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Full text of "Oeuvres choisies de Juste Olivier"

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Date  Due 

I.ALSANNE    —    IMP.   «EOBOES   BRIDCL 


ŒUVRES   CHOISIES 


DE 


JUSTE  OLIVIER 

PUBLIÉES    PAR    SES    AMIS 

avec  la  photographie 
d'un'  portrait  dessixé  par  GLEYRE 


Tome  I 
PROSE 


LAUSA>JXE 

GEORGES     BRIDEE     EDITEUR 

1879 
Droits  réservés. 


Des  amis  de  Juste  Olivier  se  sont  réunis  pour  offrir 
à  ses  concitoyens  un  clioix  de  ses  écrits,  en  deux 
volumes,  l'un  de  prose  et  l'autre  de  vers. 

Le  volume  de  prose  a  été  composé  d'une  biogra- 
phie d'Olivier;  de  ses  pages  sur  Sainte-Beuve  à  Lau- 
sanne, dans  lesquelles  l'intérêt  auto -biographique 
s'unit  à  bien  des  détails  touchant  à  l'histoire  du 
pays;  enfin  de  ce  que  renferme  de  plus  excellent 
son  livre  sur  le  Canton  de  Vaiid,  sa  vie  et  son  histoire. 

Les  romans  ont  été  mis  de  côté,  par  la  difficulté 
d'y  faire  des  coupures,  et  les  Etudes  d'histoire  natio- 
nale, parce  que  ce  livre,  tout  entier  d'un  vif  intérêt, 
reparaîtra  dans  une  nouvelle  édition. 

Dans  le  choix  des  poésies,  les  éditeurs  se  sont 
laissé  guider  par  le  désir  de  renfermer  dans  un  espace 


limité  ce  que  l'œuvre  d'Olivier  contient  de  plus 
parfait  et  de  plus  populaire.  Ils  y  ont  fait  entrer  une 
vingtaine  de  morceaux  inédits.  Ils  se  sont  surtout 
attachés  à  faire  pénétrer  le  lecteur  à  toutes  les  sources 
d'inspiration  auxquelles  Olivier  a  puisé. 

Pour  répondre  au  vœu  de  plusieurs,  ils  eussent 
désiré  joindre  à  quelques-unes  des  chansons  de  notre 
poète  la  musique  dont  les  a  accompagnées  le  talent 
de  M.  Gustave  Roux.  Nous  avons  lieu  de  croire  que 
ces  pièces  feront  l'objet  d'une  prochaine  pubUcation. 

L'intention  des  éditeurs  n'était  pas  de  donner  un 
portrait  de  l'auteur.  Aussi  les  amis  de  Juste  Olivier 
seront-ils  agréablement  surpris  de  trouver  en  tête  du 
premier  volume  une  photographie,  reproduction  d'un 
excellent  portrait  dû  au  crayon  de  Gleyre.  Souvenir 
d'Olivier  et  souvenir  de  Gleyre,  c'est  une  double 
surprise  que  nos  souscripteurs  devront  à  la  généro- 
sité d'un  ami  du  poète. 

L.   \'lllilmin. 


JUSTE   OLIVIER 


NOTICE  BIOGRAPHiaUE  ET  LITTÉRAIRE 


J.    OLIVIER.    I. 


JUSTE   OLIVIER 


NOTICE   BIOGRAPHIQUE  ET  LITTÉRAIRE 


«  Rien  ne  dure,  disait  Juste  Olivier  dans  une  lettre 
écrite  vers  la  fin  de  sa  vie,  rien  ne  dure,  et  j'aurais  fait 
mieux,  que  cela  ne  durerait  pas  davantage.  Il  y  a  de  ma 
faute,  mais  aussi  de  celle  d'un  public  indifférent  et  froid 
qui  ne  nous  soutient  pas.  C'est  une  triste  histoire  que 
celle  de  notre  cher  pays.  Il  n'a  aidé  ni  Viret  ni  Vinet,  et 
quoique  fort  au-dessous  d'eux,  j'en  sais  quelque  chose 
aussi.  «  Allons  boire  un  verre,  »  c'est  la  fin  finale  et  le 
résumé  de  tout  ici.  Ou  bien  ,  comme  le  trouvait  à  sa 
grande  déconvenue  quelqu'un  qui,  voulant  faire  une  his- 
toire de  Lausanne  et  feuilletant  les  anciens  manuaux,  n'y 
rencontrait  d'autre  note  un  peu  saillante  que  celle-ci  : 
Tel  jour,  à  tel  dîner  municipal,  patenter  potatum  est.  Un 
beau  latin  bachique,  n'est-ce  pas?  Sans  dédaigner  ce 
latin-là,  j'avais  espéré  mieux.  Oh!  quel  beau  rêve  !  du 
moins  j'y  ai  été  fidèle,  si  je  n'ai  pas  fait,  je  crois,  tout  ce 


IV  JUSTE   OLIVIER 

que  j'aurais  pu  faire.  Depuis  le  jour  où  dans  un  de  mes 
premiers  morceaux  imprimés,  je  disais  : 

Un  génie  est  cache  dans  tous  ces  lieux  que  j'aime, 

j'ai  rherché  obstinément  ce  génie  et  tâché  de  le  faire 
parler.  Il  m'a  encore  plus  répondu,  ce  me  semble,  qu'on 
ne  l'a  écouté.  Vous  et  quelijues  amis  avez  bien  et  sympa- 
tiquement  soutenu  sa  voix.  Mais  ne  nous  faisons  i)as 
d'illusion  !  il  s'évanouira,  il  rentrera  dans  sa  grotte  comme 
ses  prédécesseurs.  » 

Voilà  tout  Olivier,  le  voilà  raconté  i)ar  lui-même,  dans 
l'abandon  de  l'intimité. 

Jeune  homme,  il  s'éprend  d'une  idée  et  en  fait  le  but 
de  sa  vie  ;  homme  d'âge  mûr,  il  s'efforce,  au  milieu  des 
vicissitudes  d'une  existence  laborieuse ,  de  réaliser  la 
pensée  de  sa  jeunesse;  puis,  la  vieillesse  venue,  voyant 
l'indifférence  du  ])ublic,  et  mesurant  son  couvre  à  l'idéal 
que  d'abord  il  s'était  fait,  il  jette  un  regard  désenchanté 
sur  une  carrière  (jui  n'a  ])lus  (]u'un  point  lumineux  ,  ce 
rêve  premier,  aufjuel,  en  dépit  de  tout,  il  demeure  fidèle. 

Ce  rêve  était  donc  de  faire  parler  /e  génie  caché  dans 
tous  ces  lieux  quil  aimait. 

Quels  sont  ces  lieux"? 

«  C'est  la  Suisse,  nous  répond  une  voix  autorisée  : 
Olivier  —  je  cite  librement  —  était  si  foncièrement  suisse 
que  rien  n'a  pu  le  franciser,  ni  son  intérêt  littéraire,  ni  sa 
longue  frécjuentation  des  littérateurs  ])arisiens,  ni  son 
séjour  de  cinq  lustres  sur  les  bords  de  la  Seine  ;  c'est 
même  moins  que  la  Suisse,  c'est  la  patrie  de  Vaud;  c'est 
même  moins  que  la  patrie  de  Vaud.  c'est  ce  petit  coin 
de  terre,  aux  asjjects  romantiques,  qui  des  grèves  de  Cla- 
rens  monte  aux  gazons  d'Enzeindaz  entre  les  remparts 
des  Diablercts  et  les  escarpements  de  l'.Xrgenline.  Gryon. 
le  haut  village,  voilà  le  i)lus  aimé  de  tous  ces  lieux  aimés; 


NOTICE   BIOGRAPHIQUE   ET    LITTÉRAIRE  V 

voilà  le  berceau  et  la  capitale  de  cette  poésie  vaudoise 
dont  le  génie  caché  devait  lui  révéler  les  secrets  '.  » 

Eh  bien  oui,  c'est  à  Gryon  que  l'imagination  se  trans- 
porte quand  on  parle  d'Olivier.  C'est  là  que  vont  le  cher- 
cher en  pensée  tous  ceux  qui  ont  reçu  l'hospitalité  de 
son  chalet.  Mais  il  faut  se  garder  d'y  emprisonner  le 
génie. 

De  la  colline  où  s'adosse  Gryon.  on  commande  un 
vaste  paysage  :  la  vallée  du  Rhône,  le  lac  Léman.  Lavaux, 
La  Côte,  le  Jorat,  le  Jura  ;  et  de  quelque  côté  que  se  porte 
le  regard,  vers  les  villes  ou  vers  les  villages,  vers  les  val- 
lons ou  vers  les  coteaux,  vers  le  pied  des  Alpes  ou  vers 
le  pied  du  Jura ,  partout  il  rencontre  quelqu'un  de  ces 
lieux  aimés.  C'est  tout  ce  pays  qui  est  le  lieu  aimé. 

Olivier  ne  s'isole  point,  là-haut,  du  reste  du  monde. 
L'air  qu'on  respire  à  Gryon  n'est  pas  un  air  renfenné;  le 
vent  des  Alpes  le  renouvelle.  Gryon,  c'est  la  patrie  vau- 
doise ;  Gryon,  c'est  la  Suisse  ;  Gryon,  c'est  la  montagne  ; 
Gryon,  c'est  le  nid  haut  perché  qui  voit  se  dérouler  de 
lointaines  perspectives,  et  parmi  les  pensées  du  génie  qui 
l'habite,  il  pourrait  bien  s'en  trouver  d'aussi  vastes  que 
l'horizon  où  se  perd  son  regard. 

Parlons  sans  métaphore  :  il  y  a  une  manière  d'être,  de 
penser,  de  sentir,  qui  est  vaudoise  et  qui  a  sa  poésie, 
mais  une  poésie  encore  enveloppée,  à  laquelle  a  manqué 
la  force  ou  l'occasion  de  se  dégager.  Cette  poésie  a  sa 
physionomie  particulière,  ses  traits  caractéristiques,  qu'elle 
tient  de  la  nature  ou  de  l'histoire.  Elle  est  empreinte  de 
la  gravité  religieuse  propre  aux  populations  qui  ont  con- 
servé la  tradition  réformée  du  XVI*=  siècle,  et  cela  suffit 


^  Discours  de   M.  le  professeur  Amiel  «î  la  séance  générale 
(15  juin  1876)  de  l'Institut  national  de  Genève. 


VI  JUSTE    OLIVIER 

à  la  distinguer  de  celle  dont  les  échos  nous  viennent  de 
Fran(  e;  elle  est  née  au  village,  elle  est  canij^agnarde  et 
montagnarde,  ce  qui  la  distingue  non-seulement  de  celle 
de  Paris,  mais  aussi  de  celle  de  Genève;  elle  est  timide, 
modeste,  et  même   un   peu  honteuse;  elle  sait  que  les 
railleurs  sont  nombreux,  et  elle  s'en  cache;  mais  elle  sait 
aussi  fort  bien,   quand  elle  s'oublie  ou  prend  courage, 
faire  sonner  sa  petite  voix   argentine.  Il  arrive  souvent 
qu'on  se  demande  si  elle  rit  ou  si  elle  pleure.  Il  y  a  de  la 
grâce  et  de  la  bienveillance  dans  ses  malices,  souvent 
aussi  de  la  malice  sous  ses  airs  les  plus  accueillants  ;  elle 
n'aime  pas  l'esprit  tout  uni  ;  elle  aime  ce  qui  fait  penser 
rêver,  chercher;  elle  se  plaît  aux  traits  envelojipés  qui 
disent  deux  choses  à  la  fois  ;  elle  a  des  gaietés  mélanco 
liques  et  des  mélancolies  qui  la  font  sourire  elle-même 
elle  a  ce  bon  sens  sournois  (jui  intervient  dans  les  ques 
lions  ])ar  un  mot  inattendu  ;  elle  a  horreur  des  pédants 
horreur  du  pathos;  elle  a  l'inspiration  plus  vraie  (jue  fa 
cile,  et  ([uand  elle  ne  se  traîne  i)as  terre  à  terre,  ce  qu 
lui  arrive  trop  souvent,  c'est  moins  pour  s'élancer  (jue 
pour  creuser  et  fouiller;  elle  a  plus  de  jjrofondeur  que  de 
jet.  Que  dirai-je  enfin?  Elle  n'est  ni  française,  ni  aile 
mande,  ni  italienne;  elle  n'est  ni  savoyarde,  ni  franc-com 
toise,  ni  fribourgeoise,  ni  valaisanne;  elle  est  vaudoise 
Les  Al])es  et  le  Jura  lui  sont  également  familiers;  le  ciel 
([u'elle  (  onnaît  est  celui  (jui  se  mire  dans  le  Léman;  elle 
sait  le  goût  de  la  châtaigne  et  du  raisin;  elle  sait  aussi 
combien  l'ombre  est  fraîche  sous  les  sapins  des  grandes 
joux.  A  ces  contrastes,  (|ui  sont  du  pays,  s'ajoutent  ceux 
que  présente  le  peu|)le  dont  elle  est  l'image:  i)cuple  jeune 
et  vieux,  qui  a  de  l'expérience  et  (jui  n'en  a  pas.  <|ui  dc- 
j)uis  longtemps  aspirait  h  être  lui-même,  et  n'y  a  (|ue  tar- 
divement réussi,  peuple  dont  l'histoire  se  confond  avec 
^-elle  de  tous  ses  voisins,  qui  a  trop  reçu  et  de  trop  de 


NOTICE    BIOGRAPHiaUE   ET    LITTERAIRE  VU 

côtés  pour  que  son  caractère  ait  pu  facilement  se  démê- 
ler, qui  a  gardé  jusque  dans  l'ivresse  de  sa  liberté  quel- 
ques traces  des  habitudes  de  la  sujétion,  et  qui  associe 
aux  ardeurs  de  l'enthousiasme  les  tiédeurs  et  les  molles- 
ses du  scepticisme. 

C'est  de  cette  poésie  vaudoise  que  Juste  Olivier  a  voulu 
devenir  l'interprète.  Mais  il  y  a  plus.  Ce  peuple  si  lent  à 
se  former,  Olivier  ne  l'a  pas  vu  dans  le  passé  seulement, 
il  l'a  vu  aussi  dans  l'avenir,  et  le  génie  du  lieu  lui  a  révélé 
à  la  fois  ce  qu'est  et  ce  que  pourrait  être,  ce  que  devrait 
être  la  poésie  vaudoise. 

C'est  une  prédestination  pour  un  peuple  que  de  se 
voir  logé  comme  nous  au  carrefour  des  nations,  entre  les 
plus  grandes  et  les  plus  intelligentes  parmi  celles  qui  se 
disputent  la  palme  du  progrès,  et  c'en  est  une  aussi,  non 
moins  significative,  que  de  parler  la  langue  française  en 
étant  libre  du  joug  romain. 

Genève  a  largement  et  brillamment  profité  d'une  posi- 
tion aussi  exceptionnelle;  nous  pourrions  en  profiter 
comme  elle,  et  mieux  en  un  certain  sens.  Genève,  boule- 
vard de  la  Réforme,  a  eu  par  là  une  vocation  spéciale. 
Elle  a  toujours  été,  elle  est  encore,  moralement,  une  place 
de  guerre.  C'est  une  ville  de  discipline.  Les  partis  s'y  or- 
ganisent comme  des  armées.  Cette  façon  de  prendre  la 
vie  a  donné  une  énergie  particulière  au  caractère  natio- 
nal, mais  aux  dépens  quelquefois  de  l'originalité  des 
physionomies  individuelles.  Il  y  a  un  type  genevois.  Dans 
nos  campagnes  règne  une  plus  grande  liberté.  Chacun  y 
est  plus  soi.  La  pensée,  moins  batailleuse,  y  est  plus  mé- 
ditative, et  fait  plus  de  chemin  avec  moins  de  bruit. 

Voilà,  si  j'ose  le  dire,  des  appels,  des  invitations,  qui 
résultent  de  notre  position  même,  et  auxquels  nous  n'a- 
vons jamais  répondu  que  très  faiblement.  Il  y  en  a  d'au- 
tres, plus  éloquents  encore,  plus  visibles,  dans  les  magni- 


VIII  JUSTE    OLIVIER 

ficences  de  la  nature.  Un  i)ays  pareil  doit  réfléchir  sa 
beauté  dans  l'âme  de  ses  enfants.  Le  fait-il V  Hélas!  il  est 
bien  à  craindre  que  le  voyageur  ne  soit  encore  trop  fondé 
à  trouver  avec  Rousseau  que  ce  peuple  n'est  pas  né  pour 
ce  pays,  ou  ([ue  ce  i)ays  n'a  pas  été  fait  pour  ce  peuple. 
Cependant  ce  pays  et  ce  peuple  sont  mariés  l'un  à  l'autre, 
*  et  comme  le  pays  ne  peut  pas  descendre  au  niveau  du 
peuple,  il  faut  que  le  peuple  s'élève  au  niveau  du  pays. 
C'est  un  appel  encore,  un  appel  de  tous  les  instants,  qui 
ne  cesse  de  retentir  dans  les  âmes  d'élite.  Ces  appels,  tant 
de  l'histoire  que  de  la  nature,  constituent  aussi  le  génie 
du  lieu;  on  dirait  des  vertus  latentes  que  nous  portons  et 
refoulons  en  nous,  des  germes  qui  demandent  à  éclore, 
qui  appellent  la  sève,  et  cjui  se  flétrissent,  faute  de  soins. 
Ils  n'en  sont  pas  moins  une  partie  de  nous-mêmes;  nous 
nous  mutilons  en  les  négligeant,  et  le  caractère  national 
ne  pourra  se  dire  formé  (jue  lorsqu'il  sera  à  la  hauteur  de 
la  tâche  que  lui  ont  dévolue  la  nature  et  l'histoire. 

Poésie  de  notre  lac,  de  nos  campagnes  et  de  nos  mon- 
tagnes, poésie  de  nos  mceurs  et  de  nos  aspirations  :  voilà 
ce  que  Juste  Olivier  veut  traduire  en  vers. 

Cette  ambition  est-elle  nouvelle? 

Pas  absolument. 

S'il  suffisait  pour  constituer  une  littérature  vaudoise 
qu'il  existât  des  écrivains  vaudois,  il  y  en  aurait  une  de- 
puis longtemps.  Elle  aurait  même,  à  certains  moments, 
jeté  un  as.sez  vif  éclat.  Au  XV'I«  siècle,  jiar  exemple,  un 
des  écrivains  les  i)lus  éminents  de  la  Réforme  est  un  Vau- 
dois. Il  ne  l'est  jias  j)ar  la  naissance  seulement,  il  l'est  par 
le  caractère  et  le  tour  d'esprit.  Le  génie  vaudois  l'in- 
spire, comme  il  insj^ire  aussi  quelcjucs-uns  de  ses  adver- 
saires. C'est  ce  (|ue  Juste  Olivier  a  fait  ressortir  avec  au- 
tant de  finesse  rjue  de  justesse  en  racontant  dans  son 
Canton  de  Vaud  les  phases  successives  de  la  Dispute  de 


NOTICE    BIOGRAPHiaUE    ET    LITTERAIRE  IX 

Lausanne  *.  Mais  niViret  ni  ses  contradicteurs  ne  parais- 
sent s'en  douter.  Ce  n'était  ni  d'un  lieu,  ni  d'un  homme, 
ni  de  rien  qui  fût  sur  la  terre  que  le  grand  réformateur 
croyait  entendre  l'appel.  La  voix  qui  lui  parlait  venait  de 
plus  haut,  et  pour  lui  la  question  nationale  disparaissait 
dans  la  question  reUgieuse. 

Plus  tard,  au  XVIII^  siècle,  lorsque  brille  la  société 
de  Lausanne,  ce  ne  sont  pas,  non  plus,  les  écrivains 
qui  manquent  pour  constituer  une  Httérature  vaudoise. 
Ce  qui  manque,  c'est  un  lien  entre  eux,  un  centre,  une 
impulsion  commune.  Ils  n'ont  plus  la  foi  qui  inspirait 
les  réformateurs  et  les  faisait  se  serrer  en  un  groupe 
compacte,  et  ils  n'ont  pas  encore  le  sentiment  national. 
Ils  attendent  du  dehors  l'impulsion,  ou  vont  l'y  chercher. 
Les  uns  papillonnent  autour  des  hôtes  illustres  qu'attire 
la  beauté  du  pays.  C'est  le  moment  oùVoltaire  voit  jouer 
Zaïre  à  Lausanne  «  mieux  qu'on  ne  la  joue  à  Paris,  »  et 
se  glorifie  de  l'entendre  applaudir  par  «  deux  cents  spec- 
tateurs aussi  bons  juges  qu'il  y  ait  en  Europe;  c'est  le 
moment  où  Gibbon  annonce  à  ses  amis  son  mariage  avec 
«  Fanny  Lausanne,  »  personne  «  du  caractère  le  plus  gai 
et  le  plus  sociable,  »  qui  a  «  du  goût  et  du  bon  sens,  » 
sans  être  précisément  «  très  instruite,  »  et  à  qui  la  «  sim- 
'  plicité  de  son  éducation  »  tient  lieu  de  richesse.  C'est  le 
moment  où  le  ministre  Polier  écrit  pour  V Encyclopédie 
des  articles  que  Voltaire  reçoit  avec  force  compliments, 
sauf  à  s'en  moquer  en  les  envoyant  à  d'Alembert;  le  mo- 
ment où  Deyverdun,  devenu  Xaltcr  ego  de  Gibbon,  songe 
à  le  traduire  et  lui  prépare,  en  attendant,  une  retraite  où  il 
trouvera,  selon  son  désir,  «  beaucoup  de  sensuaUté  et  peu 
de  luxe.'  »  D'autres  se  jettent  d'eux-mêmes  ou  sont  jetés 


'  Voir  plus  loin,  pag.  292  et  suiv. 


X  JUSTE    OLIVIER 

par  les  circonstances  dans  le  tourbillon  du  siècle.  M"«  Su- 
zanne Curchod,  après  avoir  enseigné  le  latin  et  le  grec 
aux  étudiants  de  Lausanne,  après  avoir  vu  un  trône  rus- 
ticjue  élevé  en  son  honneur  dans  le  vallon  des  Eaux, 
épouse  le  banquier  Necker,  et,  transportée  à  Paris,  s'oc- 
cupe aussitôt  à  «  refaire  son  esprit  tout  à  neuf.  »  Benja- 
min Constant,  grand  homme  si  son  caractère  eût  été  à  la 
hauteur  de  son  esprit,  déserte  sa  ville  natale  pour  aller 
éclipser,  à  Paris  même,  tout  ce  que  la  France  a  de  pu- 
blicistes,  et  ])Our  y  oublier,  au  milieu  des  fumées  de  la 
gloire,  sa  jjremière  et  modeste  ])atrie. 

Quelques-uns.  toutefois,  paraissent  avoir  entendu,  au 
moins  par  moments,  la  voix  du  génie  du  lieu.  Ce  Deyver- 
dun,  l'ami  de  (iibbon,  fonde  une  société  littéraire  où  l'on 
agite  en  plein  XYIII^  siècle  des  questions  comme  celle-ci  : 
«  Pour(]Uoi  le  ])ays  de  Vaud  n"a-t-il  i)as  de  ])oètesV  »  A 
défaut  de  ])0ëtes,  il  avait  des  <  onteurs.  M""-*  de  Monto- 
lieu  a  le  goût  trop  sentimental  pour  l'avoir  pur  ;  mais 
cette  dis])osition  romanes(|ue  qui,  selon  Sainte-Beuve, 
«  s'exaltait  de  Rousseau,  tout  en  se  troublant  de  l'Alle- 
magne, »  est  bien  celle  d'une  ])artie  du  public  vaudois, 
surtout  féminin.  Et  M"""  de  Charrière.  si  française,  quoi- 
que fille  de  la  Hollande,  à  l'esprit  si  déli<at,  au  goût  si 
net  et  si  pur,  ne  semble-t-elle  ])as,  en  épousant  un  Vau- 
dois, avoir  épousé  avec  lui  cette  ])atrie  de  Vaud  si 
bien  rendue  dans  ses  romans?  Quand  elle  dépeint  cette 
aimable  Cécile,  sa  fraîcheur,  ses  yeux  bruns,  son  teint 
satiné  comme  celui  de  la  fleur  rouge  des  pois  odorifé- 
rants, son  petit  air  de  joli  jeune  homme  savoyard,  et  tout 
ce  charme  naturel  et  ])i(]uant,  malgré  (juehjues  défauts, 
entre  autres  le  cou  un  ])eugros,  on  ne  peut  s'empêcher 
de  dire  < onime  Juste  Olivier  à  propos  des  héros  de  la 
fameuse  Dispute  :  Chacun  de  nous  ne  j)ourrait-iI  pas 
nommer  une  Cécile? 


NOTICE   BIOGRAPHIQ.UE   ET    LITTERAIRE  XI 

Mais  le  vrai  prédécesseur  d'Olivier,  celui  qui  a  le  mieux 
prêté  l'oreille  au  génie  du  lîtu,  est  Philippe  Bridel.  C'est 
lui,  Bridel,  qui,  dès  l'année  1772,  posait  dans  la  société 
littéraire  de  Deyverdun  la  question  de  savoir  pourquoi  le 
canton  de  Vaud  n'avait  pas  de  poètes.  A  la  manière  dont 
il  y  répond,  on  voit  assez  qu'il  aspire  à  combler  une  la- 
cune d'autant  plus  singulière  à  ses  yeux  que  le  pays  est 
plus  inspirateur.  Et  il  l'essaie,  en  effet.  Les  vers  cou- 
lent nombreux  sous  sa  plume.  Aux  vers  s'ajoute  la 
prose,  le  poëte  se  double  d'un  historien,  et  bientôt  une 
vaste  publication,  le  Consei'vateitr  suisse,  doit  servir  de 
point  de  départ,  de  premier  monument  à  cette  littérature 
vaudoise  dont  on  salue  les  heureux  débuts.  Le  nom  de 
Bridel,  je  l'écrivais  ailleurs  dernièrement,  ouvre  la  série 
de  nos  auteurs  nationaux;  il  marque  l'éveil,  encore  con- 
fus, de  notre  conscience  littéraire.  Une  chose  manque 
à  Bridel  pour  remplir  toute  l'étendue  de  la  tâche  qu'il 
semble  se  proposer  :  il  n'est  pas  assez  poëte;  chez  lui, 
l'inspiration  flotte,  incertaine,  sans  se  dégager  du  lieu 
commun,  sans  se  fixer  dans  une  conception  originale.  Il 
tourne  joliment  le  vers,  mais  comme  beaucoup  de  gens 
le  tournaient  alors.  Il  traite  à  la  française  des  sujets  du 
pays,  et  il  arrive  que  la  mollesse  du  style  et  un  certain 
laisser-aller,  mêlé  de  négligence  autant  que  de  bonhomie, 
trahissent  seuls  l'origine  de  l'auteur.  Il  y  a  là  une  grave 
lacune  pour  une  Httérature  qui  en  est  à  ses  commence- 
ments. C'est  par  la  poésie  qu'on  prend  les  peuples,  en 
elle  qu'ils  se  reconnaissent;  tant  qu'ils  n'ont  pas  leur 
poésie  à  eux,  ils  ne  se  sont  encore  éveillés  qu'à  demi.  Et 
puis,  la  voix  du  génie  du  lieu  n'arrivait  pas  à  l'oreille  du 
doyen  suffisamment  isolée  ou  distincte.  Parfois,  il  confon- 
dait entre  littérature  vaudoise,  littérature  romande,  ou 
même  littérature  suisse.  Il  estimait  à  haut  prix  notre  in- 
dépendance en  tant  que  Suisses,  et  ne  désirait  pas  notre 


XII  JUSTE    OLIVIER 

indépendance  en  tant  que  Vaudois.  En  1798,  il  ne  re- 
gretta pas  seulement  l'ancienne  Suisse,  il  regretta  la  tu- 
telle de  Berne.  Il  s'effrayait  à  la  pensée  de  nous  voir  en- 
gagés dans  le  combat  de  la  vie,  sans  autre  guide  que 
nous-mêmes.  Il  avait  un  certain  idéal  i)atriarcal,  (jue  les 
révolutions  dérangeaient  fort,  et  (ju'ilaijjjliquait  aux  cho- 
ses (jui  le  comportent  le  moins.  Esj^rit  curieux,  ingénieux, 
plein  de  grâce,  de  verve,  de  vive  et  joviale  malice,  il  est 
plus  conteur  que  poëte,  et  plus  causeur  qu'écrivain  ;  il  a 
des  pages  descriptives  charmantes  ;  et  peut-être  ne  réus- 
sit-il jamais  mieux  que  lorsque  l'histoire  et  la  description 
viennent  à  se  rencontrer;  ses  chefs-d'œuvre  sont  des  pas- 
torales légendaires,  des  idylles  dérobées  au  moyen  âge, 
comme  l'histoire  du  combat  des  mariés  et  des  non-ma- 
riés et  celle  de  la  grande  coquille  du  comte  de  Gruyère. 
Ce  qui,  d'ailleurs,  a  pu  lui  manciuer.  a  laissé  subsister  jus- 
que dans  ses  derniers  écrits  je  ne  sais  (juel  charme  d'a- 
dolescence, qui  a  une  grâce  particulière.  Nul  n'a  plus 
contribué  que  Bridel,  et  c'est  là  son  grand  mérite,  à  nous 
faire  aimer,  à  nous  faire  comprendre  cette  jiatrie  où  l'on 
dit  (jue  réside  un  génie.  Aussi  devait-il  lui  naître  des  suc- 
cesseurs, ca]jables  de  reprendre  l'œuvre  avec  plus  de  vi- 
gueur et  de  précision.  lincore  queUjues  années,  pendant 
les(iuelles  le  canton  de  Vaud  aura  eu  le  temps  de  .se  faire 
au  régime  de  son  indépendance,  de  i)rendre  assurance 
en  lui-même,  et  parmi  les  jeunes  gens  qui  auront  vu  la 
grande  lutte  éman»  ipatrice,  (|ui  auront  assisté  à  la  vic- 
toire défmitive,  dont  l'enfanc  e  aura  entendu  <:haque  jour 
retentir  les  noms  des  magistrats  libérateurs,  les  la  Harpe, 
les  Monod,  les  Pidou,  les  Muret,  il  s'en  trouvera  (jui  tres- 
siiilleront  intérieurement  à  l'idée  qu'ils  pourraient  bercer 
de  belles  chansons  cette  jeune  mère-patrie,  et  <}ui,  à  l'âge 
où  une  résolution  enthousiaste  fixe  les  destinées  incertai- 
nes, se  diront  dans  leur  cœur  :  je  serai  ce  poëte  qui  man- 


NOTICE   BIOGRAPHIQ.UE   ET    LITTERAIRE  XIII 

que  au  pays  de  Vaud,  je  ne  veux  d'autre  muse  que  le 
génie  de  ces  lieux  aimés.  La  nature  leur  aura  distribué 
ses  dons  avec  une  ingrate  parcimonie  s'il  n'y  en  a  pas  un 
dans  le  nombre  un  au  moins,  capable  non-seulement  de 
se  proposer  la  tâche,  mais  de  la  remplir.  Il  y  en  a  un,  en 
effet  :  Juste  Olivier. 


II 


Juste-Daniel  Olivier  est  né  le  i8  octobre  1807,  à  Ey- 
sins,  joli  village  situé  sur  l'une  des  terrasses  qui  s'élèvent 
en  gradins  successifs  de  Nyon  jusqu'au  Jura.  La  campa- 
gne est  belle  tout  autour  et  bien  cultivée.  La  vigne  pros- 
père encore  sur  les  coteaux  les  mieux  exposés  ;  les  espla- 
nades où  le  sol  est  uni  voient  mûrir  de  riches  moissons, 
et  des  arbres  fruitiers,  de  fort  belle  venue,  encadrent  de 
leur  feuillage  les  groupes  de  maisons.  A  peu  de  distance, 
coule  le  Boiron,  dans  un  joli  vallon,  bien  vert.  Quelques 
bouquets  de  bois  accidentent  le  paysage,  dont  le  sombre 
Jura,  debout  à  l'arri ère-plan,  fait  ressortir  la  grâce  rusti- 
que. Mais  ce  n'est  pas  du  côté  du  Jura  que  le  regard  se 
porte  de  préférence  ;  il  cherche  plutôt  les  perspectives  du 
lac,  qui  se  prolongent  jusqu'au  pied  des  Alpes  resplendis- 
santes. Pour  le  berceau  d'un  poëte,  le  lieu  n'était  point 
mal  choisi. 

La  famille  de  Juste  Olivier  était  une  simple  famille  de 
paysans,  mais  dans  laquelle  régnaient  certaines  traditions 
de  culture,  et  oîi  l'on  savait  ce  que  c'est  qu'un  livre.  Sa 
première  enfance  fut  ce  qu"est  l'enfance  à  la  campagne  : 
il  connut  les  jeux  au  grand  air  et  les  libres  ébats,  se  plai- 
sant surtout  à  garder  les  bœufs  dans  les  champs.  Elle  ne 
se  distingua  de   beaucoup  d'autres    que   par   les   soins 


XIV  JUSTE    OLIVIHR 

d'une  mère  attentive  et  pieuse,  et  par  les  fermes  direc- 
tions d'un  père  qui  aimait  tendrement  ses  enfants,  mais 
qui  avait  le  sang  un  peu  prompt,  et  auquel  il  était  pru- 
dent de  ne  pas  désobéir.  J'ai  dit  ses  enfants  :  il  en  eut 
cintj,  trois  filles  et  deux  garçons.  L'une  des  filles,  M'"^  Ju- 
lie Olivier-Olivier,  habite  encore  la  maison  paternelle  à 
Eysins.  C'est  le  portrait  vivant  de  son  frère,  avec  lequel 
elle  était  liée  par  la  plus  étroite  amitié.  Sa  ressemblance 
n'est  pas  du  visage  seulement,  mais  de  l'âme.  Le  cadet 
des  garçons,  Urbain,  avait  l'humeur  esjiiègle  et  vive; 
mais  il  était  faible  et  craintif;  Juste,  plus  âgé  de  trois  ans, 
était  plus  grave,  plus  réfléchi,  ^  il  y  eut  de  bonne  heure 
chez  lui  quelque  chose  de  l'homme  mfir;  —  il  avait  du 
courage  pour  deux.  Quand  les  deux  frères  revenaient  en- 
semble de  l'école  et  qu'il  pleuvait,  ils  partagaient  leur 
uni([ue  manteau;  venait-il  à  tonner,  l^rbain  se  blottissait 
tremblant  contre  Juste,  cjui  le  réconfortait  de  son  mieux: 
«  Entre  l'éclair  et  le  tonnerre,  disait  Juste,  il  faut  tou- 
jours prier  Dieu  de  nous  garder,  et  aller  ainsi  avec  con- 
fiance. » 

En  1815,  la  famille  OlivierquittaEysinspour  s'établir  à 
Bois-Bougy,  dans  un  assez  vaste  domaine,  appartenant  à 
la  ville  de  Nyon ,  qui  l'affermait.  La  s])éculation  fut  mal- 
heureuse. Jean-.Michel-Louis  Olivier  ,  c'est  le  nom  du 
]»ère,  y  perdit  une  grande  ])artie  de  son  avoir,  à  cause 
des  sacrifices  qu'il  dut  faire  pour  remettre  le  domaine  en 
état ,  et  des  années  de  disette,  181 6  et  181 7,  (jui  vinrent 
à  la  traverse.  Quand  il  quitta  Kois-Hougy,  après  neuf  ans, 
il  était  a])pauvri.  C'est  cependant  à  ce  séjour  qu'on  doit 
que  Juste  Olivier  ait  reçu  une  autre  édu(  ation  (jue  celle 
du  village.  Bois-Bougy  est  assez  près  de  Nyon  pour 
(lu'on  puisse,  de  là,  envoyer  un  enfant  au  collège;  on  en 
l>rofita  i)Our  Juste.  Ses  succès  attirèrent  l'attention  d'un 
des  pasteurs  de  la  ville,  qui  encouragea  fortement  son  père 


NOTICE   BIOGRAPHIQ.UE   ET    LITTERAIRE  XV 

à  le  pousser  aux  études.  Ce  fut  le  sujet  de  longues  et 
graves  délibérations.  L'enfant  était  fort  et  souple ,  il 
excellait  dans  certains  exercices  corporels ,  il  sautait 
presque  sa  hauteur  à  pieds  joints  ;  mais  il  était  mala- 
droit aux  travaux  de  l'agriculture  ;  jamais  il  ne  sut  bê- 
cher un  carreau  de  jardin,  ni  accorder  avec  le  fléau 
quand  on  battait  le  blé  dans  la  grange.  En  revanche,  il 
avait  la  passion  des  livres.  Cette  passion  pour  les  livres 
lui  fit  même  faire  une  escapade  d'écolier  dont  il  a  re- 
cueilli le  souvenir  dans  un  récit  charmant,  et  qui  le  peint 
trop  bien  pour  que  nous  ne  le  donnions  pas  tout  au  long  : 
«  Il  m'arriva  bien  aussi  un  jour,  —  un  seul  jour  qui  en 
comprit,  il  est  vrai,  trois  ou  quatre,  mais  qui  s'envolèrent 
pour  moi  comme  un  seul,  —  il  m'arriva  bien,  dis-je,  de  les 
dérober  à  l'école  pour  les  passer  sur  les  berges  à  lire  des 
ouvrages  du  temps  enfantinement  romanesques,  et  me  re- 
poser de  mes  lectures  en  me  baignant  et  rebaignant  dans 
le  lac.  Cette  manière  de  prendre  des  leçons  finit  toujours 
par  être  découverte,  si  secrète  et  si  bien  cachée  qu'on  la 
croie.  La  mienne  ne  manqua  pas  de  l'être.  Ce  fut  ma 
mère  qui  me  l'annonça  par  ces  seuls  mots:  «  Juste,  qu'as- 
tu  fait?  »  simple  et  maternel  reproche  que  j'ai  encore  dans 
le  cœur  et  dans  les  oreilles.  Avec  mon  père  ce  fut  bien 
pis.  Lui,  il  ne  me  dit  pas  un  traître  mot.  J'allais  le  trou- 
ver aux  champs,  où  il  fanait  et  entassait  le  foin  en  petites 
buttes.  Je  tournai  et  retournai  autour  de  lui  et  des  meules. 
Rien.  Je  dus  m'en  aller  comme  cela,  ayant  certainement 
préféré  qu'il  m'eût  battu.  Mais  le  soir,  après  le  souper 
qui  s'était  aussi  passé  dans  le  même  silence,  mon  père 
me  dit  tout  à  coup  en  riant  :  «  Eh  bien,  tu  as  fait  une  belle 
escapade  !  tire-t'en  comme  tu  pourras.  »  Ce  fut  tout,  mais 
cela  me  soulagea,  quoique  j'eusse  encore  mieux  aimé  la 
battue.  Restait  la  commission  d'école  qui  devait  juger 
de  mon  méfait  et  m'apprendre  à  ne  plus  fire  d'histoires 


XVI  JUSTE    OLIVIER 

imaginaires  ni  à  me  plonger  et  replonger  dans  le  lac.  Je 
m'attendais,  pour  le  moins,  à  ce  qu'elle  me  condamnât  au 
cachot.  Comme  j'étais  à  méditer  dans  la  cour  du  collège 
sur  ce  que  serait  la  sentence,  y  réfléchissant  beaucoup 
plus  qu'à  la  belle  et  patriotiijue  suscri])tion  du  portail  : 

Jiiveututi  patria ,  on  m'ajjpela,  j'entrai,  je  «omparus 

et  je  fus  absous.  Non  point  par  grâce,  s'il  vous  ])laît  ! 
mais  ensuite  d'une  disposition  formelle  du  règlement,  dis- 
position <iue  j'ignorais  et  (jui  statuait  qu'une  première 
faute  ne  serait  point  punie,  mais  seulement  la  seconde  et 
bien  entendu  les  suivantes.  Malgré  l'énormité  de  la  mienne 
—  trois  ou  (juatre  jours  de  baignade^  et  d'école  buisson- 
nière,  —  il  n'y  avait  pas  à  dire,  le  règlement  était  pour 
moi.  Que  mes  juges  en  fussent  fâchés  ou  non,  le  règle- 
ment les  avait  pris  dans  ses  lacs.  C'est  peut-être  l'unique 
fois  de  ma  vie  que  j'ai  trouvé  qu'un  règlement  ]iouvait 
avoir  du  bon.  Je  fis  aussi  en  sorte  de  ne  ])as  me  remettre 
sous  sa  jurisprudence,  sachant  de  quoi  il  retournait,  et  en 
ayant  d'ailleurs  largement  usé  et  abusé  d'un  seul  coup.  Le 
plus  fort  était  donc  j^assé,  ma  mère,  mon  père  et  la  com- 
mission d'école  :  mais  il  y  avait  une  dernière  chose  qui 
ne  laissait  pas  de  me  chatouiller  désagréablement.  Le 
livre  (jui  m'avait  induit  en  tentation,  je  l'avais  loué  dans 
un  cabinet  de  lecture.  Ne  voulant  j^as  ristjuer  cju'il  fût 
vu  et  me  trahit,  le  soir  en  rentrant,  car  je  revenais  régu- 
lièrement à  la  maison  <  omme  si  de  rien  n'était,  je  le  dé- 
posais au  fond  d'un  buisson  d'épine  bien  fourré  et  feuille, 
le  croyant  là  parfaitement  à  l'abri  des  regards.  <omme  il 
y  était  en  effet.  Mais  je  n'avais  pas  pensé  à  un  autre 
genre  d'accident.  Même  à  cet  âge,  si  rusé  qu'il  soit, 
on  ne  pense  jias  à  tout.  Le  temps,  autre  séducteur,  avait 
été  magnifique;  mais  la  nuit  <|ui  suivit  mon  dernier  jour 
d'aventures,  voilà  qu'il  tombe  une  si  belle  pluie  qu'il  n'y 
a  buisson  qui  tienne,  même  le  mien  si  épais  (ju'il  soit  ; 


NOTICE   BIOGRAPHiaUE   ET   LITTERAIRE  XVII 

goutte  à  goutte,  de  branche  en  branche,  elle  le  perce 
et  le  transperce  jusqu'au  fond.  Le  livre  que  je  lui  avais 
confié  est  trempé,  abîmé,  perdu.  Nombre  de  pages  —  je 
les  vois  encore  —  ne  peuvent  plus  se  décoller  l'une  de 
l'autre.  Impossible  de  rendre  le  livre  au  libraire  dans  cet 
état.  Comment  le  lui  remplacer?  Un  ouvrage  si  intéressant 
devait  coûter  horriblement  cher.  J'avais  alors  une  grande 
vénération  pour  les  livres,  n'en  ayant  jamais  fait,  et  ne  me 
doutant  guère  que  j'en  ferais  jamais.  —  Ce  fut  encore  ma 
bonne  mère  qui,  allant  une  ou  deux  fois  de  plus  au  marché, 
arrangea  l'affaire  au  moyen  de  son  pauvre  argent.  » 

Le  jeune  écolier  racheta  cette  escapade  par  une  con- 
duite exemplaire,  qui  lui. valut,  comme  nous  l'avons  dit, 
l'attention  de  ses  supérieurs.  Enfin,  après  bien  des  incer- 
titudes, bien  des  débats,  il  fut  décidé  que  Juste  conti- 
nuerait à  étudier  et  qu'Urbain  suivrait  la  vocation  de  son 
père. 

Ainsi  tombent  les  dés  de  la  fortune.  Je  parle  humaine- 
ment, sans  vouloir  méconnaître  la  sagesse  qui  se  dérobe 
derrière  le  caprice  des  apparences.  Voici  deux  frères  qui 
ont  l'un  et  l'autre  le  don  Httéraire.  Il  est  dans  la  famille. 
On  sait  aujourd'hui ,  grâce  à  une  publication  toute  ré- 
cente ' ,  qu'il  se  manifesta  chez  Urbain  d'assez  bonne 
heure  aussi.  Lorsque  Sainte-Beuve  vint  passer  une  se- 
maine chez  les  Olivier,  il  dit  un  jour,  après  le  dîner: 
«  Nous  voulons  lire  quelque  chose  aujourd'hui,  n'est-ce 
pas?  quelque  chose  de  monsieur  Urbain.  »  Urbain  avait 
vingt-huit  ans  alors,  et  quoique  son  nom  ne  fût  pas  en- 
core connu,  il  écrivait  depuis  un  certain  temps  déjà, 
puisque,  dans  la  famille,  on  lui  savait  une  provision  où  il 


'  Voir  dans  le  journal  de  M.  Vulliet:  La  Famille,  N°»  22  et 
23,  année  1877,  les  articles  de  M.  Urbain  Olivier  intitulés:  Sou- 
venirs de  jeunesse. 


i.    OLIVIER,  I. 


XVIII  JUSTE    OLIVIER 

n'y  avait  qu'à  ])uiser.  Ces  deux  frères,  ces  deux  enfants, 
sont-ils  égaux  par  le  talent?  Je  n'en  sais  rien  :  ces  choses- 
là  sont  d'une  mesure  difficile;  je  sais  seulement  (ju'ils  en 
ont  l'un  et  l'autre,  mais  qu'il  doit  y  avoir  entre  eux  une 
inégalité  d'éducation  :  pourquoi  l'élu  est-il  Juste  et  non 
Urbain  ?  pourquoi  aurait-il  été  Urbain  et  non  Juste  ? 

Et  ceci  m'amène  à  quelques  petites  réflexions  que  je 
demande  la  ])ermission  d'insinuer  en  passant.  Nous  n'a- 
vons pas  de  grandes  villes  dans  le  canton  de  Vaud  ;  mais 
nous  en  avons  plusieurs  petites,  qui  suffisent  à  partager  la 
population  en  deux  classes  assez  distinctes,  et  entre  les- 
quelles il  y  a  eu  j^arfois  cpieUjues  rivalités:  celle  des  bour- 
geois et  celle  des  campagnards.  Or,  si  l'on  veut  bien  faire 
le  compte,  on  trouvera  que  cette  dernière  a  donné  au 
canton  un  nombre  considéral)le  d'hommes  supérieurs, 
('omme  quantité  et  comme  cjualité,  surtout  comme  qua- 
lité, elle  semble  avoir  fourni  au  delà  de  son  contingent. 
Je  n'ai  pas  à  aller  chercher  bien  loin  j^our  trouver  d'il- 
lustres exemples,  (xleyre  commence  par  être  un  petit 
paysan,  qui  court,  pieds  nus,  dans  les  rues  de  son  vilftige, 
comme  Olivier.  Peu  s'en  faut  qu'il  n'en  soit  de  même  de 
Vinet.  Il  vient  aussi  de  la  campagne,  et  c'est  ]nir  hasard 
s'il  essaie  ses  premiers  i)as  à  Ouchy.  puisa  Lausanne,  plu- 
tôt qu'à  Crassier  ou  à  Veytaux.  Il  y  a  dans  nos  cam- 
pagnes des  familles  oii  se  transmet  de  génération  en  gé- 
nération, avec  la  rectitude  des  mceurs  d'autrefois,  une 
certaine  finesse  naturelle,  qui  est  de  race,  et  (lui  se  dissi- 
mule aux  yeux  de  l'observateur  distrait,  sous  la  sinii)licité 
des  mœurs.  Ces  nids  cachés  de  rustique  distinction  sont 
la  meilleure,  i)Cut-être,  de  nos  j)épinières  d'hommes  de 
valeur,  celle  (pli  donne  les  produits  les  i)lus  originaux. 
Mais  encore  faut-il  que  ces  produits  viennent  au  jour,  et 
reçoivent  l'indispensable  éducation.  A  la  ville,  chacun  a 
le  collège  sous  la  main,  et  rien  n'est  plus  simple  que  de 


NOTICE   BIOGRAPHIQUE    ET   LITTERAIRE  XIX 

commencer  des  études;  une  fois  commencées,  pour  peu 
qu'on  ait  donné  de  promesses,  on  trouve  moyen  de  les 
finir.  Mais  à  la  campagne,  il  faut  quelque  hasard  pour 
tirer  de  l'ombre  un  mérite  naissant.  On  commence  par 
l'école  primaire  et  par  elle  on  finit,  sauf  tel  supplément 
qu'on  y  ajoute  parfois  dans  les  familles  aisées,  au  moyen 
d'un  séjour  dans  la  Suisse  allemande  ou  de  telle  autre 
manière.  Il  arrive,  en  plus  d'un  cas,  que  les  talents  ainsi 
refoulés  ou  maintenus  dans  l'ombre  se  font  jour  plus  tard, 
et  M.  Urbain  Oliv.ier  en  est  un  exemple  remarquable  ; 
mais  il  saute  aux  yeux,  et  lui-même  en  conviendra,  que 
les  lacunes  de  son  éducation  ne  lui  ont  point  facilité  la 
tâche.  Il  y  a  une  certaine  acuité  de  goût  qui  s'acquiert 
malaisément  quand  on  s'y  prend  trop  tard.  Combien, 
d'ailleurs,  qui  ne  réussissent  pas  à  réagir  et  restent  ense- 
veHs!  II  doit  se  faire  ainsi  dans  nos  campagnes  des  pertes 
considérables  de  capital  intellectuel.  Les  talents  n'y  sont 
évidemment  pas  rares  ;  mais  pour  qu'ils  n'y  meurent  pas 
obscurs,  comme  ils  y  naissent,  il  faut  le  coup  de  dé. 

Et  à  ce  propos,  le  lecteur  ne  sera  point  fâché,  je  sup- 
pose, de  jeter  un  regard  à  la  dérobée  sur  ce  nid  de  dis- 
tinction rustique  d'où  sont  sortis  Juste  et  Urbain  Olivier. 
Ce  qu'en  laissent  entrevoir  les  poésies  de  l'un  et  les  ro- 
mans de  l'autre  en  fait  désirer  davantage.  Ce  sont  deux 
sources  auxquelles  tout  le  monde  peut  puiser,  et  qui  se 
sont  enrichies  pour  nous  de  notes  abondantes  que  nous 
devons  à  l'obligeance  du  frère  survivant.  Nous  y  avons 
fait  déjà  plus  d'un  emprunt.  Pour  en  remercier  l'auteur 
comme  il  conviendrait,  nous  devrions  ne  rien  négliger. 
Mais  ceci  n'est  pas  une  biographie,  ce  n'est  qu'une  es- 
quisse essentiellement  littéraire  ;  quelques  mots  suffiront. 

Les  Olivier  passent  pour  une  famille  d'origine  française 
rejetée  en  Suisse  par  les  persécutions  religieuses.  Si  cette 
tradition  est  exacte,  et  nous  n'avons  pas  de  raison  d'en 


XX  JUSTE   OLIVIER 

douter,  c"est  jusqu'au  XVI^  siècle  qu'il  faut  remonter,  ou 
au  moins  jusqu'au  commencement  du  XVII'^,  jjour  trou- 
ver la  date  de  la  transplantation.  Un  arbre  généalogique, 
conservé  dans  la  famille,  mentionne  un  Olivier  fixé  à 
Eysins  dès  ces  temps  reculés.  Deux  frères  doivent  s'y 
être  établis,  et  c'est  d'eux  qu'on  fait  descendre  toutes  les 
familles  Olivier,  —  elles  sont  nombreuses,  —  qui  y  ha- 
bitent aujourd'hui.  Celle  (jui  a  donné  le  jour  à  Juste  et  à 
Urbain  n'a  ])as  attendu  jusqu'à  la  génération  actuelle 
pour  se  distinguer.  Un  de  ses  membres  siégeait  dans 
le  premier  Grand  Conseil  vaudois.  C'était  le  grand-père 
de  Juste,  Jean  -  Marc  -  Etienne  Olivier.  Homme  de  haute 
taille  et  au  corjjs  de  fer,  il  avait  une  de  ces  volontés 
qui  n'admettent  pas  de  résistance.  Il  eut  nombreuse 
famille,  neuf  enfants,  qui  lui  disaient  vous,  comme  la 
mère.  Il  était  encore  du  (Irand  Conseil  lorscjue  Juste  fut 
envoyé  à  Lausanne  pour  ses  études.  La  veille  d'une 
séance,  il  arrivait  à  pied  d'Eysins,  demandait  à  son  i)etit- 
fils  de  lui  faire  une  jjlace  pour  la  nuit,  iniis,  la  séance 
terminée,  il  s'en  retournait  à  ])ied  <omme  il  était  v«pnu  ; 
le  tout  par  pur  dévouement,  car  il  était  nommé  par  ce 
qu'on  appelait  alors  la  commission  électorale  et  ne  rece- 
vait jjas  d'indemnité.  11  lisait  beaucoup,  le  soir,  devant 
le  foyer,  tenant  d'une  main  sa  lampe,  -  un  crésu,  —  et 
de  l'autre  son  livre  ou  son  cahier  :  un  tome  de  Voltaire 
ou  de  Raynal.  ses  auteurs  favoris,  ou  (lueKjue  rapport  au 
Grand  Conseil. 

L'ainé  des  neuf  enfants  fut  le  père  de  Juste.  Il  avait 
une  fort  belle  jjrestance,  cpioiqu'il  boiuit  un  peu,  à  la 
suite  d'un  at cident  :  il  avait  été  enseveli  sous  un  éboule- 
ment  de  terre.  C'était  \\n  homme  de  grand  jugement, 
fenne,  instruit,  lisant  aussi  beaucoup,  M.  Urbain  Olivier 
en  a  tra«  é  le  portrait  dans  YOinrier,  sous  le  nom  de 
Michel  Dombre;  il  paraissait  plus  vieux  (jue  son  âge, 


NOTICE   BIOGRAPHIQUE   ET   LITTERAIRE  XXI 

ayant  les  cheveux  noirs  déjà  blanchissants  :  une  belle  et 
noble  figure ,  «  les  yeux  bleus,  grands,  ouverts  et  limpi- 
des; le  front  élevé  avec  un  développement  très  prononcé 
de  cette  région  du  cerveau  où  l'idéal  établit  sa  demeure.  » 
Du  côté  maternel, —  la  mère  était  aussi  une  Olivier, — 
les  types  remarquables  ne  sont  point  rares  non  plus, 
comme  on  peut  s'en  assurer  en  hsant  un  autre  récit  d'Ur- 
bain, celui  qui  a  pour  titre  :  Les  deux  générations^ .  Rien 
n'y  est  de  fiction,  sauf  les  noms  propres.  Le  vieil  amo- 
dieur,  cet  homme  antique,  était  l'arrière-grand-père  ma- 
ternel de  nos  Olivier;  Jacques  —  celui  qui  fut  jeté  dans 
les  cachots  de  la  Terreur,  d'où  il  ne  sortit  qu'à  la  chute 
de  Robesj^ierre  —  et  sa  femme,  Madeleine,  étaient  les 
grands-parents.  Ils  furent  enterrés  le  même  jour  et  dans 
la  même  tombe.  Leur  fille  cadette  fut  la  mère  d'Olivier. 
C'était  une  brune,  pas  très  grande,  jolie  plutôt  que  belle, 
très  vive,  très  impressionnable,  d'une  sensibilité  exquise 
et  d'une  activité  que  rien  ne  lassait.  Elle  aimait  à  lire  et 
à  chanter  ;  elle  avait  une  jolie  voix  et  savait  une  quantité 
de  vieux  airs.  Elle  était  adorée  de  ses  enfants.  Juste  n'en 
parlait  jamais  sans  attendrissement.  Quand  on  lui  deman- 
dait où  il  avait  pris  tel  air  adapté  à  telle  de  ses  chansons, 
il  répondait  souvent  qu'il  l'avait  entendu  dans  sa  jeu- 
nesse chanter  à  sa  mère.  C'est  elle  qui  figure  dans  le 
Messager  ;  elle  y  figure  dans  sa  cuisine  d'Eysins  :  tous 
les  détails  descriptifs  sont  pris  de  là.  On  se  rappelle  ces 
beaux  vers,  au  moment  où  le  messager  arrive  : 

Lorsqu'il  ouvrit  la  porte  un  bon  fagot  d'épine 
D'un  feu  clair  et  léger  égayait  la  cuisine  ; 
Assise  auprès,  la  mère  avait  l'œil  au  dîner, 
Aux  marmites  qu'il  faut  tourner  et  retourner, 


^  Voir  l'Hiver,  récits  populaires. 


XXII  JUSTE   OLIVIER 

Secouer,  retirer  de  la  braise  trop  haute, 
Afin  que  tout  soit  cuit  bien  à  point  et  sans  faute. 
Mais  cependant  on  voit,  sur  ce  front  triste  et  doux. 
Où  la  vie  a  laissé  des  marques  de  ses  coups, 
Dans  le  calme  sourire  et  la  lèvre  inclinée 
D'une  bouche  tremblante  et  pourtant  résignée, 
Dans  ce  regard  aimant  que  rien  n'a  fait  vieillir 
Une  âme  en  de  vils  soins  qui  n'a  pu  s'enfouir. 

Et  plus  loin,  cjuand  elle  suit  le  messager  pour  lui  de- 
mander si  la  cousine  est  morte  en  paix,  c'est  elle  encore, 
elle  i)lus  (jue  jamais  :  «  Bonne  et  tendre  mère,  dit  M.  Ur- 
bain dans  les  notes  (jue  j'ai  sous  les  yeux,  c'est  bien  elle 
tjui  nous  ajjprenait  à  croire  en  Dieu  !  » 

«  On  ne  pouvait  oublier  cet  intérieur  après  y  avoir  été 
admis,  nous  écrit,  de  son  côté,  un  (  amarade  encore  vi- 
vant de  Juste  Olivier.  Le  père  était  un  type  de  paysan 
vaudois,  il  imposait  le  respect  ;  la  mère  surtout  faisait 
une  vive  impression  :  tout  était  chez  elle  dignité  simple, 
intelligente  bonté,  amal)ilité.  distin<tion.  » 

Voilà,  sans  doute,  un  milieu  d"où  il  n'est  i)as  étonnant 
([u'im  poëte  soit  sorti,  cl  il  nous  semble  déjà,  pour 
avoir  fait  connaissance  avec  les  jxarents  d'Olivier,  mieux 
<oniprendre  certains  traits  de  son  caractère  et  de  son 
(euvre.  Mais  reprenons  notre  ré(  it.  Il  fut  don«-  décidé 
que  Juste  continuerait  à  Lausanne  les  études  «ommen- 
cées  à  Nyon.  C'était  un  sa<rifu  e.  On  le  fit  courageuse- 
ment. D'ailleurs  il  ne  tarda  pas  à  être  fort  allégé  i)ar  les 
ressources  (pie  se  créa  le  jeune  étudiant.  Dès  la  seconde 
année.  (  )livier  eut  un  élève,  à  (pii  il  consa<  rait  qucKpies 
heures  <  ha(]ue  jour  en  é(  hange  du  logement  et  de  la  ta- 
ble. Mais  il  était  mal  tombé.  Au  bout  d'un  an,  il  tjuitta 
une  maison  peu  respectable,  et  se  mit  à  faire  des  le- 
çons particulières.  Il  eut  la  chance  d'en  trouver  de  fort 
bien  rétribuées,   entre  autres  à  un  Prussien,  de  la  plus 


NOTICE   BIOGRAPHiaUE    ET    LITTERAIRE  XXIII 

haute  aristocratie,  qui  avait  écrit  un  assez  long  poëme, 
et  qui  faisait  venir  Juste  Olivier  pour  le  traduire  avec  lui 
en  vers  français.  Bref,  deux  ans  s'étaient  à  peine  écoulés 
qu'il  se  suffisait  entièrement  à  lui-même:  dès  lors,  il  a  payé 
seul  toutes  ses  études.  Il  ne  faisait  pas  grande  chère,  il 
est  vrai;  il  achetait  du  pain  et  du  lait,  dont  il  faisait  son 
repas  du  matin  et  son  repas  du  soir  ;  on  lui  apportait  à 
midi,  en  guise  de  dîner,  une  portion  de  viande  et  de  lé- 
gume, qu'il  partageait  avec  un  ami,  à  raison  de  cinq  batz 
(soixante-quinze  centimes)  pour  les  (feux.  Néanmoins  il 
n'eut  pas  de  privations  réelles  à  s'imposer,  et  sa  santé 
robuste  ne  s'accommoda  point  mal  de  la  sobriété  de  ce 

régime. 

Malgré  le  temps  qu'il  était  obligé  de  distraire  de  ses 
études  pour  gagner  sa  vie,  Juste  OHvier  se  distingua  dans 
tous  ses  examens,  non  sans  passer,  au  moment  de  les 
subir,  par  de  cruelles  perplexités.  Il  était  trop  impression- 
nable et  se  défiait  tropde  lui-même.  Son  frère,  Urbain,  en 
séjour  à  Lausanne,  où  il  faisait  une  école  militaire,  entre 
un  soir  chez  lui,  et  lui  trouve  l'air  sombre  et  préoccupé. 
Il  s'était  décidé  à  renoncer  à  ses  études,  certain,  disait-il, 
d'échouer  le  lendemain  dans  un  examen  important.  Il  ne 
voulait  pas  s'exposer  à  un  pareil  affront,  ni  causer  une  si 
grande  peine  à  ses  parents.  Il  leur  avait  déjà  écrit,  mais 
la  lettre  n'était  pas  encore  partie.  Il  la  lut  à  son  frère, 
qui  le  supplia  d'attendre  au  matin  et  de  bien  réfléchir 
encore.  Il  y  consentit,  mais  sans  espoir  de  succès.  «  J'es- 
saierai de  travailler  cette  nuit,  dit-il;  mais  c'est  égal,  je 
suis  sûr  d'échouer.  »  Ce  fut  son  dernier  mot. 

Le  lendemain,  au  premier  moment  de  Ubre,  voici  le 
jeune  militaire,  avec  ses  épaulettes  jaunes  : 

—  Eh  bien,  qu'as-tu  fait? 

—  T'ai  fait  l'examen. 

—  Et? 


XXIV  JUSTE    OLIVIER 

—  Passé  le  premier,  avec  un  prix  de  deux  louis. 

—  Tu  vois  bien,  mâtin! 

—  Allons  boire  un  verre! 

Ainsi  finit  toute  chose  —    Olivier  nous  l'a  bien  dit 
dans  ce  bon  pays  de  Vaud. 


111 


Lorsqu'un  certain  nombre  de  jeunes  gens  poursuivent 
ensemble  leurs  études  et  vivent  en  quelque  sorte  en  fa- 
mille, il  est  impossible  qu'il  ne  se  produise  pas  parmi 
eux  un  courant  de  vie  littéraire  et  politique.  Il  en  a  tou- 
jours été  ainsi  à  Lausanne  ])armi  les  étudiants,  mais  sur- 
tout dans  les  années  1820  à  1830,  et  i)lus  tard.  La  poésie 
était  partout  alors  ;  elle  était  dans  l'air.  La  discussion  des 
<}uestions  littéraires  ne  captivait  ])as  moins  l'attention,  ne 
passionnait  pas  moins  que  celle  des  (piestions  ])oliti{iues. 
Chacun  ])renait  parti,  et  au  milieu  des  luttes  de  la  criti- 
(jue  retentissaient  les  voix  encore  jeunes  des  ])oëtes  nou- 
veaux. Celle  de  Béranger  entonnait  chaque  jour  un  re- 
frain, gracieux  ou  railleur;  celle  de  Lamartine  montait 
en  ondes  sonores  vers  les  es])aces  éthérés,  et  celle  de 
Victor  Hugo,  soutenue  par  tout  un  chœur,  s'enflait  pour 
dominer.  Comment,  en  un  temjis  jiareil,  ne  ])as  être  jtoëte"? 
Tout  le  monde  l'était.  Si  tout  le  monde  ne  faisait  i)as  des 
vers,  tout  le  monde  s'intéressait  aux  vers  (jui  se  faisaient; 
on  les  a<  hetait,  on  les  lisait,  on  les  relisait,  on  les  appre- 
nait par  <  IjL'ur.  Qui  donc  aujourd'hui  apjjrend  des  vers 
par  (leurV 

La  jeunesse  vaudoise  n'échappa  point  à  l'entraînement 
général.  Juste  Olivier  ne  fut  pas  le  seul  atteint,  mais  il 
fut  le  mieux  atteint. 


NOTICE   BIOGRAPHiai-'E   ET    LITTERAIRE  XXV 

Dès  les  années  1822  ou  1823,  on  trouve  dans  la  mé- 
moire de  ses  amis,  ou  dans  les  papiers  qu'il  a  laissés,  la 
trace  de  diverses  compositions  .  poétiques.  Parfois  c'est 
une  chanson,  parfois  une  lettre  qui  se  transforme  en  une 
épître  rimée.  «  Il  lisait  très  bien,  surtout  Molière,  son 
poëte  favori,  nous  écrit  un  de  ses  anciens  camarades. 
Lui-même  rimait  déjà,  mais  en  secret,  très  discrètement. 
C'était  à  grand'peine  qu'il  consentait  à  réciter  ses  vers.  » 
Les  meilleures,  parmi  ces  poésies  d'enfance,  sont  inspi- 
rées par  le  souvenir  de  la  maison  paternelle. 

De  Lausanne  bientôt  quittant  les  trois  collines, 
Je  pourrai  vous  rejoindre,  ô  campagnes  divines  ; 
Je  verrai  la  cabane  où  j'ai  reçu  le  jour  ; 
Et  vous,  objets  chéris  de  mon  plus  tendre  amour, 
0  mes  meilleurs  amis,  ô  mon  père,  ô  ma  mère, 
Je  serai  dans  vos  bras. 

Ces  vers,  qui  sentent  les  vacances,  devaient  devancer 
à  Eysins  le  jeune  étudiant,  et  son  imagination,  flattée  par 
cette  douce  perspective,  rêvait  de  tous  les  plaisirs  dont 
les  poètes  ont  coutume  d'embellir  le  séjour  des  champs. 
Il  rêvait  de  flûtes  amoureuses,  de  bergères  gentilles,  et  de 
danses  sur  la  bruyère.  Lisette,  peut-être, 

O  voluptés  suprêmes. 
Ineffables  plaisirs  dignes  des  dieux  eux-mêmes  I 

Lisette  lui  sourirait.  Il  ne  se  peut  rien  de  plus  innocent 
que  ce  rêve  idyllique  dans  une  pièce  de  vers  qu'on 
adresse  à  ses  parents.  Cependant  le  poëte  est  pris  de 
quelque  scrupule,  et  il  ajoute  un  précieux  commentaire. 

«  Vous  voyez,  dit-il,  que  depuis  quelque  temps  je  suis  saisi  du 
démon  des  vers,  et  vous  devez  être  bien  reconnaissants  de  la  bonté 


XXVI  JUSTE    OLIVIER 

que  j'ai  eue  de  ne  vous  assassiner  que  deux  fois  avec  de  la  poésie, 
ou  soi-disant  ;  mais  peut-être  que  cette  pièce  vous  fera  plaisir  ; 
retraiichcz-cn  seulement  hardiment  certaines  peintures.  Vous  sa- 
vez que  les  habitants  du  Parnasse,  ou  tout  simplement  les  poètes, 
ont  certain  privilège  qui  les  autorise  à  dire  ce  qui  n'est  pas.  Je 
sais  que  mon  père,  avec  son  cœur  droit  et  franc,  n'a  jamais  pu 
bien  comprendre  cela  ;  mais  enfin,  il  sait  que  cela  est  passé  en 
usage.  Aussi  excusera-t-il  son  fils.  » 

On  voit  apparaître  ici  les  douces  relations  de  poésie 
([u'Olivier  n'a  cessé  d'entretenir  avec  ses  parents.  Elles 
n'étaient  pas  nouvelles.  01i\ier  attribuait  à  sa  mère  l'éveil 
de  sa  vocation  poétique  :  «  Un  soir,  dit-il,  étant  venue  à 
ma  rencontre  à  mon  sortir  de  l'école,  elle  me  dit  :  «  C'est 
demain  la  fête  de  ton  père,  si  tu  faisais  une  chanson  ])0ur 
lui  !  »  Et  cpioiciue  je  n'eusse  jamais  rien  essayé  de  ]iareil, 
comme  il  faut  bien  commencer  une  fois,  je  la  fis.  Pauvre 
et  bonne  mère,  elle  croyait  que  c'est  une  grande  chose 
que  d'être  ])oëte.  Elle  ne  savait  pas  le  mot  de  Malherbe, 
€  (ju'un  poëte  est  bien  aussi  utile  à  l'état  qu'un  joueur  de 
»  quilles.  »  C'est  ainsi  (pic  je  fus,  de  par  elle,  joueur  de 
rimes*.  »  —  J'ai  sous  les  yeux  ce  premier  essai  d'Olivier. 
La  mesure  n'y  est  guère;  mais  l'intention  d'écrire  des 
vers  est  évidente.  Le  futur  poëte  avait  alors  treize  ans. 

Membre  de  la  Société  de  Zofiti^uc  à  i)artir  de  1824, 
Olivier  y  trouva  une  occasion  de  donner  essor  à  son  ta- 
lent. La  même  année,  il  était  nommé  censeur  de  sa  classe  *, 
et  il  attribuait  <  et  honneur  à  l'espèi  c  de  ixjjiularité  «ju'a- 
lors  déjà  lui  avaient  faite  ses  chansons.  Elles  sont  restées 
inédites  les  chansons  de  ce  temps-là.  et  elles  ne  méritent 
guère  d'être  ressusi  itées  aujourd'hui.  Le  refrain  est  ordi- 


'  Conférence  faite  .i  Nvon. 

*  Les  étudiant<i  faisaient  eux-mêmes  U  discipline  des  auditoi- 
res, chaque  classe  avait  un  censeur. 


NOTICE   BIOGRAPHIQ.UE   ET    LITTERAIRE         XXVII 

nairement  ce  qu'elles  ont  de  mieux,  et  c'est  de  bon  au- 
gure, car  le  refrain  est  l'âme  de  la  chanson.  En  voici  un 
qui  a  de  l'ampleur  et  du  souffle  : 

Couronne-toi  de  chênes  verts, 
O  Liberté,  respire  dans  mes  vers. 

Cependant  une  nouvelle  arène  allait  s'ouvrir  devant 
lui  et  le  conduire  à  la  publicité.  L'académie  avait  cou- 
tume de  proposer  aux  étudiants  des  sujets  de  concours, 
et  des  prix  modestes  encourageaient  les  meilleurs  travaux 
qui  répondaient  à  cet  appel.  Les  questions  à  traiter  étaient 
prises  dans  tous  les  domaines  de  la  science.  En  1825,  sur 
le  vœu  exprimé  par  M.  Monnard,  on  y  ajouta  un  con- 
cours d'éloquence  et  un  de  poésie.  Le  sujet  de  poésie  fut 
naturellement  :  La  Grèce  régé?iérée  ;  pour  celui  d'élo- 
quence, on  avait  choisi  les  Devoirs  de  la  Jeunesse  stu- 
dieuse envers  la  patrie.  Olivier  présenta  au  concours  de 
poésie  une  pièce  intitulée  Marco  Botzaris,  à  laquelle  on 
reprocha,  de  même  qu'à  une  autre  pièce,  XHellhie,  en- 
voyée par  M.  Fréd.  Chavannes,  de  ne  pas  embrasser  le 
sujet  dans  son  ensemble,  de  chanter  «  une  victoire  des 
Grecs,  »  plutôt  que  «  la  Grèce  régénérée;  »  mais  on  en 
loua  le  style,  et  l'on  se  plut  à  signaler  certaines  strophes 
qui  annonçaient  un  vrai  talent;  une  entre  autres  qui  passe 
et  repasse  au  travers  de  la  pièce  comme  un  refrain  chan- 
tant et  mobile  : 

O  mère  des  héros,  ô  Grèce  des  vieux  temps. 
Soulève  ton  linceul  et  brise  enfin  ta  tombe  ! 
Ils  ne  sont  pas  finis  tes  destins  éclatants. 
Il  faut,  il  faut  encor  que  le  grand  roi  succombe... 

O  Grèce  des  vieux  temps, 
Soulève  ton  linceul  et  brise  enfin  ta  tombe. 

Le  résultat  du  concours  fut  proclamé  avec  une  solen- 
nité jusqu'alors  inconnue.  On  convoqua  non-seulement 


XXVIII  JUSTE    OLIVIER 

les  étudiants,  mais  aussi  le  piibli<-,  dans  la  grande  salle 
dite  de  la  Bibliothèque,  et  le  professeur  Monnard  se  char- 
gea de  lire  un  rapport  développé  sur  les  pièces  couron- 
nées. Cette  lecture  achevée,  on  ouvrit  les  plis  cachetés 
qui  renfermaient  les  noms  des  auteurs.  Profonde  fut  l'é- 
motion de  Juste  Olivier  :  «  Ce  jour,  écrit-il  à  ses  parents, 
pourrait  avoir  urte  grande  influence  sur  ma  destinée  ;  il 
pourrait  être  le  commencement  d'une  destinée  jjlus  bril- 
lante, mais  moins  heureuse.  »  Que  craint-il  'i  II  n'en  sait 
rien,  et  il  supplie  ses  parents  de  n'en  parler  à  personne  ; 
ce  sont  des  mots  qui  lui  échappent,  et  qu'il  n'est  jjas  le 
maître  de  garder  pour  lui  ;  il  ne  saurait  véritablement  pas 
en  donner  une  explication  précise.  En  même  temps,  il 
faisait  cadeau  à  son  père  de  l'argent  de  son  prix,  cent 
francs  anciens  (150  fr.  de  France).  «  Cet  argent  était  sacré, 
disait-il,  et  s'il  le  lui  donnait,  c'est  (ju'il  voulait  en  faire 
un  bon  usage.  »  Sa  mère  reçut  en  dépôt  la  couronne  de 
laurier  qu'on  lui  avait,  dit-il,  «  plantée  sur  la  tête  en  pleine 
séance  académique.  »  .\  quarante  ans  de  là,  après  la 
mort  de  cette  excellente  femme,  Olivier  en  retrouva  quel- 
ques feuilles  (lu'elle  avait  religieusement  conservées. 

En  1828.  une  nouvelle  occasion  se  présenta;  l'acadé- 
mie proi)Osa  Julia  Alpinula  pour  sujet  du  concours  de 
poésie,  et  maintint  i)our  ])rix  d'élotjuence  1^  question 
l)récédemmcnt  ])osée.  Olivier  se  i)résenta  cette  fois  aux 
deux  concours;  il  remporta  le  prix  de  poésie,  et  obtint 
]>our  réloquen<e  un  très  honorable  accessit.  C'est  peut- 
être  le  moment  le  i)lus  brillant  dans  la  vie  d'étudiant  de 
Juste  Olivier.  Il  remportera  encore  une  couronne,  mais 
disputée,  et  dont  la  critique  aura  déchiré  (|uelques 
feuilles.  Celle-ci  est  intacte.  La  pièce,  sans  doute,  n'est 
pas  sans  défauts,  et  le  rapjjorteur,  .M.  Monnard,  les  voit 
fort  bien;  mais  il  voit  mieux  encore  les  beautés;  il  se  ré- 
jouit à  la  jjensée  d'un  talent  dont  les  promesses  sont  déjà 


NOTICE   BIOGRAPHiaUE   ET    LITTÉRAIRE  XXIX 

si  riches  ;  il  lit  les  vers  d'Olivier  en  homme  désireux  de 
les  faire  valoir,  et  les  camarades  du  jeune  poëte  sont 
fiers  de  le  voir  compris  par  ses  maîtres  comme  il  l'est  par 
eux-mêmes. 

Il  y  avait  un  progrès  considérable  de  Marco  Botzaris 
à  Julia  Alpinula.  Dans  le  premier  de  ces  deux  poèmes, 
tout  se  réduit  à  une  certaine  effervescence  poétique  ser- 
vie par  un  talent  de  versification  déjà  facile.  Dans  le  se- 
cond, nous  avons  un  poëme,  un  vrai  poëme,  et  des  pages 
entières  belles  de  pensée,  de  style  et  de  mouvement. 

La  scène  du  début,  qui  comprend  à  elle  seule  la  plus 
grande  partie  du  premier  chant,  est  d'une  simplicité  vrai- 
ment épique.  Alpinus,  assis  devant  l'antique  et  large  che- 
minée ,  annonce  au  vieux  barde  Hélik  son  prochain  dé- 
part. A  la  tête  des  guerriers  helvétiens  ,  il  prendra  en 
main  la  cause  de  Galba,  et  marchera  contre  Cécina,  le 
féroce  lieutenant  de  Vitellius.  Le  barde  l'écoute  d'un  air 
sombre.  En  vain  Alpinus  lui  expose  ses  motifs  et  lui  re- 
commande Julia ,  sa  fille  bien-aimée,  Hélik  ne  voit  que 
la  honte  et  l'esclavage  de  l'Helvétie.  Que  lui  importent 
Galba  ou  Vitellius?  Il  fut  un  temps  où  les  Helvétiens 
n'avaient  point  de  maître  et  vivaient  libres  dans  leurs  fo- 
rêts et  sur  leurs  montagnes.  Il  répond  fièrement  à  Alpinus, 
et  les  deux  vieillards  demeurent  l'un  à  côté  de  l'autre, 
silencieux  et  froids  ,  roulant  dans  leur  cœur  de  sombres 
pensées  de  colère. 

Soudain  l'on  entendit,  au  milieu  du  silence , 
Un  bruit  léger,  le  long  du  corridor  immense, 
Où  semblait  se  glisser  un  pied  jeune  et  furtif. 
D'un  voile  aux  vastes  plis  le  frôlement  plaintif 
Effleurait  par  moments  le  marbre  noir  des  dalles  ; 
Mais  les  pas  s'approchaient.  Des  voûtes  colossales 
Une  faible  clarté  blanchissait  les  parois. 
—  <i  Mon  père,  je  suis  là,  »  dit  une  douce  voix, 


XXXH  JUSTE    OLIVIER 

heures  de  découragement  et  ses  tristesses  amoUissantee. 
Ici  apparaît  cette  nature  de  poëte,  inquiète,  impression- 
nable, agitée  de  sourds  pressentiments,  soumise  à  de  mys- 
térieuses influences.  On  la  voit  percer  dans  ses  lettres  les 
plus  anciennes,  dès  l'âge  de  quinze  ou  seize  ans.  Il  a  le 
mal  du  pays  en  songeant  à  Eysins,  et  il  se  sent  pris  de  ter- 
reur en  voyant  s'ouvrir  devant  lui  une  autre  carrière  que 
celle  qui  a  fait  le  bonheur  de  ses  ancêtres  :  «  Ah  !  mes 
parents,  s'écrie-t-il,  pourquoi  l'avez-vous  fait?  »  Et  le  père 
de  répondre  par  des  encouragements  et  des  exhortations  : 
«  Dès  qu'on  prend  im  état,  quel  qu'il  soit,  il  faut  y  aller 
de  cœur  et  de  joie.  »  Le  fils  tâche  de  suivre  le  conseil  de 
la  sagesse  paternelle;  mais  sa  nature  est  la  plus  forte.  Les 
accès  de  noir,  les  appréhensions,  les  tourments  intérieurs 
redoublent  lorsque  s'engage,  dans  le  secret  de  sa  con- 
science, un  conflit  enjre  sa  vocation  ecclésiastique,  but 
où  tendent  les  vœux  des  parents,  surtout  d'une  mère  ten- 
drement aimée,  et  sa  vocation  littéraire,  la  seule  vraie, 
celle  de  la  natm-e.  Un  de  ses  professeurs,  auquel  il  fit 
part  de  ses  craintes,  crut  qu'il  ne  s'agissait  que  de  (juelques 
doutes,  et  l'engagea  à  persévérer.  Juste  répondit  que  c'é- 
tait ])récisément  parce  qu'il  croyait,  parce  qu'il  était  chré- 
tien, qu'il  s'effrayait  à  l'idée  d'avoir  charge  d'âmes.  Ces 
scrupules,  bien  loin  de  se  dissiper,  devinrent  de  plus  en 
plus  vifs.  Cependant  il  ne  considérait  pas  d'un  œil  plus 
tranquille  la  vocation  littéraire,  vers  laquelle  tout  le  pous- 
sait. Elle  lui  causait  de  même  une  sorte  d'eff"roi.  Aussi 
ne  peut-il  assez  conseiller  à  son  frère  Urbain  de  prendre 
garde  à  l'abîme  qui  borde  le  sentier  fleuri  de  la  poésie. 
Qu'il  lise  des  vers,  mais  qu'il  ne  se  laisse  pas  aller  à  la 
manie  d'en  faire  !  C'est  un  conseil  d'ami  et  de  frère  aîné, 
qui  regrette  bien  de  n'avoir  eu  personne,  dans  le  temps, 
pour  l'avertir. 

Soudain  un  rayon  de  lumière  perce  et  dissipe  ces  mé- 


NOTICE   BIOGRAPHIQ.UE   ET   LITTERAIRE       XXXIII 

lancolies  précoces.  Le  poëte  a  rencontré  une  âme  digne 
et  capable  de  le  comprendre  ;  il  a  une  sœur  en  poésie. 
Cette  sœur  se  nommait  M''^  Caroline  Ruchet.  Elle  appar- 
tenait à  une  des  meilleures  familles  de  la  partie  orientale 
du  canton,  d'Aigle  et  de  Bex,  et  avait  rapidement  acquis, 
grâce  à  d'heureux  essais  poétiques,  une  réputation  de  ta- 
lent, que  rehaussait  l'éclat  de  sa  rare  beauté. 

M"^  CaroHne  Ruchet  est  devenue  M™^  Olivier,  elle  a 
survécu  à  son  mari,  et,  dans  son  deuil,  elle  n'a  d'autre  am- 
bition que  d'être  oubliée.  Il  faut  bien  cependant  dire  le 
nécessaire.  Ce  qui,  chez  elle,  frappa  et  du  premier  coup 
gagna  Juste  Olivier,  ce  fut  le  charme  d'une  nature  ou- 
verte, qui  s'abandonnait  avec  confiance  à  toutes  les  inspi- 
rations généreuses  et  n'avait  pas  de  ces  retours  sur  elle- 
même,  craintifs  et  douloureux.  La  franchise  du  mouvement 
faisait  le  mérite  de  la  plupart  des  vers  déjà  connus  de 
Mlle  Ruchet  ;  ce  n'était  pas  cherché,  travaillé,  étudié  ;  c'é- 
tait venu,  et  l'on  voyait  clair  tout  au  travers  de  l'âme  d'où 
ils  semblaient  s'échapper  aussi  naturellement  que  le  par- 
fum s'échappe  des  fleurs.  Elle  en  avait  composé  de  fort 
beaux,  entre  autres  ceux-ci  sur  la  première  communion. 

G  souvenir  de  paix,  de  bonheur  et  d'amour  ! 

Ramène  dans  mon  cœur  le  calme  de  ce  jour, 

Où,  consacrant  à  Dieu  ma  timide  jeunesse, 

Contre  tous  les  dangers  j'implorais  sa  tendresse  ! 

Ces  dangers,  mon  amour  les  bravait  sans  effort. 

Au  bras  de  l'Eternel  je  confiais  mon  sort. 

«  Dieu  tout  bon,  lui  disais-je  en  mon  humble  prière, 

w  Remplis  de  ton  amour  mon  existence  entière, 

»   Que  toujours  de  mon  cœur,  pour  toi  seul  enflammé, 

»  Le  plus  doux  souvenir  soit  de  t'avoir  aimé  I  » 

Ce  qu'elle  était  dans  ses  vers,  elle  l'était  aussi  dans  la 
conversation  et  dans  le  détail  de  la  vie.  Olivier  reconnut 

J.  OLmER.   I.  c 


XXXIV  JUSTE    OLIVIER 

en  elle  cette  joie  qui  lui  manquait,  cette  joie  qui  est  une 
force,  et  son  cœur  fut  fixé.  Pourtant  il  ne  crut  d'abord 
qu'à  une  amitié  toute  poétique,  née  de  la  sympathie  des 
âmes,  et  c'est  bien  par  la  poésie,  en  effet,  qu'avaient  com- 
mencé leurs  relations.  Passant  à  Bex  et  la  sachant  ma- 
lade, J.  Olivier  s'était  enhardi  jusqu'à  lui  envoyer  des 
fleurs  et  des  vers,  et  elle  avait  répondu.  Longtemps  il  n'y 
eut  entre  eux  aucun  autre  sentiment  avoué  ;  Olivier  se  dé- 
fend même,  en  écrivant  à  sa  mère,  de  toute  pensée  d'amour 
pour  cette  belle  personne  dont  il  lui  parle  dans  chaque 
lettre  ;  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que,  dès  le  jour  où  il 
la  connaît ,  la  vie  change  d'aspect  à  ses  yeux.  Il  lui  dit 
bien  ,  dès  le  début  de  leur  correspondance,  qu'il  a  des 
moments  où  il  est  triste  à  tout  rembrunir',  et  ces  moments 
sont  plus  nombreux  lorsque,  en  sa  qualité  d'étudiant  en 
théologie,  il  a  quelque  sermon  à  rendre  à  l'auditoire.  Mais 
il  n'a  plus  pour  longtemps  à  tramer  ce  souci.  La  lumière 
tout  à  coup  se  fait  dans  son  âme. 

«  Lausanne,  jour  de  la  Pentecôte  1829. 

s  Oui,  oui,  je  suis  poète  !  Et  il  faut  que  je  vous  l'écrive,  Ca- 
roline. A  quelle  autre  personne  qu'à  vous  pourrais-je  le  dire  ? 
Depuis  plusieurs  jours  cette  idée  me  poursuit  comme  jamais  elle 
ne  l'avait  encore  fait.  Je  suis  poëte  !  vainement  voudrait-on 
m'arrèter,  me  contrecarrer  dans  ma  route  ;  je  suis,  je  resterai 
poëte. 

"  J'ai  formé  un  vaste  plan  ;  je  mourrai  bien  promptement  si  je 
ne  l'exécute  pas.  Voyez  !  il  est  en  moi  quelque  chose  qui  n'existe 
pas  chez  les  autres.  Pourquoi  cette  agitation  intérieure,  ce  fré- 
missement que  j'ai  peine  à  maîtriser,  et  qui  me  ferait  faire  des 
folies  si  je  ne  me  raidissais  pas  contre  lui.  Peu  s'en  est  fallu  que 
je  ne  criasse  :  «  Je  suis  poëte  I  »  il  y  a  un  instant  au  milieu  du 
Cercle  littéraire,  d'où  je  vous  trace  ces  quelques  lignes.  Si  cela 
était  arrivé,  jugez  si  je  n'étais  pas  déclaré  fou  à  enfermer.   Aussi 


NOTICE   BIOGRAPHiaUE   ET   LITTERAIRE        XXXV 

suis-je  sorti  promptement,  et  en  chancelant,  je  crois,  comme  un 
homme  ivre.  Au  miheu  des  degrés,  toujours  poursuiNd  par  la 
conviction  q-ui  me  pressait  et  par  le  besoin  de  dire  ma  pensée 
unique,  je  su:  Cp-entré  précipitamment,  et  voilà  le  motif  de  ma 
lettre  expliqué.  Oui,  Caroline,  depuis  que  mes  sermons  ne  m'ob- 
sèdent plus,  je  n'ai  rêvé  que  poésie.  J'ai  inventé Vous  saurez 

tout  cela Je  viens  de  lire  la  biographie  de  plusieurs  poètes 

distingués  ;  j'ai  terminé  par  celle  de  Burns,  et  voilà  ce  qui  m"a 
mis  dans  l'état  où  je  suis.  —  Mais  tout  s'affaiblit  déjà.  Cepen- 
dant la  conviction  reste.  C'est  un  moment  remarquable  de  ma 
vie.  Vous  deviez  en  être  la  première  instruite.  Adieu.  « 

Dès  cet  instant  la  lutte  est  finie  entre  les  deux  voca- 
tions. Olivier  fera  des  vers,  il  ne  fera  pas  de  sermons.  Sa 
mère  en  versa  bien  des  larmes,  à  Eysins,  tout  en  ayant 
«  l'œil  au  dîner  ;  »  mais  elle  se  consola  en  lui  voyant  une 
peine  de  moins.  Ce  n'est  pas  qu'il  en  eût  fini  avec  les  fré- 
missements intérieurs,  les  pensées  noires,  les  défaillances. 
Alors  même  qu'il  a  trouvé  sa  voie,  il  reste  «  l'homme 
orageux,  »  comme  l'appelait  M"^  Ruchet.  Chez  lui  tout 
tourne  en  passion,  «  même  l'amitié,  »  ce  qui  ne  l'empêche 
pas  d'avoir  dans  le  caractère  un  «  malheureux  coin  mo- 
queur, »  qui  lui  gâte  ses  enthousiasmes.  C'est  lui-même 
qui  se  juge  ainsi.  Peu  s'en  faut  que  le  coin  moqueur  ne 
prévale  jusque  sur  l'ivresse  de  cette  Pentecôte  où  lui  est 
apparue  la  vérité:  «  Je  n'ai  peut-être  jamais  mieux  senti, 
écrit-il  peu  de  jours  après,  combien  votre  amitié  m'est 
précieuse  que  quand  j'eus  ma  révélation,  le  jour  de  la 
Pentecôte.  Si  cela  m'était  arrivé  l'année  passée,  j'aurais 
été  bien  malheureux,  bien  attristé.  J'aurais  succombé  sous 
cette  agitation  intérieure;  j'aurais  eu  la  conviction  de  n'être 
pas  compris,  et  j'aurais  cherché  peut-être  à  éteindre  ou  à 
flétrir  ma  pensée  en  la  maudissant.  »  Mais  non,  il  ne  la 
maudira  pas:  «  L'amitié,  s'écrie-t-il  dans  une  autre  lettre, 
l'amitié,  ou,  pour  prendre  votre  langage,  l'illusion  que 


XXXVI  JUSTE   OLIVIER 

j'en  ai,  l'illusion  de  la  poésie,  l'illusion  de  la  liberté,  l'il- 
lusion d'un  monde  plus  beau  que  celui-ci,  où  je  trouverais 
l'illusion  de  l'amour  :  voilà  tout  autant  de  choses  qui  sont 
et  qui  vivent  en  moi,  et  qui  ne  mourroru  point...  Jamais 

je  ne  renoncerai  à  cette  vie  idéale Si  je  vaux  quelque 

chose,  humainement  parlant,  ce  n*est  que  par  là.  Le  feu 
qui  vit  en  moi  ne  s'éteindra  point.  » 

Il  ne  s'éteint  pas,  en  effet,  mais  il  le  tourmente,  et  l'on 
dirait  à  certains  moments  qu'Olivier  devient  inhabile  à  la 
société  des  hommes.  Jamais  Werther,  cet  autre  homme 
orageux,  ne  broya  de  plus  noires  pensées  que  Juste 
Olivier  dans  une  certaine  soirée,  à  Nyon,  où  on  l'avait 
contraint  d'assister  : 

«   Vous  dire  ce  que  j'ai  souffert,  je  ne  le  pourrais  pas La 

soirée  était  charmante,  gaie,  aimable.  Eh  bien,  elle  me  tuait.  Il 
y  avait  longtemps  que  je  ne  m'étais  trouvé  dans  le  monde.  Et  je 
sentis  alors,  au  milieu  de  tout  ce  mouvement,  de  tout  ce  bruit, 
un  si  grand  isolement,  une  si  complète  séparation  de  tout  ce  qui 
m'entourait,  un  tel  manque  et  en  même  temps  un  tel  besoin 
d'harmonie  avec  les  personnes  qui  étaient  dans  cette  salle,  que 
les  larmes  m'en  venaient  aux  yeux  comme  à  un  lâche  que  je 
suis.  Mon  Dieu,  où  en  suis-je  venu  ?...  Je  ne  me  suis  jamais  senti 
si  tristement  seul  que  ce  soir,  et  vous  savez  que  la  solitude  est 
affreuse,  quand  on  s'en  aperçoit.  Sans  votre  pensée,  sans  le 
doux  sentiment  de  votre  amitié,  sans  la  persuasion  qu'un  être 
au  moins  sous  cette  voûte  céleste,  d'où  nous  avons  été  chassés, 
sent  et  partage  ma  misère,  le  poids  qui  m'accable  et  la  folie  de 
mes  douleurs,  sans  cela  je  ne  sais  ce  que  je  serais  devenu.  Car 
voyez  !  l'écorce  est  dure,  mais  le  cœur  est  délicat,  un  rien  le 
froisse.  Et  le  monde  me  froisse  cruellement  !  Goûts,  habitudes, 
éducation  (la  mienne  a  été  toute  sauvage)  :  rien  ne  m'y  porte.  Eh 
bien,  fou  que  je  suis,  je  le  regrette  quelquefois.  Quand  j'y  suis, 
je  n'y  ai  jamais  ma  place,  et  j'en  frémis,  quand  je  ne  suis  pas 
assez  bien  disposé  pour  en  rire.  Sans  vous,  disais-je,  je  ne  sais 
ce  que  je  serais  devenu.  Oh  I  que  je  suis  ingrat  !  Car  j'ai  trouvé 


NOTICE    BIOGRAPHiaUE   ET   LITTERAIRE     XXXVII 

ma  bonne  mère  qui  m'attendait;  elle  espérait  quelques  détails 
agréables  de  ma  soirée,  et  je  l'ai  fait  pleurer.  Mon  Dieu,  par- 
donne-le-moi ;  je  pleurais  avec  elle.  Oui!  oui!  je  le  dis  à  vous, 
à  vous  seule  !  Cette  âme  de  poëte  qui  tressaille  en  moi  est  un 
fardeau  pesant.  J'y  succomberai  ! 

En  revanche,  il  avait  des  moments  d'intimes  délices 
lorsque,  seul  avec  la  nature,  il  s'abandonnait  à  ses  rêves 
et  en  peuplait  sa  solitude,  preuve  en  soit  une  matinée  de 
dimanche  qu'il  passa  sur  le  haut  rocher  de  la  Dôle,  en 
août  1829. 

«  Je  me  mêlai  aux  groupes  qui,  étant  venus  longtemps  avant 
moi,  se  dispersèrent  peu  à  peu.  Je  n'avais  rien  mangé,  et  il  était 
impossible  de  rien  se  procurer  :  nos  chalets  ne  sont  pas  munis 
comme  les  vôtres.  Je  vis  un  homme,  avec  deux  enfants,  s'asseoir 
sur  un  bloc  de  rocher,  et  sortir  d'un  petit  sac  blanc  des  provi- 
sions qui  durent  me  faire  envie  ;  vous  le  comprenez,  vous  qui 
savez  ce  que  c'est  que  l'air  vif  des  montagnes.  J'étais  appuyé 
sur  ma  canne,  tantôt  regardant  la  vue,  tantôt  lorgnant  le  petit 
sac.  Ce  brave  homme  me  regardait  aussi  de  temps  en  temps. 
Tout  d'un  coup  j'entends  ces  mots  : 

>)  —  Monsieur  veut-il  prendre  une  croustille  ? 

»  —  Ma  foi,  vous  me  ferez  plaisir,  si  cela  ne  vous  dérange 
pas. 

"   —  Oh  !  vous  ferez  au  partage  avec  nous. 

»  Et  moi,  d'un  saut  je  fus  auprès  de  lui.  Nous  fîmes  connais- 
sance (il  avait  connu  mon  grand-père,  que  tout  le  monde,  au 
reste,  connaissait,  et  dont  le  nom  m'a  souvent  été  utile).  Je  me 
restaurai  bien  avec  son  pain,  son  bon  saucisson  et  son  vin,  et  il 
partit.  J'étais  alors  tout  seul  sur  ce  vaste  rocher  de  la  Dôle,  où 
il  n'y  a  point  d'arbre,  rien  que  du  roc  et  quelque  herbe.  Eh  bien, 
de  tout  ma  journée  d'hier,  ce  fut  le  plus  beau,  le  plus  doux  mo- 
ment. J'errais  au  hasard,  je  descendais,  je  montais  ;  je  me  mis  à 
cueillir  de  la  vanille,  j'en  fis  un  gros  bouquet.  Il  me  semblait 
que  vous  étiez  avec  moi,  Caroline  !  Je  le  mis  à  ma  casquette,  je 
mis  encore  des  fleurs  à  mes  boutonnières  ;  je  me  promenai,  je 


XXXVIII  JUSTE    OLIVIER 

chantai  des  couplets  de  toutes  sortes  de  chansons,  je  m'assis  sur 
le  gazon,  j'y  restai  longtemps  ;  j'attachai  à  ma  canne  mon  mou- 
choir jaune,  je  relevai  en  l'air,  sans  savoir  pourquoi,  car  je  ne 
faisais  de  signal  à  personne  ;  je  m'amusais  à  voir  le  vent  agiter 
rapidement  ce  petit  mouchoir;  cela  m'avertissait,  pour  ainsi 
dire,  de  mon  existence.  Je  reconnus  alors  (ce  que,  du  reste, 
j'avais  déjà  souvent  remarqué)  combien  je  suis  fait  pour  la  soli- 
tude et  combien  j'ai  de  puissance  pour  l'animer.  » 

Voilà  l'homme,  dans  ses  bons  et  dans  ses  mauvais 
moments.  C'est  son  caractère,  c'est  le  fonds  primitif  de 
sa  nature  qui  se  donne  ici  pleinement  à  connaître.  «  Il  y 
avait  en  lui,  nous  dit  quelqu'un  qui  l'a  beaucoup  vu, 
beaucoup  pratiqué,  et  cela  dès  sa  première  jeunesse,  il  y 
avait  en  lui  une  goutte  du  breuvage  amer  qui  inondait 
l'âme  de  Rousseau.  »  Prédestiné  à  vivement  jouir  et  à 
vivement  souffrir,  Olivier  n'était  pas  de  ceux  dont  on  fait 
les  gens  heureux. 

On  s'attend  peut-être  à  voir  cette  «  révélation  »  suivie 
de  quelque  progrès  saillant  dans  l'œuvre  du  poëte.  Il  y 
aura  progrès,  et  nous  ne  tarderons  pas  à  nous  en  con- 
vaincre ;  mais  on  ne  peut  pas  dire  qu'entre  les  vers  qui 
ont  immédiatement  précédé  cette  grande  journée  de 
Pentecôte  et  ceux  qui  l'ont  immédiatement  suivie,  il  y  ait 
une  différence  bien  sensible.  L'académie  de  Lausanne 
venait  de  proposer  la  bataille  de  Gratidson  pour  sujet  de 
poésie.  On  voit  qu'elle  se  plaisait  à  choisir  des  sujets  na- 
tionaux; elle  ne  le  faisait  point  pour  être  agréable  à  OH- 
vier  et  lui  préparer  des  triomphes;  mais  elle  se  laissait 
guider,  elle  aussi,  par  cette  pensée,  (jui  était  dans  l'air, 
d'une  ])oésie  nationale  possible,  désirée,  ])rochainement 
attendue.  Olivier  se  mit  aussitôt  à  Tccuvre,  et  écrivit  le 
poëme  en  quatre  chants  qu'on  a  réédité,  il  y  a  trois  ans, 
pour  le  quatrième  jubilé  séculaire  de  la  fameuse  bataille. 
Ce  sujet  avait  ses  difficultés,  toutefois.  Il  offre  peu  d'élé- 


NOTICE   BIOGRAPHIQ.UE   ET   LITTERAIRE       XXXIX 

ments  épiques,  peu  de  ressources  dramatiques,  à  moins 
qu'on  ne  trace  tout  un  tableau  d'histoire,  dont  la  bataille 
ne  soit  plus  qu'un  épisode.  C'est  à  peu  près  ce  qu'a  fait 
Olivier.  Il  emprunte  à  l'histoire  le  motif  des  développe- 
ments nécessaires.  Le  chant  deuxième,  intitulé  la  Co77ié- 
die,  nous  transporte  dans  le  camp  des  Suisses,  et  nous 
peint  les  dispositions  de  larmée.  Olivier  ne  l'a  sûrement 
pas  écrit  sans  songer  à  la  première  partie  de  IVallenstein, 
qui  est  née  d'une  intention  toute  semblable.  Les  scènes 
auxquelles  le  poète  nous  fait  assister  lui  permettent  d'es- 
quisser la  physionomie  des  principaux  personnages  qui, 
au  commencement  des  guerres  de  Bourgogne,  tiennent 
les  fils  de  cette  belliqueuse  intrigue.  Les  soldats  ont 
fabriqué  des  poupées,  dont  l'une  représente  Charles  le 
Hardi, 

Beau  sire,  qui  voudrait  dominer  en  tous  lieux, 
Si  faire  se  pouvait  commander  dans  les  deux. 

une  autre  le  comte  de  Romont, 

Moins  vaillant  de  la  main  que  hardi  de  la  langue, 

une  autre  le  comte  Campo-Basso,  «  beau  muguet  d'Ita- 
He,  »  etc.,  etc.  Et  tous  ces  mannequins,  pendus  aux  bran- 
ches d'un  vaste  tilleul,  se  balancent  sous  les  coups  de  plat 
de  sabre  que  leur  administrent  les  soldats.  Il  va  sans 
dire  que  Louis  XI  n'est  point  oublié.  Il  est  pendu  solen- 
nellement, avec  les  malédictions  dun  vieux  guerrier, 
nommé  Ulric,  le  sage  de  la  troupe. 

Le  sujet  ainsi  présenté  avait  un  inconvénient  majeur: 
le  poète  ne  pouvait  oubher  que  ses  ancêtres,  les  bons 
Vaudois  de  ce  temps-là,  avaient  figuré  non  parmi  les 
•  vainqueurs,  mais  parmi  les  vaincus,  côte  à  côte  avec  les 
Bourguignons.  Comment  sauver  ce  détail  fâcheux?  L'au- 
teur y  réussit  en  introduisant  dans  son  œuvre  un  person- 


XL  JUSTE    OLIVIER 

nage  de  pure  fantaisie,  qui  vient  des  bords  du  lac  Léman 
et  qui  a  nom  Isolier  Davel.  Un  Davel,  c'est  cela  !  Il  est 
bien  de  la  race  de  l'autre;  il  en  est  tellement  qu'on  le 
prendrait  pour  lui.  C'est  le  même  amour  de  son  pays,  la 
même  haine  de  la  servitude,  la  même  élévation  de  pensée 
et  de  courage,  parfois  aussi  les  mêmes  visions  :  Isolier 
Davel  a  déjà  son  inconnue.  Il  représente  le  génie  de  la 
future  patrie  vaudoise,  mariée  de  cœur  à  la  vieille  Suisse. 
S'il  ne  tombait  pas  dans  la  bataille,  il  irait  à  Burglen, 
chez  les  Fridlinn  ;  il  épouserait  Lisbeth,  leur  sœur,  et 
engendrerait  des  enfants  à  Guillaume  Tell. 

Tout  cela  est  très  ingénieux,  trop  ingénieux.  Le  défaut 
du  poëme  est  de  flotter  entre  deux  inspirations  qui  n'ont 
pas  coutume  de  s'accorder:  l'une  purement  romanesque, 
l'autre  sévèrement  historique.  Comme  ensemble,  il  ne 
vaut  pas  le  premier  chant  de  Julia  Alpimila.  Toutefois 
Olivier  n'a  point  baissé.  Les  belles  scènes,  les  beaux  vers 
abondent  dans  la  Bataille  de  Grandson.  Et  puis,  il  a 
trouvé  moyen  d'y  enchâsser  une  de  ses  perles,  la  simple 
et  ravissante  chanson  d'IsoHer,  qui  devint  aussitôt  popu- 
laire. 

Il  y  avait  là,  sans  doute,  de  (|uoi  mériter  une  nouvelle 
couronne,  et  l'on  attendait  avec  impatience  le  verdict  du 
jury.  On  le  désirait  d'autant  plus  favorable  qu'une  car- 
rière semblait  sur  le  point  de  s'ouvrir  pour  l'auteur,  une 
carrière  telle  qu'il  la  pouvait  souhaiter.  On  cherchait  un 
professeur  de  belles-lettres  et  d'histoire  pour  le  gymnase 
de  Neuchâtel.  Un  concours  déjà  était  ouvert.  Fortement 
encouragé  par  M.  Monnard,  qui  ne  cessa  dé  lui  témoi- 
gner le  plus  bienveillant  intérêt,  Olivier  se  présenta.  Il 
était  jeune,  à  peine  vingt-trois  ans  ;  mais  ce  défaut  est  de 
ceux  (jui  liassent  vite,  et  il  avait  ce  que  l'expérience  ne 
donne  ni  ne  remplace:  le  zèle  et  le  talent.  Il  n'avait  pas 
achevé  ses  études;  mais  il  était  bien  décidé  à  ne  pas  se 


\OTICE   BIOGRAPHIQ.UE   ET   LITTERAIRE  XLI 

vouer  au  saint  ministère,  et  puis.  Toccasion  était  trop 
belle  pour  la  manquer.  Les  premiers  succès  d'Olivier  le 
recommandaient  à  l'attention  de  ses  juges,  et  Ton  espé- 
rait qu'une  troisième  couronne  lui  ferait  encore  un  bon 
point  pour  les  examens  à  subir.  Cet  espoir  ne  se  réalisa 
qu'en  partie.  L'académie,  plus  sévère  cette  fois,  n'accorda 
qu'un  accessit,  et  le  rapporteur,  M.  Porchat,  ne  ménagea 
pas  les  critiques  au  poëte;  il  l'accusa  de  romantisme,  et 
le  chicana  sur  ses  rimes  et  sur  les  familiarités  de  son 
style.  Il  ne  réussit  qu'à  se  faire  soupçonner  de  nourrir 
quelque  jalousie  contre  son  jeune  rival.  Certaines  notes 
écrites  de  sa  main  sur  les  marges  du  manuscrit  d'Olivier, 
et  qu'il  eut  l'imprudence  de  ne  pas  effacer,  trahissent,  à 
n'en  pas  douter,  un  premier  moment  d'humeur.  Il  faut  le 
lui  pardonner.  Il  est  toujours  dur  de  se  voir  naître  un 
successeur,  de  le  voir  accueilli,  porté  par  la  faveur  popu- 
laire. Et  puis,  c'étaient  deux  écoles  qui  se  rencontraient. 
Talent  pur,  ingénieux  et  fin,  Porchat  était  classique  de 
nature,  même  académique.  Olivier,  beaucoup  plus  poëte, 
mais  écrivain  moins  correct,  ne  pouvait  manquer,  en  se 
heurtant  à  lui,  de  recevoir  quelques  coups  de  férule. 

Les  étudiants  furent  très  irrités  de  ce  qu'ils  envisa- 
geaient comme  une  injustice  faite  à  leur  poëte.  Ils  l'en 
vengèrent  par  une  ovation  retentissante.  Souper,  cadeaux, 
couronne  de  laurier,  vers  en  l'honneur  du  poëte,  épi- 
grammes  contre  les  jaloux  :  rien  n'y  manqua.  Si  la  gloire 
consiste  à  se  sentir  vivre  dans  autrui,  Olivier,  ce  jour-là, 
en  cormut  les  délices,  non  toutefois  sans  quelque  pointe 
d'humihation  encore  inavouée.  Il  y  avait  eu  deux  Bataille 
de  Grandson  présentées  au  concours,  et  celle  dont  l'au- 
teur restait  inconnu  avait  été  jugée  «  trop  faible  à  tous 
égards:  »  il  avait  aussi  été  écrit  un  discours  sur  la  ques- 
tion proposée  pour  le  prix  d'éloquence,  «  des  liaisons 
d'amitié  formées  pendant  le  cours  des  études  ;  »  mais  ce 


XLII  JUSTE    OLIVIER 

discours  n'avait  point  été  couronné,  l'auteur  «  ayant  man- 
qué le  but  entièrement,  »  disent  les  procès-verbaux  aca- 
démiques. A  quelques  jours  de  là,  le  recteur  recevait  une 
lettre  de  J.  Olivier,  qui  se  déclarait  l'auteur  de  ces  deux, 
pièces  ;  il  croyait  devoir  cet  aveu  à  ses  camarades,  afin 
de  leur  éviter  tout  soupçon  fâcheux.  On  n'a  pas  retrouvé 
la  seconde  Bataille  de  Grandson,  mais  oui  bien  le  dis- 
cours sur  les  amitiés,  et  il  ne  serait  pas  difficile  d'en  tirer 
des  preuves  à  l'appui  du  témoignage  qu'Olivier  se  ren- 
dait à  lui-même  en  disant  qu'il  portait  la  passion  jusque 
dans  l'amitié. 

Ces  échecs  et  ce  demi-succès  n'empêchèrent  pas  Oli- 
vier de  réussir  fort  bien  dans  ses  examens  à  Neuchâtel. 
Il  fut  nommé,  mais  à  la  condition  d'aller  passer  six  mois 
à  Paris  avant  d'entrer  en  fonctions.  Les  prix  des  con- 
cours, soigneusement  mis  en  réserve  par  le  père,  trouvè- 
rent là  leur  meilleur  emploi.  Le  reste  fut  fait,  en  partie, 
par  les  autorités  académiques  de  Neuchâtel,  (pii  avan- 
cèrent le  terme  à  partir  duquel  devait  courir  le  traitement 
du  nouveau  professeur. 


IV 


Voici  donc  Olivier  à  Paris.  Nous  pouvons  l'y  suivre, 
grâce  à  un  journal  adressé  à  celle  qui  allait  devenir  sa 
fiancée  et  bientôt  sa  femme,  et  où  il  déposait  chaque  soir 
le  récit  de  ce  qu'il  avait  fait  et  pensé  pendant  la  journée. 
Olivier  en  a  déjà  cité  quelques  fragments  dans  son  étude 
sur  Sainte-Beuve.  Aussi  nous  bornerons-nous  aux  citations 
indispensables  pour  le  suivre  dans  le  tourbillon  de  la 
grande  ville. 

Olivier  n'était  jamais  sorti   de  son  pays,  et  ce  voyage 


NOTICE   BIOGRAPHiaUE    ET    LITTERAIRE  XLIII 

prit  à  ses  yeux  des  proportions  inquiétantes.  Ses  adieux 
à  ses  parents  sont  presque  aussi  émouvants  que  s'ils  de- 
vaient être  définitifs.  Comment  revenir  de  si  loin  ?  Com- 
ment se  revoir  quand  on  a  mis  entre  soi  tant  de  monta- 
gnes et  tant  de  plaines?  Ses  premiers  pas,  à  Paris,  sont 
gauches  et  timides.  On  l'a  muni  des  meilleures  recom- 
mandations; mais  il  a  peur  de  trouver  les  personnes  chez 
qui  il  se  présente:  «  J'éprouve  une  sorte  de  joie  quand 
le  portier  me  répond:  Monsieur  est  sorti.  —  Juste  Oli- 
vier ne  sera  toute  sa  vie  qu'un  rustique  et  sauvage  bour- 
geois d'Eysins,  cercle  de  Gingins,  district  de  Nyon.  » 
Cependant  il  fait  connaissance  avec  Paris  ;  il  se  pro- 
mène; il  regarde  les  monuments,  les  équipages,  les  de- 
vantures de  magasin ,  mais  il  est  plus  ébloui  que  satis- 
fait. «  C'est  le  riche,  dit-il,  bien  plus  que  le  beau,  qu'il 
faut  chercher  à  Paris.  »  Ce  n'est  point  à  dire  que  le  beau 
y  soit  introuvable  ;  mais  il  y  est  rare  relativement.  Parmi 
les  belles  choses  de  Paris,  Olivier  n'oublie  pas  la  colonne 
Vendôme  ;  il  n'a  pas  su  résister  à  la  tentation  d'y  monter  ; 
mais  il  a  été  pris  de  vertige  quand  il  a  vu  de  là-haut  la 
ville  tout  entière:  «  Juste  Olivier,  regagne  bien  vite  ton 
village.  » 

On  lui  dit  qu'il  en  est  des  hommes  comme  des  cho- 
ses. Des  compatriotes  ne  cessent  de  lui  parler  de  la  légè- 
reté parisienne,  de  la  faconde  parisienne,  de  la  corrup- 
tion parisienne,  du  charlatanisme  parisien  ;  il  pren^  note 
de  tout,  et  réserve  son  jugement.  Ce  qu'il  voit  de  plus 
clair,  dès  le  premier  jour,  c'est  que  l'esprit  parisien  est 
bien  autrement  éveillé  que  celui  des  populations  qui  vi- 
vent tranquilles  sur  les  bords  du  Léman. 

»  A  Paris,  dit-il,  il  est  absolement  nécessaire  de  savoir  bien  le 
nom  de  chaque  chose,  et  chaque  chose  a  son  nom  particulier, 
bien  différencié....  Entrez-vous  dans  un   magasin,  vous  avez  un 


XLIV  JUSTE    OLIVIER 

air  époLivantablement  niais  si  vous  ne  nommez  pas  tout  de 
suite,  et  en  le  désignant  d'une  manière  précise,  ce  que  vous  dé- 
sirez. Tout  est  divisé  ici,  subdivisé  à  l'infini  ;  tout  a  un  nom, 
tout  est  casé,  numéroté.  C'est  là,  selon  moi,  une  des  circons- 
tances où  se  montre  le  plus  vivement  l'esprit  singulièrement 
délié  du  Parisien.  » 


Il  va  beaucoup  au  théâtre,  et  n'y  observe  pas  seulement 
les  acteurs,  mais  le  public.  Ce  qu'il  y  voit  est  trop  sou- 
vent de  nature  à  justifier  ce  que  lui  ont  dit  ses  amis.  Le 
public  ne  sait  pas  jouir.  Il  est  trop  mobile,  trop  agité, 
trop  babillard.  Il  faut  qu'il  analyse  son  plaisir,  qu'il 
l'explique  et  le  démontre.  On  ne  sait  si  ces  bons  bour- 
geois pensent  tout  ce  qu'ils  disent;  il  ont  souvent  l'air  de 
réciter  une  leçon;  on  sent  que  c'est  le  journal  qui  leur  a 
fait  une  opinion  ;  mais  au  moins  ne  pensent-ils  rien  qu'ils 
ne  le  disent  aussitôt.  Ils  ne  savent  pas  ce  que  c'est  qu'ad- 
mirer en  silence,  et  l'on  a  peine  à  concevoir  un  audi- 
toire moins  capable  de  recueillement. 

Mais  peu  importe  le  public.  Ce  n'est  pas  pour  le  par- 
terre des  Variétés,  ni  même  des  Français,  qu'Olivier  est 
venu  à  Paris.  Qu'il  prenne  la  peine  de  porter  à  leur  adresse 
les  lettres  qu'on  lui  a  données,  et  il  fera  connaissance 
avec  des  hommes  distingués.  M.  Monnard  lui  en  a  remis 
pour  les  principaux  rédacteurs  du  Globe,  entre  autres 
pour  MM.  Dubois  et  Magnin.  On  l'a  chargé  en  outre 
d'aller  voir  M.  Abel  de  Rémusat,  et  de  le  consulter  au 
sujet  d'un  manuscrit  chinois  que  possède  la  bibliothèque 
de  Lausanne.  Voilà  des  portes  qui  vont  s'ouvrir,  et  qui 
en  feront  ouvrir  d'autres.  Olivier  s'exécute;  mais,  soit 
gaucherie,  soit  qu'il  ait  mal  choisi  son  moment,  M.  Du- 
bois est  le  seul  avec  lequel  il  réussisse  à  nouer  un  com- 
mencement de  relations,  le  seul  qui  s'intéresse  à  lui  et  lui 
fasse  passer  sa  timidité.  Il  le  captive  par  sa  conversation 


NOTICE    BIOGRAPHIQUE   ET   LITTERAIRE  XLV 

nourrie  de  faits  et  d'observations  originales,   et  par  la 
franchise  et  la  liberté  de  ses  jugements  : 

t  Nous  avons  parlé  du  Constitutionnel,  et  de  la  faveur  dont  il 
jouit,  bien  qu'il  comprenne  si  peu  encore  les  véritables  doctrines 
constitutionnelles.  —  Le  Constitutionnel,  m'a  dit  M.  Dubois,  est 
un  abécédaire  politique  ;  c'est  le  journal  auquel  s'adressent  chez 
nous  tous  ceux  qui  acquièrent  l'art  de  lire,  et  qui,  dès  qu'ils 
l'ont  acquis,  veulent  un  journal.  Le  Constitutionnel  est  là  ;  il  se 
fait  comprendre  d'eux  facilement,  c'est  un  abécédaire  politique, 
et  sans  lequel  nous  autres,  nous  ne  ferions  rien  :  le  pays  n'est 
pas  encore  assez  avancé.  —  En  parlant  du  National,  il  l'a  signalé 
comme  s'occupant  uniquement  des  choses  de  fait,  d'utilité,  et 
point  de  principes,  et  par  conséquent,  dans  le  cas  d'une  lutte 
suivie  de  la  victoire,  non  douteuse,  du  parti  libéral,  comme  prêt 
à  se  rattacher  à  ce  parti,  à  moitié  éduqué,  et  à  soutenir  les  lois 
d'exception  qui  ne  manqueront  pas  d'être  proposées,  et  que  le 
National  approuvera  comme  des  faits  utiles,  sans  s'embarrasser 
beaucoup  des  principes.  » 

Ces  jugements  paraissent  à  Olivier  d'autant  plus  frap- 
pants qu'il  s'agit  d'hommes  plus  en  faveur,  de  Thiers,  de 
Mignet,  et  il  en  prend  note,  à'insi  que  de  beaucoup  d'au- 
tres, en  vue  de  l'avenir.  Quant  à  M.  Dubois,  voilà  un 
homme  qui  pense,  et  sur  lequel  on  peut  compter  !  lui,  au 
moins,  doit  échapper  au  charlatanisme  universel. 

Mais  les  grandeurs  politiques  ne  sont  pas  celles  qui  at- 
tirent surtout  Ohvier.  Il  est  poëte,  et  ce  sont  les  poètes 
qu'il  demande  à  connaître.  Il  en  est  deux  dont  le  talent 
lui  est  surtout  sympathique:  Victor  Hugo  et  Sainte-Beuve. 

((  J'ai  cherché  plusieurs  adresses  dans  VAhnanach,  écrit-il  à  la 
date  du  30  avril,  quinze  jours  après  son  arrivée,  et  je  n'ai  pu 
trouver  ni  celle  de  Lamartine,  ni  celle  de  Sainte-Beuve.  J'ai  celle 
de  V.  Hugo,  et  en  la  cherchant  j'ai  appris  qu'il  était  baron.  Il 
demeure  rue  Notre-Dame-des-Champs,  et  je  sais,  par  un  journal, 
que  Sainte-Beuve  habite  la  même  rue.   Après  mon  dîner,  j'ai 


XLVI  JUSTE    OLIVIER 

dessein  de  diriger  ma  promenade  du  côté  du  faubourg  Saint-Ger- 
main et  d'aller  me  camper  dans  la  rue  où  les  deux  amis  ont 
choisi  leur  retraite.  Ce  sera  ce  moment  du  soir  où  il  est  doux  de 
sortir  ;  peut-être  verrai-je  les  deux  artistes  et  je  saurai  bien  les 
reconnaître.  Eux  du  moins,  parmi  cette  foule  de  beaux  esprits 
parisiens,  ont  une  pensée  forte,  une  conviction  profonde  de  l'art. 
Dieu  leur  donne  la  croyance  à  salut  !...  j 

Et  le  lendemain. 

«  Eh  bien,  je  suis  allé  à  la  rue  Notre-Dame-des-Chatups.  J'ai 
passé  trois  ou  quatre  fois  devant  le  No  1 1 .  (La  maison  est  de  ché- 
tive  et  vulgaire  apparence,  par  parenthèse.  Il  est  vrai  que  Victor 
Hugo  habite  probablement  une  autre  maison,  au  fond  de  l'allée.) 
Personne  n'est  sorti.  Je  n'ai  rien  vu.  Du  courage!  me  disais-je. 
Entre  !  Et  je  sentais  que  j'aurais  pu  me  tirer  de  l'entrevue,  en  la 
brusquant,  et  je  n'ai  pas  osé  !  J'ai  préféré  le  parti  d'écrire  à 
V.  Hugo,  pour  lui  demander  l'adresse  de  Sainte-Beuve,  à  qui, 
dis-je,  j'ai  quelque  chose  à  remettre  (comme  c'est  vrai).  En  re- 
venant chez  moi,  j'ai  composé  de  verve  cette  lettre  ;  et  je  suis 
persuadé  qu'elle  aurait  eu  une  réponse.  Mais  quelques  airs, 
quelques  chansons  de  mon  paj-s  que  j'ai  fredonnées  chez  J...,  à 
la  nuit  tombante,  m'ont  fait  oublier  ma  lettre  et  mes  projets.  A 
quoi  bon  ?  Je  suis  un  pauvre  Suisse  et  dois  rester  tel.  Cependant 
quelque  chose  me  dit  que  j'ai  droit  à  voir  ces  gens-là.  » 

•  Olivier  resta  quelque  temps  avant  de  pénétrer  dans  la 
société  littéraire  de  Paris.  Un  jour  enfin,  jour  mémorable, 
il  fut  présenté  à  Alfred  de  Vigny,  qui  le  reçut  de  la  ma- 
nière la  plus  amicale  et  l'invita  à  ses  mercredis.  Puis, 
ayant  a])pris  que  Sainte-Beuve,  qui  avait  été  absent,  était 
de  retour,  il  va  s'acquitter  enfin  de  la  commission  dont 
on  l'a  chargé,  et  il  n'en  est  pas  moins  bien  reçu  que  du 
chantre  &Eloa.  Dès  lors,  Olivier  se  trouve  introduit  dans 
le  monde  littéraire,  et  ses  relations  se  multiplient.  Il  ren- 
contre Antony  et  Emile  Deschamps,  Gustave  Planche, 
Alfred  de  Musset,  et  parvient  jusqu'à  V.  Hugo. 


NOTICE   BIOGRAPHIQ.UE    ET    LITTERAIRE  XLVII 

En  même  temps,  il  est  accueilli  dans  un  certain  nom- 
bre de  familles  qui  tiennent  à  la  Suisse  par  leur  origine 
et  leurs  relations  ;  il  y  est  reçu  à  titre  de  poète,  de  poëte 
national  ;  on  lui  fait  lire  tantôt  sa  Julia,  tantôt  sa  Bataille 
de  Grandson,  et  on  l'encourage  à  les  publier.  Il  s'y  ré- 
sout, et  c'est  sa  principale  occupation,  pendant  ce  pre- 
mier séjour  à  Paris,  de  revoir  ces  deux  poëmes,  de  les 
polir,  de  les  achever,  de  les  mettre  au  net  et  d'en  sur- 
veiller l'impression.  La  Bataille  de  Grandson  lui  donne 
le  plus  de  peine  ;  il  ne  peut  s'empêcher  de  la  trouver 
ennuyeuse,  comme  toute  bataille,  et  puis  il  ne  sent  plus 
si  bien,  «  dans  ce  froid  Paris,  »  le  personnage  d'Isolier 
Davel,  ou  Olivier  Davel,  comme  il  le  nomme  aussi  : 
«  Ce  n'est  plus  si  bien  moi,  »  dit-il.  Et  l'on  voit,  en  effet, 
le  pauvre  Isolier  subir  plus  d'une  métamorphose,  parfois 
laborieuse. 

Pour  le  reste,  Olivier  ne  se  livre  à  aucune  étude  suivie; 
il  profite  de  son  séjour  à  Paris  pour  voir  et  pour  en- 
tendre. Chaque  jour,  il  suit  quelque  cours  à  la  Sorbonne; 
il  manque  rarement  Villemain  ;  il  est  assidu  à  Guizot,  à 
Cousin,  à  Andrieux  ;  il  va  presque  tous  les  soirs  au  théâ- 
tre: il  visite  les  collections,  les  bibliothèques,  les  curio- 
sités de  toute  nature,  et  puis  il  cultive  ses  anciens  et 
nouveaux  amis.  Chez  les  nouveaux,  les  illustres,  il  parle 
moins  qu'il  n'écoute.  Ce  qu'il  entend  ne  l'édifie  pas 
toujours,  et  il  voit  tomber  plusieurs  de  ses  illusions  ;  mais 
il  apprend  à  connaître  les  choses  et  les  hommes,  il  ga- 
gne en  maturité,  en  étendue  et  en  liberté  de  jugement. 
Il  faut  dire  qu'il  assiste  à  des  conversations  faites  pour 
ouvrir  les  yeux. 

En  voici,  d'après  les  notes  qu'il  se  hâtait  de  jeter  sur 
le  papier  en  rentrant  chez  lui,  un  curieux  échantillon. 
Alfred  de  Vigny  et  Gustave  Planche  sont  les  principaux 
interlocuteurs  ;  un  M.  Dittmer,  l'un  des  auteurs  des  Soi- 


XLVIII  JUSTE    OLIVIER 

l'ces  de  Neuilly,  qui  faisait  bruit  alors,  place  de  temps 
en  temps  un  mot,  ainsi  qu'un  Anglais,  grand  ami  de 
Lamartine,  mais  dont  J.  Olivier  n'a  pas  retenu  le  nom. 
La  conversation  tombe  sur  un  certain  illuminé,  lequel 
n'était  intéressant,  disait-on,  que  comme  représentant 
d'une  idée  et  non  par  lui-même. 

«  —  M.  de  la  Fayette  aussi,  s'écrie  Alfred  de  Vigny,  n'est  que 
le  représentant  d'une  idée  ;  ce  n'est  certes  pas  un  grand  homme. 
—  Oui,  ce  n'est  qu'un  niais  illustre,  réplique  G.  Planche,  un 
niais  'grand  homme,  mais  enfin,  il  est  propre  ;  on  peut  le  tou- 
cher, tandis  que...  Oh!  ne  me  parlez  pas  de  cette  pourriture  du 
peuple!...  » 

Du  peuple,  on  passe  à  ses  représentants.  La  gauche 
est  fort  maltraitée. 

"  —  A.  de  Vigny  :  Il  est  sûr  que  ce  côté  gauche  va  être  bien 
ridicule.  —  Planche  :  Je  vous  demande  un  peu  :  M.  Lafitte  qui 
parle,  qui  disserte  à  la  tribune  et  qui  va  ensuite  à  la  cour...  En- 
core Planche  :  Ces  messieurs  les  députés  libéraux  mettent  leur 
gloire  à  faire  quelque  retranchement  au  budget";  mais  ils  ne 
recherchent  pas  ceux  qu'il  y  aurait  vraiment  profit  et  grand  profit 
à  faire,  parce  qu'il  faudrait  étudier  la  matière  et  qu'il  faudrait  la 
comprendre.  Tenez,  j'ai  un  cousin,  tanneur;  il  est  presque  tou- 
jours nommé  député  :  c'est  une  bête...  » 

De  l'ignorance  des  députés,  on  passe  à  celle  des  hom- 
mes de  lettres. 

«  —  Planche  :  V.  Hugo  n'étudie  pas.  Il  croit  tout  savoir  par 
intuition.  Je  les  trouvai  un  jour,  lui  et  les  amis  qui  lui  lisent 
des  vers,  bâtissant  des  théories  sur  les  fossiles  :  Il  ne  peut  pas  y 
avoir  d'homme  fossile,  disaient-ils,  parce  qu'il  ne  se  peut  pas 
faire  qu'un  corps  qu'une  âme  a  habité  se  pétrifie.  » 

Mais  Gustave  Planche,  qui  se  moque  d'eux,  n'a  pas 
des  théories  beaucoup  moins  singulières. 


NOTICE   BIOGRAPHiaUE    ET    LITTERAIRE  XLIX 

«  Je  leur  dis  qu'il  n'y  a  pas  d'homme  fossile,  parce  que  l'homme 
est  un  corps  plus  composé  et,  par  là,  plus  vite  décomposé,  et  que 
la  pétrification  n'a  pas  le  temps  de  s'opérer.  Un  corps  d'homme 
se  décompose  plus  vite  qu'un  corps  de  chien,  et  l'âme  humaine 
n'a  rien  à  faire  là.  Ils  me  répondirent  que  ce  n'était  pas  une 
raison.  Je  répliquai  :  Oui,  ce  sont  des  raisons,  mais  des  raisons 
raisonnables  !  —  A.  de  Vigny  :  Oui,  ils  sont  étonnants!...  » 

De  V.  Hugo  on  passe  à  Mérimée,  qui  étudie,  lui,  et 
qui  part  justement  pour  l'Espagne  avec  quatre-vingts 
lettres  pour  les  archevêques,  les  évêques  et  «  tout  ce  qu'il 
y  a  de  mieux.  »  —  «  Il  se  les  est  procurées  ici,  il  connaît 
tout  Paris.  »  —  Puis  à  MM.  Villemain ,  Guizot  et  aux 
«  bas  bleus;  »  puis  à  M.  Martinez  la  Rosa,  qui  va  donner 
un  drame  à  la  Porte  Saint-Martin. 

(  — ■  A.  de  Vigny  :  Comment  est-il  ce  drame  ?  —  Dittmer: 
Oh!  comme  le  Tclémaque!  —  A.  de  Vigny:  Oui,  c'est  ainsi  qu'écri- 
vent toujours  les  étrangers  ;  ils  veulent  faire  du  beau  français 
tout  de  suite  et  pas  du  français  tout  simple  :  les  épithètes  à  droite 
et  à  gauche,  où  l'idée  se  trouve  comme  entre  le  bon  et  le  mauvais 
larron,  —  Dittmer  .•  Il  y  a  de  la  passion  dans  quelques  scènes.  Le 
mot  simple,  le  mot  propre  s'y  trouve.  —  Planche  :  MM.  Guizot 
et  Villemain  le  lui  feront  bien  vite  corriger,  pour  employer  le 
beau  langage...  » 

Ensuite,  vient  le  tour  de  Lamartine.  L'Anglais,  l'ami 
particulier  de  l'auteur  des  Har)no7iies  (  elles  venaient  de 
paraître),  dit  que  Lamartine  lit  admirablement  les  vers, 
et  qu'il  n'a  jamais  éprouvé  d'émotion  plus  poétique  qu'en 
l'entendant  lire  la  Pensée  des  tnorts.  A.  de  Vigny  note 
avec  plaisir  dans  les  Harmonies  quelques  vers  à  enjambe- 
ments ;  d'ailleurs,  on  se  moque  un  peu  de  la  puissance 
d'imagination  de  l'auteur.  On  cite  en  témoignage  une 
pièce  dans  laquelle  Lamartine  parle  à  un  ami  de  leurs 
souvenirs  communs.  Quand  l'ami  la  lut,  il  n'y  comprit 

J.    OLIVIER.    I.  D 


L  JUSTE    OLIVIER 

rien  ;  il  ne  savait  de  quoi  il  pouvait  être  question.  Cepen- 
dant A.  de  Vigny  admire  beaucoup  Lamartine,  et  le  dé- 
fend en  toute  occasion,  surtout  contre  Musset,  qui  cette 
fois  est  absent.  Puis  on  retombe  sur  V.  Hugo  et  ses  mé- 
prises, à  propos  d'un  roman,  Notre-Dame  de  Paris,  qu'il 
n'a  pas  encore  commencé  à  écrire  et  qu'il  a  promis  au 
libraire  pour  la  fin  de  l'année. 

«  —  A  àe  Vigny  :  Nous  nous  promenions  un  jour  sur  les  quais, 
V.  Hugo  et  moi,  et  nous  regardions  la  gravure  anglaise  du  Fes- 
tin de  Balthazar.  Je  lui  faisais  admirer  la  lumière.  Oh!  vous  ne 
savez  pas  ce  qui  me  frappe  là-dedans,  dit-il,  c'est  dans  le  fond 
la  tour  de  Babel.  —  Non,  mon  ami,  il  s'agit  ici  du  temps  du 
prophète  Daniel  ;  la  tour  de  Babel  est  détruite,  il  n'en  existe 
plus  vestige.  —  Planche:  Oui,  ces  messieurs  veulent  juger  de 
tout  par  intuition.  Il  faut  savoir,  et  pour  savoir  il  faut  étudier  ; 
mais  c'est  long.  Je  suis  sûr  que  'V.  Hugo  s'imagine  découvrir  les 
propositions  d'Euclide  par  intuition.  Quant  à  moi,  je  ne  crois 
pas  que  Pascal  les  ait  jamais  devinées...  » 

Une  transition  (juelconque  jette  l'entretien  sur  la  sta- 
tuaire et  l'architecture.  Planche  admire  la  Vénus  de  Milo, 
notivellement  découverte  ;  il  la  préfère  à  la  Vénus  de 
Médicis,  à  l'Apollon,  au  Laocoon.  Il  n'admire  pas  moins 
les  bas-reliefs  du  Parthénon;  mais  il  faut  les  comprendre, 
c'est-à-dire  étudier.  Ce  que  fait  l'art  moderne  est  bien 
loin  de  ces  modèles. 

«  —  Planche  ;  Il  y  a  au  Louvre  un  plafond  dont  la  peinture 
est  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  ridicule  :  Louis  XVIII  donnant  la. 
Charte,  qu'il  a  l'air  de  laisser  tomber  comme  une  jeune  fille  son 
mouchoir.  Et  Montesquieu  qui  s'avance  avec  VEsprit  des  lois 
sous  le  bras,  comme  un  laquais  de  grande  maison  qui  demande 
si  l'on  veut  une  assiette.  —  Dithner:  Il  faut  voir  le  monument 
élevé  à  Malesherbes  dans  la  salle  des  Pas-perdus.  —  Planche: 
Oh  I  oui,  on  ne  perdra  pas  ses  pas.  —  Ditlmcr  :  Il  paraît  que  la 


NOTICE    BIOGRAPHIQ.UE   ET    LITTERAIRE  LI 

famille  de  Malesherbes  en  possède  un  buste  assez  ressemblant  ; 
on  l'a  fiché  sur  un  corps  de  prêtre,  d'évêque,  de  Bossuet,  qui 
était  sans  tête.  Et  voilà  Malesherbes » 


On  voit  qu'Olivier  était  à  bonne  école,  et  qu'il  y  avait 
de  quoi  écouter,  de  quoi  se  déniaiser  rapidement.  Nul 
doute  qu'il  n'y  ait  beaucoup  profité,  et  que  tous  ces  libres 
jugements,  tombant  d'aplomb  sur  le  prochain,  ami  ou 
ennemi,  peu  importe,  ne  l'aient  promptement  dégagé  des 
illusions  de  la  province  et  des  tentations  de  l'esprit  sys- 
tématique. Avant  d'avoir  quitté  Paris,  où  il  ne  devait 
rester  que  cinq  mois,  il  avait  assis  un  jugement  individuel, 
bien  à  lui  et  raisonné,  sur  la  révolution  romantique  et  les 
écueils  contre  lesquels  elle  allait  échouer. 

«  On  a  souvent  demandé  :  Béranger  est-il  classique  ou  roman- 
tique? Il  n'est  ni  l'un  ni  l'autre,  et  c'est  précisément  là  sa  gloire. 
Je  soutiens  qu'il  en  est  de  même  de  Lamartine.  Le  genre  clas- 
sique est  un  système,  le  genre  romantique  aussi.  Ce  n'est  pas 
que  je  condamne  les  systèmes.  Au  contraire,  je  crois  avec 
M.  A.  de  Vigny  (voir  la  préface  d'Othello)  que  toute  tête  bien 
organisée  se  forme  un  système,  c'est-à-dire  qu'elle  embrasse  ses 
idées  et  qu'elle  sait  en  rendre  raison  ;  je  crois  de  plus  qu'un  grand 
poëte  a  son  système  à  lui,  qu'il  n'exprime  pas  toujours  en 
termes  scientifiques,  mais  qui  existe  bien  lié  dans  son  esprit.  Au 
besoin,  on  retrouverait  ainsi  un  système  dans  Horace,  dans  Bé- 
ranger, dans  Lamartine,  dans  Shakespeare,  dans  Sophocle.  Qui 
ne  sait  que  Racine  avait  le  sien,  sur  lequel  il  médita  longtemps. 
Mais  ce  que  je  condamne,  ce  sont  les  svstèmes  de  toute  une 
école,  les  systèmes  que  l'on  fait  rois,  en  quelque  sorte,  pour 
qu'ils  dirigent  une  foule  d'esprits  qui  naturellement  sont  divers. 
"Voilà  quelle  a  été  la  ruine  du  genre  classique,  voilà  ce  qui  ruine 
déjà  le  romantisme  ou  plutôt  la  nouvelle  école,  les  novateurs  ; 
ils  ont  tracé  à  leur  tour  un  cercle  où  ils  se  sont  tous  enfermés. 
Qu'ils  se  hâtent  d'en  sortir,  autrement  ils  ne  vivront  pas  long- 
temps. » 


LU  JUSTE    OLIVIER 

On  ne  pouvait,  à  ce  moment,  ni  mieux  voir,  ni  mieux 
dire.  En  prenant  ainsi  la  défense  des  systèmes  individuels, 
Olivier  n'ignorait  pas  qu'il  y  en  avait  un  en  germe  dans 
l'idée  poétique  dont  il  se  sentait  le  représentant  et  le 
porteur.  Il  n'en  parla  guère  à  ceux  de  ses  brillants  amis, 
terribles  juges  du  prochain,  qu'il  ne  vit  qu'en  société  ; 
mais  avec  ceux  qu'il  vit  plus  souvent  et  de  plus  près,  tels 
que  Emile  Deschamps  et  Sainte-Beuve,  ou  avec  lesquels 
il  eut  quelque  occasion  de  s'entretenir  plus  librement,  il 
s'ouvrit  davantage,  non  pour  leur  lire  sa  Jidia  et  sa 
Bataille  de  Grandson^  mais  pour  leur  confier  son  rêve 
d'une  poésie  suisse,  bien  suisse,  vaudoise,  fille  du  Léman. 

«  Je  ne  suis  qu'un  Suisse,  je  fais  des  vers  suisses,  di- 
sait-il à  Sainte-Beuve  dès  sa  première  visite.  —  Oui,  mais 
ce  sont  des  vers  français;  votre  langue  est  le  français.  — 

Sans  doute Et  alors  je  lui  expliquai  mon  idée  de  rester 

suisse  dans  mes  poésies.  »  Il  va  plus  loin  encore  avec 
Victor  Hugo,  qui  ne  connaissait  guère  que  des  Genevois 
en  fait  de  poètes  suisses,  et  qui  devine  aussitôt,  toujours 
par  intuition,  que  cette  ambition  d'être  suisse  en  poésie 
devait  venir  de  quelque  autre  milieu. 

Ainsi,  dès  ce  moment,  Olivier  est  bien  au  clair  sur  sa 
voie.  L'influence  que  peut  avoir  exercée  sur  lui  le  mouve- 
ment romantique  de  Paris  n'est  que  secondaire.  Avant 
de  la  subir,  il  avait  son  idée,  son  but;  il  avait  conscience 
de  son  originalité,  et  il  maintient  cette  originalité  au  mi- 
lieu de  toutes  les  sociétés  qu'il  traverse.  Le  sentiment 
religieux,  grave,  sérieux,  comme  on  Ta  dans  les  pays  de 
la  Réforme,  n'en  est  pas,  à  ses  yeux,  la  partie  la  moins 
considérable,  et  il  s'y  attache  avec  force,  non  point  dans 
le  vain  but  de  se  faire  par  là  une  originalité  littéraire,  mais 
par  conscience  et  conviction.  Il  lit  sa  Bible,  il  prie,  il 
veille;  il  ne  veille  pas  uniquement  sur  ses  croyances;  il 
veille  sur  sa  conduite,  et  toujours  plus  sévèrement,  car, 


NOTICE  BIOGRAPHIQUE  ET  LITTERAIRE  LUI 

plus  il  observe,  et  plus  il  se  persuade  que  c'est  dans  les 
passions,  disons  le  mot,  dans  le  péché,  que  sont  les  grands 
obstacles  à  la  foi.  La  sienne  est  humble,  mais  ferme.  Il 
ne  la  cache,  ni  ne  l'affiche  ;  mais  il  se  demande  toujours, 
à  part  lui,  quelle  est  celle  des  personnages  qu'il  rencontre, 
surtout  des  personnages  célèbres.  «  Que  croit-il  ?  »  Telle 
est  sa  première  question.  Et  le  plus  souvent  il  est  obligé 
de  répondre  comme  faisait  Sainte-Beuve  à  propos  de 
Lamartine,  en  levant  les  bras  :  «  Il  croit  comme  ça, 
comme  ça...  » 

Peut-être  Olivier  aurait-il  prolongé  quelque  temps  en- 
core son  séjour  à  Paris  ;  mais  la  soudaine  révolution  de 
juillet  y  coupa  court.  Son  journal  permet  de  suivre  les 
événements  autant  qu'un  jeune  homme,  demeurant  sur  le 
quai,  a  pu  les  suivre  de  sa  fenêtre  ou  en  se  promenant. 
On  voit  les  fluctuations  diverses  de  ces  trois  journées,  et 
l'étonnement,  le  saisissement  de  la  victoire.  Elle  lui  sem- 
ble miraculeuse.  Des  raisons  humaines  ne  suffisent  pas  à 
l'exphquer.  Il  y  faut  le  doigt  de  Dieu.  Une  seule  pensée 
douloureuse  trouble  sa  joie,  celle  des  Suisses  qui,  par 
honneur,  défendent  encore  une  fois  la  cause  d'un  roi 
impopulaire,  et  qu'on  insulte,  qu'on  conspue,  qu'on 
massacre.  Son  imprimeur,  M.  Everat,  qui  allait  remettre 
des  ouvriers  à  la  Bataille  de  Grandson,  lui  donnait  à  ce 
sujet  des  détails  navrants  :  «  C'est  toujours  à  regret,  di- 
sait-il, que  des  citoyens  paisibles  tirent  le  fusil.  On  en  a 
tué  plus  de  quatre-vingts,  tout  près  de  notre  rue.  Des 
hommes  superbes,  des  colosses!  J'en  ai  vu  un  qui  était 
blessé  et  qu'on  a  achevé.  Il  est  tombé  sur  le  nez.  Il  avait 
des  mollets  aussi  gros  que  votre  cuisse.  Il  me  semblait 
qu'on  n'aurait  pas  dû  pouvoir  se  décider  à  tuer  de  si 
beaux  hommes.  » 

A  quelques  jours  de  là,  Olivier  quittait  Paris,  non  sans 
lui  donner  dans  son  journal  une  pensée  de  regret  en  même 


LIV  JUSTE    OLIVIER 

temps  que  d'adieu  :  «  C'est  une  chose  singulière  que  ce 
Paris.  On  dirait  qu'il  est  sous  la  puissance  de  quelque 
démon  qui  d'abord  vous  repousse,  et  qui  finit  par  vous 
enlacer  de  mille  liens,  qu'on  a  peine  à  rompre.  » 


V 


Après  quelque  séjour  dans  le  canton  de  Vaud,  Olivier 
se  rendit  à  Neuchâtel,  où  ses  cours  ne  devaient  pas 
tarder  à  commencer.  Son  journal  nous  l'y  montre  peu 
disposé  à  la  gaieté  :  «  Arrivé  tout  craintif  à  Neuchâtel, 
la  première  chose  que  j'y  ai  rencontrée,  c'est  un  en- 
terrement. »  Il  s'effrayait  de  tout  :  de  la  tâche  qu'il  allait 
entreprendre,  de  ses  études  incomplètes,  de  ses  collè- 
gues, de  ses  élèves,  et  surtout  de  sa  timidité,  de  son 
incapacité,  dont  le  sentimeiit  lui  était  d'autant  plus  cruel 
qu'il  arrivait  précédé  d'une  réputation  naissante  et  qu'on 
attendait  de  lui  davantage.  Aussi  se  plonge  et  se  re- 
plonge-t-il  dans  ses  plus  noires  méditations  :  «  Quelle 
triste  journée!  quelle  triste  vie!  J'ai  voulu  commencer 
mon  cours  de  littérature.  Au  bout  de  deux  pages,  je  me 
suis  trouvé  arrêté.  Peu  de  secours  en  moi-même,  et  point 
de  livres.  J'ai  voulu  me  mettre  à  l'histoire.  Hélas!  j'ai 
éprouvé  pour  la  vingtième  fois  que  je  ne  suis  qu'un 
ignorant.  On  ne  veut  pas  le  croire;  mais  il  est  pourtant 
vrai  que  je  suis  dans  une  position  tout  à  fait  semblable  à 
celle  de  J.-J.  Rousseau  donnant  un  concert  de  musique 
à  Lausanne.  J'ai  passé  un  moment  affreux...  Que  faire? 
A  cette  question  je  ne  trouvais  d'autre  réponse  que  la  cer- 
titude de  ma  mort  ;  la  mort  seule  me  tirera  d'affaire  ;  je 
ne  la  chercherai  point;  non,  mon  esprit  ne  se  laisse  pas 


NOTICE    BIOGRAPHIQ.UE   ET   LITTERAIRE  LV 

aller  à  cette  criminelle  pensée  ;  mais  il  me  semblait  que 
c'était  une  chose  conséqiufite  avec  tout  mon  passé  que  la 
mort  vînt  terminer  tout,  que  le  moment  était  venu.  » 

Malgré  ces  perplexités,  il  travailla  énergiquement  et 
réussit.  L'attention  sympathique  de  ses  élèves,  les  rela- 
tions qu'il  noua  avec  quelques  collègues,  le  bienveillant 
accueil  qui  lui  fut  fait  dans  plusieurs  familles,  lui  aplani- 
rent la  voie;  mais  rien  ne  contribua  à  lui  rendre  le  cou- 
rage autant  que  la  perspective  de  son  prochain  mariage. 
Ce  fut,  en  effet,  au  plus  fort  de  la  crise,  et  du  plus  pro- 
fond de  son  accablement,  qu'il  leva  les  yeux  vers  la  seule 
personne  qui  pût  le  relever.  Sa  prière  ne  fut  point  re- 
poussée, et  le  mariage  suivit  de  près  les  fiançailles.  Dès 
lors,  le  journal  s'interrompt,  pour  ne  recommencer  que 
par  fragments  et  longtemps  après;  mais  nous  en  savons 
assez  pour  juger  quel  événement  ce  dut  être  dans  la  vie 
d'Olivier.  Personne  n'était  moins  fait  pour  vivre  seul. 

Nous  avons  entendu  les  plaintes  d'Olivier  sur  le  peu 
de  secours  qu'il  trouvait  en  lui-même  en  préparant  ses 
premières  leçons  de  littérature.  Il  en  trouva  beaucoup, 
au  contraire,  et  ses  cahiers  l'attestent  suffisamment.  Nous 
avons  sous  les  yeux  son  cours  de  1830  à  183 1,  celui-là 
même  dont  les  commencements  lui  coûtèrent  tant  de 
peine.  Il  s'agit  de  rhétorique  spéciale,  de  théorie  des 
genres,  et  peut-être  y  a-t-il,  en  effet,  dans  les  premières 
pages,  quelque  trace  d'embarras.  Ces  considérations  gé- 
nérales par  lesquelles  s'ouvrent  la  plupart  des  cours  sont 
la  croix  des  jeunes  professeurs,  et  cela  est  vrai  surtout 
dans  l'enseignement  littéraire.  Il  faut  dire  ce  que  c'est  que 
la  littérature,  il  faut  définir  le  beau.  On  se  casserait  la 
tête  à  moins.  C'est  par  la  question  du  beau  qu'Olivier 
débute.  Remontant  jusqu'à  l'apparition  de  l'homme  sur 
la  terre,  il  nous  le  montre  dominé  d'abord  par  les  réalités 
positives  de  la  vie.  Le  beau  ne  viendra  qu'après  :  «  Rien 


LVI  JUSTE    OLIVIER 

n'est  si  réel,  rien  si  positif  que  la  nécessité.  »  Et  à  ce 
propos,  faisant  retour  sur  lui,  il  se  hâte  d'écrire  en  marge  : 
«  Je  sais  bien  qui  n'en  doute  pas  en  ce  moment  même  !  » 
Mais  une  fois  hors  de  ces  préliminaires,  le  cours  prend 
une  allure  nette,  dégagée.  Il  forme  un  bel  ensemble,  sa- 
vamment distribué,  et  l'on  a  peine  à  comprendre  qu'un 
jeune  homme  de  23  ans  ait  pu,  du  premier  coup,  do- 
miner à  ce  point  un  sujet  aussi  riche  et  l'embrasser  aussi 
exactement.  A  peine  est-il  nécessaire  de  dire  que,  du 
premier  coup  aussi,  Olivier  rompt  av6c  les  routines  for- 
malistes, alors  fort  en  crédit,  de  la  plupart  des  traités  de 
rhétorique,  et  donne  à  cet  enseignement  un  attrait  nou- 
veau de  vie  et  ,de  vérité.  Dans  la  partie  consacrée  à  la 
théorie  des  genres,  il  remonte  jusqu'à  l'origine  commune 
de  tous  les  genres,  l'épopée  primitive  ;  et  ce  n'est  qu'a- 
près avoir  bien  établi  les  caractères  essentiels  des  an- 
ciens chants  populaires,  premier  dépôt  de  toute  litté- 
rature, qu'il  descend  le  cours  des  siècles  et  nous  montre 
les  genres  particuliers  —  ode,  épopée,  drame,  histoire, 
éloquence  —  se  dégageant  peu  à  peu  de  la  vaste  et  naïve 
synthèse  dans  laquelle,  à  l'état  embryonnaire,  ils  étaient 
tous  confondus.  La  loi  de  la  spécialisation  croissante  est,  en 
littérature  aussi,  la  loi  du  progrès.  Cette  idée  n'était  point 
alors  absolument  nouvelle  ;  mais  il  était  nouveau  de  l'in- 
troduire dans  l'enseignement  de  la  rhétorique,  et  d'en 
tirer,  en  partie,  le  plan  d'un  cours.  Olivier  obéissait  en 
cela  aux  instincts  et  aux  besoins  les  plus  impérieux  du 
génie  moderne,  qui  est,  par  excellence,  le  génie  de  l'his- 
toire. Peut-être,  si  l'on  voulait  achever  de  renouveler  l'en- 
seignement de  la  rhétorique,  et  d'en  faire  ce  qu'il  devrait 
être  aujourd'hui,  n'y  aurait-il  qu'à  pousser  jusqu'au  bout 
les  applications  de  cette  méthode. 

Ce  cours  est  d'un  esprit  déjà  très  mûr,  <[ui  a  réfléchi 
sur  tout,  et  encore  très  jeune,  qui  se  montre  et  se  livre. 


NOTICE   BIOGRAPHIQ.UE   ET   LITTERAIRE  LVII 

Le  Style  en  est  simple  et  tout  à  fait  didactique  ;  il  n'a  rien 
de  personnel,  et  cependant,  à  chaque  page  de  ces  vieux 
cahiers,  on  voit  reluire  la  physionomie  de  celui  dont  ils 
gardent  fidèlement  la  pensée.  Olivier,  le  patriote,  s'y 
montre  dans  un  chapitre  épisodique  consacré  à  la  litté- 
rature suisse  ;  Olivier,  le  chrétien,  dans  les  pages  où, 
pour  expliquer  l'origine  de  la  poésie,  il  remonte  jus- 
qu'aux souvenirs  de  l'Eden;  Olivier,  le  poëte,  l'homme 
d'esprit  et  de  goût,  l'âme  tendre,  dans  une  foule  de  mots 
et  d'aperçus  qui  ne  viennent  d'aucun  manuel.  C'est  bien 
lui  qui,  parlant  de  ces  gracieuses  chansons  françaises  où 
l'esprit  est  accompagné  de  sensibilité,  les  explique  par  le 
caractère  même  du  Français,  «  dont  les  pleurs,  dit-il,  ont 
toujours  quelque  chose  de  souriant.  »  Et  cette  raison  «  qui 
prend  une  sorte  d'accroissement  dans  l'enthousiasme,  » 
et  cette  clarté  qui  n'est  pas  seulement  une  des  qualités 
nécessaires  du  style,  qui  n'en  est  pas  une  beauté  vulgaire, 
mais  «  une  beauté  délicate,  »  et  tant  d'autres  mots  heureux 
qu'on  ne  s'étonnerait  point  de  trouver  sous  la  plume  d'un 
La  Bruyère  ou  d'un  Vauvenargues,  mais  qui  sont  à  Oli- 
vier et  qui  le  peignent  ! 

Pendant  qu'il  était  amené  par  la  nature  de  son  ensei- 
gnement à  réfléchir  sur  l'art  du  poëte,  il  profitait,  pour  le 
pratiquer,  de  rares  moments  de  loisir.  Julia  Alpimda 
et  la  Bataille  de  Grandson,  réunis  sous  le  titre  de  Poèmes 
helvétiques,  avaient  paru  aussitôt  après  son  retour  en 
Suisse,  et  avaient  fait  concevoir,  non  plus  seulement  aux 
amis  du  poëte,  mais  à  tout  le  public  littéraire,  les  plus 
belles  espérances.  On  sentait,  on  savait  que  ce  n'était 
qu'un  commencement,  qu'il  ferait  plus  et  mieux,  et  dans 
plus  d'un  cercle  on  parlait  de  lui  comme  ne  craignait  pas 
de  le  faire  un  de  ses  plus  familiers  camarades,  homme 
froid,  cependant,  et  de  jugement  rassis  :  «  Je  le  mets 
au-dessus  de  M.  Emile  Deschamps  et  de  Sainte-Beuve 


LVIII  JUSTE    OLIVIER 

et  de  la  plupart  des  autres,  non  pas  pour  ce  qu'il  a  fait 
jusqu'ici,  mais  pour  ce  que  je  sais  qu'il  peut  faire.  J'at- 
tends beaucoup  de  lui.  Son  talent  est  vrai  et  profond, 
et  il  ne  nous  en  a  pas  donné  la  mesure.  »  Il  ne  la  donna 
pas  encore,  cette  mesure,  dans  le  poëme  de  l'Avenir, 
qui  parut  en  mars  1831,  et  dont  la  pensée,  essentielle- 
ment politique,  offre  un  mélange  singulier,  même  obscur, 
de  défiance  et  d'enthousiasme  :  ce  sont  encore  les  illu- 
sions du  lendemain  de  1830,  et  ce  sont  déjà  les  décep- 
tions du  surlendemain.  Olivier  approche  davantage  de  ce 
qu'on  devait  attendre  de  lui  dans  un  autre  poëme,  le 
Canton  de  Vaud,  qui  suivit  d'assez  près  V Avenir.  C'est 
là  qu'apparaît  pour  la  première  fois,  formellement  ex- 
primée, cette  idée  d'une  poésie  suisse  et  vaudoise,  dont 
il  avait  entretenu  Sainte-Beuve,  Hugo,  Deschamps  et 
ses  autres  amis  de  Paris.  C'est  là  cju'il  s'écrie  dans  son 
enthousiasme  : 

Un  génie  est  caché  dans  tous  ces  lieux  que  j'aime. 

Mais  qui  le  fera  parler,  ce  génie'? 
Pour  le  passé,  les  poètes.  Pour  l'avenir,  tous  les  ci- 
toyens, tous  les  Vaudois  : 

Vivons  de  notre  vie!  Assez  longtemps  esclaves, 
Maintenant  que  nos  pieds  sont  déchargés  d'entraves, 
Marchons  dans  une  route  à  nous. 

Un  an  plus  tard  paraissait  un  autre  opuscule  renfer- 
mant deux  pièces  de  vers,  l'une  de  Juste  Olivier,  intitulée 
X Evocation,  l'autre  de  M""^  Caroline  Olivier,  le  Drapeau 
rouge.  C'étaient  les  «  deux  voix  »  qui  s'annonçaient.  Celle 
qui  chante  le  drapeau  rouge,  par  quoi  il  faut  entendre 
le  drapeau  suisse,  est  peut-être  celle  des  deux  qui  a  le  plus 
de  sonorité. 


NOTICE   BIOGRAPHiaUE    ET   LITTERAIRE  LIX 

Suisse,  réveille-toi,  réveille-toi  guerrière! 
Prends  ce  rouge  drapeau  victorieux  cent  fois, 
Et,  déroulant  ses  plis  au  vent  de  la  frontière, 
Qu'aujourd'hui  l'on  te  voie  encore,  pieuse  et  fière, 
A  genoux  devant  Dieu,  debout  devant  les  rois! 


Les  strophes  saillantes  du  morceau  sont  adressées  aux 
«  hommes  des  trois  cantons,  »  qui  venaient  de  se  sépa- 
rer de  leurs  frères  pour  fonder  la  ligue  dite  de  Sarnen. 
C'était  un  moment  difficile.  Entraînés  pair  l'élan  que  la 
révolution  de  1830  avait  imprimé  aux  idées  hbérales, 
plusieurs  cantons  s'étaient  donné  une  constitution  nou- 
velle et  demandaient  une  révision  du  pacte  fédéral , 
tandis  que  les  cantons  du  centre,  les  anciens  cantons 
forestiers,  s'isolaient,  rêvaient  des  réactions  impossibles, 
et  semblaient  appeler  de  leurs  vœux  l'intervention  des 
rois.  Ailleurs,  à  Bâle,  à  Neuchâtel,  la  lutte  se  poursui- 
vait, passionnée,  violente,  parfois  sanglante,  et  avec  des 
succès  divers.  C'est  au  milieu  de  ce  désordre,  de  ces 
convulsions,  de  ces  déchirements,  de  ces  haines  inapai- 
sables,  que  les  «  deux  voix  »  essaient  de  se  faire  entendre. 
Celle  du  Drapeau  rouge  chante  l'union,  celle  de  V Evocation 
célèbre  la  liberté,  la  vraie  liberté.  Hélas  !  elle  a  fui  la  terre, 
«  la  fière  déesse,  »  elle  a  pris  refuge  dans  les  cieux.  A  sa 
recherche  s'élancent  les  nations,  poussant  le  même  cri, 
faisant  entendre  le  même  appel.  Mais  elles  ont  beau  in- 
terroger l'horizon,  la  liberté  ne  vient  de  nulle  part.  Ce- 
pendant une  voix  leur  répond  : 

Dans  les  airs  resplendit  la  majesté  de  Dieu. 
De  la  nue  il  sortit  une  voix  éclatante, 
Comme  un  subit  orage  aux  soirs  brûlants  d'été, 
Disant  aux  nations  à  genoux  dans  l'attente  : 
1  Je  suis,  moi  l'Eternel,  Sagesse  et  Liberté  !  » 


LX  JUSTE    OLIVIER 

Inutile  de  dire  qu'il  en  fut  de  cet  avertissement  comme 
de  tous  ceux  que  la  poésie  essaie  de  faire  entendre  aux 
peuples  en  révolution  : 

Que  sert  ta  chanson,  ô  poëte? 
Ces  chants  que  ton  génie  émiette 
Tombent  à  la  vague  inquiète 
Qui  n'a  jamais  rien  entendu. 

A  Neuchâtel,  moins  que  partout  ailleurs,  on  était  disposé 
à  entendre.  Les  deux  tentatives  de  révolution  de  Bourquin 
venaient  d'être  réprimées;  quelques-uns  des  chefs  du  parti 
suisse  gémissaient  en  prison;  d'autres  n'avaient  dû  leur 
salut  qu'à  la  fuite.  Dans  le  parti  royaliste,  exalté  par  la 
victoire,  on  ne  songeait  à  rien  moins  ({u'à  rompre  le  lien 
qui  unissait  Neuchâtel  à  la  Confédération.  Non-seulement 
le  lieu  n'était  guère  propice  à  la  poésie,  surtout  à  celle 
que  rêvait  Juste  Olivier;  mais  la  vie  elle-même,  la  simple 
et  tranquille  existence,  y  devenait  malaisée,  tant  les  pas- 
sions étaient  déchaînées.  La  méfiance  et  le  fanatisme  ren- 
daient impossibles  les  relations  de  société.  Les  actes  les 
plus  innocents  étaient  transformés  en  délits.  Juste  Olivier 
en  fit  l'expérience.  Il  possédait  un  essuie-plumes  aux  cou- 
leurs fédérales,  dont  sa  belle-sœur,  M""^  Ruchet,  lui  avait 
fait  cadeau.  Un  jour,  par  un  beau  soleil,  il  le  mit  sécher 
à  la  fenêtre  en  le  hissant  au  bout  d'un  crayon.  On  y  vit 
un  insigne  révolutionnaire.  Rapport  fut  fait  à  (pii  de  droit, 
et  le  lendemain  Olivier  reçut  la  visite  d'un  agent  de  po- 
lice, qui  eut  lieu,  sans  doute,  de  se  rassurer  entièrement, 
mais  qui  n'en  fit  pas  moins  disparaître  l'insigne  provoca- 
teur '. 


'   Olivier  a  très  agréablement  raconté  cette  aventure  dans  une 
improvisation  en  vers  publiée  plus  tard. 


NOTICE   BIOGRAPHIQ.UE   ET   LITTERAIRE  LXI 

Dans  de  telles  circonstances,  Neuchâtel  n'était  pas  fait 
pour  séduire  et  retenir  Olivier;  aussi,  malgré  le  succès 
croissant  de  ses  cours,  le  vit-on  bientôt  tourner  les  yeux  du 
côté  de  son  cher  canton  de  Vaud.  Il  lui  vint  à  l'idée  que 
l'histoire  n'était  pas  représentée  à  l'académie  de  Lausanne, 
qu'elle  pouvait,  qu'elle  devait  l'être,  et  surmontant  sa  timi- 
dité ordinaire,  il  offrit  ses  services  pour  un  cours  pro- 
visoire. Ils  furent  agréés,  et  dès  l'automne  1833,  Olivier 
prit  le  chemin  de  Lausanne,  suivi  des  regrets  de  ses 
élèves,  qui  avaient  vainement  tenté  de  le  retenir. 


VI 


En  rentrant  à  Lausanne,  Olivier  rentrait  chez  lui.  Il 
allait  y  trouver  de  nombreux  amis,  dont  quelques-uns 
encore  sur  les  bancs  de  Técole.  Aussi  y  fut-il  chaleureu- 
sement accueilli.  Bientôt  sa  modeste  demeure  —  rue 
d'Etraz,  puis  rue  Martheray  —  devint  le  centre  le  plus 
actif  de  tout  ce  qu'il  pouvait  y  avoir  à  Lausanne  de  vie 
et  de  préoccupations  littéraires. 

Mais  ici  la  carrière  d'Olivier  se  dédouble.  A  côté  du 
poëte  apparaît  l'historien,  professeur  ou  écrivain.  Nous 
dirons  plus  tard  ce  que  fut  le  poëte,  et  quelle  influence 
il  exerça;  pour  le  moment,  attachons-nous  à  l'historien, 
et  tout  d'abord  au  professeur. 

La  tâche  d'Olivier  à  l'académie  dé  Lausanne  était  cer- 
tainement plus  difficile  que  celle  qu'il  avait  eu  à  remplir 
au  collège  de  Neuchâtel.  Il  avait  bien  encore  un  ensei- 
gnement élémentaire  pour  une  classe  inférieure  ;  mais  de- 
vant les  auditoires  supérieurs,  réunis  pour  l'entendre,  son 
enseignement  devait  revêtir  un  caractère    franchement 


LXII  JUSTE    OLIVIER 

académique.  La  première  épreuve  ne  lui  fut  point  défa- 
vorable, comme  le  prouve  un  rapport  officiel,  daté  du 
12  mai  1834  et  signé  André  Gindroz. 

«  L'introduction  du  cours,  dit  ce  document,  a  produit  une  très 
grande  sensation  :  la  profondeur,  la  portée  et  souvent  la  nou- 
veauté des  idées  ont  vivement  frappé  les  auditeurs  ;  un  inexpri- 
mable intérêt  ou  plutôt  une  sincère  admiration  fixait  les  élèves 
sur  les  éloquentes  paroles  du  professeur.  » 

La  suite,  toutefois,  n'avait  pas  entièrement  répondu  à 
cette  brillante  entrée  en  matière.  Olivier  avait  divisé  son 
cours  en  deux  parties  :  une  introduction  développée,  riche 
de  considérations  générales  et  de  tableaux  tracés  à  grands 
^traits,  puis  le  cours  proprement  dit,  entrant  dans  le  dé- 
tail des  faits  et  des  dates.  Aussi  longtemps  qu'avait  duré 
l'introduction,  l'auditoire  était  resté  nombreux  et  attentif, 
composé  d'étudiants  et  de  quelques])ersonnes  de  la  ville  ; 
mais  quand  le  professeur  avait  abordé  l'histoire  positive, 
les  étudiants  décidés  à  étudier,  au  nombre  de  trente  en- 
viron, lui  étaient  seuls  restés  fidèles.  Le  rapport  constate 
le  fait  et  signale  même  dans  la  seconde  partie  du  cours 
quelques  chapitres  «  secs  et  fastidieux,  »  mais  sans  en 
prendre  occasion  d'adresser  un  blâme  au  jeune  profes- 
seur. On  vante,  au  contraire,  son  exactitude,  ses  vastes 
et  consciencieuses  recherches,  et  on  le  loue  d'avoir  pris 
•une  méthode  propre  à  mettre  en  fuite  les  étudiants  peu 
sérieux,  et  à  instruire  sérieusement  les  autres. 

Quant  au  débit,  le  rapport  fait  des  réserves.  Olivier  n'a 
pas  encore  surmonté  une  certaine  timidité  en  présence  de 
son  auditoire  ;  il  éprouve  parfois  quelque  embarras,  le 
mot  i)ropre  tarde  à  venir;  mais  ces  défauts,  que  l'âge 
et  l'expérience  corrigeront,  sont  «  magnifiquement  com- 
pensés. » 


NOTICE    BIOGRAPHiaUE   ET   LITTERAIRE  LXIII 

Le  lecteur  a  déjà  compris,  sans  doute,  qu'il  ne  s'agissait 
pas  seulement  ici  des  mérites  ou  des  démérites  d'Olivier  ; 
il  s'agissait  de  savoir  si  l'enseignement  de  l'histoire  aurait 
sa  chaire  spéciale.  Plusieurs  n'en  voyaient  pas  l'utilité. 
L'histoire,  disait-on,  s'apprend  en  lisant,  en  se  jouant. 
L'expérience,  cependant,  paraissait  favorable,  et  le  rapport 
concluait  à  ce  que  le  cours  fût  continué.  Olivier  avait 
gagné,  à  la  fois,  sa  cause  personnelle  et  celle  de  l'histoire 
à  l'académie  à  Lausanne. 

Dès  lors  la  nomination  d'Olivier  fut  renouvelée  d'année 
en  année  jusqu'en  183 S,  où  le  moment  parut  venu  de  lui 
faire  une  position  définitive,  la  chaire  d'histoire  ayant  été 
régulièrement  instituée.  Mais  des  difficultés  surgirent.  On 
était  en  pleine  réorganisation  académique.  On  voulait  du 
nouveau,  du  profond,  des  maîtres  versés  dans  la  science 
allemande.  Quelques-uns  se  demandèrent  si  Olivier  était 
réellement  à  la  hauteur  de  la  tâche.  Tel  autre  n'avait-il 
pas  plus  de  titres?  M.  Vulliemin,  par  exemple,  était  connu 
par  de  nombreuses  publications  historiques.  Il  ne  posait 
pas  sa  candidature;  mais  on  la  posait  pour  lui,  peut-être  à 
son  insu.  Plus  âgé  qu'Olivier,  plus  mûr,  il  avait  traduit 
Hottinger,  publié  le  Chroniqueur,  édité  Ruchat,  et  on  le 
savait  tout  absorbé,  de  concert  avec  M.  Monnard,  dans 
la  continuation  de  Jean  de  Muller.  Naguère  encore,  il  ve- 
nait de  rendre  un  service  éminent  par  la  fondation,  due 
à  son  initiative,  de  la  Société  d'histoire  de  la  Suisse  ro- 
mande. Olivier,  lui  aussi,  était  occupé  d'un  grand  ou- 
vrage :  un  volume  venait  justement  d'en  paraître;  mais 
c'était  de  la  description,  de  la  poésie,  autant  ou  plus  que 
de  l'histoire.  Au  fond,  Olivier  n'avait  qu'un  titre,  mais 
considérable  :  cette  chaire  était  à  lui,  il  l'avait  en  quel- 
que sorte  créée,  et  l'affection  croissante  de  ses  élèves 
prouvait  qu'il  était  de  plus  en  plus  digne  de  la  remphr. 
Cependant   le  gouvernement  hésitait,    flottant   entre  les 


LXIV  JUSTE    OLIVIER 

courants  d'opinion  qui  se  formaient  autour  des  noms  ri- 
vaux. Olivier  et  Vulliemin  avaient  de  nombreux  amis 
communs,  et  ne  nourrissaient  l'un  contre  l'autre  aucun 
sentiment  de  mesquine  jalousie  ;  mais  il  suffit  que  deux 
noms  soient  ainsi  en  présence  pour  donner  lieu  ou  pré- 
texte à  des  cabales  plus  ou  moins  remuantes.  Nul  doute 
qu'en  cette  occasion  les  vers  publiés  par  Olivier,  déjà 
nombreux,  ne  lui  aient  fait  du  tort  dans  l'opinion.  C'est 
un  poëte!  disait-on,  et  il  était  jugé.  Bref,  en  1838,  Olivier 
ne  fut  encore  renommé  que  provisoirement,  et  l'année 
suivante,  sa  nomination  définitive  n'eut  point  lieu  à  l'una- 
nimité, mais  simplement  à  la  majorité  des  voix. 

Solennellement  installé  dans  sa  chaire  nouvelle,  le  23  fé- 
vrier 1839,  il  l'occupa  sans  interruption  jusqu'à  ce  que 
les  circonstances  politiques  vinssent  le  chasser  du  canton 
de  Vaud,  comme  elles  l'avaient  chassé  de  celui  de  Neu- 
châtel,  ce  qui  arriva  un  an  après  la  révolution  de  1845. 
Sa  carrière  professorale  à  Lausanne  comprend  donc  une 
période  de  douze  ans  et  demi,  depuis  l'automne  1833  au 
printemps  1846. 

Pendant  ces  vingt-cinq  semestres,  Olivier  aborda  toutes 
les  parties  de  l'histoire,  et  compléta  son  enseignement  gé- 
néral par  un  enseignement  spécial  sur  l'histoire  suisse. 
Tous  ces  cours  sont  entièrement  écrits,  quelques-uns 
deux  fois  au  lieu  d'une,  et  il  suffit  d'y  jeter  les  yeux  pour 
s'assurer  qu'il  s'agit  bien  d'un  enseignement  universitaire, 
et  digne  de  l'être,  substantiel,  exact,  approfondi,  et  puisé 
aux  sources.  Olivier  prit  sa  vocation  de  i)rofesseur  non 
moins  au  sérieux  que  celle  de  poëte,  et  s'en  ac(]uitta  en 
homme  de  labeur. 

Il  suffit  également  d'un  premier  coup  d'œil  pour  com- 
prendre ce  qui,  dans  l'étude  de  Thistoire,  intéressait  Oli- 
vier, ce  (}ui  du  poëte  a  fait  un  historien.  Il  n'est  pas  his- 
torien quoique  poëte,  mais  parce  qu'il  est  poëte.  Ce  n'est 


NOTICE    BIOGRAPHiaUE   ET    LITTERAIRE  LXV 

plus  ce  Style  tranquille,  simplement  didactique,  des  cours 
de  Neuchâtel  ;  c'est  un  style  où  tout  parle,  où  tout  s'a- 
nime, semé  d'images  hardies,  inattendues,  qui  dessinent 
dans  la  mémoire  les  faits  et  les  personnages.  Ce  n'est  pas 
seulement  le  style  de  quelqu'un  qui  sait  l'histoire,  mais 
de  quelqu'un  qui  la  voit,  d'une  vue  intérieure.  Olivier  ne 
semble  pas  regarder  au  dehors,  mais  au  dedans;  c'est 
dans  sa  conscience  qu'il  a  contemplé  ses  héros,  c'est  sa 
conscience  qui  les  lui  a  expliqués. 

Les  tendances  fatalistes  de  l'histoire  moderne,  disposée 
à  voir  les  masses  plus  que  le  détail,  et  les  forces  latentes 
qui  agissent  dans  les  événements  plus  que  les  acteurs  sur 
la  scène,  ont  en  Olivier  un  adversaire  convaincu.  Non 
que,  chez  lui,  les  considérations  générales  fassent  défaut, 
bien  au  contraire  ;  non  que,  derrière  les  hommes,  on  ne 
discerne  point  l'impitoyable  logique  des  faits;  mais  cette 
logique  n'est  aux  yeux  d'Olivier  que  celle  de  la  vie  mo- 
rale, celle  du  bien  et  du  mal,  produisant  leurs  consé- 
quences, et  son  nom  véritable  est  Justice. 

Un  de  mes  correspondants,  auquel  je  dois  des  indica- 
tions précieuses,  me  signale  l'enseignement  d'Olivier 
comme  romantique  au  premier  chef,  et  cette  épithète  lui 
a  été,  si  je  ne  me  trompe,  assez  souvent  appliquée  dans 
une  intention  peu  louangeuse.  L'enseignement  d'Olivier 
est  très  romantique,  si  l'on  veut  dire  par  là  qu'on  y  sent, 
dans  les  leçons  sur  le  moyen  âge,  par  exemple,  ou  sur  le 
XVI'^  siècle,  ou  sur  telle  autre  période  favorite,  les  puis- 
sances nouvelles  de  l'imagination  qui,  faisant  invasion 
dans  la  poésie,  y  ont  enfanté  le  romantisme.  Mais  il  faut 
se  garder  de  lui  supposer  rien  qui  ressemble  au  parti  pris, 
à  l'exagération  systématique  et  au  goût  des  couleurs 
voyantes.  Nous  avons  vu  Olivier,  pendant  son  séjour  à 
Paris,  résister  à  tous  les  entraînements,  et  juger  avec  une 
grande  indépendance  ceux  dont  on  l'accuse  d'avoir  pris 

J.   OLIVIER.   I.  E 


LXVI  JUSTE    OLIVIER 

la  manière.  Le  romantisme  d'Olivier  n'est  pas  celui  de 
l'école  ;  il  n'est  qu'à  lui  et  procède  soit  de  sa  nature  d'ar- 
tiste, soit  de  son  sentiment  chrétien,  qui  non-seulement  se 
fait  jour  dans  de  libres  épanchements,  mais  qui  se  glisse 
et  se  trahit  partout,  qui  seul  explique  cette  façon  de  cher- 
cher dans  le  cœur  de  l'homme  le  centre  et  le  vrai  foyer 
de  l'histoire.  Le  goût  chez  Olivier,  comme  chez  tous  les 
artistes  vraiment  sincères,  semble  n'avoir  été  qu'une 
forme  de  la  conscience.  Et  ceci  peut  faire  comprendre 
une  certaine  timidité  à  se  j^roduire  en  public  qu'il  ne 
surmonta  jamais  entièrement.  C'était  une  sorte  de  pudeur  : 
ses  leçons  étaient  trop  lui-même. 

Au  reste,  si  l'on  veut  se  faire  une  juste  idée  de  sa  mé- 
thode, il  suffit  de  lire  son  discours  d'installation,  auquel 
on  ne  peut  faire  qu'un  reproche,  celui  d'être  trop  plein, 
trop  dense  :  les  faits,  les  idées,  les  aperçus  s'y  pressent 
et  s'y  étouffent.  «  Ce  qui  nous  frappe  dans  l'histoire,  dit-il, 
c'est  l'homme,  et  dans  les  études  historiques  faites  en  nos 
temps,  c'est  de  le  voir  si  souvent  oublié,  méconnu.  »  Aussi 
s'est-il  proposé  d'entretenir  ses  auditeurs  du  portrait  ou 
de  la  figure  et  de  la  vérité  liumaincs  en  histoire.  Il  ne  faut 
point  prendre  ce  mot  de  portrait  dans  un  sens  trop 
étroit;  Olivier  n'a  pas  uniquement  en  vue  ces  portraits 
en  titre  dont  les  historiens  d'autrefois  semaient  leurs 
récits,  et  qui  sont  jetés,  tout  encadrés,  dans  les  Mémoires 
du  cardinal  de  Retz,  par  exemple.  C'est  le  X"VII^  siècle 
qui  détache  ainsi  les  figures  et  les  dispose  dans  un  livre 
comme  des  tableaux.  Le  portrait  historique  n'est  point 
borné  à  cette  forme  ;  il  peut  se  diversifier  à  l'infini,  et  l'on 
conçoit  parfaitement  un  ouvrage  qui  en  soit  rempli,  mais 
oïl  il  n'y  en  ait  pas  un  seul  à  part.  «  J'appelle  portrait, 
dit  Olivier,  tout  ce  qui  dans  un  sujet  d'histoire  tend  à 
montrer  l'homme,  et  non  pas  seulement  la  nature  et  le 
fait.  »  Il  ne  faut  pas  non  plus  confondre  le  portrait  avec 


NOTICE    BIOGRAPHIQ.UE   ET    LITTERAIRE        LXVII 

ces  analyses  illimitées  qui,  dans  nombre  d'ouvrages  mo- 
dernes, en  tiennent  lieu.  Le  portrait  est  affaire  du  peintre. 
Il  rend  l'homme  au  vif  et  n'est  point  une  dissection.  Le  vé- 
ritable historien  ne  fait  pas  de  l'homme  un  sujet  à  disser- 
tation; il  ne  raisonne  pas  la  vie,  du  moins  explicitement  : 
il  la  sait,  il  la  sent,  il  l'exprime.  Mais  c'est  là,  justement, 
l'art  simple  et  grand  dont  l'histoire  semble  avoir  perdu  le 
secret.  «  Elle  fait  le  plus  volontiers  ressortir,  elle  exa- 
gère souvent  les  nécessités  physiques  et  morales  ;  elle 
fond  le  plus  possible  l'individu  dans  la  masse,  dont 
il  semble  n'être  qu'un  détail,  un  trait,  une  ombre  fugi- 
tive. »  Elle  prononce  encore  des  noms  parce  qu'il  le  faut 
bien  :  mais  elle  n'esquisse  pas  de  figure  humaine  :  tout 
est  général  et  désert,  comme  dans  le  monde  vaporeux 
conçu  par  le  panthéisme  de  notre  âge,  dont  cette  façon 
d'histoire  n'est  qu'une  image,  comme  lui  vide  et  fausse. 

A  vrai  dire,  cet  excès  s'exphque  par  un  autre  excès, 
antérieur,  et  contre  lequel  il  fallait  bien  réagir.  Autrefois, 
l'histoire  semblait  ignorer  les  grandes  masses,  les  effets 
d'ensemble,  pour  ne  s'attacher  qu'aux  individualités  pré- 
cises. On  ne  voyait  le  peuple  nulle  part,  on  ne  voyait  que 
ses  chefs;  on  faisait  de  l'histoire  monarchique,  et  l'on  y 
transportait  l'esprit  de  flatterie  et  de  cour. 

Evitons  ces  deux  tendances  extrêmes,  et  ne  prenons  de 
l'une  et  de  l'autre  que  ce  qu'elles  ont  de  légitime.  Atta- 
chons-nous aux  individus  parce  qu'ils  sont  «  significatifs  » 
dans  l'ensemble,  parce  qu'ils  y  ont  une  place  marquée, 
qu'on  ne  peut  leur  ôter  sans  manquer  essentiellement  au 
vrai.  L'humanité  se  résoud  en  individus.  «  Les  grands 
hommes  ne  font  pas  l'histoire,  mais  ils  l'expliquent.  » 
D'ailleurs,  ne  perdons  pas  de  vue  l'ensemble,  les  masses, 
le  fond;  mais  disons-nous  bien  que  ce  fond  ne  consiste  ni 
en  idées  abstraites,  ni  en  forces  aveugles,  ni  en  purs  évé- 
nements :  ce  fond,  c'est  l'homme  encore,  c'est  la  nature 


LXVIII  JUSTE    OLIVIER 

humaine,  c'est  la  vérité  humaine,  phis  facile  et  plus  im- 
portante à  saisir  que  les  accidents  mobiles  des  faits,  et 
qu'on  reconnaît  même  au  travers  du  tissu  de  fables  et  de 
légendes  dont  les  peuples  ont  coutume  de  revêtir  les  sou- 
venirs de  leur  enfance. 

«  L'homme,  l'homme  donc,  s'écrie  Olivier,  l'étude  de 
l'homme  dans  l'histoire,  le  portrait  ou  la  figure  humaine, 
et  non  pas  seulement  le  paysage  ou  le  calque,  d'ailleurs 
impossible,  de  l'événement.  » 

Telle  est  la  pensée  mère  de  ce  discours.  Je  ne  l'examine 
ni  ne  la  discute  ;  je  la  prends  telle  qu'elle  est,  et  je  dis 
qu'elle  explique  admirablement  l'impression  produite  par 
Olivier  sur  tous  ceux  qui  l'ont  entendu.  Les  témoignages  su- 
rabondent. Les  lettres  collectives  qu'en  diverses  occasions 
lui  ont  adressées  ses  élèves,  pour  le  remercier  ou  prévenir 
si  possible  un  départ,  insistent  toutes  sur  ce  point  que 
dans  son  enseignement  le  sentiment  moral  s'empare  du 
fait  matériel,  donné  par  la  science,  et  y  fait  circuler  la 
vie.  C'est  ce  que  disent  déjà  ses  disciples  de  Neuchâtel, 
en  1833.  C'est  ce  que  disent  encore  les  étudiants  de  Lau- 
sanne, en  1846,  en  lui  faisant  de  derniers  et  tristes 
adieux.  Et  quand  on  demande  aujourd'hui  aux  anciens 
auditeurs  d'Olivier,  ce  qu'ils  se  rappellent  de  ces  leçons, 
tous  voient  se  dresser  aussitôt  dans  leurs  souvenirs  quel- 
que figure  originale,  aux  traits  énergiquement  accusés, 
(jue  la  parole  du  maître  y  a  gravée  pour  la  vie.  Pour 
l'un,  c'est  Henri  IV.  Pour  un  autre,  Gustave- Adolphe. 
«  Sa  leçon  sur  Gustave-Adolphe,  m'écrit-on,  fut  une  des 
plus  belles  choses  que  j'aie  entendues  à  l'académie.  » 
Pour  un  autre,  c'est  Wallenstein,  le  grand  et  triste  Wal- 
lenstein,  qui  semble  avoir  été  de  la  part  d'Olivier  l'objet 
d'études  approfondies.  Elles  ont  dû  être  bien  frappantes,  en 
effet,  ces  leçons  sur  Wallenstein,  et  en  général  sur  la 
guerre  de  trente  ans,  car  le  souvenir  s'en  est  immédiate- 


NOTICE    BIOGRAPHIQUE   ET   LITTERAIRE  LXIX 

ment  réveillé,  lorsque,  vers  l'an  1870,  Olivier  étant  rentré 
en  Suisse,  il  fut  question  de  lui  demander  un  cours  pour 
l'académie  de  Lausanne.  «  Redonnez-nous  du  Wallen- 
stein,  »  lui  disait  le  membre  du  gouvernement  chargé  des 
premières  ouvertures.  Et  comme  il  s'excusait,  alléguant 
les  longues  années  remplies  par  d'autres  préoccupations, 
la  nécessité  de  se  remettre  au  courant,  les  travaux  de  la 
critique,  et  enfin  ses  notes  perdues  :  «  Je  vous  prête- 
rai mes  extraits,  reprit  son  interlocuteur  ;  je  les  ai  précieu- 
sement conservés.  Redonnez-nous  du  Wallenstein  !  »  — 
«  Les  leçons  d'Olivier  sur  cette  période  si  intéressante  et 
si  dramatique,  m'écrit  le  même  magistrat,  m'avaient  laissé 
une  vive  impression.  C'était  comme  une  série  de  tableaux 
qui  représentaient  successivement  les  événements  princi- 
paux, et  au  premier  plan  desquels  se  détachaient  les 
grandes  figures  de  Wallenstein,  Tilly,  Gustave-Adolphe, 
Richelieu  et  Mazarin.  Et  cependant,  malgré  ce  caractère 
un  peu  plastique,  car  ces  portraits  étaient  admirablement 
vivants,  la  partie  philosophique  et  intérieure,  si  je  puis 
m'exprimer  ainsi,  était  fort  bien  traitée.  Les  négociations 
qui  ont  précédé  la  paix  de  Westphalie,  et  dans  lesquelles 
Mazarin  a  joué  un  si  grand  rôle,  étaient  racontées  d'une 
manière  si  intéressante  que,  bien  que  je  fusse  à  l'âge  où 
l'on  préfère  naturellement  le  récit  des  batailles  et  des 
grands  coups  de  sabre,  elles  étaient  restées  gravées  pro- 
fondément dans  ma  mémoire.  Je  ne  puis  me  rappeler  à 
quelles  sources  Olivier  avait  puisé  pour  ses  récits  et  ses 
portraits  ;  mais  ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  qu'il  ne  s'était 
pas  borné  à  lire  Schiller,  et  qu'il  avait  dû  consulter  beau- 
coup d'écrits  et  de  mémoires  du  temps.  » 

Les  renseignements  que  j'ai  recueillis,  quoique  venant 
tous  de  bon  lieu,  ne  sont  pas  entièrement  d'accord  sur 
la  manière  dont  Olivier  professait.  D'un  côté,  l'on  parle 
de  certains  défauts  de  diction,  d'éclats  de  voix,  et  de  la 


LXX  JUSTE    OLIVIER 

pénible  obligation  où  il  était  de  suivre  de  trop  près,  pour 
l'ordinaire,  ce  qui  était  écrit  sur  son  cahier.  D'un  autre 
côté,  on  le  représente  le  front  penché  sur  son  manu- 
scrit, mais  ne  lisant  pas,  ou  lisant  dans  sa  pensée  plutôt 
que  dans  son  cahier,  parlant  librement,  avec  une  chaleur 
communicative.  Les  deux  versions  peuvent  être  vraies, 
selon  les  moments.  La  seconde  rappelle  ce  que  nous  avons 
dit  de  ce  regard  en  dedans.  Une  esquisse  de  Henri  Eu- 
1er,  le  peintre,  doit  avoir  rendu  cette  attitude,  ce  vaste 
front  penché  et  cet  œil  qui  semblait  se  dérober,  mais  où 
brillait  sous  les  sourcils  l'éclair  de  la  flamme  intérieure. 
Euler  n'avait  que  trop  bien  réussi  :  l'esquisse  plut  et  fut 
volée,  et  il  n'y  a  guère  de  chance  qu'on  la  retrouve  ja- 
mais. 

Mais  tous  les  témoignages  sont  d'accord  sur  l'efifet  pro- 
duit par  cet  enseignement.  Tous  tendent  à  établir  qu'a- 
vant Vinet,  aucun  professeur  ne  remua  et  ne  fit  remuer 
autour  de  lui  autant  d'idées  nouvelles.  «  Il  nous  étonnait 
quelquefois,  nous  dit  celui  de  nos  correspondants  qui 
insiste  le  plus  sur  les  défauts  de  diction;  mais  il  nous 
donnait  à  penser,  et  souvent,  en  sortant  de  son  cours, 
nous  avions  pour  longtemps  à  discourir  et  à  discuter.  Il 
communiquait  le  feu  sacré  à  tous  ceux  qui  avaient  le  sens 
et  le  goût  de  l'histoire.  »  Cet  effet  fut  d'autant  plus  sensi- 
ble qu'auparavant  l'histoire  était  plus  négligée.  «  Quant 
à  l'histoire,  écrit  un  autre  des  élèves  d'Olivier,  nous  étions 
presque  table  rase.  Pas  de  plan  ni  de  gradation  dans  les 
collèges  communaux.  En  seconde  latine,  à  Vevey,  un 
cours  très  abrégé  d'histoire-bataille  qu'on  apprenait  par 
cœur;  en  première,  le  manuel  de  M.  Monney,  et  des 
extraits  de  XHistoire  ancienne  de  Ségur.  Je  suppose 
qu'ailleurs  cet  enseignement  déi)endait  de  la  bonne  vo- 
lonté des  maîtres.  En  tout  (-as,  on  ne  subissait  aucun  exa- 
men d'histoire  pour  passer  du  collège  de  Lausanne  à  l'a- 


NOTICE   BIOGRAPHiaUE   ET   LITTERAIRE  LXXI 

cadémie.  Lorsque  notre  cher  Olivier  commença  son 
cours  libre,  en  novembre  1833  (si  je  ne  fais  erreur),  ce 
fut  un  enchantement.  Tout  de  suite  on  comprit  la  beauté 
et  la  poésie  de  l'histoire.  La  salle  était  toujours  pleine,  la 
même  où  Sainte-Beuve  entendit  Vinet....  Je  ne  crains  pas 
d'affirmer  que  les  treize  années  d'enseignement  d'Olivier 
ont  contribué  dans  une  large  mesure  à  raviver  chez  les 
étudiants  l'activité  littéraire.  On  s'en  aperçut  immédiate- 
ment à  Zofingue.  Je  ne  citerai  que  pour  mémoire  les  tra- 
vaux historiques  de  Louis  Durand  sur  Zwingli,  de  Vulliet 
sur  Alexandre  le  Grand  (point  de  départ  de  ses  ouvrages 
d'histoire)  ,  de  Meille  sur  les  Vaudois  du  Piémont, 
d'Aeppli  sur  Aloïs  Reding,  de  Blumer  sur  Jean  de  Muller, 
de  Troyon  sur  les  antiquités,  etc.  »  Ces  lignes  sont  de 
M.  A.-L.  Herminjard,  le  modeste  et  aussi  savant  que 
consciencieux  éditeur  de  la  Correspondance  des  réfor- 
mateurs ;  il  n'oubUe  que  son  nom  dans  cette  liste  de  jeu- 
nes gens  que  stimula  l'enseignement  d'Olivier. 


VII 


Tous  ces  cours,  malgré  les  hautes  piles  de  cahiers,  ne 
représentent  qu'une  partie  des  travaux  historiques  de 
J.  Ohvier  pendant  son  professorat.  Il  avait  une  idée,  que 
âepuis  longtemps  il  caressait,  celle  d'écrire  une  histoire 
du  canton  de  Vaud.  Cette  idée  avait  pénétré  déjà  dans 
son  esprit  lorsque,  en  1831,  il  disait  aux  poètes  vaudois 
que  c'était  à  eux 

à  porter  la  lumière 
Dans  ce  passé  qui  dort  sans  âme  et  sans  couleurs. 


LXXII  JUSTE    OLIVIER 

Dès  lors,  elle  était  devenue  son  idée  favorite,  et  l'es- 
poir de  la  réaliser  avait  contribué  à  lui  faire  quitter  Neu- 
châtel.  «  J'ai  eu,  dit  Olivier,  une  très  ancienne  et  très  vive 
ambition  d'élever,  fût-ce  dans  la  solitude,  un  monument 
à  ma  patrie.  »  Il  ne  put  pas  cependant,  à  Lausanne,  y 
travailler  tout  de  suite.  Il  lui  fallut  vaincre  les  premières 
difficultés  de  son  enseignement,  et  pousser  assez  loin  ses 
préparations  pour  n'avoir  plus  toujours  présente  à  l'es- 
prit la  leçon  du  lendemain;  mais  aussitôt  qu'il  y  vit  jour, 
il  se  mit  à  l'oeuvre.  Dès  1834  ou  1835,  cet  ouvrage  était 
celui  sur  lequel  se  concentrait  l'effort  de  ses  études,  celui 
auquel  il  rapportait  toutes  ses  pensées  et  consacrait  pres- 
que tous  ses  loisirs.  S'il  est  un  livre  611  il  ait  répandu  son 
âme,  c'est  bien  celui-ci.  Plus  de  trente  ans  après  l'avoir 
achevé,  passant  en  revue  ses  divers  ouvrages,  dans  des 
notes  écrites  pour  servir  à  quelque  édition  future,  il  a 
peine,  en  en  parlant,  à  se  défendre  de  quelque  émotion. 
«  Ouvrage  plein  de  défauts,  dit-il,  mais  aussi  de  flamme 
et  de  jeunesse,  qui  m'a  coûté  cinq  ans  d'un  travail 
acharné.  »  Ailleurs,  il  parle  de  six  ans,  et  ce  dernier 
chiffre  est  plus  juste. 

Une  histoiredu  canton  de  Vaud!  Je  ne  crois  pas  qu'il 
y  ait  un  canton  en  Suisse,  ni,  peut-être,  un  pays  au 
monde,  dont  l'histoire  soit  plus  malaisée  à  écrire.  Ce 
n'est  que  depuis  soixante-quinze  ans  qu'il  existe  un 
canton  de  Vaud  ;  il  n'existait  auparavant  qu'un  pays 
de  Vaud,  et  il  n'est  pas  besoin  de  remonter  bien  loin  dans 
le  moyen  âge  pour  en  voir  l'image  se  perdre  dans  celle 
de  l'Helvétie.  Passe  encore  si,  depuis  qu'il  apparaît,  ce 
pays  de  Vaud  avait  eu  une  existence  distincte,  s'il  avait 
été  lui-même.  Mais  c'est  à  quoi  il  réussit  le  moins.  Tou- 
jours absorbé  par  ses  voisins,  toujours  sujet,  son  histoire 
se  confond  tantôt  avec  celle  d'un  royaume  de  Bourgogne, 
tantôt  avec  celle  de  l'emi^ire  germanique,  tantôt  avec 


NOTICE    BIOGRAPHIQ.UE   ET    LITTERAIRE       LXXIII 

celle  de  la  Savoie,  tantôt  avec  celle  de  Berne.  L'histoire 
de  Berne,  voilà  une  histoire!  Celle  de  Genève,  non 
moins.  Mais  celle  du  pays  de  Vaud?  Où  en  chercher  le 
centre,  l'unité,  l'intérêt.  Quand  donc  ce  peuple  a-t-il  fait 
autre  chose  que  de  jouer  un  rôle  passif?  Il  n"agit  pas,  il 
subit.  A  Grandson,  à  Morat,  il  combat  contre  les  Suis- 
ses ;  un  siècle  s"écoule,  et  Berne  n'a  pas  de  plus  fidèles 
sujets.  Il  est  catholique  ;  on  lui  ordonne  de  se  réformer, 
et  il  se  réforme.  Il  produit  d'excellents  officiers,  d'excel- 
lentes miUces,  mais  qui  ne  se  battent  jamais  pour  lui  ; 
c'est  à  ces  milices  que  Berne  doit  la  victoire  de  Villmer- 
gen,  et  elles  ne  se  plaignent  pas  de  ce  que  Berne  seule 
en  retire  le  profit  et  la  gloire.  Il  trahit,  il  désavoue,  il  de- 
mande à  juger  lui-même  ceux  qui  tentent  de  l'affranchir, 
sauf  à  en  faire  des  héros  cinquante  ou  quatre-vingts  ans 
après  leur  mort.  Et  cependant,  ce  pays  dont  l'histoire  est 
si  ingrate  est  un  de  ceux  qui  sont  le  mieux  aimés  de  ses 
enfants.  Il  y  a  longtemps  déjà,  bien  longtemps,  qu'on 
l'appelle  d'un  nom  qui  parle  au  cœur,  la  patrie  de  Vaud, 
patria  Vaudi.  Mais  cette  affection  même  qu'on  lui  porte 
est  pour  l'historien  patriote  une  souffrance  de  plus.  Com- 
ment faire  pour  élever  un  monument  à  un  peuple  qui, 
semble-t-il,  le  mérite  si  peu  V 

Il  est  touchant,  il  est  presque  tragique  de  voir  Olivier 
aux  prises  avec  ce  problème.  La  préface  trahit  des  alter- 
natives de  courage  et  d'abattement  :  «  J'aurais  dû,  dit-il, 
au  lieu  de  quelques  années  que  ce  travail  m'aura  coûté, 
lui  consacrer  ma  vie.  Mais  quand  un  travail  de  cette 
espèce  s'applique  à  un  objet  qui,  aux  yeux  de  bien  des 
gens,  n'en  paraîtra  pas  valoir  la  peine,  il  faut,  pour  le  sou- 
tenir, un  enthousiasme  de  jeunesse,  un  courage  enfantin 
et  un  certain  ombrage  de  printemps  dont  je  ne  sens  plus 
les  feuilles  que  sous  mes  pieds.  On  trouvera  peut-être  qu'il 
en  est  trop  resté  encore,  surtout  dans  la  première  partie, 


LXXIV  JUSTE    OLIVIER 

OÙ,  en  ce  cas,  on  me  reprocherait  ce  qui  seul  faisait  ma 
force;  il  est  vrai  que  tout  ce  qui  ne  vient  pas  en  son  lieu 
mérite  d'être  retranché.  Quoi  qu'il  en  soit,  c'est  déjà  trop 
de  veilles  et  de  sacrifices  pour  un  sujet  que  je  ne  saurais 
pas  complètement  défendre  de  petitesse  ni  de  puérilité.  » 
Ces  excuses,  ces  demi-aveux  deviennent  d'une  clarté 
douloureuse  quand  on  lit  certaines  lettres  ou  certains 
fragments  de  journal.  «  J'ai  passé  six  années  de  ma  vie 
à  peindre  des  fourmis,  »  écrit  Olivier  à  la  date  du  5  octo- 
bre 1841.  Et  plus  loin:  «  La  Suisse  romande!  On  devrait 
dire  plutôt  la  Suisse  gourmande!  »  Et  encore:  «  Nous 
sommes  tous  si  fins  dans  le  canton  de  Vaud  que  nous 
en  sommes  bêtes.  »  Ce  sont  là  des  boutades,  dira-t-on. 
Peut-être,  mais  il  y  en  aurait  bien  d'autres  à  citer  ;  et  il 
est  curieux  de  les  voir  abonder  sous  sa  plume  au  moment 
même  où  il  a  fini.  Voici,  d'ailleurs,  qui  n'est  pas  une  bou- 
tade. «  Je  ne  puis  ne  pas  voir,  ne  pas  sentir,  ne  pas  rou- 
ler perpétuellement  en  moi-même  que  je  mène  une  pauvre 
vie....  Je  le  vois  surtout  bien  à  présent  que  je  suis  au 
cœur  de  l'arbre.  Je  veux  parler  de  mon  Histoire  du 
cantofi  de  Vaud;  elle  est  le  nœuxi  de  tout  ce  que  j'ai  fait 
et  voulu  faire.  Elle  m'aura  du  moins  servi  en  ceci,  de  me 
montrer  combien  est  vide,  et  creux,  et  étroit,  et  ver- 
moulu, et  sans  racines,  ce  tronc  dont  j'avais  rêvé  de  faire 
fleurir  les  rameaux.  Combien  nous  sommes  petits  et  le 
serons  toujours,  je  l'ai  appris  en  voyant  combien  nous 
l'avons  toujours  été.  »  Voilà  des  aveux  complets  ;  mais  il 
a  beau  se  dégoûter,  il  est  vite  regagné  ;  le  charme  opère 
jusque  dans  les  heures  du  plus  amer  désenchantement. 
«  Si  je  devenais  quelque  chose,  je  voudrais  l'être  pour 
mon  pays.  J'ai  beau  savoir  ses  défauts  par  cœur,  je  ne 
puis  m'en  défendre  :  ce  que  je  voudrais  faire,  je  le  vou- 
drais faire  pour  lui.  S'il  y  a  quelque  chose  de  constant 
en  moi  depuis  vingt  ans,  c'est  cela!  » 


NOTICE    BIOGRAPHIQ.UE   ET    LITTERAIRE         LXXV 

D"oii  vient-elle,  cette  séduction  dont  Olivier  ne  se  peut 
défendre?  De  la  nature?  En  partie.  Aussi  lui  a-t-il  fait 
une  grande  place  dans  son  livre.  «  Notre  patrie  n'ayant 
jamais  eu  ce  qui  s'appelle  un  rôle,  parmi  les  nations,  si 
j'eusse  voulu  ne  m'occuper  que  de  son  histoire  propre- 
ment dite,  je  me  serais  vu  réduit  ou  à  une  maigre  récolte 
d'événements  de  quelque  importance,  ou  à  une  abon- 
dante moisson  de  petites  choses  à  peu  près  sans  valeur. 
Je  me  suis  donc  adressé  à  tout  ce  qui  est  de  nous  et  à 
nous;  j'ai  appelé  les  monts,  le  lac,  les  rochers  et  la  terre, 
les  fleurs  des  vallées,  les  oiseaux  des  bois  et  toutes  les 
créatures,  à  mettre  leur  son  dans  le  bruit  triste  ou  gai  de 
notre  petite  existence  qui  s'en  va  aussi  bourdonnant  au 
soleil.  » 

Toutefois,  le  peuple  lui-même,  malgré  sa  pauvre  his- 
toire, a  bien  quelques  côtés  attachants.  Forcé  de  s'ac- 
commoder de  tous  les  régimes,  il  a  pris  les  quaUtés  des 
gens  accommodants.  La  vie  avec  lui  est  facile.  Il  n'a  pas 
de  morgue.  Sa  finesse  se  cache  sous  un  air  tranquille;  il 
est  ou  paraît  bon  enfant;  quelquefois  même  il  est  bon.  Et 
puis,  il  a  la  résistance  des  souples  :  il  se  prête  et  ne  se 
donne  pas.  Sous  tous  les  régimes,  à  travers  tous  les  chan- 
gements de  fortune,  il  conserve  ses  goûts,  ses  instincts,  et 
une  certaine  allure  qui  n'est  qu'à  lui.  On  le  mène  où  il 
ne  voudrait  pas  aller  ;  mais  encore  n'y  va-t-il  qu'à  sa  ma- 
nière. C'est  un  caractère  complexe,  qui  a  plus  d'origina- 
lité qu'il  ne  paraît  tout  d'abord.  Il  faut,  pour  le  connaître, 
l'étudier  de  très  près.  Aussi  Olivier  consacre-t-il  les  deux 
tiers  d'un  gros  volume  à  mille  détails  de  physionomie  et 
de  mœurs  ;  il  dit  le  langage  du  peuple  vaudois,  ses  patois, 
sa  religion  et  ses  supertitions:  les  servants,  les  fées,  les 
nains,  les  géants  ;  il  dit  ses  traditions,  ses  légendes,  ses 
us  et  coutimies,  ses  arts,  son  industrie,  ses  fêtes,  ses 
chants,  ses  danses,  ses  coraules:  en  un   mot,  il  n'oublie 


LXXVI  JUSTE    OLIVIER 

rien.  «  L'histoire,  pense-t-il,  n'atteint  pas  sa  perfection  en 
se  bornant  à  raconter  ce  qui  arrive  :  elle  doit  donner  la 
description  de  tout  l'être,  le  relevé  de  toute  la  vie, 
l'exposé  des  faits  permanents  aussi  bien  que  des  faits 
passagers.  » 

Ces  deux  parties,  la  Nature  et  le  Peuple,  forment  le 
premier  volume,  et  il  est  facile  de  comprendre  que  nom- 
bre de  lecteurs  aient  eu  des  doutes  lorsque,  en  1838,  un 
an  après  sa  publication,  on  voulut  en  faire  un  titre  pour 
la  chaire  d'histoire.  L'histoire  n'a  pas  coutume  de  pren- 
dre ces  allures.  J'ignore  si  la  suite,  publiée  quatre  ans 
plus  tard,  réussit  à  les  rassurer.  C'est  bien  de  l'histoire, 
mais  toujours  doublée  de  poésie.  L'historien  a  évidem- 
ment les  yeux  fixés  sur  l'avenir  autant  que  sur  le  passé. 
En  voyant  s'élaborer  peu  à  peu  le  caractère  vaudois, 
Olivier  songe  à  ce  qu'il  deviendra  ou  à  ce  qu'il  pour- 
rait devenir,  par  la  pratique  et  l'éducation  de  la  liberté. 
C'est  ce  caractère  futur,  possible,  virtuel,  formé  par  une 
série  d'émancipations,  ayant  enfin  pleine  conscience  de 
lui-même,  qui  est  le  héros  du  drame  et  qu'on  entrevoit 
toujours  derrière  les  ébauches  manquées  qui  en  passent 
successivement  sous  les  yeux.  C'est  lui  qui  sauve  le 
]:)oëte  des  dégoûts  de  la  réalité.  L'histoire  qu'il  nous 
raconte  a  une  sorte  de  complément  prophétique,  et  l'on 
n'en  achève  pas  la  lecture  sans  la  voir  se  prolonger  dans 
l'avenir. 

Je  ne  saurais  entrer  dans  le  détail  de  ce  long  ouvrage. 
Bornons-nous  à  signaler  l'application,  on  ne  peut  plus 
frappante,  qu'y  fait  Olivier  de  ses  théories.  L'âme  est 
partout  dans  cette  histoire,  et  il  le  faut  bien,  «  car,  dit-il, 
si  elle  n'est  partout,  on  peut  douter  qu'elle  soit  nulle 
part.  »  La  géographie  elle-même  y  devient  humaine.  Les 
lieux  préfigurent  ceux  qui  doivent  les  habiter.  Les  Alpes 
et  le  Jura   n'ont  jamais   inspiré  des  pages   plus  belles, 


NOTICE   BIOGIl.\PHIQ.UE   ET   LITTERAIRE       LXXVII 

d'une  analyse  plus  pénétrante,  que  celles  où  Olivier  les 
décrit  et  les  oppose,  et  recherche  l'effet  que  doit,  à  la 
longue,  produire  la  contemplation  journalière  de  ces  deux 
types  de  nature.  Et  cet  humble  et  pauvre  Jorat,  fait  de 
«  mollasse  vaudoise,  sans  élasticité  ni  ressort,  »  et  qui 
n'est  «  ni  terre  ni  rocher.  »  Olivier  n'en  méconnaît  point 
la  poésie  cachée,  ou  plutôt  couverte  ;  mais  il  sent  mieux 
encore,  si  possible,  le  rapport  de  ses  formes  incertaines 
avec  le  caractère  du  peuple,  et  il  peint  celui-ci  en  dessi- 
nant celles-là.  «  Notre  plateau  nous  tient  généralement 
un  langage  de  laisser-aller  et  de  nonchalance.  On  dirait, 
dans  certaines  de  ses  parties,  qu'il  l'ait  voulu  écrire  à  sa 
surface.  Dominé  par  les  Alpes,  muré  par  le  Jura,  il  obéit 
à  deux  maîtres:  le  Rhône  et  le  Rhin.  Ici,  on  le  voit,  il  est 
vrai,  se  prononcer  hautement  pour  l'un  ou  pour  l'autre, 
descendre  brusquement  au  lac  ou  s'incliner  de  l'autre 
côté  sans  regarder  en  arrière.  Mais  ne  cherchez  pas  ail- 
leurs ce  caractère  précis  et  ferme  ;  dans  ces  lieux  que  les 
aventuriers  aux  larges  turbans,  aux  ronds  cimeterres,  ont 
marqués  des  traces  de  leurs  courses  vagabondes,  un  ruis- 
seau* vous  offrira  l'image  de  l'insouciance,  en  laissant 
couler  ses  eaux,  comme  sans  volonté  propre,  à  la  fois 
vers  la  Méditerranée  et  vers  l'océan.  » 

L'effet  que  produit  une  page  pareille  est  un  effet  de 
surprise.  On  n'attendait  que  de  la  description,  on  croyait 
qu'il  n'allait  être  question  que  de  certaines  formes  géo- 
graphiques, et  voici  tout  à  coup  qu'on  se  sent  pris  et 
touché;  on  a  devant  les  yeux  son  portrait. 

Personne  n'a  poussé  plus  loin  qu'OHvier  ce  talent  d'in- 
terprétation et  de  personnification  de  la  nature.  Peut-être 
en  abuse-t-il.  On  éprouve  parfois  une  sorte  de  fatigue.  A 


*  Le  Nozon. 


LXXVIII  JUSTE    OLIVIER 

force  de  se  dresser  devant  nous,  les  objets  prennent  un 
air  de  spectres,  de  fantômes,  et  Ton  finit  par  soupirer 
après  un  paysage  qui  ne  soit  qu'un  paysage  et  ne  vous 
poursuive  pas  de  ses  regards.  Le  programme  est  exécuté 
trop  à  la  lettre,  et  il  y  a  exubérance  de  création.  Rare 
défaut,  dont  peu  de  poètes  sont  capables. 

Je  ne  me  sens  guère  compétent  pour  marquer  la  place 
d'Olivier  dans  la  littérature  historique  vaudoise;  mais  il 
est  clair  qu'on  lui  doit  beaucoup.  Avant  lui,  il  n'y  avait 
pas  d'histoire  du  canton  de  Vaud  ;  il  n'y  avait  que  des 
collections  de  matériaux,  bruts  ou  travaillés,  tels  qu'on 
en  trouve  dans  Ruchat  et  dans  Bridel.  Après  lui,  on  voit 
les  ouvrages  se  multiplier,  plus  ou  moins  méritoires, 
quelques-uns  excellents,  ayant  tous  une  visée  spéciale  : 
ce  sont  des  précis  à  l'usage  des  écoles,  des  traités  plus 
étendus,  des  tableaux,  des  descriptions  géographiques 
ou  pittoresques.  En  même  temps,  grâce  à  l'activité  crois- 
sante de  la  Société  d'histoire  de  la  Suisse  romande, 
abondent  les  mémoires  érudits  sur  toutes  les  questions 
difficiles.  La  division  du  travail  s'est  introduite  dans  le 
champ  qu'Olivier  défrichait.  Les  genres  se  distinguent, 
se  prononcent.  Un  tel  veut  être  historien  d'une  façon,  un 
tel  d'une  autre.  Lui,  il  l'est  de  toutes  les  façons  à  la  fois, 
et,  de  plus,  il  est  poëte.  Il  occupe  dans  la  série  une  place 
analogue  à  celle  de  ces  épopées  primitives,  dont  il  nous 
parlait  lui-même,  qui  préexistent  à  la  division  des  genres.  Il 
est  encore  dans  la  période  où  l'on  veut,  où  l'on  peut  tout 
dire,  tout  embrasser,  et  c'est  bien  son  ambition.  Œuvre 
de  poésie  et  de  savoir,  d'exacte  recherche  et  d'intuition 
puissante,  le  Canton  de  Vaud  est  surtout  une  œuvre 
d'amour.  «  Je  me  sens  le  droit  de  dire  avec  vérité,  dé- 
clare-t-il  dans  une  note  destinée  à  préparer  le  lecteur  à  la 
franchise  de  quelques  observations,  que,  quoi  qu'il  arrive, 
quoi  que  je  pense,  je  ne  cesse  pas  un  instant  d'aimer  ma 


NOTICE   BIOGRAPHiaUE   ET    LITTERAIRE        LXXIX 

patrie,  que  le  plus  petit  coin  de  sa  petite  terre  m'est  cher 
et  sacré.  Je  la  trouve,  en  chaque  endroit,  douce  et  belle. 
Si  je  ne  détourne  pas  mes  regards  de  ce  qui  manque  à  sa 
destinée,  s'il  m"a  semblé  que  c'était  un  devoir  d'y  en 
attirer  d'autres  que  les  miens,  car  je  ne  suis  pas  de  ceux 
qui  ont  la  fureur  dangereuse  de  blanchir  bon  gré  mal  gré 
l'histoire  nationale  ;  si,  au  contraire,  j'ai  ce  ferme  avis 
qu'il  vaut  mieux  savoir  où  branle  l'édifice,  que  de  se 
faire  illusion  sur  la  foi  d'un  vernis  menteur  ;  je  n'en  aime 
pas  moins  cette  patrie  tout  entière,  on  voudra  bien  le 
croire  :  hélas  !  je  l'aime  trop,  sans  doute,  elle  et  ses  dé- 
fauts ;  et  nul  ne  sait  plus  que  moi  tout  ce  qu'il  y  a  dans 
cet  examen  de  cruel  et  de  douloureux.  »  Celui  qui  parle 
ainsi  n'a  rien  à  redouter  de  sa  franchise.  Il  sera  sévère 
sans  paraître  dur,  car  on  sait  que  s'il  châtie,  c'est  qu'il 
aime,  et  que  malgré  tout,  il  espère  beaucoup  de  ce  peu- 
ple dont  il  parle  parfois  comme  s'il  en  désespérait. 

Le  Canton  de  Vaiid  est  le  principal  des  ouvrages  d'his- 
toire nationale  que  nous  devions  à  Olivier  ;  mais  il  n'est 
pas  le  seul.  A  peine  en  avait-il  achevé  la  publication, 
qu'il  commençait  celle  d'un  volume  intitulé  Etudes  d'his- 
toire nationale,  comprenant  trois  morceaux  distincts  : 
Le  Major  Davel,  Voltaire  à  Lausanne,  et  V Histoire  de 
la  révolution  helvétique  dans  le  canton  de  Vaud  ou  du 
Léman.  Le  rapport  de  ces  trois  opuscules  avec  le  grand 
ouvrage  central  est  facile  à  saisir  :  ce  sont  trois  moments 
qui  se  détachent  sur  le  fond  terne  de  nos  annales,  et 
qu'Olivier  veut  faire  ressortir  en  pleine  lumière.  On  en 
voit  tout  de  suite  l'intérêt.  Le  second  nous  montre  la 
société  lausannoise  dans  un  de  ses  jours  les  plus  brillants  ; 
le  troisième  nous  apprend  à  connaître  quelques-uns  des 
hommes  les  plus  éminents  qu'ait  produits  le  canton  de 
Vaud,  ceux  qui  ont  présidé  à  l'œuvre  de  son  émancipa- 
tion: les  Monod,  les  Muret,  les  Pidou,  et  surtout  Laharpe, 


LXXX  JUSTE    OLIVIER 

pour  lequel,  malgré  ses  fautes,  Olivier  ne  cesse  de  profes- 
ser une  estime  mêlée  de  reconnaissance  et  de  sincère  ad- 
miration. Le  premier,  enfin,  nous  met  en  présence  du 
héros  vaudois,  de  l'homme  dans  lequel  il  est  permis  de 
voir  la  plus  haute  personnification  du  caractère  national. 
De  ces  trois  études,  celle-ci,  sans  nul  doute,  tenait  de  plus 
près  au  cœur  d'Olivier.  Il  y  avait  longtemps  que  cette 
figure  de  Davel  l'intéressait,  le  captivait,  et  qu'il  se  pro- 
mettait d'en  faire  le  portrait  à  loisir.  Elle  l'attirait  d'au- 
tant plus  qu'il  se  sentait  avec  lui  comme  une  sorte  de 
parenté.  Sans  être  précisément  superstitieux,  il  avait  cette 
sensibilité,  cette  irritabilité  d'imagination  qui  fait  voir 
des  fantômes  à  ceux  mêmes  qui  n'y  croient  pas,  et  qui 
leur  explique  les  visions  d'autrui.  Il  s'en  fallait  de  bien 
peu  qu'il  ne  crût  aux  présages.  Nous  l'avons  vu  noter  cet 
enterrement  qu'il  croise  à  Neuchâtel,  en  arrivant.  La 
rencontre  inopinée  du  nombre  13  le  faisait  tressaillir.  Il 
ressemblait  aussi  à  Davel  par  de  ])lus  grands  côtés.  Il 
était  comme  lui  porté  aux  choses  intérieures,  de  nature 
un  peu  mystique,  mettant  de  la  religion  dans  le  patrio- 
tisme et  du  patriotisme  dans  la  religion  ;  incapable  d'in- 
trigues et  de  cabales,  vivant  à  l'écart,  mais  observant, 
souffrant  au  fond  de  son  cœur  de  tous  les  malheurs,  de 
toutes  les  misères,  de  toutes  les  fautes  du  peuple.  Si  quel- 
qu'un, dans  nos  générations,  a  jamais  mérité  l'honneur 
de  poser  ])our  Davel,  de  lui  prêter  quelques  traits  de  soi- 
même,  c'est  Olivier,  et  l'on  peut  tenir  pour  une  juste  for- 
tune qu'il  se  soit  trouvé  à  Paris  le  jour  où  Gleyre  eut 
besoin  d'un  modèle  pour  représenter  le  major  de  CuUy, 
et  qu'il  ait  été  choisi  pour  cet  office  d'honneur. 

Il  y  a,  dans  le  peu  qu'on  sait  de  Davel,  trop  de  par- 
ticularités extraordinaires  pour  qu'un  écrivain  puisse 
espérer  de  répondre  à  toutes  les  objections  et  de  dissiper 
toutes  les  obscurités.  L'étude  d'Olivier  n'a  point  eu  cette 


NOTICE   BIOGRAPHiaUE   ET   LITTERAIRE        LXXXI 

fortune  impossible.  Le  scepticisme  critique  a  maintenu 
ses  doutes,  et  les  chercheurs  d'explications  physiologi- 
ques, mystiques,  romanesques,  ont  encore  le  champ  libre 
et  peuvent  continuer  à  chercher.  Néanmoins,  Olivier  n'a 
rien  écrit  —  en  prose  —  de  plus  fin,  de  plus  complet, 
de  plus  heureux.  Rien  n"y  manque  de  ce  que  peut  donner 
Fattention,  la  sagacité,  l'étude  patiente,  amoureuse  de 
son  sujet,  la  souplesse  d'un  art  délicat,  les  rapides  et 
profondes  intuitions  d'une  inteUigence  de  poëte  et  la  se- 
crète sympathie  des  âmes.  Et  même  ce  qu'on  appelle  le 
romantisme  d'Olivier,  se  trouve  ici  en  son  lieu,  et  n'est 
qu'un  charme,  une  convenance  de  plus.  Quand  Olivier 
parle  de  nos  paysans,  quand  il  nous  transporte  en  plein 
Gros  de  Vaiid,  on  trouve  parfois  quelque  disparate  entre 
sa  manière  trop  ingénieuse  et  la  gaucherie,  la  pesanteur 
d'esprit,  souvent  trop  réelles,  des  sujets  qu'il  s'exerce  à 
peindre.  Mais  lorsqu'il  s'agit  de  Davel,  l'harmonie  est 
aussitôt  rétablie,  et  l'est  d'autant  mieux  que  dans  les  dé- 
tours de  cet  art  ingénieux,  on  démêle  l'effort  d'une  âme 
sincère,  inquiète  de  ne  pas  saisir  toute  la  vérité. 

Quel  accueil  fit  à  cet  ensemble  de  travaux  le  public 
vaudois  ?  Un  accueil  vaudois.  On  ne  sut  pas  d'abord  ce 
qu'on  devait  en  penser.  La  manière  était  nouvelle,  le 
sujet  bien  vieux.  Ecrire  deux  volumes  sur  le  canton  de 
Vaud!  On  fait  des  chansons  sur  le  canton  de  Vaud  :  par- 
fois même  on  détourne  à  sa  louange  les  chansons  faites 
pour  d'autres.  On  djt  : 

Canton  de  Vaud, 
Si  beau  !  ! 

Mais  deux  volumes  !  Où  en  serions-nous  si  chacun  se 
mêlait  d'écrire   deux  volumes  sur  son  père  ou   sur  sa 
mère  ?  Pauvre  Olivier,  vous  radotiez  assurément. 
Quel  fruit  de  ce  labeur  pouviez-vous  recueillir  ? 

J.    OLIVIER.  I.  F 


LXXXII  JUSTE   OLIVIER 

Il  en  recueillit,  en  effet,  un  fruit  assez  mince.  Le  profit 
fut  nul,  le  succès  douteux.  Aujourd'hui  qu'Olivier  est 
mort,  le  moment  du  succès  est  peut-être  venu.  J'ai  vu 
des  jeunes  gens  tout  surpris  de  ce  qu'ils  avaient  trouvé 
dans  ces  vieux  volumes  passés  de  mode.  Ils  en  sortaient 
émerveillés,  comme  on  revient  d'un  voyage  de  décou- 
vertes, et  l'accent  de  l'étonnement  se  mêlait  dans  leurs 
récits  à  celui  de  l'admiration.  Cela  est  de  bon  augure. 
Espérons  qu'on  s'étonnera  toujours  plus.  Quoi  qu'il  ar- 
rive, Olivier  peut  être  assuré  d'avoir  pour  lui  les  suffrages 
qui  ^comptent.  Et  il  faut  dire  qu'il  les  a  toujours  eus.  A 
peine  le  Canton  de  Vaiid  avait-il  paru,  que  Félix  Cha- 
vannes,  poète  lui  aussi,  voyant  la  froideur  du  public, 
entendant  les  chuchotements  de  cette  critique  en  dessous, 
se  donnait  le  plaisir  de  lui  adresser  une  épître  en  vers, 
comme  Boileau  à  Racine,  pour  le  consoler  et  le  venger  : 

Ami,  j'ai  lu  ton  livre,  et  mon  cœur  satisfait 
Pour  le  Vaudois  jouit  de  ce  nouveau  bienfait... 
Il  vivra,  sois-en  sûr. 

Il  vivra  parce  qu'il  est  vrai  ;  il  vivra  en  dépit  des  en- 
vieux et  des  esprits  dénigrants,  chez  nous  si  nombreux. 

Nous  jugeons, mais  toujours  dans  une  humeur  narquoise. 
Au  mérite,  au  talent,  nous  aimons  chercher  noise  ; 
Et  la  main  qui  devrait  applaudir  mille  fois 
Sait  bien  mieux,  pour  siffler,  se  faire  un  porte-voix. 

L'injustice  n'aura  qu'un  temps  : 

Courage  donc,  ami  1  Que  ta  muse  qui  veille 
Aux  vains  discours  des  sots  te  ferme  bien  l'oreille  I 
Et  que  des  bons  esprits  le  cortège  nombreux 
Accompagne  ta  lyre  et  te  contemple  heureux. 

Peu  de  témoignages  ont  dû  faire  à  l'auteur  un  plus 
vif  plaisir.  Cependant  j'en  trouve  de  bien  précieux  en- 


NOTICE   BIOGRAPHiaUE    ET    LITTERAIRE     LXXXIII 

core,  et  aussi  bien  curieux.  Voici,  par  exemple,  une 
lettre  du  doyen  Bridel,  du  15  juillet  1838,  que  je  ne  ré- 
siste pas  au  plaisir  de  citer  tout  entière,  à  cause  de  son 
intérêt  historique.  ;Et  puis,  c'est  si  bien  lui  !  Que  de 
grâce  dans  ces  conseils  d'un  vieillard,  et  comme  il  porte 
légèrement  son  bagage  d'érudit  !  Que  de  loyauté,  de 
bonhomie,  et  quelle  agréable  pointe  de  malice  quand  il 
indique  d'un  mot  une  erreur  ou  un  oubli  !  Il  venait 
d'achever  la  lecture  du  tome  premier  du  Canton  de  Vaiid. 

«  Monsieur  le  professeur, 

»  Il  3'  a  déjà  plusieurs  jours  que  j'aurais  dû  vous  remercier  de 
votre  aimable  cadeau  ;  mais  je  voulais  vous  avoir  lu  auparavant. 
Maintenant  je  dois  vous  féliciter  de  la  suilc  comme  je  l'ai  fait  du 
commencement.  J'admire  avec  quelle  sagacité  et  quelle  patience 
vous  avez  mis  à  contribution  toutes  nos  sources  historiques,  tant 
imprimées  que  manuscrites,  et  avec  quel  art  vous  les  avez  coor- 
données pour  servir  à  votre  plan.  Sans  doute,  votre  champ  était 
circonscrit  et  géographiquement  et  historiquement  !  mais  on  vous 
appliquera  en  toute  vérité  ce  mot  :  ///  Icmii  lahore  non  tennis  gloria. 
Si  j'avais  eu  le  plaisir  de  vous  voir  et  de  vous  entretenir,  j'aurais 
pu  vous  fournir  plusieurs  anecdotes  sur  le  dernier  comte  de 
Gruyères,  dont  j'ai  liabité  dix  ans  l'ancien  domaine,  et  dont  quel- 
ques-unes n'auraient  pu  servir  à  son  apothéose  littéraire,  car  il 
s'est  ruiné  autant  par  ses  débauches  effrénées  que  par  son  en- 
treprise militaire,  lorsqu'il  fournit  à  la  France  trois  mille  hommes, 
dont  à  peine  deux  cents  étaient  gruyériens,  dont  on  peut  voir  la 
couardise  dans  les  mémoires  de  du  Bellay,  témoin  de  la  bataille 
de  Cérisolles,  où  les  Gruets  se  couvrirent  de  honte. 

»  J'aurais  pu  aussi  vous  parler  au  long  du  major  Davel,  dont 
j'ai  eu  tous  les  papiers  en  main.  Un  de  ses  petits  neveux,  lieu- 
tenant d'artillerie,  ayant  logé  chez  moi  à  Chàteau-d'Œx  en  1802, 
me  dit  avoir  deux  ou  trois  cahiers  de  son  oncle  ;  je  le  priai  de 
me  les  communiquer  :  à  son  retour  à  Cully,  il  me  les  fit  passer. 
Peut-être  sont-ils  encore  dans  la  famille.  Et  il  serait  bon,  mon- 
sieur, que  vous  les  vissiez  avant  de  commencer  son  liistoire,  — 


LXXXIV  JUSTE    OLIVIER 

c'est  une  source  que  vous  ne  devez  pas  négliger.  —  Ce  neveu  en 
parlait  avec  respect  :  mais  il  ne  l'excusait  pas  sur  ce  point-ci  : 
c'est  qu'ayant  prêté  deux  fois  le  serment  de  fidélité  à  ce  qui  était 
alors  son  souverain,  il  ne  devait  pas  agir  comme  il  avait  fait,  car 
ce  M.  Davel  tenait  à  la  sainteté  des  serments  et  ne  s'en  moquait 
pas  selon  le  système  moderne. 

»  Vous  dites  un  mot  de  Dutoil-Mcmbriui^  notre  Fènelon.  Pen- 
dant trois  ans,  j'ai  été  intimement  lié  avec  lui,  et  sans  admettre 
tout  son  mysticisme,  j'ai  vu  en  lui  un  théologien  qui,  aux  pre- 
miers siècles  de  l'église,  aurait  pris  place  parmi  ceux  que  nous 
appelons  les  Pères.  J'en  ai  conservé  plusieurs  anecdotes  aussi 
singulières  que  peu  connues.  —  Vous  voyez,  monsieur,  que  je 
date  de  loin.  En  effet,  à  8i  ans  on  n'est  pas  de  ce  siècle. 

»  Je  me  flatte  quand  vous  irez  à  Aigle  que  vous  vous  arrêterez 
chez  un  de  vos  admirateurs,  et  qu'il  pourra,  monsieur,  vous  in- 
diquer quelques  documents  utiles  à  vos  travaux,  et  vous  rap- 
peler que  le  cardinal  du  Perron  était  né  à  Orbe,  dont  son  père 
était  bourgeois,  et  qu'il  y  a  été  élevé  jusqu'à  l'âge  de  i6  ans. 

i>  Recevez,  mon  cher  professeur,  avec  tous  mes  remerciements, 
l'expression  de  ma  considération  et  de  mon  dévouement. 

»  Bridel,  pasteur. 
«  Montreux,  15  juillet. 

»  N.B.  Je  trouve  dans  mon  Glossaire  du  patois  roman,  arcossei, 
s.  m.  nerprun  :  Rbaninus  catharlicus.  Je  tiens  de  feu  M.  le  doyen 
Decoppet  que  cette  locaHté  était  jadis  couverte  de  nerpruns  et 
qu'elle  en  a  gardé  le  nom.  » 

Citons  aussi  queU^ues  fragments  d'une  lettre  écrite  par 
un  vieillard  plus  âgé  encore,  le  landammann  Muret,  qui 
allait  entrer  dans  sa  (|uatre-vingt-quatrième  année.  Olivier 
lui  avait  en\oyé  ses  Etudes  d'histoire  nationale. 

t  J'ai  reçu  avec  reconnaissance  l'ouvrage  que  vous  avez  bien 
voulu  m'envoyer.  Ce  cadeau  m'est  précieux  et  par  le  livre  lui- 
même  et  par  la  personne  qui  me  l'envoie.  J'ai  lu  votre  précédent 
ouvrage  qui  m'a  profondément  ému.  Comme  il  est  z'aHiow,  l'au- 


NOTICE   BIOGRAPHiaUE   ET   LITTERAIRE       LXXXV 

teur  de  ce  livre  ;  comme  il  a  bien  su  le  voir,  le  sentir,  le  décrire, 
ce  pays  de  Vaud,  auquel  nul  autre  ne  ressemble!  Comme  il  a 
bien  su  saisir  les  traits,  la  physionomie,  le  caractère  des  habi- 
tants de  ce  beau  pays  !  Ce  premier  ouvrage  m'assure  le  plaisir 
que  j'aurai  à  lire  celui  que  je  viens  de  recevoir;  mais, hélas!  ma 
mauvaise  vue  et  l'état  de  ma  vieille  tête^  retarderont  beaucoup 
cette  jouissance.  Je  l'ai  commencée,  cette  lecture.  L'histoire  de 
Davel  m'intéresse  vivement.  J'aime  le  rapprochement  que  vous 
faites  entre  Davel  et  Jeanne  d'Arc.  Que  j'aimerais  à  lire  l'histoire 
de  Jeanne  traitée  de  la  même  manière  que  vous  avez  écrite  celle 
de  Davel  ! . . . . 

"  Je  n'ai  pas  pu  encore  commencer  la  lecture  de  la  Réivhition 
helvétique,  mais,  excité  par  une  curiosité  intéressée,  je  l'ai  feuil- 
letée. J'y  ai  vu  dans  plusieurs  articles  mon  nom  cité  d'une  ma- 
nière trop  favorable  ;  je  le  dois  à  votre  bienveillance.  Dans  ma 
carrière  politique,  je  n'ai  jamais  aspiré  à  la  célébrité,  ni  à  rien 
qui  en  approche.  L'amour  de  mon  pays  fut  mon  seul  mobile,  et 
le  sentiment  d'avoir  pu  lui  être  de  quelque  utilité,  la  seule  ré- 
compense que  j'en  attendais  ;  mais  ce  n'est  pas  sans  plaisir  que 
j'ai  vu  dans  votre  ouvrage  mon  nom  associé  d'une  manière  ho- 
norable au  souvenir  des  grands  événements  de  la  patrie.  » 

Après  les  vieillards  les  jeunes  gens.  Olivier  avait  dédié 
son  Caîiton  de  Vaud  à  «  Messieurs  les  étudiants  de  Ta- 
cadémie  de  Lausanne".  »  «  Ce  livre,  leur  avait-il  dit,  est  à 
vous  comme  à  sa  meilleure  espérance.  »  Ils  lui  répondi- 
rent par  l'organe  de  leur  Sénat,  et  d'une  manière  qui  le 
toucha  sûrement,  malgré  l'inexpérience  visible  du  lan- 
gage et  du  style.  Ils  le  remerciaient  surtout  de  les  avoir 
révélés  à  eux-mêmes,  et  se  promettaient  de  trouver  dans 


^  Il  avait  eu  une  attaque  et  souffrait  de  vertiges  continuels. 

^  On  a  souvent  parlé  de  cet  ouvrage  comme  s'il  avait  fait 
l'objet  d'un  cours  à  l'académie.  Ce  n'est  pas  exact.  Le  germe 
seulement  en  a  été  déposé  dans  quelques  leçons  à  l'ouverture  du 
cours  de  1834.  Voir  préface,  pag.  ix. 


LXXXVI  JUSTE    OLIVIER 

une  plus  claire  conscience  de  leur  propre  nature  le  prin- 
cipe d'une  activité  plus  féconde. 

K  L'amour  du  pays  que  ce  livre  respire,  ajoutent-ils,  réchauffe, 
le  cœur,  relève  le  courage.  C'est  pour  ce  grand  amour  que  doi- 
vent avant  tout  vous  remercier  ceux  qu'un  sentiment  pareil  at- 
tache au  canton  de  Vaud.  Votre  ouvrage,  d'ailleurs,  est  bien 
à  nous....  Aussi  l'idée  de  nous  l'adresser  nous  a-t-elle  bien  moins 
surpris  que  touchés.  Nous  y  voyons  une  assurance  publique  de 
cet  attachemeut  que  vous  nous  portez,  et  dont  les  étudiants  vau- 
dois  ont  déjà  reçu  tant  de  marques  précieuses.  Vous  savez  com- 
bien il  augmente  encore  à  nos  yeux  la  valeur  de  votre  présent 
et  comment  nous  voudrions  pouvoir  y  répondre.  Vous  ne  doutez 
point  de  notre  reconnaissance  ;  mais  si  vive  qu'elle  soit,  qu'ajou- 
terait-elle à  l'affection  et  au  respect  de  vos  élèves.... 

»  Louis  Bridel,  consul.  » 

De  l'étranger  les  témoignages  sont  nuls  ou  rares.  Les 
poésies  d'Olivier  ne  furent  pas  sans  y  attirer  l'attention 
de  quelques  bons  juges  ;  mais  qui  donc  à  Paris  aurait  pu 
lire  le  Canton  de  Vaud?  Sainte-Beuve  en  parla  cepen- 
dant en  plus  d'une  rencontre,  en  société  ;  il  parla  surtout 
de  l'étude  sur  Davel,  sujet  intéressant  pour  un  amateur  si 
délicat  de  fine  psychologie.  Chateaubriand,  qui  l'entendit, 
parut  s'y  intéresser,  et  demanda  à  voir  l'ouvrage.  On  le 
lui  fit  parvenir,  et  il  remercia  aussitôt  par  un  billet  que 
ses  douleurs  de  goutte  le  forcèrent  de  dicter  à  son  secré- 
taire, et  dans  lequel  je  remarque  cette  phrase  significative  : 
«  Au  moins  il  résultera  de  vos  travaux  qu'il  a  existé  de 
nos  temps  un  homme  de  reUgion,  de  conviction  et  de 
courage:  vous  aurez  empêché  la  prescription  contre  la 
vertu.  »  Si  Ton  veut  se  faire  une  juste  idée  de  la  portée 
qu'a  dans  la  bouche  de  ce  grand  sceptique  cet  hommage 
au  héros  de  notre  indépendance,  il  faut  se  rajjpeler  ce 
qu'il  écj-ivait  à  Vinet,  peu  d'années  auparavant  :  «  J'ai 


NOTICE  BIOGRAPHiaUE  ET  LITTERAIRE    LXXXVII 

perdu  toute  foi  sur  la  terre.  Je  ne  crois  plus  à  rien  en 
politique,  en  littérature,  en  renommée,  en  affections  hu- 
maines; tout  cela  me  semble  les  plus  vaines,  comme  les 
plus  déplorables  des  chimères.  » 


VIII 


«  Je  te  recommande  à  Lausanne  M.  et  M^^^  Olivier, 
ménage  de  poètes  très  distingués,  très  bons,  et  qui  ont 
fait  à  eux  deux  des  vers  souvent  admirables.  »  Ainsi 
écrivait  Georges  Sand  à  un  ami  qui  devait  passer  quel- 
ques jours  sur  les  bords  du  lac  Léman.  A  Lausanne  aussi, 
on  avait  l'œil  sur  ce  ménage  de  poètes,  objet  de  curio- 
sité pour  tous,  et  de  sympathie  pour  plusieurs.  Jamais 
dans  les  bosquets  du  pays  de  Vaud,  on  n'avait  vu  nid  de 
rossignol  plus  retentissant  de  chansons.  Les  deux  poètes, 
en  vrais  rossignols,  en  laissèrent  quelques-unes  mourir 
dans  les  airs  ;  néanmoins,  celles  dont  ils  notèrent  les  pa- 
roles furent  bientôt  assez  nombreuses  pour  former  le 
recueil  des  Deux  Voix,  dont  le  titre  indique  déjà  la 
poétique  origine. 

II  faut  pour  un  duo  de  cette  nature  ou  bien  deux  voix 
si  parfaitement  semblables  qu'on  ne  les  distingue  pas 
l'une  de  l'autre,  ou  bien  deux  voix  franchement  différen- 
tes, mais  non  dissonnantes,  qui  se  fassent  valoir  et  se  ma- 
rient en  s'opposant.  C'est  le  second  cas  qui  se  présente 
ici,  et  la  différence  est  assez  frappante  pour  qu'on  puisse, 
sans  se  tromper,  faire  le  départ  de  ce  qui  revient  à  cha- 
cune. La  voix  féminine  paraît  au  premier  abord  la  plus 
virile.  A  elle  le  haut  lyrisme,  l'alexandrin  puissant,  l'allé- 
luia qui  retentit.  L'autre,  la  voix  masculine,  aime  à  chan- 


LXXXVIII  JUSTE    OLIVIER 

ter  dans  Tonibre,  à  l'oreille.  A  elle  la  romance  et  la 
chanson  ;  à  elle  la  timide  élégie  et  les  accents  rustiques. 
L'harmonie  cependant  ne  cesse  pas  de  présider  à  leur 
concert.  Elles  ne  semblent  s'éloigner  l'une  de  l'autre, 
celle-ci  pour  aborder  des  tons  de  plus  en  plus  graves, 
celle-là  pour  perler  ses  gracieuses  notes  flûtées,  qu'afin 
de  se  procurer  ensuite  le  plaisir  de  se  rapprocher  ;  elles 
se  cherchent  en  ayant  l'air  de  se  fuir,  et  l'on  sent  chez 
l'une  et  chez  l'autre,  quels  que  soient  le  mode  et  le 
rhythme,  le  sujet  et  l'occasion,  certain  motif  qui  demande 
toujours  à  revenir.  Les  talents  varient,  les  âmes  vibrent 
à  l'unisson. 

On  pourrait  faire,  à  ce  propos,  de  jolis  rapprochements. 
Voyez,  par  exemple,  les  deux  morceaux  intitulés  le  Mu- 
veran  et  Promenade,  le  premier  de  M^^^  Olivier,  le  se- 
cond de  son  mari.  Pendant  qu'il  escalade,  lui,  les  pics 
des  Alpes,  elle  ne  cesse  de  suivre  des  yeux  le  sentier 
qu'il  doit  gravir,  et  quand  c'est  elle  qui  bocage  en  sa 
promenade,  cueillant  fraises  ou  fleurettes,  il  ne  la  quitte 
pas  du  regard.  Puis,  lorsqu'elle  le  suppose  parvenu  au 
sommet  du  Muveran,  qu'elle  le  voit  contemplant  de  là- 
haut  la  grande  houle  des  montagnes, 

Comme  un  océan  des  vieux  âges 
Paralysé  dans  sa  fureur, 

elle  ne  forme  pour  lui  qu'un  vœu,  savoir  que  son  plaisir 
ne  soit  pas  des  yeux  seulement  : 

Oh  !  que  l'âme  se  joigne  à  la  vue  éblouie, 
Et  de  ces  grands  tableaux  soit  aussi  réjouie, 
Car  la  beauté  parle  de  Dieu  ! 

Et  lui,  de  même,  quand  elle  a  tout  bocage  et  que  la  pro- 
menade est  finie,  c'est  vers  Dieu  qu'il  adresse  ses  pen- 
sées, pensées  de  reconnaissance  et  d'amour. 


NOTICE   BIOGRAPHIQ.l.'E    ET    LITTERAIRE    LXXXIX 

Ces  heures  sans  mélange  et  ces  fraîches  couronnes, 
Cette  féUcité,  c'est  Toi  qui  nous  les  donnes  ; 

Moi,  je  viens,  à  mon  tour, 
T'en  faire  un  doux  récit,  ô  Seigneur  qui  nous  aime  ! 
Comme  à  son  père  un  fils  raconte  le  soir  même 

Tous  ses  plaisirs  du  jour. 

Le  succès,  j'entends  le  succès  de  popularité,  ne  se 
partagea  pas  d'une  manière  égale  entre  les  deux  voix. 
Oh  aurait  pu  le  prédire.  Rien  de  plus  avenant,  rien  de 
plus  accessible  que  certaines  chansons  d'Olivier,  entre 
autres  celle  du  jeune  homme  qui  passe  et  repasse  par  là: 

Là-bas,  au  détour  de  la  rue. 

Où  si  nombreux  sont  les  passants, 

A  sa  fenêtre  est  apparue, 

J'en  ai  l'àme  encore  tout  émue. 

Jeune  fille  simple,  ingénue. 

Jeune  fillette  de  quinze  ans. 

Douce  et  rosée  est  sa  figure  ; 
Noirs,  ses  grands  yeux  ;  noire,  sa  chevelure. 

Voilà  !  voilà  ! 
Pourquoi  je  passe  et  repasse  par  là. 

M™^  Olivier  n'a  pas  de  ces  notes  familières.  Elle  chante 
le  sapin  qui  se  marie  à  la  foudre,  le  grand  aigle  qui  plane 
sur  l'abîme,  le  Dieu  qui  a  fait  l'aigle  et  le  sapin,  et  qui  a 
fait  l'homme  aussi  ;  elle  chante  les  puissances  humaines 
et  surhumaines,  amies  ou  ennemies  de  la  divinité  : 

L'enfer,  tout  mugissant  de  rages  éternelles, 

Qui  sous  la  main  de  Dieu  se  plie  en  blasphémant. 

L'homme,  tombé  d'Eden,  orgueilleuse  poussière. 

Gardant,  comme  un  rayon  de  céleste  lumière. 

L'intelligence  avide,  et  le  remords  vengeur 

Qui  creuse,  à  chaque  pas,  son  front  de  voyageur. 


XC  JUSTE    OLIVIER 

Il  n'y  a  rien  dans  les  chants  de  M'"^  Olivier  qui  s'a- 
dresse à  la  foule  ;  aussi  la  foule  demeura-t-elle  dans  son 
indifférence,  ou,  si  elle  en  secoua  la  torpeur,  ce  ne  fut 
que  pour  s'étonner  de  cette  femme  qui  se  permettait 
d'être  poëte,  et  qui  ne  songeait  pas  même  à  se  le  faire 
pardonner  par  la  modestie  de  petits  vers  anodins.  La 
malignité  s'en  mêla,  et  quelque  mauvais  plaisant,  jouant 
sur  les  noms,  s'avisa  de  proclamer  qu'une  des  deux  voix 
n'était  pas  juste.  Dès  lors,  pour  le  gros  du  public,  ce  fut 
chose  jugée.  Comment  un  calembour  réussi  pourrait-il 
n'être  pas  juste  lui-même?  Le  fait  est  que  si  l'on  veut 
s'accorder  le  plaisir  de  chercher  dans  les  pièces  qu'on 
peut  légitimement  attribuer  à  M"»^  Olivier,  des  vers  qui 
ne  soient  pas  irréprochables,  on  en  trouvera.  Et  où  n'en 
trouve-t-on  pas?  Qui  donc  a  la  voix  toujours  juste?  Mais 
ni  les  sottes  critiques,  ni  les  méchants  calembours  n'em- 
pêchèrent les  bons  juges  de  reconnaître  et  de  saluer  en 
elle  un  vrai  poëte,  poëte  d'inspiration,  capable  de  trou- 
ver des  vers  que  nul  autre  n'eût  trouvés.  Ces  vers  qui 
appartiennent  en  propre  à  M^^e  Olivier  se  distinguent 
par  leur  mouvement,  comme  si  quelque  chose  du  natu- 
rel d'Alfred  de  Musset  s'ajoutait  à  la  religieuse  gravité 
de  Lamartine  : 

duc  ne  puis-jc,  ô  mon  Dieu  !  d'un  cœur  simple  et  pieux, 

Accepter  les  ennuis  que  ton  amour,  m'envoie, 

Me  consoler  en  toi,  me  redire  avec  joie 

Que  nos  maux  d'ici-bas  font  nos  biens  dans  les  cieux. 

Voilà  le  ton,  qui  i)eut  s'élever  et  gagner  en  puissance  ly- 
rique, comme  dans  le  morceau  du  Sapin. 

L'arbre  a  grandi,  fier  et  sublime. 

Sur  son  piédestal  glorieux, 

N'aimant  que  l'aigle  de  l'abîme,  < 

Le  soleil,  la  neige  et  les  cieux. 


NOTICE   BIOGRAPHIQ.UE   ET   LITTERAIRE  XCI 

Il  buvait  la  tiède  rosée. 

Les  parfums  qu'à  l'herbe  embrasée 

Enlève  un  souffle  humide  et  frais  ; 

Et  d'air  pur  baignant  ses  feuillages, 

Il  s'enveloppait  de  nuages 

Afin  de  s'endormir  en  paix. 

Ce  ne  fut  pas  à  Lausanne  seulement  qu'on  se  douta 
de  la  beauté  de  ces  vers,  on  la  sentit  fort  bien  à  Paris  : 

«  Chez  Marmier  l'autre  jour,  nous  avons  eu  le  petit  punch, 
écrit  Sainte-Beuve...  Nous  avons  dit  des  vers,  petits,  courts,  vifs, 
comme  le  punch  qu'à  petits  coups  nous  buvions.  Brizeux  en  a 
dit  de  jolis,  pareils  à  des  fleurettes  franches  et  sauvages  qu'une 
chèvre  d'Arcadie  irait  mordre  aux  fentes  des  rochers.  En  qualité 
de  grec  par  le  goût,  il  est,  à  un  certain  moment,  entré  dans  une 
violente  colère  contre  le  nord  et  contre  les  sapins.  Un  Russe  qui 
était  là,  M.  de  Tourgueneff',  a  répondu  ;  nous  avons  plaidé  pour 
le  nord,  et  tout  d'un  coup  Marmier  allant  à  un  rayon  de  sa  bi- 
bliothèque V  prit  le  livre  des  Deux  Voix:  alors  j'ai  lu  le  Sapin  à 
Brizeux,  qui  s'est  déclaré  désarmé.   » 

J'insiste  sur  la  part  de  M""^  Olivier  dans  ce  premier 
recueil.  Elle  est  considérable,  et  pour  la  qualité  aussi 
bien  que  pour  la  quantité.  Plus  tard,  les  occupations,  les 
soucis,  la  prose  envahissante  de  la  vie,  les  épreuves  et 
les  deuils  l'éloigneront  de  la  poésie  ;  sa  présence  dans 
les  volumes  de  vers  de  son  mari  ne  se  trahira  plus  que 
par  ses  initiales  au  bas  de  rares  morceaux.  Néanmoins, 
sa  place  est  marquée  dans  l'histoire  de  notre  littérature 
nationale,  non-seulement  par  la  réputation  de  son  mo- 
deste salon  de  la  rue  Martheray,  —  un  intérieur  plus  en- 
core qu'un  salon,  —  non-seulement  par  ses  relations  au 
dehors  et  l'amitié  de  personnages  illustres,  mais  aussi 
par  quelques-uns  des  meilleurs  vers  qui  aient  été  écrits 


XCII  JUSTE    OLIVIER 

dans  notre  pays,  par  quelques-uns   de  ceux  où  il  y  a  le 
plus  d'âme  et  de  souffle. 

Quant  à  Juste  Olivier,  on  trouve  dans  le  recueil  des 
Deux  Voix  plusieurs  de  ses  anciens  essais.  Le  choix  au- 
rait pu  en  être  plus  sévère.  Il  y  a  quelques  morceaux 
faibles,  par  exemple  dans  la  série  des  Chansons  à  mon 
père,  qui  s'étend  de  1828  à  1834.  Mais  on  comprend  ici 
l'indulgence  du  poëte  pour  son  œuvre.  C'était  rhal)itude, 
chez  les  Olivier,  de  célébrer  en  famille  la  fête  du  père  ; 
enfants  et  petits-enfants  y  assistaient,  et  Juste  ne  man- 
quait jamais  d'apporter  une  chanson  en  l'honneur  de  celui 
qui  fut,  dit-il,  «  sa  première  poésie.  »  Tableau  digne  des 
temps  antiques,  cjue  celui  de  ce  laboureur  qui,  le  soir, 
voit  les  siens  réunis  autour  de  la  table  commune  et  lui 
chantant  leurs  vœux  dans  des  vers  toujours  touchants, 
quelquefois  admirables.  D'autres  pièces  n'ont  pas  la  même 
excuse.  Le  recueil  des  Deux  Voix  n'en  fait  pas  moins  date 
dans  la  carrière  d'Olivier,  parce  qu'il  renferme  les  premiers 
morceaux  dans  lesquels  il  ait  enfin  donné  la  mesure  de 
son  talent.  Il  faut  citer  en  première  ligne  le  Messager, 
qui  n'est  qu'un  épisode  du  poëme  des  Campagnes,  mais 
qui  s'en  détache  avec  tant  de  relief  qu'il  efiface  et  rejette 
dans  l'ombre  tout  le  reste.  Ce  reste  touche  cependant  à 
une  idée  chère  à  Olivier,  à  une  de  celles  qui  l'attireront 
le  plus  dans  la  suite,  celle  de  la  pauvre  paysanne,  con- 
damnée aux  durs  travaux  des  champs,  mais  à  qui  la  force 
manque,  triste,  mélancoliciue,  toujours  pâle,  que  ronge 
un  mal  sans  nom,  et  qui  s'éteint  comme  une  lamjje  sans 
huile.  En  y  revenant  plus  tard,  il  donnera  à  ce  type  tout 
son  caractère;  il  l'achèvera  en  l'idéalisant:  mais  quant 
au  messager,  c'est  une  de  ces  bonnes  figures  que  le 
crayon  doit  saisir  du  premier  coup,  dans  toute  leur  réalité, 
et  où  il  n'y  a  rien  à  idéaliser.  Aussi  la  ressemblance  a- 
t-elle  été  enlevée  d'un  trait.  Nous  l'avons  tous  vu  passer. 


NOTICE   BIOGRAPHIQ.UE   ET    LITTERAIRE  XCIII 

dans  nos  campagnes  vaudoises,  cet  honnête  messager, 
indifférent  sous  sa  nouvelle  de  mort.  Et  quel  type  heu- 
reux que  celui  de  cette  mère,  regardant  à  la  dérobée  ses 
filles  pour  chercher  sur  leur  front  des  gages  de  santé  ! 
Nous  savons  où  Olivier  en  a  trouvé  le  modèle.  Et  quel 
sérieux,  quelle  gravité  dans  l'impression  finale,  sans  que 
rien  sorte  du.  ton  simple  que  réclame  le  sujet  !  Mais  j'ai 
tort  de  m'arrêter  sur  une  œuvre  si  connue.  Pour  nous, 
elle  est  classique.  La  nommer  c'est  la  louer. 

D'autres  morceaux,  d"un  tour  plus  lyrique,  tels  que 
Pressentiment  et  le  Chant  de  paix,  sont  aussi  parmi  les 
meilleurs  que  nous  ayons  d'Olivier.  Mais  la  perle,  en  ce 
genre,  est  le  chant  connu  de  tous  les  Vaudois,  de  tous 
les  Suisses  français  : 

Il  est,  amis  !  une  terre  sacrée, 

Où  tous  ses  fils  veulent  au  moins  mourù. 

Ceci,  c'est  le  triomphe  de  la  simplicité  et  de  l'accent  pa- 
triotique. Quand  on  a  fait  à  son  pays  un  legs  pareil,  on 
ne  peut  plus  être  tout  à  fait  oubHé.  Dès  ce  moment, 
Olivier  a  mérité  et  décidément  conquis  son  titre  de  poëte 
populaire  et  national. 

Le  succès  fut  donc  plus  grand,  dans  le  canton  de 
Vaud,  pour  Olivier  que  pour  sa  femme  ;  mais  pour  lui, 
non  plus,  il  ne  fut  pas  sans  réserves.  On  continuait  à 
l'opposer  à  Porchat,  et  Porchat  continuait  à  avoir  ses 
partisans  :  ce  qui  rappelait  à  Sainte-Beuve  certaines  in- 
justices dont  il  souffrait  de  son  côté. 

«  Voyez-vous,  écrivait-il,  la  gloire  n'est  pas  de  ce  monde.  Le 
succès  est  au  sot  comme  au  fin,  il  est  à  tout  le  monde  et  c'est 
pour  cela  qu'il  est  fait.  On  me  dit  qu'il  y  a  dans  la  Gazelle 
d'Augshourg  un  article  où  je  suis  comparé  à  Planche  et  à  Janin  : 


XCIV  JUSTE   OLIVIER 

quoi  que  je  fasse  en  critique,  c'est  le  comble  de  la  gloire  où 
j'atteindrai.  Vos  Deux  Voix  et  les  fables  de  M.  Porchat  seront 
appareillées  tout  de  même,  et  cela  par  les  mains  les  plus  habiles 
et  les  plus  délicates;  après  quoi  il  n'y  a  qu'à  se  tourner  vers  Dieu, 
la  seule  gloire,  ou  vers  l'ironie,  la  seule  vérité  après  Dieu.  » 


Voilà  qui  est  fier,  piquant  et  i)rofond.  Et  cependant, 
l'injustice  dont  on  accuse  ici  le  succès  se  comprend,  et 
n'est  peut-être  pas  aussi  absolument  injuste  qu'il  le  sem- 
ble au  grand  critique.  On  n'en  avait  pas  encore  fini,  en 
1835,  avec  la  lutte  des  romantiques  et  des  classicpies.'et 
c'était  cette  lutte  qui  se  retrouvait  dans  l'opposition  éta- 
blie entre  les  deux  poètes  vaudois.  Les  romantiques 
avaient  certainement  plus  raison  que  les  classiques;  mais 
ceux-ci,  battus  en  gros,  se  rattrapaient  dans  le  détail. 
Nul  doute  qu'il  n'y  ait  plus  de  puissance  créatrice, 
d'imagination,  de  poésie,  dans  les  Deux  Voix  que  dans 
les  Fables  de  Valamont.  Mais  il  est  plusieurs  de  ces  fa- 
bles qui  tiennent  tout  ce  qu'elles  promettent,  tandis  que 
cela  n'arrive  qu'à  un  petit  nombre  des  morceaux  d'Oli- 
vier. S'il  y  a  plus  d'inspiration  dans  le  travail  de  celui-ci, 
il  y  a  plus  de  soin  dans  le  travail  de  celui-là.  Porchat 
achève  i)lus  exactement  ses  bagatelles  ;  il  les  pousse  plus 
près  de  la  perfection  dont  elles  sont  susceptibles,  et  il  ne 
faut  point  en  appeler  à  Dieu  si  de  fort  bons  esprits,  que 
choquent  les  fautes  et  les  dissonnances,  préfèrent  la  cor- 
rection dans  une  œuvre  modeste  à  l'ambition  dans  une 
œuvre  incorrecte,  car  Dieu,  cet  ouvrier  de  ])erfection. 
pourrait  bien  leur  donner  gain  de  cause,  et  quant  à  l'iro- 
nie, il  y  a  refuge  en  elle  ])Our  les  uns  comme  pour  les 
autres.  On  aura  beau  se  trémousser,  le  bon  sens  restera 
le  bon  sens,  c'est-à-dire  une  chose  plus  nécessaire  que  le 
génie,  et  il  en  sera  de  même  du  bon  goût,  lequel  n'est 
qu'ime  des  formes  du  bon  sens.  C'est  lui  qui  réclame  la 


NOTICE   BIOGRAPHiaUE    ET    LITTERAIRE  XCV 

perfection,  lui  qui  nous  dit  que  rien  de  ce  qui  est  parfait 
n'est  petit,  et  que  les  romantiques,  malgré  toute  leur 
imagination,  n'auront  entièrement  raison  des  classiques 
que  lorsqu'ils  auront  appris  â  faire  aussi  bien  tout  en  fai- 
sant autrement.  Et  voilà  dans  quel  sens  on  pouvait  op- 
poser Porchat  à  Olivier  :  à  quoi  les  partisans  d'Olivier 
auraient  pu  répondre  qu'il  y  avait  déjà  dans  les  Deiix 
Voix  plus  d'une  strophe,  peut-être  même  plus  d'un  mor- 
ceau où  cette  perfection  relative  semblait  atteinte,  et  il 
faut  convenir  qu'il  n'y  aurait  eu  qu'à  s'incliner  s'ils 
avaient  cité  comme  exemple  le  Messager.  Avec  le  Ales- 
sager,  Olivier  prend  son  rang  supérieur.  En  poésie,  notre 
pays  n'avait  encore  rien  produit  de  pareil. 

Aussitôt  après  avoir  publié  les  Deux  Voix,  Olivier  se 
mit  à  son  Canton  de  Vaud,  qui  l'absorba.  Toutefois,  il 
ne  déserta  pas  entièrement  la  poésie  ;  c'eût  été  se  déser- 
ter lui-même.  Des  chansons,  des  sonnets  se  glissent  dans 
les  intervalles  de  moindre  labeur  ;  mille  projets  hantent 
encore  son  imagination,  il  les  caresse  aux  heures  de  rê- 
verie; parfois  même  il  arrive  que  la  muse  espiègle  se 
sentant  négligée,  se  venge  en  se  glissant  au  pied  même 
de  sa  chaire  : 

«  Cessez  de  hanter  ma  demeure, 
Lui  dis-je,  on  m'attend  à  mon  cours; 
Laissez-moi  passer,  voici  l'heure. 
Passer,  mes  anciennes  amours.  » 

Elle  ôte  son  chapeau  de  bergère  et  part  en  riant  ; 

Mais  en  chaire,  ah  !  pièges  indignes  ! 
Je  la  vois,  aux  bancs  les  plus  sourds, 
Qui  s'assied  et  me  fait  des  signes  ; 
Des  signes  d'anciennes  amours. 


XCVI  JUSTE    OLIVIER 

La  sollicitude  d'Olivier  ne  s'étend  pas  seulement  aux 
vers  qu'il  écrit  ou  qu'il  voudrait  pouvoir  écrire,  mais  à 
tous  ceux  qui  s'écrivent  autour  de  lui.  Olivier  est  un 
centre.  Il  a  trouvé  à  Lausanne,  en  y  rentrant,  d'anciens 
camarades,  qui  ont  aussi  leur  veine  de  poétique  talent, 
et  que  l'affinité  des  natures  rapproche  de  lui,  entre  au- 
tres Félix  Chavannes,  celui  qui  devait  lui  adresser  cette 
épître  d'encouragement  à  propos  du  Canton  de  Vaud, 
bien  connu  lui-même  par  de  gracieuses  et  naïves  roman- 
ces, dont  plusieurs  aussi,  par  exemple  celle  de  Berthe, 
la  bonne  reine,  sont  devenues  populaires.  Il  fut  des  pre- 
miers à  aller  jaser  poésie  au  coin  du  feu  de  son  ami, 
ressuscitant  une  vieille  coutume  du  temps  où  ils  étudiaient 
ensemble  : 

Le  feu  luit,  la  porte  est  close, 
Et  le  moût  piquant  arrose 
La  châtaigne  qui  se  fend.... 
Ranimons  la  souvenance 
Des  beaux  jours  qui  nous  ont  lui. 
Félix  dira  sa  romance  : 
Jamais  troubadour  de  France 
Ne  chanta  si  bien  que  lui. 

C'était  néanmoins  sur  les  générations  nouvelles  que 
s'exerçait  principalement  l'attraction  d'Olivier.  Parmi  les 
jeunes  gens  auxquels  il  enseignait  l'histoire  de  leur  pa- 
trie et  du  monde,  il  voyait  grandir  de  vrais  et  nombreux 
talents,  et  il  ne  pensait  pas  (jue  ses  occupations,  si  absor- 
bantes qu'elles  fussent,  le  dispensassent  de  leur  donner 
des  soins.  Le  moment  était  remarquable  pour  l'académie 
de  Lausanne,  un  de  ces  moments  de  sève  surabondante 
et  de  printanière  effervescence.  Elle  n'a  i)as  encore  tous 
les  maîtres  qui  ne  tarderont  pas  à  l'illustrer;  mais  il  se 
fait,  comme  pour  leur  préparer  le  terrain,  un  mouvement 


NOTICE   BIOGRAPHiaUE,  ET   LITTERAIRE         XCVII 

au  sein  de  la  jeunesse,  qui  semble  prise  d'un  zèle  nou- 
veau, d'une  haute  ambition  studieuse  et  d'une  sorte  d'ivresse 
poétique.  Jamais  les  sociétés  littéraires  entre  lesquelles  se 
partage  l'activité  des  étudiants,  —  celle  de  Zofingen  sur- 
tout, alors  dominante,  —  n'avaient  eu  des  séances  plus 
animées  ;  jamais  les  corridors  académiques,  jamais  les 
vieux  tilleuls  de  la  cour  n'avaient  été  les  confidents  de 
plus  avides  espérances  ;  jamais  esprits  mieux  doués,  ja- 
mais talents  plus  riches  de  promesses  n'avaient  pris  la  tête 
de  la  jeune  colonne  et  montré  le  chemin  de  l'avenir.  Au 
premier  rang  se  distinguait  Frédéric  Monneron,  vraie  na- 
ture de  poëte,  fort  bien  caractérisée  dans  quelques  vers  de 
Juste  Olivier  qui  sont  une  sorte  d'épitaphe. 

Et  Monneron,  tout  air,  tout  flammes, 
Dont  l'œil  en  haut  toujours  montait, 
A  revu  son  pays  des  âmes 
Qu'ici-bas  même  il  habitait. 

D'un  an  plus  jeune,  Adoli)he  Lèbre  ne  promettait  pas 
beaucoup  moins,  quoiqu'il  ne  fît  pas  de  vers.  «  Organisa- 
tion délicate,  élevée,  timide,  harmonieuse,  »  il  apportait  à 
l'étude  des  plus  graves  problèmes  de  la  science  et  de  la 
philosophie  une  intelligence  dégagée  de  tout  préjugé  et 
l'ardeur  dévorante  d'une  sainte  curiosité.  Charles  Secré- 
tan,  leur  contemporain  et  leur  émule,  semblait  flotter 
encore  entre  la  poésie  et  la  philosophie,  et  la  hardiesse  de 
sa  pensée  effrayait  parfois  ses  amis.  Une  pièce  de  vers  que 
lui  adresse  M"^^  Caroline  Olivier,  dans  les  Deux  Voix,  nous 
le  représente  comme  un  esprit  curieux,  bouillonnant, 
encore  «  fasciné  par  la  terre.  »  et  prêtant  l'oreille  à  toutes 
les  rumeurs,  à  toutes  les  voix  de  l'univers.  Après  eux,  enfin, 
de  quelques  années  leur  cadet,  venait  Henri  Durand,  le 
doux  ménestrel,  à  la  voix  argentine,  si  jeune  et  si  fraîche. 
Ce  ne  sont  là  que  les  chefs,  ceux  qui  étaient  le  plus  en 

J.    OLIVIER,   I.  G 


XCVIII  JUSTE    OLIVIER 

vue.  Combien  d'autres,  malgré  des  débuts  moins  brillants, 
promettaient  de  contribuer  à  entretenir  dans  le  canton  de 
Vaud  ce  feu  sacré  qui  est  la  vie  de  l'esprit  !  Olivier  se 
considérait  comme  chargé  d'une  mission  envers  ces  jeunes 
intelligences.  Il  ne  cherchait  point  à  exercer  sur  elles  une 
influence  indiscrète  ;  il  n'entendait  point  présider  à  leur 
développement  ;  il  ne  se  laissait  pas  non  plus  abuser  par 
l'éclat  de  promesses  souvent  trompeuses  ;  il  discernait 
fort  bien,  avec  une  pénétration  presque  maladive,  les  côtés 
faibles  de  chacun  ;  mais  il  était  placé  de  manière  à  leur 
servir  de  centre  à  tous,  à  les  rapprocher,  à  empêcher  les 
rivalités,  les  frottements  douloureux,  et  à  faire  converger 
leurs  efforts  vers  un  but  commun,  à  l'honneur  de  la  com- 
mune patrie.  Il  était  une  sorte  de  frère  aîné,  protecteur 
naturel  des  frères  cadets.  Adolphe  Lèbre,  orphelin,  logeait 
chez  lui.  C'était  presque  un  fils  adoptif.  «  Il  aimait,  dit 
Olivier,  la  vie  de  famille  qu'il  avait  trouvée  à  notre  foyer, 
et  à  laquelle  il  s'était  associé  dans  ses  moindres  détails, 
berçant  un  enfant  d'aussi  bon  cœur  que  s'il  se  fût  agi  d'une 
étude  philosophique,  se  laissant  gronder  avec  soumission 
quand  la  fièvre  intellectuelle,  qui  l'a  dévoré  toute  sa  vie, 
s'exaltait  au  point  de  faire  de  son  travail  une  véritable 
maladie.  »  Les  enfants  l'appelaient  Voncle  Lèbre.  Frédéric 
Monneron,  qui  demeurait  dans  le  voisinage,  venait  à  peu 
près  tous  les  jours  ;  il  venait  respirer  quelques  bouffées 
de  poésie,  avant  de  se  mettre  à  son  travail  du  soir,  et 
de  se  donner,  selon  sa  coutume,  une  indigestion  de  grec 
ou  d'hébreu  ;  quelquefois  il  venait  après,  pour  se  la  faire 
passer.  Charles  Secrétan  et  Henri  Durand  —  celui-ci  un 
peu  plus  tard  —  faisaient  aussi  de  fréquentes  apparitions, 
quoique  moins  régulières.  Une  fois  par  semaine,  le  sa- 
medi, les  Olivier  recevaient;  tout  se  passait  avec  une 
entière  simplicité  ;  on  venait  avant  ou  après  le  thé,  auquel 
rien  n'était  changé.  Ces  réunions,  plus  ou  moins  nom- 


NOTICE   BIOGRAPHiaUE   ET   LITTERAIRE  XCIX 

breuses,  étaient  souvent  fort  animées.  Etudiants  et  profes- 
seurs s'y  rencontraient.  C'était  là  qu'il  fallait  aller  si  l'on 
voulait  savoir  la  nouvelle  littéraire  du  jour.  Il  ne  régnait 
dans  ce  modeste  salon,  ni  fausse  élégance,  ni  ton  provin- 
cial. L'accueil  tout  cordial  du  maître  du  logis,  sa  bonhomie 
et  la  grâce  naturelle  de  sa  belle  compagne  chassaient  bien 
loin  les  airs  prétentieux.  On  n'était  pas  le  moins  du  monde 
bas  bleu  dans  cette  maison  où  mari  et  femme  faisaient  des 
vers,  et  quoiqu'on  y  fût  en  pleine  ville,  on  y  respirait  je 
ne  sais  quel  air  de  campagne,  une  senteur  d'herbe  fleurie, 
de  forêts,  et  de  rhododendron.  L'antique  simplicité  villa- 
geoise s'y  associait  à  l'urbanité  des  mœurs  et  aux  agita- 
tions de  la  pensée  moderne.  Au  reste,  ce  salon  n'était 
guère  que  pour  la  saison  d'hiver,  saison  de  plaine,  et  il 
arriva  plus  d'une  fois  à  ceux  qui  s'y  rencontraient  le  soir 
de  se  donner  rendez-vous  pour  l'été  dans  quelque  chalet 
de  la  montagne.  Les  échos  des  Agites,  d'Anzeindaz,  des 
Plans  et  de  Gryon  ont  retenti  des  refrains  de  leurs  chan- 
sons. 

Olivier  ne  se  bornait  pas  à  attirer  à  lui  l'élite  des  étu- 
diants, il  allait  à  eux,  il  assistait  aux  séances  de  leurs 
sociétés,  il  partageait  leurs  plaisirs  et  leurs  fêtes;  il  vivait 
de  leur  vie,  s'y  mêlant  assez  pour  la  relever  et  l'embellir 
à  leurs  propres  yeux,  pas  assez  pour  porter  atteinte  à  son 
prestige  et  à  sa  dignité.  Il  n'y  a  pas  de  plus  beau  souvenir 
pour  les  étudiants  de  ces  temps-là  que  celui  des  soirées 
de  la  Société  de  Zofingen  qu'Olivier  venait  animer  de  sa 
présence.  Elles  brillent  pour  eux  comme  ces  étoiles  de  la 
jeunesse,  dont  le  rayon  prolongé  éclaire  encore  le  sen- 
tier de  l'homme  fait. 

a  Olivier  nous  a  initiés  à  tant  de  choses,  m'écrit  un  de  ses  meil- 
leurs élèves,  un  de  ceux  que  j'ai  déjà  cités,  M.  Herminjard  ;  il 
nous  les  a  si  bien  fait  comprendre  comme  il  les  comprenait  lui- 


C  JUSTE    OLIVIER 

même,  que  nous  le  retrouvons  à  chaque  instant  au  fond  de  notre 
pensée.  Je  ne  parle  pas  du  sentiment,  car  nous  l'aimions  comme 
peu  d'élèves  ont  aimé  un  maître  quelconque.  Nous  aimions  aussi, 
et  beaucoup,  d'autres  professeurs,  mais  pas  de  la  même  manière. 
Ils  n'étaient  pas  au  même  degré  descendus  jusqu'à  nous.  Olivier 
se  faisait  volontiers  notre  égal,  et  ses  relations  avec  nous  compor- 
tèrent d'assez  bonne  heure  une  certaine  familiarité  cordiale. 
Chaque  année,  il  assistait  une  ou  deux  fois  à  nos  séances  zofin- 
giennes  :  c'était  alors  une  véritable  fête  de  famille,  car  il  ne  man- 
quait jamais,  au  second  acte,  de  nous  donner  la  primeur  d'une 
de  ses  chansons.  Ces  moments-là  comptent  parmi  les  plus  beaux 
de  notre  jeunesse;  Je  n'oublierai  jamais,  pour  ma  part,  la  soirée 
où  il  nous  chanta  les  Vieux  Chênes,  ni  le  sentiment  passionné  qui 
éclata  parmi  nous  à  l'ouïe  de  ces  beaux  vers  : 

Avant  d'entrer  dans  les  sombres  domaines 
Du  noir  faucheur  dont  nous  sommes  les  blés  ; 
Chantons,  amis,  chantons  sous  les  vieux  chênes, 
Le  souvenir  des  beaux  jours  envolés.  » 

Ils  n'avaient  point  si  mauvais  goût  les  Zofingiens  de 
rette  génération,  et  peut-être  ceux  (|ui  vivent  encore  au- 
ront-ils plaisir  à  voir  comment  d'autres  juges  appréciaient 
la  chanson  des  Vieux  Chhics. 

n  Le  dîner  avec  M™';  Dudevant  (Georges  Sand)  s'est  bien  passé, 
écrit  Sainte-Beuve  à  M'"e  Olivier,  en  date  du  6  mars  18^0....  Je 
lui  ai  parlé  de  mes  voyages  en  Suisse,  de  Lausanne  :  «  Oh  I  je 
w  connais  là,  m'a-t-elle  dit  (textuel),  un  ']eunc  pasteur  fort  aima- 
»  ble,  appelé  Olivier,  qui  m'a  un  jour  apporté  des  fleurs  d'une 
1)  manière  charmante,  de  ces  fleurs  bleues  qui  croissent  au  haut 
»  des  montagnes  :  il  avait  su,  je  ne  sais  comment,  que  je  les 
)  aimais,  et  il  m'a  beaucoup  parlé  de  sa  femme  aussi.  »  Je  n'ajoute 
rien;  mais  alors  j'ai  ajouté  beaucoup,  comme  vous  pouvez  croire  : 
je  lui  ai  parlé  du  Sapiu  et  de  la  chanson  sur  les  beaux  jours  eu- 
volés  :  c'est  mon  refrain  quand  je  parle  d'Olivier,  parce  qu'en 
deux  mots  cela  le  déclare  grand  poëte.  Je  lui  ai  cité  la  dernière 


XOTICE   BIOGRAPHiaUE   ET    LITTERAIRE  CI 

Strophe.  Elle  m'a  dit  qu'elle  voudrait  avoir  le  tout.  J'ai  répondu 
que  je  vous  demanderais  toute  la  chanson.  Ainsi,  M.  Olivier  me 
l'adressera  à  son  intention,  et  non  sans  une  fleur  bleue,  s'il  vous 
plaît.  » 

Et  huit  jours  après,  le  13  mars  : 

«  M^ie  Dudevant  doit  me  donner  une  lettre  pour  vous  la  pro- 
chaine fois  que  je  la  verrai.  Les  fleurs  bleues  l'ont  charmée,  et  elle 
a  admiré  les  Vieux  Chênes.  Elle  a  lu  ceux-ci  à  M.  de  Lamennais, 
qui  était  chez  elle  lorsqu'elle  les  a  reçus,  et  l'austère  banni  du 
sanctuaire  a  répété  avec  émotion  et  application  à  lui-même  la 
dernière  strophe  : 

Aux  nouveaux  dieux,  ivres  de  l'encensoir 

Voilà  des  fortunes  auxquelles  les  feuilles  envolées  de  Rovéréa  ne 
s'attendaient  pas  ^  » 

Les  Vieux  Chênes  ne  sont  pas  la  seule  chanson  d'Olivier 
qui  ait  enthousiasmé  ses  élèves.  M.  Herminjard  m'en  cite 
plusieurs  ;  puis  s'excusant  de  faire  trop  long  :  «  Ne  vous 


*  Comme  on  était  au  commencement  de  mars,  Olivier  ne  put 
envoyer  à  Georges  Sand  que  des  gentianes  en  vers.  Ce  fut  alors 
qu'il  écrivit  pour  elle  La  fleur  bleue  : 

Vous  êtes  riante  et  légère. 
Avec  des  yeux  profonds  et  doux. 
N'ayez  pas  peur  d'être  bergère, 
Les  Alpes  sont  faites  pour  vous. 

Et  pour  l'engager  plus  efficacement  à  venir  en  respirer  le  bon 
air,  il  lui  raconte  l'histoire  de  la  fleur  bleue  semée  sur  la  mon- 
tagne par  les  Immortels  eux-mêmes.  Il  y  a  des  strophes  bien 
gracieuses  dans  ce  morceau,  celle-ci  entre  autres  : 

Le  ciel,  un  jour,  descendit  sur  la  terre 
Dans  sa  grandeur  et  sa  simplicité. 
Le  ciel  est  bon  malgré  son  voile  austère, 
Le  ciel  n'est  que  bonté. 


cil  JUSTE    OLIVIER 

en  étonnez  pas,  me  dit-il.  Toucher  à  Olivier,  c'est  toute 
notre  vie  de  jeunesse  qu'on  ressuscite  d'un  mot.  Amour, 
patrie,  poésie,  mystères  du  cœur  humain,  beautés  de 
l'histoire  et  de  la  nature,  nous  avons  tout  entrevu  et  plus 
ou  moins  pénétré  et  saisi,  grâce  à  Olivier.  Nous  prove- 
nons de  lui  et  nous  serons  à  lui  tant  que  nous  vivrons.  » 
Voilà,  dans  toute  sa  vivacité,  l'émotion  de  reconnais- 
sance et  d'admiration  qui  persiste  au  cœur  de  ses  anciens 
disciples.  Elle  nous  reporte  au  moment  de  l'ardeur  intel- 
lectuelle la  plus  généreuse  chez  les  étudiants  de  l'aca- 
démie de  Lausanne.  «  Nos  entretiens  étaient  de  flamme,  » 
disait  Adolphe  Lèbre.  Nul  doute  que  l'ébranlement  poli- 
tique de  1830,  et  son  retentissement  prolongé,  ne  fussent 
pour  beaucoup  dans  cette  disposition  des  esprits.  Les 
deux  premières  révolutions  françaises,  celle  de  1789  et 
celle  de  1830,  ont  enivré  d'enthousiasme  jusqu'aux  esprits 
les  plus  sceptiques.  On  croyait  aller  au-devant  d'un  avenir 
glorieux.  Le  vieux  monde  devait  faire  place  à  un  monde 
tout  neuf,  resplendissant  de  vertus  et  de  lumière.  La  jeu- 
nesse était  jeune  alors.  Elle  vivait  d'illusions,  mais  elle 
vivait.  Vit-elle  encore?  Il  faut  le  croire;  mais  telle  que  je 
la  vois,  elle  me  semble  mal  i)réparée  à  comprendre  ces 
temps  de  fiévreuse  espérance  et  de  poétique  aspiration. 
Au  reste,  ce  ne  fut  qu'un  moment.  Le  glorieux  avenir  du 
monde  se  fit  attendre,  et  le  réveil  après  le  songe  fut  dou- 
loureux pour  plusieurs.  Il  le  fut  surtout  pour  Olivier  et  ses 
jeunes  amis.  Toute  cette  société  se  dispersa.  Frédéric 
Monneron  prit  le  chemin  de  Gœttingen,  Lèbre  celui  de 
Munich,  puis  de  Paris.  La  mort  acheva  ce  que  la  disper- 
sion avait  commencé.  Monneron  mourut  le  premier,  à 
vingt-quatre  ans,  en  1837.  Lèbre  et  Durand  ne  devaient 
pas  tarder  à  le  suivre.  Cependant  la  jeunesse  nouvelle 
qui,  chaciue  année,  affluait  à  l'académie,  n'avait  déjà  plus 
la  même  ferveur.  Les  dons  aussi  paraissaient  moins  riche- 


NOTICE   BIOGRAPHIQ.UE    ET    LITTERAIRE  CIII 

ment  partagés.  L'heure  favorable  était  passée  ;  mais  l'aca- 
démie n'en  paraissait  pas  moins  prospère,  regagnant  du 
côté  des  professeurs  ce  qu'elle  perdait  du  côté  des  élèves. 
Vinet,  Sainte-Beuve  et  bientôt  Mickiéwicz  attiraient  sur 
elle  les  regards  de  l'Europe,  et  faisaient  à  Juste  Olivier  un 
nouvel  et  non  moins  poétique  entourage. 


IX 


Les  relations  d'étroite  amitié  qui  s'établirent  en  1837 
entre  Sainte-Beuve  et  Olivier  sont  un  des  événements  con- 
sidérables de  la  vie  de  notre  poëte  vaudois,  et  nous  de- 
vrions nous  y  arrêter  longuement,  s'il  ne  nous  avait  pas 
devancé  en  en  racontant  les  phases  successives  dans  un 
mémoire  fort  intéressant,  qu'on  trouvera  plus  loin.  Nous 
nous  bornerons  ici  à  résumer  le  récit  d'Olivier,  tout  en  le 
complétant  sur  quelques  points  essentiels,  auxquels  il 
nous  sera  permis  de  toucher  plus  librement  qu'il  ne  pou- 
vait le  faire  lui-même. 

Leurs  relations  datent  du  séjour  d'OUvier  à  Paris  ;  on  a 
pu  voir  qu'ils  y  avaient  fait  fort  bonne  connaissance, 
mais  pas  encore  intime.  Dans  une  lettre  de  1835,  la  plus 
ancienne  de  leur  correspondance,  ils  en  sont  toujours  au 
monsieur,  et  à  tout  le  cérémonial  dont  se  passe  l'amitié. 
En  1837,  un  voyage  de  Sainte-Beuve  en  Suisse  fut  l'occa- 
sion d'une  connaissance  plus  particulière.  Il  manqua  Oli- 
vier à  Lausanne  et  fut  le  chercher  à  Aigle,  où  il  fit  un 
séjour.  «  Il  se  montra  aimable  et  sans  prétention,  point 
trop  parisien,  et  ne  parut  pas  mécontent  de  la  manière 
de  vivre  de  l'endroit,  de  sa  cordiale,  mais  à  demi  rus- 
tique hospitaHté.   »   Ainsi   parle    Olivier.    Sainte-Beuve, 


CIV     '  JUSTE    OLIVIER 

plus  explicite,  nous  fait  mieux  voir,  dans  la  première 
lettre  qui  suivit  son  départ,  ce  qu'étaient  les  rapports  qui 
venaient  de  s'établir  entre  eux,  et  qui,  sauf  une  interrup- 
tion, devaient  durer  jusqu'à  la  mort  : 

«  Ce  qui  m'est  plus  essentiel  à  vous  dire  que  tout  cela,  lui  écrit- 
il  après  être  entré  dans  quelques  détails  d'affaires,  c'est  le  profond 
sentiment  de  reconnaissance  et  d'amitié  bien  touchée  que  j'em- 
porte du  séjour  d'Aigle  et  de  cette  hospitalité  si  cordiale  et  si 
bonne  que  monsieur  votre  frère,  mademoiselle  votre  sœur  et 
vous  m'avez  donnée.  C'est  le  souvenir  que  je  garde  et  garderai  à 
jamais  de  cette  douce  et  simple  vie  dont  les  exemples  m'étaient 
si  peu  connus  et  qui  m'ont  rendu  tout  le  parfum  des  impressions 
de  famille.  » 

On  voit  dans  quel  sens  Olivier  a  besoin  d'être  com- 
plété. 

«  En  vous  remerciant,  ajoute  Sainte-Beuve,  je  ne  remercie  pas 
moins  directement  M^e  Olivier  pour  tout  ce  qu'elle  y  a  mis  de 
délicat  et  d'indulgent.  Je  vais,  dès  mon  arrivée  à  Paris,  régler 
cette  grande  affaire  dont  la  plus  difficile  partie  est  l'affermisse- 
ment de  ma  volonté.  » 

La  grande  affaire  pour  laquelle  il  avait  besoin  d'une 
volonté  plus  ferme  était  le  cours  de  Lausanne  sur  Port- 
Royal.  Il  songeait  depuis  longtemps  déjà  à  aborder  ce 
sujet.  La  lettre  de  1835  que  nous  avons  mentionnée  plus 
haut  en  parle  très  expressément,  comme  d'un  ])rojet  qui 
lui  tenait  fort  au  cœur;  mais  le  temps  lui  manquait  à 
Paris  ;  sa  vie,  trop  dispersée,  ne  lui  laissait  pas  des  loisirs 
assez  suivis  pour  un  travail  qui  exigeait  une  concentra- 
tion soutenue  d'études  et  d'attention.  Cette  volonté  vacil- 
lante ne  tarda  pas  à  s'affermir,  et  bientôt  la  seule  crainte 
de  Sainte-Beuve  fut  que  (piehiue  circonstance  imprévue 
ne  vînt  à  la  traverse. 


NOTICE    BIOGRAPHIQUE   ET    LITTERAIRE  CV 

(i  Je  me  suis  plus  que  jamais  dirigé  vers  vous,  écrivait-il  le  27 
septembre,  de  toutes  mes  pensées  et  de  tous  mes  désirs  :  c'est  au 
point  que  j'irais,  même  quand  le  conseil  n'approuverait  pas. 
Vous  avez  en  ce  moment  en  Suisse  un  de  nos  amis  voyageurs 
que  je  redoute  un  peu  :  Cousin.  Si  on  l'écoute,  il  me  nuira, 
quoique  ami.  Mais  c'est  un  des  amis  d':V/,  voyez-vous?  il  me  louera 
de  manière  à  me  déprécier,  sans  malveillance;  mais  il  est  ainsi, 
et  il  ne  faut  pas  lui  en  vouloir.  Je  l'entends  d'ici  s'étonner  et  faire 
mon  oraison  funèbre.  Si  quelque  obstacle  venait  de  ce  côté,  il  y 
aurait  peut-être  lieu  à  le  prévenir.  Ses  paroles,  si  spirituelles 
d'ailleurs,  n'ont  plus  cours  sur  la  place  ici.  Mais  j'espère  qu'il  ar- 
rivera à  Lausanne  trop  tard  pour  influer  en  rien.  j> 

Nous  ne  savons  si  Cousin  fit,  en  effet,  l'oraison  funèbre 
de  son  ami  Sainte-Beuve  ;  mais  tout  marcha  au  gré  du 
jeune  professeur  en  Port-Royal.  Il  reçut  du  conseil  d'état 
l'appel  attendu,  et  y  répondit  en  arrivant  à  Lausanne  dès 
la  mi-octobre.  Il  devait,  dans  l'origine,  loger  chez  Olivier, 
et  ce  fut  chez  lui,  en  effet,  qu'il  descendit.  Mais  au  bout 
de  peu  de  jours,  il  trouva  plus  prudent  de  se  faire  deux 
domiciles;  l'un  pour  le  travail,  inviolable,  inavoué,  à 
rhôtel  d'Angleterre  ;  l'autre,  pour  le  public,  chez  Olivier. 
C'était  chez  Olivier  qu'il  recevait.  Il  s'y  rendait  vers  les 
trois  ou  quatre  heures,  selon  qu'il  y  avait  cours  ou  non, 
et  s'y  établissait,  comme  de  la  famille.  Et  vraiment,  l'on 
peut  dire  qu'il  en  était,  tant  ses  lettres,  après  ce  long  sé- 
jour, sont  d'un  homme  qui  en  a  partagé  toutes  les  peines 
et  toutes  les  joies,  et  les  a  faites  siennes  : 

«  Je  voudrais  avoir  grande  joie  au  cœur,  écrit-il  le  26  décembre 
1858,  pour  vous  offrir  quelque  bouquet  de  jour  de  l'an.  Si  j'étais 
près  de  vous,  comme  l'an  dernier,  je  ne  serais  pas  embarrassé. 
Votre  joie  serait  la  mienne,  et  je  vous  porterais  le  bouquet  cueilli 
chez  vous.  Mais  ici,  dans  cette  vie  de  fatigues  et  de  dispersion, 
ou  de  retraite  hargneuse,  dans  cette  vie  sans  solennité  domesti- 
que, surtout  pour  les  gens  qui  errent  comme  moi,  où  sont  les 


CVI  JUSTE    OLIVIER 

fleurs  ?  où  sont  les  sourires,  sinon  ceux  que  vous  donnent  les 
amis  heureux?  Et  pour  cela,  il  faudrait  les  voir,  et  être  à  portée 
de  leur  journée  radieuse.  Ainsi  donc  placez-moi  auprès  de  vous 
dans  cette  journée  de  l'an,  au  milieu  des  Billou  et  BiUon  ^  joyeux 
et  de  moins  en  moins  bégayants  ;  placez-moi  dans  un  coin  du 
cercle,  comme  une  légère  ombre,  attentive  à  tout  et  silencieuse, 
qui  n'attriste,  ni  n'obscurcit,  mais  qui  voile  un  peu,  léger  nuage 
que  Billou  et  Billon  traversent  dans  leurs  jeux  sans  s'en  aperce- 
voir, mais  qui  se  reforme  après  et  que  n'a  cessé  de  voir  l'œil  des 
parents.  Vous  me  raconterez  comment  tout  cela  s'est  passé,  et 
l'efi'et  sur  vous  de  V ombre.  » 

L'amitié,  cette  fois,  la  vraie  amitié,  s'est  mise  de  la 
partie,  et  non-seulement  l'amitié,  mais  la  douce  habitude 
des  préoccupations  partagées  et  d'une  vie  en  commun. 
Ils  savent  leurs  soucis,  leurs  misères,  leurs  embarras;  et 
dans  les  moments  difficiles,  dans  ces  périodes  de  lan- 
guissante sécheresse  qui,  pour  la  gent  professorale,  attris- 
tent trop  souvent  la  fin  des  trimestres,  il  leur  est  arrivé 
de  faire  ensemble  à  mauvaise  fortune  bon  cœur,  comme 
le  témoigne  assez  éloquemment  ce  billet  de  Sainte-Beuve, 
que  je  m'enhardis  à  citer  : 

(I  Vous  avez  un  louis  d'or  ;  vous  me  dites  :  —  Mettons  nos 
louis  d'or  ensemble.  Je  sais  que  je  n'ai  pas  un  louis  d'or,  mais 
seulement  une  pièce  de  trois  bâches  (sic),  et  je  dis  non.  Vous 
vous  attristez  et  vous  blessez  un  peu.  Je  vous  dis  :  —  Eh  bien, 
mettons  ensemble  votre  louis  d'or  et  ma  pièce  de  trois  haches,  si 
vous  y  consentez  ;  j'apporterai  moins  que  vous  dans  cette  amitié; 
mais  du  moins  j'y  apporterai  d'abord  le  consentement  et  le  bon- 
heur de  recevoir  plus  que  je  ne  donne,  ce  qui  est  un  des  premiers 
caractères  de  l'amitié.  »> 

A  partir  de  ces  années  1837  et  1838,  commence,  entre 
la  famille  Olivier  et  Sainte-Beuve,  une   longue  et  pré- 


^  Surnom  des  enfants,  corruption  de  Bijou. 


NOTICE   BIOGRAPHIQ.UE   ET    LITTERAIRE  CVII 

cieuse  correspondance,  qui  dure  jusqu'au  moment  où  les 
Olivier  s'établissent  à  Paris,  sans  autre  interruption  que 
celle  d'un  nouveau  séjour  de  Sainte-Beuve  à  Lausanne,  à 
Aigle  et  à  Eysins,  lors  de  son  voyage  en  Italie,  en  1839. 
Il  arriva  cette  dernière  fois,  plus  épris  que  jamais,  quoi- 
que l'œil  encore  ébloui  des  splendeurs  de  l'Italie  : 

t  J'ai  quitté  Rome  dans  la  nuit  du  18,  écrit-il  le  22  juin,  après 
y  avoir  excédé  de  bien  peu  le  temps  que  j'avais  marqué.  Je 
vous  reviens  bien  fatigué,  mais  d'un  autre  genre  de  fatigue  que 
celui  dont  je  souffrais  auparavant  :  la  poitrine  m'a  l'air  d'être 
très  bien,  autant  que  je  la  puis  distinguer  dans  la  fatigue  géné- 
rale. J'ai  assez  bien  vu  Rome  et  dans  le  sens  où  je  la  voulais 
voir  :  Je  comprends  ce  que  c'est  maintenant.  On  y  devient  aisé- 
ment dévot,  chacun  a  son  saint  :  l'un  à  l'Apollon  du  Belvédère 
et  au  grec,  l'autre  à  Raphaël,  un  autre  aux  chapelets.  J'ai  vu  des 
dévots  de  toutes  les  sortes  et  qui  chacun  ne  croyaient  que  leur 
objet.  Rome  et  son  séjour  prolongé  sont  le  plus  grand  prétexte 
à  la  paresse  de  l'âme  et  au  parti  pris:  on  y  penche  tout  d'un 
côté,  et  rien  ne  vous  y  contrarie  dans  ce  grand  silence.  Au  fond, 
tout  cela  est  mort  ;  Rome  n'est  qu'une  grande  ville  de  province, 
traversée  d'étrangers  :  ce  qui  y  vit  ou  qui  achève  d'y  mourir  (et 
achèvera  longtemps)  a  le  petit  pouls  d'un  vieillard  :  ce  qu'était  le 
ministère  Fleur}'  en  France.  C'est  mon  impression,  gardez-la  pour 
vous,  mes  chers  amis;  n'en  dites  rien  surtout  à  Mickiewicz.... 
Je  vous  reviens  plus  épris  du  Léman  que  jamais:  je  suis  bien 
content  d'avoir  vu  l'Italie,  Xaples  et  son  beau  ciel,  pour  savoir  que 
le  bleu  ciel  est  le  même  quasi  partout,  que  le  rayon  est  le  rayon, 
et  le  Léman  un  de  ses  plus  beaux  miroirs,  que  nulle  comparaison 
ne  ternit.  Il  faut  que  j'y  vive,  que  j'y  passe  régulièrement  cinq 
mois  d'été,  à  l'étude  libre,  à  la  pensée,  à  la  poésie,  à  la  solitude,  à 
la  tristesse,  à  l'amitié.  Je  reviendrai  passer  l'hiver  de  sept  mois  à 
Paris  et  v  faire  le  condottiere,  le  pirate  critique  infatigable  et, 
autant  que  possible,  équitable.  Mais  j'aurai  mes  étés,  et  je  les 
aurai  près  de  vous.  Nous  verrons  à  arranger  tout  cela.  j> 

Il  en  fut  de  ce  beau  projet  comme  de  tant  d'autres; 


CVIII  JUSTE    OLIVIER 

toujours  caressé,  et  plusieurs  fois  sur  le  point  de  se  réa- 
liser, il  ne  se  réalisa  cependant  jamais.  A  partir  de  cette 
dernière  visite  sur  les  bords  du  Léman,  Sainte-Beuve  n'y 
reparaît  que  par  ses  lettres.  Elles  sont  fréquentes.  Il  ne 
se  passe  guère  de  quinzaine  sans  une  longue  missive  qui 
apprend  aux  Olivier  les  nouvelles  de  Paris,  les  entretient 
des  souvenirs  religieusement  conservés,  et  de  tout  ce  à 
quoi  l'amitié  peut  prendre  intérêt.  Les  lettres  sont  adres- 
sées indifféremment  à  madame  ou  à  monsieur,  en  plus 
grand  nombre  à  madame,  qui  est  censée  avoir  plus  de 
temps,  et  vers  laquelle  —  pourquoi  ne  le  dirions-nous 
pas?  —  Sainte-Beuve  est  attiré  par  un  sentiment  parti- 
culièrement vif  d'affection,  de  reconnaissance  et  de  res- 
pect. C'est  elle  d'ailleurs,  évidemment,  qui  est  chargée 
du  département  des  affaires  extérieures.  Mais  aucune 
lettre  ne  va  à  l'un  sans  être  aussi  pour  l'autre.  Elles  sont 
pour  la  famille,  et  il  y  a  un  mot  pour  tous.  Les  Billou- 
Billon  ne  sont  jamais  oubliés,  non  plus  que  Lèbre,  ni 
M'"^  Isaline  Ruchet,  ni  son  mari,  le  futur  conseiller 
d'état,  ni  personne  des  anciennes  connaissances  et  amis. 
Ce  sont  des  litanies  de  salutations  et  de  gracieusetés  à 
distribuer.  Eysins  en  a  sa  grande  part.  Cette  nature 
douce,  ces  coteaux,  ces  vallons,  ces  campagnes,  avec  la 
scène  du  lac  et  des  monts,  ce  nid  d'antique  et  religieuse 
honnêteté,  tout  cela  est  vivant  dans  les  souvenirs  de 
Sainte-Beuve.  En  aucun  autre  lieu ,  semble-t-il ,  il  n'a 
mieux  joui  de  la  liberté  rustique,  et  de  ce  calme  bienfai- 
sant qui  chasse  les  vaines  passions. 

Paix  et  douceur  des  champs,  simplicité  sacrée  ! 
Je  ne  suis  que  d'hier  dans  ce  repos  d'Eysins, 
Et  déjà  des  pensers  plus  salubres  et  sains 
M'ont  pris  ràmc  au  réveil  et  me  l'ont  pénétrée. 

J'ai  eu  le  privilège  de  Hre  toute  cette  correspondance, 


NOTICE   BIOGRAPHiaUE   ET   LITTERAIRE  CIX 

qu'on  ne  saurait  publier  maintenant,  mais  qui  doit  l'être, 
et  qui  le  sera  en  son  temps.  Elle  est  complètement  dis- 
dincte  des  chroniques  écrites  pour  la  Revue  suisse,  et 
publiées  récemment  sous  le  titre  de  Chroniques  pari- 
siennes, et  il  n'y  a  pas  de  doute,  à  mes  yeux,  qu'elle  ne 
doive  former  un  des  volumes  les  plus  intéressants  — 
il  y  en  aura  bien  pour  un  volume  —  de  la  correspon- 
dance de  Sainte-Beuve.  Ces  lettres  ont  trop  de  prix,  et  la 
publication  en  est  encore  trop  lointaine,  pour  que  je  ne 
m'y  arrête  pas  quelques  moments. 

Et  d'abord,  elles  m'ont  donné  la  solution  d'un  pro- 
blème que  plus  d'un  critique  s'est  posé.  Comment  Sainte- 
Beuve,  si  recherché,  si  précieux  parfois  dans  ses  pre- 
miers portraits  littéraires,  dont  la  phrase  tourne  et  se 
replie  sur  elle-même,  se  chargeant  d'incidentes,  de  pa- 
renthèses, de  correctifs,  dont  le  style  inquiet,  perplexe, 
se  trouble  dans  la  perpétuelle  combinaison  des  nuances 
et  des  chatoiements,  comment  a-t-il  pu,  quand  la  néces- 
sité lui  en  a  fait  une  loi,  devenir  simple  tout  à  coup  ? 
Comment  sa  phrase  s'est-elle  dégagée  à  ce  point,  pour 
courir  légèrement  vers  le  but?  Où  a-t-il  pris  cette  aisance 
de  tour  et  cette  limpidité  d'expression?  Il  n'y  a  pas 
d'exemple,  ou  il  y  en  a  bien  peu,  d'un  progrès  pareil.  On 
en  faisait  honneur  à  la  souplesse  d'esprit  du  grand  criti- 
que. On  disait  qu'obligé  enfin  d'écrire  pour  tout  le 
monde  et  d'écrire  en  quelque  sorte  au  pied  levé,  il  avait, 
à  force  d'art,  acquis  cet  heureux  naturel.  Ce  n'est  point 
cela.  Le  second  Sainte-Beuve  a  de  tout  temps  été 
le  vrai.  Sainte-Beuve  n'a  eu  qu'à  être  lui-même  pour 
déployer  aux  yeux  étonnés  cette  facilité  de  talent  et 
charmer  le  public  par  la  grâce  de  sa  causerie.  Il  n'a  eu 
qu  à  être  pour  tous  ce  qu'il  était  pour  ses  amis,  à  écrire 
dans  les  journaux  comme  il  écrivait  dans  ses  lettres.  On 
ne  devient  que  ce  qu'on  est,  et  Sainte-Beuve,  après  tant 


ex  JUSTE    OLIVIER 

d'autres,  en  est  une  preuve  de  plus.  Le  faux  Sainte- 
Beuve  est  celui  qui  se  complique  et  s'alambique,  celui 
des  Portraits.  Celui-là  n'écrit  pas,  il  compose.  Sa  faute 
est  celle  des  écoliers ,  celle  même  qu'il  a ,  plus  tard, 
reprochée  à  Rigault.  Habile,  ingénieux  écolier,  il  sait 
qu'il  est  fort  sur  les  touches  et  les  retouches,  et  il  veut 
montrer  son  petit  talent.  Ce  ne  sont  point  des  tâtonne- 
ments, c'est  une  recherche,  c'est  un  art.  Mais  il  n'y  a  pas 
d'art  qui  vaille  l'absence  de  l'art,  et  Sainte-Beuve  doit  un 
beau  cierge  à  ceux  qui  l'ont  obligé  d'y  renoncer. 

Mais  c'est  l'homme  surtout  que  cette  correspondance 
donne  à  connaître,  et  l'on  verra  bien,  quand  une  fois 
elle  paraîtra,  le  tort  que  lui  font  ceux  qui  envisagent  son 
séjour  à  Lausanne  comme  un  accident  fâcheux  survenu 
dans  sa  carrière,  et  tout  ce  qu'il  a  déployé,  à  propos  de 
Port-Royal,  de  poétique  et  religieuse  sensibiHté,  comme 
une  complaisance  ou  l'effet  d'une  surexcitation  passa- 
gère. On  verra  aussi  combien  on  est  loin  de  compte 
quand  on  ne  sait  voir  en  lui  qu'un  esprit  délié,  rompu  à 
toutes  les  métamorphoses,  qui  se  prête  sans  se  donner  et 
qui,  sous  le  nom  d'affections,  n'a  jamais  eu  que  des  en- 
gouements, des  surprises  de  l'imagination  ou  des  caprices 
d'homme  blasé.  Il  lui  est  arrivé  ce  qui  arrive  toujours  à 
ces  natures  mobiles,  impressionnables,  multiples,  qui 
comprennent  tout  et  ne  se  fixent  nulle  part  :  on  l'a  fort 
calomnié,  et  il  n'aurait  guère  le  droit  de  s'en  plaindre, 
parce  qu'il  y  a  largement  prêté,  et  que,  lui-même,  il  en  a 
donné  l'exemple  le  premier.  Il  y  a  tout  un  Sainte-Beuve, 
peu  connu  de  la  plupart  des  critiques  et  des  biographes, 
entre  autres  de  M.  Othenin  d'Haussonville,  un  Sainte- 
Beuve  qui  savait  être  le  plus  aimable  des  hommes,  aima- 
ble par  nature,  facile  à  vivre,  comj)laisant,  dévoué,  bon. 
A  côté  du  critique,  du  pirate,  c'est  son  mot,  il  y  a 
l'homme  simple,  et  si  je  l'ose  dire,  le  bon  enfant.  Nous 


NOTICE   BIOGRAPHIQUE   ET   LITTERAIRE  CXI 

l'avons  vu,  à  propos  de  Cousin,  distinguer  entre  les  amis 
d'ici,  c'est-à-dire  de  Paris,  du  Paris  littéraire,  et  ceux 
de  là-bas,  du  pays  d'Olivier.  On  peut  distinguer  de  même 
entre  le  Sainte-Beuve  d'ici  et  le  Sainte-Beuve  de  là-bas. 
Ce  dernier  ne  sera  peut-être  pas  celui  qui  occupera  le 
plus  de  place  dans  la  mémoire  des  hommes  ;  il  n'en  a  pas 
moins  existé,  il  n'en  a  pas  moins  fait  les  délices,  parfois 
aussi  le  désespoir,  de  ceux  qui  l'ont  connu.  C'est  ce 
Sainte-Beuve  qui  vient  de  m'apparaître  et  de  se  révéler 
tout  entier  dans  cette  précieuse  correspondance.  Je  de- 
mande pardon  si  j'en  parle  trop  vivement.  Cela  tient,  sans 
doute,  au  plaisir  de  la  découverte,  plaisir  d'autant  plus 
grand  qu'elle  a  été  pour  moi,  non  une  surprise,  mais  une 
confirmation.  L'autre  Sainte-Beuve  est  curieux  à  suivre 
dans  ses  évolutions;  il  intéresse  comme  un  phénomène. 
Celui-ci  est  attachant. 

De  bonne  heure  orphelin  de  père,  vivant  seul  à  Paris 
avec  sa  mère,  jeté  tout  jeune  encore  dans  le  mouvant 
tourbillon  du  quartier  latin,  de  l'école  de  médecine  et  de 
la  littérature,  Sainte-Beuve  a  peu  connu  dans  sa  jeunesse  la 
vie  de  famille.  Il  l'a  entrevue  chez  Hugo,  mais  le  tourbillon 
l'y  poursuivait.  C'est  chez  Olivier,  à  Aigle,  à  Eysins,  à 
Lausanne,  que  lui  est  apparu  dans  sa  simplicité  tou- 
chante, sans  rien  qui  détonât ,  le  monde  des  joies  inti- 
mes et  des  paisibles  contentements.  Les  Olivier  lui  ont 
tenu  lieu  de  famille,  et  il  s'est  plu  dès  lors  à  rattacher  aux 
souvenirs  de  Lausanne  tout  ce  qu'il  y  avait  en  lui  d'in- 
stincts innocents,  et  de  rêves  ou  de  regrets  de  bonheur 
domestique.  Il  a  chez  les  Olivier,  et  chez  eux  seulement, 
une  place  à  un  foyer.  Il  le  sait,  et  le  répète,  avec  grâce, 
avec  reconnaissance,  et  il  y  ajoute  le  sel  de  mille  char- 
mantes malices: 

«  Quand  je  vois  tous  vos  heureux  et  romanesques  mariages 
du  canton  de  Vaud,  il  me  prend  vraiment  regret  (par  moments) 


CXII  JUSTE    OLIVIER 

de  ne  pas  m'être  laissé  marier  aussi  pour  vivre  là  parmi  vous  à 
demi  quart-d'heure  de  Lausanne,  sans  jamais  remettre  les  pieds  à 
Paris  ;  mais  on  ne  m'aurait  épousé  que  pour  venir  à  Paris,  et  pas 
si  bête!  » 

Ce  pays  où  il  a  un  foyer  lui  devient  presque  une  se- 
conde patrie  ;  du  moins  garde-t-il  en  son  cœur  le  fidèle 
souvenir  des  lieux  qu'il  y  a  connus.  Il  a  quelque  chose 
de  ce  patriotisme  vaudois  qui  tient  à  la  terre,  qui  est  une 
religion  du  lieu.  Les  litanies  d'amitiés'  et  de  salutations 
qui  allongent  ses  lettres  se  terminent  souvent  par  un  mot 
pour  le  lac,  ou  pour  l'étang  de  Chamblande,  ou  pour  les 
«  reines  des  prés  d'Eysins  »  et  «  le  grand  orme  de  Ro- 
véréa,  loin  desquels  on  n'a  pas  d'inspiration  profonde.  » 
Il  n'entend  point  d'ailleurs  qu'on  l'insulte,  ce  pays,  et  il 
faut  voir  avec  quelle  vivacité  il  en  prend  la  défense: 

«  Je  suis  ces  quatre  jours-ci  (la  lettre  est  du  15  août  1858)  tout 
irrité,  et  devinez  pourquoi  ;  je  le  suis  à  cause  de  la  question 
suisse,  de  cette  demande  avec  menace  au  sujet  de  M.  Louis  Bo- 
naparte; on  a  ici  débité  de  telles  insultes  à  des  noms  que  je 
connais  et  j'honore  !  Hier,  en  lisant  les  Débats  sur  M.  Mon- 
nard,  je  n'ai  pu  me  retenir  et  j'ai  écrit  une  lettre,  pour  relever 
un  peu  le  faquin  qui  l'insultait  :  la  lettre  a  paru  ce  matin  dans  le 
Siècle;  car  la  Revue  '  est  trop  compromise  pour  se  brouiller  avec 
les  puissances.  Ainsi,  madame,  vous  voyez  que  j'ai  un  peu  de 
sang  suisse  dans  les  veines,  et  que  je  ne  cesse  à  aucun  moment 
d'être  des  vôtres  par  le  cœur.  » 

Il  ne  faut  pas  se  figurer  que  la  pointe  de  sa  plume  s'é- 
mousse  dans  ces  lettres  tout  affectueuses.  Loin  de  là,  il 
n'est  nulle  part  plus  incisif;  nulle  part  il  n'a  un  i)lus  grand 
nombre  de  ces  mots  trouvés,  pittoresques,  de  ces  com- 
paraisons (jui  ^•ous  démolissent  un  homme  en  le  définis- 


Revtie  des  deux  mondes. 


NOTICE   BIOGRAPHiaUE   ET   LITTERAIRE  CXIII 

sant.  Il  en  a  d'autant  plus  qu'il  se  sent  plus  en  sûreté:  il  sait 
que  personne  n'écoute  à  la  porte.  —  «  Ce  Leroux  écrit 
philosophie  comme  un  bufîflie  qui  patauge  dans  un  ma- 
rais. »  —  «  Je  viens  de  dire  aussi  mon  mot  (ô  douleur) 
sur  Lamartine  à  propos  de  ses  recueillements  qui  sont  des 
débordements.  »  —  Le  discours  de  réception  de  Victor 
Hugo  à  l'Académie,  n'est  qu'un  «  pathos  long  et  lourd,  » 
«  très  bon  à  mugir  dans  un  colysée  devant  des  Ro- 
mains, des  Thraces  et  des  bêtes.  »  Nulle  part,  pour  le 
dire  en  passant,  on  ne  voit  mieux  combien  ce  qu'il  y  a 
dans  Hugo  de  désordonné  lui  devenait  antipathique.  Il 
compare  un  de  ses  drames,  Ruy-Blas,  à  une  «  ome- 
lette battue  par  Polyphème.  »  En  revanche,  il  continue 
à  goûter  vivement  les  parties  de  son  talent  restées 
pures  d'exagération,  et  il  a  des  mots  charmants  sur 
quelques-unes  des  personnes  qui  touchent  de  plus  près 
au  grand  poëte,  sur  M''^  Léopoldine  Hugo,  par  exemple, 
«  la  plus  charmante  et  la  plus  perlée  des  ballades  de 
son  père.  » 

Ses  nouveaux  compatriotes,  si  on  ose  les  appeler  ainsi, 
les  habitants  du  bon  pays  du  Vaud,  n'échappent  pas  tou- 
jours à  la  malignité  de  ses  critiques,  et  il  sait  aussi,  au 
besoin,  les  peindre  et  les  juger  d'un  mot.  Ce  qu'il  dit  de 
M.  Porchat  aurait  fait  plaisir  à  Olivier  s'il  avait  eu  la 
moindre  jalousie  contre  le  rival  qu'on  avait  coutume  de 
lui  opposer.  «  M.  Porchat  a  réussi  assez  bien  ici  ;  il  a 
une  fadeur  assez  spirituelle.  Il  s'en  retournera  content  de 
Paris....  et  oublié.  »  Mais  rien,  dans  le  canton  de  Vaud, 
n'agace  Sainte-Beuve  autant  que  les  manques  de  clair- 
voyance oîi  la  préoccupation  religieuse  fait  tomber  les 
hommes  les  plus  distingués,  les  Lèbre,  les  Vinet.  C'est 
alors  qu'il  a  de  belles  impatiences.  La  Revue  suisse,  par 
exemple,  attribuait  une  pensée  religieuse  à  la  Lucrèce 
Borgia,  de  Hugo.  C'est  de  Lèbre  que    lui  était  venue 

J.    OLIVIER,    I.  H 


CXIV  JUSTE    OLIVIER 

cette  idée,  qui  se  mêlait,  dans  un  article  de  chronique,  à 
d'autres  impressions  venant  de  Saint-Beuve  lui  même: 

«  Lèbre,  écrit  ce  dernier,  vous  a  induit  en  erreur  comme 
aurait  fait  M.  Vinet.  La  pièce  est  purement  ridicule,  un  drame  à 
orgie  et  à  régence.  Il  faut  avoir  de  la  religion  de  reste  pour  en 
voir  là.  //  n'est  pas  un  de  nos  spectateurs,  gens  du  inonde,  qui  n[ait 
été  purement  et  simplement 'REVO'USSÈ  :  voilà  l'impression  vraie, 
incontestable.  Le  reste  est  affaire  de  journaux  et  de  camaraderie. 
Lèbre  a  les  yeux  trop  grands  ouverts  et  trop  remplis  du  soleil 
des  montagnes  pour  voir  juste  à  nos  quinquets.  Il  a  fait  du  mys- 
ticisme là-dessus,  comme  d'autres  ont  fait  de  la  philanthropie 
sur  Eugène  Sue.  Ne  donnons  pas  dans  l'écueil  au  moment  où 
nous  nous  en  moquons.  En  amalgamant  les  deux  impressions, 
il  résulte  un  jugement  faux  et  contradictoire.  —  Mille  pardons  : 
mais  j'aime  le  vrai,  et  toute  cette  page  alambiquée  m'a  fait  mal 
aux  nerfs.  Au  diable  les  mystiques  !  » 

Pendant  ce  temps,  le  bon  Lèbre,  qui  ne  se  doute  de 
rien,  félicite  Olivier.  «  L'acticle  sur  Lucrèce,  dit-il,  est 
charmant.  » 

Mais  la  plus  belle,  la  plus  rageuse  de  ses  sorties,  re- 
monte droit  à  Vinet.  Sainte-Beuve  ne  cessait  de  lui  repro- 
cher de  ne  pas  faire,  par  charité,  le  discernement  des 
esprits,  de  s'occuper  d'œuvres  qui  ne  le  méritaient  pas, 
de  se  commettre  avec  les  «  sots.  »  La  coupe  déborda  le 
jour  oti  le  Semeur  apporta  à  Sainte-Beuve  un  article  flat- 
teur sur  Michiels  et  ses  Idées  littéraires  : 

«  Je  suis  furieux  contre  Vinet,  ou  pour  mieux  dire  blessé. 
Quoi  ?  c'est  lui  qui  dans  le  Semeur  a  osé  louer  et  recommander 
et  dire  qu'il  aimait  un  livre  ou  libelle  d'un  M.  Michiels  qui  nous 
insulte  tous  et  nous  calomnie.  Il  a  osé  écrire  qu'//  aimait  le  livre 
et  la  manière  et  l'auteur  quand  même.  Décidément  l'optimisme 
ne  mène  à  rien,  qu'à  tout  confondre.  Moi,  je  suis  plus  que  jamais 
pour  la  grâce  prise  au  sens  grossier  et  dès  ici-bas,  les  bons  et 
les  mauvais,  les  honnêtes  gens  et  les  méchants.  Ce  Michiels  est 


NOTICE   BIOGRAPHiaUE   ET   LITTERAIRE  CXV 

des  derniers,  fou  et  grossier,  n'ayant  répondu  que  par  des  in- 
sultes à  nos  désirs  et  à  nos  efforts  stériles  pour  le  servir.  Sérieu- 
sement je  ne  passerai  jamais  cela  à  Vinet,  et  si  je  lui  reparle  ou 
lui  écris  jamais,  ce  sera  pour  débuter  par  ce  que  je  vous  dis  là. 
La  charité  est  une  bêtise.  —  Vous  pouvez  le  lui  dire.  » 


Voilà  bien  Sainte-Beuve,  et  son  bons  sens  et  ses  impa- 
tiences et  ses  mémorables  boutades.  Inutile  d'ajouter  que 
le  temps  eut  bientôt  effacé  cette  impression  qui  devait 
durer  toujours,  et  que  le  nom  de  Michiels  n'est  pas 
même  prononcé  dans  les  rares  lettres  que  Sainte-Beuve 
eut  dès  lors  l'occasion  d'écrire  à  Vinet.  Mais  on  peut 
voir  par  cette  citation  qu'il  ne  se  fait  ni  plus  dévot  ni 
meilleur  qu'il  n'est  pour  complaire  à  ses  amis  Olivier.  Il 
se  montre  ati  naturel,  n'entrant  point  dans  des  confes- 
sions qu'on  ne  lui  demande  pas,  mais  laissant  fort  bien 
deviner  ses  faiblesses,  ses  inconséquences,  ses  bonnes 
résolutions  suivies  de  peu  d'effet,  tous  les  accidents  de 
sa  vie  morale  et  intellectuelle,  et  toutes  les  difficultés, 
toutes  les  misères  de  sa  vie  matérielle,  de  sa  lutte  pour 
l'existence,  car  il  eut  à  lutter,  lui  aussi,  et  s'il  faut  l'en 
croire,  l'absence  d'une  position  assurée,  indépendante,  le 
manque  et  le  besoin  d'argent,  pour  tout  dire  en  deux 
mots,  furent  pour  beaucoup  dans  le  décousu  de  sa  car- 
rière et  la  dispersion  de  ses  efforts. 

Il  ne  faut  pas  croire,  non  plus,  qu'il  parle  toujours  mal 
de  Paris  dans  ces  lettres  où  il  se  fait  Suisse  avec  ses  amis 
de  Suisse.  Ce  qui  lui  paraît  rare  à  Paris,  dans  son  Paris, 
le  Paris  littéraire,  souvent  un  peu  bohème,  c'est  une 
chaude  et  sympathique  atmosphère:  «  Le  cœur  ici  est 
supprimé,  dit-il,  on  est  plus  heureux  dans  le  canton  de 
Vaud.  même  quand  on  souffre.  »  D'ailleurs,  il  jouit  plus 
que  personne  des  ressources  et  de  la  société  de  Paris,  et 
de  tout  ce  mouvement  d'esprit,  de  conversation    et  de 


CXVI  JUSTE    OLIVIER 

publicité.  Il  aime  aussi  Paris  pour  lui-même,  et  il  se  plaît 
à  en  décrire  les  pittoresques  aspects  : 

"  Paris  est  beau;  l'autre  soir,  passant  sur  le  pont  des  Arts, 
j'admirais  cette  Seine  souveraine,  cette  cité  et  sa  Notre-Dame, 
tant  de  silhouettes  et  de  flèches  nettement  dessinées,  les  lignes 
du  Louvre,  mais  surtout  le  couchant  qui  n'a  rien  ici  à  envier  à 
ceux  des  Alpes.  Dès  que  le  ciel  s'en  mêle,  il  sait  bien  égaliser 
les  grandeurs.  Le  couchant  donc  était  chaud,  magnifique  et  glo- 
rieux. Par  delà,  par-dessus  les  Champs-Elysées,  s'apercevait, 
dominant  et  détaché,  l'arc  de  triomphe  de  l'Etoile,  qui  faisait 
nuage  noir  dans  l'or  du  ciel,  et  par  son  ouverture  empourprée, 
semblait  la  porte  des  archanges  triomphateurs.  J'aurais  voulu 
qu'il  fût  du  côté  de  Lausanne,  mais  c'eût  été  trop  beau  ;  il  était 
juste  du  côté  opposé,  de  ce  côté  des  grandes  mers  et  des  Atlan- 
tiques immenses,  orageuses  ou  pacifiques,  où  bon  gré  mal  gré, 
nous  irons  tous,  faibles  ruisseaux  ou  fleuves,  nous  perdre  un 
jour  dans  le  couchant  ou  dans  la  nuit.  » 

La  lettre  à  laquelle  j'emprunte  cette  page  est  du  20  juin 
1838.  Que  ne  puis-je  la  citer  tout  entière,  pour  donner 
un  échantillon,  un  seul,  mais  complet,  de  cette  corres- 
pondance unicjue  !  Il  y  faudrait  dix  pages,  et  nous  avons 
déjà  multiplié  les  citations  et  dépassé  les  bornes.  C'est 
plein,  c'est  savoureux,  comme  les  meilleures  lettres  de 
M^^e  de  Sévigné.  Prose  et  vers,  amitiés,  détails  intimes, 
bagatelles  familières,  graves  réflexions:  rien  n'y  mancfue. 
Et  les  nouvelles,  quelle  gerbe!....  Cette  pauvre  M'""^  Val- 
more,  dont  la  destinée  est  de  nouveau  anéantie,  attendu 
c[ue  rOdéon  ferme,  et  «  les  voilà  cinq  dans  la  barque 
sans  boussole,  à  la  garde  du  vent  ;  »  —  et  les  Pauvres  fleurs 
de  la  même  M'""  Desbordes-Valmore,  qui  vont  paraître; 
—  et  l'édition  de  Fontanes  à  laquelle  Sainte-Beuve  tra- 
vaille :  «  Je  souris  parfois  de  mon  zèle  si  naturel  d'ail- 
leurs pour  ce  charmant  poëte;  mais  je  pense  à  l'air  de 
converti  que  j'aurais  si  je  mourais  là-dessus  :  il  a  corn' 


NOTICE   BIOGRAPHiaUE   ET   LITTERAIRE         CXVII 

mencé  par  Ronsard  pour  finir  par  Fontanes;»  —  et  le 
travail  d'Olivier  sur  Davel  qu'on  attend  pour  la  Revue 
des  deux  mondes;  —  et  ce  Granier-Cassagnac...  passons 
sur  cet  article;  —  et  VAnge  déchu  que  vient  de  publier 
Lamartine:  «  J'ai  lu  votre  dernier....  »  essaie  de  lui  dire 
un  ami.  «  Ah!  vous  êtes  plus  avancé  que  moi,  interrompt 
le  poète,  car  je  ne  l'ai  pas  lu  encore;  »  —  et  les  articles 
de  Vinet  sur  ce  même  Ange  déchu  :  «  Comme  c'est  la 
charité  chrétienne  dans  la  critique  littéraire!  et  penser 
que  probablement  Lamartine  ne  prendra  jamais  la  peine 
de  lire  sérieusement  cela;  et  qu'il  dira  négfigemment 
peut-être  en  jetant  les  feuilles  :  Ils  sont  furieux  contre 
moi  !....  sans  leur  en  vouloir.  » 

Il  faut  finir.  Cependant  il  est  un  point  que  je  me  repro- 
cherais de  ne  pas  noter  encore. 

On  a  beaucoup  dit  que  ce  qui  manquait  le  plus  à 
Sainte-Beuve,  c'était  l'âme,  la  passion.  Il  en  savait  pour- 
tant bien  le  prix,  car  il  se  demande,  à  la  veille  d'une  re- 
présentation de  Phèdre  par  M"*^  Rachel,  si  la  passion, 
«  cette  grâce  suprême,  »  lui  viendra.  Je  n'ai  point  l'inten- 
tion de  m'inscrire  en  faux  contre  le  jugement  universel  ; 
il  est  trop  évident  que  l'œuvre  de  Sainte-Beuve,  à  la 
prendre  dans  son  ensemble,  révèle  plus  de  vivacité  d'in- 
telligence que  de  chaleur  d'âme  ;  mais  pour  celui  qui  a 
lu  la  correspondance  de  Sainte-Beuve  avec  les  Olivier, 
il  y  a  un  moment  dans  sa  vie  où  brille  le  sombre  éclair 
de  la  passion.  On  ne  se  le  figure  que  critique  et  vieux 
garçon,  parce  que  c'est  ainsi  qu'on  l'a  vu  vieillir.  Il  n'en 
a  pas  moins  eu  son  rêve  de  bonheur  à  deux;  non-seule- 
ment il  a  voulu  se  marier,  mais  il  a  aimé,  il  a  espéré,  et 
il  a  vu  son  rêve  emporté. 

<i  La  douleur  que  j'en  ai  éprouvée,  écrit-il  (if^r  septembre 
1840),  et  que  j'en  éprouve  est  inexprimable  ;  imaginez,  que  j'y 


CXVIII  JUSTE    OLIVIER 

suis  retourné  malgré  moi  des  le  surlendemain  du  refus  ;  j'y  re- 
tournerai, qui  sait?  ce  soir  même...  Ainsi,  cher  ami,  au  mo- 
ment où  vous  êtes  inquiet  ou  heureux  (les  Olivier  attendaient 
une  augmentation  de  famille),  je  ne  suis  plus  ni  l'un  ni  l'au- 
tre, mais  abattu  net.  J'ai  erré  ces  trois  jours  durant  comme  un 
chien  sous  le  soleil  :  haeret  laleri  Icthalis  ariindo.  » 

Et  à  trois  mois  de  là,  le  i^""  décembre: 

«  Il  s'est  opéré  et  il  s'opère  en  moi  des  révolutions  bien  tris- 
tes :  la  joie  du  cœur  a  sombré,  et  le  cœur  aussi,  je  le  crains,  au 
moins  pour  un  moment.  Il  existe  encore,  mais  au  fond  de  l'a- 
bîme, et  je  n'ai  pas  toujours  le  temps  et  le  courage  d'y  plonger. 
—  Ma  nouvelle  position  ^,  au  lieu  de  me  procurer  plus  de  loisir, 
comme  il  serait  raisonnable  d'en  prendre,  ne  fait  que  m'exciter 
à  des  travaux  les  plus  divers  :  et  je  m'y  livre  pour  m'étourdir, 
comme  d'autres  au  jeu  ou  à  la  boisson.  Je  fais  des  articles  coup 
sur  coup.  Je  me  jette  en  pleine  eau  dans  le  gribouillage.  Au 
moins,  pendant  ces  courtes  et  fréquentes  fièvres,  le  reste  pour 
moi  n'existe  plus.  » 

Un  dernier  détail:  La  pensée  de  la  mort  a  de  bonne 
heure  et  souvent  préoccupé  Sainte-Beuve.  Plusieurs  let- 
tres à  Olivier  ont  rapport  à  ses  dernières  volontés.  Il  se 
trouvait  entre  autres,  dans  le  nombre,  un  pli  qui  est  de- 
meuré cacheté  jusqu'à  ces  derniers  temps,  et  sur  l'adresse 
duquel  on  lisait  :  «  Ceci  est  mon  testament.  »  Ce  testa- 
ment, écrit"  tout  entier  de  la  main  de  Sainte-Beuve,  sur 
papier  timbré,  le  20  avril  1844.  a  été  annulé  ])ar  d'autres, 
])ostérieurs  ;  mais  il  est  intéressant  pour  nous  en  ce  qu'il 
montre  combien  était  grande  la  confiance  de  Sainte- 
Beuve  en  Olivier,  coml)ien  sincère  son  amitié.  Il  lui  lègue 


'  Il  était  bibliothécaire  à  la  Mazariue,  et  il  avait  brigué  cette 
place  afin  d'avoir  une  position  et  de  pouvoir  faire  sa  demande  en 
mariage. 


NOTICE   BIOGRAPHiaUE   ET    LITTERAIRE  CXIX 

sabibliotheque.il  le  nomme  son  exécuteur  testamentaire, 
et  il  rinstitue,  pour  le  cas  où  sa  mère  serait  morte,  son 
légataire  imiversel.  «  Je  lui  lègue,  dit-il,  tout  ce  qui 
m'appartient  en  maisons,  rentes  ou  autres  propriétés,  y 
compris  mes  œuvres  littéraires.  » 

Ce  document  a  encore  un  autre  intérêt.  On  y  voit 
Sainte-Beuve  songeant  déjà  aux  derniers  devoirs  qui  lui 
seront  rendus,  et  prenant  dès  cette  date  des  dispositions 
toutes  semblables  à  celles  qu'il  devaiuprendre  plus  tard, 
avec  cette  différence  toutefois,  qu'il  demande  à  être 
porté  à  l'église,  au  lieu  de  l'interdire.  Voici  l'article  : 

«  Je  désire  expressément  qu'il  ne  soit  fait  à  ma  mort 
ni  cérémonie  aucune,  ni  discours  funéraire,  ni  rien  de 
solennel,  aucune  convocation  même  ;  qu'on  me  porte  à 
l'église,  puis  au  cimetière  de  grand  matin,  et  seulement 
accompagné  des  amis  qui  se  trouveront  par  hasard  in- 
formés et  qui  viendront  me  donner  ce  dernier  témoi- 
gnage. » 


X 


Le  recueil  des  Deux  voix,  le  Canton  de  Vaud  et  les 
Etudes  d^ histoire  7iationale  sont  les  principaux  fruits  du 
travail  d'Olivier  pendant  les  dix  premières  années  de  son 
séjour  à  Lausanne,  de  1833  à  1S42.  A  partir  de  1842, 
tout  le  temps  qu'il  ne  réserve  pas  pour  son  enseignement 
est  consacré  à  la  Revue  suisse. 

La  Revue  suisse,  dont  la  fondation  remonte  à  l'année 
1838,  est  née  de  la  recrudescence  de  vie  littéraire  qui  se 
faisait  sentir  à  Lausanne  et  dans  le  canton  de  Vaud.  De 
rares  écrivains  avaient  essayé  auparavant  quelque  pu- 
blication plus  ou  moins  périodique,  telle  que  les  Etrennes 


CXX  JUSTE    OLIVIER 

helvétiennes  du  doyen  Bridel  ;  mais  un  recueil  ouvert  à 
tous,  une  revue  destinée  à  vivre  de  la  vie  intellectuelle 
du  pays,  à  en  être  le  produit  et  l'exacte  expression,  cela 
était  nouveau  pour  le  public  vaudois.  Je  dis  pour  le  pu- 
blic vaudois,  et  non  pour  la  Suisse  romande,  car  il  exis- 
tait à  Genève,  depuis  quarante-quatre  ans  déjà,  une 
publication  analogue,  qui,  sous  les  titres  de  Revue  bri- 
tannique^ puis  de  Bibliothèque  universelle,  n'a  cessé  de 
jouer  son  rôle,  parfois  même  un  rôle  important,  dans 
l'histoire  littéraire  de  notre  pays,  et  qui  était  destinée  à 
se  fondre  plus  tard  avec  la  Revue  suisse,  à  la  naissance 
de  laquelle  nous  assistons.  L'exemple  de  la  Bibliothèque 
universelle  ne  contribua  pas  peu  à  faire  sentir  à  Lau- 
sanne le  besoin  d'une  revue  vaudoise,  que  celle  de  Ge- 
nève eût  pu  rendre  inutile,  si  elle  avait  su,  dès  ce  temps- 
là,  rallier  les  écrivains  et  les  lecteurs  des  diverses  parties 
de  la  Suisse  française.  Mais  Genève  était  Genève,  et 
Lausanne  était  Lausanne.  Chacun  allait  de  son  côté.  Ce 
fut  à  Marc  Ducloux,  l'imprimeur,  homme  d'esprit,  actif, 
entreprenant,  que  vint  l'idée  de  ce  recueil.  Il  s'en  fit  l'é- 
diteur, et  en  confia  la  direction  à  Charles  Secrétan,  qui 
venait  à  peine  d'achever  ses  études,  mais  que  —  à  défaut 
d'Olivier,  alors  absorbé  par  le  tableau  du  Canton  de 
Vaud  —  son  zèle,  son  activité,  son  talent,  sa  jeunesse 
même,  désignaient  pour  une  œuvre  où  il  s'agissait  d'en- 
lever un  succès.  La  nouvelle  revue  débuta  modestement. 
La  livraison  n'avait  guère  que  trois  feuilles  ou  trois  feuilles 
et  demie  (48  à  56  pages)  ;  mais,  comme  dit  le  proverbe, 
aux  petites  boîtes  les  bons  onguents.  Historiquement,  il 
n'est  pas  de  publication  plus  importante  ])armi  celles  qui 
ont  vu  le  jour  dans  notre  pays  à  partir  de  1830,  parce 
qu'il  n'en  est  pas  (\\\\  prouve  mieux  que  le  canton  de 
Vaud  avait  fini  par  atteindre  l'âge  de  sa  majorité  litté- 
raire. Toutes  les  autres  sont  individuelles  ;  on  peut  les 


NOTICE   BIOGRAPHiaUE   ET   LITTERAIRE  CXXI 

soupçonner  de  ne  devoir  leur  origine  qu'au  hasard  de 
quelque  heureux  génie.  Ceci  est  la  revue,  c'est-à-dire 
l'œuvre  collective  sans  laquelle  il  n'y  a  pas  de  vie  en 
commun,  de  foyer  d'activité.  Aussi  quiconque  est  né 
Vaudois,  à  moins  d'être  entièrement  dépourvu  de  sens 
et  d'intérêt  pour  les  choses  littéraires,  éprouve-t-il  une 
secrète  émotion  en  retrouvant  dans  la  poudre  des  biblo- 
thèques  ces  vieux  et  minces  cahiers  jaunes,  dont  la  couver- 
ture porte  ce  simple  titre  :  Revue  suisse.  C'est  de  là  que 
nous  datons.  Quel  plaisir  de  les  feuilleter  et  de  se  sentir 
dès  l'abord  en  plein  courant  !  Un  excellent  article  de 
Vinet,  qui  a  paru  plus  tard,  sous  forme  de  lettre,  en  tète 
du  tome  III^  de  sa  C/irestoviathie,  ouvre  la  première 
livraison  ;  puis  vient  une  pièce  de  Frédéric  Monneron, 
l'Alouette,  qui  est  encore  aujourd'hui  ce  que  la  poésie  a 
produit  chez  nous,  je  ne  dirai  pas  de  plus  parfait,  mais 
de  plus  éthéré.  de  plus  vif,  de  plus  enlevant.  Une  revue 
qui  débute  par  des  vers  pareils  et  par  une  pareille  prose 
établit  son  droit  à  l'existence.  Aussi  le  succès  désiré  fut- 
il  obtenu.  Le  premier  exercice  prouva  que  la  Revue 
suisse  pouvait  vivre  et  se  suffire  à  elle-même. 

Juste  Olivier  et  sa  femme  comptèrent  dès  le  commen- 
cement parmi  les  principaux  collaborateurs,  et  bientôt, 
voyant  poindre  enfin  l'espoir  de  quelque  loisir,  ils  se  di- 
rent l'un  à  l'autre  que  cette  revue  devait  devenir  leur 
revue,  cette  œuvre  leur  œuvre.  Cette  pensée  s'enracina 
plus  profondément  dans  leur  esprit  lorsque,  en  1839, 
Charles  Secrétan,  appelé  à  enseigner  la  philosophie  à 
l'académie  de  Lausanne,  résigna  ses  fonctions  de  direc- 
teur de  la  Revue  suisse  entre  les  mains  de  l'éditeur,  Marc 
Ducloux.  qui  s'en  chargea  provisoirement.  Aussi  ne  fût- 
ce  pas  sans  regret  qu'ils  virent  ce  dernier  les  confier  à 
MM.  Frédéric  Chavannes  et  Frédéric  Espérandieu.  C'é- 
taient deux  choix  excellents,  deux  vrais  amis  des  bonnes 


CXXII  JUSTE    OLIVIER 

et  belles  lettres,  amis  d'Olivier,  dont  l'un,  poëte  aussi, 
avait  été  le  rival  dans  un  concours  académique.  Mais 
Olivier  se  sentait  placé  de  manière  à  faire  plus  qu'ils  ne 
.pouvaient  faire.  Ce  n'était  point  assez,  pensait-il,  de  re- 
produire les  divers  aspects  de  la  vie  intellectuelle  du 
canton  de  Vaud  et  de  publier  des  correspondances  de 
Berne,  de  Bâle,  de  Zurich  ;  il  fallait  encore  donner  à  la 
Revue  un  intérêt  plus  général,  en  faire  un  petit  miroir  du 
vaste  monde.  Olivier  comptait  pour  y  réussir  sur  ses  re- 
lations à  Paris.  Il  eut  un  moment  l'idée  de  fonder  une 
autre  revue,  à  ses  risques  et  périls  ;  mais  le  pays  n'offrait 
pas  assez  de  ressources  pour  les  diviser  ainsi,  et  la  con- 
currence ne  pouvait  qu'être  fatale  aux  uns  et  aux  autres. 
Tous  les  intéressés  le  comprirent.  A  la  suite  de  pourpar- 
lers et  d'amicales  négociations,  un  arrangement  consenti 
par  les  deux  parties  fit  de  Juste  Olivier  non-seulement  le 
directeur,  mais  le  propriétaire  de  la  Revue  suisse,  dont  il 
fut  seul  chargé  dès  le  mois  de  janvier  1843. 

Sainte-Beuve  prit  feu  à  l'idée  de  cette  publication,  non 
qu'il  en  attendît  pour  sa  réputation  quelque  accroissement 
prochain,  non  qu'il  comptât  sur  un  succès  en  France, 
c'est-à-dire  à  Paris,  mais  au  contraire,  parce  qu'il  savait 
bien,  connaissant  son  public,  que  la  Revue  resterait  une 
revue  suisse,  qu'il  n'en  parviendrait  pas  un  exemplaire 
dans  le  monde  (}ui  l'entourait,  de  telle  sorte  qu'il  pour- 
rait y  dire  toute  sa  pensée  et  la  dire  en  paix.  C'était  un 
de  ses  tourments  de  se  sentir  enlacé  par  mille  obliga- 
tions, et  jeté  si  avant  dans  le  courant  de  la  vie  parisienne 
qu'il  ne  lui  était  plus  possible,  rentré  dans  son  cabinet, 
d'exercer  son  métier  de  critique  en  n'ayant  en  vue  que 
la  vérité  vraie  et  sans  accei)tion  de  personnes.  Comment 
dire  tout  ce  (ju'on  pense  de  ([uelqu'un  qu'on  a  rencontré 
la  veille  dans  un  salon  et  qu'on  rencontrera  le  soir 
même  dans  un  autre  salon  'r*  L'adresse  n'y  suffit  pas  ;  on 


NOTICE   BIOGRAPHIdUE   ET    LITTERAIRE       CXXIII 

biaise,  on  fléchit.  Et  dans  les  temps  de  crise  politique  ou 
religieuse,  quand  la  société  est  divisée  en  deux  camps 
acharnés  à  se  nuire,  comment  être  juste  envers  ses  enne- 
mis, comment  surtout  être  vrai  envers  ses  amis?  On  loue 
ou  Ton  bafoue,  et  il  s'établit  une  critique  de  convention, 
qui  étouffe  la  critique  indépendante.  Ce  n'est  pas  que 
celle-ci  ne  prenne  sa  revanche,  mais  en  secret,  dans  les 
cercles  intimes.  A  Paris,  la  vraie  critique  s'écrit  moins 
qu'elle  ne  se  parle.  Ainsi  en  jugeait  Sainte-Beuve,  et  l'un 
de  ses  titres  aux  yeux  de  la  postérité  sera  de  n'avoir  ja- 
mais senti  sans  impatience  sa  plume  ainsi  enchaînée. 
Plus  d'une  fois  il  a  voulu  secouer  le  joug,  et  il  lui  est 
rarement  arrivé  de  se  laisser  entraîner  à  quelque  com- 
plaisance sans  que  sa  malice  profitât  de  la  première  oc- 
casion pour  se  donner  la  satisfaction  d'une  revanche.  Il 
a  pris  soin  d'ailleurs  de  nous  mettre  lui-même  en  garde, 
en  faisant  à  diverses  reprises  l'aveu  de  ses  petits  péchés. 
Sainte-Beuve  n'est  pas  homme  à  se  contenir  longtemps; 
il  faut  chez  lui  que  la  vérité  se  fasse  des  issues.  Et  voilà 
pourquoi,  dès  le  premier  jour,  il  s'éprend  de  la  Revue 
suisse. 

«  Tâchez,  écrit-il  à  Olivier,  de  fonder  là-bas  quelque  chose, 
un  point  d'appui  quelconque,  un  organe  à  la  vérité  ;  je  serai  tout 
à  vous.  Ici  il  n'y  a  rien,  rien  de  possible  ;  il  faut  le  point  d'appui 
ailleurs,  indépendant  :  ce  que  Voltaire  a  fait  à  Ferney  avec  son 
génie  et  ses  passions,  pourquoi  ne  le  fonderait-on  pas  à  Lausanne 
avec  de  la  probité  et  du  concert  entre  trois?  Pour  moi,  je  me  sens 
de  plus  en  plus  ici  comme  étranger. . .  Faites-nous  là-bas  bien 
vite  une  patrie  d'intelligence  et  de  vérité;  je  vous  aiderai  d'ici  de 
tout  mon  pouvoir,  et  peut-être  un  jour  de  plus  près.  Durez  seu- 
lement. » 

Ces  lignes  étaient  jointes  à  une  lettre-chronique  du 
1 8  février  1843,  celle  oii  il  se  moque  si  agréablement  des 


CXXIV  JUSTE    OLIVIER 

génies  persans  de  Lamennais,  des  Amschaspands  et  des 
Darvands.  Peu  auparavant,  dans  une  lettre  du  28  dé- 
cembre 1842,  Sainte-Beuve  expliquait  les  raisons  parti- 
culières qui,  dans  ce  moment-là,  rendaient  la  presse  fran- 
çaise moins  accessible  que  jamais  à  la  critique  indépen- 
dante. C'étaient  d'abord  les  écrivains  romanciers,  les  au- 
teurs de  feuilletons,  qui  étaient  devenus  collaborateurs 
de  tous  les  journaux,  et  dès  lors  «  inviolables.  »  Ensuite, 
c'était  l'excessive  concurrence,  qui  avait  fait  baisser  les 
prix  d'abonnement,  en  sorte  que  les  journaux,  ne  vivant 
plus  que  par  les  annonces,  étaient  sous  la  dépendance  des 
libraires  qu'ils  servaient.  «  Complaisance  et  vénalité,  dit-il, 
c'est  là  toute  l'histoire.  »  Il  ne  voyait  pas  de  remède 
prochain  à  cet  état  de  choses,  pas  plus  qu'il  ne  croyait  à 
la  possibilité  d'écrire  en  Suisse  en  vue  de  Paris  ;  aussi  ne 
cessait-il  de  recommander  à  ses  amis  de  tourner  leurs 
yeux  et  leurs  visées  d'un  autre  côté,  du  seul  côté  où  il  y 
eût  de  l'avenir. 

«  Le  public  de  la  Revue,  écrivait-il,  celui  auquel  elle  doit  viser 
de  plus  en  plus,  c'est'le  dehors,  c'est  la  Suisse  et  l'Allemagne  : 
Suisse  allemande  et  française  et  ce  qui  s'en  suit.  Conquérons  ce 
champ,  s'il  se  peut.  L'étranger  c'est,  on  l'a  dit,  à  beaucoup  d'é- 
gards, une  province  et  la  dernière  de  toutes;  oui,  mais,  à  d'au- 
tres égards,  c'est  un  commencement  de  postérité  :  écrivons  pour 
ce  dernier  aspect.   » 

Et  plus  loin,  dans  la  même  lettre  (12  décembre  1843): 

«  Encore  un  coup,  c'est  li  la  pente,  c'est  là  le  courant  possible, 
et  aussi  nécessaire  que  celui  de  l'Autriche  par  le  Danube.  Vou- 
loir faire  d'ici  un  centre,  c'est  une  chimère.  Laissons  Paris  et 
visons  Appenzell.  La  gloire  au  bout  du  compte  s'y  retrouverait  '.  » 


'  La  lettre  dont  nous  détaclions  ce  fragment  est  citée  presque 
au  complet  dans  la  troisième  partie  du  travail  d'Olivier  sur 
Sainte-Beuve  à  Lausamic  et  dans  sa  jeunesse. 


NOTICE   BIOGRAPHIQ.UE    ET    LITTER.\IRE         CXXV 

Non-seulement  Sainte-Beuve  se  montra  bien  disposé, 
mais  aussi  longtemps  qu'Olivier  fut  propriétaire  et  direc- 
teur de  la  Revue  suisse,  il  lui  envoya  régulièrement  de 
longues  et  piquantes  lettres  destinées  à  ses  chroniques. 
Son  zèle  ne  se  démentit  pas  un  instant.  Les  lettres  arri- 
vaient, trois,  quatre  par  mois,  se  corrigeant,  se  complé- 
tant. Il  faisait  de  la  Revue  suisse  son  affaire  et  ne  se 
rebutait  point  de  prêcher  dans  ce  désert.  Il  savait  bien 
que  le  désert  se  peuplerait  tôt  ou  tard,  et  qu'aucune  de 
ses  paroles  n'y  resterait  perdue.  Il  les  mettait  là,  en  dépôt 
pour  les  générations  futures  ;  c'était  une  issue  pour  la 
vérité.  Maintenant  que  toutes  ces  correspondances  ont 
été  publiées,  non  telles  que  les  donnait  Olivier,  qui  ar- 
rangeait, déguisait,  choisissait  et  souvent  ajoutait,  —  car 
il  avait  d'autres  sources  encore  ;  —  maintenant  qu'on  les 
a  telles  que  les  envoyait  Sainte-Beuve,  on  peut  juger 
combien  l'intérêt  en  est  grand.  Pour  le  détail  et  la  ri- 
chesse des  informations,  ces  lettres  sont  d'un  contempo- 
rain, et  d'un  contemporain  qui  est  au  courant  de  tout  ; 
pour  la  justesse  des  appréciations,  on  dirait  la  voix  de 
l'avenir.  Ce  n'est  pas  qu'on  ne  puisse  jamais  le  prendre 
en  défaut.  Avec  son  esprit  désabusé,  il  ne  voit  pas  tout 
de  suite  la  portée  de  certains  entraînements  où  il  soup- 
çonne plus  de  charlatanerie  que  d'enthousiasme  ;  scep- 
tique, il  croit  l'humanité  sceptique,  et  ne  fait  pas  assez 
la  part  du  romanesque  dans  les  choses  de  ce  monde, 
même  dans  les  plus  positives.  Il  ne  sent  pas  assez,  pour 
en  citer  un  exemple  frappant,  ce  qu'il  peut  y  avoir  de 
puissance  morale  et  d'action  sur  les  masses  dans  une 
politique  de  poésie  comme  celle  de  Lamartine.  Mais 
cette  illusion  à  part,  illusion  du  désillusionnement,  quelle 
pénétration  de  coup  d'œil,  et  avec  quelle  sûreté  de  main 
il  arrache  les  masques  et  met  à  nu  les  visages.  Comme  il 
sait  être  et  rester  lui-même  au  milieu   de  ce  tourbillon 


CXXVI  JUSTE    OLIVIER 

changeant  qui  donne  le  vertige  aux  raisons  les  plus  fer- 
mes, et  quel  ressort,  quelle  capacité  de  résistance,  quelle 
vitalité  dans  ce  bon  sens  qui  lui  vient  de  la  nature,  qui 
survit  à  ses  engouements  et  perce  encore  dans  ses  im- 
patiences ! 

Le  succès  de  cette  chronique  fut  très  grand  en  Suisse; 
il  fit  à  la  Revue  un  rôle  et  une  position.  On  a  aujour- 
d'hui, dans  les  revues  et  journaux,  des  correspondances 
de  partout.  Alors,  c'était  chose  déjà  remarquable  que 
d'avoir  une  chronique  de  Paris,  et  quant  à  en  avoir  une 
de  cette  qualité ,  ce  sera  toujours  une  fortune  excep- 
tionnelle. Les  lecteurs  ne  tardèrent  pas  à  s'en  aperce- 
voir. Quoiqu'ils  ne  fussent  pas  dans  le  secret,  ils  senti- 
rent qu'Olivier  puisait  ses  renseignements  en  bon  lieu,  et 
s'étonnèrent  d'être  souvent  mieux  au  fait  de  ce  qui  se 
passait  à  Paris,  dans  le  Paris  littéraire,  que  beaucoup  de 
gens  qui  y  vivaient  ou  en  revenaient.  Cependant  la  chro- 
nique ne  fut  pas  seule  à  obtenir  les  suffrages.  Les  mor- 
ceaux, de  nature  diverse,  qui  formaient  le  corps  de  la 
Revue,  étaient  souvent  fort  distingués,  et  l'on  eut  entre 
autres  l'agréable  surprise  d'y  voir  se  succéder  des  œu- 
vres d'imagination  dignes  et  capables  de  plaire.  Déjà  dans 
les  années  précédentes,  on  avait  attribué  à  M^^  Olivier  un 
certain  nombre  de  nouvelles  qui  n'étaient  point  signées. 
On  en  avait  remarqué  une  surtout,  qui  avait  paru  en  1838, 
r Honneur  de  famille,  faite  pour  saisir  et  se  graver  dans 
la  mémoire.  Bientôt  on  vit  ai)paraître  un  nouveau  collabo- 
rateur, nommé  Charles  Autigny,  le  ])lus  actif,  le  plus  fé- 
cond de  tous  les  auteurs  de  nouvelles  (pii  prêtaient  leur 
concours  à  la  Revue.  Il  ne  fallut  pas  longtemps  pour 
percer  le  mystère  de  ce  pseudonyme.  C'étaient  encore 
les  deux  voix,  ou  plutôt  les  deux  plumes.  Juste  et  Caro- 
line Olivier.  L'opposition  de  leurs  talents  est  la  même 
ici  (jue  dans  la  poésie;  chez  l'une,  la  préoccupation  tragi- 


NOTICE   BIOGRAPHIQUE   ET    LITTERAIRE       CXXVII 

que  et  le  jet  hardi  de  la  création  ;  chez  l'autre,  plus  d'art, 
plus  de  patience,  et  l'amour  des  combinaisons  gracieuses, 
des  idylles  doucement  mélancoliques,  aux  senteurs  de 
rose  ou  de  violette.  Nous  ne  saurions  entrer  dans  le  détail 
de  chacune  de  ces  compositions  ;  mais  au  moins  devons- 
nous  mentionner  un  récit  très  intéressant,  pour  l'époque 
très  nouveau,  d'une  excursion  à  Zermatt,  et  un  petit 
roman  intitulé  Malessert,  l'un  et  l'autre  de  J.  Olivier.  Ce 
dernier  morceau,  très  oublié  des  générations  actuelles  et 
qui  le  serait  moins,  sans  doute,  s'il  avait  été  réimprimé, 
eut  dans  le  temps  un  succès  local  assez  vif.  La  scène  est 
à  Lausanne,  et  l'action  débute  par  la  rencontre,  nullement 
fortuite,  de  la  belle  Madeline,  Tespiègle  aux  cheveux 
d'or,  et  du  bon  Sylvestre  Malessert,  l'amoureux  maladroit, 
qui  serait  moins  gauche  s'il  était  moins  épris,  sur  le  grand 
escalier  dit  du  Marché ,  lequel  des  bas-fonds  de  la  Palud 
gravit  jusqu'à  la  cathédrale.  Nous  avons  vu  Olivier  poète 
ou  historien,  souvent  poète  et  historien  tout  ensemble, 
le  voici  romancier.  Le  récit  pourrait  être  plus  simple  ; 
l'auteur  s"y  mêle  trop,  il  prend  trop  souvent  le  lecteur  à 
partie;  il  discute  les  situations  et  analyse  les  personnages; 
on  pourrait  aussi  lui  reprocher  de  n'être  ni  assez  réaliste, 
ni  assez  fantaisiste,  de  n'être  ni  dans  le  monde  des  rêves, 
ni  dans  celui  des  choses  ;  —  il  n'en  réussit  pas  moins  à 
faire  aimer  les  héros  de  son  histoire,  et  cela  parce  qu'il 
les  aime  lui-même.  Il  est  épris  de  Madeline  autant  que 
Sylvestre  Malessert,  et  il  se  sent  au  fond  de  l'âme,  comme 
Madeline,  un  faible  pour  ce  pauvre  Sylvestre,  qui,  à  vrai 
dire,  lui  ressemble  un  peu,  malgré  ses  gaucheries,  et 
dont  la  physionomie  honnête  ressort  à  côté  de  celle  de  son 
rival,  Fernand,  jeune  homme  adroit  et  blasé,  égoïste  et 
brillant.  Une  certaine  dame  de  Préverenges,  veuve,  mais 
encore  jeune  et  jolie,  mélange  de  sagesse  et  de  coquet- 
terie, figure  heureusement  auprès  de  Madeline.  Le  tuteur 


CXXVIII  JUSTE    OLIVIER 

de  celle-ci,  le  chevalier,  comme  on  l'appelle,  vraie  nature 
de  gentilhomme,  malgré  ses  dada  de  généalogie,  d'équi- 
libre et  de  haute  métaphysique,  domine  de  ses  cheveux 
blancs  tout  le  groupe  joyeux,  que  complète  Josué,  fils  de 
Nun,  le  serviteur  taciturne  et  fidèle,  et  la  belle  Lise,  naïve 
enfant  de  la  montagne.  C'est  à  Lausanne  d'abord,  puis  à 
Fontaine-seulette  sur  le  penchant  des  monts,  au-dessus 
de  la  plaine  du  Rhône;  puis  au  bord  d'un  certain  lac  des 
Alpes,  un  lac  dont  on  ne  dit  pas  le  nom,  qui  se  vide  en 
automne  pour  se  remplir  au  printemps  et  se  couvrir  de 
fleurs  comme  une  coupe  enchantée,  que  se  passent  les 
scènes  successives  de  cette  gracieuse  idylle,  qui  aboutit 
au  triomphe  de  l'amour  vrai,  non  toutefois  sans  quelque 
consolation  pour  Fernand,  dont  l'âme,  après  tout,  n'est 
pas  aussi  noire  qu'il  semble,  et  qui  trouve  en  M^^^  de 
Préverenges  une  femme  propre  à  faire  l'éducation  de  son 
cœur.  Il  n'est  ])as  besoin  d'être  sorcier,  pour  peu  qu'on 
connaisse  ce  bon  pays  de  Vaud,  pour  découvrir  la  maison 
du  chevalier  à  Lausanne,  ainsi  que  les  ombrages  où  se 
cache  Fontaine-seulette,  voire  le  joli  lac  qui  fleurit  au  prin- 
temps, et  pour  mettre  ainsi  l'histoire  dans  son  cadre  vé- 
ritable, ce  qui  ajoute  à  son  charme  et  à  sa  grâce  natu- 
relle, car  il  semble  qu'ici  encore  Olivier  ait  vu  la  scène 
où  devaient  se  mouvoir  ses  personnages  avant  de  les  voir 
eux-mêmes,  et  qu'ils  soient  nés  de  fantaisies  inspirées  par 
la  poésie  des  sites.  Toujours  le  génie  des  lieux. 

Juste  Olivier  et  sa  femme  mirent  à  la  Revue  suisse 
tout  ce  qu'il  y  avait  en  eux  d'ardeur  et  de  capacité  de  tra- 
vail. Ils  étaient  à  la  fois  propriétaires,  directeurs,  collabo- 
rateurs, administrateurs,  expéditeurs;  ils  se  chargeaient 
de  tout,  ils  faisaient  tout  eux-mêmes,  n'admettant  d'autre 
secours  que  celui  de  l'imprimerie,  strictement  renfermée 
dans  ses  fonctions.  Que  de  nuits  ils  passèrent  à  mettre 
sous  bande  et  à  préjjarer  les  paquets  !  Mais  il  le  fallait 


NOTICE   BIOGRAPHiaUE    ET    LITTERAIRE       CXXIX 

ainsi,  si  Ton  ne  voulait  pas  y  perdre  sa  peine  et  son  argent. 
Le  public  vaudois,  sur  lequel  on  faisait  fonds,  n'était  point 
assez  considérable,  même  renforcé  d'un  modeste  contin- 
gent d'abonnés  neuchâtelois  ou  genevois,  pour  permettre 
un  budget  chargé  de  frais  généraux.  Il  fallait  viser  à  l'éco- 
nomie, travailler,  s'ingénier,  se  dévouer,  et  faire  revivre 
dans  le  domaine  de  la  littérature  les  traditions  de  la  vieille 
simplicité  helvétique.  Cependant  on  vivait,  on  durait,  et 
peut-être,  avec  de  la  patience,  aurait-on  vu  se  réaliser  en 
partie  les  espérances  et  les  vœux  de  Sainte-Beuve  ;  peut- 
être  eût-on  pris  pied  dans  la  Suisse  allemande  ;  peut- 
être,  en  passant  par  Appenzell,  eût-on  fini  pour  atteindre 
l'Allemagne,  l'étranger,  la  postérité  ;  mais  une  bourrasque 
politique  emporta  ce  rêve  d'un  moment.  Dès  le  mois  de 
juillet  1845,  c'est-à-dire  deux  ans  et  demi  après  avoir  pris 
la  direction  de  \z.  Revue  suisse,  Juste  Olivier  l'abandonnait 
à  un  éditeur  neuchâtelois,  et  se  préparait  à  quitter  le  pays 
natal,  pour  aller,  avec  sa  famille  chercher  un  refuge  à 
Paris. 


XI 


«  Pourquoi  cette  vie  littéraire  d'ici  vous  a-t-elle  inspiré 
un  mélange  d'attrait  et  d'effroi?  Vous  avez  besoin  de  Paris, 
vous  vous  en  êtes  sevré  de  peur  de  l'aimer.  »  C'est  encore 
Sainte-Beuve  qui  parle  ainsi  à  Olivier,  lui  démontrant  qu'il 
n'y  a  pour  lui  que  deux  séjours  possibles  et  désirables  : 
Lausanne  ou  Paris.  Ce  qu'il  en  dit  est  fort  juste  et  d'un 
homme  qui,  il  s'en  vante,  avait  bien  observé.  Mélange 
d'attrait  et  de  peur!  La  peur  se  conçoit,  surtout  pour  quel- 
qu'un qui  voulait,  comme  Olivier,  préserver  de  toute 
injure  le  trésor  virginal  de  sa  muse  champêtre.  L'attrait 

J.    OLIVIER,   I. 


CXXX  JUSTE    OLIVIER 

ne  se  conçoit  pas  moins  :  qui  donc  tient  une  plume,  qui 
donc  est  écrivain  et  poëte  français  sans  avoir  quelquefois, 
surtout  dans  sa  jeunesse,  tourné  les  yeux  vers  Paris?  Paris 
ou  Lausanne!  Lausanne  d'abord,  car  c'est  là  qu'est  le 
home  d'Olivier,  le  home  de  sa  pensée.  Paris,  si  Lausanne 
devient  impossible.  Toutes  les  fois  que  sa  position  se 
trouve  menacée  et  que  l'éventualité  d'un  départ  se  pré- 
sente à  son  esprit,  c'est  de  Paris  que  lui  vient  la  première 
tentation.  Déjà  en  1838,  lorsqu'il  n'était  pas  certain  d'être 
définitivement  appelé  à  la  chaire  d'histoire,  il  songea 
très  sérieusement  à  prendre  le  chemin  de  la  France  et 
de  sa  capitale.  Le  bruit  en  courut,  et  quelques-uns  de 
ses  amis,  justement  alarmés,  lui  adressèrent  une  lettre 
collective,  le  conjurant  de  ne  pas  donner  suite  à  ce  projet. 

«  Partout  où  vous  irez,  lui  disaient-ils,  vous  honorerez  votre 
pays,  et  l'honorer  c'est  le  servir  ;  mais  nous  ne  pouvons  nous 
représenter  AL  Olivier  séparé,  éloigné  de  son  cher  canton  de 
Vaud.  Il  nous  semble  que  vous  lui  avez  été  destiné  et  que  vous 
n'êtes  pas  absolument  Hbre  de  vous  enlever  à  nous...  Personne 
ne  veut  s'accoutumer  à  la  pensée  de  vous  voir  transplanté  sur  un 
autre  sol.  Les  élèves  à  qui  vous  avez  communiqué  votre  ferveur 
intellectuelle  et  votre  amour  du  travail,  et  qui  ont  appris  en  vous 
écoutant  à  mieux  aimer  leur  patrie  et  tout  ce  qui  peut  l'honorer, 
vous  retiendront  comme  leur  appartenant  en  propre  ;  et  com- 
bien d'hommes  dont  vous  avez  rajeuni  l'imagination  et  le  cœur 
en  leur  présentant  les  plus  pures  images  de  la  famille  et  de  la 
vie  des  champs,  et  qui,  grâces  à  vous,  ont  trouvé  autour  d'eux, 
dans  les  détails  les  plus  familiers  et  dans  les  objets  les  plus  rap- 
prochés un  trésor  de  douce  et  bonne  poésie,  souffriront  à  voir 
s'éloigner  du  pays  son  poète  et  l'un  de  ses  meilleurs  fils.  Il  faut, 
Monsieur,  que  vous  nous  restiez,  à  un  titre  ou  à  un  autre;  nous 
nions  aux  circonstances  le  droit  de  nous  priver  de  vous  ;  nous  ne 
voulons  pas  admettre  que  la  patrie  de  Vaud  puisse  jamais  cesser 
d'être  hospitalière  à  celui  qui  l'aime  tant,  qui  la  sert  avec  tant  de 
zèle  et  l'a  si  bien  chantée.  » 


NOTICE   BIOGRAPHIQ.UE   ET    LITTERAIRE       CXXXI 

Cette  lettre  n'était  guère  signée  que  d'une  douzaine  de 
noms,  mais  des  noms  choisis,  et  parmi  lesquels  figurait, 
à  peine  est-il  besoin  de  le  dire,  celui  de  l'historien,  M.  Vul- 
liemin,  que,  dans  certains  cercles,  on  se  plaisait  à  op- 
poser à  Olivier,  et  qui,  sans  le  vouloir,  peut-être  sans  le 
savoir,  se  trouvait  être  son  concurrent.  Olivier  avait  donc 
des  amis,  et  de  chauds  amis.  Il  n'en  avait  pas  seulement 
parmi  ses  élèves  et  dans  le  monde  académique  ou  dans 
le  public  lettré  ;  il  en  avait  jusque  dans  les  campagnes, 
et  si  radresse  dont  nous  venons  de  citer  un  fragment 
avait  pu  circuler  de  village  en  village,  elle  eût  recueilli 
plus  d'une  signature  qui,  pour  lui  être  moins  connue,  ne 
lui  eût  pas  été  moins  précieuse.  Je  n'en  citerai  pour 
preuve  qu'une  petite  anecdote,  racontée  par  lui-même,  et 
qui  fera  sentir  combien  pouvait  être  délicat  le  parfum  de 
cette  fleur  de  poésie  qui  semblait  prête  alors  à  s'épanouir 
sur  les  rives  du  bleu  Léman.  Il  s'agit  d'une  visite  faite 
pendant  un  séjour  à  Aigle,  en  octobre  1841,  à  la  famille 
de  M.  Marquis,  dans  son  hospitalière  résidence  du  Châte- 
lard,  au-dessus  de  Clarens.  Olivier  écrit  à  sa  femme  : 

«  Je  partis  samedi  matin  par  la  Dame  du  lac^,  qui  me  conduisit 
jusqu'à  Villeneuve.  De  là,  par  les  sentiers  ;  il  me  semble  que 
jamais  je  ne  les  avais  trouvés  si  beaux.  Je  fis  une  longue  visite 
au  vieux  doyen  ',  et  trouvai  les  Marquis  à  dîner.  Je  croyais 
leurs  vendanges  finies,  tandis  qu'elles  commençaient  à  peine  ; 
j'étais  bien  un  peu  confus  de  mon  inopportune  arrivée,  mais  ils 
me  reçurent  si  bien  et  ils  me  l'ont  si  bien  dit  de  tant  de  maniè- 
res que  je  crois  véritablement  que  je  leur  ai  fait  grand  plaisir. 
Nous  passâmes  le  reste  du  samedi  à  jaser  de  l'un  à  l'autre...  Le 
lendemain,  nous  commençâmes  la  journée  par  le  sermon  de 
M.  Vinet.  Il  prêchait  à  Montreux,  et  devait  venir  dîner  au  Châte- 


^  Nom  d'une  voiture-omnibus. 
'  Le  doyen  Bridel,  à  Montreux. 


CXXXII  JUSTE    OLIVIER 

lard.  M.  Marquis  avait  bien  voulu  me  faire  la  cheville  ouvrière 
de  l'invitation,  en  sorte  que  si  cela  n'avait  pas  été  fort  heureux, 
je  dirais  que  j'étais  pris.  Ce  sermon  de  M.  Vinet,  très  long,  mais 
très  beau,  jamais  ennuyeux,  très  développé,  très  simple  et  très 
riche,  est  certainement  son  chef-d'œuvre.  C'est  magnifique.  Il  a 
pour  sujet  la  vie  cachée  en  Dieu.  Nous  n'étions  pas  beaucoup  d'au- 
diteurs, mais  étrangers  et  campagnards  de  l'endroit,  à  ce  qu'il 
paraît,  gens  de  choix.  Il  a  fait  grande  sensation.  Le  dîner  et 
l'après-midi  se  passèrent  fort  bien.  M.  Vinet  fut  très  bon  et  très 
gai;  j'ai  eu  un  grand  plaisir  à  causer  à  mon  aise  avec  lui.  Ce 
matin,  qu'ai-je  fait  ?  Des  visites...  En  passant  et  repassant  devant 
certaine  vigne  où  j'avais  avisé  des  vendangeuses  auxquelles 
M.  Marquis  avait  adressé  quelques  mots  devant  moi,  je  les  ai 
saluées;  elles  m'ont  offert  du  raisin  sur  le  mur;  je  suis  revenu; 
elles  m'ont  engagé  à  venir  en  prendre  moi-même,  et  me  voilà 
de  l'autre  côté  du  mur,  dans  les  ceps.  Nous  causions,  moi  le  plus 
innocemment  du  monde,  parlant  des  vendanges,  de  la  beauté 
du  pays,  combien  je  l'aimais.  «  Aussi  monsieur  l'a  si  bien  dé- 
peint, »  m'cntends-je  dire  tout  d'un  coup,  avec  une  voix  si  fine, 
si  riante  et  si  douce  que,  ma  foi  !  je  ne  pus  m'empêcher  de  sa- 
vourer assez  bien  ce  que  cette  voix  disait.  En  bonne  foi,  j'avais 
la  plus  complète  illusion  sur  mon  incognito,  et  je  suis  sûr  que 
Marquis  ne  les  avait  pas  revues.  Elles  me  firent  encore,  et  avec 
détail,  sur  le  Canton  de  Vauci,  sur  les  Deux  voix,  sur  toi,  plusieurs 
compliments  les  mieux  tournés  du  monde,  d'une  manière  si  ini- 
piévuc,  si  simple,  si  cordiale  et  si  charmante  que  je  serais  un 
ingrat,  comme  je  le  leur  ai  dit,  si  je  n'étais  pas  content  d'avoir 
fait  un  livre  qui  a  remporté  un  pareil  prix.  Mais  conçoit-on 
quelque  chose  de  pareil  ?  Des  paysannes,  puisqu'on  les  appelle 
ainsi,  qui  vendangent,  qui  foulent  le  raisin,  qui  chargent  la 
brante,  je  l'ai  vu,  qui  fossoicnt  au  printemps,  tout  le  monde  me 
l'assure  et  d'ailleurs  elles  me  l'ont  dit,  et  qui  lisent,  qui  lisent  si 
bien,  qui  se  rappellent  si  à  propos,  qui  vous  disent  des  choses  si 
aimables  qu'on  est  tenté  de  les  trouver  justes.  Et  avec  cela  belles, 
dignes,  Durand  dit  sévères...  L'une  d'elles  te  ressemble  un  peu, 
et  je  le  lui  ai  dit  :  ce  fut  là  toute  ma  galanterie.  Il  est  vrai  qu'elle 
voyait  bien  ce  que  cela  voulait  dire,  et  elle  le  savait  très  bien 
aussi,  qu'elle  était  la  plus  jolie.  » 


NOTICE   BIOGRAPHIQ.UE   ET   LITTERAIRE     CXXXIII 

Ainsi  Olivier  était  retenu  au  canton  de  Vaud  non- 
seulement  parce  qu'il  l'aimait,  mais  parce  qu'il  y  était 
aimé.  Sa  popularité  y  avait  des  racines  cachées  et  pro- 
fondes. Mais  ce  n'est  pas  le  tout  que  d'aimer  un  pays 
et  d'y  être  aimé  ;  il  faut  encore  y  pouvoir  vivre.  La  prose 
de  la  vie  a  ses  nécessités,  et  les  signataires  de  l'adresse  à 
Olivier  en  parlaient  à  leur  aise  quand  ils  le  conjuraient 
de  rester  «  à  un  titre  ou  à  un  autre.  »  En  s'exprimant  ainsi, 
ils  passaient  un  peu  légèrement  sur  un  point  délicat.  La 
famille  s'était  augmentée  et  allait  s'augmenter  encore.  Elle 
était  riche  déjà  de  deux  enfants  :  un  troisième,  un  qua- 
trième ne  devaient  pas  tarder.  Il  y  régnait  la  plus  grande 
simpHcité;  mais  encore  attendait-on  d'Olivier  qu'il  fît  hon- 
neur aux  exigences  d'une  position  fort  en  vue,  exigences 
d'autant  plus  considérables  qu'il  prenait  sa  tâche  plus  au 
sérieux.  Il  n'était  pas  précisément  bouquiniste,  mais  il  lui 
fallait  des  livres,  des  outils,  et  puis  il  avait  à  cœur  de 
combler,  si  possible,  les  lacunes  de  ses  études  premières, 
et  il  s'imposa  dans  ce  but  d'assez  lourds  sacrifices,  entre 
autres,  en  1842,  un  séjour  de  trois  mois  à  Zurich,  toutes 
ses  vacances,  pour  achever  d'apprendre  l'allemand.  Pour- 
quoi ne  pas  parler  aussi  de  ses  courses  alpestres,  soit 
dans  les  montagnes  du  canton  de  Vaud,  dont  il  sut  bientôt 
tous  les  sentiers,  soit  dans  le  Valais,  dans  l'Oberland  et 
dans  les  petits  cantons  ?  Il  ne  lui  arriva  pas  souvent  de 
pousser  ainsi  jusqu'au  cœur  de  la  Suisse;  il  y  fit  cepen- 
dant un  ou  deux  beaux  voyages,  un  surtout  en  compagnie 
d'Adolphe  Lèbre,  avec  lequel  il  passa  une  nuit  dans  la 
rabane  d'Agassiz,  au  glacier  de  l'Aar.  Peu  s'en  fallut  qu'il 
ne  prît  part  à  l'ascension  de  la  Jungfrau.  Ce  n'étaient  point 
pour  lui  des  plaisirs  dispendieux  et  de  luxe  ;  c'était  la  ré- 
création nécessaire  après  les  excès  de  travail  ;  c'étaient 
les  heures  sacrées,  réservées  chaque  été  à  la  grande  muse 
favorite,  la  nature,  mère  de  toute  poésie.  Le  poëte  et 


CXXXIV  JUSTE    OLIVIER 

l'historien  en  avaient  un  égal  besoin.  Voilà  le  budget  des 
charges.  Celui  des  ressources  ne  comptait  guère  que  deux 
articles  :  le  pauvre  traitement  que  recevaient  alors  les 
professeurs  de  Lausanne,  et  les  revenus,  très  modestes, 
de  la  fortune  de  M""^  Olivier.  Il  y  avait  tout  juste  de  quoi 
suffire,  et  bientôt,  la  petite  famille  grandissant,  il  n'y  eut 
point  assez.  Nul  doute  qu'Olivier  n'ait  caressé  l'espérance 
de  trouver  le  surplus  indispensable  dans  la  juste  rému- 
nération de  son  travail,  c'est-à-dire  dans  la  vente  de  ses 
ouvrages.  Mais  il  fit  à  ce  sujet  les  plus  pénibles  expé- 
riences. Son  Canto?i  de  Vaud,  auquel  il  avait  donné  six 
années  d'un  labeur  acharné,  ne  se  plaça  que  très  lente- 
ment; il  en  était  lui-même  l'éditeur,  et  il  eut  toutes  les 
peines  du  monde  à  rentrer  dans  les  avances  qu'il  avait 
dû  faire  pour  payer  l'impression.  Les  Etudes  d'histoire 
nationale  donnèrent  lieu  à  des  règlements  de  compte 
tout  aussi  peu  réjouissants.  Les  Deux  voix,  sur  lesquelles 
il  n'y  avait  qu'une  voix,  disait  Emile  Deschamps,  eurent 
un  succès  d'éloges  plus  que  d'argent.  Olivier,  sans  doute, 
n'écrivait  ni  ne  chantait  par  spéculation  ;  cependant  il 
est  dur  de  ne  pas  vendre  ses  livres  ou  de  les  vendre  si 
mal,  et  il  y  a  quelque  dérision  à  s'entendre  acclamer 
comme  le  poëte  ou  l'auteur  national,  à  recevoir  des  adres- 
ses dans  lesquelles  on  parle  de  la  reconnaissance  de  la 
patrie,  quand  on  sort  de  chez  son  libraire  et  qu'on  a  pu 
voir  la  triste  balance  des  vendus  et  des  invendus.  Olivier, 
aux  prises  avec  les  difficultés  de  la  vie,  emprisonné  par 
la  force  des  choses  dans  une  sphère  trop  étroite,  connut 
toutes  les  ingratitudes  de  la  gloire,  et  sa  disposition  natu- 
relle à  ne  pas  voir  le  monde  en  beau  n'en  fut  guère  dimi- 
nuée. 

Dans  son  désir  de  se  créer  des  ressources,  il  songea 
de  nouveau  à  Paris,  et  fit  des  démarches  pour  obtenir 
l'accès  à  quelque   revue.  Il  souhaitait  vivement  les  voir 


NOTICE   BIOGRAPHiaUE    ET    LITTERAIRE      CXXXV 

réussir  non-seulement  à  cause  de  lui,  mais  en  vue  de 
]y[me  Olivier,  qui  avait  commencé  à  écrire  des  nouvelles, 
et  moins  pour  pénétrer  dans  le  monde  littéraire  de  Paris 
qu'afin  de  mieux  pénétrer  en  Suisse  même.  Il  nous  faut 
la  garantie  et  l'estampille  de  l'étranger.  La  Revue  des 
deux  inondes  semblait  le  recueil  indiqué.  Mais  il  fallait  se 
rendre  favorable  le  cerbère  qui  en  gardait  l'entrée , 
M.  Buloz.  Ce  n'était  point  impossible,  comme  le  prou- 
vait l'exemple  d'Adolphe  Lèbre,  qui,  à  peine  établi  à 
Paris,  venait  d'y  débuter  brillamment.  Sa  recommanda- 
tion serait  puissante  ;  celle  de  Sainte-Beuve  plus  encore, 
car  Sainte-Beuve  était  alors  entièrement  dévoué  à  la  Re- 
vue des  deux  inondes.  «  Il  faut  avoir  quelque  fidélité  en 
sa  vie  et  selon  son  ordre,  écrivait-il  à  propos  d'une  au- 
tre publication  pour  laquelle  on  avait  voulu  le  gagner.  A 
Buloz,  sinon  à  son  roi  et  à  son  supérieur.  On  ne  choisit 
pas  toujours  les  objets  de  sa  fidélité  ;  mais  il  y  faut  tenir, 
dût-on  crever.  »  Ce  n'est  pas  que  Sainte-Beuve  ne  trouvât 
dur  parfois  le  sceptre  que  M.  Buloz  tenait  d'une  main  si 
ferme.  Il  souffrait  dans  sa  dignité  d'homme  de  lettres 
quand  il  l'entendait  se  moquer  de  la  mauvaise  humeur  de 
ses  confrères,  certain  qu'il  était  de  les  voir  revenir  à  lui, 
car,  disait  le  terrible  directeur,  «  il  y  a  de  l'argent  dans 
la  mangeoire.  »  Mais  il  lui  savait  gré  de  ce  que  sa  revue 
était  la  seule  à  Paris  qui  gardât  quelque  indépendance 
et  où  la  vraie  critique  pût  trouver  un  refuge.  Aussi  M.  Bu- 
loz, charmé  de  son  concours,  ne  faisait-il  rien  sans  lui. 
Sainte-Beuve  était  le  plus  écouté  des  conseillers  du  maî- 
tre ,  et  aucune  recommandation  ne  pouvait  valoir  la 
sienne.  Déjà  il  avait  préparé  les  voies.  Un  séjour  que  fit 
M^"^  Olivier  à  Paris,  dans  l'hiver  de  1841  à  1842,  —  son 
mari  ne  tarda  pas  à  l'y  rejoindre,  —  devait  aplanir  les 
dernières  difficultés.  L'accueil  qu'ils  reçurent  fut  excel- 
lent, et  ils  quittèrent  Paris  emportant  quelque  espérance. 


CXXXVI  JUSTE    OLIVIER 

Mais  ils  purent  bientôt  mesurer  la  distance  qu'il  y  a  des 
paroles  aux  effets.  A  chaque  article  naissait  une  difficulté. 
C'était  trop  long,  c'était  trop  court  ;  c'était  trop  tragique, 
c'était  trop  anodin.  Peut-être,  parmi  les  nouvelles  ainsi 
refusées,  y  en  eut-il  qui  prêtaient  le  flanc  à  de  justes 
critiques  ;  mais  combien  la  Revue  des  deux  mondes  en 
avait-elle  publié  d'inférieures,  et  fort  inférieures,  à  Ma- 
dame de  Fiers,  par  exemple,  qui  parut  plus  tard  dans 
la  Revue  suisse.  «  J'en  suis  furieux,  »  s'écrie  Sainte-Beuve 
en  annonçant  tel  de  ces  échecs  répétés,  qui  en  était  un 
pour  lui,  car  il  avait  pris  le  succès  à  cœur  et  avait  cru 
le  tenir.  «  Les  paroles  ici  ne  ratifient  rien,  ajoute-t-il  ;  en 
politique,  qui  est  un  pays  de  mensonges,  passe  encore, 
mais  en  littérature,  c'est  la  décadence  même.  »  Lèbre  n'a 
pas  de  moins  vives  indignations:  «  Je  n'y  comprends  rien. 
C'est  vraiment  l'originalité  qui  leur  fait  peur  sur  toutes 
choses  ;  il  faut  pour  se  faire  ouvrir  la  porte,  je  le  crains, 
un  talent  devenu  banal  par  la  vogue,  quand  il  n'a  pas 
l'heureux  don  de  l'être  par  lui-même.  »  Les  morceaux 
historiques  n'avaient  pas  beaucoup  plus  de  chance  que 
les  nouvelles.  L'étude  d'Olivier  sur  Davel,  c'est-à-dire 
une  des  meilleures  choses  qu'il  ait  écrites,  sur  un  sujet 
alors  complètement  nouveau  pour  la  France,  fut  repous- 
sée malgré  les  efforts  redoublés  de  Sainte-Beuve.  AL  Buloz 
ne  comprenait  rien  à  l'héroïsme  de  cet  homme  qui  «  se 
laisse  prendre  comme  un  sot.  »  Le  mot  est  de  lui.  Le  mor- 
ceau sur  Voltaire  à  Lausanne  ne  fut  pas  plus  heureux, 
malgré  ce  qu'il  a  de  piquant  et  d'original.  «  Voltaire  n'a 
fait  qu'une  idylle  en  sa  vie,  dit  Sainte-Beuve,  et  c'est  à 
Lausanne  qu'il  l'a  faite.  »  Cette  idylle,  Olivier  l'avait  on 
ne  peut  mieux  racontée  ;  mais  pour  la  Revue  des  deux 
mondes,  il  avait  trop  parlé  de  Lausanne.  «  Il  aurait  fallu 
absolument,  dit  Sainte-Beuve ,  insister  plus  sur  Voltaire 
et  moins  sur  Lausanne,  »  Je  ne  crois  pas  que  M.  Buloz 


NOTICE  BIOGRAPHiaUE  ET  LITTERAIRE    CXXXVIl 

y  mît  de  la  mauvaise  volonté,  et  la  suite  va  le  prouver  ; 
mais  sur  chaque  sujet  éclatait  la  différence  des  goûts  et 
des  points  de  vue.  Cependant  un  article  sur  Guillaume 
Tell  et  la  légende  dont  il  est  le  héros  finit  par  trouver 
grâce,  non  sans  avoir  dû  subir  une  refonte  totale  pour 
être  mis  au  point  de  vue  de  Paris.  Il  fut  remarqué.  «  L'ar- 
ticle d'Olivier,  écrit  Sainte-Beuve,  est  très  bien  et  lui  a 
fait  ici  beaucoup  d'honneur...  Son  style  si  fin,  si  ingénieux, 
si  artiste,  n'a  besoin  pour  nous  que  d'une  chose,  un  peu 
plus  d'espace  et  un  tissu  moins  dur,  étendre,  éclaircir.  Il 
aura  tout  dès  lors.  —  Qu'il  passe  vite  à  quelque  autre 
chose.  »  M.  Buloz,  mis  en  goût,  demandait  aussi  à  Olivier 
d'aiguiser  sa  plume  et  de  donner  promptement  une  suite 
à  cet  heureux  début.  Auparavant  déjà,  il  lui  avait  de- 
mandé de  se  constituer  son  correspondant  informateur 
pour  la  Suisse,  chargé  de  le  renseigner  sur  tout  ce  qui  s'y 
passerait  d'intéressant  en  politique  et  en  littérature.  Oli- 
vier avait  accepté,  et  il  s'acquittait  de  ces  fonctions  au 
plus  près  de  sa  conscience  ;  mais  il  ne  tarda  pas  à  être 
médiocrement  édifié  de  l'usage  qu'on  faisait  de  ses  lettres, 
souvent  négligées  ou  interprétées  à  contre-sens.  Il  prenait 
pied,  néanmoins,  peu  à  peu.  Déjà  il  avait  réussi  à  faire 
agréer  quelques  vers,  et  M.  Buloz  lui  exprimait  avec  une 
insistance  nouvelle  le  désir  qu'il  devînt  tout  à  fait  son  re- 
présentant, son  lieutenant  pour  la  Suisse.  Cette  position, 
s'ajoutant  à  celle  qu'il  occupait  à  Lausanne,  lui  eût  fourni 
les  moyens  de  sortir  des  embarras  contre  lesquels  il  ne 
cessait  de  lutter,  sans  parler  de  ce  qu'il  y  eût  gagné  du 
côté  de  la  considération.  «  Cette  collaboration  et  la  Revue 
suisse!  »  répétait  Sainte-Beuve.  Et  il  est  vrai  que  si  l'on 
pouvait  refaire  la  vie  d'Olivier  et  la  rendre  aussi  heureuse 
qu'on  l'eût  désirée,  on  ne  chercherait  pas  une  autre  com- 
binaison. A  Lausanne  son  centre,  son  point  d'appui,  et, 
si  je  l'ose  dire,  son  principal  établissement  littéraire.  C'est 


CXXXVIII  JUSTE    OLIVIER 

là  que  l'imagination  aime  à  se  le  représenter,  entouré  de 
ses  élèves  et  de  ses  collègues,  moins  connu  au  dehors  que 
Vinet,  non  moins  aimé  au  dedans,  faisant  une  œuvre  à 
quelques  égards  plus  modeste,  ne  travaillant  point  pour 
le  monde  chrétien ,  quoiqu'il  fût,  lui  aussi,  un  membre 
fidèle  de  l'église,  mais  seulement  pour  son  canton,  met- 
tant sa  gloire  et  son  ambition  à  en  faire,  selon  le  vœu  de 
Sainte  -  Beuve,  une  patrie  d'intelligence ,  de  vérité ,  de 
poésie.  On  aime  à  le  voir  avec  ses  jeunes  amis,  leur  mon- 
trant le  but,  leur  communiquant  son  enthousiasme,  et 
leur  fournissant  dans  la  revue  qu'il  dirige  l'occasion  de 
tenter  leurs  premières  armes.  A  Lausanne,  c'est  lui  qui 
est  le  Buloz,  mais  un  Buloz  tout  paternel,  quoique  ayant 
aussi  sa  sévérité,  heureux  de  servir  de  centre  aux  divers 
courants  de  l'opinion,  heureux  de  contribuer  à  la  former 
et  à  l'éclairer,  mais  ne  cherchant  point  à  peser  sur  elle,  et 
n'ayant  pas  de  plus  vive  jouissance  que  de  voir  se  ré- 
pandre et  se  propager  la  vie  et  le  mouvement.  Toutefois 
ce  Buloz  ne  doit  pas  être  isolé  dans  sa  province,  par 
plus  que  sa  province  n'est  isolée  dans  l'univers.  Il  reste  en 
communication  de  tous  les  instants  avec  les  grands  centres 
du  travail  humain,  et  c'est  pourquoi  il  a  une  succursale  à 
Paris,  où  il  est  connu,  où  il  descend  quand  bon  lui  semble, 
sans  se  faire  prier  ni  annoncer,  où  il  représente  cette 
patrie  de  vérité  qui  s'est  constituée  là-bas.  C'est  par  Oli- 
vier qu'arrive  à  la  Revue  des  deux  inondes  le  contingent 
du  pays  où  s'écrit  la  Revue  suisse. 

Il  s'en  faut  de  peu  que  cet  idéal  ne  se  réalise.  Retar- 
dez de  quelques  années  la  révolution  qui  menace  le  can- 
ton de  Vaud,  i)rolongez  d'autant  la  période  de  son  essor 
littéraire,  faites  taire,  assourdissez  autour  de  la  Revue 
suisse  le  bruit  absorbant  de  la  politique  et  de  la  théologie, 
faites  encore,  si  possible,  que  la  Revue  des  deux  inondes 
appartienne  un  peu  plus  aux  deux  mondes  et  un  peu 


NOTICE   BIOGRAPHIQ.UE    ET    LITTERAIRE     CXXXIX 

moins  au  seul  tourbillon  parisien ,  et  l'idéal  un  instant 
entrevu  n'est  plus  un  idéal  ;  il  prend  un  corps,  il  est  une 
réalité.  Ce  fut  le  rêve  d'Olivier,  qui,  le  suivant  des  yeux, 
le  voyait  s'approcher  et  s'éloigner  tour  à  tour  de  la  sphère 
des  choses  possibles.  Jamais  il  ne  l'en  vit  plus  près  que 
vers  les  années  ^,843  à  1844.  Littérairement,  c'est  le  mo- 
ment le  plus  heureux  de  sa  vie.  Il  travaille  énormément. 
«  Quand  je  demande  à  Olivier,  écrit  sa  femme:  Que  faut- 
il  acheter  pour  les  étrennes  de  Doudou  ?  il  me  répond  : 
Ma  chère,  la  première  division  de  mon  article  est  décidé- 
ment trop  longue,  »  Et  encore  :  «  Je  ne  comprends  pas 
comment  Olivier  résiste  à  la  vie  qu'il  mène.  Il  lui  arrive 
souvent  de  travailler  quatorze  heures  par  jour  sur  dix- 
huit  qu'il  veille.  »  Mais  ce  travail  n'est  plus  en  pure  perte; 
on  commence  à  en  voir  les  fruits.  Olivier  pénètre  à  la 
Revue  des  deux  motides,  et  quant  à  celle  dont  il  est  le  Bu- 
loz,  quoique  toujours  modeste,  elle  fait  mieux  que  «  du- 
rer, »  elle  progresse  et  grandit. 

Il  était  temps  vraiment,  car  les  expériences  des  années 
précédentes  l'avaient  obligé  déjà  à  de  durs  sacrifices  , 
entre  autres  à  la  vente  d'une  maison  toute  peuplée  de 
souvenirs,  celle  où  M"^^  Olivier  avait  passé  la  plus  grande 
partie  de  sa  jeunesse  à  Aigle. 

«  Nous  avons  vendu  notre  pauvre  vieille  maison,  écrit-elle  à 
Adolphe  Lèbre  le  31  juillet  1841.  Vous  comprenez  trop  bien 
tout  ce  qui  se  cache  d'impressions  pénibles  sous  cette  seule  pa- 
role pour  que  j'y  appuie.  J'ose  dire  même  que  vous  prenez  votre 
part  de  cœur  à  ce  déchirement  ordonné  par  la  raison  et  les  cir- 
constances. Nous  avons  donc  vidé,  mon  frère,  ma  sœur  et  moi, 
de  la  cave  au  grenier  cette  demeure  qui  se  ferme  derrière  nous 
comme  les  jeunes  années.  Puis,  cela  fait,  et  quand  elle  a  été 
propre,  rangée  et  tranquille,  nous  l'avons  visitée  religieusement, 
pour  la  dernière  fois,  sans  mot  dire,  comme  on  embrasse  un 
mort,  et  fermant  les  contrevents  à  mesure  que  nous  quittions 
une  pièce,  nous  l'avons  ainsi  recueillie  en  nous  jusqu'à  la  fin.   » 


CXL  JUSTE    OLIVIER 

Mais  au  moment  où  les  perspectives  de  l'avenir  ap- 
paraissaient plus  riantes,  la  roue  de  la  Fortune  tourna 
court,  et  la  série  des  fatalités  recommença,  inexorable 
cette  fois. 

Les  sévérités  de  la  destinée  s'annoncèrent  par  un  coup 
aussi  terrible  qu'imprévu,  la  mort  prescjue  soudaine  de 
celui  à  qui  M"^^  Olivier  écrivait  les  lignes  émues  qu'on 
vient  de  lire,  de  cet  Adolphe  Lèbre  qui  avait  été  un  en- 
fant de  la  maison,  qui  était  devenu  un  ami,  un  tendre  et 
fidèle  ami,  et  qui  déjà  était  presque  un  appui.  IVIais  il 
n'était  pas  de  ceux  qui  sont  destinés  à  mener  longue  vie 
ici-bas.  Il  avait  pris  trop  au  sérieux,  disait  M.  Verny,  ce 
qui  pour  tant  d'autres  n'est  qu'un  jeu  misérable  :  «  c'est 
le  JVelischmerz  qui  l'a  tué.  » 

Cette  plaie  saignait  encore  quand  un  des  enfants  d'Oli- 
vier, Arnold,  filleul  de  Sainte-Beuve  et  de  Mickiéwicz, 
fut  atteint  d'un  mal  très  grave  et  dont  les  suites  ne  pou- 
vaient guère  qu'être  fatales.  Il  s'agissait  d'une  tumeur 
logée  derrière  l'œil  droit.  Elle  avait  grandi  suffisamment 
déjà  pour  projeter  l'œil  en  avant,  hors  des  paupières. 
Une  opération  était-elle  utile?  Etait-elle  possible?  Les 
médecins  suisses  n'osèrent  décider.  Olivier  et  sa  femme 
vinrent  consulter  à  Paris,  oti  ils  restèrent  plusieurs  mois, 
la  fatale  question  toujours  suspendue  sur  leur  tête.  Il  y  a 
de  cette  époque  des  lettres  d'Olivier  qui  sont  déchirantes. 
Il  s'était  monté  un  ménage  et  avait  essayé  de  travailler, 
mais  sans  réussir  à  se  distraire. 

«  Je  ne  sais  ce  qui  m'arrive,  écrivait-il  à  son  frère  ;  mais  tout 
est  si  triste  en  moi  que  je  ne  trouve  que  des  choses  tristes  à  te 
dire,  et  que  je  n'ai  pas  même  la  force  de  te  les  dire.  Ecrire, 
même  à  toi,  me  coûte  extrêmement.  Peut-être  cela  vient-il  de 
ce  que  je  suis  assez  fiuigué.  J'ai  beaucoup  travaillé  ici  et,  comme 
de  coutume,  je  n'ai  rien  avancé.  Nous  sortons  toujours  très  peu; 
nous  ne  sommes  pas  encore  entrés  dans  un  café  ni  dans  un  res- 


NOTICE    BIOGRAPHiai:E    ET    LITTERAIRE  CXLI 

taurant.  Notre  petit  ménage  continue  d'aller  bien.  Nous  sommes 
allés  quelquefois  au  théâtre,  mais  très  peu  et  moi  sans  beaucoup 
de  plaisir.  Toute  ma  consolation  est  de  fumer  force  cigarettes  et 
de  faire  ce  que  j'aurais  bien  juré  une  fois  que  je  ne  ferais  de  ma 
vie,  c'est-à-dire  des  sonnets.  Mais  cela  m'est  venu  tout  à  coup. 
Il  y  a  dans  le  sonnet  quelque  chose  de  profond  et  de  court  qui 
va  bien  à  la  souffrance  et  à  la  douleur.  Voici,  puisque  je  ne  sais 
rien  te  dire  de  mieux,  mes  deux  moins  mauvais.  » 

Et  il  transcrit  ici  les  sonnets  Ville  et  VI^  du  second 
livre  des  Chansons  lointaines^  l'un  et  lautre  d'une  amère 
tristesse,  le  second  presque  désespéré. 

De  l'espoir,  de  l'espoir  !  —  oh  !  ténébreux  orage 
Qui  va  s'épaississant  autour  de  mon  chemin  ! 
Qiu  me  cache  le  ciel  et,  comme  un  lourd  ombrage, 
Me  fait  toujours  la  nuit,  la  nuit  sans  lendemain  ! 

J'ai  marché  vaillamment,  j'ai  tendu  mon  courage 
Comme  un  archer  son  arc,  sans  relâcher  ma  main  : 
De  flèches  en  tout  sens  j'ai  percé  le  nuage; 
J'ai  vidé  mon  carquois,  mais  je  l'ai  fait  en  vain. 

Oh  !  le  jour  !  —  une  étoile,  une  petite  étoile 

Qui  de  ma  route  obscure  entr'ouvre  au  moins  le  voile! 

Qui  me  dise  :  C'est  là,  quoiqu'il  fasse  encor  noir  ! 

Mais  rien  ne  peut  lever,  pas  même  la  tempête, 

Ce  couvercle  d'airain  qui  pèse  sur  ma  tête. 

Et  j'étouffe...  oh!  de  l'air,  de  l'espoir  !  de  l'espoir! 

Enfin,  on  tenta  l'opération,  et  sauf  l'œil,  qu'on  n'espé- 
rait pas  sauver,  elle  parut  avoir  réussi.  Olivier  reprit  le 
chemin  de  Lausanne,   déchargé  sans  doute  d'un  poids 


^  On  trouvera  au  tome  II,  pag.  218,  celui  que  nous  ne  citons 
pas. 


CXLII  JUSTE    OLIVIER 

douloureux,  mais  ayant  encore,  pour  s'en  ronger  le  cœur, 
assez  d'amers  soucis,  anciens  et  nouveaux.  Avant  de  par- 
tir pour  Paris,  il  avait  dû  vendre  la  Revue  suisse^  et  il 
savait  fort  bien,  en  rentrant  à  Lausanne,  qu'il  n'avait 
plus  que  pour  quelques  semaines  ou  quelques  mois  à  y 
demeurer.  La  vie  n'y  était  plus  possible,  du  moins  pour 
lui,  grâce  à  la  révolution  politique  qui  avait  éclaté  en  fé- 
vrier 1845  et  renversé  le  gouvernement,  ce  même  gou- 
vernement qui,  en  1838,  avait  mis  l'académie  sur  un  pied 
universitaire  et  institué  la  chaire  d'histoire.  Quoique  Oli- 
vier fût  très  attaché  à  quelques-uns  des  hommes  qui  en 
faisaient  partie,  —  son  beau-frère,  M.  Louis  Ruchet,  en 
avait  alors  la  présidence,  —  il  était  plus  dévoué  encore  à 
la  patrie  vaudoise,  et  il  n'eût  pas  eu  d'objections  à  la 
servir  sous  le  nouveau  régime  si  on  lui  en  eût  laissé  la 
liberté.  Mais  le  mouvement  populaire  s'était  accompli  en 
grande  partie  contre  l'académie,  qu'on  envisageait  comme 
une  des  forteresses  du  méthodisme  et  du  doctrinarisme. 
Juste  Olivier  avait,  comme  tout  le  monde,  vu  la  crise  se 
préparer,  et  d'avance  il  avait  fait  son  deuil  de  tout  ce  qui 
l'attachait  à  Lausanne,  les  amis  exceptés.  L'avenir  lui  ap- 
paraissait sous  les  couleurs  les  plus  sombres.  Ce  n'était 
pas  tant  la  lutte  ouverte  sur  les  questions  générales  et  de 
princi])e  qui  le  frappait  et  l'alifligeait;  c'était  bien  plutôt  le 
sourd  travail  de  la  médisance  et  de  l'intrigue  autour  du 
gouvernement  qu'on  voulait  renverser.  Il  voyait  les  meil- 
leures intentions  méconnues,  les  hommes  les  plus  hon- 
nêtes suspectés,  et  ne  pouvait  assez  admirer  la  facilité 
avec  laquelle  les  tribuns  de  cabaret  séduisaient  le  peuple, 
en  flattant  ses  instincts  d'intolérance  et  en  semant  l'injure 
ou  la  calomnie.  Et  rapprochant  dans  sa  pensée  le  specta- 
cle qu'il  avait  sous  les  yeux  de  ceux  que  lui  avaient  offerts 
ses  études  historiques  sur  notre  pays,  il  se  persuadait  de 
plus  en  plus  que  nous  n'étions  rien  et  que  nous  ne  se- 


NOTICE   BIOGRAPHiaUE   ET   LITTERAIRE        CXLIII 

rions  jamais  rien.  Cette  révolution,  qui  s'intitulait  glo- 
rieuse, lui  paraissait  odieusement  mesquine.  Il  en  parle 
dans  une  lettre  comme  n'ayant  été  qu'un  vaste  cancan^ 
qui  a  monté  la  tête  du  peuple.  Plus  elle  était  mesquine, 
moins  il  voyait  les  moyens  de  résister  à  l'entraînement 
général,  et  cependant  il  résistait  à  sa  manière,  estimant 
que  chacun,  en  cas  pareil,  doit  faire  ce  qu'il  peut.  Plus 
d'une  chanson  politique  courait  le  pays,  signée  de  son 
nom.  Plusieurs  eurent  un  vrai  succès  d'à-propos  ;  aucune 
n'en  eut  plus  que  celle  sur  l'académie,  ancienne  et  véné- 
rable institution,  qui,  comme  le  baudet  de  la  fable,  payait 
pour  les  fautes  d'autrui.  Tout  ce  qui  se  fait  de  mal  dans 
le  pays,  c'est  l'académie  ;  tout  ce  qui  arrive  de  fâcheux, 
c'est  encore  l'académie  ;  et  il  n'y  a  pas  jusqu'à  la  disette 
dont  on  se  plaint  qui  ne  lui  soit  évidemment  imputable, 
comme  le  dit  fort  bien  une  dernière  strophe,  où,  pour 
plus  de  mordant,  le  patois  vient  au  secours  du  fran- 
çais : 

«  Messieurs,  dit  un  bon  campagnard, 

1   Toutes  les  vignes  sont  gelées  ; 

»  Les  blés  furent  semés  trop  tard  ; 

î  Xos  forêts  se  sont  envolées. 

»  De  la  Dôlaz  quaitqii'à  Dzanian, 

y>  Ecutd-vei  ceV  injamia  ! 

»  No  n'ain  meins  en  de  tçous  sti  an... 

»  C'è,  Messieurs,  c'è  l'académia^.   « 

Mais  l'esprit  et  l'ironie  sont  impuissants  à  désarmer  la 
passion.  Le  coup  devait  être  porté,  il  le  fut.  Tous  les  pro- 
fesseurs de  l'académie,  un  seul  excepté,  furent  destitués. 


^  De  la  Dôle  jusqu'à  Jaman, 
Ecoutez  donc  cette  infamie  ! 
Nous  n'avons  point  eu  de  choux  cette  année  ! 
C'est,  Messieurs,  c'est  l'académie. 


CXLIV  JUSTE    OLIVIER 

Plusieurs,  devançant  la  sentence  qui  devait  les  frapper, 
avaient  déjà  donné  leur  démission.  Olivier  fut  de  ce 
nombre.  Voyant  sa  position  perdue,  il  avait  agité  la 
question  de  son  avenir,  et  faisant  de  nécessité  vertu,  mal- 
gré toutes  les  répugnances,  malgré  toutes  les  chances 
défavorables,  malgré  le  juste  effroi  que  lui  inspirait  cette 
Babylone,  comme  il  l'entendait  appeler,  effroi  que  n'avait 
pas  diminué  son  dernier  séjour,  il  avait  pris  le  parti  d'aller 
se  fixer  à  Paris.  Paris  ou  Lausanne  :  c'était  toujours  le  di- 
lemme. Une  fois  affermi  dans  cette  décision,  il  choisit  le 
moment  qui  lui  parut  le  plus  convenable  pour  son  nou- 
vel établissement,  et  donna  sa  démission  dès  le  mois  de 
mars  1846. 

Il  prit  congé  de  ses  élèves  et  des  membres  de  la  Société 
de  Zofingue  par  une  lettre  dans  laquelle  il  leur  rappelait 
les  belles  soirées  passées  ensemble,  ainsi  que  l'idée  fon- 
damentale autour  de  laquelle  n'avait  cessé  de  gra^•iter 
son  enseignement  historique,  l'idée  de  la  responsabilité 
morale  régnant  sur  les  peuples  comme  sur  les  indi- 
vidus. 

c  Voilà  la  vie,  leur  disait-il,  chers  amis  ;  œuvre  à  la  fois  hu- 
maine et  divine  ;  création  morale  incessante,  qui,  ainsi  que  la 
création  physique,  a  ses  lois  et,  pour  loi  première,  la  liberté,  la- 
quelle reparaît  toujours  infinie  au  moment  décisif;  la  vie,  belle 
ainsi  et  sublime,  mais  grave,  mais  sévère  et  avec  laquelle  on  ne 
joue  pas  plus  qu'avec  Dieu  !  Qjue  les  temps  difficiles  vous  en  fas- 
sent toujours  mieux  voir  le  caractère  et  le  but.  Ne  craignez  point 
la  lutte,  quand  elle  viendra  vous  roff"rir  ;  acceptez-la,  au  con- 
traire, comme  nécessaire  et  utile.  Méprisez  l'injure,  supportez 
l'injustice,  surmontez  le  mal.  » 

En  même  temps,  il  leur  adressait  un  poëme  intitulé 
y  Avenir^  faisant  suite  à  celui  qu'il  avait  composé  sous  le 
même  titre  quatorze  ou  quinze  ans   auparavant.  Quel- 


NOTICE   BIOGRAPHIQ.UE   ET    LTTHRAIRE  CXLV 

ques  strophes  y  donnaient  une  expression  saisissante 
aux  pensées  qui  l'occupaient  en  voyant  tomber  à  la  fois, 
comme  une  ruine  déjà  caduque,  son  avenir  et  son  passé. 

Consolez-vous,  âmes  tristes  et  fières, 
Qui  refusez  de  vous  joindre  aux  faux  dieux, 
Consolez-vous,  la  Vérité  demeure, 
Gardant  l'abîme  et  la  porte  des  deux. 

Quelques  jours  après,  Olivier  écrivait  à  sa  mère  une 
dernière  lettre  d'adieu. 

«  Paris,  lui  disait-il,  n'est  pas  l'Amérique.  Nous  serons  là  en- 
core à  portée  les  uns  des  autres,  et  je  te  promets  de  faire  tous 
mes  eiïorts  pour  tâcher  de  revenir,  au  moins  moi,  le  printemps 
prochain.  Ainsi,  aie  bon  courage,  chère  mère,  pour  m'en  donner; 
prends  ton  parti  pour  que  je  prenne  le  mien,  et  console-toi  pour 
que  je  me  console.  J'ai  besoin  de  toutes  mes  forces  pour  lutter.» 

Le  soir  même  du  jour  où  il  traçait  ces  lignes,  le  4  mai 
1846,  à  minuit.  Juste  Olivier  s'arrachait  aux  embrasse- 
ments  de  ses  amis,  venus  pour  le  saluer  encore  une  fois, 
et  prenait  la  route  de  Paris. 


XII 


Avant  de  partir,  Juste  Olivier  avait  promis  de  publier 
un  nouveau  recueil  de  poésies,  de  vider  son  portefeuille. 
Il  tint  parole,  et  les  Chanso7is  lointaines  ne  tardèrent  pas 
à  paraître.  Elles  sont  datées  de  Paris  1847;  mais  toutes 
ou  presque  toutes  venaient  de  Suisse.  «  Ces  chants,  disait 
l'introduction,  ont  été  composés  au  souffle  du  pays  natal, 
du  pays  des  montagnes  et  des  lacs,  vers  lequel  ils  re- 

J.   OLIVIER,   I.  J 


CXLVI  JUSTE    OLIVIER 

tournent,  que  le  vent  des  passions  les  tolère  ou  les  re- 
pousse. Et  nolexti  patrle.  » 

Olivier  est  tout  entier  dans  les  Chansons  lointaines,  il 
y  est  dans  la  maturité  de  son  talent  poétique.  Ce  n'est 
pas  que  tout  y  soit  parfait.  Il  a  et  il  aura  toujours  des 
inégalités,  des  obscurités.  Mais  les  inspirations  fortes 
abondent,  et  se  font  valoir  mutuellement  par  la  variété 
des  rhythmes  et  des  motifs. 

Il  ne  faut  pas  se  laisser  tromper  par  ce  titre  de  Chan- 
sons, qui  est  beaucoup  moins  vrai  pour  Olivier  qu'il  ne 
l'est  pour  Béranger.  Jusque  dans  ses  morceaux  les  plus 
sérieux,  les  plus  lyriques,  Béranger  observe  les  formes  de 
la  chanson.  La  plupart  des  poésies  d'Olivier  peuvent  et 
doivent  être  chantées  ;  mais  elles  ne  sont  pas  nécessaire- 
ment pour  cela  des  chansons.  Plusieurs  morceaux,  si  on 
voulait  les  classer,  rentreraient  plutôt  dans  le  genre  de 
l'élégie,  de  la  ballade  ou  de  la  romance.  Plusieurs  échap- 
pent à  toute  classification.  Quelques-uns  inaugurent  un 
genre  jusqu'alors  inconnu  dans  la  poésie  française. 

Nous  avons  nommé  Béranger.  Les  chansons  politiques 
d'Olivier  reportent  la  pensée  vers  celles  du  chansonnier 
français.  Il  n'y  a  pas  imitation,  mais  ressemblance  et  in- 
fluence de  l'aîné  sur  le  cadet.  Voici,  par  exemple,  un  cou- 
plet d'Olivier  : 

Est-ce  trop  tôt  pour  dire  :  Plus  de  haine, 
Plus  de  défis,  plus  d'injustes  clameurs  ? 
Non,  non,  j'en  crois  cet  esprit  qui  m'entraîne 
Et  qui  demande  à  rapprocher  les  coeurs. 
Vents  I  soutenez,  de  vos  ailes  contraires, 
Mes  chants  de  paix  encor  mal  affermis  ! 
Pardonnons-nous  :  Plus  de  guerre  entre  frères  ! 
Guerre  aux  seuls  ennemis  I 

La  ressemblance  est  évidente.  L'air  est  le  même  que 
celui  de  la  Sainte  alliance  des  peuples  et  l'idée  s'en  rap- 


NOTICE   BIOGRAPHIQ.UE   ET   LITTERAIRE       CXLVII 

proche  fort;  le  rôle  et  le  bonheur~  du  refrain,  le  mouve- 
ment et  la  coupe  des  vers  rappellent  aussi  Béranger. 
Béranger  a  été  l'un  des  maîtres  de  la  jeunesse  d'Olivier. 
Dans  ses  cours  de  rhétorique,  il  invoque  sans  cesse  son 
autorité,  et,  trompé  par  la  candeur  de  son  enthousiasme, 
il  lui  arrive  de  le  citer  de  pair  avec  Racine,  Virgile,  même 
avec  Homère.  Il  devait  en  rabattre  plus  tard  ;  mais  il  est 
bien  naturel  que,  jeté  par  les  circonstances  dans  une  voie 
qui  n'était  point  sans  analogie  avec  celle  du  poète  fran- 
çais, et  la  mémoire  pleine  encore  et  comme  enchantée  de 
ses  refrains,  il  ait  de  loin  suivi  ses  traces.  Les  différences 
toutefois  sont  considérables  ;  différences  de  rôle  et  de  ta- 
lent. Béranger  est  un  poëte  agressif,  Olivier  est  un  poëte 
conservateur.  Le  premier  a  la  liberté  de  l'offensive;  il 
frappe  oîi  bon  lui  semble,  et  renouvelle  à  son  gré  les 
armes  de  l'ironie.  Le  second  se  borne  à  répondre  ;  il  se 
porte  où  s'est  portée  l'attaque,  et  dans  ses  plus  heureuses 
ripostes,  dans  la  fougue  même  de  ses  sorties,  on  sent  la 
circonspection  du  soldat  sur  la  défensive.  A  ce  rôle  plus 
modeste,  plus  contenu,  correspond  un  talent  moins  fé- 
cond en  saillies,  plus  grave  et  plus  concentré.  Ne  cher- 
chez rien  chez  Olivier  qui  ressemble  à  ces  caricatures 
mordantes,  à  ces  charges  bouffonnes  contre  les  ventrus, 
les  MjTmidons,  les  marquis  de  Carabas,  les  barbons  ou  les 
ministres  de  Nabuchodonosor.  Béranger  a  l'ironie  par- 
lante, comme  l'aime  le  peuple.  Olivier,  dans  ses  chansons 
politiques,  n'a  guère  que  le  sel  de  l'esprit  et  du  bons  sens, 
et  s'il  fait  preuve  de  quelque  supériorité  sur  Béranger, 
c'est  moins  par  le  talent  que  par  l'honnêteté  et  la  con- 
science. Quelquefois  aussi,  chez  l'un  comme  chez  l'autre, 
l'inspiration  s'élève;  alors  le  vers  d'Olivier  ne  vibre  pas 
moins  que  celui  de  Béranger,  et  les  horizons  que  nous 
ouvrent  ses  modestes  couplets  n'ont  pas  moins  de  gran- 
deur. Voyez  entre  autres  la  pièce  intitulée  :  A  bas! 


CXLYIII  JUSTE    OLIVIER 

Il  en  est  des  chansons  politiques  de  Juste  Olivier  comme 
de  toute  poésie  inspirée  par  les  circonstances;  elles  ont 
perdu  une  partie  de  leur  intérêt,  et  déjà  pour  la  généra- 
tion actuelle  il  y  faudrait  un  commentaire.  Ceux-là  seuls 
qui  ont  été  mêlés  à  nos  débats  politiques  d'il  y  a  trente 
ans  savent  qui  était  cet  ami  Euler.  qui  n'avait  rien 

Que  de  l'esprit  et  du  courage, 

et  par  quels  mordants  articles  il  avait  mérité  le  titre  que 
lui  donne  Olivier  de  «  peintre.... du  gouvernement;  »  eux 
seuls  comprendront  entièrement  la  chanson  de  Vacadé- 
mie,  et  même  celle  de  ce  ristou  qui  n'est  bon  qu'à 
pendre 

Ou,  tout  au  moins,  à  grelotter. 

Il  n'en  est  pas  ainsi  des  chansons  purement  patrio- 
tiques, comme  celle  dont  nous  avons  déjà  cité  une  stro- 
phe: Pardonnons-nous.  Celles-ci  n'ont  besoin  d'aucune 
explication.  C'est  par  ce  mot  :  «  pardonnons-nous.  » 
qu'Olivier  termine  «  le  Livre  helvétique,  »  comme  il  l'ap- 
pelle, et  ce  refrain  est  bien  le  plus  heureux  de  tous  les 
heureux  refrains  qu'il  y  a  semés  en  abondance  ;  il  couvre 
les  autres  et  retentit  dans  la  mémoire  comme  le  dernier 
accord  de  la  symphonie. 

Quelle  que  soit  l'habileté  d'Olivier  à  aiguiser  et  à  lan- 
cer, au  besoin,  le  trait  satirique,  il  n'est,  ce  nous  semble, 
complètement  lui-même  que  lorscju'il  se  dégage  des  luttes 
et  des  passions  du  moment,  pour  s'abandonner  à  la  pente 
de  son  génie  et  rêver  en  philosophe  ou  en  poëte.  Il  n'a 
pas  toujours  la  rêverie  gaie,  preuve  en  soit  les  morceaux 
réunis  sous  le  titre  de  Livre  morose,  et  dont  quelques-uns 
pourraient  avoir  pour  épigraphe  ce  mot  que  j'emprunte  à 
une  de  ses  lettres:  «  La  vie,  même  la  plus  douce  en  ap- 
parence, est  un  enfer  ici-bas.  »  Plusieurs,  il  convient  de 


NOTICE    BIOGRAPHiaUE   ET   LITTERAIRE       CXLIX 

ne  pas  Toublier,  ont  été  écrits  pendant  ce  terrible  séjour 
à  Paris  où  sa  première  pensée,  en  s'éveillant  le  matin, 
était  de  se  demander  s'il  devait  ou  ne  devait  pas  remettre 
son  enfant  entre  les  mains  de  chirurgiens  qui  ne  répon- 
daient point  de  le  lui  rendre  vivant.  «  O  mon  Dieu,  s'é- 
crie-t-il,  comment  faire  pour  ne  pas  blasphémer  !  Je  crois 
quelquefois  que  la  raison  me  sera  enlevée  pour  ne  pas 
arriver  là.  »  Et  cependant,  si  profond  que  soit  l'abîme,  il 
y  pénètre  toujours  un  rayon  d'espérance,  toujours  un  re- 
gard de  la  Muse,  qui  ne  le  laisse  jamais  seul,  toujours  un 
regard  de  ce  «  parfait  ami  »  vers  qui  le  ramènent  égale- 
ment les  joies  et  les  douleurs  et  à  qui  il  peut  dire  : 

Malgré  la  mort,  malgré  la  vie, 
Je  veux  te  suivre  et  t'adorer. 

Olivier  est  une  vraie  nature  de  poète  ;  je  veux  dire  par 
là  qu'il  a  des  moments,  et  qu'il  est  tout  entier  dans  chacun 
de  ces  moments,  qu'il  s'y  oublie  et  s'y  perd.  Pour  la  plu- 
part des  hommes,  les  moments  ne  sont  que  les  ondula- 
tions du  temps  ;  leurs  pensées  passent  de  l'une  à  l'autre, 
doucement  portées  par  le  cours  des  flots.  Joyeux  aujour- 
d'hui, ils  seront  tristes  demain,  mais  sans  être  jamais  ni 
tout  à  fait  joyeux  ni  tout  à  fait  tristes.  La  disposition  de 
la  veille  se  retrouve  dans  celle  du  lendemain  ;  les  effets 
se  prolongent,  les  influences  contraires  se  font  équilibre, 
et  la  puissance  de  la  réflexion,  toujours  agissante,  reliant 
les  unes  aux  autres  les  sensations  successives,  en  forme  le 
tissu  complexe  de  la  vie.  Le  poète,  lui,  a  des  moments 
dans  lesquels  il  s'absorbe  tout  entier,  et  qui  se  détachent 
en  force,  sombres  ou  lumineux,  sur  la  teinte  plus  pâle  du 
fond  de  l'existence.  Toute  son  âme  est  pour  un  certain 
temps  prisonnière  dans  une  impression,  tout  son  génie 
dans  une  idée.  De  là  vient  qu'il  y  a  toujours  chez  lui  des 

\ 


CL  JUSTE    OLIVIER 

contradictions.  Si  sa  vie  est  en  proie  au  dérèglement  de 
la  pensée  et  des  mœurs,  ces  contradictions  prennent  un 
caractère  violent,  tandis  qu'elles  se  fondent  dans  l'harmo- 
nie générale  d'une  vie  réglée  non  par  le  hasard,  mais  par 
la  raison,  et  consacrée  à  quelque  oeuvre  féconde.  Néan- 
moins, elles  existent  toujours,  et  celui-là  ne  serait  pas  poëte 
dont  les  vers  n'en  offriraient  aucune  trace.  Elles  sont  nom- 
breuses chez  Olivier,  et  accusent  une  puissance  particu- 
lière de  jouir  et  de  souffrir.  Cet  homme  dont  la  pensée 
générale  tend  à  la  tristesse,  et  à  qui  la  vie  laisse  le  plus 
souvent  un  arrière-goût  d'amertune,  a  des  heures  d'extase 
et  de  délicieuse  ivresse.  Qu'on  relise  Amour  simple  et 
pur,  une  des  perles  du  volume. 

La  poésie  d'Olivier  passe  ainsi  du  cri  d'angoisse,  aigu, 
déchirant,  au  doux  frémissement  d'une  âme  inondée  de 
bonheur  et  d'amour.  L'opposition  ressort  d'autant  mieux 
que  c'est  une  poésie  plus  simple,  plus  immédiatement 
inspirée  par  les  incidents  de  chaque  jour,  réfléchissant 
de  plus  près  la  vie  et  ses  événements.  La  famille,  les 
enfants  et  la  maison  en  sont  le  principal  sujet.  Plus  d'une 
stro])he  émue  fut  encore  composée  pour  les  fêtes  rusti- 
ques d'Eysins,  entre  autres  celles  qui  ont  ce  magnifique 
refrain  : 

Le  temps  s'en  va,  mais  l'Eternité  reste, 
L'Eternité!  L'Eternité I 

Rien  dans  les  vers  d'Olivier  ne  ressemble  à  une  com- 
position sur  Mwt/ihne  choisi;  ce  n'est  jamais  qu'une  émo- 
tion (jui  se  traduit,  c'est  un  moment  qui  livre  sa  poésie. 
De  là  vient  ce  qu'ils  ont  de  particulièrement  saisissant. 
L'art  disparaît,  et  l'on  se  trouve  en  présence  de  la  vie 
même.  Les  femmes ,  les  mères  ont  des  mouvements 
semblables  quand  elles  sont  poètes.  Aussi  n'est-on  point 

1 


NOTICE   BIOGRAPHiaUE   ET    LITTERAIRE  CLI 

étonné  de  rencontrer  M"^*^  Desbordes- Valmore  parmi 
les  plus  chaudes  admiratrices  des  Chansons  lointaines. 
Elle  n'ouvrait  pas  le  volume  sans  vouloir  aller  à  l'au- 
teur. 

i  C'est  toujours  après  la  lecture  d'une  chanson  lointaine, 
écrit-elle  à  Mme  Olivier,  que  je  veux  me  rapprocher  du  toit  d'où 
elles  montent  si  haut.  Alors  je  m'habille  et  je  prends  mon  man- 
telet  ;  puis  viennent  les  obstacles,  les  barres,  —  cette  vie  triste  et 
décousue  de  Paris  qui  coule  sans  rien  laisser  sur  le  passage.  Je 
reste  pénétrée  de  tout  ce  livre  charmant,  qui  est  une  bonne  ac- 
tion quoiqu'il  me  fasse  souvent  pleurer  et  par  cela  même  peut- 
être.  Cette  grâce  poignante  est  le  partage  de  bien  peu.  Elle  ne 
s'invente  pas  plus  qu'elle  ne  s'oublie...  Il  y  a  là-dedans  des  ima- 
ges qui  m'ont  fait  ouvrir  les  bras  pour  les  saisir.  Quel  père  et 
quel  sérieux  amour  I  » 

Elle  a  raison,  M"ic  Valmore  ;  la  poésie  d'Olivier  a  une 
grâce  poignante,  un  charme  pénétrant.  Ce  n'est  pas  de  la 
poésie  de  poëte,  c'est  de  la  poésie  d'homme.  Prenez,  je 
suppose,  les  Enfantines  de  Victor  Hugo  et  comparez- 
les  avec  telle  pièce  analogue  de  Juste  Olivier.  Victor 
Hugo  a  le  vers  plus  souple,  plus  riche,  plus  ample,  plus 
transparent  ;  mais  il  n'est  pas  absolument  rare  qu'on  y 
sente  l'art  du  poëte  autant  que  l'âme  du  père,  et  quand 
on  le  quitte  pour  tomber  sur  ce  refrain  d'Olivier  : 

Coquins  d'enfants!...  chers  petits  bien-aimés  ! 

on  ne  peut  s'empêcher  de  s'écrier:  Voilà,  voilà  l'accent  ! 
Sainte-Beuve  en  faisait  bien  la  différence,  lui  qui  avait  vu 
les  deux  pères  et  les  deux  poètes.  Il  croyait  aux  enfanti- 
nes d'Olivier;  il  adorait  le  refrain  des  «  coquins  d'en- 
fants, »  tandis  qu'il  hochait  la  tête  quand  on  lui  parlait 
de  celles  de  Hugo.  On  en  peut  dire  autant  des  quatre 


CLII  JUSTE    OLIVIER 

Strophes  âiAmoîir  simple  et  pur.  C'est  la  même  situation 
que  celle  du  morceau  fameux: 

Hier  la  nuit  d'été  qui  nous  prétait  ses  voiles... 

avec  cette  différence  qu'Olivier  n'a  pas  à  s'envelopper 
de  mystère  et  qu'il  pourrait  avouer  le  jour,  l'heure,  le 
nom.  Mais  les  amours  légitimes  ne  sont  pas  toujours  les 
moins  poétiques.  Victor  Hugo  se  regarde,  lui  et  celle 
qu'il  aime;  il  trouve  le  groupe  à  son  gré  et  il  le  décrit. 
Olivier  s'oublie.  Toutes  les  images  que  prodigue  Hugo, 
ses  théories  sur  le  lieu  cher  et  choisi  propre  à  chaque 
espèce  vivante,  sont  d'un  éclat  bien  pâle,  surtout  bien 
faux,  en  comparaison  des  quatre  petits  vers  qui,  chez 
Olivier,  associent  la  nature  au  bonheur  du  couple  ému: 

Ce  chêne  où  tu  t'appuies, 
Cette  onde,  ces  prairies, 
Ne  sont-ils  pas  heureux. 
Heureux  avec  nous  deux? 

On  peut  poursuivre  le  parallèle,  en  j^renant  les  deux 
poètes  dans  les  différentes  relations  de  la  vie  :  toujours 
Victor  Hugo  l'emporte  par  le  déploiement  d'un  art  plus 
puissant,  toujours  Olivier  a  quelque  cri  plus  profond. 

Cependant  tous  les  vers  d'Olivier  ne  se  rattachent  pas 
d'une  manière  aussi  directe  à  une  émotion  ressentie;  il 
leur  arrive  de  se  dégager  de  l'étreinte  de  la  vie  et  de 
s'envoler  vers  le  pays  des  rêves.  Et  c'est  ici  que  la  poésie 
des  Chansons  lointaines  se  présente  sous  son  aspect  le 
plus  original,  le  plus  nouveau,  ici  qu'elle  échappe  aux 
classifications  antérieures.  Olivier  en  avait  bien  le  senti- 
ment. 

«  Le  quatrième  livre,  dit-il,  contient  des  morceaux  d'un  genre 
à  part  et  nouveau,  mais  basés  sur  d'anciennes  formes  de  poésie 


NOTICE   BIOGRAPHiaUE   ET   LITTERAIRE  CLIII 

populaire  qui  se  sont  longtemps  conservées  dans  la  Suisse  fran- 
çaise. Ces  formes  ont  un  fond  d'inspiration  et  des  effets  qui  leur 
sont  propres  ;  elles  offrent  surtout  l'avantage,  éminemment  poé- 
tique à  notre  avis,  de  parler  à  l'âme  sans  lui  tout  dire,  de  susciter 
des  pensées  et  des  tableaux  que  l'imagination,  essentiellement 
rêveuse  et  libre  de  sa  nature,  peut  achever  ou  poursuivre  à  son 
gré.  . 

Il  n'y  a  rien  à  ajouter  à  ce  que  vient  de  dire  Olivier, 
sinon  qu'en  tirant  de  l'oubli,  dérouillant  et  renouvelant 
ces  vieux  refrains,  il  a  mis  la  première  main  à  une  œuvre 
qui  est  dans  l'esprit  des  temps  actuels  et  qui  s'achèvera 
sûrement  quand  un  vent  de  renouveau  soufflera  sur  la 
littérature  française,  je  veux  parler  de  la  réconciliation  de 
la  poésie  des  lettrés  et  de  la  poésie  du  peuple,  de  ces 
deux  poésies  indispensables  l'une  à  l'autre,  et  qui  en 
France,  ont  si  longtemps  vécu  côte  à  côte  sans  se  con- 
naître. Il  ne  semble  guère,  à  voir  ce  qui  se  passe  en  cet 
instant,  qu'elles  soient  près  de  se  tendre  la  main  et  de 
s'embrasser.  La  poésie  des  lettrés  s'alambique,  et  celle 
du  peuple  s'en  va  avec  l'antique  naïveté;  mais  plus  on 
s'éloigne  du  but  et  plus  on  s'en  rapproche,  car  on  ne  fuit 
la  simplicité  que  pour  y  être  ramené  plus  vivement,  et  le 
jour  où  l'on  y  reviendra,  les  poètes  ne  négligeront  plus 
le  trésor  des  poésies  populaires,  maintenant  recueillies , 
source  inépuisable  de  fraîches  et  fécondes  inspirations. 
,  Parmi  les  pièces  les  mieux  réussies  de  ce  livre  IV^,  il 
faut  citer  d'abord  le  Servant,  qui  n'a  point  trouvé  son 
origine  dans  quelque  refrain,  mais  bien  dans  une  super- 
stition populaire.  Chacun  le  connaît,  ce  lutin  familier  qui 
chemine  sans  cesse,  la  nuit, 

De  la  grand'salle  à  la  cuisine, 

De  la  laiterie  au  cellier. 

Du  fond  de  la  cave  au  grenier  ; 


CLIV  JUSTE    OLIVIER 

qui  tantôt  fait  plier  l'escalier  sous  ses  pas,  tantôt  se  glisse 
de  rampe  en  rampe  ;  qui  va  taquiner  les  servantes  dans 
leur  lit,  ou  s'asseoir  au  chevet  de  la  châtelaine.  La  poésie 
toute  légère,  toute  divine,  de  cette  capricieuse  existence, 
ne  saurait  être  plus  intimement  sentie  et  rendue.  Jamais 
Olivier  n'a  trouvé  des  vers  plus  heureux,  plus  flexibles, 
plus  purs,  plus  pénétrés,  plus  animés  de  poésie.  Ce  n'est 
plus  de  la  grâce  poignante,  mais  de  la  grâce  étincelante. 
Il  atteint  ici  à  la  perfection  de  son  art,  et  cela  d'autant 
mieux,  peut-être,  qu'il  s'agit  d'une  poésie  plus  imperson- 
nelle. Dans  ses  chansons  tragiques,  si  l'on  ose  les  ap- 
peller  ainsi,  tragiques  ou  trop  intimes,  il  arrive  que  l'é- 
motion lui  coupe  la  voix  et  qu'il  bégaie  au  lieu  de 
chanter. 

Les  juges  les  plus  délicats  rangent  aussi  la  Belle  pas- 
sant au  soir  et  le  Voile  de  neige  parmi  les  chefs-d'œuvre 
d'Olivier.  La  chanson  s'y  transforme  en  une  mystérieuse 
ballade,  dont  les  strophes  vont  s'enroulant  autour  d'un 
refrain  sans  cesse  répété  : 

Oh  !  qui  me  donnera,  donnera 
Voile  de  neige,  et  qui  me  l'ôtera  ? 

Ces  vers,  tirés  de  quelque  vieille  ronde,  sont  l'âme  de  la 
ballade.  Ce  n'était  qu'un  germe,  un  simple  refrain  ;  mais 
sous  le  souffle  du  poète  le  germe  a  fleuri,  le  refrain  s'est 
épanoui  en  poëme.  Cette  belle  aux  yeux  bleus  qui  soupire 
après  le  voile  de  neige,  et  qui,  malade,  seule  en  sa  rêve- 
rie, s'en  va  se  perdre  sur  les  montagnes,  où  l'attend  un 
autre  voile  de  neige  que  celui  dont  elle  voudrait  se  cein- 
dre la  tête,  nous  l'avons  déjà  rencontrée  quekjue  part; 
c'est  encore  la  pauvre  fille  souffrant  d'un  mal  inconnu, 
c'est  rhéro'ine  du  poëme  des  Campagnes,  mais  transfi- 
gurée par  la  fantaisie.  Douce  et  triste  figure,  pour  être 


NOTICE    BIOGRAPHIQUE   ET   LITTERAIRE  CLV 

tout  à  fait  vraie,  pour  revêtir  toute  son  expression,  elle 
avait  besoin  de  s'idéaliser  ainsi  et  de  se  placer  dans  un 
cadre  qui,  par  riiarmonie  même,  en  fît  ressortir  la  pâle 
beauté. 

Mais  la  perle  dans  ce  genre  est,  croyons-nous,  le  mor- 
ceau des  Marion?iettes,  dont  le  charme  tient  en  partie  à 
la  facilité  avec  laquelle  le  refrain  s'est  développé  en  un 
poëme.  Ailleurs,  on  peut  soupçonner  quelque  arbitraire 
dans  ces  sortes  d'interprétations  et  de  paraphrases.  Ce 
qu'Olivier  y  trouve  n'est  pas  toujours  ce  qu'un  autre  y 
aurait  trouvé.  Mais  cette  fois,  il  n'y  a  pas  deux  interpré- 
tations possibles  ;  tout  coule  de  source,  tout  est  naturel, 
tout  semble  nécessaire.  Eh  !  qui  donc  à  ce  seul  mot  de 
marionnettes  ne  voit  pas  apparaître  toute  la  comédie 
humaine?  Le  thème  est  simple;  mais  quel  bonheur,  quelle 
richesse,  quel  imprévu  dans  les  développements,  et  quelle 
grandeur  quand  après  les  marionnettes  humaines  com- 
mencent à  danser  dans  l'espace  les  marionnettes  éternel- 
les, les  terres  et  les  soleils  ! 

Terre  qui  gémis 
Dans  l'espace 
Où  tout  passe, 
Terre  qui  gémis 
Un  moment,  comme  tes  fils  ; 

Soleil  radieux 
Qui  nous  traînes 
Dans  tes  chaînes, 
Soleil  radieux 
Trois  p'tits  tours  de  cieux  en  cieux  ! 

Ce  morceau-là,  du  premier  coup,  conquit  tous  les  suf- 
frages. Chacun  sentit  que  c'était  l'œuvre  d'un  poète,  d'un 
grand  poète,    et  plus  d'un  critique  autorisé  n'hésita  pas 


CLVI  JUSTE   OLIVIER 

à  le  proclamer.  «  Sous  une  fornie  tout  enfantine,  disait 
Vinet  dans  le  Semeur,  cela  est  plein  de  grandeur  et  de 
mélancolie  ;  cela  est  nouveau  en  France,  nouveau  en 
Allemagne,  nouveau  partout.  »  Il  n'y  à  rien  aujourd'hui, 
après  trente  ans,  à  changer  à  ce  jugement. 


XIII 


«  Je  me  perds  dans  la  frayeur  que  je  ressens  pour 
vous,  car  Paris  sans  la  certitude  de  son  hospitalité  me 
semble  l'enfer  où  l'on  a  froid.  »  C'est  ainsi  que  M'"^  Des- 
bordes-Valmore  saluait  l'arrivée  de  ses  amis  Olivier.  Peut- 
être  l'événement  lui  aurait-il  donné  raison  s'ils  étaient 
venus  chercher  l'occasion  d'une  fortune  littéraire.  Mais  le 
dernier  séjour  qu'ils  avaient  fait  à  Paris,  à  propos  de  la 
maladie  de  leur  fils  Arnold,  les  avait  à  peu  près  guéris  de 
toute  vaine  ambition,  en  leur  faisant  sentir  de  plus  en 
plus  distinctement,  à  l'un  et  à  l'autre,  cette  incompatibilité 
secrète  de  goûts  et  de  croyances,  qui,  dès  le  début,  avait 
semé  de  difficultés  leurs  relations  avec  les  grandes  revues 
parisiennes.  Sainte-Beuve  en  fit  plus  d'une  fois  des  repro- 
ches à  Olivier;  plus  d'une  fois  il  répéta  ce  qu'il  lui  avait 
écrit  dès  1845:  «  La  destinée  vous  rapproche  de  Paris, 
et  vous  ne  l'avez  abordé  que  sur  la  défensive,  vous  fai- 
sant à  vous-même  des  difficultés  au  lieu  d'y  entrer  fran- 
chement comme  vous  le  pouviez,  plume  en  main.  »  Plus 
d'une  fois,  il  insista  sur  la  nécessité  de  «  se  serrer  litté- 
rairement, et  de  faire  groupe  ensemble,  »  soit  en  s'ap- 
puyant  sur  la  Revue  des  deux  mondes,  soit  en  fondant 
une  sorte  de  Revue  suisse  à  Paris.  Cette  idée  d'une  revue 
suisse  à  Paris  revenait  ordinairement  sur   l'eau   quand 


NOTICE   BIOGRAPHIQ.UE   ET   LITTERAIRE  CLVII 

Sainte-Beuve  croyait  avoir  à  se  plaindre  de  son  terrible 
directeur,  qui,  sujet  à  des  engouements,  ne  faisait  plus  du 
spirituel  critique  le  plus  gâté  de  ses  enfants  gâtés.  «  Que  ne 
pouvons-nous  refaire  un  centre  !  s'écrie-t-il  dans  une  lettre 
où  il  complimente  Olivier  sur  ses  Chansons  lointaines.... 
Si  je  n'étais  pas  un  gueux,  ce  serait  déjà  fait.  Mais  enfin 
voyez  si  vous  et  vos  amis  ne  pourriez  pas  faire  ici  sous 
autre  uniforme  le  pendant  de  la  Revue  suisse,  et  le  jour 
où  c'est  fait,  j'en  suis,  donnant  de  temps  en  temps  un 
bout  d'article,  en  attendant  que  je  puisse  y  entrer  tout  à 
fait.  Et  alors  nous  irions  de  l'avant.  »  Il  ne  sortit  rien  de 
ce  projet,  qui  n'eût  été  réalisable  qu'à  la  condition  qu'on 
eût  trouvé  tout  d'abord  des  fonds  à  y  consacrer. 

Quant  à  la  Revue  des  deux  mondes,  Olivier  n'eût  pas 
désiré  mieux  que  d'y  collaborer  encore  de  temps  en 
temps  ;  mais  le  courage  lui  manquait  à  la  pensée  de  ce 
milieu  de  moins  en  moins  sympathique.  Et  puis,  —  ceci 
était  sa  grande  raison.  —  il  fallait  avant  tout  pourvoir  à 
la  nécessité  première,  c'est-à-dire  gagner  son  pain  et 
celui  de  sa  famille. 

C'était,  en  effet,  dans  l'espoir  d'y  gagner  sa  vie  plus 
facilement  qu'ailleurs  qu'Olivier  était  venu  se  fixer  à 
Paris.  Il  avait  loué  un  appartement  assez  considérable 
pour  recevoir  chez  lui  quelques  jeunes  gens  ;  il  ne  voulait 
ni  d'une  simple  pension  alimentaire,  ni  d'une  institution 
pédagogique;  son  idée  était  d'élargir  le  cercle  de  sa  fa- 
mille, et  de  traiter  les  nouveaux  membres  qui  allaient 
l'augmenter  selon  leurs  besoins,  donnant  aux  cadets  tous 
les  soins  que  peut  réclamer  l'enfance,  accordant  aux 
aînés  toute  la  liberté  que  comporte  la  jeunesse.  Il  avait 
entendu  plus  d'une  fois,  à  Lausanne,  à  Genève  et  ailleurs, 
des  parents,  obUgés  d'envoyer  leurs  enfants  étudier  à 
Paris,  se  plaindre  de  ce  qu'ils  ne  trouvaient  pas  de  famille 
sûre  à  qui  les  confier  ;  il  espérait,  en  comblant  cette  la- 


CLVIII  JUSTE    OLIVIER 

cune,  être  encore  utile  au  pays  qu'il  venait  de  quitter  et 
qu'il  n'en  aimait  que  davantage.  Si  les  pensionnaires  ar- 
rivaient en  nombre,  peut-être  y  aurait-il  dans  la  maison 
même  un  champ  d'activité  suffisant  pour  lui.  Que  s'il  fal- 
lait chercher  au  dehors,  pour  s'assurer  quelque  supplé- 
ment, il  ferait  des  leçons  particulières,  écrirait,  traduirait, 
travaillerait.  Les  débuts  furent  malaisés  ;  les  pension- 
naires n'étaient  point  encore  nombreux,  et  les  frais  de 
premier  établissement  pesaient  de  tout  leur  poids  sur  un 
budget  déjà  lourd.  Heureusement,  dès  son  arrivée,  Olivier 
eut  une  chance,  celle  d'être  chargé  provisoirement,  et 
dans  des  conditions  assez  favorables,  de  la  rédaction  de 
X Espérance,  journal  religieux,  avec  lequel  il  resta  en  fort 
bons  rajjports.  Un  peu  plus  tard,  vers  la  fin  de  l'année,  il 
eut  à  faire  un  cours  de  littérature  à  quelques  jeunes  de- 
moiselles de  bonne  famille.  Il  continua  aussi  à  entretenir 
avec  le  Semeur  des  relations  commencées  à  Lausanne, 
mais  qui  ne  devinrent  jamais  intimes.  Là,  non  plus,  il  ne 
se  sentait  pas  chez  lui.  Il  lui  arriva  même  de  devoir  faire 
rentrer  en  portefeuille  des  morceaux  déjà  écrits,  entre 
autres  une  étude  sur  le  procès  de  Michel  Servet.  «  Nous 
avons  dans  le  Semeur  certaines  convenances  à  garder 
sur  le  choix  des  sujets,  »  lit-on  dans  une  lettre  qu'il  reçut 
à  ce  propos. 

Cependant  la  situation  s'éclaircissait  peu  à  peu  ;  la 
maison  commençait  à  attirer  des  jeunes  gens,  et  l'on  pou- 
vait espérer  avoir  franchi  le  pas  difficile,  lorsque  tout  fut 
remis  en  question  par  l'ébranlement  politique  de  1848  et 
la  commotion  des  journées  de  juin.  Il  y  eut  un  moment 
oïl  chacun  sentit  trembler  le  sol  sous  ses  pieds  et  cher- 
cha, de  côté  ou  d'autre,  un  refuge  éventuel.  Sainte-Beuve, 
selon  son  habitude,  tourna  les  yeux  vers  le  canton  de 
Vaud;  il  écrivit  à  M.  Urbain  Olivier,  pour  lui  demander 
de  le  recevoir  chez  lui,  tout  simplement,  comme  un  mem- 


NOTICE   BIOGRAPHiaUE   ET   LITTERAIRE  CLIX 

bre  de  la  famille.  Juste  Olivier  ne  pensa  pas  à  rentrer  en 
Suisse,  bien  qu'on  eût  parlé  de  lui  comme  d'un  professeur 
tout  désigné  pour  une  chaire  de  littérature  française  va- 
cante à  l'académie  de  Neuchâtel  ;  en  revanche,  il  songea 
très  sérieusement  à  émigrer  pour  l'Amérique.  Il  en  écrivit 
à  Agassiz,  qui  y  était  depuis  peu  et  y  faisait  événement. 
L'illustre  savant,  encore  plein  de  l'accueil  qu'il  venait  de 
recevoir,  s'émut  à  l'idée  de  ces  amis  qui  parlaient  de 
venir  le  rejoindre  ;  il  se  les  figura  prenant  part  au  grand 
mouvement  américain,  et  s'engageant  auprès  de  lui  dans 
une  facile  et  triomphante  carrière.  La  littérature  et  la 
science  marcheraient  côte  à  côte  et  s'entr'aideraient  mu- 
tuellement. Olivier  ferait  des  cours,  madame  aussi.  Bref, 
en  un  instant,  son  imagination  eut  aplani  toutes  les  diffi- 
cultés. 

«  Depuis  les  dernières  nouvelles  d'Europe,  répondit-il  à  Oli- 
vier, je  réfléchissais  aux  moyens  de  vous  peindre  l'Amérique  sous 
d'assez  belles  couleurs  pour  vous  engager  à  venir  vous  y  établir 
pendant  quelque  temps,  lorsque  j'ai  reçu  votre  lettre.  Autant  je 
suis  peiné  d'apprendre  que  les  événements  vous  menacent  de  si 
près,  autant  je  me  suis  réjoui  en  entrevoyant  la  possibilité  de 
réaliser  ce  qui  me  paraissait  encore  un  rêve  il  y  a  quelques  jours. 
Les  grandes  choses  qui  s'accomplissent  en  Europe  ne  peuvent 
manquer  d'exciter  les  sympathies  les  plus  généreuses,  même 
lorsque  nous  voyons  l'existence  de  ceux  qui  nous  sont  chers 
plus  ou  moins  compromise.  Tout  ce  qu'il  y  a  de  viable  dans  ce 
flot  humain  débordé  finira  par  trouver  une  ancre  de  salut,  et 
lorsque  le  calme  sera  rétabli,  nous  pourrons  contempler  un 
monde  nouveau  aussi  différent  du  passé  que  les  temps  modernes 
qui  ont  succédé  au  moyen  âge.  La  question  pour  nous,  qui  avons 
mission  d'élever  la  génération  naissante  et  de  la  préparer  à  vivre 
de  ces  éléments  nouveaux,  est  de  comprendre  qu'il  faut  nous- 
mêmes  nous  préparer  à  cette  grande  tâche,  et  le  théâtre  même 
où  la  scène  se  déroule  aujourd'hui  n'est  pas,  il  me  semble,  le 
séjour  le  plus  propre  dans  ce  but.    Venez  donc  ici  de  confiance  ; 


CLX  JUSTE    OLIVIER 

croyez-en  l'expérience  que  j'ai  acquise.  On  vit  ici,  et  l'on  ap- 
prend à  y  vivre  de  toutes  ses  facultés.  Ne  regardez  ni  en  arrière, 
ni  à  côté  de  vous  ;  les  ruines  qui  vous  entourent  pourraient 
troubler  la  perspective.  Venez  prendre  part  à  l'élan  qu'ont  reçu 
dans  ce  pays  les  sciences,  les  lettres  et  les  arts.  En  y  apportant 
votre  tribut,  vous  recueillerez  des  fruits  dont  on  sème  seulement 
les  germes  en  Europe;  vous  apprendrez  à  les  cultiver,  et  rassuré 
dans  votre  marche  vous  retournerez  dans  la  patrie  riche  des  dé- 
pouilles d'un  autre  monde;  j'y  retournerai  alors  avec  vous,  et  le 
temps  qui  s'écoulera  d'ici  là  nous  le  passerons  ensemble.  Je  puis 
vous  offrir  pour  le  moment  un  asile  ;  arrivez  avec  armes  et  ba- 
gages tout  droit  chez  moi  à  Cambridge.  » 

Puis,  craignant  que  les  frais  du  voyage  n'arrêtent  Oli- 
vier, il  prend  d'ingénieuses  mesures  pour  mettre  à  sa 
disposition,  sans  autre  formalité  ni  écriture,  une  somme 
d'argent  suffisante.  Cette  lettre,  où  se  peint  la  nature 
ouverte  et  chaude  d'Agassiz,  ses  élans,  son  imagination, 
sa  naïveté  d'enthousiasme  et  sa  générosité,  était  faite 
pour  toucher  ceux  à  qui  elle  était  adressée  plus  que  pour 
les  convaincre.  Olivier  n'avait  pas  coutume  de  considérer 
les  choses  des  hauteurs  d'un  avenir  que  se  créait  ainsi  un 
optimisme  complaisant;  il  aimait  à  les  voir  de  i)lus  près, 
])lus  en  dedans,  et  il  se  méfiait  des  Américains  autant 
que  des  Européens.  On  voit  son  sourire  à  la  lecture  de 
ces  mots:  «  Croyez-en  mon  expérience.  »  Quant  à  lui,  il 
ne  demandait  que  deux  choses  :  un  refuge  et  le  pain  quo- 
tidien; il  les  eût  trouvées  en  Amérique,  sans  aucun 
doute!  mais  les  circonstances  changèrent;  le  ciel  euro- 
péen ])arut  se  rasséréner  et  l'ordre  social  se  raffermir;  les 
ressources,  au  lieu  de  s'épuiser,  se  présentèrent  plus 
abondantes,  et  tout  projet  d'émigration  fut  abandonné. 

Vers  ce  temps-là,  Olivier  put  se  bercer  de  l'esjjoir  de 
prendre  pied,  à  Paris  même,  dans  le  corps  enseignant 
officiel.  On  venait  d'adjoindre  au  Collège  de  France  une 


NOTICE   BIOGRAPHia^'E   ET   LITTERAIRE  CLXI 

école  dite  d'administration.  La  chaire  de  langue  et  de 
littérature  française  y  fut  confiée  à  Emile  Souvestre,  qui, 
devant  avoir  sous  ses  ordres  des  maîtres  de  conférences, 
jeta  les  yeux  sur  Juste  Olivier.  «  C'était  pour  lui-même 
qu'il  le  faisait,  disait-il.  attendu  que  s'il  lui  fallait  en  choi- 
sir un  autre,  il  se  le  laisserait  plutôt  imposer,  ne  sachant  où 
trouver  ailleurs  quelqu'un  qui  lui  convînt.  »  Comme  on 
lui  en  avait  imposé  un  déjà,  qui,  au  lieu  de  seconder  son 
enseignement,  se  faisait  un  plaisir  de  le  contrecarrer,  il 
ne  recula  devant  aucune  démarche  pour  arriver  à  ses 
fins,  et  Olivier  fut  nommé.  C'était  un  commencement. 
Peut-être,  avec  le  temps,  Olivier  eût-il  vu  sa  position 
grandir.  Telle  pièce  officielle  prouve  qu'il  avait  conquis 
l'estime  et  la  bienveillance,  non-seulement  de  son  ami  et 
supérieur  immédiat,  Emile  Souvestre.  mais  aussi  de  hauts 
personnages,  ayant  voix  au  ministère.  Malheureusement, 
rétrier  lui  manqua  au  moment  où  il  y  mettait  le  pied. 
L'existence  de  l'école  d'administration  fut  des  plus  éphé- 
mères. Olivier  put  à  peine  y  achever  sa  première  année 
d'enseignement. 

Peu  de  temps  après,  on  se  souvint  de  lui  dans  une 
autre  occasion.  On  avait  imaginé  de  faire  pour  les  ou- 
vriers des  lectures  du  soir.  C'était  une  sorte  de  mission, 
humaine  et  de  pure  civilisation,  qu'on  tentait  au  sein  des 
classes  laborieuses.  Il  ne  s'agissait  pas  de  les  endoctriner, 
mais  simplement  de  les  familiariser  avec  les  plus  belles 
productions  de  l'esprit  français.  On  ne  faisait  guère  que 
lire.  Cependant  quelques  cours  sommaires,  de  langue  et 
de  littérature,  y  furent  adjoints.  Olivier,  sans  l'avoir  cher- 
ché, fut  nommé  l'un  des  «  lecteurs  titulaires  »  et  chargé, 
en  outre,  d'un  de  ces  cours  adjoints.  Il  prit  intérêt  à 
cette  œuvre  conçue  dans  un  but  de  véritable  utilité  pu- 
blique, et  dont  les  résultats  furent  intéressants  à  tous 
égards,  même  au  point  de  vue  du  goût,  comme  on  peut 

J.   OLIVIRR,    I.  K 


CLXII  JUSTE    OLIVIER 

s'en  convaincre  en  lisant  ce  qu'en  a  dit  Sainte-Beuve 
dans  une  de  ses  meilleures  Causeries.  Mais,  uniquement 
soutenue  par  quelques  hommes  éclairés,  elle  avait  contre 
elle  le  gros  de  tous  les  partis.  L'université,  d'accord  en 
principe,  aurait  voulu  diriger  elle-même  ces  lectures  ;  le 
clergé  les  eût  faites,  mais  il  n'entendait  pas  qu'elles  fus- 
sent faites  par  d'autres.  Nombreux  aussi  étaient  ceux  qui 
redoutaient  que  ces  séances  du  soir  ne  dégénérassent  en 
clubs,  et  qui  n'attendaient  qu'un  moment  favorable  pour 
biffer  d'un  trait  de  plume  tout  ce  qui  était  né  de  la  révo- 
lution de  février.  La  coalition  de  tant  d'intérêts  et  de 
passions  l'emporta,  et  les  lectures  du  soir  eurent  une 
existence  plus  éphémère  encore  que  l'école  d'adminis- 
tration. 

Dès  cet  instant,  la  sphère  d'activité  d'OHvier  n'aborde 
plus  les  régions  officielles.  Il  réalise  à  la  lettre  son  pro- 
gramme, de  gagner  son  pain  comme  il  pourrait.  Il  fait 
des  leçons  particulières,  il  court  le  cachet,  il  se  fait  même 
prote  d'imprimerie  chez  Marc  Ducloux,  qui,  chassé  aussi 
par  la  révolution  vaudoise,  avait,  comme  Olivier,  pris 
son  refuge  à  Paris.  Il  mit  sa  conscience  à  remplir  ces 
humbles  devoirs;  mais  il  ne  retrouva  d'occupation  où  il 
pût  mettre  son  cœur  que  lorsqu'il  fut  chargé,  en  1858, 
de  l'enseignement  de  la  langue  et  du  style  à  l'école  de  la 
Chaussée  d'Antin.  C'était  une  institution  particulière,  un 
ensemble  de  «  cours  gradués,  »  formant  une  sorte  d'école 
supérieure  à  l'usage  des  jeunes  demoiselles  protestantes. 
Olivier  trouva  là  une  tache  (\\x\  convenait  à  son  tempéra- 
ment de  poëte.  Le  tour  d'esprit  naturel  aux  jeunes  filles 
bien  douées,  vif,  léger,  gracieux,  innocent,  avec  une 
pointe  d'imagination  et  déjà  de  sentiment,  lui  parut  tou- 
jours ce  qu'il  y  a  au  monde  de  plus  charmant.  C'était,  à 
ses  yeux,  la  fleur  de  la  création.  Avoir  à  soigner  cette 
fleur,  à  en  cultiver  le  parfum,  à  en  préparer  le  fruit,  ne 


\OTICE   BIOGRAPHiaUE    ET    LITTERAIRE       CLXIII 

pouvait  être  pour  lui  que  la  plus  attachante  des  vocations. 
«  J'ai  épousé  mon  enseignement,  dit-il;  je  l'ai  mis  au  pre- 
mier rang  de  mes  occupations.  »  Il  ne  pensait  pas,  d'ail- 
leurs, que  l'étude  de  la  grammaire  fût  chose  nécessairement 
ingrate  ;  il  savait  ce  que  c'est  que  la  grammaire,  et  quoi- 
qu'il fût  lié,  par  l'autorité  d'un  long  usage,  à  l'aride  Noël 
et  Chapsal,'\\  s'ingéniait  pour  donner  à  cet  enseignement, 
par  les  applications  et  les  interrrogations,  tout  ce  qu'il 
peut  avoir  d'intérêt  et  de  valeur.  Il  n'oublia  qu'un  point, 
de  faire  apprendre  par  cœur  les  règles  proprement  dites. 
Les  parents  s'émurent  d'une  si  dangereuse  innovation,  et 
leurs  plaintes  retentirent  jusqu'au  comité,  qui  parut  les 
faire  siennes.  Ainsi  rappelé  à  la  routine,  Olivier  répondit 
par  sa  démission;  mais  la  lettre  qu'il  écrivit  à  ce  sujet 
était  si  fortement  motivée  qu'elle  donna  à  réfléchir.  «  Ce 
qu'on  ne  fait  pas  avec  foi,  écrivait-il  à  la  directrice,  est 
mauvais,  même  en  grammaire.  J'ai  bien  peu  de  foi  là  où 
il  faudrait  le  plus  en  avoir  ;  mais  dans  les  petites  choses 
du  moins  il  est  absolument  contraire  à  ma  nature  de  m'en 
passer.  J'avais  foi  dans  mon  enseignement.  »  Le  cas  fut 
examiné  de  plus  près  ;  on  vit  que  les  critiques  avaient  été 
faites  à  la  légère,  et  Olivier,  cédant  à  d'instantes  prières, 
retira  sa  démission. 

«  Notre  vie,  écrit-il  à  sa  mère  après  lui  avoir  fait  une 
description  de  l'emploi  quotidien  de  son  temps,  notre  vie 
est  très  assujettie  et  sévère....  La  vie  de  Paris,  pour  tout 
le  monde,  au  reste,  est  une  vie  très  dure,  dont  ailleurs  on 
ne  peut  avoir  d'idée.  »  Mais  si  la  peine  était  grande,  le 
but  du  moins  était  atteint.  Les  jeunes  gens  faisaient  rare- 
ment défaut  dans  cette  famille  qui  s'ouvrait  à  eux.  Ils 
furent  bientôt  assez  nombreux  pour  obliger  Olivier  à 
louer  un  second  appartement;  plus  tard,  il  loua  la  maison 
tout  entière,  afin  d'être  le  maître  d'en  choisir  les  habi- 
tants ;  puis  il  l'acheta.  Avec  sa  nature  inquiète  et  timide. 


CLXIV  JUSTE    OLIVIER 

il  sentit  lourdement  le  poids  des  soucis  dont  le  chargeait 
une  pareille  acquisition;  mais  pendant  de  longues  années 
les  jours  se  succédèrent,  chacun  suffisant  à  sa  peine.  C'é- 
tait une  de  ces  maisons  de  la  Place  Royale,  ou  Place 
des  Vosges,  dont  la  construction  remonte  à  Henri  IV,  et 
qui  ont  si  bien  conservé  leur  cachet  primitif.  Olivier  y  a 
passé  près  de  vingt  ans,  un  tiers  de  sa  vie.  C'est  là  que 
vont  le  chercher  en  pensée  tous  ceux  qui  l'ont  connu  à 
Paris.  Il  y  devint  peu  à  peu  le  centre  d'une  société  distin- 
guée. Si  l'on  voulait  en  évoquer  tous  les  souvenirs,  les 
noms  se  présenteraient  en  foule.  Celui  de  Sainte-Beuve, 
qui  revient  sans  cesse,  nous  rappelle  ce  qu'a  dit  Olivier 
'des  vicissitudes  de  leur  amitié,  d'abord  si  étroite,  mais 
qui  fut  plus  ou  moins  orageuse  vers  l'époque  où  nous 
sommes  parvenus,  et  qui  après  quelques  années  de  silence 
et  d'éloignement,  se  termina  par  un  dernier  et  fidèle 
retour.  Malgré  ces  péripéties,  et  quoique  Sainte-Beuve 
fût.  de  plus  en  plus  homme  public,  de  plus  en  plus  sur- 
chargé, on  le  vit  souvent  à  la  Place  Royale.  Il  n'est  pas 
seul  ilhistre  jjarmi  ceux  qui  en  ont  pratiqué  le  chemin. 
Au  nombre  des  familles  les  plus  tendrement,  les  plus 
étroitement  attachées  aux  Olivier,  il  faut  citer,  des  pre- 
miers, les  Valmore.  Il  y  avait  de  tout  dans  cette  amitié  : 
prose  et  poésie,  idéal  et  réalité;  mais  rien,  peut-être,  n'en 
avait  plus  serré  le  nœud  que  le  sentiment  de  souffrances 
communes.  Ceux  qui  bataillent  pour  l'existence,  les  nau- 
fragés de  la  vie.  ont  parfois  une  façon  de  s'aimer  qui 
est  la  plus  tendre,  la  plus  émue,  toute  pénétrée  de  poi- 
gnante symj)athie.  Ainsi  aimait,  ses  lettres  le  témoignent 
à  chaque  page,  cette  M""^  Desbordes-Valmore,  qui,  mal- 
gré son  talent  et  un  obstiné  labeur,  ne  réussissait  pas  à 
suffire  aux  nécessités  de  chaque  jour,  et  dont  le  nid,  — 
c'est  d'elle  que  vient  cette  gracieuse  image,  —  soutenu 
seulement  par  des  fils  de  la  Vierge,  flottait  tonjours  entre 


NOTICE  BIOGRAPHia^-'E  ET  LITTERAIRE  CLXV 

ciel  et  terre.  Les  Souvestre,  plus  heureux,  grâce  à  la 
vogue  dont- jouissaient  les  écrits  du  père,  n'étaient  pas 
des  amis  moins  sincères,  moins  bons  à  voir.  Dans  la  so- 
ciété religieuse,  Olivier  avait  des  relations  variées,  mais 
discrètes  et  choisies  ;  les  fonctions  de  diacre,  dont  il  avait 
été  chargé  et  qu"il  remplissait  avec  un  zèle  dont  il  existe 
de  nombreux  témoignages,  l'avaient  mis  en  rapport  avec 
toutes  les  sommités  de  l'église  réformée.  Il  était  fort  ap- 
précié, fort  distingué  d'Adolphe  Monod.  Quant  au  pasteur- 
Louis  Bridel,  c'était  un  de  ses  plus  anciens  amis.  Sa  liai- 
son, de  plus  en  plus  étroite,  avec  le  peintre  Gleyre,  lui 
ouvrait  des  jours  sur  un  autre  milieu,  celui  des  artistes. 
Chez  Gleyre  et  par  Gleyre,  il  voyait  fréquemment  Gus- 
tave Planche.  Clément,  le  critique  des  Débats,  était  un 
ami  du  foyer,  un  des  plus  familiers  et  des  plus  précieux. 
Michelet  appelait  aussi  Olivier  son  ami,  voire  son  «  illus- 
tre ami.  »  Marc-Monnier  l'appelait  «  son  père  en  ma- 
rionnettes. »  Champfleury,  frappé  de  la  franchise  du  sen- 
timent rustique  dans  les  vers  d'Olivier,  cherchait  à  se 
rapprocher  de  lui.  «  Après  Burns  et  Hebel,  lui  écrivait-il, 
je  n"ai  trouvé  que  vous.  »  M.  Fritz  Berthoud,  qui  a  si  bien 
parlé  d'Olivier  dans  quelques  feuilletons  de  la  Gazette  de 
Laîisanfie,  apportait  à  la  Place  Royale  les  parfums  des 
coteaux  de  Neuchâtel  et  des  grandes  sapinières  jurassi- 
ques ;  M.  Porchat,  encore  un  émigré  vaudois,  rappelait  à 
son  ancien  collègue  Lausanne  et  la  patrie,  bien  plus  que 
de  mesquines  rivalités  ;  Aimé  Steinlen,  précepteur  dans 
la  famille  de  Rougemont,  le  faisait  ressouvenir  du  groupe 
de  ses  élèves;  Gustave  Roux  et  quelquefois  l'auteur  de 
ces  lignes  lui  représentaient  le  respectueux  et  traditionnel 
attachement  que,  dès  ce  temps-là,  lui  avait  voué  la  jeu- 
nesse vaudoise,  même  celle  qui  n'avait  pas  eu  le  privi- 
lège de  l'entendre;  enfin,  une  colonie  nombreuse,  la  co- 
lonie polonaise,  Mickiévicz  et  Towiansky    en   tête,  lui 


CLXVI  JUSTE    OLIVIER 

ouvrait  sur  les  horizons  slaves  de  lointaines  et  gigantes- 
ques perspectives.  Voilà  bien  des  noms  déjà,  et  il  en 
manque  plus  d'un,  entre  autres  celui  de  M.  L.  Ruchet, 
l'ancien  président  du  conseil  d'état  du  canton  de  Vaud, 
qui  avait  cherché  un  asile  à  Paris,  avec  sa  famille,  en 
même  temps  que  les  Olivier.  C'était  le  pays  en  abrégé 
que  cette  maison  de  la  Place  Royale,  le  pays  avec  ses 
amis  du  dehors.  Gardons-nous  d'oublier,  comme  fond  de 
tableau,  la  Société  suisse  de  bienfaisance  et  ses  belles 
séances  annuelles,  où  assistaient  régulièrement  les  chefs 
de  la  légation,  M.  Barmann  d'abord,  puis  M.  Kern, 
ainsi  que  leurs  principaux  employés,  et  tous  les  Suisses 
connus  étabUs  à  Paris.  Olivier  avait  coutume  d'y  appor- 
ter son  couplet,  Il  y  venait  respirer  l'air  natal,  il  y  venait 
chanter  la  patrie: 

Pays  des  monts  et  des  libres  pensées 

Dans  l'œil  d'un  frère  il  est  doux  de  te  voir. 

Olivier  n'était  donc  point  seul  dans  cette  grande  ville  ; 
il  y  avait  son  salon,  comme  à  Lausanne,  mieux  qu'à  Lau- 
sanne peut-être.  C'était  le  dimanche  que  la  porte  s'en 
ouvrait  à  tous  les  habitués.  Quiconque  y  a  passé  quel- 
ques soirées  en  a  sûrement  emporté  de  précieux  souve- 
nirs. On  y  faisait  parfois  de  la  musique  ;  on  y  a  chanté, 
entre  autres,  plusieurs  chansons  d'OHvier  sur  des  airs 
composés  par  M.  Roux.  Le  plus  souvent  on  se  bornait  à 
causer.  Quand  les  jeunes  gens  s'étaient  retirés,  les  amis 
se  serraient  autour  de  la  grande  cheminée.  Les  échos  les 
plus  divers  arrivaient  à  ce  coin  de  feu,  et  l'on  s'y  trou- 
vait, somme  toute,  assez  bien  placé  pour  observer  l'éter- 
nel spectacle  de  l'humaine  comédie. 

Il  reste  un  monument  de  la  vie  intellectuelle  où  Olivier 
se  trouva  ainsi  plongé,  la  Chronique  de  la  Revue  suisse. 


NOTICE   BIOGRAPHIQ.UE   ET    LITTERAIRE       CLXVII 

«  Depuis  août  1845,  dit-il,  elle  fut  entièrement  rédigée 
par  moi  jusqu'à  sa  fin,  en  1860,  sauf  pendant  quelques 
courts  voyages  en  Suisse  où  M™^  Olivier  voulait  bien  me 
remplacer.  »  Cette  chronique  n'eut  guère  moins  de  succès 
que  celle  des  années  précédentes,  rédigée  en  grande  par- 
tie par  Sainte-Beuve  ou  sur  des  notes  envoyées  par  lui. 
La  plupart  des  abonnés  ne  remarquèrent  aucune  diffé- 
rence ;  ils  se  trouvèrent  tout  aussi  bien  et  tout  aussi  spiri- 
tuellement renseignés  ;  et  ils  l'étaient,  en  effet.  Cependant 
la  chronique  antérieure  a  des  traits»  plus  vifs,  plus  osés, 
qui  sont  la  griffe  du  maître,  et  qu'OHvier.  dans  sa  timidité 
provinciale,  n'eût  jamais  risqués.  Ce  que  dit  Sainte- 
Beuve  des  Mystères  de  Paris,  par  exemple,  dont  «  l'in- 
spiration essentielle  est  un  fond  de  crapule,  »  Olivier  eût 
pu  le  donner  à  entendre  ;  mais  le  coup  de  cravache  sif- 
flant ainsi  est  du  pur  Sainte-Beuve.  Au  reste,  Sainte-Beuve 
continuait  à  s'intéresser  vivement  à  cette  chronique. 
C'était  toujours  pour  lui  une  issue  à  la  vérité.  Il  a  signalé 
l'année  1848  à  1849,  si  féconde  en  événements,  comme 
«  particulièrement  bien  traitée,  d'une  manière  véridique 
et  piquante.  »  Il  y  prit  à  ce  moment  une  part  active.  La 
lettre  suivante,  du  2  mars  1849,  adressée  à  M^^  Olivier, 
offre  un  exemple  curieux  de  la  manière  dont  il  procé- 
dait. 

<r  Chère  Madame  et  amie, 

»  Que  de  tristesse  !  La  vie  est  vraiment  un  peu  plus  dure  qu'il 
n'est  besoin,  même  à  ceux  qui  l'acceptent  pour  telle  !  Embrassez 
pour  moi  le  cher  Arnold.  —  J'ai  trouvé  dans  la  dernière  chro- 
nique d'Olivier  de  bien  doux  ressouvenirs  de  lui  à  moi.  Le  soir 
où  j'ai  reçu  votre  lettre,  j'avais  passé  une  partie  de  la  journée  à 
feuilleter  les  Revues  suisses  de  1843  ^  1844,  pour  y  chercher 
quelque  note  sur  Chateaubriand  :  et  il  en  était  sorti  des  bouffées 
de  souvenirs.  —  A  propos  de  Raphaël,  il  y  aurait,  même  après  ce 


CLXVIII  JUSTE    OLIVIER 

qu'Olivier  a  dit  d'excellent,  une  jolie  critique  à  faire,  par  ce 
biais-ci  : 

»  On  m'assure  que  dans  ce  cadre  de  Raphaël,  sous  prétexte  de 
peindre  Elvire,  Lamartine  n'a  fait  autre  chose  que  prêter  à  celle- 
ci  les  conversations  de  l'hiver  dernier  qu'il  a  eues  avec  M™«  d'A- 
goult  (un  peu  athée  ou  panthéiste,  vous  le  savezj.  —  C'est  bien 
cela  :  un  canevas  de  vingt  ans  et  pour  broderie  des  pensées  de 
cinquante.  Composez  donc  un  charme  avec  un  pareil  assorti- 
ment !  —  Les  conversations  et  opinions  sur  Cicéron  sont  de 
M™e  d'Agoult,  qui  elle-même  n'a  fait  que  répéter  ce  qu'elle 
a   entendu   dire  à   une  personne  estimable  et  docte  (M™^  Hor- 

tense  A )*,  qui  lit  en  latin  Cicéron  et  en  parle  à  merveille. 

Sans  nommer,  il  y  aurait  moyen  par  supposition  d'expliquer 
ainsi  le  désaccord  de  la  vraie  Elvire  avec  Julie,  et  le  manque  de 
réalité  qui  se  sent  sous  les  phrases  («  on  dirait  vraiment  que  l'au- 
teur a  fait,  etc.,  comme  si,  etc.  »)  et  dire  alors  le  vrai  en  péné- 
trant dans  le  vif  par  le  défaut  de  la  cuirasse. 

s  Chère  amie,  je  cherche  à  distraire  avec  ces  dires  ma  triste 
pensée  et  la  vôtre.  Aimez-moi  toujours  et  faites-moi  aimer  des 
vôtres.  Amitiés  à  M.  Ruchet,  que  je  n'oublie  pas.  —  Adieu,  cher 
OHvier,  et  vous,  chère  madame,  de  cœur.  —  A  Pâques  !  » 

Olivier  cite  encore  parmi  ses  collaborateurs,  si  Ton 
peut  leur  donner  ce  nom,  Charles  Clément  et  Gleyre, 
Gleyre  surtout,  «  le  grand  peintre,  dit-il,  très  bon  juge 
aussi,  très  au  courant  des  hommes  et  des  choses  et  à 
même  de  les  voir  de  près.  »  Ces  deux  noms  sont  sans 
doute  les  deux  principaux  parmi  ceux  qu'il  pouvait  ajou- 
ter à  celui  de  Sainte-Beuve;  mais  il  aurait  fort  bien  pu  y 
en  ajouter  d'autres  encore.  Les  éléments  de  cette  chroni- 
([ue  étaient  puisés  dans  tout  le  cercle  de  ses  relations,  et 
elle  exprime  avec  autant  de  finesse  que  de  justesse  tout 
ce  fiu'Olivier  a  pu  voir  et  savoir  de  Paris  pendant  les 
quinze  premières  années  de  son  séjour.  Une  grande  par- 


'  Sainte-Beuve  donne  le  nom  au  complet. 


NOTICE   BIOGRAPHiaUE   ET   LITTERAIRE        CLXIX 

tie  de  ce  qu'elle  dit  s'était  dit  d'abord  au  coin  du  feu  de 
la  Place  Royale.  Si  le  coup  de  verge  n'y  est  pas  sanglé 
comme  dans  la  chronique  antérieure,  peut-être  a-t-elle, 
par  compensation,  l'avantage  d'être  plus  calme.  Elle 
n'est  pas  d'un  acteur  jeté  lui-même  dans  la  mêlée;  elle 
porte  moins  le  cachet  d'une  individualité  dominante;  elle 
est  d'un  observateur,  placé  plus  en  dehors  des  événe- 
ments, à  l'abri  des  coups  et  plus  libre  dans  sa  justice.  Les 
sujets  abordés  ont  plus  de  variété,  la  réflexion  se  mêle 
plus  souvent  à  l'anecdote,  et  quoique  moins  piqué  au  vif, 
peut-être,  on  se  sent,  somme  toute,  tout  aussi  bien  et,  à 
quelques  égards,  plus  complètement  informé.  Pour  l'his- 
toire littéraire  de  ces  quinze  années,  —  pas  rien  que  lit- 
téraire, —  cette  chronique  est  une  des  sources  les  plus 
sûres  et  les  plus  précieuses,  et  c'est  dommage  vraiment, 
grand  dommage  qu'elle  reste  ensevelie  dans  une  collec- 
tion qui  ne  se  trouve  plus  guère  que  dans  les  bibliothè- 
ques publiques. 

Le  succès  de  cette  chronique  ne  se  démentit  pas  un 
instant,  et  ce  fut  à  elle,  en  très  grande  partie,  que  la 
Revue  dut  de  se  soutenir  à  flot,  en  passant  d'une  rédac- 
tion à  l'autre,  jusqu'au  moment  oii,  revenue  entre  les 
mains  de  son  premier  directeur,  M.  Charles  Secrétan, 
pilote  trop  hardi  pour  les  jours  de  tempête,  elle  fut  à  peu 
près  coulée  bas  en  deux  coups  de  vent.  M.  Secrétan  a 
lui-même  raconté  comment,  après  la  prise  d'armes  de 
1856,  à  Neuchâtel ,  tous  les  royalistes  se  désabonnè- 
rent pour  punir  l'audacieuse  Revue  d'avoir  conseillé  la 
transaction  qui  devait,  peu  de  temps  après,  terminer  le 
différend  entre  la  Suisse  et  la  Prusse,  et  comment,  dès  le 
mois  suivant,  les  républicains  répétèrent  la  même  ma- 
nœuvre pour  la  punir  d'avoir  cité  deux  lignes  d'un  rap- 
port officiel,  lesquelles  n'étaient  pas,  semble-t-il,  trop  à 
leur  avantage.  La  Revue  ne  se  releva  pas  de  ce  double 


CLXX  JUSTE    OLIVIER 

coup;  malgré  les  chroniques  d'Olivier  et  d'excellents 
articles  qui  ne  lui  firent  jamais  défaut,  elle  végéta  encore 
pendant  quelques  années,  jusqu'à  ce  qu'elle  vînt  cher- 
cher un  refuge  dans  la  Bibliothèque  universelle,  qui,  de 
son  côté,  avait  grand  besoin  de  renfort. 

Olivier  mit  tout  son  cœur  à  cette  œuvre,  comme  aux 
leçons  de  la  Chaussée  d'Antin.  Petite  était  la  rétribution. 
Jamais  elle  n'atteignit  mille  francs  par  an  ;  longtemps  elle 
descendit  près  de  cinq  cents.  Aussi  OHvier  n'écrivait-il 
point  cette  chronique  pour  le  peu  qu'il  en  tirait,  mais 
pour  la  Revue  et  pour  le  canton  de  Vaud,  afin  d'être 
encore  en  communication  régulière  avec  ce  pays  dont, 
par  le  cœur,  il  était  moins  séparé  que  jamais.  L'assujet- 
tissement était  grand,  non  sans  profit  toutefois  pour  Oli- 
vier lui-même,  qui  se  trouvait  ainsi  arraché  de  temps  en 
temps  à  sa  vie  terre  à  terre,  distrait  de  sa  triste  pensée, 
forcé  de  se  mêler  au  mouvement  des  esprits  et  de  tenir 
l'œil  ouvert  sur  ce  qui  se  produisait  autour  de  lui,  sinon 
de  grand  et  de  beau,  du  moins  d'intéressant.  Le  beau  et  le 
grand  n'y  faisaient  point  d'ailleurs  absolument  défaut.  Ils 
ne  manquent  jamais  dans  une  ville  telle  (jue  Paris,  où, 
même  dans  les  temps  de  stérilité,  certains  arts  demeu- 
rent fidèles  à  de  hautes  traditions.  Un  concert  du  Conser- 
vatoire était  pour  lui  une  de  ces  distractions  divines  qui 
rachètent  de  longues  heures  de  dur  et  ingrat  labeur.  Et 
quel  plaisir  aussi  lorscjne  la  jjrésence  de  quelque  artiste 
supérieur  l'attirait  invinciblement  au  théâtre  !  On  en  peut 
juger  par  la  manière  touchante  dont  il  raconte  à  sa  mère, 
la  l)onne  paysanne  d'Eysins,  ce  (ju'il  a  éprouvé  en  enten- 
dant la  Ristori  :  «  Hier,  ayant  beaucoup  travaillé  pendant 
la  journée,  et  voyant  qu'à  rigueur  ma  soirée  était  libre,... 
je  suis  allé  au  théâtre  où,  sauf  pour  entendre  quelquefois 
un  peu  de  musique,  je  n'avais  pas  mis  les  pieds  depuis 
des  années.  Cette  fois-ci,  c'était  pour  une  tragédienne 


NOTICE    BIOGRAPHIQ.UE   ET   LITTERAIRE        CLXXI 

italienne,  M™^  Ristori,  qui  en  ce  moment  fait  courir  tout 
Paris.  On  la  met  à  côté,  pour  le  moins,  de  M'^^  Rachel,  et 
moi  je  la  préfère.  Elle  a  plus  de  variété,  plus  de  mouve- 
ment et  plus  d'âme.  Sans  manquer  d'énergie,  ni  être  pré- 
cisément plus  belle,  elle  a  plus  d'idéal,  plus  de  poésie  et 
de  grâce.  C'est  un  très  vif  plaisir  de  l'esprit  de  l'entendre 
et  de  la  voir.  Ce  plaisir,  je  l'ai  eu  à  un  très  haut  degré,  et 
comme  je  pensais  presque  qu'il  ne  m'arriverait  plus  de  le 
ressentir.  Voilà  pourquoi  je  te  le  dis,  comme  à  une  bonne 
et  tendre  mère  que  tu  es,  et  qui  comprend  tout  et  doit 
tout  savoir  de  son  fils.  » 

Si  donc  on  fait  abstraction  de  ce  qui  pouvait  lui  rester 
d'ambition  littéraire  et  de  désirs  irréalisés,  l'existence 
d'Olivier  à  Paris  ne  saurait  être  envisagée  comme 
une  de  ces  existences  ingrates,  nues,  vouées  à  la  prose, 
sans  joie  ni  essor,  et  l'on  comprend  ce  qu'il  écrivait  un 
jour,  qu'il  regretterait  cette  «  vie  dure  »  s'il  devait 
jamais  la  quitter.  Si  dure  qu'elle  fût,  elle  était  riche  à  sa 
manière,  et  l'événement  n'avait  pas  justifié  le  sinistre 
horoscope  de  M^^  Desbordes- Valmore.  Paris  ne  fut 
point  sans  hospitalité  pour  Olivier  ;  il  ne  fut  point  pour 
lui  l'enfer  où  l'on  a  froid.  Et  cependant,  cette  période  de 
sa  vie  est  celle  qui  se  dérobe  le  plus  sous  le  voile  épais 
de  la  mélancohe,  de  cette  mélancolie  qu'il  tenait,  dit-il,  de 
sa  mère.  Malgré  tout,  il  est  triste,  amèrement  triste,  et  il 
le  devient,  semble-t-il,  tous  les  jours  davantage.  Nul  doute 
que  cette  tristesse  n'ait  été  causée  en  grande  partie  par 
des  souffrances  morales  qui  avaient  une  cause  précise. 
Parmi  les  jeunes  gens  qu'Olivier  reçut  et  soigna  chez  lui, 
plusieurs  lui  vouèrent  une  longue  reconnaissance  ;  mais  il 
y  en  eut  aussi  avec  lesquels  il  fallut  rompre  et  qui,  rentrés 
en  Suisse,  se  vengèrent  en  semant  la  calomnie.  Trop  au- 
dessus  des  vains  et  faux  bruits  pour  y  prêter  une  oreille 
attentive,  Olivier  fut  atteint  plus  profondément  dans  sa 


CLXXII  JUSTE    OLIVIER 

famille  proprement  dite.  Ce  «  cher  Arnold,  »  que  son 
parrain  faisait  embrasser,  n'avait  recouvré  une  apparence 
de  santé  que  pour  traîner  plus  longtemps  le  poids  de  sa 
maladie.  C'était  une  de  ces  natures  aimantes  comme 
on  en  trouve  parmi  les  enfants  destinés  à  souffrir  et  à 
mourir  avant  l'âge.  «  li  aime  sa  maman  d'un  grand  cœur, 
disait  Olivier;  et  je  crois  aussi  son  papa.  »  Il  n'en  était 
que  mieux  aimé,  d'autant  mieux  qu'il  avait  donné  déjà 
trop  de  sujets  d'appréhension.  On  eut  beau  lui  prodi- 
guer encore  les  soins  de  l'art  et  de  la  tendresse,  il  fut 
bientôt  évident  que  le  cerveau  lui-même  était  atteint  ; 
on  le  vit  décliner,  végéter,  puis  s'éteindre.  Il  mourut  en 
1852.  Vers  le  même  temps,  entrait  à  l'Ecole  centrale 
l'aîné  des  frères.  Aloys,  destiné  à  être  pour  son  père  l'oc- 
casion d'épreuves  plus  douloureuses  encore.  «  Aloys, 
disait  Olivier  dans  une  lettre  où  il  trace  le  portrait  de 
chacun  de  ses  enfants,  pourrait  être  presque  toujours  le 
premier,  ou  des  premiers....  C'est  un  enfant  qui  a  tout  ce 
qu'il  faut  pour  réussir  s'il  le  veut  ;  j'espère  que  l'âge  de 
raison,  dont  il  n'est  plus  bien  éloigné,  fera  ])encher  tout 
à  fait  la  balance  du  bon  côté.  »  Cette  espérance  ne  devait 
pas  se  réahser.  Par  étourderie,  par  folle  tête  de  jeunesse, 
il  réussit  mal  dans  ses  premiers  essais  de  carrière,  et, 
dégoûté,  partit  pour  l'Amérique.  Trois  années  durant,  il 
laissa  les  siens  sans  nouvelles.  On  n'en  eut  qu'indirecte- 
ment. Enfin,  une  lettre  affectueuse  rompit  ce  dur  silence. 
C'était  pendant  la  guerre  de  la  sécession.  Il  allait  partir 
pour  l'armée.  Dès  lors,  il  n'écrivit  plus,  et  les  recherches 
les  plus  actives  n'ont  pu  faire  découvrir  sa  trace  ni  ])armi 
les  morts,  ni  parmi  les  vivants. 

A  des  coups  pareils,  il  faut  j^ouvoir  opi)oser  la  rési- 
gnation chrétienne,  et  se  dire  à  soi-même  ce  qu'Olivier 
disait  à  une  de  ses  sœurs  en  deuil  :  «  Voilà  des  di])ensa- 
tions  terribles.  incom])réhensibles.  (jui  confondent  et  qui 


NOTICE   BIOGRAPHiaUE    ET   LITTERAIRE     CLXXIII 

font  frémir.  On  s'y  perd,  et  cependant  une  chose  est  cer- 
taine, c'est  que  Dieu  est  juste,  tout  bon  et  tout  saint,  ce 
qui  est  être  encore  la  bonté  même!  » 

Mais  on  a  beau  se  résigner,  la  blessure  saigne,  saigne 
éternellement.  Il  faudrait,  pour  s'en  distraire,  avoir  en 
soi  quelque  énergie  expansive  qui  donne  à  la  vie  inté- 
rieure un  but  et  un  intérêt  toujours  nouveaux.  Or,  c'est  là 
précisément  ce  qui  manquait  à  Olivier,  ou  plutôt  aux 
Olivier.  Depuis  le  moment  où  ils  ont  quitté  Lausanne,  il 
y  a  en  eux  quelque  chose  de  brisé  et  d'irréparable.  Ils  ne 
sont  plus,  il  ne  pourront  plus  être  ce  qu'on  aurait  voulu 
qu'ils  fussent.  Ils  étaient  de  ceux  qui  portent  au  front  le 
signe  d'une  vocation,  et  cette  vocation  ne  peut  plus  être 
remplie. 

jNI'"^  Olivier  écrivait  bien  encore  quelque  peu,  surtout 
pendant  les  premières  années  de  son  séjour  à  Paris.  Mais 
la  maison  s'emplissant,  et  les  devoirs  s'enchaînant  aux 
devoirs,  elle  ne  tarda  pas  à  être  complètement  absorbée 
par  les  soins  domestiques.  Quand  elle  se  retirait,  le  soir, 
elle  était  lasse,  et  la  fatigue  étouffait  jusqu'aux  regrets  du 
passé.  Olivier,  moins  fort  en  apparence,  qui,  après  vingt 
ans  de  mariage,  répétait  à  sa  femme  ce  qu'il  n'avait  cessé 
de  lui  dire  du  temps  de  leurs  fiançailles,  savoir  qu'il  n'a- 
vait de  courage  et  de  confiance  humaine  que  par  elle, 
était  au  fond  une  nature  plus  souple  et  par  là-même 
mieux  armée  pour  la  résistance.  Faisant  tête  à  la  prose 
envahissante,  il  lui  disputa  victorieusement  une  dernière 
part  de  sa  vie.  Il  s'était  réservé  une  chambre  sous  les 
toits,  un  atelier  de  peintre  en  mansarde,  où  il  passait 
chaque  soir  quelques  heures  tardives  avec  sa  pensée  et 
ses  rêves.  L'ameublement  en  était  des  plus  simples.  Les 
planchers  et  les  étagères  pHaient  sous  le  poids  des  livres 
et  des  papiers.  Une  porte  bâtarde  s'ouvrait  sur  le  toit,  à 
peu  près  comme  un  sabord  de  navire,   et  donnait  accès 


CLXXIV  JUSTE    OLIVIER 

à  une  sorte  d'échafaudage,  consistant  en  deux  ou  trois 
planches  posées  sur  des  barres  de  fer  qui  reUaient  une 
cheminée  à  la  charpente  du  toit.  La  vue  était  fort  belle 
de  là-haut,  mais  vertigineuse  :  on  était  au  septième,  et 
l'œil  plongeait  à  pic  dans  la  rue.  On  y  avait  installé 
deux  caisses  remplies  de  terre,  destinées  à  des  planta- 
tions. Le  vent  se  chargea  de  les  ensemencer.  Il  y  poussa 
des  campanules,  de  petits  gramens,  de  la  folle  avoine 
et  aussi  des  capucines  et  des  liserons,  qui  réussirent 
parfois  à  s'enrouler  autour  du  balustre ,  une  simple 
barre  de  fer.  Il  est  souvent  question  de  ce  jardin  aérien 
dans  la  correspondance  d'Olivier  avec  sa  mère.  On  en 
suit  les  événements.  C'était  dans  cette  haute  mansarde, 
son  observatoire,  comme  il  l'appelait,  qu'Olivier  se  don- 
nait rendez-vous  à  lui-même.  Le  plus  souvent  on  l'eût 
trouvé  devant  sa  table  à  écrire,  ou  bien  se  promenant  en 
long  et  en  large,  fumant  force  cigarettes  et  faisant  la 
chasse  à  la  rime  rebelle.  Souvent  aussi,  dans  les  belles 
nuits,  on  l'eût  surpris  à  son  balcon.  Nul  doute  qu'on  eût 
pu  l'y  entendre  fredonner  les  refrains  de  ses  chansons 
populaires,  de  celle  du  chevalier  du  guet  qui  passe  là- 
bas  si  tard,  au  grand  effroi  des  compagnons  de  la  marjo- 
laine, ou  de  celle  de  frère  Jacques,  qu'on  éveille  pour 
sonner  matines  : 

La  vie  et  son  rêve 

En  trois  mots  s'achève. 

Dig  din  don 

Dig  din  don. 

Le  lieu  était  propice  aux  longues  rêveries.  Au-dessous 
de  lui,  cette  place  Royale  construite  sur  l'emplacement 
de  l'hôtel  des  Tournelles,  où  avaient  résidé  les  rois  de 
France,  œuvre  de  Henri  IV  et  de  Louis  XIII,  readez- 
vous  du  grand  monde,  aujourd'hui  déserte,  mais  toujours 


NOTICE   BIOGRAPHiaUE   ET    LITTERAIRE       CLXXV 

peuplée  de  souvenirs.  Tout  à  l'entour,  ces  toits  et  cette 
forêt  de  cheminées  et  ces  milles  mansardes,  où  brillaient 
aussi  de  tremblantes  lumières,  et  les  dômes  gigantesques 
et  les  faîtes  des  palais  et  les  flèches  des  basiliques: 
Paris,  en  un  mot.  O  poète,  où  s'arrête  ta  pensée?  Jouis- 
tu  du  calme  des  quartiers  voisins  ?  Ecoutes-tu  le  murmure 
des  rues  lointaines  et  bruyantes  ?  Cherches-tu,  plus  loin 
encore,  parmi  les  collines  qui  font  ceinture  à  la  ville, 
celle  où  reposent  les  morts?  Evoques-tu  dans  les  brumes 
de  l'horizon  quelque  vague  image  de  la  patrie  ?  Regar- 
des-tu passer  les  nuages  ?  Interroges-tu  les  étoiles  du  ciel, 
ou  bien  ta  pensée  plongeant 

Au  delà  du  ciel  de  la  terre, 

jette-t-elle  dans  l'infini  un  de  ces  regards  qui  sont  des 
soupirs  : 

Quand  aurons-nous  enfin  des  ailes. 
Que  nous  puissions  nous  poser  là, 

Au  delà, 

Au  delà  !  ? 


XIV 


C'est  donc  dans  ce  sanctuaire  et  à  ces  heures  réservées 
qu'Olivier  a  écrit  les  ouvrages  publiés  depuis  son  départ 
du  canton  de  Vaud,  en  1846,  jusqu'au  moment  où  il  y 
rentra  en  1870.  Les  Chansons  lointaines^  sur  lesquelles 
nous  n'avons  pas  à  revenir,  et  le  petit  roman  de  Luze- 
Léonard,  font  seuls  exception.  Ce  dernier  parut  en  1856; 
mais  il  se  rattache  aux  études  d'Olivier  sur  le  canton  de 


CLXXVI  JUSTE    OLIVIER 

Vaud.  et  avait  été  écrit  tout  entier  à  Lausanne.  On  lit 
dans  le  journal  de  l'auteur,  à  la  date  du  14  août  1842: 
«  Terminé  mon  roman  de  la  Belle  Luze,  commencé  vers 
le  milieu  de  mali.,..  Je  ne  sais  à  la  lettre  ce  que  cela  peut 
valoir,  quoique  je  n'aie  aucun  doute  que  cela  ne  va  à 
aucun  but  pratique  pour  nous  en  ce  moment.  »  En  écri- 
vant ces  lignes,  Olivier  songeait  à  ses  enfants  et  aux  res- 
sources qu'il  eût  voulu  pouvoir  leur  assurer  :  mais  il  avait 
beau  être  poursuivi  par  les  soucis  domestiques,  sa  fantai- 
sie était  la  plus  forte,  et  toujours  il  écrivait  au  gré  de  son 
imagination,  jamais  au  gré  de  son  intérêt.  Il  avait  raison  : 
cela  n'allait  à  aucun  but  pratique.  Luze-Léonard  est  une 
espèce  de  rêve  historique,  dont  le  motif  est  emprunté  à 
un  récit  qu'on  peut  lire  dans  X Histoire  de  la  Réforma- 
tion de  Ruchat.  «  C'est,  remarque  Olivier,  la  seule  perle 
poétique  qui  s'y  trouve.  »  Le  roman  ne  paraît  être  d'a- 
bord qu'une  simple  pastorale.  On  est  en  plein  village, 
on  assiste  au  coîerd,  on  va  faucher  et  faner  ;  tout  cela  se 
passait  alors  comme  aujourd'hui,  et  sans  une  scène  de 
prédicant,  qui  rappelle  les  temps  de  la  Réforme,  on  se 
croirait  à  peine  transporté  à  quelques  printemps  en  ar- 
rière. Mais  bientôt  s'accuse  larigidité^des  mœurs  du  siècle, 
mélange  d'antique  rudesse  et  de  chrétienne  sévérité.  Un 
bal  champêtre  suffît  à  déchaîner  l'orage  ;  on  sent  que  le 
second  titre.  Idylle  tragique,  va  devenir  une  vérité, 
et  comme  le  dit  Olivier,  on  croit  suivre  «  un  de  ces  sen- 
tiers des  Alpes  qui  serpentent  d'abord  dans  des  prés 
fleuris,  mais  pour  gravir  ensuite  parmi  les  rochers  et 
plonger  de  là  sur  de  dangereux  abîmes.  » 

Pendant  son  séjour  à  Paris,  Olivier  publia  successive- 
ment trois  romans.  Le  premier  parut  en  1850,  sous  le 
titre  de  yf.  Argant  et  ses  compagnons  d'aventures.  Dans 
une  deuxième  édition,  qui  est  de  1854,  le  titre  en  est 
emprunté  au  surnom  d'un  des  principaux  personnages. 


NOTICE   BIOGRAPHIQ.UE   ET   LITTERAIRE    CLXXVII 

Le  dernier  Tircis^.  Dans  Tune  et  l'autre  édition,  on 
trouve  un  second  titre  qui  semble  indiquer  qu'Olivier 
s'attendait  à  certaines  critiques:  Histoire  périlleuse.  En- 
suite, en  1861  et  1863,  il  donna  le  Batelier  de  Clarens  et 
le  Pré  aux  Noisettes.  A  ces  romans  en  prose,  il  ajouta 
deux  nouvelles  en  vers:  Héléna  (1861)  et  Donald  (1865). 
Enfin,  en  1867,  les  Chansons  du  soir  vinrent  enrichir  la 
collection  de  ses  recueils  lyriques. 

Quelques-uns  des  romans  d'Olivier,  y  compris  les 
nouvelles  en  vers,  ont  effectivement  soulevé  les  objec- 
tions qu'il  avait  en  vue,  lorsqu'il  prévenait  le  lecteur 
qu'une  de  ces  histoires  pouvait  bien  être  périlleuse. 
On  a  été  surpris,  et  même  scandalisé,  de  la  franchise 
avec  laquelle,  dans  son  Pré  aux  Noisettes,  il  traite  le 
rôle  d'un  certain  gentilhomme  campagnard  ,  libertin 
dissimulé,  cousin  éloigné  de  Tartufe.  Un  de  ses  plus  sin- 
cères et  plus  proches  admirateurs  me  répétait,  il  y  a  peu 
de  temps  encore,  et  lui  avait  écrit  à  lui-même,  que  Luze- 
Léonard  était  une  erreur  morale,  une  «  œuvre  de  la 
chair.  »  Héléjia,  nous  y  reviendrons,  donna  lieu  à  des 
critiques  analogues,  et  quant  à  V Histoire  périlleuse,  il  est 
bien  clair  qu'elle  n'avait  que  trop  paru  justifier  son  titre, 
puisque,  dans  la  seconde  édition,  Olivier  a  cru  devoir 
expliquer  son  dessein  et  prendre  ouvertement  sa  propre 
défense. 

Disons-le,  dans  l'immense  majorité  des  cas,  le  coupable 
n'est  pas  Olivier,  mais  le  public,  j'entends  le  pubHc  d'un 
certain  pays,  situé  devers  le  Léman,  entre  Alpes  et  Jura. 
Ce  public  a  l'habitude  de  voir  en  toute  chose  la  fin  reli- 
gieuse, et  ce  n'est  pas  le  calomnier  de  dire  qu'il  a  quel- 


'  Le  Dernier  Tircis  est  accompagné  dans  cette  seconde  édition 
d'une  nouvelle  publiée  dans  la  Revue  suisse,  en  1844.  Dans  cent 
ans. 

3.    OLIVIER,   I.  L 


CLXXVIII  JUSTE    OLIVIER 

que  peine  à  comprendre  l'art  vrai,  étranger  à  toute  idée 
d'édification  et  de  conversion.  Nombre  de  personnes 
trouvèrent  mauvais  qu'Olivier  eût  introduit  dans  Luze- 
Léonard  un  de  ces  prédicants,  comme  il  y  en  avait  beau- 
coup au  XVI«  siècle,  qui  rendaient  aux  papistes  injures 
pour  injures  et  qui  prêchaient  l'Evangile  comme  ils  le 
comprenaient,  grossièrement.  Ce  rôle,  Olivier  ne  l'a  pas 
créé  ;  il  l'a  trouvé  dans  l'histoire  et  l'a  traité  sans  l'ombre 
d'une  intention  satirique,  mais  avec  vérité.  C'était  juste- 
ment cette  vérité  qui  déplaisait.  On  lui  tint  le  même  lan- 
gage que  lui  avait  tenu  le  Semeur  à  propos  de  Servet  : 
«  Quand  on  a  l'honneur  d'appartenir  à  la  religion  que 
vous  professez,  on  a  des  convenances  à  garder  dans  le 
choix  des  sujets.  »  A  cette  étroitesse,  fille  de  l'esprit  sec- 
taire, s'ajoute  celle  du  rigorisme  calviniste,  ennemi  de 
tout  abandon,  et  qui  oblige  l'artiste  à  calculer  chacun  de 
ses  mouvements.  Enfin,  depuis  qu'on  s'est  particulière- 
ment voué,  dans  la  Suisse  française,  à  l'industrie  des 
pensionnats,  il  s'y  est  répandu  un  certain  goût  timoré, 
dont  la  trace  est  sensible  dans  nos  mœurs,  dans  nos 
idées  et  dans  notre  littérature.  Peut-être  est-il  plus  funeste 
encore  à  la  franchise  de  l'inspiration  que  le  rigorisme 
calviniste  le  plus  exagéré.  Au  moins  dans  celui-ci  y  a-t-il 
quelque  chose  qui  tient  de  la  conviction  et  procède  de, 
l'âme,  tandis  que  dans  l'autre  il  n'y  a  guère  que  de  la  pé- 
danterie. Ce  n'est  pas  de  la  pudeur,  mais  de  la  pruderie. 
Jamais  Olivier  ne  donna  dans  ces  petitesses  ni  dans  ces 
affadissements.  Il  n'était  pas  de  ceux  qui  font  dire  à 
Lafontaine  : 

Amis,  heureux  amis,  voulez-vous  voyager  ? 
Que  ce  soit  aux  rives  prochaines... 

Il  était  artiste,  et  ne  connaissait  qu'un  modèle,  la  na- 
ture: 


NOTICE   BIOGRAPHiaUE   ET   LITTERAIRE     CLXXIX 

ï  Pourquoi  n'avouerais-je  pas,  dit-il,  qu'en  voyant  et  me  rap- 
pelant ce  qui  s'agite  dans  de  jeunes  et  nobles  têtes,  au  début  des 
ardentes  années,  j'aurais  voulu  faire  aussi  de  tout  cela  ma  sym- 
phonie de  printemps,  avec  ses  fleurs,  d'autant  plus  riantes  quand 
elles  sont  mouillées,  et  dont  le  parfum  s'échappe  d'autant  mieux 
quand  elles  le  livrent  à  un  premier  souffle  d'orage.  Je  n'ai  pas 
voulu  peindre  l'amour  sensuel  et  grossier,  mais  l'amour  cepen- 
dant, r, 

Olivier  sait  fort  bien  qu'en  pratiquant  l'art  ainsi ,  il 
risque  de  ne  pas  être  lu  à  haute  voix  dans  les  comités  de 
dames  charitables,  qui  aiment  à  s'édifier  en  cousant  pour 
les  pauvres  ;  mais  il  ne  pense  point  faillir  à  la  mission 
civilisatrice  —  non  d'enseignement,  mais  de  culture  — 
qui  reste  à  l'art  pur,  dégagé  de  toute  cause  à  servir.  Il  ne 
pense  pas  même  se  mettre  dans  l'impossibilité  de  rendre 
à  l'éducation  de  la  jeunesse  les  services  que  l'art  peut  lui 
rendre.  Bien  au  contraire. 

«  Un  amour  légitime  et  pur,  dit-il,  mais  un  amour  où  l'on 
soit  réellement  épris,  n'est-il  pas,  à  cet  âge,  la  garantie  humaine 
la  plus  efficace,  comme  plus  tard,  en  toutes  choses,  l'amour 
saint  et  seul  véritable  est  la  force  suprême  et  le  suprême  soutien? 
C'est  encore  cet  amour  qui  sanctifie,  rehausse,  explique  le  ma- 
riage, qui  lui  donne  une  valeur  et  un  sens  profond,  qui  lui  rend 
l'idéal  sous  son  apparence  de  réalité  et  de   conclusion  banale.  » 

Il  faut  en  prendre  son  parti  :  la  véritable  littérature, 
celle  qui  se  lit,  fera  toujours  du  sujet  périlleux  son  sujet 
favori.  C'est  le  plus  inépuisable  des  motifs  littéraires, 
parce  que  c'est  la  plus  grande  des  affaires  de  la  vie.  Tout 
en  dérive.  Tous  les  arts,  toutes  les  poésies  gravitent  au- 
tour de  l'amour  comme  les  planètes  autour  du  soleil.  Que 
si  parfois  on  a  l'air  de  s'en  fatiguer,  c'est  qu'un  faux  dieu 
a  pris  la  place  du  véritable,  et  qu'on  a  rendu  à  la  galan- 
terie, ou  à  telle  idole  sujette  à  vieillir,  des  hommages  qui 


CLXXX  JUSTE    OLIVIER 

n'étaient  dûs  qu'à  l'amour  lui-même.  Il  peut  alors  arriver 
à  des  écrivains  fort  mondains,  à  un  Voltaire,  de  protester 
contre  ce  sujet  toujours  le  même,  et  de  l'accuser  de  mo- 
notonie et  de  fadeur  ;  mais  que  le  langage  du  véritable 
amour  se  fasse  entendre,  et  le  charme  recommence  aussi- 
tôt. Il  n'y  a  pas  de  grand  poëte,  pas  de  grande  poésie  qui 
n'ait  tiré  de  l'amour  sa  principale  inspiration  et  ses  plus 
puissants  effets.  Tous  les  poètes,  tous  les  romanciers  sont 
des  prêtres  du  petit  dieu  souverain.  Il  en  est,  toutefois, 
qui  semblent  voués  plus  particulièrement  à  ce  culte  uni- 
versel, et  qui  s'en  font,  si  on  l'ose  dire,  une  spécialité.  De 
ce  nombre  était  Racine,  plus  tard  Marivaux.  Une  élite 
d'artistes,  des  plus  fins,  forme  ainsi  groupe  à  part.  Ils  ont 
dans  l'imagination  une  sensibilité  qui  leur  fait  chercher 
la  note  tendre.  Olivier  était  de  cette  élite.  C'est  toujours 
du  côté  de  l'amour  qu'on  le  voit  aborder  ses  personnages. 
Il  ne  croit  pas  pouvoir  rien  trouver  en  eux  de  plus  inté- 
ressant, de  plus  intime,  de  plus  à  eux  que  la  manière  dont 
ils  aiment.  Dis-moi  comment  tu  aimes,  et  je  te  dirai  qui 
tu  es. 

Jusqu'ici  rien  que  de  légitime.  Mais  il  y  a  plus  :  Olivier 
peint  l'amour  plus  encore  que  des  amoureux.  Tel  de  ses 
héros  n'est  que  la  personnification  d'une  certaine  manière 
d'aimer.  Il  en  résulte  je  ne  sais  quoi  d'artificiel,  d'irréel. 
Olivier  compose  ses  caractères  et  leur  fait  un  monde  à 
part,  arrangé  pour  eux.  Il  ne  s'impose  pas  à  nous,  comme 
font  les  artistes  essentiellement  observateurs,  Bitzius,  par 
exemple;  il  a  besoin  que  nous  nous  prêtions  à  lui.  Ce  n'est 
pas  qu'il  soit  incapable  de  dessiner  d'après  nature.  Il  l'a 
fait,  au  contraire,  plus  d'une  fois.  Tous  ceux  qui  ont  connu 
cet  ami  Euler,  qui  n'avait  que  «  de  l'esprit  et  du  cou- 
rage, »  artiste  et  évangéliste,  l'homme  le  plus  inoflfensif, 
capable  de  devenir  un  satirique  redoutable,  humble,  sim- 
ple, courageux,  ne  cherchant  ni  ne  fuyant  l'occasion  de 


NOTICE   BIOGRAPHIQ.UE   ET    LITTERAIRE     CLXXXI 

parler,  le  meilleur  enfant  du  monde,  avec  des  illumina- 
tions mystiques  et  des  coins  réservés  de  haut  enthousiasme  ; 
artiste  ébauché ,  honnête  homme  accompli ,  admirable 
dans  une  esquisse,  incapable  du  moindre  tableau,  parfait 
seulement  dans  l'accomplissement  du  devoir  :  tous  ceux, 
dis-je,  qui  l'ont  connu,  l'ont  retrouvé  dans  le  Simplice  du 
Batelier  de  Clarens.  Ici,  et  ailleurs  encore,  Olivier  est  un 
artiste  observateur  ;  mais  les  personnages  ainsi  portraités 
ne  figurent  au  premier  plan  dans  aucun  de  ses  romans; 
ce  n'est  pas  autour  d'eux  et  pour  eux  que  l'œuvre  s'est 
formée  ;  ils  y  ont  une  niche,  rien  de  plus.  Les  héros  véri- 
tables sont  dépure  imagination;  on  dirait  des  songes  que 
l'auteur  s'est  plu  à  embelUr.  Olivier  est  un  romancier  idéa- 
liste, à  la  façon  de  ce  J.-J.  Rousseau  qui  passait  des  jour- 
nées entières  dans  les  bois  de  la  Chevrette,  avec  Julie, 
Claire  et  Saint-Preux,  se  donnant  à  peine  le  temps  de 
manger,  tant  il  était  pressé  de  les  rejoindre.  Ohvier  pas- 
sait de  même  chaque  soir  quelques  moments  avec  les 
créations  de  sa  fantaisie;  il  les  retrouvait  dans  sa  man- 
sarde. Ce  balcon,  avec  ses  folles  herbes,  était  son  bois  de 
la  Chevrette.  Il  y  a,  sans  doute,  bien  de  la  différence  entre 
les  personnages  de  l'un  et  ceux  de  l'autre.  Ceux  d'Olivier 
sont  moins  discoureurs,  surtout  moins  discuteurs;  ils  ont 
un  costume  plus  marqué;  ils  ont  ce  qu'on  appelle  de  la 
couleur  locale;  ils  ne  sont  embarrassés  de  produire  ni 
leur  acte  d'origine,  ni  leur  extrait  de  baptême;  ce  ne  sont 
pas  des  philosophes  amoureux  qui  auraient  pu  trouver 
des  bosquets  à  Pékin  aussi  bien  qu'à  Clarens;  ce  sont 
des  Vaudois,  comme  l'auteur,  et  comme  lui  fils  du  XIX^ 
siècle,  c'est-à-dire  d'un  siècle  curieux,  savant,  et  qui  as- 
sujettit le  rêve  lui-même  à  une  discipline  de  précision  ; 
mais,  tous  ces  points  réservés,  la  ressemblance  subsiste 
et  l'emporte  sur  les  différences.  Le  procédé  créateur  est 
le  même  :  enfants  de  l'imagination  du  poëte,  il  leur  a  par- 


CLXXXII  JUSTE    OLIVIER 

tagé  son  âme,  de  telle  sorte  qu'en  vivant  avec  eux  on  vit 
encore  avec  lui. 

Ainsi  s'expliquent  les  véritables  défauts  des  romans 
d'Olivier,  non  ceux  qu'on  lui  a  reprochés,  mais  ceux  qui 
font  comprendre  qu'on  ait  pu  lui  adresser  certaines  cri- 
tiques. Olivier  aime  trop  ses  personnages  ;  il  les  caresse, 
il  les  couve  du  regard;  il  les  suit  dans  chacune  de  leurs 
attitudes.  S'agit-il  de  quelque  belle  jeune  fille,  de  quelque 
«  gracieuse,  »  comme  on  les  appelle  dans  plusieurs  de 
nos  patois,  il  sait  trop,  à  tout  moment,  ce  que  font  les 
nœuds  de  son  fichu  ou  les  guipures  de  sa  collerette,  et 
comment  jouent  ses  cheveux  bouclés  sur  ses  épaules  ou 
sur  sa  poitrine.  Il  semble  même  y  mettre  parfois  je  ne 
sais  quoi  de  systématique.  Ces  artistes  idéalistes  s'ap- 
pliquent ainsi  à  donner  le  change  par  une  certaine  rigueur 
minutieuse  ;  ils  arrêtent,  d'un  trait  dur,  les  contours  du 
nuage  flottant.  De  là  ces  détails  qui  ont  choqué.  Ils  tien- 
nent à  un  principe  général.  Olivier  est  moins  un  dessina- 
teur qu'un  rêveur  de  caractères. 

Ce  que  nous  disons  ici  pourrait  s'appliquer  à  tous  les 
romans  d'Olivier,  mais  non  à  tous  également.  Il  y  a  eu 
progrès,  et  le  meilleur  est  le  dernier,  le  Pré  aux  Noi- 
settes. Pour  écrire  son  Batelier  de  Clarens,  Olivier  avait 
dû  vivre  longtemps,  en  pensée,  sur  les  rives  orientales  du 
lac;  le  Pré  aux  Noisettes  nous  ramène  vers  les  coteaux 
d'Eysins.  C'est  toujours  le  même  voyage  :  les  Alpes  et  le 
Jura  sont  les  deux  pôles  entre  lesquels  flotte  sa  fantaisie. 
Si,  en  cette  occasion,  le  Jura  l'a  mieux  insi)iré,  cela  tient, 
sans  doute,  au  moins  en  partie,  à  l'expérience  de  quelques 
années  de  plus,  à  la  magie  des  souvenirs  de  l'enfance, 
qui  se  renouvellent  et  deviennent  plus  distincts  avec  l'âge, 
et  au  fait  (jue  le  cadre  du  roman  est  jjris  dans  l'histoire 
contemporaine  du  canton  du  Vaud,  dans  celle  (ju'Olivier 
savait  pour  l'avoir  vue  et  vécue.  Le  Pré  aux  Noisettes 


NOTICE   BIOGRAPHIQ.UE   ET   LITTERAIRE    CLXXXIII 

nous  transporte  au  temps  de  la  «  glorieuse  »  révolution 
de  1845.  L'attitude  des  partis  et  l'influence  de  la  politique 
sur  les  mœurs  y  sont  très  bien  observées.  Dans  ce  cadre 
donné  par  la  réalité  se  place  le  rêve,  l'idylle  des  tendres 
amours  du  régent  Fabrice  et  de  Marthe  sa  femme.  Ils 
sont  nés  pour  s'aimer,  mais  non  pour  se  tirer  d'affaire  en 
ce  monde,  pas  plus  que  l'hermine  pour  chercher  sa  pi- 
tance dans  les  boues  et  les  égouts.  Aussi  sont-ils  obligés 
de  fuir,  et  c'est  ici  que  le  romancier-poëte  use,  selon  sa 
coutume,  et  peut-être  abuse  de  notre  complaisance.  De 
ce  pré  bordé  de  noisetiers,  qui,  pour  le  dire  en  passant' 
ressemble  à  un  pré  très  véritable  qu'Olivier  possédait  à 
Eysins,  et  où  il  ne  permettait  pas  qu'on  coupât  la  moindre 
branche,  il  fait  un  petit  monde  à  part,  une  sorte  d'oasis 
inabordable,  d'île  de  Robinson.  Une  grotte,  si  bien  cachée 
que  personne  ne  la  connaît,  y  devient  le  refuge  où  dis- 
paraissent les  deux  époux.  On  le  voit,  Olivier  compte  sur 
le  bon  vouloir  de  notre  imagination.  Mais,  ce  point  ac- 
cordé, avec  tout  ce  qu'il  entraine  de  conséquences,  le 
rêve  se  fait  accepter,  parce  qu'il  y  a  une  harmonie  secrète, 
très  réelle,  non-seulement  entre  le  lieu  et  les  ermites  qui 
vont  l'habiter,  mais  entre  eux  et  la  population  même  dont 
la  grossièreté  les  oblige  à  cette  fuite.  En  d'autres  termes, 
ce  rêve  est  bien  dans  le  caractère  vaudois.  Ce  régent  est 
l'idéal  du  «  bon  enfant,  »  idéal  supérieur,  réalisant  dans 
sa  plénitude  le  sens  de  chacun  de  ces  deux  mots  :  bon, 
tout  bon  ;  enfant,  tout  enfant.  Et  Marthe  !  Cette  physio- 
nomie aussi  a  été  entrevue  dans  les  campagnes  vaudoises. 
Il  y  a  là  du  Davel,  de  même  que  dans  le  Siinplice.  Quand 
on  regarde  bien  au  fond  de  ces  natures  vaudoises,  à  les 
prendre  dans  leurs  types  les  meilleurs,  on  y  retrouve  tou- 
jours quelque  chose  du  héros  de  Cully.  Par  là  se  re- 
joignent l'œuvre  historique  de  Juste  Olivier  et  son  œuvre 
^e  romancier  ;  elles  tendent  au  même  idéal.  A  Lausanne, 


CLXXXIV  JUSTE   OLIVIER 

Olivier  l'étudiait  dans  un  type  unique  et  bien  authen- 
tique; à  Paris,  il  le  varie  et  le  nuance  en  mille  rêves 
charmants. 

Ce  Fabrice-Philémon  et  cette  Marthe-Baucis  devraient 
rendre  indulgents  les  censeurs  d'Olivier.  Combien  y  a-t-il 
d'artistes  auxquels  les  imaginations  avides  de  beaux  sou- 
venirs en  doivent  un  plus  charmant?  On  n'oublie  pas  un 
couple  pareil.  Flanqué  de  Jacques  Balalarme,le  «  patifou,  » 
—  un  portrait  et  l'un  des  meilleurs  qu'ait  tracés  Olivier,  — 
il  plaide  éloquemment  la  cause  du  romancier,  non-seule- 
ment auprès  des  rigoristes  de  la  morale,  mais  aussi  bien 
auprès  des  rigoristes  de  l'art.  L'artiste  complet  n'existe 
pas.  Les  uns,  plus  réalistes,  commencent  par  l'observa- 
tion; les  autres,  les  idéalistes,  débutent  par  le  rêve;  mais 
encore  faut-il  que  le  rêve  féconde  l'observation  et  que 
l'observation  nourrisse  le  rêve.  Ainsi,  quel  que  soit  le 
point  de  départ,  l'essentiel  est  qu'on  se  rapproche  de  ce 
point  central  où  s'unissent  les  contraires  et  où  se  réaHse 
la  perfection.  Olivier  s'en  approchait. 

Je  ne  m'étendrai  pas  davantage  sur  les  romans  d'Oli- 
vier; il  suffit  d'en  avoir  esquissé  le  caractère  général.  Mais 
ses  nouvelles  en  vers,  Héléna  et  Donald,  demandent  que 
nous  nous  y  arrêtions  quelques  instants.  Elles  soulèvent 
une  question  théorique,  indiquée  par  Sainte-Beuve  dans 
une  de  ses  Causeries  du  lundi,  celle  du  récit  revêtant  la 
forme  du  vers  et  de  la  strophe.  C'est  sur  ce  dernier  point 
que  porte  la  difficulté.  Le  récit  en  vers  est  chose  com- 
mune. Il  y  en  a  des  exemples  dans  toutes  les  littératures 
où  l'élément  épique  a  sa  part.  A  défaut  d'épopées  indis- 
cutables, la  littérature  française  de  tous  les  âges  est 
riche  en  contes  versifiés.  Mais  la  nouvelle,  mise  en  stro- 
phes? L'éminent  critique  paraît  croire  qu'il  y  a  contra- 
diction dans  les  termes,  la  nouvelle  appartenant  au  genre 
narratif,  tandis  que  la  strophe  est  essentiellement  lyrique» 


NOTICE   BIOGRAPHiaUE   ET    LITTERAIRE  CLXXXV 

Si,  pour  en  juger  par  des  exemples,  nous  n'avions  que 
la  seule  nouvelle  d^Héléna,  la  réponse  pourrait  être  dou- 
teuse. Mais  l'exemple  ne  serait  pas  bien  choisi.  La  ques- 
tion s'y  complique  de  trop  d'éléments  divers.  On  a  dit 
qu'il  y  a  dans  les  œuvres  de  chaque  écrivain  un  morceau 
au  moins,  souvent  plus  d'un,  où  ses  défauts  se  donnent 
rendez-vous.  Laissons  ce  mot  de  défaut,  lourd  à  pronon- 
cer, et  bornons-nous  à  dire  que  chaque  talent  a  des  mo- 
ments oïl  se  révèle  mieux  ce  qu'il  peut  avoir  de  personnel 
et  de  singulier,  ce  qu'il  a  de  moins  assimilable.  C'est  dans 
un  de  ces  moments  que  Juste  Olivier  doit  avoir  écrit 
Héléna.  Jamais  il  n'a  plus  compté  sur  la  complaisance  du 
lecteur.  Trois  personnages  sont  en  promenade  à  la  mon- 
tagne. L'un  est  le  mari,  l'autre  la  femme  ;  le  troisième 
ferait  mieux  d'être  ailleurs.  Plus  ils  montent,  plus  ils  y 
prennent  goût.  L'air  est  si  pur,  les  fleurs  si  belles!  Enfin, 
ils  atteignent  les  régions  supérieures  et  s'aventurent  sur 
le  glacier.  La  légèreté  de  la  jeune  femme  égale  sa  curio- 
sité. Le  danger  n'est  pour  elle  qu'un  attrait  de  plus.  Sou- 
dain une  crevasse  voilée  s'ouvre  sous  ses  pas,  et  elle  y 
tombe.  Son  mari  s'y  laisse  choir,  peu  après,  pour  la  re- 
joindre. Une  masse  de  neige,  serrée  entre  les  parois  de 
l'abîme,  se  trouve  là  tout  à  point  pour  les  recevoir.  Ils  ne 
se  sont  fait  de  mal  ni  l'un  ni  l'autre;  mais  comment  sortir 
de  cette  froide  prison?  Ils  y  mourront,  à  moins  que  le 
secours  ne  vienne  bientôt.  Le  secours  tarde  ;  la  nuit  le 
devance,  et  ils  se  préparent  à  la  mort.  La  femme  a  un 
secret  sur  la  conscience,  un  terrible  secret  :  celui  qui  les 
accompagnait,  et  qui  n'est  pas  tombé,  est  autre  chose 
qu'un  ami.  Avant  de  mourir,  elle  veut  être  pardonnée  ; 
elle  avoue  tout.  Elle  était  folle,  dit-elle.  Mais  les  excuses 
sont  vaines.  Elle  ne  fait  qu'ajouter  l'horreur  à  l'horreur; 
le  mari  trompé  la  maudit,  et  elle  meurt  sans  pardon. 

Cette  nouvelle  fut   assez  mal  accueillie  des  amis  vau- 


CLXXXVl  JUSTE    OLIVIER 

dois  d'Olivier.  Les  uns  se  demandèrent  quelle  étrange 
préoccupation  pouvait  l'amener  à  choisir  des  sujets  aussi 
insolites.  D'autres  furent  plutôt  frappés  de  ce  que  la  don- 
née a  de  commun.  Le  mari ,  la  femme ,  l'amant  :  c'est 
l'éternel  trio.  On  ne  sort  pas  de  là  dans  une  certaine  lit- 
térature. Paris,  évidemment,  déteignait  sur  Olivier.  Deux 
de  ses  amis,  de  ceux  pour  lesquels  il  avait  toujours  eu  le 
plus  d'estime  et  de  déférence,  remplirent  auprès  de  lui 
le  triste  devoir  de  la  sincérité.  Ils  crurent  nécessaire  de 
frapper  fort,  comme  s'ils  avaient  affaire  à  une  conscience 
déjà  faussée.  La  réponse  d'Olivier,  digne  et  belle,  dut 
leur  montrer  qu'ils  se  trompaient.  L'erreur,  en  effet,  était 
complète.  Il  ne  s'agissait  ni  de  préoccupation  d'aucune 
sorte,  ni  d'influence  de  Paris.  Le  plan  du  poëme  —  j'en 
ai  la  preuve  dans  un  des  fragments  du  journal  d'Olivier 
—  était  déjà  arrêté,  à  Lausanne,  dès  l'année  1842.  C'é- 
tait un  ancien  rêve  auquel  il  venait  de  donner  des  pa- 
roles, un  rêve  tel  qu'il  les  aimait.  Son  imagination,  en  effet, 
avait  procédé  comme  de  coutume;  elle  s'était  attachée 
à  deux  espèces  d'amour,  l'amour  repentant  et  l'amour 
implacable;  elle  les  avait  personnifiées  dans  ses  deux 
héros,  puis  avait  cherché  pour  cadre  une  scène  aussi 
tragique  que  possible,  afin  d'augmenter  l'effet  de  la  ren- 
contre. Il  n'y  a  rien  là  qui  sorte  de  la  ligne  d'Olivier;  c'est 
lui,  c'est  bien  lui,  ce  l'est  même  trop.  Il  a,  pour  le  coup, 
trop  exigé;  il  n'a  pas  compris  que  l'invraisemblance  de 
l'aventure  nuisait  au  tragique  de  la  situation ,  et  que 
cette  mort  sans  pardon  ferait  plus  d'effet  partout  ailleurs 
que  dans  une  crevasse  de  glacier. 

Mais  il  n'en  est  pas  de  même  de  Donald  ;  ici  la  ques- 
tion se  pose  dans  sa  simplicité,  et  j'ose  croire,  malgré  les 
doutes  du  grand  critique,  que  la  lecture  de  l'œuvre  du 
poëte  suffit  à  le  justifier.  Il  y  a  longtemps  que  la  poésie 
allemande  connaît  le  récit  en  stroi)hes.  Il  s'y  rencontre  à 


NOTICE  BIOGRAPHia^'E  ET  LITTERAIRE    CLXXXVII 

l'ordinaire  sous  forme  de  ballade,  et  l'on  sait  combien  ce 
genre  est  richement  représenté,  non-seulement  dans  la 
poésie  populaire,  mais  dans  les  œuvres  des  plus  grands 
poètes.  S'il  n'a  pas  réussi  à  s'acclimater  en  France  dans 
la  littérature  des  classes  cultivées,  c'est  que  cette  litté- 
rature s'est  formée  trop  exclusivement  dans  les  salons. 
Car,  en  France  comme  ailleurs,  le  peuple  chante  ses  his- 
toires. Et  pourquoi  ne  les  chanterait-il  pas?  Pourquoi  le 
drame  d'une  vie  ne  se  prêterait-il  pas  à  être  célébré  par 
la  ballade?  L'action  est-elle  donc  si  distincte  de  la  pen- 
sée? Est-elle  autre  chose  que  de  la  pensée  traduite  en 
fait  ?  Et  n'y  a-t-il  pas  dans  certaines  existences  une  note 
dominante  qui  revient,  comme  un  refrain,  avec  une  per- 
sistance toute  poétique,  et  les  soumet  en  quelque  sorte 
aux  lois  du  rhythme  et  de  l'harmonie  ?  Si  la  réponse  à 
ces  questions  pouvait  paraître  douteuse,  quelques  œuvres 
dans  le  genre  de  Donald  auraient  bientôt  dissipé  les 
scrupules.  On  y  trouvera  sûrement,  si  on  le  veut,  des 
détails  à  critiquer  ;  mais  l'ensemble  est  des  plus  remar- 
quables, et  l'on  ne  peut  que  s'étonner  de  voir  ce  poëme 
si  peu  connu,  même  chez  nous.  La  première  scène,  la 
rencontre  de  l'écolier  Donald  avec  la  vieille  mendiante 
à  qui  il  veut  faire  l'aumône  d'un  morceau  de  sa  poire  et 
qui  la  lui  prend  tout  entière,  donne  justement  la  note  do- 
minante. On  se  demande  qui  peut  bien  être  cette  singu- 
lière mendiante  : 

Bah  !  dit  le  père,  cette  vieille, 
Je  la  connais  depuis  longtemps. 

On  l'appelle  la  Conscience,  ajoute-t-il,  et  il  raconte  com- 
ment il  a  eu  de  tout  temps  maille  à  partir  avec  elle.  Elle 
a  exigé  de  lui  sacrifice  sur  sacrifice  ;  elle  lui  a  interdit  mille 
chemins  qu'il  eût  bien  voulu  suivre  :  aussi  n'est-il  ni  riche, 


CL  XXXVIII  JUSTE    OLIVIER 

ni  fort,  ni  craint,  ni  même  sûr  de  n'avoir  pas  été  leurré 
par  «  cette  vieille  avare  et  chiche.  » 

Ainsi  parla,  lèvre  plissée. 

Le  père,  esprit  triste  et  moqueur. 

L'enfant  l'écoute  et  jure  d'être  vainqueur,  non  pas  vain- 
queur de  la  vieille,  mais  vainqueur  avec  elle  et  par  elle  ; 
il  jure  de  la  satisfaire  si  bien  qu'à  bout  de  prêche  elle 
dise  amen.  Toute  sa  vie  est  dans  cette  résolution,  où  il 
entre  quelque  orgueil,  en  même  temps  que  beaucoup  de 
force,  et  l'intérêt  du  poëme  gît  dans  les  épreuves  répétées 
que  lui  fait  subir  l'impérieuse  mendiante.  Hélas!  c'est  tou- 
jours à  recommencer.  Position,  amour,  ambition,  il  faut 
tout  lui  abandonner.  Il  y  a  un  moment  où,  meurtri,  vaincu, 
le  pauvre  Donald  n'a  plus  qu'une  pensée  : 

Un  désir, 
Un  désir. 
Un  désir, 
Finir. 

Peu  s'en  faut  que  ce  désir  ne  reçoive  son  accomplisse- 
ment; mais  tout  est  bien  qui  finit  bien,  et  le  fils,  plus 
heureux  que  le  père,  rencontre  enfin,  en  épousant  Espé- 
rance la  blonde,  un  bonheur  innocent  que  ne  lui  dispute 
plus  la  vieille  et  terrible  mégère.  Toute  cette  histoire,  di- 
visée en  chapitres,  dont  chacun  est  un  poëme  à  part, 
ayant  son  rhythme,  est  d'un  grand  charme  poétique  et 
d'une  haute  et  franche  beauté  morale. 

Donald  serait,  à  mes  yeux  du  moins,  la  perle  des 
œuvres  d'Olivier  datées  de  Paris,  le  meilleur  des  rêves 
de  la  chambre  haute,  si  de  là,  ne  venaient  aussi  les  Chan- 
sons du  soir.  M.  Amiel  l'a  dit,  et  il  a  eu  raison  :  Avant 
tout,  Olivier  est  lyritjue.  Il  y  a  des  strophes  charmantes 


NOTICE  BIOGR.\PHIQ.UE  ET  LITTERAIRE    CLXXXIX 

dans  Donald  ;  mais  y  en  a-t-il  qui  dépassent,  y  en  a-t-il 
qui  vaillent  celles  qui  ouvrent  le  nouveau  recueil? 

Le  soir  quand  on  est  seul  dans  l'ombre  qui  s'amasse 
Et  monte  à  la  fenêtre  où  l'on  aime  à  s'asseoir, 
Il  nous  revient  des  airs  qu'on  se  chante  à  voix  basse 
Le  soir. 

Le  soir,  quand  on  est  vieux  dans  l'ombre  qui  s'avance 
Pour  nous  conduire  au  terme  où  Ton  ne  peut  rien  voir, 
Il  nous  revient  des  airs  que  chantait  notre  enfance 
Le  soir. 


Voilà  le  véritable  Olivier,  le  voilà  dans  son  fort,  dans 
sa  note.  On  pourrait  bien  encore  signaler  dans  ces  deux 
strophes,  et  dans  les  suivantes,  tel  vers  qu'on  voudrait 
plus  facile  de  tour  et  plus  limpide  d'expression;  mais  la 
critique  s'arrête,  désarmée,  devant  la  profondeur  et  l'inti- 
mité du  sentiment.  Ces  vers  ont  un  charme  pénétrant, 
qui  tire  les  larmes  des  yeux.  Combien  de  fois  en  a-t-on 
vu  rouler  sur  les  joues  d'Olivier  lui-même,  quand  on  les 
lui  chantait  sur  un  air  admirablement  approprié  aux  pa- 
roles, composé  par  M.  Roux  '!  Ceci,  c'est  le  lyrisme  du 
souvenir,  le  lyrisme  de  la  seconde  moitié  de  la  vie,  bien 


*  M.  Roux  a  composé  des  airs  pour  un  grand  nombre  de  chan- 
sons d'Olivier.  S'il  était  moins  mon  ami,  je  les  louerais  ici 
comme  je  crois  qu'ils  le  méritent.  Il  ferait  un  grand  plaisir,  en 
les  publiant,  non-seulement  à  tous  ceux  qui  ont  connu  Olivier, 
mais  à  quiconque  aime  la  poésie  et  le  chant.  Il  n'y  a  sur  ce  point 
qu'une  voix  parmi  les  personnes  qui  ont  eu  l'occasion  d'enten- 
dre quelques-uns  de  ces  airs.  M.  Roux,  seul,  se  refuse  à  v  croire. 
Aussi  peut-on  craindre  qu'ils  ne  restent  encore  longtemps  ense- 
velis dans  son  portefeuille,  à  moins  qu'une  douce  violence  n'ob- 
tienne de  lui  ce  que  les  prières  n'ont  pas  encore  obtenu. 


CXC  JUSTE    OLIVIER 

autrement  touchant  et  divers  que  celui  de  la  folle  jeunesse. 
La  muse  de  l'espérance  ne  connaît  pas  Tobjet  qu'elle 
chante,  aussi  n'en  parle-elle  que  vaguement;  tandis  que 
celle  du  souvenir  a  la  précision  et  la  vérité  de  l'expérience, 
même  quand  elle  idéalise.  Elle  sait  ce  qu'elle  regrette.  Il 
vient  un  âge  où  Ton  se  désintéresse  des  vagues  désirs  de 
la  première  ;  les  tristesses  de  la  seconde  intéressent  jus- 
qu'à la  mort. 

Il  n'y  a  rien  dans  les  Chansons  du  soir  dont  le  com- 
mencement ne  se  trouve  dans  les  recueils  précédents; 
mais  partout  une  note  plus  intime,  plus  pénétrante,  qui 
donne  à  d'anciens  motifs  plus  de  force  et  plus  d'accent. 
Les  chants  patriotiques,  soit  qu'ils  doivent  endormir  les 
regrets  de  l'absence  ou  célébrer  les  joies  du  retour,  sont 
plus  tendres,  plus  émus  que  jamais.  Il  en  est  de  même 
des  chansons  narquoises,  auxquelles  se  mêle  toujours  une 
pensée  de  plus  en  plus  sérieuse. 

Les  ombres  évidemment  se  sont  allongées,  la  poésie 
d'Olivier  est  bien  une  poésie  du  soir  ;  mais  un  rayon  qui 
vient  de  l'aurore  éternelle  traverse  et  illumine  ce  mélanco- 
lique coucher  de  soleil.  Et  la  nuit  et  le  rayon  s'unissent 
et  se  marient  de  telle  façon  qu'on  ne  peut  dire,  parfois,  si 
c'est  Tun  ou  si  c'est  l'autre! 

O  gaîté!  joyeuse  cime 
Du  cœur  qui  va  s'élevant, 
O  don  vulgaire  ou  sublime  I 
Vulgaire  le  plus  souvent  ; 
Oui,  malgré  tout,  oui,  je  t'aime  ; 
Malgré  le  sombre  anathème 
Du  sort  contre  nous  ligué. 
Soyons  gai  ! 

Mais  la  principale  richesse  du  recueil  est  dans  les  mor- 
ceaux dont  le  thème  a  été  pris  de  quelque  ancienne  ronde 


NOTICE    BIOGRAPHIQ.UE   ET   LITTERAIRE  CXCI 

populaire:  la  Fille. du  vigneron^  le  Chevalier  du  guet,  le 
Coq  du  réveil.  Frère  Jacques,  Trois  beaux  garçons,  la 
Chanson  de  r Alouette,  etc.  Olivier  est  décidément  devenu 
maître  de  ce  genre  créé  par  lui,  et  quelques-unes  des  pièces 
dont  nous  venons  de  citer  les  titres  sont,  à  leur  manière 
de  véritables  chefs-d'œuvre,  des  chefs-d'œuvre  dont,  sans 
Olivier,  nous  n'aurions  aucun  équivalent;  nous  n'en  au- 
rions pas  même  l'idée.  A  vrai  dire,  ce  n'est  pas  une  poésie 
faite  pour  être  comprise  de  tout  le  monde.  La  plupart  des 
gens  n'aiment  que  la  poésie  étendue  de  prose,  assaisonnée 
d'esprit  ou  d'éloquence.  Rares  sont  ceux  qui  goûtent  la 
pure  poésie.  Celle  d'Olivier,  dans  ces  vieux  refrains  ra- 
jeunis, est  si  dégagée  de  toute  prose  qu'elle  ne  peut  plus 
se  lire.  Elle  demande  à  être  chantée.  J'ai  précédemment 
déjà  insisté  sur  ce  point.  Les  Chansons  du  soir  sont  le 
premier  volume  d'Olivier  dont  j'aie  eu  le  plaisir  de  saluer 
l'apparition.  C'était  en  1867.  Je  les  avais  beaucoup  en- 
tendu critiquer.  On  se  demandait  ce  que  cela  voulait  dire  : 

Dig,  din,  don, 
Dig,  din,  don  ; 


ou  bien  : 


Il  ne  fera  plus  cocola,  cocola. 


Je  m'efforçai  d'expliquer  ce  qu'on  ne  comprenait  pas,  et 
j'y  réussis  assez  pour  recevoir  de  l'auteur  même  une  lettre 
qui,  parmi  bien  des  témoignages  touchants,  est  le  plus 
précieux  :  <  Si  cette  fois  on  ne  me  comprend  pas,  me 
disait-il,  on  ne  me  comprendra  jamais.  »  Ce  témoignage 
m'autorise,  peut-être,  à  rappeler  ce  que  je  disais  alors.  II 
s'agissait  de  Frère  Jacques,  pris  comme  exemple.  Une 
première  lecture ,  rapide ,  ne  m'avait  laissé  qu'une  im- 
pression nuageuse,  sur  laquelle  se  détachaient  quelques 
vers  seulement,  plus  heureux  ou  plus  frappants.  Ce  ne 


CXCII  JUSTE    OLIVIER 

fut  qu'à  une  seconde  lecture  que  je  compris  réellement 
de  quoi  il  s'agissait  :  Frère  Jacques,  c'est  vous ,  c'est 
moi,  c'est  chacun.  Chacun  sonne  ses  matines,  chacun 
fait  son  tour  de  ronde  ;  puis,  pour  chacun,  l'on  sonne 
vêpres,  et  les  danseurs  qui  tombent  sont  remplacés  par 
ceux  qui  arrivent  à  la  file.  Jamais  la  danse  ne  s'arrête; 
elle  va  son  chemin,  foulant  la  poussière  des  trépassés. 
Cette  poussière  elle-même  n'est  point  inanimée  ;  le  poëte 
la  voit  qui  se  réveille,  et  une  nouvelle  ronde  commence 
au  son  des  matines  éternelles.  Voilà  l'idée,  grande  et 
et  simple  ;  une  idée  sœur  de  celle  qui  a  inspiré  les  Ala- 
rionnettes.  C'est  encore  la  ronde  de  l'humanité,  qui 
tourne,  tourne,  tourne  sans  trêve  ni  fin.  Ce  motif  est  de 
ceux  qu'aime  Olivier  ;  c'est  l'un  des  thèmes  les  plus  an- 
ciens de  toute  grande  poésie. 

Cependant,  l'idée  générale  comprise,  tout  ne  m'était 
pas  clair  encore.  Il  restait  des  traits  singuliers,  des  mots 
dont  l'intention  m'échapi)ait,  et  le  dessin  des  groupes  me 
semblait  insuffisant  et  confus.  Si  cette  seconde  impression 
avait  dû  se  traduire  par  un  jugement,  je  n'aurais  pas 
manqué  de  dire  (ju'Olivier  avait  de  bonnes  idées,  mais 
qu'il  péchait  par  l'exécution.  C'est  la  formule.  Bientôt  je 
lus  une  troisième  fois  Frère  Jacques,  en  essayant  de  me  le 
chanter  à  moi-même.  Cette  fois,  les  écailles  me  tombèrent 
des  yeux.  Cette  chanson,  je  le  répète,  n'a  pas  été  écrite  ; 
elle  s'est  réellement  chantée  dans  l'imagination  du  poëte, 
et  la  seule  manière  de  la  lire  est  de  la  chanter  après  lui. 
L'air  a  une  lenteur  grave  qui  permet  à  chaque  mot  de 
s'accuser,  à  chaque  intention  de  se  faire  sentir.  L'idée 
conserve  sa  grandeur  mystérieuse  ;  mais  les  scènes  se  dé- 
tachent, les  groupes  ne  se  confondent  plus,  les  générations 
se  distinguent;  on  les  voit,  on  entend  le  bruit  de  leurs  pas. 
Ces  dig  din  don,  qui  reviennent  fatalement  terminer  une 
si  longue  série  de  couplets,  vous  juraîtraient-ils  mono- 


NOTICE   BIOGRAPHIQ.UE   ET   LITTERAIRE        CXCIII 

tones'?«Ah!  que  vous  en  jugez  mal!  disais-je,  gardez- 
vous  d'en  manquer  un  seul.  Il  y  a  celui  de  la  naissance, 
celui  de  Tamour,  celui  de  la  gloire,  celui  de  la  jeunesse  et 
celui  de  la  vieillesse,  celui  des  matines  et  celui  de  vêpres,  • 
et  ils  passent  l'un  après  l'autre,  plus  rapides  ou  plus  lents, 
gais,  sonores,  voilés  ou  tristes,  jusqu'à  ce  que  retentisse 
dans  le  lointain  le  plus  grave  et  le  plus  solennel,  le  dig 
din  do7i  de  l'éternité.  Il  en  est  de  même  de  ce  cri  d'appel  : 

Frère  Jacques, 
Frère  Jacques. 

Mettez-y  chaque  fois  l'accent  voulu,  l'intonation  sympa- 
thique, que  ce  soit  tour  à  tour  et  dans  chacune  de  leurs 
nuances  l'appel  joyeux  du  matin  et  l'appel  funèbre   du 
soir,  et  vous  verrez  quelle  variété  se  cache  sous  son  ap- 
parente  monotonie.    Que   ne   puis-je    entendre    chanter 
Frère  Jacques  comme  il  a  dû  se  chanter  dans  l'âme  du 
poëte  !...  Ce  serait  bien  l'une  des  émotions  les  plus  péné- 
trantes que  puisse  donner  la  poésie.  Seulement,  il  faudrait 
que  ce  fût  le  soir,  dans  une  demi-obscurité,   —  une  telle 
poésie  ne  veut  ni  jeux  de  physionomie,  ni  gestes,  ni  mimi- 
que d'aucune  sorte,  rien  que  la  mélodie,   comme  si  le 
chant  intérieur  dont  on  l'accompagne  en  lisant  trouvait 
dans  l'ombre  une  voix,  —  et  puis,  il  faudrait  encore  quel- 
ques amis,  en  très  petit  nombre,    afin  que  l'impression, 
tout  en  restant  intime,  fût  néanmoins  partagée,  et  que  la 
voix  du  chanteur  pût  à  certains  moments  s'appuyer  sur 
un  écho,  écho  discret,  semblable  au  retentissement  pro- 
longé des  volées  de  la  cloche,  surtout  de  la  cloche  funè- 
bre aux  sons  graves  et  lents.  » 


J.  OLIVIER.    1. 


CXCIV  JUSTE   OLIVIER 


XV 


Le  temps  était  venu  pour  Olivier  de  recueillir  quelque 
fruit  de  sa  longue  patience  et  de  son  labeur  acharné.  Les 
deux  enfants  qui  lui  restaient  s'appliquaient  à  le  consoler 
de  l'absence  des  deux  autres.  Une  des  Chansons  du  soir 
nous  apprend  que  sa  fille  s'était  mariée.  Elle  était  fort 
bien  établie.  Son  dernier  fils,  Edouard,  avait  débuté  dans 
les  affaires  avec  intelligence  et  bonheur.  La  tâche  du  père 
de  famille  se  trouvant  ainsi  simplifiée,  il  pouvait  espérer 
de  passer  dans  une  tranquillité  relative,  avec  sa  femme, 
les  dernières  saisons  de  la  vie.  Paris,  d'ailleurs,  lui  était 
plus  hospitalier  que  jamais.  Inconnu  du  grand  public 
français,  que  ses  livres  ne  réussirent  pas  à  atteindre,  il 
était  de  plus  en  plus  distingué  et  recherché  par  une  cer- 
taine élite  de  bons  esprits.  Il  fut  invité  à  prendre  part  à 
ces  fameux  dîners  du  lundi,  institués  et  présidés  par 
Sainte-Beuve,  où  se  rencontraient  chaque  semaine  des 
écrivains  tels  que  George  Sand,  seule  femme  qui  y  fût 
admise,  Renan,  Théophile  Gautier,  Schérer,  Paul  de 
Saint-Victor,  Taine,  Nefiftzer,  etc.  Une  pareille  fortune  lui 
était  due  comme  une  sorte  de  réparation.  Olivier  jouissait 
vivement  de  ces  réunions  familières,  dont  il  a  recueilli 
quelques  souvenirs  dans  son  étude  sur  Sainte-Beuve  ;  il 
en  avait  conservé  bien  d'autres,  (ju'il  se  plaisait  là  retracer 
plus  tard,  dans  son  chalet  de  Gryon  ;  il  les  rajipelait  en 
toute  simplicité  et  modestie,  ne  cherchant  point  à  se  faire 
valoir  ;  mais  on  i)ouvait  deviner,  malgré  lui,  que  l'auteur 
des  Marionnettes  n'avait  paru  déplacé  à  personne  en  si 
haute  société,  et  qu'il  y  avait  fait  aussi  sa  partie. 


NOTICE   BIOGRAPHIdUE   ET    LITTERAIRE         CXCV 

Mais  il  était  écrit  que  la  fortune  lui  tiendrait  encore 
rigueur.  A  peine  quelques  rayons  de  soleil  viennent-ils 
à  briller  sur  son  chemin  qu'un  nuage  jaloux  se  hâte  de 
l'assombrir.  Cette  fois  ce  fut  plus  qu'un  nuage,  ce  fut 
un  orage,  aussi  terrible  qu'inattendu.  La  guerre  de  1870 
chassa  Olivier  de  Paris,  ou  plutôt  l'empêcha  d'y  rentrer, 
car  elle  le  surprit  dans  le  temps  où  il  faisait  au  pays  un 
séjour  de  vacances.  Les  conséquences  en  furent  graves 
pour  lui  et  les  siens.  Son  fils  vit  sa  carrière  brusquement 
et  violemment  interrompue,  et  quant  à  lui,  il  se  trouva 
enveloppé  dans  la  disgrâce  d'une  multitude  de  proprié- 
taires de  maisons.  Parmi  les  diverses  classes  de  la  popu- 
tion,  aucune,  à  Paris,  ne  fut  atteinte  plus  directement. 
C'était  un  immeuble  de  valeur  que  cette  maison  de  la 
Place  Royale.  Olivier  n'avait  pu  en  faire  l'acquisition  qu'en 
se  chargeant  d'une  dette  considérable.  Cette  dette  subsis- 
tait ;  il  fallait  pourvoir  au  service  des  intérêts,  sans  loyers 
à  toucher,  et  la  valeur  de  l'immeuble  diminuée  de  moitié. 
C'est  ainsi  qu'au  moment  où  Olivier  pouvait  se  flatter  d'en 
avoir  fini  avec  les  difficultés  matérielles  de  l'existence, 
il  s'y  vit  replongé  plus  avant  que  jamais.  Il  avait  soixante- 
trois  ans,  et  il  lui  fallait  recommencer  une  carrière,  non- 
seulement  pour  gagner  son  pain,  mais  pour  suffire  à  des 
obligations  écrasantes ,  seule  fortune  qui  lui  restât  de 
toute  une  vie  de  travail. 

L'ébranlement  causé  par  la  guerre,  et  plus  encore  par 
la  Commune,  fut  suivi  d'une  perturbation  trop  longue  et 
trop  intense  pour  qu'Olivier  pût  songer,  du  moins  dans 
les  premières  années,  à  rentrer  à  Paris.  La  jeunesse  stu- 
dieuse de  Genève  ou  de  Lausanne  prenait  un  autre  che- 
min ;  les  pensionnaires  eussent  été  malaisés  à  trouver.  Ce 
fut  dans  la  Suisse  française  qu'il  chercha  les  ressources 
dont  il  avait  besoin,  et  il  les  demanda  à  l'enseignement. 

A  partir  de  ce  moment  jusqu'à  celui  où  la  maladie  vint 


CXCVI  JUSTE    OLIVIER 

couper  court  à  son  incessante  activité,  la  vie  d"01ivier  se 
partage  en  deux  moitiés  qui  alternent  comme  les  saisons. 
Il  passe  les  étés  à  la  montagne,  où,  dans  sa  détresse,  il 
lui  reste  deux  refuges.  L'un  était  un  chalet  que  son  fils 
avait  acheté  à  Gryon  peu  d'années  auparavant ,  pour  y 
faire  de  temps  en  temps  un  séjour.  Ce  chalet,  aujourd'hui 
historique,  est  facile  à  trouver.  C'est  le  premier  qu'on 
rencontre  en  abordant  le  village  par  l'ancien  chemin, 
montant  et  raboteux.  La  vue  en  est  bien  dégagée  sur  les 
profondeurs  de  la  vallée  de  l'Avançon  et  les  sommets  qui 
surgissent  en  face,  hardis  et  variés.  Grâce  à  d'intelligentes 
réparations,  entreprises  par  les  enfants  d'Olivier,  c'est 
maintenant  un  joli  petit  chalet,  qui  a  un  air  de  confort 
avec  ses  jardins  étages,  cultivés  par  des  mains  soigneuses. 
Il  était  plus  rustique  alors,  à  l'ancienne  mode,  et  noir  sur 
toutes  ses  faces.  Le  second  refuge  qui  restait  au  poëte 
relégué  dans  son  pays  comme  dans  un  autre  exil,  était 
encore  un  chalet,  qui  avait  appartenu  à  la  famille  de  sa 
femme  et  qu'on  avait  conservé  comme  un  dernier  débris, 
particulièrement  sacré,  d'un  antique  patrimoine.  Ce  se- 
cond chalet,  ([ui  a  été  aussi  dès  lors  fort  embelli,  était 
situé  dans  le  même  vallon  que  le  précédent,  mais  une 
lieue  plus  loin,  par  delà  les  derniers  hameaux,  en  Cer- 
gnicinin,  comme  on  dit  dans  la  contrée.  La  vue  en  est 
moins  dégagée,  moins  dominante  ;  on  est  en  pays  relative- 
ment plat,  dans  une  de  ces  oasis  où  serpente  l'Avançon 
avant  de  s'encaisser  dans  les  profondeurs  d'une  vallée  de 
plus  en  plus  étroite.  Le  lieu  est  charmant.  C'est  une 
idylle  i)astorale  que  ce  pâturage  entouré  de  vieilles  forêts 
moussues,  et  placé  sous  la  protection  immédiate  des 
blancs  sommets  de  l'Argentine  et  des  sombres  tours  des 
Diablerets. 

Olivier  fit  du  chalet  de  Cryon  son  principal  domicile  : 
là  fut  installé  son  ménage,  et,  dès  que  les  circonstances 


NOTICE   BIOGRAPHIQ.UE   ET   LITTERAIRE       CXCVII 

le  permirent,  sa  bibliothèque.  Sa  femme  y  passait  toute 
l'année,  même  Thiver,  sans  trop  s'effrayer  d'une  solitude 
à  laquelle  l'avait  habituée  les  hivers  de  son  enfance.  Pour 
lui,  il  y  montait,  sans  même  attendre  les  beaux  jours,  dès 
le  premier  printemps,  aussitôt  qu'il  était  libre.  Il  y  travail- 
lait beaucoup,  peu  dérangé  par  les  voisins  et  par  les 
rares  voyageurs  qui  devançaient  la  saison  pour  aller  le 
surprendre  dans  son  ermitage.  Il  ne  s'accordait  guère 
de  loisirs  que  dans  les  mois  du  plein  été.  Alors  la  monta- 
gne se  peuplait,  et  il  paraissait  jouir  vivement  des  amis 
qui  venaient  en  grand  nombre  s'établir  en  villégiature 
dans  les  pensions  des  environs,  aux  Plans  de  Frenières, 
à  Chesières,  à  Villars  et  à  Gryon  même.  C'était  alors 
aussi  qu'il  avait  coutume  de  passer  quelques  semaines 
dans  son  oasis  de  Cergniemin.  Le  temps  des  vacances 
fini,  il  revenait  à  Gryon  et  travaillait  de  nouveau  jusque 
vers  l'arrière-automne.  En  novembre,  commençait  pour 
lui  la  saison  d'hiver  ;  il  prenait  le  chemin  de  la  plaine,  y 
apportant  les  fruits  de  son  labeur,  c'est-à-dire  des  cours 
consciencieusement  préparés,  des  séries  de  conférences, 
qu'il  répétait  dans  les  principales  villes  de  la  Suisse  fran- 
çaise, à  Genève,  à  Neuchâtel.  à  Lausanne  ;  parfois  aussi 
à  Vevey,  à  Morges  et  ailleurs.  Une  fois,  il  poussa  jusqu'à 
Bâle.  C'était  son  gagne-pain.  Puis,  quand  il  avait  terminé 
sa  tournée,  il  se  hâtait  de  remonter  à  Gryon,  moins  pour 
jouir  d'un  repos  laborieusement  mérité  que  pour  pré- 
parer une  nouvelle  campagne. 

C'est  ainsi  qu'Olivier  fit  face  à  une  situation  créée  par 
les  événements.  Ce  fut  une  fatalité  qu'il  subit,  non  sans 
regimber.  L'idée  de  demander  à  sa  plume  quelque  res- 
source supplémentaire  avait  pu.  jadis,  se  présenter  à  son 
esprit,  et  il  avait  plus  d'une  fois  souffert  en  voyant  com- 
bien était  lourde  la  vente  de  ses  ouvrages  ;  néanmoins, 
lorsqu'il  se  mettait  à  l'œuvre,  lorsqu'il  travaillait,  plume 


CXCVIII  JUSTE    OLIVIER 

en  main,  toutes  ces  questions  matérielles  reculaient  à 
l'arrière-plan  ou  disparaissaient.  Il  n'était  alors  que  ce 
qu'il  fut  toujours,  même  dans  les  temps  de  plus  extrême 
servitude,  un  libre  artiste,  n'obéissant  qu'à  son  inspira- 
tion. Maintenant,  il  s'agissait  de  quitter  les  hauteurs  où 
règne  l'art  indépendant,  et  de  descendre  au  rang  d'un 
manœuvre  littéraire.  Cela  lui  fut  cruel,  et  il  se  vengea  de 
cette  fatalité  en  l'avouant,  en  la  proclamant  à  haute  voix, 
en  toute  circonstance,  afin  que  nul  ne  pût  s'y  tromper. 
Peut-être  oublia-t-il  que  les  personnes  incapables  de  com- 
prendre la  délicatesse  de  sentiment,  la  pudeur  d'artiste, 
qui  le  faisait  souffrir  à  la  seule  pensée  de  battre  monnaie 
de  son  talent,  de  ses  souvenirs,  de  son  passé,  seraient 
également  incapables  de  comprendre  cet  autre  sentiment 
de  pudeur  qui  lui  faisait  déclarer  et  déplorer  la  nécessité 
où  il  se  trouvait.  On  lui  reprocha  de  se  plaindre,  d'initier 
des  indifférents  à  ses  affaires  personnelles,  et,  s'il  faut  le 
dire,  de  mendier  le  pain  qu'il  gagnait  à  la  sueur  de  son 
front.  S'il  avait  eu  besoin  de  faire  encore  quelque  expé- 
rience sur  l'éternel  égoïsme  du  cœur  humain,  les  occa- 
sions ne  lui  en  auraient  pas  manqué.  Il  y  a  longtemps 
qu'on  le  sait:  le  malheureux  a  tort.  S'il  ne  se  plaint  pas 
et  qu'on  ne  vienne  pas  à  son  aide,  c'est  sa  faute.  Pour- 
quoi n'a-t-il  rien  dit?  S'il  se  plaint  et  qu'on  se  détourne 
ou  qu'on  lui  fasse  sentir  le  service  rendu,  c'est  encore  sa 
faute.  Y  a-t-il  rien  de  plus  indiscret  qu'un  homme  qui  se 
plaint'?  Ainsi  raisonne  l'égoïsme;  ainsi,  du  moins,  agit-il, 
avec  ou  sans  raisonnement.  Et  si  cela  est  vrai  des  mal- 
heureux ordinaires,  combien  est-ce  plus  vrai  de  ces  mal- 
heureux privilégiés,  dont  les  souffrances  ne  sont  pas  faites 
pour  être  senties  de  tous?  L'industrie  du  conférencier 
est,  disait-on,  une  industrie  comme  une  autre  ;  il  faut  y 
réussir,  et  la  condition  du  succès  est  de  régler  l'offre  sur 
la  demande.  De  quoi  donc  Olivier  se  plaignait-il.  et  en 


NOTICE   BIOGRAPHIQ.UE   ET   LITTERAIRE        CXCIX 

vertu  de  quoi  aurait-il  été  fait  pour  lui  une  exception  à 
la  loi  commune?  Combien  de  fois  ce  langage  a-t-il  été 
entendu  des  amis  d'Olivier!  Nul  doute  que  l'écho  n'en 
ait  retenti  jusqu'à  lui. 

Peut-être,  avec  un  peu  d'adresse,  en  faisant  agir  habi- 
lement certaines  influences,  eût -il  pu  reconquérir  à  l'aca- 
démie de  Lausanne  une  partie  de  sa  position  perdue.  Les 
temps  étaient  changés.  L'interdit  ne  pesait  plus  sur  les 
professeurs  de  l'ancien  régime.  L'un  des  plus  distingués, 
Charles  Secrétan,  le  philosophe,  avait  été  réintégré  dans 
sa  chaire.  Olivier  n'y  songea  pas.  Son  nom  cependant  fut 
prononcé,  et  d'honorables  ouvertures  lui  furent  faites  par 
un  membre  du  gouvernement,  un  de  ses  anciens  disciples, 
celui-là  même  qui  avait  gardé  un  souvenir  si  vivant  de 
ses  leçons  sur  Wallenstein.  Mais,  pendant  les  vingt-cinq 
ans  qu'Olivier  venait  de  passer  à  Paris,  il  n'avait  pu  re- 
prendre que  par  moments,  dans  de  rares  occasions,  ses 
anciens  travaux  historiques.  Comment  en  renouer  le  fil.  à 
l'âge  où  il  était,  après  une  si  longue  interruption  ?  C'eût 
été  une  vie  à  recommencer.  Que  lui  proposait-on  d'ail- 
leurs? Que  pouvait-on  lui  proposer?  Un  de  ces  cours 
extraordinaires  auxquels  on  affecte  une  subvention  qui 
atteint  à  peine  à  la  moitié  du  traitement,  déjà  si  modique, 
d'un  professeur  en  titre.  Il  eût  dû  pour  cela  quitter  son 
chalet  et  venir  s'établir  chèrement  à  Lausanne.  C'eût  été 
une  ruine  complète.  Il  n'y  avait  de  salut  pour  lui  qu'à  la 
condition  de  dépenser  deux  fois  moins  et  de  gagner  deux 
fois  plus:  en  été,  l'ermitage  de  Gryon;  en  hiver,  des 
cours  réussis. 

Bien  convaincu  que  là.  et  pas  ailleurs,  était  sa  seule 
planche  de  salut.  Olivier  voulut  au  moins  donner  à  ces 
cours  le  cachet  d'originalité  sans  lequel  il  n'y  a  pas 
d'œuvre  d'art  véritable.  Il  puisa  la  substance  du  premier 
en  grande  partie  dans  ses  souvenirs  ;  il  y  mit  la  fleur  et  le 


ce  JUSTE    OLIVIER 

fruit  de  son  expérience  ;  ce  furent  des  conférences  sur  la 
littérature  française  contemporaine.  Sainte-Beuve  y  oc- 
cupa une  grande  place.  Plusieurs  leçons  eurent  un  vif 
succès,  et  le  nombre  des  auditeurs,  partout  considérable, 
lui  fut,  pour  l'avenir,  d'un  grand  encouragement.  Cepeni 
dant,  dès  la  seconde  année,  et  plus  encore  la  suivante,  il 
put  constater  une  diminution  notable.  A  quoi  cela  tenait- 
il  V  Je  n'ai  jamais  eu  l'occasion  d'entendre  Olivier  dans 
une  de  ces  conférences,  de  sorte  que  je  ne  puis  en  juger 
par  moi-même.  On  m'assure  cependant,  et  je  le  crois 
sans  peine,  qu'Olivier  y  était  moins  à  son  aise  qu'autre- 
fois, lorscju'il  professait  à  l'académie,  au  milieu  d'élèves 
c[u'il  connaissait  tous  individuellement.  Tantôt  il  se  sen- 
tait gêné  et  l'abandon  lui  mancjuait;  tantôt  il  s'efforçait 
d'être  familier  et  l'était  trop;  il  dépassait  le  but  de  peur 
de  le  manquer.  D'ailleurs,  fidèle  à  son  système  d'art  ori- 
ginal, il  s'appliquait  à  ne  parler  que  des  choses  (ju'il  sa- 
vait le  mieux,  des  questions  littéraires  qui  l'avaient  plus 
vivement  intéressé  et  préoccupé.  C'était  l'artiste  encore, 
c'était  le  poëte  qui  se  livrait.  Il  parlait  de  tout  ce  c^u'il 
aimait,  même  de  la  montagne.  Un  jour,  il  faisait  une 
conférence  en  vers,  où  il  s'amusait  à  moraliser  sur  le 
caractère  et  l'esprit  féminin.  Un  autre  jour,  ô  pudeur  !  il 
s'oubliait  jusqu'à  chanter  lui-même  une  de  ses  chansons. 
Ce  n'était  pas  ce  qu'on  lui  demandait;  surtout,  ce  n'était 
pas  ce  que  demandait  le  public  dont  la  présence  devait 
assurer  le  succès  matériel,  le  public  des  pensionnats. 
Dans  ce  monde-là,  on  ne  parut  pas  se  douter  de  l'in- 
fluence éducatrice  que  i)ouvait  avoir  la  libre  causerie 
d'un  esprit  aussi  distingué.  Ce  c}u'on  voulait,  c'était  un 
enseignement  positif  sur  un  sujet  déterminé,  un  cours  de 
littérature  régulier,  comme  les  autres  en  font,  afin  que 
chaque  année  on  i)ût  faire  la  balance  de  ce  qu'on  avait 
ai)pris  et  de  ce  ([ue  cela  avait  coûté.  Le  hasard  me  ren- 


NOTICE   BIOGRAPHiaUE    ET    LITTERAIRE  CCI 

dit  confident  de  ces  plaintes.  Elles  venaient  d'amis  d'Oli- 
vier, qui  craignaient  que  ses  cours  ne  fussent  de  moins 
en  moins  suivis.  On  m'engagea  vivement  à  profiter  de 
quelque  occasion  favorable  pour  lui  en  parler  à  lui-même. 
Je  crus  devoir,  en  effet,  lui  en  toucher  quelques  mots, 
à  titre  de  renseignement.  Je  ne  lui  appris  rien.  D'au- 
tres, déjà,  lui  avaient  tenu  semblables  discours.  Mais 
je  l'en  vis  profondément  affligé.  C'était  le  même  esprit 
contre  lequel  il  avait  eu  à  lutter  à  Paris,  aux  cours  de  la 
Chaussée  d'Antin,  le  même  goût  de  banalité  s'insurgeant 
contre  toute  originalité,  la  même  méconnaissance  du 
principe  de  tout  art,  qui  consiste  à  ne  faire  que  ce  à  quoi 
l'on  peut  mettre  son  âme.  Néanmoins  il  se  résigna;  il 
annonça  pour  l'année  suivante  un  cours  de  littérature 
comme  en  font  les  autres,  et  manifesta  l'intention  de 
traiter  successivement  les  principales  périodes  de  l'his- 
toire de  la  littérature  française.  C'était  le  manuel  de- 
mandé. Mais  le  succès  n'en  fut  point  augmenté.  Si  la 
phalange  des  jeunes  pensionnaires  se  présenta  compacte, 
les  vrais  amis  d'Olivier  s'éloignèrent,  et,  tout  compte  fait, 
il  n'y  eut  rien  de  gagné.  Nul  doute  que  dans  chacun  de 
ces  cours,  même  dans  les  derniers,  il  n'y  ait  eu  des  par- 
ties tout  à  fait  dignes  d'Olivier.  Les  témoignages  que  j'ai 
recueillis  de  la  bouche  d'auditeurs,  tous  bons  juges,  sont 
unanimes  à  cet  égard.  On  me  cite  plus  d'un  sujet  fort 
rebattu  qu'il  doit  avoir  rajeuni  d'une  manière  aussi  pi- 
quante qu'inattendue.  Mais  il  faut  bien  le  reconnaître, 
Olivier,  dans  ces  conférences,  s'est  vu  condamné  à  un 
emploi  inférieur  de  son  talent,  et  il  n'y  a  jamais  été  com- 
plètement lui-même  ;  ceux  qui  ne  l'ont  connu  que  là,  ne 
l'ont  pas  connu,  et  pour  lui,  la  question  pécuniaire  mise 
à  part,  le  résultat  le  plus  net  de  ces  campagnes  périodi- 
ques fut  une  extrême  lassitude,  d'année  en  année  plus 
sensible,   et  des  souffrances  morales  qui  ont   sûrement 


CCII  JUSTE    OLIVIER 

abrégé  ses  jours.  Il  eût  pu,  sans  doute,  se  les  épargner  en 
partie.  Plus  d'une  fois  ses  enfants  le  supplièrent  de  re- 
noncer à  un  genre  de  vie  aussi  fatigant  et  de  venir  vivre 
auprès  d'eux.  Mais  il  mettait  son  point  d'honneur  à  n'être 
une  charge  pour  personne,  et  il  voulut  lutter  jusqu'au 
bout. 

Un  de  ses  moindres  chagrins  ne  fut  pas  de  se  sentir 
devenu  presque  étranger  dans  son  pays.  J'ai  pesé  le  mot 
avant  de  l'écrire.  Si  l'on  fait  abstraction  d'un  groupe 
d'amis,  anciens  ou  nouveaux,  qui  ne  lui  manqua  jamais, 
je  ne  le  crois  pas  trop  fort.  Il  avait,  comme  on  dit,  passé 
de  l'eau  sous  les  ponts  pendant  ces  vingt-cinq  ans.  Oli- 
vier avait  vieilli,  mais  n'avait  pas  changé  ;  le  public  au 
contraire,  avait  beaucoup  changé.  De  cet  ancien  canton 
de  Vaud  idéal,  rêvé  et  chanté  par  Olivier,  bien  peu  se 
souvenaient.  La  poHtique  et  la  prédominance  croissante 
des  intérêts  matériels  avaient  éteint  cet  enthousiasme 
d'un  ])ays  jeune,  dans  la  première  ferveur  de  son  indé- 
pendance. En  cela,  le  canton  de  Vaud  avait  subi  1  "in- 
fluence, non-seulement  de  circonstances  à  lui  particu- 
lières, mais  de  circonstances  générales.  Où  est  aujourd'hui 
la  poésie  V  où  sont  les  études  et  la  curiosité  désintéressée? 
Le  monde  s'est  fait  pratique,  on  veut  à  la  vie  un  but  pré- 
cis. Avec  ce  positivisme,  s'est  développé  un  scepticisme 
de  plus  en  plus  général,  de  plus  en  plus  précoce.  On 
croit  ce  qu'on  voit  et  ce  qu'on  palpe.  L'utile  a  pris  la 
place  du  beau.  La  république  n'a  i)lus  de  place  pour  les 
rêveurs.  Aussi  la  réputation  de  Juste  Olivier  avait-elle 
perdu  de  son  prestige.  Elle  ne  rei)Osait  plus  sur  une  base 
solide,  sur  la  connaissance  de  l'homme  et  de  ses  œuvres. 
Pour  la  génération  nouvelle,  son  nom  n'était  guère  qu'un 
nom.  Du  professeur  d'autrefois,  elle  ne  savait  rien.  De 
l'historien,  à  peine  davantage.  On  ne  lisait  plus  le  Canton 
de  Vaud,  réjiuté  bizarre,  produit  de  l'effervescence  ro- 


NOTICE   BIOGRAPHIQUE   ET    LITTERAIRE  CCIII 

mantique.  Les  romans  proprement  dits  d'Olivier,  publiés 
à  Paris,  avaient  peu  pénétré.  En  fait  de  romans,  on  con- 
naissait ceux  de  son  frère,  dont  le  rapide  succès  contras- 
tait avec  la  carrière  laborieuse  et  les  efforts  stériles  de 
l'auteur  du  Pré  aux  Noisettes.  On  en  faisait  la  compa- 
raison, et  l'avantage  était  du  côté  d'Urbain.  Lui,  du 
moins,  peignait  des  gens  connus,  des  paysans  tels  quels  ; 
les  plus  simples  histoires  lui  suffisaient  pour  intéresser;  il 
ne  se  risquait  point  du  côté  du  fruit  défendu  ;  il  avait  un 
but,  il  voulait  instruire,  moraliser,  convertir.  Restait  le 
poète,  un  peu  moins  ignoré  que  l'historien  et  le  roman- 
cier. Quelques-unes  de  ses  chansons  continuaient  à  être 
populaires.  Mais  rares,  bien  rares,  même  dans  les  cercles 
cultivés,  étaient  les  personnes  qui  pouvaient  parler  en 
connaissance  de  cause  de  son  œuvre  poétique.  Son  der- 
nier recueil,  les  Chansons  du  soir.,  avait  piqué  la  curiosité, 
ce  qui  est  bien  naturel,  car  il  n'arrive  pas  tous  les  jours 
qu'on  publie  un  volume  de  vers  dans  le  canton  de  Vaud  ; 
mais  l'opinion  générale  flottait  indécise,  avec  une  nuance 
plutôt  défavorable.  C'était  encore  du  romantisme.  De 
bons  vers,  comme  en  font  les  autres,  eussent  mieux  ré- 
pondu aux  vœux  du  grand  public.  Les  amis  qui  restaient 
fidèles  au  poëte  avaient  beau  se  multiplier  autour  de 
lui;  il  sentit,  par  delà,  le  vide  et  le  froid  de  l'indiff'érence. 
Il  sut  qu'il  avait  fallu  les  plus  actives  démarches  pour 
attirer  du  monde  à  ses  cours  ;  il  devina  que  plusieurs  y 
assistaient  par  devoir,  par  intérêt  pour  lui,  autant  que  par 
désir  de  l'entendre,  et  il  en  souffrit  cruellement. 

A  vrai  dire,  il  aurait  pu  le  prévoir.  Le  peu  de  succès 
de  ses  dernières  publications,  surtout  de  ses  romans  en 
prose  et  en  vers,  était  un  signe  des  temps.  Et  puis,  vers 
la  fin  de  son  séjour  à  Paris,  il  avait  entrepris  une  corres- 
pondance régulière  au  Jour7ial  de  Genève.  C'était  une 
sorte  de  résurrection  de  la  chronique  de  la  Revue  suisse. 


CCIV  JUSTE   OLIVIER 

Mais,  soit  pour  piquer  la  curiosité  du  public,  soit  pour 
être  au  bénéfice  d'un  genre  plus  familier,  il  avait  adopté 
un  pseudonyme,  Georges  Brun,  et  envoyait  ses  articles 
sous  la  forme  de  lettres  adressées  non  point  au  journal, 
mais  à  tels  de  ses  amis.  C'était  encore  pour  lui  une  ma- 
nière de  rester  en  relations  avec  eux.  Malheureusement, 
il  y  en  eut  dans  le  nombre  qui  ne  se  prêtèrent  point  à 
cet  innocent  artifice,  et  qui  réclamèrent  auprès  du  Jour- 
nal. Olivier  se  nomma,  s'excusa  et  rompit.  De  tels  inci- 
dents étaient  bien  de  nature  à  le  faire  réfléchir;  mais  la 
vérité  ne  lui  apparut  dans  tout  son  jour  que  lorsqu'il  fut 
dans  le  canton  de  Vaud.  La  plupart  des  éditeurs  le 
fuyaient,  ou  ne  lui  donnaient  que  des  réponses  évasives. 
Un  jour,  voulant  faire  hommage  à  quelqu'un  d'un  de 
ses  livres,  un  des  derniers  publiés,  il  alla  chez  le  libraire 
qui  l'avait  édité  ;  le  titre  du  volume  y  était  si  peu  connu 
des  commis  préposés  à  la  vente  qu'il  fallut  des  recher- 
ches pour  savoir  de  quoi  il  parlait.  D'autres  aventures, 
quelques-unes  plus  que  mortifiantes,  se  chargèrent  de  lui 
apprendre  combien,  pour  plusieurs,  étaient  vagues  et 
légendaires  les  souvenirs  qui  se  rattachaient  à  son  nom. 

Ainsi  la  solitude  se  faisait  autour  de  lui.  La  mort  y 
contribua.  Deux  ans  avant  son  retour  au  pays,  elle  lui 
avait  enlevé  la  personne  qu'il  y  aimait  le  plus  tendre- 
ment, sa  bonne  et  vieille  mère;  bientôt  elle  lui  enleva  les 
deux  amis  les  plus  chers  qu'il  eût  laissés  à  Paris,  Sainte- 
Beuve  et  Gleyre.  En  les  voyant  partir,  il  fit  réflexion  sur 
lui-même  et  se  dit  qu'il  ne  tarderait  pas  à  les  suivre. 

Cependant  Olivier  travaillait  avec  énergie  :  il  ne  se 
bornait  pas,  à  Gryon,  à  préparer  les  cours  de  l'année 
suivante;  il  écrivait  des  chansons,  et  donnait  une  partie 
de  son  temps  à  divers  ouvrages,  rêvés  ou  commencés. 
Mais  les  loisirs  se  faisaient  rares  ;  hautes  étaient  les  ambi- 
tions du  poëte,  et  le  ])eu  de  temps  qu'il  eut  encore  à  vivre 


NOTICE   BIOGRAPHiaUE   ET   LITTERAIRE  CCV 

ne  lui  permit  pas  de  les  réaliser.  A  part  quelques  pièces 
de  vers,  je  ne  sais  au  juste  ce  qu'on  pourra  tirer,  pour  le 
public,  des  manuscrits  qu'il  a  laissés  :  comédies,  romans, 
poèmes.  Bornons-nous  à  mentionner  les  deux  volumes 
publiés  par  lui  pendant  ces  cinq  dernières  années  d'acti- 
vité littéraire  :  son  Théâtre  de  société  et  ses  Sentiers  de 
montagne.  Pour  celui-ci,  il  dut  recourir  à  une  souscrip- 
tion, non  sans  faire  en  pensée  de  tristes  retours  à  une 
espèce  de  chanson-satire  qu'il  avait  composée  dans  sa 
jeunesse  contre  les  lanceurs  de  souscriptions  littéraires. 
Le  Théâtre  de  société,  écrit  en  partie  à  Paris,  en  partie 
à  Gryon,  comprend  trois  pièces  :  Les  Fleurs,  Chapeau 
de  grésil  et  le  Nuage.  Il  souleva  des  objections  sembla- 
bles à  celles  contre  lesquelles  Olivier  s'était  déjà  heurté 
tant  de  fois.  Qu"étaient-ce  que  ces  fleurs  qui  se  trans- 
formaient en  personnages  de  comédie  ?  Qu'étaient-ce 
que  ce  chapeau  de  grésil  et  ce  nuage  au  bord  d'ar- 
gent? Quand  on  veut  faire  une  comédie  de  société, 
on  arrange  une  petite  intrigue  honnête  entre  deux 
amoureux  que  sépare  un  obstacle,  dont  ils  triomphent. 
Voilà  qui  se  comprend  et  qui  se  joue.  Quand  donc 
Olivier  cesserait-il  de  courir  après  l'originalité  V  Le  grand 
public  veut  qu'on  lui  ressemble.  Néanmoins,  il  me  paraît 
impossible  que,  dans  ce  grand  public,  les  comédies  d'O- 
livier ne  trouvent  pas  quelque  part  un  petit  public  à  leur 
usage.  Je  sais  qu'on  a  joué  Chapeau  de  grésil  à  Paris, 
dans  un  salon,  avec  infiniment  de  plaisir,  et  qu'on  a  été 
tout  surpris  de  voir  comme  cette  rêverie  rendait  sur  la 
scène.  Mais  il  faut  entrer  dans  l'esprit  de  l'œuvre.  Rêve- 
rie, avons-nous  dit  ;  c'en  est  bien  une,  c'est  le  songe  au 
théâtre.  Shakespeare  déjà  l'avait  tenté.  Mais  Shakespeare 
est  Shakespeare;  malheur  au  téméraire  qui  hasarde  sa 
nacelle  sur  les  traces  de  ce  hardi  navigateur!  Olivier,  ce- 
pendant, dans  son  genre   toujours  idyllique,   plus  tran- 


CCVI  JUSTE   OLIVIER 

quille,  plus  modeste,  nous  semble  avoir  réalisé  ce  qu'il 
avait  en  vue.  La  comédie  des  Fleurs  est  charmante. 
Elles  sont  si  bien  métamorphosées  en  jeunes  âmes,  si 
bien  elles-mêmes  sous  leur  déguisement.  Chapeau  de 
grésil  est  une  création  des  plus  gracieuses,  et  quant  au 
Nuage,  il  cache  dans  le  plis  de  son  bord  d'argent  quelques- 
uns  des  vers  les  plus  beaux  qu'Olivier  ait  jamais  écrits. 

Les  Sentiers  de  montagne,  dernière  publication  d'Oli- 
vier, sont  ce  qu'on  appelle  dans  les  environs  de  Gryon 
un  «  bouquet  de  mélange.  »  On  y  trouvera  quelques  frag- 
ments des  leçons  d"01ivier,  entre  autres  sa  leçon  en  vers, 
gageure  piquante  et  bien  gagnée,  sans  compter  qu'à  tel 
moment  la  pensée  s'anime  et  s'élève,  et  que  la  poésie,  la 
vraie  poésie,  éclate  dans  le  jeu  d'esprit.  On  y  trouvera 
aussi  une  nouvelle  dont,  si  je  ne  me  trompe,  la  composi- 
tion est  plus  ancienne  et  qui  est  tout  à  fait  dans  le  genre 
d'Olivier  :  le  groupe,  la  scène,  l'action,  tout  en  est  ima- 
giné, finement  imaginé  ;  les  descriptions  sont  vivantes  ; 
partout  abondent  les  motifs  qui  appelleraient  le  crayon 
du  dessinateur,  et  la  pittoresque  vallée  des  Fins-Hauts  ne 
cesse  de  sourire  au  travers  du  récit,  émaillée  de  fleurs  et 
de  rayons.  Nous  avons  remarqué  dans  le  même  volume 
un  poëme,  Jean  Wysshaupt,  à  côté  duquel  plus  d'un  aura 
passé  sans  le  comprendre.  La  singularité  apparente  du 
rhythme,  la  familiarité  hardie  avec  laquelle  le  vers  est 
manié  et  brisé,  étonnent  et  écartent  les  lecteurs  qui  ne 
font  que  glisser  à  la  surface  des  pages;  mais  j'ai  vu  ce 
poëme,  bien  lu,  produire  un  effet  saisissant.  C'est  une 
œuvre  forte  et  sérieuse,  travaillée,  très  travaillée,  sous  un 
faux  air  de  négligence,  et  dont  la  pensée  finale  demeure 
dans  la  mémoire.  Elle  est  du  même  ordre  que  celle  de 
Donald,  toute  morale,  sauf  que  l'insatiable  mendiante 
s'est  transformée  en  une  belle  enfant,  un  lis  rose  à  la  main, 
qui  garde  les  portes  de  l'autre  vie,   et  avertit  tous  ceux 


NOTICE   BIOGRAPHIQ.UE   ET    LITTERAIRE         CCVII 

qui  passent  le  seuil  que  le  moment  est  venu  de  «  rendre 
compte.»  N'oublions  pas,  enfin,  quelques  couplets  dignes 
de  faire  suite  aux  Chansons  du  soir.  Le  poëte  est  devenu 
philosophe,  philosophe  comme  on  l'est  à  cet  âge  ;  assis 
devant  son  feu,  il  rêve,  les  pieds  aux  chenets,  pendant 
qu'à  côté  de  lui  sa  chatte  et  son  chien 

Dorment  ensemble 
Et  dorment  bien. 

Ainsi  serpentent  les  Sentiers  de  montagne,  offrant  à 
chaque  détour  une  échappée  nouvelle  sur  les  aspects 
variés  et  les  mélancoliques  paysages  de  la  vie  humaine. 
Ils  ont  un  charme  particulier  pour  ceux  qui  ont  vu  le 
poëte  à  Gryon  ;  ils  l'y  retrouvent.  Toutefois,  quand  nous 
allons  l'y  chercher  en  pensée,  nous  le  voyons  de  préfé- 
rence dans  ces  moments  de  vie  et  d'abandon  oii,  au  mi- 
lieu de  ses  amis,  il  retrouvait  sa  verve  pittoresque  et, ,  se 
laissant  doucement  faire  violence,  leur  chantait  de  sa  voix 
émue  et  toujours  sympathique,  quoique  un  peu  cassée, 
les  derniers  nés  de  ses  vers.  Il  est  tel  chalet  des  Plans  où 
son  souvenir  ne  s'effacera  jamais,  entre  autres  celui  dont 
il  a  payé  la  généreuse  hospitalité  par  la  jolie  chanson  du 
Cceur  qui  a  les  bras  longs.  Olivier  avait  le  jarret  bon,  la 
tête  aussi,  et  c'était  d'un  pas  léger  que,  pour  aller  voir 
ses  amis, 

Il  prenait  le  hardi  sentier 

Qui  tourne  autour  du  roc  de  l'aigle 

Et  plane,  dans  son  vol  altier, 

Sur  les  prés  verts,  les  champs  de  seigle. 

Il  se  plaisait  aussi  à  aller  avec  les  gens  du  pays  célé- 
brer la  mi-août  ou  mi-été  à  Taveyannaz  ou  à  Anzeindaz. 
Cette  fête  des  bergers,  reste  des  anciennes  mœurs  pasto- 
rales, lui  plaisait  mieux  que  celles  qui  appellent  la  foule, 


CCVIII  JUSTE    OLIVIER 

beaucoup  mieux  que  ces  tirs,  dits  nationaux,  où  déborde 
une  éloquence  de  commande,  vague  et  retentissante.  On 
s'informait  à  l'avance  de  Falpe  qu'il  avait  choisie  pour 
y  monter  avec  les  siens  :  on  ^y  allait,  et  bientôt,  au  pre- 
mier moment  favorable,  il  se  formait  autour  de  lui  un 
cercle  d'amis  et  de  montagnards,  car  on  savait  bien  qu'il 
n'était  pas  venu  sans  apporter  une  chanson  de  circon- 
stance. Il  la  chantait  sans  se  faire  prier;  la  journée  se 
passait  rarement  sans  qu'on  la  lui  eût  fait  répéter  plusieurs 
fois,  et  quand,  le  soir,  on  redescendait  vers  la  vallée,  on 
l'entonnait  en  marchant  dans  les  grou]jes  joyeux. 

Voici  la  mi-été,  bergers  de  nos  montagnes, 
Compagnons  et  compagnes, 
Que  ce  jour  soit  fêté  ! 
Voici  la  mi-été... 

Allons,  jeunesse,  allons,  la  danse  nous  appelle, 
due  chacun  ait  sa  belle, 
Sa  rose  des  vallons, 
Allons,  jeunesse,  allons! 

Je  n'ai  eu  qu'une  fois  le  plaisir  d'accompagner  Olivier 
dans  une  de  ces  parties.  C'était  à  Taveyannaz.  Il  y  eut 
sermon  le  matin  ;  ensuite  on  dîna  sur  l'herbette.  Au  des- 
sert, il  entonna  sa  chanson  :  puis  on  lui  fit  répéter  toutes 
celles  des  autres  années.  Il  m'est  resté  de  cette  scène  al- 
pestre un  profond  souvenir.  La  poésie  de  nos  jours  ap- 
paraît si  rarement  sous  une  forme  vivante;  elle  se  cache, 
(le  peur  ou  de  honte.  Le  i)Oëte  n'est  plus  qu'un  écrivain  ; 
il  confie  ses  vers  à  des  livres.  Le  barde,  l'aëde,  le  trouba- 
dour ont  disparu  de  ce  monde.  Il  nous  semblait  les  re- 
trouver en  entendant  Olivier  chanter  au  milieu  des  pâtres 
de  Taveyannaz.  Volontiers,  nous  nous  serions  cru  trans- 
porté au  temps  des  mœurs  homériques.   C'était  la  poésie 


NOTICE   BIOGRAPHiaUE   ET   LITTERAIRE  CCIX 

se  produisant  elle-même,  sans  intermédiaire,  remplissant 
ses  hautes  fonctions  sociales.  Il  n'y  manquait  qu'un  chef 
de  tribu,  pour  faire  asseoir  le  poëte  à  sa  droite,  lui  tendre 
la  coupe  d'or  et  lui  servir,  par  honneur,  double  portion 
des  viandes  du  sacrifice. 

Ce  fut  en  1874  qu'Olivier  assista,  pour  la  dernière  fois, 
à  la  fête  de  la  mi-été.  C'était  encore  à  Taveyannaz.  Il  eut 
le  plaisir  de  s'y  voir  entouré  de  toute  sa  famille.  Le  ciel 
était  pur,  la  montagne  verte  et  fleurie.  La  fête  fut  char- 
mante ;  il  le  fut  lui  aussi,  aimable,  souriant,  doucement 
ému.  Sa  chanson  eut  plus  de  succès  que  jamais.  Il  sem- 
blait jouir  plus  encore  que  les  années  précédentes.  Peut- 
être  une  voix  intérieure  lui  disait-elle  que  c'était  la  der- 
nière. Il  commençait,  alors  déjà,  à  sentir  les  premières 
atteintes  d'un  mal  qui,  s'aggravant  rapidement,  devait 
bientôt  le  confiner  dans  sa  chambre  et,  de  progrès  en 
progrès,  le  rendre  incapable  de  toute  autre  occupation 
que  de  se  préparer  à  mourir. 


XVI 


Nous  touchons  au  terme  de  notre  travail.  Nous  avons 
devant  nous  cette  carrière,  qui  ne  fut  qu'une  longue  suite 
de  batailles,  plus  souvent  perdues  que  gagnées.  Le  mo- 
ment est  venu  d'en  considérer  l'ensemble;  mais  que  pour- 
rions-nous- en  dire  qu'OHvier  n'ait  dit  avant  nous  et  mieux 
que  nous?  Il  s'est  peint  lui-même;  il  a  résumé  son  œuvre 
et  sa  vie  dans  les  lignes  mémorables  par  lesquelles  nous 
avons  commencé  cette  série  d'études,  afin  de  faire,  si 
possible,  saisir  dès  l'abord  au  lecteur,  indifférent  ou  pré- 
venu, l'intérêt  du  drame  intérieur  dont  nous  avions  à  lui 

J.    OLIVIER,    1.  N 


CCX  JUSTE   OLIVIER 

raconter  les  péripéties.  Oui,  la  première  et  la  dernière 
pensée  d'Olivier,  la  pensée  de  toute  sa  vie,  a  été  celle 
d'un  poëte  qui  sent  vivre  en  lui  le  génie  d'un  pays  et  qui 
veut  lui  arracher  son  secret,  qui  veut  en  être  l'interprète, 
toujours  docile,  toujours  fidèle.  Il  a  eu  sa  mission,  son 
apostolat  :  mission  de  poésie,  apostolat  de  vérité.  Mais, 
ainsi  que  beaucoup  d'autres  révélateurs,  il  a  parlé  sans 
toujours  être  compris.  Ce  génie  qui  devait  être  celui  des 
rivages  que  le  Léman  baigne  de  ses  eaux,  le  peuple  vau- 
dois  n'a  guère  paru  l'avouer  pour  le  sien. 

Le  poëte  s'est-il  donc  trompé?  A-t-il  été  séduit  par 
quelque  fausse  apparition?  A-t-il  pris  un  fantôme  pour 
une  réalité? 

Il  faudrait  entrer  dans  de  longs  développements  pour 
que  la  réponse  fût  complète.  Nous  ne  toucherons  que 
quelques  points  essentiels. 

Si  Olivier  s'est  trompé,  c'est  en  croyant  trop  à  ce  génie 
dont  il  voulut  être  l'interprète,  ou  plutôt,  car  il  ne  pouvait 
trop  y  croire,  en  se  le  figurant  trop  spécial,  en  voyant  trop 
le  peuple  à  travers  le  pays. 

Cette  erreur  ne  lui  appartient  pas  en  propre.  On  la  re- 
trouve, du  plus  au  moins,  chez  la  plupart  des  hommes 
marquants  de  sa  génération.  Elle  est  frappante  chez  les 
politiques,  réputés  doctrinaires ^  qui,  pendant  quelque 
temps,  à  partir  de  1830,  ont  gouverné  le  canton  de  Vaud. 
Idéalistes  plus  encore  que  doctrinaires,  ils  ont  eu  la  pré- 
tention de  ne  c-onnaître  que  la  loi,  de  n'agir  que  par  elle, 
et  ils  ont  oublié  de  faire  entrer  dans  leurs  calculs  soit  les 
passion  de  la  multitude  revêche,  soit  celles  de  leurs  pro- 
pres adhérents.  La  même  erreur  éclate  chez  les  moralistes. 
Ils  prêchent  la  loi  de  perfection,  et  ils  ont  raison  lorstju'ils 
s'adressent  à  l'homme  en  général,  à  X individu  de  tous 
les  lieux  et  de  tous  les  temps.  La  morale  n'a  ])as  d'autre 
loi  que  celle  de  la  perfection,  et  l'incomparable  grandeur 


NOTICE   BIOGRAPHIQ.UE  ET   LITTERAIRE  CCXI 

de  Vinet  est  de  l'avoir  senti  plus  énergiquement  et  pro- 
clamé plus  hautement  que  personne.  Mais  leur  erreur 
pratique  consistait  à  se  figurer,  ou  à  agir  comme  s'ils  se 
figuraient,  que  cette  loi  pouvait,  à  leur  commandement, 
s'incarner  dans  l'âme  du  peuple  et  devenir  la  règle  de 
ses  mœurs  et  de  ses  institutions  religieuses.  Passe  encore 
s'il  se  fût  agi  de  la  perfection  parfaite  ;  mais  chacun  dans 
ce  monde  conçoit  la  perfection  selon  la  mesure  de  son 
esprit,  et  l'on  sait  assez  combien  souvent  celle  qu'on  nous 
prêchait  alors  se  comphquait  et  se  troublait  de  formalisme 
et  de  petitesses. 

Olivier,  sous  ce  dernier  rapport,  était  infiniment  supé- 
rieur à  la  plupart  de  ses  amis  et  compatriotes.  Morahste 
lui  aussi,  moraliste  original  et  profond,  jamais  on  ne  le 
vit  appauvrir  l'idéal  de  la  perfection  jusqu'à  mutiler  la 
nature  humaine  sous  prétexte  de  la  réformer.  Jeté  dans 
une  société  où  le  grand  art  n'était  que  trop  souvent  sus- 
pect, il  en  saisit  tout  d'abord,  par  l'instinct  du  génie,  les 
conditions  éternelles  ;  il  le  comprit  et  le  pratiqua  dans  la 
plénitude  de  sa  liberté,  sans  jamais  en  faire  un  instrument. 
Mais  il  ne  vit  pas  tout  d'abord  qu'en  le  pratiquant  ainsi, 
il  se  condamnait  à  suivre  un  chemin  solitaire.  A  vrai  dire, 
il  ne  se  berça  pas  de  longues  illusions  sur  certains  traits 
essentiels  du  caractère  vaudois,  et  nous  en  avons  eu  la 
preuve  dans  les  aveux  poignants  qu'il  se  faisait  à  lui- 
même,  lorsqu'il  étudiait  l'histoire  de  son  pays,  et  la  trou- 
vait si  dénuée  d'intérêt,  si  mesquine,  si  ingrate.  Mais  tout 
en  se  laissant  instruire  par  la  triste  réalité,  il  s'obstinait' 
dans  son  rêve  de  poëte,  et  continuait  à  écrire  comme  si 
le  génie  dont  il  suivait  les  inspirations  était  aussi  familier 
aux  autres  qu'à  lui-même.  Au  lieu  de  traduire  pour  le 
peuple  les  paroles  sacrées,  il  se  bornait  à  les  lui  répéter  ; 
au  lieu  de  descendre  jusqu'à  ses  lecteurs,  il  les  supposait 
s'élevant  jusqu'à  lui. 


CCXIl  JUSTE    OLIVIER 

Il  a  trop  présumé  de  son  public;  il  a  rêvé  un  canton 
de  Vaud  trop  beau.  L'humanité  est  la  même  partout  ;  par- 
tout elle  a  les  mêmes  besoins  et  les  mêmes  faiblesses.  Et 
si  les  circonstances  font  que,  chez  un  peuple,  certaines 
qualités  s'accusent  davantage,  elles  font  aussi  ressortir 
certains  défauts  correspondants  ;  or,  parmi  les  défauts 
que  l'histoire  a  rendus  chez  nous  plus  saillants,  il  en  faut 
compter  un  qui  ne  pouvait  que  doubler  les  difficultés  de 
la  tâche  que  se  proposait  Olivier,  savoir  la  peur  d'être 
soi-même,  de  l'être  ouvertement.  On  a,  dans  le  canton  de 
Vaud,  de  l'imagination  et  de  la  sensibilité  autant  qu'ail- 
leurs; mais  on  ne  les  avoue  pas,  et  rien  n'y  est  plus  mal 
porté  que  le  renom  de  poésie.  Je  ne  sais  s'il  est  de  lieu 
au  monde  où  la  poésie  doive  se  dissimuler  avec  plus  de 
soin  sous  la  simplicité  de  la  forme  et  la  bonhomie  du  ton. 
Il  faut  qu'elle  se  fasse  pardonner. 

C'est  à  quoi  Olivier  a  rarement  voulu  condescendre. 
Peut-être  cela  tient-il  en  partie  à  un  principe  respectable. 
Il  lui  répugnait  de  se  faire,  par  son  exemple,  le  complice 
d'une  faiblesse  trop  répandue;  mais  cela  tient  aussi,  en 
grande  partie,  à  cette  habitude  prise  d'envisager  le  pays 
où  il  vivait,  et  qu'il  aimait  à  chanter,  comme  marqué  d'un 
sceau  particulier,  comme  un  pays  d'élection.  Là  est  le 
principe  secret,  la  cause  morale  et  profonde  de  la  re- 
cherche de  pensée  et  d'expression  que  la  critique,  même 
la  plus  bienveillante,  lui  a  de  tout  temps  reprochée.  Il 
n'est  pas  le  seul  à  tomber  dans  cette  faute.  Les  écrivains 
Vaudois  ont,  sous  ce  rapport,  une  réputation  acquise.  Un 
î'rançais,  homme  d'esprit  et  de  goût,  m'assurait,  der- 
nièrement, que  c'était  défaut  de  naissance.  «  Vous  ne 
seriez  pas  Vaudois,  me  disait-il,  si  vous  n'aviez  pas  de  la 
recherche  dans  le  style.  »  Il  se  trompait,  non  en  ce  qui 
pouvait  me  concerner  dans  ses  critiques,  mais  bien  en 
leur  donnant  une  forme  et  une  application  aussi  gêné- 


NOTICE   BIOGRAPHIQ.UE   ET   LITTERAIRE         CCXIII 

raies.  Il  y  a  recherche  et  recherche.  L'une  n'est  que  mala- 
dresse. On  prend  une  expression  détournée  faute  de  trou- 
ver la  plus  directe.  Ceci  est  un  défaut  provincial,  fréquent 
chez  la  plupart  des  écrivains  qui  nont  qu'une  demi-édu- 
cation littéraire.  Ce  n'est  pas  de  la  recherche,  mais  de 
l'embarras.  La  vraie  recherche  consiste  à  choisir  l'ex- 
pression détournée  de  préférence  à  l'expression  simple 
et  directe.  Qu'on  me  permette,  pour  plus  de  précision, 
d'en  citer  un  exemple.  Il  m'est  personnel,  et  j'aurais  mau- 
vaise grâce  à  le  choisir  si  j'en  savais  un  meilleur.  J'avais 
écrit  dans  le  temps  quelques  couplets,  sans  importance, 
mais  qui  ont  eu  la  bonne  fortune  de  faire  plaisir  à  Olivier. 
Il  voulut  les  entendre  plusieurs  fois.  Jamais  suffrage,  on 
peut  le  croire,  ne  me  toucha  plus  vivement.  Un  jour  ce- 
pendant, il  me  proposa  d'y  faire  une  correction.  Il  s'agis- 
sait d'une  voile  sur  le  Léman.  Quelqu'un  demande  à  cette 
voile  où  elle  va  ;  elle  répond  que  ce  n'est  pas  à  elle  de  le 
savoir  : 

Le  gouvernail,  sans  doute, 
Cherche  un  port,  cherche  un  lieu  ; 
Moi,  je  n'ai  point  de  route, 
Sinon  le  grand  lac  bleu. 

«  Ah!  me  dit  Olivier,  si  vous  disiez  «  mon  chemin 
»  bleu.  » 

«  Moi,  je  n'ai  point  de  route, 
»   Sinon  mon  chemin  bleu  !  » 

Et  voilà  justement  l'image  détournée  qui  se  glisse  à  la 
place  de  l'expression  directe.  La  poésie  d'OHvier  est  pleine 
de  chemins  bleus.  Quand  elle  hésite  entre  le  mot  qui  mi- 
roite et  celui  qui  n'est  que  transparent,  elle  finit  ordinai- 
rement par  choisir  le  premier.  Mais  cette  recherche,  qui 
est  la  vraie  recherche,  n'est  pas  nécessairement  vaudoise. 


CCXIV  JUSTE    OLIVIER 

Il  n'y  en  a  point  dans  nos  chansons  en  patois  ;  il  n'y  en 
a  pas  davantage  chez  le  doyen  Bridel.  Tout  ce  qui  est 
vraiment  du  cru  en  est  franc.  En  revanche,  il  y  en  a  des 
traces  plus  ou  moins  marquées  chez  presque  tous  les  écri- 
vains du  groupe  auquel  appartenait  Olivier,  à  commencer 
par  Vinet.  C'est  de  là  que  nous  vient  ce  défaut.  Il  trahit 
une  éducation  à  part,  un  idéal  caressé  en  famille.  C'est 
dans  les  petites  sociétés  de  choix,  où  l'on  se  contemple 
et  se  complimente  mutuellement,  qu'on  enchérit  ainsi. 

Il  serait  facile  de  pousser  plus  loin  l'analyse  et  d'ex- 
pliquer de  la  même  manière  certaines  parties  confuses  et 
troubles,  certaines  singularités  d'imagination  qui  déparent 
la  poésie  d'Olivier.  Les  longueurs  qu'on  lui  reproche  sont 
un  autre  effet  de  la  même  cause.  Ceci,  il  est  vrai,  est  un 
défaut  bien  vaudois ,  (^ui  tient  à  notre  lenteur  naturelle, 
à  notre  maladresse  de  parole  ;  mais  Olivier  sait  être  con- 
cis quand  il  le  veut.  Ses  longueurs,  à  lui,  sont  d'un  poëte 
qui  aime  trop  son  sujet;  il  s'y  complaît,  il  s'y  délecte,  il 
ne  peut  plus  en  sortir.  Dans  chacun  des  motifs  de  ses 
chants,  il  retrouve  l'objet  de  son  culte,  et  il  n'a  pas  la 
force  de  s'en  détacher. 

Mais  est-ce  bien  à  nous  qu'il  appartient  de  lui  repro- 
cher ses  longueurs  V  Ce  qui  lui  arrive,  n'est-ce  pas  juste- 
ment ce  qui  doit  nous  être  arrivé  en  mainte  occasion,  et 
principalement  dans  ces  pages  que  nous  lui  consacrons? 
Eh  bien,  oui,  nous  avons  peine  à  nous  détacher  de  lui. 
Mais  serait-il  vrai,  comme  on  nous  le  dit  à  voix  haute  et 
à  voix  basse,  que  nous  ayons  accumulé  les  détails  dans 
un  sujet  qui  n'en  demandait  point,  que  nous  ayons  secoué 
la  poussière  d'ouvrages  qu'il  eût  mieux  valu  laisser  dor- 
mir dans  la  paix  de  l'oubli"?  Ah!  je  retrouve  ici  l'ennemi 
qui  n'a  cessé  de  poursuivre  Olivier  dans  sa  vie,  et  qui  le 
poursuit  encore  dans  sa  tombe.  Cet  ennemi,  ne  le  cher- 
chons ])as  ailleurs  (]u'cn  nous-mêmes.  Pour  la  jiremière 


NOTICE   BIOGRAPHIQ.UE   ET  LITTERAIRE  CCXV 

fois,  le  canton  de  Vaud  a  eu  un  poëte,  non  un  poëte  par 
fait, mais  un  grand  poëte,  et  il  ne  s'est  pas  reconnu  dans 
'  son  enfant. 

Il  s'y  reconnaîtra  sûrement  tôt  ou  tard,  mais  il  y  faudra 
quelque  temps.  Ne  lui  a-t-il  pas  fallu  plus  d'un  siècle 
pour  se  reconnaître  dans  Davel  ?  A  cette  fausse  honte 
dont  nous  parlions  tout  à  l'heure,  s'associe  un  esprit  de 
défiance,  inquiet,  soupçonneux,  qui  nuit  à  la  franchise  des 
impressions.  Dans  chaque  fruit  qu'on  nous  présente,  nous 
commençons  par  chercher  le  ver  au  dedans.  Un  jour, 
dans  une  société  qui  se  piquait  de  littérature,  un  ami 
d'Olivier  cita  la  seconde  strophe  A' Helvétie: 

La  Liberté  depuis  les  anciens  âges, 
Jusques  à  ceux  où  flottent  nos  destins, 
Aime  à  poser  ses  pieds  nus  et  sauvages 
Sur  les  gazons  qu'ombragent  nos  sapins. 
Là,  sa  voix  forte  éclate  et  s'associe 
Avec  la  foudre  et  ses  roulements  sourds... 
Nous  qui  t'aimons,  Helvétie,  Helvétie, 
Nous  qui  t'aimons,  nous  t'aimerons  toujours! 

«  Ces  vers,  disait-il,  sont  au  nombre  des  plus  beaux  qui 
aient  été  écrits  dans  ce  siècle.  »  Il  ne  s'aventurait  guère 
en  en  jugeant  ainsi.  Du  moins  aurait-il  pu  citer  à  l'appui 
de  son  dire  de  hautes  autorités.  Sainte-Beuve  ne  les  ad- 
mirait pas  moins.  Il  nous  souvient  de  les  lui  avoir  entendu 
déclamer,  chez  lui,  avec  une  émotion  qu'il  pouvait  à  peine 
contenir.  «  Ah  !  que  cela  est  beau  !  disait-il.  Tout  le  monde 
chez  vous  doit  savoir  ces  vers  par  cœur.  »  On  les  sait  par 
cœur,  en  eifet,  sauf  à  y  chercher  matière  à  chicane.  Dans 
la  compagnie  où  on  les  citait,  quelqu'un  haussa  les  épau- 
les. «  Qu'est-ce,  dit-il,  que  des  pieds  sauvages'?  »  Et  un 
rire  malin  courut  sur  toutes  les  lèvres.  Voilà  un  mot  qui 
est  de  notre  pays;  on  y  épluche  tout,  et  particulièrement 


CCXVI  JUSTE    OLIVIER 

la  poésie,  non  pas  avec  l'attention  d'une  critique  respec- 
tueuse jusque  dans  ses  sévérités,  mais  parfois  avec  une 
espèce  de  malice,  presque  de  jalousie,  qui  aime  à  voir  se 
dissoudre  un  objet  d'admiration. 

C'est  dans  cet  esprit  qu'ont  été  accueillis  sur  les  rivages 
du  Léman,  par  une  notable  partie  du  public,  les  volumes 
d'Olivier.  Dans  les  comptes  rendus  de  journaux  l'éloge 
abondait  ;  dans  les  occasions  solennelles  on  l'appelait  le 
poëte  national  ;  mais  on  le  démolissait  en  détail,  par  la  pe- 
tite critique,  la  seule  sincère,  celle  des  conversations,  des 
coins  de  cheminée,  des  salons  et  des  cabarets.  Cela  est 
vrai  de  tous  ses  ouvrages,  mais  surtout  du  Canton  de  Vaud. 
Au  moment  où  il  parut,  la  plupart  des  lecteurs  ne  furent 
frappés  que  des  nouveautés  et  des  hardiesses  du  style  ;  on 
s'en  divertit  à  loisir,  et  le  livre  fut  tué  à  coups  d'épingle. 
Il  ne  s'en  est  pas  encore  relevé.  «  Comment  faites-vous, 
m'écrivait-on  nagère,  pour  accorder  tant  de  place  à  un 
livre  inférieur?  »  Je  vous  demande  pardon,  mon  cher  cor- 
respondant, inférieur  n'est  pas  le  mot  propre.  Si  vous 
voulez  savoir  le  mot  propre,  Olivier  vous  l'apprendra. 
Dans  un  petit  cahier  de  notes,  que  j'ai  sous  les  yeux  et  que 
j'ai  déjà  cité,  il  appelle  le  Canton  de  Vaud  «  un  livre  plein 
de  défauts,  mais  aussi  de  flamme  et  de  jeunesse.  »  Un  ou- 
vrage plein  de  défauts  peut  encore  être  un  ouvrage  supé- 
rieur. Le  côté  faible  de  celui-ci  est  de.  n'être  point  assez 
calme,  point  assez  froid.  Il  est  d'un  amant  autant  cjue  d'un 
savant.  Mais  cette  passion  même,  cjui  n'a  pas  permis  à 
l'auteur  d'en  distribuer  exactement  la  matière,  q\ii  l'a 
rendu  parfois  trop  expansif,  trop  abondant,  trop  lyrique, 
trop  curieux  du  détail,  trop  ingénieux  dans  ses  commen- 
taires, a  inspiré  des  pages  que  lui  seul  pouvait  écrire,  et 
qui,  dès  lors,  n'ont  pas  été  surjjassées.  Il  y  a  mieux  que 
du  talent  dans  ce  livre  inférieur,  et  si  nous  avions  plus  de 
souci  de  nous-mêmes  et  de  notre  fortune  intellectuelle, 


NOTICE   BIOGRAPHIQ.UE   ET   LITTERAIRE        CCXVII 

nous  envisagerions  le  jour  oii  il  parut  comme  une  des 
dates  de  notre  histoire  littéraire. 

Mais  que  parlé-je  d"histoire  littéraire?  Le  peuple  vau- 
dois  croit-il  sérieusement  au  génie  dont  Olivier  écoutait 
la  voix  mystérieuse  ?  Il  semble  parfois  ne  demander  qu'à 
vivre  et  à  goûter  les  biens  que  Dieu  lui  donne,  sans  se 
fatiguer  à  la  poursuite  de  chimères.  On  l'a  vu  agir,  en 
plus  d'une  occasion,  comme  s'il  se  figurait  qu'un  peuple 
libre  peut  jouir  de  sa  liberté  sans  en  rien  faire  de  parti- 
culier, comme  s'il  croyait  sa  tâche  accomplie  quand  il  a 
exercé  ses  milices,  administré  la  justice,  construit  des 
routes  et  pourvu  au  strict  nécessaire  pour  l'église  et  pour 
l'école.  En  fait  de  littérature,  il  demande  des  almanachs, 
des  journaux,  des  livres  de  classe,  des  chansons  pour  ses 
fêtes  et  quelques  récits  populaires  à  l'usage  des  bonnes 
âmes,  des  femmes  et  des  enfants.  Pour  le  reste,  l'étranger 
y  pourvoira.  Rares  sont  encore  les  Vaudois  qui  ont  com- 
pris, réellement  compris  que  l'indépendance  politique  n'a 
toute  sa  valeur  qu'autant  qu'elle  protège  et  sollicite  un 
développement  intellectuel  original.  En  principe,  on  l'ac- 
corde ;  on  est  ,  en  paroles,  plein  de  bonne  volonté;  mais 
quand  il  s'agit  de  consentir  à  des  sacrifices  d'ordre  ma- 
tériel ou  moral,  quand  il  faut  se  déranger,  user  d'initia- 
tive, voir  par  delà  les  intérêts  de  son  clocher  ou  les  am- 
bitions de  son  parti,  alors  les  difficultés  surgissent,  la 
bonne  volonté  s'évanouit,  et  mille  voix  criardes  étouffent 
la  grande  voix  du  génie  national. 

Là  est,  à  nos  yeux,  la  beauté  propre  de  l'œuvre  d'Oli- 
vier; là  en  est  l'intérêt  vital.  Il  a  proclamé  et  surtout 
prouvé,  par  des  morceaux  hors  ligne,  que  notre  pays  peut 
et  doit  avoir  sa  poésie,  franchement  vaudoise  de  sentiment, 
de  jet  et  d'inspiration,  et  ne  le  cédant  à  aucune  autre 
pour  la  perfection  de  l'art,  la  portée  des  œuvres  et  l'éten- 
due des  horizons.  Cela  seul  faisait  de  lui   un  homme  à 


CCXVIII  JUSTE   OLIVIER 

part,  auquel  tout  Vaudois,  né  intelligent,  avait  obliga- 
tion de  reconnaissance.  On  ne  l'a  pas  senti,  ou  on  ne  l'a 
senti  que  mollement.  Il  n'y  a  pas  eu,  si  l'on  veut,  ingrati- 
tude, mais  négligence,  insouciance.  Il  eût  fallu  se  déran- 
ger, et  l'on  ne  s'est  point  dérangé.  N'est-ce  donc  pas  une 
honte  de  voir  un  homme  pareil  incapable  d'écouler  de 
pauvres  éditions  d'un  millier  ou  d'un  demi-miUier  d'exem- 
plaires et  devenir  l'effroi  des  éditeurs  ?  Je  pourrais  entrer 
ici  dans  des  détails  précis  et  tristement  curieux.  A  quoi 
bon  V  Le  fait  est  patent.  La  patrie  vaudoise  s'est  donné 
peu  de  peine  pour  faciliter  la  tâche  de  son  poëte,  et 
comme  pour  mieux  accuser  la  tiédeur  de  sa  reconnais- 
sance, elle  a  traité  son  frère  cadet  en  véritable  enfant 
gâté.  Je  ne  veux  pas  revenir  sur  des  critiques  formulées 
jadis  avec  quelque  excès  de  vivacité.  Elles  seraient  d'au- 
tant plus  déplacées  que  M.  Urbain  Olivier  n'a  cessé  de 
m'aider  dans  ce  travail,  avec  une  obligeance  toute  ami- 
cale. Juste  Olivier  se  relèverait  dans  la  tombe,  pour  ar- 
rêter ma  plume,  s'il  devait  en  tomber  un  mot  qui  pût  être 
pénible  à  un  frère  qu'il  aimait.  Il  y  a,  d'ailleurs,  des  rai- 
sons au  succès  de  M.  Urbain  Olivier.  Il  a  une  veine  de 
simplicité  que,  chez  Juste,  on  voudrait  plus  constante. 
Bien  loin  de  les  opposer  l'un  à  l'autre,  ce  serait  ici  le 
lieu  de  montrer  comment  ils  se  complètent.  Il  faudrait 
les  montrer  aussi,  déjà  grisonnants,  allant  ensemble  pê- 
cher des  truites  au  ruisseau,  et  revenant  avec  des  rimes 
charmantes,  avec  plus  de  rimes  que  de  poissons.  M.  Ur- 
bain Olivier  n'a  jamais  été  mieux  inspiré  que  lorscju'il  a 
retracé  cette  idylle  fraternelle,  toute  gracieuse'.  On  aime 
à  les  voir  ainsi,  la  main  dans  la  main.  Néanmoins,  il  doit 
être  permis  de  dire,  sans  aucune  intention  de  critiijue, 


'  Uve  voix  des  champs,  récits  populaires,  par  U.  Olivier,  pag.  386. 


NOTICE   BIOGRAPHIQ.UE   ET   LITTERAIRE        CCXIX 

que  les  récits  de  l'auteur  de  V Orphelin,  dont  plusieurs 
sont  des  traités  religieux  autant  que  des  nouvelles,  n'ont 
pas  la  même  portée  littéraire  —  ils  n'y  prétendent  pas  — 
que  les  principaux  ouvrages  du  poète,  son  aîné.  Et  ce- 
pendant à  celui-là  toutes  les  faveurs,  à  celui-ci  toutes  les 
sévérités  de  la  fortune.  Il  doit  y  avoir  pour  le  cadet,  ainsi 
favorisé,  matière  à  de  longues  réflexions,  à  la  fois  douces 
et  amères,  dans  cette  comparaison  qu'il  n'a  pas  été  seul 
à  faire  et  qui  ne  l'a  point  empêché  d'être  chéri  de  son 
frère  moins  heureux. 

Mais,  dit-on,  est-il  bien  vrai  que  le  canton  de  Vaud  ait 
à  Juste  Olivier  de  si  grandes  obhgations  ?  Que  restera-t-il 
de  ses  vers  ?  Qu'en  reste-t-il  à  l'heure  où  nous  écrivons  ? 
M.  le  professeur  Amiel  a  cité  trois  ou  quatre  morceaux 
décisifs,  qui  lui  paraissent  au-dessus  des  injures  de  la 
critique  et  du  temps.  N'y  en  eût-il  en  effet  que  trois  ou 
quatre,  l'obligation  n'en  serait  pas  moins  considérable. 
Ces  morceaux:  le  Messager,  les  Mariormettes,  Frcrc 
Jacques,  etc.,  sont  les  premiers  de  cette  valeur  qui  aient 
été  écrits  dans  le  canton  de  Vaud  ;  les  premiers,  ils  ont 
fourni  la  preuve  que  nous  pouvons  avoir  notre  poésie. 
OHvier  a  posé  la  pierre  de  l'angle,  la  pierre  sur  laquelle 
bâtiront  tous  ceux  qui  viendront  après  lui.  Mais  est-il  sûr 
que  M.  Amiel  ait  compté  juste  ?  Lui-même,  sans  doute, 
n'a  pas  eu  l'idée  de  procéder  à  un  dénombrement  rigou- 
reux. A  côté  des  morceaux  qu'il  indique,  j'en  vois  plu- 
sieurs qui  n'ont  rien  perdu  de  leur  nouveauté  et  de  leur 
éclat.  Si  je  n'en  cite  aucun,  c'est  pour  ne  pas  faire  tort  à 
ceux  que,  forcément,  j'omettrais.  Et  même  dans  les  par- 
ties de  l'œuvre  d'Olivier  qui  paraissent  destinées  à  passer, 
que  de  choses  à  retenir  !  Il  faudra,  sans  doute,  faire  pour 
le  commun  des  lecteurs  un  choix  de  ses  poésies  ;  mais 
pour  l'histoire,  pour  notre  histoire,  son  œuvre  subsiste 
tout  entière.   Sa  place  est  à  l'origine  de  notre  Httérature, 


CCXX  JUSTE    OLIVIER 

et  il  n'y  apparaît  pas  seulement  comme  un  de  ces  talents 
précurseurs,  qui  ont  la  chance  de  quelque  insj^iration  heu- 
reuse et  qui  indiquent  le  chemin,  mais  comme  un  de  ces 
poètes  abondants,  dont  les  ouvrages  sont  une  source  oîi 
chacun  va  puiser,  et  dont  l'influence  demeure  féconde 
pour  une  longue  suite  de  générations. 

Voilà  pourquoi  nous  sommes  entrés  dans  tant  de  détails  ; 
voilà  pourquoi  nous  avons  pris  cette  étude  si  fort  au  sé- 
rieux. Nous  ne  croyons  pas  avec  OHvier  que  le  génie  dont 
il  a  entendu  la  voix  rentre  pour  toujours  dans  la  solitude 
de  sa  grotte  ;  il  semble  y  être  rentré  momentanément  ; 
mais  il  n'est  pas  mort  et  il  en  sortira  de  nouveau.  Les 
préoccupations  matérielles  ne  seront  pas  toujours  aussi 
absorbantes.  Quand  la  génération  présente,  toute  aux 
calculs  positifs,  aura  jeté  le  premier  feu  de  sa  prosaïque 
ferveur,  quand  le  dégoût  succédera  à  l'ivresse,  on  revien- 
dra aux  choses  littéraires,  à  l'art,  à  la  poésie,  et  alors, 
peut-être,  on  verra  se  continuer  la  tradition  inaugurée 
par  Olivier.  C'est  dans  cette  espérance  que  j'ai  voulu 
fixer  dès  à  présent  des  souvenirs  trop  prompts  à  dispa- 
raître. 

Cependant,  il  faut  se  le  dire,  de  quelque  faveur  qu'un 
écrivain  puisse  être  entouré  dans  un  pays  tel  que  le 
nôtre,  il  ne  saurait  y  avoir  pour  lui,  s'il  veut  être  et  rester 
national,  (jue  de  très  modestes  succès.  Ce  n'est  pas  comme 
chez  nos  confédérés  de  la  Suisse  allemande.  Berne,  Bâle, 
Zurich  —  Zurich  surtout  —  ont  vue  directe  sur  l'Allema- 
gne. Un  Gottfried  Keller  peut  trouver  autant  et  plus  d'ac- 
cueil de  l'autre  côté  du  Rhin  que  sur  les  bords  de  la 
Limmat.  Pour  nous,  nous  sommes  circonscrits  dans  un 
cercle  de  fer.  A  Genève,  à  Neuchâtel,  nous  né  sommes 
déjà  plus  tout  à  fait  chez  nous  ;  la  France  nous  est  fermée 
par  le  Jura,  sans  compter  d'autres  barrières,  plus  hautes 
encore.  Il  est  possible  à  tel  enfant  de  nos  campagnes  — 


NOTICE   BIOGRAPHiaUE   ET   LITTERAIRE        CCXXI 

d'illustres  exemples  en    font  foi  —  de  créer  à  son   in- 
fluence un  plus   vaste  théâtre  ;  mais   à    la  condition  de 
déposer  le  tricot  de  laine  que  portent  nos  vignerons,  pour 
revêtir  la  robe  du  ministre  et  monter  dans  la  chaire  chré- 
tienne, ou  pour  s'habiller  à  la  moderne,  se  faire  homme 
de  lettres  et  aller  demander  à  quelque  grande  ville  étran- 
gère l'hospitalité  qu'on  accorde  au  talent.  Pour  quicon- 
que reste   attaché  de    cœur  à   notre  art  national,  pour 
quiconque  veut  le  cultiver  de  préférence  à  tout  autre,  il 
y  a  lieu  de  sacrifier  les  ambitions  trop  vastes  pour  se 
réaliser  dans  de  si  étroites  limites.   Nous  n'avons,  litté- 
rairement, qu'une  très  petite  patrie,  l'une  des  plus  petites 
qui  existent  au  monde,  si   petite  qu'il    faut  y  faire  son 
deuil  de  la  gloire.  Ce  sacrifice  est    dur,  car   il  n'y  a  pas 
pour  le  poëte  d'aiguillon  plus  puissant.  La  gloire  est  sa 
récompense  naturelle,  c'est  le  rêve  de  sa  jeunesse.  Il  peut 
la  désirer  sans  faux  amour-propre,  sans  égoïste  vanité. 
Est-il  jouissance  plus  vive,  plus  enivrante,  plus  légitime, 
que  de  sentir  sa  pensée  retentir  d'âme  en  âme  et  d'en- 
tendre sa  parole  répétée  à  l'unisson  par  d'innombrables 
échos  ?  Mais  si  dur  que  soit  le  sacrifice,  il  n'est  pas  sans 
compensation.  Il  est  amer,   mais   sain.   Belle  condition 
pour  le  poëte  de  ne  plus  songer  au  succès,  de  ne  plus 
prendre  conseil  des  hommes,  mais  seulement  de  la  muse 
qui  le  visite,  et  de  renoncer  au  culte  de  la  gloire  pour  se 
vouer  à  celui  de  la  vérité,  en  laissant  à  Dieu  le  soin  du 
demeurant.    Olivier  avait-il   accompli  ce   sacrifice  dans 
toute  son  étendue?  Il  se  disait  bien  que  le  laurier  ne  croît 
guère  dans  les  lieux  écartés,   de  quelque   magnificence 
que  les  ait  parés  la  main    du    Créateur.  Mais  s'était-il 
résigné  dans  le  fond  de  son  cœur,  joyeusement  résigné, 
à  ne  jamais  le  voir  parer  son  large  front,  si  bien  fait  pour 
en  porter  au  moins  un  rameau  ?  Ceci  me  rappelle  des 
vers  qui  sont  dans  la  mémoire  de  tous  ceux  qui  les  ont  lus. 


CCXXII  JUSTE   OLIVIER 

f'ai  vu  quelques  rameaux  de  l'arbre  de  la  gloire, 
Poussant  avec  vigueur  leurs  jets  aventureux. 
Se  pencher,  il  est  vrai,  sur  l'onde  sans  mémoire 
De  ce  Léman  vaudois  que  domine  Montreux. 
Mais  un  souffle  inconnu  rassemblait  les  tempêtes  : 
D'Arvel  et  de  Jaman  l'éclair  rasa  les  crêtes, 
Les  lauriers  tristement  inclinèrent  leurs  têtes, 
Et  le  beau  lac  pleura  sur  eux  '. 

Cette  strophe  est  de  la  jeunesse  d'OHvier,  du  moment 
où  il  commençait  à  voir  les  plages  ingrates  où  s'enga- 
geait son  chemin.  A-t-il,  plus  tard,  cessé  de  pleurer,  avec 
le  beau  lac,  sur  les  lauriers  perdus.  Je  ne  sais.  Mais  il 
passe  pour  avoir  trop  aimé  le  rameau  vert.  Pltis  il  parais- 
sait y  tenir,  plus  on  le  lui  refusait,  et  la  petite  critique 
jouissait  de  ses  mécomptes.  Si  elle  pouvait  être  désar- 
mée, elle  l'aurait  été  sûrement  en  voyant  sa  victime  dans 
les  crises  d'tme  agonie  qui  semblait  ne  pas  devoir  pren- 
dre fin.  La  maladie  d'OUvier  fut  longue,  douloureuse, 
cruelle.  Rien  ne  lui  fut  épargné,  ni  les  douleurs  de  la 
chair,  ni  les  angoisses  de  l'âme.  Sa  sensibilité,  trop  vive, 
s'irrita  dans  la  souffrance.  Il  compta  un  à  un  les  pas  lents 
et  sûrs  que  la  mort  faisait  à  sa  rencontre,  et  dans  ses 
nuits  sans  sommeil,  et  dans  ses  jours  sans  repos,  il  ne 
cessa  de  voir  se  dresser  devant  lui  l'inexorable  men- 
diante qui  avait  poursuivi  Donald.  L'ange  du  jugement 
était  à  coté  de  lui,  le  touchant  du  lis  sacré  et  lui  deman- 
dant compte  de  sa  vie.  Ce  n'était  pas  qu'il  eût  à  se  repro- 
cher de  grandes  fautes  ;  devant  un  tribunal  humain  le 
compte  n'eût  point  paru  redoutable:  mais  pour  les  âmes 
délicates  il  n'y  a  pas  de  petits  péchés,  et  puis  il  avait  été 
à  l'école  de  Vinet,  et  il  savait  ce  que  c'est  que  la  loi  de 
perfection.  Il  savait  que  l'or  pur  résiste  seul  au  feu  de  la 


*  Voir  au  tome  II  le  morceau  intitulé  Pressentiment. 


NOTICE   BIOGRAPHIQ.UE   ET   LITTERAIRE     CCXXIII 

justice,  et  il  faisait  le  douloureux  calcul  de  tout  ce  qu'il 
y  avait  eu  dans  son  œuvre  de  préoccupations  personnelles 
et  d'humaines  ambitions. 

Je  l'ai  vu  deux  fois  pendant  sa  maladie.  La  première 
fois,  c'était  à  Gryon,  en  avril  1875.  La  neige  blanchissait 
sur  les  pentes,  autour  du  village;  partout  où  elle  avait 
disparu,  quelques  fleurs  précoces,  les  anémones,  les  sa- 
frans,  les  gentianes  étoilées,  commençaient  à  sortir  de 
terre.  Olivier  jouissait  encore  de  cette  première  fête  du 
printemps.  Mais  il  ne  faisait  plus  que  de  courtes  pro- 
menades, lentement,  appuyé  sur  son  bâton.  Il  passait  la 
plus  grande  partie  de  la  journée  assis  dans  son  fau- 
teuil ;  il  causait  comme  autrefois,  il  s'intéressait  à  tout  ; 
mais  ses  pensées  se  concentraient  déjà  sur  la  seule  chose 
nécessaire,  et  ses  paroles  eurent  à  plus  d'une  reprise  le 
tour  solennel  des  avertissements  que  ceux  qui  s'en  vont 
peuvent,  à  la  dernière  heure,  donner  à  ceux  qui  restent. 

Je  le  revis  en  automne.  Il  n'était  plus  à  Gryon,  mais  à 
Veytaux  ;  il  avait  fallu  le  transporter  dans  la  plaine  pour 
l'établir  plus  confortablement  et  pour  être  plus  à  portée 
des  secours  indispensables.  La  maladie  avait  fait  des 
progrès  effrayants.  Il  était  encore  dans  son  fauteuil,  ne 
pouvant  supporter  le  lit.  Mais  combien  changé  !  Ses  che- 
veux et  sa  barbe  avaient  entièrement  blanchi  et  la  souf- 
france avait  altéré  ses  traits.  Nous  savions  que  c'était  la 
dernière  fois  que  nous  nous  rencontrions  en  ce  monde. 
Je  lui  dis  quelques  mots  de  son  œuvre,  qui  resterait. 
«  Ah!  me  dit-il,  ne  m'en  parlez  pas!  Qu'est-ce  que  cela 
quand  on  est  oîi  j'en  suis?  Si  vous  voulez  me  faire  du  bien, 
priez  pour  moi.  Ce  qu'admire  votre  amitié  n'est  qu'un 
linge  souillé.  »  En  prononçant  ces  dernières  paroles,  il 
éclata  en  sanglots. 

La  maladie  continua  ses  ravages;  on  le  transporta  à 
Genève,  afin  qu'il  fût  plus  près  de  ses  enfants.  Dans  les 


CCXXIV  JUSTE    OLIVIER 

derniers  temps  il  ne  voulut  voir  personne.  «  Priez  pour 
moi,  »  faisait-il  dire  à  tous  ceux  qui  venaient  frapper  à 
sa  porte.  Il  écartait  même  ceux  qui  lui  avaient  été  le  plus 
chers;  il  s'enfermait  dans  la  nuit  et  le  silence. 

Ne  cherchons  point  à  pénétrer  le  secret  de  cette  âme 
qui  ne  veut  avoir  que  Dieu  pour  témoin  de  ses  combats. 
La  fin  approchait.  Quelques  jours  plus  tranquilles  paru- 
rent annoncer  que  la  lutte  était  terminée.  Puis,  le  7  jan- 
vier 1876,  il  rendit  doucement  le  dernier  soupir  :  il  s'étei- 
gnit de  faiblesse.  Trois  jours  après,  un  très  modeste 
cortège,  presque  uniquement  composé  d'amis,  l'accom- 
pagnait, par  un  temps  brumeux  et  glacial,  à  sa  dernière 
demeure,  au  cimetière  de  cette  jolie  ville  de  Nyon,  la 
plus  voisine  d'Eysins,  à  laquelle  le  rattachaient  de  pré- 
cieux souvenirs,  et  dont  il  a  si  bien  chanté  la  grâce  rus- 
tique. Si  le  vœu  d'un  des  amis  qui  ont  parlé  devant  la 
fosse  ouverte  s'est  accompli,  les  jeunes  filles  d'Eysins 
doivent  chaque  printem])s  semer  des  gentianes  bleues 
sur  la  tombe  du  poète.  Pour  nous,  ses  concitoyens,  nous 
avons  envers  sa  mémoire  un  autre  devoir;  nous  avons  à 
réparer  l'injustice  dont  il  a  été  victime  et  dont  la  respon- 
sabilité retombe  sur  nous;  nous  avons  à  nous  emparer 
de  son  œuvre,  de  cette  œuvre  nouvelle,  originale,  féconde, 
et  où  il  reste  tant  de  i)arties  excellentes,  tant  d'or  pur, 
malgré  ce  (ju'il  y  découvrait  d'alliage  en  la  considérant 
du  seuil  de  l'éternité  ;  nous  avons  à  nous  rapproi)rier.  à 
la  reprendre  et  à  la  continuer.  Il  ne  sera  pas  dit  qu'Oli- 
vier ait  j)aru  dans  notre  histoire  comme  un  phénomène 
inexpliqué.  Il  doit  être  pour  nous  un  commencement,  le 
commencement  de  notre  poésie  nationale.  A  la  jeunesse 
vaudoise  de  lui  créer  des  successeurs. 

*  Eugène  R.\mbert. 


SAINTE-BEUVE 


SOUVENIRS 

DÉDIÉS    A    MON    AMI    CLAUDIUS    TURPAULT 


3.  OLIVIER,   I.  "      1 


SAINTE-BEUVE 


PREMIERE   PARTIE 

SAINTE-BEUVE     EN      183O 


Une  des  dernières  fois  que  je  vis  Sainte-Beuve,  —  peu 
de  mois  avant  sa  mort,  qui  me  surprit  bien  tristement  et 
bien  inopinément  pendant  un  séjour  en  Suisse,  —  il  me 
dit  un  mot  assez  caractéristique,  qui  peut  servir  de  début 
naturel  à  ce  récit. 

A  la  suite  d'un  déménagement  complet,  non-seulement 
d'habitation,  mais  d'habitudes  et  de  vie,  je  m'étais  mis  à 
ranger  mes  papiers  et  mes  lettres,  depuis  celles  de  ma 
première  jeunesse.  En  me  revoyant  ainsi  à  distance  et  de 
proche  en  proche,  dis-je  à  Sainte-Beuve,  j'avais  décou- 
vert avec  étonnement  combien,  dans  le  cours  d'une  exis- 
tence déjà  longue,  on  reste  à  la  fois  le  même  qu'on  y 
était  dès  l'entrée,   et  tout  différent,   du  moins  en  appa- 


4  SAINTE-BEUVE 

rence.  —  «  Oui,  me  répondit-il  en  pesant  sur  ce  dernier 
point  plus  que  je  ne  faisais,  j'ai  été  successivement  plu- 
sieurs hommes.  » 

C'est  un  ou  deux  de  ces  hommes,  celui  de  la  jeunesse 
surtout  et  de  Lausanne,  que  je  voudrais  essayer  de  mon- 
trer, rayant  pu  voir  alors  et  lui  s'étant  laissé  voir  à  moi 
de  plus  près,  je  crois,  que  cela  n'a  eu  lieu  pour  d'autres, 
même  de  ses  amis. 

Je  fis  sa  connaissance  à  Paris,  en  pleine  révolution  lit- 
téraire et  bientôt  politique,  car  c'était  en  1830:  dans 
cette  grande  année  1830,  tout  effervescente,  toute  bouil- 
lonnante d'idées,  de  faits  et  d'espérances,  qui,  hélas  ! 
n'ont  que  bien  imparfaitement  abouti,  si  même  il  n'est 
encore  plus  vrai  de  dire  que,  dès  lors,  elles  sont  allées 
de  chute  en  chute. 

Comment,  pauvre  étudiant  suisse,  je  me  trouvais  alors 
à  Paris,  où  il  n'était  pas  si  facile  de  se  rendre  à  cette 
époque  que  cela  l'est  devenu  depuis,  je  le  raconte  ailleurs, 
dans  des  Souvenirs  de  jeunesse^ ,  et  n'en  dirai  ici  que  ce 
qui  est  nécessaire  pour  montrer  à  quelle  distance,  non- 
seulement  de  talent,  mais  d'éducation  et  de  préparation 
à  la  vie,  j'étais  de  celui  avec  lequel  j'allais  pourtant  nouer 
une  liaison,  devenue  longtemps  très  intime,  et  toujours 
très  réelle. 

Après  avoir  fait,  ou  à  peu  près,  mes  études  à  l'aca- 
démie de  Lausanne,  suivi  même  quelques  cours  de  théo- 
logie, n'étant  pas  sans  convictions  religieuses,  mais  bien 


'  L'ouvrage  auquel  Olivier  semble  faire  illusion  n'a  jamais  été 
qu'ébauché,  en  vue  d'une  conférence  publique. 


SOUVENIRS  5 

sans  vocation  pour  la  carrière  pastorale,  j'y  avais  brus- 
quement renoncé,  et  postulé,  quoique  encore  étudiant,  la 
chaire  de  littérature  et  d'histoire  à  Neuchâtel.  Là  comme 
ailleurs,  on  était  dans  le  feu  de  la  querelle  des  classiques 
et  des  romantiques.  Le  pubUc  littéraire  de  la  ville  et  la 
commission  chargée  de  m'examiner  étaient  divisés  en 
deux  camps  sur  cette  question,  alors  si  passionnée,  main- 
tenant si  refroidie.  On  me  la  donna  même  pour  sujet  de 
ma  thèse.  Je  m'en  tirai  en  la  traitant  au  point  de  vue 
historique,  sans  dissimuler  toutefois  que  je  m'étais  aussi 
laissé  prendre  au  Ronsard  de  Sainte-Beuve,  dont  je  citai 
le  «  bel  aubépin  fleurissant.  »  en  ayant  alors  la  mémoire 
toute  fraîche.  Les  classiques,  néanmoins,  votèrent  pour 
moi.  Je  fus  nommé.  Mes  cours  ne  devaient  commencer 
qu'à  la  rentrée,  mes  appointements,  au  contraire,  avec 
ma  nomination  ;  mais  on  y  mettait  cette  condition,  d'ail- 
leurs fort  agréable,  que  j'irais  passer  ces  cinq  ou  six  mois 
d'intervalle  à  Paris,  pour  me  former  le  goût.  Je  crois  bien 
que  c'étaient  mes  protecteurs  classiques  qui  avaient  eu 
cette  bonne  idée  ;  les  romanti(iues  devaient  être  plutôt 
pour  Berlin  ou  Munich. 

Quoi  qu'il  en  soit,  c'est  ainsi  que  sans  me  douter  des 
longues  et  quelquefois  terribles  années  que  je  passerais 
plus  tard  à  Paris,  —  car,  outre  1830,  j'y  ai  vu  1848,  1852, 
et,  en  1870,  au  moins  les  premières  menaces  de  la  tem- 
pête, —  c'est  ainsi,  dis-je,  que  j'y  vins  déjà  alors,  jeune 
(23  ans),  pauvre,  et  à  coup  sûr  peu  formé  :  encore  bien 
naïf,  jugeant  bonnement  des  auteurs  par  leurs  livres , 
timide,  —  au  lieu  que  Sainte-Beuve  me  disait  un  jour  par- 
lant de  lui  et  pour  peindre  son  caractère  :   «  Sauvage, 


6  SAINTE-BEUVE 

mais  point  timide.  »  Hélas  !  je  Tétais  tous  les  deux  à  la 
fois,  ce  qui  ne  m'empêchait  pourtant  pas  de  sentir,  déjà 
alors,  qu'un  homme  ne  vaut  quelque  chose  que  par  lui- 
même  ;  mais  je  n'en  étais  que  plus  timide  peut-être,  et,  en 
ce  sens  aussi,  le  moins  parisien  du  monde,  alors  pourtant 
que  j'allais  à  la  rencontre  de  Paris,  de  Sainte-Beuve  et 
de  tant  d'autres  qui  n'en  étaient  pas  encore,  comme 
moi,  à  rêver  la  vie. 

Maintenant  que  je  sui5  arrivé  jusqu'à  Sainte-Beuve,  je 
m'efface,  et  vais  le  laisser  se  montrer  seul  et  lui-même. 

Pour  vous  le  faire  voir  à  cette  époque  si  lointaine  de 
1830  et  de  sa  jeunesse  déjà  célèbre,  j'ai  un  moyen  plus 
sûr  que  celui  d'essayer  de  vous  le  i)eindre  de  mémoire  et 
d'un  souvenir  cjui  pourrait  être  devenu  incertain.  Tel 
qu'il  était  alors,  ou  du  moins  tel  qu'il  m'apparut,  j'en  ai, 
de  ce  temps  même,  un  croquis  fidèle. 

On  dit  que  c'est  une  bonne  habitude  de  tenir  note  de 
ce  qui  nous  arrive  ;  il  y  a  du  pour  et  du  c-ontre  à  cela.  Quoi 
qu'il  en  soit,  bonne  ou  mauvaise,  bonne  en  nous  rendant 
attentifs  à  notre  vie,  mauvaise  en  nous  occupant  trop  de 
nous-mêmes,  cette  habitude  n'a  guère  été  la  mienne.  Je 
la  pris  cependant  durant  mon  séjour  à  Paris,  pour  com- 
plaire à  une  personne  qui,  moins  par  curiosité  que  par 
intérêt  pour  tout  ce  (|ui  me  concernait,  m'en  avait  témoi- 
gné le  désir.  J'écrivais  donc  assez  régulièrement  cha(iue 
soir  ce  qu\  m'avait  frappé  dans  la  journée,  les  <hoses  ou 
les  hommes.  Cette  espèce  de  JoiiruaL  je  venais  aussi  de 
le  retrouver  dans  mes  papiers,  lorsque  j'exprimais  à 
Sainte-Beuve,  comme  je  vous  l'ai  dit  en  commençant 
cette  étude,   l'impression  que  m'avaient  causée  ces  sou- 


SOUVENIRS  7 

venirs  successifs  d'une  assez  longue  vie.  J'en  détache  les 
pages  où  il  est  question  de  lui,  en  y  laissant  ce  qu'il  me 
racontait  alors  ou  ce  que  j'avais  pu  voir  par  moi-même 
de  quelques-uns  des  noms  mêlés  au  sien  dans  ce  moment 
de  renaissance  et  de  fermentation  littéraire.  Au  milieu  de 
beaucoup  d'autres  observations  sur  toute  sorte  de  sujets 
qui  me  venaient  aux  yeux  ou  à  l'esprit,  voici  donc  ces 
pages,  extraites  de  mon  journal,  sans  y  rien  changer. 
Seulement,  j'abrège  parfois,  ou  bien  j'ajoute  çà  et  là  quel- 
ques explications,  quelques  notes  qui  se  rapportent  à  un 
autre  temps. 


II 


Encouragé  par  la  bonne  réception  de  quelques  hom- 
mes de  lettres,  auxquels  j'avais  été  recommande,  entres 
autres  MM.  Dubois  et  Magnin  du  Globe,  je  résolus  de 
vaincre  ma  timidité  et  de  faire  visite  à  M.  Sainte-Beuve. 
J'arrive  au  N"  19  de  la  rue  Notre-Dame-des-Champs,  où 
avait  aussi  demeuré  Victor  Hugo.  Je  demande  M.  Sainte- 
Beuve.  Une  vieille  dame  (sa  mère)  apparaît  à  une  fenê- 
tre et,  après  quelques  difficultés,  peu  prononcées,  il  est 
vrai,  elle  crie  :  «  Sainte-Beuve,  es-tu  là  ?  »  Je  vois  une 
figure  derrière  une  petite  croisée.  On  m'indique  l'esca- 
lier. Je  heurte.  Un  jeune  homme  m'ouvre ,  c'était 
M.  Sainte-Beuve.  Je  lui  dis  que  je  venais  de  la  part  d'un 
écrivain  journaliste,  que  je  lui  nommai.  La  recommanda- 
tion n'était  pas  très  puissante  :  «  C'est  un  bien  bon  gar- 
çon, »    répondit   M.    Sainte-Beuve.    Puis  je  m'acquittai 


8  SAINTE-BEUVE 

d'une  commission  dont  on  m'avait  chargé  pour  lui,  en 
ajoutant  que  j'étais  Suisse,  ce  c^ui  parut  l'intéresser. 

La  conversation  tomba  d'abord  sur  les  questions  litté- 
raires du  jour,  puis  sur  les  Genevois  ;  M.  Sainte-Beuve 
en  avait  connu  plusieurs,  au  moins  par  leurs  noms  :  Di- 
dier, Imbert,  et  surtout  Gallois,  dont  il  a  beaucoup  parlé. 
«  Il  avait  du  talent,  m'a-t-il  dit,  mais  ce  n'était  pas  un 
talent  complet.  On  aurait  pu  recueillir,  parmi  ses  der- 
nières pièces,  des  morceaux  qui  étaient  bien  ;  mais  je  ne 
sais  ce  qu'elles  sont  devenues.  Il  cherchait  à  s'échapper 
à  lui-même  en  parlant  beaucoup,  et  était  d'une  curiosité 
insatiable.  Il  était  venu  ici,  croyant  percer  facilement. 
Tant  qu'on  ne  désire  que  de  la  bienveillance,  de  bonnes 
intentions,  c'est  très  facile  en  effet  ;  mais  lorsqu'il  s'agit 
de  services  réels,  d'une  activité  matérielle,  ma  foi  !...  Ce- 
pendant on  l'a  aidé  ;  M.  Jouffroy,  entres  autres,  qui  l'a- 
vait vu  comme  moi  chez  M.  Charles  Nodier.  On  lui  pro- 
cura quelque  travail,  des  articles  pour  les  journaux  ;  il 
ne  les  fit  pas.  Je  n'étais  pas  à  Paris  quand  il  est  mort.  » 

Nous  parlâmes  ensuite  de  Béranger,  dont  le  plus  grand 
supplice,  dans  sa  prison,  était  d'être  excédé  de  visites 
toute  la  journée.  «  D'une  assez  mauvaise  santé,  disait 
M.  Sainte-Beuve,  il  n'est  cependant  pas  morose.  C'est 
un  homme  d'un  grand  sens,  d'une  grande  étendue  d'es- 
prit, d'une  grande  intelligence.  Il  juge  très  bien  les  posi- 
tions littéraires,  ce  qui  mourra  et  ce  qui  survivra.  C'est 
Victor  Hugo,  je  crois,  qu'il  apprécie  le  plus  parmi  la 
nouvelle  école.  D'ailleurs  Béranger,  pour  la  forme  (point 
pour  l'idée,  il  est  vrai),  a  quelque  chose  de  romantique, 
et  même  il  s'en  glorifie.  Mais  dans  tout  cela  il  se  conduit 


SOUVENIRS  9 

comme  les  gens  d'esprit  qui  occupent  une  position,  il  ne 
travaille  pas  beaucoup  ;  du  reste,  il  a  toujours  travaillé 
lentement.  Il  fait  une  chanson  tous  les  quinze  jours,  tous 
les  mois. 

»  —  Béranger  a  une  croyance  philosophique  ?  —  Oui, 
il  croit  en  Dieu,  me  répondit  Sainte-Beuve  en  reprenant 
ses  phrases  ;  il  croit,  comme  cela  (et  il  agitait  ses  mains); 
mais  oui,  il  a  une  croyance.  Du  reste,  il  a  une  grande 
puissance  de  rire,  il  ne  résiste  pas  à  un  bon  mot.  Cepen- 
dant il  sait  être  sérieux  sur  ces  matières.  C'est  un  homme 
de  beaucoup  d'esprit  (outre  le  génie),  très  spirituel,  fin, 
aimant  beaucoup  à  plaisanter,  mais  sans  faire  de  la 
peine.  Il  est  très  instruit,  quoiqu'il  se  fasse  toujours  fort 
ignorant.  Quelquefois  il  se  laisse  aller,  et  parle  alors  de 
Molière,  de  Corneille,  de  Racine,  de  la  tragédie  grecque, 
mais  très  bien,  si  bien,  qu'il  n'y  a  rien  de  mieux  à  faire 
qu'à  se  taire  et  à  écouter.  Il  n'aime  pas  la  partie  reli- 
gieuse des  poésies  de  Lamartine  ;  il  préfère  la  partie  d'a- 
mour. Il  n'aime  pas  que  l'on  appelle  Dieu  Seigneur^ 
parce  que  cela  a  trop  l'air  d'un  culte.  »  (Dans  un  autre 
entretien,  M.  Sainte-Beuve  appliqua  cette  remarque  de 
Béranger  à  lui,  à  ses  Consolations,  et  non  plus  à  Lamar- 
tine.) «  Il  ne  peut  pas  souffrir  Casimir  Delavigne  comme 
poète.  En  politique,  il  est  arrivé  à  considérer  le  système 
constitutionnel  comme  le  seul  possible,  le  seul  conve- 
nable, et  non  la  république  ;  mais  il  ne  croit  pas  qu'il 
puisse  aller  avec  les  Bourbons.   » 

M.  Sainte-Beuve  n'achève  pas  toujours  ses  phrases  ;  je 
ne  dirais  pas  qu'il  les  bredouille  ,  m^is  il  les  jette,  et  il  a 
l'air  d'en  être  dégoûté  et  de  n'y  plus  tenir  déjà  avant 


lo  SAINTE-BEUVE 

qu'elles  soient  achevées.  Cela  donne  à  sa  conversation  un 
caractère  sautillant.  (Depuis,  le  sautillant  devint  scintil- 
lant et  plus  soutenu.)  Sa  voix  est  assez  forte  ;  il  appuie 
sur  certaines  syllabes,  sur  certains  mots. 

Quant  à  son  extérieur,  j'ajouterai,  pour  les  personnes 
qui  ne  l'ont  jamais  vu,  que  sa  taille  est  moyenne  et  sa 
figure  peu  régulière.  Sa  tête,  pâle,  ronde,  est  presque 
trop  grosse  pour  son  corps.  Le  nez  grand,  mais  mal 
fait  ;  les  yeux  bleus,  lucide  et  d'une  grandeur  variable, 
semblent  s'ouvrir  quelquefois  davantage.  Ses  cheveux 
rouge  blond,  très  abondants,  sont  à  la  fois  raides  et  fins. 
En  somme,  M.  Sainte-Beuve  n'est  pas  beau,  pas  même 
bien  ;  toutefois  sa  figure  n'a  rien  de  désagréable  et  finit 
même  par  plaire. 

Il  était  mis  simplement,  cependant  bien.  Redingote 
verte  (c'était  alors  la  mode),  gilet  de  soie,  pantalon  d'été. 
Sa  chambre  m'a  frai)pé.  Il  était  derrière  un  paravent, 
dans  un  petit  enclos  (pii  renfermait  deux  tables  chargées 
de  livres,  de  journaux  et  de  ])apiers.  Son  lit  était  à  côté. 
Je  me  suis  rappelé  ce  sonnet  où  il  se  rei)résente  couché 
et  écoutant  l'orage  :  «  Dieu  parlait  dans  mon  cœur  plus 
haut  que  dans  l'orage.  » 

Ceux  qui  ont  vu  Sainte-Beuve  pendant  ses  dernières 
années  n'auront  pas  de  peine  à  se  représenter  ce  «  petit 
enclos  »  de  travail  où  il  m'apparut  déjà  dans  sa  jeunesse, 
et  (ju'à  travers  des  habitudes  et  des  ])ositions  diverses  il 
conserva  juscprà  la  fin.  Je  reprends  mes  extraits  : 

On  m'a  dit  (non  pas  lui)  qu'un  Saint-Simonien  avait 
écrit  à  M.  Sainte-Beuve  :  «  Vous  êtes  en  chemin  vers  les 
croyances  religieuses,  vous  êtes  poëte,  il  est  temps   de 


SOUVENIRS  1 1 

consacrer  ^•otre  talent  à  propager  une  noble  doctrine. 
Venez  à  nous  ;  nous  sommes  fixés.  Ne  soyez  plus  errant.  » 
Sainte-Beuve  aurait  répondu  :  «  Pourquoi  irais-je  à  vous? 
Vous  êtes  encore  en  marche.  Vous  n'êtes  pas  plus  fixés 
que  je  ne  le  suis.  »  Mais  je  reviendrai  à  la  fin,  avec  des 
détails  plus  précis,  sur  cet  ordre  de  sujets.  Je  veux  aupa- 
ravant détacher  de  mon  journal  quelques  mots  sur  les 
amis  littéraires  de  M.  Sainte-Beuve,  pour  le  mettre  un  peu 
dans  son  entourage  habituel  de  ce  temps-là. 

Dans  ce  vieux  1830,  déjà  si  loin  de  nous  qu'en  parler 
c'est  presque  faire  de  l'histoire,  le  salon  de  M.  Alfred  de 
Vigny  était  une  espèce  de  centre,  ou,  du  moins,  de  ren- 
dez-vous pour  la  jeune  littérature.  Outre  Sainte-Beuve,  on 
y  rencontrait  le  poëte  Emile  Deschamps,  son  frère  An- 
tony,  Alfred  de  Musset,  Gustave  Planche,  si  célèbre  plus 
tard  comme  critique.  Tout  ce  petit  monde  causant,  dis- 
putant avec  toute  la  fougue  et  la  liberté  que  donnent  les 
idées  nouvelles.  La  plupart,  du  reste,  à  ce  qu'il  me  parut, 
vivant  bien,  ayant  leurs  aises.  Je  suis  obligé  de  relater 
aussi  que,  de  tous  les  romantiques  qui  étaient  là,  nul 
n'avait  de  barbe  au  menton.  Tous,  de  très  petits  favoris  ; 
plusieurs  même  n'en  avaient  point.  Les  chapeaux  coni- 
ques, il  est  vrai,  mais  tout  le  monde  en  porte  mainte- 
nant. 

M.  et  M"^"^  de  Vigny  recevaient  très  bien,  dans  un 
bel  appartement  décoré  avec  un  luxe  de  bon  goût.  L'au- 
teur d'£/oa,  ni  petit  ni  grand,  un  peu  voûté,  a  dans  toutes 
ses  manières  quelque  chose  de  simple  et  de  gentleman. 
A  propos  de  Âfa/wn  Lescaut,  on  parla  de  la  Camargo, 
qui  y  dansa  un  pas  de  ballet.  Et  Vi.  de  Vigny  chanta 


T  2  SAINTE-BEUVE 

pour  ceux  qui  ne  le  connaissaient  pas  Tair  de  la  Camargo, 
lent  et  gracieux.  Sa  voix  est  douce  et  agréable.  Sa  figure 
est  plutôt  jolie  que  belle  et  s'éclaire  fréquemment  d'un 
sourire  aimable,  gai,  bienveillant.  Sa  politesse  me  don- 
nait une  idée  de  cette  politesse  de  cœur  dont  parle  La 
Bruyère. 

Ceci  me  rappelle  pourtant  une  petite  histoire  que  je 
tiens  d'une  de  nos  aimables  compatriotes,  qui  n'a  pas 
moins  d'originalité  d'esprit  que  de  caractère.  Passant 
alors  à  Paris,  elle  dînait  chez  un  de  ses  parents  avec 
M.  Alfred  de  Vigny.  Au  moment  de  partir,  celui-ci  offrit 
au  maître  de  la  maison  de  ramener  cette  dame  chez  elle 
dans  sa  propre  voiture,  cju'il  avait  gardée.  Arrivés  sur  les 
boulevards,  M.  de  Vigny  demande  à  sa  compagne:  — 
«  Prendriez-vous  mauvaise  opinion  de  la  i)olitesse  fran- 
çaise si  je  vous  demandais  la  permission  de  descendre? 
On  joue  une  pièce  de  moi  ici  près,  et  je  voudrais  bien...  » 
—  «  Pas  de  la  politesse  française,  répartit  la  dame  habi- 
tuée à  penser  tout  haut,  seulement  de  la  vôtre...  »  M.  de 
Vigny  resta,  mais  renfrogné  et  se  tenant  dans  son  coin 
de  la  voiture. 

Comme  poète,  le  plus  grand  succès  d'Alfred  de  Vigny 
est  la  création  cVE/oa,  ange-femme  (quoique  les  anges 
ne  soient  ni  hommes  ni  femmes),  attirée  et  séduite  par  le 
Tentateur  universel. 

Comme  romancier,  il  a  son  livre  de  Cinq-Mars,  dont 
un  étranger  qui  se  trouvait  là  s'est  mis  à  improviser  lon- 
guement l'éloge,  ajoutant  cjuel  ])laisir  il  avait  eu  à  lire 
cet  ouvrage  en  Suisse,  à  Lausanne,  où  il  l'avait  trouvé 
dans  un  petit  magasin  de  librairie.  —  «  Oui,  on  dit  que 


SOUVENIRS  13 

cet  ouvrage  est  connu  en  Suisse,  »  a  interjeté  M.  de 
Vigny;  mais  le  loquace  étranger  ne  lui  a  pas  laissé  le 
temps  d'en  dire  davantage,  ni  encore  moins  à  moi  celui 
de  confirmer  le  fait.  Un  beau  portrait  de  Cinq-Mars 
décorait  à  lui  seul  un  panneau  du  salon  de  réception. 

Dans  la  préface  de  la  traduction  du  More  de  Venise^ 
par  M.  de  Vigny,  il  y  a  quelques  idées  ingénieuses  sur  le 
progrès.  «  Voyez,  dit-il,  les  aiguilles  d'une  pendule:  la 
première  (celle  des  heures),  au  mouvement  inaperçu, 
représente  la  marche  des  peuples,  de  la  masse  de  la 
société;  la  deuxième  (celle  des  minutes),  c'est  le  mou- 
vement des  gens  éclairés;  la  troisième  (celle  des  secon- 
des), représente  l'homme  de  génie,  qui  doit  tout  embras- 
ser, tout  prévoir  longtemps  d'avance.  » 

Emile  Deschamps,  qui  vivait  encore  il  y  a  quelques 
années,  gai  et  goutteux,  était  alors  très  élégant.  Redin- 
gote bleu  clair,  ruban  rouge  à  la  boutonnière,  cheveux 
noirs,  barbe  noire,  et  encore  plus  classique  que  celle  de 
M.  de  Vigny.  Il  le  nommait  souvent  «  mon  ami  »  tout 
simplement  et  sans  y  mettre  d'affectation.  D'intimes 
qu'ils  étaient  alors,  ils  se  sont  fort  brouillés  par  la  suite. 
Emile  Deschamps  est  un  causeur  très  aimable,  spirituel, 
malicieux,  mais  dont  les  œuvres  écrites  n'ont  pas  fait 
grande  trace,  quoiqu'elles  aient  aussi  marqué  et  aidé  dans 
le  mouvement  romantique. 

Son  frère  Antony  a  publié  peu  de  chose,  mais  n'ou- 
blions pas,  entre  autres,  ce  vers  de  lui  sur  notre  temps, 
qui  fait  ceci,  cela: 

«  Et  des  chemins  de  fer  pour  des  passants  d'argile.  » 

A  l'un  de  ces  mercredis  de  M.  de  Vigny,  où  j'allais 


14  SAINTE-BEUVE 

assez  régulièrement,  je  remarquai  beaucoup  un  très  jeune 
homme  aux  cheveux  blonds,  à  la  mise  très  élégante  et 
peut-être  un  peu  outrée:  redingote  col  velours  jusqu'à  la 
ceinture,  pantalon  bleu  de  ciel  et  collant.  C'était  Alfred 
de  Musset.  Sa  figure  est  belle;  les  traits  réguliers  et  les 
yeux  bleus,  la  barbe  blonde,  de  belles  dents,  le  nez  bien 
fait;  mais  tout  cet  ensemble,  sans  manquer  d'expression, 
aurait  pu  en  avoir  davantage,  a  quelque  chose  d'un  peu 
matériel ,  et  me  laisse  l'impression  d'une  belle  fleur 
cueillie  et  fanée  avant  le  soir. 

Alfred  de  Musset  parlait  beaucoup,  et  de  plusieurs 
sujets,  et  avec  esprit.  C'est  un  jeune  homme  à  la  mode, 
qui  était  au  bal  du  duc  d'Orléans,  et  à  qui  le  duc  de 
Chartres  montre  ses  caricatures.  Il  a  aussi  dit  gaiement 
et  sans  façon  quelques  mots  de  celles  qu'un  de  ses  amis 
a  faites  sur  lui  et  sur  son  «  point  sur  un  /.  »  Après  avoir 
parlé  théâtre,  tableaux,  statues,  il  est  arrivé  aux  boissons 
inspiratrices.  Il  est  de  l'avis  de  Hoffmann:  du  vin  de 
Champagne  pour  un  opéra  buffa;  du  vin  du  Rhin  pour 
un  opéra  sacré;  du  vin  de  France  pour  un  opéra  séria; 
pour  un  opéra  comme  Don  Juan,  où  le  comique  et  le 
tragique  sont  mêlés,  du  punch. 

En  général,  la  conversation  avait  un  tour  frivole.  Ces 
messieurs  n'ont  aucune  croyance;  du  moins  ils  semblent 
le  laisser  voir  et  le  dire  assez  ouvertement.  On  jjarlait  de 
la  statuaire.  «  Que  faire?  disait-on:  les  dieux  anciens':'  à 
l'adoration  de  qui  les  offrir?  des  saintes  Vierges?  per- 
sonne n'y  croit  plus.  Il  n'y  a  plus  de  foi.  »  Et  bien  d'au- 
tres choses  de  ce  genre,  et  plus  fortes,  à  propos  de  tous 
les  sujets.  Et  des  anedoctes  politiques  et  littéraires  sur 


SOUVENIRS  1 5 

les  hommes  du  moment,  sur  et  même  contre  leurs  pro- 
pres amis.  Vous  pouvez  vous  figurer  l'effet  que  me 
causaient  ces  découvertes  sur  eux-mêmes  et  sur  ceux 
dont  ils  parlaient  si  librement,  à  moi  qui  n'avais  guère 
jusque-là  que  rêvé  la  vie  au  lieu  de  l'avoir  vue, 
comme  ils  la  voyaient  du  moins,  sinon  comme  il  faut 
la  voir. 

En  leur  qualité  d'artistes,  de  sceptiques  et  de  joyeux 
compagnons,  même  trop  joyeux  parfois,  me  semblait-il, 
il  va  sans  dire  que  les  Etats-Unis,  alors  dans  tout  leur 
prestige,  bien  diminué  depuis,  n'étaient  aucunement  leur 
pays  de  prédilection.  M.  de  Musset  racontait  que  son 
ami,  M.  Henri  Ternaux,  parti  pour  les  Etats-Unis  avec 
les  idées  les  plus  libérales,  venait  d'en  arriver  tout  désen- 
chanté, accoutumé  à  regarder  les  noirs  comme  une  race 
inférieure,  déclarant  l'Amérique  le  pays  le  moins  libre  de 
la  terre  parce  que,  dès  qu'on  veut  y  vivre  à  sa  guise,  on 
est  remarqué  ou  en  dehors  de  l'ordre,  dans  lequel  on 
vous  fait  bien  vite  rentrer.  M.  de  Musset  était  aussi  fort 
choqué  de  ce  que  M.  Ternaux,  allant  faire  une  visite  au 
président  des  Etats-Unis,  fut  suivi  jusque  dans  le  salon 
par  le  cocher  du  fiacre  qui  l'avait  amené. 

Ces  conversations  chez  M.  de  Vigny  tiennent  beau- 
coup de  place  et  reviennent  souvent  dans  mon  journal. 
Pour  abréger,  j'en  réunis  ici  quelques  traits  épars,  qui 
peuvent  servir  à  montrer  encore  un  peu  le  moment  litté- 
raire et  les  hommes  à  ce  moment. 

Le  duc  de  Chartres  (le  fils  aîné  de  Louis-Philippe, 
alors  duc  d'Orléans)  est  romantique.  Il  a  défendu  Her- 
nani  contre  toute  la  famille.  Il  a  vanté  à  une  dame  la 


l6  SAINTE-BEUVE 

préface  ^Othello.  «  Ah!  le  bon  prince!  l'excellent 
prince!  »  s'est  écrié  comiquement  M.  de  Vigny. 

On  a  parlé  de  M.  de  Lamartine  (en  ce  moment  à  Mâcon, 
en  sorte  que  je  ne  l'ai  point  vu).  M.  de  Vigny  en  a 
vanté  encore  les  derniers  vers  (les  Harmonies).  «  C'e^  si 
beau!  c'est  si  large!...  peut-être  trop,  »  a-t-il  ajouté  en 
riant,  et  la  petite  critique  est  venue.  J'avoue  qu'elle  ne 
m'a  pas  fait  plaisir:  elle  sentait  un  peu  le  confrère.  Ces 
messieurs  trouvaient /a/  le  Premier  regret,  surtout  l'en- 
droit :  Ainsi  quand  je  partis,  etc.  M.  de  Vigny  a  cité  ce 
vers  :  Dans  sa  première  larme  elle  noya  son  cœur.  «  C'est 
joli,  c'est  gracieux,  »  disait-il.  Tous  criticpiaient  Xù.  première 
étoile  dans  mon  ciel.  «  Il  y  a  quekjues  vers  enjambés  dans 
ses  Harmonies,  ajoutait  M.  de  Vigny,  mais  peu.  Il  n'ose 
pas  encore.  Il  n"ose  pas  toujours  dire  les  choses  ])ar  leur 
nom:  Tcau  (pii  sort  d"une  urne  ccumeusc.  au  lieu  d'une 
bouillotte.  » 

A  les  en  croire,  surtout  M.  Gustave  Planche.  Lamar- 
tine, ni  même  Hugo,  n'étudient  pas.  «  Celui-ci,  disait 
M.  Planche,  croit  tout  savoir  par  intuition.  Je  le  trou- 
vai un  jour,  lui  et  ses  amis  qui  lui  lisent  des  vers,  bâtis- 
sant des  théories  sur  les  fossiles.  »  —  «  Il  ne  peut  pas  y 
avoir  d'hommes  fossiles,  parce  (juc,  disent-ils,  il  ne  se  peut 
pas  qu'un  corps  qu'une  âme  a  habité  se  pétrifie.  »  — 
«  Lamartine  me  dit,  il  y  a  quelque  temps,  raconta  M.  de 
Vigny,  qu'il  avait  acheté  les  tableaux  de  Martyns.  le 
Festin  de  Balthazar.  etc.  —  Quelles  gravures':?  deman- 
dai-je:  les  gravures  anglaises,  j'espère.  —  Non.  —  Oh! 
bien,  mon  ami,  on  vous  a  volé;  les  autres  ne  valent  rien. 
—  Qu'est-ce  (jne  cela  me  fait':*  ce  ne  sont  pas  les  détails 


SOUVENIRS  17 

que  je  veux,  c'est  l'idée.  »  Et  M.  Gustave  Planche  de 
laisser  échapper  une  exclamation  de  dédain. 

«  Sans  doute  ce  n'est  pas  amusant,  disait  M.  de  Vigny 
à  M.  de  Musset,  en  parlant  des  Harmonies  :  mais  tenez! 
la  Bible,  croyez-vous  que  ce  soit  amusant!  La  Bible  n'est 
point  amusante,  je  le  sais  bien,  moi!  —  Enfin,  je  ne  sais 
pas,  ces  Harmonies....  tout  cela  ne  vaut  pas  Faiiblas,  a 
dit  M.  de  Musset.  » 

Chez  M.  de  Vigny,  je  retrouvai  aussi  M.  Sainte-Beuve. 
On  a  parlé  du  théâtre,  entre  autres  de  Hernani  et  de  ce 
qu'en  devenaient  les  représentations,  passé  le  premier 
moment  d'orage  et  de  succès.  «  La  machine,  a  dit  quel- 
qu'un, ne  va  plus  avec  tous  ses  ressorts;  plusieurs  roues 
ont  été  brisées  ou  changées,  etc.  —  Oui,  a  fait  M.  de 
Vigny,  on  ne  reconnaît  plus  le  Herna?n  de  Victor.  La 
dernière  fois  que  j'y  suis  allé,  je  n'ai  pas  pu  rester.  Michelot 
(un  des  acteurs)  a  dit,  je  crois,  six  vers  à  rimes  féminines 
de  suite....  A  la  fin.  il  récitait  son  rôle  les  mains  dans  ses 
poches....  M"«=  Mars  a  de  la  finesse,  elle  exprime  admira- 
blement bien,  mais  elle  ne  sait  pas  juger  de  la  poésie.  Au 
lieu  dtface  elle  voulait  absolument  mettre  visage.  «  Face  ! 
jamais  je  ne  dirai  cela!  s'écria-t-elle.  »  Des  hommes  de 
lettres  (classiques)  à  qui  elle  donnait  à  dîner  et  qui  ve- 
naient de  boire  son  vin  de  Champagne,  étaient  naturelle- 
ment de  son  avis.  «  Face!  mauvais,  détestable!  »  lui 
répondaient-ils  en  chœur.  —  «  Eh  bien,  c'est  ce  que  je 
dis.  reprenait  ^NI"*^  Mars;  mais  ces  auteurs  ne  veulent  ja- 
mais écouter  les  acteurs.  »  Après  chaque  représentation, 
Victbr  Hugo  allait  faire  mille  compliments  à  M"«  Mars. 
—  «  Cela  devait-il  l'ennuyer!  »  s'est  écrié  M.  de  Vigny. 

J.    OLIMER,  I.  2 


l8  SAINTE-BEUVE 

—  «  Pendant  une  heure  environ  que  M"e  Mars  était  à  se 
décrasser,  ajouta  M.  Sainte-Beuve,  elle  n'avait  pas  l'air 
d'écouter  les  «  Vous  êtes  toujours  plus  admirable,  le  pu- 
blic est  enthousiasmé,  »  etc.,  etc.  De  temps  en  temps, 
elle  se  retournait  cependant,  et  disait  d'un  air  fat:  Par- 
don! (Sans  doute  de  se  décrasser  ainsi  devant  lui.)  » 

M.  Sainte-Beuve  nous  a  aussi  raconté  comment  Firmin 
esquive  le  :  De  ta  suite  f  en  suis/ Il  prononce  de  ta  suite, 
puis  il  trépigne,  il  se  démène,  il  court  sur  le  théâtre,  à 
droite,  à  gauche,  revient,  et  saisit  dans  tout  cela  un  mo- 
ment pour  prononcer  clandestinement  le  fcn  suis,  et  lève 
avec  fierté  la  tête  en  s'applaudissant  de  son  heureux 
stratagème.  M.  Sainte-Beuve  nous  a  fait  en  quekjue  sorte 
la  pantomime  du  procédé  de  Firmin,  en  décrivant  en 
l'air,  avec  le  doigt,  une  ligne  longuement  brisée  en  tout 
sens,  partant  d'un  premier  trait,  de  ta  suite,  pour  aboutir 
à  un  dernier,  fcn  suis. 

Voici  encore  une  anecdote  qui  peut  donner  une  idée 
de  M.  de  Musset,  à  cette  époque  où,  déjà  célèbre,  il  y  avait 
encore  en  lui  de  l'enfant,  du  gamin,  tranchons  le  mot.  Je 
continue  à  copier  mon  journal.  Ils  ont  passé  la  jour- 
née de  dimanche,  lui  et  un  de  ses  amis,  à  ce  que  je  vais 
dire.  Alfred  de  Musset  a  mis  sur  sa  tête  une  tête  de  mort. 
Au  moyen  d'une  cravate  noire  et  d'une  grande  redin- 
gote, il  a  caché  sa  propre  figure.  Sur  la  tête  de  mort  il  a 
fiché  un  claque,  et  la  tête  et  le  claque  se  balançaient 
avec  un  petit  air  coquet.  Dans  cet  équipage,  il  s'est  pro- 
mené devant  sa  fenêtre.  Tous  les  gamins  du  voisinage  se 
sont  rassemblés  dans  la  cour  de  l'hôtel;  l'ami  leur  a  jeté 
de  mauvaises  estampes,  et  pendant  (jue  les  gamins  se  les 


SOUVENIRS  19 

disputaient,  lui  et  Alfred  de  Musset,  avec  une  énorme 
seringue,  les  ont  aspergés  tellement  que  plusieurs  sem- 
blaient sortir  d'un  bain.  Puis,  pour  finir  la  comédie,  Tami 
a  lancé  une  seringade  dans  la  figure  d'Alfred  de  Musset, 
qui,  pour  se  venger,  a  versé  un  verre  d'eau  dans  le  cha- 
peau de  l'ami.  On  a  causé  longtemps  encore;  Tami  a 
oublié  l'eau,  et  en  partant  il  s'est  bravement  mis  sur  la 
tête  le  dit  chapeau  et  son  contenu.  —  «  Ah  !  que  vous 
êtes  bête!  voilà  un  chapeau  perdu!  »  Et  M.  de  Musset  de 
rire  en  racontant  cela;  et  Alfred  de  Vigny  de  rire  aussi 
en  disant:  «  Voilà  à  quoi  il  passe  sa  vie;  il  vaut  bien  la 
peine  d'être  grand  poète.  » 

Tel  était  Alfred  de  Musset  dans  cette  première  fleur  de 
jeunesse  et  de  gloire,  qui  toutes  deux  passent  si  vite,  et 
dont  la  première,  ne  lui  laissant  que  la  beauté,  n'avait 
déjà  plus  chez  lui  tout  son  duvet  de  pêche  et  son  coloris. 

Bien  différent  de  ce  qu'il  m'apparut.  vingt  ans  après, 
au  café  de  la  .Régence,  encore  beau,  mais  pâle,  hâve, 
silencieux  et  morose  devant  sa  chope  de  bière,  mélangée, 
dit-on,  de  liqueurs  fortes,  ou  faisant  avec  notre  compa- 
triote le  peintre  Gleyre  sa  partie  d'échecs. 

Jeune  alors,  Gustave  Planche  annonçait  déjà  ce  qu'il 
s'est  montré  plus  tard  comme  haut  critique  attitré  de  la 
Revue  des  deux  inondes:  plein  de  savoir  et  de  sens,  pos- 
sédant plusieurs  langues  et  gradué  dans  trois  facultés; 
mais  sévère,  tranchant,  incisif  et,  dans  la  conversation, 
même  cynique;  dégoûté  de  tout  quoique  parlant  de  tout 
avec  énergie  et  vivacité,  quelquefois  avec  une  sorte  de 
fureur.  C'était  un  grand  et  assez  beau  jeune  homme,  au 
front  proéminent,  aux    cheveux  châtain  clair  et   légère- 


20  SAINTE-BEUVE 

ment  bouclés,  aux  grands  yeux,  au  teint  à  la  fois  pâle  et 
un  peu  échauffé.  Bien  différent  aussi  de  ce  que  je  l'ai  vu 
souvent,  longtemps  après,  lorsque  pauvre,  ayant  dépensé 
le  capital  d'un  assez  joli  héritage,  il  vivait  maigrement  de 
sa  plume,  pourtant  très  célèbre,  et  venait  l'hiver,  en  plus 
que  mauvaise  redingote  et  en  pantalon  de  coutil,  se  ré- 
chauffer dans  l'atelier  de  Gleyre,  qu'il  avait  en  grande 
estime  et  amitié. 

M.  Sainte-Beuve  m'avait  aussi  encouragé  à  aller  voir 
Victor  Hugo. 

Avant  d'habiter  Place  Royale,  où  la  révolution  de  1848 
le  trouva  et  où  je  l'ai  entendu  haranguer  le  peuple  pour 
le  dissuader  de  vouloir  le  drapeau  rouge  qu'il  lui  prêcha 
depuis,  Victor  Hugo  avait  alors  son  appartement  rue 
Jean  Goujon,  près  des  Champs-Elysées.  Comme  il  se  lève 
très  tard,  à  midi  quelquefois,  je  dus  attendre  assez  long- 
temps dans  le  salon.  Je  me  permis  d'en  faire  un  peu  l'in- 
ventaire. L'ameublement  général  comme  partout;  mais 
avec  quelques  traits  qui  me  semblèrent  devoir  être  assez 
bien  dans  le  goût  et  le  caractère  du  maître.  Un  canapé 
garni  d'une  étoffe  rouge  et,  dans  le  cabinet  attenant,  des 
chaises  en  cuir  de  la  même  couleur.  Des  tables  couver- 
tes de  papiers,  de  livres  et  de  brochures  entassés  les  uns 
sur  les  autres,  mais  en  ordre.  Une  petite  étagère,  suspen- 
due par  des  cordons  et  où  se  trouvaient  quelques  livres 
avec  des  signets  de  morceaux  de  papier  blanc.  Aux  cro- 
chets (]ui  la  soutenaient,  deux  tire-bottes  et  pêle-mêle 
avec  eux.  un  i)oignard.  Parmi  les  tableaux,  esquisses, 
ébauches.  i)lusieurs  (de  Boulanger)  d'après  ses  ouvrages; 
plusieurs  ])ortraits  ou  scènes  d'enfants;  i)uis  aussi  des 


SOUVENIRS  21 

scènes  de  sang  et  de  mort,  la  Saint-Barthélémy,  par 
exemple,  ou  un  chevalier  qui  en  tue  un  autre  dans  un 
lieu  solitaire.  De  la  fenêtre  du  cabinet,  vue  sur  des  jar- 
dins, de  la  verdure,  des  arbres  d'un  feuillage  assez  épais 
pour  que  j'entendisse  «  bruire  leurs  dômes.  » 

Enfin,  M.  Hugo  arriva.  Il  avait  dû  savoir,  par  M.  Sainte- 
Beuve,  mon  désir  de  le  voir.  Il  fut  très  aimable  et  très 
naturel.  La  conversation  roula  en  partie  sur  la  Suisse, 
dont  la  nature  et  les  monuments  paraissaient  beaucoup 
l'intéresser.  Il  avait  déjà  vu  Lausanne  et  Genève.  «  Ce 
lac  était  si  beau,  me  dit-il;  il  est  vrai  que  la  journée  où 
je  l'ai  vu  était  magnifique.  Et  puis  vous  avez  à  Lausanne 
une  belle  cathédrale.  Je  regrette  beaucoup  de  n'avoir 
pu  aller  jusqu'à  Chillon.  »  J'osai  lui  faire  une  petite  cri- 
tique sur  son  Cro7mucll  où,  au  lieu  des  Vaudois  du  Pié- 
mont que  Milton  célèbre  dans  un  sonnet  et  que  Crom- 
well  protégea  contre  le  duc  de  Savoie,  Victor  Hugo  in- 
troduisait les  «  bourgeois  du  canton  de  Vaud,  »  dans  un 
temps  où  le  canton  de  Vaud  n'était  pas  né.  Il  ne  prit 
point  mal  la  chose,  insista  toutefois,  disant  qu'il  avait  lu 
ce  trait  dans  les  Mémoires  de  Ludlow,  mais  il  l'a  pour- 
tant corrigé  dans  les  éditions  subséquentes. 

Victor  Hugo  avait  alors  vingt-huit  ans,  l'air  jeune,  les 
cheveux  brun  foncé,  on  ne  peut  pas  dire  noirs,  les  yeux 
de  la  même  couleur,  vifs  plutôt  que  brillants  et  ardents  ; 
le  front  grand,  sans  cependant  être  «  immense.  >  blanc, 
pur  et  sans  rides.  Je  lui  trouvais  dans  le  teint  quelque 
chose  de  diaphane,  en  même  temps  que  la  peau  ne  m'a 
pas  semblé  très  mince  et  très  délicate.  M.  Sainte-Beuve 
y  voit,  lui,  entre  les  yeux  et  le  nez,  le  long  des  joues,  des 


2  2  SAINTE-BEUVE 

teintes  bleues  et  roses  qui  donnent  une  expression  parti- 
culière à  sa  physionomie.  Il  était  vêtu  simplement  : 
redingote  et  cravate  noires  ;  point  de  gilet  (on  était  au 
fort  de  l'été),  une  chemise  à  quatre  ou  cinq  boutons 
noirs.  Il  ne  portait  pas  de  barbe.  J'ai  vu  ses  enfants  et 
remarqué  surtout  une  charmante  petite  fille,  qui  a  de 
beaux  cheveux  noirs,  secs  et  bouclés,  une  figure  brûlée  et 
expressive.  —  Hélas!  est-ce  celle  qui,  jeune  mariée  et  se 
promenant  sur  la  Seine  en  bateau,  y  périt  avec  son  mari, 
celui-ci  n'ayant  pas  voulu  se  sauver  sans  elle?  En  termi- 
nant ce  croquis,  sans  doute  bien  extérieur,  du  Victor 
Hugo  d'alors  :  il  a  l'air  d'un  homme  heureux,  ajoutais-je. 
et  M.  Sainte-Beuve  dit  qu'il  l'est  effectivement. 

Après  cette  petite  excursion  dans  l'entourage  de 
M.  Sainte-Beuve,  sur  lequel  je  ne  laissais  pas  de  le  ques- 
tionner aussi,  revenons  à  lui  pour  finir. 


III 


En  relisant  à  Paris  son  second  recueil  de  vers,  les  Con- 
solations, j'avais  fait  ces  deux  ou  trois  remarques,  que  je 
tire  aussi  de  mon  journal. 

Dans  le  premier  recueil,  Vie,  Poésies  et  Pensées  de 
Joseph  Delonne,  le  ton  toujours  très  absolu,  et  pas  de  foi 
parce  qu'on  a  intérêt  à  ne  pas  croire.  Les  Consolations 
ont  beaucoup  perdu  de  ce  caractère;  elles  sont  toujours 
mélancoliques,  mais  elles  ne  sont  plus  aigres.  Il  y  a  de 
très  beaux  morceaux,  mais  toujours  manque  de  foi  réelle. 


SOUVENIRS  23 

Un  des  morceaux  les  plus  croyants  est  celui  où  l'auteur 
établit  une  sorte  de  vraie  route  à  suivre  entre  l'incrédu- 
lité et  le  mysticisme,  et  c'est  le  catholicisme  qui  lui  offre 
cet  abri  tutélaire.  Mais  on  y  sent  une  idée  matérielle  des 
choses  de  Dieu,  une  idée  poétique,  et  voilà  tout.  Ainsi 
il  se  représente  Alfred  de  Vigny  revêtu  de  la  lumière 
céleste,  l'un  des  archanges  en  quelque  sorte,  et  l'intro- 
duisant dans  le  ciel,  lui  pauvre  pèlerin.  Et  M.  de  Vigny 
qui  n'est  pas  croyant  !  Une  belle  idée,  opposée  d'ailleurs 
à  celle  que  je  croyais  être  plutôt  la  sienne  —  sur  le 
catholicisme  (et  on  verra  que  dans  un  certain  sens  elle 
l'était  en  effet),  —  est  celle  où  il  répond  à  cette  objection: 
Le  siècle  est  impie.  —  Non,  s'écrie-t-il,  il  n'est  pas 
impie  : 

....  Dès  qu'on  lui  montrera 
Un  temple  où  poser  l'arche,  une  enceinte  nouvelle, 
Tombant  la  face  en  terre,  il  se  prosternera  ! 

C'est  le  dernier  morceau  du  recueil.  Il  est  adressé  à  Mé- 
rimée. 

Voilà  Vaiiteur  sur  ce  grave  sujet.  Voici  maintenant 
Vhomme,  plus  explicite,  le  même  au  fond  :  c'est-à-dire 
sceptique,  mais  n'acceptant  pas  froidement  le  doute,  se 
débattant  encore  contre  lui,  et  ayant  au  moins  la  curio- 
sité de  la  foi  ;  de  plus,  l'homme  qui,  dans  les  choses  reli- 
gieuses, ne  comprend  bien  et  n'accepterait  que  le  catho- 
licisme, comme  c'est  le  cas  de  la  plupart  des  Français 
qui,  ayant  cessé  de  croire,  n'en  sont  pas  moins  restés 
catholiques  d'esprit  sans  le  savoir. 

Pour  montrer  qu'à  cette  époque  M.  Sainte-Beuve  était 


24  SAINTE-BEUVE 

bien  tel  que  je  viens  de  le  dire,  ni  moins  ni  plus,  je  vais 
résumer  et  rapprocher  ce  qui  se  rapporte  à  ces  questions 
dans  nos  derniers  entretiens,  avant  mon  départ  de  Paris. 
On  l'y  verra,  l'esprit,  sinon  bien  le  Qoeur,  préoccupé  de 
ce  monde  étrange  de  la  foi,  lisant  sainte  Thérèse,  et  pro- 
bablement songeant  déjà  à  Port-Royal. 

Nous  revenions  ensemble  de  chez  M.  de  Vigny.  Nous 
tournions  alors  par  le  Pont-Royal,  et  dès  ce  moment  la 
conversation  passa  de  la  littérature  à  la  religion. 

«  —  En  quel  état  sont  les  croyances  religieuses  à  Paris? 
lui  demandai-je.  Il  n'y  a  pas  de  foi  V  —  Aucune,  me  ré- 
pondit-il. Voyez!  il  y  a  tant  d'idées!  Et  quand  on  a  inter- 
rogé un  homme  sur  ce  qu'il  pense,  ou  qu'on  répond  à 
une  demande  pareille,  on  sent  toujours  que  la  réponse,  ' 
dans  les  deux  cas,  n'est  pas  faite  avec  le  désir  que  votre 
opinion  soit  partagée.  On  n'y  tient  pas  assez  pour  cela... 
Lamartine  lui-même  en  convient  :  «  Nous  n'avons  qu'une 
»  lueur,  dit-il,  mais  c'est  encore  le  plus  sûr.  »  Lui,  il  s'est 
assis.  Eh  bien  oui,  je  le  comprends.  Mais  il  faut  pour  cela 
vivre  dans  la  retraite,  choisir  en  queUjue  sorte  les  idées 
qui  nous  viennent  du  dehors,  lire  de  bons  livres  qui  soient 
une  saine  nourriture  à  l'esprit  et  au  cœur,  et  arriver  ainsi, 
en  se  donnant  le  change  à  soi-même,  jusqu'à  l'âge  où  l'on 
se  fixe,  où  les  idées  ne  varient  plus.  Il  faut,  me  disait-il 
encore  en  variant  seulement  l'expression  de  la  même  idée, 
il  faut  tâcher  d'arriver  peu  à  peu  et  en  se  donnant  des 
distractions  à  un  âge  où,  se  trouvant  content  de  ce  que 
l'on  a,  de  ce  que  l'on  croit,  on  se  cristallise,  pour  ainsi 
dire,  dans  cet  état.  Voyez-vous,  continua-t-il.  nous  autres, 
notre  foi   est  toute  dans  nos  vers,   en  sorte  que  (juand 


SOUVENIRS  25 

nous  avons  fait  un  volume  de  vers  toute  notre  foi  s"y 
trouve,  et  nous  n'en  avons  plus  pour  dix  ans.  Chateau- 
briand n'est  pas  chrétien.  Il  n"a  qu'une  religion  d'imagi- 
nation. Il  en  est  toujours  à  René Il  y  a  des  personnes 

ici  qui  ont,  dit-on,  de  la  foi,  M™^  de  Broglie  qt  sa  société, 
mais  il  faudrait  voir  de  près  ;  M.  Lamennais,  l'jabbé  Gerbet 
qui  vient  de  faire  un  très  beau  livre  sur  le  catholicisme  ; 
mais  ils  ont  trouvé  moyen  de  vivre  dans  la  retraite  en 
Bretagne.  Nous  sommes  dans  une  époque  mortelle  à  l'ori- 
ginalité dans  les  arts  et  à  la  foi.  Dans  un  salon  se  trouvent 
réunies  quar'ante  célébrités  qui  ont  toutes  leur  originalité 
propre.  Comment  voulez-vous  que  votre  quarantième 
d'originalité  ne  se  dissolve  pas  dans  la  masse  des  trente- 
neuf  autres?  Et  puis,  attache-t-on  du  prix  aux  croyances? 
Non.  Au  XVII'^  siècle,  on  se  disputait  sur  la  grâce,  les 
jansénistes,  les  jésuites,  etc.  Au  XYIII^,  dans  un  salon  se 
trouvaient  Diderot,  Grimm  et  d'autres  ;  ils  dissertaient, 
ils  discutaient,  ils  riaient,  ils  étaient  heureux  et  contents 
dans  ce  moment-là.  Eh  bien,  aujourd'hui,  tenez,  c'est 
Mérimée  qui  me  faisait  cette  observation.  Nous  dînâmes 
un  jour  chez  M.  Duvergier  de  Hauranne.  II  avait  invité 
Béranger,  Hugo,  Chateaubriand,  Mérimée,  Charles  Ma- 
gnin,  Dubois  (du  Globe),  enfin  des  hommes  qui  ont  tous 
une  réputation.  Croyez-vous  que  le  dîner  fut  animé  ?  on 
ne  disait  rien.  On  causait  à  peine  avec  son  voisin.  Le 
soir,  Mérimée  alla  chez  un  de  ses  amis,  un  Italien,  qui 

vit  ici  dans  le  plaisir Il  le  trouva  triste  aussi.  D'où  il 

concluait  que  c'était  pour  tout  le  monde  la  même  chose. 

»  Non,  poursuivit  M.  Sainte-Beuve  (je  ne  fais  toujours 

que  vous  donner  des  fragments  textuels  de  mon  journal, 


26  SAINTE-BEUVE 

sans  m'arrêter  aux  réflexions,  aux  contrastes  qui  se  pré- 
sentent sans  doute  aussi  à  votre  esprit),  non!  il  faudrait 
la  retraite  ;  ou  bien  avoir  de  l'argent,  de  la  fortune,  avec 
laquelle  on  pût  se  procurer  des  distractions  honnêtes, 
oublier  ainsi  que  l'ctti  vit,  et  aller  en  avant.  —  Avec  cette 
manière  de  voir,  remarquai-je,  c'est  donc  une  bien  triste 
chose  que  la  vie?  —  Ah!  je  vous  en  réponds!  s'écria-t-il  : 
on  ne  se  tue  pas,  parce  que  c'est  une  absurdité  de  se 
tuer  ;  on  ne  se  tue  pas,  par  charité  pour  les  autres.  Mais 
la  vie!....  » 

Quand  il  en  parlait  ainsi,  il  ne  faut  pas  oublier  que 
Sainte-Beuve  avait  alors  vingt-cinq  ans,  et  moi  vingt-trois. 
C'est,  comme  vous  le  savez,  le  grand  âge  mélancolique, 
celui  où  l'on  se  dit  vieux,  mais  vieux  !  à  croire  qu'on  ne 
saurait  davantage  vieillir,  et  où  l'on  fait  d'autant  plus 
aisément  fi  de  la  vie  qu'on  est  encore  assez  sûr  de  l'avoir 
longtemps  à  sa  disposition.  Il  est  tout  naturel  que  ce  soit 
plutôt  le  contraire  chez  ceux  qui,  avec  l'âge,  la  sentent 
s'échapper,  qu'ils  le  veuillent  ou  non. 

—  «  Je  crois,  repris-je,  que  le  catholicisme  a  fait  du 
mal,  parce  qu'on  ne  voit  parmi  vous  le  christianisme  que 
d'après  lui.  »  Il  m'interrompit  brusquement.  —  «  Non; 
j'aime  le  catholicisme;  tenez!  je  l'aime.  Il  a  quelque  chose 
de  plus  lumineux  que  le  protestantisme,  qui  ou  bien  est 
sec,  rigide,  ou  bien  est  mystique.  Il  y  a,  en  effet,  un  mou- 
vement singulier  dans  le  protestantisme  aujourd'hui.  Il 
n'est  jikis  si  sec  ;  il  a  une  tendance  d'amour  ;  il  se  rap- 
proche du  catholicisme.  Je  pense  toujours  que  le  mieux 
serait  de  se  retirer  à  la  campagne,  d'aller  à  la  messe,  de 
faire  tranquillement  ses  pâques,  et  d'avoir  une  croyance 


SOUVENIRS  27 

aussi  bien  éloignée  du  gallicanisme  que  du  jésuitisme.  » 
Il  me  cita  l'exemple  de  Manzoni.  «  Eh  bien  oui,  il  faudrait 
vivre  comme  lui.  Il  ne  sort  pas  de  son  Italie.  C'est  un 
esprit  étroit,  mais  élevé.  Il  écrit  de  temps  en  temps  des 
lettres  à  ses  amis.  Ceux-ci,  en  lui  répondant,  ont  l'atten- 
tion de  ne  pas  heurter  sa  manière  de  voir  et  de  le  ménager. 
Mais  où  trouver  cela  ?  —  M.  Victor  Hugo,  lui  demandai-je 
est-il  convaincu?  —  Oh!  répondit-il,  Victor  Hugo  est  un 
homme  qui  n'est  pas  tourmenté  de  ces  choses-là.  Il  a  con- 
tinuellement de  si  grandes,  de  si  délicates  jouissances  que 
lui  procure  son  talent!  Ce  qu'il  fait  est  si  beau,  si  parfait  ! 
Il  est  si  abondant.  C'est  un  homme  heureux,  plein.  Il  vit 
content  dans  sa  famille.  Il  est  gai,  peut-être  trop  gai.  C'est 
un  homme  heureux.  —  M^^  de  Lamartine  est,  dit-on, 
une  Anglaise  qui  a  été  convertie  au  catholicisme?  —  Oui, 

mais,  fit-il.   ce  sont  de  ces  conversions  ! C'est  une 

femme  très  aimable,  très  instruite,  mais  une  femme  du 
monde.  » 

Il  me  parla  ainsi  très  longtemps.  Nous  approchions  de 
la  rue  où  il  demeure.  — ■  «  Vous  me  trouvez  horriblement 
sceptique,  me  dit-il.  —  Ah!  répondis-je,  oui,  ce  n'est 
pas  là  précisément  le  Sainte-Beuve  des  Consolations.  » 
Nous  riions  tous  les  deux,  lui  en  faisant  la  question,  moi 
en  y  répondant  ;  mais  ce  rire  ne  nous  plaisait,  je  crois 
bien,  ni  à  l'un  ni  à  l'autre.  Je  le  quittai,  en  me  promet- 
tant d'aller  le  revoir,  ce  que  je  fis  déjà  le  surlendemain 
(23  juillet)  pour  prendre  congé  de  lui,  car  il  devait  aller 
à  la  campagne  et  moi  repartir  prochainement  pour  la 
Suisse. 

Je  le  trouvai  qui  s'habillait.  Il  était  neuf  heures.  Nous 


2  8  SAINTE-BEUVE 

causâmes  littérature,  théâtre.  Puis,  à  travers  tout  cela  : 
—  «  Connaissez-vous  cet  ouvrage  '?  me  demanda-t-il,  en 
me  tendant  un  gros  volume  in-octavo  qu'il  était  en  train 
de  lire,  une  Vie  de  sainte  Thérèse.  C'est,  continua-t-il,  un 
ouvrage  intéressant  ;  mais  je  retrouve  dans  le  sentiment 
de  sainte  Thérèse  l'amour  humain.  Elle  croyait  voir  le 
Sauveur  en  personne  ;  ordinairement  elle  le  voyait  au 
jardin  des  Olives,  dans  sa  sueur,  et  elle  dit  qu'elle  avait 
le  désir  d'essuyer  cette  sueur.  »  A  propos  d'un  livre  alle- 
mand, récemment  publié,  sur  une  dame  qui  croyait,  être 
en  relation  avec  le  monde  invisible  :  —  «  Je  serais  assez 
porté  à  croire,  ajoutai-je,  qu'il  y  a  en  nous  un  autre  sens, 
lequel  est  endormi.  —  Oui,  fit-il,  et  qui  quelquefois  s'é- 
veille. Mais  chez  la  plupart  des  gens  il  dort  toujours.  Chez 
moi,  par  exemple,  il  ne  s'éveillera  jamais.  Je  ne  crois 
jamais  rien  voir  de  surnaturel.  Je  ne  sais  pas  si  cela  tient 
à  ce  que  j'ai  étudié  la  médecine  :  une  exécution,  la  dis- 
section d'un  cadavre  ne  me  font  rien.  Je  n'irai  pas  voir 
une  exécution,  parce  que  je  n'aime  pas  ce  spectacle,  mais 
il  ne  me  fait  pourtant  pas  peur.  La  nuit,  lorsque  j'enten- 
drais du  bruit,  eh  bien,  ma  première  pensée  serait  :  on 
frappe,  voyons,  il  y  a  quelqu'un.  Je  me  lèverais,  je 
prendrais  un  couteau,  et  j'irais  voir.  —  Et  M.  Victor 
Hugo  ne  croit-il  jamais  avoir  d'apparition  "r*  —  Oh!  oui, 
lui...  oui.  »  Je  mets  ainsi  ces  deux  oui  ])arce  (pie  M. 
Sainte- Keuve  ne  fit  qu'affirmer  sans  donner  d'exemple, 
et  (ju'il  réjiéta  ces  mots  comme  cela  lui  arrive  ordinaire- 
ment. 

Pour  être  naïve,  ma  cpiestion  sur  Victor  Hugo  n'était 
l)as  absolument  insolite,  comme  on  a  pu  le  voir  beaucoup 


SOUVENIRS  29 

plus  tard,  à  Tépoque  des  tables  tournantes  et  par  le  vo- 
lume des  Contemplations. 

—  «  Vous  avez  étudié  la  médecine,  repris-je  après 
d'autres  sujets  de  nouveau  littéraires,  qu'est-ce  qui  vous 
Ta  fait  quitter  ?  —  Oh  !  je  voulais  voir,  et  quand  j'ai  eu 
vu  ce  que  je  désirais,  je  ne  me  suis  pas  senti  le  courage 
d'exercer  ;  la  pratique  me  rebutait.  —  J'ai  aussi  renoncé, 
dis-je,  à  suivre  une  carrière  fort  honorable  dans  mon  pays, 
celle  du  ministère  ecclésiastique,  mais  pour  laquelle  je  ne 
me  sentais  pas  fait.  —  Les  pasteurs,  chez  vous,  sont 
cependant  libres  ;  ils  peuvent  se  marier.  —  Si  les  vôtres 
le  pouvaient,  est-ce  que  vous  vous  seriez  fait  prêtre  ?  — 
Oh  !  reprit-il,  c'est  que  je  crois  qu'un  prêtre  ne  doit  pas 
se  marier.  » 

Là-dessus,  nous  parlâmes  assez  longtemps  du  célibat 
ecclésiastique,  sur  lequel  M.  Sainte-Beuve  insistait,  dans 
le  sentiment  et  avec  les  idées  catholiques  à  ce  sujet,  moi 
lui  opposant  nos  missionnaires  qui,  avec  femme  et  enfants, 
n'en  dévouaient  et  n'en  exposaient  pas  moins  leur  vie. 

—  «  Je  connais  dans  mon  pays,  ajoutai-je,  des  pasteurs 
qui  ne  se  sont  pas  mariés,  n'ayant  pu  en  quelque  sorte  y 
penser,  tant  ils  avaient  toujours  été  absorbés  par  les  soins 
de  leur  ministère.  —  Ah!  bien  oui;  mais  le  beau  est  d'y 
penser,  d'en  avoir  envie  et  de  ne  pas  se  marier.  —  Oui, 
répondis-je  à  mon  tour,  je  crois  bien  que  tout  cela  est 
très  beau,  mais  je  ne  suis  pas  d'avis  qu'il  faille  en  faire 
une  règle.  —  Ahl  d'accord. 

—  Vous  avez  plusieurs  chaires  de  littérature  en 
Suisse,  me  dit-il  encore  dans  le  cours  de  la  conversation. 

—  Oh!  pas  beaucoup.  Il  n'y  en  a  que  trois  dans  la  Suisse 


30  SAINTE-BEUVE 

française.  Et  puis,  il  y  en  a  une,  française  aussi,  à  Bâle  ; 
elle  est  occupée  par  M.  Vinet.  —  Oui,  l'auteur  d'un  ou- 
vrage sur  la  liberté  des  cultes.  Il  y  a  de  belles  choses  dans 
son  livre.  » 

Sans  aucune  intention  de  prêcher  d'idée  ni  encore 
moins  d'exemple  (et  cela  était  assez  évident  pour  qu'il  le 
reconnût  et  se  sentît  à  l'aise,  comme,  au  reste,  tout  ce 
qui  précède  le  montre),  je  m'étais  moi-même  senti  assez 
à  l'aise  pour  lui  dire  encore  :  —  «  Mon  père  n'est  qu'un 
simple  campagnard,  mais  un  esprit  juste  et  droit.  Il  croit, 
et  je  crois  comme  lui,  à  une  providence  même  spéciale 
pour  tous  les  moments  et  toutes  les  crises  individuelles. 
—  Oui,  me  répondit-il  (je  continue  à  copier  textuelle- 
ment), je  crois  aussi  à  l'efficacité  de  la  prière  ;  je  crois 
qu'au  moyen  de  causes  secondes  que  nous  ne  connaissons 
pas,  la  prière,  en  passant  par  Dieu,  peut  modifier  les  évé- 
nements. » 

Après  quelques  mots  encore  de  ce  genre,  et  cet  entre- 
tien mêlé  de  choses  littéraires  (que  je  supprime  ou  que 
j'ai  réunies  à  d'autres  plus  haut) ,  et  de  choses,  comme 
vous  voyez,  assez  sérieuses,  dont  j'ai  cité  les  plus  sail- 
lantes, je  le  saluai,  nous  nous  touchâmes  la  main  ;  il  me 
réitéra  le  désir  qu'il  avait  de  voir  la  Suisse.  —  «  Ce  doit 
être  superbe,  fit-il.  —  Mais  venez,  lui  dis-je,  dans  la  belle 
saison.  —  En  hiver,  reprit-il,  on  ne^ourrait  pas  s'en 
tirer  ?  —  Pardonnez-moi ,  mais  vous  ne  pourriez  pas 
C]uitter  la  plaine.  —  Ce  doit  être  tout  blanc,  remarqua- 
t-il  encore,  mais  beau  cependant.  »  Il  me  promit  de  s'a- 
dresser à  moi.  Je  le  quittai. 

Que  ce  fussent  bien  là  les  idées  de  Sainte-Beuve  en  ma- 


SOUVENIRS  31 

tière  religieuse  à  cette  date  de  1830,  telles  qu'il  me  les 
exprimait  de  bouche  et  que  je  les  notais  scrupuleusement 
dans  mon  journal,  et  qu'il  y  fût  sincère,  on  en  a  la  contre- 
épreuve  écrite  dans  les  lettres  à  un  ami  d'enfance,  l'abbé 
Barbe,  publiées  depuis  sa  mort.  Ces  lettres,  au  nombre 
de  dix-huit,  furent  écrites  de  Paris,  et  vont  de  18 18  au 
23  mai  1865.  11  y  marcjue  de  distance  en  distance,  son 
état  d'àme,  pour  ainsi  dire.  Intéressantes  et  curieuses  à 
cet  égard,  elles  portent,  en  outre,  déjà  l'empreinte  de  son 
talent,  de  son  tour  de  style  et  d'esprit.  Je  n'en  citerai  que 
deux  ou  trois  passages,  mais  qui  suffiront  pour  la  com- 
paraison que  j'ai  en  vue,  celle  de  ces  lettres  et  celle  de 
nos  entretiens  sur  le  même  ordre  de  sujets. 

Le  26  juillet  1829,  ai)rès  avoir  publié  dans  l'hiver  Jo- 
seph Dclorme,  il  écrivait  à  son  ami  :  «  ....S'il  s'est  opéré 
quelque  changement  qui  me  concerne,  c'est  plutôt  en 
moi  qu'en  dehors  de  moi  :  et,  je  ne  dois  pas  hésiter  à  te 
le  dire,  puisque  cela  te  fera  probablement  quelque  plai- 
sir ;  mes  idées  qui,  pendant  un  temps,  avaient  été  fort 
tournées  au  philosophisme,  et  surtout  à  un  certain  philo- 
sophisme, celui  du  XVIII<^  siècle,  se  sont  beaucouj)  mo- 
difiées, et  ont  pris  une  tournure  dont  je  crois  déjà  sentir 
les  bons  effets.  Sans  doute  nous  ne  serions  pas  encore, 
sur  beaucoup  de  points  et  surtout  en  orthodoxie,  du 
même  avis,  je  le  crains  ;  pourtant  nous  nous  entendrions 
mieux  cpie  jamais  sur  beaucoup  de  questions  qui  sont 
bien  les  plus  essentielles  dans  la  vie  humaine  ;  et,  là 
même  oh  nous  différerions,  ce  serait  de  ma  part  parce 
que  je  n'irais  pas  jusque-là,  plutôt  que  parce  que  j'irais 
ailleurs  et  d'un  autre  côté. 


32  SAINTE-BEUVE 

»  Au  r:este,  je  dois  t'avouer  que  si  je  suis  revenu  avec 
conviction  sincère  et  bonne  volonté  extrême  à  des  idées 
que  j'avais  dépouillées  avant  d'en  sentir  toute  la  portée 
et  k  sens,  c'a  été  bien  moins  par  une  marche  théologi- 
que ou  même  philosophique,  que  par  le  sentier  de  l'art 
et  de  la  poésie.  Mais  peu  importe  l'échelle,  pourvu  qu'on 
s'élève  et  qu'on  arrive. 

»  Je  dois  te  dire  encore  que  ma  vie  est  loin  d'être  con- 
forme à  ce  que  je  voudrais  et  ce  que  je  croirais  le  bien  ; 
mais  c'est  déjà  quelque  chose  que  je  le  sente  et  que  je 
tâche  d'être  plus  d'accord  avec  moi-même.  » 

C'est  surtout  le  passage  suivant  qui  est  curieux  à  com- 
parer avec  ce  qu'il  me  disait  dans  nos  conversations  (juin 
et  juillet),  peu  de  semaines  après  avoir  écrit  à  son  ami 

dans  une  lettre  du  30  mai  :  «  Après  bien  des  excès  de 

philosophie  et  des  doutes,  j'en  suis  arrivé,  j'espère,  à 
croire  qu'il  n'y  a  de  vrai  repos,  ici-bas,  qu'en  la  religion, 
en  la  religion  catholique,  orthodoxe,  pratiquée  avec  in- 
telligence et  soumission.  Mais,  hélas  !  ce  n'est  là  encore 
pour  moi  qu'un  simple  résultat  théorique  ou  d'espérance 
intérieure  ;  et  je  suis  loin  d'y  conformer  ma  vie  et  toutes 
mes  actions  comme  il  conviendrait.  L'instabilité  perpé- 
tuelle de  ma  condition,  mon  manque  de  fortune,  mes  né- 
cessités littéraires,  tout  cela  me  jette  dans  une  manière 
de  vivre  (jui  n'a  rien  de  réglé  ni  de  fixe  ;  et  après  quel- 
ques heures  de  bonnes  résolutions,  je  suis  bien  vite  re- 
tombé en  proie  aux  impressions  du  dehors,  ou,  ce  qu'il  y 
a  de  pis,  au  vague  des  passions  que  personne,  peut-être, 
n'a  ressenti  aussi  (-ruellement  que  moi.  C'est  ce  qu'en 
mes  moments  de  demi-loisir  j'ai  essayé  de  ])eindre  dans 


SOUVENIRS  33 

mes  poésies  (les  Consolations),  que  j"ai  toujours  eu  pu- 
deur de  te  faire  lire,  et  que  je  te  prie  de  ne  pas  connaître 
avant  que  moi-même  je  ne  t'aie  vu  et  expliqué  bien  des 
choses. 

»  Je  tiens  très  peu  aux  opinions  littéraires,  et  les  opi- 
nions littéraires  ont  très  peu  de  place  dans  ma  vie  et 
dans  mes  réflexions.  Ce  qui  m'occupe  sérieusement , 
c'est  la  vie  elle-même,  son  but,  le  mystère  de  notre  pro- 
pre cœur,  le  bonheur,  la  sainteté  ;  et  parfois,  quand  je 
me  sens  en  inspiration  sincère,  le  désir  d'exprimer  ces 
idées  et  ces  sentiments  selon  le  type  éloigné  de  l'éter- 
nelle beauté....  Par  malheur,  ne  tenant  plus  à  rien  du  de- 
hors, et  ne  me  rattachant  pas  assez  activement  à  l'échelle 
du  salut,  je  me  trouve  dans  les  régions  d'entre-deux  :  vé- 
ritable enfer  des  tièdes.  Espérons  que  cela  aura  une  fin.  » 

C'est  là  encore  plutôt  la  veine  de  la  foi  ;  mais  de  cette 
foi  que  l'on  met  dans  un  volume  de  vers,  comme  il  ve- 
nait de  le  faire  dans  les  Consolations  (publiées  au  mois 
de  mars),  et  dont  on  a  vu  qu'il  me  disait:  «  i\près,  on 
n'en  a  plus  pour  dix  ans.  » 

Cet  état  «  d'entre-deux,  »  comme  il  l'appelle,  de  foi 
désirée  plutôt  qu'obtenue,  de  doute  inquiet  plutôt  que 
tranquille,  se  prolongea  longtemps.  Le  i*''"  février  1835, 
il  écrit  :  «  Mes  sentiments,  mon  ami,  sur  les  points  qui 
nous  touchent  le  plus  et  que  nous  traitions  déjà,  il  y  a 
tant  d'années,  le  long  de  nos  grèves,  en  vue  de  la  mer 
(comme  saint  Augustin  ou  Minutius  Félix  à  Ostie),  mes 
sentiments  sont  toujours  avoisinant  le  rocher  de  la  foi. 
s'y  brisant  comme  des  vagues,  plutôt  qu'y  prenant  pied 
comme  un  naufragé  qui  aborde  enfin.  » 

J.   OLIVIER,   I.  3 


34  SAINTE-BEUVE 

Le  i^r  octobre  1836,  il  est  encore  plus  explicite  :  «  Re- 
ligieusement et  spirituellement,  dit-il,  je  souffre  aussi  de 
l'absence  de  foi,  de  règle  fixe  et  de  pôle  ;  j'ai  le  senti- 
ment de  ces  choses  ;  mais  je  n'ai  pas  ces  choses  mêmes, 
et  bien  des  raisons  s'y  opposent.  Je  m'explique  pourquoi 
je  ne  les  ai  pas,  j'analyse  tout  cela:  et,  l'analyse  faite,  je 
suis  loin  de  les  avoir.  C'est  là  une  souffrance,  et  qui  se 
redouble  de  la  précédente.  Une  foi  bien  fondée  serait 
une  guérison  à  tout.  Plus  j'y  pense,  plus  (à  moins  d'un 
changement  divin  et  d'un  rayon),  plus  donc  je  ne  me 
crois  capable  que  d'un  christianisme,  si  je  l'osais  dire, 
éclectique  ;  choisissant  dans  le  catholicisme,  le  piétisme, 
le  jansénisme,  le  martinisme.  Mais  que  faire  sous  ce  grand 
nuage  sans  limites  ;  et  comment  s'y  guider,  les  jours  où 
le  soleil  de  l'imagination  ne  l'éclairé  pas  et  où  tout  de- 
vient brouillard'?  Je  sais  tout  ce  qu'on  j^eut  m'opposer  ; 
mais  pourtant  je  ne  me  sens  pas  capable  jusqu'ici  d'aller 
sincèrement  au  delà.  » 

On  voit  par  ces  passages  (et  on  en  pourrait  citer  beau- 
coup d'autres)  à  quel  point  Sainte-Beuve  se  montra  le 
même  sur  ces  sujets,  dans  sa  conversation  avec  un  étran- 
ger, un  inconnu,  comme  je  l'étais  alors  pour  lui,  que 
dans  ses  lettres  intimes  à  un  ami  d'enfance.  C'est  le 
même  fonds  d'agitation  religieuse,  de  doute  et  de  foi 
plus  grave,  plus  revêtu  de  la  forme  catholique  dans  les 
lettres  où,  en  s'adressant  à  l'ami,  il  s'adressait  aussi  au 
prêtre,  plus  libre  et  plus  accentué  dans  la  causerie,  mais 
avec  les  mêmes  conclusions  et  le  même  point  précis  dans 
les  deux  versions. 

Parler  de  questions  religieuses,  s'entretenir  librement 


SOUVENIRS  35 

et  longuement  de  ces  sortes  de  sujets,  n'était  donc  pas 
alors  une  chose  insolite,  même  à  Paris,  comme  cela  le 
devint  depuis.  Le  grand  poète  polonais  Mickiewicz,  qui 
fit  aussi  un  cours  à  Lausanne  et  avec  lequel  j*ai  été  très 
lié,  me  disait  un  jour  (après  1850):  «  A  Paris,  dans  le 
monde,  entre  gens  non-seulement  bien  élevés,  mais  sé- 
rieux et  instruits,  on  n'ose  pas  même  prononcer  le  nom 
de  Dieu,  on  serait  étrange,  ridicule.  »  Plus  tard,  dans  un 
de  ces  dîners  littéraires,  présidés  par  Sainte-Beuve,  et 
qui  ont  fait  du  bruit,  la  conversation,  fort  libre  en  toutes 
matières,  n'abordait  guère  ce  côté,  mais  un  soir,  par  ha- 
sard, y  tourna  cependant.  On  poussa  même  la  chose, 
sans  y  mettre  d'ailleurs  d'importance,  jusqu'à  demander 
à  chacun  sa  manière  de  voir  en  sujets  de  ce  genre  ou 
sujets  avoisinants.  La  question  fit  ainsi  le  tour  de  la  table. 
La  réponse  de  M.  Ernest  Renan  fut  la  plus  sérieuse. 
Quand  ce  fut  mon  tour,  je  dis  que  j'allais  même  plus 
loin  que  M.  Renan,  et  j'ajoutai  pour  me  tirer  d'affaire  : 
«  Jadis,  à  Rome,  dans  les  canonisations  de  saints,  je 
crois,  il  y  avait  un  avocat  du  diable.  Aujourd'hui,  le 
diable  n'en  a  pas  besoin,  il  me  paraît  qu'il  faudrait  plu- 
tôt nommer  un  avocat  de  Dieu,  et  je  voudrais  l'être  si 
j'en  étais  capable.  »  Il  était  plus  facile  et  moins  rare,  on 
l'a  vu,  de  parler  de  Dieu  et  des  choses  de  Dieu  en  1830. 
Quoi  qu'il  en  soit  à  présent,  ce  que  j'ignore,  n'habitant 
plus  Paris,  tel  était  alors  Sainte-Beuve,  et  tel  nous  allons 
le  retrouver  à  Lausanne.  Ce  n'est  pas  l'époque  de  sa  vie 
la  moins  belle  ni  la  moins  intéressante. 


DEUXIEME   PARTIE 

COURS  DE  PORT-ROYAL.   —  SÉJOURS   A  LAUSANNE 
ET   DANS  LE   PAYS    DE  YAUD 


Après  les  journées  de  juillet  1830,  je  revins  au  pays, 
je  me  mariai,  et  restai  trois  ans  professeur  à  Neuchâtel  ; 
puis  je  fus  appelé  à  Lausanne  pour  y  donner  un  cours 
d'histoire  à  l'académie,  où  il  n'y  en  avait  pas  jusque 
alors. 

A  Paris,  mes  relations  avec  Sainte-Beuve  n'avaient 
guère  pu  être  qu'une  ébauche,  interrompue  par  tout  ce 
qui,  dans  cette  grande  ville  affairée  et  mobile,  vient  y  cou- 
per toute  chose  à  tout  instant;  je  les  avais  cependant  en- 
tretenues par  quelque  échange  de  lettres.  Un  jour,  en 
1837,  à  Aigle  dans  la  vallée  du  Rhône  où  nous  passions 
les  vacances,  je  reçus  de  lui  un  billet,  timbré  de  Lau- 
sanne. Il  venait  d'y  arriver,  m'y  avait  cherché  et,  ne  me 
trouvant  pas,  m'écrivait.  Je  l'engageai  aussitôt  à  venir 
nous  rejoindre.  Il  s'y  prêta  volontiers,  se  montra  aimable 


SOUVENIRS  37 

et  sans  prétention,  point  trop  parisien,  et  ne  parut  pas 
mécontent  de  la  manière  de  vivre  de  l'endroit,  de  sa  cor- 
diale, mais  à  demi  rustique  hospitalité.  La  seule  chose 
qui  Vy  contrariait  était  les  dimensions  énormes  des  gâ- 
teaux, —  c'en  était  la  saison,  —  énormes  en  effet  par 
comparaison  avec  celles,  si  exiguës,  des  gâteaux  pari- 
siens; mais  cela  n'empêchait  point  nos  ménagères  d'en 
glisser  vite  un  nouveau  bloc  sur  son  assiette,  dès  qu'il 
avait  le  dos  tourné. 

Tout  ne  se  bornait  cependant  pas  entre  nous  à  des  ré- 
gals plus  abondants  que  recherchés,  ou  à  des  promenades 
dans  ce  qu'on  appelle  les  Iles  du  Rhône,  alors  et  sans 
doute  encore  aujourd'hui  infestées  de  cousins,  dont  en  sa 
qualité  d'étranger  et  avec  sa  peau  remarquablement  fine 
il  fut  outrageusement  piqué.  Il  nous  lut  des  vers  destinés 
à  son  troisième  recueil  de  poésies,  les  Pensées  d'août.  Ce 
volume  parut  dès  son  retour  à  Paris  et  fut  assez  maltraité. 
Balzac  surtout  ne  s'y  épargna  pas  :  il  avait  pris  à  Sainte- 
Beuve  le  fond  du  roman  de  Volupté  pour  en  faire  le  su- 
jet de  son  Lis  dans  la  vallée  et,  comme  cela  se  voit 
souvent,  il  lui  en  voulait  de  ses  propres  torts  envers  lui. 
Le  critique  l'a  bien  rendu  à  Balzac  par  la  suite,  avec 
rigueur  peut-être,  mais  non  sans  perspicacité  toutefois 
sur  les  défauts  du  célèbre  romancier. 

De  notre  côté,  nous  fîmes  faire  à  notre  hôte  la  con- 
naissance de  quelques  ouvrages  de  nos  écrivains  de  la 
Suisse  française;  tout  d'abord,  de  ceux  de  M.  Vinet.  Il 
fut  particulièrement  frappé,  comme  critique  et  historien 
littéraire,  du  morceau  intitulé  «  Revue  des  prosateurs  et 
poètes  français,  »  qui  se  trouve  en  tête  du  troisième  vo- 


38  SAINTE-BEUVE 

lume  de  la  Chrcstomathie,  et  le  déclara,  comme  tous  les 
connaisseurs,  un  chef-d'œuvre.  Il  se  mit  aussitôt,  sur  cette 
impression  et  sur  quelques  notes  que  je  lui  fournis,  à 
écrire  son  article  de  M.  Vinet,  qui  figure  dans  sa  galerie 
de  Portraits  littéraires.  Il  l'envoya  d'Aigle  à  la  Revue 
des  deux  mondes.,  où  l'article  parut  déjà  cette  même  an- 
née. Sainte-Beuve  fit  ensuite  à  Lausanne  la  connaissance 
personnelle  de  M.  Vinet.  Ils  furent  très  charmés  lim  de 
l'autre.  Sainte-Beuve  n'admirait  pas  seulement  le  penseur 
et  l'écrivain.  «  Et  puis,  me  disait-il  encore,  M.  Vinet 
parle  si  bien  !  »  Malgré  ce  qui  les  séparait  en  fait  d'opi- 
nions et  les  aurait  séparés  toujours  plus,  Sainte-Beuve  ne 
cessa  jamais  de  professer  i)our  notre  compatriote,  pour 
l'auteur  et  pour  l'homme,  une  sympathie  réelle;  il  l'a  ex- 
primée plus  d'une  fois  dans  ses  écrits,  et  longtemps  après 
il  disait  à  un  de  nos  amis  communs  :  «  Il  y  a  beaucoup 
à  prendre  et  à  apprendre  chez  Vinet.  » 

J'avais  aussi  à  Aigle  un  exemplaire  manuscrit  du 
poëme  des  Alpes,  dont  le  jeune  auteur,  Frédéric  Monne- 
ron,  est  peut-être  la  nature  la  i)lus  ardemment  poétique 
que  nous  ayons  eue  dans  la  Suisse  française  :  une  nature 
et  une  tête  byroniennes,  moins  les  écarts  et  les  orages  de 
la  vie.  Frédéric  Monneron  m'avait  confié  cet  exemplaire 
pendant  un  séjour  en  Allemagne,  où  il  finit  brusquement, 
tristement,  et  trop  vite  pour  avoir  pu  donner  tout  ce  qui 
était  en  lui.  Je  parlai  de  mon  jeune  ami  absent  à  notre 
hôte  et  lui  fis  lire  quelques-uns  de  ses  vers.  Il  en  sentit 
aussitôt  le  souffle  poétique,  particulièrement  dans  le  dé- 
but du  poëme  : 


SOUVENIRS  39 

Où  va  le  soucieux  poète, 
Les  yeux  éteints,  le  front  pensif? 
D'un  pas  chancelant  et  tardif, 
Il  s'éloigne  en  baissant  la  tète. 

Puis,  par  degrés  se  ranimant, 
Il  vole,  et  monte  en  ce  moment 
Le  rude  sentier  qui  serpente 
Parmi  la  mousse  et  les  débris, 
Dans  les  prés  mouillés  et  fleuris 
du'ombragent  les  bois  sur  la  pente. 

Plus  haut  encore  il  disparaît 
Sous  les  voûtes  de  la  forêt. 
Et  ses  pieds,  plus  légers  encore, 
Parmi  les  rocs  qu'il  faut  gravir. 
Sous  leur  acier  font  rejaillir 
Le  feu  dans  cette  nuit  sonore. 

Toujours  plus  rapide  et  vaillant. 
Il  sort  des  bois  l'œil  pétillant 
Et,  plus  haut,  longe  sur  la  côte 
Le  torrent  des  monts  désolés. 
Qui  dans  les  pins  maigres,  pelés. 
Rebondit,  s'écrase  et  ressaute... 

Au  chêne  rampant  et  tordu 
Voyez  comme  il  s'est  suspendu. 
Et  voici  les  rochers  sublimes, 
Labyrinthes  où  par  degrés 
Les  sentiers  moussus,  colorés. 
Se  dévident  sur  les  abîmes. 


40  SAINTE-BEUVE 

11  voit  de  là  les  monts  neigeux 
Et  les  hauts  vallons  nuageux, 
Puis  il  entend  les  cornemuses 
Des  chevriers  libres  et  fiers, 
Perdus  dans  la  pâleur  des  airs 
Par-dessus  les  plaines  confuses. 

Tout  ce  passage,  cette  vue  à  vol  d"oiseau  des  divers 
degrés  d'ascension  de  la  montagne,  est  ainsi  d'une  grâce 
et  d'une  hardiesse  qui  semble  vous  y  enlever  d'im  coup 
d'aile.  Cela  ne  veut  pas  dire  que,  pour  un  autre,  il  eût 
été  aussi  facile  de  produire  cette  impression.  Je  pouvais 
le  savoir  mieux  que  personne,  car  j'avais  essayé  quelque 
chose  d'analogue,  pour  l'idée  et  le  rhythme,  dans  un 
petit  ouvrage,  V Evocation,  déjà  publié  alors  et  qui  pour 
moi-même  a  depuis  longtemps  disparu;  mais  je  me  rap- 
pelle distinctement  que  j'étais  loin  d'y  avoir  aussi  bien 
réussi.  J'aurais  pu  faire  comme  ce  saint  qui,  chargé  avec 
un  autre  de  composer  chacun  une  hymne  pour  l'église, 
quand  il  entendit  lire  celle  de  son  concurrent,  déchira 
silencieusement  la  sienne  sous  sa  robe  et  la  laissa  tom- 
ber à  terre  en  morceaux.  A  propos  des  étudiants  de 
Lausanne,  Sainte-Beuve  cita  ce  début  du  poëme  de  l'un 
d'eux  et  quelques  autres  fragments  du  même  poëte  dans 
son  article  sur  M.  Vinet.  Je  ne  suis  pas  certain  que  notre 
ami  ait  eu  le  temps  de  se  voir  ainsi  mentionné  avec 
éloge  dans  la  célèbre  Revue  et  par  un  tel  juge,  que  cet 
éclair  de  gloire  ait  lui  seulement  sur  sa  tombe  fermée  ou 
un  peu  avant  qu'elle  le  fût.  Le  Charivari  nota  d'un  ton 
moqueur  ces  révélations  d'écrivains  et  de  poètes  incon- 
nus, dans  lesquelles,  à  l'entendre,  se  complaisait  alors 


SOUVENIRS  41 

l'illustre  critique.  On  sentait  qu'il  lui  ferait,  de  Frédéric 
Monneron  en  particulier,  ce  qu'on  appelle  vulgairement 
une  scie.  J'écrivis  au  malin  petit  journal  que  ce  pauvre 
poëte.  auquel  il  en  voulait  tant  d'avoir  pu  être  signalé 
par  une  telle  plume,  venait  de  mourir.  Le  Charivari  eut 
au  moins  le  bon  goût  de  se  taire  et  de  laisser  le  tombeau 
tranquille.  Qu'on  veuille  bien  me  passer  ces  souvenirs 
d'une  vie  littéraire  à  l'écart,  à  laquelle  s'intéressait 
Sainte-Beuve  :  ils  peuvent  d'ailleurs  aider  à  la  peindre 
telle  qu'elle  était  quand  il  allait  y  apporter  son  enseigne- 
ment. 

Avant  de  nous  quitter,  il  nous  confia  son  projet  d'écrire 
une  histoire  de  Port-Royal.  Il  s'y  était  préparé  depuis 
longtemps,  avait  rassemblé  une  foule  de  livres,  de  docu- 
ments et  de  notes;  mais  pour  l'écrire  avec  suite,  il  avait 
besoin  de  s'y  sentir  poussé,  forcé  en  quelque  sorte.  Un 
cours  public,  par  exemple,  lui  rendrait  le  service  de 
l'obliger  à  ce  genre  de  travail.  Déjà  en  1830,  il  avait  été 
question  de  lui  à  propos  d'un  cours  à  Genève,  pour  le- 
quel le  ministre  français  de  l'instruction  publique  paraît 
avoir  plutôt  indiqué  M.  Fauriel.  De  causerie  en  causerie, 
nous  arrivâmes  à  penser  qu'un  tel  cours  et  sur  ce  sujet, 
malgré  sa  spécialité  peu  connue,  pourrait  bien  se  deman- 
der et  se  donner  à  Lausanne,  quoiqu'on  n'y  eût  guère 
alors  l'habitude  d'appeler  des  étrangers  pour  l'enseigne- 
ment. J'en  parlai  à  quelques-uns  de  nos  hommes  politi- 
ques, à  mon  beau-frère  M.  Ruchet,  à  M.  Jaquet-de  Can- 
son,  l'un  de  nos  plus  honorables  magistrats,  à  mon  ami 
William  Espérandieu,  membre  de  notre  conseil  de  l'in- 
struction publique,   et  à  quelques  autres  personnes  in- 


42  SAINTE-BEUVE 

fluentes.  Toutes  accueillirent  cette  idée  et  mirent  le  plus 
grand  empressement  à  la  faire  réussir,  en  dépit  de  quel- 
ques velléités  d'opposition  qui  se  retrouvent  dans  les  pe- 
tits états  comme  dans  les  grands,  surtout  quand  il  s'agit 
de  budget.  Le  cours  fut  donc  décidé,  et  proposé  à 
Sainte-Beuve  qui  accepta  sur-le-champ.  Il  arriva  bientôt 
à  Lausanne,  dans  l'automne  de  cette  même  année  1837, 
suivi  de  toute  une  bibliothèque  port-royaliste,  si  considé- 
rable qu'il  fallut  d'abord  la  déballer  dans  la  remise  de 
l'hôtel  où  il  s'était  logé,  l'hôtel  d'Angleterre,  aujourd'hui, 
je  crois,  celui  du  Nord. 


II 


Son  cours,  —  trois  leçons  par  semaine  pendant  l'an- 
née scolaire  de  sept  à  huit  mois,  —  lui  était  payé  par 
l'état,  3000  fr.  ancienne  monnaie  (4500  fr.  monnaie  ac- 
tuelle) ;  nos  petites  répubUques  ne  sont  ni  riches  ni  pro- 
digues et  l'étaient  encore  hioins  dans  ce  temps-là  :  les 
professeurs  réguliers  n'avaient  guère  que  les  deux  tiers 
de  cette  somme.  Le  cours  n'était  gratuit  que  pour  les 
étudiants.  De  sa  seule  et  bonne  volonté,  notre  nouveau 
professeur  le  rendit  gratuit  pour  tout  le  monde,  et  ])u- 
blic,  même  pour  les  dames.  Elles  n'y  furent  pas  de  ses 
auditeurs  les  moins  nombreux,  les  moins  assidus,  les 
moins  intéressés  et,  s'il  faut  tout  dire,  les  moins  intéres- 
sants. Il  a  donné  lui-même  i)lusieurs  détails  très  précis 
sur  l'académie  de  Lausanne  à  ce  moment-là. 


SOUVENIRS  43 

Le  cours  avait  lieu  dans  la  grande  salle  de  la  biblio- 
thèque et  de  l'académie,  située,  à  côté  de  la  cathédrale, 
sur  la  plus  haute  des  trois  collines  où  la  ville  est  bâtie. 
Il  fallait  donc,  pour  y  arriver,  gravir  ces  longs  «  Escaliers 
du  Marché,  »  reste  curieux  des  inventions  architecturales 
de  nos  pères,  et  dont  je  regretterais  la  destruction,  quel- 
quefois projetée,  comme  à  Genève  celle  des  «  Dômes  » 
fut  regrettée  de  Victor  Hugo.  Il  est  vrai  qu'on  ne  gravis- 
sait plus  à  genoux  ces  longs  escaliers  couverts,  comme 
au  temps  des  pèlerinages  à  «  Notre  Dame  de  Lausanne;  » 
mais  ils  ne  laissaient  pas  d'être  assez  fatigants,  même  en 
n'attaquant  pas  d'une  façon  aussi  incommode  leurs 
rampes  redoublées;  on  y  voyait  cependant  monter  de 
longues  files  de  messieurs  et  de  dames,  pour  aller, 
comme  on  disait,  «  entendre  Sainte-Beuve.  » 

C'était  en  hiver.  Il  arrivait,  la  tête  enfoncée  dans  son 
vieux  manteau  de  poète,  et  montait  les  degrés  de  la 
chaire,  je  crois  bien  avec  le  même  sentiment  qu'une 
chaire  m'a  toujours  causé  pour  ma  faible  part,  à  la  fin 
comme  au  début  d'une  longue  carrière  enseignante,  mais 
que  j'ai  vu  non  moins  fort  chez  des  hommes  supérieurs, 
chez  Miçkiéwicz  entre  autres,  qui  me  disait,  le  jour  de 
sa  première  leçon,  aussi  à  Lausanne  :  «  Il  me  semble  que 
je  monte  à  l'échafaud.  » 

Pour  Miçkiéwicz,  une  fois  en  haut,  il  n'y  paraissait 
nullement.  C'était  un  feu  qui,  aussitôt  allumé,  brûlait  et 
brillait  de  lui-même,  éclatait,  tonnait  parfois,  mais  sans 
s'arrêter  jamais.  Chez  M.  Vinet,  c'était  au  contraire  une 
belle  onde,  transparente  et  pure,  qui  semblait  n'avoir 
d'autre   peine    que    de    couler   naturellement.   Quant   à 


44  SAINTE-BEUVE 

Sainte-Beuve,  avec  sa  nature  de  critique  fouilleur  et  ci- 
seleur, comme  aussi  avec  les  ombres  et  les  sinuosités  de 
son  sujet,  il  était  forcé  d'y  aller  avec  moins  d'aisance 
apparente,  d'une  manière  plus  ménagée,  plus  travaillée, 
mais  toujours  incisive,  et  qui  avait  bien  aussi  son  genre 
d'éloquence  et  d'entraînement. 

Toutes  ses  leçons  étaient  complètement  écrites  et  ré- 
digées d'avance,  dans  l'intervalle  d'une  séance  à  l'autre. 
Sauf  quelques  heures  de  sommeil,  quelques  promenades 
solitaires  et  rapides  ou  un  peu  plus  prolongées  le  di- 
manche avec  nous,  il  passait  les  jours  et  les  nuits  à  cet 
énorme  travail  de  recherches  sans  nombre  et  de  rédac- 
tion. S'il  y  ajoutait  quelque  chose  d'improvisé  pendant 
la  leçon  même,  il  le  notait  soigneusement  au  retour; 
cela  était  nécessaire  à  son  but,  qui  n'était  pas  seulement 
de  faire  un  cours,  mais  un  livre  en  même  temps.  Ceux 
qui  avaient  suivi  le  cours  et  qui  lurent  ensuite  le  livre  en 
ont  pu  constater,  presque  à  chaque  page,  la  textuelle 
ressemblance.  Par  des  notes,  des  appendices,  des  éclair- 
cissements, par  plus  d'exactitude  encore  et  de  précision 
sur  les  points  douteux  ou  délicats,  l'auteur  a  sans  cesse 
travaillé  et  retravaillé  son  livre,  comme  le  professeur  ses 
leçons,  mais  le  fond  est  resté  celui  de  son  cours. 

Cette  méthode  pouvait  avoir  ses  inconvénients;  elle 
ne  finissait  pas  moins  par  vous  gagner,  vous  saisir  et 
vous  prendre  :  excepté  ceux  qui,  au  lieu  d'une  oeuvre 
forte,  complète  et  variée  par  toutes  sortes  de  détours  et 
de  jours  à  l'intérieur  et  à  l'extérieur  de  Port-Royal,  eus- 
sent préféré,  avaient  attendu  une  manière  d'éloquence 
et  d'enseignement  (jui  ne  leur  eût  rien  apjjris  de  bien 


SOUVENIRS  45 

nouveau,  mais  qui,  leur  étant  plus  accessible,  leur  eût 
paru  plus  facile  et  brillante.  Ils  reprochaient  même  à 
Sainte-Beuve  son  accent  légèrement  picard,  mais  d'au- 
tant plus  français  et  mordant,  et  demeuraient  naïvement 
persuadés  que  le  nôtre  était  bien  meilleur. 

Du  reste,  ce  n'étaient  là  que  les  petites  chicanes,  il  y 
en  avait  de  plus  grandes.  Outre  un  certain  désappointe- 
ment sur  la  forme,  une  partie  du  public  en  éprouvait 
aussi  sur  le  fond.  On  aurait  voulu  un  autre  sujet,  d'un 
intérêt  plus  populaire  et  plus  général.  On  ignorait  ou  on 
ne  se  rappelait  pas  assez  que  Sainte-Beuve  n'avait  pro- 
posé que  celui-là  et  point  d'autre,  qu'il  en  avait  fait  une 
condition  formelle.  On  ne  nous  en  reprochait  pas  moins 
de  l'avoir  accepté,  on  accusait  même  le  public  religieux 
—  vous  savez  le  grand  mot  —  de  l'avoir  choisi  et  im- 
posé tout  exprès  pour  se  complaire  à  lui-même,  et,  du 
même  coup,  faire  pièce  à  ses  adversaires.  Et  de  plus  en 
plus  le  grand  mot,  assaisonné  comme  on  sait  ! 

A  nous  tous  qui  aimions  le  professeur  et  son  cours,  — 
et  nous  étions  pourtant  en  majorité,  —  cette  opposition 
donna  plus  de  contrariété  et  d'ennui  que  Sainte-Beuve, 
tout  à  son  travail  et  mieux  habitué  que  nous  à  la  lutte, 
ne  s'en  est  jamais  bien  douté.  Nous  lui  désirions  trop, 
d'ailleurs,  le  plein  succès  qu'il  méritait  pour  l'avertir 
plus  que  le  nécessaire.  Cette  opposition  était  pourtant 
fort  réelle,  en  dehors  sinon  en  dedans  du  cours,  qui  fut 
toujours  très  suivi  :  —  plus  de  trois  cents  auditeurs,  un 
peu  moins  sans  doute  à  la  fin  lorsque  vint  le  printemps, 
c'est  beaucoup,  on  en  conviendra,  pour  une  petite  ville, 
bien  moins  peuplée  alors  qu'aujourd'hui,  pour  un  sujet 


46  SAINTE-BEUVE 

si  sérieux,  des  leçons  si  nombreuses  (quatre-vingt-une  en 
tout)  et  données  sans  interruption  pendant  un  si  long 
espace  de  temps. 

De  sourde  qu'elle  était  d'abord,  cette  opposition  de- 
vint même  déclarée  un  moment.  Ce  fut  surtout  à  l'oc- 
casion de  sujets  difficiles,  —  Saint-Cyran,  le  rude  et 
sombre  théologien,  la  mère  et  la  sœur  Angélique,  la 
journée  du  Guichet,  —  personnages  et  passages  singu- 
liers, obscurs,  mais  inévitables,  car  ils  étaient  à  l'entrée 
même  de  Port-Royal,  et  on  ne  pouvait  y  bien  pénétrer 
qu'avec  eux  et  par  là.  Je  vous  laisse  à  penser  si  cela  fut 
trouvé...  je  ne  dis  toujours  pas  le  mot,  puisque  ce  n'est 
qu'un  mot. 

Dans  un  des  nombreux  Appendices  de  la  dernière  édi- 
tion de  son  livre,  Sainte-Beuve  a  donné  lui-même  des 
détails  très  exacts,  très  précis  sur  X  Académie  de  Lmtsanne 
et  ses  professeurs  eti  183'/.  Il  y  ajoute  gaiement  quekjues 
mots  sur  ses  jeunes  auditeurs.  «  S'il  était  permis,  dit-il, 
de  mêler  un  sourire  à  ces  souvenirs  sérieux,  je  dirais 
que  la  réunion  fréquente  (les  lundi,  mercredi  et  vendredi 
de  chaque  semaine),  au  pied  de  cette  chaire,  de  la  jeu- 
nesse des  deux  sexes,  avait  fini  par  amener  de  certaines 
rencontres,  de  certaines  familiarités  honnêtes,  des  rail- 
leries même  comme  le  sexe  le  plus  faible  ne  manque 
jamais  d'en  trouver  le  premier,  quand  il  est  en  nombre, 
en  face  de  l'ennemi.  Plus  d'un  de  mes  élèves,  dès  qu'il 
entrait,  avait  du  côté  des  dames  un  sobriquet  tiré  de 
Port-Royal  et  qui  circulait  tout  bas  :  Lancclot,  Le  Maître 
Sinf;lin,  etc.  Je  ne  sus  tout  cela  que  ])lus  tard.  »  Mais  ce 
qu'il  ignorait,  ou   sut  mal   et  dont  il  ne  pouvait  avoir 


SOUVENIRS  47 

qu'un  bruit  vague,  c'est  que  tout  ne  se  borna  pas  à 
d'innocentes  plaisanteries;  en  dehors  des  leçons,  elles 
prirent  de  plus  gros  traits. 

Avant  d'en  donner  une  petite  esquisse  qui  appartient 
aussi  à  notre  sujet,  du  moins  par  les  bords,  je  dois  pour- 
tant faire  une  concession  aux  adversaires  du  cours;  elle 
explique  jusqu'à  un  certain  point  leur  opposition,  mais 
n'en  excuse  pas,  chez  quelques-uns,  la  forme  et  le  parti 
pris. 

Si  l'histoire  de  Port-Royal  offre  assurément  un  pro- 
fond intérêt  par  le  spectacle  d'une  grande  vigueur  de 
sentiments  et  d'idées,  d'esprits  convaincus,  de  cœurs 
dévoués,  de  leur  lutte  pour  la  liberté  et  la  foi  dans  le 
cercle  d'autorité  qui  les  enfermait  et  où  ils  s'enfermaient 
eux-mêmes  tout  en  s'y  débattant,  il  faut  convenir  qu'au 
premier  abord  ce  sujet,  si  particulier  qu'il  soit,  n'a  pas 
ce  qu'on  appelle  l'attrait,  qu'il  repousse  même  plutôt 
qu'il  n'attire.  Il  ne  paraît  que  sombre,  sévère  et  nu, 
quand,  de  l'entrée,  on  ne  voit  pas  encore  tout  ce  qu'il 
contient  de  grand,  de  beau,  de  curieux  et  de  rare,  tout 
ce  que  son  dernier  historien  en  a  su  tirer  et  y  mettre  au 
jour,  en  le  rattachant  à  tout  le  mouvement  du  XVII*^  siè- 
cle, sur  lequel,  par  les  idées  et  les  hommes  sortis  de  son 
école,  Port-Royal  à  son  heure  fut  en  effet  très  influent. 
Mais  tout  cela,  dis-je,  ne  se  voit  que  peu  à  peu,  et  peut- 
être  fallait-il  Sainte-Beuve  pour  le  faire  voir.  La  plupart 
restent  à  l'entrée  et  autour;  cette  porte  étroite,  ces 
hautes  murailles  les  effrayent  et  les  glacent.  Même  en- 
trés, l'austérité  fondamentale  qui  reparaît  toujours  çà  et 
là  les  rebute  et  les  arrête.  En  outre,  le  style  de  Sainte- 


48  SAINTE-BEUVE 

Beuve  n'avait  pas  encore  cette  souplesse  qui  semblait 
presque  incompatible  avec  ses  autres  qualités  de  si  ri- 
goureuse analyse,  mais  qui  plus  tard,  assez  tard,  lui  est 
cependant  venue.  C'était  déjà  la  même  lame  pénétrante 
et  sûre  d'acier  brillant  et  poli,  mais  moins  flexible.  Cela 
nuisait  aussi  au  cours,  et  peut-être  nuit  à  l'ouvrage.  J'ai 
vu,  depuis,  des  hommes  distingués  ayant  un  nom  dans 
les  lettres,  et  amis  de  celui  qu'ils  regardaient  dans  la 
critique  comme  leur  maître  à  tous,  avoir  cette  impres- 
sion, confesser  leur  peu  de  goût  pour  ce  livre,  que  son 
auteur  regardait  cependant,  —  même  longtemps  après 
il  en  est  convenu  avec  moi,  —  comme  son  œuvre  capi- 
tale. On  ne  doit  donc  pas  s'étonner  qu'à  Lausanne  le 
cours  qui  âervit  à  le  préparer  n'ait  pas  été  du  goût,  n'ait 
pas  été  compris  de  tout  le  monde.  Cela  était  parfaite- 
ment légitime,  je  le  répète;  mais  ce  qui  ne  l'était  plus  et 
dénotait  une  autre  sorte  de  manque  d'intelligence,  c'était 
de  faire  à  ce  cours  une  mauvaise  petite  guerre  au  lieu 
de  la  grande,  c'était  de  le  dénigrer,  de  le  défigurer,  de 
le  parodier,  comme  cela  eut  lieu;  il  est  vrai  que  c'était 
là  aussi  un  genre  et  une  preuve  de  succès. 

Des  hommes  marquants  de  tous  les  partis,  aussi  bien 
le  chef  du  parti  radical,  M.  Druey,  que  M.  Vinet,  le  chef 
du  parti  religieux,  suivaient  régulièrement  ce  cours  et  en 
témoignaient  leur  vive  satisfaction,  tout  en  le  jugeant, 
l'appréciant,  faisant  même  au  besoin  leurs  réserves,  cha- 
cun de  son  point  de  vue.  Mais  ailleurs  et  avec  d'autres, 
les  choses  ne  se  passaient  pas  ainsi,  de  cette  façon  sé- 
rieuse, franche,  mais  convenable.  Dans  l'un  des  princi- 


SOUVENIRS  49 

paux  cafés  de  la  ville,  qui  à  l'occasion  devient  une  sorte 
de  club  politique,  chaque  soir  on  répétait  la  leçon  du 
jour  en  la  travestissant.  ï^t  je  vous  laisse  à  penser  si  la 
mère  et  la  sœur  Angélique  et  le  docteur  Singlin  se  prê- 
taient, rien  déjà  que  par  leurs  noms,  à  ces  travestisse- 
ments! Le  premier  rôle  y  était  tenu  par  un  homme  qui 
ne  manquait  pas  d'esprit,  mais  narquois,  au  fond  bon, 
humain,  et  que  j'ai  toujours  cru  incapable  d'une  mé- 
chanceté réfléchie.  Seulement  il  aimait  à  rire  et  à  faire 
rire.  C'était  une  manière  de  géant,  dont  la  seule  supé- 
riorité sur  celui  qu'il  parodiait  était  de  pouvoir  ainsi  le 
regarder  de  très  haut;  s'il  avait  le  goût  de  l'emploi,  il 
n'en  avait  pas  le  physique,  car  il  était  même  assez  beau 
de  proportions  et  de  figure;  mais  il  avait  aussi  cette 
sorte  de  bonhomie  et  de  rire  facile  et  vulgaire  qu'on 
attribue  aux  géants,  comme  s'ils  aimaient  à  mettre  au 
moins  leur  esprit  terre  à  terre,  s'ils  ne  peuvent  le  faire 
de  leur  corps  haut  perché.  C'est  lui  surtout  qui  répétait 
la  leçon  du  jour  à  sa  façon  et  à  l'usage  des  habitués, 
parmi  lesquels  il  y  en  avait  de  plus  huppés  que  lui,  mais 
qui  n'en  faisaient  pas  moins  chorus.  Il  n'était,  d'ailleurs, 
pas  le  seul  à  traduire  ainsi  Port-Royal  en  bouffonneries 
qui,  outre  leur  inintelligence  et  leur  mauvais  goût,  n'é- 
taient d'un  caractère  ni  bien  généreux,  ni  bien  hospi- 
talier. Tout  cela  finit  par  s'évaporer  comme  la  fumée 
des  cigares  de  ceux  qui  applaudissaient.  Mais  ce  genre 
de  critiques,  quoiqu'elles  n'en  méritassent  pas  le  nom, 
quelques  semblants  aussi  de  contradictions  plus  sé- 
rieuses, ne  laissaient  pas  d'être  désagréables,  et  si  elles 

J.   OLIVIER,   I.  4 


50  SAINTE-BEUVE 

ne  piquaient  pas  celui  qui  en  était  l'objet,  habitué  à  bien 
d'autres  moustiques  que  les  cousins  de  la  vallée  du 
Rhône,  elles  ne  laissaient  pas,  dis-je,  de  piquer  ses  amis. 


III 


J'en  trouve  la  preuve  dans  un  opuscule  fort  rare,  inti- 
tulé :  Epître  à  AI.  Sainte-Beuve  sur  son  cours  de  Port- 
Royal^  par  M.  Delacaverne.  Il  est  du  temps,  du  moment 
même  que  je  viens  de  décrire,  et  sous  son  exagération 
satirique  montre  assez  bien  la  réalité.  Il  la  grossit  peut- 
être,  mais  il  ne  la  dénature  ni  ne  l'altère.  Quelques  frag- 
ments de  cette  épître  peuvent  servir  à  peindre  l'autre 
côté  des  esprits  dans  le  mouvement  intellectuel  et  litté- 
raire de  la  Suisse  française  auquel  Sainte-Beuve  vint  un 
moment  s'associer.  Mais  j'avertis  encore  que  l'auteur  me 
paraît  un  peu  indigné,  un  ]ieu  monté,  dur  envers  son 
pays  qu'il  aime,  mais  parce  qu'il  l'aime  :  on  peut  le  lui 
pardonner  en  faveur  de  son  patriotisme  et  de  la  cause 
qu'il  soutenait.  Ses  peintures  ne  pouvaient  non  y)lus  avoir 
toute  leur  vérité  que  dans  ce  tem])s-là.  N'en  ont-elles 
plus  aucune  aujourd'hui  'i  On  en  jugera. 

L'auteur  met  d'abord  en  contraste  la  beauté,  la  dou- 
ceur du  pays  et  les  passions  humaines  qui  semblent  la 
troubler,  lui  faire  un  triste  ])endant,  ici  du  reste  comme 
ailleurs  : 

Toi  qui  nous  arrivais  pour  chercher  la  retraite, 
Le  studieux  loisir,  la  liberté  secrète, 


SOUVENIRS 

Que  dis-tu  de  ce  bruit,  de  tout  ce  grand  émoi 
Roulant  au  pied  des  monts  seuls  graves  devant  toi  ? 
Tu  croyais,  n'est-ce  pas?  qu'à  l'ombre  de  leurs  ailes 
Ne  s'élèvent  jamais  ni  clameurs  ni  querelles, 
Et  que,  seuls  à  remplir  les  cieux  de  leurs  échos. 
Ils  tiennent,  au-dessous,  tout  le  reste  en  repos. 
Au  lieu  d'un  peuple  frère,  accommodant  et  sage. 
Dans  son  nid  dur  et  froid  serré  contre  l'orage, 
Mais  si  le  vent  y  pousse  un  oiseau  passager. 
Soudain  lui  faisant  place,  heureux  de  l'héberger. 
Tu  ne  vois,  tu  n'entends  qu'une  troupe  criarde, 
Q_ui  se  dresse  en  tout  sens  et  dans  tout  se  hasarde. 
D'une  plume  pesante  et  d'un  vol  enroidi, 
Se  prenant,  se  heurtant  à  son  hôte  étourdi. 
Enfin,  de  cette  terre  ainsi  haut  élevée, 
De  ces  mots  imposants  ridicule  couvée. 
Est-ce  là  notre  image?  un  autre  en  jurerait  : 
Toi,  tu  veux  poliment  nous  garder  le  secret. 
Mais  le  méritons-nous?  Qiioi  !  chacun,  de  sa  place. 
Crie  au  loin  son  avis  sur  qui  vient  ou  qui  passe  ; 
Et  je  ne  pourrais  point,  à  mon  tour,  mettre  en  vers 
Que  nous  t'avons  reçu  d'un  esprit  de  travers  ! 
Ait  souci  qui  voudra  de  ce  mot  de  satire  ! 
Dire  la  vérité  n'est  pas  toujours  médire. 
A  votre  aise  grondez,  illustres  citoyens, 
Du  public  édifice  intraitables  gardiens  ! 
Mais  souffrez  qu'en  mon  coin,  d'une  rue  adjacente, 
Je  conserve  à  l'écho  votre  clameur  baissante  : 
Tel  répond  un  hibou,  seul,  lugubre  et  sournois, 
Aux  errantes  tribus  qui  vivent  sur  les  toits. 
"Vous  avez  bien  chanté  !  d'une  bouche  assortie 
Laissez-moi  maintenant  faire  aussi  ma  partie. 


52  SAINTE-BEUVE 

Ecoute  cependant,  et  reçois  nos  leçons, 
Toi  qui  fais  le  sujet  de  nos  aigres  chansons. 

L'auteur  indique  ensuite  les  causes  assurément  bien 
superficielles,  mais  réelles  pourtant,  de  l'opposition,  soit 
politique  et  mondaine,  soit  même,  chez  quelques-uns, 
religieuse  ou  croyant  l'être. 

Chacun  a  son  parti,  chacun  son  exigence, 

Où  forte  voix  tient  lieu  de  forte  intelligence. 

Quel  crime  aux  yeux  des  uns  !  racontant  Port-Royal, 

Tu  n'as  rien  dit  encor  du  pacte  fédéral  ! . . . 

Mais  des  nombreux  croyants  qui,  dans  le  sanctuaire. 

S'arment  d'un  autre  esprit  que  l'esprit  débonnaire, 

Attendais-tu  peut-être  un  plus  facile  accueil  ? 

La  Foi  n'a  pas  toujours  la  Charité  pour  œil. 

On  croit  chercher  la  paix  et  l'on  ne  veut,  en  somme. 

Sous  le  rideau  du  ciel  que  faire  un  meilleur  somme. 

«  A  quoi  bon  tant  de  cours,  n'a-t-on  pas  les  sermons?  » 

Voilà  ce  que  l'on  pense,  et  nous  nous  rendormons. 

Puis  tous,  le  financier  absorbé  dans  son  lucre. 

L'épicier  dont  le  monde  est  un  grand  pain  de  sucre. 

Tous  se  sont  écriés,  sans  le  moindre  embarras. 

Sûrs  d'eux-mêmes,  jasant,  riant,  croisant  les  bras  : 

«  Les  chefs-d'œuvre  se  font  au  jour,  à  la  douzaine; 

Nous  ne  t'en  commandons  que  trois  chaque  semaine  ; 

Pour  nous  cela  suffit  :  il  ne  nous  faut  pas  tant  ; 

Et  l'on  s'amuse  au  moins  si  l'on  n'est  pas  content.  » 

Nous  voilà  !  mais  il  faut,  en  rimes  dégagées, 

Sur  ce  point,  faire  honte  aux  phrases  ménagées 

D'Olivier,  qui  se  creuse  en  vains  et  longs  efforts 

Pour  tirer  nos  aïeux  du  vulgaire  des  morts. 


SOUVENIRS  53 

Nous  sommes  ignorants  et  ne  le  savons  guères. 
Supposant  de  grands  noms  à  des  choses  vulgaires, 
Nous  n'avons  pour  le  beau  de  la  foule  sorti 
Que  stupeur  impuissante  et  grossier  démenti. 
Le  trait  léger  nous  manque,  ou  sa  pointe  menue 
Ne  pique  même  pas  notre  épaisseur  charnue. 
Au  lieu  de  butiner  la  rosée  et  le  thvm, 
Nous  paissons  largement,  nous  buvons  de  gros  vin. 

Ce  qui  nous  fuit  surtout,  c'est  la  juste  mesure 

Rien  de  fort,  rien  qui  sache,  à  soi-même  pareil, 

De  l'œuvre  jusqu'au  bout  soutenir  l'artitîce, 

Et  modérer  la  flamme  avant  qu'elle  grandisse. 

fi  De  nous,  me  dira-t-on,  car  au  fond  l'on  s'entend, 

C'est  vouloir  l'impossible,  ici  nul  ne  peut  tant.  « 

Mais  l'esprit  en  repos  sur  notre  insuffisance, 

Nous  ne  mettons  que  plus  d'abandon  et  d'aisance 

Dans  les  prétentions  dont  notre  vanité 

Nous  dissimule  un  peu  notre  incapacité; 

Et  nous  voulons  qu'un  autre,  adoptant  nos  programmes. 

Ne  soit  que  diamants,  que  rayons  et  que  flammes. 

Mais  nous,  si  par  hasard  nous  faisons  prose  ou  vers, 

Quand  nous  sommes  communs  nous  pensons  être  clairs.... 

Après  cette  espèce  d'introduction,  Tauteur  revient,  par 
une  description  plus  directe  de  la  beauté  du  pays,  à  ce 
qu'il  devrait  inspirer  à  ceux  qui  l'habitent. 

Rien  n'est  aimable  et  doux  à  l'àme  solitaire 
Comme,  au  premier  abord,  ce  petit  coin  de  terre. 
Son  lac,  qui  vous  sourit  partout  dans  le  lointain 
Et  qui  répond  de  près  dans  un  chant  argentin  ; 
Le  salut  cordial  du  vieillard  qui  regagne 
Sa  maison  adossée  au  pied  de  la  montagne  ; 


54  SAINTE-BEUVE 

De  vallon  en  vallon  un  village  semé, 

Beaux  lieux  où,  semble-t-il,  on  pourrait  être  aimé; 

Le  soir,  lorsque  le  Jour  meurt  dans  toute  sa  gloire, 

L'effort  dont  il  repousse  un  instant  l'ombre  noire, 

Les  changeantes  couleurs  de  son  front  pâlissant, 

Pour  le  suprême  adieu  son  éclat  renaissant, 

Et  la  victoire  enfin  de  la  Nuit  qui  s'élance 

Au  milieu  de  l'espace  où  glisse  le  Silence  ; 

Puis,  le  Rêve  d'amour  par  le  vent  balancé  ; 

Sur  les  monts  vaporeux  le  Songe  du  passé  ; 

Diane  avec  ses  sœurs,  du  haut  de  l'empyrée. 

Laissant  tomber  des  plis  de  leur  robe  nacrée 

Et,  dans  leurs  pas  que  règle  un  divin  mouvement, 

Secouant  sur  le  lac  les  feux  du  firmament  : 

O  suprême  harmonie  !  ô  nymphes  immortelles  ! 

O  chœur  d'éternité  sur  nous  ployant  ses  ailes  ! 

Oui,  ce  pays  nous  parle  un  langage  bien  doux. 

BEAUTÉ  !  BONTÉ  !  quels  mots  il  prononce  sur  nous  I 

Il  a  pour  nous  bénir  mille  biens,  mille  charmes, 

Et  le  don  d'attacher  les  cœurs  avec  les  larmes. 

Hélas  !  que  faisons-nous  de  ces  présents  du  ciel  ? 

Nous  mêlons  à  plaisir  notre  absinthe  à  ce  miel. 

Outre  la  beauté,  ce  pays  a  la  liberté.  Qu'en  faisons- 
nous'?  demande  l'auteur,  continuant  ses  tableaux  satiri- 
ques, assurément  i)eu  flattés,  mais  qui  apparemment  ne 
manquaient  pas  d'une  certaine  ressemblance  et,  en  tous 
cas,  nous  transi)ortent  dans  ce  milieu  agité  où  Sainte- 
Beuve  jetait  un  ferment  de  plus  sans  le  savoir  ni  s'en 
bien  rendre  compte. 

La  Liberté  nous  est  une  mère  facile  ; 
Mais,  rendant  orphelin  son  enfant  indocile. 


SOUVENIRS  55 

Elle  ne  donne  un  droit,  tous  devraient  le  savoir, 

Qu'à  la  condition  de  remplir  un  devoir 

C'est  en  obéissant  qu'on  cesse  d'être  esclave  ! 

Surtout,  malheur  au  peuple,  artisan  de  ses  maux. 

Chez  qui  la  liberté  s'évapore  en  grands  mots  ! 

Le  moindre  dévoûment  vaut  mieux  que  cent  paroles. 

Les  frivoles  parleurs  font  les  œuvres  frivoles. 

Les  esprits  impuissants  sont  forts  en  quolibets.... 

Qu'adviendra-t-il  de  là,  et  que  faut-il  faire  ?  Que  font 
ceux  qui  font?  Ici  l'auteur  commence  à  citer  des  noms 
propres. 

Quel  sera  donc  le  sort  de  notre  république? 

Il  est  des  citoyens  d'un  esprit  helvétique, 

Intrépides,  au  bien  en  silence  voués. 

Et,  tout  en  débris  même,  à  leur  poste  cloués. 

Mais  combien,  pour  un  seul  qui  sue  et  se  travaille. 

De  spectateurs  glosant,  jugeant,  vaille  que  vaille  ! 

....  Que  répondre  à  ces  criailleries  ? 
Agir  et  laisser  dire.  Un  jour,  des  galeries, 
Cette  foule,  à  son  tour  muette,  s'en  ira  : 
Le  bruit  aura  passé,  le  travail  restera. 
Mais  tant  que  d'une  vie  inutile  et  sonore 
Cet  essaim  bourdonnant  peut  s'enivrer  encore  ; 
Sur  la  fleur  ou  le  fruit  dont  il  est  occupé. 
Tant  que  le  vent  du  soir  ne  l'aura  pas  frappé. 
Qu'il  s'amuse  et  se  gonfle.  Il  vit  d'une  piqûre. 
Redouter  son  venin,  céder  à  son  injure. 
Ce  serait,  de  dépit,  robustes  et  poltrons, 

Renoncer  à  l'été  de  peur  des  moucherons 

Sans  s'arrêter,  les  forts  marchent  avec  audace. 
Fendant  le  noir  essaim,  qui  remplit  tout  l'espace 


56  SAINTE-BEUVE 

Et  dont,  malgré  l'air  vif  soufflant  du  haut  vallon, 
Ici  tu  n'es  pas  seul  à  sentir  l'aiguillon. 
Laharpe,  dans  son  temps,  sur  ces  vertus  civiques, 
Vit  aussi  s'acharner  un  peuple  de  moustiques  ; 
Et  ce  grand  citoyen  n'aura  de  sûr  repos 
Que  lorsqu'un  voile  noir  nous  cachera  ses  os. 
Vinet  nous  est  rendu  ;  mais  de  la  calomnie 
N'espérons  pas  toujours  grâce  pour  son  génie  : 
Elle  est  déjà  peut-être,  aux  endroits  les  plus  purs, 
Collée  et  rassemblant  ses  poisons  les  plus  sûrs. 
Il  est  souffrant,  modeste,  et  sans  nulle  rudesse  ; 
L'art  sous  ses  mains  jamais  ne  fleurit  qu'en  sagesse  ; 
Eh  bien,  qu'on  a  de  peine  à  lui  laisser  un  peu. 
Sans  trop  l'injurier,  le  droit  de  croire  en  Dieu  ! 
Et  tant  d'autres,  Monnard  dont  la  plume  intrépide. 

Dans  la  lutte  huit  ans  nous  a  servi  de  guide 

Tous  ont  droit  à  l'outrage  :  on  sait  mieux  se  vanter 
De  les  prendre  en  défaut  que  de  les  imiter. 

Toujours  armé  de  son  fouet  satirique,  l'auteur  en 
cingle  en  passant  les  Travestisseurs,  et  jjrend  même 
pour  eux  une  mèche  assez  grosse,  comme  celle  qui  leur 
convenait.  Je  ne  puis  vous  en  montrer  que  quelques 
nœuds. 

Il  est  une  célèbre  et  fumeuse  boutique. 

C'est  là  qu'on  a  dressé  la  tribune  bachique 

Où  nos  plus  gros  parleurs,  tour  à  tour  clabaudants, 

Pérorent  chaque  soir  la  pipe  entre  les  dents 

N'espère  pas  des  dieux  qui  siègent  dans  cet  antre, 
Leur  verre  d'une  main,  l'autre  main  sur  leur  ventre. 
N'espère  pas  un  jour  de  ri.'cevoir  le  prix  ! 
Juges  des  bons  morceaux  et  non  des  bons  écrits. 


SOUVENIRS  57 

Leur  goût  est  fin  et  sûr,  leur  génie  est  sans  borne 
Quand  il  s'agit  de  vins  de  La  Côte  ou  d'Yvorne. 

Je  ne  veux  pas  citer  le  reste  de  ce  passage,  parce  qu'il 
y  a  un  nom  écrit  en  toutes  lettres,  celui  du  géant  rieur, 
et  plusieurs  pseudonymes  que  moi-même,  qui  suis  de  ce 
temps-là,  ne  suis  plus  sûr  de  deviner  sous  ce  masque. 
Comme  tout  s'oublie,  tout  s'efface  !  même  ce  qui  nous  a 
le  plus  occupé,  saisi,  animé,  irrité,  et  que  Ton  croyait  éter- 
nel; même  l'injure  et  ceux  de  qui  elle  partait.  Et  n'est-ce 
pas  heureux  !  n'est-ce  pas,  en  nous  refusant  ce  genre  de 
souvenirs,  une  grâce  que  nous  fait  notre  mémoire  ! 

Viennent  ensuite,  pour  encourager  le  professeur,  les 
noms  de  ceux  qui  suivaient  son  cours  sérieusement  et 
avec  sympathie. 

Laisse  l'orgueil  stupide  écumer  d'impuissance. 

Les  sots  seront  toujours  sots  par  droit  de  naissance. 

C'est  un  vieux  privilège,  au  revenu  mesquin, 

Que  ne  peut  extirper  le  soc  républicain. 

Mais  ceux  qui  t'ont  compris,  ceux  qui  de  ta  pensée 

Ont  le  fil  dans  leur  âme  à  la  tienne  enlacée 

Sont  autrement  nombreux  et  font  un  autre  poids 

Que  ceux  dont  on  a  vite  au  plus  compté  les  voix 

Vulliemin,  chaque  fois  avant  l'heure  à  sa  place, 
Sur  toi  fixe  un  regard  sympathique  et  sagace 

Et  d'autres,  cités  plus  haut,  ou  qui,  dans  le  pays 
même,  sont  déjà  inconnus  de  la  génération  actuelle, 
quoiqu'ils  y  fussent  la  fleur  de  la  génération  d'alors.  La 
plupart  ont  disi)aru,  et  Sainte-Beuve  aussi  (jui  les  con- 
naissait, qui  aimait  à  se  les  rappeler.  Les  morts  vont  vite, 
comme  dit  la  ballade;  mais  qui  sait  s'ils  ne  pensent  pas  à 


S8  SAINTE-BEUVE 

nous  plus  que  nous  ne  pensons  à  eux  ?  Pour  ne  pas  ajouter 
ici  des  noms  où  il  faudrait  à  chacun  une  note,  je  me 
borne  aux  traits  généraux,  dans  lesquels  l'auteur  carac- 
térise, en  quelques  vers,  le  professeur,  sa  manière,  son 
genre  d'éloquence,  le  sujet  du  cours,  et  ce  qui  en  faisait 
le  mérite  exceptionnel  comme  le  véritable  succès. 

Chacun  est  remué  bien  ou  mal  ;  on  s'excite  ; 
On  change  de  domaine,  on  étend  sa  limite. 
J'en  vois  un  qui,  frappé  par  un  coup  décisif, 
Riant  avant  d'entrer,  s'en  retourne  pensif. 
Tel  que  toi  seul  as  pu  tirer  de  sa  chapelle 
Aère  son  esprit  sans  refroidir  son  zèle. 

Tel  autre  te  suit  mieux  qu'il  ne  suit  les  sermons 

Dans  mes  sauvages  vers,  dans  mes  rimes  moroses. 
Si  je  ne  craignais  pas  d'entrelacer  des  roses. 
Vois,  te  dirais-je  encor,  sur  ces  bancs  disputés. 
S'asseoir  en  triple  rang  tant  de  jeunes  beautés. 
Un  bouclier  de  fleurs  se  rit  des  épigrammes. 
N'a-t-on  pas  tout  pour  soi  lorsque  l'on  a  les  dames  ? 
Jamais  tels  avocats  ne  perdent  leurs  procès  ! 

D'abord  on  vint  à  toi  par  curiosité, 

Par  mode,  par  ennui,  beaucoup  par  vanité. 

On  ne  te  sut  pas  gré  de  ta  modeste  allure. 

On  te  trouvait  la  voix  peu  sonore  et  peu  sûre. 

Mais  la  réalité  de  tes  vivants  tableaux  ; 

Ces  morts  ressuscites  dans  leur  chair  et  leurs  os, 

Saint-Cyran,  les  Lemaître  et  Pascal  et  Montaigne  ; 

Ces  combats  de  géants  courbés  sous  leur  montagne  ; 

Le  disciple  ignoré,  mais  dont  tu  sais  encor 

Par  un  discret  sentier  surprendre  le  trésor  ; 


SOUVENIRS  59 

De  ce  drame  si  vrai  la  puissance  et  la  grâce 
Même  des  plats  moqueurs  ont  fait  baisser  l'audace. 
«  Il  n'est  pas  orateur,  disent  en  répliquant 

I  Ceux  que  tu  t'es  soumis  ;  mais  il  est  éloquent.   t> 
Le  penseur,  aux  détours  de  ta  marche  furtive, 
Sous  tes  chaînes  de  fleurs  sent  son  âme  captive  ; 
Et  l'humble  piété  jette  sur  ton  miroir 

Un  regard  de  douceur  qui  tremble  de  se  voir. 

Enfin  l'auteur  termine  par  des  considérations  géné- 
rales sur  le  sort  de  la  vérité  dans  ce  monde,  sur  ses 
luttes,  sur  sa  victoire,  et  ne  craint  pas  d'exhorter  Sainte- 
Beuve  lui-même  à  la  chercher  toujours  plus,  toujours 
mieux. 

Ici,  plus  d'un  cœur  t'aime  et  te  sera  fidèle. 
Y  puisses-tu  venir  souvent  fermer  ton  aile  ! 
Pour  le  bien,  pour  le  vrai,  d'ailleurs,  n'espère  pas 
Autre  chose  en  tout  lieu  que  haines  et  combats, 
Qu'imbéciles  clameurs  et  farouches  risées, 
Toute  la  boue  enfin  des  ignobles  pensées. 
Examine  le  monde  au  jour  du  Dieu  vivant. 
Tout  cœur  est  un  nuage  emporté  par  le  vent. 
Tant  qu'il  est  promené  par  l'humaine  tempête. 
Sans  atteindre  les  cieux  jamais  il  ne  s'arrête. 

II  faut  pour  qu'il  s'attache  et  se  repose,  il  faut 
Que  s'éloignant  de  terre  il  monte  au  roc  d'En  Haut. 
C'est  de  là  seulement  que,  féconde  rosée. 

Il  versera  des  fruits  sur  la  terre  embrasée. 

Au  lieu  de  ces  torrents  de  fumée  et  d'éclairs, 

Dont,  stérile  nuée,  il  ravageait  les  airs. 

Mais,  d'en  bas,  on  poursuit  d'un  œil  sombre  et  rebelle 

L'âme  échappée  au  vent  de  la  nuit  éternelle  ; 


6o  SAINTE-BEUVE 

On  voudrait  la  reprendre  et,  sous  l'obscurité, 

La  revoir,  dans  le  gouffre  errante  à  son  côté  ; 

On  l'appelle,  on  l'insulte  ;  et  le  profond  Orage 

Saute  dans  son  abîme  et  s'y  gonfle  de  rage, 

Jetant  au  pur  Ether  avec  d'affreux  transports. 

Un  peu  d'écume,  au  moins,  pour  en  ternir  les  bords.... 

Voyageur  fatigué  d'un  monde  de  ténèbres. 

Trop  longtemps  étourdi  par  ses  vapeurs  funèbres. 

Dans  les  calmes  hauteurs  qui  s'ouvrent  sous  tes  pas, 

Suis  le  divin  sentier,  et  ne  redescends  pas 

Sous  les  plis  et  replis  de  riiumainc  nature. 

Habile  à  démêler  le  mal  et  l'imposture, 

Pour  toi,  tu  n'iras  plus,  en  simple  curieux, 

Ne  chercher  qu'un  spectacle  où  tu  peux  trouver  mieux. 

L'âme,  avec  son  venin  qui  s'enfle  et  qui  la  ronge, 

Avec  tous  ses  réseaux  d'orgueil  et  de  mensonge. 

L'âme,  plus  que  le  corps  rebelle  à  s'expliquer. 

Est  un  cadavre  aussi  qu'il  te  faut  disséquer. 

Ton  œil  est  pénétrant,  ta  main  légère  et  sûre, 

Et  jamais  ton  scapel  ne  taille  à  l'aventure  ; 

Il  s'arrête,  il  s'enfonce  aux  sensibles  endroits, 

Et  la  chair  palpitante  a  crié  sous  tes  doigts. 

"Voilà,  voilà  ton  art  !  De  tous  les  fils  de  l'âme 

Nul  ne  sait  mieux  que  toi  nous  débrouiller  la  trame 

Pour  les  montrer  au  jour  lentement  dévidés. 

Et  de  bien  et  de  mal  diversement  brodés. 

Mais  au  soleil  divin  dans  toute  sa  lumière, 

Qu'ils  découvrent  leur  forme  et  leur  couleur  entière, 

Pénétrés,  consumés  par  ce  jour  ravonnant. 

Et  qu'il  les  purifie  en  les  illuminant  ! 

Quand  tu  passes  de  même  un  doigt  que  rien  n'effraie 

Sur  le  secret  ulcère  ou  la  honteuse  plaie, 


SOUVENIRS 


6i 


Que  dans  ton  autre  main  tu  puisses  nous  offrir 

Cette  coupe  où  le  ciel  a  de  quoi  nous  guérir  ! 

Ne  cherche  que  le  ciel  quand  tu  creuses  la  terre 

La  terre  vainement  veut  se  cacher  du  ciel. 

Il  est  son  jour,  son  pôle  et  son  maître  éternel. 

Elle  le  fuit,  le  craint  ;  mais  il  la  cherche  et  l'aime, 

Et  lui  garde  sa  place  au  sacré  diadème. 

Il  faut  qu'elle  y  retourne.  Et  nous  qui,  dans  la  nuit, 

Dans  la  nuit  de  nos  cœurs,  voyons  le  ciel  qui  luit. 

Prêterons-nous  l'oreille  au  rire  de  ténèbres. 

Dont  la  terre,  égayant  ses  vanités  funèbres, 

Incessamment  poursuit  l'austère  Vérité, 

Dès  qu'elle  se  présente  à  l'homme  épouvanté  ?    • 

Dans  le  cirque  sanglant  de  ce  monde  en  délire, 

Vérité  !  Vérité  !  tu  fus  toujours  martyre. 

Et,  quand  les  spectateurs  sont  petits  et  bavards, 

A  défaut  de  lions  on  te  jette  aux  renards. 

Mais,  lorsque  sur  l'arène  où  tu  leur  es  livrée. 

Aussi  bien  qu'il  l'a  pu  chacun  t'a  dévorée, 

Ignorant  quelle  flamme  en  toi  brûle  leur  sang. 

Ils  te  voient  reparaître  et  leur  percer  le  flanc, 

T'élancer  à  la  vie  et  plus  jeune  et  plus  belle. 

Pour  remonter  aux  cieux,  ta  patrie  immortelle. 

Sur  le  sable,  à  côté  de  tes  membres  épars,* 

Ils  gisent  pêle-mêle,  et  loups  et  léopards  ; 

Tandis  que,  retournant  aux  sphères  inconnues. 

Vérité  !  Vérité  !  tu  planes  sur  les  nues. 

Cette  allocution  finale  était  certainement  d'un  ami, 
d'un  homme  qui  voulait,  qui  rêvait  pour  Sainte-Beuve 
un  rôle  même  plus  haut  que  celui  qu'il  a,  d'ailleurs,  si 
brillamment  soutenu. 


62  SAINTE-BEUVE 

Quant  à  l'épître  dont  je  viens  de  vous  citer  les  princi- 
paux passages,  sinon  les  plus  guerroyants,  elle  était  déjà 
imprimée  et  tirée  en  feuilles  lorsque  l'auteur  eut  scru- 
pule de  la  publier  sans  avoir  l'agrément  de  celui  auquel 
elle  était  adressée.  Elle  lui  fut  donc  soumise.  Sainte- 
Beuve  en  prit  connaissance,  en  dit  du  bien,  mais  laissa 
voir  clairement  que  la  publication  ne  lui  en  serait  pas 
agréable.  Mieux  que  l'auteur  il  connaissait  le  public,  ce 
que  le  public  devait  être  à  Lausanne  comme  ailleurs,  et 
savait  qu'on  ne  le  ramène  pas  en  le  heurtant,  qu'on  Tex- 
cite  au  contraire.  Peut-être  craignait-il  aussi  davantage 
une  lutte  ouverte,  surtout  dans  un  pays  étranger  dont  le 
terrain  lui  était  mal  connu,  et  peut-être  encore  ne  voulait- 
il  pas  se  prononcer  sur  le  rôle  qu'on  lui  indiquait  à  la 
fin.  L'auteur  renonça  donc  à  son  œuvre,  toute  l'édition 
fut  supprimée,  et  je  crois  bien  qu'il  n'en  existe  pas  trois 
exemplaires  complets  :  avis  aux  collectionneurs. 

Le  cours,  du  reste,  ne  rencontra  pas  d'autre  mésaven- 
ture, et  affermit  de  plus  en  plus  son  succès.  A  voir  le 
fond  tout  sérieux,  religieux,  du  sujet,  quelques  personnes 
s'étaient  imaginées  que  Sainte-Beuve  avait  dû  prendre  un 
secret  penchant  pour  les  croyances  qu'il  analysait  et  pé- 
nétrait avec  tant  de  justesse  et  de  profondeur.  C'était 
aller  trop  loin.  «  Loin  de  là,  rapporte  l'historien  de  Vinet, 
M.  Rambert  :  il  riait  sous  cape  et  se  gaudissait,  dit-on, 
de  la  simplicité  provinciale  de  ces  bonnes  âmes  qui 
croyaient  déjà  le  tenir  et  rêvaient  la  gloire  de  sa  conver- 
sion. »  Le  gaudissait  que  lui  attribuaient  ces  on-dit,  je 
crois,  est  de  trop,  ([uoi  qu'aient  pu  su])i)oser  quelques 
contemjjorains.   Le    fait   vrai,   dont    Sainte-Beuve  ne   se 


SOUVENIRS  6^ 

cacha  jamais,  c'est  qu'il  respectait,  qu'il  admirait  ces 
fortes  croyances,  mais  qu'alors  même  il  ne  s'y  rangeait, 
ne  s'y  rendait  pas. 

Peut-être  fut-il,  à  de  certains  moments,  ébranlé,  comme 
on  croirait  en  surprendre  la  trace  dans  quelques-unes  de 
ses  poésies  de  ce  temps-là  : 

O  mon  âme  disais-je,  ayons  fidèle  attente... 

Pauvre  orage  de  l'âme  où  donc  est  ta  rigueur  ? 
Qu'as-tu  fait  de  tes  flots,  orage  de  mon  cœur  ?... 

O  doux  chemins  tournants,  ô  verte  haie  en  fleur, 
Soyez  tout  mon  sentier,  et  ramenez  ma  vie  *. 

Ce  n'étaient  là,  ce  ne  furent  du  moins  que  des  ébran- 
lements. Il  n'était  pas  pour  des  croyances  positives,  sans 
être  alors  aussi  affirmativement  contre  qu'il  le  fut  plus 
tard.  Mais  à  Lausanne  déjà,  c'était  une  illusion  que  de 
le  vouloir  pousser  au  delà  de  cette  limite  de  scepticisme, 
parfois  plus  affirmatif,  je  le  répète,  que  le  scepticisme 
ne  doit  Têtre,  sous  peine  de  n'être  plus  réellement.  Cette 
illusion  resta  longtemps  encore,  à  l'état  d'espérance  du 
moins,  chez  quelques  personnes  de  mérite,  qui,  malgré 
tout,  voulaient  croire  que  Sainte-Beuve  ne  resterait  pas 
toujours  en  dehors  de  ces  doctrines  qu'il  avait  si  bien 
exposées  et  contre  lesquelles  au  fond,  suivant  ces  per- 
sonnes, tout  en  les  niant,  il  se  débattait.  Mais  en  géné- 
ral, sa  profession  de  foi,  ou  plutôt  de  doute  sur  ces 
doctrines,  mit  entre  lui  et  la  partie  catégoriquement  reli- 
gieuse de  son  public  sérieux,  une  sorte  de  petite  barre 


^  'idiotes  et  sonnets,  pag.  422,  450  et  458. 


04  SAINTE-BEUVE 

invisible  ou  de  ligne  de  démarcation,  alors  peu  sensible, 
mais  qui  se  manifesta  davantage  par  la  suite.  A  propos 
de  ses  jeunes  auditeurs  des  deux  sexes,  «  il  y  eut,  a-t-il 
écrit  plus  tard  dans  V Appendice  déjà  cité,  l'année  sui- 
vante plus  d'un  mariage  et  quelques  fiançailles  dont  on 
faisait  remonter  l'origine  à  ces  réguliers  et  innocents 
rendez-vous  que  mon  cours  avait  procurés.  »  Sur  le  mo- 
ment même  il  disait,  en  manière  de  jeu  de  mots,  qu'il 
aurait  dû  terminer  son  cours  par  ô  Hymen!  et  non  par 
A?nen!  comme  on  aurait  volontiers  feint  de  s'y  attendre 
dans  le  camp  ennemi. 


IV 


M.  Othenin  d'Haussonville,  dans  une  série  d'articles 
publiés  par  la  Revue  des  deux  mondes,  dit  qu'à  Lausanne 
Sainte-Beuve  était  encore  «  jeune  et  rêveur.  »  De  quel- 
que rêverie  que  l'entende  M.  d'Haussonville,  Sainte- 
Beuve  n'avait  guère  le  temps  de  s'y  livrer.  «  Je  m'em- 
fermai,  a-t-il  écrit  lui-même,  ne  voyant  jamais  personne 
jusqu'à  quatre  heures  du  soir,  les  jours  où  je  ne  faisais 
pas  cours,  et  jusqu'à  trois  heures  les  jours  où  je  profes- 
sais. Ma  leçon  était  de  trois  à  quatre  heures.  J'en  faisais 
trois  par  semaine,  et  le  nombre  total  des  leçons  fut  de 
quatre-vingt -une.  Tout  l'ouvrage  fut  construit  et  comme 
bâti  durant  cette  année  scolaire.  »  Cette  étude  biogra- 
phique par  M.  d'Haussonville  est  d'ailleurs  intéressante 
et  assez  complète  en  son  genre.  L'auteur  suit  Sainte- 


SOUVENIRS  65 

Beuve  pas  à  pas,  mais  surtout  dans  ses  ouvrages;  il 
ignore  les  dessous  et  les  entre-deux.  Il  y  a  là  aussi  une 
revanche  de  cet  «  état-major  des  salons,  »  avec  lequel 
Sainte-Beuve  avait  fini  par  se  brouiller.  En  somme,  et 
en  bien  comme  en  mal,  c'est  un  écrit  gentilhomme,  avec 
quelques  mots  çà  et  là,  entre  autres  sur  Lausanne,  qui 
ne  le  sont  pas. 

Sauf  de  courtes  promenades,  comme  je  l'ai  dit,  de 
rares  visites,  la  vie  de  Sainte-Beuve  avait  été  toute  à  son 
cours,  toute  de  travail  et  de  réclusion,  sans  incident 
qu'il  vaille  la  peine  de  noter.  L'un  pourtant  l'amusa 
beaucoup,  à  cause  d'une  méprise  de  sa  mère.  Il  avait  dû 
essuyer  une  de  nos  fortes  bises,  si  forte  qu'elle  avait 
emporté  plusieurs  cheminées.  Il  avait  écrit  le  fait  à  sa 
mère.  La  bonne  dame,  au  lieu  de  «  cheminées,  »  lit 
«  chemises,  »  et  lui  répond  :  «  Mon  pauvre  enfant!  tes 
chemises  ont  donc  été  emportées,  et  te  voilà  nu  comme 
un  petit  saint  Jean.  »  Sainte-Beuve  riait...  riait!  Un  trait 
de  mœurs  qui  le  frappait  comme  contraste  avec  les 
habitudes  françaises,  et  dont  il  témoignait  parfois  un 
bizarre  étonnement,  c'est  que  dans  notre  pays  on  jurât 
si  peu;  il  était  presque  pour  en  accuser  un  manque  d'é- 
nergie et  de  caractère. 

Il  avait  bien  peu  vu  Lausanne  et  ses  environs,  bien 
peu  parcouru  l'infinie  variété  de  ses  sites,  pendant  un  si 
assidu  et  si  absorbant  travail.  Cependant  nous  lui  en 
avions  fait  connaître  une  partie,  et  il  admirait  vivement 
cette  belle,  riche  et  grande  nature,  mais  toujours  à  sa 
façon.  Je  me  souviens  qu'un  jour,  nous  promenant  sur 
les  pentes  qui  dominent  le  lac,  je  m'écriai  tout  à  coup  : 

J.   OLIVIER,   I.  5 


66  •  SAINTE-BEUVE 

«  Quoi!  VOUS  ne  dites  rien!  comment,  devant  une  telle 
beauté,  pouvez-vous  rester  si  tranquille!  —  Voyez!  fit-il 
en  me  montrant  du  doigt  la  chaîne  des  Alpes  de  Savoie, 
si  purement,  si  parfaitement  répétée  par  les  eaux  trans- 
parentes qu'on  eût  dit  deux  chaînes  exactement  pa- 
reilles, mais  réunies  et  soudées,  l'une  se  dressant  dans 
les  airs,  l'autre  plongeant  sous  les  flots,  de  sorte  qu'elles 
figuraient  ainsi  comme  un  clocher  gigantesque  tombé  de 
quelque  cathédrale,  et  à  demi  couché  dans  le  lac.  Cet 
effet  singulier  et  grandiose  avait  échappé  à  mon  admira- 
tion plus  expansive,  mais  non  pas  à  la  sienne,  plus 
curieuse  et  plus  réfléchie.  » 

Un  de  ses  points  favoris  de  promenade  était  les  bois 
de  Rovéréa,  au-dessus  de  Lausanne.  Il  y  avait  là,  à 
l'entrée  d'une  prairie,  un  très  grand  et  très  vieil  orme, 
qui  n'y  est  plus  aujourd'hui;  mais  j'en  retrouve  encore  le 
souvenir  dans  un  de  ces  sonnets  qu'il  s'amusait  à  rimer 
pour  se  délasser  de  son  cours,  comme  le  lui  permettait 
mieux  le  peu  d'étendue  de  ce  genre  de  composition. 

Etrange  est  la  musique  aux  derniers  soirs  d'automne 
Quand  vers  Rovéréa,  solitaire,  j'entends 
Craquer  l'orme  noueux  et  mugir  les  autans 
Dans  le  feuillage  mort  qui  roule  et  tourbillonne... 

C'était  bien  là  en  effet  Y  orme  noueux,  tel  qu'il  me 
semble  le  voir  à  sa  place  vide. 

Un  autre  endroit  qui  lui  plaisait  beaucoup,  c'était  ce 
gracieux  penchant  tout  couvert  d'arbres  fruitiers,  (jui,  à 
l'orient  de  la  ville,  descend  de  la  route  et  aujourd'hui 
du  chemin  de  fer  jusiju'au  lac.  Il  y  a  là  un  jX'tit  étang 


SOUVENIRS  67 

naturel,  bas,  circulaire  et  ombragé,  Te'tang  de  Cham- 
blande,  dont  Sainte-Beuve  était  tout  particulièrement 
charmé,  je  crois  bien  un  peu  à  cause  de  son  nom,  dans 
lequel  il  croyait  retrouver  le  latin  cainpi  blandi,  ou  la 
fontaine  de  Blandiisie  d'Horace.  Il  n'y  craignait  pas 
même,  pour  tout  dire,  les  grenouilles  qui.  les  soirs  d'été, 
faisaient  de  cet  étang  leur  salle  de  concert.  Sans  aller 
aussi  loin  que  Mickiéwicz,  dans  son  poëme  de  Thaddéus, 
où  l'exilé  polonais,  soupirant  après  sa  patrie,  pousse  ce 
cri  bizarre,  mais  que  la  situation  rend  expressif  et  vrai  : 
«  Oh!  que  les  grenouilles  de  mon  pays  chantent  bien!  » 
Sainte-Beuve  mit  dans  un  de  ses  sonnets  : 

Les  reinettes  en  chœur  de  l'étang  de  Chamblande. 

Il  n'avait  pas  entendu  ou  du  moins  n'avait  pas  noté 
à  Lausanne  d'autres  coassements  que  ceux-là. 

Son  cours  terminé,  il  repartit  pour  Paris;  mais  un 
voyage  en  Italie  nous  le  ramena,  et  il  passa  de  nouveau 
quelques  jours  avec  nous  à  Aigle  et  à  Lausanne,  011  il  fit 
la  connaissance  de  Mickiéwicz,  qu'on  venait  d'y  appeler 
à  la  chaire  de  littérature  latine,  et  de  M.  Melegari,  plus 
tard  professeur  d'économie  politique  et  qui,  de  réfugié, 
est  devenu  aujourd'hui  sénateur  et  ministre  du  royaume 
d'Italie  près  la  Confédération  suisse.  Il  (^ontinua  les 
relations  qu'il  avait  déjà  formées  dans  notre  ville,  sur- 
tput  celles  avec  Vinet,  dont  lui-même  a  dit  :  «  Le  grand, 
l'incomparable  profit  moral  que  je  retirai  du  voisinage 
de  M.  Vinet  et  de  mon  séjour  dans  ce  bon  pays  de 
Vaud,  ce  fut  de  mieux  comprendre,  par  des  exemples 
vivants  ou  récents,  ce  que  c'est  que  le  christianisme  in- 


68  SAINTE-BEUVE 

térieur;  d'être  plus  à  portée  de  me  définir  à  moi-même 
ce  que  c'est,  en  toute  communion,  qu'un  véritable  chré- 
tien, un  fidèle  disciple  du  Maître,  indépendamment  des 
formes  qui  séparent.  Etj-e  de  V école  de  Jésus-Christ  :  je 
sus  désormais  et  de  mieux  en  mieux  ce  que  signifient 
ces  paroles  et  le  beau  sens  qu'elles  renferment.  »  Sur 
ces  relations  dont  il  a  toujours  parlé  jusqu'à  la  fin  avec 
un  affectueux  respect,  on  trouvera  des  détails  encore 
plus  intimes  et  des  lettres  de  Sainte-Beuve  qui  les  con- 
firment dans  le  livre  de  M.  Rambert,  Alexandre  Vinet, 
histoire  de  sa  vie  et  de  ses  ouvrages,  le  plus  intéressant, 
et  le  plus  complet  qui  ait  paru  sur  cet  esprit  d'élite  et 
ce  grand  homme  de  bien.  A  Genève  également,  il  con- 
nut dès  ce  temps-là  quelques  hommes  marquants  de 
cette  ville,  entre  autres  notre  excellent  ami,  M.  Edouard 
Diodati-Vernet,  auteur  d'un  ouvrage  original  sur  le 
christianisme  et  de  la  traduction  des  discours  de  Chal- 
mers  sur  l'astronomie.  Jusqu'à  la  fin,  quand  il  me  de- 
mandait des  nouvelles  de  personnes  qu'il  avait  connues 
en  Suisse,  même  de  celles  qui  n'appartenaient  point  aux 
lettres,  on  les  sentait  gravées  et  bien  placées  dans  son 
souvenir. 

Je  le  conduisis  chez  mon  père,  dans  notre  petit  vil- 
lage d'Eysins,  dont  le  nom  tout  obscur  n'en  a  pas  moins 
eu  l'honneur  de  figurer  dans  ses  vers  : 

Paix  et  douceur  des  champs,  simplicité  sacrée  ! 
Je  ne  suis  que  d'iiier  dans  ce  repos  d'Eysins, 
Et  déjà  des  pensers  plus  salubres  et  sains 
M'ont  pris  l'àmc  au  réveil  et  me  l'ont  pénétrée. 


SOUVENIRS  69 

Libre  de  soin  cette  fois,  il  y  faisait  des  promenades  et 
des  sonnets  à  travers  champs,  et,  quand  il  était  las,  se 
couchait  tout  de  son  long  en  pleine  et  haute  fleur  d'es- 
parcette  ou  de  sainfoin,  où  l'on  retrouvait,  profondément 
marquée,  la  trace  de  son  gite,  à  la  grande  stupéfaction, 
—  plus  qu'à  la  stupéfaction!  —  de  mon  père  et  de  nos 
voisins  campagnards,  qui  ne  lui  en  témoignèrent  cepen- 
dant jamais  rien.  Lui  ayant  montré  un  chemin  et  un 
pont  qui  avaient  été  une  grosse  affaire,  pour  laquelle 
avait  travaillé  mon  grand-père,  alors  syndic,  il  fut  frappé 
de  ce  trait  de  notre  vie  communale,  et  en  nota  aussitôt 
le  souvenir  dans  un  de  ses  morceaux  daté  du  village 
même  où  il  l'avait  appris. 

On  sort  ;  le  soir  avance  et  le  soleil  descend  ; 

Le  Jura  déjà  monte  avec  son  front  puissant  ; 

On  traverse  vergers,  plantage  sans  clôture, 

Négligence  des  prés  qu'enlace  la  culture. 

On  arrive  au  grand  pont  que  projeta  l'aïeul, 

—  Vainement,  —  que,  svndic,  le  père  acheva  seul. 

Puisque  nous  en  sommes  à  feuilleter  celles  de  ses 
poésies  que  lui  inspirèrent  les  lieux  et  les  choses  de 
notre  pays,  indiquons  encore  sa  réponse  aux  étudiants 
de  Lausanne,  qui,  lors  de  son  arrivée,  l'avaient  reçu  par 
un  «  chant  de  bon  accueil  et  d'hospitalité.  »  Sa  réponse, 
malgré  un  sujet  si  spécial  et  de  circonstance,  renferme 
de  belles  images  et  de  nobles  pensées  : 

Pour  répondre  à  vos  vers,  à  vos  chants,  mes  amis  ; 
Je  voulais,  plus  rassis  de  ma  prose,  et  remis. 


70  SAINTE-BEUVE 

Attendre  au  moins  les  hirondelles  ; 
Je  voulais,  mais  voilà,  de  mon  cœur  excité, 
Que  le  chant  imprévu  de  lui-même  a  chanté 

Et  vers  vous  a  trouvé  des  ailes. 

Il  a  chanté,  croyant  dès  l'hiver  au  printemps. 
Tant  la  neige  à  vos  monts,  à  vos  pics  éclatants 

Rit  en  fraîcheurs  souvent  écloses  ; 
Tant  chaque  beau  couchant,  renouvelant  ses  jeux, 
A  tout  ce  blanc  troupeau  des  hauts  taureaux  neigeux 

Va  semant  étoiles  et  roses... 

...  Je  les  aime  ces  lieux  ; 
J'en  recueille  en  mon  cœur  l'écho  religieux 

S'animant  à  vos  voix  chéries, 
A  vos  mâles  accords  d'Helvétie  et  de  ciel  ! 
Car  vous  gardez  en  vous,  fils  de  Tell,  de  Davel, 

Le  culte  uni  des  deux  patries. 

Oh  !  gardez-le  toujours,  gardez  vos  unions  ; 
Tenez  l'œil  au  seul  point  où  nous  nous  appuyons 

Si  nous  ne  voulons  que  tout  tombe. 
La  mortelle  patrie  a  besoin  pour  durer, 
D'entrer  par  sa  racine,  et  par  son  front  d'entrer 

En  celle  que  promet  la  tombe... 

Ver.s  la  fin.  il  fait  allusion  à  la  perte  alors  récente  de  ce 
jeune  poëte,  Frédéric  Monneron,  dont  seulement  quelques 
mois  auparavant  il  avait  cité  les  beaux  vers. 

Et  si  quelqu'un  de  vous,  poëte  au  large  espoir. 
Hardi,  l'éclair  au  front,  insoucieux  de  choir. 

S'il  tombe,  hélas  !  au  précipice. 
Gardez  dans  votre  cœur,  au  chantre  disparu. 
Plus  sûr  que  l'autre  marbre  auquel  on  avait  cru. 

Un  tombeau  qui  veille  et  grandisse... 


SOUVENIRS  71 

Ainsi,  après  la  petite  couronne  de  début  que  Sainte- 
Beuve  lui  avait  tressée  dans  son  article  sur  M.  Vinet, 
c'était  déjà  la  dernière,  celle  du  tombeau. 

D'Aigle  où  dans  ce  grand  voyage  il  fit  un  nouveau  sé- 
jour, je  le  menai  aux  Agîtes,  haut  pâturage  situé  en  espla- 
nade sur  le  lac  et,  comme  le  préau  d'un  château  fort,  au 
pied  des  tours  d'Aï.  Il  s'y  contenta  très  bien  du  fenil 
d'un  chalet  pour  son  gîte  et  son  lit.  Le  lendemain,  je  lui 
fis  grimper  les  longues  pentes  qui  aboutissent  au  créneau 
colossal  formé  par  ces  deux  tours  de  rocher  nu,  et  j'en- 
trepris même  de  le  faire  arriver  jusque  dans  leur  entre- 
deux, <i'où  Ton  a  une  magnifique  vue,  d'un  côté  sur  la 
nappe  bleue  du  Léman,  de  l'autre  sur  la  chaîne  des 
hautes  Alpes  et  leurs  blanches  cimes.  Tout  au  haut,  la 
pente  descendait  fort  droit  et  fort  raide  jusqu'à  un  petit 
lac  dont  l'azur  verdâtre  scintillait  vaguement  sous  nos 
pieds  dans  la  profondeur.  Comme  je  m'étais  un  peu 
trompé  de  chemin,  et  cela  d'autant  mieux  qu'il  n'y  en 
avait  point  de  tracé,  nous  eûmes  un  moment  difficile,  où 
celui  dont  je  ^n'étais  institué  le  guide  n'eut  pas  trop,  pour 
franchir  ce  pas  scabreux,  de  ses  ongles  de  critique.  En- 
fin, parvenus  dans  l'embrasure  du  créneau  :  «  Non! 
s'écria-t-il  en  jurant  et  frappant  du  pied  sur  le  terrain 
cette  fois  plat  et  solide,  non,  cela,  ce  n'est  pas  vivre  !  » 
En  vers,  il  me  dit  plus  doucement  la  chose  dans  le  son- 
net qui  commence  ainsi  : 

Pardon,  cher  Olivier,  si  votre  alpestre  audace 
Jusqu'aux  hardis  sommets  ne  me  décide  pas... 

De  là,  nous  descendîmes  par  une  gorge  pierreuse  dans 


7  2  SAINTE-BEUVE 

la  belle  et  profonde  vallée  des  Ormonts;  nous  allâmes 
d'abord  nous  loger  à  la  Comballaz,  peu  éloignée  du 
charmant  petit  lac  Lioson,  tout  fleuri  sur  ses  bords  et 
jusque  dans  ses  ondes,  semées  de  bouts  de  rocher  qui  y 
forment  des  îlots  verts.  Je  voulus  aussi  le  lui  faire  voir, 
et  nous  nous  mîmes  en  route.  Mais  comme  nous  allions 
y  arriver,  voyant  se  redresser  les  pentes  et  se  souvenant 
de  celles  de  la  Tour  d'Aï,  il  ne  voulut  jamais  faire  un 
pas  de  plus,  quoi  que  je  pusse  lui  dire  pour  Ty  décider. 
«  C'est  en  vain,  me  dit-il,  cjue  vous  m  arraisonnez  si 
bien,  je  retourne  à  notre  auberge.  »  Nous  disputâmes 
ainsi  assez  longtemps,  au  bruit  d'une  cascatelle  tombant 
et  dégringolant  sur  les  rochers  voisins,  d'où  elle  mêlait 
sa  voix  à  la  nôtre  et  avait  l'air  de  prendre  part  à  notre 
dispute,  mais  pour  se  moquer  de  nous.  Enfin,  je  fus 
obligé  de  me  soumettre,  et  de  plus,  ce  qui  peint  assez 
bien  sa  fougue  et  sa  ténacité  de  volonté,  s'étant  mis  aussi 
en  tête  que  j'avais  grande  envie  de  voir  ce  lac  que  j'avais 
vu  plus  d'une  fois  et  où  je  n'allais  que  pour  lui,  il  me 
força  de  pousser  jusque-là,  et  de  le  laisser  redescendre 
tout  seul.  Je  me  hâtai  de  revenir  et  le  trouvai  à  l'au- 
berge, un  mouchoir  blanc  autour  du  front,  et  déjà  en 
train  de  faire  des  vers,  dans  ses  «  humeurs  véreuses,  » 
comme  les  ap])elait  plaisamment  sa  mère,  qui  le  laissait 
absolument  libre,  même  de  faire  des  vers,  mais  qui,  sa- 
chant la  vie,  estimait  sans  doute  assez  peu  ce  métier;  je 
lui  contai  qu'en  chemin  j'avais  été  subitement  pris  d'ami- 
tié par  une  chèvre  errante,  comme  cela  est  arrivé  à  tous 
ceux  qui  ont  voyagé  dans  les  montagnes,  et  que  j'avais 
eu  mille  peines  à  m'en  débarrasser.  L'aventure  lui  j^lut, 


SOUVENIRS  73 

il  la  rima  sur  l'heure;  vous  la  trouverez  aussi  dans  ses 
œuvres  poétiques,  telle  que  je  la  lui  dis  au  moment 
même,  et  bien  plus  complètement,  bien  mieux  surtout 
que  je  ne  pourrais  vous  la  rapporter. 

Sa  mère,  dont  je  viens  de  citer  le  mot  comiquement 
dédaigneux  sur  son  occupation  la  plus  chère,  disait  aussi 
de  lui,  de  ce  que  sa  vie  pouvait  avoir  d'aventuré  :  «  Qu'il 
me  rapporte  seulement  ses  deux  oreilles,  je  ne  lui  de- 
mande pas  plus,  je  serai  contente.  »  C'était  une  femme 
déjà  âgée,  mais  le  corps  et  l'esprit  sains,  et  d'un  carac- 
tère original,  sans  aucune  affectation  de  langage  ni  de 
pensée.  Un  jour,  à  Paris  :  «  Venez,  dit-elle  à  M™^  Olivier 
qui  lui  faisait  visite,  que  je  vous  montre  quelque  chose  !  » 
Elle  la  conduit  devant  un  grand  lit  qui  avait  l'air  com- 
plètement garni  et  monté.  Elle  soulève  la  couverture. 
Tout  le  cadre  du  lit  était  rempli  d'une  haute  pile  de 
livres  bien  entassée  et  nivelée.  C'étaient  ceux  qu'on  en- 
voyait de  toutes  parts  à  son  fils.  Ne  sachant  où  les  mettre 
dans  sa  petite  maison  peu  espacée,  elle  avait  imaginé, 
dit-elle,  d'en  faire  cette  espèce  de  matelas,  sur  lequel, 
bien  entendu,  elle  n'invitait  personne  à  se  coucher. 

Dans  le  bas  de  la  vallée  des  Ormonts,  au  Sépey,  par 
où  nous  devions  revenir  à  Aigle,  je  fis  faire  à  Sainte- 
Beuve  la  connaissance  d'un  notaire,  ce  qui  n'est  ni  rare 
ni  difficile,  mais  celui-ci  avait  de  plus  la  passion  des  vers 
ou  du  moins  d'en  faire.  Il  s'appelait  Dormond,  comme  si 
ses  ancêtres  étaient  partis  en  leur  temps  de  cette  vallée 
où  leur  descendant  se  trouvait  de  nouveau  confiné.  Il 
avait  des  traits  prononcés,  une  assez  belle  tête  brune  et 
bouclée;  mais  il  la  portait  malheureusement  sur  un  corps 


74  SAINTE-BEUVE 

chétif  et  contrefait.  C'étaient  une  nature  et  aussi  une  vie 
disgraciées.  Entre  autres  morceaux,  il  nous  dit  en  avoir 
un,  toujours  de  sa  composition,  intitulé  :  Un  quart 
d'heure  de  chagrin.  «  C'est  long,  »  ajouta-t-il  aussitôt. 
Nous  le  prîmes,  comme  il  paraissait  d'ailleurs  l'entendre 
lui-même,  de  la  longueur  du  morceau  et  non  pas  du  cha- 
grin, en  sorte  que  je  ne  jouai  pas  à  Sainte-Beuve  le  mau- 
vais tour  de  l'en  faire  juger.  Il  nous  disait  aussi  :  «  J'aime 
bien  la  poésie,  mais  item  il  faut  vivre!  »  Cet  item  par 
lequel  le  notaire  se  retrouvait  encore  dans  le  poëte, 
amusa  mon  compagnon  de  voyage,  qui  s'en  est  souvenu 
et  le  cite  quelque  part.  Le  pauvre  Dormond  ne  l'a  sans 
doute  jamais  su.  La  visite  de  Sainte-Beuve  avait  dû  être 
un  événement  dans  sa  vie,  mais  ne  pouvait  rien  changer 
à  sa  position,  (ju'il  n'eut  ])as  le  talent  ou  l'adresse  d'amé- 
liorer. Seul,  sans  famille,  n'ayant  pu  s'en  faire  une,  re- 
buté et  raillé  qu'il  était  par  les  jeunes  filles  du  village,  ne 
sachant  pas  s'y  prendre  avec  les  montagnards  et  se  ven- 
geant sur  eux  de  son  abandon  par  des  chansons  satiri- 
ques, il  finit  par  changer  de  religion  et  se  faire  moine  à 
l'abbaye  de  Saint-Maurice  en  Valais,  (-'est  là  ou  ailleurs, 
je  ne  sais,  qu'il  est  mort.  Destinée  mélancolique  et  bi- 
zarre, dont  il  est  curieux  de  retrouver  une  trace,  si  fugi- 
tive qu'elle  soit,  dans  celle  du  prince  de  la  critique,  dans 
les  mille  récits  de  celui  qu'on  pourrait  appeler  le  Plu- 
tarque  de  la  littérature. 

Tel  était  Sainte-Beuve,  en  ces  temps  de  jeunesse  en- 
core, mais  touchant  déjà  à  une  maturité  qui  ne  s'est 
pourtant  tout  à  fait  révélée  que  bien  des  années  après. 
Autant  (lue  j'ai  ])u  le  voir  (et  sur  j^lus  d'un  jjoint  ça  a  été 


SOUVENIRS  ■    75 

d'une  façon  rapprochée  et  intime),  tel  était  en  lui,  à  cette 
époque,  un  de  ces  hommes  divers  que  sous  le  même 
homme  il  disait  avoir  été  successivement,  suivant  le  mot 
que  je  vous  ai  rapporté  de  lui  au  commencement  de 
cette  étude. 

Pour  essayer  d'en  rassembler  les  traits  épars,  vous- 
même,  dans  ce  qui  précède,  avez  dû  le  voir  à  peu  près 
ainsi  :  alerte,  non-seulement  d'esprit  comme  il  le  fut  de 
plus  en  plus  jusqu'à  la  fin,  mais  aussi  de  corps,  quoiqu'il 
n'en  supportât  pas  si  bien,  n'en  aimât  pas  autant  les 
grandes  fatigues;  se  livrant  du  moins  à  un  certain  mou- 
vement extérieur,  auquel  l'intérêt  de  sa  santé  aurait  dû 
l'empêcher  de  renoncer  aussi  complètement  qu'il  le  fit 
de  proche  en  proche;  allant,  venant,  marchant  (la  marche 
lui  était  absolument  nécessaire,  et  c'est  le  seul  exercice 
qu'il  prit  le  plus  longtemps  qu'il  put,  mais,  à  la  fin,  seule- 
ment dans  les  rues);  voyageant  même,  tandis  que  pen- 
dant ses  vingt  dernières  années  il  ne  quitta  presque  pas 
Paris;  laborieux,  méthodique,  jusqu'à  écrire  d'abord  en 
prose,  comme  Boileau,  le  plan  et  le  détail  de  ses  poésies, 
pour  l'une  du  moins  je  l'ai  vu;  singulièrement  réglé  et 
ordonné  dans  son  travail,  faisant  et  observant  stricte- 
ment chaque  jour  la  part  du  travail  et  des  distractions, 
même  du  plaisir;  tenace,  obstiné,  entêté  même,  emporté 
parfois;  le  front  sous  sa  petite  calotte  de  velours  noir 
que  plus  tard  il  ne  quittait  guère,  mais  déjà  beaucoup 
dégarni  de  cette  forêt  de  cheveux  roux  que  je  lui  avais 
vue  en  1830  et  qui  existe  encore  dans  son  médaillon 
par  le  sculpteur  David  d'Angers;  n'en  étant  pas  plus 
baau  (il  ne  l'était,  ai-je  dit,  ni  ne  prétendit  jamais  l'être). 


76  SAINTE-BEUVE 

mais  la  figure  se  dégageant  mieux,  prenant  mieux  son 
caractère  définitif;  les  yeux  très  beaux,  de  regard  sur- 
tout, quand  ce  regard  vous  y  avait  rendu  attentif,  et  une 
grâce,  une  finesse,  un  attrait  tout  particuliers  dans  le  sou- 
rire; ce  sourire  moins  serré,  moins  sur  ses  gardes  qu'il 
ne  le  devint  plus  tard  alors  même  qu'il  semblait  se  lais- 
ser aller  et  se  livrer  davantage,  ayant  une  pointe  et  un 
son  de  rire  moins  métalliques,  étant  peut-être  moins  fré- 
quent et  moins  vif,  mais  plus  ouvert,  plus  facile,  venant 
plus  du  dedans;  enfin,  si  vous  avez  lu  son  Port-Royal 
et  ses  œuvres  du  même  temps,  vous  pouvez  voir  Sainte- 
Beuve  déjà  alors  chercheur,  creuseur  jusque  dans  sa 
poésie,  voulant  tout  examiner  de  près,  les  détails,  le 
fond,  le  revers  et  l'envers;  passionné  du  vrai  et  de  la 
réalité  historique,  fouillant,  recueillant  tout  afin  d'y  par- 
venir, et  pouvant  dire  comme  le  Poussin  :  «  Je  n'ai  rien 
négligé.  » 

Ce  n'est,  du  reste,  pas  tant  l'auteur,  mais  plutôt 
l'homme  que  nous  cherchons  à  saisir  et  à  suivre.  Cet 
homme  toujours  le  même  et  toujours  changeant  comme 
nous  tous,  nous  le  retrouverons  encore  à  d'autres  égards. 


TROISIEME   PARTIE 

SAINTE-BEUVE     CHRONIQUEUR 


Rentré  définitivement  à  Paris,  il  y  reprit  sa  vie  accou- 
tumée. «  Depuis  mon  retour  de  Lausanne  en  juin  dernier, 
écrit-il  à  l'abbé  Barbe  le  13  janvier  1839,  je  me  suis  laissé 
reprendre  aisément  à  la  vie  parisienne.  »  Cependant  elle 
recommença  bientôt  à  lui  peser.  Sans  dire,  comme  dans 
notre  première  rencontre  en  1830,  qu'il  avait  Paris  «  en 
horreur,  »  ce  Paris  dont  jamais  pourtant  il  ne  put  se 
passer,  «  O  ubi  Tempe  !  nous  écrivait-il.  Oh  !  quand  le 
calme  et  la  vie  paisible!  dans  l'autre  vie  ou  dans  je  ne 
sais  quel  automne  qui  recule,  passé  auprès  de  vous  !  »  Il 
regrettait  Lausanne  et  nous  l'exprimait  fréquemment  et 
avec  une  vivacité  singulière.  Il  caressait  même  l'idée  d'y 
revenir.  «  Cher  Olivier,  m'écrivait-il  le  29  mai  1843,  je 
suis  tenté...  de  quoi  !  de  retourner  passer  un  hiver  à  Lau- 
sanne pour  achever  Port-Royal.  J'ai  ici  des  habitudes 


78  SAINTE-BEUVE 

trop  prises,  trop  chères  même,  à  rompre.  Si  je  pouvais 
retrouver  là  huit  mois  de  loisirs  studieux,  et  revenir  avec 
mes  deux  derniers  volumes  tout  écrits....  Je  demanderais 
ici  un  congé  (il  était  alors  bibliothécaire  à  la  Mazarine), 
je  ferais  faire  ma  place  à  un  sous-bibliothécaire  moyen- 
nant finances,  j'aurais  un  reste  d'appointements  pour 
vivre,  peut-être  le  moyen  de  faire  avec  cette  seconde 
partie  de  Port-Royal  un  bout  de  cours  (malgré  mes  ser- 
ments d'autrefois)  ;  enfin  j'agite  des  projets  qui  sont  sans 
doute  des  rêves.  »  Quelques  jours  après,  en  effet,  le  rêve 

retombait  déjà «  Ma  vue  baisse,   comme  ma  poitrine, 

comme  toute  ma  santé,  ajoutait-il  le  i'^''juin.  Hélas!  si 
j"avais  un  peu  plus  de  vigueur,  je  me  donnerais  peut-être 
encore  une  année  auprès  de  vous,  une  année  de  travail 
et  de  solitude,  mais  mes  pauvres  forces  ne  me  permettent 
plus  de  compter  sur  elles.  » 

On  voit  donc  que,  par  la  pensée,  il  se  retrouvait  sou- 
vent à  Lausanne  ;  mais  il  y  était  encore  plus  présent,  de 
fait,  par  sa  collaboration,  longtem])s  secrète,  à  un  recueil 
que  je  dirigeais  et  sur  laquelle  je  dois  donner  ici  quel- 
ques détails  ;  c'est  un  jour  peu  connu  sur  l'activité  litté- 
raire de  Sainte-Beuve. 

Dans  cette  même  année  1843,  j'étais  devenu  proprié- 
taire et  principal  rédacteur  d'un  recueil  mensuel,  la  Revue 
suisse,  fondé  à  Lausanne  en  1838,  et  (jui  avait  assez  de 
peine  à  se  soutenir.  Pour  le  remonter  et  le  renouveler, 
j'eus  l'idée  d'y  ajouter  une  chronique  parisienne,  ce  qui 
était  aussi  rare  alors  que  cela  est  devenu  commun  au- 
jourd'hui. Je  pensais  la  composer  d'après  les  journaux  et 
ce  (lue  je  savais  moi-même  de  Paris,  où  je  venais  de  faire 


SOUVENIRS  79 

encore  un  séjour.  J'y  avais  aussi  des  amis  pour  me  ren- 
seigner au  besoin,  Sainte-Beuve  et  d'autres,  en  particu- 
lier un  de  mes  jeunes  compatriotes ,  Adolphe  Lèbre  , 
dont  les  articles,  très  remarqués  dans  la  Revue  des  deux 
mondes,  promettaient  un  penseur  et  un  écrivain,  mais  que 
déjà  l'année  suivante  une  fin  prématurée  enleva  dans  le 
plein  succès  de  son  début.  Ses  lettres  et  celles  de  Sainte- 
Beuve  pouvaient  me  tenir  au  courant,  me  fournir  des  dé- 
tails. Je  composai  ainsi  le  premier  numéro.  (Janvier  1843.) 
L'ayant  envoyé  à  Sainte-Beuve,  il  prit  feu  aussitôt,  et, 
outre  quelques  fragments  de  ses  lettres  que  j'insérai  dans 
le  numéro  de  février,  il  m'envoya  dès  lors,  déjà  en  mars, 
une  correspondance  régulière  pour  ma  chronique,  qui 
ainsi  devint  plutôt  la  sienne,  en  fait  de  nouvelles  de 
Paris.  Il  y  débutait  par  un  article  développé  sur  les  Gé- 
nies persans,  de  Lamennais. 

Cette  collaboration  écrite,  et  continue,  dura  jusqu'en 
juillet  1845,  où,  songeant  à  m'établir  à  Paris,  je  remis  la 
Revue  suisse  à  un  éditeur  de  Neuchâtel,  M.  Wolfrath.  Je 
continuai  néanmoins  d'en  rédiger  la  chronique  jusqu'en 
1860,  de  Paris  même,  où  je  m'étais  définitivement  fixé 
avec  ma  famille  en  1846.  J'avais  des  renseignements  par 
Sainte-Beuve,  par  mes  autres  amis  Charles  Clément  (des 
Débats)  et  Gleyre,  le  grand  peintre,  très  bon  juge  aussi 
très  au  courant  des  hommes  et  des  choses,  et  à  même  de 
les  voir  de  près.  Mais  ni  eux,  ni  Sainte-Beuve  ne  me 
fournissaient  rien  d'écrit.  Depuis  août  1845,  ^^  chronique 
fut  entièrement  rédigée  par  moi  jusqu'à  sa  fin  en  1860, 
sauf  pendant  quelques  courts  voyages  en  Suisse  où 
M"i<^  Ohvier  voulait  bien  me  remplacer.   Ceci  pour  fixer 


8o  SAINTE-BEUVE 

les  dates.  C'est  de  mars  1843  à  juillet  18^15  que  va  la  col- 
laboration régulière  et  écrite  de  Sainte-Beuve,  c'est-à- 
dire  pendant  vingt-neuf  mois. 

Durant  tout  cet  espace  de  temps,  elle  continuait  donc, 
en  quelque  sorte,  son  séjour  intellectuel  à  Lausanne,  mais 
un  séjour  du  plus  strict  incognito.  Il  me  l'avait  imposé 
comme  condition  absolue,  me  le  recommandait  fréquem- 
ment dans  ses  lettres,  et  souvent  dépistait  lui-même  les 
curieux  en  donnant  mon  correspondant  comme  un  Suisse 
de  passage  à  Paris  ou  de  quelque  autre  façon.  «  Mettez 
ceci,  me  disait-il,  comme  rédigé  par  un  compatriote.  » 
Ou  bien  :  «  Voyez,  mon  cher  Olivier,  à  faire  de  tout  cela 
ce  que  vous  pourrez.  Donnez-le  comme  tiré  de  vous- 
même,  tiré  des  journaux  ;  enfin,  qu'il  y  ait  un  double  ri- 
deau de  mon  côté.  »  Ou  bien  encore  :  «  Cher  Olivier,  je 
vous  dirai  que  je  ne  suis  pas  sans  quekiue  souci  pour 
cette  chronique.  Ma  position  personnelle  est  très  bonne 
quand  je  ne  vais  i)as  dans  le  monde  et  que  je  boude. 
Alors  j'ose.  Quand  j'y  retourne,  quand  je  suis  repris, 
alors  je  deviens  plus  timide.  Je  suis  dans  un  de  ces  accès. 
Il  s'y  mêle  du  scrupule.  Je  vous  dis  cela,  sans  but,  et 
parce  que  cela  m'inquiète  quelquefois  depuis  quelque 
temps.  Mêlez  le  plus  que  vous  i)ourrez  d'Allemagne. 
Il  me  semble  que  vous  n'avez  rien  d'Angleterre.  »  Voici 
un  trait  curieux  qui  montre  sa  finesse  d'invention,  si  je 
puis  dire,  en  fait  de  déguisement.  Retouchant  sa  pre- 
mière rédaction  d'une  plirase  de  l'article  sur  Jacqueline 
Pascal  :  «  au  lieu  de  :  amour  des  hommes  en  Jésus- 
Christ,  mettez,  me  dit-il,  ^;;  Christ,  selon  l'usage  de  là- 
bas  qu'on  n'emploie  jamais  ici.  » 


SOUVENIRS  81 

Ailleurs,  en  i^lus  d'un  endroit,  il  se  rassure,  en  me  ré- 
pétant et  se  répétant  à  lui-même  qu'on  ne  lit  pas  la  Revue 
suisse  à  Paris.  «  Figurez-vous  bien,  me  disait-il,  qu'on  ne 
lit  pas  ici  la  Revue  suisse.  Consultez  donc  votre  seule 
conscience.  »  Enc:ore  moins  la  croyait-il  possible  à  Paris 
même,  si  on  l'y  avait  transportée,  mais  il  aurait  voulu  la 
voir  se  dévelo]Jijer  et  devenir  un  centre  littéraire  à  l'é- 
tranger. Il  en  eut  un  moment  l'idée  très  vive.  Voici  deux 
fragments  de  lettres  où  il  me  l'exposait,  le  premier  à 
partir  même  de  son  début  à  la  chronique. 

«  ....  Je  reviens  aux  affaires  qui  pour  moi  se  rejoignent 
aux  affections.  Tâchez,  mon  cher  Olivier,  de  fonder  là- 
bas  quelque  chose,  un  point  d'appui  quelconque,  un  or- 
gane à  la  vérité;  je  serai  tout  à  vous.  Ici  il  n'y  a  rien, 
rien  de  possible,  il  faut  le  point  d'appui  ailleurs,  indé- 
pendant: ce  que  Voltaire  a  fait  à  Ferney  avec  son  génie 
et  ses  passions,  pourquoi  ne  le  fonderait-on  pas  à  Lau- 
sanne avec  de  la  probité  et  du  concert  entre  trois?  Pour 
moi,  je  me  sens  de  plus  en  plus  ici  comme  étranger;  les 
Débats  ne  deviendront  jamais  mon  nid.  D'abord  la  ])oli- 
tique,  puis  en  second  lieu  la  goualeuse,  toutes  les  goua- 
leuses  présentes  et  à  venir,  voilà  ce  qu'on  veut;  Homère 
et  les  Muses  n'y  viennent  qu'en  troisième  et  quatrième 
rang  comme  pis-aller  et  tolérance.  Faites-nous  là-bas 
bien  vite  une  patrie  d'inteUigence  et  de  vérité;  je  vous 
aiderai  d'ici  de  tout  mon  pouvoir,  et  peut-être  un  jour  de 
plus  près.  Durez  seulement.  ■-> 

Le  second  fragment  est  de  la  fin  de  cette  première 
année.  Sainte-Beuve  est  encore  plus  explicite  sur  ce  qui 
ne  se  peut  et  sur  ce  qu'il  faudrait  pouvoir  faire  : 

i.   OLIVIER.   1.  0 


82  SAINTE-BEUVE 

«  Ce  n'est  jamais  à  Paris  qu'elle  (la  Revue  suisse)  trou- 
vera ni  lecteur  ni  abonné.  Il  faut  partir  de  là.  Je  vous 
assure  que  c'est  ma  conviction  intime,  quand  même  je 
n'y  serais  pas  intéressé.  Un  seul  lecteur  ici,  de  ces  lec- 
teurs que  vous  et  moi  nous  savons,  me  paralyse  et  arrête 
ma  plume.  Mais  il  ne  s'agit  pas  de  cela.  Vous  le  vou- 
driez, que  vous  ne  trouveriez  pas  de  ces  lecteurs,  à 
plus  forte^  raison  d'abonnés.  Ce  qui  vous  paraît  bien,  pa- 
raîtrait ici  ou  fade,  ou  indiscret,  ou  suranné.  On  dit  tout 
cela  à  Paris  et  plus  encore;  mais  on  ne  l'écrit  pas.  Là 
commence  l'originalité  de  la  Revue  suisse.  Qu'elle  s'y 
fortifie.  Son  public,  celui  auquel  elle  doit  viser  de  plus 
en  plus,  c'est  le  dehors,  c'est  la  Suisse  et  l'Allemagne: 
Suisse  allemande  et  française  et  ce  qui  s'ensuit.  Conqué- 
rons ce  champ,  s'il  se  peut. 

»  L'étranger  c'est,  on  l'a  dit,  à  beaucoup'd'égards,  une 
province  et  la  dernière  de  toutes;  oui,  mais,  à  d'autres 
égards,  c'est  im  commencement  de  postérité:  écrivons 
pour  ce  dernier  aspect. 

»  Si  la  Revue  des  deux  mondes  manquait  (ce  qui  est 
toujours  possible  d'un  moment  à  l'autre,  tout  tenant  à 
Buloz),  il  n'y  aurait  pas  ici  un  seul  journal  où  il  se  pour- 
rait faire  le  moindre  petit  bout  de  critique  vraie,  même 
purement  littéraire.  Fondons  une  ])lace  de  sûreté  là-bas. 
C'est  aujourd'hui  une  féodalité  d'un  nouveau  genre; 
ayons  chacun  notre  château.  Lamartine,  son  journal  de 
Mâcon;  M^n^  Sand,  son  journal  du  Berry;  nous,  notre 
Revue  suisse.  Qu'elle  devienne  une  chose  respectable. 
Qu'elle  soit  littérairement  ce  qu'est  la  Bibliothèque  uni- 


SOUVENIRS  83 

verselle  de  Genève  scientifiquement,  laquelle  n"est  aucu- 
nement lue  ici,  sachez-le  bien. 

»  Voilà  un  an  que  dure  le  prospectus  (car  ce  n'est  que 
cela),  il  est  bon;  pourrons-nous  tenir  et  pousser  plus  loin? 
Je  n'ose  rien  assurer;  je  suis  moi-même  bien  fragile,  bien 
partagé.  Mais  si  l'on  était  unanime,  il  y  aurait  de  quoi  oser. 

»  L'essentiel  aussi  serait  de  trouver  un  libraire,  un 
Cotta,  une  cheville  ouvrière,  l'âme  animale  des  anciens 
philosophes.  Il  faudrait  un  libraire  sûr,  sage,  intelligent, 
complice,  ayant  des  fonds  et  des  relations  (il  n'y  aurait 
de  fonds  nécessaires  que  les  frais  d'impression  et  les 
appointements  du  rédacteur  en  chef).  Le  reste  irait  de 
surcroît  et  selon  le  succès.  M.  D***  n'offre,  par  malheur, 
pas  ce  qu'il  faudrait.  Ne  pourrait-on  (en  faisant  la  Revue 
à  Lausanne)  trouver  le  libraire  ailleurs,  à  Francfort,  à 
Leipzig,  que  sais-je?  cela  la  ferait  aller  au  cœur  de  l'Al- 
lemagne, et  on  écrirait  en  conséquence. 

»  Encore  un  coup,  c'est  là  la  pente,  c'est  là  le  courant 
possible,  et  aussi  nécessaire  que  celui  de  l'Autriche  par 
le  Danube.  Vouloir  faire  d'ici  un  centre,  c'est  une  chimère. 
Laissons  Paris  et  visons  à  Appenzell.  La  gloire  au  bout 
du  compte  s'y  retrouverait. 

»  Je  cause  et  bavarde,  en  condensant  le  plus  possible. 
Je  voudrais  être  plus  libre  que  je  ne  suis.  Si  je  l'étais  un 
jour,  et  si  cette  Revue  allait  et  durait,  on  pourrait  y  réa- 
liser quelque  rêve.  Mais  moi-même  je  me  sens  si  faible, 
si  peu  sûr  de  l'avenir,  que  je  ne  vous  envoie  ces  saccades 
que  pour  ne  pas  vous-  supprimer  mes  pensées  sur  un  sujet 
si  cher.  »  (Lettre  du  12  décembre  1843.) 


84  SAINTE-BEUVE 

Enfin,  jusque  dans  ce  projet  un  moment  caressé  d'un 
second  séjour  à  Lausanne  et  peut-être  d'un  second  cours, 
il  n'oubliait  point  la  chronique;  il  ajoutait  à  ce  qu'on  a 
lu  plus  haut  sur  ce  sujet:  «  Quant  à  notre  chronique,  La- 
bitte  vous  écrirait,  et  puis  il  y  a  plusieurs  façons  de  la 
faire.  Et  enfin  je  contribuerais  de  près  à  la  Revue  suisse 
par  quekjues  fragments  de  mon  livre.  Vous  voyez  bien 
que  je  rêve.  (Mai  1843.) 


II 


Ce  recueil,  auquel  il  demandait  de  «  durer.  »  dura  en 
effet,  mais  sans  pouvoir  tirer  d'un  petit  pays  toutes  les 
ressources  nécessaires  pour  le  grand  développement  qu'il 
rêvait.  D'ailleurs,  la  position  de  Sainte-Beuve  à  Paris  s'a- 
méliorait et  s'y  fixait  de  plus  en  plus,  entre  autres  par 
son  élection  à  l'Académie  en  1844.  La  mienne  au  con- 
traire, tout  obscure  qu'elle  était,  se  trouva  déracinée  à 
I,ausanne,  l'année  suivante,  par  une  révolution  canto- 
nale, faite  au  nom  de  masses  et  en  masse  et  dont  la  vie 
littéraire  était  la  moindre  préoccupation.  Jusque-là,  mal- 
gré les  approches  de  l'orage,  la  Revue  suisse  et  sa  chro- 
nique continuèrent  sur  le  même  pied,  et  Sainte-Beuve  y 
fit  régulièrement  ses  envois,  mais  toujours  dans  le  plus 
grand  secret. 

Ce  secret,  plus  ou  moins  soupçonné  à  Lausanne  et 
dans  la  Suisse  française,  ne  fut  jamais  avoué  tant  que 
dura  la  collaboration  de  celui  qui  l'avait  exigé,  ni  de  bien 
des  années  après.  Vers  la  fin  cependant  de  la  chronique, 


SOUVENIRS  ■  85 

que  je  continuai,  seul,  de  Paris,  ai-je  dit,  jusqu'en  1860, 
voulant  régler  mes  comptes  avec  elle,  je  fis  entendre,  et 
de  plus  en  plus  clairement,  à  qui  elle  avait  dû  cette  col- 
laboration si  curieuse  et  unique  en  son  genre. 

Déjà  en  février  1854,  faisant  la  chronique  de  la  Chro- 
nique elle-même,  je  disais: 

«  J'avais  bien  eu  le  premier  l'idée  de  cette  sorte  de  causerie 
libre  et  désintéressée,  mais  non  indifierente,  sur  les  événements 
du  mois,  sur  ce  qu'on  en  savait  et  ce  qu'on  en  disait  à  Paris, 
leur  principal  centre  ;  je  la  voulais  essentiellement  narrative,  ni 
aigre  ni  pédante,  et  quand  je  commençai  dans  la  Revtw  suisse, 
qui  auparavant  n'avait  que  sa  chronique  locale,  j'en  marquai 
l'esprit  et  le  ton  dans  ce  sens,  comme  j'ai  tâché  de  le  lui  conser- 
ver jusqu'ici  ;  mais  bientôt  je  ne  fus  plus  le  seul,  ni  même,  il 
s'en  fallait  de  beaucoup,  le  principal  ouvrier  dans  cette  partie 
nouvelle  ajoutée  au  recueil  que  je  dirigeais. 

»  Il  me  venait  de  Paris  d'abondantes  notes,  aussi  sûres  que 
précieuses,  fournies  par  de  bons  yeux,  qui  voyaient  bien,  et  de 
près.  Quelques-unes  étaient  de  mon  ami  Adolphe  Lèbre,  si  re- 
gretté de  tous  ceux  qui  l'ont  connu  ;  le  plus  grand  nombre,  d'un 
autre  auquel  il  m'avait  tallu  promettre  le  secret  le  plus  absolu, 
et  qui  se  plaisait  lui-même,  dans  la  Chronique,  à  dépister  les  cu- 
rieux, mais  qu'on  a  dû  deviner,  ne  fût-ce  qu'à  son  style.  Il  a  un 
nom,  et  un  très  grand  nom,  dans  la  critique  et  la  littérature 
contemporaines.  C'est  là  une  des  explications  que  je  tenais  à 
donner  une  fois  ou  une  autre,  en  faveur  des  Saumaises  et  des 
bibliophiles  futurs,  s'il  y  en  a  encore  dans  la  suite  des  temps,  et 
pour  leur  éviter  de  plus  grandes  tortures.   » 

Enfin,  dans  l'avant-dernière  chronique  (novembre  1860), 
ayant  cité  du  Chateaubriand  de  Sainte-Beuve  le  curieux 
passage  sur  Chateaubriand  et  Lamartine,  j'en   profitai 


86  '  SAINTE-BEUVE 

pour  le  nommer  tout  à  fait.  Mais  il  faut  avoir  sous  les 
yeux  la  fin  de  ce  passage  pour  comprendre.  C'était  dans 
le  salon  de  M""*^  Récamier.  Elle  complimentait  Lamar- 
tine sur  Jocelyn. 

<L  Après  un  certain  temps  de  conversation  sur  ce  ton,  ajoute 
Sainte-Beuve,  elle  louant,  et  lui  (Lamartine)  l'y  aidant  avec  cette 
fatuité  naïve,  il  sortit  :  elle  l'accompagna  jusque  dans  le  second 
salon  pour  lui  redoubler  encore  ses  compliments  ;  mais  la  por- 
tière de  la  chambre  était  à  peine  retombée  que  Chateaubriand, 
qui  jusque-là  n'avait  pas  desserré  les  dents  (quoique  deux  ou 
trois  fois  Mme  Récamier  se  fût  appuyée  de  son  témoignage  dans 
les  éloges),  éclata  tout  d'un  coup  et  s'écria,  comme  s'il  eût  été 
seul:  «Le  grand  dadais!  »  —  J'y  étais  et  je  l'ai  entendu,  ajoute 
Sainte-Beuve. 

»  (Quelque  chose,  je  crois,  de  cette  anecdote,  dit-il  encore 
entre  parenthèses,  a  été  imprimé  autrefois  dans  une  Revue  suisse, 
mais  cette  version-ci  est  la  bonne.)  « 

La  bonne,  certainement,  et  de  beaucoup  la  meilleure 
par  le  nombre  et  le  pittoresque  des  détails,  mais  la 
mienne  était  au  fond  exactement  la  même.  Voici,  en 
effet,  ce  que  j'avais  mis,  le  tenant  de  Sainte-Beuve,  dans 
une  note  de  la  chronique  de  novembre  1847: 

«  Il  y  a  quelques  années,  dans  une  maison  où  les  deux  illus- 
tres s'étaient  fortuitement  trouvés  en  présence,  Chactas,  impa- 
tienté et  redevenu  sauvage  ce  jour-là,  laissa  échapper  un  mot 
bien  étrange  :  «  Grand  dadais!  »  dit-il  entre  ses  dents.  Ce  mot  était 
sans  doute  un  véritable  a  parle,  et  non  pas  un  a  parle  de  tiiéàtre  ; 
mais  quelques-uns  des  assistants  le  surprirent  au  passage,  on  se 
le  racontait  dans  le  temps,  et  il  nous  a  paru  assez  curieux  pour 
être  caché  ici  en  note.  « 


SOUVENIRS  87 

Mais  Sainte-Beuve  avait  voulu  encore  un  peu  dépister, 
et  peut-être  aussi  n'avoir  pas  l'air,  avec  son  public  pari- 
sien, d'attacher  trop  d'importance  à  «  une  Revue  suisse.  » 
Quoi  qu'il  en  soit,  j'ajoutai  dans  la  chronique,  au  pas- 
sage  que  je  venais  d'y  citer:  «  C'est  ainsi  que  M.  Sainte- 
Beuve  termine  le  récit  de  cette  anecdote,  par  ce  petit 
coin  de  parenthèse,  et  comme  pour  la  dire  seulement  du 
coin  de  la  bouche.  A  bon  entendeur  demi-mot.  Pour 
ceux,  en  effet,  qui  voudront  prendre  la  peine  de  relire 
notre  chronique  de  la  chronique  (voir  plus 'haut),  ce 
demi-mot  suffit.  »  Les  lecteurs  de  la  Revue  suisse  n'a- 
vaient qu'à  chercher  le  renvei  indiqué:  Sainte-Beuve 
était  nommé. 

Au  reste,  lui-même,  dans  ses  N'ouveaux  lundis,  en  vint 
à  parler  ouvertement  de  notre  chronique  et,  sinon  avec 
autant  de  détails  et  de  précision  que  j'y  ai  mis,  très 
explicitement  de  la  part  qu'il  y  avait  prise.  C'est  dans 
un  article  sur  Matthieu  Marais,  lequel  est  de  1864. 

«  A  mon  retour,  dit-il,  de  la  Suisse  française,  où  j'avais  gardé 
des  amis,  vers  1840,  je  concevais  un  parfait  journal  littéraire, 
dont  il  y  aurait  eu  un  rédacteur  double,  l'un  à  Paris  pour  tout 
savoir,  l'autre  à  Lausanne  ou  à  Neuchâtel  pour  tout  dire,  — 
j'entends  tout  ce  qui  se  peut  dire  honnêtement  et  avec  conve- 
nance. Mais  ces  convenances  varient  et  s'élargissent  vite  en  rai- 
son même  des  distances.  On  peut,  avec  probité  et  sans  manquer 
à  rien  de  ce  qu'on  doit,  bien  voir  à  Paris  sur  les  auteurs  et  les 
livres  nouveaux  ce  qu'on  ne  peut  imprimer  à  Paris  même  à  bout 
portant,  et  ce  qui,  à  quinze  jours  de  là,  s'imprimera  sans  incon- 
vénient, sans  inconvenance,  dans  la  Suisse  française.  Je  l'ai 
éprouvé  durant  les  années  dont  je  parle.  (1843-1845.)  J'avais  eu 


88  SAINTE-BEUVE 

ces  pays  un  ami,  un  de  ceux  de  qui  l'on  peut  dire  qu'ils  sont 
unanimes  avec  nous,  un  autre  moi-même,  M.  Juste  Olivier,  et 
nous  nous  sommes  donné  le  plaisir  de  dire  pendant  deux  ou 
trois  ans  des  choses  justes  et  vraies  sur  le  courant  des  produc- 
tions et  des  laits  littéraires.  On  le  peut,  on  le  pouvait  alors  sans 
être  troublé,  ni  même  soupçonné  et  reconnu.  J'excepte  la  poli- 
tique, mais,  pour  la  littérature,  Paris  ne  s'inquiète  que  de  ce  qui 
s'imprime  à  Paris.  » 

Dernière  preuve,  enfin,  de  l'importance  réelle  et  fon- 
dée qu'il  çionnait  à  cette  partie  prestpie  inaperçue  et  en 
quelque  sorte  cachée  de  son  long  et  vaste  travail  de 
critique,  il  a  écrit,  de  sa  main,  en  tête  de  son  exemplaire 
de  la  Revue  suisse  pendant  les  trois  années  de  sa  colla- 
boration: 

«  Les  chroniques  de  cette  Revue  suisse  depuis  janvier  1845 
jusqu'en  juillet  1843  sont  d'une  même  plume.  A  partir  de  cette 
date  de  juillet  i<S4),  elles  cessent  d'en  être,  quoi  qu'en  dise  l'aver- 
tissement publié  à  cette  époque.  Dans  un  intervalle  de  deux 
ans  et  demi,  elles  peuvent  ofifrir  de  l'intérêt  pour  l'histoire  litté- 
raire. « 

Comme  on  a  déjà  pu  en  juger  par  ce  cjui  précède, 
cette  note,  vraie  en  gros  et  qui  ne  pouvait  pas  tout  dire 
en  quelques  lignes,  n'est  pas  absolument  exacte.  D'abord, 
je  l'ai  déjà  indiqué,  la  collaboration  réelle  et  soutenue  de 
Sainte-Beuve  ne  commence  qu'en  mars  1843.  Les  numé- 
ros de  janvier  et  février  ne  contiennent  que  de  courts 
fragments  tirés  de  ses  lettres  à  lui,  et  à  moi  personnelles, 
fragments  cjue  je  ne  jjuis  bien  constater,  n'ayant  pas  jus- 
(ju'ici  retrouvé  ces  lettres.  Ensuite,  «  ces  chroniques,  » 
même  depuis  sa  collaboration,  qui  en  fait  (  ertainement  la 


SOUVENIRS  8g 

partie  la  plus  considérable  et  de  beaucoup  le  plus  grand 
intérêt,  ne  sont  cependant  pas  «  d'une  même  plume.  » 
Elles  renferment  aussi  des  nouvelles  de  Suisse,  d'Angle- 
terre et  d'Allemagne  qui  ne  venaient  point  de  Sainte- 
Beuve.  Puis,  même  dans  la  chronique  parisienne,  qui  est 
essentiellement  de  lui,  il  y  a  çà  et  là  des  morceaux,  mêlés 
aux  siens,  peu  distincts,  qui  sont  d'autres  correspondants. 
Enfin,  l'avertissement  du  nouvel  éditeur  de  Neuchâtal, 
où  la  Revue  suisse  fut  transférée  en  juillet,  disait  bien  que 
la  chronique  continuerait  à  être  rédigée  par  M.  Olivier 
(ce  qui  était  vrai),  mais  ne  nommait  point  Sainte-Beuve, 
pas  même  dans  la  liste  des  collaborateurs  du  recueil. 

Cette  note  autographe  pouvant  avoir  une  valeiu"  bi- 
bliographique, j'ai  dû  la  ramener  à  son  point  juste,  ne 
fût-ce  que  pour  ne  pas  laisser  les  éditeurs  et  les  biogra- 
phes de  Sainte-Beuve  courir  le  risque  de  lui  attribuer  ce 
qui  ne  serait  pas  digne  de  lui. 

Son  légataire  et  premier  secrétaire,  M.  Troubat,  son- 
geait à  tirer  cette  correspondance  du  recueil  où  elle 
parut,  pour  la  publier  en  un  volume  à  part.  Mais  ici  se 
présentait  plus  d'une  difficulté:  d'abord  ce  triage  des 
correspondants  ;  puis  surtout  ceci  :  Sainte-Beuve  m'écri- 
vait le  plus  souvent  à  bâtons  rompus,  comme  il  le  dit 
lui-même,  sur  les  sujets  qui  lui  venaient  ou  lui  revenaient 
à  l'esprit,  corrigeant,  complétant,  adoucissant  la  pre- 
mière version.  En  un  mot,  sa  correspondance  ne  m'arri- 
vait  pas  d'un  bloc,  mais  par  plusieurs  lettres  successives, 
grandes  ou  petites,  quelquefois  un  carré,  une  bande  de 
papier  au  dernier  moment.  Il  était  rare  qu'elle  ne  contînt 
ainsi  bien  des   retouches  et  des  repentirs.   «   Arrangez 


90  SAINTE-BEUVE 

tout  cela,  me  disait-il:  je  vous  fais  mon  article  par  bouts, 
au  fur  et  à  mesure,  ce  m'est  plus  commode;  vous,  mon 
cher  Olivier,  vous  vous  en  tirerez  comme  vous  pourrez.  » 

Je  tâchais  donc  de  m'en  tirer,  et  ce  n'était  pas  toujours 
facile.  Il  me  fallait  combiner  et  réunir  souvent  dans  un 
autre  ordre,  ces  diverses  rédactions,  les  fondre  ensemble, 
de  manière  à  ce  qu'elles  fissent  un  tout  et  eussent  une 
suite,  sans  cependant  changer  le  texte,  y  rien  ajouter  et 
en  rien  retrancher  d'essentiel.  Sainte-Beuve  voulut  bien 
me  témoigner  à  plusieurs  reprises  qu'il  était  satisfait  de 
mon  arrangement.  «  Très  bien,  cher  Olivier,  m'écrivait- 
il,  vous  me  tirez  au  clair  à  merveille.  »  (Lettre  du  17  juin 
1843.)  «  Merci,  cher  Olivier,  la  chronique  est  très  bien 
imprimée  aux  endroits  délicats,  et  le  tout  est  couvert 
aussi  bien  et  mieux  que  je  ne  ])ouvais  le  désirer.  »  (27  sep- 
tembre même  année.)  Je  savais  à  qui  j'avais  affaire  en 
fait  de  justesse  et  d'exactitude. 

Peut-être  donc  cette  correspondance,  ainsi  mise  en 
ordre  et  au  net  d'après  elle-même,  répond-elle  le  mieux, 
encore  aujourd'hui,  à  la  pensée  et  au  désir  de  son  auteur, 
et  certainement,  on  le  voit,  elle  y  répondait  cpiand  elle 
parut.  Du  reste,  ayant  conservé  les  originaux,  .que  je  co- 
piais pour  l'imprimerie,  afin  que  rien  ne  trahît  le  secret, 
on  peut  aussi  avoir,  par  là,  la  rédaction  brute  en  quelque 
sorte,  et  successive. 


III 


Si  l'on  veut  avoir  un  échantillon  de  sa  manière  et  de 
ce  qu'il  a  été  comme  chroniqueur  sans  (ju'on  se  doutât 


SOUVENIRS  91 

qu'il  le  fût,  il  en  a  indiqué  un  lui-même  dans  un  article 
sur  Eugène  Sue,  où  il  dit  en  terminant:  «  Ce  qu'on  a 
écrit  de  plus  juste  à  mon  sens  sur  les  Mystères  de  Paris 
se  peut  voir  dans  la  Revue  suisse,  année  1843,  pages  550, 
618,  666,  et  année  1854,  page  68.  »  Ces  bouts  de  chro- 
nique sont  de  lui.  Ecrits  à  d'assez  longs  intervalles,  ils 
se  tiennent  et  forment  un  tout  du  même  esprit  et  de  même 
style,  l'un  et  l'autre  très  libre,  même  mordants.  Pour 
continuer  l'incognito  que  voulait  mon  correspondant, 
voici  d'abord  comment,  dans  un  petit  préambule  où  les 
noms  cités  me  venaient  aussi  par  ses  lettres,  je  le  dissi- 
mulais, le  couvrais,  suivant  une  de  ses  expressions. 

«  La  Gazette  d'Augshourg  a  publié  dans  le  genre  des  nôtres, 
mais  avec  des  détails  moins  particuliers,  d'intéressantes  esquisses 
des  salons  de  Paris  et  des  célébrités  qui  les  fréquentent  :  entre 
autres  du  salon  de  M^e  Récamier,  où  tout  se  groupe  autour  do 
M.  de  Chateaubriand,  comme  chez  M^e  de  Castellane  c'est 
autour  de  M.  Mole,  autour  de  M.  Pasquier  chez  M"ie  de  Boignes, 
de  M.  Guizot  chez  la  princesse  de  Liéven,  etc.  Parmi  ces  portraits 
il  en  est  un  surtout  qui  jusqu'ici  manque  à  notre  petite  galerie 
et  qu'on  nous  permettra  d'emprunter  à  la  grande ,  celui  de 
M.  Sainte-Beuve,  que  le  correspondant  de  la  Gazette  d'Aiigsbourg 
rencontre  chez  M™<^  Récamier  entre  Cliateaubriand,  Ampère  et 
Ballanche. 

»  Sainte-Beuve,  dit-il,  le  plus  aimable  causeur  de  la  France 
>  actuelle  et,  dans  la  critique,  le  seul  peut-être  parmi  nos  mo- 
»  dernes  qui  réussisse  à  unir  la  fantaisie  et  l'individualité  avec 
»  un  jugement  sain  et  du  savoir.  Comme  poëte,  sa  muse  se  plaît 
»  dans  les  sujets  de  cœur  et  familiers  (iii  traidichen  Kreiseii). 
»  Après  une  conversation  avec  Sainte-Beuve,  un  ami  me  disait  : 
»  Sur  le  plus  simple  sujet,  il  est  plein  de  saillies,  àlmmour  et 


92  SAINTE-BEUVE 

»  d'esprit,  et  ressemble  à  ces  insectes  de  feu  qui  échappent  vo- 
»  lontiers  dans  l'ombre  à  la  poursuite,  mais  qui,  à  chaque  coup 
»  d'aile,  se  trahissent  par  une  étincelle.  » 

»  Ces  articles  (Nos  j  5  ^^  i  j^^  etc.),  ajoutais-je,  contiennent  ainsi 
quelques  détails  pittoresques  ou  biographiques  sur  MM.  Rossi, 
Lebrun,  Hugo,  sur  M™^^  de  Rémusat,  Delphine  Gay,  etc.  Mais 
en  voici,  sur  Eugène  Sue  et  sur  ses  rivaux,  de  beaucoup  plus 
circonstanciés,  adressés  à  un  journal  étranger  par  un  correspon- 
dant anonyme,  mais  fort  au  courant  de  Paris  où  il  semble  fixé, 
en  tous  cas  libre  et  fin  dans  ses  jugements  et  aussi  original  que 
bien  informé.  Nous  lui  empruntons  en  partie  ce  qui  suit  (c'est- 
à-dire  ce  que  Sainte-Beuve  m'écrivait)  : 

—  »  Le  grand  succès  persistant  et  croissant  est  celui  des  Mys- 
tères de  Paris.  Il  faut  y  voir  un  des  phénomènes  littéraires  et 
moraux  les  plus  curieux  de  notre  temps.  Les  huit  ou  neuf  vo- 
lumes publiés  ont  été  payés  à  l'auteur  trente  mille  francs,  je 
crois.  On  va  en  faire  une  édition  illustrée.  Il  a  déjà  été  fait  des 
gravures  isolées  qui  se  voient  dans  les  passages  et  sur  les  boule- 
vards ;  il  y  a  des  romances  de  la  Goualeuse  et  on  les  chante  au 
piano.  Dans  les  cafés,  on  s'arrache  les  Débats  le  matin  ;  on  loue 
chaque  numéro  qui  a  le  feuilleton  de  Sue  jusqu'à  dix  sous  pour 
le  temps  de  le  lire.  Quand  l'auteur  retarde  d'un  jour,  les  belles 
dames  et  les  femmes  de  chambre  sont  en  émoi,  et  M.  Sue  écrit 
(comme  il  l'a  fait  le  mercredi  9  juillet)  dans  les  Débats  un  petit 
mot  sur  sa  santé  pour  rassurer  le  salon  et  l'antichambre.  Que 
M.  de  Chateaubriand  ait  la  goutte  ou  qu'un  honnête  homme  de 
vraie  littérature  tremble  la  fièvre,  nul  ne  s'en  inquiète,  mais 
.M.  Sue!  son  silence  par  cause  de  rhume  est  devenu  une  calamité 
publique.  On  se  demande  où  tout  cela  va.  Habile  et  assez  spiri- 
tuellement hypocrite  qu'il  est,  il  a  très  bien  compris  qu'après  les 
chapitres  d'appât  et  de  licence,  il  fallait  se  faire  pardonner  ce 
qui  avait  alléché  ;  aussi  s'cst-il  jeté  aussitôt  sur  la  philanthropie 


SOUVENIRS  93 

si  à  la  mode  aujourd'hui.  Il  y  aurait  de  belles  et  profondes  consi- 
dérations à  faire  sur  ce  sujet  :  En  quoi  la  philanthropie  vèe  de  la 
corruption  diffère  de  la  charité?...  Grâce  à  ce  prétexte,  chacun  suit 
en  conscience  et  sans  remords  M.  Sue  partout  où  il  vous  conduit  : 
c'est  pour  le  bon  motif,  la  fin  justifie  le  lieu.  Il  aura  droit  bien- 
tôt de  mettre  à  une  prochaine  édition  de  ses  Mystères  cette  épi- 
graphe édifiante  : 

J'ai  fait  un  peu  de  bien,  c'est  mon  plus  bel  ouvrage  ! 

Si  j'étais  de  l'Académie,  je  le  proposerais  l'année  prochaine  pour 
le  prix  de  vertu  ou  de  l'ouvrage  le  plus  utile  aux  mœurs.  Vous 
rappelez-vous  comme  dans  Atar-Gull  il  s'est  moqué  de  ce  prix 
de  vertu  ?  donc  qu'il  l'obtienne  !  Les  provinces  mordent  surtout 
à  belles  dents  et  avec  un  surcroît  de  candeur.  Les  procureurs  du 
roi  du  chef-lieu  d'arrondissement  et  même  les  présidents  de  cour 
sont  émus,  et  correspondent  avec  l'auteur  pour  lui  soumettre 
leurs  idées  et  discuter  les  siennes-,  il  répond  dans  les  Débats  très 
officiellement  et  sans  rire  à  ces  missives  qui  lui  donnent  un  ca- 
ractère respectable  et  qui  servent  à  couvrir  son  jeu.  Il  reçoit  bien 
aussi  d'autres  petites  lettres  un  peu  plus  légères  sur  les  mérites 
de  la  Goiialeuse  et  de  Rigolette,  auxquelles  il  répond  confiden- 
tiellement sur  un  ton  plus  gai  ;  il  doit  bien  rire  vraiment  et  a 
bien  droit  de  mépriser  un  peu  fort  l'espèce.  Sue  est  d'ailleurs 
un  assez  bon  garçon  (good  Jelloiv),  qui  ne  prend  pas  trop  au  grave 
sa  bonne  fortune  de  grand  homme  ;  il  ne  se  donne  pas  pour  un 
écrivain,  mais  pour  un  homme  à  idées  et  à  combinaisons  roma- 
nesques, ce  qui  est  vrai.  Il  a  de  l'invention  à  cet  égard,  il  sait  con- 
struire. C'est  un  mérite,  mais  ce  n'est  pas  le  seul,  et  il  l'exagère... 
....  »  Eugène  Sue  a  beaucoup  vécu  ;  dans  sa  première  jeunesse, 
il  a  été  aide-chirurgien  de  marine.  Son  père,  professeur  assez 
distingué  de  l'Ecole  de  médecine  à  Paris,  l'avait  envoyé  là  pour 
se  former  et  jeter  sa  gourme  :  il  a  su  de  bonne  heure  le  fond  de 


94  SAINTE-BEUVE 

cale,  il  nous  en  fait  jouir  aujourd'hui.  Il  rapporta  de  là  son  idée 
de  roman  maritime,  par  où  il  a  débuté.  Depuis  lors,  il  s'est 
exercé  dans  bien  des  genres;  il  vient  de  trouver  le  sien....  — 
Sue  a  été  très  riche  ;  on  l'a  dit  un  peu  ruiné,  mais  il  n'a  jamais 
eu  l'air  de  l'être.  Il  va  volontiers  en  équipage.  Les  soirs  dans  le 
monde,  il  est  très  paré,  mais  lourdement,  et  y  montre  peu  d'es- 
prit et  de  vivacité  de  conversation  ;  il  y  parle  bas  et  avec  une 
sorte  d'affectation  de  bon  ton.  Il  se  rattrape  au  sortir  de  là  et  se 
dédommage  en  plus  libre  compagnie.  Il  a  une  très  jolie  maison 
dans  le  faubourg  élégant  (rue  de  la  Pépinière),  une  espèce  de 
petit  kiosque  chinois,  avec  rochers,  verres  de  couleurs,  etc.,  et 
surtout  un  jardin  charmant,  tout  à  fait  chinois  aussi.  Cette  mai- 
son jouit  d'une  certaine  célébrité,  et  les  jeunes  femmes  à  la  mode 
faisaient  quelquefois  (il  y  a  une  couple  d'étés)  la  partie  de  plaisir 
d'aller  voir  le  matin  la  maison  de  M.  Sue.  Tous  ces  détails  sont 
faits  peut-être  pour  intéresser,  se  rapportant  au  romancier  le 
plus  en  vogue  du  jour  et  qui,  je  le  répète,  a  d'ailleurs  le  bon 
esprit  de  prendre  humainement  son  triomphe.  » 

Dans  une  des  chroniques  suivantes,  Sainte-Beuve  ajou- 
tait: 

«  La  mystification  des  Mystères  de  Paris  continue.  Un  jour 
(voir  les  Débats  du  1 3  août),  un  avocat  du  roi  invoque  ce  livre 
comme  autorité.  Le  lendemain,  Sue  discute  la  question  d'huma- 
nité relativement  aux  médecins  dans  les  hôpitaux.  Parti  du  Rétif 
et  du  de  Sade,  il  est  en  voie  d'aboutir  au  Saint-Vincent  de  Paule 
en  passant  par  le  Ducray-Duménil.  —  Clos  sous  forme  de  roman, 
les  Mystères  de  Paris  vont  reprendre  au  boulevard  sous  forme  de 
mélodrame  :  l'auteur  s'occupe  déjà  à  les  tailler  dans  ce  nouveau 
pli  :  industrie,  industrie  sur  toutes  les  coutures  !  » 

Et  plus  loin  encore  : 

«  On  annonce  d'Eugène  Sue  un  nouveau  roman  en  feuille- 


SOUVENIRS  95 

tons,  le  Juif  errant  :  ce  seront  les  mystères  du  monde  et  de  tous 
les  pays.  La  Presse  et  les  Débats  se  disputent  ce  prochain  roman 
et  on  est  aux  folles  enchères. 

8  Eugène  Sue  a  reçu,  dit-on,  à  l'heure  qu'il  est,  plus  de  onze 
cents  lettres  relatives  aux  Mystères  de  Paris,  magistrats  qui  lui 
soumettent  leurs  idées,  jeunes  filles vqui  lui  offrent  leur  cœur.  Il 
pourra  publier  tout  cela  en  appendice  :  ce  ne  sera  pas  le  volume 
le  moins  piquant.  Et  voici  comment  parle  de  lui  la  Ruche  popu- 
laire, revue  mensuelle,  rédigée  et  publiée  par  des  ouvriers  (nu- 
méro d'octobre  1843): 

'(  On  sait  le  plaisir  extraordinaire  et  les  émotions  que  les  ou- 
ï  vriers  éprouvent  à  la  lecture  des  Mystères  de  Paris,  l'un  des 
»  ouvrages  les  plus  neufs  et  les  plus  remarquables,  sans  contre- 
»  dit,  qui  soient  jamais  apparus  sur  la  scène  littéraire.  C'est  un 
I  poétique  et  hardi  tableau  des  dangers,  des  guet-apens,  des 
j>  duplicités  infernales  et  des  misères  affreuses  qui  assiègent  et 
B  moissonnent  les  prolétaires  ou  travailleurs,  sans  ressources, 
j»  sans  providence  ou  protection  tutélaire.  La  lecture  en  est  at- 
»  trayante,  toujours  variée  et  saisissante  :  aussi  chacun  le  vou- 
»  drait-il  avoir  en  propre,  et  le  conserver  comme  un  des  livres 
»  les  plus  chers  à  son  cœur. 

»  Mais  il  n'est  pas  que  les  ouvriers  qui  soient  avides  de  cette 
■D  peinture  attachante  :  outre  certains  magistrats  qui  avouent  y 
»  trouver  eux-mêmes  d'utiles  enseignements,  nous  citerons  une 
ï  dame  (l'épouse  de  notre  ami  M.  D.-D.,  horloger)  qui  en  fit, 
ï  durant  une  maladie  de  langueur,  sa  consolation  spirituelle  et 
»  sa  dernière  lecture  ;  après  sa  mort,  on  retira  le  sixième  volume 
ï  des  Mystères  de  dessous  son  oreiller....  » 

»  L'auteur  de  l'article  conte  ensuite  l'histoire  d'un  jeune  ap- 
prenti qui  profitait  de  ce  que  son  maître  l'envoyait  louer  les 
Mystères  de  Paris,  pour  les  lire  auparavant  lui-même,  répondant 
«  avec  aplomb  «  au  patron  impatienté  que  le  livre  n'arrivât  pas  : 


96  SAINTE-BEUVE 

((  On  m'a  dit  demain,  monsieur...  »  Le  jour,  il  le  cachait  entre 
deux  pierres,  dans  un  coin  sombre  de  l'atelier  oîi  il  se  faufilait 
de  temps  en  temps  pour  en  dévorer  quelques  pages  ;  le  soir,  il 
le  lisait  à  sa  famille  assemblée.  Le  passage,  «  si  pathétique  et  si 
»  courageusement  décrit,  du  Lapidaire,  fait  fondre  en  pleurs  la 
)'  mère  et  les  cinq  enfants,  petites  filles  et  petits  garçons.  Quant 
'  au  père,  il  fait  le  grave  pour  dissimuler  son  émotion.  Quelques 
»  instants  après,  la  famille  un  peu  revenue  de  sa  surprise,  se 
»  passait  la  main  sur  les  yeux  en  riant  de  son  chagrin  inattendu. 
).  —  Eh  bien,  ma  foi,  c'est  égal,  dit  le  père,  c'est  tout  de  même 
«  extraordinaire  ;  et  (poursuivit-il  en  regardant  le  ciel),  quoique 
»  Eugène  Sue  fasse  fondre  les  cœurs,  ce  qu'on  peut  demander  à 
«  DIEU,  c'est  qu'il  envoie  souvent  des  hommes  pareils  sur  la  terre.  » 
»  On  l'a  dit,  remarque  là-dessus  Sainte-Beuve,  on  est  toujours 
\q  Jacobin  de  quelqu'un.  Tout  est  relatif:  peut-être  après  tout, 
que  les  Mystères  de  Paris  sont  un  livre  de  morale  pour  les  per- 
sonnes de  la  Cité  et  de  la  Rue  aux  fèves.  Décidément,  Sue,  sans 
le  vouloir,  aura  touché  quelque  fibre  vive  et  saignante,  et  elle 
s'est  mise  à  vibrer.  L'humanité,  dès  qu'il  s'agit  d'elle,  se  prend 
vite  au  sérieux  :  elle  est  toujours  en  train  de  légendes  et  il  lui 
faut  des  saints  à  tout  prix.  Rien  n'est  burlesque  pourtant  comme 
ces  élancements  à  saint  Eugène  Sue,  quand  on  sait  le  dessous  des 
cartes!  —  Enfin,  Réranger  (grave  symptôme!)  est  allé  visiter 
l'auteur  à  la  mode  ;  le  chansonnier  populaire  a  semblé  reconnaître 
le  romancier  populaire.  On  ne  dit  pas  s'ils  ont  bien  ri.  Ils  auront 
fait  les  bonnes  gens  sérieux.  Vivent  les  gens  d'esprit  pour  suffire 
à  tout!  )■ 

Enfin,  l'année  suivante,  à  jîropos  d'un  article  de  M.  Pau- 
lin Limayrar  sur  les  Afystircs  de  Paris  dans  la  Revue 
des  deux  mondes,  Sainte-Beuve  donnait  ainsi  son  juge- 
ment final  sur  l'ouvrage  : 


SOUVENIRS  97 

«  La  Revue  suisse  voit  avec  plaisir  qu'elle  avait  frappé  d'avance 
dans  le  même  sens  et  qu'en  tirant  sur  le  temps  elle  avait  atteint 
juste  aux  mêmes  endroits.  Cela  doit  nous  encourager  à  ne  pas 
nous  croire  trop  provincial  ni  trop  dupe.  Et  remarquez  que  cet 
article  de  M.  Limayrac  est  le  seul  jusqu'ici  qui  ait  traité  ce  livre 
détestable  comme  il  convient;  si  cet  article  n'était  pas  venu,  il 
n'y  en  aurait  eu  aucun  dans  les  journaux  de  Paris  qui  méritât 
de  compter.  Tant  il  n'y  a  plus  de  véritable  critique  organisée  ! 

—  Oui,  nous  le  répétons  aujourd'hui  avec  toute  l'autorité  de  la 
réflexion,  oui,  l'inspiration  essentielle  des  Mystères  de  Paris,  c'est 
un  fond  de  crapule  ;  l'odeur  en  circule  partout,  même  quand 
l'auteur  la  masque  dans  de  prétendus  parfums.  Et,  chose  hon- 
teuse, ce  qui  a  fait  le  principal  attrait,  si  étrange,  de  ce  livre 
impur,  c'a  été  cette  odeur  même  de  crapule  déguisée  en  parfums. 

—  Heureusement  ce  triste  épisode  du  carnaval  littéraire  est  déjà 
une  mystification  de  l'autre  année.  On  dit  que  l'admiration  dure 
encore  en  Allemagne,  et  qu'elle  vient  seulement  d'atteindre  son 
apogée  à  Vienne,  où  plus  d'une  belle  dame  appelle  par  gentillesse 
son  petit  enfant  Tortillard.  Nous  ne  le  croyons  pas.  » 

En  ce  moment  où  je  recopie  ces  pages,  il  y  a  trente- 
deux  ans  que  je  les  copiais,  des  lettres  de  Sainte-Beuve, 
])Our  l'imprimerie  de  la  Revue  suisse.  Elles  sont  encore 
toutes  vivantes,  et  lui-même  y  revit,  à  le  voir  et  à  l'en- 
tendre, pour  ceux  qui  l'ont  connu  dans  ce  temps-là.  Elles 
n'ont  rien  perdu  de  leur  fraîcheur  et  de  leur  vérité.  C'é- 
tait bien  de  la  chronique  par  l'actualité  et  le  piquant  des 
détails,  et  c'est  aujourd'hui  de  l'histoire  par  la  sûreté  du 
coup  d'œil.  Le  style  y  est  aussi  plus  dégagé  et  plus  libre 
que  dans  Port-Royal  et  les  premiers  Portraits.  Le  genre 
de  la  chronique  l'a  en  quelque  sorte  forcément  assoupli, 
et  l'on  y  voit  comme  la  transition,  le  trait  d'imion  entre 

J.  OLIVIKB,   I.  7 


çS  SAINTE-BEUVE 

ses  deux  manières  bien  tranchées,  la  première  et  la  se- 
conde, celle  des  Lundis. 

Dans  sa  note  manuscrite  sur  «  les  chroniques  de  la 
Revue  suisse,  »  il  ajoute  à  ce  que  j'ai  cité  plus  haut:  «  De- 
puis l'époque  indiquée  (juillet  1845),  elles  offrent  de  l'in- 
térêt encore  et  toute  l'année  1848-18497  est  particulière- 
ment traitée  d'une  manière  véridique  et  piquante.  »  En 
rendant  ce  témoignage  à  son  continuateur,  peut-être  vou- 
lait-il aussi  faire  entendre  qu'il  n'était  pas  pour  rien  dans 
cette  continuation  et  l'intérêt  qu'elle  pouvait  a,voir;  ce 
qui  était  vrai.  Lui  et  d'autres,  je  l'ai  déjà  dit,  me  fournis- 
saient des  renseignements,  des  faits,  des  traits,  des  anec- 
dotes, mais  de  bouche  et  non  par  écrit,  la  plupart  du 
temps  même  sans  autre  but  que  la  causerie,  dont  ils  n'i- 
gnoraient point  d'ailleurs  que  je  faisais  mon  profit.  En 
voici  un  exemple:  dans  la  chronique  d'avril  1848,  je 
disais  : 

«  Ce  peuple  (le  peuple  de  Paris)  a  tant  de  fibre,  qu'il  en 

est  non-seulement  impressionnable  au  plus  haut  degré,  très  mo- 
bile et  très  ondoyant,  mais  aussi  tout  vibrant  et,  malgré  son  in- 
telligence si  aiguisée,  capable  de  s'exalter,  de  s'enthousiasmer 
d'amour  et  d'admiration  jusqu'au  délire.  Dans  ce  jour  critique  du 
25  février,  Lamartine  avait  devant  lui,  comme  il  l'a  dit  dans  une 
lettre  rendue  publique,  une  mer  de  feu  et  de  fer  ;  bien  plus  (et  ce 
détail  nous  vient  d'une  personne  qui  le  tenait  de  lui-même)  il 
avait  sur  sa  poitrine  les  sabres  et  les  piques  d'hommes  furieux. 
Il  les  calme,  il  les  apaise,  il  les  gagne,  il  en  est  vainqueur.  Et 
alors  ces  mêmes  hommes  qui,  s'il  n'avait  pas  triomphé  de  leur 
aveugle  emportement,  l'auraient  peut-être  assassiné,  se  sentent 
pris  d'un  tel  amour  pour  lui,  qu'ils  l'entourent,  le  pressent,  le 


SOUVENIRS  99 

serrent  dans  leurs  bras,  lui  baisent  la  figure  et  les  mains  ;  quel- 
ques-uns même,  ajouta  Lamartine,  me  mordaient.  « 

C'est  de  Sainte-Beuve  que  je  tenais  ce  récit.  Il  venait 
un  jour  me  voir  Place  Royale,  où  je  demeurais.  Dans 
l'une  des  petites  rues  qui  entouraient  alors  l'Hôtel  de 
Ville,  il  se  trouva  tout  à  coup  en  face  de  Lamartine  qui, 
pour  échapper  à  la  foule,  sortait  par  une  porte  dérobée. 
Lamartine  lui  raconta  ainsi  cette  scène.  Sainte-Beuve, 
arrivé  chez  moi,  m'en  fit  part  à  l'instant  même.  Il  l'a 
rapportée  aussi  quelque  part,  mais  longtemps  après.  Je 
ne  me  souviens  plus  s'il  a  conservé  cet  énergique  et  pit- 
toresque trait  de  la  fin:  «  quelques-uns  même  me  mor- 
daient; »  mais  j'en  suis  certain,  l'ayant  noté  sur  l'heure. 
Il  y  a  aussi,  dans  la  suite  de  la  chronique,  plus  d'un  dé- 
tail curieux  et  peu  connu  qui  me  venait  de  lui;  mais 
comme,  dans  la  crainte  de  lui  déplaire,  je  continuais  à 
ne  pas  le  nommer,  je  ne  serais  plus  sûr,  après  un  si  long 
temps,  de  retrouver  toujours,  dans  le  nombre,  ce  qui  lui 
appartient. 

Ce  n'est  pas,  au  reste,  par  la  chronique  seulement  que 
Sainte-Beuve  resta  en  rapport  avec  Lausanne,  même  lors- 
qu'il n'y  vint  plus,  mais  par  les  relations  qu'il  y  avait 
conservées.  Il  dut  à  M.  Gaullieur  le  manuscrit  des  Lettres 
de  Benjamin  Constant  à  M^^  de  Charrière,  dont  la 
Revue  suisse  avait  publié  de  nombreux  fragments.  Il  m'é- 
crivait de  son  édition  de  ces  lettres:  «  Elles  ont  ici  beau- 
coup de  succès,  et  la  manière  dont  j'ai  coupé  et  encadré 
le  tout  a  réussi.  Est-ce  de  même  là-bas?  M,  GaulHeur 
est-il   content  ?  »  Il  admirait  beaucoup  les  articles   de 


lOO  SAINTE-BEUVE 

M.  Vinet  dans  le  Semeur  et  lui  écrivait  de  temps  en 
temps.  Il  s'intéressait  aussi  à  d'autres  travaux  de  critique 
de  ceux  qui,  à  Lausanne,  s'occupaient  de  littérature.  Par- 
fois il  trouvait  qu'on  y  jugeait  trop  l'homme  d'après  le 
livre.  Quand  on  en  venait  à  dire:  «  une  belle  âme,  une 
grande  âme,  »  d'un  auteur  qui,  suivant  lui,  ne  l'était 
point,  oh!  alors  il  entrait  en  fureur.  «  Au  diable  les  mys- 
tiques! m'écrivait-il.  Vous  voyez  à  quel  point,  cher  ami, 
je  suis  critique.  Nous  avons  ici  tous  les  défauts  et  toutes 
les  absences,  mais  nous  avons  du  moins  la  proportion  et 
la  mesure:  c'est  là  notre  seul  mérite.  Gardons-le!  »  Et  il 
me  citait  le  mot  sur  M"^^  **,  parisienne  du  grand  monde, 
«  maigre  et  idéale;  (jue  c'était  une  âme  et  des  cheveux.  » 
Par  là  se  continuaient  ses  attaches  avec  notre  pays  et 
son  réel  attachement  i)our  lui.  Même  après  son  élection 
à  l'Académie,  il  m'exprimait  encore  ce  sentiment.  «  Je 
suis  occupé  de  mon  éloge  de  Delavigne,  m'écrivait-il: 
on  ne  trouve  plus  de  temps  pour  rien  dans  ce  flot  de 
monde.  Oh!  tout  cela  me  mènera-t-il  à  (lueUiues  années 
d'une  vie  cachée  et  solitaire  avant  la  mort?  Je  me  le 
figure  par  moments,  mais  je  ne  prends  guère  le  chemin 
direct.  »  Et  plus  tard  (janvier  1845):  «  Je  voudrais  bien 
passer  encore  avec  vous,  chers  amis,  (juelques-uns  de  ces 
jours  qui  appartiennent  au  cœur;  le  fait  est  que  le  cœur 
ici  est  supprimé;  plus  je  vais,  plus  je  le  sens:  il  n'y  a 
plus  de  vraie  joie,  il  n'y  a  tout  au  plus  (juc  des  distrac- 
tions. Triste  destinée!  on  est  plus  heureux  dans  le  canton 
de  Vaud,  même  quand  on  y  souffre.  »  Mais  il  n'allait 
bientôt  plus  pouvoir  dire:  O  ubi  Tempe!  ou  il  devrait  le 
dire  dans  un  autre  sens.  «  Rien  n'est  stable,  remarquait- 


SOUVENIRS  lOl 

il,  sous  ce  régime  de  la  multitude,  même  quand  c'est  la 
multitude  d'Aigle  à  Eysins.  »  Et  bientôt  il  s'écriait: 
«  Quel  coup  que  cette  révolution  que  je  ne  prévoyais 
nullement  si  prochaine  ni  dans  cette  forme!  Croyez  que 
je  la  ressens  profondément;  moi  aussi  je  me  dis:  Mon 
canton  de  Vaud  a  perdu  sa  virginité;  ma  république 
idéale,  mon  angulus  ridet  vient  de  disparaître  dans  un 
tremblement.  Enfin  vous  allez  m'écrire,  dès  le  lendemain 
de  la  crise,  comment  tout  se  dessine:  il  me  semble  que 
M.  Druey  est  un  homme  éclairé,  mais  en  pareil  cas  c'est 
la  queue  qui  mène  la  tête.  » 


IV 


Ainsi  furent  arrêtés  net,  qu'il  eût  pu  les  réaliser  ou 
non,  ces  projets,  ces  rêves  de  revenir  à  Lausanne,  d"y 
faire  un  nouveau  cours,  d"y  affermir  et  d'y  étendre  la 
Revue  sîiisse.  Il  professa  une  seconde  fois,  mais  à  Liège. 
La  secousse  générale,  en  atteignant  son  pays,  l'avait 
bien  autrement  troublé  que  le  nôtre.  Nous  avions  eu, 
en  1845,  notre  petite  révolution  de  février.  La  France 
eut  la  sienne,  la  grande,  en  1848.  Et  encore  si  elle  n'a- 
vait eu  que  celle-là! 

Quant  à  lui.  il  n'en  avait  pas  un  bon  espoir  et,  dès  le 
début,  il  mit  en  doute  qu'elle  pût  réussir  et  durer.  Voici,  à 
cet  égard,  une  preuve  remarquable  de  sa  perspicacité. 
Au  lendemain  des  journées  de  février,  alors  que  tout  le 
monde  croyait  à  la  république  ou  s'y  résignait,  nous  pro- 


I02  SAINTE-BEUVE 

menant  un  soir  sur  les  quais:  «  Ce  pays  est  monarchique,  » 
me  dit-il  tout  à  coup  et  d'un  ton  de  conviction  auquel 
l'empire  du  moins  allait  donner  un  air  de  prophétie. 

Avec  cette  manière  de  voir  et  le  besoin  d'ordre  et  de 
tranquillité  qui  lui  venait  non-seulement  de  l'âge,  mais 
du  caractère,  on  comprend  que  l'empire  l'ait  rallié,  puis 
désillusionné  en  ne  donnant  pas  ce  qu'il  en  avait  espéré. 
Mais  son  adhésion,  même  avec  ce  fonds  d'indépendance 
native  qui  ne  l'abandonna  jamais,  n'en  fut  pas  moins  un 
fait  important,  influent  dans  sa  vie  et  la  pente  nouvelle 
(qu'elle  allait  suivre. 

La  mort  de  sa  mère  (17  novembre  1850,  à  l'âge  de  86 
ans  moins  cinq  jours)  y  avait  aussi  apporté  un  change- 
ment trop  réel  et  qui  ne  fut  peut-être  pas  non  plus  sans 
influence.  Ils  avaient  peu  de  goûts  communs,  une  exis- 
tence peu  mêlée;  mais,  comme  il  écrivait  à  l'abbé  Barbe, 
en  1831,  ils  vivaient  à  eux  deux  «  assez  doucement.  »  Il 
la  soigna,  dans  ses  derniers  moments,  comme  un  fils  et 
comme  un  garde-malade  qui  pense  à  tout  et  fait  tout  lui- 
même.  A  l'église,  au  service  funèbre,  auquel  j'assistais,  je 
lui  vis,  ce  que  je  crois  n'avoir  jamais  vu  chez  personne 
avec  un  caractère  si  particulier,  de  petites  larmes  de  feu 
qui  ne  coulaient  ])as  mais  qui  jaillissaient  de  ses  yeux 
comme  des  étincelles.  Sa  mère  était  son  unique  lien  de 
famille.  Une  tentative  pour  s'en  donner  un  autre  n'abou- 
tit pas.  Il  resta  donc  dans  ce  genre  d'attaches  et,  à  cet 
égard,  tout  à  fait  seul. 

Sa  mère  ne  lui  avait  laissé  qu'un  très  médiocre  patri- 
moine, consistant  surtout  dans  la  petite  maison  de  la  rue 
Mont-Parnasse.  Il  n'avait  jamais  cru  devenir  riche.  Déjà 


■    SOUVENIRS  103 

en  1830,  comme  je  lis  encore  dans  mon  journal:  «  Je  ne 
serai  jamais  riche,  me  disait-il,  et  voici  pourquoi  je  le 
crois.  Un  jour  je  me  promenais  avec  une  dame  ;  nous  ren- 
controns un  pauvre.  Nous  n'avions  point  de  monnaie  ni 
l'un  ni  l'autre,  nous  ne  lui  donnâmes  rien.  Nous  aurions 
dû,  dis-je  à  cette  dame,  donner  quelque  chose  à  ce  pau- 
vre. Je  voulais  retourner  en  arrière  et  lui  donner  (il  me 
fit  entendre  une  grosse  pièce  d'argent).  Etes- vous  fou? 
me  dit  ma  compagne.  Eh  bien,  soyez-en  sûre,  lui  répon- 
dis-je,  vous  verrez  que  je  n'aurai  jamais  de  fortune.  » 

Ce  n'est  certainement  point  dans  cette  idée  supersti- 
tieuse —  l'ayant  dû  bien  dépouiller  avec  d'autres  — 
qu'il  était  très  charitable  et  donnait  beaucoup  en  secret. 
Même  quand  il  fut  en  mesure  de  gagner  davantage  et  en 
épargnant,  ce  qui  n'était  guère  dans  son  caractère,  sur 
ses  appointements  de  sénateur,  toute  son  ambition,  me 
dit-il  un  jour,  était  d'arriver  à  cinq  ou  six  mille  livres  de 
rente;  c'est  ce  qu'il  a  laissé  en  effet.  Mais  pour  cela  il 
fallait  continuer  à  lutter,  se  livrer  jusqu'au  bout  à  un 
incessant  labeur,  et  le  repos  qu'il  avait  si  souvent  rêvé 
ne  lui  vint  jamais. 


QUATRIEME    PARTIE 


CONCLUSION.    —    DERNIERS    FAITS 


Cette  étude  a  porté  essentiellement  sur  Sainte-Beuve  à 
Lausanne  et  ce  qui  l'y  rattache  avant  et  depuis  son 
cours.  Elle  serait  incomplète  si  je  n'y  ajoutais  pas  quel- 
ques remarques  et  quelques  faits  encore,  d'un  caractère 
plus  général,  pour  achever  de  le  faire  voir  au  moins 
comme  je  l'ai  vu. 

Quel  était,  à  Lausanne  d'abord,  son  état  spirituel,  si  je 
puis  dire,  et  non  pas  seulement  intellectuel  et  littéraire? 
Celui-ci,  j'ai  essayé  déjà  de  le  caractériser.  Autant  que  je 
puis  l'affirmer,  et  peut-être  ne  Teût-il  pas  su  davantage 
lui-même,  c'était  plutôt  l'observateur  encore  en  suspens, 
comme  en  1830,  que  le  décidé,  le  déterminé  sceptique. 
J'inclinerais  aussi  à  croire  que  sa  longue  et  patiente  étude 
de  Port-Royal  avait  fini  jjar  augmenter  ou  fortifier  ses 
doutes.  La  toute  vraie  vérité  ne  se  rencontrant  pas  même 


SOUVENIRS  105 

là,  il  en  avait  encore  plus  désespéré  ne  l'ayant  pas  trou- 
vée, peut-être  pas  cherchée  dans  le  dernier  recoin,  la 
dernière  profondeur  où  elle  se  cache.  Nul  assurément  ne 
fut  plus  chercheur  que  lui;  bien  peu  autant  que  lui  cher- 
cheur infatigable  !  mais  ce  n'est  pas  tout  que  de  chercher 
la  vérité,  il  faut  encore  vouloir  la  trouver,  et  sur  le  point 
suprême  on  ne  le  veut  pas  autant  qu'il  le  semble,  autant 
qu'on  se  le  figure  à  soi-même.  Il  faut  la  vouloir  pour 
l'avoir,  se  donner  à  elle,  lui  consacrer  sa  vie;  autrement, 
l'eût-on  devant  soi,  elle  vous  échappe  ou  se  voile. 

Quel  qu'ait  été,  du  reste,  son  état  personnel  et  intime 
dans  la  composition  de  Port-Royal,  et  que  cet  état, 
comme  je  le  pense,  en  fût  déjà  plus  ou  moins  distinct 
et  détaché,  ses  doutes  allèrent  s'aggravant,  s'enfonçant, 
s'enracinant  avec  les  années,  avec  les  luttes  et  les  décep- 
tions de  la  vie  qui,  cependant,  ne  nous  en  découvrent 
ainsi  le  vide  et  le  creux  que  pour  nous  inciter  à  l'asseoir 
ailleurs. 

Je  ne  suivais  pas  à  cet  égard  la  même  route  que  lui, 
quoique  la  mienne  fût  aussi  bien  chancelante  et  obstruée. 
Il  savait  et  acceptait  ce  dissentiment,  que  d'ailleurs  je  n'af- 
fectai point  de  marquer.  Nos  relations  n'en  furent  pas 
altérées.  Devenues  très  intimes,  comme  vous  l'avez  vu 
par  les  fragments  de  ses  lettres  que  j'ai  cités,  elles  restè- 
rent à  Paris,  où  j'étais  venu  m'établir  avec  ma  famille,  ce 
qu'elles  étaient  à  Lausanne.  Il  me  témoignait  et  professait 
pour  moi  une  grande  amitié.  Il  m'appelait  «  sa  con- 
science, »  quoique  je  fusse  bien  peu  digne  ou  capable 
de  l'être,  que  je  n'en  prisse  aucunement  le  rôle,  évitant 
plutôt  de  la  laisser  parler.  Fort  préoccupé  déjà  alors  de 


Io6  SAINTE-BEUVE 

régler  ses  affaires  littéraires,  il  fit  deux  testaments  suc- 
cessifs, dans  lesquels  il  me  nommait,  me  dit-il,  son  exé- 
cuteur testamentaire,  pour  être  tranquille  de  ce  côté-là, 
me  dit-il  encore,  quand  je  lui  objectai,  me  fondant  sur  la 
belle  santé  et  la  longue  et  verte  vieillesse  de  sa  mère, 
que  de  nous  deux  le  survivant  ne  serait  probablement 
pas  moi.  Il  insista  et  voulut  absolument  me  remettre 
ces  deux  testaments,  que  j'ai  encore  non  décachetés.  Il 
me  recommandait  particulièrement  un  recueil  de  poésies, 
plus  intimes,  presque  secrètes,  qu'il  avait  fait  imprimer, 
mais  non  publiées.  Au  besoin,  elles  devaient  être  trans- 
portées en  Suisse,  chez  mon  frère,  pour  plus  de  sûreté.  Il 
en  a  peut-être  inséré  quelques-unes  dans  la  dernière  édi- 
tion de  ses  premières  poésies,  mais  je  ne  sais  ce  qu'est 
devenu  le  recueil  lui-même.  11  me  montrait  ses  papiers, 
surtout  un  gros  carnet  in-quarto  qu'il  appelait  ses  «  Poi- 
sons, »  dans  lequel  il  consignait  toute  espèce  de  notes, 
mordantes  et  crues,  telles  qu'elles  lui  venaient.  Quelques- 
unes  avaient  déjà  passé  dans  la  Revue  suisse.  Par  la  suite, 
il  en  a  mis  plusieurs,  peut-être  toutes,  dans  ses  livres, 
dans  le  Chateaubriand  entre  autres.  Il  y  dit  en  effet  à 
propos  de  1  "anecdote  sur  Lamartine  dans  le  salon  de 
Mme  Récamier:  «  Je  me  défierais  de  mes  souvenirs  d'au- 
jourd'hui se  rapportant  à  des  choses  si  légères  et  déjà  si 
éloignées;  mais  dans  une  espèce  de  registre  où  je  re- 
trouve d'anciennes  notes,  je  lis  celle-ci  que  j'écrivais 
avec  précision  dans  le  temps  même;  je  ne  me  doutais 
pas  en  l'écrivant  que  j'aurais  à  l'imprimer  un  jour  à  titre 
de  revanche.  >  Puis  vient  l'anecdote  que  j'ai  rappelée. 
En  citant  ce  passage    dans  mon   avant-dernière    cliro- 


SOUVENIRS  107 

nique  (novembre  1860)  j'ajoutais  au  bas  de  la  page: 
«  Attention  à  ce  registre,  il  doit  contenir  encore  bien 
d'autres  notes  que  celles  sur  Chateaubriand,  qui  en  sont 
tirées.  » 

Obligé,  pour  vivre  à  Paris  et  y  élever  ma  famille,  de 
me  livrer  à  des  travaux  plus  fructueux  que  ne  le  sont 
les  travaux  littéraires,  à  moins  de  succès  exceptionnels 
et  de  grande  renommée,  je  devais  donner  aux  premiers 
la  plus  grosse  part  de  mon  temps  et  il  ne  m'en  restait 
guère  pour  m'occuper  activement  de  littérature,  comme 
à  Lausanne,  d'où  j'avais  aussi  pu  écrire  dans  le  Semeur, 
la  Revue  des  deux  mondes  et  la  Revue  de  Paris.  Je  sui- 
vais pourtant  à  mon  goût,  dans  mes  rares  loisirs,  par  la 
continuation  de  la  chronique  et  par  quelques  publications 
particulières,  romans  et  poésies.  Mes  autres  amis  trou- 
vaient que  Sainte-Beuve  aurait  dû  me  soutenir  dans  cette 
voie,  me  frayer  un  peu  le  passage,  et  s'étonnaient  qu'il 
ne  le  fît  pas.  Pour  moi,  j'en  comprenais  la  raison  sans 
qu'il  eût  besoin,  ni,  bien  entendu,  que  je  le  misse  dans  le 
cas  de  me  la  dire.  Dans  les  commencements,  il  avait 
ainsi  lancé  quelques  inconnus,  et  la  presse  parisienne 
n'avait  pas  bien  pris  ce  qu'elle  appelait  ses  «  découver- 
tes. »  Aussi  ne  voulait-il  plus  «  donner  le  coup  de  clo- 
che, »  comme  il  s'exprime  quelque  part,  que  pour  ceux 
qui  avaient  eu  la  chance  ou  le  talent  de  percer  par  eux- 
mêmes.  C'était  raisonné  dans  sa  position  et  raisonnable, 
et  moi-même  je  n'aurais  voulu,  à  aucun  prix,  y  être  pour 
lui  l'embarras  le  plus  léger,  la  plus  petite  entrave.  Je  ne 
lui  demandai  rien,  ni  ne  lui  dis  jamais  un  mot  à  ce  sujet. 
Je  lui  parlais  de  mes  autres  affaires,  mais  jamais  de  celles- 


Io8  SAINTE-BEUVE 

là,  et  nous  n'en  continuions  pas  moins  à  être  de  bon 
accord  sur  les  choses  purement  littéraires. 

Il  n'en  était  pas  de  même  sur  les  questions  plus  gra- 
ves; lui  le  savait  aussi  bien  que  moi;  mais  ni  lui  ni  moi 
nous  n'en  parlions  davantage.  Quelquefois  cependant 
cela  éclatait,  de  sa  part  plutôt  que  de  la  mienne,  surtout 
quand  ses  doutes  se  prononçant  de  plus  en  plus,  sa  viva- 
cité naturelle  ne  les  retenait  pas.  La  discussion  n'était, 
d'ailleurs,  pas  facile  avec  lui  dans  ces  moments-là.  On 
n'avait  pas  seulement  affaire  à  sa  supériorité  d'esprit, 
mais  à  une  sorte  d'emportement  redoublé  et  de  verve 
continue  qui  ne  vous  laissait  guère  le  temps  de  placer  un 
mot.  Sans  être  convaincu,  ni  en  avoir  l'air,  ni  que  lui- 
même  s'en  doutât,  on  était  pourtant  de  fait  réduit  au 
silence. 

Un  jour,  comme  j'étais  alors  correcteur  d'imprimerie 
dans  le  voisinage  de  la  maison  qu'il  habitait  momenta- 
nément dans  ce  temps-là,  chez  un  médecin  de  ses  amis 
le  docteur  Prévost (?),  il  vint  me  prendre  à  mon  bureau, 
ce  qu'il  faisait  souvent.  Dès  l'entrée  il  me  parla  d'un  livre 
qui  venait  de  paraître,  M^^  de  Krudcucr,  par  Charles 
Eynard,  un  de  nos  amis  de  Suisse,  le  neveu  du  philhellène. 
L'auteur  par  ses  relations  du  grand  monde  avait  eu  des 
renseignements  particuliers  pour  son  travail.  II  y  relevait 
quelques  petites  erreurs  de  l'article  de  Sainte-Beuve  sur 
cette  femme  célèbre.  Peut-être  le  faisait-il  un  peu  longue- 
ment et,  ])ar  là,  sans  le  vouloir,  les  mettait-il  tro])  en 
saillie.  Quoi  (lu'il  en  soit,  Sainte-Beuve  était  très  animé 
contre  le  livre  et  contre  l'auteur.  Voilà  les  méthodistes, 
me  disait-il,  je  ne  veux  ])lus  avoir  affaire  avec  eux!  Sans 


SOUVENIRS  109 

trop  lui  tenir  tête,  n'ayant  pas  encore  lu  l'ouvrage  qui  le 
fâchait  si  fort,  j'essayais  pourtant  de  le  calmer.  Mais  il 
ne  me  laissait  guère  parler  et  poursuivant  sa  fugue  il 
rétendit  aux  sujets  religieux.  Il  m'emmena  avec  lui  et, 
de  rue  en  rue,  puis  à  travers  le  jardin  des  Tuileries,  il 
donna  de  plus  en  plus  cours  à  sa  mauvaise  humeur,  non 
plus  contre  le  livre,  mais  contre  cette  assurance  de  foi 
des  gens  pieux  qui  n'était  souvent  que  de  l'hypocrisie  et, 
dans  tous  les  cas,  ne  reposait  sur  rien  de  certain.  Dans 
son  excitation  d'esprit,  il  en  vint  de  son  côté  aux  affir- 
mations contraires  les  plus  absolues.  Le  ciel  n'était  que 
l'espace,  il  n'y  avait  rien  au-dessus  ni  rien  pour  nous  au- 
delà  de  cette  vie.  Je  ne  me  rappelle  pas  exactement  ses 
paroles,  sinon  sur  le  ciel,  qu'il  montrait  d'un  geste  à  tra- 
vers les  voûtes  des  grands  marronniers,  mais  c'était  bien 
le  sens  de  ce  qu'il  me  disait,  le  jetant  parfois  aux  airs 
avec  un  éclat  de  voix.  C'était  un  flot  qui  s'échappait. 
J'essayais  parfois  de  glisser  un  mot,  non  sur  le  chris- 
tianisme, il  était  en  ce  moment  trop  loin  de  là,  mais 
sur  une  autre  vie  et  sur  l'âme,  et  encore  seulement 
les  idées  courantes,  sans  qu'il  me  laissât  le  temps  ni 
même  la  présence  d'esprit  nécessaire  pour  les  pré- 
ciser un  peu.  Il  sentait  bien  pourtant  que  je  ne  pen- 
sais ni  ne  sentais  comme  lui  et  que  je  n'approu- 
vais pas.  Aussi,  arrivés  au  milieu  de  la  place  Vendôme, 
toujours  disputant,  ou  plutôt  lui  seul  disputant,  plus  en- 
core avec  lui-même  qu'avec  moi,  il  me  quitta  là  assez 
brusquement  et,  me  frappant  dans  le  creux  de  la  main  : 
«  Je  ne  vous  aurais  pas  cru  si  fanatique,  »  me  dit-il 
textuellement.  Ces  mots,  qu'il  me  déposait  ainsi  dans  le 


IIO  SAINTE-BEUVE 

creux  de  la  main,  avec  un  adieu  de  la  sienne  du  reste 
amical,  il  me  semble  encore  les  entendre.  Mais  «  fanati- 
que! »  moi  qui  n'avais  guère  pu  lui  opposer  que  des 
banalités  philosophiques,  et  qui  me  trouvais  plutôt  lâche 
de  n'avoir  pas  su  mieux  défendre  ma  foi,  ce  que  j'en  con- 
servais du  moins,  malgré  tout,  si  lui  n'en  voulait  plus  avoir. 
Dans  une  de  mes  rares  et  difficiles  interruptions  à  cette 
espèce  de  discours  saccadé,  mais  suivi,  par  lequel  il  s'é- 
panchait en  négations  plus  que  je  ne  lui  avais  jamais  vu 
faire,  je  lui  rappelai  tant  de  belles  pages  de  son  Port- 
Royal  où  il  expose  et  apprécie  si  profondément  la  foi 
des  pieux  solitaires,  celles  surtout  où  il  presse  si  vive- 
ment le  scepticisme  de  Montaigne,  le  débusque  pour 
ainsi  dire,  de  cachette  en  cachette,  et  le  force  à  se  mon- 
trer. —  «  Mais  ne  voyez-vous  pas,  s'écria-t-il,  que  tout 
cela  n'était  que  jeu  de  Timagination  et  de  la  pensée?  » 
C'est  ce  que,  longtemps  après,  il  a  mis  en  manière  d'épi- 
logue de  ses  ouvrages.  Pensait-il  ainsi  à  Lausanne,  en 
faisant  son  cours,  dans  lequel  se  trouvait,  déjà  toute 
rédigée,  cette  étude  sur  Montaigne?  Je  ne  le  crois  pas, 
ni  ne  voudrais  le  croire.  Ce  qui  est  certain,  c'est  qu'il  ne 
Texjixima  point  publiquement  alors  comme  il  venait  de 
le  faire  avec  moi.  Mais  ce  qui  est  certain  aussi,  c'est  que 
par  quelque  pente  secrète  de  sa  ])ensée  et  où  le  livre  qui 
l'avait  irrité  ne  fit  qu'aider  à  l'impulsion,  il  commença 
de  ce  moment  à  marquer  davantage  et  plus  directement 
son  désaccord  avec  les  idées  religieuses  et  à  passer  de 
l'autre  côté.  La  foi,  la  religion  étaient  affaire  de  «  tem- 
pérament, »  écrivit-il  dans  un  article  qui  parut,  si  je  ne 
me  trompe.  i)eu  après  l'ouvrage  dont  il  avait  été  offus- 


SOUVENIRS  III 

que.  Ce  mot  fut  très  remarqué  de  ses  amis  de  Suisse, 
appartenant  presque  tous  au  parti  religieux,  et  leur  fit 
beaucoup  de  peine.  Ils  avaient  continué,  malgré  tout, 
d'espérer  pour  lui  selon  leur  désir  et  leurs  espérances. 
Ce  mot,  et  tout  ce  qu'il  révélait,  les  séparait  de  lui,  et 
lui-même  se  sentait  séparé  d'eux  sur  ce  point.  Bientôt 
vinrent  ses  déclarations  réitérées  de  n'avoir  fait  que  tra- 
verser les  partis  et  les  croyances,  de  n'avoir  «  jamais 
aliéné  sa  volonté  et  son  jugement  dans  ses  traversées,  » 
comme  le  rappelle  et  le  résume  très  bien  M.  Eugène 
Rambert  dans  son  livre  sur  Vinet,  d'avoir  enfin  «  si  bien 
compris  les  choses  et  les  gens  qu'il  donnait  les  plus 
grandes  espérances  aux  sincères  qui  voulaient  le  convertir 
et  qui  le  croyaient  déjà  à  eux.  »  En  s'exprimant  d'une 
façon  aussi  crue,  peut-être  s'en  faisait-il  accroire  et  ju- 
geait-il trop  à  distance  les  autres  et  lui-même.  Quoi  qu'il 
en  faille  penser,  malgré  ses  propres  déclarations,  son 
état  intérieur  a  dû  être  en  tout  cas  plus  successif  qu'il 
n'a  pu  le  noter  ;  et  puis  on  ne  joue  pas  avec  des  choses 
si  sérieuses  et  si  graves.  Quand  on  le  fait,  même  avec 
l'instrument  le  plus  fin,  ce  sont  elles  qui  se  retournent 
contre  vous  et  vous  jouent  au  contraire;  on  se  figure  leur 
avoir  échappé,  ce  sont  elles  qui  vous  échappent;  on  a 
beau  croire  en  avoir  fini  avec  elles,  elles  n'en  sont  pas 
moins  là  qui  vous  regardent  !  elles  ne  vous  fascinent  plus, 
elles  vous  obsèdent.  Ne  fût-ce  que  pour  les  repousser,  on 
y  revient  toujours. 

En  tout  cela  cependant,  pour  se  garder  de  mal  juger, 
de  trop  juger,  il  faut  tenir  compte  aussi  du  caractère, 
surtout  avec  Sainte-Beuve.    Exact,  précis,  très  clair  et 


112  SAINTE-BEUVE 

très  net  dans  tout  ce  qu'il  pensait  et  écrivait,  bon, 
facile,  aimable  et  tolérant  dans  la  vie  ordinaire,  il  n'en 
avait  pas  moins,  comme  auteur  et  comme  homme,  ses 
emportements  d'action  et  d'idée.  Il  prenait  alors  parti, 
plus  qu'il  ne  s'en  doutait  dans  le  moment  même,  quitte  à 
s'en  repentir  après.  L'ensemble  de  ses  oeuvres  en  fait 
foi:  que  de  retouches  à  ses  portraits,  que  de  correctifs  à 
ses  critiques,  que  de  retours  sur  ses  jugements,  pour 
les  rendre  plus  doux  ou  plus  sévères!  Sa  pensée  et 
son  action  toutes  i)ersonnelles  et  en  ce  qui  le  con- 
cernait uniquement,  devaient  subir  aussi  ce  genre  d'in- 
fluence. La  vive  et  lumineuse  clarté  de  son  esprit  n'était 
pas  toujours  calme  et  sereine.  Tous  ceux  qui  l'ont  vu  de 
près  savent  qu'il  était  un  peu  rageur^  pour  employer  une 
expression  vulgaire.  Ses  impressions,  ses  décisions  s'en 
ressentaient,  qu'elles  fussent  ou  non  momentanées.  On 
en  a  vu  un  exemple  sensible  dans  la  scène  que  j'ai  raj)- 
portée,  où  un  incident  tout  personnel  et  peu  important 
en  soi  avait  fait  partir  le  ressort,  pour  ainsi  dire,  et  dé- 
terminé ce  coup  de  feu  contre  les  croyances  religieuses. 
Ces  coups  subits  faisaient  trace  en  lui  et,  en  se  répétant, 
affermissaient  le  trait,  creusaient  la  blessure,  et  chan- 
geaient en  état  fixe  ce  qui  n'avait  pas  été  d'abord  une 
situation  arrêtée.  Qui  peut  dire  que  cette  disposition 
n'ait  pas  agi  plus  ou  moins  chez  lui  jusqu'à  la  fin,  et  que 
les  retouches  et  les  repentirs  ne  fussent  pas  venus  encore, 
s'il  avait  vécu  plus  longtemps!  Une  de  nos  pensées  iso- 
lées, ni  même  la  dernière,  ne  dit  pas  tout,  en  bien  comme 
en  mal.  C'est  sur  leur  ensemble  et  leur  résultante  qu'il 
faudrait  pouvoir  juger. 


SOUVENIRS  113 

En  résumé,  Sainte-Beuve  avait  voulu,  plus  que  per- 
sonne, voir  et  savoir  la  vie,  celle  des  autres  et  la  sienne. 
Comme  elle  n'en  gardait  pas  moins  son  secret  (car  on 
sent  bien  qu'elle  en  a  un),  il  s'emportait  d'autant  plus 
contre  elle  et  ce  qui  l'a  ainsi  faite.  Et  de  guerre  lasse, 
n'y  ayant  pu  voir  davantage,  il  en  était  venu  à  se  dire 
que  «  ce  n'était  qu'un  jeu  de  l'imagination  et  de  la  pen- 
sée. »  Qu'en  savait-il?  Et  qui  peut  en  jurer? 


II 


Malgré  ces  dissentiments  d'opinion  qui  commençaient 
à  percer  entre  nous,  nous  n'en  étions  pas  moins  restés 
bons  amis,  et  cette  amitié  subsista  toujours  de  part  et 
d'autre.  Cependant,  celles  de  ses  idées,  affirmations  ou 
négations,  que  je  ne  pouvais  partager,  allaient  se  mon- 
trant, se  marquant  toujours  plus,  et  sa  vie  elle-même  pre- 
nait un  courant  plus  large  et  plus  mêlé  où  il  ne  m'était 
pas  si  facile  de  le  suivre.  Quand  j'allais  le  voir,  nous  évi- 
tions d'un  commun  accord  les  points  sur  lesquels  nous 
ne  l'étions  plus.  Tout  cela  ne  refroidissait  pas  notre  liai- 
son, mais  en  diminuait  l'espace.  Je  n'étais  plus  cet  «  ami 
unanime  avec  lui,  cet  autre  lui-même,  »  comme  il  a  dit, 
longtemps  encore  après  (1864),  l'avoir  trouvé  en  moi  à 
propos  de  la  chronique  de  la  Revue  suisse.  De  ne  pou- 
voir plus  aborder  avec  lui  toute  espèce  de  sujets  comme 
autrefois,  parce  qu'il  se  prononçait  sur  ceux  qui  me  te- 
naient le  plus  au  cœur  de  façon  à  m'ôter  l'envie  d'une 

J.    OLIVIER,  I.  8 


114  SAINTE-BEUVE 

discussion  inutile,  me  mettait  mal  à  Taise,  même  pour 
une  simple  causerie.  J'y  sentais  des  écueils,  entre  lesquels 
il  m'était  d'autant  plus  pénible  de  louvoyer  que  lui  y 
mettait  moins  d'attention  avec  moi.  Mes  visites  devinrent 
ainsi  plus  rares,  et  pour  un  temps  assez  long  cessèrent 
même  tout  à  fait. 

Il  n'en  a  jamais  bien  su  ni  voulu  savoir  la  cause.  Il 
crut  un  moment  à  un  blâme  sur  son  adhésion  à  l'empire. 
Ce  n'était  pas  cela,  mais  essentiellement  cet  embarras 
d'esprit  que  j'éprouvais  avec  lui.  A  quoi  je  dois  ajouter, 
pour  tout  dire  à  ce  sujet,  deux  faits  particuliers,  dont  Tun 
m'avait  peiné,  et  dont  l'autre  n'était  pas  pour  faciliter  nos 
relations  et  m'y  laisser  à  l'aise.  On  a  vu  qu'il  avait  abso- 
lument voulu  me  confier  deux  testaments  successifs,  dans 
lesquels  il  m'instituait  son  exécuteur  testamentaire.  Je 
sus  par  un  tiers  qu'il  avait  fait  un  autre  testament  (ce  ne 
devait  pas  être  le  dernier).  Ce  changement  me  parut  tout 
simple  dans  sa  disposition  d'esprit  et  sa  situation  actuelle  ; 
mais  qu'après  m'avoir  témoigné  tant  de  confiance,  il  ne 
me  soufflât  pas  un  mot  de  ses  nouvelles  dispositions,  j'a- 
voue que  j'en  fus  blessé.  De  plus,  la  personne  qui  diri- 
geait alors  sa  maison,  et  qui  heureusement  pour  lui  ne 
vécut  pas  longtemps,  ne  me  voyait  pas  de  bon  œil,  sa- 
chant notre  vieille  amitié.  Je  ne  me  souciais  j)oint,  d'ail- 
leurs, de  me  trouver  en  rapport  avec  elle,  et  j'avais  lieu 
de  croire  qu'elle,  de  son  côté,  lui  cachait  mes  visites 
quand  je  ne  le  trouvais  pas.  Ainsi,  outre  le  dissentiment 
de  pensée,  la  différence  de  vie  aussi  me  gênait. 

Du  reste,  ce  n'était  pas  une  brouille,  mais  seulement 
une  «  abstention  »  de  ma  j)art,  comme  je  le  lui  dis  dans 


SOUVENIRS  1 1  5 

une  lettre.  Je  tardai  trop  à  le  lui  expliquer,  ce  fut  mon 
tort,  mais  je  souffrais  de  voir  se  détendre,  sinon  se  dé- 
nouer, un  lien  si  cher,  quoique  ce  ne  fût  ni  sa  faute  ni  la 
mienne.  Plus  jattendais,  plus  j'avais  de  peine  à  me  déci- 
der à  faire  les  premiers  pas,  voyant  que  lui  n"en  faisait 
aucun,  pas  plus  de  m'écrire  que  de  venir  me  voir.  Enfin, 
je  me  décidai,  allant  le  premier  à  lui.  et  lui  écrivis  dans 
le  sens  que  je  viens  de  dire,  sans  pouvoir  cependant 
mentioimer  les  deux  faits  indiqués  plus  haut,  ce  qui  n"eùt 
été  dans  les  convenances,  ni  pour  lui  ni  pour  moi. 

Voici  les  principaux  passages  de  ma  lettre;  je  la  donne 
parce  qu'on  verra,  par  la  réponse,  que  cette  interruption 
momentanée  de  notre  amitié  fut  un  point  douloureux  dans 
sa  vie  comme  dans  la  mienne. 

X  14  novembre  1854. 
»  Mon  cher  Sainte-Beuve. 

»  Ruchet  (mon  beau-frère,  qui  le  connaissait  déjà  de 
Lausanne)  ma  dit  et  je  sais  dautre  côté,  quand  je  ne  le 
saurais  pas  par  moi-même,  que  notre  séparation  actuelle, 
mais  uniquement  extérieure  pour  ma  part,  vous  semble 
inexplicable  et  vous  peine,  comme  elle  n'a  cessé  de  m'af- 
fliger  aussi.  Je  n'ai  pas  passé  un  seul  jour  sans  penser 
à  vous  de  la  meilleure  manière  dont  je  puisse  penser- 
surtout  le  soir  quand  je  puis  un  peu  me  retrouver  et  me 
recueillir, 

»  Bien  des  fois  j'ai  voulu  vous  expliquer  tout  cela; 
mais  ma  défiance  de  moi-même  m'en  a  empêché,  avec  la 
crainte  que  le  moment  n'en  fût  pas  venu.  L'est-il  mainte- 
nant? je  l'ignore  :  dans  tous  les   cas,  cette  explication. 


Il6  SAINTE-BEUVE 

plus  simple  d'ailleurs  que  vous  ne  vous  la  figurez  peut- 
être,  je  vous  la  dois. 

»  Et  d'abord,  ne  croyez  pas  que  je  ne  sente  sincère- 
ment, dans  la  mesure  du  moins  où  le  cœur  de  l'homme 
peut  avoir  de  la  sincérité,  que  vous  m'avez  donné  en  tout 
temps  plus  que  je  ne  méritais.  Mais  j'ai  eu  auprès  de  vous 
une  place  trop  belle;  et  si  peu  que  j'en  fusse  digne,  quand 
à  un  moment  j'ai  senti  bien  précisément  que  je  ne  l'avais 
plus,  je  n'ai  pu  ni,  je  crois,  je  ne  devais  en  accepter  une 
autre,  sans  me  dissimuler  que  bien  des  gens  m'eussent 
encore  envié  celle-ci  et  avaient  tout  ce  qu'il  fallait  pour 
la  rem^ilir  mieux  que  moi. 

»  Il  m'est,  d'ailleurs,  à  peu  près  impossible  de  m'ab- 
senter  de  la  maison  aux  heures  que  vous  m'aviez  fixées 
pour  vous  voir;  une  ou  deux  tentatives  que  je  fis  me 
prouvèrent,  en  outre,  (jue  j'aurais  de  la  peine  à  pénétrer 
jusqu'à  vous. 

»  Ajoutez  à  cela  ma  sauvagerie,  dont  je  suis  loin  de  me 
vanter,  mais  (|ui  ne  diminue  pas  avec  l'âge  et  ne  m'en- 
hardit pas;  puis  le  genre  de  vie  que  je  mène  et  dont 
vous  ne  pouvez  guère  comprendre  l'efifet,  à  la  longue, 
sur  quelqu'un  qui  l'accepte,  mais  qui  ne  s'en  acquitte  que 
par  un  effort  continuel.  Je  suis  un  petit  poney  des  mon- 
tagnes qui  se  trouve  attelé  à  un  omnibus.  Il  en  fait  triste 
mine,  et  sa  journée  finie,  il  se  cache  et  va  dormir  ou  son- 
ger à  l'écart. 

»  Je  me  demande  aussi  si  vous  retrouveriez  en  moi  ce 
que  vous  vouliez  bien  y  trouver  autrefois;  car  je  suis  de- 
venu très  morose  à  l'endroit  des  choses  littéraires;  je  n'y 
ai   plus  le  même  goût  ni   la  même  foi  que  jadis;  et  il 


SOUVENIRS  117 

me  semble  déjà,  pour  ce  qui  me  concerne,  les  avoir  tra- 
versées comme  un  rêve... 

»  Ce  silence  dont  je  viens  de  vous  dire  les  véritables 
causes,  ne  l'attribuez  non  plus  en  aucune  sorte  à  la  poli- 
tique, ni  à  rien  de  ce  qui  y  touche,  comme  vous  l'avez 
fait  entendre  à  Ruchet.  En  politique,  je  ne  suis  rien,  je 
ne  crois  à  rien  de  possible,  et  je  pense  actuellement  pou- 
voir m'en  abstenir,  lui  ayant  aussi  payé  mon  tribut  ;  mais 
je  trouve  très  légitime  que  chacun  suive  en  conscience  ce 
qu'il  regarde  comme  son  chemin... 

»  Et  maintenant,  mon  cher  Sainte-Beuve,  quelque  ac- 
cueil que  vous  fassiez  à  cette  lettre,  et  d'avance  je  m'y 
soumets,  vous  ne  pourrez  pas  douter  du  sentiment  qui  l'a 
dictée,  celui  d'une  amitié  qui  -n'a  jamais  cessé  et  qui, 
malgré  tout,  ne  cessera  pas.  » 

Dans  sa  réponse,  qui  m'arriva  quelques  jours  après,  il 
se  montra  non  plus  triste,  mais  plus  piqué  que  je  ne 
l'étais.  La  voici  tout  entière  : 

(f  19  novembre  1854. 

»  Je  vous  remercie  de  votre  lettre  et  de  l'intention  qui 
l'a  dictée.  Je  n'entre  dans  aucune  explication,  car  si  dé- 
taillées que  soient  celles  que  vous  prenez  la  peine  de  me 
donner,  je  ne  les  crois  pas  encore  complètes.  Un  seul 
point  importe  à  marquer  :  lié  comme  je  l'étais  avec  vous 
et  sans  que  je  pense  avoir  d'autre  tort  que  celui  d'être 
depuis  cinq  ou  six  ans  sous  le  fardeau  d'un  travail  inces- 
sant et  qui  n'est  pas  devenu  plus  facile  en  se  continuant, 
—  travail  qui  m'a  interdit  tout  entretien  de  relations  mon- 
daines ou  amicales,  et  m'a  forcé  de  laisser  croître  l'herbe 


Il8  SAINTE-BEUVE 

sur  le  chemin  de  l'amitié,  —  je  me  suis  un  jour  aperçu 
tout  d'un  coup,  et  sans  m'y  tromper,  que  les  ronces 
avaient  poussé  entre  nous  et  qu'il  n'y  avait  plus  de  sen- 
tier. Je  ne  suis  pas  de  ceux  qui  disent  tout  ou  rien,  en 
amitié  :  aussi  eussé-je  accepté  et  agréé  avec  reconnais- 
sance tout  ce  qui  m'aurait  prouvé  que  le  passé  tenait  entre 
nous.  Mais  évidemment  vous  aviez  accueilli  cette  idée 
c^ue  notre  amitié  pouvait  entièrement  cesser,  et  les  choses, 
en  tant  qu'elles  dépendaient  de  vous,  se  sont  passées  en 
<-onséquence.  Là  est  pour  moi  la  blessure.  Car  j'aurais 
admis  tout  le  reste,  diminution,  ajournement,  tristesse  et 
crise  à  demi  sombre  sur  le  passé.  Mais  ce  qui  domine 
désormais  mes  souvenirs  en  ce  qui  vous  concerne,  c'est 
cette  a1)dication  et  cette  résignation  volontaire  et  continue 
([ue  vous  avez  faite  de  notre  passé.  Une  lettre  telle  que 
celle  ([ue  je  reçois  aujourd'hui,  venue  plus  tôt  et  à  temps, 
m'aurait  certes  suffi  et  m'aurait  touché  :  mais,  après  des 
années  révolues,  comment  renouer  la  chaîne?  Est-ce  ma 
faute  si  j'ai  cru  que,  malgré  tout,  et  à  travers  les  absences 
et  les  nécessités  de  la  vie  imposées  à  chacun  de  nous,  il 
y  avait  ([uelcpie  chose  de  sûr  et  d'essentiel,  j'oserai  dire 
d'inviolable  dans  notre  amitié,  et  si  je  ne  puis  plus  le 
croire  ?  Au  moins  qu'il  reste  de  vous  à  moi  une  disposi- 
tion égale  et  tristement  bienveillante  :  c'est  celle  que  votre 
lettre  me  paraît  assez  bien  exprimer  et  qu'elle  a  aussi 
produite  en  moi.  —  une  estime  durable  d'homme  à 
homme.    -  Recevez-en  ici  l'assurance. 

»  Sainte-Beuve.  » 

Je  fus  peiné,  mais  non  blessé  par  cette  lettre,  comme 
j'aurais  i)u  l'être.  Il  y  faisait  sa  part  beaucoup  plus  que  la 


SOUVENIRS  119 

mienne.  Je  devais  donc  lui  répondre,  pour  rétablir  la 
situation  vraie,  et  c'est  ce  que  je  fis  ainsi,  autant  que  je 
le  pouvais,  sans  insister  sur  des  faits  dont  l'un  d'ailleurs 
avait  disparu  par  la  mort  de  la  personne  qui  entravait 
nos  communications  : 

<r  2)  novembre  1854. 

»  J'ai  bien  reçu  votre  lettre  et  je  vous  en  remercie  aussi, 
car  je  vous  y  retrouve  pourtant,  malgré  la  triste  décision 
par  laquelle  vous  l'avez  terminée.  Le  point  essentiel  est 
bien  celui  que  vous  relevez,  et  je  croyais  l'avoir  indiqué 
moi-même,  n'ayant  abordé  d'autres  explications  que  parce 
que  vous  en  aviez  parlé  à  mon  beau-frère.  Mais  sur  la 
première  et  la  principale,  pour  y  faire  la  part  de  chacun, 
je  crois,  en  relisant  votre  lettre,  que  tous  deux  nous  ne 
tenons  pas  assez  compte  des  faits,  et  que  nous  les  envisa- 
geons trop  uniquement  l'un  et  l'autre  à  notre  i)oint  de 
vue  et  dans  notre  sentiment  particulier. 

»  Vous  avez  cru  que  j'abandonnais  notre  passé,  tandis 
que  je  ne  l'ai  pas  oublié  un  seul  jour;  et  moi.  auparavant, 
j'avais  cru  non  que  vous  me  repoussiez,  mais  que,  sans 
vous  en  bien  rendre  compte  peut-être,  vous  ne  pouviez 
plus  me  garder  auprès  de  vous  la  place  que  vous  m'aviez 
donnée.  Forcément  et  indépendamment  de  notre  volonté 
à  tous  deux,  ma  position  auprès  de  vous  était  changée. 
J'ai  cru  que  vous  le  compreniez.  Ne  le  comprenant  pas 
ou  n'y  pensant  pas,  vous  avez  pu  être  blessé,  mais  moi 
j'aurais  pu  l'être  aussi  de  mon  côté,  la  situation  des  deux 
parts  étant  exactement  la  même.  Notre  séparation,  tout 
extérieure  à  nos  yeux,  a  donc  une  égale  explication  de 
fait  et  pour  vous  et  pour  moi,  et  ainsi  nous  ne  saurions 


I20  SAINTE-BEUVE 

mutuellement  nous  la  reprocher.  Je  ne  me  suis  jamais  ré- 
signé à  la  rupture  de  notre  amitié,  bien  loin  de  l'avoir 
jamais  abdiquée  :  je  me  suis  abstenu,  voilà  tout,  ne  croyant 
pouvoir  ou  ne  sachant  faire  mieux;  et  j'ai  attendu  et  es- 
péré. Si  je  ne  vous  l'ai  pas  dit  plus  tôt,  j"ai  peut-être  trop 
cédé  en  cela  à  mon  caractère  ;  mais  j'ai  été  arrêté  avant 
tout  par  des  obstacles  matériels,  les  communications  di- 
rectes avec  vous  m'étant  devenues  difficiles  au  point  de 
me  paraître  presque  fermées,  et  il  me  répugnait  comme 
il  me  répugne  encore  d'en  avoir  par  des  tiers. 

»  Dans  cette  position,  je  n'ai  point  rompu  la  chaîne, 
si  je  me  suis  cru  réduit  à  la  continuer  seul  en  silence  et 
en  me  tenant  à  l'écart.  11  y  a  eu  certainement  des  mo- 
ments où  je  vous  croyais  perdu  pour  moi,  mais  même 
alors,  eussé-je  dû  accepter  ce  sacrifice,  il  m'était  impos- 
sible de  me  sentir  séparé  de  vous  au  fond  du  cœur.  Je  ne 
le  suis  pas  même  après  votre  lettre;  c'est  là  un  côté  de 
mon  amitié  qui,  si  im])arfait  qu'il  soit,  en  est  le  meilleur, 
et  qui  demeure.  Je  ne  peux  pas  vous  demander  de  vous 
y  rattacher,  puisque  pour  vous  notre  amitié  est  brisée. 
Elle  ne  l'est  point  pour  moi,  et  si  vous  vous  y  sentiez 
ramené  quelque  jour,  je  crois  pouvoir  dire  que  vous  m'y 
retrouverez  encore  tel  que  j'ai  toujours  été.  » 

Il  ne  me  répondit  pas;  quelques  années  se  passèrent; 
tout  semblait  donc  fini,  lorsque,  me  rendant  aux  funé- 
railles de  M'"^  Desborde- Valmore,  notre  amie  commune, 
la  première  personne  cjue  je  vis  en  entrant  dans  la  salle 
où  étaient  réunis  les  invités  à  la  triste  cérémonie,  ce  fut 
lui,  debout  à  quelques  pas  devant  moi.  J'aurais  dû  m'at- 
tendre  à  l'y  trouver,  mais  dans  ce  moment  je  n'y  pensais 


SOUVENIRS  121 

pas.  J'allai  aussitôt  à  lui,  et  il  me  reçut  comme  s"il  allait 
en  faire  autant  de  son  côté.  Dans  l'instant,  la  glace  fut 
brisée.  Il  me  serra  la  main,  me  prit  dans  sa  voiture  pour 
suivre  le  convoi,  et  nous  causâmes  amicalement  et  sans 
gêne  comme  si  de  rien  n'avait  été.  «  Voilà!  me  dit-il, 
nous  ne  reviendrons  point  sur  ce  qui  s'est  passé,  mais 
nous  serons  de  nouveau  comme  les  deux  doigts  de  la 
main,  comme  cela,  »  fit-il  en  appuyant  par  le  bout  ses 
deux  index  l'un  contre  l'autre.  Ainsi  fut  rescellée  notre 
amitié;  Je  recommençai  daller  chez  lui  et  d'y  avoir  mes 
entrées. 

Sans  qu'il  y  mît  d'intention  de  me  convertir,  ni  encore 
moins  de  me  piquer,  la  causerie  tournait  bien  encore 
quelquefois  à  nos  points  de  dissidence.  Par  exemple,  il 
lui  échappa  de  dire  une  fois  :  «  Oh!  la  conscience  est 
une  invention  de  la  société.  »  Je  n'eus  pas  la  présence 
d'esprit  de  lui  répondre  que  nous  n'inventons  rien,  dans 
le  sens  strict  du  mot,  ni  par  conséquent  non  plus  la  so- 
ciété; que  nous  découvrons  seulement  peu  à  peu  et  déve- 
loppons les  germes  déposés  dans  la  nature  et  en  nous- 
mêmes;  que  ces  germes  ne  se  montrent  pas  tout  à  coup, 
ni  tous  à  la  fois  ce  qu'ils  deviendront  un  jour,  chacun 
dans  le  temps  qui  leur  est  nécessaire  et  suivant  les  cir- 
constances qui  les  favorisent  ou  qui  les  entravent;  qu  il 
en  est  ainsi  de  la  conscience  encore  à  l'état  plus  ou  moins 
latent  chez  l'enfant,  mais  qui  y  est,  puisqu'elle  apparaît 
tôt  ou  tard,  et  ne  peut  pas  venir  de  rien.  J'aurais  pu 
ajouter  que  ceux  qui  prétendent,  dans  le  même  courant 
d'idées,  que  la  conscience  morale  n'est  pas  distincte  de 
la  conscience  du  moi,  mais  la  même,  en  essence,  me  sem- 


122  SAINTE-BEUVE 

blaient  faire  une  confusion  analogue  à  celle-là,  puisque 
la  conscience  du  moi  ne  saurait  devenir  morale,  comme 
elle  le  devient  par  le  fait,  si  elle  ne  renfermait  pas  ce 
germe  mystérieux  de  moralité;  que  toutes  deux  n'étaient, 
si  l'on  veut,  qu'une  seule  et  même  conscience,  mais  avec 
quelque  chose  de  plus  que  le  moi  tout  cru  et  matériel. 
Rien  de  tout  cela  ne  me  vint  sur  l'heure  à  l'esprit,  et 
d'ailleurs  n'aurait  servi  de  rien.  Il  s'était  enraciné  dans 
ses  négations  et  ses  doutes,  et,  c'est  le  cas  de  la  plu])art 
des  sceptiques,  affirmait  là  où  ils  n'ont  que  le  droit  de 
douter.  Du  reste,  je  dois  lui  rendre  cette  justice  :  il  me 
ménageait,  et,  directement,  ne  m'attacjuait  jamais. 

J'étais  donc  plutôt  moins  gêné  avec  lui  qu'avant  notre 
rupture.  Cependant,  je  sentais  bien  que  le  terrain  n'était 
pas  devenu  plus  libre;  au  contraire,  et  je  devais  faire  at- 
tention de  ne  ])as  trop  m'y  aventurer.  De  j^lus,  sa  vie 
aussi  était  bien  changée.  Il  avait  de  nouveaux  amis,  de 
nouvelles  relations,  non  plus  seulement  littéraires,  mais 
avec  de  hauts  personnages  politiques;  lui-même  en  était 
un,  comme  sénateur,  quoiqu'il  ne  fût  pas  homme  à  le 
faire  sentir  à  personne  et  qu'il  se  montrât  toujours  simple 
et  facile  dans  son  intérieur.  S'il  s'y  livrait  parfois  à  quel- 
ques-unes de  ses  fougues,  c'était  comme  dans  le  bon 
temps,  et  l'orage  était  bien  vite  passé.  Pour  rejeter  un 
moment  le  fardeau  d'un  travail  qui  grandissait  plutôt  que 
de  diminuer  avec  l'âge,  il  prenait  des  distractions  qui  atti- 
raient sur  lui  une  attention  fâcheuse  et  du  blâme.  Sans 
vouloir  les  excuser,  il  faut  dire  que  c'étaient  bien  réelle- 
ment des  distractions  plutôt  qu'autre  chose;  grand  régu- 
lateur de  son  temps,  il  les  ])renait  et  les  quittait  avec  la 


SOUVENIRS  123 

même  facilité.  C'était  pour  lui  comme  pour  une  femme 
élégante  une  promenade  en  voiture  avec  son  épagneul  à 
ses  côtés.  Revenu  à  son  travail,  il  y  était  de  nouveau  tout 
entier.  On  conçoit  néanmoins  que  tout  cela,  et  ses  hautes 
relations  et  d'autres  trop  faciles,  formaient  pour  moi,  au- 
tour de  lui ,  comme  un  nuage,  un  monde  fermé,  dans 
lequel  je  ne  songeais  nullement  à  pénétrer. 

De  fait,  mais  sans  intention  de  sa  part  ou  de  la  mienne, 
notre  domaine  commun,  si  je  puis  dire,  était  encore  di- 
minué; mais  dans  cet  espace  plus  restreint,  l'accès,  la 
familiarité,  l'intimité  étaient  les  mêmes  que  par  le  passé, 
si  de  part  et  d'autre  on  ne  pouvait  plus  autant  se  donner. 
Il  me  voulut  de  ces  dîners  du  lundi,  dont  on  a  dit  i)lus  de 
mal  qu'ils  ne  le  méritaient,  car  sauf  le  talent  et  le  choix 
des  principaux  convives,  lui  en  tête,  ils  ressemblaient  à 
tous  les  dîners  littéraires,  et  même  aux  dîners  entre  sim- 
ples particuliers.  Il  m'envoya  sa  dernière  et  complète 
édition  de  Port-Royal,  avec  un  billet  où  il  disait  trop 
flatteusement,  mais  on  ne  peut  plus  amicalement  pour 
moi  : 

«  Cher  Olivier, 

»  Je  suis  bien  sensible  à  votre  lettre  et  à  votre  appro- 
bation sur  ces  petites  parties  ajoutées.  Je  suis  en  retard 
avec  vous.  Il  y  a  un  paquet  à  votre  destination,  mais  je 
n'ai  pu  encore  le  faire  porter.  A  qui  offrir  ces  souvenirs, 
sinon  à  vous,  le  premier  auteur  des  circonstances  où  l'ou- 
vrage a  pu  naître'?  (Ce  21  octobre  1867.)  » 

Telle  est  l'histoire,  ou  à  certains  égards,  si  l'on  veut, 
le  roman  de  notre  amitié.  On  me  pardonnera  d'avoir  dû, 
à  la  fin,  m'y  mettre  en  scène  plus  que  je  ne  l'ai  fait  dans 


124  SAINTE-BEUVE 

le  cours  de  cette  étude,  où  j"ai  pris  soin  de  m'efifacer 
toutes  les  fois  que  ma  présence  n'était  pas  nécessaire.  Ici 
elle  rétait,  dans  cette  crise  d'une  relation  qui  a  joué,  on 
le  voit,  un  rôle  assez  marqué  et  soutenu,  quoique  peu  ap- 
parent, dans  la  vie  de  Sainte-Beuve.  Elle  peut  aider  à  le 
faire  mieux  connaître. 


111 


Dans  cet  homme  «  successif,  »  pour  rappeler  encore 
l'expression  dont  il  se  servit  en  se  l'appliquant,  les  trans- 
formations sont  au  fond  les  mêmes  que  dans  tout  autre 
qui  se  transforme  en  ce  sens.  L'étoffe  est  donnée,  et  reste 
plus  ou  moins  froissée  avec  des  plis  et  replis  suivant 
qu'on  s'y  appuie,  et  qui  vont  se  creusant.  Dans  ces  chan- 
gements d'aspects  et  ces  métamori^hoses  intérieures,  cet 
homme,  à  la  fois  différent  et  seml)lable.  meurt  plusieurs 
fois  partiellement,  ressuscitant,  pour  ainsi  dire,  en  lui- 
même,  avant  de  mourir  tout  à  fait,  pour  revivre  ailleurs. 

Que  Sainte-Beuve  soit  allé,  comme  on  l'a  dit  quelque- 
fois, juscprà  l'athéisme,  il  s'en  est  toujours  défendu  et  il 
en  avait  le  droit.  Nulle  part,  ses  ouvrages  ne  présentent 
une  négation  si  affirmative  et  si  complète.  On  y  voit,  et 
je  le  pense  par  tout  c,e  que  j'ai  vu  personnellement  de  lui, 
ciu'il  ne  comprenait  pas  ce  monde  sans  un  auteur,  un  or- 
donnateur des  choses,  mais  vague  pour  lui  comme  pour 
bien  d'autres,  qui,  s'en  rendant  ou  ne  s'en  rendant  pas 
compte,  sont  dans  un  état  analogue  au  sien.  Môme  sur 


SOUVENIRS  125 

Jésus-Christ  et  sur  l'Evangile,  il  a  eu,  jusque  dans  les  der- 
nières année  de  sa  vie,  des  mots  perçants  et  palpitants, 
qui  allaient  plus  à  fond,  comme  sentiment  de  la  vérité 
humaine  et  historique,  que  la  critique  tout  abstraite,  sans 
corps  et  sans  vie. 

Déjà  à  Lausanne,  Vinet,  dit  son  historien  M.  Rambert, 
«  définissait  assez  exactement  Sainte-Beuve,  lorsqu'il  en 
parlait  comme  d'une  âme  en  qui  toute  la  vie  a  passé  en 
vue.  »  Et  je  crois  que  jusqu'à  la  fin  son  état  vrai  a  été 
plutôt  ce  qu'il  en  disait  lui-même,  dans  une  lettre  de  1844 
à  Vinet,  en  l'y  appelant  son  confesseur,  et  où  se  trouve 
ce  passage  d'une  énergie  si  pittoresque  et  si  douloureuse  : 
«  C'est  ceci,  ce  dernier  point  qui  est  tout,  et  que  le  monde 
appelle  vulgairement  le  cœur,  qui  est  mort  en  moi.  «  L in- 
telligence luit  sur  ce  cimetière  comme  une  lune  morte.  » 

J'aurais  encore  beaucoup  de  choses  à  dire,  même  sans 
vouloir,  ni  pouvoir  tout  dire,  sur  celui  que  j'ai  essayé  de 
vous  montrer  à  la  fois  plus  à  part  et  plus  à  découvert  que 
d'autres  n'étaient  en  mesure  de  le  faire.  Ce  que  j'ai  indi- 
qué suffit  à  mon  but.  Un  dernier  trait  seulement,  qui  se 
rattache  au  cadre  particulier  de  mon  sujet. 

Sainte-Beuve,  venu  dans  notre  pays  pour  son  cours  de 
Port-Royal  et  y  ayant  fait  deux  autres  séjours  avant  et 
après,  le  connaissait  bien,  l'appréciait,  l'aimait,  y  avait 
trouvé,  y  conserva  toujours  des  amis,  et  le  regardait  ainsi 
comme  un  pays  où,  en  pensée  du  moins,  il  avait  un  pied- 
à-terre.  Malgré  quelques  passagères  boutades  sur  ce  qui 
pouvait  çà  et  là  l'y  piquer  ou  dont  il  se  piquait  lui-même, 
il  lui  resta  bienveillant  et  fidèle  jusqu'à  la  fin.  Il  en  a 
donné  plus  d'une  preuve  dans  ses  ouvrages,  et  jusque 


126  SAINTE-BEUVE 

dans  son  dernier  travail  important,  son  étude  sur  le  géné- 
ral Jomini.  Elle  contient,  entre  autres,  un  passage  admi- 
rable sur  le  vrai  Suisse  qui,  même  absent  de  sa  patrie,  en 
a  toujours  le  souvenir,  la  vue  et  le  chant  de  l'âme,  «  un 
ranz  éternel  dans  le  cœur.  »  Ce  passage  est  lui-même 
comme  un  chant  ému.  Quelques  personnes  à  Lausanne, 
—  par  vieille  rancune  politique,  —  ont  voulu  regretter 
que  l'auteur  ait  pris  là  pour  type  du  vieux  Suisse  son  an- 
cien collègue  à  l'académie  de  Lausanne,  M.  Monnard. 
Cette  critique  ou  cette  chicane,  comme  on  voudra  l'ap- 
peler, critique  peu  gracieuse  en  tout  cas  pour  répondre  à 
des  paroles  bienveillantes,  fit  de  la  peine  à  Sainte-Beuve, 
qui  la  releva  vivement,  si  je  ne  me  trompe,  et  en  parfaite 
connaissance  de  cause,  dans  une  lettre  à  un  ami.  Mais 
elle  fut  la  seule,  je  crois.  Je  lui  avais  aussitôt  écrit  pour 
mon  compte  et  pour  celui  de  toutes  les  personnes  que 
j'avais  pu  voir,  combien  nous  étions  touchés  de  ce  glo- 
rieux et  éloquent  témoignage  rendu  à  la  Suisse.  Il  me  ré- 
pondit à  Gryon,  au  fond  de  ces  montagnes  que,  dans 
notre  commune  jeunesse,  je  lui  avais  fait  entrevoir  et  où 
m'ont  relégué  l'âge  et  les  événements.  Il  se  montrait  vive- 
ment touché,  lui  aussi,  de  notre  sympathie,  et  heureux  de 
nous  avoir  fait  ce  plaisir.  Peu  de  temps  après,  il  partait 
pour  ces  autres  cimes  où,  quand  tout  s'efface  de  la  terre, 
même  ses  plus  profondes  pensées  et  son  plus  vaste  savoir, 
heureux,  seul  heureux  est  celui  qui  a  pour  s'avancer  vers 
ces  sommets  invisibles,  un  j)lus  haut  chant  encore,  un 
«  ranz  encore  plus  éternel  dans  le  cœur  !  » 

Ne  l'eut-il  en  aucime  manière?  On  l'a  dit  de  ces  der- 
niers moments,  où  l'on  n'est  jamais  sûr  de  bien  saisir  une 


SOUVENIRS  127 

pensée  mourante  et  qui  s'échappe  à  elle-même.  J'aime 
mieux  en  croire  ce  que  peu  auparavant,  le  23  mai  1865, 
il  écrivait  encore  à  Tabbé  Barbe,  son  ami  d'enfante  : 

«  Si  tu  te  rappelles  nos  longues  conversations  sur  les 
remparts  ou  aux  bords  de  la  mer.  je  t'avouerai  qu'après 
plus  de  quarante  ans  j'en  suis  encore  là.  Je  comprends, 
j'écoute,  je  me  laisse  dire;  je  réponds  faiblement,  plutôt 
par  des  doutes  que  par  des  arguments  bien  fermes  ;  mais 
enfin,  je  n'ai  jamais  pu  parvenir  à  me  former  sur  ce  grave 
sujet  une  foi,  une  croyance,  une  conviction  qui  subsiste 
et  ne  s'ébranle  pas  le  moment  d'après.  Ton  livre  sur  \ Im- 
mortalité de  rame  me  fait  repasser  méthodiquement  par 
ces  mêmes  chemins.  Je  te  sais  gré  de  cette  promenade 
élevée  que  te  doit  mon  esprit,  qui  ne  laisse  pas  d'être  un 
peu  fatigué  et  dégoûté  bien  souvent.  J'espère  te  revoir 
encore,  et  renouer  l'entretien  d'autrefois,  d'aujourd'hui 
et  de  demain  :  l'entretien  dont  le  sujet  est  éternel.  » 


LE 

CANTON   DE  VAUD 

SA  VIE  ET  SON  HISTOIRE 


MORCEAUX  DÉTACHÉS 


J.   OLIVIER,   I. 


LE   CANTON    DE  VAUD 

SA   VIE   ET   SON    HISTOIRE 


PREMIÈRE   SÉRIE 

LA    NATURE 


Les  Alpes  et  le  Jura. 

Il  y  a  entre  les  Alpes  et  le  Jura  cette  différence  capi- 
tale que,  chez  les  unes,  l'empire  de  l'homme  finit  promp- 
tement,  ou  ne  dépasse  pas  un  terme  fixé;  tandis  que, 
chez  l'autre,  il  n'y  trouve  plus,  pour  ainsi  dire,  aucune 
borne,  et  l'a  dès  longtemps  tout  vaincu.  Dans  les  Alpes, 
dès  que  l'on  aborde  une  certaine  région  (et  elle  est  très 
étendue),  le  combat  fatal  de  l'homme  et  de  la  nature  s'en- 
gage ainsi  qu'aux  jours  primitifs  du  monde.  T^à,  que 
l'homme  s'élève  de  quelques  pieds  au-dessus  du  peu  qu'il 
a  pu  soumettre,  et  il  recommence  à  être  écrasé,  comme 
à  cette  heure  où,  entrant  dans  la  lice,  il  sentit  le  poids  de 
la  création  qui  tombait  sur  lui.  Dans  le  Jura,  la  puissance 


132  LE    CANTON    DE   VAUD 

de  la  nature  est  bien  moins  terrible,  plus  subjuguée,  et 
passagère.  Il  en  reste  assez  seulement,  pour  que  l'homme, 
détourné  d'une  terre  rebelle,  soit  convié  par  là  à  se  re- 
plier sur  lui-même,  et  se  livre  à  un  travail  d'intérieur,  sans- 
être  appelé  dehors  par  l'espoir  ni  par  le  péril. 

Le  Jura  n'a  pas  les  pointes  ardues  des  Alpes,  ni  leurs 
enfoncements  fertiles  :  tandis  qu'elles  présentent  les  deux 
extrêmes,  ses  rigueurs  et  ses  facilités  sont  très  rappro- 
chées, et  lui  donnent  un  caractère  uniforme.  Ce  n'est  pas 
seulement  son  aspect  qui  est  peu  varié,  c'est  encore  sa 
vie.  Il  se  déploie  comme  un  grand  rideau,  droit  et  immo- 
bile. Peu  de  franges,  peu  de  plis  ;  rien  c^ui  flotte.  Sa  cou- 
leur même  n'a  pas  beaucoup  de  tons  divers  :  c'est  presque 
toujours  l'azur,  qui  parfois,  il  est  vrai,  arrive  à  une  grande 
beauté,  quand  la  menace  des  cieux  ou  je  ne  sais  quel 
tressaillement  de  la  nature  le  rendent  sombre  et  profond  '. 
Il  a,  sous  l'infini  des  airs  qui  roule  à  larges  ondes  sa 
rayonnante  immensité,  il  a  des  poses  tristes  et  lentes, 
dont  les  mouvements  imperceptibles  ébranlent  le  cœur 
et  l'agitent  pour  longtemps.  Mais  ce  n'est  pas,  ainsi  qu'on 
le  voit  dans  les  Alpes,  le  prisme  gigantesque  des  forêts 
ondoyantes  et  nuancées,  des  vertes  pentes  qui  semblent 
tomber  du  <-iel  ;  des  roches  nues  pareilles,  le  soir,  aux 
arcades,  aux  dômes  de  temples  aériens  qui  s'animent  des 
reflets  du  cuivre  ou  du  vermeil,  puis  s'éteignent  dans  une 
flamme  violacée  ;  des  neiges  enfin  qui  fleurissent  comme 
la  rose,  et  des  glaciers  rayonnants  de  pourjîre  et  d'or.  Il 


*  Nos   anciens  actes  lui  donnent    l'épithctc  de  iioii  :  les  Joux 
noires  ;  la  montagne  noire  du  Jura. 


LES   ALPES   ET    LE   JURA  133 

y  a,  disons-nous,  la  même  différence  à  Tintérieur.  l^e  Jura 
n'offre  pas  ces  endroits  inaccessibles,  absolument  interdits 
à  la  domination  et  même  au  pied  de  l'homme.  Ses  val- 
lées, et  je  ne  parle  ni  des  moins  considérables  ni  des 
moins  opulentes,  sillonnent  pour  ainsi  dire  sa  crête.  Les 
grandes  vallées  du  Jura  suivent  sa  chaîne  :  elles  sont  lon- 
gitudinales. En  sorte  qu'avec  elles,  l'homme  le  gravit  et 
le  subjuge  aisément  jusqu'au  sommet.  Mais,  en  revanche, 
la  plupart  sont  peu  profondes,  ouvertes  aux  vents  qui  s'y 
ébattent  à  l'aise,  et  souvent  marécageuses.  Ces  circon- 
stances leur  font  un  climat  froid,  plus  redoutable  peut-être 
que  celui  des  Alpes;  et,  en  général,  leur  nature  est  triste 
et  revêche.  Ainsi,  le  Jura  se  laisse  vaincre  facilement  ; 
mais  il  donne  peu.  Il  ne  possède  pas  la  richesse  des  val- 
lées transversales  ;  celles  qu'il  perce  dans  cette  direction 
ne  sont  que  quelques  gorges  oubliées.  Les  vallées  laté- 
rales des  Alpes,  au  contraire,  s'ouvrent  au  loin  entre  les 
monts  qui  les  abritent  ;  elles  y  concentrent  les  rayons  du 
soleil,  en  même  temps  qu'elles  sont  arrosées  par  mille 
fontaines  ;  et  quelquefois  l'aile  impétueuse  des  vents  ne 
fait  que  passer  sur  leurs  têtes.  Ainsi,  les  Alpes  ne  se  livrent 
pas  tout  entières;  mais  là  où  elles  se  donnent,  elles  don- 
nent beaucoup.  L'autre  chaîne,  tout  en  obéissant  mieux 
à  l'homme,  ne  lui  fournit  cependant  pas  assez  pour  qu'il 
se  contente  de  la  nature,  et  s'en  tienne  à  cette  richesse. 
Il  cherche  plus  loin  ;  et  le  sol,  par  sa  soumission  première 
et  la  résistance  qui  la  suit,  contraint  l'homme  à  se  tourner 
d'un  autre  côté. 

Le  Jura,  dirais-je  s'il  était  permis  d'appliquer  à  la  na- 
ture le  langage  de  l'histoire  ;  ce  vieux  Jura,  que  les  géo- 


134  LE    CANTON   DE    VAUD 

logues  font  l'aîné  des  Alpes,  est  la  montagne  à  l'état  civi- 
lisé ;  les  Alpes  sont  la  montagne  à  l'état  sauvage.  Il  y  a 
chez  elles,  oui  !  sur  ces  fronts  chauves  et  froids,  quelque 
chose  de  jeune,  de  primitif,  d'inaltérable  et  d'inaltéré.  Le 
Jura,  ce  corps  vieilli  et  couché  par  terre,  sur  lequel 
l'homme  pose  partout  son  pied,  qui  a  vu  la  mer  vaincue 
se  retirer  au  loin,  des  continents  poindre  à  la  surface  des 
flots,  comme  les  écueils  d'un  océan  alors  encore  sans 
naufrages;  ce  témoin  d'une  création  complétée  seulement 
après  lui,  d'une  révolution  qui  vint  le  frapper  lui-même 
et  l'humiher  devant  les  nouveaux  géants  vomis  par  les 
ondes,  le  Jura  se  montre  aujourd'hui  en  quelque  sorte  fa- 
çonné à  la  vie  commune  ;  il  subit  tous  les  changements 
de  la  nature,  et,  quoique  peu  varié,  n'est  immuable  dans 
au(  un  de  ses  aspects.  Ainsi  que  les  plaines,  il  se  couvre 
de  neige  et  la  perd,  plaine  lui-même  aussi  avec  sa  ligne 
imiforme  et  ses  vallées  plates  où  ne  descend  l'ombre 
d'aucune  sommité  sourcilleuse  et  chenue.  Les  Alpes,  ar- 
rivées plus  tard,  ne  vivent  que  par  elles,  ne  s'accommodent 
avec  nul  autre.  Elles  ont  monté  hardiment  au-dessus  de 
la  terre  ;  et  rien  n'est  venu  adoucir  la  vivacité  de  leurs 
formes,  emprisonner  leur  allure,  froisser  leurs  flancs,  ni 
courber  leur  taille  hardie.  Elles  montrent  toujours  des 
fronts  éclatants,  et  d'une  neige  florissante.  Ça  et  là,  il  se 
fait  bien  quelques  remuements  dans  ces  corps  immenses 
et  vigoureux.  Mais  les  colosses  n'en  sont  point  ébranlés. 
Ils  restent  toujours  les  mêmes  dans  leur  diversité  jeune 
et  sans  tache  :  sublimes,  fiers,  sévères  avec  leurs  têtes 
glacées,  mais  répandant  l'abondance  à  leurs  pieds. 

La  vie  et  les  mœurs  industrielles,  voilà  ce  que  nous 


LES   ALPES    ET    LE   JURA  135 

présente  plutôt  le  Jura  :  tandis  (jue  la  vie  et  les  mœurs  pas- 
torales appartiennent  plutôt  aux  Alpes.  Ces  dernières  ont 
sans  doute  aussi  leur  industrie,  surtout  dans  les  plaines 
qui  dé])endent  de  leur  système  ;  mais  l'industrie  ne  carac- 
térise pas  les  peuplades  alpestres;  elle  le  fait,  au  con- 
traire, pour  celles  du  Jura.  Les  occupations  ])astorales  n'y 
sont  guère  qu'une  espèce  d'industrie,  au  lieu  que,  dans  les 
Alpes,  elles  sont  la  vie  même. 

Ces  deux  régions  donnent  sans  doute  à  leurs  habitants 
cette  vigueur  agile,  cette  prudence  énergique  des  mouve- 
ments, habitués  qu'ils  sont  à  lutter  avec  les  éléments  et 
la  nature,  à  en  tourner  adroitement  les  difficultés  plutôt 
qu'à  les  surmonter  et  à  les  faire  disparaître.  Forcés,  à 
tout  moment,  de  louvoyer  contre  les  précipices,  de  suivre. 
selon  le  caprice  réfléchi  de  leurs  sentiers,  les  plus  subtils 
détours,  descendant  pour  montrer,  et  montant  pour  des- 
cendre, ils  portent  dans  la  vie  des  procédés  analogues  et 
se  conduisent  parmi  les  hommes  comme  parmi  les  ro- 
chers, par  des  voies  mystérieuses,  avec  une  souplesse  cal- 
culée, et  en  n'abandonnant  jamais  cette  finesse,  cette 
demi-ruse,  trait  caractéristique  des  montagnards. 

Mais  la  vie  pastorale  et  la  vie  industrielle  mettent  déjà 
ici  une  nuance.  Comptez,  de  plus,  que  le  Jura  n'est  pas  à 
beaucoup  près  autant  que  les  Alpes  le  monde  de  la  na- 
ture et  de  la  lutte  de  l'homme  ave(-  elle.  En  sorte  que 
dans  ce  domaine  il  y  a  toujours  chez  ces  dernières  un 
plus  rude  exercice,  une  audace  plus  aguerrie,  une  adresse 
corporelle  plus  parfaite,  la  nécessité  enfin  d'un  déploie- 
ment d'énergie  plus  grand.  De  même  encore  il  y  a  dans 


136  LE    CANTOM    DE    VAUD 

les  Alpes  plus  de  richesses  premières,  et  conséquemnient, 
de  la  part  de  la  nature,  un  attrait  plus  fort,  une  attache 
plus  malaisée  à  dénouer.  Une  moindre  opulence  natu- 
relle, ou,  si  l'on  veut,  une  médiocrité  qui  approche  de 
l'indigence,  en  rejetant  l'activité  du  montagnard  sur  les 
matières  secondes  et  sur  l'industrie,  arrache  ses  regards 
du  sol  borné  où  ils  se  prosternent,  donne  à  son  habileté 
native  un  champ  tout  nouveau,  la  modifie  par  là  plus  ou 
moins,  la  développe,  la  tourne  vers  de  plus  vastes  es- 
paces, la  négocie  pour  ainsi  dire,  et  fait  souvent,  dans  le 
Jura,  de  l'habitant  d'une  vallée  perdue,  un  homme  dont 
les  intérêts  matériels  et  par  conséciuent  la  pensée,  au  lieu 
d'être  arrêtés  par  ses  montagnes,  s'étendent  sur  le  monde 
entier. 

Entre  les  populations  montagnardes  cpii  ceignent  l'Hel- 
vétie  romane,  il  y  a  donc  des  traits  communs;  mais  aussi 
des  différences  que  le  cours  des  âges  a  rendues  profondes. 
Aux  Alpes  plutôt  la  vie  pastorale,  naturelle  et  primitive; 
au  Jura  plutôt  la  vie  industrielle  et  de  civilisation.  Bien 
que  sans  doute  ce  contraste  soit  fort  entremêlé,  que  là 
passent  leur  vie  ensemble  bergers  et  marchands,  qu'ici 
tous  les  chalets  n'aient  pas  disjjaru  devant  les  ateliers  ;  on 
peut,  je  crois,  toujours  reconnaître  cette  opposition  fon- 
damentale. Et  n'en  résulte-t-il  pas  pour  chacune  des  deux 
populations  un  aspect  moral  différent'?  Si  on  le  dessinait 
ainsi,  on  ne  ferait  i)as  tout  connaître  assurément  ;  mais 
on  ne  s'écarterait  pas  trop  de  la  vérité. 

L'habitant  du  Jura  a  l'esprit  plus  étendu,  plus  entre- 
])renant  que  (  elui  des  Alpes.  Plus  aventureux  ne  dirait 
pas  encore  toute   la  chose,  mais  bien.  ])lus  iventiiricr. 


LES    ALPES    ET   LE   JURA  137 

pourvu  qu"on  ne  laissât  à  ce  mot  aucune  acception  de 
blâme  ni  d"outrage.  Posté  sur  sa  muraille  en  sentinelle,  le 
montagnard  du  Jura  voit  à  ses  côtés  les  Alpes  et  les 
plaines  avec  les  chemins  qui  y  conduisent.  Elles  semblent 
rinviter  à  venir  vers  elles.  Il  descend  et  s'en  va  partout 
faire  sa  moisson. 

L'habitant  des  Alpes,  au  contraire,  de  ses  vallons  om- 
breux et  murmurants,  n'entend  que  la  cascade  qui  chante 
dans  la  solitude,  ne  voit  que  les  sapins  inclinés  ou  le  ro- 
cher dominateur.  S*élève-t-il  péniblement  et  comme  un 
insecte  sur  le  front  du  géant,  c'est  le  monde  glacé  qui 
l'entoure,  qui  absorbe  ses  yeux;  les  riches  plaines  dans 
le  fond  ne  paraissent  que  comme  un  désert  perdu  sous  la 
brume  ou  dévoré  par  la  ferveur  du  jour.  Ainsi  se  bornent 
ou  s'émoussent  ses  regards.  En  revanche,  il  a  l'avantage 
sur  son  frère  du  Jura  par  une  énergie  plus  compacte  et 
plus  dure,  et  par  je  ne  sais  quelle  sauvage  grandeur. 

Je  ne  craindrais  pas  de  dire  qu'il  y  a,  en  général,  parmi 
les  habitants  des  Alpes  plus  de  dignité  naturelle  que 
parmi  ceux  du  Jura.  Chez  ceux-ci,  lorsqu'elle  existe,  elle 
a  davantage  l'air  acquis.  C'est  la  civilisation  qui  la  donne 
à  l'homme,  lequel  sent  ce  qu'il  vaut,  surtout  par  ce  (ju'il  a 
fait.  Dans  les  Alpes,  la  dignité  humaine  se  montrera  plus 
dégagée  de  ces  appuis  secondaires. 

Pareillement,  en  politique,  la  liberté  dans  le  Jura  est 
chose  moderne,  raisonnée  et  spéculative.  Dans  les  Alpes, 
elle  est  bien  plus  un  sentiment  de  nature.  Aussi,  les  temps 
où  nous  vivons  étant  ceux  d'une  politique  systématisée,  le 
Jura  y  entre  bien  mieux  cjue  les  Alpes.  Il  a,  dans  cette 
sphère,  une  prépondérance  qui  appartint  à  celles-ci  dans 


13S  LE    CANTON   DE   VAUD 

les  siècles  non  raisonneurs.  Les  généralisations,  les  prin- 
cipes, les  classifications  rigoureuses,  les  enrôlements  sous 
la  bannière  absolue  d'un  système,  trouvent  les  monta- 
gnards du  Jura  plus  dociles  ;  il  y  a  toujours  chez  ceux  des 
Alpes  quelque  chose  de  récalcitrant. 

Le  Jura  lui-même  est  déjà  significatif  à  cet  égard.  Les 
vues  qu'il  ouvre  du  haut  de  sa  grande  galerie  de  pierre, 
qui  semble  faite  pour  contempler  le  spectacle  des  Alpes, 
sont  des  vues  d'ensemble,  et  ont  quelque  chose  d'ab- 
strait. Elles  sont  immenses,  et  tout  y  est  un.  Des  détails 
sans  nombre,  et  il  semble  qu'on  n'ait  devant  les  yeux 
qu'un  seul  tableau,  réduit  en  grandes  masses,  simplement 
et  clairement  disposées.  Le  Jura  voit  tout,  mais  de  loin, 
et  d'une  égale  et  médiocre  hauteur.  Les  Alpes,  chacune 
en  des  ])oints  différents,  creusent  la  terre  ou  j^ercent  le 
ciel,  et  ne  se  rangent  que  sous  une  immense  harmonie. 

Tout  ceci  est  en  rapport  avec  ce  que  nous  avons  dit 
de  l'industrie  dans  les  deux  régions.  L'industrie  est  déjà 
une  vie  i)lus  abstraite,  plus  éloignée  du  fait  simple  et  pre- 
mier de  l'existence  que  les  occupations  pastorales.  Dans 
celles-ci  il  n'y  a  que  l'homme  ;  dans  celle-là  l'individua- 
lité humaine  disparaît  sous  les  généralités  sociales.  Comme 
on  l'a  observé,  l'industrie  crée  une  espèce  de  féodalité, 
recrute  une  petite  armée,  coordonne  et  subordonne 
autour  d'un  centre  commun,  systématise,  pour  ainsi  dire, 
en  action.  De  même  que  les  possesseurs  de  fiefs  accapa- 
rèrent la  société  féodale,  la  société  industrielle,  qui  est 
aujourd'hui  la  principale  face  de  la  société  civile,  n'a 
pour  représentants  que  les  propriétaires  des  manufactures 
ou    les  i)ropriétaires  de  comptoirs;    le  commis   n'étant 


LES   ALPES    ET    LE   JURA  139 

d'ailleurs  strictement  qu'un  ouvrier,  qu'un  travailleur 
dans  un  genre  plus  distingué.  Au  moyen  âge,  le  manoir 
concentrait  autour  de  lui  le  sol,  alors  la  seule  richesse, 
absorbait  les  sueurs  obscures  qui  l'avaient  fertilisé.  Au- 
jourd'hui, l'atelier  doit  faire  aussi  pour  son  maître  la  part 
du  lion. 

Si  les  villains  de  la  féodalité  ont  escaladé  le  haut  ma- 
noir et  affranchi  leurs  terres,  les  villains  de  l'industrie  que 
feront-ils  un  jour?  Je  n'ai  pas  à  le  dire;  mais  seulement 
à  remarquer  que  les  Alpes  ont  beaucoup  moins  subi  cette 
nouvelle  organisation  sociale.  Voyez,  en  passant,  com- 
bien à  tout  âge,  en  toute  chose,  la  liberté  leur  est  inhé- 
rente, naturelle,  et  en  quelque  sorte  forcée  !  Qu'elle  s'y 
soit  donc  maintenue  de  toute  antiquité,  nous  le  pouvons 
déjà  comprendre  même  par  les  faits  contemporains,  d'ail- 
leurs si  pâles  et  si  mêlés. 

C'est  en  effet  davantage  dans  le  Jura  et  ce  qui  dépend 
de  lui,  que  vous  trouvez  ces  populations  demi-serves  d'ou- 
vriers, étagées  au-dessous  du  seigneur  fabricant,  qui  dis- 
pose des  trois  quarts  de  leur  temps,  de  leur  travail  et 
souvent  de  leur  vie.  Les  populations  alpestres  ne  se  sont 
pas  autant  prêtées  à  cette  inféodation.  Moins  riches, 
moins  licencieuses,  elles  sont  en  général  moins  abâtar- 
dies. Quelques  exceptions  c-élèbres  ne  sont  pas  une  rai- 
son, d'autant  qu'elles  s'expliquent  par  l'effet  de  la  plus 
pernicieuse  industrie  de  toutes,  celle  qui  consiste  à  se 
vendre  pour  les  plaisirs  des  riches,  efféminés  ou  oisifs  ; 
vil  commerce,  produit  fatal  que  la  beauté  de  la  nature  et 
des  races  a  fait  naître  dans  les  Alpes  livrées  aux  caprices 
dune  civilisation  effrénée.  Mais,  pour  l'ordinaire,  le  sen- 


I40  LE    CANTON    DE   VAUD 

timent  de  la  dignité  humaine  s'y  est  conservé  d'une  ma- 
nière plus  naturelle  et  plus  vraie,  il  s'y  manifeste  avec 
plus  de  calme  et  de  grandeur.  La  liberté  y  garde  un  peu 
de  son  allure  primitive  ;  dans  le  Jura,  tournant  au  système 
elle  se  met  volontiers  au  pas  du  mouvement  général. 
Mais  on  doit  convenir  que  ce  dernier  parfois  regagne 
])lus  du  côté  de  la  civilisation  que  ce  qu'il  a  perdu  du 
côté  de  la  nature  ;  et  le  siècle  n'étant  pas  primitif,  les 
Alpes  risquent  de  se  trouver  en  arrière. 

Enfin,  pour  terminer  ce  parallèle,  le  Jura,  c'est  plutôt 
la  prose,  et  les  Alpes  la  poésie.  Je  ne  prétends  point  faire 
par  là  le  panégyrique  des  unes  aux  dépens  de  l'autre.  Il 
ne  faut  point  dire,  ni  même  trop  penser  de  mal  de  cette 
bonne  et  utile  prose,  qui  régit  toujours  davantage  le 
monde.  Sans  être  personnellement  et  par  goût  un  de  ses 
fidèles,  j'ai  pour  elle  un  respect  convenable  et  je  com- 
prends sa  puissance.  La  prose,  d'ailleurs,  c'est  l'action  ; 
et  n'est-il  pas  fort  heureux  que  nous  en  ayons  au  moins 
quelque  peu  à  notre  portée,  ou  même  parmi  nous?  C'est 
aussi  la  raison  et  la  science,  toutes  choses  qui  ne  sont 
point  à  dédaigner  ;  nous  n'en  avons  pas  encore  épuisé  le 
l^rofit. 

Enfin,  qu'on  voie  là  dedans  la  gloire  ou  le  défaut  du 
Jura,  son  caractère  de  prose  en  opposition  aux  Alpes 
me  paraît  clairement  tracé.  Il  ne  s'agit  pas  ici  des  indi- 
vidus, ni  de  leurs  œuvres.  Les  richesses,  les  relations 
étendues  que  procure  l'industrie,  sont  une  condition 
d'existence  pour  certains  arts,  et  sont  celles  du  déve- 
loppement de  tous.  Il  s'agit  de  ce  qu'est  le  Jura  lui-même, 
en  essence,   et  comparativement  aux  Alpes,   car  il  est 


LES   ALPES   ET    LE   JURA  141 

certes  plus  poétique  qu'une  de  ces  plaines  insipides  qui 
lassent  par  leur  uniformité,  sans  être  assez  immenses  ni 
assez  nues  pour  attirer  puissamment  l'âme  dans  l'infini. 
Mais  voyez  les  Alpes  et  voyez  le  Jura,  ces  deux  gar- 
diens qui  veillent  à  nos  portes.  Quelle  pose  différente  ! 
Les  Alpes  sont  debout,  la  tête  haute;  elles  se  dressent 
sur  leurs  pieds  rapides  et  chevauchent  au  loin  la  terre. 
Auprès  d'elles,  le  Jura  semble  assis,  ou,  s'il  se  lève,  il 
marche  paisiblement,  sans  fracas  et  sans  bonds,  pour 
fournir  sa  carrière  d'une  façon  gracieuse  et  courtoise, 
mais  sans  éclat  sublime.  Il  se  présente  avec  simplicité,  se 
distribue  avec  clarté  et  une  sorte  de  prudence.  Rien 
d'inattendu,  d'exubérant,  de  folâtre,  de  magnifiquement 
inutile,  comme  celles  que  nous  lui  comparons.  Au  con- 
traire, un  maintien  bien  réglé,  une  austérité  calme  et 
digne ,  même  un  peu  sombre  ;  un  air  morne  et  froid. 
Qu'il  m'est  arrivé  souvent  de  le  sentir  ainsi,  lorsque  du 
haut  de  sa  croupe  arrondie,  et  le  dos  tourné  aux  Alpes  si 
vives,  si  éveillées,  je  suivais  à  l'occident  les  rangs  de 
collines  uniformes,  s'assemblant  avec  ordre  et  en  silence. 
Partout  des  bois  noirs,  des  pentes  sévères.  Et  si  c'était 
en  hiver,  mêlée  au  lugubre  feuillage  des  sapins,  la  neige 
elle-même  n'avait  plus  qu'un  demi-sourire,  triste  et  retenu. 
La  blanche  neige  rend  les  Alpes  joyeuses;  c'est  leur 
manteau  virginal  brodé  de  vert  et  d'azur.  Quand  le  matin 
pour  elles  a  devancé  le  jour,  elles  semblent  chanter  gaî- 
ment  leur  réveil  et  leur  jeunesse  ;  un  hymne  de  lumière 
flotte  en  haut  sur  leurs  têtes,  et  se  répète  en  échos  de 
joie  et  d'amour  dans  les  cœurs  des  mortels.  Le  soir,  elles 
fument  comme  l'encens,  et  s'inclinant  sous  le  ciel  qui  se 


142  LE   CANTON   DE  VAUD 

ferme,  elles  offrent  alors  je  ne  sais  quelle  attrayante  image 
de  prière  et  de  mélancolie.  De  loin ,  le  Jura  écoute ,  et 
comme  un  songeur  qui  poursuit  son  chemin,  il  s'enfonce 
dans  les  ténèbres. 

Cette  infériorité  du  Jura  doit  s'entendre  dans  un  sens 
général;  car  il  présente  aussi  des  détails  d'une  grande 
beauté,  nous  devons  le  reconnaître.  Que  cet  hommage 
le  relève,  si  d'aventure  nous  l'avions  injustement  abaissé! 
Avec  moins  d'abondance  que  dans  les  Alpes,  il  a  pour- 
tant aussi  le  chuchotement  confus  des  eaux  souterraines, 
le  sautillant  murmure  des  ruisseaux  jaseurs,  et  la  voix 
redoublée  des  cascades  bondissantes.  Le  calcaire  de  sa 
formation  se  prête  singulièrement  au  caprice  de  l'onde, 
(jui  le  taille,  le  sculpte,  et  le  creuse  à  son  gré.  Au  lieu 
d'un  lit  de  (\ailloux,  entassés  pêle-mêle,  elle  en  a  un  de 
marbre  bizarrement  travaillé,  tantôt  en  couches  polies  et 
gUssantes,  tantôt  en  réduits  secrets,  en  détours  mystérieux  : 
là  c'est  le  bruissant  dédale  de  minces  filets  d'eau  ;  l'in- 
stant d'après,  un  étroit  canal  étouffe  la  voix  de  la  nymphe 
captive.  Ceux  tiui  ont  vu  le  Val-Romey  en  content  des 
merveilles,  l^ans  notre  pays,  où  le  Jura  est  très  beau, 
l'Orbe,  qui  vient  de  lui,  est  la  plus  curieuse  et  la  plus 
charmante  des  rivières.  L'Aubonne,  la  Venoge  et  l'Ar- 
non  méritent  d'être  visités.  Là  où  il  domine  Yverdon , 
Grandson,  Bonvillars  et  ces  plaines  qui  ont  gardé  le 
souvenir  de  la  grande  bataille,  le  Jura  peut  prétendre  à 
rai)peler  les  Alpes  avec  originalité.  La  Vallée-de-Joux, 
assez  grande  pour  contenir  trois  lacs  ;  le  Val-Travers  qui 
entaille  si  profondément  les  montagnes;  le  lac  de  Neu- 
châtel,  surtout  à  son  ouverture  et  dans  sa  partie  vaudoise  ; 


LES   ALPES   ET   LE   JURA  143 

le  lac  de  Bienne,  bordé  de  roseaux  empanachés  et  por- 
tant comme  une  corbeille  au-dessus  des  flots  son  île 
verdoyante  ;  le  Moutier- Grand -Val,  avec  ses  gorges 
emboîtées  les  unes  dans  les  autres  ;  le  Val-Durvau,  le 
Val  où  coule  la  Sorne,  qui  dans  les  noirs  précipices  du 
Pichoux  doit  s'ouvrir  un  si  rude  passage,  que  les  forêts 
des  deux  bords  continuent  à  s  entrelacer  au-dessus  de  ses 
cascades  ténébreuses  ;  enfin,  les  nombreuses  grottes  dont 
les  flancs  du  Jura  sont  percés  et  qui  furent  aussi  la  de- 
meure des  fées  ;  quelques-unes  de  ses  sommités  dessinées 
plus  hardiment  ;  tout  cela  forme  un  beau  trésor,  un  riche 
tableau. 

En  outre,  le  Jura  est  le  spectateur  des  Alpes  ;  c'est  lui 
qui  les  a  vues  le  premier  s'élancer  des  cavernes  pro- 
fondes, pour  nouer  en  statues  de  neige  un  chœur  har- 
monieux. Et  maintenant  encore,  lorsque  la  brume  loin- 
taine se  retire  comme  un  rideau,  les  blanches  Vierges 
dansent  le  soir  devant  lui.  Mais  dans  ce  spectacle,  ce 
n'est  pas  au  Jura  qu'appartient  la  Muse.  S'il  en  a  une, 
c'est  cette  muse  pédestre  que  le  poëte  invoque  au  décHn 
de  ses  jours,  quand  il  n'a  plus  la  force  de  prendre  son 
vol  vers  les  nues.  Muse  agréable  et  facile,  qui  chemine 
au  petit  pas,  qui  regarde  autour  d'elle,  sait  et  voit  beau- 
coup de  choses,  cause  encore  plus  qu'elle  ne  chante,  et 
disserte  volontiers.  Carmina  sermoni  propriora. 

L'homme  aussi  a  traité  le  Jura  davantage  en  profane. 
Que  lui  reste-t-il  de  mystérieux,  de  sacré?  Voyez,  par 
exemple,  la  part  qu'il  a  dans  la  langue  humaine.  A  l'ex- 
ception de  son  nom  antique  et  général,  comme  tout  ce 
qui  le  nomme  est  clair  et  évident  ;   encore    celui-là  se 


144  LE    CANTON    DE    VAUD 

retrouve-t-il  dans  le  mot  de  Joux  qui  est  très  commun. 
Mais  ses  noms  locaux,  que  sont-ils  ordinairement?  A 
part  un  bien  petit  nombre,  ceux  des  propriétaires.  Depuis 
qu^nd  datent-ils  V  Comme  ces  derniers,  de  hier.  Dans  les 
Alpes,  au  contraire,  Thomme  a  dû  presque  toujours 
laisser  intacts  les  noms  et  les  choses.  Le  lieu  n'étant 
pas  possédé,  n'est  pas  transmissible,  ou  il  a  si  bien  un 
caractère  à  lui,  antérieur  à  ses  maîtres,  que  leurs  noms 
glissent  sur  le  sien.  Il  reste  donc  ce  qu'il  fut:  sublime  et 
obscur,  mystérieux  et  sonore,  réveillant  à  demi  tout  un 
monde  de  vagues  traditions,  de  souvenirs  antiques  et  de 
grandes  images,  qui  dort,  comme  enchanté,  sous  la  neige 
et  sous  la  pierre. 

Ainsi  donc,  aux  Alpes  la  poésie,  l'enthousiasme,  les 
hautes  et  originales  pensées,  la  profondeur  et  la  fixité. 
Au  Jura,  la  prose,  le  savoir-faire,  l'étendue  et  le  change- 
ment, le  progrès.  J'ai  déjà  fait  mes  réserves  pour  les 
individus:  je  parle  de  l'influence,  d'une  manière  abstraite. 
Ensuite,  mille  causes  secondaires  ont  modifié  cette  nature 
primitive.  Il  faut  remarquer  aussi  que  les  Alpes  sont  d'une 
si  haute  poésie,  pèsent  d'un  poids  si  grand  sur  l'homme, 
qu'il  en  est  d'abord  écrasé,  et  n'apprend  de  ce  premier 
coup  qu'à  s'incliner  sous  elles,  ou  à  se  glisser  cjandesti- 
nement  à  l'entour  ;  et  c'est  à  ce  premier  pas  que,  dans  la 
plupart  des  occasions,  reste  naturellement  la  multitude. 
Il  ne  faut  ni  un  esprit  \ulgaire,  ni  un  petit  effort  de  cet 
esprit,  pour  se  redresser  devant  ce  (renie  atterrant  des 
Alpes,  pour  le  soumettre  à  sa  ]jensée  et  se  l'ajjjjroprier. 

Mais  une  fois  (pi'il  s'est  rendu,  (}uels  trésors  merveil- 
leux !  quels   vallons    parfumés  !   quelles   i)entes   fleuries  ! 


LE   PLATEAU   SUISSE  145 

quels  cristaux  éblouissants  !  quels  ombrages  !  quelles 
fontaines  !  Heureux  l'enfant  des  Alpes  qui  a  su  en  domp- 
ter le  Génie  !  Du  haut  des  cimes,  et  pareille  à  une  cascade 
au  chant  éternel,  par  mille  ruisseaux,  par  mille  murmures, 
sur  l'ardoise  et  le  granit,  au  fond  des  vacillants  abîmes, 
au  travers  des  rocs  ténébreux,  au  bord  des  lacs  mélan- 
coliques, en  d'intimes  retraites  vertes  et  souriantes,  le 
long  des  pâturages  entrelacés  d'un  réseau  de  lumière 
et  d'ombre,  dans  les  bois  de  sapins  qui  mugissent  comme 
des  flots,  sous  les  thymiers,  les  hêtres  et  les  cytises,  la 
Poésie  descend  dans  la  vallée,  et  avec  le  couchant  re- 
tourne en  jets  de  flamme  vers  les  cieux.  Allez,  jeunes 
amis  !  allez  puiser  à  cette  source  inconnue.  Remontez  les 
torrents,  et  perdez-vous  dans  les  forêts  plaintives  :  c'est 
là  que  le  Génie  des  Alpes  vous  attend,  et  là  sont  aussi  les 
retraites  sacrées  de  celui  de  la  Patrie. 


II 

Le  plateau  suisse. 

Ce  qu'on  nomme  le  plateau  suisse  n'est  qu'une  partie, 
la  partie  sud-ouest  et  la  première  du  grand  plateau  alpin, 
appelé  par  d'autres  plateau  de  Suisse  et  de  Bavière.  Il 
fait  partie  d'un  remarquable  ensemble  géographique,  sur 
lequel  nous  allons  hasarder  quelques  mots.  Notre  sujet  y 
est  intéressé. 

Le  Jura  et  les  Alpes  jusqu'au  Léman,  la  Forêt-Noire 

J.  OLIVIER,   I.  10 


146  LE    CANTON   DE   VAUD 

et  la  Forêt-de-Bohême,  sont  les  murs  principaux  d'une 
enceinte  où  le  sol  présente  un  de  ces  renflements  si 
nombreux  à  la  surface  du  globe.  C'est  un  de  ces  pays 
qui  n'ont  ni  les  escarpements  des  montagnes,  ni  la  dé- 
pression profonde  des  véritables  plaines  qui  ne  voient 
au-dessous  d'elles  que  la  mer,  et  quelquefois  même  des- 
cendent encore  plus  bas. 

Lorsque  l'océan  enveloppait  la  terre,  comme  une 
goutte  un  insecte  naissant,  lorsqu'il  était  le  seul  maître 
et  se  promenait  seul  sur  l'étendue,  notre  sphère  avait 
l'aspect  confus  des  flots  immenses,  elle  était  vague,  in- 
forme, et  sa  figure  encore  en  germe  ne  présentait  qu'un 
sens  obscur,  inachevé.  Soudain  se  fendirent  les  ondes 
pour  laisser  passage  aux  têtes  joyeuses  des  continents 
nouveau-nés.  Des  îles  s'élançaient  à  la  lumière,  battaient 
l'air  et  les  flots  de  leurs  ailes  rocheuses  déployées  au  loin, 
envahissaient  la  mer  diminuée,  s'appelaient  entre  elles 
en  se  tendant  comme  des  mains  leurs  rivages  allongés, 
leurs  promontoires,  leurs  péninsules:  et,  perfectionnant  à 
chaque  pas  leur  ty])e,  elles  enfantaient  des  continents 
toujours  plus  complets,  plus  solides  et  plus  hardis,  plus 
puissants  et  plus  sveltes,  plus  dominateurs  au-dessus  des 
flots  et  plus  habiles  à  en  fouiller  en  tous  sens  l'étendue, 
plus  libres  enfin  et  plus  harmonieux.  Les  Intelligences 
qui  purent  contem])ler  cette  apparition  sublime,  virent 
par  là  se  dévoiler  peu  à  peu  la  figure  de  la  terre,  et  le 
marbre  et  le  granit,  comme  une  inscription  gigantesque, 
leur  en  exprimer  le  sens. 

Les  continents  cheminent  donc  dans  la  mer,  et  cette 
dernière,  par  de  subtils  détours,  se  glisse  jusque  dans  leur 


LE   PLATEAU    SUISSE  147 

sein.  L'homme  trouve  ainsi  mille  voies,  chaussées  ou  ca- 
naux, pour  établir  sa  domination  sur  le  globe,  pour  faire 
et  pour  rendre  des  visites  de  guerre  ou  de  paix.  Là  c'est 
l'eau  qui  le  mène  ;  ailleurs  il  suit  l'étroit  sentier  d'une 
presqu'île,  ou  le  pont  de  rocher  d'un  archipel. 

Tantôt  la  terre  concentre  un  peuple  sur  lui-même, 
tantôt  elle  le  jette  au  loin,  en  tous  sens.  L'Europe  est 
liée  par  plusieurs  nœuds  à  l'Asie  ;  elle  avance  trois  bras 
armés  vers  l'Afrique,  et  elle  est  la  pointe  avancée  de 
l'ancien  monde  vers  le  nouveau.  L'Océanie  est  à  peine 
née  :  éparpillée  dans  l'Océan,  sans  consistance  et  sans 
lien,  c'est  un  monde  à  fleur  d'eau.  L'Amérique  sillonne 
bien  la  mer  ;  cependant  elle  sort  peu  d'elle-même.  Elle  a 
quelques  membres  légers,  mais  qui  restent  (oUés  sur  ses 
flancs  :  ce  sont  des  nageoires,  ce  ne  sont  pas  encore  des 
ailes.  L'Asie  s'envole  déjà  davantage.  Massive,  com- 
pacte, elle  est  pourtant  dégagée  sur  ses  bords,  comme 
il  convient  à  l'Orient,  cette  source  profonde  de  laquelle 
tout  a  découlé.  L'Afrique  a  l'importance  de  ce  qui  l'en- 
toure ;  mais  elle  est  épaisse  et  lourde  ;  c'est  une  presqu'île 
qui  ne  se  meut  pas  ;  elle  dort  au  soleil.  L'Europe  est  so- 
lide, vive  et  harmonieuse.  Elle  touche  à  tout,  et  n'appar- 
tient à  personne  qu'à  elle-même. 

Mais  la  combinaison  de  la  terre  et  des  mers  ne  donne 
pas  toute  la  figure  de  notre  globe.  Il  faut  la  voir  aussi 
dans  les  inégahtés  de  sa  surface  soHde.  Elle  présente  des 
hauts  pays  et  des  bas  pays.  Tantôt,  les  uns  sont  brusque- 
ments  détachés  des  autres,  tantôt  ils  placent  entre  eux 
des  intermédiaires  plus  ou  moins  mêlés.  Les  montagnes 
proprement  dites  ne  sont  pas  les  seuls  hauts  .pays.  Il  y  a 


148  LE    CANTON   DE   VAUD 

encore  ces  renflements  généraux,  dont  nous  avons  sur- 
tout à  parler. 

Les  divers  continents  présentent  chacun  dans  leur 
structure  de  grandes  masses  soulevées  tout  entières.  Les 
unes  l'ont  été  avec  une  seule  chaîne,  dont  elles  font  par- 
tie, et  rentrent  dans  les  pays  de  montagnes.  Ce  sont  de 
hautes  et  larges  vallées,  ayant  plus  ou  moins  l'aspect 
d'une  i)laine,  mais  entourées  des  sommités  d'une  même 
chaîne  (|ui  porte  un  ou  plusieurs  de  ces  plateaux  dans 
son  sein.  Ils  font  ici  partie  du  système  ou  massif  de  mon- 
tagnes. C'est  le  cas,  en  Amérique,  des  plateaux  de  la 
Cordillère  du  nord  et  du  sud. 

Ailleurs,  la  masse  de  terre  soulevée,  ou  le  plateau 
(mais  on  verra  que  ce  nom  s'applique  à  des  choses  assez 
différentes),  appartient  à  plusieurs  systèmes  de  monta- 
gnes; son  enceinte  n'est  pas  formée  par  une  seule  chaîne, 
et  sa  surface  est  elle-même,  dans  ses  divers  points,  à  di- 
verses hauteurs.  Tel  est  l'immense  i)lateau  de  l'Asie  orien- 
tale, ou  de  la  Haute-Asie.  C'est  aussi  la  forme  de  la 
Haute-Afrique.  On  voit  donc  qu'il  faut  compter  dans  le 
nombre  des  hauts  pays  :  des  systèmes  ou  des  pays  de 
montagnes,  des  plateaux  qui  y  rentrent  en  ce  qu'ils  n'ap- 
partiennent qu'à  une  seule  chaîne  ;  et  des  renflements 
plus  ou  moins  vastes,  plus  ou  moins  élevés,  suj)portés 
par  plusieurs  chaînes  d'une  inégale  hauteur,  et  quel- 
quefois traversés  eux-mêmes  par  des  chaînes  intermé- 
diaires. 

Ces  diverses  formes,  et  les  autres  qui  les  lient  aux  bas 
pays,'  les  gradins,  les  terrasses,  dont  je  n'ai  pas  à  m'oc- 
cuper,  mêlent  leur  influence  à  celle  de  la  découpure  ho- 


LE   PLATEAU    SUISSE  149 

rizontale.  Et  toutes  ensemble  ont  pour  effet  de  donner 
aux  masses  continentales  plus  de  solidité  ou  de  légèreté, 
d'uniformité  ou  de  diversité,  de  concentration  ou  de  dif- 
fusion, autant  de  choses  qui  ont  sur  l'homme  d'irrésisti- 
bles influences  :  les  esprits  réfléchis  s'en  sont  toujours 
aperçus.  Aux  yeux  des  géographes,  qui  comprennent  leur 
science,  ce  n'est  pas  pour  rien  que  l'Europe  occupe  la 
première  place,  qu'elle  est  à  la  tête  de  la  civilisation. 
Dans  sa  structure  extérieure,  ils  lisent  son  droit  à  cette 
souveraineté.  L'Eiirope,  ce  petit  continent,  qui  n'est 
même  qu'une  presqu'île  de  l'Asie,  présente  un  ensemble 
de  toutes  les  formes  géographiques,  ailleurs  dessinées 
sur  une  vaste  échelle,  et  en  Europe  harmonieusement 
combinées,  de  manière  à  former  un  ensemble  unique, 
plein  de  vie,  de  puissance  et  d'originalité. 

L'Europe,  en  effet,  n'a  pas  été  moins  bien  traitée  dans 
sa  structure  verticale  que  dans  sa  projection  horizontale. 
Elle  a  un  haut  pays  central  fortement  constitué,  qui  lui 
donne  un  nord  et  un  midi,  sans  toutefois  les  rendre 
étrangers  l'un  à  l'autre.  Le  passage  du  haut  jjays  au  bas 
pays  n'est  pas  brusque  et  sans  transition  :  il  distingue  les 
peuples,  il  ne  les  isole  pas.  Elle  possède  ces  systèmes  de 
montagnes  qui  tendent  une  chaîne  nécessaire  entre  les 
nations,  nourrissent  les  fleuves,  aiguisent  tous  les  coura- 
ges, et  renouvellent  le  continent  de  vigoureuses  semen- 
ces. Mais  ce  ne  sont  pas  des  contrées  isolées,  siège  d'une 
barbarie  menaçante,  ou  d'une  civiHsation  recluse.  Le 
pays  de  montagnes,  formé  par  les  Alpes,  est  une  saillie 
qui  serre,  qui  assujettit  l'Europe  au  lieu  de  la  diviser. 
Moins  exposé  aux  agitations  d'une  nature  mal  apaisée, 


150  LE    CANTON   DE    VAUD 

il  ne  subit  pas  non  plus  la  fatalité  de  résistance,  l'unifor- 
mité de  ces  chaînes  droites  et  inflexibles  dans  toute  leur 
gigantesque  stature,  comme  la  Cordillière  des  Andes 
que  l'homme  préfère  souvent  tourner  par  la  mer,  plutôt 
que  de  se  hasarder  à  franchir  leur  escarpée  et  imprena- 
ble muraille  '. 

Ainsi  donc  l'Europe,  avec  les  mêmes  éléments  que  les 
autres  parties  du  monde,  est  constituée  tout  autrement  ; 
tt  notre  patrie  montagneuse  y  joue  par  là  un  beau  rôle. 
Si  les  Alpes  ne  longent  pas  la  mer  comme  les  Andes, 
c'est  pour  mettre  le  sommet  de  l'Europe  à  leur  centre, 
c'est  pour  en  faire  une  part  égale,  une  distribution  facile. 
Mais,  quoique  au  centre,  elles  n'en  sont  pas  moins  diffé- 
rentes des  chaînes  immenses  et  abruptes  qui  enserrent  la 
Haute-Asie.  Elles  ne  font  pas  de  la  Haute-Europe  un 
monde  à  part,  inaccessible,  rude  et  pesant.  Le  continent 
les  pAètre  :  les  rivages  les  plus  éloignés  leur  envoient 
quelque  bruit.  Enfin,  par  ses  découpures  et  ses  ciselures 
habilement  entrelacées,  par  ses  lacs  nombreux,  où  se 
rapprochent  en  s'y  mirant  des  cimes  opposées,  et  qui 
offrent  un  chemin  facile  à  côté  du  ])récipice,  par  toute 
sa  structure  si  riche,  si  variée  et  si  libre,  le  pays  de  mon- 
tagnes qui  est  le  nôtre,  jjarticipe  à  la  diversité  harmo- 


'  Les  Alpes  ne  sont  pas  même  autant  une  barrière  pour  l'Eu- 
rope que  les  Pyrénées  pour  l'Espagne.  Les  Pyrénées,  d'ailleurs 
membre  secondaire  du  système  européen,  isolent  la  Péninsule, 
de  concert  avec  ses  chaînes  et  ses  plateaux  ;  et  pour  l'Europe, 
elles  ont  toujours  été  un  roc  où  se  brisent  Içs  épées  de  ses  plus 
grands  capitaines. 


LE   PLATEAU    SUISSE  151 

nieuse  dont  l'Europe  présente  le  type,  et  rien  de  ce  qui 
est  européen  ne  lui  demeure  longtemps  étranger. 

Le  plateau  alpin  possède  les  mêmes  avantages  ;  ou 
plutôt,  il  est  un  de  ces  degrés  qui  font  au  pays  de  mon- 
tagnes un  abord  facile.  Ce  n'est  pas  le  plateau  encaissé 
dans  une  chaîne,  et  la  laissant  descendre  par  un  bond 
vers  le  bas  du  pays.  Déroulé  au  pied  des  Alpes,  il  est 
seulement  soutenu  par  elles,  de  même  que  par  d'autres 
chaînes  sur  ses  divers-  côtés.  Ce  n'est  pas  non  plus  un  de 
ces  vastes  systèmes  de  plateaux,  jetés  à  une  élévation 
parfois  considérable,  comme  de  hauts  et  larges  remparts 
entre  les  nations,  qu'ils  empêchent  ainsi  de  s'atteindre  ; 
mais  une  plaine  onduleuse,  dont  l'élévation  n'est  pas 
assez  considérable  pour  la  rendre  inabordable,  ou  im- 
propre aux  divers  travaux  de  l'homme  et  à  la  civilisation. 
Masse  soulevée,  appuyée  par  les  monts,  qui  varient  ses 
richesses,  ils  la  protègent,  mais  ne  l'emprisonnent  pas. 

L'Europe  unit  ainsi  toutes  les  formes,  en  les  perfec- 
tionnant ;  et  notre  pays  de  montagnes  et  notre  plateau 
sont  le  centre,  le  premier  accord  de  cette  vivante  har- 
monie. J'ai  voulu  du  moins  toucher  la  corde  où  résonne 
cette  note  sublime,  afin  d'ajouter  un  son  de  plus  à 
l'hymne  de  la  patrie  essayé  par  ma  voix. 

Maintenant  que  nous  avons  vu  la  structure  de  notre 
pays  et  la  place  que  ses  diverses  parties  occupent  dans 
la  charpente  de  tout  l'édifice,  nous  ne  nous  astrein- 
drons plus  aussi  scrupuleusement  aux  distinctions  géo- 
graphiques dans  l'étude  qui  nous  reste  à  faire.  C'est  une 
description  morale  qu'il  nous  faut  essayer  après  la  des- 
cription physique.  La  plaine  a  d'autres  influences  que  la 


152  LE    CA\'TON    DE    VAUD 

montagne  ;  voilà  ce  dont  il  s'agit  :  et  par  la  plaine  nous 
entendons  tout  ce  qui  n'est  pas  la  montagne  proprement 
dite.  La  plaine,  c'est  le  bas,  pour  employer  notre  parler 
populaire  ;  c'est  le  contraire  du  haut,  du  Fays-d'Enhaut, 
comme  nous  disons  si  bien  encore.  Ce  qui  suit  regarde 
donc  non-seulement  le  plateau,  notre  plaine  principale, 
mais  aussi  ces  pentes  inférieures  des  monts  qui  touchent 
au  plateau,  dont  elles  font  souvent  la  richesse  la  plus  ap- 
préciée ;  et  en  outre  ces  vallées,  assez  larges  et  assez 
profondes  pour  former  comme  une  plaine  par  elles-mê- 
mes, et  en  avoir,  sans  doute  avec  des  traits  particuliers, 
le  caractère  et  la  vie. 

Le  plateau  suisse,  tout  en  ap])artenant  au  plateau  al- 
pin, offre  cependant  un  ensemble  bien  déterminé,  cir- 
conscrit par  les  Alpes  et  le  Jura,  le  Léman  et  le  lac  de 
Constance.  Je  n'ai  point  à  étudier  le  système  dont  il  est 
membre  ;  et  à  lui-même  je  ne  puis  consacrer  des  obser- 
vations étendues,  ni  spéciales  ;  ce  serait  outrepasser  tou- 
tes les  bornes  de  notre  sujet,  d'autant  plus  que  le  canton 
de  Vaud  est  assis  sur  un  petit  plateau  particulier,  dont 
nous  aurons  à  nous  occuper  en  son  lieu. 

Même  à  le  considérer  indépendamment  des  montagnes 
proprement  dites,  le  plateau  suisse  présente  encore  une 
très  grande  diversité  naturelle  dans  sa  forme  et  dans  ses 
produits.  Et  vous  savez  combien  l'homme  vient  ajouter 
la  sienne  à  celle-là.  Collines,  vallons,  pentes  plus  ou 
moins  rapides  ;  lacs,  fleuves  et  rivières,  ruisseaux  dans 
les  près,  nants  sous  les  taillis  ;  sable  et  gravier,  couches 
profondes,  ou  écorce  gazonnée  des  grès  et  des  cailloux, 
terre  grise  et  légère,  mottes  lourdes  d'argile  bleuâtre, 


LE   PLATEAU    SUISSE  153 

cendre  noire  et  féconde  ;  chênes,  hêtres  et  sapins,  toutes 
sortes  de  fruits,  et  plus  encore  de  fleurs  ;  bien  des  espè- 
ces de  bêtes  fauves  et  sauvages,  avant  que  l'homme  leur 
prenant  toute  la  place  les  eût  expulsées,  ce  n'est  là  qu'un 
très  incomplet  dénombrement. 

Toutefois,  le  plateau  suisse  a  aussi  ses  traits  généraux, 
et  l'on  peut  dire  que,  dans  cette  diversité,  il  se  ressemble 
ordinairement:  elle  lui  est  un  caractère  constant,  parce 
qu'il  faut  à  tous  ces  traits  fort  peu  d'espace  pour  se  pro- 
duire et  donner  ainsi  à  un  petit  coin  ce  qui  fait  l'essence 
du  tout. 

Par  exemple,  pour  en  choisir  d'autres  que  ceux  que  je 
viens  d'énumérer,  ce  plateau  n'est  jamais  large  et  ouvert. 
C'est  toujours  une  forme  riiaigre  et  sinueuse,  couchée 
dans  le  sillon  des  Alpes  et  du  Jura.  L'éducation  que  la 
nature  y  donne  à  l'homme,  est  aussi  presque  partout  la 
même.  Ce  n'est  pas  la  furie  qui  ne  sait  qu'écraser  ses 
enfants  de  ses  tendresses  ou  de  ses  colères  ;  ce  n'est 
pas  non  plus  l'indigente  qui,  n'ayant  rien  pour  nour- 
rir ses  petits,  maudit  la  vie  ou  les  envoie  mendier  à 
l'entour.  C'est  une  mère  qui  donne  à  ses  fils  un  médiocre 
héritage,  afin  que  travaillant  ils  soient  vigoureux,  et  que 
possédant  ils  soient  libres.  Ainsi,  le  sol  est  généralement 
fertile,  et  repose  chaudement  derrière  les  grands  monts 
qui  l'abritent.  Mais  il  reçoit  fréquemment  la  leçon  sévère 
de  la  nature,  par  ces  vents  qui  rompent  les  vieux  arbres 
des  vergers,  par  ces  grêles  qui  effacent  les  récoltes,  par 
ces  gelées  qui  glacent  l'espoir  du  cultivateur,  par  tous 
ces  retours  enfin  d'un  ciel  capricieux  qui,  au  moment  où 
il  vient  de  sourire,  verse  soudain  mille  maux  sur  la  terre. 


154  LE    CANTON    DE    VAUD 

Néanmoins,  c'est  la  plaine  qui  relativement  aux  mon- 
tagnes possède  la  facilité  et  les  jouissances  de  la  vie.  Les 
Alpes  ne  se  laissent  pas  entièrement  dompter;  le  Jura 
est  froid  et  sombre  :  c'est  en  bas  que  mûrissent  les  raisins 
et  que  les  champs  se  couronnent.  De  là  peut-être  chez 
les  habitants  du  plateau  une  plus  grande  matérialité.  Le 
montagnard  vit  de  privations.  L'industrie  elle-même  en 
exige  directement  une  grande,  puisqu'elle  enchaîne  le 
corps  à  la  même  place  et,  sans  diminuer  ses  fatigues,  lui 
enlève  la  jouissance  du  plein  air  et  des  libres  mouve- 
ments. Les  richesses  ([u'elle  procure  ne  ])euvent  pas  non 
plus  empêcher  que  les  hivers  soient  longs,  le  climat  rude, 
et  les  plaisirs  rares  et  difficiles.  Le  plateau  est  bien  moins 
rigoureusement  traité.  Le  corps  y  trouve  plus  aisément 
de  quoi  engraisser  l'âme  et  sans  doute  l'esprit.  L'existence 
y  chemine  doucement,  poussée  par  une  pente  insensible, 
qui  forme  peu  de  détours,  et  n'ouvre  jamais  qu'un  mé- 
diocre horizon. 

Les  mœurs  agricoles  aident  aussi  cette  influence.  Elles 
prédominent  de  beaucoup  dans  cette  région.  Les  cantons 
du  nord-est  et  surtout  celui  de  Zurich,  dont  la  vaste  in- 
dustrie a  d'ailleurs  i)Our  théâtre  la  ]:)artie  la  i)lus  monta- 
gneuse du  plateau,  ne  sont  que  des  exceptions  qui  ne 
peuvent  pas  effacer  la  couleur  générale.  Or  on  pourrait 
soutenir,  je  crois,  qu'il  y  a  dans  l'agriculture  proprement 
dite,  j'entends  l'agriculture  routinière  et  sans  science  telle 
qu'est  celle  de  la  majorité,  une  plus  grande  prostration 
de  l'âme  vers  la  terre  et  la  matière  que  dans  le  com- 
merce et  l'industrie.  Avec  ceux-ci  du  moins  vous  êtes 
éloignés  d'un  pas  de  cette  terre  fascinatrice,  qui  semble 


LE    PLATEAU    SUISSE  155 

avoir  comme  un  filet  magique  pour  prendre  l'âme  hu- 
maine et  la  tenir  courbée  sur  son  sein.  Défions-nous  de  la 
terre  !  Elle  nous  veut  dans  la  vie  autant  que  dans  la  mort. 

Jardins  où  se  balancent  les  roses  sur  la  laitue  et  le 
cerfeuil  protégés  de  ces  bonnes  ménagères  à  la  main 
plantureuse,  au  cœur  fleurissant  ;  vergers  où  des  fruits 
d'or  entrelacent  leurs  guirlandes  ;  vignes  pendues  aux 
coteaux  ;  vaste  étendue  des  prés  où  siffle  là  faux  qu'on 
aiguise  ;  blés  ondoyants  dont  la  chaude  senteur  nous  parle 
de  rété  de  l'âge  ;  maisons,  noyers,  ruisseaux,  ô  village, 
ô  travaux  des  campagnes,  doutez-vous  que  je  vous  aime, 
et  qui  jamais  vous  aima  mieux  V  Mais  laissez-moi  dire  que 
si  l'âme  tombe  avec  le  grain  dans  le  sillon  froid  et  sombre, 
elle  n'en  ressort  pas  comme  lui  en  épi  fécond  et  nour- 
rissant. 

Celui  dont  la  fortune  dépend  du  crédit  public,  de  la 
guerre  ou  de  la  paix  générales ,  du  mouvement  du 
monde  et  des  affaires,  intéresse  son  cœur  et  son  esprit  à 
beaucoup,  à  un  grand  espace.  Celui  qui  n'a  d'autre  rêve 
que  d'ajouter  un  arpent  à  un  autre  arpent  court  risque 
de  se  rétrécir  à  la  mesure  de  son  pré  ou  de  sa  vigne. 
L'homme  qui  dans  un  atelier  tisse,  peint  une  toile,  ou 
dentelle  un  rouage  de  montre,  partage  une  activité  com- 
pliquée :  elle  le  force  bien  plus  à  la  réflexion,  si  du  moins 
l'ouvrier  n'est  pas  réduit  à  n'être  que  le  complément  d'une 
machine,  suivant  la  tendance  actuelle  ;  elle  éveille  bien 
plus  la  pensée  que  le  travail  de  cet  autre  qui  ne  consiste 
qu'à  percer  le  sein  de  la  terre,  labeur  presque  brutal  et 
qui  peut  rendre  stupide,  si  un  intérêt  étranger  ou  la  spi- 
ritualité religieuse  ne  donnent  pas  ici  leur  préservatif. 


156  LE   CANTON   DE  VAUD 

Mais  aussi,  lorsque  le  péril  est  évité,  et  il  me  semble 
qu'il  l'est  souvent  chez  nous,  quelle  plus  douce  et  plus 
noble  vie  pour  l'agriculteur  que  pour  le  reclus  des  fa- 
briques! quels  moindres  dangers,  d'ailleurs,  de  fatuité 
sotte  et  grossière,  de  licence,  de  corruption  de  l'esprit  et 
du  corps  !  Quelle  existence  calme  et  quelles  races  vigou- 
reuses, auprès  de  ces  populations  d'ouvriers  fiévreuses  et 
maladives,  sans  liberté,  sans  air  pur,  et  parquées  dans  les 
ateliers  malsains  comme  des  troupeaux  ! 

L'adresse  naturelle  ou  industrielle  des  montagnards 
ne  se  retrouve  pas  dans  la  plaine  au  même  degré,  h'agt'r 
y  a  besoin  de  moins  de  détours.  Tout  y  est  plus  calme 
et  plus  uni.  La  finesse,  qui  n'y  manque  pourtant  pas  non 
plus,  vous  le  savez  bien,  peut,  dans  la  plaine,  être  sour- 
noise: elle  n'est  pas  madrée.  C'est,  si  je  puis  dire,  une 
finesse  plus  désintéressée.  On  y  remarque  plutôt  de  la 
raillerie,  de  la  jovialité  maligne,  de  la  supériorité  rieuse 
et  moqueuse,  que  du  savoir-faire  ingénieux  et  de  la  ruse. 
Ce  qu'on  peut  appeler  habileté  ou ,  en  un  sens  très  gé- 
néral ifidustrie,  y  est  moindre.  Les  plaines  ont  quelque 
chose  de  plus  enfermé,  de  ])lus  voilé,  de  moins  clair  ou 
moins  subtil;  et  aussi.  i)rin(ii)alement  au  cœur  du  plateau, 
quelque  chose  de  plus  lourd.  Nonobstant  les  apparences 
de  leur  réputation  sur  ce  point,  les  montagnards  ne  sont 
pas  lourds  ;  ils  sont  lents ,  parce  que  lenteur  est  pru- 
dence :  tandis  ([ue  dans  la  lourdeur,  il  y  a  de  l'impré- 
voyance et  du  laisser-aller,  j'ajouterai  presque  une  sorte 
de  bonhomie. 

Et  en  effet,  vous  rencontrez  aussi  dans  l'esprit  et  le 
caractère  des  traits  correspondants.  Il  va  sans  dire  que  je 


LE    PLATEAU    SUISSE  157 

fais  ici  abstraction  des  différences  de  races,  de  situations, 
d'histoire  et  de  développement.  Le  Suisse  des  plaines 
manque  de  la  vivacité  qui  distingue  d'autres  peuples,  et 
il  n'a  pas  cette  fine  pointe  aiguë  des  montagnards.  Mais 
la  solidité  compense  ce  défaut.  Il  fallait  voir  nos  soldats 
à  Paris  dans  les  grandes  revues  :  avec  le  même  nombre 
d'hommes,  leur  front  de  bataille  dépassait  toujours  celui 
des  autres  troupes.  Moins  élancés  peut-être  et  moins 
alertes,  ils  offraient  en  revanche  la  saisissante  image  de 
la  force  calme,  irrésistible  et  inépuisable  comme  le  rocher. 
Jamais  il  n'y  eut  d'armée  plus  martiale  ni  plus  imposante  : 
elle  revêtait  tout  son  éclat  au  moment  où  elle  allait  dis- 
paraître. Sa  beauté  grave  avait  quelque  chose  à  la  fois 
d'énergique  et  de  reposé.  Une  simplicité  mâle  inspirait 
ces  belles  figures  de  soldats.  Leur  marche  était  ferme, 
précise,  et  faisait  trembler  le  sol.  Ainsi  se  révèle  le  type 
général  du  Suisse,  de  l'Helvétien.  Fermeté  de  la  tête, 
carrure  des  épaules,  inflexible  vigueur,  voilà  pour  le 
corps  ;  et  pour  l'esprit,  les  qualités  analogues  :  droiture, 
stabilité,  loyauté. 

C'est  le  Suisse  des  plaines  qui  fournit  les  principaux 
traits  de  pareils  tableaux.  Son  frère  des  montagnes  peut 
revendiquer  la  justesse  et  la  promptitude  du  coup  d'œil 
et  dans  les  endroits  glissants,  la  souple  hardiesse  du  pied  ; 
son  voisin  de  France,  l'agile  entramement.  Lui,  il  a  la 
force  pleine  et  concentrée,  la  véhémence  froide  et  sans 
bruit.  Le  Suisse  des  plaines  est  comme  son  plateau  :  fer- 
mement assis  au  pied  des  rocs  inébranlables. 

Mais  il  est  assis.  Elevé  au-dessus  des  autres  peuples, 
ses  montagnes  les  lui  voilent  cependant;  elles  lui  gênent 


158  LE   CANTON   DE   VAUD 

les  bras,  et  le  tiennent  à  l'écart  derrière  la  foule.  Le  pla- 
teau est  hardiment  dessiné  ;  il  n"a  rien  de  lâche  ni  de 
mou  dans  ses  formes,  qui  sont  vives,  serrées  et  osseuses. 
Mais  il  est  comme  englouti  entre  ses  deux  bords  :  quand 
on  le  voit  sur  une  carte  bien  faite,  on  dirait  une  fosse 
profonde,  ouverte,  que  les  monts  s'apprêtent  à  recouvrir. 
Ainsi,  en  le  contemplant,  les  idées  de  silence,  d'oubli  et  de 
mort  se  mêlent  à  celles  de  hauteur  et  de  vigueur.  Ainsi 
quelquefois,  l'inertie  remplace  la  persévérance  infati- 
gable, l'inertie  qui  est  aussi  une  espèce  de  fermeté,  mais 
la  moindre  de  toutes,  et  l'immobihté  absorbe  la  stabilité. 

Dans  une  autre  sphère,  cette  torpeur  ou  cette  pesanteur 
se  traduisent  par  une  dis])osition  à  la  rêverie  et  à  la  con- 
templation. On  peut  s'étonner  de  la  trouver  chez  un  peuple, 
forcément  laborieux  et  façonné  dès  longtemps  à  l'action 
par  les  mœurs  républicaines.  Elle  existe  cependant,  il  est 
vrai,  plus  prononcée  ici  qu'ailleurs.  I/âme,  sentant  la  vie 
s'écouler  paisiblement  autour  d'elle,  et  aussi  je  ne  sais 
quel  poids  qui  l'empêche  de  soulever  incessamment  sa 
volonté,  se  livre  au  courant  facile  qui  l'entoure,  et  s'ab- 
sorbe dans  ce  mouvement  où  elle  ne  fait  que  se  laisser 
aller.  Ainsi  se  passe  une  vie,  roulant  perpétuellement  sur 
elle-même,  sans  en  avoir  conscience,  inactive,  inconnue. 

Il  est  d'ailleurs,  par  un  efifet  contraire,  sur  cette  solide 
et  loyale  terre  helvétique,  il  est,  vous  le  savez,  beaucoup 
d'âmes  qui,  respirant  difficilement  à  l'aise,  s'envolent  au- 
dessus  des  monts  pour  échapper  aux  étroites  bornes  de 
la  vallée,  et  se  bercer  dans  l'espace  infini.  Heureuses 
celles  qui  ne  s'y  endorment  point,  rencontrent  là  le  ciel, 
et  le  rapportent  avec  elles  sur  la  terre  ! 


LE   PLATEAU    SUISSE  159 

La  disposition  contemplative,  quoique  fatale  à  plusieurs, 
corrige  un  peu  dans  l'effet  général  cette  matérialité  trop 
dure  qui  vient  d'être  remarquée.  Elle  aide  à  tirer  l'es- 
prit de  l'emprisonnement  que  nous  lui  infligeons  vo- 
lontiers ;  car  nous  sommes  généralement  très  disposés  à 
ne  pas  franchir  le  mur  d'enceinte,  et  à  croire  que  là  finit 
la  terre.  Oubliés,  il  est  vrai,  des  peuples,  qui  nous  aiment, 
nous  comprennent  et  nous  prisent  peu,  nous  ne  devons 
compter  que  sur  nous.  Mais,  en  enfermant  chez  nous 
notre  destin,  n'y  enfermons  pas  notre  pensée  ! 

Nous  avons  besoin  de  nous  connaître,  et  pour  cela  de 
connaître  ce  qui  nous  entoure.  Un  peu  captifs,  si  nous 
ignorons  ou  jugeons  mal  ce  qui  se  passe  au  dehors,  si 
nous  n'avons  jamais  à  nous  comparer  qu'à  nous-mêmes, 
nous  risquons  beaucoup.  Le  monde  est  plus  grand  que 
notre  humble  réduit.  Nous  ne  pouvons  point  songer  à 
n'en  rien  savoir.  Ne  pas  sortir  de  soi,  ne  voir  que  soi, 
lorsqu'on  est  pourtant  renfermé  dans  d'étroites  bornes  ; 
ou  bien  en  sortir  si  complètement,  comme  le  fait  volon- 
tiers l'industrie,  que  l'étranger  vous  devient  une  seconde 
nature,  ce  sont  deux  voies  également  mauvaises.  Il  faut 
rester  soi,  et  connaître  sa  place  dans  l'ensemble  ;  ne  pas 
vivre  courbé  contre  terre,  attaché  à  sa  glèbe,  mais  lever 
quelquefois  les  yeux.  Ainsi  donc,  un  peu  de  contempla- 
tion dans  l'esprit,  un  peu  de  rêverie  dans  le  cœur,  ne 
sont  pas  à  toute  rigueur  inutiles  ou  dangereuses  :  c'est 
un  élan,  qui  nous  est  naturel,  dont  nous  avons  besoin,  et 
auquel  il  faut  ouvrir  une  sage  carrière,  plutôt  que  de  le 
comprimer. 

Les  grandes  vallées  qui  descendent  au  niveau  de  la 


l6o  LE    CANTON    DE   VAUD 

plaine  donnent  aussi  à  leurs  habitants,  et  peut-être  d'une 
façon  plus  marquée  encore,  cette  vie  trop  reposée,  trop 
aisément  limitée,  et  qui  se  contente  à  bon  marché.  Le 
sol  est  fertile,  il  se  laisse  ouvrir  sans  peine  ;  il  étend  assez 
au  loin  ses  vergers,  ses  champs,  ses  prés,  ses  marécages 
qui  sont  une  ressource  contre  la  sécheresse  ;  chaque 
maison  a  l'ombrage  de  ses  noyers  ;  les  cerises  rougissent 
dans  le  feuillage  qui  les  cache  à  peine  ;  le  raisin  se  dore 
sur  les  pentes  rocailleuses,  et  dans  la  montagne  les  pâtu- 
rages s'échelonnent  selon  les  saisons.  Tous  ces  biens 
sont  rassemblés  entre  deux  hautes  murailles  qui  vous 
séparent  du  reste  du  monde,  dans  un  médiocre  espace 
que  l'œil  embrasse  aisément,  où  l'on  se  sent  chez  soi  ;  ils 
font  une  existence  facile,  indolente;  et  les  monts  qui 
l'enserrent  lui  défendent  de  pousser  trop  loin  son  espoir  : 

Vitce  summa  brcvLs  spcm  nos  vetat 
Inchoarc  longam. 

Mais  plus  haut,  les  vallées  reprennent  le  caractère  de 
la  montagne.  Au  lieu  de  grès  tendre,  humide,  (^ui  sur  le 
plateau  repose  sans  soubresauts  par  couches  tranquilles, 
c'est  la  roche  dure:  elle  se  dresse  avec  roideur,  laisse 
couler  les  eaux  et  s'échauffe  au  soleil.  Partout  ses  pointes 
arides  percent  la  terre  ;  il  faut  que  l'homme  lui  dispute 
le  sol,  en  attendant  que  les  torrents  détruisent  l'édifice 
de  sa  culture,  et  menacent  même  celui  de  sa  demeure.  Les 
hivers  sont  longs  et  terribles.  La  vie  est  une  lutte,  et 
l'homme  s'aguerrit,  ou  cherche  à  fonder  ailleurs  sa  fortune. 

Les  monts  reprennent  le  caractère  de  la  plaine  dans 
leurs  pentes  inférieures,  où  cette  dernière  cultive  et  pos- 


LE    PLATEAU    SUISSE  l6l 

sède  ses  plus  grandes  richesses  naturelles,  surtout  vers 
les  bords  des  lacs. 

Tous  ces  traits,  dont  je  cherche  à  faire  le  tableau  de  la 
plaine,  sont  modifiés  de  mille  manières  par  les  lieux.  Là 
il  y  a  plus  de  matérialité,  ici  plus  de  solidité,  ou  plus 
d'inertie,  ou  plus  de  souplesse.  Je  n'ai  voulu  que  saisir  le 
caractère  commun  ;  l'esquisse  en  devait  être  nécessaire- 
ment assez  vague,  excepté  lorsque,  mené  par  notre  sujet 
particulier,  j'ai  dévié  çà  et  là  du  tableau  général  vers  de 
plus  individuelles  figures. 

Au  reste,  il  faut  se  représenter  que  la  plaine  tient  plus 
ou  moins  de  la  montagne  dont  elle  est  rapprochée  ;  tan- 
tôt des  Alpes,  tantôt  du  Jura.  Au  fond  c'est  beaucoup, 
dans  les  deux  régions,  le  même  caractère,  seulement 
avec  quelque  chose  de  plus  rassis  en  bas  qu'en  haut.  La 
plaine  est,  en  outre,  généralement  enviée  des  monta- 
gnards, quelque  attachés  que  ceux-ci  soient  à  leur  lieu. 
Elle  est  pour  plusieurs  un  des  buts  de  leur  vie,  et  ses 
populations  sont  sans  cesse  alimentées  par  des  émigrants 
venus  de  la  montagne,  surtout  quand  elles  en  sont  voi- 
sines. L'industrie  même  ne  retient  pas  en  haut  tous  ceux 
qu'elle  enrichit.  On  fait  sa  fortune  dans  la  montagne; 
c'est  à  la  plaine  qu'on  en  vient  jouir. 

Ainsi,  l'on  sent  dans  cette  dernière  comme  un  vague 
souvenir  de  l'autre.  Géographiquement,  cela  doit  être 
ainsi  :  car  qu'est-ce  que  nos  plaines,  sinon  les  rivages  des 
monts  ?  Historiquement,  on  pourrait  le  voir  de  même,  en 
un  certain  sens.  Les  races  indigènes  furent  une  fois  refou- 
lées sur  les  hauteurs,  d'où  elles  sont  redescendues.  Cepen- 
dant, c'est  pour  la  plaine  une  situation  à  part.  La  mon- 

J.   OLIVIER,   I.  11 


102  LE    CANTON   DE   VAUD 

tagne  est  là  sans  doute  encore;  mais  elle  n'y  est  pas 
seule,  ni  la  première  :  tout  comme  aussi  la  plaine  est  par 
elle-même  un  haut  pays  ;  car  sur  le  plateau  suisse,  relati- 
vement à  d'autres  contrées  de  l'Europe,  nous  pouvons 
nous  dire  des  montagnards.  Et  que  sont  en  effet  chez 
nous  les  habitants  des  campagnes?  Il  en  est  peu  qui  ne 
soient  que  cultivateurs.  Nos  vignobles  sont  des  pentes 
rocailleuses,  et  autrefois  boisées.  Nos  villages  et  nos 
villes  ont  presque  tous  leurs  pâturages  élevés,  ou  leurs 
forêts  montueuses.  Lorsque  le  laboureur  a  laissé  reposer 
sa  charrue,  il  prend  la  route  des  montagnes,  avec  ses 
bœufs  robustes,  ou  son  cheval  accoutumé  comme  lui  à 
gravir  les  chemins  escarpés  et  pierreux.  Des  haches  pen- 
dent fixées  à  son  char.  Il  s'enfonce  dans  les  bois  sombres, 
et  signale  bientôt  à  l'oreille  du  passant  le  théâtre  invisible 
de  son  nouveau  labeur.  Mettant  bas  son  habit  grossier, 
le  col  et  les  bras  nus,  il  s'attaque  aux  troncs  des  plus 
vieux  arbres,  et,  tout  en  sueur,  fait  voler  en  éclats  leur 
bois  résineux.  L'écho  retentit  de  coups  sonores.  Les 
sapins  courbent  leurs  tailles  élancées;  ils  gémissent  en 
tournoyant  ;  et  au  milieu  de  la  forêt,  partout  ailleurs  silen- 
cieuse, un  grand  bruit  de  feuilles  et  de  branches  entre- 
choquées annonce  seul  qu'un  de  ces  géants  est  couché 
par  terre.  Le  bûcheron  le  contemple  avec  joie,  s'assied 
sur  celui  qu'il  a  vaincu,  fait  là  un  frugal  repas,  et  repre- 
nant sa  cognée,  il  en  frappe  avec  un  enthousiasme  sau- 
vage les  arbres  centenaires,  qui  s'éclaircissent  devant  lui. 
Alors,  sa  moisson  faite,  il  les  précipite  par  leurs  sentiers, 
dévaloirs  rapides  où  ils  glissent  à  grands  bonds,  comme 
des  flèches  colossales  que  l'Esprit  des  montagnes  se  serait 


LE  JORAT  163 

plu  à  lancer  vers  la  gorge  solitaire  ou  l'abîme  ténébreux. 
Ainsi,  le  cultivateur  devient  montagnard  à  son  tour. 

Enfin,  pour  terminer,  je  ne  dirai  pas  que  la  plaine 
comparée  à  la  montagne  soit  précisément  un  perfection- 
nement, un  progrès  ;  mais  bien  que  c'est  un  terme.  A  la 
montagne,  on  est  toujours  comme  au  commencement  de 
toutes  choses  :  à  la  plaine,  on  peut  se  considérer  comme 
à  la  fin.  La  plaine  a  la  montagne  ;  la  montagne  n'a  pas 
de  plaine.  On  descend  de  l'une,  et  c'est  l'autre  qui  vous 
reçoit. 


III 

Le  Jorat. 

Le  Jorat  est  cette  espèce  de  renflement  montagneux 
qui  comble  l'intervalle  entre  le  Jura  et  les  Alpes,  dans  la 
direction  du  lac  Léman.  La  Dent  de  Vaulion  pour  le 
premier,  celle  de  Jaman  pour  ces  dernières,  sont  les  deux 
hauts  jalons  qui  signalent  sa  route  enfoncée  V  II  ne  faut 
pas  le  considérer  comme  un  bras  de  l'une  ou  de  l'autre 
chaîne.  Cette  opinion  n'est  pourtant  pas  sans  défenseurs, 


^  Le  Jorat  s'appuie  au  Jura  près  de  la  Sarraz.  A  l'orient,  le 
torrent  de  la  Veveyse  paraît  être  sa  limite.  Dans  son  acception 
ordinaire,  il  ne  comprend,  du  nord  au  sud,  que  ce  qui  est  con- 
tenu entre  Moudon  et  Lausanne.  Mais  géographiquement  et 
géologiquement,  il  s'étend  plus  loin.  Sur  l'autorité  de  nombreux 
exemples,  on  n'a  pas  fait  difficulté,  dans  cet  ouvrage,  de  rapporter 
au  Jorat  tout  le  plateau  vaudois  :    le  lecteur  démêlera  aisément 


104  LE    CANTON   DE   VAUD 

car  on  a  voulu  le  rattacher  aux  Alpes.  Mais  sa  structure 
et  sa  figure,  son  caractère,  sa  direction,  et  sa  formation 
géologique  en  font  une  nature  à  part. 

Il  n'a  point  les  profonds  escarpements  intérieurs  des 
Alpes.  Coupé  d'une  foule  de  petits  vallons,  il  ne  présente 
pas  non  plus  les  grandes  vallées  longitudinales  du  Jura  ; 
et  malgré  ces  dépressions  nombreuses,  qui  d'ailleurs  sont 
peu  marquées,  il  conserve  dans  sa  construction  intérieure 
plutôt  l'aspect  d'une  i)laine  que  celui  d'une  véritable 
chaîne  de  montagnes. 

Ce  n'est  pas  la  longue  ligne  uniforme  du  Jura,  sa  crête 
mince  et  tranchante,  mais  une  masse  plate  et  ramassée; 
ni  l'éclat  fécond  et  audacieux  des  Alpes,  mais  l'effort 
dur  et  lent  de  ce  qui  se  fait  place  par- dessous.  Le  Jorat 
est  concentré  comme  le  reste  du  plateau  suisse  ;  mais  il 
en  diffère  aussi  :  il  se  redresse  davantage,  se  tient  par  là 
plus  à  part,  montre  une  sorte  d'agilité,  et  se  dessine 
clairement  à  l'horizon,  comme  le  vigneron  qui  ne  tra- 
vaille pas  dans  l'ombre,  mais  que  l'on  voit  d'en  bas  sus- 
pendu sur  sa  ro(-he  fertile. 

Moins  abstrait  que  le  Jura,  car,  dans  son  humble  al- 
lure, il  peut  suivre  des  mouvements  très  variés*,  le  Jorat 


ce  qui  est  général  de  ce  qu'il  peut  y  avoir  de  particulier  dans  une 
esquisse  de  ce  genre,  nécessairement  réduite  à  se  contenter 
comme  à  se  servir  des  traits  les  plus  saillants.  —  Voy.  Ebel  ; 
Levade,  Dictionnaire  du  canton  de  Faiid  (Lausanne,  1835);  Ra- 
zoumovvsky,  Hisl.  natnr.  du  Jorat  (Lausanne,  1789);  Rouge- 
mont,  Précis  di'  gèûgr.  coinp.  etc. 

*  Il  serait  difficile  de  trouver,  par  exemple,  sur  une  aussi  pe- 
tite dimension  en  liauteur,  un  sol  aussi  accidenté  que  celui  de 
Lausanne,  lequel  fait  partie  du  Jorat. 


LE   JORAT  165 

est  moins  pittoresque  et  poétique  que  les  Alpes.  Ses  pen- 
tes, il  est  vrai,  descendent  parfois  avec  promptitude, 
d'un  air  gaillard  ;  le  soleil  s'y  réfléchit  sur  les  rochers, 
sur  les  eaux  ;  mais  ailleurs,  le  Jorat  se  montre  froid  et 
renfermé.  Ses  formes  peu  saillantes  et  arrondies  ont  une 
certaine  douceur  d'humilité  ;  mais  le  sapin  vient  leur 
faire  prendre  une  teinte  glacée.  De  grands  bois  sombres 
couronnent  toutes  les  collines,  et  semblent  se  promener  de 
l'une  à  l'autre,  comme  pour  rappeler  que  le  sol  leur  ap- 
partient. Déjà  par  ce  voile  de  forêts  qui  n'est  que  déchiré, 
et  aussi  par  toute  sa  nature,  la  contrée  a  quelque  chose 
de  couvert  et  de  caché,  d'arrêté  et  de  triste.  Vous  trou- 
verez ici  non  pas  de  l'élan,  mais  de  la  détermination  ; 
non  pas  l'impétuosité  de  passions  inflammables,  mais  la 
morne  fureur  qui  se  ressouvient  ;  non  pas  la  puissance 
élégante,  grandiose,  mais  la  vigueur  informe,  rude  et 
condensée  ;  non  pas  la  finesse  déliée  et  gracieuse,  mais 
une  bonhomie  qui  sait  aussi  dire  son  mot,  et  dont  la 
naïveté  révèle  plus  d'un  subtil  détour  ;  non  pas  enfin  le  jet 
rapide  de  l'âme,  mais  la^marche  lente  et  ferme  d'un  so- 
hde  bon  sens. 

Le  Jorat  court  entre  le  Jura  et  les  Alpes,  entraîné  par 
ces  deux  chaînes.  Cependant  il  suit  aussi  une  direction 
propre  ;  car  sa  pente  escarpée  n'est  pas  parallèle,  mais 
plutôt  perpendiculaire  à  la  leur.  Il  a  deux  versants,  qui 
tous  deux  nous  appartiennent:  l'un,  incliné  vers  le  Rhône; 
l'autre,  vers  l'Aar  et  le  Rhin.  C'est  sur  ce  dernier  que  le 
caractère  même  du  plateau  se  prononce  davantage.  Mais 
le  versant  du  Léman  est  le  plus  avancé  et  le  plus  riche; 
il  possède  la  capitale  et  ces  coteaux  rapides  où  toute  la 


l66  LE    CANTON   DE   VAUD 

Suisse  vient  chaque  année  faire  la  provision  de  ses  cel- 
liers. 

Avant  de  s'abaisser  en  se  dirigeant  à  l'ouest,  le  Jorat 
parvient  à  une  élévation  assez  considérable,  avec  le 
Mont  Pèlerin  qui  domine  la  plus  riante  de  nos  cités  en 
étageant  gracieusement  au-dessus  d'elle  des  vignes,  des 
villages  et  des  bois;  avec  la  vieille  Tour  si  haut  perchée  ', 
ce  refuge  de  Berthe,  la  royale  fileuse,  ce  chancelant  sou- 
venir des  temps  obscurs  où  le  Maure  traversait  la  plaine, 
abandonnée  pour  les  hauteurs  plus  sûres  :  car  le  Jorat 
porte  jusque  sur  son  front  des  marques  de  notre  histoire. 

Mais  nous  voyons  aussi  qu'il  dit  son  mot  sur  notre  ca- 
ractère. Approchons-nous  en  davantage,  il  nous  répon- 
dra mieux. 

Son  terrain  géologique  est  le  grès,  mais  recouvert, 
dans  sa  partie  la  plus  montagneuse,  de  roches  de  brè- 
ches ou  pouddings,  ordinairement  calcaires".  Tous  les 
deux  sont  quelquefois  très  durs,  au  point  même  que  ces 
derniers  ont  pu  servir  i)our  faire  des  meules  de  moulin  ; 
quelquefois  aussi  très  tendres,  mous,  friables,  comme  si 
ce  n'était  que  du  gravier  ou  du  sable  humides.  Voilà  sur 
quoi  repose  notre  plateau,  et  avec  quoi  le  Jorat  l'affermit. 
Voilà  le  sol  qu'il  offre  aux  pieds  et  au  travail  de  l'homme. 
Ce  n'est  pas  de  la  terre,  et  ce  n'est  pas  un  rocher. 

Le  jilus  grand  de  nos  monuments,  la  Cathédrale,  a  été 
tirée  de  carrières  sans  doute  admirablement  choisies'. 


'  La  tour  de  Gourze,  et  la  sommité  du  même  nom. 

^  Histoire  initiiirUe  du  Joral.  Dictionnaire  du  canton  de  Vaud. 

^  On  les  dit  éteintes  aujourd'hui. 


LE  JORAT  167 

Cependant  elle  nous  montre  aussi,  dans  quelques-unes 
de  ses  parties,  surtout  dans  celles  d'une  construction 
moins  ancienne,  les  deux  extrêmes  de  ce  grès,  qui  sou- 
vent ne  mérite  que  trop  le  nom  expressif  par  lequel  on 
le  désigne  communément.  Certains  angles,  même  quel- 
ques fûts  de  colonnes,  sont  dégradés  et  comme  rongés 
par  l'air,  d'autres  sont  aussi  vifs  ou  aussi  régulièrement 
arrondis  qu'au  premier  jour.  Parmi  les  petites  figures  qui 
grimacent,  ou  s'agenouillent  et  s'envolent  dans  l'ogive 
du  grand  portail,  il  en  est  qui  ont  vu  le  doigt  du  temps 
effacer  leurs  grâces  et  leur  sourire  ;  d'autres  ont  conservé 
toute  leur  jeunesse  et  leur  fraîcheur. 

Tel  le  fond  du  sol,  telle  la  cathédrale  qui  en  est  sortie, 
et  tels  se  montreront  à  nos  neveux  les  édifices  que  nous 
faisons  semblant  de  construire  pour  la  postérité,  ces 
amas  de  pierres  sans  idée  que  nous  n'osons  pourtant 
pas  appeler  des  monuments.  Mais,  monstres  ou  chefs- 
d'œuvre,  tous  ont  la  marque  nationale.  N'avez-vous  ja- 
mais remarqué,  dans  nos  vieilles  rues,  ces  maisons  à 
portes  étroites  et  voûtées,  dont  les  entrants  et  les  sor- 
tants ont  usé  les  bords  '?  L'air  a  creusé  des  plis  sur  leurs 
flancs  :  ce  sont  là  aussi  des  caractères  où  il  me  parut 
souvent  que  je  lisais  toute  notre  histoire.  Puis,  de  temps 
en  temps  j'en  rencontrais  une,  droite,  fière,  bravant  l'ou- 
trage des  saisons  :  et  c'était  pour  moi  comme  une  parole 
d'espoir  que  m'adressait  le  passé. 

L'homme  ici  plante  la  double  pointe  de  son /ossoi'r  ou 
le  soc  de  sa  charrue  dans  un  terrain  qui  n'est  pas  assez 
facile  pour  lui  permettre  de  se  relever  aisément  de  des- 
sus lui,  pas  assez  difficile  pour  le  repousser  sans  l'attirer 


ibii  LE   CANTON   DE   VAUD 

sur  son  sein  par  l'espoir  de  sa  fécondité.  Le  fer  qui  fend 
la  terre  rencontre  souvent  la  roche  vive  :  mais  c'est  une 
roche  qui  résiste  peu,  mollasse  vaudoise  sans  élasticité  et 
sans  ressort. 

Toutefois,  çà  et  là  aussi,  la  main  de  l'homme  trouve 
des  places  caillouteuses,  et  un  sol  profondément  rude  et 
dur.  Il  défriche  péniblement,  sous  un  soleil  qui  échauffe 
son  front,  les  pentes  raboteuses,  qu'il  faut  arracher  aux 
taillis  de  ronces  et  aux  torrents.  Par  de  rocailleux  sen- 
tiers il  gravit  les  forêts  difficiles.  Avec  l'aube,  il  entend  la 
première  alouette,  qui  s'élève,  comme  une  fleur  mouillée, 
du  sillon  humide  où  son  pas  matinal  vient  de  la  troubler. 
Et  le  soir,  il  ne  rentre,  le  front  couvert  de  sueur,  les  ge- 
noux tremblants  de  fatigue,  que  lorsque  le  rossignol  com- 
mence sa  chanson  d'amour  sous  les  frênes  de  la  rivière. 
Par  là,  le  corps  et  l'esprit  trouvent  de  quoi  s'aguerrir.  Le 
sol  a  ses  endroits  de  rudesse  et  de  ténacité  qui  excitent 
à  la  persévérance,  précisent  et  resserrent  ce  qui  était  flot- 
tant, endurcissent  ce  qui  était  mou,  et  aiguisent  ce  qui 
était  émoussé. 

Qu'on  ne  nie  point  ces  mystérieuses  influences  de  la 
terre  sur  l'homme,  ni  les  affinités  qui  les  lient,  ou  qu'on 
explique  comment  il  se  fait  que  l'homme  et  la  terre  se 
ressemblent  toujours. 

Entre  un  pays  et  un  peuijle  il  y  a  jjarenté.  Plusieurs 
races  se  suivent  dans  une  même  contrée  :  diverses  entre 
elles,  elles  finissent  toujours  par  être  filles  du  sol  qu\  leur 
communique  sa  vie.  L'homme  est  sans  doute  le  maître  de 
la  terre  ;  mais  si  la  terre  est  une  esclave,  elle  est  aussi  une 
mère  dans  la  famille  de  son  seigneur.  Notre  être  ne  jjerd 


LE   JORAT  169 

aucune  de  ses  impressions  ;  toutes  ont  concouru  à  former 
son  ensemble.  Comment  l'homme  perdrait-il  donc  celles 
que  font  naître  en  lui  son  labeur  et  sa  demeure  ?  Une  à 
une,  il  ne  sent  pas  leur  effet.  Ordonnateur  et  régulateur 
de  chacun  de  ses  pas,  il  ignore  la  route  qu"il  trace  ;  un 
mouvement  enchaîne  l'autre:  il  se  trouve  l'avoir  faite 
sans  le  savoir  ;  il  est  resté  libre  ayant  aux  pieds  des  en- 
traves. Une  vallée,  une  plaine  étrangères  Font  reçu.  Armé 
du  même  fer  pesant  dont  se  servaient  ses  ancêtres  en  des 
parages  qu'il  ne  connaît  plus,  il  croit  n'avoir  frappé 
qu'un  sol  différent,  durant  cent  années  ;  mais  il  se  trouve 
qu'il  a  frappé  aussi  sur  son  âme  et  sur  son  corps,  et  qu'il 
s'en  est  forgé  d'autres  avec  cette  enclume  nouvelle;  il 
croit  n'avoir  changé  que  d'horizon,  mais  il  se  trouve  au 
bout  des  siècles  que  son  génie  a  aussi  changé  avec  les 
montagnes  et  les  cieux. 

Notre  plateau  nous  tient  généralement  un  langage  de 
laisser-aller  et  de  nonchalance.  On  dirait,  dans  certaines 
de  ses  parties,  qu'il  l'ait  voulu  écrire  à  sa  surface.  Dominé 
par  les  Alpes,  muré  par  le  Jura,  il  obéit  à  deux  maîtres  : 
le  Rhône  et  le  Rhin.  Ici  on  le  voit,  il  est  vrai,  se  pronon- 
cer hautement  pour  l'un  ou  pour  l'autre,  descendre  brus- 
quement au  lac,  ou  s'incliner  de  l'autre  côté  sans  regar- 
der en  arrière.  Mais  ne  cherchez  pas  ailleurs  ce  caractère 
précis  et  ierme  :  dans  ces  lieux  que  les  aventuriers  aux 
larges  turbans,  aux  ronds  cimeterres,  ont  marqués  de  leurs 
courses  vagabondes,  un  ruisseau  *  vous  offrira  l'image 
de  l'insouciance,  en  laissant  couler  ses  eaux,  comme  sans 

'  Le  Nozon. 


170  LE    CANTON   DE   VAUD 

volonté  propre,  à  la  fois  vers  la  Méditerranée  et  vers 
l'Océan. 

Mais  il  est  bon  aussi  de  n'être  pas  tout  en  pentes 
abruptes.  Si  ces  dernières  donnent  une  physionomie  plus 
prononcée,  les  pentes  indécises  sont  plus  faciles,  et  re- 
tiennent mieux  toutes  choses.  Quand  l'industrie  y  fera  sa 
demeure,  comme  elle  semble  l'essayer  aujourd'hui,  elle 
s'y  trouvera  plus  au  large,  plus  à  portée  de  s'étendre  à 
droite  et  à  gauche,  pour  semer  et  pour  recueillir. 

D'ailleurs,  le  Jorat  est  toujours  notre  plaine  élevée, 
celle  qui  nous  assied  aux  genoux  des  monts.  C'est  de  ses 
hauteurs  que  regarde  et  voit  au  loin  la  vieille  tour  ap- 
pelée quekiuefois  \œil  de  V Helvétie,  car  elle  a  l'œil  en 
effet  sur  les  deux  principales  routes  de  la  Suisse,  celle  du 
midi  et  celle  du  nord,  qui  se  croisent  à  ses  pieds.  Le 
Jorat,  voilà  le  fondement  de  notre  patrie.  C'est  lui  sur- 
tout qui  forme  le  Pays  de  Vaud  du  moyen-âge,  cette 
patrie  de  Vaud,  comme  nous  aimons  à  redire  avec  nos 
pères.  Mais  il  a  toujours  rassemblé  autour  de  lui  les  rives 
des  lacs  T>éman  et  de  Neuchâtel,  même  lorsque  Moudon 
était  son  centre  politi(iue.  Maintenant  qu'il  s'est  agrandi, 
en  gagnant  plus  sur  le  bassin  du  Rhône  (ju'il  n'a  perdu 
sur  celui  du  Rhin,  Lausanne  est  sa  capitale  naturelle.  Du 
haut  de  ses  trois  collines,  un  des  plis  du  Jorat  les  j^lus 
capricieux,  où  elle  est  posée  comme  un  nid  dans  la  ver- 
dure, elle  veille  sur  le  lac,  le  Jura  et  les  Alpes.  Ainsi  le 
Pays  de  Vaud  épiscopal,  dont  le  Jorat  proprement  dit 
formait  le  principal  domaine,  a  absorbé,  en  l'étendant,  le 
Pays  de  Vaud  baronnial,  qui  l'entourait  de  tous  côtés,  et 
auquel  il  disputa  constamment  la  prépondérance.  Mais 


PAYSAGES   DIVERS  171 

pour  cela,  il  a  fallu  que  l'évêque  disparût.  La  réforme  et 
la  domination  bernoise  s'aidèrent  mutuellement,  comme 
on  sait,  et  plus  qu'on  ne  le  sait  ;  en  ruinant  l'évêché,  elles 
élevèrent  à  des  destins  nouveaux  Lausanne  qu'on  avait  si 
injustement  traitée,  et  si  iniquement  dépouillée.  Berne  fit 
donc  une  œuvre  qui  la  trompa,  car  elle  donna  forcément 
un  centre  au  pays  tout  entier,  jusque-là  morcelé  entre 
deux  prétendants,  l'évêque  dans  la  partie  montagneuse 
et  la  plus  rehaussée,  la  plus  fière  du  plateau,  le  baron 
dans  le  reste'.  Mais,  on  le  voit,  ce  centre  nouveau,  ce 
vrai  centre,  formé  par  un  dernier  et  plus  complet  état 
des  choses,  c'est  au  Jorat  qu'il  continue  d'appartenir.  Le 
Jorat  est  et  fut  toujours  le  centre  du  pays,  le  lien  pour 
nous  entre  le  Jura  et  les  Alpes. 


IV 

Paysages  divers. 

De  la  crête  du  Jura  où  nous  montons  avant  de  le  quit- 
ter, la  plaine  paraît  comme  un  jardin  confusément  chargé 
de  maisons,  d'arbres  et  de  champs.  Les  grands  lacs  ser- 
pentent au  milieu,  et  les  petits  se  cachent  derrière.  Celui 


*  L'évêché  avait  surtout  son  domaine  à  Lausanne  et  à  Lavaux; 
la  baronnie  dans  les  autres  villes,  situées  sur  les  pentes  infé- 
rieures des  deux  versants,  à  Moudon,  et  plus  encore  peut-être  à 
Yverdon. 


172  LE    CANTON   DE   VAUD 

de  Joux,  quoique  emprisonné  dans  sa  chaîne,  n'est  point, 
comme  les  lacs  des  montagnes,  silencieux  et  dormant;  il 
se  promène  à  l'aise  dans  sa  vallée,  entre  ses  hautes  prai- 
ries où  bourdonne  Tabeille ,  et  ses  villages  qui  se  sa- 
luent entre  eux  au  matin. 

On  découvre  ailleurs  plus  de  pics  neigeux,  lorsque  le 
Jura  voit  en  face  les  masses  hardies  des  montagnes  ber- 
noises. Mais  le  nôtre  a  l'harmonie  du  Léman,  les  Alpes 
qui  s'embrassent  en  se  croisant,  et  qui  échelonnent  en- 
suite leurs  armées.  C'est  là  ce  qui  fait  la  beauté  particu- 
lière des  vues  de  la  Dôle  et  de  la  Dent  de  Vaulion,  ce 
Rigi  de  l'Helvétie  occidentale.  Et  puis,  si  les  Alpes  appa- 
raissent d'ici  moins  neigeuses,  bien  que  pourtant  elles 
soulèvent  le  Mont-Blanc  dans  toute  sa  grandeur,  nulle 
part  elles  n'ont  un  aussi  magnifique  azur.  Voyez-les  seule- 
ment des  premières  hauteurs  :  elles  montent,  ville  aérienne 
aux  murs  diaprés  d'albâtre.  Quel  éclat  scintillant  et  quelle 
fraîcheur!  Quelle  pureté  céleste!  O  cité  d'azur,  blancs 
donjons,  pyramides  etoilées!  Nous  voici  comme  des 
oiseaux  que  l'espace  attire,  et  qui  longtemps  penchés  sur 
lui,  ouvrant  et  retenant  leurs  ailes,  s'y  précipitent  enfin, 
hautes  retraites,  bleus  abîmes  !  Nous  nous  envolons  vers 
vous. 

Les  gazons  de  la  Gruyère  courbent  à  demi  leur  molle 
épaisseur  sous  nos  pas.  \Jarmailli  chante  le  Ranz  des 
vaches,  ou  la  Coraula  tjui  danse  sur  ses  couplets  alterna- 
tifs. Des  fleurs  blanches  précipitent  avec  le  ruisseau  leurs 
cascades.  Les  tours  mélancoliques  du  château  des  comtes 
se  dessinent  sur  l'éminence  de  la  vallée,  aux  clartés  fan- 
tastiques de  la  lune  de  juin.  Leur  petite  capitale  est  dé- 


PAYSAGES   DIVERS  173 

serte  et  sombre.  Plus  de  bourgois  fermant  les  défilés  avec 
ces  larges  espadons  qu'on  faisait  de  la  taille  des  héros. 
Plus  de  chevaliers  racontant  les  merveilles  lointaines  et 
les  périls  de  la  croisade.  Plus  de  galants  seigneurs  menant 
douce  vie  montagnarde  et  guerrière.  Le  préau  est  sans 
hommes  d'armes,  et  sans  archers.  Le  lit  de  la  belle  Luza 
a  perdu  ses  tapis  et  ses  courtines  aux  armes  du  comte  ; 
l'araignée  seule  lui  file  des  draps.  Les  Dames  du  Vanel  et 
la  Châtelaine  d'Aigremont  ne  sont  plus  que  des  ombres 
que  l'âme  rêveuse  croit  voir  assises,  la  nuit,  sur  le  faîte 
tremblant  des  ruines.  O  pastorale  Gruyère,  toujours  aima- 
ble et  riante!  où  est  ta  gloire,  où  sont  tes  beaux  jours?... 
Au  fond  de  l'étroit  passage,  la  Sarine  se  précipite  dans 
la  cuve  ténébreuse  de  ses  rochers.  Coulez,  flots  rapides, 
flots  irrités  !  coulez  comme  les  souvenirs  des  vieux  âges. 
Trois  géants  rocheux  penchent  leurs  têtes  grises  sur  les 
vertes  montagnes:  deux  s'entretiennent  à  voix  basse,  et 
se  racontent  ce  que  nul  se  saura  plus  ;  le  troisième  les 
écoute  tristement  à  l'écart.  Et  du  haut  des  cimes  jusques 
dans  les  vallons  qui  entrelacent  leurs  corbeilles,  roule  un 
reste  de  bruit  des  temps  qui  ont  passé. 

Pyramide  d'albâtre,  l'Audon  se  dresse  au  milieu  du 
vaste  lac  de  glace  que  les  Diablerets  suspendent  dans  les 
airs.  Une  cascade  soupire  comme  la  colombe,  en  s'épa- 
nbuissant  sur  la  roche  bombée.  La  Darraz  coupe  la  pente, 
et  sifile,  rapide  flèche  de  l'Esprit  des  torrents.  Sept  ruis- 
seaux descendent  de  l'éblouissant  glacier  dans  le  cirque 
du  Creux  des  Isles.  En  quelques  sauts  légers  ils  franchis- 
sent cet  espace  épouvantable,  tourbillonnent  en  perles 
irisées,  ou  collés  à  leurs  rainures  se  replient  en  arc  ;  et 


174  LE    CANTON   DE   VAUD 

tous  ensemble  et  chacun  à  part,  ils  roulent  mille  choses 
en  se  jouant.  Ah  !  si  je  pouvais,  dit  l'âme  qui  cherche  des 
ailes,  si  je  pouvais  descendre  la  montagne  comme  une 
cascade,  m'élancer,  glisser,  bondir  et  m'envoler  en  pous- 
sière! Erables  des  chalets,  secouez  sur  l'âme  agitée  la 
fraîcheur  et  la  paix  de  vos  plus  doux  murmures.  Les 
anges  des  Alpes  se  baisseront  sur  les  fleurs  et  lui  verse- 
ront la  sérénité  de  leurs  parfums. 

Dans  les  Tours  d'Aï,  entre  lesquelles  monte  une  amère 
vallée,  se  cache  un  écho  railleur.  Les  nuages  enveloppent 
sa  demeure;  sous  leur  voile  à  demi  transparent,  il  répète 
avec  insolence  les  moqueries  des  bergers.  Par  ce  créneau 
de  montagnes  souffle  un  vent  rapide,  qui  s'engouffre  dans 
les  antres  profonds  et  étroits,  tandis  que  le  Léman  est 
couché  là-bas  sans  bruit.  Les  sommités  inférieures  le  par- 
tagent et  lui  font  des  golfes  imaginaires,  dont  le  rivage 
est  dans  les  airs.  Au  ciel  passent  des  nuages  errants;  leurs 
ombres  courent  avec  eux  sur  les  longues  pentes  immen- 
sément fleuries,  puis  ils  disparaissent  comme  de  silencieux 
fantômes  au  tournant  des  rochers. 

L'Hongrin  coule  dans  sa  gorge  boisée  qui  étincelle 
d'un  éclat  sombre.  Sur  le  bord  des  sentiers  rocailleux  se 
montrent,  encore  debout,  de  vieux  sycomores,  dont  les 
feuilles  ont  l'air  de  se  soutenir  toutes  seules,  en  s'appuyant 
à  peine  sur  la  tour  vide  de  leur  tronc  lézardé.  Quelque- 
fois ils  abritent  dans  leurs  flancs  morts  un  alizier  trapu,  ou 
un  jeune  cytise  qui  les  caresse  de  ses  flexibles  rameaux. 
Et  près  de  là,  un  sapin  à  barbe .  grise,  mais  encore  vert, 
leur  jette  un  peu  de  sa  grande  ombre  à  tous  les  deux. 


PAYSAGES    DIVERS  175 

au  mourant  et  au  nouveau-né,  à  celui  qui  vient  et  à  celui 
qui  s'en  va. 

Le  plus  grand  écrivain  moderne  *  a  employé  mal  à  pro- 
pos son  sublime  génie  à  dénigrer  les  montagnes.  Lui  qui 
a  si  bien  peint  le  désert,  lui  dont  la  pensée  a  le  désert 
pour  rêve  et  pour  couleur,  comment  dans  les  Alpes  n'a- 
t-il  pas  su  Ty  voir  ?  Les  Alpes  sont  le  désert  en  hauteur. 
La  chaleur  et  la  lumière  bouillonnent  sur  les  pentes,  qui 
entraînent  le  regard  avec  elles  dans  l'infinie  profondeur 
d'en  haut.  Suivant  l'élévation  ou  l'escarpement,  pas  un 
arbre  n'interrompt  leur  nudité.  Un  gazon  court  et  pâle 
grimpe  seul  sur  la  roche  calcinée,  et  l'eau  de  quelques 
citernes,  pratiquées  de  distance  en  distance,  est  l'unique 
ressource  du  pèlerin  haletant  et  des  troupeaux  voyageurs. 

Mais  ailleurs  sont  de  fraîches  sohtudes,  de  verdoyants 
déserts.  Une  brise  délicieuse  baigne  ses  ailes  dans  l'eau 
profonde  et  bleue  du  lac  Lioson,  chef-d'œuvre  des  mon- 
tagnes, et  les  parfume  en  jouant  avec  les  gazons  des 
pâturages  inclinés.  L'étoile  rêveuse  du  souvenir,  les  ané- 
mones qu'un  rien  effeuille,  les  petites  gentianes  qui  effacent 
l'indigo  le  plus  éclatant,  les  myrtiles  violets,  les  margue- 
rites et  les  soucis,  mille  charmantes  fleurs  jaunes  et  brunes, 
blanches  et  roses,  chargées  de  l'odeur  de  la  vanille  ou  de 
l'oranger,  celles  qui  unissent  le  velours  de  la  pensée  au 
modeste  mais  captivant  sourire  de  la  violette  et  à  son 
parfum,  toutes  les  filles  des  Alpes  se  mirent  dans  ces  flots, 
assises  parmi  l'herbe  touffue,    ou  trempant  leurs    pieds 


M.  de  Chateaubriand,  Voyage  au  Mont-Blanc. 


IJÔ  LE    CANTON   DE    VAUD 

délicats  dans  le  bassin.  Le  saule  nain  verdit  les  roches, 
et  les  blocs  épars  dans  les  baies  se  couronnent  des  roses 
du  èois  gentil  des  bergers.  Parfaitement  pure  et  nette, 
l'eau  repose  son  azur  foncé  sur  un  lit  de  noirs  cailloux. 
Des  lames  argentées  détachent  leurs  écailles  sur  ce  liquide 
acier  :  elle  résonnent  doucement  autour  des  fleurs  joyeuses 
qui  s'inclinent  et  se  balancent,  comme  la  tête  d'un  en- 
fant vers  la  lèvre  de  sa  mère.  Les  pentes  vertes,  légère- 
ment entremêlées  du  gris  des  rochers,  se  prolongent  en 
ondulant  vers  leurs  sommets  aigus,  semblables  à  des 
tentes  qui  tremblent  encore  au  moment  où  on  vient  de 
les  dresser  pour  le  soir.  Des  mille  baies  gazouillant  entre 
deux  mottes  fleuries  sort  un  murmure  harmonieux.  Ces 
bruits  paisibles  qui,  s'entrelaçant  comme  des  clochettes 
sans  nombre,  se  mêlent  à  celles  des  troupeaux  ])aissants 
sur  le  bord;  ces  flots  qui  nous  arrivent  aussi  purs  qu'un 
souffle,  et  ces  ondes  suaves  de  la  brise;  toute  cette  amou- 
reuse et  mélodieuse  vie  nous  tient  un  bien  doux  langage, 
et,  pendant  cjue  nous  sommes  couchés  à  demi,  les  pieds 
pendants  sur  les  eaux,  n'est-ce  pas  elle  qui  nous  dit  et  nous 
répète  :  ô  jeunesse  !  ô  matin  !  ô  printemps  ? 

Sur  les  parois  glissantes  fuient  les  bêlants  chamois.  La 
marmotte  siffle  parmi  les  moraines  du  glacier,  où  sa  voix 
éclate  tout  à  coup,  dure  et  froide  comme  la  pierre.  Accu- 
mulées pendant  des  siècles  par  les  Diablerets  crevassés, 
les  neiges  pendent  à  pic  sur  les  profondeurs  de  Barma- 
naira.  Le  silence  se  promène  seul  dans  ces  vallons  glacés. 
La  voix  du  chasseur  expire  dans  leurs  aériennes  solitudes  ; 
il  suffit  d'un  passager  brouillard  pour  y  effacer  en  une 
nuit  la  trace  des  pas  de  l'homme,  et  jusijues  aux  gouttes 


PAYSAGES   DIVERS  177 

vermeilles  que  le  chamois  blessé  a  semées  en  fuyant, 
hélas!  avant  de  mourir  dans  le  précipice.  Argentine  sépare 
Cerniemin  et  Solalex,  doux  vallons  !  de  la  gaîne  rocail- 
leuse et  profonde  de  la  Varaz.  Le  glacier  de  Paneirossaz  se 
cave  une  fosse  immense.  Celui  des  Martinets  est  dressé  au 
fond  de  son  amphithéâtre,  d'où  nos  voix  nous  reviennent 
par-dessus  la  paroi  sublime,  comme  des  réponses  loin- 
taines et  plaintives,  dont  le  vent  se  plairait  à  étendre  et 
à  effeuiller  les  sons.  Juché  sur  l'esplanade,  le  Pllan-Névé 
s'y  taille  un  nid  colossal,  où  le  soleil  à  son  coucher  se 
repose  longtemps  au  milieu  des  neiges  ;  seule  visite  digne 
d'elles,  seules  caresses  qui  ne  souillent  pas  la  blancheur 
virginale  de  ces  filles  des  airs.  On  monte  aux  Muve- 
rans  par  l'humide  sillon  de  la  cascade,  puis  par  de  nom- 
breux replis  autour  du  roc  largement  taillé.  Le  sen- 
tier des  Dents  de  Mordes  tourne  longuement,  à  d'ef- 
frayantes hauteurs,  au  pied  de  ces  tourelles  bâties  dans  le 
nuage,  jusqu'à  ce  qu'il  s'élève  rapide,  ou  bien  par  des 
assises  énormes,  que  séparent  de  larges  fentes  où  s'é- 
coulent les  eaux.  L'homme  tremble  sur  ces  sommets 
étroits,  comme  une  statue  qui  sent  vaciller  sa  colonne. 
O  néant!  il  faut  qu'il  se  couche  et  s'aplatisse  contre  le  ro- 
cher, pour  ne  pas  crouler  de  lui-même  dans  le  vague  des 
airs.  Avec  quelle  sublimité  se  montre  ici  la  terre  !  Les 
Alpes  et  leurs  entassements  ne  sont  que  les  ondes  puis- 
santes qui  rident  son  front  majestueux.  L'homme  s'efface 
et  s'anéantit  devant  la  terre,  et  la  terre  tourbillonne 
écrasée  sous  l'immensité  du  noir  espace  et  l'infini  des 
mondes,  où  comme  dans  un  filet  l'attire  et  l'engloutit  la 
main  de  Dieu. 

J.  OLIVIER,   I.  12 


178  LE    CANTON   DE   VAUD 

Des  cols  recourbés,  marchepieds  des  cimes,  descen- 
dons vers  le  lit  de  rocs  et  de  sables,  où  bondissent  les 
torrents,  qui  s'engouffrent  dans  les  forêts.  Une  grande 
voix  gronde  sous  leurs  voûtes  profondes  :  elle  appelle  et 
confond  en  un  même  accord  les  parois  sonores,  les  pâtu- 
rages caverneux,  les  chalets  accroupis  comme  des  trou- 
peaux, la  cascade  rugissant  échevelée,  les  bois  sourds,  le 
morne  glacier,  l'écho  des  cirques  sonores. 

Et  les  vallons  tremblants  au  vaste  bruit  des  eaux  :  cri 
sauvage,  hymne  terrible  et  retentissant,  mais  tjui  ne  manque 
pas  d'une  douceur  forte  et  grave. 

Semblable  à  une  toile  que  la  mère  de  famille  étend  le 
soir  dans  le  verger  pour  la  faire  blanchir  à  la  rosée  du 
matin,  le  Rhône  se  déroule  dans  sa  vallée,  au  travers  des 
taillis  d'aulnes  et  de  saules,  enlaçant  des  îles  maréca- 
geuses dans  les  rei)lis  de  ses  longs  bras.  Des  troncs 
énormes,  surmontes  d'un  maigre  feuillage,  sont  debout 
pareils  à  des  fantômes,  ou  se  couchent  sur  la  terre  et  y 
dressent  des  pans  de  mur.  La  mélancolique  verdure  ac- 
compagne les  détours  du  fleuve,  et  fuit  tristement  avec 
eux.  Les  montagnes  ferment  la  plaine  :  elles  l'entourent, 
l'enveloppent  comme  les  piliers  et  les  hauteurs  d'un  temple. 
Là,  sombres  et  frangées,  elles  tendent  un  voile  sur  le 
ciel  limpide  où  flottent  leurs  sommets.  Ici,  ce  sont  des 
toits  aigus,  des  galeries  capricieusement  dentelées,  des 
dômes  de  cuivre,  des  tours  vermeilles,  des  flèches  effilées, 
des  clochers  fantastiques,  d'où  s'élancent  des  dragons 
armés  de  cornes  menaçantes.  Les  pentes  herbues  se 
gonflent  et  se  plissent  en  draperies,  et  de  mystérieuses 
chapelles  s'entr'ouvrent  dans  leurs  renfoncements  obscurs. 


PAYSAGES    DIVERS  179 

Un  souffle  de  recueillement  passe  dans  la  valle'e,  à  me- 
sure que  s'éteint  le  jour.  En  haut,  le  Rhône  déjà  dans 
les  ténèbres  paraît  sortir  d'un  gouffre  d'où  il  vomit  ses 
flots.  Plus  bas,  ils  descendent  bercés  dans  les  reflets  du 
couchant,  qui  ondulent  et  s'éloignent  avec  eux,  emportant 
des  bruits  étranges,  lointains  et  présents,  insaisissables  sou- 
pirs de  l'onde  et  du  feuillage,  du  crépuscule  et  des  airs. 

Des  vapeurs,  aussi  blanches  que  la  laine  d'un  agneau, 
se  lèvent  des  fossés  où  la  fleur  de  neige  du  nénuphar  amarre 
la  nacelle  plate  et  ronde  de  sa  feuille  verdâtre;  elles 
ghssent  sur  les  basses  prairies,  et  tournent  autour  des 
vieux  saules,  des  chênes  solitaires.  Rampant  et  s'allongeant 
sur  les  marais,  elles  se  perdent  au  bord  des  fertiles  om- 
brages qui  ne  font  qu'un  seul  verger  d'Aigle,  d'Ollon  et 
de  Bex.  La  lune  sort  avec  de  bizarres  clartés  du  panache 
nuageux  des  montagnes.  Le  long  des  eaux  pâlissent  les 
tours  de  Villeneuve  et  ses  murs  en  ruine.  Le  merle  bleu 
dort  sur  la  rive,  et  la  grèbe,  au  milieu  des  joncs,  faible 
haie  du  bord,  sent  son  nid  flottant  doucement  balancé 
par  Tonde  qui  tremble  sous  le  rayon  nocturne. 

Les  vergers  de  Montreux  courent  au  lac  avec  leurs 
noyers  inclinés  droits  sur  la  pente.  Arrondies  et  sveltes, 
gracieuses  et  fermes,  les  croupes  des  montagnes  forment 
ici  d'alpestres  promontoires,  semés  de  blancs  chalets. 
Lorsque  le  vacher  quitte  sa  couche  de  foin  pour  surveil- 
ler les  génisses,  il  voit  à  ses  pieds,  dans  la  profondeur,  le 
golfe  noirâtre  étinceler  d'un  reflet  métallique  sous  les 
sapins,  et  à  ce  spectacle  nocturne  le  pâtre  huche  par  un 
long  cri  de  salut  et  de  joie.  Le  sol  se  replie  en  cent  façons 
charmantes,  entre  le  lac  et  les  dernières  ondulations  de 


l8o  LE    CANTON   DE    VAUD 

Janan  et  de  la  Pleiau.  Les  hameaux  descendent  des 
collines  au  milieu  de  flots  de  feuillage  qui  semblent  les 
rouler  avec  eux.  Parmi  les  ceps,  le  maïs  se  balance  comme 
un  roseau.  Les  lauriers  et  leurs  baies  noires,  le  grena- 
dier et  sa  fleur  de  corail  bordent  les  terrasses,  et  le  figuier 
mêle  ses  larges  feuilles  sombres  aux  grappes  violettes  qui 
pendent  autour  des  murs. 

Douce  comme  le  regard  du  ciel,  une  lueur  argentée 
glisse  sur  les  flots.  Un  caprice  des  airs  entraîne  notre  na- 
celle à  la  dérive,  un  autre  la  ramène  dans  les  ombres  où 
le  rivage  se  dresse  soudain  devant  nous.  Au  penchant 
des  monts  brillent  des  feux  épars.  Vevey  entre  avec  les 
siens  dans  le  golfe  :  on  dirait  une  cité  lumineuse  qui 
prend  des  voiles,  et  s'apprête  à  voguer  assise  sur  les  flots. 
Puis,  les  terrestres  clartés  s'éteignent,  le  ciel  brille  seul. 
Une  musique  faible  et  lointaine  répond  aux  vagues  sou- 
])irantes,  et  la  guitare  accompagne  le  dernier  refrain  de 
la  vieille  romance  de  guerre  et  d'amour.  O  nuit  suave  et 
brillante,  ô  pure  douceur  du  lac  carressant,  haleines  em- 
baumées, harmonieux  silence  où  la  nature  et  les  âmes  se 
parlent  sans  bruit,  vous  comblez  nos  cœurs  plus  satis- 
faits que  de  la  réalité  d'un  songe  !  Couchés  dans  le  léger 
bateau,  nous  voyons  les  Rêves  descendre  les  montagnes, 
semblables  au  feuillage  varié  dont  l'automne  nuance  les 
forêts.  Ils  se  balancent  sur  les  ondes  écailleuses,  et  nous 
soulèvent  avec  elles  dans  l'immense  azur.  Comme  une 
mère  qui  laisse  tomber  son  voile  sur  son  fils  endormi,  la 
Patrie,  forme  impalpable  au  visage  austère  et  tendre, 
nous  enveloppe  des  cieux  jusqu'à  la  terre,  et  de  la  terre 
justju'aux  cieux. 


PAYSAGES   DIVERS  l8l 

L'aube  a  cueilli  les  roses  qu'elle  effeuille  sur  les  pics  du 
midi.  Messager  du  soleil,  un  long  rayon  franchit  la  noire 
crête  d'Arvel,  et  se  pose  sur  les  eaux,  où  Naye  projette 
rimmense  pyramide  de  son  ombre.  Par  les  échancrures 
des  torrents,  le  ciel  coule  avec  la  limpidité  du  matin  dans 
le  lac  que  la  grève  enlace  de  ses  gracieux  replis,  comme 
une  bordure  blanche  à  un  tapis  d'Orient.  Les  grands 
châtaigners  baignent  dans  la  lumière  qui  les  inonde  leur 
chaud  feuillage,  leurs  formes  vives,  distinctes,  mais  ar- 
rondies moelleusement.  Des  habitations  et  des  cam- 
pagnes, de  la  plaine  et  des  hauteurs,  s'élève  le  bourdon- 
nement confus  du  réveil.  Ainsi  brillent  de  sereines  jour- 
nées sous  l'aile  des  montagnes.  Ainsi  passent  le  matin  et 
le  soir  d'un  peuple  qui  a  toujours  mené  laborieuse  vie, 
sans  songer  à  sortir  de  son  obscurité,  et  qui  avec  des 
mœurs  et  une  existence  originales,  s'en  est  peu  soucié,  et 
a  peu  fait  parler  de  lui. 


DEUXIEME    SERIE 


LE    PEUPLE 


V 

Eléments  divers  de  la  nationalité  vaudoise. 

Dans  notre  nationalité  persiste  l'élément  gallo-romain. 
Il  est  notre  source  la  plus  abondante.  Le  filet  germa- 
nicjue.  torrent  si  l'on  veut,  mais  bientôt  à  sec,  vint  la  co- 
lorer et  la  teindre,  mais  ne  la  put  dénaturer.  Ce  sont  les 
races  latines  qui  en  fournissent  le  principal  courant  :  races 
positives,  aux  contours  décidés,  précis,  corrects  ;  intelli- 
gences bien  distribuées,  que  les  royaumes  du  vague  et 
les  clairs  de  lune  de  la  pensée  attirent  peu,  qui  savent 
rêver  la  passion,  l'amour,  ou  le  plaisir,  mais  non  l'esprit. 
C'est  encore  la  vieille  race  gauloise,  telle  ([ue  les  anciens 
l'ont  connue,  race  mobile.  ])rcste,  toujours  en  haleine, 
toujours  en  avant,  héroïque,  irritable,  emjiortée,  éva- 
porée, souple  par  talent  plutôt  que  par  nature,  pliable 


LES   BURGONDES  1S3 

mais  indocile,  flexible  mais  irréductible,  curieuse,  aimant 
les  étrangers,  personnelle,  réelle,  toute  pleine  de  son 
))wi  (il  n'est  nulle  part  plus  retentissant  que  chez  elle); 
hommes  d'épée.  de  belles  paroles  et  de  bruit.  Voilà  la 
base,  la  matière  de  la  nation.  Vient  ensuite  ce  que  la  race 
allemande  a  fourni.  Ses  influences  générales  sur  l'Europe 
et  sur  le  monde  moderne  :  son  impersonnalité,  sa  disci- 
plinabilité  ,  son  instinct  d'association,  d'absorption,  mais 
son  défaut  de  composition.  Les  influences  de  ses  tribus 
diverses  :  c'est  ici  le  caractère  bourguignon,  plus  rassis, 
plus  reposé,  facile,  bon  enfant,  un  peu  terre  à  terre,  assez 
matériel,  aimant  toutes  les  joies,  indulgent  pour  celles  du 
corps  et  n'étant  pas  inhabile  à  celles  de  l'esprit,  plutôt 
gaillard  qu'agile,  raillard  que  vantard,  malin  que  rusé, 
renfermé  que  caché,  natures  où  l'on  trouve  à  la  fois:  bon- 
homie, finesse;  naïveté,  grand  sens:  du  calme  et  du  trait. 
L'élément  bourguignon  semble  être  moindre  ici  que  dans 
la  Bourgogne  proprement  dite,  et  plus  altéré.  Mais  il  s'en 
faut  bien  qu'il  en  soit  absent. 


VI 

Les  Burgonàcs. 

Les  voilà!  regardons-les  bien.  Parmi  eux  sont  quelques 
uns  des  pères  de  nos  pères.  C'est  moins  une  armée  qu'une 
tribu;  moins  une  tribu  qu'une  horde,  rudiment  incertain 
d'un  peuple  à  l'aventure.  D'abord,  les  guerriers  avec  une 


184  LE    CANTON    DE   VAUD 

armure  de  cuir  non  tanné,  et  des  peaux  velues  leur  pendant 
sur  les  épaules  :  ils  hérissent  leurs  blondes  chevelures, 
roulent  fixement  des  yeux  glauques,  redressent  leurs  corps 
gigantesques  et  pesants.  Leurs  armes  sont  la  framée,  l'é- 
pieu,  la  hache,  la  fronde;  et  pour  s'annoncer  à  T  ennemi,  une 
grêle  de  flèches  empoisonnées.  Sur  leurs  bannières  pour 
symbole  et  pour  guide  mystérieux,  un  chat  ou  une  cou- 
leuvre aux  nombreuses  spirales,  à  la  gueule  affamée  et 
béante.  Le  Hendin  les  mène  au  combat,  chef  soumis  aux 
caprices  populaires  qui  lui  font  expier  les  mauvaises 
chances  de  la  guerre  ou  de  la  moisson.  Le  Sinist,  au 
contraire,  est  l'être  inviolable  qui  consulte  et  apaise  les 
dieux.  Sur  des  chariots,  maisons  roulantes  qu'ils  traînent 
de  vallée  en  vallée,  parmi  des  meubles,  des  lits  et  tout  un 
ménage  barbare  butiné  çà  et  là,  sont  juchés  les  petits  en- 
fants souriants,  les  vieilles  hagardes,  les  vierges  au  teint 
pâle,  à  la  taille  haute,  au  cœur  ferme  et  hardi.  Ainsi  pas- 
sent les  Rurgondes.  connus  au  loin  ;  avec  eux  errent  leurs 
troupeaux,  beuglante  armée,  et  des  coursiers  dressés  aux 
travaux  de  la  bataille  et  du  labour.  Moins  superbes  que 
les  autres  barbares,  ils  ne  dédaignent  pas  de  travailler  le 
fer  et  le  bois,  d'équarrir  les  poutres  entrelacées  d'un  pa- 
lais rustique,  d'en  sculpter  les  piliers  de  chêne,  ni  de  tail- 
ler le  cintre  aigu  des  portes  et  des  voûtes.  On  ne  voit 
point  qu'ils  y  aient  perdu  vaillan<:e  ni  renom. 


LE    TYPE   VAUDOIS  185 

VII 

Le  type  vaudois. 

Le  type,  dans  ..le  canton  de  Vaud,  semble  être  tantôt 
le  Savoyard  \  tantôt  le  Bourguignon.  Mais  l'un  et  l'autre 
y  est  effacé,  mélangé,  et  ne  s'y  montre  pas  autant,  comme 
en  Bourgogne  et  en  Savoie,  à  son  état  primitif.  De  plus, 
ils  ne  sont  pas  seuls;  et  au  milieu  de  ces  rapports  de  traits 
perce  dans  la  figure  de  notre  peuple  un  caractère  propre 
qui  ne  paraît  sortir  que  de  lui  ;  soit  qu'il  faille  en  rappor- 
ter la  source  à  des  débris  de  races  indigènes,  soit,  comme 
nous  le  pensons  aussi,  aux  influences  du  sol,  du  climat  et 
du  développement  social.  Ce  n'est  ni  le  Germain  blond 
et  blanc,  à  la  haute  stature,  au  visage  large,  aux  membres 
pleins  et  flottants  ;  ni  le  Français  brun,  petit  ou  du  moins 
grêle,  mais  mobile,  la  tête  haute,  et  les  traits  animés  ;  ni 
le  Bourguignon  de  Suisse  ou  de  France,  de  Berne  ou  de 
Dijon,  grand,  gros  et  assez  facilement  obèse;  ni  le  Franc- 
Comtois,  long,  maigre,  sévère,  noir  et  sanguin  ;  ni  le  Ge- 
nevois brun,  mais  quelquefois  un  peu  fade  ;  ni  le  Proven- 


'  Le  type  savoyard  présente  deux  nuances  :  le  doux,  gai  et 
blond,  principalement  dans  la  partie  occidentale,  à  Chambéry  et 
dans  la  vallée  de  l'Isère  ;  le  doux,  triste  et  brun,  en  remontant  à 
l'orient.  Ce  type  règne  le  long  du  Rhône  jusqu'à  ce  que  ce  fleuve 
arrive  aux  races  du  midi.  Les  deux  nuances  se  retrouvent  ici. 
(Observation  de  M.  Nseff"). 


l86  LE    CANTON    DE   VAUD 

rai  brun  et  chaudement  coloré  ;  ni  le  Savoyard  générale- 
ment plus  petit  que  nous,  ramassé,  raboteux  et  concassé  ; 
ni  le  Bas-Valaisan,  beaucoup  mêlé  du  Savoyard,  mais  plus 
sombre,  plus  enfoui,  plus  triste  et  plus  dormant.  Le  Vau- 
dois  diffère  de  ces  deux  derniers  qui  sont  pourtaiit  ses 
voisins  sur  le  Léman  et  le  Rhône.  Le  Savoyard  ne  vit 
pas,  il  végète.  Sur  le  Valaisan  pèse  d'un  lourd  sommeil 
le  crétinisme,  ce  rocher  brut  d'où  se  dégage  à  peine  une 
informe  statue.  Plus  ouvert,  et,  comme  je  voudrais  dire, 
moins  foncé,  mieux  débrouillé  que  celui-ci,  le  Vaudois 
est  peut-être  moins  raidement  planté  que  celui-là,  mais 
])lus  élancé  en  revanche  ;  ])lus  déveloi)]jé,  i)lus  à  l'aise, 
mieux  ordonné  *.  Sont  encore  différents  de  kii  ses  voisir.s 
même  du  Jorat  alpin  et  du  Jura  seelandais.  Le  Fribour- 
geois  est  plus  suisse.  })lus  blanc,  plus  laiteux;  le  Neuchâ- 
telois,  plus  prononcé  dans  un  seul  sens,  mais  avec  moins 
de  vigueur  générale,  plus  un.  moins  divers,  moins  géné- 
ral. Le  Vaudois  est  grand,  ferme,  coloré,  plutôt  brun  que 
blond,  tardif  (pie  lent,  inactif  (ju'inhabile.  fort  plutôt  que 
gros,  bien  (lu'assurément  l'aisance  et  l'habitude  du  vin 
fassent  fleurir  bon  nombre  de  ces  tailles  rebondies  où  les 
Français  trouvèrent  à  si  bon  marché  le  mot  pour  rire  des 
Suisses  et  des  Bourguignons. 

Au  surplus,  il  y  a  une  très  grande  diversité.  Dès  qu'on 
entre  dans  un  de  nos  villages,  elle  vous  frapjie  ;  on  dirait 
que  chac  un  d'eux  est  divisé  en  deux  camps  égaux,  les 
bruns  et  les  blonds,  le  midi  et  le  nord.  Les  nuances  sont 


'  La  région  moyenne  de  la  figure  est  très  ordinairement  moins 
allongée  sur  l'autre  rive  que  sur  celle-ci. 


LE   TYPE   VAUDOIS  187 

pourtant  çà  et  là  plus  tranchées;  et,  chose  singulière! 
dans  le  très  petit  espace  de  notre  pays,  et,  dans  cette  en- 
ceinte si  étroite,  à  de  courtes  distances,  la  teinte  change 
brusquement.  A  La  Vaux  les  bruns  dominent,  les  roux 
sont  rares,  jusqu'au  district  de  Saint-Saphorin  où,  surtout 
à  Chexbres,  le  blond  et  les  cheveux  couleur  de  filasse 
semblent  avoir  été  la  couche  primitive.  Ai-je  besoin  de 
dire  les  yeux  bleus  gracieusement  arqués,  et  les  fins  sour- 
cils châtains  de  nos  belles  de  Montreux  ?  A  Veytaux  qui 
le  touche,  et  dont  la  population  n'a  que  trois  tiges  de  fa- 
milles, c'est  une  teinte  foncée.  De  grands  yeux  noirs  bien 
fendus,  des  formes  pleines  et  rondes,  tel  est  le  plus  géné- 
ral aspect  de  la  population  féminine  dans  la  contrée 
d'Aigle  ;  on  dirait  des  figures  du  midi,  mais  grossies  et  un 
peu  alourdies  par  le  nord.  En  remontant  de  la  plaine  aux 
hauteurs,  les  rares  deviennent  ordinairement  plus  petites. 
Nos  Alpes  vaudoises  forment  plutôt  une  exception  à  cette 
règle.  Grands,  élancés,  leurs  habitants  le  i)araissent  da- 
vantage encore,  parce  qu'ils  sont  osseux  plutôt  que  mus- 
culeux,  et  que  tout  leur  extérieur  est  saillant,  fortement 
dessiné,  mal  arrondi.  Du  reste  une  teinte  colorée,  un  nez 
fin,  un  tour  de  visage  allongé,  la  jambe  maigre,  comme 
chez  tous  les  montagnards,  et  ses  formes  étirées  par  le 
continuel  effort  du  jarret:  chez  les  femmes,  au-dessus  d'un 
œil  souriant,  une  noire  cordelette  de  soie  (ainsi  diraient  les 
Grecs  *),  et  une  poitrine  effacée  :  elles  ressemblent  aux 
Ecossaises  des  hautes  terres  *.  Dans  le  Jorat,  la  popula- 


^  Chants poptiL  de  la  Grèce  moderne,  II,  203,  (trad.  de  Fauriel). 
^  0  s-weet  HigMand  Mary,  Burns'  Songs. 


l88  LE    CANTON   DE   VAUD 

tion  diffère  singulièrement,  mais  non  pas  en  beau,  de 
celles  des  rivages  et  des  montagnes,  comme  si  d'une  autre 
source  elle  s'était  glissée  entre  ces  deux  dernières,  ou 
avait  été  refoulée  là  par  elles,  sans  que  l'histoire  four- 
nisse aucun  renseignement.  Ce  qui  volontiers  caractérise 
cette  population,  c'est  une  taille  condensée,  une  rabo- 
teuse carrure,  des  cheveux  aux  reflets  fauves,  un  pied 
lourd,  quelque  chose  de  pierreux,  de  rocheux,  mais  un 
rocher  de  grès  qui  n'a  jamais  cju'un  jet  médiocre  ;  une 
absence  de  grâce  ne  se  rachetant  ni  par  la  grandeur,  ni 
par  l'originalité;  une  dureté  froide,  une  rudesse  posée, 
des  traits  )>leins  et  petits;  mais  aussi  quelquefois  la  fraî- 
cheur vermeille  du  matin,  le  joyeux  émail  des  blanches 
gelées  dans  les  hautes  terres,  et  l'âpreté  excitante  des 
fruits  du  sauvageon  dans  les  haies  et  les  ravins.  La  plaine 
et  ce  qui  tend  au  Jura  présentent  des  traits  plus  mêlés, 
ainsi  que  cela  doit  être  ;  dans  les  villes  l'aspect  est  encore 
])lus  varié  et  plus  confus.  Toutefois  on  y  sent  un  carac- 
tère commun.  C'est  la  France,  il  est  vrai,  qui  forme  la 
couche  principale.  C'est  une  race  française,  mais  tem- 
pérée d'éléments  helvétiques,  rehaussée  d'une  nature  plus 
large  et  plus  ferme,  et  colorée  quelquefois  par  un  souffle 
du  midi.  Là,  comme  au  reste  partout  dans  notre  patrie, 
(luoicjue  à  des  degrés  différents,  on  est  frappé  d'un  cer- 
tain mélange,  d'une  indéfinissable  variété  dans  la  com- 
mune ressemblance. 

C'est  ainsi  peut-être  qu'il  faut  commencer  à  expliquer 
ce  qu'il  y  a  d'effacé,  de  vague,  d'insignifiant,  au  premier 
abord,  dans  la  physionomie  de  notre  population.  Ces 
bonnes  et  souvent  belles  figures  vaudoises  sont  peu  mo- 


LE   TYPE   VAUDOIS  189 

biles,  peu  animées;  on  les  croirait  parfois  doucement  pé- 
trifiés non  par  un  volcan,  mais  par  un  lac  tranquille  :  elles 
ne  remuent  pas,  elles  ne  parlent  pas,  elles  ne  rient  pas, 
elles  ne  pleurent  pas,  elles  ne  dissimulent  pas  même;  elles 
sont  là,  voilà  tout.  Entrez  dans  un  salon  :  l'originalité  ex- 
térieure n'est  pas  ce  qui  seul  distingue  un  Anglais,  ni  la 
facilité  élégante  un  Français  ;  mais  aussi  un  certain  air 
plus  saillant,  une  vie  plus  soutenue,  plus  sentie,  plus  vi- 
vante enfin.  A  côté,  les  figures  vaudoises  paraissent  dé- 
tendues, si  quelque  chose  d'imprévu  ne  les  remonte  subi- 
tement. Le  mélange  a  pu  effacer  les  traits  distinctifs, 
ternir  les  couleurs  primitives.  Mais  il  ne  faut  pas  tant  s'en 
prendre  à  lui  comme  à  l'âme,  qui  se  fait  sa  figure,  comme 
au  souffle  qui  modèle  la  bulle  expansible  où  il  est  con- 
tenu. Ici  tout  a  sommeillé  pendant  des  siècles  ;  c'est  le 
mouton  qui,  ayant  chômé  longtemps,  retourne  souvent  h 
son  chômage,  où  sa  tète  aura  dans  la  foule  l'ombre  et  le 
frais.  Mais  chômer  n'est  pas  même  un  rêve,  ou  du  moins 
ce  n'est  que  le  rêve  du  corps.  Il  faut  compter  en  outre 
les  ravages  mystérieux  du  libertinage  dans  l'intelligence 
et  dans  la  chair  :  nourri  par  un  tempérament  vigoureux 
et  sensuel,  agacé  par  l'accortesse  naturelle  de  nos  jeunes 
Vaudoises,  longtemps  facilité  par  l'asservissement  du  ca- 
ractère national  qu'on  avait  appris  à  supporter  les  privi- 
lèges de  caste  même  en  amour,  il  est  malheureusement 
ici  assez  populaire,  et  a  pour  soutenir  sa  cause  les  séduc- 
tions nombreuses  de  l'oisiveté  de  l'esprit.  L'usage  co- 
pieux du  vin,  si  fréquent  parmi  nous,  énerve  aussi  le  jeu 
de  la  physionomie,  en  noie  le  coloris,  en  émousse  le  trait. 
L'excitation  produite  par  l'ivresse  est  factice,  et  suivie 


190  LE    CAÎ^TON    DE   VAUD 

d'une  chute  d'autant  plus  lourde  qu'elle  avait  de'ployé 
plus  haut  ses  ailes  tournoyantes  qui  jettent  le  trouble  et 
le  dégoût  dans  les  cœurs  :  en  outre,  elle  suspend  de  ses 
fonctions  la  mémoire,  cette  horloge  de  notre  être,  dé- 
range sa  marche  vigilante,  et  aide  ainsi  la  vie  à  s'endor- 
mir peu  à  peu.  La  manière  de  se  nourrir  s'est  générale- 
ment améliorée,  mais  des  aliments  nuisibles  se  sont  aussi 
introduits.  Par  là  se  détériore  le  caractère  physique,  la  santé 
publique  s'altère,  la  figure  s'abrutit,  la  beauté  de  la  race 
se  perd.  Celle  des  femmes  de  ce  pays  avait  sa  célébrité. 
L'influence  des  causes  générales,  la  rudesse  avec  laquelle 
l'homme  traite  encore  sa  compagne,  le  mauvais  système 
d'éducation  et  de  vie  féminines,  ont  déjà  porté  atteinte  à 
cette  réputation. 

L'extension  populaire  du  développement  intellectuel 
,  n'a  pas  été  non  plus  sans  fatale  influence.  L'esprit  ronge 
et  troue  le  corps  d'autant  plus  aisément,  que  celui-ci  ne 
lui  appartient  pas  tout  entier,  et  n'a  pas  encore  passé  au 
feu.,  comme  on  dit.  Le  sommeil  de  l'intelligence  hébète, 
son  éveil  maladroit  flétrit.  Si  chez  nous  la  figure  a  quel- 
que chose  de  plus  vif,  chez  plusieurs  de  nos  voisins,  elle 
a  quelque  chose  de  plus  frais.  Heureux  encore  que  notre 
vie  en  plein  air  sauve  notre  sang  des  dangers  de  la  ré- 
clusion, où  se  fanent  bientôt  les  populations  industrielles. 

Quand  une  vie  acquiert  le  juste  développement  ({u'elle 
doit  avoir,  que  l'existence  n'est  pas  manquée  ou  faussée,  le 
naturel  dénaturé,  la  sève  tarie  à  sa  source,  (pie  toute  l'or- 
ganisation enfin  n'est  ni  criminellement  ni  mescpunement 
asservie,  alors  croissent  ici  de  belles,  fortes  et  savoureuses 
natures,  qui  dans  l'épais  secret  de   leur  feuillage,  amas- 


LE    TYPE   VAUDOIS  19I 

sent,  après  les  fleurs  roses  et  blanches,  les  fruits  de 
pourpre  et  d'or  que  l'automne  révélera.  Dites-nous, 
hameaux  écartés,  maisonnettes  isolées,  racontez-nous, 
tout  ce  que  peuvent  donner  de  grandeur  à  une  vulgaire 
existence,  de  noblesse  à  des  traits  rustiques,  de  poésie  à 
un  front  sans  éclat,  la  satisfaction  de  l'obscur  devoir  ac- 
compH,  du  journalier  labeur  achevé  et  repris  sans  cesse, 
la  douceur  d'une  indépendance  occupée,  le  tranquille  en- 
chaînement des  jours,  l'ombre  sereine  des  affections  légi- 
times, le  calme  d'une  destinée  active  qui,  cheminant  à 
petits  pas,  s'écoule  au  travers  de  la  nature  et  apprendra 
peut-être  à  se  verser  dans  le  sein  de  Dieu!  Combien  d'au- 
réoles, fleuries  ou  rayonnantes,  sur  des  fronts  inclinés 
dans  l'oubli  !  La  vie  est  la  grâce  même  :  il  ne  faut  que  la 
laisser  croître  et  mûrir  ;  et  pour  cela  elle  aime  volontiers 
les  champs,  car  les  cieux  y  sont  plus  ouverts.  Les  serres 
chaudes  du  monde  et  de  la  société  la  font  éclore  plus  vite, 
et  en  toute  saison  ;  elles  la  contrastent,  la  soumettent  à  - 
d'élégants  caprices  ou  à  de  stériles  monstruosités,  com- 
binent, renforcent  ses  parfums  ou  ses  couleurs  ;  mais  elles 
ne  peuvent  donner  à  leur  reine  la  plus  brillante  l'e  qui 
est  le  partage  de  la  moindre  églantine  des  buissons,  un 
souffle  de  fraîcheur,  l'haleine  du  matin. 

Voyez-la  donc  assise  à  sa  petite  fenêtre  qui  regarde 
sur  le  verger  ,  où  elle  entend  le  soir  les  pas  de  son 
ami.  Sa  joue  n'a  pas  la  blancheur  de  neige  des  filles  du 
Nord  ;  mais  elle  a  ,  de  plus  qu'elles ,  l'incarnat  velouté, 
cette  pudique  flamme  du  sang,  cette  rougeur  qui  s'ignore. 

Ses  yeux  bleus  do  cils  noirs  voilent  leurs  étincelles, 
Comme  un  oiseau  d'azur  paré  de  sombres  ailes. 


ig2  LE    CANTON   DE    VAUD 

Le  lac  semble  leur  répondre  et  lui  sourire  au  loin 
parmi  les  noyers.  Ses  cheveux  ne  baignent  pas  son  col 
nu  de  leurs  flots  odorants;  ils  ne  s'allongent  pas  en 
tresses  immenses.  Sa  coiffe  de  taffetas  ou  de  velours  les 
rassemble  avec  soin ,  posée  elle-même  avec  une  appa- 
rente négligence.  Divisés  sur  le  front,  ils  s'y  coulent  et  s'y 
gonflent  en  un  moment,  puis  se  recachent  précipitam- 
ment sous  la  dentelle  pour  reparaître  plus  bas  en  deux 
grosses  boucles  longuement  élaborées.  Ainsi  lachâtaigne, 
soulevant  les  pointes  qui  la  défendent,  entr'ouvre  légère- 
ment sa  prison  et  laisse  voir  une  mince  bande  d'un  lustre 
moiré,  chatoyant  parmi  les  feuilles  d'automne  sur  la  col- 
line où  la  tour  de  Duyn  s'endort  sous  le  lierre.  Si  notre 
belle  a  l'intelligence  de  cette  parure,  les  blondes  de  sa 
coiffe  ne  se  hérisseront  pas  tout  court,  mais  retomberont 
longues  et  noires  sur  la  figure  ombragée  à  demi.  Telles  les 
portent  avec  un  instinct  de  coquetterie  les  filles  des 
hautes  vallées.  Ce  petit  rideau  voltigeant  et  transparent 
est  mieux  qu'un  voile;  il  en  a  la  coquetterie  et  ne  dérobe 
rien.  C'est  un  lim])ide  nuage  qui  folâtre  sur  le  front  et  les 
yeux.  Ainsi  l'ombre  frangée  d'Argentine  tourne  en  ba- 
dinant sur  le  val  de  neige  caché  dans  son  sein. 

La  jeune  fille  descend  l'escalier  de  boisdesa  chambrette. 
Si  sa  tête  est  moins  pittoresquement  encadrée  qlie  celles  de 
ses  compatriotes  allemandes,  son  corps  n'est  pas  pyra- 
midalement  attifé  comme  le  leur.  Moins  riche  aussi,  mais 
moins  chargé,  son  corset  noir  dessine  les  formes;  il  ne  les 
amoncelle  pas.  Ce  corset  de  laine  ou  de  soie,  avec  le 
chapeau  à  pomme  et  dans  nos  Alpes  le  chapeau  bordé 
de  velours,  est  presque  le  seul  débris  de  l'ancien  costume 


MŒURS   VAUDOISES  193 

national.  Mais  de  jolis  cheveux,  soigneusement  peignés, 
valent  bien  les  colossales  fausses  tresses,  qui  pèsent  sur 
la  tête  des  jeunes  Fribourgeoises,  belles  pourtant  comme 
des  madones ,  et  un  corset  bien  collé  sur  la  taille,  ainsi 
que  le  veut  la  chanson,  ufi  fichu  bien  net,  des  bas  propres 
comme  un  oignon  \  ne  valent-ils  pas  tous  les  costumes  du 
monde?  La  beauté  souriante  ou  pensive  s'en  accommode 
également.  Dans  ce  pacifique  attirail,  elle  se  promène  le 
long  des  prés,  donnant  le  bras  à  ses  moqueuses  com- 
pagnes. Les  garçons  endimanchés  les  abordent  avec  une 
timide  rudesse,  des  propos  gauchement  hardis  et  des 
soupirs  sans  art.  Quand  il  y  a  danse,  le  déshabillé  blanc 
quitte  la  haute  armoire  de  noyer,  ouverte  à  deux  battants, 
et  le  collier  maternel  est  tiré  du  coffret  rose,  jadis  la 
richesse  d'une  aïeule  qui  n'est  plus. 


VIII 

Mœurs  vaudoises. 

La  vie  de  notre  peuple  présente  à  l'extérieur,  si  l'on  y 
fait  attention,  un  phénomène  singulier  :  c'est  un  mélange 


^  Chanson  de  l'Abbaye  des  Vignerons  : 

Sou  gale  corset 

Coula  sur  sa  taille, 

Son  motchau  bèn  net, 

Son  tçapi  dé  paille, 

Se  bas  proupro  qu'on  ougnon.... 

3.   OLIVIER,   I.  13 


194  LE    CANTON    DE   VAUD 

constant  de  celle  des  champs  et  des  villes,  de  l'agricul- 
teur et  du  citadin.  Il  n'est  presque  pas  d'habitant  de  nos 
petites  cités,  excepté  à  Lausanne,  qui  n'ait  son  pré,  sa 
vigne,  ou  au  moins  son  jardin.  Et  tous  les  campagnards, 
de  même,  ont  dans  la  ville  de  leur  coin  de  pays,  leurs 
relations  héréditaires,  leurs  parents,  leurs  compères,  leurs 
patrons.  Sans  doute,  la  jalousie  des  campagnards  contre 
les  messieurs  se  montre  ic:i  comme  ailleurs  ;  les  premiers 
com])tent  leurs  principaux  créanciers  parmi  les  seconds  ; 
ils  leur  reprochent  d'avoir  ainsi  accaparé  la  meilleure 
part;  et  ceux-ci,  de  leur  côté,  n'hésitent  pas  dans  l'occa- 
sion à  voir  chez  ceux-là  des  dupes  à  l'égard  desquelles  il 
n'y  a  pas  à  douter  de  leur  suj^ériorité.  Mais  les  cités  n'en 
restent  pas  moins  des  cités  champêtres,  dont  les  villages 
voisins  ne  sont  souvent  que  des  faubourgs. 

Comme  au  temps  de  l'ancienne  Helvétie,  ces  villes  sont 
en  beaucoup  plus  grand  nombre  que  dans  nul  autre  can- 
ton '.  Le  fait  est  parlant  :  nous  n'aimons  pas  l'isolement, 
la  solitude  qui  se  suffit  à  elle-même  ;  nous  aimons  mieux 
planter  notre  tente  au  bord  de  la  route  que  dans  la  forêt. 
Peu  voyageur,  peu  coureur,  notre  i)euple  tient  à  trouver 
près  de  lui  ce  qui  rend  la  vie  complète  ou  approchant  : 
le  chez  soi  lui  suffit.    On  ne  se  cousine  guère  i)lus  en 


'  En  mettant  de  côté  les  capitales  des  vingt-deux  cantons,  la 
Suisse  française  a  environ  autant  de  petites  villes,  à  elle  seule, 
que  les  trois  autres  Suisses  confédérées  :  et  sur  ce  nombre  le  can- 
ton de  Vaud  actuel  en  possède  une  vingtaine  ;  ajoutez-y  les  six 
ou  sept  du  Pays-de-Vaud  fribourgeois,  il  n'en  demeurera  guère 
qu'une    dixaine   pour    le   reste  de  l'Helvétie  romane. 


MŒURS   VAUDOISES  195 

Ecosse  qu'on  ne  le  fait  ici  ;  dans  le  Pays-d'Enhaut,  cer- 
taines familles  ont  un  surnom  géne'ral  qui  est  comme  ce- 
lui de  leur  clan.  Il  serait  difficile  de  de'mêler  l'origine  de 
ces  traits  :  la  nature  y  est  sans  doute  pour  quelque  chose  ; 
mais  surtout  Tesprit  de  la  race  même.  Le  clan,  s'il  a 
laissé  des  traces  parmi  nous,  reposant  sur  l'idée  de  pa- 
renté, créait  des  relations  plus  étroites  et  plus  inatérielles 
que  la  vassalité  germanique,  plus  abstraite  et  plus  com- 
pliquée. Celle-ci  ne  donnait  à  l'homme  qu'un  suzerain  ; 
du  reste,  elle  le  laissait  libre  et  solitaire  au  loin.  Dans  le 
clan,  rhomme  était  davantage  l'égal  du  chef,  mais  moins 
détaché  de  lui.  De  là,  cette  vie  moins  éparpillée  et  plus 
par  monceaux,  que  l'on  remarque  chez  les  races  celtiques  : 
le  monde  de  la  cité,  grec  et  romain,  vint  encore  mieux 
accomplir  cette  tendance,  satisfaire  ce  besoin.  Mais  re- 
gardez cependant  que  nous  n'avons  l'instinct  sociable 
qu'à  demi  ;  nous  vivons  bien  plus  dans  les  champs  que 
dans,  les  salons  et  sur  la  place  publique;  nous  tenons 
plus  à  nous  voir  qu'à  nous  parler.  Il  nous  faut  des  réunions, 
mais  nous  n'aimons  guère  que  celles  où  chacun  peut 
aller  uniquement  pour  soi  ;  combien  de  personnes  qui 
n'ont  d'autre  cercle  de  relations  que  celui  de  leur  pa- 
renté, et  combien  d'intérieurs  de  familles  tout  disjoints 
et  branlants  !  On  sent  donc  que  sous  l'effet  de  notre 
vie  particulière  ou  d'un  autre  esprit,  dont  je  ne  saurais 
trop  indiquer  la  source,  une  tendance  opposée  s'est  mêlée 
à  la  première,  et  lui  a  pour  ainsi  dire  fait  faire  volte-face 
en  l'atteignant. 

De  tout  cela,  il  nous  est  résulté  une  existence  qui  a 
pour  caractère,  de  la  tranquillité  plus  que  de  la  soUtude, 


196  LE    CANTON    DE   VAUD 

de  la  facilité  plus  que  de  la  force  ou  de  la  grandeur,  du 
laisser-aller  plus  que  de  l'entrain.  Elle  entend  le  voisiner 
plus  que  répanchement.  Elle  sait  mieux  regarder  les 
passants,  assise  sur  sa  porte,  que  marcher  à  son  tour. 
Elle  a  plus  de  liens  sociaux  que  de  liens  individuels; 
chacun  se  sépare  volontiers  des  autres,  mais  dans  le 
même  cercle  et  pour  faire  la  même  chose  et  vivre  exa<-- 
tement  comme  eux. 

Cette  vie  a  ainsi  une  sorte  d'élan,  mais  concentré; 
elle  se  meut,  mais  sur  elle-même  :  elle  s'agite,  mais  en 
l'air.  Nos  voisins  de  Neuchâtel  et  de  Genève  ont  chacun 
pour  eux  une  admiration  singulière,  quoique  avec  des 
nuances  ;  ce  qu'ils  font,  ils  le  trouvent  bien  fait,  ils  le 
prônent,  ils  le  montrent,  et  lui  donnent  un  bruit  accéléré 
dont  ils  ont  le  secret.  Ce  n'est  peut-être  que  de  la  vanité, 
mais  on  dirait  de  l'enthousiasme  et  une  parfaite  con- 
viction. Placés  entre  deux,  et  ne  frayant  ni  avec  les  uns 
ni  avec  les  autres,  nous,  c'est  tout  au  rebours.  Nous 
sommes  essentiellement ///^^//rx  et  dénigrants  ;  bien  moins 
de  ce  qui  nous  entoure  que  de  nous-mêmes.  Le  sentiment 
de  nos  forces  et  de  notre  mérite  ne  nous  manque  pas 
précisément  ;  non  !  car  nous  nous  étonnons  peu  :  nous 
faisons  comme  les  autres,  aussi  vite  et  pas  plus  mal  quand 
nous  voulons.  Nous  savons  fort  bien  que  nous  pouvons 
réussir,  mais  nous  l'essayons  rarement:  nous  avons  comme 
le  sentiment  mort  de  notre  pouvoir  :  ce  qui  se  passe,  le 
réveille,  et  lui  trouve  le  coup-d'œil  attentif,  juste  etprompt, 
mais  nous  ne  le  ressuscitons  guère  pour  nous.  Avec 
bonhomie  et  sans  amour  propre,  nous  ne  sommes  point 
surpris  de  ce  que  l'on  fait  :  rien  ne  nous  met  en  doute 
4 


MŒURS   VAUDOISES  197 

que  nous  n'en  puissions  pas  autant  ;  mais  nous  n"en  fai- 
sons rien,  comme  par  une  espèce  de  mauvaise  honte  et 
de  timidité,  pour  ne  pas  nous  placer  en  vue  et  nous  ris- 
quer. Il  est  bien  possible  que  cela  soit  beaucoup  affaire 
de  jeunesse  et  doive  en  partie  s'en  aller  avec  le  temps, 
mais  c'est  aussi  un  trait  profond  et  primitif.  Si  en  nous 
quelque  chose  se  met  en  mouvement,  nous  lui  jetons 
aussitôt  des  bâtons  dans  les  roues  ;  cherche  à  se  faire 
écouter,  nous  remuons  les  pieds  en  ricanant  ;  à  prendre 
le  dessus,  nous  faisons  le  vide  autour  de  lui,  pour  qu'il 
tombe.  Si  parfois  il  nous  arrive  de  nous  infatuer,  ce  n'est 
jamais,  comme  nos  deux  voisins,  de  nous-mêmes,  ce  qui 
a  son  bon  et  son  mauvais  côté,  c'est  de  l'étranger.  Nous 
aimons  à  nous  faire  petits.  Il  y  a  dans  cette  manière 
d'être  quelque  chose  d'humble  et  de  touchant  qui  à  cer- 
tains égards  mérite  aussi  du  respect,  et  avec  plus  de  soli- 
dité, plus  de  véritable  enthousiasme  que  celui  qui  se 
pousse  mieux  en  avant.  Nous  avons  du  sol.  C  est  le  fonds 
qui  manque  le  moins.  Notre  vie  n'est  ni  bruyante,  ni  écla- 
tante, mais  si  elle  est  sans  étalage,  elle  est  aussi  sans  airs 
trompeurs  ni  guindés,  elle  a  de  la  sincérité  et  de  la  vérité, 
de  la  force,  du  courage,  de  la  patience,  de  l'abandon, 
du  chez-soi.  de  l'individualité,  une  grande  horreur  de  l'af- 
fectation, les  mouvements  très  libres,  l'instinct  démocra- 
tique et  populaire,  de  la  simplicité,  un  son  très  juste,  une 
couleur  très  naturelle,  rien  de  forcé,  enfin  une  originalité 
particulière  quoique  peu  sensible,  dont  la  civihsation 
n"a  pu  effacer  le  trait  principal,  qui  est  un  laisser-aller 
tranquille  et  reposé. 

Les  détails  de  cette  vie,  qu'il  faudrait  esquisser  main- 


198  LE    CANTON    DE   VAUD 

tenant,  pourraient  l'être  avec  intérêt  dans  un  ouvrage 
d'imagination  ;  ici,  ils  manqueraient  de  place  et  de  corps. 
Je  ne  dirai  donc  pas  comme  je  le  voudrais,  la  vie  du  la- 
boureur, du  vigneron  et  du  montagnard,  du  citadin  et  du 
villageois. 

De  grand  matin  se  lève  le  père  de  famille,  dans  sa 
maison  isolée  au  milieu  du  verger,  ou  alignant  capri- 
cieusement ses  jardins  et  ses  murs  avec  celle  du  voisin. 
Souvent  l'aube  n'a  pas  encore  blanchi,  qu'il  rôde  déjà 
par  sa  demeure,  passant  du  poile  *  à  la  cuisine  adjacente, 
descendant  l'escalier  de  bois  de  la  galerie  rustique,  et 
remuant  déjà  tout  dans  la  grange  et  dans  l'étable.  Il  ap- 
pelle ses  gens,  garnit  les  râteliers  et  donne  le  coup  d'œil 
du  maître  aux  chevaux  et  aux  bœufs.  Surnuméraires  de 
l'écurie,  la  chèvre  et  le  mouton,  accourent  à  sa  rencontre, 
en  bêlant.  Accroupi  auprès  des  vaches  ruminantes,  il 
presse  du  pouce  replié  contre  les  doigts,  le  pis  gonflé. 
Le  lait  jaillit  en  sifflant  dans  le  seillon  bientôt  couronné 
d'une  tiède  écume.  Mais  les  Ixeufs  ou  les  chevaux  sont 
debout,  et  déjà  fuit  l'étoile  matinière.  Le  lac  n'est  j)lus 
dans  l'ombre  comme  le  coup  de  pinceau  dans  le  brouil- 
lard ;  il  s'azure  et  s'éveille  au  chant  des  oiseaux.  Les 
charrues  se  ])réparent  à  partir:  la  vieille  charrue  nationale 
avec  sa  double  corne  et  son  attelage,  la  charrue  hel^e 
avec  sa  corne  mobile,  son  léger  timon  et  son  oreille  de 


'  Les  Suisses  «  sont  sumptueux  en  poilcs....  M.  de  Monlaignei 
qui  couchait  dans  un  poile,  s'en  louait  fort,  eins  de  sentir  toute 
la  nuit  une  tiédeur  d'air  plaisante  et  modérée.  Au  moins  on  ne 
s'v  brusle  ny  le  visage  nv  les  botes,  et  est  on  quitte  des  fumées 
de  France.  »  Voyage  de  Michel  de  Montaigne. 


MŒURS   VAUDOISES  199 

fer.    Les  jougs  reposent  par  terre,   courroies  déroulées. 

Voici  les  bœufs  qui  s'avancent  bravement  et  tendant  la 

tête  ;  les  longues  lanières  de  cuir  s'entrelacent  assujetties 

sur  leurs  fronts.  Chars,  herses  et  charrues  s'en  vont  deçà 

delà  par  les  chemins  humides  ou  pierreux.  Retournant  la 

terre  noirâtre  le  soc  met  à  nu  la  secrète  demeure  du  rat 

des  champs,  qui  autrefois  chercha  vainement  loin  de  la 

ville 

Le  sommeil,  un  peu  d'orge  et  la  tranquillité. 

Dans  les  prés  la  faux  se  creuse  à  son  tour  de  larges 
sillons,  la  rosée  l'aiguise  et  l'échauffé  ;  le  foin  mouillé 
tombe  par  rangs  circulaires,  avec  le  cri  sourd  que  pousse 
tout  ce  qui  meurt.  Les  blés,  en  leur  saison,  se  couchent 
de  même  sur  l'andain  sec  et  chaud.  La  moissonneuse  le 
sépare  en  javelles  égales,  et  deux  ouvriers,  se  tendant  les 
bouts  opposés  de  la  riouta  de  chêne,  condensent  et  lient 
la  gerbe  en  luttant  contre  elle  avec  leurs  genoux  ;  non 
sans  risquer,  si  leur  lien  leur  échappe,  de  tomber  à  la 
renverse  sous  les  épis  émancipés,  à  la  risée  de  tous  les 
travailleurs.  Le  soir  la  poulie  guindé  avec  effort  les 
gerbes  pesantes  sur  le  haut  solier.  Dans  les  vignes,  ce 
sont  d'autres  labeurs,  tous  bien  longs,  bien  chanceux, 
bien  durs  ;  il  faut  rompre  la  terre,  la  reterser,  tailler, 
effeuiller  ;  une  nuit  un  peu  froide  d'août  ou  de  mai  con- 
sume les  bourgeons,  un  orage  d'avril  vendange  les  ceps. 
Ces  dangers  évités,  alors  l'automne  voit  chez  nous  d'heu- 
reuses journées.  Tout  est  mouvement,  rumeur,  rire  et 
chant.  Les  tonneaux  passent  lourdement,  assujettis  sur 
les  chars  avec  des  chaînes  de  fer,  et  ornés  de  fleurs. 
Jour  et  nuit  gémissent  les  pressoirs.    Le  passant  con- 


200  LE    CANTON    DE   VAUD 

temple  avec  avidité  «  ces  raisins  aussi  doux,  aussi  roux 
([ue  le  miel  »  ;  quelque  bonne  vieille  au  cœur  encore 
fleurissant,  lui  en  tendra  par-dessus  le  mur,  et  le  suivra 
longtemps  des  yeux  jusqu'au  détour  où,  prenant  leur  re- 
pas et  assis,  les  pieds  pendants  sur  le  chemin,  d'autres 
vendangeurs  l'assailliront  à  l'improviste  de  quolibets  im- 
pitoyables, qu'ils  lui  cornent  longtemps  '. 

Et  durant  ces  divers  travaux.  la  mère  de  famille  est 
allée  et  venue,  préparant  à  manger  aux  hommes,  le  matin 
levée  avec  eux,  le  soir  couchée  après  eux.  Quand  le  so- 
leil jetait  son  premier  rayon  dans  la  cour  de  derrière,  elle 
est  arrivée  portant  quelque  chose  dans  son  tablier  :  à  sa 
vue  toutes  les  poules  ont  déniché  pour  accourir  en  glous- 
sant et  becqueter  la  riche  poussière  étendue  sur  le  pavé. 
Tout  le  jour,  travaille,  et  se  fatigue,  et  se  tourmente  la 
mère  de  famille,  dans  la  cuisine,  à  la  laiterie,  au  four,  au 
jardin,  aux  champs,  à  l'étable  des  porcs  sans  cesse  affa- 
més et  grognants  ;  seules,  ses  poules  ne  lui  coûtent  au- 
cune peine  :  heureuse  encore  si  ces  pillardes  effarées  ne 
lui  attirent  pas  des  plaintes  et  n'excitent  pas  de  sinistres 
projets  ! 

Les  soirs  d'automne  on  teille  le  chanvre  devant  les 
maisons.  Quand  l'hiver  est  descendu,  les  femmes  filent, 
les  hommes  tressent  la  paille  ou  l'osier  en  ruches  et  en 
corbeilles;  l'âtre  se  réjouit  d'un  feu  d'épine  ;  le  poêle  de 
molasse    ou   de  fer  entretient  avec  soin  sa  chaleur;  la 


durus 

Vindcmiator,  et  invictus,  cui  saepe  vi,itor 

Cessisset 

HoR.  L.  I,  sat.  7. 


MŒURS   VAUDOISES  20I 

petite  lami')e  d'airain  est  suspendue  à  son  lustre  rustique, 
formé  de  deux  bâtons  qui,  en  glissant  l'un  contre  l'autre, 
s'allongent  ou  se  raccourcissent  à  volonté.  Et,  le  plus 
près  d'elle,  pendant  que  les  jeunes  causent  et  rient,  le 
vieux  père  lit  profondément  (quelque  vieille  aventure,  ou 
les  événements  du  mois  passé. 

Dans  les  montagnes,  c'est  outre  ces  traits  généraux  un 
hiver  long,  mais  brillant,  les  cotters  ou  veillées  dans  les 
chaudes  maisons  de  bois  ;  l'été  une  vie  nomade  de  cha- 
lets en  chalets;  l'hospitalité,  jadis  ordonnée  par  nos  lois 
et  consacrée  par  de  poétiques  légendes  '  ;  puis  en  retour, 
une  curiosité  singulière  et  une  familiarité  d'interrogation 
qui  ne  se  déconcerte  de  rien. 

Les  batehers  forment  aussi  un  petit  peuple  à  part,  dont  le 
lac  est  la  vraie  patrie.  Le  calme  les  fixe  dans  un  des  caba- 
rets du  port;  un  bon  vent  les  emmène.  Ce  Léman,  dont 
la  douceur  est  parfois  langoureuse,  a  aussi  ses  accès  de 
fureur.  Et  de  temps  en  temps  il  raconte  de  lamentables 
scènes  *,  s'il  n'en  garde  pas  pour  lui  seul  le  secret. 


*  On  est  toujours  reçu  cordialement  dans  nos  chalets.  Sou- 
vent j'ai  vu  des  montagnards  vous  inviter  à  entrer  dans  leurs 
maisons  ;  d'autres  se  détournant  de  leur  travail  venir  d'assez 
loin  pour  vous  remettre  dans  le  chemin  ,  et  sans  doute  aussi 
pour  savoir  un  peu  qui  vous  êtes  et  où  vous  allez. 

^  Cet  hiver,  par  un  ouragan  terrible,  les  plats-bords  d'une 
barque  de  Vevey  ayant  cédé  à  l'effort  des  lames,  le  patron  et  un 
batelier  tombèrent  dans  les  flots  :  il  restait  trois  hommes  sur  le 
pont.  Le  patron  leur  cria  de  ne  pas  songer  à  lui,  mais  à  la  barque, 
et  tout  en  nageant  leur  commandait  la  manœuvre  nécessaire.  La 
barque  s'éloigna  rapidement.  Le  fils  du  patron  se  jeta  alors  dans 


20  2  LE    CANTON   DE   VAUD 

Les  habitants  des  villes  ont.  le  soir,  les  cercles  et  les 
cafés  ;  dans  la  journée,  la  cave  ou  le  magasin  ;  d'autres 
les  conseils,  les  bureaux;  le  cabinet,  les  collèges  et  les 
marchés.  Bien  qu'en  général  très  attachés  à  notre  lieu, 
ici,  dans  toutes  les  classes,  l'expatriation  est  forcément 
une  des  plus  communes  industries.  —  Le  nombre  des  avo- 
cats va  croissant,  depuis  que,  mal  à  propos  peut-être,  il 
est  possible  d'achever  légalement  ses  études  de  droit  dans 
le  pays:  au  surplus,  notre  peuple,  lui  aussi,  aime  les  pro- 
cès '.  —  On  ne  saurait  nier  que  toutes  ces  petites  villes 
ne  nourrissent  beaucoup  d'oisifs  et  d'hommes  vulgaire- 
ment démoralisés.  Chacun  y  est  constamment  sous  l'œil 
de  tous.  Et  de  petites  rivalités  s'y  font  la  guerre  à  l'aide 
d'un  commérage  qui  étend  partout  son  réseau.  De  ridi- 
cules distinctions  sociales  parviennent  même  à  s'y  éta- 


le bateau  attaché  à  l'arrière,  pour  aller  au  secours  de  son  père. 
Mais  avant  qu'on  pût  lui  tendre  une  seconde  rame,  la  corde  se 
rompit,  et  la  barque  s'échappa  de  nouveau.  Plusieurs  planches 
jetées  à  l'eau,  atteignant  les  naufragés,  les  aidèrent  à  tenir  le  des- 
sus. Le  fils  voyait  de  loin  son  père  l'encourager,  puis  en  même 
temps  lui  donner  éventuellement  des  instructions  sur  leurs  af- 
faires de  famille.  Il  faisait  très  froid,  et  le  malheureux  jeune 
homme,  réduit  à  une  seule  rame,  n'avançait  que  très  lentement. 
Des  deux  têtes  qui  l'attendaient  au  loin,  l'une  s'enfonça  et  dispa- 
rut. Mais  ce  fut  encore  son  père  qui  lui  cria  de  se  hâter,  qu'il 
allait  le  sauver.  Il  n'en  était  plus  qu'à  une  médiocre  distance, 
lorsque  le  patron,  homme  d'une  cinquantaine  d'années,  robuste, 
mais  succombant  de  découragement  et  de  froid,  jeta  son  bonnet 
en  l'air;  ce  fut  son  adieu  à  son  fils. 

'  Ruchat  termine  ainsi  son  abrégé  :  «  Heureux  peuple,  si  seu- 
lement ils  pouvaient  se  délivrer  de  la  détestable  fureur  de  plai- 
der. » 


MŒURS   VAUDOISES  203 

blir;  souvent  il  arrive  qu'il  y  a  un  plus  grand  nombre  de 
sociétés  et  de  coteries  que  de  membres  dans  chacune 
d'elles.  La  médiocrité  prétentieuse  ou  moutonnière,  la 
niaiserie  élégante  ou  grossière  s'y  font  mutuellement  res- 
sortir :  on  y  voit  des  jeunes  gens  persuadés  que  l'honneur 
de  la  vie  consiste  à  posséder  une  pipe  et  à  ne  sortir  d'un 
café  que  pour  passer  dans  un  second;  il  en  est  qui  met- 
tent leur  gloire  cà  suspendre  adroitement  un  lorgnon  dans 
la  cavité  de  l'œil.  Les  campagnes  ont  aussi  leurs  lurons, 
mais  d'une  espèce  moins  sotte  et  moins  gâtée.  Du  reste, 
sur  ce  fond  commun  se  dessinent  de  belles  figures,  de  vi- 
goureux caractères,  des  esprits  originaux.  L'un  a  toute  la 
richesse,  toutes  les  distractions  et  les  naïves  susceptibi- 
lités du  génie  :  mais  au  lieu  de  le  faire  produire  il  l'a  dis- 
sipé; l'autre  l'a  enfoui,  de  mépris  ou  de  désespoir.  Celui- 
là  sait  par  cœur  Homère.  Cicéron,  Dante,  Shakespeare, 
Gœthe,  Chateaubriand;  et  il  tient  le  registre  des  morts 
de  l'endroit.  Celui-ci  a  parcouru  l'Europe,  a  touché  l'Amé- 
rique et  l'Orient;  et  il  ne  voyage  plus  que  de  sa  vigne  à 
son  pré.  Tel  qui  avait  occupé  sa  jeunesse  des  plus  hautes 
méditations,  ne  s'inquiète  plus  aujourd'hui  que  des  gelées 
et  des  grêles,  du  prix  et  de  l'achat  des  vins.  L'ancien  élé- 
gant de  Paris  se  promène  au  village  en  sabots.  Enfin, 
beaucoup  d'hommes  étonnamment  doués,  mais  qui  ont 
manqué  de  sol.  Fréquemment,  se  cachent  aussi,  sous  un 
extérieur  de  vie  tout  ordinaire  et  effacé,  des  drames 
sourds,  des  scènes  véhémentes,  des  aventures  bizarres,  et 
de  longs  romans  passionnés  qui  ont  commencé  et  fini 
tout  entiers  dans  l'ombre.  Les  campagnes  ne  fourniraient 
pas  moins  que  les  villes  leur  part  de  ces  récits.  Un  vil- 


204  LE    CANTON    DE   VAUD 

lage  est  aussi  tout  un  monde  où  se  choquent  les  plus 
grandes  passions:  il  s'y  fait  des  ligues  ennemies,  où  passe 
tour  à  tour  le  pouvoir;  la  jalousie  et  l'ambition  y  dévorent 
bien  des  âmes;  et  quelques  autres,  la  haine  longuement 
couvée  les  noircit.  Une  vie  amassée  grain  à  grain,  pru- 
demment calculée,  y  peut  recevoir  un  de  ces  coups  qui 
la  transpercent,  la  font  chanceler  et  la  brisent;  il  suffit 
parfois  d'une  récolte  manquée  ou  d'un  procès  perdu  pour 
faire  tomber  une  existence  en  débris.  Et  alors  se  voient, 
dans  ce  petit  monde,  des  désespoirs  terribles,  des  lèvres 
amères,  des  fronts  éteints,  des  cheveux  rares,  des  yeux 
caves,  des  regards  morts.  Hélas  !  il  n'y  a  plus  rien  de 
beau,  d'aimant,  de  confiant,  d'enthousiaste  et  de  sincère 
que  la  jeunesse  :1a  maturité  n'apporte  souvent  que  cendre 
et  poison,  et  l'on  dirait  que  le  temps  des  vieillards  est 
passé. 

IX 

Le  patois  romand. 

I .  Le  langage  coiisich'rè  cotniiw  révélation  du  caractère  national. 

Jusqu'ici  nous  connaissons  notre  peuple  dans  sa  patrie, 
dans  ses  origines,  dans  sa  race  et  dans  sa  figure:  écou- 
tons maintenant  son  langage,  sa  voix,  et  rapportons  ce 
qu'elle  nous  apprendra.  La  langue  est  le  premier  monu- 
ment d'un  peuple  ;  c'est,  après  la  réalisation  de  son  être 
même  et  son  apparition,  la  première  chose  qu'un  peuple 
livre  à  l'histoire,   la  première  manifestation  qu'il  donne 


LE   PATOIS   ROMAND  205 

de  lui.  Avant  de  planter  ses  tentes  dans  une  oasis  du 
désert,  ou  d'accroupir  ses  huttes  dans  la  forêt,  il  par- 
lait. Avant  que,  du  fond  de  la  plaine,  afin  de  laisser  une 
trace  plus  durable  de  son  passage  au  pied  de  la  mon- 
tagne, il  escaladât  de  pierre  en  pierre,  d'assise  en  assise, 
de  colonne  en  colonne,  les  nuées  sinon  les  cieux  ;  avant 
qu'il  livrât  des  batailles;  que  le  bruit  de  sa  victoire  ou  de 
sa  défaite  le  fit  connaître  au  loin,  avant  qu'il  se  donnât 
des  lois,  monuments  de  sa  sagesse  ou  de  sa  barbarie; 
avant  qu'il  prît  distinctement  ses  croyances,  ses  usages, 
ses  mœurs,  son  caractère,  il  parlait:  comme  lui,  sa  langue 
était  plus  ou  moins  complète  et  sauvage  ;  mais  elle  était 
là,  et  elle  était  lui.  La  langue  d'un  peuple  est,  à  elle  seule 
déjà,  toute  son  histoire.  Bien  connue,  bien  appréciée, 
elle  ne  trahit  pas  médiocrement  la  nation  à  qui  elle  ap- 
partient :  elle  est  au  fond  le  recueil  de  ses  idées,  sa  pen- 
sée-mère, son  dernier  mot.  De  tous  les  moyens  humains 
d'exprimer  l'âme,  la  parole  est  le  plus  complet,  celui  qui 
traduit  le  plus  fidèlement  la  pensée  parlant  tout  bas  en 
dedans,  et  la  fait  le  mieux  résonner  au  dehors,  celui  qui 
la  fait  le  plus  clairement  transparaître  sous  sa  dure  enve- 
loppe. Tombant  sous  les  sens  par  elle-même  et  par  ses  di- 
vers modes  de  transmission,  figure  extérieure,  réalisation 
visible,  la  parole  est  pourtant,  de  toutes  les  manifesta- 
tions de  la  pensée,  la  moins  concrète,  la  plus  subtile,  la 
plus  aérienne ,  la  plus  spirituelle.  Un  son  est  comme  une 
sorte  de  miUeu  entre  la  matière  et  l'esprit.  Le  mot  ou  le 
son  parlé  est  encore  moins  matériel,  plus  fugitif  que  le 
son  musical.  Dans  les  autres  arts  (car  la  parole  est  un 
art  et  c'est  pour  cela  que  nous  avons  tous  en  nous  des 


2o6  LE   CAMTON   DE   VAUD 

rudiments  d'artistes)  la  matière  est  encore  plus  prépon- 
dérante. Or.  si  pour  comprendre  un  peuple,  on  s'adresse 
avec  succès  à  ses  arts  proprement  dits;  si  les  pierres 
mêmes  que  ses  mains  ont  entassées,  nous  enseignent  à  le 
pénétrer  intimement,  nous  font  entrer  au  cœur  de  sa  vie, 
pourcjuoi  négligerait-on  d'adresser  la  même  demande  à 
sa  langue?  Là,  n'aura-t-il  pas  été  encore  plus  clairement 
et  plus  complètement  lui  qu'ailleurs  ?  Car  ce  n'est  pas 
assez  dire  que  de  répéter  la  phrase  ordinaire  que  le  mot 
est  le  signe  de  l'idée,  il  est  le  corps  même  de  l'idée  qui 
n'a  point  d'existence  possible  pour  nous  sans  cette  trans- 
figuration, non  pas  céleste,  mais  terrestre.  L'idée  et  le 
mot  sont  deux  en  un,  comme  l'âme  et  le  corps  :  et  ils  n'exis- 
tent pas  l'un  sans  l'autre.  Une  langue  est  donc  comme  le 
corps  de  la  pensée  d'un  peuple.  Elle  le  signale,  l'analyse, 
le  formule,  et  par  cela  même,  car  un  peuple  sans  voix 
n'existerait  pas  même  à  moitié,  elle  le  crée  aussi  bien 
qu'elle  est  créée  par  lui.  Elle  est  le  peuple  même,  puis- 
qu'elle est  sa  pensée;  elle  est  sa  fille  aînée;  et  par  un  re- 
tour mystérieux,  elle  le  complète,  le  réengendre,  puis- 
qu'elle donne  à  son  bourdonnement  intérieur  une  issue, 
à  son  âme  un  écho,  à  son  essence  une  nouvelle  existence, 
à  son  intelligence  une  compréhension.  Etant  le  verbe 
d"un  peu]jle.  elle  en  est  la  substance  et  l'esprit:  la  sub- 
stance, dans  laciuelle  roule  l'esprit:  le  verbe,  (jui,  par 
l'esprit,  tire  la  substance  d'elle-même,  comme  l'insecte  le 
fil  parti  de  son  sein,  et  les  manifeste  en  se  manifestant. 
Mais  si  la  parole  est  l'homme  même,  et  les  langues  l'hu- 
manité même,  là  aussi  on  devra  retrouver  nécessaire- 
ment, ce  me  semble,  comme  l'artiste  se  fait  voir  dans  son 


LE   PATOIS   ROMAND  207 

œuvre,  Timage  de  celui  qui  est  le  Père  de  l'homme  et  de 
la  parole,  savoir  de  ce  qui  pour  nous  est  Dieu.  En  sorte 
que  Dieu  ne  pourra  être  pour  Thomnie  que  ce  qu'est  la 
parole  (l'homme  ne  peut  concevoir  plus  loin)  et  il  devra 
être  cela,  substance  et  esprit  d'abord,  essence  incomplète, 
encore  dans  l'enfance,  et  qui  ne  se  peut  suffire  que  pour 
un  temps  ;  puis  verbe  créateur,  complément  nécessaire, 
l'être,  l'âme  et  le  corps,  en  un  mot,  la  Parole.  Cette  ob- 
servation mal  ébauchée  peut  du  moins  servir  à  faire  voir 
quelle  importante  place  la  parole  et  les  langues  méritent 
de  prendre  dans  l'histoire  de  l'humanité  et  des  diverses 
nations. 

2.   Caractère  du  patois  ro}iiaud. 

Notre  romand  (il  serait  impossible  de  ne  pas  l'ad- 
mettre) a  une  cadence  plus  prononcée  que  la  langue  qui 
le  remplace,  un  caractère  plus  musical.  J'en  atteste  les 
souvenirs  de  ceux  qui  ont  assisté  à  notre  grande  fête  natio- 
nale, celle  de  l'abbaye  des  vignerons  !  Au  milieu  de  ce 
concours  immense  de  citoyens  et  d'étrangers,  sur  cette 
vaste  place  si  magnifiquement  encadrée  par  le  Mont-Pè- 
lerin, le  Léman,  les  Alpes  et  le  ciel,  dans  les  rues  sablées 
et  fourmillantes,  ce  qui  montait  avec  le  plus  de  force  et 
d'harmonie  aux  amphithéâtres  bourdonnants,  aux  bal- 
cons, aux  fenêtres  couronnées  de  dames  et  de  fleurs,  ce 
n'étaient  pas  les  chants  français,  leurs  paroles  maigres, 
sèches,  aiguës,  toutes  d'une  pièce  et  d'un  son,  trop  lé- 
gères pour  supporter  un  si  grand  spectacle  et  un  si  grand 
bruit,  évaporées  dans  l'air  trop  vaste,  ou  retombant  étouf- 
fées dans  la  foule  et  sous  les  pieds  des  danseurs.  C'était 


2o8  LE    CAKTOX    DK    VAUD 

notre  patois,  c'étaient  nos  vieux  Ranz  et  nos  vieilles  Co- 
raules,  qui  résonnaient  jusqu'aux  derniers  gradins  avec 
leur  voix  pleine  et  forte,  aux  larges  ondes,  aux  sons  fer- 
mes et  ouverts,  seuls  accoutumés  à  franchir  le  torrent  ou 
le  précipice,  à  soupirer  le  poids  de  l'âme  et  du  jour  sur 
les  collines  escarpées,  à  réveiller  les  échos  ennemis  des 
cimes  tonnantes,  ou  à  lutter  dans  les  hauts  pâturages  et 
les  vallées  profondes  avec  l'éternel  roulement  de  la  cas- 
cade et  les  beuglements  interrompus  des  troupeaux.  Si  l'on 
tirait  de  ce  caractère  de  notre  romand  quelques  consé- 
quences favorables,  quant  à  son  emploi  musical,  pour 
celui  qui,  rompu  à  ce  langage,  se  serait  pourtant  relevé 
de  ce  qu'il  y  a  de  défectueux  dans  l'état  imparfait  où  il 
est  resté,  on  ne  pourrait  pas  les  rejeter  toutes.  Mais  il 
présente  encore  d'autres  caractères  marqués,  qui  ne  sont 
pas  toujours  des  qualités  désirables. 

11  a  généralement  quelque  chose  d'un  peu  lent,  d'appe- 
santi, de  lourd.  Il  ne  passe  légèrement  sur  rien.  Il  est 
traînant  :  ce  caractère  sera  plus  prononcé  ici  qu'ailleurs  ; 
mais  il  se  retrouve  partout.  Energique  et  empreint  même 
d'une  rudesse  qui  ne  lui  va  pas  mal,  son  défaut  c'est  une 
allure  toujours  un  peu  pesante.  Il  se  montre  susceptible 
d'être  parlé  avec  une  singulière  rapidité,  et  se  prête  aux 
mouvements  véhéments  de  l'âme  ;  mais  le  rocher  qui 
descend  de  la  montagne,  bien  qu'il  se  précipite  comme 
la  foudre  .  ne  perd  rien  de  son  poids  et  en  laisse  derrière 
lui  des  marques.  Notre  romand  n'est  pas  englué;  la  co- 
lère ou  la  passion  le  décrochent  fort  bien  ;  mais  il  con- 
serve toujours  quelque  chose  de  gros  et  d'éi)ais  :  avec 
lui,  les  paroles  ne  volent  pas;  elles  sautent.  Cette  obser- 


LE    PATOIS    ROMAND  209 

vation  se  vérifie  surtout  par  l'ensemble  d'un  discours 
patois.  Mais  certains  faits  particuliers  de  ce  langage  la 
font  vivement  ressortir.  Le  romand  affectionne  constam- 
ment les  contours  dans  la  parole  :  il  a  dans  ses  formes, 
et  il  donne  au  français,  chez  nous,  une  défectivité  fré- 
quente, qui  retarde,  en  forçant  à  réunir  plusieurs  autres 
mots,  au  lieu  d'aller  tout  droit  avec  un  seul  '.  De  même  on 
pourrait  citer  ,  à  l'appui  de  cette  tendance  générale  à 
étendre  le  son  ,  certains  mots  français,  bien  circonscrits 
par  la  prononciation  de  leur  langue,  et  que  les  mauvaises 
habitudes  données  par  le  patois  nous  font  allonger  mal  à 
propos  ".  Mais  ,  d'où  vient ,  dirai-je  encore ,  dans  un 
idiome  d'ailleurs  assez  pauvre,  cette  singulière  profusion 
de  termes  pour  reprocher  la  lenteur,  l'inertie'?  tous  mots 
ignobles  où  la  nonchalance  est  exprimée  avec  une  ef- 
frayante vérité ,  et  semble  en  quelque  sorte  avoir  été 
profondément  sentie  ^. 

Mais  le  défaut  qui ,  à  mon  sens  ,  caractérise  le  mieux 
notre  romand  ,  ou  qui  lui  fait  le  plus  de  tort,  c'est  je  ne 
sais  quoi  d'effacé,  d'inachevé,  de  tronqué,  quelque  chose  à 
la  fois  de  plein  et  de  vague,  de  large  et  de  mou,  de  sonore 
et  d'interrompu,  de  haut  et  de  tombant.  Voyez  tous  ces 
mots  qui  ayant  perdu  leur  vive  consonne  de  la  fin  sem- 
blent privés   de  leur  pointe  :  tous  ces  substantifs  en  â,  et 


'  Dans  plusieurs  temps  simples,  et  surtout  aux  personnes  du 
pluriel,  il  hésite,  il  prend  l'auxiliaire  avec  la  préposition  à,  ou 
quelque  autre  tournure. 

*  Ex  :  fils,  où  nous  sifflons  longuement  1'^,  quand  même  ce  mot 
est  dans  le  corps  de  la  phrase  ;  avis,  et  d'autres. 

*  Baban,  tcéropa,  dadou,  talala,  (osé-je  poursuivre  ?)  giiagnou. 

s.  OLmER,  I.  14 


2IO  LE   CANTON  DE  VAUD 

tous  les  verbes  de  trois  conjugaisons  en  à,  et,  et  /',  La 
voyelle  qui  est  le  son  brut,  sans  forme  et  sans  couleur, 
termine  seule  le  mot,  et  c'est  la  voyelle  longue  :  nouvelle 
cause  de  ralentissement  que  j'aurais  pu  indiquer  plus 
haut.  Dans  bien  des  cas  même,  étant  longue  elle  n'est 
pas  précédée  d'une  autre  syllabe  où  la  voix  s'élève  et 
donne,  par  l'accent,  à  défaut  de  la  consonne,  une  physio- 
nomie au  mot  (a?nâ,  pllantâ  ,  et  non  amar,  pllanntâ).  Je 
sais  bien  qu'on  ne  doit  pas  dire  non  plus  aimer'  ni 
plann'ter'  ;  mais  le  français  n'excuse  pas  le  patois  ;  et 
d'ailleurs,  le  défaut,  chez  celui-ci,  est  bien  plus  général. 
Partout  il  a  perdu  le  /  final  de  la  langue  d'oc,  dont  il 
conserve  l'a,  qui  est  plus  sonore,  mais  aussi  plus  vague 
que  Va  du  français,  où  d'ailleurs  il  revient  quelquefois, 
avec  une  sorte  d'à  muet  au  féminin  ".  On  serait  porté  à 
croire  que  c'est  l'introduction  et  la  prépondérance  de 
cette  dernière  langue  qui  a  ainsi  retranché  au  patois  ses 
finales  aiguës,  par  la  suppression  desquelles  un  mot  est 
comme  un  soldat  sans  épée  et  sans  bannière.  Mais  je  ne 
le  pense  pas  :  on  voit  que  cet  instinct,  qui  au  reste  se  re- 
trouve chez  d'autres  dialectes  romands,  est  encore  plus 
celui  de  notre  patois  que  celui  du  français.  L'analogie  de 
toute  notre  vie  et  de  toute  notre  histoire  en  est  la  meil- 
leure preuve  cà  mon  gré  ;  mais  on  en  pourrait  citer  de 
plus  évidemment  parlantes,  quoique  pas  plus  sûres,  sur- 


^  Substantifs  :  vereld,  vanild.  Verbes  :  porld,  fosshérd;  avei, 
povei;  vegn't,  kgui. 

*  Auia ,  amaie  ,  prov.  arnat ,  amada  ;  retiovah,  aïe,  prov.  reno- 
vellat,  ada  ;  vegnu,  vegnùa,  prov.  vengul,  vettgtula. 


LE   PATOIS   ROMAND  211 

tout  la  suivante  :  c'est  que  notre  patois  a  donné  ce  de'- 
faut  à  notre  français.  Les  classes  d'une  éducation  infé- 
rieure, et  même  nous  autres  sans  nous  en  apercevoir,  re- 
tranchons fréquemment  cette  dernière  consonne  pitto- 
resque. Est-ce  qu'un  de  nos  chanteurs  de  rue  sortant  du 
cabaret  s'aviserait  jamais  de  prononcer  Vr  dans  le  nom 
de  V amour  (Vamou')  qu'il  célèbre  d'une  voix  avinée  ?  S'il 
vous  rencontre  et  qu'il  vous  prenne  en  une  de  ces  amitiés 
subites  qu'engendre  le  vin,  il  vous  dira  Iw/ijou!  et  non 
bonjour!  à  moins  qu'il  ne  prononce  triplement  Vr  pour 
se  donner  un  air  farouche  et  faire  peur  aux  enfants  qui 
viennent  former  un  cortège  à  sa  gloire.  Et  de  même  de 
bonheur,  de  sentir,  de  finir,  etc.  Ne  vous  étonnez  pas  non 
plus  qu'en  d'autres  mots  notre  français  retranche  l'accent 
aigu,  petite  aigrette  qui  redresse  le  son  muet  de  Ve;  et 
qu'il  dise  sauve  (qu'on  en  fasse  l'altération  de  sauf  ou  de 
sauvé,  c'est  le  même  procédé,  qui  tient  au  même  vice), 
use  au  lieu  d^tisé,  trempe  au  lieu  de  tretnpé,  et  d'autres 
corruptions  et  prononciations  analogues,  dont  la  cause 
est  dans  notre  accent  à  moitié  méridional  et  encore 
moins  chantant  que  plaintif.  Tout  cela  ne  dit-il  rien  ?  et 
ne  sont-ce  pas  encore  ces  angles  rongés  dont  je  vous 
parlais  quelque  part  ? 

Maintenant  que  nous  avons  assez  médit  de  notre  voix 
romande,  nous  voulons  en  dire  aussi  du  bien,  car  nous 
en  pensons  beaucoup,  et  nous  l'avons  déjà  laissé  entre- 
voir. 

Notre  romand  a  une  sorte  de  largeur,  qui  lorsqu'elle 
ne  s'étend  pas  trop,  le  rend  sonore,  et  y  asseoit  bien  la 
pensée.  J'en  donnerais  pour  preuves  ces  diphthongues  fré- 


212  LE    CANTON   DE   VAUD 

quentes  et  surtout  cet  a  partout  répété.  Des  articulations 
douces  ou  fortes,  dont  plusieurs  nous  sont  très  particu- 
lières, varient,  adoucissent  cette  largeur  ou  cette  sonorité, 
et  lui  font  prendre  de  la  couleur.  C'est  d'abord  le  fréquent 
emploi  de  lettres  isolées  ,  placées  euphoniquement  pour 
éviter  l'hiatus ,  que  nous  redoutons  peut-être  à  l'ex- 
cès *.  Ensuite ,  c'est  une  multitude  de  sons  mouillés  ou 
stridents,  de  lettres  roulées  ensemble  dont  notre  langue 
est  très  riche,  et  que  nous  marquons  difficilement  avec 
les  combinaisons  ordinaires  de  l'alphabet.  Les  deux  // 
simples  ou  compliquées  d'autres  sons,  du  son  k  par 
exemple,  se  mouillent  ou  se  redoublent  en  se  heurtant  ; 
nous  avons  1';;  mouillée  des  Espagnols,  qu'il  serait  peut- 
être  nécessaire  d'écrire  comme  eux.  Plusieurs  autres  con- 
sonnes, gutturales  ou  liquides,  Vh  elle-même,  peuvent  s'ac- 
cidenter ainsi.  Ajoutez  à  ces  agréables  cascatelles,  à  ces 
petites  fontaines  rafraîchissantes,  je  ne  sais  quel  doux  su- 
surrement interjeté  par  le  son  zoxxç  fréquemment  mélangé 
avec  le  d,  le  /,  le  J  ;  accord  qui  ressemble  à  un  gazouillis 
des  ruisseaux  dans  les  herbes  ou  du  vent  dans  les  feuilles. 
Aimable  caractère  d'une  langue  pastorale  et  rustique  !  la 
nature  champêtre  soupire  doucement  ])ar  cette  voix  de 
notre  premier  langage.  Dans  ces  vers  : 

Oû-to  dessu  stc  brèntze 
Coumèn  pllau  sèn  botçi  ! 


•  Le  patois  ne  peut  pas  dire  a  eu,  comme  le  français  ;  il  lui  faut 
le  z\  l'a-z-u.  D'autres  fois  c'est  le  /.  Par  là  il  renforce  l'habitude 
des  fausses  liaisons.  A  la  campagne,  il  n'est  pas  rare  d'entendre 
jouter  mal  à  propos,  mais  non  sans  grâce,  un  n  pour  l'euphonie. 


LE   PATOIS   ROMAND  213 

Le  teim  è  nai  co  l'èntze  ; 
Coumènce  d'ènlutzi  \ 

n'avez-vous  pas  entendu  les  premières  gouttes  de  pluie 
tinter  sur  les  plus  hautes  branches,  et  vu  scintiller  le  pre- 
mier e'clair  ?  Dans  cet  autre,  ne  sent-on  pas  comme  Te'- 
paisseur  et  la  vastitude  des  grands  ombrages  ? 

Dèzô  quôque  fohi  que  seit  prau  vàsto  et  sômbro  *. 

Ebranlez  les  mots  grondants  et  sourds  que  je  vais  vous 
dire,  et  le  tonnerre  qui  s'approche,  roulera  derrière  la 
forêt. 

On  où  dja  lo  tenèrre 
Ronnâ  derrei  lo  bou  '. 

Les  torrents  gonflés  emportent  leurs  ponts  de  troncs 
d'arbres  recouverts  de  branchages  et  vainement  assujettis 
par  une  couche  de  gravier.  Devant  les  fondrières  com- 
blées reculent  les  génisses. 


*  La  carra  dèpUoilje. 

Entcnds-tu  sur  ces  branches 
Comme  il  pleut  sans  cesser  ! 
Le  temps  est  noir  comme  l'encre  : 
(II)  commence  à  éclairer. 

'  Bucolicûs  de  Virjile,  traduites  in  vers  héroïcos  et  dialecte  Gru- 
vèren.  —  Frubouarg  1788,  —  III. 

Sous  quelque  hêtre  qui  soit  assez  vaste  et  sombre. 
^  La  carra  de  pllodje. 

On  entend  déjà  le  tonnerre 
Gronder  derrière  le  bois. 


214  LE    CANTON   DE   VAUD 

No  ne  seim  pas  mô  inrèmbllâ  '  ! 

disent  les  vachers  qui  voulaient  passer  de  la  basse  à  la 
haute  montagne.  Mais  enfin  l'ondée  cesse.  Un  ciel  tran- 
quille et  chaud  étend  son  pavillon  sur  les  cimes. 

....  Ora  te  veis  la  vàtçe  cutchia  a  l'ombro 
Et  le  linzert  catchi  dèzô  l'arbùsto  sômbro  *  ; 

puis  ces  deux  chevreaux  là-bas, 

L'oun  et  l'ôtro  de  blanc  à  la  pîl  tatçollàs^. 

On  a  reconstruit  les  ponts  et  raffermi  les  hauts  sentiers, 
où  les  vaches  s'avancent  fièrement.  Quel  poëte,  quel 
peintre  nous  a  jamais  si  bien  fait  voir  et  entendre  un 
troupeau  ! 

Blantz'  et  ncirc,  Van  lez  premirc, 

Rotz'  et  motaile,  Les  tbte  neire 

Dzjoùven'  et  ôtro  ...  Van  lez  derreire...* 
Les  sonaillire 


'  Raii:  des  vaches. 

Nous  ne  sommes  pas  mal  embourbés. 

^  Bucolicos,  etc.,  IL 

....  Maintenant  tu  vois  la  vache  couchée  à  l'ombre 
Et  le  lézard  caché  sous  l'arbuste  sombre. 

3  Ibid. 

L'un  et  l'autre  de  blanc,  à  la  peau  tachetée. 

*  Ranz  des  vaches. 

Blanches  et  noires.  Vont  les  premières, 

Rouges  et  étoilées.  Les  toutes  noires 

Jeunes  et  autres  ...  Vont  les  dernières. 

Les  sonnaillères 


LE   PATOIS   ROMAND  215 

Hau  !  hau  !  llauba  !  llauba  !  crie  la  voix  des  bergers, 
mêlée  aux  battements  des  campanes  et  des  clochettes, 
au  chant  métaUique  des  hautes  cascades,  et  au  profond 
murmure  des  noirs  sapins.  Hau  !  llauba  !  voici  l'érable, 
et  le  tremble,  et  le  chalet. 

Vinidez  tôte 
Dèzô  on  pllâno 
Yô  voz  àrio, 
Dèzo  on  trèmbllo 
Yo  ië  trèntço...  ^ 

Dans  la  plaine,  d'où  monte  le  soir,  toute  la  famille 
rentre  des  champs  ;  mais  elle  poursuit  encore  sa  labo- 
rieuse journée.  Les  garçons  dirigent  l'eau  des  étangs  dans 
le  grand  verger.  Comme  elle  coule  joyeusement  de  rigole 
en  rigole  et  irrigue  bien  la  prairie  ! 

Fau  alla  au  prâ, 
Por  y  mettre  l'aidye, 

L'aidye  ; 
Fau  alla  au  prà, 
Por  bèn  l'arrozhâ*. 


^  Rauz  des  vaches. 


Vieille  chanson. 


Venez  toutes 

Sous  un  érable 

Où  (je)  vous  trais, 

Sous  un  tremble 

Où  je  tranche  (le  lait). 

(Il)  faut  aller  au  pré 
Pour  y  mettre  l'eau, 

L'eau  ; 
(II)  faut  aller  au  pré, 
Pour  bien  l'arroser. 


2l6  LE    CANTON    DE    VAUD 

Leur  sœur,  Luisa,  est  au  jardin.  C'est  à  son  rosier 
qu'elle  consacre  ses  dernières  fatigues  :  rosier  de  prin- 
temps, tout  souriant  et  beau  ;  il  semble  être  là  devant 
vous,  dans  ces  vers  si  simples,  mais  si  frais  et  si  embau- 
més d'haleine  matinale  : 

Le  premi  dzor  d'Avri 

Dze  pllanti  on  rozji...  ' 

Mais  ces  belles  couleurs  qui  brillent  sur  ta  joue,  ô  Luisa  ! 
On  geouar  paut  les  hlaipir,  qucmèn  hlaipe  les  hlôrs  '. 
Le  lendemain,  on  la  voit  passer  agile  et  matinale,  avec 
ce  vers  si  preste  et  si  leste,  courant  et  sautant. 
Le  se  leive  matin,  le  se  vît'  è  s'in  va  *. 
Faut-il  peindre  les  tourments  qu'elle  fait  endurer?  Ecou- 
tez le  poëte  inconnu  qui  a  dit  : 

L'isez  qu'à  sur  la  brantçe, 
Que  tzànte  per  li  làntçe 
N'a  pas-tan  de  tormacn 
Quiè  mè  en  voz  amaen*. 


'  Autre  chanson  de  ronde. 

Le  premier  jour  d'avril 
Je  plantai  un  rosier. 

^  Bncolicos,  II,  autre  version. 

Un  jour  peut  les  flétrir,  comme  (il)  flétrit  les  fleurs. 

^  Lo  Cônlo  dan  Craijù. 

Elle  se  lève  matin,  elle  s'habille  et  s'en  va. 

*  Clmnson  ormoiinenche. 

L'oiseau  qui  est  sur  la  branche, 
Qui  chante  par  les  ravins  du  bois, 
N'a  pas  tant  de  tourment 
Que  moi  en  vous  aimant. 


LE   PATOIS   ROMAND  21 7 

Quelle  naturelle  image  de  l'inquiétude  de  l'amour  '?  et 
pour  moduler  cette  plainte  chérie,  quels  sons  aussi  doux 
que  plaintifs  !  Mais  la  tristesse  contenue  et  brûlante  éclate 
dans  ce  beau  vers  où  respire  comme  une  harmonie  en- 
flammée : 

Fournidez,  sùmbros  geouars  d'oùna  pidaùsa  y'a  *  ! 

vers  d'une  attitude  héroïque,  soleillant,  coulé  en  or,  et 
que  l'on  croirait  tiré  de  l'espagnol.  Voici  un  rustique 
festin  dont  les  détails,  au  Heu  d'être  déguisés  par  une 
sorte  de  mauvaise  foi  prétendue  poétique,  gardent  toute 
leur  pittoresque  naïveté  : 

....  Ne  crayâ  ty  que  serrei  on  mariàdzo, 
Yô  ne  manquèreit  pan,  ne  bùro,  ne  fremàdzo  *. 

Prêtez  l'oreille  aux  malins  propos  des  campagnards 
attablés  ;  voyez  si,  tout  en  devisant,  mais  assurément  sans 
Iç  vouloir  !  ils  ne  sanglent  pas  avec  art  leurs  ennemis  na- 
turels, les  hommes  d'affaires  comme  on  dit,  eux  qui  ne 
sont  que  les  hommes  de  travail. 

....  Dzèns  de  bàntçe  et  de  pllomma 

Que  fordzi  ti  l'ardzèn  sen  marte  ne  enclomma  '. 


*  Bucolicos,  II,  autre  version. 

Terminez-vous,  sombres  jours  d'une  piteuse  vie  ! 

'  Lo  Cônto  dau  Craizii. 

....  Nous  croyons  tous  que  (ce)  serait  un  mariage 
Où  (il)  ne  manquerait  ni  pain,  ni  beurre,  ni  fromage. 

^  Lo  Cônto  dau  Craizù. 

....  Gens  de  banque  et  de  plume, 

Qui  forgez  tout  l'argent  sans  marteau  ni  enclume. 


21 8  LE    CANTON   DE    VAUD 

Enfin,  pour  que  la  fête  soit  complète  et  que  cette  épo- 
pée villageoise  reçoive  son  dernier  trait,  vous  aurez  l'a- 
veugle payant  l'hospitalité  avec  son  violon  : 

Noutro  vezin  avei  aberdzi  ouna  né 

On  certain  noviyèn  qu'étei  bon  violâre  : 

Lai  se  rassembllan  ty,  lez  fellie  avoué  les  mare  ^. 

Et  tout  ce  tableau  de  mœurs  antiques,  le  vieux  musi- 
cien, l'harmonieux  compagnon  de  sa  pauvre  vie  et  de  sa 
course  errante,  l'hospitalière  maison,  les  voisins  rassem- 
blés, les  filles  avec  les  mères,  tout  cela  en  trois  vers  où 
le  parfait  naturel  de  la  description  est  rehaussé  par  la 
simplicité  d'une  langue  jeune  encore,  et  qui  a  conservé 
quelque  chose  de  primitif. 

3.  Développement  historique  du  patois  romand. 

Où  en  est  de  son  développement  historique  cette  langue 
romande  ?  A  quelle  âge  en  est-elle  de  sa  vie  ?  Vous  savez 
qu'elle  va  mourir.  Et  cependant,  en  soi,  elle  est  très 
jeune.  Quoiqu'elle  ait  vu  de  longs  jours,  elle  est  tout  au 
commencement  de  sa  vie.  La  vie,  chez  elle,  est  à  peine 
formée.  Elle  en  est  à  son  premier  aubier,  comme  un 
arbre  qu'un  cercle  de  granit  aurait  forcé  de  rester  avec 


'     Notre  voisin  avait  hébergé  une  nuit 

Un  certain  aveugle  qui  était  bon  joueur  de  violon. 
Là  (on)  se  rassemble  tous,  les  filles  avec  les  mères. 

Remarquez  l'expression  antique  de  noviyèn,  littéralement  nov- 
voyaut.  On  dit  encore  à  noi'eyon ,  pour  signifier  :  Sans  y  voir  une 
goutte. 


LE   PATOIS   ROMAND  219 

un  corps  jeune  sous  le  poids  des  années,  si  la  nature  per- 
mettait cette  tyrannie.  Vous  sentez  dans  ce  patois  un 
mode  d'être  non  accompli  toujours  resté  à  son  commen- 
cement. Car  il  en  faut  retrancher  les  nombreux  mots  que 
le  français  lui  fournit  et  qui  ne  sont  que  patoisés.  C'est 
ainsi  que  celui  de  chasteté  lui  manque .  bien  qu'il  puisse 
l'employer  en  lui  donnant,  comme  à  d'autres  dans  le 
même  cas,  la  terminaison  romande  (â).  Absence  caracté- 
ristique chez  une  race  qui,  en  effet,  n'a  jamais  été  bien 
sévère  dans  ses  mœurs.  Toutefois  je  ne  sais  s'il  faut  tirer 
de  ce  fait  toute  la  conséquence  qui  se  présente  au  pre- 
mier abord  ;  en  ces  sortes  de  matières,  connaître  n'est 
pas  absolument  plus  glorieux  qu'ignorer.  On  voit  bien, 
d'ailleurs,  que  tous  les  peuples,  sur  ce  dont  il  s'agit  ici, 
ont  au  commencement  de  leur  vie  une  pensée  et  une  pa- 
role plus  libres  qu'à  la  fin.  Ils  ne  font  pas  seulement 
l'éducation  de  leurs  idées,  mais  encore  celle  de  leurs 
sentiments:  ils  développent  ceux-ci,  les  améliorent,  les 
délicatisent,  et,  cela  fait,  les  mots  dont  ils  les  exprimaient, 
leur  paraissent  trop  généraux  ou  trop  grossiers,  déchoient 
de  leur  rang  et  se  détachent  en  quelque  sorte  de  la  no- 
tion première  à  laquelle  ils  étaient  fixés.  C'est  ainsi  que 
la  langue  française,  pour  signifier  la  pudeur,  importation 
latine  due,  suivant  la  tradition,  au  poète  Desportes,  n'a 
eu  pendant  longtemps  que  le  mot  romand  vergogne  (vere- 
cundia),  qui  est  le  seul  encore  que  notre  patois  possède 
aujourd'hui. 

Au  surplus,  il  n'est  pas  besoin  de  considérer  le  nombre 
des  mots  appartenant  en  propre  à  notre  patois,  pour  se 
convaincre  qu'il  en  est  souvent  encore  à  son  premier  âge. 


2  20  LE   CANTON  DE  VAUD 

Ce  nombre  est  petit,  et  prouve  un  développement  d'idées 
qui  ne  fait  que  de  prendre  pied,  une  éducation  peu  avan- 
cée et  plus  matérielle  que  morale.  Mais  nos  observations 
précédentes  peuvent  continuer  à  nous  suffire.  Ce  caractère 
rustique,  dont  nous  sentons  si  bien  tous  le  charme,  que 
nous  ne  voudrions  pas  le  lui  retrancher,  témoigne  déjà 
de  cet  âge  primitif?  La  profusion  de  Va,  si  largement  ré- 
pandu dans  notre  patois,  nous  donne  aussi  à  son  égard 
le  même  renseignement.  Plus  d'un  esprit  imagine  encore 
des  systèmes  philosophiques  et  historiques  sur  chaque 
lettre  de  l'alphabet  ;  depuis  M.  Jourdain,  cela  n'est  guère 
permis  en  France  ;  mais  on  peut  bien  avouer  que  Va  donne 
un  son  plus  jeune,  plus  grave  et  plus  vague,  un  son  primi- 
tif, puisque  c'est  celui  que  les  enfants  balbutient  le  premier  ; 
un  son  moins  recherché  que  Vu  ou  1"/,  par  exemple,  dont 
l'harmonie  est  certainement  plus  sonore  et  plus  choisie. 
Rappelons-nous  aussi  ces  formes  défectives  si  fréquentes 
dans  notre  patois.  Le  procédé  qui  les  remplace  par  le 
détour  d'un  ou  de  plusieurs  mots,  par  une  décomposi- 
tion de  l'abstrait,  est  essentiellement  un  procédé  jeune, 
antique,  et  part  d'une  organisation  peu  développée,  qui 
n'a  pas  fini  tous  ses  tâtonnements.  Enfin,  le  vague  et  la 
jeunesse  se  montrent  encore  dans  l'inconstance  et  dans  la 
variété  qui  ne  sont  que  faiblement  marquées  par  ce  qu'on 
appelle  les  dialectes  dans  le  romand  suisse  ;  car  ce  ne 
sont  pas  seulement  les  contrées  différentes  qui  le  modi- 
fient ;  ce  sont  les  villages,  et  non-seulement  les  villages, 
maislesquartiersd'unmêmeendroit,  leshabitationsisolées, 
les  familles  et  les  personnes.  On  ne  pourrait  ])as  dire  que 
ce  soit  un  chaos,  le  chaos  d'une  langue,   l'histoire  peut 


LE    PATOIS   ROMAND  22  1 

difficilement  le  saisir  ;  mais  ce  n'est  pas  un  moment  bien 
éloigné  du  chaos.  L'indispensable  est  rangé  et  fixé  ;  tout 
le  reste  court  à  l'aventure,  lève  la  tête  lorsqu'on  le  croyait 
perdu,  pâlit,  s'éclaire  et  se  métamorphose  de  mille  façons. 
Ce  ne  sont  pas  uniquement  les  voyelles,  partie  mobile  du 
mot,  qui  changent  selon  le  caprice  des  lieux  ;  ce  sont  de 
nombreuses  variétés  pour  la  même  consonnance,  variétés, 
il  est  vrai,  qui  tiennent  à  un  type  commun.  Des  change- 
ments réguliers  de  consonnes.  Des  accentuations  con- 
traires. Des  verbes  qui  sont  de  plusieurs  conjugaisons. 
Tel  dialecte  offrirait  au  philologue  passionné  de  magni- 
fiques études  sur  la  métathèse  ;  tel  autre  a  pris  l'habitude 
d'une  sorte  de  diganwia  éolique  à  la  mode  des  Grecs. 

Vous  le  voyez,  c'est  une  masse  bouillonnante  comme 
au  premier  jour  et  qui  ne  s'éteindra  que  bouillonnante 
encore  ;  une  vie  où  la  corruption  du  déclin  se  mêle  à 
celle  de  la  barbarie  primitive  :  et  précisément,  en  cela, 
c'est  un  patois  et  non  une  langue  littéraire.  S'il  en  était 
différemment ,  au  lieu  d'un  patois^  au  lieu  de  la  langue 
des  pères,  amoncellement  confus  de  tout  ce  qui  constitue 
la  vie ,  ce  serait  un  corps  développé,  ayant  sa  complète 
existence  ;  ce  serait  la  langue  des  fils. 

Elle  ne  l'est  plus  !  Il  disparaît  cet  idiome  que  parlèrent 
une  fois  nos  ancêtres,  mais  en  un  temps  où  il  est  difficile 
à  l'histoire  de  remonter.  On  nous  raconte  que  naguère 
encore  le  patois  était  usité,  concurremment  avec  le  fran- 
çais, même  dans  les  hautes  classes  de  la  Suisse  romande, 
surtout  dans  sa  partie  orientale  où  il  sert  de  langue  cou- 
rante encore  aujourd'hui  ;  comme  dans  leurs  provinces, 
les  patois  provençaux  et  languedociens.  Mais  cela  n'em- 


222  LE    CANTON    DE   VAUD 

pêche  pas  que  notre  romand  ne  fût  mort  dès  longtemps, 
en  sa  qualité  de  langue  civile  et  sociale.  A-t-il  même  ja- 
mais existé  ainsi  V  Au  XVI^,  au  XV^  siècle,  il  est  vrai,  on 
raconte  quelques  traits  qui  montrent  non-seulement  que 
le  patois  était  de  fait,  sinon  de  droit,  la  langue  principale 
du  pays  (ce  qui  ne  souffre  aucune  objection),  qui  con- 
statent non-seulement  la  popularité  de  cette  langue,  mais 
de  plus,  à  ce 'qu'il  semble,  sa  nationalité  et  sa  légalité  chez 
certaines  peuplades.  De  temps  en  temps  il  est  question 
de  députés  savoyards  qui  s'expriment  en  leur  patois.  En 
1489,  les  cries  ou  publications,  même  celles  du  bailli  de 
Vaud,  se  faisaient  chez  nous  en  romand.  Au  milieu  de 
ce  siècle,  l'industrieuse  et  riche  commune  de  Fribourg, 
pour  qui  cette  époque  fut  un  temps  de  crise,  emploie 
dans  ses  documents  politiques,  dans  les  missives  qu'elle 
adresse  à  ses  ennemis  ou  à  ses  combourgeois  du  Pays-de- 
Vaud,  et  surtout  dans  ses  actes  civils,  dans  ses  règlements 
de  police  et  dans  ses  comptes,  un  français  très  romand. 
Elle  s'appelle  elle-même  Frîbor  et  les  Friborgeix,  ce  qui 
est  le  nom  patois  encore  usité  autour  d'elle.  Mais  dans 
cette  contrée  classique  de  notre  langue  romande,  le  fran- 
çais prévalait  aussi  ;  et  dans  le  pays  de  Vaud  davantage 
encore,  la  nombreuse  noblesse  de  ce  petit  état  ayant  plus 
de  relations  avec  les  cours  voisines,  de  Savoie,  de  Bour- 
gogne et  de  France,  où  elle  prenait  des  habitudes  d'élé- 
gance, et  menait  une  vie  plus  chevaleresque  que  républi- 
caine. Il  est  certain  que  le  parler  et  le  nom  français 
étaient  au  XV^  siècle,  une  distinction  sociale  complète- 
ment adoptée  chez  nous.  Du  X  W«  siècle  et  de  la  seconde 
moitié  du   XIII<=,  nous  avons  même  divers  actes  tant  gé- 


LE   PATOIS   ROMAND  223 

néraiix  que  particuliers,  qui  prouvent  que  le  roman  d'oïl 
était  à  cette  époque  la  langue  écrite  et  légale.  Le  défi  de 
Gérard  d'Estavayer  et  d'Othon  de  Grandson  est  en  fran- 
çais. On  a  de  ce  dernier,  et  dans  la  même  langue,  des 
attestations  de  service  données  à  un  chevalier  vaudois. 
Plusieurs  chartes  de  Loys  le  vaillant,  Sire  et  Baron  de 
Waut,  sont  en  français.  Des  transactions  du  XIII^  siècle 
et  où  les  témoins  sont  tenus  de  s'expliquer  en  langue  ro- 
mande, fournissent  la  même  observation.  Enfin,  il  pa- 
raîtrait aussi  qu'il  existe  une  charte  française  du  comte 
Pierre,  avec  lequel  le  Pays-de-Vaud  entra  sous  la  domi- 
nation de  la  maison  de  Savoie  :  ce  document  est  de  l'an 
1250  ;  et  le  style,  malgré  de  récentes  copies  toujours  plus 
ou  moins  altérées,  présente  des  particularités  non  mécon- 
naissables de  la  langue  d'oïl  du  XIII'^  siècle.  Est-ce  avec 
la  maison  de  Savoie  que  le  français  s'est  intronisé  chez 
nous,  comme  il  le  fit  en  langue  d'oc  à  peu  près  à  la  même 
époque  avec  la  maison  de  France?  Cette  supposition  n'a 
rien  d'invraisemblable  ,  et  plusieurs  analogies  viennent 
l'appuyer.  Le  XIII^  siècle  vit  précisément  la  gloire  de  la 
langue  d'oïl  et  la  décadence  de  la  langue  d'oc  ;  celle-ci, 
après  2,vo\x  flori  au  XII"^  siècle  (et  c'est  bien  le  mot  qui 
convient  à  cette  belle  langue,  morte  si  jeune,  quand  on 
la  croyait  si  pleine  d'avenir  !),  tomba  sous  l'effort  de  sa 
rapide  croissance  et  de  la  sanglante  destinée  que  lui 
firent  les  ennemis  du  nom  provençal.  La  croisade  contre 
les  insurgés  religieux  de  la  Gaule  méridionale  anéantit  sa 
gloire  et  son  indépendance  ;  la  France  propre,  ou  du 
nord,  fît  peser  sur  le  midi  son  épée,  son  sceptre  et  sa  voix. 
L'unité  littéraire  de  la  langue  d'oc  fut  brisée,  son  exis- 


224  LE    CANTON   DE   VAUD 

tence  sociale  proscrite,  à  cause  de  son  influence  dans  les 
attaques  satiriques  ou  théologiques  qui  tentèrent  d'ébran- 
ler l'édifice  de  Grégoire  VII  et  d'Innocent  III.  Les  classes 
élevées,  tournées  de  gré  ou  de  force  vers  le  nouveau  so- 
leil, abandonnèrent  la  langue  des  troubadours  à  la  merci 
du  peuple.  Et  lorsque  par  tout  cela  on  la  dépouillait  de 
son  franc  parler  et  de  son  rang,  le  français  peu  à  peu  dé- 
gagé de  son  enveloppe,  l'italien  qui  naissait  tout  formé 
dans  la  bouche  de  Dante,  lui  enlevaient  la  prééminence 
qu'elle  avait  eue  jusqu'alors  parmi  les  langues  de  l'Europe 
latine.  C'est  dans  ces  circonstances  que  la  suzeraineté  de 
la  Savoie  vint  fixer  notre  pays  pour  ainsi  dire  sur  lui- 
même  et  le  tenir  en  équilibre  entre  l'Allemagne  et  la  Pro- 
vence, entre  le  Midi  et  le  Nord:  terrain  analogue  à  celui 
où  avait  été  planté  le  français  et  où  il  s'était  plu.  D'ail- 
leurs, l'Allemagne  nous  avait  déjà  tirés  à  elle  pendant  le 
XII«,  le  XI^  siècle,  et  même  depuis  les  temps  de  Berthe, 
de  l'empereur  Othon  et  du  roi  Conrad.  La  langue  écrite 
et  légale  du  saint-empire  romain,  auquel  la  Transjurane 
fut  annexée  (1032),  était,  comme  celle  du  saint-Siége, 
le  latin  ;  comme  aussi  celle  des  rois  rudolphiens.  Avec 
eux  et  les  carlovingiens,  dont  ces  derniers  avaient  aidé  à 
partager  les  dépouilles  (888) ,  nous  assistons  à  la  fin  de 
la  lutte  inégale  entre  l'idiome  des  conquérants  et  ceux 
des  peuples  vaincus,  à  l'agonie ,  au  dernier  soupir  de  ce- 
lui-là, et  à  la  métamorphose  de  ceux-ci.  Déjà  sous 
Charlemagne,  ils  prenaient  le  dessus.  Le  développement 
rapide  des  royaumes  de  Provence  et  de  Bourgogne  bien- 
tôt réunis  (933)  est  justement  regardé  comme  une  des 
causes  qui  expliquent  la  précocité  de  la  langue  d'oc.  Elle 


LE   PATOIS   ROMAND  225 

et  notre  romand  durent  ainsi  marcher  un  moment  côte 
à  côte.  Mais  cette  liaison  continua-t-elle  ,  et  jusques  à 
quand  ?  Le  provençal  fut-il  la  langue  littéraire  de  notre 
romand ,  comme  il  a  été  incontestablement  celle  des  pa- 
tois de  la  Haute-Italie  '? 

Quel  était  cet  Olivier  de  Lausana  mentionné  par  un 
troubadour  du  XIII^  siècle  comme  un  personnage  connu 
et  honoré ,  puisqu'il  le  met  dans  le  paradis ,  au  lieu  le 
meilleur,  à  côté  de  Charlemagne  et  de,  Roland  ?  Parlait- 
il  la  même  langue  que  celui  qui  l'a  chanté?  Faut-il  se 
dire  que  notre  patois  a  été  primitivement  patois,  et  qu'il 
ne  fut  jamais  que  cela  ?  Il  est  à  croire,  comme  je  l'ai  déjà 
insinué,  d'un  côté  qu'il  a  dû  plus  ou  moins  se  former  de 
lui-même,  parce  qu'il  est  encore  à  cette  heure  très  em- 
preint d'un  cachet  particulier  ;  et,  de  l'autre,  qu'il  fut  un 
jour  plus  provençal  et  moins  français  qu'aujourd'hui.  Cer- 
tainement aussi,  il  eut  des  chances  de  développement  et 
de  vie  plus  brillante  dans  ces  jours  où  la  Transjurane. 
devenue  le  centre  d'un  nouvel  état,  sortit  de  la  nuit  des 
temps,  eut  des  héros,  des  gloires,  et  une  cour  pour  enrichir 
et  façonner  celle  des  langues  nouvelles  de  toutes  parts  sur- 
gissantes qui  lui  était  destinée.  Mais  tout  cela  est  revêtu 
d'un  voile  d'ombres  qui  ne  sera  peut-être  jamais  soulevé. 
Cet  âge  n'a  laissé  aucun  monument  de  sa  langue  vulgaire. 
Rien  que  çà  et  là  quelques  noms  isolés,  les  uns  allemands 
les  autres  romands;  ou  les  railleries  des  italiens  (mais  ils 
parlaient  en  vaincus  !)  sur  la  voix  rauque  et  tonnante  des 
compagnons  de  Rodulfe.  Les  largesses  de  Berthe  et  de 
sa  famille,  agenouillées  avec  tout  le  monde  chrétien  de- 
vant l'an  1000  qui  approchait,  firent  des  moines  trans- 

J.  OLIVIER,   I.  15 


226  LE    CANTON   DE   VAUD 

jurains  et  bourguignons  des  défricheurs  du  sol  plutôt  que 
de  l'esprit.  La  langue  latine  ne  transmettait  au  souvenir 
des  hommes  que  les  enrichissements  des  églises  ou  des 
seigneurs  ,  les  vicissitudes  de  la  propriété  ;  et  la  langue 
romande,  vivant  au  jour  le  jour,  croissait  pour  l'oubli. 

Nous  avons  ainsi  devancé,  dès  longtemps,  notre  idiome 
national,  et  il  nous  a  fallu  en  prendre  un  second,  n'étant 
pas  assez  forts  pour  soulever  le  nôtre  avec  nous  et  le 
faire  accepter  au  monde.  Ceci  n'entraîne  point  de  dés- 
honneur pour  un  petit  peuple,  pour  une  tribu  que  nous 
sommes.  Tant  de  grandes  nations  et  qui  avaient  cultivé 
leurs  langues,  au  lieu  que  nous  n'avons  point  demandé 
de  fruits  à  la  nôtre,  les  ont  bien  vues  périr,  sans  pouvoir 
malgré  leurs  efforts  arrêter  cet  anéantissement ,  assuré- 
ment le  signe  le  plus  terrible  de  la  loi  de  mort  qui  pèse 
sur  l'homme  et  sur  la  nature.  Puis,  nous  avons  le  français, 
et  n'est-ce  pas  un  magnifique  héritage  "?  Le  français,  la 
langue  européenne,  la  langue  politique  et  révolutionnaire 
de  la  civilisation  :  idiome  étonnant  par  ce  qu'il  peut  et 
ce  qu'il  a  su  faire  avec  si  peu  de  corps  et  une  âme  si 
gênée.  Mais  c'est  en  se  réglant  qu'il  s'est  donné  la  force, 
c'est  en  assurant  ses  pas,  qu'il  a  posé  sur  sa  tête  la  cou- 
ronne que  rien  ne  lui  enlèvera  plus.  Précision  de  la  marche 
et  clarté  du  son  ;  à  défaut  d'un  chant  plus  mélodieux  ou 
d'une  plus  savante  harmonie,  fermeté  de  la  tête  et  légè- 
reté des  pieds  ,  voilà  ce  qui  assure  au  français  son  rang 
supérieur,  et  le  fait  l'égal  des  langues  classiques  de  l'hu- 
manité. Son  principal  domaine  est  sans  doute  la  prose  : 
et  quelle  est  la  littérature  qui  surpasse  ou  même  qui  égale 
la  sienne  à  cet  égard  ?    Mais  telle  est  d'ailleurs  la  sou- 


LE   PATOIS   ROMAND  227 

plesse  qu'il  s'est  acquise  à  force  de  difficultés,  que  nulle 
poésie  ne  lui  est  inaccessible.  Les  Anglais,  parmi  les 
peuples  modernes ,  ont  la  poésie  la  plus  individuelle, 
comme  ils  sont  la  plus  individuelle  des  nations  ;  les  Alle- 
mands, la  poésie  la  plus  pensée  et  la  plus  rêveuse  ;  les  peu- 
ples du  Midi  la  poésie  la  plus  musicale,  la  plus  accentuée, 
la  plus  chaude  et  la  plus  sensuelle.  Mais  la  poésie  que  l'on 
pourrait  appeler  sociale,  la  poésie  générale  de  l'humanité 
dans  les  formes  populaires  qu'elle  a  jusqu'ici  revêtues, 
cette  poésie-là  appartient  aux  Français.  Langue  d'avant- 
garde  et  de  domination  ,  le  français  a  une  histoire  très 
belle,  très  claire,  très  une  et  très  complète,  de  grandes 
origines  ,  une  vaste  et  féconde  antiquité  ,  ainsi  qu'une 
physionomie  prononcée  qui,  dans  tous  les  temps,  a  frappé 
les  hommes  ,  et  se  fait  aisément  reconnaître  depuis  son 
premier  jour  jusqu'à  celui-ci.  Par  tout  cela,  cette  langue 
donne  aux  peuples  qui  la  parlent,  non-seulement  un  ma- 
gnifique trésor ,  mais  encore  un  droit.  Nul  doute  que 
nous-mêmes,  petite  peuplade  égarée  sur  ses  bords,  nous 
ne  lui  devions  beaucoup.  Elle  est  chez  nous,  comme  ail- 
leurs, la  langue  de  la  civilisation  ;  elle  forme  le  terrain  de 
notre  pensée,  respire  et  aspire  notre  vie,  suit  nos  mouve- 
ments, et  recueille  nos  progrès. 

Mais  n'aurons-nous  pas  un  regard  pour  notre  vieux 
idiome  national,  pas  un  salut  de  rappel  ou  d'adieu  pour 
notre  romand  qui  s'en  va?  Ah!  laisserions-nous  ainsi 
s'envoler  Tâme  de  nos  pères,  sans  faire  un  seul  effort  pour 
la  retenir  ?  Ils  sont  morts  :  effacerons-nous  l'épitaphe  de 
leurs  tombes  ?  Leur  langage,  humble  et  pauvre  comme 
eux,  ne  peut  plus  être  le  nôtre  sans  partage.  Mais  don- 


2  28  LE    CANTON    DE   VAUD 

nons-lui  un  petit  coin  à  côté  de  ce  qui  l'a  remplacé  :  il  y 
a  droit  !  qu'il  cède  la  place  d'honneur  au  nouveau  maître, 
mais  qu'il  ne  soit  point  chassé  de  la  maison  :  il  ne  de- 
mande pas  plus  !  C'est  un  ancien  serviteur,  devenu  l'hôte 
de  la  famille,  où  il  met  toute  sa  gloire  et  cache  tous  ses 
souvenirs  :  que  sa  voix  se  fasse  encore  entendre  à  la  table 
commune  !  elle  réjouira  les  enfants.  En  lui  toute  chaleur 
et  toute  vie  ne  sont  pas  éteintes  :  il  serait  facile  de  les 
ranimer ,  de  les  entretenir ,  et  d'en  tirer  une  dernière 
flamme  épurée.  Notre  romand,  j'en  suis  convaincu,  est 
susceptible  d'être  cultivé  avec  succès.  Il  possède  encore 
de  grandes  richesses,  il  a  des  mots  et  des  tournures  d'une 
puissante  énergie,  la  naïveté  des  vieux  langages,  de  l'ai- 
sance dans  ce  qui  lui  est  propre,  delà  facilité  dans  ses  em- 
prunts, et,  dans  les  sons,  de  l'harmonie  et  de  la  couleur.  La 
grossièreté  ou  la  vulgarité  qui  peuvent  le  déparer  encore 
tomberont  d'elles-mêmes,  à  mesure  que  sa  popularité  dé- 
croîtra; comme  aussi  ce  qui  lui  manque,  il  l'acquerrait  par 
un  maniement  plus  soigné,  et  par  la  réunion  de  toutes  ses 
forces  égarées  ou  sans  liens.  Fondre  en  une  langue  litté- 
raire et  non  plus  seulement  usuelle  les  dialectes  particu- 
liers, donner  quelque  régularité  à  cet  ensemble  qui,  au 
lieu  de  faire  perdre  à  notre  romand  de  sa  variété,  la  ferait 
davantage  saillir  ;  le  consacrer,  ainsi  refait  et  accompli,  h 
exprimer  certains  faits  de  notre  histoire  ou  de  notre  vie 
qui  auraient  besoin  de  lui  pour  revêtir,  avec  leur  couleur 
véritable,  leur  véritable  esprit  ;  se  garder  par  là  un  petit 
bien  à  soi.  à  côté  de  celui  qu'il  faut  partager  avec  tout  le 
monde,  ne  serait  une  entreprise  ni  vaine  ni  folle  à  tenter. 
Uonné-je  trop  à  notre  roifiand'?  Et  ce  que  je  lui  voudrais, 


POESIE   POPULAIRE  229 

n'est-il  pourtant  rien  V  II  serait  comme  la  langue  de  notre 
nationalité  la  plus  intime,  notre  petite  voix,  à  nous,  à  côté 
de  la  grande,  où  le  murmure  que  nous  y  joignons  n'est 
guère  entendu.  Est-ce  à  dire  que,  chevaliers  du  passé, 
pourfendeurs  du  présent,  nous  voulions  rêver  l'un,  et  fer- 
mer les  yeux  aux  réalités  de  l'autre  '?  Non.  mais  que  notre 
romand  continue  de  nous  appartenir,  qu'il  occupe  au  mi- 
lieu de  nous  la  seule  place  qu'il  puisse  désormais  y 
prendre,  qu'il  continue  à  faire  partie  de  notre  être,  qu'il 
y  puisse  avoir  bruit  de  poésie  et  de  réalité,  que  nous  le 
gardions,  nous  en  servions,  l'admirions,  le  chantions,  l'ai- 
mions,  comme  nous  faisons  de  tout  ce  qui  est  nous  et  à 
nous,  hommes  et  choses  ;  qu'il  soit  ce  que  sont  pour  nous 
le  bleu  Léman,  le  Jura  sombre,  la  cathédrale.  Aï,  Jaman' 
Chillon,  les  Muverans,  Mordes,  les  Diablerets,  notre  poé- 
tique rivage,  notre  monument  national,  notre  cime  sacrée  ! 


X 

Toésie  populaire. 

Nos  anciennes  poésies  populaires  étaient  chantées,  et 
plusieurs  mêmes  se  dansaient  :  on  les  appelait  alors  des 
rionds  ;  riondâ,  c'était  danser  en  chantant.  Et  le  chant, 
les  vers  et  la  danse  étaient  organisés  de  manière  à  former 
deux  chœurs,  qui  se  reprennent  toujours  une  partie  de 
l'air  et  des  paroles  en  se  répondant.  De  là  le  nom  de 
coraula  donné  en  plusieurs  endroits  à  ces  chants  alternés, 


230  LE    CANTON   DE   VAUD 

dont  les  strophes  s'appellent  'na  coblla,  comme  chez  les 
Provençaux.  On  les  chante  encore  ainsi  dans  la  partie 
occidentale  de  la  Suisse  romane  ;  on  ne  les  danse  plus  que 
très  rarement  '.  Naguère  ,  aux  clairs  de  lune  d'été,  ils  en- 
traînaient, mêlée  dans  la  ronde,  toute  la  population  plé- 
béienne et  patricienne  de  l'endroit  *.  Les  chansons  se 
répondaient  de  village  en  village  au  milieu  de  l'écouteur 
silence  ;  et  la  mère  de  famille,  assidue  en  sa  maison,  en- 
dormait son  nouveau-né  des  souvenirs  de  sa  jeunesse  que 
lui  rendait  le  chant  lointain.  On  n'allait  pas  non  plus,  la 
bouche  froide  et  close,  à  la  conquête  de  la  vendange  ou 
de  la  moisson.  Que  pensons-nous  maintenant  de  nos 
plaisirs  guindés ,  de  nos  récréations  pesantes  ?  Il  n'y  a 
plus  que  les  petits  enfants  qui  sachent  encore  danser  aux 
chansons  :  aimables  et  frêles  gardiens  des  joies  naïves  du 
passé  ! 

Les  plus  gracieux  de  ces  poèmes  ont  un  caractère 
rustique  ,  champêtre  et  doux;  la  nature  agricole  ou  pasto- 
rale '  y  est  toujours  présente,  tantôt  dans  sa  douceur  joyeuse 


'  L'usage  s'en  est  encore  un  peu  conservé  à  Estavayer. 
*  Chanson  de  ronde  : 

Allez-vous-en  ,  ceux  qui  regardent , 
Ou  bien  venez  danser. 

'  A-t-on  bien  assez  dit  quel  chef-d'œuvre  nous  possédons  dans 
le  Ranz  des  ArmaiWis  des  Colonilvtle:?  Comment  quelque  grand 
peintre  ne  s'est-il  pas  fait  l'interprète  de  cette  succession  de  scènes 
si  variées,  et  si  vivement  marquées  par  les  deux  vers  de  ciiaque 
couplet ,  qui  sont  comme  la  légende  d'un  tableau  invisiblement 
tracé  au-dessus  ?  D'abord  le  lever  matinal  des  pâtres  frais  et  ro- 
bustes, les  humides  roses  de  l'aurore,  l'appel  et  le  dénombrement 
des   vaches  ;   —    puis  la  fondrière  et  le  torrent,  la  halte  tumul- 


POÉSIE   POPULAIRE  23 1 

tantôt  dans  sa  dure  réalité.  C'est  un  jardin,  des  fleurs,  et 
un  air  de  printemps  :  le  romarin,  lejastnin  et  la  rose  aussi, 
l'oranger,  la  \\o\ttlt  d.\Qc\t  ransignoletc^Mx  chante  sur  le 
rond  du  vert  bois.  Mais  souvent  ces  images  de  la  nature 
semblent  cacher  un  sens  secret,  que  Ton  serait  honteux  et 
fâché  de  découvrir  :  il  y  a  dans  plusieurs  de  ces  chants 
quelque  chose  de  sensuel  en  même  temps  que  de  fleuri. 
Mais  ce  qu'on  y  voit  percer  de  toutes  parts,  c'est  le  sen- 
timent de  la  réalité,  de  ses  difficultés  et  de  ses  moqueries. 
Peu  de  larmes,  mais  un  rire  habituellement  froid  et  en 
dessous  ;  une  sorte  de  désenchantement  sans  souci  ;  la 
vie  du  cru.  C'est  la  mal-épousée  qui  ne  trouvera  que  la 
pauvreté  dans  la  maison  de  son  époux  ;  mais  elle  aura 
du  bon  temps  :  ils  n'ont  rien  à  filer,  elle  ne  veillera  donc 
pas  cette  nuit  ;  ils  n'ont  point  de  pré.  elle  n'ira  donc  ja- 
mais faner  ;  ils  regarderont  manger  les  autres,  et  quand 
ceux-là  riront,  eux  pleureront.  Ailleurs,  un  mari  regrette 
de  ne  plus  être  valet  (garçon)  ;  il  voit  ses  anciens  cama- 
rades s'asseoir  à  l'ombre   avec   les  jeunes  filles,  qui  lui 


tueuse  du  troupeau,  la  grave  consultation  des  bergers  allant  aux 
voix,  et  la  sentence  du  plus  vieux  ;  —  l'arrivée  du  messager  :  le 
voilà  qui  heurte  à  la  porte,  à  la  porte  du  curé  ;  —  la  conversa- 
tion avec  l'habile  pasteur  et  sa  lutte  de  malice  entre  lui  et  le  beau 
berger  goguenard,  que  la  servante,  jolie  et  trop  courtoise,  écoute 
et  regarde  à  l'écart  ;  —  le  retour  de  Pierre  et  son  résultat  mer- 
veilleux ;  la  chaudière  sur  son  lit  de  flammes  ;  ce  moment  dra- 
matique où  les  bergers  voient  qu'elle  est  pleine  et  qu'ils  n'ont 
pourtant  pas  encore  trait  la  moitié  du  troupeau.  Enfin  tous  ces 
tableaux  si  neufs  et  si  naïfs,  si  accentués  et  si  simples,  dominés 
par  celui  de  la  grande  nature  des  montagnes  que  ramène  chaque 
refrain. 


232  LE    CANTON    DE   VAUD 

crient  à  lui  :  Va  vers  ta  femme  !  celle-ci  vient  l'appeler  ; 
rentré  dans  sa  chambre ,  il  entend  pleurer  ses  enfants  : 
voilà  comment  il  s'amuse,  lui!  enïm., prenant  le  bo?i parti, 
il  se  fait  apporter  une  bouteille  dt  \\n,  et  fout  cela  fut 
fini.  Cette  acceptation  de  la  réalité  de  la  vie  comprend 
celle  de  l'immoralité.  Il  s"en  faut  que  Tamour  soit  tou- 
jours délicat  dans  ces  chansons  ;  assurément  la  naïveté 
populaire,  le  libre  élan  du  cœur,  la  brusquerie  de  la  pas- 
sion l'y  font  parler  quelquefois  avec  une  vérité  de  ten- 
dresse qui  saisit  ;  le  tour  d'esprit  badin  lui  donne  aussi  un 
naturel  vif  et  gai  ;  ou  bien  ils  doivent  à  une  sorte  de  ma- 
lice calculée,  de  raillerie  sans  pointe,  cjui  est  leur  secret, 
l'effet  profond  d'une  tristesse  sans  pleurs  et  d'un  jeu 
sans  sourire  '.  Mais  souvent  l'amour  s'y  montre  grossière- 
ment charnel  :  on  l'y  traite  en  plaisanterie,  qui  descend 
parfois,  dans  l'entraînement  d'une  forte  nature,  jusqu'à  la 
brutalité  *.  On  chante  moins  sa  douceur  innocente  qu'on 
ne  raille  .  ses  déceptions  ou  ses  larcins.  Tel  est  le  souve- 
nir le  plus  habituel  (jue  le  peuple  ait  conservé  de  ses 
amours,  et  ])0ur  se  venger  il  en  a  fait  retomber  le  crime 
sur  les  hautes  classes  dont  il  a  dû  tour  à  tour  subir  l'im- 
morahté  :  les  curés  d'abord,  puis  les  seigneurs  et  les 
hommes  d'affaires,  les  avocats  ^.  Ce  sentiment  de  la  réa- 


'  Voyez  la  chanson  :  Hôlas,  l'ami,  en  ai  bèn  vu  lo  temps.  Oli- 
vier la  cite  dans  les  Eclaircissetnents,  tom.  II,  pag.  LIV. 

'  Une  pauvre  fille  avait  donné  rendez-vous  à  son  ami,  en  lui 
promettant  tout  secret.  Il  est  cependant  aperçu  :  «  Tu  en  as  bien 
menti,  lui  reproche  ce  galant  farouche  qui  la  frappe  au  visage;  et 
tiens!  voilà  pour  t'apprcndre  à  dire  la  vérité.  » 

*  Le  premier  je  rencontre  , 

Le  fils  d'un  avocat  , 


POESIE   POPULAIRE  233 

lité  se  montre  aussi  dans  les  scènes  mêmes  qui  sont  les 
sujets  de  ces  chants  :  une  coutume,  un  simple  fait  de  tous 
les  jours,  l'occupation  la  plus  vulgaire,  les  jeunes  filles 
qui  doivent  bien  «  balayer  la  maison,  »  travaux  des  prés, 
des  champs  et  des  montagnes,  vendanges  et  moissons, 
alpages  et  fenaisons,  toute  l'existence  de  notre  peuple  s'y 
trouve  reproduite  avec  un  à-propos,  une  vérité,  une  fidé- 
lité, qui  n'est  pas  de  la  couleur  locale,  car  c'est  la  nature 
même  en  chair  et  en  os.  Avec  notre  caractère  et  notre 
histoire  qui  se  font  peu  remarquer,  il  nous  est  difficile  à 
nous-mêmes,  dans  une  œuvre  réfléchie,  d'exprimer  ce 
que  nous  sommes  :  nos  anciens  chants  nationaux  le  font 
spontanément,  pour  ce  qui  regarde  le  peuple  du  moins  : 
ils  n'ont  pas  besoin  de  nous  l'analyser  en  tâtonnant,  du 
premier  coup  ils  vous  le  font  voir.  Non-seulement  ils 
sont,  comme  tous  les  chants  populaires  ,  le  peuple  en 
pensée  et  en  esprit  ;  mais  ils  sont  le  peuple  en  spectacle. 
Je  ne  crois  pas  que  nul  peuple,  dans  sa  poésie,  se  soit 
reproduit  plus  exactement,  plus  réellement  que  celui-ci. 
C'est  qu'il  ne  visait  ni  à  l'effet  grandiose,  ni  à  l'effet  pitto- 
resque, ni  même  à  l'effet  d'esprit  :  il  ne  visait  qu'à  être 
lui  tout  bonnement.  C'est  que  nul  en  vérité,  et  la  chose 
est  à  la  fois  malheureuse  et  heureuse,  ne  songe  moins  à 
faire  effet.  Retiré  sur  lui-même  il  abhore  de  se  mettre  en 
avant  plus  qu'il  ne  l'est,  de  se  poser  et  de  se  hisser.  Tout 
ce  qui  se  dit  autre  que  soi,  fût-ce  un  gain,  il  le  déteste. 


—  Que  portez-vous,  la  belle  , 
Dans  ce  panier  au  bras  ?  —  etc. 
Dans  le  Ranz  des  vaches,  c'est  le  curé  qui  est  mis  en  scène. 


234  LE    CANTON   DE   VAUD 

par  paresse  peut-être,  mais  de  plus  par  bon  sens.  Et  en 
même  temps  donc  qu'il  se  laisse  être,  il  voit  admirable- 
ment bien  ce  que  les  autres  voudraient  être,  et  ce  qu'ils 
ne  sont  pas.  Il  en  reste  froidement  à  lui-même,  et  il  est 
impitoyable  pour  ceux  qui  veulent  être  plus.  Il  fait  un 
retour  sur  sa  pauvre  vie,  assez  bonne,  mais  peu  grande, 
et  il  la  traite  sans  façon,  sans  étalage,  avec  une  familière 
amitié.  L'existence  s'est  déchargée  un  moment,  mais  l'air 
pèse  encore  ;  les  choses  sont  loin,  mais  il  faut  s'attendre 
à  les  revoir  :  alors  on  les  accueillera  avec  un  demi-sou- 
rire qui  les  bravera  sans  les  vaincre  ;  avec  un  regard  dé- 
tourné qui  revient  par  derrière  plutôt  qu'il  ne  se  cache 
et  s'enfuit.  De  là  cette  moquerie  calme,  patiente,  et  par- 
fois rusée,  dont  nous  avons  déjà  parlé.  C'est  une  manière 
de  prendre  la  vie  avec  une  sorte  de  ricanement.  Ce  ca- 
ractère se  mêle  à  tous  nos  anciens  chants  populaires  ;  il 
est  pour  eux  comme  une  espèce  d'idéal  au  milieu  de  leur 
perpétuelle  réalité  :  il  constitue  leur  genre  et  leur  type. 
La  vie,  émoussée,  se  rebouche  contre  ces  froides  néces- 
sités ;  mais  elle  a  néanmoins  ceci  de  bon,  c'est  qu'on  en 
peut  rire  ;  elle  est  belle  parce  qu'elle  vaut  tant,  et  qu'elle 
sert  à  gloser. 

Cette  constance  de  moquerie  et  de  bon  sens  railleur 
n'est  point,  comme  on  pourrait  le  croire,  incompatible 
avec  l'imagination.  Notre  peuple  est  loin  d'en  être  dé- 
pourvu ;  seulement  il  la  tourne  à  sa  manière,  et  l'ap- 
plique à  ce  qui  le  touche  de  plus  près.  La  façade  de  sa 
maison  blanche  n'est  pas  toujours  du  côté  de  la  plus  belle 
vue  :  mais  c'est  que  vivant  en  plein  air  il  aura  toujours 
celle-ci  à  sa  portée.   Penché  vers  la  terre,  son  monde  à 


POESIE   POPULAIRE  235 

lui  est  à  ses  pieds  :  il  regarde  peu  au  loin.  Son  verger 
couronné  d'arbres,  son  plantage  au  sol  noir  et  cendreux, 
son  champ  qu'un  seul  noyer  réunirait  sous  son  dôme,  sa 
vigne  où  le  menu  feuillage  du  pêcher  n'étend  qu'une 
ombre  à  jour  toute  percée  du  soleil,  voilà  son  domaine, 
son  enceinte,  son  horizon.  Le  reste  est  un  lointain  paysage, 
sur  lequel  il  lève  rarement  les  yeux;  il  n'y  pense  pas,  il  a 
trop  à  faire  du  sien  :  aussi  croirait-il  volontiers  qu'il  n'y  a 
rien  de  plus  au  monde,  et  qu'il  n'est  personne  qui  ignore 
ce  que  lui  sait  si  bien  par  cœur  ' .  Il  ne  peut  vous  dire 
comment  s'appelle  ces  pics  merveilleux  qui  se  dressent 
quelquefois  dans  les  brumes  éloignées  ;  mais  il  a  donné 
des  noms  aux  moindres  fragments  de  son  petit  territoire. 
Et  parmi  ces  derniers,  tous  très  anciens  et  la  plupart  an- 
térieurs au  français,  il  en  est  qui  font  preuve  d'une  ima- 
gination riante  et  champêtre.  C'est  un  chêne,  un  orme, 
ou  un  plane  ;  un  nant,  un  oiseau,  une  riche  famille  éteinte, 
une  chapelle  en  poussière  qui  personnifient  ces  lieux  pai- 
sibles ,  où  l'âme  repose  au  bord  des  champs  de  blé,  au 
coin  des  forêts,  sous  les  feuillées  qui  gazouillent  entre  elles, 
à  l'approche  du  soir  *.  Quelquefois  à  ces  riantes  images 


^  Q.ui,  demandant  son  chemin,  n'a  pas  reçu  des  réponses  dont 
la  formule  générale  revient  à  celle-ci  :  Vous  tirerez  adroite,  quand 
vous  serez  vers  la  maison  à  Jean-Pierre  ;  comme  si  la  maison  à 
Jean-Pierre  était  sûrement  connue  de  l'univers  entier  ! 

*  Es  Planes  ,  Es  Vernes ,  Es  Noyers ,  Es  Buissonnets  ,  Derrey 
l'Epenaz,  Sur  l'Ormet,  au  Tremhlloz,  àluGeneivriaz,  —  au  Laviau, 
au  Landau  ,  —  au  Bois-au-Moinoz  ,  à  la  Bannerettaz,  Vers-le-Bois- 
de-Savoie ,  à  la  CoUmnhaire,  au  Pré-au-Bœuf,  en  Montchevry,  — 
les  Riettes  (rio  ruisseau),  le  Nant-du-Merle,  le  Naut  de  Coquestra- 
hhz,  le  Want  de  l'Axzelet,  —  le  es  Semorailles,  —  la  Roche  dou  bec 


236  LE    CANTON    DE   VAUD 

s'en  mêlent  d'autres,  charnelles  et  grossières,  par  un  be- 
soin de  raillerie  qui  se  retrouve  ici  comme  dans  les  chan- 
sons. Mais  elle  y  peut  prendre  de  même  un  caractère 
de  bizarrerie  énergique  ou  pittoresque.  Le  mot  de  Bra- 
mafan  ne  peint-il  pas  avec  force  ces  endroits  éloignés  ou 
difficiles  où  la  faim  presse  les  travailleurs  ?  et  trouvez- 
vous  qu'il  n'y  ait  aucune  originalité  à  dire  du  soleil  à  son 
coucher ,  que  Jean-le-Roux  va  se  musser  dans  la  mon- 
tagne *.  On  pourrait  citer  une  foule  d'expressions  qui  té- 


à  l'eigle,  —  Champ-dolent  ;  —  Champblande  {campi  blandi  ;  voir 
au  sonnet  de  Sainte-Beuve),  etc.  —  VoyQzla.  Feuille  des  avis  offi- 
ciels et  les  plans  des  communes. 

Les  noms  de  famille  sont  moins  anciens,  et  appartiennent  à  un 
âge  où  notre  langue  romande  n'était  déjà  plus  qu'un  patois.  A 
côté  d'un  grand  nombre,  tout  secs  ou  tout  pâles  de  réalité,  il  en 
est  cependant  quelques-uns  d'une  physionomie  antique,  ou  d'un 
sens  original  dans  sa  crudité:  Amaiidriiz  qui  semble  être,  avec  une 
terminaison  romande,  le  même  que  Amauri  ;  Herminjat  (Her- 
mingard,  Ermangaud)  ;  Fauquez  (Folquet,  Foulques)  ;  De  la 
Cuisine,  De-l'oniie-lance;  Rolvsprit  ;  Dciiorrcaz  (de-la-noyerée,  c'est 
le  même  que  Nogaret  ou  Desnoyers),  etc. 

Certaines  plantes,  certains  animaux  ont  des  noms  particuliers, 
et  même  consacrés,  qui  montreraient  aussi  l'imagination  soule- 
vant un  coin  du  voile  :  le  rhododendron,  ce  nom  lourd  et  obscur, 
barbare  en  français  à  force  d'y  être  grec,  s'appelle  chez  les  bergers 
le  Dzentelkt  (gentillet)  ;  les  automnales  colchiques,  des  veillées, 
parce  qu'elles  annoncent  la  saison  des  longues  soirées.  Les  vaches 
reçoivent  les  noms  de  Molaila  (qui  a  une  étoile  au  front),  Meriati 
(miroir);  les  bœufs  de  labour,  ceux  de  MoH/a/ (étoile),  Dca/7/f/ 
(tacheté),  Fllori  (fleuri),  Froiiwiit,  etc.  L'écureuil,  en  certains  en- 
droits, Verdzasse  (qui  vit  dans  la  verdure). 

'  Dian-Rossetva  se  moêssi.  —  Brama  fait  (territoire  d'Orbe)  :  c'est 
le  même  nom  que  celui  de  la  tour  ruinée  de  la  cité  d'.\oste, 
dans  le  Lépreux  de  M.  de  Maistre. 


POESIE    POPULAIRE  237 

moignent  d'une  imagination  vive  et  juste,  mais  qui  par- 
fois tournent  aussi  à  un  rire  mécontent.  Quand  il  est 
tombé  beaucoup  de  neige  ,  c' est  une  année  blanche;  et 
quand  il  pleut  sur  le  foin  coupé  et  séché,  on  a  fané  pour 
faire  le  lit  de  la  pluie:  la  première  image  n'est  que  vaste 
et  pittoresque  ;  la  seconde,  à  une  idée  originale,  mêle  un 
reproche  tristement  railleur. 

Mais  les  chansons  populaires  présentent  de  bien  plus 
singuliers  exemples  de  cette  imagination  dans  la  moque- 
rie, de  cette  raillerie  fantastique  qui  est  peut-être  le  trait 
principal  de  la  poésie  de  notre  peuple.  Tantôt  c'est  un 
détail  de  mœurs  locales  ou  d'actualité  brusquement  trans- 
porté dans  un  impossible  extravagant'.  Ou  bien,  c'est  sur- 
tout une  accumulation  d'hyperboles  qui  grossissent  de 
plus  en  plus,  jusqu'à  ce  que  le  trait  éclate,  ou  s'envole  et 
se  perde  *.  L'imagination  et  la  moquerie  se  soutenant 
l'une  l'autre,  prennent  alors  quelque  chose  de  gigantesque 

*  «  Adam ,  le  premier  homme  —  Se  mit  à  fossoyer,  —  Se 
mit  à  fossoyer,  planter  des  fèves;  —  Et  il  gagnait  du  bien,  et  il 
faisait  des  épargnes.  —  Il  avait  pour  famille — Trois  beaux  char- 
mants garçons,  —  Trois  beaux  charmants  garçons,  qui  portaient 
vendre  —  Le  lait,  je  ne  sais  où,  n'ai  pu  l'apprendre.  »  Ancienne 
chanson  romande  de  l'Abbaye  des  Vignerons. 

*  Une  vieille  veuve  fait  la  cour  à  un  jeune  homme  :  elle  l'é- 
pouse. Le  samedi,  les  noces  ;  le  dimanche,  l'enterrement.  Ou 
lui  regarda  dans  la  bouche  :  il  n'y  avait  plus  que  trois  dents.  On 
lui  regarda  dans  l'oreille  :  la  mousse  croissait  dedans.  —  Une 
jeune  fille  est  recherchée  en  mariage  par  un  tailleur.  «  Il  n'a  que 
l'aiguille  et  le  dé,  dit-elle,  encore  assure-t-on  qu'il  les  a  volés. 
Aussi  veut-on  l'envoyer  à  la  potence.  De  cette  hauteur  il  verrait 
bien  le  soleil  se  lever  ;  la  lune  se  renouveler,  et  les  poissons  sau- 
tiller dans  la  mer.  » 


238  LE    CANTON    DE   VAUD 

et  de  surnaturel.  C'est  même  parfois  un  rapprochement 
bizarre  de  non-sens  et  de  contradictions  '.  On  voit  donc 
que  le  jardin  de  l'Helvétie  a  aussi  ses  inspirations  rabe- 
laisiennes ,  comme  celui  de  la  France.  Enfin  l'imagi- 
nation ne  s'y  borne  pas  toujours  à  grossir  et  accumuler 
les  traits  :  elle  invente  une  espèce  de  féerie  plus  positive  '; 
tantôt  par  un  besoin  de  fiction  et  de  merveilleux  ',  tantôt 
par  une  sorte  d'engouement  folâtre  et  pour  ainsi  dire 
enfantin  ^. 

Ce  profond  sentiment  de  la  réalité,  naturel  à  toutes  les 


'  Derrière  chez  nous  ,  il  y  a  un  pommier  doux,  —  Qui  est 
tout  chargé  de  raves.  —  J'y  jetai  mon  bâton  :  —  Il  en  tombait 
des  châtaignes,  etc.  —  (Chanson  romande  extrêmement  répandue 
dans  tout  le  pays.) 

^  Le  besoin ,  l'instinct  du  merveilleux  est  profondément  em- 
preint dans  nos  annales  :  elles  sont  remplies  de  procès  de  sorcel 
lerie ,  à  un  point  dont  on  ne  se  fait  nulle  idée.  Mais  c'est  un 
merveilleux  positif,  et  si  je  puis  dire,  une  superstition  qui  a  l'air 
sensée  :  ce  sont  des  visionnaires  à  froid,  par  conséquent  d'autant 
plus  sincères  et  plus  tenaces. 

^  '<  Les  garçons  de  Port-Alban  —  Ont  fait  faire  une  barque  ; 
—  Leur  barque  était  de  verre  —  Et  les  rames  étaient  d'argent.  » 
(Chanson  romande  du  Vully).  —  Trois  chevaliers  reviennent  de 
la  guerre.  Le  plus  jeune  porte  une  rose  dans  sa  main.  A  la  fe- 
nêtre est  la  fille  du  roi  :  elle  veut  avoir  la  rose.  Mais  le  chevalier 
la  garde  pour  sa  femme.  Et  il  se  moque  du  roi  qui  lui  refuse  sa 
fille  :  «  J'ai  trois  vaisseaux  dessus  la  Mer-Jolie,  lui  dit-il.  L'un  est 
plein  d'or,  l'autre  de  marchandises,  et  le  dernier  pour  embarquer 
ma  mie.  »  (Chanson  française.) 

*  «  Mon  frère  a  fait  bâtir  maison.  Petit  bonnet,  blanc  bonnet, 
petit  bonnet  tout  rond.  —  (II)  l'a  fait  bâtir  sur  trois  carrons. 
Petit  bonnet...  —  Sur  trois  carrons  qui  d'argent  soni.  Petit 
bonnet....  <>   (Chanson  française.) 


POESIE   POPULAIRE  239 

peuplades  suisses  ,  avec  la  disposition  railleuse  qui  nous 
est  propre  à  nous  autres  Romands,  pourrait,  je  crois,  de- 
venir la  source  d'une  poésie  originale  et  grande,  bien 
loin  de  lui  être  essentiellement  contraire.  Cette  sorte  de 
froideur  railleuse  n'est  que  de  l'enthousiasme  retourné. 
Nous  venons  de  voir  combien  l'imagination  est  accessible: 
la  sensibilité  n'éclate  pas  moins  par  ce  dur  chemin  du 
rocher  nu  de  la  vie,  que  par  la  vapeur  enflammée  qui  la 
voile  sous  d'autres  cieux.  Et  l'homme  doit  bien  savoir 
qu'il  y  a  quelque  chose  de  plus  saisissant  que  les  larmes, 
de  plus  vrai  que  la  gaîté,  de  plus  attachant  que  l'esprit, 
et  de  plus  triste  que  la  plainte,  c'est  la  raillerie  qui  ne 
rit  pas.  Seulement  il  ne  faut  point  confondre  l'absence 
des  illusions  avec  la  plate  satisfaction  qu'on  ne  les  ait  ja- 
mais connues.  Il  est  des  hommes  qui  ne  rêvent  ni  ne 
veillent  ;  ils  dorment  dans  la  réalité  sans  la  voir  ni  la 
sentir  ;  paix  à  leurs  mânes,  car  ils  n'ont  pas  vécu  ! 

Notre  histoire  fournirait  des  scènes  à  cette  poésie;  notre 
nature,  agricole  et  pastorale,  ses  magiques  tableaux.  La 
nature  n'est  aussi  que  la  réalité  ;  mais  grandiose,  toujours 
debout ,  sublime,  tendre  et  divine  !  Nous  sommes  avant 
tout  un  peuple  de  bergers  et  d'agriculteurs.  Et  rien  n'a 
tant  manqué  à  la  poésie  française  que  la  vie  primitive,  la 
vie  en  plein  air,  la  vie  des  champs.  Notre  histoire  vau- 
doise  a  été  bien  peu  influente,  bien  peu  historique  ;  nous 
l'avons  beaucoup  faite  entre  nous  :  c'est  une  histoire  d'in- 
térieur. Aussi  est-elle  pleine  de  romans  ;  les  grandes 
scènes  y  sont  rares,  mais  elle  fourmille  de  tableaux  de 
genre.  L'histoire  héroïque  de  la  Suisse  est  aussi  devenue 
notre  patrimoine.    Et  quoi  qu'il  en  semble,    il  y  a  de 


24°  LE    CANTON   DE   VAUD 

l'enthousiasme  et  de  la  fécondité  dans  la  liberté  moderne. 
Nous  aurons  donc  une  poésie  originale  si  nous  le  voulons. 
Il  faut  prendre  garde  à  deux  écueils  :  ne  pas  adopter  ser- 
vilement une  inspiration  générale  ou  étrangère  ;  mais 
aussi  ne  pas  nous  copier  nous-mêmes  avec  une  exacti- 
tude servile.  La  poésie  ne  consiste  pas  dans  un  calque 
matériel  ;  mais  elle  consiste  à  voir,  à  sentir,  à  chanter  et 
à  peindre.  D'autre  part  l'acceptation  complète  d'un  type 
convenu  arrête  toute  inspiration,  ou  du  moins  laisse  la 
vôtre  sans  caractère.  C'est  ce  qui  fait  l'ordinaire  défaut 
des  poésies  de  la  Suisse  française  depuis  la  fin  du  seizième 
siècle.  Le  loisir  et  la  paix  en  produisirent  un  grand  nombre, 
d'accord  avec  les  circonstances  qui  firent  de  nos  con- 
trées un  asile  pour  les  proscrits  et  une  retraite  pour  le 
génie.  Il  en  est  quelques-uns  que  leur  inspiration  propre 
a  soutenues  '.  Les  autres  sont  mortes  avec  celles  qu'elles 
avaient  empruntées  ".  L'esprit  peut  bien  être  quelquefois 
de  la  poésie  ;  mais  ce  n'en  est  qu'une  étincelle.  De  la  fin 


^  Voyez  le  charmant  pocme  intitulé  Fuc  d'Aitel,  qui  est  du 
milieu  du  XVIIJe. 

^  On  ne  saurait  croire  à  quel  point  toute  couleur  locale  était 
soigneusement  effacée  dans  une  foule  de  vers  qui  ont  la  volumi- 
neuse collection  du  Journal  helvétique  et  du  Mercure  suisse  pour 
tombeau.  Le  XYI*  tome  de  ce  dernier,  N"  de  juillet,  pag.  53  sq. 
contient  un  voyage  semi-poétique  dans  les  moiitagtws  occidentales 
du  Pays  de  Vaud,  en  1736.  L'auteur.  M.  S***,  de  Lausanne,  n'a 
pas  osé  nommer  une  seule  fois  par  leur  nom  les  lieux  qu'il  visite  : 
il  se  contente  de  les  glisser  honteusement  en  note  au  bas  de  la 
page.  Puis  la  vue  des  forêts  lui  ayant  rappelé 

«  Ces  ifs  dont  le  ciseau  fait  cent  objets  divers,  » 

il  termine  par  la  réflexion  suivante  :  «  Un  peu  d'imagination  nous 
représentait  tous  ces  arbres  tel  qu'un  jardinier  sait  les  former.  Il 


POÉSIE   POPULAIRE  24I 

du  dernier  siècle  jusqu'à' nos  jours,  il  y  a  eu  réaction  de 
l'inspiration  nationale  étouffée.  Pour  commencer,  elle 
se  contenta  de  redonner  une  place  aux  faits  de  notre  na- 
ture et  de  notre  histoire,  en  attendant  de  démêler  leur 
poésie  de  la  réalité.  Aujourd'hui,  la  littérature  n'accepte 
pour  règle  et  pour  légitimité  aucun  type  local  ou  tempo- 
raire ,  elle  n'en  veut  point  d'autre  que  celui  de  la  nature 
et  de  l'humanité  ;  par  cette  révolution,  les  diversités  na- 
tionales peuvent  mieux  se  faire  jour  à  travers  ce  libre 
ensemble  de  toutes  les  réalités  gravitant  vers  la  poésie 
chacune  dans  sa  sphère.  Si  la  nôtre  peut  valoir  quelque 
chose,  on  l'acceptera  tout  aussi  bien  qu'une  autre.  Les 
sources  d'inspiration  existent  ;  presque  personne  n'y  a 
puisé.  Bien  des  poètes  français  se  tournent  vers  nos 
Alpes  ;  mais  ils  ne  pourront  jamais  si  bien  les  aimer  ni 
les  comprendre  que  nous  qui  sqmmes  leurs  fils  '.  Le 
mouvement  romantique ,  s'il  a  fait  parmi  nous  quelques 
ravages ,  nous  aura  été  utile  en  nous  aidant  à  nous  dé- 
gager de  nous-mêmes  et  à  rendre  plus  libre  le  champ 
commun*. 


n'v  manquait  qu'un  peu  de  façon  et  d'arrangement,  pour  en  faire 
des  berceaux  ou  des  voûtes  majestueuses.  Nous  admirions  l'art 
qui  sait  en  tirer  tant  de  beautés.  » 

^  L'épisode  de  Jocelyn  ,  d'ailleurs  d'une  si  riche  et  si  coulante 
poésie  ,  renferme  dans  ses  descriptions  alpestres  plus  d'une  in- 
vraisemblance et  d'une  impossibilité  qui  ne  seraient  rien  sans 
doute  si  elles  n'étaient  pas  un  ton  absolument  faux. 

*  En  relation  constante  avec  la  nouvelle  génération,  je  puis 
dire  qu'il  y  a  parmi  elle  des  jeunes  gens  d'une  grande  espérance 
et  qui,  j'en  ai  la  persuasion,  si  rien  ne  bronche,  montreront  un 
jour  combien  cette  patrie  est  aimée,  et  comment  elle  peut  être 
servie  par  tous. 

J.  OLIVIER,   I.  1*3 


242  LE    CANTON    DE   VAUD 

XI 

Mythologie  et  légendes  populaires. 

Le  christianisme  traîne  avec  lui  un  cortège  d'autres 
croyances,  qui  sont  sorties  de  son  sein,  ou  y  ont  trouvé 
entrée.  L'imagination  populaire  a  secrètement  réagi  sur 
\ts  êtres  surnaturels,  dont  la  Bible  indique  l'existence 
plutôt  qu'elle  ne  la  raconte.  A  côté  de  ceux-là  sont  restés 
les  anciens  possesseurs  du  sol,  affublés  tant  bien  que  mal 
d'une  robe  infernale,  et  montrant  sous  ce  costume  mo- 
derne des  traits  plus  malicieux  que  méchants,  et  une 
singulière  préoccupation  des  destinées  de  l'homme.  Ils 
semblent  exister  pour  lui  et  pour  la  terre  qui  lui  est  donnée, 
bien  plus  que  pour  <-et  autre  monde,  en  vue  duquel  les 
mauvais  esprits  de  l'Evangile  travaillent  à  nous  perdre. 
Satan,  lui-même,  en  passant  au  travers  de  nos  traditions, 
perd  quelque  chose  de  sa  méchanceté  solennelle  et  pro- 
fonde, et  dans  divers  noms  (ju'il  reçoit  de  notre  patois 
romand  se  dessine  avec  un  caractère  plus  matériel ,  plus 
ironique,  plus  terrestre  que  ne  le  comporte  l'idée  pure  du 
principe  spirituel  du  mal.  C'est  /o  Grabbi  (l'avare),  la 
Bîta  crotzc  (bête  à  griffe),  le  Niton  (rusé),  lo  Tannai 
(habitant  des  cavernes),  VOzé  (l'oiseau)  ;  aussi  bien  que 
lo  Mafji  ou  le  malin  ' . 


'  Ces  noms  du  diable,  dont  le  catalogue  n'est  pas  un  des  moins 
curieux  chapitres  de  notre  patois,  sont  tirés  du  Glossaire  romand 
inédit  de  M.  le  doyen  Bridel.  J'en  citerai  encore  un,  bien  ex- 
pressif:  loTo-frou  {qui  est  toujours  dehors  lit  va  partout  rôdant). 


MYTHOLOGIE   ET   LEGENDES   POPULAIRES  243 

Nos  lutins  ou  démons  subalternes  s'éloignent  encore 
davantage  du  type  biblique  de  ces  esprits  de  Tair,  in- 
cessamment occupés  à  gonfler  dans  notre  âme  toute  mau- 
vaise pensée,  espions  et  séducteurs,  incapables  de  vouloir 
ou  de  faire  autre  chose  que  le  mal  ;  anges  de  ténèbres, 
en  un  mot.  Nos  lutins  sont  un  peuple  dont  les  formes 
fantastiques,  l'humeur  changeante,  les  habitudes  régulières 
forment  les  traits  généraux  derrière  lesquels  chaque  indi- 
vidu a  son  histoire  et  sa  personnalité  déterminées.  Le  Ser- 
vant *,  par  exemple,  génie  familier  d'une  maison,  y  pro- 
mène pendant  des  siècles  son  inquiète  activité  et  ses 
bourrasques  nocturnes.  Dévoué  seulement  au  maître, 
dont  il  paye  l'hospitalité  par  la  surveillance  la  plus  infa- 
tigable et  souvent  la  plus  incommode  pour  les  autres 
habitants  du  logis,  il  ne  demande  en  retour  que  la  pre- 
mière portion  de  lait  ou  de  potage,  les  égards  dus  à  un 
hôte  utile,  le  silence  sur  sa  personne  et  l'abri  du  toit  qu'il 
aime.  Malheur  au  serviteur  infidèle,  à  l'enfant  désobéis- 
sant, à  l'épouse  négligente  !  malheur  surtout  à  la  servante 
qui  a  parlé  mal  à  propos,  ou  négligé  le  repas  du  Servant  ! 
non-seulement  elle  ne  trouvera  point  à  son  réveil  les 
chambres  balayées,  le  bois  et  l'eau  apportés,  la  moitié  de 
sa  tâche  faite  par  l'aide  diligent  qui  s'en  amuse  avant 
l'aube  ;  mais  son  sommeil  sera  troublé  par  des  bruits 
épouvantables,  par  des  grognements  de  colère,  ou  par 
des  vengeances  qui,  pour  être  mesquines,  n'en  paraissent 


'  Tel  est  le  nom  le  plus  populaire  de  l'esprit  familier.  Mais  il 
en  reçoit  d'autres  non  moins  caractéristiques  :  quand  il  se  cache 
dans  un  fouillis  d'arbres,  c'est  le  Nion-neloû  (nul-ne-l'entend)  ; 
quand  il  bondit  sur  les  maisons  et  sur  les  bois,  c'est  le  Shautéret. 


244  LE    CANTON   DE    VAUD 

pas  moins  redoutables,  exercées  par  un  être  invisible  et 
qu'on  suppose  tout-puissant.  Vindicatif  autant  que  ser- 
viable,  le  Servant  ne  pardonne  jamais.  Si  le  maître  lui- 
même  se  montre  insoucieux  de  ménager  le  gardien  sus- 
ceptible de  son  foyer  domestique,  l'esprit  en  courroux 
luttera  longtemps  avant  d'abandonner  sa  demeure  chérie. 
Il  troublera  longtemps  le  repos  des  nuits  de  ses  hurlements, 
et  l'arrangement  du  ménage  de  ses  expéditions  rancu- 
neuses  ;  puis  enfin,  il  disparaîtra  pour  toujours.  Est-ce 
dans  le  néant  qu'il  va  ?  ou  serait-ce  lui  qu'on  retrouve 
dans  les  chalets,  ami  des  troupeaux  qu'il  soigne,  friand 
du  lait  qu'il  vole,  guerroyant  avec  les  bergers,  qui  l'apaisent 
par  une  goutte  de  crème  jetée  en  son  honneur  sous  la 
table  V  Se  réfugie-t-il  dans  les  ruines,  dans  les  maisons 
presque  abandonnées,  où  de  pauvres  et  passagers  loca- 
taires entendent  gémir  dans  les  corridors,  sauter  quatre 
à  quatre  les  escaliers,  remuer  toutes  les  arches  du  gre- 
nier, un  Servant,  invisible  et  muet  pour  tous,  sans  com- 
munication avec  aucun  des  fils  de  la  race  humaine.  La 
naissance  de  ces  solitaires  esprits  est  presque  aussi  mys- 
térieux que  leur  fin.  Cependant  on  a  des  secrets  pour  les 
faire  éclore  de  je  ne  sais  quel  œuf,  magiquement  couvé. 
Les  lutins  d'Ecosse,  dont  l'idéal  Trilby  nous  offre 
une  si  gracieuse  image,  sont  à  peu  près  la  même  idée, 
mais  avec  des  manifestations  différentes. 

Avec  les  fées  (fatha),  nous  sortons  tout  à  fait  du  chris- 
tianisme. Aussi  semblent-elles  appartenir  surtout  au  passé. 
C'est  plutôt  dans  le  souvenir  et  sur  le  sol  ((u'elles  ont 
laissé  des  traditions  et  des  noms.  La  foi  à  leur  existence 
n'a  rien  d'actuel.  Le  montagnard  qui  vous  montre  sur 


MYTHOLOGIE   ET   LEGENDES   POPULAIRES  245 

rherbe  des  pentes  ou  de  la  clairière  le  cercle  jauni  qu'a 
laissé  leur  riola  nocturne,  vous  regarderait  d"un  œil  aussi 
défiant  que  surpris,  si  vous  lui  demandiez  quand  il  a  vu 
cette  danse.  L'histoire  vient  des  pères  de  son  père,  il  la 
croit  ainsi  et  pas  autrement  ;  mais  si  vous  doutez,  il  aura 
l'air  de  douter  avec  vous  ;  son  ton  demi-moqueur  se 
changera  en  ironie  complète,  car  bien  convaincu  au  fond 
et  vous  jugeant  du  haut  de  sa  croyance,  il  ne  veut  pas 
vous  la  livrer,  il  ne  veut  pas  non  plus  lutter  pour  elle  ;  il 
emploiera  plutôt  sa  finesse  inventive  à  détourner  votre 
attention  de  son  âme  qui  vous  est  fermée.  Les  fées,  dont 
l'origine  paraît  celtique,  ont  hanté  la  plupart  de  nos 
grottes  ou  barmes  et  quelques-uns  de  nos  rochers.  Un 
peu  fantasques  et  moqueuses,  mais  redoutables  seulement 
aux  méchants,  elles  se  montraient,  en  général,  amies  de 
l'homme  et  de  sa  moralité.  On  fait  même  quelques  récits 
touchants  de  leur  fidélité  dévouée  aux  devoirs  de  leur 
choix.  Avaient-elles  élu  un  protégé  V  l'ingratitude  elle- 
même  ne  les  rebutait  pas  toujours.  Susceptibles  de  pas- 
sions humaines,  elles  en  subissaient  les  douleurs  ;  elles 
allaient  même  jusqu'à  épouser  l'homme  qui  leur  plaisait 
et  à  devenir  pour  lui  de  simples  et  bonnes  ménagères. 
Dans  la  vallée  de  la  Grand'Eau,  on  connaît  sous  le  nom 
de  Fahï  une  petite  maisonnette  délicieusement  située,  qui 
passe  pour  avoir  été  le  théâtre  d'un  de  ces  drames  do- 
mestiques et  fantasticiues  à  la  fois.  Une  fée  jeune  et  naïve 
y  était  devenue  la  femme  d'un  paysan.  Elle  avait  ajouté 
aux  charmes  naturels  de  cette  solitude  tous  ceux  dont 
son  origine  surnaturelle  lui  permettait  de  disposer.  Elle 
avait  tout  mis  dans  son  amour.  Mais  l'époux  volage  l'o- 


246  LE    CANTON    DE   VAUD 

bligeant  à  force  de  mépris,  d'outrageantes  infidélités,  à 
reprendre  sa  libre  existence  de  fille  de  l'air,  elle  borna  sa 
vengeance  à  la  destruction  de  ses  propres  enchantements 
et  ne  laissa  d'elle  d'autre  trace  qu'un  nom.  Dans  les 
lais  bretons,  où  l'on  trouve  des  récits  pareils,  les  cheva- 
liers remplacent  le  paysan,  mais  ne  s'en  tirent  pas  tou- 
jours aussi  bien  quç  lui. 

Un  géant,  vigneron  sans  doute,  a  versé  une  hottée  de 
terre  entre  la  montagne  et  le  riant  village  de  Bex  ;  c'est 
le  Mo7itet  conique  et  arrondi. 

Les  nains,  d'origine  plutôt  Scandinave  ou  germanique, 
les  gnomes,  les  dragons,  sont  venus  garder  les  trésors  en- 
fouis sous  nos  rochers,  et  les  secrets  merveilleux  de  notre 
riche  nature.  Ils  se  querellent  dans  les  entrailles  des  Dia- 
blerets  pour  savoir  de  cjuel  côté  tombera  le  pic  dont  leur 
malice  a  résolu  la  destruction.  Le  parti  valaisan  suc- 
combe, et  l'éboulement  couvre  de  ses  débris  infertiles  les 
pâturages  du  midi.  Au  Rubli,  sous  le  nom  de  gommes, 
qui  déguise  à  peine  celui  de  gnomes,  ils  gardent  une 
mine  souterraine  et  se  font  voir  parfois  sous  la  forme 
de  météores,  quand  ils  vont  visiter  leurs  camarades  des 
autres  monts.  La  Dent  de  Vaulion  cache  aussi  de  l'or, 
surveillé  i)ar  le  Grobchl-lou,  csj)rit  (jui  traverse  la  vallée 
du  lac  de  Joux  ,  toutes  les  veilles  de  Noël ,  avec  une 
petite  escorte  montée  sur  des  sangliers  dont  la  queue 
sert  de  bride.  La  Vuivrc  est  un  serpent  ailé  long  et  gros 
comme  une  presse  de  char,  avec  une  couronne  d'or  et 
pour  œil  un  diamant  lumineux*. 


'  Le  bœuf  des  pâturages  de  Bulle  était  une  superstition  ana- 
logue.   Là  on  rencontrait  sur  le  soir  un  bœuf  gigantesque  avec 


MYTHOLOGIE    ET    LEGENDES   POPULAIRES  247 

Après  les  dieux  et  demi-dieux  de  cette  mythologie, 
voyons  ses  héros,  c'est-à-dire  ses  sorciers.  Ce  n'est  point 
le  magicien  oriental,  d'origine  parfois  surhumaine  et  me- 
nant sa  vie  à  part,  au-dessus  de  toutes  les  autres.  Le  nôtre, 
vous  le  trouverez  dans  chaque  village,  dans  la  meilleure 
ou  dans  la  plus  pauvre  maison,  on  vous  le  nommera; 
c'est  votre  voisin,  c'est  peut-être  vous-même,  si  vous  avez 
acquis  du  bien  en  peu  de  temps,  ou  qu'un  enfant  soit 
tombé  malade  après  une  de  vos  caresses.  Aussi  ne  vous 
étonnez  pas,  étranger,  de  voir  la  mère  retirer  de  vos 
mains  la  petite  main  ronde  et  chère,  pour  la  porter  sur 
votre  épaule.  Toucher  quelqu'un  plus  haut  qu'il  ne  vous 
a  touché  n'est  qu'une  précaution  pour  renvoyer  sur  lui 
les  maléfices  qu'il  a  pu  vouloir  exécuter.  Les  sorciers 
sont  en  communication  directe  ou  indirecte  avec  les  puis- 
sances infernales,  et  inspirent  beaucoup  plus  d'effroi  que 
celles-ci ,  sans  doute  à  cause  de  leur  présence,  de  leurs 
passions  et  de  leurs  intérêts  d'hommes.  On  en  agit  avec 
eux  à  peu  près  comme  certains  sauvages  avec  le  diable, 
auquel  ils  sacrifient,  parce  que,  disent-ils,  il  faut  avoir  des 
amis  partout.  La  peur  absorbe  le  mépris.  D'ailleurs  on  a 
besoin  de  l'un  pour  réparer  le  mal  que  l'autre  a  fait,  pour 
détruire  les  sorts  jetés  sur  le  bétail,  pour  désensorceler 
une  étable  en  y  découvrant  les  paquets  de  simples  qui 
l'empoisonnent,  pour  chasser  les  fantômes  qui  rendent  un 
lieu  inhabitable,  pour  conjurer  un  revenant,  âme  tour- 
mentée qui  a  laissé  derrière  elle  beaucoup  de  mal  à  ré- 


des  yeux  énormes  et  flamboyants.  Kuenlin,  Dictionn.  du  canton 
de  Frihourg.  —  Les  traditions  de  la  Suisse  sont  remplies  d'his- 
toires de  dragons  et  de  serpents  fabuleux. 


248  LE    CAMTON   DE   VAUD 

parer  ou  quelque  secret  à  révéler  ;  pour  délivrer  les  vi- 
vants eux-mêmes  d'une  possession  infernale,  soit  par  la 
prière,  soit  par  la  magie,  pour  guérir  les  malades,  surtout 
celui  qui  a  été  hiherbâ  (maléficié  par  un  jus  d'herbes), 
ou  bien  ourâ  (frappé  de  l'haleine  d'un  esprit  qui  fait  en- 
fler), ou  tchermâ  (charmé  d'une  manière  quelconque).  — 
Les  sorciers  des  deux  sexes  savent  aussi  attirer  chez  eux 
tout  ce  que  contiennent  le  tonneau  ou  la  cuisine  de  leurs 
voisins  ;  ils  aspirent  le  vin  d'autrui  avec  un  chalumeau  de 
paille  ;  ils  traient  les  vaches  sans  sortir  de  chez  eux,  ou 
les  pièces  de  monnaie  avec  lesquelles  ils  ont  payé  ([uelque 
chose  retournent  escortées  d'autant  de  compagnes 
qu'elles  en  ont  trouvé  dans  la  bourse  de  celui  qui  les  a 
reçues.  Malheur  à  qui  a  fait  des  affaires  avec  ces  avides 
engloutisseurs  de  tant  de  bien  ;  malheur  surtout  à  qui  les 
offense  !  innombrables  sont  leurs  moyens  de  vous  at- 
teindre ;  inépuisables  leurs  ruses,  et  pourtant  chétifs  leurs 
résultats ,  et  assez  misérable  leur  vie.  Mais  l'amour  du 
merveilleux  fait  passer  sur  bien  d'autres  contradictions. 
Le  chat  noir  qui  court  sur  les  toits  du  village,  a  beau  de- 
meurer pitoyablement  maigre  ;  ce  n'en  est  pas  moins  le 
puissant  démon  qui  entraîne  son  maître  au  sabbat.  Nos 
habitudes  campagnardes  rendant  l'heure  de  minuit  in- 
commode pour  tout  le  monde,  même  pour  le  sorcier, 
c'est  assez  souvent  au  tomber  du  jour,  ou  peu  après,  que 
se  tient  dans  les  champs  cette  chetta  dont  les  clameurs 
chassent  bien  vite  le  laboureur  et  l'enfant  attardés.  Là 
dansent  les  Vaudai  (sorciers),  les  Porta-lwena  (feux- 
follets),  la  7 çauce-villha  avec  son  cheval  aveugle  (cau- 
chemar sous  la  forme  d'une  vieille),  les  Nortze  (Nomes  ? 


MYTHOLOGIE   ET    LEGENDES   POPULAIRES  249 

ènnortzhi,  denortzî).  le  Diable-bouc,  les  lutins  et  les  re- 
venants de  toute  espèce. 

L'homme  activement  mêlé  aux  puissances  surnaturelles 
par  le  moyen  de  sa  volonté  est  donc  l'une  des  principales 
figures  de  ce  monde  intermédiaire  dont  la  superstition, 
besoin  de  foi  transformé,  place  Tinfluence  entre  Dieu  et 
nous.  Mais  pour  le  compléter  en  quelque  sorte,  la  fatalité 
devait  y  trouver  aussi  sa  place  ;  c'est  elle  qui  marque  au 
front  d'infortunés  enfants  nés  à  certains  jours  pour  voir 
ce  que  nul  ne  voit  qu'eux  :  des  ombres  sortant  de  l'église 
en  aussi  grand  nombre  que  les  fidèles  qui  y  entrent,  des 
fantômes  suivant  les  convois  funèbres,  d'innombrables 
spectres  peuplant  la  bleue  étendue  des  airs.  Pauvres 
hommes  dont  le  regard  a  peine  à  supporter  le  poids  de 
cet  univers  mystérieux  qui  les  accable  et  les  poursuit  ! 
Leur  vie  tout  entière  est  ainsi  comme  flétrie  par  un  mal 
secret  qu'ils  n'avouent  pas.  —  Pour  des  raisons  incon- 
nues, d'autres  personnes  ont  un  mauvais  œil,  leur  regard 
est  mortel  à  la  longue  et  toujours  nuisible  ;  ou  bien  un 
mauvais  souffle,  qui  donne  des  rhumatismes  et  le  ^rVrt?/// 
ou  bien  seulement  un  mauvais  désir,  qui  les  rend  redou- 
tables même  aux  animaux. 

Si,  comme  ailleurs,  ces  croyances  superstitieuses  re- 
cueillent aussi  les  vagues  souvenirs  d'un  meilleur  état, 
les  forces  merveilleuses  de  la  nature  et  les  relations  de 
l'homme  avec  elles,  l'avenir,  les  communications  fantas- 
tiques du  visible  et  de  l'invisible,  tout  cela  s'empreint 
pourtant  du  caractère  du  peuple  et  du  pays,  caractère 
surtout  agricole  et  pastoral.  Ainsi,  par  exemple,  l'âge 
d'or  c'est  le  temps  où  des  pâturages  immensément  fer- 


250  LE    CANTON   DE   VAUD 

tiles  nourrissaient  des  troupeaux  si  grands  que  les  ber- 
gers jouaient  aux  palets  avec  des  fromages,  et  qu'on 
trayait  les  vaches  dans  des  étangs.  Aux  abords  d'une 
ride  cachée  entre  les  pics  déchirés  de  la  chaîne  des  Mu- 
verans  se  découvre  encore  tous  les  sept  ans,  dit-on,  le 
pavé  d'un  pont  qui  "menait  à  l'un  de  ces  riches  alpages, 
maintenant  devenu  le  glacier  de  Pllan-Névé.  Une  pauvre 
vieille  ayant  vainement  sollicité,  de  la  pitié  des  vachers 
endurcis  par  la  richesse,  un  peu  de  ce  lait  qu'ils  avaient 
pourtant  à  profusion,  prononça  sur  leur  montagne  or- 
gueilleuse cet  oracle  aussitôt  accompli  : 

PUan-Nèvé  !  Pllan-Nèvé  !  djamés 
Te  ne  tè  reterrènnèrés  '. 

Dans  les  Pyrénées,  on  attribue  à  une  cause  à  peu  près 
pareille  la  désolation  de  la  Maladetta.  —  Nous  avons 
aussi  cette  Main-de-gloire,  bien  connue  ailleurs,  que  cer- 
tains mécréants  avares  cachent  dans  leurs  caves,  au  péril 
de  leur  âme,  pour  trouver  un  écu  dans  le  linge  blanc 
dont  il  faut  avoir  soin  de  l'envelopper  chaque  jour.  Chez 
nous,  comme  en  Bretagne,  on  annonce  expressément  aux 
abeilles  la  mort  de  leur  maître,  et  on  met  un  crêpe  à  la 
ruche  ;  on  jette  toute  l'eau  qui  est  dans  la  maison.  —  Il  y 
a  sans  doute  encore  beaucoup  de  ces  fraternités  super- 
stitieuses, et  leur  intérêt  paraît  grand  ;  mais  nous  ne  sau- 
rions nous  y  arrêter,  non  plus  qu'aux  conjectures  qu'elles 
soulèvent.  A  peine  pouvons-nous  indi(}uer  encore  quelques 


'  Jamais  tu  ne  redeviendras  terrain. 


MYTHOLOGIE    ET   LEGENDES   POPULAIRES  25 1 

traits  particuliers  de  nos  croyances  populaires.  Nous 
n'avons  pas  choisi,  et  malgré  cela  ils  ont  tous  la  même 
tendance  morale  ,  la  même  couleur  extérieure  :  ils  con- 
vergent autour  d'un  centre  qui  les  a  faits  ce  qu'ils  sont  : 
et  quelque  jugement  que  l'on  doive  porter  sur  le  dépla- 
cement de  cette  crainte  et  de  cet  espoir  d'en  haut,  il  n'en 
reste  pas  moins  vrai  qu'un  ensemble  aussi  fortement  con- 
stitué témoigne  de  la  puissante  individualité  d'un  peuple, 
tout  comme  la  variété  et  la  prodigalité  des  inventions 
montre  son  imagination ,  là  plus  évidemment  poétique 
qu'elle  ne  le  paraît  ailleurs. 

Reprenons  les  deux  caractères  généraux.  La  tendance 
morale  a  de  l'unité.  C'est  la  lutte  de  la  vie,  l'appréciation 
froide  et  railleuse  de  ses  écueils,  de  ses  dérisions.  Ecoutez 
plutôt  la  charmante  mythologie  du  rossignol  et  de  la 
vigne  :  elle  s'éveille  à  ses  chants  printaniers,  et  les  fait 
taire  lorsqu'elle  se  met  à  filer  des  lacets  verts  pour  saisir 
au  passage  l'oiseau  craintif,  qui  s'abaisse  au-dessus  d'elle 
en  allant  d'un  grand  chêne  à  l'autre.  Le  rossignol  lui- 
même  semble  avoir  des  pièges  à  redouter  !  L'homme  est 
aussi  tour  à  tour  pâtissant  et  impuissant  ;  coupable  et 
puni  ;  précautionneux  et  exaucé  ;  toujours  en  garde  contre 
le  moçide  invisible  ;  et  participant  à  ses  fêtes,  et  disposé 
à  implorer  ses  ressources.  Ainsi  la  montagne  peut  s'é- 
bouler sur  sa  tête  ou  sa  terre ,  au  gré  d'un  démon  de 
mauvaise  humeur  ;  sa  maison  ,  son  chalet  appartiennent 
peut-être  à  un  lutin  méticuleux;  un  sorcier  vit  à  sa  porte; 
et  le  tout  petit  enfant  lui-même  a  besoin  de  trouver  dans 
le  lit  blanc  où  il  va  se  coucher  trois  anges  pour  lui  dire 


252  LE    CANTON    DE   VAUD 

de  bien  dormir,  de  n'avoir  peur  ni  de  feu.  ni  de  flamme, 
ni  du  petit  lutin  à  queue  retroussée  '.  —  Ainsi,  tenté  par 
sa  convoitise,  si  quelqu'un  a  remué  la  limite  de  son  champ, 
il  devient  après  sa  mort  un  Porta-bo'éna  (porte-borne),  un 
feu-follet  errant  et  maudit  ;  si  Tavarice  ou  l'usure  ont  en- 
serré son  âme  dans  leurs  tenailles  crochues,  elle  restera 
tourmentée  au  lieu  où  fut  son  trésor,  pour  le  voir  dans 
les  mains  d'autrui  et  pour  épouvanter  les  vivants  de  ses 
apparitions  sinistres.  —  Une  femme,  une  jeune  fille,  qui 
a  détruit  son  enfant,  ou  dont  les  amours  ont  été  sanglantes, 
reparaît  aux  rayons  de  la  lune  qui  la  voit  de  nouveau 
cacher  et  consommer  son  (^rime  sous  des  draperies 
blanches  ou  sous  des  voiles  de  deuil.  Que  d'endroits 
évités,  que  de  toits  et  de  jardins  mal  famés  parce  qu'on 
y  aperçoit,  expression  naïve  et  consacrée  i)our  })arler  de 
ce  qui  nous  arrive  de  l'invisible  ".  —  Ainsi  enfin  des  grains 
de  blé  jetés  sur  la  tête  de  l'épouse  par  une  vieille  femme 
qui  reçoit  pour  cet  office  le  nom  de  la  Bernada,  assurent 
l'abondance  dans  la  maison  et  la  fécondité.  Voir  fleurir 
la  fougère  à  minuit  fait  trouver  un  trésor  dans  l'année.  La 


'  Conseiv.  suisse,  Ylll,  239: 

Dèn  mon  bilan  lli  me  cautçi 
Treis  andzc  H  trovi... 

^  Les  morts  se  rassemblent  quelquefois  en  foule  sur  les  landes 
désertes  ,  pour  danser  la  coijuilh' ,  cette  danse  nationale  qui  ra- 
masse dans  sa  chaîne  sinueuse  tous  ceux  qu'elle  rencontre.  Le 
hasardeux  spectateur  de  cette  ronde  funèbre  y  voit  figurer,  comme 
acteur  principal,  le  spectre  du  vivant  qui  doit  mourir  bientôt  ;  et 
souvent  c'est  lui-mènic  —  il  se  reconnaît  avec  horreur  —  que  la 
coquille  entraîne  dans  les  pâles  rangs  des  morts. 


MYTHOLOGIE   ET    LÉGENDES    POPULAIRES  253 

femme  qui  n'achève  pas  son  ouvrage  pour  Noël,  notam- 
ment sa  quenouille,  sera  visitée,  dans  son  sommeil,  par  la 
Tçauce-villhe,  qui  la  foulera  aux  pieds.  C'est  dans  cette 
nuit-là  qu'on  entend  célébrer  par  un  cantique  merveilleux 
la  naissance  du  Sauveur.  Cette  nuit-là  encore,  on  peut, 
au  moyen  de  divers  charmes  préparés  durant  le  son  des 
cloches  de  la  bonne  fête,  voir  en  songe  sa  destinée 
future,  surtout  s'il  s'agit  de  mariage.  Les  charidelettes 
(feux-follets)  viennent  danser  aux  yeux  des  mourants.  La 
prière,  non  point  celle  qui  s'élance  du  cœur  sans  parole, 
mais  une  prière  composée  de  mots  souvent  bizarres  ,  et 
dont  le  possesseur  fait  un  secret,  la  prière  guérit  de  tout, 
et  principalement  des  hémorragies  ;  on  l'emploie  beau- 
coup pour  les  bestiaux. 

La  couleur  extérieure  est ,  on  le  comprend,  celle  du 
pays,  quelquefois  même  encore  plus  locale.  Un  esprit  des 
montagnes  règne  dans  leurs  solitudes  glacées.  On  con- 
naît les  prophéties  écrites  sur  leurs  contours.  La  moisson 
doit  se  faire,  lorsque  la  fonte  des  neiges  a  découpé  sur 
un  rocher  l'énorme  faucille  qui  reste  blanche.  Une  clep- 
sydre gigantesque,  formée  par  quelque  éboulement  sur  le 
flanc  de  l'alpe  valaisanne  ,  est  pour  le  paysan  narquois 
une  source  de  plaisanteries  toujours  nouvelles  ;  il  menace 
la  villageoise  difficile,  en  lui  montrant  la  Pàla  (pelle)  de 
Muraz  qui  se  roidit  dans  son  aridité,  enfer  destiné  à  toutes 
les  vieilles  filles  qui  doivent  remonter  éternellement  jus- 
qu'en haut  du  sable  toujours  croulant.  Cette  vallée  du 
Rhône  ,  si  habile  à  lire  toutes  choses  sur  ses  parois  de 
montagnes,  garde  pourtant  d'autres  mystères  le  long  de 
son  fleuve  impétueux.  Là  dorment  au  sommeil  de  non- 


254  LE   CANTON   DE  VAUD 

chalantes  rives,  sablonneuses  et  ombreuses,  coupées  de 
marais  et  de  canaux  aux  ondes  presque  stagnantes,  sur 
lesquelles  de  petits  ponts  continuent  la  trace  verdâtre  ou 
grise  des  sentiers.  Ceux-ci ,  parfois  encombrés  d'une 
poussière  argentée ,  s'enfoncent  aussi  sous  de  longues 
voûtes  ,  dont  la  lumière  pénètre  à  peine  le  dôme  vert  et 
frais.  Çà  et  là  des  clairières  fantastiques.  De  vieux  troncs 
de  saules  bizarrement  noués,  plus  bizarrement  couronnés, 
tantôt  de  lianes,  tantôt  de  jeunes  arbrisseaux  qui  ont  es- 
caladé leur  cime,  tantôt  de  leurs  propres  branches  con- 
tournées et  pliées.  Des  chênes  immenses,  aimés  par  les 
couples  voyageurs  du  ramier  sauvage  qui  émeut  la  soli- 
tude de  ses  roucoulements  plaintifs.  De  jeunes  aulnes 
innombrables  et  serrés  de  telle  sorte  que  les  génisses  se 
fraient  à  grand'peine  des  passages  entre  leurs  troncs  lisses 
et  pareils.  En  un  mot,  une  forêt  qu'entrecoupent  des  ma- 
récages, des  sables,  de  jaunâtres  prairies,  oîi  l'eau  roule 
son  murmure,  le  désert  sa  solennité  ,  Tinfini  son  mystère, 
l'inconnu  son  prestige.  Voilà  ce  que  sont  ces  bords  du 
Rhône  qu'on  appelle  des  Isles,  mieux  semble-t-il  à  cause 
de  leur  caractère  d'isolement  que  de  leur  situation.  Par- 
fois d'étranges  bruissements  franchissent  les  chalets  in- 
habités, la  plaine  de  joncs,  et  viennent  épouvanter  le 
passant  jusque  dans  les  champs  voisins  ;  c'est  la  voix  de 
\dL  Fennctta  des  Isles  {petite  femme  des  îles  du  Rhône)  qui 
mugit  tantôt  comme  la  bise  dans  les  arbres,  tantôt  comme 
les  veaux  du  pâturage,  et  semble  courir  sur  l'eau  ridée 
du  fossé.  Si  la  clameur  s'approche,  le  pêcheur  ramasse 
sa  ligne  ,  en  détournant  la  tête  ;  car  il  sait  que  lorsqu'on 
a  vu  venir  à  soi,  sous  une  forme  quelconque,  l'être  fan- 


LES   FETES   NATIONALES  255 

tastique  qui  hurle  ainsi  dans  les  bois  sombres,  on  n"a  pas 
grand'chose  à  attendre  de  la  vie. 


XII 

Les  fêtes  nationales. 

Dans  les  fêtes  nationales,  l'art  est  à  son  plus  grand 
point  de  popularité.  Elles  mettent  en  action  l'enthou- 
siasme de  tout  un  peuple.  Ce  n'est  pas  seulement  la  ma- 
nifestation idéale  de  son  caractère  et  de  sa  vie  ;  c'est  le 
peuple  lui-même,  monté  à  un  ton  d'enthousiasme  et  d'in- 
spiration. C'est  le  patrimoine  de  joie  et  de  poésie  que  se 
transmettent  de  siècle  en  siècle  les  générations  qui  s'ap- 
pellent et  se  répondent  ainsi  par  des  chants  du  haut  des 
sommets  du  passé  jusqu'à  nous.  Les  fêtes  sont  à  un  peuple 
ce  que  sont  à  un  homme  ses  moments  de  jeunesse  et 
d'enchantement.  Moments  trop  courts  ,  mais  pour  les- 
quels nous  nous  sentons  faits  !  Couleurs,  harmonies  de 
l'existence,  frémissement  de  la  vie  et  du  jour,  plénitude, 
du  cœur,  libre  essor  dans  l'espace ,  quel  est  le  barbare 
qui  nous  les  ôtera?  quel  est  le  sceptique  qui  osera  nous 
dire  qu'ils  ne  sont  rien  et  n'auraient  pas  dû  être  ?  Au  con- 
traire ils  sont  tout,  et  la  vie  ne  tiendrait  pas  un  moment 
sans  eux  :  ils  la  consacrent  en  la  faisant  du  moins  effleu- 
rer de  temps  en  temps  le  bonheur,  et  reprendre  sol  sur 
ce  divin  fondement.  Un  peuple  qui  n'aurait  point  de 
fêtes  serait  un  peuple  bien  stupide,  ou  bien  vulgaire  et 


256  LE    CANTON    DE    VAUD 

bien  plat.  Quand  elles  s'en  vont,  c'est  qu'il  se  transforme 
ou  succombe.  Mais  les  plus  grands  peuples  ont  toujours 
mis  leurs  fêtes  religieuses  et  nationales  au  nombre  des  se- 
crets de  leur  grandeur.  Et  telles  les  fêtes,  telle  la  destine'e. 
Le  XVI^  siècle  et  celui-ci  nous  ont  enlevé  plusieurs  de 
nos  fêtes  nationales.  Mais  il  est  peu  de  peuples  à  qui  il  en 
reste  encore  autant  qu'à  nous,  et  d'aussi  particulières.  Cer- 
taines fêtes,  qui  avaient  dégénéré  en  licence,  disparurent 
ou  devinrent  plus  rares  depuis  la  Réformation,  qui  a  cer- 
tainement beaucoup  contribué  à  donner  du  ton  à  nos 
mœurs.  Un  peuple  vinicole  et  railleur  avait  dû  se  créer 
dans  ses  moments  de  bouffonnerie  et  de  grosse  gaîté  des 
divertissements  analogues:  il  avait  ses  farces,  ses  abbayes 
de  la  jeunesse^  dont  le  retour  annuel  était  proclamé  dans 
les  rues  par  la  lecture  d'une  grotesque  patente,  ses  bene- 
chons  (bénédictions";  fêtes  du  saint  de  la  paroisse)  restées 
en  usage  dans  le  canton  de  Fribourg,  où  des  musiciens 
bouffons  représentent  les  divers  villages,  et  se  renvoient 
réciproquement  la  satire  et  la  louange  :  il  était  passé 
maître  dans  l'art  des  charivaris,  que,  dans  l'occasion,  il 
pratique  à  merveille  encore  aujourd'hui  ;  comme  aussi  ])ar- 
fois  il  se  souvient  d'enterrer  l'année  sous  la  figure  du  bon- 
homme Sylvestre,  mort  à  force  de  boire,  et  que  ne  ré- 
veille pas  ce  refrain  chanté  sur  un  air  vraiment  satanique: 
Mort!  mort!  fen  iras- tu  sans  boire,  mort?  —  D'autres 
fêtes,  avant  et  après  la  Réformation,  furent  réprimées  ou 
interdites,  plutôt  à  cause  de  leurs  dangers  que  de  leurs 
excès  immoraux.    Ainsi    cette  fête  de  la  Laonnerie  '  ou 


'  Laon,  loti ,  subsiste  encore  dans  l'expression  souvent  usitée 
scieur  de  Jous,  que  l'on  écrit  mal  à  propos  avec  un^;  c'est  un  vieux 


LES   FETES   NATIONALES  257 

du  Château-d'Amour ,  forteresse  de  planches  de  sapin, 
assiégée  et  défendue  le  premier  dimanche  de  mai  par  des 
jeunes  gens  portant  bouquet  de  rose  à  leur  chapeau.  Je 
donnerais  volontiers  quelques  regrets  à  la  fête  des  Bran- 
dons qui,  ayant  déchu  peu  à  peu  de  sa  gloire,  s'éteint  au- 
jourd'hui tout  à  fait.  Nos  ancêtres  l'avaient  reçue  d'un 
])assé  très  lointain,  et  s'y  complurent  longtemps.  Le  di- 
manche des  Brandons,  ou  le  premier  du  carême,  à  l'heure 
où  toutes  les  collines  avaient  leurs  feux  de  joie  et  des 
danses  alentour,  la  population  de  Lausanne  se  répandait 
dans  les  rues  bruyantes;  les  uns  tenant  des  flambeaux 
aromatiques  ,  les  autres  assis  au  frais  du  soir  devant  le 
seuil  de  leur  porte,  où  ils  donnaient  à  leurs  amis  un  de 
ces  festins  splendides  dont  s'était  indignée  l'austérité  de 
saint  Bernard.  Là  circulait  le  bon  vin  du  Désaley  ou  de 
la  vallée  de  Lutry,  avec  des  corbeilles  de  beignets  sucrés 
(appelés  pisa  benata)  que  l'on  allait  aussi  offrir  aux  pas- 
sants. Gare  aux  doigts  avides  tombant  sur  celle  des  pâ- 
tisseries qui.  la  mieux  dorée,  cachait  des  étoupes  en 
revanche  pour  fatiguer  sans  fin  le  palais  du  gourmand. 
Dans  le  XV^  siècle  ,  ces  dépenses  étaient  devenues 
trop  considérables,  et  Lausanne  était  d'ailleurs  en  déca- 
dence. On  restreignit  le  luxe  des  repas  ou  des  compa- 
7-ailles  (compérages)  comme  on  les  appelait  ;  un  quartier 
de  mouton,  trois  chapons,  01^  quelque  chose  d'analogue. 


mot  qui  signifie /'/awfe.  Voyez  sur  cette  fête,  interdite  en  1543, 
mais  qui  a  reparu  de  temps  en  temps  jusqu'à  nos  jours,  le  Con- 
serv.  suisse,  V,  425.  —  Il  ne  sera  pas  sans  intérêt  de  remarquer 
que  c'est  une  fête  absolument  semblable  qui  devint  l'occasion  de 
la  révolution  des  lazzaronis  dont  Mazaniello  fut  le  héros. 

J.   OLIVIER,   I.  17 


258  LE    CANTON   DE   VAUD 

pour  les  mets,  il  était  défendu  d'aller  au  delà  ;  et  pour  les 
convives  ,  frères,  sœurs  et  germains,  compères  et  com- 
mères, voilà  quelle  était  la  limite  des  invitations.  Quant 
au  fameux  dimanche  des  Brandons,  en  place  de  festins 
et  de  torches  odoriférantes,  il  fut  seulement  permis  de 
présenter  gracieusement,  ce  jour-là,  devant  sa  maison,  un 
plat  de  J>isa  benata  à  ses  parents  et  à  ses  voisins:  coutume 
charmante  qu'on  ne  voulait  pas  abolir  *.  Elle  s'en  est 
allée,  et  des  feux  sur  les  collines,  il  n'en  reste  plus  que 
quelques-uns  entretenus  par  des  mains  fidèles  aux  vieux 
temps  et  aux  vieux  usages.  On  les  voit  encore  çà  et  là 
sur  la  rive  savoyarde  du  Léman,  et  sur  la  rive  fribour- 
geoise  et  vaudoise  du  lac  de  Neuchâtel  ;  c'est  un  spec- 
tacle qui  n'est  pas  sans  grandeur  et  sans  rêverie  que  tous 
ces  feux  allumés  par  des  inconnus,  mais  se  répondant  sur 
la  rive  et  sur  les  montagnes  un  beau  soir  de  printemps  '. 
Ces  fêtes  perdues,  dont  plusieurs  tenaient  à,  d'anciennes 
croyances  rehgieuses,  ont  été  remplacées  par  des  fêtes 


^  Manuel  de  Lausanne,  a.  1455,  pag.  387  et  388.  Statut  de  la 
grande  cour  séculière,  sous  l'épiscopat  de  Georges  de  Saluées  ; 
vovez  en  o\.\XTÇ.Conserv.  suisse,  X,  166,  sq.  —  Comment  expli- 
quer pisa  ?  quant  à  henata  est-ce  benaita  (corbeille)  ou  bciiata,  be- 
noîte, bénie  ?  —  Les  pâtisseries  au  sucre  étaient  devenues  une 
fureur  en  Italie  dès  la  fin  du  quatorzième  siècle.  Voyez  le  curieux 
extrait  de  la  Chron.  de  Plaisance,  inséré  par  Muratori  dans  ses 
Dissert.,  II,  518-322. 

*  La  bataille  de  Grandson  se  donna  le  samedi  (3  mars  1476), 
veille  des  Brandons,  qui  vinrent  ainsi  fêter  tout  à  coup  la  grande 
victoire  des  confédérés.  Voyez  Chron.  du  Chapitre  de  Neuchâtel, 
et  une  autre  chron.  msc,  restée  sur  les  lieux  en  souvenir  de  la 
guerre  de  Bourgogne  ,  et  dont  j'ai  dû  la  communication  à 
M.  Duvoisin,  pasteur  de  Grandson. 


LES   FÊTES   NATIONALES  259 

politiques  et  militaires,  soit  fédérales,  soit  cantonales  ; 
anciennement  il  y  avait  aussi,  dans  divers  cantons,  plu- 
sieurs fêtes  politiques,  mais  il  est  significatif  de  voir  à 
quel  point  elles  ont  disparu  K  Nous-mêmes,  nous  avons 
fait  à  la  bonne  harmonie  le  sacrifice  de  notre  fête  histo- 
rique bien  que  récente,  celle  de  notre  émancipation,  ou 
du  Quatorze-Avril,  dont  les  fleurs  ont  couronné  notre  jeu- 
nesse d'un  parfum  ijui  se  ranimera  sur  nos  vieux  ans.  Les 
grandes  réunions  des  sociétés  créées  de  nos  jours  par  les 
sciences,  les  partis,  l'amitié  et  les  arts,  absorbent  toutes 
les  sympathies.  Aussitôt  qu'une  de  ces  fêtes  est  procla- 
mée, le  tireur  prend  sa  carabine,  le  botaniste  sa  boîte  de 
fer  blanc,  le  musicien  sa  flûte  et  son  haut-bois,  et  ils  s'en 
vont,  le  pied  léger,  le  cœur  joyeux,  de  vallée  en  vallée 
par  les  cols  de  montagnes  et  par  les  lacs,  au  lieu  du  ren- 
dez-vous, où  ils  sont  reçus  avec  des  acclamations,  des  ha- 
rangues ,  des  chants,  et  aux  saluts  frémissants  des  dra- 
peaux de  leurs  frères.  Une  nation  peut  changer  de  fêtes: 
il  lui  est  impossible  de  s'en  passer. 

Au  reste,  ce  qui,  là  où  doivent  se  borner  nos  récits, 
nous  appartient  en  propre  et  nous  distingue  originale- 
ment, ce  sont  nos  fêtes  agricoles  et  pastorales.  L'après- 
dîner  de  Pâques,  garçons  et  filles  jouaient  autrefois  aux 
palets  avec  des  ceps  de  vigne  élastiques  et  tortus.  Au 
printemps,  les  Maïanches,  petites  filles  habillées  de  rose 


*  Neuchâtel  a  pourtant  gardé  sa  curieuse  fête  des  Aruioiuius, 
fondée  sur  une  tradition  obscure  :  des  jeunes  gens  armés  en  che- 
valiers, éclairés  par  des  flambeaux,  et  précédés  de  fifres  qui  jouent 
un  très  vieil  air,  se  rendent  de  l'Hôtel-de-ville  au  château  pour 
v  faire  la  harangue  d'usage. 


26o  LE    CANTON    DE   VAUD 

et  de  blanc,  s'en  viennent  encore  quelquefois  de  porte 
en  porte,  oiseaux  fleuris,  chanter  le  Joli  mois  de  viai  dont 
elles  ])ortent  le  nom.  Et  alors  aussi  les  petits  bouviers 
(boveirons)  se  mettaient  en  fête;  rassemblés  autour  de 
l'un  d'entre  eux,  lequel  couvert  d'un  masque,  coiffé  d'un 
haut  bonnet  de  papier  et  de  ruban,  portait  des  sonnettes 
en  sautoir,  un  grand  sabre  d'une  main  et  une  boursette 
de  cuir  de  l'autre,  ils  arrêtaient  les  passants  dont  les  plus 
jeunes  n'osaient  soutenir  leur  bruyante  apparition  au  dé- 
tour de  la  haie  et  du  chemin.  Ils  récoltaient  ainsi  quelque 
petit  argent,  des  œufs  ;  et  une  longue  perche  garnie  de 
saucisses  les  suivait  fidèlement  dans  toutes  leurs  évolu- 
tions. Malheur  si ,  vers  le  soir ,  deux  villages  rivaux 
voyaient  se  rencontrer  leurs  deux  bandes  sonnantes  ;  des 
blessés,  et  même  des  morts,  disent  les  annales,  tombèrent 
souvent  sur  le  cham])  de  bataille.  Les  moissons  se  ter- 
minent par  un  banquet  ou  r essai;  jadis  moissonneurs  et 
moissonneuses,  montés  sur  les  échelles  d'un  char  à  blé, 
dont  Xéchelette  était  empanachée  de  fleurs,  terminaient 
la  journée  par  une  promenade  à  grand  fracas.  Aujour- 
d'hui, on  se  contente  pour  l'ordinaire  de  la  partie  essen- 
tielle du  vieil  usage,  le  festin,  qui  rassasie  une  bonne  fois 
les  travailleurs.  Le  lac  lui-même  a  ses  fêtes.  Une  grande 
barque,  pavoisée  de  banderolles  et  de  feuillages,  se  pro- 
mène sur  les  eaux  bleues  doucement  émues  par  la  brise 
d'été,  tandis  que  des  nacelles,  fourmillant  alentour,  tâ- 
chent d'attraper  quelques  miettes  de  la  joie,  de  la  mu- 
sique, des  harangues  et  des  chansons.  Et  cependant  les 
raisins  mûrissent  :  de  lointaines  boufi'ées  de  siroco  '  don- 


^  Ce  vent  est  sensible  à  Aisle  et  à  Montrcu.x. 


LES   FÊTES   NATIONALES  '         26 1 

nent  le  dernier  coup  de  feu  aux  grappes  dorées.  Les  ven- 
danges, quoique  fort  rembrunies  depuis  ce  siècle,  ressem- 
blent encore  beaucoup  à  une  fête,  surtout  si  une  ronde 
nationale,  entonnée  sur  la  rive  et  dans  les  hauteurs,  vient 
à  se  répéter  de  bande  en  bande ,  comme  cela  arrivait 
autrefois,  des  faubourgs  de  Lausanne  au  pont  de  Vevey. 
A  moitié  subsiste  encore  la  jolie  petite  fête  des  noix*, 
bien  que  les  noyers,  détrônés  par  les  navets,  subissent 
aussi  leur  révolution.  La  perche  pliante,  fouettant  dans 
l'arbre,  a  fait  tomber,  au  soleil  d'automne,  une  grêle  verte 
sur  le  gazon.  Puis,  étalées  dans  le  voisinage  des  pommes, 
des  tas  de  blé,  des  raisins,  et  des  grosses  tresses  de  chan- 
vre qui  attendent  le  cardeur,  les  noix  sèches  ont  subi 
assez  longtemps  les  attaques  des  hôtes  du  grenier  qui 
exécutèrent  maintes  fois,  sur  ce  roulant  théâtre ,  leurs 
scabreuses  danses  nocturnes,  éveillant  en  sursaut  la  mai- 
son. Les  hommes  s'arment  de  marteaux  de  fer.  La  tablée 
est  nombreuse;  voisins  et  voisines,  maîtres  et  serviteurs 
y  sont  rangés  ;  les  noix  épluchées  amoncellent  leur  dune 
jaunâtre  ;  on  dit  les  chansons  nouvelles  et  les  vieilles 
histoires;  et  parfois  sous  des  jeux  baroques  se  cachent 
de  graves  émotions.  La  Saint-Denis  est  un  autre  événe- 
ment capital  dans  notre  vie  rustique;  on  appelle  ainsi  la 
descente  des  troupeaux,  de  l'époque  où  elle  a  lieu  (9  oc- 
tobre). La  troupe  mugissante,  cédant  le  pas,  non  sans 
dispute,  aux  vaches  couronnées,  suit  les  pierreux  che- 
mins ,   rompant   son    ordre   de  bataille  et   divisant  son 


*  M.  Roux,  pasteur  à  Meyriez,  a  fait  pour  elle  une  jolie  chan- 
son :  Les  casseurs  de  noix. 


202  LE    CANTON   DE   VAUD . 

armée  à  tous  les  embranchements  des  sentiers  qui  répar- 
tissent à  chaque  village  le  troupeau  qui  lui  revient.  Au 
premier  bruit  des  sonnailles,  chacun  est  sur  sa  porte, 
guettant  de  l'œil  si  ses  génisses  lui  sont  ramenées  en- 
graissées ou  maigries  ;  et  l'enfant  enchanté  court  avec 
son  père  à  l'étable  en  reconnaître  un  à  un  tous  les  habi- 
tants. Dans  les  Ormonts,  la  même  époque  voit  une  autre 
fête  encore  *  ;  cette  vallée,  qui  serpente  et  se  cache,  a 
une  espèce  de  conseil  secret  dans  la  garde  qui  fait  la 
police  locale,  et  dont  les  membres  restent  inconnus 
pendant  toute  la  durée  de  leurs  fonctions  annuelles.  Le 
matin,  des  devises,  des  compliments  bouffons  déposés 
dans  le  trou  de  la  serrure,  témoignent  des  passages  noc- 
turnes de  la  ronde,  d'ailleurs  costumée  et  masquée  pour 
plus  de  mystère.  En  automne,  les  filles  et  les  veuves 
trouvent  sur  le  seuil  ou  sur  leurs  fenêtres,  ornées  par  les 
mêmes  mains,  des  bou(iuets  où  le  genévrier  dresse  ses 
piquants  d'un  vert  pâle  à  côté  des  grappes  rouges  du 
thymier.  Le  pasteur  a  aussi  le  sien,  mais  moins  cham- 
pêtre et  rehaussé  de  papiers  de  couleur.  Quand  les 
troupeaux  descendent  des  montagnes,  les  messellicrs  se- 
crets, cédant  leur  place  à  d'autres,  se  font  connaître  de 
porte  en  porte,  au  son  de  la  basse  et  du  violon. 

T-a  )iii-tcaitteiu.  ou  la  mi-été,  est  la  fête  générale  des 
montagnes.  \'ers  le  milieu  de  la  saison  des  alpages,  les 
vachers  reçoivent  la  visite  de  leurs  familles,  de  leurs  pa- 
trons ou  de  leurs  connaissances,  chargées  de  toutes  sortes 
de  biens  (pi'on  ne  trouve  ([u'en  bas.  Des  tonneaux  même 


*  Communiqué  par  M.  F.  Dormond,  notaire  au  Sépey. 


LES    FÊTES    NATIONALES  263 

ont  gravi  péniblement  les  abords  escarpés  des  pâturages 
sur  des  chars  à  deux  roues.  Cjui  liment  de  rocaille  en  ro- 
caille le  bout  de  leurs  brancards.  Le  chasseur  les  a  sui. 
vis,  ainsi  que  le  musicien  renommé;  et  voici  les  dan- 
seuses, avec  leurs  jupes  bleues  bordées  d'une  raie  rouge. 
C'est  quelque  chose  de  grave,  mais  cependant  d'un  ton 
vrai  malgré  le  contraste,  que  cette  joie  tout  ordinaire  au 
milieu  d'une  si  étonnante  nature;  que  cette  danse  qui  ne 
fait  aucun  bruit  (car,  sur  la  montagne,  tout  le  son  de 
rhomme  n'est  rien),  et  que  l'on  voit  pourtant  de  loin, 
tourner,  sauter  et  se  croiser  sur  l'herbe  courte  et  fine,  au 
pied  des  blocs  immobiles  devant  ce  spectacle  étrange 
qu'ils  semblent  contempler  en  silence. 

Ce  ne  sont  là  c|ue  des  têtes  naïves  ou  nées  de  mœurs 
locales.  En  voici  qui  revêtent,  en  outre,  un  sens  plus  mo- 
ral et  plus  profond.  La  fête  de  l'été  des  montagnes,  aux 
chalets  dW'i,  s'appelle  la  Bernausa\  ce  jour-là,  les  pau- 
vres, en  l'honneur  desquels  elle  est  instituée,  y  reçoivent, 
ainsi  que  les  autres  visiteurs,  une  ample  hospitalité  de 
crème  et  de  sh'é.  Lutry  avait  de  même,  le  jour  de  Pente- 
côte, sa  Donna  ou  distribution  de  fromage  aux  indigents. 
On  trouve ,  dans  notre  hospitalière  antiquité ,  i:)lusieurs 
institutions  de  ce  genre  :  et,  entre  autres,  il  arrivait  quel- 
quefois, dans  les  noces  opulentes,  de  donner  trois  repas 
successifs,  le  premier  jour  aux  vieilles  gens  de  la  parenté, 
le  second  aux  jeunes,  le  troisième  aux  pauvres,  servis  par 
répoux  et  l'épouse,  avec  d'aussi  bons  vins  et  des  plats 
aussi  bien  chargés  ^ 


^  Cons.  suisse,  Yl,  298;  XII,  109.  Levade,  art.  Lutry. 


204  LE  CAXTOX  DE  VAUD 

L'Abbaye  de»  vigneron»  e»t  le  rémmé  de  tous  ce§  di- 
vertÎMementî*  nwtîcjue»  et  notre  grande  fête  nationale. 
Probablement  plu»  ancienne  cjue  les  moine»  de  Haut- 
Crét,  dont  elle  porte  encore  la  devise  sur  »a  bannil're 
(ûra  et  labora),  pui»  retravaillée  par  Tesprit  moderne,  »on 
cachet  principal  est  pourtant  relui  du  moyen  âge,  <^)n  y 
sent  ce  même  génie ,  à  la  fois  populaire  et  possédé  du 
besoin  de  Tinfini,  qui  voulait  donner  à  tout  une  réalisa' 
tion  visible,  et  faire  mouvoir  dan»  cha<ïune  de  ses  ceuvre* 
le  monde  entier.  Klle  ressemble,  en  effet,  à  un  de  ce» 
drame»  qu'on  ai4>elait  mystères;  mais  c'est  un  mystère 
dont  le  sujet  e»t  l'existence  de  tout  un  peuple,  et  c'est  ce 
peuple  lui-même  qui  le  joue,  comme  â  Kussna*;ht  on 
jouait  le  drame  de  la  liberté.  C'est,  dirai-je  encore,  une 
rose  de  <:^thédrale  en  action;  et  qui  a  saisi  l'idée  et  la 
»uite  de  ce  monde  allégori<jue  peint  »ur  le»  vitraux  et 
sculpté  sur  le  bois  ou  la  pierre,  ne  sera  pas  choqué  de  la 
comparaison.  Quand  l'immense  procession  déploie  son 
orbe  éclatante  et  diaprée  au  milieu  des  murs  serrés  de  la 
fotde,  vous  (romez  voir  une  rose  aux  proportions  mille 
fois  gigantes<r)ues,  aux  feuilles  humaines  et  frémissante», 
(jui  roulent  dans  leur  calice  bourdonnant,  comme  le» 
autre»  dan»  le  silence  de  la  pierre,  et  le»  »ai»on»  et  \e» 
mois  et  les  jours,  et  les  labeurs  et  les  joies  des  hf>mme«, 
et  le  passé,  et  la  terre  et  les  rieux.  D'abord,  simple  ré- 
jouissance de  ventlangeurs,  l'Abbaye  des  vignerons  y 
joignit  surr  essivement  le»  divers  travaux  des  champs  et 
ries  montagne»,  laboureurs,  jardiniers,  faneur»,  moiss<in- 
netirs,  tonneliers,  bergers,  les  divers  états  et  le»  diverse» 
mhne»  dont  »e  compo»e  la  vie,  l'histoire  biblique  et  my- 


LES   FÊTES    NATIONALES  265 

thologique,  et  les  grands  souvenirs  des  aïeux.  Le  moyen 
âge  avait  beaucoup  de  fêtes  de  ce  genre,  mais  le  sujet  de 
la  nôtre  nous  appartient.  S'il  devait  se  trouver  quelque 
part  une  véritable  fête  populaire  de  l'agriculture,  c'était 
chez  nous;  aussi  n'en  existe-t-il  pas  ailleurs  qui  ait  ce  ca- 
ractère complet  et  patriotique.  Dans  son  genre  et  consi- 
dérée comme  fait  de  notre  histoire,  elle  vaut  une  bataille 
gagnée  ou  tel  autre  événement  glorieux;  c'est  une  vie 
bien  déclarée;  c'est  notre  renom,  notre  création  propre, 
notre  chef-d'œuvre  national.  Quel  dommage  donc  de 
laisser  se  perdre  une  chose  qu'on  peut  appeler  inesti- 
mable à  bien  des  égards  !  quel  sacrifice  (c'est  le  mot)  de 
la  laisser  périr  sous  l'effet  de  la  stérilité  de  ses  inventions 
nouvelles,  ou  des  préjugés  de  ceux  qui  l'attaquent  avec 
une  étroite,  une  aveugle  austérité  !  Et  lorsque  rien  n'em- 
pêcherait, suivant  la  coutume  des  temps  précédents,  de 
donner  à  cette  fête  les  développements  et  les  modifica-" 
tions  convenables,  de  la  débarrasser  de  ces  oripeaux 
classiques,  adjonctions  modernes  pour  la  plupart  et  qui 
n'ont  plus  de  sens  ni  de  charme  aujourd'hui  ;  de  lui  ouvrir 
un  champ  plus  vaste,  et  par  elle  à  bien  des  idées  qui  en 
attendent  un  ;  de  la  rendre  enfin  plus  morale  et  d'un  en- 
seignement populaire  plus  relevé,  plus  utile,  plus  poétique 
et  plus  vrai  !  Que  les  dépositaires  de  ce  joyau  nous  le 
gardent  donc  bien  !  Une  fête  qui  reproduise  ainsi  tout  un 
aspect  de  la  vie  et  qui  réponde  à  tout  un  peuple  ;  qui  soit 
capable,  suivant  la  vertu  des  arts,  de  l'élever  et  de  l'unir, 
ne  se  commande  pas  ;  c'est  une  trouvaille  qu'on  ne  fait 
que  très  à  la  longue,  et  qu'on  ne  pourrait  guère  espérer 
de  faire  deux  fois. 


NOTE  SUR  LES  NOMS  DE  LIEUX  DANS  LE  JURA 
ET    DANS    LES   ALPES  * 


La  plupart  des  montagnes  et  pâturages  dans  le  Jura  portent 
le  nom  des  communes  ou  des  particuliers  qui  en  sont  proprié- 
taires. Ainsi  dans  le  Jura  vaudois,  la  Gingine,  la  Givriiie,  la  Ba- 
rillette,  la  Ville  de  Nyon,  la  Grandsonnaz,  etc.  ;  dans  le  Jura  neu- 
châtelois,  le  Cernil-Jacot  (dénie,  ceritil,  forêt  défrichée),  le  Cer- 
nil-Briod,  le  Cernil-Girard ,  etc.  ;  de  là,  le  Cerneux-Pecquignot . 

Dans  les  Alpes,  au  contraire,  l'alpage  aussi  bien  que  la  cime, 
le  plan,  le  cret,  la  montagne,  le  niazot,  ont  un  nom  à  eux,  d'un 
sens  vague  ou  perdu.  Déjà  ainsi  les  Alpes  vous  parlent  davan- 
tage de  mj'Stère  et  de  poésie.  En  outre,  les  noms  alpestres  sont, 
pour  l'ordinaire,  plus  pittoresques  ou  plus  sonores  et  harmonieux 
que  ceux  du  Jura. 

Parmi  ces  derniers,  la  Dolaz  (VAdolaz,  Adule?),  la  foret  de 
JFuiUebrande,  le  Mont-Tendre,  et  le  Chasserai,  ont  assurément  une 
grâce  flottante  ou  rapide,  Montaiihert ,  Prèvondavau,  quelque  chose 
de  sombre  et  de  profond.  Mais  dans  ce  genre  de  poésie,  les  Alpes 
sont  infiniment  plus  riches  à  tous  égards.  Voici  une  liste  de 
quelques-uns  de  leurs  plus  beaux  noms  pour  ceux  qui  veulent  s'y 
amuser  avec  moi. 

On  s'est  beaucoup  récrié  sur  la  rudesse  et  l'ctrangeté  des  sons 
qui  servaient  à  désigner  les  principales  cimes  des  Alpes  dans  la 


*  Cette  note  figure  parmi  les  Eclaircissements,  à  la  fin  du  tome 
II  du  Canton  de  Vaiid,  pag.  XXII. 


NOTE    SUR   LES    NOMS   DE   LIEUX,    ETC.  267 

Suisse  allemande.  Mais  il  faut  savoir  comprendre  leur  magnifique 
harmonie,  et  ne  pas  la  vouloir  faire  entrer  dans  une  autre  langue 
que  la  sienne.  Quoi  de  plus  charmant,  de  plus  matinal  et  de  plus 
frais  que  le  nom  de  la  Bhmilisalp,  si  maladroitement  changé  en 
celui  de  IP'ilde  Fraii.  Quoi  de  plus  sombre  que  celui  du  IVetter- 
horn ,  de  plus  solide  que  celui  du  Stockboni,  de  plus  incomparable 
que  celui  de  la  Jungfraii,  de  plus  aérien  et  de  plus  blanc  que  ce- 
lui du  Titlis,  de  plus  superbe  et  de  mieux  sonné  que  celui  du 
Kaiiior,  de  plus  étincelant  et  de  plus  élancé  que  celui  du  Silher- 
born,  de  plus  terrible  enfin  que  celui  du  Finsteraarhorn  qui  tombe 
et  retentit  comme  une  avalanche. 

Les  Alpes  romans ches  nous  ofi"riraient  des  mots  rares  et  ex- 
quis, plus  en  harmonie  avec  notre  langue,  le  Crispait  éclatant, 
le  Seplimer  et  le  Liihvianier,  qui  ont  le  son  d'une  épée,  et  VUni- 
brail  que  l'on  prendrait  pour  le  nom  d'un  pavillon  céleste. 

Mais  passons  à  nos  Alpes  romandes.  Le  Valais  renferme  une 
quantité  de  noms  pittoresques  ou  bizarres  ;  les  communes  A^Evo- 
leiia,  Mazembroz,  de  Zabloz  et  le  village  à'Iserabïoz,  dont  le  nom 
ressemble  à  un  ombrage  vert  :  les  noms  pastoraux  de  la  vallée 
à'Armenzi,  du  Triolet  (le  trèfle),  des  chalets  des  Herbagères  ;  les 
noms  sautillants  ou  serpentants  de  la  cascade  de  Lévantia,  du  lac 
de  Derborentze  replié  dans  l'éboulis,  de  la  forêt  de  Livomiaire,  re- 
traite des  dragons  ;  les  noms  mélancoliques  du  Maiivoisin  et  du 
Mont-Pleureur;  le  Félan,  large  et  léger  ;  le  Cervin  droit  et  ra- 
pide ;  le  Covilnn  aux  immenses  abîmes  de  neige  ;  le  Mont-Rose, 
par  son  nom  aussi,  plus  beau  peut-être  que  le  Mont-Blanc  ;  et 
enfin  ce  nom  montagneux,  plein  d'échos,  de  pâturages  et  de  ro- 
chers :  Tchcnuoiitaunaz. 

Notre  poésie  n'a  pas  davantage  à  craindre  les  Alpes  vau- 
doises  et  fribourgeoises.  Le  mot  fait  voir  la  masse  ronde  et  plan- 
tureuse de  ce  Molêson  que  les  bergers  de  Gruvère  ont  tant 
chanté.  La  Dent  de  Lis,  le  Rubli  ne  présentent-ils  pas,  déjà  dans 
leurs  noms,  des  formes  sveltes,  blanches  et  gracieuses  ?  Aï  dresse- 


268  NOTE    SUR   LES   NOMS   DE    LIEUX,    ETC. 

t-il  assez  hardiment  sa  tour  dans  les  airs  ?  Jaiihui,  sa  tente  de 
pierre  découpée  sur  l'azur  ?  Nervau  ne  dit-il  pas  bien  ces  sombres 
lacs  verts  dormant  sous  les  roches  ?  Lioson  est-il  assez  aqua- 
tique et  gazouillant  ?  Avernaz,  Aniiaiilaz,  Tavcxaimaz,  Brcttaïc 
ne  sont-ils  pas  le  tintement  même  des  clochettes  et  des  eaux  ? 
duoi  de  plus  alpestre,  de  plus  bucolique  et  pastoral  que  Doron- 
naz,  Javernaz,  Œtisannaz^  Boz'0)iuaz  !  On  croit  entendre  les  hu- 
chées  des  pâtres  et  leur  longue  cadence,  les  échos  des  parois  et 
les  puissantes  bramées  des  vaclies  qui,  en  broutant  l'herbe  fleu- 
rie, balancent  les  lourdes  sonnailles  pendues  à  leur  cou.  Toinpez, 
c'est  une  Tciupi'  plus  grasse  et  transportée  dans  les  hautes  mon- 
tagnes. Chamosdire  a  la  légèreté  du  chamois  ainsi  que  sa  corne 
vivement  recourbée.  Argentine  scintille  au  soleil.  La  Cape-au- 
Moiiie  glisse  comme  un  nuage  grisâtre.  Ari'el  se  tient  debout, 
inaccessible.  Morde  se  fend  et  se  roidit.  Les  Diahhrets  ne  rou- 
lent-ils pas  comme  il  faut  les  rochers  dans  l'abîme,  tandis  que 
les  Muveraiis  leur  renvoient  le  mugissement  des  cascades  et  des 
troupeaux  ?  La  Pleyati,  nom  joyeux.  La  Verdaz,  FoUyi,  Fiillyi, 
Folliaii ,  noms  verdoyants  et  feuilles.  La  Floriettaz,  Prellouri, 
noms  printaniers  et  fleuris.  htScex  quepllau,  le  Fairtho  d'eigryn, 
noms  tout  distillants  comme  les  grottes  humides. /fliroz,  le  son 
roide  et  fort  du  torrent ,  sa  douce  explosion  persistante.  Solady, 
Soladyés,  Solalé,  Sodoleuvroz,  ô  douces  images  de  vie  à  l'écart,  d'om- 
brage et  de  silence  !  Saxiema  ou  Sazinia,  l'herbeuse  esplanade  oîi 
la  région  des  pâturages  vient  finir.  Paiteirossaz,  le  fracas  soudain 
du  glacier  dans  les  hauteurs  solitaires.  Pennchiis  entasse  les  pics 
à  vos  yeux,  et  Plan-Névé  les  neiges.  Isenod  voltige  comme  une 
plume  verte  de  l'aile  des  montagnes.  Filizima  semble  dérobé  à 
une  églogue  de  Virgile,  Anzehidaz,  nom  vibrant  qui,  avec  le  val- 
lon fleuri,  se  perd  dans  les  nues. 


TROISIÈME    SERIE 


ÉPISODES    HISTORIQUES,   MONUMENTS 


XIII 

Ix  roi  Conrad  et  la  reine  Berthe. 

Avant  le  milieu  du  dixième  siècle  ,  les  Sarrazins  ,  ayant 
pénétré  par  toutes  les  gorges  des  Alpes,  en  Dauphiné, 
dans  le  Piémont,  le  Montferrat ,  les  vallées  de  Suze,  de 
Maurienne  et  de  Tarantaise  ,  étaient  descendus  dans  le 
Valais  et  le  Pays-de-Vaud.  Saint-Maurice  fut  pour  eux 
un  de  ces  postes  de  rapines,  qu'ils  allaient  élevant  de  dé- 
filés en  défilés,  quand  ils  n'y  trouvaient  pas  déjà  une  for- 
teresse à  leur  convenance.  Lorsqu'ils  eurent  l'hospice  du 
Saint-Bernard,  ils  commandèrent  définitivement  dans  les 
Alpes,  et  des  sources  du  Rhône  gagnant  aisément  celles 
du  Rhin,  ils  pillèrent  l'abbaye  de  Dissentis.  Tous  les  pas- 
sages leur  appartenaient.  Ils  se  firent  montagnards  !  d'ail- 
leurs plus  d'un  parmi'  eux,  avant  de  quitter  sa  patrie, 
s'était  comme  essayé  aux  Alpes  dans  les  vallées  de  l'Atlas. 


270  ■        LE    CANTON    DE   VAUD 

Avec  l'aplomb  léger  du  chamois,  ils  se  dirigeaient  donc 
sur  ces  roches  pendantes  où  nous  n'allons  chercher  au- 
jourd'hui que  les  émotions  de  la  nature,  là  si  puissante 
qu'elle  étouffe  de  son  seul  poids  tout  souvenir  des  hommes. 
Les  pèlerins,  même  en  ces  temps  de  détresse,  ne  pouvant 
se  passer  de  Rome,  essayaient  de  se  glisser  par  les  mon- 
tagnes sans  être  aperçus  des  noirs  démons  qui  en  avaient 
fait  leur  demeure;  mais  ils  les  voyaient  soudain  apparaître 
aux  pas  dangereux,  en  grand  nombre  et  postés  sur  l'es- 
carpement, bandant  leurs  arcs  et  roulant  des  pierres. 
Ceux  qui  ne  succombaient  pas,  étaient  enfermés  dans  des 
cavernes  ,  jusqu'à  ce  qu'ils  eussent  fourni  une  rançon. 
Enfin  ,  ce  fut  chose  reçue  que  de  traiter  avec  eux  pour 
obtenir  de  passer.  Rien  n'était  plus  terrible  (pie  leur  nom: 
la  poésie  chargeait  d'imprécations  le  Grand-Saint-Ber- 
nard qui  les  avait  reçus:  «  Quoi!  lui  disait-elle,  tu  fais  pé- 
rir de  saints  hommes  inhabitués  à  tes  sentiers,  et  tu  con- 
serves les  méchants,  ces  Maures  sanguinaires  et  rapaces. 
Ah  !  puisses-tu,  consumé  par  la  foudre,  n'être  à  jamais 
que  débris  et  chaos.  »  Dans  le  Pays-de-Vaud,  on  se  for- 
tifiait. Quelques-unes  de  leurs  bandes  s'étaient  avancées 
jusipi'au  Léman,  et  du  lac  vers  le  Jura.  Le  Jorat  offrait 
encore  un  refuge  au  miHeu  de  la  plaine:  la  tour  de  (iourze 
y  fut  construite  sur  sa  colline  arrondie  où  l'on  ne  cesse 
de  monter  qu'arrivé  au  pied  même  de  ce  vieux  fort  , 
circonstance  tpii  donnait  jusqu'au  dernier  pas  l'avantage 
à  ses  défenseurs.  Berthe  en  compagnie  d'un  évêque  et  de 
(juelques  chevaliers,  se  retira  dans  la  tour,  alors  solitaire, 
qui  domine  Neuchâtel.  De  nouveaux  fugitifs  allèrent  gros- 
sir les  populations  du  Fays-d'1'^nhaut.    D'un  autre  côté. 


LE   ROI    CONRAD    ET   LA    REINE   BERTHE  271 

plusieurs  Sarrazins,  abandonnant  les  hauteurs,  et  annon- 
çant leur  dessein  de  s'établir  pour  toujours  dans  les 
plaines,  prirent  des  femmes  du  pays,  et  se  mirent  à  cul- 
tiver une  vallée  d'une  grande  fertilité,  pour  laquelle  ils 
payaient  un  léger  tribut.  On  voit  ainsi .  par  quelques 
traits,  qu'ils  avaient  des  raisons  de  ne  pas  douter  qu'on 
ne  finît  par  s'accoutumer  à  eux.  Mais  c'était  une  néces- 
sité trop  forcée  pour  qu'on  ne  la  rejetât  pas  à  la  première 
occasion.  Dans  nos  contrées,  cette  occasion  fut-elle  vrai- 
ment celle  que  raconte  un  chroniqueur  ?  On  devrait  le 
croire  bien  informé,  puisqu'il  demeurait  dans  le  voisinage 
de  la  Transjurane,  au  couvent  de  Saint-Gall.  Il  y  avait 
un  nom  plus  terrible  encore  que  celui  des  Sarrazins  : 
c'était  celui  des  Hongrois  ou,  dans  leur  langue,  des 
Madjjares,  qu'un  grand  remuement  de  l'Asie  nomade 
avait  poussés  en  avant,  comme  autrefois  les  Huns,  dont 
ils  rappelaient  le  souvenir  par  leur  âme  et  par  leur  figure. 
De  l'Oural  aux  Karpathes,  et  de  ces  montagnes  jusqu'aux 
Alpes  occidentales,  ils  avaient  ravagé.  Il  paraît  que  ce 
sont  eux  qui,  ayant  fait  prisonnier  l'évêque  de  Lausanne 
nommé  Bozon,  comme  il  visitait  son  diocèse,  le  tuèrent  à 
Ressudens  près  de  Payerne.  Et  toute  l'Helvétie  se  res- 
sentit de  leurs  pillages  et  de  leurs  massacres.  Le  second 
Rudolf  était  mort,  n'ayant,  à  ce  qu'il  semble,  rapporté 
des  guerres  de  sa  jeunesse,  qu'un  grand  désir  de  repos 
que  les  Sarrazins  et  les  Hongrois  ne  lui  permirent  pas 
toujours  de  satisfaire.  Nommé  par  les  Etats  et  couronné 
à  Lausanne  dans  l'église  de  Saint-Maire,  Conrad,  son  fils 
et  son  successeur  ,  bien  que  dans  la  fleur  de  l'âge,  était 
encore  plus  désireux  de  vivre  en  paix  et  de  jouir.  Or, 


272  LE    CANTON    DE    VAUD 

voici  maintenant  ce  que  rapporte  le  chroniqueur.  Le  roi 
Conrad,  «  usant  d'une  noble  astuce,  »  députa  aux  Sar- 
razins  des  hommes  qui  leur  dirent  :  «  Voici,  les  Hongrois, 
ces  pillards  fugitifs,  me  fatiguent  de  messages  pour  me 
demander  que  je  les  laisse,  en  paix  avec  moi,  vous  chas- 
ser, vous,  de  cette  terre  de  fertilité.  Mais  si  vous  êtes  des 
hommes,  vous  irez  au  plus  vite  à  leur  rencontre,  et  moi, 
vous  aidant,  pendant  que  vous  les  attacjuerez  en  face,  je 
volerai  sur  leurs  flancs.  Ainsi,  j'en  ai  la  confiance,  nous 
les  battrons  et  les  exterminerons  tous.  »  Il  envoya  de 
même  vers  les  Hongrois  :  «  Pourquoi,  leur  dit-il,  ô  les 
plus  vaillants  des  hommes ,  voulez-vous  en  venir  aux 
mains  avec  moi  ?  Il  nous  sera  bien  ])lus  avantageux  de 
vivre  en  paix.  Suivez-moi  donc,  effaçons  de  cette  riche 
terre  ces  ennemis  qui  sont  les  miens,  et  prenez  leur 
place.  »  Des  deux  parts  on  consentit.  Les  Sarrazins  s'é- 
lancent de  leur  vallée,  en  grande  multitude,  au  lieu  et  au 
jour  indiqués.  Le  chroniqueur  ne  le  dit  pas,  mais  nous 
savons  aujourd'hui  que  ces  Orientaux  avaient  adopté  une 
partie  des  armes  et  des  coutumes  d'Europe,  plus  appro- 
priées que  les  leurs  aux  climats  et  aux  guerres  de  l'Occi- 
dent. C'étaient  le  bouclier,  la  cuirasse  et  la  longue  lance, 
les  épées  de  Bordeaux,  les  tuniques  d'écarlate,  les  dra- 
peaux et  les  selles  à  l'européenne.  Ils  remplaçaient  même 
le  turban  par  le  bonnet  indien.  Mais  ils  conservaient 
aussi  une  partie  de  leur  équipement  national:  un  ardeur 
pendait  sur  l'épaule:  et  ceux  cjui  vivaient  dans  les  Alpes, 
gardant  l'usage  de  la  massue  que  leurs  ancêtres  portaient 
aux  combats  appuyée  sur  le  cheval ,  se  servaient  sans 
doute  avec  succès,  dans  les  défilés,  de  cette  arme  favorite 


LE   ROI    CONRAD   ET    LA    REINE    BERTHE  273 

des  montagnards.  Enfin,  à  leur  teint  olivâtre,  à  leurs 
grands  yeux  ardents,  à  leurs  paroles  gutturales,  dont  quel- 
ques-unes faisaient  aux  Occidentaux  l'effet  d'un  jappe- 
ment, on  reconnaissait  toujours  les  fils  du  désert.  Les 
Hongrois ,  laissant  femmes  et  enfants  dans  des  chariots, 
leur  patrie  errante,  arrivèrent  sur  de  petits  chevaux,  avec 
des  arcs  et  des  flèches,  et  tenant  en  réserve  dans  leurs 
carquois  une  de  ces  fuites  perfides  par  lesquelles  ils  rem- 
portaient souvent  la  victoire.  Mais  Conrad  était  là,  ran- 
geant son  armée  en  bataille,  de  façon  à  ce  que  l'une  et 
l'autre  des  deux  hordes  crût  qu'il  viendrait  à  son  secours. 
«  Qu'aujourd'hui  lances  et  glaives  soient  bien  aiguisés, 
mes  compagnons  vaillants ,  disait-il  aux  siens.  Quel  parti 
de  ces  démons  l'emportera,  que  personne  n'en  ait  cure. 
Aussitôt  qu'il  y  aura  des  vainqueurs,  élancez-vous  sur  eux 
en  jetant  vos  boucliers,  et  que  le  fer  en  vos  mains  ne 
fasse  aucune  différence  entre  Sarrazins  et  Hongrois.  » 
Soldats  et  fils  de  Satan  se  précipitent  donc  l'un  sur 
l'autre,  à  la  vue  de  Conrad  qui  dominait  la  bataille.  Nul 
ne  cède  ;  ils  s'égorgent.  Enfin,  le  roi,  craignant  la  retraite 
de  l'un  des  deux  ennemis,  donne  le  signal,  s'approche 
par  degrés  comme  auxiliaire,  et  les  entourant  tous,  il  les 
accable  sans  leur  laisser  le  temps  ni  le  moyen  de  fuir. 
Ceux  qu'on  ne  tua  pas  furent  envoyés  à  Arles  pour  y 
être  vendus.  Conrad,  n'ayant  perdu  que  peu  de  monde, 
rendit  grâces  à  Dieu  et  à  saint  Maurice,  par  l'épée  et  la 
lance  duquel  il  avait  si  bien  combattu. 


L'auteur  ajoute  à  ce  récit  les  réflexions  suivantes  qui 
l'amènent  à  parler  de  la  reine  Berthe  : 

J.   OLIVIER,  I.  18 


274  LE    CANTON   DE   VAUD 

Telle  est  Taventure  des  Sarrazins  et  du  roi  Conrad.  Je 
l'ai  racontée  tout  au  long,  parce  qu'elle  m'a  semblé  épique 
dans  son  ton  et  dans  ses  détails  où  je  ne  regrette  pas,  je 
l'avoue,  ce  qu'ils  ont  d'obscur  ou  de  fabuleux.  J'y  trouve 
aussi  je  ne  sais  quoi  qui  me  parle  de  la  race  romande  et 
de  nos  pères,  dans  ce  bon  tour  joué  aux  ennemis,  dans  ce 
roi  pacifique  qui  ne  demandait  pas  mieux  que  de  n'être 
point  dérangé  par  les  visiteurs,  mais  qui  poussé  à  bout 
leur  en  donne  à  garder,  comme  on  dit  trivialement.  L'âge 
héroïque,  n'étant  que  gros  de  l'âge  chevaleresque,  tom- 
bait en  décadence  depuis  Charlemagne  :  l'expulsion  des 
Sarrazins  le  releva,  ainsi  que  la  résistance  des  seigneurs 
à  l'autorité  impériale  avilie  ;  événement  qui,  souvent  mêlé 
à  cet  autre,  laissa  un  prodigieux  souvenir  dans  l'imagi- 
nation populaire.  Les  deux  Rudolf  et  un  moment  Conrad, 
le  premier  Rudolf  surtout,  vrai  roi  des  montagnes,  et 
Tabbé  Hughbert  qui  leur  montra  la  voie,  dominent  notre 
histoire  du  haut  de  son  sommet  vaporeux,  blocs  encore 
bruts,  tels  que  la  réalité  les  présente,  mais  où  l'on  sent 
que  se  cachent  de  grandes  statues  :  leur  temps  est  pour 
nous  la  matière  historique,  si  je  puis  dire,  de  notre  épopée 
primitive  ,  que  peut-être  alors  des  voix  inconnues  bé- 
gayèrent déjà  pour  Técho  des  Alpes,  qui  ne  s'en  est  pas  sou- 
venu. La  belle  et  touchante  figure  de  notre  Berthe  prend 
place  au  milieu  de  celles  des  héros  :  Bertha  humilis 
regina,  Berthe,  humble  reine:  ils  représentent  la  guerre 
et  les  aventures,  le  côté  violent  de  la  vie  ;  elle,  son  côté 
paisible,  l'ordre,  la  simplicité,  le  travail  et  la  résignation. 
Elle  fonde  des  couvents  et  des  églises,  fortifie  les  lieux 
de  refuge,  répare  les  chemins,  et  s'en  va  sur  sa  haquenée, 


OTHON   DE    GRAXDSOX  275 

qui  ne  la  porte  jamais  sans  sa  quenouille,  de  monts  en 
monts,  de  vaux  en  vaux,  devisant  et  filant.  Comme  une 
fois  elle  traversait  un  pâturage,  elle  y  vit  une  jeune  fille 
qui  filait  en  gardant  quelques  brebis.  La  bonne  reine, 
fileuse  elle-même,  lui  donna  un  riche  présent  pour  récom- 
penser sa  diligence.  Le  lendemain  plusieurs  nobles  dames 
parurent  à  la  cour  avec  un  fuseau.  Berthe  se  con- 
tenta de  dire  :  «  La  paysanne  est  venue  la  première  ; 
comme  Jacob  elle  a  emporté  ma  bénédiction,  et,n"a  rien 
laissé  pour  Esaii.  »  Type  naïf  et  rustique,  vénérable  et 
doux,  notre  Berthe  est  le  souvenir  le  plus  beau  et  le  plus 
populaire  c|ue  jamais  reine  ait  laissé. 


XIV 

Othon  de  Grandson. 

Un  mystère  étrange  planera  toujours  sur  la  destinée  du 
chevalier  aux  mains  coupées,  qui  dort  sous  les  voûtes  les 
plus  anciennes  de  la  cathédrale.  Etait-il  coupable  ?  et  de 
quoi  V  Avait-il  conjuré  la  mort  de  son  suzerain  V  L'amant 
heureux  de  Catherine  d'Estavayer  dut-il  sa  victoire  à  sa 
renommée,  à  son  esprit,  à  la  tendresse  et  aux  violences 
de  son  amour  V  Dans  sa  patrie,  avant  sa  fin  tragique,  on 
ne  mettait  pas  en  doute*qu"il  ne  fût  criminel  :  une  haine 
furieuse,  qui  grossissait  chaque  jour,  s'y  était  élevée  contre 
lui.  Les  villes  envoyaient  à  Aloudon,  pour  délibérer  sur  ce 
sujet  funeste  ;  le  résultat  ne  fut  pas  en  sa  faveur  ;  elles  se  co- 


276  LE    CANTON   DE   VAUD 

tisèrent  pour  aider  Gérard  d'Estavayer  à  soutenir  son  ap- 
pel. Parmi  les  seigneurs,  Othon  de  Grandson  avait  contre 
lui  les  noms  les  plus  nationaux  après  le  sien  :  les  Bussy, 
voisins  d'Estavayer,  les  Bonvillars,  voisins  de  Grandson, 
les  de  Prés,  les  de  Moudon,  les  Billens,  les  \\'uisternens, 
les  Blonay,  et  surtout  les  d'IUens,  dont  la  grande  tour 
carrée  se  penche  encore  sur  la  Sarine,  vis-à-vis  d'Arcon- 
ciel  :  tous,  vieilles  souches  vaudoises.  Othon  présentait 
pour  lui  les  Colombier,  les  Lasarraz,  les  Cossonex,  les 
Rougemont,  mais  aussi  beaucoup  de  familles  étrangères. 
Faut-il  voir  dans  cette  circonstance  le  signe  de  l'imiîo- 
pularité  qui  s'attache  à  une  fortune  grandie  au  dehors, 
dont  les  petits,  restés  en  place,  se  figurent  aisément  qu'on 
les  veut  écraser  ?  Quoi  qu'il  en  soit,  ceux  qui,  pour  signe 
de  ralliement,  firent  un  nœud  de  rubans  au  bout  de  leurs 
souliers  pointus  étaient  inférieurs  en  nombre  ,  dans  le 
Pays-de-Vaud ,  à  ceux  qui  portaient  sur  l'épaule  un 
petit  râteau  brodé  :  symbole  rustique  choisi  par  ces 
derniers,  comme,  il  le  semble,  pour  dire  à  Grandson, 
qu'ils  allaient  ramasser  ce  qui  était  trop  longtemps 
resté  en  arrière  dans  sa  vie.  En  doit-on  croire  cette  haine 
et  cette  foule  d'ennemis  !  Ah  !  croyons-en  plutôt  Grand- 
son lui-même,  ses  nobles  paroles  et  son  éloquente  indi- 
^  gnation.  <■.  Tu  mens  ,  s'écria-t-il  à  l'ouïe  de  l'accusation 
de  Gérard,  tu  mens  et  as  menti  autant  de  fois  comme 
tu  l'as  dit  :  j'en  prends  à  témoin  Dieu,  sainte  Anne  et  sa 
benoîte  lignée.  Mais  va  !  je  me  défendrai,  et  en  ferai  si 
avant  (jue  mon  honneur  sera  très  bien  et  très  grandement 
gardé.  Et  tu  en  demeureras  menteur.  »  Alors  sa  ])ensée 
se  tournant  vers  sa  patrie  et  ranimosité  dont  il  y  était 


OTHON    DE    GRAXDSOX  277 

l'objet  :  «  Du  moins,  continua-t-il,  j'en  serai  cru  hors  du 
Pays-de-Vaud ,  où  ,  à  ce  que  j'entends,  ils  me  tiennent 
pour  leur  ennemi,  dont  fortement  me  grève  ;  et  c'est  à 
leur  grand  tort,  car  ni  moi  ni  mes  devanciers  ne  leur  fîmes 
oncques  chose  dont  eux  me  dussent  tenir  pour  tel.  »  Alors 
messire  Othon,  ayant  fait  le  signe  de  la  croix,  jeta  son 
gage  de  bataille.  Puis,  en  vieux  et  en  expert  chevalier 
(il  avait  soixante  ans  et  s'était  fait  un  nom  dans  les  com- 
bats), il  se  mit  à  exposer  les  traditions  et  les  coutumes  du 
duel  juridique,  selon  qu'il  en  avait  ouï  parler  à  plusieurs 
anciens  chevaHers  de  France,  d'Angleterre  et  de  l'em- 
pire. Dans  un  cas  pareil  au  sien,  observait-il,  l'appelant 
doit  être  prêt  à  soutenir  son  accusation  sans  remise  et  sur 
l'heure  ;  mais  le  défendant  peut  demander  et  obtenir  un 
délai  de  quarante  jours.  Lui,  Othon,  se  pourrait  donc 
«  excuser  de  la  bataille,  »  d'autant  qu'il  montrerait  aisé- 
ment son  innocence,  par  les  témoignages  qu'en  avaient 
rendus  le  roi  de  France,  qui  «  est  le  plus  grand  et  le  plus 
noble  roi  des  chrétiens,  »  les  ducs  de  Berry,  d'Orléans,  de 
Bourbon  et  le  duc  de  Bourgogne,  prince  si  entendu  ;  ce- 
lui-ci, devant  le  roi  d'Angleterre  et  toute  sa  cour,  avait 
déclaré  Othon  de  Grandson  aussi  net  que  lui-même.  «  Et 
croira-t-on  jamais  ,  dit ,  en  éclatant  de  nouveau,  le  véné- 
rable accusé,  que  tant  de  vaillants  prud'hommes,  che- 
valiers et  écuyers,  qui  se  trouvent  dans  le  comté  de  Sa- 
voie, hommes-liges  ou  du  lignage  de  notre  prince ,  et 
avancés  par  ses  ancêtres,  s'ils  avaient  donné  foi  à  mon 
crime,  eussent  laissé  le  soin  de  m'en  punir  à  messire  Gé- 
rard d'Estavayer?  Non!  la  chose  leur  appartenait  de  plus 
près;  et  ils  auraient  su  la  mieux  mettre  en  avant.  Mais 


278  LE    CANTON    DE   VAUD 

les  vaillants  prud'hommes,  chevaliers  et  écuyers  de  ce 
pays  redoutent  Dieu ,  aiment  leur  honneur,  et  ne  vou- 
draient prendre  nulle  fausse  querelle  sur  le  peuple  chré- 
tien du  monde.  Quant  aux  autres  qui  ont  arrangé  de  me  la 
faire ,  je  n'en  puis  rien  dire ,  sinon  de  ces  deux  voies 
l'une  :  ou  ils  s'imaginent  la  querelle  bonne,  juste  et  vraie, 
et,  en  ce  cas,  ils  se  montrent  faillis  de  cœur  et  couards 
de  ne  la  prendre  pour  eux-mêmes  ;  ou  ils  savent  bien 
qu'elle  est  fausse  et  mauvaise,  et  alors  ils  se  damnent  et 
se  déshonorent,  quand  ils  engagent  un  chrétien  à  faire 
chose  où  l'on  peut  perdre  l'âme,  l'honneur  et  la  vie.  Tou- 
tefois, il  semble  qu'ils  ont  bien  trouvé  soulier  à  leur  pied 
en  messire  Gérard,  qu'ils  savaient  nécessiteux,  plein  de 
convoitise,  et  faiblement  advisé  :  car  c'est  le  bruit  com- 
mun et  la  voix  du  pays  qu'ils  se  sont  chargés  des  frais  et 
lui  ont  promis  une  somme  d'argent.  Mais  ce  sera  tant 
pis  pour  lui  et  tant  mieux  pour  moi,  s'il  plaît  à  Dieu!  » 
Puis,  faisant  abstraction  de  lui-même,  et  s'abandonnant 
aux  réflexions  que  lui  suggérait  son  intérêt  pour  ce  jeune 
prince  qu'on  l'accusait  d'avoir  rendu  orphelin,  et  devant 
lequel  il  se  trouvait  à  cette  heure  solennelle,  il  reprit  après 
un  moment:  «  J'ai  considéré  toutes  choses  et  les  ai  pesées 
à  la  volonté  de  Notre-Seigneur,  ])our  faire  le  ]ilus  de  bien 
et  le  moins  de  mal.  J'ai  regardé  le  temps  passé,  les  mal- 
heurs et  les  meurtres  dont  furent  déjà  cause  ce  Gérard  et 
ses  mensonges.  J'ai  regardé  le  temps  présent,  votre  âge 
tendre,  ô  vous  qui  êtes  mon  souverain  !  le  besoin  de  re- 
pos et  d'union,  pour  vous  aider  à  passer  le  temps  jusqu'à 
l'âge  d'homme.  J'ai  regardé  l'avenir,  les  maux  qui  pour- 
raient arriver  de  cette  malheureuse  dissension,  maux  si 


OTHON    DE    GRAXDSON  279 

grands  que  messire  Gérard  ni  moi  ne  les  pourrions  amen- 
der. Pour  ce,  malgré  mon  droit  des  quarante  jours,  je 
vous  signifie  qu'à  la  merci  de  Dieu,  je  n'ai  besoin  de  dé- 
lai. Ma  querelle  est  bonne  et  vraie.  Et,  touchant  ma  con- 
science et  mes  péchés,  je  suis  en  la  miséricorde  de  celui 
qui  est  plus  plein  de  merci  que  je  ne  puis  être  péchable, 
et  me  fie  en  lui  de  cettui  fait,  car  il  me  sera  vrai  juge.  Je 
sens  mon  corps  et  mes  membres  en  santé  etenhaleine;  je 
suis  pourvu  d'harnois,  d'armes  et  de  chevaux  en  cette  ville. 
Je  ne  requiers  point  de  délai;  et  Dieu  le  sait!  non  par  or- 
gueil, ni  par  envie  que  j'aie  de  tollir  la  vie  de  nul  chrétien; 
mais  aussi  suis-je  contraint  de  défendre  ma  vie  et  mon 
honneur,  et  l'état  auquel  Dieu  m'a  convoqué.  Je  m'offre 
de  me  défendre  à  toute  heure  qu'il  vous  plaira,  aujour- 
d'hui ou  demain,  ou  quelque  jour  que  vous  voudrez.  »  Et 
les  fermes  paroles  qu'il  avait  prononcées  en  commençant, 
il  les  répète,  et  les  attache  comme  le  sceau  de  ce  discours 
fier  et  grave.  «  J'en  ferai  si  avant  et  par  telle  manière 
que  mon  honneur  sera  très  bien  et  très  grandement  gardé. 
Et  messire  Gérard  en  demeurera  menteur.  »  La  lance 
d'Estavayer,  en  frappant  à  mort  son  rival,  sembla  chargée 
un  instant  de  porter  un  autre  arrêt  ;  mais  la  postérité  s'est 
refusée  à  y  souscrire.  Et  à  voir  la  grâce  de  ce  tombeau 
si  touchant  qu'il  ressemble  à  un  sourire  en  pleurs,  on  di- 
rait que  l'intérêt  populaire  attaché  dès  lors  au  souvenir 
d'Othon  de  Grandson  ait  commencé  par  un  remords. 
Celui  que  sa  patrie  avait  cessé  d'aimer,  qui  l'avait  cru  si 
mal  disposé  à  son  égard  qu'il  ne  lui  convenait  pas  même 
d'y  venir  chercher  la  mort  qu'elle  lui  infligeait,  y  fut  rap- 
porté en  triomphe,  et  sa  dépouille  héroïque  déposée  à  la 


28o  LE    CANTON   DE    VAUD 

place  la  plus  sainte  et  la  plus  belle,  dans  le  grand  monu- 
ment national. 


XV 

La  Dispute  à  Lausanne. 

L'entière  réformation  du  pays  suivit  de  près  la  con- 
quête et  en  fit  raccomplissement.  L'année  n"était  pas  finie 
que,  pour  hâter  une  solution,  un  décret  vint  ouvrir  à  Lau- 
sanne une  dispute  publique ,  une  de  ces  disputes  de  re- 
ligion que  l'église  attaquée  redoutait  tant:  elle  sentait 
bien  qu'elle  avait  négligé  de  se  mettre  en  mesure:  et,  il 
faut  le  dire,  cet  appel  aux  convictions  individuelles  répu- 
gnait à  son  principe  même,  l'autorité  et  l'unité.  Une  dis- 
pute, à  ses  yeux,  usurpait  les  fon(-tions  d'un  concile.  Elle 
veut  ignorer  (pi'au-dessus  de  tous  les  conciles,  et  le  seul 
vraiment  œcuménique,  il  y  a  celui  des  consciences  face 
à  face  avec  la  charité  qui  recueille  les  voix.  Farel  com- 
posa dix  thèses,  en  latin  et  en  français;  elles  furent  im- 
primées et  bientôt  on  les  lut  affichées,  avec  le  décret,  aux 
portes  de  toutes  les  églises  paroissiales,  sous  ce  titre:  Les 
conclusions  qui  doivent  cstre  disputées  à  Lausanne,  nou- 
velle province  de  Berne.  Prêtres,  moines,  députés  des 
paroisses  durent  s'acheminer  vers  Lausanne  pour  le 
i^""  octobre.  Les  ministres  et  prêcheurs  vinrent  de  leur 
côté,  bien  accompagnés  de  peur  de  mauvaise  rencontre. 
Dès  le  matin,  la  foule  montait  de  toutes  parts  à  la  cathé- 
drale, dépouillée  en  partie  de  ses  ornements  ;  le  peuple 


LA    DISPUTE   A   LAUSANNE  '         28 1 

remplit  les  échafauds  dressés  pour  la  dispute  et  les  longues 
et  hautes  galeries:  ordinairement  vides  aujourd'hui,  elles 
n'étaient  pas  de  trop  pour  donner  en  spectacle  à  tous 
l'humiliation  d'une  église  dont  elles  n'avaient  eu  long- 
temps à  contempler  que  les  pompes  et  la  grandeur.  Les 
tenants  de  la  dispute  étaient  dans  le  fond,  au  milieu:  les 
cathoHques  ,  peu  termes,  peu  habiles,  peu  accoutumés 
surtout  à  traiter  d'égal  à  égal  dans  ces  sortes  de  cas;  les 
réformés  ,  déjà  triomphants.  On  se  montrait,  parmi  les 
premiers,  un  médecin,  personnage  fort  singulier  ;  des  ré- 
gents et  des  curés  du  pays;  quelques  canonistes,  quelques 
seigneurs,  ce  Fernand  Loys  entre  autres,  qui  de  la  folle 
charge  d'abbé  de  la  jeunesse  parvint  à  celle  de  bourg- 
mestre de  Lausanne  et  fut  un  des  soutiens  les  plus  actifs 
des  calvinistes  français;  un  dominicain  qui,  en  se  retirant, 
avait  plus  l'air  de  résister  à  l'envie  de  disputer  que  d'en 
avoir  la  crainte,  et  enfin  les  chanoines,  songeant  encore 
à  protester  quand  il  ne  s'agissait  plus  que  de  mourir  ou 
de  se  bien  défendre.  De  l'autre  côté,  paraissaient  tous  ces 
hardis  prêcheurs  que  Lausanne  entendait  batailler  autour 
d'elle  depuis  huit  ans  sans  leur  ouvrir  ses  portes,  et  qui 
maintenant  venaient  s'asseoir  en  pleine  cathédrale  aux 
yeux  des  vieux  croyants  consternés:  c'étaient  Le  Comte 
(il  poursuivait  l'œuvre  de  la  réforme  à  Grandson  et  dans 
cette  contrée) ,  Caroli,  docteur  de  Sorbonne  et  converti 
d'avance  au  parti  qui  servirait  le  mieux  sa  fortune  et  sa 
vanité,  mais  surtout  Viret,  Farel  et  Calvin.  Ce  dernier  ne 
faisait  que  d'arriver  à  Genève  ;  mais  son  livre  de  Y  Insti- 
tution chrétienne  l'avait  déjà  mis  tout  de  suite  à  son  rang, 
La  Réforme  recevait  en  lui  un  nouveau  chef,  fort  de 


282  LE    CANTON   DE   VAUD 

toutes  les  victoires  du  premier,  et  plus  libre  et  plus  sé- 
vère. C'est  maintenant  le  Français  qui  prend  la  parole 
après  l'Allemand;  après  le  prophète  vient  le  législateur, 
l'organisateur  ;  après  l'apôtre ,  le  grand  écrivain  qui  ré- 
dige la  pensée  nouvelle,  qui  l'épure  et  l'étend,  qui  la  for- 
mule dans  son  entier,  la  consigne  dans  une  œuvre  mé- 
ditée, travaillée  avec  soin,  et  en  achève  ainsi  l'enfante- 
tement.  Calvin,  dans  cette  circonstance,  parla  peu  et  se 
tint  volontiers  en  arrière ,  n'avançant  que  pour  aider  à 
porter  les  grands  coups.  Il  était  jeune,  encore  ])eu  connu 
des  masses,  qu'il  s'agissait  surtout  d'ébranler.  Le  carac- 
tère dialectique,  bref  et  dur  de  son  éloquence,  la  vigueur 
franche  mais  froide  de  sa  pensée  devaient  avoir  moins 
de  prise  sur  le  commun  des  esprits  que  la  véhémence,  les 
éclats  de  Farel  toujours  tonnant,  ou  que  la  ferme  douceur 
et  l'onction  pénétrante  de  notre  aimable  Viret,  des  trois 
l'orateur  le  plus  accompli  et  le  plus  populaire. 

La  Disjjute  prit  se])t  jours,  depuis  le  matin  du  lundi 
2  octobre  jusqu'au  dimanche  après  midi.  T^es  dix  thèses 
y  furent  examinées  successivement  ;  mais  elle  se  rangea 
d'elle-même  autour  de  deux  points  capitaux  dont  la  so- 
lution des  autres  dépendait.  C'étaient  l'autorité  de  la 
Sainte-Ecriture  et  la  doctrine  de  la  justification  ])ar  la  foi 
en  Jésus-Christ.  Le  premier  avait  été  supposé  plutôt  que 
proposé  :  il  forme  pourtant  et  il  est  devenu  dès  lors  le 
grand  article  de  controverse  entre  l'église  romaine  et  nos 
églises.  Le  dominicain  qui  se  trouvait  là,  interpellé  vive- 
ment, sembla  montrer  que,  s'il  n'entrait  pas  dans  la  dis- 
cussion, ce  n'était  ]>oint  faute  de  savoir  où  la  placer  avan- 
tageusement pour  lui.  Qui  reçoit  l'Ecriture?  demandait- 


LA   DISPUTE   A   LAUSANNE  283 

il  :  qui  la  reconnaît  et  la  donne  pour  authentique  ?  C'est 
l'Eglise.  Et  il  ajouta  même  avec  une  brutalité  de  logique 
extraordinaire  :  «  L'Eglise  est  au-dessus  de  l'Ecriture, 
tellement  que  l'Ecriture  n'aurait  point  d'autorité  si  elle 
n"était  approuvée  de  l'Eglise.  »  Et  sur  ce  qu'on  lui  ré- 
pliqua «  qu'il  blasphémait  grandement,  »  car  cela  reve- 
nait à  dire  «  que  Dieu  ne  serait  pas  véritable  s'il  n'était 
approuvé  des  hommes,  »  il  demanda  qui  donc  jugerait 
au  besoin  du  sens  de  cette  parole  de  Dieu,  que  les  deux 
partis  s'accordaient  à  tenir  pour  la  vérité  même  ?  Son 
adversaire  (c'était  Viret)  dut  reconnaître  qu'il  «  touchait 
im  point  fort  bon  et  bien  nécessaire  à  savoir.  »  Puis  il 
établit  aussitôt  que  la  seule  manière  possible  et  vraie  de 
se  décider  était  de  comparer  entre  eux  les  divers  passages 
selon  l'analogie  de  la  foi  et  les  doctrines  par  leurs  fruits, 
en  jugeant  s'ils  étaient  ou  non  des  fruits  de  charité  et  si 
les  croyances  tendaient  ou  non  à  la  gloire  de  Dieu.  Avec 
l'abondance  et  la  facilité  qui  faisaient  le  caractère  de  son 
talent,  il  avait  promptement  tourné  le  sujet  en  exemples 
tirés  de  l'église  romaine,  et  montré  qu'elle  n'y  pouvait 
soutenir  l'application  de  ses  principes ,  sur  la  force  des- 
quels il  en  appelait  sans  crainte  au  bon  sens  et  à  la  con- 
science de  chacun.  La  difficulté  se  trouvait  ainsi  résolue, 
non  pas  théologiquement ,  mais  de  fait.  Le  dominicain 
interrompait  brusquement  et  au  hasard  son  antagoniste, 
comme  un  homme  qui  n'écoute  pas  même,  parce  qu'on 
s'écarte  de  la  question.  Mais  il  avait  beau  s'écrier  que  ce 
n'était  point  là  le  satisfaire  ni  lever  la  difficulté,  l'assen- 
timent populaire  ne  pouvait  être  pour  lui.  Malgré  la  sé- 
cheresse théologique  dont  toutes  les  discussions  sont  alors 


284  LE    CANTON    DE    VAUD 

pénétrées,  le  débat  finissait  en  dernière  analyse  par  se 
formuler  en  cette  question  souveraine  :  Où  est  le  mal  ? 
où  est  le  bien?  Où  est  l'égoïsme?  où  est  le  dévouement? 
Aux  yeux  de  la  masse,  il  s'agissait  de  ce  qu'il  fallait  croire 
bien  ])lus  que  de  reconnaître  le  point  de  départ  de  la  foi. 
Aujourd'hui  que  tout  est  à  recommencer,  c'est  de  ceci  au 
contraire  que  l'on  se  préoccupe  dans  cette  controverse. 
Viret  aurait  pu  réi)ondre  que  la  foi  religieuse  n'est  et  ne 
peut  être,  au  fond,  qu'une  affaire  entre  chaque  homme 
tout  entier  et  Dieu  ;  que  toutes  les  paroles,  que  toutes  les 
décisions  d'autrui ,  (jue  les  miracles  même  n'y  font  rien, 
parce  ([ue  chacun  ne  peut  d'abord  croire  (ju'en  soi  pour 
son  bien  ou  pour  son  mal,  que  faire  intervenir  l'Eglise, 
c'était  donc  reculer  inutilement  la  difficulté,  et  qu'il  s'a- 
gissait bien  moins  de  rechercher  sur  quoi  la  foi  repose, 
car  la  foi  repose  sur  la  foi,  cjue  de  savoir  ce  qu'elle  doit 
être  et  ce  qu'il  faut  croire.  Au  reste,  il  n'avait  pas  be- 
soin d'en  venir  à  cette  dernière  position,  qui  est  inexpug- 
nable, mais  où  ])lus  tard  les  réformés  ne  surent  pas  tou- 
jours s'établir  lorsqu'on  les  poussa  de  ce  côté.  C'est  ce 
qui  arrivait  peu  alors.  Il  y  avait  une  foi  positive  et  géné- 
rale au  fait  du  christianisme,  à  la  chrétienté  ;  on  partait 
de  là  sans  remonter  i)lus  haut:  l'Kcriture-Sainte,  qu'on  la 
voulût  seule  ou  avec  les  décisions  de  l'Eglise,  était  tou- 
jours le  commencement;  et  les  thèses  avaient  été  habile- 
ment composées  dans  ce  sens.  L'opinion  ])ublique  de- 
mandait donc  la  décision  des  livres  sacrés.  Les  gouver- 
nements lui  faisaient  probablement  peu  de  violence,  en 
établissant,  comme  ce  fut  le  cas  ici,  que  tout  se  jugerait 
d'après  la  parole  de  Dieu.  Aussi  le  chancelier  de  Ikrne, 


LA    DISPUTE   A    LAUSANNE  285 

l'un  des  présidents  de  la  Dispute,  ne  paraît-il  pas  avoir 
excité  de  réclamations,  lorsque  mettant  fin  à  ce  premier 
débat,  il  invita  le  dominicain  à  entrer  dans  la  discussion 
des  thèses  proprement  dites.  Cela  nous  fait  aujourd'hui 
l'effet  d'une  ironie  et  d'une  perfidie;  alors  il  n'en  fut  point 
jugé  ainsi.  On  ne  comprit  pas  que  c'était  interdire  aux 
catholiques  la  première  de  leurs  positions  et  la  meilleure. 
Le  dominicain  lui-même  ne  le  sentait  peut-être  que  fort 
vaguement.  Se  bornant  à  répondre  qu'il  ne  voulait  point 
opposer  devant  des  Juges  suspects  (il  aurait  dû  dire  :  «  à 
des  conditions  où  l'attaque  ni  la  défense  ne  lui  étaient 
plus  possibles  »).  il  se  retira.  Les  catholiques  répétèrent 
que  la  Dispute  n'avait  pas  été  libre,  mais  la  plupart  en 
ignoraient  la  vraie  raison.  Depuis  ce  moment,  elle  fut 
donc  renfermée  dans  le  cercle  décrit  par  les  thèses,  qui 
aboutissaient  toutes  à  l'Ecriture-Sainte.  Des  deux  points 
importants,  il  n'en  resta  plus  qu'un,  celui  de  la  justifica- 
tion par  la  foi.  déjà  perdu  à  moitié  pour  les  adversaires  de 
la  Réforme  par  leur  abandon  du  premier  ;  et  le  catholi- 
cisme, privé  du  seul  champion  qui  avait  paru  le  com- 
prendre ,  ne  fit  plus  avec  ceux  qui  lui  restaient  qu'une 
contenance  médiocre  ou  ridicule. 

Foi  et  œuvre  ne  sont  en  réalité  qu'une  même  chose 
vue  sous  deux  faces  qui  s'entrerépondent,  comme  droit  et 
devoir.  Toute  œuvre  appartient  à  une  foi,  et  il  n'est  point 
de  foi  qui  ne  produise  ses  œuvres.  Ceux  qui  admettent 
la  justification  par  la  foi  en  Jésus-Christ  ne  peuvent  ab- 
solument pas  nier  la  justification  par  les  œuvres  en  Jé- 
sus-Christ :  ces  deux  propositions  sont  identiques.  Mais 
au  temps  de  la  Réforme,  ses  adversaires  ne  se  faisaient 


286  LE    CANTON    DE   VAUD 

plus  une  idée  juste  de  cette  foi  ni  par  conséquent  des 
œuvres  qui  en  sont  le  fruit.  Partout,  et  ce  fut  le  cas,  à 
Lausanne  comme  ailleurs,  on  leur  démontrait  l'Evangile 
à  la  main ,  souvent  aussi  par  le  témoignage  des  Pères, 
que  nous  sommes  incapables  de  faire  nous-mêmes  ce 
qu'il  faut  pour  être  sauvés,  mais  qu'aussi  Dieu,  en  consé- 
dération  du  sacrifice  de  son  fils,  nous  tient  \iO\\r  justes, 
et  nous  traite  comme  tels  ou  non?,  Justijie,  pourvu,  du 
moins,  que  nous  voulions  consentir  à  recevoir  cette  grâce, 
c'est-à-dire  y  avoir  foi.  Tel  est,  leur  disait-on,  tout  le 
mystère  de  l'Evangile.  Cette  doctrine  n'était  pas  nou- 
velle pour  l'église  catholique  ;  mais  elle  l'était  pour  la 
plupart  des  catholiques  de  ces  temps.  Quelques-uns  des 
passages  qu'on  leur  alléguait  sont  tellement  explicites,  et 
ils  en  avaient  si  peu  ouï  parler,  qu'ils  en  demeuraient 
frappés  de  stupeur.  Ils  ne  voulaient  pas  croire  à  l'exac- 
titude de  la  citation;  mais  quand  on  leur  ouvrait  la  Bible 
et  qu'on  leur  montrait  l'endroit,  c'était  pour  eux  un  coup 
décisif  qui  les  désarçonnait.  Ils  n'avaient  pas  toujours  le 
temps  ni  l'audace  de  se  relever  par  une  autre  controverse, 
on  voit  cependant  (jue  quek[ues-uns  auraient  voulu  l'es- 
sayer en  établissant  la  relation  nécessaire  de  l'œuvre  et 
de  la  foi;  mais  elle  était  peu  claire  à  leurs  yeux;  i^s  l'en- 
tendaient d'une  façon  toute  matérielle  et  grossière  ;  et 
surtout  la  pratique  de  leur  église  les  mettait  mal  à  l'aise 
par  sa  prédication  exclusive  d'œuvres  dont  elle  n'assi- 
gnait pas  ou  dont  elle  dénaturait  la  foi.  Les  ajjparences 
étaient  troj)  grandes  pour  (ju'il  fût  jjossible  de  les  sauver. 
Ils  acceptaient  donc  la  difficulté  plutôt  que  de  chercher 
à  l'esquiver,  et,  comme  s'ils  espéraient  encore  s'en  tirer 


LA   DISPUTE   A   LAUSANNE  287 

en  la  forçant  au  lieu  de  la  résoudre,  plus  d'à  moitié  vain- 
cus ils  essayaient  de  petits  coups  d'état  théologiques  tout 
à  fait  impuissants.  Ils  avaient  à  faire  à  trop  forte  partie. 
S'ils  invoquaient  l'autorité  de  l'Eglise,  sa  perpétuité  et  sa 
concordance,  on  la  leur  faisait  voir  schismatique,  depuis 
le  concile  de  Bâle,  par  sa  propre  sentence.  S'ils  en  ap- 
pelaient à  son  histoire,  à  ses  arrêtés ,  les  réformateurs 
n'avaient  pas  de  peine  à  leur  remontrer  leur  ignorance 
des  conciles,  des  canons  et  des  décrets.  Les  Pères  sem- 
blaient n'avoir  écrit  que  pour  ces  nouveaux  docteurs  qui 
niaient  leur  autorité,  mais  qui  s'en  aidaient  bien  plus  qu'ils 
ne  les  combattaient.  Quant  à  l'hébreu,  quant  aux  auteurs 
classiques,  ces  derniers  seuls  pouvaient  y  toucher  sans 
peur.  Enfin,  il  n'y  avait  pas  jusqu'aux  arguments  de  l'é- 
cole qui  ne  leur  fussent  familiers  :  et  au  besoin,  la  scho- 
lastique  leur  fournissait  quelque  bonne  et  vieille  lame  qui 
ne  tremblait  point  dans  leurs  mains.  Le  docteur  Blanche- 
rose,  médecin  établi  à  Lausanne,  peut-être  originaire  de 
ce  pays,  comptait  bien  que  cette  dispute  ne  nuirait  pas  à 
sa  réputation  et  caressait  en  idée,  sinon  le  triomphe  im- 
possible de  son  parti,  du  moins  pour  lui,  atlilète  invaincu, 
les  applaudissements  certains  du  vainqueur.  Il  avait  fondé 
son  espoir  sur  une  théologie  de  la  nature  et  de  l'histoire 
dont  il  s'était  fait  un  système  mystique  à  son  usage  d'après 
ses  propres  observations  et  encore  plus,  il  faut  le  dire, 
d'après  ses  propres  divagations.  Mais  sa  vanité  ne  se 
tira  pas  si  bien  d'affaire  qu'elle  l'avait  cru.  Le  docteur 
trouva  aisément  ses  maîtres  dans  ces  modestes  prédicants 
qui  ne  faisaient  profession  que  de  l'Evangile,  ne  vou- 
laient rien  apprendre  que  de  lui,  mais  n'en  savaient  pas 


288  LE    CANTON    DE   VAUD 

moins  tout  le  reste.  Viret  particulièrement,  qui  aimait 
l'étude  de  la  nature  et  de  l'histoire,  aurait  pu  Tembar- 
rasser  plus  sérieusement  qu'on  ne  le  fit  pour  ne  pas  sortir 
des  limites  propres  et  obligées  de  la  discussion.  Il  dut  y 
avoir  plus  d'un  rire  sourd  dans  l'assemblée,  quand  le  bon 
docteur  se  mit  à  prouver  la  transsubstantiation  par 
l'exemple  d'un  œuf:  «  L'œuf,  dit-il  avec  triomphe,  n'est- 
il  pas  converti  en  poussin,  et  le  poussin,  mangé  par  un 
homme  ,  n'est-il  pas  converti  en  la  substance  de  cet 
homme  !  Eh  bien  !  tout  de  même  Dieu  peut  convertir  le 
pain  et  le  transsubstantier  au  corps  du  Sauveur.  »  —  «  De 
ce  qu'une  chose  peut  être  il  ne  s'en  suit  pas  qu'elle  soit,  » 
lui  répliqua  Viret,  qui  ajouta  en  riant  que,  dans  ce  cas,  il 
faudrait  au  moins  une  similitude  parfaite,  par  exemple 
«  que  les  prêtres  couvassent,  comme  les  poules  font  de 
leurs  œufs,  pour  les  convertir  en  poussins.  »  On  ne  s'en 
tint  pourtant  pas  à  ces  plaisanteries  sur  le  dogme  de  la 
présence  réelle.  C'était  un  point  très  important,  les  ré- 
formés eux-mêmes  y  étant  divisés.  Viret  fut  chargé  de  la 
conduite  principale  de  cette  thèse  épineuse  ;  il  exposa  la 
doctrine  de  son  église  et  discuta  les  arguments  un  à  un. 
Le  régent  de  l'école  de  Vevey,  maître  Jean  Mimard,  dans 
la  dévotion  naturelle  à  sa  profession  pour  les  vieilles  idées, 
pour  la  vieille  science,  se  leva  résolument  et,  prenant 
l'offensive,  tança  les  prédicants  sur  leur  outrecuidance. 
Farel  le  prit  sur  le  même  ton  et,  avec  plus  de  hauteur  en- 
core, lui  rendit  accusation  pour  accusation.  Mimard  était 
déjà  bien  décontenancé  lorsque  se  leva  Calvin,  deman- 
dant pour  la  première  fois  la  parole  sur  un  point  où  la 
discussion  le  touchait  lui  plus  particulièrement.  Le  grand 


LA   DISPUTE   A   LAUSANNE  289 

réformateur  entra  donc  dans  la  lice  contre  le  pauvre 
maître  d'école  de  Vevey.  Ce  fut  bientôt  fait  de  ce  dernier. 
Blancherose  était  le  plus  actif  des  opposants  s'il  ne  se 
montrait  pas  le  plus  habile  ;  on  le  retrouvait  partout,  com- 
battant pour  son  propre  compte,  aidant  à  chacun,  ne 
disparaissant  que  pour  reparaître  bientôt,  et  harcelant 
l'ennemi  tantôt  en  face  tantôt  sur  les  flancs.  Il  défendit  le 
pape,  disant  que  Céphas  était  un  mot  grec  qui  signifiait 
tête  ou  chef;  Viret  lui  répondit  doucement  que  c'était  un 
mot  syriaque  qui  signifiait  pierre.  Il  insista  sur  l'excel- 
lence du  célibat,  attestant  l'expérience  de  tous  les  jours, 
la  déclaration  de  saint  Paul,  l'exemple  de  Socrate  et  de 
sa  femme,  pour  prouver  quelle  source  de  sollicitudes  et 
de  distractions  est  le  mariage.  Il  établit  que,  le  jeûne 
étant  reconnu  nécessaire,  le  temps  du  carême  était  bien 
choisi,  parce  qu'au  printemps  la  nature  se  réveille,  que 
le  sang  s'échauffe  et  porte  au  plaisir.  Il  parla  en  faveur 
des  images  comme  étant  propres  à  inciter  les  hommes  à 
l'exemple  des  saints  qu'elles  représentent.  Il  soutint  le 
purgatoire,  en  établissant  la  nécessité  d'une  pénitence  à 
subir  dans  l'autre  monde  par  ceux  qui,  ayant  été  crimi- 
nels dans  celui-ci,  étaient  pourtant  morts  en  la  foi.  A  tout 
cela  on  lui  répondit,  ou  que  ces  choses  étaient  bonnes 
mais  qu'il  ne  fallait  pas  les  imposer  comme  un  esclavage 
de  la  loi  contraire  à  l'alliance  de  grâce,  ou  que  l'église 
romaine  les  avaient  tournées  en  dissolution,  ou  qu'il  ne 
les  prouvait  pas  par  l'Ecriture  mais  par  des  raisonne- 
ments humains,  par  des  types  et  des  symboles  inventés  à 
plaisir.  Le  docteur  tenait  tout  particulièrement  à  ses 
idées  sur  ce   qu'il  appelait  les  Trois  Monarchies  ;  celle 

J.   OLIVIER,    I.  19 


290  LE    CANTON    DE    VAUD 

du  Père  déjà  remplacée  par  celle  du  Fils,  après  laquelle 
devait  venir  à  son  tour  le  règne  ou  l'empire  du  Saint- 
Esprit  :  rêverie  déjà  vieille  en  ces  temps.  C'était  là,  pour 
tout  dire,  le  nœud  et  la  partie  vitale  de  la  foi  du  docteur, 
beaucoup  plus  que  l'église  romaine  et  que  le  pape.  Il  se 
faisait  là-dessus,  quoique  fantastiquement,  des  idées  plus 
nettes  et  plus  hardies  qu'il  n'osa  le  dire  ou  qu'on  ne  le 
lui  permit.  Maintes  fois  il  revint  à  la  charge  avec  ce  sys- 
tème, si  c'en  est  un.  Mais,  pour  sa  déconvenue,  il  prêta 
le  flanc  en  laissant  entrevoir  que  cette  troisième  monar- 
chie pourrait  bien  être  celle  du  règne  des  médecins,  en- 
tendant par  là,  je  m'imagine,  le  règne  des  sciences  po- 
sitives succédant  à  celui  de  la  théologie  et  du  clergé. 
«  La  monarchie  des  médecins  !  lui  répondit  malicieu- 
sement Farel  :  mais  il  y  a  beau  temps  qu'elle  existe.  Pline 
déjà  ne  disait-il  pas  :  //  est  des  médecins  qui  ofit  le  droit  de 
tuer  impunétjient?  On  ne  peut  donc  nier  ([u'en  cela  ils  ne 
ressemblent  aux  rois  et  aux  monarques.  »  Le  docteur, 
tant  de  fois  battu,  se  consolait  en  répétant  :  Ne  Hercules 
quidem  contra  duos,  «  Hercule  même  ne  peut  rien  contre 
deux,  »  faisant  allusion  à  ces  deux  vaillants  athlètes, 
Farel  et  Viret.  Puis  il  finit  par  prendre  congé  de  l'as- 
semblée, non  sans  lui  avoir  fait  de  petites  confidences  sur 
l'avarice  et  la  lâcheté  des  prêtres,  lesquels  s'étaient  ren- 
dus en  grand  nombre  à  Lausanne,  mais  au  lieu  de  se  dé- 
fendre en  public,  ils  se  bornaient,  dit  Blancherose,  à  mur- 
murer par  derrière,  et  leur  plus  grand  souci  était  de  voir 
la  longueur  de  la  dispute  augmenter  les  frais  de  leur  sé- 
jour. L'un  d'entre  eux ,  mais  il  se  conduisait  autrement, 
dom  Jacques  Drogy,  vicaire  de  Morges,  tout  en  prenant 


LA    DISPUTE    A    LAUSAXXE  291 

une  part  active  à  la  discussion,  sentait  le  rouge  lui  mon- 
ter au  visage  à  chacun  de  ces  traits  mordants  que  la  de'- 
fense  ou  l'attaque  faisaient  pleuvoir  sur  ceux  de  son 
ordre  et  de  son  état.  A  la  fin,  emporté  par  la  colère  et  la 
honte,  s'avançant  vivement  :  «  Eh  bien  !  s'écria-t-il  avec 
feu .  oui  ,  les  prêtres  sont  ignorants,  mais  c'est  une  rai- 
son d'en  avoir  compassion,  au  lieu  de  les  dauber  impi- 
toyablement comme  vous  l'avez  fait,  leur  rendant  cent 
injures  pour  une,  ce  qui  est  contre  l'Evangile.  Que  ne 
leur  donnez-vous  du  temps  pour  étudier,  au  lieu  de  les 
entraîner  à  la  dépounue  dans  une  dispute  où  on  les 
écrase  sous  de  longs  discours  1  La  belle  gloire  pour  les 
ministres  d'avoir  vaincu  de  tels  ennemis  !  »  Et  comme 
on  lui  dit  qu'il  donnait  mal  à  propos  le  nom  d'injures  à 
de  charitables  admo?iitions:  «  Oui,  la  belle  charité,  fit-il 
brusquement,  que  la  charité  qui  injurie  !  On  m'a  dit  que 
je  serais  excommunié  si  je  parlais  et  disputais  avec  vous  : 
cela  ne  m'en  a  pas  empêché.  Vous  me  recevez  amère- 
ment ;  je  reviens  gracieusement  à  vous.  De  quel  côté  est 
la  charité  ?  »  La  ferme  douceur  de  Viret  mit  un  peu  de 
baume  sur  ce  cœur  blessé  !  Quant  à  l'esprit  qui  animait 
les  prêtres ,  on  savait  bien  qu'ils  ne  se  contentaient 
pas  de  quelques  paroles  plus  ou  moins  dures  envers 
les  ministres  réformés,  et  la  personne  même  de  Viret, 
ses  traits  souffrants,  son  air  maladif  étaient  là  pour  ré- 
pondre. Il  eut  soin ,  tout  en  maintenant  ce  qui  avait 
été  dit  des  prêtres  en  général,  d'en  exclure  toute  appli- 
cation personnelle  au  vicaire  irrité  :  celui-ci  se  calma  peu 
à  peu  et,  convaincu  au  fond,  ne  tarda  pas  à  devenir  un 
des   confrères  de  ceux  qu'il  avait  non  savamment  mais 


292  LE    CANTON   DE   VAUD 

énergiquement  combattus.  Cette  petite  scène  assez  dra- 
matique termina  la  discussion,  d'ailleurs  ordinairement 
froide  et  gênée,  excepté  quand  les  imaginations  du  doc- 
teur Blancherose  l'étaient  venues  égayer. 

«  On  se  ferait  de  la  Dispute  une  fausse  idée  si  on  se  la 
représentait  renfermée  sous  les  arceaux  de  la  grande 
cathédrale.  Quand  elle  avait  fini  dans  le  temple,  c'était 
pour  se  montrer  sous  de  nouvelles  formes  dans  les  places, 
dans  les  carrefours,  à  tous  les  foyers,  dans  tous  les  lieux 
de  réunion  et  d'entretien.  »  (VuUiemin.)  Les  simples  au- 
diteurs, les  pauvres  gens  des  campagnes  qui  avaient  en- 
tendu bien  des  paroles  hardies  ])roférées  à  leur  intention, 
les  députés  des  paroisses,  les  ministres  qui  ne  s'étaient 
point  hasardés  à  prendre  la  parole  en  public,  par  leurs 
récits  et  leurs  commentaires  étendirent  cette  discussion 
à  toute  la  contrée,  à  tous  les  esprits;  avec  l'impression 
bonne  ou  mauvaise  qu'ils  avaient  pu  en  recevoir.  Plu- 
sieurs étaient  convaincus  ;  mais  la  raison  a  beau  être  en- 
traînée, le  cœur  ne  suit  pas  toujours.  Sur  un  grand  nombre 
aussi  le  meilleur  raisonnement  s'émousse  et  tombe  à  terre; 
n'étant  qu'ineptes  ou  entêtés  ceux-là  parlaient  de  leur 
constance.  D'autres  doutaient.  D'autres  plaisantaient. 
Le  sentiment  le  plus  général  de  satisfaction  sérieuse  de- 
vait être  celui  d'avoir  fait  connaissance  les  uns  avec  les 
autres  et  d'une  manière  qui  donnait  à  cette  entrevue  (car 
ce  n'était  guère  davantage)  un  caractère  national.  Ici. 
ce  n'est  ])lus,  comme  précédemment,  le  baron,  la  no- 
blesse et  le  haut  clergé,  l'évêque,  les  abbés  et  prieurs,  les 
chanoines  ,  (jui  dominent  ;  ils  sont  au  contraire  absents 
ou  dans  l'ombre  :  c'est  le  petit  clergé,  les  maîtres  d'école, 


LA    DISPUTE   A   LAUSANNE  293 

les  pauvres  prédicants,  et,  pour  juges,  les  députés  des 
communes  et  des  paroisses,  en  un  mot  l'élément  bour- 
geois et  véritablement  national  du  pays.  On  y  sent  la 
patrie  de  Vaud  tout  entière  bien  plus  que  dans  ce  qui 
nous  est  resté  des  délibérations  des  Etats.  Placée  par  la 
dernière  guerre  entre  le  vendeur,  que  démoralisait  la  per- 
spective de  sa  ruine,  et  l'acheteur,  fort  aise  de  précipiter 
celle-ci  pour  y  trouver  mieux  son  compte,  elle  n'avait  pu 
qu'assister  froidement  à  sa  destinée,  qui  la  pressait  de 
tout  côté  et  ne  lui  laissait  ni  issue  ni  point  d'appui.  De 
part  et  d'autre  on  s'était  arrangé  à  l'envi  pour  l'écarter 
de  la  révolution  politique  :  maintenant  la  force  des  choses 
lui  donne  accès  dans  la  révolution  religieuse,  où  elle  ne 
lui  fait,  de  mauvaise  grâce,  qu'une  petite  place,  peu  sfire, 
mais  où  on  est  pourtant  bien  forcé  de  la  subir.  Foulée 
aux  pieds,  elle  venait  de  se  rencontrer  elle-même  contre 
terre,  et  y  prolongeait,  en  les  rassemblant,  ses  membres 
dispersés.  Sans  doute,  dans  ces  thèses  et  leur  discussion, 
il  n'est  pas  le  moins  du  monde  question  de  notre  natio- 
nalité :  ce  n'est  pas  elle  qui  est  en  cause  :  mais  c'est  elle 
qui  parle.  Jamais  auparavant  dans  notre  histoire  nous  ne 
voyons  notre  peuple  se  dessiner  aussi  franchement  tel 
que  nous  le  connaissons,  tel  que  nous  sentons  qu'il  a  tou- 
jours été.  Sa  tenue  est  modeste,  résignée,  mais  droite  et 
ferme,  avec  je  ne  sais  quels  aparté  railleurs.  Il  est  là:  on 
ne  lui  ouvre  que  l'arène  religieuse,  mais  c'est  lui  qui  la 
rempht.  Pour  nous  donc,  il  ne  s'agit  pas  seulement  de  ce 
que  l'éloquent  et  célèbre  Viret  avança  en  faveur  de  la 
réforme,  ni  de  ce  que  le  pauvre  régent  ou  l'irascible  vi- 
caire lui  répondit  ;  mais  voici  l'intérêt  tout  particulier  que 


2  94  LE    CANTON   DE   VAUD 

nous  avons  à  les  entendre  :  c'est  que  la  plupart  de  ceux 
qui  parlent  et  qui  traitent  les  questions  sont  d'Orbe,  de 
Vevey,  de  Morges  ou  de  Lausanne,  qu'ils  prennent  rang 
dans  les  affaires  à  l'instant  où  l'on  espérait  le  mieux  les 
en  chasser,  et  qu'ils  s'y  présentent  avec  des  traits  où, 
malgré  la  distance,  il  est  facile  de  nous  reconnaître,  tant 
nous  retrouvons  les  mêmes  physionomies  de  nos  jours. 
Chacun  de  nous  ne  pourrait-il  pas  nommer  un  Mimard, 
un  Drogy,  un  Blancherose  ?  et  d'entre  nos  concitoyens 
les  mieux  vénérés  n'en  vois-je  pas  qui  rappellent  par  plus 
d'un  côté  ce  Viret  si  aimable  et  si  cordial,  si  naturel,  si 
bon  enfant,  d"un  savoir  si  consciencieux,  d'une  érudition 
si  vaste  et  si  peu  pédante,  d'une  éloquence  si  persuasive, 
infatigable  valétudinaire  ,  toujours  travaillant ,  toujours 
souffrant,  d'ailleurs  si  modeste  qu'il  n'obtint,  qu'il  ne  ré- 
clama jamais  de  la  première  place  que  la  peine  et  les 
dangers? 

XVI 

Firet  écrivain. 

De  tous  les  réformateurs,  le  nôtre  est  un  de  ceux  (jui 
ont  le  plus  écrit.  Dépourvu  d'ambition  littéraire  et  se 
croyant  très  inférieur  à  d'autres  par  qui  il  lui  aurait  été 
facile  de  ne  point  se  laisser  obscurcir,  il  ne  voulait 
qu'avoir  une  tâche  dans  l'œuvre  commune  ;  pour  faire 
un  livre,  ou  i)lutôt  pour  y  parler,  il  se  contentait  donc  de 
l'éloquence  et  de  l'onction  qui  lui  étaient  naturelles;  plus 


VIRET   ÉCRIVAIN  295 

de  souci,  de  soin  des  détails  aurait  peut-être  mieux  servi 
sa  gloire  qu'avancé  le  seul  résultat  qu'il  cherchait,  celui 
d'enseigner  aux  menus  esprits  la  science  éternelle  et  de 
pouvoir  les  y  ramener  souvent.  D'ailleurs  il  était  dans 
son  talent  de  se  produire  ainsi  ;  l'abondance  et  la  fécon- 
dité, voilà  surtout  ce  qui  le  caractérise  :  c'est  une  source 
pure  et  profonde  dépensées,  d'images  et  de  faits,  toujours 
épanchée  et  toujours  pleine,  non  lente  mais  sinueuse, 
d'un  mouvement  irrésistible  et  doux,  s'écoulant  en  quelque 
sorte  dans  l'oubli  d'elle-même,  sans  avoir  ni  l'emporte- 
ment qui  s'enlève,  ni  la  marche  sévère,  la  distribution  sa- 
vante qui  ne  perdent  aucun  flot.  Du  reste,  nul  n'était  plus 
empressé  que  Viret  à  critiquer  les  plis  et  les  détours  de 
son  style,  à  l'effet  duquel  ils  sont  cependant  loin  de  nuire 
toujours  :  leur  grâce  errante  et  leur  aimable  abandon,  il 
l'appelait  prolixité  ;  mais  il  en  prenait  son  parti  :  travail- 
lant pour  le  grand  nombre,  ce  n'était  pas  trop,  pensait- 
il,  de  dire  la  même  chose  deux  fois.  En  effet,  la  science 
et  l'érudition  s'allient  chez  lui  à  un  génie  populaire. 
Aussi  dut-il  renoncer  à  écrire  habituellement  en  latin  ;  et 
il  fit  volontiers  ce  sacrifice,  au  risque  de  se  voir  dédaigné 
de  ses  pairs.  N'ignorant  pas,  d'ailleurs,  qu'on  n'écrit 
vraiment  bien  que  dans  sa  langue  maternelle,  il  aimait 
sa  bonne  langue  française  aussi  jeune  chez  lui,  pour  ne 
pas  dire  plus,  que  chez  maint  écrivain  purement  littéraire 
de  ce  temps-là.  Son  grand  désir  d'être  compris  de  tous 
lui  faisait  même  affronter  «  le  rude  style  du  pays  oîi  il 
était.  »  Il  prenait  beaucoup  de  peine  à  rendre,  dans  leur 
force  et  leur  grâce,  les  auteurs  païens  dont,  à  l'exemple 
des  pères  de  l'Eglise,  il  croyait  convenable  d'orner  et  de 


296  LE    CANTON    DE   VAUD 

fortifier  ses  propres  enseignements  :  c'était  se  donner 
ainsi  une  érudition  à  la  portée  de  tout  le  monde  et  suivre 
le  goût  du  siècle  sans  tomber  dans  sa  pédanterie.  Il  tra- 
duit grandement  les  prophètes,  les  philosophes  et  les  pro- 
sateurs. Pour  les  poètes,  il  recourait  aux  imitations  qu'en 
avaient  faites  ses  contemporains  ou,  à  défaut  de  cette 
ressource  ,  leur  essayait  humblement  ses  propres  rimes. 
Mais,  chose  remarquable  et  qui  s'explique  chez  lui  par 
l'absence  de  cette  préoccupation  des  mots  où  s'égare 
parfois  le  plus  véritable  talent,  malgré  son  habitude  et  son 
amour  des  sources  grecques  et  latines,  il  n'y  altéra  jamais 
celles  de  la  langue  française,  comme  tant  d'autres  y  met- 
taient alors  leur  gloire  et  y  employaient  leurs  efforts.  Sa 
connaissance  de  l'antiquité  ne  le  rendait  point  non  plus 
aveugle  au  présent,  où  il  trouvait  des  choses  encore,  dit- 
il,  plus  dignes  de  mémoire  i^ue  celles  des  temps  passés. 
Enfin,  il  ne  croyait  point  devoir  se  faire  dans  ses  écrits 
un  visage  sévère  et  constamment  ridé.  11  aimait  la  bonne 
plaisanterie  et  s'y  connaissait.  Le  dessein  avoué  de  ])lu- 
sieurs  de  ses  ouvrages,  des  meilleurs  à  notre  gré,  fut 
même  de  donner  à  la  polémique  religieuse  im  tour  en- 
joué qui  lui  facihtât  l'accès.  Quelques-uns  l'en  blâmèrent: 
il  n'en  tint  compte,  s'appuyant  sur  l'exemple  des  docteurs 
de  l'Eglise  et  sur  celui  de  la  parole  de  Dieu.  Mais  pour 
être  d'un  sentiment  différent  de  ceux  cjui  ne  «  ])euvent 
seulement  endurer  un  petit  mot  joyeux,  »  il  n'en  détes- 
tait que  plus  franchement  les  livres  alors  nombreux  et  lus 
de  tous ,  dans  lesquels  l'auteur  se  bornait  à  lucianiser,  à 
Pantagruel iser^  et  n'avait  en  vue  que  d'amuser  ses  lec- 
teurs par  les  moyens  souvent  les  ])lus  honteux  et  les  j^lus 


LA   REFORME  297 

condamnables.  Tel  se  montre  à  nous  Pierre  Viret  dans 
une  classe  nombreuse  de  ses  écrits.  Ce  sont  ordinaire- 
ment des  dialogues  entre  divers  personnages  représentant 
chacun  une  opinion  ou  une  situation  d'âme  dans  la 
grande  affaire  du  temps.  Ils  se  rencontrent  chez  un  ami 
commun  ;  d'abord  on  se  regarde  de  travers  et  sans  mot 
dire  :  puis  la  vue  de  la  table  fait  peu  à  peu  desserrer  les 
lèvres  :  on  escarmouche  avant  le  repas,  on  livre  ba- 
taille après.  Ou  bien  les  interlocuteurs  sont  réunis  dans 
un  jardin  ;  et  là,  les  intervalles  de  la  causerie,  qui  roule 
sur  l'homme  et  sur  tout  ce  qu'il  a  gâté,  sont  remplis  par 
la  contemplation  des  merveilles  de  Dieu.  Cette  forme  de 
dialogue ,  si  affectionnée  des  anciens  dans  les  matières 
philosophiques ,  par  sa  souplesse  et  sa  variété,  par  l'es- 
pèce de  chatoiement  que  la  conversation  donne  aux  idées 
en  les  présentant  sous  plusieurs  points  de  vue  à  la  fois, 
répondait  à  merveille  au  talent  et  au  but  de  notre  réfor- 
mateur. Nous  osons  dire  que  ce  genre  d'ouvrages  lui  au- 
rait sûrement  acquis  une  réputation  littéraire  si,  outre  sa 
qualité  d'étranger,  que  les  Français  pardonnent  assez 
mal,  il  n'avait  pas  eu  contre  lui  un  titre  auquel  il  tenait 
plus  qu'à  une  vaine  couronne  du  monde,  son  titre  de 
chrétien. 

XVII 

La  Réforme. 

La  Réforme  fut  une  chose  manquée.  Son  ceuvre  avait 
deux  parties  comme  toute  révolution  :  elle  réussit  dans  la 


29S  LE    CANTON    DE    VAUD 

première  et  faillit  dans  la  seconde.  S'élevant  contre  un 
pouvoir  illégitime  et  niant  l'autorité  d'interprète  sur  la- 
quelle il  s'appuyait,  elle  le  renversa  partout  où  elle  put 
l'atteindre.  Mais  croyant  d'ailleurs  au  présent  et  à  l'ave- 
nir avec  les  idées  du  présent,  elle  voulait,  de  plus,  fonder 
un  nouvel  ordre  de  choses  ;  former  ou  plutôt  reformer 
des  églises  chrétiennes  selon  l'esprit  des  livres  saints  :  et 
c'est  là,  comme  notre  histoire  en  fournit  un  exemple,  que 
la  Réforme  ne  se  réalisa  pas  ;  il  serait  donc  injuste  de  la 
juger  sur  ce  qu'on  fit  d'elle  contre  son  gré.  Dans  son 
point  de  vue  insurrectionnel  ou  protestant,  comme  on 
disait  alors,  elle  invitait  chacun  à  consulter  la  révélation 
évangélique,  n'admettant  d'ailleurs  sur  cette  dernière  au- 
cun doute  capital,  car  c'est  seulement  dans  un  état  donné, 
dans  sa  position  particulière  vis-à-vis  l'église  romaine, 
que  la  Réforme  était  le  libre  examen:  et  dès  l'origine  elle 
prit  franchement  cette  position  révolutionnaire  en  récusant 
tout  autre  juge  que  la  Bible.  Mais,  dans  ce  même  principe, 
elle  avait  aussi  son  point  de  vue  constituant  (pour  parler 
la  langue  raide  mais  brève  de  notre  siècle  tranchant),  son 
affirmation  en  même  temps  que  sa  négation.  Elle  affirmait 
le  christianisme  comme  une  révélation  dont  les  vérités 
mères  portent  avec-  elles  leur  évidence.  i)arce  (pfelles  sont 
la  parole  de  Dieu,  c'est-à-dire  l'expression  divine  de 
l'homme,  le  bilan  exact  de  notre  devoir  et  de  notre  avoir, 
avec  leur  terrible  balance.  D'un  côté  donc,  elle  ensei- 
gnait la  doctrine  qui  veut  qu'aimant  Dieu  de  tout  son 
cœur  et  son  prochain  à  l'égal  de  soi-même,  chaque  homme 
se  dévoue  complètement  à  ses  semblables  ainsi  qu'à  des 
frères,  en  s'appuyant  sur  le  Père  commun.    De  l'autre» 


LA   REFORME  299 

persuadée  que  Rome  avait  altéré  ou  obscurci  ces  vérités 
dans  TEglise.  elle  voulait  réformer  cette  dernière  et  ne 
prétendait  rien  de  plus.  Elle  ne  voulait  ni  faire  absolu- 
ment une  église  nouvelle,  estimant  qu'il  n'y  en  avait  et 
qu'il  n'y  en  aurait  jamais  qu'une,  celle  du  corps  de  Christ  ; 
ni  laisser  chacun  agir  à  part  et  pour  lui  seul  :  c'eût  été  en 
effet  le  comble  de  l'absurde,  puisqu'elle  professait  avec 
l'Evangile  que  les  chrétiens  sont  liés  entre  eux  par  une 
même  chaîne  dont  le  premier  et  dernier  anneau  sont  au 
ciel.  Mais  qu'arriva-t-il  et  qu'est-ce  qui  fit  que  la  Réfor- 
mation fut  en  partie  manquée  là  même  où  elle  put 
vaincre?  Il  arriva  en  grand,  dans  presque  tous  les  états, 
ce  que  nous  avons  vu  dans  celui  de  Berne  en  petit  ;  c'est 
que  les  gouvernements  ou  la  masse  du  peuple  se  bornèrent 
à  se  séparer  de  Rome  sans  réformer  en  eux  ce  qui  avait 
besoin  de  l'être.  Il  en  résulta  (ju'au  lieu  de  chercher  à 
être  l'église  chrétienne,  uniquement,  ils  furent  des  églises 
anti-romaines,  voilà  tout.  D'ailleurs,  sous  l'effet  d'un 
goût  théologique  alors  très  répandu,  la  foi  tendait  à  de- 
venir toujours  plus  une  discussion  et  toujours  moins  une 
action.  Ainsi  faisant ,  quel  espoir  d'unité,  l'unité  n'exis- 
tant que  par  la  charité  ?  De  tant  d'efforts,  il  ne  demeu- 
rerait donc  qu'une  œuvre  d'égoïsme;  les  souverains  et  les 
peuples,  agissant  en  hommes  inconvertis,  choisirent  sur- 
tout de  la  Réforme  ce  qui  allait  à  leurs  intérêts  indivi- 
duels, savoir  l'insurrection,  par  où  elle  avait  dû  débuter: 
ils  ne  furent  que  protestants;  c'était  risquer  sur  bien  des 
points  de  n'être  ni  véritablement  réformés,  ni  chrétiens. 
A  qui  la  faute  ?  Au  principe  de  la  Réforme  ?  autant  vau- 
drait condamner  l'Evangile,  toutes  les  fois  qu'il  est  mal 


300  LE    CANTON    DE   VAUD 

compris  ou  que,  restant  sur  les  lèvres,  il  ne  descend  pas 
dans  le  cœur.  Il  y  a  des  préjuge's  protestants  :  ils  sont 
étroits  ;  mais  il  y  a  des  préjugés  romains  et  papistes  :  ils 
sont  hautains.  Pour  qui  rejette  et  les  uns  et  les  autres,  le 
vrai  réformé  sera  vrai  catholique,  parce  qu'on  le  verra 
se  placer  au-dessus  de  toute  unité  matérielle  et  factice, 
ne  vouloir  pas  plus  de  la  secte  d'une  nation,  d'un  empire, 
ni  même  d'un  monde  social  passager,  que  de  la  secte 
d'un  individu,  et  bien  loin  de  faire  bande  à  part  n'aspirer 
au  contraire  qu'à  agir  avec  tous.  Mais  les  princes  de 
l'empire ,  mais  Henri  VIII ,  mais  Zurich  et  Berne,  mais 
Luther  et  les  Réformateurs  quand  ils  ont  erré,  la  Réforme 
les  abandonne  à  ses  accusateurs,  qui  ne  peuvent  dire  que 
ce  qu'elle  dit  avant  eux,  c'est  (pfelle  a  besoin  d'être  re- 
prise et  continuée. 

XVIII 

La  Cathcdrak. 

Par  un  singulier  rapport  de  caractère  avec  nous,  la 
cathédrale  vaut  mieux  à  l'intérieur  (ju'à  l'extérieur;  sur- 
tout là  où  l'évêque  Aymon  de  Montfaucon  a  placardé  de 
son  ambitieuse  devise  des  innovations  maladroites  ou  de 
mesquines  adjonctions  '.  Dans  ces  derniers  temps  une 
détestable  galerie  de  bois  est  venue  troncjuer  le  grand 


'  Et  encore  ne  s'y  était-il  résolu  qu'avec  beaucoup  de  peine, 
bien  qu'il  possédât  un  revenu  de  5000  ducats  d'or.  Il  avait  pro- 
mis de  décorer   l*' cathédrale  d'ouvrages  dans  le  goût  moderne 


LA    CATHEDRALE  301 

arceau  qui  doit  terminer  la  nef  du  côté  opposé  au  chœur  ; 
tandis  que  celui-ci,  privé  de  son  jubé,  déshabillé  sans 
mystère,  reste  effrontément  dans  cette  nudité,  qu'une 
grille  de  fer  enchaîne  mais  ne  dérobe  pas.  Malgré  (-es 
défauts,  et  ils  sont  plutôt  nos  fautes  ',il  est  peu  d'inté- 
rieurs de  cathédrales  qui  puissent  l'emporter  sur  celui-ci. 
C'est  la  richesse  et  l'harmonie,  la  variété  gracieuse  et 
sans  confusion,  la  simplicité  dans  l'innombrable  et  l'infini. 
Oui  !  il  y  a  dans  cette  oeuvre  de  nos  pères  une  sublimité 
cordiale  dont  la  seule  pensée,  jetée  dans  ces  lignes,  m'a 
fait  tressaillir.  Les  doubles  galeries  s'avancent  le  long  de 
la  nef  avec  un  charme  inexprimable,  légèrement,  mais 


de  son  époque,  ou  dans  le  style  de  la  Renaissance  ;  mais  depuis 
quinze  ans  qu'il  s'y  était  engagé,  il  n'en  avait  rien  fait,  et  s'était 
borné  à  la  démolition  d'une  porte  et  de  quelques  autres  construc- 
tions en  marbre.  La  pluie  et  les  vents  pénétraient  dans  l'église, 
éteignaient  les  luminaires  ,  et  y  balayaient  de  sales  débris.  Nul 
souci  n'en  prenait  l'évêque  Aymon,  qui  ne  songeait  qu'à  aug- 
menter le  nombre  de  ses  châteaux  et  de  ses  terres.  L'an  15 13, 
un  bref  de  Léon  X,  lequel  se  trouve  aassi  avoir  protégé  les  arts 
à  Lausanne,  força  l'évêque  à  faire  les  réparations  et  constructions 
encore  aujourd'hui  jalousement  signées  des  armoiries  des  Mont- 
faucon  ,  et  de  la  devise  :  Si  qtia  fata  siiiaiit.  "Voy.  ce  bref  dans  le 
Cons.  suisse,  XI,  28. 

^  Nous  aimons  tous  la  cathédrale,  elle  ne  trouve  guère  d'in- 
différents parmi  nous,  c'est  une  justice  à  nous  rendre.  Mais  il 
est  permis  de  croire,  même  en  tenant  compte  de  la  difficulté  et 
pourtant  de  la  nécessité  de  réparer  un  tel  édifice,  que  nous  sommes 
coupables  à  cet  égard  de  plusieurs  restaurations  mal  entendues. 
Le  jubé  de  marbre  noir,  œuvre  plus  riche  que  belle,  cernait  le 
chœur  d'une  bande  trop  lourde  et  trop  sombre,  c'est  vrai  ;  mais 
sa  disparition  n'a  fait  que  remplacer  un  défaut  par  un  autre.  Dans 
l'idée  de  ces  grands  édifices  religieux,  le  chœur,  sans  être  invi- 


302  •  LE    CANTON    DE   VAUD 

sans  audace  ambitieuse,  sans  brusquerie,  sans  effort  ;  tout 
aimablement:  serrant,  en  bas,  leur  colonnade,  mais  sans 
la  presser  ni  l'écraser;  sous  la  voûte,  gonflant  et  déployant 
leurs  ogives  comme  des  feuilles  à  qui  il  ne  faut  qu'un 
souffle  pour  se  dérouler  et  s'entr'ouvrir  ;  jusqu'à  ce  que 
toujours  plus  épanouies  elles  enlacent  le  chœur  en  volti- 
geant, et  montent  avec  lui,  sans  se  heurter,  sans  s'agiter, 
dans  une  ferveur  douce  et  profonde.  Toute  l'architecture 
de  cette  partie  de  l'église  est  belle  et  grande.  Le  sanc- 
tuaire aspire  l'air  et  l'esprit  par  ces  deux  vastes  trèfles 
vides  à  quatre  feuilles  ;  la  lumière  par  cette  rose  qui  vo- 
latilise les  colonnes  dans  les  vapeurs  rouges  et  bleues  de 
son  arc-en-ciel.  A  l'extérieur,  elle  est  dominée  par  une 
galerie  dont  les  colonnettes  basses,  mais  assez  minces 
pour  n'en  pas  moins  être  légères,  ont  reçu  de  la  main  des 
hommes  une  grâce  achevée,  et  du  souffle  du  temps,  sur 
les  tons  gris-vert  ou  bleu  de  \dL  pierre  de  Lausanne,  des 
ombres  foncées  qui,  sans  les  rendre  dures,  leur  donnent 


siblc,  devait  pourtant  être  séparé  de  la  nef,  comme  l'àme  du 
fidèle  doit  être  séparée  de  la  terre  par  ses  désirs,  mais  y  vivre 
par  la  charité.  Au  lieu  de  le  pénétrer  d'un  coup  d'œil,  le  regard 
ne  s'y  avançait  que  peu  à  peu,  et  se  cachant  pour  ainsi  dire 
d'autel  en  autel,  de  colonne  en  colonne.  Cela  est  si  frappant  que 
la  plupart  des  cathédrales  présentent,  en  remontant  du  porche 
au  chœur  ,  une  légère  déviation  qui  paraît,  ce  me  semble  ,  aussi 
dans  la  nôtre.  Evidemment  cherchée,  cette  disposition  n'est  pas 
seulement,  comme  on  l'explique,  destinée  à  présenter  l'image  de 
l'Homme-Dieu  inclinant  sa  tète  dans  l'agonie,  tandis  qu'il  étend 
ses  bras  sur  ceux  de  la  nef  et  ses  pieds  vers  le  portail,  vers  cet 
occident  où  ils  se  mettront  en  marche  à  leur  sortie  du  tombeau  ; 
c'est  encore  un  effet  d'art  qui  déroute  les  calculs  du  coup  d'œil, 
et  fait  en  quelque  sorte  r.ayonner  les  colonnes  dans  ce  chœur 


LA    CATHEDRALE  303 

une  douceur  plus  grave  '.  La  broderie  de  la  tour  de  l'est 
continue  avec  un  jeu  plus  vif  et  plus  dégagé  les  colon- 
nades et  les  galeries  du  dedans.  Mais  la  flèche  moderne 
qui  a  remplacé  la  précédente,  foudroyée  il  y  a  onze  ans, 


lointain  ,  où  le  regard  ne  flotte  qu'en  tremblant  d'amour  et  de 
crainte.  Au  reste,  il  ne  faut  peut-être  plus  envisager  les  cathé- 
drales que  comme  des  monuments,  et  non  comme  des  temples, 
dont  le  catholicisme  a  perdu  le  sens  autant  que  le  protestantisme. 
On  peut  se  consoler  ainsi  de  leur  voir  enlever  certains  détails  qui 
ne  tiennent  plus  à  rien,  pourvu  que  l'on  ne  gâte  pas  le  reste,  et 
si  cette  lacune  sert  à  mieux  placer  dans  son  jour  l'édifice,  consi- 
déré uniquement  comme  morceau  d'art. 

'  En  général  la  couleur  de  l'édifice  est  très  belle  ;  et,  après 
le  massif  élégant  qui  forme  le  chœur,  elle  est  peut-être  ce  que 
l'extérieur  oiïre  de  plus  distingué.  Quel  dommage  si  on  le  badi- 
geonnait, comme  on  a  pu  avoir  des  raisons  de  le  faire  dans  l'in- 
térieur !  J'ai  vu  des  artistes  compter  assez  sur  quelques  vœux  po- 
sitifs exprimés  de  temps  à  autre  à  ce  sujet,  et  sur  le  vague  ins- 
tinct de  la  commune  sottise,  pour  prédire  avec  désespoir  qu'un 
jour  on  en  viendrait  là.  Effacer  d'un  seul  coup  la  peine  de  cinq 
ou  six  siècles,  ce  serait  en  effet  bien  joué....  Les  rebords  et  petits 
toits  de  pierre  des  basses  tourelles  et  des  contre-forts  s'étaient 
conservés,  sous  leur  vieillesse  foncée,  aussi  nets,  aussi  vifs  qu'au 
premier  jour  :  maintenant  les  conduits  des  gouttières  les  entaillent 
sans  pitié;  les  mêmes  lances  de  plomb  empalent  un  petit  ange 
bouffi  et  accroupi  qui  avait  cru  pourtant  se  bien  cacher  dans  un 
recoin  des  murs.  Le  Grand  Conseil  vient  de  dépenser  onze  mille 
francs  pour  le  badigeonnage  de  l'intérieur,  et  d'en  voter  seize 
cents  pour  les  restaurations  de  l'extérieur.  Nous  sommes  inca- 
pables de  restaurer  (voyez  dans  le  clocher  d'horribles  imitations 
de  chapitaux  gothiques)  ;  c'est  à  peine  si  nous  pouvons  digne- 
ment soutenir.  En  quoi  que  ce  soit  donc,  on  ne  devrait  toucher 
à  la  cathédrale,  comme  aux  autres  monuments,  mais  à  la  cathé- 
drale du  moins,  qu'après  mûr  examen  d'hommes  experts,  et  non 
sur  la  déclaration  instantanée  de  quelque  commission  législative 
que  l'on  ne  peut  forcer  d'avoir  la  science  infuse. 


304  LE    CANTON    DE   VAUD 

est  lourde,  roide.  et  se  dessine  par  angles  sans  flexuosités. 
Le  portail  sud,  ou  la  porte  des  apôtres,  est  moins  ancien 
que  les  parties  les  plus  belles  de  l'édifice  ;  mais  dans  sa 
recherche  il  y  a  du  charme  et  de  l'originalité.  Au  lieu  de 
ce  mauvais  bonnet  de  tuiles  jeté  par  compassion  à  la  tour 
du  clocher,  elle  avait  jadis  '  une  aiguille  dentelée  qui,  en 
s'effilant,  étirait  et  allégeait  le  reste.  On  critique  en  effet 
le  clocher,  peu  élevé  depuis  que  les  désastres  qui  pour- 
suivirent cette  église  l'ont  réduit  à  deux  étages.  Il  est 
peu  svelte  et  a  quelque  chose  de  joufflu.  Mais  il  faut  dire 
qu'il  lui  manque  aussi  l'entourage  nécessaire,  l'harmonie 
de  forme  et  de  couleur  du  Vieil-Evêché,  remplacé  presque 
entièrement  par  un  bâtiment  moderne,  et  la  rue,  toute  en 
escaliers  découverts,  autrefois  réservée  aux  cérémonies 
religieuses  et  aux  pèlerins  dont  elle  amenait  les  genoux 
devant  le  portail.  Et  puis,  de  certains  endroits,  de  la  place 
Saint-I.aurent.  par  exemple,  comme  ce  clocher  se  redresse 
fièrement  !  Ailleurs  il  aura  un  aspect  de  solidité  et  de  force. 
Il  n'a  pas  été  fait  pour  une  plaine,  mais  déjà  pour  la  mon- 
tagne, où  il  tient  sa  place  à  l'horizon.  C'est  un  gros  roc 
planté  sur  ses  bords.  Contemplez-le,  quand  passent  les 
sombres  nuages  !  assis  à  ses  pieds  et  suivant  de  l'œil  la 
mousseuse  prairie  qui  grimpe  sur  ses  flancs,  il  vous  sem- 
blera grandir  au  milieu  des  violentes  nuées  qu'il  déchire 
à  leur  passage,  et  qui  le  laissent  inébranlé.  Vous  pour- 
rez vous  croire  dans  quelque  vallée  alpestre,  surmontée 
d'un  pic  solitaire,  autour  du(iuel  s'amassent  les  brouillards 


'  Comme  on  peut  le  voir  dans  un  recueil  de  gravures  du 
XVIIe  siècle,  représentant  les  principales  villes  de  la  Suisse. 


CHILLON  305 

chassés  par  les  vents.  Il  faut  le  voir  aussi  avec  sa  cein- 
ture de  marronniers  en  fleur,  au-dessus  des  toits  violets  où 
flotte  un  couchant  d'orage  ;  ou  bien,  massif  et  pourtant 
ouvert  au  jour,  s'entourer  de  l'auréole  bleue  du  lac  et  des 
montagnes  ,  puis  se  reposer  avec  une  gracieuse  énergie 
sur  le  fonds  d'or  où  l'encadrent  le  ciel  et  les  eaux  qui  re- 
flètent le  ciel. 

XIX 

Chilîon. 

La  connais-tu,  la  vague  d'un  bleu  sombre, 
Qui  de  Chillon  baigne  l'antique  mur  ? 

Quelle  perfection  !  quelle  pureté  de  lignes  et  quelle 
suavité  d'harmonie  !  Ah  !  disons  tout  :  quelle  beauté  bien- 
aimée!  Dans  ce  golfe  que  l'on  dirait  échappé  du  lac 
comme  une  pensée  d'amour,  dans  ce  manoir  éclos  du 
sein  des  ondes  avec  ses  tours  dentelées,  feuilles  épanouies 
d'une  noble  fleur,  dans  cet  embrassement  des  montagnes 
et  ces  aiguilles  blanches  ou  roses  qui  les  tiennent  en- 
lacées, il  y  a  quelque  chose  qui  vous  arrête,  vous  ravit  à 
soi,  et  pour  achever  l'enchantement,  vous  force  à  l'aimer. 
Ce  beau  lieu  garde  aussi  de  grands  ou  de  pittoresques 
souvenirs.  Vers  cette  fenêtre  s'est  assis  le  Fe^ù  Charle- 
magne,  le  vaillant  comte  Pierre,  malade  et  regardant 
tristement  les  ondes  joyeuses,  remémorant  avec  un  sou- 
cieux plaisir  ses  guerres,  ses  voyages,  les  tournois  et  les 
fêtes  passées.  Ici,  le  seigneur  Aymon,  son  frère,  d'un  lit 
de  parade  haut  et  vaste,  aux  courtines  de  soie  armoriées 
et  entourées  de  cierges,  a  entendu  les  récits  lugubres  ou 

J.   OLIVIER,  I.  20 


3o6  LE    CANTON    DE   VAUD 

comiques  des  pauvres  pèlerins  qu'il  hébergeait  au  pas- 
sage de  son  castel.    Voici  la  chambre  de  la  comtesse, 
boudoir  colossal  dont  l'élégante  petite  cheminée  humi- 
lierait celle  du  plus  vaste  de  nos  salons.  Voici  la  cuisine 
féodale  avec  son  gros  pilier  de  bois  et  son  plafond  de 
marqueterie,  si  bien  enfumés  qu'il  semble  que  ce  soit  de 
hier  qu'un  bœuf  rôtissait  tout  entier  dans  l'âtre  où  brûlait 
le  tronc  d'un  chêne;  que  ce  soit  de  hier  qu'elle  a  reçu  les 
hommes  d'armes  et  leur  a  vu  boire  le  vin  des  moines  de 
Haut-Crêt.   Cette  cour  étroite ,  où  rampent  avec  peine 
quelques  ronces  qui  suffisent  cependant  pour  la  recou- 
vrir, c'est  le  cimetière  :  une  jeune  princesse  y  repose  le 
jour  avec  ses  bijoux  et  ses  parures  qu'elle  déterre  pen- 
dant la  nuit.  Par  cette  porte  est  entré  une  victime  à  qui 
la  gloire  a  donné  le  meilleur  de  ce  qu'elle  peut  offrir  ;  un 
grand  nom,  Bonnivard,  une  histoire  suffisamment  voilée» 
et  les  chants  des  poètes.  Le  souterrain  est  aussi  le  plus 
beau  morceau  d'architecture  de  tout  l'édifice.  Ces  grosses 
colonnes,  massives  sans  lourdeur,  fermes  et  si  assurées  de 
la  force  de  celui  qui  pouvait   les  faire  servir  à  sa  ven- 
geance ;  ces  voûtes  qui  s'enfoncent  dans  l'obscurité  avec 
une  hardiesse  souriante  et  une  grâce  qui  fait  trembler  ;  ces 
murs  qui  sont  des  rocs  et  ces  rocs  qui  sont  des  murs  ;  ces 
soupiraux  par  où  se  jouent  en  tremblant  quelques  filets 
de  lumière,  visions  amies  (jue  l'écume  des  vagues  éteint 
dans  un  funèbre  soir  d'orage:  il  n'est  pas  de  monument 
où  l'art  et  la  nature  se  soient  mieux  compris,  où  ils  aient 
donné  h  la  terreur  tant  de  charme  avec  tant  de  puissance. 

FIN    DU    TOME   PREiMIER 


TABLE  DES  MATIÈRES 


JUSTE   OLIVIER 

Pages 
Notice  biographiciue  et  littéraire,  par  M.  Eugène 
Rambert I 


SAINTE-BEUVE 

SOUVENIRS  DÉDIÉS  A  MON  AMI  CLAUDIUS  TURPAULT 

Première  partie.  Sainte-Beuve  en  1830 3 

Deuxième  partie.  Cours  de  Port-Royal.  —  Séjour  à  Lau- 
sanne et  dans  le  pays  de  Vaud 36 

Troisième  partie.  Sainte-Beuve  chroniqueur 77 

Quatrième  partie.  Conclusion.  —  Derniers  faits    ....       104 

LE    CANTON    DE    VAUD 

SA  VIE  ET  SON  HISTOIRE 

Première  série.  La  nature. 

I.  Les  Alpes  et  le  Jura 131 

II.  Le  plateau  suisse 145 

III.  Le  Jorat 163 

IV.  Paysages  divers. 171 


3o8  TABLE   DES   MATIERES 

Pages 
Deuxième  série.  Le  peuple. 

V.  Eléments  divers  de  la  nationalité  vaudoise   .    .  182 

VI.  Les  Burgondes 183 

VIL       Le  type  vaudois 185 

VIII.  Mœurs  vaudoises 193 

IX.  Le  patois  romand 204 

X.  Poésie  populaire 229 

XI         Mythologie  et  légendes  populaires 242 

XII.  Les  fêtes  nationales 255 

Troisième  série.  Episodes  historiques.  Monuments. 

XIII.  Le  roi  Conrad  et  la  reine  Berthe 269 

XIV.  Othon  de  Grandson 275 

XV.  La  dispute  à  Lausanne 280 

XVI.  Viret  écrivain 294 

XVII.  La  réforme •  .  297 

XVIII.  La  cathédrale 300 

XIX".      Chillon 30S 


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