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Date Due
I.ALSANNE — IMP. «EOBOES BRIDCL
ŒUVRES CHOISIES
DE
JUSTE OLIVIER
PUBLIÉES PAR SES AMIS
avec la photographie
d'un' portrait dessixé par GLEYRE
Tome I
PROSE
LAUSA>JXE
GEORGES BRIDEE EDITEUR
1879
Droits réservés.
Des amis de Juste Olivier se sont réunis pour offrir
à ses concitoyens un clioix de ses écrits, en deux
volumes, l'un de prose et l'autre de vers.
Le volume de prose a été composé d'une biogra-
phie d'Olivier; de ses pages sur Sainte-Beuve à Lau-
sanne, dans lesquelles l'intérêt auto -biographique
s'unit à bien des détails touchant à l'histoire du
pays; enfin de ce que renferme de plus excellent
son livre sur le Canton de Vaiid, sa vie et son histoire.
Les romans ont été mis de côté, par la difficulté
d'y faire des coupures, et les Etudes d'histoire natio-
nale, parce que ce livre, tout entier d'un vif intérêt,
reparaîtra dans une nouvelle édition.
Dans le choix des poésies, les éditeurs se sont
laissé guider par le désir de renfermer dans un espace
limité ce que l'œuvre d'Olivier contient de plus
parfait et de plus populaire. Ils y ont fait entrer une
vingtaine de morceaux inédits. Ils se sont surtout
attachés à faire pénétrer le lecteur à toutes les sources
d'inspiration auxquelles Olivier a puisé.
Pour répondre au vœu de plusieurs, ils eussent
désiré joindre à quelques-unes des chansons de notre
poète la musique dont les a accompagnées le talent
de M. Gustave Roux. Nous avons lieu de croire que
ces pièces feront l'objet d'une prochaine pubUcation.
L'intention des éditeurs n'était pas de donner un
portrait de l'auteur. Aussi les amis de Juste Olivier
seront-ils agréablement surpris de trouver en tête du
premier volume une photographie, reproduction d'un
excellent portrait dû au crayon de Gleyre. Souvenir
d'Olivier et souvenir de Gleyre, c'est une double
surprise que nos souscripteurs devront à la généro-
sité d'un ami du poète.
L. \'lllilmin.
JUSTE OLIVIER
NOTICE BIOGRAPHiaUE ET LITTÉRAIRE
J. OLIVIER. I.
JUSTE OLIVIER
NOTICE BIOGRAPHIQUE ET LITTÉRAIRE
« Rien ne dure, disait Juste Olivier dans une lettre
écrite vers la fin de sa vie, rien ne dure, et j'aurais fait
mieux, que cela ne durerait pas davantage. Il y a de ma
faute, mais aussi de celle d'un public indifférent et froid
qui ne nous soutient pas. C'est une triste histoire que
celle de notre cher pays. Il n'a aidé ni Viret ni Vinet, et
quoique fort au-dessous d'eux, j'en sais quelque chose
aussi. « Allons boire un verre, » c'est la fin finale et le
résumé de tout ici. Ou bien , comme le trouvait à sa
grande déconvenue quelqu'un qui, voulant faire une his-
toire de Lausanne et feuilletant les anciens manuaux, n'y
rencontrait d'autre note un peu saillante que celle-ci :
Tel jour, à tel dîner municipal, patenter potatum est. Un
beau latin bachique, n'est-ce pas? Sans dédaigner ce
latin-là, j'avais espéré mieux. Oh! quel beau rêve ! du
moins j'y ai été fidèle, si je n'ai pas fait, je crois, tout ce
IV JUSTE OLIVIER
que j'aurais pu faire. Depuis le jour où dans un de mes
premiers morceaux imprimés, je disais :
Un génie est cache dans tous ces lieux que j'aime,
j'ai rherché obstinément ce génie et tâché de le faire
parler. Il m'a encore plus répondu, ce me semble, qu'on
ne l'a écouté. Vous et quelijues amis avez bien et sympa-
tiquement soutenu sa voix. Mais ne nous faisons i)as
d'illusion ! il s'évanouira, il rentrera dans sa grotte comme
ses prédécesseurs. »
Voilà tout Olivier, le voilà raconté i)ar lui-même, dans
l'abandon de l'intimité.
Jeune homme, il s'éprend d'une idée et en fait le but
de sa vie ; homme d'âge mûr, il s'efforce, au milieu des
vicissitudes d'une existence laborieuse , de réaliser la
pensée de sa jeunesse; puis, la vieillesse venue, voyant
l'indifférence du ])ublic, et mesurant son couvre à l'idéal
que d'abord il s'était fait, il jette un regard désenchanté
sur une carrière (jui n'a ])lus (]u'un point lumineux , ce
rêve premier, aufjuel, en dépit de tout, il demeure fidèle.
Ce rêve était donc de faire parler /e génie caché dans
tous ces lieux quil aimait.
Quels sont ces lieux"?
« C'est la Suisse, nous répond une voix autorisée :
Olivier — je cite librement — était si foncièrement suisse
que rien n'a pu le franciser, ni son intérêt littéraire, ni sa
longue frécjuentation des littérateurs ])arisiens, ni son
séjour de cinq lustres sur les bords de la Seine ; c'est
même moins que la Suisse, c'est la patrie de Vaud; c'est
même moins que la patrie de Vaud. c'est ce petit coin
de terre, aux asjjects romantiques, qui des grèves de Cla-
rens monte aux gazons d'Enzeindaz entre les remparts
des Diablercts et les escarpements de l'.Xrgenline. Gryon.
le haut village, voilà le i)lus aimé de tous ces lieux aimés;
NOTICE BIOGRAPHIQUE ET LITTÉRAIRE V
voilà le berceau et la capitale de cette poésie vaudoise
dont le génie caché devait lui révéler les secrets '. »
Eh bien oui, c'est à Gryon que l'imagination se trans-
porte quand on parle d'Olivier. C'est là que vont le cher-
cher en pensée tous ceux qui ont reçu l'hospitalité de
son chalet. Mais il faut se garder d'y emprisonner le
génie.
De la colline où s'adosse Gryon. on commande un
vaste paysage : la vallée du Rhône, le lac Léman. Lavaux,
La Côte, le Jorat, le Jura ; et de quelque côté que se porte
le regard, vers les villes ou vers les villages, vers les val-
lons ou vers les coteaux, vers le pied des Alpes ou vers
le pied du Jura , partout il rencontre quelqu'un de ces
lieux aimés. C'est tout ce pays qui est le lieu aimé.
Olivier ne s'isole point, là-haut, du reste du monde.
L'air qu'on respire à Gryon n'est pas un air renfenné; le
vent des Alpes le renouvelle. Gryon, c'est la patrie vau-
doise ; Gryon, c'est la Suisse ; Gryon, c'est la montagne ;
Gryon, c'est le nid haut perché qui voit se dérouler de
lointaines perspectives, et parmi les pensées du génie qui
l'habite, il pourrait bien s'en trouver d'aussi vastes que
l'horizon où se perd son regard.
Parlons sans métaphore : il y a une manière d'être, de
penser, de sentir, qui est vaudoise et qui a sa poésie,
mais une poésie encore enveloppée, à laquelle a manqué
la force ou l'occasion de se dégager. Cette poésie a sa
physionomie particulière, ses traits caractéristiques, qu'elle
tient de la nature ou de l'histoire. Elle est empreinte de
la gravité religieuse propre aux populations qui ont con-
servé la tradition réformée du XVI*= siècle, et cela suffit
^ Discours de M. le professeur Amiel «î la séance générale
(15 juin 1876) de l'Institut national de Genève.
VI JUSTE OLIVIER
à la distinguer de celle dont les échos nous viennent de
Fran( e; elle est née au village, elle est canij^agnarde et
montagnarde, ce qui la distingue non-seulement de celle
de Paris, mais aussi de celle de Genève; elle est timide,
modeste, et même un peu honteuse; elle sait que les
railleurs sont nombreux, et elle s'en cache; mais elle sait
aussi fort bien, quand elle s'oublie ou prend courage,
faire sonner sa petite voix argentine. Il arrive souvent
qu'on se demande si elle rit ou si elle pleure. Il y a de la
grâce et de la bienveillance dans ses malices, souvent
aussi de la malice sous ses airs les plus accueillants ; elle
n'aime pas l'esprit tout uni ; elle aime ce qui fait penser
rêver, chercher; elle se plaît aux traits envelojipés qui
disent deux choses à la fois ; elle a des gaietés mélanco
liques et des mélancolies qui la font sourire elle-même
elle a ce bon sens sournois (jui intervient dans les ques
lions ])ar un mot inattendu ; elle a horreur des pédants
horreur du pathos; elle a l'inspiration plus vraie (jue fa
cile, et ([uand elle ne se traîne i)as terre à terre, ce qu
lui arrive trop souvent, c'est moins pour s'élancer (jue
pour creuser et fouiller; elle a plus de jjrofondeur que de
jet. Que dirai-je enfin? Elle n'est ni française, ni aile
mande, ni italienne; elle n'est ni savoyarde, ni franc-com
toise, ni fribourgeoise, ni valaisanne; elle est vaudoise
Les Al])es et le Jura lui sont également familiers; le ciel
([u'elle ( onnaît est celui (jui se mire dans le Léman; elle
sait le goût de la châtaigne et du raisin; elle sait aussi
combien l'ombre est fraîche sous les sapins des grandes
joux. A ces contrastes, (|ui sont du pays, s'ajoutent ceux
que présente le peu|)le dont elle est l'image: i)cuple jeune
et vieux, qui a de l'expérience et (jui n'en a pas. <|ui dc-
j)uis longtemps aspirait h être lui-même, et n'y a (|ue tar-
divement réussi, peuple dont l'histoire se confond avec
^-elle de tous ses voisins, qui a trop reçu et de trop de
NOTICE BIOGRAPHiaUE ET LITTERAIRE VU
côtés pour que son caractère ait pu facilement se démê-
ler, qui a gardé jusque dans l'ivresse de sa liberté quel-
ques traces des habitudes de la sujétion, et qui associe
aux ardeurs de l'enthousiasme les tiédeurs et les molles-
ses du scepticisme.
C'est de cette poésie vaudoise que Juste Olivier a voulu
devenir l'interprète. Mais il y a plus. Ce peuple si lent à
se former, Olivier ne l'a pas vu dans le passé seulement,
il l'a vu aussi dans l'avenir, et le génie du lieu lui a révélé
à la fois ce qu'est et ce que pourrait être, ce que devrait
être la poésie vaudoise.
C'est une prédestination pour un peuple que de se
voir logé comme nous au carrefour des nations, entre les
plus grandes et les plus intelligentes parmi celles qui se
disputent la palme du progrès, et c'en est une aussi, non
moins significative, que de parler la langue française en
étant libre du joug romain.
Genève a largement et brillamment profité d'une posi-
tion aussi exceptionnelle; nous pourrions en profiter
comme elle, et mieux en un certain sens. Genève, boule-
vard de la Réforme, a eu par là une vocation spéciale.
Elle a toujours été, elle est encore, moralement, une place
de guerre. C'est une ville de discipline. Les partis s'y or-
ganisent comme des armées. Cette façon de prendre la
vie a donné une énergie particulière au caractère natio-
nal, mais aux dépens quelquefois de l'originalité des
physionomies individuelles. Il y a un type genevois. Dans
nos campagnes règne une plus grande liberté. Chacun y
est plus soi. La pensée, moins batailleuse, y est plus mé-
ditative, et fait plus de chemin avec moins de bruit.
Voilà, si j'ose le dire, des appels, des invitations, qui
résultent de notre position même, et auxquels nous n'a-
vons jamais répondu que très faiblement. Il y en a d'au-
tres, plus éloquents encore, plus visibles, dans les magni-
VIII JUSTE OLIVIER
ficences de la nature. Un i)ays pareil doit réfléchir sa
beauté dans l'âme de ses enfants. Le fait-il V Hélas! il est
bien à craindre que le voyageur ne soit encore trop fondé
à trouver avec Rousseau que ce peuple n'est pas né pour
ce pays, ou ([ue ce i)ays n'a pas été fait pour ce peuple.
Cependant ce pays et ce peuple sont mariés l'un à l'autre,
* et comme le pays ne peut pas descendre au niveau du
peuple, il faut que le peuple s'élève au niveau du pays.
C'est un appel encore, un appel de tous les instants, qui
ne cesse de retentir dans les âmes d'élite. Ces appels, tant
de l'histoire que de la nature, constituent aussi le génie
du lieu; on dirait des vertus latentes que nous portons et
refoulons en nous, des germes qui demandent à éclore,
qui appellent la sève, et cjui se flétrissent, faute de soins.
Ils n'en sont pas moins une partie de nous-mêmes; nous
nous mutilons en les négligeant, et le caractère national
ne pourra se dire formé (jue lorsqu'il sera à la hauteur de
la tâche que lui ont dévolue la nature et l'histoire.
Poésie de notre lac, de nos campagnes et de nos mon-
tagnes, poésie de nos mceurs et de nos aspirations : voilà
ce que Juste Olivier veut traduire en vers.
Cette ambition est-elle nouvelle?
Pas absolument.
S'il suffisait pour constituer une littérature vaudoise
qu'il existât des écrivains vaudois, il y en aurait une de-
puis longtemps. Elle aurait même, à certains moments,
jeté un as.sez vif éclat. Au XV'I« siècle, jiar exemple, un
des écrivains les i)lus éminents de la Réforme est un Vau-
dois. Il ne l'est jias j)ar la naissance seulement, il l'est par
le caractère et le tour d'esprit. Le génie vaudois l'in-
spire, comme il insj^ire aussi quelcjucs-uns de ses adver-
saires. C'est ce (|ue Juste Olivier a fait ressortir avec au-
tant de finesse rjue de justesse en racontant dans son
Canton de Vaud les phases successives de la Dispute de
NOTICE BIOGRAPHiaUE ET LITTERAIRE IX
Lausanne *. Mais niViret ni ses contradicteurs ne parais-
sent s'en douter. Ce n'était ni d'un lieu, ni d'un homme,
ni de rien qui fût sur la terre que le grand réformateur
croyait entendre l'appel. La voix qui lui parlait venait de
plus haut, et pour lui la question nationale disparaissait
dans la question reUgieuse.
Plus tard, au XVIII^ siècle, lorsque brille la société
de Lausanne, ce ne sont pas, non plus, les écrivains
qui manquent pour constituer une Httérature vaudoise.
Ce qui manque, c'est un lien entre eux, un centre, une
impulsion commune. Ils n'ont plus la foi qui inspirait
les réformateurs et les faisait se serrer en un groupe
compacte, et ils n'ont pas encore le sentiment national.
Ils attendent du dehors l'impulsion, ou vont l'y chercher.
Les uns papillonnent autour des hôtes illustres qu'attire
la beauté du pays. C'est le moment oùVoltaire voit jouer
Zaïre à Lausanne « mieux qu'on ne la joue à Paris, » et
se glorifie de l'entendre applaudir par « deux cents spec-
tateurs aussi bons juges qu'il y ait en Europe; c'est le
moment où Gibbon annonce à ses amis son mariage avec
« Fanny Lausanne, » personne « du caractère le plus gai
et le plus sociable, » qui a « du goût et du bon sens, »
sans être précisément « très instruite, » et à qui la « sim-
' plicité de son éducation » tient lieu de richesse. C'est le
moment où le ministre Polier écrit pour V Encyclopédie
des articles que Voltaire reçoit avec force compliments,
sauf à s'en moquer en les envoyant à d'Alembert; le mo-
ment où Deyverdun, devenu Xaltcr ego de Gibbon, songe
à le traduire et lui prépare, en attendant, une retraite où il
trouvera, selon son désir, « beaucoup de sensuaUté et peu
de luxe.' » D'autres se jettent d'eux-mêmes ou sont jetés
' Voir plus loin, pag. 292 et suiv.
X JUSTE OLIVIER
par les circonstances dans le tourbillon du siècle. M"« Su-
zanne Curchod, après avoir enseigné le latin et le grec
aux étudiants de Lausanne, après avoir vu un trône rus-
ticjue élevé en son honneur dans le vallon des Eaux,
épouse le banquier Necker, et, transportée à Paris, s'oc-
cupe aussitôt à « refaire son esprit tout à neuf. » Benja-
min Constant, grand homme si son caractère eût été à la
hauteur de son esprit, déserte sa ville natale pour aller
éclipser, à Paris même, tout ce que la France a de pu-
blicistes, et ])Our y oublier, au milieu des fumées de la
gloire, sa jjremière et modeste ])atrie.
Quelques-uns. toutefois, paraissent avoir entendu, au
moins par moments, la voix du génie du lieu. Ce Deyver-
dun, l'ami de (iibbon, fonde une société littéraire où l'on
agite en plein XYIII^ siècle des questions comme celle-ci :
« Pour(]Uoi le ])ays de Vaud n"a-t-il i)as de ])oètesV » A
défaut de ])0ëtes, il avait des < onteurs. M""-* de Monto-
lieu a le goût trop sentimental pour l'avoir pur ; mais
cette dis])osition romanes(|ue qui, selon Sainte-Beuve,
« s'exaltait de Rousseau, tout en se troublant de l'Alle-
magne, » est bien celle d'une ])artie du public vaudois,
surtout féminin. Et M""" de Charrière. si française, quoi-
que fille de la Hollande, à l'esprit si déli<at, au goût si
net et si pur, ne semble-t-elle ])as, en épousant un Vau-
dois, avoir épousé avec lui cette ])atrie de Vaud si
bien rendue dans ses romans? Quand elle dépeint cette
aimable Cécile, sa fraîcheur, ses yeux bruns, son teint
satiné comme celui de la fleur rouge des pois odorifé-
rants, son petit air de joli jeune homme savoyard, et tout
ce charme naturel et ])i(]uant, malgré (juehjues défauts,
entre autres le cou un ])eugros, on ne peut s'empêcher
de dire < onime Juste Olivier à propos des héros de la
fameuse Dispute : Chacun de nous ne j)ourrait-iI pas
nommer une Cécile?
NOTICE BIOGRAPHIQ.UE ET LITTERAIRE XI
Mais le vrai prédécesseur d'Olivier, celui qui a le mieux
prêté l'oreille au génie du lîtu, est Philippe Bridel. C'est
lui, Bridel, qui, dès l'année 1772, posait dans la société
littéraire de Deyverdun la question de savoir pourquoi le
canton de Vaud n'avait pas de poètes. A la manière dont
il y répond, on voit assez qu'il aspire à combler une la-
cune d'autant plus singulière à ses yeux que le pays est
plus inspirateur. Et il l'essaie, en effet. Les vers cou-
lent nombreux sous sa plume. Aux vers s'ajoute la
prose, le poëte se double d'un historien, et bientôt une
vaste publication, le Consei'vateitr suisse, doit servir de
point de départ, de premier monument à cette littérature
vaudoise dont on salue les heureux débuts. Le nom de
Bridel, je l'écrivais ailleurs dernièrement, ouvre la série
de nos auteurs nationaux; il marque l'éveil, encore con-
fus, de notre conscience littéraire. Une chose manque
à Bridel pour remplir toute l'étendue de la tâche qu'il
semble se proposer : il n'est pas assez poëte; chez lui,
l'inspiration flotte, incertaine, sans se dégager du lieu
commun, sans se fixer dans une conception originale. Il
tourne joliment le vers, mais comme beaucoup de gens
le tournaient alors. Il traite à la française des sujets du
pays, et il arrive que la mollesse du style et un certain
laisser-aller, mêlé de négligence autant que de bonhomie,
trahissent seuls l'origine de l'auteur. Il y a là une grave
lacune pour une Httérature qui en est à ses commence-
ments. C'est par la poésie qu'on prend les peuples, en
elle qu'ils se reconnaissent; tant qu'ils n'ont pas leur
poésie à eux, ils ne se sont encore éveillés qu'à demi. Et
puis, la voix du génie du lieu n'arrivait pas à l'oreille du
doyen suffisamment isolée ou distincte. Parfois, il confon-
dait entre littérature vaudoise, littérature romande, ou
même littérature suisse. Il estimait à haut prix notre in-
dépendance en tant que Suisses, et ne désirait pas notre
XII JUSTE OLIVIER
indépendance en tant que Vaudois. En 1798, il ne re-
gretta pas seulement l'ancienne Suisse, il regretta la tu-
telle de Berne. Il s'effrayait à la pensée de nous voir en-
gagés dans le combat de la vie, sans autre guide que
nous-mêmes. Il avait un certain idéal i)atriarcal, (jue les
révolutions dérangeaient fort, et (ju'ilaijjjliquait aux cho-
ses (jui le comportent le moins. Esj^rit curieux, ingénieux,
plein de grâce, de verve, de vive et joviale malice, il est
plus conteur que poëte, et plus causeur qu'écrivain ; il a
des pages descriptives charmantes ; et peut-être ne réus-
sit-il jamais mieux que lorsque l'histoire et la description
viennent à se rencontrer; ses chefs-d'œuvre sont des pas-
torales légendaires, des idylles dérobées au moyen âge,
comme l'histoire du combat des mariés et des non-ma-
riés et celle de la grande coquille du comte de Gruyère.
Ce qui, d'ailleurs, a pu lui manciuer. a laissé subsister jus-
que dans ses derniers écrits je ne sais (juel charme d'a-
dolescence, qui a une grâce particulière. Nul n'a plus
contribué que Bridel, et c'est là son grand mérite, à nous
faire aimer, à nous faire comprendre cette jiatrie où l'on
dit (jue réside un génie. Aussi devait-il lui naître des suc-
cesseurs, ca]jables de reprendre l'œuvre avec plus de vi-
gueur et de précision. lincore queUjues années, pendant
les(iuelles le canton de Vaud aura eu le temps de .se faire
au régime de son indépendance, de i)rendre assurance
en lui-même, et parmi les jeunes gens qui auront vu la
grande lutte éman» ipatrice, (|ui auront assisté à la vic-
toire défmitive, dont l'enfanc e aura entendu <:haque jour
retentir les noms des magistrats libérateurs, les la Harpe,
les Monod, les Pidou, les Muret, il s'en trouvera (jui tres-
siiilleront intérieurement à l'idée qu'ils pourraient bercer
de belles chansons cette jeune mère-patrie, et <}ui, à l'âge
où une résolution enthousiaste fixe les destinées incertai-
nes, se diront dans leur cœur : je serai ce poëte qui man-
NOTICE BIOGRAPHIQ.UE ET LITTERAIRE XIII
que au pays de Vaud, je ne veux d'autre muse que le
génie de ces lieux aimés. La nature leur aura distribué
ses dons avec une ingrate parcimonie s'il n'y en a pas un
dans le nombre un au moins, capable non-seulement de
se proposer la tâche, mais de la remplir. Il y en a un, en
effet : Juste Olivier.
II
Juste-Daniel Olivier est né le i8 octobre 1807, à Ey-
sins, joli village situé sur l'une des terrasses qui s'élèvent
en gradins successifs de Nyon jusqu'au Jura. La campa-
gne est belle tout autour et bien cultivée. La vigne pros-
père encore sur les coteaux les mieux exposés ; les espla-
nades où le sol est uni voient mûrir de riches moissons,
et des arbres fruitiers, de fort belle venue, encadrent de
leur feuillage les groupes de maisons. A peu de distance,
coule le Boiron, dans un joli vallon, bien vert. Quelques
bouquets de bois accidentent le paysage, dont le sombre
Jura, debout à l'arri ère-plan, fait ressortir la grâce rusti-
que. Mais ce n'est pas du côté du Jura que le regard se
porte de préférence ; il cherche plutôt les perspectives du
lac, qui se prolongent jusqu'au pied des Alpes resplendis-
santes. Pour le berceau d'un poëte, le lieu n'était point
mal choisi.
La famille de Juste Olivier était une simple famille de
paysans, mais dans laquelle régnaient certaines traditions
de culture, et oîi l'on savait ce que c'est qu'un livre. Sa
première enfance fut ce qu"est l'enfance à la campagne :
il connut les jeux au grand air et les libres ébats, se plai-
sant surtout à garder les bœufs dans les champs. Elle ne
se distingua de beaucoup d'autres que par les soins
XIV JUSTE OLIVIHR
d'une mère attentive et pieuse, et par les fermes direc-
tions d'un père qui aimait tendrement ses enfants, mais
qui avait le sang un peu prompt, et auquel il était pru-
dent de ne pas désobéir. J'ai dit ses enfants : il en eut
cintj, trois filles et deux garçons. L'une des filles, M'"^ Ju-
lie Olivier-Olivier, habite encore la maison paternelle à
Eysins. C'est le portrait vivant de son frère, avec lequel
elle était liée par la plus étroite amitié. Sa ressemblance
n'est pas du visage seulement, mais de l'âme. Le cadet
des garçons, Urbain, avait l'humeur esjiiègle et vive;
mais il était faible et craintif; Juste, plus âgé de trois ans,
était plus grave, plus réfléchi, ^ il y eut de bonne heure
chez lui quelque chose de l'homme mfir; — il avait du
courage pour deux. Quand les deux frères revenaient en-
semble de l'école et qu'il pleuvait, ils partagaient leur
uni([ue manteau; venait-il à tonner, l^rbain se blottissait
tremblant contre Juste, cjui le réconfortait de son mieux:
« Entre l'éclair et le tonnerre, disait Juste, il faut tou-
jours prier Dieu de nous garder, et aller ainsi avec con-
fiance. »
En 1815, la famille OlivierquittaEysinspour s'établir à
Bois-Bougy, dans un assez vaste domaine, appartenant à
la ville de Nyon , qui l'affermait. La s])éculation fut mal-
heureuse. Jean-.Michel-Louis Olivier , c'est le nom du
]»ère, y perdit une grande ])artie de son avoir, à cause
des sacrifices qu'il dut faire pour remettre le domaine en
état , et des années de disette, 181 6 et 181 7, (jui vinrent
à la traverse. Quand il quitta Kois-Hougy, après neuf ans,
il était a])pauvri. C'est cependant à ce séjour qu'on doit
que Juste Olivier ait reçu une autre édu( ation (jue celle
du village. Bois-Bougy est assez près de Nyon pour
(lu'on puisse, de là, envoyer un enfant au collège; on en
l>rofita i)Our Juste. Ses succès attirèrent l'attention d'un
des pasteurs de la ville, qui encouragea fortement son père
NOTICE BIOGRAPHIQ.UE ET LITTERAIRE XV
à le pousser aux études. Ce fut le sujet de longues et
graves délibérations. L'enfant était fort et souple , il
excellait dans certains exercices corporels , il sautait
presque sa hauteur à pieds joints ; mais il était mala-
droit aux travaux de l'agriculture ; jamais il ne sut bê-
cher un carreau de jardin, ni accorder avec le fléau
quand on battait le blé dans la grange. En revanche, il
avait la passion des livres. Cette passion pour les livres
lui fit même faire une escapade d'écolier dont il a re-
cueilli le souvenir dans un récit charmant, et qui le peint
trop bien pour que nous ne le donnions pas tout au long :
« Il m'arriva bien aussi un jour, — un seul jour qui en
comprit, il est vrai, trois ou quatre, mais qui s'envolèrent
pour moi comme un seul, — il m'arriva bien, dis-je, de les
dérober à l'école pour les passer sur les berges à lire des
ouvrages du temps enfantinement romanesques, et me re-
poser de mes lectures en me baignant et rebaignant dans
le lac. Cette manière de prendre des leçons finit toujours
par être découverte, si secrète et si bien cachée qu'on la
croie. La mienne ne manqua pas de l'être. Ce fut ma
mère qui me l'annonça par ces seuls mots: « Juste, qu'as-
tu fait? » simple et maternel reproche que j'ai encore dans
le cœur et dans les oreilles. Avec mon père ce fut bien
pis. Lui, il ne me dit pas un traître mot. J'allais le trou-
ver aux champs, où il fanait et entassait le foin en petites
buttes. Je tournai et retournai autour de lui et des meules.
Rien. Je dus m'en aller comme cela, ayant certainement
préféré qu'il m'eût battu. Mais le soir, après le souper
qui s'était aussi passé dans le même silence, mon père
me dit tout à coup en riant : « Eh bien, tu as fait une belle
escapade ! tire-t'en comme tu pourras. » Ce fut tout, mais
cela me soulagea, quoique j'eusse encore mieux aimé la
battue. Restait la commission d'école qui devait juger
de mon méfait et m'apprendre à ne plus fire d'histoires
XVI JUSTE OLIVIER
imaginaires ni à me plonger et replonger dans le lac. Je
m'attendais, pour le moins, à ce qu'elle me condamnât au
cachot. Comme j'étais à méditer dans la cour du collège
sur ce que serait la sentence, y réfléchissant beaucoup
plus qu'à la belle et patriotiijue suscri])tion du portail :
Jiiveututi patria , on m'ajjpela, j'entrai, je «omparus
et je fus absous. Non point par grâce, s'il vous ])laît !
mais ensuite d'une disposition formelle du règlement, dis-
position <iue j'ignorais et (jui statuait qu'une première
faute ne serait point punie, mais seulement la seconde et
bien entendu les suivantes. Malgré l'énormité de la mienne
— trois ou (juatre jours de baignade^ et d'école buisson-
nière, — il n'y avait pas à dire, le règlement était pour
moi. Que mes juges en fussent fâchés ou non, le règle-
ment les avait pris dans ses lacs. C'est peut-être l'unique
fois de ma vie que j'ai trouvé qu'un règlement ]iouvait
avoir du bon. Je fis aussi en sorte de ne ])as me remettre
sous sa jurisprudence, sachant de quoi il retournait, et en
ayant d'ailleurs largement usé et abusé d'un seul coup. Le
plus fort était donc j^assé, ma mère, mon père et la com-
mission d'école : mais il y avait une dernière chose qui
ne laissait pas de me chatouiller désagréablement. Le
livre (jui m'avait induit en tentation, je l'avais loué dans
un cabinet de lecture. Ne voulant j^as ristjuer cju'il fût
vu et me trahit, le soir en rentrant, car je revenais régu-
lièrement à la maison < omme si de rien n'était, je le dé-
posais au fond d'un buisson d'épine bien fourré et feuille,
le croyant là parfaitement à l'abri des regards. <omme il
y était en effet. Mais je n'avais pas pensé à un autre
genre d'accident. Même à cet âge, si rusé qu'il soit,
on ne pense jias à tout. Le temps, autre séducteur, avait
été magnifique; mais la nuit <|ui suivit mon dernier jour
d'aventures, voilà qu'il tombe une si belle pluie qu'il n'y
a buisson qui tienne, même le mien si épais (ju'il soit ;
NOTICE BIOGRAPHiaUE ET LITTERAIRE XVII
goutte à goutte, de branche en branche, elle le perce
et le transperce jusqu'au fond. Le livre que je lui avais
confié est trempé, abîmé, perdu. Nombre de pages — je
les vois encore — ne peuvent plus se décoller l'une de
l'autre. Impossible de rendre le livre au libraire dans cet
état. Comment le lui remplacer? Un ouvrage si intéressant
devait coûter horriblement cher. J'avais alors une grande
vénération pour les livres, n'en ayant jamais fait, et ne me
doutant guère que j'en ferais jamais. — Ce fut encore ma
bonne mère qui, allant une ou deux fois de plus au marché,
arrangea l'affaire au moyen de son pauvre argent. »
Le jeune écolier racheta cette escapade par une con-
duite exemplaire, qui lui. valut, comme nous l'avons dit,
l'attention de ses supérieurs. Enfin, après bien des incer-
titudes, bien des débats, il fut décidé que Juste conti-
nuerait à étudier et qu'Urbain suivrait la vocation de son
père.
Ainsi tombent les dés de la fortune. Je parle humaine-
ment, sans vouloir méconnaître la sagesse qui se dérobe
derrière le caprice des apparences. Voici deux frères qui
ont l'un et l'autre le don Httéraire. Il est dans la famille.
On sait aujourd'hui , grâce à une publication toute ré-
cente ' , qu'il se manifesta chez Urbain d'assez bonne
heure aussi. Lorsque Sainte-Beuve vint passer une se-
maine chez les Olivier, il dit un jour, après le dîner:
« Nous voulons lire quelque chose aujourd'hui, n'est-ce
pas? quelque chose de monsieur Urbain. » Urbain avait
vingt-huit ans alors, et quoique son nom ne fût pas en-
core connu, il écrivait depuis un certain temps déjà,
puisque, dans la famille, on lui savait une provision où il
' Voir dans le journal de M. Vulliet: La Famille, N°» 22 et
23, année 1877, les articles de M. Urbain Olivier intitulés: Sou-
venirs de jeunesse.
i. OLIVIER, I.
XVIII JUSTE OLIVIER
n'y avait qu'à ])uiser. Ces deux frères, ces deux enfants,
sont-ils égaux par le talent? Je n'en sais rien : ces choses-
là sont d'une mesure difficile; je sais seulement (ju'ils en
ont l'un et l'autre, mais qu'il doit y avoir entre eux une
inégalité d'éducation : pourquoi l'élu est-il Juste et non
Urbain ? pourquoi aurait-il été Urbain et non Juste ?
Et ceci m'amène à quelques petites réflexions que je
demande la ])ermission d'insinuer en passant. Nous n'a-
vons pas de grandes villes dans le canton de Vaud ; mais
nous en avons plusieurs petites, qui suffisent à partager la
population en deux classes assez distinctes, et entre les-
quelles il y a eu j^arfois cpieUjues rivalités: celle des bour-
geois et celle des campagnards. Or, si l'on veut bien faire
le compte, on trouvera que cette dernière a donné au
canton un nombre considéral)le d'hommes supérieurs,
('omme quantité et comme cjualité, surtout comme qua-
lité, elle semble avoir fourni au delà de son contingent.
Je n'ai pas à aller chercher bien loin j^our trouver d'il-
lustres exemples, (xleyre commence par être un petit
paysan, qui court, pieds nus, dans les rues de son vilftige,
comme Olivier. Peu s'en faut qu'il n'en soit de même de
Vinet. Il vient aussi de la campagne, et c'est ]nir hasard
s'il essaie ses premiers i)as à Ouchy. puisa Lausanne, plu-
tôt qu'à Crassier ou à Veytaux. Il y a dans nos cam-
pagnes des familles oii se transmet de génération en gé-
nération, avec la rectitude des mceurs d'autrefois, une
certaine finesse naturelle, qui est de race, et (lui se dissi-
mule aux yeux de l'observateur distrait, sous la sinii)licité
des mœurs. Ces nids cachés de rustique distinction sont
la meilleure, i)Cut-être, de nos j)épinières d'hommes de
valeur, celle (pli donne les produits les i)lus originaux.
Mais encore faut-il que ces produits viennent au jour, et
reçoivent l'indispensable éducation. A la ville, chacun a
le collège sous la main, et rien n'est plus simple que de
NOTICE BIOGRAPHIQUE ET LITTERAIRE XIX
commencer des études; une fois commencées, pour peu
qu'on ait donné de promesses, on trouve moyen de les
finir. Mais à la campagne, il faut quelque hasard pour
tirer de l'ombre un mérite naissant. On commence par
l'école primaire et par elle on finit, sauf tel supplément
qu'on y ajoute parfois dans les familles aisées, au moyen
d'un séjour dans la Suisse allemande ou de telle autre
manière. Il arrive, en plus d'un cas, que les talents ainsi
refoulés ou maintenus dans l'ombre se font jour plus tard,
et M. Urbain Oliv.ier en est un exemple remarquable ;
mais il saute aux yeux, et lui-même en conviendra, que
les lacunes de son éducation ne lui ont point facilité la
tâche. Il y a une certaine acuité de goût qui s'acquiert
malaisément quand on s'y prend trop tard. Combien,
d'ailleurs, qui ne réussissent pas à réagir et restent ense-
veHs! II doit se faire ainsi dans nos campagnes des pertes
considérables de capital intellectuel. Les talents n'y sont
évidemment pas rares ; mais pour qu'ils n'y meurent pas
obscurs, comme ils y naissent, il faut le coup de dé.
Et à ce propos, le lecteur ne sera point fâché, je sup-
pose, de jeter un regard à la dérobée sur ce nid de dis-
tinction rustique d'où sont sortis Juste et Urbain Olivier.
Ce qu'en laissent entrevoir les poésies de l'un et les ro-
mans de l'autre en fait désirer davantage. Ce sont deux
sources auxquelles tout le monde peut puiser, et qui se
sont enrichies pour nous de notes abondantes que nous
devons à l'obligeance du frère survivant. Nous y avons
fait déjà plus d'un emprunt. Pour en remercier l'auteur
comme il conviendrait, nous devrions ne rien négliger.
Mais ceci n'est pas une biographie, ce n'est qu'une es-
quisse essentiellement littéraire ; quelques mots suffiront.
Les Olivier passent pour une famille d'origine française
rejetée en Suisse par les persécutions religieuses. Si cette
tradition est exacte, et nous n'avons pas de raison d'en
XX JUSTE OLIVIER
douter, c"est jusqu'au XVI^ siècle qu'il faut remonter, ou
au moins jusqu'au commencement du XVII'^, jjour trou-
ver la date de la transplantation. Un arbre généalogique,
conservé dans la famille, mentionne un Olivier fixé à
Eysins dès ces temps reculés. Deux frères doivent s'y
être établis, et c'est d'eux qu'on fait descendre toutes les
familles Olivier, — elles sont nombreuses, — qui y ha-
bitent aujourd'hui. Celle (jui a donné le jour à Juste et à
Urbain n'a ])as attendu jusqu'à la génération actuelle
pour se distinguer. Un de ses membres siégeait dans
le premier Grand Conseil vaudois. C'était le grand-père
de Juste, Jean - Marc - Etienne Olivier. Homme de haute
taille et au corjjs de fer, il avait une de ces volontés
qui n'admettent pas de résistance. Il eut nombreuse
famille, neuf enfants, qui lui disaient vous, comme la
mère. Il était encore du (Irand Conseil lorscjue Juste fut
envoyé à Lausanne pour ses études. La veille d'une
séance, il arrivait à pied d'Eysins, demandait à son i)etit-
fils de lui faire une jjlace pour la nuit, iniis, la séance
terminée, il s'en retournait à ])ied <omme il était v«pnu ;
le tout par pur dévouement, car il était nommé par ce
qu'on appelait alors la commission électorale et ne rece-
vait jjas d'indemnité. 11 lisait beaucoup, le soir, devant
le foyer, tenant d'une main sa lampe, - un crésu, — et
de l'autre son livre ou son cahier : un tome de Voltaire
ou de Raynal. ses auteurs favoris, ou (lueKjue rapport au
Grand Conseil.
L'ainé des neuf enfants fut le père de Juste. Il avait
une fort belle jjrestance, cpioiqu'il boiuit un peu, à la
suite d'un at cident : il avait été enseveli sous un éboule-
ment de terre. C'était \\n homme de grand jugement,
fenne, instruit, lisant aussi beaucoup, M. Urbain Olivier
en a tra« é le portrait dans YOinrier, sous le nom de
Michel Dombre; il paraissait plus vieux (jue son âge,
NOTICE BIOGRAPHIQUE ET LITTERAIRE XXI
ayant les cheveux noirs déjà blanchissants : une belle et
noble figure , « les yeux bleus, grands, ouverts et limpi-
des; le front élevé avec un développement très prononcé
de cette région du cerveau où l'idéal établit sa demeure. »
Du côté maternel, — la mère était aussi une Olivier, —
les types remarquables ne sont point rares non plus,
comme on peut s'en assurer en hsant un autre récit d'Ur-
bain, celui qui a pour titre : Les deux générations^ . Rien
n'y est de fiction, sauf les noms propres. Le vieil amo-
dieur, cet homme antique, était l'arrière-grand-père ma-
ternel de nos Olivier; Jacques — celui qui fut jeté dans
les cachots de la Terreur, d'où il ne sortit qu'à la chute
de Robesj^ierre — et sa femme, Madeleine, étaient les
grands-parents. Ils furent enterrés le même jour et dans
la même tombe. Leur fille cadette fut la mère d'Olivier.
C'était une brune, pas très grande, jolie plutôt que belle,
très vive, très impressionnable, d'une sensibilité exquise
et d'une activité que rien ne lassait. Elle aimait à lire et
à chanter ; elle avait une jolie voix et savait une quantité
de vieux airs. Elle était adorée de ses enfants. Juste n'en
parlait jamais sans attendrissement. Quand on lui deman-
dait où il avait pris tel air adapté à telle de ses chansons,
il répondait souvent qu'il l'avait entendu dans sa jeu-
nesse chanter à sa mère. C'est elle qui figure dans le
Messager ; elle y figure dans sa cuisine d'Eysins : tous
les détails descriptifs sont pris de là. On se rappelle ces
beaux vers, au moment où le messager arrive :
Lorsqu'il ouvrit la porte un bon fagot d'épine
D'un feu clair et léger égayait la cuisine ;
Assise auprès, la mère avait l'œil au dîner,
Aux marmites qu'il faut tourner et retourner,
^ Voir l'Hiver, récits populaires.
XXII JUSTE OLIVIER
Secouer, retirer de la braise trop haute,
Afin que tout soit cuit bien à point et sans faute.
Mais cependant on voit, sur ce front triste et doux.
Où la vie a laissé des marques de ses coups,
Dans le calme sourire et la lèvre inclinée
D'une bouche tremblante et pourtant résignée,
Dans ce regard aimant que rien n'a fait vieillir
Une âme en de vils soins qui n'a pu s'enfouir.
Et plus loin, cjuand elle suit le messager pour lui de-
mander si la cousine est morte en paix, c'est elle encore,
elle i)lus (jue jamais : « Bonne et tendre mère, dit M. Ur-
bain dans les notes (jue j'ai sous les yeux, c'est bien elle
tjui nous ajjprenait à croire en Dieu ! »
« On ne pouvait oublier cet intérieur après y avoir été
admis, nous écrit, de son côté, un ( amarade encore vi-
vant de Juste Olivier. Le père était un type de paysan
vaudois, il imposait le respect ; la mère surtout faisait
une vive impression : tout était chez elle dignité simple,
intelligente bonté, amal)ilité. distin<tion. »
Voilà, sans doute, un milieu d"où il n'est i)as étonnant
([u'im poëte soit sorti, cl il nous semble déjà, pour
avoir fait connaissance avec les jxarents d'Olivier, mieux
<oniprendre certains traits de son caractère et de son
(euvre. Mais reprenons notre ré( it. Il fut don«- décidé
que Juste continuerait à Lausanne les études «ommen-
cées à Nyon. C'était un sa<rifu e. On le fit courageuse-
ment. D'ailleurs il ne tarda pas à être fort allégé i)ar les
ressources (pie se créa le jeune étudiant. Dès la seconde
année. ( )livier eut un élève, à (pii il consa< rait qucKpies
heures < ha(]ue jour en é( hange du logement et de la ta-
ble. Mais il était mal tombé. Au bout d'un an, il tjuitta
une maison peu respectable, et se mit à faire des le-
çons particulières. Il eut la chance d'en trouver de fort
bien rétribuées, entre autres à un Prussien, de la plus
NOTICE BIOGRAPHiaUE ET LITTERAIRE XXIII
haute aristocratie, qui avait écrit un assez long poëme,
et qui faisait venir Juste Olivier pour le traduire avec lui
en vers français. Bref, deux ans s'étaient à peine écoulés
qu'il se suffisait entièrement à lui-même: dès lors, il a payé
seul toutes ses études. Il ne faisait pas grande chère, il
est vrai; il achetait du pain et du lait, dont il faisait son
repas du matin et son repas du soir ; on lui apportait à
midi, en guise de dîner, une portion de viande et de lé-
gume, qu'il partageait avec un ami, à raison de cinq batz
(soixante-quinze centimes) pour les (feux. Néanmoins il
n'eut pas de privations réelles à s'imposer, et sa santé
robuste ne s'accommoda point mal de la sobriété de ce
régime.
Malgré le temps qu'il était obligé de distraire de ses
études pour gagner sa vie, Juste OHvier se distingua dans
tous ses examens, non sans passer, au moment de les
subir, par de cruelles perplexités. Il était trop impression-
nable et se défiait tropde lui-même. Son frère, Urbain, en
séjour à Lausanne, où il faisait une école militaire, entre
un soir chez lui, et lui trouve l'air sombre et préoccupé.
Il s'était décidé à renoncer à ses études, certain, disait-il,
d'échouer le lendemain dans un examen important. Il ne
voulait pas s'exposer à un pareil affront, ni causer une si
grande peine à ses parents. Il leur avait déjà écrit, mais
la lettre n'était pas encore partie. Il la lut à son frère,
qui le supplia d'attendre au matin et de bien réfléchir
encore. Il y consentit, mais sans espoir de succès. « J'es-
saierai de travailler cette nuit, dit-il; mais c'est égal, je
suis sûr d'échouer. » Ce fut son dernier mot.
Le lendemain, au premier moment de Ubre, voici le
jeune militaire, avec ses épaulettes jaunes :
— Eh bien, qu'as-tu fait?
— T'ai fait l'examen.
— Et?
XXIV JUSTE OLIVIER
— Passé le premier, avec un prix de deux louis.
— Tu vois bien, mâtin!
— Allons boire un verre!
Ainsi finit toute chose — Olivier nous l'a bien dit
dans ce bon pays de Vaud.
111
Lorsqu'un certain nombre de jeunes gens poursuivent
ensemble leurs études et vivent en quelque sorte en fa-
mille, il est impossible qu'il ne se produise pas parmi
eux un courant de vie littéraire et politique. Il en a tou-
jours été ainsi à Lausanne ])armi les étudiants, mais sur-
tout dans les années 1820 à 1830, et i)lus tard. La poésie
était partout alors ; elle était dans l'air. La discussion des
<}uestions littéraires ne captivait ])as moins l'attention, ne
passionnait pas moins que celle des (piestions ])oliti{iues.
Chacun ])renait parti, et au milieu des luttes de la criti-
(jue retentissaient les voix encore jeunes des ])oëtes nou-
veaux. Celle de Béranger entonnait chaque jour un re-
frain, gracieux ou railleur; celle de Lamartine montait
en ondes sonores vers les es])aces éthérés, et celle de
Victor Hugo, soutenue par tout un chœur, s'enflait pour
dominer. Comment, en un temjis jiareil, ne ])as être jtoëte"?
Tout le monde l'était. Si tout le monde ne faisait i)as des
vers, tout le monde s'intéressait aux vers (jui se faisaient;
on les a< hetait, on les lisait, on les relisait, on les appre-
nait par < IjL'ur. Qui donc aujourd'hui apjjrend des vers
par (leurV
La jeunesse vaudoise n'échappa point à l'entraînement
général. Juste Olivier ne fut pas le seul atteint, mais il
fut le mieux atteint.
NOTICE BIOGRAPHiai-'E ET LITTERAIRE XXV
Dès les années 1822 ou 1823, on trouve dans la mé-
moire de ses amis, ou dans les papiers qu'il a laissés, la
trace de diverses compositions . poétiques. Parfois c'est
une chanson, parfois une lettre qui se transforme en une
épître rimée. « Il lisait très bien, surtout Molière, son
poëte favori, nous écrit un de ses anciens camarades.
Lui-même rimait déjà, mais en secret, très discrètement.
C'était à grand'peine qu'il consentait à réciter ses vers. »
Les meilleures, parmi ces poésies d'enfance, sont inspi-
rées par le souvenir de la maison paternelle.
De Lausanne bientôt quittant les trois collines,
Je pourrai vous rejoindre, ô campagnes divines ;
Je verrai la cabane où j'ai reçu le jour ;
Et vous, objets chéris de mon plus tendre amour,
0 mes meilleurs amis, ô mon père, ô ma mère,
Je serai dans vos bras.
Ces vers, qui sentent les vacances, devaient devancer
à Eysins le jeune étudiant, et son imagination, flattée par
cette douce perspective, rêvait de tous les plaisirs dont
les poètes ont coutume d'embellir le séjour des champs.
Il rêvait de flûtes amoureuses, de bergères gentilles, et de
danses sur la bruyère. Lisette, peut-être,
O voluptés suprêmes.
Ineffables plaisirs dignes des dieux eux-mêmes I
Lisette lui sourirait. Il ne se peut rien de plus innocent
que ce rêve idyllique dans une pièce de vers qu'on
adresse à ses parents. Cependant le poëte est pris de
quelque scrupule, et il ajoute un précieux commentaire.
« Vous voyez, dit-il, que depuis quelque temps je suis saisi du
démon des vers, et vous devez être bien reconnaissants de la bonté
XXVI JUSTE OLIVIER
que j'ai eue de ne vous assassiner que deux fois avec de la poésie,
ou soi-disant ; mais peut-être que cette pièce vous fera plaisir ;
retraiichcz-cn seulement hardiment certaines peintures. Vous sa-
vez que les habitants du Parnasse, ou tout simplement les poètes,
ont certain privilège qui les autorise à dire ce qui n'est pas. Je
sais que mon père, avec son cœur droit et franc, n'a jamais pu
bien comprendre cela ; mais enfin, il sait que cela est passé en
usage. Aussi excusera-t-il son fils. »
On voit apparaître ici les douces relations de poésie
([u'Olivier n'a cessé d'entretenir avec ses parents. Elles
n'étaient pas nouvelles. 01i\ier attribuait à sa mère l'éveil
de sa vocation poétique : « Un soir, dit-il, étant venue à
ma rencontre à mon sortir de l'école, elle me dit : « C'est
demain la fête de ton père, si tu faisais une chanson ])0ur
lui ! » Et cpioiciue je n'eusse jamais rien essayé de ]iareil,
comme il faut bien commencer une fois, je la fis. Pauvre
et bonne mère, elle croyait que c'est une grande chose
que d'être ])oëte. Elle ne savait pas le mot de Malherbe,
€ (ju'un poëte est bien aussi utile à l'état qu'un joueur de
» quilles. » C'est ainsi (pic je fus, de par elle, joueur de
rimes*. » — J'ai sous les yeux ce premier essai d'Olivier.
La mesure n'y est guère; mais l'intention d'écrire des
vers est évidente. Le futur poëte avait alors treize ans.
Membre de la Société de Zofiti^uc à i)artir de 1824,
Olivier y trouva une occasion de donner essor à son ta-
lent. La même année, il était nommé censeur de sa classe *,
et il attribuait < et honneur à l'espèi c de ixjjiularité «ju'a-
lors déjà lui avaient faite ses chansons. Elles sont restées
inédites les chansons de ce temps-là. et elles ne méritent
guère d'être ressusi itées aujourd'hui. Le refrain est ordi-
' Conférence faite .i Nvon.
* Les étudiant<i faisaient eux-mêmes U discipline des auditoi-
res, chaque classe avait un censeur.
NOTICE BIOGRAPHIQ.UE ET LITTERAIRE XXVII
nairement ce qu'elles ont de mieux, et c'est de bon au-
gure, car le refrain est l'âme de la chanson. En voici un
qui a de l'ampleur et du souffle :
Couronne-toi de chênes verts,
O Liberté, respire dans mes vers.
Cependant une nouvelle arène allait s'ouvrir devant
lui et le conduire à la publicité. L'académie avait cou-
tume de proposer aux étudiants des sujets de concours,
et des prix modestes encourageaient les meilleurs travaux
qui répondaient à cet appel. Les questions à traiter étaient
prises dans tous les domaines de la science. En 1825, sur
le vœu exprimé par M. Monnard, on y ajouta un con-
cours d'éloquence et un de poésie. Le sujet de poésie fut
naturellement : La Grèce régé?iérée ; pour celui d'élo-
quence, on avait choisi les Devoirs de la Jeunesse stu-
dieuse envers la patrie. Olivier présenta au concours de
poésie une pièce intitulée Marco Botzaris, à laquelle on
reprocha, de même qu'à une autre pièce, XHellhie, en-
voyée par M. Fréd. Chavannes, de ne pas embrasser le
sujet dans son ensemble, de chanter « une victoire des
Grecs, » plutôt que « la Grèce régénérée; » mais on en
loua le style, et l'on se plut à signaler certaines strophes
qui annonçaient un vrai talent; une entre autres qui passe
et repasse au travers de la pièce comme un refrain chan-
tant et mobile :
O mère des héros, ô Grèce des vieux temps.
Soulève ton linceul et brise enfin ta tombe !
Ils ne sont pas finis tes destins éclatants.
Il faut, il faut encor que le grand roi succombe...
O Grèce des vieux temps,
Soulève ton linceul et brise enfin ta tombe.
Le résultat du concours fut proclamé avec une solen-
nité jusqu'alors inconnue. On convoqua non-seulement
XXVIII JUSTE OLIVIER
les étudiants, mais aussi le piibli<-, dans la grande salle
dite de la Bibliothèque, et le professeur Monnard se char-
gea de lire un rapport développé sur les pièces couron-
nées. Cette lecture achevée, on ouvrit les plis cachetés
qui renfermaient les noms des auteurs. Profonde fut l'é-
motion de Juste Olivier : « Ce jour, écrit-il à ses parents,
pourrait avoir urte grande influence sur ma destinée ; il
pourrait être le commencement d'une destinée jjlus bril-
lante, mais moins heureuse. » Que craint-il 'i II n'en sait
rien, et il supplie ses parents de n'en parler à personne ;
ce sont des mots qui lui échappent, et qu'il n'est jjas le
maître de garder pour lui ; il ne saurait véritablement pas
en donner une explication précise. En même temps, il
faisait cadeau à son père de l'argent de son prix, cent
francs anciens (150 fr. de France). « Cet argent était sacré,
disait-il, et s'il le lui donnait, c'est (ju'il voulait en faire
un bon usage. » Sa mère reçut en dépôt la couronne de
laurier qu'on lui avait, dit-il, « plantée sur la tête en pleine
séance académique. » .\ quarante ans de là, après la
mort de cette excellente femme, Olivier en retrouva quel-
ques feuilles (lu'elle avait religieusement conservées.
En 1828. une nouvelle occasion se présenta; l'acadé-
mie proi)Osa Julia Alpinula pour sujet du concours de
poésie, et maintint i)our ])rix d'élotjuence 1^ question
l)récédemmcnt ])osée. Olivier se i)résenta cette fois aux
deux concours; il remporta le prix de poésie, et obtint
]>our réloquen<e un très honorable accessit. C'est peut-
être le moment le i)lus brillant dans la vie d'étudiant de
Juste Olivier. Il remportera encore une couronne, mais
disputée, et dont la critique aura déchiré (|uelques
feuilles. Celle-ci est intacte. La pièce, sans doute, n'est
pas sans défauts, et le rapjjorteur, .M. Monnard, les voit
fort bien; mais il voit mieux encore les beautés; il se ré-
jouit à la jjensée d'un talent dont les promesses sont déjà
NOTICE BIOGRAPHiaUE ET LITTÉRAIRE XXIX
si riches ; il lit les vers d'Olivier en homme désireux de
les faire valoir, et les camarades du jeune poëte sont
fiers de le voir compris par ses maîtres comme il l'est par
eux-mêmes.
Il y avait un progrès considérable de Marco Botzaris
à Julia Alpinula. Dans le premier de ces deux poèmes,
tout se réduit à une certaine effervescence poétique ser-
vie par un talent de versification déjà facile. Dans le se-
cond, nous avons un poëme, un vrai poëme, et des pages
entières belles de pensée, de style et de mouvement.
La scène du début, qui comprend à elle seule la plus
grande partie du premier chant, est d'une simplicité vrai-
ment épique. Alpinus, assis devant l'antique et large che-
minée , annonce au vieux barde Hélik son prochain dé-
part. A la tête des guerriers helvétiens , il prendra en
main la cause de Galba, et marchera contre Cécina, le
féroce lieutenant de Vitellius. Le barde l'écoute d'un air
sombre. En vain Alpinus lui expose ses motifs et lui re-
commande Julia , sa fille bien-aimée, Hélik ne voit que
la honte et l'esclavage de l'Helvétie. Que lui importent
Galba ou Vitellius? Il fut un temps où les Helvétiens
n'avaient point de maître et vivaient libres dans leurs fo-
rêts et sur leurs montagnes. Il répond fièrement à Alpinus,
et les deux vieillards demeurent l'un à côté de l'autre,
silencieux et froids , roulant dans leur cœur de sombres
pensées de colère.
Soudain l'on entendit, au milieu du silence ,
Un bruit léger, le long du corridor immense,
Où semblait se glisser un pied jeune et furtif.
D'un voile aux vastes plis le frôlement plaintif
Effleurait par moments le marbre noir des dalles ;
Mais les pas s'approchaient. Des voûtes colossales
Une faible clarté blanchissait les parois.
— <i Mon père, je suis là, » dit une douce voix,
XXXH JUSTE OLIVIER
heures de découragement et ses tristesses amoUissantee.
Ici apparaît cette nature de poëte, inquiète, impression-
nable, agitée de sourds pressentiments, soumise à de mys-
térieuses influences. On la voit percer dans ses lettres les
plus anciennes, dès l'âge de quinze ou seize ans. Il a le
mal du pays en songeant à Eysins, et il se sent pris de ter-
reur en voyant s'ouvrir devant lui une autre carrière que
celle qui a fait le bonheur de ses ancêtres : « Ah ! mes
parents, s'écrie-t-il, pourquoi l'avez-vous fait? » Et le père
de répondre par des encouragements et des exhortations :
« Dès qu'on prend im état, quel qu'il soit, il faut y aller
de cœur et de joie. » Le fils tâche de suivre le conseil de
la sagesse paternelle; mais sa nature est la plus forte. Les
accès de noir, les appréhensions, les tourments intérieurs
redoublent lorsque s'engage, dans le secret de sa con-
science, un conflit enjre sa vocation ecclésiastique, but
où tendent les vœux des parents, surtout d'une mère ten-
drement aimée, et sa vocation littéraire, la seule vraie,
celle de la natm-e. Un de ses professeurs, auquel il fit
part de ses craintes, crut qu'il ne s'agissait que de (juelques
doutes, et l'engagea à persévérer. Juste répondit que c'é-
tait ])récisément parce qu'il croyait, parce qu'il était chré-
tien, qu'il s'effrayait à l'idée d'avoir charge d'âmes. Ces
scrupules, bien loin de se dissiper, devinrent de plus en
plus vifs. Cependant il ne considérait pas d'un œil plus
tranquille la vocation littéraire, vers laquelle tout le pous-
sait. Elle lui causait de même une sorte d'eff"roi. Aussi
ne peut-il assez conseiller à son frère Urbain de prendre
garde à l'abîme qui borde le sentier fleuri de la poésie.
Qu'il lise des vers, mais qu'il ne se laisse pas aller à la
manie d'en faire ! C'est un conseil d'ami et de frère aîné,
qui regrette bien de n'avoir eu personne, dans le temps,
pour l'avertir.
Soudain un rayon de lumière perce et dissipe ces mé-
NOTICE BIOGRAPHIQ.UE ET LITTERAIRE XXXIII
lancolies précoces. Le poëte a rencontré une âme digne
et capable de le comprendre ; il a une sœur en poésie.
Cette sœur se nommait M''^ Caroline Ruchet. Elle appar-
tenait à une des meilleures familles de la partie orientale
du canton, d'Aigle et de Bex, et avait rapidement acquis,
grâce à d'heureux essais poétiques, une réputation de ta-
lent, que rehaussait l'éclat de sa rare beauté.
M"^ CaroHne Ruchet est devenue M™^ Olivier, elle a
survécu à son mari, et, dans son deuil, elle n'a d'autre am-
bition que d'être oubliée. Il faut bien cependant dire le
nécessaire. Ce qui, chez elle, frappa et du premier coup
gagna Juste Olivier, ce fut le charme d'une nature ou-
verte, qui s'abandonnait avec confiance à toutes les inspi-
rations généreuses et n'avait pas de ces retours sur elle-
même, craintifs et douloureux. La franchise du mouvement
faisait le mérite de la plupart des vers déjà connus de
Mlle Ruchet ; ce n'était pas cherché, travaillé, étudié ; c'é-
tait venu, et l'on voyait clair tout au travers de l'âme d'où
ils semblaient s'échapper aussi naturellement que le par-
fum s'échappe des fleurs. Elle en avait composé de fort
beaux, entre autres ceux-ci sur la première communion.
G souvenir de paix, de bonheur et d'amour !
Ramène dans mon cœur le calme de ce jour,
Où, consacrant à Dieu ma timide jeunesse,
Contre tous les dangers j'implorais sa tendresse !
Ces dangers, mon amour les bravait sans effort.
Au bras de l'Eternel je confiais mon sort.
« Dieu tout bon, lui disais-je en mon humble prière,
w Remplis de ton amour mon existence entière,
» Que toujours de mon cœur, pour toi seul enflammé,
» Le plus doux souvenir soit de t'avoir aimé I »
Ce qu'elle était dans ses vers, elle l'était aussi dans la
conversation et dans le détail de la vie. Olivier reconnut
J. OLmER. I. c
XXXIV JUSTE OLIVIER
en elle cette joie qui lui manquait, cette joie qui est une
force, et son cœur fut fixé. Pourtant il ne crut d'abord
qu'à une amitié toute poétique, née de la sympathie des
âmes, et c'est bien par la poésie, en effet, qu'avaient com-
mencé leurs relations. Passant à Bex et la sachant ma-
lade, J. Olivier s'était enhardi jusqu'à lui envoyer des
fleurs et des vers, et elle avait répondu. Longtemps il n'y
eut entre eux aucun autre sentiment avoué ; Olivier se dé-
fend même, en écrivant à sa mère, de toute pensée d'amour
pour cette belle personne dont il lui parle dans chaque
lettre ; il n'en est pas moins vrai que, dès le jour où il
la connaît , la vie change d'aspect à ses yeux. Il lui dit
bien , dès le début de leur correspondance, qu'il a des
moments où il est triste à tout rembrunir', et ces moments
sont plus nombreux lorsque, en sa qualité d'étudiant en
théologie, il a quelque sermon à rendre à l'auditoire. Mais
il n'a plus pour longtemps à tramer ce souci. La lumière
tout à coup se fait dans son âme.
« Lausanne, jour de la Pentecôte 1829.
s Oui, oui, je suis poète ! Et il faut que je vous l'écrive, Ca-
roline. A quelle autre personne qu'à vous pourrais-je le dire ?
Depuis plusieurs jours cette idée me poursuit comme jamais elle
ne l'avait encore fait. Je suis poëte ! vainement voudrait-on
m'arrèter, me contrecarrer dans ma route ; je suis, je resterai
poëte.
" J'ai formé un vaste plan ; je mourrai bien promptement si je
ne l'exécute pas. Voyez ! il est en moi quelque chose qui n'existe
pas chez les autres. Pourquoi cette agitation intérieure, ce fré-
missement que j'ai peine à maîtriser, et qui me ferait faire des
folies si je ne me raidissais pas contre lui. Peu s'en est fallu que
je ne criasse : « Je suis poëte I » il y a un instant au milieu du
Cercle littéraire, d'où je vous trace ces quelques lignes. Si cela
était arrivé, jugez si je n'étais pas déclaré fou à enfermer. Aussi
NOTICE BIOGRAPHiaUE ET LITTERAIRE XXXV
suis-je sorti promptement, et en chancelant, je crois, comme un
homme ivre. Au miheu des degrés, toujours poursuiNd par la
conviction q-ui me pressait et par le besoin de dire ma pensée
unique, je su: Cp-entré précipitamment, et voilà le motif de ma
lettre expliqué. Oui, Caroline, depuis que mes sermons ne m'ob-
sèdent plus, je n'ai rêvé que poésie. J'ai inventé Vous saurez
tout cela Je viens de lire la biographie de plusieurs poètes
distingués ; j'ai terminé par celle de Burns, et voilà ce qui m"a
mis dans l'état où je suis. — Mais tout s'affaiblit déjà. Cepen-
dant la conviction reste. C'est un moment remarquable de ma
vie. Vous deviez en être la première instruite. Adieu. «
Dès cet instant la lutte est finie entre les deux voca-
tions. Olivier fera des vers, il ne fera pas de sermons. Sa
mère en versa bien des larmes, à Eysins, tout en ayant
« l'œil au dîner ; » mais elle se consola en lui voyant une
peine de moins. Ce n'est pas qu'il en eût fini avec les fré-
missements intérieurs, les pensées noires, les défaillances.
Alors même qu'il a trouvé sa voie, il reste « l'homme
orageux, » comme l'appelait M"^ Ruchet. Chez lui tout
tourne en passion, « même l'amitié, » ce qui ne l'empêche
pas d'avoir dans le caractère un « malheureux coin mo-
queur, » qui lui gâte ses enthousiasmes. C'est lui-même
qui se juge ainsi. Peu s'en faut que le coin moqueur ne
prévale jusque sur l'ivresse de cette Pentecôte où lui est
apparue la vérité: « Je n'ai peut-être jamais mieux senti,
écrit-il peu de jours après, combien votre amitié m'est
précieuse que quand j'eus ma révélation, le jour de la
Pentecôte. Si cela m'était arrivé l'année passée, j'aurais
été bien malheureux, bien attristé. J'aurais succombé sous
cette agitation intérieure; j'aurais eu la conviction de n'être
pas compris, et j'aurais cherché peut-être à éteindre ou à
flétrir ma pensée en la maudissant. » Mais non, il ne la
maudira pas: « L'amitié, s'écrie-t-il dans une autre lettre,
l'amitié, ou, pour prendre votre langage, l'illusion que
XXXVI JUSTE OLIVIER
j'en ai, l'illusion de la poésie, l'illusion de la liberté, l'il-
lusion d'un monde plus beau que celui-ci, où je trouverais
l'illusion de l'amour : voilà tout autant de choses qui sont
et qui vivent en moi, et qui ne mourroru point... Jamais
je ne renoncerai à cette vie idéale Si je vaux quelque
chose, humainement parlant, ce n*est que par là. Le feu
qui vit en moi ne s'éteindra point. »
Il ne s'éteint pas, en effet, mais il le tourmente, et l'on
dirait à certains moments qu'Olivier devient inhabile à la
société des hommes. Jamais Werther, cet autre homme
orageux, ne broya de plus noires pensées que Juste
Olivier dans une certaine soirée, à Nyon, où on l'avait
contraint d'assister :
« Vous dire ce que j'ai souffert, je ne le pourrais pas La
soirée était charmante, gaie, aimable. Eh bien, elle me tuait. Il
y avait longtemps que je ne m'étais trouvé dans le monde. Et je
sentis alors, au milieu de tout ce mouvement, de tout ce bruit,
un si grand isolement, une si complète séparation de tout ce qui
m'entourait, un tel manque et en même temps un tel besoin
d'harmonie avec les personnes qui étaient dans cette salle, que
les larmes m'en venaient aux yeux comme à un lâche que je
suis. Mon Dieu, où en suis-je venu ?... Je ne me suis jamais senti
si tristement seul que ce soir, et vous savez que la solitude est
affreuse, quand on s'en aperçoit. Sans votre pensée, sans le
doux sentiment de votre amitié, sans la persuasion qu'un être
au moins sous cette voûte céleste, d'où nous avons été chassés,
sent et partage ma misère, le poids qui m'accable et la folie de
mes douleurs, sans cela je ne sais ce que je serais devenu. Car
voyez ! l'écorce est dure, mais le cœur est délicat, un rien le
froisse. Et le monde me froisse cruellement ! Goûts, habitudes,
éducation (la mienne a été toute sauvage) : rien ne m'y porte. Eh
bien, fou que je suis, je le regrette quelquefois. Quand j'y suis,
je n'y ai jamais ma place, et j'en frémis, quand je ne suis pas
assez bien disposé pour en rire. Sans vous, disais-je, je ne sais
ce que je serais devenu. Oh I que je suis ingrat ! Car j'ai trouvé
NOTICE BIOGRAPHiaUE ET LITTERAIRE XXXVII
ma bonne mère qui m'attendait; elle espérait quelques détails
agréables de ma soirée, et je l'ai fait pleurer. Mon Dieu, par-
donne-le-moi ; je pleurais avec elle. Oui! oui! je le dis à vous,
à vous seule ! Cette âme de poëte qui tressaille en moi est un
fardeau pesant. J'y succomberai !
En revanche, il avait des moments d'intimes délices
lorsque, seul avec la nature, il s'abandonnait à ses rêves
et en peuplait sa solitude, preuve en soit une matinée de
dimanche qu'il passa sur le haut rocher de la Dôle, en
août 1829.
« Je me mêlai aux groupes qui, étant venus longtemps avant
moi, se dispersèrent peu à peu. Je n'avais rien mangé, et il était
impossible de rien se procurer : nos chalets ne sont pas munis
comme les vôtres. Je vis un homme, avec deux enfants, s'asseoir
sur un bloc de rocher, et sortir d'un petit sac blanc des provi-
sions qui durent me faire envie ; vous le comprenez, vous qui
savez ce que c'est que l'air vif des montagnes. J'étais appuyé
sur ma canne, tantôt regardant la vue, tantôt lorgnant le petit
sac. Ce brave homme me regardait aussi de temps en temps.
Tout d'un coup j'entends ces mots :
>) — Monsieur veut-il prendre une croustille ?
» — Ma foi, vous me ferez plaisir, si cela ne vous dérange
pas.
" — Oh ! vous ferez au partage avec nous.
» Et moi, d'un saut je fus auprès de lui. Nous fîmes connais-
sance (il avait connu mon grand-père, que tout le monde, au
reste, connaissait, et dont le nom m'a souvent été utile). Je me
restaurai bien avec son pain, son bon saucisson et son vin, et il
partit. J'étais alors tout seul sur ce vaste rocher de la Dôle, où
il n'y a point d'arbre, rien que du roc et quelque herbe. Eh bien,
de tout ma journée d'hier, ce fut le plus beau, le plus doux mo-
ment. J'errais au hasard, je descendais, je montais ; je me mis à
cueillir de la vanille, j'en fis un gros bouquet. Il me semblait
que vous étiez avec moi, Caroline ! Je le mis à ma casquette, je
mis encore des fleurs à mes boutonnières ; je me promenai, je
XXXVIII JUSTE OLIVIER
chantai des couplets de toutes sortes de chansons, je m'assis sur
le gazon, j'y restai longtemps ; j'attachai à ma canne mon mou-
choir jaune, je relevai en l'air, sans savoir pourquoi, car je ne
faisais de signal à personne ; je m'amusais à voir le vent agiter
rapidement ce petit mouchoir; cela m'avertissait, pour ainsi
dire, de mon existence. Je reconnus alors (ce que, du reste,
j'avais déjà souvent remarqué) combien je suis fait pour la soli-
tude et combien j'ai de puissance pour l'animer. »
Voilà l'homme, dans ses bons et dans ses mauvais
moments. C'est son caractère, c'est le fonds primitif de
sa nature qui se donne ici pleinement à connaître. « Il y
avait en lui, nous dit quelqu'un qui l'a beaucoup vu,
beaucoup pratiqué, et cela dès sa première jeunesse, il y
avait en lui une goutte du breuvage amer qui inondait
l'âme de Rousseau. » Prédestiné à vivement jouir et à
vivement souffrir, Olivier n'était pas de ceux dont on fait
les gens heureux.
On s'attend peut-être à voir cette « révélation » suivie
de quelque progrès saillant dans l'œuvre du poëte. Il y
aura progrès, et nous ne tarderons pas à nous en con-
vaincre ; mais on ne peut pas dire qu'entre les vers qui
ont immédiatement précédé cette grande journée de
Pentecôte et ceux qui l'ont immédiatement suivie, il y ait
une différence bien sensible. L'académie de Lausanne
venait de proposer la bataille de Gratidson pour sujet de
poésie. On voit qu'elle se plaisait à choisir des sujets na-
tionaux; elle ne le faisait point pour être agréable à OH-
vier et lui préparer des triomphes; mais elle se laissait
guider, elle aussi, par cette pensée, (jui était dans l'air,
d'une ])oésie nationale possible, désirée, ])rochainement
attendue. Olivier se mit aussitôt à Tccuvre, et écrivit le
poëme en quatre chants qu'on a réédité, il y a trois ans,
pour le quatrième jubilé séculaire de la fameuse bataille.
Ce sujet avait ses difficultés, toutefois. Il offre peu d'élé-
NOTICE BIOGRAPHIQ.UE ET LITTERAIRE XXXIX
ments épiques, peu de ressources dramatiques, à moins
qu'on ne trace tout un tableau d'histoire, dont la bataille
ne soit plus qu'un épisode. C'est à peu près ce qu'a fait
Olivier. Il emprunte à l'histoire le motif des développe-
ments nécessaires. Le chant deuxième, intitulé la Co77ié-
die, nous transporte dans le camp des Suisses, et nous
peint les dispositions de larmée. Olivier ne l'a sûrement
pas écrit sans songer à la première partie de IVallenstein,
qui est née d'une intention toute semblable. Les scènes
auxquelles le poète nous fait assister lui permettent d'es-
quisser la physionomie des principaux personnages qui,
au commencement des guerres de Bourgogne, tiennent
les fils de cette belliqueuse intrigue. Les soldats ont
fabriqué des poupées, dont l'une représente Charles le
Hardi,
Beau sire, qui voudrait dominer en tous lieux,
Si faire se pouvait commander dans les deux.
une autre le comte de Romont,
Moins vaillant de la main que hardi de la langue,
une autre le comte Campo-Basso, « beau muguet d'Ita-
He, » etc., etc. Et tous ces mannequins, pendus aux bran-
ches d'un vaste tilleul, se balancent sous les coups de plat
de sabre que leur administrent les soldats. Il va sans
dire que Louis XI n'est point oublié. Il est pendu solen-
nellement, avec les malédictions dun vieux guerrier,
nommé Ulric, le sage de la troupe.
Le sujet ainsi présenté avait un inconvénient majeur:
le poète ne pouvait oubher que ses ancêtres, les bons
Vaudois de ce temps-là, avaient figuré non parmi les
• vainqueurs, mais parmi les vaincus, côte à côte avec les
Bourguignons. Comment sauver ce détail fâcheux? L'au-
teur y réussit en introduisant dans son œuvre un person-
XL JUSTE OLIVIER
nage de pure fantaisie, qui vient des bords du lac Léman
et qui a nom Isolier Davel. Un Davel, c'est cela ! Il est
bien de la race de l'autre; il en est tellement qu'on le
prendrait pour lui. C'est le même amour de son pays, la
même haine de la servitude, la même élévation de pensée
et de courage, parfois aussi les mêmes visions : Isolier
Davel a déjà son inconnue. Il représente le génie de la
future patrie vaudoise, mariée de cœur à la vieille Suisse.
S'il ne tombait pas dans la bataille, il irait à Burglen,
chez les Fridlinn ; il épouserait Lisbeth, leur sœur, et
engendrerait des enfants à Guillaume Tell.
Tout cela est très ingénieux, trop ingénieux. Le défaut
du poëme est de flotter entre deux inspirations qui n'ont
pas coutume de s'accorder: l'une purement romanesque,
l'autre sévèrement historique. Comme ensemble, il ne
vaut pas le premier chant de Julia Alpimila. Toutefois
Olivier n'a point baissé. Les belles scènes, les beaux vers
abondent dans la Bataille de Grandson. Et puis, il a
trouvé moyen d'y enchâsser une de ses perles, la simple
et ravissante chanson d'IsoHer, qui devint aussitôt popu-
laire.
Il y avait là, sans doute, de (|uoi mériter une nouvelle
couronne, et l'on attendait avec impatience le verdict du
jury. On le désirait d'autant plus favorable qu'une car-
rière semblait sur le point de s'ouvrir pour l'auteur, une
carrière telle qu'il la pouvait souhaiter. On cherchait un
professeur de belles-lettres et d'histoire pour le gymnase
de Neuchâtel. Un concours déjà était ouvert. Fortement
encouragé par M. Monnard, qui ne cessa dé lui témoi-
gner le plus bienveillant intérêt, Olivier se présenta. Il
était jeune, à peine vingt-trois ans ; mais ce défaut est de
ceux (jui liassent vite, et il avait ce que l'expérience ne
donne ni ne remplace: le zèle et le talent. Il n'avait pas
achevé ses études; mais il était bien décidé à ne pas se
\OTICE BIOGRAPHIQ.UE ET LITTERAIRE XLI
vouer au saint ministère, et puis. Toccasion était trop
belle pour la manquer. Les premiers succès d'Olivier le
recommandaient à l'attention de ses juges, et Ton espé-
rait qu'une troisième couronne lui ferait encore un bon
point pour les examens à subir. Cet espoir ne se réalisa
qu'en partie. L'académie, plus sévère cette fois, n'accorda
qu'un accessit, et le rapporteur, M. Porchat, ne ménagea
pas les critiques au poëte; il l'accusa de romantisme, et
le chicana sur ses rimes et sur les familiarités de son
style. Il ne réussit qu'à se faire soupçonner de nourrir
quelque jalousie contre son jeune rival. Certaines notes
écrites de sa main sur les marges du manuscrit d'Olivier,
et qu'il eut l'imprudence de ne pas effacer, trahissent, à
n'en pas douter, un premier moment d'humeur. Il faut le
lui pardonner. Il est toujours dur de se voir naître un
successeur, de le voir accueilli, porté par la faveur popu-
laire. Et puis, c'étaient deux écoles qui se rencontraient.
Talent pur, ingénieux et fin, Porchat était classique de
nature, même académique. Olivier, beaucoup plus poëte,
mais écrivain moins correct, ne pouvait manquer, en se
heurtant à lui, de recevoir quelques coups de férule.
Les étudiants furent très irrités de ce qu'ils envisa-
geaient comme une injustice faite à leur poëte. Ils l'en
vengèrent par une ovation retentissante. Souper, cadeaux,
couronne de laurier, vers en l'honneur du poëte, épi-
grammes contre les jaloux : rien n'y manqua. Si la gloire
consiste à se sentir vivre dans autrui, Olivier, ce jour-là,
en cormut les délices, non toutefois sans quelque pointe
d'humihation encore inavouée. Il y avait eu deux Bataille
de Grandson présentées au concours, et celle dont l'au-
teur restait inconnu avait été jugée « trop faible à tous
égards: » il avait aussi été écrit un discours sur la ques-
tion proposée pour le prix d'éloquence, « des liaisons
d'amitié formées pendant le cours des études ; » mais ce
XLII JUSTE OLIVIER
discours n'avait point été couronné, l'auteur « ayant man-
qué le but entièrement, » disent les procès-verbaux aca-
démiques. A quelques jours de là, le recteur recevait une
lettre de J. Olivier, qui se déclarait l'auteur de ces deux,
pièces ; il croyait devoir cet aveu à ses camarades, afin
de leur éviter tout soupçon fâcheux. On n'a pas retrouvé
la seconde Bataille de Grandson, mais oui bien le dis-
cours sur les amitiés, et il ne serait pas difficile d'en tirer
des preuves à l'appui du témoignage qu'Olivier se ren-
dait à lui-même en disant qu'il portait la passion jusque
dans l'amitié.
Ces échecs et ce demi-succès n'empêchèrent pas Oli-
vier de réussir fort bien dans ses examens à Neuchâtel.
Il fut nommé, mais à la condition d'aller passer six mois
à Paris avant d'entrer en fonctions. Les prix des con-
cours, soigneusement mis en réserve par le père, trouvè-
rent là leur meilleur emploi. Le reste fut fait, en partie,
par les autorités académiques de Neuchâtel, (pii avan-
cèrent le terme à partir duquel devait courir le traitement
du nouveau professeur.
IV
Voici donc Olivier à Paris. Nous pouvons l'y suivre,
grâce à un journal adressé à celle qui allait devenir sa
fiancée et bientôt sa femme, et où il déposait chaque soir
le récit de ce qu'il avait fait et pensé pendant la journée.
Olivier en a déjà cité quelques fragments dans son étude
sur Sainte-Beuve. Aussi nous bornerons-nous aux citations
indispensables pour le suivre dans le tourbillon de la
grande ville.
Olivier n'était jamais sorti de son pays, et ce voyage
NOTICE BIOGRAPHiaUE ET LITTERAIRE XLIII
prit à ses yeux des proportions inquiétantes. Ses adieux
à ses parents sont presque aussi émouvants que s'ils de-
vaient être définitifs. Comment revenir de si loin ? Com-
ment se revoir quand on a mis entre soi tant de monta-
gnes et tant de plaines? Ses premiers pas, à Paris, sont
gauches et timides. On l'a muni des meilleures recom-
mandations; mais il a peur de trouver les personnes chez
qui il se présente: « J'éprouve une sorte de joie quand
le portier me répond: Monsieur est sorti. — Juste Oli-
vier ne sera toute sa vie qu'un rustique et sauvage bour-
geois d'Eysins, cercle de Gingins, district de Nyon. »
Cependant il fait connaissance avec Paris ; il se pro-
mène; il regarde les monuments, les équipages, les de-
vantures de magasin , mais il est plus ébloui que satis-
fait. « C'est le riche, dit-il, bien plus que le beau, qu'il
faut chercher à Paris. » Ce n'est point à dire que le beau
y soit introuvable ; mais il y est rare relativement. Parmi
les belles choses de Paris, Olivier n'oublie pas la colonne
Vendôme ; il n'a pas su résister à la tentation d'y monter ;
mais il a été pris de vertige quand il a vu de là-haut la
ville tout entière: « Juste Olivier, regagne bien vite ton
village. »
On lui dit qu'il en est des hommes comme des cho-
ses. Des compatriotes ne cessent de lui parler de la légè-
reté parisienne, de la faconde parisienne, de la corrup-
tion parisienne, du charlatanisme parisien ; il pren^ note
de tout, et réserve son jugement. Ce qu'il voit de plus
clair, dès le premier jour, c'est que l'esprit parisien est
bien autrement éveillé que celui des populations qui vi-
vent tranquilles sur les bords du Léman.
» A Paris, dit-il, il est absolement nécessaire de savoir bien le
nom de chaque chose, et chaque chose a son nom particulier,
bien différencié.... Entrez-vous dans un magasin, vous avez un
XLIV JUSTE OLIVIER
air époLivantablement niais si vous ne nommez pas tout de
suite, et en le désignant d'une manière précise, ce que vous dé-
sirez. Tout est divisé ici, subdivisé à l'infini ; tout a un nom,
tout est casé, numéroté. C'est là, selon moi, une des circons-
tances où se montre le plus vivement l'esprit singulièrement
délié du Parisien. »
Il va beaucoup au théâtre, et n'y observe pas seulement
les acteurs, mais le public. Ce qu'il y voit est trop sou-
vent de nature à justifier ce que lui ont dit ses amis. Le
public ne sait pas jouir. Il est trop mobile, trop agité,
trop babillard. Il faut qu'il analyse son plaisir, qu'il
l'explique et le démontre. On ne sait si ces bons bour-
geois pensent tout ce qu'ils disent; il ont souvent l'air de
réciter une leçon; on sent que c'est le journal qui leur a
fait une opinion ; mais au moins ne pensent-ils rien qu'ils
ne le disent aussitôt. Ils ne savent pas ce que c'est qu'ad-
mirer en silence, et l'on a peine à concevoir un audi-
toire moins capable de recueillement.
Mais peu importe le public. Ce n'est pas pour le par-
terre des Variétés, ni même des Français, qu'Olivier est
venu à Paris. Qu'il prenne la peine de porter à leur adresse
les lettres qu'on lui a données, et il fera connaissance
avec des hommes distingués. M. Monnard lui en a remis
pour les principaux rédacteurs du Globe, entre autres
pour MM. Dubois et Magnin. On l'a chargé en outre
d'aller voir M. Abel de Rémusat, et de le consulter au
sujet d'un manuscrit chinois que possède la bibliothèque
de Lausanne. Voilà des portes qui vont s'ouvrir, et qui
en feront ouvrir d'autres. Olivier s'exécute; mais, soit
gaucherie, soit qu'il ait mal choisi son moment, M. Du-
bois est le seul avec lequel il réussisse à nouer un com-
mencement de relations, le seul qui s'intéresse à lui et lui
fasse passer sa timidité. Il le captive par sa conversation
NOTICE BIOGRAPHIQUE ET LITTERAIRE XLV
nourrie de faits et d'observations originales, et par la
franchise et la liberté de ses jugements :
t Nous avons parlé du Constitutionnel, et de la faveur dont il
jouit, bien qu'il comprenne si peu encore les véritables doctrines
constitutionnelles. — Le Constitutionnel, m'a dit M. Dubois, est
un abécédaire politique ; c'est le journal auquel s'adressent chez
nous tous ceux qui acquièrent l'art de lire, et qui, dès qu'ils
l'ont acquis, veulent un journal. Le Constitutionnel est là ; il se
fait comprendre d'eux facilement, c'est un abécédaire politique,
et sans lequel nous autres, nous ne ferions rien : le pays n'est
pas encore assez avancé. — En parlant du National, il l'a signalé
comme s'occupant uniquement des choses de fait, d'utilité, et
point de principes, et par conséquent, dans le cas d'une lutte
suivie de la victoire, non douteuse, du parti libéral, comme prêt
à se rattacher à ce parti, à moitié éduqué, et à soutenir les lois
d'exception qui ne manqueront pas d'être proposées, et que le
National approuvera comme des faits utiles, sans s'embarrasser
beaucoup des principes. »
Ces jugements paraissent à Olivier d'autant plus frap-
pants qu'il s'agit d'hommes plus en faveur, de Thiers, de
Mignet, et il en prend note, à'insi que de beaucoup d'au-
tres, en vue de l'avenir. Quant à M. Dubois, voilà un
homme qui pense, et sur lequel on peut compter ! lui, au
moins, doit échapper au charlatanisme universel.
Mais les grandeurs politiques ne sont pas celles qui at-
tirent surtout Ohvier. Il est poëte, et ce sont les poètes
qu'il demande à connaître. Il en est deux dont le talent
lui est surtout sympathique: Victor Hugo et Sainte-Beuve.
(( J'ai cherché plusieurs adresses dans VAhnanach, écrit-il à la
date du 30 avril, quinze jours après son arrivée, et je n'ai pu
trouver ni celle de Lamartine, ni celle de Sainte-Beuve. J'ai celle
de V. Hugo, et en la cherchant j'ai appris qu'il était baron. Il
demeure rue Notre-Dame-des-Champs, et je sais, par un journal,
que Sainte-Beuve habite la même rue. Après mon dîner, j'ai
XLVI JUSTE OLIVIER
dessein de diriger ma promenade du côté du faubourg Saint-Ger-
main et d'aller me camper dans la rue où les deux amis ont
choisi leur retraite. Ce sera ce moment du soir où il est doux de
sortir ; peut-être verrai-je les deux artistes et je saurai bien les
reconnaître. Eux du moins, parmi cette foule de beaux esprits
parisiens, ont une pensée forte, une conviction profonde de l'art.
Dieu leur donne la croyance à salut !... j
Et le lendemain.
« Eh bien, je suis allé à la rue Notre-Dame-des-Chatups. J'ai
passé trois ou quatre fois devant le No 1 1 . (La maison est de ché-
tive et vulgaire apparence, par parenthèse. Il est vrai que Victor
Hugo habite probablement une autre maison, au fond de l'allée.)
Personne n'est sorti. Je n'ai rien vu. Du courage! me disais-je.
Entre ! Et je sentais que j'aurais pu me tirer de l'entrevue, en la
brusquant, et je n'ai pas osé ! J'ai préféré le parti d'écrire à
V. Hugo, pour lui demander l'adresse de Sainte-Beuve, à qui,
dis-je, j'ai quelque chose à remettre (comme c'est vrai). En re-
venant chez moi, j'ai composé de verve cette lettre ; et je suis
persuadé qu'elle aurait eu une réponse. Mais quelques airs,
quelques chansons de mon paj-s que j'ai fredonnées chez J..., à
la nuit tombante, m'ont fait oublier ma lettre et mes projets. A
quoi bon ? Je suis un pauvre Suisse et dois rester tel. Cependant
quelque chose me dit que j'ai droit à voir ces gens-là. »
• Olivier resta quelque temps avant de pénétrer dans la
société littéraire de Paris. Un jour enfin, jour mémorable,
il fut présenté à Alfred de Vigny, qui le reçut de la ma-
nière la plus amicale et l'invita à ses mercredis. Puis,
ayant a])pris que Sainte-Beuve, qui avait été absent, était
de retour, il va s'acquitter enfin de la commission dont
on l'a chargé, et il n'en est pas moins bien reçu que du
chantre &Eloa. Dès lors, Olivier se trouve introduit dans
le monde littéraire, et ses relations se multiplient. Il ren-
contre Antony et Emile Deschamps, Gustave Planche,
Alfred de Musset, et parvient jusqu'à V. Hugo.
NOTICE BIOGRAPHIQ.UE ET LITTERAIRE XLVII
En même temps, il est accueilli dans un certain nom-
bre de familles qui tiennent à la Suisse par leur origine
et leurs relations ; il y est reçu à titre de poète, de poëte
national ; on lui fait lire tantôt sa Julia, tantôt sa Bataille
de Grandson, et on l'encourage à les publier. Il s'y ré-
sout, et c'est sa principale occupation, pendant ce pre-
mier séjour à Paris, de revoir ces deux poëmes, de les
polir, de les achever, de les mettre au net et d'en sur-
veiller l'impression. La Bataille de Grandson lui donne
le plus de peine ; il ne peut s'empêcher de la trouver
ennuyeuse, comme toute bataille, et puis il ne sent plus
si bien, « dans ce froid Paris, » le personnage d'Isolier
Davel, ou Olivier Davel, comme il le nomme aussi :
« Ce n'est plus si bien moi, » dit-il. Et l'on voit, en effet,
le pauvre Isolier subir plus d'une métamorphose, parfois
laborieuse.
Pour le reste, Olivier ne se livre à aucune étude suivie;
il profite de son séjour à Paris pour voir et pour en-
tendre. Chaque jour, il suit quelque cours à la Sorbonne;
il manque rarement Villemain ; il est assidu à Guizot, à
Cousin, à Andrieux ; il va presque tous les soirs au théâ-
tre: il visite les collections, les bibliothèques, les curio-
sités de toute nature, et puis il cultive ses anciens et
nouveaux amis. Chez les nouveaux, les illustres, il parle
moins qu'il n'écoute. Ce qu'il entend ne l'édifie pas
toujours, et il voit tomber plusieurs de ses illusions ; mais
il apprend à connaître les choses et les hommes, il ga-
gne en maturité, en étendue et en liberté de jugement.
Il faut dire qu'il assiste à des conversations faites pour
ouvrir les yeux.
En voici, d'après les notes qu'il se hâtait de jeter sur
le papier en rentrant chez lui, un curieux échantillon.
Alfred de Vigny et Gustave Planche sont les principaux
interlocuteurs ; un M. Dittmer, l'un des auteurs des Soi-
XLVIII JUSTE OLIVIER
l'ces de Neuilly, qui faisait bruit alors, place de temps
en temps un mot, ainsi qu'un Anglais, grand ami de
Lamartine, mais dont J. Olivier n'a pas retenu le nom.
La conversation tombe sur un certain illuminé, lequel
n'était intéressant, disait-on, que comme représentant
d'une idée et non par lui-même.
« — M. de la Fayette aussi, s'écrie Alfred de Vigny, n'est que
le représentant d'une idée ; ce n'est certes pas un grand homme.
— Oui, ce n'est qu'un niais illustre, réplique G. Planche, un
niais 'grand homme, mais enfin, il est propre ; on peut le tou-
cher, tandis que... Oh! ne me parlez pas de cette pourriture du
peuple!... »
Du peuple, on passe à ses représentants. La gauche
est fort maltraitée.
" — A. de Vigny : Il est sûr que ce côté gauche va être bien
ridicule. — Planche : Je vous demande un peu : M. Lafitte qui
parle, qui disserte à la tribune et qui va ensuite à la cour... En-
core Planche : Ces messieurs les députés libéraux mettent leur
gloire à faire quelque retranchement au budget"; mais ils ne
recherchent pas ceux qu'il y aurait vraiment profit et grand profit
à faire, parce qu'il faudrait étudier la matière et qu'il faudrait la
comprendre. Tenez, j'ai un cousin, tanneur; il est presque tou-
jours nommé député : c'est une bête... »
De l'ignorance des députés, on passe à celle des hom-
mes de lettres.
« — Planche : V. Hugo n'étudie pas. Il croit tout savoir par
intuition. Je les trouvai un jour, lui et les amis qui lui lisent
des vers, bâtissant des théories sur les fossiles : Il ne peut pas y
avoir d'homme fossile, disaient-ils, parce qu'il ne se peut pas
faire qu'un corps qu'une âme a habité se pétrifie. »
Mais Gustave Planche, qui se moque d'eux, n'a pas
des théories beaucoup moins singulières.
NOTICE BIOGRAPHiaUE ET LITTERAIRE XLIX
« Je leur dis qu'il n'y a pas d'homme fossile, parce que l'homme
est un corps plus composé et, par là, plus vite décomposé, et que
la pétrification n'a pas le temps de s'opérer. Un corps d'homme
se décompose plus vite qu'un corps de chien, et l'âme humaine
n'a rien à faire là. Ils me répondirent que ce n'était pas une
raison. Je répliquai : Oui, ce sont des raisons, mais des raisons
raisonnables ! — A. de Vigny : Oui, ils sont étonnants!... »
De V. Hugo on passe à Mérimée, qui étudie, lui, et
qui part justement pour l'Espagne avec quatre-vingts
lettres pour les archevêques, les évêques et « tout ce qu'il
y a de mieux. » — « Il se les est procurées ici, il connaît
tout Paris. » — Puis à MM. Villemain , Guizot et aux
« bas bleus; » puis à M. Martinez la Rosa, qui va donner
un drame à la Porte Saint-Martin.
( — ■ A. de Vigny : Comment est-il ce drame ? — Dittmer:
Oh! comme le Tclémaque! — A. de Vigny: Oui, c'est ainsi qu'écri-
vent toujours les étrangers ; ils veulent faire du beau français
tout de suite et pas du français tout simple : les épithètes à droite
et à gauche, où l'idée se trouve comme entre le bon et le mauvais
larron, — Dittmer .• Il y a de la passion dans quelques scènes. Le
mot simple, le mot propre s'y trouve. — Planche : MM. Guizot
et Villemain le lui feront bien vite corriger, pour employer le
beau langage... »
Ensuite, vient le tour de Lamartine. L'Anglais, l'ami
particulier de l'auteur des Har)no7iies ( elles venaient de
paraître), dit que Lamartine lit admirablement les vers,
et qu'il n'a jamais éprouvé d'émotion plus poétique qu'en
l'entendant lire la Pensée des tnorts. A. de Vigny note
avec plaisir dans les Harmonies quelques vers à enjambe-
ments ; d'ailleurs, on se moque un peu de la puissance
d'imagination de l'auteur. On cite en témoignage une
pièce dans laquelle Lamartine parle à un ami de leurs
souvenirs communs. Quand l'ami la lut, il n'y comprit
J. OLIVIER. I. D
L JUSTE OLIVIER
rien ; il ne savait de quoi il pouvait être question. Cepen-
dant A. de Vigny admire beaucoup Lamartine, et le dé-
fend en toute occasion, surtout contre Musset, qui cette
fois est absent. Puis on retombe sur V. Hugo et ses mé-
prises, à propos d'un roman, Notre-Dame de Paris, qu'il
n'a pas encore commencé à écrire et qu'il a promis au
libraire pour la fin de l'année.
« — A àe Vigny : Nous nous promenions un jour sur les quais,
V. Hugo et moi, et nous regardions la gravure anglaise du Fes-
tin de Balthazar. Je lui faisais admirer la lumière. Oh! vous ne
savez pas ce qui me frappe là-dedans, dit-il, c'est dans le fond
la tour de Babel. — Non, mon ami, il s'agit ici du temps du
prophète Daniel ; la tour de Babel est détruite, il n'en existe
plus vestige. — Planche: Oui, ces messieurs veulent juger de
tout par intuition. Il faut savoir, et pour savoir il faut étudier ;
mais c'est long. Je suis sûr que 'V. Hugo s'imagine découvrir les
propositions d'Euclide par intuition. Quant à moi, je ne crois
pas que Pascal les ait jamais devinées... »
Une transition (juelconque jette l'entretien sur la sta-
tuaire et l'architecture. Planche admire la Vénus de Milo,
notivellement découverte ; il la préfère à la Vénus de
Médicis, à l'Apollon, au Laocoon. Il n'admire pas moins
les bas-reliefs du Parthénon; mais il faut les comprendre,
c'est-à-dire étudier. Ce que fait l'art moderne est bien
loin de ces modèles.
« — Planche ; Il y a au Louvre un plafond dont la peinture
est tout ce qu'il y a de plus ridicule : Louis XVIII donnant la.
Charte, qu'il a l'air de laisser tomber comme une jeune fille son
mouchoir. Et Montesquieu qui s'avance avec VEsprit des lois
sous le bras, comme un laquais de grande maison qui demande
si l'on veut une assiette. — Dithner: Il faut voir le monument
élevé à Malesherbes dans la salle des Pas-perdus. — Planche:
Oh I oui, on ne perdra pas ses pas. — Ditlmcr : Il paraît que la
NOTICE BIOGRAPHIQ.UE ET LITTERAIRE LI
famille de Malesherbes en possède un buste assez ressemblant ;
on l'a fiché sur un corps de prêtre, d'évêque, de Bossuet, qui
était sans tête. Et voilà Malesherbes »
On voit qu'Olivier était à bonne école, et qu'il y avait
de quoi écouter, de quoi se déniaiser rapidement. Nul
doute qu'il n'y ait beaucoup profité, et que tous ces libres
jugements, tombant d'aplomb sur le prochain, ami ou
ennemi, peu importe, ne l'aient promptement dégagé des
illusions de la province et des tentations de l'esprit sys-
tématique. Avant d'avoir quitté Paris, où il ne devait
rester que cinq mois, il avait assis un jugement individuel,
bien à lui et raisonné, sur la révolution romantique et les
écueils contre lesquels elle allait échouer.
« On a souvent demandé : Béranger est-il classique ou roman-
tique? Il n'est ni l'un ni l'autre, et c'est précisément là sa gloire.
Je soutiens qu'il en est de même de Lamartine. Le genre clas-
sique est un système, le genre romantique aussi. Ce n'est pas
que je condamne les systèmes. Au contraire, je crois avec
M. A. de Vigny (voir la préface d'Othello) que toute tête bien
organisée se forme un système, c'est-à-dire qu'elle embrasse ses
idées et qu'elle sait en rendre raison ; je crois de plus qu'un grand
poëte a son système à lui, qu'il n'exprime pas toujours en
termes scientifiques, mais qui existe bien lié dans son esprit. Au
besoin, on retrouverait ainsi un système dans Horace, dans Bé-
ranger, dans Lamartine, dans Shakespeare, dans Sophocle. Qui
ne sait que Racine avait le sien, sur lequel il médita longtemps.
Mais ce que je condamne, ce sont les svstèmes de toute une
école, les systèmes que l'on fait rois, en quelque sorte, pour
qu'ils dirigent une foule d'esprits qui naturellement sont divers.
"Voilà quelle a été la ruine du genre classique, voilà ce qui ruine
déjà le romantisme ou plutôt la nouvelle école, les novateurs ;
ils ont tracé à leur tour un cercle où ils se sont tous enfermés.
Qu'ils se hâtent d'en sortir, autrement ils ne vivront pas long-
temps. »
LU JUSTE OLIVIER
On ne pouvait, à ce moment, ni mieux voir, ni mieux
dire. En prenant ainsi la défense des systèmes individuels,
Olivier n'ignorait pas qu'il y en avait un en germe dans
l'idée poétique dont il se sentait le représentant et le
porteur. Il n'en parla guère à ceux de ses brillants amis,
terribles juges du prochain, qu'il ne vit qu'en société ;
mais avec ceux qu'il vit plus souvent et de plus près, tels
que Emile Deschamps et Sainte-Beuve, ou avec lesquels
il eut quelque occasion de s'entretenir plus librement, il
s'ouvrit davantage, non pour leur lire sa Jidia et sa
Bataille de Grandson^ mais pour leur confier son rêve
d'une poésie suisse, bien suisse, vaudoise, fille du Léman.
« Je ne suis qu'un Suisse, je fais des vers suisses, di-
sait-il à Sainte-Beuve dès sa première visite. — Oui, mais
ce sont des vers français; votre langue est le français. —
Sans doute Et alors je lui expliquai mon idée de rester
suisse dans mes poésies. » Il va plus loin encore avec
Victor Hugo, qui ne connaissait guère que des Genevois
en fait de poètes suisses, et qui devine aussitôt, toujours
par intuition, que cette ambition d'être suisse en poésie
devait venir de quelque autre milieu.
Ainsi, dès ce moment, Olivier est bien au clair sur sa
voie. L'influence que peut avoir exercée sur lui le mouve-
ment romantique de Paris n'est que secondaire. Avant
de la subir, il avait son idée, son but; il avait conscience
de son originalité, et il maintient cette originalité au mi-
lieu de toutes les sociétés qu'il traverse. Le sentiment
religieux, grave, sérieux, comme on Ta dans les pays de
la Réforme, n'en est pas, à ses yeux, la partie la moins
considérable, et il s'y attache avec force, non point dans
le vain but de se faire par là une originalité littéraire, mais
par conscience et conviction. Il lit sa Bible, il prie, il
veille; il ne veille pas uniquement sur ses croyances; il
veille sur sa conduite, et toujours plus sévèrement, car,
NOTICE BIOGRAPHIQUE ET LITTERAIRE LUI
plus il observe, et plus il se persuade que c'est dans les
passions, disons le mot, dans le péché, que sont les grands
obstacles à la foi. La sienne est humble, mais ferme. Il
ne la cache, ni ne l'affiche ; mais il se demande toujours,
à part lui, quelle est celle des personnages qu'il rencontre,
surtout des personnages célèbres. « Que croit-il ? » Telle
est sa première question. Et le plus souvent il est obligé
de répondre comme faisait Sainte-Beuve à propos de
Lamartine, en levant les bras : « Il croit comme ça,
comme ça... »
Peut-être Olivier aurait-il prolongé quelque temps en-
core son séjour à Paris ; mais la soudaine révolution de
juillet y coupa court. Son journal permet de suivre les
événements autant qu'un jeune homme, demeurant sur le
quai, a pu les suivre de sa fenêtre ou en se promenant.
On voit les fluctuations diverses de ces trois journées, et
l'étonnement, le saisissement de la victoire. Elle lui sem-
ble miraculeuse. Des raisons humaines ne suffisent pas à
l'exphquer. Il y faut le doigt de Dieu. Une seule pensée
douloureuse trouble sa joie, celle des Suisses qui, par
honneur, défendent encore une fois la cause d'un roi
impopulaire, et qu'on insulte, qu'on conspue, qu'on
massacre. Son imprimeur, M. Everat, qui allait remettre
des ouvriers à la Bataille de Grandson, lui donnait à ce
sujet des détails navrants : « C'est toujours à regret, di-
sait-il, que des citoyens paisibles tirent le fusil. On en a
tué plus de quatre-vingts, tout près de notre rue. Des
hommes superbes, des colosses! J'en ai vu un qui était
blessé et qu'on a achevé. Il est tombé sur le nez. Il avait
des mollets aussi gros que votre cuisse. Il me semblait
qu'on n'aurait pas dû pouvoir se décider à tuer de si
beaux hommes. »
A quelques jours de là, Olivier quittait Paris, non sans
lui donner dans son journal une pensée de regret en même
LIV JUSTE OLIVIER
temps que d'adieu : « C'est une chose singulière que ce
Paris. On dirait qu'il est sous la puissance de quelque
démon qui d'abord vous repousse, et qui finit par vous
enlacer de mille liens, qu'on a peine à rompre. »
V
Après quelque séjour dans le canton de Vaud, Olivier
se rendit à Neuchâtel, où ses cours ne devaient pas
tarder à commencer. Son journal nous l'y montre peu
disposé à la gaieté : « Arrivé tout craintif à Neuchâtel,
la première chose que j'y ai rencontrée, c'est un en-
terrement. » Il s'effrayait de tout : de la tâche qu'il allait
entreprendre, de ses études incomplètes, de ses collè-
gues, de ses élèves, et surtout de sa timidité, de son
incapacité, dont le sentimeiit lui était d'autant plus cruel
qu'il arrivait précédé d'une réputation naissante et qu'on
attendait de lui davantage. Aussi se plonge et se re-
plonge-t-il dans ses plus noires méditations : « Quelle
triste journée! quelle triste vie! J'ai voulu commencer
mon cours de littérature. Au bout de deux pages, je me
suis trouvé arrêté. Peu de secours en moi-même, et point
de livres. J'ai voulu me mettre à l'histoire. Hélas! j'ai
éprouvé pour la vingtième fois que je ne suis qu'un
ignorant. On ne veut pas le croire; mais il est pourtant
vrai que je suis dans une position tout à fait semblable à
celle de J.-J. Rousseau donnant un concert de musique
à Lausanne. J'ai passé un moment affreux... Que faire?
A cette question je ne trouvais d'autre réponse que la cer-
titude de ma mort ; la mort seule me tirera d'affaire ; je
ne la chercherai point; non, mon esprit ne se laisse pas
NOTICE BIOGRAPHIQ.UE ET LITTERAIRE LV
aller à cette criminelle pensée ; mais il me semblait que
c'était une chose conséqiufite avec tout mon passé que la
mort vînt terminer tout, que le moment était venu. »
Malgré ces perplexités, il travailla énergiquement et
réussit. L'attention sympathique de ses élèves, les rela-
tions qu'il noua avec quelques collègues, le bienveillant
accueil qui lui fut fait dans plusieurs familles, lui aplani-
rent la voie; mais rien ne contribua à lui rendre le cou-
rage autant que la perspective de son prochain mariage.
Ce fut, en effet, au plus fort de la crise, et du plus pro-
fond de son accablement, qu'il leva les yeux vers la seule
personne qui pût le relever. Sa prière ne fut point re-
poussée, et le mariage suivit de près les fiançailles. Dès
lors, le journal s'interrompt, pour ne recommencer que
par fragments et longtemps après; mais nous en savons
assez pour juger quel événement ce dut être dans la vie
d'Olivier. Personne n'était moins fait pour vivre seul.
Nous avons entendu les plaintes d'Olivier sur le peu
de secours qu'il trouvait en lui-même en préparant ses
premières leçons de littérature. Il en trouva beaucoup,
au contraire, et ses cahiers l'attestent suffisamment. Nous
avons sous les yeux son cours de 1830 à 183 1, celui-là
même dont les commencements lui coûtèrent tant de
peine. Il s'agit de rhétorique spéciale, de théorie des
genres, et peut-être y a-t-il, en effet, dans les premières
pages, quelque trace d'embarras. Ces considérations gé-
nérales par lesquelles s'ouvrent la plupart des cours sont
la croix des jeunes professeurs, et cela est vrai surtout
dans l'enseignement littéraire. Il faut dire ce que c'est que
la littérature, il faut définir le beau. On se casserait la
tête à moins. C'est par la question du beau qu'Olivier
débute. Remontant jusqu'à l'apparition de l'homme sur
la terre, il nous le montre dominé d'abord par les réalités
positives de la vie. Le beau ne viendra qu'après : « Rien
LVI JUSTE OLIVIER
n'est si réel, rien si positif que la nécessité. » Et à ce
propos, faisant retour sur lui, il se hâte d'écrire en marge :
« Je sais bien qui n'en doute pas en ce moment même ! »
Mais une fois hors de ces préliminaires, le cours prend
une allure nette, dégagée. Il forme un bel ensemble, sa-
vamment distribué, et l'on a peine à comprendre qu'un
jeune homme de 23 ans ait pu, du premier coup, do-
miner à ce point un sujet aussi riche et l'embrasser aussi
exactement. A peine est-il nécessaire de dire que, du
premier coup aussi, Olivier rompt av6c les routines for-
malistes, alors fort en crédit, de la plupart des traités de
rhétorique, et donne à cet enseignement un attrait nou-
veau de vie et ,de vérité. Dans la partie consacrée à la
théorie des genres, il remonte jusqu'à l'origine commune
de tous les genres, l'épopée primitive ; et ce n'est qu'a-
près avoir bien établi les caractères essentiels des an-
ciens chants populaires, premier dépôt de toute litté-
rature, qu'il descend le cours des siècles et nous montre
les genres particuliers — ode, épopée, drame, histoire,
éloquence — se dégageant peu à peu de la vaste et naïve
synthèse dans laquelle, à l'état embryonnaire, ils étaient
tous confondus. La loi de la spécialisation croissante est, en
littérature aussi, la loi du progrès. Cette idée n'était point
alors absolument nouvelle ; mais il était nouveau de l'in-
troduire dans l'enseignement de la rhétorique, et d'en
tirer, en partie, le plan d'un cours. Olivier obéissait en
cela aux instincts et aux besoins les plus impérieux du
génie moderne, qui est, par excellence, le génie de l'his-
toire. Peut-être, si l'on voulait achever de renouveler l'en-
seignement de la rhétorique, et d'en faire ce qu'il devrait
être aujourd'hui, n'y aurait-il qu'à pousser jusqu'au bout
les applications de cette méthode.
Ce cours est d'un esprit déjà très mûr, <[ui a réfléchi
sur tout, et encore très jeune, qui se montre et se livre.
NOTICE BIOGRAPHIQ.UE ET LITTERAIRE LVII
Le Style en est simple et tout à fait didactique ; il n'a rien
de personnel, et cependant, à chaque page de ces vieux
cahiers, on voit reluire la physionomie de celui dont ils
gardent fidèlement la pensée. Olivier, le patriote, s'y
montre dans un chapitre épisodique consacré à la litté-
rature suisse ; Olivier, le chrétien, dans les pages où,
pour expliquer l'origine de la poésie, il remonte jus-
qu'aux souvenirs de l'Eden; Olivier, le poëte, l'homme
d'esprit et de goût, l'âme tendre, dans une foule de mots
et d'aperçus qui ne viennent d'aucun manuel. C'est bien
lui qui, parlant de ces gracieuses chansons françaises où
l'esprit est accompagné de sensibilité, les explique par le
caractère même du Français, « dont les pleurs, dit-il, ont
toujours quelque chose de souriant. » Et cette raison « qui
prend une sorte d'accroissement dans l'enthousiasme, »
et cette clarté qui n'est pas seulement une des qualités
nécessaires du style, qui n'en est pas une beauté vulgaire,
mais « une beauté délicate, » et tant d'autres mots heureux
qu'on ne s'étonnerait point de trouver sous la plume d'un
La Bruyère ou d'un Vauvenargues, mais qui sont à Oli-
vier et qui le peignent !
Pendant qu'il était amené par la nature de son ensei-
gnement à réfléchir sur l'art du poëte, il profitait, pour le
pratiquer, de rares moments de loisir. Julia Alpimda
et la Bataille de Grandson, réunis sous le titre de Poèmes
helvétiques, avaient paru aussitôt après son retour en
Suisse, et avaient fait concevoir, non plus seulement aux
amis du poëte, mais à tout le public littéraire, les plus
belles espérances. On sentait, on savait que ce n'était
qu'un commencement, qu'il ferait plus et mieux, et dans
plus d'un cercle on parlait de lui comme ne craignait pas
de le faire un de ses plus familiers camarades, homme
froid, cependant, et de jugement rassis : « Je le mets
au-dessus de M. Emile Deschamps et de Sainte-Beuve
LVIII JUSTE OLIVIER
et de la plupart des autres, non pas pour ce qu'il a fait
jusqu'ici, mais pour ce que je sais qu'il peut faire. J'at-
tends beaucoup de lui. Son talent est vrai et profond,
et il ne nous en a pas donné la mesure. » Il ne la donna
pas encore, cette mesure, dans le poëme de l'Avenir,
qui parut en mars 1831, et dont la pensée, essentielle-
ment politique, offre un mélange singulier, même obscur,
de défiance et d'enthousiasme : ce sont encore les illu-
sions du lendemain de 1830, et ce sont déjà les décep-
tions du surlendemain. Olivier approche davantage de ce
qu'on devait attendre de lui dans un autre poëme, le
Canton de Vaud, qui suivit d'assez près V Avenir. C'est
là qu'apparaît pour la première fois, formellement ex-
primée, cette idée d'une poésie suisse et vaudoise, dont
il avait entretenu Sainte-Beuve, Hugo, Deschamps et
ses autres amis de Paris. C'est là cju'il s'écrie dans son
enthousiasme :
Un génie est caché dans tous ces lieux que j'aime.
Mais qui le fera parler, ce génie'?
Pour le passé, les poètes. Pour l'avenir, tous les ci-
toyens, tous les Vaudois :
Vivons de notre vie! Assez longtemps esclaves,
Maintenant que nos pieds sont déchargés d'entraves,
Marchons dans une route à nous.
Un an plus tard paraissait un autre opuscule renfer-
mant deux pièces de vers, l'une de Juste Olivier, intitulée
X Evocation, l'autre de M""^ Caroline Olivier, le Drapeau
rouge. C'étaient les « deux voix » qui s'annonçaient. Celle
qui chante le drapeau rouge, par quoi il faut entendre
le drapeau suisse, est peut-être celle des deux qui a le plus
de sonorité.
NOTICE BIOGRAPHiaUE ET LITTERAIRE LIX
Suisse, réveille-toi, réveille-toi guerrière!
Prends ce rouge drapeau victorieux cent fois,
Et, déroulant ses plis au vent de la frontière,
Qu'aujourd'hui l'on te voie encore, pieuse et fière,
A genoux devant Dieu, debout devant les rois!
Les strophes saillantes du morceau sont adressées aux
« hommes des trois cantons, » qui venaient de se sépa-
rer de leurs frères pour fonder la ligue dite de Sarnen.
C'était un moment difficile. Entraînés pair l'élan que la
révolution de 1830 avait imprimé aux idées hbérales,
plusieurs cantons s'étaient donné une constitution nou-
velle et demandaient une révision du pacte fédéral ,
tandis que les cantons du centre, les anciens cantons
forestiers, s'isolaient, rêvaient des réactions impossibles,
et semblaient appeler de leurs vœux l'intervention des
rois. Ailleurs, à Bâle, à Neuchâtel, la lutte se poursui-
vait, passionnée, violente, parfois sanglante, et avec des
succès divers. C'est au milieu de ce désordre, de ces
convulsions, de ces déchirements, de ces haines inapai-
sables, que les « deux voix » essaient de se faire entendre.
Celle du Drapeau rouge chante l'union, celle de V Evocation
célèbre la liberté, la vraie liberté. Hélas ! elle a fui la terre,
« la fière déesse, » elle a pris refuge dans les cieux. A sa
recherche s'élancent les nations, poussant le même cri,
faisant entendre le même appel. Mais elles ont beau in-
terroger l'horizon, la liberté ne vient de nulle part. Ce-
pendant une voix leur répond :
Dans les airs resplendit la majesté de Dieu.
De la nue il sortit une voix éclatante,
Comme un subit orage aux soirs brûlants d'été,
Disant aux nations à genoux dans l'attente :
1 Je suis, moi l'Eternel, Sagesse et Liberté ! »
LX JUSTE OLIVIER
Inutile de dire qu'il en fut de cet avertissement comme
de tous ceux que la poésie essaie de faire entendre aux
peuples en révolution :
Que sert ta chanson, ô poëte?
Ces chants que ton génie émiette
Tombent à la vague inquiète
Qui n'a jamais rien entendu.
A Neuchâtel, moins que partout ailleurs, on était disposé
à entendre. Les deux tentatives de révolution de Bourquin
venaient d'être réprimées; quelques-uns des chefs du parti
suisse gémissaient en prison; d'autres n'avaient dû leur
salut qu'à la fuite. Dans le parti royaliste, exalté par la
victoire, on ne songeait à rien moins ({u'à rompre le lien
qui unissait Neuchâtel à la Confédération. Non-seulement
le lieu n'était guère propice à la poésie, surtout à celle
que rêvait Juste Olivier; mais la vie elle-même, la simple
et tranquille existence, y devenait malaisée, tant les pas-
sions étaient déchaînées. La méfiance et le fanatisme ren-
daient impossibles les relations de société. Les actes les
plus innocents étaient transformés en délits. Juste Olivier
en fit l'expérience. Il possédait un essuie-plumes aux cou-
leurs fédérales, dont sa belle-sœur, M""^ Ruchet, lui avait
fait cadeau. Un jour, par un beau soleil, il le mit sécher
à la fenêtre en le hissant au bout d'un crayon. On y vit
un insigne révolutionnaire. Rapport fut fait à (pii de droit,
et le lendemain Olivier reçut la visite d'un agent de po-
lice, qui eut lieu, sans doute, de se rassurer entièrement,
mais qui n'en fit pas moins disparaître l'insigne provoca-
teur '.
' Olivier a très agréablement raconté cette aventure dans une
improvisation en vers publiée plus tard.
NOTICE BIOGRAPHIQ.UE ET LITTERAIRE LXI
Dans de telles circonstances, Neuchâtel n'était pas fait
pour séduire et retenir Olivier; aussi, malgré le succès
croissant de ses cours, le vit-on bientôt tourner les yeux du
côté de son cher canton de Vaud. Il lui vint à l'idée que
l'histoire n'était pas représentée à l'académie de Lausanne,
qu'elle pouvait, qu'elle devait l'être, et surmontant sa timi-
dité ordinaire, il offrit ses services pour un cours pro-
visoire. Ils furent agréés, et dès l'automne 1833, Olivier
prit le chemin de Lausanne, suivi des regrets de ses
élèves, qui avaient vainement tenté de le retenir.
VI
En rentrant à Lausanne, Olivier rentrait chez lui. Il
allait y trouver de nombreux amis, dont quelques-uns
encore sur les bancs de Técole. Aussi y fut-il chaleureu-
sement accueilli. Bientôt sa modeste demeure — rue
d'Etraz, puis rue Martheray — devint le centre le plus
actif de tout ce qu'il pouvait y avoir à Lausanne de vie
et de préoccupations littéraires.
Mais ici la carrière d'Olivier se dédouble. A côté du
poëte apparaît l'historien, professeur ou écrivain. Nous
dirons plus tard ce que fut le poëte, et quelle influence
il exerça; pour le moment, attachons-nous à l'historien,
et tout d'abord au professeur.
La tâche d'Olivier à l'académie dé Lausanne était cer-
tainement plus difficile que celle qu'il avait eu à remplir
au collège de Neuchâtel. Il avait bien encore un ensei-
gnement élémentaire pour une classe inférieure ; mais de-
vant les auditoires supérieurs, réunis pour l'entendre, son
enseignement devait revêtir un caractère franchement
LXII JUSTE OLIVIER
académique. La première épreuve ne lui fut point défa-
vorable, comme le prouve un rapport officiel, daté du
12 mai 1834 et signé André Gindroz.
« L'introduction du cours, dit ce document, a produit une très
grande sensation : la profondeur, la portée et souvent la nou-
veauté des idées ont vivement frappé les auditeurs ; un inexpri-
mable intérêt ou plutôt une sincère admiration fixait les élèves
sur les éloquentes paroles du professeur. »
La suite, toutefois, n'avait pas entièrement répondu à
cette brillante entrée en matière. Olivier avait divisé son
cours en deux parties : une introduction développée, riche
de considérations générales et de tableaux tracés à grands
^traits, puis le cours proprement dit, entrant dans le dé-
tail des faits et des dates. Aussi longtemps qu'avait duré
l'introduction, l'auditoire était resté nombreux et attentif,
composé d'étudiants et de quelques])ersonnes de la ville ;
mais quand le professeur avait abordé l'histoire positive,
les étudiants décidés à étudier, au nombre de trente en-
viron, lui étaient seuls restés fidèles. Le rapport constate
le fait et signale même dans la seconde partie du cours
quelques chapitres « secs et fastidieux, » mais sans en
prendre occasion d'adresser un blâme au jeune profes-
seur. On vante, au contraire, son exactitude, ses vastes
et consciencieuses recherches, et on le loue d'avoir pris
•une méthode propre à mettre en fuite les étudiants peu
sérieux, et à instruire sérieusement les autres.
Quant au débit, le rapport fait des réserves. Olivier n'a
pas encore surmonté une certaine timidité en présence de
son auditoire ; il éprouve parfois quelque embarras, le
mot i)ropre tarde à venir; mais ces défauts, que l'âge
et l'expérience corrigeront, sont « magnifiquement com-
pensés. »
NOTICE BIOGRAPHiaUE ET LITTERAIRE LXIII
Le lecteur a déjà compris, sans doute, qu'il ne s'agissait
pas seulement ici des mérites ou des démérites d'Olivier ;
il s'agissait de savoir si l'enseignement de l'histoire aurait
sa chaire spéciale. Plusieurs n'en voyaient pas l'utilité.
L'histoire, disait-on, s'apprend en lisant, en se jouant.
L'expérience, cependant, paraissait favorable, et le rapport
concluait à ce que le cours fût continué. Olivier avait
gagné, à la fois, sa cause personnelle et celle de l'histoire
à l'académie à Lausanne.
Dès lors la nomination d'Olivier fut renouvelée d'année
en année jusqu'en 183 S, où le moment parut venu de lui
faire une position définitive, la chaire d'histoire ayant été
régulièrement instituée. Mais des difficultés surgirent. On
était en pleine réorganisation académique. On voulait du
nouveau, du profond, des maîtres versés dans la science
allemande. Quelques-uns se demandèrent si Olivier était
réellement à la hauteur de la tâche. Tel autre n'avait-il
pas plus de titres? M. Vulliemin, par exemple, était connu
par de nombreuses publications historiques. Il ne posait
pas sa candidature; mais on la posait pour lui, peut-être à
son insu. Plus âgé qu'Olivier, plus mûr, il avait traduit
Hottinger, publié le Chroniqueur, édité Ruchat, et on le
savait tout absorbé, de concert avec M. Monnard, dans
la continuation de Jean de Muller. Naguère encore, il ve-
nait de rendre un service éminent par la fondation, due
à son initiative, de la Société d'histoire de la Suisse ro-
mande. Olivier, lui aussi, était occupé d'un grand ou-
vrage : un volume venait justement d'en paraître; mais
c'était de la description, de la poésie, autant ou plus que
de l'histoire. Au fond, Olivier n'avait qu'un titre, mais
considérable : cette chaire était à lui, il l'avait en quel-
que sorte créée, et l'affection croissante de ses élèves
prouvait qu'il était de plus en plus digne de la remphr.
Cependant le gouvernement hésitait, flottant entre les
LXIV JUSTE OLIVIER
courants d'opinion qui se formaient autour des noms ri-
vaux. Olivier et Vulliemin avaient de nombreux amis
communs, et ne nourrissaient l'un contre l'autre aucun
sentiment de mesquine jalousie ; mais il suffit que deux
noms soient ainsi en présence pour donner lieu ou pré-
texte à des cabales plus ou moins remuantes. Nul doute
qu'en cette occasion les vers publiés par Olivier, déjà
nombreux, ne lui aient fait du tort dans l'opinion. C'est
un poëte! disait-on, et il était jugé. Bref, en 1838, Olivier
ne fut encore renommé que provisoirement, et l'année
suivante, sa nomination définitive n'eut point lieu à l'una-
nimité, mais simplement à la majorité des voix.
Solennellement installé dans sa chaire nouvelle, le 23 fé-
vrier 1839, il l'occupa sans interruption jusqu'à ce que
les circonstances politiques vinssent le chasser du canton
de Vaud, comme elles l'avaient chassé de celui de Neu-
châtel, ce qui arriva un an après la révolution de 1845.
Sa carrière professorale à Lausanne comprend donc une
période de douze ans et demi, depuis l'automne 1833 au
printemps 1846.
Pendant ces vingt-cinq semestres, Olivier aborda toutes
les parties de l'histoire, et compléta son enseignement gé-
néral par un enseignement spécial sur l'histoire suisse.
Tous ces cours sont entièrement écrits, quelques-uns
deux fois au lieu d'une, et il suffit d'y jeter les yeux pour
s'assurer qu'il s'agit bien d'un enseignement universitaire,
et digne de l'être, substantiel, exact, approfondi, et puisé
aux sources. Olivier prit sa vocation de i)rofesseur non
moins au sérieux que celle de poëte, et s'en ac(]uitta en
homme de labeur.
Il suffit également d'un premier coup d'œil pour com-
prendre ce qui, dans l'étude de Thistoire, intéressait Oli-
vier, ce (}ui du poëte a fait un historien. Il n'est pas his-
torien quoique poëte, mais parce qu'il est poëte. Ce n'est
NOTICE BIOGRAPHiaUE ET LITTERAIRE LXV
plus ce Style tranquille, simplement didactique, des cours
de Neuchâtel ; c'est un style où tout parle, où tout s'a-
nime, semé d'images hardies, inattendues, qui dessinent
dans la mémoire les faits et les personnages. Ce n'est pas
seulement le style de quelqu'un qui sait l'histoire, mais
de quelqu'un qui la voit, d'une vue intérieure. Olivier ne
semble pas regarder au dehors, mais au dedans; c'est
dans sa conscience qu'il a contemplé ses héros, c'est sa
conscience qui les lui a expliqués.
Les tendances fatalistes de l'histoire moderne, disposée
à voir les masses plus que le détail, et les forces latentes
qui agissent dans les événements plus que les acteurs sur
la scène, ont en Olivier un adversaire convaincu. Non
que, chez lui, les considérations générales fassent défaut,
bien au contraire ; non que, derrière les hommes, on ne
discerne point l'impitoyable logique des faits; mais cette
logique n'est aux yeux d'Olivier que celle de la vie mo-
rale, celle du bien et du mal, produisant leurs consé-
quences, et son nom véritable est Justice.
Un de mes correspondants, auquel je dois des indica-
tions précieuses, me signale l'enseignement d'Olivier
comme romantique au premier chef, et cette épithète lui
a été, si je ne me trompe, assez souvent appliquée dans
une intention peu louangeuse. L'enseignement d'Olivier
est très romantique, si l'on veut dire par là qu'on y sent,
dans les leçons sur le moyen âge, par exemple, ou sur le
XVI'^ siècle, ou sur telle autre période favorite, les puis-
sances nouvelles de l'imagination qui, faisant invasion
dans la poésie, y ont enfanté le romantisme. Mais il faut
se garder de lui supposer rien qui ressemble au parti pris,
à l'exagération systématique et au goût des couleurs
voyantes. Nous avons vu Olivier, pendant son séjour à
Paris, résister à tous les entraînements, et juger avec une
grande indépendance ceux dont on l'accuse d'avoir pris
J. OLIVIER. I. E
LXVI JUSTE OLIVIER
la manière. Le romantisme d'Olivier n'est pas celui de
l'école ; il n'est qu'à lui et procède soit de sa nature d'ar-
tiste, soit de son sentiment chrétien, qui non-seulement se
fait jour dans de libres épanchements, mais qui se glisse
et se trahit partout, qui seul explique cette façon de cher-
cher dans le cœur de l'homme le centre et le vrai foyer
de l'histoire. Le goût chez Olivier, comme chez tous les
artistes vraiment sincères, semble n'avoir été qu'une
forme de la conscience. Et ceci peut faire comprendre
une certaine timidité à se j^roduire en public qu'il ne
surmonta jamais entièrement. C'était une sorte de pudeur :
ses leçons étaient trop lui-même.
Au reste, si l'on veut se faire une juste idée de sa mé-
thode, il suffit de lire son discours d'installation, auquel
on ne peut faire qu'un reproche, celui d'être trop plein,
trop dense : les faits, les idées, les aperçus s'y pressent
et s'y étouffent. « Ce qui nous frappe dans l'histoire, dit-il,
c'est l'homme, et dans les études historiques faites en nos
temps, c'est de le voir si souvent oublié, méconnu. » Aussi
s'est-il proposé d'entretenir ses auditeurs du portrait ou
de la figure et de la vérité liumaincs en histoire. Il ne faut
point prendre ce mot de portrait dans un sens trop
étroit; Olivier n'a pas uniquement en vue ces portraits
en titre dont les historiens d'autrefois semaient leurs
récits, et qui sont jetés, tout encadrés, dans les Mémoires
du cardinal de Retz, par exemple. C'est le X"VII^ siècle
qui détache ainsi les figures et les dispose dans un livre
comme des tableaux. Le portrait historique n'est point
borné à cette forme ; il peut se diversifier à l'infini, et l'on
conçoit parfaitement un ouvrage qui en soit rempli, mais
oïl il n'y en ait pas un seul à part. « J'appelle portrait,
dit Olivier, tout ce qui dans un sujet d'histoire tend à
montrer l'homme, et non pas seulement la nature et le
fait. » Il ne faut pas non plus confondre le portrait avec
NOTICE BIOGRAPHIQ.UE ET LITTERAIRE LXVII
ces analyses illimitées qui, dans nombre d'ouvrages mo-
dernes, en tiennent lieu. Le portrait est affaire du peintre.
Il rend l'homme au vif et n'est point une dissection. Le vé-
ritable historien ne fait pas de l'homme un sujet à disser-
tation; il ne raisonne pas la vie, du moins explicitement :
il la sait, il la sent, il l'exprime. Mais c'est là, justement,
l'art simple et grand dont l'histoire semble avoir perdu le
secret. « Elle fait le plus volontiers ressortir, elle exa-
gère souvent les nécessités physiques et morales ; elle
fond le plus possible l'individu dans la masse, dont
il semble n'être qu'un détail, un trait, une ombre fugi-
tive. » Elle prononce encore des noms parce qu'il le faut
bien : mais elle n'esquisse pas de figure humaine : tout
est général et désert, comme dans le monde vaporeux
conçu par le panthéisme de notre âge, dont cette façon
d'histoire n'est qu'une image, comme lui vide et fausse.
A vrai dire, cet excès s'exphque par un autre excès,
antérieur, et contre lequel il fallait bien réagir. Autrefois,
l'histoire semblait ignorer les grandes masses, les effets
d'ensemble, pour ne s'attacher qu'aux individualités pré-
cises. On ne voyait le peuple nulle part, on ne voyait que
ses chefs; on faisait de l'histoire monarchique, et l'on y
transportait l'esprit de flatterie et de cour.
Evitons ces deux tendances extrêmes, et ne prenons de
l'une et de l'autre que ce qu'elles ont de légitime. Atta-
chons-nous aux individus parce qu'ils sont « significatifs »
dans l'ensemble, parce qu'ils y ont une place marquée,
qu'on ne peut leur ôter sans manquer essentiellement au
vrai. L'humanité se résoud en individus. « Les grands
hommes ne font pas l'histoire, mais ils l'expliquent. »
D'ailleurs, ne perdons pas de vue l'ensemble, les masses,
le fond; mais disons-nous bien que ce fond ne consiste ni
en idées abstraites, ni en forces aveugles, ni en purs évé-
nements : ce fond, c'est l'homme encore, c'est la nature
LXVIII JUSTE OLIVIER
humaine, c'est la vérité humaine, phis facile et plus im-
portante à saisir que les accidents mobiles des faits, et
qu'on reconnaît même au travers du tissu de fables et de
légendes dont les peuples ont coutume de revêtir les sou-
venirs de leur enfance.
« L'homme, l'homme donc, s'écrie Olivier, l'étude de
l'homme dans l'histoire, le portrait ou la figure humaine,
et non pas seulement le paysage ou le calque, d'ailleurs
impossible, de l'événement. »
Telle est la pensée mère de ce discours. Je ne l'examine
ni ne la discute ; je la prends telle qu'elle est, et je dis
qu'elle explique admirablement l'impression produite par
Olivier sur tous ceux qui l'ont entendu. Les témoignages su-
rabondent. Les lettres collectives qu'en diverses occasions
lui ont adressées ses élèves, pour le remercier ou prévenir
si possible un départ, insistent toutes sur ce point que
dans son enseignement le sentiment moral s'empare du
fait matériel, donné par la science, et y fait circuler la
vie. C'est ce que disent déjà ses disciples de Neuchâtel,
en 1833. C'est ce que disent encore les étudiants de Lau-
sanne, en 1846, en lui faisant de derniers et tristes
adieux. Et quand on demande aujourd'hui aux anciens
auditeurs d'Olivier, ce qu'ils se rappellent de ces leçons,
tous voient se dresser aussitôt dans leurs souvenirs quel-
que figure originale, aux traits énergiquement accusés,
(jue la parole du maître y a gravée pour la vie. Pour
l'un, c'est Henri IV. Pour un autre, Gustave- Adolphe.
« Sa leçon sur Gustave-Adolphe, m'écrit-on, fut une des
plus belles choses que j'aie entendues à l'académie. »
Pour un autre, c'est Wallenstein, le grand et triste Wal-
lenstein, qui semble avoir été de la part d'Olivier l'objet
d'études approfondies. Elles ont dû être bien frappantes, en
effet, ces leçons sur Wallenstein, et en général sur la
guerre de trente ans, car le souvenir s'en est immédiate-
NOTICE BIOGRAPHIQUE ET LITTERAIRE LXIX
ment réveillé, lorsque, vers l'an 1870, Olivier étant rentré
en Suisse, il fut question de lui demander un cours pour
l'académie de Lausanne. « Redonnez-nous du Wallen-
stein, » lui disait le membre du gouvernement chargé des
premières ouvertures. Et comme il s'excusait, alléguant
les longues années remplies par d'autres préoccupations,
la nécessité de se remettre au courant, les travaux de la
critique, et enfin ses notes perdues : « Je vous prête-
rai mes extraits, reprit son interlocuteur ; je les ai précieu-
sement conservés. Redonnez-nous du Wallenstein ! » —
« Les leçons d'Olivier sur cette période si intéressante et
si dramatique, m'écrit le même magistrat, m'avaient laissé
une vive impression. C'était comme une série de tableaux
qui représentaient successivement les événements princi-
paux, et au premier plan desquels se détachaient les
grandes figures de Wallenstein, Tilly, Gustave-Adolphe,
Richelieu et Mazarin. Et cependant, malgré ce caractère
un peu plastique, car ces portraits étaient admirablement
vivants, la partie philosophique et intérieure, si je puis
m'exprimer ainsi, était fort bien traitée. Les négociations
qui ont précédé la paix de Westphalie, et dans lesquelles
Mazarin a joué un si grand rôle, étaient racontées d'une
manière si intéressante que, bien que je fusse à l'âge où
l'on préfère naturellement le récit des batailles et des
grands coups de sabre, elles étaient restées gravées pro-
fondément dans ma mémoire. Je ne puis me rappeler à
quelles sources Olivier avait puisé pour ses récits et ses
portraits ; mais ce qu'il y a de certain, c'est qu'il ne s'était
pas borné à lire Schiller, et qu'il avait dû consulter beau-
coup d'écrits et de mémoires du temps. »
Les renseignements que j'ai recueillis, quoique venant
tous de bon lieu, ne sont pas entièrement d'accord sur
la manière dont Olivier professait. D'un côté, l'on parle
de certains défauts de diction, d'éclats de voix, et de la
LXX JUSTE OLIVIER
pénible obligation où il était de suivre de trop près, pour
l'ordinaire, ce qui était écrit sur son cahier. D'un autre
côté, on le représente le front penché sur son manu-
scrit, mais ne lisant pas, ou lisant dans sa pensée plutôt
que dans son cahier, parlant librement, avec une chaleur
communicative. Les deux versions peuvent être vraies,
selon les moments. La seconde rappelle ce que nous avons
dit de ce regard en dedans. Une esquisse de Henri Eu-
1er, le peintre, doit avoir rendu cette attitude, ce vaste
front penché et cet œil qui semblait se dérober, mais où
brillait sous les sourcils l'éclair de la flamme intérieure.
Euler n'avait que trop bien réussi : l'esquisse plut et fut
volée, et il n'y a guère de chance qu'on la retrouve ja-
mais.
Mais tous les témoignages sont d'accord sur l'efifet pro-
duit par cet enseignement. Tous tendent à établir qu'a-
vant Vinet, aucun professeur ne remua et ne fit remuer
autour de lui autant d'idées nouvelles. « Il nous étonnait
quelquefois, nous dit celui de nos correspondants qui
insiste le plus sur les défauts de diction; mais il nous
donnait à penser, et souvent, en sortant de son cours,
nous avions pour longtemps à discourir et à discuter. Il
communiquait le feu sacré à tous ceux qui avaient le sens
et le goût de l'histoire. » Cet effet fut d'autant plus sensi-
ble qu'auparavant l'histoire était plus négligée. « Quant
à l'histoire, écrit un autre des élèves d'Olivier, nous étions
presque table rase. Pas de plan ni de gradation dans les
collèges communaux. En seconde latine, à Vevey, un
cours très abrégé d'histoire-bataille qu'on apprenait par
cœur; en première, le manuel de M. Monney, et des
extraits de XHistoire ancienne de Ségur. Je suppose
qu'ailleurs cet enseignement déi)endait de la bonne vo-
lonté des maîtres. En tout (-as, on ne subissait aucun exa-
men d'histoire pour passer du collège de Lausanne à l'a-
NOTICE BIOGRAPHiaUE ET LITTERAIRE LXXI
cadémie. Lorsque notre cher Olivier commença son
cours libre, en novembre 1833 (si je ne fais erreur), ce
fut un enchantement. Tout de suite on comprit la beauté
et la poésie de l'histoire. La salle était toujours pleine, la
même où Sainte-Beuve entendit Vinet.... Je ne crains pas
d'affirmer que les treize années d'enseignement d'Olivier
ont contribué dans une large mesure à raviver chez les
étudiants l'activité littéraire. On s'en aperçut immédiate-
ment à Zofingue. Je ne citerai que pour mémoire les tra-
vaux historiques de Louis Durand sur Zwingli, de Vulliet
sur Alexandre le Grand (point de départ de ses ouvrages
d'histoire) , de Meille sur les Vaudois du Piémont,
d'Aeppli sur Aloïs Reding, de Blumer sur Jean de Muller,
de Troyon sur les antiquités, etc. » Ces lignes sont de
M. A.-L. Herminjard, le modeste et aussi savant que
consciencieux éditeur de la Correspondance des réfor-
mateurs ; il n'oubUe que son nom dans cette liste de jeu-
nes gens que stimula l'enseignement d'Olivier.
VII
Tous ces cours, malgré les hautes piles de cahiers, ne
représentent qu'une partie des travaux historiques de
J. Ohvier pendant son professorat. Il avait une idée, que
âepuis longtemps il caressait, celle d'écrire une histoire
du canton de Vaud. Cette idée avait pénétré déjà dans
son esprit lorsque, en 1831, il disait aux poètes vaudois
que c'était à eux
à porter la lumière
Dans ce passé qui dort sans âme et sans couleurs.
LXXII JUSTE OLIVIER
Dès lors, elle était devenue son idée favorite, et l'es-
poir de la réaliser avait contribué à lui faire quitter Neu-
châtel. « J'ai eu, dit Olivier, une très ancienne et très vive
ambition d'élever, fût-ce dans la solitude, un monument
à ma patrie. » Il ne put pas cependant, à Lausanne, y
travailler tout de suite. Il lui fallut vaincre les premières
difficultés de son enseignement, et pousser assez loin ses
préparations pour n'avoir plus toujours présente à l'es-
prit la leçon du lendemain; mais aussitôt qu'il y vit jour,
il se mit à l'oeuvre. Dès 1834 ou 1835, cet ouvrage était
celui sur lequel se concentrait l'effort de ses études, celui
auquel il rapportait toutes ses pensées et consacrait pres-
que tous ses loisirs. S'il est un livre 611 il ait répandu son
âme, c'est bien celui-ci. Plus de trente ans après l'avoir
achevé, passant en revue ses divers ouvrages, dans des
notes écrites pour servir à quelque édition future, il a
peine, en en parlant, à se défendre de quelque émotion.
« Ouvrage plein de défauts, dit-il, mais aussi de flamme
et de jeunesse, qui m'a coûté cinq ans d'un travail
acharné. » Ailleurs, il parle de six ans, et ce dernier
chiffre est plus juste.
Une histoiredu canton de Vaud! Je ne crois pas qu'il
y ait un canton en Suisse, ni, peut-être, un pays au
monde, dont l'histoire soit plus malaisée à écrire. Ce
n'est que depuis soixante-quinze ans qu'il existe un
canton de Vaud ; il n'existait auparavant qu'un pays
de Vaud, et il n'est pas besoin de remonter bien loin dans
le moyen âge pour en voir l'image se perdre dans celle
de l'Helvétie. Passe encore si, depuis qu'il apparaît, ce
pays de Vaud avait eu une existence distincte, s'il avait
été lui-même. Mais c'est à quoi il réussit le moins. Tou-
jours absorbé par ses voisins, toujours sujet, son histoire
se confond tantôt avec celle d'un royaume de Bourgogne,
tantôt avec celle de l'emi^ire germanique, tantôt avec
NOTICE BIOGRAPHIQ.UE ET LITTERAIRE LXXIII
celle de la Savoie, tantôt avec celle de Berne. L'histoire
de Berne, voilà une histoire! Celle de Genève, non
moins. Mais celle du pays de Vaud? Où en chercher le
centre, l'unité, l'intérêt. Quand donc ce peuple a-t-il fait
autre chose que de jouer un rôle passif? Il n"agit pas, il
subit. A Grandson, à Morat, il combat contre les Suis-
ses ; un siècle s"écoule, et Berne n'a pas de plus fidèles
sujets. Il est catholique ; on lui ordonne de se réformer,
et il se réforme. Il produit d'excellents officiers, d'excel-
lentes miUces, mais qui ne se battent jamais pour lui ;
c'est à ces milices que Berne doit la victoire de Villmer-
gen, et elles ne se plaignent pas de ce que Berne seule
en retire le profit et la gloire. Il trahit, il désavoue, il de-
mande à juger lui-même ceux qui tentent de l'affranchir,
sauf à en faire des héros cinquante ou quatre-vingts ans
après leur mort. Et cependant, ce pays dont l'histoire est
si ingrate est un de ceux qui sont le mieux aimés de ses
enfants. Il y a longtemps déjà, bien longtemps, qu'on
l'appelle d'un nom qui parle au cœur, la patrie de Vaud,
patria Vaudi. Mais cette affection même qu'on lui porte
est pour l'historien patriote une souffrance de plus. Com-
ment faire pour élever un monument à un peuple qui,
semble-t-il, le mérite si peu V
Il est touchant, il est presque tragique de voir Olivier
aux prises avec ce problème. La préface trahit des alter-
natives de courage et d'abattement : « J'aurais dû, dit-il,
au lieu de quelques années que ce travail m'aura coûté,
lui consacrer ma vie. Mais quand un travail de cette
espèce s'applique à un objet qui, aux yeux de bien des
gens, n'en paraîtra pas valoir la peine, il faut, pour le sou-
tenir, un enthousiasme de jeunesse, un courage enfantin
et un certain ombrage de printemps dont je ne sens plus
les feuilles que sous mes pieds. On trouvera peut-être qu'il
en est trop resté encore, surtout dans la première partie,
LXXIV JUSTE OLIVIER
OÙ, en ce cas, on me reprocherait ce qui seul faisait ma
force; il est vrai que tout ce qui ne vient pas en son lieu
mérite d'être retranché. Quoi qu'il en soit, c'est déjà trop
de veilles et de sacrifices pour un sujet que je ne saurais
pas complètement défendre de petitesse ni de puérilité. »
Ces excuses, ces demi-aveux deviennent d'une clarté
douloureuse quand on lit certaines lettres ou certains
fragments de journal. « J'ai passé six années de ma vie
à peindre des fourmis, » écrit Olivier à la date du 5 octo-
bre 1841. Et plus loin: « La Suisse romande! On devrait
dire plutôt la Suisse gourmande! » Et encore: « Nous
sommes tous si fins dans le canton de Vaud que nous
en sommes bêtes. » Ce sont là des boutades, dira-t-on.
Peut-être, mais il y en aurait bien d'autres à citer ; et il
est curieux de les voir abonder sous sa plume au moment
même où il a fini. Voici, d'ailleurs, qui n'est pas une bou-
tade. « Je ne puis ne pas voir, ne pas sentir, ne pas rou-
ler perpétuellement en moi-même que je mène une pauvre
vie.... Je le vois surtout bien à présent que je suis au
cœur de l'arbre. Je veux parler de mon Histoire du
cantofi de Vaud; elle est le nœuxi de tout ce que j'ai fait
et voulu faire. Elle m'aura du moins servi en ceci, de me
montrer combien est vide, et creux, et étroit, et ver-
moulu, et sans racines, ce tronc dont j'avais rêvé de faire
fleurir les rameaux. Combien nous sommes petits et le
serons toujours, je l'ai appris en voyant combien nous
l'avons toujours été. » Voilà des aveux complets ; mais il
a beau se dégoûter, il est vite regagné ; le charme opère
jusque dans les heures du plus amer désenchantement.
« Si je devenais quelque chose, je voudrais l'être pour
mon pays. J'ai beau savoir ses défauts par cœur, je ne
puis m'en défendre : ce que je voudrais faire, je le vou-
drais faire pour lui. S'il y a quelque chose de constant
en moi depuis vingt ans, c'est cela! »
NOTICE BIOGRAPHIQ.UE ET LITTERAIRE LXXV
D"oii vient-elle, cette séduction dont Olivier ne se peut
défendre? De la nature? En partie. Aussi lui a-t-il fait
une grande place dans son livre. « Notre patrie n'ayant
jamais eu ce qui s'appelle un rôle, parmi les nations, si
j'eusse voulu ne m'occuper que de son histoire propre-
ment dite, je me serais vu réduit ou à une maigre récolte
d'événements de quelque importance, ou à une abon-
dante moisson de petites choses à peu près sans valeur.
Je me suis donc adressé à tout ce qui est de nous et à
nous; j'ai appelé les monts, le lac, les rochers et la terre,
les fleurs des vallées, les oiseaux des bois et toutes les
créatures, à mettre leur son dans le bruit triste ou gai de
notre petite existence qui s'en va aussi bourdonnant au
soleil. »
Toutefois, le peuple lui-même, malgré sa pauvre his-
toire, a bien quelques côtés attachants. Forcé de s'ac-
commoder de tous les régimes, il a pris les quaUtés des
gens accommodants. La vie avec lui est facile. Il n'a pas
de morgue. Sa finesse se cache sous un air tranquille; il
est ou paraît bon enfant; quelquefois même il est bon. Et
puis, il a la résistance des souples : il se prête et ne se
donne pas. Sous tous les régimes, à travers tous les chan-
gements de fortune, il conserve ses goûts, ses instincts, et
une certaine allure qui n'est qu'à lui. On le mène où il
ne voudrait pas aller ; mais encore n'y va-t-il qu'à sa ma-
nière. C'est un caractère complexe, qui a plus d'origina-
lité qu'il ne paraît tout d'abord. Il faut, pour le connaître,
l'étudier de très près. Aussi Olivier consacre-t-il les deux
tiers d'un gros volume à mille détails de physionomie et
de mœurs ; il dit le langage du peuple vaudois, ses patois,
sa religion et ses supertitions: les servants, les fées, les
nains, les géants ; il dit ses traditions, ses légendes, ses
us et coutimies, ses arts, son industrie, ses fêtes, ses
chants, ses danses, ses coraules: en un mot, il n'oublie
LXXVI JUSTE OLIVIER
rien. « L'histoire, pense-t-il, n'atteint pas sa perfection en
se bornant à raconter ce qui arrive : elle doit donner la
description de tout l'être, le relevé de toute la vie,
l'exposé des faits permanents aussi bien que des faits
passagers. »
Ces deux parties, la Nature et le Peuple, forment le
premier volume, et il est facile de comprendre que nom-
bre de lecteurs aient eu des doutes lorsque, en 1838, un
an après sa publication, on voulut en faire un titre pour
la chaire d'histoire. L'histoire n'a pas coutume de pren-
dre ces allures. J'ignore si la suite, publiée quatre ans
plus tard, réussit à les rassurer. C'est bien de l'histoire,
mais toujours doublée de poésie. L'historien a évidem-
ment les yeux fixés sur l'avenir autant que sur le passé.
En voyant s'élaborer peu à peu le caractère vaudois,
Olivier songe à ce qu'il deviendra ou à ce qu'il pour-
rait devenir, par la pratique et l'éducation de la liberté.
C'est ce caractère futur, possible, virtuel, formé par une
série d'émancipations, ayant enfin pleine conscience de
lui-même, qui est le héros du drame et qu'on entrevoit
toujours derrière les ébauches manquées qui en passent
successivement sous les yeux. C'est lui qui sauve le
]:)oëte des dégoûts de la réalité. L'histoire qu'il nous
raconte a une sorte de complément prophétique, et l'on
n'en achève pas la lecture sans la voir se prolonger dans
l'avenir.
Je ne saurais entrer dans le détail de ce long ouvrage.
Bornons-nous à signaler l'application, on ne peut plus
frappante, qu'y fait Olivier de ses théories. L'âme est
partout dans cette histoire, et il le faut bien, « car, dit-il,
si elle n'est partout, on peut douter qu'elle soit nulle
part. » La géographie elle-même y devient humaine. Les
lieux préfigurent ceux qui doivent les habiter. Les Alpes
et le Jura n'ont jamais inspiré des pages plus belles,
NOTICE BIOGIl.\PHIQ.UE ET LITTERAIRE LXXVII
d'une analyse plus pénétrante, que celles où Olivier les
décrit et les oppose, et recherche l'effet que doit, à la
longue, produire la contemplation journalière de ces deux
types de nature. Et cet humble et pauvre Jorat, fait de
« mollasse vaudoise, sans élasticité ni ressort, » et qui
n'est « ni terre ni rocher. » Olivier n'en méconnaît point
la poésie cachée, ou plutôt couverte ; mais il sent mieux
encore, si possible, le rapport de ses formes incertaines
avec le caractère du peuple, et il peint celui-ci en dessi-
nant celles-là. « Notre plateau nous tient généralement
un langage de laisser-aller et de nonchalance. On dirait,
dans certaines de ses parties, qu'il l'ait voulu écrire à sa
surface. Dominé par les Alpes, muré par le Jura, il obéit
à deux maîtres: le Rhône et le Rhin. Ici, on le voit, il est
vrai, se prononcer hautement pour l'un ou pour l'autre,
descendre brusquement au lac ou s'incliner de l'autre
côté sans regarder en arrière. Mais ne cherchez pas ail-
leurs ce caractère précis et ferme ; dans ces lieux que les
aventuriers aux larges turbans, aux ronds cimeterres, ont
marqués des traces de leurs courses vagabondes, un ruis-
seau* vous offrira l'image de l'insouciance, en laissant
couler ses eaux, comme sans volonté propre, à la fois
vers la Méditerranée et vers l'océan. »
L'effet que produit une page pareille est un effet de
surprise. On n'attendait que de la description, on croyait
qu'il n'allait être question que de certaines formes géo-
graphiques, et voici tout à coup qu'on se sent pris et
touché; on a devant les yeux son portrait.
Personne n'a poussé plus loin qu'OHvier ce talent d'in-
terprétation et de personnification de la nature. Peut-être
en abuse-t-il. On éprouve parfois une sorte de fatigue. A
* Le Nozon.
LXXVIII JUSTE OLIVIER
force de se dresser devant nous, les objets prennent un
air de spectres, de fantômes, et Ton finit par soupirer
après un paysage qui ne soit qu'un paysage et ne vous
poursuive pas de ses regards. Le programme est exécuté
trop à la lettre, et il y a exubérance de création. Rare
défaut, dont peu de poètes sont capables.
Je ne me sens guère compétent pour marquer la place
d'Olivier dans la littérature historique vaudoise; mais il
est clair qu'on lui doit beaucoup. Avant lui, il n'y avait
pas d'histoire du canton de Vaud ; il n'y avait que des
collections de matériaux, bruts ou travaillés, tels qu'on
en trouve dans Ruchat et dans Bridel. Après lui, on voit
les ouvrages se multiplier, plus ou moins méritoires,
quelques-uns excellents, ayant tous une visée spéciale :
ce sont des précis à l'usage des écoles, des traités plus
étendus, des tableaux, des descriptions géographiques
ou pittoresques. En même temps, grâce à l'activité crois-
sante de la Société d'histoire de la Suisse romande,
abondent les mémoires érudits sur toutes les questions
difficiles. La division du travail s'est introduite dans le
champ qu'Olivier défrichait. Les genres se distinguent,
se prononcent. Un tel veut être historien d'une façon, un
tel d'une autre. Lui, il l'est de toutes les façons à la fois,
et, de plus, il est poëte. Il occupe dans la série une place
analogue à celle de ces épopées primitives, dont il nous
parlait lui-même, qui préexistent à la division des genres. Il
est encore dans la période où l'on veut, où l'on peut tout
dire, tout embrasser, et c'est bien son ambition. Œuvre
de poésie et de savoir, d'exacte recherche et d'intuition
puissante, le Canton de Vaud est surtout une œuvre
d'amour. « Je me sens le droit de dire avec vérité, dé-
clare-t-il dans une note destinée à préparer le lecteur à la
franchise de quelques observations, que, quoi qu'il arrive,
quoi que je pense, je ne cesse pas un instant d'aimer ma
NOTICE BIOGRAPHiaUE ET LITTERAIRE LXXIX
patrie, que le plus petit coin de sa petite terre m'est cher
et sacré. Je la trouve, en chaque endroit, douce et belle.
Si je ne détourne pas mes regards de ce qui manque à sa
destinée, s'il m"a semblé que c'était un devoir d'y en
attirer d'autres que les miens, car je ne suis pas de ceux
qui ont la fureur dangereuse de blanchir bon gré mal gré
l'histoire nationale ; si, au contraire, j'ai ce ferme avis
qu'il vaut mieux savoir où branle l'édifice, que de se
faire illusion sur la foi d'un vernis menteur ; je n'en aime
pas moins cette patrie tout entière, on voudra bien le
croire : hélas ! je l'aime trop, sans doute, elle et ses dé-
fauts ; et nul ne sait plus que moi tout ce qu'il y a dans
cet examen de cruel et de douloureux. » Celui qui parle
ainsi n'a rien à redouter de sa franchise. Il sera sévère
sans paraître dur, car on sait que s'il châtie, c'est qu'il
aime, et que malgré tout, il espère beaucoup de ce peu-
ple dont il parle parfois comme s'il en désespérait.
Le Canton de Vaiid est le principal des ouvrages d'his-
toire nationale que nous devions à Olivier ; mais il n'est
pas le seul. A peine en avait-il achevé la publication,
qu'il commençait celle d'un volume intitulé Etudes d'his-
toire nationale, comprenant trois morceaux distincts :
Le Major Davel, Voltaire à Lausanne, et V Histoire de
la révolution helvétique dans le canton de Vaud ou du
Léman. Le rapport de ces trois opuscules avec le grand
ouvrage central est facile à saisir : ce sont trois moments
qui se détachent sur le fond terne de nos annales, et
qu'Olivier veut faire ressortir en pleine lumière. On en
voit tout de suite l'intérêt. Le second nous montre la
société lausannoise dans un de ses jours les plus brillants ;
le troisième nous apprend à connaître quelques-uns des
hommes les plus éminents qu'ait produits le canton de
Vaud, ceux qui ont présidé à l'œuvre de son émancipa-
tion: les Monod, les Muret, les Pidou, et surtout Laharpe,
LXXX JUSTE OLIVIER
pour lequel, malgré ses fautes, Olivier ne cesse de profes-
ser une estime mêlée de reconnaissance et de sincère ad-
miration. Le premier, enfin, nous met en présence du
héros vaudois, de l'homme dans lequel il est permis de
voir la plus haute personnification du caractère national.
De ces trois études, celle-ci, sans nul doute, tenait de plus
près au cœur d'Olivier. Il y avait longtemps que cette
figure de Davel l'intéressait, le captivait, et qu'il se pro-
mettait d'en faire le portrait à loisir. Elle l'attirait d'au-
tant plus qu'il se sentait avec lui comme une sorte de
parenté. Sans être précisément superstitieux, il avait cette
sensibilité, cette irritabilité d'imagination qui fait voir
des fantômes à ceux mêmes qui n'y croient pas, et qui
leur explique les visions d'autrui. Il s'en fallait de bien
peu qu'il ne crût aux présages. Nous l'avons vu noter cet
enterrement qu'il croise à Neuchâtel, en arrivant. La
rencontre inopinée du nombre 13 le faisait tressaillir. Il
ressemblait aussi à Davel par de ])lus grands côtés. Il
était comme lui porté aux choses intérieures, de nature
un peu mystique, mettant de la religion dans le patrio-
tisme et du patriotisme dans la religion ; incapable d'in-
trigues et de cabales, vivant à l'écart, mais observant,
souffrant au fond de son cœur de tous les malheurs, de
toutes les misères, de toutes les fautes du peuple. Si quel-
qu'un, dans nos générations, a jamais mérité l'honneur
de poser ])our Davel, de lui prêter quelques traits de soi-
même, c'est Olivier, et l'on peut tenir pour une juste for-
tune qu'il se soit trouvé à Paris le jour où Gleyre eut
besoin d'un modèle pour représenter le major de CuUy,
et qu'il ait été choisi pour cet office d'honneur.
Il y a, dans le peu qu'on sait de Davel, trop de par-
ticularités extraordinaires pour qu'un écrivain puisse
espérer de répondre à toutes les objections et de dissiper
toutes les obscurités. L'étude d'Olivier n'a point eu cette
NOTICE BIOGRAPHiaUE ET LITTERAIRE LXXXI
fortune impossible. Le scepticisme critique a maintenu
ses doutes, et les chercheurs d'explications physiologi-
ques, mystiques, romanesques, ont encore le champ libre
et peuvent continuer à chercher. Néanmoins, Olivier n'a
rien écrit — en prose — de plus fin, de plus complet,
de plus heureux. Rien n"y manque de ce que peut donner
Fattention, la sagacité, l'étude patiente, amoureuse de
son sujet, la souplesse d'un art délicat, les rapides et
profondes intuitions d'une inteUigence de poëte et la se-
crète sympathie des âmes. Et même ce qu'on appelle le
romantisme d'Olivier, se trouve ici en son lieu, et n'est
qu'un charme, une convenance de plus. Quand Olivier
parle de nos paysans, quand il nous transporte en plein
Gros de Vaiid, on trouve parfois quelque disparate entre
sa manière trop ingénieuse et la gaucherie, la pesanteur
d'esprit, souvent trop réelles, des sujets qu'il s'exerce à
peindre. Mais lorsqu'il s'agit de Davel, l'harmonie est
aussitôt rétablie, et l'est d'autant mieux que dans les dé-
tours de cet art ingénieux, on démêle l'effort d'une âme
sincère, inquiète de ne pas saisir toute la vérité.
Quel accueil fit à cet ensemble de travaux le public
vaudois ? Un accueil vaudois. On ne sut pas d'abord ce
qu'on devait en penser. La manière était nouvelle, le
sujet bien vieux. Ecrire deux volumes sur le canton de
Vaud! On fait des chansons sur le canton de Vaud : par-
fois même on détourne à sa louange les chansons faites
pour d'autres. On djt :
Canton de Vaud,
Si beau ! !
Mais deux volumes ! Où en serions-nous si chacun se
mêlait d'écrire deux volumes sur son père ou sur sa
mère ? Pauvre Olivier, vous radotiez assurément.
Quel fruit de ce labeur pouviez-vous recueillir ?
J. OLIVIER. I. F
LXXXII JUSTE OLIVIER
Il en recueillit, en effet, un fruit assez mince. Le profit
fut nul, le succès douteux. Aujourd'hui qu'Olivier est
mort, le moment du succès est peut-être venu. J'ai vu
des jeunes gens tout surpris de ce qu'ils avaient trouvé
dans ces vieux volumes passés de mode. Ils en sortaient
émerveillés, comme on revient d'un voyage de décou-
vertes, et l'accent de l'étonnement se mêlait dans leurs
récits à celui de l'admiration. Cela est de bon augure.
Espérons qu'on s'étonnera toujours plus. Quoi qu'il ar-
rive, Olivier peut être assuré d'avoir pour lui les suffrages
qui ^comptent. Et il faut dire qu'il les a toujours eus. A
peine le Canton de Vaiid avait-il paru, que Félix Cha-
vannes, poète lui aussi, voyant la froideur du public,
entendant les chuchotements de cette critique en dessous,
se donnait le plaisir de lui adresser une épître en vers,
comme Boileau à Racine, pour le consoler et le venger :
Ami, j'ai lu ton livre, et mon cœur satisfait
Pour le Vaudois jouit de ce nouveau bienfait...
Il vivra, sois-en sûr.
Il vivra parce qu'il est vrai ; il vivra en dépit des en-
vieux et des esprits dénigrants, chez nous si nombreux.
Nous jugeons, mais toujours dans une humeur narquoise.
Au mérite, au talent, nous aimons chercher noise ;
Et la main qui devrait applaudir mille fois
Sait bien mieux, pour siffler, se faire un porte-voix.
L'injustice n'aura qu'un temps :
Courage donc, ami 1 Que ta muse qui veille
Aux vains discours des sots te ferme bien l'oreille I
Et que des bons esprits le cortège nombreux
Accompagne ta lyre et te contemple heureux.
Peu de témoignages ont dû faire à l'auteur un plus
vif plaisir. Cependant j'en trouve de bien précieux en-
NOTICE BIOGRAPHiaUE ET LITTERAIRE LXXXIII
core, et aussi bien curieux. Voici, par exemple, une
lettre du doyen Bridel, du 15 juillet 1838, que je ne ré-
siste pas au plaisir de citer tout entière, à cause de son
intérêt historique. ;Et puis, c'est si bien lui ! Que de
grâce dans ces conseils d'un vieillard, et comme il porte
légèrement son bagage d'érudit ! Que de loyauté, de
bonhomie, et quelle agréable pointe de malice quand il
indique d'un mot une erreur ou un oubli ! Il venait
d'achever la lecture du tome premier du Canton de Vaiid.
« Monsieur le professeur,
» Il 3' a déjà plusieurs jours que j'aurais dû vous remercier de
votre aimable cadeau ; mais je voulais vous avoir lu auparavant.
Maintenant je dois vous féliciter de la suilc comme je l'ai fait du
commencement. J'admire avec quelle sagacité et quelle patience
vous avez mis à contribution toutes nos sources historiques, tant
imprimées que manuscrites, et avec quel art vous les avez coor-
données pour servir à votre plan. Sans doute, votre champ était
circonscrit et géographiquement et historiquement ! mais on vous
appliquera en toute vérité ce mot : /// Icmii lahore non tennis gloria.
Si j'avais eu le plaisir de vous voir et de vous entretenir, j'aurais
pu vous fournir plusieurs anecdotes sur le dernier comte de
Gruyères, dont j'ai liabité dix ans l'ancien domaine, et dont quel-
ques-unes n'auraient pu servir à son apothéose littéraire, car il
s'est ruiné autant par ses débauches effrénées que par son en-
treprise militaire, lorsqu'il fournit à la France trois mille hommes,
dont à peine deux cents étaient gruyériens, dont on peut voir la
couardise dans les mémoires de du Bellay, témoin de la bataille
de Cérisolles, où les Gruets se couvrirent de honte.
» J'aurais pu aussi vous parler au long du major Davel, dont
j'ai eu tous les papiers en main. Un de ses petits neveux, lieu-
tenant d'artillerie, ayant logé chez moi à Chàteau-d'Œx en 1802,
me dit avoir deux ou trois cahiers de son oncle ; je le priai de
me les communiquer : à son retour à Cully, il me les fit passer.
Peut-être sont-ils encore dans la famille. Et il serait bon, mon-
sieur, que vous les vissiez avant de commencer son liistoire, —
LXXXIV JUSTE OLIVIER
c'est une source que vous ne devez pas négliger. — Ce neveu en
parlait avec respect : mais il ne l'excusait pas sur ce point-ci :
c'est qu'ayant prêté deux fois le serment de fidélité à ce qui était
alors son souverain, il ne devait pas agir comme il avait fait, car
ce M. Davel tenait à la sainteté des serments et ne s'en moquait
pas selon le système moderne.
» Vous dites un mot de Dutoil-Mcmbriui^ notre Fènelon. Pen-
dant trois ans, j'ai été intimement lié avec lui, et sans admettre
tout son mysticisme, j'ai vu en lui un théologien qui, aux pre-
miers siècles de l'église, aurait pris place parmi ceux que nous
appelons les Pères. J'en ai conservé plusieurs anecdotes aussi
singulières que peu connues. — Vous voyez, monsieur, que je
date de loin. En effet, à 8i ans on n'est pas de ce siècle.
» Je me flatte quand vous irez à Aigle que vous vous arrêterez
chez un de vos admirateurs, et qu'il pourra, monsieur, vous in-
diquer quelques documents utiles à vos travaux, et vous rap-
peler que le cardinal du Perron était né à Orbe, dont son père
était bourgeois, et qu'il y a été élevé jusqu'à l'âge de i6 ans.
i> Recevez, mon cher professeur, avec tous mes remerciements,
l'expression de ma considération et de mon dévouement.
» Bridel, pasteur.
« Montreux, 15 juillet.
» N.B. Je trouve dans mon Glossaire du patois roman, arcossei,
s. m. nerprun : Rbaninus catharlicus. Je tiens de feu M. le doyen
Decoppet que cette locaHté était jadis couverte de nerpruns et
qu'elle en a gardé le nom. »
Citons aussi queU^ues fragments d'une lettre écrite par
un vieillard plus âgé encore, le landammann Muret, qui
allait entrer dans sa (|uatre-vingt-quatrième année. Olivier
lui avait en\oyé ses Etudes d'histoire nationale.
t J'ai reçu avec reconnaissance l'ouvrage que vous avez bien
voulu m'envoyer. Ce cadeau m'est précieux et par le livre lui-
même et par la personne qui me l'envoie. J'ai lu votre précédent
ouvrage qui m'a profondément ému. Comme il est z'aHiow, l'au-
NOTICE BIOGRAPHiaUE ET LITTERAIRE LXXXV
teur de ce livre ; comme il a bien su le voir, le sentir, le décrire,
ce pays de Vaud, auquel nul autre ne ressemble! Comme il a
bien su saisir les traits, la physionomie, le caractère des habi-
tants de ce beau pays ! Ce premier ouvrage m'assure le plaisir
que j'aurai à lire celui que je viens de recevoir; mais, hélas! ma
mauvaise vue et l'état de ma vieille tête^ retarderont beaucoup
cette jouissance. Je l'ai commencée, cette lecture. L'histoire de
Davel m'intéresse vivement. J'aime le rapprochement que vous
faites entre Davel et Jeanne d'Arc. Que j'aimerais à lire l'histoire
de Jeanne traitée de la même manière que vous avez écrite celle
de Davel ! . . . .
" Je n'ai pas pu encore commencer la lecture de la Réivhition
helvétique, mais, excité par une curiosité intéressée, je l'ai feuil-
letée. J'y ai vu dans plusieurs articles mon nom cité d'une ma-
nière trop favorable ; je le dois à votre bienveillance. Dans ma
carrière politique, je n'ai jamais aspiré à la célébrité, ni à rien
qui en approche. L'amour de mon pays fut mon seul mobile, et
le sentiment d'avoir pu lui être de quelque utilité, la seule ré-
compense que j'en attendais ; mais ce n'est pas sans plaisir que
j'ai vu dans votre ouvrage mon nom associé d'une manière ho-
norable au souvenir des grands événements de la patrie. »
Après les vieillards les jeunes gens. Olivier avait dédié
son Caîiton de Vaud à « Messieurs les étudiants de Ta-
cadémie de Lausanne". » « Ce livre, leur avait-il dit, est à
vous comme à sa meilleure espérance. » Ils lui répondi-
rent par l'organe de leur Sénat, et d'une manière qui le
toucha sûrement, malgré l'inexpérience visible du lan-
gage et du style. Ils le remerciaient surtout de les avoir
révélés à eux-mêmes, et se promettaient de trouver dans
^ Il avait eu une attaque et souffrait de vertiges continuels.
^ On a souvent parlé de cet ouvrage comme s'il avait fait
l'objet d'un cours à l'académie. Ce n'est pas exact. Le germe
seulement en a été déposé dans quelques leçons à l'ouverture du
cours de 1834. Voir préface, pag. ix.
LXXXVI JUSTE OLIVIER
une plus claire conscience de leur propre nature le prin-
cipe d'une activité plus féconde.
K L'amour du pays que ce livre respire, ajoutent-ils, réchauffe,
le cœur, relève le courage. C'est pour ce grand amour que doi-
vent avant tout vous remercier ceux qu'un sentiment pareil at-
tache au canton de Vaud. Votre ouvrage, d'ailleurs, est bien
à nous.... Aussi l'idée de nous l'adresser nous a-t-elle bien moins
surpris que touchés. Nous y voyons une assurance publique de
cet attachemeut que vous nous portez, et dont les étudiants vau-
dois ont déjà reçu tant de marques précieuses. Vous savez com-
bien il augmente encore à nos yeux la valeur de votre présent
et comment nous voudrions pouvoir y répondre. Vous ne doutez
point de notre reconnaissance ; mais si vive qu'elle soit, qu'ajou-
terait-elle à l'affection et au respect de vos élèves....
» Louis Bridel, consul. »
De l'étranger les témoignages sont nuls ou rares. Les
poésies d'Olivier ne furent pas sans y attirer l'attention
de quelques bons juges ; mais qui donc à Paris aurait pu
lire le Canton de Vaud? Sainte-Beuve en parla cepen-
dant en plus d'une rencontre, en société ; il parla surtout
de l'étude sur Davel, sujet intéressant pour un amateur si
délicat de fine psychologie. Chateaubriand, qui l'entendit,
parut s'y intéresser, et demanda à voir l'ouvrage. On le
lui fit parvenir, et il remercia aussitôt par un billet que
ses douleurs de goutte le forcèrent de dicter à son secré-
taire, et dans lequel je remarque cette phrase significative :
« Au moins il résultera de vos travaux qu'il a existé de
nos temps un homme de reUgion, de conviction et de
courage: vous aurez empêché la prescription contre la
vertu. » Si Ton veut se faire une juste idée de la portée
qu'a dans la bouche de ce grand sceptique cet hommage
au héros de notre indépendance, il faut se rajjpeler ce
qu'il écj-ivait à Vinet, peu d'années auparavant : « J'ai
NOTICE BIOGRAPHiaUE ET LITTERAIRE LXXXVII
perdu toute foi sur la terre. Je ne crois plus à rien en
politique, en littérature, en renommée, en affections hu-
maines; tout cela me semble les plus vaines, comme les
plus déplorables des chimères. »
VIII
« Je te recommande à Lausanne M. et M^^^ Olivier,
ménage de poètes très distingués, très bons, et qui ont
fait à eux deux des vers souvent admirables. » Ainsi
écrivait Georges Sand à un ami qui devait passer quel-
ques jours sur les bords du lac Léman. A Lausanne aussi,
on avait l'œil sur ce ménage de poètes, objet de curio-
sité pour tous, et de sympathie pour plusieurs. Jamais
dans les bosquets du pays de Vaud, on n'avait vu nid de
rossignol plus retentissant de chansons. Les deux poètes,
en vrais rossignols, en laissèrent quelques-unes mourir
dans les airs ; néanmoins, celles dont ils notèrent les pa-
roles furent bientôt assez nombreuses pour former le
recueil des Deux Voix, dont le titre indique déjà la
poétique origine.
II faut pour un duo de cette nature ou bien deux voix
si parfaitement semblables qu'on ne les distingue pas
l'une de l'autre, ou bien deux voix franchement différen-
tes, mais non dissonnantes, qui se fassent valoir et se ma-
rient en s'opposant. C'est le second cas qui se présente
ici, et la différence est assez frappante pour qu'on puisse,
sans se tromper, faire le départ de ce qui revient à cha-
cune. La voix féminine paraît au premier abord la plus
virile. A elle le haut lyrisme, l'alexandrin puissant, l'allé-
luia qui retentit. L'autre, la voix masculine, aime à chan-
LXXXVIII JUSTE OLIVIER
ter dans Tonibre, à l'oreille. A elle la romance et la
chanson ; à elle la timide élégie et les accents rustiques.
L'harmonie cependant ne cesse pas de présider à leur
concert. Elles ne semblent s'éloigner l'une de l'autre,
celle-ci pour aborder des tons de plus en plus graves,
celle-là pour perler ses gracieuses notes flûtées, qu'afin
de se procurer ensuite le plaisir de se rapprocher ; elles
se cherchent en ayant l'air de se fuir, et l'on sent chez
l'une et chez l'autre, quels que soient le mode et le
rhythme, le sujet et l'occasion, certain motif qui demande
toujours à revenir. Les talents varient, les âmes vibrent
à l'unisson.
On pourrait faire, à ce propos, de jolis rapprochements.
Voyez, par exemple, les deux morceaux intitulés le Mu-
veran et Promenade, le premier de M^^^ Olivier, le se-
cond de son mari. Pendant qu'il escalade, lui, les pics
des Alpes, elle ne cesse de suivre des yeux le sentier
qu'il doit gravir, et quand c'est elle qui bocage en sa
promenade, cueillant fraises ou fleurettes, il ne la quitte
pas du regard. Puis, lorsqu'elle le suppose parvenu au
sommet du Muveran, qu'elle le voit contemplant de là-
haut la grande houle des montagnes,
Comme un océan des vieux âges
Paralysé dans sa fureur,
elle ne forme pour lui qu'un vœu, savoir que son plaisir
ne soit pas des yeux seulement :
Oh ! que l'âme se joigne à la vue éblouie,
Et de ces grands tableaux soit aussi réjouie,
Car la beauté parle de Dieu !
Et lui, de même, quand elle a tout bocage et que la pro-
menade est finie, c'est vers Dieu qu'il adresse ses pen-
sées, pensées de reconnaissance et d'amour.
NOTICE BIOGRAPHIQ.l.'E ET LITTERAIRE LXXXIX
Ces heures sans mélange et ces fraîches couronnes,
Cette féUcité, c'est Toi qui nous les donnes ;
Moi, je viens, à mon tour,
T'en faire un doux récit, ô Seigneur qui nous aime !
Comme à son père un fils raconte le soir même
Tous ses plaisirs du jour.
Le succès, j'entends le succès de popularité, ne se
partagea pas d'une manière égale entre les deux voix.
Oh aurait pu le prédire. Rien de plus avenant, rien de
plus accessible que certaines chansons d'Olivier, entre
autres celle du jeune homme qui passe et repasse par là:
Là-bas, au détour de la rue.
Où si nombreux sont les passants,
A sa fenêtre est apparue,
J'en ai l'àme encore tout émue.
Jeune fille simple, ingénue.
Jeune fillette de quinze ans.
Douce et rosée est sa figure ;
Noirs, ses grands yeux ; noire, sa chevelure.
Voilà ! voilà !
Pourquoi je passe et repasse par là.
M™^ Olivier n'a pas de ces notes familières. Elle chante
le sapin qui se marie à la foudre, le grand aigle qui plane
sur l'abîme, le Dieu qui a fait l'aigle et le sapin, et qui a
fait l'homme aussi ; elle chante les puissances humaines
et surhumaines, amies ou ennemies de la divinité :
L'enfer, tout mugissant de rages éternelles,
Qui sous la main de Dieu se plie en blasphémant.
L'homme, tombé d'Eden, orgueilleuse poussière.
Gardant, comme un rayon de céleste lumière.
L'intelligence avide, et le remords vengeur
Qui creuse, à chaque pas, son front de voyageur.
XC JUSTE OLIVIER
Il n'y a rien dans les chants de M'"^ Olivier qui s'a-
dresse à la foule ; aussi la foule demeura-t-elle dans son
indifférence, ou, si elle en secoua la torpeur, ce ne fut
que pour s'étonner de cette femme qui se permettait
d'être poëte, et qui ne songeait pas même à se le faire
pardonner par la modestie de petits vers anodins. La
malignité s'en mêla, et quelque mauvais plaisant, jouant
sur les noms, s'avisa de proclamer qu'une des deux voix
n'était pas juste. Dès lors, pour le gros du public, ce fut
chose jugée. Comment un calembour réussi pourrait-il
n'être pas juste lui-même? Le fait est que si l'on veut
s'accorder le plaisir de chercher dans les pièces qu'on
peut légitimement attribuer à M"»^ Olivier, des vers qui
ne soient pas irréprochables, on en trouvera. Et où n'en
trouve-t-on pas? Qui donc a la voix toujours juste? Mais
ni les sottes critiques, ni les méchants calembours n'em-
pêchèrent les bons juges de reconnaître et de saluer en
elle un vrai poëte, poëte d'inspiration, capable de trou-
ver des vers que nul autre n'eût trouvés. Ces vers qui
appartiennent en propre à M^^e Olivier se distinguent
par leur mouvement, comme si quelque chose du natu-
rel d'Alfred de Musset s'ajoutait à la religieuse gravité
de Lamartine :
duc ne puis-jc, ô mon Dieu ! d'un cœur simple et pieux,
Accepter les ennuis que ton amour, m'envoie,
Me consoler en toi, me redire avec joie
Que nos maux d'ici-bas font nos biens dans les cieux.
Voilà le ton, qui i)eut s'élever et gagner en puissance ly-
rique, comme dans le morceau du Sapin.
L'arbre a grandi, fier et sublime.
Sur son piédestal glorieux,
N'aimant que l'aigle de l'abîme, <
Le soleil, la neige et les cieux.
NOTICE BIOGRAPHIQ.UE ET LITTERAIRE XCI
Il buvait la tiède rosée.
Les parfums qu'à l'herbe embrasée
Enlève un souffle humide et frais ;
Et d'air pur baignant ses feuillages,
Il s'enveloppait de nuages
Afin de s'endormir en paix.
Ce ne fut pas à Lausanne seulement qu'on se douta
de la beauté de ces vers, on la sentit fort bien à Paris :
« Chez Marmier l'autre jour, nous avons eu le petit punch,
écrit Sainte-Beuve... Nous avons dit des vers, petits, courts, vifs,
comme le punch qu'à petits coups nous buvions. Brizeux en a
dit de jolis, pareils à des fleurettes franches et sauvages qu'une
chèvre d'Arcadie irait mordre aux fentes des rochers. En qualité
de grec par le goût, il est, à un certain moment, entré dans une
violente colère contre le nord et contre les sapins. Un Russe qui
était là, M. de Tourgueneff', a répondu ; nous avons plaidé pour
le nord, et tout d'un coup Marmier allant à un rayon de sa bi-
bliothèque V prit le livre des Deux Voix: alors j'ai lu le Sapin à
Brizeux, qui s'est déclaré désarmé. »
J'insiste sur la part de M""^ Olivier dans ce premier
recueil. Elle est considérable, et pour la qualité aussi
bien que pour la quantité. Plus tard, les occupations, les
soucis, la prose envahissante de la vie, les épreuves et
les deuils l'éloigneront de la poésie ; sa présence dans
les volumes de vers de son mari ne se trahira plus que
par ses initiales au bas de rares morceaux. Néanmoins,
sa place est marquée dans l'histoire de notre littérature
nationale, non-seulement par la réputation de son mo-
deste salon de la rue Martheray, — un intérieur plus en-
core qu'un salon, — non-seulement par ses relations au
dehors et l'amitié de personnages illustres, mais aussi
par quelques-uns des meilleurs vers qui aient été écrits
XCII JUSTE OLIVIER
dans notre pays, par quelques-uns de ceux où il y a le
plus d'âme et de souffle.
Quant à Juste Olivier, on trouve dans le recueil des
Deux Voix plusieurs de ses anciens essais. Le choix au-
rait pu en être plus sévère. Il y a quelques morceaux
faibles, par exemple dans la série des Chansons à mon
père, qui s'étend de 1828 à 1834. Mais on comprend ici
l'indulgence du poëte pour son œuvre. C'était rhal)itude,
chez les Olivier, de célébrer en famille la fête du père ;
enfants et petits-enfants y assistaient, et Juste ne man-
quait jamais d'apporter une chanson en l'honneur de celui
qui fut, dit-il, « sa première poésie. » Tableau digne des
temps antiques, cjue celui de ce laboureur qui, le soir,
voit les siens réunis autour de la table commune et lui
chantant leurs vœux dans des vers toujours touchants,
quelquefois admirables. D'autres pièces n'ont pas la même
excuse. Le recueil des Deux Voix n'en fait pas moins date
dans la carrière d'Olivier, parce qu'il renferme les premiers
morceaux dans lesquels il ait enfin donné la mesure de
son talent. Il faut citer en première ligne le Messager,
qui n'est qu'un épisode du poëme des Campagnes, mais
qui s'en détache avec tant de relief qu'il efiface et rejette
dans l'ombre tout le reste. Ce reste touche cependant à
une idée chère à Olivier, à une de celles qui l'attireront
le plus dans la suite, celle de la pauvre paysanne, con-
damnée aux durs travaux des champs, mais à qui la force
manque, triste, mélancoliciue, toujours pâle, que ronge
un mal sans nom, et qui s'éteint comme une lamjje sans
huile. En y revenant plus tard, il donnera à ce type tout
son caractère; il l'achèvera en l'idéalisant: mais quant
au messager, c'est une de ces bonnes figures que le
crayon doit saisir du premier coup, dans toute leur réalité,
et où il n'y a rien à idéaliser. Aussi la ressemblance a-
t-elle été enlevée d'un trait. Nous l'avons tous vu passer.
NOTICE BIOGRAPHIQ.UE ET LITTERAIRE XCIII
dans nos campagnes vaudoises, cet honnête messager,
indifférent sous sa nouvelle de mort. Et quel type heu-
reux que celui de cette mère, regardant à la dérobée ses
filles pour chercher sur leur front des gages de santé !
Nous savons où Olivier en a trouvé le modèle. Et quel
sérieux, quelle gravité dans l'impression finale, sans que
rien sorte du. ton simple que réclame le sujet ! Mais j'ai
tort de m'arrêter sur une œuvre si connue. Pour nous,
elle est classique. La nommer c'est la louer.
D'autres morceaux, d"un tour plus lyrique, tels que
Pressentiment et le Chant de paix, sont aussi parmi les
meilleurs que nous ayons d'Olivier. Mais la perle, en ce
genre, est le chant connu de tous les Vaudois, de tous
les Suisses français :
Il est, amis ! une terre sacrée,
Où tous ses fils veulent au moins mourù.
Ceci, c'est le triomphe de la simplicité et de l'accent pa-
triotique. Quand on a fait à son pays un legs pareil, on
ne peut plus être tout à fait oubHé. Dès ce moment,
Olivier a mérité et décidément conquis son titre de poëte
populaire et national.
Le succès fut donc plus grand, dans le canton de
Vaud, pour Olivier que pour sa femme ; mais pour lui,
non plus, il ne fut pas sans réserves. On continuait à
l'opposer à Porchat, et Porchat continuait à avoir ses
partisans : ce qui rappelait à Sainte-Beuve certaines in-
justices dont il souffrait de son côté.
« Voyez-vous, écrivait-il, la gloire n'est pas de ce monde. Le
succès est au sot comme au fin, il est à tout le monde et c'est
pour cela qu'il est fait. On me dit qu'il y a dans la Gazelle
d'Augshourg un article où je suis comparé à Planche et à Janin :
XCIV JUSTE OLIVIER
quoi que je fasse en critique, c'est le comble de la gloire où
j'atteindrai. Vos Deux Voix et les fables de M. Porchat seront
appareillées tout de même, et cela par les mains les plus habiles
et les plus délicates; après quoi il n'y a qu'à se tourner vers Dieu,
la seule gloire, ou vers l'ironie, la seule vérité après Dieu. »
Voilà qui est fier, piquant et i)rofond. Et cependant,
l'injustice dont on accuse ici le succès se comprend, et
n'est peut-être pas aussi absolument injuste qu'il le sem-
ble au grand critique. On n'en avait pas encore fini, en
1835, avec la lutte des romantiques et des classicpies.'et
c'était cette lutte qui se retrouvait dans l'opposition éta-
blie entre les deux poètes vaudois. Les romantiques
avaient certainement plus raison que les classiques; mais
ceux-ci, battus en gros, se rattrapaient dans le détail.
Nul doute qu'il n'y ait plus de puissance créatrice,
d'imagination, de poésie, dans les Deux Voix que dans
les Fables de Valamont. Mais il est plusieurs de ces fa-
bles qui tiennent tout ce qu'elles promettent, tandis que
cela n'arrive qu'à un petit nombre des morceaux d'Oli-
vier. S'il y a plus d'inspiration dans le travail de celui-ci,
il y a plus de soin dans le travail de celui-là. Porchat
achève i)lus exactement ses bagatelles ; il les pousse plus
près de la perfection dont elles sont susceptibles, et il ne
faut point en appeler à Dieu si de fort bons esprits, que
choquent les fautes et les dissonnances, préfèrent la cor-
rection dans une œuvre modeste à l'ambition dans une
œuvre incorrecte, car Dieu, cet ouvrier de ])erfection.
pourrait bien leur donner gain de cause, et quant à l'iro-
nie, il y a refuge en elle ])Our les uns comme pour les
autres. On aura beau se trémousser, le bon sens restera
le bon sens, c'est-à-dire une chose plus nécessaire que le
génie, et il en sera de même du bon goût, lequel n'est
qu'ime des formes du bon sens. C'est lui qui réclame la
NOTICE BIOGRAPHiaUE ET LITTERAIRE XCV
perfection, lui qui nous dit que rien de ce qui est parfait
n'est petit, et que les romantiques, malgré toute leur
imagination, n'auront entièrement raison des classiques
que lorsqu'ils auront appris â faire aussi bien tout en fai-
sant autrement. Et voilà dans quel sens on pouvait op-
poser Porchat à Olivier : à quoi les partisans d'Olivier
auraient pu répondre qu'il y avait déjà dans les Deiix
Voix plus d'une strophe, peut-être même plus d'un mor-
ceau où cette perfection relative semblait atteinte, et il
faut convenir qu'il n'y aurait eu qu'à s'incliner s'ils
avaient cité comme exemple le Messager. Avec le Ales-
sager, Olivier prend son rang supérieur. En poésie, notre
pays n'avait encore rien produit de pareil.
Aussitôt après avoir publié les Deux Voix, Olivier se
mit à son Canton de Vaud, qui l'absorba. Toutefois, il
ne déserta pas entièrement la poésie ; c'eût été se déser-
ter lui-même. Des chansons, des sonnets se glissent dans
les intervalles de moindre labeur ; mille projets hantent
encore son imagination, il les caresse aux heures de rê-
verie; parfois même il arrive que la muse espiègle se
sentant négligée, se venge en se glissant au pied même
de sa chaire :
« Cessez de hanter ma demeure,
Lui dis-je, on m'attend à mon cours;
Laissez-moi passer, voici l'heure.
Passer, mes anciennes amours. »
Elle ôte son chapeau de bergère et part en riant ;
Mais en chaire, ah ! pièges indignes !
Je la vois, aux bancs les plus sourds,
Qui s'assied et me fait des signes ;
Des signes d'anciennes amours.
XCVI JUSTE OLIVIER
La sollicitude d'Olivier ne s'étend pas seulement aux
vers qu'il écrit ou qu'il voudrait pouvoir écrire, mais à
tous ceux qui s'écrivent autour de lui. Olivier est un
centre. Il a trouvé à Lausanne, en y rentrant, d'anciens
camarades, qui ont aussi leur veine de poétique talent,
et que l'affinité des natures rapproche de lui, entre au-
tres Félix Chavannes, celui qui devait lui adresser cette
épître d'encouragement à propos du Canton de Vaud,
bien connu lui-même par de gracieuses et naïves roman-
ces, dont plusieurs aussi, par exemple celle de Berthe,
la bonne reine, sont devenues populaires. Il fut des pre-
miers à aller jaser poésie au coin du feu de son ami,
ressuscitant une vieille coutume du temps où ils étudiaient
ensemble :
Le feu luit, la porte est close,
Et le moût piquant arrose
La châtaigne qui se fend....
Ranimons la souvenance
Des beaux jours qui nous ont lui.
Félix dira sa romance :
Jamais troubadour de France
Ne chanta si bien que lui.
C'était néanmoins sur les générations nouvelles que
s'exerçait principalement l'attraction d'Olivier. Parmi les
jeunes gens auxquels il enseignait l'histoire de leur pa-
trie et du monde, il voyait grandir de vrais et nombreux
talents, et il ne pensait pas (jue ses occupations, si absor-
bantes qu'elles fussent, le dispensassent de leur donner
des soins. Le moment était remarquable pour l'académie
de Lausanne, un de ces moments de sève surabondante
et de printanière effervescence. Elle n'a i)as encore tous
les maîtres qui ne tarderont pas à l'illustrer; mais il se
fait, comme pour leur préparer le terrain, un mouvement
NOTICE BIOGRAPHiaUE, ET LITTERAIRE XCVII
au sein de la jeunesse, qui semble prise d'un zèle nou-
veau, d'une haute ambition studieuse et d'une sorte d'ivresse
poétique. Jamais les sociétés littéraires entre lesquelles se
partage l'activité des étudiants, — celle de Zofingen sur-
tout, alors dominante, — n'avaient eu des séances plus
animées ; jamais les corridors académiques, jamais les
vieux tilleuls de la cour n'avaient été les confidents de
plus avides espérances ; jamais esprits mieux doués, ja-
mais talents plus riches de promesses n'avaient pris la tête
de la jeune colonne et montré le chemin de l'avenir. Au
premier rang se distinguait Frédéric Monneron, vraie na-
ture de poëte, fort bien caractérisée dans quelques vers de
Juste Olivier qui sont une sorte d'épitaphe.
Et Monneron, tout air, tout flammes,
Dont l'œil en haut toujours montait,
A revu son pays des âmes
Qu'ici-bas même il habitait.
D'un an plus jeune, Adoli)he Lèbre ne promettait pas
beaucoup moins, quoiqu'il ne fît pas de vers. « Organisa-
tion délicate, élevée, timide, harmonieuse, » il apportait à
l'étude des plus graves problèmes de la science et de la
philosophie une intelligence dégagée de tout préjugé et
l'ardeur dévorante d'une sainte curiosité. Charles Secré-
tan, leur contemporain et leur émule, semblait flotter
encore entre la poésie et la philosophie, et la hardiesse de
sa pensée effrayait parfois ses amis. Une pièce de vers que
lui adresse M"^^ Caroline Olivier, dans les Deux Voix, nous
le représente comme un esprit curieux, bouillonnant,
encore « fasciné par la terre. » et prêtant l'oreille à toutes
les rumeurs, à toutes les voix de l'univers. Après eux, enfin,
de quelques années leur cadet, venait Henri Durand, le
doux ménestrel, à la voix argentine, si jeune et si fraîche.
Ce ne sont là que les chefs, ceux qui étaient le plus en
J. OLIVIER, I. G
XCVIII JUSTE OLIVIER
vue. Combien d'autres, malgré des débuts moins brillants,
promettaient de contribuer à entretenir dans le canton de
Vaud ce feu sacré qui est la vie de l'esprit ! Olivier se
considérait comme chargé d'une mission envers ces jeunes
intelligences. Il ne cherchait point à exercer sur elles une
influence indiscrète ; il n'entendait point présider à leur
développement ; il ne se laissait pas non plus abuser par
l'éclat de promesses souvent trompeuses ; il discernait
fort bien, avec une pénétration presque maladive, les côtés
faibles de chacun ; mais il était placé de manière à leur
servir de centre à tous, à les rapprocher, à empêcher les
rivalités, les frottements douloureux, et à faire converger
leurs efforts vers un but commun, à l'honneur de la com-
mune patrie. Il était une sorte de frère aîné, protecteur
naturel des frères cadets. Adolphe Lèbre, orphelin, logeait
chez lui. C'était presque un fils adoptif. « Il aimait, dit
Olivier, la vie de famille qu'il avait trouvée à notre foyer,
et à laquelle il s'était associé dans ses moindres détails,
berçant un enfant d'aussi bon cœur que s'il se fût agi d'une
étude philosophique, se laissant gronder avec soumission
quand la fièvre intellectuelle, qui l'a dévoré toute sa vie,
s'exaltait au point de faire de son travail une véritable
maladie. » Les enfants l'appelaient Voncle Lèbre. Frédéric
Monneron, qui demeurait dans le voisinage, venait à peu
près tous les jours ; il venait respirer quelques bouffées
de poésie, avant de se mettre à son travail du soir, et
de se donner, selon sa coutume, une indigestion de grec
ou d'hébreu ; quelquefois il venait après, pour se la faire
passer. Charles Secrétan et Henri Durand — celui-ci un
peu plus tard — faisaient aussi de fréquentes apparitions,
quoique moins régulières. Une fois par semaine, le sa-
medi, les Olivier recevaient; tout se passait avec une
entière simplicité ; on venait avant ou après le thé, auquel
rien n'était changé. Ces réunions, plus ou moins nom-
NOTICE BIOGRAPHiaUE ET LITTERAIRE XCIX
breuses, étaient souvent fort animées. Etudiants et profes-
seurs s'y rencontraient. C'était là qu'il fallait aller si l'on
voulait savoir la nouvelle littéraire du jour. Il ne régnait
dans ce modeste salon, ni fausse élégance, ni ton provin-
cial. L'accueil tout cordial du maître du logis, sa bonhomie
et la grâce naturelle de sa belle compagne chassaient bien
loin les airs prétentieux. On n'était pas le moins du monde
bas bleu dans cette maison où mari et femme faisaient des
vers, et quoiqu'on y fût en pleine ville, on y respirait je
ne sais quel air de campagne, une senteur d'herbe fleurie,
de forêts, et de rhododendron. L'antique simplicité villa-
geoise s'y associait à l'urbanité des mœurs et aux agita-
tions de la pensée moderne. Au reste, ce salon n'était
guère que pour la saison d'hiver, saison de plaine, et il
arriva plus d'une fois à ceux qui s'y rencontraient le soir
de se donner rendez-vous pour l'été dans quelque chalet
de la montagne. Les échos des Agites, d'Anzeindaz, des
Plans et de Gryon ont retenti des refrains de leurs chan-
sons.
Olivier ne se bornait pas à attirer à lui l'élite des étu-
diants, il allait à eux, il assistait aux séances de leurs
sociétés, il partageait leurs plaisirs et leurs fêtes; il vivait
de leur vie, s'y mêlant assez pour la relever et l'embellir
à leurs propres yeux, pas assez pour porter atteinte à son
prestige et à sa dignité. Il n'y a pas de plus beau souvenir
pour les étudiants de ces temps-là que celui des soirées
de la Société de Zofingen qu'Olivier venait animer de sa
présence. Elles brillent pour eux comme ces étoiles de la
jeunesse, dont le rayon prolongé éclaire encore le sen-
tier de l'homme fait.
a Olivier nous a initiés à tant de choses, m'écrit un de ses meil-
leurs élèves, un de ceux que j'ai déjà cités, M. Herminjard ; il
nous les a si bien fait comprendre comme il les comprenait lui-
C JUSTE OLIVIER
même, que nous le retrouvons à chaque instant au fond de notre
pensée. Je ne parle pas du sentiment, car nous l'aimions comme
peu d'élèves ont aimé un maître quelconque. Nous aimions aussi,
et beaucoup, d'autres professeurs, mais pas de la même manière.
Ils n'étaient pas au même degré descendus jusqu'à nous. Olivier
se faisait volontiers notre égal, et ses relations avec nous compor-
tèrent d'assez bonne heure une certaine familiarité cordiale.
Chaque année, il assistait une ou deux fois à nos séances zofin-
giennes : c'était alors une véritable fête de famille, car il ne man-
quait jamais, au second acte, de nous donner la primeur d'une
de ses chansons. Ces moments-là comptent parmi les plus beaux
de notre jeunesse; Je n'oublierai jamais, pour ma part, la soirée
où il nous chanta les Vieux Chênes, ni le sentiment passionné qui
éclata parmi nous à l'ouïe de ces beaux vers :
Avant d'entrer dans les sombres domaines
Du noir faucheur dont nous sommes les blés ;
Chantons, amis, chantons sous les vieux chênes,
Le souvenir des beaux jours envolés. »
Ils n'avaient point si mauvais goût les Zofingiens de
rette génération, et peut-être ceux (|ui vivent encore au-
ront-ils plaisir à voir comment d'autres juges appréciaient
la chanson des Vieux Chhics.
n Le dîner avec M™'; Dudevant (Georges Sand) s'est bien passé,
écrit Sainte-Beuve à M'"e Olivier, en date du 6 mars 18^0.... Je
lui ai parlé de mes voyages en Suisse, de Lausanne : « Oh I je
w connais là, m'a-t-elle dit (textuel), un ']eunc pasteur fort aima-
» ble, appelé Olivier, qui m'a un jour apporté des fleurs d'une
1) manière charmante, de ces fleurs bleues qui croissent au haut
» des montagnes : il avait su, je ne sais comment, que je les
) aimais, et il m'a beaucoup parlé de sa femme aussi. » Je n'ajoute
rien; mais alors j'ai ajouté beaucoup, comme vous pouvez croire :
je lui ai parlé du Sapiu et de la chanson sur les beaux jours eu-
volés : c'est mon refrain quand je parle d'Olivier, parce qu'en
deux mots cela le déclare grand poëte. Je lui ai cité la dernière
XOTICE BIOGRAPHiaUE ET LITTERAIRE CI
Strophe. Elle m'a dit qu'elle voudrait avoir le tout. J'ai répondu
que je vous demanderais toute la chanson. Ainsi, M. Olivier me
l'adressera à son intention, et non sans une fleur bleue, s'il vous
plaît. »
Et huit jours après, le 13 mars :
« M^ie Dudevant doit me donner une lettre pour vous la pro-
chaine fois que je la verrai. Les fleurs bleues l'ont charmée, et elle
a admiré les Vieux Chênes. Elle a lu ceux-ci à M. de Lamennais,
qui était chez elle lorsqu'elle les a reçus, et l'austère banni du
sanctuaire a répété avec émotion et application à lui-même la
dernière strophe :
Aux nouveaux dieux, ivres de l'encensoir
Voilà des fortunes auxquelles les feuilles envolées de Rovéréa ne
s'attendaient pas ^ »
Les Vieux Chênes ne sont pas la seule chanson d'Olivier
qui ait enthousiasmé ses élèves. M. Herminjard m'en cite
plusieurs ; puis s'excusant de faire trop long : « Ne vous
* Comme on était au commencement de mars, Olivier ne put
envoyer à Georges Sand que des gentianes en vers. Ce fut alors
qu'il écrivit pour elle La fleur bleue :
Vous êtes riante et légère.
Avec des yeux profonds et doux.
N'ayez pas peur d'être bergère,
Les Alpes sont faites pour vous.
Et pour l'engager plus efficacement à venir en respirer le bon
air, il lui raconte l'histoire de la fleur bleue semée sur la mon-
tagne par les Immortels eux-mêmes. Il y a des strophes bien
gracieuses dans ce morceau, celle-ci entre autres :
Le ciel, un jour, descendit sur la terre
Dans sa grandeur et sa simplicité.
Le ciel est bon malgré son voile austère,
Le ciel n'est que bonté.
cil JUSTE OLIVIER
en étonnez pas, me dit-il. Toucher à Olivier, c'est toute
notre vie de jeunesse qu'on ressuscite d'un mot. Amour,
patrie, poésie, mystères du cœur humain, beautés de
l'histoire et de la nature, nous avons tout entrevu et plus
ou moins pénétré et saisi, grâce à Olivier. Nous prove-
nons de lui et nous serons à lui tant que nous vivrons. »
Voilà, dans toute sa vivacité, l'émotion de reconnais-
sance et d'admiration qui persiste au cœur de ses anciens
disciples. Elle nous reporte au moment de l'ardeur intel-
lectuelle la plus généreuse chez les étudiants de l'aca-
démie de Lausanne. « Nos entretiens étaient de flamme, »
disait Adolphe Lèbre. Nul doute que l'ébranlement poli-
tique de 1830, et son retentissement prolongé, ne fussent
pour beaucoup dans cette disposition des esprits. Les
deux premières révolutions françaises, celle de 1789 et
celle de 1830, ont enivré d'enthousiasme jusqu'aux esprits
les plus sceptiques. On croyait aller au-devant d'un avenir
glorieux. Le vieux monde devait faire place à un monde
tout neuf, resplendissant de vertus et de lumière. La jeu-
nesse était jeune alors. Elle vivait d'illusions, mais elle
vivait. Vit-elle encore? Il faut le croire; mais telle que je
la vois, elle me semble mal i)réparée à comprendre ces
temps de fiévreuse espérance et de poétique aspiration.
Au reste, ce ne fut qu'un moment. Le glorieux avenir du
monde se fit attendre, et le réveil après le songe fut dou-
loureux pour plusieurs. Il le fut surtout pour Olivier et ses
jeunes amis. Toute cette société se dispersa. Frédéric
Monneron prit le chemin de Gœttingen, Lèbre celui de
Munich, puis de Paris. La mort acheva ce que la disper-
sion avait commencé. Monneron mourut le premier, à
vingt-quatre ans, en 1837. Lèbre et Durand ne devaient
pas tarder à le suivre. Cependant la jeunesse nouvelle
qui, chaciue année, affluait à l'académie, n'avait déjà plus
la même ferveur. Les dons aussi paraissaient moins riche-
NOTICE BIOGRAPHIQ.UE ET LITTERAIRE CIII
ment partagés. L'heure favorable était passée ; mais l'aca-
démie n'en paraissait pas moins prospère, regagnant du
côté des professeurs ce qu'elle perdait du côté des élèves.
Vinet, Sainte-Beuve et bientôt Mickiéwicz attiraient sur
elle les regards de l'Europe, et faisaient à Juste Olivier un
nouvel et non moins poétique entourage.
IX
Les relations d'étroite amitié qui s'établirent en 1837
entre Sainte-Beuve et Olivier sont un des événements con-
sidérables de la vie de notre poëte vaudois, et nous de-
vrions nous y arrêter longuement, s'il ne nous avait pas
devancé en en racontant les phases successives dans un
mémoire fort intéressant, qu'on trouvera plus loin. Nous
nous bornerons ici à résumer le récit d'Olivier, tout en le
complétant sur quelques points essentiels, auxquels il
nous sera permis de toucher plus librement qu'il ne pou-
vait le faire lui-même.
Leurs relations datent du séjour d'OUvier à Paris ; on a
pu voir qu'ils y avaient fait fort bonne connaissance,
mais pas encore intime. Dans une lettre de 1835, la plus
ancienne de leur correspondance, ils en sont toujours au
monsieur, et à tout le cérémonial dont se passe l'amitié.
En 1837, un voyage de Sainte-Beuve en Suisse fut l'occa-
sion d'une connaissance plus particulière. Il manqua Oli-
vier à Lausanne et fut le chercher à Aigle, où il fit un
séjour. « Il se montra aimable et sans prétention, point
trop parisien, et ne parut pas mécontent de la manière
de vivre de l'endroit, de sa cordiale, mais à demi rus-
tique hospitaHté. » Ainsi parle Olivier. Sainte-Beuve,
CIV ' JUSTE OLIVIER
plus explicite, nous fait mieux voir, dans la première
lettre qui suivit son départ, ce qu'étaient les rapports qui
venaient de s'établir entre eux, et qui, sauf une interrup-
tion, devaient durer jusqu'à la mort :
« Ce qui m'est plus essentiel à vous dire que tout cela, lui écrit-
il après être entré dans quelques détails d'affaires, c'est le profond
sentiment de reconnaissance et d'amitié bien touchée que j'em-
porte du séjour d'Aigle et de cette hospitalité si cordiale et si
bonne que monsieur votre frère, mademoiselle votre sœur et
vous m'avez donnée. C'est le souvenir que je garde et garderai à
jamais de cette douce et simple vie dont les exemples m'étaient
si peu connus et qui m'ont rendu tout le parfum des impressions
de famille. »
On voit dans quel sens Olivier a besoin d'être com-
plété.
« En vous remerciant, ajoute Sainte-Beuve, je ne remercie pas
moins directement M^e Olivier pour tout ce qu'elle y a mis de
délicat et d'indulgent. Je vais, dès mon arrivée à Paris, régler
cette grande affaire dont la plus difficile partie est l'affermisse-
ment de ma volonté. »
La grande affaire pour laquelle il avait besoin d'une
volonté plus ferme était le cours de Lausanne sur Port-
Royal. Il songeait depuis longtemps déjà à aborder ce
sujet. La lettre de 1835 que nous avons mentionnée plus
haut en parle très expressément, comme d'un ])rojet qui
lui tenait fort au cœur; mais le temps lui manquait à
Paris ; sa vie, trop dispersée, ne lui laissait pas des loisirs
assez suivis pour un travail qui exigeait une concentra-
tion soutenue d'études et d'attention. Cette volonté vacil-
lante ne tarda pas à s'affermir, et bientôt la seule crainte
de Sainte-Beuve fut que (piehiue circonstance imprévue
ne vînt à la traverse.
NOTICE BIOGRAPHIQUE ET LITTERAIRE CV
(i Je me suis plus que jamais dirigé vers vous, écrivait-il le 27
septembre, de toutes mes pensées et de tous mes désirs : c'est au
point que j'irais, même quand le conseil n'approuverait pas.
Vous avez en ce moment en Suisse un de nos amis voyageurs
que je redoute un peu : Cousin. Si on l'écoute, il me nuira,
quoique ami. Mais c'est un des amis d':V/, voyez-vous? il me louera
de manière à me déprécier, sans malveillance; mais il est ainsi,
et il ne faut pas lui en vouloir. Je l'entends d'ici s'étonner et faire
mon oraison funèbre. Si quelque obstacle venait de ce côté, il y
aurait peut-être lieu à le prévenir. Ses paroles, si spirituelles
d'ailleurs, n'ont plus cours sur la place ici. Mais j'espère qu'il ar-
rivera à Lausanne trop tard pour influer en rien. j>
Nous ne savons si Cousin fit, en effet, l'oraison funèbre
de son ami Sainte-Beuve ; mais tout marcha au gré du
jeune professeur en Port-Royal. Il reçut du conseil d'état
l'appel attendu, et y répondit en arrivant à Lausanne dès
la mi-octobre. Il devait, dans l'origine, loger chez Olivier,
et ce fut chez lui, en effet, qu'il descendit. Mais au bout
de peu de jours, il trouva plus prudent de se faire deux
domiciles; l'un pour le travail, inviolable, inavoué, à
rhôtel d'Angleterre ; l'autre, pour le public, chez Olivier.
C'était chez Olivier qu'il recevait. Il s'y rendait vers les
trois ou quatre heures, selon qu'il y avait cours ou non,
et s'y établissait, comme de la famille. Et vraiment, l'on
peut dire qu'il en était, tant ses lettres, après ce long sé-
jour, sont d'un homme qui en a partagé toutes les peines
et toutes les joies, et les a faites siennes :
« Je voudrais avoir grande joie au cœur, écrit-il le 26 décembre
1858, pour vous offrir quelque bouquet de jour de l'an. Si j'étais
près de vous, comme l'an dernier, je ne serais pas embarrassé.
Votre joie serait la mienne, et je vous porterais le bouquet cueilli
chez vous. Mais ici, dans cette vie de fatigues et de dispersion,
ou de retraite hargneuse, dans cette vie sans solennité domesti-
que, surtout pour les gens qui errent comme moi, où sont les
CVI JUSTE OLIVIER
fleurs ? où sont les sourires, sinon ceux que vous donnent les
amis heureux? Et pour cela, il faudrait les voir, et être à portée
de leur journée radieuse. Ainsi donc placez-moi auprès de vous
dans cette journée de l'an, au milieu des Billou et BiUon ^ joyeux
et de moins en moins bégayants ; placez-moi dans un coin du
cercle, comme une légère ombre, attentive à tout et silencieuse,
qui n'attriste, ni n'obscurcit, mais qui voile un peu, léger nuage
que Billou et Billon traversent dans leurs jeux sans s'en aperce-
voir, mais qui se reforme après et que n'a cessé de voir l'œil des
parents. Vous me raconterez comment tout cela s'est passé, et
l'efi'et sur vous de V ombre. »
L'amitié, cette fois, la vraie amitié, s'est mise de la
partie, et non-seulement l'amitié, mais la douce habitude
des préoccupations partagées et d'une vie en commun.
Ils savent leurs soucis, leurs misères, leurs embarras; et
dans les moments difficiles, dans ces périodes de lan-
guissante sécheresse qui, pour la gent professorale, attris-
tent trop souvent la fin des trimestres, il leur est arrivé
de faire ensemble à mauvaise fortune bon cœur, comme
le témoigne assez éloquemment ce billet de Sainte-Beuve,
que je m'enhardis à citer :
(I Vous avez un louis d'or ; vous me dites : — Mettons nos
louis d'or ensemble. Je sais que je n'ai pas un louis d'or, mais
seulement une pièce de trois bâches (sic), et je dis non. Vous
vous attristez et vous blessez un peu. Je vous dis : — Eh bien,
mettons ensemble votre louis d'or et ma pièce de trois haches, si
vous y consentez ; j'apporterai moins que vous dans cette amitié;
mais du moins j'y apporterai d'abord le consentement et le bon-
heur de recevoir plus que je ne donne, ce qui est un des premiers
caractères de l'amitié. »>
A partir de ces années 1837 et 1838, commence, entre
la famille Olivier et Sainte-Beuve, une longue et pré-
^ Surnom des enfants, corruption de Bijou.
NOTICE BIOGRAPHIQ.UE ET LITTERAIRE CVII
cieuse correspondance, qui dure jusqu'au moment où les
Olivier s'établissent à Paris, sans autre interruption que
celle d'un nouveau séjour de Sainte-Beuve à Lausanne, à
Aigle et à Eysins, lors de son voyage en Italie, en 1839.
Il arriva cette dernière fois, plus épris que jamais, quoi-
que l'œil encore ébloui des splendeurs de l'Italie :
t J'ai quitté Rome dans la nuit du 18, écrit-il le 22 juin, après
y avoir excédé de bien peu le temps que j'avais marqué. Je
vous reviens bien fatigué, mais d'un autre genre de fatigue que
celui dont je souffrais auparavant : la poitrine m'a l'air d'être
très bien, autant que je la puis distinguer dans la fatigue géné-
rale. J'ai assez bien vu Rome et dans le sens où je la voulais
voir : Je comprends ce que c'est maintenant. On y devient aisé-
ment dévot, chacun a son saint : l'un à l'Apollon du Belvédère
et au grec, l'autre à Raphaël, un autre aux chapelets. J'ai vu des
dévots de toutes les sortes et qui chacun ne croyaient que leur
objet. Rome et son séjour prolongé sont le plus grand prétexte
à la paresse de l'âme et au parti pris: on y penche tout d'un
côté, et rien ne vous y contrarie dans ce grand silence. Au fond,
tout cela est mort ; Rome n'est qu'une grande ville de province,
traversée d'étrangers : ce qui y vit ou qui achève d'y mourir (et
achèvera longtemps) a le petit pouls d'un vieillard : ce qu'était le
ministère Fleur}' en France. C'est mon impression, gardez-la pour
vous, mes chers amis; n'en dites rien surtout à Mickiewicz....
Je vous reviens plus épris du Léman que jamais: je suis bien
content d'avoir vu l'Italie, Xaples et son beau ciel, pour savoir que
le bleu ciel est le même quasi partout, que le rayon est le rayon,
et le Léman un de ses plus beaux miroirs, que nulle comparaison
ne ternit. Il faut que j'y vive, que j'y passe régulièrement cinq
mois d'été, à l'étude libre, à la pensée, à la poésie, à la solitude, à
la tristesse, à l'amitié. Je reviendrai passer l'hiver de sept mois à
Paris et v faire le condottiere, le pirate critique infatigable et,
autant que possible, équitable. Mais j'aurai mes étés, et je les
aurai près de vous. Nous verrons à arranger tout cela. j>
Il en fut de ce beau projet comme de tant d'autres;
CVIII JUSTE OLIVIER
toujours caressé, et plusieurs fois sur le point de se réa-
liser, il ne se réalisa cependant jamais. A partir de cette
dernière visite sur les bords du Léman, Sainte-Beuve n'y
reparaît que par ses lettres. Elles sont fréquentes. Il ne
se passe guère de quinzaine sans une longue missive qui
apprend aux Olivier les nouvelles de Paris, les entretient
des souvenirs religieusement conservés, et de tout ce à
quoi l'amitié peut prendre intérêt. Les lettres sont adres-
sées indifféremment à madame ou à monsieur, en plus
grand nombre à madame, qui est censée avoir plus de
temps, et vers laquelle — pourquoi ne le dirions-nous
pas? — Sainte-Beuve est attiré par un sentiment parti-
culièrement vif d'affection, de reconnaissance et de res-
pect. C'est elle d'ailleurs, évidemment, qui est chargée
du département des affaires extérieures. Mais aucune
lettre ne va à l'un sans être aussi pour l'autre. Elles sont
pour la famille, et il y a un mot pour tous. Les Billou-
Billon ne sont jamais oubliés, non plus que Lèbre, ni
M'"^ Isaline Ruchet, ni son mari, le futur conseiller
d'état, ni personne des anciennes connaissances et amis.
Ce sont des litanies de salutations et de gracieusetés à
distribuer. Eysins en a sa grande part. Cette nature
douce, ces coteaux, ces vallons, ces campagnes, avec la
scène du lac et des monts, ce nid d'antique et religieuse
honnêteté, tout cela est vivant dans les souvenirs de
Sainte-Beuve. En aucun autre lieu , semble-t-il , il n'a
mieux joui de la liberté rustique, et de ce calme bienfai-
sant qui chasse les vaines passions.
Paix et douceur des champs, simplicité sacrée !
Je ne suis que d'hier dans ce repos d'Eysins,
Et déjà des pensers plus salubres et sains
M'ont pris ràmc au réveil et me l'ont pénétrée.
J'ai eu le privilège de Hre toute cette correspondance,
NOTICE BIOGRAPHiaUE ET LITTERAIRE CIX
qu'on ne saurait publier maintenant, mais qui doit l'être,
et qui le sera en son temps. Elle est complètement dis-
dincte des chroniques écrites pour la Revue suisse, et
publiées récemment sous le titre de Chroniques pari-
siennes, et il n'y a pas de doute, à mes yeux, qu'elle ne
doive former un des volumes les plus intéressants —
il y en aura bien pour un volume — de la correspon-
dance de Sainte-Beuve. Ces lettres ont trop de prix, et la
publication en est encore trop lointaine, pour que je ne
m'y arrête pas quelques moments.
Et d'abord, elles m'ont donné la solution d'un pro-
blème que plus d'un critique s'est posé. Comment Sainte-
Beuve, si recherché, si précieux parfois dans ses pre-
miers portraits littéraires, dont la phrase tourne et se
replie sur elle-même, se chargeant d'incidentes, de pa-
renthèses, de correctifs, dont le style inquiet, perplexe,
se trouble dans la perpétuelle combinaison des nuances
et des chatoiements, comment a-t-il pu, quand la néces-
sité lui en a fait une loi, devenir simple tout à coup ?
Comment sa phrase s'est-elle dégagée à ce point, pour
courir légèrement vers le but? Où a-t-il pris cette aisance
de tour et cette limpidité d'expression? Il n'y a pas
d'exemple, ou il y en a bien peu, d'un progrès pareil. On
en faisait honneur à la souplesse d'esprit du grand criti-
que. On disait qu'obligé enfin d'écrire pour tout le
monde et d'écrire en quelque sorte au pied levé, il avait,
à force d'art, acquis cet heureux naturel. Ce n'est point
cela. Le second Sainte-Beuve a de tout temps été
le vrai. Sainte-Beuve n'a eu qu'à être lui-même pour
déployer aux yeux étonnés cette facilité de talent et
charmer le public par la grâce de sa causerie. Il n'a eu
qu à être pour tous ce qu'il était pour ses amis, à écrire
dans les journaux comme il écrivait dans ses lettres. On
ne devient que ce qu'on est, et Sainte-Beuve, après tant
ex JUSTE OLIVIER
d'autres, en est une preuve de plus. Le faux Sainte-
Beuve est celui qui se complique et s'alambique, celui
des Portraits. Celui-là n'écrit pas, il compose. Sa faute
est celle des écoliers , celle même qu'il a , plus tard,
reprochée à Rigault. Habile, ingénieux écolier, il sait
qu'il est fort sur les touches et les retouches, et il veut
montrer son petit talent. Ce ne sont point des tâtonne-
ments, c'est une recherche, c'est un art. Mais il n'y a pas
d'art qui vaille l'absence de l'art, et Sainte-Beuve doit un
beau cierge à ceux qui l'ont obligé d'y renoncer.
Mais c'est l'homme surtout que cette correspondance
donne à connaître, et l'on verra bien, quand une fois
elle paraîtra, le tort que lui font ceux qui envisagent son
séjour à Lausanne comme un accident fâcheux survenu
dans sa carrière, et tout ce qu'il a déployé, à propos de
Port-Royal, de poétique et religieuse sensibiHté, comme
une complaisance ou l'effet d'une surexcitation passa-
gère. On verra aussi combien on est loin de compte
quand on ne sait voir en lui qu'un esprit délié, rompu à
toutes les métamorphoses, qui se prête sans se donner et
qui, sous le nom d'affections, n'a jamais eu que des en-
gouements, des surprises de l'imagination ou des caprices
d'homme blasé. Il lui est arrivé ce qui arrive toujours à
ces natures mobiles, impressionnables, multiples, qui
comprennent tout et ne se fixent nulle part : on l'a fort
calomnié, et il n'aurait guère le droit de s'en plaindre,
parce qu'il y a largement prêté, et que, lui-même, il en a
donné l'exemple le premier. Il y a tout un Sainte-Beuve,
peu connu de la plupart des critiques et des biographes,
entre autres de M. Othenin d'Haussonville, un Sainte-
Beuve qui savait être le plus aimable des hommes, aima-
ble par nature, facile à vivre, comj)laisant, dévoué, bon.
A côté du critique, du pirate, c'est son mot, il y a
l'homme simple, et si je l'ose dire, le bon enfant. Nous
NOTICE BIOGRAPHIQUE ET LITTERAIRE CXI
l'avons vu, à propos de Cousin, distinguer entre les amis
d'ici, c'est-à-dire de Paris, du Paris littéraire, et ceux
de là-bas, du pays d'Olivier. On peut distinguer de même
entre le Sainte-Beuve d'ici et le Sainte-Beuve de là-bas.
Ce dernier ne sera peut-être pas celui qui occupera le
plus de place dans la mémoire des hommes ; il n'en a pas
moins existé, il n'en a pas moins fait les délices, parfois
aussi le désespoir, de ceux qui l'ont connu. C'est ce
Sainte-Beuve qui vient de m'apparaître et de se révéler
tout entier dans cette précieuse correspondance. Je de-
mande pardon si j'en parle trop vivement. Cela tient, sans
doute, au plaisir de la découverte, plaisir d'autant plus
grand qu'elle a été pour moi, non une surprise, mais une
confirmation. L'autre Sainte-Beuve est curieux à suivre
dans ses évolutions; il intéresse comme un phénomène.
Celui-ci est attachant.
De bonne heure orphelin de père, vivant seul à Paris
avec sa mère, jeté tout jeune encore dans le mouvant
tourbillon du quartier latin, de l'école de médecine et de
la littérature, Sainte-Beuve a peu connu dans sa jeunesse la
vie de famille. Il l'a entrevue chez Hugo, mais le tourbillon
l'y poursuivait. C'est chez Olivier, à Aigle, à Eysins, à
Lausanne, que lui est apparu dans sa simplicité tou-
chante, sans rien qui détonât , le monde des joies inti-
mes et des paisibles contentements. Les Olivier lui ont
tenu lieu de famille, et il s'est plu dès lors à rattacher aux
souvenirs de Lausanne tout ce qu'il y avait en lui d'in-
stincts innocents, et de rêves ou de regrets de bonheur
domestique. Il a chez les Olivier, et chez eux seulement,
une place à un foyer. Il le sait, et le répète, avec grâce,
avec reconnaissance, et il y ajoute le sel de mille char-
mantes malices:
« Quand je vois tous vos heureux et romanesques mariages
du canton de Vaud, il me prend vraiment regret (par moments)
CXII JUSTE OLIVIER
de ne pas m'être laissé marier aussi pour vivre là parmi vous à
demi quart-d'heure de Lausanne, sans jamais remettre les pieds à
Paris ; mais on ne m'aurait épousé que pour venir à Paris, et pas
si bête! »
Ce pays où il a un foyer lui devient presque une se-
conde patrie ; du moins garde-t-il en son cœur le fidèle
souvenir des lieux qu'il y a connus. Il a quelque chose
de ce patriotisme vaudois qui tient à la terre, qui est une
religion du lieu. Les litanies d'amitiés' et de salutations
qui allongent ses lettres se terminent souvent par un mot
pour le lac, ou pour l'étang de Chamblande, ou pour les
« reines des prés d'Eysins » et « le grand orme de Ro-
véréa, loin desquels on n'a pas d'inspiration profonde. »
Il n'entend point d'ailleurs qu'on l'insulte, ce pays, et il
faut voir avec quelle vivacité il en prend la défense:
« Je suis ces quatre jours-ci (la lettre est du 15 août 1858) tout
irrité, et devinez pourquoi ; je le suis à cause de la question
suisse, de cette demande avec menace au sujet de M. Louis Bo-
naparte; on a ici débité de telles insultes à des noms que je
connais et j'honore ! Hier, en lisant les Débats sur M. Mon-
nard, je n'ai pu me retenir et j'ai écrit une lettre, pour relever
un peu le faquin qui l'insultait : la lettre a paru ce matin dans le
Siècle; car la Revue ' est trop compromise pour se brouiller avec
les puissances. Ainsi, madame, vous voyez que j'ai un peu de
sang suisse dans les veines, et que je ne cesse à aucun moment
d'être des vôtres par le cœur. »
Il ne faut pas se figurer que la pointe de sa plume s'é-
mousse dans ces lettres tout affectueuses. Loin de là, il
n'est nulle part plus incisif; nulle part il n'a un i)lus grand
nombre de ces mots trouvés, pittoresques, de ces com-
paraisons (jui ^•ous démolissent un homme en le définis-
Revtie des deux mondes.
NOTICE BIOGRAPHiaUE ET LITTERAIRE CXIII
sant. Il en a d'autant plus qu'il se sent plus en sûreté: il sait
que personne n'écoute à la porte. — « Ce Leroux écrit
philosophie comme un bufîflie qui patauge dans un ma-
rais. » — « Je viens de dire aussi mon mot (ô douleur)
sur Lamartine à propos de ses recueillements qui sont des
débordements. » — Le discours de réception de Victor
Hugo à l'Académie, n'est qu'un « pathos long et lourd, »
« très bon à mugir dans un colysée devant des Ro-
mains, des Thraces et des bêtes. » Nulle part, pour le
dire en passant, on ne voit mieux combien ce qu'il y a
dans Hugo de désordonné lui devenait antipathique. Il
compare un de ses drames, Ruy-Blas, à une « ome-
lette battue par Polyphème. » En revanche, il continue
à goûter vivement les parties de son talent restées
pures d'exagération, et il a des mots charmants sur
quelques-unes des personnes qui touchent de plus près
au grand poëte, sur M''^ Léopoldine Hugo, par exemple,
« la plus charmante et la plus perlée des ballades de
son père. »
Ses nouveaux compatriotes, si on ose les appeler ainsi,
les habitants du bon pays du Vaud, n'échappent pas tou-
jours à la malignité de ses critiques, et il sait aussi, au
besoin, les peindre et les juger d'un mot. Ce qu'il dit de
M. Porchat aurait fait plaisir à Olivier s'il avait eu la
moindre jalousie contre le rival qu'on avait coutume de
lui opposer. « M. Porchat a réussi assez bien ici ; il a
une fadeur assez spirituelle. Il s'en retournera content de
Paris.... et oublié. » Mais rien, dans le canton de Vaud,
n'agace Sainte-Beuve autant que les manques de clair-
voyance oîi la préoccupation religieuse fait tomber les
hommes les plus distingués, les Lèbre, les Vinet. C'est
alors qu'il a de belles impatiences. La Revue suisse, par
exemple, attribuait une pensée religieuse à la Lucrèce
Borgia, de Hugo. C'est de Lèbre que lui était venue
J. OLIVIER, I. H
CXIV JUSTE OLIVIER
cette idée, qui se mêlait, dans un article de chronique, à
d'autres impressions venant de Saint-Beuve lui même:
« Lèbre, écrit ce dernier, vous a induit en erreur comme
aurait fait M. Vinet. La pièce est purement ridicule, un drame à
orgie et à régence. Il faut avoir de la religion de reste pour en
voir là. // n'est pas un de nos spectateurs, gens du inonde, qui n[ait
été purement et simplement 'REVO'USSÈ : voilà l'impression vraie,
incontestable. Le reste est affaire de journaux et de camaraderie.
Lèbre a les yeux trop grands ouverts et trop remplis du soleil
des montagnes pour voir juste à nos quinquets. Il a fait du mys-
ticisme là-dessus, comme d'autres ont fait de la philanthropie
sur Eugène Sue. Ne donnons pas dans l'écueil au moment où
nous nous en moquons. En amalgamant les deux impressions,
il résulte un jugement faux et contradictoire. — Mille pardons :
mais j'aime le vrai, et toute cette page alambiquée m'a fait mal
aux nerfs. Au diable les mystiques ! »
Pendant ce temps, le bon Lèbre, qui ne se doute de
rien, félicite Olivier. « L'acticle sur Lucrèce, dit-il, est
charmant. »
Mais la plus belle, la plus rageuse de ses sorties, re-
monte droit à Vinet. Sainte-Beuve ne cessait de lui repro-
cher de ne pas faire, par charité, le discernement des
esprits, de s'occuper d'œuvres qui ne le méritaient pas,
de se commettre avec les « sots. » La coupe déborda le
jour oti le Semeur apporta à Sainte-Beuve un article flat-
teur sur Michiels et ses Idées littéraires :
« Je suis furieux contre Vinet, ou pour mieux dire blessé.
Quoi ? c'est lui qui dans le Semeur a osé louer et recommander
et dire qu'il aimait un livre ou libelle d'un M. Michiels qui nous
insulte tous et nous calomnie. Il a osé écrire qu'// aimait le livre
et la manière et l'auteur quand même. Décidément l'optimisme
ne mène à rien, qu'à tout confondre. Moi, je suis plus que jamais
pour la grâce prise au sens grossier et dès ici-bas, les bons et
les mauvais, les honnêtes gens et les méchants. Ce Michiels est
NOTICE BIOGRAPHiaUE ET LITTERAIRE CXV
des derniers, fou et grossier, n'ayant répondu que par des in-
sultes à nos désirs et à nos efforts stériles pour le servir. Sérieu-
sement je ne passerai jamais cela à Vinet, et si je lui reparle ou
lui écris jamais, ce sera pour débuter par ce que je vous dis là.
La charité est une bêtise. — Vous pouvez le lui dire. »
Voilà bien Sainte-Beuve, et son bons sens et ses impa-
tiences et ses mémorables boutades. Inutile d'ajouter que
le temps eut bientôt effacé cette impression qui devait
durer toujours, et que le nom de Michiels n'est pas
même prononcé dans les rares lettres que Sainte-Beuve
eut dès lors l'occasion d'écrire à Vinet. Mais on peut
voir par cette citation qu'il ne se fait ni plus dévot ni
meilleur qu'il n'est pour complaire à ses amis Olivier. Il
se montre ati naturel, n'entrant point dans des confes-
sions qu'on ne lui demande pas, mais laissant fort bien
deviner ses faiblesses, ses inconséquences, ses bonnes
résolutions suivies de peu d'effet, tous les accidents de
sa vie morale et intellectuelle, et toutes les difficultés,
toutes les misères de sa vie matérielle, de sa lutte pour
l'existence, car il eut à lutter, lui aussi, et s'il faut l'en
croire, l'absence d'une position assurée, indépendante, le
manque et le besoin d'argent, pour tout dire en deux
mots, furent pour beaucoup dans le décousu de sa car-
rière et la dispersion de ses efforts.
Il ne faut pas croire, non plus, qu'il parle toujours mal
de Paris dans ces lettres où il se fait Suisse avec ses amis
de Suisse. Ce qui lui paraît rare à Paris, dans son Paris,
le Paris littéraire, souvent un peu bohème, c'est une
chaude et sympathique atmosphère: « Le cœur ici est
supprimé, dit-il, on est plus heureux dans le canton de
Vaud. même quand on souffre. » D'ailleurs, il jouit plus
que personne des ressources et de la société de Paris, et
de tout ce mouvement d'esprit, de conversation et de
CXVI JUSTE OLIVIER
publicité. Il aime aussi Paris pour lui-même, et il se plaît
à en décrire les pittoresques aspects :
" Paris est beau; l'autre soir, passant sur le pont des Arts,
j'admirais cette Seine souveraine, cette cité et sa Notre-Dame,
tant de silhouettes et de flèches nettement dessinées, les lignes
du Louvre, mais surtout le couchant qui n'a rien ici à envier à
ceux des Alpes. Dès que le ciel s'en mêle, il sait bien égaliser
les grandeurs. Le couchant donc était chaud, magnifique et glo-
rieux. Par delà, par-dessus les Champs-Elysées, s'apercevait,
dominant et détaché, l'arc de triomphe de l'Etoile, qui faisait
nuage noir dans l'or du ciel, et par son ouverture empourprée,
semblait la porte des archanges triomphateurs. J'aurais voulu
qu'il fût du côté de Lausanne, mais c'eût été trop beau ; il était
juste du côté opposé, de ce côté des grandes mers et des Atlan-
tiques immenses, orageuses ou pacifiques, où bon gré mal gré,
nous irons tous, faibles ruisseaux ou fleuves, nous perdre un
jour dans le couchant ou dans la nuit. »
La lettre à laquelle j'emprunte cette page est du 20 juin
1838. Que ne puis-je la citer tout entière, pour donner
un échantillon, un seul, mais complet, de cette corres-
pondance unicjue ! Il y faudrait dix pages, et nous avons
déjà multiplié les citations et dépassé les bornes. C'est
plein, c'est savoureux, comme les meilleures lettres de
M^^e de Sévigné. Prose et vers, amitiés, détails intimes,
bagatelles familières, graves réflexions: rien n'y mancfue.
Et les nouvelles, quelle gerbe!.... Cette pauvre M'""^ Val-
more, dont la destinée est de nouveau anéantie, attendu
c[ue rOdéon ferme, et « les voilà cinq dans la barque
sans boussole, à la garde du vent ; » — et les Pauvres fleurs
de la même M'"" Desbordes-Valmore, qui vont paraître;
— et l'édition de Fontanes à laquelle Sainte-Beuve tra-
vaille : « Je souris parfois de mon zèle si naturel d'ail-
leurs pour ce charmant poëte; mais je pense à l'air de
converti que j'aurais si je mourais là-dessus : il a corn'
NOTICE BIOGRAPHiaUE ET LITTERAIRE CXVII
mencé par Ronsard pour finir par Fontanes;» — et le
travail d'Olivier sur Davel qu'on attend pour la Revue
des deux mondes; — et ce Granier-Cassagnac... passons
sur cet article; — et VAnge déchu que vient de publier
Lamartine: « J'ai lu votre dernier.... » essaie de lui dire
un ami. « Ah! vous êtes plus avancé que moi, interrompt
le poète, car je ne l'ai pas lu encore; » — et les articles
de Vinet sur ce même Ange déchu : « Comme c'est la
charité chrétienne dans la critique littéraire! et penser
que probablement Lamartine ne prendra jamais la peine
de lire sérieusement cela; et qu'il dira négfigemment
peut-être en jetant les feuilles : Ils sont furieux contre
moi !.... sans leur en vouloir. »
Il faut finir. Cependant il est un point que je me repro-
cherais de ne pas noter encore.
On a beaucoup dit que ce qui manquait le plus à
Sainte-Beuve, c'était l'âme, la passion. Il en savait pour-
tant bien le prix, car il se demande, à la veille d'une re-
présentation de Phèdre par M"*^ Rachel, si la passion,
« cette grâce suprême, » lui viendra. Je n'ai point l'inten-
tion de m'inscrire en faux contre le jugement universel ;
il est trop évident que l'œuvre de Sainte-Beuve, à la
prendre dans son ensemble, révèle plus de vivacité d'in-
telligence que de chaleur d'âme ; mais pour celui qui a
lu la correspondance de Sainte-Beuve avec les Olivier,
il y a un moment dans sa vie où brille le sombre éclair
de la passion. On ne se le figure que critique et vieux
garçon, parce que c'est ainsi qu'on l'a vu vieillir. Il n'en
a pas moins eu son rêve de bonheur à deux; non-seule-
ment il a voulu se marier, mais il a aimé, il a espéré, et
il a vu son rêve emporté.
<i La douleur que j'en ai éprouvée, écrit-il (if^r septembre
1840), et que j'en éprouve est inexprimable ; imaginez, que j'y
CXVIII JUSTE OLIVIER
suis retourné malgré moi des le surlendemain du refus ; j'y re-
tournerai, qui sait? ce soir même... Ainsi, cher ami, au mo-
ment où vous êtes inquiet ou heureux (les Olivier attendaient
une augmentation de famille), je ne suis plus ni l'un ni l'au-
tre, mais abattu net. J'ai erré ces trois jours durant comme un
chien sous le soleil : haeret laleri Icthalis ariindo. »
Et à trois mois de là, le i^"" décembre:
« Il s'est opéré et il s'opère en moi des révolutions bien tris-
tes : la joie du cœur a sombré, et le cœur aussi, je le crains, au
moins pour un moment. Il existe encore, mais au fond de l'a-
bîme, et je n'ai pas toujours le temps et le courage d'y plonger.
— Ma nouvelle position ^, au lieu de me procurer plus de loisir,
comme il serait raisonnable d'en prendre, ne fait que m'exciter
à des travaux les plus divers : et je m'y livre pour m'étourdir,
comme d'autres au jeu ou à la boisson. Je fais des articles coup
sur coup. Je me jette en pleine eau dans le gribouillage. Au
moins, pendant ces courtes et fréquentes fièvres, le reste pour
moi n'existe plus. »
Un dernier détail: La pensée de la mort a de bonne
heure et souvent préoccupé Sainte-Beuve. Plusieurs let-
tres à Olivier ont rapport à ses dernières volontés. Il se
trouvait entre autres, dans le nombre, un pli qui est de-
meuré cacheté jusqu'à ces derniers temps, et sur l'adresse
duquel on lisait : « Ceci est mon testament. » Ce testa-
ment, écrit" tout entier de la main de Sainte-Beuve, sur
papier timbré, le 20 avril 1844. a été annulé ])ar d'autres,
])ostérieurs ; mais il est intéressant pour nous en ce qu'il
montre combien était grande la confiance de Sainte-
Beuve en Olivier, coml)ien sincère son amitié. Il lui lègue
' Il était bibliothécaire à la Mazariue, et il avait brigué cette
place afin d'avoir une position et de pouvoir faire sa demande en
mariage.
NOTICE BIOGRAPHiaUE ET LITTERAIRE CXIX
sabibliotheque.il le nomme son exécuteur testamentaire,
et il rinstitue, pour le cas où sa mère serait morte, son
légataire imiversel. « Je lui lègue, dit-il, tout ce qui
m'appartient en maisons, rentes ou autres propriétés, y
compris mes œuvres littéraires. »
Ce document a encore un autre intérêt. On y voit
Sainte-Beuve songeant déjà aux derniers devoirs qui lui
seront rendus, et prenant dès cette date des dispositions
toutes semblables à celles qu'il devaiuprendre plus tard,
avec cette différence toutefois, qu'il demande à être
porté à l'église, au lieu de l'interdire. Voici l'article :
« Je désire expressément qu'il ne soit fait à ma mort
ni cérémonie aucune, ni discours funéraire, ni rien de
solennel, aucune convocation même ; qu'on me porte à
l'église, puis au cimetière de grand matin, et seulement
accompagné des amis qui se trouveront par hasard in-
formés et qui viendront me donner ce dernier témoi-
gnage. »
X
Le recueil des Deux voix, le Canton de Vaud et les
Etudes d^ histoire 7iationale sont les principaux fruits du
travail d'Olivier pendant les dix premières années de son
séjour à Lausanne, de 1833 à 1S42. A partir de 1842,
tout le temps qu'il ne réserve pas pour son enseignement
est consacré à la Revue suisse.
La Revue suisse, dont la fondation remonte à l'année
1838, est née de la recrudescence de vie littéraire qui se
faisait sentir à Lausanne et dans le canton de Vaud. De
rares écrivains avaient essayé auparavant quelque pu-
blication plus ou moins périodique, telle que les Etrennes
CXX JUSTE OLIVIER
helvétiennes du doyen Bridel ; mais un recueil ouvert à
tous, une revue destinée à vivre de la vie intellectuelle
du pays, à en être le produit et l'exacte expression, cela
était nouveau pour le public vaudois. Je dis pour le pu-
blic vaudois, et non pour la Suisse romande, car il exis-
tait à Genève, depuis quarante-quatre ans déjà, une
publication analogue, qui, sous les titres de Revue bri-
tannique^ puis de Bibliothèque universelle, n'a cessé de
jouer son rôle, parfois même un rôle important, dans
l'histoire littéraire de notre pays, et qui était destinée à
se fondre plus tard avec la Revue suisse, à la naissance
de laquelle nous assistons. L'exemple de la Bibliothèque
universelle ne contribua pas peu à faire sentir à Lau-
sanne le besoin d'une revue vaudoise, que celle de Ge-
nève eût pu rendre inutile, si elle avait su, dès ce temps-
là, rallier les écrivains et les lecteurs des diverses parties
de la Suisse française. Mais Genève était Genève, et
Lausanne était Lausanne. Chacun allait de son côté. Ce
fut à Marc Ducloux, l'imprimeur, homme d'esprit, actif,
entreprenant, que vint l'idée de ce recueil. Il s'en fit l'é-
diteur, et en confia la direction à Charles Secrétan, qui
venait à peine d'achever ses études, mais que — à défaut
d'Olivier, alors absorbé par le tableau du Canton de
Vaud — son zèle, son activité, son talent, sa jeunesse
même, désignaient pour une œuvre où il s'agissait d'en-
lever un succès. La nouvelle revue débuta modestement.
La livraison n'avait guère que trois feuilles ou trois feuilles
et demie (48 à 56 pages) ; mais, comme dit le proverbe,
aux petites boîtes les bons onguents. Historiquement, il
n'est pas de publication plus importante ])armi celles qui
ont vu le jour dans notre pays à partir de 1830, parce
qu'il n'en est pas (\\\\ prouve mieux que le canton de
Vaud avait fini par atteindre l'âge de sa majorité litté-
raire. Toutes les autres sont individuelles ; on peut les
NOTICE BIOGRAPHiaUE ET LITTERAIRE CXXI
soupçonner de ne devoir leur origine qu'au hasard de
quelque heureux génie. Ceci est la revue, c'est-à-dire
l'œuvre collective sans laquelle il n'y a pas de vie en
commun, de foyer d'activité. Aussi quiconque est né
Vaudois, à moins d'être entièrement dépourvu de sens
et d'intérêt pour les choses littéraires, éprouve-t-il une
secrète émotion en retrouvant dans la poudre des biblo-
thèques ces vieux et minces cahiers jaunes, dont la couver-
ture porte ce simple titre : Revue suisse. C'est de là que
nous datons. Quel plaisir de les feuilleter et de se sentir
dès l'abord en plein courant ! Un excellent article de
Vinet, qui a paru plus tard, sous forme de lettre, en tète
du tome III^ de sa C/irestoviathie, ouvre la première
livraison ; puis vient une pièce de Frédéric Monneron,
l'Alouette, qui est encore aujourd'hui ce que la poésie a
produit chez nous, je ne dirai pas de plus parfait, mais
de plus éthéré. de plus vif, de plus enlevant. Une revue
qui débute par des vers pareils et par une pareille prose
établit son droit à l'existence. Aussi le succès désiré fut-
il obtenu. Le premier exercice prouva que la Revue
suisse pouvait vivre et se suffire à elle-même.
Juste Olivier et sa femme comptèrent dès le commen-
cement parmi les principaux collaborateurs, et bientôt,
voyant poindre enfin l'espoir de quelque loisir, ils se di-
rent l'un à l'autre que cette revue devait devenir leur
revue, cette œuvre leur œuvre. Cette pensée s'enracina
plus profondément dans leur esprit lorsque, en 1839,
Charles Secrétan, appelé à enseigner la philosophie à
l'académie de Lausanne, résigna ses fonctions de direc-
teur de la Revue suisse entre les mains de l'éditeur, Marc
Ducloux. qui s'en chargea provisoirement. Aussi ne fût-
ce pas sans regret qu'ils virent ce dernier les confier à
MM. Frédéric Chavannes et Frédéric Espérandieu. C'é-
taient deux choix excellents, deux vrais amis des bonnes
CXXII JUSTE OLIVIER
et belles lettres, amis d'Olivier, dont l'un, poëte aussi,
avait été le rival dans un concours académique. Mais
Olivier se sentait placé de manière à faire plus qu'ils ne
.pouvaient faire. Ce n'était point assez, pensait-il, de re-
produire les divers aspects de la vie intellectuelle du
canton de Vaud et de publier des correspondances de
Berne, de Bâle, de Zurich ; il fallait encore donner à la
Revue un intérêt plus général, en faire un petit miroir du
vaste monde. Olivier comptait pour y réussir sur ses re-
lations à Paris. Il eut un moment l'idée de fonder une
autre revue, à ses risques et périls ; mais le pays n'offrait
pas assez de ressources pour les diviser ainsi, et la con-
currence ne pouvait qu'être fatale aux uns et aux autres.
Tous les intéressés le comprirent. A la suite de pourpar-
lers et d'amicales négociations, un arrangement consenti
par les deux parties fit de Juste Olivier non-seulement le
directeur, mais le propriétaire de la Revue suisse, dont il
fut seul chargé dès le mois de janvier 1843.
Sainte-Beuve prit feu à l'idée de cette publication, non
qu'il en attendît pour sa réputation quelque accroissement
prochain, non qu'il comptât sur un succès en France,
c'est-à-dire à Paris, mais au contraire, parce qu'il savait
bien, connaissant son public, que la Revue resterait une
revue suisse, qu'il n'en parviendrait pas un exemplaire
dans le monde (}ui l'entourait, de telle sorte qu'il pour-
rait y dire toute sa pensée et la dire en paix. C'était un
de ses tourments de se sentir enlacé par mille obliga-
tions, et jeté si avant dans le courant de la vie parisienne
qu'il ne lui était plus possible, rentré dans son cabinet,
d'exercer son métier de critique en n'ayant en vue que
la vérité vraie et sans accei)tion de personnes. Comment
dire tout ce (ju'on pense de ([uelqu'un qu'on a rencontré
la veille dans un salon et qu'on rencontrera le soir
même dans un autre salon 'r* L'adresse n'y suffit pas ; on
NOTICE BIOGRAPHIdUE ET LITTERAIRE CXXIII
biaise, on fléchit. Et dans les temps de crise politique ou
religieuse, quand la société est divisée en deux camps
acharnés à se nuire, comment être juste envers ses enne-
mis, comment surtout être vrai envers ses amis? On loue
ou Ton bafoue, et il s'établit une critique de convention,
qui étouffe la critique indépendante. Ce n'est pas que
celle-ci ne prenne sa revanche, mais en secret, dans les
cercles intimes. A Paris, la vraie critique s'écrit moins
qu'elle ne se parle. Ainsi en jugeait Sainte-Beuve, et l'un
de ses titres aux yeux de la postérité sera de n'avoir ja-
mais senti sans impatience sa plume ainsi enchaînée.
Plus d'une fois il a voulu secouer le joug, et il lui est
rarement arrivé de se laisser entraîner à quelque com-
plaisance sans que sa malice profitât de la première oc-
casion pour se donner la satisfaction d'une revanche. Il
a pris soin d'ailleurs de nous mettre lui-même en garde,
en faisant à diverses reprises l'aveu de ses petits péchés.
Sainte-Beuve n'est pas homme à se contenir longtemps;
il faut chez lui que la vérité se fasse des issues. Et voilà
pourquoi, dès le premier jour, il s'éprend de la Revue
suisse.
« Tâchez, écrit-il à Olivier, de fonder là-bas quelque chose,
un point d'appui quelconque, un organe à la vérité ; je serai tout
à vous. Ici il n'y a rien, rien de possible ; il faut le point d'appui
ailleurs, indépendant : ce que Voltaire a fait à Ferney avec son
génie et ses passions, pourquoi ne le fonderait-on pas à Lausanne
avec de la probité et du concert entre trois? Pour moi, je me sens
de plus en plus ici comme étranger. . . Faites-nous là-bas bien
vite une patrie d'intelligence et de vérité; je vous aiderai d'ici de
tout mon pouvoir, et peut-être un jour de plus près. Durez seu-
lement. »
Ces lignes étaient jointes à une lettre-chronique du
1 8 février 1843, celle oii il se moque si agréablement des
CXXIV JUSTE OLIVIER
génies persans de Lamennais, des Amschaspands et des
Darvands. Peu auparavant, dans une lettre du 28 dé-
cembre 1842, Sainte-Beuve expliquait les raisons parti-
culières qui, dans ce moment-là, rendaient la presse fran-
çaise moins accessible que jamais à la critique indépen-
dante. C'étaient d'abord les écrivains romanciers, les au-
teurs de feuilletons, qui étaient devenus collaborateurs
de tous les journaux, et dès lors « inviolables. » Ensuite,
c'était l'excessive concurrence, qui avait fait baisser les
prix d'abonnement, en sorte que les journaux, ne vivant
plus que par les annonces, étaient sous la dépendance des
libraires qu'ils servaient. « Complaisance et vénalité, dit-il,
c'est là toute l'histoire. » Il ne voyait pas de remède
prochain à cet état de choses, pas plus qu'il ne croyait à
la possibilité d'écrire en Suisse en vue de Paris ; aussi ne
cessait-il de recommander à ses amis de tourner leurs
yeux et leurs visées d'un autre côté, du seul côté où il y
eût de l'avenir.
« Le public de la Revue, écrivait-il, celui auquel elle doit viser
de plus en plus, c'est'le dehors, c'est la Suisse et l'Allemagne :
Suisse allemande et française et ce qui s'en suit. Conquérons ce
champ, s'il se peut. L'étranger c'est, on l'a dit, à beaucoup d'é-
gards, une province et la dernière de toutes; oui, mais, à d'au-
tres égards, c'est un commencement de postérité : écrivons pour
ce dernier aspect. »
Et plus loin, dans la même lettre (12 décembre 1843):
« Encore un coup, c'est li la pente, c'est là le courant possible,
et aussi nécessaire que celui de l'Autriche par le Danube. Vou-
loir faire d'ici un centre, c'est une chimère. Laissons Paris et
visons Appenzell. La gloire au bout du compte s'y retrouverait '. »
' La lettre dont nous détaclions ce fragment est citée presque
au complet dans la troisième partie du travail d'Olivier sur
Sainte-Beuve à Lausamic et dans sa jeunesse.
NOTICE BIOGRAPHIQ.UE ET LITTER.\IRE CXXV
Non-seulement Sainte-Beuve se montra bien disposé,
mais aussi longtemps qu'Olivier fut propriétaire et direc-
teur de la Revue suisse, il lui envoya régulièrement de
longues et piquantes lettres destinées à ses chroniques.
Son zèle ne se démentit pas un instant. Les lettres arri-
vaient, trois, quatre par mois, se corrigeant, se complé-
tant. Il faisait de la Revue suisse son affaire et ne se
rebutait point de prêcher dans ce désert. Il savait bien
que le désert se peuplerait tôt ou tard, et qu'aucune de
ses paroles n'y resterait perdue. Il les mettait là, en dépôt
pour les générations futures ; c'était une issue pour la
vérité. Maintenant que toutes ces correspondances ont
été publiées, non telles que les donnait Olivier, qui ar-
rangeait, déguisait, choisissait et souvent ajoutait, — car
il avait d'autres sources encore ; — maintenant qu'on les
a telles que les envoyait Sainte-Beuve, on peut juger
combien l'intérêt en est grand. Pour le détail et la ri-
chesse des informations, ces lettres sont d'un contempo-
rain, et d'un contemporain qui est au courant de tout ;
pour la justesse des appréciations, on dirait la voix de
l'avenir. Ce n'est pas qu'on ne puisse jamais le prendre
en défaut. Avec son esprit désabusé, il ne voit pas tout
de suite la portée de certains entraînements où il soup-
çonne plus de charlatanerie que d'enthousiasme ; scep-
tique, il croit l'humanité sceptique, et ne fait pas assez
la part du romanesque dans les choses de ce monde,
même dans les plus positives. Il ne sent pas assez, pour
en citer un exemple frappant, ce qu'il peut y avoir de
puissance morale et d'action sur les masses dans une
politique de poésie comme celle de Lamartine. Mais
cette illusion à part, illusion du désillusionnement, quelle
pénétration de coup d'œil, et avec quelle sûreté de main
il arrache les masques et met à nu les visages. Comme il
sait être et rester lui-même au milieu de ce tourbillon
CXXVI JUSTE OLIVIER
changeant qui donne le vertige aux raisons les plus fer-
mes, et quel ressort, quelle capacité de résistance, quelle
vitalité dans ce bon sens qui lui vient de la nature, qui
survit à ses engouements et perce encore dans ses im-
patiences !
Le succès de cette chronique fut très grand en Suisse;
il fit à la Revue un rôle et une position. On a aujour-
d'hui, dans les revues et journaux, des correspondances
de partout. Alors, c'était chose déjà remarquable que
d'avoir une chronique de Paris, et quant à en avoir une
de cette qualité , ce sera toujours une fortune excep-
tionnelle. Les lecteurs ne tardèrent pas à s'en aperce-
voir. Quoiqu'ils ne fussent pas dans le secret, ils senti-
rent qu'Olivier puisait ses renseignements en bon lieu, et
s'étonnèrent d'être souvent mieux au fait de ce qui se
passait à Paris, dans le Paris littéraire, que beaucoup de
gens qui y vivaient ou en revenaient. Cependant la chro-
nique ne fut pas seule à obtenir les suffrages. Les mor-
ceaux, de nature diverse, qui formaient le corps de la
Revue, étaient souvent fort distingués, et l'on eut entre
autres l'agréable surprise d'y voir se succéder des œu-
vres d'imagination dignes et capables de plaire. Déjà dans
les années précédentes, on avait attribué à M^^ Olivier un
certain nombre de nouvelles qui n'étaient point signées.
On en avait remarqué une surtout, qui avait paru en 1838,
r Honneur de famille, faite pour saisir et se graver dans
la mémoire. Bientôt on vit ai)paraître un nouveau collabo-
rateur, nommé Charles Autigny, le ])lus actif, le plus fé-
cond de tous les auteurs de nouvelles (pii prêtaient leur
concours à la Revue. Il ne fallut pas longtemps pour
percer le mystère de ce pseudonyme. C'étaient encore
les deux voix, ou plutôt les deux plumes. Juste et Caro-
line Olivier. L'opposition de leurs talents est la même
ici (jue dans la poésie; chez l'une, la préoccupation tragi-
NOTICE BIOGRAPHIQUE ET LITTERAIRE CXXVII
que et le jet hardi de la création ; chez l'autre, plus d'art,
plus de patience, et l'amour des combinaisons gracieuses,
des idylles doucement mélancoliques, aux senteurs de
rose ou de violette. Nous ne saurions entrer dans le détail
de chacune de ces compositions ; mais au moins devons-
nous mentionner un récit très intéressant, pour l'époque
très nouveau, d'une excursion à Zermatt, et un petit
roman intitulé Malessert, l'un et l'autre de J. Olivier. Ce
dernier morceau, très oublié des générations actuelles et
qui le serait moins, sans doute, s'il avait été réimprimé,
eut dans le temps un succès local assez vif. La scène est
à Lausanne, et l'action débute par la rencontre, nullement
fortuite, de la belle Madeline, Tespiègle aux cheveux
d'or, et du bon Sylvestre Malessert, l'amoureux maladroit,
qui serait moins gauche s'il était moins épris, sur le grand
escalier dit du Marché , lequel des bas-fonds de la Palud
gravit jusqu'à la cathédrale. Nous avons vu Olivier poète
ou historien, souvent poète et historien tout ensemble,
le voici romancier. Le récit pourrait être plus simple ;
l'auteur s"y mêle trop, il prend trop souvent le lecteur à
partie; il discute les situations et analyse les personnages;
on pourrait aussi lui reprocher de n'être ni assez réaliste,
ni assez fantaisiste, de n'être ni dans le monde des rêves,
ni dans celui des choses ; — il n'en réussit pas moins à
faire aimer les héros de son histoire, et cela parce qu'il
les aime lui-même. Il est épris de Madeline autant que
Sylvestre Malessert, et il se sent au fond de l'âme, comme
Madeline, un faible pour ce pauvre Sylvestre, qui, à vrai
dire, lui ressemble un peu, malgré ses gaucheries, et
dont la physionomie honnête ressort à côté de celle de son
rival, Fernand, jeune homme adroit et blasé, égoïste et
brillant. Une certaine dame de Préverenges, veuve, mais
encore jeune et jolie, mélange de sagesse et de coquet-
terie, figure heureusement auprès de Madeline. Le tuteur
CXXVIII JUSTE OLIVIER
de celle-ci, le chevalier, comme on l'appelle, vraie nature
de gentilhomme, malgré ses dada de généalogie, d'équi-
libre et de haute métaphysique, domine de ses cheveux
blancs tout le groupe joyeux, que complète Josué, fils de
Nun, le serviteur taciturne et fidèle, et la belle Lise, naïve
enfant de la montagne. C'est à Lausanne d'abord, puis à
Fontaine-seulette sur le penchant des monts, au-dessus
de la plaine du Rhône; puis au bord d'un certain lac des
Alpes, un lac dont on ne dit pas le nom, qui se vide en
automne pour se remplir au printemps et se couvrir de
fleurs comme une coupe enchantée, que se passent les
scènes successives de cette gracieuse idylle, qui aboutit
au triomphe de l'amour vrai, non toutefois sans quelque
consolation pour Fernand, dont l'âme, après tout, n'est
pas aussi noire qu'il semble, et qui trouve en M^^^ de
Préverenges une femme propre à faire l'éducation de son
cœur. Il n'est ])as besoin d'être sorcier, pour peu qu'on
connaisse ce bon pays de Vaud, pour découvrir la maison
du chevalier à Lausanne, ainsi que les ombrages où se
cache Fontaine-seulette, voire le joli lac qui fleurit au prin-
temps, et pour mettre ainsi l'histoire dans son cadre vé-
ritable, ce qui ajoute à son charme et à sa grâce natu-
relle, car il semble qu'ici encore Olivier ait vu la scène
où devaient se mouvoir ses personnages avant de les voir
eux-mêmes, et qu'ils soient nés de fantaisies inspirées par
la poésie des sites. Toujours le génie des lieux.
Juste Olivier et sa femme mirent à la Revue suisse
tout ce qu'il y avait en eux d'ardeur et de capacité de tra-
vail. Ils étaient à la fois propriétaires, directeurs, collabo-
rateurs, administrateurs, expéditeurs; ils se chargeaient
de tout, ils faisaient tout eux-mêmes, n'admettant d'autre
secours que celui de l'imprimerie, strictement renfermée
dans ses fonctions. Que de nuits ils passèrent à mettre
sous bande et à préjjarer les paquets ! Mais il le fallait
NOTICE BIOGRAPHiaUE ET LITTERAIRE CXXIX
ainsi, si Ton ne voulait pas y perdre sa peine et son argent.
Le public vaudois, sur lequel on faisait fonds, n'était point
assez considérable, même renforcé d'un modeste contin-
gent d'abonnés neuchâtelois ou genevois, pour permettre
un budget chargé de frais généraux. Il fallait viser à l'éco-
nomie, travailler, s'ingénier, se dévouer, et faire revivre
dans le domaine de la littérature les traditions de la vieille
simplicité helvétique. Cependant on vivait, on durait, et
peut-être, avec de la patience, aurait-on vu se réaliser en
partie les espérances et les vœux de Sainte-Beuve ; peut-
être eût-on pris pied dans la Suisse allemande ; peut-
être, en passant par Appenzell, eût-on fini pour atteindre
l'Allemagne, l'étranger, la postérité ; mais une bourrasque
politique emporta ce rêve d'un moment. Dès le mois de
juillet 1845, c'est-à-dire deux ans et demi après avoir pris
la direction de \z. Revue suisse, Juste Olivier l'abandonnait
à un éditeur neuchâtelois, et se préparait à quitter le pays
natal, pour aller, avec sa famille chercher un refuge à
Paris.
XI
« Pourquoi cette vie littéraire d'ici vous a-t-elle inspiré
un mélange d'attrait et d'effroi? Vous avez besoin de Paris,
vous vous en êtes sevré de peur de l'aimer. » C'est encore
Sainte-Beuve qui parle ainsi à Olivier, lui démontrant qu'il
n'y a pour lui que deux séjours possibles et désirables :
Lausanne ou Paris. Ce qu'il en dit est fort juste et d'un
homme qui, il s'en vante, avait bien observé. Mélange
d'attrait et de peur! La peur se conçoit, surtout pour quel-
qu'un qui voulait, comme Olivier, préserver de toute
injure le trésor virginal de sa muse champêtre. L'attrait
J. OLIVIER, I.
CXXX JUSTE OLIVIER
ne se conçoit pas moins : qui donc tient une plume, qui
donc est écrivain et poëte français sans avoir quelquefois,
surtout dans sa jeunesse, tourné les yeux vers Paris? Paris
ou Lausanne! Lausanne d'abord, car c'est là qu'est le
home d'Olivier, le home de sa pensée. Paris, si Lausanne
devient impossible. Toutes les fois que sa position se
trouve menacée et que l'éventualité d'un départ se pré-
sente à son esprit, c'est de Paris que lui vient la première
tentation. Déjà en 1838, lorsqu'il n'était pas certain d'être
définitivement appelé à la chaire d'histoire, il songea
très sérieusement à prendre le chemin de la France et
de sa capitale. Le bruit en courut, et quelques-uns de
ses amis, justement alarmés, lui adressèrent une lettre
collective, le conjurant de ne pas donner suite à ce projet.
« Partout où vous irez, lui disaient-ils, vous honorerez votre
pays, et l'honorer c'est le servir ; mais nous ne pouvons nous
représenter AL Olivier séparé, éloigné de son cher canton de
Vaud. Il nous semble que vous lui avez été destiné et que vous
n'êtes pas absolument Hbre de vous enlever à nous... Personne
ne veut s'accoutumer à la pensée de vous voir transplanté sur un
autre sol. Les élèves à qui vous avez communiqué votre ferveur
intellectuelle et votre amour du travail, et qui ont appris en vous
écoutant à mieux aimer leur patrie et tout ce qui peut l'honorer,
vous retiendront comme leur appartenant en propre ; et com-
bien d'hommes dont vous avez rajeuni l'imagination et le cœur
en leur présentant les plus pures images de la famille et de la
vie des champs, et qui, grâces à vous, ont trouvé autour d'eux,
dans les détails les plus familiers et dans les objets les plus rap-
prochés un trésor de douce et bonne poésie, souffriront à voir
s'éloigner du pays son poète et l'un de ses meilleurs fils. Il faut,
Monsieur, que vous nous restiez, à un titre ou à un autre; nous
nions aux circonstances le droit de nous priver de vous ; nous ne
voulons pas admettre que la patrie de Vaud puisse jamais cesser
d'être hospitalière à celui qui l'aime tant, qui la sert avec tant de
zèle et l'a si bien chantée. »
NOTICE BIOGRAPHIQ.UE ET LITTERAIRE CXXXI
Cette lettre n'était guère signée que d'une douzaine de
noms, mais des noms choisis, et parmi lesquels figurait,
à peine est-il besoin de le dire, celui de l'historien, M. Vul-
liemin, que, dans certains cercles, on se plaisait à op-
poser à Olivier, et qui, sans le vouloir, peut-être sans le
savoir, se trouvait être son concurrent. Olivier avait donc
des amis, et de chauds amis. Il n'en avait pas seulement
parmi ses élèves et dans le monde académique ou dans
le public lettré ; il en avait jusque dans les campagnes,
et si radresse dont nous venons de citer un fragment
avait pu circuler de village en village, elle eût recueilli
plus d'une signature qui, pour lui être moins connue, ne
lui eût pas été moins précieuse. Je n'en citerai pour
preuve qu'une petite anecdote, racontée par lui-même, et
qui fera sentir combien pouvait être délicat le parfum de
cette fleur de poésie qui semblait prête alors à s'épanouir
sur les rives du bleu Léman. Il s'agit d'une visite faite
pendant un séjour à Aigle, en octobre 1841, à la famille
de M. Marquis, dans son hospitalière résidence du Châte-
lard, au-dessus de Clarens. Olivier écrit à sa femme :
« Je partis samedi matin par la Dame du lac^, qui me conduisit
jusqu'à Villeneuve. De là, par les sentiers ; il me semble que
jamais je ne les avais trouvés si beaux. Je fis une longue visite
au vieux doyen ', et trouvai les Marquis à dîner. Je croyais
leurs vendanges finies, tandis qu'elles commençaient à peine ;
j'étais bien un peu confus de mon inopportune arrivée, mais ils
me reçurent si bien et ils me l'ont si bien dit de tant de maniè-
res que je crois véritablement que je leur ai fait grand plaisir.
Nous passâmes le reste du samedi à jaser de l'un à l'autre... Le
lendemain, nous commençâmes la journée par le sermon de
M. Vinet. Il prêchait à Montreux, et devait venir dîner au Châte-
^ Nom d'une voiture-omnibus.
' Le doyen Bridel, à Montreux.
CXXXII JUSTE OLIVIER
lard. M. Marquis avait bien voulu me faire la cheville ouvrière
de l'invitation, en sorte que si cela n'avait pas été fort heureux,
je dirais que j'étais pris. Ce sermon de M. Vinet, très long, mais
très beau, jamais ennuyeux, très développé, très simple et très
riche, est certainement son chef-d'œuvre. C'est magnifique. Il a
pour sujet la vie cachée en Dieu. Nous n'étions pas beaucoup d'au-
diteurs, mais étrangers et campagnards de l'endroit, à ce qu'il
paraît, gens de choix. Il a fait grande sensation. Le dîner et
l'après-midi se passèrent fort bien. M. Vinet fut très bon et très
gai; j'ai eu un grand plaisir à causer à mon aise avec lui. Ce
matin, qu'ai-je fait ? Des visites... En passant et repassant devant
certaine vigne où j'avais avisé des vendangeuses auxquelles
M. Marquis avait adressé quelques mots devant moi, je les ai
saluées; elles m'ont offert du raisin sur le mur; je suis revenu;
elles m'ont engagé à venir en prendre moi-même, et me voilà
de l'autre côté du mur, dans les ceps. Nous causions, moi le plus
innocemment du monde, parlant des vendanges, de la beauté
du pays, combien je l'aimais. « Aussi monsieur l'a si bien dé-
peint, » m'cntends-je dire tout d'un coup, avec une voix si fine,
si riante et si douce que, ma foi ! je ne pus m'empêcher de sa-
vourer assez bien ce que cette voix disait. En bonne foi, j'avais
la plus complète illusion sur mon incognito, et je suis sûr que
Marquis ne les avait pas revues. Elles me firent encore, et avec
détail, sur le Canton de Vauci, sur les Deux voix, sur toi, plusieurs
compliments les mieux tournés du monde, d'une manière si ini-
piévuc, si simple, si cordiale et si charmante que je serais un
ingrat, comme je le leur ai dit, si je n'étais pas content d'avoir
fait un livre qui a remporté un pareil prix. Mais conçoit-on
quelque chose de pareil ? Des paysannes, puisqu'on les appelle
ainsi, qui vendangent, qui foulent le raisin, qui chargent la
brante, je l'ai vu, qui fossoicnt au printemps, tout le monde me
l'assure et d'ailleurs elles me l'ont dit, et qui lisent, qui lisent si
bien, qui se rappellent si à propos, qui vous disent des choses si
aimables qu'on est tenté de les trouver justes. Et avec cela belles,
dignes, Durand dit sévères... L'une d'elles te ressemble un peu,
et je le lui ai dit : ce fut là toute ma galanterie. Il est vrai qu'elle
voyait bien ce que cela voulait dire, et elle le savait très bien
aussi, qu'elle était la plus jolie. »
NOTICE BIOGRAPHIQ.UE ET LITTERAIRE CXXXIII
Ainsi Olivier était retenu au canton de Vaud non-
seulement parce qu'il l'aimait, mais parce qu'il y était
aimé. Sa popularité y avait des racines cachées et pro-
fondes. Mais ce n'est pas le tout que d'aimer un pays
et d'y être aimé ; il faut encore y pouvoir vivre. La prose
de la vie a ses nécessités, et les signataires de l'adresse à
Olivier en parlaient à leur aise quand ils le conjuraient
de rester « à un titre ou à un autre. » En s'exprimant ainsi,
ils passaient un peu légèrement sur un point délicat. La
famille s'était augmentée et allait s'augmenter encore. Elle
était riche déjà de deux enfants : un troisième, un qua-
trième ne devaient pas tarder. Il y régnait la plus grande
simpHcité; mais encore attendait-on d'Olivier qu'il fît hon-
neur aux exigences d'une position fort en vue, exigences
d'autant plus considérables qu'il prenait sa tâche plus au
sérieux. Il n'était pas précisément bouquiniste, mais il lui
fallait des livres, des outils, et puis il avait à cœur de
combler, si possible, les lacunes de ses études premières,
et il s'imposa dans ce but d'assez lourds sacrifices, entre
autres, en 1842, un séjour de trois mois à Zurich, toutes
ses vacances, pour achever d'apprendre l'allemand. Pour-
quoi ne pas parler aussi de ses courses alpestres, soit
dans les montagnes du canton de Vaud, dont il sut bientôt
tous les sentiers, soit dans le Valais, dans l'Oberland et
dans les petits cantons ? Il ne lui arriva pas souvent de
pousser ainsi jusqu'au cœur de la Suisse; il y fit cepen-
dant un ou deux beaux voyages, un surtout en compagnie
d'Adolphe Lèbre, avec lequel il passa une nuit dans la
rabane d'Agassiz, au glacier de l'Aar. Peu s'en fallut qu'il
ne prît part à l'ascension de la Jungfrau. Ce n'étaient point
pour lui des plaisirs dispendieux et de luxe ; c'était la ré-
création nécessaire après les excès de travail ; c'étaient
les heures sacrées, réservées chaque été à la grande muse
favorite, la nature, mère de toute poésie. Le poëte et
CXXXIV JUSTE OLIVIER
l'historien en avaient un égal besoin. Voilà le budget des
charges. Celui des ressources ne comptait guère que deux
articles : le pauvre traitement que recevaient alors les
professeurs de Lausanne, et les revenus, très modestes,
de la fortune de M""^ Olivier. Il y avait tout juste de quoi
suffire, et bientôt, la petite famille grandissant, il n'y eut
point assez. Nul doute qu'Olivier n'ait caressé l'espérance
de trouver le surplus indispensable dans la juste rému-
nération de son travail, c'est-à-dire dans la vente de ses
ouvrages. Mais il fit à ce sujet les plus pénibles expé-
riences. Son Canto?i de Vaud, auquel il avait donné six
années d'un labeur acharné, ne se plaça que très lente-
ment; il en était lui-même l'éditeur, et il eut toutes les
peines du monde à rentrer dans les avances qu'il avait
dû faire pour payer l'impression. Les Etudes d'histoire
nationale donnèrent lieu à des règlements de compte
tout aussi peu réjouissants. Les Deux voix, sur lesquelles
il n'y avait qu'une voix, disait Emile Deschamps, eurent
un succès d'éloges plus que d'argent. Olivier, sans doute,
n'écrivait ni ne chantait par spéculation ; cependant il
est dur de ne pas vendre ses livres ou de les vendre si
mal, et il y a quelque dérision à s'entendre acclamer
comme le poëte ou l'auteur national, à recevoir des adres-
ses dans lesquelles on parle de la reconnaissance de la
patrie, quand on sort de chez son libraire et qu'on a pu
voir la triste balance des vendus et des invendus. Olivier,
aux prises avec les difficultés de la vie, emprisonné par
la force des choses dans une sphère trop étroite, connut
toutes les ingratitudes de la gloire, et sa disposition natu-
relle à ne pas voir le monde en beau n'en fut guère dimi-
nuée.
Dans son désir de se créer des ressources, il songea
de nouveau à Paris, et fit des démarches pour obtenir
l'accès à quelque revue. Il souhaitait vivement les voir
NOTICE BIOGRAPHiaUE ET LITTERAIRE CXXXV
réussir non-seulement à cause de lui, mais en vue de
]y[me Olivier, qui avait commencé à écrire des nouvelles,
et moins pour pénétrer dans le monde littéraire de Paris
qu'afin de mieux pénétrer en Suisse même. Il nous faut
la garantie et l'estampille de l'étranger. La Revue des
deux inondes semblait le recueil indiqué. Mais il fallait se
rendre favorable le cerbère qui en gardait l'entrée ,
M. Buloz. Ce n'était point impossible, comme le prou-
vait l'exemple d'Adolphe Lèbre, qui, à peine établi à
Paris, venait d'y débuter brillamment. Sa recommanda-
tion serait puissante ; celle de Sainte-Beuve plus encore,
car Sainte-Beuve était alors entièrement dévoué à la Re-
vue des deux inondes. « Il faut avoir quelque fidélité en
sa vie et selon son ordre, écrivait-il à propos d'une au-
tre publication pour laquelle on avait voulu le gagner. A
Buloz, sinon à son roi et à son supérieur. On ne choisit
pas toujours les objets de sa fidélité ; mais il y faut tenir,
dût-on crever. » Ce n'est pas que Sainte-Beuve ne trouvât
dur parfois le sceptre que M. Buloz tenait d'une main si
ferme. Il souffrait dans sa dignité d'homme de lettres
quand il l'entendait se moquer de la mauvaise humeur de
ses confrères, certain qu'il était de les voir revenir à lui,
car, disait le terrible directeur, « il y a de l'argent dans
la mangeoire. » Mais il lui savait gré de ce que sa revue
était la seule à Paris qui gardât quelque indépendance
et où la vraie critique pût trouver un refuge. Aussi M. Bu-
loz, charmé de son concours, ne faisait-il rien sans lui.
Sainte-Beuve était le plus écouté des conseillers du maî-
tre , et aucune recommandation ne pouvait valoir la
sienne. Déjà il avait préparé les voies. Un séjour que fit
M^"^ Olivier à Paris, dans l'hiver de 1841 à 1842, — son
mari ne tarda pas à l'y rejoindre, — devait aplanir les
dernières difficultés. L'accueil qu'ils reçurent fut excel-
lent, et ils quittèrent Paris emportant quelque espérance.
CXXXVI JUSTE OLIVIER
Mais ils purent bientôt mesurer la distance qu'il y a des
paroles aux effets. A chaque article naissait une difficulté.
C'était trop long, c'était trop court ; c'était trop tragique,
c'était trop anodin. Peut-être, parmi les nouvelles ainsi
refusées, y en eut-il qui prêtaient le flanc à de justes
critiques ; mais combien la Revue des deux mondes en
avait-elle publié d'inférieures, et fort inférieures, à Ma-
dame de Fiers, par exemple, qui parut plus tard dans
la Revue suisse. « J'en suis furieux, » s'écrie Sainte-Beuve
en annonçant tel de ces échecs répétés, qui en était un
pour lui, car il avait pris le succès à cœur et avait cru
le tenir. « Les paroles ici ne ratifient rien, ajoute-t-il ; en
politique, qui est un pays de mensonges, passe encore,
mais en littérature, c'est la décadence même. » Lèbre n'a
pas de moins vives indignations: « Je n'y comprends rien.
C'est vraiment l'originalité qui leur fait peur sur toutes
choses ; il faut pour se faire ouvrir la porte, je le crains,
un talent devenu banal par la vogue, quand il n'a pas
l'heureux don de l'être par lui-même. » Les morceaux
historiques n'avaient pas beaucoup plus de chance que
les nouvelles. L'étude d'Olivier sur Davel, c'est-à-dire
une des meilleures choses qu'il ait écrites, sur un sujet
alors complètement nouveau pour la France, fut repous-
sée malgré les efforts redoublés de Sainte-Beuve. AL Buloz
ne comprenait rien à l'héroïsme de cet homme qui « se
laisse prendre comme un sot. » Le mot est de lui. Le mor-
ceau sur Voltaire à Lausanne ne fut pas plus heureux,
malgré ce qu'il a de piquant et d'original. « Voltaire n'a
fait qu'une idylle en sa vie, dit Sainte-Beuve, et c'est à
Lausanne qu'il l'a faite. » Cette idylle, Olivier l'avait on
ne peut mieux racontée ; mais pour la Revue des deux
mondes, il avait trop parlé de Lausanne. « Il aurait fallu
absolument, dit Sainte-Beuve , insister plus sur Voltaire
et moins sur Lausanne, » Je ne crois pas que M. Buloz
NOTICE BIOGRAPHiaUE ET LITTERAIRE CXXXVIl
y mît de la mauvaise volonté, et la suite va le prouver ;
mais sur chaque sujet éclatait la différence des goûts et
des points de vue. Cependant un article sur Guillaume
Tell et la légende dont il est le héros finit par trouver
grâce, non sans avoir dû subir une refonte totale pour
être mis au point de vue de Paris. Il fut remarqué. « L'ar-
ticle d'Olivier, écrit Sainte-Beuve, est très bien et lui a
fait ici beaucoup d'honneur... Son style si fin, si ingénieux,
si artiste, n'a besoin pour nous que d'une chose, un peu
plus d'espace et un tissu moins dur, étendre, éclaircir. Il
aura tout dès lors. — Qu'il passe vite à quelque autre
chose. » M. Buloz, mis en goût, demandait aussi à Olivier
d'aiguiser sa plume et de donner promptement une suite
à cet heureux début. Auparavant déjà, il lui avait de-
mandé de se constituer son correspondant informateur
pour la Suisse, chargé de le renseigner sur tout ce qui s'y
passerait d'intéressant en politique et en littérature. Oli-
vier avait accepté, et il s'acquittait de ces fonctions au
plus près de sa conscience ; mais il ne tarda pas à être
médiocrement édifié de l'usage qu'on faisait de ses lettres,
souvent négligées ou interprétées à contre-sens. Il prenait
pied, néanmoins, peu à peu. Déjà il avait réussi à faire
agréer quelques vers, et M. Buloz lui exprimait avec une
insistance nouvelle le désir qu'il devînt tout à fait son re-
présentant, son lieutenant pour la Suisse. Cette position,
s'ajoutant à celle qu'il occupait à Lausanne, lui eût fourni
les moyens de sortir des embarras contre lesquels il ne
cessait de lutter, sans parler de ce qu'il y eût gagné du
côté de la considération. « Cette collaboration et la Revue
suisse! » répétait Sainte-Beuve. Et il est vrai que si l'on
pouvait refaire la vie d'Olivier et la rendre aussi heureuse
qu'on l'eût désirée, on ne chercherait pas une autre com-
binaison. A Lausanne son centre, son point d'appui, et,
si je l'ose dire, son principal établissement littéraire. C'est
CXXXVIII JUSTE OLIVIER
là que l'imagination aime à se le représenter, entouré de
ses élèves et de ses collègues, moins connu au dehors que
Vinet, non moins aimé au dedans, faisant une œuvre à
quelques égards plus modeste, ne travaillant point pour
le monde chrétien , quoiqu'il fût, lui aussi, un membre
fidèle de l'église, mais seulement pour son canton, met-
tant sa gloire et son ambition à en faire, selon le vœu de
Sainte - Beuve, une patrie d'intelligence , de vérité , de
poésie. On aime à le voir avec ses jeunes amis, leur mon-
trant le but, leur communiquant son enthousiasme, et
leur fournissant dans la revue qu'il dirige l'occasion de
tenter leurs premières armes. A Lausanne, c'est lui qui
est le Buloz, mais un Buloz tout paternel, quoique ayant
aussi sa sévérité, heureux de servir de centre aux divers
courants de l'opinion, heureux de contribuer à la former
et à l'éclairer, mais ne cherchant point à peser sur elle, et
n'ayant pas de plus vive jouissance que de voir se ré-
pandre et se propager la vie et le mouvement. Toutefois
ce Buloz ne doit pas être isolé dans sa province, par
plus que sa province n'est isolée dans l'univers. Il reste en
communication de tous les instants avec les grands centres
du travail humain, et c'est pourquoi il a une succursale à
Paris, où il est connu, où il descend quand bon lui semble,
sans se faire prier ni annoncer, où il représente cette
patrie de vérité qui s'est constituée là-bas. C'est par Oli-
vier qu'arrive à la Revue des deux inondes le contingent
du pays où s'écrit la Revue suisse.
Il s'en faut de peu que cet idéal ne se réalise. Retar-
dez de quelques années la révolution qui menace le can-
ton de Vaud, i)rolongez d'autant la période de son essor
littéraire, faites taire, assourdissez autour de la Revue
suisse le bruit absorbant de la politique et de la théologie,
faites encore, si possible, que la Revue des deux inondes
appartienne un peu plus aux deux mondes et un peu
NOTICE BIOGRAPHIQ.UE ET LITTERAIRE CXXXIX
moins au seul tourbillon parisien , et l'idéal un instant
entrevu n'est plus un idéal ; il prend un corps, il est une
réalité. Ce fut le rêve d'Olivier, qui, le suivant des yeux,
le voyait s'approcher et s'éloigner tour à tour de la sphère
des choses possibles. Jamais il ne l'en vit plus près que
vers les années ^,843 à 1844. Littérairement, c'est le mo-
ment le plus heureux de sa vie. Il travaille énormément.
« Quand je demande à Olivier, écrit sa femme: Que faut-
il acheter pour les étrennes de Doudou ? il me répond :
Ma chère, la première division de mon article est décidé-
ment trop longue, » Et encore : « Je ne comprends pas
comment Olivier résiste à la vie qu'il mène. Il lui arrive
souvent de travailler quatorze heures par jour sur dix-
huit qu'il veille. » Mais ce travail n'est plus en pure perte;
on commence à en voir les fruits. Olivier pénètre à la
Revue des deux motides, et quant à celle dont il est le Bu-
loz, quoique toujours modeste, elle fait mieux que « du-
rer, » elle progresse et grandit.
Il était temps vraiment, car les expériences des années
précédentes l'avaient obligé déjà à de durs sacrifices ,
entre autres à la vente d'une maison toute peuplée de
souvenirs, celle où M"^^ Olivier avait passé la plus grande
partie de sa jeunesse à Aigle.
« Nous avons vendu notre pauvre vieille maison, écrit-elle à
Adolphe Lèbre le 31 juillet 1841. Vous comprenez trop bien
tout ce qui se cache d'impressions pénibles sous cette seule pa-
role pour que j'y appuie. J'ose dire même que vous prenez votre
part de cœur à ce déchirement ordonné par la raison et les cir-
constances. Nous avons donc vidé, mon frère, ma sœur et moi,
de la cave au grenier cette demeure qui se ferme derrière nous
comme les jeunes années. Puis, cela fait, et quand elle a été
propre, rangée et tranquille, nous l'avons visitée religieusement,
pour la dernière fois, sans mot dire, comme on embrasse un
mort, et fermant les contrevents à mesure que nous quittions
une pièce, nous l'avons ainsi recueillie en nous jusqu'à la fin. »
CXL JUSTE OLIVIER
Mais au moment où les perspectives de l'avenir ap-
paraissaient plus riantes, la roue de la Fortune tourna
court, et la série des fatalités recommença, inexorable
cette fois.
Les sévérités de la destinée s'annoncèrent par un coup
aussi terrible qu'imprévu, la mort prescjue soudaine de
celui à qui M"^^ Olivier écrivait les lignes émues qu'on
vient de lire, de cet Adolphe Lèbre qui avait été un en-
fant de la maison, qui était devenu un ami, un tendre et
fidèle ami, et qui déjà était presque un appui. IVIais il
n'était pas de ceux qui sont destinés à mener longue vie
ici-bas. Il avait pris trop au sérieux, disait M. Verny, ce
qui pour tant d'autres n'est qu'un jeu misérable : « c'est
le JVelischmerz qui l'a tué. »
Cette plaie saignait encore quand un des enfants d'Oli-
vier, Arnold, filleul de Sainte-Beuve et de Mickiéwicz,
fut atteint d'un mal très grave et dont les suites ne pou-
vaient guère qu'être fatales. Il s'agissait d'une tumeur
logée derrière l'œil droit. Elle avait grandi suffisamment
déjà pour projeter l'œil en avant, hors des paupières.
Une opération était-elle utile? Etait-elle possible? Les
médecins suisses n'osèrent décider. Olivier et sa femme
vinrent consulter à Paris, oti ils restèrent plusieurs mois,
la fatale question toujours suspendue sur leur tête. Il y a
de cette époque des lettres d'Olivier qui sont déchirantes.
Il s'était monté un ménage et avait essayé de travailler,
mais sans réussir à se distraire.
« Je ne sais ce qui m'arrive, écrivait-il à son frère ; mais tout
est si triste en moi que je ne trouve que des choses tristes à te
dire, et que je n'ai pas même la force de te les dire. Ecrire,
même à toi, me coûte extrêmement. Peut-être cela vient-il de
ce que je suis assez fiuigué. J'ai beaucoup travaillé ici et, comme
de coutume, je n'ai rien avancé. Nous sortons toujours très peu;
nous ne sommes pas encore entrés dans un café ni dans un res-
NOTICE BIOGRAPHiai:E ET LITTERAIRE CXLI
taurant. Notre petit ménage continue d'aller bien. Nous sommes
allés quelquefois au théâtre, mais très peu et moi sans beaucoup
de plaisir. Toute ma consolation est de fumer force cigarettes et
de faire ce que j'aurais bien juré une fois que je ne ferais de ma
vie, c'est-à-dire des sonnets. Mais cela m'est venu tout à coup.
Il y a dans le sonnet quelque chose de profond et de court qui
va bien à la souffrance et à la douleur. Voici, puisque je ne sais
rien te dire de mieux, mes deux moins mauvais. »
Et il transcrit ici les sonnets Ville et VI^ du second
livre des Chansons lointaines^ l'un et lautre d'une amère
tristesse, le second presque désespéré.
De l'espoir, de l'espoir ! — oh ! ténébreux orage
Qui va s'épaississant autour de mon chemin !
Qiu me cache le ciel et, comme un lourd ombrage,
Me fait toujours la nuit, la nuit sans lendemain !
J'ai marché vaillamment, j'ai tendu mon courage
Comme un archer son arc, sans relâcher ma main :
De flèches en tout sens j'ai percé le nuage;
J'ai vidé mon carquois, mais je l'ai fait en vain.
Oh ! le jour ! — une étoile, une petite étoile
Qui de ma route obscure entr'ouvre au moins le voile!
Qui me dise : C'est là, quoiqu'il fasse encor noir !
Mais rien ne peut lever, pas même la tempête,
Ce couvercle d'airain qui pèse sur ma tête.
Et j'étouffe... oh! de l'air, de l'espoir ! de l'espoir!
Enfin, on tenta l'opération, et sauf l'œil, qu'on n'espé-
rait pas sauver, elle parut avoir réussi. Olivier reprit le
chemin de Lausanne, déchargé sans doute d'un poids
^ On trouvera au tome II, pag. 218, celui que nous ne citons
pas.
CXLII JUSTE OLIVIER
douloureux, mais ayant encore, pour s'en ronger le cœur,
assez d'amers soucis, anciens et nouveaux. Avant de par-
tir pour Paris, il avait dû vendre la Revue suisse^ et il
savait fort bien, en rentrant à Lausanne, qu'il n'avait
plus que pour quelques semaines ou quelques mois à y
demeurer. La vie n'y était plus possible, du moins pour
lui, grâce à la révolution politique qui avait éclaté en fé-
vrier 1845 et renversé le gouvernement, ce même gou-
vernement qui, en 1838, avait mis l'académie sur un pied
universitaire et institué la chaire d'histoire. Quoique Oli-
vier fût très attaché à quelques-uns des hommes qui en
faisaient partie, — son beau-frère, M. Louis Ruchet, en
avait alors la présidence, — il était plus dévoué encore à
la patrie vaudoise, et il n'eût pas eu d'objections à la
servir sous le nouveau régime si on lui en eût laissé la
liberté. Mais le mouvement populaire s'était accompli en
grande partie contre l'académie, qu'on envisageait comme
une des forteresses du méthodisme et du doctrinarisme.
Juste Olivier avait, comme tout le monde, vu la crise se
préparer, et d'avance il avait fait son deuil de tout ce qui
l'attachait à Lausanne, les amis exceptés. L'avenir lui ap-
paraissait sous les couleurs les plus sombres. Ce n'était
pas tant la lutte ouverte sur les questions générales et de
princi])e qui le frappait et l'alifligeait; c'était bien plutôt le
sourd travail de la médisance et de l'intrigue autour du
gouvernement qu'on voulait renverser. Il voyait les meil-
leures intentions méconnues, les hommes les plus hon-
nêtes suspectés, et ne pouvait assez admirer la facilité
avec laquelle les tribuns de cabaret séduisaient le peuple,
en flattant ses instincts d'intolérance et en semant l'injure
ou la calomnie. Et rapprochant dans sa pensée le specta-
cle qu'il avait sous les yeux de ceux que lui avaient offerts
ses études historiques sur notre pays, il se persuadait de
plus en plus que nous n'étions rien et que nous ne se-
NOTICE BIOGRAPHiaUE ET LITTERAIRE CXLIII
rions jamais rien. Cette révolution, qui s'intitulait glo-
rieuse, lui paraissait odieusement mesquine. Il en parle
dans une lettre comme n'ayant été qu'un vaste cancan^
qui a monté la tête du peuple. Plus elle était mesquine,
moins il voyait les moyens de résister à l'entraînement
général, et cependant il résistait à sa manière, estimant
que chacun, en cas pareil, doit faire ce qu'il peut. Plus
d'une chanson politique courait le pays, signée de son
nom. Plusieurs eurent un vrai succès d'à-propos ; aucune
n'en eut plus que celle sur l'académie, ancienne et véné-
rable institution, qui, comme le baudet de la fable, payait
pour les fautes d'autrui. Tout ce qui se fait de mal dans
le pays, c'est l'académie ; tout ce qui arrive de fâcheux,
c'est encore l'académie ; et il n'y a pas jusqu'à la disette
dont on se plaint qui ne lui soit évidemment imputable,
comme le dit fort bien une dernière strophe, où, pour
plus de mordant, le patois vient au secours du fran-
çais :
« Messieurs, dit un bon campagnard,
1 Toutes les vignes sont gelées ;
» Les blés furent semés trop tard ;
î Xos forêts se sont envolées.
» De la Dôlaz quaitqii'à Dzanian,
y> Ecutd-vei ceV injamia !
» No n'ain meins en de tçous sti an...
» C'è, Messieurs, c'è l'académia^. «
Mais l'esprit et l'ironie sont impuissants à désarmer la
passion. Le coup devait être porté, il le fut. Tous les pro-
fesseurs de l'académie, un seul excepté, furent destitués.
^ De la Dôle jusqu'à Jaman,
Ecoutez donc cette infamie !
Nous n'avons point eu de choux cette année !
C'est, Messieurs, c'est l'académie.
CXLIV JUSTE OLIVIER
Plusieurs, devançant la sentence qui devait les frapper,
avaient déjà donné leur démission. Olivier fut de ce
nombre. Voyant sa position perdue, il avait agité la
question de son avenir, et faisant de nécessité vertu, mal-
gré toutes les répugnances, malgré toutes les chances
défavorables, malgré le juste effroi que lui inspirait cette
Babylone, comme il l'entendait appeler, effroi que n'avait
pas diminué son dernier séjour, il avait pris le parti d'aller
se fixer à Paris. Paris ou Lausanne : c'était toujours le di-
lemme. Une fois affermi dans cette décision, il choisit le
moment qui lui parut le plus convenable pour son nou-
vel établissement, et donna sa démission dès le mois de
mars 1846.
Il prit congé de ses élèves et des membres de la Société
de Zofingue par une lettre dans laquelle il leur rappelait
les belles soirées passées ensemble, ainsi que l'idée fon-
damentale autour de laquelle n'avait cessé de gra^•iter
son enseignement historique, l'idée de la responsabilité
morale régnant sur les peuples comme sur les indi-
vidus.
c Voilà la vie, leur disait-il, chers amis ; œuvre à la fois hu-
maine et divine ; création morale incessante, qui, ainsi que la
création physique, a ses lois et, pour loi première, la liberté, la-
quelle reparaît toujours infinie au moment décisif; la vie, belle
ainsi et sublime, mais grave, mais sévère et avec laquelle on ne
joue pas plus qu'avec Dieu ! Qjue les temps difficiles vous en fas-
sent toujours mieux voir le caractère et le but. Ne craignez point
la lutte, quand elle viendra vous roff"rir ; acceptez-la, au con-
traire, comme nécessaire et utile. Méprisez l'injure, supportez
l'injustice, surmontez le mal. »
En même temps, il leur adressait un poëme intitulé
y Avenir^ faisant suite à celui qu'il avait composé sous le
même titre quatorze ou quinze ans auparavant. Quel-
NOTICE BIOGRAPHIQ.UE ET LTTHRAIRE CXLV
ques strophes y donnaient une expression saisissante
aux pensées qui l'occupaient en voyant tomber à la fois,
comme une ruine déjà caduque, son avenir et son passé.
Consolez-vous, âmes tristes et fières,
Qui refusez de vous joindre aux faux dieux,
Consolez-vous, la Vérité demeure,
Gardant l'abîme et la porte des deux.
Quelques jours après, Olivier écrivait à sa mère une
dernière lettre d'adieu.
« Paris, lui disait-il, n'est pas l'Amérique. Nous serons là en-
core à portée les uns des autres, et je te promets de faire tous
mes eiïorts pour tâcher de revenir, au moins moi, le printemps
prochain. Ainsi, aie bon courage, chère mère, pour m'en donner;
prends ton parti pour que je prenne le mien, et console-toi pour
que je me console. J'ai besoin de toutes mes forces pour lutter.»
Le soir même du jour où il traçait ces lignes, le 4 mai
1846, à minuit. Juste Olivier s'arrachait aux embrasse-
ments de ses amis, venus pour le saluer encore une fois,
et prenait la route de Paris.
XII
Avant de partir, Juste Olivier avait promis de publier
un nouveau recueil de poésies, de vider son portefeuille.
Il tint parole, et les Chanso7is lointaines ne tardèrent pas
à paraître. Elles sont datées de Paris 1847; mais toutes
ou presque toutes venaient de Suisse. « Ces chants, disait
l'introduction, ont été composés au souffle du pays natal,
du pays des montagnes et des lacs, vers lequel ils re-
J. OLIVIER, I. J
CXLVI JUSTE OLIVIER
tournent, que le vent des passions les tolère ou les re-
pousse. Et nolexti patrle. »
Olivier est tout entier dans les Chansons lointaines, il
y est dans la maturité de son talent poétique. Ce n'est
pas que tout y soit parfait. Il a et il aura toujours des
inégalités, des obscurités. Mais les inspirations fortes
abondent, et se font valoir mutuellement par la variété
des rhythmes et des motifs.
Il ne faut pas se laisser tromper par ce titre de Chan-
sons, qui est beaucoup moins vrai pour Olivier qu'il ne
l'est pour Béranger. Jusque dans ses morceaux les plus
sérieux, les plus lyriques, Béranger observe les formes de
la chanson. La plupart des poésies d'Olivier peuvent et
doivent être chantées ; mais elles ne sont pas nécessaire-
ment pour cela des chansons. Plusieurs morceaux, si on
voulait les classer, rentreraient plutôt dans le genre de
l'élégie, de la ballade ou de la romance. Plusieurs échap-
pent à toute classification. Quelques-uns inaugurent un
genre jusqu'alors inconnu dans la poésie française.
Nous avons nommé Béranger. Les chansons politiques
d'Olivier reportent la pensée vers celles du chansonnier
français. Il n'y a pas imitation, mais ressemblance et in-
fluence de l'aîné sur le cadet. Voici, par exemple, un cou-
plet d'Olivier :
Est-ce trop tôt pour dire : Plus de haine,
Plus de défis, plus d'injustes clameurs ?
Non, non, j'en crois cet esprit qui m'entraîne
Et qui demande à rapprocher les coeurs.
Vents I soutenez, de vos ailes contraires,
Mes chants de paix encor mal affermis !
Pardonnons-nous : Plus de guerre entre frères !
Guerre aux seuls ennemis I
La ressemblance est évidente. L'air est le même que
celui de la Sainte alliance des peuples et l'idée s'en rap-
NOTICE BIOGRAPHIQ.UE ET LITTERAIRE CXLVII
proche fort; le rôle et le bonheur~ du refrain, le mouve-
ment et la coupe des vers rappellent aussi Béranger.
Béranger a été l'un des maîtres de la jeunesse d'Olivier.
Dans ses cours de rhétorique, il invoque sans cesse son
autorité, et, trompé par la candeur de son enthousiasme,
il lui arrive de le citer de pair avec Racine, Virgile, même
avec Homère. Il devait en rabattre plus tard ; mais il est
bien naturel que, jeté par les circonstances dans une voie
qui n'était point sans analogie avec celle du poète fran-
çais, et la mémoire pleine encore et comme enchantée de
ses refrains, il ait de loin suivi ses traces. Les différences
toutefois sont considérables ; différences de rôle et de ta-
lent. Béranger est un poëte agressif, Olivier est un poëte
conservateur. Le premier a la liberté de l'offensive; il
frappe oîi bon lui semble, et renouvelle à son gré les
armes de l'ironie. Le second se borne à répondre ; il se
porte où s'est portée l'attaque, et dans ses plus heureuses
ripostes, dans la fougue même de ses sorties, on sent la
circonspection du soldat sur la défensive. A ce rôle plus
modeste, plus contenu, correspond un talent moins fé-
cond en saillies, plus grave et plus concentré. Ne cher-
chez rien chez Olivier qui ressemble à ces caricatures
mordantes, à ces charges bouffonnes contre les ventrus,
les MjTmidons, les marquis de Carabas, les barbons ou les
ministres de Nabuchodonosor. Béranger a l'ironie par-
lante, comme l'aime le peuple. Olivier, dans ses chansons
politiques, n'a guère que le sel de l'esprit et du bons sens,
et s'il fait preuve de quelque supériorité sur Béranger,
c'est moins par le talent que par l'honnêteté et la con-
science. Quelquefois aussi, chez l'un comme chez l'autre,
l'inspiration s'élève; alors le vers d'Olivier ne vibre pas
moins que celui de Béranger, et les horizons que nous
ouvrent ses modestes couplets n'ont pas moins de gran-
deur. Voyez entre autres la pièce intitulée : A bas!
CXLYIII JUSTE OLIVIER
Il en est des chansons politiques de Juste Olivier comme
de toute poésie inspirée par les circonstances; elles ont
perdu une partie de leur intérêt, et déjà pour la généra-
tion actuelle il y faudrait un commentaire. Ceux-là seuls
qui ont été mêlés à nos débats politiques d'il y a trente
ans savent qui était cet ami Euler. qui n'avait rien
Que de l'esprit et du courage,
et par quels mordants articles il avait mérité le titre que
lui donne Olivier de « peintre.... du gouvernement; » eux
seuls comprendront entièrement la chanson de Vacadé-
mie, et même celle de ce ristou qui n'est bon qu'à
pendre
Ou, tout au moins, à grelotter.
Il n'en est pas ainsi des chansons purement patrio-
tiques, comme celle dont nous avons déjà cité une stro-
phe: Pardonnons-nous. Celles-ci n'ont besoin d'aucune
explication. C'est par ce mot : « pardonnons-nous. »
qu'Olivier termine « le Livre helvétique, » comme il l'ap-
pelle, et ce refrain est bien le plus heureux de tous les
heureux refrains qu'il y a semés en abondance ; il couvre
les autres et retentit dans la mémoire comme le dernier
accord de la symphonie.
Quelle que soit l'habileté d'Olivier à aiguiser et à lan-
cer, au besoin, le trait satirique, il n'est, ce nous semble,
complètement lui-même que lorscju'il se dégage des luttes
et des passions du moment, pour s'abandonner à la pente
de son génie et rêver en philosophe ou en poëte. Il n'a
pas toujours la rêverie gaie, preuve en soit les morceaux
réunis sous le titre de Livre morose, et dont quelques-uns
pourraient avoir pour épigraphe ce mot que j'emprunte à
une de ses lettres: « La vie, même la plus douce en ap-
parence, est un enfer ici-bas. » Plusieurs, il convient de
NOTICE BIOGRAPHiaUE ET LITTERAIRE CXLIX
ne pas Toublier, ont été écrits pendant ce terrible séjour
à Paris où sa première pensée, en s'éveillant le matin,
était de se demander s'il devait ou ne devait pas remettre
son enfant entre les mains de chirurgiens qui ne répon-
daient point de le lui rendre vivant. « O mon Dieu, s'é-
crie-t-il, comment faire pour ne pas blasphémer ! Je crois
quelquefois que la raison me sera enlevée pour ne pas
arriver là. » Et cependant, si profond que soit l'abîme, il
y pénètre toujours un rayon d'espérance, toujours un re-
gard de la Muse, qui ne le laisse jamais seul, toujours un
regard de ce « parfait ami » vers qui le ramènent égale-
ment les joies et les douleurs et à qui il peut dire :
Malgré la mort, malgré la vie,
Je veux te suivre et t'adorer.
Olivier est une vraie nature de poète ; je veux dire par
là qu'il a des moments, et qu'il est tout entier dans chacun
de ces moments, qu'il s'y oublie et s'y perd. Pour la plu-
part des hommes, les moments ne sont que les ondula-
tions du temps ; leurs pensées passent de l'une à l'autre,
doucement portées par le cours des flots. Joyeux aujour-
d'hui, ils seront tristes demain, mais sans être jamais ni
tout à fait joyeux ni tout à fait tristes. La disposition de
la veille se retrouve dans celle du lendemain ; les effets
se prolongent, les influences contraires se font équilibre,
et la puissance de la réflexion, toujours agissante, reliant
les unes aux autres les sensations successives, en forme le
tissu complexe de la vie. Le poète, lui, a des moments
dans lesquels il s'absorbe tout entier, et qui se détachent
en force, sombres ou lumineux, sur la teinte plus pâle du
fond de l'existence. Toute son âme est pour un certain
temps prisonnière dans une impression, tout son génie
dans une idée. De là vient qu'il y a toujours chez lui des
\
CL JUSTE OLIVIER
contradictions. Si sa vie est en proie au dérèglement de
la pensée et des mœurs, ces contradictions prennent un
caractère violent, tandis qu'elles se fondent dans l'harmo-
nie générale d'une vie réglée non par le hasard, mais par
la raison, et consacrée à quelque oeuvre féconde. Néan-
moins, elles existent toujours, et celui-là ne serait pas poëte
dont les vers n'en offriraient aucune trace. Elles sont nom-
breuses chez Olivier, et accusent une puissance particu-
lière de jouir et de souffrir. Cet homme dont la pensée
générale tend à la tristesse, et à qui la vie laisse le plus
souvent un arrière-goût d'amertune, a des heures d'extase
et de délicieuse ivresse. Qu'on relise Amour simple et
pur, une des perles du volume.
La poésie d'Olivier passe ainsi du cri d'angoisse, aigu,
déchirant, au doux frémissement d'une âme inondée de
bonheur et d'amour. L'opposition ressort d'autant mieux
que c'est une poésie plus simple, plus immédiatement
inspirée par les incidents de chaque jour, réfléchissant
de plus près la vie et ses événements. La famille, les
enfants et la maison en sont le principal sujet. Plus d'une
stro])he émue fut encore composée pour les fêtes rusti-
ques d'Eysins, entre autres celles qui ont ce magnifique
refrain :
Le temps s'en va, mais l'Eternité reste,
L'Eternité! L'Eternité I
Rien dans les vers d'Olivier ne ressemble à une com-
position sur Mwt/ihne choisi; ce n'est jamais qu'une émo-
tion (jui se traduit, c'est un moment qui livre sa poésie.
De là vient ce qu'ils ont de particulièrement saisissant.
L'art disparaît, et l'on se trouve en présence de la vie
même. Les femmes , les mères ont des mouvements
semblables quand elles sont poètes. Aussi n'est-on point
1
NOTICE BIOGRAPHiaUE ET LITTERAIRE CLI
étonné de rencontrer M"^*^ Desbordes- Valmore parmi
les plus chaudes admiratrices des Chansons lointaines.
Elle n'ouvrait pas le volume sans vouloir aller à l'au-
teur.
i C'est toujours après la lecture d'une chanson lointaine,
écrit-elle à Mme Olivier, que je veux me rapprocher du toit d'où
elles montent si haut. Alors je m'habille et je prends mon man-
telet ; puis viennent les obstacles, les barres, — cette vie triste et
décousue de Paris qui coule sans rien laisser sur le passage. Je
reste pénétrée de tout ce livre charmant, qui est une bonne ac-
tion quoiqu'il me fasse souvent pleurer et par cela même peut-
être. Cette grâce poignante est le partage de bien peu. Elle ne
s'invente pas plus qu'elle ne s'oublie... Il y a là-dedans des ima-
ges qui m'ont fait ouvrir les bras pour les saisir. Quel père et
quel sérieux amour I »
Elle a raison, M"ic Valmore ; la poésie d'Olivier a une
grâce poignante, un charme pénétrant. Ce n'est pas de la
poésie de poëte, c'est de la poésie d'homme. Prenez, je
suppose, les Enfantines de Victor Hugo et comparez-
les avec telle pièce analogue de Juste Olivier. Victor
Hugo a le vers plus souple, plus riche, plus ample, plus
transparent ; mais il n'est pas absolument rare qu'on y
sente l'art du poëte autant que l'âme du père, et quand
on le quitte pour tomber sur ce refrain d'Olivier :
Coquins d'enfants!... chers petits bien-aimés !
on ne peut s'empêcher de s'écrier: Voilà, voilà l'accent !
Sainte-Beuve en faisait bien la différence, lui qui avait vu
les deux pères et les deux poètes. Il croyait aux enfanti-
nes d'Olivier; il adorait le refrain des « coquins d'en-
fants, » tandis qu'il hochait la tête quand on lui parlait
de celles de Hugo. On en peut dire autant des quatre
CLII JUSTE OLIVIER
Strophes âiAmoîir simple et pur. C'est la même situation
que celle du morceau fameux:
Hier la nuit d'été qui nous prétait ses voiles...
avec cette différence qu'Olivier n'a pas à s'envelopper
de mystère et qu'il pourrait avouer le jour, l'heure, le
nom. Mais les amours légitimes ne sont pas toujours les
moins poétiques. Victor Hugo se regarde, lui et celle
qu'il aime; il trouve le groupe à son gré et il le décrit.
Olivier s'oublie. Toutes les images que prodigue Hugo,
ses théories sur le lieu cher et choisi propre à chaque
espèce vivante, sont d'un éclat bien pâle, surtout bien
faux, en comparaison des quatre petits vers qui, chez
Olivier, associent la nature au bonheur du couple ému:
Ce chêne où tu t'appuies,
Cette onde, ces prairies,
Ne sont-ils pas heureux.
Heureux avec nous deux?
On peut poursuivre le parallèle, en j^renant les deux
poètes dans les différentes relations de la vie : toujours
Victor Hugo l'emporte par le déploiement d'un art plus
puissant, toujours Olivier a quelque cri plus profond.
Cependant tous les vers d'Olivier ne se rattachent pas
d'une manière aussi directe à une émotion ressentie; il
leur arrive de se dégager de l'étreinte de la vie et de
s'envoler vers le pays des rêves. Et c'est ici que la poésie
des Chansons lointaines se présente sous son aspect le
plus original, le plus nouveau, ici qu'elle échappe aux
classifications antérieures. Olivier en avait bien le senti-
ment.
« Le quatrième livre, dit-il, contient des morceaux d'un genre
à part et nouveau, mais basés sur d'anciennes formes de poésie
NOTICE BIOGRAPHiaUE ET LITTERAIRE CLIII
populaire qui se sont longtemps conservées dans la Suisse fran-
çaise. Ces formes ont un fond d'inspiration et des effets qui leur
sont propres ; elles offrent surtout l'avantage, éminemment poé-
tique à notre avis, de parler à l'âme sans lui tout dire, de susciter
des pensées et des tableaux que l'imagination, essentiellement
rêveuse et libre de sa nature, peut achever ou poursuivre à son
gré. .
Il n'y a rien à ajouter à ce que vient de dire Olivier,
sinon qu'en tirant de l'oubli, dérouillant et renouvelant
ces vieux refrains, il a mis la première main à une œuvre
qui est dans l'esprit des temps actuels et qui s'achèvera
sûrement quand un vent de renouveau soufflera sur la
littérature française, je veux parler de la réconciliation de
la poésie des lettrés et de la poésie du peuple, de ces
deux poésies indispensables l'une à l'autre, et qui en
France, ont si longtemps vécu côte à côte sans se con-
naître. Il ne semble guère, à voir ce qui se passe en cet
instant, qu'elles soient près de se tendre la main et de
s'embrasser. La poésie des lettrés s'alambique, et celle
du peuple s'en va avec l'antique naïveté; mais plus on
s'éloigne du but et plus on s'en rapproche, car on ne fuit
la simplicité que pour y être ramené plus vivement, et le
jour où l'on y reviendra, les poètes ne négligeront plus
le trésor des poésies populaires, maintenant recueillies ,
source inépuisable de fraîches et fécondes inspirations.
, Parmi les pièces les mieux réussies de ce livre IV^, il
faut citer d'abord le Servant, qui n'a point trouvé son
origine dans quelque refrain, mais bien dans une super-
stition populaire. Chacun le connaît, ce lutin familier qui
chemine sans cesse, la nuit,
De la grand'salle à la cuisine,
De la laiterie au cellier.
Du fond de la cave au grenier ;
CLIV JUSTE OLIVIER
qui tantôt fait plier l'escalier sous ses pas, tantôt se glisse
de rampe en rampe ; qui va taquiner les servantes dans
leur lit, ou s'asseoir au chevet de la châtelaine. La poésie
toute légère, toute divine, de cette capricieuse existence,
ne saurait être plus intimement sentie et rendue. Jamais
Olivier n'a trouvé des vers plus heureux, plus flexibles,
plus purs, plus pénétrés, plus animés de poésie. Ce n'est
plus de la grâce poignante, mais de la grâce étincelante.
Il atteint ici à la perfection de son art, et cela d'autant
mieux, peut-être, qu'il s'agit d'une poésie plus imperson-
nelle. Dans ses chansons tragiques, si l'on ose les ap-
peller ainsi, tragiques ou trop intimes, il arrive que l'é-
motion lui coupe la voix et qu'il bégaie au lieu de
chanter.
Les juges les plus délicats rangent aussi la Belle pas-
sant au soir et le Voile de neige parmi les chefs-d'œuvre
d'Olivier. La chanson s'y transforme en une mystérieuse
ballade, dont les strophes vont s'enroulant autour d'un
refrain sans cesse répété :
Oh ! qui me donnera, donnera
Voile de neige, et qui me l'ôtera ?
Ces vers, tirés de quelque vieille ronde, sont l'âme de la
ballade. Ce n'était qu'un germe, un simple refrain ; mais
sous le souffle du poète le germe a fleuri, le refrain s'est
épanoui en poëme. Cette belle aux yeux bleus qui soupire
après le voile de neige, et qui, malade, seule en sa rêve-
rie, s'en va se perdre sur les montagnes, où l'attend un
autre voile de neige que celui dont elle voudrait se cein-
dre la tête, nous l'avons déjà rencontrée quekjue part;
c'est encore la pauvre fille souffrant d'un mal inconnu,
c'est rhéro'ine du poëme des Campagnes, mais transfi-
gurée par la fantaisie. Douce et triste figure, pour être
NOTICE BIOGRAPHIQUE ET LITTERAIRE CLV
tout à fait vraie, pour revêtir toute son expression, elle
avait besoin de s'idéaliser ainsi et de se placer dans un
cadre qui, par riiarmonie même, en fît ressortir la pâle
beauté.
Mais la perle dans ce genre est, croyons-nous, le mor-
ceau des Marion?iettes, dont le charme tient en partie à
la facilité avec laquelle le refrain s'est développé en un
poëme. Ailleurs, on peut soupçonner quelque arbitraire
dans ces sortes d'interprétations et de paraphrases. Ce
qu'Olivier y trouve n'est pas toujours ce qu'un autre y
aurait trouvé. Mais cette fois, il n'y a pas deux interpré-
tations possibles ; tout coule de source, tout est naturel,
tout semble nécessaire. Eh ! qui donc à ce seul mot de
marionnettes ne voit pas apparaître toute la comédie
humaine? Le thème est simple; mais quel bonheur, quelle
richesse, quel imprévu dans les développements, et quelle
grandeur quand après les marionnettes humaines com-
mencent à danser dans l'espace les marionnettes éternel-
les, les terres et les soleils !
Terre qui gémis
Dans l'espace
Où tout passe,
Terre qui gémis
Un moment, comme tes fils ;
Soleil radieux
Qui nous traînes
Dans tes chaînes,
Soleil radieux
Trois p'tits tours de cieux en cieux !
Ce morceau-là, du premier coup, conquit tous les suf-
frages. Chacun sentit que c'était l'œuvre d'un poète, d'un
grand poète, et plus d'un critique autorisé n'hésita pas
CLVI JUSTE OLIVIER
à le proclamer. « Sous une fornie tout enfantine, disait
Vinet dans le Semeur, cela est plein de grandeur et de
mélancolie ; cela est nouveau en France, nouveau en
Allemagne, nouveau partout. » Il n'y à rien aujourd'hui,
après trente ans, à changer à ce jugement.
XIII
« Je me perds dans la frayeur que je ressens pour
vous, car Paris sans la certitude de son hospitalité me
semble l'enfer où l'on a froid. » C'est ainsi que M'"^ Des-
bordes-Valmore saluait l'arrivée de ses amis Olivier. Peut-
être l'événement lui aurait-il donné raison s'ils étaient
venus chercher l'occasion d'une fortune littéraire. Mais le
dernier séjour qu'ils avaient fait à Paris, à propos de la
maladie de leur fils Arnold, les avait à peu près guéris de
toute vaine ambition, en leur faisant sentir de plus en
plus distinctement, à l'un et à l'autre, cette incompatibilité
secrète de goûts et de croyances, qui, dès le début, avait
semé de difficultés leurs relations avec les grandes revues
parisiennes. Sainte-Beuve en fit plus d'une fois des repro-
ches à Olivier; plus d'une fois il répéta ce qu'il lui avait
écrit dès 1845: « La destinée vous rapproche de Paris,
et vous ne l'avez abordé que sur la défensive, vous fai-
sant à vous-même des difficultés au lieu d'y entrer fran-
chement comme vous le pouviez, plume en main. » Plus
d'une fois, il insista sur la nécessité de « se serrer litté-
rairement, et de faire groupe ensemble, » soit en s'ap-
puyant sur la Revue des deux mondes, soit en fondant
une sorte de Revue suisse à Paris. Cette idée d'une revue
suisse à Paris revenait ordinairement sur l'eau quand
NOTICE BIOGRAPHIQ.UE ET LITTERAIRE CLVII
Sainte-Beuve croyait avoir à se plaindre de son terrible
directeur, qui, sujet à des engouements, ne faisait plus du
spirituel critique le plus gâté de ses enfants gâtés. « Que ne
pouvons-nous refaire un centre ! s'écrie-t-il dans une lettre
où il complimente Olivier sur ses Chansons lointaines....
Si je n'étais pas un gueux, ce serait déjà fait. Mais enfin
voyez si vous et vos amis ne pourriez pas faire ici sous
autre uniforme le pendant de la Revue suisse, et le jour
où c'est fait, j'en suis, donnant de temps en temps un
bout d'article, en attendant que je puisse y entrer tout à
fait. Et alors nous irions de l'avant. » Il ne sortit rien de
ce projet, qui n'eût été réalisable qu'à la condition qu'on
eût trouvé tout d'abord des fonds à y consacrer.
Quant à la Revue des deux mondes, Olivier n'eût pas
désiré mieux que d'y collaborer encore de temps en
temps ; mais le courage lui manquait à la pensée de ce
milieu de moins en moins sympathique. Et puis, — ceci
était sa grande raison. — il fallait avant tout pourvoir à
la nécessité première, c'est-à-dire gagner son pain et
celui de sa famille.
C'était, en effet, dans l'espoir d'y gagner sa vie plus
facilement qu'ailleurs qu'Olivier était venu se fixer à
Paris. Il avait loué un appartement assez considérable
pour recevoir chez lui quelques jeunes gens ; il ne voulait
ni d'une simple pension alimentaire, ni d'une institution
pédagogique; son idée était d'élargir le cercle de sa fa-
mille, et de traiter les nouveaux membres qui allaient
l'augmenter selon leurs besoins, donnant aux cadets tous
les soins que peut réclamer l'enfance, accordant aux
aînés toute la liberté que comporte la jeunesse. Il avait
entendu plus d'une fois, à Lausanne, à Genève et ailleurs,
des parents, obUgés d'envoyer leurs enfants étudier à
Paris, se plaindre de ce qu'ils ne trouvaient pas de famille
sûre à qui les confier ; il espérait, en comblant cette la-
CLVIII JUSTE OLIVIER
cune, être encore utile au pays qu'il venait de quitter et
qu'il n'en aimait que davantage. Si les pensionnaires ar-
rivaient en nombre, peut-être y aurait-il dans la maison
même un champ d'activité suffisant pour lui. Que s'il fal-
lait chercher au dehors, pour s'assurer quelque supplé-
ment, il ferait des leçons particulières, écrirait, traduirait,
travaillerait. Les débuts furent malaisés ; les pension-
naires n'étaient point encore nombreux, et les frais de
premier établissement pesaient de tout leur poids sur un
budget déjà lourd. Heureusement, dès son arrivée, Olivier
eut une chance, celle d'être chargé provisoirement, et
dans des conditions assez favorables, de la rédaction de
X Espérance, journal religieux, avec lequel il resta en fort
bons rajjports. Un peu plus tard, vers la fin de l'année, il
eut à faire un cours de littérature à quelques jeunes de-
moiselles de bonne famille. Il continua aussi à entretenir
avec le Semeur des relations commencées à Lausanne,
mais qui ne devinrent jamais intimes. Là, non plus, il ne
se sentait pas chez lui. Il lui arriva même de devoir faire
rentrer en portefeuille des morceaux déjà écrits, entre
autres une étude sur le procès de Michel Servet. « Nous
avons dans le Semeur certaines convenances à garder
sur le choix des sujets, » lit-on dans une lettre qu'il reçut
à ce propos.
Cependant la situation s'éclaircissait peu à peu ; la
maison commençait à attirer des jeunes gens, et l'on pou-
vait espérer avoir franchi le pas difficile, lorsque tout fut
remis en question par l'ébranlement politique de 1848 et
la commotion des journées de juin. Il y eut un moment
oïl chacun sentit trembler le sol sous ses pieds et cher-
cha, de côté ou d'autre, un refuge éventuel. Sainte-Beuve,
selon son habitude, tourna les yeux vers le canton de
Vaud; il écrivit à M. Urbain Olivier, pour lui demander
de le recevoir chez lui, tout simplement, comme un mem-
NOTICE BIOGRAPHiaUE ET LITTERAIRE CLIX
bre de la famille. Juste Olivier ne pensa pas à rentrer en
Suisse, bien qu'on eût parlé de lui comme d'un professeur
tout désigné pour une chaire de littérature française va-
cante à l'académie de Neuchâtel ; en revanche, il songea
très sérieusement à émigrer pour l'Amérique. Il en écrivit
à Agassiz, qui y était depuis peu et y faisait événement.
L'illustre savant, encore plein de l'accueil qu'il venait de
recevoir, s'émut à l'idée de ces amis qui parlaient de
venir le rejoindre ; il se les figura prenant part au grand
mouvement américain, et s'engageant auprès de lui dans
une facile et triomphante carrière. La littérature et la
science marcheraient côte à côte et s'entr'aideraient mu-
tuellement. Olivier ferait des cours, madame aussi. Bref,
en un instant, son imagination eut aplani toutes les diffi-
cultés.
« Depuis les dernières nouvelles d'Europe, répondit-il à Oli-
vier, je réfléchissais aux moyens de vous peindre l'Amérique sous
d'assez belles couleurs pour vous engager à venir vous y établir
pendant quelque temps, lorsque j'ai reçu votre lettre. Autant je
suis peiné d'apprendre que les événements vous menacent de si
près, autant je me suis réjoui en entrevoyant la possibilité de
réaliser ce qui me paraissait encore un rêve il y a quelques jours.
Les grandes choses qui s'accomplissent en Europe ne peuvent
manquer d'exciter les sympathies les plus généreuses, même
lorsque nous voyons l'existence de ceux qui nous sont chers
plus ou moins compromise. Tout ce qu'il y a de viable dans ce
flot humain débordé finira par trouver une ancre de salut, et
lorsque le calme sera rétabli, nous pourrons contempler un
monde nouveau aussi différent du passé que les temps modernes
qui ont succédé au moyen âge. La question pour nous, qui avons
mission d'élever la génération naissante et de la préparer à vivre
de ces éléments nouveaux, est de comprendre qu'il faut nous-
mêmes nous préparer à cette grande tâche, et le théâtre même
où la scène se déroule aujourd'hui n'est pas, il me semble, le
séjour le plus propre dans ce but. Venez donc ici de confiance ;
CLX JUSTE OLIVIER
croyez-en l'expérience que j'ai acquise. On vit ici, et l'on ap-
prend à y vivre de toutes ses facultés. Ne regardez ni en arrière,
ni à côté de vous ; les ruines qui vous entourent pourraient
troubler la perspective. Venez prendre part à l'élan qu'ont reçu
dans ce pays les sciences, les lettres et les arts. En y apportant
votre tribut, vous recueillerez des fruits dont on sème seulement
les germes en Europe; vous apprendrez à les cultiver, et rassuré
dans votre marche vous retournerez dans la patrie riche des dé-
pouilles d'un autre monde; j'y retournerai alors avec vous, et le
temps qui s'écoulera d'ici là nous le passerons ensemble. Je puis
vous offrir pour le moment un asile ; arrivez avec armes et ba-
gages tout droit chez moi à Cambridge. »
Puis, craignant que les frais du voyage n'arrêtent Oli-
vier, il prend d'ingénieuses mesures pour mettre à sa
disposition, sans autre formalité ni écriture, une somme
d'argent suffisante. Cette lettre, où se peint la nature
ouverte et chaude d'Agassiz, ses élans, son imagination,
sa naïveté d'enthousiasme et sa générosité, était faite
pour toucher ceux à qui elle était adressée plus que pour
les convaincre. Olivier n'avait pas coutume de considérer
les choses des hauteurs d'un avenir que se créait ainsi un
optimisme complaisant; il aimait à les voir de i)lus près,
])lus en dedans, et il se méfiait des Américains autant
que des Européens. On voit son sourire à la lecture de
ces mots: « Croyez-en mon expérience. » Quant à lui, il
ne demandait que deux choses : un refuge et le pain quo-
tidien; il les eût trouvées en Amérique, sans aucun
doute! mais les circonstances changèrent; le ciel euro-
péen ])arut se rasséréner et l'ordre social se raffermir; les
ressources, au lieu de s'épuiser, se présentèrent plus
abondantes, et tout projet d'émigration fut abandonné.
Vers ce temps-là, Olivier put se bercer de l'esjjoir de
prendre pied, à Paris même, dans le corps enseignant
officiel. On venait d'adjoindre au Collège de France une
NOTICE BIOGRAPHia^'E ET LITTERAIRE CLXI
école dite d'administration. La chaire de langue et de
littérature française y fut confiée à Emile Souvestre, qui,
devant avoir sous ses ordres des maîtres de conférences,
jeta les yeux sur Juste Olivier. « C'était pour lui-même
qu'il le faisait, disait-il. attendu que s'il lui fallait en choi-
sir un autre, il se le laisserait plutôt imposer, ne sachant où
trouver ailleurs quelqu'un qui lui convînt. » Comme on
lui en avait imposé un déjà, qui, au lieu de seconder son
enseignement, se faisait un plaisir de le contrecarrer, il
ne recula devant aucune démarche pour arriver à ses
fins, et Olivier fut nommé. C'était un commencement.
Peut-être, avec le temps, Olivier eût-il vu sa position
grandir. Telle pièce officielle prouve qu'il avait conquis
l'estime et la bienveillance, non-seulement de son ami et
supérieur immédiat, Emile Souvestre. mais aussi de hauts
personnages, ayant voix au ministère. Malheureusement,
rétrier lui manqua au moment où il y mettait le pied.
L'existence de l'école d'administration fut des plus éphé-
mères. Olivier put à peine y achever sa première année
d'enseignement.
Peu de temps après, on se souvint de lui dans une
autre occasion. On avait imaginé de faire pour les ou-
vriers des lectures du soir. C'était une sorte de mission,
humaine et de pure civilisation, qu'on tentait au sein des
classes laborieuses. Il ne s'agissait pas de les endoctriner,
mais simplement de les familiariser avec les plus belles
productions de l'esprit français. On ne faisait guère que
lire. Cependant quelques cours sommaires, de langue et
de littérature, y furent adjoints. Olivier, sans l'avoir cher-
ché, fut nommé l'un des « lecteurs titulaires » et chargé,
en outre, d'un de ces cours adjoints. Il prit intérêt à
cette œuvre conçue dans un but de véritable utilité pu-
blique, et dont les résultats furent intéressants à tous
égards, même au point de vue du goût, comme on peut
J. OLIVIRR, I. K
CLXII JUSTE OLIVIER
s'en convaincre en lisant ce qu'en a dit Sainte-Beuve
dans une de ses meilleures Causeries. Mais, uniquement
soutenue par quelques hommes éclairés, elle avait contre
elle le gros de tous les partis. L'université, d'accord en
principe, aurait voulu diriger elle-même ces lectures ; le
clergé les eût faites, mais il n'entendait pas qu'elles fus-
sent faites par d'autres. Nombreux aussi étaient ceux qui
redoutaient que ces séances du soir ne dégénérassent en
clubs, et qui n'attendaient qu'un moment favorable pour
biffer d'un trait de plume tout ce qui était né de la révo-
lution de février. La coalition de tant d'intérêts et de
passions l'emporta, et les lectures du soir eurent une
existence plus éphémère encore que l'école d'adminis-
tration.
Dès cet instant, la sphère d'activité d'OHvier n'aborde
plus les régions officielles. Il réalise à la lettre son pro-
gramme, de gagner son pain comme il pourrait. Il fait
des leçons particulières, il court le cachet, il se fait même
prote d'imprimerie chez Marc Ducloux, qui, chassé aussi
par la révolution vaudoise, avait, comme Olivier, pris
son refuge à Paris. Il mit sa conscience à remplir ces
humbles devoirs; mais il ne retrouva d'occupation où il
pût mettre son cœur que lorsqu'il fut chargé, en 1858,
de l'enseignement de la langue et du style à l'école de la
Chaussée d'Antin. C'était une institution particulière, un
ensemble de « cours gradués, » formant une sorte d'école
supérieure à l'usage des jeunes demoiselles protestantes.
Olivier trouva là une tache (\\x\ convenait à son tempéra-
ment de poëte. Le tour d'esprit naturel aux jeunes filles
bien douées, vif, léger, gracieux, innocent, avec une
pointe d'imagination et déjà de sentiment, lui parut tou-
jours ce qu'il y a au monde de plus charmant. C'était, à
ses yeux, la fleur de la création. Avoir à soigner cette
fleur, à en cultiver le parfum, à en préparer le fruit, ne
\OTICE BIOGRAPHiaUE ET LITTERAIRE CLXIII
pouvait être pour lui que la plus attachante des vocations.
« J'ai épousé mon enseignement, dit-il; je l'ai mis au pre-
mier rang de mes occupations. » Il ne pensait pas, d'ail-
leurs, que l'étude de la grammaire fût chose nécessairement
ingrate ; il savait ce que c'est que la grammaire, et quoi-
qu'il fût lié, par l'autorité d'un long usage, à l'aride Noël
et Chapsal,'\\ s'ingéniait pour donner à cet enseignement,
par les applications et les interrrogations, tout ce qu'il
peut avoir d'intérêt et de valeur. Il n'oublia qu'un point,
de faire apprendre par cœur les règles proprement dites.
Les parents s'émurent d'une si dangereuse innovation, et
leurs plaintes retentirent jusqu'au comité, qui parut les
faire siennes. Ainsi rappelé à la routine, Olivier répondit
par sa démission; mais la lettre qu'il écrivit à ce sujet
était si fortement motivée qu'elle donna à réfléchir. « Ce
qu'on ne fait pas avec foi, écrivait-il à la directrice, est
mauvais, même en grammaire. J'ai bien peu de foi là où
il faudrait le plus en avoir ; mais dans les petites choses
du moins il est absolument contraire à ma nature de m'en
passer. J'avais foi dans mon enseignement. » Le cas fut
examiné de plus près ; on vit que les critiques avaient été
faites à la légère, et Olivier, cédant à d'instantes prières,
retira sa démission.
« Notre vie, écrit-il à sa mère après lui avoir fait une
description de l'emploi quotidien de son temps, notre vie
est très assujettie et sévère.... La vie de Paris, pour tout
le monde, au reste, est une vie très dure, dont ailleurs on
ne peut avoir d'idée. » Mais si la peine était grande, le
but du moins était atteint. Les jeunes gens faisaient rare-
ment défaut dans cette famille qui s'ouvrait à eux. Ils
furent bientôt assez nombreux pour obliger Olivier à
louer un second appartement; plus tard, il loua la maison
tout entière, afin d'être le maître d'en choisir les habi-
tants ; puis il l'acheta. Avec sa nature inquiète et timide.
CLXIV JUSTE OLIVIER
il sentit lourdement le poids des soucis dont le chargeait
une pareille acquisition; mais pendant de longues années
les jours se succédèrent, chacun suffisant à sa peine. C'é-
tait une de ces maisons de la Place Royale, ou Place
des Vosges, dont la construction remonte à Henri IV, et
qui ont si bien conservé leur cachet primitif. Olivier y a
passé près de vingt ans, un tiers de sa vie. C'est là que
vont le chercher en pensée tous ceux qui l'ont connu à
Paris. Il y devint peu à peu le centre d'une société distin-
guée. Si l'on voulait en évoquer tous les souvenirs, les
noms se présenteraient en foule. Celui de Sainte-Beuve,
qui revient sans cesse, nous rappelle ce qu'a dit Olivier
'des vicissitudes de leur amitié, d'abord si étroite, mais
qui fut plus ou moins orageuse vers l'époque où nous
sommes parvenus, et qui après quelques années de silence
et d'éloignement, se termina par un dernier et fidèle
retour. Malgré ces péripéties, et quoique Sainte-Beuve
fût. de plus en plus homme public, de plus en plus sur-
chargé, on le vit souvent à la Place Royale. Il n'est pas
seul ilhistre jjarmi ceux qui en ont pratiqué le chemin.
Au nombre des familles les plus tendrement, les plus
étroitement attachées aux Olivier, il faut citer, des pre-
miers, les Valmore. Il y avait de tout dans cette amitié :
prose et poésie, idéal et réalité; mais rien, peut-être, n'en
avait plus serré le nœud que le sentiment de souffrances
communes. Ceux qui bataillent pour l'existence, les nau-
fragés de la vie. ont parfois une façon de s'aimer qui
est la plus tendre, la plus émue, toute pénétrée de poi-
gnante symj)athie. Ainsi aimait, ses lettres le témoignent
à chaque page, cette M""^ Desbordes-Valmore, qui, mal-
gré son talent et un obstiné labeur, ne réussissait pas à
suffire aux nécessités de chaque jour, et dont le nid, —
c'est d'elle que vient cette gracieuse image, — soutenu
seulement par des fils de la Vierge, flottait tonjours entre
NOTICE BIOGRAPHia^-'E ET LITTERAIRE CLXV
ciel et terre. Les Souvestre, plus heureux, grâce à la
vogue dont- jouissaient les écrits du père, n'étaient pas
des amis moins sincères, moins bons à voir. Dans la so-
ciété religieuse, Olivier avait des relations variées, mais
discrètes et choisies ; les fonctions de diacre, dont il avait
été chargé et qu"il remplissait avec un zèle dont il existe
de nombreux témoignages, l'avaient mis en rapport avec
toutes les sommités de l'église réformée. Il était fort ap-
précié, fort distingué d'Adolphe Monod. Quant au pasteur-
Louis Bridel, c'était un de ses plus anciens amis. Sa liai-
son, de plus en plus étroite, avec le peintre Gleyre, lui
ouvrait des jours sur un autre milieu, celui des artistes.
Chez Gleyre et par Gleyre, il voyait fréquemment Gus-
tave Planche. Clément, le critique des Débats, était un
ami du foyer, un des plus familiers et des plus précieux.
Michelet appelait aussi Olivier son ami, voire son « illus-
tre ami. » Marc-Monnier l'appelait « son père en ma-
rionnettes. » Champfleury, frappé de la franchise du sen-
timent rustique dans les vers d'Olivier, cherchait à se
rapprocher de lui. « Après Burns et Hebel, lui écrivait-il,
je n"ai trouvé que vous. » M. Fritz Berthoud, qui a si bien
parlé d'Olivier dans quelques feuilletons de la Gazette de
Laîisanfie, apportait à la Place Royale les parfums des
coteaux de Neuchâtel et des grandes sapinières jurassi-
ques ; M. Porchat, encore un émigré vaudois, rappelait à
son ancien collègue Lausanne et la patrie, bien plus que
de mesquines rivalités ; Aimé Steinlen, précepteur dans
la famille de Rougemont, le faisait ressouvenir du groupe
de ses élèves; Gustave Roux et quelquefois l'auteur de
ces lignes lui représentaient le respectueux et traditionnel
attachement que, dès ce temps-là, lui avait voué la jeu-
nesse vaudoise, même celle qui n'avait pas eu le privi-
lège de l'entendre; enfin, une colonie nombreuse, la co-
lonie polonaise, Mickiévicz et Towiansky en tête, lui
CLXVI JUSTE OLIVIER
ouvrait sur les horizons slaves de lointaines et gigantes-
ques perspectives. Voilà bien des noms déjà, et il en
manque plus d'un, entre autres celui de M. L. Ruchet,
l'ancien président du conseil d'état du canton de Vaud,
qui avait cherché un asile à Paris, avec sa famille, en
même temps que les Olivier. C'était le pays en abrégé
que cette maison de la Place Royale, le pays avec ses
amis du dehors. Gardons-nous d'oublier, comme fond de
tableau, la Société suisse de bienfaisance et ses belles
séances annuelles, où assistaient régulièrement les chefs
de la légation, M. Barmann d'abord, puis M. Kern,
ainsi que leurs principaux employés, et tous les Suisses
connus étabUs à Paris. Olivier avait coutume d'y appor-
ter son couplet, Il y venait respirer l'air natal, il y venait
chanter la patrie:
Pays des monts et des libres pensées
Dans l'œil d'un frère il est doux de te voir.
Olivier n'était donc point seul dans cette grande ville ;
il y avait son salon, comme à Lausanne, mieux qu'à Lau-
sanne peut-être. C'était le dimanche que la porte s'en
ouvrait à tous les habitués. Quiconque y a passé quel-
ques soirées en a sûrement emporté de précieux souve-
nirs. On y faisait parfois de la musique ; on y a chanté,
entre autres, plusieurs chansons d'OHvier sur des airs
composés par M. Roux. Le plus souvent on se bornait à
causer. Quand les jeunes gens s'étaient retirés, les amis
se serraient autour de la grande cheminée. Les échos les
plus divers arrivaient à ce coin de feu, et l'on s'y trou-
vait, somme toute, assez bien placé pour observer l'éter-
nel spectacle de l'humaine comédie.
Il reste un monument de la vie intellectuelle où Olivier
se trouva ainsi plongé, la Chronique de la Revue suisse.
NOTICE BIOGRAPHIQ.UE ET LITTERAIRE CLXVII
« Depuis août 1845, dit-il, elle fut entièrement rédigée
par moi jusqu'à sa fin, en 1860, sauf pendant quelques
courts voyages en Suisse où M™^ Olivier voulait bien me
remplacer. » Cette chronique n'eut guère moins de succès
que celle des années précédentes, rédigée en grande par-
tie par Sainte-Beuve ou sur des notes envoyées par lui.
La plupart des abonnés ne remarquèrent aucune diffé-
rence ; ils se trouvèrent tout aussi bien et tout aussi spiri-
tuellement renseignés ; et ils l'étaient, en effet. Cependant
la chronique antérieure a des traits» plus vifs, plus osés,
qui sont la griffe du maître, et qu'OHvier. dans sa timidité
provinciale, n'eût jamais risqués. Ce que dit Sainte-
Beuve des Mystères de Paris, par exemple, dont « l'in-
spiration essentielle est un fond de crapule, » Olivier eût
pu le donner à entendre ; mais le coup de cravache sif-
flant ainsi est du pur Sainte-Beuve. Au reste, Sainte-Beuve
continuait à s'intéresser vivement à cette chronique.
C'était toujours pour lui une issue à la vérité. Il a signalé
l'année 1848 à 1849, si féconde en événements, comme
« particulièrement bien traitée, d'une manière véridique
et piquante. » Il y prit à ce moment une part active. La
lettre suivante, du 2 mars 1849, adressée à M^^ Olivier,
offre un exemple curieux de la manière dont il procé-
dait.
<r Chère Madame et amie,
» Que de tristesse ! La vie est vraiment un peu plus dure qu'il
n'est besoin, même à ceux qui l'acceptent pour telle ! Embrassez
pour moi le cher Arnold. — J'ai trouvé dans la dernière chro-
nique d'Olivier de bien doux ressouvenirs de lui à moi. Le soir
où j'ai reçu votre lettre, j'avais passé une partie de la journée à
feuilleter les Revues suisses de 1843 ^ 1844, pour y chercher
quelque note sur Chateaubriand : et il en était sorti des bouffées
de souvenirs. — A propos de Raphaël, il y aurait, même après ce
CLXVIII JUSTE OLIVIER
qu'Olivier a dit d'excellent, une jolie critique à faire, par ce
biais-ci :
» On m'assure que dans ce cadre de Raphaël, sous prétexte de
peindre Elvire, Lamartine n'a fait autre chose que prêter à celle-
ci les conversations de l'hiver dernier qu'il a eues avec M™« d'A-
goult (un peu athée ou panthéiste, vous le savezj. — C'est bien
cela : un canevas de vingt ans et pour broderie des pensées de
cinquante. Composez donc un charme avec un pareil assorti-
ment ! — Les conversations et opinions sur Cicéron sont de
M™e d'Agoult, qui elle-même n'a fait que répéter ce qu'elle
a entendu dire à une personne estimable et docte (M™^ Hor-
tense A )*, qui lit en latin Cicéron et en parle à merveille.
Sans nommer, il y aurait moyen par supposition d'expliquer
ainsi le désaccord de la vraie Elvire avec Julie, et le manque de
réalité qui se sent sous les phrases (« on dirait vraiment que l'au-
teur a fait, etc., comme si, etc. ») et dire alors le vrai en péné-
trant dans le vif par le défaut de la cuirasse.
s Chère amie, je cherche à distraire avec ces dires ma triste
pensée et la vôtre. Aimez-moi toujours et faites-moi aimer des
vôtres. Amitiés à M. Ruchet, que je n'oublie pas. — Adieu, cher
OHvier, et vous, chère madame, de cœur. — A Pâques ! »
Olivier cite encore parmi ses collaborateurs, si Ton
peut leur donner ce nom, Charles Clément et Gleyre,
Gleyre surtout, « le grand peintre, dit-il, très bon juge
aussi, très au courant des hommes et des choses et à
même de les voir de près. » Ces deux noms sont sans
doute les deux principaux parmi ceux qu'il pouvait ajou-
ter à celui de Sainte-Beuve; mais il aurait fort bien pu y
en ajouter d'autres encore. Les éléments de cette chroni-
([ue étaient puisés dans tout le cercle de ses relations, et
elle exprime avec autant de finesse que de justesse tout
ce fiu'Olivier a pu voir et savoir de Paris pendant les
quinze premières années de son séjour. Une grande par-
' Sainte-Beuve donne le nom au complet.
NOTICE BIOGRAPHiaUE ET LITTERAIRE CLXIX
tie de ce qu'elle dit s'était dit d'abord au coin du feu de
la Place Royale. Si le coup de verge n'y est pas sanglé
comme dans la chronique antérieure, peut-être a-t-elle,
par compensation, l'avantage d'être plus calme. Elle
n'est pas d'un acteur jeté lui-même dans la mêlée; elle
porte moins le cachet d'une individualité dominante; elle
est d'un observateur, placé plus en dehors des événe-
ments, à l'abri des coups et plus libre dans sa justice. Les
sujets abordés ont plus de variété, la réflexion se mêle
plus souvent à l'anecdote, et quoique moins piqué au vif,
peut-être, on se sent, somme toute, tout aussi bien et, à
quelques égards, plus complètement informé. Pour l'his-
toire littéraire de ces quinze années, — pas rien que lit-
téraire, — cette chronique est une des sources les plus
sûres et les plus précieuses, et c'est dommage vraiment,
grand dommage qu'elle reste ensevelie dans une collec-
tion qui ne se trouve plus guère que dans les bibliothè-
ques publiques.
Le succès de cette chronique ne se démentit pas un
instant, et ce fut à elle, en très grande partie, que la
Revue dut de se soutenir à flot, en passant d'une rédac-
tion à l'autre, jusqu'au moment oii, revenue entre les
mains de son premier directeur, M. Charles Secrétan,
pilote trop hardi pour les jours de tempête, elle fut à peu
près coulée bas en deux coups de vent. M. Secrétan a
lui-même raconté comment, après la prise d'armes de
1856, à Neuchâtel , tous les royalistes se désabonnè-
rent pour punir l'audacieuse Revue d'avoir conseillé la
transaction qui devait, peu de temps après, terminer le
différend entre la Suisse et la Prusse, et comment, dès le
mois suivant, les républicains répétèrent la même ma-
nœuvre pour la punir d'avoir cité deux lignes d'un rap-
port officiel, lesquelles n'étaient pas, semble-t-il, trop à
leur avantage. La Revue ne se releva pas de ce double
CLXX JUSTE OLIVIER
coup; malgré les chroniques d'Olivier et d'excellents
articles qui ne lui firent jamais défaut, elle végéta encore
pendant quelques années, jusqu'à ce qu'elle vînt cher-
cher un refuge dans la Bibliothèque universelle, qui, de
son côté, avait grand besoin de renfort.
Olivier mit tout son cœur à cette œuvre, comme aux
leçons de la Chaussée d'Antin. Petite était la rétribution.
Jamais elle n'atteignit mille francs par an ; longtemps elle
descendit près de cinq cents. Aussi OHvier n'écrivait-il
point cette chronique pour le peu qu'il en tirait, mais
pour la Revue et pour le canton de Vaud, afin d'être
encore en communication régulière avec ce pays dont,
par le cœur, il était moins séparé que jamais. L'assujet-
tissement était grand, non sans profit toutefois pour Oli-
vier lui-même, qui se trouvait ainsi arraché de temps en
temps à sa vie terre à terre, distrait de sa triste pensée,
forcé de se mêler au mouvement des esprits et de tenir
l'œil ouvert sur ce qui se produisait autour de lui, sinon
de grand et de beau, du moins d'intéressant. Le beau et le
grand n'y faisaient point d'ailleurs absolument défaut. Ils
ne manquent jamais dans une ville telle (jue Paris, où,
même dans les temps de stérilité, certains arts demeu-
rent fidèles à de hautes traditions. Un concert du Conser-
vatoire était pour lui une de ces distractions divines qui
rachètent de longues heures de dur et ingrat labeur. Et
quel plaisir aussi lorscjne la jjrésence de quelque artiste
supérieur l'attirait invinciblement au théâtre ! On en peut
juger par la manière touchante dont il raconte à sa mère,
la l)onne paysanne d'Eysins, ce (ju'il a éprouvé en enten-
dant la Ristori : « Hier, ayant beaucoup travaillé pendant
la journée, et voyant qu'à rigueur ma soirée était libre,...
je suis allé au théâtre où, sauf pour entendre quelquefois
un peu de musique, je n'avais pas mis les pieds depuis
des années. Cette fois-ci, c'était pour une tragédienne
NOTICE BIOGRAPHIQ.UE ET LITTERAIRE CLXXI
italienne, M™^ Ristori, qui en ce moment fait courir tout
Paris. On la met à côté, pour le moins, de M'^^ Rachel, et
moi je la préfère. Elle a plus de variété, plus de mouve-
ment et plus d'âme. Sans manquer d'énergie, ni être pré-
cisément plus belle, elle a plus d'idéal, plus de poésie et
de grâce. C'est un très vif plaisir de l'esprit de l'entendre
et de la voir. Ce plaisir, je l'ai eu à un très haut degré, et
comme je pensais presque qu'il ne m'arriverait plus de le
ressentir. Voilà pourquoi je te le dis, comme à une bonne
et tendre mère que tu es, et qui comprend tout et doit
tout savoir de son fils. »
Si donc on fait abstraction de ce qui pouvait lui rester
d'ambition littéraire et de désirs irréalisés, l'existence
d'Olivier à Paris ne saurait être envisagée comme
une de ces existences ingrates, nues, vouées à la prose,
sans joie ni essor, et l'on comprend ce qu'il écrivait un
jour, qu'il regretterait cette « vie dure » s'il devait
jamais la quitter. Si dure qu'elle fût, elle était riche à sa
manière, et l'événement n'avait pas justifié le sinistre
horoscope de M^^ Desbordes- Valmore. Paris ne fut
point sans hospitalité pour Olivier ; il ne fut point pour
lui l'enfer où l'on a froid. Et cependant, cette période de
sa vie est celle qui se dérobe le plus sous le voile épais
de la mélancohe, de cette mélancolie qu'il tenait, dit-il, de
sa mère. Malgré tout, il est triste, amèrement triste, et il
le devient, semble-t-il, tous les jours davantage. Nul doute
que cette tristesse n'ait été causée en grande partie par
des souffrances morales qui avaient une cause précise.
Parmi les jeunes gens qu'Olivier reçut et soigna chez lui,
plusieurs lui vouèrent une longue reconnaissance ; mais il
y en eut aussi avec lesquels il fallut rompre et qui, rentrés
en Suisse, se vengèrent en semant la calomnie. Trop au-
dessus des vains et faux bruits pour y prêter une oreille
attentive, Olivier fut atteint plus profondément dans sa
CLXXII JUSTE OLIVIER
famille proprement dite. Ce « cher Arnold, » que son
parrain faisait embrasser, n'avait recouvré une apparence
de santé que pour traîner plus longtemps le poids de sa
maladie. C'était une de ces natures aimantes comme
on en trouve parmi les enfants destinés à souffrir et à
mourir avant l'âge. « li aime sa maman d'un grand cœur,
disait Olivier; et je crois aussi son papa. » Il n'en était
que mieux aimé, d'autant mieux qu'il avait donné déjà
trop de sujets d'appréhension. On eut beau lui prodi-
guer encore les soins de l'art et de la tendresse, il fut
bientôt évident que le cerveau lui-même était atteint ;
on le vit décliner, végéter, puis s'éteindre. Il mourut en
1852. Vers le même temps, entrait à l'Ecole centrale
l'aîné des frères. Aloys, destiné à être pour son père l'oc-
casion d'épreuves plus douloureuses encore. « Aloys,
disait Olivier dans une lettre où il trace le portrait de
chacun de ses enfants, pourrait être presque toujours le
premier, ou des premiers.... C'est un enfant qui a tout ce
qu'il faut pour réussir s'il le veut ; j'espère que l'âge de
raison, dont il n'est plus bien éloigné, fera ])encher tout
à fait la balance du bon côté. » Cette espérance ne devait
pas se réahser. Par étourderie, par folle tête de jeunesse,
il réussit mal dans ses premiers essais de carrière, et,
dégoûté, partit pour l'Amérique. Trois années durant, il
laissa les siens sans nouvelles. On n'en eut qu'indirecte-
ment. Enfin, une lettre affectueuse rompit ce dur silence.
C'était pendant la guerre de la sécession. Il allait partir
pour l'armée. Dès lors, il n'écrivit plus, et les recherches
les plus actives n'ont pu faire découvrir sa trace ni ])armi
les morts, ni parmi les vivants.
A des coups pareils, il faut j^ouvoir opi)oser la rési-
gnation chrétienne, et se dire à soi-même ce qu'Olivier
disait à une de ses sœurs en deuil : « Voilà des di])ensa-
tions terribles. incom])réhensibles. (jui confondent et qui
NOTICE BIOGRAPHiaUE ET LITTERAIRE CLXXIII
font frémir. On s'y perd, et cependant une chose est cer-
taine, c'est que Dieu est juste, tout bon et tout saint, ce
qui est être encore la bonté même! »
Mais on a beau se résigner, la blessure saigne, saigne
éternellement. Il faudrait, pour s'en distraire, avoir en
soi quelque énergie expansive qui donne à la vie inté-
rieure un but et un intérêt toujours nouveaux. Or, c'est là
précisément ce qui manquait à Olivier, ou plutôt aux
Olivier. Depuis le moment où ils ont quitté Lausanne, il
y a en eux quelque chose de brisé et d'irréparable. Ils ne
sont plus, il ne pourront plus être ce qu'on aurait voulu
qu'ils fussent. Ils étaient de ceux qui portent au front le
signe d'une vocation, et cette vocation ne peut plus être
remplie.
jNI'"^ Olivier écrivait bien encore quelque peu, surtout
pendant les premières années de son séjour à Paris. Mais
la maison s'emplissant, et les devoirs s'enchaînant aux
devoirs, elle ne tarda pas à être complètement absorbée
par les soins domestiques. Quand elle se retirait, le soir,
elle était lasse, et la fatigue étouffait jusqu'aux regrets du
passé. Olivier, moins fort en apparence, qui, après vingt
ans de mariage, répétait à sa femme ce qu'il n'avait cessé
de lui dire du temps de leurs fiançailles, savoir qu'il n'a-
vait de courage et de confiance humaine que par elle,
était au fond une nature plus souple et par là-même
mieux armée pour la résistance. Faisant tête à la prose
envahissante, il lui disputa victorieusement une dernière
part de sa vie. Il s'était réservé une chambre sous les
toits, un atelier de peintre en mansarde, où il passait
chaque soir quelques heures tardives avec sa pensée et
ses rêves. L'ameublement en était des plus simples. Les
planchers et les étagères pHaient sous le poids des livres
et des papiers. Une porte bâtarde s'ouvrait sur le toit, à
peu près comme un sabord de navire, et donnait accès
CLXXIV JUSTE OLIVIER
à une sorte d'échafaudage, consistant en deux ou trois
planches posées sur des barres de fer qui reUaient une
cheminée à la charpente du toit. La vue était fort belle
de là-haut, mais vertigineuse : on était au septième, et
l'œil plongeait à pic dans la rue. On y avait installé
deux caisses remplies de terre, destinées à des planta-
tions. Le vent se chargea de les ensemencer. Il y poussa
des campanules, de petits gramens, de la folle avoine
et aussi des capucines et des liserons, qui réussirent
parfois à s'enrouler autour du balustre , une simple
barre de fer. Il est souvent question de ce jardin aérien
dans la correspondance d'Olivier avec sa mère. On en
suit les événements. C'était dans cette haute mansarde,
son observatoire, comme il l'appelait, qu'Olivier se don-
nait rendez-vous à lui-même. Le plus souvent on l'eût
trouvé devant sa table à écrire, ou bien se promenant en
long et en large, fumant force cigarettes et faisant la
chasse à la rime rebelle. Souvent aussi, dans les belles
nuits, on l'eût surpris à son balcon. Nul doute qu'on eût
pu l'y entendre fredonner les refrains de ses chansons
populaires, de celle du chevalier du guet qui passe là-
bas si tard, au grand effroi des compagnons de la marjo-
laine, ou de celle de frère Jacques, qu'on éveille pour
sonner matines :
La vie et son rêve
En trois mots s'achève.
Dig din don
Dig din don.
Le lieu était propice aux longues rêveries. Au-dessous
de lui, cette place Royale construite sur l'emplacement
de l'hôtel des Tournelles, où avaient résidé les rois de
France, œuvre de Henri IV et de Louis XIII, readez-
vous du grand monde, aujourd'hui déserte, mais toujours
NOTICE BIOGRAPHiaUE ET LITTERAIRE CLXXV
peuplée de souvenirs. Tout à l'entour, ces toits et cette
forêt de cheminées et ces milles mansardes, où brillaient
aussi de tremblantes lumières, et les dômes gigantesques
et les faîtes des palais et les flèches des basiliques:
Paris, en un mot. O poète, où s'arrête ta pensée? Jouis-
tu du calme des quartiers voisins ? Ecoutes-tu le murmure
des rues lointaines et bruyantes ? Cherches-tu, plus loin
encore, parmi les collines qui font ceinture à la ville,
celle où reposent les morts? Evoques-tu dans les brumes
de l'horizon quelque vague image de la patrie ? Regar-
des-tu passer les nuages ? Interroges-tu les étoiles du ciel,
ou bien ta pensée plongeant
Au delà du ciel de la terre,
jette-t-elle dans l'infini un de ces regards qui sont des
soupirs :
Quand aurons-nous enfin des ailes.
Que nous puissions nous poser là,
Au delà,
Au delà ! ?
XIV
C'est donc dans ce sanctuaire et à ces heures réservées
qu'Olivier a écrit les ouvrages publiés depuis son départ
du canton de Vaud, en 1846, jusqu'au moment où il y
rentra en 1870. Les Chansons lointaines^ sur lesquelles
nous n'avons pas à revenir, et le petit roman de Luze-
Léonard, font seuls exception. Ce dernier parut en 1856;
mais il se rattache aux études d'Olivier sur le canton de
CLXXVI JUSTE OLIVIER
Vaud. et avait été écrit tout entier à Lausanne. On lit
dans le journal de l'auteur, à la date du 14 août 1842:
« Terminé mon roman de la Belle Luze, commencé vers
le milieu de mali.,.. Je ne sais à la lettre ce que cela peut
valoir, quoique je n'aie aucun doute que cela ne va à
aucun but pratique pour nous en ce moment. » En écri-
vant ces lignes, Olivier songeait à ses enfants et aux res-
sources qu'il eût voulu pouvoir leur assurer : mais il avait
beau être poursuivi par les soucis domestiques, sa fantai-
sie était la plus forte, et toujours il écrivait au gré de son
imagination, jamais au gré de son intérêt. Il avait raison :
cela n'allait à aucun but pratique. Luze-Léonard est une
espèce de rêve historique, dont le motif est emprunté à
un récit qu'on peut lire dans X Histoire de la Réforma-
tion de Ruchat. « C'est, remarque Olivier, la seule perle
poétique qui s'y trouve. » Le roman ne paraît être d'a-
bord qu'une simple pastorale. On est en plein village,
on assiste au coîerd, on va faucher et faner ; tout cela se
passait alors comme aujourd'hui, et sans une scène de
prédicant, qui rappelle les temps de la Réforme, on se
croirait à peine transporté à quelques printemps en ar-
rière. Mais bientôt s'accuse larigidité^des mœurs du siècle,
mélange d'antique rudesse et de chrétienne sévérité. Un
bal champêtre suffît à déchaîner l'orage ; on sent que le
second titre. Idylle tragique, va devenir une vérité,
et comme le dit Olivier, on croit suivre « un de ces sen-
tiers des Alpes qui serpentent d'abord dans des prés
fleuris, mais pour gravir ensuite parmi les rochers et
plonger de là sur de dangereux abîmes. »
Pendant son séjour à Paris, Olivier publia successive-
ment trois romans. Le premier parut en 1850, sous le
titre de yf. Argant et ses compagnons d'aventures. Dans
une deuxième édition, qui est de 1854, le titre en est
emprunté au surnom d'un des principaux personnages.
NOTICE BIOGRAPHIQ.UE ET LITTERAIRE CLXXVII
Le dernier Tircis^. Dans Tune et l'autre édition, on
trouve un second titre qui semble indiquer qu'Olivier
s'attendait à certaines critiques: Histoire périlleuse. En-
suite, en 1861 et 1863, il donna le Batelier de Clarens et
le Pré aux Noisettes. A ces romans en prose, il ajouta
deux nouvelles en vers: Héléna (1861) et Donald (1865).
Enfin, en 1867, les Chansons du soir vinrent enrichir la
collection de ses recueils lyriques.
Quelques-uns des romans d'Olivier, y compris les
nouvelles en vers, ont effectivement soulevé les objec-
tions qu'il avait en vue, lorsqu'il prévenait le lecteur
qu'une de ces histoires pouvait bien être périlleuse.
On a été surpris, et même scandalisé, de la franchise
avec laquelle, dans son Pré aux Noisettes, il traite le
rôle d'un certain gentilhomme campagnard , libertin
dissimulé, cousin éloigné de Tartufe. Un de ses plus sin-
cères et plus proches admirateurs me répétait, il y a peu
de temps encore, et lui avait écrit à lui-même, que Luze-
Léonard était une erreur morale, une « œuvre de la
chair. » Héléjia, nous y reviendrons, donna lieu à des
critiques analogues, et quant à V Histoire périlleuse, il est
bien clair qu'elle n'avait que trop paru justifier son titre,
puisque, dans la seconde édition, Olivier a cru devoir
expliquer son dessein et prendre ouvertement sa propre
défense.
Disons-le, dans l'immense majorité des cas, le coupable
n'est pas Olivier, mais le public, j'entends le pubHc d'un
certain pays, situé devers le Léman, entre Alpes et Jura.
Ce public a l'habitude de voir en toute chose la fin reli-
gieuse, et ce n'est pas le calomnier de dire qu'il a quel-
' Le Dernier Tircis est accompagné dans cette seconde édition
d'une nouvelle publiée dans la Revue suisse, en 1844. Dans cent
ans.
3. OLIVIER, I. L
CLXXVIII JUSTE OLIVIER
que peine à comprendre l'art vrai, étranger à toute idée
d'édification et de conversion. Nombre de personnes
trouvèrent mauvais qu'Olivier eût introduit dans Luze-
Léonard un de ces prédicants, comme il y en avait beau-
coup au XVI« siècle, qui rendaient aux papistes injures
pour injures et qui prêchaient l'Evangile comme ils le
comprenaient, grossièrement. Ce rôle, Olivier ne l'a pas
créé ; il l'a trouvé dans l'histoire et l'a traité sans l'ombre
d'une intention satirique, mais avec vérité. C'était juste-
ment cette vérité qui déplaisait. On lui tint le même lan-
gage que lui avait tenu le Semeur à propos de Servet :
« Quand on a l'honneur d'appartenir à la religion que
vous professez, on a des convenances à garder dans le
choix des sujets. » A cette étroitesse, fille de l'esprit sec-
taire, s'ajoute celle du rigorisme calviniste, ennemi de
tout abandon, et qui oblige l'artiste à calculer chacun de
ses mouvements. Enfin, depuis qu'on s'est particulière-
ment voué, dans la Suisse française, à l'industrie des
pensionnats, il s'y est répandu un certain goût timoré,
dont la trace est sensible dans nos mœurs, dans nos
idées et dans notre littérature. Peut-être est-il plus funeste
encore à la franchise de l'inspiration que le rigorisme
calviniste le plus exagéré. Au moins dans celui-ci y a-t-il
quelque chose qui tient de la conviction et procède de,
l'âme, tandis que dans l'autre il n'y a guère que de la pé-
danterie. Ce n'est pas de la pudeur, mais de la pruderie.
Jamais Olivier ne donna dans ces petitesses ni dans ces
affadissements. Il n'était pas de ceux qui font dire à
Lafontaine :
Amis, heureux amis, voulez-vous voyager ?
Que ce soit aux rives prochaines...
Il était artiste, et ne connaissait qu'un modèle, la na-
ture:
NOTICE BIOGRAPHiaUE ET LITTERAIRE CLXXIX
ï Pourquoi n'avouerais-je pas, dit-il, qu'en voyant et me rap-
pelant ce qui s'agite dans de jeunes et nobles têtes, au début des
ardentes années, j'aurais voulu faire aussi de tout cela ma sym-
phonie de printemps, avec ses fleurs, d'autant plus riantes quand
elles sont mouillées, et dont le parfum s'échappe d'autant mieux
quand elles le livrent à un premier souffle d'orage. Je n'ai pas
voulu peindre l'amour sensuel et grossier, mais l'amour cepen-
dant, r,
Olivier sait fort bien qu'en pratiquant l'art ainsi , il
risque de ne pas être lu à haute voix dans les comités de
dames charitables, qui aiment à s'édifier en cousant pour
les pauvres ; mais il ne pense point faillir à la mission
civilisatrice — non d'enseignement, mais de culture —
qui reste à l'art pur, dégagé de toute cause à servir. Il ne
pense pas même se mettre dans l'impossibilité de rendre
à l'éducation de la jeunesse les services que l'art peut lui
rendre. Bien au contraire.
« Un amour légitime et pur, dit-il, mais un amour où l'on
soit réellement épris, n'est-il pas, à cet âge, la garantie humaine
la plus efficace, comme plus tard, en toutes choses, l'amour
saint et seul véritable est la force suprême et le suprême soutien?
C'est encore cet amour qui sanctifie, rehausse, explique le ma-
riage, qui lui donne une valeur et un sens profond, qui lui rend
l'idéal sous son apparence de réalité et de conclusion banale. »
Il faut en prendre son parti : la véritable littérature,
celle qui se lit, fera toujours du sujet périlleux son sujet
favori. C'est le plus inépuisable des motifs littéraires,
parce que c'est la plus grande des affaires de la vie. Tout
en dérive. Tous les arts, toutes les poésies gravitent au-
tour de l'amour comme les planètes autour du soleil. Que
si parfois on a l'air de s'en fatiguer, c'est qu'un faux dieu
a pris la place du véritable, et qu'on a rendu à la galan-
terie, ou à telle idole sujette à vieillir, des hommages qui
CLXXX JUSTE OLIVIER
n'étaient dûs qu'à l'amour lui-même. Il peut alors arriver
à des écrivains fort mondains, à un Voltaire, de protester
contre ce sujet toujours le même, et de l'accuser de mo-
notonie et de fadeur ; mais que le langage du véritable
amour se fasse entendre, et le charme recommence aussi-
tôt. Il n'y a pas de grand poëte, pas de grande poésie qui
n'ait tiré de l'amour sa principale inspiration et ses plus
puissants effets. Tous les poètes, tous les romanciers sont
des prêtres du petit dieu souverain. Il en est, toutefois,
qui semblent voués plus particulièrement à ce culte uni-
versel, et qui s'en font, si on l'ose dire, une spécialité. De
ce nombre était Racine, plus tard Marivaux. Une élite
d'artistes, des plus fins, forme ainsi groupe à part. Ils ont
dans l'imagination une sensibilité qui leur fait chercher
la note tendre. Olivier était de cette élite. C'est toujours
du côté de l'amour qu'on le voit aborder ses personnages.
Il ne croit pas pouvoir rien trouver en eux de plus inté-
ressant, de plus intime, de plus à eux que la manière dont
ils aiment. Dis-moi comment tu aimes, et je te dirai qui
tu es.
Jusqu'ici rien que de légitime. Mais il y a plus : Olivier
peint l'amour plus encore que des amoureux. Tel de ses
héros n'est que la personnification d'une certaine manière
d'aimer. Il en résulte je ne sais quoi d'artificiel, d'irréel.
Olivier compose ses caractères et leur fait un monde à
part, arrangé pour eux. Il ne s'impose pas à nous, comme
font les artistes essentiellement observateurs, Bitzius, par
exemple; il a besoin que nous nous prêtions à lui. Ce n'est
pas qu'il soit incapable de dessiner d'après nature. Il l'a
fait, au contraire, plus d'une fois. Tous ceux qui ont connu
cet ami Euler, qui n'avait que « de l'esprit et du cou-
rage, » artiste et évangéliste, l'homme le plus inoflfensif,
capable de devenir un satirique redoutable, humble, sim-
ple, courageux, ne cherchant ni ne fuyant l'occasion de
NOTICE BIOGRAPHIQ.UE ET LITTERAIRE CLXXXI
parler, le meilleur enfant du monde, avec des illumina-
tions mystiques et des coins réservés de haut enthousiasme ;
artiste ébauché , honnête homme accompli , admirable
dans une esquisse, incapable du moindre tableau, parfait
seulement dans l'accomplissement du devoir : tous ceux,
dis-je, qui l'ont connu, l'ont retrouvé dans le Simplice du
Batelier de Clarens. Ici, et ailleurs encore, Olivier est un
artiste observateur ; mais les personnages ainsi portraités
ne figurent au premier plan dans aucun de ses romans;
ce n'est pas autour d'eux et pour eux que l'œuvre s'est
formée ; ils y ont une niche, rien de plus. Les héros véri-
tables sont dépure imagination; on dirait des songes que
l'auteur s'est plu à embelUr. Olivier est un romancier idéa-
liste, à la façon de ce J.-J. Rousseau qui passait des jour-
nées entières dans les bois de la Chevrette, avec Julie,
Claire et Saint-Preux, se donnant à peine le temps de
manger, tant il était pressé de les rejoindre. Ohvier pas-
sait de même chaque soir quelques moments avec les
créations de sa fantaisie; il les retrouvait dans sa man-
sarde. Ce balcon, avec ses folles herbes, était son bois de
la Chevrette. Il y a, sans doute, bien de la différence entre
les personnages de l'un et ceux de l'autre. Ceux d'Olivier
sont moins discoureurs, surtout moins discuteurs; ils ont
un costume plus marqué; ils ont ce qu'on appelle de la
couleur locale; ils ne sont embarrassés de produire ni
leur acte d'origine, ni leur extrait de baptême; ce ne sont
pas des philosophes amoureux qui auraient pu trouver
des bosquets à Pékin aussi bien qu'à Clarens; ce sont
des Vaudois, comme l'auteur, et comme lui fils du XIX^
siècle, c'est-à-dire d'un siècle curieux, savant, et qui as-
sujettit le rêve lui-même à une discipline de précision ;
mais, tous ces points réservés, la ressemblance subsiste
et l'emporte sur les différences. Le procédé créateur est
le même : enfants de l'imagination du poëte, il leur a par-
CLXXXII JUSTE OLIVIER
tagé son âme, de telle sorte qu'en vivant avec eux on vit
encore avec lui.
Ainsi s'expliquent les véritables défauts des romans
d'Olivier, non ceux qu'on lui a reprochés, mais ceux qui
font comprendre qu'on ait pu lui adresser certaines cri-
tiques. Olivier aime trop ses personnages ; il les caresse,
il les couve du regard; il les suit dans chacune de leurs
attitudes. S'agit-il de quelque belle jeune fille, de quelque
« gracieuse, » comme on les appelle dans plusieurs de
nos patois, il sait trop, à tout moment, ce que font les
nœuds de son fichu ou les guipures de sa collerette, et
comment jouent ses cheveux bouclés sur ses épaules ou
sur sa poitrine. Il semble même y mettre parfois je ne
sais quoi de systématique. Ces artistes idéalistes s'ap-
pliquent ainsi à donner le change par une certaine rigueur
minutieuse ; ils arrêtent, d'un trait dur, les contours du
nuage flottant. De là ces détails qui ont choqué. Ils tien-
nent à un principe général. Olivier est moins un dessina-
teur qu'un rêveur de caractères.
Ce que nous disons ici pourrait s'appliquer à tous les
romans d'Olivier, mais non à tous également. Il y a eu
progrès, et le meilleur est le dernier, le Pré aux Noi-
settes. Pour écrire son Batelier de Clarens, Olivier avait
dû vivre longtemps, en pensée, sur les rives orientales du
lac; le Pré aux Noisettes nous ramène vers les coteaux
d'Eysins. C'est toujours le même voyage : les Alpes et le
Jura sont les deux pôles entre lesquels flotte sa fantaisie.
Si, en cette occasion, le Jura l'a mieux insi)iré, cela tient,
sans doute, au moins en partie, à l'expérience de quelques
années de plus, à la magie des souvenirs de l'enfance,
qui se renouvellent et deviennent plus distincts avec l'âge,
et au fait (jue le cadre du roman est jjris dans l'histoire
contemporaine du canton du Vaud, dans celle (ju'Olivier
savait pour l'avoir vue et vécue. Le Pré aux Noisettes
NOTICE BIOGRAPHIQ.UE ET LITTERAIRE CLXXXIII
nous transporte au temps de la « glorieuse » révolution
de 1845. L'attitude des partis et l'influence de la politique
sur les mœurs y sont très bien observées. Dans ce cadre
donné par la réalité se place le rêve, l'idylle des tendres
amours du régent Fabrice et de Marthe sa femme. Ils
sont nés pour s'aimer, mais non pour se tirer d'affaire en
ce monde, pas plus que l'hermine pour chercher sa pi-
tance dans les boues et les égouts. Aussi sont-ils obligés
de fuir, et c'est ici que le romancier-poëte use, selon sa
coutume, et peut-être abuse de notre complaisance. De
ce pré bordé de noisetiers, qui, pour le dire en passant'
ressemble à un pré très véritable qu'Olivier possédait à
Eysins, et où il ne permettait pas qu'on coupât la moindre
branche, il fait un petit monde à part, une sorte d'oasis
inabordable, d'île de Robinson. Une grotte, si bien cachée
que personne ne la connaît, y devient le refuge où dis-
paraissent les deux époux. On le voit, Olivier compte sur
le bon vouloir de notre imagination. Mais, ce point ac-
cordé, avec tout ce qu'il entraine de conséquences, le
rêve se fait accepter, parce qu'il y a une harmonie secrète,
très réelle, non-seulement entre le lieu et les ermites qui
vont l'habiter, mais entre eux et la population même dont
la grossièreté les oblige à cette fuite. En d'autres termes,
ce rêve est bien dans le caractère vaudois. Ce régent est
l'idéal du « bon enfant, » idéal supérieur, réalisant dans
sa plénitude le sens de chacun de ces deux mots : bon,
tout bon ; enfant, tout enfant. Et Marthe ! Cette physio-
nomie aussi a été entrevue dans les campagnes vaudoises.
Il y a là du Davel, de même que dans le Siinplice. Quand
on regarde bien au fond de ces natures vaudoises, à les
prendre dans leurs types les meilleurs, on y retrouve tou-
jours quelque chose du héros de Cully. Par là se re-
joignent l'œuvre historique de Juste Olivier et son œuvre
^e romancier ; elles tendent au même idéal. A Lausanne,
CLXXXIV JUSTE OLIVIER
Olivier l'étudiait dans un type unique et bien authen-
tique; à Paris, il le varie et le nuance en mille rêves
charmants.
Ce Fabrice-Philémon et cette Marthe-Baucis devraient
rendre indulgents les censeurs d'Olivier. Combien y a-t-il
d'artistes auxquels les imaginations avides de beaux sou-
venirs en doivent un plus charmant? On n'oublie pas un
couple pareil. Flanqué de Jacques Balalarme,le « patifou, »
— un portrait et l'un des meilleurs qu'ait tracés Olivier, —
il plaide éloquemment la cause du romancier, non-seule-
ment auprès des rigoristes de la morale, mais aussi bien
auprès des rigoristes de l'art. L'artiste complet n'existe
pas. Les uns, plus réalistes, commencent par l'observa-
tion; les autres, les idéalistes, débutent par le rêve; mais
encore faut-il que le rêve féconde l'observation et que
l'observation nourrisse le rêve. Ainsi, quel que soit le
point de départ, l'essentiel est qu'on se rapproche de ce
point central où s'unissent les contraires et où se réaHse
la perfection. Olivier s'en approchait.
Je ne m'étendrai pas davantage sur les romans d'Oli-
vier; il suffit d'en avoir esquissé le caractère général. Mais
ses nouvelles en vers, Héléna et Donald, demandent que
nous nous y arrêtions quelques instants. Elles soulèvent
une question théorique, indiquée par Sainte-Beuve dans
une de ses Causeries du lundi, celle du récit revêtant la
forme du vers et de la strophe. C'est sur ce dernier point
que porte la difficulté. Le récit en vers est chose com-
mune. Il y en a des exemples dans toutes les littératures
où l'élément épique a sa part. A défaut d'épopées indis-
cutables, la littérature française de tous les âges est
riche en contes versifiés. Mais la nouvelle, mise en stro-
phes? L'éminent critique paraît croire qu'il y a contra-
diction dans les termes, la nouvelle appartenant au genre
narratif, tandis que la strophe est essentiellement lyrique»
NOTICE BIOGRAPHiaUE ET LITTERAIRE CLXXXV
Si, pour en juger par des exemples, nous n'avions que
la seule nouvelle d^Héléna, la réponse pourrait être dou-
teuse. Mais l'exemple ne serait pas bien choisi. La ques-
tion s'y complique de trop d'éléments divers. On a dit
qu'il y a dans les œuvres de chaque écrivain un morceau
au moins, souvent plus d'un, où ses défauts se donnent
rendez-vous. Laissons ce mot de défaut, lourd à pronon-
cer, et bornons-nous à dire que chaque talent a des mo-
ments oïl se révèle mieux ce qu'il peut avoir de personnel
et de singulier, ce qu'il a de moins assimilable. C'est dans
un de ces moments que Juste Olivier doit avoir écrit
Héléna. Jamais il n'a plus compté sur la complaisance du
lecteur. Trois personnages sont en promenade à la mon-
tagne. L'un est le mari, l'autre la femme ; le troisième
ferait mieux d'être ailleurs. Plus ils montent, plus ils y
prennent goût. L'air est si pur, les fleurs si belles! Enfin,
ils atteignent les régions supérieures et s'aventurent sur
le glacier. La légèreté de la jeune femme égale sa curio-
sité. Le danger n'est pour elle qu'un attrait de plus. Sou-
dain une crevasse voilée s'ouvre sous ses pas, et elle y
tombe. Son mari s'y laisse choir, peu après, pour la re-
joindre. Une masse de neige, serrée entre les parois de
l'abîme, se trouve là tout à point pour les recevoir. Ils ne
se sont fait de mal ni l'un ni l'autre; mais comment sortir
de cette froide prison? Ils y mourront, à moins que le
secours ne vienne bientôt. Le secours tarde ; la nuit le
devance, et ils se préparent à la mort. La femme a un
secret sur la conscience, un terrible secret : celui qui les
accompagnait, et qui n'est pas tombé, est autre chose
qu'un ami. Avant de mourir, elle veut être pardonnée ;
elle avoue tout. Elle était folle, dit-elle. Mais les excuses
sont vaines. Elle ne fait qu'ajouter l'horreur à l'horreur;
le mari trompé la maudit, et elle meurt sans pardon.
Cette nouvelle fut assez mal accueillie des amis vau-
CLXXXVl JUSTE OLIVIER
dois d'Olivier. Les uns se demandèrent quelle étrange
préoccupation pouvait l'amener à choisir des sujets aussi
insolites. D'autres furent plutôt frappés de ce que la don-
née a de commun. Le mari , la femme , l'amant : c'est
l'éternel trio. On ne sort pas de là dans une certaine lit-
térature. Paris, évidemment, déteignait sur Olivier. Deux
de ses amis, de ceux pour lesquels il avait toujours eu le
plus d'estime et de déférence, remplirent auprès de lui
le triste devoir de la sincérité. Ils crurent nécessaire de
frapper fort, comme s'ils avaient affaire à une conscience
déjà faussée. La réponse d'Olivier, digne et belle, dut
leur montrer qu'ils se trompaient. L'erreur, en effet, était
complète. Il ne s'agissait ni de préoccupation d'aucune
sorte, ni d'influence de Paris. Le plan du poëme — j'en
ai la preuve dans un des fragments du journal d'Olivier
— était déjà arrêté, à Lausanne, dès l'année 1842. C'é-
tait un ancien rêve auquel il venait de donner des pa-
roles, un rêve tel qu'il les aimait. Son imagination, en effet,
avait procédé comme de coutume; elle s'était attachée
à deux espèces d'amour, l'amour repentant et l'amour
implacable; elle les avait personnifiées dans ses deux
héros, puis avait cherché pour cadre une scène aussi
tragique que possible, afin d'augmenter l'effet de la ren-
contre. Il n'y a rien là qui sorte de la ligne d'Olivier; c'est
lui, c'est bien lui, ce l'est même trop. Il a, pour le coup,
trop exigé; il n'a pas compris que l'invraisemblance de
l'aventure nuisait au tragique de la situation , et que
cette mort sans pardon ferait plus d'effet partout ailleurs
que dans une crevasse de glacier.
Mais il n'en est pas de même de Donald ; ici la ques-
tion se pose dans sa simplicité, et j'ose croire, malgré les
doutes du grand critique, que la lecture de l'œuvre du
poëte suffit à le justifier. Il y a longtemps que la poésie
allemande connaît le récit en stroi)hes. Il s'y rencontre à
NOTICE BIOGRAPHia^'E ET LITTERAIRE CLXXXVII
l'ordinaire sous forme de ballade, et l'on sait combien ce
genre est richement représenté, non-seulement dans la
poésie populaire, mais dans les œuvres des plus grands
poètes. S'il n'a pas réussi à s'acclimater en France dans
la littérature des classes cultivées, c'est que cette litté-
rature s'est formée trop exclusivement dans les salons.
Car, en France comme ailleurs, le peuple chante ses his-
toires. Et pourquoi ne les chanterait-il pas? Pourquoi le
drame d'une vie ne se prêterait-il pas à être célébré par
la ballade? L'action est-elle donc si distincte de la pen-
sée? Est-elle autre chose que de la pensée traduite en
fait ? Et n'y a-t-il pas dans certaines existences une note
dominante qui revient, comme un refrain, avec une per-
sistance toute poétique, et les soumet en quelque sorte
aux lois du rhythme et de l'harmonie ? Si la réponse à
ces questions pouvait paraître douteuse, quelques œuvres
dans le genre de Donald auraient bientôt dissipé les
scrupules. On y trouvera sûrement, si on le veut, des
détails à critiquer ; mais l'ensemble est des plus remar-
quables, et l'on ne peut que s'étonner de voir ce poëme
si peu connu, même chez nous. La première scène, la
rencontre de l'écolier Donald avec la vieille mendiante
à qui il veut faire l'aumône d'un morceau de sa poire et
qui la lui prend tout entière, donne justement la note do-
minante. On se demande qui peut bien être cette singu-
lière mendiante :
Bah ! dit le père, cette vieille,
Je la connais depuis longtemps.
On l'appelle la Conscience, ajoute-t-il, et il raconte com-
ment il a eu de tout temps maille à partir avec elle. Elle
a exigé de lui sacrifice sur sacrifice ; elle lui a interdit mille
chemins qu'il eût bien voulu suivre : aussi n'est-il ni riche,
CL XXXVIII JUSTE OLIVIER
ni fort, ni craint, ni même sûr de n'avoir pas été leurré
par « cette vieille avare et chiche. »
Ainsi parla, lèvre plissée.
Le père, esprit triste et moqueur.
L'enfant l'écoute et jure d'être vainqueur, non pas vain-
queur de la vieille, mais vainqueur avec elle et par elle ;
il jure de la satisfaire si bien qu'à bout de prêche elle
dise amen. Toute sa vie est dans cette résolution, où il
entre quelque orgueil, en même temps que beaucoup de
force, et l'intérêt du poëme gît dans les épreuves répétées
que lui fait subir l'impérieuse mendiante. Hélas! c'est tou-
jours à recommencer. Position, amour, ambition, il faut
tout lui abandonner. Il y a un moment où, meurtri, vaincu,
le pauvre Donald n'a plus qu'une pensée :
Un désir,
Un désir.
Un désir,
Finir.
Peu s'en faut que ce désir ne reçoive son accomplisse-
ment; mais tout est bien qui finit bien, et le fils, plus
heureux que le père, rencontre enfin, en épousant Espé-
rance la blonde, un bonheur innocent que ne lui dispute
plus la vieille et terrible mégère. Toute cette histoire, di-
visée en chapitres, dont chacun est un poëme à part,
ayant son rhythme, est d'un grand charme poétique et
d'une haute et franche beauté morale.
Donald serait, à mes yeux du moins, la perle des
œuvres d'Olivier datées de Paris, le meilleur des rêves
de la chambre haute, si de là, ne venaient aussi les Chan-
sons du soir. M. Amiel l'a dit, et il a eu raison : Avant
tout, Olivier est lyritjue. Il y a des strophes charmantes
NOTICE BIOGR.\PHIQ.UE ET LITTERAIRE CLXXXIX
dans Donald ; mais y en a-t-il qui dépassent, y en a-t-il
qui vaillent celles qui ouvrent le nouveau recueil?
Le soir quand on est seul dans l'ombre qui s'amasse
Et monte à la fenêtre où l'on aime à s'asseoir,
Il nous revient des airs qu'on se chante à voix basse
Le soir.
Le soir, quand on est vieux dans l'ombre qui s'avance
Pour nous conduire au terme où Ton ne peut rien voir,
Il nous revient des airs que chantait notre enfance
Le soir.
Voilà le véritable Olivier, le voilà dans son fort, dans
sa note. On pourrait bien encore signaler dans ces deux
strophes, et dans les suivantes, tel vers qu'on voudrait
plus facile de tour et plus limpide d'expression; mais la
critique s'arrête, désarmée, devant la profondeur et l'inti-
mité du sentiment. Ces vers ont un charme pénétrant,
qui tire les larmes des yeux. Combien de fois en a-t-on
vu rouler sur les joues d'Olivier lui-même, quand on les
lui chantait sur un air admirablement approprié aux pa-
roles, composé par M. Roux '! Ceci, c'est le lyrisme du
souvenir, le lyrisme de la seconde moitié de la vie, bien
* M. Roux a composé des airs pour un grand nombre de chan-
sons d'Olivier. S'il était moins mon ami, je les louerais ici
comme je crois qu'ils le méritent. Il ferait un grand plaisir, en
les publiant, non-seulement à tous ceux qui ont connu Olivier,
mais à quiconque aime la poésie et le chant. Il n'y a sur ce point
qu'une voix parmi les personnes qui ont eu l'occasion d'enten-
dre quelques-uns de ces airs. M. Roux, seul, se refuse à v croire.
Aussi peut-on craindre qu'ils ne restent encore longtemps ense-
velis dans son portefeuille, à moins qu'une douce violence n'ob-
tienne de lui ce que les prières n'ont pas encore obtenu.
CXC JUSTE OLIVIER
autrement touchant et divers que celui de la folle jeunesse.
La muse de l'espérance ne connaît pas Tobjet qu'elle
chante, aussi n'en parle-elle que vaguement; tandis que
celle du souvenir a la précision et la vérité de l'expérience,
même quand elle idéalise. Elle sait ce qu'elle regrette. Il
vient un âge où Ton se désintéresse des vagues désirs de
la première ; les tristesses de la seconde intéressent jus-
qu'à la mort.
Il n'y a rien dans les Chansons du soir dont le com-
mencement ne se trouve dans les recueils précédents;
mais partout une note plus intime, plus pénétrante, qui
donne à d'anciens motifs plus de force et plus d'accent.
Les chants patriotiques, soit qu'ils doivent endormir les
regrets de l'absence ou célébrer les joies du retour, sont
plus tendres, plus émus que jamais. Il en est de même
des chansons narquoises, auxquelles se mêle toujours une
pensée de plus en plus sérieuse.
Les ombres évidemment se sont allongées, la poésie
d'Olivier est bien une poésie du soir ; mais un rayon qui
vient de l'aurore éternelle traverse et illumine ce mélanco-
lique coucher de soleil. Et la nuit et le rayon s'unissent
et se marient de telle façon qu'on ne peut dire, parfois, si
c'est Tun ou si c'est l'autre!
O gaîté! joyeuse cime
Du cœur qui va s'élevant,
O don vulgaire ou sublime I
Vulgaire le plus souvent ;
Oui, malgré tout, oui, je t'aime ;
Malgré le sombre anathème
Du sort contre nous ligué.
Soyons gai !
Mais la principale richesse du recueil est dans les mor-
ceaux dont le thème a été pris de quelque ancienne ronde
NOTICE BIOGRAPHIQ.UE ET LITTERAIRE CXCI
populaire: la Fille. du vigneron^ le Chevalier du guet, le
Coq du réveil. Frère Jacques, Trois beaux garçons, la
Chanson de r Alouette, etc. Olivier est décidément devenu
maître de ce genre créé par lui, et quelques-unes des pièces
dont nous venons de citer les titres sont, à leur manière
de véritables chefs-d'œuvre, des chefs-d'œuvre dont, sans
Olivier, nous n'aurions aucun équivalent; nous n'en au-
rions pas même l'idée. A vrai dire, ce n'est pas une poésie
faite pour être comprise de tout le monde. La plupart des
gens n'aiment que la poésie étendue de prose, assaisonnée
d'esprit ou d'éloquence. Rares sont ceux qui goûtent la
pure poésie. Celle d'Olivier, dans ces vieux refrains ra-
jeunis, est si dégagée de toute prose qu'elle ne peut plus
se lire. Elle demande à être chantée. J'ai précédemment
déjà insisté sur ce point. Les Chansons du soir sont le
premier volume d'Olivier dont j'aie eu le plaisir de saluer
l'apparition. C'était en 1867. Je les avais beaucoup en-
tendu critiquer. On se demandait ce que cela voulait dire :
Dig, din, don,
Dig, din, don ;
ou bien :
Il ne fera plus cocola, cocola.
Je m'efforçai d'expliquer ce qu'on ne comprenait pas, et
j'y réussis assez pour recevoir de l'auteur même une lettre
qui, parmi bien des témoignages touchants, est le plus
précieux : < Si cette fois on ne me comprend pas, me
disait-il, on ne me comprendra jamais. » Ce témoignage
m'autorise, peut-être, à rappeler ce que je disais alors. II
s'agissait de Frère Jacques, pris comme exemple. Une
première lecture , rapide , ne m'avait laissé qu'une im-
pression nuageuse, sur laquelle se détachaient quelques
vers seulement, plus heureux ou plus frappants. Ce ne
CXCII JUSTE OLIVIER
fut qu'à une seconde lecture que je compris réellement
de quoi il s'agissait : Frère Jacques, c'est vous , c'est
moi, c'est chacun. Chacun sonne ses matines, chacun
fait son tour de ronde ; puis, pour chacun, l'on sonne
vêpres, et les danseurs qui tombent sont remplacés par
ceux qui arrivent à la file. Jamais la danse ne s'arrête;
elle va son chemin, foulant la poussière des trépassés.
Cette poussière elle-même n'est point inanimée ; le poëte
la voit qui se réveille, et une nouvelle ronde commence
au son des matines éternelles. Voilà l'idée, grande et
et simple ; une idée sœur de celle qui a inspiré les Ala-
rionnettes. C'est encore la ronde de l'humanité, qui
tourne, tourne, tourne sans trêve ni fin. Ce motif est de
ceux qu'aime Olivier ; c'est l'un des thèmes les plus an-
ciens de toute grande poésie.
Cependant, l'idée générale comprise, tout ne m'était
pas clair encore. Il restait des traits singuliers, des mots
dont l'intention m'échapi)ait, et le dessin des groupes me
semblait insuffisant et confus. Si cette seconde impression
avait dû se traduire par un jugement, je n'aurais pas
manqué de dire (ju'Olivier avait de bonnes idées, mais
qu'il péchait par l'exécution. C'est la formule. Bientôt je
lus une troisième fois Frère Jacques, en essayant de me le
chanter à moi-même. Cette fois, les écailles me tombèrent
des yeux. Cette chanson, je le répète, n'a pas été écrite ;
elle s'est réellement chantée dans l'imagination du poëte,
et la seule manière de la lire est de la chanter après lui.
L'air a une lenteur grave qui permet à chaque mot de
s'accuser, à chaque intention de se faire sentir. L'idée
conserve sa grandeur mystérieuse ; mais les scènes se dé-
tachent, les groupes ne se confondent plus, les générations
se distinguent; on les voit, on entend le bruit de leurs pas.
Ces dig din don, qui reviennent fatalement terminer une
si longue série de couplets, vous juraîtraient-ils mono-
NOTICE BIOGRAPHIQ.UE ET LITTERAIRE CXCIII
tones'?«Ah! que vous en jugez mal! disais-je, gardez-
vous d'en manquer un seul. Il y a celui de la naissance,
celui de Tamour, celui de la gloire, celui de la jeunesse et
celui de la vieillesse, celui des matines et celui de vêpres, •
et ils passent l'un après l'autre, plus rapides ou plus lents,
gais, sonores, voilés ou tristes, jusqu'à ce que retentisse
dans le lointain le plus grave et le plus solennel, le dig
din do7i de l'éternité. Il en est de même de ce cri d'appel :
Frère Jacques,
Frère Jacques.
Mettez-y chaque fois l'accent voulu, l'intonation sympa-
thique, que ce soit tour à tour et dans chacune de leurs
nuances l'appel joyeux du matin et l'appel funèbre du
soir, et vous verrez quelle variété se cache sous son ap-
parente monotonie. Que ne puis-je entendre chanter
Frère Jacques comme il a dû se chanter dans l'âme du
poëte !... Ce serait bien l'une des émotions les plus péné-
trantes que puisse donner la poésie. Seulement, il faudrait
que ce fût le soir, dans une demi-obscurité, — une telle
poésie ne veut ni jeux de physionomie, ni gestes, ni mimi-
que d'aucune sorte, rien que la mélodie, comme si le
chant intérieur dont on l'accompagne en lisant trouvait
dans l'ombre une voix, — et puis, il faudrait encore quel-
ques amis, en très petit nombre, afin que l'impression,
tout en restant intime, fût néanmoins partagée, et que la
voix du chanteur pût à certains moments s'appuyer sur
un écho, écho discret, semblable au retentissement pro-
longé des volées de la cloche, surtout de la cloche funè-
bre aux sons graves et lents. »
J. OLIVIER. 1.
CXCIV JUSTE OLIVIER
XV
Le temps était venu pour Olivier de recueillir quelque
fruit de sa longue patience et de son labeur acharné. Les
deux enfants qui lui restaient s'appliquaient à le consoler
de l'absence des deux autres. Une des Chansons du soir
nous apprend que sa fille s'était mariée. Elle était fort
bien établie. Son dernier fils, Edouard, avait débuté dans
les affaires avec intelligence et bonheur. La tâche du père
de famille se trouvant ainsi simplifiée, il pouvait espérer
de passer dans une tranquillité relative, avec sa femme,
les dernières saisons de la vie. Paris, d'ailleurs, lui était
plus hospitalier que jamais. Inconnu du grand public
français, que ses livres ne réussirent pas à atteindre, il
était de plus en plus distingué et recherché par une cer-
taine élite de bons esprits. Il fut invité à prendre part à
ces fameux dîners du lundi, institués et présidés par
Sainte-Beuve, où se rencontraient chaque semaine des
écrivains tels que George Sand, seule femme qui y fût
admise, Renan, Théophile Gautier, Schérer, Paul de
Saint-Victor, Taine, Nefiftzer, etc. Une pareille fortune lui
était due comme une sorte de réparation. Olivier jouissait
vivement de ces réunions familières, dont il a recueilli
quelques souvenirs dans son étude sur Sainte-Beuve ; il
en avait conservé bien d'autres, (ju'il se plaisait là retracer
plus tard, dans son chalet de Gryon ; il les rajipelait en
toute simplicité et modestie, ne cherchant point à se faire
valoir ; mais on i)ouvait deviner, malgré lui, que l'auteur
des Marionnettes n'avait paru déplacé à personne en si
haute société, et qu'il y avait fait aussi sa partie.
NOTICE BIOGRAPHIdUE ET LITTERAIRE CXCV
Mais il était écrit que la fortune lui tiendrait encore
rigueur. A peine quelques rayons de soleil viennent-ils
à briller sur son chemin qu'un nuage jaloux se hâte de
l'assombrir. Cette fois ce fut plus qu'un nuage, ce fut
un orage, aussi terrible qu'inattendu. La guerre de 1870
chassa Olivier de Paris, ou plutôt l'empêcha d'y rentrer,
car elle le surprit dans le temps où il faisait au pays un
séjour de vacances. Les conséquences en furent graves
pour lui et les siens. Son fils vit sa carrière brusquement
et violemment interrompue, et quant à lui, il se trouva
enveloppé dans la disgrâce d'une multitude de proprié-
taires de maisons. Parmi les diverses classes de la popu-
tion, aucune, à Paris, ne fut atteinte plus directement.
C'était un immeuble de valeur que cette maison de la
Place Royale. Olivier n'avait pu en faire l'acquisition qu'en
se chargeant d'une dette considérable. Cette dette subsis-
tait ; il fallait pourvoir au service des intérêts, sans loyers
à toucher, et la valeur de l'immeuble diminuée de moitié.
C'est ainsi qu'au moment où Olivier pouvait se flatter d'en
avoir fini avec les difficultés matérielles de l'existence,
il s'y vit replongé plus avant que jamais. Il avait soixante-
trois ans, et il lui fallait recommencer une carrière, non-
seulement pour gagner son pain, mais pour suffire à des
obligations écrasantes , seule fortune qui lui restât de
toute une vie de travail.
L'ébranlement causé par la guerre, et plus encore par
la Commune, fut suivi d'une perturbation trop longue et
trop intense pour qu'Olivier pût songer, du moins dans
les premières années, à rentrer à Paris. La jeunesse stu-
dieuse de Genève ou de Lausanne prenait un autre che-
min ; les pensionnaires eussent été malaisés à trouver. Ce
fut dans la Suisse française qu'il chercha les ressources
dont il avait besoin, et il les demanda à l'enseignement.
A partir de ce moment jusqu'à celui où la maladie vint
CXCVI JUSTE OLIVIER
couper court à son incessante activité, la vie d"01ivier se
partage en deux moitiés qui alternent comme les saisons.
Il passe les étés à la montagne, où, dans sa détresse, il
lui reste deux refuges. L'un était un chalet que son fils
avait acheté à Gryon peu d'années auparavant , pour y
faire de temps en temps un séjour. Ce chalet, aujourd'hui
historique, est facile à trouver. C'est le premier qu'on
rencontre en abordant le village par l'ancien chemin,
montant et raboteux. La vue en est bien dégagée sur les
profondeurs de la vallée de l'Avançon et les sommets qui
surgissent en face, hardis et variés. Grâce à d'intelligentes
réparations, entreprises par les enfants d'Olivier, c'est
maintenant un joli petit chalet, qui a un air de confort
avec ses jardins étages, cultivés par des mains soigneuses.
Il était plus rustique alors, à l'ancienne mode, et noir sur
toutes ses faces. Le second refuge qui restait au poëte
relégué dans son pays comme dans un autre exil, était
encore un chalet, qui avait appartenu à la famille de sa
femme et qu'on avait conservé comme un dernier débris,
particulièrement sacré, d'un antique patrimoine. Ce se-
cond chalet, ([ui a été aussi dès lors fort embelli, était
situé dans le même vallon que le précédent, mais une
lieue plus loin, par delà les derniers hameaux, en Cer-
gnicinin, comme on dit dans la contrée. La vue en est
moins dégagée, moins dominante ; on est en pays relative-
ment plat, dans une de ces oasis où serpente l'Avançon
avant de s'encaisser dans les profondeurs d'une vallée de
plus en plus étroite. Le lieu est charmant. C'est une
idylle i)astorale que ce pâturage entouré de vieilles forêts
moussues, et placé sous la protection immédiate des
blancs sommets de l'Argentine et des sombres tours des
Diablerets.
Olivier fit du chalet de Cryon son principal domicile :
là fut installé son ménage, et, dès que les circonstances
NOTICE BIOGRAPHIQ.UE ET LITTERAIRE CXCVII
le permirent, sa bibliothèque. Sa femme y passait toute
l'année, même Thiver, sans trop s'effrayer d'une solitude
à laquelle l'avait habituée les hivers de son enfance. Pour
lui, il y montait, sans même attendre les beaux jours, dès
le premier printemps, aussitôt qu'il était libre. Il y travail-
lait beaucoup, peu dérangé par les voisins et par les
rares voyageurs qui devançaient la saison pour aller le
surprendre dans son ermitage. Il ne s'accordait guère
de loisirs que dans les mois du plein été. Alors la monta-
gne se peuplait, et il paraissait jouir vivement des amis
qui venaient en grand nombre s'établir en villégiature
dans les pensions des environs, aux Plans de Frenières,
à Chesières, à Villars et à Gryon même. C'était alors
aussi qu'il avait coutume de passer quelques semaines
dans son oasis de Cergniemin. Le temps des vacances
fini, il revenait à Gryon et travaillait de nouveau jusque
vers l'arrière-automne. En novembre, commençait pour
lui la saison d'hiver ; il prenait le chemin de la plaine, y
apportant les fruits de son labeur, c'est-à-dire des cours
consciencieusement préparés, des séries de conférences,
qu'il répétait dans les principales villes de la Suisse fran-
çaise, à Genève, à Neuchâtel. à Lausanne ; parfois aussi
à Vevey, à Morges et ailleurs. Une fois, il poussa jusqu'à
Bâle. C'était son gagne-pain. Puis, quand il avait terminé
sa tournée, il se hâtait de remonter à Gryon, moins pour
jouir d'un repos laborieusement mérité que pour pré-
parer une nouvelle campagne.
C'est ainsi qu'Olivier fit face à une situation créée par
les événements. Ce fut une fatalité qu'il subit, non sans
regimber. L'idée de demander à sa plume quelque res-
source supplémentaire avait pu. jadis, se présenter à son
esprit, et il avait plus d'une fois souffert en voyant com-
bien était lourde la vente de ses ouvrages ; néanmoins,
lorsqu'il se mettait à l'œuvre, lorsqu'il travaillait, plume
CXCVIII JUSTE OLIVIER
en main, toutes ces questions matérielles reculaient à
l'arrière-plan ou disparaissaient. Il n'était alors que ce
qu'il fut toujours, même dans les temps de plus extrême
servitude, un libre artiste, n'obéissant qu'à son inspira-
tion. Maintenant, il s'agissait de quitter les hauteurs où
règne l'art indépendant, et de descendre au rang d'un
manœuvre littéraire. Cela lui fut cruel, et il se vengea de
cette fatalité en l'avouant, en la proclamant à haute voix,
en toute circonstance, afin que nul ne pût s'y tromper.
Peut-être oublia-t-il que les personnes incapables de com-
prendre la délicatesse de sentiment, la pudeur d'artiste,
qui le faisait souffrir à la seule pensée de battre monnaie
de son talent, de ses souvenirs, de son passé, seraient
également incapables de comprendre cet autre sentiment
de pudeur qui lui faisait déclarer et déplorer la nécessité
où il se trouvait. On lui reprocha de se plaindre, d'initier
des indifférents à ses affaires personnelles, et, s'il faut le
dire, de mendier le pain qu'il gagnait à la sueur de son
front. S'il avait eu besoin de faire encore quelque expé-
rience sur l'éternel égoïsme du cœur humain, les occa-
sions ne lui en auraient pas manqué. Il y a longtemps
qu'on le sait: le malheureux a tort. S'il ne se plaint pas
et qu'on ne vienne pas à son aide, c'est sa faute. Pour-
quoi n'a-t-il rien dit? S'il se plaint et qu'on se détourne
ou qu'on lui fasse sentir le service rendu, c'est encore sa
faute. Y a-t-il rien de plus indiscret qu'un homme qui se
plaint'? Ainsi raisonne l'égoïsme; ainsi, du moins, agit-il,
avec ou sans raisonnement. Et si cela est vrai des mal-
heureux ordinaires, combien est-ce plus vrai de ces mal-
heureux privilégiés, dont les souffrances ne sont pas faites
pour être senties de tous? L'industrie du conférencier
est, disait-on, une industrie comme une autre ; il faut y
réussir, et la condition du succès est de régler l'offre sur
la demande. De quoi donc Olivier se plaignait-il. et en
NOTICE BIOGRAPHIQ.UE ET LITTERAIRE CXCIX
vertu de quoi aurait-il été fait pour lui une exception à
la loi commune? Combien de fois ce langage a-t-il été
entendu des amis d'Olivier! Nul doute que l'écho n'en
ait retenti jusqu'à lui.
Peut-être, avec un peu d'adresse, en faisant agir habi-
lement certaines influences, eût -il pu reconquérir à l'aca-
démie de Lausanne une partie de sa position perdue. Les
temps étaient changés. L'interdit ne pesait plus sur les
professeurs de l'ancien régime. L'un des plus distingués,
Charles Secrétan, le philosophe, avait été réintégré dans
sa chaire. Olivier n'y songea pas. Son nom cependant fut
prononcé, et d'honorables ouvertures lui furent faites par
un membre du gouvernement, un de ses anciens disciples,
celui-là même qui avait gardé un souvenir si vivant de
ses leçons sur Wallenstein. Mais, pendant les vingt-cinq
ans qu'Olivier venait de passer à Paris, il n'avait pu re-
prendre que par moments, dans de rares occasions, ses
anciens travaux historiques. Comment en renouer le fil. à
l'âge où il était, après une si longue interruption ? C'eût
été une vie à recommencer. Que lui proposait-on d'ail-
leurs? Que pouvait-on lui proposer? Un de ces cours
extraordinaires auxquels on affecte une subvention qui
atteint à peine à la moitié du traitement, déjà si modique,
d'un professeur en titre. Il eût dû pour cela quitter son
chalet et venir s'établir chèrement à Lausanne. C'eût été
une ruine complète. Il n'y avait de salut pour lui qu'à la
condition de dépenser deux fois moins et de gagner deux
fois plus: en été, l'ermitage de Gryon; en hiver, des
cours réussis.
Bien convaincu que là. et pas ailleurs, était sa seule
planche de salut. Olivier voulut au moins donner à ces
cours le cachet d'originalité sans lequel il n'y a pas
d'œuvre d'art véritable. Il puisa la substance du premier
en grande partie dans ses souvenirs ; il y mit la fleur et le
ce JUSTE OLIVIER
fruit de son expérience ; ce furent des conférences sur la
littérature française contemporaine. Sainte-Beuve y oc-
cupa une grande place. Plusieurs leçons eurent un vif
succès, et le nombre des auditeurs, partout considérable,
lui fut, pour l'avenir, d'un grand encouragement. Cepeni
dant, dès la seconde année, et plus encore la suivante, il
put constater une diminution notable. A quoi cela tenait-
il V Je n'ai jamais eu l'occasion d'entendre Olivier dans
une de ces conférences, de sorte que je ne puis en juger
par moi-même. On m'assure cependant, et je le crois
sans peine, qu'Olivier y était moins à son aise qu'autre-
fois, lorscju'il professait à l'académie, au milieu d'élèves
c[u'il connaissait tous individuellement. Tantôt il se sen-
tait gêné et l'abandon lui mancjuait; tantôt il s'efforçait
d'être familier et l'était trop; il dépassait le but de peur
de le manquer. D'ailleurs, fidèle à son système d'art ori-
ginal, il s'appliquait à ne parler que des choses (ju'il sa-
vait le mieux, des questions littéraires qui l'avaient plus
vivement intéressé et préoccupé. C'était l'artiste encore,
c'était le poëte qui se livrait. Il parlait de tout ce c^u'il
aimait, même de la montagne. Un jour, il faisait une
conférence en vers, où il s'amusait à moraliser sur le
caractère et l'esprit féminin. Un autre jour, ô pudeur ! il
s'oubliait jusqu'à chanter lui-même une de ses chansons.
Ce n'était pas ce qu'on lui demandait; surtout, ce n'était
pas ce que demandait le public dont la présence devait
assurer le succès matériel, le public des pensionnats.
Dans ce monde-là, on ne parut pas se douter de l'in-
fluence éducatrice que i)ouvait avoir la libre causerie
d'un esprit aussi distingué. Ce c}u'on voulait, c'était un
enseignement positif sur un sujet déterminé, un cours de
littérature régulier, comme les autres en font, afin que
chaque année on i)ût faire la balance de ce qu'on avait
ai)pris et de ce ([ue cela avait coûté. Le hasard me ren-
NOTICE BIOGRAPHiaUE ET LITTERAIRE CCI
dit confident de ces plaintes. Elles venaient d'amis d'Oli-
vier, qui craignaient que ses cours ne fussent de moins
en moins suivis. On m'engagea vivement à profiter de
quelque occasion favorable pour lui en parler à lui-même.
Je crus devoir, en effet, lui en toucher quelques mots,
à titre de renseignement. Je ne lui appris rien. D'au-
tres, déjà, lui avaient tenu semblables discours. Mais
je l'en vis profondément affligé. C'était le même esprit
contre lequel il avait eu à lutter à Paris, aux cours de la
Chaussée d'Antin, le même goût de banalité s'insurgeant
contre toute originalité, la même méconnaissance du
principe de tout art, qui consiste à ne faire que ce à quoi
l'on peut mettre son âme. Néanmoins il se résigna; il
annonça pour l'année suivante un cours de littérature
comme en font les autres, et manifesta l'intention de
traiter successivement les principales périodes de l'his-
toire de la littérature française. C'était le manuel de-
mandé. Mais le succès n'en fut point augmenté. Si la
phalange des jeunes pensionnaires se présenta compacte,
les vrais amis d'Olivier s'éloignèrent, et, tout compte fait,
il n'y eut rien de gagné. Nul doute que dans chacun de
ces cours, même dans les derniers, il n'y ait eu des par-
ties tout à fait dignes d'Olivier. Les témoignages que j'ai
recueillis de la bouche d'auditeurs, tous bons juges, sont
unanimes à cet égard. On me cite plus d'un sujet fort
rebattu qu'il doit avoir rajeuni d'une manière aussi pi-
quante qu'inattendue. Mais il faut bien le reconnaître,
Olivier, dans ces conférences, s'est vu condamné à un
emploi inférieur de son talent, et il n'y a jamais été com-
plètement lui-même ; ceux qui ne l'ont connu que là, ne
l'ont pas connu, et pour lui, la question pécuniaire mise
à part, le résultat le plus net de ces campagnes périodi-
ques fut une extrême lassitude, d'année en année plus
sensible, et des souffrances morales qui ont sûrement
CCII JUSTE OLIVIER
abrégé ses jours. Il eût pu, sans doute, se les épargner en
partie. Plus d'une fois ses enfants le supplièrent de re-
noncer à un genre de vie aussi fatigant et de venir vivre
auprès d'eux. Mais il mettait son point d'honneur à n'être
une charge pour personne, et il voulut lutter jusqu'au
bout.
Un de ses moindres chagrins ne fut pas de se sentir
devenu presque étranger dans son pays. J'ai pesé le mot
avant de l'écrire. Si l'on fait abstraction d'un groupe
d'amis, anciens ou nouveaux, qui ne lui manqua jamais,
je ne le crois pas trop fort. Il avait, comme on dit, passé
de l'eau sous les ponts pendant ces vingt-cinq ans. Oli-
vier avait vieilli, mais n'avait pas changé ; le public au
contraire, avait beaucoup changé. De cet ancien canton
de Vaud idéal, rêvé et chanté par Olivier, bien peu se
souvenaient. La poHtique et la prédominance croissante
des intérêts matériels avaient éteint cet enthousiasme
d'un ])ays jeune, dans la première ferveur de son indé-
pendance. En cela, le canton de Vaud avait subi 1 "in-
fluence, non-seulement de circonstances à lui particu-
lières, mais de circonstances générales. Où est aujourd'hui
la poésie V où sont les études et la curiosité désintéressée?
Le monde s'est fait pratique, on veut à la vie un but pré-
cis. Avec ce positivisme, s'est développé un scepticisme
de plus en plus général, de plus en plus précoce. On
croit ce qu'on voit et ce qu'on palpe. L'utile a pris la
place du beau. La république n'a i)lus de place pour les
rêveurs. Aussi la réputation de Juste Olivier avait-elle
perdu de son prestige. Elle ne rei)Osait plus sur une base
solide, sur la connaissance de l'homme et de ses œuvres.
Pour la génération nouvelle, son nom n'était guère qu'un
nom. Du professeur d'autrefois, elle ne savait rien. De
l'historien, à peine davantage. On ne lisait plus le Canton
de Vaud, réjiuté bizarre, produit de l'effervescence ro-
NOTICE BIOGRAPHIQUE ET LITTERAIRE CCIII
mantique. Les romans proprement dits d'Olivier, publiés
à Paris, avaient peu pénétré. En fait de romans, on con-
naissait ceux de son frère, dont le rapide succès contras-
tait avec la carrière laborieuse et les efforts stériles de
l'auteur du Pré aux Noisettes. On en faisait la compa-
raison, et l'avantage était du côté d'Urbain. Lui, du
moins, peignait des gens connus, des paysans tels quels ;
les plus simples histoires lui suffisaient pour intéresser; il
ne se risquait point du côté du fruit défendu ; il avait un
but, il voulait instruire, moraliser, convertir. Restait le
poète, un peu moins ignoré que l'historien et le roman-
cier. Quelques-unes de ses chansons continuaient à être
populaires. Mais rares, bien rares, même dans les cercles
cultivés, étaient les personnes qui pouvaient parler en
connaissance de cause de son œuvre poétique. Son der-
nier recueil, les Chansons du soir., avait piqué la curiosité,
ce qui est bien naturel, car il n'arrive pas tous les jours
qu'on publie un volume de vers dans le canton de Vaud ;
mais l'opinion générale flottait indécise, avec une nuance
plutôt défavorable. C'était encore du romantisme. De
bons vers, comme en font les autres, eussent mieux ré-
pondu aux vœux du grand public. Les amis qui restaient
fidèles au poëte avaient beau se multiplier autour de
lui; il sentit, par delà, le vide et le froid de l'indiff'érence.
Il sut qu'il avait fallu les plus actives démarches pour
attirer du monde à ses cours ; il devina que plusieurs y
assistaient par devoir, par intérêt pour lui, autant que par
désir de l'entendre, et il en souffrit cruellement.
A vrai dire, il aurait pu le prévoir. Le peu de succès
de ses dernières publications, surtout de ses romans en
prose et en vers, était un signe des temps. Et puis, vers
la fin de son séjour à Paris, il avait entrepris une corres-
pondance régulière au Jour7ial de Genève. C'était une
sorte de résurrection de la chronique de la Revue suisse.
CCIV JUSTE OLIVIER
Mais, soit pour piquer la curiosité du public, soit pour
être au bénéfice d'un genre plus familier, il avait adopté
un pseudonyme, Georges Brun, et envoyait ses articles
sous la forme de lettres adressées non point au journal,
mais à tels de ses amis. C'était encore pour lui une ma-
nière de rester en relations avec eux. Malheureusement,
il y en eut dans le nombre qui ne se prêtèrent point à
cet innocent artifice, et qui réclamèrent auprès du Jour-
nal. Olivier se nomma, s'excusa et rompit. De tels inci-
dents étaient bien de nature à le faire réfléchir; mais la
vérité ne lui apparut dans tout son jour que lorsqu'il fut
dans le canton de Vaud. La plupart des éditeurs le
fuyaient, ou ne lui donnaient que des réponses évasives.
Un jour, voulant faire hommage à quelqu'un d'un de
ses livres, un des derniers publiés, il alla chez le libraire
qui l'avait édité ; le titre du volume y était si peu connu
des commis préposés à la vente qu'il fallut des recher-
ches pour savoir de quoi il parlait. D'autres aventures,
quelques-unes plus que mortifiantes, se chargèrent de lui
apprendre combien, pour plusieurs, étaient vagues et
légendaires les souvenirs qui se rattachaient à son nom.
Ainsi la solitude se faisait autour de lui. La mort y
contribua. Deux ans avant son retour au pays, elle lui
avait enlevé la personne qu'il y aimait le plus tendre-
ment, sa bonne et vieille mère; bientôt elle lui enleva les
deux amis les plus chers qu'il eût laissés à Paris, Sainte-
Beuve et Gleyre. En les voyant partir, il fit réflexion sur
lui-même et se dit qu'il ne tarderait pas à les suivre.
Cependant Olivier travaillait avec énergie : il ne se
bornait pas, à Gryon, à préparer les cours de l'année
suivante; il écrivait des chansons, et donnait une partie
de son temps à divers ouvrages, rêvés ou commencés.
Mais les loisirs se faisaient rares ; hautes étaient les ambi-
tions du poëte, et le ])eu de temps qu'il eut encore à vivre
NOTICE BIOGRAPHiaUE ET LITTERAIRE CCV
ne lui permit pas de les réaliser. A part quelques pièces
de vers, je ne sais au juste ce qu'on pourra tirer, pour le
public, des manuscrits qu'il a laissés : comédies, romans,
poèmes. Bornons-nous à mentionner les deux volumes
publiés par lui pendant ces cinq dernières années d'acti-
vité littéraire : son Théâtre de société et ses Sentiers de
montagne. Pour celui-ci, il dut recourir à une souscrip-
tion, non sans faire en pensée de tristes retours à une
espèce de chanson-satire qu'il avait composée dans sa
jeunesse contre les lanceurs de souscriptions littéraires.
Le Théâtre de société, écrit en partie à Paris, en partie
à Gryon, comprend trois pièces : Les Fleurs, Chapeau
de grésil et le Nuage. Il souleva des objections sembla-
bles à celles contre lesquelles Olivier s'était déjà heurté
tant de fois. Qu"étaient-ce que ces fleurs qui se trans-
formaient en personnages de comédie ? Qu'étaient-ce
que ce chapeau de grésil et ce nuage au bord d'ar-
gent? Quand on veut faire une comédie de société,
on arrange une petite intrigue honnête entre deux
amoureux que sépare un obstacle, dont ils triomphent.
Voilà qui se comprend et qui se joue. Quand donc
Olivier cesserait-il de courir après l'originalité V Le grand
public veut qu'on lui ressemble. Néanmoins, il me paraît
impossible que, dans ce grand public, les comédies d'O-
livier ne trouvent pas quelque part un petit public à leur
usage. Je sais qu'on a joué Chapeau de grésil à Paris,
dans un salon, avec infiniment de plaisir, et qu'on a été
tout surpris de voir comme cette rêverie rendait sur la
scène. Mais il faut entrer dans l'esprit de l'œuvre. Rêve-
rie, avons-nous dit ; c'en est bien une, c'est le songe au
théâtre. Shakespeare déjà l'avait tenté. Mais Shakespeare
est Shakespeare; malheur au téméraire qui hasarde sa
nacelle sur les traces de ce hardi navigateur! Olivier, ce-
pendant, dans son genre toujours idyllique, plus tran-
CCVI JUSTE OLIVIER
quille, plus modeste, nous semble avoir réalisé ce qu'il
avait en vue. La comédie des Fleurs est charmante.
Elles sont si bien métamorphosées en jeunes âmes, si
bien elles-mêmes sous leur déguisement. Chapeau de
grésil est une création des plus gracieuses, et quant au
Nuage, il cache dans le plis de son bord d'argent quelques-
uns des vers les plus beaux qu'Olivier ait jamais écrits.
Les Sentiers de montagne, dernière publication d'Oli-
vier, sont ce qu'on appelle dans les environs de Gryon
un « bouquet de mélange. » On y trouvera quelques frag-
ments des leçons d"01ivier, entre autres sa leçon en vers,
gageure piquante et bien gagnée, sans compter qu'à tel
moment la pensée s'anime et s'élève, et que la poésie, la
vraie poésie, éclate dans le jeu d'esprit. On y trouvera
aussi une nouvelle dont, si je ne me trompe, la composi-
tion est plus ancienne et qui est tout à fait dans le genre
d'Olivier : le groupe, la scène, l'action, tout en est ima-
giné, finement imaginé ; les descriptions sont vivantes ;
partout abondent les motifs qui appelleraient le crayon
du dessinateur, et la pittoresque vallée des Fins-Hauts ne
cesse de sourire au travers du récit, émaillée de fleurs et
de rayons. Nous avons remarqué dans le même volume
un poëme, Jean Wysshaupt, à côté duquel plus d'un aura
passé sans le comprendre. La singularité apparente du
rhythme, la familiarité hardie avec laquelle le vers est
manié et brisé, étonnent et écartent les lecteurs qui ne
font que glisser à la surface des pages; mais j'ai vu ce
poëme, bien lu, produire un effet saisissant. C'est une
œuvre forte et sérieuse, travaillée, très travaillée, sous un
faux air de négligence, et dont la pensée finale demeure
dans la mémoire. Elle est du même ordre que celle de
Donald, toute morale, sauf que l'insatiable mendiante
s'est transformée en une belle enfant, un lis rose à la main,
qui garde les portes de l'autre vie, et avertit tous ceux
NOTICE BIOGRAPHIQ.UE ET LITTERAIRE CCVII
qui passent le seuil que le moment est venu de « rendre
compte.» N'oublions pas, enfin, quelques couplets dignes
de faire suite aux Chansons du soir. Le poëte est devenu
philosophe, philosophe comme on l'est à cet âge ; assis
devant son feu, il rêve, les pieds aux chenets, pendant
qu'à côté de lui sa chatte et son chien
Dorment ensemble
Et dorment bien.
Ainsi serpentent les Sentiers de montagne, offrant à
chaque détour une échappée nouvelle sur les aspects
variés et les mélancoliques paysages de la vie humaine.
Ils ont un charme particulier pour ceux qui ont vu le
poëte à Gryon ; ils l'y retrouvent. Toutefois, quand nous
allons l'y chercher en pensée, nous le voyons de préfé-
rence dans ces moments de vie et d'abandon oii, au mi-
lieu de ses amis, il retrouvait sa verve pittoresque et, , se
laissant doucement faire violence, leur chantait de sa voix
émue et toujours sympathique, quoique un peu cassée,
les derniers nés de ses vers. Il est tel chalet des Plans où
son souvenir ne s'effacera jamais, entre autres celui dont
il a payé la généreuse hospitalité par la jolie chanson du
Cceur qui a les bras longs. Olivier avait le jarret bon, la
tête aussi, et c'était d'un pas léger que, pour aller voir
ses amis,
Il prenait le hardi sentier
Qui tourne autour du roc de l'aigle
Et plane, dans son vol altier,
Sur les prés verts, les champs de seigle.
Il se plaisait aussi à aller avec les gens du pays célé-
brer la mi-août ou mi-été à Taveyannaz ou à Anzeindaz.
Cette fête des bergers, reste des anciennes mœurs pasto-
rales, lui plaisait mieux que celles qui appellent la foule,
CCVIII JUSTE OLIVIER
beaucoup mieux que ces tirs, dits nationaux, où déborde
une éloquence de commande, vague et retentissante. On
s'informait à l'avance de Falpe qu'il avait choisie pour
y monter avec les siens : on ^y allait, et bientôt, au pre-
mier moment favorable, il se formait autour de lui un
cercle d'amis et de montagnards, car on savait bien qu'il
n'était pas venu sans apporter une chanson de circon-
stance. Il la chantait sans se faire prier; la journée se
passait rarement sans qu'on la lui eût fait répéter plusieurs
fois, et quand, le soir, on redescendait vers la vallée, on
l'entonnait en marchant dans les grou]jes joyeux.
Voici la mi-été, bergers de nos montagnes,
Compagnons et compagnes,
Que ce jour soit fêté !
Voici la mi-été...
Allons, jeunesse, allons, la danse nous appelle,
due chacun ait sa belle,
Sa rose des vallons,
Allons, jeunesse, allons!
Je n'ai eu qu'une fois le plaisir d'accompagner Olivier
dans une de ces parties. C'était à Taveyannaz. Il y eut
sermon le matin ; ensuite on dîna sur l'herbette. Au des-
sert, il entonna sa chanson : puis on lui fit répéter toutes
celles des autres années. Il m'est resté de cette scène al-
pestre un profond souvenir. La poésie de nos jours ap-
paraît si rarement sous une forme vivante; elle se cache,
(le peur ou de honte. Le i)Oëte n'est plus qu'un écrivain ;
il confie ses vers à des livres. Le barde, l'aëde, le trouba-
dour ont disparu de ce monde. Il nous semblait les re-
trouver en entendant Olivier chanter au milieu des pâtres
de Taveyannaz. Volontiers, nous nous serions cru trans-
porté au temps des mœurs homériques. C'était la poésie
NOTICE BIOGRAPHiaUE ET LITTERAIRE CCIX
se produisant elle-même, sans intermédiaire, remplissant
ses hautes fonctions sociales. Il n'y manquait qu'un chef
de tribu, pour faire asseoir le poëte à sa droite, lui tendre
la coupe d'or et lui servir, par honneur, double portion
des viandes du sacrifice.
Ce fut en 1874 qu'Olivier assista, pour la dernière fois,
à la fête de la mi-été. C'était encore à Taveyannaz. Il eut
le plaisir de s'y voir entouré de toute sa famille. Le ciel
était pur, la montagne verte et fleurie. La fête fut char-
mante ; il le fut lui aussi, aimable, souriant, doucement
ému. Sa chanson eut plus de succès que jamais. Il sem-
blait jouir plus encore que les années précédentes. Peut-
être une voix intérieure lui disait-elle que c'était la der-
nière. Il commençait, alors déjà, à sentir les premières
atteintes d'un mal qui, s'aggravant rapidement, devait
bientôt le confiner dans sa chambre et, de progrès en
progrès, le rendre incapable de toute autre occupation
que de se préparer à mourir.
XVI
Nous touchons au terme de notre travail. Nous avons
devant nous cette carrière, qui ne fut qu'une longue suite
de batailles, plus souvent perdues que gagnées. Le mo-
ment est venu d'en considérer l'ensemble; mais que pour-
rions-nous- en dire qu'OHvier n'ait dit avant nous et mieux
que nous? Il s'est peint lui-même; il a résumé son œuvre
et sa vie dans les lignes mémorables par lesquelles nous
avons commencé cette série d'études, afin de faire, si
possible, saisir dès l'abord au lecteur, indifférent ou pré-
venu, l'intérêt du drame intérieur dont nous avions à lui
J. OLIVIER, 1. N
CCX JUSTE OLIVIER
raconter les péripéties. Oui, la première et la dernière
pensée d'Olivier, la pensée de toute sa vie, a été celle
d'un poëte qui sent vivre en lui le génie d'un pays et qui
veut lui arracher son secret, qui veut en être l'interprète,
toujours docile, toujours fidèle. Il a eu sa mission, son
apostolat : mission de poésie, apostolat de vérité. Mais,
ainsi que beaucoup d'autres révélateurs, il a parlé sans
toujours être compris. Ce génie qui devait être celui des
rivages que le Léman baigne de ses eaux, le peuple vau-
dois n'a guère paru l'avouer pour le sien.
Le poëte s'est-il donc trompé? A-t-il été séduit par
quelque fausse apparition? A-t-il pris un fantôme pour
une réalité?
Il faudrait entrer dans de longs développements pour
que la réponse fût complète. Nous ne toucherons que
quelques points essentiels.
Si Olivier s'est trompé, c'est en croyant trop à ce génie
dont il voulut être l'interprète, ou plutôt, car il ne pouvait
trop y croire, en se le figurant trop spécial, en voyant trop
le peuple à travers le pays.
Cette erreur ne lui appartient pas en propre. On la re-
trouve, du plus au moins, chez la plupart des hommes
marquants de sa génération. Elle est frappante chez les
politiques, réputés doctrinaires ^ qui, pendant quelque
temps, à partir de 1830, ont gouverné le canton de Vaud.
Idéalistes plus encore que doctrinaires, ils ont eu la pré-
tention de ne c-onnaître que la loi, de n'agir que par elle,
et ils ont oublié de faire entrer dans leurs calculs soit les
passion de la multitude revêche, soit celles de leurs pro-
pres adhérents. La même erreur éclate chez les moralistes.
Ils prêchent la loi de perfection, et ils ont raison lorstju'ils
s'adressent à l'homme en général, à X individu de tous
les lieux et de tous les temps. La morale n'a ])as d'autre
loi que celle de la perfection, et l'incomparable grandeur
NOTICE BIOGRAPHIQ.UE ET LITTERAIRE CCXI
de Vinet est de l'avoir senti plus énergiquement et pro-
clamé plus hautement que personne. Mais leur erreur
pratique consistait à se figurer, ou à agir comme s'ils se
figuraient, que cette loi pouvait, à leur commandement,
s'incarner dans l'âme du peuple et devenir la règle de
ses mœurs et de ses institutions religieuses. Passe encore
s'il se fût agi de la perfection parfaite ; mais chacun dans
ce monde conçoit la perfection selon la mesure de son
esprit, et l'on sait assez combien souvent celle qu'on nous
prêchait alors se comphquait et se troublait de formalisme
et de petitesses.
Olivier, sous ce dernier rapport, était infiniment supé-
rieur à la plupart de ses amis et compatriotes. Morahste
lui aussi, moraliste original et profond, jamais on ne le
vit appauvrir l'idéal de la perfection jusqu'à mutiler la
nature humaine sous prétexte de la réformer. Jeté dans
une société où le grand art n'était que trop souvent sus-
pect, il en saisit tout d'abord, par l'instinct du génie, les
conditions éternelles ; il le comprit et le pratiqua dans la
plénitude de sa liberté, sans jamais en faire un instrument.
Mais il ne vit pas tout d'abord qu'en le pratiquant ainsi,
il se condamnait à suivre un chemin solitaire. A vrai dire,
il ne se berça pas de longues illusions sur certains traits
essentiels du caractère vaudois, et nous en avons eu la
preuve dans les aveux poignants qu'il se faisait à lui-
même, lorsqu'il étudiait l'histoire de son pays, et la trou-
vait si dénuée d'intérêt, si mesquine, si ingrate. Mais tout
en se laissant instruire par la triste réalité, il s'obstinait'
dans son rêve de poëte, et continuait à écrire comme si
le génie dont il suivait les inspirations était aussi familier
aux autres qu'à lui-même. Au lieu de traduire pour le
peuple les paroles sacrées, il se bornait à les lui répéter ;
au lieu de descendre jusqu'à ses lecteurs, il les supposait
s'élevant jusqu'à lui.
CCXIl JUSTE OLIVIER
Il a trop présumé de son public; il a rêvé un canton
de Vaud trop beau. L'humanité est la même partout ; par-
tout elle a les mêmes besoins et les mêmes faiblesses. Et
si les circonstances font que, chez un peuple, certaines
qualités s'accusent davantage, elles font aussi ressortir
certains défauts correspondants ; or, parmi les défauts
que l'histoire a rendus chez nous plus saillants, il en faut
compter un qui ne pouvait que doubler les difficultés de
la tâche que se proposait Olivier, savoir la peur d'être
soi-même, de l'être ouvertement. On a, dans le canton de
Vaud, de l'imagination et de la sensibilité autant qu'ail-
leurs; mais on ne les avoue pas, et rien n'y est plus mal
porté que le renom de poésie. Je ne sais s'il est de lieu
au monde où la poésie doive se dissimuler avec plus de
soin sous la simplicité de la forme et la bonhomie du ton.
Il faut qu'elle se fasse pardonner.
C'est à quoi Olivier a rarement voulu condescendre.
Peut-être cela tient-il en partie à un principe respectable.
Il lui répugnait de se faire, par son exemple, le complice
d'une faiblesse trop répandue; mais cela tient aussi, en
grande partie, à cette habitude prise d'envisager le pays
où il vivait, et qu'il aimait à chanter, comme marqué d'un
sceau particulier, comme un pays d'élection. Là est le
principe secret, la cause morale et profonde de la re-
cherche de pensée et d'expression que la critique, même
la plus bienveillante, lui a de tout temps reprochée. Il
n'est pas le seul à tomber dans cette faute. Les écrivains
Vaudois ont, sous ce rapport, une réputation acquise. Un
î'rançais, homme d'esprit et de goût, m'assurait, der-
nièrement, que c'était défaut de naissance. « Vous ne
seriez pas Vaudois, me disait-il, si vous n'aviez pas de la
recherche dans le style. » Il se trompait, non en ce qui
pouvait me concerner dans ses critiques, mais bien en
leur donnant une forme et une application aussi gêné-
NOTICE BIOGRAPHIQ.UE ET LITTERAIRE CCXIII
raies. Il y a recherche et recherche. L'une n'est que mala-
dresse. On prend une expression détournée faute de trou-
ver la plus directe. Ceci est un défaut provincial, fréquent
chez la plupart des écrivains qui nont qu'une demi-édu-
cation littéraire. Ce n'est pas de la recherche, mais de
l'embarras. La vraie recherche consiste à choisir l'ex-
pression détournée de préférence à l'expression simple
et directe. Qu'on me permette, pour plus de précision,
d'en citer un exemple. Il m'est personnel, et j'aurais mau-
vaise grâce à le choisir si j'en savais un meilleur. J'avais
écrit dans le temps quelques couplets, sans importance,
mais qui ont eu la bonne fortune de faire plaisir à Olivier.
Il voulut les entendre plusieurs fois. Jamais suffrage, on
peut le croire, ne me toucha plus vivement. Un jour ce-
pendant, il me proposa d'y faire une correction. Il s'agis-
sait d'une voile sur le Léman. Quelqu'un demande à cette
voile où elle va ; elle répond que ce n'est pas à elle de le
savoir :
Le gouvernail, sans doute,
Cherche un port, cherche un lieu ;
Moi, je n'ai point de route,
Sinon le grand lac bleu.
« Ah! me dit Olivier, si vous disiez « mon chemin
» bleu. »
« Moi, je n'ai point de route,
» Sinon mon chemin bleu ! »
Et voilà justement l'image détournée qui se glisse à la
place de l'expression directe. La poésie d'OHvier est pleine
de chemins bleus. Quand elle hésite entre le mot qui mi-
roite et celui qui n'est que transparent, elle finit ordinai-
rement par choisir le premier. Mais cette recherche, qui
est la vraie recherche, n'est pas nécessairement vaudoise.
CCXIV JUSTE OLIVIER
Il n'y en a point dans nos chansons en patois ; il n'y en
a pas davantage chez le doyen Bridel. Tout ce qui est
vraiment du cru en est franc. En revanche, il y en a des
traces plus ou moins marquées chez presque tous les écri-
vains du groupe auquel appartenait Olivier, à commencer
par Vinet. C'est de là que nous vient ce défaut. Il trahit
une éducation à part, un idéal caressé en famille. C'est
dans les petites sociétés de choix, où l'on se contemple
et se complimente mutuellement, qu'on enchérit ainsi.
Il serait facile de pousser plus loin l'analyse et d'ex-
pliquer de la même manière certaines parties confuses et
troubles, certaines singularités d'imagination qui déparent
la poésie d'Olivier. Les longueurs qu'on lui reproche sont
un autre effet de la même cause. Ceci, il est vrai, est un
défaut bien vaudois , (^ui tient à notre lenteur naturelle,
à notre maladresse de parole ; mais Olivier sait être con-
cis quand il le veut. Ses longueurs, à lui, sont d'un poëte
qui aime trop son sujet; il s'y complaît, il s'y délecte, il
ne peut plus en sortir. Dans chacun des motifs de ses
chants, il retrouve l'objet de son culte, et il n'a pas la
force de s'en détacher.
Mais est-ce bien à nous qu'il appartient de lui repro-
cher ses longueurs V Ce qui lui arrive, n'est-ce pas juste-
ment ce qui doit nous être arrivé en mainte occasion, et
principalement dans ces pages que nous lui consacrons?
Eh bien, oui, nous avons peine à nous détacher de lui.
Mais serait-il vrai, comme on nous le dit à voix haute et
à voix basse, que nous ayons accumulé les détails dans
un sujet qui n'en demandait point, que nous ayons secoué
la poussière d'ouvrages qu'il eût mieux valu laisser dor-
mir dans la paix de l'oubli"? Ah! je retrouve ici l'ennemi
qui n'a cessé de poursuivre Olivier dans sa vie, et qui le
poursuit encore dans sa tombe. Cet ennemi, ne le cher-
chons ])as ailleurs (]u'cn nous-mêmes. Pour la jiremière
NOTICE BIOGRAPHIQ.UE ET LITTERAIRE CCXV
fois, le canton de Vaud a eu un poëte, non un poëte par
fait, mais un grand poëte, et il ne s'est pas reconnu dans
' son enfant.
Il s'y reconnaîtra sûrement tôt ou tard, mais il y faudra
quelque temps. Ne lui a-t-il pas fallu plus d'un siècle
pour se reconnaître dans Davel ? A cette fausse honte
dont nous parlions tout à l'heure, s'associe un esprit de
défiance, inquiet, soupçonneux, qui nuit à la franchise des
impressions. Dans chaque fruit qu'on nous présente, nous
commençons par chercher le ver au dedans. Un jour,
dans une société qui se piquait de littérature, un ami
d'Olivier cita la seconde strophe A' Helvétie:
La Liberté depuis les anciens âges,
Jusques à ceux où flottent nos destins,
Aime à poser ses pieds nus et sauvages
Sur les gazons qu'ombragent nos sapins.
Là, sa voix forte éclate et s'associe
Avec la foudre et ses roulements sourds...
Nous qui t'aimons, Helvétie, Helvétie,
Nous qui t'aimons, nous t'aimerons toujours!
« Ces vers, disait-il, sont au nombre des plus beaux qui
aient été écrits dans ce siècle. » Il ne s'aventurait guère
en en jugeant ainsi. Du moins aurait-il pu citer à l'appui
de son dire de hautes autorités. Sainte-Beuve ne les ad-
mirait pas moins. Il nous souvient de les lui avoir entendu
déclamer, chez lui, avec une émotion qu'il pouvait à peine
contenir. « Ah ! que cela est beau ! disait-il. Tout le monde
chez vous doit savoir ces vers par cœur. » On les sait par
cœur, en eifet, sauf à y chercher matière à chicane. Dans
la compagnie où on les citait, quelqu'un haussa les épau-
les. « Qu'est-ce, dit-il, que des pieds sauvages'? » Et un
rire malin courut sur toutes les lèvres. Voilà un mot qui
est de notre pays; on y épluche tout, et particulièrement
CCXVI JUSTE OLIVIER
la poésie, non pas avec l'attention d'une critique respec-
tueuse jusque dans ses sévérités, mais parfois avec une
espèce de malice, presque de jalousie, qui aime à voir se
dissoudre un objet d'admiration.
C'est dans cet esprit qu'ont été accueillis sur les rivages
du Léman, par une notable partie du public, les volumes
d'Olivier. Dans les comptes rendus de journaux l'éloge
abondait ; dans les occasions solennelles on l'appelait le
poëte national ; mais on le démolissait en détail, par la pe-
tite critique, la seule sincère, celle des conversations, des
coins de cheminée, des salons et des cabarets. Cela est
vrai de tous ses ouvrages, mais surtout du Canton de Vaud.
Au moment où il parut, la plupart des lecteurs ne furent
frappés que des nouveautés et des hardiesses du style ; on
s'en divertit à loisir, et le livre fut tué à coups d'épingle.
Il ne s'en est pas encore relevé. « Comment faites-vous,
m'écrivait-on nagère, pour accorder tant de place à un
livre inférieur? » Je vous demande pardon, mon cher cor-
respondant, inférieur n'est pas le mot propre. Si vous
voulez savoir le mot propre, Olivier vous l'apprendra.
Dans un petit cahier de notes, que j'ai sous les yeux et que
j'ai déjà cité, il appelle le Canton de Vaud « un livre plein
de défauts, mais aussi de flamme et de jeunesse. » Un ou-
vrage plein de défauts peut encore être un ouvrage supé-
rieur. Le côté faible de celui-ci est de. n'être point assez
calme, point assez froid. Il est d'un amant autant cjue d'un
savant. Mais cette passion même, cjui n'a pas permis à
l'auteur d'en distribuer exactement la matière, q\ii l'a
rendu parfois trop expansif, trop abondant, trop lyrique,
trop curieux du détail, trop ingénieux dans ses commen-
taires, a inspiré des pages que lui seul pouvait écrire, et
qui, dès lors, n'ont pas été surjjassées. Il y a mieux que
du talent dans ce livre inférieur, et si nous avions plus de
souci de nous-mêmes et de notre fortune intellectuelle,
NOTICE BIOGRAPHIQ.UE ET LITTERAIRE CCXVII
nous envisagerions le jour oii il parut comme une des
dates de notre histoire littéraire.
Mais que parlé-je d"histoire littéraire? Le peuple vau-
dois croit-il sérieusement au génie dont Olivier écoutait
la voix mystérieuse ? Il semble parfois ne demander qu'à
vivre et à goûter les biens que Dieu lui donne, sans se
fatiguer à la poursuite de chimères. On l'a vu agir, en
plus d'une occasion, comme s'il se figurait qu'un peuple
libre peut jouir de sa liberté sans en rien faire de parti-
culier, comme s'il croyait sa tâche accomplie quand il a
exercé ses milices, administré la justice, construit des
routes et pourvu au strict nécessaire pour l'église et pour
l'école. En fait de littérature, il demande des almanachs,
des journaux, des livres de classe, des chansons pour ses
fêtes et quelques récits populaires à l'usage des bonnes
âmes, des femmes et des enfants. Pour le reste, l'étranger
y pourvoira. Rares sont encore les Vaudois qui ont com-
pris, réellement compris que l'indépendance politique n'a
toute sa valeur qu'autant qu'elle protège et sollicite un
développement intellectuel original. En principe, on l'ac-
corde ; on est , en paroles, plein de bonne volonté; mais
quand il s'agit de consentir à des sacrifices d'ordre ma-
tériel ou moral, quand il faut se déranger, user d'initia-
tive, voir par delà les intérêts de son clocher ou les am-
bitions de son parti, alors les difficultés surgissent, la
bonne volonté s'évanouit, et mille voix criardes étouffent
la grande voix du génie national.
Là est, à nos yeux, la beauté propre de l'œuvre d'Oli-
vier; là en est l'intérêt vital. Il a proclamé et surtout
prouvé, par des morceaux hors ligne, que notre pays peut
et doit avoir sa poésie, franchement vaudoise de sentiment,
de jet et d'inspiration, et ne le cédant à aucune autre
pour la perfection de l'art, la portée des œuvres et l'éten-
due des horizons. Cela seul faisait de lui un homme à
CCXVIII JUSTE OLIVIER
part, auquel tout Vaudois, né intelligent, avait obliga-
tion de reconnaissance. On ne l'a pas senti, ou on ne l'a
senti que mollement. Il n'y a pas eu, si l'on veut, ingrati-
tude, mais négligence, insouciance. Il eût fallu se déran-
ger, et l'on ne s'est point dérangé. N'est-ce donc pas une
honte de voir un homme pareil incapable d'écouler de
pauvres éditions d'un millier ou d'un demi-miUier d'exem-
plaires et devenir l'effroi des éditeurs ? Je pourrais entrer
ici dans des détails précis et tristement curieux. A quoi
bon V Le fait est patent. La patrie vaudoise s'est donné
peu de peine pour faciliter la tâche de son poëte, et
comme pour mieux accuser la tiédeur de sa reconnais-
sance, elle a traité son frère cadet en véritable enfant
gâté. Je ne veux pas revenir sur des critiques formulées
jadis avec quelque excès de vivacité. Elles seraient d'au-
tant plus déplacées que M. Urbain Olivier n'a cessé de
m'aider dans ce travail, avec une obligeance toute ami-
cale. Juste Olivier se relèverait dans la tombe, pour ar-
rêter ma plume, s'il devait en tomber un mot qui pût être
pénible à un frère qu'il aimait. Il y a, d'ailleurs, des rai-
sons au succès de M. Urbain Olivier. Il a une veine de
simplicité que, chez Juste, on voudrait plus constante.
Bien loin de les opposer l'un à l'autre, ce serait ici le
lieu de montrer comment ils se complètent. Il faudrait
les montrer aussi, déjà grisonnants, allant ensemble pê-
cher des truites au ruisseau, et revenant avec des rimes
charmantes, avec plus de rimes que de poissons. M. Ur-
bain Olivier n'a jamais été mieux inspiré que lorscju'il a
retracé cette idylle fraternelle, toute gracieuse'. On aime
à les voir ainsi, la main dans la main. Néanmoins, il doit
être permis de dire, sans aucune intention de critiijue,
' Uve voix des champs, récits populaires, par U. Olivier, pag. 386.
NOTICE BIOGRAPHIQ.UE ET LITTERAIRE CCXIX
que les récits de l'auteur de V Orphelin, dont plusieurs
sont des traités religieux autant que des nouvelles, n'ont
pas la même portée littéraire — ils n'y prétendent pas —
que les principaux ouvrages du poète, son aîné. Et ce-
pendant à celui-là toutes les faveurs, à celui-ci toutes les
sévérités de la fortune. Il doit y avoir pour le cadet, ainsi
favorisé, matière à de longues réflexions, à la fois douces
et amères, dans cette comparaison qu'il n'a pas été seul
à faire et qui ne l'a point empêché d'être chéri de son
frère moins heureux.
Mais, dit-on, est-il bien vrai que le canton de Vaud ait
à Juste Olivier de si grandes obhgations ? Que restera-t-il
de ses vers ? Qu'en reste-t-il à l'heure où nous écrivons ?
M. le professeur Amiel a cité trois ou quatre morceaux
décisifs, qui lui paraissent au-dessus des injures de la
critique et du temps. N'y en eût-il en effet que trois ou
quatre, l'obligation n'en serait pas moins considérable.
Ces morceaux: le Messager, les Mariormettes, Frcrc
Jacques, etc., sont les premiers de cette valeur qui aient
été écrits dans le canton de Vaud ; les premiers, ils ont
fourni la preuve que nous pouvons avoir notre poésie.
OHvier a posé la pierre de l'angle, la pierre sur laquelle
bâtiront tous ceux qui viendront après lui. Mais est-il sûr
que M. Amiel ait compté juste ? Lui-même, sans doute,
n'a pas eu l'idée de procéder à un dénombrement rigou-
reux. A côté des morceaux qu'il indique, j'en vois plu-
sieurs qui n'ont rien perdu de leur nouveauté et de leur
éclat. Si je n'en cite aucun, c'est pour ne pas faire tort à
ceux que, forcément, j'omettrais. Et même dans les par-
ties de l'œuvre d'Olivier qui paraissent destinées à passer,
que de choses à retenir ! Il faudra, sans doute, faire pour
le commun des lecteurs un choix de ses poésies ; mais
pour l'histoire, pour notre histoire, son œuvre subsiste
tout entière. Sa place est à l'origine de notre Httérature,
CCXX JUSTE OLIVIER
et il n'y apparaît pas seulement comme un de ces talents
précurseurs, qui ont la chance de quelque insj^iration heu-
reuse et qui indiquent le chemin, mais comme un de ces
poètes abondants, dont les ouvrages sont une source oîi
chacun va puiser, et dont l'influence demeure féconde
pour une longue suite de générations.
Voilà pourquoi nous sommes entrés dans tant de détails ;
voilà pourquoi nous avons pris cette étude si fort au sé-
rieux. Nous ne croyons pas avec OHvier que le génie dont
il a entendu la voix rentre pour toujours dans la solitude
de sa grotte ; il semble y être rentré momentanément ;
mais il n'est pas mort et il en sortira de nouveau. Les
préoccupations matérielles ne seront pas toujours aussi
absorbantes. Quand la génération présente, toute aux
calculs positifs, aura jeté le premier feu de sa prosaïque
ferveur, quand le dégoût succédera à l'ivresse, on revien-
dra aux choses littéraires, à l'art, à la poésie, et alors,
peut-être, on verra se continuer la tradition inaugurée
par Olivier. C'est dans cette espérance que j'ai voulu
fixer dès à présent des souvenirs trop prompts à dispa-
raître.
Cependant, il faut se le dire, de quelque faveur qu'un
écrivain puisse être entouré dans un pays tel que le
nôtre, il ne saurait y avoir pour lui, s'il veut être et rester
national, (jue de très modestes succès. Ce n'est pas comme
chez nos confédérés de la Suisse allemande. Berne, Bâle,
Zurich — Zurich surtout — ont vue directe sur l'Allema-
gne. Un Gottfried Keller peut trouver autant et plus d'ac-
cueil de l'autre côté du Rhin que sur les bords de la
Limmat. Pour nous, nous sommes circonscrits dans un
cercle de fer. A Genève, à Neuchâtel, nous né sommes
déjà plus tout à fait chez nous ; la France nous est fermée
par le Jura, sans compter d'autres barrières, plus hautes
encore. Il est possible à tel enfant de nos campagnes —
NOTICE BIOGRAPHiaUE ET LITTERAIRE CCXXI
d'illustres exemples en font foi — de créer à son in-
fluence un plus vaste théâtre ; mais à la condition de
déposer le tricot de laine que portent nos vignerons, pour
revêtir la robe du ministre et monter dans la chaire chré-
tienne, ou pour s'habiller à la moderne, se faire homme
de lettres et aller demander à quelque grande ville étran-
gère l'hospitalité qu'on accorde au talent. Pour quicon-
que reste attaché de cœur à notre art national, pour
quiconque veut le cultiver de préférence à tout autre, il
y a lieu de sacrifier les ambitions trop vastes pour se
réaliser dans de si étroites limites. Nous n'avons, litté-
rairement, qu'une très petite patrie, l'une des plus petites
qui existent au monde, si petite qu'il faut y faire son
deuil de la gloire. Ce sacrifice est dur, car il n'y a pas
pour le poëte d'aiguillon plus puissant. La gloire est sa
récompense naturelle, c'est le rêve de sa jeunesse. Il peut
la désirer sans faux amour-propre, sans égoïste vanité.
Est-il jouissance plus vive, plus enivrante, plus légitime,
que de sentir sa pensée retentir d'âme en âme et d'en-
tendre sa parole répétée à l'unisson par d'innombrables
échos ? Mais si dur que soit le sacrifice, il n'est pas sans
compensation. Il est amer, mais sain. Belle condition
pour le poëte de ne plus songer au succès, de ne plus
prendre conseil des hommes, mais seulement de la muse
qui le visite, et de renoncer au culte de la gloire pour se
vouer à celui de la vérité, en laissant à Dieu le soin du
demeurant. Olivier avait-il accompli ce sacrifice dans
toute son étendue? Il se disait bien que le laurier ne croît
guère dans les lieux écartés, de quelque magnificence
que les ait parés la main du Créateur. Mais s'était-il
résigné dans le fond de son cœur, joyeusement résigné,
à ne jamais le voir parer son large front, si bien fait pour
en porter au moins un rameau ? Ceci me rappelle des
vers qui sont dans la mémoire de tous ceux qui les ont lus.
CCXXII JUSTE OLIVIER
f'ai vu quelques rameaux de l'arbre de la gloire,
Poussant avec vigueur leurs jets aventureux.
Se pencher, il est vrai, sur l'onde sans mémoire
De ce Léman vaudois que domine Montreux.
Mais un souffle inconnu rassemblait les tempêtes :
D'Arvel et de Jaman l'éclair rasa les crêtes,
Les lauriers tristement inclinèrent leurs têtes,
Et le beau lac pleura sur eux '.
Cette strophe est de la jeunesse d'OHvier, du moment
où il commençait à voir les plages ingrates où s'enga-
geait son chemin. A-t-il, plus tard, cessé de pleurer, avec
le beau lac, sur les lauriers perdus. Je ne sais. Mais il
passe pour avoir trop aimé le rameau vert. Pltis il parais-
sait y tenir, plus on le lui refusait, et la petite critique
jouissait de ses mécomptes. Si elle pouvait être désar-
mée, elle l'aurait été sûrement en voyant sa victime dans
les crises d'tme agonie qui semblait ne pas devoir pren-
dre fin. La maladie d'OUvier fut longue, douloureuse,
cruelle. Rien ne lui fut épargné, ni les douleurs de la
chair, ni les angoisses de l'âme. Sa sensibilité, trop vive,
s'irrita dans la souffrance. Il compta un à un les pas lents
et sûrs que la mort faisait à sa rencontre, et dans ses
nuits sans sommeil, et dans ses jours sans repos, il ne
cessa de voir se dresser devant lui l'inexorable men-
diante qui avait poursuivi Donald. L'ange du jugement
était à coté de lui, le touchant du lis sacré et lui deman-
dant compte de sa vie. Ce n'était pas qu'il eût à se repro-
cher de grandes fautes ; devant un tribunal humain le
compte n'eût point paru redoutable: mais pour les âmes
délicates il n'y a pas de petits péchés, et puis il avait été
à l'école de Vinet, et il savait ce que c'est que la loi de
perfection. Il savait que l'or pur résiste seul au feu de la
* Voir au tome II le morceau intitulé Pressentiment.
NOTICE BIOGRAPHIQ.UE ET LITTERAIRE CCXXIII
justice, et il faisait le douloureux calcul de tout ce qu'il
y avait eu dans son œuvre de préoccupations personnelles
et d'humaines ambitions.
Je l'ai vu deux fois pendant sa maladie. La première
fois, c'était à Gryon, en avril 1875. La neige blanchissait
sur les pentes, autour du village; partout où elle avait
disparu, quelques fleurs précoces, les anémones, les sa-
frans, les gentianes étoilées, commençaient à sortir de
terre. Olivier jouissait encore de cette première fête du
printemps. Mais il ne faisait plus que de courtes pro-
menades, lentement, appuyé sur son bâton. Il passait la
plus grande partie de la journée assis dans son fau-
teuil ; il causait comme autrefois, il s'intéressait à tout ;
mais ses pensées se concentraient déjà sur la seule chose
nécessaire, et ses paroles eurent à plus d'une reprise le
tour solennel des avertissements que ceux qui s'en vont
peuvent, à la dernière heure, donner à ceux qui restent.
Je le revis en automne. Il n'était plus à Gryon, mais à
Veytaux ; il avait fallu le transporter dans la plaine pour
l'établir plus confortablement et pour être plus à portée
des secours indispensables. La maladie avait fait des
progrès effrayants. Il était encore dans son fauteuil, ne
pouvant supporter le lit. Mais combien changé ! Ses che-
veux et sa barbe avaient entièrement blanchi et la souf-
france avait altéré ses traits. Nous savions que c'était la
dernière fois que nous nous rencontrions en ce monde.
Je lui dis quelques mots de son œuvre, qui resterait.
« Ah! me dit-il, ne m'en parlez pas! Qu'est-ce que cela
quand on est oîi j'en suis? Si vous voulez me faire du bien,
priez pour moi. Ce qu'admire votre amitié n'est qu'un
linge souillé. » En prononçant ces dernières paroles, il
éclata en sanglots.
La maladie continua ses ravages; on le transporta à
Genève, afin qu'il fût plus près de ses enfants. Dans les
CCXXIV JUSTE OLIVIER
derniers temps il ne voulut voir personne. « Priez pour
moi, » faisait-il dire à tous ceux qui venaient frapper à
sa porte. Il écartait même ceux qui lui avaient été le plus
chers; il s'enfermait dans la nuit et le silence.
Ne cherchons point à pénétrer le secret de cette âme
qui ne veut avoir que Dieu pour témoin de ses combats.
La fin approchait. Quelques jours plus tranquilles paru-
rent annoncer que la lutte était terminée. Puis, le 7 jan-
vier 1876, il rendit doucement le dernier soupir : il s'étei-
gnit de faiblesse. Trois jours après, un très modeste
cortège, presque uniquement composé d'amis, l'accom-
pagnait, par un temps brumeux et glacial, à sa dernière
demeure, au cimetière de cette jolie ville de Nyon, la
plus voisine d'Eysins, à laquelle le rattachaient de pré-
cieux souvenirs, et dont il a si bien chanté la grâce rus-
tique. Si le vœu d'un des amis qui ont parlé devant la
fosse ouverte s'est accompli, les jeunes filles d'Eysins
doivent chaque printem])s semer des gentianes bleues
sur la tombe du poète. Pour nous, ses concitoyens, nous
avons envers sa mémoire un autre devoir; nous avons à
réparer l'injustice dont il a été victime et dont la respon-
sabilité retombe sur nous; nous avons à nous emparer
de son œuvre, de cette œuvre nouvelle, originale, féconde,
et où il reste tant de i)arties excellentes, tant d'or pur,
malgré ce (ju'il y découvrait d'alliage en la considérant
du seuil de l'éternité ; nous avons à nous rapproi)rier. à
la reprendre et à la continuer. Il ne sera pas dit qu'Oli-
vier ait j)aru dans notre histoire comme un phénomène
inexpliqué. Il doit être pour nous un commencement, le
commencement de notre poésie nationale. A la jeunesse
vaudoise de lui créer des successeurs.
* Eugène R.\mbert.
SAINTE-BEUVE
SOUVENIRS
DÉDIÉS A MON AMI CLAUDIUS TURPAULT
3. OLIVIER, I. " 1
SAINTE-BEUVE
PREMIERE PARTIE
SAINTE-BEUVE EN 183O
Une des dernières fois que je vis Sainte-Beuve, — peu
de mois avant sa mort, qui me surprit bien tristement et
bien inopinément pendant un séjour en Suisse, — il me
dit un mot assez caractéristique, qui peut servir de début
naturel à ce récit.
A la suite d'un déménagement complet, non-seulement
d'habitation, mais d'habitudes et de vie, je m'étais mis à
ranger mes papiers et mes lettres, depuis celles de ma
première jeunesse. En me revoyant ainsi à distance et de
proche en proche, dis-je à Sainte-Beuve, j'avais décou-
vert avec étonnement combien, dans le cours d'une exis-
tence déjà longue, on reste à la fois le même qu'on y
était dès l'entrée, et tout différent, du moins en appa-
4 SAINTE-BEUVE
rence. — « Oui, me répondit-il en pesant sur ce dernier
point plus que je ne faisais, j'ai été successivement plu-
sieurs hommes. »
C'est un ou deux de ces hommes, celui de la jeunesse
surtout et de Lausanne, que je voudrais essayer de mon-
trer, rayant pu voir alors et lui s'étant laissé voir à moi
de plus près, je crois, que cela n'a eu lieu pour d'autres,
même de ses amis.
Je fis sa connaissance à Paris, en pleine révolution lit-
téraire et bientôt politique, car c'était en 1830: dans
cette grande année 1830, tout effervescente, toute bouil-
lonnante d'idées, de faits et d'espérances, qui, hélas !
n'ont que bien imparfaitement abouti, si même il n'est
encore plus vrai de dire que, dès lors, elles sont allées
de chute en chute.
Comment, pauvre étudiant suisse, je me trouvais alors
à Paris, où il n'était pas si facile de se rendre à cette
époque que cela l'est devenu depuis, je le raconte ailleurs,
dans des Souvenirs de jeunesse^ , et n'en dirai ici que ce
qui est nécessaire pour montrer à quelle distance, non-
seulement de talent, mais d'éducation et de préparation
à la vie, j'étais de celui avec lequel j'allais pourtant nouer
une liaison, devenue longtemps très intime, et toujours
très réelle.
Après avoir fait, ou à peu près, mes études à l'aca-
démie de Lausanne, suivi même quelques cours de théo-
logie, n'étant pas sans convictions religieuses, mais bien
' L'ouvrage auquel Olivier semble faire illusion n'a jamais été
qu'ébauché, en vue d'une conférence publique.
SOUVENIRS 5
sans vocation pour la carrière pastorale, j'y avais brus-
quement renoncé, et postulé, quoique encore étudiant, la
chaire de littérature et d'histoire à Neuchâtel. Là comme
ailleurs, on était dans le feu de la querelle des classiques
et des romantiques. Le pubUc littéraire de la ville et la
commission chargée de m'examiner étaient divisés en
deux camps sur cette question, alors si passionnée, main-
tenant si refroidie. On me la donna même pour sujet de
ma thèse. Je m'en tirai en la traitant au point de vue
historique, sans dissimuler toutefois que je m'étais aussi
laissé prendre au Ronsard de Sainte-Beuve, dont je citai
le « bel aubépin fleurissant. » en ayant alors la mémoire
toute fraîche. Les classiques, néanmoins, votèrent pour
moi. Je fus nommé. Mes cours ne devaient commencer
qu'à la rentrée, mes appointements, au contraire, avec
ma nomination ; mais on y mettait cette condition, d'ail-
leurs fort agréable, que j'irais passer ces cinq ou six mois
d'intervalle à Paris, pour me former le goût. Je crois bien
que c'étaient mes protecteurs classiques qui avaient eu
cette bonne idée ; les romanti(iues devaient être plutôt
pour Berlin ou Munich.
Quoi qu'il en soit, c'est ainsi que sans me douter des
longues et quelquefois terribles années que je passerais
plus tard à Paris, — car, outre 1830, j'y ai vu 1848, 1852,
et, en 1870, au moins les premières menaces de la tem-
pête, — c'est ainsi, dis-je, que j'y vins déjà alors, jeune
(23 ans), pauvre, et à coup sûr peu formé : encore bien
naïf, jugeant bonnement des auteurs par leurs livres ,
timide, — au lieu que Sainte-Beuve me disait un jour par-
lant de lui et pour peindre son caractère : « Sauvage,
6 SAINTE-BEUVE
mais point timide. » Hélas ! je Tétais tous les deux à la
fois, ce qui ne m'empêchait pourtant pas de sentir, déjà
alors, qu'un homme ne vaut quelque chose que par lui-
même ; mais je n'en étais que plus timide peut-être, et, en
ce sens aussi, le moins parisien du monde, alors pourtant
que j'allais à la rencontre de Paris, de Sainte-Beuve et
de tant d'autres qui n'en étaient pas encore, comme
moi, à rêver la vie.
Maintenant que je sui5 arrivé jusqu'à Sainte-Beuve, je
m'efface, et vais le laisser se montrer seul et lui-même.
Pour vous le faire voir à cette époque si lointaine de
1830 et de sa jeunesse déjà célèbre, j'ai un moyen plus
sûr que celui d'essayer de vous le i)eindre de mémoire et
d'un souvenir cjui pourrait être devenu incertain. Tel
qu'il était alors, ou du moins tel qu'il m'apparut, j'en ai,
de ce temps même, un croquis fidèle.
On dit que c'est une bonne habitude de tenir note de
ce qui nous arrive ; il y a du pour et du c-ontre à cela. Quoi
qu'il en soit, bonne ou mauvaise, bonne en nous rendant
attentifs à notre vie, mauvaise en nous occupant trop de
nous-mêmes, cette habitude n'a guère été la mienne. Je
la pris cependant durant mon séjour à Paris, pour com-
plaire à une personne qui, moins par curiosité que par
intérêt pour tout ce (|ui me concernait, m'en avait témoi-
gné le désir. J'écrivais donc assez régulièrement cha(iue
soir ce qu\ m'avait frappé dans la journée, les <hoses ou
les hommes. Cette espèce de JoiiruaL je venais aussi de
le retrouver dans mes papiers, lorsque j'exprimais à
Sainte-Beuve, comme je vous l'ai dit en commençant
cette étude, l'impression que m'avaient causée ces sou-
SOUVENIRS 7
venirs successifs d'une assez longue vie. J'en détache les
pages où il est question de lui, en y laissant ce qu'il me
racontait alors ou ce que j'avais pu voir par moi-même
de quelques-uns des noms mêlés au sien dans ce moment
de renaissance et de fermentation littéraire. Au milieu de
beaucoup d'autres observations sur toute sorte de sujets
qui me venaient aux yeux ou à l'esprit, voici donc ces
pages, extraites de mon journal, sans y rien changer.
Seulement, j'abrège parfois, ou bien j'ajoute çà et là quel-
ques explications, quelques notes qui se rapportent à un
autre temps.
II
Encouragé par la bonne réception de quelques hom-
mes de lettres, auxquels j'avais été recommande, entres
autres MM. Dubois et Magnin du Globe, je résolus de
vaincre ma timidité et de faire visite à M. Sainte-Beuve.
J'arrive au N" 19 de la rue Notre-Dame-des-Champs, où
avait aussi demeuré Victor Hugo. Je demande M. Sainte-
Beuve. Une vieille dame (sa mère) apparaît à une fenê-
tre et, après quelques difficultés, peu prononcées, il est
vrai, elle crie : « Sainte-Beuve, es-tu là ? » Je vois une
figure derrière une petite croisée. On m'indique l'esca-
lier. Je heurte. Un jeune homme m'ouvre , c'était
M. Sainte-Beuve. Je lui dis que je venais de la part d'un
écrivain journaliste, que je lui nommai. La recommanda-
tion n'était pas très puissante : « C'est un bien bon gar-
çon, » répondit M. Sainte-Beuve. Puis je m'acquittai
8 SAINTE-BEUVE
d'une commission dont on m'avait chargé pour lui, en
ajoutant que j'étais Suisse, ce c^ui parut l'intéresser.
La conversation tomba d'abord sur les questions litté-
raires du jour, puis sur les Genevois ; M. Sainte-Beuve
en avait connu plusieurs, au moins par leurs noms : Di-
dier, Imbert, et surtout Gallois, dont il a beaucoup parlé.
« Il avait du talent, m'a-t-il dit, mais ce n'était pas un
talent complet. On aurait pu recueillir, parmi ses der-
nières pièces, des morceaux qui étaient bien ; mais je ne
sais ce qu'elles sont devenues. Il cherchait à s'échapper
à lui-même en parlant beaucoup, et était d'une curiosité
insatiable. Il était venu ici, croyant percer facilement.
Tant qu'on ne désire que de la bienveillance, de bonnes
intentions, c'est très facile en effet ; mais lorsqu'il s'agit
de services réels, d'une activité matérielle, ma foi !... Ce-
pendant on l'a aidé ; M. Jouffroy, entres autres, qui l'a-
vait vu comme moi chez M. Charles Nodier. On lui pro-
cura quelque travail, des articles pour les journaux ; il
ne les fit pas. Je n'étais pas à Paris quand il est mort. »
Nous parlâmes ensuite de Béranger, dont le plus grand
supplice, dans sa prison, était d'être excédé de visites
toute la journée. « D'une assez mauvaise santé, disait
M. Sainte-Beuve, il n'est cependant pas morose. C'est
un homme d'un grand sens, d'une grande étendue d'es-
prit, d'une grande intelligence. Il juge très bien les posi-
tions littéraires, ce qui mourra et ce qui survivra. C'est
Victor Hugo, je crois, qu'il apprécie le plus parmi la
nouvelle école. D'ailleurs Béranger, pour la forme (point
pour l'idée, il est vrai), a quelque chose de romantique,
et même il s'en glorifie. Mais dans tout cela il se conduit
SOUVENIRS 9
comme les gens d'esprit qui occupent une position, il ne
travaille pas beaucoup ; du reste, il a toujours travaillé
lentement. Il fait une chanson tous les quinze jours, tous
les mois.
» — Béranger a une croyance philosophique ? — Oui,
il croit en Dieu, me répondit Sainte-Beuve en reprenant
ses phrases ; il croit, comme cela (et il agitait ses mains);
mais oui, il a une croyance. Du reste, il a une grande
puissance de rire, il ne résiste pas à un bon mot. Cepen-
dant il sait être sérieux sur ces matières. C'est un homme
de beaucoup d'esprit (outre le génie), très spirituel, fin,
aimant beaucoup à plaisanter, mais sans faire de la
peine. Il est très instruit, quoiqu'il se fasse toujours fort
ignorant. Quelquefois il se laisse aller, et parle alors de
Molière, de Corneille, de Racine, de la tragédie grecque,
mais très bien, si bien, qu'il n'y a rien de mieux à faire
qu'à se taire et à écouter. Il n'aime pas la partie reli-
gieuse des poésies de Lamartine ; il préfère la partie d'a-
mour. Il n'aime pas que l'on appelle Dieu Seigneur^
parce que cela a trop l'air d'un culte. » (Dans un autre
entretien, M. Sainte-Beuve appliqua cette remarque de
Béranger à lui, à ses Consolations, et non plus à Lamar-
tine.) « Il ne peut pas souffrir Casimir Delavigne comme
poète. En politique, il est arrivé à considérer le système
constitutionnel comme le seul possible, le seul conve-
nable, et non la république ; mais il ne croit pas qu'il
puisse aller avec les Bourbons. »
M. Sainte-Beuve n'achève pas toujours ses phrases ; je
ne dirais pas qu'il les bredouille , m^is il les jette, et il a
l'air d'en être dégoûté et de n'y plus tenir déjà avant
lo SAINTE-BEUVE
qu'elles soient achevées. Cela donne à sa conversation un
caractère sautillant. (Depuis, le sautillant devint scintil-
lant et plus soutenu.) Sa voix est assez forte ; il appuie
sur certaines syllabes, sur certains mots.
Quant à son extérieur, j'ajouterai, pour les personnes
qui ne l'ont jamais vu, que sa taille est moyenne et sa
figure peu régulière. Sa tête, pâle, ronde, est presque
trop grosse pour son corps. Le nez grand, mais mal
fait ; les yeux bleus, lucide et d'une grandeur variable,
semblent s'ouvrir quelquefois davantage. Ses cheveux
rouge blond, très abondants, sont à la fois raides et fins.
En somme, M. Sainte-Beuve n'est pas beau, pas même
bien ; toutefois sa figure n'a rien de désagréable et finit
même par plaire.
Il était mis simplement, cependant bien. Redingote
verte (c'était alors la mode), gilet de soie, pantalon d'été.
Sa chambre m'a frai)pé. Il était derrière un paravent,
dans un petit enclos (pii renfermait deux tables chargées
de livres, de journaux et de ])apiers. Son lit était à côté.
Je me suis rappelé ce sonnet où il se rei)résente couché
et écoutant l'orage : « Dieu parlait dans mon cœur plus
haut que dans l'orage. »
Ceux qui ont vu Sainte-Beuve pendant ses dernières
années n'auront pas de peine à se représenter ce « petit
enclos » de travail où il m'apparut déjà dans sa jeunesse,
et (ju'à travers des habitudes et des ])ositions diverses il
conserva juscprà la fin. Je reprends mes extraits :
On m'a dit (non pas lui) qu'un Saint-Simonien avait
écrit à M. Sainte-Beuve : « Vous êtes en chemin vers les
croyances religieuses, vous êtes poëte, il est temps de
SOUVENIRS 1 1
consacrer ^•otre talent à propager une noble doctrine.
Venez à nous ; nous sommes fixés. Ne soyez plus errant. »
Sainte-Beuve aurait répondu : « Pourquoi irais-je à vous?
Vous êtes encore en marche. Vous n'êtes pas plus fixés
que je ne le suis. » Mais je reviendrai à la fin, avec des
détails plus précis, sur cet ordre de sujets. Je veux aupa-
ravant détacher de mon journal quelques mots sur les
amis littéraires de M. Sainte-Beuve, pour le mettre un peu
dans son entourage habituel de ce temps-là.
Dans ce vieux 1830, déjà si loin de nous qu'en parler
c'est presque faire de l'histoire, le salon de M. Alfred de
Vigny était une espèce de centre, ou, du moins, de ren-
dez-vous pour la jeune littérature. Outre Sainte-Beuve, on
y rencontrait le poëte Emile Deschamps, son frère An-
tony, Alfred de Musset, Gustave Planche, si célèbre plus
tard comme critique. Tout ce petit monde causant, dis-
putant avec toute la fougue et la liberté que donnent les
idées nouvelles. La plupart, du reste, à ce qu'il me parut,
vivant bien, ayant leurs aises. Je suis obligé de relater
aussi que, de tous les romantiques qui étaient là, nul
n'avait de barbe au menton. Tous, de très petits favoris ;
plusieurs même n'en avaient point. Les chapeaux coni-
ques, il est vrai, mais tout le monde en porte mainte-
nant.
M. et M"^"^ de Vigny recevaient très bien, dans un
bel appartement décoré avec un luxe de bon goût. L'au-
teur d'£/oa, ni petit ni grand, un peu voûté, a dans toutes
ses manières quelque chose de simple et de gentleman.
A propos de Âfa/wn Lescaut, on parla de la Camargo,
qui y dansa un pas de ballet. Et Vi. de Vigny chanta
T 2 SAINTE-BEUVE
pour ceux qui ne le connaissaient pas Tair de la Camargo,
lent et gracieux. Sa voix est douce et agréable. Sa figure
est plutôt jolie que belle et s'éclaire fréquemment d'un
sourire aimable, gai, bienveillant. Sa politesse me don-
nait une idée de cette politesse de cœur dont parle La
Bruyère.
Ceci me rappelle pourtant une petite histoire que je
tiens d'une de nos aimables compatriotes, qui n'a pas
moins d'originalité d'esprit que de caractère. Passant
alors à Paris, elle dînait chez un de ses parents avec
M. Alfred de Vigny. Au moment de partir, celui-ci offrit
au maître de la maison de ramener cette dame chez elle
dans sa propre voiture, cju'il avait gardée. Arrivés sur les
boulevards, M. de Vigny demande à sa compagne: —
« Prendriez-vous mauvaise opinion de la i)olitesse fran-
çaise si je vous demandais la permission de descendre?
On joue une pièce de moi ici près, et je voudrais bien... »
— « Pas de la politesse française, répartit la dame habi-
tuée à penser tout haut, seulement de la vôtre... » M. de
Vigny resta, mais renfrogné et se tenant dans son coin
de la voiture.
Comme poète, le plus grand succès d'Alfred de Vigny
est la création cVE/oa, ange-femme (quoique les anges
ne soient ni hommes ni femmes), attirée et séduite par le
Tentateur universel.
Comme romancier, il a son livre de Cinq-Mars, dont
un étranger qui se trouvait là s'est mis à improviser lon-
guement l'éloge, ajoutant cjuel ])laisir il avait eu à lire
cet ouvrage en Suisse, à Lausanne, où il l'avait trouvé
dans un petit magasin de librairie. — « Oui, on dit que
SOUVENIRS 13
cet ouvrage est connu en Suisse, » a interjeté M. de
Vigny; mais le loquace étranger ne lui a pas laissé le
temps d'en dire davantage, ni encore moins à moi celui
de confirmer le fait. Un beau portrait de Cinq-Mars
décorait à lui seul un panneau du salon de réception.
Dans la préface de la traduction du More de Venise^
par M. de Vigny, il y a quelques idées ingénieuses sur le
progrès. « Voyez, dit-il, les aiguilles d'une pendule: la
première (celle des heures), au mouvement inaperçu,
représente la marche des peuples, de la masse de la
société; la deuxième (celle des minutes), c'est le mou-
vement des gens éclairés; la troisième (celle des secon-
des), représente l'homme de génie, qui doit tout embras-
ser, tout prévoir longtemps d'avance. »
Emile Deschamps, qui vivait encore il y a quelques
années, gai et goutteux, était alors très élégant. Redin-
gote bleu clair, ruban rouge à la boutonnière, cheveux
noirs, barbe noire, et encore plus classique que celle de
M. de Vigny. Il le nommait souvent « mon ami » tout
simplement et sans y mettre d'affectation. D'intimes
qu'ils étaient alors, ils se sont fort brouillés par la suite.
Emile Deschamps est un causeur très aimable, spirituel,
malicieux, mais dont les œuvres écrites n'ont pas fait
grande trace, quoiqu'elles aient aussi marqué et aidé dans
le mouvement romantique.
Son frère Antony a publié peu de chose, mais n'ou-
blions pas, entre autres, ce vers de lui sur notre temps,
qui fait ceci, cela:
« Et des chemins de fer pour des passants d'argile. »
A l'un de ces mercredis de M. de Vigny, où j'allais
14 SAINTE-BEUVE
assez régulièrement, je remarquai beaucoup un très jeune
homme aux cheveux blonds, à la mise très élégante et
peut-être un peu outrée: redingote col velours jusqu'à la
ceinture, pantalon bleu de ciel et collant. C'était Alfred
de Musset. Sa figure est belle; les traits réguliers et les
yeux bleus, la barbe blonde, de belles dents, le nez bien
fait; mais tout cet ensemble, sans manquer d'expression,
aurait pu en avoir davantage, a quelque chose d'un peu
matériel , et me laisse l'impression d'une belle fleur
cueillie et fanée avant le soir.
Alfred de Musset parlait beaucoup, et de plusieurs
sujets, et avec esprit. C'est un jeune homme à la mode,
qui était au bal du duc d'Orléans, et à qui le duc de
Chartres montre ses caricatures. Il a aussi dit gaiement
et sans façon quelques mots de celles qu'un de ses amis
a faites sur lui et sur son « point sur un /. » Après avoir
parlé théâtre, tableaux, statues, il est arrivé aux boissons
inspiratrices. Il est de l'avis de Hoffmann: du vin de
Champagne pour un opéra buffa; du vin du Rhin pour
un opéra sacré; du vin de France pour un opéra séria;
pour un opéra comme Don Juan, où le comique et le
tragique sont mêlés, du punch.
En général, la conversation avait un tour frivole. Ces
messieurs n'ont aucune croyance; du moins ils semblent
le laisser voir et le dire assez ouvertement. On jjarlait de
la statuaire. « Que faire? disait-on: les dieux anciens':' à
l'adoration de qui les offrir? des saintes Vierges? per-
sonne n'y croit plus. Il n'y a plus de foi. » Et bien d'au-
tres choses de ce genre, et plus fortes, à propos de tous
les sujets. Et des anedoctes politiques et littéraires sur
SOUVENIRS 1 5
les hommes du moment, sur et même contre leurs pro-
pres amis. Vous pouvez vous figurer l'effet que me
causaient ces découvertes sur eux-mêmes et sur ceux
dont ils parlaient si librement, à moi qui n'avais guère
jusque-là que rêvé la vie au lieu de l'avoir vue,
comme ils la voyaient du moins, sinon comme il faut
la voir.
En leur qualité d'artistes, de sceptiques et de joyeux
compagnons, même trop joyeux parfois, me semblait-il,
il va sans dire que les Etats-Unis, alors dans tout leur
prestige, bien diminué depuis, n'étaient aucunement leur
pays de prédilection. M. de Musset racontait que son
ami, M. Henri Ternaux, parti pour les Etats-Unis avec
les idées les plus libérales, venait d'en arriver tout désen-
chanté, accoutumé à regarder les noirs comme une race
inférieure, déclarant l'Amérique le pays le moins libre de
la terre parce que, dès qu'on veut y vivre à sa guise, on
est remarqué ou en dehors de l'ordre, dans lequel on
vous fait bien vite rentrer. M. de Musset était aussi fort
choqué de ce que M. Ternaux, allant faire une visite au
président des Etats-Unis, fut suivi jusque dans le salon
par le cocher du fiacre qui l'avait amené.
Ces conversations chez M. de Vigny tiennent beau-
coup de place et reviennent souvent dans mon journal.
Pour abréger, j'en réunis ici quelques traits épars, qui
peuvent servir à montrer encore un peu le moment litté-
raire et les hommes à ce moment.
Le duc de Chartres (le fils aîné de Louis-Philippe,
alors duc d'Orléans) est romantique. Il a défendu Her-
nani contre toute la famille. Il a vanté à une dame la
l6 SAINTE-BEUVE
préface ^Othello. « Ah! le bon prince! l'excellent
prince! » s'est écrié comiquement M. de Vigny.
On a parlé de M. de Lamartine (en ce moment à Mâcon,
en sorte que je ne l'ai point vu). M. de Vigny en a
vanté encore les derniers vers (les Harmonies). « C'e^ si
beau! c'est si large!... peut-être trop, » a-t-il ajouté en
riant, et la petite critique est venue. J'avoue qu'elle ne
m'a pas fait plaisir: elle sentait un peu le confrère. Ces
messieurs trouvaient /a/ le Premier regret, surtout l'en-
droit : Ainsi quand je partis, etc. M. de Vigny a cité ce
vers : Dans sa première larme elle noya son cœur. « C'est
joli, c'est gracieux, » disait-il. Tous criticpiaient Xù. première
étoile dans mon ciel. « Il y a quekjues vers enjambés dans
ses Harmonies, ajoutait M. de Vigny, mais peu. Il n'ose
pas encore. Il n"ose pas toujours dire les choses ])ar leur
nom: Tcau (pii sort d"une urne ccumeusc. au lieu d'une
bouillotte. »
A les en croire, surtout M. Gustave Planche. Lamar-
tine, ni même Hugo, n'étudient pas. « Celui-ci, disait
M. Planche, croit tout savoir par intuition. Je le trou-
vai un jour, lui et ses amis qui lui lisent des vers, bâtis-
sant des théories sur les fossiles. » — « Il ne peut pas y
avoir d'hommes fossiles, parce (juc, disent-ils, il ne se peut
pas qu'un corps qu'une âme a habité se pétrifie. » —
« Lamartine me dit, il y a quelque temps, raconta M. de
Vigny, qu'il avait acheté les tableaux de Martyns. le
Festin de Balthazar. etc. — Quelles gravures':? deman-
dai-je: les gravures anglaises, j'espère. — Non. — Oh!
bien, mon ami, on vous a volé; les autres ne valent rien.
— Qu'est-ce (jne cela me fait':* ce ne sont pas les détails
SOUVENIRS 17
que je veux, c'est l'idée. » Et M. Gustave Planche de
laisser échapper une exclamation de dédain.
« Sans doute ce n'est pas amusant, disait M. de Vigny
à M. de Musset, en parlant des Harmonies : mais tenez!
la Bible, croyez-vous que ce soit amusant! La Bible n'est
point amusante, je le sais bien, moi! — Enfin, je ne sais
pas, ces Harmonies.... tout cela ne vaut pas Faiiblas, a
dit M. de Musset. »
Chez M. de Vigny, je retrouvai aussi M. Sainte-Beuve.
On a parlé du théâtre, entre autres de Hernani et de ce
qu'en devenaient les représentations, passé le premier
moment d'orage et de succès. « La machine, a dit quel-
qu'un, ne va plus avec tous ses ressorts; plusieurs roues
ont été brisées ou changées, etc. — Oui, a fait M. de
Vigny, on ne reconnaît plus le Herna?n de Victor. La
dernière fois que j'y suis allé, je n'ai pas pu rester. Michelot
(un des acteurs) a dit, je crois, six vers à rimes féminines
de suite.... A la fin. il récitait son rôle les mains dans ses
poches.... M"«= Mars a de la finesse, elle exprime admira-
blement bien, mais elle ne sait pas juger de la poésie. Au
lieu dtface elle voulait absolument mettre visage. « Face !
jamais je ne dirai cela! s'écria-t-elle. » Des hommes de
lettres (classiques) à qui elle donnait à dîner et qui ve-
naient de boire son vin de Champagne, étaient naturelle-
ment de son avis. « Face! mauvais, détestable! » lui
répondaient-ils en chœur. — « Eh bien, c'est ce que je
dis. reprenait ^NI"*^ Mars; mais ces auteurs ne veulent ja-
mais écouter les acteurs. » Après chaque représentation,
Victbr Hugo allait faire mille compliments à M"« Mars.
— « Cela devait-il l'ennuyer! » s'est écrié M. de Vigny.
J. OLIMER, I. 2
l8 SAINTE-BEUVE
— « Pendant une heure environ que M"e Mars était à se
décrasser, ajouta M. Sainte-Beuve, elle n'avait pas l'air
d'écouter les « Vous êtes toujours plus admirable, le pu-
blic est enthousiasmé, » etc., etc. De temps en temps,
elle se retournait cependant, et disait d'un air fat: Par-
don! (Sans doute de se décrasser ainsi devant lui.) »
M. Sainte-Beuve nous a aussi raconté comment Firmin
esquive le : De ta suite f en suis/ Il prononce de ta suite,
puis il trépigne, il se démène, il court sur le théâtre, à
droite, à gauche, revient, et saisit dans tout cela un mo-
ment pour prononcer clandestinement le fcn suis, et lève
avec fierté la tête en s'applaudissant de son heureux
stratagème. M. Sainte-Beuve nous a fait en quekjue sorte
la pantomime du procédé de Firmin, en décrivant en
l'air, avec le doigt, une ligne longuement brisée en tout
sens, partant d'un premier trait, de ta suite, pour aboutir
à un dernier, fcn suis.
Voici encore une anecdote qui peut donner une idée
de M. de Musset, à cette époque où, déjà célèbre, il y avait
encore en lui de l'enfant, du gamin, tranchons le mot. Je
continue à copier mon journal. Ils ont passé la jour-
née de dimanche, lui et un de ses amis, à ce que je vais
dire. Alfred de Musset a mis sur sa tête une tête de mort.
Au moyen d'une cravate noire et d'une grande redin-
gote, il a caché sa propre figure. Sur la tête de mort il a
fiché un claque, et la tête et le claque se balançaient
avec un petit air coquet. Dans cet équipage, il s'est pro-
mené devant sa fenêtre. Tous les gamins du voisinage se
sont rassemblés dans la cour de l'hôtel; l'ami leur a jeté
de mauvaises estampes, et pendant (jue les gamins se les
SOUVENIRS 19
disputaient, lui et Alfred de Musset, avec une énorme
seringue, les ont aspergés tellement que plusieurs sem-
blaient sortir d'un bain. Puis, pour finir la comédie, Tami
a lancé une seringade dans la figure d'Alfred de Musset,
qui, pour se venger, a versé un verre d'eau dans le cha-
peau de l'ami. On a causé longtemps encore; Tami a
oublié l'eau, et en partant il s'est bravement mis sur la
tête le dit chapeau et son contenu. — « Ah ! que vous
êtes bête! voilà un chapeau perdu! » Et M. de Musset de
rire en racontant cela; et Alfred de Vigny de rire aussi
en disant: « Voilà à quoi il passe sa vie; il vaut bien la
peine d'être grand poète. »
Tel était Alfred de Musset dans cette première fleur de
jeunesse et de gloire, qui toutes deux passent si vite, et
dont la première, ne lui laissant que la beauté, n'avait
déjà plus chez lui tout son duvet de pêche et son coloris.
Bien différent de ce qu'il m'apparut. vingt ans après,
au café de la .Régence, encore beau, mais pâle, hâve,
silencieux et morose devant sa chope de bière, mélangée,
dit-on, de liqueurs fortes, ou faisant avec notre compa-
triote le peintre Gleyre sa partie d'échecs.
Jeune alors, Gustave Planche annonçait déjà ce qu'il
s'est montré plus tard comme haut critique attitré de la
Revue des deux inondes: plein de savoir et de sens, pos-
sédant plusieurs langues et gradué dans trois facultés;
mais sévère, tranchant, incisif et, dans la conversation,
même cynique; dégoûté de tout quoique parlant de tout
avec énergie et vivacité, quelquefois avec une sorte de
fureur. C'était un grand et assez beau jeune homme, au
front proéminent, aux cheveux châtain clair et légère-
20 SAINTE-BEUVE
ment bouclés, aux grands yeux, au teint à la fois pâle et
un peu échauffé. Bien différent aussi de ce que je l'ai vu
souvent, longtemps après, lorsque pauvre, ayant dépensé
le capital d'un assez joli héritage, il vivait maigrement de
sa plume, pourtant très célèbre, et venait l'hiver, en plus
que mauvaise redingote et en pantalon de coutil, se ré-
chauffer dans l'atelier de Gleyre, qu'il avait en grande
estime et amitié.
M. Sainte-Beuve m'avait aussi encouragé à aller voir
Victor Hugo.
Avant d'habiter Place Royale, où la révolution de 1848
le trouva et où je l'ai entendu haranguer le peuple pour
le dissuader de vouloir le drapeau rouge qu'il lui prêcha
depuis, Victor Hugo avait alors son appartement rue
Jean Goujon, près des Champs-Elysées. Comme il se lève
très tard, à midi quelquefois, je dus attendre assez long-
temps dans le salon. Je me permis d'en faire un peu l'in-
ventaire. L'ameublement général comme partout; mais
avec quelques traits qui me semblèrent devoir être assez
bien dans le goût et le caractère du maître. Un canapé
garni d'une étoffe rouge et, dans le cabinet attenant, des
chaises en cuir de la même couleur. Des tables couver-
tes de papiers, de livres et de brochures entassés les uns
sur les autres, mais en ordre. Une petite étagère, suspen-
due par des cordons et où se trouvaient quelques livres
avec des signets de morceaux de papier blanc. Aux cro-
chets (]ui la soutenaient, deux tire-bottes et pêle-mêle
avec eux. un i)oignard. Parmi les tableaux, esquisses,
ébauches. i)lusieurs (de Boulanger) d'après ses ouvrages;
plusieurs ])ortraits ou scènes d'enfants; i)uis aussi des
SOUVENIRS 21
scènes de sang et de mort, la Saint-Barthélémy, par
exemple, ou un chevalier qui en tue un autre dans un
lieu solitaire. De la fenêtre du cabinet, vue sur des jar-
dins, de la verdure, des arbres d'un feuillage assez épais
pour que j'entendisse « bruire leurs dômes. »
Enfin, M. Hugo arriva. Il avait dû savoir, par M. Sainte-
Beuve, mon désir de le voir. Il fut très aimable et très
naturel. La conversation roula en partie sur la Suisse,
dont la nature et les monuments paraissaient beaucoup
l'intéresser. Il avait déjà vu Lausanne et Genève. « Ce
lac était si beau, me dit-il; il est vrai que la journée où
je l'ai vu était magnifique. Et puis vous avez à Lausanne
une belle cathédrale. Je regrette beaucoup de n'avoir
pu aller jusqu'à Chillon. » J'osai lui faire une petite cri-
tique sur son Cro7mucll où, au lieu des Vaudois du Pié-
mont que Milton célèbre dans un sonnet et que Crom-
well protégea contre le duc de Savoie, Victor Hugo in-
troduisait les « bourgeois du canton de Vaud, » dans un
temps où le canton de Vaud n'était pas né. Il ne prit
point mal la chose, insista toutefois, disant qu'il avait lu
ce trait dans les Mémoires de Ludlow, mais il l'a pour-
tant corrigé dans les éditions subséquentes.
Victor Hugo avait alors vingt-huit ans, l'air jeune, les
cheveux brun foncé, on ne peut pas dire noirs, les yeux
de la même couleur, vifs plutôt que brillants et ardents ;
le front grand, sans cependant être « immense. > blanc,
pur et sans rides. Je lui trouvais dans le teint quelque
chose de diaphane, en même temps que la peau ne m'a
pas semblé très mince et très délicate. M. Sainte-Beuve
y voit, lui, entre les yeux et le nez, le long des joues, des
2 2 SAINTE-BEUVE
teintes bleues et roses qui donnent une expression parti-
culière à sa physionomie. Il était vêtu simplement :
redingote et cravate noires ; point de gilet (on était au
fort de l'été), une chemise à quatre ou cinq boutons
noirs. Il ne portait pas de barbe. J'ai vu ses enfants et
remarqué surtout une charmante petite fille, qui a de
beaux cheveux noirs, secs et bouclés, une figure brûlée et
expressive. — Hélas! est-ce celle qui, jeune mariée et se
promenant sur la Seine en bateau, y périt avec son mari,
celui-ci n'ayant pas voulu se sauver sans elle? En termi-
nant ce croquis, sans doute bien extérieur, du Victor
Hugo d'alors : il a l'air d'un homme heureux, ajoutais-je.
et M. Sainte-Beuve dit qu'il l'est effectivement.
Après cette petite excursion dans l'entourage de
M. Sainte-Beuve, sur lequel je ne laissais pas de le ques-
tionner aussi, revenons à lui pour finir.
III
En relisant à Paris son second recueil de vers, les Con-
solations, j'avais fait ces deux ou trois remarques, que je
tire aussi de mon journal.
Dans le premier recueil, Vie, Poésies et Pensées de
Joseph Delonne, le ton toujours très absolu, et pas de foi
parce qu'on a intérêt à ne pas croire. Les Consolations
ont beaucoup perdu de ce caractère; elles sont toujours
mélancoliques, mais elles ne sont plus aigres. Il y a de
très beaux morceaux, mais toujours manque de foi réelle.
SOUVENIRS 23
Un des morceaux les plus croyants est celui où l'auteur
établit une sorte de vraie route à suivre entre l'incrédu-
lité et le mysticisme, et c'est le catholicisme qui lui offre
cet abri tutélaire. Mais on y sent une idée matérielle des
choses de Dieu, une idée poétique, et voilà tout. Ainsi
il se représente Alfred de Vigny revêtu de la lumière
céleste, l'un des archanges en quelque sorte, et l'intro-
duisant dans le ciel, lui pauvre pèlerin. Et M. de Vigny
qui n'est pas croyant ! Une belle idée, opposée d'ailleurs
à celle que je croyais être plutôt la sienne — sur le
catholicisme (et on verra que dans un certain sens elle
l'était en effet), — est celle où il répond à cette objection:
Le siècle est impie. — Non, s'écrie-t-il, il n'est pas
impie :
.... Dès qu'on lui montrera
Un temple où poser l'arche, une enceinte nouvelle,
Tombant la face en terre, il se prosternera !
C'est le dernier morceau du recueil. Il est adressé à Mé-
rimée.
Voilà Vaiiteur sur ce grave sujet. Voici maintenant
Vhomme, plus explicite, le même au fond : c'est-à-dire
sceptique, mais n'acceptant pas froidement le doute, se
débattant encore contre lui, et ayant au moins la curio-
sité de la foi ; de plus, l'homme qui, dans les choses reli-
gieuses, ne comprend bien et n'accepterait que le catho-
licisme, comme c'est le cas de la plupart des Français
qui, ayant cessé de croire, n'en sont pas moins restés
catholiques d'esprit sans le savoir.
Pour montrer qu'à cette époque M. Sainte-Beuve était
24 SAINTE-BEUVE
bien tel que je viens de le dire, ni moins ni plus, je vais
résumer et rapprocher ce qui se rapporte à ces questions
dans nos derniers entretiens, avant mon départ de Paris.
On l'y verra, l'esprit, sinon bien le Qoeur, préoccupé de
ce monde étrange de la foi, lisant sainte Thérèse, et pro-
bablement songeant déjà à Port-Royal.
Nous revenions ensemble de chez M. de Vigny. Nous
tournions alors par le Pont-Royal, et dès ce moment la
conversation passa de la littérature à la religion.
« — En quel état sont les croyances religieuses à Paris?
lui demandai-je. Il n'y a pas de foi V — Aucune, me ré-
pondit-il. Voyez! il y a tant d'idées! Et quand on a inter-
rogé un homme sur ce qu'il pense, ou qu'on répond à
une demande pareille, on sent toujours que la réponse, '
dans les deux cas, n'est pas faite avec le désir que votre
opinion soit partagée. On n'y tient pas assez pour cela...
Lamartine lui-même en convient : « Nous n'avons qu'une
» lueur, dit-il, mais c'est encore le plus sûr. » Lui, il s'est
assis. Eh bien oui, je le comprends. Mais il faut pour cela
vivre dans la retraite, choisir en queUjue sorte les idées
qui nous viennent du dehors, lire de bons livres qui soient
une saine nourriture à l'esprit et au cœur, et arriver ainsi,
en se donnant le change à soi-même, jusqu'à l'âge où l'on
se fixe, où les idées ne varient plus. Il faut, me disait-il
encore en variant seulement l'expression de la même idée,
il faut tâcher d'arriver peu à peu et en se donnant des
distractions à un âge où, se trouvant content de ce que
l'on a, de ce que l'on croit, on se cristallise, pour ainsi
dire, dans cet état. Voyez-vous, continua-t-il. nous autres,
notre foi est toute dans nos vers, en sorte que (juand
SOUVENIRS 25
nous avons fait un volume de vers toute notre foi s"y
trouve, et nous n'en avons plus pour dix ans. Chateau-
briand n'est pas chrétien. Il n"a qu'une religion d'imagi-
nation. Il en est toujours à René Il y a des personnes
ici qui ont, dit-on, de la foi, M™^ de Broglie qt sa société,
mais il faudrait voir de près ; M. Lamennais, l'jabbé Gerbet
qui vient de faire un très beau livre sur le catholicisme ;
mais ils ont trouvé moyen de vivre dans la retraite en
Bretagne. Nous sommes dans une époque mortelle à l'ori-
ginalité dans les arts et à la foi. Dans un salon se trouvent
réunies quar'ante célébrités qui ont toutes leur originalité
propre. Comment voulez-vous que votre quarantième
d'originalité ne se dissolve pas dans la masse des trente-
neuf autres? Et puis, attache-t-on du prix aux croyances?
Non. Au XVII'^ siècle, on se disputait sur la grâce, les
jansénistes, les jésuites, etc. Au XYIII^, dans un salon se
trouvaient Diderot, Grimm et d'autres ; ils dissertaient,
ils discutaient, ils riaient, ils étaient heureux et contents
dans ce moment-là. Eh bien, aujourd'hui, tenez, c'est
Mérimée qui me faisait cette observation. Nous dînâmes
un jour chez M. Duvergier de Hauranne. II avait invité
Béranger, Hugo, Chateaubriand, Mérimée, Charles Ma-
gnin, Dubois (du Globe), enfin des hommes qui ont tous
une réputation. Croyez-vous que le dîner fut animé ? on
ne disait rien. On causait à peine avec son voisin. Le
soir, Mérimée alla chez un de ses amis, un Italien, qui
vit ici dans le plaisir Il le trouva triste aussi. D'où il
concluait que c'était pour tout le monde la même chose.
» Non, poursuivit M. Sainte-Beuve (je ne fais toujours
que vous donner des fragments textuels de mon journal,
26 SAINTE-BEUVE
sans m'arrêter aux réflexions, aux contrastes qui se pré-
sentent sans doute aussi à votre esprit), non! il faudrait
la retraite ; ou bien avoir de l'argent, de la fortune, avec
laquelle on pût se procurer des distractions honnêtes,
oublier ainsi que l'ctti vit, et aller en avant. — Avec cette
manière de voir, remarquai-je, c'est donc une bien triste
chose que la vie? — Ah! je vous en réponds! s'écria-t-il :
on ne se tue pas, parce que c'est une absurdité de se
tuer ; on ne se tue pas, par charité pour les autres. Mais
la vie!.... »
Quand il en parlait ainsi, il ne faut pas oublier que
Sainte-Beuve avait alors vingt-cinq ans, et moi vingt-trois.
C'est, comme vous le savez, le grand âge mélancolique,
celui où l'on se dit vieux, mais vieux ! à croire qu'on ne
saurait davantage vieillir, et où l'on fait d'autant plus
aisément fi de la vie qu'on est encore assez sûr de l'avoir
longtemps à sa disposition. Il est tout naturel que ce soit
plutôt le contraire chez ceux qui, avec l'âge, la sentent
s'échapper, qu'ils le veuillent ou non.
— « Je crois, repris-je, que le catholicisme a fait du
mal, parce qu'on ne voit parmi vous le christianisme que
d'après lui. » Il m'interrompit brusquement. — « Non;
j'aime le catholicisme; tenez! je l'aime. Il a quelque chose
de plus lumineux que le protestantisme, qui ou bien est
sec, rigide, ou bien est mystique. Il y a, en effet, un mou-
vement singulier dans le protestantisme aujourd'hui. Il
n'est jikis si sec ; il a une tendance d'amour ; il se rap-
proche du catholicisme. Je pense toujours que le mieux
serait de se retirer à la campagne, d'aller à la messe, de
faire tranquillement ses pâques, et d'avoir une croyance
SOUVENIRS 27
aussi bien éloignée du gallicanisme que du jésuitisme. »
Il me cita l'exemple de Manzoni. « Eh bien oui, il faudrait
vivre comme lui. Il ne sort pas de son Italie. C'est un
esprit étroit, mais élevé. Il écrit de temps en temps des
lettres à ses amis. Ceux-ci, en lui répondant, ont l'atten-
tion de ne pas heurter sa manière de voir et de le ménager.
Mais où trouver cela ? — M. Victor Hugo, lui demandai-je
est-il convaincu? — Oh! répondit-il, Victor Hugo est un
homme qui n'est pas tourmenté de ces choses-là. Il a con-
tinuellement de si grandes, de si délicates jouissances que
lui procure son talent! Ce qu'il fait est si beau, si parfait !
Il est si abondant. C'est un homme heureux, plein. Il vit
content dans sa famille. Il est gai, peut-être trop gai. C'est
un homme heureux. — M^^ de Lamartine est, dit-on,
une Anglaise qui a été convertie au catholicisme? — Oui,
mais, fit-il. ce sont de ces conversions ! C'est une
femme très aimable, très instruite, mais une femme du
monde. »
Il me parla ainsi très longtemps. Nous approchions de
la rue où il demeure. — ■ « Vous me trouvez horriblement
sceptique, me dit-il. — Ah! répondis-je, oui, ce n'est
pas là précisément le Sainte-Beuve des Consolations. »
Nous riions tous les deux, lui en faisant la question, moi
en y répondant ; mais ce rire ne nous plaisait, je crois
bien, ni à l'un ni à l'autre. Je le quittai, en me promet-
tant d'aller le revoir, ce que je fis déjà le surlendemain
(23 juillet) pour prendre congé de lui, car il devait aller
à la campagne et moi repartir prochainement pour la
Suisse.
Je le trouvai qui s'habillait. Il était neuf heures. Nous
2 8 SAINTE-BEUVE
causâmes littérature, théâtre. Puis, à travers tout cela :
— « Connaissez-vous cet ouvrage '? me demanda-t-il, en
me tendant un gros volume in-octavo qu'il était en train
de lire, une Vie de sainte Thérèse. C'est, continua-t-il, un
ouvrage intéressant ; mais je retrouve dans le sentiment
de sainte Thérèse l'amour humain. Elle croyait voir le
Sauveur en personne ; ordinairement elle le voyait au
jardin des Olives, dans sa sueur, et elle dit qu'elle avait
le désir d'essuyer cette sueur. » A propos d'un livre alle-
mand, récemment publié, sur une dame qui croyait, être
en relation avec le monde invisible : — « Je serais assez
porté à croire, ajoutai-je, qu'il y a en nous un autre sens,
lequel est endormi. — Oui, fit-il, et qui quelquefois s'é-
veille. Mais chez la plupart des gens il dort toujours. Chez
moi, par exemple, il ne s'éveillera jamais. Je ne crois
jamais rien voir de surnaturel. Je ne sais pas si cela tient
à ce que j'ai étudié la médecine : une exécution, la dis-
section d'un cadavre ne me font rien. Je n'irai pas voir
une exécution, parce que je n'aime pas ce spectacle, mais
il ne me fait pourtant pas peur. La nuit, lorsque j'enten-
drais du bruit, eh bien, ma première pensée serait : on
frappe, voyons, il y a quelqu'un. Je me lèverais, je
prendrais un couteau, et j'irais voir. — Et M. Victor
Hugo ne croit-il jamais avoir d'apparition "r* — Oh! oui,
lui... oui. » Je mets ainsi ces deux oui ])arce (pie M.
Sainte- Keuve ne fit qu'affirmer sans donner d'exemple,
et (ju'il réjiéta ces mots comme cela lui arrive ordinaire-
ment.
Pour être naïve, ma cpiestion sur Victor Hugo n'était
l)as absolument insolite, comme on a pu le voir beaucoup
SOUVENIRS 29
plus tard, à Tépoque des tables tournantes et par le vo-
lume des Contemplations.
— « Vous avez étudié la médecine, repris-je après
d'autres sujets de nouveau littéraires, qu'est-ce qui vous
Ta fait quitter ? — Oh ! je voulais voir, et quand j'ai eu
vu ce que je désirais, je ne me suis pas senti le courage
d'exercer ; la pratique me rebutait. — J'ai aussi renoncé,
dis-je, à suivre une carrière fort honorable dans mon pays,
celle du ministère ecclésiastique, mais pour laquelle je ne
me sentais pas fait. — Les pasteurs, chez vous, sont
cependant libres ; ils peuvent se marier. — Si les vôtres
le pouvaient, est-ce que vous vous seriez fait prêtre ? —
Oh ! reprit-il, c'est que je crois qu'un prêtre ne doit pas
se marier. »
Là-dessus, nous parlâmes assez longtemps du célibat
ecclésiastique, sur lequel M. Sainte-Beuve insistait, dans
le sentiment et avec les idées catholiques à ce sujet, moi
lui opposant nos missionnaires qui, avec femme et enfants,
n'en dévouaient et n'en exposaient pas moins leur vie.
— « Je connais dans mon pays, ajoutai-je, des pasteurs
qui ne se sont pas mariés, n'ayant pu en quelque sorte y
penser, tant ils avaient toujours été absorbés par les soins
de leur ministère. — Ah! bien oui; mais le beau est d'y
penser, d'en avoir envie et de ne pas se marier. — Oui,
répondis-je à mon tour, je crois bien que tout cela est
très beau, mais je ne suis pas d'avis qu'il faille en faire
une règle. — Ahl d'accord.
— Vous avez plusieurs chaires de littérature en
Suisse, me dit-il encore dans le cours de la conversation.
— Oh! pas beaucoup. Il n'y en a que trois dans la Suisse
30 SAINTE-BEUVE
française. Et puis, il y en a une, française aussi, à Bâle ;
elle est occupée par M. Vinet. — Oui, l'auteur d'un ou-
vrage sur la liberté des cultes. Il y a de belles choses dans
son livre. »
Sans aucune intention de prêcher d'idée ni encore
moins d'exemple (et cela était assez évident pour qu'il le
reconnût et se sentît à l'aise, comme, au reste, tout ce
qui précède le montre), je m'étais moi-même senti assez
à l'aise pour lui dire encore : — « Mon père n'est qu'un
simple campagnard, mais un esprit juste et droit. Il croit,
et je crois comme lui, à une providence même spéciale
pour tous les moments et toutes les crises individuelles.
— Oui, me répondit-il (je continue à copier textuelle-
ment), je crois aussi à l'efficacité de la prière ; je crois
qu'au moyen de causes secondes que nous ne connaissons
pas, la prière, en passant par Dieu, peut modifier les évé-
nements. »
Après quelques mots encore de ce genre, et cet entre-
tien mêlé de choses littéraires (que je supprime ou que
j'ai réunies à d'autres plus haut) , et de choses, comme
vous voyez, assez sérieuses, dont j'ai cité les plus sail-
lantes, je le saluai, nous nous touchâmes la main ; il me
réitéra le désir qu'il avait de voir la Suisse. — « Ce doit
être superbe, fit-il. — Mais venez, lui dis-je, dans la belle
saison. — En hiver, reprit-il, on ne^ourrait pas s'en
tirer ? — Pardonnez-moi , mais vous ne pourriez pas
C]uitter la plaine. — Ce doit être tout blanc, remarqua-
t-il encore, mais beau cependant. » Il me promit de s'a-
dresser à moi. Je le quittai.
Que ce fussent bien là les idées de Sainte-Beuve en ma-
SOUVENIRS 31
tière religieuse à cette date de 1830, telles qu'il me les
exprimait de bouche et que je les notais scrupuleusement
dans mon journal, et qu'il y fût sincère, on en a la contre-
épreuve écrite dans les lettres à un ami d'enfance, l'abbé
Barbe, publiées depuis sa mort. Ces lettres, au nombre
de dix-huit, furent écrites de Paris, et vont de 18 18 au
23 mai 1865. 11 y marcjue de distance en distance, son
état d'àme, pour ainsi dire. Intéressantes et curieuses à
cet égard, elles portent, en outre, déjà l'empreinte de son
talent, de son tour de style et d'esprit. Je n'en citerai que
deux ou trois passages, mais qui suffiront pour la com-
paraison que j'ai en vue, celle de ces lettres et celle de
nos entretiens sur le même ordre de sujets.
Le 26 juillet 1829, ai)rès avoir publié dans l'hiver Jo-
seph Dclorme, il écrivait à son ami : « ....S'il s'est opéré
quelque changement qui me concerne, c'est plutôt en
moi qu'en dehors de moi : et, je ne dois pas hésiter à te
le dire, puisque cela te fera probablement quelque plai-
sir ; mes idées qui, pendant un temps, avaient été fort
tournées au philosophisme, et surtout à un certain philo-
sophisme, celui du XVIII<^ siècle, se sont beaucouj) mo-
difiées, et ont pris une tournure dont je crois déjà sentir
les bons effets. Sans doute nous ne serions pas encore,
sur beaucoup de points et surtout en orthodoxie, du
même avis, je le crains ; pourtant nous nous entendrions
mieux cpie jamais sur beaucoup de questions qui sont
bien les plus essentielles dans la vie humaine ; et, là
même oh nous différerions, ce serait de ma part parce
que je n'irais pas jusque-là, plutôt que parce que j'irais
ailleurs et d'un autre côté.
32 SAINTE-BEUVE
» Au r:este, je dois t'avouer que si je suis revenu avec
conviction sincère et bonne volonté extrême à des idées
que j'avais dépouillées avant d'en sentir toute la portée
et k sens, c'a été bien moins par une marche théologi-
que ou même philosophique, que par le sentier de l'art
et de la poésie. Mais peu importe l'échelle, pourvu qu'on
s'élève et qu'on arrive.
» Je dois te dire encore que ma vie est loin d'être con-
forme à ce que je voudrais et ce que je croirais le bien ;
mais c'est déjà quelque chose que je le sente et que je
tâche d'être plus d'accord avec moi-même. »
C'est surtout le passage suivant qui est curieux à com-
parer avec ce qu'il me disait dans nos conversations (juin
et juillet), peu de semaines après avoir écrit à son ami
dans une lettre du 30 mai : « Après bien des excès de
philosophie et des doutes, j'en suis arrivé, j'espère, à
croire qu'il n'y a de vrai repos, ici-bas, qu'en la religion,
en la religion catholique, orthodoxe, pratiquée avec in-
telligence et soumission. Mais, hélas ! ce n'est là encore
pour moi qu'un simple résultat théorique ou d'espérance
intérieure ; et je suis loin d'y conformer ma vie et toutes
mes actions comme il conviendrait. L'instabilité perpé-
tuelle de ma condition, mon manque de fortune, mes né-
cessités littéraires, tout cela me jette dans une manière
de vivre (jui n'a rien de réglé ni de fixe ; et après quel-
ques heures de bonnes résolutions, je suis bien vite re-
tombé en proie aux impressions du dehors, ou, ce qu'il y
a de pis, au vague des passions que personne, peut-être,
n'a ressenti aussi (-ruellement que moi. C'est ce qu'en
mes moments de demi-loisir j'ai essayé de ])eindre dans
SOUVENIRS 33
mes poésies (les Consolations), que j"ai toujours eu pu-
deur de te faire lire, et que je te prie de ne pas connaître
avant que moi-même je ne t'aie vu et expliqué bien des
choses.
» Je tiens très peu aux opinions littéraires, et les opi-
nions littéraires ont très peu de place dans ma vie et
dans mes réflexions. Ce qui m'occupe sérieusement ,
c'est la vie elle-même, son but, le mystère de notre pro-
pre cœur, le bonheur, la sainteté ; et parfois, quand je
me sens en inspiration sincère, le désir d'exprimer ces
idées et ces sentiments selon le type éloigné de l'éter-
nelle beauté.... Par malheur, ne tenant plus à rien du de-
hors, et ne me rattachant pas assez activement à l'échelle
du salut, je me trouve dans les régions d'entre-deux : vé-
ritable enfer des tièdes. Espérons que cela aura une fin. »
C'est là encore plutôt la veine de la foi ; mais de cette
foi que l'on met dans un volume de vers, comme il ve-
nait de le faire dans les Consolations (publiées au mois
de mars), et dont on a vu qu'il me disait: « i\près, on
n'en a plus pour dix ans. »
Cet état « d'entre-deux, » comme il l'appelle, de foi
désirée plutôt qu'obtenue, de doute inquiet plutôt que
tranquille, se prolongea longtemps. Le i*''" février 1835,
il écrit : « Mes sentiments, mon ami, sur les points qui
nous touchent le plus et que nous traitions déjà, il y a
tant d'années, le long de nos grèves, en vue de la mer
(comme saint Augustin ou Minutius Félix à Ostie), mes
sentiments sont toujours avoisinant le rocher de la foi.
s'y brisant comme des vagues, plutôt qu'y prenant pied
comme un naufragé qui aborde enfin. »
J. OLIVIER, I. 3
34 SAINTE-BEUVE
Le i^r octobre 1836, il est encore plus explicite : « Re-
ligieusement et spirituellement, dit-il, je souffre aussi de
l'absence de foi, de règle fixe et de pôle ; j'ai le senti-
ment de ces choses ; mais je n'ai pas ces choses mêmes,
et bien des raisons s'y opposent. Je m'explique pourquoi
je ne les ai pas, j'analyse tout cela: et, l'analyse faite, je
suis loin de les avoir. C'est là une souffrance, et qui se
redouble de la précédente. Une foi bien fondée serait
une guérison à tout. Plus j'y pense, plus (à moins d'un
changement divin et d'un rayon), plus donc je ne me
crois capable que d'un christianisme, si je l'osais dire,
éclectique ; choisissant dans le catholicisme, le piétisme,
le jansénisme, le martinisme. Mais que faire sous ce grand
nuage sans limites ; et comment s'y guider, les jours où
le soleil de l'imagination ne l'éclairé pas et où tout de-
vient brouillard'? Je sais tout ce qu'on j^eut m'opposer ;
mais pourtant je ne me sens pas capable jusqu'ici d'aller
sincèrement au delà. »
On voit par ces passages (et on en pourrait citer beau-
coup d'autres) à quel point Sainte-Beuve se montra le
même sur ces sujets, dans sa conversation avec un étran-
ger, un inconnu, comme je l'étais alors pour lui, que
dans ses lettres intimes à un ami d'enfance. C'est le
même fonds d'agitation religieuse, de doute et de foi
plus grave, plus revêtu de la forme catholique dans les
lettres où, en s'adressant à l'ami, il s'adressait aussi au
prêtre, plus libre et plus accentué dans la causerie, mais
avec les mêmes conclusions et le même point précis dans
les deux versions.
Parler de questions religieuses, s'entretenir librement
SOUVENIRS 35
et longuement de ces sortes de sujets, n'était donc pas
alors une chose insolite, même à Paris, comme cela le
devint depuis. Le grand poète polonais Mickiewicz, qui
fit aussi un cours à Lausanne et avec lequel j*ai été très
lié, me disait un jour (après 1850): « A Paris, dans le
monde, entre gens non-seulement bien élevés, mais sé-
rieux et instruits, on n'ose pas même prononcer le nom
de Dieu, on serait étrange, ridicule. » Plus tard, dans un
de ces dîners littéraires, présidés par Sainte-Beuve, et
qui ont fait du bruit, la conversation, fort libre en toutes
matières, n'abordait guère ce côté, mais un soir, par ha-
sard, y tourna cependant. On poussa même la chose,
sans y mettre d'ailleurs d'importance, jusqu'à demander
à chacun sa manière de voir en sujets de ce genre ou
sujets avoisinants. La question fit ainsi le tour de la table.
La réponse de M. Ernest Renan fut la plus sérieuse.
Quand ce fut mon tour, je dis que j'allais même plus
loin que M. Renan, et j'ajoutai pour me tirer d'affaire :
« Jadis, à Rome, dans les canonisations de saints, je
crois, il y avait un avocat du diable. Aujourd'hui, le
diable n'en a pas besoin, il me paraît qu'il faudrait plu-
tôt nommer un avocat de Dieu, et je voudrais l'être si
j'en étais capable. » Il était plus facile et moins rare, on
l'a vu, de parler de Dieu et des choses de Dieu en 1830.
Quoi qu'il en soit à présent, ce que j'ignore, n'habitant
plus Paris, tel était alors Sainte-Beuve, et tel nous allons
le retrouver à Lausanne. Ce n'est pas l'époque de sa vie
la moins belle ni la moins intéressante.
DEUXIEME PARTIE
COURS DE PORT-ROYAL. — SÉJOURS A LAUSANNE
ET DANS LE PAYS DE YAUD
Après les journées de juillet 1830, je revins au pays,
je me mariai, et restai trois ans professeur à Neuchâtel ;
puis je fus appelé à Lausanne pour y donner un cours
d'histoire à l'académie, où il n'y en avait pas jusque
alors.
A Paris, mes relations avec Sainte-Beuve n'avaient
guère pu être qu'une ébauche, interrompue par tout ce
qui, dans cette grande ville affairée et mobile, vient y cou-
per toute chose à tout instant; je les avais cependant en-
tretenues par quelque échange de lettres. Un jour, en
1837, à Aigle dans la vallée du Rhône où nous passions
les vacances, je reçus de lui un billet, timbré de Lau-
sanne. Il venait d'y arriver, m'y avait cherché et, ne me
trouvant pas, m'écrivait. Je l'engageai aussitôt à venir
nous rejoindre. Il s'y prêta volontiers, se montra aimable
SOUVENIRS 37
et sans prétention, point trop parisien, et ne parut pas
mécontent de la manière de vivre de l'endroit, de sa cor-
diale, mais à demi rustique hospitalité. La seule chose
qui Vy contrariait était les dimensions énormes des gâ-
teaux, — c'en était la saison, — énormes en effet par
comparaison avec celles, si exiguës, des gâteaux pari-
siens; mais cela n'empêchait point nos ménagères d'en
glisser vite un nouveau bloc sur son assiette, dès qu'il
avait le dos tourné.
Tout ne se bornait cependant pas entre nous à des ré-
gals plus abondants que recherchés, ou à des promenades
dans ce qu'on appelle les Iles du Rhône, alors et sans
doute encore aujourd'hui infestées de cousins, dont en sa
qualité d'étranger et avec sa peau remarquablement fine
il fut outrageusement piqué. Il nous lut des vers destinés
à son troisième recueil de poésies, les Pensées d'août. Ce
volume parut dès son retour à Paris et fut assez maltraité.
Balzac surtout ne s'y épargna pas : il avait pris à Sainte-
Beuve le fond du roman de Volupté pour en faire le su-
jet de son Lis dans la vallée et, comme cela se voit
souvent, il lui en voulait de ses propres torts envers lui.
Le critique l'a bien rendu à Balzac par la suite, avec
rigueur peut-être, mais non sans perspicacité toutefois
sur les défauts du célèbre romancier.
De notre côté, nous fîmes faire à notre hôte la con-
naissance de quelques ouvrages de nos écrivains de la
Suisse française; tout d'abord, de ceux de M. Vinet. Il
fut particulièrement frappé, comme critique et historien
littéraire, du morceau intitulé « Revue des prosateurs et
poètes français, » qui se trouve en tête du troisième vo-
38 SAINTE-BEUVE
lume de la Chrcstomathie, et le déclara, comme tous les
connaisseurs, un chef-d'œuvre. Il se mit aussitôt, sur cette
impression et sur quelques notes que je lui fournis, à
écrire son article de M. Vinet, qui figure dans sa galerie
de Portraits littéraires. Il l'envoya d'Aigle à la Revue
des deux mondes., où l'article parut déjà cette même an-
née. Sainte-Beuve fit ensuite à Lausanne la connaissance
personnelle de M. Vinet. Ils furent très charmés lim de
l'autre. Sainte-Beuve n'admirait pas seulement le penseur
et l'écrivain. « Et puis, me disait-il encore, M. Vinet
parle si bien ! » Malgré ce qui les séparait en fait d'opi-
nions et les aurait séparés toujours plus, Sainte-Beuve ne
cessa jamais de professer i)our notre compatriote, pour
l'auteur et pour l'homme, une sympathie réelle; il l'a ex-
primée plus d'une fois dans ses écrits, et longtemps après
il disait à un de nos amis communs : « Il y a beaucoup
à prendre et à apprendre chez Vinet. »
J'avais aussi à Aigle un exemplaire manuscrit du
poëme des Alpes, dont le jeune auteur, Frédéric Monne-
ron, est peut-être la nature la i)lus ardemment poétique
que nous ayons eue dans la Suisse française : une nature
et une tête byroniennes, moins les écarts et les orages de
la vie. Frédéric Monneron m'avait confié cet exemplaire
pendant un séjour en Allemagne, où il finit brusquement,
tristement, et trop vite pour avoir pu donner tout ce qui
était en lui. Je parlai de mon jeune ami absent à notre
hôte et lui fis lire quelques-uns de ses vers. Il en sentit
aussitôt le souffle poétique, particulièrement dans le dé-
but du poëme :
SOUVENIRS 39
Où va le soucieux poète,
Les yeux éteints, le front pensif?
D'un pas chancelant et tardif,
Il s'éloigne en baissant la tète.
Puis, par degrés se ranimant,
Il vole, et monte en ce moment
Le rude sentier qui serpente
Parmi la mousse et les débris,
Dans les prés mouillés et fleuris
du'ombragent les bois sur la pente.
Plus haut encore il disparaît
Sous les voûtes de la forêt.
Et ses pieds, plus légers encore,
Parmi les rocs qu'il faut gravir.
Sous leur acier font rejaillir
Le feu dans cette nuit sonore.
Toujours plus rapide et vaillant.
Il sort des bois l'œil pétillant
Et, plus haut, longe sur la côte
Le torrent des monts désolés.
Qui dans les pins maigres, pelés.
Rebondit, s'écrase et ressaute...
Au chêne rampant et tordu
Voyez comme il s'est suspendu.
Et voici les rochers sublimes,
Labyrinthes où par degrés
Les sentiers moussus, colorés.
Se dévident sur les abîmes.
40 SAINTE-BEUVE
11 voit de là les monts neigeux
Et les hauts vallons nuageux,
Puis il entend les cornemuses
Des chevriers libres et fiers,
Perdus dans la pâleur des airs
Par-dessus les plaines confuses.
Tout ce passage, cette vue à vol d"oiseau des divers
degrés d'ascension de la montagne, est ainsi d'une grâce
et d'une hardiesse qui semble vous y enlever d'im coup
d'aile. Cela ne veut pas dire que, pour un autre, il eût
été aussi facile de produire cette impression. Je pouvais
le savoir mieux que personne, car j'avais essayé quelque
chose d'analogue, pour l'idée et le rhythme, dans un
petit ouvrage, V Evocation, déjà publié alors et qui pour
moi-même a depuis longtemps disparu; mais je me rap-
pelle distinctement que j'étais loin d'y avoir aussi bien
réussi. J'aurais pu faire comme ce saint qui, chargé avec
un autre de composer chacun une hymne pour l'église,
quand il entendit lire celle de son concurrent, déchira
silencieusement la sienne sous sa robe et la laissa tom-
ber à terre en morceaux. A propos des étudiants de
Lausanne, Sainte-Beuve cita ce début du poëme de l'un
d'eux et quelques autres fragments du même poëte dans
son article sur M. Vinet. Je ne suis pas certain que notre
ami ait eu le temps de se voir ainsi mentionné avec
éloge dans la célèbre Revue et par un tel juge, que cet
éclair de gloire ait lui seulement sur sa tombe fermée ou
un peu avant qu'elle le fût. Le Charivari nota d'un ton
moqueur ces révélations d'écrivains et de poètes incon-
nus, dans lesquelles, à l'entendre, se complaisait alors
SOUVENIRS 41
l'illustre critique. On sentait qu'il lui ferait, de Frédéric
Monneron en particulier, ce qu'on appelle vulgairement
une scie. J'écrivis au malin petit journal que ce pauvre
poëte. auquel il en voulait tant d'avoir pu être signalé
par une telle plume, venait de mourir. Le Charivari eut
au moins le bon goût de se taire et de laisser le tombeau
tranquille. Qu'on veuille bien me passer ces souvenirs
d'une vie littéraire à l'écart, à laquelle s'intéressait
Sainte-Beuve : ils peuvent d'ailleurs aider à la peindre
telle qu'elle était quand il allait y apporter son enseigne-
ment.
Avant de nous quitter, il nous confia son projet d'écrire
une histoire de Port-Royal. Il s'y était préparé depuis
longtemps, avait rassemblé une foule de livres, de docu-
ments et de notes; mais pour l'écrire avec suite, il avait
besoin de s'y sentir poussé, forcé en quelque sorte. Un
cours public, par exemple, lui rendrait le service de
l'obliger à ce genre de travail. Déjà en 1830, il avait été
question de lui à propos d'un cours à Genève, pour le-
quel le ministre français de l'instruction publique paraît
avoir plutôt indiqué M. Fauriel. De causerie en causerie,
nous arrivâmes à penser qu'un tel cours et sur ce sujet,
malgré sa spécialité peu connue, pourrait bien se deman-
der et se donner à Lausanne, quoiqu'on n'y eût guère
alors l'habitude d'appeler des étrangers pour l'enseigne-
ment. J'en parlai à quelques-uns de nos hommes politi-
ques, à mon beau-frère M. Ruchet, à M. Jaquet-de Can-
son, l'un de nos plus honorables magistrats, à mon ami
William Espérandieu, membre de notre conseil de l'in-
struction publique, et à quelques autres personnes in-
42 SAINTE-BEUVE
fluentes. Toutes accueillirent cette idée et mirent le plus
grand empressement à la faire réussir, en dépit de quel-
ques velléités d'opposition qui se retrouvent dans les pe-
tits états comme dans les grands, surtout quand il s'agit
de budget. Le cours fut donc décidé, et proposé à
Sainte-Beuve qui accepta sur-le-champ. Il arriva bientôt
à Lausanne, dans l'automne de cette même année 1837,
suivi de toute une bibliothèque port-royaliste, si considé-
rable qu'il fallut d'abord la déballer dans la remise de
l'hôtel où il s'était logé, l'hôtel d'Angleterre, aujourd'hui,
je crois, celui du Nord.
II
Son cours, — trois leçons par semaine pendant l'an-
née scolaire de sept à huit mois, — lui était payé par
l'état, 3000 fr. ancienne monnaie (4500 fr. monnaie ac-
tuelle) ; nos petites répubUques ne sont ni riches ni pro-
digues et l'étaient encore hioins dans ce temps-là : les
professeurs réguliers n'avaient guère que les deux tiers
de cette somme. Le cours n'était gratuit que pour les
étudiants. De sa seule et bonne volonté, notre nouveau
professeur le rendit gratuit pour tout le monde, et ])u-
blic, même pour les dames. Elles n'y furent pas de ses
auditeurs les moins nombreux, les moins assidus, les
moins intéressés et, s'il faut tout dire, les moins intéres-
sants. Il a donné lui-même i)lusieurs détails très précis
sur l'académie de Lausanne à ce moment-là.
SOUVENIRS 43
Le cours avait lieu dans la grande salle de la biblio-
thèque et de l'académie, située, à côté de la cathédrale,
sur la plus haute des trois collines où la ville est bâtie.
Il fallait donc, pour y arriver, gravir ces longs « Escaliers
du Marché, » reste curieux des inventions architecturales
de nos pères, et dont je regretterais la destruction, quel-
quefois projetée, comme à Genève celle des « Dômes »
fut regrettée de Victor Hugo. Il est vrai qu'on ne gravis-
sait plus à genoux ces longs escaliers couverts, comme
au temps des pèlerinages à « Notre Dame de Lausanne; »
mais ils ne laissaient pas d'être assez fatigants, même en
n'attaquant pas d'une façon aussi incommode leurs
rampes redoublées; on y voyait cependant monter de
longues files de messieurs et de dames, pour aller,
comme on disait, « entendre Sainte-Beuve. »
C'était en hiver. Il arrivait, la tête enfoncée dans son
vieux manteau de poète, et montait les degrés de la
chaire, je crois bien avec le même sentiment qu'une
chaire m'a toujours causé pour ma faible part, à la fin
comme au début d'une longue carrière enseignante, mais
que j'ai vu non moins fort chez des hommes supérieurs,
chez Miçkiéwicz entre autres, qui me disait, le jour de
sa première leçon, aussi à Lausanne : « Il me semble que
je monte à l'échafaud. »
Pour Miçkiéwicz, une fois en haut, il n'y paraissait
nullement. C'était un feu qui, aussitôt allumé, brûlait et
brillait de lui-même, éclatait, tonnait parfois, mais sans
s'arrêter jamais. Chez M. Vinet, c'était au contraire une
belle onde, transparente et pure, qui semblait n'avoir
d'autre peine que de couler naturellement. Quant à
44 SAINTE-BEUVE
Sainte-Beuve, avec sa nature de critique fouilleur et ci-
seleur, comme aussi avec les ombres et les sinuosités de
son sujet, il était forcé d'y aller avec moins d'aisance
apparente, d'une manière plus ménagée, plus travaillée,
mais toujours incisive, et qui avait bien aussi son genre
d'éloquence et d'entraînement.
Toutes ses leçons étaient complètement écrites et ré-
digées d'avance, dans l'intervalle d'une séance à l'autre.
Sauf quelques heures de sommeil, quelques promenades
solitaires et rapides ou un peu plus prolongées le di-
manche avec nous, il passait les jours et les nuits à cet
énorme travail de recherches sans nombre et de rédac-
tion. S'il y ajoutait quelque chose d'improvisé pendant
la leçon même, il le notait soigneusement au retour;
cela était nécessaire à son but, qui n'était pas seulement
de faire un cours, mais un livre en même temps. Ceux
qui avaient suivi le cours et qui lurent ensuite le livre en
ont pu constater, presque à chaque page, la textuelle
ressemblance. Par des notes, des appendices, des éclair-
cissements, par plus d'exactitude encore et de précision
sur les points douteux ou délicats, l'auteur a sans cesse
travaillé et retravaillé son livre, comme le professeur ses
leçons, mais le fond est resté celui de son cours.
Cette méthode pouvait avoir ses inconvénients; elle
ne finissait pas moins par vous gagner, vous saisir et
vous prendre : excepté ceux qui, au lieu d'une oeuvre
forte, complète et variée par toutes sortes de détours et
de jours à l'intérieur et à l'extérieur de Port-Royal, eus-
sent préféré, avaient attendu une manière d'éloquence
et d'enseignement (jui ne leur eût rien apjjris de bien
SOUVENIRS 45
nouveau, mais qui, leur étant plus accessible, leur eût
paru plus facile et brillante. Ils reprochaient même à
Sainte-Beuve son accent légèrement picard, mais d'au-
tant plus français et mordant, et demeuraient naïvement
persuadés que le nôtre était bien meilleur.
Du reste, ce n'étaient là que les petites chicanes, il y
en avait de plus grandes. Outre un certain désappointe-
ment sur la forme, une partie du public en éprouvait
aussi sur le fond. On aurait voulu un autre sujet, d'un
intérêt plus populaire et plus général. On ignorait ou on
ne se rappelait pas assez que Sainte-Beuve n'avait pro-
posé que celui-là et point d'autre, qu'il en avait fait une
condition formelle. On ne nous en reprochait pas moins
de l'avoir accepté, on accusait même le public religieux
— vous savez le grand mot — de l'avoir choisi et im-
posé tout exprès pour se complaire à lui-même, et, du
même coup, faire pièce à ses adversaires. Et de plus en
plus le grand mot, assaisonné comme on sait !
A nous tous qui aimions le professeur et son cours, —
et nous étions pourtant en majorité, — cette opposition
donna plus de contrariété et d'ennui que Sainte-Beuve,
tout à son travail et mieux habitué que nous à la lutte,
ne s'en est jamais bien douté. Nous lui désirions trop,
d'ailleurs, le plein succès qu'il méritait pour l'avertir
plus que le nécessaire. Cette opposition était pourtant
fort réelle, en dehors sinon en dedans du cours, qui fut
toujours très suivi : — plus de trois cents auditeurs, un
peu moins sans doute à la fin lorsque vint le printemps,
c'est beaucoup, on en conviendra, pour une petite ville,
bien moins peuplée alors qu'aujourd'hui, pour un sujet
46 SAINTE-BEUVE
si sérieux, des leçons si nombreuses (quatre-vingt-une en
tout) et données sans interruption pendant un si long
espace de temps.
De sourde qu'elle était d'abord, cette opposition de-
vint même déclarée un moment. Ce fut surtout à l'oc-
casion de sujets difficiles, — Saint-Cyran, le rude et
sombre théologien, la mère et la sœur Angélique, la
journée du Guichet, — personnages et passages singu-
liers, obscurs, mais inévitables, car ils étaient à l'entrée
même de Port-Royal, et on ne pouvait y bien pénétrer
qu'avec eux et par là. Je vous laisse à penser si cela fut
trouvé... je ne dis toujours pas le mot, puisque ce n'est
qu'un mot.
Dans un des nombreux Appendices de la dernière édi-
tion de son livre, Sainte-Beuve a donné lui-même des
détails très exacts, très précis sur X Académie de Lmtsanne
et ses professeurs eti 183'/. Il y ajoute gaiement quekjues
mots sur ses jeunes auditeurs. « S'il était permis, dit-il,
de mêler un sourire à ces souvenirs sérieux, je dirais
que la réunion fréquente (les lundi, mercredi et vendredi
de chaque semaine), au pied de cette chaire, de la jeu-
nesse des deux sexes, avait fini par amener de certaines
rencontres, de certaines familiarités honnêtes, des rail-
leries même comme le sexe le plus faible ne manque
jamais d'en trouver le premier, quand il est en nombre,
en face de l'ennemi. Plus d'un de mes élèves, dès qu'il
entrait, avait du côté des dames un sobriquet tiré de
Port-Royal et qui circulait tout bas : Lancclot, Le Maître
Sinf;lin, etc. Je ne sus tout cela que ])lus tard. » Mais ce
qu'il ignorait, ou sut mal et dont il ne pouvait avoir
SOUVENIRS 47
qu'un bruit vague, c'est que tout ne se borna pas à
d'innocentes plaisanteries; en dehors des leçons, elles
prirent de plus gros traits.
Avant d'en donner une petite esquisse qui appartient
aussi à notre sujet, du moins par les bords, je dois pour-
tant faire une concession aux adversaires du cours; elle
explique jusqu'à un certain point leur opposition, mais
n'en excuse pas, chez quelques-uns, la forme et le parti
pris.
Si l'histoire de Port-Royal offre assurément un pro-
fond intérêt par le spectacle d'une grande vigueur de
sentiments et d'idées, d'esprits convaincus, de cœurs
dévoués, de leur lutte pour la liberté et la foi dans le
cercle d'autorité qui les enfermait et où ils s'enfermaient
eux-mêmes tout en s'y débattant, il faut convenir qu'au
premier abord ce sujet, si particulier qu'il soit, n'a pas
ce qu'on appelle l'attrait, qu'il repousse même plutôt
qu'il n'attire. Il ne paraît que sombre, sévère et nu,
quand, de l'entrée, on ne voit pas encore tout ce qu'il
contient de grand, de beau, de curieux et de rare, tout
ce que son dernier historien en a su tirer et y mettre au
jour, en le rattachant à tout le mouvement du XVII*^ siè-
cle, sur lequel, par les idées et les hommes sortis de son
école, Port-Royal à son heure fut en effet très influent.
Mais tout cela, dis-je, ne se voit que peu à peu, et peut-
être fallait-il Sainte-Beuve pour le faire voir. La plupart
restent à l'entrée et autour; cette porte étroite, ces
hautes murailles les effrayent et les glacent. Même en-
trés, l'austérité fondamentale qui reparaît toujours çà et
là les rebute et les arrête. En outre, le style de Sainte-
48 SAINTE-BEUVE
Beuve n'avait pas encore cette souplesse qui semblait
presque incompatible avec ses autres qualités de si ri-
goureuse analyse, mais qui plus tard, assez tard, lui est
cependant venue. C'était déjà la même lame pénétrante
et sûre d'acier brillant et poli, mais moins flexible. Cela
nuisait aussi au cours, et peut-être nuit à l'ouvrage. J'ai
vu, depuis, des hommes distingués ayant un nom dans
les lettres, et amis de celui qu'ils regardaient dans la
critique comme leur maître à tous, avoir cette impres-
sion, confesser leur peu de goût pour ce livre, que son
auteur regardait cependant, — même longtemps après
il en est convenu avec moi, — comme son œuvre capi-
tale. On ne doit donc pas s'étonner qu'à Lausanne le
cours qui âervit à le préparer n'ait pas été du goût, n'ait
pas été compris de tout le monde. Cela était parfaite-
ment légitime, je le répète; mais ce qui ne l'était plus et
dénotait une autre sorte de manque d'intelligence, c'était
de faire à ce cours une mauvaise petite guerre au lieu
de la grande, c'était de le dénigrer, de le défigurer, de
le parodier, comme cela eut lieu; il est vrai que c'était
là aussi un genre et une preuve de succès.
Des hommes marquants de tous les partis, aussi bien
le chef du parti radical, M. Druey, que M. Vinet, le chef
du parti religieux, suivaient régulièrement ce cours et en
témoignaient leur vive satisfaction, tout en le jugeant,
l'appréciant, faisant même au besoin leurs réserves, cha-
cun de son point de vue. Mais ailleurs et avec d'autres,
les choses ne se passaient pas ainsi, de cette façon sé-
rieuse, franche, mais convenable. Dans l'un des princi-
SOUVENIRS 49
paux cafés de la ville, qui à l'occasion devient une sorte
de club politique, chaque soir on répétait la leçon du
jour en la travestissant. ï^t je vous laisse à penser si la
mère et la sœur Angélique et le docteur Singlin se prê-
taient, rien déjà que par leurs noms, à ces travestisse-
ments! Le premier rôle y était tenu par un homme qui
ne manquait pas d'esprit, mais narquois, au fond bon,
humain, et que j'ai toujours cru incapable d'une mé-
chanceté réfléchie. Seulement il aimait à rire et à faire
rire. C'était une manière de géant, dont la seule supé-
riorité sur celui qu'il parodiait était de pouvoir ainsi le
regarder de très haut; s'il avait le goût de l'emploi, il
n'en avait pas le physique, car il était même assez beau
de proportions et de figure; mais il avait aussi cette
sorte de bonhomie et de rire facile et vulgaire qu'on
attribue aux géants, comme s'ils aimaient à mettre au
moins leur esprit terre à terre, s'ils ne peuvent le faire
de leur corps haut perché. C'est lui surtout qui répétait
la leçon du jour à sa façon et à l'usage des habitués,
parmi lesquels il y en avait de plus huppés que lui, mais
qui n'en faisaient pas moins chorus. Il n'était, d'ailleurs,
pas le seul à traduire ainsi Port-Royal en bouffonneries
qui, outre leur inintelligence et leur mauvais goût, n'é-
taient d'un caractère ni bien généreux, ni bien hospi-
talier. Tout cela finit par s'évaporer comme la fumée
des cigares de ceux qui applaudissaient. Mais ce genre
de critiques, quoiqu'elles n'en méritassent pas le nom,
quelques semblants aussi de contradictions plus sé-
rieuses, ne laissaient pas d'être désagréables, et si elles
J. OLIVIER, I. 4
50 SAINTE-BEUVE
ne piquaient pas celui qui en était l'objet, habitué à bien
d'autres moustiques que les cousins de la vallée du
Rhône, elles ne laissaient pas, dis-je, de piquer ses amis.
III
J'en trouve la preuve dans un opuscule fort rare, inti-
tulé : Epître à AI. Sainte-Beuve sur son cours de Port-
Royal^ par M. Delacaverne. Il est du temps, du moment
même que je viens de décrire, et sous son exagération
satirique montre assez bien la réalité. Il la grossit peut-
être, mais il ne la dénature ni ne l'altère. Quelques frag-
ments de cette épître peuvent servir à peindre l'autre
côté des esprits dans le mouvement intellectuel et litté-
raire de la Suisse française auquel Sainte-Beuve vint un
moment s'associer. Mais j'avertis encore que l'auteur me
paraît un peu indigné, un ]ieu monté, dur envers son
pays qu'il aime, mais parce qu'il l'aime : on peut le lui
pardonner en faveur de son patriotisme et de la cause
qu'il soutenait. Ses peintures ne pouvaient non y)lus avoir
toute leur vérité que dans ce tem])s-là. N'en ont-elles
plus aucune aujourd'hui 'i On en jugera.
L'auteur met d'abord en contraste la beauté, la dou-
ceur du pays et les passions humaines qui semblent la
troubler, lui faire un triste ])endant, ici du reste comme
ailleurs :
Toi qui nous arrivais pour chercher la retraite,
Le studieux loisir, la liberté secrète,
SOUVENIRS
Que dis-tu de ce bruit, de tout ce grand émoi
Roulant au pied des monts seuls graves devant toi ?
Tu croyais, n'est-ce pas? qu'à l'ombre de leurs ailes
Ne s'élèvent jamais ni clameurs ni querelles,
Et que, seuls à remplir les cieux de leurs échos.
Ils tiennent, au-dessous, tout le reste en repos.
Au lieu d'un peuple frère, accommodant et sage.
Dans son nid dur et froid serré contre l'orage,
Mais si le vent y pousse un oiseau passager.
Soudain lui faisant place, heureux de l'héberger.
Tu ne vois, tu n'entends qu'une troupe criarde,
Q_ui se dresse en tout sens et dans tout se hasarde.
D'une plume pesante et d'un vol enroidi,
Se prenant, se heurtant à son hôte étourdi.
Enfin, de cette terre ainsi haut élevée,
De ces mots imposants ridicule couvée.
Est-ce là notre image? un autre en jurerait :
Toi, tu veux poliment nous garder le secret.
Mais le méritons-nous? Qiioi ! chacun, de sa place.
Crie au loin son avis sur qui vient ou qui passe ;
Et je ne pourrais point, à mon tour, mettre en vers
Que nous t'avons reçu d'un esprit de travers !
Ait souci qui voudra de ce mot de satire !
Dire la vérité n'est pas toujours médire.
A votre aise grondez, illustres citoyens,
Du public édifice intraitables gardiens !
Mais souffrez qu'en mon coin, d'une rue adjacente,
Je conserve à l'écho votre clameur baissante :
Tel répond un hibou, seul, lugubre et sournois,
Aux errantes tribus qui vivent sur les toits.
"Vous avez bien chanté ! d'une bouche assortie
Laissez-moi maintenant faire aussi ma partie.
52 SAINTE-BEUVE
Ecoute cependant, et reçois nos leçons,
Toi qui fais le sujet de nos aigres chansons.
L'auteur indique ensuite les causes assurément bien
superficielles, mais réelles pourtant, de l'opposition, soit
politique et mondaine, soit même, chez quelques-uns,
religieuse ou croyant l'être.
Chacun a son parti, chacun son exigence,
Où forte voix tient lieu de forte intelligence.
Quel crime aux yeux des uns ! racontant Port-Royal,
Tu n'as rien dit encor du pacte fédéral ! . . .
Mais des nombreux croyants qui, dans le sanctuaire.
S'arment d'un autre esprit que l'esprit débonnaire,
Attendais-tu peut-être un plus facile accueil ?
La Foi n'a pas toujours la Charité pour œil.
On croit chercher la paix et l'on ne veut, en somme.
Sous le rideau du ciel que faire un meilleur somme.
« A quoi bon tant de cours, n'a-t-on pas les sermons? »
Voilà ce que l'on pense, et nous nous rendormons.
Puis tous, le financier absorbé dans son lucre.
L'épicier dont le monde est un grand pain de sucre.
Tous se sont écriés, sans le moindre embarras.
Sûrs d'eux-mêmes, jasant, riant, croisant les bras :
« Les chefs-d'œuvre se font au jour, à la douzaine;
Nous ne t'en commandons que trois chaque semaine ;
Pour nous cela suffit : il ne nous faut pas tant ;
Et l'on s'amuse au moins si l'on n'est pas content. »
Nous voilà ! mais il faut, en rimes dégagées,
Sur ce point, faire honte aux phrases ménagées
D'Olivier, qui se creuse en vains et longs efforts
Pour tirer nos aïeux du vulgaire des morts.
SOUVENIRS 53
Nous sommes ignorants et ne le savons guères.
Supposant de grands noms à des choses vulgaires,
Nous n'avons pour le beau de la foule sorti
Que stupeur impuissante et grossier démenti.
Le trait léger nous manque, ou sa pointe menue
Ne pique même pas notre épaisseur charnue.
Au lieu de butiner la rosée et le thvm,
Nous paissons largement, nous buvons de gros vin.
Ce qui nous fuit surtout, c'est la juste mesure
Rien de fort, rien qui sache, à soi-même pareil,
De l'œuvre jusqu'au bout soutenir l'artitîce,
Et modérer la flamme avant qu'elle grandisse.
fi De nous, me dira-t-on, car au fond l'on s'entend,
C'est vouloir l'impossible, ici nul ne peut tant. «
Mais l'esprit en repos sur notre insuffisance,
Nous ne mettons que plus d'abandon et d'aisance
Dans les prétentions dont notre vanité
Nous dissimule un peu notre incapacité;
Et nous voulons qu'un autre, adoptant nos programmes.
Ne soit que diamants, que rayons et que flammes.
Mais nous, si par hasard nous faisons prose ou vers,
Quand nous sommes communs nous pensons être clairs....
Après cette espèce d'introduction, Tauteur revient, par
une description plus directe de la beauté du pays, à ce
qu'il devrait inspirer à ceux qui l'habitent.
Rien n'est aimable et doux à l'àme solitaire
Comme, au premier abord, ce petit coin de terre.
Son lac, qui vous sourit partout dans le lointain
Et qui répond de près dans un chant argentin ;
Le salut cordial du vieillard qui regagne
Sa maison adossée au pied de la montagne ;
54 SAINTE-BEUVE
De vallon en vallon un village semé,
Beaux lieux où, semble-t-il, on pourrait être aimé;
Le soir, lorsque le Jour meurt dans toute sa gloire,
L'effort dont il repousse un instant l'ombre noire,
Les changeantes couleurs de son front pâlissant,
Pour le suprême adieu son éclat renaissant,
Et la victoire enfin de la Nuit qui s'élance
Au milieu de l'espace où glisse le Silence ;
Puis, le Rêve d'amour par le vent balancé ;
Sur les monts vaporeux le Songe du passé ;
Diane avec ses sœurs, du haut de l'empyrée.
Laissant tomber des plis de leur robe nacrée
Et, dans leurs pas que règle un divin mouvement,
Secouant sur le lac les feux du firmament :
O suprême harmonie ! ô nymphes immortelles !
O chœur d'éternité sur nous ployant ses ailes !
Oui, ce pays nous parle un langage bien doux.
BEAUTÉ ! BONTÉ ! quels mots il prononce sur nous I
Il a pour nous bénir mille biens, mille charmes,
Et le don d'attacher les cœurs avec les larmes.
Hélas ! que faisons-nous de ces présents du ciel ?
Nous mêlons à plaisir notre absinthe à ce miel.
Outre la beauté, ce pays a la liberté. Qu'en faisons-
nous'? demande l'auteur, continuant ses tableaux satiri-
ques, assurément i)eu flattés, mais qui apparemment ne
manquaient pas d'une certaine ressemblance et, en tous
cas, nous transi)ortent dans ce milieu agité où Sainte-
Beuve jetait un ferment de plus sans le savoir ni s'en
bien rendre compte.
La Liberté nous est une mère facile ;
Mais, rendant orphelin son enfant indocile.
SOUVENIRS 55
Elle ne donne un droit, tous devraient le savoir,
Qu'à la condition de remplir un devoir
C'est en obéissant qu'on cesse d'être esclave !
Surtout, malheur au peuple, artisan de ses maux.
Chez qui la liberté s'évapore en grands mots !
Le moindre dévoûment vaut mieux que cent paroles.
Les frivoles parleurs font les œuvres frivoles.
Les esprits impuissants sont forts en quolibets....
Qu'adviendra-t-il de là, et que faut-il faire ? Que font
ceux qui font? Ici l'auteur commence à citer des noms
propres.
Quel sera donc le sort de notre république?
Il est des citoyens d'un esprit helvétique,
Intrépides, au bien en silence voués.
Et, tout en débris même, à leur poste cloués.
Mais combien, pour un seul qui sue et se travaille.
De spectateurs glosant, jugeant, vaille que vaille !
.... Que répondre à ces criailleries ?
Agir et laisser dire. Un jour, des galeries,
Cette foule, à son tour muette, s'en ira :
Le bruit aura passé, le travail restera.
Mais tant que d'une vie inutile et sonore
Cet essaim bourdonnant peut s'enivrer encore ;
Sur la fleur ou le fruit dont il est occupé.
Tant que le vent du soir ne l'aura pas frappé.
Qu'il s'amuse et se gonfle. Il vit d'une piqûre.
Redouter son venin, céder à son injure.
Ce serait, de dépit, robustes et poltrons,
Renoncer à l'été de peur des moucherons
Sans s'arrêter, les forts marchent avec audace.
Fendant le noir essaim, qui remplit tout l'espace
56 SAINTE-BEUVE
Et dont, malgré l'air vif soufflant du haut vallon,
Ici tu n'es pas seul à sentir l'aiguillon.
Laharpe, dans son temps, sur ces vertus civiques,
Vit aussi s'acharner un peuple de moustiques ;
Et ce grand citoyen n'aura de sûr repos
Que lorsqu'un voile noir nous cachera ses os.
Vinet nous est rendu ; mais de la calomnie
N'espérons pas toujours grâce pour son génie :
Elle est déjà peut-être, aux endroits les plus purs,
Collée et rassemblant ses poisons les plus sûrs.
Il est souffrant, modeste, et sans nulle rudesse ;
L'art sous ses mains jamais ne fleurit qu'en sagesse ;
Eh bien, qu'on a de peine à lui laisser un peu.
Sans trop l'injurier, le droit de croire en Dieu !
Et tant d'autres, Monnard dont la plume intrépide.
Dans la lutte huit ans nous a servi de guide
Tous ont droit à l'outrage : on sait mieux se vanter
De les prendre en défaut que de les imiter.
Toujours armé de son fouet satirique, l'auteur en
cingle en passant les Travestisseurs, et jjrend même
pour eux une mèche assez grosse, comme celle qui leur
convenait. Je ne puis vous en montrer que quelques
nœuds.
Il est une célèbre et fumeuse boutique.
C'est là qu'on a dressé la tribune bachique
Où nos plus gros parleurs, tour à tour clabaudants,
Pérorent chaque soir la pipe entre les dents
N'espère pas des dieux qui siègent dans cet antre,
Leur verre d'une main, l'autre main sur leur ventre.
N'espère pas un jour de ri.'cevoir le prix !
Juges des bons morceaux et non des bons écrits.
SOUVENIRS 57
Leur goût est fin et sûr, leur génie est sans borne
Quand il s'agit de vins de La Côte ou d'Yvorne.
Je ne veux pas citer le reste de ce passage, parce qu'il
y a un nom écrit en toutes lettres, celui du géant rieur,
et plusieurs pseudonymes que moi-même, qui suis de ce
temps-là, ne suis plus sûr de deviner sous ce masque.
Comme tout s'oublie, tout s'efface ! même ce qui nous a
le plus occupé, saisi, animé, irrité, et que Ton croyait éter-
nel; même l'injure et ceux de qui elle partait. Et n'est-ce
pas heureux ! n'est-ce pas, en nous refusant ce genre de
souvenirs, une grâce que nous fait notre mémoire !
Viennent ensuite, pour encourager le professeur, les
noms de ceux qui suivaient son cours sérieusement et
avec sympathie.
Laisse l'orgueil stupide écumer d'impuissance.
Les sots seront toujours sots par droit de naissance.
C'est un vieux privilège, au revenu mesquin,
Que ne peut extirper le soc républicain.
Mais ceux qui t'ont compris, ceux qui de ta pensée
Ont le fil dans leur âme à la tienne enlacée
Sont autrement nombreux et font un autre poids
Que ceux dont on a vite au plus compté les voix
Vulliemin, chaque fois avant l'heure à sa place,
Sur toi fixe un regard sympathique et sagace
Et d'autres, cités plus haut, ou qui, dans le pays
même, sont déjà inconnus de la génération actuelle,
quoiqu'ils y fussent la fleur de la génération d'alors. La
plupart ont disi)aru, et Sainte-Beuve aussi (jui les con-
naissait, qui aimait à se les rappeler. Les morts vont vite,
comme dit la ballade; mais qui sait s'ils ne pensent pas à
S8 SAINTE-BEUVE
nous plus que nous ne pensons à eux ? Pour ne pas ajouter
ici des noms où il faudrait à chacun une note, je me
borne aux traits généraux, dans lesquels l'auteur carac-
térise, en quelques vers, le professeur, sa manière, son
genre d'éloquence, le sujet du cours, et ce qui en faisait
le mérite exceptionnel comme le véritable succès.
Chacun est remué bien ou mal ; on s'excite ;
On change de domaine, on étend sa limite.
J'en vois un qui, frappé par un coup décisif,
Riant avant d'entrer, s'en retourne pensif.
Tel que toi seul as pu tirer de sa chapelle
Aère son esprit sans refroidir son zèle.
Tel autre te suit mieux qu'il ne suit les sermons
Dans mes sauvages vers, dans mes rimes moroses.
Si je ne craignais pas d'entrelacer des roses.
Vois, te dirais-je encor, sur ces bancs disputés.
S'asseoir en triple rang tant de jeunes beautés.
Un bouclier de fleurs se rit des épigrammes.
N'a-t-on pas tout pour soi lorsque l'on a les dames ?
Jamais tels avocats ne perdent leurs procès !
D'abord on vint à toi par curiosité,
Par mode, par ennui, beaucoup par vanité.
On ne te sut pas gré de ta modeste allure.
On te trouvait la voix peu sonore et peu sûre.
Mais la réalité de tes vivants tableaux ;
Ces morts ressuscites dans leur chair et leurs os,
Saint-Cyran, les Lemaître et Pascal et Montaigne ;
Ces combats de géants courbés sous leur montagne ;
Le disciple ignoré, mais dont tu sais encor
Par un discret sentier surprendre le trésor ;
SOUVENIRS 59
De ce drame si vrai la puissance et la grâce
Même des plats moqueurs ont fait baisser l'audace.
« Il n'est pas orateur, disent en répliquant
I Ceux que tu t'es soumis ; mais il est éloquent. t>
Le penseur, aux détours de ta marche furtive,
Sous tes chaînes de fleurs sent son âme captive ;
Et l'humble piété jette sur ton miroir
Un regard de douceur qui tremble de se voir.
Enfin l'auteur termine par des considérations géné-
rales sur le sort de la vérité dans ce monde, sur ses
luttes, sur sa victoire, et ne craint pas d'exhorter Sainte-
Beuve lui-même à la chercher toujours plus, toujours
mieux.
Ici, plus d'un cœur t'aime et te sera fidèle.
Y puisses-tu venir souvent fermer ton aile !
Pour le bien, pour le vrai, d'ailleurs, n'espère pas
Autre chose en tout lieu que haines et combats,
Qu'imbéciles clameurs et farouches risées,
Toute la boue enfin des ignobles pensées.
Examine le monde au jour du Dieu vivant.
Tout cœur est un nuage emporté par le vent.
Tant qu'il est promené par l'humaine tempête.
Sans atteindre les cieux jamais il ne s'arrête.
II faut pour qu'il s'attache et se repose, il faut
Que s'éloignant de terre il monte au roc d'En Haut.
C'est de là seulement que, féconde rosée.
Il versera des fruits sur la terre embrasée.
Au lieu de ces torrents de fumée et d'éclairs,
Dont, stérile nuée, il ravageait les airs.
Mais, d'en bas, on poursuit d'un œil sombre et rebelle
L'âme échappée au vent de la nuit éternelle ;
6o SAINTE-BEUVE
On voudrait la reprendre et, sous l'obscurité,
La revoir, dans le gouffre errante à son côté ;
On l'appelle, on l'insulte ; et le profond Orage
Saute dans son abîme et s'y gonfle de rage,
Jetant au pur Ether avec d'affreux transports.
Un peu d'écume, au moins, pour en ternir les bords....
Voyageur fatigué d'un monde de ténèbres.
Trop longtemps étourdi par ses vapeurs funèbres.
Dans les calmes hauteurs qui s'ouvrent sous tes pas,
Suis le divin sentier, et ne redescends pas
Sous les plis et replis de riiumainc nature.
Habile à démêler le mal et l'imposture,
Pour toi, tu n'iras plus, en simple curieux,
Ne chercher qu'un spectacle où tu peux trouver mieux.
L'âme, avec son venin qui s'enfle et qui la ronge,
Avec tous ses réseaux d'orgueil et de mensonge.
L'âme, plus que le corps rebelle à s'expliquer.
Est un cadavre aussi qu'il te faut disséquer.
Ton œil est pénétrant, ta main légère et sûre,
Et jamais ton scapel ne taille à l'aventure ;
Il s'arrête, il s'enfonce aux sensibles endroits,
Et la chair palpitante a crié sous tes doigts.
"Voilà, voilà ton art ! De tous les fils de l'âme
Nul ne sait mieux que toi nous débrouiller la trame
Pour les montrer au jour lentement dévidés.
Et de bien et de mal diversement brodés.
Mais au soleil divin dans toute sa lumière,
Qu'ils découvrent leur forme et leur couleur entière,
Pénétrés, consumés par ce jour ravonnant.
Et qu'il les purifie en les illuminant !
Quand tu passes de même un doigt que rien n'effraie
Sur le secret ulcère ou la honteuse plaie,
SOUVENIRS
6i
Que dans ton autre main tu puisses nous offrir
Cette coupe où le ciel a de quoi nous guérir !
Ne cherche que le ciel quand tu creuses la terre
La terre vainement veut se cacher du ciel.
Il est son jour, son pôle et son maître éternel.
Elle le fuit, le craint ; mais il la cherche et l'aime,
Et lui garde sa place au sacré diadème.
Il faut qu'elle y retourne. Et nous qui, dans la nuit,
Dans la nuit de nos cœurs, voyons le ciel qui luit.
Prêterons-nous l'oreille au rire de ténèbres.
Dont la terre, égayant ses vanités funèbres,
Incessamment poursuit l'austère Vérité,
Dès qu'elle se présente à l'homme épouvanté ? •
Dans le cirque sanglant de ce monde en délire,
Vérité ! Vérité ! tu fus toujours martyre.
Et, quand les spectateurs sont petits et bavards,
A défaut de lions on te jette aux renards.
Mais, lorsque sur l'arène où tu leur es livrée.
Aussi bien qu'il l'a pu chacun t'a dévorée,
Ignorant quelle flamme en toi brûle leur sang.
Ils te voient reparaître et leur percer le flanc,
T'élancer à la vie et plus jeune et plus belle.
Pour remonter aux cieux, ta patrie immortelle.
Sur le sable, à côté de tes membres épars,*
Ils gisent pêle-mêle, et loups et léopards ;
Tandis que, retournant aux sphères inconnues.
Vérité ! Vérité ! tu planes sur les nues.
Cette allocution finale était certainement d'un ami,
d'un homme qui voulait, qui rêvait pour Sainte-Beuve
un rôle même plus haut que celui qu'il a, d'ailleurs, si
brillamment soutenu.
62 SAINTE-BEUVE
Quant à l'épître dont je viens de vous citer les princi-
paux passages, sinon les plus guerroyants, elle était déjà
imprimée et tirée en feuilles lorsque l'auteur eut scru-
pule de la publier sans avoir l'agrément de celui auquel
elle était adressée. Elle lui fut donc soumise. Sainte-
Beuve en prit connaissance, en dit du bien, mais laissa
voir clairement que la publication ne lui en serait pas
agréable. Mieux que l'auteur il connaissait le public, ce
que le public devait être à Lausanne comme ailleurs, et
savait qu'on ne le ramène pas en le heurtant, qu'on Tex-
cite au contraire. Peut-être craignait-il aussi davantage
une lutte ouverte, surtout dans un pays étranger dont le
terrain lui était mal connu, et peut-être encore ne voulait-
il pas se prononcer sur le rôle qu'on lui indiquait à la
fin. L'auteur renonça donc à son œuvre, toute l'édition
fut supprimée, et je crois bien qu'il n'en existe pas trois
exemplaires complets : avis aux collectionneurs.
Le cours, du reste, ne rencontra pas d'autre mésaven-
ture, et affermit de plus en plus son succès. A voir le
fond tout sérieux, religieux, du sujet, quelques personnes
s'étaient imaginées que Sainte-Beuve avait dû prendre un
secret penchant pour les croyances qu'il analysait et pé-
nétrait avec tant de justesse et de profondeur. C'était
aller trop loin. « Loin de là, rapporte l'historien de Vinet,
M. Rambert : il riait sous cape et se gaudissait, dit-on,
de la simplicité provinciale de ces bonnes âmes qui
croyaient déjà le tenir et rêvaient la gloire de sa conver-
sion. » Le gaudissait que lui attribuaient ces on-dit, je
crois, est de trop, ([uoi qu'aient pu su])i)oser quelques
contemjjorains. Le fait vrai, dont Sainte-Beuve ne se
SOUVENIRS 6^
cacha jamais, c'est qu'il respectait, qu'il admirait ces
fortes croyances, mais qu'alors même il ne s'y rangeait,
ne s'y rendait pas.
Peut-être fut-il, à de certains moments, ébranlé, comme
on croirait en surprendre la trace dans quelques-unes de
ses poésies de ce temps-là :
O mon âme disais-je, ayons fidèle attente...
Pauvre orage de l'âme où donc est ta rigueur ?
Qu'as-tu fait de tes flots, orage de mon cœur ?...
O doux chemins tournants, ô verte haie en fleur,
Soyez tout mon sentier, et ramenez ma vie *.
Ce n'étaient là, ce ne furent du moins que des ébran-
lements. Il n'était pas pour des croyances positives, sans
être alors aussi affirmativement contre qu'il le fut plus
tard. Mais à Lausanne déjà, c'était une illusion que de
le vouloir pousser au delà de cette limite de scepticisme,
parfois plus affirmatif, je le répète, que le scepticisme
ne doit Têtre, sous peine de n'être plus réellement. Cette
illusion resta longtemps encore, à l'état d'espérance du
moins, chez quelques personnes de mérite, qui, malgré
tout, voulaient croire que Sainte-Beuve ne resterait pas
toujours en dehors de ces doctrines qu'il avait si bien
exposées et contre lesquelles au fond, suivant ces per-
sonnes, tout en les niant, il se débattait. Mais en géné-
ral, sa profession de foi, ou plutôt de doute sur ces
doctrines, mit entre lui et la partie catégoriquement reli-
gieuse de son public sérieux, une sorte de petite barre
^ 'idiotes et sonnets, pag. 422, 450 et 458.
04 SAINTE-BEUVE
invisible ou de ligne de démarcation, alors peu sensible,
mais qui se manifesta davantage par la suite. A propos
de ses jeunes auditeurs des deux sexes, « il y eut, a-t-il
écrit plus tard dans V Appendice déjà cité, l'année sui-
vante plus d'un mariage et quelques fiançailles dont on
faisait remonter l'origine à ces réguliers et innocents
rendez-vous que mon cours avait procurés. » Sur le mo-
ment même il disait, en manière de jeu de mots, qu'il
aurait dû terminer son cours par ô Hymen! et non par
A?nen! comme on aurait volontiers feint de s'y attendre
dans le camp ennemi.
IV
M. Othenin d'Haussonville, dans une série d'articles
publiés par la Revue des deux mondes, dit qu'à Lausanne
Sainte-Beuve était encore « jeune et rêveur. » De quel-
que rêverie que l'entende M. d'Haussonville, Sainte-
Beuve n'avait guère le temps de s'y livrer. « Je m'em-
fermai, a-t-il écrit lui-même, ne voyant jamais personne
jusqu'à quatre heures du soir, les jours où je ne faisais
pas cours, et jusqu'à trois heures les jours où je profes-
sais. Ma leçon était de trois à quatre heures. J'en faisais
trois par semaine, et le nombre total des leçons fut de
quatre-vingt -une. Tout l'ouvrage fut construit et comme
bâti durant cette année scolaire. » Cette étude biogra-
phique par M. d'Haussonville est d'ailleurs intéressante
et assez complète en son genre. L'auteur suit Sainte-
SOUVENIRS 65
Beuve pas à pas, mais surtout dans ses ouvrages; il
ignore les dessous et les entre-deux. Il y a là aussi une
revanche de cet « état-major des salons, » avec lequel
Sainte-Beuve avait fini par se brouiller. En somme, et
en bien comme en mal, c'est un écrit gentilhomme, avec
quelques mots çà et là, entre autres sur Lausanne, qui
ne le sont pas.
Sauf de courtes promenades, comme je l'ai dit, de
rares visites, la vie de Sainte-Beuve avait été toute à son
cours, toute de travail et de réclusion, sans incident
qu'il vaille la peine de noter. L'un pourtant l'amusa
beaucoup, à cause d'une méprise de sa mère. Il avait dû
essuyer une de nos fortes bises, si forte qu'elle avait
emporté plusieurs cheminées. Il avait écrit le fait à sa
mère. La bonne dame, au lieu de « cheminées, » lit
« chemises, » et lui répond : « Mon pauvre enfant! tes
chemises ont donc été emportées, et te voilà nu comme
un petit saint Jean. » Sainte-Beuve riait... riait! Un trait
de mœurs qui le frappait comme contraste avec les
habitudes françaises, et dont il témoignait parfois un
bizarre étonnement, c'est que dans notre pays on jurât
si peu; il était presque pour en accuser un manque d'é-
nergie et de caractère.
Il avait bien peu vu Lausanne et ses environs, bien
peu parcouru l'infinie variété de ses sites, pendant un si
assidu et si absorbant travail. Cependant nous lui en
avions fait connaître une partie, et il admirait vivement
cette belle, riche et grande nature, mais toujours à sa
façon. Je me souviens qu'un jour, nous promenant sur
les pentes qui dominent le lac, je m'écriai tout à coup :
J. OLIVIER, I. 5
66 • SAINTE-BEUVE
« Quoi! VOUS ne dites rien! comment, devant une telle
beauté, pouvez-vous rester si tranquille! — Voyez! fit-il
en me montrant du doigt la chaîne des Alpes de Savoie,
si purement, si parfaitement répétée par les eaux trans-
parentes qu'on eût dit deux chaînes exactement pa-
reilles, mais réunies et soudées, l'une se dressant dans
les airs, l'autre plongeant sous les flots, de sorte qu'elles
figuraient ainsi comme un clocher gigantesque tombé de
quelque cathédrale, et à demi couché dans le lac. Cet
effet singulier et grandiose avait échappé à mon admira-
tion plus expansive, mais non pas à la sienne, plus
curieuse et plus réfléchie. »
Un de ses points favoris de promenade était les bois
de Rovéréa, au-dessus de Lausanne. Il y avait là, à
l'entrée d'une prairie, un très grand et très vieil orme,
qui n'y est plus aujourd'hui; mais j'en retrouve encore le
souvenir dans un de ces sonnets qu'il s'amusait à rimer
pour se délasser de son cours, comme le lui permettait
mieux le peu d'étendue de ce genre de composition.
Etrange est la musique aux derniers soirs d'automne
Quand vers Rovéréa, solitaire, j'entends
Craquer l'orme noueux et mugir les autans
Dans le feuillage mort qui roule et tourbillonne...
C'était bien là en effet Y orme noueux, tel qu'il me
semble le voir à sa place vide.
Un autre endroit qui lui plaisait beaucoup, c'était ce
gracieux penchant tout couvert d'arbres fruitiers, (jui, à
l'orient de la ville, descend de la route et aujourd'hui
du chemin de fer jusiju'au lac. Il y a là un jX'tit étang
SOUVENIRS 67
naturel, bas, circulaire et ombragé, Te'tang de Cham-
blande, dont Sainte-Beuve était tout particulièrement
charmé, je crois bien un peu à cause de son nom, dans
lequel il croyait retrouver le latin cainpi blandi, ou la
fontaine de Blandiisie d'Horace. Il n'y craignait pas
même, pour tout dire, les grenouilles qui. les soirs d'été,
faisaient de cet étang leur salle de concert. Sans aller
aussi loin que Mickiéwicz, dans son poëme de Thaddéus,
où l'exilé polonais, soupirant après sa patrie, pousse ce
cri bizarre, mais que la situation rend expressif et vrai :
« Oh! que les grenouilles de mon pays chantent bien! »
Sainte-Beuve mit dans un de ses sonnets :
Les reinettes en chœur de l'étang de Chamblande.
Il n'avait pas entendu ou du moins n'avait pas noté
à Lausanne d'autres coassements que ceux-là.
Son cours terminé, il repartit pour Paris; mais un
voyage en Italie nous le ramena, et il passa de nouveau
quelques jours avec nous à Aigle et à Lausanne, 011 il fit
la connaissance de Mickiéwicz, qu'on venait d'y appeler
à la chaire de littérature latine, et de M. Melegari, plus
tard professeur d'économie politique et qui, de réfugié,
est devenu aujourd'hui sénateur et ministre du royaume
d'Italie près la Confédération suisse. Il (^ontinua les
relations qu'il avait déjà formées dans notre ville, sur-
tput celles avec Vinet, dont lui-même a dit : « Le grand,
l'incomparable profit moral que je retirai du voisinage
de M. Vinet et de mon séjour dans ce bon pays de
Vaud, ce fut de mieux comprendre, par des exemples
vivants ou récents, ce que c'est que le christianisme in-
68 SAINTE-BEUVE
térieur; d'être plus à portée de me définir à moi-même
ce que c'est, en toute communion, qu'un véritable chré-
tien, un fidèle disciple du Maître, indépendamment des
formes qui séparent. Etj-e de V école de Jésus-Christ : je
sus désormais et de mieux en mieux ce que signifient
ces paroles et le beau sens qu'elles renferment. » Sur
ces relations dont il a toujours parlé jusqu'à la fin avec
un affectueux respect, on trouvera des détails encore
plus intimes et des lettres de Sainte-Beuve qui les con-
firment dans le livre de M. Rambert, Alexandre Vinet,
histoire de sa vie et de ses ouvrages, le plus intéressant,
et le plus complet qui ait paru sur cet esprit d'élite et
ce grand homme de bien. A Genève également, il con-
nut dès ce temps-là quelques hommes marquants de
cette ville, entre autres notre excellent ami, M. Edouard
Diodati-Vernet, auteur d'un ouvrage original sur le
christianisme et de la traduction des discours de Chal-
mers sur l'astronomie. Jusqu'à la fin, quand il me de-
mandait des nouvelles de personnes qu'il avait connues
en Suisse, même de celles qui n'appartenaient point aux
lettres, on les sentait gravées et bien placées dans son
souvenir.
Je le conduisis chez mon père, dans notre petit vil-
lage d'Eysins, dont le nom tout obscur n'en a pas moins
eu l'honneur de figurer dans ses vers :
Paix et douceur des champs, simplicité sacrée !
Je ne suis que d'iiier dans ce repos d'Eysins,
Et déjà des pensers plus salubres et sains
M'ont pris l'àmc au réveil et me l'ont pénétrée.
SOUVENIRS 69
Libre de soin cette fois, il y faisait des promenades et
des sonnets à travers champs, et, quand il était las, se
couchait tout de son long en pleine et haute fleur d'es-
parcette ou de sainfoin, où l'on retrouvait, profondément
marquée, la trace de son gite, à la grande stupéfaction,
— plus qu'à la stupéfaction! — de mon père et de nos
voisins campagnards, qui ne lui en témoignèrent cepen-
dant jamais rien. Lui ayant montré un chemin et un
pont qui avaient été une grosse affaire, pour laquelle
avait travaillé mon grand-père, alors syndic, il fut frappé
de ce trait de notre vie communale, et en nota aussitôt
le souvenir dans un de ses morceaux daté du village
même où il l'avait appris.
On sort ; le soir avance et le soleil descend ;
Le Jura déjà monte avec son front puissant ;
On traverse vergers, plantage sans clôture,
Négligence des prés qu'enlace la culture.
On arrive au grand pont que projeta l'aïeul,
— Vainement, — que, svndic, le père acheva seul.
Puisque nous en sommes à feuilleter celles de ses
poésies que lui inspirèrent les lieux et les choses de
notre pays, indiquons encore sa réponse aux étudiants
de Lausanne, qui, lors de son arrivée, l'avaient reçu par
un « chant de bon accueil et d'hospitalité. » Sa réponse,
malgré un sujet si spécial et de circonstance, renferme
de belles images et de nobles pensées :
Pour répondre à vos vers, à vos chants, mes amis ;
Je voulais, plus rassis de ma prose, et remis.
70 SAINTE-BEUVE
Attendre au moins les hirondelles ;
Je voulais, mais voilà, de mon cœur excité,
Que le chant imprévu de lui-même a chanté
Et vers vous a trouvé des ailes.
Il a chanté, croyant dès l'hiver au printemps.
Tant la neige à vos monts, à vos pics éclatants
Rit en fraîcheurs souvent écloses ;
Tant chaque beau couchant, renouvelant ses jeux,
A tout ce blanc troupeau des hauts taureaux neigeux
Va semant étoiles et roses...
... Je les aime ces lieux ;
J'en recueille en mon cœur l'écho religieux
S'animant à vos voix chéries,
A vos mâles accords d'Helvétie et de ciel !
Car vous gardez en vous, fils de Tell, de Davel,
Le culte uni des deux patries.
Oh ! gardez-le toujours, gardez vos unions ;
Tenez l'œil au seul point où nous nous appuyons
Si nous ne voulons que tout tombe.
La mortelle patrie a besoin pour durer,
D'entrer par sa racine, et par son front d'entrer
En celle que promet la tombe...
Ver.s la fin. il fait allusion à la perte alors récente de ce
jeune poëte, Frédéric Monneron, dont seulement quelques
mois auparavant il avait cité les beaux vers.
Et si quelqu'un de vous, poëte au large espoir.
Hardi, l'éclair au front, insoucieux de choir.
S'il tombe, hélas ! au précipice.
Gardez dans votre cœur, au chantre disparu.
Plus sûr que l'autre marbre auquel on avait cru.
Un tombeau qui veille et grandisse...
SOUVENIRS 71
Ainsi, après la petite couronne de début que Sainte-
Beuve lui avait tressée dans son article sur M. Vinet,
c'était déjà la dernière, celle du tombeau.
D'Aigle où dans ce grand voyage il fit un nouveau sé-
jour, je le menai aux Agîtes, haut pâturage situé en espla-
nade sur le lac et, comme le préau d'un château fort, au
pied des tours d'Aï. Il s'y contenta très bien du fenil
d'un chalet pour son gîte et son lit. Le lendemain, je lui
fis grimper les longues pentes qui aboutissent au créneau
colossal formé par ces deux tours de rocher nu, et j'en-
trepris même de le faire arriver jusque dans leur entre-
deux, <i'où Ton a une magnifique vue, d'un côté sur la
nappe bleue du Léman, de l'autre sur la chaîne des
hautes Alpes et leurs blanches cimes. Tout au haut, la
pente descendait fort droit et fort raide jusqu'à un petit
lac dont l'azur verdâtre scintillait vaguement sous nos
pieds dans la profondeur. Comme je m'étais un peu
trompé de chemin, et cela d'autant mieux qu'il n'y en
avait point de tracé, nous eûmes un moment difficile, où
celui dont je ^n'étais institué le guide n'eut pas trop, pour
franchir ce pas scabreux, de ses ongles de critique. En-
fin, parvenus dans l'embrasure du créneau : « Non!
s'écria-t-il en jurant et frappant du pied sur le terrain
cette fois plat et solide, non, cela, ce n'est pas vivre ! »
En vers, il me dit plus doucement la chose dans le son-
net qui commence ainsi :
Pardon, cher Olivier, si votre alpestre audace
Jusqu'aux hardis sommets ne me décide pas...
De là, nous descendîmes par une gorge pierreuse dans
7 2 SAINTE-BEUVE
la belle et profonde vallée des Ormonts; nous allâmes
d'abord nous loger à la Comballaz, peu éloignée du
charmant petit lac Lioson, tout fleuri sur ses bords et
jusque dans ses ondes, semées de bouts de rocher qui y
forment des îlots verts. Je voulus aussi le lui faire voir,
et nous nous mîmes en route. Mais comme nous allions
y arriver, voyant se redresser les pentes et se souvenant
de celles de la Tour d'Aï, il ne voulut jamais faire un
pas de plus, quoi que je pusse lui dire pour Ty décider.
« C'est en vain, me dit-il, cjue vous m arraisonnez si
bien, je retourne à notre auberge. » Nous disputâmes
ainsi assez longtemps, au bruit d'une cascatelle tombant
et dégringolant sur les rochers voisins, d'où elle mêlait
sa voix à la nôtre et avait l'air de prendre part à notre
dispute, mais pour se moquer de nous. Enfin, je fus
obligé de me soumettre, et de plus, ce qui peint assez
bien sa fougue et sa ténacité de volonté, s'étant mis aussi
en tête que j'avais grande envie de voir ce lac que j'avais
vu plus d'une fois et où je n'allais que pour lui, il me
força de pousser jusque-là, et de le laisser redescendre
tout seul. Je me hâtai de revenir et le trouvai à l'au-
berge, un mouchoir blanc autour du front, et déjà en
train de faire des vers, dans ses « humeurs véreuses, »
comme les ap])elait plaisamment sa mère, qui le laissait
absolument libre, même de faire des vers, mais qui, sa-
chant la vie, estimait sans doute assez peu ce métier; je
lui contai qu'en chemin j'avais été subitement pris d'ami-
tié par une chèvre errante, comme cela est arrivé à tous
ceux qui ont voyagé dans les montagnes, et que j'avais
eu mille peines à m'en débarrasser. L'aventure lui j^lut,
SOUVENIRS 73
il la rima sur l'heure; vous la trouverez aussi dans ses
œuvres poétiques, telle que je la lui dis au moment
même, et bien plus complètement, bien mieux surtout
que je ne pourrais vous la rapporter.
Sa mère, dont je viens de citer le mot comiquement
dédaigneux sur son occupation la plus chère, disait aussi
de lui, de ce que sa vie pouvait avoir d'aventuré : « Qu'il
me rapporte seulement ses deux oreilles, je ne lui de-
mande pas plus, je serai contente. » C'était une femme
déjà âgée, mais le corps et l'esprit sains, et d'un carac-
tère original, sans aucune affectation de langage ni de
pensée. Un jour, à Paris : « Venez, dit-elle à M™^ Olivier
qui lui faisait visite, que je vous montre quelque chose ! »
Elle la conduit devant un grand lit qui avait l'air com-
plètement garni et monté. Elle soulève la couverture.
Tout le cadre du lit était rempli d'une haute pile de
livres bien entassée et nivelée. C'étaient ceux qu'on en-
voyait de toutes parts à son fils. Ne sachant où les mettre
dans sa petite maison peu espacée, elle avait imaginé,
dit-elle, d'en faire cette espèce de matelas, sur lequel,
bien entendu, elle n'invitait personne à se coucher.
Dans le bas de la vallée des Ormonts, au Sépey, par
où nous devions revenir à Aigle, je fis faire à Sainte-
Beuve la connaissance d'un notaire, ce qui n'est ni rare
ni difficile, mais celui-ci avait de plus la passion des vers
ou du moins d'en faire. Il s'appelait Dormond, comme si
ses ancêtres étaient partis en leur temps de cette vallée
où leur descendant se trouvait de nouveau confiné. Il
avait des traits prononcés, une assez belle tête brune et
bouclée; mais il la portait malheureusement sur un corps
74 SAINTE-BEUVE
chétif et contrefait. C'étaient une nature et aussi une vie
disgraciées. Entre autres morceaux, il nous dit en avoir
un, toujours de sa composition, intitulé : Un quart
d'heure de chagrin. « C'est long, » ajouta-t-il aussitôt.
Nous le prîmes, comme il paraissait d'ailleurs l'entendre
lui-même, de la longueur du morceau et non pas du cha-
grin, en sorte que je ne jouai pas à Sainte-Beuve le mau-
vais tour de l'en faire juger. Il nous disait aussi : « J'aime
bien la poésie, mais item il faut vivre! » Cet item par
lequel le notaire se retrouvait encore dans le poëte,
amusa mon compagnon de voyage, qui s'en est souvenu
et le cite quelque part. Le pauvre Dormond ne l'a sans
doute jamais su. La visite de Sainte-Beuve avait dû être
un événement dans sa vie, mais ne pouvait rien changer
à sa position, (ju'il n'eut ])as le talent ou l'adresse d'amé-
liorer. Seul, sans famille, n'ayant pu s'en faire une, re-
buté et raillé qu'il était par les jeunes filles du village, ne
sachant pas s'y prendre avec les montagnards et se ven-
geant sur eux de son abandon par des chansons satiri-
ques, il finit par changer de religion et se faire moine à
l'abbaye de Saint-Maurice en Valais, (-'est là ou ailleurs,
je ne sais, qu'il est mort. Destinée mélancolique et bi-
zarre, dont il est curieux de retrouver une trace, si fugi-
tive qu'elle soit, dans celle du prince de la critique, dans
les mille récits de celui qu'on pourrait appeler le Plu-
tarque de la littérature.
Tel était Sainte-Beuve, en ces temps de jeunesse en-
core, mais touchant déjà à une maturité qui ne s'est
pourtant tout à fait révélée que bien des années après.
Autant (lue j'ai ])u le voir (et sur j^lus d'un jjoint ça a été
SOUVENIRS ■ 75
d'une façon rapprochée et intime), tel était en lui, à cette
époque, un de ces hommes divers que sous le même
homme il disait avoir été successivement, suivant le mot
que je vous ai rapporté de lui au commencement de
cette étude.
Pour essayer d'en rassembler les traits épars, vous-
même, dans ce qui précède, avez dû le voir à peu près
ainsi : alerte, non-seulement d'esprit comme il le fut de
plus en plus jusqu'à la fin, mais aussi de corps, quoiqu'il
n'en supportât pas si bien, n'en aimât pas autant les
grandes fatigues; se livrant du moins à un certain mou-
vement extérieur, auquel l'intérêt de sa santé aurait dû
l'empêcher de renoncer aussi complètement qu'il le fit
de proche en proche; allant, venant, marchant (la marche
lui était absolument nécessaire, et c'est le seul exercice
qu'il prit le plus longtemps qu'il put, mais, à la fin, seule-
ment dans les rues); voyageant même, tandis que pen-
dant ses vingt dernières années il ne quitta presque pas
Paris; laborieux, méthodique, jusqu'à écrire d'abord en
prose, comme Boileau, le plan et le détail de ses poésies,
pour l'une du moins je l'ai vu; singulièrement réglé et
ordonné dans son travail, faisant et observant stricte-
ment chaque jour la part du travail et des distractions,
même du plaisir; tenace, obstiné, entêté même, emporté
parfois; le front sous sa petite calotte de velours noir
que plus tard il ne quittait guère, mais déjà beaucoup
dégarni de cette forêt de cheveux roux que je lui avais
vue en 1830 et qui existe encore dans son médaillon
par le sculpteur David d'Angers; n'en étant pas plus
baau (il ne l'était, ai-je dit, ni ne prétendit jamais l'être).
76 SAINTE-BEUVE
mais la figure se dégageant mieux, prenant mieux son
caractère définitif; les yeux très beaux, de regard sur-
tout, quand ce regard vous y avait rendu attentif, et une
grâce, une finesse, un attrait tout particuliers dans le sou-
rire; ce sourire moins serré, moins sur ses gardes qu'il
ne le devint plus tard alors même qu'il semblait se lais-
ser aller et se livrer davantage, ayant une pointe et un
son de rire moins métalliques, étant peut-être moins fré-
quent et moins vif, mais plus ouvert, plus facile, venant
plus du dedans; enfin, si vous avez lu son Port-Royal
et ses œuvres du même temps, vous pouvez voir Sainte-
Beuve déjà alors chercheur, creuseur jusque dans sa
poésie, voulant tout examiner de près, les détails, le
fond, le revers et l'envers; passionné du vrai et de la
réalité historique, fouillant, recueillant tout afin d'y par-
venir, et pouvant dire comme le Poussin : « Je n'ai rien
négligé. »
Ce n'est, du reste, pas tant l'auteur, mais plutôt
l'homme que nous cherchons à saisir et à suivre. Cet
homme toujours le même et toujours changeant comme
nous tous, nous le retrouverons encore à d'autres égards.
TROISIEME PARTIE
SAINTE-BEUVE CHRONIQUEUR
Rentré définitivement à Paris, il y reprit sa vie accou-
tumée. « Depuis mon retour de Lausanne en juin dernier,
écrit-il à l'abbé Barbe le 13 janvier 1839, je me suis laissé
reprendre aisément à la vie parisienne. » Cependant elle
recommença bientôt à lui peser. Sans dire, comme dans
notre première rencontre en 1830, qu'il avait Paris « en
horreur, » ce Paris dont jamais pourtant il ne put se
passer, « O ubi Tempe ! nous écrivait-il. Oh ! quand le
calme et la vie paisible! dans l'autre vie ou dans je ne
sais quel automne qui recule, passé auprès de vous ! » Il
regrettait Lausanne et nous l'exprimait fréquemment et
avec une vivacité singulière. Il caressait même l'idée d'y
revenir. « Cher Olivier, m'écrivait-il le 29 mai 1843, je
suis tenté... de quoi ! de retourner passer un hiver à Lau-
sanne pour achever Port-Royal. J'ai ici des habitudes
78 SAINTE-BEUVE
trop prises, trop chères même, à rompre. Si je pouvais
retrouver là huit mois de loisirs studieux, et revenir avec
mes deux derniers volumes tout écrits.... Je demanderais
ici un congé (il était alors bibliothécaire à la Mazarine),
je ferais faire ma place à un sous-bibliothécaire moyen-
nant finances, j'aurais un reste d'appointements pour
vivre, peut-être le moyen de faire avec cette seconde
partie de Port-Royal un bout de cours (malgré mes ser-
ments d'autrefois) ; enfin j'agite des projets qui sont sans
doute des rêves. » Quelques jours après, en effet, le rêve
retombait déjà « Ma vue baisse, comme ma poitrine,
comme toute ma santé, ajoutait-il le i'^''juin. Hélas! si
j"avais un peu plus de vigueur, je me donnerais peut-être
encore une année auprès de vous, une année de travail
et de solitude, mais mes pauvres forces ne me permettent
plus de compter sur elles. »
On voit donc que, par la pensée, il se retrouvait sou-
vent à Lausanne ; mais il y était encore plus présent, de
fait, par sa collaboration, longtem])s secrète, à un recueil
que je dirigeais et sur laquelle je dois donner ici quel-
ques détails ; c'est un jour peu connu sur l'activité litté-
raire de Sainte-Beuve.
Dans cette même année 1843, j'étais devenu proprié-
taire et principal rédacteur d'un recueil mensuel, la Revue
suisse, fondé à Lausanne en 1838, et (jui avait assez de
peine à se soutenir. Pour le remonter et le renouveler,
j'eus l'idée d'y ajouter une chronique parisienne, ce qui
était aussi rare alors que cela est devenu commun au-
jourd'hui. Je pensais la composer d'après les journaux et
ce (lue je savais moi-même de Paris, où je venais de faire
SOUVENIRS 79
encore un séjour. J'y avais aussi des amis pour me ren-
seigner au besoin, Sainte-Beuve et d'autres, en particu-
lier un de mes jeunes compatriotes , Adolphe Lèbre ,
dont les articles, très remarqués dans la Revue des deux
mondes, promettaient un penseur et un écrivain, mais que
déjà l'année suivante une fin prématurée enleva dans le
plein succès de son début. Ses lettres et celles de Sainte-
Beuve pouvaient me tenir au courant, me fournir des dé-
tails. Je composai ainsi le premier numéro. (Janvier 1843.)
L'ayant envoyé à Sainte-Beuve, il prit feu aussitôt, et,
outre quelques fragments de ses lettres que j'insérai dans
le numéro de février, il m'envoya dès lors, déjà en mars,
une correspondance régulière pour ma chronique, qui
ainsi devint plutôt la sienne, en fait de nouvelles de
Paris. Il y débutait par un article développé sur les Gé-
nies persans, de Lamennais.
Cette collaboration écrite, et continue, dura jusqu'en
juillet 1845, où, songeant à m'établir à Paris, je remis la
Revue suisse à un éditeur de Neuchâtel, M. Wolfrath. Je
continuai néanmoins d'en rédiger la chronique jusqu'en
1860, de Paris même, où je m'étais définitivement fixé
avec ma famille en 1846. J'avais des renseignements par
Sainte-Beuve, par mes autres amis Charles Clément (des
Débats) et Gleyre, le grand peintre, très bon juge aussi
très au courant des hommes et des choses, et à même de
les voir de près. Mais ni eux, ni Sainte-Beuve ne me
fournissaient rien d'écrit. Depuis août 1845, ^^ chronique
fut entièrement rédigée par moi jusqu'à sa fin en 1860,
sauf pendant quelques courts voyages en Suisse où
M"i<^ Ohvier voulait bien me remplacer. Ceci pour fixer
8o SAINTE-BEUVE
les dates. C'est de mars 1843 à juillet 18^15 que va la col-
laboration régulière et écrite de Sainte-Beuve, c'est-à-
dire pendant vingt-neuf mois.
Durant tout cet espace de temps, elle continuait donc,
en quelque sorte, son séjour intellectuel à Lausanne, mais
un séjour du plus strict incognito. Il me l'avait imposé
comme condition absolue, me le recommandait fréquem-
ment dans ses lettres, et souvent dépistait lui-même les
curieux en donnant mon correspondant comme un Suisse
de passage à Paris ou de quelque autre façon. « Mettez
ceci, me disait-il, comme rédigé par un compatriote. »
Ou bien : « Voyez, mon cher Olivier, à faire de tout cela
ce que vous pourrez. Donnez-le comme tiré de vous-
même, tiré des journaux ; enfin, qu'il y ait un double ri-
deau de mon côté. » Ou bien encore : « Cher Olivier, je
vous dirai que je ne suis pas sans quekiue souci pour
cette chronique. Ma position personnelle est très bonne
quand je ne vais i)as dans le monde et que je boude.
Alors j'ose. Quand j'y retourne, quand je suis repris,
alors je deviens plus timide. Je suis dans un de ces accès.
Il s'y mêle du scrupule. Je vous dis cela, sans but, et
parce que cela m'inquiète quelquefois depuis quelque
temps. Mêlez le plus que vous i)ourrez d'Allemagne.
Il me semble que vous n'avez rien d'Angleterre. » Voici
un trait curieux qui montre sa finesse d'invention, si je
puis dire, en fait de déguisement. Retouchant sa pre-
mière rédaction d'une plirase de l'article sur Jacqueline
Pascal : « au lieu de : amour des hommes en Jésus-
Christ, mettez, me dit-il, ^;; Christ, selon l'usage de là-
bas qu'on n'emploie jamais ici. »
SOUVENIRS 81
Ailleurs, en i^lus d'un endroit, il se rassure, en me ré-
pétant et se répétant à lui-même qu'on ne lit pas la Revue
suisse à Paris. « Figurez-vous bien, me disait-il, qu'on ne
lit pas ici la Revue suisse. Consultez donc votre seule
conscience. » Enc:ore moins la croyait-il possible à Paris
même, si on l'y avait transportée, mais il aurait voulu la
voir se dévelo]Jijer et devenir un centre littéraire à l'é-
tranger. Il en eut un moment l'idée très vive. Voici deux
fragments de lettres où il me l'exposait, le premier à
partir même de son début à la chronique.
« .... Je reviens aux affaires qui pour moi se rejoignent
aux affections. Tâchez, mon cher Olivier, de fonder là-
bas quelque chose, un point d'appui quelconque, un or-
gane à la vérité; je serai tout à vous. Ici il n'y a rien,
rien de possible, il faut le point d'appui ailleurs, indé-
pendant: ce que Voltaire a fait à Ferney avec son génie
et ses passions, pourquoi ne le fonderait-on pas à Lau-
sanne avec de la probité et du concert entre trois? Pour
moi, je me sens de plus en plus ici comme étranger; les
Débats ne deviendront jamais mon nid. D'abord la ])oli-
tique, puis en second lieu la goualeuse, toutes les goua-
leuses présentes et à venir, voilà ce qu'on veut; Homère
et les Muses n'y viennent qu'en troisième et quatrième
rang comme pis-aller et tolérance. Faites-nous là-bas
bien vite une patrie d'inteUigence et de vérité; je vous
aiderai d'ici de tout mon pouvoir, et peut-être un jour de
plus près. Durez seulement. ■->
Le second fragment est de la fin de cette première
année. Sainte-Beuve est encore plus explicite sur ce qui
ne se peut et sur ce qu'il faudrait pouvoir faire :
i. OLIVIER. 1. 0
82 SAINTE-BEUVE
« Ce n'est jamais à Paris qu'elle (la Revue suisse) trou-
vera ni lecteur ni abonné. Il faut partir de là. Je vous
assure que c'est ma conviction intime, quand même je
n'y serais pas intéressé. Un seul lecteur ici, de ces lec-
teurs que vous et moi nous savons, me paralyse et arrête
ma plume. Mais il ne s'agit pas de cela. Vous le vou-
driez, que vous ne trouveriez pas de ces lecteurs, à
plus forte^ raison d'abonnés. Ce qui vous paraît bien, pa-
raîtrait ici ou fade, ou indiscret, ou suranné. On dit tout
cela à Paris et plus encore; mais on ne l'écrit pas. Là
commence l'originalité de la Revue suisse. Qu'elle s'y
fortifie. Son public, celui auquel elle doit viser de plus
en plus, c'est le dehors, c'est la Suisse et l'Allemagne:
Suisse allemande et française et ce qui s'ensuit. Conqué-
rons ce champ, s'il se peut.
» L'étranger c'est, on l'a dit, à beaucoup'd'égards, une
province et la dernière de toutes; oui, mais, à d'autres
égards, c'est im commencement de postérité: écrivons
pour ce dernier aspect.
» Si la Revue des deux mondes manquait (ce qui est
toujours possible d'un moment à l'autre, tout tenant à
Buloz), il n'y aurait pas ici un seul journal où il se pour-
rait faire le moindre petit bout de critique vraie, même
purement littéraire. Fondons une ])lace de sûreté là-bas.
C'est aujourd'hui une féodalité d'un nouveau genre;
ayons chacun notre château. Lamartine, son journal de
Mâcon; M^n^ Sand, son journal du Berry; nous, notre
Revue suisse. Qu'elle devienne une chose respectable.
Qu'elle soit littérairement ce qu'est la Bibliothèque uni-
SOUVENIRS 83
verselle de Genève scientifiquement, laquelle n"est aucu-
nement lue ici, sachez-le bien.
» Voilà un an que dure le prospectus (car ce n'est que
cela), il est bon; pourrons-nous tenir et pousser plus loin?
Je n'ose rien assurer; je suis moi-même bien fragile, bien
partagé. Mais si l'on était unanime, il y aurait de quoi oser.
» L'essentiel aussi serait de trouver un libraire, un
Cotta, une cheville ouvrière, l'âme animale des anciens
philosophes. Il faudrait un libraire sûr, sage, intelligent,
complice, ayant des fonds et des relations (il n'y aurait
de fonds nécessaires que les frais d'impression et les
appointements du rédacteur en chef). Le reste irait de
surcroît et selon le succès. M. D*** n'offre, par malheur,
pas ce qu'il faudrait. Ne pourrait-on (en faisant la Revue
à Lausanne) trouver le libraire ailleurs, à Francfort, à
Leipzig, que sais-je? cela la ferait aller au cœur de l'Al-
lemagne, et on écrirait en conséquence.
» Encore un coup, c'est là la pente, c'est là le courant
possible, et aussi nécessaire que celui de l'Autriche par
le Danube. Vouloir faire d'ici un centre, c'est une chimère.
Laissons Paris et visons à Appenzell. La gloire au bout
du compte s'y retrouverait.
» Je cause et bavarde, en condensant le plus possible.
Je voudrais être plus libre que je ne suis. Si je l'étais un
jour, et si cette Revue allait et durait, on pourrait y réa-
liser quelque rêve. Mais moi-même je me sens si faible,
si peu sûr de l'avenir, que je ne vous envoie ces saccades
que pour ne pas vous- supprimer mes pensées sur un sujet
si cher. » (Lettre du 12 décembre 1843.)
84 SAINTE-BEUVE
Enfin, jusque dans ce projet un moment caressé d'un
second séjour à Lausanne et peut-être d'un second cours,
il n'oubliait point la chronique; il ajoutait à ce qu'on a
lu plus haut sur ce sujet: « Quant à notre chronique, La-
bitte vous écrirait, et puis il y a plusieurs façons de la
faire. Et enfin je contribuerais de près à la Revue suisse
par quekjues fragments de mon livre. Vous voyez bien
que je rêve. (Mai 1843.)
II
Ce recueil, auquel il demandait de « durer. » dura en
effet, mais sans pouvoir tirer d'un petit pays toutes les
ressources nécessaires pour le grand développement qu'il
rêvait. D'ailleurs, la position de Sainte-Beuve à Paris s'a-
méliorait et s'y fixait de plus en plus, entre autres par
son élection à l'Académie en 1844. La mienne au con-
traire, tout obscure qu'elle était, se trouva déracinée à
I,ausanne, l'année suivante, par une révolution canto-
nale, faite au nom de masses et en masse et dont la vie
littéraire était la moindre préoccupation. Jusque-là, mal-
gré les approches de l'orage, la Revue suisse et sa chro-
nique continuèrent sur le même pied, et Sainte-Beuve y
fit régulièrement ses envois, mais toujours dans le plus
grand secret.
Ce secret, plus ou moins soupçonné à Lausanne et
dans la Suisse française, ne fut jamais avoué tant que
dura la collaboration de celui qui l'avait exigé, ni de bien
des années après. Vers la fin cependant de la chronique,
SOUVENIRS ■ 85
que je continuai, seul, de Paris, ai-je dit, jusqu'en 1860,
voulant régler mes comptes avec elle, je fis entendre, et
de plus en plus clairement, à qui elle avait dû cette col-
laboration si curieuse et unique en son genre.
Déjà en février 1854, faisant la chronique de la Chro-
nique elle-même, je disais:
« J'avais bien eu le premier l'idée de cette sorte de causerie
libre et désintéressée, mais non indifierente, sur les événements
du mois, sur ce qu'on en savait et ce qu'on en disait à Paris,
leur principal centre ; je la voulais essentiellement narrative, ni
aigre ni pédante, et quand je commençai dans la Revtw suisse,
qui auparavant n'avait que sa chronique locale, j'en marquai
l'esprit et le ton dans ce sens, comme j'ai tâché de le lui conser-
ver jusqu'ici ; mais bientôt je ne fus plus le seul, ni même, il
s'en fallait de beaucoup, le principal ouvrier dans cette partie
nouvelle ajoutée au recueil que je dirigeais.
» Il me venait de Paris d'abondantes notes, aussi sûres que
précieuses, fournies par de bons yeux, qui voyaient bien, et de
près. Quelques-unes étaient de mon ami Adolphe Lèbre, si re-
gretté de tous ceux qui l'ont connu ; le plus grand nombre, d'un
autre auquel il m'avait tallu promettre le secret le plus absolu,
et qui se plaisait lui-même, dans la Chronique, à dépister les cu-
rieux, mais qu'on a dû deviner, ne fût-ce qu'à son style. Il a un
nom, et un très grand nom, dans la critique et la littérature
contemporaines. C'est là une des explications que je tenais à
donner une fois ou une autre, en faveur des Saumaises et des
bibliophiles futurs, s'il y en a encore dans la suite des temps, et
pour leur éviter de plus grandes tortures. »
Enfin, dans l'avant-dernière chronique (novembre 1860),
ayant cité du Chateaubriand de Sainte-Beuve le curieux
passage sur Chateaubriand et Lamartine, j'en profitai
86 ' SAINTE-BEUVE
pour le nommer tout à fait. Mais il faut avoir sous les
yeux la fin de ce passage pour comprendre. C'était dans
le salon de M""*^ Récamier. Elle complimentait Lamar-
tine sur Jocelyn.
<L Après un certain temps de conversation sur ce ton, ajoute
Sainte-Beuve, elle louant, et lui (Lamartine) l'y aidant avec cette
fatuité naïve, il sortit : elle l'accompagna jusque dans le second
salon pour lui redoubler encore ses compliments ; mais la por-
tière de la chambre était à peine retombée que Chateaubriand,
qui jusque-là n'avait pas desserré les dents (quoique deux ou
trois fois Mme Récamier se fût appuyée de son témoignage dans
les éloges), éclata tout d'un coup et s'écria, comme s'il eût été
seul: «Le grand dadais! » — J'y étais et je l'ai entendu, ajoute
Sainte-Beuve.
» (Quelque chose, je crois, de cette anecdote, dit-il encore
entre parenthèses, a été imprimé autrefois dans une Revue suisse,
mais cette version-ci est la bonne.) «
La bonne, certainement, et de beaucoup la meilleure
par le nombre et le pittoresque des détails, mais la
mienne était au fond exactement la même. Voici, en
effet, ce que j'avais mis, le tenant de Sainte-Beuve, dans
une note de la chronique de novembre 1847:
« Il y a quelques années, dans une maison où les deux illus-
tres s'étaient fortuitement trouvés en présence, Chactas, impa-
tienté et redevenu sauvage ce jour-là, laissa échapper un mot
bien étrange : « Grand dadais! » dit-il entre ses dents. Ce mot était
sans doute un véritable a parle, et non pas un a parle de tiiéàtre ;
mais quelques-uns des assistants le surprirent au passage, on se
le racontait dans le temps, et il nous a paru assez curieux pour
être caché ici en note. «
SOUVENIRS 87
Mais Sainte-Beuve avait voulu encore un peu dépister,
et peut-être aussi n'avoir pas l'air, avec son public pari-
sien, d'attacher trop d'importance à « une Revue suisse. »
Quoi qu'il en soit, j'ajoutai dans la chronique, au pas-
sage que je venais d'y citer: « C'est ainsi que M. Sainte-
Beuve termine le récit de cette anecdote, par ce petit
coin de parenthèse, et comme pour la dire seulement du
coin de la bouche. A bon entendeur demi-mot. Pour
ceux, en effet, qui voudront prendre la peine de relire
notre chronique de la chronique (voir plus 'haut), ce
demi-mot suffit. » Les lecteurs de la Revue suisse n'a-
vaient qu'à chercher le renvei indiqué: Sainte-Beuve
était nommé.
Au reste, lui-même, dans ses N'ouveaux lundis, en vint
à parler ouvertement de notre chronique et, sinon avec
autant de détails et de précision que j'y ai mis, très
explicitement de la part qu'il y avait prise. C'est dans
un article sur Matthieu Marais, lequel est de 1864.
« A mon retour, dit-il, de la Suisse française, où j'avais gardé
des amis, vers 1840, je concevais un parfait journal littéraire,
dont il y aurait eu un rédacteur double, l'un à Paris pour tout
savoir, l'autre à Lausanne ou à Neuchâtel pour tout dire, —
j'entends tout ce qui se peut dire honnêtement et avec conve-
nance. Mais ces convenances varient et s'élargissent vite en rai-
son même des distances. On peut, avec probité et sans manquer
à rien de ce qu'on doit, bien voir à Paris sur les auteurs et les
livres nouveaux ce qu'on ne peut imprimer à Paris même à bout
portant, et ce qui, à quinze jours de là, s'imprimera sans incon-
vénient, sans inconvenance, dans la Suisse française. Je l'ai
éprouvé durant les années dont je parle. (1843-1845.) J'avais eu
88 SAINTE-BEUVE
ces pays un ami, un de ceux de qui l'on peut dire qu'ils sont
unanimes avec nous, un autre moi-même, M. Juste Olivier, et
nous nous sommes donné le plaisir de dire pendant deux ou
trois ans des choses justes et vraies sur le courant des produc-
tions et des laits littéraires. On le peut, on le pouvait alors sans
être troublé, ni même soupçonné et reconnu. J'excepte la poli-
tique, mais, pour la littérature, Paris ne s'inquiète que de ce qui
s'imprime à Paris. »
Dernière preuve, enfin, de l'importance réelle et fon-
dée qu'il çionnait à cette partie prestpie inaperçue et en
quelque sorte cachée de son long et vaste travail de
critique, il a écrit, de sa main, en tête de son exemplaire
de la Revue suisse pendant les trois années de sa colla-
boration:
« Les chroniques de cette Revue suisse depuis janvier 1845
jusqu'en juillet 1843 sont d'une même plume. A partir de cette
date de juillet i<S4), elles cessent d'en être, quoi qu'en dise l'aver-
tissement publié à cette époque. Dans un intervalle de deux
ans et demi, elles peuvent ofifrir de l'intérêt pour l'histoire litté-
raire. «
Comme on a déjà pu en juger par ce cjui précède,
cette note, vraie en gros et qui ne pouvait pas tout dire
en quelques lignes, n'est pas absolument exacte. D'abord,
je l'ai déjà indiqué, la collaboration réelle et soutenue de
Sainte-Beuve ne commence qu'en mars 1843. Les numé-
ros de janvier et février ne contiennent que de courts
fragments tirés de ses lettres à lui, et à moi personnelles,
fragments cjue je ne jjuis bien constater, n'ayant pas jus-
(ju'ici retrouvé ces lettres. Ensuite, « ces chroniques, »
même depuis sa collaboration, qui en fait ( ertainement la
SOUVENIRS 8g
partie la plus considérable et de beaucoup le plus grand
intérêt, ne sont cependant pas « d'une même plume. »
Elles renferment aussi des nouvelles de Suisse, d'Angle-
terre et d'Allemagne qui ne venaient point de Sainte-
Beuve. Puis, même dans la chronique parisienne, qui est
essentiellement de lui, il y a çà et là des morceaux, mêlés
aux siens, peu distincts, qui sont d'autres correspondants.
Enfin, l'avertissement du nouvel éditeur de Neuchâtal,
où la Revue suisse fut transférée en juillet, disait bien que
la chronique continuerait à être rédigée par M. Olivier
(ce qui était vrai), mais ne nommait point Sainte-Beuve,
pas même dans la liste des collaborateurs du recueil.
Cette note autographe pouvant avoir une valeiu" bi-
bliographique, j'ai dû la ramener à son point juste, ne
fût-ce que pour ne pas laisser les éditeurs et les biogra-
phes de Sainte-Beuve courir le risque de lui attribuer ce
qui ne serait pas digne de lui.
Son légataire et premier secrétaire, M. Troubat, son-
geait à tirer cette correspondance du recueil où elle
parut, pour la publier en un volume à part. Mais ici se
présentait plus d'une difficulté: d'abord ce triage des
correspondants ; puis surtout ceci : Sainte-Beuve m'écri-
vait le plus souvent à bâtons rompus, comme il le dit
lui-même, sur les sujets qui lui venaient ou lui revenaient
à l'esprit, corrigeant, complétant, adoucissant la pre-
mière version. En un mot, sa correspondance ne m'arri-
vait pas d'un bloc, mais par plusieurs lettres successives,
grandes ou petites, quelquefois un carré, une bande de
papier au dernier moment. Il était rare qu'elle ne contînt
ainsi bien des retouches et des repentirs. « Arrangez
90 SAINTE-BEUVE
tout cela, me disait-il: je vous fais mon article par bouts,
au fur et à mesure, ce m'est plus commode; vous, mon
cher Olivier, vous vous en tirerez comme vous pourrez. »
Je tâchais donc de m'en tirer, et ce n'était pas toujours
facile. Il me fallait combiner et réunir souvent dans un
autre ordre, ces diverses rédactions, les fondre ensemble,
de manière à ce qu'elles fissent un tout et eussent une
suite, sans cependant changer le texte, y rien ajouter et
en rien retrancher d'essentiel. Sainte-Beuve voulut bien
me témoigner à plusieurs reprises qu'il était satisfait de
mon arrangement. « Très bien, cher Olivier, m'écrivait-
il, vous me tirez au clair à merveille. » (Lettre du 17 juin
1843.) « Merci, cher Olivier, la chronique est très bien
imprimée aux endroits délicats, et le tout est couvert
aussi bien et mieux que je ne ])ouvais le désirer. » (27 sep-
tembre même année.) Je savais à qui j'avais affaire en
fait de justesse et d'exactitude.
Peut-être donc cette correspondance, ainsi mise en
ordre et au net d'après elle-même, répond-elle le mieux,
encore aujourd'hui, à la pensée et au désir de son auteur,
et certainement, on le voit, elle y répondait cpiand elle
parut. Du reste, ayant conservé les originaux, .que je co-
piais pour l'imprimerie, afin que rien ne trahît le secret,
on peut aussi avoir, par là, la rédaction brute en quelque
sorte, et successive.
III
Si l'on veut avoir un échantillon de sa manière et de
ce qu'il a été comme chroniqueur sans (ju'on se doutât
SOUVENIRS 91
qu'il le fût, il en a indiqué un lui-même dans un article
sur Eugène Sue, où il dit en terminant: « Ce qu'on a
écrit de plus juste à mon sens sur les Mystères de Paris
se peut voir dans la Revue suisse, année 1843, pages 550,
618, 666, et année 1854, page 68. » Ces bouts de chro-
nique sont de lui. Ecrits à d'assez longs intervalles, ils
se tiennent et forment un tout du même esprit et de même
style, l'un et l'autre très libre, même mordants. Pour
continuer l'incognito que voulait mon correspondant,
voici d'abord comment, dans un petit préambule où les
noms cités me venaient aussi par ses lettres, je le dissi-
mulais, le couvrais, suivant une de ses expressions.
« La Gazette d'Augshourg a publié dans le genre des nôtres,
mais avec des détails moins particuliers, d'intéressantes esquisses
des salons de Paris et des célébrités qui les fréquentent : entre
autres du salon de M^e Récamier, où tout se groupe autour do
M. de Chateaubriand, comme chez M^e de Castellane c'est
autour de M. Mole, autour de M. Pasquier chez M"ie de Boignes,
de M. Guizot chez la princesse de Liéven, etc. Parmi ces portraits
il en est un surtout qui jusqu'ici manque à notre petite galerie
et qu'on nous permettra d'emprunter à la grande , celui de
M. Sainte-Beuve, que le correspondant de la Gazette d'Aiigsbourg
rencontre chez M™<^ Récamier entre Cliateaubriand, Ampère et
Ballanche.
» Sainte-Beuve, dit-il, le plus aimable causeur de la France
> actuelle et, dans la critique, le seul peut-être parmi nos mo-
» dernes qui réussisse à unir la fantaisie et l'individualité avec
» un jugement sain et du savoir. Comme poëte, sa muse se plaît
» dans les sujets de cœur et familiers (iii traidichen Kreiseii).
» Après une conversation avec Sainte-Beuve, un ami me disait :
» Sur le plus simple sujet, il est plein de saillies, àlmmour et
92 SAINTE-BEUVE
» d'esprit, et ressemble à ces insectes de feu qui échappent vo-
» lontiers dans l'ombre à la poursuite, mais qui, à chaque coup
» d'aile, se trahissent par une étincelle. »
» Ces articles (Nos j 5 ^^ i j^^ etc.), ajoutais-je, contiennent ainsi
quelques détails pittoresques ou biographiques sur MM. Rossi,
Lebrun, Hugo, sur M™^^ de Rémusat, Delphine Gay, etc. Mais
en voici, sur Eugène Sue et sur ses rivaux, de beaucoup plus
circonstanciés, adressés à un journal étranger par un correspon-
dant anonyme, mais fort au courant de Paris où il semble fixé,
en tous cas libre et fin dans ses jugements et aussi original que
bien informé. Nous lui empruntons en partie ce qui suit (c'est-
à-dire ce que Sainte-Beuve m'écrivait) :
— » Le grand succès persistant et croissant est celui des Mys-
tères de Paris. Il faut y voir un des phénomènes littéraires et
moraux les plus curieux de notre temps. Les huit ou neuf vo-
lumes publiés ont été payés à l'auteur trente mille francs, je
crois. On va en faire une édition illustrée. Il a déjà été fait des
gravures isolées qui se voient dans les passages et sur les boule-
vards ; il y a des romances de la Goualeuse et on les chante au
piano. Dans les cafés, on s'arrache les Débats le matin ; on loue
chaque numéro qui a le feuilleton de Sue jusqu'à dix sous pour
le temps de le lire. Quand l'auteur retarde d'un jour, les belles
dames et les femmes de chambre sont en émoi, et M. Sue écrit
(comme il l'a fait le mercredi 9 juillet) dans les Débats un petit
mot sur sa santé pour rassurer le salon et l'antichambre. Que
M. de Chateaubriand ait la goutte ou qu'un honnête homme de
vraie littérature tremble la fièvre, nul ne s'en inquiète, mais
.M. Sue! son silence par cause de rhume est devenu une calamité
publique. On se demande où tout cela va. Habile et assez spiri-
tuellement hypocrite qu'il est, il a très bien compris qu'après les
chapitres d'appât et de licence, il fallait se faire pardonner ce
qui avait alléché ; aussi s'cst-il jeté aussitôt sur la philanthropie
SOUVENIRS 93
si à la mode aujourd'hui. Il y aurait de belles et profondes consi-
dérations à faire sur ce sujet : En quoi la philanthropie vèe de la
corruption diffère de la charité?... Grâce à ce prétexte, chacun suit
en conscience et sans remords M. Sue partout où il vous conduit :
c'est pour le bon motif, la fin justifie le lieu. Il aura droit bien-
tôt de mettre à une prochaine édition de ses Mystères cette épi-
graphe édifiante :
J'ai fait un peu de bien, c'est mon plus bel ouvrage !
Si j'étais de l'Académie, je le proposerais l'année prochaine pour
le prix de vertu ou de l'ouvrage le plus utile aux mœurs. Vous
rappelez-vous comme dans Atar-Gull il s'est moqué de ce prix
de vertu ? donc qu'il l'obtienne ! Les provinces mordent surtout
à belles dents et avec un surcroît de candeur. Les procureurs du
roi du chef-lieu d'arrondissement et même les présidents de cour
sont émus, et correspondent avec l'auteur pour lui soumettre
leurs idées et discuter les siennes-, il répond dans les Débats très
officiellement et sans rire à ces missives qui lui donnent un ca-
ractère respectable et qui servent à couvrir son jeu. Il reçoit bien
aussi d'autres petites lettres un peu plus légères sur les mérites
de la Goiialeuse et de Rigolette, auxquelles il répond confiden-
tiellement sur un ton plus gai ; il doit bien rire vraiment et a
bien droit de mépriser un peu fort l'espèce. Sue est d'ailleurs
un assez bon garçon (good Jelloiv), qui ne prend pas trop au grave
sa bonne fortune de grand homme ; il ne se donne pas pour un
écrivain, mais pour un homme à idées et à combinaisons roma-
nesques, ce qui est vrai. Il a de l'invention à cet égard, il sait con-
struire. C'est un mérite, mais ce n'est pas le seul, et il l'exagère...
.... » Eugène Sue a beaucoup vécu ; dans sa première jeunesse,
il a été aide-chirurgien de marine. Son père, professeur assez
distingué de l'Ecole de médecine à Paris, l'avait envoyé là pour
se former et jeter sa gourme : il a su de bonne heure le fond de
94 SAINTE-BEUVE
cale, il nous en fait jouir aujourd'hui. Il rapporta de là son idée
de roman maritime, par où il a débuté. Depuis lors, il s'est
exercé dans bien des genres; il vient de trouver le sien.... —
Sue a été très riche ; on l'a dit un peu ruiné, mais il n'a jamais
eu l'air de l'être. Il va volontiers en équipage. Les soirs dans le
monde, il est très paré, mais lourdement, et y montre peu d'es-
prit et de vivacité de conversation ; il y parle bas et avec une
sorte d'affectation de bon ton. Il se rattrape au sortir de là et se
dédommage en plus libre compagnie. Il a une très jolie maison
dans le faubourg élégant (rue de la Pépinière), une espèce de
petit kiosque chinois, avec rochers, verres de couleurs, etc., et
surtout un jardin charmant, tout à fait chinois aussi. Cette mai-
son jouit d'une certaine célébrité, et les jeunes femmes à la mode
faisaient quelquefois (il y a une couple d'étés) la partie de plaisir
d'aller voir le matin la maison de M. Sue. Tous ces détails sont
faits peut-être pour intéresser, se rapportant au romancier le
plus en vogue du jour et qui, je le répète, a d'ailleurs le bon
esprit de prendre humainement son triomphe. »
Dans une des chroniques suivantes, Sainte-Beuve ajou-
tait:
« La mystification des Mystères de Paris continue. Un jour
(voir les Débats du 1 3 août), un avocat du roi invoque ce livre
comme autorité. Le lendemain, Sue discute la question d'huma-
nité relativement aux médecins dans les hôpitaux. Parti du Rétif
et du de Sade, il est en voie d'aboutir au Saint-Vincent de Paule
en passant par le Ducray-Duménil. — Clos sous forme de roman,
les Mystères de Paris vont reprendre au boulevard sous forme de
mélodrame : l'auteur s'occupe déjà à les tailler dans ce nouveau
pli : industrie, industrie sur toutes les coutures ! »
Et plus loin encore :
« On annonce d'Eugène Sue un nouveau roman en feuille-
SOUVENIRS 95
tons, le Juif errant : ce seront les mystères du monde et de tous
les pays. La Presse et les Débats se disputent ce prochain roman
et on est aux folles enchères.
8 Eugène Sue a reçu, dit-on, à l'heure qu'il est, plus de onze
cents lettres relatives aux Mystères de Paris, magistrats qui lui
soumettent leurs idées, jeunes filles vqui lui offrent leur cœur. Il
pourra publier tout cela en appendice : ce ne sera pas le volume
le moins piquant. Et voici comment parle de lui la Ruche popu-
laire, revue mensuelle, rédigée et publiée par des ouvriers (nu-
méro d'octobre 1843):
'( On sait le plaisir extraordinaire et les émotions que les ou-
ï vriers éprouvent à la lecture des Mystères de Paris, l'un des
» ouvrages les plus neufs et les plus remarquables, sans contre-
» dit, qui soient jamais apparus sur la scène littéraire. C'est un
I poétique et hardi tableau des dangers, des guet-apens, des
j> duplicités infernales et des misères affreuses qui assiègent et
B moissonnent les prolétaires ou travailleurs, sans ressources,
j» sans providence ou protection tutélaire. La lecture en est at-
» trayante, toujours variée et saisissante : aussi chacun le vou-
» drait-il avoir en propre, et le conserver comme un des livres
» les plus chers à son cœur.
» Mais il n'est pas que les ouvriers qui soient avides de cette
■D peinture attachante : outre certains magistrats qui avouent y
» trouver eux-mêmes d'utiles enseignements, nous citerons une
ï dame (l'épouse de notre ami M. D.-D., horloger) qui en fit,
ï durant une maladie de langueur, sa consolation spirituelle et
» sa dernière lecture ; après sa mort, on retira le sixième volume
ï des Mystères de dessous son oreiller.... »
» L'auteur de l'article conte ensuite l'histoire d'un jeune ap-
prenti qui profitait de ce que son maître l'envoyait louer les
Mystères de Paris, pour les lire auparavant lui-même, répondant
« avec aplomb « au patron impatienté que le livre n'arrivât pas :
96 SAINTE-BEUVE
(( On m'a dit demain, monsieur... » Le jour, il le cachait entre
deux pierres, dans un coin sombre de l'atelier oîi il se faufilait
de temps en temps pour en dévorer quelques pages ; le soir, il
le lisait à sa famille assemblée. Le passage, « si pathétique et si
» courageusement décrit, du Lapidaire, fait fondre en pleurs la
)' mère et les cinq enfants, petites filles et petits garçons. Quant
' au père, il fait le grave pour dissimuler son émotion. Quelques
» instants après, la famille un peu revenue de sa surprise, se
» passait la main sur les yeux en riant de son chagrin inattendu.
). — Eh bien, ma foi, c'est égal, dit le père, c'est tout de même
« extraordinaire ; et (poursuivit-il en regardant le ciel), quoique
» Eugène Sue fasse fondre les cœurs, ce qu'on peut demander à
« DIEU, c'est qu'il envoie souvent des hommes pareils sur la terre. »
» On l'a dit, remarque là-dessus Sainte-Beuve, on est toujours
\q Jacobin de quelqu'un. Tout est relatif: peut-être après tout,
que les Mystères de Paris sont un livre de morale pour les per-
sonnes de la Cité et de la Rue aux fèves. Décidément, Sue, sans
le vouloir, aura touché quelque fibre vive et saignante, et elle
s'est mise à vibrer. L'humanité, dès qu'il s'agit d'elle, se prend
vite au sérieux : elle est toujours en train de légendes et il lui
faut des saints à tout prix. Rien n'est burlesque pourtant comme
ces élancements à saint Eugène Sue, quand on sait le dessous des
cartes! — Enfin, Réranger (grave symptôme!) est allé visiter
l'auteur à la mode ; le chansonnier populaire a semblé reconnaître
le romancier populaire. On ne dit pas s'ils ont bien ri. Ils auront
fait les bonnes gens sérieux. Vivent les gens d'esprit pour suffire
à tout! )■
Enfin, l'année suivante, à jîropos d'un article de M. Pau-
lin Limayrar sur les Afystircs de Paris dans la Revue
des deux mondes, Sainte-Beuve donnait ainsi son juge-
ment final sur l'ouvrage :
SOUVENIRS 97
« La Revue suisse voit avec plaisir qu'elle avait frappé d'avance
dans le même sens et qu'en tirant sur le temps elle avait atteint
juste aux mêmes endroits. Cela doit nous encourager à ne pas
nous croire trop provincial ni trop dupe. Et remarquez que cet
article de M. Limayrac est le seul jusqu'ici qui ait traité ce livre
détestable comme il convient; si cet article n'était pas venu, il
n'y en aurait eu aucun dans les journaux de Paris qui méritât
de compter. Tant il n'y a plus de véritable critique organisée !
— Oui, nous le répétons aujourd'hui avec toute l'autorité de la
réflexion, oui, l'inspiration essentielle des Mystères de Paris, c'est
un fond de crapule ; l'odeur en circule partout, même quand
l'auteur la masque dans de prétendus parfums. Et, chose hon-
teuse, ce qui a fait le principal attrait, si étrange, de ce livre
impur, c'a été cette odeur même de crapule déguisée en parfums.
— Heureusement ce triste épisode du carnaval littéraire est déjà
une mystification de l'autre année. On dit que l'admiration dure
encore en Allemagne, et qu'elle vient seulement d'atteindre son
apogée à Vienne, où plus d'une belle dame appelle par gentillesse
son petit enfant Tortillard. Nous ne le croyons pas. »
En ce moment où je recopie ces pages, il y a trente-
deux ans que je les copiais, des lettres de Sainte-Beuve,
])Our l'imprimerie de la Revue suisse. Elles sont encore
toutes vivantes, et lui-même y revit, à le voir et à l'en-
tendre, pour ceux qui l'ont connu dans ce temps-là. Elles
n'ont rien perdu de leur fraîcheur et de leur vérité. C'é-
tait bien de la chronique par l'actualité et le piquant des
détails, et c'est aujourd'hui de l'histoire par la sûreté du
coup d'œil. Le style y est aussi plus dégagé et plus libre
que dans Port-Royal et les premiers Portraits. Le genre
de la chronique l'a en quelque sorte forcément assoupli,
et l'on y voit comme la transition, le trait d'imion entre
J. OLIVIKB, I. 7
çS SAINTE-BEUVE
ses deux manières bien tranchées, la première et la se-
conde, celle des Lundis.
Dans sa note manuscrite sur « les chroniques de la
Revue suisse, » il ajoute à ce que j'ai cité plus haut: « De-
puis l'époque indiquée (juillet 1845), elles offrent de l'in-
térêt encore et toute l'année 1848-18497 est particulière-
ment traitée d'une manière véridique et piquante. » En
rendant ce témoignage à son continuateur, peut-être vou-
lait-il aussi faire entendre qu'il n'était pas pour rien dans
cette continuation et l'intérêt qu'elle pouvait a,voir; ce
qui était vrai. Lui et d'autres, je l'ai déjà dit, me fournis-
saient des renseignements, des faits, des traits, des anec-
dotes, mais de bouche et non par écrit, la plupart du
temps même sans autre but que la causerie, dont ils n'i-
gnoraient point d'ailleurs que je faisais mon profit. En
voici un exemple: dans la chronique d'avril 1848, je
disais :
« Ce peuple (le peuple de Paris) a tant de fibre, qu'il en
est non-seulement impressionnable au plus haut degré, très mo-
bile et très ondoyant, mais aussi tout vibrant et, malgré son in-
telligence si aiguisée, capable de s'exalter, de s'enthousiasmer
d'amour et d'admiration jusqu'au délire. Dans ce jour critique du
25 février, Lamartine avait devant lui, comme il l'a dit dans une
lettre rendue publique, une mer de feu et de fer ; bien plus (et ce
détail nous vient d'une personne qui le tenait de lui-même) il
avait sur sa poitrine les sabres et les piques d'hommes furieux.
Il les calme, il les apaise, il les gagne, il en est vainqueur. Et
alors ces mêmes hommes qui, s'il n'avait pas triomphé de leur
aveugle emportement, l'auraient peut-être assassiné, se sentent
pris d'un tel amour pour lui, qu'ils l'entourent, le pressent, le
SOUVENIRS 99
serrent dans leurs bras, lui baisent la figure et les mains ; quel-
ques-uns même, ajouta Lamartine, me mordaient. «
C'est de Sainte-Beuve que je tenais ce récit. Il venait
un jour me voir Place Royale, où je demeurais. Dans
l'une des petites rues qui entouraient alors l'Hôtel de
Ville, il se trouva tout à coup en face de Lamartine qui,
pour échapper à la foule, sortait par une porte dérobée.
Lamartine lui raconta ainsi cette scène. Sainte-Beuve,
arrivé chez moi, m'en fit part à l'instant même. Il l'a
rapportée aussi quelque part, mais longtemps après. Je
ne me souviens plus s'il a conservé cet énergique et pit-
toresque trait de la fin: « quelques-uns même me mor-
daient; » mais j'en suis certain, l'ayant noté sur l'heure.
Il y a aussi, dans la suite de la chronique, plus d'un dé-
tail curieux et peu connu qui me venait de lui; mais
comme, dans la crainte de lui déplaire, je continuais à
ne pas le nommer, je ne serais plus sûr, après un si long
temps, de retrouver toujours, dans le nombre, ce qui lui
appartient.
Ce n'est pas, au reste, par la chronique seulement que
Sainte-Beuve resta en rapport avec Lausanne, même lors-
qu'il n'y vint plus, mais par les relations qu'il y avait
conservées. Il dut à M. Gaullieur le manuscrit des Lettres
de Benjamin Constant à M^^ de Charrière, dont la
Revue suisse avait publié de nombreux fragments. Il m'é-
crivait de son édition de ces lettres: « Elles ont ici beau-
coup de succès, et la manière dont j'ai coupé et encadré
le tout a réussi. Est-ce de même là-bas? M, GaulHeur
est-il content ? » Il admirait beaucoup les articles de
lOO SAINTE-BEUVE
M. Vinet dans le Semeur et lui écrivait de temps en
temps. Il s'intéressait aussi à d'autres travaux de critique
de ceux qui, à Lausanne, s'occupaient de littérature. Par-
fois il trouvait qu'on y jugeait trop l'homme d'après le
livre. Quand on en venait à dire: « une belle âme, une
grande âme, » d'un auteur qui, suivant lui, ne l'était
point, oh! alors il entrait en fureur. « Au diable les mys-
tiques! m'écrivait-il. Vous voyez à quel point, cher ami,
je suis critique. Nous avons ici tous les défauts et toutes
les absences, mais nous avons du moins la proportion et
la mesure: c'est là notre seul mérite. Gardons-le! » Et il
me citait le mot sur M"^^ **, parisienne du grand monde,
« maigre et idéale; (jue c'était une âme et des cheveux. »
Par là se continuaient ses attaches avec notre pays et
son réel attachement i)our lui. Même après son élection
à l'Académie, il m'exprimait encore ce sentiment. « Je
suis occupé de mon éloge de Delavigne, m'écrivait-il:
on ne trouve plus de temps pour rien dans ce flot de
monde. Oh! tout cela me mènera-t-il à (lueUiues années
d'une vie cachée et solitaire avant la mort? Je me le
figure par moments, mais je ne prends guère le chemin
direct. » Et plus tard (janvier 1845): « Je voudrais bien
passer encore avec vous, chers amis, (juelques-uns de ces
jours qui appartiennent au cœur; le fait est que le cœur
ici est supprimé; plus je vais, plus je le sens: il n'y a
plus de vraie joie, il n'y a tout au plus (juc des distrac-
tions. Triste destinée! on est plus heureux dans le canton
de Vaud, même quand on y souffre. » Mais il n'allait
bientôt plus pouvoir dire: O ubi Tempe! ou il devrait le
dire dans un autre sens. « Rien n'est stable, remarquait-
SOUVENIRS lOl
il, sous ce régime de la multitude, même quand c'est la
multitude d'Aigle à Eysins. » Et bientôt il s'écriait:
« Quel coup que cette révolution que je ne prévoyais
nullement si prochaine ni dans cette forme! Croyez que
je la ressens profondément; moi aussi je me dis: Mon
canton de Vaud a perdu sa virginité; ma république
idéale, mon angulus ridet vient de disparaître dans un
tremblement. Enfin vous allez m'écrire, dès le lendemain
de la crise, comment tout se dessine: il me semble que
M. Druey est un homme éclairé, mais en pareil cas c'est
la queue qui mène la tête. »
IV
Ainsi furent arrêtés net, qu'il eût pu les réaliser ou
non, ces projets, ces rêves de revenir à Lausanne, d"y
faire un nouveau cours, d"y affermir et d'y étendre la
Revue sîiisse. Il professa une seconde fois, mais à Liège.
La secousse générale, en atteignant son pays, l'avait
bien autrement troublé que le nôtre. Nous avions eu,
en 1845, notre petite révolution de février. La France
eut la sienne, la grande, en 1848. Et encore si elle n'a-
vait eu que celle-là!
Quant à lui. il n'en avait pas un bon espoir et, dès le
début, il mit en doute qu'elle pût réussir et durer. Voici, à
cet égard, une preuve remarquable de sa perspicacité.
Au lendemain des journées de février, alors que tout le
monde croyait à la république ou s'y résignait, nous pro-
I02 SAINTE-BEUVE
menant un soir sur les quais: « Ce pays est monarchique, »
me dit-il tout à coup et d'un ton de conviction auquel
l'empire du moins allait donner un air de prophétie.
Avec cette manière de voir et le besoin d'ordre et de
tranquillité qui lui venait non-seulement de l'âge, mais
du caractère, on comprend que l'empire l'ait rallié, puis
désillusionné en ne donnant pas ce qu'il en avait espéré.
Mais son adhésion, même avec ce fonds d'indépendance
native qui ne l'abandonna jamais, n'en fut pas moins un
fait important, influent dans sa vie et la pente nouvelle
(qu'elle allait suivre.
La mort de sa mère (17 novembre 1850, à l'âge de 86
ans moins cinq jours) y avait aussi apporté un change-
ment trop réel et qui ne fut peut-être pas non plus sans
influence. Ils avaient peu de goûts communs, une exis-
tence peu mêlée; mais, comme il écrivait à l'abbé Barbe,
en 1831, ils vivaient à eux deux « assez doucement. » Il
la soigna, dans ses derniers moments, comme un fils et
comme un garde-malade qui pense à tout et fait tout lui-
même. A l'église, au service funèbre, auquel j'assistais, je
lui vis, ce que je crois n'avoir jamais vu chez personne
avec un caractère si particulier, de petites larmes de feu
qui ne coulaient ])as mais qui jaillissaient de ses yeux
comme des étincelles. Sa mère était son unique lien de
famille. Une tentative pour s'en donner un autre n'abou-
tit pas. Il resta donc dans ce genre d'attaches et, à cet
égard, tout à fait seul.
Sa mère ne lui avait laissé qu'un très médiocre patri-
moine, consistant surtout dans la petite maison de la rue
Mont-Parnasse. Il n'avait jamais cru devenir riche. Déjà
■ SOUVENIRS 103
en 1830, comme je lis encore dans mon journal: « Je ne
serai jamais riche, me disait-il, et voici pourquoi je le
crois. Un jour je me promenais avec une dame ; nous ren-
controns un pauvre. Nous n'avions point de monnaie ni
l'un ni l'autre, nous ne lui donnâmes rien. Nous aurions
dû, dis-je à cette dame, donner quelque chose à ce pau-
vre. Je voulais retourner en arrière et lui donner (il me
fit entendre une grosse pièce d'argent). Etes- vous fou?
me dit ma compagne. Eh bien, soyez-en sûre, lui répon-
dis-je, vous verrez que je n'aurai jamais de fortune. »
Ce n'est certainement point dans cette idée supersti-
tieuse — l'ayant dû bien dépouiller avec d'autres —
qu'il était très charitable et donnait beaucoup en secret.
Même quand il fut en mesure de gagner davantage et en
épargnant, ce qui n'était guère dans son caractère, sur
ses appointements de sénateur, toute son ambition, me
dit-il un jour, était d'arriver à cinq ou six mille livres de
rente; c'est ce qu'il a laissé en effet. Mais pour cela il
fallait continuer à lutter, se livrer jusqu'au bout à un
incessant labeur, et le repos qu'il avait si souvent rêvé
ne lui vint jamais.
QUATRIEME PARTIE
CONCLUSION. — DERNIERS FAITS
Cette étude a porté essentiellement sur Sainte-Beuve à
Lausanne et ce qui l'y rattache avant et depuis son
cours. Elle serait incomplète si je n'y ajoutais pas quel-
ques remarques et quelques faits encore, d'un caractère
plus général, pour achever de le faire voir au moins
comme je l'ai vu.
Quel était, à Lausanne d'abord, son état spirituel, si je
puis dire, et non pas seulement intellectuel et littéraire?
Celui-ci, j'ai essayé déjà de le caractériser. Autant que je
puis l'affirmer, et peut-être ne Teût-il pas su davantage
lui-même, c'était plutôt l'observateur encore en suspens,
comme en 1830, que le décidé, le déterminé sceptique.
J'inclinerais aussi à croire que sa longue et patiente étude
de Port-Royal avait fini jjar augmenter ou fortifier ses
doutes. La toute vraie vérité ne se rencontrant pas même
SOUVENIRS 105
là, il en avait encore plus désespéré ne l'ayant pas trou-
vée, peut-être pas cherchée dans le dernier recoin, la
dernière profondeur où elle se cache. Nul assurément ne
fut plus chercheur que lui; bien peu autant que lui cher-
cheur infatigable ! mais ce n'est pas tout que de chercher
la vérité, il faut encore vouloir la trouver, et sur le point
suprême on ne le veut pas autant qu'il le semble, autant
qu'on se le figure à soi-même. Il faut la vouloir pour
l'avoir, se donner à elle, lui consacrer sa vie; autrement,
l'eût-on devant soi, elle vous échappe ou se voile.
Quel qu'ait été, du reste, son état personnel et intime
dans la composition de Port-Royal, et que cet état,
comme je le pense, en fût déjà plus ou moins distinct
et détaché, ses doutes allèrent s'aggravant, s'enfonçant,
s'enracinant avec les années, avec les luttes et les décep-
tions de la vie qui, cependant, ne nous en découvrent
ainsi le vide et le creux que pour nous inciter à l'asseoir
ailleurs.
Je ne suivais pas à cet égard la même route que lui,
quoique la mienne fût aussi bien chancelante et obstruée.
Il savait et acceptait ce dissentiment, que d'ailleurs je n'af-
fectai point de marquer. Nos relations n'en furent pas
altérées. Devenues très intimes, comme vous l'avez vu
par les fragments de ses lettres que j'ai cités, elles restè-
rent à Paris, où j'étais venu m'établir avec ma famille, ce
qu'elles étaient à Lausanne. Il me témoignait et professait
pour moi une grande amitié. Il m'appelait « sa con-
science, » quoique je fusse bien peu digne ou capable
de l'être, que je n'en prisse aucunement le rôle, évitant
plutôt de la laisser parler. Fort préoccupé déjà alors de
Io6 SAINTE-BEUVE
régler ses affaires littéraires, il fit deux testaments suc-
cessifs, dans lesquels il me nommait, me dit-il, son exé-
cuteur testamentaire, pour être tranquille de ce côté-là,
me dit-il encore, quand je lui objectai, me fondant sur la
belle santé et la longue et verte vieillesse de sa mère,
que de nous deux le survivant ne serait probablement
pas moi. Il insista et voulut absolument me remettre
ces deux testaments, que j'ai encore non décachetés. Il
me recommandait particulièrement un recueil de poésies,
plus intimes, presque secrètes, qu'il avait fait imprimer,
mais non publiées. Au besoin, elles devaient être trans-
portées en Suisse, chez mon frère, pour plus de sûreté. Il
en a peut-être inséré quelques-unes dans la dernière édi-
tion de ses premières poésies, mais je ne sais ce qu'est
devenu le recueil lui-même. 11 me montrait ses papiers,
surtout un gros carnet in-quarto qu'il appelait ses « Poi-
sons, » dans lequel il consignait toute espèce de notes,
mordantes et crues, telles qu'elles lui venaient. Quelques-
unes avaient déjà passé dans la Revue suisse. Par la suite,
il en a mis plusieurs, peut-être toutes, dans ses livres,
dans le Chateaubriand entre autres. Il y dit en effet à
propos de 1 "anecdote sur Lamartine dans le salon de
Mme Récamier: « Je me défierais de mes souvenirs d'au-
jourd'hui se rapportant à des choses si légères et déjà si
éloignées; mais dans une espèce de registre où je re-
trouve d'anciennes notes, je lis celle-ci que j'écrivais
avec précision dans le temps même; je ne me doutais
pas en l'écrivant que j'aurais à l'imprimer un jour à titre
de revanche. > Puis vient l'anecdote que j'ai rappelée.
En citant ce passage dans mon avant-dernière cliro-
SOUVENIRS 107
nique (novembre 1860) j'ajoutais au bas de la page:
« Attention à ce registre, il doit contenir encore bien
d'autres notes que celles sur Chateaubriand, qui en sont
tirées. »
Obligé, pour vivre à Paris et y élever ma famille, de
me livrer à des travaux plus fructueux que ne le sont
les travaux littéraires, à moins de succès exceptionnels
et de grande renommée, je devais donner aux premiers
la plus grosse part de mon temps et il ne m'en restait
guère pour m'occuper activement de littérature, comme
à Lausanne, d'où j'avais aussi pu écrire dans le Semeur,
la Revue des deux mondes et la Revue de Paris. Je sui-
vais pourtant à mon goût, dans mes rares loisirs, par la
continuation de la chronique et par quelques publications
particulières, romans et poésies. Mes autres amis trou-
vaient que Sainte-Beuve aurait dû me soutenir dans cette
voie, me frayer un peu le passage, et s'étonnaient qu'il
ne le fît pas. Pour moi, j'en comprenais la raison sans
qu'il eût besoin, ni, bien entendu, que je le misse dans le
cas de me la dire. Dans les commencements, il avait
ainsi lancé quelques inconnus, et la presse parisienne
n'avait pas bien pris ce qu'elle appelait ses « découver-
tes. » Aussi ne voulait-il plus « donner le coup de clo-
che, » comme il s'exprime quelque part, que pour ceux
qui avaient eu la chance ou le talent de percer par eux-
mêmes. C'était raisonné dans sa position et raisonnable,
et moi-même je n'aurais voulu, à aucun prix, y être pour
lui l'embarras le plus léger, la plus petite entrave. Je ne
lui demandai rien, ni ne lui dis jamais un mot à ce sujet.
Je lui parlais de mes autres affaires, mais jamais de celles-
Io8 SAINTE-BEUVE
là, et nous n'en continuions pas moins à être de bon
accord sur les choses purement littéraires.
Il n'en était pas de même sur les questions plus gra-
ves; lui le savait aussi bien que moi; mais ni lui ni moi
nous n'en parlions davantage. Quelquefois cependant
cela éclatait, de sa part plutôt que de la mienne, surtout
quand ses doutes se prononçant de plus en plus, sa viva-
cité naturelle ne les retenait pas. La discussion n'était,
d'ailleurs, pas facile avec lui dans ces moments-là. On
n'avait pas seulement affaire à sa supériorité d'esprit,
mais à une sorte d'emportement redoublé et de verve
continue qui ne vous laissait guère le temps de placer un
mot. Sans être convaincu, ni en avoir l'air, ni que lui-
même s'en doutât, on était pourtant de fait réduit au
silence.
Un jour, comme j'étais alors correcteur d'imprimerie
dans le voisinage de la maison qu'il habitait momenta-
nément dans ce temps-là, chez un médecin de ses amis
le docteur Prévost (?), il vint me prendre à mon bureau,
ce qu'il faisait souvent. Dès l'entrée il me parla d'un livre
qui venait de paraître, M^^ de Krudcucr, par Charles
Eynard, un de nos amis de Suisse, le neveu du philhellène.
L'auteur par ses relations du grand monde avait eu des
renseignements particuliers pour son travail. II y relevait
quelques petites erreurs de l'article de Sainte-Beuve sur
cette femme célèbre. Peut-être le faisait-il un peu longue-
ment et, ])ar là, sans le vouloir, les mettait-il tro]) en
saillie. Quoi (lu'il en soit, Sainte-Beuve était très animé
contre le livre et contre l'auteur. Voilà les méthodistes,
me disait-il, je ne veux ])lus avoir affaire avec eux! Sans
SOUVENIRS 109
trop lui tenir tête, n'ayant pas encore lu l'ouvrage qui le
fâchait si fort, j'essayais pourtant de le calmer. Mais il
ne me laissait guère parler et poursuivant sa fugue il
rétendit aux sujets religieux. Il m'emmena avec lui et,
de rue en rue, puis à travers le jardin des Tuileries, il
donna de plus en plus cours à sa mauvaise humeur, non
plus contre le livre, mais contre cette assurance de foi
des gens pieux qui n'était souvent que de l'hypocrisie et,
dans tous les cas, ne reposait sur rien de certain. Dans
son excitation d'esprit, il en vint de son côté aux affir-
mations contraires les plus absolues. Le ciel n'était que
l'espace, il n'y avait rien au-dessus ni rien pour nous au-
delà de cette vie. Je ne me rappelle pas exactement ses
paroles, sinon sur le ciel, qu'il montrait d'un geste à tra-
vers les voûtes des grands marronniers, mais c'était bien
le sens de ce qu'il me disait, le jetant parfois aux airs
avec un éclat de voix. C'était un flot qui s'échappait.
J'essayais parfois de glisser un mot, non sur le chris-
tianisme, il était en ce moment trop loin de là, mais
sur une autre vie et sur l'âme, et encore seulement
les idées courantes, sans qu'il me laissât le temps ni
même la présence d'esprit nécessaire pour les pré-
ciser un peu. Il sentait bien pourtant que je ne pen-
sais ni ne sentais comme lui et que je n'approu-
vais pas. Aussi, arrivés au milieu de la place Vendôme,
toujours disputant, ou plutôt lui seul disputant, plus en-
core avec lui-même qu'avec moi, il me quitta là assez
brusquement et, me frappant dans le creux de la main :
« Je ne vous aurais pas cru si fanatique, » me dit-il
textuellement. Ces mots, qu'il me déposait ainsi dans le
IIO SAINTE-BEUVE
creux de la main, avec un adieu de la sienne du reste
amical, il me semble encore les entendre. Mais « fanati-
que! » moi qui n'avais guère pu lui opposer que des
banalités philosophiques, et qui me trouvais plutôt lâche
de n'avoir pas su mieux défendre ma foi, ce que j'en con-
servais du moins, malgré tout, si lui n'en voulait plus avoir.
Dans une de mes rares et difficiles interruptions à cette
espèce de discours saccadé, mais suivi, par lequel il s'é-
panchait en négations plus que je ne lui avais jamais vu
faire, je lui rappelai tant de belles pages de son Port-
Royal où il expose et apprécie si profondément la foi
des pieux solitaires, celles surtout où il presse si vive-
ment le scepticisme de Montaigne, le débusque pour
ainsi dire, de cachette en cachette, et le force à se mon-
trer. — « Mais ne voyez-vous pas, s'écria-t-il, que tout
cela n'était que jeu de Timagination et de la pensée? »
C'est ce que, longtemps après, il a mis en manière d'épi-
logue de ses ouvrages. Pensait-il ainsi à Lausanne, en
faisant son cours, dans lequel se trouvait, déjà toute
rédigée, cette étude sur Montaigne? Je ne le crois pas,
ni ne voudrais le croire. Ce qui est certain, c'est qu'il ne
Texjixima point publiquement alors comme il venait de
le faire avec moi. Mais ce qui est certain aussi, c'est que
par quelque pente secrète de sa ])ensée et où le livre qui
l'avait irrité ne fit qu'aider à l'impulsion, il commença
de ce moment à marquer davantage et plus directement
son désaccord avec les idées religieuses et à passer de
l'autre côté. La foi, la religion étaient affaire de « tem-
pérament, » écrivit-il dans un article qui parut, si je ne
me trompe. i)eu après l'ouvrage dont il avait été offus-
SOUVENIRS III
que. Ce mot fut très remarqué de ses amis de Suisse,
appartenant presque tous au parti religieux, et leur fit
beaucoup de peine. Ils avaient continué, malgré tout,
d'espérer pour lui selon leur désir et leurs espérances.
Ce mot, et tout ce qu'il révélait, les séparait de lui, et
lui-même se sentait séparé d'eux sur ce point. Bientôt
vinrent ses déclarations réitérées de n'avoir fait que tra-
verser les partis et les croyances, de n'avoir « jamais
aliéné sa volonté et son jugement dans ses traversées, »
comme le rappelle et le résume très bien M. Eugène
Rambert dans son livre sur Vinet, d'avoir enfin « si bien
compris les choses et les gens qu'il donnait les plus
grandes espérances aux sincères qui voulaient le convertir
et qui le croyaient déjà à eux. » En s'exprimant d'une
façon aussi crue, peut-être s'en faisait-il accroire et ju-
geait-il trop à distance les autres et lui-même. Quoi qu'il
en faille penser, malgré ses propres déclarations, son
état intérieur a dû être en tout cas plus successif qu'il
n'a pu le noter ; et puis on ne joue pas avec des choses
si sérieuses et si graves. Quand on le fait, même avec
l'instrument le plus fin, ce sont elles qui se retournent
contre vous et vous jouent au contraire; on se figure leur
avoir échappé, ce sont elles qui vous échappent; on a
beau croire en avoir fini avec elles, elles n'en sont pas
moins là qui vous regardent ! elles ne vous fascinent plus,
elles vous obsèdent. Ne fût-ce que pour les repousser, on
y revient toujours.
En tout cela cependant, pour se garder de mal juger,
de trop juger, il faut tenir compte aussi du caractère,
surtout avec Sainte-Beuve. Exact, précis, très clair et
112 SAINTE-BEUVE
très net dans tout ce qu'il pensait et écrivait, bon,
facile, aimable et tolérant dans la vie ordinaire, il n'en
avait pas moins, comme auteur et comme homme, ses
emportements d'action et d'idée. Il prenait alors parti,
plus qu'il ne s'en doutait dans le moment même, quitte à
s'en repentir après. L'ensemble de ses oeuvres en fait
foi: que de retouches à ses portraits, que de correctifs à
ses critiques, que de retours sur ses jugements, pour
les rendre plus doux ou plus sévères! Sa pensée et
son action toutes i)ersonnelles et en ce qui le con-
cernait uniquement, devaient subir aussi ce genre d'in-
fluence. La vive et lumineuse clarté de son esprit n'était
pas toujours calme et sereine. Tous ceux qui l'ont vu de
près savent qu'il était un peu rageur^ pour employer une
expression vulgaire. Ses impressions, ses décisions s'en
ressentaient, qu'elles fussent ou non momentanées. On
en a vu un exemple sensible dans la scène que j'ai raj)-
portée, où un incident tout personnel et peu important
en soi avait fait partir le ressort, pour ainsi dire, et dé-
terminé ce coup de feu contre les croyances religieuses.
Ces coups subits faisaient trace en lui et, en se répétant,
affermissaient le trait, creusaient la blessure, et chan-
geaient en état fixe ce qui n'avait pas été d'abord une
situation arrêtée. Qui peut dire que cette disposition
n'ait pas agi plus ou moins chez lui jusqu'à la fin, et que
les retouches et les repentirs ne fussent pas venus encore,
s'il avait vécu plus longtemps! Une de nos pensées iso-
lées, ni même la dernière, ne dit pas tout, en bien comme
en mal. C'est sur leur ensemble et leur résultante qu'il
faudrait pouvoir juger.
SOUVENIRS 113
En résumé, Sainte-Beuve avait voulu, plus que per-
sonne, voir et savoir la vie, celle des autres et la sienne.
Comme elle n'en gardait pas moins son secret (car on
sent bien qu'elle en a un), il s'emportait d'autant plus
contre elle et ce qui l'a ainsi faite. Et de guerre lasse,
n'y ayant pu voir davantage, il en était venu à se dire
que « ce n'était qu'un jeu de l'imagination et de la pen-
sée. » Qu'en savait-il? Et qui peut en jurer?
II
Malgré ces dissentiments d'opinion qui commençaient
à percer entre nous, nous n'en étions pas moins restés
bons amis, et cette amitié subsista toujours de part et
d'autre. Cependant, celles de ses idées, affirmations ou
négations, que je ne pouvais partager, allaient se mon-
trant, se marquant toujours plus, et sa vie elle-même pre-
nait un courant plus large et plus mêlé où il ne m'était
pas si facile de le suivre. Quand j'allais le voir, nous évi-
tions d'un commun accord les points sur lesquels nous
ne l'étions plus. Tout cela ne refroidissait pas notre liai-
son, mais en diminuait l'espace. Je n'étais plus cet « ami
unanime avec lui, cet autre lui-même, » comme il a dit,
longtemps encore après (1864), l'avoir trouvé en moi à
propos de la chronique de la Revue suisse. De ne pou-
voir plus aborder avec lui toute espèce de sujets comme
autrefois, parce qu'il se prononçait sur ceux qui me te-
naient le plus au cœur de façon à m'ôter l'envie d'une
J. OLIVIER, I. 8
114 SAINTE-BEUVE
discussion inutile, me mettait mal à Taise, même pour
une simple causerie. J'y sentais des écueils, entre lesquels
il m'était d'autant plus pénible de louvoyer que lui y
mettait moins d'attention avec moi. Mes visites devinrent
ainsi plus rares, et pour un temps assez long cessèrent
même tout à fait.
Il n'en a jamais bien su ni voulu savoir la cause. Il
crut un moment à un blâme sur son adhésion à l'empire.
Ce n'était pas cela, mais essentiellement cet embarras
d'esprit que j'éprouvais avec lui. A quoi je dois ajouter,
pour tout dire à ce sujet, deux faits particuliers, dont Tun
m'avait peiné, et dont l'autre n'était pas pour faciliter nos
relations et m'y laisser à l'aise. On a vu qu'il avait abso-
lument voulu me confier deux testaments successifs, dans
lesquels il m'instituait son exécuteur testamentaire. Je
sus par un tiers qu'il avait fait un autre testament (ce ne
devait pas être le dernier). Ce changement me parut tout
simple dans sa disposition d'esprit et sa situation actuelle ;
mais qu'après m'avoir témoigné tant de confiance, il ne
me soufflât pas un mot de ses nouvelles dispositions, j'a-
voue que j'en fus blessé. De plus, la personne qui diri-
geait alors sa maison, et qui heureusement pour lui ne
vécut pas longtemps, ne me voyait pas de bon œil, sa-
chant notre vieille amitié. Je ne me souciais j)oint, d'ail-
leurs, de me trouver en rapport avec elle, et j'avais lieu
de croire qu'elle, de son côté, lui cachait mes visites
quand je ne le trouvais pas. Ainsi, outre le dissentiment
de pensée, la différence de vie aussi me gênait.
Du reste, ce n'était pas une brouille, mais seulement
une « abstention » de ma j)art, comme je le lui dis dans
SOUVENIRS 1 1 5
une lettre. Je tardai trop à le lui expliquer, ce fut mon
tort, mais je souffrais de voir se détendre, sinon se dé-
nouer, un lien si cher, quoique ce ne fût ni sa faute ni la
mienne. Plus jattendais, plus j'avais de peine à me déci-
der à faire les premiers pas, voyant que lui n"en faisait
aucun, pas plus de m'écrire que de venir me voir. Enfin,
je me décidai, allant le premier à lui. et lui écrivis dans
le sens que je viens de dire, sans pouvoir cependant
mentioimer les deux faits indiqués plus haut, ce qui n"eùt
été dans les convenances, ni pour lui ni pour moi.
Voici les principaux passages de ma lettre; je la donne
parce qu'on verra, par la réponse, que cette interruption
momentanée de notre amitié fut un point douloureux dans
sa vie comme dans la mienne.
X 14 novembre 1854.
» Mon cher Sainte-Beuve.
» Ruchet (mon beau-frère, qui le connaissait déjà de
Lausanne) ma dit et je sais dautre côté, quand je ne le
saurais pas par moi-même, que notre séparation actuelle,
mais uniquement extérieure pour ma part, vous semble
inexplicable et vous peine, comme elle n'a cessé de m'af-
fliger aussi. Je n'ai pas passé un seul jour sans penser
à vous de la meilleure manière dont je puisse penser-
surtout le soir quand je puis un peu me retrouver et me
recueillir,
» Bien des fois j'ai voulu vous expliquer tout cela;
mais ma défiance de moi-même m'en a empêché, avec la
crainte que le moment n'en fût pas venu. L'est-il mainte-
nant? je l'ignore : dans tous les cas, cette explication.
Il6 SAINTE-BEUVE
plus simple d'ailleurs que vous ne vous la figurez peut-
être, je vous la dois.
» Et d'abord, ne croyez pas que je ne sente sincère-
ment, dans la mesure du moins où le cœur de l'homme
peut avoir de la sincérité, que vous m'avez donné en tout
temps plus que je ne méritais. Mais j'ai eu auprès de vous
une place trop belle; et si peu que j'en fusse digne, quand
à un moment j'ai senti bien précisément que je ne l'avais
plus, je n'ai pu ni, je crois, je ne devais en accepter une
autre, sans me dissimuler que bien des gens m'eussent
encore envié celle-ci et avaient tout ce qu'il fallait pour
la rem^ilir mieux que moi.
» Il m'est, d'ailleurs, à peu près impossible de m'ab-
senter de la maison aux heures que vous m'aviez fixées
pour vous voir; une ou deux tentatives que je fis me
prouvèrent, en outre, (jue j'aurais de la peine à pénétrer
jusqu'à vous.
» Ajoutez à cela ma sauvagerie, dont je suis loin de me
vanter, mais (|ui ne diminue pas avec l'âge et ne m'en-
hardit pas; puis le genre de vie que je mène et dont
vous ne pouvez guère comprendre l'efifet, à la longue,
sur quelqu'un qui l'accepte, mais qui ne s'en acquitte que
par un effort continuel. Je suis un petit poney des mon-
tagnes qui se trouve attelé à un omnibus. Il en fait triste
mine, et sa journée finie, il se cache et va dormir ou son-
ger à l'écart.
» Je me demande aussi si vous retrouveriez en moi ce
que vous vouliez bien y trouver autrefois; car je suis de-
venu très morose à l'endroit des choses littéraires; je n'y
ai plus le même goût ni la même foi que jadis; et il
SOUVENIRS 117
me semble déjà, pour ce qui me concerne, les avoir tra-
versées comme un rêve...
» Ce silence dont je viens de vous dire les véritables
causes, ne l'attribuez non plus en aucune sorte à la poli-
tique, ni à rien de ce qui y touche, comme vous l'avez
fait entendre à Ruchet. En politique, je ne suis rien, je
ne crois à rien de possible, et je pense actuellement pou-
voir m'en abstenir, lui ayant aussi payé mon tribut ; mais
je trouve très légitime que chacun suive en conscience ce
qu'il regarde comme son chemin...
» Et maintenant, mon cher Sainte-Beuve, quelque ac-
cueil que vous fassiez à cette lettre, et d'avance je m'y
soumets, vous ne pourrez pas douter du sentiment qui l'a
dictée, celui d'une amitié qui -n'a jamais cessé et qui,
malgré tout, ne cessera pas. »
Dans sa réponse, qui m'arriva quelques jours après, il
se montra non plus triste, mais plus piqué que je ne
l'étais. La voici tout entière :
(f 19 novembre 1854.
» Je vous remercie de votre lettre et de l'intention qui
l'a dictée. Je n'entre dans aucune explication, car si dé-
taillées que soient celles que vous prenez la peine de me
donner, je ne les crois pas encore complètes. Un seul
point importe à marquer : lié comme je l'étais avec vous
et sans que je pense avoir d'autre tort que celui d'être
depuis cinq ou six ans sous le fardeau d'un travail inces-
sant et qui n'est pas devenu plus facile en se continuant,
— travail qui m'a interdit tout entretien de relations mon-
daines ou amicales, et m'a forcé de laisser croître l'herbe
Il8 SAINTE-BEUVE
sur le chemin de l'amitié, — je me suis un jour aperçu
tout d'un coup, et sans m'y tromper, que les ronces
avaient poussé entre nous et qu'il n'y avait plus de sen-
tier. Je ne suis pas de ceux qui disent tout ou rien, en
amitié : aussi eussé-je accepté et agréé avec reconnais-
sance tout ce qui m'aurait prouvé que le passé tenait entre
nous. Mais évidemment vous aviez accueilli cette idée
c^ue notre amitié pouvait entièrement cesser, et les choses,
en tant qu'elles dépendaient de vous, se sont passées en
<-onséquence. Là est pour moi la blessure. Car j'aurais
admis tout le reste, diminution, ajournement, tristesse et
crise à demi sombre sur le passé. Mais ce qui domine
désormais mes souvenirs en ce qui vous concerne, c'est
cette a1)dication et cette résignation volontaire et continue
([ue vous avez faite de notre passé. Une lettre telle que
celle ([ue je reçois aujourd'hui, venue plus tôt et à temps,
m'aurait certes suffi et m'aurait touché : mais, après des
années révolues, comment renouer la chaîne? Est-ce ma
faute si j'ai cru que, malgré tout, et à travers les absences
et les nécessités de la vie imposées à chacun de nous, il
y avait ([uelcpie chose de sûr et d'essentiel, j'oserai dire
d'inviolable dans notre amitié, et si je ne puis plus le
croire ? Au moins qu'il reste de vous à moi une disposi-
tion égale et tristement bienveillante : c'est celle que votre
lettre me paraît assez bien exprimer et qu'elle a aussi
produite en moi. — une estime durable d'homme à
homme. - Recevez-en ici l'assurance.
» Sainte-Beuve. »
Je fus peiné, mais non blessé par cette lettre, comme
j'aurais i)u l'être. Il y faisait sa part beaucoup plus que la
SOUVENIRS 119
mienne. Je devais donc lui répondre, pour rétablir la
situation vraie, et c'est ce que je fis ainsi, autant que je
le pouvais, sans insister sur des faits dont l'un d'ailleurs
avait disparu par la mort de la personne qui entravait
nos communications :
<r 2) novembre 1854.
» J'ai bien reçu votre lettre et je vous en remercie aussi,
car je vous y retrouve pourtant, malgré la triste décision
par laquelle vous l'avez terminée. Le point essentiel est
bien celui que vous relevez, et je croyais l'avoir indiqué
moi-même, n'ayant abordé d'autres explications que parce
que vous en aviez parlé à mon beau-frère. Mais sur la
première et la principale, pour y faire la part de chacun,
je crois, en relisant votre lettre, que tous deux nous ne
tenons pas assez compte des faits, et que nous les envisa-
geons trop uniquement l'un et l'autre à notre i)oint de
vue et dans notre sentiment particulier.
» Vous avez cru que j'abandonnais notre passé, tandis
que je ne l'ai pas oublié un seul jour; et moi. auparavant,
j'avais cru non que vous me repoussiez, mais que, sans
vous en bien rendre compte peut-être, vous ne pouviez
plus me garder auprès de vous la place que vous m'aviez
donnée. Forcément et indépendamment de notre volonté
à tous deux, ma position auprès de vous était changée.
J'ai cru que vous le compreniez. Ne le comprenant pas
ou n'y pensant pas, vous avez pu être blessé, mais moi
j'aurais pu l'être aussi de mon côté, la situation des deux
parts étant exactement la même. Notre séparation, tout
extérieure à nos yeux, a donc une égale explication de
fait et pour vous et pour moi, et ainsi nous ne saurions
I20 SAINTE-BEUVE
mutuellement nous la reprocher. Je ne me suis jamais ré-
signé à la rupture de notre amitié, bien loin de l'avoir
jamais abdiquée : je me suis abstenu, voilà tout, ne croyant
pouvoir ou ne sachant faire mieux; et j'ai attendu et es-
péré. Si je ne vous l'ai pas dit plus tôt, j"ai peut-être trop
cédé en cela à mon caractère ; mais j'ai été arrêté avant
tout par des obstacles matériels, les communications di-
rectes avec vous m'étant devenues difficiles au point de
me paraître presque fermées, et il me répugnait comme
il me répugne encore d'en avoir par des tiers.
» Dans cette position, je n'ai point rompu la chaîne,
si je me suis cru réduit à la continuer seul en silence et
en me tenant à l'écart. 11 y a eu certainement des mo-
ments où je vous croyais perdu pour moi, mais même
alors, eussé-je dû accepter ce sacrifice, il m'était impos-
sible de me sentir séparé de vous au fond du cœur. Je ne
le suis pas même après votre lettre; c'est là un côté de
mon amitié qui, si im])arfait qu'il soit, en est le meilleur,
et qui demeure. Je ne peux pas vous demander de vous
y rattacher, puisque pour vous notre amitié est brisée.
Elle ne l'est point pour moi, et si vous vous y sentiez
ramené quelque jour, je crois pouvoir dire que vous m'y
retrouverez encore tel que j'ai toujours été. »
Il ne me répondit pas; quelques années se passèrent;
tout semblait donc fini, lorsque, me rendant aux funé-
railles de M'"^ Desborde- Valmore, notre amie commune,
la première personne cjue je vis en entrant dans la salle
où étaient réunis les invités à la triste cérémonie, ce fut
lui, debout à quelques pas devant moi. J'aurais dû m'at-
tendre à l'y trouver, mais dans ce moment je n'y pensais
SOUVENIRS 121
pas. J'allai aussitôt à lui, et il me reçut comme s"il allait
en faire autant de son côté. Dans l'instant, la glace fut
brisée. Il me serra la main, me prit dans sa voiture pour
suivre le convoi, et nous causâmes amicalement et sans
gêne comme si de rien n'avait été. « Voilà! me dit-il,
nous ne reviendrons point sur ce qui s'est passé, mais
nous serons de nouveau comme les deux doigts de la
main, comme cela, » fit-il en appuyant par le bout ses
deux index l'un contre l'autre. Ainsi fut rescellée notre
amitié; Je recommençai daller chez lui et d'y avoir mes
entrées.
Sans qu'il y mît d'intention de me convertir, ni encore
moins de me piquer, la causerie tournait bien encore
quelquefois à nos points de dissidence. Par exemple, il
lui échappa de dire une fois : « Oh! la conscience est
une invention de la société. » Je n'eus pas la présence
d'esprit de lui répondre que nous n'inventons rien, dans
le sens strict du mot, ni par conséquent non plus la so-
ciété; que nous découvrons seulement peu à peu et déve-
loppons les germes déposés dans la nature et en nous-
mêmes; que ces germes ne se montrent pas tout à coup,
ni tous à la fois ce qu'ils deviendront un jour, chacun
dans le temps qui leur est nécessaire et suivant les cir-
constances qui les favorisent ou qui les entravent; qu il
en est ainsi de la conscience encore à l'état plus ou moins
latent chez l'enfant, mais qui y est, puisqu'elle apparaît
tôt ou tard, et ne peut pas venir de rien. J'aurais pu
ajouter que ceux qui prétendent, dans le même courant
d'idées, que la conscience morale n'est pas distincte de
la conscience du moi, mais la même, en essence, me sem-
122 SAINTE-BEUVE
blaient faire une confusion analogue à celle-là, puisque
la conscience du moi ne saurait devenir morale, comme
elle le devient par le fait, si elle ne renfermait pas ce
germe mystérieux de moralité; que toutes deux n'étaient,
si l'on veut, qu'une seule et même conscience, mais avec
quelque chose de plus que le moi tout cru et matériel.
Rien de tout cela ne me vint sur l'heure à l'esprit, et
d'ailleurs n'aurait servi de rien. Il s'était enraciné dans
ses négations et ses doutes, et, c'est le cas de la plu])art
des sceptiques, affirmait là où ils n'ont que le droit de
douter. Du reste, je dois lui rendre cette justice : il me
ménageait, et, directement, ne m'attacjuait jamais.
J'étais donc plutôt moins gêné avec lui qu'avant notre
rupture. Cependant, je sentais bien que le terrain n'était
pas devenu plus libre; au contraire, et je devais faire at-
tention de ne ])as trop m'y aventurer. De j^lus, sa vie
aussi était bien changée. Il avait de nouveaux amis, de
nouvelles relations, non plus seulement littéraires, mais
avec de hauts personnages politiques; lui-même en était
un, comme sénateur, quoiqu'il ne fût pas homme à le
faire sentir à personne et qu'il se montrât toujours simple
et facile dans son intérieur. S'il s'y livrait parfois à quel-
ques-unes de ses fougues, c'était comme dans le bon
temps, et l'orage était bien vite passé. Pour rejeter un
moment le fardeau d'un travail qui grandissait plutôt que
de diminuer avec l'âge, il prenait des distractions qui atti-
raient sur lui une attention fâcheuse et du blâme. Sans
vouloir les excuser, il faut dire que c'étaient bien réelle-
ment des distractions plutôt qu'autre chose; grand régu-
lateur de son temps, il les ])renait et les quittait avec la
SOUVENIRS 123
même facilité. C'était pour lui comme pour une femme
élégante une promenade en voiture avec son épagneul à
ses côtés. Revenu à son travail, il y était de nouveau tout
entier. On conçoit néanmoins que tout cela, et ses hautes
relations et d'autres trop faciles, formaient pour moi, au-
tour de lui , comme un nuage, un monde fermé, dans
lequel je ne songeais nullement à pénétrer.
De fait, mais sans intention de sa part ou de la mienne,
notre domaine commun, si je puis dire, était encore di-
minué; mais dans cet espace plus restreint, l'accès, la
familiarité, l'intimité étaient les mêmes que par le passé,
si de part et d'autre on ne pouvait plus autant se donner.
Il me voulut de ces dîners du lundi, dont on a dit i)lus de
mal qu'ils ne le méritaient, car sauf le talent et le choix
des principaux convives, lui en tête, ils ressemblaient à
tous les dîners littéraires, et même aux dîners entre sim-
ples particuliers. Il m'envoya sa dernière et complète
édition de Port-Royal, avec un billet où il disait trop
flatteusement, mais on ne peut plus amicalement pour
moi :
« Cher Olivier,
» Je suis bien sensible à votre lettre et à votre appro-
bation sur ces petites parties ajoutées. Je suis en retard
avec vous. Il y a un paquet à votre destination, mais je
n'ai pu encore le faire porter. A qui offrir ces souvenirs,
sinon à vous, le premier auteur des circonstances où l'ou-
vrage a pu naître'? (Ce 21 octobre 1867.) »
Telle est l'histoire, ou à certains égards, si l'on veut,
le roman de notre amitié. On me pardonnera d'avoir dû,
à la fin, m'y mettre en scène plus que je ne l'ai fait dans
124 SAINTE-BEUVE
le cours de cette étude, où j"ai pris soin de m'efifacer
toutes les fois que ma présence n'était pas nécessaire. Ici
elle rétait, dans cette crise d'une relation qui a joué, on
le voit, un rôle assez marqué et soutenu, quoique peu ap-
parent, dans la vie de Sainte-Beuve. Elle peut aider à le
faire mieux connaître.
111
Dans cet homme « successif, » pour rappeler encore
l'expression dont il se servit en se l'appliquant, les trans-
formations sont au fond les mêmes que dans tout autre
qui se transforme en ce sens. L'étoffe est donnée, et reste
plus ou moins froissée avec des plis et replis suivant
qu'on s'y appuie, et qui vont se creusant. Dans ces chan-
gements d'aspects et ces métamori^hoses intérieures, cet
homme, à la fois différent et seml)lable. meurt plusieurs
fois partiellement, ressuscitant, pour ainsi dire, en lui-
même, avant de mourir tout à fait, pour revivre ailleurs.
Que Sainte-Beuve soit allé, comme on l'a dit quelque-
fois, juscprà l'athéisme, il s'en est toujours défendu et il
en avait le droit. Nulle part, ses ouvrages ne présentent
une négation si affirmative et si complète. On y voit, et
je le pense par tout c,e que j'ai vu personnellement de lui,
ciu'il ne comprenait pas ce monde sans un auteur, un or-
donnateur des choses, mais vague pour lui comme pour
bien d'autres, qui, s'en rendant ou ne s'en rendant pas
compte, sont dans un état analogue au sien. Môme sur
SOUVENIRS 125
Jésus-Christ et sur l'Evangile, il a eu, jusque dans les der-
nières année de sa vie, des mots perçants et palpitants,
qui allaient plus à fond, comme sentiment de la vérité
humaine et historique, que la critique tout abstraite, sans
corps et sans vie.
Déjà à Lausanne, Vinet, dit son historien M. Rambert,
« définissait assez exactement Sainte-Beuve, lorsqu'il en
parlait comme d'une âme en qui toute la vie a passé en
vue. » Et je crois que jusqu'à la fin son état vrai a été
plutôt ce qu'il en disait lui-même, dans une lettre de 1844
à Vinet, en l'y appelant son confesseur, et où se trouve
ce passage d'une énergie si pittoresque et si douloureuse :
« C'est ceci, ce dernier point qui est tout, et que le monde
appelle vulgairement le cœur, qui est mort en moi. « L in-
telligence luit sur ce cimetière comme une lune morte. »
J'aurais encore beaucoup de choses à dire, même sans
vouloir, ni pouvoir tout dire, sur celui que j'ai essayé de
vous montrer à la fois plus à part et plus à découvert que
d'autres n'étaient en mesure de le faire. Ce que j'ai indi-
qué suffit à mon but. Un dernier trait seulement, qui se
rattache au cadre particulier de mon sujet.
Sainte-Beuve, venu dans notre pays pour son cours de
Port-Royal et y ayant fait deux autres séjours avant et
après, le connaissait bien, l'appréciait, l'aimait, y avait
trouvé, y conserva toujours des amis, et le regardait ainsi
comme un pays où, en pensée du moins, il avait un pied-
à-terre. Malgré quelques passagères boutades sur ce qui
pouvait çà et là l'y piquer ou dont il se piquait lui-même,
il lui resta bienveillant et fidèle jusqu'à la fin. Il en a
donné plus d'une preuve dans ses ouvrages, et jusque
126 SAINTE-BEUVE
dans son dernier travail important, son étude sur le géné-
ral Jomini. Elle contient, entre autres, un passage admi-
rable sur le vrai Suisse qui, même absent de sa patrie, en
a toujours le souvenir, la vue et le chant de l'âme, « un
ranz éternel dans le cœur. » Ce passage est lui-même
comme un chant ému. Quelques personnes à Lausanne,
— par vieille rancune politique, — ont voulu regretter
que l'auteur ait pris là pour type du vieux Suisse son an-
cien collègue à l'académie de Lausanne, M. Monnard.
Cette critique ou cette chicane, comme on voudra l'ap-
peler, critique peu gracieuse en tout cas pour répondre à
des paroles bienveillantes, fit de la peine à Sainte-Beuve,
qui la releva vivement, si je ne me trompe, et en parfaite
connaissance de cause, dans une lettre à un ami. Mais
elle fut la seule, je crois. Je lui avais aussitôt écrit pour
mon compte et pour celui de toutes les personnes que
j'avais pu voir, combien nous étions touchés de ce glo-
rieux et éloquent témoignage rendu à la Suisse. Il me ré-
pondit à Gryon, au fond de ces montagnes que, dans
notre commune jeunesse, je lui avais fait entrevoir et où
m'ont relégué l'âge et les événements. Il se montrait vive-
ment touché, lui aussi, de notre sympathie, et heureux de
nous avoir fait ce plaisir. Peu de temps après, il partait
pour ces autres cimes où, quand tout s'efface de la terre,
même ses plus profondes pensées et son plus vaste savoir,
heureux, seul heureux est celui qui a pour s'avancer vers
ces sommets invisibles, un j)lus haut chant encore, un
« ranz encore plus éternel dans le cœur ! »
Ne l'eut-il en aucime manière? On l'a dit de ces der-
niers moments, où l'on n'est jamais sûr de bien saisir une
SOUVENIRS 127
pensée mourante et qui s'échappe à elle-même. J'aime
mieux en croire ce que peu auparavant, le 23 mai 1865,
il écrivait encore à Tabbé Barbe, son ami d'enfante :
« Si tu te rappelles nos longues conversations sur les
remparts ou aux bords de la mer. je t'avouerai qu'après
plus de quarante ans j'en suis encore là. Je comprends,
j'écoute, je me laisse dire; je réponds faiblement, plutôt
par des doutes que par des arguments bien fermes ; mais
enfin, je n'ai jamais pu parvenir à me former sur ce grave
sujet une foi, une croyance, une conviction qui subsiste
et ne s'ébranle pas le moment d'après. Ton livre sur \ Im-
mortalité de rame me fait repasser méthodiquement par
ces mêmes chemins. Je te sais gré de cette promenade
élevée que te doit mon esprit, qui ne laisse pas d'être un
peu fatigué et dégoûté bien souvent. J'espère te revoir
encore, et renouer l'entretien d'autrefois, d'aujourd'hui
et de demain : l'entretien dont le sujet est éternel. »
LE
CANTON DE VAUD
SA VIE ET SON HISTOIRE
MORCEAUX DÉTACHÉS
J. OLIVIER, I.
LE CANTON DE VAUD
SA VIE ET SON HISTOIRE
PREMIÈRE SÉRIE
LA NATURE
Les Alpes et le Jura.
Il y a entre les Alpes et le Jura cette différence capi-
tale que, chez les unes, l'empire de l'homme finit promp-
tement, ou ne dépasse pas un terme fixé; tandis que,
chez l'autre, il n'y trouve plus, pour ainsi dire, aucune
borne, et l'a dès longtemps tout vaincu. Dans les Alpes,
dès que l'on aborde une certaine région (et elle est très
étendue), le combat fatal de l'homme et de la nature s'en-
gage ainsi qu'aux jours primitifs du monde. T^à, que
l'homme s'élève de quelques pieds au-dessus du peu qu'il
a pu soumettre, et il recommence à être écrasé, comme
à cette heure où, entrant dans la lice, il sentit le poids de
la création qui tombait sur lui. Dans le Jura, la puissance
132 LE CANTON DE VAUD
de la nature est bien moins terrible, plus subjuguée, et
passagère. Il en reste assez seulement, pour que l'homme,
détourné d'une terre rebelle, soit convié par là à se re-
plier sur lui-même, et se livre à un travail d'intérieur, sans-
être appelé dehors par l'espoir ni par le péril.
Le Jura n'a pas les pointes ardues des Alpes, ni leurs
enfoncements fertiles : tandis qu'elles présentent les deux
extrêmes, ses rigueurs et ses facilités sont très rappro-
chées, et lui donnent un caractère uniforme. Ce n'est pas
seulement son aspect qui est peu varié, c'est encore sa
vie. Il se déploie comme un grand rideau, droit et immo-
bile. Peu de franges, peu de plis ; rien c^ui flotte. Sa cou-
leur même n'a pas beaucoup de tons divers : c'est presque
toujours l'azur, qui parfois, il est vrai, arrive à une grande
beauté, quand la menace des cieux ou je ne sais quel
tressaillement de la nature le rendent sombre et profond '.
Il a, sous l'infini des airs qui roule à larges ondes sa
rayonnante immensité, il a des poses tristes et lentes,
dont les mouvements imperceptibles ébranlent le cœur
et l'agitent pour longtemps. Mais ce n'est pas, ainsi qu'on
le voit dans les Alpes, le prisme gigantesque des forêts
ondoyantes et nuancées, des vertes pentes qui semblent
tomber du <-iel ; des roches nues pareilles, le soir, aux
arcades, aux dômes de temples aériens qui s'animent des
reflets du cuivre ou du vermeil, puis s'éteignent dans une
flamme violacée ; des neiges enfin qui fleurissent comme
la rose, et des glaciers rayonnants de pourjîre et d'or. Il
* Nos anciens actes lui donnent l'épithctc de iioii : les Joux
noires ; la montagne noire du Jura.
LES ALPES ET LE JURA 133
y a, disons-nous, la même différence à Tintérieur. l^e Jura
n'offre pas ces endroits inaccessibles, absolument interdits
à la domination et même au pied de l'homme. Ses val-
lées, et je ne parle ni des moins considérables ni des
moins opulentes, sillonnent pour ainsi dire sa crête. Les
grandes vallées du Jura suivent sa chaîne : elles sont lon-
gitudinales. En sorte qu'avec elles, l'homme le gravit et
le subjuge aisément jusqu'au sommet. Mais, en revanche,
la plupart sont peu profondes, ouvertes aux vents qui s'y
ébattent à l'aise, et souvent marécageuses. Ces circon-
stances leur font un climat froid, plus redoutable peut-être
que celui des Alpes; et, en général, leur nature est triste
et revêche. Ainsi, le Jura se laisse vaincre facilement ;
mais il donne peu. Il ne possède pas la richesse des val-
lées transversales ; celles qu'il perce dans cette direction
ne sont que quelques gorges oubliées. Les vallées laté-
rales des Alpes, au contraire, s'ouvrent au loin entre les
monts qui les abritent ; elles y concentrent les rayons du
soleil, en même temps qu'elles sont arrosées par mille
fontaines ; et quelquefois l'aile impétueuse des vents ne
fait que passer sur leurs têtes. Ainsi, les Alpes ne se livrent
pas tout entières; mais là où elles se donnent, elles don-
nent beaucoup. L'autre chaîne, tout en obéissant mieux
à l'homme, ne lui fournit cependant pas assez pour qu'il
se contente de la nature, et s'en tienne à cette richesse.
Il cherche plus loin ; et le sol, par sa soumission première
et la résistance qui la suit, contraint l'homme à se tourner
d'un autre côté.
Le Jura, dirais-je s'il était permis d'appliquer à la na-
ture le langage de l'histoire ; ce vieux Jura, que les géo-
134 LE CANTON DE VAUD
logues font l'aîné des Alpes, est la montagne à l'état civi-
lisé ; les Alpes sont la montagne à l'état sauvage. Il y a
chez elles, oui ! sur ces fronts chauves et froids, quelque
chose de jeune, de primitif, d'inaltérable et d'inaltéré. Le
Jura, ce corps vieilli et couché par terre, sur lequel
l'homme pose partout son pied, qui a vu la mer vaincue
se retirer au loin, des continents poindre à la surface des
flots, comme les écueils d'un océan alors encore sans
naufrages; ce témoin d'une création complétée seulement
après lui, d'une révolution qui vint le frapper lui-même
et l'humiher devant les nouveaux géants vomis par les
ondes, le Jura se montre aujourd'hui en quelque sorte fa-
çonné à la vie commune ; il subit tous les changements
de la nature, et, quoique peu varié, n'est immuable dans
au( un de ses aspects. Ainsi que les plaines, il se couvre
de neige et la perd, plaine lui-même aussi avec sa ligne
imiforme et ses vallées plates où ne descend l'ombre
d'aucune sommité sourcilleuse et chenue. Les Alpes, ar-
rivées plus tard, ne vivent que par elles, ne s'accommodent
avec nul autre. Elles ont monté hardiment au-dessus de
la terre ; et rien n'est venu adoucir la vivacité de leurs
formes, emprisonner leur allure, froisser leurs flancs, ni
courber leur taille hardie. Elles montrent toujours des
fronts éclatants, et d'une neige florissante. Ça et là, il se
fait bien quelques remuements dans ces corps immenses
et vigoureux. Mais les colosses n'en sont point ébranlés.
Ils restent toujours les mêmes dans leur diversité jeune
et sans tache : sublimes, fiers, sévères avec leurs têtes
glacées, mais répandant l'abondance à leurs pieds.
La vie et les mœurs industrielles, voilà ce que nous
LES ALPES ET LE JURA 135
présente plutôt le Jura : tandis (jue la vie et les mœurs pas-
torales appartiennent plutôt aux Alpes. Ces dernières ont
sans doute aussi leur industrie, surtout dans les plaines
qui dé])endent de leur système ; mais l'industrie ne carac-
térise pas les peuplades alpestres; elle le fait, au con-
traire, pour celles du Jura. Les occupations ])astorales n'y
sont guère qu'une espèce d'industrie, au lieu que, dans les
Alpes, elles sont la vie même.
Ces deux régions donnent sans doute à leurs habitants
cette vigueur agile, cette prudence énergique des mouve-
ments, habitués qu'ils sont à lutter avec les éléments et
la nature, à en tourner adroitement les difficultés plutôt
qu'à les surmonter et à les faire disparaître. Forcés, à
tout moment, de louvoyer contre les précipices, de suivre.
selon le caprice réfléchi de leurs sentiers, les plus subtils
détours, descendant pour montrer, et montant pour des-
cendre, ils portent dans la vie des procédés analogues et
se conduisent parmi les hommes comme parmi les ro-
chers, par des voies mystérieuses, avec une souplesse cal-
culée, et en n'abandonnant jamais cette finesse, cette
demi-ruse, trait caractéristique des montagnards.
Mais la vie pastorale et la vie industrielle mettent déjà
ici une nuance. Comptez, de plus, que le Jura n'est pas à
beaucoup près autant que les Alpes le monde de la na-
ture et de la lutte de l'homme ave(- elle. En sorte que
dans ce domaine il y a toujours chez ces dernières un
plus rude exercice, une audace plus aguerrie, une adresse
corporelle plus parfaite, la nécessité enfin d'un déploie-
ment d'énergie plus grand. De même encore il y a dans
136 LE CANTOM DE VAUD
les Alpes plus de richesses premières, et conséquemnient,
de la part de la nature, un attrait plus fort, une attache
plus malaisée à dénouer. Une moindre opulence natu-
relle, ou, si l'on veut, une médiocrité qui approche de
l'indigence, en rejetant l'activité du montagnard sur les
matières secondes et sur l'industrie, arrache ses regards
du sol borné où ils se prosternent, donne à son habileté
native un champ tout nouveau, la modifie par là plus ou
moins, la développe, la tourne vers de plus vastes es-
paces, la négocie pour ainsi dire, et fait souvent, dans le
Jura, de l'habitant d'une vallée perdue, un homme dont
les intérêts matériels et par conséciuent la pensée, au lieu
d'être arrêtés par ses montagnes, s'étendent sur le monde
entier.
Entre les populations montagnardes cpii ceignent l'Hel-
vétie romane, il y a donc des traits communs; mais aussi
des différences que le cours des âges a rendues profondes.
Aux Alpes plutôt la vie pastorale, naturelle et primitive;
au Jura plutôt la vie industrielle et de civilisation. Bien
que sans doute ce contraste soit fort entremêlé, que là
passent leur vie ensemble bergers et marchands, qu'ici
tous les chalets n'aient pas disjjaru devant les ateliers ; on
peut, je crois, toujours reconnaître cette opposition fon-
damentale. Et n'en résulte-t-il pas pour chacune des deux
populations un aspect moral différent'? Si on le dessinait
ainsi, on ne ferait i)as tout connaître assurément ; mais
on ne s'écarterait pas trop de la vérité.
L'habitant du Jura a l'esprit plus étendu, plus entre-
])renant que ( elui des Alpes. Plus aventureux ne dirait
pas encore toute la chose, mais bien. ])lus iventiiricr.
LES ALPES ET LE JURA 137
pourvu qu"on ne laissât à ce mot aucune acception de
blâme ni d"outrage. Posté sur sa muraille en sentinelle, le
montagnard du Jura voit à ses côtés les Alpes et les
plaines avec les chemins qui y conduisent. Elles semblent
rinviter à venir vers elles. Il descend et s'en va partout
faire sa moisson.
L'habitant des Alpes, au contraire, de ses vallons om-
breux et murmurants, n'entend que la cascade qui chante
dans la solitude, ne voit que les sapins inclinés ou le ro-
cher dominateur. S*élève-t-il péniblement et comme un
insecte sur le front du géant, c'est le monde glacé qui
l'entoure, qui absorbe ses yeux; les riches plaines dans
le fond ne paraissent que comme un désert perdu sous la
brume ou dévoré par la ferveur du jour. Ainsi se bornent
ou s'émoussent ses regards. En revanche, il a l'avantage
sur son frère du Jura par une énergie plus compacte et
plus dure, et par je ne sais quelle sauvage grandeur.
Je ne craindrais pas de dire qu'il y a, en général, parmi
les habitants des Alpes plus de dignité naturelle que
parmi ceux du Jura. Chez ceux-ci, lorsqu'elle existe, elle
a davantage l'air acquis. C'est la civilisation qui la donne
à l'homme, lequel sent ce qu'il vaut, surtout par ce (ju'il a
fait. Dans les Alpes, la dignité humaine se montrera plus
dégagée de ces appuis secondaires.
Pareillement, en politique, la liberté dans le Jura est
chose moderne, raisonnée et spéculative. Dans les Alpes,
elle est bien plus un sentiment de nature. Aussi, les temps
où nous vivons étant ceux d'une politique systématisée, le
Jura y entre bien mieux cjue les Alpes. Il a, dans cette
sphère, une prépondérance qui appartint à celles-ci dans
13S LE CANTON DE VAUD
les siècles non raisonneurs. Les généralisations, les prin-
cipes, les classifications rigoureuses, les enrôlements sous
la bannière absolue d'un système, trouvent les monta-
gnards du Jura plus dociles ; il y a toujours chez ceux des
Alpes quelque chose de récalcitrant.
Le Jura lui-même est déjà significatif à cet égard. Les
vues qu'il ouvre du haut de sa grande galerie de pierre,
qui semble faite pour contempler le spectacle des Alpes,
sont des vues d'ensemble, et ont quelque chose d'ab-
strait. Elles sont immenses, et tout y est un. Des détails
sans nombre, et il semble qu'on n'ait devant les yeux
qu'un seul tableau, réduit en grandes masses, simplement
et clairement disposées. Le Jura voit tout, mais de loin,
et d'une égale et médiocre hauteur. Les Alpes, chacune
en des ])oints différents, creusent la terre ou j^ercent le
ciel, et ne se rangent que sous une immense harmonie.
Tout ceci est en rapport avec ce que nous avons dit
de l'industrie dans les deux régions. L'industrie est déjà
une vie i)lus abstraite, plus éloignée du fait simple et pre-
mier de l'existence que les occupations pastorales. Dans
celles-ci il n'y a que l'homme ; dans celle-là l'individua-
lité humaine disparaît sous les généralités sociales. Comme
on l'a observé, l'industrie crée une espèce de féodalité,
recrute une petite armée, coordonne et subordonne
autour d'un centre commun, systématise, pour ainsi dire,
en action. De même que les possesseurs de fiefs accapa-
rèrent la société féodale, la société industrielle, qui est
aujourd'hui la principale face de la société civile, n'a
pour représentants que les propriétaires des manufactures
ou les i)ropriétaires de comptoirs; le commis n'étant
LES ALPES ET LE JURA 139
d'ailleurs strictement qu'un ouvrier, qu'un travailleur
dans un genre plus distingué. Au moyen âge, le manoir
concentrait autour de lui le sol, alors la seule richesse,
absorbait les sueurs obscures qui l'avaient fertilisé. Au-
jourd'hui, l'atelier doit faire aussi pour son maître la part
du lion.
Si les villains de la féodalité ont escaladé le haut ma-
noir et affranchi leurs terres, les villains de l'industrie que
feront-ils un jour? Je n'ai pas à le dire; mais seulement
à remarquer que les Alpes ont beaucoup moins subi cette
nouvelle organisation sociale. Voyez, en passant, com-
bien à tout âge, en toute chose, la liberté leur est inhé-
rente, naturelle, et en quelque sorte forcée ! Qu'elle s'y
soit donc maintenue de toute antiquité, nous le pouvons
déjà comprendre même par les faits contemporains, d'ail-
leurs si pâles et si mêlés.
C'est en effet davantage dans le Jura et ce qui dépend
de lui, que vous trouvez ces populations demi-serves d'ou-
vriers, étagées au-dessous du seigneur fabricant, qui dis-
pose des trois quarts de leur temps, de leur travail et
souvent de leur vie. Les populations alpestres ne se sont
pas autant prêtées à cette inféodation. Moins riches,
moins licencieuses, elles sont en général moins abâtar-
dies. Quelques exceptions c-élèbres ne sont pas une rai-
son, d'autant qu'elles s'expliquent par l'effet de la plus
pernicieuse industrie de toutes, celle qui consiste à se
vendre pour les plaisirs des riches, efféminés ou oisifs ;
vil commerce, produit fatal que la beauté de la nature et
des races a fait naître dans les Alpes livrées aux caprices
dune civilisation effrénée. Mais, pour l'ordinaire, le sen-
I40 LE CANTON DE VAUD
timent de la dignité humaine s'y est conservé d'une ma-
nière plus naturelle et plus vraie, il s'y manifeste avec
plus de calme et de grandeur. La liberté y garde un peu
de son allure primitive ; dans le Jura, tournant au système
elle se met volontiers au pas du mouvement général.
Mais on doit convenir que ce dernier parfois regagne
])lus du côté de la civilisation que ce qu'il a perdu du
côté de la nature ; et le siècle n'étant pas primitif, les
Alpes risquent de se trouver en arrière.
Enfin, pour terminer ce parallèle, le Jura, c'est plutôt
la prose, et les Alpes la poésie. Je ne prétends point faire
par là le panégyrique des unes aux dépens de l'autre. Il
ne faut point dire, ni même trop penser de mal de cette
bonne et utile prose, qui régit toujours davantage le
monde. Sans être personnellement et par goût un de ses
fidèles, j'ai pour elle un respect convenable et je com-
prends sa puissance. La prose, d'ailleurs, c'est l'action ;
et n'est-il pas fort heureux que nous en ayons au moins
quelque peu à notre portée, ou même parmi nous? C'est
aussi la raison et la science, toutes choses qui ne sont
point à dédaigner ; nous n'en avons pas encore épuisé le
l^rofit.
Enfin, qu'on voie là dedans la gloire ou le défaut du
Jura, son caractère de prose en opposition aux Alpes
me paraît clairement tracé. Il ne s'agit pas ici des indi-
vidus, ni de leurs œuvres. Les richesses, les relations
étendues que procure l'industrie, sont une condition
d'existence pour certains arts, et sont celles du déve-
loppement de tous. Il s'agit de ce qu'est le Jura lui-même,
en essence, et comparativement aux Alpes, car il est
LES ALPES ET LE JURA 141
certes plus poétique qu'une de ces plaines insipides qui
lassent par leur uniformité, sans être assez immenses ni
assez nues pour attirer puissamment l'âme dans l'infini.
Mais voyez les Alpes et voyez le Jura, ces deux gar-
diens qui veillent à nos portes. Quelle pose différente !
Les Alpes sont debout, la tête haute; elles se dressent
sur leurs pieds rapides et chevauchent au loin la terre.
Auprès d'elles, le Jura semble assis, ou, s'il se lève, il
marche paisiblement, sans fracas et sans bonds, pour
fournir sa carrière d'une façon gracieuse et courtoise,
mais sans éclat sublime. Il se présente avec simplicité, se
distribue avec clarté et une sorte de prudence. Rien
d'inattendu, d'exubérant, de folâtre, de magnifiquement
inutile, comme celles que nous lui comparons. Au con-
traire, un maintien bien réglé, une austérité calme et
digne , même un peu sombre ; un air morne et froid.
Qu'il m'est arrivé souvent de le sentir ainsi, lorsque du
haut de sa croupe arrondie, et le dos tourné aux Alpes si
vives, si éveillées, je suivais à l'occident les rangs de
collines uniformes, s'assemblant avec ordre et en silence.
Partout des bois noirs, des pentes sévères. Et si c'était
en hiver, mêlée au lugubre feuillage des sapins, la neige
elle-même n'avait plus qu'un demi-sourire, triste et retenu.
La blanche neige rend les Alpes joyeuses; c'est leur
manteau virginal brodé de vert et d'azur. Quand le matin
pour elles a devancé le jour, elles semblent chanter gaî-
ment leur réveil et leur jeunesse ; un hymne de lumière
flotte en haut sur leurs têtes, et se répète en échos de
joie et d'amour dans les cœurs des mortels. Le soir, elles
fument comme l'encens, et s'inclinant sous le ciel qui se
142 LE CANTON DE VAUD
ferme, elles offrent alors je ne sais quelle attrayante image
de prière et de mélancolie. De loin , le Jura écoute , et
comme un songeur qui poursuit son chemin, il s'enfonce
dans les ténèbres.
Cette infériorité du Jura doit s'entendre dans un sens
général; car il présente aussi des détails d'une grande
beauté, nous devons le reconnaître. Que cet hommage
le relève, si d'aventure nous l'avions injustement abaissé!
Avec moins d'abondance que dans les Alpes, il a pour-
tant aussi le chuchotement confus des eaux souterraines,
le sautillant murmure des ruisseaux jaseurs, et la voix
redoublée des cascades bondissantes. Le calcaire de sa
formation se prête singulièrement au caprice de l'onde,
(jui le taille, le sculpte, et le creuse à son gré. Au lieu
d'un lit de (\ailloux, entassés pêle-mêle, elle en a un de
marbre bizarrement travaillé, tantôt en couches polies et
gUssantes, tantôt en réduits secrets, en détours mystérieux :
là c'est le bruissant dédale de minces filets d'eau ; l'in-
stant d'après, un étroit canal étouffe la voix de la nymphe
captive. Ceux tiui ont vu le Val-Romey en content des
merveilles, l^ans notre pays, où le Jura est très beau,
l'Orbe, qui vient de lui, est la plus curieuse et la plus
charmante des rivières. L'Aubonne, la Venoge et l'Ar-
non méritent d'être visités. Là où il domine Yverdon ,
Grandson, Bonvillars et ces plaines qui ont gardé le
souvenir de la grande bataille, le Jura peut prétendre à
rai)peler les Alpes avec originalité. La Vallée-de-Joux,
assez grande pour contenir trois lacs ; le Val-Travers qui
entaille si profondément les montagnes; le lac de Neu-
châtel, surtout à son ouverture et dans sa partie vaudoise ;
LES ALPES ET LE JURA 143
le lac de Bienne, bordé de roseaux empanachés et por-
tant comme une corbeille au-dessus des flots son île
verdoyante ; le Moutier- Grand -Val, avec ses gorges
emboîtées les unes dans les autres ; le Val-Durvau, le
Val où coule la Sorne, qui dans les noirs précipices du
Pichoux doit s'ouvrir un si rude passage, que les forêts
des deux bords continuent à s entrelacer au-dessus de ses
cascades ténébreuses ; enfin, les nombreuses grottes dont
les flancs du Jura sont percés et qui furent aussi la de-
meure des fées ; quelques-unes de ses sommités dessinées
plus hardiment ; tout cela forme un beau trésor, un riche
tableau.
En outre, le Jura est le spectateur des Alpes ; c'est lui
qui les a vues le premier s'élancer des cavernes pro-
fondes, pour nouer en statues de neige un chœur har-
monieux. Et maintenant encore, lorsque la brume loin-
taine se retire comme un rideau, les blanches Vierges
dansent le soir devant lui. Mais dans ce spectacle, ce
n'est pas au Jura qu'appartient la Muse. S'il en a une,
c'est cette muse pédestre que le poëte invoque au décHn
de ses jours, quand il n'a plus la force de prendre son
vol vers les nues. Muse agréable et facile, qui chemine
au petit pas, qui regarde autour d'elle, sait et voit beau-
coup de choses, cause encore plus qu'elle ne chante, et
disserte volontiers. Carmina sermoni propriora.
L'homme aussi a traité le Jura davantage en profane.
Que lui reste-t-il de mystérieux, de sacré? Voyez, par
exemple, la part qu'il a dans la langue humaine. A l'ex-
ception de son nom antique et général, comme tout ce
qui le nomme est clair et évident ; encore celui-là se
144 LE CANTON DE VAUD
retrouve-t-il dans le mot de Joux qui est très commun.
Mais ses noms locaux, que sont-ils ordinairement? A
part un bien petit nombre, ceux des propriétaires. Depuis
qu^nd datent-ils V Comme ces derniers, de hier. Dans les
Alpes, au contraire, Thomme a dû presque toujours
laisser intacts les noms et les choses. Le lieu n'étant
pas possédé, n'est pas transmissible, ou il a si bien un
caractère à lui, antérieur à ses maîtres, que leurs noms
glissent sur le sien. Il reste donc ce qu'il fut: sublime et
obscur, mystérieux et sonore, réveillant à demi tout un
monde de vagues traditions, de souvenirs antiques et de
grandes images, qui dort, comme enchanté, sous la neige
et sous la pierre.
Ainsi donc, aux Alpes la poésie, l'enthousiasme, les
hautes et originales pensées, la profondeur et la fixité.
Au Jura, la prose, le savoir-faire, l'étendue et le change-
ment, le progrès. J'ai déjà fait mes réserves pour les
individus: je parle de l'influence, d'une manière abstraite.
Ensuite, mille causes secondaires ont modifié cette nature
primitive. Il faut remarquer aussi que les Alpes sont d'une
si haute poésie, pèsent d'un poids si grand sur l'homme,
qu'il en est d'abord écrasé, et n'apprend de ce premier
coup qu'à s'incliner sous elles, ou à se glisser cjandesti-
nement à l'entour ; et c'est à ce premier pas que, dans la
plupart des occasions, reste naturellement la multitude.
Il ne faut ni un esprit \ulgaire, ni un petit effort de cet
esprit, pour se redresser devant ce (renie atterrant des
Alpes, pour le soumettre à sa ]jensée et se l'ajjjjroprier.
Mais une fois (pi'il s'est rendu, (}uels trésors merveil-
leux ! quels vallons parfumés ! quelles i)entes fleuries !
LE PLATEAU SUISSE 145
quels cristaux éblouissants ! quels ombrages ! quelles
fontaines ! Heureux l'enfant des Alpes qui a su en domp-
ter le Génie ! Du haut des cimes, et pareille à une cascade
au chant éternel, par mille ruisseaux, par mille murmures,
sur l'ardoise et le granit, au fond des vacillants abîmes,
au travers des rocs ténébreux, au bord des lacs mélan-
coliques, en d'intimes retraites vertes et souriantes, le
long des pâturages entrelacés d'un réseau de lumière
et d'ombre, dans les bois de sapins qui mugissent comme
des flots, sous les thymiers, les hêtres et les cytises, la
Poésie descend dans la vallée, et avec le couchant re-
tourne en jets de flamme vers les cieux. Allez, jeunes
amis ! allez puiser à cette source inconnue. Remontez les
torrents, et perdez-vous dans les forêts plaintives : c'est
là que le Génie des Alpes vous attend, et là sont aussi les
retraites sacrées de celui de la Patrie.
II
Le plateau suisse.
Ce qu'on nomme le plateau suisse n'est qu'une partie,
la partie sud-ouest et la première du grand plateau alpin,
appelé par d'autres plateau de Suisse et de Bavière. Il
fait partie d'un remarquable ensemble géographique, sur
lequel nous allons hasarder quelques mots. Notre sujet y
est intéressé.
Le Jura et les Alpes jusqu'au Léman, la Forêt-Noire
J. OLIVIER, I. 10
146 LE CANTON DE VAUD
et la Forêt-de-Bohême, sont les murs principaux d'une
enceinte où le sol présente un de ces renflements si
nombreux à la surface du globe. C'est un de ces pays
qui n'ont ni les escarpements des montagnes, ni la dé-
pression profonde des véritables plaines qui ne voient
au-dessous d'elles que la mer, et quelquefois même des-
cendent encore plus bas.
Lorsque l'océan enveloppait la terre, comme une
goutte un insecte naissant, lorsqu'il était le seul maître
et se promenait seul sur l'étendue, notre sphère avait
l'aspect confus des flots immenses, elle était vague, in-
forme, et sa figure encore en germe ne présentait qu'un
sens obscur, inachevé. Soudain se fendirent les ondes
pour laisser passage aux têtes joyeuses des continents
nouveau-nés. Des îles s'élançaient à la lumière, battaient
l'air et les flots de leurs ailes rocheuses déployées au loin,
envahissaient la mer diminuée, s'appelaient entre elles
en se tendant comme des mains leurs rivages allongés,
leurs promontoires, leurs péninsules: et, perfectionnant à
chaque pas leur ty])e, elles enfantaient des continents
toujours plus complets, plus solides et plus hardis, plus
puissants et plus sveltes, plus dominateurs au-dessus des
flots et plus habiles à en fouiller en tous sens l'étendue,
plus libres enfin et plus harmonieux. Les Intelligences
qui purent contem])ler cette apparition sublime, virent
par là se dévoiler peu à peu la figure de la terre, et le
marbre et le granit, comme une inscription gigantesque,
leur en exprimer le sens.
Les continents cheminent donc dans la mer, et cette
dernière, par de subtils détours, se glisse jusque dans leur
LE PLATEAU SUISSE 147
sein. L'homme trouve ainsi mille voies, chaussées ou ca-
naux, pour établir sa domination sur le globe, pour faire
et pour rendre des visites de guerre ou de paix. Là c'est
l'eau qui le mène ; ailleurs il suit l'étroit sentier d'une
presqu'île, ou le pont de rocher d'un archipel.
Tantôt la terre concentre un peuple sur lui-même,
tantôt elle le jette au loin, en tous sens. L'Europe est
liée par plusieurs nœuds à l'Asie ; elle avance trois bras
armés vers l'Afrique, et elle est la pointe avancée de
l'ancien monde vers le nouveau. L'Océanie est à peine
née : éparpillée dans l'Océan, sans consistance et sans
lien, c'est un monde à fleur d'eau. L'Amérique sillonne
bien la mer ; cependant elle sort peu d'elle-même. Elle a
quelques membres légers, mais qui restent (oUés sur ses
flancs : ce sont des nageoires, ce ne sont pas encore des
ailes. L'Asie s'envole déjà davantage. Massive, com-
pacte, elle est pourtant dégagée sur ses bords, comme
il convient à l'Orient, cette source profonde de laquelle
tout a découlé. L'Afrique a l'importance de ce qui l'en-
toure ; mais elle est épaisse et lourde ; c'est une presqu'île
qui ne se meut pas ; elle dort au soleil. L'Europe est so-
lide, vive et harmonieuse. Elle touche à tout, et n'appar-
tient à personne qu'à elle-même.
Mais la combinaison de la terre et des mers ne donne
pas toute la figure de notre globe. Il faut la voir aussi
dans les inégahtés de sa surface soHde. Elle présente des
hauts pays et des bas pays. Tantôt, les uns sont brusque-
ments détachés des autres, tantôt ils placent entre eux
des intermédiaires plus ou moins mêlés. Les montagnes
proprement dites ne sont pas les seuls hauts .pays. Il y a
148 LE CANTON DE VAUD
encore ces renflements généraux, dont nous avons sur-
tout à parler.
Les divers continents présentent chacun dans leur
structure de grandes masses soulevées tout entières. Les
unes l'ont été avec une seule chaîne, dont elles font par-
tie, et rentrent dans les pays de montagnes. Ce sont de
hautes et larges vallées, ayant plus ou moins l'aspect
d'une i)laine, mais entourées des sommités d'une même
chaîne (|ui porte un ou plusieurs de ces plateaux dans
son sein. Ils font ici partie du système ou massif de mon-
tagnes. C'est le cas, en Amérique, des plateaux de la
Cordillère du nord et du sud.
Ailleurs, la masse de terre soulevée, ou le plateau
(mais on verra que ce nom s'applique à des choses assez
différentes), appartient à plusieurs systèmes de monta-
gnes; son enceinte n'est pas formée par une seule chaîne,
et sa surface est elle-même, dans ses divers points, à di-
verses hauteurs. Tel est l'immense i)lateau de l'Asie orien-
tale, ou de la Haute-Asie. C'est aussi la forme de la
Haute-Afrique. On voit donc qu'il faut compter dans le
nombre des hauts pays : des systèmes ou des pays de
montagnes, des plateaux qui y rentrent en ce qu'ils n'ap-
partiennent qu'à une seule chaîne ; et des renflements
plus ou moins vastes, plus ou moins élevés, suj)portés
par plusieurs chaînes d'une inégale hauteur, et quel-
quefois traversés eux-mêmes par des chaînes intermé-
diaires.
Ces diverses formes, et les autres qui les lient aux bas
pays,' les gradins, les terrasses, dont je n'ai pas à m'oc-
cuper, mêlent leur influence à celle de la découpure ho-
LE PLATEAU SUISSE 149
rizontale. Et toutes ensemble ont pour effet de donner
aux masses continentales plus de solidité ou de légèreté,
d'uniformité ou de diversité, de concentration ou de dif-
fusion, autant de choses qui ont sur l'homme d'irrésisti-
bles influences : les esprits réfléchis s'en sont toujours
aperçus. Aux yeux des géographes, qui comprennent leur
science, ce n'est pas pour rien que l'Europe occupe la
première place, qu'elle est à la tête de la civilisation.
Dans sa structure extérieure, ils lisent son droit à cette
souveraineté. L'Eiirope, ce petit continent, qui n'est
même qu'une presqu'île de l'Asie, présente un ensemble
de toutes les formes géographiques, ailleurs dessinées
sur une vaste échelle, et en Europe harmonieusement
combinées, de manière à former un ensemble unique,
plein de vie, de puissance et d'originalité.
L'Europe, en effet, n'a pas été moins bien traitée dans
sa structure verticale que dans sa projection horizontale.
Elle a un haut pays central fortement constitué, qui lui
donne un nord et un midi, sans toutefois les rendre
étrangers l'un à l'autre. Le passage du haut jjays au bas
pays n'est pas brusque et sans transition : il distingue les
peuples, il ne les isole pas. Elle possède ces systèmes de
montagnes qui tendent une chaîne nécessaire entre les
nations, nourrissent les fleuves, aiguisent tous les coura-
ges, et renouvellent le continent de vigoureuses semen-
ces. Mais ce ne sont pas des contrées isolées, siège d'une
barbarie menaçante, ou d'une civiHsation recluse. Le
pays de montagnes, formé par les Alpes, est une saillie
qui serre, qui assujettit l'Europe au lieu de la diviser.
Moins exposé aux agitations d'une nature mal apaisée,
150 LE CANTON DE VAUD
il ne subit pas non plus la fatalité de résistance, l'unifor-
mité de ces chaînes droites et inflexibles dans toute leur
gigantesque stature, comme la Cordillière des Andes
que l'homme préfère souvent tourner par la mer, plutôt
que de se hasarder à franchir leur escarpée et imprena-
ble muraille '.
Ainsi donc l'Europe, avec les mêmes éléments que les
autres parties du monde, est constituée tout autrement ;
tt notre patrie montagneuse y joue par là un beau rôle.
Si les Alpes ne longent pas la mer comme les Andes,
c'est pour mettre le sommet de l'Europe à leur centre,
c'est pour en faire une part égale, une distribution facile.
Mais, quoique au centre, elles n'en sont pas moins diffé-
rentes des chaînes immenses et abruptes qui enserrent la
Haute-Asie. Elles ne font pas de la Haute-Europe un
monde à part, inaccessible, rude et pesant. Le continent
les pAètre : les rivages les plus éloignés leur envoient
quelque bruit. Enfin, par ses découpures et ses ciselures
habilement entrelacées, par ses lacs nombreux, où se
rapprochent en s'y mirant des cimes opposées, et qui
offrent un chemin facile à côté du ])récipice, par toute
sa structure si riche, si variée et si libre, le pays de mon-
tagnes qui est le nôtre, jjarticipe à la diversité harmo-
' Les Alpes ne sont pas même autant une barrière pour l'Eu-
rope que les Pyrénées pour l'Espagne. Les Pyrénées, d'ailleurs
membre secondaire du système européen, isolent la Péninsule,
de concert avec ses chaînes et ses plateaux ; et pour l'Europe,
elles ont toujours été un roc où se brisent Içs épées de ses plus
grands capitaines.
LE PLATEAU SUISSE 151
nieuse dont l'Europe présente le type, et rien de ce qui
est européen ne lui demeure longtemps étranger.
Le plateau alpin possède les mêmes avantages ; ou
plutôt, il est un de ces degrés qui font au pays de mon-
tagnes un abord facile. Ce n'est pas le plateau encaissé
dans une chaîne, et la laissant descendre par un bond
vers le bas du pays. Déroulé au pied des Alpes, il est
seulement soutenu par elles, de même que par d'autres
chaînes sur ses divers- côtés. Ce n'est pas non plus un de
ces vastes systèmes de plateaux, jetés à une élévation
parfois considérable, comme de hauts et larges remparts
entre les nations, qu'ils empêchent ainsi de s'atteindre ;
mais une plaine onduleuse, dont l'élévation n'est pas
assez considérable pour la rendre inabordable, ou im-
propre aux divers travaux de l'homme et à la civilisation.
Masse soulevée, appuyée par les monts, qui varient ses
richesses, ils la protègent, mais ne l'emprisonnent pas.
L'Europe unit ainsi toutes les formes, en les perfec-
tionnant ; et notre pays de montagnes et notre plateau
sont le centre, le premier accord de cette vivante har-
monie. J'ai voulu du moins toucher la corde où résonne
cette note sublime, afin d'ajouter un son de plus à
l'hymne de la patrie essayé par ma voix.
Maintenant que nous avons vu la structure de notre
pays et la place que ses diverses parties occupent dans
la charpente de tout l'édifice, nous ne nous astrein-
drons plus aussi scrupuleusement aux distinctions géo-
graphiques dans l'étude qui nous reste à faire. C'est une
description morale qu'il nous faut essayer après la des-
cription physique. La plaine a d'autres influences que la
152 LE CA\'TON DE VAUD
montagne ; voilà ce dont il s'agit : et par la plaine nous
entendons tout ce qui n'est pas la montagne proprement
dite. La plaine, c'est le bas, pour employer notre parler
populaire ; c'est le contraire du haut, du Fays-d'Enhaut,
comme nous disons si bien encore. Ce qui suit regarde
donc non-seulement le plateau, notre plaine principale,
mais aussi ces pentes inférieures des monts qui touchent
au plateau, dont elles font souvent la richesse la plus ap-
préciée ; et en outre ces vallées, assez larges et assez
profondes pour former comme une plaine par elles-mê-
mes, et en avoir, sans doute avec des traits particuliers,
le caractère et la vie.
Le plateau suisse, tout en ap])artenant au plateau al-
pin, offre cependant un ensemble bien déterminé, cir-
conscrit par les Alpes et le Jura, le Léman et le lac de
Constance. Je n'ai point à étudier le système dont il est
membre ; et à lui-même je ne puis consacrer des obser-
vations étendues, ni spéciales ; ce serait outrepasser tou-
tes les bornes de notre sujet, d'autant plus que le canton
de Vaud est assis sur un petit plateau particulier, dont
nous aurons à nous occuper en son lieu.
Même à le considérer indépendamment des montagnes
proprement dites, le plateau suisse présente encore une
très grande diversité naturelle dans sa forme et dans ses
produits. Et vous savez combien l'homme vient ajouter
la sienne à celle-là. Collines, vallons, pentes plus ou
moins rapides ; lacs, fleuves et rivières, ruisseaux dans
les près, nants sous les taillis ; sable et gravier, couches
profondes, ou écorce gazonnée des grès et des cailloux,
terre grise et légère, mottes lourdes d'argile bleuâtre,
LE PLATEAU SUISSE 153
cendre noire et féconde ; chênes, hêtres et sapins, toutes
sortes de fruits, et plus encore de fleurs ; bien des espè-
ces de bêtes fauves et sauvages, avant que l'homme leur
prenant toute la place les eût expulsées, ce n'est là qu'un
très incomplet dénombrement.
Toutefois, le plateau suisse a aussi ses traits généraux,
et l'on peut dire que, dans cette diversité, il se ressemble
ordinairement: elle lui est un caractère constant, parce
qu'il faut à tous ces traits fort peu d'espace pour se pro-
duire et donner ainsi à un petit coin ce qui fait l'essence
du tout.
Par exemple, pour en choisir d'autres que ceux que je
viens d'énumérer, ce plateau n'est jamais large et ouvert.
C'est toujours une forme riiaigre et sinueuse, couchée
dans le sillon des Alpes et du Jura. L'éducation que la
nature y donne à l'homme, est aussi presque partout la
même. Ce n'est pas la furie qui ne sait qu'écraser ses
enfants de ses tendresses ou de ses colères ; ce n'est
pas non plus l'indigente qui, n'ayant rien pour nour-
rir ses petits, maudit la vie ou les envoie mendier à
l'entour. C'est une mère qui donne à ses fils un médiocre
héritage, afin que travaillant ils soient vigoureux, et que
possédant ils soient libres. Ainsi, le sol est généralement
fertile, et repose chaudement derrière les grands monts
qui l'abritent. Mais il reçoit fréquemment la leçon sévère
de la nature, par ces vents qui rompent les vieux arbres
des vergers, par ces grêles qui effacent les récoltes, par
ces gelées qui glacent l'espoir du cultivateur, par tous
ces retours enfin d'un ciel capricieux qui, au moment où
il vient de sourire, verse soudain mille maux sur la terre.
154 LE CANTON DE VAUD
Néanmoins, c'est la plaine qui relativement aux mon-
tagnes possède la facilité et les jouissances de la vie. Les
Alpes ne se laissent pas entièrement dompter; le Jura
est froid et sombre : c'est en bas que mûrissent les raisins
et que les champs se couronnent. De là peut-être chez
les habitants du plateau une plus grande matérialité. Le
montagnard vit de privations. L'industrie elle-même en
exige directement une grande, puisqu'elle enchaîne le
corps à la même place et, sans diminuer ses fatigues, lui
enlève la jouissance du plein air et des libres mouve-
ments. Les richesses ([u'elle procure ne ])euvent pas non
plus empêcher que les hivers soient longs, le climat rude,
et les plaisirs rares et difficiles. Le plateau est bien moins
rigoureusement traité. Le corps y trouve plus aisément
de quoi engraisser l'âme et sans doute l'esprit. L'existence
y chemine doucement, poussée par une pente insensible,
qui forme peu de détours, et n'ouvre jamais qu'un mé-
diocre horizon.
Les mœurs agricoles aident aussi cette influence. Elles
prédominent de beaucoup dans cette région. Les cantons
du nord-est et surtout celui de Zurich, dont la vaste in-
dustrie a d'ailleurs i)Our théâtre la ]:)artie la i)lus monta-
gneuse du plateau, ne sont que des exceptions qui ne
peuvent pas effacer la couleur générale. Or on pourrait
soutenir, je crois, qu'il y a dans l'agriculture proprement
dite, j'entends l'agriculture routinière et sans science telle
qu'est celle de la majorité, une plus grande prostration
de l'âme vers la terre et la matière que dans le com-
merce et l'industrie. Avec ceux-ci du moins vous êtes
éloignés d'un pas de cette terre fascinatrice, qui semble
LE PLATEAU SUISSE 155
avoir comme un filet magique pour prendre l'âme hu-
maine et la tenir courbée sur son sein. Défions-nous de la
terre ! Elle nous veut dans la vie autant que dans la mort.
Jardins où se balancent les roses sur la laitue et le
cerfeuil protégés de ces bonnes ménagères à la main
plantureuse, au cœur fleurissant ; vergers où des fruits
d'or entrelacent leurs guirlandes ; vignes pendues aux
coteaux ; vaste étendue des prés où siffle là faux qu'on
aiguise ; blés ondoyants dont la chaude senteur nous parle
de rété de l'âge ; maisons, noyers, ruisseaux, ô village,
ô travaux des campagnes, doutez-vous que je vous aime,
et qui jamais vous aima mieux V Mais laissez-moi dire que
si l'âme tombe avec le grain dans le sillon froid et sombre,
elle n'en ressort pas comme lui en épi fécond et nour-
rissant.
Celui dont la fortune dépend du crédit public, de la
guerre ou de la paix générales , du mouvement du
monde et des affaires, intéresse son cœur et son esprit à
beaucoup, à un grand espace. Celui qui n'a d'autre rêve
que d'ajouter un arpent à un autre arpent court risque
de se rétrécir à la mesure de son pré ou de sa vigne.
L'homme qui dans un atelier tisse, peint une toile, ou
dentelle un rouage de montre, partage une activité com-
pliquée : elle le force bien plus à la réflexion, si du moins
l'ouvrier n'est pas réduit à n'être que le complément d'une
machine, suivant la tendance actuelle ; elle éveille bien
plus la pensée que le travail de cet autre qui ne consiste
qu'à percer le sein de la terre, labeur presque brutal et
qui peut rendre stupide, si un intérêt étranger ou la spi-
ritualité religieuse ne donnent pas ici leur préservatif.
156 LE CANTON DE VAUD
Mais aussi, lorsque le péril est évité, et il me semble
qu'il l'est souvent chez nous, quelle plus douce et plus
noble vie pour l'agriculteur que pour le reclus des fa-
briques! quels moindres dangers, d'ailleurs, de fatuité
sotte et grossière, de licence, de corruption de l'esprit et
du corps ! Quelle existence calme et quelles races vigou-
reuses, auprès de ces populations d'ouvriers fiévreuses et
maladives, sans liberté, sans air pur, et parquées dans les
ateliers malsains comme des troupeaux !
L'adresse naturelle ou industrielle des montagnards
ne se retrouve pas dans la plaine au même degré, h'agt'r
y a besoin de moins de détours. Tout y est plus calme
et plus uni. La finesse, qui n'y manque pourtant pas non
plus, vous le savez bien, peut, dans la plaine, être sour-
noise: elle n'est pas madrée. C'est, si je puis dire, une
finesse plus désintéressée. On y remarque plutôt de la
raillerie, de la jovialité maligne, de la supériorité rieuse
et moqueuse, que du savoir-faire ingénieux et de la ruse.
Ce qu'on peut appeler habileté ou , en un sens très gé-
néral ifidustrie, y est moindre. Les plaines ont quelque
chose de plus enfermé, de ])lus voilé, de moins clair ou
moins subtil; et aussi. i)rin(ii)alement au cœur du plateau,
quelque chose de plus lourd. Nonobstant les apparences
de leur réputation sur ce point, les montagnards ne sont
pas lourds ; ils sont lents , parce que lenteur est pru-
dence : tandis ([ue dans la lourdeur, il y a de l'impré-
voyance et du laisser-aller, j'ajouterai presque une sorte
de bonhomie.
Et en effet, vous rencontrez aussi dans l'esprit et le
caractère des traits correspondants. Il va sans dire que je
LE PLATEAU SUISSE 157
fais ici abstraction des différences de races, de situations,
d'histoire et de développement. Le Suisse des plaines
manque de la vivacité qui distingue d'autres peuples, et
il n'a pas cette fine pointe aiguë des montagnards. Mais
la solidité compense ce défaut. Il fallait voir nos soldats
à Paris dans les grandes revues : avec le même nombre
d'hommes, leur front de bataille dépassait toujours celui
des autres troupes. Moins élancés peut-être et moins
alertes, ils offraient en revanche la saisissante image de
la force calme, irrésistible et inépuisable comme le rocher.
Jamais il n'y eut d'armée plus martiale ni plus imposante :
elle revêtait tout son éclat au moment où elle allait dis-
paraître. Sa beauté grave avait quelque chose à la fois
d'énergique et de reposé. Une simplicité mâle inspirait
ces belles figures de soldats. Leur marche était ferme,
précise, et faisait trembler le sol. Ainsi se révèle le type
général du Suisse, de l'Helvétien. Fermeté de la tête,
carrure des épaules, inflexible vigueur, voilà pour le
corps ; et pour l'esprit, les qualités analogues : droiture,
stabilité, loyauté.
C'est le Suisse des plaines qui fournit les principaux
traits de pareils tableaux. Son frère des montagnes peut
revendiquer la justesse et la promptitude du coup d'œil
et dans les endroits glissants, la souple hardiesse du pied ;
son voisin de France, l'agile entramement. Lui, il a la
force pleine et concentrée, la véhémence froide et sans
bruit. Le Suisse des plaines est comme son plateau : fer-
mement assis au pied des rocs inébranlables.
Mais il est assis. Elevé au-dessus des autres peuples,
ses montagnes les lui voilent cependant; elles lui gênent
158 LE CANTON DE VAUD
les bras, et le tiennent à l'écart derrière la foule. Le pla-
teau est hardiment dessiné ; il n"a rien de lâche ni de
mou dans ses formes, qui sont vives, serrées et osseuses.
Mais il est comme englouti entre ses deux bords : quand
on le voit sur une carte bien faite, on dirait une fosse
profonde, ouverte, que les monts s'apprêtent à recouvrir.
Ainsi, en le contemplant, les idées de silence, d'oubli et de
mort se mêlent à celles de hauteur et de vigueur. Ainsi
quelquefois, l'inertie remplace la persévérance infati-
gable, l'inertie qui est aussi une espèce de fermeté, mais
la moindre de toutes, et l'immobihté absorbe la stabilité.
Dans une autre sphère, cette torpeur ou cette pesanteur
se traduisent par une dis])osition à la rêverie et à la con-
templation. On peut s'étonner de la trouver chez un peuple,
forcément laborieux et façonné dès longtemps à l'action
par les mœurs républicaines. Elle existe cependant, il est
vrai, plus prononcée ici qu'ailleurs. I/âme, sentant la vie
s'écouler paisiblement autour d'elle, et aussi je ne sais
quel poids qui l'empêche de soulever incessamment sa
volonté, se livre au courant facile qui l'entoure, et s'ab-
sorbe dans ce mouvement où elle ne fait que se laisser
aller. Ainsi se passe une vie, roulant perpétuellement sur
elle-même, sans en avoir conscience, inactive, inconnue.
Il est d'ailleurs, par un efifet contraire, sur cette solide
et loyale terre helvétique, il est, vous le savez, beaucoup
d'âmes qui, respirant difficilement à l'aise, s'envolent au-
dessus des monts pour échapper aux étroites bornes de
la vallée, et se bercer dans l'espace infini. Heureuses
celles qui ne s'y endorment point, rencontrent là le ciel,
et le rapportent avec elles sur la terre !
LE PLATEAU SUISSE 159
La disposition contemplative, quoique fatale à plusieurs,
corrige un peu dans l'effet général cette matérialité trop
dure qui vient d'être remarquée. Elle aide à tirer l'es-
prit de l'emprisonnement que nous lui infligeons vo-
lontiers ; car nous sommes généralement très disposés à
ne pas franchir le mur d'enceinte, et à croire que là finit
la terre. Oubliés, il est vrai, des peuples, qui nous aiment,
nous comprennent et nous prisent peu, nous ne devons
compter que sur nous. Mais, en enfermant chez nous
notre destin, n'y enfermons pas notre pensée !
Nous avons besoin de nous connaître, et pour cela de
connaître ce qui nous entoure. Un peu captifs, si nous
ignorons ou jugeons mal ce qui se passe au dehors, si
nous n'avons jamais à nous comparer qu'à nous-mêmes,
nous risquons beaucoup. Le monde est plus grand que
notre humble réduit. Nous ne pouvons point songer à
n'en rien savoir. Ne pas sortir de soi, ne voir que soi,
lorsqu'on est pourtant renfermé dans d'étroites bornes ;
ou bien en sortir si complètement, comme le fait volon-
tiers l'industrie, que l'étranger vous devient une seconde
nature, ce sont deux voies également mauvaises. Il faut
rester soi, et connaître sa place dans l'ensemble ; ne pas
vivre courbé contre terre, attaché à sa glèbe, mais lever
quelquefois les yeux. Ainsi donc, un peu de contempla-
tion dans l'esprit, un peu de rêverie dans le cœur, ne
sont pas à toute rigueur inutiles ou dangereuses : c'est
un élan, qui nous est naturel, dont nous avons besoin, et
auquel il faut ouvrir une sage carrière, plutôt que de le
comprimer.
Les grandes vallées qui descendent au niveau de la
l6o LE CANTON DE VAUD
plaine donnent aussi à leurs habitants, et peut-être d'une
façon plus marquée encore, cette vie trop reposée, trop
aisément limitée, et qui se contente à bon marché. Le
sol est fertile, il se laisse ouvrir sans peine ; il étend assez
au loin ses vergers, ses champs, ses prés, ses marécages
qui sont une ressource contre la sécheresse ; chaque
maison a l'ombrage de ses noyers ; les cerises rougissent
dans le feuillage qui les cache à peine ; le raisin se dore
sur les pentes rocailleuses, et dans la montagne les pâtu-
rages s'échelonnent selon les saisons. Tous ces biens
sont rassemblés entre deux hautes murailles qui vous
séparent du reste du monde, dans un médiocre espace
que l'œil embrasse aisément, où l'on se sent chez soi ; ils
font une existence facile, indolente; et les monts qui
l'enserrent lui défendent de pousser trop loin son espoir :
Vitce summa brcvLs spcm nos vetat
Inchoarc longam.
Mais plus haut, les vallées reprennent le caractère de
la montagne. Au lieu de grès tendre, humide, (^ui sur le
plateau repose sans soubresauts par couches tranquilles,
c'est la roche dure: elle se dresse avec roideur, laisse
couler les eaux et s'échauffe au soleil. Partout ses pointes
arides percent la terre ; il faut que l'homme lui dispute
le sol, en attendant que les torrents détruisent l'édifice
de sa culture, et menacent même celui de sa demeure. Les
hivers sont longs et terribles. La vie est une lutte, et
l'homme s'aguerrit, ou cherche à fonder ailleurs sa fortune.
Les monts reprennent le caractère de la plaine dans
leurs pentes inférieures, où cette dernière cultive et pos-
LE PLATEAU SUISSE l6l
sède ses plus grandes richesses naturelles, surtout vers
les bords des lacs.
Tous ces traits, dont je cherche à faire le tableau de la
plaine, sont modifiés de mille manières par les lieux. Là
il y a plus de matérialité, ici plus de solidité, ou plus
d'inertie, ou plus de souplesse. Je n'ai voulu que saisir le
caractère commun ; l'esquisse en devait être nécessaire-
ment assez vague, excepté lorsque, mené par notre sujet
particulier, j'ai dévié çà et là du tableau général vers de
plus individuelles figures.
Au reste, il faut se représenter que la plaine tient plus
ou moins de la montagne dont elle est rapprochée ; tan-
tôt des Alpes, tantôt du Jura. Au fond c'est beaucoup,
dans les deux régions, le même caractère, seulement
avec quelque chose de plus rassis en bas qu'en haut. La
plaine est, en outre, généralement enviée des monta-
gnards, quelque attachés que ceux-ci soient à leur lieu.
Elle est pour plusieurs un des buts de leur vie, et ses
populations sont sans cesse alimentées par des émigrants
venus de la montagne, surtout quand elles en sont voi-
sines. L'industrie même ne retient pas en haut tous ceux
qu'elle enrichit. On fait sa fortune dans la montagne;
c'est à la plaine qu'on en vient jouir.
Ainsi, l'on sent dans cette dernière comme un vague
souvenir de l'autre. Géographiquement, cela doit être
ainsi : car qu'est-ce que nos plaines, sinon les rivages des
monts ? Historiquement, on pourrait le voir de même, en
un certain sens. Les races indigènes furent une fois refou-
lées sur les hauteurs, d'où elles sont redescendues. Cepen-
dant, c'est pour la plaine une situation à part. La mon-
J. OLIVIER, I. 11
102 LE CANTON DE VAUD
tagne est là sans doute encore; mais elle n'y est pas
seule, ni la première : tout comme aussi la plaine est par
elle-même un haut pays ; car sur le plateau suisse, relati-
vement à d'autres contrées de l'Europe, nous pouvons
nous dire des montagnards. Et que sont en effet chez
nous les habitants des campagnes? Il en est peu qui ne
soient que cultivateurs. Nos vignobles sont des pentes
rocailleuses, et autrefois boisées. Nos villages et nos
villes ont presque tous leurs pâturages élevés, ou leurs
forêts montueuses. Lorsque le laboureur a laissé reposer
sa charrue, il prend la route des montagnes, avec ses
bœufs robustes, ou son cheval accoutumé comme lui à
gravir les chemins escarpés et pierreux. Des haches pen-
dent fixées à son char. Il s'enfonce dans les bois sombres,
et signale bientôt à l'oreille du passant le théâtre invisible
de son nouveau labeur. Mettant bas son habit grossier,
le col et les bras nus, il s'attaque aux troncs des plus
vieux arbres, et, tout en sueur, fait voler en éclats leur
bois résineux. L'écho retentit de coups sonores. Les
sapins courbent leurs tailles élancées; ils gémissent en
tournoyant ; et au milieu de la forêt, partout ailleurs silen-
cieuse, un grand bruit de feuilles et de branches entre-
choquées annonce seul qu'un de ces géants est couché
par terre. Le bûcheron le contemple avec joie, s'assied
sur celui qu'il a vaincu, fait là un frugal repas, et repre-
nant sa cognée, il en frappe avec un enthousiasme sau-
vage les arbres centenaires, qui s'éclaircissent devant lui.
Alors, sa moisson faite, il les précipite par leurs sentiers,
dévaloirs rapides où ils glissent à grands bonds, comme
des flèches colossales que l'Esprit des montagnes se serait
LE JORAT 163
plu à lancer vers la gorge solitaire ou l'abîme ténébreux.
Ainsi, le cultivateur devient montagnard à son tour.
Enfin, pour terminer, je ne dirai pas que la plaine
comparée à la montagne soit précisément un perfection-
nement, un progrès ; mais bien que c'est un terme. A la
montagne, on est toujours comme au commencement de
toutes choses : à la plaine, on peut se considérer comme
à la fin. La plaine a la montagne ; la montagne n'a pas
de plaine. On descend de l'une, et c'est l'autre qui vous
reçoit.
III
Le Jorat.
Le Jorat est cette espèce de renflement montagneux
qui comble l'intervalle entre le Jura et les Alpes, dans la
direction du lac Léman. La Dent de Vaulion pour le
premier, celle de Jaman pour ces dernières, sont les deux
hauts jalons qui signalent sa route enfoncée V II ne faut
pas le considérer comme un bras de l'une ou de l'autre
chaîne. Cette opinion n'est pourtant pas sans défenseurs,
^ Le Jorat s'appuie au Jura près de la Sarraz. A l'orient, le
torrent de la Veveyse paraît être sa limite. Dans son acception
ordinaire, il ne comprend, du nord au sud, que ce qui est con-
tenu entre Moudon et Lausanne. Mais géographiquement et
géologiquement, il s'étend plus loin. Sur l'autorité de nombreux
exemples, on n'a pas fait difficulté, dans cet ouvrage, de rapporter
au Jorat tout le plateau vaudois : le lecteur démêlera aisément
104 LE CANTON DE VAUD
car on a voulu le rattacher aux Alpes. Mais sa structure
et sa figure, son caractère, sa direction, et sa formation
géologique en font une nature à part.
Il n'a point les profonds escarpements intérieurs des
Alpes. Coupé d'une foule de petits vallons, il ne présente
pas non plus les grandes vallées longitudinales du Jura ;
et malgré ces dépressions nombreuses, qui d'ailleurs sont
peu marquées, il conserve dans sa construction intérieure
plutôt l'aspect d'une i)laine que celui d'une véritable
chaîne de montagnes.
Ce n'est pas la longue ligne uniforme du Jura, sa crête
mince et tranchante, mais une masse plate et ramassée;
ni l'éclat fécond et audacieux des Alpes, mais l'effort
dur et lent de ce qui se fait place par- dessous. Le Jorat
est concentré comme le reste du plateau suisse ; mais il
en diffère aussi : il se redresse davantage, se tient par là
plus à part, montre une sorte d'agilité, et se dessine
clairement à l'horizon, comme le vigneron qui ne tra-
vaille pas dans l'ombre, mais que l'on voit d'en bas sus-
pendu sur sa ro(-he fertile.
Moins abstrait que le Jura, car, dans son humble al-
lure, il peut suivre des mouvements très variés*, le Jorat
ce qui est général de ce qu'il peut y avoir de particulier dans une
esquisse de ce genre, nécessairement réduite à se contenter
comme à se servir des traits les plus saillants. — Voy. Ebel ;
Levade, Dictionnaire du canton de Faiid (Lausanne, 1835); Ra-
zoumovvsky, Hisl. natnr. du Jorat (Lausanne, 1789); Rouge-
mont, Précis di' gèûgr. coinp. etc.
* Il serait difficile de trouver, par exemple, sur une aussi pe-
tite dimension en liauteur, un sol aussi accidenté que celui de
Lausanne, lequel fait partie du Jorat.
LE JORAT 165
est moins pittoresque et poétique que les Alpes. Ses pen-
tes, il est vrai, descendent parfois avec promptitude,
d'un air gaillard ; le soleil s'y réfléchit sur les rochers,
sur les eaux ; mais ailleurs, le Jorat se montre froid et
renfermé. Ses formes peu saillantes et arrondies ont une
certaine douceur d'humilité ; mais le sapin vient leur
faire prendre une teinte glacée. De grands bois sombres
couronnent toutes les collines, et semblent se promener de
l'une à l'autre, comme pour rappeler que le sol leur ap-
partient. Déjà par ce voile de forêts qui n'est que déchiré,
et aussi par toute sa nature, la contrée a quelque chose
de couvert et de caché, d'arrêté et de triste. Vous trou-
verez ici non pas de l'élan, mais de la détermination ;
non pas l'impétuosité de passions inflammables, mais la
morne fureur qui se ressouvient ; non pas la puissance
élégante, grandiose, mais la vigueur informe, rude et
condensée ; non pas la finesse déliée et gracieuse, mais
une bonhomie qui sait aussi dire son mot, et dont la
naïveté révèle plus d'un subtil détour ; non pas enfin le jet
rapide de l'âme, mais la^marche lente et ferme d'un so-
hde bon sens.
Le Jorat court entre le Jura et les Alpes, entraîné par
ces deux chaînes. Cependant il suit aussi une direction
propre ; car sa pente escarpée n'est pas parallèle, mais
plutôt perpendiculaire à la leur. Il a deux versants, qui
tous deux nous appartiennent: l'un, incliné vers le Rhône;
l'autre, vers l'Aar et le Rhin. C'est sur ce dernier que le
caractère même du plateau se prononce davantage. Mais
le versant du Léman est le plus avancé et le plus riche;
il possède la capitale et ces coteaux rapides où toute la
l66 LE CANTON DE VAUD
Suisse vient chaque année faire la provision de ses cel-
liers.
Avant de s'abaisser en se dirigeant à l'ouest, le Jorat
parvient à une élévation assez considérable, avec le
Mont Pèlerin qui domine la plus riante de nos cités en
étageant gracieusement au-dessus d'elle des vignes, des
villages et des bois; avec la vieille Tour si haut perchée ',
ce refuge de Berthe, la royale fileuse, ce chancelant sou-
venir des temps obscurs où le Maure traversait la plaine,
abandonnée pour les hauteurs plus sûres : car le Jorat
porte jusque sur son front des marques de notre histoire.
Mais nous voyons aussi qu'il dit son mot sur notre ca-
ractère. Approchons-nous en davantage, il nous répon-
dra mieux.
Son terrain géologique est le grès, mais recouvert,
dans sa partie la plus montagneuse, de roches de brè-
ches ou pouddings, ordinairement calcaires". Tous les
deux sont quelquefois très durs, au point même que ces
derniers ont pu servir i)our faire des meules de moulin ;
quelquefois aussi très tendres, mous, friables, comme si
ce n'était que du gravier ou du sable humides. Voilà sur
quoi repose notre plateau, et avec quoi le Jorat l'affermit.
Voilà le sol qu'il offre aux pieds et au travail de l'homme.
Ce n'est pas de la terre, et ce n'est pas un rocher.
Le jilus grand de nos monuments, la Cathédrale, a été
tirée de carrières sans doute admirablement choisies'.
' La tour de Gourze, et la sommité du même nom.
^ Histoire initiiirUe du Joral. Dictionnaire du canton de Vaud.
^ On les dit éteintes aujourd'hui.
LE JORAT 167
Cependant elle nous montre aussi, dans quelques-unes
de ses parties, surtout dans celles d'une construction
moins ancienne, les deux extrêmes de ce grès, qui sou-
vent ne mérite que trop le nom expressif par lequel on
le désigne communément. Certains angles, même quel-
ques fûts de colonnes, sont dégradés et comme rongés
par l'air, d'autres sont aussi vifs ou aussi régulièrement
arrondis qu'au premier jour. Parmi les petites figures qui
grimacent, ou s'agenouillent et s'envolent dans l'ogive
du grand portail, il en est qui ont vu le doigt du temps
effacer leurs grâces et leur sourire ; d'autres ont conservé
toute leur jeunesse et leur fraîcheur.
Tel le fond du sol, telle la cathédrale qui en est sortie,
et tels se montreront à nos neveux les édifices que nous
faisons semblant de construire pour la postérité, ces
amas de pierres sans idée que nous n'osons pourtant
pas appeler des monuments. Mais, monstres ou chefs-
d'œuvre, tous ont la marque nationale. N'avez-vous ja-
mais remarqué, dans nos vieilles rues, ces maisons à
portes étroites et voûtées, dont les entrants et les sor-
tants ont usé les bords '? L'air a creusé des plis sur leurs
flancs : ce sont là aussi des caractères où il me parut
souvent que je lisais toute notre histoire. Puis, de temps
en temps j'en rencontrais une, droite, fière, bravant l'ou-
trage des saisons : et c'était pour moi comme une parole
d'espoir que m'adressait le passé.
L'homme ici plante la double pointe de son /ossoi'r ou
le soc de sa charrue dans un terrain qui n'est pas assez
facile pour lui permettre de se relever aisément de des-
sus lui, pas assez difficile pour le repousser sans l'attirer
ibii LE CANTON DE VAUD
sur son sein par l'espoir de sa fécondité. Le fer qui fend
la terre rencontre souvent la roche vive : mais c'est une
roche qui résiste peu, mollasse vaudoise sans élasticité et
sans ressort.
Toutefois, çà et là aussi, la main de l'homme trouve
des places caillouteuses, et un sol profondément rude et
dur. Il défriche péniblement, sous un soleil qui échauffe
son front, les pentes raboteuses, qu'il faut arracher aux
taillis de ronces et aux torrents. Par de rocailleux sen-
tiers il gravit les forêts difficiles. Avec l'aube, il entend la
première alouette, qui s'élève, comme une fleur mouillée,
du sillon humide où son pas matinal vient de la troubler.
Et le soir, il ne rentre, le front couvert de sueur, les ge-
noux tremblants de fatigue, que lorsque le rossignol com-
mence sa chanson d'amour sous les frênes de la rivière.
Par là, le corps et l'esprit trouvent de quoi s'aguerrir. Le
sol a ses endroits de rudesse et de ténacité qui excitent
à la persévérance, précisent et resserrent ce qui était flot-
tant, endurcissent ce qui était mou, et aiguisent ce qui
était émoussé.
Qu'on ne nie point ces mystérieuses influences de la
terre sur l'homme, ni les affinités qui les lient, ou qu'on
explique comment il se fait que l'homme et la terre se
ressemblent toujours.
Entre un pays et un peuijle il y a jjarenté. Plusieurs
races se suivent dans une même contrée : diverses entre
elles, elles finissent toujours par être filles du sol qu\ leur
communique sa vie. L'homme est sans doute le maître de
la terre ; mais si la terre est une esclave, elle est aussi une
mère dans la famille de son seigneur. Notre être ne jjerd
LE JORAT 169
aucune de ses impressions ; toutes ont concouru à former
son ensemble. Comment l'homme perdrait-il donc celles
que font naître en lui son labeur et sa demeure ? Une à
une, il ne sent pas leur effet. Ordonnateur et régulateur
de chacun de ses pas, il ignore la route qu"il trace ; un
mouvement enchaîne l'autre: il se trouve l'avoir faite
sans le savoir ; il est resté libre ayant aux pieds des en-
traves. Une vallée, une plaine étrangères Font reçu. Armé
du même fer pesant dont se servaient ses ancêtres en des
parages qu'il ne connaît plus, il croit n'avoir frappé
qu'un sol différent, durant cent années ; mais il se trouve
qu'il a frappé aussi sur son âme et sur son corps, et qu'il
s'en est forgé d'autres avec cette enclume nouvelle; il
croit n'avoir changé que d'horizon, mais il se trouve au
bout des siècles que son génie a aussi changé avec les
montagnes et les cieux.
Notre plateau nous tient généralement un langage de
laisser-aller et de nonchalance. On dirait, dans certaines
de ses parties, qu'il l'ait voulu écrire à sa surface. Dominé
par les Alpes, muré par le Jura, il obéit à deux maîtres :
le Rhône et le Rhin. Ici on le voit, il est vrai, se pronon-
cer hautement pour l'un ou pour l'autre, descendre brus-
quement au lac, ou s'incliner de l'autre côté sans regar-
der en arrière. Mais ne cherchez pas ailleurs ce caractère
précis et ierme : dans ces lieux que les aventuriers aux
larges turbans, aux ronds cimeterres, ont marqués de leurs
courses vagabondes, un ruisseau * vous offrira l'image
de l'insouciance, en laissant couler ses eaux, comme sans
' Le Nozon.
170 LE CANTON DE VAUD
volonté propre, à la fois vers la Méditerranée et vers
l'Océan.
Mais il est bon aussi de n'être pas tout en pentes
abruptes. Si ces dernières donnent une physionomie plus
prononcée, les pentes indécises sont plus faciles, et re-
tiennent mieux toutes choses. Quand l'industrie y fera sa
demeure, comme elle semble l'essayer aujourd'hui, elle
s'y trouvera plus au large, plus à portée de s'étendre à
droite et à gauche, pour semer et pour recueillir.
D'ailleurs, le Jorat est toujours notre plaine élevée,
celle qui nous assied aux genoux des monts. C'est de ses
hauteurs que regarde et voit au loin la vieille tour ap-
pelée quekiuefois \œil de V Helvétie, car elle a l'œil en
effet sur les deux principales routes de la Suisse, celle du
midi et celle du nord, qui se croisent à ses pieds. Le
Jorat, voilà le fondement de notre patrie. C'est lui sur-
tout qui forme le Pays de Vaud du moyen-âge, cette
patrie de Vaud, comme nous aimons à redire avec nos
pères. Mais il a toujours rassemblé autour de lui les rives
des lacs T>éman et de Neuchâtel, même lorsque Moudon
était son centre politi(iue. Maintenant qu'il s'est agrandi,
en gagnant plus sur le bassin du Rhône (ju'il n'a perdu
sur celui du Rhin, Lausanne est sa capitale naturelle. Du
haut de ses trois collines, un des plis du Jorat les j^lus
capricieux, où elle est posée comme un nid dans la ver-
dure, elle veille sur le lac, le Jura et les Alpes. Ainsi le
Pays de Vaud épiscopal, dont le Jorat proprement dit
formait le principal domaine, a absorbé, en l'étendant, le
Pays de Vaud baronnial, qui l'entourait de tous côtés, et
auquel il disputa constamment la prépondérance. Mais
PAYSAGES DIVERS 171
pour cela, il a fallu que l'évêque disparût. La réforme et
la domination bernoise s'aidèrent mutuellement, comme
on sait, et plus qu'on ne le sait ; en ruinant l'évêché, elles
élevèrent à des destins nouveaux Lausanne qu'on avait si
injustement traitée, et si iniquement dépouillée. Berne fit
donc une œuvre qui la trompa, car elle donna forcément
un centre au pays tout entier, jusque-là morcelé entre
deux prétendants, l'évêque dans la partie montagneuse
et la plus rehaussée, la plus fière du plateau, le baron
dans le reste'. Mais, on le voit, ce centre nouveau, ce
vrai centre, formé par un dernier et plus complet état
des choses, c'est au Jorat qu'il continue d'appartenir. Le
Jorat est et fut toujours le centre du pays, le lien pour
nous entre le Jura et les Alpes.
IV
Paysages divers.
De la crête du Jura où nous montons avant de le quit-
ter, la plaine paraît comme un jardin confusément chargé
de maisons, d'arbres et de champs. Les grands lacs ser-
pentent au milieu, et les petits se cachent derrière. Celui
* L'évêché avait surtout son domaine à Lausanne et à Lavaux;
la baronnie dans les autres villes, situées sur les pentes infé-
rieures des deux versants, à Moudon, et plus encore peut-être à
Yverdon.
172 LE CANTON DE VAUD
de Joux, quoique emprisonné dans sa chaîne, n'est point,
comme les lacs des montagnes, silencieux et dormant; il
se promène à l'aise dans sa vallée, entre ses hautes prai-
ries où bourdonne Tabeille , et ses villages qui se sa-
luent entre eux au matin.
On découvre ailleurs plus de pics neigeux, lorsque le
Jura voit en face les masses hardies des montagnes ber-
noises. Mais le nôtre a l'harmonie du Léman, les Alpes
qui s'embrassent en se croisant, et qui échelonnent en-
suite leurs armées. C'est là ce qui fait la beauté particu-
lière des vues de la Dôle et de la Dent de Vaulion, ce
Rigi de l'Helvétie occidentale. Et puis, si les Alpes appa-
raissent d'ici moins neigeuses, bien que pourtant elles
soulèvent le Mont-Blanc dans toute sa grandeur, nulle
part elles n'ont un aussi magnifique azur. Voyez-les seule-
ment des premières hauteurs : elles montent, ville aérienne
aux murs diaprés d'albâtre. Quel éclat scintillant et quelle
fraîcheur! Quelle pureté céleste! O cité d'azur, blancs
donjons, pyramides etoilées! Nous voici comme des
oiseaux que l'espace attire, et qui longtemps penchés sur
lui, ouvrant et retenant leurs ailes, s'y précipitent enfin,
hautes retraites, bleus abîmes ! Nous nous envolons vers
vous.
Les gazons de la Gruyère courbent à demi leur molle
épaisseur sous nos pas. \Jarmailli chante le Ranz des
vaches, ou la Coraula tjui danse sur ses couplets alterna-
tifs. Des fleurs blanches précipitent avec le ruisseau leurs
cascades. Les tours mélancoliques du château des comtes
se dessinent sur l'éminence de la vallée, aux clartés fan-
tastiques de la lune de juin. Leur petite capitale est dé-
PAYSAGES DIVERS 173
serte et sombre. Plus de bourgois fermant les défilés avec
ces larges espadons qu'on faisait de la taille des héros.
Plus de chevaliers racontant les merveilles lointaines et
les périls de la croisade. Plus de galants seigneurs menant
douce vie montagnarde et guerrière. Le préau est sans
hommes d'armes, et sans archers. Le lit de la belle Luza
a perdu ses tapis et ses courtines aux armes du comte ;
l'araignée seule lui file des draps. Les Dames du Vanel et
la Châtelaine d'Aigremont ne sont plus que des ombres
que l'âme rêveuse croit voir assises, la nuit, sur le faîte
tremblant des ruines. O pastorale Gruyère, toujours aima-
ble et riante! où est ta gloire, où sont tes beaux jours?...
Au fond de l'étroit passage, la Sarine se précipite dans
la cuve ténébreuse de ses rochers. Coulez, flots rapides,
flots irrités ! coulez comme les souvenirs des vieux âges.
Trois géants rocheux penchent leurs têtes grises sur les
vertes montagnes: deux s'entretiennent à voix basse, et
se racontent ce que nul se saura plus ; le troisième les
écoute tristement à l'écart. Et du haut des cimes jusques
dans les vallons qui entrelacent leurs corbeilles, roule un
reste de bruit des temps qui ont passé.
Pyramide d'albâtre, l'Audon se dresse au milieu du
vaste lac de glace que les Diablerets suspendent dans les
airs. Une cascade soupire comme la colombe, en s'épa-
nbuissant sur la roche bombée. La Darraz coupe la pente,
et sifile, rapide flèche de l'Esprit des torrents. Sept ruis-
seaux descendent de l'éblouissant glacier dans le cirque
du Creux des Isles. En quelques sauts légers ils franchis-
sent cet espace épouvantable, tourbillonnent en perles
irisées, ou collés à leurs rainures se replient en arc ; et
174 LE CANTON DE VAUD
tous ensemble et chacun à part, ils roulent mille choses
en se jouant. Ah ! si je pouvais, dit l'âme qui cherche des
ailes, si je pouvais descendre la montagne comme une
cascade, m'élancer, glisser, bondir et m'envoler en pous-
sière! Erables des chalets, secouez sur l'âme agitée la
fraîcheur et la paix de vos plus doux murmures. Les
anges des Alpes se baisseront sur les fleurs et lui verse-
ront la sérénité de leurs parfums.
Dans les Tours d'Aï, entre lesquelles monte une amère
vallée, se cache un écho railleur. Les nuages enveloppent
sa demeure; sous leur voile à demi transparent, il répète
avec insolence les moqueries des bergers. Par ce créneau
de montagnes souffle un vent rapide, qui s'engouffre dans
les antres profonds et étroits, tandis que le Léman est
couché là-bas sans bruit. Les sommités inférieures le par-
tagent et lui font des golfes imaginaires, dont le rivage
est dans les airs. Au ciel passent des nuages errants; leurs
ombres courent avec eux sur les longues pentes immen-
sément fleuries, puis ils disparaissent comme de silencieux
fantômes au tournant des rochers.
L'Hongrin coule dans sa gorge boisée qui étincelle
d'un éclat sombre. Sur le bord des sentiers rocailleux se
montrent, encore debout, de vieux sycomores, dont les
feuilles ont l'air de se soutenir toutes seules, en s'appuyant
à peine sur la tour vide de leur tronc lézardé. Quelque-
fois ils abritent dans leurs flancs morts un alizier trapu, ou
un jeune cytise qui les caresse de ses flexibles rameaux.
Et près de là, un sapin à barbe . grise, mais encore vert,
leur jette un peu de sa grande ombre à tous les deux.
PAYSAGES DIVERS 175
au mourant et au nouveau-né, à celui qui vient et à celui
qui s'en va.
Le plus grand écrivain moderne * a employé mal à pro-
pos son sublime génie à dénigrer les montagnes. Lui qui
a si bien peint le désert, lui dont la pensée a le désert
pour rêve et pour couleur, comment dans les Alpes n'a-
t-il pas su Ty voir ? Les Alpes sont le désert en hauteur.
La chaleur et la lumière bouillonnent sur les pentes, qui
entraînent le regard avec elles dans l'infinie profondeur
d'en haut. Suivant l'élévation ou l'escarpement, pas un
arbre n'interrompt leur nudité. Un gazon court et pâle
grimpe seul sur la roche calcinée, et l'eau de quelques
citernes, pratiquées de distance en distance, est l'unique
ressource du pèlerin haletant et des troupeaux voyageurs.
Mais ailleurs sont de fraîches sohtudes, de verdoyants
déserts. Une brise délicieuse baigne ses ailes dans l'eau
profonde et bleue du lac Lioson, chef-d'œuvre des mon-
tagnes, et les parfume en jouant avec les gazons des
pâturages inclinés. L'étoile rêveuse du souvenir, les ané-
mones qu'un rien effeuille, les petites gentianes qui effacent
l'indigo le plus éclatant, les myrtiles violets, les margue-
rites et les soucis, mille charmantes fleurs jaunes et brunes,
blanches et roses, chargées de l'odeur de la vanille ou de
l'oranger, celles qui unissent le velours de la pensée au
modeste mais captivant sourire de la violette et à son
parfum, toutes les filles des Alpes se mirent dans ces flots,
assises parmi l'herbe touffue, ou trempant leurs pieds
M. de Chateaubriand, Voyage au Mont-Blanc.
IJÔ LE CANTON DE VAUD
délicats dans le bassin. Le saule nain verdit les roches,
et les blocs épars dans les baies se couronnent des roses
du èois gentil des bergers. Parfaitement pure et nette,
l'eau repose son azur foncé sur un lit de noirs cailloux.
Des lames argentées détachent leurs écailles sur ce liquide
acier : elle résonnent doucement autour des fleurs joyeuses
qui s'inclinent et se balancent, comme la tête d'un en-
fant vers la lèvre de sa mère. Les pentes vertes, légère-
ment entremêlées du gris des rochers, se prolongent en
ondulant vers leurs sommets aigus, semblables à des
tentes qui tremblent encore au moment où on vient de
les dresser pour le soir. Des mille baies gazouillant entre
deux mottes fleuries sort un murmure harmonieux. Ces
bruits paisibles qui, s'entrelaçant comme des clochettes
sans nombre, se mêlent à celles des troupeaux ])aissants
sur le bord; ces flots qui nous arrivent aussi purs qu'un
souffle, et ces ondes suaves de la brise; toute cette amou-
reuse et mélodieuse vie nous tient un bien doux langage,
et, pendant cjue nous sommes couchés à demi, les pieds
pendants sur les eaux, n'est-ce pas elle qui nous dit et nous
répète : ô jeunesse ! ô matin ! ô printemps ?
Sur les parois glissantes fuient les bêlants chamois. La
marmotte siffle parmi les moraines du glacier, où sa voix
éclate tout à coup, dure et froide comme la pierre. Accu-
mulées pendant des siècles par les Diablerets crevassés,
les neiges pendent à pic sur les profondeurs de Barma-
naira. Le silence se promène seul dans ces vallons glacés.
La voix du chasseur expire dans leurs aériennes solitudes ;
il suffit d'un passager brouillard pour y effacer en une
nuit la trace des pas de l'homme, et jusijues aux gouttes
PAYSAGES DIVERS 177
vermeilles que le chamois blessé a semées en fuyant,
hélas! avant de mourir dans le précipice. Argentine sépare
Cerniemin et Solalex, doux vallons ! de la gaîne rocail-
leuse et profonde de la Varaz. Le glacier de Paneirossaz se
cave une fosse immense. Celui des Martinets est dressé au
fond de son amphithéâtre, d'où nos voix nous reviennent
par-dessus la paroi sublime, comme des réponses loin-
taines et plaintives, dont le vent se plairait à étendre et
à effeuiller les sons. Juché sur l'esplanade, le Pllan-Névé
s'y taille un nid colossal, où le soleil à son coucher se
repose longtemps au milieu des neiges ; seule visite digne
d'elles, seules caresses qui ne souillent pas la blancheur
virginale de ces filles des airs. On monte aux Muve-
rans par l'humide sillon de la cascade, puis par de nom-
breux replis autour du roc largement taillé. Le sen-
tier des Dents de Mordes tourne longuement, à d'ef-
frayantes hauteurs, au pied de ces tourelles bâties dans le
nuage, jusqu'à ce qu'il s'élève rapide, ou bien par des
assises énormes, que séparent de larges fentes où s'é-
coulent les eaux. L'homme tremble sur ces sommets
étroits, comme une statue qui sent vaciller sa colonne.
O néant! il faut qu'il se couche et s'aplatisse contre le ro-
cher, pour ne pas crouler de lui-même dans le vague des
airs. Avec quelle sublimité se montre ici la terre ! Les
Alpes et leurs entassements ne sont que les ondes puis-
santes qui rident son front majestueux. L'homme s'efface
et s'anéantit devant la terre, et la terre tourbillonne
écrasée sous l'immensité du noir espace et l'infini des
mondes, où comme dans un filet l'attire et l'engloutit la
main de Dieu.
J. OLIVIER, I. 12
178 LE CANTON DE VAUD
Des cols recourbés, marchepieds des cimes, descen-
dons vers le lit de rocs et de sables, où bondissent les
torrents, qui s'engouffrent dans les forêts. Une grande
voix gronde sous leurs voûtes profondes : elle appelle et
confond en un même accord les parois sonores, les pâtu-
rages caverneux, les chalets accroupis comme des trou-
peaux, la cascade rugissant échevelée, les bois sourds, le
morne glacier, l'écho des cirques sonores.
Et les vallons tremblants au vaste bruit des eaux : cri
sauvage, hymne terrible et retentissant, mais tjui ne manque
pas d'une douceur forte et grave.
Semblable à une toile que la mère de famille étend le
soir dans le verger pour la faire blanchir à la rosée du
matin, le Rhône se déroule dans sa vallée, au travers des
taillis d'aulnes et de saules, enlaçant des îles maréca-
geuses dans les rei)lis de ses longs bras. Des troncs
énormes, surmontes d'un maigre feuillage, sont debout
pareils à des fantômes, ou se couchent sur la terre et y
dressent des pans de mur. La mélancolique verdure ac-
compagne les détours du fleuve, et fuit tristement avec
eux. Les montagnes ferment la plaine : elles l'entourent,
l'enveloppent comme les piliers et les hauteurs d'un temple.
Là, sombres et frangées, elles tendent un voile sur le
ciel limpide où flottent leurs sommets. Ici, ce sont des
toits aigus, des galeries capricieusement dentelées, des
dômes de cuivre, des tours vermeilles, des flèches effilées,
des clochers fantastiques, d'où s'élancent des dragons
armés de cornes menaçantes. Les pentes herbues se
gonflent et se plissent en draperies, et de mystérieuses
chapelles s'entr'ouvrent dans leurs renfoncements obscurs.
PAYSAGES DIVERS 179
Un souffle de recueillement passe dans la valle'e, à me-
sure que s'éteint le jour. En haut, le Rhône déjà dans
les ténèbres paraît sortir d'un gouffre d'où il vomit ses
flots. Plus bas, ils descendent bercés dans les reflets du
couchant, qui ondulent et s'éloignent avec eux, emportant
des bruits étranges, lointains et présents, insaisissables sou-
pirs de l'onde et du feuillage, du crépuscule et des airs.
Des vapeurs, aussi blanches que la laine d'un agneau,
se lèvent des fossés où la fleur de neige du nénuphar amarre
la nacelle plate et ronde de sa feuille verdâtre; elles
ghssent sur les basses prairies, et tournent autour des
vieux saules, des chênes solitaires. Rampant et s'allongeant
sur les marais, elles se perdent au bord des fertiles om-
brages qui ne font qu'un seul verger d'Aigle, d'Ollon et
de Bex. La lune sort avec de bizarres clartés du panache
nuageux des montagnes. Le long des eaux pâlissent les
tours de Villeneuve et ses murs en ruine. Le merle bleu
dort sur la rive, et la grèbe, au milieu des joncs, faible
haie du bord, sent son nid flottant doucement balancé
par Tonde qui tremble sous le rayon nocturne.
Les vergers de Montreux courent au lac avec leurs
noyers inclinés droits sur la pente. Arrondies et sveltes,
gracieuses et fermes, les croupes des montagnes forment
ici d'alpestres promontoires, semés de blancs chalets.
Lorsque le vacher quitte sa couche de foin pour surveil-
ler les génisses, il voit à ses pieds, dans la profondeur, le
golfe noirâtre étinceler d'un reflet métallique sous les
sapins, et à ce spectacle nocturne le pâtre huche par un
long cri de salut et de joie. Le sol se replie en cent façons
charmantes, entre le lac et les dernières ondulations de
l8o LE CANTON DE VAUD
Janan et de la Pleiau. Les hameaux descendent des
collines au milieu de flots de feuillage qui semblent les
rouler avec eux. Parmi les ceps, le maïs se balance comme
un roseau. Les lauriers et leurs baies noires, le grena-
dier et sa fleur de corail bordent les terrasses, et le figuier
mêle ses larges feuilles sombres aux grappes violettes qui
pendent autour des murs.
Douce comme le regard du ciel, une lueur argentée
glisse sur les flots. Un caprice des airs entraîne notre na-
celle à la dérive, un autre la ramène dans les ombres où
le rivage se dresse soudain devant nous. Au penchant
des monts brillent des feux épars. Vevey entre avec les
siens dans le golfe : on dirait une cité lumineuse qui
prend des voiles, et s'apprête à voguer assise sur les flots.
Puis, les terrestres clartés s'éteignent, le ciel brille seul.
Une musique faible et lointaine répond aux vagues sou-
])irantes, et la guitare accompagne le dernier refrain de
la vieille romance de guerre et d'amour. O nuit suave et
brillante, ô pure douceur du lac carressant, haleines em-
baumées, harmonieux silence où la nature et les âmes se
parlent sans bruit, vous comblez nos cœurs plus satis-
faits que de la réalité d'un songe ! Couchés dans le léger
bateau, nous voyons les Rêves descendre les montagnes,
semblables au feuillage varié dont l'automne nuance les
forêts. Ils se balancent sur les ondes écailleuses, et nous
soulèvent avec elles dans l'immense azur. Comme une
mère qui laisse tomber son voile sur son fils endormi, la
Patrie, forme impalpable au visage austère et tendre,
nous enveloppe des cieux jusqu'à la terre, et de la terre
justju'aux cieux.
PAYSAGES DIVERS l8l
L'aube a cueilli les roses qu'elle effeuille sur les pics du
midi. Messager du soleil, un long rayon franchit la noire
crête d'Arvel, et se pose sur les eaux, où Naye projette
rimmense pyramide de son ombre. Par les échancrures
des torrents, le ciel coule avec la limpidité du matin dans
le lac que la grève enlace de ses gracieux replis, comme
une bordure blanche à un tapis d'Orient. Les grands
châtaigners baignent dans la lumière qui les inonde leur
chaud feuillage, leurs formes vives, distinctes, mais ar-
rondies moelleusement. Des habitations et des cam-
pagnes, de la plaine et des hauteurs, s'élève le bourdon-
nement confus du réveil. Ainsi brillent de sereines jour-
nées sous l'aile des montagnes. Ainsi passent le matin et
le soir d'un peuple qui a toujours mené laborieuse vie,
sans songer à sortir de son obscurité, et qui avec des
mœurs et une existence originales, s'en est peu soucié, et
a peu fait parler de lui.
DEUXIEME SERIE
LE PEUPLE
V
Eléments divers de la nationalité vaudoise.
Dans notre nationalité persiste l'élément gallo-romain.
Il est notre source la plus abondante. Le filet germa-
nicjue. torrent si l'on veut, mais bientôt à sec, vint la co-
lorer et la teindre, mais ne la put dénaturer. Ce sont les
races latines qui en fournissent le principal courant : races
positives, aux contours décidés, précis, corrects ; intelli-
gences bien distribuées, que les royaumes du vague et
les clairs de lune de la pensée attirent peu, qui savent
rêver la passion, l'amour, ou le plaisir, mais non l'esprit.
C'est encore la vieille race gauloise, telle ([ue les anciens
l'ont connue, race mobile. ])rcste, toujours en haleine,
toujours en avant, héroïque, irritable, emjiortée, éva-
porée, souple par talent plutôt que par nature, pliable
LES BURGONDES 1S3
mais indocile, flexible mais irréductible, curieuse, aimant
les étrangers, personnelle, réelle, toute pleine de son
))wi (il n'est nulle part plus retentissant que chez elle);
hommes d'épée. de belles paroles et de bruit. Voilà la
base, la matière de la nation. Vient ensuite ce que la race
allemande a fourni. Ses influences générales sur l'Europe
et sur le monde moderne : son impersonnalité, sa disci-
plinabilité , son instinct d'association, d'absorption, mais
son défaut de composition. Les influences de ses tribus
diverses : c'est ici le caractère bourguignon, plus rassis,
plus reposé, facile, bon enfant, un peu terre à terre, assez
matériel, aimant toutes les joies, indulgent pour celles du
corps et n'étant pas inhabile à celles de l'esprit, plutôt
gaillard qu'agile, raillard que vantard, malin que rusé,
renfermé que caché, natures où l'on trouve à la fois: bon-
homie, finesse; naïveté, grand sens: du calme et du trait.
L'élément bourguignon semble être moindre ici que dans
la Bourgogne proprement dite, et plus altéré. Mais il s'en
faut bien qu'il en soit absent.
VI
Les Burgonàcs.
Les voilà! regardons-les bien. Parmi eux sont quelques
uns des pères de nos pères. C'est moins une armée qu'une
tribu; moins une tribu qu'une horde, rudiment incertain
d'un peuple à l'aventure. D'abord, les guerriers avec une
184 LE CANTON DE VAUD
armure de cuir non tanné, et des peaux velues leur pendant
sur les épaules : ils hérissent leurs blondes chevelures,
roulent fixement des yeux glauques, redressent leurs corps
gigantesques et pesants. Leurs armes sont la framée, l'é-
pieu, la hache, la fronde; et pour s'annoncer à T ennemi, une
grêle de flèches empoisonnées. Sur leurs bannières pour
symbole et pour guide mystérieux, un chat ou une cou-
leuvre aux nombreuses spirales, à la gueule affamée et
béante. Le Hendin les mène au combat, chef soumis aux
caprices populaires qui lui font expier les mauvaises
chances de la guerre ou de la moisson. Le Sinist, au
contraire, est l'être inviolable qui consulte et apaise les
dieux. Sur des chariots, maisons roulantes qu'ils traînent
de vallée en vallée, parmi des meubles, des lits et tout un
ménage barbare butiné çà et là, sont juchés les petits en-
fants souriants, les vieilles hagardes, les vierges au teint
pâle, à la taille haute, au cœur ferme et hardi. Ainsi pas-
sent les Rurgondes. connus au loin ; avec eux errent leurs
troupeaux, beuglante armée, et des coursiers dressés aux
travaux de la bataille et du labour. Moins superbes que
les autres barbares, ils ne dédaignent pas de travailler le
fer et le bois, d'équarrir les poutres entrelacées d'un pa-
lais rustique, d'en sculpter les piliers de chêne, ni de tail-
ler le cintre aigu des portes et des voûtes. On ne voit
point qu'ils y aient perdu vaillan<:e ni renom.
LE TYPE VAUDOIS 185
VII
Le type vaudois.
Le type, dans ..le canton de Vaud, semble être tantôt
le Savoyard \ tantôt le Bourguignon. Mais l'un et l'autre
y est effacé, mélangé, et ne s'y montre pas autant, comme
en Bourgogne et en Savoie, à son état primitif. De plus,
ils ne sont pas seuls; et au milieu de ces rapports de traits
perce dans la figure de notre peuple un caractère propre
qui ne paraît sortir que de lui ; soit qu'il faille en rappor-
ter la source à des débris de races indigènes, soit, comme
nous le pensons aussi, aux influences du sol, du climat et
du développement social. Ce n'est ni le Germain blond
et blanc, à la haute stature, au visage large, aux membres
pleins et flottants ; ni le Français brun, petit ou du moins
grêle, mais mobile, la tête haute, et les traits animés ; ni
le Bourguignon de Suisse ou de France, de Berne ou de
Dijon, grand, gros et assez facilement obèse; ni le Franc-
Comtois, long, maigre, sévère, noir et sanguin ; ni le Ge-
nevois brun, mais quelquefois un peu fade ; ni le Proven-
' Le type savoyard présente deux nuances : le doux, gai et
blond, principalement dans la partie occidentale, à Chambéry et
dans la vallée de l'Isère ; le doux, triste et brun, en remontant à
l'orient. Ce type règne le long du Rhône jusqu'à ce que ce fleuve
arrive aux races du midi. Les deux nuances se retrouvent ici.
(Observation de M. Nseff").
l86 LE CANTON DE VAUD
rai brun et chaudement coloré ; ni le Savoyard générale-
ment plus petit que nous, ramassé, raboteux et concassé ;
ni le Bas-Valaisan, beaucoup mêlé du Savoyard, mais plus
sombre, plus enfoui, plus triste et plus dormant. Le Vau-
dois diffère de ces deux derniers qui sont pourtaiit ses
voisins sur le Léman et le Rhône. Le Savoyard ne vit
pas, il végète. Sur le Valaisan pèse d'un lourd sommeil
le crétinisme, ce rocher brut d'où se dégage à peine une
informe statue. Plus ouvert, et, comme je voudrais dire,
moins foncé, mieux débrouillé que celui-ci, le Vaudois
est peut-être moins raidement planté que celui-là, mais
])lus élancé en revanche ; ])lus déveloi)]jé, i)lus à l'aise,
mieux ordonné *. Sont encore différents de kii ses voisir.s
même du Jorat alpin et du Jura seelandais. Le Fribour-
geois est plus suisse. })lus blanc, plus laiteux; le Neuchâ-
telois, plus prononcé dans un seul sens, mais avec moins
de vigueur générale, plus un. moins divers, moins géné-
ral. Le Vaudois est grand, ferme, coloré, plutôt brun que
blond, tardif (pie lent, inactif (ju'inhabile. fort plutôt que
gros, bien (lu'assurément l'aisance et l'habitude du vin
fassent fleurir bon nombre de ces tailles rebondies où les
Français trouvèrent à si bon marché le mot pour rire des
Suisses et des Bourguignons.
Au surplus, il y a une très grande diversité. Dès qu'on
entre dans un de nos villages, elle vous frapjie ; on dirait
que chac un d'eux est divisé en deux camps égaux, les
bruns et les blonds, le midi et le nord. Les nuances sont
' La région moyenne de la figure est très ordinairement moins
allongée sur l'autre rive que sur celle-ci.
LE TYPE VAUDOIS 187
pourtant çà et là plus tranchées; et, chose singulière!
dans le très petit espace de notre pays, et, dans cette en-
ceinte si étroite, à de courtes distances, la teinte change
brusquement. A La Vaux les bruns dominent, les roux
sont rares, jusqu'au district de Saint-Saphorin où, surtout
à Chexbres, le blond et les cheveux couleur de filasse
semblent avoir été la couche primitive. Ai-je besoin de
dire les yeux bleus gracieusement arqués, et les fins sour-
cils châtains de nos belles de Montreux ? A Veytaux qui
le touche, et dont la population n'a que trois tiges de fa-
milles, c'est une teinte foncée. De grands yeux noirs bien
fendus, des formes pleines et rondes, tel est le plus géné-
ral aspect de la population féminine dans la contrée
d'Aigle ; on dirait des figures du midi, mais grossies et un
peu alourdies par le nord. En remontant de la plaine aux
hauteurs, les rares deviennent ordinairement plus petites.
Nos Alpes vaudoises forment plutôt une exception à cette
règle. Grands, élancés, leurs habitants le i)araissent da-
vantage encore, parce qu'ils sont osseux plutôt que mus-
culeux, et que tout leur extérieur est saillant, fortement
dessiné, mal arrondi. Du reste une teinte colorée, un nez
fin, un tour de visage allongé, la jambe maigre, comme
chez tous les montagnards, et ses formes étirées par le
continuel effort du jarret: chez les femmes, au-dessus d'un
œil souriant, une noire cordelette de soie (ainsi diraient les
Grecs *), et une poitrine effacée : elles ressemblent aux
Ecossaises des hautes terres *. Dans le Jorat, la popula-
^ Chants poptiL de la Grèce moderne, II, 203, (trad. de Fauriel).
^ 0 s-weet HigMand Mary, Burns' Songs.
l88 LE CANTON DE VAUD
tion diffère singulièrement, mais non pas en beau, de
celles des rivages et des montagnes, comme si d'une autre
source elle s'était glissée entre ces deux dernières, ou
avait été refoulée là par elles, sans que l'histoire four-
nisse aucun renseignement. Ce qui volontiers caractérise
cette population, c'est une taille condensée, une rabo-
teuse carrure, des cheveux aux reflets fauves, un pied
lourd, quelque chose de pierreux, de rocheux, mais un
rocher de grès qui n'a jamais cju'un jet médiocre ; une
absence de grâce ne se rachetant ni par la grandeur, ni
par l'originalité; une dureté froide, une rudesse posée,
des traits )>leins et petits; mais aussi quelquefois la fraî-
cheur vermeille du matin, le joyeux émail des blanches
gelées dans les hautes terres, et l'âpreté excitante des
fruits du sauvageon dans les haies et les ravins. La plaine
et ce qui tend au Jura présentent des traits plus mêlés,
ainsi que cela doit être ; dans les villes l'aspect est encore
])lus varié et plus confus. Toutefois on y sent un carac-
tère commun. C'est la France, il est vrai, qui forme la
couche principale. C'est une race française, mais tem-
pérée d'éléments helvétiques, rehaussée d'une nature plus
large et plus ferme, et colorée quelquefois par un souffle
du midi. Là, comme au reste partout dans notre patrie,
(luoicjue à des degrés différents, on est frappé d'un cer-
tain mélange, d'une indéfinissable variété dans la com-
mune ressemblance.
C'est ainsi peut-être qu'il faut commencer à expliquer
ce qu'il y a d'effacé, de vague, d'insignifiant, au premier
abord, dans la physionomie de notre population. Ces
bonnes et souvent belles figures vaudoises sont peu mo-
LE TYPE VAUDOIS 189
biles, peu animées; on les croirait parfois doucement pé-
trifiés non par un volcan, mais par un lac tranquille : elles
ne remuent pas, elles ne parlent pas, elles ne rient pas,
elles ne pleurent pas, elles ne dissimulent pas même; elles
sont là, voilà tout. Entrez dans un salon : l'originalité ex-
térieure n'est pas ce qui seul distingue un Anglais, ni la
facilité élégante un Français ; mais aussi un certain air
plus saillant, une vie plus soutenue, plus sentie, plus vi-
vante enfin. A côté, les figures vaudoises paraissent dé-
tendues, si quelque chose d'imprévu ne les remonte subi-
tement. Le mélange a pu effacer les traits distinctifs,
ternir les couleurs primitives. Mais il ne faut pas tant s'en
prendre à lui comme à l'âme, qui se fait sa figure, comme
au souffle qui modèle la bulle expansible où il est con-
tenu. Ici tout a sommeillé pendant des siècles ; c'est le
mouton qui, ayant chômé longtemps, retourne souvent h
son chômage, où sa tète aura dans la foule l'ombre et le
frais. Mais chômer n'est pas même un rêve, ou du moins
ce n'est que le rêve du corps. Il faut compter en outre
les ravages mystérieux du libertinage dans l'intelligence
et dans la chair : nourri par un tempérament vigoureux
et sensuel, agacé par l'accortesse naturelle de nos jeunes
Vaudoises, longtemps facilité par l'asservissement du ca-
ractère national qu'on avait appris à supporter les privi-
lèges de caste même en amour, il est malheureusement
ici assez populaire, et a pour soutenir sa cause les séduc-
tions nombreuses de l'oisiveté de l'esprit. L'usage co-
pieux du vin, si fréquent parmi nous, énerve aussi le jeu
de la physionomie, en noie le coloris, en émousse le trait.
L'excitation produite par l'ivresse est factice, et suivie
190 LE CAÎ^TON DE VAUD
d'une chute d'autant plus lourde qu'elle avait de'ployé
plus haut ses ailes tournoyantes qui jettent le trouble et
le dégoût dans les cœurs : en outre, elle suspend de ses
fonctions la mémoire, cette horloge de notre être, dé-
range sa marche vigilante, et aide ainsi la vie à s'endor-
mir peu à peu. La manière de se nourrir s'est générale-
ment améliorée, mais des aliments nuisibles se sont aussi
introduits. Par là se détériore le caractère physique, la santé
publique s'altère, la figure s'abrutit, la beauté de la race
se perd. Celle des femmes de ce pays avait sa célébrité.
L'influence des causes générales, la rudesse avec laquelle
l'homme traite encore sa compagne, le mauvais système
d'éducation et de vie féminines, ont déjà porté atteinte à
cette réputation.
L'extension populaire du développement intellectuel
, n'a pas été non plus sans fatale influence. L'esprit ronge
et troue le corps d'autant plus aisément, que celui-ci ne
lui appartient pas tout entier, et n'a pas encore passé au
feu., comme on dit. Le sommeil de l'intelligence hébète,
son éveil maladroit flétrit. Si chez nous la figure a quel-
que chose de plus vif, chez plusieurs de nos voisins, elle
a quelque chose de plus frais. Heureux encore que notre
vie en plein air sauve notre sang des dangers de la ré-
clusion, où se fanent bientôt les populations industrielles.
Quand une vie acquiert le juste développement ({u'elle
doit avoir, que l'existence n'est pas manquée ou faussée, le
naturel dénaturé, la sève tarie à sa source, (pie toute l'or-
ganisation enfin n'est ni criminellement ni mescpunement
asservie, alors croissent ici de belles, fortes et savoureuses
natures, qui dans l'épais secret de leur feuillage, amas-
LE TYPE VAUDOIS 19I
sent, après les fleurs roses et blanches, les fruits de
pourpre et d'or que l'automne révélera. Dites-nous,
hameaux écartés, maisonnettes isolées, racontez-nous,
tout ce que peuvent donner de grandeur à une vulgaire
existence, de noblesse à des traits rustiques, de poésie à
un front sans éclat, la satisfaction de l'obscur devoir ac-
compH, du journalier labeur achevé et repris sans cesse,
la douceur d'une indépendance occupée, le tranquille en-
chaînement des jours, l'ombre sereine des affections légi-
times, le calme d'une destinée active qui, cheminant à
petits pas, s'écoule au travers de la nature et apprendra
peut-être à se verser dans le sein de Dieu! Combien d'au-
réoles, fleuries ou rayonnantes, sur des fronts inclinés
dans l'oubli ! La vie est la grâce même : il ne faut que la
laisser croître et mûrir ; et pour cela elle aime volontiers
les champs, car les cieux y sont plus ouverts. Les serres
chaudes du monde et de la société la font éclore plus vite,
et en toute saison ; elles la contrastent, la soumettent à -
d'élégants caprices ou à de stériles monstruosités, com-
binent, renforcent ses parfums ou ses couleurs ; mais elles
ne peuvent donner à leur reine la plus brillante l'e qui
est le partage de la moindre églantine des buissons, un
souffle de fraîcheur, l'haleine du matin.
Voyez-la donc assise à sa petite fenêtre qui regarde
sur le verger , où elle entend le soir les pas de son
ami. Sa joue n'a pas la blancheur de neige des filles du
Nord ; mais elle a , de plus qu'elles , l'incarnat velouté,
cette pudique flamme du sang, cette rougeur qui s'ignore.
Ses yeux bleus do cils noirs voilent leurs étincelles,
Comme un oiseau d'azur paré de sombres ailes.
ig2 LE CANTON DE VAUD
Le lac semble leur répondre et lui sourire au loin
parmi les noyers. Ses cheveux ne baignent pas son col
nu de leurs flots odorants; ils ne s'allongent pas en
tresses immenses. Sa coiffe de taffetas ou de velours les
rassemble avec soin , posée elle-même avec une appa-
rente négligence. Divisés sur le front, ils s'y coulent et s'y
gonflent en un moment, puis se recachent précipitam-
ment sous la dentelle pour reparaître plus bas en deux
grosses boucles longuement élaborées. Ainsi lachâtaigne,
soulevant les pointes qui la défendent, entr'ouvre légère-
ment sa prison et laisse voir une mince bande d'un lustre
moiré, chatoyant parmi les feuilles d'automne sur la col-
line où la tour de Duyn s'endort sous le lierre. Si notre
belle a l'intelligence de cette parure, les blondes de sa
coiffe ne se hérisseront pas tout court, mais retomberont
longues et noires sur la figure ombragée à demi. Telles les
portent avec un instinct de coquetterie les filles des
hautes vallées. Ce petit rideau voltigeant et transparent
est mieux qu'un voile; il en a la coquetterie et ne dérobe
rien. C'est un lim])ide nuage qui folâtre sur le front et les
yeux. Ainsi l'ombre frangée d'Argentine tourne en ba-
dinant sur le val de neige caché dans son sein.
La jeune fille descend l'escalier de boisdesa chambrette.
Si sa tête est moins pittoresquement encadrée qlie celles de
ses compatriotes allemandes, son corps n'est pas pyra-
midalement attifé comme le leur. Moins riche aussi, mais
moins chargé, son corset noir dessine les formes; il ne les
amoncelle pas. Ce corset de laine ou de soie, avec le
chapeau à pomme et dans nos Alpes le chapeau bordé
de velours, est presque le seul débris de l'ancien costume
MŒURS VAUDOISES 193
national. Mais de jolis cheveux, soigneusement peignés,
valent bien les colossales fausses tresses, qui pèsent sur
la tête des jeunes Fribourgeoises, belles pourtant comme
des madones , et un corset bien collé sur la taille, ainsi
que le veut la chanson, ufi fichu bien net, des bas propres
comme un oignon \ ne valent-ils pas tous les costumes du
monde? La beauté souriante ou pensive s'en accommode
également. Dans ce pacifique attirail, elle se promène le
long des prés, donnant le bras à ses moqueuses com-
pagnes. Les garçons endimanchés les abordent avec une
timide rudesse, des propos gauchement hardis et des
soupirs sans art. Quand il y a danse, le déshabillé blanc
quitte la haute armoire de noyer, ouverte à deux battants,
et le collier maternel est tiré du coffret rose, jadis la
richesse d'une aïeule qui n'est plus.
VIII
Mœurs vaudoises.
La vie de notre peuple présente à l'extérieur, si l'on y
fait attention, un phénomène singulier : c'est un mélange
^ Chanson de l'Abbaye des Vignerons :
Sou gale corset
Coula sur sa taille,
Son motchau bèn net,
Son tçapi dé paille,
Se bas proupro qu'on ougnon....
3. OLIVIER, I. 13
194 LE CANTON DE VAUD
constant de celle des champs et des villes, de l'agricul-
teur et du citadin. Il n'est presque pas d'habitant de nos
petites cités, excepté à Lausanne, qui n'ait son pré, sa
vigne, ou au moins son jardin. Et tous les campagnards,
de même, ont dans la ville de leur coin de pays, leurs
relations héréditaires, leurs parents, leurs compères, leurs
patrons. Sans doute, la jalousie des campagnards contre
les messieurs se montre ic:i comme ailleurs ; les premiers
com])tent leurs principaux créanciers parmi les seconds ;
ils leur reprochent d'avoir ainsi accaparé la meilleure
part; et ceux-ci, de leur côté, n'hésitent pas dans l'occa-
sion à voir chez ceux-là des dupes à l'égard desquelles il
n'y a pas à douter de leur suj^ériorité. Mais les cités n'en
restent pas moins des cités champêtres, dont les villages
voisins ne sont souvent que des faubourgs.
Comme au temps de l'ancienne Helvétie, ces villes sont
en beaucoup plus grand nombre que dans nul autre can-
ton '. Le fait est parlant : nous n'aimons pas l'isolement,
la solitude qui se suffit à elle-même ; nous aimons mieux
planter notre tente au bord de la route que dans la forêt.
Peu voyageur, peu coureur, notre i)euple tient à trouver
près de lui ce qui rend la vie complète ou approchant :
le chez soi lui suffit. On ne se cousine guère i)lus en
' En mettant de côté les capitales des vingt-deux cantons, la
Suisse française a environ autant de petites villes, à elle seule,
que les trois autres Suisses confédérées : et sur ce nombre le can-
ton de Vaud actuel en possède une vingtaine ; ajoutez-y les six
ou sept du Pays-de-Vaud fribourgeois, il n'en demeurera guère
qu'une dixaine pour le reste de l'Helvétie romane.
MŒURS VAUDOISES 195
Ecosse qu'on ne le fait ici ; dans le Pays-d'Enhaut, cer-
taines familles ont un surnom géne'ral qui est comme ce-
lui de leur clan. Il serait difficile de de'mêler l'origine de
ces traits : la nature y est sans doute pour quelque chose ;
mais surtout Tesprit de la race même. Le clan, s'il a
laissé des traces parmi nous, reposant sur l'idée de pa-
renté, créait des relations plus étroites et plus inatérielles
que la vassalité germanique, plus abstraite et plus com-
pliquée. Celle-ci ne donnait à l'homme qu'un suzerain ;
du reste, elle le laissait libre et solitaire au loin. Dans le
clan, rhomme était davantage l'égal du chef, mais moins
détaché de lui. De là, cette vie moins éparpillée et plus
par monceaux, que l'on remarque chez les races celtiques :
le monde de la cité, grec et romain, vint encore mieux
accomplir cette tendance, satisfaire ce besoin. Mais re-
gardez cependant que nous n'avons l'instinct sociable
qu'à demi ; nous vivons bien plus dans les champs que
dans, les salons et sur la place publique; nous tenons
plus à nous voir qu'à nous parler. Il nous faut des réunions,
mais nous n'aimons guère que celles où chacun peut
aller uniquement pour soi ; combien de personnes qui
n'ont d'autre cercle de relations que celui de leur pa-
renté, et combien d'intérieurs de familles tout disjoints
et branlants ! On sent donc que sous l'effet de notre
vie particulière ou d'un autre esprit, dont je ne saurais
trop indiquer la source, une tendance opposée s'est mêlée
à la première, et lui a pour ainsi dire fait faire volte-face
en l'atteignant.
De tout cela, il nous est résulté une existence qui a
pour caractère, de la tranquillité plus que de la soUtude,
196 LE CANTON DE VAUD
de la facilité plus que de la force ou de la grandeur, du
laisser-aller plus que de l'entrain. Elle entend le voisiner
plus que répanchement. Elle sait mieux regarder les
passants, assise sur sa porte, que marcher à son tour.
Elle a plus de liens sociaux que de liens individuels;
chacun se sépare volontiers des autres, mais dans le
même cercle et pour faire la même chose et vivre exa<--
tement comme eux.
Cette vie a ainsi une sorte d'élan, mais concentré;
elle se meut, mais sur elle-même : elle s'agite, mais en
l'air. Nos voisins de Neuchâtel et de Genève ont chacun
pour eux une admiration singulière, quoique avec des
nuances ; ce qu'ils font, ils le trouvent bien fait, ils le
prônent, ils le montrent, et lui donnent un bruit accéléré
dont ils ont le secret. Ce n'est peut-être que de la vanité,
mais on dirait de l'enthousiasme et une parfaite con-
viction. Placés entre deux, et ne frayant ni avec les uns
ni avec les autres, nous, c'est tout au rebours. Nous
sommes essentiellement ///^^//rx et dénigrants ; bien moins
de ce qui nous entoure que de nous-mêmes. Le sentiment
de nos forces et de notre mérite ne nous manque pas
précisément ; non ! car nous nous étonnons peu : nous
faisons comme les autres, aussi vite et pas plus mal quand
nous voulons. Nous savons fort bien que nous pouvons
réussir, mais nous l'essayons rarement: nous avons comme
le sentiment mort de notre pouvoir : ce qui se passe, le
réveille, et lui trouve le coup-d'œil attentif, juste etprompt,
mais nous ne le ressuscitons guère pour nous. Avec
bonhomie et sans amour propre, nous ne sommes point
surpris de ce que l'on fait : rien ne nous met en doute
4
MŒURS VAUDOISES 197
que nous n'en puissions pas autant ; mais nous n"en fai-
sons rien, comme par une espèce de mauvaise honte et
de timidité, pour ne pas nous placer en vue et nous ris-
quer. Il est bien possible que cela soit beaucoup affaire
de jeunesse et doive en partie s'en aller avec le temps,
mais c'est aussi un trait profond et primitif. Si en nous
quelque chose se met en mouvement, nous lui jetons
aussitôt des bâtons dans les roues ; cherche à se faire
écouter, nous remuons les pieds en ricanant ; à prendre
le dessus, nous faisons le vide autour de lui, pour qu'il
tombe. Si parfois il nous arrive de nous infatuer, ce n'est
jamais, comme nos deux voisins, de nous-mêmes, ce qui
a son bon et son mauvais côté, c'est de l'étranger. Nous
aimons à nous faire petits. Il y a dans cette manière
d'être quelque chose d'humble et de touchant qui à cer-
tains égards mérite aussi du respect, et avec plus de soli-
dité, plus de véritable enthousiasme que celui qui se
pousse mieux en avant. Nous avons du sol. C est le fonds
qui manque le moins. Notre vie n'est ni bruyante, ni écla-
tante, mais si elle est sans étalage, elle est aussi sans airs
trompeurs ni guindés, elle a de la sincérité et de la vérité,
de la force, du courage, de la patience, de l'abandon,
du chez-soi. de l'individualité, une grande horreur de l'af-
fectation, les mouvements très libres, l'instinct démocra-
tique et populaire, de la simplicité, un son très juste, une
couleur très naturelle, rien de forcé, enfin une originalité
particulière quoique peu sensible, dont la civihsation
n"a pu effacer le trait principal, qui est un laisser-aller
tranquille et reposé.
Les détails de cette vie, qu'il faudrait esquisser main-
198 LE CANTON DE VAUD
tenant, pourraient l'être avec intérêt dans un ouvrage
d'imagination ; ici, ils manqueraient de place et de corps.
Je ne dirai donc pas comme je le voudrais, la vie du la-
boureur, du vigneron et du montagnard, du citadin et du
villageois.
De grand matin se lève le père de famille, dans sa
maison isolée au milieu du verger, ou alignant capri-
cieusement ses jardins et ses murs avec celle du voisin.
Souvent l'aube n'a pas encore blanchi, qu'il rôde déjà
par sa demeure, passant du poile * à la cuisine adjacente,
descendant l'escalier de bois de la galerie rustique, et
remuant déjà tout dans la grange et dans l'étable. Il ap-
pelle ses gens, garnit les râteliers et donne le coup d'œil
du maître aux chevaux et aux bœufs. Surnuméraires de
l'écurie, la chèvre et le mouton, accourent à sa rencontre,
en bêlant. Accroupi auprès des vaches ruminantes, il
presse du pouce replié contre les doigts, le pis gonflé.
Le lait jaillit en sifflant dans le seillon bientôt couronné
d'une tiède écume. Mais les Ixeufs ou les chevaux sont
debout, et déjà fuit l'étoile matinière. Le lac n'est j)lus
dans l'ombre comme le coup de pinceau dans le brouil-
lard ; il s'azure et s'éveille au chant des oiseaux. Les
charrues se ])réparent à partir: la vieille charrue nationale
avec sa double corne et son attelage, la charrue hel^e
avec sa corne mobile, son léger timon et son oreille de
' Les Suisses « sont sumptueux en poilcs.... M. de Monlaignei
qui couchait dans un poile, s'en louait fort, eins de sentir toute
la nuit une tiédeur d'air plaisante et modérée. Au moins on ne
s'v brusle ny le visage nv les botes, et est on quitte des fumées
de France. » Voyage de Michel de Montaigne.
MŒURS VAUDOISES 199
fer. Les jougs reposent par terre, courroies déroulées.
Voici les bœufs qui s'avancent bravement et tendant la
tête ; les longues lanières de cuir s'entrelacent assujetties
sur leurs fronts. Chars, herses et charrues s'en vont deçà
delà par les chemins humides ou pierreux. Retournant la
terre noirâtre le soc met à nu la secrète demeure du rat
des champs, qui autrefois chercha vainement loin de la
ville
Le sommeil, un peu d'orge et la tranquillité.
Dans les prés la faux se creuse à son tour de larges
sillons, la rosée l'aiguise et l'échauffé ; le foin mouillé
tombe par rangs circulaires, avec le cri sourd que pousse
tout ce qui meurt. Les blés, en leur saison, se couchent
de même sur l'andain sec et chaud. La moissonneuse le
sépare en javelles égales, et deux ouvriers, se tendant les
bouts opposés de la riouta de chêne, condensent et lient
la gerbe en luttant contre elle avec leurs genoux ; non
sans risquer, si leur lien leur échappe, de tomber à la
renverse sous les épis émancipés, à la risée de tous les
travailleurs. Le soir la poulie guindé avec effort les
gerbes pesantes sur le haut solier. Dans les vignes, ce
sont d'autres labeurs, tous bien longs, bien chanceux,
bien durs ; il faut rompre la terre, la reterser, tailler,
effeuiller ; une nuit un peu froide d'août ou de mai con-
sume les bourgeons, un orage d'avril vendange les ceps.
Ces dangers évités, alors l'automne voit chez nous d'heu-
reuses journées. Tout est mouvement, rumeur, rire et
chant. Les tonneaux passent lourdement, assujettis sur
les chars avec des chaînes de fer, et ornés de fleurs.
Jour et nuit gémissent les pressoirs. Le passant con-
200 LE CANTON DE VAUD
temple avec avidité « ces raisins aussi doux, aussi roux
([ue le miel » ; quelque bonne vieille au cœur encore
fleurissant, lui en tendra par-dessus le mur, et le suivra
longtemps des yeux jusqu'au détour où, prenant leur re-
pas et assis, les pieds pendants sur le chemin, d'autres
vendangeurs l'assailliront à l'improviste de quolibets im-
pitoyables, qu'ils lui cornent longtemps '.
Et durant ces divers travaux. la mère de famille est
allée et venue, préparant à manger aux hommes, le matin
levée avec eux, le soir couchée après eux. Quand le so-
leil jetait son premier rayon dans la cour de derrière, elle
est arrivée portant quelque chose dans son tablier : à sa
vue toutes les poules ont déniché pour accourir en glous-
sant et becqueter la riche poussière étendue sur le pavé.
Tout le jour, travaille, et se fatigue, et se tourmente la
mère de famille, dans la cuisine, à la laiterie, au four, au
jardin, aux champs, à l'étable des porcs sans cesse affa-
més et grognants ; seules, ses poules ne lui coûtent au-
cune peine : heureuse encore si ces pillardes effarées ne
lui attirent pas des plaintes et n'excitent pas de sinistres
projets !
Les soirs d'automne on teille le chanvre devant les
maisons. Quand l'hiver est descendu, les femmes filent,
les hommes tressent la paille ou l'osier en ruches et en
corbeilles; l'âtre se réjouit d'un feu d'épine ; le poêle de
molasse ou de fer entretient avec soin sa chaleur; la
durus
Vindcmiator, et invictus, cui saepe vi,itor
Cessisset
HoR. L. I, sat. 7.
MŒURS VAUDOISES 20I
petite lami')e d'airain est suspendue à son lustre rustique,
formé de deux bâtons qui, en glissant l'un contre l'autre,
s'allongent ou se raccourcissent à volonté. Et, le plus
près d'elle, pendant que les jeunes causent et rient, le
vieux père lit profondément (quelque vieille aventure, ou
les événements du mois passé.
Dans les montagnes, c'est outre ces traits généraux un
hiver long, mais brillant, les cotters ou veillées dans les
chaudes maisons de bois ; l'été une vie nomade de cha-
lets en chalets; l'hospitalité, jadis ordonnée par nos lois
et consacrée par de poétiques légendes ' ; puis en retour,
une curiosité singulière et une familiarité d'interrogation
qui ne se déconcerte de rien.
Les batehers forment aussi un petit peuple à part, dont le
lac est la vraie patrie. Le calme les fixe dans un des caba-
rets du port; un bon vent les emmène. Ce Léman, dont
la douceur est parfois langoureuse, a aussi ses accès de
fureur. Et de temps en temps il raconte de lamentables
scènes *, s'il n'en garde pas pour lui seul le secret.
* On est toujours reçu cordialement dans nos chalets. Sou-
vent j'ai vu des montagnards vous inviter à entrer dans leurs
maisons ; d'autres se détournant de leur travail venir d'assez
loin pour vous remettre dans le chemin , et sans doute aussi
pour savoir un peu qui vous êtes et où vous allez.
^ Cet hiver, par un ouragan terrible, les plats-bords d'une
barque de Vevey ayant cédé à l'effort des lames, le patron et un
batelier tombèrent dans les flots : il restait trois hommes sur le
pont. Le patron leur cria de ne pas songer à lui, mais à la barque,
et tout en nageant leur commandait la manœuvre nécessaire. La
barque s'éloigna rapidement. Le fils du patron se jeta alors dans
20 2 LE CANTON DE VAUD
Les habitants des villes ont. le soir, les cercles et les
cafés ; dans la journée, la cave ou le magasin ; d'autres
les conseils, les bureaux; le cabinet, les collèges et les
marchés. Bien qu'en général très attachés à notre lieu,
ici, dans toutes les classes, l'expatriation est forcément
une des plus communes industries. — Le nombre des avo-
cats va croissant, depuis que, mal à propos peut-être, il
est possible d'achever légalement ses études de droit dans
le pays: au surplus, notre peuple, lui aussi, aime les pro-
cès '. — On ne saurait nier que toutes ces petites villes
ne nourrissent beaucoup d'oisifs et d'hommes vulgaire-
ment démoralisés. Chacun y est constamment sous l'œil
de tous. Et de petites rivalités s'y font la guerre à l'aide
d'un commérage qui étend partout son réseau. De ridi-
cules distinctions sociales parviennent même à s'y éta-
le bateau attaché à l'arrière, pour aller au secours de son père.
Mais avant qu'on pût lui tendre une seconde rame, la corde se
rompit, et la barque s'échappa de nouveau. Plusieurs planches
jetées à l'eau, atteignant les naufragés, les aidèrent à tenir le des-
sus. Le fils voyait de loin son père l'encourager, puis en même
temps lui donner éventuellement des instructions sur leurs af-
faires de famille. Il faisait très froid, et le malheureux jeune
homme, réduit à une seule rame, n'avançait que très lentement.
Des deux têtes qui l'attendaient au loin, l'une s'enfonça et dispa-
rut. Mais ce fut encore son père qui lui cria de se hâter, qu'il
allait le sauver. Il n'en était plus qu'à une médiocre distance,
lorsque le patron, homme d'une cinquantaine d'années, robuste,
mais succombant de découragement et de froid, jeta son bonnet
en l'air; ce fut son adieu à son fils.
' Ruchat termine ainsi son abrégé : « Heureux peuple, si seu-
lement ils pouvaient se délivrer de la détestable fureur de plai-
der. »
MŒURS VAUDOISES 203
blir; souvent il arrive qu'il y a un plus grand nombre de
sociétés et de coteries que de membres dans chacune
d'elles. La médiocrité prétentieuse ou moutonnière, la
niaiserie élégante ou grossière s'y font mutuellement res-
sortir : on y voit des jeunes gens persuadés que l'honneur
de la vie consiste à posséder une pipe et à ne sortir d'un
café que pour passer dans un second; il en est qui met-
tent leur gloire cà suspendre adroitement un lorgnon dans
la cavité de l'œil. Les campagnes ont aussi leurs lurons,
mais d'une espèce moins sotte et moins gâtée. Du reste,
sur ce fond commun se dessinent de belles figures, de vi-
goureux caractères, des esprits originaux. L'un a toute la
richesse, toutes les distractions et les naïves susceptibi-
lités du génie : mais au lieu de le faire produire il l'a dis-
sipé; l'autre l'a enfoui, de mépris ou de désespoir. Celui-
là sait par cœur Homère. Cicéron, Dante, Shakespeare,
Gœthe, Chateaubriand; et il tient le registre des morts
de l'endroit. Celui-ci a parcouru l'Europe, a touché l'Amé-
rique et l'Orient; et il ne voyage plus que de sa vigne à
son pré. Tel qui avait occupé sa jeunesse des plus hautes
méditations, ne s'inquiète plus aujourd'hui que des gelées
et des grêles, du prix et de l'achat des vins. L'ancien élé-
gant de Paris se promène au village en sabots. Enfin,
beaucoup d'hommes étonnamment doués, mais qui ont
manqué de sol. Fréquemment, se cachent aussi, sous un
extérieur de vie tout ordinaire et effacé, des drames
sourds, des scènes véhémentes, des aventures bizarres, et
de longs romans passionnés qui ont commencé et fini
tout entiers dans l'ombre. Les campagnes ne fourniraient
pas moins que les villes leur part de ces récits. Un vil-
204 LE CANTON DE VAUD
lage est aussi tout un monde où se choquent les plus
grandes passions: il s'y fait des ligues ennemies, où passe
tour à tour le pouvoir; la jalousie et l'ambition y dévorent
bien des âmes; et quelques autres, la haine longuement
couvée les noircit. Une vie amassée grain à grain, pru-
demment calculée, y peut recevoir un de ces coups qui
la transpercent, la font chanceler et la brisent; il suffit
parfois d'une récolte manquée ou d'un procès perdu pour
faire tomber une existence en débris. Et alors se voient,
dans ce petit monde, des désespoirs terribles, des lèvres
amères, des fronts éteints, des cheveux rares, des yeux
caves, des regards morts. Hélas ! il n'y a plus rien de
beau, d'aimant, de confiant, d'enthousiaste et de sincère
que la jeunesse :1a maturité n'apporte souvent que cendre
et poison, et l'on dirait que le temps des vieillards est
passé.
IX
Le patois romand.
I . Le langage coiisich'rè cotniiw révélation du caractère national.
Jusqu'ici nous connaissons notre peuple dans sa patrie,
dans ses origines, dans sa race et dans sa figure: écou-
tons maintenant son langage, sa voix, et rapportons ce
qu'elle nous apprendra. La langue est le premier monu-
ment d'un peuple ; c'est, après la réalisation de son être
même et son apparition, la première chose qu'un peuple
livre à l'histoire, la première manifestation qu'il donne
LE PATOIS ROMAND 205
de lui. Avant de planter ses tentes dans une oasis du
désert, ou d'accroupir ses huttes dans la forêt, il par-
lait. Avant que, du fond de la plaine, afin de laisser une
trace plus durable de son passage au pied de la mon-
tagne, il escaladât de pierre en pierre, d'assise en assise,
de colonne en colonne, les nuées sinon les cieux ; avant
qu'il livrât des batailles; que le bruit de sa victoire ou de
sa défaite le fit connaître au loin, avant qu'il se donnât
des lois, monuments de sa sagesse ou de sa barbarie;
avant qu'il prît distinctement ses croyances, ses usages,
ses mœurs, son caractère, il parlait: comme lui, sa langue
était plus ou moins complète et sauvage ; mais elle était
là, et elle était lui. La langue d'un peuple est, à elle seule
déjà, toute son histoire. Bien connue, bien appréciée,
elle ne trahit pas médiocrement la nation à qui elle ap-
partient : elle est au fond le recueil de ses idées, sa pen-
sée-mère, son dernier mot. De tous les moyens humains
d'exprimer l'âme, la parole est le plus complet, celui qui
traduit le plus fidèlement la pensée parlant tout bas en
dedans, et la fait le mieux résonner au dehors, celui qui
la fait le plus clairement transparaître sous sa dure enve-
loppe. Tombant sous les sens par elle-même et par ses di-
vers modes de transmission, figure extérieure, réalisation
visible, la parole est pourtant, de toutes les manifesta-
tions de la pensée, la moins concrète, la plus subtile, la
plus aérienne , la plus spirituelle. Un son est comme une
sorte de miUeu entre la matière et l'esprit. Le mot ou le
son parlé est encore moins matériel, plus fugitif que le
son musical. Dans les autres arts (car la parole est un
art et c'est pour cela que nous avons tous en nous des
2o6 LE CAMTON DE VAUD
rudiments d'artistes) la matière est encore plus prépon-
dérante. Or. si pour comprendre un peuple, on s'adresse
avec succès à ses arts proprement dits; si les pierres
mêmes que ses mains ont entassées, nous enseignent à le
pénétrer intimement, nous font entrer au cœur de sa vie,
pourcjuoi négligerait-on d'adresser la même demande à
sa langue? Là, n'aura-t-il pas été encore plus clairement
et plus complètement lui qu'ailleurs ? Car ce n'est pas
assez dire que de répéter la phrase ordinaire que le mot
est le signe de l'idée, il est le corps même de l'idée qui
n'a point d'existence possible pour nous sans cette trans-
figuration, non pas céleste, mais terrestre. L'idée et le
mot sont deux en un, comme l'âme et le corps : et ils n'exis-
tent pas l'un sans l'autre. Une langue est donc comme le
corps de la pensée d'un peuple. Elle le signale, l'analyse,
le formule, et par cela même, car un peuple sans voix
n'existerait pas même à moitié, elle le crée aussi bien
qu'elle est créée par lui. Elle est le peuple même, puis-
qu'elle est sa pensée; elle est sa fille aînée; et par un re-
tour mystérieux, elle le complète, le réengendre, puis-
qu'elle donne à son bourdonnement intérieur une issue,
à son âme un écho, à son essence une nouvelle existence,
à son intelligence une compréhension. Etant le verbe
d"un peu]jle. elle en est la substance et l'esprit: la sub-
stance, dans laciuelle roule l'esprit: le verbe, (jui, par
l'esprit, tire la substance d'elle-même, comme l'insecte le
fil parti de son sein, et les manifeste en se manifestant.
Mais si la parole est l'homme même, et les langues l'hu-
manité même, là aussi on devra retrouver nécessaire-
ment, ce me semble, comme l'artiste se fait voir dans son
LE PATOIS ROMAND 207
œuvre, Timage de celui qui est le Père de l'homme et de
la parole, savoir de ce qui pour nous est Dieu. En sorte
que Dieu ne pourra être pour Thomnie que ce qu'est la
parole (l'homme ne peut concevoir plus loin) et il devra
être cela, substance et esprit d'abord, essence incomplète,
encore dans l'enfance, et qui ne se peut suffire que pour
un temps ; puis verbe créateur, complément nécessaire,
l'être, l'âme et le corps, en un mot, la Parole. Cette ob-
servation mal ébauchée peut du moins servir à faire voir
quelle importante place la parole et les langues méritent
de prendre dans l'histoire de l'humanité et des diverses
nations.
2. Caractère du patois ro}iiaud.
Notre romand (il serait impossible de ne pas l'ad-
mettre) a une cadence plus prononcée que la langue qui
le remplace, un caractère plus musical. J'en atteste les
souvenirs de ceux qui ont assisté à notre grande fête natio-
nale, celle de l'abbaye des vignerons ! Au milieu de ce
concours immense de citoyens et d'étrangers, sur cette
vaste place si magnifiquement encadrée par le Mont-Pè-
lerin, le Léman, les Alpes et le ciel, dans les rues sablées
et fourmillantes, ce qui montait avec le plus de force et
d'harmonie aux amphithéâtres bourdonnants, aux bal-
cons, aux fenêtres couronnées de dames et de fleurs, ce
n'étaient pas les chants français, leurs paroles maigres,
sèches, aiguës, toutes d'une pièce et d'un son, trop lé-
gères pour supporter un si grand spectacle et un si grand
bruit, évaporées dans l'air trop vaste, ou retombant étouf-
fées dans la foule et sous les pieds des danseurs. C'était
2o8 LE CAKTOX DK VAUD
notre patois, c'étaient nos vieux Ranz et nos vieilles Co-
raules, qui résonnaient jusqu'aux derniers gradins avec
leur voix pleine et forte, aux larges ondes, aux sons fer-
mes et ouverts, seuls accoutumés à franchir le torrent ou
le précipice, à soupirer le poids de l'âme et du jour sur
les collines escarpées, à réveiller les échos ennemis des
cimes tonnantes, ou à lutter dans les hauts pâturages et
les vallées profondes avec l'éternel roulement de la cas-
cade et les beuglements interrompus des troupeaux. Si l'on
tirait de ce caractère de notre romand quelques consé-
quences favorables, quant à son emploi musical, pour
celui qui, rompu à ce langage, se serait pourtant relevé
de ce qu'il y a de défectueux dans l'état imparfait où il
est resté, on ne pourrait pas les rejeter toutes. Mais il
présente encore d'autres caractères marqués, qui ne sont
pas toujours des qualités désirables.
11 a généralement quelque chose d'un peu lent, d'appe-
santi, de lourd. Il ne passe légèrement sur rien. Il est
traînant : ce caractère sera plus prononcé ici qu'ailleurs ;
mais il se retrouve partout. Energique et empreint même
d'une rudesse qui ne lui va pas mal, son défaut c'est une
allure toujours un peu pesante. Il se montre susceptible
d'être parlé avec une singulière rapidité, et se prête aux
mouvements véhéments de l'âme ; mais le rocher qui
descend de la montagne, bien qu'il se précipite comme
la foudre . ne perd rien de son poids et en laisse derrière
lui des marques. Notre romand n'est pas englué; la co-
lère ou la passion le décrochent fort bien ; mais il con-
serve toujours quelque chose de gros et d'éi)ais : avec
lui, les paroles ne volent pas; elles sautent. Cette obser-
LE PATOIS ROMAND 209
vation se vérifie surtout par l'ensemble d'un discours
patois. Mais certains faits particuliers de ce langage la
font vivement ressortir. Le romand affectionne constam-
ment les contours dans la parole : il a dans ses formes,
et il donne au français, chez nous, une défectivité fré-
quente, qui retarde, en forçant à réunir plusieurs autres
mots, au lieu d'aller tout droit avec un seul '. De même on
pourrait citer , à l'appui de cette tendance générale à
étendre le son , certains mots français, bien circonscrits
par la prononciation de leur langue, et que les mauvaises
habitudes données par le patois nous font allonger mal à
propos ". Mais , d'où vient , dirai-je encore , dans un
idiome d'ailleurs assez pauvre, cette singulière profusion
de termes pour reprocher la lenteur, l'inertie'? tous mots
ignobles où la nonchalance est exprimée avec une ef-
frayante vérité , et semble en quelque sorte avoir été
profondément sentie ^.
Mais le défaut qui , à mon sens , caractérise le mieux
notre romand , ou qui lui fait le plus de tort, c'est je ne
sais quoi d'effacé, d'inachevé, de tronqué, quelque chose à
la fois de plein et de vague, de large et de mou, de sonore
et d'interrompu, de haut et de tombant. Voyez tous ces
mots qui ayant perdu leur vive consonne de la fin sem-
blent privés de leur pointe : tous ces substantifs en â, et
' Dans plusieurs temps simples, et surtout aux personnes du
pluriel, il hésite, il prend l'auxiliaire avec la préposition à, ou
quelque autre tournure.
* Ex : fils, où nous sifflons longuement 1'^, quand même ce mot
est dans le corps de la phrase ; avis, et d'autres.
* Baban, tcéropa, dadou, talala, (osé-je poursuivre ?) giiagnou.
s. OLmER, I. 14
2IO LE CANTON DE VAUD
tous les verbes de trois conjugaisons en à, et, et /', La
voyelle qui est le son brut, sans forme et sans couleur,
termine seule le mot, et c'est la voyelle longue : nouvelle
cause de ralentissement que j'aurais pu indiquer plus
haut. Dans bien des cas même, étant longue elle n'est
pas précédée d'une autre syllabe où la voix s'élève et
donne, par l'accent, à défaut de la consonne, une physio-
nomie au mot (a?nâ, pllantâ , et non amar, pllanntâ). Je
sais bien qu'on ne doit pas dire non plus aimer' ni
plann'ter' ; mais le français n'excuse pas le patois ; et
d'ailleurs, le défaut, chez celui-ci, est bien plus général.
Partout il a perdu le / final de la langue d'oc, dont il
conserve l'a, qui est plus sonore, mais aussi plus vague
que Va du français, où d'ailleurs il revient quelquefois,
avec une sorte d'à muet au féminin ". On serait porté à
croire que c'est l'introduction et la prépondérance de
cette dernière langue qui a ainsi retranché au patois ses
finales aiguës, par la suppression desquelles un mot est
comme un soldat sans épée et sans bannière. Mais je ne
le pense pas : on voit que cet instinct, qui au reste se re-
trouve chez d'autres dialectes romands, est encore plus
celui de notre patois que celui du français. L'analogie de
toute notre vie et de toute notre histoire en est la meil-
leure preuve cà mon gré ; mais on en pourrait citer de
plus évidemment parlantes, quoique pas plus sûres, sur-
^ Substantifs : vereld, vanild. Verbes : porld, fosshérd; avei,
povei; vegn't, kgui.
* Auia , amaie , prov. arnat , amada ; retiovah, aïe, prov. reno-
vellat, ada ; vegnu, vegnùa, prov. vengul, vettgtula.
LE PATOIS ROMAND 211
tout la suivante : c'est que notre patois a donné ce de'-
faut à notre français. Les classes d'une éducation infé-
rieure, et même nous autres sans nous en apercevoir, re-
tranchons fréquemment cette dernière consonne pitto-
resque. Est-ce qu'un de nos chanteurs de rue sortant du
cabaret s'aviserait jamais de prononcer Vr dans le nom
de V amour (Vamou') qu'il célèbre d'une voix avinée ? S'il
vous rencontre et qu'il vous prenne en une de ces amitiés
subites qu'engendre le vin, il vous dira Iw/ijou! et non
bonjour! à moins qu'il ne prononce triplement Vr pour
se donner un air farouche et faire peur aux enfants qui
viennent former un cortège à sa gloire. Et de même de
bonheur, de sentir, de finir, etc. Ne vous étonnez pas non
plus qu'en d'autres mots notre français retranche l'accent
aigu, petite aigrette qui redresse le son muet de Ve; et
qu'il dise sauve (qu'on en fasse l'altération de sauf ou de
sauvé, c'est le même procédé, qui tient au même vice),
use au lieu d^tisé, trempe au lieu de tretnpé, et d'autres
corruptions et prononciations analogues, dont la cause
est dans notre accent à moitié méridional et encore
moins chantant que plaintif. Tout cela ne dit-il rien ? et
ne sont-ce pas encore ces angles rongés dont je vous
parlais quelque part ?
Maintenant que nous avons assez médit de notre voix
romande, nous voulons en dire aussi du bien, car nous
en pensons beaucoup, et nous l'avons déjà laissé entre-
voir.
Notre romand a une sorte de largeur, qui lorsqu'elle
ne s'étend pas trop, le rend sonore, et y asseoit bien la
pensée. J'en donnerais pour preuves ces diphthongues fré-
212 LE CANTON DE VAUD
quentes et surtout cet a partout répété. Des articulations
douces ou fortes, dont plusieurs nous sont très particu-
lières, varient, adoucissent cette largeur ou cette sonorité,
et lui font prendre de la couleur. C'est d'abord le fréquent
emploi de lettres isolées , placées euphoniquement pour
éviter l'hiatus , que nous redoutons peut-être à l'ex-
cès *. Ensuite , c'est une multitude de sons mouillés ou
stridents, de lettres roulées ensemble dont notre langue
est très riche, et que nous marquons difficilement avec
les combinaisons ordinaires de l'alphabet. Les deux //
simples ou compliquées d'autres sons, du son k par
exemple, se mouillent ou se redoublent en se heurtant ;
nous avons 1';; mouillée des Espagnols, qu'il serait peut-
être nécessaire d'écrire comme eux. Plusieurs autres con-
sonnes, gutturales ou liquides, Vh elle-même, peuvent s'ac-
cidenter ainsi. Ajoutez à ces agréables cascatelles, à ces
petites fontaines rafraîchissantes, je ne sais quel doux su-
surrement interjeté par le son zoxxç fréquemment mélangé
avec le d, le /, le J ; accord qui ressemble à un gazouillis
des ruisseaux dans les herbes ou du vent dans les feuilles.
Aimable caractère d'une langue pastorale et rustique ! la
nature champêtre soupire doucement ])ar cette voix de
notre premier langage. Dans ces vers :
Oû-to dessu stc brèntze
Coumèn pllau sèn botçi !
• Le patois ne peut pas dire a eu, comme le français ; il lui faut
le z\ l'a-z-u. D'autres fois c'est le /. Par là il renforce l'habitude
des fausses liaisons. A la campagne, il n'est pas rare d'entendre
jouter mal à propos, mais non sans grâce, un n pour l'euphonie.
LE PATOIS ROMAND 213
Le teim è nai co l'èntze ;
Coumènce d'ènlutzi \
n'avez-vous pas entendu les premières gouttes de pluie
tinter sur les plus hautes branches, et vu scintiller le pre-
mier e'clair ? Dans cet autre, ne sent-on pas comme Te'-
paisseur et la vastitude des grands ombrages ?
Dèzô quôque fohi que seit prau vàsto et sômbro *.
Ebranlez les mots grondants et sourds que je vais vous
dire, et le tonnerre qui s'approche, roulera derrière la
forêt.
On où dja lo tenèrre
Ronnâ derrei lo bou '.
Les torrents gonflés emportent leurs ponts de troncs
d'arbres recouverts de branchages et vainement assujettis
par une couche de gravier. Devant les fondrières com-
blées reculent les génisses.
* La carra dèpUoilje.
Entcnds-tu sur ces branches
Comme il pleut sans cesser !
Le temps est noir comme l'encre :
(II) commence à éclairer.
' Bucolicûs de Virjile, traduites in vers héroïcos et dialecte Gru-
vèren. — Frubouarg 1788, — III.
Sous quelque hêtre qui soit assez vaste et sombre.
^ La carra de pllodje.
On entend déjà le tonnerre
Gronder derrière le bois.
214 LE CANTON DE VAUD
No ne seim pas mô inrèmbllâ ' !
disent les vachers qui voulaient passer de la basse à la
haute montagne. Mais enfin l'ondée cesse. Un ciel tran-
quille et chaud étend son pavillon sur les cimes.
.... Ora te veis la vàtçe cutchia a l'ombro
Et le linzert catchi dèzô l'arbùsto sômbro * ;
puis ces deux chevreaux là-bas,
L'oun et l'ôtro de blanc à la pîl tatçollàs^.
On a reconstruit les ponts et raffermi les hauts sentiers,
où les vaches s'avancent fièrement. Quel poëte, quel
peintre nous a jamais si bien fait voir et entendre un
troupeau !
Blantz' et ncirc, Van lez premirc,
Rotz' et motaile, Les tbte neire
Dzjoùven' et ôtro ... Van lez derreire...*
Les sonaillire
' Raii: des vaches.
Nous ne sommes pas mal embourbés.
^ Bucolicos, etc., IL
.... Maintenant tu vois la vache couchée à l'ombre
Et le lézard caché sous l'arbuste sombre.
3 Ibid.
L'un et l'autre de blanc, à la peau tachetée.
* Ranz des vaches.
Blanches et noires. Vont les premières,
Rouges et étoilées. Les toutes noires
Jeunes et autres ... Vont les dernières.
Les sonnaillères
LE PATOIS ROMAND 215
Hau ! hau ! llauba ! llauba ! crie la voix des bergers,
mêlée aux battements des campanes et des clochettes,
au chant métaUique des hautes cascades, et au profond
murmure des noirs sapins. Hau ! llauba ! voici l'érable,
et le tremble, et le chalet.
Vinidez tôte
Dèzô on pllâno
Yô voz àrio,
Dèzo on trèmbllo
Yo ië trèntço... ^
Dans la plaine, d'où monte le soir, toute la famille
rentre des champs ; mais elle poursuit encore sa labo-
rieuse journée. Les garçons dirigent l'eau des étangs dans
le grand verger. Comme elle coule joyeusement de rigole
en rigole et irrigue bien la prairie !
Fau alla au prâ,
Por y mettre l'aidye,
L'aidye ;
Fau alla au prà,
Por bèn l'arrozhâ*.
^ Rauz des vaches.
Vieille chanson.
Venez toutes
Sous un érable
Où (je) vous trais,
Sous un tremble
Où je tranche (le lait).
(Il) faut aller au pré
Pour y mettre l'eau,
L'eau ;
(II) faut aller au pré,
Pour bien l'arroser.
2l6 LE CANTON DE VAUD
Leur sœur, Luisa, est au jardin. C'est à son rosier
qu'elle consacre ses dernières fatigues : rosier de prin-
temps, tout souriant et beau ; il semble être là devant
vous, dans ces vers si simples, mais si frais et si embau-
més d'haleine matinale :
Le premi dzor d'Avri
Dze pllanti on rozji... '
Mais ces belles couleurs qui brillent sur ta joue, ô Luisa !
On geouar paut les hlaipir, qucmèn hlaipe les hlôrs '.
Le lendemain, on la voit passer agile et matinale, avec
ce vers si preste et si leste, courant et sautant.
Le se leive matin, le se vît' è s'in va *.
Faut-il peindre les tourments qu'elle fait endurer? Ecou-
tez le poëte inconnu qui a dit :
L'isez qu'à sur la brantçe,
Que tzànte per li làntçe
N'a pas-tan de tormacn
Quiè mè en voz amaen*.
' Autre chanson de ronde.
Le premier jour d'avril
Je plantai un rosier.
^ Bncolicos, II, autre version.
Un jour peut les flétrir, comme (il) flétrit les fleurs.
^ Lo Cônlo dan Craijù.
Elle se lève matin, elle s'habille et s'en va.
* Clmnson ormoiinenche.
L'oiseau qui est sur la branche,
Qui chante par les ravins du bois,
N'a pas tant de tourment
Que moi en vous aimant.
LE PATOIS ROMAND 21 7
Quelle naturelle image de l'inquiétude de l'amour '? et
pour moduler cette plainte chérie, quels sons aussi doux
que plaintifs ! Mais la tristesse contenue et brûlante éclate
dans ce beau vers où respire comme une harmonie en-
flammée :
Fournidez, sùmbros geouars d'oùna pidaùsa y'a * !
vers d'une attitude héroïque, soleillant, coulé en or, et
que l'on croirait tiré de l'espagnol. Voici un rustique
festin dont les détails, au Heu d'être déguisés par une
sorte de mauvaise foi prétendue poétique, gardent toute
leur pittoresque naïveté :
.... Ne crayâ ty que serrei on mariàdzo,
Yô ne manquèreit pan, ne bùro, ne fremàdzo *.
Prêtez l'oreille aux malins propos des campagnards
attablés ; voyez si, tout en devisant, mais assurément sans
Iç vouloir ! ils ne sanglent pas avec art leurs ennemis na-
turels, les hommes d'affaires comme on dit, eux qui ne
sont que les hommes de travail.
.... Dzèns de bàntçe et de pllomma
Que fordzi ti l'ardzèn sen marte ne enclomma '.
* Bucolicos, II, autre version.
Terminez-vous, sombres jours d'une piteuse vie !
' Lo Cônto dau Craizii.
.... Nous croyons tous que (ce) serait un mariage
Où (il) ne manquerait ni pain, ni beurre, ni fromage.
^ Lo Cônto dau Craizù.
.... Gens de banque et de plume,
Qui forgez tout l'argent sans marteau ni enclume.
21 8 LE CANTON DE VAUD
Enfin, pour que la fête soit complète et que cette épo-
pée villageoise reçoive son dernier trait, vous aurez l'a-
veugle payant l'hospitalité avec son violon :
Noutro vezin avei aberdzi ouna né
On certain noviyèn qu'étei bon violâre :
Lai se rassembllan ty, lez fellie avoué les mare ^.
Et tout ce tableau de mœurs antiques, le vieux musi-
cien, l'harmonieux compagnon de sa pauvre vie et de sa
course errante, l'hospitalière maison, les voisins rassem-
blés, les filles avec les mères, tout cela en trois vers où
le parfait naturel de la description est rehaussé par la
simplicité d'une langue jeune encore, et qui a conservé
quelque chose de primitif.
3. Développement historique du patois romand.
Où en est de son développement historique cette langue
romande ? A quelle âge en est-elle de sa vie ? Vous savez
qu'elle va mourir. Et cependant, en soi, elle est très
jeune. Quoiqu'elle ait vu de longs jours, elle est tout au
commencement de sa vie. La vie, chez elle, est à peine
formée. Elle en est à son premier aubier, comme un
arbre qu'un cercle de granit aurait forcé de rester avec
' Notre voisin avait hébergé une nuit
Un certain aveugle qui était bon joueur de violon.
Là (on) se rassemble tous, les filles avec les mères.
Remarquez l'expression antique de noviyèn, littéralement nov-
voyaut. On dit encore à noi'eyon , pour signifier : Sans y voir une
goutte.
LE PATOIS ROMAND 219
un corps jeune sous le poids des années, si la nature per-
mettait cette tyrannie. Vous sentez dans ce patois un
mode d'être non accompli toujours resté à son commen-
cement. Car il en faut retrancher les nombreux mots que
le français lui fournit et qui ne sont que patoisés. C'est
ainsi que celui de chasteté lui manque . bien qu'il puisse
l'employer en lui donnant, comme à d'autres dans le
même cas, la terminaison romande (â). Absence caracté-
ristique chez une race qui, en effet, n'a jamais été bien
sévère dans ses mœurs. Toutefois je ne sais s'il faut tirer
de ce fait toute la conséquence qui se présente au pre-
mier abord ; en ces sortes de matières, connaître n'est
pas absolument plus glorieux qu'ignorer. On voit bien,
d'ailleurs, que tous les peuples, sur ce dont il s'agit ici,
ont au commencement de leur vie une pensée et une pa-
role plus libres qu'à la fin. Ils ne font pas seulement
l'éducation de leurs idées, mais encore celle de leurs
sentiments: ils développent ceux-ci, les améliorent, les
délicatisent, et, cela fait, les mots dont ils les exprimaient,
leur paraissent trop généraux ou trop grossiers, déchoient
de leur rang et se détachent en quelque sorte de la no-
tion première à laquelle ils étaient fixés. C'est ainsi que
la langue française, pour signifier la pudeur, importation
latine due, suivant la tradition, au poète Desportes, n'a
eu pendant longtemps que le mot romand vergogne (vere-
cundia), qui est le seul encore que notre patois possède
aujourd'hui.
Au surplus, il n'est pas besoin de considérer le nombre
des mots appartenant en propre à notre patois, pour se
convaincre qu'il en est souvent encore à son premier âge.
2 20 LE CANTON DE VAUD
Ce nombre est petit, et prouve un développement d'idées
qui ne fait que de prendre pied, une éducation peu avan-
cée et plus matérielle que morale. Mais nos observations
précédentes peuvent continuer à nous suffire. Ce caractère
rustique, dont nous sentons si bien tous le charme, que
nous ne voudrions pas le lui retrancher, témoigne déjà
de cet âge primitif? La profusion de Va, si largement ré-
pandu dans notre patois, nous donne aussi à son égard
le même renseignement. Plus d'un esprit imagine encore
des systèmes philosophiques et historiques sur chaque
lettre de l'alphabet ; depuis M. Jourdain, cela n'est guère
permis en France ; mais on peut bien avouer que Va donne
un son plus jeune, plus grave et plus vague, un son primi-
tif, puisque c'est celui que les enfants balbutient le premier ;
un son moins recherché que Vu ou 1"/, par exemple, dont
l'harmonie est certainement plus sonore et plus choisie.
Rappelons-nous aussi ces formes défectives si fréquentes
dans notre patois. Le procédé qui les remplace par le
détour d'un ou de plusieurs mots, par une décomposi-
tion de l'abstrait, est essentiellement un procédé jeune,
antique, et part d'une organisation peu développée, qui
n'a pas fini tous ses tâtonnements. Enfin, le vague et la
jeunesse se montrent encore dans l'inconstance et dans la
variété qui ne sont que faiblement marquées par ce qu'on
appelle les dialectes dans le romand suisse ; car ce ne
sont pas seulement les contrées différentes qui le modi-
fient ; ce sont les villages, et non-seulement les villages,
maislesquartiersd'unmêmeendroit, leshabitationsisolées,
les familles et les personnes. On ne pourrait ])as dire que
ce soit un chaos, le chaos d'une langue, l'histoire peut
LE PATOIS ROMAND 22 1
difficilement le saisir ; mais ce n'est pas un moment bien
éloigné du chaos. L'indispensable est rangé et fixé ; tout
le reste court à l'aventure, lève la tête lorsqu'on le croyait
perdu, pâlit, s'éclaire et se métamorphose de mille façons.
Ce ne sont pas uniquement les voyelles, partie mobile du
mot, qui changent selon le caprice des lieux ; ce sont de
nombreuses variétés pour la même consonnance, variétés,
il est vrai, qui tiennent à un type commun. Des change-
ments réguliers de consonnes. Des accentuations con-
traires. Des verbes qui sont de plusieurs conjugaisons.
Tel dialecte offrirait au philologue passionné de magni-
fiques études sur la métathèse ; tel autre a pris l'habitude
d'une sorte de diganwia éolique à la mode des Grecs.
Vous le voyez, c'est une masse bouillonnante comme
au premier jour et qui ne s'éteindra que bouillonnante
encore ; une vie où la corruption du déclin se mêle à
celle de la barbarie primitive : et précisément, en cela,
c'est un patois et non une langue littéraire. S'il en était
différemment , au lieu d'un patois^ au lieu de la langue
des pères, amoncellement confus de tout ce qui constitue
la vie , ce serait un corps développé, ayant sa complète
existence ; ce serait la langue des fils.
Elle ne l'est plus ! Il disparaît cet idiome que parlèrent
une fois nos ancêtres, mais en un temps où il est difficile
à l'histoire de remonter. On nous raconte que naguère
encore le patois était usité, concurremment avec le fran-
çais, même dans les hautes classes de la Suisse romande,
surtout dans sa partie orientale où il sert de langue cou-
rante encore aujourd'hui ; comme dans leurs provinces,
les patois provençaux et languedociens. Mais cela n'em-
222 LE CANTON DE VAUD
pêche pas que notre romand ne fût mort dès longtemps,
en sa qualité de langue civile et sociale. A-t-il même ja-
mais existé ainsi V Au XVI^, au XV^ siècle, il est vrai, on
raconte quelques traits qui montrent non-seulement que
le patois était de fait, sinon de droit, la langue principale
du pays (ce qui ne souffre aucune objection), qui con-
statent non-seulement la popularité de cette langue, mais
de plus, à ce 'qu'il semble, sa nationalité et sa légalité chez
certaines peuplades. De temps en temps il est question
de députés savoyards qui s'expriment en leur patois. En
1489, les cries ou publications, même celles du bailli de
Vaud, se faisaient chez nous en romand. Au milieu de
ce siècle, l'industrieuse et riche commune de Fribourg,
pour qui cette époque fut un temps de crise, emploie
dans ses documents politiques, dans les missives qu'elle
adresse à ses ennemis ou à ses combourgeois du Pays-de-
Vaud, et surtout dans ses actes civils, dans ses règlements
de police et dans ses comptes, un français très romand.
Elle s'appelle elle-même Frîbor et les Friborgeix, ce qui
est le nom patois encore usité autour d'elle. Mais dans
cette contrée classique de notre langue romande, le fran-
çais prévalait aussi ; et dans le pays de Vaud davantage
encore, la nombreuse noblesse de ce petit état ayant plus
de relations avec les cours voisines, de Savoie, de Bour-
gogne et de France, où elle prenait des habitudes d'élé-
gance, et menait une vie plus chevaleresque que républi-
caine. Il est certain que le parler et le nom français
étaient au XV^ siècle, une distinction sociale complète-
ment adoptée chez nous. Du X W« siècle et de la seconde
moitié du XIII<=, nous avons même divers actes tant gé-
LE PATOIS ROMAND 223
néraiix que particuliers, qui prouvent que le roman d'oïl
était à cette époque la langue écrite et légale. Le défi de
Gérard d'Estavayer et d'Othon de Grandson est en fran-
çais. On a de ce dernier, et dans la même langue, des
attestations de service données à un chevalier vaudois.
Plusieurs chartes de Loys le vaillant, Sire et Baron de
Waut, sont en français. Des transactions du XIII^ siècle
et où les témoins sont tenus de s'expliquer en langue ro-
mande, fournissent la même observation. Enfin, il pa-
raîtrait aussi qu'il existe une charte française du comte
Pierre, avec lequel le Pays-de-Vaud entra sous la domi-
nation de la maison de Savoie : ce document est de l'an
1250 ; et le style, malgré de récentes copies toujours plus
ou moins altérées, présente des particularités non mécon-
naissables de la langue d'oïl du XIII'^ siècle. Est-ce avec
la maison de Savoie que le français s'est intronisé chez
nous, comme il le fit en langue d'oc à peu près à la même
époque avec la maison de France? Cette supposition n'a
rien d'invraisemblable , et plusieurs analogies viennent
l'appuyer. Le XIII^ siècle vit précisément la gloire de la
langue d'oïl et la décadence de la langue d'oc ; celle-ci,
après 2,vo\x flori au XII"^ siècle (et c'est bien le mot qui
convient à cette belle langue, morte si jeune, quand on
la croyait si pleine d'avenir !), tomba sous l'effort de sa
rapide croissance et de la sanglante destinée que lui
firent les ennemis du nom provençal. La croisade contre
les insurgés religieux de la Gaule méridionale anéantit sa
gloire et son indépendance ; la France propre, ou du
nord, fît peser sur le midi son épée, son sceptre et sa voix.
L'unité littéraire de la langue d'oc fut brisée, son exis-
224 LE CANTON DE VAUD
tence sociale proscrite, à cause de son influence dans les
attaques satiriques ou théologiques qui tentèrent d'ébran-
ler l'édifice de Grégoire VII et d'Innocent III. Les classes
élevées, tournées de gré ou de force vers le nouveau so-
leil, abandonnèrent la langue des troubadours à la merci
du peuple. Et lorsque par tout cela on la dépouillait de
son franc parler et de son rang, le français peu à peu dé-
gagé de son enveloppe, l'italien qui naissait tout formé
dans la bouche de Dante, lui enlevaient la prééminence
qu'elle avait eue jusqu'alors parmi les langues de l'Europe
latine. C'est dans ces circonstances que la suzeraineté de
la Savoie vint fixer notre pays pour ainsi dire sur lui-
même et le tenir en équilibre entre l'Allemagne et la Pro-
vence, entre le Midi et le Nord: terrain analogue à celui
où avait été planté le français et où il s'était plu. D'ail-
leurs, l'Allemagne nous avait déjà tirés à elle pendant le
XII«, le XI^ siècle, et même depuis les temps de Berthe,
de l'empereur Othon et du roi Conrad. La langue écrite
et légale du saint-empire romain, auquel la Transjurane
fut annexée (1032), était, comme celle du saint-Siége,
le latin ; comme aussi celle des rois rudolphiens. Avec
eux et les carlovingiens, dont ces derniers avaient aidé à
partager les dépouilles (888) , nous assistons à la fin de
la lutte inégale entre l'idiome des conquérants et ceux
des peuples vaincus, à l'agonie , au dernier soupir de ce-
lui-là, et à la métamorphose de ceux-ci. Déjà sous
Charlemagne, ils prenaient le dessus. Le développement
rapide des royaumes de Provence et de Bourgogne bien-
tôt réunis (933) est justement regardé comme une des
causes qui expliquent la précocité de la langue d'oc. Elle
LE PATOIS ROMAND 225
et notre romand durent ainsi marcher un moment côte
à côte. Mais cette liaison continua-t-elle , et jusques à
quand ? Le provençal fut-il la langue littéraire de notre
romand , comme il a été incontestablement celle des pa-
tois de la Haute-Italie '?
Quel était cet Olivier de Lausana mentionné par un
troubadour du XIII^ siècle comme un personnage connu
et honoré , puisqu'il le met dans le paradis , au lieu le
meilleur, à côté de Charlemagne et de, Roland ? Parlait-
il la même langue que celui qui l'a chanté? Faut-il se
dire que notre patois a été primitivement patois, et qu'il
ne fut jamais que cela ? Il est à croire, comme je l'ai déjà
insinué, d'un côté qu'il a dû plus ou moins se former de
lui-même, parce qu'il est encore à cette heure très em-
preint d'un cachet particulier ; et, de l'autre, qu'il fut un
jour plus provençal et moins français qu'aujourd'hui. Cer-
tainement aussi, il eut des chances de développement et
de vie plus brillante dans ces jours où la Transjurane.
devenue le centre d'un nouvel état, sortit de la nuit des
temps, eut des héros, des gloires, et une cour pour enrichir
et façonner celle des langues nouvelles de toutes parts sur-
gissantes qui lui était destinée. Mais tout cela est revêtu
d'un voile d'ombres qui ne sera peut-être jamais soulevé.
Cet âge n'a laissé aucun monument de sa langue vulgaire.
Rien que çà et là quelques noms isolés, les uns allemands
les autres romands; ou les railleries des italiens (mais ils
parlaient en vaincus !) sur la voix rauque et tonnante des
compagnons de Rodulfe. Les largesses de Berthe et de
sa famille, agenouillées avec tout le monde chrétien de-
vant l'an 1000 qui approchait, firent des moines trans-
J. OLIVIER, I. 15
226 LE CANTON DE VAUD
jurains et bourguignons des défricheurs du sol plutôt que
de l'esprit. La langue latine ne transmettait au souvenir
des hommes que les enrichissements des églises ou des
seigneurs , les vicissitudes de la propriété ; et la langue
romande, vivant au jour le jour, croissait pour l'oubli.
Nous avons ainsi devancé, dès longtemps, notre idiome
national, et il nous a fallu en prendre un second, n'étant
pas assez forts pour soulever le nôtre avec nous et le
faire accepter au monde. Ceci n'entraîne point de dés-
honneur pour un petit peuple, pour une tribu que nous
sommes. Tant de grandes nations et qui avaient cultivé
leurs langues, au lieu que nous n'avons point demandé
de fruits à la nôtre, les ont bien vues périr, sans pouvoir
malgré leurs efforts arrêter cet anéantissement , assuré-
ment le signe le plus terrible de la loi de mort qui pèse
sur l'homme et sur la nature. Puis, nous avons le français,
et n'est-ce pas un magnifique héritage "? Le français, la
langue européenne, la langue politique et révolutionnaire
de la civilisation : idiome étonnant par ce qu'il peut et
ce qu'il a su faire avec si peu de corps et une âme si
gênée. Mais c'est en se réglant qu'il s'est donné la force,
c'est en assurant ses pas, qu'il a posé sur sa tête la cou-
ronne que rien ne lui enlèvera plus. Précision de la marche
et clarté du son ; à défaut d'un chant plus mélodieux ou
d'une plus savante harmonie, fermeté de la tête et légè-
reté des pieds , voilà ce qui assure au français son rang
supérieur, et le fait l'égal des langues classiques de l'hu-
manité. Son principal domaine est sans doute la prose :
et quelle est la littérature qui surpasse ou même qui égale
la sienne à cet égard ? Mais telle est d'ailleurs la sou-
LE PATOIS ROMAND 227
plesse qu'il s'est acquise à force de difficultés, que nulle
poésie ne lui est inaccessible. Les Anglais, parmi les
peuples modernes , ont la poésie la plus individuelle,
comme ils sont la plus individuelle des nations ; les Alle-
mands, la poésie la plus pensée et la plus rêveuse ; les peu-
ples du Midi la poésie la plus musicale, la plus accentuée,
la plus chaude et la plus sensuelle. Mais la poésie que l'on
pourrait appeler sociale, la poésie générale de l'humanité
dans les formes populaires qu'elle a jusqu'ici revêtues,
cette poésie-là appartient aux Français. Langue d'avant-
garde et de domination , le français a une histoire très
belle, très claire, très une et très complète, de grandes
origines , une vaste et féconde antiquité , ainsi qu'une
physionomie prononcée qui, dans tous les temps, a frappé
les hommes , et se fait aisément reconnaître depuis son
premier jour jusqu'à celui-ci. Par tout cela, cette langue
donne aux peuples qui la parlent, non-seulement un ma-
gnifique trésor , mais encore un droit. Nul doute que
nous-mêmes, petite peuplade égarée sur ses bords, nous
ne lui devions beaucoup. Elle est chez nous, comme ail-
leurs, la langue de la civilisation ; elle forme le terrain de
notre pensée, respire et aspire notre vie, suit nos mouve-
ments, et recueille nos progrès.
Mais n'aurons-nous pas un regard pour notre vieux
idiome national, pas un salut de rappel ou d'adieu pour
notre romand qui s'en va? Ah! laisserions-nous ainsi
s'envoler Tâme de nos pères, sans faire un seul effort pour
la retenir ? Ils sont morts : effacerons-nous l'épitaphe de
leurs tombes ? Leur langage, humble et pauvre comme
eux, ne peut plus être le nôtre sans partage. Mais don-
2 28 LE CANTON DE VAUD
nons-lui un petit coin à côté de ce qui l'a remplacé : il y
a droit ! qu'il cède la place d'honneur au nouveau maître,
mais qu'il ne soit point chassé de la maison : il ne de-
mande pas plus ! C'est un ancien serviteur, devenu l'hôte
de la famille, où il met toute sa gloire et cache tous ses
souvenirs : que sa voix se fasse encore entendre à la table
commune ! elle réjouira les enfants. En lui toute chaleur
et toute vie ne sont pas éteintes : il serait facile de les
ranimer , de les entretenir , et d'en tirer une dernière
flamme épurée. Notre romand, j'en suis convaincu, est
susceptible d'être cultivé avec succès. Il possède encore
de grandes richesses, il a des mots et des tournures d'une
puissante énergie, la naïveté des vieux langages, de l'ai-
sance dans ce qui lui est propre, delà facilité dans ses em-
prunts, et, dans les sons, de l'harmonie et de la couleur. La
grossièreté ou la vulgarité qui peuvent le déparer encore
tomberont d'elles-mêmes, à mesure que sa popularité dé-
croîtra; comme aussi ce qui lui manque, il l'acquerrait par
un maniement plus soigné, et par la réunion de toutes ses
forces égarées ou sans liens. Fondre en une langue litté-
raire et non plus seulement usuelle les dialectes particu-
liers, donner quelque régularité à cet ensemble qui, au
lieu de faire perdre à notre romand de sa variété, la ferait
davantage saillir ; le consacrer, ainsi refait et accompli, h
exprimer certains faits de notre histoire ou de notre vie
qui auraient besoin de lui pour revêtir, avec leur couleur
véritable, leur véritable esprit ; se garder par là un petit
bien à soi. à côté de celui qu'il faut partager avec tout le
monde, ne serait une entreprise ni vaine ni folle à tenter.
Uonné-je trop à notre roifiand'? Et ce que je lui voudrais,
POESIE POPULAIRE 229
n'est-il pourtant rien V II serait comme la langue de notre
nationalité la plus intime, notre petite voix, à nous, à côté
de la grande, où le murmure que nous y joignons n'est
guère entendu. Est-ce à dire que, chevaliers du passé,
pourfendeurs du présent, nous voulions rêver l'un, et fer-
mer les yeux aux réalités de l'autre '? Non. mais que notre
romand continue de nous appartenir, qu'il occupe au mi-
lieu de nous la seule place qu'il puisse désormais y
prendre, qu'il continue à faire partie de notre être, qu'il
y puisse avoir bruit de poésie et de réalité, que nous le
gardions, nous en servions, l'admirions, le chantions, l'ai-
mions, comme nous faisons de tout ce qui est nous et à
nous, hommes et choses ; qu'il soit ce que sont pour nous
le bleu Léman, le Jura sombre, la cathédrale. Aï, Jaman'
Chillon, les Muverans, Mordes, les Diablerets, notre poé-
tique rivage, notre monument national, notre cime sacrée !
X
Toésie populaire.
Nos anciennes poésies populaires étaient chantées, et
plusieurs mêmes se dansaient : on les appelait alors des
rionds ; riondâ, c'était danser en chantant. Et le chant,
les vers et la danse étaient organisés de manière à former
deux chœurs, qui se reprennent toujours une partie de
l'air et des paroles en se répondant. De là le nom de
coraula donné en plusieurs endroits à ces chants alternés,
230 LE CANTON DE VAUD
dont les strophes s'appellent 'na coblla, comme chez les
Provençaux. On les chante encore ainsi dans la partie
occidentale de la Suisse romane ; on ne les danse plus que
très rarement '. Naguère , aux clairs de lune d'été, ils en-
traînaient, mêlée dans la ronde, toute la population plé-
béienne et patricienne de l'endroit *. Les chansons se
répondaient de village en village au milieu de l'écouteur
silence ; et la mère de famille, assidue en sa maison, en-
dormait son nouveau-né des souvenirs de sa jeunesse que
lui rendait le chant lointain. On n'allait pas non plus, la
bouche froide et close, à la conquête de la vendange ou
de la moisson. Que pensons-nous maintenant de nos
plaisirs guindés , de nos récréations pesantes ? Il n'y a
plus que les petits enfants qui sachent encore danser aux
chansons : aimables et frêles gardiens des joies naïves du
passé !
Les plus gracieux de ces poèmes ont un caractère
rustique , champêtre et doux; la nature agricole ou pasto-
rale ' y est toujours présente, tantôt dans sa douceur joyeuse
' L'usage s'en est encore un peu conservé à Estavayer.
* Chanson de ronde :
Allez-vous-en , ceux qui regardent ,
Ou bien venez danser.
' A-t-on bien assez dit quel chef-d'œuvre nous possédons dans
le Ranz des ArmaiWis des Colonilvtle:? Comment quelque grand
peintre ne s'est-il pas fait l'interprète de cette succession de scènes
si variées, et si vivement marquées par les deux vers de ciiaque
couplet , qui sont comme la légende d'un tableau invisiblement
tracé au-dessus ? D'abord le lever matinal des pâtres frais et ro-
bustes, les humides roses de l'aurore, l'appel et le dénombrement
des vaches ; — puis la fondrière et le torrent, la halte tumul-
POÉSIE POPULAIRE 23 1
tantôt dans sa dure réalité. C'est un jardin, des fleurs, et
un air de printemps : le romarin, lejastnin et la rose aussi,
l'oranger, la \\o\ttlt d.\Qc\t ransignoletc^Mx chante sur le
rond du vert bois. Mais souvent ces images de la nature
semblent cacher un sens secret, que Ton serait honteux et
fâché de découvrir : il y a dans plusieurs de ces chants
quelque chose de sensuel en même temps que de fleuri.
Mais ce qu'on y voit percer de toutes parts, c'est le sen-
timent de la réalité, de ses difficultés et de ses moqueries.
Peu de larmes, mais un rire habituellement froid et en
dessous ; une sorte de désenchantement sans souci ; la
vie du cru. C'est la mal-épousée qui ne trouvera que la
pauvreté dans la maison de son époux ; mais elle aura
du bon temps : ils n'ont rien à filer, elle ne veillera donc
pas cette nuit ; ils n'ont point de pré. elle n'ira donc ja-
mais faner ; ils regarderont manger les autres, et quand
ceux-là riront, eux pleureront. Ailleurs, un mari regrette
de ne plus être valet (garçon) ; il voit ses anciens cama-
rades s'asseoir à l'ombre avec les jeunes filles, qui lui
tueuse du troupeau, la grave consultation des bergers allant aux
voix, et la sentence du plus vieux ; — l'arrivée du messager : le
voilà qui heurte à la porte, à la porte du curé ; — la conversa-
tion avec l'habile pasteur et sa lutte de malice entre lui et le beau
berger goguenard, que la servante, jolie et trop courtoise, écoute
et regarde à l'écart ; — le retour de Pierre et son résultat mer-
veilleux ; la chaudière sur son lit de flammes ; ce moment dra-
matique où les bergers voient qu'elle est pleine et qu'ils n'ont
pourtant pas encore trait la moitié du troupeau. Enfin tous ces
tableaux si neufs et si naïfs, si accentués et si simples, dominés
par celui de la grande nature des montagnes que ramène chaque
refrain.
232 LE CANTON DE VAUD
crient à lui : Va vers ta femme ! celle-ci vient l'appeler ;
rentré dans sa chambre , il entend pleurer ses enfants :
voilà comment il s'amuse, lui! enïm., prenant le bo?i parti,
il se fait apporter une bouteille dt \\n, et fout cela fut
fini. Cette acceptation de la réalité de la vie comprend
celle de l'immoralité. Il s"en faut que Tamour soit tou-
jours délicat dans ces chansons ; assurément la naïveté
populaire, le libre élan du cœur, la brusquerie de la pas-
sion l'y font parler quelquefois avec une vérité de ten-
dresse qui saisit ; le tour d'esprit badin lui donne aussi un
naturel vif et gai ; ou bien ils doivent à une sorte de ma-
lice calculée, de raillerie sans pointe, cjui est leur secret,
l'effet profond d'une tristesse sans pleurs et d'un jeu
sans sourire '. Mais souvent l'amour s'y montre grossière-
ment charnel : on l'y traite en plaisanterie, qui descend
parfois, dans l'entraînement d'une forte nature, jusqu'à la
brutalité *. On chante moins sa douceur innocente qu'on
ne raille . ses déceptions ou ses larcins. Tel est le souve-
nir le plus habituel (jue le peuple ait conservé de ses
amours, et ])0ur se venger il en a fait retomber le crime
sur les hautes classes dont il a dû tour à tour subir l'im-
morahté : les curés d'abord, puis les seigneurs et les
hommes d'affaires, les avocats ^. Ce sentiment de la réa-
' Voyez la chanson : Hôlas, l'ami, en ai bèn vu lo temps. Oli-
vier la cite dans les Eclaircissetnents, tom. II, pag. LIV.
' Une pauvre fille avait donné rendez-vous à son ami, en lui
promettant tout secret. Il est cependant aperçu : « Tu en as bien
menti, lui reproche ce galant farouche qui la frappe au visage; et
tiens! voilà pour t'apprcndre à dire la vérité. »
* Le premier je rencontre ,
Le fils d'un avocat ,
POESIE POPULAIRE 233
lité se montre aussi dans les scènes mêmes qui sont les
sujets de ces chants : une coutume, un simple fait de tous
les jours, l'occupation la plus vulgaire, les jeunes filles
qui doivent bien « balayer la maison, » travaux des prés,
des champs et des montagnes, vendanges et moissons,
alpages et fenaisons, toute l'existence de notre peuple s'y
trouve reproduite avec un à-propos, une vérité, une fidé-
lité, qui n'est pas de la couleur locale, car c'est la nature
même en chair et en os. Avec notre caractère et notre
histoire qui se font peu remarquer, il nous est difficile à
nous-mêmes, dans une œuvre réfléchie, d'exprimer ce
que nous sommes : nos anciens chants nationaux le font
spontanément, pour ce qui regarde le peuple du moins :
ils n'ont pas besoin de nous l'analyser en tâtonnant, du
premier coup ils vous le font voir. Non-seulement ils
sont, comme tous les chants populaires , le peuple en
pensée et en esprit ; mais ils sont le peuple en spectacle.
Je ne crois pas que nul peuple, dans sa poésie, se soit
reproduit plus exactement, plus réellement que celui-ci.
C'est qu'il ne visait ni à l'effet grandiose, ni à l'effet pitto-
resque, ni même à l'effet d'esprit : il ne visait qu'à être
lui tout bonnement. C'est que nul en vérité, et la chose
est à la fois malheureuse et heureuse, ne songe moins à
faire effet. Retiré sur lui-même il abhore de se mettre en
avant plus qu'il ne l'est, de se poser et de se hisser. Tout
ce qui se dit autre que soi, fût-ce un gain, il le déteste.
— Que portez-vous, la belle ,
Dans ce panier au bras ? — etc.
Dans le Ranz des vaches, c'est le curé qui est mis en scène.
234 LE CANTON DE VAUD
par paresse peut-être, mais de plus par bon sens. Et en
même temps donc qu'il se laisse être, il voit admirable-
ment bien ce que les autres voudraient être, et ce qu'ils
ne sont pas. Il en reste froidement à lui-même, et il est
impitoyable pour ceux qui veulent être plus. Il fait un
retour sur sa pauvre vie, assez bonne, mais peu grande,
et il la traite sans façon, sans étalage, avec une familière
amitié. L'existence s'est déchargée un moment, mais l'air
pèse encore ; les choses sont loin, mais il faut s'attendre
à les revoir : alors on les accueillera avec un demi-sou-
rire qui les bravera sans les vaincre ; avec un regard dé-
tourné qui revient par derrière plutôt qu'il ne se cache
et s'enfuit. De là cette moquerie calme, patiente, et par-
fois rusée, dont nous avons déjà parlé. C'est une manière
de prendre la vie avec une sorte de ricanement. Ce ca-
ractère se mêle à tous nos anciens chants populaires ; il
est pour eux comme une espèce d'idéal au milieu de leur
perpétuelle réalité : il constitue leur genre et leur type.
La vie, émoussée, se rebouche contre ces froides néces-
sités ; mais elle a néanmoins ceci de bon, c'est qu'on en
peut rire ; elle est belle parce qu'elle vaut tant, et qu'elle
sert à gloser.
Cette constance de moquerie et de bon sens railleur
n'est point, comme on pourrait le croire, incompatible
avec l'imagination. Notre peuple est loin d'en être dé-
pourvu ; seulement il la tourne à sa manière, et l'ap-
plique à ce qui le touche de plus près. La façade de sa
maison blanche n'est pas toujours du côté de la plus belle
vue : mais c'est que vivant en plein air il aura toujours
celle-ci à sa portée. Penché vers la terre, son monde à
POESIE POPULAIRE 235
lui est à ses pieds : il regarde peu au loin. Son verger
couronné d'arbres, son plantage au sol noir et cendreux,
son champ qu'un seul noyer réunirait sous son dôme, sa
vigne où le menu feuillage du pêcher n'étend qu'une
ombre à jour toute percée du soleil, voilà son domaine,
son enceinte, son horizon. Le reste est un lointain paysage,
sur lequel il lève rarement les yeux; il n'y pense pas, il a
trop à faire du sien : aussi croirait-il volontiers qu'il n'y a
rien de plus au monde, et qu'il n'est personne qui ignore
ce que lui sait si bien par cœur ' . Il ne peut vous dire
comment s'appelle ces pics merveilleux qui se dressent
quelquefois dans les brumes éloignées ; mais il a donné
des noms aux moindres fragments de son petit territoire.
Et parmi ces derniers, tous très anciens et la plupart an-
térieurs au français, il en est qui font preuve d'une ima-
gination riante et champêtre. C'est un chêne, un orme,
ou un plane ; un nant, un oiseau, une riche famille éteinte,
une chapelle en poussière qui personnifient ces lieux pai-
sibles , où l'âme repose au bord des champs de blé, au
coin des forêts, sous les feuillées qui gazouillent entre elles,
à l'approche du soir *. Quelquefois à ces riantes images
^ Q.ui, demandant son chemin, n'a pas reçu des réponses dont
la formule générale revient à celle-ci : Vous tirerez adroite, quand
vous serez vers la maison à Jean-Pierre ; comme si la maison à
Jean-Pierre était sûrement connue de l'univers entier !
* Es Planes , Es Vernes , Es Noyers , Es Buissonnets , Derrey
l'Epenaz, Sur l'Ormet, au Tremhlloz, àluGeneivriaz, — au Laviau,
au Landau , — au Bois-au-Moinoz , à la Bannerettaz, Vers-le-Bois-
de-Savoie , à la CoUmnhaire, au Pré-au-Bœuf, en Montchevry, —
les Riettes (rio ruisseau), le Nant-du-Merle, le Naut de Coquestra-
hhz, le Want de l'Axzelet, — le es Semorailles, — la Roche dou bec
236 LE CANTON DE VAUD
s'en mêlent d'autres, charnelles et grossières, par un be-
soin de raillerie qui se retrouve ici comme dans les chan-
sons. Mais elle y peut prendre de même un caractère
de bizarrerie énergique ou pittoresque. Le mot de Bra-
mafan ne peint-il pas avec force ces endroits éloignés ou
difficiles où la faim presse les travailleurs ? et trouvez-
vous qu'il n'y ait aucune originalité à dire du soleil à son
coucher , que Jean-le-Roux va se musser dans la mon-
tagne *. On pourrait citer une foule d'expressions qui té-
à l'eigle, — Champ-dolent ; — Champblande {campi blandi ; voir
au sonnet de Sainte-Beuve), etc. — VoyQzla. Feuille des avis offi-
ciels et les plans des communes.
Les noms de famille sont moins anciens, et appartiennent à un
âge où notre langue romande n'était déjà plus qu'un patois. A
côté d'un grand nombre, tout secs ou tout pâles de réalité, il en
est cependant quelques-uns d'une physionomie antique, ou d'un
sens original dans sa crudité: Amaiidriiz qui semble être, avec une
terminaison romande, le même que Amauri ; Herminjat (Her-
mingard, Ermangaud) ; Fauquez (Folquet, Foulques) ; De la
Cuisine, De-l'oniie-lance; Rolvsprit ; Dciiorrcaz (de-la-noyerée, c'est
le même que Nogaret ou Desnoyers), etc.
Certaines plantes, certains animaux ont des noms particuliers,
et même consacrés, qui montreraient aussi l'imagination soule-
vant un coin du voile : le rhododendron, ce nom lourd et obscur,
barbare en français à force d'y être grec, s'appelle chez les bergers
le Dzentelkt (gentillet) ; les automnales colchiques, des veillées,
parce qu'elles annoncent la saison des longues soirées. Les vaches
reçoivent les noms de Molaila (qui a une étoile au front), Meriati
(miroir); les bœufs de labour, ceux de MoH/a/ (étoile), Dca/7/f/
(tacheté), Fllori (fleuri), Froiiwiit, etc. L'écureuil, en certains en-
droits, Verdzasse (qui vit dans la verdure).
' Dian-Rossetva se moêssi. — Brama fait (territoire d'Orbe) : c'est
le même nom que celui de la tour ruinée de la cité d'.\oste,
dans le Lépreux de M. de Maistre.
POESIE POPULAIRE 237
moignent d'une imagination vive et juste, mais qui par-
fois tournent aussi à un rire mécontent. Quand il est
tombé beaucoup de neige , c' est une année blanche; et
quand il pleut sur le foin coupé et séché, on a fané pour
faire le lit de la pluie: la première image n'est que vaste
et pittoresque ; la seconde, à une idée originale, mêle un
reproche tristement railleur.
Mais les chansons populaires présentent de bien plus
singuliers exemples de cette imagination dans la moque-
rie, de cette raillerie fantastique qui est peut-être le trait
principal de la poésie de notre peuple. Tantôt c'est un
détail de mœurs locales ou d'actualité brusquement trans-
porté dans un impossible extravagant'. Ou bien, c'est sur-
tout une accumulation d'hyperboles qui grossissent de
plus en plus, jusqu'à ce que le trait éclate, ou s'envole et
se perde *. L'imagination et la moquerie se soutenant
l'une l'autre, prennent alors quelque chose de gigantesque
* « Adam , le premier homme — Se mit à fossoyer, — Se
mit à fossoyer, planter des fèves; — Et il gagnait du bien, et il
faisait des épargnes. — Il avait pour famille — Trois beaux char-
mants garçons, — Trois beaux charmants garçons, qui portaient
vendre — Le lait, je ne sais où, n'ai pu l'apprendre. » Ancienne
chanson romande de l'Abbaye des Vignerons.
* Une vieille veuve fait la cour à un jeune homme : elle l'é-
pouse. Le samedi, les noces ; le dimanche, l'enterrement. Ou
lui regarda dans la bouche : il n'y avait plus que trois dents. On
lui regarda dans l'oreille : la mousse croissait dedans. — Une
jeune fille est recherchée en mariage par un tailleur. « Il n'a que
l'aiguille et le dé, dit-elle, encore assure-t-on qu'il les a volés.
Aussi veut-on l'envoyer à la potence. De cette hauteur il verrait
bien le soleil se lever ; la lune se renouveler, et les poissons sau-
tiller dans la mer. »
238 LE CANTON DE VAUD
et de surnaturel. C'est même parfois un rapprochement
bizarre de non-sens et de contradictions '. On voit donc
que le jardin de l'Helvétie a aussi ses inspirations rabe-
laisiennes , comme celui de la France. Enfin l'imagi-
nation ne s'y borne pas toujours à grossir et accumuler
les traits : elle invente une espèce de féerie plus positive ';
tantôt par un besoin de fiction et de merveilleux ', tantôt
par une sorte d'engouement folâtre et pour ainsi dire
enfantin ^.
Ce profond sentiment de la réalité, naturel à toutes les
' Derrière chez nous , il y a un pommier doux, — Qui est
tout chargé de raves. — J'y jetai mon bâton : — Il en tombait
des châtaignes, etc. — (Chanson romande extrêmement répandue
dans tout le pays.)
^ Le besoin , l'instinct du merveilleux est profondément em-
preint dans nos annales : elles sont remplies de procès de sorcel
lerie , à un point dont on ne se fait nulle idée. Mais c'est un
merveilleux positif, et si je puis dire, une superstition qui a l'air
sensée : ce sont des visionnaires à froid, par conséquent d'autant
plus sincères et plus tenaces.
^ '< Les garçons de Port-Alban — Ont fait faire une barque ;
— Leur barque était de verre — Et les rames étaient d'argent. »
(Chanson romande du Vully). — Trois chevaliers reviennent de
la guerre. Le plus jeune porte une rose dans sa main. A la fe-
nêtre est la fille du roi : elle veut avoir la rose. Mais le chevalier
la garde pour sa femme. Et il se moque du roi qui lui refuse sa
fille : « J'ai trois vaisseaux dessus la Mer-Jolie, lui dit-il. L'un est
plein d'or, l'autre de marchandises, et le dernier pour embarquer
ma mie. » (Chanson française.)
* « Mon frère a fait bâtir maison. Petit bonnet, blanc bonnet,
petit bonnet tout rond. — (II) l'a fait bâtir sur trois carrons.
Petit bonnet... — Sur trois carrons qui d'argent soni. Petit
bonnet.... <> (Chanson française.)
POESIE POPULAIRE 239
peuplades suisses , avec la disposition railleuse qui nous
est propre à nous autres Romands, pourrait, je crois, de-
venir la source d'une poésie originale et grande, bien
loin de lui être essentiellement contraire. Cette sorte de
froideur railleuse n'est que de l'enthousiasme retourné.
Nous venons de voir combien l'imagination est accessible:
la sensibilité n'éclate pas moins par ce dur chemin du
rocher nu de la vie, que par la vapeur enflammée qui la
voile sous d'autres cieux. Et l'homme doit bien savoir
qu'il y a quelque chose de plus saisissant que les larmes,
de plus vrai que la gaîté, de plus attachant que l'esprit,
et de plus triste que la plainte, c'est la raillerie qui ne
rit pas. Seulement il ne faut point confondre l'absence
des illusions avec la plate satisfaction qu'on ne les ait ja-
mais connues. Il est des hommes qui ne rêvent ni ne
veillent ; ils dorment dans la réalité sans la voir ni la
sentir ; paix à leurs mânes, car ils n'ont pas vécu !
Notre histoire fournirait des scènes à cette poésie; notre
nature, agricole et pastorale, ses magiques tableaux. La
nature n'est aussi que la réalité ; mais grandiose, toujours
debout , sublime, tendre et divine ! Nous sommes avant
tout un peuple de bergers et d'agriculteurs. Et rien n'a
tant manqué à la poésie française que la vie primitive, la
vie en plein air, la vie des champs. Notre histoire vau-
doise a été bien peu influente, bien peu historique ; nous
l'avons beaucoup faite entre nous : c'est une histoire d'in-
térieur. Aussi est-elle pleine de romans ; les grandes
scènes y sont rares, mais elle fourmille de tableaux de
genre. L'histoire héroïque de la Suisse est aussi devenue
notre patrimoine. Et quoi qu'il en semble, il y a de
24° LE CANTON DE VAUD
l'enthousiasme et de la fécondité dans la liberté moderne.
Nous aurons donc une poésie originale si nous le voulons.
Il faut prendre garde à deux écueils : ne pas adopter ser-
vilement une inspiration générale ou étrangère ; mais
aussi ne pas nous copier nous-mêmes avec une exacti-
tude servile. La poésie ne consiste pas dans un calque
matériel ; mais elle consiste à voir, à sentir, à chanter et
à peindre. D'autre part l'acceptation complète d'un type
convenu arrête toute inspiration, ou du moins laisse la
vôtre sans caractère. C'est ce qui fait l'ordinaire défaut
des poésies de la Suisse française depuis la fin du seizième
siècle. Le loisir et la paix en produisirent un grand nombre,
d'accord avec les circonstances qui firent de nos con-
trées un asile pour les proscrits et une retraite pour le
génie. Il en est quelques-uns que leur inspiration propre
a soutenues '. Les autres sont mortes avec celles qu'elles
avaient empruntées ". L'esprit peut bien être quelquefois
de la poésie ; mais ce n'en est qu'une étincelle. De la fin
^ Voyez le charmant pocme intitulé Fuc d'Aitel, qui est du
milieu du XVIIJe.
^ On ne saurait croire à quel point toute couleur locale était
soigneusement effacée dans une foule de vers qui ont la volumi-
neuse collection du Journal helvétique et du Mercure suisse pour
tombeau. Le XYI* tome de ce dernier, N" de juillet, pag. 53 sq.
contient un voyage semi-poétique dans les moiitagtws occidentales
du Pays de Vaud, en 1736. L'auteur. M. S***, de Lausanne, n'a
pas osé nommer une seule fois par leur nom les lieux qu'il visite :
il se contente de les glisser honteusement en note au bas de la
page. Puis la vue des forêts lui ayant rappelé
« Ces ifs dont le ciseau fait cent objets divers, »
il termine par la réflexion suivante : « Un peu d'imagination nous
représentait tous ces arbres tel qu'un jardinier sait les former. Il
POÉSIE POPULAIRE 24I
du dernier siècle jusqu'à' nos jours, il y a eu réaction de
l'inspiration nationale étouffée. Pour commencer, elle
se contenta de redonner une place aux faits de notre na-
ture et de notre histoire, en attendant de démêler leur
poésie de la réalité. Aujourd'hui, la littérature n'accepte
pour règle et pour légitimité aucun type local ou tempo-
raire , elle n'en veut point d'autre que celui de la nature
et de l'humanité ; par cette révolution, les diversités na-
tionales peuvent mieux se faire jour à travers ce libre
ensemble de toutes les réalités gravitant vers la poésie
chacune dans sa sphère. Si la nôtre peut valoir quelque
chose, on l'acceptera tout aussi bien qu'une autre. Les
sources d'inspiration existent ; presque personne n'y a
puisé. Bien des poètes français se tournent vers nos
Alpes ; mais ils ne pourront jamais si bien les aimer ni
les comprendre que nous qui sqmmes leurs fils '. Le
mouvement romantique , s'il a fait parmi nous quelques
ravages , nous aura été utile en nous aidant à nous dé-
gager de nous-mêmes et à rendre plus libre le champ
commun*.
n'v manquait qu'un peu de façon et d'arrangement, pour en faire
des berceaux ou des voûtes majestueuses. Nous admirions l'art
qui sait en tirer tant de beautés. »
^ L'épisode de Jocelyn , d'ailleurs d'une si riche et si coulante
poésie , renferme dans ses descriptions alpestres plus d'une in-
vraisemblance et d'une impossibilité qui ne seraient rien sans
doute si elles n'étaient pas un ton absolument faux.
* En relation constante avec la nouvelle génération, je puis
dire qu'il y a parmi elle des jeunes gens d'une grande espérance
et qui, j'en ai la persuasion, si rien ne bronche, montreront un
jour combien cette patrie est aimée, et comment elle peut être
servie par tous.
J. OLIVIER, I. 1*3
242 LE CANTON DE VAUD
XI
Mythologie et légendes populaires.
Le christianisme traîne avec lui un cortège d'autres
croyances, qui sont sorties de son sein, ou y ont trouvé
entrée. L'imagination populaire a secrètement réagi sur
\ts êtres surnaturels, dont la Bible indique l'existence
plutôt qu'elle ne la raconte. A côté de ceux-là sont restés
les anciens possesseurs du sol, affublés tant bien que mal
d'une robe infernale, et montrant sous ce costume mo-
derne des traits plus malicieux que méchants, et une
singulière préoccupation des destinées de l'homme. Ils
semblent exister pour lui et pour la terre qui lui est donnée,
bien plus que pour <-et autre monde, en vue duquel les
mauvais esprits de l'Evangile travaillent à nous perdre.
Satan, lui-même, en passant au travers de nos traditions,
perd quelque chose de sa méchanceté solennelle et pro-
fonde, et dans divers noms (ju'il reçoit de notre patois
romand se dessine avec un caractère plus matériel , plus
ironique, plus terrestre que ne le comporte l'idée pure du
principe spirituel du mal. C'est /o Grabbi (l'avare), la
Bîta crotzc (bête à griffe), le Niton (rusé), lo Tannai
(habitant des cavernes), VOzé (l'oiseau) ; aussi bien que
lo Mafji ou le malin ' .
' Ces noms du diable, dont le catalogue n'est pas un des moins
curieux chapitres de notre patois, sont tirés du Glossaire romand
inédit de M. le doyen Bridel. J'en citerai encore un, bien ex-
pressif: loTo-frou {qui est toujours dehors lit va partout rôdant).
MYTHOLOGIE ET LEGENDES POPULAIRES 243
Nos lutins ou démons subalternes s'éloignent encore
davantage du type biblique de ces esprits de Tair, in-
cessamment occupés à gonfler dans notre âme toute mau-
vaise pensée, espions et séducteurs, incapables de vouloir
ou de faire autre chose que le mal ; anges de ténèbres,
en un mot. Nos lutins sont un peuple dont les formes
fantastiques, l'humeur changeante, les habitudes régulières
forment les traits généraux derrière lesquels chaque indi-
vidu a son histoire et sa personnalité déterminées. Le Ser-
vant *, par exemple, génie familier d'une maison, y pro-
mène pendant des siècles son inquiète activité et ses
bourrasques nocturnes. Dévoué seulement au maître,
dont il paye l'hospitalité par la surveillance la plus infa-
tigable et souvent la plus incommode pour les autres
habitants du logis, il ne demande en retour que la pre-
mière portion de lait ou de potage, les égards dus à un
hôte utile, le silence sur sa personne et l'abri du toit qu'il
aime. Malheur au serviteur infidèle, à l'enfant désobéis-
sant, à l'épouse négligente ! malheur surtout à la servante
qui a parlé mal à propos, ou négligé le repas du Servant !
non-seulement elle ne trouvera point à son réveil les
chambres balayées, le bois et l'eau apportés, la moitié de
sa tâche faite par l'aide diligent qui s'en amuse avant
l'aube ; mais son sommeil sera troublé par des bruits
épouvantables, par des grognements de colère, ou par
des vengeances qui, pour être mesquines, n'en paraissent
' Tel est le nom le plus populaire de l'esprit familier. Mais il
en reçoit d'autres non moins caractéristiques : quand il se cache
dans un fouillis d'arbres, c'est le Nion-neloû (nul-ne-l'entend) ;
quand il bondit sur les maisons et sur les bois, c'est le Shautéret.
244 LE CANTON DE VAUD
pas moins redoutables, exercées par un être invisible et
qu'on suppose tout-puissant. Vindicatif autant que ser-
viable, le Servant ne pardonne jamais. Si le maître lui-
même se montre insoucieux de ménager le gardien sus-
ceptible de son foyer domestique, l'esprit en courroux
luttera longtemps avant d'abandonner sa demeure chérie.
Il troublera longtemps le repos des nuits de ses hurlements,
et l'arrangement du ménage de ses expéditions rancu-
neuses ; puis enfin, il disparaîtra pour toujours. Est-ce
dans le néant qu'il va ? ou serait-ce lui qu'on retrouve
dans les chalets, ami des troupeaux qu'il soigne, friand
du lait qu'il vole, guerroyant avec les bergers, qui l'apaisent
par une goutte de crème jetée en son honneur sous la
table V Se réfugie-t-il dans les ruines, dans les maisons
presque abandonnées, où de pauvres et passagers loca-
taires entendent gémir dans les corridors, sauter quatre
à quatre les escaliers, remuer toutes les arches du gre-
nier, un Servant, invisible et muet pour tous, sans com-
munication avec aucun des fils de la race humaine. La
naissance de ces solitaires esprits est presque aussi mys-
térieux que leur fin. Cependant on a des secrets pour les
faire éclore de je ne sais quel œuf, magiquement couvé.
Les lutins d'Ecosse, dont l'idéal Trilby nous offre
une si gracieuse image, sont à peu près la même idée,
mais avec des manifestations différentes.
Avec les fées (fatha), nous sortons tout à fait du chris-
tianisme. Aussi semblent-elles appartenir surtout au passé.
C'est plutôt dans le souvenir et sur le sol ((u'elles ont
laissé des traditions et des noms. La foi à leur existence
n'a rien d'actuel. Le montagnard qui vous montre sur
MYTHOLOGIE ET LEGENDES POPULAIRES 245
rherbe des pentes ou de la clairière le cercle jauni qu'a
laissé leur riola nocturne, vous regarderait d"un œil aussi
défiant que surpris, si vous lui demandiez quand il a vu
cette danse. L'histoire vient des pères de son père, il la
croit ainsi et pas autrement ; mais si vous doutez, il aura
l'air de douter avec vous ; son ton demi-moqueur se
changera en ironie complète, car bien convaincu au fond
et vous jugeant du haut de sa croyance, il ne veut pas
vous la livrer, il ne veut pas non plus lutter pour elle ; il
emploiera plutôt sa finesse inventive à détourner votre
attention de son âme qui vous est fermée. Les fées, dont
l'origine paraît celtique, ont hanté la plupart de nos
grottes ou barmes et quelques-uns de nos rochers. Un
peu fantasques et moqueuses, mais redoutables seulement
aux méchants, elles se montraient, en général, amies de
l'homme et de sa moralité. On fait même quelques récits
touchants de leur fidélité dévouée aux devoirs de leur
choix. Avaient-elles élu un protégé V l'ingratitude elle-
même ne les rebutait pas toujours. Susceptibles de pas-
sions humaines, elles en subissaient les douleurs ; elles
allaient même jusqu'à épouser l'homme qui leur plaisait
et à devenir pour lui de simples et bonnes ménagères.
Dans la vallée de la Grand'Eau, on connaît sous le nom
de Fahï une petite maisonnette délicieusement située, qui
passe pour avoir été le théâtre d'un de ces drames do-
mestiques et fantasticiues à la fois. Une fée jeune et naïve
y était devenue la femme d'un paysan. Elle avait ajouté
aux charmes naturels de cette solitude tous ceux dont
son origine surnaturelle lui permettait de disposer. Elle
avait tout mis dans son amour. Mais l'époux volage l'o-
246 LE CANTON DE VAUD
bligeant à force de mépris, d'outrageantes infidélités, à
reprendre sa libre existence de fille de l'air, elle borna sa
vengeance à la destruction de ses propres enchantements
et ne laissa d'elle d'autre trace qu'un nom. Dans les
lais bretons, où l'on trouve des récits pareils, les cheva-
liers remplacent le paysan, mais ne s'en tirent pas tou-
jours aussi bien quç lui.
Un géant, vigneron sans doute, a versé une hottée de
terre entre la montagne et le riant village de Bex ; c'est
le Mo7itet conique et arrondi.
Les nains, d'origine plutôt Scandinave ou germanique,
les gnomes, les dragons, sont venus garder les trésors en-
fouis sous nos rochers, et les secrets merveilleux de notre
riche nature. Ils se querellent dans les entrailles des Dia-
blerets pour savoir de cjuel côté tombera le pic dont leur
malice a résolu la destruction. Le parti valaisan suc-
combe, et l'éboulement couvre de ses débris infertiles les
pâturages du midi. Au Rubli, sous le nom de gommes,
qui déguise à peine celui de gnomes, ils gardent une
mine souterraine et se font voir parfois sous la forme
de météores, quand ils vont visiter leurs camarades des
autres monts. La Dent de Vaulion cache aussi de l'or,
surveillé i)ar le Grobchl-lou, csj)rit (jui traverse la vallée
du lac de Joux , toutes les veilles de Noël , avec une
petite escorte montée sur des sangliers dont la queue
sert de bride. La Vuivrc est un serpent ailé long et gros
comme une presse de char, avec une couronne d'or et
pour œil un diamant lumineux*.
' Le bœuf des pâturages de Bulle était une superstition ana-
logue. Là on rencontrait sur le soir un bœuf gigantesque avec
MYTHOLOGIE ET LEGENDES POPULAIRES 247
Après les dieux et demi-dieux de cette mythologie,
voyons ses héros, c'est-à-dire ses sorciers. Ce n'est point
le magicien oriental, d'origine parfois surhumaine et me-
nant sa vie à part, au-dessus de toutes les autres. Le nôtre,
vous le trouverez dans chaque village, dans la meilleure
ou dans la plus pauvre maison, on vous le nommera;
c'est votre voisin, c'est peut-être vous-même, si vous avez
acquis du bien en peu de temps, ou qu'un enfant soit
tombé malade après une de vos caresses. Aussi ne vous
étonnez pas, étranger, de voir la mère retirer de vos
mains la petite main ronde et chère, pour la porter sur
votre épaule. Toucher quelqu'un plus haut qu'il ne vous
a touché n'est qu'une précaution pour renvoyer sur lui
les maléfices qu'il a pu vouloir exécuter. Les sorciers
sont en communication directe ou indirecte avec les puis-
sances infernales, et inspirent beaucoup plus d'effroi que
celles-ci , sans doute à cause de leur présence, de leurs
passions et de leurs intérêts d'hommes. On en agit avec
eux à peu près comme certains sauvages avec le diable,
auquel ils sacrifient, parce que, disent-ils, il faut avoir des
amis partout. La peur absorbe le mépris. D'ailleurs on a
besoin de l'un pour réparer le mal que l'autre a fait, pour
détruire les sorts jetés sur le bétail, pour désensorceler
une étable en y découvrant les paquets de simples qui
l'empoisonnent, pour chasser les fantômes qui rendent un
lieu inhabitable, pour conjurer un revenant, âme tour-
mentée qui a laissé derrière elle beaucoup de mal à ré-
des yeux énormes et flamboyants. Kuenlin, Dictionn. du canton
de Frihourg. — Les traditions de la Suisse sont remplies d'his-
toires de dragons et de serpents fabuleux.
248 LE CAMTON DE VAUD
parer ou quelque secret à révéler ; pour délivrer les vi-
vants eux-mêmes d'une possession infernale, soit par la
prière, soit par la magie, pour guérir les malades, surtout
celui qui a été hiherbâ (maléficié par un jus d'herbes),
ou bien ourâ (frappé de l'haleine d'un esprit qui fait en-
fler), ou tchermâ (charmé d'une manière quelconque). —
Les sorciers des deux sexes savent aussi attirer chez eux
tout ce que contiennent le tonneau ou la cuisine de leurs
voisins ; ils aspirent le vin d'autrui avec un chalumeau de
paille ; ils traient les vaches sans sortir de chez eux, ou
les pièces de monnaie avec lesquelles ils ont payé ([uelque
chose retournent escortées d'autant de compagnes
qu'elles en ont trouvé dans la bourse de celui qui les a
reçues. Malheur à qui a fait des affaires avec ces avides
engloutisseurs de tant de bien ; malheur surtout à qui les
offense ! innombrables sont leurs moyens de vous at-
teindre ; inépuisables leurs ruses, et pourtant chétifs leurs
résultats , et assez misérable leur vie. Mais l'amour du
merveilleux fait passer sur bien d'autres contradictions.
Le chat noir qui court sur les toits du village, a beau de-
meurer pitoyablement maigre ; ce n'en est pas moins le
puissant démon qui entraîne son maître au sabbat. Nos
habitudes campagnardes rendant l'heure de minuit in-
commode pour tout le monde, même pour le sorcier,
c'est assez souvent au tomber du jour, ou peu après, que
se tient dans les champs cette chetta dont les clameurs
chassent bien vite le laboureur et l'enfant attardés. Là
dansent les Vaudai (sorciers), les Porta-lwena (feux-
follets), la 7 çauce-villha avec son cheval aveugle (cau-
chemar sous la forme d'une vieille), les Nortze (Nomes ?
MYTHOLOGIE ET LEGENDES POPULAIRES 249
ènnortzhi, denortzî). le Diable-bouc, les lutins et les re-
venants de toute espèce.
L'homme activement mêlé aux puissances surnaturelles
par le moyen de sa volonté est donc l'une des principales
figures de ce monde intermédiaire dont la superstition,
besoin de foi transformé, place Tinfluence entre Dieu et
nous. Mais pour le compléter en quelque sorte, la fatalité
devait y trouver aussi sa place ; c'est elle qui marque au
front d'infortunés enfants nés à certains jours pour voir
ce que nul ne voit qu'eux : des ombres sortant de l'église
en aussi grand nombre que les fidèles qui y entrent, des
fantômes suivant les convois funèbres, d'innombrables
spectres peuplant la bleue étendue des airs. Pauvres
hommes dont le regard a peine à supporter le poids de
cet univers mystérieux qui les accable et les poursuit !
Leur vie tout entière est ainsi comme flétrie par un mal
secret qu'ils n'avouent pas. — Pour des raisons incon-
nues, d'autres personnes ont un mauvais œil, leur regard
est mortel à la longue et toujours nuisible ; ou bien un
mauvais souffle, qui donne des rhumatismes et le ^rVrt?///
ou bien seulement un mauvais désir, qui les rend redou-
tables même aux animaux.
Si, comme ailleurs, ces croyances superstitieuses re-
cueillent aussi les vagues souvenirs d'un meilleur état,
les forces merveilleuses de la nature et les relations de
l'homme avec elles, l'avenir, les communications fantas-
tiques du visible et de l'invisible, tout cela s'empreint
pourtant du caractère du peuple et du pays, caractère
surtout agricole et pastoral. Ainsi, par exemple, l'âge
d'or c'est le temps où des pâturages immensément fer-
250 LE CANTON DE VAUD
tiles nourrissaient des troupeaux si grands que les ber-
gers jouaient aux palets avec des fromages, et qu'on
trayait les vaches dans des étangs. Aux abords d'une
ride cachée entre les pics déchirés de la chaîne des Mu-
verans se découvre encore tous les sept ans, dit-on, le
pavé d'un pont qui "menait à l'un de ces riches alpages,
maintenant devenu le glacier de Pllan-Névé. Une pauvre
vieille ayant vainement sollicité, de la pitié des vachers
endurcis par la richesse, un peu de ce lait qu'ils avaient
pourtant à profusion, prononça sur leur montagne or-
gueilleuse cet oracle aussitôt accompli :
PUan-Nèvé ! Pllan-Nèvé ! djamés
Te ne tè reterrènnèrés '.
Dans les Pyrénées, on attribue à une cause à peu près
pareille la désolation de la Maladetta. — Nous avons
aussi cette Main-de-gloire, bien connue ailleurs, que cer-
tains mécréants avares cachent dans leurs caves, au péril
de leur âme, pour trouver un écu dans le linge blanc
dont il faut avoir soin de l'envelopper chaque jour. Chez
nous, comme en Bretagne, on annonce expressément aux
abeilles la mort de leur maître, et on met un crêpe à la
ruche ; on jette toute l'eau qui est dans la maison. — Il y
a sans doute encore beaucoup de ces fraternités super-
stitieuses, et leur intérêt paraît grand ; mais nous ne sau-
rions nous y arrêter, non plus qu'aux conjectures qu'elles
soulèvent. A peine pouvons-nous indi(}uer encore quelques
' Jamais tu ne redeviendras terrain.
MYTHOLOGIE ET LEGENDES POPULAIRES 25 1
traits particuliers de nos croyances populaires. Nous
n'avons pas choisi, et malgré cela ils ont tous la même
tendance morale , la même couleur extérieure : ils con-
vergent autour d'un centre qui les a faits ce qu'ils sont :
et quelque jugement que l'on doive porter sur le dépla-
cement de cette crainte et de cet espoir d'en haut, il n'en
reste pas moins vrai qu'un ensemble aussi fortement con-
stitué témoigne de la puissante individualité d'un peuple,
tout comme la variété et la prodigalité des inventions
montre son imagination , là plus évidemment poétique
qu'elle ne le paraît ailleurs.
Reprenons les deux caractères généraux. La tendance
morale a de l'unité. C'est la lutte de la vie, l'appréciation
froide et railleuse de ses écueils, de ses dérisions. Ecoutez
plutôt la charmante mythologie du rossignol et de la
vigne : elle s'éveille à ses chants printaniers, et les fait
taire lorsqu'elle se met à filer des lacets verts pour saisir
au passage l'oiseau craintif, qui s'abaisse au-dessus d'elle
en allant d'un grand chêne à l'autre. Le rossignol lui-
même semble avoir des pièges à redouter ! L'homme est
aussi tour à tour pâtissant et impuissant ; coupable et
puni ; précautionneux et exaucé ; toujours en garde contre
le moçide invisible ; et participant à ses fêtes, et disposé
à implorer ses ressources. Ainsi la montagne peut s'é-
bouler sur sa tête ou sa terre , au gré d'un démon de
mauvaise humeur ; sa maison , son chalet appartiennent
peut-être à un lutin méticuleux; un sorcier vit à sa porte;
et le tout petit enfant lui-même a besoin de trouver dans
le lit blanc où il va se coucher trois anges pour lui dire
252 LE CANTON DE VAUD
de bien dormir, de n'avoir peur ni de feu. ni de flamme,
ni du petit lutin à queue retroussée '. — Ainsi, tenté par
sa convoitise, si quelqu'un a remué la limite de son champ,
il devient après sa mort un Porta-bo'éna (porte-borne), un
feu-follet errant et maudit ; si Tavarice ou l'usure ont en-
serré son âme dans leurs tenailles crochues, elle restera
tourmentée au lieu où fut son trésor, pour le voir dans
les mains d'autrui et pour épouvanter les vivants de ses
apparitions sinistres. — Une femme, une jeune fille, qui
a détruit son enfant, ou dont les amours ont été sanglantes,
reparaît aux rayons de la lune qui la voit de nouveau
cacher et consommer son (^rime sous des draperies
blanches ou sous des voiles de deuil. Que d'endroits
évités, que de toits et de jardins mal famés parce qu'on
y aperçoit, expression naïve et consacrée i)our })arler de
ce qui nous arrive de l'invisible ". — Ainsi enfin des grains
de blé jetés sur la tête de l'épouse par une vieille femme
qui reçoit pour cet office le nom de la Bernada, assurent
l'abondance dans la maison et la fécondité. Voir fleurir
la fougère à minuit fait trouver un trésor dans l'année. La
' Conseiv. suisse, Ylll, 239:
Dèn mon bilan lli me cautçi
Treis andzc H trovi...
^ Les morts se rassemblent quelquefois en foule sur les landes
désertes , pour danser la coijuilh' , cette danse nationale qui ra-
masse dans sa chaîne sinueuse tous ceux qu'elle rencontre. Le
hasardeux spectateur de cette ronde funèbre y voit figurer, comme
acteur principal, le spectre du vivant qui doit mourir bientôt ; et
souvent c'est lui-mènic — il se reconnaît avec horreur — que la
coquille entraîne dans les pâles rangs des morts.
MYTHOLOGIE ET LÉGENDES POPULAIRES 253
femme qui n'achève pas son ouvrage pour Noël, notam-
ment sa quenouille, sera visitée, dans son sommeil, par la
Tçauce-villhe, qui la foulera aux pieds. C'est dans cette
nuit-là qu'on entend célébrer par un cantique merveilleux
la naissance du Sauveur. Cette nuit-là encore, on peut,
au moyen de divers charmes préparés durant le son des
cloches de la bonne fête, voir en songe sa destinée
future, surtout s'il s'agit de mariage. Les charidelettes
(feux-follets) viennent danser aux yeux des mourants. La
prière, non point celle qui s'élance du cœur sans parole,
mais une prière composée de mots souvent bizarres , et
dont le possesseur fait un secret, la prière guérit de tout,
et principalement des hémorragies ; on l'emploie beau-
coup pour les bestiaux.
La couleur extérieure est , on le comprend, celle du
pays, quelquefois même encore plus locale. Un esprit des
montagnes règne dans leurs solitudes glacées. On con-
naît les prophéties écrites sur leurs contours. La moisson
doit se faire, lorsque la fonte des neiges a découpé sur
un rocher l'énorme faucille qui reste blanche. Une clep-
sydre gigantesque, formée par quelque éboulement sur le
flanc de l'alpe valaisanne , est pour le paysan narquois
une source de plaisanteries toujours nouvelles ; il menace
la villageoise difficile, en lui montrant la Pàla (pelle) de
Muraz qui se roidit dans son aridité, enfer destiné à toutes
les vieilles filles qui doivent remonter éternellement jus-
qu'en haut du sable toujours croulant. Cette vallée du
Rhône , si habile à lire toutes choses sur ses parois de
montagnes, garde pourtant d'autres mystères le long de
son fleuve impétueux. Là dorment au sommeil de non-
254 LE CANTON DE VAUD
chalantes rives, sablonneuses et ombreuses, coupées de
marais et de canaux aux ondes presque stagnantes, sur
lesquelles de petits ponts continuent la trace verdâtre ou
grise des sentiers. Ceux-ci , parfois encombrés d'une
poussière argentée , s'enfoncent aussi sous de longues
voûtes , dont la lumière pénètre à peine le dôme vert et
frais. Çà et là des clairières fantastiques. De vieux troncs
de saules bizarrement noués, plus bizarrement couronnés,
tantôt de lianes, tantôt de jeunes arbrisseaux qui ont es-
caladé leur cime, tantôt de leurs propres branches con-
tournées et pliées. Des chênes immenses, aimés par les
couples voyageurs du ramier sauvage qui émeut la soli-
tude de ses roucoulements plaintifs. De jeunes aulnes
innombrables et serrés de telle sorte que les génisses se
fraient à grand'peine des passages entre leurs troncs lisses
et pareils. En un mot, une forêt qu'entrecoupent des ma-
récages, des sables, de jaunâtres prairies, oîi l'eau roule
son murmure, le désert sa solennité , Tinfini son mystère,
l'inconnu son prestige. Voilà ce que sont ces bords du
Rhône qu'on appelle des Isles, mieux semble-t-il à cause
de leur caractère d'isolement que de leur situation. Par-
fois d'étranges bruissements franchissent les chalets in-
habités, la plaine de joncs, et viennent épouvanter le
passant jusque dans les champs voisins ; c'est la voix de
\dL Fennctta des Isles {petite femme des îles du Rhône) qui
mugit tantôt comme la bise dans les arbres, tantôt comme
les veaux du pâturage, et semble courir sur l'eau ridée
du fossé. Si la clameur s'approche, le pêcheur ramasse
sa ligne , en détournant la tête ; car il sait que lorsqu'on
a vu venir à soi, sous une forme quelconque, l'être fan-
LES FETES NATIONALES 255
tastique qui hurle ainsi dans les bois sombres, on n"a pas
grand'chose à attendre de la vie.
XII
Les fêtes nationales.
Dans les fêtes nationales, l'art est à son plus grand
point de popularité. Elles mettent en action l'enthou-
siasme de tout un peuple. Ce n'est pas seulement la ma-
nifestation idéale de son caractère et de sa vie ; c'est le
peuple lui-même, monté à un ton d'enthousiasme et d'in-
spiration. C'est le patrimoine de joie et de poésie que se
transmettent de siècle en siècle les générations qui s'ap-
pellent et se répondent ainsi par des chants du haut des
sommets du passé jusqu'à nous. Les fêtes sont à un peuple
ce que sont à un homme ses moments de jeunesse et
d'enchantement. Moments trop courts , mais pour les-
quels nous nous sentons faits ! Couleurs, harmonies de
l'existence, frémissement de la vie et du jour, plénitude,
du cœur, libre essor dans l'espace , quel est le barbare
qui nous les ôtera? quel est le sceptique qui osera nous
dire qu'ils ne sont rien et n'auraient pas dû être ? Au con-
traire ils sont tout, et la vie ne tiendrait pas un moment
sans eux : ils la consacrent en la faisant du moins effleu-
rer de temps en temps le bonheur, et reprendre sol sur
ce divin fondement. Un peuple qui n'aurait point de
fêtes serait un peuple bien stupide, ou bien vulgaire et
256 LE CANTON DE VAUD
bien plat. Quand elles s'en vont, c'est qu'il se transforme
ou succombe. Mais les plus grands peuples ont toujours
mis leurs fêtes religieuses et nationales au nombre des se-
crets de leur grandeur. Et telles les fêtes, telle la destine'e.
Le XVI^ siècle et celui-ci nous ont enlevé plusieurs de
nos fêtes nationales. Mais il est peu de peuples à qui il en
reste encore autant qu'à nous, et d'aussi particulières. Cer-
taines fêtes, qui avaient dégénéré en licence, disparurent
ou devinrent plus rares depuis la Réformation, qui a cer-
tainement beaucoup contribué à donner du ton à nos
mœurs. Un peuple vinicole et railleur avait dû se créer
dans ses moments de bouffonnerie et de grosse gaîté des
divertissements analogues: il avait ses farces, ses abbayes
de la jeunesse^ dont le retour annuel était proclamé dans
les rues par la lecture d'une grotesque patente, ses bene-
chons (bénédictions"; fêtes du saint de la paroisse) restées
en usage dans le canton de Fribourg, où des musiciens
bouffons représentent les divers villages, et se renvoient
réciproquement la satire et la louange : il était passé
maître dans l'art des charivaris, que, dans l'occasion, il
pratique à merveille encore aujourd'hui ; comme aussi ])ar-
fois il se souvient d'enterrer l'année sous la figure du bon-
homme Sylvestre, mort à force de boire, et que ne ré-
veille pas ce refrain chanté sur un air vraiment satanique:
Mort! mort! fen iras- tu sans boire, mort? — D'autres
fêtes, avant et après la Réformation, furent réprimées ou
interdites, plutôt à cause de leurs dangers que de leurs
excès immoraux. Ainsi cette fête de la Laonnerie ' ou
' Laon, loti , subsiste encore dans l'expression souvent usitée
scieur de Jous, que l'on écrit mal à propos avec un^; c'est un vieux
LES FETES NATIONALES 257
du Château-d'Amour , forteresse de planches de sapin,
assiégée et défendue le premier dimanche de mai par des
jeunes gens portant bouquet de rose à leur chapeau. Je
donnerais volontiers quelques regrets à la fête des Bran-
dons qui, ayant déchu peu à peu de sa gloire, s'éteint au-
jourd'hui tout à fait. Nos ancêtres l'avaient reçue d'un
])assé très lointain, et s'y complurent longtemps. Le di-
manche des Brandons, ou le premier du carême, à l'heure
où toutes les collines avaient leurs feux de joie et des
danses alentour, la population de Lausanne se répandait
dans les rues bruyantes; les uns tenant des flambeaux
aromatiques , les autres assis au frais du soir devant le
seuil de leur porte, où ils donnaient à leurs amis un de
ces festins splendides dont s'était indignée l'austérité de
saint Bernard. Là circulait le bon vin du Désaley ou de
la vallée de Lutry, avec des corbeilles de beignets sucrés
(appelés pisa benata) que l'on allait aussi offrir aux pas-
sants. Gare aux doigts avides tombant sur celle des pâ-
tisseries qui. la mieux dorée, cachait des étoupes en
revanche pour fatiguer sans fin le palais du gourmand.
Dans le XV^ siècle , ces dépenses étaient devenues
trop considérables, et Lausanne était d'ailleurs en déca-
dence. On restreignit le luxe des repas ou des compa-
7-ailles (compérages) comme on les appelait ; un quartier
de mouton, trois chapons, 01^ quelque chose d'analogue.
mot qui signifie /'/awfe. Voyez sur cette fête, interdite en 1543,
mais qui a reparu de temps en temps jusqu'à nos jours, le Con-
serv. suisse, V, 425. — Il ne sera pas sans intérêt de remarquer
que c'est une fête absolument semblable qui devint l'occasion de
la révolution des lazzaronis dont Mazaniello fut le héros.
J. OLIVIER, I. 17
258 LE CANTON DE VAUD
pour les mets, il était défendu d'aller au delà ; et pour les
convives , frères, sœurs et germains, compères et com-
mères, voilà quelle était la limite des invitations. Quant
au fameux dimanche des Brandons, en place de festins
et de torches odoriférantes, il fut seulement permis de
présenter gracieusement, ce jour-là, devant sa maison, un
plat de J>isa benata à ses parents et à ses voisins: coutume
charmante qu'on ne voulait pas abolir *. Elle s'en est
allée, et des feux sur les collines, il n'en reste plus que
quelques-uns entretenus par des mains fidèles aux vieux
temps et aux vieux usages. On les voit encore çà et là
sur la rive savoyarde du Léman, et sur la rive fribour-
geoise et vaudoise du lac de Neuchâtel ; c'est un spec-
tacle qui n'est pas sans grandeur et sans rêverie que tous
ces feux allumés par des inconnus, mais se répondant sur
la rive et sur les montagnes un beau soir de printemps '.
Ces fêtes perdues, dont plusieurs tenaient à, d'anciennes
croyances rehgieuses, ont été remplacées par des fêtes
^ Manuel de Lausanne, a. 1455, pag. 387 et 388. Statut de la
grande cour séculière, sous l'épiscopat de Georges de Saluées ;
vovez en o\.\XTÇ.Conserv. suisse, X, 166, sq. — Comment expli-
quer pisa ? quant à henata est-ce benaita (corbeille) ou bciiata, be-
noîte, bénie ? — Les pâtisseries au sucre étaient devenues une
fureur en Italie dès la fin du quatorzième siècle. Voyez le curieux
extrait de la Chron. de Plaisance, inséré par Muratori dans ses
Dissert., II, 518-322.
* La bataille de Grandson se donna le samedi (3 mars 1476),
veille des Brandons, qui vinrent ainsi fêter tout à coup la grande
victoire des confédérés. Voyez Chron. du Chapitre de Neuchâtel,
et une autre chron. msc, restée sur les lieux en souvenir de la
guerre de Bourgogne , et dont j'ai dû la communication à
M. Duvoisin, pasteur de Grandson.
LES FÊTES NATIONALES 259
politiques et militaires, soit fédérales, soit cantonales ;
anciennement il y avait aussi, dans divers cantons, plu-
sieurs fêtes politiques, mais il est significatif de voir à
quel point elles ont disparu K Nous-mêmes, nous avons
fait à la bonne harmonie le sacrifice de notre fête histo-
rique bien que récente, celle de notre émancipation, ou
du Quatorze-Avril, dont les fleurs ont couronné notre jeu-
nesse d'un parfum ijui se ranimera sur nos vieux ans. Les
grandes réunions des sociétés créées de nos jours par les
sciences, les partis, l'amitié et les arts, absorbent toutes
les sympathies. Aussitôt qu'une de ces fêtes est procla-
mée, le tireur prend sa carabine, le botaniste sa boîte de
fer blanc, le musicien sa flûte et son haut-bois, et ils s'en
vont, le pied léger, le cœur joyeux, de vallée en vallée
par les cols de montagnes et par les lacs, au lieu du ren-
dez-vous, où ils sont reçus avec des acclamations, des ha-
rangues , des chants, et aux saluts frémissants des dra-
peaux de leurs frères. Une nation peut changer de fêtes:
il lui est impossible de s'en passer.
Au reste, ce qui, là où doivent se borner nos récits,
nous appartient en propre et nous distingue originale-
ment, ce sont nos fêtes agricoles et pastorales. L'après-
dîner de Pâques, garçons et filles jouaient autrefois aux
palets avec des ceps de vigne élastiques et tortus. Au
printemps, les Maïanches, petites filles habillées de rose
* Neuchâtel a pourtant gardé sa curieuse fête des Aruioiuius,
fondée sur une tradition obscure : des jeunes gens armés en che-
valiers, éclairés par des flambeaux, et précédés de fifres qui jouent
un très vieil air, se rendent de l'Hôtel-de-ville au château pour
v faire la harangue d'usage.
26o LE CANTON DE VAUD
et de blanc, s'en viennent encore quelquefois de porte
en porte, oiseaux fleuris, chanter le Joli mois de viai dont
elles ])ortent le nom. Et alors aussi les petits bouviers
(boveirons) se mettaient en fête; rassemblés autour de
l'un d'entre eux, lequel couvert d'un masque, coiffé d'un
haut bonnet de papier et de ruban, portait des sonnettes
en sautoir, un grand sabre d'une main et une boursette
de cuir de l'autre, ils arrêtaient les passants dont les plus
jeunes n'osaient soutenir leur bruyante apparition au dé-
tour de la haie et du chemin. Ils récoltaient ainsi quelque
petit argent, des œufs ; et une longue perche garnie de
saucisses les suivait fidèlement dans toutes leurs évolu-
tions. Malheur si , vers le soir , deux villages rivaux
voyaient se rencontrer leurs deux bandes sonnantes ; des
blessés, et même des morts, disent les annales, tombèrent
souvent sur le cham]) de bataille. Les moissons se ter-
minent par un banquet ou r essai; jadis moissonneurs et
moissonneuses, montés sur les échelles d'un char à blé,
dont Xéchelette était empanachée de fleurs, terminaient
la journée par une promenade à grand fracas. Aujour-
d'hui, on se contente pour l'ordinaire de la partie essen-
tielle du vieil usage, le festin, qui rassasie une bonne fois
les travailleurs. Le lac lui-même a ses fêtes. Une grande
barque, pavoisée de banderolles et de feuillages, se pro-
mène sur les eaux bleues doucement émues par la brise
d'été, tandis que des nacelles, fourmillant alentour, tâ-
chent d'attraper quelques miettes de la joie, de la mu-
sique, des harangues et des chansons. Et cependant les
raisins mûrissent : de lointaines boufi'ées de siroco ' don-
^ Ce vent est sensible à Aisle et à Montrcu.x.
LES FÊTES NATIONALES ' 26 1
nent le dernier coup de feu aux grappes dorées. Les ven-
danges, quoique fort rembrunies depuis ce siècle, ressem-
blent encore beaucoup à une fête, surtout si une ronde
nationale, entonnée sur la rive et dans les hauteurs, vient
à se répéter de bande en bande , comme cela arrivait
autrefois, des faubourgs de Lausanne au pont de Vevey.
A moitié subsiste encore la jolie petite fête des noix*,
bien que les noyers, détrônés par les navets, subissent
aussi leur révolution. La perche pliante, fouettant dans
l'arbre, a fait tomber, au soleil d'automne, une grêle verte
sur le gazon. Puis, étalées dans le voisinage des pommes,
des tas de blé, des raisins, et des grosses tresses de chan-
vre qui attendent le cardeur, les noix sèches ont subi
assez longtemps les attaques des hôtes du grenier qui
exécutèrent maintes fois, sur ce roulant théâtre , leurs
scabreuses danses nocturnes, éveillant en sursaut la mai-
son. Les hommes s'arment de marteaux de fer. La tablée
est nombreuse; voisins et voisines, maîtres et serviteurs
y sont rangés ; les noix épluchées amoncellent leur dune
jaunâtre ; on dit les chansons nouvelles et les vieilles
histoires; et parfois sous des jeux baroques se cachent
de graves émotions. La Saint-Denis est un autre événe-
ment capital dans notre vie rustique; on appelle ainsi la
descente des troupeaux, de l'époque où elle a lieu (9 oc-
tobre). La troupe mugissante, cédant le pas, non sans
dispute, aux vaches couronnées, suit les pierreux che-
mins , rompant son ordre de bataille et divisant son
* M. Roux, pasteur à Meyriez, a fait pour elle une jolie chan-
son : Les casseurs de noix.
202 LE CANTON DE VAUD .
armée à tous les embranchements des sentiers qui répar-
tissent à chaque village le troupeau qui lui revient. Au
premier bruit des sonnailles, chacun est sur sa porte,
guettant de l'œil si ses génisses lui sont ramenées en-
graissées ou maigries ; et l'enfant enchanté court avec
son père à l'étable en reconnaître un à un tous les habi-
tants. Dans les Ormonts, la même époque voit une autre
fête encore * ; cette vallée, qui serpente et se cache, a
une espèce de conseil secret dans la garde qui fait la
police locale, et dont les membres restent inconnus
pendant toute la durée de leurs fonctions annuelles. Le
matin, des devises, des compliments bouffons déposés
dans le trou de la serrure, témoignent des passages noc-
turnes de la ronde, d'ailleurs costumée et masquée pour
plus de mystère. En automne, les filles et les veuves
trouvent sur le seuil ou sur leurs fenêtres, ornées par les
mêmes mains, des bou(iuets où le genévrier dresse ses
piquants d'un vert pâle à côté des grappes rouges du
thymier. Le pasteur a aussi le sien, mais moins cham-
pêtre et rehaussé de papiers de couleur. Quand les
troupeaux descendent des montagnes, les messellicrs se-
crets, cédant leur place à d'autres, se font connaître de
porte en porte, au son de la basse et du violon.
T-a )iii-tcaitteiu. ou la mi-été, est la fête générale des
montagnes. \'ers le milieu de la saison des alpages, les
vachers reçoivent la visite de leurs familles, de leurs pa-
trons ou de leurs connaissances, chargées de toutes sortes
de biens (pi'on ne trouve ([u'en bas. Des tonneaux même
* Communiqué par M. F. Dormond, notaire au Sépey.
LES FÊTES NATIONALES 263
ont gravi péniblement les abords escarpés des pâturages
sur des chars à deux roues. Cjui liment de rocaille en ro-
caille le bout de leurs brancards. Le chasseur les a sui.
vis, ainsi que le musicien renommé; et voici les dan-
seuses, avec leurs jupes bleues bordées d'une raie rouge.
C'est quelque chose de grave, mais cependant d'un ton
vrai malgré le contraste, que cette joie tout ordinaire au
milieu d'une si étonnante nature; que cette danse qui ne
fait aucun bruit (car, sur la montagne, tout le son de
rhomme n'est rien), et que l'on voit pourtant de loin,
tourner, sauter et se croiser sur l'herbe courte et fine, au
pied des blocs immobiles devant ce spectacle étrange
qu'ils semblent contempler en silence.
Ce ne sont là c|ue des têtes naïves ou nées de mœurs
locales. En voici qui revêtent, en outre, un sens plus mo-
ral et plus profond. La fête de l'été des montagnes, aux
chalets dW'i, s'appelle la Bernausa\ ce jour-là, les pau-
vres, en l'honneur desquels elle est instituée, y reçoivent,
ainsi que les autres visiteurs, une ample hospitalité de
crème et de sh'é. Lutry avait de même, le jour de Pente-
côte, sa Donna ou distribution de fromage aux indigents.
On trouve , dans notre hospitalière antiquité , i:)lusieurs
institutions de ce genre : et, entre autres, il arrivait quel-
quefois, dans les noces opulentes, de donner trois repas
successifs, le premier jour aux vieilles gens de la parenté,
le second aux jeunes, le troisième aux pauvres, servis par
répoux et l'épouse, avec d'aussi bons vins et des plats
aussi bien chargés ^
^ Cons. suisse, Yl, 298; XII, 109. Levade, art. Lutry.
204 LE CAXTOX DE VAUD
L'Abbaye de» vigneron» e»t le rémmé de tous ce§ di-
vertÎMementî* nwtîcjue» et notre grande fête nationale.
Probablement plu» ancienne cjue les moine» de Haut-
Crét, dont elle porte encore la devise sur »a bannil're
(ûra et labora), pui» retravaillée par Tesprit moderne, »on
cachet principal est pourtant relui du moyen âge, <^)n y
sent ce même génie , à la fois populaire et possédé du
besoin de Tinfini, qui voulait donner à tout une réalisa'
tion visible, et faire mouvoir dan» cha<ïune de ses ceuvre*
le monde entier. Klle ressemble, en effet, à un de ce»
drame» qu'on ai4>elait mystères; mais c'est un mystère
dont le sujet e»t l'existence de tout un peuple, et c'est ce
peuple lui-même qui le joue, comme â Kussna*;ht on
jouait le drame de la liberté. C'est, dirai-je encore, une
rose de <:^thédrale en action; et qui a saisi l'idée et la
»uite de ce monde allégori<jue peint »ur le» vitraux et
sculpté sur le bois ou la pierre, ne sera pas choqué de la
comparaison. Quand l'immense procession déploie son
orbe éclatante et diaprée au milieu des murs serrés de la
fotde, vous (romez voir une rose aux proportions mille
fois gigantes<r)ues, aux feuilles humaines et frémissante»,
(jui roulent dans leur calice bourdonnant, comme le»
autre» dan» le silence de la pierre, et le» »ai»on» et \e»
mois et les jours, et les labeurs et les joies des hf>mme«,
et le passé, et la terre et les rieux. D'abord, simple ré-
jouissance de ventlangeurs, l'Abbaye des vignerons y
joignit surr essivement le» divers travaux des champs et
ries montagne», laboureurs, jardiniers, faneur», moiss<in-
netirs, tonneliers, bergers, les divers états et le» diverse»
mhne» dont »e compo»e la vie, l'histoire biblique et my-
LES FÊTES NATIONALES 265
thologique, et les grands souvenirs des aïeux. Le moyen
âge avait beaucoup de fêtes de ce genre, mais le sujet de
la nôtre nous appartient. S'il devait se trouver quelque
part une véritable fête populaire de l'agriculture, c'était
chez nous; aussi n'en existe-t-il pas ailleurs qui ait ce ca-
ractère complet et patriotique. Dans son genre et consi-
dérée comme fait de notre histoire, elle vaut une bataille
gagnée ou tel autre événement glorieux; c'est une vie
bien déclarée; c'est notre renom, notre création propre,
notre chef-d'œuvre national. Quel dommage donc de
laisser se perdre une chose qu'on peut appeler inesti-
mable à bien des égards ! quel sacrifice (c'est le mot) de
la laisser périr sous l'effet de la stérilité de ses inventions
nouvelles, ou des préjugés de ceux qui l'attaquent avec
une étroite, une aveugle austérité ! Et lorsque rien n'em-
pêcherait, suivant la coutume des temps précédents, de
donner à cette fête les développements et les modifica-"
tions convenables, de la débarrasser de ces oripeaux
classiques, adjonctions modernes pour la plupart et qui
n'ont plus de sens ni de charme aujourd'hui ; de lui ouvrir
un champ plus vaste, et par elle à bien des idées qui en
attendent un ; de la rendre enfin plus morale et d'un en-
seignement populaire plus relevé, plus utile, plus poétique
et plus vrai ! Que les dépositaires de ce joyau nous le
gardent donc bien ! Une fête qui reproduise ainsi tout un
aspect de la vie et qui réponde à tout un peuple ; qui soit
capable, suivant la vertu des arts, de l'élever et de l'unir,
ne se commande pas ; c'est une trouvaille qu'on ne fait
que très à la longue, et qu'on ne pourrait guère espérer
de faire deux fois.
NOTE SUR LES NOMS DE LIEUX DANS LE JURA
ET DANS LES ALPES *
La plupart des montagnes et pâturages dans le Jura portent
le nom des communes ou des particuliers qui en sont proprié-
taires. Ainsi dans le Jura vaudois, la Gingine, la Givriiie, la Ba-
rillette, la Ville de Nyon, la Grandsonnaz, etc. ; dans le Jura neu-
châtelois, le Cernil-Jacot (dénie, ceritil, forêt défrichée), le Cer-
nil-Briod, le Cernil-Girard , etc. ; de là, le Cerneux-Pecquignot .
Dans les Alpes, au contraire, l'alpage aussi bien que la cime,
le plan, le cret, la montagne, le niazot, ont un nom à eux, d'un
sens vague ou perdu. Déjà ainsi les Alpes vous parlent davan-
tage de mj'Stère et de poésie. En outre, les noms alpestres sont,
pour l'ordinaire, plus pittoresques ou plus sonores et harmonieux
que ceux du Jura.
Parmi ces derniers, la Dolaz (VAdolaz, Adule?), la foret de
JFuiUebrande, le Mont-Tendre, et le Chasserai, ont assurément une
grâce flottante ou rapide, Montaiihert , Prèvondavau, quelque chose
de sombre et de profond. Mais dans ce genre de poésie, les Alpes
sont infiniment plus riches à tous égards. Voici une liste de
quelques-uns de leurs plus beaux noms pour ceux qui veulent s'y
amuser avec moi.
On s'est beaucoup récrié sur la rudesse et l'ctrangeté des sons
qui servaient à désigner les principales cimes des Alpes dans la
* Cette note figure parmi les Eclaircissements, à la fin du tome
II du Canton de Vaiid, pag. XXII.
NOTE SUR LES NOMS DE LIEUX, ETC. 267
Suisse allemande. Mais il faut savoir comprendre leur magnifique
harmonie, et ne pas la vouloir faire entrer dans une autre langue
que la sienne. Quoi de plus charmant, de plus matinal et de plus
frais que le nom de la Bhmilisalp, si maladroitement changé en
celui de IP'ilde Fraii. Quoi de plus sombre que celui du IVetter-
horn , de plus solide que celui du Stockboni, de plus incomparable
que celui de la Jungfraii, de plus aérien et de plus blanc que ce-
lui du Titlis, de plus superbe et de mieux sonné que celui du
Kaiiior, de plus étincelant et de plus élancé que celui du Silher-
born, de plus terrible enfin que celui du Finsteraarhorn qui tombe
et retentit comme une avalanche.
Les Alpes romans ches nous ofi"riraient des mots rares et ex-
quis, plus en harmonie avec notre langue, le Crispait éclatant,
le Seplimer et le Liihvianier, qui ont le son d'une épée, et VUni-
brail que l'on prendrait pour le nom d'un pavillon céleste.
Mais passons à nos Alpes romandes. Le Valais renferme une
quantité de noms pittoresques ou bizarres ; les communes A^Evo-
leiia, Mazembroz, de Zabloz et le village à'Iserabïoz, dont le nom
ressemble à un ombrage vert : les noms pastoraux de la vallée
à'Armenzi, du Triolet (le trèfle), des chalets des Herbagères ; les
noms sautillants ou serpentants de la cascade de Lévantia, du lac
de Derborentze replié dans l'éboulis, de la forêt de Livomiaire, re-
traite des dragons ; les noms mélancoliques du Maiivoisin et du
Mont-Pleureur; le Félan, large et léger ; le Cervin droit et ra-
pide ; le Covilnn aux immenses abîmes de neige ; le Mont-Rose,
par son nom aussi, plus beau peut-être que le Mont-Blanc ; et
enfin ce nom montagneux, plein d'échos, de pâturages et de ro-
chers : Tchcnuoiitaunaz.
Notre poésie n'a pas davantage à craindre les Alpes vau-
doises et fribourgeoises. Le mot fait voir la masse ronde et plan-
tureuse de ce Molêson que les bergers de Gruvère ont tant
chanté. La Dent de Lis, le Rubli ne présentent-ils pas, déjà dans
leurs noms, des formes sveltes, blanches et gracieuses ? Aï dresse-
268 NOTE SUR LES NOMS DE LIEUX, ETC.
t-il assez hardiment sa tour dans les airs ? Jaiihui, sa tente de
pierre découpée sur l'azur ? Nervau ne dit-il pas bien ces sombres
lacs verts dormant sous les roches ? Lioson est-il assez aqua-
tique et gazouillant ? Avernaz, Aniiaiilaz, Tavcxaimaz, Brcttaïc
ne sont-ils pas le tintement même des clochettes et des eaux ?
duoi de plus alpestre, de plus bucolique et pastoral que Doron-
naz, Javernaz, Œtisannaz^ Boz'0)iuaz ! On croit entendre les hu-
chées des pâtres et leur longue cadence, les échos des parois et
les puissantes bramées des vaclies qui, en broutant l'herbe fleu-
rie, balancent les lourdes sonnailles pendues à leur cou. Toinpez,
c'est une Tciupi' plus grasse et transportée dans les hautes mon-
tagnes. Chamosdire a la légèreté du chamois ainsi que sa corne
vivement recourbée. Argentine scintille au soleil. La Cape-au-
Moiiie glisse comme un nuage grisâtre. Ari'el se tient debout,
inaccessible. Morde se fend et se roidit. Les Diahhrets ne rou-
lent-ils pas comme il faut les rochers dans l'abîme, tandis que
les Muveraiis leur renvoient le mugissement des cascades et des
troupeaux ? La Pleyati, nom joyeux. La Verdaz, FoUyi, Fiillyi,
Folliaii , noms verdoyants et feuilles. La Floriettaz, Prellouri,
noms printaniers et fleuris. htScex quepllau, le Fairtho d'eigryn,
noms tout distillants comme les grottes humides. /fliroz, le son
roide et fort du torrent , sa douce explosion persistante. Solady,
Soladyés, Solalé, Sodoleuvroz, ô douces images de vie à l'écart, d'om-
brage et de silence ! Saxiema ou Sazinia, l'herbeuse esplanade oîi
la région des pâturages vient finir. Paiteirossaz, le fracas soudain
du glacier dans les hauteurs solitaires. Pennchiis entasse les pics
à vos yeux, et Plan-Névé les neiges. Isenod voltige comme une
plume verte de l'aile des montagnes. Filizima semble dérobé à
une églogue de Virgile, Anzehidaz, nom vibrant qui, avec le val-
lon fleuri, se perd dans les nues.
TROISIÈME SERIE
ÉPISODES HISTORIQUES, MONUMENTS
XIII
Ix roi Conrad et la reine Berthe.
Avant le milieu du dixième siècle , les Sarrazins , ayant
pénétré par toutes les gorges des Alpes, en Dauphiné,
dans le Piémont, le Montferrat , les vallées de Suze, de
Maurienne et de Tarantaise , étaient descendus dans le
Valais et le Pays-de-Vaud. Saint-Maurice fut pour eux
un de ces postes de rapines, qu'ils allaient élevant de dé-
filés en défilés, quand ils n'y trouvaient pas déjà une for-
teresse à leur convenance. Lorsqu'ils eurent l'hospice du
Saint-Bernard, ils commandèrent définitivement dans les
Alpes, et des sources du Rhône gagnant aisément celles
du Rhin, ils pillèrent l'abbaye de Dissentis. Tous les pas-
sages leur appartenaient. Ils se firent montagnards ! d'ail-
leurs plus d'un parmi' eux, avant de quitter sa patrie,
s'était comme essayé aux Alpes dans les vallées de l'Atlas.
270 ■ LE CANTON DE VAUD
Avec l'aplomb léger du chamois, ils se dirigeaient donc
sur ces roches pendantes où nous n'allons chercher au-
jourd'hui que les émotions de la nature, là si puissante
qu'elle étouffe de son seul poids tout souvenir des hommes.
Les pèlerins, même en ces temps de détresse, ne pouvant
se passer de Rome, essayaient de se glisser par les mon-
tagnes sans être aperçus des noirs démons qui en avaient
fait leur demeure; mais ils les voyaient soudain apparaître
aux pas dangereux, en grand nombre et postés sur l'es-
carpement, bandant leurs arcs et roulant des pierres.
Ceux qui ne succombaient pas, étaient enfermés dans des
cavernes , jusqu'à ce qu'ils eussent fourni une rançon.
Enfin , ce fut chose reçue que de traiter avec eux pour
obtenir de passer. Rien n'était plus terrible (pie leur nom:
la poésie chargeait d'imprécations le Grand-Saint-Ber-
nard qui les avait reçus: « Quoi! lui disait-elle, tu fais pé-
rir de saints hommes inhabitués à tes sentiers, et tu con-
serves les méchants, ces Maures sanguinaires et rapaces.
Ah ! puisses-tu, consumé par la foudre, n'être à jamais
que débris et chaos. » Dans le Pays-de-Vaud, on se for-
tifiait. Quelques-unes de leurs bandes s'étaient avancées
jusipi'au Léman, et du lac vers le Jura. Le Jorat offrait
encore un refuge au miHeu de la plaine: la tour de (iourze
y fut construite sur sa colline arrondie où l'on ne cesse
de monter qu'arrivé au pied même de ce vieux fort ,
circonstance tpii donnait jusqu'au dernier pas l'avantage
à ses défenseurs. Berthe en compagnie d'un évêque et de
(juelques chevaliers, se retira dans la tour, alors solitaire,
qui domine Neuchâtel. De nouveaux fugitifs allèrent gros-
sir les populations du Fays-d'1'^nhaut. D'un autre côté.
LE ROI CONRAD ET LA REINE BERTHE 271
plusieurs Sarrazins, abandonnant les hauteurs, et annon-
çant leur dessein de s'établir pour toujours dans les
plaines, prirent des femmes du pays, et se mirent à cul-
tiver une vallée d'une grande fertilité, pour laquelle ils
payaient un léger tribut. On voit ainsi . par quelques
traits, qu'ils avaient des raisons de ne pas douter qu'on
ne finît par s'accoutumer à eux. Mais c'était une néces-
sité trop forcée pour qu'on ne la rejetât pas à la première
occasion. Dans nos contrées, cette occasion fut-elle vrai-
ment celle que raconte un chroniqueur ? On devrait le
croire bien informé, puisqu'il demeurait dans le voisinage
de la Transjurane, au couvent de Saint-Gall. Il y avait
un nom plus terrible encore que celui des Sarrazins :
c'était celui des Hongrois ou, dans leur langue, des
Madjjares, qu'un grand remuement de l'Asie nomade
avait poussés en avant, comme autrefois les Huns, dont
ils rappelaient le souvenir par leur âme et par leur figure.
De l'Oural aux Karpathes, et de ces montagnes jusqu'aux
Alpes occidentales, ils avaient ravagé. Il paraît que ce
sont eux qui, ayant fait prisonnier l'évêque de Lausanne
nommé Bozon, comme il visitait son diocèse, le tuèrent à
Ressudens près de Payerne. Et toute l'Helvétie se res-
sentit de leurs pillages et de leurs massacres. Le second
Rudolf était mort, n'ayant, à ce qu'il semble, rapporté
des guerres de sa jeunesse, qu'un grand désir de repos
que les Sarrazins et les Hongrois ne lui permirent pas
toujours de satisfaire. Nommé par les Etats et couronné
à Lausanne dans l'église de Saint-Maire, Conrad, son fils
et son successeur , bien que dans la fleur de l'âge, était
encore plus désireux de vivre en paix et de jouir. Or,
272 LE CANTON DE VAUD
voici maintenant ce que rapporte le chroniqueur. Le roi
Conrad, « usant d'une noble astuce, » députa aux Sar-
razins des hommes qui leur dirent : « Voici, les Hongrois,
ces pillards fugitifs, me fatiguent de messages pour me
demander que je les laisse, en paix avec moi, vous chas-
ser, vous, de cette terre de fertilité. Mais si vous êtes des
hommes, vous irez au plus vite à leur rencontre, et moi,
vous aidant, pendant que vous les attacjuerez en face, je
volerai sur leurs flancs. Ainsi, j'en ai la confiance, nous
les battrons et les exterminerons tous. » Il envoya de
même vers les Hongrois : « Pourquoi, leur dit-il, ô les
plus vaillants des hommes , voulez-vous en venir aux
mains avec moi ? Il nous sera bien ])lus avantageux de
vivre en paix. Suivez-moi donc, effaçons de cette riche
terre ces ennemis qui sont les miens, et prenez leur
place. » Des deux parts on consentit. Les Sarrazins s'é-
lancent de leur vallée, en grande multitude, au lieu et au
jour indiqués. Le chroniqueur ne le dit pas, mais nous
savons aujourd'hui que ces Orientaux avaient adopté une
partie des armes et des coutumes d'Europe, plus appro-
priées que les leurs aux climats et aux guerres de l'Occi-
dent. C'étaient le bouclier, la cuirasse et la longue lance,
les épées de Bordeaux, les tuniques d'écarlate, les dra-
peaux et les selles à l'européenne. Ils remplaçaient même
le turban par le bonnet indien. Mais ils conservaient
aussi une partie de leur équipement national: un ardeur
pendait sur l'épaule: et ceux cjui vivaient dans les Alpes,
gardant l'usage de la massue que leurs ancêtres portaient
aux combats appuyée sur le cheval , se servaient sans
doute avec succès, dans les défilés, de cette arme favorite
LE ROI CONRAD ET LA REINE BERTHE 273
des montagnards. Enfin, à leur teint olivâtre, à leurs
grands yeux ardents, à leurs paroles gutturales, dont quel-
ques-unes faisaient aux Occidentaux l'effet d'un jappe-
ment, on reconnaissait toujours les fils du désert. Les
Hongrois , laissant femmes et enfants dans des chariots,
leur patrie errante, arrivèrent sur de petits chevaux, avec
des arcs et des flèches, et tenant en réserve dans leurs
carquois une de ces fuites perfides par lesquelles ils rem-
portaient souvent la victoire. Mais Conrad était là, ran-
geant son armée en bataille, de façon à ce que l'une et
l'autre des deux hordes crût qu'il viendrait à son secours.
« Qu'aujourd'hui lances et glaives soient bien aiguisés,
mes compagnons vaillants , disait-il aux siens. Quel parti
de ces démons l'emportera, que personne n'en ait cure.
Aussitôt qu'il y aura des vainqueurs, élancez-vous sur eux
en jetant vos boucliers, et que le fer en vos mains ne
fasse aucune différence entre Sarrazins et Hongrois. »
Soldats et fils de Satan se précipitent donc l'un sur
l'autre, à la vue de Conrad qui dominait la bataille. Nul
ne cède ; ils s'égorgent. Enfin, le roi, craignant la retraite
de l'un des deux ennemis, donne le signal, s'approche
par degrés comme auxiliaire, et les entourant tous, il les
accable sans leur laisser le temps ni le moyen de fuir.
Ceux qu'on ne tua pas furent envoyés à Arles pour y
être vendus. Conrad, n'ayant perdu que peu de monde,
rendit grâces à Dieu et à saint Maurice, par l'épée et la
lance duquel il avait si bien combattu.
L'auteur ajoute à ce récit les réflexions suivantes qui
l'amènent à parler de la reine Berthe :
J. OLIVIER, I. 18
274 LE CANTON DE VAUD
Telle est Taventure des Sarrazins et du roi Conrad. Je
l'ai racontée tout au long, parce qu'elle m'a semblé épique
dans son ton et dans ses détails où je ne regrette pas, je
l'avoue, ce qu'ils ont d'obscur ou de fabuleux. J'y trouve
aussi je ne sais quoi qui me parle de la race romande et
de nos pères, dans ce bon tour joué aux ennemis, dans ce
roi pacifique qui ne demandait pas mieux que de n'être
point dérangé par les visiteurs, mais qui poussé à bout
leur en donne à garder, comme on dit trivialement. L'âge
héroïque, n'étant que gros de l'âge chevaleresque, tom-
bait en décadence depuis Charlemagne : l'expulsion des
Sarrazins le releva, ainsi que la résistance des seigneurs
à l'autorité impériale avilie ; événement qui, souvent mêlé
à cet autre, laissa un prodigieux souvenir dans l'imagi-
nation populaire. Les deux Rudolf et un moment Conrad,
le premier Rudolf surtout, vrai roi des montagnes, et
Tabbé Hughbert qui leur montra la voie, dominent notre
histoire du haut de son sommet vaporeux, blocs encore
bruts, tels que la réalité les présente, mais où l'on sent
que se cachent de grandes statues : leur temps est pour
nous la matière historique, si je puis dire, de notre épopée
primitive , que peut-être alors des voix inconnues bé-
gayèrent déjà pour Técho des Alpes, qui ne s'en est pas sou-
venu. La belle et touchante figure de notre Berthe prend
place au milieu de celles des héros : Bertha humilis
regina, Berthe, humble reine: ils représentent la guerre
et les aventures, le côté violent de la vie ; elle, son côté
paisible, l'ordre, la simplicité, le travail et la résignation.
Elle fonde des couvents et des églises, fortifie les lieux
de refuge, répare les chemins, et s'en va sur sa haquenée,
OTHON DE GRAXDSOX 275
qui ne la porte jamais sans sa quenouille, de monts en
monts, de vaux en vaux, devisant et filant. Comme une
fois elle traversait un pâturage, elle y vit une jeune fille
qui filait en gardant quelques brebis. La bonne reine,
fileuse elle-même, lui donna un riche présent pour récom-
penser sa diligence. Le lendemain plusieurs nobles dames
parurent à la cour avec un fuseau. Berthe se con-
tenta de dire : « La paysanne est venue la première ;
comme Jacob elle a emporté ma bénédiction, et,n"a rien
laissé pour Esaii. » Type naïf et rustique, vénérable et
doux, notre Berthe est le souvenir le plus beau et le plus
populaire c|ue jamais reine ait laissé.
XIV
Othon de Grandson.
Un mystère étrange planera toujours sur la destinée du
chevalier aux mains coupées, qui dort sous les voûtes les
plus anciennes de la cathédrale. Etait-il coupable ? et de
quoi V Avait-il conjuré la mort de son suzerain V L'amant
heureux de Catherine d'Estavayer dut-il sa victoire à sa
renommée, à son esprit, à la tendresse et aux violences
de son amour V Dans sa patrie, avant sa fin tragique, on
ne mettait pas en doute*qu"il ne fût criminel : une haine
furieuse, qui grossissait chaque jour, s'y était élevée contre
lui. Les villes envoyaient à Aloudon, pour délibérer sur ce
sujet funeste ; le résultat ne fut pas en sa faveur ; elles se co-
276 LE CANTON DE VAUD
tisèrent pour aider Gérard d'Estavayer à soutenir son ap-
pel. Parmi les seigneurs, Othon de Grandson avait contre
lui les noms les plus nationaux après le sien : les Bussy,
voisins d'Estavayer, les Bonvillars, voisins de Grandson,
les de Prés, les de Moudon, les Billens, les \\'uisternens,
les Blonay, et surtout les d'IUens, dont la grande tour
carrée se penche encore sur la Sarine, vis-à-vis d'Arcon-
ciel : tous, vieilles souches vaudoises. Othon présentait
pour lui les Colombier, les Lasarraz, les Cossonex, les
Rougemont, mais aussi beaucoup de familles étrangères.
Faut-il voir dans cette circonstance le signe de l'imiîo-
pularité qui s'attache à une fortune grandie au dehors,
dont les petits, restés en place, se figurent aisément qu'on
les veut écraser ? Quoi qu'il en soit, ceux qui, pour signe
de ralliement, firent un nœud de rubans au bout de leurs
souliers pointus étaient inférieurs en nombre , dans le
Pays-de-Vaud , à ceux qui portaient sur l'épaule un
petit râteau brodé : symbole rustique choisi par ces
derniers, comme, il le semble, pour dire à Grandson,
qu'ils allaient ramasser ce qui était trop longtemps
resté en arrière dans sa vie. En doit-on croire cette haine
et cette foule d'ennemis ! Ah ! croyons-en plutôt Grand-
son lui-même, ses nobles paroles et son éloquente indi-
^ gnation. <■. Tu mens , s'écria-t-il à l'ouïe de l'accusation
de Gérard, tu mens et as menti autant de fois comme
tu l'as dit : j'en prends à témoin Dieu, sainte Anne et sa
benoîte lignée. Mais va ! je me défendrai, et en ferai si
avant (jue mon honneur sera très bien et très grandement
gardé. Et tu en demeureras menteur. » Alors sa ])ensée
se tournant vers sa patrie et ranimosité dont il y était
OTHON DE GRAXDSOX 277
l'objet : « Du moins, continua-t-il, j'en serai cru hors du
Pays-de-Vaud , où , à ce que j'entends, ils me tiennent
pour leur ennemi, dont fortement me grève ; et c'est à
leur grand tort, car ni moi ni mes devanciers ne leur fîmes
oncques chose dont eux me dussent tenir pour tel. » Alors
messire Othon, ayant fait le signe de la croix, jeta son
gage de bataille. Puis, en vieux et en expert chevalier
(il avait soixante ans et s'était fait un nom dans les com-
bats), il se mit à exposer les traditions et les coutumes du
duel juridique, selon qu'il en avait ouï parler à plusieurs
anciens chevaHers de France, d'Angleterre et de l'em-
pire. Dans un cas pareil au sien, observait-il, l'appelant
doit être prêt à soutenir son accusation sans remise et sur
l'heure ; mais le défendant peut demander et obtenir un
délai de quarante jours. Lui, Othon, se pourrait donc
« excuser de la bataille, » d'autant qu'il montrerait aisé-
ment son innocence, par les témoignages qu'en avaient
rendus le roi de France, qui « est le plus grand et le plus
noble roi des chrétiens, » les ducs de Berry, d'Orléans, de
Bourbon et le duc de Bourgogne, prince si entendu ; ce-
lui-ci, devant le roi d'Angleterre et toute sa cour, avait
déclaré Othon de Grandson aussi net que lui-même. « Et
croira-t-on jamais , dit , en éclatant de nouveau, le véné-
rable accusé, que tant de vaillants prud'hommes, che-
valiers et écuyers, qui se trouvent dans le comté de Sa-
voie, hommes-liges ou du lignage de notre prince , et
avancés par ses ancêtres, s'ils avaient donné foi à mon
crime, eussent laissé le soin de m'en punir à messire Gé-
rard d'Estavayer? Non! la chose leur appartenait de plus
près; et ils auraient su la mieux mettre en avant. Mais
278 LE CANTON DE VAUD
les vaillants prud'hommes, chevaliers et écuyers de ce
pays redoutent Dieu , aiment leur honneur, et ne vou-
draient prendre nulle fausse querelle sur le peuple chré-
tien du monde. Quant aux autres qui ont arrangé de me la
faire , je n'en puis rien dire , sinon de ces deux voies
l'une : ou ils s'imaginent la querelle bonne, juste et vraie,
et, en ce cas, ils se montrent faillis de cœur et couards
de ne la prendre pour eux-mêmes ; ou ils savent bien
qu'elle est fausse et mauvaise, et alors ils se damnent et
se déshonorent, quand ils engagent un chrétien à faire
chose où l'on peut perdre l'âme, l'honneur et la vie. Tou-
tefois, il semble qu'ils ont bien trouvé soulier à leur pied
en messire Gérard, qu'ils savaient nécessiteux, plein de
convoitise, et faiblement advisé : car c'est le bruit com-
mun et la voix du pays qu'ils se sont chargés des frais et
lui ont promis une somme d'argent. Mais ce sera tant
pis pour lui et tant mieux pour moi, s'il plaît à Dieu! »
Puis, faisant abstraction de lui-même, et s'abandonnant
aux réflexions que lui suggérait son intérêt pour ce jeune
prince qu'on l'accusait d'avoir rendu orphelin, et devant
lequel il se trouvait à cette heure solennelle, il reprit après
un moment: « J'ai considéré toutes choses et les ai pesées
à la volonté de Notre-Seigneur, ])our faire le ]ilus de bien
et le moins de mal. J'ai regardé le temps passé, les mal-
heurs et les meurtres dont furent déjà cause ce Gérard et
ses mensonges. J'ai regardé le temps présent, votre âge
tendre, ô vous qui êtes mon souverain ! le besoin de re-
pos et d'union, pour vous aider à passer le temps jusqu'à
l'âge d'homme. J'ai regardé l'avenir, les maux qui pour-
raient arriver de cette malheureuse dissension, maux si
OTHON DE GRAXDSON 279
grands que messire Gérard ni moi ne les pourrions amen-
der. Pour ce, malgré mon droit des quarante jours, je
vous signifie qu'à la merci de Dieu, je n'ai besoin de dé-
lai. Ma querelle est bonne et vraie. Et, touchant ma con-
science et mes péchés, je suis en la miséricorde de celui
qui est plus plein de merci que je ne puis être péchable,
et me fie en lui de cettui fait, car il me sera vrai juge. Je
sens mon corps et mes membres en santé etenhaleine; je
suis pourvu d'harnois, d'armes et de chevaux en cette ville.
Je ne requiers point de délai; et Dieu le sait! non par or-
gueil, ni par envie que j'aie de tollir la vie de nul chrétien;
mais aussi suis-je contraint de défendre ma vie et mon
honneur, et l'état auquel Dieu m'a convoqué. Je m'offre
de me défendre à toute heure qu'il vous plaira, aujour-
d'hui ou demain, ou quelque jour que vous voudrez. » Et
les fermes paroles qu'il avait prononcées en commençant,
il les répète, et les attache comme le sceau de ce discours
fier et grave. « J'en ferai si avant et par telle manière
que mon honneur sera très bien et très grandement gardé.
Et messire Gérard en demeurera menteur. » La lance
d'Estavayer, en frappant à mort son rival, sembla chargée
un instant de porter un autre arrêt ; mais la postérité s'est
refusée à y souscrire. Et à voir la grâce de ce tombeau
si touchant qu'il ressemble à un sourire en pleurs, on di-
rait que l'intérêt populaire attaché dès lors au souvenir
d'Othon de Grandson ait commencé par un remords.
Celui que sa patrie avait cessé d'aimer, qui l'avait cru si
mal disposé à son égard qu'il ne lui convenait pas même
d'y venir chercher la mort qu'elle lui infligeait, y fut rap-
porté en triomphe, et sa dépouille héroïque déposée à la
28o LE CANTON DE VAUD
place la plus sainte et la plus belle, dans le grand monu-
ment national.
XV
La Dispute à Lausanne.
L'entière réformation du pays suivit de près la con-
quête et en fit raccomplissement. L'année n"était pas finie
que, pour hâter une solution, un décret vint ouvrir à Lau-
sanne une dispute publique , une de ces disputes de re-
ligion que l'église attaquée redoutait tant: elle sentait
bien qu'elle avait négligé de se mettre en mesure: et, il
faut le dire, cet appel aux convictions individuelles répu-
gnait à son principe même, l'autorité et l'unité. Une dis-
pute, à ses yeux, usurpait les fon(-tions d'un concile. Elle
veut ignorer (pi'au-dessus de tous les conciles, et le seul
vraiment œcuménique, il y a celui des consciences face
à face avec la charité qui recueille les voix. Farel com-
posa dix thèses, en latin et en français; elles furent im-
primées et bientôt on les lut affichées, avec le décret, aux
portes de toutes les églises paroissiales, sous ce titre: Les
conclusions qui doivent cstre disputées à Lausanne, nou-
velle province de Berne. Prêtres, moines, députés des
paroisses durent s'acheminer vers Lausanne pour le
i^"" octobre. Les ministres et prêcheurs vinrent de leur
côté, bien accompagnés de peur de mauvaise rencontre.
Dès le matin, la foule montait de toutes parts à la cathé-
drale, dépouillée en partie de ses ornements ; le peuple
LA DISPUTE A LAUSANNE ' 28 1
remplit les échafauds dressés pour la dispute et les longues
et hautes galeries: ordinairement vides aujourd'hui, elles
n'étaient pas de trop pour donner en spectacle à tous
l'humiliation d'une église dont elles n'avaient eu long-
temps à contempler que les pompes et la grandeur. Les
tenants de la dispute étaient dans le fond, au milieu: les
cathoHques , peu termes, peu habiles, peu accoutumés
surtout à traiter d'égal à égal dans ces sortes de cas; les
réformés , déjà triomphants. On se montrait, parmi les
premiers, un médecin, personnage fort singulier ; des ré-
gents et des curés du pays; quelques canonistes, quelques
seigneurs, ce Fernand Loys entre autres, qui de la folle
charge d'abbé de la jeunesse parvint à celle de bourg-
mestre de Lausanne et fut un des soutiens les plus actifs
des calvinistes français; un dominicain qui, en se retirant,
avait plus l'air de résister à l'envie de disputer que d'en
avoir la crainte, et enfin les chanoines, songeant encore
à protester quand il ne s'agissait plus que de mourir ou
de se bien défendre. De l'autre côté, paraissaient tous ces
hardis prêcheurs que Lausanne entendait batailler autour
d'elle depuis huit ans sans leur ouvrir ses portes, et qui
maintenant venaient s'asseoir en pleine cathédrale aux
yeux des vieux croyants consternés: c'étaient Le Comte
(il poursuivait l'œuvre de la réforme à Grandson et dans
cette contrée) , Caroli, docteur de Sorbonne et converti
d'avance au parti qui servirait le mieux sa fortune et sa
vanité, mais surtout Viret, Farel et Calvin. Ce dernier ne
faisait que d'arriver à Genève ; mais son livre de Y Insti-
tution chrétienne l'avait déjà mis tout de suite à son rang,
La Réforme recevait en lui un nouveau chef, fort de
282 LE CANTON DE VAUD
toutes les victoires du premier, et plus libre et plus sé-
vère. C'est maintenant le Français qui prend la parole
après l'Allemand; après le prophète vient le législateur,
l'organisateur ; après l'apôtre , le grand écrivain qui ré-
dige la pensée nouvelle, qui l'épure et l'étend, qui la for-
mule dans son entier, la consigne dans une œuvre mé-
ditée, travaillée avec soin, et en achève ainsi l'enfante-
tement. Calvin, dans cette circonstance, parla peu et se
tint volontiers en arrière , n'avançant que pour aider à
porter les grands coups. Il était jeune, encore ])eu connu
des masses, qu'il s'agissait surtout d'ébranler. Le carac-
tère dialectique, bref et dur de son éloquence, la vigueur
franche mais froide de sa pensée devaient avoir moins
de prise sur le commun des esprits que la véhémence, les
éclats de Farel toujours tonnant, ou que la ferme douceur
et l'onction pénétrante de notre aimable Viret, des trois
l'orateur le plus accompli et le plus populaire.
La Disjjute prit se])t jours, depuis le matin du lundi
2 octobre jusqu'au dimanche après midi. T^es dix thèses
y furent examinées successivement ; mais elle se rangea
d'elle-même autour de deux points capitaux dont la so-
lution des autres dépendait. C'étaient l'autorité de la
Sainte-Ecriture et la doctrine de la justification ])ar la foi
en Jésus-Christ. Le premier avait été supposé plutôt que
proposé : il forme pourtant et il est devenu dès lors le
grand article de controverse entre l'église romaine et nos
églises. Le dominicain qui se trouvait là, interpellé vive-
ment, sembla montrer que, s'il n'entrait pas dans la dis-
cussion, ce n'était ]>oint faute de savoir où la placer avan-
tageusement pour lui. Qui reçoit l'Ecriture? demandait-
LA DISPUTE A LAUSANNE 283
il : qui la reconnaît et la donne pour authentique ? C'est
l'Eglise. Et il ajouta même avec une brutalité de logique
extraordinaire : « L'Eglise est au-dessus de l'Ecriture,
tellement que l'Ecriture n'aurait point d'autorité si elle
n"était approuvée de l'Eglise. » Et sur ce qu'on lui ré-
pliqua « qu'il blasphémait grandement, » car cela reve-
nait à dire « que Dieu ne serait pas véritable s'il n'était
approuvé des hommes, » il demanda qui donc jugerait
au besoin du sens de cette parole de Dieu, que les deux
partis s'accordaient à tenir pour la vérité même ? Son
adversaire (c'était Viret) dut reconnaître qu'il « touchait
im point fort bon et bien nécessaire à savoir. » Puis il
établit aussitôt que la seule manière possible et vraie de
se décider était de comparer entre eux les divers passages
selon l'analogie de la foi et les doctrines par leurs fruits,
en jugeant s'ils étaient ou non des fruits de charité et si
les croyances tendaient ou non à la gloire de Dieu. Avec
l'abondance et la facilité qui faisaient le caractère de son
talent, il avait promptement tourné le sujet en exemples
tirés de l'église romaine, et montré qu'elle n'y pouvait
soutenir l'application de ses principes , sur la force des-
quels il en appelait sans crainte au bon sens et à la con-
science de chacun. La difficulté se trouvait ainsi résolue,
non pas théologiquement , mais de fait. Le dominicain
interrompait brusquement et au hasard son antagoniste,
comme un homme qui n'écoute pas même, parce qu'on
s'écarte de la question. Mais il avait beau s'écrier que ce
n'était point là le satisfaire ni lever la difficulté, l'assen-
timent populaire ne pouvait être pour lui. Malgré la sé-
cheresse théologique dont toutes les discussions sont alors
284 LE CANTON DE VAUD
pénétrées, le débat finissait en dernière analyse par se
formuler en cette question souveraine : Où est le mal ?
où est le bien? Où est l'égoïsme? où est le dévouement?
Aux yeux de la masse, il s'agissait de ce qu'il fallait croire
bien ])lus que de reconnaître le point de départ de la foi.
Aujourd'hui que tout est à recommencer, c'est de ceci au
contraire que l'on se préoccupe dans cette controverse.
Viret aurait pu réi)ondre que la foi religieuse n'est et ne
peut être, au fond, qu'une affaire entre chaque homme
tout entier et Dieu ; que toutes les paroles, que toutes les
décisions d'autrui , (jue les miracles même n'y font rien,
parce ([ue chacun ne peut d'abord croire (ju'en soi pour
son bien ou pour son mal, que faire intervenir l'Eglise,
c'était donc reculer inutilement la difficulté, et qu'il s'a-
gissait bien moins de rechercher sur quoi la foi repose,
car la foi repose sur la foi, cjue de savoir ce qu'elle doit
être et ce qu'il faut croire. Au reste, il n'avait pas be-
soin d'en venir à cette dernière position, qui est inexpug-
nable, mais où ])lus tard les réformés ne surent pas tou-
jours s'établir lorsqu'on les poussa de ce côté. C'est ce
qui arrivait peu alors. Il y avait une foi positive et géné-
rale au fait du christianisme, à la chrétienté ; on partait
de là sans remonter i)lus haut: l'Kcriture-Sainte, qu'on la
voulût seule ou avec les décisions de l'Eglise, était tou-
jours le commencement; et les thèses avaient été habile-
ment composées dans ce sens. L'opinion ])ublique de-
mandait donc la décision des livres sacrés. Les gouver-
nements lui faisaient probablement peu de violence, en
établissant, comme ce fut le cas ici, que tout se jugerait
d'après la parole de Dieu. Aussi le chancelier de Ikrne,
LA DISPUTE A LAUSANNE 285
l'un des présidents de la Dispute, ne paraît-il pas avoir
excité de réclamations, lorsque mettant fin à ce premier
débat, il invita le dominicain à entrer dans la discussion
des thèses proprement dites. Cela nous fait aujourd'hui
l'effet d'une ironie et d'une perfidie; alors il n'en fut point
jugé ainsi. On ne comprit pas que c'était interdire aux
catholiques la première de leurs positions et la meilleure.
Le dominicain lui-même ne le sentait peut-être que fort
vaguement. Se bornant à répondre qu'il ne voulait point
opposer devant des Juges suspects (il aurait dû dire : « à
des conditions où l'attaque ni la défense ne lui étaient
plus possibles »). il se retira. Les catholiques répétèrent
que la Dispute n'avait pas été libre, mais la plupart en
ignoraient la vraie raison. Depuis ce moment, elle fut
donc renfermée dans le cercle décrit par les thèses, qui
aboutissaient toutes à l'Ecriture-Sainte. Des deux points
importants, il n'en resta plus qu'un, celui de la justifica-
tion par la foi. déjà perdu à moitié pour les adversaires de
la Réforme par leur abandon du premier ; et le catholi-
cisme, privé du seul champion qui avait paru le com-
prendre , ne fit plus avec ceux qui lui restaient qu'une
contenance médiocre ou ridicule.
Foi et œuvre ne sont en réalité qu'une même chose
vue sous deux faces qui s'entrerépondent, comme droit et
devoir. Toute œuvre appartient à une foi, et il n'est point
de foi qui ne produise ses œuvres. Ceux qui admettent
la justification par la foi en Jésus-Christ ne peuvent ab-
solument pas nier la justification par les œuvres en Jé-
sus-Christ : ces deux propositions sont identiques. Mais
au temps de la Réforme, ses adversaires ne se faisaient
286 LE CANTON DE VAUD
plus une idée juste de cette foi ni par conséquent des
œuvres qui en sont le fruit. Partout, et ce fut le cas, à
Lausanne comme ailleurs, on leur démontrait l'Evangile
à la main , souvent aussi par le témoignage des Pères,
que nous sommes incapables de faire nous-mêmes ce
qu'il faut pour être sauvés, mais qu'aussi Dieu, en consé-
dération du sacrifice de son fils, nous tient \iO\\r justes,
et nous traite comme tels ou non?, Justijie, pourvu, du
moins, que nous voulions consentir à recevoir cette grâce,
c'est-à-dire y avoir foi. Tel est, leur disait-on, tout le
mystère de l'Evangile. Cette doctrine n'était pas nou-
velle pour l'église catholique ; mais elle l'était pour la
plupart des catholiques de ces temps. Quelques-uns des
passages qu'on leur alléguait sont tellement explicites, et
ils en avaient si peu ouï parler, qu'ils en demeuraient
frappés de stupeur. Ils ne voulaient pas croire à l'exac-
titude de la citation; mais quand on leur ouvrait la Bible
et qu'on leur montrait l'endroit, c'était pour eux un coup
décisif qui les désarçonnait. Ils n'avaient pas toujours le
temps ni l'audace de se relever par une autre controverse,
on voit cependant (jue quek[ues-uns auraient voulu l'es-
sayer en établissant la relation nécessaire de l'œuvre et
de la foi; mais elle était peu claire à leurs yeux; i^s l'en-
tendaient d'une façon toute matérielle et grossière ; et
surtout la pratique de leur église les mettait mal à l'aise
par sa prédication exclusive d'œuvres dont elle n'assi-
gnait pas ou dont elle dénaturait la foi. Les ajjparences
étaient troj) grandes pour (ju'il fût jjossible de les sauver.
Ils acceptaient donc la difficulté plutôt que de chercher
à l'esquiver, et, comme s'ils espéraient encore s'en tirer
LA DISPUTE A LAUSANNE 287
en la forçant au lieu de la résoudre, plus d'à moitié vain-
cus ils essayaient de petits coups d'état théologiques tout
à fait impuissants. Ils avaient à faire à trop forte partie.
S'ils invoquaient l'autorité de l'Eglise, sa perpétuité et sa
concordance, on la leur faisait voir schismatique, depuis
le concile de Bâle, par sa propre sentence. S'ils en ap-
pelaient à son histoire, à ses arrêtés , les réformateurs
n'avaient pas de peine à leur remontrer leur ignorance
des conciles, des canons et des décrets. Les Pères sem-
blaient n'avoir écrit que pour ces nouveaux docteurs qui
niaient leur autorité, mais qui s'en aidaient bien plus qu'ils
ne les combattaient. Quant à l'hébreu, quant aux auteurs
classiques, ces derniers seuls pouvaient y toucher sans
peur. Enfin, il n'y avait pas jusqu'aux arguments de l'é-
cole qui ne leur fussent familiers : et au besoin, la scho-
lastique leur fournissait quelque bonne et vieille lame qui
ne tremblait point dans leurs mains. Le docteur Blanche-
rose, médecin établi à Lausanne, peut-être originaire de
ce pays, comptait bien que cette dispute ne nuirait pas à
sa réputation et caressait en idée, sinon le triomphe im-
possible de son parti, du moins pour lui, atlilète invaincu,
les applaudissements certains du vainqueur. Il avait fondé
son espoir sur une théologie de la nature et de l'histoire
dont il s'était fait un système mystique à son usage d'après
ses propres observations et encore plus, il faut le dire,
d'après ses propres divagations. Mais sa vanité ne se
tira pas si bien d'affaire qu'elle l'avait cru. Le docteur
trouva aisément ses maîtres dans ces modestes prédicants
qui ne faisaient profession que de l'Evangile, ne vou-
laient rien apprendre que de lui, mais n'en savaient pas
288 LE CANTON DE VAUD
moins tout le reste. Viret particulièrement, qui aimait
l'étude de la nature et de l'histoire, aurait pu Tembar-
rasser plus sérieusement qu'on ne le fit pour ne pas sortir
des limites propres et obligées de la discussion. Il dut y
avoir plus d'un rire sourd dans l'assemblée, quand le bon
docteur se mit à prouver la transsubstantiation par
l'exemple d'un œuf: « L'œuf, dit-il avec triomphe, n'est-
il pas converti en poussin, et le poussin, mangé par un
homme , n'est-il pas converti en la substance de cet
homme ! Eh bien ! tout de même Dieu peut convertir le
pain et le transsubstantier au corps du Sauveur. » — « De
ce qu'une chose peut être il ne s'en suit pas qu'elle soit, »
lui répliqua Viret, qui ajouta en riant que, dans ce cas, il
faudrait au moins une similitude parfaite, par exemple
« que les prêtres couvassent, comme les poules font de
leurs œufs, pour les convertir en poussins. » On ne s'en
tint pourtant pas à ces plaisanteries sur le dogme de la
présence réelle. C'était un point très important, les ré-
formés eux-mêmes y étant divisés. Viret fut chargé de la
conduite principale de cette thèse épineuse ; il exposa la
doctrine de son église et discuta les arguments un à un.
Le régent de l'école de Vevey, maître Jean Mimard, dans
la dévotion naturelle à sa profession pour les vieilles idées,
pour la vieille science, se leva résolument et, prenant
l'offensive, tança les prédicants sur leur outrecuidance.
Farel le prit sur le même ton et, avec plus de hauteur en-
core, lui rendit accusation pour accusation. Mimard était
déjà bien décontenancé lorsque se leva Calvin, deman-
dant pour la première fois la parole sur un point où la
discussion le touchait lui plus particulièrement. Le grand
LA DISPUTE A LAUSANNE 289
réformateur entra donc dans la lice contre le pauvre
maître d'école de Vevey. Ce fut bientôt fait de ce dernier.
Blancherose était le plus actif des opposants s'il ne se
montrait pas le plus habile ; on le retrouvait partout, com-
battant pour son propre compte, aidant à chacun, ne
disparaissant que pour reparaître bientôt, et harcelant
l'ennemi tantôt en face tantôt sur les flancs. Il défendit le
pape, disant que Céphas était un mot grec qui signifiait
tête ou chef; Viret lui répondit doucement que c'était un
mot syriaque qui signifiait pierre. Il insista sur l'excel-
lence du célibat, attestant l'expérience de tous les jours,
la déclaration de saint Paul, l'exemple de Socrate et de
sa femme, pour prouver quelle source de sollicitudes et
de distractions est le mariage. Il établit que, le jeûne
étant reconnu nécessaire, le temps du carême était bien
choisi, parce qu'au printemps la nature se réveille, que
le sang s'échauffe et porte au plaisir. Il parla en faveur
des images comme étant propres à inciter les hommes à
l'exemple des saints qu'elles représentent. Il soutint le
purgatoire, en établissant la nécessité d'une pénitence à
subir dans l'autre monde par ceux qui, ayant été crimi-
nels dans celui-ci, étaient pourtant morts en la foi. A tout
cela on lui répondit, ou que ces choses étaient bonnes
mais qu'il ne fallait pas les imposer comme un esclavage
de la loi contraire à l'alliance de grâce, ou que l'église
romaine les avaient tournées en dissolution, ou qu'il ne
les prouvait pas par l'Ecriture mais par des raisonne-
ments humains, par des types et des symboles inventés à
plaisir. Le docteur tenait tout particulièrement à ses
idées sur ce qu'il appelait les Trois Monarchies ; celle
J. OLIVIER, I. 19
290 LE CANTON DE VAUD
du Père déjà remplacée par celle du Fils, après laquelle
devait venir à son tour le règne ou l'empire du Saint-
Esprit : rêverie déjà vieille en ces temps. C'était là, pour
tout dire, le nœud et la partie vitale de la foi du docteur,
beaucoup plus que l'église romaine et que le pape. Il se
faisait là-dessus, quoique fantastiquement, des idées plus
nettes et plus hardies qu'il n'osa le dire ou qu'on ne le
lui permit. Maintes fois il revint à la charge avec ce sys-
tème, si c'en est un. Mais, pour sa déconvenue, il prêta
le flanc en laissant entrevoir que cette troisième monar-
chie pourrait bien être celle du règne des médecins, en-
tendant par là, je m'imagine, le règne des sciences po-
sitives succédant à celui de la théologie et du clergé.
« La monarchie des médecins ! lui répondit malicieu-
sement Farel : mais il y a beau temps qu'elle existe. Pline
déjà ne disait-il pas : // est des médecins qui ofit le droit de
tuer impunétjient? On ne peut donc nier ([u'en cela ils ne
ressemblent aux rois et aux monarques. » Le docteur,
tant de fois battu, se consolait en répétant : Ne Hercules
quidem contra duos, « Hercule même ne peut rien contre
deux, » faisant allusion à ces deux vaillants athlètes,
Farel et Viret. Puis il finit par prendre congé de l'as-
semblée, non sans lui avoir fait de petites confidences sur
l'avarice et la lâcheté des prêtres, lesquels s'étaient ren-
dus en grand nombre à Lausanne, mais au lieu de se dé-
fendre en public, ils se bornaient, dit Blancherose, à mur-
murer par derrière, et leur plus grand souci était de voir
la longueur de la dispute augmenter les frais de leur sé-
jour. L'un d'entre eux , mais il se conduisait autrement,
dom Jacques Drogy, vicaire de Morges, tout en prenant
LA DISPUTE A LAUSAXXE 291
une part active à la discussion, sentait le rouge lui mon-
ter au visage à chacun de ces traits mordants que la de'-
fense ou l'attaque faisaient pleuvoir sur ceux de son
ordre et de son état. A la fin, emporté par la colère et la
honte, s'avançant vivement : « Eh bien ! s'écria-t-il avec
feu . oui , les prêtres sont ignorants, mais c'est une rai-
son d'en avoir compassion, au lieu de les dauber impi-
toyablement comme vous l'avez fait, leur rendant cent
injures pour une, ce qui est contre l'Evangile. Que ne
leur donnez-vous du temps pour étudier, au lieu de les
entraîner à la dépounue dans une dispute où on les
écrase sous de longs discours 1 La belle gloire pour les
ministres d'avoir vaincu de tels ennemis ! » Et comme
on lui dit qu'il donnait mal à propos le nom d'injures à
de charitables admo?iitions: « Oui, la belle charité, fit-il
brusquement, que la charité qui injurie ! On m'a dit que
je serais excommunié si je parlais et disputais avec vous :
cela ne m'en a pas empêché. Vous me recevez amère-
ment ; je reviens gracieusement à vous. De quel côté est
la charité ? » La ferme douceur de Viret mit un peu de
baume sur ce cœur blessé ! Quant à l'esprit qui animait
les prêtres , on savait bien qu'ils ne se contentaient
pas de quelques paroles plus ou moins dures envers
les ministres réformés, et la personne même de Viret,
ses traits souffrants, son air maladif étaient là pour ré-
pondre. Il eut soin , tout en maintenant ce qui avait
été dit des prêtres en général, d'en exclure toute appli-
cation personnelle au vicaire irrité : celui-ci se calma peu
à peu et, convaincu au fond, ne tarda pas à devenir un
des confrères de ceux qu'il avait non savamment mais
292 LE CANTON DE VAUD
énergiquement combattus. Cette petite scène assez dra-
matique termina la discussion, d'ailleurs ordinairement
froide et gênée, excepté quand les imaginations du doc-
teur Blancherose l'étaient venues égayer.
« On se ferait de la Dispute une fausse idée si on se la
représentait renfermée sous les arceaux de la grande
cathédrale. Quand elle avait fini dans le temple, c'était
pour se montrer sous de nouvelles formes dans les places,
dans les carrefours, à tous les foyers, dans tous les lieux
de réunion et d'entretien. » (VuUiemin.) Les simples au-
diteurs, les pauvres gens des campagnes qui avaient en-
tendu bien des paroles hardies ])roférées à leur intention,
les députés des paroisses, les ministres qui ne s'étaient
point hasardés à prendre la parole en public, par leurs
récits et leurs commentaires étendirent cette discussion
à toute la contrée, à tous les esprits; avec l'impression
bonne ou mauvaise qu'ils avaient pu en recevoir. Plu-
sieurs étaient convaincus ; mais la raison a beau être en-
traînée, le cœur ne suit pas toujours. Sur un grand nombre
aussi le meilleur raisonnement s'émousse et tombe à terre;
n'étant qu'ineptes ou entêtés ceux-là parlaient de leur
constance. D'autres doutaient. D'autres plaisantaient.
Le sentiment le plus général de satisfaction sérieuse de-
vait être celui d'avoir fait connaissance les uns avec les
autres et d'une manière qui donnait à cette entrevue (car
ce n'était guère davantage) un caractère national. Ici.
ce n'est ])lus, comme précédemment, le baron, la no-
blesse et le haut clergé, l'évêque, les abbés et prieurs, les
chanoines , (jui dominent ; ils sont au contraire absents
ou dans l'ombre : c'est le petit clergé, les maîtres d'école,
LA DISPUTE A LAUSANNE 293
les pauvres prédicants, et, pour juges, les députés des
communes et des paroisses, en un mot l'élément bour-
geois et véritablement national du pays. On y sent la
patrie de Vaud tout entière bien plus que dans ce qui
nous est resté des délibérations des Etats. Placée par la
dernière guerre entre le vendeur, que démoralisait la per-
spective de sa ruine, et l'acheteur, fort aise de précipiter
celle-ci pour y trouver mieux son compte, elle n'avait pu
qu'assister froidement à sa destinée, qui la pressait de
tout côté et ne lui laissait ni issue ni point d'appui. De
part et d'autre on s'était arrangé à l'envi pour l'écarter
de la révolution politique : maintenant la force des choses
lui donne accès dans la révolution religieuse, où elle ne
lui fait, de mauvaise grâce, qu'une petite place, peu sfire,
mais où on est pourtant bien forcé de la subir. Foulée
aux pieds, elle venait de se rencontrer elle-même contre
terre, et y prolongeait, en les rassemblant, ses membres
dispersés. Sans doute, dans ces thèses et leur discussion,
il n'est pas le moins du monde question de notre natio-
nalité : ce n'est pas elle qui est en cause : mais c'est elle
qui parle. Jamais auparavant dans notre histoire nous ne
voyons notre peuple se dessiner aussi franchement tel
que nous le connaissons, tel que nous sentons qu'il a tou-
jours été. Sa tenue est modeste, résignée, mais droite et
ferme, avec je ne sais quels aparté railleurs. Il est là: on
ne lui ouvre que l'arène religieuse, mais c'est lui qui la
rempht. Pour nous donc, il ne s'agit pas seulement de ce
que l'éloquent et célèbre Viret avança en faveur de la
réforme, ni de ce que le pauvre régent ou l'irascible vi-
caire lui répondit ; mais voici l'intérêt tout particulier que
2 94 LE CANTON DE VAUD
nous avons à les entendre : c'est que la plupart de ceux
qui parlent et qui traitent les questions sont d'Orbe, de
Vevey, de Morges ou de Lausanne, qu'ils prennent rang
dans les affaires à l'instant où l'on espérait le mieux les
en chasser, et qu'ils s'y présentent avec des traits où,
malgré la distance, il est facile de nous reconnaître, tant
nous retrouvons les mêmes physionomies de nos jours.
Chacun de nous ne pourrait-il pas nommer un Mimard,
un Drogy, un Blancherose ? et d'entre nos concitoyens
les mieux vénérés n'en vois-je pas qui rappellent par plus
d'un côté ce Viret si aimable et si cordial, si naturel, si
bon enfant, d"un savoir si consciencieux, d'une érudition
si vaste et si peu pédante, d'une éloquence si persuasive,
infatigable valétudinaire , toujours travaillant , toujours
souffrant, d'ailleurs si modeste qu'il n'obtint, qu'il ne ré-
clama jamais de la première place que la peine et les
dangers?
XVI
Firet écrivain.
De tous les réformateurs, le nôtre est un de ceux (jui
ont le plus écrit. Dépourvu d'ambition littéraire et se
croyant très inférieur à d'autres par qui il lui aurait été
facile de ne point se laisser obscurcir, il ne voulait
qu'avoir une tâche dans l'œuvre commune ; pour faire
un livre, ou i)lutôt pour y parler, il se contentait donc de
l'éloquence et de l'onction qui lui étaient naturelles; plus
VIRET ÉCRIVAIN 295
de souci, de soin des détails aurait peut-être mieux servi
sa gloire qu'avancé le seul résultat qu'il cherchait, celui
d'enseigner aux menus esprits la science éternelle et de
pouvoir les y ramener souvent. D'ailleurs il était dans
son talent de se produire ainsi ; l'abondance et la fécon-
dité, voilà surtout ce qui le caractérise : c'est une source
pure et profonde dépensées, d'images et de faits, toujours
épanchée et toujours pleine, non lente mais sinueuse,
d'un mouvement irrésistible et doux, s'écoulant en quelque
sorte dans l'oubli d'elle-même, sans avoir ni l'emporte-
ment qui s'enlève, ni la marche sévère, la distribution sa-
vante qui ne perdent aucun flot. Du reste, nul n'était plus
empressé que Viret à critiquer les plis et les détours de
son style, à l'effet duquel ils sont cependant loin de nuire
toujours : leur grâce errante et leur aimable abandon, il
l'appelait prolixité ; mais il en prenait son parti : travail-
lant pour le grand nombre, ce n'était pas trop, pensait-
il, de dire la même chose deux fois. En effet, la science
et l'érudition s'allient chez lui à un génie populaire.
Aussi dut-il renoncer à écrire habituellement en latin ; et
il fit volontiers ce sacrifice, au risque de se voir dédaigné
de ses pairs. N'ignorant pas, d'ailleurs, qu'on n'écrit
vraiment bien que dans sa langue maternelle, il aimait
sa bonne langue française aussi jeune chez lui, pour ne
pas dire plus, que chez maint écrivain purement littéraire
de ce temps-là. Son grand désir d'être compris de tous
lui faisait même affronter « le rude style du pays oîi il
était. » Il prenait beaucoup de peine à rendre, dans leur
force et leur grâce, les auteurs païens dont, à l'exemple
des pères de l'Eglise, il croyait convenable d'orner et de
296 LE CANTON DE VAUD
fortifier ses propres enseignements : c'était se donner
ainsi une érudition à la portée de tout le monde et suivre
le goût du siècle sans tomber dans sa pédanterie. Il tra-
duit grandement les prophètes, les philosophes et les pro-
sateurs. Pour les poètes, il recourait aux imitations qu'en
avaient faites ses contemporains ou, à défaut de cette
ressource , leur essayait humblement ses propres rimes.
Mais, chose remarquable et qui s'explique chez lui par
l'absence de cette préoccupation des mots où s'égare
parfois le plus véritable talent, malgré son habitude et son
amour des sources grecques et latines, il n'y altéra jamais
celles de la langue française, comme tant d'autres y met-
taient alors leur gloire et y employaient leurs efforts. Sa
connaissance de l'antiquité ne le rendait point non plus
aveugle au présent, où il trouvait des choses encore, dit-
il, plus dignes de mémoire i^ue celles des temps passés.
Enfin, il ne croyait point devoir se faire dans ses écrits
un visage sévère et constamment ridé. 11 aimait la bonne
plaisanterie et s'y connaissait. Le dessein avoué de ])lu-
sieurs de ses ouvrages, des meilleurs à notre gré, fut
même de donner à la polémique religieuse im tour en-
joué qui lui facihtât l'accès. Quelques-uns l'en blâmèrent:
il n'en tint compte, s'appuyant sur l'exemple des docteurs
de l'Eglise et sur celui de la parole de Dieu. Mais pour
être d'un sentiment différent de ceux cjui ne « ])euvent
seulement endurer un petit mot joyeux, » il n'en détes-
tait que plus franchement les livres alors nombreux et lus
de tous , dans lesquels l'auteur se bornait à lucianiser, à
Pantagruel iser^ et n'avait en vue que d'amuser ses lec-
teurs par les moyens souvent les ])lus honteux et les j^lus
LA REFORME 297
condamnables. Tel se montre à nous Pierre Viret dans
une classe nombreuse de ses écrits. Ce sont ordinaire-
ment des dialogues entre divers personnages représentant
chacun une opinion ou une situation d'âme dans la
grande affaire du temps. Ils se rencontrent chez un ami
commun ; d'abord on se regarde de travers et sans mot
dire : puis la vue de la table fait peu à peu desserrer les
lèvres : on escarmouche avant le repas, on livre ba-
taille après. Ou bien les interlocuteurs sont réunis dans
un jardin ; et là, les intervalles de la causerie, qui roule
sur l'homme et sur tout ce qu'il a gâté, sont remplis par
la contemplation des merveilles de Dieu. Cette forme de
dialogue , si affectionnée des anciens dans les matières
philosophiques , par sa souplesse et sa variété, par l'es-
pèce de chatoiement que la conversation donne aux idées
en les présentant sous plusieurs points de vue à la fois,
répondait à merveille au talent et au but de notre réfor-
mateur. Nous osons dire que ce genre d'ouvrages lui au-
rait sûrement acquis une réputation littéraire si, outre sa
qualité d'étranger, que les Français pardonnent assez
mal, il n'avait pas eu contre lui un titre auquel il tenait
plus qu'à une vaine couronne du monde, son titre de
chrétien.
XVII
La Réforme.
La Réforme fut une chose manquée. Son ceuvre avait
deux parties comme toute révolution : elle réussit dans la
29S LE CANTON DE VAUD
première et faillit dans la seconde. S'élevant contre un
pouvoir illégitime et niant l'autorité d'interprète sur la-
quelle il s'appuyait, elle le renversa partout où elle put
l'atteindre. Mais croyant d'ailleurs au présent et à l'ave-
nir avec les idées du présent, elle voulait, de plus, fonder
un nouvel ordre de choses ; former ou plutôt reformer
des églises chrétiennes selon l'esprit des livres saints : et
c'est là, comme notre histoire en fournit un exemple, que
la Réforme ne se réalisa pas ; il serait donc injuste de la
juger sur ce qu'on fit d'elle contre son gré. Dans son
point de vue insurrectionnel ou protestant, comme on
disait alors, elle invitait chacun à consulter la révélation
évangélique, n'admettant d'ailleurs sur cette dernière au-
cun doute capital, car c'est seulement dans un état donné,
dans sa position particulière vis-à-vis l'église romaine,
que la Réforme était le libre examen: et dès l'origine elle
prit franchement cette position révolutionnaire en récusant
tout autre juge que la Bible. Mais, dans ce même principe,
elle avait aussi son point de vue constituant (pour parler
la langue raide mais brève de notre siècle tranchant), son
affirmation en même temps que sa négation. Elle affirmait
le christianisme comme une révélation dont les vérités
mères portent avec- elles leur évidence. i)arce (pfelles sont
la parole de Dieu, c'est-à-dire l'expression divine de
l'homme, le bilan exact de notre devoir et de notre avoir,
avec leur terrible balance. D'un côté donc, elle ensei-
gnait la doctrine qui veut qu'aimant Dieu de tout son
cœur et son prochain à l'égal de soi-même, chaque homme
se dévoue complètement à ses semblables ainsi qu'à des
frères, en s'appuyant sur le Père commun. De l'autre»
LA REFORME 299
persuadée que Rome avait altéré ou obscurci ces vérités
dans TEglise. elle voulait réformer cette dernière et ne
prétendait rien de plus. Elle ne voulait ni faire absolu-
ment une église nouvelle, estimant qu'il n'y en avait et
qu'il n'y en aurait jamais qu'une, celle du corps de Christ ;
ni laisser chacun agir à part et pour lui seul : c'eût été en
effet le comble de l'absurde, puisqu'elle professait avec
l'Evangile que les chrétiens sont liés entre eux par une
même chaîne dont le premier et dernier anneau sont au
ciel. Mais qu'arriva-t-il et qu'est-ce qui fit que la Réfor-
mation fut en partie manquée là même où elle put
vaincre? Il arriva en grand, dans presque tous les états,
ce que nous avons vu dans celui de Berne en petit ; c'est
que les gouvernements ou la masse du peuple se bornèrent
à se séparer de Rome sans réformer en eux ce qui avait
besoin de l'être. Il en résulta (ju'au lieu de chercher à
être l'église chrétienne, uniquement, ils furent des églises
anti-romaines, voilà tout. D'ailleurs, sous l'effet d'un
goût théologique alors très répandu, la foi tendait à de-
venir toujours plus une discussion et toujours moins une
action. Ainsi faisant , quel espoir d'unité, l'unité n'exis-
tant que par la charité ? De tant d'efforts, il ne demeu-
rerait donc qu'une œuvre d'égoïsme; les souverains et les
peuples, agissant en hommes inconvertis, choisirent sur-
tout de la Réforme ce qui allait à leurs intérêts indivi-
duels, savoir l'insurrection, par où elle avait dû débuter:
ils ne furent que protestants; c'était risquer sur bien des
points de n'être ni véritablement réformés, ni chrétiens.
A qui la faute ? Au principe de la Réforme ? autant vau-
drait condamner l'Evangile, toutes les fois qu'il est mal
300 LE CANTON DE VAUD
compris ou que, restant sur les lèvres, il ne descend pas
dans le cœur. Il y a des préjuge's protestants : ils sont
étroits ; mais il y a des préjugés romains et papistes : ils
sont hautains. Pour qui rejette et les uns et les autres, le
vrai réformé sera vrai catholique, parce qu'on le verra
se placer au-dessus de toute unité matérielle et factice,
ne vouloir pas plus de la secte d'une nation, d'un empire,
ni même d'un monde social passager, que de la secte
d'un individu, et bien loin de faire bande à part n'aspirer
au contraire qu'à agir avec tous. Mais les princes de
l'empire , mais Henri VIII , mais Zurich et Berne, mais
Luther et les Réformateurs quand ils ont erré, la Réforme
les abandonne à ses accusateurs, qui ne peuvent dire que
ce qu'elle dit avant eux, c'est (pfelle a besoin d'être re-
prise et continuée.
XVIII
La Cathcdrak.
Par un singulier rapport de caractère avec nous, la
cathédrale vaut mieux à l'intérieur (ju'à l'extérieur; sur-
tout là où l'évêque Aymon de Montfaucon a placardé de
son ambitieuse devise des innovations maladroites ou de
mesquines adjonctions '. Dans ces derniers temps une
détestable galerie de bois est venue troncjuer le grand
' Et encore ne s'y était-il résolu qu'avec beaucoup de peine,
bien qu'il possédât un revenu de 5000 ducats d'or. Il avait pro-
mis de décorer l*' cathédrale d'ouvrages dans le goût moderne
LA CATHEDRALE 301
arceau qui doit terminer la nef du côté opposé au chœur ;
tandis que celui-ci, privé de son jubé, déshabillé sans
mystère, reste effrontément dans cette nudité, qu'une
grille de fer enchaîne mais ne dérobe pas. Malgré (-es
défauts, et ils sont plutôt nos fautes ',il est peu d'inté-
rieurs de cathédrales qui puissent l'emporter sur celui-ci.
C'est la richesse et l'harmonie, la variété gracieuse et
sans confusion, la simplicité dans l'innombrable et l'infini.
Oui ! il y a dans cette oeuvre de nos pères une sublimité
cordiale dont la seule pensée, jetée dans ces lignes, m'a
fait tressaillir. Les doubles galeries s'avancent le long de
la nef avec un charme inexprimable, légèrement, mais
de son époque, ou dans le style de la Renaissance ; mais depuis
quinze ans qu'il s'y était engagé, il n'en avait rien fait, et s'était
borné à la démolition d'une porte et de quelques autres construc-
tions en marbre. La pluie et les vents pénétraient dans l'église,
éteignaient les luminaires , et y balayaient de sales débris. Nul
souci n'en prenait l'évêque Aymon, qui ne songeait qu'à aug-
menter le nombre de ses châteaux et de ses terres. L'an 15 13,
un bref de Léon X, lequel se trouve aassi avoir protégé les arts
à Lausanne, força l'évêque à faire les réparations et constructions
encore aujourd'hui jalousement signées des armoiries des Mont-
faucon , et de la devise : Si qtia fata siiiaiit. "Voy. ce bref dans le
Cons. suisse, XI, 28.
^ Nous aimons tous la cathédrale, elle ne trouve guère d'in-
différents parmi nous, c'est une justice à nous rendre. Mais il
est permis de croire, même en tenant compte de la difficulté et
pourtant de la nécessité de réparer un tel édifice, que nous sommes
coupables à cet égard de plusieurs restaurations mal entendues.
Le jubé de marbre noir, œuvre plus riche que belle, cernait le
chœur d'une bande trop lourde et trop sombre, c'est vrai ; mais
sa disparition n'a fait que remplacer un défaut par un autre. Dans
l'idée de ces grands édifices religieux, le chœur, sans être invi-
302 • LE CANTON DE VAUD
sans audace ambitieuse, sans brusquerie, sans effort ; tout
aimablement: serrant, en bas, leur colonnade, mais sans
la presser ni l'écraser; sous la voûte, gonflant et déployant
leurs ogives comme des feuilles à qui il ne faut qu'un
souffle pour se dérouler et s'entr'ouvrir ; jusqu'à ce que
toujours plus épanouies elles enlacent le chœur en volti-
geant, et montent avec lui, sans se heurter, sans s'agiter,
dans une ferveur douce et profonde. Toute l'architecture
de cette partie de l'église est belle et grande. Le sanc-
tuaire aspire l'air et l'esprit par ces deux vastes trèfles
vides à quatre feuilles ; la lumière par cette rose qui vo-
latilise les colonnes dans les vapeurs rouges et bleues de
son arc-en-ciel. A l'extérieur, elle est dominée par une
galerie dont les colonnettes basses, mais assez minces
pour n'en pas moins être légères, ont reçu de la main des
hommes une grâce achevée, et du souffle du temps, sur
les tons gris-vert ou bleu de \dL pierre de Lausanne, des
ombres foncées qui, sans les rendre dures, leur donnent
siblc, devait pourtant être séparé de la nef, comme l'àme du
fidèle doit être séparée de la terre par ses désirs, mais y vivre
par la charité. Au lieu de le pénétrer d'un coup d'œil, le regard
ne s'y avançait que peu à peu, et se cachant pour ainsi dire
d'autel en autel, de colonne en colonne. Cela est si frappant que
la plupart des cathédrales présentent, en remontant du porche
au chœur , une légère déviation qui paraît, ce me semble , aussi
dans la nôtre. Evidemment cherchée, cette disposition n'est pas
seulement, comme on l'explique, destinée à présenter l'image de
l'Homme-Dieu inclinant sa tète dans l'agonie, tandis qu'il étend
ses bras sur ceux de la nef et ses pieds vers le portail, vers cet
occident où ils se mettront en marche à leur sortie du tombeau ;
c'est encore un effet d'art qui déroute les calculs du coup d'œil,
et fait en quelque sorte r.ayonner les colonnes dans ce chœur
LA CATHEDRALE 303
une douceur plus grave '. La broderie de la tour de l'est
continue avec un jeu plus vif et plus dégagé les colon-
nades et les galeries du dedans. Mais la flèche moderne
qui a remplacé la précédente, foudroyée il y a onze ans,
lointain , où le regard ne flotte qu'en tremblant d'amour et de
crainte. Au reste, il ne faut peut-être plus envisager les cathé-
drales que comme des monuments, et non comme des temples,
dont le catholicisme a perdu le sens autant que le protestantisme.
On peut se consoler ainsi de leur voir enlever certains détails qui
ne tiennent plus à rien, pourvu que l'on ne gâte pas le reste, et
si cette lacune sert à mieux placer dans son jour l'édifice, consi-
déré uniquement comme morceau d'art.
' En général la couleur de l'édifice est très belle ; et, après
le massif élégant qui forme le chœur, elle est peut-être ce que
l'extérieur oiïre de plus distingué. Quel dommage si on le badi-
geonnait, comme on a pu avoir des raisons de le faire dans l'in-
térieur ! J'ai vu des artistes compter assez sur quelques vœux po-
sitifs exprimés de temps à autre à ce sujet, et sur le vague ins-
tinct de la commune sottise, pour prédire avec désespoir qu'un
jour on en viendrait là. Effacer d'un seul coup la peine de cinq
ou six siècles, ce serait en effet bien joué.... Les rebords et petits
toits de pierre des basses tourelles et des contre-forts s'étaient
conservés, sous leur vieillesse foncée, aussi nets, aussi vifs qu'au
premier jour : maintenant les conduits des gouttières les entaillent
sans pitié; les mêmes lances de plomb empalent un petit ange
bouffi et accroupi qui avait cru pourtant se bien cacher dans un
recoin des murs. Le Grand Conseil vient de dépenser onze mille
francs pour le badigeonnage de l'intérieur, et d'en voter seize
cents pour les restaurations de l'extérieur. Nous sommes inca-
pables de restaurer (voyez dans le clocher d'horribles imitations
de chapitaux gothiques) ; c'est à peine si nous pouvons digne-
ment soutenir. En quoi que ce soit donc, on ne devrait toucher
à la cathédrale, comme aux autres monuments, mais à la cathé-
drale du moins, qu'après mûr examen d'hommes experts, et non
sur la déclaration instantanée de quelque commission législative
que l'on ne peut forcer d'avoir la science infuse.
304 LE CANTON DE VAUD
est lourde, roide. et se dessine par angles sans flexuosités.
Le portail sud, ou la porte des apôtres, est moins ancien
que les parties les plus belles de l'édifice ; mais dans sa
recherche il y a du charme et de l'originalité. Au lieu de
ce mauvais bonnet de tuiles jeté par compassion à la tour
du clocher, elle avait jadis ' une aiguille dentelée qui, en
s'effilant, étirait et allégeait le reste. On critique en effet
le clocher, peu élevé depuis que les désastres qui pour-
suivirent cette église l'ont réduit à deux étages. Il est
peu svelte et a quelque chose de joufflu. Mais il faut dire
qu'il lui manque aussi l'entourage nécessaire, l'harmonie
de forme et de couleur du Vieil-Evêché, remplacé presque
entièrement par un bâtiment moderne, et la rue, toute en
escaliers découverts, autrefois réservée aux cérémonies
religieuses et aux pèlerins dont elle amenait les genoux
devant le portail. Et puis, de certains endroits, de la place
Saint-I.aurent. par exemple, comme ce clocher se redresse
fièrement ! Ailleurs il aura un aspect de solidité et de force.
Il n'a pas été fait pour une plaine, mais déjà pour la mon-
tagne, où il tient sa place à l'horizon. C'est un gros roc
planté sur ses bords. Contemplez-le, quand passent les
sombres nuages ! assis à ses pieds et suivant de l'œil la
mousseuse prairie qui grimpe sur ses flancs, il vous sem-
blera grandir au milieu des violentes nuées qu'il déchire
à leur passage, et qui le laissent inébranlé. Vous pour-
rez vous croire dans quelque vallée alpestre, surmontée
d'un pic solitaire, autour du(iuel s'amassent les brouillards
' Comme on peut le voir dans un recueil de gravures du
XVIIe siècle, représentant les principales villes de la Suisse.
CHILLON 305
chassés par les vents. Il faut le voir aussi avec sa cein-
ture de marronniers en fleur, au-dessus des toits violets où
flotte un couchant d'orage ; ou bien, massif et pourtant
ouvert au jour, s'entourer de l'auréole bleue du lac et des
montagnes , puis se reposer avec une gracieuse énergie
sur le fonds d'or où l'encadrent le ciel et les eaux qui re-
flètent le ciel.
XIX
Chilîon.
La connais-tu, la vague d'un bleu sombre,
Qui de Chillon baigne l'antique mur ?
Quelle perfection ! quelle pureté de lignes et quelle
suavité d'harmonie ! Ah ! disons tout : quelle beauté bien-
aimée! Dans ce golfe que l'on dirait échappé du lac
comme une pensée d'amour, dans ce manoir éclos du
sein des ondes avec ses tours dentelées, feuilles épanouies
d'une noble fleur, dans cet embrassement des montagnes
et ces aiguilles blanches ou roses qui les tiennent en-
lacées, il y a quelque chose qui vous arrête, vous ravit à
soi, et pour achever l'enchantement, vous force à l'aimer.
Ce beau lieu garde aussi de grands ou de pittoresques
souvenirs. Vers cette fenêtre s'est assis le Fe^ù Charle-
magne, le vaillant comte Pierre, malade et regardant
tristement les ondes joyeuses, remémorant avec un sou-
cieux plaisir ses guerres, ses voyages, les tournois et les
fêtes passées. Ici, le seigneur Aymon, son frère, d'un lit
de parade haut et vaste, aux courtines de soie armoriées
et entourées de cierges, a entendu les récits lugubres ou
J. OLIVIER, I. 20
3o6 LE CANTON DE VAUD
comiques des pauvres pèlerins qu'il hébergeait au pas-
sage de son castel. Voici la chambre de la comtesse,
boudoir colossal dont l'élégante petite cheminée humi-
lierait celle du plus vaste de nos salons. Voici la cuisine
féodale avec son gros pilier de bois et son plafond de
marqueterie, si bien enfumés qu'il semble que ce soit de
hier qu'un bœuf rôtissait tout entier dans l'âtre où brûlait
le tronc d'un chêne; que ce soit de hier qu'elle a reçu les
hommes d'armes et leur a vu boire le vin des moines de
Haut-Crêt. Cette cour étroite , où rampent avec peine
quelques ronces qui suffisent cependant pour la recou-
vrir, c'est le cimetière : une jeune princesse y repose le
jour avec ses bijoux et ses parures qu'elle déterre pen-
dant la nuit. Par cette porte est entré une victime à qui
la gloire a donné le meilleur de ce qu'elle peut offrir ; un
grand nom, Bonnivard, une histoire suffisamment voilée»
et les chants des poètes. Le souterrain est aussi le plus
beau morceau d'architecture de tout l'édifice. Ces grosses
colonnes, massives sans lourdeur, fermes et si assurées de
la force de celui qui pouvait les faire servir à sa ven-
geance ; ces voûtes qui s'enfoncent dans l'obscurité avec
une hardiesse souriante et une grâce qui fait trembler ; ces
murs qui sont des rocs et ces rocs qui sont des murs ; ces
soupiraux par où se jouent en tremblant quelques filets
de lumière, visions amies (jue l'écume des vagues éteint
dans un funèbre soir d'orage: il n'est pas de monument
où l'art et la nature se soient mieux compris, où ils aient
donné h la terreur tant de charme avec tant de puissance.
FIN DU TOME PREiMIER
TABLE DES MATIÈRES
JUSTE OLIVIER
Pages
Notice biographiciue et littéraire, par M. Eugène
Rambert I
SAINTE-BEUVE
SOUVENIRS DÉDIÉS A MON AMI CLAUDIUS TURPAULT
Première partie. Sainte-Beuve en 1830 3
Deuxième partie. Cours de Port-Royal. — Séjour à Lau-
sanne et dans le pays de Vaud 36
Troisième partie. Sainte-Beuve chroniqueur 77
Quatrième partie. Conclusion. — Derniers faits .... 104
LE CANTON DE VAUD
SA VIE ET SON HISTOIRE
Première série. La nature.
I. Les Alpes et le Jura 131
II. Le plateau suisse 145
III. Le Jorat 163
IV. Paysages divers. 171
3o8 TABLE DES MATIERES
Pages
Deuxième série. Le peuple.
V. Eléments divers de la nationalité vaudoise . . 182
VI. Les Burgondes 183
VIL Le type vaudois 185
VIII. Mœurs vaudoises 193
IX. Le patois romand 204
X. Poésie populaire 229
XI Mythologie et légendes populaires 242
XII. Les fêtes nationales 255
Troisième série. Episodes historiques. Monuments.
XIII. Le roi Conrad et la reine Berthe 269
XIV. Othon de Grandson 275
XV. La dispute à Lausanne 280
XVI. Viret écrivain 294
XVII. La réforme • . 297
XVIII. La cathédrale 300
XIX". Chillon 30S
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