airtw* ■■-■■•■ .-• ^^r^;:cC7
■«"^jçr
& '«ce
K
5': < vo
V
x..
^-<:
2' <
<C<;3
Ji^K
<!_■<:>;■ '"X- -■ i5^^
ŒUVRES
COMPLÈTES
DE J. J. ROUSSEAU.
TOME XIX.
ON SOUSCRIT A PARIS,
CHEZ P. DUPONT, LIBRAIRE,
ÉDITEUR DES OEUVRES COMPLETES DE VOLTArRE ET DE EACIKE,
RUE DU BOULOT, HOTEL DES FERMES, COUR DES MESSAGERIES.
ET CHEZ BOSSANGE PÈRE,
LIBRAIRE DE S. A. S. MO^SEIGK£UR LE DUC d'oRLÉANS ,
HUIi DE HICUEUEU, B° 6o,
ŒUVRES
COMPLÈTES
DE J.J.ROUSSEAU,
MISES DANS VS NOUVEL ORDRE,
AVEC DES NOTES HISTORIQUES ET DES ÉCLAIRCISSEMENTS ;
Par V. D. MUSSET-P ATHAY.
CORRESPONDANCE.
TOME SECOND.
PARIS,
CHEZ P. DUPONT, LIBRAIRE-ÉDITEUR.
182/,.
BIBUOTHECA
Digitized by the Internet Archive
in 2011 witii funding from
University of Toronto
'y.
littp://www.archive.org/details/uvrescompltesd19rous
CORRESPONDANCE.
TOME SECOND.
R. XIX.
CORRESPONDANCE.
SECONDE PARTIE,
DU l^r JANVIER 1758, AU 12 MAI 1763,
Depuis sa sortie de l'Hermitage , jusqu'à son abdication
du droit de bourgeoisie.
LETTRE CLXII.
A MADAME D'HOUDETOT.
Mont-Louis, janvier 1758.
Votre barbarie est inconcevable; elle n'est pas
de vous. Ce silence est un raffinement de cruauté
qui n'a rien d'égal. On vous dira l'état où je suis
depuis huit jours. Et vous aussi! et vous aussi, So-
phie, vous me croyez un méchant "l Ah Dieu! si
" Notez que toutes les horribles noirceurs dont on m'accusait se
réduisaient à n'avoir pas voulu suivre à Genève madame d'Épinay.
C'était uniquement pour cela que j'étais un monstre d'ingratitude,
un homme abominable. Il est vrai qu'on m'accusait de plus du crime
horrible d'être amoureux de madame d'Houdetot , et de ne pouvoir
me résoudre à m' éloigner d'elle. Que cela fût ou non, il est certain
que j'avais une autre puissante raison pour ne pas suivre madame
d'Epinay, qui m'en eût empêché quand je n'aurais eu que celle-là.
Je ne pouvais, sans lui manquer, dire cette raison, qui n'avait de
rapport qu'à elle'. Ainsi réduit à taire les deux véritables raisons
I C'était la grossesse de madame d'Epinay qu'il fallait cacher à son mari. Ce
voyage n'avait pas d'autre but. Tout s'arrangea pour le mieux , puisque ce fut le
mari même qui l' accompagna , fort inquiet de la santé de sa femme. Il revint
4 CORRESPOIVDAIVCE.
VOUS le croyez, à qui donc en appellerai-je ?... Mais
pourtant comment se fait-il que la vertu me soit si
chère?... que je sente en moi le cœur d'un homme
de bien? Non : quand je tourne les yeux sur le
passé , et que je vois quarante ans d'honneur à côté
d'une mauvaise lettre , je ne puis désespérer de moi.
Je n'affecterai point une fermeté dont je suis
bien loin; je me sens accablé de mes maux. Mon
ame est épuisée de douleurs et d'ennuis. Je porte
dans un cœur innocent toutes les horreurs du
crime; je ne fuis point des humiliations qui con-
viennent à mon infortune; et, si j'espérais vous
fléchir , j'irais , ne pouvant arriver jusqu'à vous,
vous attendre à votre sortie, me prosterner au-de-
vant de vous, trop heureux d'être foulé aux pieds
des chevaux , écrasé sous votre carrosse, et de vous
arracher au moins un regret à ma mort. N'en par-
lons plus : la pitié n'efface point le mépris; et, si
vous me croyez digne du vôtre, il faut ne me regar-
der jamais.
Ah! méprisez-moi si vous le pouvez; il me sera
plus cruel de vous savoir injuste que moi désho-
noré , et j'implore de la vertu la force de supporter
le plus douloureux des opprobres. Mais , pour m'a-
voir ôté votre estime, faut-il renoncer à l'huma-
nité ? Méchant ou bon , quel bien attendez-vous
que j'avais pour rester, j'étais forcé, pour m'excuser , de battre la
campagne , et de me laisser accuser par madame d'Epinay et par ses
amis , de l'ingratitude la plus noire , précisément parce que je ne
voulais pas être ingrat ni la compromettre.
après l'avoir recommandée à Tronchin qu'elle appelle son sauveur. Il ne fallait
pas un aussi liabile médecin pour la guérir.
AWNKli 1758. 5
démettre un homme au désespoir? Voyez ce que
je vous demande; et, si vous n'êtes pire que moi,
osez me refuser. Je ne vous verrai plus; les regards
de Sophie ne doivent tomber que sur un homme
estimé d'elle, et l'œil du mépris n'a jamais souillé
ma personne. Mais vous fûtes, après Saint-Lambert,
le dernier attachement de mon cœur : ni lui, ni
vous, n'en sortirez jamais; il faut que je m'occupe
de vous sans cesse, et je ne puis me détacher de
vous qu'en renonçant à la vie. Je ne vous demande
aucun témoignage de souvenir; ne parlez plus de
moi; ne m'écrivez plus; oubliez que vous m'avez
honoré du nom de votre ami , et que j'en fus digne.
Mais ayant à vous parler de vous, ayant à vous te-
nir le sacré langage de la vérité , que vous n'en-
tendrez peut-être que de moi seul , que je sois sûr
au moins que vous daignerez recevoir mes lettres,
qu'elles ne seront point jetées au feu sans les lire,
et que je ne perdrai pas ainsi les chers et derniers
travaux auxquels je consacre le reste infortuné de
ma vie. Si vous craignez d'y trouver le venin d'une
ame noire , je consens qu'avant de les lire vous les
fassiez examiner, pourvu que ce ne soit pas cet
honnête homme ^ qui se complaît si fort à faire un
scélérat de son ami. Que la première où l'on trou-
vera la moindre chose à blâmer fasse à jamais ré-
* M. Grimm. On voit en effet dans les Mémoires de madame d'E-
pinay , qu'il était parvenu à en imposer à tout le monde. Saint-Lam-
bert seul le trouvait impertinent, et conséquemment madame d'Hou-
detot n'avait pas grande estime pour lui ; mais ils se taisaient, parce
que les autres membres de cette société le regardaient comme un
oracle.
6 CORRESPONDAJNCE.
voquer la permission que je vous demande. Ne
soyez pas surprise de cette étrange prière ; il y a si
long-temps que j'apprends à aimer sans retour , que
mon cœur y est tout accoutumé.
LETTRE CLXIII.
A M. VERNES.
Montmorency , le 1 8 février r 7 5 8.
Oui, mon cher concitoyen, je vous aime tou-
jours, et, ce me semble, plus que jamais : mais je
suis accablé de mes maux; j'ai bien de la peine à
vivre , dans ma retraite , d'un travail peu lucratif;
je n'ai que le temps qu'il me faut pour gagner mon
pain , et le peu qui m'en reste est employé pour
souffrir et me reposer. Ma maladie a fait un tel
progrès cet hiver, j'ai senti tant de douleurs de
toute espèce , et je me trouve tellement affaibli , que
je commence à craindre que la force et les moyens
ne me manquent pour exécuter mon projet. Je me
console de cette impuissance par la considération
de l'état où je suis. Que me servirait d'aller mou-
rir parmi vous? hélas! il fallait y vivre. Qu'im-
porte où l'on laisse son cadavre ? Je n'aurais pas
besoin qu'on reportât mon cœur dans ma patrie :
il n'en est jamais sorti.
Je n'ai point eu occasion d'exécuter votre com-
mission auprès de M. d'Alembert. Comme nous ne
nous sommes jamais beaucoup vus , nous ne nous
A.NJV11E 17^8. n
écrivons point; et, confiné dans ma solitude, je
n'ai conservé nulle espèce de relation avec Paris;
j'en suis comme à l'autre bout de la terre, et ne
sais pas plus ce qui s'y passe qu'à Pékin. Au reste,
si l'article dont vous me parlez est indiscret et ré-
préhwisible, il n'est assurément pas offensant ^
Cependant , s'il peut nuire à votre corps , peut-être
fera-t-on bien d'y répondre, quoiqu'à vous dire
le vrai j'aie un peu d'aversion pour les détails où
cela peut entraîner, et qu'en général je n'aime
guère qu'en matière de foi l'on assujettisse la con-
science à des formules. J'ai de la religion , mon
ami , et bien m'en prend, je ne crois pas qu'homme
au monde en ait autant besoin que moi. J'ai passé
ma vie parmi les incrédules , sans me laisser ébran-
ler , les aimant , les estimant beaucoup , sans pou-
voir souffrir leur doctrine. Je leur ai toujours dit
que je ne les savais pas combattre , mais que je ne
voulais pas les croire ; la philosophie , n'ayant sur
ces matières ni fond ni rive, manquant d'idées
primitives et de principes élémentaires , n'est qu'une
mer d'incertitudes et de doutes , dont le métaphy-
sicien ne se tire jamais. J'ai donc laissé là la raison ,
et j'ai consulté la nature , c'est-à-dire le sentiment
intérieur qui dirige ma croyance , indépendam-
ment de ma raison. Je leur ai laissé arranger leurs
' Il est question de l'article Genèi-e dans l'Encyclopédie , par d'A-
leinbert. Peut-être la lettre de M. Vernes lui donna-t-elle l'idée de ré-
futer l'article de d'Alembert. Quoiqu'il en soit, il s'en occupa bien-
tôt après, puisque sa préface est datée du 20 mars 1708. D'ailleurs il
dit dans ses Confessions que c'est dans le mois de février qu'il com-
mença cette réfutation.
8 CORRESPONDANCE.
chances, leurs sorts, leur mouvement nécessaire;
et , tandis qu'ils bâtissaient le monde à coups de dés ,
j'y voyais, moi, cette unité d'intentions qui me
faisait voir , en dépit d'eux , un principe unique :
tout comme s'ils m'avaient dit que l'Iliade avait été
formée par un jet fortuit de caractères, je leur
aurais dit très -résolument : Cela peut être, mais
cela n'est pas vrai ; et je n'ai point d'autre raison
pour n'en rien croire, si ce n'est que je n'en crois
rien. Préjugé que cela ! disent-ils. Soit; mais que
peut faire cette raison si vague , contre un préjugé
plus persuasif qu'elle? Autre argumentation sans
fin contre la distinction des deux substances ; autre
persuasion de ma part, qu'il n'y a rien de com-
mun entre un arbre et ma pensée ; et ce qui m'a
paru plaisant en ceci , c'est de les voir s'acculer
eux-mémes^ par leurs propres sophismes , au point
d'aimer mieux donner le sentiment aux pierres
que d'accorder une ame à l'homme.
Mon ami, je crois en Dieu, et Dieu ne serait pas
juste si mon ame n'était immortelle. Voilà, ce me
semble, ce que la religion a d'essentiel et d'utile ; lais-
sons le reste aux disputeurs. A l'égard de l'éternité
des peines, elles ne s'accordent ni avec la faiblesse de
l'homme, ni avec la justice de Dieu. Il est vrai qu'il
y a des âmes si noires, que je ne puis concevoir
qu'elles puissent jamais goûter cette éternelle béa-
titude dont il me semble que le plus doux senti-
ment doit être le contentement de soi-même. Cela
me fait soupçonner qu'il se pourrait bien que les
âmes des méchants fussent anéanties à leur mort.
ANNÉE 1758. g
et qu'être et sentir fût le preiiiier prix d'une
bonne vie. Quoi qu'il en soit, que m'importe
ce que seront les méchants? Il me suffit qu'en
approchant du terme de ma vie je n'y voie
point celui de mes espérances , et que j'en attende
une plus heureuse après avoir tant souffert dans
celle-ci. Quand je me tromperais dans cet espoir,
il est lui-même im bien qui m'aura fait supporter
tous mes maux. J'attends paisiblement l'éclaircis-
sement de ces grandes vérités qui me sont cachées,
bien convaincu cependant qu'en tout état de cause
si la vertu ne rend pas toujours l'homme heu-
reux, il ne saurait au moins être heureux sans elle ;
que les afflictions du juste ne sont point sans quel-
que dédommagement; et que les larmes même de
l'innocence sont plus douces au cœur que la pros-
périté du méchant.
Il est naturel , mon cher Vernes , qu'un solitaire
souffrant et privé de toute société épanche son
ame dans le sein de l'amitié , et je ne crains pas
que mes confidences vous déplaisent. J'aurais dû
commencer par votre projet sur l'histoire de Ge-
nève; mais il est des temps de peines et de maux
où l'on est forcé de s'occuper de soi, et vous savez
bien que je n'ai -pas un cœur qui veuille se dégui-
ser. Tout ce que je puis vous dire sur votre entre-
prise, avec tous les ménagements que vous y
voulez mettre, c'est qu'elle est d'un sage intrépide
ou d'un jeune homme. Embrassez bien pour moi
l'ami Roustan. Adieu, mon cher concitoyen; je
Vous écris avec une aussi grande effusion de cœur
lO CORRESPONDANCE.
que si je me séparais de vous pour jamais , parce
que je me trouve dans un état qui peut me mener
très-loin encore , mais qui me laisse douter pour-
tant si chaque lettre que j'écris ne sera point la
dernière.
Observation L'exposé des opinions religieuses rend cette
lettre i-emarquable, ainsi que sa tolérance, qui le faisait vivre
avec les incrédules et les athées sans pouvoir souffrir leur
doctrine ; ce qui ne l'empêchait pas de les aimer beaucoup.
LETTRE CLXIV.
A UN JEUNE HOMME
Qui demandait à s'établir à Montmorency (où Rousseau demeurait
alors), pour profiter de ses leçons.
Vous ignorez , monsieur , que vous écrivez à un
pauvre homme accablé de maux, et, de plus , fort
occupé , qui n'est guère en état de vous répondre ,
et qui le serait encore moins d'établir avec vous
la société que vous lui proposez. Vous m'honorez
en pensant que je pourrais vous être utile , et vous
êtes louable du motif qui vous la fait désirer ; mais,
siu' le motif même , je ne vois rien de moins néces-
saire que de venir vous établir à Montmorency.
Vous n'avez pas besoin d'aller chercher si loin les
principes de la morale: rentrez dans votre cœur,
et vous les y trouverez ; et je ne pourrai vous rien
dire à ce sujet que ne vous dise encore mieux votre
conscience quand vous votidrez la considter. La
ANNÉE 1758. II
vertu, monsieur, n'est pas une science qui s'ap-
prenne avec tant d'appareil. Pour être vertueux,
il suffit de vouloir l'être; et si vous avez bien cette
volonté, tout est fait, votre bonheur est décidé.
S'il m'appartenait de vous donner des conseils,
le premier que je voudrais vous donner serait de
ne point vous livrer à ce goût que vous dites avoir
pour la vie contemplative , et qui n'est qu'une pa-
resse de l'ame condamnable à tout âge , et surtout
au vôtre. L'homme n'est point fait pour méditer,
mais pour agir : la vie laborieuse que Dieu nous
impose n'a rien que de doux au cœur de l'homme
de bien qui s'y livre en vue de remplir son de-
voir^ et la vigueur de la jeunesse ne vous a pas
été donnée pour la perdre à d'oisives contempla-
tions. Travaillez donc, monsieur, dans l'état où
vous ont placé vos parents et la Providence : voilà
le premier précepte de la vertu que vous voulez
suivre ; et si le séjour de Paris, joint à l'emploi que
vous remplissez, vous paraît d'un trop difficile al-
liage avec elle, faites mieux, monsieur, retournez
dans votre province ; allez vivre dans le sein de
votre famille, servez, soignez vos vertueux pa-
rents: c'est là que vous remplirez véritablement
les soins que la vertu vous impose. Une vie dure
est plus facile à supporter en province que la for-
tune à poursuivre à Paris , surtout quand on sait ,
comme vous ne l'ignorez pas, que les plus in-
dignes manèges y font plus de fripons gueux que
de parvenus. Vous ne devez point vous estimer
malheureux de vivre comme fait monsieur votrf^
12 CORRESPONDANCE.
père , et il n'y a point de sort que le travail , la vi-
gilance , l'innocence et le contentement de soi ne
rendent supportable, quand on s'y soumet en vue
de remplir son devoir. Voilà , monsieur , des con-
seils qui valent tous ceux que vous pourriez venir
prendre à Montmorency : peut-être ne seront -ils
pas de votre goût, et je crains que vous ne pre-
niez pas le parti de les suivre; mais je suis sûr que
vous vous en repentirez un jour. Je vous souhaite
un sort qui ne vous force jamais à vous en sou-
venir. Je vous prie , monsieur , d'agréer mes saluta^
tions très-humbles.
LETTRE CLXV.
A MADAME. D'ÉPINAY.
Mont-Louis, 27 février 1758.
Je vois , madame , que mes lettres ont toujours
le malheur de vous arriver fort tard. Ce qu'il y a
de sûr c'est que la vôtre du 17 janvier ne m'a été
remise que le 17 de ce mois par M. Cahouet : ap-
paremment que votre correspondant l'a retenue
durant tout cet intervalle. Je n'entreprendrai pas
d'expliquer ce que vous avez résolu de ne pas en-
tendre , et j'admire comment avec tant d'esprit on
réunit si peu d'intelligence; mais je n'en devrais
plus être surpris, il y a long-temps que vous vous
vantez à moi du même défaut '.
' Madame d'Epinay , qui rapporte cette lettre dans ses Mémoires ,
ANiSLE l'y 58. i3
Mon dessein n'ayant jamais été de recevoir le
remboursement des gages de votre jardinier, il
n'v a guère d'apparence que je change à présent
de sentiment là-dessus. Le consentement que vous
objectez était de ces consentements vagues qu'on
donne pour éviter des disputes, ou. les remettre
à d'autres temps , et valent au fond des refus.
Il est vrai que vous envoyâtes au mois de sep-
tembre 1756 payer par votre cocher le précédent
jardinier, et que ce fut moi qui réglai son compte.
Il est vrai aussi que j'ai toujours payé son suc-
cesseur de mon argent. Quant aux premiers quar-
tiers de ces gages que vous dites m'avoir été remis ,
il me semble , madame , que vous devriez savoir
le contraire : ce qu'il y a de très-sûr, c'est qu'ils
ne m'ont pas même été offerts. A l'égard des quinze
jours qui restaient jusqu'à la fin de l'année quand
je sortis de l'Hermitage, vous conviendrez que ce
n'était pas la peine de les déduire. A Dieu ne
plaise que je prétende être quitte pour cela de
mon séjour à l'Hermitage ! Mon coeur ne sait pas
la trouva très-impertinente. Elle fut probal>lenient choquée de ce
passage : il répondait à celui-ci, « Je n'entends pas bien votre lettre,
« et si nous étions dans le cas de nous expliquer , je voudrais bien
• mettre tout ce qui s'est passé sur le compte d'un mal-entendu. •
C'était une sorte d'avance, à laquelle Rousseau ne répondit pas ; et
si Grimm eiJt été près de madame d'Epinay , elle ne l'eût point faite.
Quand Jean-Jacques lui dit qu'elle se vante de son peu d'intelligence ,
il fait allusion à ce qu'elle lui avait mandé dans l'une des premières
lettres , quelle avait un rhumatisme sur l'esprit. Mais ce qui dut la
piquer particulièrement, c'est de voir que son bote avait pris son
parti , qu'il était calme, et lui donnait une leçon méritée sur la ma-
nière dont on doit se conduire envers ses amis quand l'amitié est
éteinte.
l4 CORRESPONDANCE.
mettre à si bas prix les soins de l'amitié ; mais
quand vous avez taxé ce prix vous-même, jamais
loyer ne fut vendu si cher.
J'apprends les étranges discours que tiennent à
Paris vos correspondants sur mon compte , et je
juge par là de ceux que vous tenez peut-être un
peu plus honnêtement à Genève. 11 y a donc bien
du plaisir à nuire ? à nuire aux gens qu'on eut
pour amis ? soit. Pour moi , je ne pourrai jamais
goûter ce plaisir-là , même pour ma propre défense.
Faites, dites tout à votre aise; je n'ai d'autre ré-
ponse à vous opposer que le silence, la patience,
et une vie intègre. Au reste , si vous me destinez
quelque nouveau tourment, dépêchez -vous; car
je sens que vous pourriez bien n'en avoir pas
long-temps le plaisir.
Observation. — Ici finissent toutes relations entre Jean-
Jacques et madame d'Épinay. Il persista dans son refus de re-
cevoir le remboursement des gages qu'il avait payés au jar-
dinier. Le ton de cette lettre est remarquable par xme douce
mélancolie qui prouve que le cœur de Rousseau était inacces-
sible à la haine. Quelque temps après la sortie de l'Hermitage,
madame d'Épinay écrivait de Genève, à madame d'Houdetot,
et lui disait : « On me mande qu'il a quitté l'Hermitage , et qu'il
« s'est établi à Montmorency. J'en suis fâchée pour lui, mais ce
« n'est pas moi qui en suis cause. » C'était cependant une cause
bien déterminante que le congé foi'mel qu'elle lui avait donné.
Il paraît, d'après une lettre de Grimm insérée dans les 3Ié-
moires de madame d'Épinay , que le pubhc de Paris ne mettait
pas tous les torts du côté de Rousseau. <- La désertion de l'Her-
« mitage, dit-il, commence à faire du bruit. J'ai le chagrin de
« voir qu'on prend le change sur le motif honnête et généi'eux
« qui vous a portée à lui rendre service ; on ne voit dans ce que
ANNÉE 1758. l5
» VOUS avez fait pour lui qu'une singularité affectée et une pré-
« tention ridicule. » Mémoires de madame d'Epinay, tome lu ^
page a48, (i^e édition).
LETTRE CLXVI.
A M. DIDEROT.
Mont-Louis, a mars 17 58.
Il faut, mon cher Diderot, que je vous écrive
encore une fois en ma vie : vous ne m'en avez que
trop dispensé ; mais le plus grand crime de cet
homme, que vous noircissez d'une si étrange ma-
nière, est de ne pouvoir se détacher de vous.
Mon dessein n'est point d'entrer en explication ,
pour ce moment -ci, sur les horreurs que vous
m'imputez. Je vois que cette explication serait à
présent inutile; car, quoique né bon et avec une
ame franche , vous avez pourtant im malheureux
penchant à mésintefpréter les discours et les ac-
tions de vos amis. Prévenu contre moi connue vous
l'êtes , vous tourneriez en mal tout ce que je pour-
rais dire pour me justifier , et mes plus ingénues
explications ne feraient que fournir à votre esprit
subtil de nouvelles interprétations à ma charge.
Non, Diderot, je sens que ce n'est pas par là qu'il
faut commencer. Je veux d'abord proposer à votre
bon sens des préjugés plus simples , plus vrais ,
mieux fondés que les vôtres, et dans lesquels je
ne pense pas, au moins, que vous puissiez trouver
de nouveaux crimes.
iG CORRLSPONDANCE.
Je suis lin méchant homme, n'est-ce pas? vous
en avez les témoignages les plus sûrs ; cela vous
est bien attesté. Quand vous avez commencé de
l'apprendre , il y avait seize ans que j'étais pour
vous un homme de bien, et quarante ans que je
l'étais pour tout le monde. En pouvez-vous dire
autant de ceux qui vous ont communiqué cette
belle découverte? Si l'on peut porter à faux» si
long-temps le masque d'un honnête homme, quelle
preuve avez -vous que ce masque ne couvre pas
leur visage aussi bien que le mien? Est-ce un moyen
bien propre à donner du poids à leur autorité,
que de charger en secret un homme absent , hors
d'état de se défendre? Mais ce n'est pas de cela
qu'il s'agit.
Je suis un méchant : mais pourquoi le suis-je ?
Prenez bien garde, mon cher Diderot; ceci mé-
rite votre attention. On n'est pas malfaisant pour
rien. S'il y avait quelque monstre ainsi fait, il
n'attendrait pas quarante ans à satisfaire ses in-
clinations dépravées. Considérez donc ma vie , mes
passions, mes goûts, mes penchants; cherchez, si
je suis méchant , quel intérêt m'a pu porter à l'être.
Moi qui, pour mon malheur, portai toujours un
cœur trop sensible , que gagnerais-je à rompre avec
ceux qui m'étaient cbers? A quelle place ai-je as-
piré? à quelles pensions, à quels honneurs m'a-
t-on vu prétendre? quels concurrents ai-je à écar-
ter ? Que m'en peut-il revenir de mal faire ? Moi
qui ne cherche que la solitude et la paix , moi dont
le souverain bien consiste dans la paresse et l'oi-
ANNÉE 1758. IJ
Mveté, moi dout riiuloloncc et les maux me laissent
à peine le temps de j)()urv()ir à ma subsistance,
à quel propos, à cpioi b(m m'irais-je plonj^er dans
l*es agitations du crime , et m'embarquei- dans
l'éternel manège des scélérats? Quoi que vous en
disiez, on ne fuit j)oint les hommes quand on
cherche à leur luiire ; le méchant peut méditer ses
coups dans la solitude, mais c'est dans la société
qu'il les porte. Un fourbe a de l'adresse et du sang
froid; un perfide S"e possède et ne s'emporte point .
reconnaissez-vous en moi quelque chose de tout
cela? Je suis emporté dans la colère, et souvent
étourdi de sang froid. Ces défauts font-ils le mé-
chant? Non, sans doute; mais le méchant en pro-
fite pour perdre celui qui les a.
Je voudrais que vous pussiez aussi réfléchir un
peu sur vous-même. Vous vous fiez à \otre bonté
naturelle; mais savez-vous à quel point l'exemple
et l'erreur peuvent la coriompre? N'avez-vous ja-
mais craint d'être entouré d'adulateurs adroits qui
n'évitent de louer grossièrement en face que pour
s'emparer plus adroitement de vous sous l'appât
d'une feinte sincérité? Quel sort jKjur le meilleur
des hommes d'être égaré par §a candeur même,
et d'être innocemment, dans la main des méchants,
l'instrument de leur perfidie ! Je sais que Tamour-
propre se révolte à cette idée, mais elle mérite
l'examen de la raison.
Voilà des considératiojis (jue je vous ])rie de bien
peser : pensez-y long-temps avant que de me ré-
pondre. Si elles ne vous touchent pas, nous n'avons
R. XIX. 9.
l8 CORRESPONDANCE.
plus rien à nous dire; mais si elles font quelque
impression sur vous, alors nous entrerons en éclair-
cissements ; vous retrouverez un ami digne de vous,
et qui peut-être ne vous aura pas été inutile. J'ai.,
pour vous exhorter à cet examen, un motif de grand
poids , et ce motif le voici.
Vous pouvez avoir été séduit et trompé. Cepen-
dant votre ami gémit dans sa solitude , oublié de
tout ce qui lui était cher. Il peut y tomber dans
le désespoir, y mourir enfin, maudissant l'ingrat
dont l'adversité lui fit tant verser de larmes, et
qui l'accable indignement dans la sienne. Il se peut
que les preuves de son innocence vous parvien-
nent enfin , que vous soyez forcé d'honorer sa mé-
moire " , et que l'image de votre ami mourant ne
vous laisse pas des nuits tranquilles. Diderot , pen-
sez-y. Je ne vous en parlerai plus.
Observation. — On se demande, en lisant cette lettre tou-
chante , si l'auteur qu'on traitait de monstre alors a pu l'écrire
après avoir fait tout ce dont on l'accusait ; dans quel but il
l'aurait écrite à celui de ses amis qui, plus que les autres, de-
vait avoir des preuves de sa duplicité , puisque , d'après les Mé-
moires de madame d'Épinay , arrangés par Grimm, Jean- Jac-
ques lui aurait fourni lui-même ces preuves, en lui montrant sa
correspondance où se seraient trouvées des lettres faites par
" Vcrv'ez, lecteurs , les notes iusérées dans la Vie de Sénèque .
* La rupture de ces deux hommes célèbres fut pendant quelque temps l'unique
Sujet de tous les entretiens dans la haute société de Paris. Champfort nous ap-
prend que M. de Castrics eu tcmoignnit rn jour son étonuement eu ces termes :
» Mon Dieu ! partout où je vais, je n'entends parler que de ce Piousseau et de
« ce Diderot. Conçoit-on cela? des geas de rien, qui n'ont pas de m.iison , qui
••sont lo{^cs à un troisième étage! En vérité, on ne peut pas se faire a ces
«choses-la.»
Oliuvres de Cliampfort , Caructcres et .inecdolet.
AJNNÉE I-ySS. IQ
Rousseau , contre celui-là mérne à qui il les communiquait ;
enfin, si c'est ainsi que s'exprime un coupable quand il s'adresse
à celui-là seul aux yeux duquel il lui est impossible de se jus-
tifier? Rien n'égale l'impudence irréfléchie de l'auteur de cette
trame ( Grimm ) , si ce n'est la crédulité sur laquelle il a compté
et la justesse de son calcul. Il lui fallait Diderot pour le succès
de son intrigue, et Diderot persuadé, parce qu'avec le caractère
d'un homme qui avait toujours le langage d'un inspiré, on persua-
derait bien mieux les autres. Diderot, trompé d'abord, et pro-
bablement de bonne foi, s'avança trop pour i-eculer. J'ai prouvé,
d'après lui-rnéme, à son article {^Histoire de J . J . Rousseau), que
de dupe il devint complice en racontant des faits démentis par
ses propres lettres. Quant à celle qui donne lieu à ces remar-
ques, j'avais cru d'abord qu'il y avait erreur dans la date (du
2 mars), parce que la préface dans laquelle il rompt ouvertement
avec Diderot est datée du 20 de ce mois. Mais je me trompais,
et il me paraît évident qu'avant de rompre sans retour avec son
plus ancien ami, Rousseau voulait voir s'il était possible de le
faire revenir et de se réconcilier avec lui. Remarquons bien que,
dans cette rupture qui fit tant de bruit , le public ignora tout ce
qui la motivait, tout ce qui s'était passé, et conséqueramcnt mit
et dut mettre tons les torts du côté de Rousseau , quand bien
même Grimm n'aurait pas conduit toutes les intrigues dont
il est rendu compte au commencement du dixième livre des
Confessions.
LETTRE CLXVII.
A M. COINDET, à Paris.
Montmorency, mars lySS'.
J'avais cent choses à vous écrire ; un tracas est
survenu , j'ai tout oublié : ma pauvre tête affaiblie
' Cette lettre ne fait partie d'aucune des éditions précédentes.
-2.
•20 (ORRESPONDANCE.
ne peut suffire à deux ol^jets. Voilà , très à la hâte,
le commencement de la note que vous m'avez de-
mandée, nous ferons le reste à loisir; le prudent
M. Rey n'est pas un homme avec lequel on ait be-
soin de précipitation. Cher Coindet, je suis sen-
sible à votre zèle; il me semble que vous m'aimez,
et cela me touche. Je donnerais tout au monde
pour que vous me convinssiez tout-à-fait, car je
n'imaoine d'autre vrai bonheur dans la vie qu'une
intimité sans réserve; mais il iiuit vous donner la
sienne, et n'en point espérer de vous, cela n'est
pas possible. Je sens que je vous aime l'hiver , parce
que vous venez seul , et que je vous hais l'été parce
que vous allez ramassant des cortèges d'importiuis
qui me désolent. Vous savez nos conventions dès
le premier de l'année prochaine ; songez-y , et son-
gez-y sérieusement, car, malgré mon attachement
pour vous, la première ex|)lication sera la der-
nière. Il me sembh; que si nous pouvions former
«ntre le cher Carrion , vous et moi , une petite so-
ciété exclusive où nul autre moitel au monde ne
fût admis, cela serait trop délicieux. IMais je ne
j)uis me corriger de mes châteaux en Espagne. J'ai
beau vieillir, je n'en suis que plus enfant. Oh î quand
serai-je ignoré de la tourbe et aimé de deux amis?,..
Mais je serais trop heureux, et je ne suis pas fait
pour ^ètre.^
(>her Coindet , je cherche à vous aimer. Poui-
Dieu, ne gâtez pas cette fantaisie. Je me dis, cent
fois le jour, que c'est une folie de chercher des
convenances parfaites, et je suis bien loin de les
A,\NJîi 1758. ai
trouver entre nous. Mais lâchons de nous accommo-
der l'un de l'autre tels (jue nous sommes; car, en
changeant, nous iis([uons d'ètie phis mal. C'est à
vous, comme le plus jeune, à me supporter, et à
ne [)as choquer mes fantaisies : je vous dirai peut-
être, quelquefois, des vérités dures, et il y a de
quoi ; vous pouvez m'en rendre de plus dures
aussi justement, et je ne m'en fâcherai jamais. Du
reste , gardez votre lil)erté , et laissez-moi la mienne.
Honorez nos liaisons par une prohité inviolable.,
et, si vous aimez tant à cacher vos affaires, faites
au moins que vous n'ayez jamais raison de me rien
cacher. Adieu , je vous embrasse.
Observation. — A la .suite de la lettre se trouve celle noie.
Code de la police , page l\6.
" Si un spectacle n'a pour attrait qu'un mauvais principe, il
'< est pernicieux pour les spectateurs, de même que pour les
<c acteurs; il attire et entietient, dans un genre de vie frivole
Il et condamnable, les jeunes gens dont les talents pourraient
<i être très-utiles à la société; et en général on peut dire que
'< si, dans les grandes villes, les spectacles sont im amusenient
«peut-être nécessaiie pour éviter un plus grand mal, ;\ l'é-
« gard des petites villes, on ne voit pas qu'il y ait une aj)pa-
« rence d'utilité ou de mérite suffisante pour compenseï le mal
'y qui en résulte. »
Cette lettre nous a été communiquée par le docteur Coin-
det, neveu de celui à qui elle est adressée. Elle est sans date,
mais nous pouvons en mettre une, d'après ce que dit Rous-
seau de son ami Carrion, et du passage du dixième livre des
Confessions, où se trouve le sentiment qu'il exprime ici. Or,
ce devait être en 17^8, entre la sortie de l'Hermitage et l'épo-
que où Rouss(;au roniiut le maréchal de Taixemhourg. Nous
2a CORRESPONDANCE.
ignorons l'usage et le motif de la note jointe à cette lettre, qui
paraît avoir quelque rapport avec la Lettre à d' Alembert sur
les spectacles.
Rousseau ne cache point, comme on voit, à M. Coindet le
mécontentement que lui causait son indiscrète envie de lui
amener toujouis du monde, quand il ne voulait voir personne,
et c'est sous ce rapport qu'il en parle dans ses Confessions.
Nous croyons que cette lettre doit être mise à côté de celle
que Jean-Jacques écrivit à M. Vernes, le aS mars 1 758, et dans
laquelle il lui dit qu'il a faim d'un ami.
LETTRE CLXVilL
A MADA3IE D'HOUDETOT.
Ce samedi, 2 5 mars 1768.
En attendant votre courrier , je commence par
répondre à votre lettre de vendredi , venue par la
poste.
Je crois avoir à m'en plaindre, et j'ai peine à
comprendre que vous l'ayez écrite avec l'intention
que j'en fusse content. Expliquons-nous , et si j'ai
tort, dites-le-moi sans détour.
Vous me dites que j'ai été le plus grand obs-
tacle aux progrès de votre amitié. D'abord, j'ai à
vous dire que je n'exigeais point que votre amitié
fît du progrès, mais seulement qu'elle ne diminuât
pas, et certainement je n'ai point été la cause de
cette diminution. En nous séparant, à notre der-
nière entrevue d'Eaubonne , j'aurais juré que nous
étions les deux personnes de l'univers qui avaient
le plus d'estime et d'amitié l'une pour l'autre, et
akm!;e j-58. u3
qui s'honoraienl le plus réciproquement. G'esl *ce
rue semble , avec les assurances de ce mutuel sen-
tijnent que nous nous séparâmes, et c'est encore
sur ce même ton que vous m'écrivîtes quatre jours
après: Insensiblement vos lettres ont changé de
style; vos témoignages d'amitié sont devenus plus
réservés, plus circonspects , plus conditionnels; au
bout d'un mois, il s'est trouvé, je ne sais comment,
que votre ami n'était plus votre ami. Je vous ai
demandé plusieurs fois la raison de ce changement,
et vous m'obligez de vous la demander encoric : je
ne vous demande pas pourquoi votre amitié n*a
point augmenté , mais pourquoi elle s'est éteinte.
Ne m'alléguez pas ma rupture avec votre belle-
sœur et son digne ami. Vous savez ce qui s'est
passé ; et , de tout temps , vous avez dû savoir qu'il
ne saurait y avoir de paix entre J. J. Rousseau et les
méchants.
Vous me parlez de fautes , de faiblesses , d'un
ton de reproche. Je suis faible , il est vrai ; ma vie
est pleine de fautes, car je suis homme. JMais voici
ce qui me distingue des hommes que je connais;
c'est qu'au milieu de mes fautes je me les suis tou-
jours reprochées; c'est qu'elles ne m'ont jamais
fait mépriser mon devoir, ni fouler aux pieds la
vertu; c'est qu'enfin j'ai combattu et vaincu pour
elle, dans les moments où tous les autres l'oublient.
Puissiez-vous ne trouver jamais que des hommes
aussi criminels!
Vous me dites que votre amitié , telle qu'elle est»
subsistera toujours pour moi, tel que je sois, ex-
^4 CORRESPOIVDAIVCK.
cepté le crime et rincUgnité, dont \om> ne me croirez
jamais capable. A cela je vous réponds que j'ignore
quel prix je dois donner à votre amitié , telle qu'elle
est; que, quant à moi, je serai toujours ce que je
suis depuis quarante ans; qu'on ne commence pas
si tard à changer ; et quant au crime et à l'indignité,
dont vous ne me croirez jamais capable, je vous
apprends que ce compliment est dur pour un hon-
nête homme, et insultant pour un ami.
Vous me dites que vous m'avez toujours vu beau-
coup meilleur que je ne me suis montré. D'autres,
trompés par les apparences, m'estiment moins que
je ne vaux, et sont excusables; mais pour vous,
vous devez me connaître : je ne vous demande que
de me juger sur ce que vous avez vu de moi.
Mettez-vous un moment à ma place. Que voulez-
vous que je pense de vous et de vos lettres? On
dirait que vous avez peur que je ne sois paisible
dans ma retraite, et que vous êtes bien aise de m'y
donner, de temps en temps, des témoignages de
peu d'estime , que , quoi que vous en puissiez dire,
votre cœur démentira toujours. Rentrez en vous-
même, je vous en conjure. Vous m'avez demandé
quelquefois les sentiments d'un père : je les sens
en vous parlant, même aujourd'hui que vous ne
me les demandez plus. Je n'ai, point changé 'd'opi-
nion sur votre bon cœur; mais je vois que vous ne
savez plus ni penser , ni parler , ni agir par vous-
même. Voyez au moins quel rôle on vous fait jouer.
Imaginez ma situation. Pourquoi venez-vous con-
trister encore, par vos lettres, une amo que vous
AN NÉE 1758. 1!}
devez croire assez affligée de ses propres ennuis ?
Est-il si nécessaire à votre repos de troubler le mien ?
Ne saïu'iez-voiis concevoir que j'ai plus besoin de
consolations que de reproches ? Épargnez-moi donc
ceux que vous savez bien que je ne mérite pas , et
portez quelque respect à mes malheurs. Je vous
demande de trois choses l'une: ou changez de style,
ou justifiez le vôtre, ou cessez de m'écrirc; j'aime
mieux renoncer à vos lettres que d'en recevoir
d'injurieuses. Je puis me passer que vous m'esti-
miez; mais j'ai besoin de vous estimer vous-même,
et c'est ce que je ne saurais faire si vous manquez
à votre ami.
Quant à la Julie, ne vous gênez point pour elle.
Soit que vous m'écriviez ou non , vos copies ne se
feront pas moins; et si je les ai suspendues après
un silence de trois semaines, c'est que j'ai cru que,
m'ayant tout -à -fait oublié, vous ne vous souciiez
plus de rien qui vînt de moi. Adieu: je ne suis ni
changeant ni subjugué comme vous; l'amitié que
vous m'avez demandée, et que je vous ai promise,
je vous la garderai jusqu'au tombeau. Mais si vous
continuez à m'écrire de ce ton équivoque et soiqD-
çonneux que vous affectez avec moi , trouvez bon
que je cesse de vous répondre; rien n'est moins re-
grettable qu'un commerce d'outrages: mon cœiu'
et ma plume s'y refuseront toujours avec vous.
CORRESPO.\DArs C£.
LETTRE CLXIX.
A M. VERNES.
Montmorency, le 2 5 mars lySS.
Oui, mon cher Vernes, j'aime à croire que nous
sommes tous deux bien aimés l'un de l'autre, et
dignes de l'être. Voilà ce qui fait plus au soulage-
ment de mes peines que tous les trésors du monde.
Ah! mon ami! mon concitoyen! sache m'aimer, et
laisse là tes inutiles offres; en me donnant ton
cœur , ne m'as-tu pas enrichi? Que fait tout le reste
aux maux du corps et aux soucis de l'ame? Ce dont
j'ai faim, c'est d'un ami : je ne connais point d'autre
besoin auquel je ne suffise moi-même. La pauvreté
ne m'a jamais fait de mal ; soit dit pour vous tran-
quilliser là-dessus une fois pour toutes.
Nous sommes d'accord sur tant de choses, que
ce n'est pas la peine de nous disputer sur le reste.
Je vous l'ai dit bien des fois, nul homme au monde
ne respecte plus que moi l'Évangile ; c'est , à mon
gré , le plus sublime de tous les livres ; quand tous
les autres m'ennuient, je reprends toujours celui-là
avec un nouveau plaisir; et quand toutes les con-
solations humaines m'ont manqué , jamais je n'ai
recouru vainement aux siennes. ]Mais enfin c'est un
livre , un livre ignoré des trois quarts du monde :
croirais-je qu'un Scythe ou un Africain soient moins
chers au père commun que vous et moi , et pour-
A.iVNÉE l'JoS. ly
quoi croirais-je qu'il leur ait ôté, plutôt qu'à nous,
les ressources pour le connaître? Non, mon digne
ami, ce n'est point sur quelques feuilles éparses
qu'il faut aller chercher la loi de Dieu, mais dans le
cœur de l'homme, où sa main daigna l'écrire. O
homme! qui que tu sois, rentre en toi-même, ap-
prends à consulter ta conscience et tes facultés
naturelles ; tu seras juste , bon , vertueux , tu t'in-
clineras devant ton maître, et tu participeras dans
son ciel à un bonheur éternel. Je ne me fie là-dessus
ni à ma raison , ni à celle d'autrui; mais je sens,
à la paix de mon ame, et au plaisir que je sens à
vivre et penser sous les yeux du grand Etre , que
je ne m'abuse point dans les jugements que je fais
de lui, ni dans l'espoir que je fonde sur sa justice.
Au reste, mon cher concitoyen, j'ai vouhi verser
mon cœur dans votre sein, et non pas entrer en
lice avec vous; ainsi, restons-en là , s'il' vous plaît,
d'autant plus que ces sujets ne se peuvent traiter
guère commodément par lettres.
J'étais un peu mieux ; je retombe. Je compte
pourtant un peu sur le retour du printemps, mais
je n'espère plus recouvrer des forces suffisantes
pour retourner dans la patrie. Sans avoir lu votre
Dc'c/aratio/i , je la respecte d'avance, et me félicite
d'avoir, le premier, donné à votre respectable corps
des éloges qu'il justifie si bien aux yeux de toute
l'Europe.
Adieu, mon ami.
Observation. — Cette lettre, écrite quelques jours après sa
rupture avec Diderot, fait voir combien il lui en avait coûté,
^8 CORRESPONDANCE.
combien il lui était pénible de voir que, jusqu'alors, il n'avait
point eu d'ami véritable. Elle montre encore ses opinions reli-
gieuses. Ce serait plus dans des lettres qui n'étaient point des-
tinées à l'impression quand elles furent écrites, que dans des
ouvrages faits pour le public , qu'il faudrait rechercher la sin-
cérité de ces opinions : mais dans les uns et les autres elles sont
les mêmes.
LETTRE CLXX.
AU MÊME.
Montihorency , le a 5 mai 1758.
Je ne vous écris pas exactement, mon cher Yernes,
mais je pense à vous tous les jours. Les maux, les
langueurs, les peines, augmentent sans cesse ma
paresse; je n'ai plus, rien d'actif que le cœiu'; en-
core, hors Dieu, ma patrie, et le genre humain, n'y
reste-t-il d'attachement que pour vous; et j'ai connu
les hommes par de si tristes expériences , que si
vous me trompiez comme les autres , j'en serais
affligé, sans doute , mais je n'en serais plus surpris.
Heureusement je ne présume rien de semblable de
votre part ; et je suis persuadé que , si vous faites le
\ oyage que vous me promettez , l'habitucfe de nous
voir et de nous mieux connaître affermira pour ja-
mais cette amitié véritable que j'ai tant de penchant
à contracter avec vous. S'il est donc vrai que votre
fortune et vos affaires vous permettent ce voyage,
et que votre cœur le désire, annoncez-le-moi d'a-
vance,afin qup je mo prépare au plaisir de presser.
AINIVKE Iy58. 29
(lu moins une fois en ma vie, un lionnt'Mc hoiiiine
et un ami contre ma poitrine.
Par rapport à ma croyance, j'ai examiné vos ob-
jections, et je vous dirai naturellement qu'elles ne
me persuadent pas. Je trouve que , pour un homme
convaincu de l'immortalité de l'ame , vous donnez
trop de prix aux biens et aux maux de cette vie.
J'ai connu les derniers mieux que vous, et mieux
peut-être qu'homme qui existe; je n'en adore pas
moins l'équité de la Providence , et me croirais aussi
ridicule de murmurer de mes maux durant cette
courte vie, que de crier à l'infortune pour avoir
j)assé une nuit dans lui mauvais cabaret. Tout ce-
que vous dites sur l'impuissance de la conscience
se peut rétorquer plus vivement encore contie la ré-
vélatii)n ; car que voulez-vous qu'on pense de l'au-
teur d'un remède qui ne guérit db rien? Ne dirait-
on pas que tous ceux qui connaissent l'Évangile sont
de fort saints personnages, et qu'un Sicilien san-
2^uinaire et perfide vaut beaucoup mieux qu'un
Hottentot stupide et grossier?
Voulez-vous que je croie que Dieu n'a donné sa
loi aux hommes que pour avoir une double raison
tle les punir ? Prenez garde , mon ami ; vous voulez
le justifier d'un tort chimérique , et vous aggravez
l'accusation. Souvenez-vous surtout que, dans cette
dispute, c'est vous qui attaquez mon sentiment,
et que je ne fais que le défendre; car, d'ailleurs,
je suis très-éloigné de désapprouver le votre, tant
que vous ne voudrez contraindre personne à l'em-
brasser.
3o CORR£SPOJ\DA?.CK.
Quoi! cette aimable et chère parente est toujours
dans son lit! Que ne suis -je auprès d'elle! Nous
nous consolerions mutuellement de nos maux , et
j'apprendrais d'elle à souffrir les miens avec cons-
tance; mais je n'espère plus faire un voyage si dé-
siré; je me sens de jour en jour moins en état de
le soutenir. Ce n'est pas que la belle saison ne m'ait
rendu de la vigueur et du courage , mais le mal
Jocal n'en fait pas moins de progrès; il commence
même à se rendre intérieurement très - sensible ;
une enflure, qui croît quand je marche, m'ôte pres-
que le plaisir de la promenade , le seul qui m'était
resté, et je ne reprends des forces que pour souf-
frir. La volonté de Dieu soit faite! Cela ne m'em-
pêchera pas, j'espère, de vous faire voir les environs
de ma solitude , auxquels il ne manque que d'être
autour de Genève pour me paraître délicieux. J'em-
brasse le cher Roustan , mon prétendu disciple ; j'ai
lu avec plaisir son Examen des quatre beaux siècles %
et je m'en tiens , avec plus de confiance , à mon
sentiment, en vovant que c'est aussi le sien. La
seule chose que je voudrais lui demander serait de
ne pas s'exercer à la vertu à mes dépens , et de ne
pas se montrer modeste en flattant ma vanité. Adieu,
mon cher Vernes; je trouve de jour en jour plus
de plaisir a vous aimer.
' Examen historique des quatre beaux, siècles de M. de Voltaire,
j vol. in-8". Genève, 1765, par Jucqnes-,\ntoine Roustan.
AMVÉE lySS. 3l
LETTRE CLXXI.
A M. ROMILLY'.
1758.
On ne saurait aimer les pères sans aimer des en-
fants qui leur sont chers: ainsi, monsieur, je vous
aimais sans vous connaître , et vous croyez bien
que ce que je reçois de vous n'est pas propre à relâ-
cher cet attachement. J'ai lu votre ode; j'y ai trouvé
de l'énergie , des images nobles , et quelquefois des
vers heureux : mais votre poésie paraît gênée ; elle
sent la lampe, et n'a pas acquis la correction. Vos
rimes, quelquefois riches, sont rarement élégantes,
et le mot propre ne vous vient pas toujours. Mon
cher Romilly, quand je paie les compliments par
des vérités , je rends mieux que ce qu'on me donne.
Je vous crois du talent, et je ne doute pas que
vous ne vous fassiez honneur dans la carrière où
vous entrez. J'aimerais pourtant mieux, pour votre
bonheur, que vous eussiez suivi la profession de
votre digne père , surtout si vous aviez pu vous y
distinguer comme lui. Un travail modéré, une vie
égale et simple , la paix de l'ame et la santé du corps,
qui sont le fruit de tout cela, valent mieux pour
vivre heureux que le savoir et la gloire. Du moins en
cultivant les talents des gens de lettres, n'en prenez
Jean-Edme, lils de l'horloger. Il fut ministre de la religion ré-
formée , et mourut long-temps avant sou père.
'3u CORRESPONDANCE.
pas les préjugés; n'estimez votre état que ce qu'il
vaut, et vous en vaudrez davantage. Je vous dirai
que je n'aime pas la fin de votre lettre : vous me
paraissez juger trop sévèrement les riches; vous ne
sonojez pas qu'ayant contracté dès leur enfance
mille besoins que nous n'avons point, les réduire
à l'état des pauvres, ce serait les rendre plus mi-
sérables qu'eux. Il faut être juste envers tout le
monde, même envers ceux qui ne le sont pas pour
nous. Ehî monsieur, si nous avions les vertus con-
traires aux vices que nous leur reprochons, nous
ne songerions pas même qu'ils sont au monde, et
bientôt ils auraient ^dIus besoin de nous que nous
d'eux. Encore un mot, et je finis. Pour avoir droit
de mépriser les riches , il faut être économe et pru-
dent soi-même, afin de n'avoir jamais besoin de
richesses.
Adieu, mon cher Romilh ;je vous embrasse de
tout mon cœur.
LETTRE CLXXIL
A M. D'ALEMBERT.
Montmorency , le aS juin 1-58.
J'ai dû, monsieur, répondre à votre article Gê'
?ièi'e: je l'ai fait, et je vous ai même adressé cet
écrit. Je suis sensible aux témoignages de votre sou-
venir, et à l'honneur que j'ai reçu de vous en plus
d'une occasion; mais vous nous donnez un conseil
ANNÉE r'yfjS. 33
peniicieux, et si mon père en avait fait autant, je
n'aurais pu ni dû me taire. J'ai tâché d'accorder ce
que je vous dois avec ce f[iie je dois à ma patrie ;
quand il a fallu choisir, j'aurais fait un crime de
balancer. Si ma témérité vous offense, vous n'en
serez que trop vengé par la faiblesse de l'ouvrage.
Vous V chercherez en vain les restes d'un talent
qui n'est plus, et qui ne se nourrissait peut-être que
de mon mépris pour mes adversaires. Si je n'avais
consulté que ma réputation, j'aurais certainement
supprimé cet écrit; mais il n'est pas ici question de
ce qui peut vous plaire ou m'honorer; en faisant
mon devoir, je serai toujours assez content de moi
et assez justifié près de vojjs.
LETTRE CLXXIII.
A M. VERNES.
Montmorency, le 4 juillet 1758.
Je me hâte , mon cher Vernes , de vous rassurer
sur le sens que vous avez donné à ma dernière
lettre, et qui sûrement n'était pas le mien. Soyez
sûr que j'ai pour vous toute l'estime et toute la
confiance qu'un ami doit à son ami ; il est vrai que
j'ai eu les mêmes sentiments pour d'autres qui
m'ont trompé, et que, plein d'une amertume en
secret dévorée ^ il s'en est répandu quelque chose
sur mon papier; mais, mon ami, cela vous regar-
dait si peu , que , dans la même lettre, je vous ai ,
R. xrx. 3
34 CORRESPOIS'DANCE.
ce me semble , assez témoigné l'ardent désir que
j'ai de vous voir et de vous embrasser. Vous me
connaissez mal : si je vous croyais capable de me
tromper , je n'aurais plus rien à vous dire.
J'ai reçu l'exemplaire de M. Duvillard'; je vous
prie de l'en remercier. S'il veut bien m'en adresser
deux autres, non pas par la même voie dont il s'est
servi , mais à l'adresse de 31. Coùidet, chez MM. The-
l as son y Necker et compagnie , rue Michel-le-Comte ^
je lui en serai obligé. Il a eu tort d'imprimer cet
article sans m'en rien dire; il a laissé des fautes que
j'aurais ôtées, et il n'a pas fait des corrections et
additions que je lui aurais données.
J'ai sous presse ^ un petit écrit sur l'article Ge-
nève de M. d'Alembert. Le conseil qu'il nous donne
d'établir une comédie m'a paru pernicieux ; il a ré-
veillé mon zèle, et m'a d'autant plus indigné que
j'ai vu clairement qu'il ne se faisait pas un scru-
pule de faire sa cour à M. de Voltaire à nos dé-
pens. Voilà les auteurs et les philosophes! Toujours
pour motif quelque intérêt particulier, et toujours
le bien public pour prétexte. Cher Vernes, soyons
hommes et citoyens jusqu'au dernier soupir. Osons
toujours parler pour le bien de tous , fùt-il préju-
dicial3le à nos amis et à nous-mêmes. Quoi qu'il en
soit , j'ai dit mes raisons ; ce sera à nos compatriotes
* M. DuvUlard , libraire à Genève, avait, sans Taveu de l'auteur,
fait imprimer l'article Economie poliiique de l'Encyclopédie , qu'il
publia: sous le titre de Discours sur l'Économie politique. Voyez à ce
sujet l'avertissement du tome v de cette édition , pages i et 2.
^ Cet écrit ne parut que le 2 octobre suivant. La date en est con-
statée dans la lettre du 22 octobre, à M. Vernes.
ANNÉE 17.58. 35
à les peser. Ce qui me fâche, c'est que cet écrit est
de la dernière faiblesse; il se sent de l'état de lan-
gueur où je suis, et où j'étais bien plus encore
quand je l'ai composé. Vous n'y reconnaîtrez plus
rien que mon cœiu" mais je me flatte que c'en est
assez pour me conserver le vôtre. Voulez-vous bien
passer de ma part chez M. Marc Chappuis , hii faire
mes tendres amitiés , et lui demander s'il veut bien
que je lui fasse adresser les exemplaires de cet
écrit que je me suis réservés, afin de les distribuer
à ceux à qui je les destine, suivant la note que je
lui enverrai?
Vous m'avez parlé ci-devant de madame d'Épi-
nay ; l'ami Roustan , que j'embrasse et remercie ,
m'en parle , et d'autres m'en parlent encore. Cela
me fait juger qu'elle vous laisse dans une erreur
dont il faut que je vous tire. Si madame d'Épinay
vous dit que je suis de ses amis, elle vous trompe ;
si elle vous dit qu'elle est des miens , elle vous
trompe encore plus : voilà tout ce que j'ai à vous
dire d'elle.
Loin que l'ouvrage dont vous me parlez soit un
roman philosophique , c'est au contraire im com-
merce de bonnes gens'. Si vous venez, je vous
montrerai cet ouvrage ; et si vous jugez qu'il vous
convienne de vous en mêler, je l'abandonne avec
plaisir à votre direction. Adieu, mon ami ; songez,
non pas , grâces au ciel , aux ides de mars , mais aux
calendes de septembre ; c'est ce jour-là que je vous
attends.
La Nouvelle Héloïse.
36 i: o ^ i^ ' •'' ^' <^' y li ^ i'i c i: .
LETTRE CLXXIV.
A SOPHIE'.
Le i3 juillet xySS.
Je commence une correspondance qui n'a point
d'exemple et ne sera guère imitée : mais votre cœur
n'ayant plus rien à dire au mien , j'aime mieux faire
seul les frais d'un commerce qui ne serait qu'oné-
reux pour vous , et où vous n'auriez à mettre que
des paroles. C'est une fausseté méprisable de sub-
stituer des procédés à la place des sentiments, et
de n'être honnête qu'à l'extérieur. Quiconque a le
courage de paraître toujours ce qu'il est deviendra
tôt ou tard ce qu'il doit être ; mais il n'y a plus rien
à espérer de ceux qui se font un caractère de pa-
rade. Si je vous pardonne de n'avoir plus d'amitié
pour moi , c'est parce que vous ne m'en montrez
plus. Je vous aime cent fois mieux ainsi qu'avec
ces lettres froides qui voulaient être obligeantes,
et montraient , malgré vous , que vous songiez à
autre chose en les écrivant. De la franchise , 6 So-
' Sophie était un des prénoms de madame d'Houdetot ; cette cir-
constance, et plusieurs autres relatives à la liaison qui avait existé
entre Jean-Jacques et cette dame , font présumer que cette lettre lui
est adressée. M. Petitain a tranché la difficulté en substituant le nom
de madame d'Houdetot à celui de Sophie. Il nous semble qu'il y a
plus d'exactitude à conserver celui que porte l'autographe. De plus,
on n'a point acquis la certitude nécessaire pour autoriser cette substi-
tution. Nous dirons même qu'il y a une objection grave tirée de la
lettre du a 5 mars 17 58.
ANNÉE I-^SS. 37
pliie! il n'y a (|u'elle qui élève l'anie , et soutienne ,
par l'estime de soi-même, le droit à celle d'autrui.
Mon dessein n'est pas de vous ennuyer de fré-
quentes et longues lettres. Je n'espère pas même ,
avec toute ma discrétion , que vous lisiez toutes
celles que je vous écrirai; mais du moins aurai-je
eu le plaisir de les écrire , et peut-être est-il bon ,
pour vous et pour moi, que vous ayez la complai-
sance de les recevoir. Je vous crois un bon natu-
rel ; c'est cette opinion qui m'attache encore à vous :
mais une grande fortune sans adversité a dû vous
endurcir lame ; vous avez tixDp peu connu de maux
pour être fort sensible à ceux des autres. Ainsi les
douceurs de la commisération vous sont encore
inconnues. N'ayant su partager les peines d'autrui,
vous serez moins en état d en supporter vous-même,
si jamais il en vient; et il est toujours à craindre
qu'il n'en vienne , car vous n'ignorez pas que la
fortune même n'en garantit pas toujours; et, quand
elles nous attaquent au milieu de ses faveurs, quelles
ressources lui reste-t-il pour les guérir ?
Non fidartî délia. sorte,
Ancor a me già fù grata ,
£ tu ancor ahandonata
^ Sospirar potresti un di.
Veuille le ciel tromper ma prévoyance ! en ce
cas , mes soins n'auront été qu'inutiles , et il n'y
aura point de mal au moins à les avoir pris : mais
si jamais votre cœur affligé se sent besoin de res-
sources qu'il ne trouvera pas en lui-même, si peut-
être un jour d'autres manières de penser vous dé-
38 CORRKSPOr^DAriCE.
goûtent de celles qui n'ont pu vous rendre heureuse,
revenez à moi si je vis encore , et vous saurez quel
ami vous avez méprisé. Si je ne vis plus, relisez
mes lettres ; peut-être le souvenir de mon attache-
ment adoucira-t-il vos peines; peut-être trouve-
rez-vous dans mes maximes des consolations que
vous n'imaginez pas aujourd'hui.
LETTRE CLXXV.
A M. ^DELEYRE.
Montmorency, le 5 octobre ijSS.
Enfin, mon cher Deleyre,j'ai de vos nouvelles.
Vous attendiez plus tôt des miennes, et vous n'a-
viez pas tort; mais, pour vous en donner, il fal-
lait savoir où vous prendre , et je ne voyais per-
sonne qui pût me dire ce que vous étiez devenu ;
n'ayant et ne voulant avoir désormais pas plus de
relation avec Paris qu'avec Pékin, il était difficile
que je pusse être 'mieux instruit. Cependant, jeudi
dernier, un pensionnaire des Vertus, qui me vint
voir avec le père Curé, m'apprit que vous étiez à
Liège; mais ce que j'aurais dû fairefil y a deux mois
était à présent hors de propos , et ce n'était plus
le cas de vous prévenir; car je vous avoue que je
suis et serai toujours, de tous les hommes, le moins
propre à retenir les gens qui se détachent de moi.
J'ai d'autant plus senti le coup que vous avez
reçu, que j'étais bien plus content de votre nou-
velle carrière que de celle où vous êtes en train de
rentrer. Je vous crois assez de probité pour vous
conduire toujours en homme de bien dans les af-
faires, mais non pas assez de vertu pour préférer
toujours le bien public à votre gloire , et ne dire
jamais aux hommes que ce qu'il leur est bon de
savoir. Je me complaisais à vous imaginer d'avance
dans le cas de relancer quelquefois les fripons, au
lieu que je tremble de vous voir contrister les âmes
simples dans vos écrits. Cher Deleyre , défiez-vous
de votre esprit satirique ; surtout apprenez à res-
pecter la religion : l'humanité seule exige ce res-
pect. Les grands , les riches , les heureux du siècle,
seraient charmés qu'il n'y eût point de Dieu ; mais
l'attente d'une autre vie console de celle-ci le peuple
et le misérable. Quelle cruauté de leur ôter encore
cet espoir !
Je suis attendri , touché de tout ce que vous me
dites de M, G....; quoique je susse déjà tout cela,
je l'apprends de vous avec un nouveau plaisir ; c'est
bien plus votre éloge que le sien que vous faites ;
la mort n'est pas un malheur poiu' un homme de
bien, et je me réjouis presque de la sienne, puis-
qu'elle m'est une occasion de vous estimer davan-
tage. Ah! Deleyre , puissé-je m'étre trompé , et goû-
ter le plaisir de me reprocher cent fois le jour de
vous avoir été juge trop sévère!
Il est vrai que je ne vous parlai point de mon
écrit sur les spectacles ; car, comme je vous Tai dit
plus d'une fois , je ne me fiais pas à vous. Cet écrit
est bien loin de la prétendue méchanceté dont vous
4o CORRli:SPO?fDA.NCE.
parlez; il est lâche et faible; les méchants n'y sont
plus gourmandes; vous ne m'y reconnaîtrez plus :
cependant je l'aime plus que tous les autres, parce
qu'il m'a sauvé la vie , et qu'il me servit de distrac-
tion dans des moments de douleur , où , sans lui ,
je serais mort de désespoir. Il n'a pas dépendu de
moi de mieux faire; j'ai fait mon devoir, c'est assez
pour moi. Au surplus, je livre l'ouvrage à votre
juste critique. Honorez la vérité ; je vous aban-
donne tout le reste. Il est vrai, M. Helvétius a £ait
un livre dangereux et des rétractations humiliantes.
Mais il a quitté la place de fermier général ; il a
fait la fortune d'iuie honnête fille; il s'attache à la
rendre heureuse ; il a dans plus d'une occasion
soulagé les malheureux ; ses actions valent mieux
que ses écrits. Mon cher Deleyre , tâchons d'en
faire dire autant de nofis. Adieu; je vous embrasse
de tout mon cœur.
LETTRE CLXXVI.
A M. JACOB VERNET.
Montmorency, le i8 septembre 1758.
J'ai lu, monsieur, avec d'autant plus de joie la
dernière lettre dont vous m'avez honoré, que j'é-
tais toujours dans quelque inquiétude sur l'effet
de la mienne à M. d'Alembert, par rapport à ses
imputations indiscrètes; car , pour bien traiter des
matières aussi délicates , rien n'est moins suffisant
AxXJVÉE 1758. 4'
que la bonne intention , et lien n'est plus commun
que de tout gâter en pensant bien faire. L'assu-
rance que vous me donnez , que je ne suis pas
dans le cas, in'ote un grand poids de dessus le
cœur, et ce n'est pas peu d'ajonter au plaisir que
m'aurait fait votre lettre dans tous les temps. Vous
avez raison, monsieur, de croire que j'ai été con-
tent de votre déclaration ' , mais content n!est pas
assez dire. La modération , la sagesse , la fermeté ,
tout s'y trouve : je regarde cette pièce comme un
modèle qui , malheureusement , ne sera pas imité
par beaucoup de théologiens. Tout ce qu'il fallait
étant fait de part et d'autre, j'espère que cette dan-
gereuse tracasserie n'aura point de suites ; et, quand
elle en aurait, je pense que le silence est le meil-
leur moyen de la faire finir. Du moins par rapport
à moi, c'est le parti que je crois devoir prendre
dans les critiques qui me pleuvent sur ce point et
sur tous les autres. Il m'est d'autant moins difficile
de n'y pas répondre , que je me suis imposé de
n'en lire aucune. Il a pourtant fallu faire excep-
tion pour celle de l'abbé de La Porte , parce qu'il
me l'a envoyée avec une lettre, et qu'il a bien
fallu faire réponse à cette lettre; mais ce qui ne
fait que s'écrire est bien différent de ce qui s'im-
prime. Voici tout ce que je lui ai dit à ce sujet :
Quant aux mots de cojvsdbstaivtiel , de triiïité , ^/'in-
carnation , que vous me dites être clairsemés dans
nos livres , ils j sont tout aussi fréquents que dans
La Déclaration des ministres de Genève, à l'occasiou de l'article
Genève de l'Encvclopcdie : voyez le tome 11 de la présente éditioii.
^2 CORRESPOJNDAIVCE.
r Écriture , et nous nous consolons d'être hérétiques
avec les apôtres de Jésus-Christ.
Il est incontestable, monsieur, par le reste de
votre lettre, que vous avez vu le fond de la ques-
tion plus nettement et plus clairement que moi^;
d'ailleurs connaissant mieux le local , vous faites
des distinctions plus justes ; et je ne doute pas que
si j'avais eu quelc[ue conversation avec vous sur
cette matière avant que d'écrire mon livre , il n'en
fût devenu meilleur. Si j'avais le bonheur de me
retirer dans ma patrie, et que je me sentisse en-
core en état de travailler, je vous demanderais la
permission de vous voir et de vous consulter quel-
quefois. Je n'aurais pas seulement besoin du se-
cours de vos lumières , mais aussi de celui de votre
sagesse; car je me sens emporté par un caractère
ardent qui aurait souvent besoin d'être retenu. Je
m'aperçois du bien que me font vos lettres, et je
ne doute pas que votre conversation ne m'en fît
encore davantage. Ce serait satisfaire au besoin en
me procurant un plaisir. Recevez, monsieur, les
assurances de mon véritable et profond respect.
Rousseau, dans sa lettre à d'Alembert, s'était plus particulière-
ment occupé des spectacles , de leur danger , et du conseil que l'au-
teur de l'article Genève donnait, d'étaLlir dans cette ville une salle
de spectacles. Il avait négligé le socinianisme dont Genève était ac-
cusée.' J. Vernet , professeur de théologie , aurait désiré que Rous-
seau eût réfuté cette accusation. Dans la suite, on le verra (lettre à
M. Moultou, du 8 octobre 17(12) exiger de Jean-Jacques une rétrac-
tation de \a Profession de fui du vicaire savoyard; ce qui fut cause de
leur rupture.
ANNliE 1758. 43
LETTRE CLXXVII.
A MADA-AIE DE CRÉQUI.
Montmorency, i3 octobre lySS.
Quoi ! maclamp , vous pouviez me soupçonner
d'avoir perdu le souvenir de vos bontés! C'était
ne rendre justice ni à vous ni à moi : les témoi-
gnages de votre estime ne s'oublient pas, et je n'ai
pas un cœur fait pour les oublier. J'en puis dire
autant de l'honneur que me fait M. l'ambassadeur;
c'est im grand encouragement pour m'en rendre
digne : l'approbation des gens de bien est la se-
conde récompense de la vertu sur la terre.
Je comprends, par le commencement de votre
lettre, que vous voilà tout-à-fait dans la dévotion.
Je ne sais s'il faut vous en féliciter ou vous en
plaindre : la dévotion est im état très-doux , mais
il faut des dispositions pour le goûter. Je ne vous
crois pas lame assez tendre pour être dévote avec
extase, et vous devez ^ous ennuyer durant forai-
son. Pour moi , j'aimerais encore mieux être dé-
vot que philosophe; mais je m'en tiens à croire
en Dieu, et à trouver dans l'espoir d'une autre
vie ma seule consolation dans celle-ci.
Il est vrai , madame , que l'amitié me fait payer
chèrement ses charmes, et je vois que vous n'en
avez pas eu meilleur marché. Ne nous plaignons
en cela que de nous-mêmes. Nous sommes juste-
ment punis des attachements exclusifs qui nous
44 C0RRESP01VDA.NCE.
rendent aveugles, injustes, et bornent l'univers
pour nous aux personnes que nous aimons. Toutes
les préférences de l'amitié sont des vols faits au
genre humain , à la patrie. Les hommes sont tous
nos frères ; ils doivent tous être nos amis.
Je conçois les inquiétudes que vous donne le
dangereux métier de M. votre fils , et tout ce que
votre tendresse vous porte à faire pour lui donner
un état digne de son nom : mais j'espère que vous
ne vous serez point ruinée pour le faire tuer ; au
contraire, vous le verrez vivre, prospérer, hono-
rer vos soins, et vous payer au centuple de tous
les soucis qu'il vous a coiités. Voilà ce que son
âge , le vôtre , et l'éducation qu'il a reçue de vous,
doivent vous faire attendre le plus naturellement.
Au reste , pardonnez si je ne puis voir les périls
qui vous effraient du même œil que les voit une
mère. Eh ! madame , est-ce un si grand mal de mou-
rir? Hélas! c'en est souvent un bien plus grand
de vivre.
Plus je reste enfermé dans ma solitude, moins
je suis tenté de l'interrompre par un voyage de
Paris : cependant je n'ai point pris là-dessus de ré-
solution. Quand le désir m'en viendra , je serai
prompt à le satisfaire : mais il n'est point encore
venu. Tout ce que je puis vous dire sur l'avenir,
c'est que si jamais je fais ce voyage , ce ne sera
point sans me présenter chez vous , et que , dans
mon système actuel , j'aurai peut-être quelque re-
proche à me faire du motif qui m'y conduira.
Recevez, madame, les assurances de mon respect.
ANNÉn 1758. • 45
LETTRE CLXXVIII.
A i\l. VER NES.
Montmorency , le au octobre 1758.
Je reçois à l'instant, mon ami, votre dernière
lettre, sans date, dans laquelle vous m'en annon-
cez une autre sous le pli de M. de Chenonceaux,
que je n'ai point reçue : c'est ime négligence de
ses commis, j'en suis sûr; car il vint me voir il
y a peu de jours , et ne m'en parla point. Quoi
qu'il en soit, ne nous exposons plus au même in-
convénient; écrivez-moi directement, et n'affian-
chissez plus vos lettres; car je ne suis pas à portée
ici d'en faire de même. Quoique ce paquet soit
assez gros pour en valoir la peine , je ne crois pas
que mon ami regrette l'argent qu'il lui coûtera ,
et je ne lui ai pas donné le droit, que je sache ,
de penser moins favorablement de moi. Soyez
aussi plus exact aux dates , que vous êtes sujet à
oublier.
L'écrit à M. d'Alembert parait en effet à Paris
depuis le i de ce mois; je ne l'ai appris que le 7.
Le lundi 8, je reçus le petit nombre d'exemplaires
que mon libraire avait joints pour moi à cet en-
voi; je les ai fait distribuer le même jour et les
suivants; en sorte que, le débit de cet ouvrage
ayant été assez rapide , tous ceux à qui j'en ai en-
voyé l'avaient déjà : et voilà un des désagréments
46 CORRESPONDANCE.
auxquels m'assujettit rinconcevable négligence de
ce libraire. Pour que vous jugiez s'il y a de ma
faute dans les retards de l'envoi pour Genève, je
vous envoie une de ses lettres à demi déchirée, et
que j'ai heureusement retrouvée. Si vous avez des
relations en Hollande, vous m'obligerez de vous
en faire informer à lui-même. Selon mon compte ,
j'espère enfin que vous aurez reçu et distribué
ceux qui vous sont adressés. Je vous dirai sur celui
de M. Labat que nous ne nous sommes jamais écrit,
et que nous ne sommes par conséquent en aucune
espèce de relation; cependant je serai bien aise de
lui donner ce léger témoignage que je n'ai point
oublié ses honnêtetés. Mais , mon cher Vernes ,
Roustan est moins en état d'en acheter un ; je vou-
drais bien aussi lui donner cette petite marque de
souvenir; et dans la balance entre le riche et le
pauvre, je penche toujours pour le dernier. Je vous
laisse le maître du choix. A l'égard de l'autre exem-
plaire , il faut , s'il vous plaît , le faire agréer à
M. Soubeyran , avec lequel j'ai de grands torts de
négligence, et non pas d'oubli; tâchez, je vous prie,
de l'ensaoer à les oublier.
Je n'ignorais pas que l'article Genèfe était en
partie de M. de Voltaire : quoique j'aie eu la dis-
crétion de n'en rien dire, il vous sera aisé de voir,
par la lecture de l'ouvrage, que je savais, en l'écri-
vant, à quoi m'en tenir. Mais je trouverais bizarre
que M. de Voltaire crût, pour cela, que je man-
querais de lui rendre un hommage que je lui offre
de très-bon cœur. Au fond , si quelqu'un devait
ANNÉE 1758. l^n
se tenir offensé, ce serait M. d'Alembert; car, après
tout , il est au moins le père putatif de l'article.
Vous verrez, dans sa lettre ci-jointe, comment il
a reçu la déclaration que je lui fis, dans le temps,
de ma résolution. Que maudit soit tout respect hu-
main qui offense la droiture et la vérité! J'espère
avoir secoué pour jamais cet indigne joug.
Je n'ai rien à vous dire sur la réimpression de
V Économie politique ^ parce que je n'ai pas reçu la
lettre où vous m'en pailez; mais je vous avoue que,
sur l'offre de JM. Duvillard , j'ai cru que l'auteur
pouvait lui en demander deux exemplaires, et s'at-
tendre à les recevoir. S'il ne tient qu'à les payer, je
vous prie d'en prendre le soin, et je vous ferai
rembourser cette avance avec celles que vous au-
rez pu faire au sujet de mon dernier écrit , et dont
je vous prie de m'envoyer la note.
Je n'ai point lu le livre de l'Esprit; mais j'en aime
et estime l'auteur. Cependant j'entends de si ter-
ribles choses de l'ouvrage , que je vous prie de
l'examiner avec bien du soin avant d'en hasarder
un jugement ou un extrait dans votre recueil.
Adieu , mon cher Yernes , je vous aime trop
pour répondre à vos amitiés ; ce langage doit être
proscrit entre amis.
/i8 CORRESPONDANCE.
LETTRE CLXXIX.
A M. LEROY.
Montmorency, le 4 novembre 17 58.
Je vous remercie, monsieur, de la bonté que
vous avez de m'avertir de ma bévue au sujet du
théâtre de Sparte, et de l'honnêteté avec laquelle
vous voulez bien me donner cet avis *. Je suis si
sensible à ce procédé , que je vous demande la per-
mission de faire usage de votre lettre dans une
autre édition de la mienne. Il s'en faut peu que
je ne me félicite dune erreur qui m'attire de
votre part cette marque d'estime , et je me sens
moins honteux de ma faute que fier de votre
correction.
Voilà, monsieur, ce que c'est que de se fier aux
Voyez la Lettre à d'Alemhert. — La lettre de Leroy à laquelle
celle fîe Rousseau sert de réponse, se trouve dans l'édition de Genève.
« Non -seulement, dit-il à Rousseau, il y avait un théâtre à Sparte,
■ absolument semblable à celui de Bacchus à Athènes, mais il était
« le plus bel ornement de cette ville Il subsiste même encore en
• grande partie , et Pausanias et Plutarque en parlent : c'est d'après
« ce que ces deux auteurs en disent que j'en ai fait l'histoire que je
« vous envoie dans l'ouvrage que je viens de mettre au jour. »
Cet ouvrage a pour titre : Ruines des plus beaux monuments de la
Grèce, publié en effet en 1758, im volume grand in-folio, fig., et
réimprimé en 1770. — Leroy (Jean David), membre de l'Académie
des inscriptions, se livra à l'architecture, qu'il a professée à Paris
pendant quarante ans, après avoir été en étudier en Grèce les plus
beaux modèles. Il a surtout étudié et approfondi tout ce qui regarde
l'architecture navale et la marine des anciens. Il est mort en i8o3.
( Note de M. Pctitain. )
ANNÉE 1758. 49
auteurs célèbres. Ce n'est guère impunément que
je les consulte; et, de manière ou d'autre, ils
manquent rarement de me punir de ma confiance.
Le savant Cragius, si versé dans l'antiquité, avait
dit la chose avant moi , et Plutarque lui-même af-
firme que les Lacédémoniens n'allaient point à la
comédie , de peur d'entendre des choses contre les
lois*, soit sérieusement, soit par jeu. Il est vrai que
le même Plutarque dit ailleurs le contraire; et il
lui arrive si souvent de se contredire , qu'on ne
devrait jamais rien avancer d'après lui sans l'avoir
lu tout entier. Quoi qu'il en soit, je ne puis ni ne
veux récuser votre témoignage ; et quand ces au-
teurs ne seraient pas démentis par les restes du
théâtre de Sparte encore existants , ils le seraient
par Pausanias , Eustaclje , Suidas, Athénée, et
d'autres anciens. Il paraît seulement que ce théâtre
était consacré plutôt à des jeux, des danses, des
prix de musique, qu'à des représentations régu-
lières, et que les pièces qu'on y jouait quelquefois
étaient moins de véritables drames que des farces
grossières, convenables à la simplicité des spec-
tateurs ; ce qui n'empêchait pas que Sosybius La-
con n'eût fait un traité de ces sortes de parades.
C'est La Guilletière qui m'apprend tout cela; car
je n'ai point de livres pour le vérifier. Ainsi rien
ne manque à ma faute , en cette occasion , que la
vanité de la méconnaître.
Au reste , loin de souhaiter que cette faute reste
cachée à mes lecteurs, je serai fort aise qu'on la
publie , et qu'ils en soient instruits ; ce sera tou-
R. xix. 4
5o CORRESPO^'DA^'CE.
jours une erreur de moins. D'ailleurs, comme elle
ne fait tort qu'à moi seul , et que mon sentiment
n'en est pas moins bien établi, j'espère qu'elle
pourra servir d'amusement aux critiques : j'aime
mieux qu ils triomphent de mon ignorance que de
mes maximes ; et je serai toujours très-content que
les vérités utiles que j'ai soutenues soient épargnées
à mes dépens.
Recevez, monsieur, les assurances de ma recon-
naissance , de mon estime , et de mon respect.
LETTRE CLXXX.
A M. VER NES.
MontmorAcy, le 21 novembre 1738.
Cher Vernes , plaignez-moi. Les approches de
rhy^'er se font sentir. Je souffre, et ce n'est pas le
pire pour ma paresse. Je suis accablé de travail,
et jamais mon dernier écrit ne m'a coûté la moitié
de la peine et du temps à faire que me coûteront
à répondre les lettres qu'il m'attire. Je voudrais
donner la préférence à mes concitoyens ; mais cela
ne se peut sans m'exposer; car, parmi les autres
lettres, il y en a de tres-dangereuses, dans lesquelles
on me tend visiblement des pièges, auxquelles -il
faut pourtant répondre, et répondre promptement,
de peur que mon silence même ne soit imputé à
crime. Faites donc en sorte, mon ami, qu'un re-
tard de nécessité ne soit pas attribué à néghgence,
ANNÉE 1758. '^i
et que mes compatriotes aient pour moi plus d'in-
tlulgence que je n'ai. lieu d'en attendre des étran-
gers. J'aurai soin de répondre à tout le monde; je
désire seulement qu'un délai forcé ne déplaise à
personne.
Vous me parlez des critiques. Je n'en lirai ja-
mais aucune : c'est le parti que j'ai pris dès mon
précédent ouvrage, et je m'en suis très-bien trouvé.
A^près avoir dit mon avis, mon devoir est rempli.
Errer est d'un mortel , et surtout d'un ignorant
comme moi ; mais je n'ai pas l'entêtement de l'igno-
rance. Si j'ai fait des fautes, qu'on les censure : c'est
fort biemfait. Pour moi, je veux rester tranquille;
et si la vérité m'importe , la paix m'importe en-
core plus.
Cher Vernes , qu'avons -nous fait? Nous avons
oublié M. Abauzit. Ah! dites, méchant ami! cet
homme respectable, qui passe sa vie à s'oublier soi-
même, doit-il être oublié des autres? Il fallait ou-
blier tout le monde avant lui. Que ne m'avez-vous
dit un mot! Je ne m'en consolerai jamais. Adieu.
Je n'oublie pas ce que vous m'avez demandé
pour votre recueil ; mais du temps ! du temps!
Hélas! je n'en fais cas que pour le perdre ? Ne trou-
vez-vous pas qu'avec cela mes comptes seront bien
rendus ?
4.
52 CORRESPONDANCE.
LETTRE CLXXXI.
A M. LE DOCTEUR TRONCHIN.
A Montmorency, le 27 novembre i^SS.
Votre lettre, monsieur, m'aurait fait grand plai-
sir en tout temps, et m'en fait surtout aujourd'hui;
car j'y vois qu'ayant jugé l'absent sans l'entendre,
vous ne l'avez pas jugé tout -à-fait aussi sévère-
ment qu'on me l'avait dit ^. Plus je suis indifférent
sur les jugements du public, moins je le suis sur
ceux des hommes de votre ordre ; mais , quoique
j'aspire à mériter l'estime des honnêtes gens, je
ne sais mendier celle de personne; et j'avoue que
c'est la chose du monde la moins importante que
d'être juste ou injuste envers moi.
Je ne doutais pas que vous ne fussiez de. mon
avis, ou plutôt que je ne fusse du vôtre, sur la
proposition de M. d'Alembert , et je suis charmé
que vous ayez bien voulu confirmer vous-même
cette opinion. Il y aura du malheur si votre sa-
gesse et votre crédit n'empêchent pas la comédie
de s'établir à Genève , et de se maintenir à nos
portes.
Dans ses Mémoires, madame d'Épinay représente son sauceur
Tronchin comme entièrement dévoué à sa cause, ce qui permettait
de croire qu'il abandonnait entièrement celle de Rousseau- Celui-ci
prétend qu'il seconda puissamment ses ennemis. Peut-être témoigna-
t-il de l'intérêt aux deux partis. Une lettre rapportée à son article
\Hist. deJ. J. Rousseau), prouve qu'il écrivait contre Voltaire dans
le temps où il était le plus lié uvec le patriarche de Ferney.
ANNÉE 1758. 53
A l'égard des cercles, je conviens de leurs abus,
et je n'en doutais pas ; c'est le sort des choses hu-
maines; mais je crois qu'aux cercles détruits suc-
céderont de plus grands abus encore. Vous laites
ime distinction très-judicieuse sur la différence des
républiques grecques à la nôtre, par rapport à
réducation pubhque : mais cela n'empêche pas que
cette éducation ne puisse avoir lieu parmi nous ,
et qu'elle ne l'ait même par la seule force des
choses, soit qu'on le veuille, soit qu'on ne le veuille
pas. Considérez qu'il y a une grande différence
entre nos artisans et ceux des autres pays. Un hor-
loger de Genève est un homme à présenter par-
tout; un horloger de Paris n'est bon qu'à parler
de montres. L'éducation d'un ouvrier tend à for-
' mer ses doigts , rien de plus. Cependant le citoyen
reste. Bien ou mal , la tète et le cœur se forment;
on trouve toujours du temps pour cela , et voilà à
({uoi l'institution doit pourvoir. Ici, monsieur, j'ai
sur vous , dans le particulier, l'avantage que vous
avez sur moi dans les observations générales : cet
état des artisans est le mien, celui dans lequel je
suis né, dans lequel j'aurais dû vivre, et que je n'ai
quitté que pour mon malheur. J'y ai reçu cette
éducation publique, non par une institution for-
melle, mais par des traditions et des maximes qui,
se transmettant d'âge en âge , donnaient de bonne
heure à la jeunesse les lumières qui lui conviennent
et les sentiments qu'elle doit avoir. A douze ans , j'é-
tais un Romain ; à vingt, j'avais couru le monde, et
n'étais plus qu'un polisson. Les temps sont changés.
54 CORRESPONDANCE.
je ne l'ignore pas ; mais c'est une injustice de rejeter
sur les artisans la corruption publique ; on sait trop
que ce n'est pas par eux qu'elle a commencé. Par-
tout le riche est toujours le premier corrompu , le
pauvre suit , l'état médiocre est atteint le dernier.
Or , chez nous , l'état médiocre est l'horlogerie.
Tant pis si les enfants restent abandonnés à
eux-mêmes. Mais pourquoi le sont-ils ? Ce n'est pas
la faute des cercles ; au contraire , c'est là qu'ils
doivent être élevés, les filles par les mères , les gar-
çons par les pères. Voilà précisément l'éducation
moyenne qui nous convient , entre l'éducation pu-
blique des républiques grecques, et l'éducation
domestique des monarchies , où tous les sujets doi-
vent rester isolés, et n'avoir rien de commun que
l'obéissance.
Il ne faut pas non plus confondre les exercices
que je conseille avec ceux de l'ancienne gymnas-
tique. Ceux-ci formaient une véritable occupation ,
presque un métier ; les autres ne doivent être
qu'un délassement, des fêtes , et je ne les ai pro-
posés qu'en ce sens. Puisqu'il faut des amusements,
voilà ceux qu'on nous doit offrir. C'est une obser-
vation qu'on faisait de mon temps , que les plus
habiles ouvriers de Genève étaient précisément
ceux qui brillaient le plus dans ces sortes d'exer-
cices, alors en honneur parmi nous : preuve que
ces diversions ne nuisent point l'une à l'autre , mais
au contraire s'entr'aident mutuellement : le temps
qu'on leur donne en laisse moins à la crapule, et
empêche les citoyens de s'abrutir.
jLisNéE 1758. 55
A-dieu , monsieur ; je vous embrasse de tout mou
cœur. Puissiez-vous long-temps honorer votre pa-
trie , et faire du bien au genre humain !
LETTRE CLXXXII.
A M. MOULTOU.
Montmorency, le i5 décembre 17 58.
Quoique je sois incommodé et accablé d'occu-
pations désagréables , je ne puis , monsieur , différer
plus long-temps à vous remercier de votre excel-
lente lettre'. Je ne puis vous dire à quel point elle
m'a touché et charmé. Je l'ai relue et la relirai
plus d'une fois : j'y trouve des traits dignes du sens
de Tacite et du zèle de Caton. Il ne faut pas deux
lettres comme celle-là pour faire connaître un
homme ; et c'est d'après cette connaissance que je
m'honore de votre suffrage. O cher Moultou ! nou-
veau Genevois , vous montrez pour la patrie toute
la ferveur que les nouveaux chrétiens avaient pour
la foi. Puissiez-vous l'étendre , la communiquer à
tout ce qui vous environne ! Puissiez-vous réchauf-
fer la tiédeur de nos vieux citoyens, et puissions-
nous en acquérir beaucoup qui vous ressemblent!
car malheureusement il nous en reste peu.
Ne sachant si M. Vernes vous avait remis un
exemplaire de mon dernier écrit , j'ai prié M. Coin-
det de vous en envoyer un par la poste , et il m'a
promis de le faire contre-signer. Si parhasard vous
56 CORRESPONDANCE.
aviez reçu les deux, et que vous n'en eussiez
pas disposé , vous m'obligeriez d'en rendre un à
M. Vernes; car j'apprends qu'il a distribué pour
moi tous ceux que je lui avais fait adresser, et qu'il
ne lui en reste pas un seul. Si vous n'en avez
qu'un , vous m'offenseriez de songer à le rendre : si
vous n'en avez point, vous m'affligeriez de ne m'en
pas avertir.
Quoi! monsieur, le respectable Abauzit daigne
me lire , il daisjne m'approuver ! Je puis donc me
consoler de l'improbation de ceux qui me blâment ;
car il est bien à craindre que, si j'obtenais leur
approbation , je ne méritasse guère la sienne. Adieu ,
mon cher monsieur. Quand vous aurez un moment
à perdre , je vous prie de me le donner; il me semble
qu'il ne sera pas perdu pour moi.
LETTRE CLXXXIII.
A M. VERNES.
Montmorency, le 6 janvier ijSg.
Le mariage est un état de discorde et de trouble
pour les gens corrompus , mais pour les gens de
bien il est le paradis sur la terre. Cher Vernes,
vous allez être heureux, peut-être l'ètes-vous déjà.
Votre mariage n'est point secret ; il ne doit point
l'être; il a l'approbation de tout le monde, et ne
pouvait manquer de l'avoir. Je me fais honneur de
penser que votre épouse , quoique étrangère , ne le
ANNÉE 1759. 57
sera point parmi nous. Le mérite et la vertu ne
sont étrangers que parmi les méchants; ajoutez
une figure qui n'est commune nulle part, mais qui
sait bien se naturaliser partout, et vous verrez que
mademoiselle C. était Genevoise avant de le de-
venir. Je m'attendris , en songeant au bonheur de
deux époux si bien unis , à penser que c'est le sort
qui vous attend. Cher ami , quand pourrai-je en
être témoin? quand verserai-je des larmes de joie
en embrassant vos chers enfants? quand me di-
rai-je, en abordant votre chère épouse : « Voilà la
« mère de famille que j'ai dépeinte ; voilà la femme
« qu'il faut honorer ? »
Je ne suis point étonné de ce que vous avez fait
pourM. Abauzit, je ne vous en remercie pas même;
c'est insulter ses amis que de les remercier de quel-
que chose. Mais cependant vous avez donné votre
exemplaire ; et il ne suffit pas que vous en'ayez un ,
il faut que vous l'ayez de ma main. Si donc il ne
vous en reste aucun des miens, marquez-le-moi;
je vous enverrai celui que je m'étais réservé , et que
je n'espérais pas employer si bien. Vous serez le
maître de me le paver par un exemplaire de Y Eco-
nomie politique , car je n'en ai point reçu.
M. de Voltaire ne m'a point écrit. Il me met tout-
à-fait à mon aise , et je n'en suis pas fâché. La lettre
de M. Tronchin roulait uniquement sur mon ou-
vrage, et contenait plusieurs objections très-judi-
cieuses , sur lesquelles pourtant je ne suis pas de
son avis.
Je n'ai point oublié ce que vous voulez bien dé-
58 CORRESPONDANCE.
sirei- sur le Choix littéraire. Mais , mon ami , mettez-
vous à ma place , je n'ai pas le loisir ordinaire aux
gens de lettres. Je suis si près de mes pièces , que si
je veux dîner il faut que je le gagne; si je me repose,
il faut que je jeune, et je n'ai, pour le métier d'au-
teur, que mes courtes récréations. Les faibles ho-
noraires que m'ont rapportés mes écrits m'ont laissé
le loisir d'être malade, et de mettre un peu plus de
graisse dans ma soupe ; mais tout cela est épuisé ,
et je suis plus près de mes pièces que je ne l'ai ja-
mais été. Avec cela , il faut encore répondre à cin-
quante mille lettres , recevoir mille importuns , et
leur offrir Thospitalité. Le temps s'en va et les be-
soins restent. Cher ami , laissons passer ces temps
durs de maux, de besoins , d'importunités, et croyez
que je ne ferai rien si promptement et avec tant de
plaisir que d'achever le petit morceau que je vous
destine, -et qui malheureusement ne sera guère au
goût de vos lecteurs ni de vos philosophes; car il est
tiré de Platon '.
Adieu, mon bon ami. Nous sommes tous deux
occupés; vous, de votre bonheur; moi, de mes
peines : mais l'amitié partage tout. Mes maux s'al-
lègent quand je songe que vous les plaignez; ils
s'effacent presque par le plaisir de vous croire
heureux. Ne montrez cette lettre à personne, au
moins le dernier article. Adieu derechef.
' Ce morceau est X'Eaai sur P imitation théâtrale, tiré des Dialogues
de Platon. Rousseau le fit à l'occasion de sa lettre à M. d'Alembert,
dans laquelle il ne put l'insérer. Cet Essai fait partie du a^ volume
de cette édition.
/
ANNÉE 1759. 59
LETTRE CLXXXIV.
A MADAME DE CRÉQUI.
Montmorency, le i5 janvier 1759.
Eu vérité, madame, s'il ne fallait pas vous re-
uiercier de votre souvenir, je crois que je ne vous
remercierais point de vos poulardes. Que pouvais-je
faire de quatre poulardes ? J'ai commencé par en
envoyer deux à gens dont je ne me souciais guère.
Cela m'a fait penser combien il y a de différence
entre un présent et im témoignage d'amitié. Le
premier ne trouvera jamais en moi qu'un cœur in-
grat; le second O madame! si vous m'aviez fait
donner de vos nouvelles sans rien m'envoyer de
plus, que vous m'auriez fait riche et reconnaissant!
au lieu qu'à présent que les poulardes sont man-
gées, tout ce que je puis faire de mieux c'est de
les oublier : n'en parlons donc plus. Voilà ce qu'on
gagne à me faire des présents K
J'aime et j'approuve la tendresse maternelle qui
vous fait parler avec tant d'émotion de l'armée où
est monsieur votre fils; mais je ne vois pas, ma-
dame , pourquoi il faut absolument que vous vous
ruiniez pour lui : est-ce qu'avec le nom qu'il porte,
et l'éducation qu'il a reçue , il a besoin , pour se
' Il était fort difficile d'en faire accepter à Rousseau ; mille cir^
constances analogues à celle-ci le prouvent. Mais quand on le savait >
pourquoi revenait-oii à la charge?
6o CORRESPOINDANCE.
distinguer, de ces ridicules équipages qui font
battre vos années et mépriser vos officiers ? Quand
le luxe est universel , c'est par la simplicité qu'on
se distingue; et cette distinction, qui laisserait un
homme obscur dans la boue , ne peut qu'honorer
un homme de qualité. Il ne faut pas que monsieur
votre fils souffre, mais il faut qu'il n'ait rien de
trop : quand il ne brillera pas par son équipage ,
il voudra briller par son mérite ; et c'est ainsi qu'il
peut honorer et payer vos soins.
A propos d'éducation, j'aurais quelques idées
sur ce sujet que je serais bien tenté de jeter sur
le papier si j'avais un peu d'aide ; mais il faudrait
avoir là-dessus les observations qui me manquent.
Vous êtes mère, madame, et philosophe, quoique
dévote; vous avez élevé un fils; il n'en fallait pas
tant pour vous faire penser. Si vous vouliez jeter
sur le papier, à vos moments perdus, quelques ré-
flexions sur cette matière , et me les communiquer,
vous seriez bien payée de votre peine si elles m'ai-
daient à faire un ouvrage utile; et c'est à de tels
dons que je serais vraiment sensible : bien entendu
pourtant que je ne m'approprierais que ce que vous
me feriez penser, et non pas ce que vous auriez
pensé vous-même.
Votre lettre m'a laissé sur votre santé des in-
quiétudes que vous m'obligeriez de vouloir lever :
il ne faut pour cela qu'un mot par la poste. Votre
ame se porte trop bien , elle vous use ; vous n'au-
rez jamais un corps sain. Je hais ces santés robustes;
ces gens qui ont tant de force et si peu de vie; il
ANNÉE 1759. (il
me semble que je n'ai vécu moi-même qire depuis
(lue je me sens demi -mort. Bonjour, madame. Tl
faut finir par régime ; car sûrement, si ma règle
est bonne, je ne guérirai pas en vous écrivant.
LETTRE CLXXXV.
A M. LE COMTE DE SAINT-FLORENTIN'.
Montmorency, le r i février lySg.
Monseigneur,
J'apprends qu'on s'apprête à remettre à l'Opéra
de Paris une pièce de ma composition , intitulée le
Deui/i du village. Si vous daignez jeter les yeux sur
le mémoire ci -joint, vous verrez, monseigneur,
que cet ouvrage n'appartient point à l'Académie
royale de musique. Je vous supplie donc de vou-
loir bien lui défendre de le représenter , et ordon-
ner que la partition m'en soit restituée. Il y a trois
ans que j'avais écrit à M. le comte d'Argenson pour
lui demander cette restitution. Il ne fit aucune at-
tention à ma lettre ni à mon mémoire. J'espère ,
monseigneur, être plus heiu-eux aujourd'hui; car
je ne demande rien que de juste, et \êns ne refu-
sez la justice à personne.
Je suis avec un profond respect , etc.
Cette lettre et le mémoire qui suit furent remis par M. Sellon ,
résident de Genève, à M. de Saint-FJorentin, qui promit une réponse,
et qui n'en fît pointi
6a CORRESPONDANCE.
MÉMOIRE.
Au commencement de l'année lySS, je présen-
tai à l'Opéra un petit ouvrage intitulé le Devin du
village, qui avait été représenté devant le roi à
Fontainebleau l'automne précédent. Je déclarai
aux sieurs Rebel et Francœur , alors inspecteurs
de l'Académie royale de musique , en présence de
M. Duclos, de l'Académie française , historiographe
de France , que je ne demandais aucun argent de
ce petit opéra; que je me contentais pour son prix
de mes entrées franches à perpétuité , mais que je
les stipulais expressément : à quoi il me fut ré-
pondu par ledit sieur Rebel, en présence du même
M. Duclos, que cela était de droit, conforme à l'u-
sage, et que de plus il m'était àxx des honoraires
qu'on aurait soin de me faire payer.
Le Devin du village fut joué ; et quoique j'eusse
aussi exigé que les quatre premières représenta-
tions seraient faites par les bons acteurs , ce qui
fut accordé , il fut mis en double dès la troisième ;
et la pièce eut trente et une représentations de suite
avant Pâques , sans compter les trois capitations où
elle fut aussi donnée.
Pour les honoraires qui m'étaient dus et que je
n'avais poirtt demandés , on m'apporta chez moi
douze cents francs, dont je signai la quittance,
telle qu'elle me fut présentée.
Le Devin du village fut repris après Pâques , et
continué toute l'année , et même le carnaval sui-
vant, presque sans interruption , mais dans un état
ANNÉE 1759. G;^
qui, ne me laissant pas le courage d'en soutenir le
spectacle, ma toujours forcé de m'en absenter; et
c'est une année de non -jouissance de mon droit,
dont je ne serais que trop fondé à demander
compte.
Enfin , dans le temps que , délivré de ce chagrin ,
je croyais pouvoir profiter^ans dégoût du privilège
de mes entrées , le sieur de Neuville ' me déclara ,
à la porte de l'Opéra , qu'il avait ordre du Bureau
de la Ville " de me les refuser , convenant en même
temps qu'un tel procédé était sans exemple. Et en
effet , si telle est la distinction que réserve le Bu-
reau de la Ville à ceux qui font à la fois les pa-
roles et la musique d'un opéra , et aux auteurs des
ouvrages qu'on joue cent fois de suite , il n'est pas
étonnant qu'elle soit rare.
Sur cet exposé simple et fidèle, je me crois en
droit de demander la restitution de mon manu-
scrit , et qu'il soit défendu à l'Académie royale de
musique de jamais représenter le Devin du village ^
sur lequel elle a perdu son droit en violant le traité
par lequel je le lui avais cédé ; car m'en oter le
prix convenu , c'est m'en rendre la propriété ; cela
est incontestable en toute justice.
1° Ce ne serait pas répondre que de m'opposer
un règlement prétendu qui, dit -on, borne à une
année le droit d'entrée pour les auteurs d'opéra
en un acte : règlement qu'on allègue sans le mon-
trer , qui n'est connu de personne , et n'a jamais
Barbier de Neuville , de Vitry-le-Francais.
La ville de Paris tenait alors rO]>éra.
64 CORRESPOWDAISCE.
eu d'exécution contre aucun auteur avant moi; rè-
glement enfin qui, après une soigneuse vérifica-
tion , se trouve n'avoir point existé quand mon
accord fut fait, et qui, quand on l'aurait établi de-
puis , ne peut avoir un effet rétroactif.
1^ Quand ce règlement existerait, quand il se-
rait en vigueur, il ne pQut avoir aucune force vis-
à-vis de moi étranger, qui ne le connaissais point,
et à qui on ne l'a point opposé dans le temps que ,
maître de mon ouvrage , je ne cédais qu'en stipu-
lant une condition contraire. N'a-t-on pas dérogé
à ce réslement en traitant avec moi? C'était alors
qu'il fallait m'en parler. Qui a jamais ouï dire qu'on
annuUe une convention expresse par l'intention se-
crète de ne la pas tenir ?
3° Pourquoi l'Académie royale de musique se
prévaudrait-elle contre moi d'un règlement qu'elle-
même viole à mon préjudice? Si l'auteur des pa-
roles et celui de la musique d'un opéra d'un acte
ont chacun leurs entrées pour un an , celui qui est
à la fois l'un et l'autre doit les avoir pour deux , à
moins que la réunion des talents , qui concourt a
leur perfection , ne soit un titre contre celui qui les
rassemble.
4^ Si l'intention du Bureau de la Ville était d'en
user à toute rigueur avec moi , il fallait donc com-
mencer par me payer à la rigueur ce qui m'était
dû. Le produit d'un grand opéra, pour chacim
des deux auteurs, est de deux mille livres lorsqu'il
* soutient trente représentations consécutives ; sa-
voir , cent francs pour chacune des dix premières
ANNÉE 1759. G5
représentations, et cinquante francs pour chacune
des vingt autres. Or, le tiers de quatre mille francs
est plus de douze cents francs. Si je n'ai pas ré-
clamé le surplus ,. ce n'était point par ignorance
de mon droit, mais c'est qu'ayant stipulé un autre
prix pour mon ouvrage , je ne voulais pas mar-
chander sur celui-là.
Si l'on ajoute à ces raisons que, contre ce qu'on
m'avait promis , mon ouvrage a été mis en double
dès la troisième représentation, l'on trouvera que
la direction de l'Opéra n'ayant observé avec moi
ni les conditions que j'avais stipulées , ni ses pro-
pres règlements, s'est dépouillée comme à plaisir
de toute espèce de droit sur ma pièce. Il est vrai
que j'ai reçu douze cents francs, que je suis prêt
à rendre en recevant ma partition , espérant qu'à
son tour l'Académie royale de musique voudra bien
me rendre compte de cent représentations '^ qu'elle
a faites d'un ouvrage qu'elle savait n'être pas à elle,
puisqu'elle n'en voulait pas payer le prix convenu.
Que si cette Académie a des plaintes à faire
contre moi, elle peut les faire par-devant les tri-
bunaux, et non pas s'établir, juge dans sa propre
cause ni se croire en droit pour cela de s'empa-
rer de mon bien. Sitôt qu'on est mécontent d'un
homme , il ne s'ensuit pas qu'il soit permis de le
voler.
Observation. — 31. de Saint-Florentin fit comme M. d'Ai -
" Il faut ajouter toutes celles de cette dernière reprise et des sui-
vantes, où, pour le coup, les directeurs, qui eux-mêmes avaient
contracté avec moi, ne pouvaient ignorer qu'ils disposaient d'ua
bien qui ne leur appartenait pas.
R. XIX. 5
66 CORRESPONDANCE.
genson, et l'on continua de joucf le Devin da village sain% se
mettre en peine des droits de l'auteur. On verra par les détails
que donne Rousseau dans la lettre suivante, quel était le véri-
table motif pour lequel on lui refusait ses entrées à l'Opéra.
LETTRE CLXXXVI.
A M. LE NIEPS.
Montmorency, le a 5 avril 1769.
Eh! vive Dieu ! mon bon ami; que votre lettre est
réjouissante! des cinquante louis! des cent louis,
des deux cents louis , des 4800 livres ! où pren-
drai-je des coffres pour mettre tout cela? Vrai-
ment, je suis tout émerveillé de la générosité de
ces messieurs de l'Opéra. Qu'ils ont changé ! Oh !
les honnêtes gens! Il me semble que je vois déjà
les monceaux d'or étalés sur ma table. Malheureu-
sement un pied cloche; mais je le ferai reclouer,
de peur que tant d'or ne vienne à rouler par les
trous du plancher dans la cave „ au lieu d'y entrer
par la porte en bon tonneaux bien reliés, digne et
vrai coffre-fort , non pas tout-à-fait d'un Genevois ,
mais d'un Suisse. Jusqu'ici M. Duclos m'a gardé le
secret sur ces brillantes offres ; mais, puisqu'il est
chargé de me les faire , il me les fera ; je le connais
bien, il ne gardera sûrement pas l'argent pour lui.
Oh! quand je serai riche, venez, venez, avec vos
monstres de l'Escalade; je vous ferai manger un
brochet long comme ma chambre.
O çà, notre ami, c'est assez rire, mais que l'ar-
ANNÉli 1759. Gj
gent vienne. Revenons aux faits. Vous verrez par
le mémoire ci -joint, et par les deux lettres qui
l'accompagnent, l'état de la question. Ces lettres
ont resté toutes deux sans réponse. Vous me dites
qu'on me blâme dans cette affaire ; je serais bien cu-
rieux de savoir comment et de quoi. Serait-ce d'être
assez insolent pour demander justice, et assez fou
pour espérer que Ton me la rendra ? Dans cette der-
nière affaire j'ai envoyé un double de mon mé-
moire à M. Duclos , qui , dans le temps , ayant pris
un grand intérêt à l'ouvrage, fut le médiateur et
le témoin du traité. Encore échauffé d'un entre-
tien qui ressemblait à ceux dont vous me parlez,
je marquais un peu de colère et d'indignation dans
ma lettre contre les procédés des directeurs de l'O-
péra. Un peu calmé, je lui récrivis pour le prier de
supprimer ma première lettre. Il répondit à cette
première qu'il m'approuvait fort de réclamer tous
mes droits; qu'il m'était assurément bien permis
d'être jaloux du peu que je m'étais réservé, et que
je ne devais pas douter qu'il ne fit tout ce qui dépen-
drait de lui pour me procurer la justice qui m'était
due. Il répondit à la seconde qu'il n'avait rien aperçu
dans l'autre que je pusse regretter d'avoir écrit ;
cju'au surplus MM. Rebel et Francœur ne faisaient
aucune difficidté de me rendre mes entrées , et que ,
comme ils n'étaient pas les maîtres de l'Opéra lors-
que l'on me les refusa , ce refus n'était pas de leur
fait. Pendant ces petites négociations, j'appris qu'ils
allaient toujours leur train, sans s'embarrasser non
plus de moi que si je n'avais pas existé ; qu'ils
a.
68 CORRESPONDANCE.
avaient remis le Devin du village.... vous savez
comment! sans m'écrire, sans me rien faire dire,
sans m'envoyer même les billets qui m'avaient été
promis en pareil cas quand on m'ôta mes entrées ;
de sorte que tout ce qu'avaient fait à cet égard les
nouveaux directeurs avait été de renchérir sur la
malhonnêteté des autres. Outré de tant d'insultes ,
je rejetai, dans ma troisième lettre à M. Duclos,
l'offre tardive et forcée de me redonner les entrées ,
et je persistai à redemander la restitution de ma
pièce. M. Duclos ne m'a pas répondu : voilà exac-
tement à quoi l'affaire en est restée.
Or, mon ami , voyons donc, selon la rigueur du
droit, en quoi je suis à blâmer. Je dis selon la ri-
gueur du droit , à moins que les directeurs de l'O-
péra ne se fassent, des insultes et des affronts qu'ils
m'ont faits, un titre pour exiger de ma part des
honnêtetés et des grâces.
Du moment que le traité est rompu , mon ou-
vrage m'appartient de nouveau. Les faits sont prou-
vés dans le mémoire. Ai-je tort de redemander mon
bien?
Mais, disent les nouveaux directeiu^s, l'infrac-
tion n'est pas de notre fait. Je le suppose un mo-
ment; qu'importe? le traité en est-il moins rompu?
je n'ai point traité avec les directeurs, mais avec
la direction. Ne tiendrait-il donc qu'à des change-
ments simulés de directeurs pour faire impunément
banqueroute tous les huit jours ? Je ne connais ni
ne veux connaître les sieurs Rebel et Francœur.
Que Gautier ou Garguille dirigent l'Opéra, que me
ANNÉE 1759. 69
fait cela? J'ai cédé mon ouvrage à l'Opéra sous des
conditions qui ont été violées, je l'ai vendu pour
un prix qui n'a point été payé ; mon ouviage n'est
donc pas à l'Opéra, mais à moi : je le redemande;
en le retenant, on le vole. Tout cela me paraît
clair.
Il y a plus ; en ne réparant pas le tort que m'a-
vaient fait les anciens directeurs, les nouveaux l'ont
confirmé; en cela d'autant plus inexcusables qu'ils
ne pouvaient pas ignorer les articles d'un traité
fait avec eux-tnémes en personnes. Étais-je donc
obligé de savoir que l'Opéra, où je n'allais plus,
changeait de directeurs? pouvais -je deviner si les
derniers étaient moins iniques ? pour l'apprendre,
fallait -il m'exposer à de nouveaux affronts, aller
leur faire ma cour à leur porte, et leur demander
humblement en grâce de vouloir bien ne me plus
voler ? S'ils voulaient garder mon ouvrage , c'était
à eux de faire ce qu'il fallait pour qu'il leur appar-
tînt; mais en ne désavouant pas Tiniquité de leurs
prédécesseurs , il l'ont partagée ; en ne me rendant
pas les entrées qu'ils savaient m'étre dues, ils me
les ont ôtées une seconde fois. S'ils disent qu'ils
ne savaient où me prendre, ils mentent; car ils
étaient environnés de gens de ma connaissance ,
dont ils n'ignoraient pas qu'ils pouvaient apprendre
où j'étais. S'ils disent qu'ils n'y ont pas songé , ils
mentent encore; car au moins, en préparant une
reprise du Devin du village y ils ne pouvaient ne
pas penser à ce qu'ils devaient à l'auteur. Mais ils
n'ont parlé de ne plus me refuser les entrées que
■yo CORRESPONDANCE.
quand ils y oi^t été forcés par le cri public : il est
donc faux que la violation du traité ne soit pas de
leur fait. Ils ont fait davantage, ils ont renchéri sur
la malhonnêteté de leurs prédécesseurs; car, en me
refusant l'entrée, le sieur de Neuville me déclara,
de la part de ceux-ci, que, quand on jouerait le
Devin du village, on aurait soin de m'envoyer des
billets. Or, non-seulement les nouveaux ne m'ont
parlé , ni écrit , ni fait écrire ; mais quand ils ont
remis le Devin du villagey ils n'ont pas même en-
voyé les billets que les autres avaient promis. On
voit que -ces gens -là, tout fiers de pouvoir être
iniques impunément, se croiraient déshonorés s'ils
faisaient un acte de justice.
En recommençant à ne me plus refuser les en-
trées , ils appellent cela me les rendre. Voilà qui
est plaisant ! Qu'ils me rendent donc les cinq an-
nées écoulées depuis qu'ils me les ont ôtées ; la
jouissance de ces cinq années ne m'était - elle pas
due ? n'entrait-elle pas dans le traité ? Ces messieurs
penseraient -ils donc être quittes avec moi en me
donnant les entrées le dernier jour de ma vie? Mon
ouvrage ne saurait être à eux qu'ils ne m'en paient
le prix en entier. Ils ne peuvent , me dira-t-on , me
rendre le temps passé : pourquoi me l'ont-ils ôté?
c'est leur faute; me le doivent-ils moins pour cela?
C'était à eux, par la représentation de cette impos-
sibilité , et par de bonnes manières , d'obtenir que
je voulusse bien me relâcher en cela de mon droit,
ou en accepter une compensation. Mais, bon! je
vaux bien la peine qu'on daigne être juste avec
ANiN'ltE 1759. 71
moi! soit. Voyons donc enfin de mon côté à quel
litre je suis obligé de leur faire grâce. Ma foi, puis-
qu'ils sont si rogues , si vains , si dédaigneux de
toute justice, je demande , moi , la justice en toute
rigueur; je veux tout le prix stipulé, ou qu(; le
marché soit nul. Que si l'on me refuse la justice
qui m'est due, comment ce refus fait-il mon tort?
et qui est-ce qui m'ôtera le droit de me plaindre?
Qu'y a-t-il d'équitable , de raisonnable à répondre
à cela? Ne devrais-je point peut-être un remercie-
ment à ces messieurs, lorsqu'à regret, et en rechi-
gnant, ils veulent bien ne me voler qu'une partie
de ce qui m'est dû.
De nos plaideurs manceaux les maximes m'étomient ;
Ce qu'ils ne prennent pas , ils disent qu'ils le donnent
Passons aux raisons de convenance. Après m'a-
voir oté les entrées tandis que j'étais à Paris , me les
rendre quand je n'y suis plus, n'est-ce pas joindre
la raillerie à l'insulte? ne savent -ils pas bien que
je n'ai ni le moyen ni l'intention de profiter de leur
offre? Eh! pourquoi diable irais-je si loin chercher
leur Opéra ? n'ai-je pas tout à ma porte les chouettes
de la forêt de Montmorency ?
Ils ne refusent pas , dit M. Duclos, de me rendre
mes entrées. J'entends bien : ils me les rendront
volontiers aujourd'hui pour avoir le plaisir de me
les ôter demafn , et de me faire ainsi un second af-
front. Puisque ces gens-là n'ont ni foi ni parole,
qui est-ce qui me répondra d'eux et de leurs inten-
tions? Ne me sera-t-il pas bien agréable de ne me
jamais présenter à la porte que dans l'attente d(^
'J1 CORRESPOJVDANCE.
me la voir fermer une seconde fois? Ils n'en au-
ront plus , direz-vous, le prétexte. Eh! pardonnez-
moi , monsieur, ils l'auront toujours; car , sitôt qu'il
faudra trouver leur Opéra beau, qu'on me remène
aux Carrières! Que n'ont-ils proposé cette admi-
rable condition dans leur marché! jamais ils n'au-
raient massacré mon pauvre Devin. Quand ils vou-
dront me chicaner, manqueront-ils de prétextes?
Avec des mensonges , on n'en manque jamais.
N'ont -ils pas dit que je faisais du bruit au spec-
tacle , et que mon exclusion était, une affaire de
police?
Premièrement, ils mentent : j'en prends à témoin
tout le parterre et l'amphithéâtre de ce temps -là.
De ma vie je n'ai crié ni battu des mains aux bouf-
fons; et je ne pouvais ni rire ni bailler à l'Opéra
français, puisque je n'y restais jamais , et qu'aussi-
tôt que j'entendais commencer la lugubre psalmo-
die, je me sauvais dans les corridors. S'ils avaient
pu me prendre en faute au spectacle , ils se seraient
bien gardés de m'en éloigner. Tout le monde a su
avec quel soin j'étais consigné , recommandé aux
sentinelles ; partout on n'attendait qu'un mot ,
qu'un geste pour m'arréter; et sitôt que j'allais au
parterre, j'étais environné de mouches qui cher-
chaient à m'exciter. Imaginez-vous s'il fallut user de
prudence pour ne donner aucune prise sur moi.
Tous leurs efforts furent vains; car il y a long-temps
que je me suis dit : Jean- Jacques, puisque tu prends le
dangereux emploi de défenseur de la vérité, sois sans
cesse attentif sur toi - même , soumis en tout aux lois
ANNÉE 1759. 73
et aux règles j afin que , quand on voudra te maltrai-
ter, on ait toujours tort. Plaise à Dieu que j'observe
aussi bien ce précepte jusqu'à la fin de ma vie,
que je crois l'avoir observé jusqu'ici ' ! Aussi , mon
bon ami, je parle ferme et n'ai peur de rien. Je
sens qu'il n'y a liomme sur la terre qui puisse me
faire du mal justement; et quant à l'injustice , per-
sonne au monde n'en est à l'abri. Je suis le plus
faible des êtres; tout le monde peut me faire du
mal impunément. J'éprouve qu'on le sait bien, et
les insultes des directeurs de l'Opéra sont pour moi
le coup de ])ied de l'àne. Kien de tout cela ne dé-
pend de moi ; qu'y ferais-je? Mais c'est mon affaire
que quiconque me fera du mal fasse mal ; et voilà
de quoi je réponds.
Premièrement donc, ils mentent; et en second
lieu, quand ils ne mentiraient pas, ils ont tort :
car , quelque mal que j'eusse pu dire , écrire ou
faire, il ne fallait point m'ùter les entrées, attendu
que l'Opéra, n'en étant pas moins possesseur de
mon ouvrage, n'en devait pas moins payer le prix
convenu. Que fallait-il donc faire? m'arréter, me
traduire devant les tribunaux , me faire mon pro-
cès, me faire pendre, écarteler, brûler, jeter ma
cendre au vent, si je l'avais mérité; mais il ne fal-
lait pas m'ôter les entrées. Aussi-bien, comment,
étant prisonnier ou pendu , serais-je allé faire du
bruit à l'Opéra? Ils disent encore : Puisqu'il se dé-
' Il continua de l'observer en effet, ce qui ût qu'on eut tort, et que
son vœu fut réalisé. Mais il n'en fut pas plus heureux. Voyez Vai-er-
tUsement de l'Emile.
y4 CORRESPONDANCE.
plaît à notre théâtre, quel mal lui a-t-on fait de
lui en ôter l'entrée ? Je réponds qu'on m'a fait tort ,
violence, injustice, affront; et c'est du mal que
cela. De ce que mon voisin ne veut pas employer
son argent, est-ce à dire que je sois en droit d'aller
lui couper la bourse ?
De quelque manière que je tourne la chose ,
quelque règle de justice que j'y puisse appliquer,
je vois toujours qu'en jugement contradictoire,
par -devant tous les tribunaux de la terre, les di-
recteurs de l'Opéra seraient à l'instant condamnés
à la restitution de ma pièce , à réparation , à dom-
mages et intérêts. Mais il est clair que j'ai tort ,
parce que je ne puis obtenir justice; et qu'ils ont
raison , parce qu'ils sont les plus forts. Je défie qui
que ce soit au monde de pouvoir alléguer en leur
faveur autre chose que cela.
Il faut à présent vous parler de mes libraires ; et
je commencerai par M. Pissot. J'ignore s'il a gagné
ou perdu avec moi. Toutes les fois que je lui de-
mandais si la vente allait bien , il me répondait ,
passablement ; sans que jamais j'en aie pu tirer
autre chose. Il ne m'a pas donné un sou de mon
premier discours ni aucune espèce de présent , si-
non quelques exemplaires pour mes amis. J'ai traité
avec lui pour la gravure du Devin du village ^ sur
le pied de cinq cents francs , moitié en livres , et
moitié en argent , qu'il s'obligea de me payer en
plusieurs fois , et à certains termes ; il ne tint pa-
role à aucun, et j'ai été obligé de courir long-temps
après mes deux cent cinquante livres.
ANNÉE 1759. y5
Par rapport à mon libraire de Hollande , je l'ai
trouvé en toutes choses exact, attentif, honnête:
je lui demandai vingt-cinq louis de mon Discours
sur V Inégalité ; il me les donna sur-le-champ, et il
envoya de plus une robe à ma gouvernante. Je lui
ai demandé trente louis de ma Lettre ci M. iVA-
lernbcrty et il me les donna sur-le-champ : il n'a fait,
à cette occasion, aucun présent, ni à moi, ni à ma
gouvernante " , et il ne le devait pas ; mais il m'a
fait un plaisir que je n'ai jamais reçu de JNT. Pissot ,
en me déclarant de bon cœur qu'il faisait bien ses
affaires avec moi. Voilà, mon ami, les faits dans
leiu' exactitude. Si quelqu'un vous dit quelque
chose de contraire à cela , il ne dit pas vrai.
Si ceux qui m'accusent de manquer de désinté-
ressement entendent par là que je ne me verrais
pas ôter avec plaisir le peu que je gagne pour vivre ,
ils ont raison; et il est clair qu'il n'y a pour moi
d'autre moyen de leur paraître désintéressé que
de me laisser mourir de ftùm. S'ils entendent que
toutes ressources me sont également bonnes , et
que , pourvu que l'argent vienne, je m'embarrasse
peu comment il vient, je crois qu'ils ont tort. Si
j'étais plus facile sur les moyens d'acquérir, il me
serait moins douloureux de perdre , et l'on sait
bien qu'il n'y a personne de si prodigue que les
voleurs. Mais quand on me dépouille injustement
de ce qui m'appartient , quand on m'ote le mo-
" Depuis lors il lui a fait une pension viagère de 3oo livres ; et je
me fais un sensi{)le j)lais;r de lendre pul)Iic un acte aussi rare de re-
connaissance et de gî^nérosité.
■y6 CORRESPONDANCE.
dique produit de mon travail , on me fait un tort
qu'il ne m'est pas aisé de réparer ; il m'est bien dur
de n'avoir pas même la liberté de m'en plaindre.
Il y a long- temps que le public de Paris se fait
un Jean- Jacques à sa mode , et lui prodigue d'une
main libérale des dons dont le Jean - Jacques de
Montmorency ne voit jamais r'ten. Infirme et ma-
lade les trois quarts de l'année, il faut que je trouve,
sur le travail de l'autre quart , de quoi pourvoir à
tout. Ceux qui ne gagnent leur pain que par des
voies honnêtes connaissent le prix de ce pain , et
ne seront pas surpris que je ne puisse faire du
mien de grandes largesses.
Ne vous chargez point , croyez-moi , de me dé-
fendre des discours publics , vous auriez trop à
faire : il suffit qu'ils ne vous abusent pas, et que
votre estime et votre amitié me restent. J'ai à Paris et
ailleurs des ennemis cachés qui n'oul^lieront point
les maux qu'ils m'ont faits ; car quelquefois l'of-
fensé pardonne , mais l'offenseur ne pardonne ja-
mais. Vous devez sentir -combien la partie est iné-
gale entre eux et moi. Répandus dans le monde,
ils y font passer tout ce qu'il leur plaît, sans que
je puisse ni le savoir ni m'en défendre : ne sait-on
pas que l'absent a toujours tort? D'ailleurs, avec
mon étourdie franchise, je commence par rompre
ouvertement avec les gens qui m'ont trompé. En
déclarant haut et clair que celui qui se dit mon
ami ne l'est point, et que je ne suis plus le sien,
j'avertis le public de se tenir en garde contre le
mal que j'en pourrais dire. Pour eux , ils ne sont
A\.NÉE 175g. 77
pas si maladroits que cela. C'est une si belle chose
que le vernis des procédés et le ménagement de la
bienséance! La haine en tire un si commode parti !
On satisfait sa vengeance à son aise en faisant ad-
mirer sa générosité ; on cache doucement le poi-
gnard sous le manteau de l'amitié , et l'on sait égor-
ger en feignant de plaindre. Ce pauvre citoyen !
dans le fond il n'est pas méchant; mais il a une
mauvaise tète qui le conduit aussi mal que ferait
un mauvais cœur. On lâche mystérieusement quel-
que mot obscur, qui bientôt est relevé, commenté ,
répandu par les apprentis philosophes ; on prépare ,
dans d'obscurs conciliabules , le poison qu'ils se
chargent de répandre dans le public. Tel a la gran-
deur d'ame de dire mille biens de moi, après avoir
pris ses mesures pour que personne n'en puisse
rien croire. Tel me défend du*mal dont on m'ac-
cuse, après avoir fait en sorte qu'on n'en puisse
douter. Voilà ce qui s'appelle de l'habileté! Que
voulez-vous que je fasse à cela? Entends-je de ma
retraite les discours que l'on tient dans les cercles ?
Quandje les entendrais, irais-je, pour les démentir,
révéler les secrets de l'amitié, même après qu'elle est
éteinte? Non, cher Le Nieps : on peut repousser les
coups portés par des mains ennemies ; mais quand
on voit parmi les assassins son ami , le poignard à
la main , il ne reste qu'à s'envelopper la tète.
Voilà les éclaircissements que vous m'avez de-
mandés; je suis. épouvanté de leur longueur ; mais
je n'ai pu les faire en moins de paroles, et je m'v
suis étendu pour n'y plus revenir.
'yS CORRESPONBANCE.
Adieu , mon bon et digne ami : que de choses
j'avais à vous dire! mais votre cœur vous parlera
pour le mien. Je me sens l'ame émue , il faut quit-
ter la plume.
LETTRE CLXXXVII.
A M. LE MARÉCHAL DE LUXEMBOURG.
Montmorency, le 3o avril lySg.
MONSIKUR,
Je n'ai oublié ni les grâces dont vous m'avez
comblé , ni l'engagement auquel le respect et la re-
connaissance ne m'ont pas permis de me refuser.
Je n'ai perdu ni la -volonté de tenir ma j>arole , ni
le sentiment avec lequel il me convient d'accepter
l'honneur que vous m'avez fait. Mais , monsieur le
maréchal, cet engagement ne pouvait être que con-
ditionnel ; et , dans l'extrême distance qu'il y a de
vous à moi, ce serait de ma part une témérité inex-
cusable d'oser habiter votre maison, sans savoir si
j'y serais vu de vous et de madame la maréchale
avec la même bienveillance qui vous a porté à me
l'offrir.
Vos bontés m'ont mis dans une perplexité qu'aug-
mente le désir de n'en pas être indigne. Je conçois
comment on rejette avec un respect froid et re-
poussant les avances des grands qu'on n'estime pas:
mais comment, sans m'oublier, en userais-jc avec
ANNÉE 1759. 79
VOUS, monsieur , que mon cœur honore, avec vous
que je rechercherais si vous étiez mon égal? N'ayant
jamais vouhi vivre qu'avec mes amis , je n'ai qu'un
langage , celui de l'amitié , de la familiarité. Je n'i-
gnore pas combien de mon état au vôtre il faut
modifier ce langage; je sais que mon respect pour
votre personne ne me dispense pas de celui que je
dois à votre rang : mais je sais mieux encore que
la pauvreté qui s'avilit devient bientôt méprisable ;
je sais qu'elle a aussi sa dignité, que l'amour même
de la vertu l'oblige de conserver. Je suis ainsi tou-
jours dans le doute de manquer a vous ou à moi ,
d'être familier ou rampant; et ce danger même,
qui me préoccupe , m'empêche de rien faire ou de
rien dire à propos. Déjà, sans le vouloir, je puis
avoir commis quelque faute, et cette crainte est
bien raisonnable à un homme qui ne sait point
comment on doit se conduire avec les grands, qui
ne s'est point soucié de l'apprendre, et qui n'aura
([u'une fois en sa vie regretté de ne le pas savoir.
Pardonnez donc, monsieur le maréchal, la timi-
dité qui me fait hésiter à me prévaloir d'une grâce
à laquelle je devais si peu m'attendre, et dont je
voudrais ne pas abuser. Je n'ai point, quant à moi ,
changé de résolution ; mais je crains de vous avoir
donné lieu de changer de sentiment sur mon
compte. Si M. Chassot m'apprend , de votre part
et de celle de madame la maréchale, que je suis
toujours le bienvenu , vous verrez , par mon em-
pressement à profiter de vos grâces, que ce n'est
j)as la crainte d'être ingrat qui m'a fait balancer.
8o CORRESPONDANCE.
Soit que j'habite votre maison et que je sois ad-
mis quelquefois auprès de vous , soit que je reste
dans la distance qui me convient, les bontés dont
vous m'avez honoré , et la manière dont j'ai tâché
d'y répondre , ont mis désormais un intérêt com-
mun entre nous. I^'estime réciproque rapproche
tous les états ; quelque élevé que vous soyez , quel-
que obscur que je puisse être, la gloire de chacun
des deux ne doit plus être indifférente à l'autre.
Je me dirai tous les jours de ma vie : Souviens-toi
que si M. le maréchal duc de Luxembourg t'honora
de sa visite , et vint s'asseoir sur ta chaise de paille ,
au milieu de tes pots cassés , ce ne fut ni pour ton
nom ni pour ta fortune , mais pour quelque répu-
tation de probité que tu t'es acquise; ne le fais
jamais rougir de l'honneur qu'il t'a fait. Daignez,
monsieur le maréchal, vous dire aussi quelquefois :
Il est dans le patrimoine de mes pères un solitaire
qui s'intéresse à moi , qui s'attendrit au bruit de
ma bénéficence, qui joint les bénédictions de son
cœur à celles des malheureux que je soulage, et
qui m'honore, non parce que je suis grand, mais
parce que je suis bon.
Recevez , monsieur le maréchal , les humbles té-
moignages de ma reconnaissance et de mon pro-
fond respect.
KNNÉE 1739. 81
LETTRE CLXXXVIII.
A MADAME LA MARÉCHALE DE LUXEMBOURG.
Au petit château de Moutmorencj- , le i 5 mai rjSg.
Madame,
Toute ma lettre est déjà dans sa date. Que cette
date m'honore! que je l'écris de bon cœur! Je ne
vous loue point , madame , je ne vous remercie
point; mais j'habite votre maison. Chacun a son
langage, j'ai tout dit dans le mien.
Daignez, madame la maréchale , agréer mon pro-
fond respect.
LETTRE CLXXXIX.
A M. LE CHEVALIER DE LORENZY.
Au petit château , le a r mai 1739.
J'ai fort prudemment fait, monsieur, de suppri-
mer avec vous les remerciements; vous m'auriez
donné trop d'affaires. Tant de livres me sont venus
de votre part, que je ne sais par lequel commen-
cer. D'ailleurs le séjour enchanté que j'habite ne
me laisse guère le courage de lire , pas même d'é-
crire , au moins pour le besoin. Dans les char-
R. XIX. 6
Sa CORRESPONDAIVCE.
mantes promenades dont je me vois environné,
mes pieds me font perdre l'usage de mes mains,
et le métier n'en va pas mieux. Si la campagne a
besoin de pluie , j'en ai grand besoin aussi. Ma-
dame la maréchale m'a marqué qu'elle craignait
que je ne fusse pas bien. Elle a raison, l'on n'est
jamais bien quand on n'est pas à sa place; et, dès
qu'on en sort , on ne sait plus comment y rentrer.
Toutefois je ne saurais me repentir de la faute que
je puis avoir commise; et, dussé-je m'accoutumer
à un bien-être pour lequel je n'étais pas fait, je ne
voudrais pas , pour le repos de ma vie , avoir reçu
d'une autre manière l'honneur et les grâces dont
m'ont comblé monsieur et madame de Luxem-
bourg. Je suis fâché qu'il y ait si loin d'eux à moi.
Je ne fais ni ne veux faire ma cour à personne ,
pas même à eux. J'ai mes règles , mon ton , mes
manières, dont je ne saurais changer; mais toute
la sensibilité que les témoignages d'estime et de
bienveillance peuvent exciter dans une ame hon-
nête , ils la trouveront dans la mienne. Je vois
qu'ils s'efforcent de me faire oublier leur rang :
s'ils réussissent, je réponds qu'ils seront contents
de moi.
Pour vous, monsieur, je ne vous dis rien ; j'ai
trop à vous dire. Il faut se voir. Ou venez, ou je
vais vous chercher. Bonjour.
M. d'Alembert m'a envoyé son recueil, où j'ai
\"u sa réponse ^ Je m'étais tenu à l'examen de la
A la lettre sur les spectacles. Cette réponse est dans le second
volume de cette édition.
ANWIÉE 17 59. 83
(jiiestion, j'avais oublié l'adversaire. Il n'a pas fait
de même; il a plus parlé de moi que je n'avais
parlé de lui; il a donc tort.
LETTRE CXC.
A M. LE MARÉCHAL DE LUXEMBOURG.
Au jietit château, le 27 mai xySg.
Monsieur,
Votre maison est charmante ; le séjour en est dé-
licieux. Il le serait plus encore si la magnificence
que j'y trouve et les attentions qui m'y suivent me
laissaient un peu moins apercevoir que je ne suis
pas chez moi. A cela près , il ne manque au plaisir
avec lequel je l'habite que celui de vous en voir le
témoin.
Vous savez, M. le maréchal, que les solitaires
ont tous l'esprit romanesque. Je suis plein de cet
esprit ; je le sens et ne m'en afflige point. Pourquoi
chercherais-je à guérir d'une si douce folie, puis-
qu'elle contribue à me rendre heureux ? Gens du
monde et de la cour, n'allez pas vous croire plus
sages que moi : nous ne différons que par nos chi-
mères.
Voici donc la mienne en cette occasion. Je pense
que , si nous sommes tous deux tels que j'aime à
le croire, nous pouvons former un spectacle rare,
et peut-être unique , dans un commerce d'estime
6.
84 CORRESPO?rDANCE.
et d'amitié (vous m'avez dicté ce mot) entre deux
hommes d'états si divers , qu'ils ne semblaient jdus
faits pour avoir la moindre relation entre eux. Mais
pour cela, monsieur, il faut rester tel que vous
êtes, et me laisser tel que je suis. Ne veuillez point
être mon patron; je vous promets, moi, de ne
point être votre panégyriste; je vous promets de
plus que nous aurons fait tous deux une très-belle
chose, et que notre société, si j'ose employer ce
mot, sera , pour l'un et pour l'autre, un sujet d'é-
loge préférable à tous ceux que l'adulation pro-
digue. Au contraire , si vous voulez me protéger , me
faire des dons, obtenir pour moi des grâces , me ti-
rer de mon état , et que j'acquiesce à vos bienfaits ,
vous n'aurez recherché qu'un faiseur de phrases ,
et vous ne serez plus qu'un grand à mes yeux.
J'espère que ce n'est pas à cette opinion réciproque
qu'aboutiront les bontés dont vous m'honorez.
Mais, monsieur, il faut vous avouer tout mon
embarras. Je n'imagine point la possibilité de ne
voir que vous et madame la maréchale , au milieu
delà foule inséparable de votre rang, et dont vous
êtes sans cesse environnés. C'est pourtant une con-
dition dont j'aurais peine à me départir. Je ne veux
ni complaire aux curieux, ni voir, pas même un
moment , d'autres hommes que ceux c[ui me con-
viennent; et si j'avais cru faire pour vous une ex-
ception, je ne l'aurais jamais faite. Mon humeur
qui ne souffre aucune gêne , mes incommodités qui
ne la sauraient supporter, mes maximes sur les-
quelles je ne veux point me contraindre , et qui su-
ANNÉE 1759. 8Ô
rement offenseraient tout autre que vous, la paix
surtout et le repos de ma vie, tout m'impose la
douce loi de finir comme j'ai commencé. ]M. le ma-
réchal, je souhaite de vous voir, de cultiver votre
estime, d'apprendre de vous à la mériter; mais je
ne puis vous sacrifier ma retraite. Faites que je
puisse vous voir seul, et trouvez bon que je ne
vous voie que de cette manière.
Je ne me pardonnerais jamais d'avoir ainsi capi-
tulé avec vous avant d'accepter l'honneur de vos
offres, et c'est encore un hommage que je crois
devoir à votre générosité , de ne vous dire mes fan-
taisies qu'après m'étre mis en votre pouvoir : car ,
en sentant quels devoirs j'allais contracter , j'en ai
pris l'engagement sans crainte. Je n'ignore pas que
mon séjour ici, qui n'est rien pour vous, est pour
moi d'une extrême conséquence. Je sais que,
quand je n'y aurais couché qu'une nuit, le public,
la postérité peut-être , me demanderaient compte
de cette seule nuit. Sans doute ils me le deman-
deront du reste de ma vie ; je ne suis pas en peine
de la réponse. Monsieur , ce n'est pas à moi de la
faire. En vous nommant, il faut que je sois justi-
fié, ou jamais je ne saurais l'être.
Je ne crois pas avoir besoin d'excuse pour le
ton que je prends avec vous. Il me semble que
vous devez m'entendre. M. le maréchal, je pour-
rais, il est vrai, vous parler en termes plus respec-
tueux, mais non pas plus honorables.
86 CORRESPONDANCE.
LETTRE CXCI.
A MADAME LA MARÉCHALE DE LUXEMBOURG.
Au petit château, le 3 juin lySp.
iVI A D A 31 £ ,
J'apprends que votre santé est parfaitement ré-
tablie , et je compte au nombre de vos bienfaits
de m'en réjouir et de vous le dire. Si chacun doit
veiller sur la sienne à proportion de ceux qu'elle
intéresse , songez quelquefois, je vous supplie, aux
nouvelles raisons que vous avez de vous conser-
ver. L'air de votre parc est si bon pour les malades,
qu'il ne doit pas l'être moins pour les convales-
cents; et quant à moi, je m'en trouve trop bien
pour ne pas vous le conseiller. Agréez , madame la
maréchale, les assurances de mon profond respect.
LETTRE CXCIL
A M. VERNES.
Montmorency, le i4 juin lySg.
Je suis néelig^ent, cher Vernes, vous le savez
bien; mais vous savez aussi que je n'oublie pas
mes amis. Jamais je ne m'avise de compter leurs
lettres ni les miennes , et quelque exacts qu'il puis-
sent être, je pense à eux plus souvent qu'ils ne m'é-
crivent. En rien de ce monde je ne m'inquièle de
mes torts apparents , pourvu que je n'en aie pas de
véritables, et j'espère bien n'en avoir jamais à me
reprocher avec vous. Quand M. Tronchin vous a
dit que j'avais pris le parti de ne plus aller à Ge-
nève, il a, lui, pris la chose au pis. H y a bien de
la différence entre n'avoir pas pris , quant à présent ,
la résolution d'aller à Genève, ou avoir pris celle
de n'y aller plus. J'ai si peu pris cette dernière, que,
si je savais y pouvoir être de la moindre utilité à
quelqu'un , ou seulement y être vu avec plaisir de
tout le monde , je partirais dès demain. Mais, mon
bon ami, ne vous y trompez pas, tous les Ge-
nevois n'ont pas pour moi le cœur de mon ami
Vernes; tout ami de la vérité trouvera des enne-
mis partout , et il m'est moins dur d'en trouver
partout ailleurs que dans ma patrie. D'ailleurs , mes
chers Genevois, on travaille à vous mettre tous sur
un si bon ton , et l'on y réussit si bien , que je vous
trouve trop avancés pour moi. Vous voilà tous si
élégants, si brillants, si agréables; que feriez-vous
de ma bizarre figure et de mes maximes gothiques ?
Que deviendrais -je au milieu de vous, à présent
que vous avez un maître ^ en plaisanteries qui vous
instruit si bien ? Vous me trouveriez fort ridicule ,
et moi je vous trouverais fort jolis : nous aurions
grand'peine à nous accorder ensemble. Je ne veux
point vous répéter mes vieilles rabâcheries, ni al-
ler chercher de l'humeur parmi vous. Il vaut mieux
' Voltaire.
88 CORRESPONDANCE.
rester en des lieux où, si je vois des choses qui
me déplaisent, l'intérêt que j'y prends n'est pas
assez grand pour me tourmenter. Voilà , quant à
présent, la disposition où je me trouve, et mes
raisons pour n'en pas changer , tant que , ne con-
venant pas au pays où vous êtes, je ne serai pas
dans ce pays-ci un hôte très-insupportable , et jus-
qu'ici je n'y suis pas traité comme tel. Que s'il
m'arrivait jamais d'être obligé d'en sortir, j'espère
que je ne rendrais pas si peu d'honneur à ma pa-
trie que de la prendre pour un pis-aller.
Adieu , cher Vernes. Je n'ai pas oublié le temps
où vous m'offrîtes de me venir voir , et où , quand
je vous eus pris au mot, vous ne m'en parlâtes
plus. Je n'ai rien dit quand vous êtes resté garçon ;
et si , maintenant que vous voilà marié et que la
chose est impossible, je vous en parle, c'est pour
vous dire que je ne désespère point d'avoir le plai-
sir de vous embrasser, non pas à IMontmorency ,
mais à Genève. Adieu , de tout mon cœur.
LETTRE CXCIII.
A M. CARTIER.
Moutmorency , lo juillet ijSg.
Je te remercie de tout mon cœur , mon bon pa-
triote , et de l'intérêt que tu veux bien prendre à
ma santé , et des offres humaines et généreuses que
cet intérêt t'engage à me faire pour la rétablir. Crois
ANNÉE 1759. 89
que , si la chose était faisable J'accepterais ces offres
avec autant et plus de plaisir de toi que de per-
sonne au monde; mais, mon cher, on t'a mal ex-
posé l'état de la maladie; le mal est phis grave et
moins mérité , et un vice de conformation , apporté
dès ma naissance , achève de le rendre absolument
incurable. Tout ce qu'il y aura donc de réel dans
l'effet de tes offres, c'est la reconnaissance qu'elles
m'inspirent , et le plaisir de connaître et d'estimer
un de mes concitoyens de plus.
Quant à ton style, il est bon et honorable : pour-
quoi veux-tu t'excuser, puisqu'il est celui de l'ami-
tié? Je ne peux mieux te montrer que je l'approuve
qu'en m'efforçant de l'imiter, et il ne tient qu'à
toi de voir que c'est de bon cœur. Ne serais-tu point
par hasard un de nos frères les quakers? Si cela
est, je m'en réjouis, car je les aime beaucoup; et
à cela près que je ne tutoie pas tout le monde, je
me crois plus quaker que toi. Cependant peut-être
n'est-ce pas là ce que nous faisons de mieux l'un
et l'autre ; car c'est encore une autre folie que
d'être sage parmi les fous. Quoi qu'il en soit, je suis
très-content de toi et de ta lettre, excepté la fin,
où tu te dis encore plus à moi qu'à toi; car tu
mens, et ce n'est pas la peine de se mettre à tu-
toyer les gens pour leur dire aussi des mensonges.
Adieu, cher patriote; je te salue et t'embrasse de
tout mon cœur. Tu peux compter c[ue je ne mens
pas en cela.
go CORRESPONDANCE.
LETTRE CXCIV.
A M. LE MARÉCHAL DE LUXEMBOURG.
Août 175g,
Assez d'autres vous feront des compliments. Je
sais combien le roi vous est cher, et vous venez
d'en recevoir un nouveau témoignage d'estime *.
Je sais combien vous êtes bon père, et ce témoi-
gnage est une grâce pour votre fils. Vous voyez
que mon cœur entend le vôtre , et qu'il sait quelle
sorte de plaisir vous touche le plus; il le sait, il
le sent, il s'en félicite. Ah! M. le maréchal, vous
ne savez pas combien il m'est doux de voir que
l'inégalité n'est pas incompatible avec l'amitié , et
qu'on peut avoir plus grand que soi pour ami.
LETTRE CXCV.
A MADAME LA MARÉCHALE DE LUXEMBOURG.
Montmorency, le 3i août ijSg.
Non , madame la maréchale , vous ne me faites
point de présents , vous n'en faites qu'à ma gou-
vernante. Quel détour! Est-il digne de vous, et me
méprisez-vous assez pour croire me donner ainsi
La survivance de sa charge de capitaine des gardes accordée au
duc de Montmorency.
ANNÉE l'j^HJ. 91
le change? En vérité, madame, vous me faites bien
souvenir de moi. J'allais tout oublier hormis mon
devoir; et, comme si j'étais votre égal, mon cœur
eut osé s'élever jusqu'à l'amitié : mais vous ne vou-
lez que de la reconnaissance , il faut bien tâcher
de vous obéir.
LETTRE CXCYI.
A LA MÊME.
Montmorency, le ag octobre lySg.
OÙ ètes-vous à présent, madame la maréchale?
à Paris? à l'Ile- Adam? à Versailles? car je sais que
vous avez fait ce mois-ci tous ces voyages. Vous
me trouverez curieux; mais puisque cette curio-
sité m'intéresse , elle est dans l'ordre. A Versailles,
vous parlez de moi avec M. le maréchal ; à l'ile-
Adam, vous en parlez avec le chevalier de Lorenzy ;
mais à Paris, avec qui en parlez-vous? Je m'ima-
gine que c'est à Paris qu'on va oublier les gens
qu'on aime, et, comme je le hais, je l'accuse de
tous les maux que je crains. De grâce , madame
la maréchale , songez quelquefois qu'il existe à
Montmorency un pauvre hermite à qui vous avez
rendu votre souvenir nécessaire, et qui ne va point
à Paris, Mais, en vérité, je ne sais de quoi je min-
quiète ; après les bontés dont vous m'avez honoré,
dois-je craindre d'être oublié dans vos courses? et
ga CORRESPONDANCE.
dans quelque lieu que vous puissiez être , n'en
sais-je pas un duquel vous ne sortez point ?
Vos copies ne sont pas encore commencées,
mais elles vont l'être. En toutes choses , il faut
suivre l'ordre et la justice. Quelqu'un, vous le sa-
vez, est en date avant vous; ce quelqu'un me
presse, et il faut bien tenir ma parole, puisque vous
ne voulez pas que je dise les raisons que j'aurais
de la retirer. Je vais finir la cinquième partie, et,
avant de commencei" la sixième, je ferai en sorte
de vous envoyer la première. Mais, madame la
maréchale , quoique vous soyez sûrement une
bonne pratique , je me fais quelque peine de
prendre de votre argent : régulièrement ce serait
à moi de payer le plaisir que j'aurai de travailler
pour vous.
Grondez un peu M. le maréchal, je vous sup-
plie, de ce que, dans l'embarras où il est, il prend
la peine de m'écrire lui-même. J'ai désiré d'avoir
souvent de ses nouvelles et des vôtres, mais non
pas que ce fût lui qui m'en donnât; ne sait-il pas
que je n'ai plus besoin qu'il m'écrive? S'il m'écrit
encore une fois de tout le quartier, je croirai lui
avoir déplu. Pour vous , madame , il n'en est pas
tout-à-fait de même. Je crois que j'ai encore be-
soin de quelques mots d'amitié; et puis, quand je
serai sûr également de tous deux, vous pourrez
ne jamais m'écrire ni l'un ni l'autre que je n'en
serai pas moins content, pourvu que mademoiselle
Gertrude ou M. Dubertier m'apprennent de temps
en temps que vous vous portez bien.
A N i\ i-: E I
7 ''.9. 93
LETTRE CXCVIÏ.
A M. LE MARÉCHAL DE LUXEMBOURG.
Novembre lySg.
Quelle vie triste et pénible! que je pressens d'ici
vos ennuis , et que je les partage! O M. le maré-
chal ! quand viendrez-vous reprendre ici , dans la
simplicité de nos prom(mad('s cliampètres, le con-
tentement , la gaieté , la sérénité d'esprit ? Je me
sais presque mauvais gré de la tranquillité dont je
jouis ici sans vous : elle n'est plus parfaite quand
vous ne la partagez pas.
Depuis ma dernière lettre je n'ai point eu de
rechute , et je suis aussi bien que je puisse être
pour la saison. Mais vous, monsieur, faites-moi
dire un mot de vous, je vous supplie. Je voudrais
bien aussi savoir où est M. le duc de Montmorency,
et si vous ne l'attendez pas cet hiver.
LETTRE CXCVIIL
A M. DELEYRE*.
Montmorency, 10 novembre 1759.
Vous voilà donc , mon cher Deleyre , bien déci-
dément fou ; car il n'y a plus de doute sur votre
Cette lettre, qui jusqu'à présent n'a fait partie d'aucune édition
q4 correspondance.
dernière lettre : heureusement ce sont cîe ces folies
qui ont leur terme , qui ne laissent après leur gué-
rison qu'un peu de honte pour cicatrice , et que
bien peu d'hommes ont droit de ne pas pardon-
ner. Pour moi, vous jugez bien que je vous la par-
donne de tout mon cœur ; je souhaite seulement
qu'elle ne vous fasse pas faire de sottises.
Puisque vous aimez, vous n'aimez qu'un objet
parfait; cela est clair, et ce n'est assurément pas
de quoi je dispute : mais il faut m'excuser d'avoir
profané, je ne dis pas l'idole, mais la divinité de
votre cœur. Il faut d'abord vous dire que je crus
qu'à votre départ tout était fini, et que vous ne
vous souveniez plus de vos anciennes adorations
que pour vous moquer de vous-même et de votre
simplicité. Naturellement vous conviendrez que
cette opinion n'était pas sans vraisemblance, et
que des amours de Paris ne doivent guère durer
plus long-temps que cela. J'avais donc pris le ton
que j'imaginais que vous prendriez vous-même,
ou que du moins vous écouteriez volontiers : mais
non; l'absence, le sort cruel, vous voilà toujours
dans les sentiments héroïques. A présent que je le
sais, je changerai de ton : assurément je n'ai pas
dessein de vous offenser, et je conviens que celui
qui laisse mal parler de ce qu'il aime, ou n'aime
point, ou n'est qu'un lâche.
Mais quelle insulte affreuse lui ai-je donc faite,
pour vous plonger dans le désespoir où vous sem-
des œuvres de J. J. Rousseau, est tirée de sou Histoire, tome ii,
page 481.
ANNÉE I7J9- 95
hlez être? Ai-je outragé ses mœurs, sa vertu, son
honnêteté ? car c'est sur tout cela que vous vous
épuisez en apologie; et, sans mentir, j'aimerais au-
tant que vous ne vous fussiez pas tant gendarmé
là-dessus, puisqu'il n'en était pas question : c'est,
mon cher Deleyre, une maxime de guerre qu'il
fiuit toujours attaquer les places du coté le mieux
fortifié. Je l'ai traitée de commère, il est vrai; j'ai
eu tort sans doute , et je l'aurais bien plus aujour-
d'hui, que je vous sais toujours sous le charme, si
je confirmais une épithète aussi peu respectueuse.
Mais mettez-vous un moment à ma place; je me
disais, les commères sont importunes, babillardes,
curieuses; pour contenter leur curiosité , peu leur
importe de troubler le repos d'autrui. Je me disais
qu'une personne discrète et modeste, telle que
vous m'aviez peint votre maîtresse, loin de vous
exciter à me l'amener , vous en aurait détourné ;
elle vous aurait dit (me figurais- je) : Pourquoi
voulez -vous inquiéter ce pauvre solitaire? Lais-
sons-le dans sa retraite, puisqu'il veut y rester; je
n'aime point à contenter mes fantaisies aux dépens
d'autrui. Au lieu de cela, on vient, on se met au
guet, on me poursuit, on s'embarrasse fort peu de
me chasser de chez moi; on questionne ma gouver-
nante : pourquoi ceci ? pourquoi cela ? on s'amuse
à me faire faire un fort sot personnage , et à vous-
même un autre, ne vous déplaise, qui ne valait
guère mieux. Excusez, mon pauvre Deleyre, si,
dans la grossièreté de ma nomenclature, j'ai osé ap-
peler cela du commérage : pareille expression ne
96 CORRESPONDANCE.
m'échappera plus. Mais permettez -moi de vous
dire , pour la dernière fois , que , bien que faible
autant qu'un autre , jamais femme ni fille à pareils
procédés n'aura l'honneur de me rendre amou-
reux d'elle.
Quant à la femme dont vous me parlez , et qui
s'est, dites-vous, vantée de dîner avec moi , j'espère
qu'elle n'a pas tenu parole ; et quant à moi , je n'en
ai entendu parler que par vous, non plus que de
votre maîtresse, dont je ne sais pas même le nom.
Oh ! pour celle-là, puisque vous ne la protégez pas,
je vais me venger sur elle et en faire une véritable
commère ; car , voyez-vous , il m'en faut une abso-
lument, et je vois bien que vous m'abandonnez
celle-ci, comme le chasseur jette à l'épervier un
morceau de chair pour lui faire lâcher sa proie.
Enfin donc vous vous êtes choisi une maîtresse
tendre et vertueuse ! Cela n'est pas étonnant; toutes
les maîtresses le sont. Vous vous l'êtes choisie à
Paris 1 Trouver à Paris une maîtresse tendre et ver-
tueuse , c'est n'être pas malheureux. Vous lui avez
fait une promesse de mariage ? Cher Deleyre, vous
avez fait une sottise ; car si vous continuez d'ai-
mer la promesse est superflue ; si vous cessez elle
est inutile , et vous peut donner de grands embar-
ras. Mais peut-être cette promesse a-t-elle été payée
comptant : en ce cas je n'ai plus rien à dire. Vous
l'avez signée de votre sang ? Cela est presque tra-
fique; mais je ne sais si le choix de l'encre dont
on écrit, fait quelque chose à la foi de celui qui
signe. Je vois bien que l'amour rend enfants les
AIN'XÉE 1759. 97
philosophes, tout aussi bien que nous autres. Cher
Deleyre, sans être votre ami, j'ai de l'amitié pour
vous, et je suis alarmé de l'état où vous êtes. Ah!
de grâce, songez que l'amour n'est qu'illusion,
qu'on ne voit rien tel qu'il est tant qu'on ahne;
et, s'il vous reste une étincelle de raison, ne faites
rien sans l'avis de vos parents.
LETTRE CXCIX.
A MADAME LA MARÉCHALE DE Ll .XEMBOURG.
Montmorency, le i5 novembre 1759.
Vous ne me répondez point, madame la maré-
chale; votre silence m'effraie. 11 faut que j'aie avec
vous quelque tort que j'ignore, ou que j'aie eu
trop raison, peut-être, de craindre d'être oublié.
Daignez vous mettre à ma place, et soyez équi-
table. Comblé de tant de caresses, n'ai-je pas dû
prévoir la fin de l'illusion qui m'en faisait trouver
digne? Mais où est ma faute? Qu'ai-je fait pour
causer cette illusion? qu'ai-je fait pour la détruire?
Elle devait ne point commencer, ou ne point fi-
nir.... Quoi! sitôt?.... C'eût été toujours trop tôt.
Si mes alarmes vous ont offensée , était-ce en les
justifiant qu'il fallait m'en punir?
En vérité, madame la maréchale, j'ai le regret
de ne savoir de quoi maccuser; car, dans la di-
stance qui nous sépare, il vaudrait mieux que le
tort fût à moi qu'à vous. Craignant d'avoir com-
R. XIX. n
98 CORRESPONrABrC£".
mis quelque faute par ignorance , si vous étiez une
moins grande dame, j'irais me jeter à vos pieds,
et je n'épargnerais ni soumissions ni prières pour
effacer vos mécontentements, bien ou mal fondés:
mais, dans le rang où vous êtes, ne vous attendez
pas que je fasse tout ce que mon cœur me de-
mande ; je dois bien plutôt me punir de l'avoir
trop écouté. Si cette lette reste encore sans réponse,
je me dirai qu'il n'en faut plus espérer.
LETTRE ce.
A M. VERNES.
?iIontmorency , le 18 novembre 1739.
Je savais, mon cher Vernes , la bonne réception
que vous aviez faite à l'abbé de Saint -Non, que
vous l'aviez fêté, que vous l'aviez présenté à M. de
Voltaire , en un mot que vous l'aviez reçu comme
recommandé par un ami. Il est parti le cœur plein
de vous , et sa reconnaissance a débordé dans le
mien. Mais pourquoi vous dire cela? n'avez- vous
pas eu le plaisir de m'obliger? ne me devez -vous
pas aussi de la reconnaissance ? n'est-ce pas à vous
désormais de vous acquitter envers moi?
Il n'y a rien de moi sous la presse; ceux qui
vous l'ont dit vous ont trompé. Quand j'aurai quel-
que écrit prêt à paraître , vous n'en serez pas in-
struit le dernier. J'ai traduit, tant bien que mal , un
livre de Tacite, et j'en reste là. Je ne sais pas as-
f
AIVNÉE 1759. f)()
sez le latin pour l'entendre , et n'ai pas assez de
talent pour le rendre. Je m'en tiens à cet essai ; je
ne sais même si j'aïuai jamais l'effronterie de le
faire paraître; j'aurais grand besoin de vous pour
l'en rendre digne. IMais parlons de l'histoire de Ge-
nève. Vous savez mon sentiment sur cette entre-
jirise; je n'en ai pas changé : tout ce qui me reste
à vous dire, c'est que je souhaite que vous fassiez
im ouvrage assez vrai , assez beau et assez utile
pour qu'il soit impossible de l'imprimer ; alors ,
quoi qu'il arrive , votre manuscrit deviendra un
monument précieux qui fera bénir à jamais votre
mémoire par tous les vrais citoyens , si tant est qu'il
en reste après vous. Je crois que vous ne doutez
pas de mon empressement à lire cet ouvrage ; mais
si vous trouvez quelque occasion pour me le faire
parvenir , à la bonne heure ; car , pour moi , dans
ma retraite , je ne suis point à portée d'en trouver
les occasions. Je sais qu'il va et vient beaucoup de
gens de Genève à Paris , et de Paris à Genève ; mais
je connais peu tous ces voyageurs, et n'ai nul des-
sein d'en beaucoup connaître. J'aime encore mieux
ne pas vous lire.
\'ous me demandez de la musique : eh Dieu !
cher Vernesî.de quoi me parlez-vous? Je ne con-
nais plus d'autre musique que celle des rossignols,
et les chouettes de la foret m'ont dédommagée de
l'Opéra de Paris. Revenu au seul goût des plaisirs
de la nature, je méprise l'apprêt des amusements
des villes. Redevenu presque enfant, je m'atten-
dris en rappelant les vieilles chansons de Genève;
8fBllOTH€CA
lOO CORRESPONDANCE.
je les chante d'une voix éteinte, et je finis par
pleurer sur ma patrie en songeant que je lui ai
survécu. Adieu.
LETTRE CCI.
A M. DE BASTIDE.
A Montmorency , 5 décembre 1739.
J'aurais voulu, monsieur, pouvoir répondre à
l'honnêteté de vos sollicitations , en concourant
plus utilement à votre entreprise ; mais vous savez
ma résolution; et, faute de mieux, je suis réduit,
pour vous complaire , à tirer de mes anciens bar-
bouillages le morceau ci -joint, comme le moins
indigne des regards du public. Il y a six ans que
M. le comte de Saint-Pierre m'ayant confié les ma-
nuscrits de feu M. l'abbé son oncle , j'avais com-
mencé d'abréger ses écrits , afin de les rendre plus
commodes à lire , et que ce qu'ils ont d'utile fût
plus connu. Mon dessein était de publier cet abrégé
en deux volumes, l'un desquels eût contenu les ex-
traits des ouvrages, et l'autre un jugement raisonné
sur chaque projet : mais, après quelque essai de
ce travail , je vis qu'il ne m'était pas propre , et
que je n'y réussirais point. J'abandonnai donc ce
dessein , après l'avoir seulement exécuté sur la
Paix perpétuelle et sur la Poljsjnodie. Je vous en-
voie , monsieur , le premier de ces extraits , comme
un sujet inaugural pour vous qui aimez la paix, et
k:ssée 1759. loi
dont les écrits la respirent. Puissions-nous la \oir
bientôt rétablie entre les puissances! car entre les
auteurs on ne l'a jamais vue , et ce n'est pas au-
jourd'hui qu'on doit l'espérer. Je vous salue, mon-
sieur , de tout mon cœur.
Observation. — M. de Bastide, infatigable compilateur,
s'adressait souvent à Rousseau pour le mettre à contribution
et l'aider à remplir ses recueils. Celui pour lequel il lui adressa
V Extrait de la paix perpétuelle , était intitulé Le monde comme
il est, qui succédait au Nouveau Spectateur. Ce dernier n'a fait
nul tort à l'ancien. M. Bastide finit par vouloir mettre dans ses
recueils tout ce que faisait Rousseau, qui , s'il l'eût cru, aurait
coupé l'Emile par morceaux. Voyez Confessions , liv. ix.
LETTRE CCII.
A M. LE MARÉCHAL DE LUXEMBOURG-
Montmorency , le 36 décembre ijSg.
J'apprends , M. le maréchal , la perte que vous
venez de faire *, et ce moment est un de ceux où
j'ai le plus de regret de n'être pas auprès de vous ;
car la joie se suffit à elle-même, mais la tristesse
a besoin de s'épancher , et l'amitié est bien plus
précieuse dans la peine que dans le plaisir. Que les
mortels sont à plaindre de se faire entre eux des
attachements durables î Ah î puisqu'il faut passer
sa vie à pleurer ceux qui nous sont chers , à pleurer
les uns morts , les autres peu dignes de vivre , que
je la trouve peu regrettable à tous égards! Ceux qui
De la duchesse de Villeroi, sa sœur.
I02 CORRESPONDANCE.
s'en vont sont plus heureux que ceux qui restent;
ils n'ont plus rien à pleurer. Ces réflexions sont
communes : qu'importe? en sont- elles moins na-
turelles ? Elles sont d'un homme plus propre à
s'affliger avec ses amis qu'à les consoler, et qui
sent aigrir ses propres peines en s'attendrissant sur
les leurs.
LETTRE CCIII.
A M.\DAME LA MARÉCHALE DE LUXEMBOURG.
i5 janvier 1760.
Je vous oublie donc , madame la maréchale ? Si
vous le pensiez , vous ne daigneriez pas me le faire
dire; et, si cela était, je ne vaudrais pas la peine
que vous vous en aperçussiez. Taxez -moi de len-
teur , mais non pas de négligence. L'exactitude
dépend de moi , la diligence n'en dépend pas. Ju-
gez-moi sur les faits. Vous savez que je fais pour
madame d'Houdetot une copie pareille à la vôtre.
Elle avait grande envie d'avoir cette copie, et moi
fijrande envie de lui faire plaisir. Cependant il y a
trois ans que cette copie est commencée , et elle
n'est pas finie : il n'y a pas encore deux mois que
la vôtre est commencée, et vous aurez la première
partie dans huit jours. En continuant de la même
manière, vous aurez le tout en moins d'un an.
Comparez , et concluez. Quand j'aurai eu le temps
de vous expliquer comment je travaille et com-
ANNtli I7(')0. 103
ment je puis travailler, nous jui^erez vous-même
s'il dépend de moi d'aller plus vite. En attendant,
j'ai un peu sur le cœur le reproche que vous m'a-
vez fait faire. Je ne croyais pas que vous me ju-
geassiez sans m'entendre , et que vous me jugeas-
siez si sévèrement. Je n'oublierai de long -temps
que vous m'accusez de vous oublier. Consultez un
peu là-dessus ^I. le maréchal, je vous en supplie.
Il y d un temps infini que je né lui ai écrit. De-
mandez-lui s'il croit pour cela que je Toublie. Ma-
dame , il faut être lent à donner son estime , afin
de n'être pas si prompt à la retirer.
LETTRE CCIV.
A M. MOULTOU.
Montmoronc\ , 29 janvier 1760.
Si j'ai des torts avec vous, monsieur , je n'ai pas
celui de ne les pas sentir et de ne me les pas re-
procher. Mon silence est bien plus contre moi que
contre vous , car comment répondre à une lettre
qui m'honore si fort et où je me reconnais si peu?
Je laisserai de votre lettre ce qui ne me convient
pas; je ne vous rendrai point les éloges que vous
me donnez; je suj^Dose que vous n'aimeriez pas à
les entendre , et je tâcherai de mériter dans la suite
que vous en pensiez autant de moi.
Il y a un peu de la faute de M. Favre ' si je vous
' Premier syudic de la république de Genève,
Io4 CORRESPOTvDAIVCE.
réponds si tard. Il m'avait promis de me revenir
voir , et je m'étais promis , après avoir causé un
peu de temps avec lui , de lui remettre une lettre
pour vous ; je l'ai attendu , et il n'est point revenu.
Je l'ai reçu avec simplicité , mais avec joie. Je n'i-
magine pas qu'une pareille réception puisse rebu-
ter un Genevois et un ami de M. Moultou. Si cela
pouvait être , mon intention serait bien mal rem-
plie, et j'en serais véritablement affligé.
M. Favre avait un extrait de votre sermon sur le
luxe : il me l'a lu , et je l'ai prié de me le prêter
pour le copier. M'entendez-vous , monsieur ?
Au reste vous êtes le premier, que je sache, qui
ait montré que la feinte charité du riche n'est en
lui qu'un luxe de plus ; il nourrit les pauvres
comme des chiens et des chevaux. Le mal est que
les chiens et les chevaux servent à ses plaisirs , et
qu'à la fm les pauvres l'ennuient ; à la fin, c'est un
air de les laisser périr, comme c'en fut d'abord un
de les assister.
J'ai peur qu'en montrant l'incompatibilité du
luxe et de l'égalité, vous n'ayez fait le contraire
de ce que vous vouliez : vous ne pouvez ignorer
que les partisans du luxe sont tous ennemis de
l'égalité. En leur montrant comment il la détruit ,
vous ne ferez que le leur faire aimer davantage.
Il fallait faire voir, au contr^re, que l'opinion
tournée en faveur de la richesse et du luxe anéan-
tit l'inégalité des rangs , et que tout crédit gagné
par les riches est perdu pour les magistrats. Il me
semble qu'il y aurait là-dessus un autre sermon bien
ANNtE l'jCjO. Io5
plus Utile à faire, plus profond, plus politique en-
core, et dans lequel, en faisant votre cour, vous
diriez des vérités très-importantes et dont tout le
monde serait frappé.
Vous me parlez de ce Voltaire! Pourquoi le* nom
de ce baladin souille-t-il vos lettres? Le malheureux
a perdu ma patrie; je le haïrais davantage si je le
méprisais moins. Je ne vois dans ses grands talents
qu'un opprobre de plus qui le déshonore par l'in-
digne usage qu'il en fait. Ses talents ne lui servent,
ainsi que ses richesses , qu'à nourrir la dépravation
de son cœur. O Genevois! il vous paie bien de l'a-
sile que vous lui avez donné. Il ne savait plus où al-
ler faire du mal; vous serez ses dernières victimes.
Je ne crois pas que beaucoup d'autres hommes
sages soient tentés d'avoir un tel hôte après vous.
Ne nous faisons plus illusion , monsieur; je me
suis trompé dans ma lettre à ÎM. d'Alembert : je
ne croyais pas nos progrès si grands, ni nos mœurs
si avancées. Nos maux sont désormais sans remède;
il ne vous faut plus que des palliatifs , et la comé-
die en est im. Homme de bien, ne perdez pas
votre ardente éloquence à nous prêcher l'égalité,
vous ne seriez plus entendu. Nous ne sommes en-
core que des esclaves ; apprenez-nous , s'il se peut,
à n'être pas des méchants ; nofi ad vetera institiita ,
quœ jam prideiu , corruptis moribus , ludihrio swit ,
rci'ocans, mais en retardant le progrès du mal par
des raisons d'intérêt, qui seules peuvent toucher
des hommes corrompus. Adieu , monsieur; je vous
embrasse.
Io6 CORRESPONDANCE.
P. S. J'allais faire partir ma lettre, quand M. Favre
est entré. J'ai été charmé de voir qu'il n'était pas
mécontent de moi. J'ai passé avec lui une demi-
journée agréable; nous avons parlé devons. H m'a
dit c^ie vous méditiez un second sermon sur la
même matière; j'en suis fort aise. Bonjour.
Observation. — Il est question dans cette lettre de l'opinion
de Rousseau sur le caractère de l'auteur de Zaïre, sur le mal
que, dans cette opinion, il fait à sa patrie, la corruption qu'il
y introduit, ainsi que l'amour du luxe et celui des spectacles.
Ces expressions de colère, elles s'ont confiées à !a discrétion de
l'amitié ; elle n'entrent point dans les relations de Jean-Jacques,
soit avec le public , soit avec le patriarche de Ferney. Il n'était
pas obligé de bien penser sur son compte, sur sa morale et ses
intentions, mais il l'était do ne pas prendre le public pour con-
fident. Il remplit ce devoir. Voltaire aimait qu'on fit courir ses
lettres : Rousseau regardait ce procédé comme une trahison
quand on n'avait pas le consentement du correspondant. Enfin
il n'a jamais varié sur les talents et la supériorité de Voltaire;
et les outrages de celui-ci ne lui ont point 'fait changer de lan-
gage. Un silence dédaigneux , ou de nouveaux hommages à ses
talents, en déplorant l'abus qu'il en faisait, furent les seules ré-
ponses qu'il se permit. Il put ensuite, et sans manquer aux
égards, en parler librement dans ses lettres confidentielles à ces
amis. Il l'a fait quelquefois; mais la conduite de Voltaire, ses pro-
cédés, furent inilquement l'objet de sa critique ou plutôt de son
indignation ; car c'est le nom que méritent et la cause et l'objet
de cette critique, toujours motivée par l'amour de Genève, où
l'influence de Ferney se faisait sentir.
Quand madame d'Épinay arriva dans cette ville. Voltaire
lui fit beaucoup d'avances. En supposant qu'elle ne l'instruisit
point de ce qui venait de se passer entie elle et Rousseau, ce
qui est peu piobable, le patriarche ne tarda point à l'apprendre
de Paris, où la ràpture fit beaucoup de bruit. Ses caresses en
augmentèrent d'autant, quoique la femme d'un fermier général
ATSisÉi: 17G0. 107
eût beaucoup de droits à sa considération. C'est un rapproche-
ment curieux à faire que do voir comment elle s'exprimait sur
Voltaire, [)récisément à la même époque où Jean-Jacques écri-
vit la lettre qu'on vient de lire. Voici donc ce qu'elle mandait à
M. Grimm. «Voltaire n'a nul principe arrêté: il redit plus qu'il
«ne dit, et ne laisse jamais rien à faire aux autres. Il ne sait
«point causer et il humilie l'amour-propre '. Il dit le pour et
« le contre tant qu'on veut... Il n'a nulle philosophie dans la
« tête ; il est tout hérissé de petits préjugés d'enfants; on les lui
« passerait s'il ne s'affichait pas pour les secouer tous. Il a des
« inconséquences plaisantes. " 3Iémoircs de madame d'Épinay,
t. iir, page 243. ( i'^ édition. )
LETTRE CCV.
A M. LE MARÉCHAL DE LUXEMBOURG.
Montmorency, le a février 1760.
Comptez-vous les mois , monsieur le maréchal ?
Pour moi, je compte les jours, et il me semble que
je trouve cet hiver plus long que les autres. J'at-
tends avec impatience le voyage de Pâques pour
célébrer un anniversaire qui me sera toujours cher.
J'ai donc oublié d'user du présent, puisque je dé-
sire l'avenir ; et voilà de quoi vous êtes cause. La vie
n'est plus égale quand le cœur a des besoins; alors
le temps passe trop lentement ou trop vite ; il n'a
' Ce langage fait voir combien madame d'Epinay avait de préten-
tion à briller dans la conversation. Celle de Voltaire était cliarmante,
mais il fallait savoir écouter; et la remarque de madame d'Epinay
ferait présumer qu'elle ne savait pas se taire. Je ne comprends pas
qu'on eût envie, quand Voltaire parlait, de dire autre chose que ce
qui était nécessaire pour le faire parler encore.
Io8 CORRESPONDANCE.
sa mesure fixe que pour le sage. Mais où est le
sage? Que je le plains! il est égal, parce qu'il est
insensible ; ses heures ont toutes la même lon-
gueur, parce qu'il ne jouit d'aucune. Je ne voudrais
pas , pour tout au monde , un ami dont la montre
irait toujours bien. M. le maréchal, vous avez fort,
dérangé la mienne ; elle retarde tous les jours da-
vantage , elle est prête à s'arrêter. Je voudrais aller
la remonter près de vous , mais cela m'est impos-
sible ; mon état et la saison me condamnent à vous
attendre.
LETTRE CCVI.
A M. VERNES.
SUR LA MORT DE SA FEMME.
Montmorency, le 9 février 1760.
Il y a une quinzaine de jours , mon cher Vernes,
que j'ai appris par M. Favre votre infortune ; il n'y
en a guère moins que je suis tombé malade, et je
ne suis pas rétabli. Je ne compare point mon état
au vôtre; mes maux actuels ne sont que physi-
ques; et moi, dont la vie n'est qu'une alternative
des uns et des autres, je ne sais que trop que ce
n'est pas les premiers qui transpercent le cœur le
plus vivement. Le mien est fait pour partager vos
douleurs , et non pour vous en consoler. Je sais
trop bien, par expérience , que rien ne console que
le temps, et que souvent ce n'est encore qu'une
AN-XiiE I-jGo. 109
affliction de plus de songer que le temps nous con-
solera. Clher Vernes, on n'a pas tout peidii quand
on pleure encore; le regret du bonheur passé en
est un reste. Heureux qui porte encore au fond de
son cœur ce qui lui fut cher ! Oh ! croyez-moi , vous
ne connaissez pas la manière la plus cruelle de le
perdre ; c'est d'avoir à le pleurer vivant. Mon bon.
ami, vos peines me font songer aux miennes; c'est
un retour naturel aux malheureux. D'autres pour-
ront montrer à vos douleurs une sensibilité plus
désintéressée; mais personne, j'en suis bien sur,
ne les partagera plus sincèrement.
LETTRE CCVII.
A MADAME LA COMTESSE D'HOUDETOT.
Montmorency, 1760.
Je suis sensible à l'intérêt que vous prenez à
mon état. S'il pouvait être soulagé, il le serait par
les témoignages de votre amitié. Je me dis tout ce
qu'il faut me dire sur mes injustices : ce seront les
dernières, et vous ne recevrez plus de moi des
plaintes que vous n'avez jamais méritées. Je ne suis
pas mieux, c'est tout ce que je puis vous dire. Je
n'ai de consolation et de témoignage d'amitié que
de vous seule , et c'est bien assez pour moi : mais
il n'est pas étonnant que j'en désire de fréquents
retours dans un temps où j'ignore si chaque lettre
que je reçois de vous, et chaque lettre que je vous
écris, ne sera pas la dernière. Adieu. A^oilà \2t. Julie:
IIO CORRESPONDATtrCE.
je travaille à la première partie, mais lentement,
selon mes forces. Quoi qu'il arrive , souvenez-
vous, je vous en conjure, que vous n'avez jamais
eu et n'aurez jamais d'ami qui vous soit aussi sin-
cèrement et aussi purement attaché que moi.
Croyez encore qu'il n'y a pas un bon sentiment
dans une ame humaine qui ne soit au fond de la
mienne et que je n'y nourrisse avec plaisir. Il me
serait doux, si j'avais à ne plus vous revoir, de
vous laisser au moins une impression de moi qui
vous fit quelquefois rappeler mon souvenir avec
plaisir.
Ne donnez point la Julie à relier, je vous prie,
jusqu'à nouvel avis, car je voudrais bien que, de
quelque manière que ce soit , elle ne sortît point
de vos mains.
Il faut que vous soyez non-seulement mon amie ,
mais mon commissionnaire; car je n'ai plus de re-
lation qu'avec vous. Je vous prie donc de vouloir
bien vous faire informer à la poste , s'il faut af-
franchir les lettres pour le canton de Berne. J'ai
oublié de vous recommander le secret sur l'ou-
vrage commencé dont je vous ai parlé. Si vous en
avez parlé à quelqu'un, il n'y a point de votre
faute. Je vous prie de me le dire naturellement,
mais de n'en plus reparler. Adieu, encore un coup.
J'attends de vos nouvelles , c'est mon seul plaisir
en ce monde.
Observation. — Cette lettre, imprimée à Reims dans un
journal, n'a point échappé à M. Barbier, et nous en devons la
communication à ce savant.
AAMÎE I7G0. I I I
llmesembletiifficiled't'nproiiveiraïuhenticité, ne connaissant
point la pièce aulographe. Elle présente des circonstances qui
ont besoin d'éclaircissements.
D'abord , en disant ^yoilh la Julie, Jean Jacques donne lieu de
croire que cet ouvrat^e était achevé, qu'il l'envoyait à madame
d'Houdetot ; mais , comme il ajoute qu'il travaille lentement à
la première partie , il paraît annoncer assez positivement qu'il
ne fait que commencer la copie de cet ouvrage. Ensuite, en lui
recommandant de ne pas le donner à relier, il autorise à croire
que cette copie est faite. Il y a donc une contradiction. Mais,
pour l'expliquer, il sufiit de faire une distinction entre l'exem-
plaire de Julie imprimée qu'il envoyait à madame d'Houdetot ,
et la copie qu'il faisait pour elle de cet ouvrage.
Il ne paraît pas encore bien guéri de sa passion pour madame
d'Houdetot, puisqu'il exprime un sentiment de jalousie dans le
motif pour lequel il ne veut point que ce manuscrit sorte de ses
mains, de quelque manière que ce soit.
Si l'on consulte les autres lettres de Jean-Jacques pour avoir
quelques éclaircissements sur celle-ci, l'on en trouve une à
madame de Luxembourg, dans laquelle Rousseau dit qu'il s'oc.
cupe de la copie de la Nouvelle Hcloise, pour cette dame; mais
il l'avertit que quelqu'un est en date avant elle ( madame d'Hou-
detot) , ajoutant qu'il va faire marcher de front les deux copies.
Or, cette lettre étant du 2g octobre lySg, on pourrait supposer
que celle que nous rapportons est d'une date postérieure.
Dans une autre lettre à la même maréchale, il parle encore
de la copie destinée à madame d'Houdetot, et qui n'est pas en-
core finie le i5 janvier 17G0. Le 20 juin de la même année
il envoya à la maréchale la troisième partie de la Nouvelle
Héloïse. Enfin, le 6 octobre suivant, il dit à la même: «Vous
« aurez la sixième partie avant le 1 5, ou j'aurai manqué de pa-
« rôle à madame d'Houdetot, et je tâche de n'en manquer à
« personne. »
Quant à l'ouvrage dont il est question dans cette lettre, il n'en
est que trois, faits ou projetés à cette époque (1759 et 1760):
le Contrat social, ï Emile, et le Matérialisme du sage. Je pré-
sume que c'est de ce dernier que Jean-Jacques aurait eu l'in-
lia CORRESPOND A^'CE.
tentlon de parler. Les interprétations dont le titre était sus-
ceptible, le déterminaient à ne pas communiquer le projet de
cet ouvrage (que, malheureusement, il n'eut pas le temps de
faire } , et cette particularité fut cause qu'on lui en vola le plan.
Du reste nous n'avons aucune donnée suffisante pour motiver
des conjectures.
Madame d'Houdetot a mis en tête du manuscrit de la Nouvelle
Héloïse que Rousseau lui donna, une note qui mérite d'être
rapportée ; la voici : « Ce manuscrit fut pour moi le gage de
« l'attachement d'un honune célèbre : son triste caractère em-
« poisonna sa vie; m.ais la postérité n'oubliera jamais ses talents.
« S'il eut l'art, trop dangereux peut-être, d'excuser aux yeux
« de la vertu les fautes d'une ame passionnée, n'oublions pas
« qu'il voulut surtout apprendre à s'en relever, et qu'il cherche
« constamment à nous faire aimer cette vertu qu'il n'est peut-
« être pas donné à la faible humanité de suivre toujours. »
N'avant point vu le manuscrit en question, j'ignore s'il est
réellement précédé de cette note. Je trouve que madame d'Hou-
detot passe trop facilement condamnation sur le triste caractère,
et les témoignages de Corancès, de Saint-Pierre, de Gré-
try, etc., lapportés par nous, doivent faire modifier celui d'une
dame qui ne connut Rousseau intimement que pendant six ou
treize mois , et le fit sortir de son état naturel en lui inspirant une
passion violente dont il ne sentit que les orages. Je pense encore
que cette note n'est en harmonie ni avec le caractère angélique
de la maîtresse de Saipt-Lambert, ni avec ce sentiment exquis
des convenances qu'elle possédait à un si haut degré. Il me
semble qu'elle ne devait point parler de Vart dangereux d'ex-
cuser aux yeux de la vertu les fautes d^une ame passionnée, etc.
Peu de femmes avaient , malgré l'usage qui leur servait d'ex-
cuse, le droit de blâmer Julie d'Étanges ou son historien; et
l'exception ne serait point en faveur de celle qui troubla le
repos de cet historien. Si l'on ne se tait point dans sa propre
cause, quand elle est mauvaise, du moins ne parle- t-on pas
contre le rôle qu'on y joue, et ne fournit-on point des armes
contre soi.
m3
LETTRE CCVÏÎÏ.
A MADAME LA MARÉCHALE DE LUXEMBOURG.
Montmorency, 5 mars 1760.
Je vous sers lentement et mal , madame la ma-
réchale : il ne faut pas me le reprocher , il faut
m'en plaindre. Je n'aurai jamais de tort envers
vous qui ne soit un tourment pour moi : c'est vous
dire assez que mon tort est involontaire. Si je ne
suis pas plus diligent à l'avenir, croyez que je n'au-
rai pas pu l'être. En vérité je suis la dupe de l'état
que j'ai choisi. J'ai tout sacrifié à l'indépendance ,
et j'ai tous les tracas de la fortune : je supporterais
patiemment tout le reste, mais je murmure contre
les occupations désagréables qui m'arracheiit au
plaisir de travailler pour vous.
Je viens de recevoir, par un exprès que vous
avez eu la bonté de m'envoyer , une lettre de mon
libraire de Hollande, sans que je sache comment elle
vous est parvenue. Je suppose que c'est par M. de
Malesherbes ; mais j'aurais besoin d'en être sûr.
Vous savez que je ne vous remercie plus de rien ,
ni vous, madame, ni monsieur le maréchal. Vous
méritez l'un et l'autre que je ne vous dise rien de
plus, et que je vous laisse interpréter ce silence.
Les beaux jours approchent , mais ils viennent
bien lentement. J'ai beau compter , ils n'en vien-
nent pas plus vite ; ils ne seroTit venus que quand
R. XIX. 8
Il4 CORRESPONDANCE.
VOUS serez ici. Je suis forcé de finir ; j'ai vingt
lettres indispensables à écrire , dont pas une ne
m'intéresse ; et , ce qui vous fera juger de mon sort
mieux que tout ce que je pourrais dire, je n'en
puis faire de courte que celle-ci.
LETTRE CCIX.
A LA MÊME.
Ce jeudi matin.
J'apprends les plus tristes nouvelles, ou plutôt
elles se confirment, car madame de Verdelin m'a-
vait fait donner avis de la maladie de M. le duc de
Montmorency ; mais n'en sachant rien de personne
de votre maison , je croyais la nouvelle fausse , et
j'avais déjà envoyé chez votre jardinier une lettre
où je parlais à M. le maréchal de ces bruits et de
mon iùquiétude , lettre que celle de- M. Dubertier
me fait retirer. H me marque qu'on attend aujour-
d'hui des nouvelles décisives , et me promet de
m'en faire part. Je vous supplie , madame la ma-
réchale , de lui rappeler sa promesse , et de me faire
instruire exactement de l'état des choses tant qu'il
V aura le moindre danger. Je suis dans un trouble
qui me permet à peine d'écrire : je ne vous dis
rien de mon état; vous en pouvez juger puisque
vous ne me voyez pas.
AWN]ÉE l-jGo. I l5
LETTRE CCX-
A M. DE MALESHERBES.
Montmorency, le 6 mars 1760,
Comblé depuis long -temps, monsieur, de vos
bontés, j'en profitais en silence, bien sûr que vous
n'auriez pu m'en croire digne si vous m'y eussiez
cru peu sensible, et bien plus sur encore que vous
aimiez mieux mériter des remerciements que d'en
recevoir. Je n'ai donc point été surpris de la per-
mission que vous avez donnée à M. Rey , mon li-
braire, de. vous adresser les épreuves du fade re-
cueil qu'enfin je fais imprimer; je suis même tout
disposé à croire , et à m'en glorifier , que cette grâce
est plus accordée à moi qu'à lui. Mais , monsieur ,
il n'a pu vous la demander , et je ne puis m'en
prévaloir, qu'en supposant qu'elle ne vous est pas
onéreuse ; et c'est sur quoi il ne m'a point éclairci.
J'attendais cet éclaircissement d'une de ses lettres,
dont il fait mention dans une autre , et qui ne m'est
pas parvenue ; ce qui me fait prendre la liberté de
vous le demander à vous-même.
Je suis trop jaloux de votre estime pour ne pas
souffrir à penser que ce long recueil passera tout
entier sous vos yeux. Mon ridicule attachement
pour ces lettres ne m'aveugle point sur le jua^e-.
ment que vous en porterez , sans doute , et qui
doit être confirmé par le public; je soidiaiterais
8.
Il6 CORRESPONDANCr:.
seulement que ce jugement se bornât au livre , et
ne s'étendît pas jusqu'à l'éditeur. Je tâcherai, mon-
sieur, de justifier cette indulgence par quelque
production plus digne de l'approbation dont vous
avez honoré les précédentes.
Les épreuves lues , refermées à mon adresse , et
mises à la poste , me parviendront exactement. Si
les paquets étaient fort gros, nous avons un mes-
sager qui va quatre fois la semaine à Paris , et dont
l'entrepôt est à Vliôtel de Grainmoiil , rue Saint-
Germain - VAuxeri'ois. Tous les paquets qu'on y
porte à mon adresse me parviennent fidèlement
aussi , et même quelquefois plus tôt que par la
poste , parce que le messager retourne le même
jour. Piecevez, monsieur, avec mes très -humbles
excuses , les assurances de ma reconnaissance et
de mon profond respect.
LETTRE CCXI.
AU MÊME.
Montmorency, le i8 niai 1760.
M. Rey me marque , monsieur , qu'il a mis. à la
poste, le 8 de ce mois, un paquet contenant l'é-
preuve H et Ja bonne feuille D de la première par-
tie du recueil qu'il imprime. Je n'ai point reçu ce
paquet, et il ne m'est rien parvenu l'ordinaire pré-
cédent. Permettez -moi donc, monsieur, de vous
demander si vous avez reçu ce même paquet; car,
AN>'ÉE I-JÔO. 1 I 1
comme son retard suspend tout, il m'importerait
de savoir où il faut le réclamer. Le contre-seing,
votre cachet, votre nom, sont trop respectés pour
que je puisse imaginer qu'un tel paquet se perde
à la poste; et je connais trop vos attentions, voire
exactitude , pour supposer qu'il vous soit resté.
Mais, monsieur, est-il bien sur que les envois ne
passent point par quelque autre main , en sortant
des vôtres , et que peut-être ces misérables feuilles
n'ont pas quelque lecteur à votre insu? Il y a quinze
jours que je reçus deux paquets consécutivement,
l'un le lundi, l'autre le lendemain, et je conjectu-
rai que vous n'aviez pas arrangé ainsi cet envoi. Si
cela était , il serait à croire qu'un paquet put se
perdre où les autres se retardent.
C'est à regret, monsieur, que je fais passer sous
vos yeux ces minuties; mais j'y suis forcé par la
chose même, et il est très -sur que l'importunité
que je vous cause me fait be^coup plus de peine
que mon propre embarras.
Agréez, monsieur, les assurances de mon pro-
fond respect.
LETTRE CCXn.
A M. DUCHESNE, libraire,
En lui renvoyant la comédie des Philosophes.
1 1 mai 1760.
En parcourant , monsieur , la pièce que vous
m'avez envoyée , j'ai frémi de m'y voir loué. Je
Il8 CORRESPOINDANCE.
n'accepte point cet horrible présent. Je suis per-
suadé qu'en nie l'envoyant vous n'avez pas voulu
me faire une injure ; mais vous ignorez ou vous
avez oublié que j'ai eu l'honneur d'être l'ami d'un
homme respectable , indignement noirci et calom-
nié dans ce libelle.
LETTRE CCXIII.
A M. DE BASTIDE.
Le i6 juin 1760.
M. Duclos vous aura dit , monsieur , qu'il m'en-
voya la semaine dernière l'argent que vous lui
aviez remis pour moi ; et j'ai aussi reçu avant-hier
le premier cahier de votre nouvel ouvrage pério-
dique, dont je vous fais mes remerciements. Je l'ai
lu avec plaisir; cependant je crains que le style n'en
soit un peu trop soigné. S'il était un peu plus sim*ple,
ne pensez-vous pas qu'il serait un peu plus clair ?
Une longue lecture me paraît difficile à soutenir
sur le ton que vous avez pris. Je crains aussi que
les petites lettres dont vous coupez les matières
ne disent pas grand'chose. Deux ou trois sujets va-
riés, mais suivis, feraient peut-être un tout plus
agréable. Si je ne sais ce que je dis, comme il est
probable, acte de mon zèle, et puis jetez mon pa-
pier au feu.
Quand vous ferez imprimer la Paix perpétuelle ,
vous voudrez bien , monsieur , ne pas oublier de
ANAÉK l-jGo. I I()
in'envover les épreuves. J'approuve foit le cliaiii^e-
lueiit de M. Duclos. Il est très-appareiit que le pu-
\)\[c ne prendrait pas le mot de secte dans le sens
que je Tavais écrit; au reste, ce sens peut être
contre la bonne acception du mot , mais il n'est
pas contre mes principes.
Il y a une note où je dis que, dans vingt ans,
les Anglais auront jierdu leur liberté : je crois qu'il
faut mettre le reste de leur liberté ; car il y en a d'as-
sez sots pour croire qu'ils l'ont encore.
Quand vous me demandez de vous ouvrir mon
portefeuille , voulez-vous , monsieur , insulter à ma
misère? Non; mais vous oubliez que vous avez vu
le fond du sac. Je vous salue de tout mon cœur.
LETTRE CCXIV.
A M. DE VOLTAIRE.
A Montmorencv , le i- juin ijGu.
Je ne pensais pas, monsieur, me retrouver jiunais
en correspondance avec vous. JMais , apprenant que
la lettre que je vous écrivis en i-joG a été impri-
mée à Berlin, je dois vous rendre compte de ma
conduite à cet égard, et je remplirai ce devoir avec
vérité et simplicité.
Cette lettre , vous ayant été réellement adressée,
n'était point destinée à l'impression; Je la commu-
niquai, sous condition, à trois personnes à qui
les droits de l'amitié ne me permettaient pas de
1-20 CORRKSPOIN DANCE.
rien refuser de semblable , et à qui les mêmes droits
permettaient enc.ore moins d'abuser de leur dépôt,
en violant leur promesse. Ces trois personnes sont :
madame de Clienonceaux, belle fille de madame
Dupin, madame la comtesse d'Houdetot, et un Al-
lemand -nommé M. Grimm. Madame de Chenon-
ceaux souhaitait que cette lettre fût imprimée, et
me demanda mon consentement pour cela. Je lui
dis qu'il dépendait du vôtre. Il vous fut demandé ;
vous le refusâtes, et il n'en fut plus question.
Cependant M. l'abbé Trublet, avec qui je n'ai
nulle espèce de liaison , vient de m'écrire , par une
attention pleine d'honnêteté , qu'a} ant l'eçu les
feuilles d'un journal de M. Formey, il y avait lu
cette même lettre , avec un avis dans lequel l'édi-
teur dit, sous la date du ^3 octobre 1759 , qu'il l'a
trouvée il y a quelques semaines citez les libraires de
Berlin , et que , comme c'est une de cesjeuilles volantes
qui disparaissent bientôt sans retour, il a cru lui de-
voir donner place dans son journal.
Voilà , monsieur , tout ce que j'en sais. Il est très-
sùr que, jusqu'ici, l'on n'avait pas même ouï par-
ler à Paris de cette lettre ; il est très-sûr quel'exem-
plaire, soit manuscrit, soit imprimé, tombé dans
les maiys de M. Formey, n'a pu lui venir que de
vous, ce qui n'est pas vraisemblable, ou d'une des
trois personnes que je viens de nommer. Enfin , il
est très-sûr que les deux dames sont incapables
d'une pareille ihfidélité. Je n'en puis savoir davan-
tage de ma retraite : vous avez des correspondances
au moyens desquelles il vous sei'ait aisé , si la chose
iV-\>ÉE l'jGo. rui
en valait la peine, de remonter à la soince,et de
vérifier le fait.
Dans la même lettre, M. l'abbé ïrublet me
marque qu'il tient la feuille en réserve, et ne la
prêtera point sans mon consentement, qu'assuré-
ment je ne donnerai pas : mais cet exemplaire peut
n'être pas le seul à Paris. Je souhaite, monsieur,
que cette lettre n'y soit pas imprimée, et je ferai
de mon mieux pour cela; mais si je ne pouvais évi-
ter qu'elle le fût, et qu'instruit à temps je pusse
avoir la préférence, alors je n'hésiterais pas à la
ftiire imprimer moi-même. Cela mê paraît juste et
naturel.
Quant à votre réponse à la même lettre , elle
n'a été communiquée à personne, et vous pou-
vez compter qu'elle ne sera point imprimée sans
votre aveu , qu'assurément je n'aurai pas l'indiscré-
tion de vous demander, sachant bien que ce qu'un
homme écrit à un autre il ne l'écrit pas au public;
mais si vous en vouliez faire une pour être publiée
et me l'adresser, je a^ous promets de la joindre fi-
dèlement à ma lettre, et de n'y pas répliquer un
seul mot.
Je ne vous aime point, monsieur; vous m'avez fait
les maux qui pouvaient m'être les plus sensibles,
à moi votre disciple et: votre enthousiaste. Vous
avez perdu Genève pour le prix de l'asile que vous
v avez reçu : vous avez aliéné de moi mes conci-
toyens pour le prix des applaudissements que je
vous ai prodigués parmi eux; c'est vous qui me
rendez le séjour de mon pays insupportable ; c'est
122 CORRESPONDANCE.
VOUS qui me ferez mourir en terre étrangère , priyé
de toutes les consolations des mourants , et jeté
pour tout honneur dans une voirie, tandis que
tous les honneurs qu'un homme peut attendre
vous accompagneront dans mon pays. Je vous hais
enfin , puisque vous l'avez voulu ; mais je vous hais
en homme encore plus digne de vous aimer, si
vous l'aviez voulu. De tous les sentiments dont
mon cœur était pénétré pour vous, il n'y reste
que l'admiration qu'on ne peut refuser à votre
beau génie, et l'amour de vos écrits. Si je ne puis
honorer en vous que vos talents, ce n'est pas ma
faute : je ne manquerai jamais au respect que je
leur dois, ni aux procédés que ce respect exige.
Adieu , monsieur.
Observation Chabanoii , auteur dramatique , dit dans ses
OEuvres posthumes' : «Quant Emile fut condamné par le parle-
« ment et Jean- Jacques décrété , Voltaire , par une lettre pleine
'( de grâces , offrit à Rousseau sa petite maison de l'Hermitage,
«située dans les bois. Voici la réponse de Jean-Jacques, telle
« que je l'ai lue; à Genève dans les mains d'un homme impartial
« et digne de foi (c'était en 1767 ) : je l'écris de mémoire. Je
« n'accepte point votre offre, monsieur; vous êtes un méchant
« homme , et je ne puis vous estimer. Vous vous occupez à per-
« vertir mes concitovcns, tandis que je travaille à rendre les
«vôtres meilleurs. Vous donnez la comédie aux ])ortcs de Ge-
« nève ; cela n'empêchera pas que vous ne soyez enterré en
« terre qu'ils disent sainte, et que mon corps ne soit jeté à la
« voirie comme un chien mort. »
Il paraît que Voltaire tira parti de la lettre de Jean-Jacques
pour le calomnier indignement, en faisant croire que cette
' Page i63. *
ANN^E I7G0. iu3
lettre, du 17 juin 1760, avait étù envoyée comme réponse à
une j^énéreuse offre d'asile', tandis que A'oltaire n'a jamais
ojjert d'asile à Rousseau , et que la lettre en question a été
écrite après quatre ans de silence entre ces deux illustres au-
teurs. Ajoutons qu'en 1 7G0 Rousseau n'avait pas encore eu
besoin d'asile, puisque l'Emile, première cause de ses tribula-
tions, ne fut ])ublié qu'en 1762.
LETTRE CCXV.
A MADAME LA MARÉCHALE DE LUXEMBOURG.
Le 20 juin 1760.
Voici , madame , la troisième partie des Lettres.
Je tâcherai que vous les ayez toutes au mois de
juillet, et, puisque vous ne dédaignez pas de les
faire relier , je me propose de donner à cette co-
pie le seul mérite que puisse avoir im manuscrit
de cette espèce, en y insérant une petite addition
qui ne sera pas dans l'imprimé ^. Vous voyez , ma-
dame la maréchale , que je ne vous rends pas le
* Voyez les réponses aux questions faites par M. de Chauvel et
datées de Vootton le 5 janvier 1767. La date est omise dans IN'dition
de Ledoux et Tenré. Rousseau y parle de cette lettre de 1760; dit
qu'il en retrouva le brouillon ; le transcrit et l'envoie à M. de Cliau-
vel , avec permission d'en l'aire l'usage qu'il voudra.
* C'étaient les Aventures de milord Edouard Bomsion, dont il remit
le manuscrit à madame de Luxembourg. Comme elle avait été belle
dans un temps où les dames de la cour ne l'i-taient pas imjjunémeut,
on pouvait trouver quelque conformité entre l'une des maîtresses de
milord et madame la niarécbale , couséquemment des allusions dé-
sagréables pour Celle-ci ; celte considération Ot que Rousseau rendit
madame de Luxeinl)ourg maîtresse de l'ouvrage, et le lui dit mala-
droitement, puisque c'était lui faire entendre qu'il y avait des mo-
124 COrvRESPOÎTDAiyCE.
mal pour le mal ; car je cherche à trouver quelque
chose qui vous amuse, vous et M. le maréchal; au
lieu que vous ne cessez de vous occuper ici , l'un
et l'autre, à me rendre ma solitude ennuyeuse
quand vous n'y êtes plus.
LETTRE CCXVI.
A LA MÊME.
Ce lundi ao juillet 1760.
Vous savez mes regrets, et vous me les pardon-
nez : je ne me les reproche donc plus, et l'inté-
rêt que vous y prenez me console de ma folie. Mon
pauvre Turc n'était qu'un chien , mais il m'aimait ;
il était sensible , désintéressé , d'un bon naturel.
Hélas! comme vous le dites, combien d'amis pré-
tendus ne le Aalaient pas! Heureux même si je re-
trouvais ces avantages dans la recherche dont vous
voulez bien vous occuper ; mais , quel qu'en soit le
tifs qui pouvaient l'engager à détruire ce manuscrit. Elle n'en fît
rien , ce qui ferait croire qu'elle se mettait au-dessus des allusions,
ou qu'elle n'en trouvait pas. Nous ne laisserions point cette alterna-
tive, si nous ne savions qu'elle chantait elle-même le couplet sati-
rique que M. de Tressan avait fait contre el!e.
Quand Boufflers parut à la cour
On crut voir la mère d'amour ;
Chacun cliercliait à- lui plaire ,
Et chacun l'avait à son tour.
Il est vrai qu'elle sîarrétalt au troisième vers; mais un jour elle
acheva le couplet pour aider la mémoire de quelqu'un qui le chantait
sans se douter qu'il eût été fait pour elle.
annilE î'jSo. 1^5
succès , j'y verrai toujours les soins de l'amitié la plus
précieuse qui jamais ait flatté mon cœur; et cela
seul dédommage de tout. J'ai été plus malade ces
temps derniers, j'ai eu des vomissements; mais je
suis mieux, et il me reste plus de découragement
et d'ennui que de mal. Je ne puis m'occuper à rien :
les romans même finissent par m'ennuyer. J'ai
voulu prendre Cliilderic; il y faut renoncer. C'en
est fait, je ne redonnerai de ma vie un seul coup
de plume; mes vains efforts ne feraient qu'exciter
votre pitié. Il ne me reste qu'une occupation ,
qu'une consolation dans la vie , mais elle est douce ;
c'est de m'attendrir en pensant à vous.
LETTRE CCXVII.
A LA MÊME.
Le lundi 28 juillet 1760.
Votre lettre , madame la maréchale , m'a tiré de
la peine où me tenaient mille bruits populaires, qui
tous tendaient à m'alarmer. II me paraîtra toujours
bizarre que je me sois donné des attachements qui
m'intéressent aux nouvelles publiques; mais, quoi
qu'il arrive , ces nouvelles ne m'intéresseront jamais
guère par elles-mêmes, et je me soucierai toujours
fort peu du sort de la Normandie, quand M. le
maréchal n'y sera pas. Tant qu'il y est, rien de ce
qui s'y passe ne peut m'ètre indifférent ^ Sa santé,
' En 1756 , le marécîial de Luxembourg, gouverueur de Nor-
126 CORRESPOIVDANCE.
sa sûreté , son repos , sa gloire , me rendent attentif
à tout ce qui s'y rapporte. C'est un des inconvé-
nients inévitables dans les attachements inégaux ,
qu'on n'évite l'ingratitude que par l'indiscrétion ;
et je n'ai pas peur d'être jamais tenté de délibérer
sur cette alternative, lorsqu'il sera question de
vous. Je n'ai offert ni de suivre M. le maréchal , ni
de vous aller voir. Vous avez , là-dessus , très-bien
dit à madame du Deffand que je ne me déplaçais
pas ainsi. Vous avez bien raison ; ce serait beau-
coup me déplacer que me croire quelque chose en
pareilles circonstances. En vous rappelant la lettre
que je vous écrivis à l'occasion de Saint-Martin , je
vous ai parlé poin^ toute ma vie, et je vous la rap-
pelle pour la dernière fois. Si jamais l'attachement
d'un homme qui n'a que du zèle pouvait vous être
de la moindre utilité , c'est à vous de vous en sou-
venir.
J'espère, madame , par ce que vous me marquez,
que le voyage de M. le maréchal ne sera pas de
longue durée, et que vous n'irez pas à Rouen.
Puisque , dans le fort de vos inquiétudes , vous
avez bien voulu penser à l'abbé Morellet, j'espère
aussi que, quand elles seront calmées, vous vou-
drez bien ne pas l'oublier, et que vous achèverez
la bonne œuvre que vous avez si bieh commencée.
mandie, s'était reiiMU, par ordre de Louis XV, à Rouen, pour faire
rayer quelques arrêts du parlement de cette ville, qui contrariaient
les volo^ités royales, et pour présider à l'enregistrement des lettres
patentes portant cassation de ces arrêts. Ces missions étaient toujours
désagréables. Il parait que Rousseau craignait que le maréchal n'en
ci'it encore une de cette nature.
ANNÉE l'yGo. JQ,n
Si vous receviez quoique nouvelle favorable, je
vous supplierais d'en faire immédiatement part à
M. d'A.lembert , afin que le panvn^ abbé en fût in-
struit plus proraptement. Deux heures de peine
de" plus ou de moins ne sont pas ime petite affaire
pour un prisonnier, et , à juger de son cœur par le
mien, le sentiment de vos bienfaits lui doit être
trop cher pour ne pas le lui donner le plus tôt qu'il
est possible.
OnsERVATioN. — On voit par la (în fie cette lettre, que Rous-
seau plaidait avec chaleur la cause de l'abbé Morellet, mis à
la liastille pour un pamphlet contre la princesse de Robeck,
fille du maréchal de Luxembourg. ( Voyez-en l'extrait , ar-
ticle RoBF.cQTJE, Histoire de J. J. Rousseau, tome ii.) Ma-
dame la maréchale obtint la grâce de l'abbé qui, dans ses
Mémoires, tourmenté do l'idée qu'il avait cetfc obligation à
Rousseau, s'affranchit du joug de la reconnaissance, et ca-
lomnia Jean- Jacques.
LETTRE CCXVIII.
A LA MÊME.
Ce niercrecTi (S août.
Je suis chargé, madame , par l'aljbé Morellet de
voils témoigner sa reconnaissance , et pour les soins
que vous avez bien voulu prendre en sa faveur, et
pour la bonté avec laquelle vous l'avez reçu. Il
ju'a écrit de la campagne où il est , et il m'a mar-
qiu^ qu'après avoir eu l'honneur de vous voir, il
n'était plus suipris que vous fussiez exceptée de
laS CORRESPOJVDA>'CE.
mon renoncement au inonde et à ses pompes ; ce
sont ses termes : de sorte que, si ion accuse encore
ma conduite d'être en contradiction avec mes prin-
cipes, j'aurai toujours une répon-se assurée quand
il vous plaira d'en faire les frais, très-sûr d'avoir
autant réfuté de gens que vous aurez bien voulu
recevoir de visites. M. d'Alembert me prie aussi
d'être son interprète envers vous ^. Mais moi, qui
ai tant de choses à dire, qui sera le mien? mon si-
lence.
Je n'entends point parler du retour de M. le
maréchal; je vois bien qu'il faut renoncer à l'espoir
de vous voir cet été. Voilà donc déjà l'hiver venu ,
et malheureusement le printemps n'en est pas plus
rapproché de nous. Vos voyages en ce pays m'ont
fait perdre la montre d'Emile; le temps ne coule
plus également pour moi.
LEïTPiE CCXIX.
A M
Montmorency, le 6 septembre 1760.
Il y a long- temps, monsieur, que je vous dois
une réponse et un remerciement. Ce n'est ni par
oubli ni par négligence que je ne me suis pas plus
tôt acquitté de ce devoir. Mais vous souhaitiez que
j'entrasse a^TC vous dans des discussions qui de-
L'albé fait un tout autre récit. C'est d'Alembert qui !e fît sortir,
c'est d'Alemltei t qui remercia , etc. On ne répond à cela que par un
fciit : c'est qu'on tient la lettre à la maréchale, d'elle-même.
ANNÉE 17G0. lag
mandent plus de temps que mes occupations et la
saison où nous sommes rit; m'en ont laissé jusqu'ici.
Il faut donc que vous me permettiez de renvoyer
à un moment dé loisir la réponse raisonnée que
vous exigez de moi, et que vous vous contentiez,
quanta présent, de mon remerciement très-humble
à l'attention dont vous m'avez honoré.
Quoique je sois fort éloigné de faire cause com-
mune aveqj/es philosophes dont vous parlez, je ne
suis pas en tout de votre avis; mais, bien loin de
trouver mauvais que vous ne soyez pas du mien ,
je ne puis qu'être sensible à la manière obligeante
et honnête dont vous le combattez. Vous pensez
trop bien ou trop mal de moi, monsieur ; vous me
croyez philosophe, et je ne le suis pas; vous me
croyez entêté de mes sentiments, et je le suis en-
core moins. Je ne puis pas faire que je croie ce que
je ne crois pas, et que je ne croie pas ce que je
crois; mais ce que je puis, c'est de n'être point fâché
contre quiconque n'étant pas de mon sentiment,
dit le sien sans détour et avec franchise.
Au surplus, je doute que personne au monde
aime et respecte plus sincèrement la religion que
moi ; ce qui n'empêche pas que je ne déteste et
méprise ce que les hommes y ont ajouté de bar-
bare, d'injuste, et de pernicieux à la société. Je ne
renonce pas au plaisir de discuter plus au long ce
sujet avec vous. En attendant, trouvez bon, mon-
sieur, qu'avec la simplicité dont j'use avec tout le
monde, je vous assure de ma reconnaissance et de
mon respect.
R. XTX. Q
l3o CORRESPOIN DANCE.
LETTRE CCXX.
A MADAME LA MARÉCHALE DE LUXEMBOURG.
Montmorency , le 6 octobre 1760.
Vous savez, madame, que je ne vous remercie
plus de rien. Je me contenterais donc de j^ous parler
de ma santé, si elle n'était assez bonne pour n'en
rien dire. Vous me faites tort de croire que je ne
me soucie pas assez de me conserver. Vous et M. le
maréchal m'avez rendu l'amour de la vie ; elle me
sera chère tant que vous y prendrez intérêt. M. le
prince de Conti est venu ici avec madame de Boul-
flers, et je n'ignore pas à qui s'adressait cette visite.
Je ne suis point surpris que l'honneur de votre bien-
veillance m'en attire d'autres; mais, en voyant la
considération qu'on me témoigne, je suis effrayé
des dettes que je vous fais contracter. Les perdreaux
que j'ai, reçus me confirment que M. le maréchal
se porte bien, et que vous ne m'oubliez ni l'un ni
l'autre. Pour moi, je ne sais si je dois être bien aise
ou fâché d'avoir si peu de mérite à penser continuel-
lement à vous; mais je sais bien qu'il ne se passe
pas une heure dans la journée où votre nom ne soit
prononcé dans ma retraite avec attendrissement et
respect.
Votre copie n'est pas encore achevée ; vous ne
sauriez croire combien je suis détourné dans cette
saison. Mais, cependant, madame,' vous aurez la
ANNÉE I7G0. l3l
sixième partie avant le i 5 , ou j'aurai manqué de
parole à madame d'Houdetot, et je tache de n'en
manquer à personne.
Observation Cette lettre sert à faire connaître avec pré-
cision l'époque où Rousseau acquit un de ses patrons les plus
chauds et les plus constants, le prince de Conti, qui ne, cessa
de lui donner des marques de son intérêt : il fait hommage de
la visite de ce prince à madame de Luxembourg. Il était ac-
compagné de madame de Boufflers , que nous verrons jouer
un beau rôle dans les démêlés entre Jean-Jacques et David
Hume.
LETTRE CCXXI.
A M. LE MARÉCHAL DE LUXEMBOURG.
Le 7 octobre 1760.
Si j'avais à me fâcher contre vous, M. le maré-
chal, ce serait de la trop grande exactitude à ré-
pondre, à laquelle vous m'avez accoutumé, et qui
fait que je m'alarme aussitôt que vous en manquez.
J'étais inquiet, et je n'avais que trop raison de l'être.
Madame la maréchale était malade, et je n'en savais
rien! La maladie de madame la princesse de Ro-
beck vous tenait en peine, et je n'en savais rien!
Après cela, pensez -vous que je puisse être tran-
quille toutes les fois que vous tarderez à me ré-
pondre? Comment puis-je alors éviter de me dire
que, si tout allait bien , vous auriez déjà répondu?
Madame la maréchale est quitte de sa fièvre : mais
ce n'est pas assez; je voudrais bien apprendre aussi
9-
l32 CORRESPONDANCE.
qu'elle est quitte de son rhume et n'a plus besoin
de garder le lit. Sans écrire vous-même, faites-moi
marquer, je vous prie, par quelqu'un de vos gens
comment elle se trouve. Il faut bien que mon atta-
chement vous coûte un peu de peine , quand il ne
me laisse pas non plus sans souci.
La nouvelle perte dont vous êtes menacé, ou
plutôt que vous avez déjà faite , vous affligera sans
vous surprendre ; vous n'avez que trop eu le temps
de la pressentir et de vous y préparer. Après l'avoir
pleurée vivante, vous devez voir avec quelque sorte
de consolation le moment qui terminera ses lan-
gueurs. Vivre pour souffrir n'est pas un sort dési-
rable ; mais ce qui est désirable et rare est de porter
jusqu'à la fin de ses peines la sécurité qui les adou-
cit; elle cessera de souffrir, sans avoir eu l'effroi
de cesser de vivre. Tandis qu'elle est dans cet état
paisible, mais sans ressource, le meilleur souhait
qui me reste à faire pour vous et pour elle est de
vous savoir bientôt délivré du sentiment de ses
maux.
LETTRE CCXXII.
A M. DEL ALI VE.
Le 7 octobre 1760.
J'étais occupé, monsieur, au moment que je reçus
votre présent*, à un travail qui ne pouvait se re-
* Le présent dont il est question était uue collection de gravures.
ANNÉE 17G0. l33
mettre, et qui m'empêcha de vous en remercier
sur-le-champ. Je l'ai reçu avec le plaisir et la recon-
naissance que me donnent tous les témoignages de
votre souvenir.
Venez, monsieur, quand il vous plaira, voir ma
retraite ornée de vos bienfaits; ce sera les augmen-
ter, et les moments que vous aurez à perdre ne
seront point perdus pour moi. Quant au scrupule
de me distraire, n'en ayez point. Grâces au ciel,
j'ai quitté la plume pour ne la plus reprendre ' ; du
moins l'unique emploi que j'en fais désormais craint
peu les distractions. Que n'ai-je été toujours aussi
sage! je serais aimé des bonnes gens, et ne serais
point connu des autres. Rentré dans l'obscurité qui
me convient, je la trouverai toujours honorable et
douce, si je n'y suis point oublié de vous.
LETTRE CCXXIII.
A MADAME DE BOUFFLERS.
Montmorency, le 7 octobre 1760.
Recevez mes justes plaintes , madame : j'ai reçu
de la part de monsieur le prince de Conti un second
présent de gibier, dont sûrement vous êtes corn-
* Serment d'ivrogne ou de joueur. Cependant il est possible qu'il
n'eût pas l'intention de publier ce qu'il composait , ou qu'il crût
n'en avoir pas le temps, car on voit dans un grand nombre de ses
lettres , qu'il comptait sur une fin prochaine. Lorsqu'il écrivait cette
lettre, il s'occupait de V Emile, et ce n'était pas pour le laisser
dans son portefeuille. Du reste , il explique sa pensée dans la lettre
l3^4 CORRESPONDANCE.
plice , quoique vous sussiez qu'après avoir reçu le
premier j'avais résolu de n'en plus accepter d'autre.
Mais S. A. S. a fait ajouter dans la lettre que ce gi-
bier avait été tué de sa main ; et j'ai cru ne pouvoir
refuser ce second acte de respect à une attention
si flatteuse. Deux fois je n'ai songé qu'à ce que je
devais au prince; il sera juste, à la troisième, que
je songe à ce que je me dois.
Je suis vivement touché des témoignages d'estime
et de bonté dont m'a honoré S. A. , et auxquels j'au-
rais le moins dû m'attendre. Je sais respecter le
mérite jusque dans les princes, d'autant plus que,
quand ils en ont, il faut qu'ils en aient plus que les
autres hommes. Je n'ai rien vu de lui qui ne soit
selon mon cœur, excepté son titre; encore sa per-
sonne m'attire-t-elle plus que son rang ne me re-
pousse. Mais, madame, avec tout cela , je n'enfrein-
drai plus mes maximes , même pour lui. Je leur dois
peut-être en partie l'honneur qu'il m'a fait; c'est
encore une raison pour qu'elles me soient toujours
chères. Si je pensais comme un autre, eût-il daigné
me venir voir? Hé bien! j'aime mieux sa conver-
sation que ses dons.
Ces dons ne sont que du gibier, j'en conviens;
mais qu'importe? Us n'en sont que d'un plus grand
prix, et je n'y vois que mieux la contrainte dont
on use pour me les faire accepter. Selon moi, rien
de ce que l'on reçoit n'est sans conséquence. Quand
à M. J. Vernet,clu 29 novembre 17(10. On y ^oJt qu'il ne comprend
pas Emile dans sa résolution , et que ce qu'il a publié depuis , le fut
pour sa défense. Voyez cette lettre.
ANNléE 1760. l35
on commence par accepter quelque chose , bientôt
on ne refuse plus rien. Sitôt qu'on reçoit tout, bien-
tôt on demande ; et quiconque en vient à demander
fait bientôt tout ce qu'il faut pour obtenir. La gra-
dation me paraît inévitable. Or, madame , quoi qu'il
arrrive, je n'en veux pas venir là.
Il est vrai que M. le maréchal de Luxembourg
m'envoie du gibier de sa chasse , et que je l'accepte.
Je suis bien heureux qu'il ne m'envoie rien de
plus; car j'aurais honte de rien refuser de sa main.
Mais je suis très-sùr qu'il m'aime trop pour abuser
de ses droits sur mon t:œur, et pour avilir toute
la pureté de mon attachement pour lui. M. le ma-
réchal de Luxembourg est avec moi dans un cas
unique. Madame, je suis à lui ; il peut disposer comme
il lui plait de son bien.
Voilà une bien grande lettre employée à ne vous
parler que de moi : mais je crois que vous ne vous
tromperez pas à ce langage; et si je vous fais mon
apologie avec tant d'inquiétude, vous en verrez ai-
sément la raison.
Observation. — Sincère avec lui-même , Rousseau se fait
de justes reproches à l'occasion de cette lettre. « Elle fut, dit-il,
« généralement blâmée et méritait de l'être. Refuser du gibier
« d'un prince qui met tant d'honnêteté dans l'envoi, est moins
« la délicatesse d'un homme fier qui veut conserver son indé-
'< pendance , que la rusticité d'un mal- appris qui se méconnaît.
« Je n'ai jamais songé à cette lettre sans en rougir. »
36 dORRESPOx\DAi\CE.
LETTRE CCXXIV.
A M. LE CHEVALIER DE LORENZY.
Montmorency, le 3i octobre 1760.
Je prévis bien, cher chevalier, que le mauvais
temps vous empêcherait de venir lundi dernier,
comme vous me l'aviez marqué, et je fus plus fâ-
ché qu'alarmé de ne vous pas voir arriver. Je n'au-
rais même goûté qu'à demi le plaisir de passer une
heure ou deux avec vous ; car j'étais malade et in-
sociable. Je suis rétabli , ou à peu près ; mais je ne
sais si l'hiver, qui s'avance en manteau fourré de
neige , me laissera recouvrer le plaisir perdu aus-
sitôt que la santé. Quoi qu'il en soit, que je vous re-
voie ou non, je pourrai passer des moments moins
agréables; mais je n'en penserai pas moins à vous,
et ne vous en aimerai pas moins. Je sens que je me
suis attaché à vous sûrement plus que vous ne pen-
sez et plus que je n'ai d'abord pensé moi-même.
J'en juo^e par le plaisir sensible et vrai que j'éprouve
quand je vous vois. Je ne suis pas recherchant, il
est vrai ; et mon cœur est usé pour l'amitié : je
laisse venir ceux qui viennent, et s'en aller ceux
qui s'en vont; mais j'aime encore à être aimé.
Quand on me convient autant que vous , je ne de-
meure guère en reste ; et si je ne suis pas le pre-
mier à mettre ma mise, je ne le suis pas non plus
à la retirer.
AI>iNÉE I7G0. 137
Je VOUS remercierais davantage d'avoir fait ma
commission avec tant d'exactitude, si vous ne l'a-
viez faite aussi avec une magnificence qui m'effraie.
Je soupçonne, par cet essai, que vous n'êtes pas
fort propre à être un commissionnaire de copiste.
Dépèchez-vous bien vite de m'envoyer mon mé-
moire, afin que je sache à quoi m'en tenir, et que
je m'arrange pour écorcher les pratiques de ma-
nière à me payer bientôt de toute cette profusion.
La Ju/ie s'avance, et je commence à espérer que,
si les glaces ne ferment pas les canaux de bonne
heure , elle poindra paraître ici cet hiver. Vous avez
pris tant d'intérêt aux sujets d'estampes, que vous
apprendrez avec plaisir qu'ils seront exécutés ; j'ai
vu les premiers dessins; j'en suis très-content, et
l'on en grave actuellement les planches. Ce n'est
pas mon libraire qui a fait cette entreprise; c'est
un M. Coindet, mon compatriote, homme de goîit,
qui aime les arts , et qui s'y connaît. Il a choisi
d'excellents artistes , et l'ouvrage sera fait avec le
plus grand soin : cela fera, ce me semble, un des
plus agréaljles recueils d'estampes qu'on ait vu de-
puis long-temps; et je ne doute pas que, s'il y
avait quelque succès à espérer pour le livre, elles
n'y pussent contribuer beaucoup : le malheur est
qu'elles se débiteront séparément. Adieu , cher
chevalier. Je vous parle de mes affaires parce que
je pense à moi premièrement : mais c'est à vous
que j'en parle ; voyez quelle conclusion vous devez
tirer de là.
38 CORRESPONDANCE.
LETTRE CCXXV.
A M.***.
Montmorency, 1760.
Le mot propre me vient rarement , et je ne le
regrette guère en écrivant à des lecteurs aussi clair-
voyants que vous. La préface * est imprimée , ainsi
je n'y puis plus rien changer. Je l'ai déjà cousue
à la première partie; je l'en détacherai pour vous
l'envoyer, si vous voulez; mais elle ne contient
rien dont je ne vous aie déjà dit ou écrit la sub-
stance ; et j'espère que vous ne tarderez pas à
l'avoir avec le livre même , car il est en route.
Malheureusement mes exemplaires ne viennent
qu'avec, ceux du hbraire. J'espère pourtant faire
en sorte que vous ayez le votre avant que le livre
soit public.
Comme cette préface n'est que l'abrégé de celle
dont je vous ai parlé, je persiste dans la pensée
de donner celle-ci à part ; mais j'y dis trop de bien
et trop de mal du livre pour la donner d'avance ;
il faut lui laisser faire son effet , bon ou mauvais ,
de lui-même , et puis la donner après.
Quant aux aventures d'Edouard , il serait trop
tard, puisque le livre est imprimé : d'ailleurs, crai-
gnant de succomber à la tentation , j'en ai jeté les
f'ahiers au feu, et il n'en reste qu'un court extrait
Celle de la Nouvelle Héloïse.
ANN^E 1-760. l3f)
quej'enai fait pour madame la maréchale de Luxem-
bourg, et qui est entre ses mains.
A l'égard de ce que vous me dites de Wolniar,
et du danger qu'il peut faire courir à l'éditeur,
cela ne m'effraie point ; je suis sûr qu'on ne m'in-
quiétera jamais justement , et c'est une folie de
vouloir se précautionner contre l'injustice. Il reste
là-dessus d'importantes vérités à dire, et qui doi-
vent être dites par un croyant. Je serai ce croyant-
là ; et si je n'ai pas le talent nécessaire , j'aurai du
moins l'intrépidité. A Dieu ne plaise que je veuille
ébranler cet arbre sacré que je respecte , et que
je voudrais cimenter de mon sang! mais j'en vou-
drais bien ôter les branches qu'on y a greffées ,
et qui portent de si mauvais fruits.
Quoique je n'aie plus reçu de nouvelles de mon
libraire depuis la dernière feuille , je crois son
envoi en route , et j'estime qu'il arrivera à Paris
vers Noël. Au reste , si vous n'êtes pas honteux
d'aimer cet ouvrage ^ , je ne vois pas pourquoi
vous vous alDstiendriez de dire que vous l'avez lu ,
puisque cela ne peut que favoriser le débit. Pour
moi, j'ai gardé le secret que nous nous sommes
promis mutuellement ; mais si vous me permettez
' J'avais, clans ï Histoire de J. J. Rousseau (tomei, page 355 ) ,
combattu l'idée de supposer que Duclos était le correspondant à qui
Jeau-Jacques adressait cette lettre. Je me fondais sur ce que le pre-
mier vantait hautement la Nouvelle Héloïse, tandis que le correspon-
dant paraissait vouloir qu'on ignorât qu'il eût lu cet ouvrage. Mais on
voit que Rousseau lui exprime le désir de le voir changer d'avis ,
afin qu'il se vante de son approhation. Il consultait Duclos sur ses
ouvrages ; cettre lettre pourrait donc lui être adressée.
l4o CORRESPONDAIVCE.
<ie le rompre , j'aurai grand soin de me vanter de
votre approbation.
Un jeune Genevois ^ , qui a du goût pour les
beaux-arts, a entrepris de faire graver, pour ce
livre , un recueil d'estampes dont je lui ai donné
les sujets : comme elles ne peuvent être prêtes à
temps pour paraître avec le livi% , elles se débite-
ront à part.
LETTRE CCXXVL
A M. LE CHEVALIER DE LORENZY.
Montmoiency , le 3 novembre 1760.
Vous allez à Versailles , mon cher chevalier ; j'en
suis charmé , et je ne me croirai pas tout-à-fait
absent des personnes que vous allez voir , tant que
vous serez auprès d'elles. Je vous envierais de sem-
blables voyages en pareille occasion , s'il ne fallait
vous envier en même temps votre état , qui vous
les rend convenables ; et chacun doit être content
du sien. Allez donc, cher chevalier; faites un bon
voyage : parlez de moi , parlez pour moi. Vous con-
naissez mes sentiments , vous direz mieux que je
ne dirais; un ami vaut mieux que soi-même en mille
occasions , et surtout en celle-là. Ne manquez pas
à votre retour, de me donner amplement des nou-
velles; il y a très-long-temps que je n'en ai aucune
^ M. Coindet qui était commis chez MM. Tlielusson et Necker.
A.ivNjéE i-yGo. Iql
d'aucun côté ; la voiture aux provisions est venue
que j'étais malade , et je n'en ai rien su. J'ai en-
voyé, le 16 du mois dernier, un paquet à ma-
dame la maréchale ; je n'ai aucun avis de la ré-
ception.
Vous ne me soupçonnez pas, je pense, d'être
insensible au souvenir de madame de Boufflers ;
ou je me trompe fort , ou vous êtes bien sûr que
je ne pécherai jamais envers elle par ce côté -là:
mais quand vous voidez que je lui écrive, nous
sommes loin de compte; j'ai bien de la peine à ré-
pondre à ceux qui m'écrivent, ce n'est pas pour
écrire à ceux qui ne me répondent point. D'ailleurs
je trouve bien mieux mon compte à penser à elle
qu'à lui écrire ; car en moi-même je lui dis tout
ce qu'il me plaît ; et, en lui écrivant, il ne faut lui
dire que ce qui convient. Considérez encore que
les devoirs et les soins changent selon lés états.
Vous autres gens du monde, qui ne savez que faire
de votre temps , êtes trop heureux d'avoir des
lettres à écrire pour vous amuser ; mais quand un
pauvre copiste a passé la journée à son travail, il
ne s'en délasse point à écrire des lettres; il faut
qu'il quitte la pUrnie et le papier. En général , je
suis convaincu qu'un homme sage ne doit jamais
former de liaisons dans des conditions fort au-
dessus de la sienne ; car, quelque convenance d'hu-
meur et de caractère , quelque sincérité d'attache-
ment qu'il y trouve , il en résulte toujours dans sa
manière de vivre, une multitude d'inconvénients
secrets qu'il sent tous les jours , qu'il ne peut dire
i4a corresponda:vce.
à personne, et que personne ne peut deviner. Pour
moi , à Dieu ne. plaise que je veuille jamais rompre
des attachements qui font le bonheur de ma vie ,
et qui me deviennent plus chers de jour en jour.
Mais j'ai bien résolu d'en retrancher tout ce qui
me rapproche d'une société générale pour laquelle
je ne suis point fait. Je vivrai pour ceux qui m'ai-
ment, et ne vivrai que pour eux. Je ne veux plus
que les indifférents me volent un seul moment de
ma vie; je sais bien à quoi l'employer sans eux.
L'explication que vous m'avez donnée au sujet
du papier ne vous justifie pas tout-à-fait de la pro-
fusion dont je vous accuse : mais comme j'aurai
peu d'argent à débourser, grâce à l'attention de
M. le prince de Conti, je ne me plains pas beau-
coup d'une dépense que je ne dois payer qu'en
chansons. Afin donc de n'être pas chargé d'un dé-
pôt, je 'prendrai le papier pour mon compte; au
moyen de quoi je taxerai ma copie comme si j'avais
fourni le papier , et nous déduirons sur le paiement
trente-trois livres avancées par son altesse. Quant
à vous , je consens à ne vous rembourser les neuf
francs qu'à notre première entrevue ; mais je vou-
drais bien ne pas les garder trop long-temps. Je dois
vous dire encore que le grand papier destiné à la
copie du manuscrit a été un peu limé par le dos
dans la voiture ; ce qui peut rendre la reliure plus
difficile et moins solide : d'ailleurs la forme m'en
paraît bien grande pour être employée dans toute
sa grandeur. Ne con\T.endrait-il pas de le plier en
deux pour lui donner un format in-4° , à peu près
ANNÉE 1760. 143
comme celui du manuscrit? De cette manière la
limure ne serait plus au dos , mais sur la tranche,
et cela s'en irait en le reliant. Vous pourrez là-
dessus savoir à loisir les intentions du prince; car
j'ai commencé par la musique , et je ne prendrai
le manuscrit que quand elle sera faite. Adieu, cher
chevalier. Je ne vous dirai plus que je vous aime
de tout mon cœur; mais si jamais je cesse, quod
absit^ alors je vous le dirai.
P. S. Je connais un traité de l'éducation médi-
cinale des enfants, et j'ai trouvé ce titre si béte,
que je n'ai pas daigné lire l'ouvraeje : mais que ce-
lui dont vous parlez soit celui-là ou un autre, s'il
vous tombait aisément sous la main , je ne serais
pas fâché de le parcourir; sinon, nous pouvons
le laisser là. Adieu : le reste pour une autre fois.
• Scriptus et in tergo , necdùm fiuitus , Orestes. »
LETTRE CCXXVII.
A M. UE MALESHERBES.
Montmorency, le 5 novembre 1760.
Je vois, monsieur, par la réponse dont vous
m'avez honoré, que j'ai commis, sans le savoir,
une indiscrétion pour laquelle je vous dois, avec
mes humbles excuses, ma justification, autant
qu'il est possible. Prenant donc la discussion dans
laquelle vous voulez bien entrer avec moi comme
l44 CORRESPOÎN'^DANCE.
une permission d'y entrer à mon tour , j'userai de
cette liberté pour vous exposer les raisons de mon
sentiment , que j'estimais être aussi le vôtre , sur
l'affaire en question.
Je remarquerai d'abord qu'il y a sur le droit des
gens beaucoup de maximes incontestées , lesquelles
sont pourtant et seront toujours vaines et sans ef-
fet dans la pratique , parce qu'elles portent sur
une égalité supposée entre les états comme entre
les hommes; principe qui n'est vrai pour les pre-
miers , ni de leur grandeur , ni de leur fonue , ni
par conséquent du droit relatif des sujets, qui dé-
rive de l'une et de l'autre. Le droit naturel est le
même pour tous les hommes, qui tous ont reçu de
la nature une mesure commune, et des bornes
qu'ils ne peuvent passer ; mais le droit des gens ,
tenant à des mesures d'institutions humaines et
qui n'ont point de terme absolu, varie et doit va-
rier de nation à nation. Les grands états en im-
posent aux petits et s'en font respecter ; cependant
ils ont besoin d'eux et plus besoin peut-être que
les petits n'ont des grands. Il faut donc qu'ils leur
cèdent quelque chose en équivalent de ce qu'ils
en exigent. Les avantages pris en détail ne sont
pas égaux, mais ils se compensent; et de là nait
le vrai droit des gens, établi, non dans les livres,
mais entre les hommes. Les uns ont pour eux les
honneurs, le rang, la puissance; les autres, le
profit ignoble, et la petite utilité. Quand les grands
états voudront avoir à eux seuls leurs avantages ,
et partager ceux des petits, ils voudront une chose
impossible, et, quoi qu'ils fassent, ils ne parvien-
dront jamais à établir dans les petites choses cette
parité qu'ils ne souffrent pas dans les grandes.
Les différences qui naissent de la nature du
gouvernement ne modifi^ent pas moins nécessaire-
ment les droits respectifs des sujets. La liberté de
la presse , établie en Hollande , exige dans la police
de la librairie des règlements différents de ceux
qu'on lui donne en France, où cette liberté n'a ni
ne peut avoir lieu. Et si l'on voulait, par des trai-
tés de puissance à puissance, établir une police
uniforme et les mêmes règlements sur cette ma-
tière entre les deux états , ces traités seraient bien-
tôt sans effet, ou l'un des deux gouvernements
changerait de forme , attendu que dans tout pays
il n'y a jamais de lois observées que celles qui
tiennent à la nature du gouvernement.
Le débit de la librairie est prodigieux eo France,
presque aussi grand que dans le reste de l'Europe
entière. En Hollande il est presque nul. Au con-
traire , il s'imprime proportionnellement plus de
livres en Hollande qu'en* France. Ainsi l'on pour-
rait dire , à quelque égard , que la consommation
est en France , et la fabrication en Hollande, quand
même la France enverrait en Hollande plus de
livres qu'elle n'en reçoit du même pays; parce
que, où le Français est consommateur, le Hollan-
dais n'est que facteur : la France reçoit pour elle
seule; la Hollande reçoit pour autrui. Tel est,
entre les deux puissances, l'état relatif de cette
partie du commerce ; et cet état, forcé par les deux
R. XIX. jQ
l46 CORRESPONDA.NCE.
constitutions, reviendra toujours, malgré qu'on
en ait. J'entends bien que le gouvernement de
France voudrait que la fabrique fût où est la con-
sommation : mais cela ne se peut, et c'est lui-
même qui l'empéclie par la rigueur de la censure.
Il ne saurait, quand il le voudrait, adoucir cette
rigueur ; .car un gouvernement qui peut tout ne
peut pas s'ôter à lui-même les chaînés qu'il est
forcé de se donner pour continuer de tout pou-
voir. Si les avantages de la puissance arbitraire
sont grands , un pouvoir modéré a aussi les siens ,
qui ne sont pas moindres; c'est de faire, sans in-
convénient, tout ce qui est utile à la nation.
Suivant une des maximes du gouvernement de
France , il y a beaucoup de choses qu'on ne doit
pas permettre , et qu'il convient de tolérer : d'où
il suit qu'on peut et qu'on doit souffrir l'entrée de
tel livre dont on ne doit pas souffrir l'impression.
Et en effet , sans cela , la France , réduite presque
à sa seule littérature, ferait scission avec le corps
de la république des lettres , retomberait bientôt
dans la barbarie, et perdrait même d'autres bran-
ches de commerce auxquelles celle-là sert de con-
tre-poids. jMais quand un livre imprimé en Hol-
lande parce qu'il n'a pu ni dû être imprimé en
France, y est pourtant réimprimé, le gouverne-
ment pèche alors contre ses propres maximes , et se
met en contradiction avec lui-même. J'ajoute que
la parité dont il s'autorise est illusoire; et la con-
séquence qu'il en tire, quoique juste, n'est pas
équitable; car comme on imprime en France pour
A\N^E 1760. 147
la France, et en Hollande encore pour la France,
et comme on ne laisse pas entrer dans le royaume
les éditions contrefaites sur celles du pays, la réim-
pression, faite en Hollande, d'un livre imprimé
en France fait peu de tort au libraire français ; et
la réimpression , faite en France , d'un livre im-
primé en Hollande ruine le libraire hollandais. Si
cette considération ne touche ^)as le gouverne-
ment de F'rance , elle touche le gouvernement de
Hollande, et il saura bien la faire valoir, si jamais
le premier lui propose de mettre la chose au pair.
Je sais trop bien, monsieur , à qui je parle pour
entrer avec vous dans im détail de conséquences
et d'appplications. Le magistrat et l'homme d'état
versé dans ces matières n'a pas besoin des éclair-
cissements qui seraient nécessaires à im homme
privé. Mais voici une observation plus directe, et
qui me rapproche du cas particulier. Lorsqu'un
libraire hollandais commerce avec im libraire
français , comme ils disent , en change, c'est-à-dire,
lorsqu'il reçoit le paiement de ses livres en livres,
alors le profit est double et commun entre eux ;
et, aux frais du transport près, l'effet est absolu-
ment le même que si les livres qu'ils s'envoient
réciproquement étaient imprimés dans les lieux où
ils se débitent. C'est ainsi que Rey a traité ci-de-
vant avec Pissot et avec Durand de ce qu'il a im-
primé pour moi jusqu'ici. De plus, le libraire hol-
landais, qui craint la contrefaction, se met à cou-
vert, et traite avec le libraire français de manière
que celui-ci se charge, à ses périls et risques, du
10.
l48 CORRESPONDANCE.
débit des exemplaires qu'il reçoit , et dont le
nombre est convenu entre eux. C'est encore ainsi
que Rey a négocié pour la Julie. Il met son cor-
respondant français en son lieu et place ; et sui-
vant, sans le savoir, le conseil que vous avez bien
voulu me donner pour lui , il lui envoie à la fois
la moitié de son édition. Par ce moyen , la contre-
faction, si elle a lieu, ne nuira point au libraire
d'Amsterdam , mais au libraire de Paris , qui lui
est substitué. Ce sera un libraire français qui en
ruinera un autre; ou ce seront deux libraires
français qui s'entre-ruineront mutuellement.
De tout ceci se déduisent seulement les raisons
qui me portaient à croire que vous ne permettriez
point qu'on réimprimât en France , contre le gré
du premier éditeur, un livre imprimé d'abord en
Hollande. Il me reste à vous exposer celles qui
m'empêchent et de consentir à cette réimpression
et d'en accepter aucun bénéfice, si elle se fait
malgré moi. Vous dites, monsieur, que je ne dois
point me croire lié par l'engagement que j'ai pris
avec le libraire hollandais, parce que je n'ai pu
lui céder que ce que j'avais, et que je n'avais pas
le droit d'empccher les libraires de Paris de co-
pier ou contrefaire son édition. Mais équitable-
ment je ne puis tirer de là qu'une conséquence à
ma charge; car j'ai traité avec le libraire sur le
pied de la valeur que je donnais à ce que je lui ai
cédé. Or il se trouve qu'au lieu de lui vendre un
droit que j'avais réellement, je lui ai vendu seu-
lement un droit que je croyais avoir. Si donc ce
ANMÎ;ii 1760. 1^9
ilroit se trouve moindre que je n'avais cru , il est
clair que, loin de tirer du profit de mon erreur,
je lui dois le dédommagement du préjudice qu'il
en peut souffrir.
Si je recevais derechef d'un libraire de Paris le
bénéfice que j'ai déjà reçu de celui d'Amsterdam ,
j'aurais vendu mon manuscrit deux fois ; et com-
ment aurais-je ce droit de l'aveu de celui avec qui
j'ai traité, puisqu'il m'a disputé même le droit de
faire une édition générale et unique de mes écrits,
revus et augmentés de nouvelles pièces? Il est vrai
que , n'ayant jamais pensé m'oter ce droit en lui
cédant mes manuscrits, je crois pouvoir en ceci
passer par -dessus son opposition , dont il m'a fait
le juge, et cela par le même principe qui m'em-
pêche , monsieur , d'acquiescer en cette occasion à
votre avis. Comme je me sens tenu à tout ce que
j'ai ou énoncé ou entendu mettre dans mes mar-
chés , je ne me crois tenu à rien au-delà.
Soit donc que vous jugiez à propos de permettre
ou d'empêcher la contrefaction ou réimpression
du livre dont il s'agit, je ne puis, en ma qualité
d'éditeur, ni choisir un libraire français pour cette
réimpression , ni beaucoup, moins en recevoir au-
cime sorte de bénéfice en repos de conscience.
Mais un avantage qui m'est plus précieux, et dont
je profite avec le contentement de moi-même, est
de recevoir en cette occasion de nouveaux témoi-
gnages de vos bontés pour moi, et de pouvoir vous
réitérer, monsieur , ceux de ma reconnaissance et
de mon profond respect, etc.
l5o CORRESPONDAINCE.
P. S. Je \ ous demande pardon , monsieur , d'a-
voir troublé vos délassements par ma précédente
lettre. J'attendrai pour faire partir celle-ci votre
retour de la campagne. Je n'ai point non plus re-
mis encore à M. Guérin mon petit manuscrit.. Je
trouve une lâcheté qui me répugne à vouloir ex-
cuser d'avance en public un livre frivole. Il vaut
mieux laisser d'abord paraître et juger le livre; et
puis je dirai mes raisons.
Rey me paraît fort en peine de n'avoir point
reçu , monsieur, la permission qu'il vous a deman-
dée. Je lui ai marqué qu'il ne devait point être in-
quiet de ce retard; que le livre, par son espèce,
ne pouvait souffrir de difficulté, et que , sur toute
matière suspecte , il était le plus circonspect de
tous les écrits que j'avais publiés jusqu'ici. J'espère
qu'il ne s'est rien trouvé dans les feuilles qui vous
en ait fait penser autrement.
Observation. — Plusieurs circonstances rendent cette lettre
extrêmement remarquable. M. de Malesherbes, par bienveil-
lance pour Rousseau, voulait qu'on fît à Paris une édition de
la !\ouvelle Héloïse, pendant que le libraire Rey, à qui l'auteur
avait cédé son manuscrit, l'imprimait en Hollande. A cette oc-
casion Jean-.Iacques fait quelques remarques sur les maximes
du droit des gens, qui, pour être reconnues , ne sont jamais
mises en pratique; sur l'application ou les exceptions qu'en
font les gouvernements. Il explique la bizarrerie qui permet-
tait d'introduire en France des ouvrages qu'on n'y pouvait pas
imprimer. Enfin ne voulant point qu'on élude en sa faveur les
lois ou léglements , il prouve qu'il serait un malhonnète-
homrae s'il profitait de l'avantage qu'on lui propose.
ANNÉE l'jGo. I Jl
LETTRE CCXXVIIÏ.
AU MÊME.
Novembre 1760.
Lorsque je reçus, monsieur, la première feuille
que vous eûtes la bonté de m'envoyer , je n'ima-
ginai point que vous vous fussiez fait le moindre
scrupule d'ouvrir le paquet; et ni la lettre que je
vous avais écrite , ni la réponse dont vous m'aviez
honoré, ne me donnaient lieu de concevoir cette
idée. Je jugeai simplement que , n'ayant pas eu le
loisir ou la curiosité d'ouvrir cette feuille, vous
n'aviez point pris la peine inutile d'ouvrir le pa-
quet. Cependant , voyant que vous n'aviez pas
moins eu l'intention d'y faire ajouter une enve-
loppe contre - signée , je jugeai que celles de Rey
étaient inutiles , et je lui écrivis d'envoyer désor-
mais les feuilles sous une seide enveloppe à votre
adresse , jugeant que vous connaîtriez suffisam-
ment, au contenu , qu'il m'était destiné. En voyant
le billet que vous avez fait joindre à la seconde
feuille, je me suis félicité de ma précaution par
ime autre raison à laquelle je n'avais pas songé,
et dont je prends la liberté de me plaindre. Si
malgcé nos conventions vous vous faites un scru-
pule d'ouvrir les paquets, comment puis-je, mon-
sieur , ne m'en pas faire un de permettre qu'ils
vous soient adressés? Quand Rey vous a demandé
f
l52 CORRESPONDANCE.
cette permission , nous avons songé , lui et moi ,
que , puisqu'il fallait toujours que le livre passât
sous vos yeux comme magistrat, vous vous feriez
un plaisir , comme ami et protecteur des lettres ,
d'en rendre l'envoi utile au libraire, et commode à
l'éditeur. Si vous avez résolu de ne point lire l'ou-
vrage , peut-être en dois -je être charmé ; mais, si
vous croyez devoir le parcourir avant d'en per-
mettre l'entrée, je vous prie, monsieur, de donner
la préférence aux envois, qui me sont destinés, afin
que je me reproche moins l'embarras que je vous
cause , et que je vous en sois obligé de meilleur
cœur. J'ai trouvé la première épreuve si fautive ,
que j'ai chargé Rey de renvoyer la bonne feuille,
afin de voir s'il n'y reste rien qui puisse exiger des
cartons. En continuant ainsi , vous pourriez lire
l'ouvrage moins désagréablement sur la feuille que
sur l'épreuve ; mais comme cela doublerait la gros-
seur des paquets, et que la feuille ne presse pas
comme l'épreuve , si vous ne vous souciez pas de la
lire, je la ferai venir à loisir par d'autres occasions.
C'est de quoi je jugerai par moi-même , s'il m'ar-
rive encore des paquets fermés, ou que la feuille
ne soit pas coupée. C'est un embarras très-impor-
tun que celui de tous ces envois et renvois de
feuilles et d'épreuves. Je ne le sentis jamais mieux
que depuis que vous daignez vous en charger; et
il me serait très - agréable de l'épargner dans la
suite à vous et à moi. Je sais aussi, par ma propre
expérience et par des témoignages plus récents ,
que je pourrais, en pareil cas, espérer de vous
ANNiÉE 1760. l53
toute la faveur qu'un ami de la vérité peut attendre
d'un magistrat éclairé et judicieux : mais, mon-
sieur, je voudrais bien n'être pas gêné dans la li-
berté de dire ce que je pense, ni m'exposer à me
repentir d'avoir dit ce que je pensais.
Soyez bien persuadé, monsieur , qu'on ne peut
être plus reconnaissant de vos bontés, plus touché
de votre estime que je le suis, ni vous honorer plus
respectueusement que je le fais.
LETTRE CCXXIX.
A U M É M E.
Montmorency, le 17 novembre 1760.
Parfaitement sûr, monsieur , que le volume que
vous avez eu la bonté de m'en^wyer n'est pas pour
moi, je prends la liberté de vous le renvoyer, ju-
geant qu'il fait partie de l'exemplaire que vous
voulez bien agréer. M. Rey l'aura trouvé trop gros
pour être envoyé tout à la fois ; et , avec son étour-
derie ordinaire , il aura manqué de s'expliquer en
vous l'adressant. Comme il m'a envoyé les feuilles
en détail , et que mes exemplaires viennent avec
les siens , il n'est pas croyable qu'il eût l'indiscré-
tion d'en envoyer un par la poste sans que je le lui
eusse commandé.
Je n'ai jamais pensé ni désiré même que vous
eussiez la patience de lire ce recueil tout entier;
mais je souhaite extrêmement que vous ayez, mon-
l54 CORRESPOKDAIVCE.
sieiir , celle de le parcourir assez pour juger de ce
qu'il contient. Je n'ai point la témérité de porter
mon jugement devant vous sur un livre que je pu-
blie ; j'en appelais au votre , supposant que vous
l'aviez lu. Eii tout autre cas, je me rétracte , et vous
supplie d'ordonner du livre comme si je n'en avais
rien dit. Mes jeunes correspondants sont des pro-
testants et des républicains. Il est très-simple qu'ils
parlent selon les maximes qu'ils doivent avoir, et
très -sûr qu'ils n'en parlent qu'en honnêtes gens;
mais cela ne suffit pas toujours. Au reste, je pense
que tout ce qui peut être sujet à examen dans ce
livre ne sera guère que dans les deux ou trois der-
niers volumes ; et j'avoue que je ne les crois pas
indignes d'être lus. Ce sera toujours quelque chose
que de vous avoir sauvé l'ennui des premiers.
Je n'ai rien à répliquer aux éclaircissements qu'il
vous a plu de me donner sur la question ci-devant
agitée , au moins quant à la considération écono-
mique et politique. Il serait également contre le
respect et contre la bonne foi de disputer avec
vous sur ce point. J'attends seulement et je désire
de tout mon cœur l'occasion de recevoir de vous
les lumières dont j'ai besoin pour débrouiller de
vieilles idées qui me plaisent , mais dont au sur-
plus je ne fel^ai jamais usage. Quant à ce qui me
regarde, je pourrai être convaincu, sans être per-
suadé; et je sens que ma conscience argumente
là-dessus mieux que ma raison. Je vous salue, mon-
sieur , avec un profond respect.
ANlS'Lii I7G0. l5'J
LETTRE CCXXX.
A M. DUCLOS.
Ce mercredi, 19 novembre 1760.
En vous envoyant la cinquième partie je com-
mence par vous dire ce qui me presse le plus ; c'est
que je m'aperçois que nous avons plus de goûts
communs que je n'avais cru , et que nous aurions
dû nous aimer tout autrement que nous n'avons
fait. Mais votre philosophie m'a fait peur; ma mi-
santhropie vous a donné le change. Nous avons eu
des amis intermédiaires qui ne nous ont connus
ni l'un ni l'autre , et nous ont empêchés de nous
hien connaître. Je siùs fort content de sentir enfin
cette erreur, et je le serais bien plus si j'étais plus
près de vous.
Je lis avec délices le bien que vous me dites de
la Julie ; mais vous ne m'avez point fait de critique
dans le dernier billet; et, puisque l'ouvrage est
bon , plus de gens m'en diront le bien que le mal.
Je persiste , malgré votre sentiment , à croire
cette lecture très - dangereuse aux filles. Je pense
même que Richardson s'est lourdement trompé en
voidant les instruire par des romans ; c'est mettre
le feu à la maison pour faire jouer les pompes.
A la quatrième partie vous trouverez que le st> le
n'est ^^^Jeiiillet* : tant mieux. Je trouve la même
Expression familière à Diderot. Voyez les Confessions livre ix.
— On lit dans quelques édiùons , feuitlut au lieu à.e feuillet.
l56 CORRESPOND A.TS'CE.
chose; mais celui qui l'a jugé tel n'avait lu que la
première partie; et j'ai peur qu'il n'eût raison aussi.
Je crois la quatrième partie la meilleure de tout le
recueil, et j'ai été tenté de supprimer les deux sui-
vantes : mais peut-être compensent -elles l'agré-
ment par l'utilité ; et c'est dans cette opinion que
je les ai laissées. Si Wolmar pouvait ne pas dé-
plaire aux dévots, et que sa femme plût aux phi-
losophes , j'aurais peut-être publié le livre le plus
salutaire qu'on pût lire dans ce temps-ci.
LETTRE CCXXXI.
A M. JACOB VERNET.
Montmorency, le 59 novembre 1760.
Si j'avais reçu, monsieur , quinze jours plus tôt
la lettre dont vous m'avez honoré le [\ de ce mois,
j'aurais pu faire mention assez heureusement de
l'affaire dont vous avez la bonté de m'instruire;
et cela d'autant plus à propos que , le livre dans
lequel j'en aurais parlé n'étant point fait pour être
vu de vous , j'aurais pu vous y rendre honneur plus
à mon aise que dans les écrits qui doivent passer
sous vos yeux. C'est une espèce de fade et plat
roman dont je suis l'éditeur , et dont quiconque
en aura le courage pourra me croire l'auteur s'il
veut. J'ai semé par -ci, par -là, dans ce recueil de
lettres, quelques notes sur différents sujets, et celle
sur \ç préservatif ^ serait venue à merveille; mais
ANNÉE l'jGo. l57
il est trop tard, et je n'aurais pu l'aire arriver cette
addition en Hollande avant que le livre y fût achevé
d'imprimer. La vie solitaire que je mène ici, sur-
tout en hiver, ne me donne aucune ressource pour
suppléer à cela dans la conversation ; et ce qu'il vient
de monde à mon voisinage en été prend si peu de
part aux affaires littéraires, que je n'espère pas être
à portée de transmettre sur celle-ci la juste indi-
gnation dont j'ai été saisi à la lecture de votre
lettre. Je n'en négligerai point l'occasion , si je la
trouve. En attendant, je me réjouis de tout mon
cœur que l'évidence de votre justification ait con-
fondu la calomnie, et fait retomber sur ses auteurs
l'opprobre dont ils voudraient couvrir tous les dé-
fenseurs (]e la foi, des mœurs et de la vertu.
Ainsi donc la satire , le noir mensonge et les li-
belles sont devenus les armes des philosophes et
de leurs partisans! Ainsi paie M. de Voltaire l'hos-
pitalité dont, par une funeste indulgence, Genève
use envers lui ! Ce fanfaron d'impiété , ce beau gé-
nie et cette ame basse, cet homme si grand par
ses talents, et si vil par leur usage, nous laissera
de longs et cruels souvenirs de son séjour parmi
nous. La ruine des mœurs , la perte de la liberté ,
qui en est la suite inévitable, seront chez nos ne-
veux les monuments de sa gloire et de sa recon-
naissance. S'il reste dans leur cœur quelque amour
pour la patrie , ils détesteront sa mémoire , et il en
sera plus souvent maudit qu'admiré.
• Ce n'est pas , monsieur , que j'aie aussi mauvaise
opinion de l'état actuel de notre ville que vous pa-
l58 CORRESPONOA.NCE,
raissez le croire. Je sais qu'il y reste beaucoup de
vrais citoyens qui ont du sens et de la vertu, qui
respectent les lois, les magistrats, qui aiment les
mœurs et la liberté. Mais ceux-là diminuent tous
les jours; les autres augmentent, mox daturos pw-
geniem vitiosiorem. La pente donnée, rien ne peut
désormais arrêter le progrès du mal : la généra^-
tion présente l'a commencé ; celle qui vient l'achè-
vera; la jeunesse qui s'élève tarira bientôt les restes
du sang patriotique qui circule encore parmi nous;
chaque citoyen qui meurt est remplacé par quel-
que agréable. Le ridicule , ce poison du bon sens
et de l'honnêteté , la satire , ennemie de la paix pu-
blique, la mollesse, le faste arrogant, le luxe, ne
nous forment dans l'avenir qu'un peuple de petits
plaisants, de bouffons , de baladins , de philosophes
de ruelle , et de beaux esprits de comptoir , qui ,
de la considération qu'avaient ci-devant nos gens
de lettres , les élèveront à la gloire des académies
de Marseille ou d'Angers; qui trouveront bien plus
beau d'être courtisans que libres , comédiens que
citoyens, et qui n'auraient jamais voulu sortir de
leur lit à l'escalade , moins par lâcheté que par
crainte de s'enrhumer. Je vous avoue , monsieur ,
que tout cela n'est guère attrayant pour un homme
qui a encore la simplicité, peut-être la folie, de
se passionner pour sa patrie, et auquel il ne reste
d'autre ressource que de détourner les yeux des
maux qu'il ne peut guérir.
J'aime le repos , la paix ; la haine du tracas et
des soins fait toute ma modération , et un tempe-
AN^Ki: [--Go. I 5f)
rament paresseux m'a jusqu'ici tenu lieu de vertu.
Moins enivré que suffoqué de je ne sais quelle pe-
tite fumée, j'en ai senti cruellement l'amertume
sans en pouvoir contracter le goût, et j'aspire au
retour de cette heureuse obscurité qui permet de
jouir de soi. Voyant les gens de lettres s'entre-dé-
chirer comme des loups, et sentant tout-à-fïiit
éteints les restes de fchaleur qui, à près de qua-
rante ans, m'avaient mis la plume à la main , je l'ai
posée avant cinquante pour ne la plus reprendre".
Il me reste à publier une espèce de traité d'éduca-
tion, plein de mes rêveries accoutumées, et der-
nier fruit de mes promenades champêtres ; après
quoi, loin du public et livré tout entier à mes amis
et moi, j'attendrai paisiblement la fin d'une car-
rière déjà trop longue pour mes ennuis, et dont
il est indifférent pour tout le monde et pour luoi
en quels lieux les restes s'achèvent.
Je suis charmé du voyage chez les monta£:;nons;
cela montre quelque souvenir de leur panégyriste
chez des personnes qu'il aime et qu'il respecte ; il
se réjouit de n'avoir pas été trouvé menteur*. Le
luxe a fait du progrès parmi ces bonnes gens. C'est
* Les deux écrits que j'ai publiés depuis Emile, ont tous deux
été faits par force : l'un pour la défense de mon honneur, l'autre
pour l'acquit de mou devoir. ( i\ote de Rousseau qui se trouve dans
l'édition donnée par Du Peyrou , en i j g o , et qui a été omise dans toutes
les éditions postérieures.^
Dans l'édition de Du Peyrou , cette phrase est autrement conçue.
« Je suis charmé . . . Cela montre que mon témoignage a quelque
« autorité près des personnes pour qui j'ai tant de respect , et je me
« réjouis pour elles, pour moi", et surtout pour les montagnojis,
« de n'avoir pas été menteur. Je ue suis point étonné que le luxe
• ait fait •
l6o CORRESPONDANCE.
la pente générale , c'est le gouffre où tout périt tôt
ou tard. Mais ce progrès s'accélère quelquefois par
des causes particulières , et voilà ce qui avance
notre perte de deux cents ans. Je ne puis vous
quitter , monsieur , comme vous voyez , à moins
que le papier île m'y force. Tirez de cela, je vous
prie , la conclusion naturelle , et recevez les assu-
rances de mon profond respect.
LETTRE CCXXXII.
A MADAME LA MARÉCHALE DE LUXEMBOURG.
Montmorency , le la décembre lyfio.
Il y a mille ans , madame, que je n'ai écrit à
vous ni à M. le maréchal. Mille riens m'occupent
journellement, et jusqu'à prendre sur ma santé,
sans qu'il me soit possible , comme que je fasse ,
de me délivrer de cet importun tracas. Mais une
autre raison bien plus agréable de mon silence est
la confiance de pouvoir le garder sans risque. Si
j'avais peur d'être oublié , les tracas auraient beau
venir, je trouverais bien le moment d'écrire.
Il se présente plusieurs occasions de disposer
de mon Traité de V Education , et même avec avan-
tage. Je respecte trop l'engagement que vous m'a-
vez fait prendre , pour traiter de* rien sans votre
consentement. Je vous le demande, madame, parce
que la diligence m'importe beaucoup dans cette
affaire, et que j'y mettrai un nouveau zèle pour
mon intérêt que celui que vous voulez bien v
prendre. D'ailleurs vous serez instruite des con-
ditions , et rien ne sera conclu que sous votre bon
plaisir. Mon libraire doit arriver dans peu de jours
à Paris : si , comme je le désire , il a la préférence ,
permettez-vous qu'il aille vous porter notre accord
et vous en demander la ratification ?
J'ai appris la perte qu'a faite madame la duchesse
de Montmorency trop tard .pour lui en écrire; car,
quoique le chevalier de Lorenzy m'ait marqué
qu'elle était fort affligée, j'ai jugé qu'en pareil cas
une grande affliction était trop peu fondée pour
être durable , surtout quand on en est si bien con-
solé par ce qui nous reste, et même par ce qu'on
a droit d'espérer.
Je vois s'avancer avec bien de l'impatience le
moment qui vous rapprochera d'un pas de Mont-
morency , en attendant celui qui doit vous y ra-
mener. J'aspire tous les matins à l'heure que je
passe à causer avec M. le maréchal près de votre
lit; et, tant que mon cœur sera sur ma langue, je
n'ai pas peur que mon babil tarisse auprès de vous ;
mais, pour vos soupers , je n'aspire point à l'hon-
neur d'en être , à moins que vous n'ayez la charité
de m'y recevoir gratis; car je me sens moins en
état que jamais d'y payer mon écot, et, qui pis
est, fort peu affligé de cette misère.
Je dois vous dire que j'ai fait lire la Julie à
l'auteur *des Confessions ; et ce qui m'a confondu
* Duclos, nuteur d'un roman intitulé, Les Confessions du comtn
■ *»«
de
R. XIX. I I
l6îl CORRESPONDA.NCE.
est qu'il en a été enchanté : il a plus fait, il a eu
l'intrépidité de le dire en pleine Académie et dans
des lieux tout aussi secrets que cela. Ce n'est pas
son courage qui m'étonne : mais concevez -vous
M. Duclos, aimant cette longue traînerie de pa-
roles emmiellées et de fade galimatias? Pour moi,
je ne serais pas trop fâché que le livre se trouvât
détestable, après que vous l'auriez jugé bon ; car,
comme on ne vous accuse pas d'avoir un goût qui
se trompe, je saurais bien tirer parti de cette er-
reur.
Avant de parler de payer les copies , il faut , ma-
dame , que vous ayez la bonté de me renvoyer la
cinquième partie pour la corriger ; après cela vous
me donnerez beaucoup d'empressement pour être
payé , si vous me promettez mon salaire la pre-
mière fois que j'aurai l'honneur de vous voir.
LETTRE CCXXXIII.
A M. GUÉRIN, LIBRAIRE.
Montmorency , le 21 décembre 1760.
Si j'avais pu sortir, monsieur, tous ces temps-ci ,
je vous aurais sûrement prévenu dans la visite que
vous vouliez me faire ; j'aurais été vous remercier,
vous embrasser , vous faire mes adieux jusqu'à l'an-
née prochaine. Mais il y a six semaines que je suis
réduit à garder la chambre , et cela même augmente
mes incommodités par la privation de tout exer-
cice ; mais c'est une folie d'enfant de reginibci-
Contre la nécessité.
Je me rapporte à ce que je vous ai déjà marqué
sur les projets que les bontés de M. le président dv
Malesherbes et votre amitié pour moi vous font
faire en ma faveur. Il m'est impossible d'empêcher
la réimpression du roman, lorque jM. de jMalesherbes
y donne son consentement. Mais je n'y saurais ac-
céder à moins que Rey n'y consente aussi. Son
consentement siq^posé , alors c'est autre chose , et
je donnerai volontiers pour cette seconde édition
les corrections dont la première a grand besoin.
A l'égard des planches et dessins, je vous enverrai
M. Coindet , mon compatriote , jeune homme de
mérite, à qui je voudrais bien que son entreprise
ne fût pas onéreuse ; et elle le serait sûrement s'il
ne pouvait vendre sa collection que trois livres ,
sans compter que les soins infinis qu'il se donne
pour la perfection de l'exécution méritent bien
qu'il n'ait pas perdu son temps. Je lui marquerai
de vous aller voir. Quant à la préface en dialo£jue ,
aussitôt que l'ouvrage aura paru, je vous la ferai
tenir avec le morceau que nous avons conclu d'v
joindre, pour en disposer comme il vous plaira.
Comme je ne veux faire qu'une seule édition de
la collection de mes écrits , je souhaite qu'elle soit
complète, et pour cela il faut qu'elle contienne ce
qui me reste en manuscrit. Entre autres mon Traité
de l'Éducation doit , ce me semble , être donné à
part. Or, je n'imagine pas qu'il puisse être imprimé
dans le royaume , au moins pour la première fois ,
1 1.
l64 CORRESPONDAîfCr:.
sans une mutilation à laquelle je ne consentirai
jamais, attendu que ce qu'il faudrait ôter est pré-
cisément ce que le livre a de plus utile. Je ne vois
d'autre remède à cet inconvénient que de faire im-
primer d'abord le livre en pays étranger; après quoi,
quand il aura fait son premier effet, je ne crois pas
que la réimpression en France souffre les mêmes
difficultés. Quant au choix du libraire et aux con-
ditions du traité , je ne demande pas mieux que de
m'en remettre aux personnes qui veulent bien s'in-
téresser à moi. Cette difficulté levée , je n'en vois
nulle autre de ma part qui puisse empêcher l'exé-
cution de votre obligeantprojet. Je doute même que
le sieur Pissot poussât l'impudence jusqu'à réclamer
quelques droits sur les écrits que j'ai eu la bêtise
de lui laisser imprimer. Au reste , je ne m'oppose
pas à ce qu'il entre dans la société projetée , pourvu
que , quant à moi, je n'aie rien à démêler avec lui,
ni en bien ni en mal, ni de près ni de loin.
Lorsqu'il sera question de faire cette collection,
je vous enverrai ou je vous porterai, si vous êtes
à Saint-Brice , la note des pièces qui doivent y en-
trer, afin que vous puissiez vous décider sur le
format et le nombre des volumes ; après quoi nous
tâcherons de distribuer les pièces dans l'ordre le
plus avantageux. Le papier me manque pour vous
parler de mes belles plantations qui ne sont pas
encore faites , et auxquelles j'espère que vous et
mademoiselle Guérin voudrez bien venir l'année
prochaine donner votre bénédiction.
AJiNÉE I7G1. l65
LETTRE CCXXXIV.
A M. MOULTOU.
Montmorency, 18 janvier 1761.
J'ai voulu, monsieur, attendre, pour répondre
à votre lettre du 26 décembre, de pouvoir vous
donner des nouvelles précises de mon état et de
mon livre ^
Quant à mon état , il est de jour en jour plus dé-
plorable , sans pourtant que les accidents aient
assez changé de nature pour que je puisse les at-
tribuer aux suites de celui dont je vous ai parlé.
Mes douleurs ne sont pas fort vives , mais elles sont
sans relâche ; et je ne suis , ni jour ni nuit, un seul
instant sans souffrir , ce qui m'aliène tout-à-fait la
tête, et, de toutes les situations imaginables, me
met dans celle où la patience est le plus difficile :
cependant elle ne m'a pas manqué jusqu'ici, et
j'espère qu'elle ne me manquera pas jusqu'à la
fin. Le progrès est continuel , mais lent , et je crains
que ceci ne soit encore long.
Mon livre s'imprime , quoique lentement. Il s'im-
prime enfin; et je suis persuadé que j'ai fait tort
au libraire en lui prêtant de mauvaises intentions,
contraires à ses propres intérêts. Je le crois hon-
nête homme , mais peu entendu. Je vois qu'il ne
sait pas son métier ; et c'est ce qui m'a trompé sur
C'est A'' Emile qu'il est question.
l66 CORRESPONDANCE.
ses intentions. Quant à M. Guérin , mes soupçons
sur son compte sont encore plus impardonnables,
puisqu'ils empoisonnaient des soins pleins de bien-
faisance et d'amitié, et tout -à -fait désintéressés.
M. Guérin est un homme irréprochable, qui jouit de
l'estime universelle, et qui la mérite; et quand on a
vécu cinquante ans homme de bien , on ne com-
mence pas si tard à cesser de l'être. Je sens amère-
ment mes torts et la bassesse de mes soupçons ; mais,
si quelque chose peut m'excuser, c'est mon triste
état , c'est ma solitude , c'est le silence de mes amis ,
c'est la négligence de mon libraire , qui , me lais-
sant dans une ignorance profonde de tout ce qui
se faisait, me livrait sans défense à l'inquiétude
de mon imagination effarouchée par mille indices
trompeurs, qui me paraissaient autant de preuves.
Que mon injustice et mes torts soient donc, mon
cher Moultou , ensevelis , par votre discrétion , dans
un éternel oubli : mon honneur y est plus intéressé
que celui des offensés.
Durant mes longues inquiétudes je suis enfin
venu à bout de transcrire le morceau principal ^ ;
et quoique je n'aie plus les mêmes raisons de le
mettre en sûreté, je suis pourtant déterminé à vous
l'envoyer, non-seulement pour réjouir mon cœur,
en vous donnant cette marque d'estime et de con-
fiance , mais aussi pour profitei' de vos lumières ,
' Il ne le désigne pas assez pour qu'on puisse assurer qu'il veuille
parler de la Profession de foi du J icaire Savoyard. Mais cependant
il est probable que c'est ce morceau qu'il envoya à M. Moultou.
Cette profession fut aussitôt remarquée, critiquée, admirée, con-
daninée; Voltaire même ne put refuser son approbation.
kUNÈF. I761. 167
et vous consulter sur ce morceau-là tandis qu'il
en est temps. Quant au tond des sentiments je n'y
veux rien changer, parce que ce sont les miens ;
mais les raisonnements et les preuves ont grand
besoin d'un aristarque tel que vous. Lisez-le avec
attention, je vous prie; et ce que vous trouverez
à y corriger, changer, ajouter, ou retrancher, mar-
quez-le moi le plus vite qu'il vous sera possible ; car
l'imprimeur en sera là dans peu de jours ;et pour peu
quevoscorrections tardent, je ne serai plus à temps
d'en profiter, ce qui pourrait être un très-grand mal
pour la chose; et la chose est importante dans ce
temps-ci. Ne m'indiquez pas des corrections; faites-
les vous-même: je me réserve seulement le droit de
les admettre ou de ne les pas admettre; car, pour
moi, je n'en ai jamais su faire : et maintenant,
épuisé, fatigué , accablé de trayail et de maux, je
me sens hors d'état de changer une seule ligne.
J'ai eu soin de coter sur mon brouillon les pages
de votre copie ; ainsi vous n'aurez qu'à marquer
la page et transcrire en deux colonnes , sur l'une
le texte , et sur l'autre vos corrections : cela me suf-
fira pour trouver l'endroit indiqué. Mercredi, 20, le
paquet sera mis ici à la poste : ainsi vous devez le
recevoir trois ou quatre jours après cette lettre.
N'en parlez, je vous supplie, à personne au monde :
je n'en excepte que le seul Roustan , avec lequel
vous pouvez le lire, et le consulter si vous jugez
à propos, et qui, j'espère, sera fidèle au secret
ainsi que vous.
Je suis sensiblement touché de l'honneur que
l68 CORRESPOKDANCi:.
VOUS voulez rendre à ma mémoire. L'estime et les
regrets des hommes tels que vous me suffisent ; il
ne faut point d'autre éloge. Cependant les témoi-
gnages publics de votre bon cœur flatteraient le
mien , si les événements de ma vie , qui sont pro-
pres à me faire connaître , pouvaient être exposés
au public dans tout leur jour. Mais comme ce que
j'ai eu de plus estimable a été un cœur très-aimant,
tout ce qui peut m'honorer dans les actions de ma
vie est enseveli dans des liaisons très -intimes, et
n'en peut être tiré sans révéler les secrets de l'amitié,
qu'on doit respecter même après qu'elle est éteinte,
et sans divulguer des faits que le public ne doit
jamais savoir. J'espère pouvoir un peu causer avec
vous de tout cela dans nos bois, si vous avez le
courasje de venir ce printemps , comme vous m'en
avez donné l'espérance. Parlez -moi franchement
sur cela , afin que je sache à quoi je dois m'attendre.
Je diffère jusqu'à votre réponse à vous envoyer le
morceau dont je vous ai parlé, parce qu'il est écrit
fort au large , et ne vaut pas , en vérité , les frais
de la poste.
Quant à ma lettre imprimée à jM. de Voltaire, les
démarches dont vous parlez ont été déjà faites au-
près de lui par d'autres et par moi-même, toujours
inutilement; ainsi je ne pense point du tout qu'il
convienne d'y revenir.
Je dois vous dire que je fais imprimer en Hol-
lande un petit ouvrage qui a pour titre , Du Con-
trat social ^ ou Principes du droit politique , lequel
est extrait d'un plus grand ouvrage, intitulé, Insti-
ANNÉE l-yGl. 1G9
tutions politiques y entrepris il y a dix ans , et aban-
donné en quittant la plume, entreprise qui, d'ail-
leurs , était certainement au-dessus de mes forces.
Ce petit ouvrage n'est point encore connu du pu-
blic , ni même de mes amis. Vous êtes le premier
à qui j'en parle. Comme je revois aussi les épreuves ,
jugez si je suis occupé, et si j'en ai assez dans
l'état où je suis. Adieu ; n'affranchissez plus vos
lettres.
LETTRE CCXXXV.
A M. DE MALESHERBES.
A Montmorency, le 28 janvier 1761.
Permettez-moi, monsieur, de vous représenter
que la seconde édition s'étant faite à mon insu , je
ne dois point ménager à fties dépens les libraires
qui l'ont faite , lorsqu'ils ont eu eux-mêmes assez
peu d'égards pour moi; qu'aux fautes de la première
édition ils ont ajouté des multitudes de contre-sens,
qu'ils auraient évités si j'avais été instruit à temps
de leur entreprise et revu leurs épreuves: ce qui
était sans difficulté de ma part, cette seconde édi-
tion se faisant par votre ordre, et du consentement
de Rey. J'aurais pu en même temps coudre quel-
ques liaisons, et laisser des lacunes moins cho-
quantes dans les endroits retranchés. Cependant je
n'ai pas dit un mot jusqu'ici , si ce n'est au seul
M. Coindet , qui est au fait de toute cette affaire ;
I-yO CORRESPONDAiNCL:.
je me tairai encore par respect pour vous. Mais je
vous avoue, monsieur, qu'il est cruel de sacrifier
en silence sa propre réputation à des gens à qui
l'on ne doit rien.
Le sieur Robin a grand tort d'oser vous dire que
je lui ai promis de garder chez moi les exemplaires
qu'il devait m'envoyer. Cette promesse eût été ab-
surde; car de quoi m'eut servi de les avoir pour
n'en faire aucun usage? Je lui ai promis d'en dis-
tribuer le moins qu'il était possible, et de manière
que cela ne lui nuisît pas. 11 n'y a eu que six exem-
plaires distribués , des douze qu'a reçus pour moi
M. Coindet. Je lui marque aujourd'hui de faire tous
ses efforts pour les retirer. Quant aux six autres,
ils sont chez moi, et n'en sortiront point sans votre
permission. Voilà tout ce que je puis faire. Rece-
vez , monsieur, les assurances de mon profond res-
pect , etc.
LETTRE CCXXXVI.
A MADAME DE CRÉQUI.
A Montmorency, le 3o janvier 1761.
Madame , votre lettre me plaît , me touche , et m'a-
larme. On fait des compliments aux gens indiffé-
rents ; mais aux personnes qu'on aime on leur parle
de soi. Je vous parlerai de moi aussi dans un autre
temps, mais pour le présent parlez-moi de M. l'am-
ANNJÉE I761. 1-71
bassadeur ', je vous supplie : vous savez qu'il a de-
puis long-temps tous les respects de mon cœur, et
votre attachement pour lui me rend sa vie et sa
santé encore plus chères. Vous pleurez la mort d'un
ami; je vous plains: mais je connais des gens plus
malheureux que vous. Eh! madame, c'est une perte
bien plus cruelle d'avoir à pleurer son ami vivant.
LETTRE CCXXXYII.
A LA MÊME.
A Montmorency , le 5 février 1761.
Je suis, madame, pénétré de reconnaissance et
de respect pour vous; mais je ne puis accepter un
présent de l'espèce de celui que vous m'avez en-
voyé. Je ne vends pas mes livres ; et si je les vendais
je ne les vendrais pas si cher. Si vous avez retiré
vos anciennes bontés poiu* moi au point de dédai-
gner un exemplaire des écrits que je publie, vous
pouvez me renvoyer celui-là; je le recevrai avec
douleur, mais en silence.
Vous me marquez qu'on trouve ce livre dange-
reux: je le crois en effet dangereux aux fripons,
car il fait aimer les choses honnêtes. Vous devez
concevoir là-dessus combien il doit être décrié , et
vous ne devez point être fâchée pour moi de ce dé-
cri; il me serait bien plus humiliant d'être approuvé
de ceux qui me blâment. Au reste, si vous voulez
' M. de Froulay , oncle de madame de Créqui.
17^» CORRESPONDANCE.
en juger par vous-même, je crois que vous pouvez
hasarder de lire ou parcourir les trois derniers
volmiies : le pis aller sera de suspendre votre lec-
ture aussitôt qu'elle vous scandalisera.
Vous n'ignorez pas, madame , que je n'ai jamais
fait grand cas de la philosophie, et que je me suis
absolument détaché du parti des philosophes. Je
n'aime point qu'on prêche l'impiété: voilà déjà de
ce côté-là un crime qu'on ne me pardonnera pas.
D'un autre côté , je blâme l'intolérance, et je veux
qu'on laisse en paix les incrédules ; or, le parti dévot
n'est pas plus endurant que l'autre. Jugez en quelles
mains me voilà tombé.
Par -dessus cela il faut vous dire qu'une équi-
voque plaisante de M. de Marmontel m'en a fait un
ennemi personnel , furieux et implacable , attendu
que la vanité blessée ne pardonne point. Quand ma
Lettre contre les spectacles parut, je lui en adressai
un exemplaire avec ces mots : Non pas à l'auteur
du Mercure , mais à M. de Marmontel. J'entendais
par là que j'envoyais le livre à sa personne, et non
pas pour qu'il en parlât dans son journal; de plus,
je voulais dire que M. de Marmontel était capable
de mieux que de faire le Mercure de France. C'était
un compliment que je lui faisais: il y a trouvé une
injure; et d'après cela vous pouvez bien croire que
tous mes livres sont dangereux tout au moins.
Tels sont les dignes défenseurs des mœurs et de
la vérité. Je me suis rendu justice en m'éloignant
de leur vertueuse troupe ; il ne fallait pas qu'un aussi
méchant homme déshonorât tant d'honnêtes gens.
AMVEE i'jGl. 1^3
Je les laisse dire, et je vis en paix; je doute qu'au-
cun d'eux en fît autant à ma place.
Je me flatte que le bon Saint -Louis m'a trouvé
le même que j'étais quand vous m'honoriez de votre
estime. Il me serait cruel de la perdre, madame;
mais il me serait encore plus cruel de l'avoir mérité.
Quelque malheureux qu'on puisse être, il est tou-
jours quelques maux qu'on peut éviter. Bonjour,
madame. Vous avez raison de me renvoyer à ma de-
vise; je continue à me servir de mon cachet sans
honte, parce qu'il est empreint dans mon cœur.
J'apprends avec grand plaisir l'entier rétablisse-
ment de M. l'ambassadeur; mais vous me parlez
de votre santé d'un ton qui m'inquiète; cependant
Saint-Louis me dit que vous êtes assez bien. Pour
moi, la solitude m'ôte, sinon mes maux, du moins
mes soucis; et cela fait que j'engraisse: voilà tout
le changement qui s'est fait en moi.
LETTRE CCXXXVIII.
A MADAME D'AZ***,
Qui m'avait envoyé l'estampe encadrée de son portrait, avec des ver»
de son mari au-dessous. ^
Le lo février 1761.
•i
Vous m'avez fait, madame , un présent bien pré-
cieux; mais j'ose dire que le sentiment avec lequel
je le reçois ne m'en rend pas indigne. Votre portrait
annonce les charmes de votre caractère; les vers
I'74 CORRESrOXDANCE.
qui l'accompagnent achèvent de le rendre inesti-
mable. Il semble dire : Je fais le bonheur d'un tendre
époux; je suis la muse qui l'inspire, et je suis la
bergère qu'il chante. En vérité, madame, ce n'est
qu'avec un peu de scrupule que je l'admets dans
ma retraite , et je crains qu'il ne m'y laisse plus aussi
solitaire qu'auparavant. J'apprends aussi que vous
avez payé le port et même à très-haut prix: quant
à cette dernière générosité, trouvez bon qu'elle ne
soit point acceptée, et qu'à la première occasion je
prenne la liberté de vous rembourser vos avances '.
Agréez , madame , toute ma reconnaissance , et
tout mon respect.
LETTRE CCXXXIX.
A M. DE MALESHERBES.
Montmorency, lo février 1761.
J'ai fait, monsieur, tout ce que vous avez voulu;
€t le consentement du sieur Rey ayant levé mes
scrupules, je me trouve riche de vos bienfaits. L'in-
térêt que vous daignez prendre à moi est au-dessus
dQ mes remerciements ; ainsi je ne vous en ferai
phis: mais M. le maréchal de Luxembourg sait ce
que je pense et ce que je sens; il pourra vous en
parler. N'aurai-je point, monsieur, la satisfaction
de vous voir chez lui à INIontmorency au prochain
voyage de Pâques, ou au mois de juillet, qu'il y fait
' Elle avait donné un Iiaiser au porteur.
AIVNKK I7C1. l'j')
une plus longue station et que le pays est plus
agréable? Si je n'ai nul autre moyen de satisfaire
mon empressement et que vous vouliez bien, dans
la belle saison , me donner chez vous une heure
d'audience particulière, j'en profiterai pour aller
vous rendre mes devoirs.
LETTRE CCXL.
A MADAME C***.
Montmorency , le 1 2 février 1761.
Vous avez beaucoup d'esprit, madame, et vous
l'aviez avant la lecture de la Julie; cependant je
n'ai trouvé que cela dans votre lettre: d'où je con-
clus que cette lecture ne vous est pas propre puis-
qu'elle ne vous a rien inspiré. Je ne vous en estime
pas moins , madame ; les âmes tendres sont souvent
faibles, et c'est toujours un crime à une femme de
l'être. Ce n'est point de mon aveu que ce livre a
pénétré jusqu'à Genève , je n'y en ai pas envoyé un
seul exemplaire; et, quoique je ne pense pas trop
bien de nos mœurs actuelles, je ne les crois pas
encore assez mauvaises pour qu'elles gagnassent de
remonter à l'amour.
Recevez, madame, mes très-humbles remercie-
ments, et les assurances de mon respect.
176 COR RESPOIYDANCF.
LETTRE CCXLI.
A M. ***.
Montmorency, le i3 février ijfix.
Je n'ai reçu qu'hier, monsieur, la lettre que vous
m'avez écrite le 5 de ce mois. Vous avez raison de
croire que l'harmonie de l'ame a aussi ses disso-
nances, qui ne' gâtent point l'effet du tout: chacun
ne sait que trop comment elles se préparent; mais
elles sont difficiles à sauver. C'est dans les ravis-
sants concerts des sphères célestes qu'on apprend
ces savantes successions d'accords. Heureux , dans
ce siècle de cacophonie et de discordance, qui peut
se conserver une oreille assez pure pour entendre
ces divins concerts!
Au reste , je persiste à croire , quoi qu'on en puisse
dire, que quiconque, après avoir lu la nouvelle Hé-
loïse, la peut regarder comme un livre de mauvaises
mœurs, n'est pas fait pour aimer les bonnes. Je me
réjouis, monsieur, que vous ne soyez pas au nombre
de ces infortunés , et je vous salue de tout mon
cof-iir.
A.NNÉE l-jGl
LETTRE CCXLU.
A M. D'ALEMBERT.
Montmorency, le i5 février 17C1.
Je suis charmé, monsieur, de la lettre que vous
venez de m'écrire; et, bien loin de me plaindre de
votre louange, je vous en remercie, parce qu'elle
est jointe à une critique franche et judicieuse qui
me fait aimer l'une et l'autre comme le langage de
l'amitié. Quant à ceux qui trouvent ou feignent de
trouver de l'opposition entre ma Lettre sur les spec-
tacles et la Nouvelle Héloïse, je suis bien sur qu'ils
ne vous en imposent pas. Vous savez c[ue la vérité,
quoiqu'elle soit une, change de forme selon les temps
et les lieux, et qu'on peut dire à Paris ce qu'en des
jours plus heureux on n'eût pas dû dire à Genève.
Mais à présent les scrupules ne sont plus de saison;
et partout où séjournera long-temps M. de Voltaire ,
on pourra jouer après lui la comédie et lire des
romans sans danger. Bonjour, monsieur; je vous
embrasse , et vous remercie de reclief de votre lettre:
elle me plaît beaucoup.
R. xjx. 12
■^8 CORRESPOND A.NCE.
LETTRE CCXLIII.
A M. PANCKOUCKE.
Montmorency, le i5 février 1761.
J'ai reçu le 1 2 de ce mois, par la poste, une lettre
anonyme , sans date , timbrée de Lille , et franche
de port. Faute d'y pouvoir répondre par une autre
voie , je déclare publiquement à l'auteur de cette
lettre que je l'ai lue et relue avec émotion , avec
attendrissement ; qu'elle m'inspire pour lui la plus
tendre estime, le plus grand désir de le connaître
et de l'aimer ; qu'en me parlant de ses larmes , il
m'en a fait répandre; qu'enfin, jusqu'aux éloges
outrés dont il me comble , tout me plaît dans cette
lettre, excepté la modeste raison qui le porte à se
cacher.
LETTRE CCXLIV.
A MADAME LA MARÉCHALE DE LUXEMBOURG.
Montmorency, le i6 février 1761.
Je vous dois un remerciement, madame la ma-
réchale, pour le beurre que vous m'avez envoyé;
mais vous savez bien que je suis de ces ingrats qui
ne remercient guère. D'ailleurs ce petit panier m'in-
quiète: je m'attendais à un petit pot. J'ai peur que
vous ne m'ayez puni d'avoir dit étourdinient mon
goût, en le contentant aux dépens du votre. En ce
cas, on ne saurait donner plus poliment une leçon
plus cruelle. J'ai reçu de bon cœur votre présent,
madame : mais je ne puis me résoudre à y toucher;
je croirais faire une comnuuiion indigne, je croirais
manger ma condamnation.
La publication de la Julie m'a jeté dans un
trouble que ne me donna jamais aucun de mes
écrits. J'y prends un intérêt d'enfant qui me désole;
et je reçois là-dessus des lettres si différentes , que
je ne saurais encore à quoi m'en tenir sur son suc-
cès, si M. le maréchal n'avait eu la bonté de me
rassurer. La préface est unanimement décriée ; et
cependant telle est ma prévention, que, plus je la
relis, plus elle me plaît. Si elle ne vaut rien, il faut
que j'aie tout-à-fait la tête à l'envers. Il faudra voir
ce qu'on dira de la grande. Il s'en faut bien , à mon
gré, qu'elle vaille l'autre. Je la suppose actuelle-
ment entre vos mains : pour moi , je ne l'ai pas en-
core. Elle devait paraître aujourd'hui, et je n'en
ai point de nouvelles.
Vous savez , sans doute , que madame de Bouf-
flers est venue me voir. Elle ne m'a point dit que
vous lui aviez parlé ; mais je ne me suis pas trompé
sur cette visite , et elle m'a fait d'autant plus de plai-
sh\ Le chevalier de Lorenzy m'a écrit deux fois,
et je n'ai pas encore trouvé le moment de pouvoir
lui répondre; mais il doit savoir que j'aime plus
que je n'écris : pour lui , je crois qu'il fait le con-
traire.
12.
l8o CORRESPONDANCE.
Il souffle un grand vent qui me fait beaucoup
de plaisir , parce que les vents de cette espèce sont
les précurseurs du printemps. Cette saison com-
mence , madame , le jour de votre arrivée ; il me
semble que le vent me porte à pleines voiles au
11 de mars.
LETTRE CCXLV.
A M. DE***.
Montmorency , le 1 9 février 1761.
Voilà, monsieur, ma réponse aux observations
que vous avez eu la bonté de m'envoyer sur la
Nouvelle Héloïse. Vous l'avez élevée à l'honneur
auquel elle ne s'attendait guère, d'occuper des
théologiens : c'est peut-être un sort attaché à ce
nom et à celles qui le portent, d'avoir toujours à
passer par les mains de ces messieurs-là. Je vois
qu'ils ont travaillé à la conversion de celle-ci avec
un grand zèle, et je ne doute point que leurs soins
pieux n'en aient fiiit une personne très-orthodoxe;
mais je trouve qu'ils l'ont traitée avec un peu de
rudesse : ils ont flétri ses charmes; et j'avoue
qu'elle me plaisait plus , aimable quoique héré-
tique , que bigote et maussade comme la voilà. Je
demande qu'on me la rende comme je l'ai donnée ;
ou je l'abandonnerai à ses directeurs.
ANNl^E i-yGi. l8l
LETTRE CCXLVI.
A MADAME LA DUCHESSE DE MONTMORENCY.
Montmorency, le 2 r février 176 1.
J'étais bien sur, madame, que vous aimeriez la
Julie malgré ses défauts; le bon naturel les efface
dans les cœurs faits pour le sentir. J'ai pensé que
vous accepteriez des mains de madame la maré-
chale de Luxembourg ce léger hommage que je
n'osais vous offrir moi-même. Mais en m'en fai-
sant des remerciements, madame, vous prévenez
les miens, et vous augmentez l'obligation. J'attends
avec empressement le moment de vous faire ma
cour à jMontniorency , et de vous renouveler , ma-
dame la duchesse , les assurances de mon profond
respect.
LETTRE CCXLVIL
A MADAME DE CRÉQUI.
Montmorency, le î5 février 176 1.
Madame,
Je vous dois bien des réponses; j'aime à rece-
voir de vos lettres ; j'ai du plaisir à vous écrire ; je
voudrais vous écrire long-temps ; il me semble que
•j'ai mille choses à vous dire , mais il m'est impos-
iSa CORRtSPONDAIVCE,
sible de vous écrire à mon aise quant à présent :
les tpacas m'absorbent, me tuent; je suis excédé.
Permettez que je renvoie à un temps plus tran-
quille le plaisir de m'entretenir avec vous. Je prends
part à tous vos soucis : les miens ne sont pas si
graves, mais ils me touchent d'aussi près. Si vous
effectuez jamais le projet d'aller vivre à la cam-
pagne, ne me laissez pas ignorer votre retraite;
car , fussiez-vous au bout du royaume , si vous ne
rebutez pas ma visite, j'irai de mon pied faire un
pèlerinage auprès de vous.
LETTRE CCXLVIÏI.
A MADAME BOURETTE,
Qui m'avait «'-crit deux lettres consécutives avec des vers , et qui
m'invitait à prendre du café chez elle dans une tasse incrustée
d'or , que M. de Voltaire lui avait donnée.
Montmorency, le 12 mars 1761.
Je n'avais pas oublié , madame, que je vous de-
vais une réponse et un remerciement ; je serais
plus exact si l'on me laissait plus libre , mais il faut
malgré moi disposer de mon temps, bien plus
comme il plaît à autrui que comme je le devrais et
le voudrais. Puisque l'anonyme vous avait préve-
nue , il était naturel que sa réponse précédât aussi
la vôtre; et d'ailleurs, je ne vous dissimulerai pas
qu'il avait parlé de plus près à mon cœur que ne
font des compliments et des vers.
ANNÉE I761. l83
Je voudrais , madame, pouvoir répondre à l'hon-
neur que vous me faites de me demander un exem-
plaire de la Julie; mais tant de gens vous ont en-
core ici prévenue, que les exemplaires qui m'avaient
été envoyés de Hollande par mon libraire sont
donnés ou destinés, et je n'ai nulle espèce de re-
lation avec ceux qui les débitent à Paris. Il faudrait
donc en acheter un pour vous l'offrir; et c'est, vu
l'état de ma fortune , ce que vous n'approuveriez
pas vous-même : de plus , je ne sais point payer les
louanges ; et si je faisais tant que de payer les
vôtres , j'y voudrais mettre un plus haut prix.
Si jamtais l'occasion se présente de profiter de
votre invitation , j'irai , madame , avec grand plai-
sir vous rendre visite et prendre du café chez
vous; mais ce ne sera pas, s'il vous plaît, dans la
tasse dorée de M. de Voltaire; car je ne bois point
dans la coupe de cet homme-là.
Agréez , madame , que je vous réitère mes très-
humbles remerciements , et les assurances de mon
respect.
LETTRE CCXLIX.
A M. MOULTOU.
Montmorency , mars 1 76 1 .
Il faudrait être le dernier des hommes pour ne
pas s'intéresser à l'infortunée Louison. La pitié,
la bienveillance que son honnête historien m'in-
l84 CORRESPONDANCE.
Spire pour elle ne me laissent pas douter que son
zèle à lui-même ne puisse être aussi pur que le
mien; et, cela supposé, il doit compter sur toute
l'estime d'un homme qui ne la prodigue pas. Grâces
au ciel, il se trouve, dans un rang plus élevé, des
cœurs aussi sensibles , et qui ont à la fois le pou-
voir et la volonté de protéger la malheureuse mais
estimable victime de l'infamie d'un brutal. Mon-
sieur le maréchal de lAixembourg et madame la
maréchale, à qui j'ai communiqué votre lettre,
ont été émus , ainsi que moi , à sa lecture ; ils sont
disposés, monsieur, à vous entendre et à consul-
ter avec vous ce qu'on peut et ce qu'il convient de
faire pour tirer la jeune personne de la détresse
où elle est. Ils retournent à Paris après Pâques.
Allez, monsieur, voir ces dignes et respectables
seigneurs; parlez-leur avec cette simplicité tou-
chante qu'ils aiment dans votre lettre; soyez avec
eux sincère en tout, et croyez que leurs cœurs
bienfaisants s'ouvriront à la candeur du vôtre.
Louison sera protégée si elle mérite de l'être; et
vous, monsieur, vous serez estimé comme le mé-
rite votre bonne action. Que si dans cette attente,
quoique assez courte , la situation de la jeune per-
sonne était trop dure, vous devez savoir que,
quant à présent, je puis payer , modiquement à la
vérité , le tribut dû , par quiconque a son néces-
saire, aux indigents honnêtes qui ne l'ont pas.
ANNI-E T7G1. l85
LETTRE CCL.
A MADAME LA MARÉCHALE DE LUXEMBOURG.
Ce jeudi a 6.
Vous coiiiptez par les jours, madame, et moi
par les heures; cela fait que l'intervalle me paraît
vingt-quatre fois plus long qu'à vous , et les quinze
jours qui restent jusqu'à votre voyage font, selon
mon calcul, encore un an tout entier.
Je ne vous croyais pas si vindicative : pour avoir
osé disputer un moment sur un panier de beurre,
je m'en vois continuellement jeter des pots par la
tète. Si la vengeance n'est pas dure, elle est obsti-
née, et je l'endure avec tant de patience, qu'elle
doit me valoir enfin mon pardon.
Je crois que ÏM. Coindet m'aime beaucoup , il met
tous ses soins à me le prouver : et moi je l'aime
encore plus de ce que aous approuvez mon atta-
chement pour lui, et de ce qu'il m'apporte souvent
de vos nouvelles. Mais il m'a fait, de votre part,
un reproche qui me confond , sur le premier exem-
plaire de la Juiic. En vous le promettant ne l'ai-je
pas promis à ?.I. le maréchal? En le lui donnant,
ne vous l'ai-je pas donné? Vous auriez beau vou-
loir être deux, je n'admettrai jamais ce partage;
mon attacheinent , mon respect, ne vous distin-
guent plus l'un de l'autre; vous n'êtes qu'un dans
le fond de mon cœiu\ Comme une copie était déjà
ï86 CORRESPONDANCE,
dans vos mains , je mis l'exemplaire .dans les siennes ;
j'en aurais pu faire autant dans tout autre cas; et
toutes les fois que je tiendrai à l'un ce que j'aurai
promis à l'autre , je croirai toujours avoir bien rem-
pli ma foi.
Les Ximénès et les Voltaire peuvent critiquer
la Julie à leur aise * : ce n'est pas à eux qu'elle est
curieuse de plaire; et tout ce qui fâche à l'éditeur,
de leurs critiques , c'est qu'ils les fassent de si loin.
Bonjour, madame la maréchale : il faut absolument
que vous embrassiez M. le maréchal de ma part.
Pour vous, il faut se mettre à genoux en lisant la
fin de vos lettres , les baiser , soupirer , et dire :
Que n'est-elle ici!
LETTRE CCLL
A M. MOULTOU.
Montmorency, le 39 mai 1761.
Vous pardonneriez aisément mon silence , cher
Moultou, si vous connaissiez mon état; mais, sans
vous écrire, je ne laisse pas de penser à vous, et
j'ai une proposition à vous faire. Ayant quitté la
plume et ce tumultueux métier d'auteur, pour le-
quel je n'étais point né, je m'étais proposé, après
Allusion à la brochure qui fut attribuée au marquis de Ximénès,
et intitulée, Lettres sur la NotweUe Héloïse de J. J. Rousseau , 1761,
in-S" de 27 pages. M. Barbier, bibliotliécaire au Conseil d'état,
nous a dit en avoir vu le manuscrit autographe chargé de correc-
tions et d'additions de la main même de Voltaire.
i
MsyÈE i-j-Gi. 18-
la publication de mes rèvei'ies sur l'éducation , de
finir par une édition générale de mes écrits, dans
laquelle il en serait entré quelques-uns qui sont
encore en manuscrit. Si peut-être le mal qui me
consume ne me laissait pas le temps de faire cette
édition moi-même, seriez -vous homme à faire le
voyage de Paris , à venir examiner mes papiers
dans les mains où ils seront laissés , et à mettre en
état de paraître ceux que vous jugerez bons à cela?
Il faut vous prévenir que vous trouverez des sen-
timents sur la religion qui ne sont pas les vôtres ,
et que peut-être vous n'approuverez pas , quoique
les dogmes essentiels à l'ordre moral s'y trouvent
tous. Or je ne veux pas qu'il soit touché à cet ar-
ticle : il s'assit donc de savoir s'il vous convient de
vous prêtera cette édition avec cette réserve qui,
ce me semble , ne peut vous compromettre en rien •.
quand on saura qu'elle vous est formellement im-
posée , sauf à vous de réfuter en votre nom , et dans
l'ouvrage même , si vous le jugez à propos , ce qui
vous paraîtra mériter réfutation ; pourvu que vous
ne changiez ni supprimiez rien sur ce point, sur
tout autre vous serez le maître.
J'ai besoin, monsieur, d'une réponse sur cette
proposition, avant de prendre les derniers arran-
gements que mon état rend nécessaires. Si votre
situation , vos affaires , ou d'autres raisons vous
empêchent d'acquiescer ,. je ne vois que M. Rous-
tan, qui m'appelle son maître, lui qui pourrait être
le mien, auquel je pusse donner la même confiance,
et qui, je crois, rendrait volontiers cet honneur à
l88 CORRESPONDAIVCE.
ma mémoire. En pareil ^as, comme sa situation est
moins aisée que la vôtre , on prendrait des me-
sures pour que ces soins ne lui fussent pas oné-
reux. Si cela ne vous convient ni à l'un ni à l'autre,
tout restera comme il est; car je suis bien déter-
miné à ne confier les mêmes soins à nul homme
de lettres de ce pays. Réponse précise et directe,
je vous supplie , le plus tôt qu'il se pourra , sans
vous servir de la voie de M, Coindet. Sur pareille
matière le secret convient, et je vous le demande.
Adieu, vertueux IMoultou : je ne vous fais pas des
compliments, mais il ne tient qu'à vous de voir si
je vous estime.
Vous comprenez bien que la Nouvelle Héloïse ne
doit pas entrer dans le recueil de mes écrits.
LETTRE CCLII.
A MADAME LA MARÉCHALE DE LUXEMBOURG*.
Jlontmorency, le i 2 juin 1761.
Que de choses j'aurais à vous dire avant que de
A^ous quitter! Mais le temps me presse, il faut abré-
ger ma confession , et verser dans votre cœur bien-
faisan t mon dernier secret. Vous saurez donc que
depuis seize ans j'ai vécu dans la plus grande inti-
mité avec cette pauvre fille qui demeure avec moi,
* Cette lettre a été imprimée pour la première fois dans le deuxième
volume du Conseiva/eur, publié par 31. François de Neulchàteau en
lan VIII.
A3VNÉE I761. 189
excepté depuis ma retraite à Montmorencv , que
mon état m'a forcé de vivre avec elle comme avec
ma sœur ; mais ma tendresse pour elle n'a point
diminué, et, sans vous, l'idée de la laisser sans
ressource empoisonnerait mes derniers instants.
De ces liaisons sont provenus cinq enfants, qui
tous ont été mis aux Enfants -Trouvés, et avec si
peu de précaution pour les reconnaître un jour,
que je n'ai pas même gardé la date de leur nais-
sance. Depuis plusieurs années le remords de cette
négligence trouble mon repos , et je meurs sans
pouvoir la réparer, au grand regret de la mère et
au mien. Je fis mettre seulement dans les lan^res
de l'aîné une marque dont j'ai gardé le double; il
doit être né, ce me semble, dans l'hiver de 1746
à 477 on '<^ pt'u près. Voilà tout ce que je me rap-
pelle. S'il y avait le moyen de retrouver cet en-
fant, ce serait faire le bonheur de sa tendre mère;
mais j'en désespère, et je n'emporte point avec moi
cette consolation. Les idées dont ma faute a rem-
pli mon esprit ont contribué en grande partie à
me faire méditer le Traité de V Education ; et vous
y trouverez, dans le livre P*", un passage qui peut
vous indiquer cette disposition *. Je n'ai point
épousé la mère, et je n'y étais point obligé, puis-
que avant de me lier avec elle je lui ai déclaré que
je ne l'épouserais jamais , et même un mariage pu-
blic nous eût été impossible à cause de la diffé-
rence de religion : mais du reste je l'ai toujours
aimée et honorée comme ma femme , à cause de
* Voyez Emile, livre i. ^'oyez aussi les Confessions, livre xii.
190 CORUESPONi)Ai>[CE.
son bon cœur , de sa sincère affection, de son dés-
intéressement sans exemple, et de sa fidélité sans
tache, sur laquelle elle ne m'a pas même occa-
sionné le moindre soupçon.
Voilà, madame la maréchale, la trop juste rai-
son de ma sollicitude sur le sort de cette "pauvre
fille après qu'elle m'aura perdu; tellement que, si
j'avais moins de confiance en votre amitié pour
moi et en celle de M. le maréchal, je partirais pé-
nétré de douleur de l'abandon où je la laisse ; mais
je vous la confie, et je meurs en paix à cet égard.
Il me reste à vous dire ce que je pense qui con-
viendrait le mieux à sa situation et à son caractère,
et qui donnerait le moins de prise à ses défauts.
Ma première idée était de vous prier de lui don-
ner asile dans votre maison , ou auprès de l'enfant
qui en est l'espoir , jusqu'à ce qu'il sortît des mains
des femmes : mais infailliblement cela ne réussi-
rait point ; il y aurait trop d'intermédiaire entre
vous et elle , et elle a , dans votre maison , des mal-
veillants qu'elle ne s'est assurément point attirés
par sa faute , et qui trouveraient infailliblement
l'art de la disgracier tôt ou tard auprès de vous ou
de M. le maréchal. Elle n'a pas assez de souplesse
et de prudence pour se maintenir avec tant d'es-
prits différents, et se prêter aux petits manèges
avec lesquels on gagne la confiance des maîtres ,
quelque éclairés qu'ils soient. Encore une fois cela
ne réussirait point , ainsi je vous prie de n'y pas
songer.
Je ne voudrais pas non plus qu'elle demeurât à
AISNÉE l'jGl. IC)I
Paris de quelque manière que ce fût; bien sur que,
craintive et facile à subjuguer, elle y deviendrait
la proie et la victime de sa nombreuse famille, gens
d'une avidité et d'une méchanceté sans bornes,
auxquels j'ai eu moi-même bien de la peine à l'ar-
racher, et qui sont cause en grande partie de ma
retraite en campagne. Si jamais elle demeure à
Paris, elle est perdue; car, leur fût- elle cachée,
comme elle est d'un bon naturel, elle ne pourra
jamais s'abstenir de les voir , et en peu de temps
ils lui suceront le sang jusqu'à la dernière goutte,
et puis la feront mourir de mauvais traitements.
Je n'ai pas de moins fortes raisons pour souhai-
ter qu'elle n'aille point demeurer avec sa mère ,
livrée à mes plus cruels ennemis , nourrie par eux
à mauvaise intention, et qui ne cherchent que l'oc-
casion de punir cette pauvre fille de n'avoir point
voulu se prêter à leiu's complots contre moi. Elle
est la seule qui n'ait rien eu de sa mère, et la seule
qui l'ait nourrie et soignée dans sa misère ; et si j'ai
donné, durant douze ans , asile à cette femme, vous
comprenez bien que c'est poin* la fille que je l'ai
fait. J'ai mille raisons , trop longues à détailler ,
pour désirer qu'elle ne retourne point avec elle.
Ainsi je vous prie d'interposer même, s'il le faut,
votre autorité pour l'en empêcher.
Je ne vois que deux partis qui lui conviennent :
l'un, de continuer d'occuper mon logement", et
" Je ne tous propose point de lui en donner un vous-même à
Montmorency, à cause deChassotet de sa famille, qui le lui feraient
cruellement payer. Mon loyer n'étant que de cinquante livres j ne
lui sera pas plus onéreux qu'une chambre à Paris.
l^'l CORRESPONDANCE.
de vivre en paix à Montmorency ; ce qu'elle peut
faire à peu de frais avec votre assistance et protec-
tion, tant du produit de mes écrits que de celui de
son travail, car elle coud très -bien, et il ne lui
manque que de l'occupation , que vous voudrez
bien lui donner ou lui procurer , souhaitant seule-
ment qu'elle ne soit point à la discrétion des femmes
de chambre , car leur tyrannie et leur monopole
me sont connus.
L'autre parti est d'être placée dans quelque com-
munauté de province où l'on vit à bon marché, et
où elle pourrait très -bien gagner sa vie par son
travail. J'aimerais moins ce parti que l'autre , parce
qu'elle serait ainsi trop loin de vous , et pour d'au-
tres raisons encore. Vous choisirez pour le mieux ,
madame la maréchale; mais, quelque choix que
vous fassiez , je vous supplie de faire en sorte
qu'elle ait toujours sa liberté, et qu'elle soit la maî-
tresse de changer de demeure sitôt qu'elle ne se
trouvera pas bien. Je vous supplie enfin de ne pas
dédaigner de prendre soin de ses petites affaires ,
en sorte que, quoi qu'il arrive, elle ait du pain
jusqu'à la fui de ses jours.
J'ai prié M. le maréchal de vous consulter sur le
choix de la personne qu'il chargerait de veiller aux
intérêts de la pauvre fille , après mon décès. Vous
n'ignorez pas l'injuste partialité que marque contre
elle celui qui naturellement serait choisi pour cela.
Quelque estime que j'aie conçue pour sa probité,
je ne voudrais pas quelle restât à la merci d'un
homme que je dois croire honnête , mais que je
ANNÉE l'yGl. IC)3
vois livré, par un aveuglement inconcevable, aux
intérêts et aux passions d'un fripon.
Vous voyez, madame la maréchale , avec quelle
simplicité , avec quelle confiance j'épanche mon
cœur devant vous. Tout le reste de l'univers n'est
déjà plus rien à mes yeux. Ce cœur qui vous aima
sincèrement ne vit déjà plus que pour vous, pour
M. le maréchal, et pour la pauvre fille. Adieu, amis
tendres et chéris ; aimez un peu ma mémoire ; pour
moi, j'espère vous aimer encore dans l'autre vie :
mais, quoi qu'il en soit de cet obscur et redou-
table mystère , en quelque heure que la mort me
surprenne, je suis sur qu'elle me trouvera pensant
à vous.
LETTRE CCLIIT.
A M. VERNES.
Montmorency, le a 4 juin 1761.
J'étais presque à l'extrémité , cher concitoyen ,
quand j'ai reçu votre lettre ; et , maintenant que
j'y réponds , je suis dans un état de souffrances
continuelles , qui , selon toute apparence , ne me
quitteront qu'avec la vie. Ma plus grande conso-
lation, dans l'état où je suis, est de recevoir des té-
moignages d'intérêt de mes compatriotes, et sur-
tout de vous, cher Vernes; que j'ai toujours aimé
et que j'aimerai toujours. Le cœur me rit, et il me
semble que je me ranime au projet d'aller parla-
R. XIX. i3
ig4 CORRESPONDANCE.
ger avec vous cette retraite charmante qui me
tente encore plus par son habitant que par elle-
même. Oh ! si Dieu raffermissait assez ma santé
pour me mettre en état d'entreprendre ce voyage ,
je ne mourrais point sans vous embrasser encore
une fois.
Je n'ai jamais prétendu justifier les innombrables
défauts de la Nouvelle Héloïse; je trouve que l'on l'a
reçue trop favoral^lement ; et, dans les jugements
du public , j'ai bien moins à me plaindre de sa ri-
gueur qu'à me louer de son indulgence ; mais vos
griefs contre JFolmav me prouvent que j'ai mal
rempli l'objet du livre, ou que vous ne l'avez pas
bien saisi. Cet objet était de rapprocher les partis
opposés , par une estime réciproque ; d'apprendre
diUx philosophes qu'on peut croire en Dieu sans être
hypocrite , et aux crojanis qu'on peut être incré-
dule sans être un coquin. Julie, dévote, est une
leçon pour les philosophes , et TFolmar, athée , en
est une pour les intolérants. Voilà le vrai but du
livre. C'est à vous de voir si je m'en suis écarté*.
Vous me reprochez de n'avoir pas fait changer de
système à JVolmar sur la fin du roman : mais , mon
cher Vernes , vous n'avez pas lu cette fin ; car sa
conversion y est indiquée avec une clarté qui ne
pouvait souffrir un plus grand développement sans
vouloir faire une capucinade.
Adieu , cher Vernes : je saisis un intervalle de
mieux pour vous écrire. Je vous prie d'informer
* Il est revenu depuis sur cette idée en écrivant ses Confesùons.
Vojez au livre ix.
ANNÉE 1761. ig5
de ce mieux ceux de vos amis qui pensent à moi ,
et entre autres , messieurs Moultou et Roustan , que
j'embrasse de tout mon cœur ainsi que vous.
LETTRE CCLIV.
A M. MOLLET.
Eii n'ponse à une lettre qui contenait la description d'une fête militaire
célébrée à Genève le 5 juin 1761.
A Montmorency, le 26 juin 1761.
Je vous remercie, monsieur, de tout mon cœur
de la charmante relation que vous m'avez envoyée
de la fête du 5 de ce mois. Je l'ai lue et relue avec
intérêt, avec attendrissement, avec un sincère re-
gret de n'en avoir pas été témoin. De tels amuse-
ments ne sont point frivoles, ils réveillent dans
les cœurs des sentiments que tout tend à éteindre
dans notre siècle, et même dans notre patrie;
puissiez-vous, monsieur, vous et tous les bons ci-
toyens qui vous ressemblent , ramener parmi nous
ces goûts, ces jeux, ces fêtes patriotiques qui s'al-
lient avec les mœurs , avec la vertu , qu'on goûte
avec transport, qu'on se rappelle avec délices, et
que le cœur assaisonne d'un charme que n'auront
jamais tous ces criminels amusements si vantés
des gens à la mode!
J'étais très-mal , monsieiu' , quand je reçus votre
lettre; c'est ce qui m'a empêclié de vous en re-
mercier plus tôt. Quoique je continue à souffrir
I J.
196 CORRESPONDANCE.
beaucoup, je ne puis me refuser plus long-temps
à la douce et salutaire distraction de m'occuper
de la patrie et de vous. J'ai lu déjà bien des fois
votre lettre; je la lirai bien des fois encore : si ce
n'est pas un remède à mes maux , c'est du moins
une consolation. Heureux si j'y pouvais ajouter
l'espoir de vous embrasser quelque jour à Genève,
et d'y voir encore une fois en ma vie une fête pa-
reille à celle que vous décrivez si bien ! Je vous sa-
lue de tout mon cœur.
LETTRE CCLV.
A JACQUELINE DANET.
SA NOURRICE.
Montmorency, le ai juillet 176 1.
Votre lettre , ma chère Jacqueline , est venue
réjouir mon cœur dans un moment où je n'étais
guère en état d'y répondre. Je saisis un temps de
relâche pour vous remercier de votre souvenir , et
de votre amitié, qui me sera toujours chère. Pour
moi, je n'ai point cessé de penser à vous et de
vous aimer. Souvent je me suis dit dans mes souf-
frances que si ma bonne Jacqueline n'eût pas tant
pris de peine à me conserver étant petit , je n'au-
rais pas souffert tant de maux étant grand. Soyez
persuadée que je ne cesserai jamais de prendre le
plus tendre intérêt à votre santé et à votre bon-
A.WNÉE I7G1. tg-j
heur, et que ce sera toujours un vrai plaisii- pour
moi de recevoir de vos nouvelles. Adieu , ma chère
et bonne Jacqueline. Je ne vous parle pas de ma
santé , pour ne pas vous affliger ; que le bon Dieu
conserve la vôtre, et vous comble de tous les
biens que vous désirez.
Votre pauvre Jean-Jacques, qui vous embrasse
de tout son cœur.
LETTRE CCLVI.
A M. MOULT OU.
Montmorency, le 24 juillet 1761.
Je ne doutais pas , monsieur , que vous n'accep-
tassiez avec plaisir les soins que je prenais la li-
berté de confier à votre amitié, et votre consen-
tement m'a plus touché que surpris. Je puis donc,
en quelque temps que je cesse de souffrir, comp-
ter que, si mon recueil n'est pas encore en état
de voir le jour, vous ne dédaignerez pas de l'y
mettre; et cette confiance m'ôte absolument l'in-
quiétude qu'il est difficile de n'avoir pas en pareil
cas pour le sort de ses ouvrages. Quant aux soins
qui regardent l'impression , comme il ne faut que
de l'amitié pour les prendre , ils seront remplis en
ce pays-ci par les amis auxquels je suis attaché ,
et que je laisserai dépositaires de mes papiers
pour en disposer selon leur prudence et vos con-
seils. S'il s'y trouve eu manuscrit quelque chose
iqB correspondance.
qui mérite d'entrer dans votre cabinet , de quoi je
doute , je m'estimerai plus honoré qu'il soit dans
vos mains que dans celles du public ; et mes amis
penseront comme moi. Vous voyez qu'en pareil
cas un voyage à Paris serait indispensable ; mais
vous seriez toujours le maître de choisir le temps
de votre commodité , et , dans votre façon de pen-
ser , vous ne tiendriez pas ce voyage pour perdu ,
non-seulement par le service que vous rendriez à
ma mémoire, mais encore par le plaisir de con-
naître des personnes estimables et respectables ,
les seuls vrais amis que j'ai jamais eus, et qui sû-
rement deviendraient aussi les vôtres. En atten-
dant , je n'épargne rien pour vous abréger du tra-
vail. Le peu de moments où mon état me permet
de m'occuper sont uniquement employés à mettre
au net mes chiffons; et, depuis ma lettre.*, je
n'ai pas laissé d'avancer assez la besogne pour es-
pérer de l'achever , à moins de nouveaux accidents.
Connaissez-vous un M. Mollet, dont je n'ai ja-
mais entendu parler? Il m'écrivit, il y a quelque
temps, une espèce de relation d'une fête militaire,
laquelle me fit grand plaisir, et je l'en remerciai.
Il est parti de là pour faire imprimer, sans m'en
parler, non-seulement sa lettre , mais ma réponse,
qui n'était sûrement pas faite pour paraître en
public **. J'ai quelquefois essuyé de pareilles mal-
honnêtetés ; mais ce qui me fâche est que celle-ci
vienne de Genève. Cela m'apprendra une fois pour
* Celle du 29 mai. Voyez ci-devant page 180.
* Voyez cette réponse ci-devant, page igS.
àNNÉE I761. 199
toutes à ne plus écrire à gens que je ne connais
point.
Voici , monsieur , deux lettres dont je grossis à
regret celle-ci : l'une est pour M. Roustan , dont
vous avez bien voulu m'en faire parvenir une, et
l'autre pour une bonne femme qui m'a élevé , et
pour laquelle je crois que vous ne regretterez pas
l'augmentation d'un port de lettre , que je ne veux
paij lui faire coûter, et que je ne puis affranchir
avec sûreté à Montmorency, Lisez dans mon cœiu-,
cher Moultou, le principe de la familiarité dont
j'use avec vous, et qui serait indiscrétion pour un
autre ; le vôtre ne lui donnera pas ce nom-là. jMille
choses pour moi à l'ami Vernes. Adieu; je vous
embrasse tendrement.
LETTRE CCLVII.
A MADAME LA MARÉCHALE DE LUXEMBOURG.
Lundi 10 août.
Je VOIS avec peine , madame la maréchale, com-
bien vous vous en donnez pour réparer mes fautes;
mais je sens qu'il est trop tard, et que mes me-
sures ont été mal prises. Il est juste que je porte
la peine de ma négligence , et le succès même de
vos recherches ne pourrait plus me donner une
satisfaction pure et sans inquiétude ; il est trop
tard , il est trop tard : ne vous opposez point à
l'effet de vos premier soins, mais je vous supplie
200 CORRESPONDANCE.
de ne pas y en donner d'avantage. J'ai reçu dans
cette occasion la preuve la plus chère et la plus
touchante de votre amitié ; ce précieux souvenir
me tiendra lieu de tout, et mon cœur est trop
plein de vous pour sentir le vide de ce qui me
manque. Dans l'état où je suis, cette recherche
m'intéressait encore plus pour autrui que pour
moi; et, vu le caractère trop facile à subjuguer de
la personne en question , il n'est pas sûr que ce
qu'elle eût trouvé déjà tout formé , soit en bien ,
soit en mal , ne fût pas devenu pour elle un pré-
sent funeste. Il eût été bien cruel pour moi de la
laisser la victime d'un bourreau.
Vous voulez que je vous parle de mon état :
n'est-il pas convenu que je ne vous en donnerai des
nouvelles que quand il y en aura ? et il n'y en a
pas jusqu'ici. Si je puis parvenir à rebuter enfin
les importuns consolateurs , et à jouir tout-à-fait
de la solitude que mon état exige , j'aurai du moins
le repos; et c'est, avec le petit nombre d'attache-
ments qui me sont chers , le seul bien qui me reste
à iroûter dans la vie.
LETTRE CCLVIII.
A MADAME LA MARÉCHALE DE LUXEMBOURG.
Ce lundi i8, été de 1761.
J'avais espéré , madame la maréchale , de vous
porter hier moi-même de mes nouvelles à votre
AIVNI^F. I-61. •201
j>assage à Saint-Brice; mais vos relais n'étant point
venus , l'Iieure étant incertaine , et le temps me-
naçant de pluie, je n'osai, n'étant point encore
bien remis , hasarder cette course sans être sur de
vous rencontrer Vous êtes trop en peine de mon
état; il n'est pas si mauvais qu'on vous l'a fait:
j'ai plus d'inquiétude que de douleurs, et les alter-
natives qui se succèdent me font croire que, pour
cette fois, il n'empirera pas considérablement. Si
vous étiez actuellement au château, je vous irais
voir à l'ordinaire , et je ne serai pas a^sez malheu-
reux pour ne le pouvoir pas quand vous y serez.
Ce voyage, dont j'espère profiter, fait mon espoir
le plus doux , et je puis vous répondre que mon
cœur n'est point malade. Quant à mon corps, s'il
n'est pas bien, c'est une espèce de soulagement
pour moi de savoir qu'il ne peut être mieux, ou
du moins que cela ne dépend pas des hommes :
par là , j'évite la peine et la gène attachées à la
crédulité des malades et à la charlatanerie des mé-
decins. Je ne veux plus ajouter la dépendance de
ces messieurs-là à celle de la nécessité , dont ils ne
dispensent pas, quoi qu'ils fassent : comme j'ai
pris mon parti là-dessus depuis long-temps, j'at-
tends de l'amitié dont vous m'honorez que vous
voudrez bien ne m'en plus parler. Bonjour, ma-
dame la maréchale; conservez votre santé, et ve-
nez m'aider à rétablir la mienne. Si votre présence
et celle de monsieur le maréchal ne guérit pas mes
souffrances, elle me les fera oublier.
a02 CORRESPONDANCE.
LETTRE CCLIX.
A LA MÊME.
Ce vendredi 2 8 , été de 1761.
Voilà, madame la maréchale, la Julie anglaise.
Si madame la comtesse de Boufflers prend la peine
de la parcourir et d'y faire des observations, je
lui serai fort obligé de vouloir bien me les com-
muniquer I le libraire anglais m'en demande pour
une nouvelle édition , et je n'entends pas assez la
langue pour me fier aux miennes.
Je ne vous dirai point que j'ai le cœur plein de
votre voyage, de tous vos soins, de toutes vos bon-
tés; en ceci plus on sent, moins on peut dire. Je
ne sais si vous n'appelez tout cela qu'une omelette ,
mais je sais qu'il faut un estomac bien chaud pour
la digérer. En vérité, madame , il faut toute la plé-
nitude des sentiments que vous m'avez inspirés
pour suffire à la reconnaissance sans rien ôter à
l'amitié.
LETTRE CCLX.
A LA MÊME.
A Montmorency , le i ^'' septembre 1 7 6 1 ;
Il est vrai , madame la maréchale , que j'avais
grand besoin de votre dernière lettre pour me tran-
ANNÉE I761. 2o3
quilHser, d'autant plus que, par une fatalité qui
me poursuit en toutes choses , celle de M. le ma-
réchal, qui aurait fait le même effet, s'est égarée
en route, et ne m'est parvenue que depuis quel-
ques jours. Depuis que vous avez daigné me ras-
surer, je n'ai plus besoin de réponse ; je saurai des
nouvelles de votre santé ; et d'ailleurs , puisque
vos bontés pour moi sont toujours les mêmes , il
ne me faut plus de nouvelles sur ce point-là. J'ai
pourtant un peu votre dernier mot sur le cœur;
vous me reprochez de l'avoir moins tendre que
vous. ]Madame la maréchale, à cela je n'ai qu'un
mot à dire : à Dieu ne plaise que je vous cause ja-
mais le quart des inquiétudes et des peines que
vous m'avez fait souffrir depuis deux mois !
LETTRE CCLXI.
A MADAME LATOUR.
Montmorency, le 29 septembre 1761.
J'espère, madame, malgré le début de votre
lettre , que vous n'êtes point auteur , que vous
n'eûtes jamais intention de l'être , et que ce n'est
point un combat d'esprit auquel vous me provo-
quez, genre d'escrime pour lequel j'ai autant d'a-
version que d'incapacité. Cependant vous vous
êtes promis, dites-vous, de n'écrire de vos jours;
je me suis promis la même chose , madame , et si'i-
rement je le tiendrai. iMais cet engagement n'est
2o4 CORRESPONDAJN'CE.
relatif qu'au public; il ne s'étend point jusqu'aux
commerces de lettres, et bien m'en prend sans
doute ; car il serait fort à craindre que la vôtre ne
me coûtât une infidélité. A l'éditeur d'une Julie vous
en annoncez une autre , une réellement existante ,
dont vous êtes la Claire. J'en suis charmé pour votre
sexe, et même pour le mien; car, quoi qu'en dise
votre amie, sitôt qu'il y aura des Julies et des
Claires, les Saint-Preux ne manqueront pas; avertis-
sez-la de cela, je vous supplie, afin qu'elle se tienne
sur ses gardes ; et vous-même, fussiez-vous (ce que
je ne présume pas) aussi folle que votre modèle,
n'allez pas croire , à son exemple , que cela suffit
pour être à l'abri des folies. Peut-être tout ce que
je vous dis ici vous paraîtra- t-il fort inconsidéré;
mais c'est votre faute. Que dire à des personnes
qu'on aime à croire très-aimables et très-vertueuses,
mais qu'on ne connaît point du tout? Charmantes
amies! si vous êtes telles que mon cœur le sup-
pose, puissiez-vous , pour l'honneur de votre sexe,
et pour le bonheur de votre vie , ne trouver ja-
mais de Saint-Preux ! Mais si vous êtes comme les
autres, puissiez-vous ne trouver que des Saint-
Preux !
Vous parlez de faire connaissance avec moi ; vous
ignorez sans doute que l'homme à qui vous écrivez,
affligé d'une maladie incurable et cruelle, lutte tous
les jours de sa vie entre la douleur et la mort, et
que la lettre même qu'il vous écrit est souvent
interrompue par des distractions d'un genre bien
différent. Toutefois je ne puis vous cacher que
ANNÉE 176 I. ao'j
votre lettre me donne un désir secret de vous con-
naître toutes deux; et que si notre commerce finit
là, il ne me laissera pas sans quelque inquiétude.
Si ma curiosité était satisfaite, ce serait peut-être
bien pis encore. Malgré les ans, les maux, la rai-
son, l'expérience, un solitaire ne doit point s'ex-
poser à voir des Julies et des Glaires , quand il veut
garder sa tranquillité.
Je vous écris, madame, comme vous me l'avez
prescrit, sans m'informer de ce que vous ne vou-
lez pas que je sache. Si j'étais indiscret, il ne me
serait peut-être pas impossible de vous connaître ;
mais fussiez-vous madame de Solar elle-même , je
ne saurai jamais de votre secret que ce que j'en
apprendrai de vous. Si votre intention est que je
le devine , vous me trouverez fort bête ; mais vous
n'avez pas du vous attendre à me trouver plus
d'esprit.
Observation 3Iadanie de Latour Franqueville désirant de
connaître Rousseau , calcula que le meilleur moyen était d'ex-
citer sa curiosité. Elle écrivit , annonça qu'elle connaissait une
Julie dont elle était la Claire ; se couvrit d'un voile mvstérieux.
Rousseau donna dans le pié^'e. Il n'eut pas lieu de s'en re-
pentir. Car madame de Latour lui demeura fidèle, et même écri-
vit pour défendre sa mémoire.
to6 CORRESPONDANCE.
LETTRE CCLXII.
A M. D'OFFRE VILLE, a Douai.
Sur cette question : S'il t a une morale démoktrée, ou s'il n'y
EN A point.
Montmorency, le 4 octobre iy6i.
La question que vous me proposez, monsieur,
dans votre lettre du i5 septembre, est importante
et grave; c'est de sa solution qu'il dépend de sa-
voir s'il y a une morale démontrée , ou s'il n'y en
a point.
Votre adversaire soutient que tout homme n'a-
fijit, quoi qu'il fasse , que relativement à lui-même,
et que, jusqu'aux actes de vertu les plus sublimes,
jusqu'aux œuvres de charité les plus pures, chacun
rapporte tout à soi.
Vous, monsieur, vous pensez qu'on doit faire le
bien pour le bien , même sans aucun retour d'in-
térêt personnel ; que les bonnes œuvres qu'on rap-
porte à soi ne sont plus des actes de vertu , mais
d'amour- propre : vous ajoutez que nos aumônes
sont sans mérite si nous ne les faisons que par
vanité ou dans la vue d'écarter de notre esprit l'idée
des misères de la vie humaine ; et en cela vous avez
raison.
Mais, sur le fonds de la question, je dois vous
avouer que je suis de l'avis de votre adversaire : car,
quand nous agissons, il faut que nous ayons un
motif pour agir , et ce motif ne peut être étranger
ANNÉE I761. 207
à nous, puisque c'est nous qu'il met en œuvre; il
estabsurde d'imaginer qu'étant moi, j'agirai comme
si j'étais un autre. N'est-il pas vrai que si l'on vous
disait qu'un corps est poussé sans que rien le touche,
vous diriez que cela n'est pas concevable? C'est la
même chose en morale , quand on croit agir sans
nul intérêt.
Mais il faut expliquer ce mot à' intérêt, car vous
pourriez lui donner tel sens , vous et votre adver-
saire , que vous seriez d'accord sans vous entendie ,
et lui-même pourrait lui en donner ini si grossier,
qu'alors ce serait vous qui auriez raison.
Il y a im intérêt sensuel et palpable qui se rap-
porte uniquement à notre bien-être matériel , à la
fortune , à la considération , aux biens physiques
qui peuvent résulter pour nous de la bonne opi-
nion d'autrui. Tout ce qu'on fait pour un tel in-
térêt ne produit qu'un bien du même ordre , comme
un marchand fait son bien en vendant sa marchan-
dise le mieux qu'il peut. Si j'oblige un autre homme
en vue de m'acquérir des droits sur sa reconnais-
sance, je ne suis en cela qu'un marchand qui fait
le commerce , et même qui ruse avec l'acheteur.
Si je fais l'aumône pour me faire estimer chari-
table et jouir des avantages attachés à cette estime ,
je ne suis encore qu'iui marchand qui achète de
la réputation. Il en est à peu près de même si je ne
fais cette aumône que pour me délivrer de l'im-
portunité d'un gueux ou du spectacle de sa mi-
sère. Tous les actes de cette espèce qui ont en vue
un avantage extérieiu- ne peuvent porter le nom
.io8 COR RES PO WD AN CE.
de bonnes actions; et l'on ne dit pas d'un mar-
chand qui a bien fait ses affaires, qu'il s'y est
comporté vertueusement.
Il y a un autre intérêt qui ne tient point aux
avantages de la société, qui n'est relatif qu'à nous-
mêmes, au bien de notre ame, à notre bien-être
absolu, et que pour cela j'appelle intérêt spirituel
ou moral, par opposition au premier; intérêt qui,
pour n'avoir pas des objets sensibles, matériels,
n'en est pas moins vrai , pas moins grand , pas moins
solide, et, pour tout dire en un mot, le seul qui,
tenant intimement à notre nature , tende à notre
véritable bonheur. Voilà, monsieur, l'intérêt que
la vertu se propose, et qu'elle doit se proposer,
sans rien ôter au mérite , à la pureté , à la bonté
morale des actions qu'elle inspire.
Premièrement , dans le système de la religion ,
c'est-à-dire des peines et des récompenses de l'autre
vie, vous voyez que l'intérêt de plaire à l'auteur
de notre être et au juge suprême de nos actions
est d'une importance qui l'emporte sur les plus
grands maux , qui fait voler au martyre les vrais
croyants , et en même temps d'une pureté qui peut
ennoblir les plus sublimes devoirs. La loi de bien
faire est tirée de la raison même ; et le chrétien
n'a besoin que de logique pour avoir de la vertu.
jVIais outre cet intérêt, qu'on peut regarder en
quelque façon comme étranger à la chose, comme
n'y tenant que par ime expresse volonté de Dieu,
vous me demanderez peut-être s'il y a quelque
autre intérêt lié plus immédiatement, plus néces-
A.NNKE l'jGl. 10C)
siiirement à la vertu par sa nature , et qui doive
nous la faire aimer luiiquement pour elle-même.
Ceci tient à d'autres questions dont la discus-
sion passe les bornes d'une lettre , et dont , par cette
raison , je ne tenterai pas ici l'examen : comme ,
si nous avons un anjour naturel pour l'ordre, pour
le beau moral; si cet amour peut être assez vif
par lui-même pour primer siu* toutes nos passions ;
si la conscience est innée dans le cœur de l'homme,
ou si elle n'est que l'ouvrage des préjugés et de
l'éducation : car en ce dernier cas il est clair que
nul n'ayant en soi-même aucun intérêt à bien faire,
ne peut faire aucun bien que par le profit qu'il en
attend d'autrui; qu'il n'y a par conséquent que des
sots qui croient à la vertu , et des dupes qui la
pratiquent. Telle est la nouvelle philosophie.
Sans m'embarquer ici dans cette métaphysique ,
qui nous mènerait trop loin, je me contenterai de
vous proposer un fait que vous pourrez mettre en
question avec votre adversaire , et qui , bien dis-
cuté , vous instruira peut-être mieux de ses vrais
sentiments que vous ne pourriez vous en instruire
en restant dans la généralité de votre thèse.
En Angleterre, quand lui homme est accusé
criminellement , douze jurés enfermés dans une
chambre pour opiner, sur l'examen de la procé-
dure, s'il est coupable ou s'il ne l'est pas, ne sor-
tent plus de cette chambre, et n'y reçoivent point
à manger qu'ils ne soient tous d'accord; en sorte
que leur jugement est toujours unanime et déci-
sif sur le sort de l'accusé.
R. XTX. i4
aïO CORRESPONDANCE.
Dans une de ces délibérations, les preuves pa-
raissant convaincantes, onze des jurés le condam-
nèrent sans balancer; mais le douzième s'obstina
tellement à l'absoudre, sans vouloir alléguer d'autre
raison, sinon qu'il le croyait innocent, que, voyant
ce juré déterminé à mourir de faim plutôt que
d'être de leur avis, tous les autres, pour ne pas
s'exposer au même sort, revinrent au sien , et l'ac-
cusé fut renvoyé absous.
L'affaire finie , quelques-uns des jurés pressèrent
en secret leur collègue de leur dire la raison de
son obstination; et ils surent enfin que c'était lui-
même qui avait fait le coup dont l'autre était ac-
cusé , et qu'il avait eu moins d'horreur de la mort
que de faire périr l'innocent chargé de son propre
crime.
Proposez le cas à votre homme, et ne manquez
pas d'examiner avec lui l'état de ce jiu"é dans toutes
ses circonstances. Ce n'était point un homme juste,
puisqu'il avait commis un crime; et, dans cette
affaire, l'enthousiasme de la vertu ne pouvait point
lui élever le cœur et lui faire mépriser la vie. Il
avait l'intérêt le plus réel à condamner l'accusé
pour ensevelir avec lui l'imputation du forfait; il
devait craindre que son invincible obstination n'en
fît soupçonner la véritable cause, et ne fût un
commencement d'indice contre lui : la prudence et
le soin de sa sûreté demandaient, ce semble, qu'il
fit ce qu'il ne fit pas , et l'on ne voit aucun inté-
rêt sensible qui dût le porter à faire ce qu'il fit.
Il n'y avait cependant qu'un intérêt très-puissant
ANNÉE I-yCl. ail
qui pût le déterminer ainsi dans le secret de son
cœur à toute sorte de risque : quel était donc cet
intérêt auquel il sacrifiait sa vie même?
S'inscrire en faux contre le fait serait prendre
une mauvaise défaite; car on peut toujours l'éta-
blir par supposition , et chercher, tout intérêt étran-
ger mis à part, ce que ferait en pareil cas, pour
l'intérêt de lui-même , tout homme de bon sens qui
ne serait ni vertueux ni scélérat.
Posant successivement les deux cas : l'un, que
le juré ait piononcé la condamnation de l'accusé
et l'ait fait périr pour se mettre en sûreté ; l'autre ,
qu'il l'ait absous , comme il fit, à ses propres ris-
ques ; puis , suivant dans les deux cas le reste de la
vie du juré et la probabilité du sort qu'il se serait
préparé , pressez votre homme de prononcer dé-
cisivement sur cette conduite , et d'exposer nette-
ment, de part ou d'autre, l'intérêt et les motifs
du parti qu'il aurait choisi; alors, si votre dis-
pute n'est pas finie, vous connaîtrez du moins si
vous vous entendez l'un l'autre, ou si vous ne vous
entendez pas.
Que s'il distingue entre l'intérêt d'un crime à
commettre ou à ne pas commettre, et celui d'une
bonne action à faire ou à ne pas faire , vous lui fe-
rez voir aisément que , dans l'hypothèse , la raison
de s'abstenir d'un crime avantageux qu'on peut
commettre impunément est du même genre que
celle de faire , entre le ciel et soi , une bonne ac-
tion onéreuse; car outre que, quelque bien que
nous puissions faire , en cela nous ne sommes que
i4.
212 CORRESPONDANCE.
justes , on ne peut, avoir nul intérêt en soi-même
à ne pas faire le mal qu'on n'ait un intérêt sem-
blable à faire le bien ; l'un et l'autre dérivent de
la même source et ne peuvent être séparés.
Surtout, monsieur, songez qu'il ne faut point
outrer les choses au-delà de la vérité , ni confondre ,
comme faisaient les stoïciens , le bonheur avec la
vertu. Il est certain que faire le bien pour le bien
c'est le faire pour soi, pour notre propre intérêt,
puisqu'il donne àl'ame une satisfaction intérieure,
lui contentement d'elle-même sans lequel il n'y a
point de vrai bonheur. Il est sur encore que les
méchants sont tous misérables, quel que soit leur
sort apparent, parce que le bonheur s'empoisonne
dans ime ame corrompue comme le plaisir des
sens dans un corps malsain. Mais il est faux que les
bons soient tous heureux dès ce monde; et comme
il ne suffit pas au corps d'être en santé pour avoir
de quoi se nourrir, il ne suffit pas non plus à l'ame
d'être saine pour obtenir tous les biens dont elle
a besoin. Quoiqu'il n'y ait que les gens de bien qui
puissent vivre contents, ce n'est pas à dire que
tout homme de bien vive content. La vertu ne
donne pas le bonheur, mais elle seule apprend à
en jouir quand on l'a : la vertu ne garantit pas
des maux de cette vie et n'en procure pas les biens ;
c'est ce que ne fait pas non plus le vice avec toutes
ses ruses; mais la vertu fait porter plus patiem-
ment les ims et goûter plus délicieusement les
autres. Nous avons donc, en tout état de cause,
un véritable intérêt à la cultiver , et nous faisons
A N N É E 1 ^6 I . 21'^
bien de travailler pour cet intérêt , quoiqu'il y ait
des cas où il serait insuffisant par lui-même sans
Tattente d'une vie à venir. Voilà mon sentiment
sur la question que vous m'avez proposée.
En vous remerciant du bien que vous pensez de
moi, je vous conseille pourtant, monsieur, de ne
plus perdre votre temps à me défendre on à me
louer. Tout le bien ou le mal qu'on dit d'un homme
qu'on ne connaît point ne signifie pas grand'chose.
Si ceux qui m'accusent ont tort, c'est à ma con-
duite à me justifier; toute autre apologie est inu-
tile ou superflue. J'aurais dû vous répondre plus
tôt ; mais le triste état où je vis doit excuser ce re-
tard. Dans le peu d'intervalle que mes maux me
laissent, mes occupations ne sont pas de mon
choix; et je vous avoue que, quand elles en se-
raient, ce choix ne serait pas d'écrire des lettres. Je
ne réponds point à celles de compliments , et je ne
répondrais pas non plus à la vôtre si la question
que vous m'y proposez ne me fesait un devoir de
vous en dire mon avis.
Je vous salue , monsieur , de tout mon cœur.
LETTRE CCLXIII.
A MADAME LA MARÉCHALE DE LUXEMBOURG.
Ce mercredi 18.
Voici, madame, une quatrième partie que vous
devriez avoir depuis long-temps ; mais mon libraire
ai4 CORRESPOIN'DAXCE.
et d'autres tracas dont je vous rendrai compte, ne
me laissent pas le temps d'aller plus vite , quelque
effort que je fasse pour cela. Tous les tracas du
monde ne justifieraient pourtant pas mon silence ,
et ne m'auraient pas empêché d'écrire à M. le ma-
réchal et à vous. Mon excuse est d'une autre espèce,
et plus propre à me faire trouver grâce auprès
de vous. Dans le commencement de mes attache-
ments, j écris fréquemment pour les serrer, pour
établir la confiance ; quand elle est acquise, je n'é-
cris plus que pour le besoin; il me semble qu'alors
on s'entend assez sans se rien dire. Si vous trouvez
cette raison valable, voici, madame la maréchale,
comment vous me le ferez connaître ; c'est en vous
faisant, pour répondre, la même règle que je me
fais pour écrire. Quand un honnête homme indif-
férent a l'honneur d'écrire à madame la maréchale
de Luxembourg, sa politesse peut lui faire un devoir
de répondre ; mais quand elle ne répondra pas exac-
tement à celui qu'elle honore d'une estime parti-
culière , ce silence ne sera pas équivoque et vaudra
bien une lettre. Je n'aime pas tout ce qui se fait
par règle, si ce n'est n'en point avoir d'autre que
son cœur; et je suis bien sur que, sans me dicter
de fréquentes lettres , le mien ne se taira jamais
pour vous. J'apprends à l'instant la désertion de
ce malheureux Saint-]Martin : la plume m'en tombe
des mains. Oh! si vous avez des fripons à votre ser-
vice, qui jamais aura d'honnêtes gens? Que je vous
plains! que je gémis de ce qui fait l'admiration des
autres ! Que la Providence , en vous rendant si bons.
si aimables, si estiinablcs , vous a tous doux dépla-
cés! Ah! vous méritiez d'être nés obscurs et libres ,
de n'avoir ni maîtres, ni valets, de vivre pour vous
et pour vos amis : vous les auriez rendus heureux ,
et vous l'aift'iez été vous-mêmes.
LETTRE CCLXIV.
A MADAME LATOUR.
Montmoreiu'v, le 19 octobre 1761.
Le plaisir que j'ai , madame , de recevoir de vous
une seconde lettre, serait tempéré ou peut- être
augmenté par vos reproches, si je pouvais les con-
cevoir; mais c'est à quoi je fais de vains efforts. Vous
me parlez d'une lettre de votre amie; je n'en ai
point reçu d'autre que celle qui accompagnait la
votre du 1 6, et qui est de même date ; et cette lettre,
ne vous déplaise, n'est point d'une femme, mais
seulement d'un homme ou d'un ange , ce qui est
tout un pour mon dépit. Vous semblez vous plaindre
de ma négligence à répondre, et plus je mérite ce
reproche de tout autre part, plus votre ingratitude
en augmente , puisque j'ai répondu à votre première
lettre le surlendemain de sa réception , et que, par
un progrès de diligence dont je me passerais bien,
voilà que dès le lendemain je réponds à la seconde.
Le grand mal est qu'en vous donnant un homme
pour ami, vous êtes restée femme; et la tromperie
est d'autant plus cruelle que vous ne m'avez tiompé
2l6 CORRESPONDANCE.
qu'à demi. Deux hommes me feraient mille pareils
tours que je n'en ferais que rire ; mais je ne sais pour-
quoi je ne puis vous imaginer tète-à-tète avec mon-
sieur Julie ) concertant vos lettres et tout le persi-
flage adressé à la pauvre dupe, sans des mouvements
de colère, et, je crois, de quelque chose de pis:
si, pour me venger, je voulais vous imaginer hor-
rible, vous vous doutez bien que cela me réussirait
mal; je me venge donc au contraire en vous ima-
ginant si charmante que , comme que vous puissiez
être, j'ai de quoi vous rendre jalouse de vous. Tout
ce qui me déplaît dans cette vengeance est la peur
de la prendre à mes dépens.
Nouvelle folie qu'il vous faut avouer. En lisant
cette lettre désolante, en l'examinant par tous les
recoins, pour y chercher cette chimérique Julie,
que je ne puism'empêcher de regretter presque jus-
qu'aux larmes, j'ai été découvrir que le timbre de
la petite poste avait fait impression au papier, à
travers l'enveloppe, d'où j'ai conclu que l'auteur de
cette lettre ne l'avait point écrite dans votre cham-
bre. Cette découverte a sur-le-champ désarmé ma
furie; et j'ai compris par là que je vous pardonnais
plutôt le complot de me tromper, que le téte-à-téte
de l'exécution. Pour Dieu , madame , vous qui devez
faire des miracles, tolérez l'indiscrétion de ma
prière; je vous demande à genoux de rechanger ce
monsieur en femme. Abusez-moi, mentez-moi; mais
de grâce, refaites- en, comme vous pourrez, une
autre Julie, et je vous donnerai à toutes deux les
coeurs de mille Saint-Preux dans ini seul.
A.NJNÉE l'jGl. 2I'7
Quant aux lettres que vous dites m'avoir été pré-
cédemment écrites, et qu'il est, ajoutez-vous, im-
possible de supposer ne m'étre pas parvenues, il
ne faut pas , madame , le supposer , il faut en être
persuadée. Je n'ai point reçu ces lettres: si je les
avais reçues , j'aurais pu n'y pas répondre, du moins
si tôt, car je suis paresseux, souffrant, triste, oc-
cupé, et de ma vie je n'ai pu avoir d'exactitude dans
les correspondances qui m'intéressaient le plus;
mais je n'en aurais point nié la réception, et je n'au-
rais point désavoué mon tort. Je juge par le tour
de vos reproches qu'il était question du soin de ma
santé, et je suis touché de l'intérêt que vous voulez
bien y prendre. Loin que mon dessein soit de mou-
rir , c'est pour vivre jusqu'à ma dernière heure que
j'ai renoncé aux impostures des médecins. Vingt ans
de tourments et d'expérience m'ont suffisamment
instruit de la nature de mon mal et de l'insuffisance
de leiu' art. Ma vie , quoique triste et doidoureuse ,
ne m'est point à charge; elle n'est point sans dou-
ceurs , tant que des personnes telles que vous me
paraissez être daignent y prendre intérêt ; mais
lutter en vain pour la prolonger, c'est l'user et rac-
courcir; le peu qui m'en reste m'est encore assez
cher pour en vouloir jouir en paix. Mon parti est
pris, je n'aime pas la dispute , et je n'en veux point
soutenir contre vous; mais je ne changerai pas de
résolution. Adieu, madame; ici finira probablement
notre courte correspondance; jouissez du triomphe
aisé de me laisser du regret à la finir. Je suis sen-
sible, facile, et naturellement fort aimant; je ne
2l8 CORRESPONDANCE.
sais point résister aux caresses. D'une seule lettre
vous m'aviez déjà subjugué; j'avoue aussi que votre
feinte Julie ajoutait beaucoup à votre empire; et
maintenant encore que je sais qu'elle n'existe pas,
son idée augmente le serrement de cœur qui me
reste, en songeant au tour que vous m'avez joué.
LETTRE CCLXV.
AUX INSÉPARABLES, HOMMES OU FEMMES'
Ce lundi soir.
Il faut l'avouer, messieurs ou mesdames, me
voilà tout aussi fou que vous l'avez voulu. Votre
commerce me devient plus intéressant qu'il ne con-
vient à mon âge, à mon état, à mes principes.
Malgré cela, mes soupçons mal guéris ne me per-
mettent plus de le continuer sans défiance. Voilà
pourquoi je n'écris point nommément à Julie,
parce qu'en effet si elle est ce que vous dites, ce
que je désire, ou plutôt ce que je dois craindre,
l'offense est moindre de ne lui point écrire, que
de lui écrire autrement qu'il ne faudrait. Si elle est
femme, elle est plus qu'un ange, il lui faut des
adorations; si elle est homme, cet homme a beau-
coup d'esprit ; mais l'esprit est comme la puissance,
on en abuse toujours quand on en a trop. Encore
' Les inséparables ne le furent pas long-temps. Madame de Latour
resta fidèle à Jeau-Jacques , et sa constance ne se rebuta jamais.
Mais son amie la prétendue Claire trouva Rousseau fort peu galant
(Tt cessa <le lui écrire.
ANNÉE I7()l. 2in
un coup , ceci devient trop vif pour continuer l'a-
nonyme. Faites-vous connaître , ou je me tais : c'est
mon dernier mot.
LETTRE CCLXVÎ.
A MADAME LA MARÉCHALE DE LUXEMBOURG.
Montmorency, 22 octobre 1761.
J'ai reçu , madame la maréchale , une très-éner-
gique réponse de M. le maréchal * , et j'aime à me
flatter que cette réponse vous est commune avec
lui, d'autant plus que S'ous m'en faites quelques-
unes de ce ton-là, au papier près que vous n'y met-
tez pas. Il est vrai qu'une réponse que vous écri-
vez parle pour dix que vous n'écrivez point, et, si
j'étais moins insatiable, une seule de vos lettres
suffirait pour alimenter mon cœur pour toute ma
vie : mais c'est précisément leur prix qui m'en rend
avide , et je trouvé que vous n'avez jamais assez
dit ce que je me plais tant à entendre et à lire. Au
moyen de la correspondance nouvellement établie ,
j'espère que vous me dispenserez plus libéralement
des grâces qui me sont chères; il ne vous en coû-
tera qu'une feuille de papier et une adresse de votre
main ; car il me faut , s'il vous plait , quelques mots
Le maréchal de Luxembourg n'avait en\ oyé à Rousseau qu'une
feuille de papier blanc. Il parait qu'il était convenu entre eux que
cet envoi tiendi'ait lieu de réponse de la part du maréchal , lorsqu'il
n'aurait pas le temps d'écrire et n'aurait rien de nouveau à com-
muniquer.
220 CORRESPONDANCE,
que vous ayez tracés , et qui me donneront la con-
fiance de supposer dans la lettre tous ceux qui n'y
seront point , mais que vos bontés pour moi et mon
attachement pour vous m'y feront supposer. Nous
gagnerons tous deux à cet arrangement , madame
la maréchale : vous aurez la peine d'écrire de moins ,
et moi j'aurai le plaisir de lire des lettres, moins
agréables peut-être que vous ne les auriez écrites ,
mais, en revanche, aussi tendres qu'il me plaira.
1
LETTRE CCLXVIL
A M. R
Montmorency, le 24 octobre 176 1,
Votre lettre, monsieur, du 3o septembre, ayant
passé par Genève , c'est-à-dire ayant traversé deux
fois la France, ne m'est parvenue qu'avant-hier.
J'y iii vu, avec une douleur mêlée d'indignation,
les traitements affreux que souffrent nos malheu-
reux frères dans le pays où vous êtes , et qui m'é-
tonnent d'autant plus que l'intérêt du gouverne-
ment serait , ce me semble , de les laisser en repos ,
du moins quant à présent. Je comprends bien que
les furieux qui les oppriment consultent bien plus
leur hiuTieur sanguinaire que l'intérêt du gouver-
nement; mais j'ai pourtant quelque peine à croire
qu'ils se portassent à ce point de cruauté si la con-
duite de nos frères n'y donnait pas quelque pré-
texte. Je sens combien il est dur de se voir sans
ANNÉE I7G1. 221
cesse à la merci d'un peuple cruel, sans apjnii,
sans ressoiu'ce, et sans avoir même la consolation
d'entendre en paix la parole de Dieu. Mais cepen-
dant, monsieur , cette même parole de Dieu est for-
melle sur le devoir d'obéir aux lois des princes. La
défense de s'assembler est incontestablement dans
leurs droits; et après tout, ces assemblées n'étant
pas de l'essence du christianisme, on peut s'en ab-
stenir sans renoncer à sa foi. L'entreprise d'enlever
un homme des mains de la justice ou de ses mi-
nistres, fiit-il même injustement détenu, est en-
core une rébellion qu'on ne peut justifier, et que
les puissances sont toujours en droit de pimir. Je
comprends qu'il y a des vexations si dures qu'elles
lassent même la patience des justes. Cependant
qui veut être chrétien doit apprendre à souffrir, et
tout homme doit avoir une conduite conséquente
à sa doctrine. Ces objections peuvent être mau-
vaises ; mais toutefois si on me les faisait , je ne vois
pas trop ce que j'aurais à répliquer.
Malheureusement je ne suis pas dans le cas d'en
courir le risque. Je suis très-peu connu de M ,
et je ne le suis même que par quelque tort qu'il a
eu jadis avec moi , ce qui ne le disposerait pas favo-
rablement pour ce que j'aurais à lui dire ; car,
comme vous devez savoir , quelquefois l'offensé
pardonne , mais l'offenseur ne pardonne jamais. Je
ne suis pas en meilleur prédicament auprès des mi-
nistres; et quand j'ai eu à demander à quelqu'un
d'eux, non des grâces, je n'en demande ]X)int,
mais la justice la plus claire et la plus due, je n'ai
0.1X CORRESPONDANCE.
pas même obtenu de réponse. Je ne ferais, par un
zèle indiscret, que gâter la cause pour laquelle je
voudrais m'intéresser. Les amis de la vérité ne sont
pas bien venus dans les cours, et ne doivent pas
s'attendre à l'être. Chacun a sa vocation sur la terre ;
, la mienne est de dire au public des vérités dures,
mais utiles; je tâche de la remplir sans m'embar-
rasser du mal que m'en veulent les méchants, et
qu'il me font quand ils peuvent. J'ai prêché l'hu-
manité, la douceur, la tolérance, autant qu'il a
dépendu de moi ; ce n'est pas ma faute si l'on ne
m'a pas écouté ; du reste , je me suis fait une loi de
m'en tenir toujours aux vérités générales : je ne
fais ni libelles, ni satires; je n'attaque point un
homme, mais les hommes; ni une action, mais un
vice. Je ne saurais, monsieur , aller au-delà.
Vous avez pris un meilleur expédient en écrivant
à M.... Il est fort ami de...., et se ferait certainement
écouter s'il lui parlait pour nos frères; mais je doute
qu'il mette im grand zèle à sa recommandation :
mon cher monsieur, la volonté lui manque; à moi,
le pouvoir; et cependant le juste pâtit. Je vois par
votre lettre que vous avez , ainsi que moi , appris
à souffrir à l'école de la pauvreté. Hélas! elle nous
fait compatir aux malheurs des autres; mais elle
nous met hors tl'état de les soulager. Bonjour, mon-
sieur; je vous salue de tout mon cœur.
ANNÉE I7G1. 223
LETTRE CCLXVIII.
A MADAME LA MARÉCHALE DE LUXEMBOURG.
Ce dimanche a 6 octobre.
Permettez, madame la maréchale, que je vous
envoie le bulletin de ma journée d'hier. J'appris
le matin que vous deviez passer à Saint-Brice, entre
midi et une heure. Je diuai à onze heures et de-
mie; et, de peur d'arriver trop tard , voulant gagner
le temps du relai, j'allai couper le grand chemin au
barrage de Pierre-Fite ; de là je remontai au petit
pas jusqu'à la vue de Saint-Brice. Là, les premières
gouttes de pluie m'ayant surpris, je fus me réfu-
gier chez le curé de Groslay, d'où, voyant que la
pluie ne faisait qu'augmenter, je pris enfm le parti
de me remettre en route, et j'arrivai chez moi
mouillé jusqu'aux os, crotté jusqu'au dos, et, qui
pis est , ne vous ayant point vue. Je voudrais bien ,
madame la maréchale, que tous ces maux excitas-
sent votre pitié, et me valussent un petit emplâtre
de papier blanc.
LETTRE CCLXIX,
A LA MÊME.
Ce mardi matin.
Bon Dieu! madame, quelle lettre! quel stjle!
Est-ce bien à moi que vous écrivez? est-ce une plai-
4
rs?S
'224 CORRESPONDANCE.
santerie , et vous moquez -vous de mes frayeur
J'aurais ce soupçon, peut-être, s'il ne faisait que
m'humilier ; mais il vous outrage , et je l'étouffé.
Non , non , plus d'alarmes , plus d'inquiétudes ; cet'
état est trop cruel, et sans doute il est trop injuste;
j'y renonce pour la vie: je me livre dans la simpli-
cité de mon cœur à toute la bonté du vôtre ; et je
suis bien sûr, quelque ton que vous puissiez pren-
dre, que je ne mériterai jamais que vous quittiez
celui de l'amitié.
Mais quoi! toujours des torts? Vous m'en repro-
chez d'autres au sujet du livre. Qu'ai-je donc fait?
Que vous m'affligez! Oui, madame la maréchale, si
je vous ai promis quelque chose que j'aie oublié, il
faut que je sois un monstre : je ne sens pas en moi
que je sois fait pour l'être ; en vérité je croyais être
en règle. Je vais tout quitter à l'instant pour me
mettre à vos copies, et je vous promets, et je m'en
souviendrai , que je ne les suspendrai point sans
votre congé.
J'écris ces mots à la hâte pour vous renvoyer plus
tôt votre exprès; je voudrais qu'il eût des ailes pour
vous porter ce témoignage de ma reconnaissance
et de mon repentir. Mais pourtant je ne puis avoir
regret au souci que m'a donné ma mauvaise tète,
puisqu'il m'attire un soin si obligeant de votre part,
LETTRE CCLXX.
A JULIE.
Je joindrais une épithète si j'en sav.iis quelqu'une qui jiùt ajoutit
à ce mot.
3o octobre 1761 .
Oui , madame , vous êtes femme , j'en suis jxm-
suadé; si, sur les indices contraires que je vous dirai
quand il vous plaira, je m'obstinais après vos pro-
testations à en douter encore, je ne ferais plus de
tort qu'à moi. Cela posé, je sens que j'ai à réparer
près de vous toutes les offenses qu'on peut faire à
quelqu'un qu'on ne connaît que par son esprit;
mais ce devoir ne m'effraie point, et il faudra que
vous soyez bien inexorable, si la disposition où je
suis de m'humilier devant vous ne vous apaise pas.
D'ailleurs, vous vous trompez fort, quand vous re-
gardez votre amour-propre comme offensé par mes
doutes ; la frayeur que j'avais qu'ils ne fussent fondés
vous en venge assez; et pensez-vous que ce ne fut
rien, quand vous avez osé prendre ce nom de Julie,
de n'avoir pu vous le disputer?
La condition sous laquelle vous daignez satisfaire
l'empressement que j'ai de savoir qui vous êtes, me
confirme qu'il voUs est bien dû. Je vous rends donc
justice; mais vous ne me la rendez pas, quand vous
nie supposez plus ciuneux que sensible. Non, ma-
dame,.ce que je n'aurais pas fait pour vous com-
r.. XIX. i5
2^6 CORRESPONDANCK.
plaire, je ne le ferais pas pour vous connaître, et
je ne vous vendrais pas un bien que \ous voulez
me faire , pour en arracher un plus grand malgré
vous. Je suppose que l'homme que vous voulez quç
je voie est le frère Côme, dont vous m'avez parlé
précédemment; si la chose était à faire, je vous
obéirais, et vous resteriez inconnue: mais l'amitié
a prévenu l'humanité. M. le maréchal de Luxem-
bourg exigea l'été dernier que je le visse; j'obéis,
et il l'a fait venir deux fois. Le frère Côme a fait
ce que n'avait pu faire avant lui nul homme de l'art ;
je n'ai rien vu de lui qui ne soit très -conforme à
sa réputation et au jugement que vous en portez;
enfin , il m'a délivré d'une erreur fâcheuse , en véri-
fiant que mon mal n'était point celui que je croyais
avoir. Mais celui que j'ai n'en est ni moins inconnu,
ni moins incurable qu'auparavant, et je n'en souffre
pas moins depuis ses visites ; ainsi , tous les soins
humains ne servent plus qu'à me tourmenter. Ce
n'est sûrement pas votre intention qu'ils aient cet
usage.
Vous me reprochez l'abus de l'esprit qu'en vous
supposant homme j'avais cru voir dans vos lettres.
J'ignore si cette imputation est fondée, mais je n'ai
jamais cru avoir asse^ d'esprit pour en pouvoir
abuser, et je n'en fais pas assez de cas pour le vou-
loir. Mais il est vrai que dans l'espèce de corres-
pondance qu'il vous a pki d'établir avec moi , l'em-
barras de savoir que dire a pu me faire recourir à
de mauvaises plaisanteries qui ne me vont point,
et dont je me tiie toujours gauchement. Il ne tien-
■
ANNÉE lyGl. 1-x-j
dra qu'à vous, madame, et à votre aimable atnie,
de connaître que mon cœur et ma plume ^nt nu
autre langage, et que celui de l'estime et de la con-
fiance ne m'est pas absolument étranger. Mais vous
tjui parlez , il s'en faut beaucoup que vous soyez
disculpée auprès de moi sur ce chapitre; et je vous
avertis que ce grief n'est pas si léger à mon opi-
nion, qu'il ne vaille la peine d'être d'abord discuté ,
et puis tout-à-fait oté d'une correspondance con-
tinuée.
Après ma lettre pliée , je m'aperçois qu'on peut
lire l'écriture à travers le papier, ainsi je mets une
enveloppe.
LETTRE CCLXXL
A M. LE MARÉCHAL DE LUXEMBOURG.
Montmorency, le 3 novembre 1761.
Monsieur le maréchal, je ne suis point un sinistre
interprète; j'ai donné à votre lettre blanche le sens
qu'elle devait avoir : mais je vous avoue que l'in-
vincible silence de madame la maréchale m'épou-
vante , et me fait craindre d'avoir été trop confiant.
Je ne compi'ends rien à cet effrayant mystère, et
n'en suis que plus alarmé. De grâce faites cesser un
silence aussi cruel. Quelle douleur serait la mienne
s'il durait au point de me forcer de l'entendre î C'est
ce que je n'ose même imaginer.
1 5.
228 CORRESPONDAWCF.
LETTRE CCLXXIL
A JULIE.
A Montmorency, le lo novembre 1761.
1
Je crois, madame , que vous avez deviné juste,
et que je me serais moins avancé,, à l'égard de
l'homme en question , si , malgré ce que m'avait
écrit votre amie, j'avais cru que ce ne fût pas le
frère Côme. Non , ce me semble, par le désir de me
faire honneur d'une déférence que je ne voulais
pas avoir, mais parce que avant d'avoir vu le frère
Côme, il me restait à faire un dernier sacrifice , que
vous eussiez sans doute obtenu, quoique j'en susse
le désagrément et l'inutilité. Maintenant qu'il est
fait , ce sacrifice a mis le terme à ma complaisance ,
et je ne veux plus rien faire, à cet égard, que ce
que j'ai promis. Je ne me souviens pas de ma lettre,
mais soyez vous-même juge de cet engagement :
si je ne suis tenu à rien , je ne veux rien accorder;
si vous me croyez lié par ma parole , envoyez
M. Sarbourg , il sera content de ma docilité. Mais ,
au reste, de quelque manière que se passe cette
entrevue , elle ne peut aboutir de sa part qu'à un
examen de pure curiosité; car, s'il osait entre-
prendre ma guérison , je ne serais pas assez fou pour
me livrer à cette entreprise , et je suis très-sùr de
n'avoir rien promis de pareil. J'ai senti dès l'enfance
les premières atteintes du mal qui me consume; il
I
ANNÉE I7G1. 2H)
a sa source dans quelque vicç de conformation né
avec moi; les plus crédules dupes de ia médecine
ne le furent jamais au point de penser qu'elle pùl
j^uérir de ceux-là. Elle a son utilité, j'en conviens;
elle sert à leurrer l'esprit d'une vaine espérance ;
mais les emplâtres de cette espèce ne mordent plus
sur le mien.
A l'égard de la promesse conditionnelle de vous
faire connaître, je vous en remercie ; mais je vous
en relève, quelque parti que vous preniez au sujet
de M. Sarbourg. En y mieux pensant, j'ai changé
de sentiment sur ce point; si, selon votre manière
d'interpréter, vous trouvez encore là une indiffé-
rence désobligeante , ce ne sera pas en cette occa-
sion que je vous reprocherai trop d'esprit. Mon
empressement de savoir qui vous êtes venait de
ma défiance sur votre sexe, elle n'existe plus; je
vous crois femme, je n'en doute point , et c'est pour
cela que je ne veux plus vous connaître; vous ne
sauriez plus y gagner , et moi j'y pourrais trop
perdre.
Ne croyez pas, au reste, que jamais j'aie pu vous
prendre pour un homme; il n'v a rien de moins
alliable que les deux idées qui me tourmentaient;
j'ai seulementcru vos lettresde la main d'un homme:
je l'ai cru , fondé sur l'écriture , aussi liée , aussi
formée que celle d'ini homme; sur la grande ré-
gularité de l'orthographe ; sur la ponctuation plus
exacte que celle d'un prote d'imprimerie ; siu- un
ordre que les femmes ne mettent pas connnimé-
ment dans leius lettres, et rpii m'empècliait <\r me
a3o CORRESPONDANCE.
fier à la délicatesse qu'elles y mettent, mais que
quelques hommes y mettent aussi; enfin, sur les
citations italiennes, qui me déroutaient le plus. Le
temps est passé des Bouillon , des La Suze , des La
Fayette , des dames françaises qui lisaient et ai-
maient lapoésie italienne. Aujourd'hui leursoreilles
racornies à votre Opéfa ont perdu toute finesse,
toute sensibilité : ce goût est éteint pour jamais
parmi elles.
Ne plù il vestigio appar; ne dir si puo
Egli qui fue.
Ajoutez à tout cela certain petit trait accolé de
deux points, qui finit toutes vos lettres, et qui me
fournissait un indice décisif au gré de ma pointil-
leuse défiance. Où diantre avez -vous aussi péché
ce maudit trait qu'on ne fit jamais que dans des
bureaux, et qui m'a tant désolé? Charmante Claire,
examinez bien la jolie main de votre amie ; je parie
que ses petits doigts ne sauraient faire un pareil
trait sans contracter un durillon. Mais ce n'est pas
tout ; vous voulez savoir sur quoi portait aussi ma
frayeur que cette lettre ne fût de la main d'un
homme : c'est que 'votre Claire vous avait donné la
vie^ et que cet homme-la vous tuait.
Il est vrai, madame, que je n'ai pas répondu à
vos six pages, et que je n'y répondrais pas en cent.
Mais , soit que vous comptiez les pages , les choses ,
les lettres, je serai toujours en reste; et, si vous
exigez autant que vous donnez , je n'accepte point
un marché qui passe me^ forces. Je ne sais par quel
ANNÉE I7G1. u'il
prodige j'ai été jusqu'ici plus exact avec vous, que
je ne connais point, que je ne le fus de ma vie avec
mes amis les plus intimes. Je veux conserver ma li-
berté jusque dans mes attachements ; je veux qu'une
correspondance me soit un plaisir et non pas un
devoir; je porte cette indépendance dans l'amitié
même: je veux aimer librement mes amis pour le
, plaisir que j'y prends ; mais , sitôt qu'ils mettent les
services à la place des sentiments, et que la recon-
naissance m'est imposée, l'attachement en souffre,
et je ne fais plus avec plaisir ce que je suis forcé de
faire. Tenez-vous cela pour dit, quand vous m'au-
rez envoyé votre INI. Sarbourg. Je comprends que
vous n'exigerez rieji, c'est pour cela même que je
vous devrai davantage , et que je m'acquitterai d'au-
tant plus mal. Ces dispositions me font peu d'hon-
neur , sans doute ; mais les ayant malgré moi , tout
ce que je puis faire , est de les déclarer : je ne vaux
pas mieux que cela. Revenant donc à nos lettres ,
soyez persuadée que je recevrai toujours les vôtres
et celles de votre amie, avec quelque chose de plus
que du plaisir y qu'elles peuvent charmer mes maux
et parer ma solitude ; mais , que quand j'en rece-
vrais dix de suite sans faire une réponse, et que
vous écrivant enfin , au lieu de répondre article par
article, je suivrais seulement le sentiment qui me
fait prendre la plume, je ne ferais rien que j'aie
promis de ne pas faire, et à quoi vous ne deviez,
vous attendre.
C'est encore à peu près ia même chose a l'égard
du ton de mes lettres. Je ne suis pas poli , madame ;
^32 CORRESPONDANCE.
je sens clans mon cœur de quoi me passer de l'être ,
et il y surviendra bien du changement, si jamais je
suis tenté de Vètre avec vous. Voyez encore quelle
interprétation votre bénignité veut donner à cela ,
car pour moi je ne puis m'expliquer mieux. D'ail-
leurs, j'écris très-difficilement quand je veux châ-
tier mon style : j'ai par-dessus la tête du métier
d'auteur ; la gène qu'il impose est line des raisons
qui m'y font renoncer. A force de peine et de soin ,
je puis trouver enfin le tour convenable et le
mot propre ; mais je ne veux mettre ni peine
ni soins dans mes lettres; j'y cherche le délasse-
ment d'être incessamment vis-à-vis du public ; et
quand j'écris avec plaisir, je^^eux écrire à mon
aise. Si je ne dis ni ce qu'il faut, ni comme il faut,
qu'importe? Ne sais-je pas que mes aiTiis m'enten-
dront toujours; qu'ils expliqueront mes discours
par mon caractère, non mon caractère par mes
discours , et que si j'avais le malheur de leur écrire
des choses malhonnêtes, ils seraient sûrs de ne m'a-
voir entendu qu'en y trouvant un sens qui ne le
fût pas? Vous me direz que tous ceux à qui j'écris
ne sont ni mes amis, ni obligés de me connaître.
Pardonnez-moi , madame ; je n'ai , ni ne veux avoir
de simples connaissances; je ne sais, ni ne veux sa-
voir comment on leur écrit. Il se peut que je mette
mon commerce à trop haut prix , mais je n'en veux
rien rabattre, surtout avec 7>ous, quoique je ne vous
connaisse pas , car je présume qu'il m'est plus aisé
de vous aimer sans vous connaître , que de vous
connaître sans vous aimer. Quoi qu'il en soit, cVst
A IV NE i: 1761. u33
ici une affaire de convention : n atî<'ntle/. de moi
nulle exactitude , et n'allez plus épiloguantsur mes
mots. Si je ne vous écris ni régulièrement, ni con-
venablement, je vous écris pourtant : cela dit tout,
et corrige tout le reste. Voilà mes explications, mes
conditions ; acceptez ou refusez , mais ne marchan-
dez pas; cela serait inutile.
Je vois par ce que vous me marquez , et par la
couleur de votre cachet , que vous avez fait quelque
perte, et je sais par votre amie que vous n'êtes
pas heureuse : c'est peut-être à cela que je dois
votre commisération et l'intérêt que vous daignez
prendre à moi. L'infortune attendrit l'ame; les
gens heureux sont toujours durs. Madame, /;///j le
cas que je Jais de voire bienveillance augmente , plus
je la trouve trop chère a ce prix.
Je vous dirai ime autre fois ce que je pense de
l'affranchissement de votre lettre, et de la mau-
vaise raison que vous m'en donnez. En attendant ,
je vous prie , par cette raison même , de ne plus
continuer d'affranchir , c'est le vrai moyen de faire
perdre les lettres. Je suis à présent fort riche , et
le serai, j'espère, long-temps ^o//r cela; tout ce
que j'ote à la vanité dans ma dépense , c'est pour
le donner au vrai plaisir.
a34 correspo:ndaxce.
LETTRE CCLXXIII.
A MADAME LATOUR.
Lundi, i6.
Ah ! ces maudits médecins , ils me la tueront
a\ec leurs saignées *! Madame, j'ai été très-sujet
aux esquinancies, et toujours par les saignées elles
sont devenues pour moi des maladies terribles.
Quand , au lieu de me faire saigner, je me suis con-
tenté de me gargariser, et de tenir les pieds dans
l'eau chaude, le mal de gorge s'est en allé ** dès le
lendemain : mais malheureusement il était trop
tard ; quand on a commencé de saigner , alors il
faut continuer, de peur d'étouffer. Des nouvelles,
et très-promptement , je vous en supplie; je ne
puis, quant à présent, répondre à votre lettre; et
moi-même aussi je suis encore moins bien qu'à
mon ordinaire. J'ajouterai seulement, sur votre
anonyme , qu'il n'est guère étonnant que vous ne
puissiez deviner ce que je veux; car, en vérité , je
ne le sais pas trop moi-même. J'avoue pourtant
que toutes ces enveloppes et adresses me semblent
assez incommodes, et que je ne vois pas l'inconvé-
nient qu'il y aurait à s'en délivrer.
Je n'ai montré vos lettres à personne au monde.
* Jean -Jacques avait horreur de la saignée, il la refusa obstiné-
ment dans sa chute de 1776.
** On doit dire, s'en est allé, et non s'esteit allé.
I
ANNÉE I761 . a35
Si vous prenez le parti de vous nommer, j'ap-
prouve'très-fort que nous continuions à garder V in-
cognito dans notre correspondance.
LETTRE CCLXXIV.
A L'ABBÉ DE JODELH.
Montmorency, le 16 novembre 1761.
Est-il bien naturel, monsieur, que, pour avoir
des éclaircissements sur un écrit des pasteurs de
.Genève , vous vous adressiez à un homme qui n'a pas
l'honneur d'être de leur nombre? et ne serait-ce
pas matière à scandale de voir un ecclésiastique
dans un séminaire demander à un hérétique des
instructions sur la foi, si l'on ne présumait que c'est
une ruse polie de votre zèle pour me faire accep-
ter les vôtres? Mais, monsieur, quelque disposé
que je puisse être à les recevoir dans tout autre
temps , les maux dont je suis accablé me forcent
de vaquera d'autres soins que cette petite escrime
de controverse , bonne seulement pour amuser les
gens oisifs qui se portent bien. Recevez donc,
monsieur, mes remerciements de votre soin pas-
toral, et les assurances de mon respect.
^36 CORRESPO]ND ANCE.
LETTRE CCLXXV.
A JULIE.
Montmorency, a 4 novembre 1761.
Vous serez peu surprise , madame , et peut-être
t'ucore moins flattée, quand je vous dirai que la
relation de votre amie m'a touché jusqu'aux larmes.
Vous êtes faite pour en faire verser , et pour les
rendre délicieuses ; il n'y a rien là de nouveau , ni
tle bien piquant pour vous. Mais ce qui sans doute
est un peu plus rare, est que votre esprit et votre
ame ont tout fait, sans que votre figure s'en soit
mêlée ; et, en vérité , je suis bien aise de vous con-
naître sans vous avoir vue , afin de lui dérober un
cœur qui vous appartienne , etde vous aimer au-
trement que tous ceux qui vous approchent. Pro-
vidence immortelle! il y a donc encore de la vertu
sur la terre! il y en a chez des femmes; il y en a
en France, à Paris, dans le quartier du Palais-
Royal! Assurément, ce n'est pas là que j'aurais été
la chercher. Madame , il n'y a rien de plus inté-
lessant que vous : mais , malgré tous vos malheurs ,
je ne vous trouve point à plaindre. Uhe ame hon-
nête et noble peut avoir des afflictions; mais elle
a des dédommaa^ements ia^norés de toutes les autres,
et je suis tous les jours plus persuadé qu'il n y a
point de jouissance ])lus délicieuse que celle de soi-
mênio , (juand on v porte un cœiu' content de lui.
Paidonnez-moi c(;momentcl'(Mitli<)usiasine. Vous
êtes au-Uessus des louanges; elles profanent le
vrai mérite , et je vous promets que vous n'en re-
cevrez plus de moi. Mais, en revanche, attendez-
vous à de fréquents reproches ; vous ne savez peut-
être pas que plus vous m'inspirez d'estime, plus
vous me rendez exigeant et difficile. Oh! je vous
avertis que vous faites tout ce qu'il faut, vous et
votre amie , pour que je ne sois jamais content de
vous. Par exemple , qu'est-ce que c'est que ce ca-
price , après que vous avez été rétablie , de ne pas
m'écrire , parce que je ne vous avais pas écrit.? Eh!
mon Dieu, c'est précisément pour cela qu'il fallait
écrire , de peur que le commerce ne languît des
deux cotés. Avez-vous donc oublié notre traité, ou
est-ce ainsi que vous en remplissez les conditions ?
Quoi! madame, vous allez donc compter mes
lettres par numéros, un , deux , trois , pour savoii'
quand vous devez m'écrire , et quand vous ne le
devez pas. Faites encore une fois ou deux un pa-
reil calcul, et je pourrai vous adorer toujours,
mais je ne vous écrirai de ma vie.
Et l'autre qui vient m'écrire bêtement qu'elle
n'a point d'esprit! Je suis donc un sot, moi, qui
lui en trouve preqiie autant qu'à vous ? Cela n'est-il
pas bien obligeant? Aimable Claire, pardonnez-
rnoi ma franchise; je ne puis m'empècher de vous
dire que les gens d'esprit se mettent toujours à
leur place , et que chez eux la modestie est tou-
jours fausseté.
Mais, si elle m'a cionné quelque prise en parlant
1
t238 CORRtSPOJVDANCE.
d'elle , que d'hommages ne m'arrache-t-elle point
pour son compte en parlant de vous! avec quel
plaisir son cœur s'épanche sur ce charmant texte!
avec quel zèle , avec quelle énergie elle décrit les
malheurs et les vertus de son amie ! Vingt fois , en
lisant sa dernière lettre, j'ai baisé sa main tout au
moins, et nous étions au clavecin. Encore, si c'é-
tait là mon plus grand malheur ! mais non : le pis
est qu'il faut vous dire cela comme un crime, que
je suis obligé de vous confesser.
Adieu, belle Julie; je ne vous écrirai de six se-
maines , cela est résolu : voyez ce que vous voulez
faire durant ce temps-là. Je vous parlerais de moi,
si j'avais quelque chose de consolant à vous dire :
mais quoi! plus souffrant qu'à l'ordinaire, accablé
de tracas et de chagrins de toute espèce , mon mal
est le moindre de mes maux. Ce n'est pas ici le
moment de M. Sarbourg. Je n'ai pas oublié son ar-
ticle, auquel votre amie revient avec tant d'obsti-
nation ; il sera traité dans ma première lettre.
LETTRE CCLXXVI.
A M. LE MARÉCHAL DE LUXEMBOURG.
I\Iontinorency , le 26 novembre 1761.
vSavez-vous bien, M. le maréchal que celle de
toutes vos lettres dont j'avais le plus grand besoin,
savoir la dernière sans date , mais timbrée de Fon-
tainebleau , ne m'est arrivée que depuis trois ou
ANNÉE I7G1. • a3f)
quatre jours, quoique je la croie écrite depuis assez
long -temps? Je soupçonne, par les chiffres et les
renseignements dont elle est couverte, qu'elle est
allée à Enghien en Flandre avant de me parvenir.
Ce sont des fatalités faites pour moi. Heureuse-
ment, il m'est venu dans l'intervalle une lettre de
madame la maréchale , qui m'a rassuré ; la votre
achève de me rendre le repos, et enfin me voilà
tranquille sur la chose qui m'intéresse le plus au
monde. Assurément je n'avais pas besoin qu'une
pareille alarme vint me faire sentir tout le prix de
vos bontés. M. le maréchal, il me reste un seul
plaisir dans la vie , c'est celui de vous aimer et d'être
aimé de vous. Je sens que si jamais je perdais celui-
là, je n'aurais plus rien à perdre.
LETTRE CCLXXVII.
A MADAME LA MARÉCHALE DE LUXEMBOURG.
. Ce mercredi soir.
J'ai beau relire le passage que vous avez trans-
crit, il faut, madame, que je vous avoue ma bêtise;
je n'y vois point ce qui peut vous offenser: je n'y
vois qu'une plaisanterie , mauvaise à la vérité , mais
non pas criminelle, puisque la seule volonté lait le
crime : je n'y trouve à blâmer que de vous avoir
déplu; et sans ce malheur je la pourrais faire en-
core, et ne me la reprocherais pas plus qu'aupara-
vant. Daignez donc ^ ous expliquei- (iavantafï(>; dites-
•^4o TOHllESPOXD ANGE.
moi précisément de quoi il faut que je me repente,
et tenez-le déjà rétracté.
Vous voulez savoir des nouvelles de ma santé :
je me proposais de répondre aujourd'hui là-dessus
au petit billet que M. le maréchal me fit écrire mer- V
credi dernier pour s'en informer. Trouvez donc bon
que cette réponse vous soit commune , ainsi que
tous les sentiments de mon cœur. Je me porte moins
bien depuis quelque temps; les approches de l'hiver
ne sont point pour moi sans conséquence : les pre-
mières gelées se sont fait sentir si vivement que je
me suis cru tout-à-fait arrêté. Cependant je suis
mieux depuis deux ou trois jours : le relâchement
de l'air m'a beaucoup soulagé; et, si cet état con-
tinue, je n'aurai pas plus à me plaindre de ma santé
depuis l'été dernier qu'elle était si bonne , que de
mon sort depuis que je suis aimé de vous.
LETTRE CCLXXVIIÏ.
A JULIE.
A Montmorency, le 29 novembre 176 1.
Encore une lettre perdue, madame! cela devient
fréquent, et il est bizarre que ce malheur ne m'ar-
rive qu'avec vous. Dans le premier transport que
me donna la relation de votre amie, je vous écrivis,
le cœur plein d'attendrissement , d'admiration , et
les yeux en larmes. Ma lettre fut mise à la poste,
sous son adresse, rue comme elle me lavait
ANNIiE lyGl. u4l
marqué. Le lendemain je reçus la votre, où vous
me tancez de mon impolitesse, et je craignis de là
que la dernière ne vous eût encore déplu ; car je
n'ai qu'un ton , madame , et je n'en saurais changer,
même avec vous. Si mon style vous déplaît, il faut
me taire ; mais il me semble que mes sentiments
devraient me le faire pardonner. Adieu , madame ;
je ne puis maintenant vous parler de mon état, ni
vous écrire de quelque temps; mais soyez sûre que,
quoi qu'il arrive, votre souvenir me sera cher.
Mille choses de ma part à l'aimable Claire ; j'ai
du regret de ne pouvoir écrire à toutes deux.
LETTRE CCLXXIX.
A M. MOULTOU.
Montmorency, le 12 décembre 1761.
Vous voulez, cher Moultou, que je vous parle
de mon état. Il est triste et cruel à tous égards;
mon corps souffre, mon cœur gémit, et je vis en-
core. Je ne sais si je dois m'attrister ou me réjouir
d'un accident qui m'est arrivé il y a trois semaines,
et qui doit naturellement augmenter mais abréger
mes souffrances. Un bout de sonde molle, sans la-
quelle je ne saurais plus pisser, est resté dans le
canal de l'urètre , et augmente considérablement la
difficulté du passage ; et vous savez que dans cette
partie-là les corps étrangers ne restent pas dans le
même état, mais croissent incessamment, en deye-
R. XIX. 16
24^ CORHESPOJVDANCE.
nant les noyaux d'autant de pierres. Dans peu de
temps nous saurons à quoi nous en tenir sur ce
nouvel accident.
Depuis long -temps j'ai quitté la plume et tout
travail appliquant; mon état me forcerait à ce sa-
crifice, quand je n'en aurais pas pris la résolution.
Que ne l'ai-je prise trois ans plus tôt! Je me serais
épargné les cruelles peines qu'on me donne et qu'on
me prépare au sujet de mon dernier ouvrage. Vous
savez que j'ai jeté sur le papier quelques idées sur
l'éducation. Cette importante matière s'est étendue
sous ma plume au point de faire un assez et trop
gros livre , mais qui m'était cher , comme le plus
utile, le meilleur, et le dernier de mes écrits. Je me
suis laissé guider dans la disposition de cet ouvrage ;
et, contre mon avis, mais non pas sans l'aveu du
magistrat , le manuscrit a été remis à un libraire de
Paris, pour l'imprimer; et il en a donné six mille
francs, moitié comptant , et moitié en billets paya-
bles à divers termes. Ce libraire a ensuite traité avec
un autre libraire de Hollande , pour faire en même
temps , et sur ses feuilles , une autre édition paral-
lèle à la sienne, pour la Hollande, l'Allemagne et
l'Angleterre. Vous croiriez là -dessus que l'intérêt
du libraire français étant de retirer et faire valoir
son argent, il n'aurait eu plus grande hâte que
d'imprimer et publier le livre; point du tout, mon-
sieur. Mon livre se trouve perdu, puisque je n'en
ai aucun double, et mon manuscrit supprimé, sans
qu'il me soit possible de savoir ce qu'il est devenu.
Pendant deux ou trois mois, le libraire, feignant
ANNÉE 1761. a43
de vouloir imprimer, m'a envoyé quelques épreu-
ves, et même quelques dessins de planches; mais
ces épreuves allant et revenant incessamment les
mêmes, sans qu'il m'ait jamais été possible de voir
une seule bonne feuille , et ces dessins ne se gra-
vant point, j'ai enfin découvert que tout cela ne
tendait qu'à m'abuser par une feinte; qu'après les
épreuves tirées on défaisait les formes, au lieu d'im-
.primer,et qu'on ne songeait à rien moins qu'à l'im-*
pression de mon livre.
Vous me demanderez quel peut être de la part
du libraire le but d'une conduite si contraire à son
intérêt apparent. Je l'ignore; il ne peut certaine-
ment être arrêté que par un intérêt plus grand , on
par une force supérieure. Ce que je sais, c'est que
ce libraire dépend d'un autre libraire nommé Gué-
rin , beaucoup plus riche , plus accrédité , qui im-
prime pour la police , qui voit les ministres , qui a
l'inspection de la bibliothèque de la Bastille, qui
est au fait des affaires secrètes , qui a la confiance
du gouvernement , et qui est absolument dévoué
aux jésuites. Or vous saurez que depuis long-temps
les jésuites ont paru fort inquiets de mon traité de
l'éducation : les alarmes qu'ils en ont prises m'oiît
fait plus d'honneur que je n'en mérite, puisque dans
ce livre il n'est pas question d'eux , ni de leurs col-
lèges, et que je me suis fait une loi de ne jamais
parler d'eux dans mes écrits ni en bien ni en mal.
Mais il est vrai que celui-ci contient une profession
de foi qui n'est pas plus fovorable aux intolérants
qu'aux incrédules, et qu'il faut bien à ces gens-là
ï6.
l[\[\ CORRESPONDANCE.
des fanatiques , mais non pas des gens qui croient
en Dieu. Vous saurez de plus que ledit Guérin, par
mille avances d'amitié , m'a circonvenu depuis plu-
sieurs années en se récriant contre les marchés que
je faisais avec Rey, en le décriant dans mon esprit^
et prenant mes intérêts avec une générosité sans
exemple. Enfin, sans vouloir être mon imprimeur
lui-même , il m'a donné celui-ci, auquel sans doute
il a fait les avances nécessaires pour avoir le ma- ,
nuscrit; car, malheureusement pour eux, il n'était
plus dans mes mains , mais dans celles de madame
de Luxembourg , qui n'a pas voulu le lâcher san^s
argent.
Voilà les faits; voici maintenant mes conjectures.
On ne jette pas six mille francs dans la rivière, sim-
plement pour supprimer un manuscrit. Je présume
que l'état de dépérissement où je suis aura fait
prendre à ceux qui s'en sont emparés le parti de
gagner du temps, et différer l'impression du mien
jusqu'après ma mort. Alors , maîtres de l'ouvrage ,
sur lequel personne n'aura plus d'inspection , ils le
changeront et falsifieront à leur fantaisie ; et le pu-
blic sera tout surpris de voir paraître une doctrine
jésuitique sous le nom de J. J. Rousseau.
Jugez de l'effet que doit faire une pareille pré-
voyance siu' un pauvre solitaire qui n'est au fait de
rien , sur un pauvre malade qui se sent finir , sur
un auteur enfin qui peut-être a trop cherché sa
gloire , mais qui ne l'a cherchée au moins que dans
des écrits utiles à ses semblables. Cher Moultou, il
faut tout mon espoir dans celui qui protège l'inno-
ANNÉE 1761. 245
cence pour me faire endurer l'idée qu'on n'attend
<jU(i de me voir les yeux fermés pour déshonorer
ma mémoire par im livre pernicieux. Cette crainte
m'agite au point que, malgré mon état, j'ose entre-
prendre de me remettre sur mon brouillon pour
refaire une seconde fois mon livre : mais , en pareil
cas même, comment en tirer parti, je ne dis pas
quant à l'argent; car, vu la matière et les circon-
stances, un tel livre doit donner au moins vingt
mille francs de profit au libraire, et je ne demande
qu'à pouvoir rendre les mille écus que j'ai reçus;
mais je dis quant au crédit des opposants, qui trou-
veront partout , avec leurs intrigues , le moyen
d'arrêter une édition dont ils seront instruits ? Il
faudrait un libraire en état de faire une pareille en-
treprise , et Rey pour cela peut être bon ; mais il
faudrait aussi de la diligence et du secret, et l'on
ne peut attendre de lui ni l'un ni l'autre. D'ailleurs
il faut du temps, et je ne sais si la nature m'en
donnera ; sans compter que ceux qui ont intercepté
le livre ne seront pas , quels qu'ils soient , gens à
laisser l'auteur en repos , s'il vit trop long-temps à
leur gré. Souvent l'offensé pardonne, mais l'offen-
seur ne pardonne jamais. Voilà mes embarras : je
crois qu'un plus sage en aurait à moins. Prendre le
parti de me plaindre serait agir en enfant : Nescit
Orcus redclere prœdam.}^ n'ai pour moi que le droit
et la justice contre des adversaires qui ont la ruse , le
crédit, la puissance : c'est le moyen de se faire haïr.
Cher Moultou , cher Roustan , soyez tous deux,
dans cet état, ma consolation , mon espérance. In-
^46 CORRJïSPONDANCE.
struits de mon malheur et de sa cause , promettez-
moi, si mes craintes se vérifient, que yous ne lais-
serez pas sans désaveu passer sous mon nom un
livre falsifié. Vous reconnaîtrez aisément mon style,
et vous n'ignorez pas quels sont mes sentiments :
ils n'ont point changé. J'ai peine à croire que jamais
desjésuitesy substituent assez adroitement les leurs
pour vous en imposer ; mais au moins ils tronque-
ront et mutileront mon livre , et par cela seul ils le
défigureront: en ôtant mes éclaircissements et mes
preuves, ils rendront extravagant ce qui est dé-
montré. Protestez hautement contre une édition
infidèle, désavouez-la publiquement en mon nom:
cette lettre vous y autorise ;.une telle démarche est
sans danger dans le pays où vous êtes; et prendre
la juste défense d'un ami qui n'est plus, c'est tra-
vailler à sa propre gloire. Que Roustan ne laisse
pas avilir dans l'opprobre la mémoire d'un homme
qu'il honora du nom de son maître. Quelque peu
mérité que soit de ma part un pareil titre , cela ne
le dispense pas des devoirs qu'il s'est imposés en
me le donnant. Rien ne l'obligeait à contracter la
dette , mais maintenant il doit la payer. Vous avez
en commun celle de l'amitié , d'autant plus sacrée
qu'elle eut pour premier fondement l'estime et l'a-
mour de la vertu. Marquez -moi si vous acceptez
l'engagement. J'ai grand besoin de tranquillité, et
je n'en aurai point jusqu'à votre réponse.
Parlons maintenant de votre voyage. L'espérance
est la dernière chose qui nous quitte , et je ne puis
renoncer à celle que vous m'avez donnée. Oh ! ve-
annt?:e i-jGi. 247
nez , cher Moultou. Qui sait si le plaisir de vous
voir, (ie vous presser contre mon cœur, ne me
rendra pas assez de force pour vous suivre dans
votre retour , et pour aller au moins mourir dans
cette terre chérie où je n'ai pu vivre? C'est un projet
d'enfant, je le sens; mais quand toutes les autres
consolations nous manquent, il faut bien s'en faire
de chimériques. Venez, cher Moultou, voilà l'es-
sentiel; si nous y sommes à temps, alors nous dé-
libérerons du reste. Quant au passeport, ayez -le
par vos amis, si cela se peut; sinon, je crois, de
manière ou d'autre , pouvoir vous le procurer; mais
je vous avoue que je me sens une répugnance mor-
telle à demander des grâces dans un pays où l'on
me fait des injustices.
Je vous remercie de ce que vous avez fait pour
moi sur la lettre à M. de Voltaire, et je vous prie
d'en faire aussi mes très-humbles remerciements
à M. le syndic jNIussard. Je n'ai pour raison de m'op-
poser à sa publication que les égards dus à M. de
Voltaire, et que je ne perdrai jamais, de quelque
manière qu'il se conduise avec moi; car je ne me
sens porté à l'imiter en rien. Cependant, puisque
cette lettre est déjà publique , il y aurait peu de
mal qu'elle le devint davantage en devenant plus
correcte; et je ne crains sur ce point la critique
de personne, honoré du suffrage de M. Abauzit.
Faites là-dessus tout ce qui vous paraîtra conve-
nable; je m'en rapporte entièrement à vous.
J'ai trouvé, parmi mes chiffons, un petit mor-
ceau que je vous destine, puisque vous l'avez sou-
248 CORRESPONDANCE. Jj
haité. Le morceau est très-faible; mais il a été fait
pour une occasion où il n'était pas permis de mieux
faire, ni de dire ce que j'aurais voulu. D'ailleurs il
est lisible et complet; c'est déjà quelque cliose :
de plus, il ne peut jamais être imprimé, parce
qu'il a été fait de commande et qu'il m'a été payé.
Ainsi c'est un dépôt d'estime et d'amitié qui ne
doit jamais passer en d'autres mains que les vôtres;
et c'est uniquement par là qu'il peut valoir quel-
que chose auprès de vous. Je voudrais bien espé-
rer de vous le remettre ; mais si vous m'indiquez
quelque occasion pour vous l'envoyer , je vous
l'enverrai.
Que Dieu bénisse votre famille croissante, et
donne à ma patrie, dans vos enfants, des citoyens
qui vous ressemblent! Adieu, cher Moultou.
P. S. 1 8 dèc. J'ai suspendu Tenvoi de ma lettre
jusqu'à plus ample éclaircissement sur la matière
principale qui la remplit ; et tout concourt à gué-
rir des soupçons conçus mal à propos , bien plus
sur la paresse du libraire que sur son infidélité.
Or ces soupçons, ébruités, deviendraient d'hor-
ribles calomnies; ainsi, jusqu'à nouvel avis, le se-
cret en doit demeurer entre vous et moi, sans que
personne en ait le moindre vent , non pas même
le cher Roustan. Je récrirais même ma lettre , ou
j'en ferais une autre, si j'avais la force ; mais je
suis accablé de mal et de travail , et ce qui serait
indiscrétion avec un autre n'est que confiance
avec un homme vertueux. Dans cet intervalle j'ai
ANNÉE 1761. 2/,()
travaillé à remettre au net le morceau le plus im-
portant de mon livre , et je voudrais touver quel-
que moyen de vous l'envoyer secrètement. Quoi-
que écrit fort serré, il coûterait beaucoup par la
poste. Je ne suis pas à portée d'affranchir sûre-
ment; et si je fais contre-signer le paquet, mon
secret tout au moins est aventuré. Marquez-moi
votre avis là-dessus, et du secret. Adieu.
LETTRE CCLXXX.
A MADAME LA MARÉCHALE DE LUXEMBOURG.
Montmorency, le r3 décembre 1761.
Je ne voulais point, madame la maréchale, vous
inquiéter de l'histoire de mon malheur ; mais
puisque le chevalier vous en a parlé et que vous
voulez y chercher remède , je ne puis vous dissi-
muler que mon livre est perdu. Je ne doute nul-
lement que les jésuites ne s'en soient emparés
avec le projet de ne point le laisser paraître de
mon vivant; et sûrs de ne pas long-temps atten-
dre, d'en substituer, après ma mort, un autre
toujours sous mon nom , mais de leur fabri-
que , lequel réponde mieux à leurs vues. Il fau-
drait un mémoire pour vous exposer les raisons
que j'ai de penser ainsi. Ce qu'il y a de très-sùr,
au moins, c'est que le libraire n'imprime ni ne
veut imprimer, qu'il a trompé M. de Malesherbes,
qu'il vous trompera , et qu'il se moque de moi
R. XIX. 16*
■iSo CORRESPONDANCE.
avec l'impudence d'un coquin qui n'a pas peur et
qui se sent bien soutenu. Cette perte, la plus
sensible que j'aie jamais faite, a mis le comble à
mes maux, et me coûtera la vie: mais je la crois
irréparable; ce qui tombe dans ce gouffre-là n'en
sort plus: ainsi je vous conjure de tout laisser là ,
et de ne vous pas compromettre inutilement. Tou-
tefois , si vous voulez absolument parler au li-
braire , M. de Malesherbes est au fait et lui a parlé ;
il serait peut-être à propos qu'il vous vît aupara-
vant. Si, contre toute attente de ma part, il est
possible d'avoir mon manuscrit en rendant tout,
faites, madame la maréchale, et je vous devrai
plus que la vie. Les quinze cents francs que j'ai
reçus ne doivent point faire d'obstacle ; je puis les
retrouver et vous les renvoyer au premier signe.
LETTRE CCLXXXL
A JULIE.
A Montmorency, le 19 décembre lyGi.
Je voudrais continuer de vous écrire, madame,
à vous et à votre digne amie; mais je ne puis, et
je ne supporterais pas l'idée que vous attribuas-
siez à négligence ou à indifférence un silence que
je compte parmi les malheurs de mon état. Vous
exigez de l'exactitude dans le commerce, et c'est
bien le moins que je doive à celui que vous dai-
gnez lier avec moi ; mais cette exactitude m'est
AMVÉIi: I761. 2^1
impossible : ma situation empilée partage mon
temps entre l'occupation et la souffrance; il ne
m'en reste plus à donner à mon plaisir. Il n'est
pas naturel que vous vous mettiez à ma place,
vous qui avez du loisir et de la santé; mais faites
donc comme les dieux ,
Donnez en commandant le pouvoir d'obéir.
Il faut, malgré moi, finir une correspondance dans
laquelle il m'est impossible de mettre assez du
mien, et qu'avec raison vous n'êtes point d'hu-
meur d'entretenir seules. Si peut-être dans la
suite.... mais.... c'est une folie de vouloir s'aveu-
gler, et une bêtise de regimber contre la néces-
sité. Adieu donc, mesdames; forcé par mon état,
je cesse devons écrire, mais je ne cesse point de
penser à vous.
Je découvre à l'instant que toutes vos lettres
ont été à Beaumont avant que de me parvenir. Il
ne fallait que Montmorencf sur l'adresse , sans par-
ler de la route de Beaumont.
LETTRE CCLXXXII.
A M. MOULTOU*.
Montmorency, le a 3 décembre 176 1.
C'en est fait, cher Moultou, nous ne nous re-
verrons plus que dans le séjour des justes. Mon
Cette lettre, ainsi que la suivante, trouvées dans les papiers de
'J.Bl CORRESPONDANCE.
sort est décidé par les suites de l'accident dont je
vous ai parlé ci-devant; et, quand il en sera temps ,
je pourrai, sans scrupule, prendre chez milord
Edouard les conseils de la vertu même *.
Ce qui m'humilie et m'afflige est une fin si peu
digne, j'ose dire, de ma vie, et du moins de mes
sentiments. Il y a six semaines que je ne fais que
des iniquités , et n'imagine que des calomnies
contre deux honnêtes libraires, dont l'un n'a de
tort que quelques retards involontaires, et l'autre
un zèle plein de générosité et de désintéressement,
que j'ai payé , pour toute reconnaissance, d'une
accusation de fourberie. Je ne sais quel aveugle-
ment, quelle sombre humeur, inspirée dans la so-
litude par un mal affreux, m'a fait inventer, pour
en noircir ma vie et l'honneur d'autrui, ce tissu
d'horreurs, dont le soupçon, changé dans mon
esprit prévenu presque en certitude , n'a pas mieux
été déguisé à d'autres qu'à vous. Je sens pourtant
que la source de cette folie ne fut jamais dans
mon cœur. Le délire de la douleur m'a fait perdre
la raison avant la vie; en faisant des actions de
méchant, je n'étais qu'un insensé.
Toutefois, dans l'état de dérangement où est
ma tète, ne me fiant plus à rien de ce que je vois
et de ce que je crois, j'ai pris le parti d'achever
Tauteur , n'ont pas été envojées à leur adresse; mais, puisque Rous-
seau les a conservées, on n'a pas cru devoir les supprimer.
( Note de Du Peyrou )
Voyez Nouvelle Héloise, troisième partie, lettre xxii. Rousseau
revient sur cette idée, et eu termes encore plus clairs, dans une
It'ttre à Duclos du i^"" août i-fij.
A-NNÉE 1761. 253
la copie du morceau dont je vous ai pailé ci-de-
vant, et même de vous l'envoyer, très-persuadé
qu'il ne sera jamais nécessaire d'en faire usage,
mais plus sûr encore que je ne risque rien de le
confier à votre probité. C'est avec la plus grande
répugnance que je vous extorque les frais immen-
ses que ce paquet vous coûtera par la poste. Mais
le temps presse; et, tout bien pesé, j'ai pensé que
de tous les risques , celui que je pouvais regarder
comme le moindre était celui d'un peu d'argent.
Certainement j'aurais fait mieux si je l'avais pu sans
danger. Mais au reste , en supposant , comme je
l'espère, qu'il ne sera jamais nécessaire d'ébruiter
cette affaire, je vous en demande le secret, et je
mets mes dernières fautes à couvert sous l'aile de
votre charité. Le paquet sera mis, demain ili dé-
cembre, à la poste, sans lettre; et même il y a
quelque apparence que c'est ici la dernière que je
vous écrirai.
Adieu, cher Moultou. Vous concevrez aisément
que la profession de foi du vicaire savoyard est la
mienne. Je désire trop qu'il y ait un Dieu pour ne
pas le croire; et je meurs avec la ferme confiance
que je trouverai dans son sein le bonheur et la
paix dont je n'ai pu jouir ici-bas.
J'ai toujours aimé tendrement ma patrie et mes
concitoyens; j'ose attendre de leur part quelque
témoignage de bienveillance pour ma mémoire. Je
laisse une gouvernante presque sans récompense,
après dix-sept ans de services et de soins très-pé-
nibles, auprès d'un homme presque toujours souf-
aS/j CORRESPONDANCE.
frant. Il me serait affreux de penser qu'après m'a-
voir consacré ses plus belles années , elle passerait
ses vieux jours clans la misère et l'abandon. J'es-
père que cela n'arrivera pas : je lui laisse pour pro-
tecteurs et pour appuis tous ceux qui m'ont aimé
de mon vivant. Toutefois, si cette assistance ve-
nait à lui manquer, je crois pouvoir espérer que
mes compatriotes ne lui laisseraient pas mendier son
pain. Engagez, je vous supplie, ceux d'entre eux
en qui vous connaissez l'ame genevoise à ne ja-
mais la perdre de vue , et à se réunir, s'il le fallait ,
pour lui aider à couler ses jours en paix à l'abri
de la pauvreté.
Voici une lettre pour mon très-honoré disciple.
Je crois que j'aurais été son maître en amitié ; en
tout le reste je me serais glorifié de prendre leçon
de lui. Je souhaite fort qu'il accepte la proposition
de faire la préface du recueil de mes œuvres ; et en
ce cas vous voudrez bien faire avec M. le maréchal
de Luxembourg des arrangements pour lui faire
agréer un présent sur l'édition. Au reste, si les
choses ne tournaient pas comme je l'espère pour
une édition en France, je n'ai point à me plaindre
de la probité de Rey, et je crois qu'il n'a pas non
plus à se plaindre de mes écrits. On pourrait s'a-
dresser à lui.
Adieu derechef. Aimez vos devoirs , cher Moul-
tou ; ne cherchez point les vertus éclatantes. Elevez
avec grand soin vos enfants ; édifiez vos nouveaux
compatriotes sans ostentation et sans dureté, et
pensez quelquefois que la mort perd beaucoup de
ANNÉE I7G1. '^5.J
ses horreurs quanti on en approche avec un cœui-
content de sa vie.
Gardez-moi tous deux le secret sur ces lettres ,
du moins jusqu'après l'événement, dont j'ignore en-
core le temps, quoique sûrement peu éloigné. Je
commence par les amis et les affaires, pour voir
ensuite en repos avec Jean-Jacques si par hasard il
n'a rien oublié.
Si vous venez, vous trouverez le morceau que
je vous destinais parmi ce qu'il me reste encore de
petits manuscrits. Si vous ne venez pas , et qu'on
négligeât de vous l'envoyer, vous pouvez le de-
mander, car votre nom y est en écrit. C'est, comme
je crois vous l'avoir déjà marqué, une oraison fu-
nèbre de feu M, le duc d'Orléans.
LETTilE CCLXXXIII.
A M. R OUST AN.
Moutmorency , le 2 3 décembre 176 1.
Mon disciple bien aimé, quand je reçus votre
dernière lettre, j'espérais encore vous voir et vous
embrasser un jour; mais le ciel en ordonne autre-
ment : il faut nous quitter avant que de nous connaî-
tre. Je crois que nous y perdons tous deux. Vous avez
du talent,cherRoustan; quand je finissais ma courte
carrière, vous commenciez la vôtre, et j'augurais
que vous iriez loin. La gène de votre situation vous
a forcé d'accepter un emploi qui vous éloigne de
2.56 CORRESPOIVDANCE.
de la culture des lettres. Je ne regarde point cet
éloignement con,ime un malheur pour vous. Mon
cher Roustan , pesez bien ce que je vais vous dire.
J'ai fait quelque essai de la gloire ; tous mes écrits
ont réussi ; pas un homme de lettres vivant , sans
en excepter Voltaire , n'a eu des moments plus bril-
lants que les miens; et cependant je vous proteste
que , depuis le moment que j'ai commencé de faire
imprimer, ma vie n'a été que peine, angoisse et
douleur de toute espèce. Je n'ai vécu tranquille ,
heureux, et n'ai eu de vrais amis que durant mon
obscurité. Depuis lors il a fallu vivre de fumée, et
tout ce qui pouvait plaire à mon cœur a fui sans
retour. Mon enfant, fais-toi petit, disait à son fils
cet ancien politique ; et moi , je dis à mon disciple
Roustan , JNIon enfant , reste obscur ; profite du triste
exemple de ton maître. Gardez cette lettre, Roustan :
je vous en conjure. Si vous en dédaignez les con-
seils , vous pourrez réussir sans doute ; car, encore
une fois , vous avez du talent, quoique encore mal
réglé par la fougue de la jeunesse: mais si jamais
vous avez un nom, relisez ma lettre, et je vous
promets que vous ne l'achèverez pas sans pleurer.
Votre famille, votre fortune étroite, un émule, tout
vous tentera ; résistez , et sachez que , quoi qu'il
arrive , l'indigence est moins dure , moins cruelle à
supporter que la réputation littéraire.
Toutefois voulez-vous faire un essai ? L'occasion
est belle ; le titre dont vous m'honorez vous la four-
nit, et tout le monde approuvera qu'un tel disciple
fasse une préface à la tète du recueil des écrits de
ANN^K I761. 257
son maître. Faites donc cette préface ; faites-la même
avec soin ; concertez-vous là-dessus avec Moultoii,
Mais gardez -vous d'aller faire le fade louangeur:
vous feriez plus de tort à votre réputation que de
bien à la mienne. Louez -moi d'une seule chose,
mais louez-m'en de votre mieux, parce qu'elle est
louable et belle : c'est d'avoir eu quelque talent et
de ne m'ètre point pressé de le montrer; d'avoir
passé sans écrire tout le feu de la jeunesse; d'avoir
pris la plume à quarante ans , et de l'avoir quittée
avant cinquante; car vous savez que telle était ma
résolution, et le Traité de V Education devait être
mon dernier ouvrage , quand j'aurais encore vécu
cinquante ans. Ce n'est pas qu'il n'y ait chez Rey
un Traité du Contrat social , duquel je n'ai encore
parlé à personne, et qui ne paraîtra peut-être qu'a-
près V Education ;mais il lui est antérieur d'un grand
nombre d'années. Faites donc cette préface, et puis
des sermons, et jamais rien de plus. Au surplus,
soyez bon père , bon mari , bon régent , bon mi-
nistre, bon citoyen , homme simple en toute chose ,
et rien de plus, et je vous promets une vie heu-
reuse. Adieu, lloustan; tel est le conseil de votre
maître et ami prêt à quitter la vie , en ce moment
où ceux mêmes qui n'ont pas aimé la vérité la di-
sent. Adieu.
R. XIX.
^58 CORRESPONDANCE.
LETTRE CCLXXXÏV.
A M. COINDET.
Montmorency, ce vendredi.
Quelque aimable que puisse être M. l'abbé de
Grave, comme je ne le connais point, et qu'en
France tout le monde est aimable , il me semble
que rien n'est moins pressé que d'abuser de sa com-
plaisance pour l'amener à Montmorency, sans sa-
voir si vous ne lui ferez point passer une mauvaise
journée et à moi aussi. Vous êtes toujours là-dessus
si peu difficile , qu'il faut bien que je le sois pour
tous deux.
A l'égard de l'édition projetée, si tant est qu'elle
doive se faire, il ne convient pas qu'elle se fasse si
vite, au moins si j'v dois consentir. M. de Males-
herbes a exigé des réponses à ses observations , il
faut me laisser le temps de les faire et de les lui en-
voyer. Il faut laisser à Robin le temps de débiter
les éditions précédentes, afin qu'il ne tire pas de là
un prétexte pour ne pas payer Rey. Enfin il faut
me laisser, à moi ,1e temps de voir pourquoi je dois
mutiler mon livre, pour une édition dont je ne me
soucie point de devenir peut-être un jour respon-
sable an gouvernement de France de ce qui peut
y déplaire à quelque ministre de mauvaise humeur.
Puisque la permission du magistrat ne met à cou-
vert de rien, qu'aïuai-je à répondre à ceux qui
ANlNliK 1761. ^59
viendront me dire : Pom-qiioi imprimez -vous chez
nous des maximes hérétiques et répubhcaines? Je
dirai que ce sont les miennes et celles de mon pays.
Hé! bien, me dira-t-on, que ne les imprimez-vous
hors de chez nous? Qu'aurai -je à dire ? Vous me
direz que je n'ai qu'à les oter. Autant vaudrait me
dire de n'être phis moi. Je ne puis, ni ne veux les
oter qu'en étant tout le livre. Je voudrais bien sa-
voir ce qu'on peut répondre à cela. Tant y a que,
si je veux bien m'exposer, je veux m'exposer avec
toute ma vigueur première, et non pas déjà tout
châtré, déjà tout tremblant, et comme un homme
qui a déjà peur. Adieu, mon cher Coindet, je vous
embrasse.
Or.sF.BVATio:?î Cette lettre ne porte d'autre date que l'in-
dication du jour de la semaine. Elle nous a été remise par
M. Mouchon, de la part de M. Coindet, neveu de celui à qui
elle est adressée.
Le sujet traité par Jean-Jacques sort à mettre une date pro-
bable. Il est question d'Emile , et c'est pendant qu'on imprimait
cet ouviage dont M. de IMalesherbes faisait surveiller et diriger
l'impression par l'abbé de Grave. Ce doit donc être à la lin
de 1761 ou dans les comnjencenients de 1762.
Remarquons la sévère probité de Rousseau qui défend les
intérêts de Rey, contre les siens, eu rejetant les propositions
qu'on lui fait ; et l'énergie avec laquelle il repousse toute mu-
tilation. Il devait trouver inconséquente et bizarre la lespon-
sabilité qui pesait sur lui, malgré le consentement ou l'ap-
probation du magistrat chai-gé de laisser circuler ou d'arrêter
un ouvrage. Il était à la veille d'être victime de cette incon-
séquence.
\6o CORRESPONDAÎVCE.
.-■» j^-v-^ -^ -...^ -..•.
LETTRE CCLXXXV.
A M. DE MALESHERBES.
Montmorency, le a 3 décemhre i-fir.
Il fut un temps , monsieur , où vous m'honorâtes
de votre estime, et où je ne m'en sentais pas in-
digne : ce temps est passé, je le reconnais enfin; et
quoique votre patience et vos bontés envers moi
soient inépuisables, je ne puis plus les attribuer à la
même cause sans le plus ridicule aveuglement. De-
puis plus de six semaines ma conduite et mes let-
tres ne sont qu'un tissu d'iniquités , de folies, d'im-
pertinences. Je vous ai compromis, monsieur, j'ai
compromis madame la maréchale de la manière du
monde la plus punissable. Vous avez tout enduré,
tout fait pour calmer mon délire; et cet excès d'in-
dulgence ,qui pouvait le prolonger, est en effet ce
qui Ta détruit. J'ouvre en frémissant les yeux sur
moi, et je me vois tout aussi^méprisable que je le
suis devenu. Devenu ! non ; l'homme qui porta cin-
quante ans le cœur que je sens renaître en moi n'est
point celui qui peut s'oublier au point que je viens
de faire : on ne demande point pardon à mon âge,
parce qu'on n'en mérite plus; mais, monsieur, je
ne prends aucun intérêt à celui qui vient d'usurper
et déshonorer mon nom. Je Tabandonne à votre
juste indignation , mais il est mort pour ne plus re-
naître: daignez rendre votre estime à celui qui vous
AJVNjéE 1761. 261
écrit maintenant ; il ne saurait s'en passer , et ne
méritera jamais de la perdre. Il en a pour garant,
non sa raison , mais son état qui le met désormais
à l'abri des grandes passions.
Quoique je ne doive ni ne veuille plus, monsieur,
vous importuner de ralïaire de Duchesne , et que
je prétende encore moins m'excuser envers lui , je
ne puis cependant me dispenser de vous dire que ,
s'il était vrai qu'il m'eut proposé de ne m'envoyer
les bonnes feuilles que volume à volume, alors mes
alarmes et le bruit que j'en ai fait ne seraient plus
seulement les actes d'un fou , mais d'un vrai coquin.
Il faut vous avouer aussi, monsieur, que je n'ose
écrire à madame la maréchale, et que je ne sais
comment m'y prendre auprès d'elle, ignorant à quel
point elle peut être irritée.
LETTHE CCLXXXVl.
A M. HUBER.
Montmorency , le 24 décembre 1761.
J'étais, monsieur, dans iin accès du plus cruel
des maux du corps , quand je reçus votre lettre et
vos idylles. Après avoir lu la lettre , j'ouvris machi-
nalement le livre, comptant le refermei- aussitôt;
mais je ne le refermai qu'après avoir tout lu, et je
le mis à côté de moi pour le relire encore. Voilà
l'exacte vérité. Je sens que votre ami Gessner est
un homme selon mon cœur, d'où vous pouvez juger
de son traducteur et de son ami, par lequel seul
•iS'À CORRESPONDANCE.
il m'est connu. Je vous sais, en particulier, un gré
infini d'avoir osé dépouiller notre langue de ce sot
et précieux jargon qui ôte toute vérité aux images
et toute vie aux sentiments. Ceux qui veulent em-
bellir et parer la nature sont des gens sans ame et
sans goût qui n'ont jamais connu ses beautés. Il y
a six ans que je coule dans ma retraite une vie assez
semblable à celle de Ménalque et d'Amyntas, au
bien près, que j'aime comme eux, mais que je ne
sais pas faire; et je puis vous protester , monsieur,
cpie j'ai plus vécu durant ces six ans que je n'avais
lait dans tout le cours de ma vie. Maintenant vous
me faites désirer de revoir encore un printemps,
poiu" faire avec vos charmants pasteurs de nouvelles
promenades, pour partager avec eux ma solitude, et
pour revoir avec eux des asiles champêtres qui ne
sont pas inférieurs à ceux que M. Gessner et vous
avez si bien décrits. Saluez-le de ma part, je vous
supplie, et recevez aussi mes remerciements et mes
salutati.ons.
Voulez-vous bien , monsieur, quand vous écrirez
à Zurich, faire dire mille choses pour moi à M. Us-
teri? J'ai reçu de sa part une lettre que je ne me
lasse point de relire, et qui contient des relations
d'un paysan plus sage , plus vertueux , plus sensé
que tous les philosophes de l'univers. Je suis fâché
qu'il ne me marque pas le nom de cet homme
respectable*. Je lui voulais répondre un peu au
long, mais mon déplorable élat m'en a empêché
jusqu'ici.
* Il désigne ici Jacques Giijer, suniommé Kljiogg, cultivateur
klSTi'ÉE 1761. i63
LETTRE CCLXXXVII.
A MADAME LA MARÉCHALE DE LUXEMBOURG.
Montmorency, le a 4 décembre 1761.
Je sens vivement tous mes torts et je les expie:
oubliez-les, madame la maréchale, je vous en con-
jure. Il est certain que je ne saurais vivre dans votre
disgrâce; mais si je ne mérite pas que cette consi-
dération vous touche, ayez, pour m'en délivrer,
moins d'égard à moi qu'à vous. Songez que tout ce
qui est grand et beau doit plaire à votre bon cœur,
et qu'il n'y a rien de si grand ni de si beau que de
faire grâce. Je voulais d'abord supplier ÎM. le maré-
chal d'employer son crédit pour obtenir la mienne ;
mais j'ai pensé que la voie la plus courte et la plus
simple était de recourir directement à vous, et qu'il
ne fallait point arracher de votre complaisance ce
que j'aime mieux devoir à votre seule générosité. Si
rhistoire de mes fautes en faisait l'excuse, je repren-
drais ici le détail des indices qui m'ont alarmé , et
que mon imagination troublée a changés en preuves
certaines: mais, madame la maréchale, quand je
vous aurai montré comme quoi je fus im extrava-
gant, je n'en serai pas plus pardonnable de l'être;
dans la paroisse d'Uster, canton de Zurich, et qui a donné an mé-
decin Hirzel l'idée de sou Socrate rustique. Voyez ci-après la lettre
du 1 1 novembre 1764 , et la note qui s'y rapporte.
264 CORRESPONDANCE.
et je ne vous demande pas ma grâce parce qu'elle
m'est due, mais parce qu'il est digne de vous de me
l'accorder.
LETTRE CCLXXXVIII.
A MADAME LA TOUR.
A Montmorency 5 le 1 1 jauvier 176 a.
Saint-Preux avait trente ans, se portait bien, et
n'était occupé que de ses plaisirs : rien ne ressemble
moins à Saint-Preux que J. J. Rousseau. Sur une
lettre pareille à la dernière , Julie se fût moins of-
fensée de mon silence qu'alarmée de mon état; elle
ne se fut point , en pareil cas , amusée à compter
des lettres et à souligner des mots : rien ne res-
semble moins à Julie que madame de Vous avez
beaucoup d'esprit, madame, vous êtes bien aise de
le montrer, et tout ce que vous voulez de moi ce
sont des lettres: vous êtes plus de votre quartier
que je ne pensais.
i
LETTRE CCLXXXIX.
A LA MÊME.
3Ioiitmorency, le 21 janvier 1762.
Je vous ai écrit, madame, espérant à peine de
revoir le soleil; je aous ai écrit dans un état où, si
i
ANNIÎE 1762. -iGS
VOUS aviez souffert la centième partie tle mes maux,
vous n'auriez sûrement guère songé à m'écrire; je
vous ai écrit dans des moments où une seule ligne
est sans prix. Là-dessus, tout ce que vous avez fait
de votre côté a été de compter les lettres, et voyant
que j'étais en reste avec vous de ce côté, de m'en-
voyer pour toute consolation des plaintes, des re-
proches , et même des invectives. Après cela , vous
apprenez dans le public que j'ai été très -mal, et
que je le suis encore ; cela fait nouvelle pour vous.
Vous n'en avez rien vu dans mes lettres; c'est , ma-
dame , que votre cœur n'a pas autant d'esprit que
votre esprit. Vous voulez alors être instruite de mon
état; vous demandez que ma gouvernante vous
écrive; mais ma gouvernante n'a pas d'autre secré-
taire que moi , et quand dans ma situation l'on est
obligé de faire ses bulletins soi-même , en vérité l'on
est bien dispensé d'être exact. D'aillein\s je vous
avoue qu'un commerce de querelles n'a pas pour
moi d'assez grands charmes pour me fatiguer à l'en-
tretenir. Vous pouvez vous dispenser de mettre à
prix la restitution de votre estime; car je vous jure ,
madame, que c'est une restitution dont je ne me
soucie point.
•266 CORRESPONDANCE.
LETTRE CCXC.
A M. DE MALESHERBES.
Montmorency, le 8 février 1762.
Sitôt que j'appris , monsieur, que mon ouvrage
serait imprimé en France , je prévis ce qui m'ar-
rive, et j'en suis moins fâché que si j'en étais sur-
pris. Mais n'y aurait-il pas moyen de remédier pour
l'avenir aux inconvénients que je prévois encore,
si, publiant d'abord les deux premiers volumes,
Ducliesne et Néaulme son correspondant restent
propriétaires des deux autres ? Il résultera certai-
nement de toutes ces cascades des difficultés et des
embarras qui pourraient tellement prolonger la
publication de mon livre qu'il serait à la fin sup-
primé ou mutilé , ou que je serais forcé de recourir
tôt ou tard à quelque expédient dont ces libraires
croiraient avoir à se plaindre. Le remède à tout
cela me paraît simple ; la moitié du livre est faite
ou à peu près , la moitié de la somme est payée ;
que le marché soit résilié pour le reste, et que Du-
chesne me rende mon manuscrit : ce sera mon af-
ftiire ensuite d'en disposer comme je l'entendrai.
Bien entendu que cet arrangement n'aura lieu
qu'avec l'agrément de madame la maréchale, qui
sûrement ne le refusera pas lorsqu'elle saura mes
raisons. Si vous vouliez bien, monsieur, négocier
cette affaire, vous soulageriez mon cœur d'un
ANNICK 1762. 2G7
grand poids qui m'oppressora sans relâche jusqu'à
ce qu'elle soit entièrement terminée.
Quant aux changements à faire dans les deux
premiers volumes avant leur publication, je vou-
drais bien qu'ils fussent une fois tellement spécifiés
que je fusse assuré qu'on n'en exigera pas d'idté-
rieurs , ou , pour pailer plus juste , qu'ils ne seront
pas nécessaires; car, monsieur, je serais bien fâ-
ché que , par égard pour moi , vous laissassiez rien
qui pût tirer à conséquence : il vaudrait alors cent
fois mieux suivre l'idée d'envoyer toute l'édition
hors du pays. C'est de quoi l'on ne peut juger qu'a-
près avoir vu bien précisément à quoi se réduit
tout ce qu'il s'agit d'oter ou de changer; car je
crains sur toute chose qu'on n'y revienne à deux
fois. Pour prévenir cela, je vous supplie, monsieur ,
de lire ou faire lire les deux volumes en entier,
afin qu'il ne s'y trouve plus rien qui n'ait été vu.
Je ne vous parlerai point de votre visite , jugeant
(jue ce silence doit être entendu de vous. Agréez,
monsieur , mon profond respect.
Je ne vois point qu'il soit nécessaire que vous
vous donniez la peine d'envoyer ici personne pour
cette affaire; il suffira peut-être de m'envoyer ime
note de ce qui doit être ôté, et j'éciirai là-dessus à
Duchesne de faire Tes cartons nécessaires ; car, en-
core une fois, monsieur, je neveux en cette occa-
sion disputer sur rien, et je serais bien fâché de
laisser un seul mot qui put faire trouver étrange
qu'on eût laissé faire cette édition à Paris. Indiquez
seulement ce qu'il convient qu'on ote, et tout cela
^68 CORRESPONJDANCJÏ.
sera ôté. Une seule chose me fait de la peine, c'est
qu'on ne saurait exiger de Néaulme de faire en Hol-
lande les mêmes cartons, et que, ne les faisant pas ,
son édition pourrait nuire à celle de Duchesne.
LETTRE CCXCl.
A M. MOULTOU.
Montmorency, le i6 février 176a.
Plus de monsieur , cher Moultou , je vous en sup-
plie ; je ne puis souffrir ce mot-là entre gens qui
s'estiment et qui s'aiment : je tâcherai de mériter
que vous ne vous en serviez plus avec moi.
Je suis touché de vos inquiétudes sur ma sûreté ;
mais vous devez comprendre que , dans l'état où
je suis, il y a plus de franchise que de courage
à dire des vérités utiles , et je puis désormais mettre
les hommes au pis , sans avoir grand'chose à perdre.
D'ailleurs, en tout pays, je respecte la police et
les lois; et , si je parais ici les éluder, ce n'est qu'une
apparence qui n'est point fondée ; on ne peut être
plus en règle que je le suis. Il est vrai que si l'on
m'attaquait, je ne pourrais sans bassesse employer
tous mes avantages pour me défendre ; mais il n'en
est pas moins vrai qu'on ne pourrait m'attaquer
justement, et cela suffit pour ma tranquillité :
toute ma prudence dans ma conduite est qu'on ne
puisse jamais me faire mal sans me faire tort; mais
aussi je ne me dépars jamais de là. Vouloir se mettre
A.NIVÉE 17^2. uGr)
à l'abri de l'injustice, c'est tenter l'impossible, et
prendre des précautions qui n'ont point de fin.
J'ajouterai qu'honoré dans ce pays de l'estime pu-
blique , j'ai une grande défense dans la droiture
de mes intentions , ([ui se fait sentir dans mes écrits.
Le Français est naturellement humain et hospita-
lier : que gagnerait-on de persécuter im pauvre
malade qui n'est sur le chemin de personne, et ne
prêche que la paix et la vertu? Tandis que l'au-
teur du livre de V Esprit vit en paix dans sa patrie,
J. J. Rousseau peut espérer de n'y être pas tour-
menté.
Tranquillisez-vous donc sur mon compte, et
sovez persuadé que je ne. risque rien. Mais pour
mon livre , je vous avoue qu'il est maintenant dans
im état de crise qui me fait craindre pour son sort.
Il faudra peut-être n'en laisser paraître qu'une
partie, ou le mutiler misérablement; et, là-dessus,
je vous dirai que mon parti est pris. Je laisserai
ôter ce qu'on voudra des deux premiers volumes ;
mais je ne souffrirai pas qu'on touche à la Profes-
sion de foi : il faut qu'elle reste telle qu'elle est ,
ou qu'elle soit supprimée : la copie qui est entre
vos mains me donne le courage de prendre ma ré-
solution là -dessus. Nous en reparlerons quand
j'^aurai quelque chose de plus à vous dire; quant à
présent tout est suspendu. Le grand éloignement
de Paris et d'Amsterdam fait que toute cette affaire
se traite fort lentement et tire extrêmement en
longueur.
L'objection que vous me faites sur l'état de la
l']0 CORRESPONDANCi:.
religion en Suisse et à Genève, et sur le tort quy
peut faire l'écrit en question, serait plus grave si
elle était fondée; mais je suis bien éloigné de pen-
ser comme vous sur ce point. Vous dites que vous
avez lu vingt fois cet écrit; eh bien! cher Moul-
tou, lisez-le encore une vingt-unième; et si vous
persistez alors dans votre opinion , nous la discu-
terons.
J'ai du chagrin de l'inquiétude de monsieur votre
père, et surtout par l'influence qu'elle peut avoir
sur votre voyage; car, d'ailleurs, je pense trop bien
de vous pour croire que quand votre fortune serait
moindre, vous en fussiez plus malheureux. Quand
votre résolution sera tout-à-fait prise là-dessus,
marquez-le-moi, afin que je vous garde ou vous
envoie le misérable chiffon auquel votre amitié
veut bien mettre un prix. J'aurais d'autant plus de
plaisir à vous voir, que je me sens un peu soulagé
et plus en état de profiter de votre commerce; j'ai
quelques instants de relâche que je n'avais pas au-
paravant, et ces instants me seraient plus chers
si je vous avais iei. Toutefois vous ne me devez
rien, et vous devez tout à votre père, à votre fa-
mille, à votre état; et l'amitié qui se cultive aux
dépens du devoir n'a plus de charmes. Adieu , cher
Moultou; je vous embrasse de tout mon cœur. J'ai
brillé votre précédente lettre : mais pourquoi si-
e^ner ? avez-vous peur que je ne vous reconnaisse
pas?
ANWJÉE 176a. U7I
LETTRE CCXCII.
A MADAJVIE LA MARÉCHALE DE LUXEMBOURG.
Montmorency, le 18 février 1762.
Vous êtes ," madame la maréchale , comme la Di-
vinité , qui ne parle aux mortels que par les soins
de sa providence et les dons de sa libéralité. Quoi-
que ces marques de votre souvenir me soient
très-précieuses, d'autres me le seraient encore plus :
mais quand on est si riche , on ne doit pas être
insatiable; et il faut bien, quant à présent, me
contenter du bien que vous me faites en signe de
celui que vous me Aoulez. Avec quel empresse-
ment je vois approcher le temps de recevoir des
témoignages d'amitié de votre bouche, et combien
cet empressement n'augmenterait-il pas encore, si
mes maux , me donnant lui peu de relâche , me
laissaient plus en état d'en profiter! Oh! venez,
madame la maréchale : quand , aux approches de
Pâques , j'aurai vu jNI. le maréchal et vous , en quel-
que situation que je reste, je chanterai d'un cœur
content le cantique de Siméon.
M de Malesherbes vous aura dit, madame la
maréchale, qu'il se présente, sur la publication
de mon ouvrage, quelques difficultés que j'ai pré-
vues depuis long-temps , et qu'il faudra lever par
des changements pour la partie qui est imprimée ;
mais quant à la partie qui ne l'est pas , je souhaite
'i.']1 CORRESPOND AjVCE.
fort, tant pour la sûreté du libraire que pour ma
propre tranquillité , qu'elle ne soit pas imprimée
<^n France. Ce même libraire ne devant plus l'im-
primer lui-même , il est inutile qu'il en reste char£[é
pour la faire imprimer en pays étranger par un
autre ; et toutes ces cascades , diminuant mon in-
spection sur mon propre ouvrage , le laissent trop
à la discrétion de ces messieurs-là. Voilà ce qui me
fait désirer, si vous l'agréez, que le traité soit an-
nulé pour cette partie , que les billets soient ren-
dus à Ducliesne, et que le reste de mon manus-
crit me soit aussi rendu. J'aime beaucoup mieux
supprimer mon ouvrage que le mutiler; et, s'il
lui demeure , il faudra nécessairement qu'il soit
mutilé, gâté, estropié pour le faire paraître; ou,
ce qui est encore pis , qu'il reste après moi à la dis-
crétion d'autrui, pour être ensuite publié sous mon
nom dans l'état où l'on voudra le mettre. Je vous
supplie, madame la maréchale , de peser ces consi-
dérations , et de décider là-dessus ce que vous ju-
gez à propos qui se fasse ; car mon plus grand désir
dans cette affaire est qu'il vous plaise d'en être
l'arbitre, et que rien ne soit fait que sur votre dé-
cision.
ANNÉE 176-2. 273
LETTRE CCXCIII.
A LA MÊME.
Montmorency , le 19 février 176a.
Je vois, madame la maréchale, que vous ne
vous lassez point de prendre soin de mon mal-
heureux livre : et véritablement il a grand besoin
de votre protection et de celle de M, de Males-
herbes , qui a poussé la bonté jusqu'à venir même
à Montmorency pour cela. Je crains que le parti de
faire imprimer les deux derniers volumes en Hol-
lande ne devienne chaque jour sujet à plus d'in-
convénients, parce que Duchesne, paresseux ou
diligent toujours mal à propos, a commencé ces
deux volumes, quoique je lui eusse écrit de sus-
pendre : mais comme , de peur d'en trop dire , je
ne lui ai écrit que par forme de conseil , il n'en a
tenu compte ; et ce sera du travail perdu dont il
faudra le dédommager , à moins qu'il n'envoie les
feuilles en Hollande; auquel cas autant vaudrait
p(îut-ètre qu'il achevât et prît le même parti pour
le tout. Je souffre véritablement , madame la ma-
réchale , du tracas que tout ceci vous donne depuis
si long-temps; et moi, de mon coté, j'en suis aussi
depuis cinq mois dans des angoisses continuelles ,
sans qu'il me soit possible encore de prévoir quand
et comment tout ceci finira. Voici une petite note
en réponse à celle que M. de Malesherbes m'a en-
R. XIX. 18
■l'j[\ CORRESPONDANCE.
voyée , et que je suppose que vous aurez vue. Je
vous supplie de la lui communiquer quand il sera
de retour.
Vous me marquez çt M. le maréchal me marque
aussi que vous me cherchez un chien. En combien
de manières ne vous occupez-vous point de moi!
Mais , madame , ce n'est pas un autre chien qu'il
me faut, c'est un autre Turc , et le mien était imique :
les pertes de cette espèce ne se remplacent point.
J'ai juré que mes attachements de toutes les sortes
seraient désormais les derniers. Celui-là , dans son
espèce, était du nombre ; et pour avoir un chien au-
quel je ne m'attache point, je l'aime mieux de
toute autre main que de la vôtre. Ainsi ne songez
plus, de grâce , à m'en chercher un. Bonjour , ma-
dame la maréchale; bonjour, monsieur le maré-
chal : je ne vous écris jamais à l'un ou à l'autre sans
m'attendrir sur cette réflexion , qu'il y a long-temps
que je n'ai plus de moments heureux de la part des
hommes que ceux qui me viennent de vous.
LETTRE CCXCIV.
A LA MÊME.
Montmorency, le 2 5 mars 1762.
Il faut, madame la maréchale, que je vous confie
mes inquiétudes , car elles troublent mon cœur à
proportion qu'il tient à ses attachements. M. le ma-
réchal ayant été incommodé, et M. Dubertier ayant
ANNÉE lyG'l. 2']5
bien voulu m'informer de son état, je l'avais prié
de continuer jusqu'à son entier rétablissement; et
précisément depuis ce moment il ne m'a pas récrit
un mot: le même M. Did^ertier est venu hier à
Montmorency, et ne m'a rien fait dire. J'ai écrit en
dernier lieu à M. le maréchal , et il ne m'a pas ré-
pondu. Le temps du voyage approche ; il avait ac-
coutumé de me réjouir le cœur en me l'annonçant,
et cette fois il a gardé le silence : enfin tout le monde
se tait, et moi je m'alarme. C'est un défaut très-
importun, je le sens bien, aux personnes qui me
sont chères , mais qui , tenant à mon caractère , est
impossible à guérir, et que la solitude et les maux
ne font qu'augmenter. Ayez -en pitié, madame la
maréchale, vous qui m'en pardonnez tant d'autres,
et sur qui tant de marques d'intérêt et de bonté
que j'ai reçues de vous en dernier lieu m'empê-
chent d'étendre mes craintes. Engagez , de grâce ,
M. le maréchal à les dissiper par une simple feuille
de papier blanc. Ce témoignage si chéri , si désiré ,
me dira tout ; et , en vérité , j'en ai besoin pour
goûter sans alarmes l'attente du moment qui s'ap-
proche , et pour me livrer sans crainte à l'épanouis-
sement de cœur que j'éprouve toujours en vous
abordant.
18.
in6 CORRFSPONDANCE.
LETTRE CCXCV.
A MADAME LATOUR.
Ce 4 avril 1762.
Ma situation, madame, est toujours la même, et
j'avoue que sa durée me la rend quelquefois pé-
nible à supporter; elle me met hors d'état d'entre-
tenir aucune correspondance suivie , et le ton de
vos précédentes lettres achevait de me déterminer
à n'y plus répondre ; mais vous en avez pris un
dans les dernières auquel j'aurai toujours peine à
résister. N'abusez pas de ma faiblesse, madame; de
grâce , devenez moins exigeante , et ne faites pas le
tourment de ma vie d'un commerce qui , dans tout
autre état, en ferait l'agrément.
LETTRE CCXCVL
A LA MÊME.
34 avril 1763.
J'étais si occupé , madame , à l'arrivée de votre
exprès, que je fus contraint d'user de la permission
de ne lui donner qu'une réponse verbale. Je n'ai pas
un cœur insensible à l'intérêt qu'on paraît prendre
à moi , et je ne puis qu'être touché de la persévé-
rance d'une personne faite pour éprouver celle d'au-
ANNÉE 1762. -î'jn
trui; mais, quand je songe que mon âge et mon
état ne me laissent plus sentir que la gène du com-
merce avec les dames , quand je vois ma vie pleine
d'assujettissements, auxquels vous en ajoutez un
nouveau , je voudrais bien pouvoir accorder le re-
tour que je vous dois avec la liberté de ne vous
écrire que lorsqu'il m'en prend envie. Quant au
silence de votre amie, j'en avais deviné la cause,
et ne lui en savais point mauvais gré, quoiqu'elle
rendît en cela plus de justice à ma négligence qu'à
mes sentiments. Du reste, cette fierté ne me déplaît
pas, et je la trouve de fort bon exemple. Bonjour,
madame ; on n'a pas besoin d'être bienfaisant pour
vous rendre ce qui vous est dû; il suffit d'être juste,
et c'est ce que: je serai toujours avec vous , tout au
moins.
LETTRE CCXCVII,
A M. MOULTOU.
Montmorency, le 26 avril 176a.
Je voulais, mon cher concitoyen , attendre, pour
vous écrire et pour vous envoyer le chiffon ci-joint,
puisque vous le désirez, de pouvoir vous annoncer
définitivement le sort de mon livre; mais cette af-
faire se prolonge trop pour m'en laisser attendre la
fin. Je crois que le libraire a pris le parti de revenir
au premier arrangement, et de faire imprimer en
Hollande, comme il s'y était d'abord engagé. J"en
l'jS CORRESPONDA-NCE.
suis charmé; car c'était toujours malgré moi que,
pour augmenter son gain, il prenait le parti de faire
imprimer en France, quoique de ma part je fusse
autant en règle qu'il me convient, et que je n'eusse
rien fait sans l'aveu du magistrat. Mais maintenant
que le libraire a reçu et payé le manuscrit , il en
est le maître. Il ne me le rendrait pas quand je lui
rendrais son argent; ce que j'ai voulu faire inuti-
lement plusieurs fois, et ce que je ne suis plus en
état de faire. Ainsi j'ai résolu de ne plus m'inquiéter
de cette affaire, et de laisser courir sa fortune au
livre , puisqu'il est trop tard pour l'empêcher.
Quoique par là toute discussion sur le danger de
la Profession de foi devienne inutile, puisque assu-
rément, quand je la voudrais retirer, le lilDraire ne
me la rendrait pas, j'espère pourtant que vous avez
mis ses effets au pis, en supposant qu'elle jetterait
le peuple parmi nous dans une incrédulité abso-
lue; car, premièrement, je n'ôte pas à pure perte,
et même je n'ôte rien , et j'établis plus que je ne
détruis. D'ailleurs le peuple aura toujours une re-
ligion positive , fondée sur l'autorité des hommes ;
et il est impossible que, sur mon ouvrage, le peuple
de Genève en préfère une autre à celle qu'il a. Quant
aux miracles, ils ne sont pas tellement liés à cette
autorité qu'on ne puisse les en détacher à certain
point ; et cette séparation est très-importante à faire ,
afin qu'un peuple religieux ne soit pas à la discré-
tion des fourbes et des novateurs; car, quand vous
ne tenez le peuple qiie par les miracles, vous ne
tenez rien. Ou je me trompe fort, ou ceux sur qui
ANNÉE 1762. 279
mon livre ferait quelque impression , parmi le
peuple, en seraient beaucoup plus gens de bien,
et n'en seraient guère moins chrétiens , ou plutôt
ils le seraient plus essentiellement. Je suis donc per-
suadé que le seul mauvais effet que pourra faire
mon livre parmi les nôtres, sera contre moi, et
même je ne doute point que les plus incrédules ne
soufflent encore plus le feu que les dévots: mais
cette considération ne m'a jamais retenu de faire
ce que j'ai cru bon et utile. Il y a long- temps que
j'ai mis les hommes au pis; et puis je vois très-bien
que cela ne fera que démasquer des haines qui cou-
vent; autant vaut les mettre à leur aise. Pouvez-
vous croire que je ne m'aperçoive pas que ma ré-
putation blesse les yeux de mes concitoyens, et que
si Jean -Jacques n'était pas de Genève, Voltaire y
eût été moins fêté ? Il n'y a pas une ville de l'Eu-
rope dont il ne me vienne des visites à Montmo-
rency , mais on n'y aperçoit jamais la trace d'un
Genevois; et quand il y en est venu quelqu'un, ce
n'a jamais été que des disciples de Voltaire, qui ne
sont venus que comme espions. Voilà, très-cher
concitoyen , la véritable raison qui m'empêchera de
jamais me retirera Genève; un seul haineux empoi-
sonnerait tout le plaisir d'y trouver quelques amis.
J'aime trop ma patrie pour supporter de m^ voir
haï : il vaut mieux vivre et mourir en exil. Dites-
moi donc ce que je risque. Les bons sont à l'é-
preuve , et les autres me haïssent déjà. Ils prendront
ce prétexte pour se montrer, et je saurai du moins
à qui j'ai affaire. Du reste, nous n'en serons pas
^OO CORRESPONUANCE.
sitôt à la peine. Je vois moins clair que jamais dans
le sort de mon livre ; c'est un abîme de mystère où
je ne saurais pénétrer. Cependant il est payé, du
moins en partie , et il me semble que dans les ac-
tions des hommes, il faut toujours, en dernier res-
sort, remonter à la loi de l'intérêt. Attendons.
Ije Contrat social est imprimé , et vous en rece-
vrez , par l'envoi de Rey, douze exemplaires , franc
de port, comme j'espère; sinon vous aurez la bonté
de m'envoyer la note de vos déboursés. Voici la
distribution que je vous prie de voidoir bien faire
des onze qui vous resteront, le votre prélevé.
Un à la Bibliothèque , etc.
A propos de la Bibliothèque , ne sachant point
le nom des messieurs qui en sont chargés à présent,
et par conséquent ne pouvant leur écrire , je vous
prie de vouloir bien leur dire de ma part que je
suis chargé, par M. le maréchal de Luxembourg,
d'un présent pour la Bibliothèque. C'est un exem-
plaire de la magnifique édition des Fables de La
Fontaine , avec des figures d'Oudry, en quatre vo-
lumes in-folio. Ce beau livre est actuellement entre
mes mains, et ces messieurs le feront retirer quand
il leur plaira. S'ils jugent à propros d'en écrire une
lettre de remerciement à M. le maréchal, je crois
qu'ils feraient une chose convenable. Adieu , cher
concitoyen ; ma feuille est finie , et je ne sais finir
avec vous que comme cela. Je vous embrasse.
P. S. Vous verrez que cette lettre est écrite k
deux reprises, parce que je me suis fait une blés-
ANNÉE I7G2. iSl
sure à la main droite, qui m'a long-temps empêché
tletenir la plume. C'est avec regret que je vous
lais coûter un si gros port, mais vous Tav.cz voulu.
LETTRE CCXCVIII.
A MM. DE LA SOCIÉTÉ ÉCONOMIQUE DE BERNE.
Montmorency, le 2 g avril lyiia.
Vous êtes moins inconnus, messieurs, que vous
lie pensez, et il faut que votre société ne manque
pas de célébrité dans le monde , puisque le bruit
en est parvenu dans cet asile à un homme qui n'a
plus aucun commerce avec les gens de lettres. Vous
vous montrez par un coté si intéressant , que votre
projet ne peut manquer d'exciter le public, et sur-
tout les honnêtes gens , à vouloir vous connaître ;
et pourquoi voulez -vous dérober aux hommes le
spectacle si touchant et si rare dans notre siècle, de
vrais citoyens aimant leurs frères et leurs sembla-
bles , et s'occupant sincèrement du bonheur de la
j)atrie et du genre humain ?
Quelque beau cependant que soit votre plan , et
quelques talents que vous ayez pour l'exécuter, ne
vous flattez pas d'un succès qui réponde entière-
ment à vos vues. Les préjugés qui ne tiennent qu'à
l'erreur se peuvent détruire , mais ceux qui sont
fondés sur nos vices ne tomberont qu'avec eux.
Vous voulez commencer par apprendre aux hom-
mes la vérité pour les rendre sages; et, tout au
101 CORRESPONDANCE.
contraire , il faudrait d'abord les rendre sages pour^
leur faire aimer la vérité. La vérité n'a presque
jamais rien fait dans le monde, parce que les hom-
mes se conduisent toujours plus par leurs passions
que par leurs lumières, et qu'ils font le mal, ap-
prouvant le bien. Le siècle où nous vivons est des
plus éclairés, même en morale : est-il des meilleurs?
Les livres ne sont bons à rien ; j'en dis autant des
académies et des sociétés littéraires; on ne donne
jamais, à ce qui en sort d'utile , qu'une approbation
stérile: sans cela, la nation qui a produit les Féné-
lon , les Montesquieu, les Mirabeau, ne serait-elle
pas la mieux conduite et la plus heureuse de la
terre? En vaut- elle mieux depuis les écrits de ces
grands hommes? et un seul abus a-t-il été redressé
sur leurs maximes ? Ne vous flattez pas de faire plus
qu'ils n'ont fait. Non, messieurs, vous pourrez in-
struire les peuples , mais vous ne les rendrez ni
meilleurs ni plus heureux. C'est une des choses qui
m'ont le plus découragé durant ma courte carrière
littéraire , de sentir que , même me supposant tous
les talents dont j'avais besoin, j'attaquerais sans fruit
des erreurs fimestes , et que , quand je les pourrais
vaincre, les choses n'en iraient pas mieux. J'ai quel-
quefois charmé mes maux en satisfaisant mon cœur,
mais sans m'en imposer sur l'effet de mes soins.
Plusieurs m'ont lu , quelques-uns m'ont approuvé
même ; et, comme je l'avais prévu , tous sont restés
ce qu'ils étaient auparavant. Messieurs, vous direz
mieux et davantage , mais vous n'aurez pas un meil-
leur succès; et, au lieu du bien public que vous
ANNÉE 1762. 283
cherchez, VOUS ne trouverez que la gloire que vous
seniblez craindre.
Qiun qu'il en soit, je ne puis qu'être sensible à
l'honneur que vous me faites de m'associer en quel-
que sorte, par votre correspondance, à de si nobles
travaux. Mais, en nie la proposant, vous ignoriez
sans doute que vous vous adressiez à un pauvre
malade qui, après avoir essayé dix ans du triste
métier d'auteur, pour lequel il n'était point fait, y
renonce dans la joie de son cœur, et, après avoir
eu l'honneur d'entrer en lice avec respect, mais en
homme libre , contre une tête couronnée , ose dire,
en quittant la plume pour ne la jamais reprendre :
f'ictor cœstus aitemque rcpoiio.
Mais sans aspirer aux prix donnés par votre mu-
nificence, j'en trouverai toujours un très-grand
dans l'honneur de votre estime; et si vous me ju-
gez digne de votre correspondance, je ne refuse
point de l'entretenir, autant que mon état, ma
retraite et mes lumières pourront le permettre; et ,
pour commencer par ce que vous exigez de moi ,
je vous dirai que votre plan, quoique très-bien
fait , me paraît généraliser un peu trop les idées ,
et tourner trop vers la métaphysique des recher-
ches , qui deviendraient plus utiles , seloai vos vues ,
si elles avaient des applications pratiques , locales ,
et particulières. Quant à vos questions, elles sont
très-belles , la troisième '' , surtout , me plaît beau-
coup ; c'est celle qui me tenterait si j'avais à écrire.
Quel peuple a jamais été le plus heureux ?
'^84 CORRESPONDANCE.
Vos vues, en la proposant, sont assez claires; et
il faudra que celui qui la traitera soit bien mal-
adroit s'il ne les remplit pas. Dans la première ,
où vous demandez quels sont les moyens de tirer un
peuple de la corruption, outre que ce mot de cor-
ruption me paraît un peu vague , et rendre la ques-
tion presque indéterminée, il faudrait commencer
peut-être par demander s'il est de tels moyens;
car c'est de quoi l'on peut tout au moins douter.
En compensation vous pourriez ôter ce que vous
ajoutez à la fin , et qui n'est qu'une répétition de
la question même , ou en fait une autre tout-à-fait
à part «.
Si j'avais à traiter votre seconde question*, je
ne puis vous dissimuler que je me déclarerais avec
Platon pour l'affirmative , ce qui si\rement n'était
pas votre intention en la proposant. Faites comme
l'académie française , qui prescrit le parti que l'on
doit prendre, et qui se garde bien de mettre en
problème les questions siu' lesquelles elle a peur
qu'on ne dise la vérité.
La quatrième " est la plus utile , à cause de cette
application locale dont j'ai parlé ci -devant; elle
offre de grandes vues à remplir. Mais il n'y a qu'un
Suisse, ou quelqu'im qui connaisse à fond la con-
" Voici la suite de cette question : « et quel est le plan le plus par-
" fait qu'un législateur puisse suivre à cet égard ? »
« Est-il des préjugés respectables qu'un bon citoyen doive se
« faire un scrupule de combattre publiquement ? »
''' « Par quel moyen pourrait-on resserrer les liaisons et l'amitié
« entre les citoyens des diverses républiques qui composent la con-
» fédération helvétique? »
ANNÉE I7G2. 285
stitution physique , poliliquc v\ iiiorali' du corps
helvétique, qui puisse la traiter avec succès. Il fau-
drait voir soi-mènie pour oser dire, O utinam!
Hélas! c'est augmenter ses regrets de renouveler
des vœux formés tant de fois et devenus inutiles.
Bonjour, monsieur : je vous salue, vous et vos
dignes collègues , de tout mon cœur et avec le plus
vrai respect.
LETTRE CCXCIX.
A M. DE MALESHERBES.
Montmorency , le 7 mai 1762.
C'est à moi, monsieur, de vous remercier de
ne pas dédaigner de si faibles hommages, que je
voudrais bien rendre plus dignes de vous être of-
ferts. Je crois, à propos de ce dernier écrit, devoir
vous informer d'une action du sieur Rey , laquelle
a peu d'exemples chez les libraires, et ne saurait
manquer de lui valoir quelque partie des bontés
dont vous mhonorez. C'est , monsieur , qu'en re-
connaissance des profits qu'il prétend avoir faits
sur mes ouvrages, il vient de passer, en faveur de
ma gouvernante , l'acte d'une pension viagère de
trois cents livres; et cela de son propre mouve-
ment, et de la manière du monde la plus obligeante.
Je vous avoue qu'il s'est attaché pour le reste de
ma vie un ami par ce procédé ; et j'en suis d'autant
plus touché , que ma plus grande peine , dans Té-
286 CORRESPONDANCE.
tat où je suis, était l'incertitude de celui où je lais-
serais cette pauvre fille après dix-sept ans de ser-
vice, de soins, et d'attachement. Je sais que le sieur
Rey n'a pas une lionne réputation dans ce pays-ci,
et j'ai eu moi-même plus d'une occasion de m'en
plaindre, quoique jamais sur des discussions d'in-
térêt, ni sur sa fidélité à faire honneur à ses en-
gagements. Mais il est constant aussi qu'il est géné-
ralement estimé en Hollande ; et voilà, ce me semble,
un fait authentique qui doit effacer bien des impu-
tations vagues. En voilà beaucoup, monsieur, sur
une affaire dont j'ai le cœur plein; mais le votre
est fait pour sentir et pardonner ces choses-là.
LETTRE CGC.
A MADAME LA MARÉCHALE DE LUXEMBOURG.
Montmorency , le 1 9 mai 176a.
Je ne croyais pas, madame la maréchale, que
notre livre pût paraître avant les fêtes; mais Du-
chesne me marque qu'il compte pouvoir le mettre
en débit la semaine prochaine ; et vous pensez bien
que je vois ce qui l'a rendu diligent. J'avais des-
tiné , pour vos distributions et celles de M. le
maréchal , les quarante exemplaires qui ont été
stipulés de plus que les soixante que je me réserve
ordinairement; mais mes distributions indispen-
sables ont tellement augmenté , que je me vois
forcé de vous en voler dix pour y suffire; sauf
ANNIÉE l'jGl. 287
restitution cependant, si vous n'en avez pas assez :
encore ai-je espéré que vous voudriez bien en faire
agréer lui à M. le prince de Conti, et un autre à
M. le duc de Villeroi, désirant qu'ils reçoivent quel-
que prix auprès d'eux de la main qui les offrira.
Je voudrais bien en présenter un exemplaire à
M. le marquis d'Armentières , qui m'a paru prendre
intérêt à cet ouvrage ; mais ne sachant comment
le lui envoyer, je vous supplie, madame la maré-
chale, de vouloir bien, si vous le jugez à propos,
vous charger de cet envoi , et j'en remplirai le
vide.
J'ai écrit à Duchesne d'envoyer les trente exem-
plaires à l'hôtel de Luxembourg, dans le courant
de la semaine, et de commencer, dimanche pro-
chain a3, mes distributions, dont je lui ai envoyé
la note. Si vous voulez bien , madame la maréchale,
n'ordonner les vôtres que le même jour, cela fera
que moins de gens auront à se plaindre que d'autres
aient eu le livre avant eux. Au reste , quel que soit
son succès dans le monde , mon dernier ouvrage
ayant été publiquement honoré de vos soins et de
votre protection , je crois ma carrière très -heu-
reusement couronnée : il était impossible de mieux
finir.
Pour éviter tout double emploi, je crois devoir
vous prévenir, madame la maréchale , que j'enver-
rai un exemplaire à madame la comtesse de Bouf-
flers, ainsi qu'au chevalier de Lorenzy.
^
:i88 CORRESPONDANCE.
LETTRE ceci.
A MADAME LATOUR.
A Montmorency , le 2 3 mai 1762.
Vous • avez fait , • madame , un petit quiproquo :
voilà la lettre de votre heureux papa; redeman-
dez-lui la mienne, je vous prie : étant pour moi,
elle est à moi , je ne veux pas la perdre ; car depuis
que vous avez changé de ton, votre douceur me
gagne , et je m'affectionne de plus en plus à tout
ce qui me vient de vous. Ce petit accident même
ne vous rend pas , dans mon esprit , un mauvais
office ; et dût-il entrer du bonheur dans cette af-
faire , on ne peut que bien penser des mœurs d'une
jeune femme dont les méprises ne sont pas plus
dangereuses.
Mais à juger de vos sociétés par les gens dont
vous m'avez parlé, j'avoue que ce préjugé vous
serait bien moins favorable. Je n'avais de ma vie
ouï parler de Sire-Jean , non plus que de M. Mail-
lard, dont vous m'avez fait mention ci-devant. Mon
prétendu jugement contre vous a été controuvé
par le premier, ainsi que mon prétendu voyage à
Paris par l'autre. Je n'aime point à prononcer; je
ne blâme qu'avec connaissance , et ne vais jamais
à Paris. Que faut-il donc .penser de ces messieurs-
là, madame, et quelle liaison doit exister entre
vous et de telles gens ?
LETTRE CCCII.
A MADAME LA MARÉCHALE DE LUXEMBOURG.
Vendredi s 8 mai.
Vous savez, madame la maréchale, qu'il y a une
édition contrefaite de mon livre, laquelle doit pa-
raître ces fêtes. Il est certain que si cette édition
se débite Duchesne est ruiné, et que si les auteurs
ne sont pas découverts je suis déshonoré. Quelque
nouvel embarras que ceci vous donne , il ne faut
pas qu'il puisse être dit qu'une affaire entreprise
par madame la maréchale de Luxembouri^ ait eu
une si triste fin. J'ai écrit hier à M. de Malesherbes :
mais j'ai quelque frayeur, je l'avoue, qu'on n'ait
abusé de sa confiance , et que l'auteur de la fraude
ne soit plus près de lui qu'il ne pense. Car enfin
cet auteur est l'imprimeur, ou le correcteur, ou
l'homme chargé de cette affaire , ou moi. Or il est
bien difficile que ce soit l'imprimeur, puisqu'ils
étaient deux , lesquels n'avaient aucune commu-
nication ensemble : le correcteur est l'ami du li-
braire, et même toutes les feuilles n'ont pas passé
par ses mains. Resterait donc à chercher le fripon
entre deux hommes dont je suis l'un, i'écris au-
jourd'hui à ]M. le lieutenant de police, et je vous
envoie copie de ma lettre. J'aurais voulu me trou-
ver à votre passage au retour de l'Ile-Adam ; mais
je n'ai pu venir à bout de savoir si c'était aujour^
R. XIX. 19
ago CORRESPONDANCE.
d'hui on demain que vous deviez venir ; et je suis
si faible , si troublé , si occupé , que , ne sachant
pas non plus l'heure , je ne tenterai pas même de
m'y trouver , espérant me dédommager mardi pro-
chain. Je vous excède , madame la maréchale , j'en
suis navré ; mais si cette affaire n'est éclaircie , il
faut que j'en meure de désespoir.
Vous comprenez qu'il ne faudrait pas montrer
ma lettre à M. de Malesherbes , mais seulement le
prier de vouloir bien regarder lui-même à cette
affaire. Le premier colporteur saisi d'un exemplaire
de la fausse édition donne le bout de la pelotte ;
il n'y a plus qu'à dévider.
LETTRE CCCIIT.
A M. DE SARTINE.
Uu a 8 mai 1762.
Monsieur,
Permettez que l'auteur d'iui livre sur l'éduca-
tion, au sujet duquel requête vous a été présen-
tée , })renne la liberté d'y joindre la sienne. Si
l'édition contrefaite est mise en vente , mon libraire
en souffrira des pertes que je dois partager; si les
auteurs de la fraude ne sont pas connus , je serai
suspect d'en être complice. N'en voilà que trop ,
monsieur, pour autoriser l'extrême inquiétude où
je suis , et Timportunité que je vous cause. A la
A.NNEK inGu. uni
manièri; dont s'y prennent ces éditeurs frauduleux,
j'ai lieu de croire qu'ils se sentent appuyés ; et
même , malgré vos ordres , le colporteur de Sau-
gen en promet à ses camarades des exemplaires
poiu' la veille des fêtes. Mais je suis fortement per-
suadé , sur quelque protection qu'ils comptent ,
qu'un magistrat de votre intégrité et de votre fer-
meté ne penîiettra jamais que cette protection soit
portée jusqu'à favoriser les fripons aux dépens de
la fortune du libraire et de la réputation de l'au-
teur.
Daignez , monsieur , agréer mon profond res-
pect, et vous rappeler que je m'honorais de ce
sentiment pour vous avant que je pusse prévoir
que j'implorerais un jour votre justice.
LETTRE CCCIV.
A MADAME LATOUR.
Ce samedi 29.
La preuve, madame , que je n'ai point voulu
mettre en égalité votre amie et vous , est que son
exemplaire vous a été remis, quoique j'eusse son
adresse ainsi que la vôtre. J'ai pensé qu'ayant une
fille à élever, elle serait peut-être bien aise de voir
ce livre ; et comme le libraire le vend fort cher ,
et qu'elle n'est pas riche, j'ai pensé encore que
vous seriez bien aise de le lui offrir. Offrez-le lui
donc , madame , non de ma part , mais de la vôtre ,
19-
•2<^'2 CORRESPONDANCE.
et ne lui faites aucune mention de moi. Du reste,
quoi que vous puissiez dire , je n'appellerai ni
Julie ni Claire deux femmes dont l'une aura des
secrets pour l'autre : car, si j'imagine bien les cœurs
dé Julie et de Claire , ils étaient transparents l'un
pour l'autre ; il leur était impossible de se cacher.
Contentez-vous, croyez-moi, d'être Marianne; et
si cette Marianne est telle que je me la figure, elle
n'a pas trop à se plaindre de son lot.
LETTRE CCCV.
A M. MOULTOU.
Aîontmorency , le 3o mai i-'da.
L'état critique où étaient vos enfants quand vous
m'avez écrit me fait sentir pour vous la sollicitude
et les alarmes paternelles. Tirez-moi d'inquiétude
aussitôt que vous le pourrez; car, cher Moultou,
je vous aime tendrement.
Je suis très-sensible au témoignage d'estime que
je reçois de la part de M. de Reventlow , dans la
lettre dont vous m'avez envoyé l'extrait : mais outre
que je n'ai jamais aimé la poésie française, et que
n'ayant pas fait de vers depuis très long-temj)s , j'ai
absolument oublié cette petite mécanique; je vous
dirai , de plus , que je doute qu'une pareille entre-
prise eût aucun succès; et, quant à moi du moins,
je ne sais mettre en chanson rien de ce qu'il faut
dire aux princes : ainsi je ne puis me charger du
soin dont veut bien m'honorer M. tic Kcvciitlow.
Cependant, pour lui prouver que ce refus ne vient
point de mauvaise volonté, je ne refuserai pas d'é-
crireun mémoire pour finstruction du jeune prince,
si M. de Reventlow veut m'en prier. Quant à la ré-
compense, je sais d'où la tirer sans qu'il s'en donne
le soin. Aussi-bien , quelque médiocre que puisse
être mon travail en lui-même , si je faisais tant que
d'y mettre un prix, il serait tel que ni M. de Re-
ventlow, ni le roi de Danemarck, ne pourraient le
payer.
Enfin mon livre parnit depuis quelques jours,
et il est parfaitement j^rouvé par l'événement que
j'ai payé les soins officieux d'un honnête homme
des soupçons les plus odieux. Je ne me consolerai
jamais d'une ingratitude aussi noire, et je porte au
fond de mon cœiu- le poids d'un remords qui ne
me quittera plus.
Je cherche quelque occasion de vous envoyer
des exemplaires, et, si je ne puis faire mieux, du
moins le votre avant tout. Il y a une édition de
Lyon qui m'est très-suspecte , puisqu'il ne m'a pas
été possible d'en voir les feuilles ; d'ailleurs le li-
braire Bruyset qui l'a faite s'est signalé dans cette
affaire par tant de manoeuvres artificieuses, nui-
sibles à Néaulme et à Duchesne, que la justice,
aussi-bien que l'honneur de l'auteur, demandent
que cette édition soit décriée autant qu'elle mérite
de l'être. J'ai grand'peur que ce ne soit la seule qui
sera connue où vous êtes, et que Genève n'en soit
infecté. Quand vous aurez votre exemplaire, vou*^
'294 CORRESPONDANCE.
serez en état de faire la comparaison et d'en dire
votre avis.
Vous avez bien prévu que je serais embarrassé
du transport des Fables de La Fontaine. Moi , que
le moindre tracas effarouche , et qui laisse dépérir
mes propres livres dans les transports, faute d'en
pouvoir prendre le moindre soin , jugez du souci
où me met la crainte que celui-là ne soit pas assez
bien emballé pour ne point souffrir en route, et la
difficulté de le faire entrer à Paris sans qu'il aille
traînant des mois entiers à la chambre svndicale.
Je vous jure que j'aurais mieux aimé en procurer
dix autres à la bibliothèque que de faire faire une
lieue à celui-là. C'est une leçon pour une autre
fois.
Vous qui dites que je suis si bien voulu dans
Genève , répondez au fait que je vais vous exposer.
Il n'y a pas une ville dans l'Europe dont les libraires
ne recherchent mes écrits avec le plus grand em-
pressement. Genève est la seule où Rey n'a pu né-
gocier des exemplaires du Contrat Social. Pas un
seul libraire n'a voulu s'en charger. Il est vrai que
l'entrée de ce livre vient d'être défendue en France;
mais c'est précisément poiu* cela qu'il devrait être
bien reçu dans Genève ; car même j'y préfère hau-
tement l'aristocnitie à tout autre gouvernement.
Répondez. Adieu , cher Moultou. Des nouvelles de
vos enfants.
ANNÉE l^Gii. 295
LETTRE CCCVI.
A MADAME LA MARQUISE DE CRÉQUI.
Montmorency, fin de mai 176a.
C'est VOUS, madame, qui m'oubliez; je le sens
fort bien : mais je ne vous laisserai pas faire ; car si
j'ai peine à former des liaisons , j'en ai plus encore
à les rompre, et surtout.... *
J'aurai donc soin , malgré vous, de vous faire quel-
quefois souvenir de moi, mais non pas de la même
manière. Ayant posé la plume pour ne la jamais
reprendre, je n'aurai plus, grâces au ciel, de pareil
hommage à vous offrir ** ; mais pour ceux d'un
cœur plein de respect , de reconnaissance et d'at-
tachement, ils ne finiront poUr vous, madame, de
ma part, qu'avec ma vie.
Quoi! vous voulez faire un pèlerinage à Mont-
morency ? Vous y viendrez visiter ces pauvres re-
liques genevoises, qui bientôt ne seront bonnes
qu'à enchâsser? Que j'attends avec empressement
ce pèlerinage d'une espèce nouvelle , où l'on ne
vient pas chercher le miracle , mais le faire ; car
vous me trouverez mourant , et je ne doute pas que
votre présence ne me ressuscite , au moins pour
* Cette lettre ne fait pas partie des lettres à la même dame que
M. Pougens a publiées en 1798; mais elle se trouve dans le recueil
donné par du Peyrou en 1 790 , et elle s'y trouve avec l'interru ption
qui se Toit ici.
** L'envoi de son Emile ( Noie de fin Peyrou. )
ig6 CORRESPONDANCE.
quinze jours. Au reste, madame, préparez-vous à
voir un joli garçon , qui s'est bien formé depuis cinq
ou six ans; j'étais un peu sauvage à la ville, mais
je suis venu me civiliser dans les bois.
Monsieur et madame de Luxembourg viennent
ici mardi pour un mois. J'ai cru vous devoir cet aver-
tissement, madame, sur la répugnance que vous
avez à vous y trouver avec eux. Mais j'avoue que
les raisons que vous en alléguez me semblent très-
mal fondées; et de plus, j'ai pour eux tant d'atta-
chement et d'estime , que quand on ne m'en parle
pas avec éloge , j'aimerais mieux qu'on ne m'en
parlât point du tout.
Puisque vous aimez les solitaires , vous aimez
aussi les promenades qui le sont: et, quoique vous
connaissiez le pavs , je vous en promets de char-
mantes, que vous ne connaissez sûrement pas. J'ai
aussi mon intérêt à cela; car, outre l'avantage du
moment présent, j'aurai encore pour l'avenir celui
de parcourir avec plus de plaisir les lieux où j'aurai
eu le bonheur de vous suivre.
LETTRE CCCVII.
A MADAME LATOUR.
Le i^"" juin 1763.
Je suis mortifié, madame, que mon exemplaire
n ait pu être employé, et peut-être ne vous sera-t-ii
pas si aisé de le remplacer que vous avez pu le
ANNIiE I7G2. 297
croire; car on dit que mon livre est arrêté et ne se
vend plus : à tout événement, il leste ici à vos or-
dres. Je ne renonce qu'à regret à l'espoir de vous
en voir disposer, et je vous avoue que la délica-
tesse qui vous <en empêche n'est pas de mon goût.
Mais il faut se soumettre; nous parlerons du reste
plus à loisir. Votre voyage est une affaire à méditer ;
car je vous avoue que, malgré mon état, j'ai grand'-
peur de vous.
LETTRE CCCVIII.
A LA MÊME.
A M. M. 4 juin 176a.
J'ai , madame , une requête à vous présenter : le
cœur plein de vous, j'en ai parlé à madame la ma-
réchale de Luxembourg; et, sans prévoir l'effet de
mon zèle, je lui ai inspiré le désir de savoir qui
vous êtes, et peut-être d'aller plus loin. Elle m'a
donc chargé de vous demander la permission de
vous nommer à elle, et je dois ajouter que vous
m'obligerez de me l'accorder. Mais, du reste, vous
pouvez me signifier vos volontés en toute con-
fiance, vous serez fidèlement obéie, La seide chose
que je vous demande pour l'acquit de ma commis-
sion , est , en cas de refus , de vouloir bien tourner
votre lettre de manière que je puisse la lui montrer.
Dois -je désirer ou craindre la visite que vous
semblez me promettre? Je crois , en vérité , qu'ell<>
298 COURESPOJVDAJVCE.
m'ote le repos d'avance ; que sera-ce après l'événe-
ment , mon Dieu ! Que voulez - vous venir faire ici
de ces beaux yeux vainqueurs des Suisses ? Ne sau-
raient-ils du moins laisser en paix les Genevois?
Ah ! respectez mes maux et ma barbe grise, ne venez
pas grêler sur le persil. Il faut pourtant achever de
m'humilier, en vous disant combien les préjugés
que vous craignez sont chimériques. Hélas! ce n'est
pas d'aujourd'hui que de jolies femmes viennent
impudemment insulter à ma misère , et me faire à
la fois de leurs visites un honneur et un affront!
Je ne sais pourquoi le cœur me dit que je me tirerai
mal de la vôtre. Non, je n'ai jamais redouté femme
autant que vous. Cependant je dois vous prévenir
que si vous voulez tout de bon faire ce pèlerinage,
il faut nous concerter d'avance, et convenir du jour
entre nous, surtout dans une saison où, sans cesse
accablé d'importuns de toutes les sortes , je suis
réduit à me ménager d'avance , et même avec peine ,
im jour de pleine liberté. Vous pouvez renvoyer la
réponse à cet article à quelque autre lettre, et n'en
point parler dans la réponse à celle-ci.
Je n'ai encore montré aucune de vos lettres à
madame de Luxembourg; et si je lui en montre,
et que vous ne vouliez pas être connue, soyez sûre
que j'y mettrai le choix nécessaire, et qu'elle ne
saura jamais qui vous êtes, à moins que vous n'y
consentiez. Excusez mon barbouillage ; j'écris à la
hâte, fort distrait , et du monde dans ma chambre.
ANNÉE I7G.2. ur)9
LETTRE CCCIX.
A M. NÉAULME.
Montmorency, le 5 juin 1762.
Je rerois, monsieur, à l'instant et dans le même
paquet, avec six feuilles imprimées, et cinq car-
tons, vos quatre lettres des 20, 11 , i[\ et i(j mai.
J'y vois avec déplaisir la continuation de vos plaintes
vis-à-vis de vos deux confrères ; mais n'étant entré
ni dan§ les traités ni daïis les nég^ociations récipro-
ques , je me borne à désirer que la justice soit ob-
servée, et que vous soyez tous contents, sans avoir
droit de m'ingérer dans une affaire qui ne me re-
garde pas. J'ajouterai seulemept que j'aurais sou-
haité, et de grand cœur, que le tout eût passé par
vos mains seules, et qu'on n'eût traité qu'avec vous ;
mais n'ayant pas été consulté dans cette affaire, je
ne puis répondre de ce qui s'est fait à mon insu.
Je vous ai dit, monsieur, et je le répète , qu'-É"-
juile est le dernier écrit qui soit sorti et sortira
jamais de ma plume pour l'impression. Je ne com-
prends pas sur quoi vous pouvez inférer le con-
traire; il me suffit de vous avoir dit la vérité : vous
en croirez ce qu'il vous plaira.
Je suis très-fàché des embarras où vous dites être
au sujet de la Profession de foi ; mais comme vous
ne m'avez point consulté sur le contenu de mon
manuscrit , en traitant pour l'impression , vous
n'avez point à vous prendre à moi des obstacles qui
^
tés y
300 CORRESPONDANCE,
VOUS arrêtent, et d'autant moins que les vérités
hardies semées dans tous mes livres devaient vous
faire présumer que celui-là n'en serait pas exempt.
Je ne vous ai ni surpris ni abusé, monsieur; j'en
suis incapable; je voudrais même vous complaire,
mais ce ne saurait être en ce que vous exigez de
moi sur ce point ; et je m'étonne que vous puissiez
croire qu'un homme qui prend tant de mesures
pour que son ouvrage ne soit point altéré après sa
mort, le laisse mutiler durant sa vie *.
A l'égard des raisons que vous m'exposez , vous
pouviez vous dispenser de cet étalage, et supposer
que j'avais pensé à ce qu'il me convenait de faire.
Vous dites que les gens même qui pensent comme
moi me blâment. Je vous réponds que cela ne peut
pas être ; car moi , qui sûrement pense comme moi ,
je m'approuve, et ne fis rien de ma vie dont mon
cœur fût aussi content. En rendant gloire à Dieu,
et parlant pour le vrai bien des hommes, j'ai fait
mon devoir: qu'ils en profitent ou non, qu'ils me
blâment ou m'approuvent, c'est leur affaire; je ne
donnerais pas un fétu pour changer leur blâme en
louange. Du reste, je les mets au pis; que me fe-
ront-ils que la nature et mes maux ne fassent bien-
tôt sans eux? Ils ne me donneront ni ne m'ôteront
ma récompense ; elle ne dépend d'aucun pouvoir
humain. Vous voyez bien , monsieur, que mon parti
est pris. Ainsi je vous conseille de ne m'en plus par-
ler, car cela serait parfaitement inutile.
Pour rexplication de ceci, voyez au commenceiTient de Y Emile
la première des notes ou il est question de Formey.
ANNÉE I'jGjl. Soi
LETTRE CCCX.
A M. MOULTOU.
Montmorency, le 7 juin 176a.
(
Je me garderais de vous inquiéter, clier Moul-
tou , si je croyais que vous fussiez tranquille sur
mon compte ; mais la fermentation est trop forte
pour que le bruit n'en soit pas arrivé jusqu'à vous,
et je juge parles lettres que je reçois des provinces,
que les gens qui m'aiment y sont encore plus alar-
mée pour moi qu'à Paris, Mon livre a paru dans des
circonstances malheureuses. Le j^arlement de Paris,
pour justifier son zèle contre les jésuites, veut,
dit -on, persécuter aussi ceux qui ne pensent pas
comme eux; et le seul homme en France qui croie
en Dieu doit être la victime des défenseurs du chris-
tianisme. Depuis plusieurs joiu's, tous mes amis
ë'efforcent à l'envi de m'effrayer: on m'offre par-
tout des retraites ; mais comme on ne me donne
pas, ])our les accepter, des raisons bonnes poiu'
moi, je demeure; car votre ami Jean -Jacques n'a
point appris à se cacher. Je jiense aussi qu'on giossil
le mal à mes yeux pour tâcher de m'ébranler; car
je ne. saurais concevoir à quel titre , moi citoyen de
Genève, je puis devoir compte au parlement de
Paris d'un livre que j'ai fait imprimer en Hollande
avec privilège des États-Généraux. Le seul moyen
lie défense que j'entends employer, si l'on m'inter-
302 CORRESPONDANCE.
roge , est la récusation de mes juges : mais ce moyen
ne les contentera pas ; car je vois que , tout plein
de son pouvoir suprême , le parlement a peu d'idée
du droit des gens , et ne le respectera guère dans
un petit particulier comme moi. Il y a dans tous
les corps des intérêts auxquels la justice est tou-
jours subordonnée ; et il n'y a pas plus d'inconvé-
nient à brûler un innocent au parlement de Paris,
qu'à en rouer un autre au parlement de Toulouse.
Il est vrai qu'en général les magistrats du premier
de ces corps aiment la justice , et sont toujours
équitables et modérés, quand un ascendant trop
fort ne s'y oppose pas ; mais si cet ascendant agit
dans cette affaire , comme il est probable , ils n'y
résisteront point. Tels sont les hommes, cher Moul-
tou ; telle est cette société si vantée : la justice
parle, et les passions agissent. D'ailleurs, quoique
je n'eusse qu'à déclarer ouvertement la vérité des
faits, ou, au contraire , à user de quelque mensonge
pour me tirer d'affaire, même malgré eux, bien
résolu de ne rien dire que de vrai , et de ne com-
promettre personne , toujours gêné dans mes ré-
ponses, je leur donnerai le plus beau jeu du monde
pour me perdre à leur plaisir.
Mais, cher Moultou, si la devise que j'ai prise
n'est pas un piu- bavardage , c'est ici l'occasion de
m'en montrer digne; et à quoi puis- je employer
mieux le peu de vie qui me reste? De quelque ma-
nière que me traitent les hommes, que me feront-
ils que la nature et mes maux ne m'eussent bientôt
fait sans eux ? Ils pourront m'oter ime vie que mon
ANNICK 1762. 5o3
état 111c rciul à charge, mais ils ne m'oteront pas
ma liberté; je la conserverai, quoi qu'ils fassent,
clans leurs liens et dans leurs murs. Ma carrière est
finie, il ne me reste plus qu'à la couronner. J'ai
rendu gloire à Dieu, j'ai parlé pour le bien des
hommes. O amil pour une si grande cause, ni toi
ni moi ne refuserons jamais de souffrir. C'est au-
jourd'hui que le parlement rentre ; j'attends en paix
ce qu'il lui plaira d'ordonner de moi.
Adieu, cher Moultou; je vous embrasse tendre-
ment : sitôt que mon sort sera décidé, je vous en
instruirai , si je reste libre ; sinon vous l'apprendrez
par la voix pidjlique.
LETTRE CCCXI.
A MADAME DE CRÉQUI.
Montmorency, le 7 juin 1762.
Se vous remercie , madame , de l'avis que vous
voulez bien me donner ; on me le donne de toutes
parts , mais il n'est pas de mon usage ; J. J. Rous-
seau ne sait point se cacher. D'ailleurs, je vous
avoue qu'il m'est impossible de concevoir à quel
titre un citoyen de Genève , imprimant ini livre
en Hollande, avec privilège des États - Généraux ,
en peut devoir compte au parlement de Paris. Au
reste, j'ai rendu gloire à Dieu, et parlé pour le
bien des hommes. Pour une si digne cause, je ne
3o4 CORRESPOND A^NCE.
refuserai jamais de souffrir. Je vous réitère mes
remerciements , madame , et n'oublierai point ce
soin de votre amitié.
LETTRE CCCXII.
A MADAME LATOUR.
A Montmorency, le 7 juin.
Rassurez-vous, madame, je vous supplie; vous
ne serez ni nommée ni connue : je n'ai fait que ce
que je pouvais faire sans indiscrétion. Je visiterai
dès aujourd'hui toutes vos lettres; et, n'ayant pas
le courage de les brûler , à moins que vous ne l'or-
donniez, j'en ôterai du moins, avec le plus grand
soin , tout ce qui pourrait servir de renseignement
ou d'indice pour vous reconnaître. Au reste , atten-
dez quelques jours à ra'écrire. On dit que le par-
lement de Paris veut disposer de moi ; il faut le
laisser faire , et ne pas compromettre vos lettres
dans cette occasion.
Je rouvre ma lettre pour vous dire que j'aurai
soin d'oter aussi votre cachet , et de mettre toutes
vos lettres en sûreté; ainsi, soyez tranquille.
ANNÉE 176.2. 3oj
LETTRE CCCXIII.
A M. DE LA POPLINIÈRE.
Montmorency, le 8 juin 1762.
Non , monsieur, les livres ne corrigent pas les
hommes , je le sais bien ; clans l'état où ils sont , les
mauvais les rendraient pires, s'ils pouvaient l'être,
sans que les bons les rendissent meilleurs. Aussi
ne m'en imposai-je point , en prenant la plume , sur
l'inutilité de mes écrits ; mais j'ai satisfait mon cœur
en rendant hommage à la vérité. En parlant aux
hommes poiu^ leiu' vrai bien , en rendant gloire à
Dieu , en arrachant aux préjugés du vice l'autorité
de la raison , je me suis mis en état , en quittant
la vie , de rendre à l'auteur de mon être compte
des talents qu'il m'avait confiés. Voilà , monsieur ,
tout ce que je pouvais faire ; rien de plus n'a dé-
pendu de moi. Du reste, j'ai fini ma courte tâche ;
je n'ai plus rien à dire et je me tais. Heureux,
monsieur, si , bientôt oublié des hommes et rentré
dans l'obscurité qui me convient, je conserve en-
core quelque place dans votre estime et dans votre
souvenir.
R. XIX. 10
3o6 CORRESPOTVDANCE.
LETTRE CCCXIV.
A M. MOULTOU.
Yverdun , le i5 juin 1763.
Vous aviez mieux jugé que moi , cher Moultou ;
l'événement a justifié votre prévoyance, et votre
amitié voyait plus clair que moi sur mes dangers.
Après la résolution où Vous m'avez vu dans ma
précédente lettre , vous serez surpris de me savoir
maintenant à Yverdun ; mais je puis vous dire que
ce n'est pas sans peine , et sans des considérations
très-grayes, que j'ai pu me déterminer à un parti
si peu de mon goût. J'ai attendu jusqu'au dernier
moment sans me laisser effrayer ; et ce ne fut qu'im
courrier venu dans la nuit du 8 au 9, de M. le prince
de Conti à madame de Ijuxembourg, qui apporta
les détails sur lesquels je pris sur-le-champ mon
parti. Il ne s'agissait plus de moi seul , qui sûrement
n'ai jamais approuvé le tour qu'on a pris dans cette
affaire , mais des personnes qui , pour l'amour de
moi , s'y trouvaient intéressées , et qu'ime fois ar-
rêté, mon silence même, ne voulant pas mentir,
eût compromises. Il a donc fallu fuir, cher Moul-
tou , et m'exposer, dans une retraite assez difficile,
à toutes les transes des scélérats, laissant le par-
lement dans la joie de mon évasion , et très-résolu
de suivre la contumace aussi loin qu'elle peut al-
ler. Ce n'est pas, croyez -moi, que ce corps me
f
14^
ANNÉE I7G2. 3o7
liaissc et ne sente tort bien son iniquité ; mais vou-
lant fermer la bouche aux dévots en poursuivant
les jésuites, il m'eût, sans égard pour mon triste
état , fait souffrir les plus cruelles tortures; il m'eût
fait brûler vif avec aussi peu de plaisir que de
justice, et simplement parce que cela l'arrangeait.
Quoi qu'il en soit , je vous jure , cher Moultou , de-
vant ce Dieu qui lit dans mon cœur , que je n'ai rien
fait en tout ceci contre les lois; que non-seulement
j'étais parfaitement en règle, mais que j'en avais
les preuves les plus authentiques, et qu'avant de
partir je me suis défait volontairement de ces
preuves pour la tranquillité d'autrui.
Je suis arrivé ici hier matin , et je vais errer dans
ces montagnes jusqu'à ce que j'y trouve un asile
assez sauvage pour y })asser en paix le reste de
mes misérables jours. Un autre me demanderait
peut-être pourquoi je ne me retire pas à Genève ;
mais , ou je connais mal mon ami Moultou , ou il
ne me fera sûrement pas cette question ; il sentira
que ce n'est point dans la patrie qu'un malheureux
proscrit doit se réfugier ; qu'il n'y doit point por-
ter son ignominie , ni lui faire partager ses affronts.
Que ne puis-je, dès cet instant, y faire oublier
ma mémoire! N'y donnez mon adresse à personne;
n'y parlez plus de moi ; ne m'y nommez plus. Que
mon nom soit effacé de dessus la terre! Ah! Moul-
tou, la Providence s'est trompée; pourquoi in'a-t-
elle fait naître parmi les hommes, en me faisant
d'une autre espèce qu'eux?
20.
1
3o8 CORRESPOIVDATNCE.
LETTRE CCCXV.
A M. LE MARÉCHAL DE LUXEMBOURG.
Yverdun, le 1 6 juin 176a.
Enfin j'ai mis le pied sur cette terre de justice
et de liberté qu'il ne fallait jamais quitter. Je ne
puis écrire aujourd'hui.... Il était temps d'arriver.
Mon adresse , sous le couvert de M. Daniel Ro-
guin , à Yverdun en Suisse. Les lettres ne parvien-
nent ici qu'affranchies jusqu'à la frontière. De
grâce, M. le maréchal , un mot de mademoiselle Le
Vasseur. J'attends sa résolution pour prendre la
mienne.
LETTRE CCCXVL
A M. LE PRINCE DE CONTL
Yverdun , le 1 7 juin 1762.
Monseigneur,
Je dois à Y. A. S. ma vie, ma liberté, mon hon-
neur même, plus augmenté par l'intérêt que vous
daignez prendre à moi qu'altéré par l'iniquité du
parlement de Paris. Ces biens, les plus estimés des
hommes , ont un nouveau prix pour celui qui les
tient de vous. Que ne puis-je , monseigneur , les em-
\1VNKE \']G-2. 3o()
ployer au gré de ma reconnaissance! C'est alors (pie
je me glorifierais .tous les jours de ma vie d'être
avec le plus profond respect, etc.
LETTRE CCCXVII.
A MADAME LA MARÉCHALE DE LUXEMBOURG.
Yverdun, le 17 juin 1762.
Vous l'avez voulu, madame la maréchale. Me
voilà donc exilé loin de tout ce qui m'attachait à
la vie! Est-ce un bien de la conserver à ce prix? Du
moins en perdant le bonheur auquel vous m'aviez
accoutumé , ce sera quelque consolation dans ma
misère de songer aux motifs qui m'ont déterminé.
Étant allé à Villeroy, comme nous en étions con-
venus , je remis à M. le duc la lettre que vous m'a-
viez donnée pour lui. Il me reçut en homme bien
voulu de vous, et me donna une lettre pour le se-
crétaire de M. le commandant de Lyon ; mais réflé-
chissant en chemin que celui à qui elle était adressée
pouvait être absent ou malade , et qu'alors je serais
plus embarrassé peut-être que si M. le duc n'a-
vait point écrit, jepris le parti d'éviter également
Lyon et Besançon , afin de n'avoir* à comparaître
par-devant aucun commandant; et, prenant entre
les deux une route moins suivie, je suis venu ici
sans accident, par Salins et Pontarlier. Je dois
pourtant vous dire qu'en passant à Dijon il fallut
donner mon nom , et qu'ayant pris la plume dans
3lO CORRESPONDANCE.
l'intention de substituer celui de ma mère à celui
de, mon père, il me fut impossible d'en venir à
bout : la main me tremblait tellement , que je fus
contraint deux fois de poser la plume ;enlin le nom
de Rousseau fut le seul que je pus écrire, et toute
ma falsification consista à supprimer le J d'un de
mes deux prénoins. Sitôt que je fus parti, je croyais
toujours entendre la maréchaussée à mes trousses;
et un courrier ayant passé la même nuit sous mes
fenêtres , je crus aussitôt qu'il venait m'arréter.
Quels sont donc les tourments du crime, si l'inno-
cence opprimée en a de tels?
Je suis arrivé ici dans im accablement inconce-
vable ; mais , depuis deux jours que j'y suis , je me
sens déjà beaucoup mieux : l'air natal , l'accueil de
l'amitié , la beauté des lieux , la saison , tout con-
court à réparer les fatigues du plus triste voyage.
Quand j'aurai reçu de vos nouvelles , que vou^
m'aurez dit que vous m'aimez toujours , que M. le
maréchal m'aura dit la même chose, je serai tran-
quille sur tout le reste. Quelque malheur qui m at-
tende , une consolation qui m'est sûre est de ne
l'avoir pas mérité.
Voilà, madame la maréchale, une lettre pour M. le
prince de Conti : je vous supplie de la lui faire
agréer, et d'y joindre tout ce qui vous paraîtra
propre à lui montrer la reconnaissance dont je suis
pénétré pour ses bontés. Quand l'innocence a be-
soin de faveur et de grâces, elle est heureuse au
moins de les recevoir d'une main dont elle peut
s'honorer. Je voudrais écrire à madame la comtesse
t
ANNÉE 1762. 3l I
de lioiiftlers ; mais l'heure presse, et le courrier ne
i-epartira de huit jours.
N'ayaut point encore commencé mes recherch(\s,
j'ignore en quel lieu je fixerai ma retraite: de nou-
velles courses m'effraient trop pour la chercher bien
loin d'ici. Tout séjour m'est bon pourvu qu'il soit
ignoré, et que l'injustice et la violence ne viennent
pas m'y poursuivre, et c'est un malheiu' qu'on n'a
pas à craindre en ce pays. Je n'ose vous demander
des nouvelles , je les attends horribles ; mais les ju-
gements du parlement de Paris ne sont pas si res-
pectables qu'on n'en puisse appeler à l'Europe et
à la postérité. Je prends la liberté de vous recom-
mander ma pauvre gouvernante. Dans quel em-
barras je l'ai laissée, et quel bonheiu- pour elle et
pour moi que vous ayez été à Montmorency dans
ces temps de nos calamités!
LETTRE CCCXVIII.
A M. LE MARÉCHAL DE LUXEMBOURG-
Yverdun, le ty juin 1763.
Je vous écrivis de Dole , M. le maréchal , samedi
dernier. Hier je vous écrivis d'ici par la route de
Genève; et je vous écris aujourd'hui par la route
de Pontarlier. En voilà maintenant poin^ huit jours
avant qu'aucun courrier reparte. A l'égard de ceux
de Paris pour ce pays, on peut écrire presque tous
3l2 CORRESPONDANCE.
les jours ; il y en a cependant trois de préférence,
mais le mercredi est le meilleur.
Si quelque chose au monde pouvait me consoler
de m'ètre éloigné de vous, ce serait de retrouver ici
dans im digne Suisse, tout l'accueil de l'amitié, et
tlans tous les habitants du pays l'hospitalité la plus
douce et la moins gênante. Je n'ai pourtant dit mon
nom qu'à M. Roguin, et je ne suis connu de per-
sonne que comme im de ses amis ; mais je ne pourrai
éviter d'être présenté, aujourd'hui ou demain, à
M. le bailli , qui est ici le gouverneur de la province.
J'espère qu'en m'ouvrantà lui il me gardera le secret.
Toits mes arrangements ultérieiu's dépendent tel-
lement de la décision de mademoiselle Le Vasseur,
qu'il faut que j'en sois instruit avant que de rien
faire. Je verrai en attendant tous les lieux des en-
virons où je puis chercher un asile , mais je ne le
choisirai qu'après que j'aurai su si elle veut le par-
tager; et, là-dessus, je vous supplie qu'il ne lui soit
rien insinué pour l'engager à venir si elle y a la
moindre répugnance ; car l'empressement de l'avoir
avec moi n'est que le second de mes désirs; le pre-
mier sera toujours qu'elle soit heureuse et contente,
et je crains qu'elle ne trouve ma retraite trop so-
litaire , {[u'elle ne s'y ennuie. Si elle ne vient pas ,
je la regretterai toute ma vie; mais si elle vient,
son séjour ici ne sera pas pour moi sans embarras ;
cependant qu'à cela ne tienne, et fût- elle ici dès
demain !
Une autre chose qui me tient en suspens , c'est
le sort des petits effets que j'ai laissés : s'ils me res-
ANNÉE I7G2. 3l3
l<înt, ce que mademoiselle Le Vasseur ne voudra
pas et qui sera d'un plus facile transport pourrait
être emballé ou encaissé , et envoyé ici par les soins
tle M. de Rougemont, banquier, rue Beaubourg,
lequel est prévenu. Mais si le parlement juge à
propos de tout confisquer et de s'enricliir de mes
guenilles, il faut que je pourvoie ici pcu-à-peu aux
choses dont j'ai un absolu besoin. Voulez-vous bien,
M. le maréchal , me faire donner un mot d'avis siu'
tout cela, et vous charger des lettres que mademoi-
selle Le Vasseur peut avoir à m'écrire? car elle n'a
pas mon adresse, et je soidiaite qu'elle ne soit com-
muniquée à personne , ne voulant plus être connu
que de vous. Voici une lettre pour elle. Je me crois
autorisé , par vos bontés , à prendre ces sortes de
libertés.
Je ne vous ai point fait l'histoire de mon voyage;
il n'a rien de fort intéressant. Je ne vous renouvelle
plus l'exposition de mes sentiments, ils seront tou-
jours les mêmes. Mon tendre attachement poiu'
vous est à l'épreuve du temps , de l'éloignement ,
des malheurs, de ces malheurs même auxquels le
cœur d'un honnête homme ne sait point se prépa-
rer, parce qu'il n'est pas fait pour l'ignominie, et
qui l'absorbent tout entier quand ils lui sont arrivés.
En cachant ma honte à toute la terre, je penserai
toujours à vous avec attendrissement, et ce |)ré-
cieux souvenir fera ma consolation dans mes mi-
sères. Mais vous, M. le maréchal, daignerez- vous
({uelquefois vous souvenir d'im malheuieux pros-
crit.^
3l4 CORRESPONDANCE.
I
LETTRE CCCXIX.
A MADEMOISELLE LE VASSEUR.
Yverdun, le 17 juin 1762.
Ma chère enfant, vous apprendrez avec grand
plaisir que je suis en sûreté. Puissé-je apprendre
bientôt que vous vous portez bien et que vous
m'aimez toujours! Je me suis occupé de vous en
partant et durant tout mon voyage; je m'occupe à
présent du soin de nous réunir. Voyez ce que vous
voulez faire , et ne suivez en cela que votre incli-
nation; car quelque répugnance que j'aie à me sé-
parer de vous , après avoir si long-temps vécu en-
semble, je le puis cependant sans inconvénient,
quoique avec reg^-et; et même votre séjour en ce
pays trouve des difficultés qui ne m'arrêteront pour-
tant pas s'il vous convient d'y venir. Consultez-vous
donc, ma chère enfant, et voyez si vous pourrez
supporter ma retraite. Si vous venez, je tâcherai
de vous la rendre douce, et je pourvoirai même,
autant qu'il sera possible, à ce que vous puissiez
remplir les devoirs de votre religion aussi souvent
qu'il vous plaira. Mais si vous aimez mieux rester,
faites -le sans scrupule, et je concourrai toujours
de tout mon pouvoir à vous rendre la vie commode
et agréable.
Je ne sais rien de ce qui se passe; mais les ini-
quités du parlement ne peuvent plus me surpren-
ANNÉE 176.2. 3i5
(lie, ot il n'y a point d'horreurs auxquelles je ne
sois déjà préparé. Mon enfant, ne me méprisez pas
à cause de ma misère. Les hommes peuvc^it me
rendre malheureux , niais ils ne sauraient me rendre
méchant ni injuste; et vous savez mieux que per-
soime que je n'ai rien fait contre les lois.
J'ignore comment on aura disposé des effets qui
sont restés dans ma maison; j'ai toute confiance en
la complaisance qu'a eue M. Dumoulin de vouloir
hien en être le gardien. Je crois que cela pourra
lever bien des difficultés que d'autres auraient pu
faire. Je ne présume pas que le parlement, tout
injuste qu'il est, ait la bassesse de confisquer mes
guenilles. Cependant , si cela arrivait , venez avec
rien , mon enfant, et je serai consolé de tout quand
je vous aurai près de moi. Si, comme je le crois,
on ferme les veux et qu'on vous laisse disposer du
tout, consultez MM. Mathas, Dumoulin, de La
Roche, sur la manière de vous défaire de tout cela
ou de la plus grande partie , surtout des livres et
des gros meidjles, dont le transport coûterait plus
qu'ils ne valent; et vous ferez emballer le reste
avec soin, afin qu'il me soit envoyé par une voie
qui est connue de M. le maréchal: mais, avant tout,
vous tacherez de me faire parvenir une malle pleine
lie linge et de hardes , dont j'ai un très-grand be-
soin , donnant avec la malle im mémoire exact de
tout ce qu'elle contient. Si vous venez , vous gar-
derez ce qu'il y a de meilleur et qui occupe le moins
de volume , pour l'apporter avec vous , ainsi que
l'argent que le reste aura produit , dont vous vous
3l6 CORRESPONDANCE
servirez pour votre voyage. Si cela, joint à l'appoint
du compte de M. de La Roche, excède ce qui vous
est nécessaire, vous le convertirez en lettre de
change par le banquier qui dirigera votre voyage ;
car , contre mon attente , j'ai trouvé qu'il faisait ici
très -cher vivre, que tout y coûtait beaucoup, et
que s'il faut nous remonter absolument en meubles
et bardes , ce ne sera pas une petite affaire. Vous
savez qu'il y a l'épinette et quelques livres à resti-
tuer, et M. Mathas, et le boucher, et mon barbier
à payer : je vous enverrai un mémoire sur tout cela.
Vous avez dû trouver, dans le couvercle de la
boîte aux bonbons , trois ou quatre écus qui doi-
vent suffire pour le paiement du boucher.
Je ne suis point encore déterminé sur l'asile que
je choisirai dans ce pays. J'attends votre réponse
pour me fixer; car si vous ne veniez pas, je m'ar-
rangerais différemment. Je vous prie de témoigner
à messieurs Mathas et Dumoulin , à madame de Ver-
delin , à messieurs Alamanni et Mandard , à mon-
sieiu' et madame de La Roche, et généralement à
toutes les personnes qui vous paraîtront s'intéresser
à mon sort, combien il m'en a coûté poiu* quitter
si brusquement tous mes amis et un pays où j'étais
bien voulu. Vous savez le vrai motif de mon dé-
jjart; si personne n'eût été compromis dans cette
malheureuse affaire, je ne serais sûrement jamais
parti, n'ayant rien à me reprocher. Ne manquez
pas aussi de voir de ma part M. le curé, et de lui
marquer avec quelle édification j'ai toujours ad-
miré son zèle et toute sa conduite ,et combien j'ai
ANNÉE [7G.2. 3l7
regretté de m'éloigner d'un pasteur si respectable
tlont l'exemple me rendait meilleur. M. Alamanni
m'avait promis de me faire faire ini bandage sembla-
ble à un modèle qu'il m'a montré, excepté que ce qui
était à droite devait être à gauche; je pense que ce
bandasse peut trjès-bien se faire sans mesure exacte ,
en n'ouvrant pas les boutonnières, en sorte que je
les pourrais faire ouvrir ici à ma mesure. S'il voulait
bien prendre la peine de m'en faire faire deux sem-
blables, je lui en serais sensiblement obligé; vous
auriez soin de lui en rembourser le prix , (;t de me
les envoyer dans la première malle que vous me
ferez parvenir. N'oubliez pas aussi les étuis à bou-
gies, et soyez attentive à envelopper le tout avec
le plus grand soin.
Adieu, ma chère enfant. Je me console un peu
des embarras où je vous laisse, par les bontés et la
protection de monsieur le maréchal et de madame
la maréchale , qui ne vous abandonneront pas au
besoin. Monsieur et madame Dubertier m'ont paru
bien disposés pour vous; je souhaiterais que vous
fissiez les avances d'un raccommodement, auquel
ils se prêteront sûrement : que ne puis-je les rac-
commoder de même avec monsieur et madame de
La Roche! Si j'étais resté j'aurais tenté cette bonne
œuvre, et j'ai dans l'esprit que j'aurais réussi.
Adieu derechef. Je vous recommande toutes choses ,
mais surtout de vous conserver et de prendre soin
de vous.
3lO CORRESPONDANCE.
heureux quand on m'aime : la bienveillance est
douce à mon cœur, elle me dédommage de tout.
Cher Moultou, un temps viendra peut-être que je
pourrai vous presser contre mon sein, et cet es-
poir me fait encore aimer la vie.
LETTRE CCCXXI.
A M. DE GINGINS DE MOIRY,
Membre du Conseil souverain de la république de Berne, el
seigneur bailli à Yverdun.
Yverdun , le aa juin 176a.
Monsieur ,
Vous verrez , par la lettre ci-jointe, que je viens
d'être décrété à Genève de prise de corps. Celle
que j'ai l'honneur de vous écrire n'a point pour
objet ma sûreté personnelle; au contraire, je sais
que mon devoir est de me rendre dans les prisons
de Genève puisqu'on m'y a jugé coupable , et c'est
certainement ce que je ferai sitôt que je serai as-
suré que ma présence ne causera aucun trouble
dans ma patrie. Je sais, d'ailleurs, que j'ai le bon-
heur de vivre sous les lois d'un souverain équi-
table et éclairé qui ne se gouverne point par les idées
d'autrui , qui peut et qui veut protéger l'innocence
opprimée. Mais, monsieur, il ne me suffit pas
dans mes malheurs de la protection même du sou-
ANNÉE I^G'2. 3j I
verain , si je ne suis encore honoré de son estime , et
s'il ne me voit de bon œil chercher un asile; dans
ses états. C'est sur ce point, monsieur, que j'ose
implorer vos bontés, et vous supplier de vouloir
bien faire au souverain sénat un rapjiort de mes
respectueux sentiments. Si ma démarche a le mal-
heur de ne pas agréer à LL. EE., je ne veux point
abuser d'une protection qu'elles n'accorderaient
qu'au malheureux, et dont l'homme ne leur paraî-
trait pas digne , et je suis prêt à sortir de leurs états ,
même sans ordre ; mais si le défenseur de la cause
de Dieu , des lois , de la vertu , trouve grâce devant
elles, alors, supposé que mon devoir ne m'appelle
point à Genève , je passerai le reste de mes jours
dans la confiance d'un cœiu' droit et sans reproche ,
soumis aux justes lois du plus sage des souverains.
LETTRE GCCXXII.
A M. MOULTOU.
Yverdun , le 24 juin 1762.
Encore un mot , cher Moultou , et nous ne nous
écrirons plus qu'au besoin.
Ne cherchez point à parler de moi ; mais , dans
l'occasion , dites à nos magistrats que je les respec-
terai toujours , même injustes; et à tous nos conci-
toyens, que je les aimerai toujours , même ingrats.
Je sens dans mes malheurs que je n'ai point l'ame
haineuse , et c'est une consolation pour moi de me
R. XIX. 21
3a2 COnilESPONJDANCE.
sentir bon aussi dans l'adversité. Adieu, vertueux
Moultou ; si mon cœur est ainsi pour les autres ,
vous devez comprendre ce qu'il est pour vous.
LETTRE CCCXXIII.
A M- LE MARÉCHAL DE LUXEMBOURG.
Yverdun, le 29 juin 1762.
N'ayant plus à Paris d'autre correspondance
que la vôtre, M. le maréchal, je me trouve forcé
de vous importuner de mes commissions , puisque
je ne puis m'adresser pour cela qu'à vous seul. Je
crois qu'on a sauvé quelques exemplaires de mon
dernier livre. M. le bailli d'Yverdun, qui m'a fait
l'accueil le plus obligean t , a le phis grand empresse-
ment de voir cet ouvrage ; et moi j'ai le plus grand
désir et le plus grand intérêt de lui complaire. J'en
ai promis aussi un à mon hôte et ami M. Roguin.
Il s'agirait donc d'en faire empaqueter deux exem-
plaires, de les faire porter chez M. Rougemont,
rue Beaubourg, en lui faisant marquer sur une
carte qu'il est prié par M. D. Roguin de les lui faire
parvenir par la voie la plus courte et la plus sûre,
qui est, je pense, le carrosse de Besançon. Pardon,
M. le maréchal ; je suis dans im de ces moments
qui doivent tout excuser. jMes deux livres viennent
d'exciter la plus grande fermentation dans Genève.
On dit que la voix publique est pour moi; cepen-
dant ils y sont défendus tous les deux. Ainsi mes
I
i
ANNÉE l'jG'2. 3u3
malheurs sont au comble; il ne peut plus guère
m'arriver pis.
J'attends avec grande impatience un mot sur la
décision de mademoiselle Le Yasseur, dont le sé-
jour ici ne sera pas sans inconvénient; mais qu'à
cela ne tienne, et qu'elle fasse ce qu'elle aimera le
mieux.
LETTRE CCCXXIV.
A MADAME CRAMER DE LON.
2 juillet 1762-
Il y a long-temps, madame, que rien ne m'é-
tonne plus de la part des hommes, pas même le
bien quand ils en font. Heureusement je mets toutes
les vingt-quatre heures un jour de plus à couvert
de leurs caprices; il faudra bientôt qu'ils se dépè-
chent s'ils veulent me rendre la victime de leurs
jeux d'enfants.
LETTRE CCCXXV.
A MADAME LA COMTESSE DE BOUFFLERS.
Y Verdun, 4 juillet 1762.
Touché de l'intérêt que vous prenez à mon sort,
je voulais vous écrire, madame, et je le voudrais
plus que jamais; mais ma situation, toujours em-
pirée , me laisse à peine un moment à dérober aux
21.
3^4 CORRESPONDANCE.
soins les plus indispensables. Peut-être dans deux
jours serai-je forcé de partir d'ici ; et tandis que j'y
reste , je vous réponds qu'on ne m'y laisse pas sans
occupation. Il faut attendre que je puisse respirer
pour vous rendre compte de moi. Mademoiselle
Le Vasseur m'avait déjà parlé de vos bontés pour
elle, et de celles de M. le prince de Conti. J'em-
porte en mon cœur tous les sentiments qu'elles
m'ont inspirés : puissent des jours moins orageux
m'en laisser jouir plus à mon aise!
Vous m'étonnez , madame , en me reprochant
mon indignation contre le parlement de Paris. Je le
regarde comme une troupe d'étourdis qui , dans
leurs jeux, font, sans le savoir, beaucoup de mal
aux hommes ; mais cela n'empêche pas qu'en ne
l'accusant envers moi que d'iniquité , je ne me sois
servi du mot le plus doux qu'il était possible. Puis-
que vous avez lu le livre, vous savez bien, ma-
dame, que le réquisitoire de l'avocat-général n'est
qu'un tissu de calomnies qui ne pourraient sauver
que par leur bêtise le châtiment du à l'auteui-,
quand il ne serait qu'un particulier. Que doit-ce
être d'un homme qui ose employer le sacré carac-
tère de la magistrature à faire le métier qu'il devrait
punir?
C'est cependant sur ce libelle qu'on se hâte de
méjuger dans toute l'Europe, avant que le livre y
soit connu ; c'est sur ce libelle que , sans m'assi-
gner ni m'en tendre, on a commencé par me décré-
ter , à Genève , de prise de corps ; et quand enfin
mon livre y est arrivé , sa lecture y a causé l'émo-
ANNÉE 1762. 3^5
tion , la fermentation qui y règne encore à tel point ,
(|ue le magistrat désavoue son décret , nie même
qu'il l'ait porté, et refuse, à la requête même de
ma famille , la communication du jugement rendu
en Conseil à cette occasion : procédé qui n'eut
peut-être jamais d'exemple depuis qu'il existe des
tribunaux.
Il est vrai que le crédit de M. de Voltaire à Ge-
nève a beaucoup contribué à cette violence et à
cette précipitation. C'est à l'instigation do M. de
Voltaire qu'on y a vengé, contre moi , la cause de
Dieu. Mais à Berne , où le même réquisitoire a été
imprimé dans la Gazette , il y a produit un tel effet,
que je sais , de M. le bailli même, qu'il attend, peut-
être demain , l'ordre de me faire sortir des terres
de la république; et je puis dire qu'il le craint. Je
sais bien que , quand mon livre sera parvenu à
Berne , il y excitera la même indignation qu'à Ge-
nève, contre l'auteur du réquisitoire; mais, en at-
tendant, je serai chassé; l'on ne voudra pas s'en
dédire , et , quand on le voudrait , il ne me convien-
drait pas de revenir. Ainsi, successivement, on
me refusera partout l'air et l'eau. Voilà l'effet de
ces procédures si régulières , dont vous voulez que
j'admire l'équité.
Vous pouvez bien juger, madame, qae toutes
ces circonstances ne peuvent que me rendre encore
plus précieuses les offres de madame ***; et, si j'ai
l'honneur d'être connu de vous , vous pourrez ai-
sément lui faire comprendre à quel point j'en suis
touché. Mais , madame , où est ce château ? Faut-il
320 CORRESPONDANCE.
encore faire des voyages , moi qui ne puis plus me
tenir ? Non ; dans l'état où je suis, il ne me reste qu'à
me laisser chasser de frontière en frontière , jusqu'à
ce que je ne puisse plus aller. Alors le dernier fera
de moi ce qu'il lui plaira. A l'égard de l'Angleterre,
vous jugez bien qu'elle est désormais pour moi
comme l'autre monde : je ne la reverrai de mes
jours.
Je devrais maintenant vous parler de vos propres
offres, madame, de ma reconnaissance, du cheva-
lier de Lorenzy, de miss Becquet, et de mille autres
choses qui , dans vos bontés pour moi , m'impor-
tent à vous dire. Mais voilà du monde ; le papier
me manque, et la poste partira bientôt. 11 faut
finir pour aujourd'hui.
OiîERVATioN. — Cette lettre constate l'irrégularité de la pro-
cédure du gouvernement de Genève, ou plutôt son injustice,
car il n'y eut point de procédure. L'avocat- général du parle-
ment de Paris avait lu l'Emile avant d'en provoquer la condam-
nation. Le gouvernement de Genève se contenta de lire le ré-
quisitoire de l'avocat-général. Toutes les formes furent au
moins observées par le parlement ; Genève les omit toutes.
LETTRE CCCXXVI.
A M. MOULTOU.
Yverdun, le 6 juillet 1763.
Je vois bien , cher concitoyen, que tant que je
serai malheureux vous ne pourrez vous taire, et
cela vraisemblablement m'assure vos soins et votre
1
ANNiÊE 17G2. Say
correspondance pour le reste de mes jours. Plaise à
Dieu que toute votre conduite dans cette affaife ne
vous fasse pas autant de tort qu'elle vous fera d'hon-
neur! Il ne fallait pas moins, avec votre estime,
que celle de quelques vrais pères de la patrie pour
tempérer le sentiment de ma misère dans un con-
cours de calamités que je n'ai jamais dû prévoir :
la noble fermeté de 31. Jalabert ne me surprend
point. J'ose croire que son sentiment était le plus
honorable au Conseil , ainsi que le plus équitable ;
et pour cela même je lui suis encore plus obligé
du courage avec lequel il l'a soutenu. C'est bien
des philosophes qui lui ressemblent qu'on peut
dire que , s'ils gouvernaient les états , les peuples
seraient heureux.
Je suis aussi fâché que touché de la démarche
des citoyens dont vous me parlez. Ils ont cru,
dans cette affaire , avoir leurs propres droits à dé-
fendre , sans voir qu'ils me faisaient beaucoup de
mal. Toutefois , si cette démarche s'est faite avec
la décence et le respect convenables, je la trouve
plus nuisible que répréhensible. Ce qu'il y a de
très-sûr, c'est que je ne l'ai ni sue ni approuvée,
non plus que la requête de ma famille , quoiqu'à
dire le vrai , le refus qu'elle a produit soit surpre-
nant et peut-être inouï.
Plus je pèse toutes les considérations, plus je
me confirme dans la résolution de garder le plus
parfait silence. Car enfin que pourrais-je dire sans
renouveler le crime de Cham ? Je me tairai , cher
Moultou , mais mon livre parlera pour moi ; cha-
328 CORRESPONDANCE. ■■
Clin y doit voir avec évidence que l'on m'a jugé
sans m'avoir lu.
Donzel est venu chargé du livre de Deluc;
mais il ne m'a point dit être envoyé par lui. Ils
prennent bien leur temps pour me faire des vi-
sites! Les sermons par écrit n'importunent qu'au-
tant qu'on veut ; mais que JNI. Deluc ne m'en vienne
pas faire en personne : il s'en retournerait peu
content.
Non-seulement j'attendrai le mois de septembre
avant d'aller à Genève, mais je ne trouve pas même
ce voyage fort nécessaire depuis que le Conseil
lui-même désavoue le décret, et je ne suis guère
en état d'aller faire pareille corvée. Il faut être
fou , dans ma situation , pour courir à de nou-
veaux désagréments quand le devoir ne l'exige pas.
J'aimerai toujours ma patrie, mais je n'en peux
plus revoir le séjour avec plaisir.
On a écrit ici à M. le bailli que le sénat de Berne,
prévenu par le réquisitoire im})rimé dans la Ga-
zette , doit dans peu m'envoyer un ordre de sortir
des terres de la république. J'ai peine à croire
qu'une pareille délibération soit mise à exécution
dans un si sas^e Conseil. Sitôt que je saurai mon
sort j'aurai soin de vous en instruire : jusque-là
gardez-moi le secret sur ce point.
Ce réquisitoire ou plutôt ce libelle me poursuit
d'état en état pour me faire interdire partout le
feu et l'eau. On vient encore de l'imprimer dans
le Mercure de Neuchâtel. Est- il possible qu'il ne
se trouve pas dans tout le public un seul ami de
ANNÉE I7G3. 32<)
hi justice et de la vérité qui daigne prendre la
pliune et montrer les calomnies de ce sot libelle,
lesquelles ne pourraient que par leur bêtise sauver
l'auteur du châtiment qu'il recevrait d'un tribu-
nal équitable, quand il ne serait qu'un particulier?
Que doit-ce être d'un homme qui ose employer le
sacré caractère de la magistrature à faire le métier
qu'il devrait punir? Je vou:> embrasse de tout mon
cœur.
Je dois vous dire que Donzel m'a questionné si
curieusement sur mes correspondances, que je
l'ai jugé plus espion qu'ami.
LETTRE CCCXXVII.
AU MÊME.
Motiers-Travers, le 1 1 juillet 1762.
Avant-hier, cher Moultou, je fus averti que le
lendemain devait m'arriver de Berne l'ordre de
sortir des terres de la république dans l'espace de
quinze jours; et l'on m'apprit aussi que cet ordre
avait été donné à regret, aux pressantes sollicita-
tions du Conseil de Genève, Je jugeai qu'il me con-
venait de le prévenir; et avant que cet ordre arri-
vât à Yverdun , j'étais hors du territoire de Berne.
Je suis ici depuis hier, et j'y prends haleine jus-
qu'à ce qu'il plaise à messieurs de Voltaire et Tron-
chin de m'y poursuivre et de m'en faire chasser ;
ce que je ne doute pas qui n'arrive bientôt. J'ai
33o CORRESPONDAÎfCE.
reçu votre lettre du 7 : n'avez-vous pas reçu la
mienne du 6? Ma situation me force à consentir
que vous écriviez , si vous le jugez à propos,
pourvu que ce soit d'une manière convenable à
vous et à moi , sans emportements , sans satires ,
surtout sans éloges , avec douceur et dignité , avec
force et sagesse ; enfin , comme il convient à un
ami de la justice, encore plus que de l'opprimé.
Du reste, je ne veux point voir cet ouvrage; mais
je dois vous avertir que , si vous l'exécutez comme
j'imagine, il immortalisera votre nom (car il faut
vous nommer ou ne pas écrire). Mais vous serez
un homme perdu. Pensez-y. Adieu , cher Moultou.
Vous pouvez continuer de m'écrire sous le pli
de M. Roguin, ou ici directement; mais écrivez
rarement.
LETTRE CCCXXVIII.
A MILORD MARÉCHAL.
T^itam impendert tero.
Juillet 176 a.
MlLORD,
Un pauvre auteur proscrit de France , de sa pa-
trie, du canton de Berne, pour avoir dit ce qu'il
pensait être utile et bon , vient chercher un asile
dans les états du roi. iNIilord, ne me l'accordez
pas si je suis coupable, car je ne demande point
ANNÉE I7G.2. 33l
de grâce et ne crois point en avoir besoin ; mais
si je ne suis qu'opprimé, il est digne de vous et de
sa majesté de ne pas me refuser le feu et Teau
qu'on veut m'ôter par toute la terre. J'ai cru vous
devoir déclarer ma retraite et mon nom trop connu
par mes malheurs : ordonnez de mon sort, je suis
soumis à vos ordres ; mais si vous m'ordonnez aussi
de partir dans l'état où je suis, obéir m'est impos-
sible, et je ne saurais plus où fuir.
Daignez , JMilord , agréer les assurances de mon
profond respect.
LETTRE CCCXXIX.
AU ROI DE PRUSSE.
A Motiers-Travers, juillet 1762.
J'ai dit beaucoup de mal de vous; j'en dirai peut-
être encore : cependant, chassé de France, de Ge-
nève, du canton de Berne, je viens chercher un
asile dans vos états. Ma faute est peut-être de
n'avoir pas commencé par là : cet éloge est de
ceux dont vous êtes digne. Sire, je n'ai mérité de
vous aucune grâce, et je n'en demande pas ; mais
j'ai cru devoir déclarer à votre majesté que j'étais
en son pouvoir, et que j'y voulais être : elle peut
disposer de moi comme il lui plaira.
332 CORRESPOND\NCE.
LETTRE CCCXXX.
A M. MOULT OU.
Motiers-Travers , le i5 juillet 1762.
Votre dernière lettre m'afflige fort , cher Moultoii.
Tai tort dans les termes, je le sens bien; mais ceux
d'un ami doivent-ils être si durement interprétés,
et ne deviez-vous pas vous dire à vous-même : S'il
dit mal, il ne pense pas ainsi?
Quand j'ai demandé s'il ne se trouverait pas un
ami de la justice et de la vérité pour prendre ma
défense contre le réquisitoire, j'imaginais si peu
que ce discours eût quelque trait à vous, que
quand vous m'avez proposé de vous charger de
ce soin, j'en ai été effrayé pour vous, comme
vous l'aurez pu voir dans ma précédente. Il ne
m'est pas même venu dans l'esprit qu'une pareille
entreprise vous fût praticable en cette occasion ,
et d'autant moins que mes défenseurs, si jamais
j'en ai, ne doivent point être anonymes. Mais sa-
chant que vous voyez et connaissez des gens de
lettres , j'ai pensé que vous pourriez exciter ou en-
coiuager en quelqu'un d'eux l'idée de faire ce
que, sans imprudence, vous ne pouvez faire vous-
même; et que, si le projet était bien exécuté, il
vous remercierait quelque jour peut-être de le lui
avoir sue^éré.
Cependant, comme personne ne connaît mieux
ANNEE I^Gsè. 333
que vous votre situation et vos risques , que d'ail-
leurs cette entreprise est belle et honnête, et (|ne
je ne connais personne au monde qui puisse mieux
que vous s'en tirer et s'en faire honneur, si vous
avez le courage de la tenter après l'avoir bien exa-
minée, je ne m'y oppose; pas, persuadé que, se-
lon l'état des choses , que je ne connais point et que
vous pouvez connaître, elle peut vous être ])lus
glorieuse que périlleuse. C'est à vous de bien peser
tout avant que de vous résoudre. Mais comme
c'est votre avis que vous devez dire, et non pas
le mien , je persiste dans la résolution de ne pas
me mêler de votre ouvrage , et de ne le voir qu'a-
vec le public.
Ce que M. de Voltaire a dit à madame d'Anville
sur la délibération du Sénat de Berne à mon sujet
n'est rien moins que vrai , et il le savait mieux que
personne. Le 9 de ce mois, M. le bailli d'Yverdun,
homme d'un mérite rare, et que j'ai vu s'attendrir
sur mon sort jusqu'aux larmes, m'avoua qu'il éle-
vait recevoir le lendemain et me signifier le même
jour l'ordre de sortir dans quinze jours des terres
de la république. IMais il est vrai que cet avis n'a
pas passé sans contradiction ni sans murmure , et
qu'il y a eu peu d'approbateurs dans le Deux-Cents,
et aucun dans le pays. Je partis le même jour 9 ,
et le lendemain j'arrivai ici, où, malgré l'accueil
qu'on m'y fait, j'aurais tort de me croire plus en
sûreté qu'ailleurs. Milord IMaréchal attend à mon
sujet des ordres du roi, et en attendant, m'a écrit
la réponse la* plus obligeante.
334 CORRESPONDANCE.
Comment pouvez -vous penser que ce soit par
rapport à moi que je veux suspendre notre corres-
pondance? Jugez -vous que j'aie trop de consola-
tions pour vouloir encore m'ôter les vôtres ? Si vous
ne craignez rien pour vous, écrivez , je ne demande
pas mieux ; et surtout n'allez pas sans cesse inter-
prétant si mal les sentiments de votre ami. Donnez
mon adresse à M. Usteri. Je ne me cache point ; on
m'écrit même, et l'on peut m'écrire ici directement
sans enveloppe ; je souhaite seulement que tous les
désœuvrés ne se mettent pas à écrire comme ci-de-
vant: aussi-bien ne répondrai-je qu'à mes amis, et
je ne puis être exact même avec eux. Adieu; aimez-
moi comme je vous aime , et de grâce ne m'affligez
plus.
Remerciez pour moi M. Usteri, je vous prie. Je
ne rejette point ses offres; nous en pourrons re-
parler.
LETTRE CCCXXXI.
A M DE GINGINS DE MOIRY.
Motiers, ai juillet 1763,
J'use, monsieur, de la permission que vous m'avez
donnée de rappeler à votre souvenir un homme ||
dont le cœur plein de vous et de vos bontés con-
servera toujours chèrement les sentiments que vous
lui avez inspirés. Tous mes malheurs me viennent
d'avoir trop bien pensé des hommes. Ils me font
ANNIÎE 1762. 335
sentir combien je m'étais trompé. J'avais besoin,
monsieur,cle vous connaître, vous et le petit nombre
de ceux qui vous ressemblent, pour ne pas me re-
procher une erreur qui m'a coûté si cher. Je savais
(ju'on ne pouvait dire impunément la vérité dans
ce siècle, ni peut-être dans aucun autre: je m'at-
tendais à souffrir pour la cause de Dieu ; mais je ne
m'attendais pas, je Tavoue, aux traitements inouïs
que je viens d'éprouver. De tous les maux de la vie
humaine, l'opprobre et les affronts sont les seuls
auxquels riionnète homme n'est point préparé. Tan t
de barbarie et d'acharnement m'ont surpris au dé-
pourvu. Calomnié publiquement par des hommes
établis pour venger l'innocence , traité comme un
malfaiteur dans mon propre pays que j'ai tâché d'ho-
norer, poursuivi , chassé d'asile en asile , sentant à
la fois mes propres maux et la honte de ma patrie ,
j'avais l'ame émue et troublée, j'étais découragé sans
vous. Homme illustre et respectable , vos consola-
tions m'ont fait oublier ma misère , vos discours ont
élevé mon cœur , votre estime m'a mis en état d'en
demeurer toujours digne : j'ai plus gagné par votre
bienveillance que je n'ai perdu par mes malheurs.
Vous me la conserverez , monsieur , je l'espère
malgré les hurlements du fanatisme et les adroites
noirceurs de l'impiété.Yous êtes trop vertueux pour
me haïr d'oser croire en Dieu, et trop sage pour
me punir d'user de la raison qu'il m'a donnée.
336 CORRESPONDANCE.
LETTRE CCCXXXII.
A 31 *.
Motiers , juillet 1763.
J'ai rempli ma mission, monsieur, j'ai dit tout
ce que j'avais à dire ; je regarde ma carrière comme
finie ; il ne me reste plus qu'à souffrir et mourir ;
le lieu où cela doit se faire est assez indifférent. Il
importait peut-être que parmi tant d'auteurs men-
teurs et lâches, il en existât un d'une autre espèce
qui osât dire aux hommes les vérités utiles qui fe-
raient leur bonheur s'ils savaient les écouter. Mais
il n'importait pas que cet homme ne fût point per-
sécuté ; au contraire , on m'accuserait peut-être d'a-
voir calomnié mon siècle si mon histoire même
n'en disait plus que mes écrits; et je suis presque
obligé à mes contemporains de la peine qu'ils pren-
nent à justifier mon mépris pour eux. On en lira
mes écrits avec plus de confiance. On verra même ,
et j'en suis fâché, que j'ai souvent trop bien pensé
des hommes. Quand je sortis de France je voulus
honorer de ma retraite l'état de l'Europe pour le-
quel j'avais le plus d'estime , et j'eus la simplicité
de croire être remercié de ce choix. Je me suis
trompé; n'en parlons plus. Vous vous imaginez bien
que je ne suis pas, après cette épreuve, tenté de
* L'aliuéa qui termine cette lettre fait juger que celui à qui elle
est adressée était uu des membres de la Société économique de Berne.
ANNÉE l'yGu. 337
me croire ici plus solidement étajjli. Je veux leiidre
encore cet honneur à votre pays de penser que la
sûreté que je n'y ai pas trouvée ne se trouvera
pour moi nulle part. Ainsi, si vous voulez que nous
nous voyions ici, venez tandis qu'on m'y laisse ; je
serai charmé de vous embrasser.
Quant à vous, monsieur, et à votre estimable
société, je suis toujoiu's à votre égard dans les
mêmes dispositions où je vous écrivis de Montmo-
rency*. Je prendrai toujours un véritable intérêt
au succès de votre entreprise; et si je n'avais formé
l'inébranlable résolution de ne plus écrire, à moins
que la furie de mes persécuteurs ne me force à re-
prendre enfin la plume poïir ma défense, je me
ferais un honneur et un plaisir d'y contribuer; mais,
monsieur, les maux et l'adversité ont achevé de
m'ôter le peu de vigueur d'esprit qui m'était resté;
je ne suis plus qu'un "être végétatif, une machine
ambulante; il ne me reste qu'un peu de chaleur
dans le cœur pour aimer mes amis et ceux qui mé-
ritent de l'être: j'eusse été bien réjoui d'avoir à ce
titre le plaisir de vous embrasser.
Voyez ci-devant la lettre du 29 avril 1762, sous le n" a 90.
R. XJX. 22
338 CORRESPONDAIVCE.
LETTRE CCCXXXIII.
A MADAME LA MARÉCHALE DE LUXEMBOURG.
Motiers-Travcrs , ai juillet 176a.
Je me hâte de aous apprendre, madame la ma-
réchale, que mademoiselle Le Vasseur est arrivée
ici hier en assez bonne santé , et le cœur plein de
nouveaux sentiments qu'elle m'aurait communi-
qués si les miens pour vous étaient susceptibles
d'augmentation , et si vos bontés et celles de M. le
maréchal n'avaient pas dès long- temps atteint la
mesure où les augmentations n'ajoutent plus rien.
Elle m'a apporté un reçu de M. de Rougemont d'une
somme trop considérable pour être fort bien en
règle, puisqu'entre autres articles, M. de La Roche
rembourse en entier les six cents francs que je lui
remis au voyage de Pâques , sans faire aucune dé-
duction des déboursés qu'il a faits pour mes habits
d'Arménien ; erreur sur laquelle j'attends éclaircis-
sement et redressement.
Vous avez su, madame la maréchale, que, pour
prévenir l'ordre qui venait de m'ètre signifié de
sortir du canton de Bej'ne sous quinzaine, je suis
venu ,^vant l'intimation de cet ordre , me réfugier
dans les états du roi de Prusse , où milord maréchal
d'Ecosse, gouverneur du pays, m'a accordé, avec
toutes sortes d'honnêtetés, la permission de de-
meurer jusqu'à la réception des ordres du roi , au-
ANNÉK I7G2. 33()
quel il a donné avis de mon arrivée. En attendant,
voici le secondménage dont je commence rétablis-
sement: si Ton me chasse de celui-ci je ne sais plus
où aller, et je dois m'attendre qu'on me refusera
le feu et l'eau par toute la terre. L'équitable et ju-
dicieux réquisitoire de M. Joly de Fleuri a produit
tous ces effets : il a donné une telle horreur pour
mon livre, qu'on ne peut se résoudre à le lire, et
qu'on n'a rien de plus pressé à faire que de pros-
crire l'auteur comme le dernier des scélérats. Quand
enfin quelque téméraire ose faire cette abominable
lecture et en })arler,tout surpris de ce qu'on trouve
et de ce qu'on a fait, on s'en repent, comme il est
arrivé à Genève, et comme il arrive actuellement
à Berne ; on maudit le réc|uisitoire et son fat au-
teur ; mais l'infortuné n'en demeure pas moins
proscrit: et vous savez que la maxime la plus fon-
damentale de tout gouvernement est de ne jamais
revenir des sottises qu'il a faites. Du reste, c'est le
polichinelle Voltaire et le compère Tronchin , qui ,
tout doucement, et derrière la toile, ont mis en
jeu toutes les autres marionnettes de Genève et de
Berne : celles de Paris sont menées aussi , mais plus
adroitement encore , par un autre arlequin que vous
connaissez bien. Reste à savoir s'il y a aussi des
marionnettes à Berlin. Je vous demande pardon de
mes folies; mais., dans l'état où je suis, il faut s'é-
gaver ou s'égorger.
J'ai envoyé ci-devant à M. le maréchal copie d'une
lettre d'un membre de notre conseil des Deux-cents
au sujet de mon Contrat social. Cette lettre avant
34o CORfiiiSPOiVD ANCE.
fait beaucoup de bruit, l'auteur a pris noblement
le parti de la reconnaître par -devant nos quatre
syndics: aussitôt l'affaire est devenue criminelle,
et Ton est maintenant occupé et embarrassé peut-
être à former un tribunal pour la juger. Trop in-
téressé dans tout cela, je suis suspect en jugeant
mes juges; mais j'avoue que les Genevois me pa-
raissent devenus fous. Quoi qu'il en soit , qu'on fasse
tout ce qu'on voudra, je ne dirai rien, je n'écrirai
point, je resterai tranquille: tout ceci me paraît
trop violent pour pouvoir durer.
Excusez, madame la maréchale, mes longues jé-
rémiades. Avec qui épancherais-je mon cœur, si ce
n'était avec vous? Je n'ai pas peur qu'elles vous
ennuient , mais qu'elles ne vous chagrinent : encore
un coup ceci ne saurait durer. Après les peines
vient le repos; cette alternative n'a jamais manqué
dans ma vie : et il me reste un espoir très-solide ,
c'est que mon sort ne peut plus changer qu'en
mieux, à moins que vous ne vinssiez à m'oublier;
malheur que j'ai d'autant moins à craindre que je
ne l'endurerais pas long-temps. Après vos bontés
et celles de M. le maréchal, rien n'a tant pénétré
mon ame que celles que M. le prince de Conti a
daigné étendre jusqu'à mademoiselle Le Yasseur.
Pour madame la comtesse de Boufflers, il faut l'a-
dorer. Eh ! pourquoi me plaindre de mes malheurs ?
ils m'étaient nécessaires pour sentir tout le prix
des biens ([ui m'étaient laissés.
On peutm'écrire en droiture àMotiers-Travers,
sous mon nom, ou , si l'on aime mieux, sous le cou-
A.\NÉK I -;()•>. V]\
vert de M. le major Girardier ; mais il laiii (juc les
lettres soient affranchies jusqu'à Pontariier. Il ne
m'est encore arrivé aucune malle.
*QuandM. de La Tour a voulu faire graver mon
portrait, je m'y suis opposé; j'y consens mainte-
nant si vous le jngez à propos, pourvu qu'au lieu
d'y mettre mon nom l'on n'y mette que ma devise :
ce sera désormais assez me nommer.
Le nom de ma demeure doit être écrit ainsi :
^ Motiers-Travers , par Poiiturlier.
LETTRE CCCXXXIV.
A M. MOULTOU.
Motiers, le 24 juillet 176 a.
La lettre ci-jointe , mon bon ami, a été occasionée
par une de M. Marcet , dans laquelle il me rapporte
celle qu'il a écrite à Genève au sujet du tribunal
légal qu'on dit devoir être formé contre M. Pictet.
Comme depuis fort long-temps je n'ai eu nulle cor-
respondance avec M. Marcet, et que j'ignore quelle
est aujourd'hui sa manière de penser, j'ai criudevoir
vous adresser la lettre que je lui écris, pour être
envoyée ou supprimée comme vous le jugerez à
propos. Au reste, ne soyez pas surpris de me voir
changer de ton ;mon expulsion du canton de Berne,
laquelle vient certainement de Genève , a comblé
Sur le dos de la lettre
34^ CORRESPONDANCE.
la mesure. Un état dans lequel le poète et le jon-
gleur régnent, ne m'est plus rien; il vaut mieux
que j'y sois étranger qu'ennemi. Que la crainte de
nuire à mes intérêts dans ce pays-là ne vous em-
pêche donc pas d'envoyer la lettre , si vous n'avez
nulle autre raison pour la supprimer. Je jugerai
désormais de sang froid toutes les folies qu'ils vont
faire, et je les jugerai comme s'il n'était pas ques-
tion de moi.
Si vous persistez dans le projet que vous aviez
formé, je vous recommande sur toute chose le ré-
quisitoire de Paris, fabriqué à Montmorency par
deux prêtres déguisés , qui font la Gazette ecclé-
siastique, et qui m'ont pris en haine parce que je
n'ai pas voulu me faire janséniste. Il ne faut pour-
tant pas dire tout cela , du moins ouvertement ;
mais en montrant combien ce libelle est calom-
nieux et méchant , il n'est pas défendu de montrer
combien il est bête. Du reste , parlez peu de Ge-
nève et de ce qui s'y est fait , de même qu'à Berne
et même à Neuchâtel, où l'on vient aussi de dé-
fendre mon livre. Il faut avouer que les prêtres
papistes ont chez les réformés des recors bien zélés.
vTe n'aimerais pas trop que votre ouvrage fût
impriiflq à Zurich, ou du moins qu'il ne le fût que
là ; car ce serait le moyen qu'il ne fût connu qu'en
Suisse et à Genève. J'aimerais bien mieux qu'il se
répandît en France et en Angleterre , où je suis un
peu plus en honneur. Ne pourriez-vous pas vous
adresser à Rev , surtout si vous vous nommez? car,
si vous gartlez l'anonyme, il ne faudrait peut-être
Mas vous servir eie lui, de peiu' qu'on ne «;rùL que
l'ouvrage vient de moi. Du reste, travaillez avec
confiance , et n'allez pas vous figurer que vous
manquez de talent ; vous en avez plus que vous ne
pensez. D'ailleurs l'amour du bien , la vertu , la gé-
nérosité , vous élèveront l'ame. Vous songerez que
vous défendez l'opprimé ; que vous écrivez pour
la vérité et pour votre ami ; vous traiterez uji su-
jet dont vous êtes digne; et je suis bien trompé
dans mon espérance si vous n'effacez votre client.
Surtout ne vous battez pas les flancs pour faire.
Soyez simple, et aimez-moi. Adieu.
Convenons que nous ne parlerons plus de cet
écrit dans nos lettres , de peur qu elles ne soient
vues; car je crois qu'il faut du secret.
Après un long silence, je viens de recevoir de
M. Vernes une lettre de bavardage et de cafardise,
qui m'achève de dévoiler le pauvre homme. Je m'é-
tais bien trompé sur son compte. Ses directeurs
l'ont chargé de me tirer, comme on dit, les vers
du nez. Vous vous doutez bien qu'il n'aura pas de
réponse.
LETTRE CCCXXXV.
A M. MARCET.
f'^itum impendere feio.
Votre lettre , monsieur , sur l'affaire de -M. Pic-
tet est judicieuse ; elle va Irès-bien au fait. Permet-
344 CORRESPONDANCE.
tez-moi d'y ajouter quelques idées pour achever
de déterminer l'état de la question.
1 . La doctrine de la Profession de foi du vicaire
savoyard est-elle si évidemment contraire à la re-
ligion établie à Genève, que cela n'ait pas même
pu faire une c]uestion , et que le Conseil , quand il
s'agissait de l'honneur et du sort d'un citoyen , ait
dû sur cet article ne pas même consulter les théo-
logiens ?
2. Supposé que cette doctrine y soit contraire,
est-il bien sûr que J. J. Rousseau en soit l'auteur?
L'est-il même qu'il soit l'auteur du livre qui porte
son nom? ne peut-on pas faussement imprimer le
nom d'un homme à la tète d'un livre qui n'est pas
de lui ? Ne convenait-il pas de commencer par avoir
ou des preuves ou la déclaration de l'accusé , avant
de procéder contre sa personne? On dirait qu'on
s'est hâté de le décréter sans l'entendre, de peur
de le trouver innocent.
3. Le cas du parlement de Paris est tout-à-fait
différent , et n'autorise point la procédure du Con-
seil de Genève. Le parlement ayant prétendu, je
ne sais, sur quel fondement, que le livre était im-
primé dans le royaume sans approbation ni pçniiis-
sion , avait ou croyait avoir à ce titre inspection sur
le livre et sur l'auteur. Cependant tout le monde
convient qu'il a commis une irrégularité choquante
en décrétant d'abord de prise de corps celui qu'il
devait premièrement assigner pour être ouï. Si cette
procédure était légitime , la liberté de tout honnête
homme serait toujours à la merci du premier im-
ANNliF. l'jGi. 345
primeur. On dira que la voix piibli(juc est unanime,
et que celui à qui l'on attribue le livre ne le désa-
voue pas. Mais , encore ime fois , avant que de flé-
trir l'honneur d'un homme irréprochable , avant
que d'attenter à la liberté d'un citoyen , il faudrait
quelque preuve positive : or la voix publique n'en
est pas une ; et nul n'est tenu de réj)ondre lorsqu'il
n'est pas interrogé. Si donc la procédure du par-
lement de Paris est irrégulière en ce point, comme
il est incontestable, que dirons-nous de celle du
Conseil de Genève , qui n'a pas le moindre prétexte
pour la fonder? Quelquefois on se hâte de décré-
ter légèrement un accusé qu'on peut saisir , de peur
qu'il ne s'échappe; mais pourquoile décréter absent,
à moins que le délit ne soit de la dernière évidence ?
Ce procédé violent est sans prétexte ainsi que sans
raison. Quand le public Juge avec étourderie, il
est d'autant moins permis aux tribunaux de l'imi-
ter que le public se rétracte comme il juge; au
lieu que la première maxime de tous les gouverne-
ments du monde est d'entasser plutôt sottise siu'
sottise que de convenir jamais qu'ils en ont fait
une, encore moins de la réparer.
4. Maintenant supposons le livre bien reconnu
pour être de l'auteur dont il porte le nom : il s'a-
git ensuite de savoir si la Profession de foi en est
aussi. Autre preuve positive et juridique indispen-
sable en cette occasion : Car enfin , l'auteur du livre
ne s'y donne point pour celui de la Profession de
foi ; il déclare que c'est un écrit qu'il transcrit dans
son livre; et cet écrit, dans le préambule, paraît
346 CORRESPONDAIS' CE.
lui être adressé par un de ses concitoyens. Voilà
tout ce qu'on peut inférer de l'ouvrage même ; aller
plus loin, c'est deviner; et si l'on se mêle une fois
de deviner dans les tribunaux, que deviendront
les particuliers qui n'auront pas le bonheur de
plaire aux magistrats? Si donc celui qui est nommé
à la tête du livre où se trouve la Profession de foi
doit être puni pour l'avoir publiée, c'est comme
éditeur et non comme auteur ; on n'a nul droit de
regarder la doctrine qu'elle contient comme étant
la sienne , surtout après la déclaration qu'il fait lui-
même qu'il ne donne point cette profession de foi
pour règle des sentiments qu'on doit suivre en ma-
tière de religion, et il dit pourquoi il la donne.
Mais on imprime tous les jours dans Genève des
livres catholiques , même de controverse , sans que
le Conseil cherche querelle aux éditeurs. Par quelle
injuste partialité punit-on l'éditeur genevois d'un
ouvrage prétendu hétérodoxe, imprimé en pays
étranger, sans rien dire aux éditeurs genevois d'ou-
vrages incontestablement hétérodoxes, imprimés
dans Genève même?
5. A l'égard du Contrat social , l'auteur de cet
écrit prétend qu'une religion est toujours néces-
saire à la bonne constitution d'un état. Ce senti-
ment peut bien déplaire au poète Voltaire , au jon-
gleur Tronchin , et à leurs satellites ; mais ce n'est
pas parla qu'ils oseront attaquer le livre en public.
L'auteur examine ensuite quelle est la religion ci-
vile sans laquelle nul état ne peut être bien consti-
tué. H semble , il est vrai , ne pas croire que le
AiVNÉL l'jGl. 347
christiaiiisnie , du moins celui d'aujourd'hui, soit
cette religion civile indispensable à toute bonne
législation ; et en effet beaucoup de gens ont re-
gardé jusqu'ici les républiques de Sparte et de
Rome conmie bien constituées, quoiqu'elles ne
crussent pas en Jesus-Christ. Supposons toutefois
qu'en cela l'auteur se soit trompé : il aura fait une
erreur en politique ; car il n'est pas ici question
d'autre chose. Je ne vois point où sera Thérésie,
encore moins le crime à punir.
6. Quant aux principes de gouvernement établis
dans cet ouvrage , ils se réduisent à ces deux prin-
cipaux : le premier , que légitimement la souverai-
neté appartient toujouis au peuple; le second , que
le gouvernement aristocratique est le meilleur de
tous. Peut-être importerait-il beaucoup au peuple
de Genève, et même à ses magistrats, de savoir
précisément en quoi quelqu'iui d'eux trouve ce
livre blâmable et son auteur criminel. Si j'étais
procureur-général de la république de Genève, et
qu'un bourgeois, quel qu'il fût, osât condamner
les principes établis dans cet ouvrage, je l'oblige-
rais à s'expliquer avec clarté , ou je le poursuivrais
criminellement comme traître à la patrie et crimi-
nel de lèse-majesté.
On s'obstine cependant à diic qu'il y a un dé-
cret secret du Gonseil contre J. J. Rousseau, et
même que sa famille ayant par requête demandé
communication de ce décret, elle lui a été refusée.
Cette manière ténébreuse de procéder est ef-
fravante; elle est inouïe dans tous les tribunaux
348 CORRESPONDANCE.
du monde, excepté celui des inquisiteurs d'état à
Venise. Si jamais elle s'établissait à Genève, il vau-
drait mieux être né Turc que Genevois.
Au reste, je ne puis croire qu'on érige contre
M. Pictet le tribunal dont vous parlez. En tout cas,
ce sera fournir à un homme ferme , qui a du sens ,
de la santé, des lumières, l'occasion de jouer un
très-beau rôle , et de donner à ses concitoyens de
grandes leçons.
Celiîi qui vous écrit ces remarques vous aime et
vous salue de tout son cœur.
LETTRE CCCXXXVI.
A MADAME LA COMTESSE DE BOUFFLERS.
A Motiers-Travers , le a 7 juillet 1763.
J'ai enfin le plaisir, madame, d'avoir ici made-
moiselle Le Vasseur, et j'apprends d'elle à com-
bien de nouveaux titres je dois être pénétré de re-
connaissance pour les bienfaits que M. le prince
de Conti a versés sur cette pauvre fille, pour les
soins bien plus précieux dont il a daigné l'hono-
rer, et surtout., madame, pour tout ce que vous
avez fait pour elle et pour moi dans ces moments
si tristes et si peu prévus. Pourquoi faut-il que la
détresse et l'oppression qui resserrent mon cœur
le ferment encore à l'effusion des sentiments dont
il est pénétré? Tout est encore en-dedans, ma-
dame; mais tout y est, et vous m'avez fait encore
plus de bien que vous ne pensez.
ANNÉE l'jG-2. 34*)
La réponse du roi n'est point encore venue sur
l'asile que j'ai cherché dans ses états, et j'ignore
quels seront ses ordres à mon égard. Après ce ([ui
vient de m'arriver à Berne, je ne dois me croire
en sûreté nulle part ; et j'avoue que , sans la néces-
sité qui m'y force , ce n'est pas ici que je le serais
venu chercher , quelque plaisir que me fasse made-
moiselle Le Vasseur. Surcroît d'embarras s'il faut
fuir encore; et moi qui ne sais plus ni où ni com-
ment, il ne me reste qu'à m'abandonner à la Pro-
vidence et à me jeter tète baissée dans mon destin.
L'argent ne me manquera pas par le soin que l'on
a pris de ma bourse et par ce qu'on a mis dans la
sienne. Mais l'indigence pourrait augmenter mes
infortunes, sans que l'argent les puisse adoucir,
et je n'ai jamais été si misérable que quand j'ai été
!e plus riche. J'ai toujours ouï -dire que l'or était
bon à tout, sans l'avoir jamais trouvé bon à rien.
Vous ne sauriez concevoir à quel point le réqui-
sitoire de ce Fleuri a effarouché tous nos ministres;
et ceux-ci sont les plus renuiants de tous. Ils ne
me voient qu'avec horreur : ils prennent beaucoup
sur eux pour me souffrir dans les temples. Spinosa ,
Diderot, Aoltaire, Helvétius , sont des saints au-
près de moi. Il y a presfjue un raccommodement
avec le parti philosophique pour me poursuivre
de concert : les dévots ouvertement ; les philosophes
en secret, par leurs intrigues, toujours en gémis-
sant tout haut sur mou sort. Le poète Voltaire et
le jongleur Tronchin ont admirablement joué leiu'
rôle à Genève et à Berne. Nous verrons si je pré-
35o CORRESPOIYDANCE.
vois juste , mais j'ai peine à croire qu'on me laisse
tranquille où je suis. Cependant jusqu'ici Milord
Maréchal paraît m'y voir d'un bon œil. J'ai reçu
hier, sous la date et le timbre de Metz, d'un pré-
tendu baron de Corval, une lettre à mourir de rire ,
laquelle sent son Voltaire à pleine gorge. Je ne puis
résister, madame , à l'envie de voui^ transcrire quel-
ques articles de la lettre de M. le baron ; j'espère
qu'elle vous amusera.
« Je voudrais pouvoir vous adresser , sans frais,
« deux de mes ouvrages. Le premier est un plan
« d'éducation tel que je l'ai conçu. Il n'approche
« pas de l'excellence du vôtre, mais jusqu'à vous-
c( j'étais le seul qui pût se flatter d'a])procher le but
« de plus ])rès. Le second est votre Héluïse , dont
« j'ai fait une comédie en trois actes , en prose , le ,
« mois de décembre dernier. Je l'ai communiquée
a à gens d'esprit , surtout aux premiers acteurs de
fc notre théâtre messin. Tous l'ont trouvée di^jne
« de celui de Paris : elle est de sentiment, dans le
« soùt de celles de feu ]\L de La Chaussée. Je l'ai
« adressée à M. Dubois, premier commis en chef
« des bureaux de l'artillerie et du génie , il y a trois
« mois, sans que j'en reçoive de réponse, je ne
« sais pourquoi. Si j'eusse connu Texcellence de
« votre cœur comme à présent , et que j'eusse su
« votre adresse à Paris , je vous l'aurais adressée
« pour la corriger et la faire recevoir aux Français ,
« à mon profit,
« J'ai une proposition a^ous faire. Je vous de- |l
« mande le même service que vous avez reçu du
A.NNEE I'jGt.. 35i
«vicaire Savoyaixl; c'est-à-dire de me recevoir
« chez vous, sans pension, pour deux ans; nie lo-
«ger, nourri]-, éclairer, et chauffer. Vous êtes le
« seul qui puissiez me conduire de toute façon à la
'(félicité, et m'apprendre à mourir. Mon excès
« d'humanité , inséparable de la pitié, m'a engagé à
« cautionner un militaire pour 3 , 200 livres. En éta-
« l)lissant mes enfants , je ne me suis réservé qu'une
« pension de i , 5oo livres : la voilà plus qu'absor-
« bée pour deux ans; c'est ce qui me force à parta-
« ger votre pain pendant cet intervalle. Vous n'au-
« rez pas sujet de vous plaindre de moi : je suis
« très-sobre ; je n'aime que les légumes , et fort peu
« la viande; je renchéris sur la soupe, à laquelle
« je suis habitué deux fois par jour; je mange de
« tout, mais jamais de ragoûts faits dans le cuivre,
« ni de ces ragoûts raffinés qui empoisonnent.
« Je vous préviens que la suite d'une chute tn'a
« rendu sourd; cependant j'entends très-bien de l'o-
« reille gauche, sans qu'on hausse la voix, pourvu
« qu'on me parle doucement et de près à cette
« oreille. De loin j'entends avec la plus grande
« facilité par des signes très -faciles que je vous
« apprendrai, ainsi qu'à vos amis. Je ne suis point
« curieux ; je ne questionne jamais ; j'attends qu'on
« ait la bonté de me faire part de la conversation. «
Toute la lettre est sur le même ton. Vous me
direz qu'il n'y a là qu'une folie plaisanterie. J'en
conviens; mais je vois qu'en plaisantant, cet hon-
nête homme s'occupe de moi continuellement, et,
madame , cela ne vaut rien. Je suis convaincu qu'on
H5a CORRESPOND A ncj:.
ne me laissera vivre en paix sur la terre que quand
il m'aura oublié.
Depuis quinze jours je me mets souvent en de-
voir d'écrire au chevalier (de Lorenzy), et tou-
jours quelque soin pressant m'en empêche; et
même à présent que je voulais vous parler de vous ,
madame, de madame la maréchale, voilà qu'on
vient m'arracher à moi-même et aux bienfaisantes
divinités que mon cœur adore , pour aller , en vrai
manichéen, servir celles qui peuvent me nuire,
sans pouvoir me faire aucun bien.
Observation. — rsous croyons que Rousseau se trompe en
attribuant la lettre du prétendu baron de Corval à Voltaire, qui
faisait mieux que cela. Les allusions n'ont rien de piquant :
l'une est relative à la lettre sur le danger de se servir à la cuisine
d'ustensiles en cuivre juillet i753), et l'autre, au passage de
l'Emile qui précède la Profession de foi.
LETTRE CCCXXXVIÎ.
A M. MOULTOU.
Motiers, 3 août 1762.
Je soupçonne , ami , que nos lettres sont intercep-
tées, ou du moins ouvertes; car la dernière que
vous m'avez envoyée de notre ami , avec un mot
de vous au dos d'une autre lettre timbrée de Metz,
ne m'est parvenue que six jours après sa date.
]Marquez-moi , je vous prie, si vous avez reçu celle
que je vous écrivis il y a huit ou dix joints , avec une
ANNÉE 1762. 353
réponse à un citoyen de Genève qui m'avait écrit
au sujet (le Taffaire de M. Pictet. Je vous laissais le
maître d'envoyer cette réponse à son adresse, ou
de la supprimer si vous le jugiez à propos.
Vous aviez raison de croire que quelqu'un qui
m'écrirait à Genève ne serait pas fort au fait de ma
situation. Mais la lettre que vous m'avez envoyée,
quoique datée et timbrée de Metz, sent son Vol-
taire à pleine gorge ; et je ne doute point qu'elle
ne soit de ce glorieux souverain de Genève , qui ,
tout occupé de ses noirceurs , ne néglige pas pour
cela les plaisanteries; son génie imiverscl suffit à
tout. Laissez donc au rebut les lettres qu'on m'é-
crit à Genève ; mes amis savent bien que ce n'est
pas là qu'il ftiut me . chercher désormais.
Je viens de recevoir l'arrêt du parlement qui me
concerne, apostille par un anonyme que j'ai lieu
de soupçonner être un évéque. Quoi qu'il en soit,
les notes sont bien faites et de bonne main, et je
n'attends, pour vous faire passer ce papier, que
de savoir si mes paquets et lettres vous parvien-
nent sûrement et dans leur temps. C'est par la
même défiance que je n'écris point à notre ami,
que je ne veux pas compromettre; car, pour vous,
il est "désormais trop tard : vous êtes noté d'amitié
pour moi , et c'est à Genève un crime irrémissible.
Adieu.
Réponse aussitôt, je vous prie, si cette lettre
vous parvient. Cachetez les vôtres avec un peu
plus de soin , afin que je puisse juger si elles ont
été ouvertes.
R. XTX. 2 3
354 CORRESPOJN J) ANCE.
1
LETTRE CCCXXXVIII.
AU MÊME.
Motiers, ce lo août 1762.
J'ai reçu hier au soir votre lettre du 7 : ainsi, à
quelques petits retards près, notre correspondance
est en règle; et si l'on n'ouvre pas nos lettres à Ge-
nève , on ne les ouvre sûrement pas en Suisse. De
sorte qu'à moins d'affaires plus importantes à trai-
ter, et malgré les voies intermédiaires qu'on pourra
vous proposer , je suis d'avis que nous continuions
à nous écrire directement l'un à l'autre.
Si notre ami lisait dans mon cœur , il ne serait
pas en peine de mon silence. Dites -lui que, s'il
peut me tenir parole sans se compromettre et sans
qu'on sache où il va, j'aimerais bien mieux l'em-
brasser que lui écrire. Son projet de me réfuter est
excellent, et peut même m'étre très-utile et très-
honorable. Il est bon qu'on voie qu'il me combat
et qu'il m'aime ; il eçt bon qu'on sache que mes
amis ne me sont point attachés par esprit de parti ,
mais par un sincère amour pour la vérité, lequel
nous unit tous.
L'arrêt est si volumineux que j'ai mieux aimé
vous transcrire les notes. Attachez-vous surtout à
la huitième. Quelle doctrine abominable que celle
de ce réquisitoire , qui détruit tout principe com-
mun de- société entre les fidèles et les autn^-s
AN NÉ F. I'jGa.. 355
liommes ! Conséquemment à cette doctrine il faut
nécessairement poursuivre et massacrer comme
des loups tous ceux qui ne sont pas jansénistes :
car si la loi naturelle est criminelle , il faut brûler
ceux qui la suivent et rouer ceux qui ne la suivent
pas. Ce que vous a mandé M. C... ne doit point
vous retenir; car, outre que je n'ai pas g^rand'foi
à ses almanachs, vous devez toujours parler du
parlement avec le plus grand respect, et même
avec considération de l'avocat-général. Le tort de ce
magistrat est très-grand, sans doute, d'avoir adopté
ce réquisitoire sans avoir lu le livre ; mais il serait
bien plus grand encore s'il en était lui-même l'au-
teur. Ainsi séparez toujours le tribunal et l'homme
du libelle , et tombez sur cet horrible écrit comme
il le mérite. C'est un vrai service à rendre au £^enre
humain d'attirer sur cet écrit toute l'exécration
qui lui est due ; nul ménagement pour votre ami
ne doit l'emporter sur cette considération.
Je souhaiterais que l'écrit de notre ami fût im-
primé en France, et même le votre ; car il est bon
qu'ils y paraissent, et s'ils sont imprimés dehors
on ne les y laissera pas entrer. Je pense encore
qu'il ne trouvera mdle part ailleurs un certain
profit de son ouvrage, et il faut un peu faire ce
qu'il ne fera pas , c'est-à-dire songer à ses intérêts.
Si vous jugez à propos de me confier ce soin, je
tâcherai de le remplir. CepeiKlant je crois que
l'homme dont je vous ai parlé ci-devant pourrait
également se charger de cette affaire. Mais , comme
je n'ai point de ses nouvelles, je ne me soiicie pas
23.
356 CORRESPONDANCE.
de lui écrire le premier. A l'égard de la Suisse et
de Genève , j'ai cessé de prendre intérêt à ce qu'on
y pensait de moi. Ces gens-là sont si cafards , ou
si faux, ou si bètes, qu'il faut renoncer à les
éclairer.
Plus je médite sur votre entreprise, plus je la
trouve grande et belle. Jamais plus noble sujet
ne put être plus dignement traité. Votre état
même vous permet et vous prescrit de mettre dans
vos discours une certaine élévation qui ne siérait
pas à tout autre. Quelle touchante voix que celle
du chrétien relevant les fautes de son ami, et quel
spectacle aussi de le voir couvrir l'oppruné de l'é-
gide de l'Évangile! Ministre du Très -Haut, faites
tomber à vos pieds tous ces misérables : sinon je-
tez la plume , et courez vous cacher ; vous ne ferez
jamais rien.
Il est certain qu'il y a des gens de mauvaise hu-
meur à Neuchâtel , qui meurent d'envie d'imiter
les autres , et de me chercher chicane à leur tour ;
mais outre qu'ils sont retenus par d'autres gens
plus sensés, que peuvent-ils me faire? Ce n'est
pas sous leur protection que je me suis mis, c'est
sous celle du roi de Prusse ; il faut attendre ses
ordres pour disposer de moi : en attendant , il ne
paraît pas que milord maréchal soit d'avis de re-
tirer la protection qu'il m'a accordée, et que pro-
bablement ils n'oseront pas violer. Au reste, comme
l'expérience m'apprend à tout mettre au pis , il ne
peut plus rien m'arriver de désagréaljle à quoi je
ne sois préparé. Il est vrai cependant que dans
A.NNÉE 1762. 357
cette affaire-ci j'ai trouvé la stupidité publique
plus grande que je ne l'aurais attendu; cai- quoi
de ])lus plaisant que de voir les dévots se faire les
satellites de Voltaire et du parti philosophique,
bien plus vivement ulcéré qu'eux , et les ministres
protestants se faire , à ina poursuite , les archers,
des prêtres? La méchanceté ne me siuprend plus;
mais je vous avoue que la bêtise, poussée à ce
point, m'étonne encore. Adieu, ami; je vous em-
brasse.
LETTRE CCCXXXIX.
A MADAME LA MARÉCHALE DE LUXEMBOURG.
Mollers-Travers, le i4aoùt 1762.
Voici, madame la maréchale, une troisième lettre
depuis mon arrivée à Mo tiers. Je vous supplie de
ne pas vous rebuter de mon importunité; il est
difficile de n'être pas un peu plus inquiet d'un
long silence à un si grand éloignement que si l'on
était plus à portée. Quand je vous écris , madame,
vous m'êtes présente ; c'est en qirelque sorte
comme si vous m'écriviez. Il faut se dédommager
comme on peut de ce qu'on désire et qu'on ne
saurait avoir. D'ailleurs M. le jiiaréchal m'a mar-
qué qu'il croyait que vous m'aviez écrit ; et , pour
savoir si les lettres se perdent, il4aut accuser ce
qu'on reçoit , et aviser de ce qu'on ne reçoit pas.
358 CORRESPONDANCE.
LETTRE CCCXL.
A MADAME LA COMTESSE DE BOUFFLERS.
Motiers-Travers , août 1763.
J'ai reçu dans leur temps, madame, vos deux
lettres des 11 et 3i juillet, avec l'extrait par dupli-
cata d'un P. S. de M. Hume , que vous y avez
joint. L'estime de cet homme unique efface tous
les outrages dont on m'accable. M. Hume était
l'homme selon mon cœu:r , même av.ant que j'eusse
le bonheur de vous connaître , et vos sentiments
sur son compte ont encore augmenté les miens,
n est le plus vrai philosophe que je connaisse, et
le seul historien qui jamais ait écrit avec impar-
tialité. Il n'a pas plus aimé la vérité que moi, j'ose
le croire; mais j'ai mis de la passion dans sa re-
cherche , et lui n'y a mis que ses lumières et son
beau génie. L'amour -propre m'a souvent* égaré
par mon aversion même pour le mensonge; j'ai
haï le despotisme en républicain , et l'intolérance
en théiste. ]\L Hume a dit: Voilà ce que fait l'into-
lérance et ce, que fait le despotisme. H a vu par
toutes ses faces l'objet que la passion ne m'a laissé
voir que par un côté. H a mesuré , calculé les er-
reurs des hommes en être au-dessus de l'huma-
nité. J'ai cent fois désiré et je désire encore voir
l'Angleterre jSoil^pour elle-même , soit pour y con-
verser avec lui, et cultiver son amitié, dont je ne
ANNÉE 176a. 359
me crois pas indigne. Mais ce projet devient de
jour en jonr moins praticable ; et le grand éloi-
gnement des lieux suffirait seul pour le rendre tel ,
surtout à cause du tour qu'il faudrait faire, ne
pouvant plus passer par la France.
Quoi! madame, moi cpii ne puis plus, sans hor-
reur, souffrir l'aspect d'une rue ; moi qui mourrai
de tristesse lorsque je cesserai de voir des prés ,
des buissons, des arbres devant ma fenêtre, irai-je
maintenant habiter la ville de Londres? irai-je,
à mon âge, et dans mon état, chercher fortune à
la cour , et me fourrer parmi la valetaille qui en-
toure les ministres? Non, madame ; je puis être
embarrassé des restes d'une vie plus longue que
je n'ai compté ; mais ces restes , quoi qu'il iurrive ,
ne seront point si mal employés. Je ne me suis
que trop montré pour mon repos; je ne commen-
cerai vraiment à jouir île moi que quand on ne
saura plus que j'existe : or je ne vois pas, dans
cette manière de penser , comment le séjour de
l'Angleterre me serait possible ; car si je n'en
tire pas mes ressources, il m'en faudra bien plus
là qu'ailleurs. H est de plus très -douteux que j'y
vécusse dans mon indépendance aussi agréable-
ment que vous le supposez. J'ai pris sur la nation
anglaise une liberté qu'elle ne pardonne à per-
sonne, et surtout aux étrangers , c'est d'en dire le
mal ainsi que le bien ; et vous savez qu'il faut être
buse pour aller vivre en Angleterre mal voulu du
peuple anglais. Je ne doute pas que mon dernier
livre ne m'y fasse détester, ne fut-ce qu'à cause
36o CORRESPOJNDANCE.
de ma note sur le Good natured people. Vous m'o-
bligerez , madame , si vous pouvez vous informer
de ce qu'il en est , et m'en instruire.
Quand à l'édition générale de mes écrits à faire
à Londres, c'est une très -bonne idée, surtout si
ce projet peut s'exécuter en mon absence. Cepen-
dant, comme l'impression coûte beaucoup en An-
gleterre , à moins que l'édition ne fût magnifique
et ne se fit par souscription , elle serait difficile à
faire, et j'en tirerais peu de profit.
Le château de Sclileyden, étant moins éloigné,
serait plus à ma portée, et l'avantage de vivre à
bon marché, que je n'ai pas ici, serait dans mon
état une grande raison de préférence ; mais je ne
connais pas assez monsieur et madame de La Mare
pour savoir s'il me convient de leur avoir cette
obligation ; c'est à vous , madame , et à madame la
maréchale à me décider là-dessus, A l'égard de la
situation, je ne connais aucun séjour triste et vi-
lain avec de la verdure; mais s'il n'y a que des
sables ou des rochers tout nus, n'en parlons pas.
J'entends peu ce que c'est qu'aller par corvées,
mais, sur le seid mot, s'il n'y a pas d'autre moyen
d'arriver au château, je n'irai jamais. Quant au
troisième asile dont vous me parlez, madame, je
suis très -reconnaissant de cette offre, mais très-
déterminé à n'en pas profiter. Au reste, il y a du
temps pour délibérer sur les autres; car je ne suis
point maintenant en état de voyager; et, quoique
les hivers soient ici longs et rudes, je suis forcé
d'y passer celui-ci à tout risque, ne présumant
ANNÉE I7G2. 36l
pas que le roi de Prusse, dont la réponse n'est
point venue, me refuse, en l'état où je suis, Ta-
sile qu'il a souvent accordé à des gens qui ne le
mentaient guère.
Voilà, madame , quant à présent, ce que je puis
vous dire sur les soins relatifs à moi, dont vous
voulez bien vous occuper. Soyez persuadée que
mon sort tient bien moins à l'effet de ces mêmes
soins qu'à l'intérêt qui vous les inspire. La bonté
que vous avez de vous souvenir de mademoiselle
Le Vasseur l'autorise à vous assurer de son pro-
fond respect. Il n'y a pas de jour qu'elle ne m'at-
tendrisse en me parlant de vous et de vos bontés ,
madame. Je bénirais lui malheur qui m'a si bien
appris à vous connaître , s'il ne m'eut en même
temps éloigné de vous.
LETTRE CCCXLI.
A MILORD MARÉCHAL.
Motiers-Txavers, août 1762.
JMlLORD,
Il est bien juste que je vous doive la permission
que le roi me donne d'habiter dans ses états , car
c'est vous qui me la rendez précieuse ; et si elle
m'eût été refusée , vous auriez pu vous reprocher
d'avoir changé mon départ en exil. Quant à l'en-
gagement ([ue j'ai pris avec moi de ne plus écrire ,
302 CORRESPOiSDAKCE.
ce n'est pas, j'espère, une condition que sa ma-
jesté entend mettre à l'asile qu'elle veut bien m'ac-
corder. Je m'engage seulement, et de très -bon
cœur, envers elle et votre excellence, à respecter,
comme j'ai toujours fait , dans mes écrits et dans
ma conduite , les lois, le prince , les honnêtes gens ,
et tous les devoirs de l'hospitalité. En général
j'estime peu de rois , et je n'aime pas le gouver-
nement monarchique; mais j'ai suivi la règle des
Bohémiens, qui, dans leurs excursions, épargnent
toujours la maison qu'ils habitent. Tandis que j'ai
vécu en France, Louis XV n'a pas eu de meilleiu*
sujet que moi, et sûrement on ne me verra pas
moins de fidélité pour un prince d'une autre étoffe.
Mais, quant à ma manière de penser en général
sur quelque matière que ce puisse être, elle est à
moi, né républicain et libre; et tant que je ne la
divulgue pas dans l'état où j'habite, je n'en dois
aucun compte au souverain ; car il n'est pas juge
compétent de ce qui se fait hors de chez lui par
lui homme qui n'est pas né son sujet. Voilà mes
sentiments, Milord , et mes règles. Je ne m'en suis
jamais départi, et je ne m'en départirai jamais.
J'ai dit tout ce que j'avais à dire , et je n'aime pas
à rabâcher. Ainsi je me suis promis et je me pro-
mets de ne plus écrire; mais encore une fois je ne
l'ai promis qu'à moi.
Non, Milord, je n'ai pas besoin que les agréables
de Motiers m'en chassent pour désirer d'habiter la
tour carrée; et si je Thabitais, ce ne serait sûrement
pas poium'y rendre invisible ; car il vaut mieux être
ANNÉE i^Ga. 363
luniime et votre semblable, que le Tien du vulgaire
et Dalaï-Laina. Mais j'ai commencé à m'arranger
tlans mon habitation, et je ne saurais en changer
avant l'hiver, sans une incommodité qui effarouche,
même pour vous. Si mes pèlerinages ne vous sont
pas importuns , je ferai de mon temps un partage
très-agréable , à peu près comme vous le marquez
au roi. Ici , je ferai des lacets avec les femmes ; à
Colombier , j'irai penser avec vous.
LETTRE CCCXLIl.
A MADAME LATODR.
Motiers-Travers , le 20 août 1762.
J'ai reçu, madame, vos trois lettres en leur temps ;
j'ai tort de ne vous avoir pas à l'instant accusé la
réception de celle que vous avez envoyée à ma-
dame de Luxembourg, et siu* laquelle vous jugez
si mal d'une personne dont le cœur m'a fait oublier
le rang. J'avais cru que nia 'situation vous ferait ex-
cuser des retards auxquels vous deviez être accou-
tumée, et que vous m'accuseriez plutôt de négli-
gence que madame de Luxembourg d'infidélité. Je
m'efforcerai d'oublier que je me suis trompé. DU
reste, puisque , même dans la circonstance pré-
sente , vous ne savez que gronder avec moi , ni
m'écrire que des reproches, contentez-vous, ma-
dame, si cela vous amuse : je m'en complairai peut-
être un peu moins à vous répondre ; mais cela
I
364 CORRESPONDANCE.
n'empêchera pas que je ne reçoive vos lettres avec
plaisir, et que votre amitié ne me soit toujours
chère. Vous pouvez m'écrire en droiture ici, en
ajoutant , par Pontarlier; mais il faut faire affran-
chir jusqu'à Pontarlier, sans quoi les lettres ne pas-
sent pas la frontière.
Lf:TTJ\E CCCXLIII.
A M. DE MONTMOLLIN.
Motiers,le 34 ^oàt 1762.
Monsieur,
Le respect que je vous porte, et mon devoir,
comme votre paroissien , m'oblige , avant d'appro-
cher de la sainte table , de vous faire de mes sen-
timents en matière de foi une déclaration , devenue
nécessaire par l'étrange préjugé pris contre un de
mes écrits , sur un réquisitoire calomnieux , dont
on n'aperçoit pas les principes détestables.
Il est fâcheux que les ministres de l'Evangile se
fassent en cette occasion les vengeurs de l'Eglise
romaine, dont les dogmes intolérants et sangui-
naires sont seuls attaqués et détruits dans mon li-
vre; suivant ainsi sans examen une autorité sus-
pecte , faute d'avoir voulu m'entendre , ou faute
même de m'avoir lu. Comme vous n'êtes pas, mon-
sieur, dans ce cas-là, j'attends de vous un jugement
plus équitable. Quoi qu'il en soit , l'ouvrage porte
ANNÉE I7G2. 3G5
en soi tous ses éclaircissements; et, comme je ne
pourrais l'expliquer c[ue par lui-même, je Taban-
donne tel qu'il est au blâme ou à l'approbation des
sages, sans voidoir le défendre ni l(; désavouer.
Me bornant donc à ce qui regarde ma personne,
je vous déclare, monsieur, avec respect, que, de-
puis ma réunion à l'Eglise dans laquelle je suis né,
j'ai toujours fait de la rt^ligion clirétienne réformée
une profession d'autant moins suspecte, qu'on n'exi-
geait de moi dans le pays où j'ai vécu que de garder
le silence, et laisser quelques doutes à cet égard,
pour jouir des avantages civils dont j'étais exclu
par ma religion. Je suis attaché de bonne foi à cette
religion véritable et sainte , et je le serai jusqu'à
mon dernier soupir. Je désire être toujours uni ex-
térieurement à l'Église, comme je le suis dans le fond
de mon cœm*; et quelque consolant qu'il soit pour
moi de participer à la communion des fidèles, je
le désire, je vous proteste, autant poiu' leur édifi-
cation et poiu' Thonneur du culte que pour mon
propre avantage; car il n'est pas bon qu'on pense
qu'un homme de bonne foi qui raisonne ne peut
être un membre de Jésus-Christ.
J'irai, monsieur, recevoir de vous une réponse
verbale, et vous consulter sur la manière dont je
dois me conduire eu cette occasion , pour ne donner
ni surprise au pasteur que j'honore ni scandale au
troupeau que je voudrais édifier.
Agréez, monsieur, je vous supplie, les assurances
de tout mon respect.
'^6 CORRESPOiXDANCE.
LETTRE CCCXLIV.
A M. JACOB VERNET.
Motiers-Tra-vers, le 3i août 1762.
Je crois , monsieur, devoir vous envoyer la lettre
ci-jointe que je viens de recevoir dans l'enveloppe
que je vous envoie aussi. Epuisé en ports de lettres
anonymes, j'ai d'abord déchiré celle-ci par dépit
siu' le bavardage par lequel elle commence ; mais ,
ayant repris les pièces par un mouvement machi-
nal , j'ai pensé qu'il pouvait vous importer de con-
naître quels sont les misérables qui passent leur
temps à écrire ou dicter de pareilles bêtises. Nous
avons , monsieur , des ennemis communs qui cher-
chent à brouiller deux hommes d'honneur qui s'es-
timent : je vous réponds, de mon coté, qu'ils au-
roiit beau faire, ils ne parviendront pas à moter
la confiance que je vous ai vouée et qui ne se dé-
mentira jamais, et j'espère bien aussi conserver les
mêmes bontés dont vous m'avez honoré et que je
ne mériterai point de perdre. J'apprends avec grand
plaisir que non-seulement vous ne dédaignez pas
de prendre la plume pour me combattre , mais que
même vous me faites l'honneur de m'adresser la
parole. Je suis très-persuadé que, sans me ménager
lorsque vous jugez que je me trompe , vous pouvez
faire beaucoup plus de bien à vous , à moi , et à la
cause commune , que si vous écriviez; pour ma dé-
\N!SÉE I76U. 367
fcnso, tant je crois avoir bien saisi travance IVsjjrit
lie votre réfutation. Sur celte idée, je ne feindrai
point, monsieur, de vous demander quelques exem-
plaires de votre ouvrage pour en distribuer dans ce
pays-ci. Je me propose aussi d'en prévenir mes amis
en France aussitôt que le titre m'en sera connu ,
persuadé qu'il snffiia de V\ faire connaître pour W
faire bientôt rechercher.
Je crois devoir, vx^us prévenir que, sur une lettre
(pie j'ai écrite à M. de Montmollin , pasteur de Mo-
liers , et dont je vous enverrai copie si vous le sou-
haitez, au cas qu'elle ne vous parvienne pas d'ail-
leurs, il a non-seulement consenti, mais désiré que
je m'approchasse de la sainte table, comme j'ai fait
avec la plus grande consolation dimanche dernier.
Je me flatte , monsieiu', que vous voudrez bien ne
pas désapprouver ce qu'a fait en cette occasion
l'un de messieurs vos collègues, ni me traiter dans
\ otre écrit comme séparé de l'Eglise réformée , à
laquelle m'étant réuni sincèrement et de tout mon
cœur, j'ai , depuis ce temps , demeuré constamment
attaché, et le serai jusqu'à la fin de ma vie. Rece-
vez, monsieur, les assurances inviolables de tout
mon attachement et de tout mon respect.
368 CORRESPOIVDANCE.
LETTRE CCCXLV.
A M. MOULTOU.
Motiers-Travers , i^"" septembre 1763.
J'ai reçu dans son temps , mon ami , votre lettre
du 2 1 août. J'étais alarmé de n'aToir rien reçu l'or-
dinaire précédent , parce que l'ami avec qui vous
aviez conféré me marquait que vous m'écriviez par
ce même ordinaire ; ce qui me faisait craindre que
votre lettre n'eût été interceptée. Il me paraît main-
tenant qu'il n'en était rien. Cependant je persiste
à croire que, si nous avions à nous marquer des
choses importantes , il faudrait prendre quelques
précautions.
J'ai eu le plaisir de passer, vendredi dernier, la
journée avec M. le professeur Hess , lequel m'a ap-
pris bien des choses plus nouvelles pour moi que
surprenantes, entre autres l'histoire de deux lettres
que vous a écrites le jongleur à mon sujet, et votre
réponse. Je suis pénétré de reconnaissance de vous
voir rendre de jour en jour plus estimable et plus
respectable un ami qui m'est si cher. Pour moi , je
suis persuadé que le poète et le jongleur méditent
quelque profonde noirceur, pour l'exécution de
laquelle votre vertu leur est incommode: je com-
prends qu'ils travailleraient plus à leur aise si je
n'avais plus d'amis là -bas. Il me vient journelle-
ment de Genève des affluences d'espions qui font
ANNÉK 176-2. '^Gl)
ici de moi les perquisitions les plus exactes. Ils vien-
nent ensuite se renommer à moi de vous et de
l'autre ami avec une affectation (jui m'avertit assez
de me tenir siu' la réserve. J'ai résolu de ne m'ou-
vrir qu'à ceux qui m'apporteront des lettres. Ainsi
n'écoutez point ce que tous les autres vous diront
de moi.
Il me pleut aussi journellement des letfres ano-
nymes, dans lesquelles je reconnais presque par-
tout les fades plaisanteries et le goût corrompu du
poète. On a soin de les faire beaucoup voyager,
afin de me mieux dépayser et de m'en rendre les
ports plus onéreux. Il m'en est venu cette semaine
une , dans laquelle on cherche, fort grossièrement
à la vérité, à me rendre suspect l'homme de poids
que vous me marquez ïvoir entrepris de me ré-
futer, et dont vous m'avez envoyé un passage qui
commence par ce mot, testimonium. J'ai déchiré
cette lettre , dans un premier mouvement de mépris
pour l'auteur; mais ensuite j'ai pris le parti d'en
envoyer les pièces à M. Vernet. Il est clair qu'on
cherche à me brouiller avec notre clergé : très-cer-
tainement on ne réussira pas de mon coté; mais il
est bon qu'on soit averti de l'autre.
Je dois vous dire qu'ensuite d'une lettre que j'a-
vais écrite à M. de Montmollin, pasteur de Motiers,
j'ai été admis, sans difficulté et même avec empres-
sement, à la sainte table dimanche dernier, sans
qu'il ait même été question d'explication ni de ré-
tractation. Si ma lettre ne vous parvient pas, et que
vous en désiriez copie , vous n'avez qu'à parler.
R. XIX. 24
370 CORRKSPONDAIYCK.
Je crois qu'il n'est pas prudent que ni vous ni
Roustan veniez me voir cette année, car très-cer-
tainement il est impossible que ce voyage demeure
caché. Mais si je puis supporter ici la rigueur de
l'hiver, et marcher encore l'année prochaine, mon
projet est d'aller faire une tournée dans la Suisse,
et surtout à Zurich. Cher ami, si vous pouviez vous
arrange? pour faire cette promenade avec moi, cela
serait charmant. Je verserais à loisir mon ame tout
entière dans la vôtre, et puis je mourrais sans regret.
Vous m'écrivez ces mots dans votre dernière
lettre , Ai^ec les notes que vous avez transcrit. Il faut
transcrites. C'est ime faute que tout le monde fait
à Genève. Cherchez ou rappelez-vous les règles de
la langue sur les participes déclinables et indécli-
nables. Il est bon d'y penser quand on imprime,
surtout pour la première fois, car on y regarde en
France : c'est, pour ainsi dire, la pierre de touche
du grammairien. Pardon, cher ami; l'intérêt que
vous prenez à ma gloire doit me rendre excusable,
si ma tendre sollicitude pour la votre va quelque-
fois jusqu'à la puérilité.
Je ne vous parle point de la réponse du roi de
Prusse; je suppose que vous avez appris que sa ma-
jesté consent qu'on ne me refuse pas le feu et l'eau.
ANNÉE l'jih.. iyi
LETTRE CCCXLVL
A M. THÉODORE ROUSSEAU.
A IMotiers ,.le ii septoinhre 176a.
Quelque plaisir, mon très-cher cousin, que me
tassent vos lettres, il m'est impossible de m'enga»er
à vous répondre exactement , car lime faudrait plus
de vingt- quatre heures dans la journée pour ré-
pondre à toutes les lettres qui me pieu vent , et mon
état ne me permet pas d'écrire sans cesse. Ne me
reprochez donc pas, je vous prie, que je vous dé-
daigne, et que je vous refuse des réponses; ce lan-
gage est hors de propos entre des parents qui
s'estiment et qui s'aiment, et vous devez bien plutôt
me plaindre d'être condamné à passer ma vie en-
tière à faire toute autre chose que ma volonté. J'ai
reçu votre première lettre, recommandée à M. le
colonel Roguin , et la seconde aurait fait le même
tour, par Yverdun, si les commis de la poste n'eus-
sent eux-mêmes rectifié votre adresse. II faut m'é-
crire directement à Mojtiers-Travers ; de cette ma-
nière, vos lettres me parviendront aussi siiremcMit,
beaucoup plus tôt, et coûteront moins.
Je ne suis point étonné qu'on commence à changer
de manière de penser sur mon compte à Genève;
le travers qu'on y avait pris était trop violent pour
pouvoir durer. 11 ne faut, pour en revenir, qu'ou-
vrir les yeux, lire soi-même, et no pas me juger
24-
3^2 CORRESPONDANCE.
sur l'intérêt de certaines gens. Pour moi , j'ai déjà
vu changer cinq ou six fois le public à mon égard ,
mais je suis toujours resté le même, et le serai,
j'espère , jusqu'à la fin de mes jours. De quelque
manière que tout ceci se termine, il me restera
toujours un souvenir plein de reconnaissance de
la démarche que vous et mon cousin, votre père,
avez faite en cette occasion ; démarche sage , ver-
tueuse, faite très-à-propos, et qui, quoiqu'en appa-
rence infructueuse, ne peut,danslasuite des temps,
qu'être honorable à moi et à ma famille : soyez per-
suadé que je ne l'oublierai jamais.
J'ai ici mademoiselle Le Vasseur,à laquelle vous
avez la bonté de vous intéresser. Elle parle souvent
de vous, et de tous les bons traitements qu'elle et
moi avons reçus de vos obligeants père et mère ,
durant mon séjour à Genève. Présentez -leur, je
vous prie, mes plus tendres amitiés, et soyez per-
suadé, mon très-cher cousin, que je vous suis attaché
pour la vie.
Observation. — Cette lettre fait voir que la famille de Rous-
seau ne le laissa point condamner à Genève sans réclamer.
Ellcjcomcide avec les détails qu'il donne lui-même sur l'in-
tervention de ses parents dans son procès.
ANNÉE 1762. 37^
LETTRE CCCXLVIL
A M. PICTET.
Motiers , le 3 3 septembre 176a.
Je suis tf)iiché, monsieur, de votre lettre; les
sentiments que vous m'y montrez sont de ceux qui
vont à mon cœur. Je sais d'ailleurs que l'intérêt
que vous avez pris à mon sort vous en a fait sentir
l'influence; et, persuadé de la sincérité de cet inté-
rêt, je ne balancerais pas à vous confier mes réso-
lutions si j'en avais pris quelqu'une. Mais, mon-
sieur, il s'en faut bien que je ne mérite la bonne
opinion que vous avez prise de ma philosophie. J'ai
été très-ému du traitement si peu mérité qu'on m'a
fait dans ma patrie; je le suis encore; et quoique
jusqu'à présent cette émotion ne m'ait pas empêché
de faire ce que j'ai cru être de mon devoir, elle ne
me permettrait pas, tant qu'elle dure, de prendre
pour l'avenir un parti que je fusse assuré m'être
uniquement dicté par la raison. D'ailleurs , mon^
sieur , cette persécution , bien que plus couverte ,
n'a pas cessé. On s'est aperçu que les voies publi-
ques étaient trop odieuses; on en emploie mainte-
nant d'autres qui pourront avoir un effet plus sur
sans attirer aux persécuteurs le blâme public; et
il faut attendre cet effet avant de prendre une ré-
solution que la rigueiu- de mon sort peut rendre
superflue. Tout ce que je puis faire de plus sage
374 COUUKSPONl) A.NCE.
dans ma situation présente est de ne point écouter
la passion , et de plier les voiles jusqu'à ce qu'exempt
du trouble qui m'agite , je puisse mieux discerner
et comparer les objets. Durant la tempête, je cède,
sans mot dire , aux coups de la nécessité. Si quel-
jour elle se calme , je tâcherai de reprendre le gou-
vernail. Au reste , je ne vous dissimulerai pas que
le parti d'aller vivre dans la patrie me paraît très-
périlleux pour moi sans être utile à personne. On
a beau se dédire en public , on ne saurait se dissi-
muler les outrages qu'on m'a faits; et je connais
trop les hommes pour ignorer que souvent l'of-
fensé pardonne, mais que l'offenseur ne pardonne
jamais. Ainsi , aller vivre à Genève n'est autre chose
que m'aller livrer à des malveillants puissants et
habiles, qui ne manqueront ni de moyens ni de
volonté de me nuire. Le mal qu'on m'a fait est un
trop grand motif pour m'en vouloir toujours faire :
le seul bien après lequel je soupire est le repos.
Peut-être ne le trouverai -je plus nulle ])art; mais
sûrement je ne le trouverai jamais à Genève, sur-
tout tant que le poète y régnera , et que le jongleur
y sera son premier ministre.
Qiiant à ce que vous me dites du bien que pour-
rait opérer mon séjour dans la patrie, c'est un motif
désoi-mais trop élevé pour moi , et que même je
ne crois pas fort solide ; car , où le ressort public
est usé , les abus sont sans remède. L'état et les
mœurs ont péri chez nous; rien ne les peut faire
renaître. Je crois qu'il nous reste quelques bons
citovens; mais leur génération s'éteint, et celle qui
A.NNÉK {"jG-A. 375
suit n'en fournira plus. Et puis, monsieur, vous
nie faites encore trop d'honneur en ceci. J'ai dit
tout ce que j'avais à dire, je me tais pour jamais;
ou, si je suis enfin forcé de reprendre la plume,
ce ne sera que pour ma propre défense, et à la
dernière extrémité. Au surplus, ma carrière est fi-
nie; j'ai vécu: il ne me reste qu'à mourir en paix.
Si je me retirais à Genève, j'y voudrais être nul,
n'embrasser aucun parti, ne me mêler de rien, res-
ter ignoré du public , s'il était possible ,.et passer
le peu de jours que peut durer encore ma pauvre
machine délabrée, entre quelques amis, dont il ne
tiendrait qu'à vous d'augmenter le nombre. Voilà,
monsieur, mes sentiments les plus secrets et mon
cœur à découvert devant vous. Je souhaite qu'en
cet état il ne vous paraisse pas indigne de quelque
affection. Vous avez tant de droits à mon estime
que je me tiendrais heureux d'en avoir à votre
amitié.
LETTRE CCCXLVIIÏ.
A MADAME LATOUR.
MotierSjle 26 septembre 1762.
Je suis encore prêt à me fâcher, madame, de la
crainte que vous marquez de me tourmenter par
vos lettres. Croyez , je vous supplie , que quand vous
ne m'y gronderez pas , elles ne me tourmenteront
que par le désir d'en voir l'auteur, de lui rendre
376 CORRESPONDANCK.
mes hommages; et je vous avoue que, de cette ma-
nière, vous me tourmentez plus de jour en jour.
Vous m'avez plus d'obligation que vous ne pensez
de la douceur que je vous force d'avoir avec moi,
car elle vous donne à mon imagination toutes les
grâces que vous pourriez avoir à mes yeux ; et moins
vous me reprochez ma négligence, plus vous me
forcez à me la reprocher.
La femme qui me dit le tais-toi, Jean-Jacques* ,
n'était point madame de Luxembourg, que je ne
connaissais pas même dans ce temps-là ; c'est une
personne que je n'ai jamais revue, mais qui dit
avoir pour moi une estime dont je me tiens très-
honoré. Vous dites que je ne suis indifférent à per-
sonne; tant mieux: je ne puis souffrir les tièdes,
et j'aime mieux être haï de mille à outrance, et
aimé de même d'un seul. Quiconque ne se pas-
sionne pas pour moi n'est pas digne de moi. Comme
je ne sais point haïr, je paie en mépris la haine des
autres, et cela ne me tourmente point: ils sont pour
moi comme n'existant pas. A l'égard de mon livre,
vous le jugerez comme il vous plaira; vous savez
que j'ai toujours séparé l'auteur de l'homme : on
peut ne pas aimer mes livres , et je ne trouve point
cela mauvais ; mais quiconque ne m'aime pas à
cause de mes livres est un fripon, jamais on ne
m'ôtera cela de l'esprit.
C'est en effet M. de Gisors dont j'ai voulu par-
ler**, je n'ai pas cru qu'on s'y put tromper. Nous
Emile, liv. 11.
** Ib'td., liv, V (des Voyages).
ann]-:e l'jG-2. 3-7
n'avons pas le bonheur de vivre dans un siècle où
le même éloge se puisse appliquer à plusieurs jeunes
gens.
Je crois que vous connaissez M. du Terreaux ; il
faut que je vous dise une chose que je souhaite qu'il
sache. J'avais demandé, par une lettre qui a passé
dans ses mains, un exemplaire du mandement que
M. l'archevêque de Paris a donné contre moi. M. du
Terreaux, voulant m'obliger, a prévenu celui à qui
je m'adressais, et m'a envoyé un exemplaire de ce
mandement par monsieur son frère, qui , avant de
me le donner, a pris le soin de le faire promener
par tout Motiers; ce qui ne peut faire qu'un fort
mauvais effet dans un pays où les jugements de
Paris servent de règle, et où il m'importe d'être
bien voulu. Entre nous, il y a bien de la différence
entre les deux frères pour le mérite. Engagez M. du
Terreaux, si jamais il m'honore de quelque envoi ,
de ne le point faire passer par les mains de son
frère, et prenez, s'il vous plaît, la même requête
pour vous.
Bonjour, madame : si vous ressemblez à vos let-
tres, vous êtes mon ange; si j'étais des vôtres, je
vous ferais ma prière tous les matins.
378 CORRESPONDANCE.
LETTRE CCCXLIX.
A LA MÊME.
Motiers , le 5 octobre 1762.
J'ai reçu dans leur temps , madame , la lettre que
vous m'avez envoyée par M. du Terreaux , et l'épître
qui y était jointe. J'ai oublié de vous en remercier;
j'ai eu grand tort; mais enfin je ne saurais faire que
je ne l'aie pas oublié. Au reste , je ne sais point
louer les louanges qu'on me donne , ni critiquer les
vers que l'on fait pour moi; et, comme je n'aime
pas qu'on me fasse plus de bien que je n'en demande,
je n'aime pas non plus à remercier. Je suis excédé
de lettres, de mémoires, de vers, de louanges, de
critiques , de dissertations ; tout veut des réponses ;
il me faudrait dix mains, et dix secrétaires; je n'y
puis plus tenir. Ainsi , madame , puisque , comme
que je m'y prenne, vous avez l'obstination d'exiger
toujours une prompte réponse, et l'art de la rendre
toujours nécessaire, je vous demande en grâce de
finir notre commerce , comme je vous demande-
rais de le cultiver dans im autre temps.
ANNEJi I
76-2. 379
LETTRE CCCL.
A MADAME LA COMTESSE DE BOUPFLERS.
Motiers-Travers , le 7 octobre 176a.
J'espère, madame, avoir gardé, sur les obligeantes
offres de madame de La M. (La Mare) , le secret que
vous me recommandez dans votre lettre du lo sep-
tembre. Cependant , comme je n'ai pas un souvenir
exact de ce que j'ai pu écrire, je pourrais y avoir
manqué par inadvertance , ayant d'abord cru que
ce secret exigé n'était que la délicatesse d'un cœur
noble qui ne veut point publier ses bienfaits. Il faut
de plus vous dire qu'avant l'arrivée de votre pé-
nultième lettre, j'en avais reçu une de madame la
M. de L. (la maréchale de Luxembourg), dans la-
quelle, après m'avoir parlé de vos propositions pour
l'Angleterre, elle ajoute que vous m'en avez fait
d'autres, qu'elle aimerait bien mieux que j'accep-
tasse. Or , n'ayant point encore reçu la lettre où
vous me parlez de l'offre de M. le P. de C. (le prince
de Conti),pouvais-je croire autre chose, sinon que
l'offre de madame de La M. ( La Mare ) était connue
et approuvée de madame de Luxembourg? J'étais
dans cette idée quand je lui répondis. Cependant
je suis persuadé que je ne lui en parlai point; mais
je ne me souviens pas assez de ma lettre pour en
«être sûr.
Voici la lettre que vous m'ordonnez de vous ren-
38o CORRESPONDANCE.
voyer. Milord Maréchal , qui m'honore de ses bon-
tés , pense comme vous sur le voyage d'Angleterre
que vous me proposez. Je ne sais même s'il n'a pas
aussi écrit à M. Hume sur mon compte. Je me rends
donc ; et si , a'près le voyage que vous vous proposez
de faire dans cette île le printemps prochain , vous
persistez à croire qu'il me convienne d'y aller, j'irai,
sous vos auspices, y chercher la paix, que je ne
puis trouver nulle part. Il n'y a que mon état qui
puisse nuire à ce projet. Les hivers ici sont si rudes ,
et les approches de celui-ci me sont déjà si con-
traires, que c'est une espèce de folie d'étendre mes
vues au-delà. Nous parlerons de tout cela dans le
temps; mais, en attendant, je ne puis vous cacher
que je suis très-déterminé à ne point passer par la
France. Il faut qu'un étranger soit fou pour mettre
le pied dans un pays où l'on ne connaît d'autre
justice que la force , et où l'on ne sait pas même
ce que c'est que le droit des gens.
Vous aurez su , madame , que le roi de Prusse a
fait sur mon compte une réponse très-obligeante
à Milord Maréchal. On a fait courir dans le public
un extrait de cette lettre qui m'est honorable aussi,
mais qui n'est pas vrai ; car Milord ne l'a montrée
à personne , pas même à moi. Il m'a dit seulement
que le roi se ferait un plaisir de me faire bâtir un
hermitage à ma fan taisie, et que j 'en pourrais choisir
moi-même l'emplacement. Je vous avoue qu'ime
offre si bien assortie à mon goût m'a changé le
cœur. Je ne sais point résister aux caresses , et je
suis bien heureux que jamais ministre ne m'ait
ANNÉE l-jG-^. 1^81
voulu tenter par là. J'ai répondu à Milord que j'é-
tais touché des boutés du roi, mais qu'il me serait
impossible de dormir dans une maison bâtie, pour
moi, d'une main royale; et il n'en a plus été ques-
tion. Madame, j'ai trop mal pensé et parlé du roi
de Prusse pour recevoir jamais ses bienfaits ; mais
je l'aimerai toute ma vie.
Il faut que je vous supplie , madame , de vouloir
bien vous faire informer de M. Duclos. Je crains
qu'il ne soit malade. Il m'a écrit avec intérêt. Je lui
ai répondu. Il m'a récrit , en me demandant qui
étaient mes ennemis et quels, et d'autres détails siu-
ma situation. Je l'ai satisfait pleinement dans une
seconde réponse , dans laquelle je lui ai développé
toutes les menées du poète, du jongleur, et de
leurs amis. Dans la même lettre, je lui demande,
à mon tour, des nouvelles de ce qui se passe à Paris
par rapport à moi, selon l'offre qu'il m'en avait
faite lui-même. Il y a de cela plus de six semaines,
et je n'entends plus parler de lui. M. Duclos n'est
certainement ni un faux ami ni un négligent : il
ft\ut absolument qu'il soit malade. Je vous supplie
de vouloir bien me tirer de peine sur son compte.
Je n'ai point encore écrit au chevalier de Lorenzy,
et j'ai grand tort, car je n'ai pas cessé un moment
de compter sin- toute son amitié , quoique je le
sache très-lié avec des gens qui ne m'aiment pas,
mais qui feignent de m'aimer avec ceux qui m'ai-
ment, et qui ne manqueront pas d'avoir cette feinte
avec lui.
Puisque vous daignez vous ressouvenir de ma-
382 CORRESPONDANCE.
demoiselle Le Vasseur, permettez , madame , qu'elle
vous témoigne sa reconnaissance, et qu'elle vous
assure de son profond respect. Le froid augmente
ici de jour en jour, et le pays est tout couvert de
neige.
Si vous aviez la bonté , madame , de m'écrire di-
rectement , vos lettres me parviendraient beaucoup
plus tôt; car il faut qu'elles passent ici pour aller
à Neuchâtel.
LETTRE CCCLÏ.
A M. MOULTOU.
Motiers -Travers , le 8 octobre 1761.
J'ai eu le plaisir, cher Moultou, d'avoir ici, du-
rant huit jours, l'ami Roustan et ses deux amis;
et tout ce qu'ils m'ont dit de votre amitié pour moi
m'a plus touché que surpris. Ils ne m'ont pas
beaucoup parlé des jongleurs, et tant mieux : c'est
grand dommage de perdre, à parler des malveil-
lants, un temps consacré à l'amitié. Roustan m'a
dit que vous n'aviez pas encore pu travailler
beaucoup à votre ouvrage; mais que vous profite-
riez du loisir de la campagne pour vous y mettre
tout de bon. Ne vous pressez point , cher ami; tra-
vaillez à loisir, mais réfléchissez beaucoup; car
vous avez fait une entreprise aussi difficile que
grande et honorable. Je persiste à croire qu'en
l'exécutant comme je pense, et comme vous le
ANNÉE l']6'i. 383
pouvez faire , vous êtes un homme inmjoitalisé et
perdu. Pensez-y bien , vous y êtes à temj)s encore.
Mais, si vous persévérez clans votre projet, gai--
dez mieux votre secret que vous n'avez fait. 11 n'est
plus temps de cacher absohiment ce qui a trans-
piré, mais parlez-en avec négligence comme d'une
entreprise de longue haleine et qui n'est pas prête
à mettre à fin, ni près de là, et cependant allez
votre train. Tout cela se peut faire sans altérer la
vérité ; et il n'est pas toujours défendu de la taire
quand c'est pour la mieux honorer.
M. Vernet m'a enfin répondu, et je suis tombé
des nues à la lecture de sa lettre. Il ne me de-
mande qu'une rétractation authentique , aussi pu-
blique, prétend-il, que l'a été la doctrine qu'il
veut que je rétracte. Nous sommes loin de compte
assurément. Mon Dieu , que les ministres se con-
duisent étourdiment dans cette affaire ! Le décret
du parlement de Paris leur a fait à tous tourner la
tête. Ils avaient si beau jeu pour pousser toujours
les prêtres en avant et se tirer de côté! mais ils
veulent absolument faire cause commune avec eux.
Qu'il fassent donc ; ils me mettent fort à mon aise :
Tros Ru.tulusve fuat ^ j'aurai moins à discerner où
portent mes coups ; et je vous réponds que tout
rognes qu'ils sont, je suis fort trompé s'ils ne les
sentent. Quand on veut s'ériger en juge du chris-
tianisme il faut le connaître mieux que ne font ces
messieurs; et je suis étonné qu'on ne se soit pas
encore avisé de leur apprendre que leur tribimal
n'est pas si suprême qu'un chrétien n'en puisse ap-
384 CORRESPOJNDAINCE.
peler . Il me semble que je vois J. J. Rousseau éle-
vant une statue à son pasteur Montmollin sur la
tète des autres ministres, et le vertueux Moultou
couronnant cette statue de ses propres lauriers.
Toutefois je n'ai point encore pris la plume; je
veux même voir un peu mieux la suite de tout ceci
avant de la prendre. Peut-être l'effet de cet écrit
m'en dispensera-t-il. Si la chaleur que l'indignation
commence à me rendre s'exhale sur le papier , je
ne laisserai du moins rien paraître avant que d'eu
conférer avec vous.
J'avais encore je ne sais combien de choses à
vous dire ; mais voilà mes chers hôtes prêts à par-
tir : ils ont une longue traite à faire , ils vont à pied,
il ne faut pas les retenir. Adieu , je vous embrasse
tendrement.
LETTRE CCCLII.
AU MÊME.
Mot iers-Tra vers , le 21 octobre 176a.
J'ai eu l'ami Deluc, comme vous me l'aviez an-
noncé. Il m'est arrivé malade; je l'ai soigné de
mon mieux , et il est reparti bien rétabli. C'est un
excellent ami, un homme plein de sens, de droi-
ture et de vertu; c'est le plus honnête et le plus
ennuyeux des hommes. J'ai de l'amitié , de l'estime ,
et même du respect pour lui; mais je redouterai
toujours de le voir. Cependant je ne l'ai pas tromé
ANNÉE l'jGl. 385
tout-à-fait si assommant qu'à Genève : en revanche,
il ma laissé ses deux livres * ; j'ai même eu la fai-
blesse de promettre do les lire, et, de plus, j'ai
commencé, lion Dieu, quelle tâche! Moi qui ne dors
point, j'ai de l'opium au moins pour deux ans. Il
voudrait bien me rapprocher de vos messieurs, et
moi aussi je le voudrais de tout mon cœur : mais
je vois clairement que ces gens-là , mal intention-
nés comme ils sont, voudront me remettre sous
la férule, et s'ils n'ont pas tout-à-fait le front de de-
mander des rétractations , de peur que je ne les en-
voie promener, ils voudront des éclaircissements
qui cassentles vitres, etqu'assurémentje ne donne-
rai qu'autant que je le pourrai dans mes principes ;
car très-certainement ils ne me feront point dire
ce que je ne pense pas. D'ailleurs n'est-il pas plai-
sant que ce soit à moi de faire les frais de la répa-
ration des affronts que j'ai reçus? On commence
par brûler le livre , et l'on demande des éclaircis-
sements après. En un mot, ces messieurs, que je
croyais raisonnables, sont cafards comme les autres,
et, comme eux, soutiennent par la force une doc-
trine qu'ils ne croient pas. Je prévois que tôt o.u
tard il faudra rompre : ce n'est pas la peine de re-
nouer. Quand je vous verrai nous causerons à fond
de tout cela.
Vous avez tres-bieii vu l'état de la question sur
* François Deluc, mort en 1780, est père des deux cclèl)res géo-
logues de ce nom. Les deux seuls ouvrages qu'on connaisse de lui
sont, Lettre contre la Fahlc des Ahe'dles , in-ia, et Ohserialions sur
les écrits de quelques savants incrédules. Genève, 1762 , in-S".
R. XIX. 25
386 CORRESPONDANCE.
le dernier chapitre du Contrat social , et la critique
de Roustan porte à faux à cet égard ; mais comme
cela n'empêche pas d'ailleurs que son ouvrage ne
soit bon , je n'ai pas di'i l'engager à jeter au feu un
écrit dans lequel il me réfute ; et c'est pourtant ce
qu'il aurait dû faire si je lui avais fait voir com-
bien il s'est trompé. Je trouve dans cet écrit un
zèle pour la liberté qui me le fait aimer. Si les coups
portés aux tyrans doivent passer par ma poitrine,
qu'on la perce sans scrupule , je la livrerai volon-
tiers.
Mettez-moi , je vous prie , aux pieds de l'aimable
dame qui daigne s'intéresser pour moi. Pour les
lacets, l'usage en est consacré, et je n'en suis
plus le maître. Il faut , pour en obtenir im , qu'elle
ait la bonté de redevenir fille, de se remarier de
nouveau , et de s'engager à nourrir de son lait .son
premier enfant. Pour vous , vous avez des filles : je
déposerai dans vos mains ceux qui leur sont des-
tinés. Adieu, cher ami.
LETTRE CCCLIII.
A Mr DE MALESHERBES.
Motiers-Travers , le 26 octobre 1763.
Permettez, monsieur, qu'un homme tant de fois
honoré de vos grâces , mais qui ne vous en de-
manda jamais que de justes et d'honnêtes, vous en
demande encore une aujourd'hui. L'hiver dernier.
AN!VKF I'jGj.. 38^
je VOUS écrivis quatre lettres consécutives sur mon
caractère et l'histoire de mon ame , dont j'espérais
que le calme ne finirait plus; je souhaiterais ex-
trêmement d'avoir une copie de ces quatre lettres,
et je crois que le sentiment qui les a dictées mé-
rite cette complaisance de votre part. Je prends
donc la liberté de vous demander cette copie; ou
si vous aimez mieux m'envoyer les originaux , je ne
prendrai que le temps de les transcrire , et vous les
renverrai, si vous le désirez, dans peu de jours.
Je serai , monsieur , d'autant plus sensible à cette
grâce , qu'elle m'apprendra que mes malheurs
n'ont point altéré votre estime et vos bontés pour
moi, et que vous ne jugez point les hommes sur
leur destinée.
Recevez , monsieur , les assurances de mon pro-
fond respect.
Mon adresse est à Motiers-Travers, comté de
Neuchâtel, par Pontarlier; et les lettres qui ne
sont pas contre-signées doivent être affranchies
jusqu'à Pontarlier.
LETTRE CCCLIV.
A M. MOUCHON,
MINISTRE nu SAINT KVANGILE , A GENÈVE.
A Motlers, le 29 ortobre 1762.
Bien obligé, très -cher cousin, de votre bonne
visite, de votre bon envoi, de voire bonne lettre,
25.
388 CORRESPOND A.NCE.
et surtout de votre bonne amitié, qui donne du
prix à tout le reste. Je vous assure que si vous avez
emporté d'ici quelque souvenir agréable, vous y
avez laissé bien des consolations. Vous me faites
bénir les malheurs qui m'ont attiré de tels amis.
Et quel cas ne dois-je pas faire d'un attachement
formé par l'épreuve qui en brise tant d'autres?
Vous me devez maintenant tous les sentiments
que vous m'avez inspirés, et vous ne pourrez,
sans ingratitude , oublier de votre vie que les deux
larmes que vous avez versées à notre premier
abord , sont tombées dans mon cœur.
C'est un petit mal que la qualité de citoyen
ne soit pas énoncée dans le baptistaire ; j'ai tou-
jours été plus jaloux des devoirs que des droits de
ce titre honorable. Je me suis toujours fait un de-
voir de peu exiger des hommes : en échange du
bien que j'ai tâché de leur faire, je ne leur ai de-
mandé que de ne me point faire de mal. Vous voyez
comment je l'ai obtenu. Mais, n'importe, ils au-
ront beau faire , je serai libre partout , malgré eux.
Si je vous ai tenu quelques mauvais propos, au
sujet de l'atlas, ce dont je ne me souviens point,
j'ai eu tort, et je vous prie de l'oublier. 11 est bon
qu'une amitié aussi généreuse que la vôtre com-
mence par avoir quelque chose à pardonner. Je
n'approuve pas, de mon côté, que vous en ayez
payé le port. Je vous prie d'en ajouter le déboursé
à celui du baptistaire et au prix de l'atlas, qu'un
ami sera chargé de vous rembourser.
Mille choses, je vous supplie, à l'honnête ano-
ANNliE I^Gjl. 389
nyme " , dont je vous ai montré la lettre; vous sa-
vez combien elle m'a touché; vous n'avez là-dessus
à lui dire que ce que vous avez vu vous-même.
Adieu , cher cousin , je vous embrasse et vous aime
de tout mon cœur.
Je dois une lettre * au bon et aimable Beauchà-
teau , mais je ne sais comment lui écrire, n'ayant
pas son adresse.
Observation. — Cette lettre de J. J. Rousseau fut écrite à
la suite d'un voyage que firent, en octobre 1762 , à Motiers-
Travers, trois jeunes Genevois, pour y visiter leur célèbre com-
patriote, après s'être assurés de sa disposition à les recevoir.
Ces Genevois étaient MM. les ministres Mouchon et Roustau ,
et M. Beauchâteau, horloger '.
LETTRE CCCLV.
A MADAME LA COMTESSE DE BOUFFLERS.
Le 3o octobre 176a.
En m'annonçant , madame , dans votre lettre du
22 septembre (c'est, je crois, le 22 octobre), un
changement avantageux dans mon sort * , vous m'a-
" Cet anonyme était M. Philippe Robin, citoyen distingué par
son mérite et ses talents. {Note Je M. Mouclion.)
*" Cette lettre que Rousseau écrivit le a 5 avril 17 63, se trouve dans
sa Correspondance.
' Voyez dans V Histoire de J. J. Rousseau, tome 11, page 498, les
détails intéressants donnés par M. 3Iouclion sur cette visite.
* Dans sa lettre, madame de Boufflers , prévenue par Mllord Ma-
réchal, engageait Rousseau à accepter les offres du roi de Prusse-
390 CORRESPONDANCE,
vez d'abord fait croire que les hommes qui me per-
sécutent s'étaient lassés de leurs méchancetés , que
le parlement de Paris avait levé son inique décret,
que le magistrat de Genève avait reconnu son
tort, et que le public me rendait enfin justice. Mais
loin de là, je vois, par votre lettre même, qu'on
m'intente encore de nouvelles accusations : le
changement de sort que vous m'annoncez se ré-
duit à des offres de subsistances dont je n'ai pas
besoin quant à présent ; et comme j'ai toujours
compté pour rien , même en santé , un avenir aussi
incertain que la vie humaine, c'est pour moi, je
vous jure , la chose la plus indifférente que d'avoir
à dîner dans trois ans d'ici.
Il s'en faut beaucoup , cependant , que je sois
insensible aux bontés du roi de Prusse ; au con-
traire , elles augmentent un sentiment très-doux ,
savoir l'attachement que j'ai conçu pour ce grand
prince. Quant à l'usage que j'en dois faire, rien
ne presse pour me résoudre , et j'ai du temps pour
y penser.
A l'égard des offres de M. Stanlay , comme «lies
sont tojites pour votre compte, madame, c'est à
vous de lui en avoir obligation. Je n'ai point oui
parler de la lettre qu'il vous a dit m'avoir écrite.
Je viens maintenant au dernier article de votre
lettre, auquel j'ai peine à comprendre quelque
chose, et qui me surprend à tel point, surtout
après les entretiens que nous avons eus sur cette-
matière, que j'ai regardé plus d'une fois à l'écri-
ture pour voir si elle était bien de votre main. Je
ANNÉE 1 ■jG-.l. ;^f)r
ne sais ce que vous pouvez désa[)|)rouv( r clans la
lettre que j'ai écrite à mon pasteur dans une occa-
tiion nécessaire. A vous entendre avec votre ange,
on dirait qu'il s'agissait d'embrasser ime religion
nouvelle , tandis qu'il ne s'agissait que de rester
comme auparavant dans la comnnniion de mes pè-
res et de mon pays, donton cherchait à m'exclure :
il ne fallait j)oint pour cela d'autre ange que le vi-
caire savoyard. S'il consacrait en simplicité de con-
science dans un culte plein de mystères inconce-
vables, je ne vois pas pourquoi J. J. Rousseau ne
communierait pas de même dans un culte oii lien
ne choque la raison ; et je vois encore moins poiu--
quoi, après avoir jusqu'ici professé ma religion
chez les catholiques sans que personne m'en fit un
crime, on s'avise tout d'un coup de m'en faire un
fort étrange de ce que je ne la quitte pas en pays
protestant.
Mais pourquoi cet aj^pareil d'écrire une lettre ?
Ah! pourquoi? Le voici. M. de Voltaire me voyant
opprimé par le parlement de Paris, avec la géné-
rosité naturelle à lui et à son parti, saisit ce mo-
ment de me faire opprimer de même à Genève ,
et d'opposer une barrièi'e insurmontable à mon
retour dans ma patrie. Un des plus sûrs moyens
qu'il employa poiu* cela fut de me faire regarder
comme déserteur de ma religion : car là-dessus nos
lois sont formelles, et tout citoyen ou bourgeois
qui ne professe pas la religion qu'elles autorisent
perd par là même son droit de cité. Il travailla
donc de toutes ses forces à soulever les minis-
3g2 CORRESPONDANCE.
très : il ne réussit pas avec ceux de Genève , qui
le connaissent; mais il ameuta tellement ceux du
pays de Vaud, que, malgré la protection et l'ami-
tié de M. le bailli d'Yverdun et de plusieurs magis-
trats, il fallut sortir du canton de Berne. On tenta
de faire la même chose en ce pays; le magistrat
municipal de Neuchàtel défendit mon livre ; la
classe des ministres le déféra ; le conseil d'état allait
le défendre dans tout l'état, et peut-être procé-
der contre ma personne : mais les ordres de Mi-
lord Maréchal et la protection déclarée du roi l'ar-
rêtèrent tout court ; il fallut me laisser tranquille.
Cependant le temps de la communion approchait ,
et cette époque allait décider si j'étais séparé de
l'Église protestante ou si je ne l'étais pas. Dans
cette circonstance , ne voulant pas m'exposer à
im affront public, ni non plus constater tacite-
ment , en ne me présentant pas , la désertion qu'on
me reprochait, je pris le parti d'écrire à M. de
Montmollin , pasteur de la paroisse , une lettre
qu'il a fait courir, mais dont les voltairiens ont
pris soin de falsifier beaucoup de copies. J'étais
bien éloigné d'attendre de cette lettre l'effet qu'elle
produisit: je la regardais comme une protestation
nécessaire, et qui aurait son usage en temps et
lieu. Quelle fut ma surprise et ma joie de voir dès
le lendemain chez moi M. de Montmollin me dé-
clarer que non-seulement il approuvait que j'ap-
prochasse de la sainte table , mais qu'il m'en priait,
et qu'il m'en priait de l'aveu unanime de tout le
consistoire, pour l'édification de sa paroisse, dont
ANjVKE l'jG-2. 393
j'avais lapprobation et l'estime! Nous eûmes en-
suite quelques conférences , clans lesquelles je lui
développai franchement mes sentiments tels à peu
près qu'ils sont exposés dans la Profession du vi-
caire , appuyant avec vérité sur mon attachement
constant à l'Évangile et au christianisme, et ne
lui déguisant pas non plus mes difficultés et mes
doutes. Lui, de son coté, connaissant assez mes
sentiments par mes livres, évita prudemment les
points de doctrine qui auraient pu m'arrèter ou le
compromettre ; il ne prononça pas même le mot
de rétractation , n'insista sur aucune explication ,
et nous nous séparâmes contents l'un de l'autre.
Depuis lors j'ai la consolation d'être reconnu
membre de son Église. Il fliut être opprimé, ma-
lade, et croire en Dieu, pour sentir combien il
est doux de vivre parmi ses frères.
M. de Montmollin , ayant à justifier sa conduite
devant ses confrères , fit courir ma lettre. Elle a
fait à Genève un effet qui a mis les voltairiens au
désespoir, et qui a redoublé leur rage. Des foules
de Genevois sont accourus à Motiers , m'embras-
sant avec des larmes de joie , et appelant haute-
ment M. de Montmollin leur bienfaiteur et leur
père. Il est même sûr que cette affaire aurait des
suites , pour peu que je fusse d'humeiu' à m'y prê-
ter. Cependant il est vrai que bien des ministres
sont mécontents. Voilà, pour ainsi dire, la Pro-
fession de foi du vicaire approuvée en tous ses
points par un de leurs confrères : ils ne peuvent
digérer cela. Les uns murmurent, les autres me-
3^ CORRESPOJN' DAJVCE.
nacent d'écrire; d'autres écrivent en effet; tous
veulent absolument des rétractations et des expli-
cations qu'ils n'auront jamais. Que dois-je faire à
présent , madame , à votre avis? Irai-je laisser mon
digne pasteur dans les lacs où il s'est mis pour
l'amour de moi? l'abandonnerai-je à la censure de
ses confrères? autoriserai-je cette censure par ma
conduite et par mes écrits? et, démentant la dé-
marche que j'ai faite , lui laisserai-je toute la honte
et tout le repentir de s'y être prêté? Non, non,
madame; on me traitera d'hypocrite tant qu'on vou-
dra, mais je ne serai ni un perfide ni un lâche.
Je ne renoncerai point à la religion de mes pères ,
à cette religion si raisonnable , si pure , si con-
forme à la simplicité de l'Evangile, où je suis ren-
tré de bonne foi depuis nombre d'années, et que
j'ai depuis toujours hautement professée. Je n'y
renoncerai point au moment où elle fait toute la
consolation de ma vie, et où il importe à l'hon-
nête homme qui m'y a maintenu que j'y demeure
sincèrement attaché. Je n'en conserverai pas non
plus les liens extérieiu's , tout chers qu'ils me sont,
aux dépens de la vérité ou de ce que je prends
pour elle ; et l'on pourrait m' excommunier et me
décréter bien des fois avant de me faire dire ce
que je ne pense pas. Du reste, je me consolerai
d'une imputation d'hypocrisie sans vraisemblance
et sans preuves. Un auteur qu'on bannit, qu'on
décrète, qu'on brûle, pour avoir dit hardiment
ses sentiments, pour s'être nommé , pour ne vou-
loir pas se dédire ; un citoyen chérissant sa patrie ,
ANNÉli i'jCyi. 39.5
qui aime mieux renoncer à sou pays qu'à sa fran-
chise, et s'ex}3atrier que se démentir, est un hy-
pocrite d'une espèce assez nouvelle. Je ne connais,
dans cet état , qu'un moyen de prouver qu'on n'est
j)as un hypocrite; mais cet expédient auquel mes
ennemis veulent me réduire ne me conviendra ja-
mais, quoi qu'il arrive; c'est d'être un impie ou-
vertement. De grâce, expliquez -moi donc, ma-
dame , ce que vous voulez dire avec votre ange ,
et ce que vous trouvez à reprendre à tout cela.
Vous ajoutez, madame, qu'il fallait que j'atten-
disse d'autres circonstances pour professer ma re-
ligion; vous avez voulu dire pour continuer de la
professer. Je n'ai peut-être que trop attendu,
par une fierté dont je ne saurais me défaire. Je
n'ai fait aucune démarche tant que les ministres
m'ont persécuté; mais quand une fois j'ai été sous
la protection du roi, et qu'ils n'ont plus pu me
rien faire, alors j'ai fait mon devoir, ou ce que j'ai
cru l'être. J'attends que vous m'appreniez en quoi
je me suis trompé.
Je vous envoie l'extrait d'un dialoç^ue de M. de
Voltaire avec un ouvrier de ce pays-ci qui est à
son service. J'ai écrit ce dialogue de mémoire , d'a-
près le récit de M. de Montmollin , qui ne me l'a
rapporté lui-même que sur le récit de l'ouvrier,
il y a plus de deux mois. Ainsi , le tout peut n'être
pas absolument exact , mais les traits principaux
sont fidèles, car ils ont frappé M. de Montmollin ;
il, les a retenus, et vous croyez bien que je ne les
ai pas oubliés. Vous y verrez que M. de Voltain^
396 COUR ESPONDA.NCE.
n'avait pas attendu la démarche dont vous vous
plaignez pour me taxer d'hypocrisie.
CONVERSATION DE M. DE VOLTAIRE AVEC UN DE SES OUVRIERS
DU COMTÉ DE HEUCHATEL.
M. DE VOLTAIRE.
Est-il vrai que vous êtes du comté de Neuchâtel?
l'ouvrier.
Oui, monsieur.
M. DE VOLTAIRE.
Etes-vous de Neuchâtel même ?
l'ouvrier.
Non , monsieur ; je suis du village de Butte , dans
la vallée de Travers.
M. de voltaire.
Butte ! Cela est-il loin de Motiers ?
l'ouvrier.
A une petite lieue.
M. DE voltaire.
Vouç avez dans votre pays un certain person-
nage de celui-ci qui a bien fait des siennes.
l'ouvrier.
Qui donc , monsieur ?
M. DE voltaire.
Un certain Jean-Jacques Rousseau. Le connais-
sez-vous ?
l'ouvrier.
Oui monsieur; je l'ai vu un jour à Butte, dans
le carrosse de M. de Montmollin, qui se promenait
avec lui.
^^^^ ANNKE I7G2. ^C)'J
J^^L M. DE VOLT AIR K.
Comment! ce pied-plat va en carrosse! Le voilà
donc bien fier?
l'ouvrier. ^
Oh! monsieur, il se promène aussi à pied.. Il
court comme un chat maigre , et grimpe sur toutes
nos montagnes.
M. DE VOLTAIRE.
Il pourrait bien grimper quelque jour sur une
échelle. Il eût été pendu à Paris s'il ne se fût sauvé ;
et il le sera ici s'il y vient.
l'ouvrier.
Pendu , monsieur! Il a l'air d'un si bon homme ;
eh mon Dieu! qu'a-t-il donc fait?
M. DE voltaire.
Il a fait des livres abominables. C'est un impie,
un athée.
l'ouvrier.
Vous me surprenez. 11 va tous les dimanches à
l'église.
M. DE voltaire.
Ah! l'hypocrite! Et que dit -on tle lui dans le
pays? Y a-t-il quelqu'un qui veuille le voir?
l'ouvrier.
Tout le monde , monsieur ; tout le monde l'aime.
Il est recherché partout; et on dit que Milord lui
fait aussi bien des caresses.
M. DE voltaire.
C'est que Milord ne le connaît pas, ni vous non
plus. Attendez seulement deux ou trois mois, et
vous connaîtrez l'homme. Les »ens de Montmo-
398 CORRESPONDANCE.
rency, où il demeurait, ont fait des feux de joie
quand il s'est sauvé pour n'être pas pendu. C'est
un homme sans foi, sans honneur, sans relieion.
^L OUVRIER.
Sans rehgion , monsieur ! mais on dit que vous
n'en avez pas beaucoup vous-même.
M. DE VOLTAIRE.
Qui? moi, grand Dieu! Et qui est-ce qui dit cela?
l'ouvrier.
Tout le monde , monsieur.
M. DE VOLTA.IRE.
Ah ! quelle horrible calomnie ! Moi qui ai étudié
chez les jésuites, moi qui ai parlé de Dieu mieux
que tous les théologiens !
l'ouvrier.
Mais , monsieur , on dit que vous avez fait bien
des mauvais livres.
M. DE voltaire.
On ment. Qu'on m'en montre un seul qui porte
mon nom, comme ceux de ce croquant portent
le sien , etc.
LETTRE CCCLVI.
AU ROI DE PRUSSE.
Du 3o octobre 1762.
Sire,
Vous êtes mon protecteur et mon bienfaiteur
et je porte un cœur fait pour la reconnaissance
je viens m'acquitter avec vous, si je puis.
ANNÉE 1762. '^QfJ
Vous voulez nie donner du pain; n'y a-t-il au-
cun de vos sujets qui en manque? Otezde devant
mes yeux cette épée qui m'éblouit et me blesse ;
elle n'a que trop fait son devoir, et le sceptre est
abandonné. La carrière est grande pour les rois
de votre étoffe, et vous êtes encore loin du terme:
cependant le temps presse , et il ne vous reste pas
un moment à perdre poiu' aller au bout.
Puissé-je voir Frédéric le juste et le redouté cou-
vrir ses états d'un peuple nombreux dont il soit
le père! et J. J. Rousseau, l'ennemi des rois, ira
mourir au pied de son trône *.
* Voilà le texte de cette lettre, tel qu'il existe dans l'édition de Ge-
nève ( 1783 , troisième volume du supplément). Après ces mots: p«s
un moment à perdre pour aller au bout, on trouve cette note des éditeurs:
« Dans le brouillard de cette lettre , il y avait , au lieu de cette
« phrase : A^ow^/f^ bien votre cœur, 0 Frédéric! vous com-ient-il de
« mourir sans avoir été le plus grand des hommes? Et à la fin de la
« lettre, cette autre phrase: Voila, sire, ce que J'avais à tous dire ; il
« est donné à peu de rois de l'entendre , et il nest donné à aucun de l'en-
« tendre deux fois. »
Dk Peyrou, dans son Recueil publié en 1790, présente un texte
qui diffère en plusieurs points de celui de l'édition de Genève. En
voici les variantes :
Texte de l'édilioti de 1790. Texte de l'édition de Genève. ■
Je venx m'acquitter Je vieus n'acquitter
cette épée elle n'a que trop cette épée elle n'a que trop
bien fait son service, et fait son devoir, et
La carrière des rois de votre étoffe La carrière est grande pour les rois
est grande, et de votre étoffe, et
pas un moment à perdre pour pas un moment à perdre pour
y arriver. Sondez bien votre cœur , aller au bout.
6 Frédéric 1 Pourrez-vous vous ré-
soudre à mourir sans avoir été le plus
grand des hommes?
Pulssé-je voir couvrir cufin ses l'iiissé-jc voir couvrir ses états
états , etc. etc.
Que votre majesté, sire, daigne
agréer mon profond respect.
yote de Du Peyrou. « Je donne ici celte lettre telle qu'elle se trouve
4oO CORRESPONDANCE.
LETTRE CCCLVII.
A MILORD MARÉCHAL.
En lui envoyant la lettre précédente.
A Motiers, le i^*" novembre 1762.
Je sens bien , Milord , le prix de votre lettre à
madame de Boiifflers ; mais elle ne m'apprend rien
de nouveau, et vos soins généreux ne peuvent dé-
sormais pas plus me surprendre qu'ajouter à mes
sentiments. Je crois n'avoir pas besoin de vous
dire combien je suis touché des bontés du roi :
mais , pour vous faire mieux sentir l'effet de vos
bontés et des siennes , je dois vous avouer que je
ne l'aimais point auparavant , ou plutôt on m'avait
trompé ; j'en haïssais un autre sous son nom. Vous
m'avez fait un cœur tout nouveau, mais un cœur
à l'épreuve , qui ne changera pas plus pour lui que
pour vous.
J'ai de quoi vivre deux ou trois ans , et jamais
je n'ai poussé si loin la prévoyance : mais , fussé-je
prêt à mourir de faim, j'aimerais mieux, dans l'é-
tat actuel de ce bon prince, et ne lui étant bon à
rien , aller brouter l'herbe et ronger des racines
« dans un brouillon de l'auteur , par lui corrigé et resté entie mes
« mains. Mais il faut aussi la donner telle qu'elle a paru dans l'édi-
a tion de Genève, d'après un autre brouillon, lequel passé de mes
« mains en cellesdeM. Moultou, n'y est plus rentré. La voici donc. »
Puis il présente le texte tel que nous l'avons imprimé ci-dessus.
(Xote de M. Petitaiii.)
ANNIÎK 176.2. /|Ol
que d'accepter de lui un morceau de pain. Oiw ne
puis-je bien j)lutôt, à l'insu de lui-même et de tout
le monde, aller jeter la pite dans un trésor qui
lui est nécessaire, et dont il sait si bien user! je
n'aurais rien fait de ma vie avec j)lus de plaisir.
Laissons-lui faire une paix glorieuse, rétablir ses
finances, et revivifier ses états épuisés; alors, si je
vis encore et qu'il conserve pour moi les mêmes
bontés, vous verrez si je crains ses bienfaits.
Voici , Milord , une lettre que je vous prie de lui
envoyer. Je sais quelle est sa confiance en vous ,
et j'espère que vous ne doutez pas de la mienne;
mais ce qui est convenable marche avant tout : la
lettre ne doit être vue que du roi seul, à moins
(|u'il ne le permette.
J'envoie à votre excellence un paquet dont je la
supplie d'agréer le contenu; ce sont des fruits de
mon jardin. Il ne sont pas si doux que les vôtres :
aussi n'ont-ils été arrosés que de larmes.
Milord, il n'y a pas de jour que mon cœur ne
s'épanouisse en songeant à notre château en Es-
pagne. Ah ! que ne peut-il faire le quatrième avec
nous, ce digne homme que le ciel a condamné à
payer si cher la gloire, et à ne connaître jamais le
bonheur de la vie ! Recevez tout mon respect.
K. XFX,
•26
402 CORRESPOIN DANCI-:.
LETTRE CCCLVITT.
A M. DE MALESHERBES.
Motiers , ii novembre 1762.
Je serais, monsieur, bien mortifié que vous me
privassiez du plaisir dont vous m'aviez flatté de
m'occuper d'un soin qui put vous être agréable,
et de préparer des plantes pour compléter vos her-
biers. Ne pouvant subsister sans l'aide de mon tra-
vail, je n'ai jamais pensé, malgré le plaisir que
celui-là pouvait me faire, à vous offrir gratuite-
ment l'emploi de mon temps. Je vous avoue même
que j'aurais fort désiré d'entremêler le travail sé-
dentaire et ennuyeux de ma copie d'une occupa-
tion plus de mon goût, et meilleure à ma santé,
en travaillant à des herbiers pour tant de cabinets
d'histoire naturelle qu'on fait à Paris, et où, selon
moi, ce troisième règne, qu'on y compte pour rien,
n'est pas moins nécessaire que les autres. Plusieurs
herbiers à faire à la fois m'auraient- été plus lucra-
tifs, et m'auraient mieux dédommagé des menus
frais qu'exigent quelquefois les courses éloignées
et l'entrée des jardins curieux. Mais les Français ,
en général , ont de si fausses idées de la botanique,
et si peu de goût pour l'étude de la nature , qu'il
ne faut pas espérer que cette charmante partie leur
donne jamais la tentation de faire des collections
en ce genre : ainsi je renonce à cette ressource.
A.NNÉE l'jQl. 4()3
Pour vous, monsieur, qui joignez aux connaissances
clc tous les «jjenres la passion de les augmenter sans
cesse, ne m'otez j3as le plaisir de contribuer à vos
amusements. Envoyez-moi la note de ce que vous
désirez; j'en rassemblerai tout ce qui me sera pos-
sible , et je recevrai sans aucune difïiculté le paie-
ment de ce que je vous aurai fourni. A l'égard du
petit échantillon que je vous ai envoyé, c'est tout
autre chose; c'étaient des plantes qui vous apjîar-
tenaient. Ce que j'ai substitué à celles qui se sont
gâtées n'a point été ramassé pour vous; je n'ai eu
d'autre ])eine que de le tirer de ce que j'avais ras-
semblé pour moi-même; et comme je n'ai j)oint
offert d'entrer dans la dépense que vous a coûté
l'herborisation que j'ai faite à votre suite, il me
semble, monsieur, que vous ne devez pas non plus
m'offrir le paiement de ce que nous avons ramassé
ensemble, ni du petit arrangement que je me suis
amusé à y mettre pour vous l'envover.
Malgré le bien que vous m'avez dit de votre santé
actuelle , on m'assure qu'elle n'est pas encore par-
faitement rétablie ; et malheureusement la saison
où nous entrons n'est pas favorable à l'exercice pé-
destre , que je crois aussi bon pour vous que pour
moi. L'hiver a aussi , comme vous savez , monsieur,
ses herborisations qui lui sont propres; savoir, les
mousses et les lichens. Il doit y avoir dans vos parcs
des choses curieuses en ce genre, et je vous exhorte
fort, quand le temps vous le permettra, d'aller exa-
miner cette partie siu- les lieux et dans la saison.
^ os résolutions, monsieur, étant telles que vous
26.
4o4 CDIIRESPOND ANGE.
me les marquez, je ne suis assurément pas homme
à les désapprouver; c'est s'être procuré bien ho-
norablement des loisirs bien agréables. Remplir de
grands devoirs dans de grandes places, c'est la tâche
des hommes de votre état et doués de vos talents ;
mais , quand , après avoir offert à son pays le tribut
de son zèle , on le voit inutile , il est bien permis
alors de vivre pour soi-rnéme , et de se contenter
d'être heureux.
lî:ttre ccclix.
A MILORD MARÉCHAL.
Novembre 1763.
Non , Milord, je ne suis ni en santé ni content;
mais quand je rerois de vous quelque marque de
bonté et de souvenir, je m'attendris, j'oublie mes
peines: au surplus, j'ai le cœur abattu, et je tire
bien moins de cour[;ge de ma philosophie que de
votre vin d'Espagne.
Madame la comtesse de Boufflers demeure rue
Notre-Dame-de-Nazareth, proche le Temple ; mais
je ne comprends pas comment vous n'avez pas son
adresse , puisqu'elle me marque que vous lui avez
encore écrit pour l'engager à me faire accepter les
offres du roi. De grâce, Milord, ne vous servez plus
de médiateur avec moi , et daignez être bien per-
suadé, je vous supplie, que ce que vous n'obtien-
drez pas directement ne sera obtenu par nul autre.
ANNÉE 176-2. 4o5
Madame de Boulflers semble oublier , dans cette
occasionne respect qu'on doit aux malheureux. Je
lui réponds plus durement que je ne devrais , peut-
être , et je crains que cette affaire ne me brouille
avec elle , si même cela n'est déjà fait.
Je ne sais , Milord , si vous songez encore à notre
château en Espagne; mais je sens que cette ioee,
si elle ne s'exécute pas , fera le malheur de ma vie.
Tout me déplaît, tout me gêne, tout m'importune :
je n'ai plus de confiance et de liberté qu'avec vous,
et, séparé par d'insurmontables obstacles du peu
d'amis qui me restent, je ne puis vivre en paix
que loin de toute autre société. C'est, j'espère, un
avantage que j'aïu-ai dans votre terre , n'étant connu
là-bas de personne, et ne sachant pas la langue du
pays. Mais je crains que le désir d'y venir vous-
même n'ait été plutôt ime fantaisie qu'un vrai pro-
jet; et je suis mortifié aussi que vous n'ayez aucune
réponse de M. Hume. Quoi qu'il en soit, si je ne
puis vivre avec vous, je veux vivre seul. Mais il y
a bien loin d'ici en Écossse, et je suis bien peu en
état d'entreprendre un si long trajet. Pour Colom-
bier, il n'y faut pas penser; j'aimerais autant ha-
biter une ville: c'est assez d'y faire de temps eu
temps des voyages lorsque je saurai ne vous pas
importuner.
J'attends pourtant avec impatience le ictoiu' de
la belle saison poiu- vous y aller voir, et décider
avec vous quel parti je dois prendre, si j'ai encore
long -temps à trahier mes chagrins et mes maux:
car cela commence à devenir loue, et u'a\ant rien
4o6 CORRESPOx\DAMCE.
prévu de ce qui m'arrive, j'ai peine à savoir com-
ment je dois m'en tirer. J'ai demandé à M. de Males-
herbes la copie de quatre lettres que je lui écrivis
l'hiver dernier, croyant avoir peu de temps encore
à vivre, et n'imaginant pas que j'aurais tant à souf-
frir. Ces lettres contiennent la peinture exacte de
mon caractère, et la clef de toute ma conduite,
autant que j'ai pu lire dans mon propre cœur. L'in-
térêt que vous daignez prendre à moi me fait croire
que vous ne serez pas fâché de les lire, et je les
prendrai en allant à Colombier.
On m'écrit de Pétersbourg que l'impératrice fait
proposer à M. d'Alembert d'aller élever son fils. J'ai
répondu là -dessus que M. d'Alembert avait de la
philosophie, du savoir, et beaucoup d'esprit; mais
que s'il élevait ce petit garçon , il n'en ferait ni un
conquérant ni un sage, qu'il en ferait un arlequin.
Je vous demande pardon , Milord , de mon ton
familier, je n'en saurais prendre un autre quand
mon cœur s'épanche; et quand lui homme a de
l'étoffe en lui-même , je ne regarde plus à ses ha-
bits. Je n'adopte nulle formule, n'y voyant aucun
terme fixe pour s'arrêter sans être faux; j'en poiu'-
rais cependant adopter une auprès de vous, Mi-
lord , sans courir ce risque ; ce serait celle du bon
Ibrahim *.
* Ibrahim, esclave turc de Milord Marcchîil, llnissait les lettres
qu'il lui adressait par cette formule : « Je suis plus votre ami que
« jamais. Ibrahim. »
ANNÉE 1762. 40"
LKTTRE CCCLX.
A M. MOULTOU.
1 3 novembre r 7 r> a .
Vous ne saurez jamais ce que votre silence ma
fait souffrir; mais votre lettre m'a rendu la vie, et
l'assurance que vous me donnez me tranquillise
pour le reste de mes jours. Ainsi écrivez désormais
à votre aise ; votre silence ne m'alarmera plus. Mais,
cher ami , pardonnez les inquiétudes d'un pauvre
solitaire qui ne sait rien de ce qui se passe, dont
tant de cruels souvenirs attristent l'imagination ,
qui ne connaît dans la vie d'autre bonheur que l'a-
mitié, et qui n'aima jamais personne autant que
vous. Félix se iiescit cuuari, dit le poète ; mais moi
je dis, Félix nescit amare. Des deux côtés, les cir-
constances qui ont serré notre attachement l'ont
mis à l'épreuve , et lui ont donné la solidité d'une
amitié de vingt ans.
Je ne dirai pas un mot à M. de Montmollin pour
la communication de la lettre dont vous me parlez ;
il fera ce qu'il jugera convenable pour son avan-
tage : pour moi , je ne veux pas faire un pas ni dire
un mot de plus dans toute cette affaire , et je lais-
serai vos gens se démener connue ils voudront,
sans m'en mêler, ni répondre à leurs chicanes. Ils
prétendent me traiter comme im enfant, à qui Ton
commence par donner le fouet, et puis on lui fait
4o8 CORRESPOND \NGE.
demander pardon. Ce n'est pas tout-à-fait mon
avis. Ce n'est pas moi qui veux donner des éclair-
cissements ; c'est le bon -homme Deluc qui veut
que j'en donne, et je suis très-fâché de ne pouvoir
en cela lui complaire ; car il m'a tout-à-fait gagné
le cœur ce voyage, et j'ai été bien plus content de
lui que je n'espérais. Puisqu'on n'a pas été content
de ma lettre , on ne le serait pas non plus de mes
éclaircissements. Quoi qu'on fasse, je n'en veux pas
dire plus qu'il n'y en a; et, quand on me presserait
sur le reste, je craindrais que M. de Montmollin
ne fût compromis : ainsi je ne dirai plus rien ; c'est
un parti pris.
Je trouve, en revenant sur tout ceci, que nous
avons donné trop d'importance à cette affaire : c'est
un jeu de sots enfants dont on se fâche pour un
moment, mais dont on ne fait que rire sitôt qu'on
est de sang froid. Je veux, pour m'égayer, battre
ces gens -là par leurs ])ropres armes ; puisqu'ils
aiment tant à chicaner, nous chicanerons, et je
ferai en sorte que, voulant toujours attaquer, ils
seront forcés de se tenir sur la défensive. Il est im-
possible, de cette manière , que je me compromette ,
parce que je ne défendrai point mon ouvrage, je
ne ferai qu'éplucher les leurs; et il est impossible
qu'ils ne me donnent point toutes les prises ima-
ginables pour me moquer d'eux : car mes objec-
tions étant insolubles, ils ne les résoudront jamais
sans dire force bêtises, dont je me réjouis d'avance
de tirer parti. Gardez-vous bien d'empêcher l'ou-
vrage de M. Vernes de paraître. Si je le prends en
ANNÉE lyG^i. /|0()
^^iieté, comme je l'espère, il me fera faire un peu
(le bon sang, dont j'ai grand besoin.
Vous voyez que ce projet ne rentl point votre
travail inutile; tant s'en faut. La besogne entre nous
sera très-bien partagée ; vous aurez défendu l'hon-
neur de votre ami, et moi j'aurai désarmé mes cen-
seurs. Vous ferez mon apologie, et moi la critique
de ceux qui m'auront atta{[ué. V ous aurez paré les
coups qu'on me porte, et moi j'en aurai porté quel-
(pies-uns. Il faut que je sois devenu tout d'un coup
fort malin, car je vous jure que les mains me dé-
mangent ; le genre polémique n'est que trop de mon
goût : j'y avais renoncé pourtant. Que n'ai-je seu-
lement un peu de santé! Ceux qui me forcent à
le reprendre ne s'en trouveraient pas long-tem])s
aussi bien qu'ils l'ont espéré.
Je ne me remets point l'écriture des deux lignes
{|ui terminent votre lettre : mais si l'on croit que
la lettre de M. de Montmollin à M. Sarazin nous
soit bonne à quelque chose, il faut la lui demander
à lui-même; car je ne veux pas faire cette démarche-
ià. Adieu, cher Moultou.
Je vous prie de rembourser à M. Mouchon le
prix d'un atlas qu'il m'a envoyé, le port dudit atlas
qu'il a affranchi, et les frais de mon extrait baptis-
taire, qu'il a pris la peine de m'envoyer aussi. Je vous
dois déjà quelques ports de lettres; ayez la bonté
de tenir une note de tout cela jusqu'au printem])s.
J'oubliais de vous marquer que le roi de Prusse
m'a fait faire , par Milord Maréchal , des offres très-
obligeantes, et d'une manière dont je suis pénétré.
/jlO CORRESPONDANCE.
LETTRE CCCLXI.
AU MÊME.
Motiers-Travers , le i5 novembre 1762.
Je reçois à l'instant, cher ami. une lettre de
M. Deluc, que je viens d'envoyer à M. de Mont-
nioUin , sans le solliciter de rien , mais le priant
seulement de me faire dire ce qu'il a résolu de faire
quant à la copie qu'on lui demande, afin que je
m'arrange aussi de mon coté en conséquence de
ce qu'il aura fait. S'il prend le parti d'envoyer cette
copie, moi, de mon côté, je lui écrirai en peu de
lignes la lettre d'éclaircissement que M. Deluc soa-
haite , laquelle pourtant ne dira rien de plus que
la précédente, parce qu'il n'est pas possible de
dire plus. S'il ne veut pas envoyer cette copie ,
moi , de mon côté , je ne dirai plus rien ; j'en res-
terai là, et continuerai de vivre en bon chrétien
réformé, comme j'ai fait jusqu'ici de tout mon
pouvoir.
Le moment critique approche où je saurai si
Genève m'est encore quelque chose. Si les Gene-
vois se conduisent comme ils le doivent, je me re-
connaîtrai toujours leur concitoyen, et les aimerai
comme ci-devant. S'ils me manquent dans cette oc-
casion, s'ils oublient quels affronts et quelles in-
sultes ils ont à réparer envers moi, je ne cesserai
AiMVÉE I76U. /|I l
point de les aimer; mais , du reste, mon jxirti est
Dl'IS.
Je ne puis répondre à M. Deluc cet ordinaire,
parce (|ue ma réponse dépend de celle de iNI. de
Montmollin , qui m'a fait dire simplement (pi'i!
viendrait me voir; car, depuis plusieurs semaines,
l'état où je suis ne me permet pas de sortir. Or,
comme la poste part dans peu d'heures , il n'est
pas vraisemblable que j'aie le temps d'écrire : ainsi
je n'écrirai à M, Deluc que jeudi au soir. Je vous
prie de le lui dire, afin qu'il ne soit pas inquiet
de mon silence.
Il est certain que, quoi qu'il arrive, je ne de-
meurerai jamais à Genève, cela est bien décidé.
Cependant je vous avoue que les approches du
moment qui décidera si je suis encore Genevois ,
ou si je ne le suis plus, me dorment une vive agi-
tation de cœur. Je donnerais tout au monde pour
être à la fin du mois prochain. Adieu , cher ami.
LETTRE CCCLXII.
A madame'latour.
Motiers, ai noveuilire 1765.
Ta iiiadiili ma tu. mi piaci. Il faut se rendre,
madame ; je sens tous les jours mieux qu'il est im-
possible à mon cœur de vous résister. Plus je
gronde, plus je m'enlace; et, à la manière dont
vous me permettez de ne vous plus écrire , vous
I\i1 CORRESPONDANCE,
êtes bien sûre de n'être pas prise au mot. Oui,
vous êtes femme; je le sens à votre ascendant sur
moi; je le sens à votre adresse , et il y a long-temps
que je ne m'avise plus d'en douter. Je ne tente-
rai donc plus de briser ces chaînes si pesantes que
vous me donnez si légèrement ; mais , de grâce ,
allégez-en le poids vous-même ; soyez aussi bonne
que charmante ; acceptez mes hommages en com-
pensation de ma négligence , et ne comptez pas si
rigoureusement avec votre serviteur.
Il est certain, madame, que j'ai eu tort de par-
ler encore à M. de Rougemont de ce que je vous
avais dit au sujet de M. du Terreaux ; mais la ma-
nière dont vous m'aviez répondu me faisait dou-
ter que vous en parlassiez à M. son frère , et il con-
venait cependant qu'il le sût. Voilà, non l'excuse,
mais la raison de mon tort.
Je vous prie, madame, d'être bien persuadée
de deux choses; l'une, que si vous eussiez gardé
avec moi le silence que j'avais mérité, je n'aurais
eu garde de vous laisser faire, du moins jusqu'à
m'oublier : pour peu que vous eussiez encore dif-
féré à m'écrire, je vous aurais sûrement prévenue ;
et, quelque touché que je sois de votre lettre, je
suis presque fâché que vous ne m'ayez pas donné
cette occasion de vous marquer mon empresse-
ment et mon repentir. L'autre vérité que je vous
supplie de croire est que , bien que l'on ne se cor-
rige point à mon âge, et que je ne puisse, sans
vous tromper, vous promettre plus d'exactitude
que par le passé, j'ai pourtant le cœur pénétré de
A^f^lÎE l'jG'i. 4i3
vos bontés, et très-zélé pour in\'ii reiuln' tli^no.
Voilà, madame, que j'écrive ou non, sui- (|(K)i
vous devez toujours compter.
LETTRE CCCLXIII.
A M. MOULT OU.
Motiers, a 5 novembre 1762.
Je m'étais attendu , cher ami , à ce qui vient de
se passer; ainsi j'en suis peu ému. Peut-être n'a-
l-il tenu qu'à moi que cela ne se passât autrement.
Mais une maxime dont je ne me départirai jamais,
est de ne faire du mal à personne. Je suis cliarmé
de ne m'en être pas départi en cette occasion ; car
je vous avoue que la tentation était ^ive. Savez-
vous à quel jeu j'ai perdu INI. Marcet? Il me paraît
certain que je l'ai perdu. J'aurais cru pouvoir
compter sur un ancien ami de mon père. Je soiq3-
çonne que l'amitié de M". Deluc m'a ôté la sienne.
Je suis charmé que vous voyiez enfin que je n'en
ai déjà que trop fait. Ces messieurs les Genevois
le prennent, en vérité, sur un singulier ton. On
dirait qu'il faut que j'aille encore demander par-
don des affronts qu'on m'a faits. Et puis, quelle
extravafijante inquisition ! L'on n'en ferait pas tant
chez les catholiques. En vérité ces gens-là sont bien
bêtement rogues. Comment ne voient-ils pas qu'il
s'agit bien plus de leur intérêt que du mien?
Le bon-homme dispose de moi comme de ses
4l4 CORRESPONDANCE.
vieux souliers; il veut que j'aille courir à Genève
dans une saison et dans un état où je ne puis sor-f
tir , je ne dis pas de ?vIotiers , mais de ma chambre.-
Il n'y a pas de sens à cela. Je souhaite de tout mon
cœur de revoir Genève, et je me sens un cœur
fait pour oublier leurs outrages ; mais on ne m'y
verra sûrement jamais en homme qui demande
grâce ou qui la reçoit.
Vous voulez m'envoyer votre ouvrage , suppo-
sant que je suis en état de le rendre meilleur. Il
n'en est rien , cher ami ; je n'ai jamais pu corriger
une seule phrase ni pour moi ni pour les autres.-
J'ai l'esprit prime-sautier , comme disait Montaigne 5
passé cela je ne suis rien. Dans un ouvrage fait je
ne vois que ce qu'il y a; je ne vois rien de ce qu'on
y peut mettre. Si je veux toucher à votre ouvrage,
je me tourmenterai beaucoup, et je le gâterai in-
failliblement, ne fût-ce que parce qu'il s'agit de
moi : on ne sait jamais parler de soi comme il faut.
Je vois que vous vous défiez de vous; mais vous
devriez vous fier un peu à moi , qui peux mieux que
vous vous mettre à votre taux. En ceci seulement
je jugerai mieux que vous. Faites de vous-même;
vous serez moins correct, mais plus un. Au reste,
revenez plusieurs fois sur votre ouvrage avant que
de le donner. Je crains seulement les fautes de
langue; mais, si vous êtes bien attentif, elles ne
vous échapperont pas. Je crains aussi un peu les
boutades du feu de la jeunesse. Attachez -vous à
oter tout ce qui p(nit être exclamation ou décla-
mation. Simplifiez votre st^le, surtout dans les en-
droits où les choses ont de la chaleur. J'ai uuo lec-
ture à vous conseiller avant que de revoir poui-
la dernière fois votre écrit , c'est celle des Lettres
persanes. Cette lecture est excellente à tout jeune
homme qui écrit pour la première fois. Vous y
trouverez pourtant quelques fautes de langue. En
voici une dans la quarante -deuxième lettre : Tel
que l'on devrait mépriser parce qu'il est un sot^ ne
l'est souvent que parce quil est un hoiuiue de robe.
La faute est de prendre pour le participe passif
méprisé y qui n'est pas dans la phrase, l'infinitif
mépriser qui y est. Les Genevois sont encore fort
sujets à faire cette faute-là. Toutefois , si vous vou-
lez absolument m'envoycr votre écrit, faites. Je
ne sais lequel de vous ou de moi me donnera le
plus d'intérêt à sa lecture , mais je vous répète que
je ne vous y puis être d'aucune utilité.
Je vous ai parlé des offres du roi de Prusse et
de ma reconnaissance. IMais voudriez-vous que je
les eusse acceptées ? Est-il nécessaire de vous dire
ce que j'ai fait? ces choses-là devraient se deviner
entre nous.
Je dois vous prévenir d'une chose. Vous avez
dû voir beaucoup d'inéfijalités dans mes lettres ; c'est
qu'il y en a beaucoup dans mon humeur , et je ne
la cache point à mes amis. Mais ma conduite ne se
règle point sur mon humeur; elle a une règle plus
constante; à mon â»e on ne change plus. Je serai
ce que j'ai été. Je ne suis différent qu'en une chose ,
c'est que jusqu'ici j'ai eu des amis, mais à présent
je sens que j'ai un ami.
4l6 CORRESPONDANCE.
Vous apprendrez avec plaisir a^x Emile a le plus
erand succès en Ans^leterre. On en est à la seconde
édition anglaise. Il n'y a pas d'exemple à Londres
d'un succès si rapide pour aucun livre étranger,
et , nota , malgré le mal que j'y dis des Anglais.
LETTRE CCCLXIV.
A M. DE MONTMOLLIN.
Novembre 1762.
Quand je me suis réuni, monsieur, il y a neuf
ans, à l'Église, je n'ai pas manqué de censeurs
qui ont blâmé ma démarche, et je n'en manque
pas aujourd'hui que j'y reste uni sous vos auspices,
contre l'espoir de tant de gens qui voudraient
m'en voir séparé. Il n'y a rien là de bien étonnant ;
tout ce qui m'honore et me console déplaît à mes
ennemis ; et ceux qui voudraient rendre la religion
méprisable sont fâchés qu'un ami de la vérité la
professe ouvertement. Nous connaissons trop,
vous et moi , les hommes pour ignorer à combien
de passions humaines le feint zèle de la foi sert de
manteau ; et l'on ne doit pas s'attendre à voir l'a-
théisme et l'impiété plus charitables que n'est l'hy-
pocrisie ou la superstition. J'espère, monsieur,
ayant maintenant le bonheur d'être plus connu de
vous , que vous ne voyez rien en moi qui , démen-
tant la déclaration que je vous ai faite, puisse
vous rendre suspecte ma démarche , ni vous don •
ANNÉE 176^. 4 1-7
(i(>r (lu regret à la vôtre. S'il y a îles gens qui m'ac-
cusent" d'être un hypocrite, c'est parce que je ne
suis pas lui impie : ils se sont arrangés pour m'ac-
cuser de l'un ou de l'autre, sans doute parce qu'ils
n'imaginent pas qu'on puisse sincèrement croire
en Dieu. Vous voyez que, de quelque manière
que je me conduise , il m'est impossible d'échapper
à l'une des deux imputations. Mais vous voyez
aussi que , si toutes deux sont également destituées
de preuves , celle d'hypocrisie est pourtant la plus
inepte ; car un peu d'hypocrisie m'eût sauvé bien
des disgrâces; et ma bonne foi me coûte assez
cher, ce me semble, pour devoir être au-dessus
de tout soupçon.
Quand nous avons eu, monsieur, des entretiens
sur mon ouvrage, je vous ai dit dans quelles vues
il avait été publié , et je vous réitère la même chose
en sincérité de cœur. Ces- vues n'ont rien que de
louable, vous en êtes convenu vous-même; et
quand vous m'apprenez qu'on me prête celle d'a-
voir voulu jeter du ridicule sur le christianisme ,
vous sentez en même temps combien cette impu-
tation est ridicule elle-même, puisqu'elle porte
uniquement sur un dialogue dans un langage im-
prouvé des deux côtés dans l'ouvrage même , et où
l'on ne trouve assurément rien d'applicable au
vrai chrétien. Pourquoi les réformés prennent-ils
ainsi fait et cause pour l'Église romaine? Pourquoi
s'échauffent-ils si fort quand on relève les ^ic(^s
de son argumentation, qui n'a point été la leur
jusqu'ici? Veulent-ils donc se rapprocher peu à
R. XIX. 27
4l8 CORRESPONDANCE.
peu de ses manières de penser comme ils se rap-
prochent déjà de son intolérance, contre lés prin-
cipes fondamentaux de leur propre communion ?
Je suis bien persuadé, monsieur, que, si j'eusse
toujours vécu en pays protestant, alors ou la Pro-
fession du vicaire savoyard n'eût point été faite ,
ce qui certainement eût été un mal à bien des
égards , ou , selon toute apparence , elle eût eu
dans sa seconde partie un tour fort différent de
celui qu'elle a.
Je ne pense pas cependant qu'il faille supprimer
les objections qu'on ne peut résoudre; car cette
adresse subreptice a un air de mauvaise foi qui
me révolte , et me fait craindre qu'il n'y ait au fond
peu de vrais croyants. Toutes les connaissances
humaines ont leurs obscurités, leurs difficultés,
leurs objections que l'esprit humain trop borné
ne peut résoudre. La géométrie elle-même en a de
telles que les géomètres ne s'avisent point de sup-
primer , et qui ne rendent pas pour cela leur science
vrtaine. Les objections n'empêchent pas qu'une
(emj^ démontrée ne soit démontrée; et il faut sa-
voir se tenir à ce qu'on sait , et ne pas vouloir
tout savoir, même en matière de religion. Nous
n'en servirons pas Dieu de moins bon cœur ; nous
n'en serons pas moins vrais croyants, et nous en
serons plus humains, plus doux, plus tolérants
pour ceux qui ne pensent pas comme nous en
toute chose. A. considérer eu ce sens la Profession
de foi du vicaire , elle peut avoir son utilité même
dans ce qu'on y a le plus improuvé. En tout cas il
ANNÉE 1762. 4^)
n'y avait qu'à résoudre les objections aussi con-
venablement, aussi honnêtement qu'elles étaient
proposées, sans se fâcher comme si l'on avait tort,
et sans croire qu'une objection est suffisamment
résolue lorsqu'on a brûlé le papier qui la con-
tient.
Je n'épiloguerai point sur les chicanes sans nom-
bre et sans fondement qu'on m'a faites et qu'on
me fait tous les jours. Je sais supporter dans les
autres des manières de penser qui ne sont pas les
miennes; pourvu que nous soyons tous unis en
Jésus-Christ, c'est là l'essentiel. Je veux seulement
vous renouveler, monsieur, la déclaration de la
résolution ferme et sincère où je suis de vivre et
mourir dans la communion de l'Eglise chrétienne
réformée. Rien ne m'a plus consolé dans mes dis-
grâces que d'en faire la sincère profession auprès
de vous , de trouver en vous mon pasteur , et mes
frères dans vos paroissiens. Je vous demande à
vous et à eux la continuation des mêmes bontés ;
et comme je ne crains pas que ma conduite vous
fasse changer de sentiment sur mon compte, j'es-
père que les méchancetés de mes ennemis ne le
feront pas non plus.
4^0 CORRESPONDANCE.
LETTRE CCCLXV.
A M. ***.
1762.
En parlant^ monsieur, dans votre gazette du 23
juin, d'un papier appelé réquisitoire, publié en
France contre le meilleur et le plus utile de mes
écrits , vous avez rempli votre office , et je ne vous
en sais pas mauvais gré ; je ne me plains pas même
que vous ayez transcrit les imputations dont, ce
papier est rempli, et aiixquelles je m'abstiens de
donner celle qui leur est due.
Mais lorsque vous ajoutez de votre chef que je
suis condamnable au-delà de ce qu'on peut dire
pour avoir composé le livre dont il s'agit, et sur-
tout pour y avoir mis mon nom, comme s'il était
permis et honnête de se cacher en parlant au pu-
blic; alors , monsieur, j'ai droit de me plaindre de
ce que vous jugez sans connaître; car il n'est pas
possible qu'un homme éclairé et un homme de
bien porte avec connaissance un jugement si peu
équitable sur un livre où l'auteur soutient la cause
de Dieu , des mœurs , de la vertu , contre la nou-
velle philosophie , avec toute la force dont il est
capable. Vous avez donné trop d'autorité à des
procédures irrégulières , et dictées par des motifs
particuliers que tout le monde connaît.
Mon livre, monsieur, est entré les mains du pu-
ANNÉE I7G2. 42 l
blic;il sera lu lot ou tard par des hommes rai-
sonnables , j)eut-étre enfin par des chrétiens., qui
verront avec surprise et sans doute avec indigna-
tion qu'un disciple de leur divin maître soit traité
jiarmi eux comme un scélérat.
Je vous prie donc , monsieur , et c'est une "répa-
ï-ation que vous me devez , de lire vous-même le
livre dont vous avez si légèrement et si mal parlé ;
et , quand vous l'aurez lu , de vouloir alors rendre
compte au public, sans faveur et sans grâce, du
jugement que vous en aurez porté. Je vous salue ,
monsieur, de tout mon cœur.
LETTRE CCCLXVl.
A M. LOISEAU DE MAULÉON,
Pour lui recommander l'affaire de M. Le Beuf de Vaidahon.
Voici , mon cher Maidéon , du travail pour vous,
qui savez braver le puissant injuste, et défendre
l'innocent opprimé. Il s'agit de protéger par vos ta-
lents un jeune tiomme de mérite qu'on ose pour-
suivre criminellement pour une faute que tout
homme voudrait commettre, et qui ng blesse
d'autres lois que celles de l'avarice et deJ'opinion.
Armez votre éloquence de traits plus doux et non
moins pénétrants , en faveur de deux amants per-
sécutés par-tini père vindicatif et dénaturé. Ils ont
la voix publique; et ils l'auront |XU'tout où vous
parlerez pour eux. Il me semble que ce nouveau
^■21 CORRESPONDANCE.
sujet vous offre d'aussi grands principes à déve-
lopper, d'aussi grandes vues à approfondir que
les précédents ; et vous aurez de plus à faire valoir
des sentiments naturels à tous les cœurs sensibles ,
et qui ne sont pas étrangers au vôtre. J'espère en-
core que vous compterez pour quelque chose la
recommandation d'un homme que vous avez ho-
noré de votre amitié. Macte virtute , cher Mauléon.
C'est dans une route que vous vous êtes frayée*
qu'on trouve le noble prix que je vous ai depuis
si long-temps annoncé, et qui est seul digne de
vous.
LETTRE CCCLXVII.
A MADEMOISELLE D'IVERNOIS,
Fille de M. le procureur-général de Neucliàtel, en lui envoyant le premier
lacet de ma façon, qu'elle m'avait demandé poul- présent de noces.
Le voilà, mademoiselle, ce beau présent de
noces que vous avez désiré : s'il s'y trouve du su-
Ce membre de phrase n'est pas complet. Ji y avait sans doute
dans le manuscrit : C'est dans une roule comme celte que vous vous
êtes frayée , ou plutôt dans /« roule. Mais nous ne devions rien chan-
ger au texte de l'édition originale (celle de Genève, 1782, t. xxiv,
in-8° , et t.* XII, in-4'') où cette lettre, ne portant aucune énoncia-
tion de datera été imprimée pour la première fois. Elle ne se trouve
point dans le recueil publié par du Peyrou. — Indépendamment de
la collection des Mémoires et Plaidoyers de Loiseau de Mauléon
mentionnée préccilemment ( Confessions , t. 11 , p. 388 ), il en existe
une édition en trois volumes in-S" , Londres , 178p. La défense du
comte de Portes , dont Rousseau parle au même endroit , a eu par-
ticulièrement trois éditions; ia troisième est de 1769 , in-8°.
( Note de M. Petitaîn. )
prrflu, faites, en bonne ménagère, qu'il ait hicii-
tùt son enij)loi. Portez sous d'Iieiunnix auspices
cvX emblème des liens de douceur et d'amour
dont vous tiendrez eidacé votre heureux époux,
et songez qu'en portant un lacet tissu par la main
qui traça les devoirs des mères, c'est s'engager à
les remplir.
LETTRE CCCLXVIII. *
A MADAME LA COMTESSE DE BOUFFLERS.
Motiers , le 2 6 novembre 1762.
Je reçois à l'instant, madame, la lettre dont
vous m'avez honoré le lo de ce moissons le cou-
vert de Milord Maréchal, et je vous avoue qu'elle
me surprend plus encore que la précédente. J'ai
tant d'estime et de respect pour vous, que, dus-
siez-vous continuer à m'en écrire de semblables,
elles me surprendraient toujours.
Je suis pénétré de reconnaissance et de respect
pour le roi de Prusse ; mais ses bienfaits , souvent
répandus avec plus de générosité que de choix ,
ne sont pas une preuve bien sûre qu'on les mé-
rite. Si je les acceptais, je croirais iui rendre au-
tant d'honneur que j'en recevrais de lui ; et je
ne suis point persuadé que , par cette démarche ,
je fisse un si grand déplaisir à mes ennemis.
Je crois, madame y que si j'étais dans le besoin,
et que j'eusse recours à vous, vous consulteriez
l\ll\ CORRIISPONDAIVCP:.
plus votre cœur que votre fortune; mais ce que
vous ne feriez pas à cet égard, peut-être dcvrais-je
le faire. Comme je ne suis pas dans ce cas-là, et
que jusqu'ici mes amis ne se sont point aperçus
que j'y aie été, cette délibération me paraît , quant
à présent, fort inutile. Il me semble que je n'ai
jamais donné à persoiuie occasion de prendre un
si orand souci de mes besoins.
Vous persistez, dites -vous, à croire que ma
lettre à M. de Montmoilin était peii nécessaire. Je
ne vois pas bien comment vous pouvez juger de
cela. Je vous ai dit les raisons qui m'ont fait croire
qu'elle l'était; vous auriez dû me dire celles qui
vous font penser autrement.
Vous dites qu'elle a fait un mauvais effet; mais
sur qui? Si c'est sur MM. d'Alembert et Voltaire,
je m'en félicite. J'espère n'être jamais assez mal-
heureux pour obtenir leur approbation.
H était inutile que cette lettre courût , et je ne
l'ai jamais montrée à personne. Vous dites l'avoir
vue H Paris. Je sais qu'elle a été falsifiée, et je vous
l'ai dit; cela n'emportait pas la nécessité de vous
la transcrire, puisque cette pièce, ayant fait ici
son effet , n'importe , au surplus , ni à vous , ni à
moi, ni à personne. Cependant, puisqu'elle vous
fait plaisir, la voilà telle que je l'ai écrite, et que
je l'écrirais tout-à-l'heure si c'était à recommencer.
J'ai toujours approuvé que mes amis me don-
nassent des avis, mais non pas des lois. Je veux
bien qu'ils me conseillent, mais non pas qu'ils
me gouvernent. Vous avez daigné , madame , rem-
plir avec moi le soin de l'amitié; je vous on remer-
cie. Vous vous en tenez là ; je vous en remercie
encore : car je n'aimerais pas être obligé de mai--
(juer moi-même la borne de votre pouvoir sur moi.
Ne parlerons-nous jamais de vous, madame? Il
me semble pourtant que les droits et les devoirs
de Tamitié devraient être réciproques. Verrez-vous
t()UJoui*s mes malheurs , et ne verrai-je jamais vos
|)laisirs, ou ceux des personnes qui vous appro-
chent? Vous n'avez pas besoin de mes conseils, je
le sais; mais j'aurais le plaisir de me réjouir de
tout c^ que vous faites de bien ; j'approuverais , je
m'attendrirais, je m'égaierais de votre joie, et tous
mes maux seraient oubliés.
Je n'ai jamais songé à vous demander, madame,
si l'on avait rendu à M. le prince de Conti la mu-
sique que j'avais copiée pour lui. Daignez agréer les
humbles remerciements et respects de mademoi-
selle Le Vasseur.
LETTRE CCCLXIX.
A M
CURÉ d'ambérier EK bugey. *
Motiers-Travcrs , le 3o novembre ijfia.
Je n'aurais pas tardé si long-temps, monsieur, à
vous témoigner ma reconnaissance des soins et
des bontés que vous n'avez cessé d'avoir pour ma
Thérèse Le Vasseur, partie en juillet 17C2 , par le carrosse de
I^IÔ . CORRESPONDANCE,
gouvernante, durant son voyage de Paris à Besan-
çon , si je n'avais égaré votre adresse qu'elle me
remit en arrivant, et en me rendant compte de
toutes les obligations que nous avions , elle et
moi, à votre humanité et à votr^B charité. J'ai re-
trouvé cette adresse hier au soir , et je me hâte
de remplir un devoir qui m'est cher, en vous fai-
sant d'un cœur vraiment touché les remerciements
de cette pauvre fille et les miens. Je voudrais être
en état de rendre ces remerciements moins sté-
riles, en .vous marquant, par quelque retour,
que vous n'avez pas obligé un ingrat. Si jamais
l'occasion s'en présente , je vous demande en grâce
de ne pas oublier le citoyen de Genève, et d'être
persuadé qu'il vous est acquis. Recevez, monsieur,
les respects de mademoiselle J^e Vasseur , et ceux
d'un homme qui vous honore.
Paris à Dijon, pour se rendre auprès de Rousseau, fut insultée pai-
deux jeunes étourdis , que le curé d'Ambérier ne parvint à contenir
qu'en portaut ses plaintes à l'un des commis du bureau. Sensible à
ce service , l'obligée se fit connaître à son protecteur, et lui demanda
avec instance et son nom et son adresse. C'egt à cette occasion qu'ont
été écrites les trois lettres adressées à M , curé d'Ambérier.
( Note de M. Petita'ui. )
* Voyez les deux autres lettres ci-après des 25 août et i5 décembre 1763. Ces
lettres eurent pour Rousseau des suites désagréables ; il les fait connaître dans sa
lettre à madiime de Yerdelin , du 28 janvier suivant.
LETTRE CCCLXX.
A MADAME LAÏOUR.
Motiers, le i8 décembre lyGS.
Pour le coup, madame, vous auriez été con-
tenté de mon exactitude, si j'avais ])u suivre, en
recevant votre dernière lettre , la résolution que
je pris d'y répondre dès le lendemain ; mais il est
dit que je voudrai toujoiu\s vous plaire, et que je
n'y parviendrai jamais. Une maudite fièvre est ve-
nue traverser mes bonnes résolutions ; elh^ m'a
abattu, au. point d'en garder le lit, ce qui ne m'é-
tait jamais arrivé dans mes plus grands maux :
sans doute , le bon usa^e que je voulais faire de
mes forces m'a aidé à les recouvrer, et je me suis
dépéché de guérir pour vous offrir les prémices
de ma convalescence, si tant est j^ourtant qu'on
puisse appeler convalescence l'état où je suis resté.
Je voudrais , madame , pouvoir vous donner l'é-
claircissement que vous désirez sur l'homme au
gros poireau, et je voudrais, pour moi-même,
connaître un homme qiù m'ose louer pidjlique-
ment à Paris ; car , quoique je doive peut-être bien
plus à vous qu'à lui la chaleur de son zèle, ce
qu'il a dit ]iour vous complaire me le fait autant
aimer que s'il l'avait dit pour moi. ]Mais ma mé-
moire ne me fournit rien d'applicable en tout au
signalement que vous m'avez donné. J'ai fréquenté
à'iS CORRESPONDANCE.
dix ans Épinay et la Chevrette ; pendant ce temps-
là, on a représenté beaucoup de pièces, et exécuté,
beaucoup de divertissements, où j'ai quelquefois
fait de la musique , et où divers auteurs ont fait
des paroles; mais depuis lors tant de choses me
sont arrivées , que je ne me rappelle tout cela que
fort confusément. Le poireau surtout me déso-
riente; je ne me rappelle pas d'avoir vécu dans
une certaine intimité avec quelqu'un qui en eût
un; si ce n'est, ce me semble, M. le marquis de
Croix-Mard, qui, à la vérité, a beaucoup d'esprit,
mais qui n'est plus ni jeune, ni d'une assez jolie
figure, et auquel je ne me suis sûrement jamais
mêlé de donner des conseils.
Il est vrai , madame , que je ne doute plus que
vous ne soyez femme ; vous me l'avez trop bien
ffiit sentir par l'empire que vous avez pris sur moi,
et par le plaisir que je prends à m'y soumettre;
mais vous n'avez pas à vous plaindre d'un échange
qui Aous donne tant de nouveaux droits, en vous
laissant tous ceux que je voulais revendiquer pour
mon sexe. Toutefois , puisque vous deviez être
femme, vous deviez bien aussi vous montrer. Je
crois que votre figure me tourmente encore plus
que si je l'avais vue. Si vous ne voulez pas me dire
comment vous êtes faite, dites-moi donc du moins
comment vous vous habillez , afin que mon imagi-
nation se fixe sur quelque chose que je sois sûr
vous appartenir, et que je puisse rendre hommage
à la personne qui porte votre robe, sans crainte
de vous faire une infidélité.
LETTRE CCCLXXI.
A M. MOULTOU.
Motiers-Travers , 19 décembre 1762.
Mon cher ami, j'ai été assez mal, et je ne suis
pas bien. Les effets d'une fièvre causée par un grand
rhume se sont fait sentir sur la partie faible, et il
semble que ma vessie veuille se boucher tout-à-fait.
Je me lève pourtant, et je sors cpiand le temps le
permet; mais je n'ai ni la tète libre , ni la machine
en bon état, La rigueur de l'hiver peut causer tout
cela: je suis persuadé qu'aux approches du tcimps
doux je serai mieux.
Je me détache tous les jours plus de Genève : il
faut être fou pour s'affecter des torts de gens qui
se conduisent si mal. Je pourrai y aller parce que
vous y êtes ; mais j'irai voir mon ami chez des étran-
gers. Du reste , ces messieurs me recevront comme
il leur plaira. L'Europe a déjà prononcé entre eux
et moi : que m'importe le reste ? Nous verrons au
surplus, ce qu'ils ont à me dire : pour moi, je n'ai
rien à leur dire du tout.
Je vous envoie ce billet par le messager plutôt
que par la poste , afin que , si vous avez quelque
chose à m'en voyer, vous en ayez la commodité. Du
reste, il importe de vous communiquer ime ré-
flexion que j'ai faite. Vous m'avez marqué ci-devant
que vous n'aimiez pas votre corps , et que votre
intention était de le quitter lui jour: nous cause-
43o CORRESPONDANCE.
rons de cela quand nous nous verrons. Mais si cette
résolution pouvait transpirer chez quelqu'un de
ces messieurs, peut-être ne chercheraient- ils
qu'une occasion de vous prévenir; et il est bien
difficile qu'ils ne trouvassent pas cette occasion
dans l'écrit en question , s'ils l'y voulaient chercher.
Tout est raison pour qui ne cherche que des pré-
textes. Pensez à cela. Il faut quitter, et non pas se
faire renvoyer.
Je crois que Milord Maréchal pourrait aller dans
quelque temps à Genève voir milord Stanhope.S'il
y va , allez-le voir, et nommez-vous. C'est un homme
froid qui ne peut souffrir les compliments , et qui
n'en fait à personne; mais c'est un homme, et je
crois que vous serez content de l'avoir vu. Du
reste, ne parlez à personne de ce voyage. Il ne
m'en a pas demandé le secret , mais il n'en a parlé
qu'à moi ; ce qui me fait croire ou qu'il a changé
de sentiment, ou qu'il veut aller incognito.
Adieii , cher Moultou : je compte les heures
comme des siècles jusqu'à la belle saison.
LETTRE CCCLXXII.
A. M. D. L. C.
Décembre 1762.*
11 faut, monsieur, que vous ayez une grande
opinion de votre éloquence , et une bien petite du
* Cette lettre a été classée par les précédents éJiteius clans le
/VNNIÎE 176-2. 4^1
tliscernement de l'homme dont vous \ oiis dites en-
thousiaste, pour croire l'intéresser en votre faveur
par le petit roman scandaleux qui rempht la moitié
de la lettre ([ue vous m'avez écrite, et par Thisto-
riette qui le suit. Ce que j'apprends de plus sur
dans cette lettre, c'est que vous êtes bien jeune,
et que vous me croyez bien jeune aussi.
Vous voilà, monsieur, avec votre Zélie comme
ces saints de v.otre église, qui, dit-on, couchaient
dévotement avec des filles, et attisaient tous les
feux des tentations pour se mortifier en combat-
tant le désir de les éteindre. J'ignore ce que vous
prétendez par les détails indécents que vous m'osez
faire; mais il est difficile de les lire sans vous croire
un menteur ou un impidssant.
L'amour peut épurer les sens, je le sais; il est
cent fois plus fticile à un véritable amant d'être
sage qu'à un autre homme : l'amour qui respecte
son objet en chérit la pureté ; c'est une perfection
de plus ([u'il y trouve , et qu'il craint de lui oter.
L'amour-propre dédommage un amant des priva-
tions qu'il s'impose en lui montrant l'objet qu'il
convoite plus digne des sentiments qu'il a pour lui ;
mais si sa maîtresse , une fois livrée à ses caresses ,
a déjà perdu toute modestie ; si son corps est en
proie à ses attouchements lascifs ; si son cœur bmle
de tous les feux qu'ils y portent ; si sa volonté même,
déjà corrompue, la livre à sa discrétion, je voudrais
bien savoir ce qui lui reste à respecter en elle.
nombre de celles qu'il écrivit en ijfîj de Bâle , où, ne faisant que
passer, il ne pouvait s'occuper du manuscrit de M. D. L. C.
43'^ C;OKRESPOJVD\]>fC£.
Supposons qu'après avoir ainsi souillé la per-
sonne de votre maîtresse, vous ayez obtenu sur
vous-même l'étrange victoire dont vous vous van-
tez , et que vous en ayez le mérite , l'avez-vous ob-
tenue sur elle , sur ses désirs , sur ses sens même ?
Vous vous vantez de l'avoir fait pâmer entre vos
bras : vous vous êtes donc ménagé le sot plaisir de
la voir pâmer seule ? Et c'était là l'épargner selon
vous ? Non , c'était l'avilir. Elle est plus méprisable
que si vous en eussiez joui. Voudriez - vous d'une
femme qui serait sortie ainsi des mains d'un autre?
Vous appelez pourtant tout cela des sacrifices à la
vertu. Il faut que vous ayez d'étranges idées de
cette vertu dont vous parlez, et qui ne vous laisse
pas même le moindre scrupule d'avoir déshonoré
la fille d'un homme dont vous mangiez le pain. Vous
n'adoptez pas les maximes de l'Héloïse, vous vous
piquez de les braver; il est faux, selon vous, qu'on
ne doit rien accorder aux sens quand on veut leur
refuser quelque chose. En accordant aux vôtres
tout ce qui peut vous rendre coupable , vous ne
leur refusiez que ce qui pouvait vous excuser.
Votre exemple supposé vrai ne fait point contre la
maxime , il la confirme.
Ce joli conte est suivi d'un autre plus vraisem-
blable, mais que le premier me rend bien suspect.
Vous voulez avec l'art de votre âge émouvoir mon
amour -propre, et me forcer, au moins par bien-
séance, à m'iutéresser poin* vous. A oilà, monsieur,
de tous les pièges qu'on peut me tendre celui dans
lequel on me prend le moins, surtout quand on le
tend aussi peu finemcMit. Il y aurait de. l'iinnieur
à vous blâmer de la manière dont vous dites avoir
soutenu ma cause, et même une sorte d'in^ra-
titude à ne vous en pas savoir gré. Cependant ,
monsieur, mon livre ayant été condamné par votre
(parlement, vous ne pouviez mettre trop de mo-
destie et de circonspection à le défendre, et vous
ne devez pas me faire une obligation personnelle
envers vous d'une justice que vous avez dû rendre
à la vérité, ou à ce qui vous a paru l'être. Si j'étais
sûr que les choses se fussent passées comme vous
me le marquez, je croirais devoir vous dédomma-
ger, si je pouvais, d'un préjudice dont je serais en
quelque manière la cause; mais cela ne m'engage-
rait pas à vous recommander, sans vous connaître,
préférablement à beaucoup de gens de mérite que
je connais sans pouvoir les servir; et je me gar-
derais de vous procurer des élèves, surtout s'ils
avaient des sœurs, sans autre garant de leur bonne
éducation que ce que vous m'avez appris de vous ,
et la pièce de vers que vous m'avez envoyée. Le li-
braire à qui vous l'avez présentée a eu tort de vous
répondre aussi brutalement qu'il l'a fait, et l'ou-
vrage , du coté de la composition , n'est pas aussi
mauvais qu'il l'a paru croire : les vers sont faits avec
facilité ; il y en a de très-bons panui beaucoup d'au-
tres faibles et peu corrects : du reste , il y règne
plutôt un ton de déclamation qu'une certaine cha-
leur d'anie. Zamon se tue en acteur de tragédie :
cette mort ne persuade ni ne touche : tous les sen-
timents sont tirés de la nouvelle Héloïse ; on en
R. XIX. 28
4'34 CORRESPONDANCE.
trouve à peine un qui vous appartienne ; ce qui
n'est pas un grand signe de la chaleur de votre
cœur ni de la vérité de l'histoire. D'ailleurs, si le
libraire avait tort dans un sens , il avait bien rai-
son dans un autre, auquel vraisemblablement il
ne songeait pas. Comment un homme qui se pique
de vertu peut-il vouloir publier une pièce d'où ré-
sulte la plus pernicieuse morale , une pièce pleine
d'images licencieuses que rien n'épure , une pièce
qui tend à persuader aux jeunes personnes que les
privautés des amants sont sans conséquence , et
qu'on peut toujours s'arrêter où l'on veut; maxime
aussi fausse que dangereuse , et propre à détruire
toute pudeur, toute honnêteté, toute retenue entre
les deux sexes? Monsieur, si vous n'êtes pas un
homme sans mœurs , sans principes, vous ne ferez
jamais imprimer vos vers, quoique passables, sans
un correctif suffisant pour en empêcher le mauvais
effet.
Vous avez des talents, sans doute, mais vous n'en
faites pas un usage qui porte à les encourager. Puis-
siez-vous, monsieur, en faire un meilleur dans la
suite, et qui ne vous attire ni regrets à vous-même,
ni le blâme des honnêtes gens ! Je vous salue de
tout mon cœur.
P. S. Si vous avie? un besoin pressant des deux
louis que vous demandiez au libraire , je pourrais
en disposer sans m'incommoder beaucoup. Parlez-
moi naturellement : ce ne serait pas vous en faire
un don , ce serait seulement payer vos vers au prix
que vous y avez mis vous-même.
ANNÉE 1763. 435
LETTRE CCCLXXIII.
A MADAME LATOUR.
A Motiers, le 4 janvier 1763.
Je reçus, madame, le 28 du mois dernier, votre
lettre du 23,par laquelle vous me menaciez de ne
me pardonner jamais, si vous n'aviez pas de mes
nouvelles le jeudi 3o. J'ai bien senti tout ce qu'il
y avait d'obligeant dans cette menace , mais cela ne
m'en rend pas moins sensible à la peine que vous
m'avez fait encourir; car, vous pouvez bien donner
le désir de faire l'impossible , mais non pas le moyen
d'y réussir ; et il était de toute impossibilité que vous
reçussiez le 3o, la réponse à une lettre que j'avais
reçue le 28.
Je suis à peu près comme j'étais quand je vous
écrivis. L'hiver est si rude ici, qu'il m'est très-dif-
ficile de le soutenir dans mon état; ce n'est pas du
moins sans souffrir beaucoup , et sans sentir que ,
ne me permettre le silence que quand je me por-
terai bien, c'est ne me le permettre que quand je
serai mort. J'espère , madame , que cette lettre vous
trouvera bien rétablie de votre mal de gorge ; c'est
un mal auquel il me paraît que vous êtes sujette;
ç'es't pourquoi je prendrai la liberté de vous donner
un des récipés de ma médecine, car j'ai été fort
sujet aux esquinancies étant jeune; mais j'ai appris
à m'en délivrer lorsqu'elles commencent, en met-
28.
436 CORRESPONDANCE.
tant les pieds dans l'eau chaude , et les y tenant plu-
sieurs heures: ordinairement cela dégage la gorge,
soit en attirant l'humeur en en bas, soit de quelque
autre manière que j'ignore; je sais seulement que
la recette a souvent du succès.
J'aimerais, madame, à converser avec vous à mon
aise; votre esprit est net et lumineux, et tout ce
qui vient de vous m'attache et m'attire , à quelque
petite chose près. Pourquoi faut-il que la nécessité
de vous écrire si souvent m'ôte le plaisir de vous
écrire à mon aise? Je voudrais vous écrire moins
fréquemment, et j'écrirais de plus grandes lettres;
mais vous exigez toujours de promptes réponses;
cela fait que je ne puis vous écrire que des billets
fort mai digérés et fort raturés.
LETTRE CCCLXXIV.
A M. DUMOULIN.
FROCIJREUR-FISCAL DE S. A. S. MONSEIGNEUR LE PRINCE DE CONDB,
A MONTMORENCY PRES PARIS.
A Motiers-Travers , le i6 janvier 1763.
J'apprends, monsieur, avec d'autant plus de
douleur la perte que vous venez de faire de votre
digne oncle, qu'ayant négligé trop long-temps de
l'assurer de mon souvenir et de ma reconnaissance,
je l'ai mis en droit de se croire oublié d'un homme
qui lui était obligé et qui lui était encore plus
attaché, et à vous aussi. M. Mathas sera regretté
ANNLi: 17()3. 4^""
et pleuré de tous ses amis et de tout le peuple dont
il était io père. Il ne suffit pas de lui succéder »
monsieur, il faut le remplacer. Songez que vous
le suivrez un jour, et qu'alors il ne vous sera pas
indifférent d'avoir fait des heureux ou des misé-
rables. Puissiez-vous mériter long-temps et obtenir
bien tard l'honneur d'èti'e aussi regretté que lui!
Si le souvenir des moments que nous avons pas-
sés ensemble vous est aussi cher qu'à moi, je ne
vous recommanderai point un soin qui vous soit
à charade, en vous priant d'en conserver les mo-
numents dans votre petite maison de Saint-Louis :
entretenez au moins mou petit bosquet, je vous
en supplie, surtout les deux arbres plantés de ma
main; ne souffrez pas qu'Augustin ni d'autre se
mêlent de les tailler ou de les façonner ; laissez-
les venir librement sous la direction de la nature ,
et buvez quelque jour sous leur ombre à la santé
de celui qui jadis eut le plaisir d'y boire avec vous.
Pardonnez ces petites sollicitudes puériles à l'atten-
drissement d'un souvenir qui ne s'effacera jamais
de mon cœur. Mes jours de paix se sont passés à
Montmorency , et vous avez contribué à me les
rendre agréables. Rappelez -vous -en cpielquefois
la mémoire ; pour moi je la conserverai toujours.
P. S. Mademoiselle Le Vasseur vous prie d'a-
gréer ses respects et de les faire agréer à madame
Diunoulin. Je me suis placé ici à portée d'un vil-
lage catholique pour pouvoir l'y envoyer, le plus
souvent qu'il se peut , remplir .son devoir , et notre
438 CORRESPONDANCE.
pasteur lui prête pour cela sa voiture avec grand
plaisir. Je vous prie de le dire à M. le curé , qui pa.
raissait alarmé de ce que deviendrait sa religion
parmi nous autres. Nous aimons la nôtre et nous
respectons celle d'autrui.
Permettez que je vous prie de remettre l'incluse
à son adresse.
LETTRE CCCLXXV.
A MADEMOISELLE DUCHESNE,
SOFXR DE l'hôtel-dieu DE MONTMORENCY, A MONTMORENCY.
Motiers, le i6 janvier 1763.
Non , mademoiselle , on n'oublie ici , ni votre
amitié , ni vos services ; et si mademoiselle Le
Yasseur ne vous a pas remboursé plus tôt les deux
louis que vous avez eu la bonté de lui prêter,
c'est que sa mère , qui les a reçus , lui avait pro-
mis et lui a encore fait écrire qu'elle vous les ren-
drait. Elle n'en a rien fait, cela n'est pas éton-
nant; ils sont passés avec le reste. Assurément si
' Cette lettre m'a été comranniquée par M. de La C qui a
épousé la petite nièce de mademoiselle Duchesne , à qui elle est
adressée, et qui est devenue supérieure de l'Hôtel-Dieu de Montmo-
rency, sous le nom de ;$rt'H/- Marie, depuis l'époque où cette lettre
fut écrite. M. Du/los , neveu de la sœur Marie, prit , en 1788 , pour
la conservation de cette lettre , des soins qui prouvent le prix qu'il
Y attachait. Il la fit encadrer entre deux glaces, de manière à pou-
voir la lire ea entier, et c'est clans cet état qu'elle m'a été confiée
par M. de La C
ANNÉE ly()3. 43o
celte femme a mangé tout l'ari;(jnt qu'elle a tiré
de sa fille et de moi, depuis vingt ans, il faut
qu'elle ait une terrible avaloire. Si vous pouvez,
mademoiselle , attendre sans vous gcner, jusqu'à
pâques , cet argent vous sera remboursé à Mont-
morency ; sinon , prenez la peine , quand vous irez
à Paris, de passer à l'iiotel de Luxemboiu'g , et en
montrant cette lettre à M. de La Roche, que d'ail-
leurs j'aurai soin de prévenir, il vous remettra
ces deux louis pour lesquels mademoiselle Le Vas-
seur vous fait ses tendres remerciements, ainsi
que pour toutes les bontés dont vous l'avez ho-
norée.
A l'égard de la dame Maingot, il est très-sûr
qu'il ne lui est rien dû. J'en ai pour preuves, pre-
mièrement la probité de mademoiselle Le Yasseur,
bien incapable assurément de nier une dette; la
somme qu'elle demande, qui passe ce que j'ai pu
acheter de volaille durant tout mon séjour à
Montmorency ; mon usage constant de tout payer
comptant à mesure que j'achetais; le fait particu-
lier de quatre poulettes qu'acheta mademoiselle
Le Vasseur, pour avoir des œufs durant le carême,
et qu'elle paya comptant au garçon de ladite Main-
got, en présence de la mère Nanon , passé laquelle
emplette il n'est pas entré une pièce de volaille
dans ma maison ; enfin , l'exactitude même de la
dame Maingot à se faire payer, puisque ma re-
traite fit trop de bruit pour être ignorée d'elle,
et qu'il n'est pas apparent que, venant tous les
mercredis au marché, elle ne se fût pas avisée de
44^ CORRESPO]NBAJ\C£.
venir chez moi demander son dû. C'est pour payer
les bagatelles que je pouvais devoir, que made-
moiselle Le Vasseur est restée après moi. Pour-
quoi ne s'est-elle pas adressée à elle? Donner à la
dame Maingot ce qu'elle demande, serait récom-
penser la friponnerie : ce n'est assurément pas
mon avis.
Je regrette beaucoup le bon M. Mathas, et je
crois qu'il sera regretté dans tout le pays. Il faut
espérer que M. Dumoulin le remplacera à tous
égards, et n'héritera pas moins de sa bonté que
de son bien. Je savais que madame de Verdelin
avait fait inoculer ses demoiselles; mais je suis en
peine d'elle-même, n'ayant pas de ses nouvelles
depuis long-temps, quoique je lui aie écrit le der-
nier. Comme il faut nécessairement affranchir les
lettres, les domestiques ne sont pas toujours
exacts là-dessus, et il s'en perd beaucoup de cette
manière. Si elle vient ce printemps à Soisi , je vous
prie de lui parler de moi ; c'est une bonne -et ai-
mable dame, dont l'amitié m'était bien chère, et
dont je regretterai toute ma vie le voisinage. Je
suis très-sensible, mademoiselle, au souvenir de
toute votre famille, je vous prie de lui en mar-
quer ma reconnaissance et d'y faire à tout le
monde mes salutations, de même qu'à tous les
honnêtes gens de Montmorency, qui vous paraî-
tront avoir conservé quelque amitié pour moi.
Mes respects en particulier à M. le curé, si vous
en trouvez l'occasion. Recevez ceux de mademoi-
selle Le Vasseur et les assurances de son éternel
attachement. Croyez aussi, je vous supplie, que
je conserverai toute ma vie les sentiments de res-
pect, d'estime et (ramitié que je vous ai voués.
Observation. Les détails minutieux dans lesquels entre
Rousseau prouvent combien ces sortes de réclamations lui
donnaient de l'iiumeur. Il est évident que la mère de Thérèse
avait gardé pour elle la somme réclamée. Jean-Jacques conteste
l'autre dette, celle de madame 3Iaingot, parce que Thérèse
disait l'avoir payée , et que sa probité devait la faire croire.
Si Thérèse ne manquait pas de probité , elle manquait toujours
d'ordre, souvent de mémoire, et le résultat était le même pour
les réclamants.
LETTRE CCCLXXVI.
A M. LE MARÉCHAL DE LUXEMBOURG.
Motiers, le ao fc^Tier 1763.
Vous voulez, M. le maréchal , que je vous dé-
crive le pays que j'habite. Mais comment faire ? Je
ne sais voir qu'autant que je suis ému; les objets
indifférents sont nuls à mes yeux; je n'ai de l'at-
tention qu'à proportion de l'intérêt qui l'excite :
et quel intérêt puis-je prendre à ce que je retrouve
si loin de vous ? Des arbres, des rochers, des mai-
sons, des hommes même , sont autant d'objets iso-
lés dont chacun en particulier donne peu d'émo-
tion à celui qui le regarde : mais l'impression
conmiune de tout cela, qui le réunit en un seul
tableau , dépend de l'état oii nous sommes en le
contemplant. Ce tableau , quoique toujours le
[\[\1 CORIÎESPO?; DxY^iCE.
même , se peint d'autant de manières qu'il y a de
dispositions différentes dans les cœurs des spec-
tateurs ; et ces différences , qui font celles de
nos jugements, n'ont pas lieu seulement d'un
spectateur à l'autre, mais dans le même en dif-
férents temps. C'est ce que j'éprouve bien sensi-
blement en revoyant ce pays que j'ai tant aimé.
J'y croyais retrouver ce qui m'avait charmé dans
ma jeunesse : tout est changé; c'est un autre pay-
sage , un autre air , un,autre ciel , d'autres hommes;
et, ne voyant plus mes montagnons avec des yeux
de vingt ans , je les trouve beaucoup vieillis. On re-
grette le bon temps d'autrefois; je le crois bien :
nous attribuons aux choses tout le changement
qui s'est fait en nous, et lorsque le plaisir nous
quitte nous croyons qu'il n'est plus nulle part.
D'autres voient les choses comme nous les avons
vues , et les verront comme nous les voyons au-
jourd'hui. Mais ce sont des descriptions que vous
me demandez, non des réflexions , et les miennes
m'entraînent comme un vieux enfant qui regrette
encore ses anciens jeux. Les diverses impressions
que ce pays a faites sur moi à différents âges me
font conclure que nos relations se rapportent tou-
jours plus à nous qu'aux choses, et que, comme
nous décrivons bien plus ce que nous sentons que
ce qui est, il faudrait savoir comment était affecté
l'auteur d'un voyage en l'écrivant, pour juger de
combien ses peintui'es sont au-deçà ou au-delà du
vrai. Sur ce principe ne vous étonnez pas de voir
devenir aride et froid , sous ma plume , un pays
AîSiNÉt I7G3. 443
jadis si verdoyant, si vivant, si riant, à mon gré :
vous sentirez trop aisément dans ma lettre en
quel temps de ma vie et en quelle saison de l'an-
née elle a été éciite.
Je sais, M. le maréchal, que, pour vous parlei-
d'un village, il Jie faut pas commencer par vous
décrire toute la Suisse , comme si le petit coin que
j'habite avait besoin d'être circonscrit d'un si grand
espace. Il y a pourtant des choses générales qui
ne se devinent point , et qu'il faut savoir pour ju-
ger des objets particuliers. Pour connaître Motiers ,
il faut avoir quelque idée du comté de jNeuchàtel ,
et pour connaître le comté de Neuchâtel, il faut
en avoir de la Suisse entière.
Elle offre à peu près partout les mêmes aspects,
des lacs, des prés, des bois, des montagnes; et
les Suisses ont aussi tous à peu près les mêmes
mœurs, mêlées de l'imitation des autres peuples
et de leur antique simplicité. Ils ont des manières
de vivre qui ne changent point , parce qu'elles
tiennent pour ainsi dire au sol , au climat, aux be-
soins divers , et qu'en cela les habitants sont tou-
jours forcés de se conformer à ce que la nature
des lieux leur prescrit. Telle est, par exemple, la
distribution de leurs habitations , beaucoup moins
réunies en villes et en bourgs qu'en France , mais
éparses et dispersées cà et là sur le terrain avec
beaucoup plus d'égalité. Ainsi, quoique la Suisse
soit en général plus peuplée à proportion que la
France , elle a de moins grandes villes et de moins
gros villages : en revanche , on y trouve partout
444 CORRESPONDANCE.
des maisons : le village couvre toute la paroisse,
et la ville s'étend sur tout le pays. La Suisse en-
tière est comme une grande ville divisée en treize
quartiers , dont les uns sont sur les vallées , d'autres
sur les coteaux, d'autres sur les montagnes. Ge-
nève, Saint-Gall , Neuchàtel sont comme les fau-
bourgs : il y a des quartiers plus ou moins peuplés ,
mais tous le sont assez pour marquer qu'on est
toujours dans la ville : seulement les maisons , au
lieu d'être alignées , sont dispersées sans symétrie
et sans ordre, comme on dit qu'étaient celles de
l'ancienne Rome, On ne croit plus parcourir des
déserts quand on trouve des clochers parmi les
sapins, des troupeaux sur des rochers, des manu-
factures dans des précipices, des ateliers sur des
torrents. Ce mélange bizarre a je ne sais quoi d'a-
nimé, de vivant, qui respire la liberté, le bien-
être, et qui fera toujours du pays où il se trouve
un spectacle unique en son genre , mais fait seule-
ment pour des yeux qui sachent voir.
Cette égale distribution vient du grand nombre
de petits états qui divise les capitales , de la rudesse
du pays, qui rend les transports difficiles, et de
la nature des productions , qui , consistant pour la
plupart en pâturages, exige que la consommation
s'en fasse sur les lieux mêmes , et tient les hommes
aussi dispersés que les bestiaux. Voilà le plus grand
avantage de la Suisse, avantage que ses habitants
regardent peut-être comme un malheur, mais
qu'elle tient d'elle seule , que rien ne peut lui ôter ,
qui, malgré eux, contient ou retarde le progrès
du luxe et des mauvaises mœurs, el (ju- répa-
rera toujours à la longue rétoiuiante dé|)orditioii
d'hommes qu'elle fait dans les pays étrangers.
Voilà le bien : voici le mal amené par ce bien
même. Quand les Suisses, qui jadis vivant renfer-
més dans leurs montagnes se suffisaient à eux-
mêmes , ont commencé à communiquer avec
d'autres nations, ils ont pris goût à leur manière
de vivre , et ont voulu l'imiter; ils se sont aperçus
que l'argent était une bonne chose, et ils ont
voulu en avoir: sans productions et sans industrie
pour l'attirer, ils se sont mis en commerce eux-
mêmes, ils se sont vendus en détail aux puissances;
ils ont acquis par là précisément assez d'argent
pour sentir qu'ils étaient pauvres; les moyens de
le faire circuler étant presque impossibles dans un
pays qui ne produit rien et qui n'est pas maritime ,
cet argent leur a porté de nouveaux besoins sans
augmenter leurs ressources. Ainsi leurs premières
aliénations de troupes les ont forcés d'en faire de
plus grandes et de continuer toujours. La vie étant
devenue plus dévorante, le même pays n'a plus pu
nourrir la même quantité d'habitants . C'est la rai-
son de la dépopulation qu'on commence à sentir
daiis toute la Suisse. Elle nourrissait ses nombreux
habitants quand ils ne sortaient pas de chez eux ;
à présent qu'il en sort la moitié , à peine peut-elle
nourrir l'autre.
Le pis est que de cette moitié qui sort il en rentre
assez pour corrompre tout ce qui reste par l'imita-
tion des usages des autres pays , et surtout de la
l^[\(j CORRESPOINU ANGE.
France, qui a plus de troupes suisses qu'aucune
autre nation. Je dis corrompre, sans entrer dans la
question si les mœurs françaises sont bonnes ou
mauvaises en France , parce que cette question est
hors de doute quant à la Suisse , et qu'il n'est pas
possible que les mêmes usages conviennent à des
peuples qui , n'ayant pas les mêmes ressources et
n'habitant ni le même climat ni le même sol, seront
toujours forcés de vivre différemment.
Le concours de ces deux causes, l'une bonne et
l'autre mauvaise , se fait sentir en toutes choses; il
rend raison de tout ce qu'on remarque de particu-
lier dans les mœurs des Suisses, et surtout de ce
contraste bizarre de recherche et de simplicité
qu'on sent dans toutes leurs manières. Ils tournent ,
à contre-sens tous les usages qu'ils prennent, non |
par faute d'esprit, mais par la force des choses.
En transportant dans leurs bois les usages des
grandes villes, ils les appliquent de la façon la plus
comique; ils ne savent ce que c'est qu'habits de
campagne; ils sont parés dans leurs rochers comme
ils l'étaient à Paris ; ils portent sous leurs sapins
tous les pompons du Palais-Royal, et j'en ai vu re-
venir de faire leurs foins en petite veste à falbala
de mousseline. Leur délicatesse a toujours quelque
chose de grossier , leur luxe a toujours quelque
chose de rude. Ils ont des entremets , mais ils man-
gent du pain noir; ils servent des vins étrangers,
et boivent de la piquette ; des ragoûts fins accom-
pagnent leur lard rance et leurs choux; ils vous |
offriront à déjeuner du café , du fromage ; à goûter ,
ANNÉK I7G3. 44?
Iii thé avec du jamljon ; les femmes ont de la den-
telle et de fort gros linge , des robes de goût avoe
des bas de couleur : leurs valets , alleriiativenient
laquais et bouviers, ont l'habit de livrée en s<'i-
vant à table, et mêlent l'odeur du fumier à celle
des mets.
Cjomme on ne jouit du luxe qu'en le montrant,
il a rendu leur société plus familière sans leur ôter
pourtant le goût de leurs demeures isolées. Per-
sonne ici n'est surpris de me voir passer l'hiver en
campagne; mille gens du monde en fout tout au-
tant. On demeure donc toujours séparés; mais on
se rapproche par de longues et fréquentes visites.
Pour étaler sa parure et ses meubles il faut attirer
ses voisins et les aller voir; et comme ces voisins
sont souvent assez éloignés, ce sont des voyages
continuels. Aussi jamais n'ai-je vu de peuple si al-
lant que les Suisses ; les Français n'en approchent
pas. Vous ne rencontrez de toute part que voi-
tures; il n'y a pas ime maison qui n'ait la sieime,
et les clievaux , dont la Suisse abonde , ne sont
rien moins qu'inutiles dans le pays. Mais, comme
ces courses ont souvent pour objet des visites de
femmes , quand on monte à cheval , ce qui com-
mence à devenir rare , on y monte en jolis bas blancs
bien tirés, et l'on fait à peu près, pour courir la
poste , la même toilette que pour aller au bal. Aussi
rien n'est si brillant que les ciieniins de la Suisse;
on y rencontre à tout moment de petits messieurs et
de belles dames ; on n'y voit que bleu, vert, couleui-
de rose; on se croirait au jaidiu du Luxembourg.
448 C011RESP0> D.WCE.
Un effet de ce commerce est d'avoir presque j
ôté aux hommes le goût du vin ; et un effet con-
traire de cette vie ambulante est d'avoir cepen-
dant rendu les cabarets fréquents et bons dans
toute la Suisse. Je ne sais pas pourquoi l'on vante
tant ceux de France; ils n'approchent sûrement j
pas de ceux-ci. Il est vrai qu'il y fait très -cher '
vivre ; mais cela est vrai aussi de la vie domestique,
et cela ne saurait être autrement dans un pays qui
produit peu de denrées, et où l'argent ne laisse
pas de circuler.
Les trois seules marchandises qui leur en aient
fourni jusqu'ici sont les fromages, les chevaux , et
les hommes; mais depuis l'introduction du luxe
ce commerce ne leur suffit plus, et ils y ont
ajouté celui des manufactures , dont ils sont rede-
vables aux réfugiés français : ressource qui cepen-
dant a plus d'apparence que de réalité; car, comme .
la cherté des denrées augmente avec les espèces ,
et que la culture de la terre se néglige quand on
gagne davantage à d'autres travaux , avec plus
d'argent ils n'en sont pas plus riches, ce qui se
voit |3ar la comparaison avec les Suisses catho-
liques, qui, n'ayant pas la même ressource, sont
plus pauvres d'argent et ne vivent pas moins
bien.
Il est fort singulier qu'un pays si rude, et dont
les habitants sont si enclins à sortir, leur inspire
pourtant un amour si tendre , que le regret de l'a-
voir quitté les y ramène presque tou3 à la fin, et
que ce regret donne à ceux qui n'y peuvent rêve-
jiir une maladie quelquefois mortelle , qu'ils appel-
lent, je crois, le lienwé. 11 y a dans 1;< Suisse lui
air célèbre appelé le rauz des vaches, que les hcr-
«rers sonnent sur leins cornets, et dont ils font re-
tenlir tous les coteaux du pays. Cet air, qui est
peu de chose en lui-même, mais qui rappelle aux
Suisses mille idées relatives au pays natal, leur fait
verser des torrents de larmes quanti ils l'enten-
dent en terre étrangère. Il en a même fait mou-
rir de douleur un si grand nombre , qu'il a été dé-
fendu, par ordonnance du roi, de jouer le ranz
des vaches dans les troupes suisses. Mais, M. le
maréchal, vous savez peut-être tout cela mieux
(jue moi, et les réflexions que ce fait présente ne
vous auront pas échappé. Je ne puis m'empêcher
de remarquer seulement que la France est assuré-
ment le meilleur pays du monde, où toutes les
commodités et tous les agréments de la vie con-
courent au bien-être des habitants. C-ependant il
n'y a jamais eu , que je sache , de liemvé ni de ranz
des vaches qui fit pleurer et mourir de regret un
Français en pays étranger ; et cette maladie dimi-
nue beaucoup chez les Suisses depuis qu'on vit
plus agréablement dans leur pays.
Les Suisses en général sont justes, officieux,
charitables, amis solides, braves soldats, et bons
citoyens, mais intrigants, défiants, jaloux, cu-
rieux, avares, et leur avarice contient plus leui-
luxe que ne fait leur simplicité. Ils sont ordinaire-
ment graves et flegmatiques , mais ils sont furieux
dans la colère, et leur joie est une ivresse. Je n'ai
R. XIX. 29
45o CORRESPONDANCE.
rien vu de si gai que leurs jeux. Il est étonnant
que le peuple français danse tristement , languis-
saniment, de mauvaise grâce, et que les danses
suisses soient sautillantes et vives. Les hommes y
montrent leur vigueur naturelle , et les filiés y ont
ime légèreté charmante; on dirait que la terre leur
brûle les pieds.
Les Suisses sont adroits et rusés dans les affaires :
les 'Français qui les jugent grossiers sont bien
moins déliés qu'(nix ; ils jugent de leur esprit par
leur accent. La cour de France a toujours voulu
leur envoyer des gens fins , et s'est toujours trom-
pée. V ce genr(î d'escrime ils battent communé-
ment les Français : mais envoyez -leur des gens
droits et fermes, vous ferez d'eux ce que vous
voudrez, car naturellement ils vous aiment. Le mar-
quis de Bonnac, qui avait tant d'esprit, mais qui
passait pour adroit, n'a rien fait en Suisse; et jadis
le maréchal de lîassompierre y faisait tout ce qu'il
voulait, parce qu'il était franc, ou qu'il passait
chez eux pour l'être. Les Suisses négocieront tou-
jours avec avantage , à moins qu'ils ne soient ven-
dus par huirs magistrats, attendu qu'ils peuvent
mieux se passer d'argent que les puissances ne
peuvent se passer d'hommes ; car, pour votre blé,
quand ils voudront ils n'en auront pas besoin. Il
faut avouer aussi que, s'ils font bien leurs traités,
ils les exécutent encore mieux : fidélité qu'on ne se
pique pas de lein- rendre.
Je ne vous dirai rien, M. le maréchal, de leur
gouvernement et deleur politique , parce que cela
ANXÉE 1-(J3. 45 I
iiio mènerait li()|) loin, et que je ne veux vous par-
ler que de ce que j'ai vu. Quant au comté de
Neucliatel où j'habite , vous savez qu'il appartient
au roi de Prusse. Cette petite principauté, après
avoir été démembrée du royaume tle liourgognc
et passé successivement dans les maisons de Chà-
lons, d'Hochberg et de l^ongueville, tomba enfin,
en 1707, dans celle de Brandel)ourg par la déci-
sion des Etats du pays , juges naturels des droits
des prétendants. Je n'entrerai point dans l'examen
des raisons sur lesquelles le roi de Prusse fut pré?»
féré au prince de C.onti , ni des influences que
purent avoir d'autres puissances dans cette affaire;
je me contenterai de remarquer que, dans la con-
currence entre ces deux princes, c'était un hon-
neur qui ne pouvait manquer aux Neuchàtelois
d'appartenir lui jour à un grand capitaine. Au reste,
ils ont conservé sous leurs souverains à peu près
la même liberté qu'ont les autres Suisses : mais
peut-être en sont- ils plus redevables à leur posi-
tion qu'à leur habileté ; car je les retrouve bien
remuants pour des gens sages.
Tout ce que je viens de remarquer des Suisses,
en général , caractérise encore plus fortement ce
peuple-ci ; et le contraste du naturel et de l'imita-
tion s'y fait encore mieux sentir , avec cette diffé-
rence pourtant que le naturel a moins d'étoffe,
et qu'à quelque petit coin près, la dorure couvre
tout le fond. Le pays , si l'on excepte la ville et les
bords du lac , est aussi rude que le reste de la
Suisse : la vie y est aussi rustique ; et les habitants
29.
45^ CORRESPONDANCE.
accoutumés à vivre sous des princes , s'y sont en-
core plus affectionnés aux grandes manières; de
sorte qu'on trouve ici du jargon , des airs , dans
tous les états ; de beaux parleurs labourant les
champs , et des courtisans en souquenille. Aussi
appelle- 1- on les Neuchâtelois les Gascons de la
Suisse. Ils ont de l'esprit, et ils se piquent de vi-
vacité ; ils lisent , et la lecture leur profite : les
paysans mêmes sont instruits ; ils ont presque tous
un petit recueil de livres choisis qu'ils appellent
leur bibliothèque ; ils sont même assez au courant
j)our les nouveautés ; ils font valoir tout cela dans
la conversation d'nne manière qui n'est point
gauche, et ils ont presque le ton du jour comme
s'ils vivaient à Paris. Il y a quelque temps qu'en
me promenant je m'arrêtai devant une maison où
des filles faisaient de la dentelle ; la mère berçait
un petit enfant, et je la regardais faire quand je
vis sortir de la cabane un gros paysan , qui , m'a-
bordant d'un air aisé , me dit : « Vous voyez
« qu'on ne suit pas trop bien vos préceptes ; mais
« nos femmes tiennent autant aux vieux préjugés
« qu'elles aiment les nouvelles modes. » Je tombais
des nues. J'ai entendu parmi ces gens-là cent pro-
pos du même ton.
Beaucoup d'esprit et encore plus de prétention ,
mais sans aucun goût , voilà ce qui m'a d'abord
frappé chez les Neuchâtelois. Ils parlent très-bien ,
très -aisément; mais ils écrivent platement et mal ,
surtout quand ils veulent écrire légèrement, et ils
le veulent toujours. Comme ils ne savent pas même
ANNIÉE 1763. /^53
en quoi consiste la grâce et le sel du style léger ,
lorsqu'ils ont enfilé des phrases lourdement sémil-
lantes ils se croient autant de Voltaire et de Cré-
billon. lis ont une manière de journal dans lequel
ils s'efforcent d'être gentils et badins. Ils y four-
rent même de petits vers de leur façon. Madame
la maréchale trouverait, sinon de l'amusement, au
moins de l'occupation dans ce Mercure , car c'est
•d'un bout à l'autre ini logogriphe qui demande im
meilleur Œdipe que moi.
C'est à peu près le même habillement que dans
le canton de Berne, mais un peu plus contourné.
Les hommes se mettent assez à la française ; et c'est
ce que les femmes voudraient bien faire aussi : mais
comme elles ne voyagent guère , ne prenant pas
comme eux les modes de la première main, elles
les outrent, les défigurent; et , chargées de pretin-
tailles et de falbalas , elles semblent parées de
guenilles.
Quant à leur caractère , il est difficile d'en ju-
ger, tant il est offusqué de manières : ils se croient
polis parce qu'ils sont façonniers , et gais parce
qu'ils sont turbulents. Je crois qu'il n'y a que les
Chinois au monde qui puissent l'emporter sur eux
à faire des compliments. Arrivez - vous fatigué ,
pressé , n'importe , il faut d'abord prêter le flanc à la
longue bordée ; tant que la machine est montée
elle joue , et elle se remonte toujours à chaque
arrivant. La politesse française est de mettre les
«eus à leur aise, et même de s'y mettre aussi : la
politesse neuchâteioise est de gêner et soi-même
454 CORRESPONDANCE.
et les autres. Ils ne consultent jamais ce qui vous
convient, mais ce qui peut étaler leur prétendu
savoir-vivre. Leurs offres exagérées ne tentent
point; elles ont toujours je ne sais quel air de for-
mule , je ne sais quoi de sec et d'apprêté , qui vous
invite au refus. Ils sont pourtant obligeants, offi-
cieux, hospitaliers très -réellement, surtout pour
les gens de qualité : on est toujours siir d'être ac-
cueilli d'eux en se donnant pour marquis ou comte;
et comme ime ressource aussi facile ne manque
pas aux aventuriers, ils en ont souvent dans leur
ville, qui pour l'ordinaire y sont très -fêtés : un
simple honnête homme avec des malheurs et des
vertus ne le serait pas de même ; on peut y por-
ter un grand nom sans mérite , mais non pas un
grand mérite sans nom. Du reste, ceux qu'ils ser-
vent une fois ils les servent bien. Ils sont fidèles
à leurs promesses, et n'abandonnent pas aisé-
ment leurs protégés. Il se peut même qu'ils soient
aimants et sensibles ; mais rien n'est plus éloigné
du ton du sentiment que celui qu'ils prennent;
tout ce qu'ils font par humanité semble être fait
par ostentation , et leur vanité cache leur bon
cœur.
Cette vanité est leiu- vice dominant; elle perce
partout, et d'autant plus aisément qu'elle est mal-
adroite. Ils se croient tous gentilshommes, quoi-
que leurs souverains ne fussent que des gentils-
hommes eux-mêmes. Ils aiment la chasse, moins
par goût que pajce que c'est un amusement noble.
Enfin jamais on ne vit des bourgeois si jîleins de
kVmÉE 1763. 455
leur naissance : ils ne la vantent pourtant pas , mais
on voit qu'ils s'en occujîenl; ils n'en sont pas fiers,
ils n'en sont qu'entêtés.
Au défaut de dignités et de titres de noblesse ils
ont des titres militaires ou municipaux en telle
abondance , qu'il y ;i plus de gens titrés que de
gens qui ne le sont pas. C'est M. le colonel, M. le
major, M. le capitaine , M. le lieutenant, M. le con-
seiller, M. le châtelain, M. le maire, M. le justicier ,
M. le professeur , M. le docteur , M. l'ancien : si
j'avais pu reprendre ici mon ancien métier, je ne
doute pas que je n'y fusse M. le copiste. Les femmes
]>ortent aussi les titres de leurs maris ; madame la
conseillère , madame la ministre : j'ai pour voisine
madame la major; et comme on n'y nomme les
gens que par leiu-s titres , on est embarrassé com-
ment dire aux gens qui n'ont que leur nom; c'est
comme s'ils n'en avaient point.
Le sexe n'y est pas beau ; on dit qu'il a dégé-
néré. Les filles ont beaucoup de liberté et en font
usage. Elles se rassemblent souvent en société, ou
Ton joue, où l'on goûte, où l'on babille, et où l'on
attire tant qu'on peut les jeunes gens ; mais par
mallieiu* ils sont rares, et il faut se les arracher.
Les femmes vivent assez sagement : il y a dans le
pays d'assez bons ménages , et il y en aurait bien
davantage si c'était un air de bien vivre avec son
mari. Du reste, vivant beaucoup en campagne, li-
sant moins et avec moins de fruit que les liommes,
elles n'ont pas l'esprit fort orné; et, dans le dés-
eeuvrement de leur vie , ell(\s n'ont d'autre res-
456 CORRESPONDANCE.
source que de faire de la dentelle , d'épier curieu-
sement les affaires des autres, de médire, et de
jouer. Il y en a pourtant de fort aimables , mais en
général on ne trouve pas dans leur entretien ce
ton que la décence et l'honnêteté même rendent
séducteur, ce ton que les Françaises savent si bien
prendre quand elles veulent, qui montre du senti-
ment, de l'ame, et qui promet des héroïnes de ro-
man. La conversation des Neuchâteloises est aride
ou badine; elle tarit sitôt qu'on ne plaisante pas.
Les deux sexes ne manquent pas de bon naturel;
et je crois que ce n'est pas un peuple sans mœj^irs,
mais c'est un peuple sans principes , et le mot de
vertu y est aussi étranger ou aussi ridicule qu'en
Italie. La religion dont ils se piquent sert plutôt à
les rendre hargneux que bons. Guidés par leur
clergé, ils épilogueront sur le dogme; mais pour
la morale, ils ne savent ce que c'est; car quoiqu'ils
parlent beaucoup de charité, celle qu'ils ont n'est
assurément pas l'amour du prochain , c'est seule-
ment l'affectation de donner l'aumône. Un chré-
tien pour eux est lui homme qui va au prêche
tous les dimanches ; quoi qu'il fasse dans l'inter-
valle , il n'importe pas. Leurs ministres, qui se sont
acquis un grand crédit sur le peuple tandis que
leurs princes étaient catholiques, voudraient con-
server ce crédit en se mêlant de tout, en chicanant
sur tout, en étendant à tout la juridiction de l'E-
glise : ils ne voient pas que leur temps est passé.
Cependant ils viennent encore d'exciter dans l'état
une fermentation ({ui achèvera de les perdre. L'im-
ANNÉE 1763. 457
portante affaire dont il s'agissait était de savoir si
les peines des dajnnés étaient éteiJiclli's. Vous an-
riez peine à eroire avee quelle ehalenr ecttc dis-
pute a été agitée ; celle dn jansénisme en France
n'en a pas approché. Tous les corps assemblés , les
peuples prêts à prendre les armes, ministres tlesli-
tués , magistrats interdits ; tout marquait les aj)-
proches d'une guerre civile ; et cette affaire n'est
pas tellement finie qu'elle ne puisse laisser de longs
souvenirs. Quand ils se seraient tous arrangés pour
aller en enfer, ils n'auraient pas plus de souci de
ce qui s'y passe.
Voilà les principales remarques que j'ai faites
jusqu'ici sur \es gens du pays où je suis. Elles vous
paraîtraient peut-être lui peu dures pour un lionmie
qui parle de ses hôtes, si je vous laissais ignorer que
je ne leur suis redevable d'aucune hospitalité. Ce
n'est point à messieurs de Neuchâtel que je suis
venu demander un asile qu'ils ne m'auraient sûre-
ment pas accordé, c'est à Milord jMaréchal , et je ne
suis ici que chez le roi de Prusse. Au contraire , à
mon arrivée sur les terres de la principauté , le ma-
gistrat de la ville de Neuchâtel s'est, pour tout ac-
cueil, dépéché de défendre mon livre sans le con-
naître ; la classe des ministres l'a déféré de même
au conseil d'état : on n'a jamais vu de gens plus
pressés d'imiter. les sottises de leurs voisins. Sans
la protection déclarée de Milord Maréchal, on ne
m'eût sûrement point laissé en paix dans ce vil-
lage. Tant de bandits se réfugient dans le pays,
que ceux qui le gouvernent ne savent pas distin-
458 COllIlESPONBANCE.
giier des malfaiteurs poursuivis les innocents op-
primés, ou se mettent peu en peine d'en faire la
différence. La maison que j'habite appartient à une
nièce de mon vieux ami M. Roguin. Ainsi , loin d'a-
voir nulle obligation à messieurs de Neuchàtel, je
n'ai qu'à m'en plaindre. D'ailleurs je n'ai pas mis
le pied dans leur ville , ils me sont étrangers à tous
égards; je ne leur dois que justice en parlant d'eux,
et je la leur rends.
Je la rends de meilleur cœur encore à ceux
d'entre eux qui m'ont comblé de caresses, d'offres,
tle politesses de toute espèce. Flatté de leur estime
et touché de leurs bontés, je me ferai toujours un
devoir et un plaisir de leur marquer mon attache-
ment et ma reconnaissance ; mais l'accueil qu'ils
m'ont fait n'a rien de con^mun avec le gouverne-
ment neuchâtelois , qui m'en eût fait un bien dif-
férent s'il en eût été le maître. Je dois dire encore
que , si la mauvaise volonté du corps des ministres
Ji'est pas douteuse , j'ai beaucoup à me louer en
particulier de celui dont j'habite la paroisse. Il me
vint voir à mon arrivée, il me fit mille offres de
services qui n'étaient point vaines, comme il me
Va prouvé dans une occasion essentielle où il s'est
exposé à la mauvaise humeur de plus d'un de ses
confrères pour s'être montré vrai pasteur envers
moi^ Je m'attendais d'autant moins de sa part à
cette justice , qu'il avait joué dans les précédentes
brouilleries un rôle qui n'annonçait pas un mi-
nistre tolérant. C'est au surplus un homme assez
gai dans la société , qui ne manque pas d'esprit ,
ANNÉE 1763. /î5r)
(jui fait quelquefois d'assez bons sermons, et sou-
vent de fort bons eontes.
Je m'aperçois que cette lettre est un livre, et je
n'en suis encore qu'à la moitié de ma relation. Je
\ais. M. le maréchal, vous laisser rej)rendr<> ha-
leine, et remettre le second tome à une autre lois*.
LETTRE CCCLXW II.
A MADAME LATOUR.
A Motiers, le 27 janvier 1763.
Je reçois presque en même temps, madame, vos
étrennes et votre portrait , deux présents qui me
sont précieux ; l'im parce qu'il vous représente, et
l'autre parce qu'il vient de vous. Il semble que
vous avez prévu le besoin que j'aurais de l'alma-
nach, pour contenir l'effet que ferait sur moi la
description de votre personne, et pour m'avertir
honnêtement qu'un homme né le 4 juillet 171.2,
ne doit pas, le 27 janvier 17G3, prendre un intérêt
si curieux à certains articles, sous peine d'être un
vieux fou. Malheureusement le poison me parait
plus fort que le remède, et votre lettre est j)lus
propre à me faire oublier mon Age , que votre al-
manach à m'en faire souvenir. 11 n'eut pas fallu
d'autre magie à Médée pour rajeunir le vieux Éson :
* Pour apprécier les divers jugements portés dans cette lettre , le
lecteur voudra bien faire attention à l'époque de sa date et au lieu
qu'habitait l'auteur. ( Note des Editeurs de Genèee. )
Zi6o CORRESPOND \NCE.
et si l'Arirorfe était faite comme vous, Titoii décrépit
j)()iivail ètreencore malade, que ses ans et ses maux
devaient disparaître en la voyant. Pour moi, si loin
de vous, je ne gagne à tout cela que des regrets
et du ridicule; un cœur rajeuni n'est qu'un nou-
veau mal avec tant d'autres, et rien n'est plus sot
qu'un barbon de vingt ans. Aussi je ne voudrais
pas, pour tout au monde, être exposé désormais à
voir ce joli visage d'un ovale parfait, et qui n'est
pas la partie la moins blanche de votre personne ;
j'aurais toujours peur que ces petites mouches cou-
leur de rose ne devinssent pour moi transparentes,
et que, pour mieux apprécier le teint du visage,
quelque frileuse que vous puissiez être, mon es-
prit indiscret n'allât, à travers mille voiles, chercher
des pièces de comparaison.
Come per acqua o pcr cristallo intero
Trapassa il raggio, e no'l divide o parte;
Per entro il chiuso manto osa il pensiero
Si peiietrar nella vietata parte.
Tasso,Ger. C. IV, 32.
Mais, madame, laissons un peu votre teint et
votre figure, qu'il n'appartient pas à une imagina-
tion de cinquante ans de profaner, et parlons plu-
tôt de cette aimable physionomie, faite pour vous
donner des amis de tout Age , et qui promet un cœur
propre à les conserver. Il ne ti«endra pas à moi qu'elkî
n'achève ce que vos lettres ont si bien commencé,
et que je n'aie pas pour vous, le reste de ma vie,
un attachement digne d'un caractère aussi char-
mant. Combien il va m'étre agréable de me faire
A.NIVÉE l'jG'5. .((il
dire par une aussi jolie bouche tout cv ([ii<> vous
m'écrirez trol)lii:jeant,et (Te lire dans des \cii\(rini
l^ieu foncé, anués d'une paupière noire, raniitié(|n('
vous me témoignez! Mais cette même amitié m'im-
pose des devoirs que je veux remplir; et si mon
acre rend les fadeurs l'idicules, il fait excuser la sin-
cérité. Je vous pardonne bien d'idolâtrer un peu
votre chevelure, et je partaj^e même d'ici cette ido-
lâtrie; mais l'approbation (pie je puis donner à
votre manière de vous coiffer dépend d'une ques-
tion (pi'il ne faut jamais faire aux femmes, et que je
vous ferai poiu'tant. Madame, quel à<;(" avez-vous?
Puisque vous avez lu le chiffon qui acccmipagnait
le lacet dont vous me parlez, vous savez, madame ,
à quelle occasion il a été envoyé, et sous quelles
conditions on en peut obtenir un semblable. Ayez
la bonté de redevenir fille , de vous marier tout de
nouveau, de vous engager à nourrir vous-même
Notre premier enfant, et vous aurez le plus beau
lacet (pie je puisse faire. Je me suis engagé à n'en
jamais donner qu'à ce prix: je ne puis violer ma
promesse.
Je suis fort sensible à l'intérêt que M. du Terreaux
veut bien prendre à ma santé, et plus encore au
soin de la main tpii m'a fait jiasser sa recette; mais
ayant depuis long-temps abandonné ma vie et mon
corps à la seule nature, je ne veux point empiétei*
sur elle, ni me mêler de ce que je ne sais pas. J'ai
appris à souffrir, madame; cet art dispense d'ap-
prendre à guérir, et n'en a pas k^s inconvénients.
Toutefois , s'il ne tient qu'à qu(^lques verres d'eau
462 CORJRESPONDA.IVCE.
pour VOUS complaire, je veux bien les boire dans
la saison, non pour ma santé, mais à la vôtre; je
voudrais faire pour vous des choses j^lus difficiles,
pourvu qu'elles eussent un autre objet.
LETTRE CCCLXXVIIï.
A 31. LE MARÉCHAL DE LUXEMBOURG.
Motiers, le 28 janvier 1763,
11 faut, M. le maréchal, avoir du courage pour
décrire en cette saison le lieu que j'habite. Des cas-
cades, des glaceis, des rochers nus, des sapins noirs
couverts de neige , sont les objets dont je suis en-
touré; et à l'image de l'hiver le pays ajoutant l'as-
pect de l'aridité, ne promet, à le voir, qu'une des-
cription fort triste. Aussi a-t-il l'air assez nu en toute
saison ; mais il est presque effrayant dans celle-ci.
Il faut donc vous le représenter comme je l'ai trouvé
en V arrivant, et non comme je le vois aujour-
d'hui, sans quoi l'intérêt que vous prenez à moi
m'empêcherait de vous en rien dire.
Fififurez-vous donc un vallon d'ime bonne demi-
lieue de larî^e et d'environ deux lieues de long, au
milieu duquel passe une petite rivière appelée /a
Pic'uss , dans la direction du nord-ouest au sud-est.
Ce vallon, formé par deux chaînes de montagnes
qui sont des branches du Mont-Jura et qui se res-
serrent par les deux bouts , reste pourtant assez
ouvert pour laisser voir au loin ses prolongements,
lesquels, divisés eu rameaux par les bras des mon-
tagues, otfrenl plusieurs belles perspectives. Ce val-
lon, appelé le Val-de-Travers, du nom d'un \illa<;e
qui esta son extrémité orientale , est garni de quatre
ou cinq autres villages à peu de tlistance les ims
lies autres: celui de Moliers, qui fornu» le milieu^
est dominé par un vieux château désert, dont le
voisinage et la situation solitaire et sauvage m'at-
tirent souvent dans mes j)romenades du matin,
d'autant plus que je puis sortir de ce coté par une
porte de derrière sans passer par la rue ni devant
aucune maison. On dit ([ue les bois et les rochers
qui environnent ce château sont fort remplis de
vipères ; cependant , ayant beaucoup parcouru lous
les environs, et m'étant assis à toutes sortes de
places, je n'en ai point vu jusqu'ici.
Outre ces villages on voit vers le bas des mon-
tagnes plusieurs maisonséparses, qu'on appelle des
prises, dans lesquelles on tieulMes bestiaux et dont
plusieiu's sont habitées par les propriétaires, la plu-
part paysans. Il y en a une entre autres à mi-cote
nord, par conséquent exposée au midi , siu' une ter-
rasse naturelle, dans la plus admirable position que
j'aie jamais vue, et dont le difficile accès m'eut
rendu l'habitation très-commode. J'en fus si tenté,
que dès la première fois je m'étais presque arrangé
avec le propriétaire pour y loger; mais on m'a de-
puis tant dit lie mal de cet homme, qu'aimant en-
core mieux la paix et la sûreté qu'une demeure
agréable, j'ai pris le parti de rester où je suis. La
maison que j'occupe est dans une moins belle po-
464 CORRESPONDANCE.
sition , mais elle est grande , assez commode ; elle a
une galerie extérieure où je me promène dans les
mauvais temps; et, ce qui vaut mieux que tout le
reste , c'est un asile offert par l'amitié.
La Reuss a sa source au-dessus d'un village ap-
pelé Saint -Sulpice, à l'extrémité occidentale du
vallon; elle en sort au village de Travers, à l'autre
extrémité , où elle commence à se creuser un lit,
qui devient bientôt précipice , et la conduit enfin
dans le lac de Neucliâtel. Cette Reuss est une tcès?
jolie rivière, claire et brillante comme de l'argent,
où les truites ont bien de la peine à se cacher dans
des touffes d'herbes. On la voit sortir tout d'un
coup de terre à sa source , non point en petite fon-
taine ou ruisseau , mais toute grande et déjà rivière,
comme la fontaine de Vaucluse , en bouillonnant à
travers les rochers. Comme cette source est fort
enfoncée dans les rochers escarpés d'une montagn^
on y est toujours ài'ombre; et la fraîcheur conti-
nuelle , le bruit , les chutes , le cours de l'eau , m'at-
tirant l'été à travers ces roches brûlantes , me font
souvent mettre en nage pour aller chercher le frais
près de ce murmure, ou plutôt près de ce fracas,
plus flatteur à mon oreille que celui de la rue Saint-
Martin.
L'élévation des montagnes qui forment le vallon
n'est pas excessive , mais le vallon même est mon-
tagne , étant fort élevé au-dessus du lac ; et le lac ,
ainsi que le sol de toute la Suisse , est encore ex-
trêmement élevé sur les pays de plaines, élevés à
leur tour au-dessus du niveau de la mer. On peut
juger sensiblcniciit de la jx'iitc totale j)ai- le long
et rapide cours des rivières^ qui, des niontae^nes
de Suisse, vont se rendre I(\s unes dans la Médi-
terranée et les autres dans l'Océan. Ainsi, quoique
la Reuss traversant le vallon soit sujette à de fré-
quents débordements, qui font des bords de son
lit une espèce de marais , on n'y sent point le ma-
récage , l'air n'y est point bumide et mal-sain , la
vivacité qu'il tire de son élévation l'empécbant de
rester long-temps chargé de vapeurs grossières ; les
brouillards, assez fréquents les matins, cèdent pour
l'ordinaire à l'action du soleil à mesure qu'il s'élève.
Comme entre les montagnes et les vallées la vue
est toujours réciproque, celle dont je jouis ici dans
un fond n'est pas moins vaste que celle que j'avais
sur les hauteurs de Montmorency, mais elle est d'un
autre genre; elle ne flatte pas, elle frappe ; elle est
plus sauvage que riante; l'art n'y étale pas ses
beautés, mais la majesté de la nature en impose;
et quoique le parc de Versailles soit plus grand
que ce vallon, il ne paraîtrait qu'un colifichet en
sortant d'ici. Au premier coup d'œil , le spectacle ,
tout grand qu'il est, semble un peu nu; on voit
très-peu d'arbres dans la vallée ; ils y viennent mal ,
et ne donnent presque aucun fruit; l'escarpement
des montagnes, étant très-rapide , montre en divers
endroits le gris des rochers ; le noir des sapins coupe
ce gris d'une nuance qui n'est pas riante , et ces
sapins si grands, si beaux quand on est dessous,
ne paraissent au loin que des arbrisseaux , ne pr(v
mettent ni l'asile ni l'ombre qu'ils donnnent: le
R. XTX. 3o
466 CORRESPONDANCE.
fond du vallon , pi-esque au niveau de la rivière ,
semble n'offrir à ses deux bords qu'un large ma-
rais où l'on ne saurait marcher ; la réverbération
des rochers n'annonce pas, dans un lieu sans ar-
bres , une promenade bien fraîche quand le soleil
luit; sitôt qu'il se couche, il laisse à peine un cré-
puscule, et la hauteur des monts, interceptant
toute la lumière , fait passer presque à l'instant du
jour à la nuit.
Mais , si la première impression de tout cela n'est
pas agréable, elle change insensiblement par un
examen plus détaillé; et, dans un pays où l'on
croyait avoir tout vu du premier coup d'œil , on
se trouve avec surprise environné d'objets chaque
jour plus intéressants. Si la promenade de la vallée
est un peu uniforme , elle est en revanche extrê-
mement commode; tout y est du niveau le plus par-
fait, les chemins y sont unis comme des allées de
jardin , les bords de la rivière offrent par places de
larges pelouses d'un plus beau vert que les gazons
du Palais-Royal, et l'on s'y promène avec délices
le long de cette belle eau, qui dans le vallon prend
un cours paisible en quittant ses cailloux et ses ro-
chers, qu'elle retrouve au sortir du Val-de-Travers.
On a proposé de planter ses bords de saules et de
peupliers, pour donner, durant la chaleur du jour,
de l'ombre au bétail désolé par les mouches. Si
jamais ce projet s'exécute, les bords de la Reuss
deviendront aussi charmants que ceux du Lignon,
et il ne leur manquera plus que des Astrées, des
Silvandres, et un d'Urfé.
t^omme la direction du vallon coupe oblique-
ment le cours du soleil , la hateur des monts jette
toujours de l'ombre par quekpie côté sur la plaine;
de sorte qu'en dirigeant ses promenades, et choi-
sissant ses heures, on peut aisément faire à l'alni
du soleil tout le tour du vallon. D'ailleurs, ces
mêmes montagnes, interceptant ses rayons, font
qu'il se lève tard et se couche de bonne heure, en
sorte qu'on n'en est pas long- temps bridé. Nous
avons presque ici la clef de l'énigme du ciel de trois
aunes*, et il est certain que les maisons qui sont
près de la source de la Reuss n'ont pas trois heures
de soleil même en été.
Lorsqu'on quitte le bas du vallon pour se pro-
mener à mi-côte, comme nous fîmes une fois, M. le
maréchal, le long des Champcaux, du côté d'An-
dilly , on n'a pas ime promenade aussi connnode ;
mais cet agrément est bien compensé par la va-
riété des sites et des points de vue, par les décou-
vertes que l'on fait sans cesse autour de soi, par les
jolis réduits qu'on trouve dans les gorges des mon-
tagnes , où le cours des torrents qui descendent
dans la vallée , les hêtres qui les ombrag^ut , les
coteaux qui les entourent, offrent des asiles ^er-
doyants et frais quand on suffoque à découvert.
Ces réduits , ces petits vallons, ne s'aperçoivent |)as
tant qu'on regarde au loin les montagnes , et cela
Allusion à ces vers des Bucoliques :
<< Die quibus in terris, et cris mihi rn.ignus Apollo,
■• Trcs pateat ro?li spntiiini iiou niii])liù.s ulnas. .>
Kgl. m, V. io5.
3o.
468 CORRESPONDANCE.
joint à l'agrément du lieu celui de la surprise , lors-
qu'on vient tout d'un coup à les découvrir. Com-
bien de fois je me suis figuré, vous suivant à la
promenade et tournant autour d'un rocher aride,
vous voir surpris et charmé de retrouver des bos-
quets pour les dryades, où vous n'auriez cru trou-
ver que des antres et des ours !
Tout le pays est plein de curiosités naturelles
qu'on ne découvre que peu à peu , et qui , par ces
découvertes successives, lui donnent chaque jour
l'attrait de la nouveauté. La botanique offre ici ses
trésors à qui saurait les connaître; et souvent, en
voyant autour de moi cette profusion de plantes
rares , je les foule à regret sous le pied d'un igno-
rant. Il est pourtant nécessaire d'en connaître une
pour se garantir de ses terribles effets ; c'est le na-
pel. Vous voyez une très-belle plante haute de trois
pieds , garnie de jolies fleurs bleues , qui vous don-
nent envie de la cueillir ; mais à peine l'a-t-on gar-
dée quelques minutes , qu'on se sent saisi de maiix
de tète, de vertiges, d'évanouissements, et l'on pé-
rirait si l'on ne jetait promptement ce funeste bou-
quet.' Cette plante a souvent causé des accidents à
des enfants et à d'autres gens qui ignoraient sa
pernicieuse vertu. Pour les bestiaux, ils n'en ap-
prochent jamais, et ne broutent pas même l'herbe
qui l'entoure. Les faucheurs l'extirpent autant quils
peuvent ; quoi qu'on fasse, l'espèce en reste , et je
ne laisse pas d'en voir beaucoup en me promenant
sur les montagnes ; mais on l'a détruite à peu près
dans le vallon.
ANJVIiE inG'S. 469
A une petite lieue de Motiers , dans la seigneu-
rie de Travers, est une mine d'asphalte , qu'on dit
(jui s'étend sous tout le pays : les liabitants lui at-
tribuent modestement la gaieté dont ils se vantent,
et qu'ils prétendent se transmettre même à leurs
bestiaux. Voilà sans doute une belle vertu de ce
minéral; mais , pour en pouvoir sentir l'efficace,
il ne faut pas avoir quitté le château de INlontmo-
rencv- Quoi qu'il en soit des merveilles qu'ils disent
de leur asphalte, j'ai donné au seigneur de Travers
un moven sur d'en tirer la itlé'decine universelle ;
c'est de faire une bonne pension à Lorry ou à
Bordeu.
Au-dessus de ce même village de Travers , il se
fit, il y a deux ans, une avalanche considérable,
et de la façon du monde la plus singulière. Un
homme qui habite au pied de la montagne avait
son champ devant sa fenêtre , entre la montagne
et sa maison. Un matin , qui suivit une nuit d'o-
rage, il fut bien surpris , en ouvrant sa fenêtre, de
trouver un bois à la place de son champ ; le ter-
rain , s'éboulant tout d'une pièce , avait recouvert
son champ des arbres d'im bois qui était au-des-
sus; et cela , dit -on , fait entre les. deux proprié-
taires le sujet d'un procès qui pourrait trouver
place dans le recueil de Pitaval *. L'espace que l'a--
valanehe a mis à nu est fort grand et paraît de loin ;
mais il faut en approcher pour juger de la force
Gayot de Pitaval, mort en I743, auteur de plusieurs coUec-
tious et recueils , notamment de celui des Causes célèbres , en vingt
volumes in-i a.
4'^0 CORRESPONDANCE.
de l'éboulement , de l'étendue du creux , et de la
grandeur des rochers qui ont été transportés. Ce
fait récent et certain rend croyable ce que dit Pline
d'une vigne qui avait été ainsi transportée d'un
côté du chemin à l'autre. Mais rapprochons -nous
de mon habitation.
J'ai vis-à-vis de mes fenêtres une superbe cas-
cade , qui , du haut de la montagne , tombe par l'es-
carpement d'un rocher dans le vallon , avec un
bruit qui se fait entendre au loin , surtout quand
les eaux sont grandes. Cette cascade est très -en
vue ; mais ce qui ne l'est pas de même est une
grotte à coté de son bassin , de laquelle l'entrée est
difficile, mais qu'on trouve au-dedans assez espa-
cée , éclairée par une fenêtre naturelle , cintrée en
tiers-point, et décorée d'un ordre d'architecture
qui n'est ni toscan ni dorique , mais l'ordre de la
nature , qui sait mettre des proportions et de l'har-
monie dans ses ouvrages les moins réguliers. In-
struit de la situation de cette grotte, je m'y rendis
seul l'été dernier pour la contempler à mon aise.
L'extrême sécheresse me donna la facilité d'y en-
trer par une ouverture enfoncée et très -surbais-
sée , en me traînant sur le ventre , car la fenêtre est
trop haute pour qu'on puisse y passer sans échelle.
Quand je fus au-dedans , je m'assis sur une pierre ,
et je me mis à contempler avec ravissement cette
superbe salle dont les ornements sont des quar-
tiers de roche diversement situés, et formant la
décoration la phis liche que j'aie jamais vue, si du
moins on peut appeler ainsi celle qui montre la
A NN^E 1763. 4'y 1
plus grande puissance , celle qui attache et inté-
resse, celle qui fait penser, qui élève l'anie , celle
qui force l'iiomme à oublier sa petitesse poui- n<'
penser qu'aux œuvres de la nature. Des divers 10-
chers qui meublent cette caverne, les uns déta-
chés et tombés de la voûte , les autres encore pen-
dants et diversement situés , marquent tous dans
cette mine naturelle Teffet de quelque ex])losion
terrible dont la cause paraît difficile à imaginer ,
car même un tremblement de terre ou un volcan
n'expliquerait pas cela d'une manière satisfaisante.
Dans le fond de la grotte, qui va en s'élevant de
même que sa voûte , on monte sur une espèce d'es-
trade, et de là, par une pente assez roide, sur un
rocher qui mène de biais à un enfoncement très-
obscur par où l'on pénètre sous la montagne. Je
n'ai point été jusque-là, ayant trouvé devant moi
im trou large et profond qu'on ne saurait franchir
qu'avec une planche. D'ailleurs, vers le haut de
cet enfoncement, et presque à l'entrée de la gale-
rie souterraine, est un quartier de rocher très-
imposant; car, suspendu presque en l'air, il porte
à faux par un de ses angles, et penche tellement
en avant, qu'il semble se détacher et partir pour
écraser le spectateur. Je ne doute pas cependant
qu'il ne soit dans cette situation depuis bien des
siècles , et qu'il n!y reste encore plus long-temps :
mais ces sortes d'équilibres, auxquels les yeux ne
sont pas faits , ne laissent pas de causer quelque
inquiétude ; et quoiqu'il fallût peut-être des forces
immenses pour ébranler ce rocher qui paraît si
l^n-X C0RRJ:SP0> D A-\CE.
prêta tomber, je craindrais d'y toucher du bout
du doigt , et ne voudrais pas plus rester dans la
direction de sa chute que sous l'épée de Damoclès.
La galerie souterraine , à laquelle cette grotte
sert de vestibule , ne continue pas d'aller en mon-
t'int; mais elle prend sa pente un peu vers le bas ,
et suit la même inclinaison dans tout l'espace qu'on
a jusqu'ici parcouru. Des curieux s'y sont engagés
à diverses fois avec des domestiques, des flam-
beaux, et tous les secours nécessaires; mais il faut
du coiu'age pour pénétrer loin dans cet effroyable
lieu, et de la \igueur pour ne pas s'y trouver mal.
On est allé jusqu'à près de demi -lieue, en ouvrant
le passage où il est trop étroit , et sondant avec
précaution les gouffres et fondrières qui sont à
droite et à gauche : mais on prétend , dans le pays,
qu'on peut aller par le même souterrain à plus de
deux lieues jusqu'à l'autre côté de la montagne,
où l'on dit qu'il aboutit du coté du lac, non loin
de l'embouchure de la Reuss.
Au-dessous du bassin de la même cascade est
une autre grotte plus petite, dont l'abord est em-
barrassé de plusieurs grands cailloux et quartiers
de roche qui paraissent avoir été entraînés là par
les eaux. Cette grotte-ci n'étant pas si praticable
que faulre, n'a pas de même tenté les curieux. Le
jour que j'en examinai l'ouverture il faisait une
chaUnu' insupportable; cependant il en sortait un
vent si vif et si froid , que je n'osai rester long-
temps à l'entrée, et toutes les fois que j'y suis re-
tourné j'ai toujours senti le même vent; ce qui me
fait juger qu'elle a une communication plus inimé-
tliate et moins embarrassée que l'autre.
A l'ouest de la vallée, une montagne la sépare
en deux branches; l'une fort étroite, où sont le
village de Saint-Sulpice , la source de la Reuss, et
le chemin de Pontarlier. Sur ce chemin , l'on voit
encore une grosse chaîne , scellée dans le roclier ,
et mise là jadis par les Suisses pour fermer de ce
coté-là le passage aux Bourguignons,
L'autre branche , plus large , et à gauche de la
première , mène par le village de Butte à un pays
perdu appelé la Cote aux Fées y qu'on aperçoit de
loin parce qu'il va en montant. Cle pa\s, n'étant
sur aucun cliemin , passe pour très-sauvage , et en
quelque sorte pour le bout du monde. Aussi pré-
tend-on que c'était autrefois le séjour des fées , et
le nom lui en est resté : on y voit encore leur salle
d'assemblée dans une troisième caverne qui porte
aussi leur nom , et qui n'est pas moins curieuse
que les précédentes. Je n'ai pas vu cette grotte aux
Fées, parce qu'elle est assez loin d'ici ; mais on dit
qu'elle était superbement ornée , et l'on y voyait
encore , il n'y a pas long - temps , im trône et des
sièges très-bien taillés dans le roc. Tout cela a été
gâté et ne parait presque plus aujourd'hui. D'ail-
leurs, l'entrée de la grotte est presque entièrement
bouchée par les décombres , par les broussailles ;
et la crainte des serpents et des bétes venimeuses
rebute les curieux d'y vouloir pénétrer. Mais si
elle eût été praticable encore et dans sa première
beauté , et que madame la maréchale c\\\ [)assé
%
474 CORRESPOjSDA^CE.
clans ce pays, je suis sur qu'elle eût voulu voii-
cette grotte singulière, n'eût- ce été qu'en faveur
de Fleur-d'Épine et des Facardins *.
Plus j'examine en détail l'état et la position de ce
vallon , plus je me persuade qu'il a jadis été sous
l'eau; que ce qu'on appelle aujourd'hui le Val-de-
Travers fut autrefois un lac formé par là Reuss ,
la cascade , et d'autres ruisseaux, et contenu par les
montagnes qui l'environnent , de sorte que je ne
doute point que je n'habite l'ancienne demeure des
poissons : en effet , le- sol du vallon est si parfaite-
ment uni, qu'il n'y a qu'un dépôt formé par les eaux
qui puisse l'avoir ainsi nivelé. Le prolongement du
vallon , loin de descendre, monte le long du cours
de la Reuss; de sorte qu'il a fallu des temps infi-
nis à cette rivière pour se caver , dans les abîmes
qu'elle forme, lui cours en sens contraire à l'incli-
naison du terrain. Avant ces temps, contenue de
ce côté , de même que de tous les autres, et forcée
de refluer sur elle-même, elle dut enfin remplir
le vallon jusqu'à la hauteur de la première grotte
que j'ai décrite, par laquelle elle trouva ou s'ouvrit
un écoulement dans la galerie souterraine qui lui
servait d'aqueduc.
Le petit lac demeiua donc constamment à cette
hauteur jusqu'à ce que, par quelques ravages , fré-
quents au pied des montagnes dans les grandes
eaux, des pierres ou graviers embarrassèrent telle-
ment le canal, que les eaux n'eurent plus un cours
suffisant pour leur écoulement. Alors s'étant extrè-
Personnages des contes d'Hainilton.
inement élevées, et agissant avec une grande force
contre les obstacles qui les retenaient, elles s'ou-
vrirent enfin quelque issue par le coté le plus faible
et le plus bas. Les j)remiers filets échappés ne ces-
sant de creuser et de s'agrandir, et le niveau du
lac baissant à proportion , à force de temps le val-
lon dut enfin se trouver à sec. Cette conjecture,
qui m'est venue en examinant la grotte où l'on voit
des traces sensibles du cours de l'eau, s'est confir-
mée premièrement par le rapport de ceux qui ont
été dans la galerie souterraine, et ([iii m'ont dit
avoir trouvé des eaux croupissantes dans les creux
des fondrières dont jai parlé ; elle s'est confirmée
encore dans les pèlerinages que j'ai faits à quatre
lieues d'ici pour aller voir Milord Maréchal à sa
campagne au bord du lac, et où je suivais, en mon-
tant la montagne , la rivière qui descendait à coté
de moi par des profondeurs effrayantes, que, se-
lon toute apparence , elle n'a pas trouvées toutes
faites , et qu'elle n'a pas non plus creusées en un
jour. Enfin , j'ai pensé que l'asphalte , qui n'est
qu'un bitume durci, était encore un indice d'un
pays long -temps imbibé par les eaux. Si j'osais
croire que ces folies pussent vous amuser, je tra-
cerais sur le papier une espèce de plan qui put
vous éclaircir tout cela : mais il faut attendre qu'une
saison plus favorable et un peu de relâche à mes
maux me laissent en état de parcourir le pays.
On peut vivre ici puisqu'il y a des habitants. On
y trouve même les princijiales commodités de la
Nie, quoique un peu moins facilement qu'en France.
47^ COKRESPOA' UANCE.
Les denrées y sont chères , parce que le pays en
produit peu et qu'il est fort peuplé , surtout depuis
qu'on y a établi des manufactures de toile peinte,
et que les travaux d'horlogerie et de dentelle s'y
multiplient. Pour y avoir du pain mangeable , il
faut le faire chez soi ; et c'est le parti que j'ai pris
à l'aide de mademoiselle Le Vasseur; la viande y
est mauvaise , non que le pays n'en produise de
bonne ; mais tout le bœuf va à Genève ou à Neu-
châtel, et l'on ne tue ici que de la vache. La ri-
vière fournit d'excellente truite , mais si délicate,
qu'il faut la manger sortant de l'eau. Le vin vient
de Neuchâtel, et il est très-bon , surtout le rouge :
pour moi, je m'en tiens au blanc, bien moins vio-
lent, à meilleur marché, et selon moi beaucoup
plus sain. Point de volaille, peu de gibier, point
de fruit , pas même des pommes ; seulement des
fraises bien parfumées, en abondance, et qui du-
rent long-temps. Le laitage y est excellent, moins
pourtant que le fromage de Viry , préparé par ma-
demoiselle Rose ; les eaux y sont claires et légères:
ce n'est pas pour moi une chose indifférente que
de bonne eau , et je me sentirai long-temps du mal
que m'a fait celle de Montmorency. J'ai sous ma
fenêtre une très -belle fontaine dont le bruit fait
ime de mes délices. Ces fontaines , qui sont élevées
et taillées en colonnes ou en obélisques, et coulent
[)ar des tuvaux de fer dans de grands bassins, sont
un des ornements de la Suisse. Il n'y a si chétif
village qui n'en ait au moins deux ou trois; les
maisons écartées ont presque chacune la sienne,
ANNÉE 17G3. /lyy
et Ton en trouve même sur les chemins pour la
commodité des passants, hommes et hestiaux. Je
ne saurais exprimer combien rasj)ect de toutes ces
belles eaux coulantes est agréable au milieu des
rochers et des bois durant les chaleurs ; l'on est
déjà rafraîchi par la vue , et l'on est tenté d'en
boire sans avoir soif.
Voilà, M. le maréchal , de quoi vous former quel-
que idée du séjour que j'habite, et auquel vous
voulez bien prendre intérêt. Je dois l'aimer comme
le seul lieu de la terre où la vérité ne soit pas un
crime, ni l'amour du genre humain une impiété.
J'y trouve la sûreté sous la protection de Milord
Maréchal, et l'agrément dans son commerce. Les
habitants du lieu m'y montrent de la bienveillance
et ne me traitent point en proscrit. Comment pour-
rais-je n'être pas touché des bontés qu'on m'y té-
moigne , moi qui dois tenir à bienfait de la part
des hommes tout le mal qu'ils ne me font pas?
Accoutumé à porter depuis si long- temps les pe-
santes chaines de la nécessité, je passerais ici sans
regret le reste de ma vie, si j'y pouvais voir quel-
quefois ceux qui me la font encore aimer.
478 CORRESPONDANCE.
LETTRE CCCLXXIX.
A M. MOULTOU.
Motiers, le 20 janvier 1-63.
Je suis en souci , cher ami , de ce que vous m'avez
marqué que ma lettre par le messager vous est ar-
rivée mal cachetée. Je cachette cependant avec soin
toutes les lettres que je vous écris. Cela m'apprendra
à ne plus me servir du messager. Mais ce n'est pas
assez , il faut vérifier le fait ; coupez le cachet de
ma lettre, et me l'envoyez; je verrai bien si l'on
y a touché. Si on l'a fait, je crois que c'est ici,
le messager ayant différé son départ de plusieurs
jours, durant lesquels il avait ma lettre, dont il
aura pu parler, et que les curieux auront été tentés
de lire. Quoi qu'il en soit, j'estime que, dans le
doute si la lettre a été ouverte, vous ne devez point
donner votre écrit, du moins quant à présent.
Comment avez-vous pu imaginer que si j'avais
écrit des mémoires de ma vie j'aurais choisi M. de
Montmollin pour l'en faire dépositaire? Soyez sûr
que la reconnaissance que j'ai pour sa conduite
envers moi ne m'aveugle pas à ce point; et quand
je me choisirai un confesseur, ce ne sera sûrement
pas un homme d'église; car je ne regarde pas mon
cher Moultou comme tel. Il est certain que la vie
de votre malheureux ami, que je regarde comme
finie, est tout ce qui me reste à faire, et que l'his-
toire d'un homme qui aura le courage de se mon-
#
ANNÉE i76>^. /,nq
trer inths et in ente peut être de quelque instruc-
tion à ses semblables; mais cette entreprise a des
difficultés presque insurmontables; car, njalhcu-
reusement, n'ayant pas toujours vécu seul, je ne
saurais me peindre sans peindre beaucoup d'autres
gens; et je n'ai pas le droit d'être aussi sincère pour
eux que pour moi, du moins avec le public et de
leiu- vivant. 11 y aurait peut-être des arrangements
à prendre pour cela qui demanderaient le concours
d'un homme sûr et d'un véritable ami : ce n'est pas
d'aujourd'hui que je médite sur cette entreprise,
qui n'est pas si légère qu'elle peut vous paraître ;
et je ne vois qu'un moyen de l'exécuter, duquel je
voudrais raisonner avec vous. J'ai une chose à vous
proposer. Dites-moi , cher Moultou, si je reprenais
assez de force pour être sur pied cet été , pourriez-
vous vous ménager deux ou trois mois à me donner
pour les passer à peu près tète à tête? Je ne vou-
drais pour cela choisir ni Motiers, ni Zurich, ni
Genève , mais im lieu auquel je pense , et où les
importuns ne viendraient pas nous chercher, du
moins de sitôt. Nous y trouverions un hôte et un
ami , etmême des sociétés très-agréal^les quand nous
voudrions un peu quitter notre solitude. Pensez à
cela , et dites-m'en votre avis. Il ne s'agit pas d'un
long voyage. Plus je pense à ce projet, et plus je
le trouve charmant. C'est mon dernier château en
Espagne, dont l'exécution ne tient qu'à ma santé et
à vos affaires. Pensez-y, et me répondez. Cher ami,
que je vive encore deux mois et je meurs content.
Vous me proposez d'aller près de Genève cher-
48o COr.RESPO.N UANCE.
cher des secours à mes maux ! Et quels secours donc ?
Je n'en connais point d'autres, quand je souffre,
que la patience et la tranquillité : mes amis même
alors me sont insupportables , parce qu'il faut que
je me gêne pour ne pas les affliger. Me croyez-vous
donc de ceux qui méprisent la médecine quand ils
se portent bien , et Tadorent quand ils sont malades?
Pour moi , quand je le suis , je me tiens coi , en
attendant la mort ou la guérison. Si j'étais malade
à Genève, c'est ici que je viendrais chercher les
secours qu'il me faut.
J'écris à Roustan pour lui conseiller d'ajouter
quelque autre écrit au sien, pour en faire une es-
pèce de volume dont il sera plus aisé de tirer, quel-
que parti que d'une petite brochure. Donnez -lui
le même conseil. Si son ouvrage était de nature à
pouvoir être imprimé à Paris ( on paie mieux les
manuscrits là qu'en Hollande, où rien ne met à
l'abri des contrefaçons), je pourrais le lui négocier
bien plus aisément; mais cela n'est pas possible.
Tandis qu'd travaillera, le temps du voyage de Rey
viendra, et je lui parlerai. Je lui ai pourtant écrit;
mais il ne m'a point encore répondu. Si Roustan
veut s'en tenir à ce qu'il a fait, il y a un Grasset
à Lausanne qui peut-être poiu-rait s'en charger:
cela serait bien plus commode , et épargnerait des
embarras et des frais. Il n'y a pas long-temps que
Rey m'a refusé un excellent manuscrit au profit
d'une pauvre veuve , et duquel Milord Maréchal
est dépositaire. C-ela me fait craindre qu'il n'en fasse
autant de celui-ci.
ANNÉE I7G3. ,/J8l
Adieu; je vous embrasse. Mon état est toujours
le même : mais cependant l'hiver tend à sa fin :
nous verrons ce que pourra faire une saison nioins
rude.
Savez-vous qu'on entreprend à Paris une édition
générale de mes écrits avec la permission du gou-
vernement? Que dites -vous de cela? Savez-vous
que l'imbécile Néaulme et l'infatigable Fonnev tra-
vaillent à mutiler mon ^'///;7<?, auquel ils auront l'au-
dace de laisser mon nom , après l'avoir rendu aussi
plat qu'eux?
LETTRE CCCLXXX.
A M. PETIT-PIERRE,
raOCUREUR A KF.UCHATEI,.
Motiers, 1763.
Je n'ai point, monsieur, de satisfaction à faire
au christianisme , parce que je ne l'ai point offensé;
ainsi je n'ai que faire pour cela du livre de M. De-
nise*.
Toutes les preuves de la vérité de la religion
chrétienne sont contenues dans la Bible. Ceux qui
se mêlent d'écrire ces preuves ne font que les tirer
de là et les retourner à leur mode. Il vaut mieux
méditer l'original et les en tirer soi-même, que de
Denise , professeur de philoso])hie au collège de Montaigu à
Paris, a publié la Vérité de la Religion chrétienne , démontrée par
ordre géométrique. Paris , 1 7 1 7, in-i a.
R. XIX. 3l
/{8u CORRESPONDA.NCE.
les chercher dans le fatras de ces auteurs. Ainsi,
monsieur, je n'ai que faire encore pour cela du
livre de M. Denise.
Cependant, puisque vous m'assurez qu'il est bon,
je veux bien le garder sur votre parole pour le lire
quand j'en aurai le loisir , à condition que vous
aurez la bonté de me faire dire ce que vous a coiité
l'exemplaire que vous m'avez envoyé, et de trouver
bon que j'en remette le prix à votre commission-
naire; faute de quoi le livre lui sera rendu sous
quinze jours pour vous être renvoyé.
Je passe, monsieur, à la réponse à vos deux
questions.
Le vrai christianisme n'est que la religion natu-
relle mieux expliquée, comme vous le dites vous-
même dans la lettre dont vous m'avez honoré. Par
conséquent , professer la religion naturelle n'est
point se déclarer contre le christianisme.
Toutes les connaissances humaines ont leurs ob-
jections et leurs difficultés souvent insolubles. Le
christianisme a les siennes , que l'ami de la vérité ,
l'homme de bonne foi, le vrai chrétien, ne doivent
point dissimuler. Rien ne me scandalise davantage
que de voir qu'au lieu de résoudre ces difficultés
on me reproche de les avoir dites.
Où prenez -vous, monsieur, que j'aie dit que
mon motif à professer la religion chrétienne est le
pouvoir qu'ont les esprits de ma sorte d'édifier et
de scandaliser? Cela n'est assurément pas dans ma
lettre à M. de Montmollin, ni rien d'approchant,
et je n'ai jamais dit ni écrit pareille sottise.
A\NÉE I7G3. /|8;^
Je n'aimo ni n'estime les lettres anonymes , et je
n'y réponds jamais; mais j'ai cru, monsieur, vous
devoir une exception par respect pour votre âge
et pour votre zèle. Quant à la formule que vous
avez voulu m'éviter en ne vous signant pas, c'était
im soin superflu ; car je n'écris rien que je ne veuille
avouer hautement, et je n'emploie jamais de for-
mule.
LETTRE CCCLXXXT.
A M. MOULTOU.
Motiers, le 17 février 1763.
Je me suis hâté de brûler votre lettre du 4i
comme vous le désiriez; je ferai plus, je tâcherai
de l'oublier. Je ne sais ce qui vous est arrivé ; mais
vous avez bien changé de langage. Il y a six mois
que vous étiez indigné contre M. de Voltaire, de
ce qu'il me supposait capable du quart des bas-
sesses que vous me conseillez maintenant. ^ os con-
seils peuvent être bons , mais ils ne me conviennent
pas. Je sais bien qu'après avoir donné le fouet aux
enfants, très -souvent à tort, on leur fait encore
demander pardon; mais outre que cet usage m'a
toujours paru extravagant, il ne va pas à ma barbe
grise. Ce n'est point à l'offensé à demander pardon
des outrages qu'il a reçus; je m'en tiens là. Ce que
j'ai à faire est de pardonner, et c'est ce que je fais
de bon cœur, même sans qu'on me le demande;
3i.
484 CORRESPONDANCE.
mais que j'aille, à mon âge , solliciter, comme un
écolier, des certificats de consistoire, il me paraît
singulier que vous l'avez imaginé possible. Vos mi-
nistres et moi sommes loin de compte: ils ont cru,
sur ma lettre à M. de MontmoUin, avoir trouvé
une occasion favorable de me faire ramper sous
eux. Ils auront tout le temps de se désabuser. Puis-
qu'ils se sont ôté mon estime , ils s'accommoderont ,
s'il leur plaît, de mon mépris. Je leur ai donné des-
témoignages publics de cette estime, j'ai eu tort,
et voilà le seul tort qu'il me reste à réparer.
Mon cher, je suis, dans ma religion, tolérant par
principes, car je suis chrétien : je tolère tout, hors
l'intolérance; mais toute inquisition m'est odieuse.
Je regarde tous les inquisiteurs comme autant de
satellites du diable. Par cette raison, je ne voudrais
pas plus vivre à Genève qu'à Goa. Il n'y a que les
athées qui puissent vivre en paix dans ces pays-là ,
parce que toutes les professions de foi ne coûtent
rien à qui n'en a dans le cœur aucune ; et , quelque
peu que je sois attaché à la vie, je ne suis point
curieux d'aller chercher le sort des Servet. Adieu
donc , messieurs les brûleurs. Rousseau n'est pas
votre homme ; puisque vous ne voulez point de lui
parce qu'il est tolérant, il ne veut point de vous
par la raison contraire.
Je crois mon cher Moultou , que, .si nous nous
étions vus et expliqués , nous nous serions épargné
bien des malentendus dans nos lettres. Vous ne
pouvez pas vous mettre a ma place, ni voir les
choses dans mon point de vue. Genève reste tou-
ANNÉE 1763. 48)
jours SOUS vos yeux, et s'éloigne des miens tous
\es jours davantage; j'ai pris mon parti.
J'ai peur que mon état, qui empire sans cesse, ne
m'empêche d'exécuter notre projet : en ce cas il
faudra que vous me veniez voir; et à tout événe-
ment ce serait toujours un préliminaire qui me
ferait grand plaisir. Adieu.
J'approuve très-fort que nous ne songiez point
à publier ce que vous avez fait. Tout cela ne ser-
virait plus à rien , et vous ne feriez que vous com-
promettre.
LETTRE CCCLXXXII.
A M. DAVID HUME.
Motiers-Traverâ, le 19 février 1763.
Je n'ai reçu qu'ici , monsieur , et depuis peu , la
lettre dont vous m'honoriez à Londres le 2 juil-
let dernier, supposant que j'étais dans cette capi-
tale. C'était sans doute dans votre nation et le plus
près de vous qu'il m'eût été possible que j'aurais
cherché ma retraite, si j'avais prévu l'accueil qui
m'attendait dans ma patrie. Il n'y avait qu'elle que
je pusse préférer à l'Angleterre; et cette préven-
tion, dont j'ai été trop puni, m'était alors bien
pardonnable; mais à mon grand étonnement, et
même à celui du public, je n'ai trouvé que des af-
fronts et des outrages où j'espérais , sinon de la
reconnaissance , au moins des consolations. Que de
486 CORRESPOJVDAx\C£.
choses m'ont fait regretter l'asile et l'hospitalité
philosophique qui m'attendaient près de vous!
Toutefois mes malheurs m'en ont toujours rap-
proché en quelque manière. La protection et les
bontés de Milord Maréchal, votre illustre et digne
compatriote, m'ont fait trouver, pour ainsi dire,
l'Ecosse au milieu de la Suisse : il vous a rendu
présent à nos entretiens, il m'a fait faire avec vos
vertus la connaissance que je n'avais faite encore
qu'avec vos talents; il m'a inspiré la plus tendre
amitié pour vous , et le plus ardent désir d'obte-
nir la vôtre avant que je susse que vous étiez dis-
posé à me l'accorder. Jugez , quand je trouve ce
penchant réciproque, combien j'aurais de plaisir
à m'y livrer! Non, monsieur, je ne vous rendais
que la moitié de ce qui vous était dû quand je n'a-
vais poiu- vous que de l'admiration. Vos grandes
vues, votre étonnante impartialité, votre génie,
vous élèveraient trop au-dessus des hommes, si
votre bon cœur ne vous en rapprochait. Milord
Maréchal, en m'apprenant à vous voir encore plus
aimable que sublime , me rend tous les jours votre
commerce plus désirable , et nourrit en moi l'em-
pressement qu'il m'a fait naître de finir mes jours
près de vous. Monsieur, qu'une meilleure santé ,
qu'une situation plus commode ne me mettent-elles
à portée de faire ce voyage comme je le désirerais!
Que ne puis-je espérer de nous voir un jour rassem-
blés avec Milord dans votre commune patrie qui
deviendrait la mienne! Je bénirais dans une so-
ciété si douce les malheurs par lesquels j'y fus
AKiM-'K I-v)'3. ^l
conduit , et je croirais n'avoir commencé de vivre
que du jour qu'elle aurait commencé. Puisse -je
voir cet heureux joiu' plus désiré qu'espéré! Avec
quel transport je m'écrierais en touchant l'heu-
reuse terre où sont nés David Hume et le maré-
chal d'Ecosse!
« Salve , fatis mihi débita tellus î
« Hic donius, liœc patria est. »
Observation. La date de la lettre de Hume est du a juil-
let 1761. L'arrêt du parleiueut avait été rendu le 9 juin : dans
la nuit, Jean-Jacques était parti pour la Suisse. A peine pou-
vait-on le savoir à Edimbourg , et l'historien crovait Rousseau
à Londres. Il ne lui offrit donc point un asile , à moins que ce
ne fût en Ecosse. C'était à l'époque oià la publication d'Emile,
et la condamnation du livre et de l'auteur, accumulaient sur
celui-ci tous les genres d'intérêt, et le rendaient l'objet de l'atten-
tion générale. Il ne faudra pas oublier ces circonstances quand
David Hume emmènera Jean-Jacques à Londres.
LETTRE CCCLXXXIII.
A MADAME LATOUK.
A Mo tiers, le ao février 1763.
Vous trouverez ci-joint, madame, une preuve
que je suis plus négligent à répondre à vos lettres
qu'à m'acquitter de vos commissions, surtout de
celles qui sont d'espèce à pouvoir me rapprocher
de vous. Il s'agit, dans le mémoire ci-joint, d'une
terre qui est à quelques lieues de moi , et où je pour-
rais quelquefois vous aller voir. Ne soyez pas sur-
prise de ma diligence. Le seigneur de ladite terre ,
488 CORREl>PO-NDA->C£.
qui sans doute ne se soucie pas qu'on sache ici si
tôt qu'elle est à vendre, souhaite, en cas qu'elle
ne vous convienne pas , que le secret lui en soit
gardé. Si elle peut vous convenir , c'est autre chose ;
il faut bien alors que vous puissiez consulter et
faire examiner. Je vous prie , quand vous me fe-
rez réponse sur le mémoire , de la faire de manière
que je la puisse montrer pour preuve que je n'ai
pas pris la recherche d'une terre sous mon bonnet.
Quoique j'aie été six mois voisin de M. Baillod,
je ne le connais que de vue, et je ne connais point
du tout la personne qui est avec lui. Voilà , ma-
dame , tout ce que je puis dire de l'un et de l'autre.
Je n'ai jamais entendu, sur la description de
votre personne, que le visage en fut la partie la
plus blanche : si j'ai dit cela dans ma lettre, il faut
que j'aie pris un mot pour l'autre, erreur que le
sens de la phrase eût dû vous faire sentir. Je me
suis représenté un joli visage , délicat et blanc , à
la vérité, mais non pas aux dépens du reste; et,
quelque blancheur que puisse avoir votre teint
en général , soyez persuadée que mon imagination
ne le noircit pas. Je sais qu'un peu d'incrédulité
peut avoir ses avantages, mais je ne saurais men-
tir, même à ce prix.
A l'effort que vous a coûté l'aveu de votre âge ,
je croyais que vous m'alliez dire au moins quarante
ans. Je me souviens que ma dernière passion , et c'a
été certainement la plus violente, fut pour une
femme qui passait trente ans *. Elle avait pour sa
* Madame d'Houdetot.
ANNÉE I7G3. 489
coiffure le même goût que vous , et il est impossible
que le vôtre soit mieux fondé : elle était charmante
toujours, coiffée en cheveux elle était adorable.
Mais mes yeux se fermèrent devant ma raison ; j'o-
sai lui dire qu'il y avait plus de grâce que de dé-
cence dans sa coiffure , et qu'il la fallait laisser aux
jeunes personnes à marier. Elle en aimait un autre,
et n'eut jamais poiu- moi que de la bienveillance;
mais cette fianchisc ne me l'ôta pas, et dès-lors
elle m'en devint plus précieuse encore : je vous
dis vrai.
Je suis très-pressé, le courrier va partir; nous
traiterons du monsieur dans une autre lettre : aussi-
bien je crains que la lecture de celle-ci ne vous
ôte l'envie de m'honorer d\m meilleur titre, en
me le faisant mériter.
LETTRE CCCLXXXIV.
A M. MOULTOU.
Motiers, 36 février 1763.
Je n'ai point trouvé , cher Moultou, dans la lettre
de M. Deluc celle que vous me marquez lui avoir
remise; je comprends que vous vous êtes ravisé.
Je puis avoir mis de l'humeur dans la mienne, et
j'ai eu tort : je trouve, au contraire, beaucoup
de raison dans la vôtre; mais j'y vois en même
temps un certain ton redressé , cent fois pire que
l'humeur et les injures. J'aimerais mieux que vous
49^ COilllESI'O^ UAINCE.
eussiez déraisonné. Quand j'aurai tort, dites-moi
mes vérités franchement et durement, mais ne
vous redressez pas , je vous en conjure : car cela
finirait mal. Je vous aime tendrement, cher ami,
et vous m'êtes d'autant plus précieux , que vous
serez le dernier , et qu'après vous je n'en aurai
plus d'autres; mais , à mon âge, on a pris son pli;
c'est au vôtre qu'on en prend un. Il faut vous ac-
commoder de moi tel que je* suis, ou. me laisser là.
J'admire avec reconnaissance et respect les in-
fatigables soins du bon ]M. Deluc; mais, en vérité,
je suis si excédé de toutes leurs tracasseries gene-
voises que je ne puis plus les souffrir. Je ne leur
dis rien, je ne leur demande rien, je ne veux rien
avoir à faire avec eux. Je les ai laissés brûler , dé-
créter, censurer tout à leur aise : que me veulent-
ils de plus? Et ces imbéciles bourgeois, qui regar-
dent tout cela du haut de leur gloire , comme si
cela ne les intéressait point, et, au lieu de récla-
mer hautement contre la violation des lois , s'amu-
sent à vouloir me faire dire mon catéchisme , et
à se demander ce que je ferai tandis qu'ils demeu-
rent les bras croisés, que me veulent-ils? je ne
saurais le comprendre. Je croyais que les Genevois
étaient des hommes , et ce ne sont que des cail-
lettes. Je sens que mon cœur s'intéresse encore un
peu à eux , par le souvenir de mon bon père , qui
certainement valait mieux qu'eux tous. Mais l'inté-
rêt devient bien faible quand l'estime ne le sou-
tient plus. Dans l'état où je suis , ennuyé de tout , et
surtout de la vie , le repos et la paix sont les seuls
ANNÉE l-jQj. ^(^
biens que je puisse goûter encore. Voulez-vous
que j'y renonce poin- aller chercher des correc-
tions , des leçons, des réprimandes et de nouveaux
affronts parmi des gens que je méprise? Oh! par
ma foi, non.
J'avais barbouillé une espèce de réponse à Tar-
chevèque de Paris, et malheureusement, dans un
moment d'impatience, je l'envoyai à Rey. En y
mieux pensant, je l'ai voulu retirer : il n'était plus
temps; il m'a marqué, en réponse, qu'il avait déjà
commencé. J'en suis très-fàché. Il n'est pas permis
de s'échauffer en parlant de soi; et, sur des chi-
canes de doctrine, on ne peut que vétiller. L'écrit
est froid et plat. J'en prévois l'effet d'avance; mais
la sottise est faite : il est inutile de se tourmenter
d'un mal sans remède. Bonjour.
LETTRE CCCLXXXV.
A M. DELUC.
Motiers, le 26 février 1-63.
Je n'ai point , mon cher ami , de déclaration à
faire à M. le premier syndic , parce qu'on a com-
mencé par me juger sans me lire ni m'entendre ,
et qu'une déclaration après coup ne saïu'ait faire
que ce qui a été fait n'ait pas été fait. C'est pour-
tant par là qu'il faudrait commencer pour remettre
les choses dans le cas de la déclaration que vous
demandez.
49^ COIlK£SPO.\i)A]VC£.
Je ne puis dire que je suis fâché d'avoir écrit ce
qu'il n'est pas vrai que je sois fâché d'avoir écrit,
puisque, au contraire, si ce que j'ai écrit et pubUé
était à écrire ou à publier, je l'écrirais aujourd'hui
et le publierais demain.
Je pourrais dire , tout au plus , que je suis fâché
qu'on ait pu tirer de mes écrits des prétextes pour
me persécuter; mais jamais ce mot àiaiiimadversioii
du Conseil ne me conviendra. Il faut iniquité , et
violation des lois. Je ne sais nommer les choses que
par leur nom.
Je ne puis ni ne veux rien dire , ni rien faire , en
quelque manière que ce soit, qui ait l'air de répa-
ration ni d'excuses, parce qu'il est infâme et ridi-
cule que ce soit à l'offensé de faire satisfaction à
l'offenseur.
Les éclaircissements que vous me proposez sont
bons et bien tournés. Je les aurais pu donner si
l'on n'eut pas voulu m'y contraindre; mais je suis
las de faire l'enfant, et indigné de Aoir des Gene-
vois faire si sottement les inquisiteurs. Les éclair-
c issements nécessaires sont tous dans mes écrits
et dans ma conduite : je n'en ai plus d'autres à
donner.
Vos Genevois, dites- vous, se demandent. Que
fera Rousseau ? Je trouve que ceux qui disent , Il
ne fera rien , parlent très-sensément , puisqu'en ef-
fet il n'a rien à faire. Quand à ceux qui disent , Il
se fera connaître , j'ignore ce qu'ils attendent; mais
je sais bien que si cela n'est pas fait , cela ne se
fera jamais. Moi aussi je me demandais, Que feront
\
k's Genevois? Je répondais, Ils se feront connaître.
C'est aussi ce qu'ils ont fait.
Je suis surpris que mon ami Deluc puisse me
conseiller de faire à Berne des bassesses que je ne
veux pas faire à Genève. Je vous jure que les pro-
cédés des Bernois ne me touchent guère : ce sont
ceux des Genevois qui m'ont navré. S'ils veulent
être les derniers à réparer leurs torts, je les en
dispense.
Je ne suis nullement en état d'aller à Genève ;
je n'en ai pas la moindre envie ; et si jamais j'y vais
(ce qui, vu le sort qui m'y attend, n'est à désirer,
ni pour mon repos , ni pour ma sûreté , ni pour
l'honneur des Genevois) , ce ne sera sûrement pas
en suppliant.
J'ai été citoyen tant que j'ai cru avoir une pa-
trie. Je me trompais ; je suis désabusé. L'insulte
qui m'a été faite m'est commune, comme vous le
dites fort bien , avec les lois et la religion : les af-
fronts qu'on partage avec elles sont des triomphes.
Cependant les membres de l'état restent tranquilles
spectateurs dans cette affaire, comme si elle ne
les regardait pas. A la bonne heure. Pour moi, je
vous déclare que désormais elle me regarde encore
moins. Si je m'obstinais à faire seul le don Qui-
chotte, ce qui fut jusqu'ici le zèle d'un patriote de-
viendrait l'entêtement d'un fou. Personne ne sait
mieux que les Genevois si je leur suis bon à quel-
que chose : pour moi, je sais par expérience qu'ils
ne me sont bons à rien.
Voilà vos livres, cher ami : je me suis efforcé de
494 CORRESPONDANCE.
les lire ; mais je vous avoue que votre Ditton ac-
cable ma pauvre tète. Il me noie dans une mer de
paroles dont je ne puis me tirer. Tout ce qu'il me
semble d'apercevoir, c'est qu'il tient en l'air une
grosse massue qu'il remue sans cesse , d'un air fort
terrible et menaçant; et quand il vient à frapper,
ce qu'il fait rarement et pour cause , on sent que
la massue n'est que du coton.
Bonjour , homme de bien ; je vous embrasse; et,
Genevois ou non, je serai toujours votre ami.
LETTRE CCCLXXXVI.
A M. BEAU-CHATEAU.
Motiers, 26 février ijfiS.
Je ne sais, mon cher Beau-Château, comment
vous faites ; vous me louez , et vous me plaisez.
C'est sans doute que vos louanges parlent au cœur;
et j'en porte un qui ne sait point résister à cela.
Je me souviens qu'avant de prendre la plume je
disais à mes amis : Je ne voudrais savoir écrire que
pour me faire aimer des bons et haïr des méchants.
Maintenant je la pose, avec la gloire d'avoir bien
rempli mon objet. Combien de fois , entrant dans
une assemblée, je me suis applaudi de voir étince-
1er la fureur dans les yeux des fripons , et l'œil de
la bienveillance m'accueillir dans les gens de bien!
non qu'il n'v ait beaucoup de ces derniers qui
trouvent mes livres mal faits et qui ne sont pas de
mon avis, mais il n'y en a pas un qui ne m'ainie
à cause de mes livres. Voilà ma couronne, cher
Beau-Château ; qu'elle me paraît belle! elle est pa-
rée sur ma tète par les mains de la vertu. Puissé-je
être digne de la porter!
Je n'ai fait ni ne ferai l'apologie de la Profession
de foi du vicaire : j'espère, comme vous le dites,
qu'elle n'en a pas besoin. Je laisse bourdonner à
leur aise les Clomparets et autres insectes veni-
meux * qui me vont picotant aux jambes. Leurs
blessures sont si peu dangereuses, que je ne daigne
pas même les écraser dessus. Mais quant aux gens
en place qui ont la bassesse de m'insulter , je puis
avoir quelque chose à leur dire : ils ont si grand
besoin de leçons , et si peu d'hommes leur en osent
donner, que je me crois spécialement appelé à cet
honorable et périlleux emploi. Malheureusement
je n'ai plus de talents , mais je me sens du courage
encore.
Vous faites bien, cher Beau -Château, de m'ai-
mer, vous et vos compagnons de voyage; ce n'est
qu'une dette que vous payez. Quand vous pour-
rez me revenir voir , soit ensemble , soit séparé-
ment , vous me ferez du bien ; et j'espère que plus
nous nous verrons , plus nous nous aimerons. Je
vous embrasse de tout mon cœur.
Allusion à une brochure contre la Profession tle foi du vicaire
savoyard, intitulée, [.eitre à M. J. J. Rousseau, par J. A. Cuinparet.
Gtnèse , 1762.
49^ CORRESPONDANCE.
LETTRE CCCLXXXVII.
A M.*'*.
Motiers, 17H3.
Il est, dites -vous, très -cher ami, quatre cents
citoyens et bourgeois qui ont paru mécontents de
ce qui s'est passé. Il s'en est donc trouvé cinq ou
six cents autres qui en ont été contents. Que vou-
lez-vous que j'aille faire parmi ces gens-là?
Vous me proposez un voyage dans une saison
où je ne puis pas même sortir de ma chambre : c'est
un arrangement que mon état rend impossible. Il
y a vingt ans que je n'ai fait une lieue en hiver. Si
jamais j'entreprends un voyage en pareille saison,
ce ne sera sûrement pas pour aller à Genève.
Vous me demandez le compliment que je ferais
à M. le premier syndic. Je serais fort embarrassé
de vous le dire. Je n'aurais assurément qu'un fort
mauvais compliment à lui faire. Ce n'est pas la
peine d'aller si loin pour cela.
Depuis quand est-ce à l'offensé de demander ex-
cuse ? Que l'on commence par me faire la satisfac-
tion qui m'est due ; je tâcherai d'y répondre con-
venablement.
Tous vos messieurs se tourmentent beaucoup
de savoir pourquoi M. de MontmoUin ne m'a pas
excommunié. Je les trouve plaisants. Et de quoi se
mêlent-ils ? Je pense avoir autant de droits sur eux
ANNÉE 1763. 497
qu'ils en ont sur moi; cependant je ne vais point
m'informer curieusement s'ils disent bien leur ca-
téchisme et s'ils ont bien fait leurs paques.
Que je sois, du moins quant à présent, ortho-
doxe, juit, païen, athée, que leur importe? ce n'est
pas de cela qu'il s'agit; la question est de savoir si
les lois ont été violées, et si, quel que je sois, on
m'a traité injustement : voilà ce qui leur importe,
et sûrement beaucoup plus qu'à moi; car, par rap-
port à moi, la chose est faite, on ne me fera pas
pis; mais les conséquences les regardent. Tandis
qu'ils traitent cette affaire du haut de leur gran-
deur „ faut-il donc que j'en fasse pour eux tous les
frais , et que je vienne en suppliant demander qu'on
me pardonne les affronts que j'ai reçus? Ce n'est
pas mon avis. Que les choses en restent-là , jjuisque
cela leur convient. On verra qui dans la suite s'en
trouvera le plus mal, d'eux ou de moi.
Cher ami, je vous l'ai dit, et je vous le répète
de bon cœur: j'aftne encore mes compatriotes; je
sens vivement , dans mes malheurs, l'atteinte qui
a été portée à leurs droits et à leur liberté. Quoi
qu'il arrive, je ne veux jamais demeurer à Genève ,
cela est bien décidé. Mais , s'ils avaient vu le tort
que leiu' fait celui que j'ai reçu , et combien ils ont
d'intérêt qu'il soit réparé , j'aurais agi de concert
avec eux dans cette affaire, autant que mon hon-
neur outragé l'eût permis. Alors , après avoir com-
mencé par remettre les choses dans l'état où elles
doivent être , s'ils ont tant d'envie de me régenter,
ils m'auraient régenté tout leur soûl. Mais com-
R. xix. Sa
49^ CORRESPONDANCE.
ment ne voient-ils pas qu'avant cela l'inquisition
qu'ils veulent établir sur moi est impertinente et
ridicule ? S'ils sont assez fous pour exiger que je
m'y prête , je ne suis pas assez sot pour m'y prê-
ter. Ainsi je n'ai rien à dire à M. de Montmollin ,
attendu que ni M. de Montmollin ni moi n'avons
pas plus de compte à leur rendre que nous n'en
avons à leur demander.
Les affronts qui m'ont été faits ne peuvent être
suffisamment réparés que par une invitation hon-
nête et formelle de retourner à Genève. Si l'on peut
se résoudre à inie démai'che si décente et si con-
venable, si due, il faudra qu'on soit bien difficile
si l'on n'est pas content de la manière dont j'y ré-
pondrai. Alors on jiourra s'enquêter de ma foi, et
je serai toujours prêt à en rendre compte. Sans
cela, ne parlons plus de cette affaire , car nul autre
expédient ne peut me convenir.
LETTRE CCCLXXXVIÏI.
A M. MARCEL,
Sous-diiectciir «les plaisirs et maître de rlanse de la cour du duc
de Saxe-Gotha.
Motiers , le i^"" mars 1763.
J'ai lu , monsieur , avec un vrai plaisir, la lettre
que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire * , et j'y
* L'auteur de celte lettre l'a fait imprimer sous le titre de Lettre
à M. J. J. Rousseau , par M. M**, sous-Jhectcur, etc.... 1763, in-8°.
ai trouvé , je vous jure, uue des meilleures criti-
ques qu'on ait faites de mes écrits. Vous êtes élève
et parent de M. Marcel ; vous défendez votre maître,
il n'y a rien là que de louable : vous professez un
art siu- lequel vous me trouvez injuste et mal in-
struit, et vous le justifiez ; cela est assurément très-
])ermis : je vous parais un personnage fort singu-
lier tout au moins , et vous avez la bonté de me le
dire plutôt qu'au public ; on ne peut rien de plus
honnête, et vous me mettez, par vos censures,
dans le cas de vous devoir des remerciements.
Je ne sais si je m'excuserai fort bien près de
vous, en vous avouant que les singeries dont j'ai
taxé M. Marcel tombaient bien moins sur son art
que sur sa manière de le faire valoir. Si j'ai tort,
même en cela , je l'ai d'autant plus , que ce n'est
point d'après autrui que je l'ai jugé, mais d'après
moi-même. Car, quoi que vous en puissiez dire,
j'étais quelquefois admis à l'honneur de lui voir
donner ses leçons; et je me souviens que, tout au-
tant de profanes que nous étions là , sans excepter
son écolière, nous ne pouvions nous tenir de rire
à la gravité magistrale avec laquelle il prononçait
ses savants apophtegmes. Encore une fo^s, mon-
sieur , je ne prétends point m'excuser en ceci ; tout
au contraire , j'aurais mauvaise grâce à vous sou-
tenir que M. Marcel faisait des singeries, à vous
qui peut -être vous trouvez bien de l'imiter; car
mon dessein n'est assurément ni de vous offenser
ni de vous déplaire. Quant à l'ineptie avec lacpielle
j'ai parlé de votre art, ce tort est plus naturel qu'ex-
32.
5oO CORRESPONDANCE.
cusa})le ; il est celui de quiconque se mêle de par-
ler de ce qu'il ne sait pas. Mais un honnête homme
qu'on avertit de sa faute doit la réparer; et c'est
ce que je crois ne pouvoir mieux faire en cette
occasion qu'en publiant franchement votre lettre
et vos corrections , devoir que je m'engage à rem-
plir en temps et lieu. Je ferai , monsieur, avec grand
plaisir cette réparation publique à la danse et à
M. Marcel , pour le malheur que j'ai eu de leur
manquer de respect. J'ai pourtant quelque lieu de
penser que votre indignation se fût un peu cal-
mée, si mes vieilles rêveries eussent obtenu grâce
devant vous. Vous auriez vu que je ne suis pas si
ennemi de votre art que vous m'accusez de l'être ,
et que ce n'est pas une grande objection à me faire
que son établissement dans mon pays, puisque j'y ai
proposé moi-même des bals publics, desquels j'ai
donné le plan. Monsieur , faites grâce à mes torts
en faveur de mes services ; et quand j'ai scandalisé
pour vous les gens austères, pardonnez-moi quel-
ques déraisonnements sur un art duquel j'ai si bien
mérité.
Quelque autorité cependant qu'aient sur mpi vos
décisions, je tiens encore un peu, je l'avoue, à la
diversité des caractères dont je proposais l'intro-
duction dans la danse. Je ne vois pas bien encore
ce que vous y trouvez d'impraticable, et il me pa-
raît moins évident qu'à vous qu'on s'ennuierait da-
vantage quand les danses seraient plus variées. Je
n'ai jamais trouvé que ce fût un amusement bien
piquant pour une assemblée, que cette enfilade
ANNÉE 1763. 5oi
d*éterneh» menuets par lesquels on commence et
poursuit un bal, et qui ne disent tous que la même
chose, parce qu ils n'ont tous qu'un seul caractère;
au lieu qu'en leur en donnant seulement deux , tels,
par exemple, que ceux de la blonde et de la brime,
on les eut pu varier de quatre manières qui les
eussent rendus toujours pittoresques et plus sou-
vent intéressants : la blonde avec le brun, la brune
avec le blond, la brune avec le brun, et la blonde
avec le blond. Voilà l'idée ébauchée : il est aisé de
la perfectionner et de l'étendre ;car vous comprenez
bien, monsieur, qu'il ne faut pas presser ces dif-
férences de blonde et de brune ; le teint ne dé-
cide pas toujours du tempérament; telle brune est
blonde par l'indolence, telle blonde est brune par
la vivacité, et l'habile artiste ne juge pas du carac-
tère par les cheveux.
Ce que je dis du menuet, pourquoi ne le dirais-je
pas des contredanses et de la plate symétrie sur
laquelle elles sont toutes dessinées? Pourquoi n'y
introduirait-on pas de savantes irrégularités, comme
dans une bonne décoration ; des oppositions et des
contrastes , comme dans les parties de la musique ?
On fait bien chanter ensemble Heraclite et Démo-
crite ; pourquoi ne les ferait-on pas danser ?
Quels tableaux charmants, quelles scènes variées
ne pourrait point introduire dans la danse un génie
inventeur, qui saurait la tirer de sa froide imifor-
mité^et lui donner un langage et des sentiments,
comme en a la musique! Mais votre jNI. Marcel n'a
rien inventé que des phrases ({ui sont mortes avec
5o2 CORRESPONDANCE.
lui; il a laissé son art dans le même état où il l'a
trouvé: il l'eût servi plus utilement, en pérorant
un peu moins , et dessinant davantage ; et au lieu
d'admirer tant de choses dans un menuet, il eut
mieux fait de les y mettre. Si vous vouliez faire un
pas de plus, vous, monsieur, que je suppose homme
de génie, peut-être, au lieu de vous amuser à cen-
surer mes idées, chercheriez-vous à étendre et rec-
tifier les vues qu'elles vous offrent; vous devien-
driez créateur dans votre art ; vous rendriez service
aux hommes qui ont tant de besoin qu'on leur
apprenne à avoir du plaisir ; vous immortaliseriez
votre nom, et vous auriez cette obligation à un
pauvre solitaire qui ne vous a point offensé, et que
vous voulez haïr sans sujet.
Croyez- moi, monsieur, laissez là des critiques
qui ne conviennent qu'aux gens sans talents , inca-
pables de rien produire d'eux-mêmes, et qui ne sa-
vent chercher de la réputation qu'aux dépens de
celle d'autrui. Échauffez votre tête, et travaillez;
vous aurez bientôt oublié ou pardonné mes bavar-
dises , et vous trouverez que les prétendus incon-
vénients que vous objectez aux recherches que je
propose à faire seront des avantages quand elles
auront réussi. Alors , grâce à la variété des genres ,
l'art aura de quoi contenter tout le monde, et pré-
venir la jalousie en augmentant l'émulation. Toutes
vos écolières pourront briller sans se nuire, et cha-
cune se consolera d'en voir d'autres exceller dans
leurs genres , en se disant. J'excelle aussi dans le
mien ; au lieu qu'en leur faisant faire à toutes la
ANNKE 1763. 5o3
même chose , vous laissez sans aucun subterfuy-e
l'amour-propre humiliô; ot, comme il n\ a qu'un
modèle de perfection, si Tune excelle dans le genre
unique , il faut que toutes les autres lui cèdent ou-
vertement la primauté.
Vous avez bien raison , mon cher monsieur, de
dire que je ne suis pas philosophe. Mais vous qui
parlez, vous ne feriez pas mal de lâcher de l'être
un peu. Cela serait plus avantageux à votre art que
vous ne semblez le croire. Quoi qu'il en soit, ne
fâchez pas les ])hilosophes,je vous le conseille; car
tel d'entre eux pourrait vous donner plus d'ins-
truction sur la danse que vous ne pourriez lui en
rendre sur la philosophie; et cela ne laisserait pas
d'être humiliant pour un élève du grand Marcel.
Vous me taxez d'être singulier, et j'espère que
vous avez raison. Toutefois vous auriez pu, sur ce
point, me faire grâce en faveur de votre maître;
car vous m'avouerez que M. Marcel lui-même était
un homme fort singulier. Sa singularité, je l'avoue,
était plus lucrative que la mienne ; et , si c'est là ce
que vous me reprochez, il faut bien passer con-
damnation. Mais quand vous m'accusez aussi de
n'être pas philosophe, c'est comme si vous m'ac-
cusiez de n'être pas maître à danser. Si c'est un tort
à tout homme de ne pas savoir son métier, ce n'en
est point un de ne pas savoir le métier d'un autre. Je
n'ai jamais aspiré à devenir philosophe ;je ne me suis
jamais donné pour tel ; je ne le fus, ni ne le suis, ni
ne veux l'être. Peut-on forcer un homme à mériter
malgré lui im titre qu'il ne veut pas porter ? Je sais
5o4 corresp():ndajvce.
(jifil n'est permis qu'aux philosophes de parler
philosophie : mais il est permis à tout homme de
parler de la philosophie, et je n'ai rien fait de plus.
J'ai bien aussi parlé quelquefois de la danse , quoi-
que je ne sois pas danseur; et, si j'en ai parlé ibéme
avec trop de zèle, à votre avis, mon excuse est que
j'aime la danse, au lieu que je n'aime point du tout
la philosophie. J'ai pourtant eu rarement la pré-
caution que vous me prescrivez, de danser avec
les filles , pour éviter la tentation ; mais j'ai eu sou-
vent l'audace de courir le risque tout entier, en
osant les voir danser sans danser moi-même. Ma
seule précaution a été de me livrer moins aux im-
pressions des objets qu'aux réflexions qu'ils me
faisaient naître, et de rêver quelquefois, pour n'être
pas séduit. Je suis fâché, mon cher monsieur, que
mes rêveries aient eu le malheur de vous déplaire ;
je vous assure que ce ne fut jamais mon intention ,
et je vous salue de tout mon cœur.
LETTRE CCCLXXXIX.
A M. DE ***.
Motiers, le 6 mars 1763.
J'ai eu, monsieur, l'imprudence de lire le man-
dement que M. l'archevêque de Paris a donné contre
mon livre, la faiblesse d'y répondre, et l'étourderie
d'envo}er aussitôt cette réponse à Rey. Revenu à
moi, j'ai voulu la retirer ; il n'était plus temps, l'im-
ANNÉE 1763. 5o5
pression en était commencée, et il ny a j)iiis du
remède à une sottise faite. J'espère au moins que
ce sera la derinère en ce genre. Je prends la liberté
île vous faire adresser par la poste deux exemplaires
de ce misérable écrit; l'un que je vous supplie
d'agréer, et l'autre pour M..., à c[ui je vous prie
de vouloir bien le faire passer, non comme une
lecture à faire ni poiu* vous ni pour lui , mais comme
un devoir dont je m'acquitte envers l'un et l'autre.
Au reste, je suis persuadé, vu ma position parti-
culière, vu la gène à laquelle j'étais asservi à tant
d'égards , vu le bavardage ecclésiastique auquel
j'étais forcé de me conformer, vu l'indécence qu'il
y aurait à s'échauffer en parlant de soi, qu'il eut
été facile à d'autres de mieux faire, mais impos-
sible de faire bien. Ainsi tout le mal vient d'avoir
pris la plume quand il ne fallait pas.
LETTRE CCCXC.
A M. KIRCHBERGER'.
Motiers , le i 7 mars 1763.
Si jeune, et déjà marié! Monsieur, vous avez
entrepris de bonne heure une grande tâche. Je sais
Dans toutes les éditions , et même dans V Histoire de ./. J. Rotis-
seau , on lit Keit. Cette erreur vient de ce qu'il n'y avait (jne la lettre
initiale. Je ne sais quel éditeur a mis le nom qu'on a lu jusqu'à pré-
sent. C'est à M. Kircliberger dont il est question à la fin des Confes-
sions , qu'est adressée cette lettre. Ce renseignement nous a été donne
])ar M. Bcuchot.
5o6 CORRESPONDANCE.
que la maturité de l'esprit peut suppléer à l'âge,
et vous m'avez paru promettre ce supplément.
Vous vous connaissez d'ailleurs en mérite, et je
compte sur celui de l'épouse que vous vous êtes
choisie. Il n'en faut pas moins, cher Kircliberger ,
pour rendre heureux un établissement si précoce.
Votre âge seul m'alarme pour vous; tout le reste me
rassure. Je suis toujours persuadé que le vrai bon-
heur de la vie est dans un mariage bien assorti; et
je ne le suis pas moins que tout le succès de cette
carrière dépend de la façon de la commencer. Le
tour que vont prendre vos occupations, vos soins,
vos manières, vos affections domestiques, durant
la première année, décidera de toutes les autres.
C'est maintenant que le sort de vos Jours est entre
vos mains ; plus tard, il dépendra de vos habitudes.
Jeunes époux , vous êtes perdus si vous n'êtes qu'a-
mants ;mais soyez amis de bonne heure pour l'être
toujoiu's. La confiance, qui vaut mieux que l'a-
mour, lui survit et le remplace. Si vous savez l'é-
tablir entre vous , votre maison vous plaira plus
qu'aucune autre ; et dès qu'une fois vous serez
mieux chez vous que partout ailleurs, je vous pro-
mets du bonheur pour le reste de votre vie. Mais
ne vous mettez pas dans l'esprit d'en chercher au
lohi , ni dans la célébrité , ni dans les plaisirs , ni
dans la fortune. La véritable félicité ne se trouve
point au-dehors; il faut que votre maison vous suf-
fise , ou jamais rien ne vous suffira.
Conséquemment à ce princijie , je crois qu'il n'est
pas temps, quant à présent, de songer à l'exécu-
AJVJVÉE 17G3. Mo-
tion (hi projet dont vous in'avoz j):irU''. La société
conjugale doit vous occuper plus que la société
helvétique : avant ([ue de publier les annales de
celle-ci , mettez-vous en état d'en fournir le plus
bel article. Il faut qu'en rapportant les actions
d'autrui vous puissiez dire comme le Corrége , Et
moi aussi je suis homme.
Mon cher Kirchberger, je crois voir germer beau-
coup de mérite parmi la jeimesse suisse; mais la
maladie universelle vous gagne tous. Ce mérite
cherche à se faire imprimer; et je crainsbien que,
de cette manie dans les gens de votre état, il ne
résulte un jour à la tète de vos républiques plus
de petits auteurs que de grands hommes. Il n'ap-
partient pas à tous d'être des Ilaller.
Vous m'avez envoyé lui livre très-précieux et de
fort belles cartes; comme d'ailleurs vous avez acheté
l'un et l'autre , il n'y a aucune parité à faire en aucun
sens entre ces envois et le barbouillaire dont vous
faites mention. De plus, vous vous rappellerez, s'il
vous plaît, que ce sont des commissions dont vous
avez bien voulu vous charger, et qu'il n'est [)as
honnête de transformer des connaissions on pré-
sents. Ayez donc la bonté de me marquer ce qu(^
vous coûtent ces emplettes, afin qu'en acceptant
la peine qu'elles vous ont domiées d'aussi bon cœur
que vous l'avez prise , je puisse au moins vous
rendre vos déboursés, sans quoi je prendrai le parti
de vour renvoyer le livre et les cartes.
Adieu, très-bon et aimable Kirchberger; faites,
je vous prie, agréer mes hommages à madame votre
5o8 CORRESPONDANCE,
épouse; dites-lui combien elle a droit à ma recon-
naissance en faisant le bonheur d'un homme que
j'en crois si digne, et auquel je prends un si tendre
intérêt.
LETTRE CCCXCÏ.
A M. DANIEL ROGUIN.
Motiers, mars 17 63.
Je ne trouve pas, très-bon papa, que vous ayez
interprété ni bénignement ni raisonnablement la
raison de décence et de modestie qui m'empêcha
de vous offrir mon portrait, et qui m'empêchera
toujours de l'offrir à personne. Cette raison n'est
point, comme vous le prétendez, un cérémonial,
mais ime convenance tirée de la nature des choses,
et qui ne permet à md homme discret de porter
ni sa figure ni sa personne où elles ne sont pas in-
vitées, comme s'il était sur de faire en cela im ca-
deau; au lieu que c'en doit être un pour lui, quand
on lui témoigne là-dessus quelque empressement.
Voilà le sentiment que je vous ai manifesté, et au
lieu duquel vous me prêtez l'intention de ne vou-
loir accorder un tel présent qu'aux prières. C'est
me supposer un motif de fatuité où j'en mettais
lui de modestie. Cela ne me paraît pas dans l'ordre
ordinaire de votre bon esprit.
Vous m'alléguez que les rois et les princes don-
nent leurs portraits. Sans doute ils les donnent à
leurs inférieurs comme un honneur ou une récom-
I
A.NNÉE l-jG'j. 5o9
pense; et c'est précisément pour cela qu'il est im-
pertinent à de petits particuliers de croire honorer
leurs égaux , comme les rois honorent leuis inté-
rieurs. Plusieurs rois donnent aussi leur main à
baiser en signe de faveur et de distinction : dois-je
vouloir faire à mes amis la même grâce ? Cher papa ,
quand je serai roi, je ne manquerai pas, en superbe
monarque, de vous offrir mon portrait enrichi de
diamants. En attendant, je n'irai pas sottement m'i-
maginer que ni vous ni personne soit empressé de
ma mince figure; et il n'y a qu'un témoignage bien
positif de la part de ceux qui s'en soucient qui puisse
me permettre de le supposer, surtout n'ayant pas
le passe-port des diamants pour accompagner le
portrait.
Vous me citez Samuel Bernard. C'est, je vous
l'avoue, im singulier modèle que vous me proposez
à imiter. J'aurais bien cru que vous me désiriez ses
millions, mais non pas ses ridicules. Pour moi, je
serais bien fâché de les avoir avec sa fortune ; elle
serait beaucoup trop chère à ce prix. Je sais qu'il
avait l'impertinence d'offrir son portrait , même à
gens fort au-dessus de lui. Aussi entrant un jour en
maison étrangère, dans la garde-robe, y trouva-t-il
ledit portrait, qu'il avait ainsi donné, fièrement
étalé au - dessus de la chaise percée. Je sais cette
anecdote, et bien d'autres plus plaisantes, de quel-
qu'un qu'on en pouvait croire ; car c'était le pré-
sident de Boulainvilliers.
Monsieur *** donnait son portrait? Je lui en fais
mon compliment. Tout ce que je sais, cVst que si
5lO CORRESPONDANCE.
ce portrait est l'estampe fastueuse que j'ai vue avec
des vers pompeux au-dessous, il fallait que, pour
oser faire un tel présent lui-même, ledit monsieur
fût le plus grand fat que la terre ait porté. Quoi
qu'il en soit, j'ai vécu aussi quelque peu avec des
gens à portraits, et à portraits recherchables ; je
les ai vus tous avoir d'autres maximes: et, quand
je ferai tant que de vouloir imiter des modèles, je
vous avoue que ce ne sera ni le juif Bernard, ni
monsieur*** que je choisirai pour cela: on n'imite
que les gens à qui l'on voudrait ressembler.
Je vous dis, il est vrai, que le portrait que je
vous montrai était le seul que j'avais; mais j'ajoutai
que j'en attendais d'autres, et qu'on le gravait en-
core en Arménien. Quand je me rappelle qu'à peine
y daignâtes-vous jeter les yeux, que vous ne m'en
dîtes pas un seul mot , et que vous marquâtes là-
dessus la plus profonde indifférence, je ne puis
m'empécher de vous dire qu'il aurait fallu que je
fusse le plus extravagant des hommes pour croire
vous faire le moindre plaisir en vous le présentant;
et j e dis, dès le même soir, à mademoiselle Le Vasseur
la mortification que vous m'aviez faite; car j'avoue
que j'avais attendu et même mendié quelque mot
obligeant qui me mît en droit de faire le reste. Je
suis bien persuadé maintenant que ce fut discré-
tion et non dédain de votre part; mais vous me
permettrez de vous dire que cette discrétion était
pour moi un peu humiliante , et que c'était donner
lui grand prix aux deux sous qu'un tel portrait
peut valoir.
I
5ii
LETTHE CGC X CI!.
A MILORD MARÉCHAL.
Le 2 I mars 1763.
Il y a dans votre lettrée tlii 19 un article qui m'a
donné des palpitations; c'est celui de l'Ecosse. Je
ne vous dirai là-dessus qu'un mot, c'est que je don-
nerais la moitié des jours qui me restent pour y
passer l'autre avec vous. Mais, pour Clolombier,ne
comptez pas sur moi. Je vous aime, Milord;mais
il faut que mon séjour me plaise, et je ne puis souf-
frir ce pavs là.
Il n'y a rien d'égal à la position de Frédéric. Il
paraît qu'il en sent tous les avantages, et qu'il saura
bien les faire valoir. Tout le pénible et le difficile
est fait , tout ce qui demandait le concours de la
fortune est fait. Il ne lui reste à présent à remplir
que des soins agréables , et dont l'effet dépend de
lui. C'est de ce moment qu'il va s'élever , s'il veut,
dans la postérité un moniuTient unique; car il n'a
travaillé jusqu'ici que pour scn siècle. Le seul piège
dangereux qui désormais lui reste à éviter est celui
de la flatterie ; s'il se laisse louer, il est perdu. Qu'il
sache qu'il n'y a plus d'éloges dignes de lui que
ceux qui sortiront des cabanes de ses paysans.
Savez -vous, Milord, que Voltaire cherche à se
raccommoder avec moi? Il a eu sur nioii compte
im long entretien avec Moultou , dans lequel il a
Dia CORRESPONDANCE.
supérieurement joué son rôle : il n'y en a point
d'étranger au talent de ce grand comédien , dolis
iiistructus et arte pelasgd. Pour moi, je ne puis lui
promettre une estime qui ne dépend pas de moi :
mais, à cela près, je serai, quand il le voudra, tou-
jours prêt à tout oublier; car je vous jure, Milord,
que de toutes les vertus chrétiennes , il n'y en a
point qui me coûte moins que le pardon des in-
jures. Il est certain que , si la protection des Calas
lui a fait grand honneur, les persécutions qu'il m'a
fait essuyer à Genève lui en ont peu fait à Paris;
elles y ont excité un cri universel d'indignation. J'y
jouis, malgré mes malheurs, d'un honneur qu'il
n'aura jamais nulle part ; c'est d'avoir laissé ma mé-
moire en estime dans le pays où j'ai vécu. Bonjour,
Milord.
LETTRE CCCXCIII.
A M. MOULTOU.
Motiers, le 2 t mars 1763.
Voilà, cher Moultou, puisque vous le voulez,
un exemplaire de ma lettre à M. de Beaumont. J'en
ai remis deux autres au messager depuis plusieurs
jours; mais il diffère son départ d'un jour à l'autre,
et ne partira, je crois, que mercredi. J'aurai soin
de vous en faire parxenir davantage. En attendant,
ne mettez ces deux-là qu'en des mains sûres, jus-
ANNÉE 1763. 5l!S
qu'à ce que l'ouvrage paraisse, de peur de contré-
faction.
J'ai attendu, pour juger les Genevois, que je
fusse de sang froid. Ils sont jugés. J'aurais déjà fait
la démarche dont vous me parlez si Milord Maré-
chal ne m'avait engagé à différer, et je vois que
vous pensez comme lui. J'attendrai donc, pour la
faire, de voir l'effet de la lettre que je vous envoie :
mais quand cet effet les ramènerait à leur devoir,
j'en serais, je vous jure, très-médiocrement flatté.
Il sont si sots et si rognes , que le bien même ne
m'intéresserait désormais de leur part guère plus
que le mal. On ne tient plus guère aux gens qu'on
méprise.
M. de Voltaire vous a paru m'aimer parce qu'il
sait que vous m'aimez: soyez persuadé qu'avec les
gens de son parti il tient un autre langage. Cet ha-
bile comédien , dolis instructus et arte pelasgd , sait
changer de ton selon les gens à qui il a affaire.
Quoi qu'il en soit , si jamais il arrive qu'il revienne
sincèrement, j'ai déjà les bras ouverts; car, de
toutes les vertus chrétiennes, l'oubli des injures
est, je vous jure, celle qui me coi^ite le moins.
Point d'avances , ce serait luie lâcheté ; mais comp-
tez que je serai toujours prêt à répondre aux siennes
d'une manière dont il sera content. Partez de là,
si jamais il vous en reparle. Je sais que vous ne
voulez pas me compromettre, et vous savez, je
crois, que vous pouvez répondre de votre ami en
toute chose honnête. Les manœuvres de M. de Vol-
taire , qui ont tant d'approbateurs à Genève , ne
R. xrx. 33
5l4 CORRESPONDANCE.
sont pas vues du même œil à Paris : elles y ont sou-
levé tout le monde, et balancé le bon effet de la
protection des Calas. Il est certain que ce qu'il
peut faire de mieux pour sa gloire est de se raccom-
moder avec moi.
Quand vous voudrez venir il faudra nous con-
certer. Je dois aller voir Milord Maréchal avant
son départ pour Berlin : vous pourriez ne pas me
trouver ; d'ailleurs la saison n'est pas assez avancée
pour le voyage de Zurich , ni même pour la pro-
menade. Quand je vous aurai , je voudrais vous
tenir un peu long-temps. J'aime mieux différer
mon plaisir et en jouir à mon aise. Doutez -vous
que tout ce qui vous accompagnera ne soit bien
reçu ?
LETTRE CCCXCIV.
A M. J. BURNAND*.
Moli^rs, le ai mars 1763.
La réponse à votre objection , monsieur , est dans
le livre même d'où vous la tirez. Lisez plus attentive-
ment le texte et les notes, vous trouverez cette
objection résolue.
* M. Burnand , à qui cette lettre est adressée , avait reproché à
Rousseau la publication de la Profession de foi du ficaire savoyard
contre cette maxime expresse du vicaire lui-même :
« Tant qu'il reste quelque bonne croyance parmi les hommes , il
K ne faut poiut troubler les âmes paisibles, ni alarmer la foi des sim-
« pies par des difficultés qu'ils ne peuvent résoudre , et qui les in-
« quiètent sans les éclairer. • ( Note de du Pej-rou. )
ANNÉE 1763. 5l5
Vous voulez que j'ôte de mon livre ce qui est
contre la religion : mais il n'y a dans mon livre rien
qui soit contre la religion.
Je voudrais pouvoir vous complaire en faisant
le travail que vous me prescrivez. Monsieur, je suis
infirme , épuisé ; je vieillis ; j'ai fait ma tâche , mal
sans doute , mais de mon mieux. J'ai proposé mes
idées à ceux qui conduisent les jeunes gens; mais
je ne sais pas écrire pour les jeunes gens.
Vous m'apprenez qu'il faut vous dire tout , ou
que vous n'entendez rien. Cela me fait désespérer,
monsieur , que vous m'entendiez jamais ; car je n'ai
point, moi, le talent de parler aux gens à qui il
faut tout dire.
Je vous salue , monsieur , de tout mon cœur.
LETTRE CCCXCV.
A MADAME DE ***.
Le jj mars 1763.
Que votre lettre, madame, m'a donné d'émo-
tions diverses! Ah! cette pauvre madame de ***...!
pardonnez si je commence par elle. Tant de mal-
heurs...., une amitié de treize ans.... Femme ai-
mable et infortunée !... Vous la plaignez, madame ;
vous avez bien raison ; son mérite doit vous inté-
resser pour elle : mais vous la plaindriez bien davan-
tage si vous aviez vu comme moi toute sa résistance
à ce fatal mariage. Il semble qu'elle prévoyait son
33.
5iG correspondance:.
sort. Pour cellerlà, les éciis ne l'ont pas éblouie;
on Ta bien rendue malheureuse malgré elle. Hélas î
elle n'est pas la seule. De combien de maux j'ai à
gémir! Je ne suis point étonné des bons procédés
de madame *** ; rien de bien ne me surprendra de
sa part : je l'ai toujours estimée et honorée ; mais
avec tout cela elle n'a pas l'ame de madame de***.
Dites-moi ce qu'est devenu ce misérable; je n'ai
plus entendu parler de lui.
Je pense bien comme vous, madame; je n'aime
point que vous soyez à Paris : Paris, le siège du
goût et de la politesse, convient à votre esprit, à
votre ton, à vos manières; mais le séjour du vice
ne convient pointa vos mœurs , et une ville où l'a-
mitié ne résiste ni à l'adversité ni à l'absence ne
saurait plaire à votre cœur. Cette contagion ne le
gagnera pas; n'est-ce pas, madame? Que ne lisez-
vous dans le mien l'attendrissement avec lequel il
m'a dicté ce mot-là! L'heureux ne sait s'il est aimé,
dit un poète latin; et moi j'ajoute. L'heureux ne
sait pas aimer. Pour moi , grâces au ciel , j'ai bien .
fait toutes mes épreuves; je sais à quoi m'en tenir
sur le cœur des autres et sur le mien. Il est bien
constaté qu'il ne me reste que vous seule en France ,
et quelqu'un qui n'est pas encore jugé, mais qui
ne tardera pas à l'être.
S'il faut moins regretter les amis que l'adversité
nous ote que priser ceux qu'elle nous donne, j'ai
plus gagné cpie perdu; car elle m'en a donné un
qu'assiuément elle ne m'ôtera pas. Vous compre-
nez que je veux parler de Milord Maréchal. Il m'a
ANNÉE 1763. 5f
accueilli, il m'a honoré dans mes disgrâces, j)lus
peut-être qu'il n'eût fait durant ma prospérité. Les
grandes âmes ne portent pas seulement du respect
au mérite, elles en portent encore au malheur. Sans
lui j'étais tout aussi mal reçu dans ce pays que
dans les autres, et je ne voyais plus d'asile autoui-
de moi. Mais un bienfait plus précieux que sa pro-
tection est l'amitié dont il m'honore, et qu'assui'é-
ment je ne perdrai point. Il me restera celui-là,
j'en réponds. Je suis bien aise que vous m'ayez
marqué ce qu'en pensait M. d'A*** : cela me j)rouve
qu'il se connaît en hommes; et qui s'y connaît est
de leur classe. Je compte aller voir ce digne pro-
tecteur avant son départ pour Berlin ; je lui parle-
rai de M. d'A *** et de vous , madame : il n'y a rien
de si doux pour moi que de voir ceux qui m'ai-
ment s'aimer entre eux.
Quand des quidams sous le nom de S*** ont
voulu se porter pour juges de mon livre, et se
sont aussi bêtement qu'insolemment arrogé le
droit de me censurer, après avoir rapidement par-
couru leur sot écrit, je l'ai jeté par terre et j'ai
craché dessus pour toute réponse. Mais je n'ai pu
hre avec le même dédain le mandement (pi'a donné
contre moi M. l'archevêque de Paris; première-
ment parce que l'ouvrage en lui-même est beau-
coup moins inepte , et parce que , malgré les tra-
vers de l'auteur , je l'ai toujours estimé et respecté.
Ne jugeant donc pas cet écrit indigne d'une ré-
ponse , j'en ai fait une qui a été imprimée en Hol-
lande , et qui , si elle n'est pas encore pidjlique , le
5l8 CORRESPONDANCK.
sera dans peu. Si elle pénètre jusqu'à Paris et que
vous en entendiez parler, madame , je vous prie de
me marquer naturellement ce qu'on en dit; il m'im-
porte de le savoir. Il n'y a que vous de qui je puisse
apprendre ce qui se passe à mon égard dans un
pays où j'ai passé une partie de ma vie, où j'ai eu
des amis, et qui ne peut me devenir indifférent. Si
vous n'étiez pas à portée de voir cette lettre im-
primée, et que vous pussiez m'indiquer quelqu'un
de vos amis qui eût ses ports francs, je vous l'en-
verrais d'ici; car quoique la brochure soit petite,
en vous l'envoyant directement elle vous coûterait
vingt fois plus de port que ne valent l'ouvrage et
l'auteur.
Je suis bien touché des bontés de mademoi-
selle L**" et des soins qu'elle veut bien prendre
pour moi; mais je serais bien fâché qu'un aussi
joli travail que le sien , et si digne d'être mis en
vue , restât caché sous mes grandes vilaines man-
ches d'Arménien; en vérité je ne saurais me ré-
soudre à le profaner ainsi , ni par conséquent à
l'accepter, à moins qu'elle ne m'ordonne de le
porter en écharpe ou en collier , comme un ordre
de chevalerie institué en son honneur.
Bonjour , madame, recevez les hommages de
votre pauvre voisin. Vous venez de me faire pas-
ser une demi-heure délicieuse, et en vérité j'en
avais besoin; car depuis quelques mois je souffre
presque sans relâche de mon mal et de mes cha-
grins. Mille choses, je vous supplie, à M. le mar-
quis.
\NNÉE 1763. "iiq
LETTRE CCCXCVI.
A M. J. BURNAND.
Motiers, le 28 mars 1763.
Solution' de l'objection de M. Burnand:
Mais y quand une /bis tout est ébranlé, on doit con-
server le tronc aux dépens des branches , etc.
Voiïciyje crois , ce que le bon vicaire pourrait dwe
h présent au public. *
M. Burnand m'assure que tout le monde trouve
qu'il y a dans mon livre beaucoup de choses contre
la religion chrétienne. Je ne suis pas, sur ce point
comme sur bien d'autres, de l'avis de tout le monde,
et d'autant moins, que parmi tout ce monde-là je
ne vois pas im chrétien.
Un homme qui cherche des expUcations jjour
compromettre celui qui les donne est peu géné-
reux; mais l'opprimé qui n'ose les donner est un
lâche, et je n'ai pas peur de passer pour tel. Je ne
crains point les explications ; je crains les discours
inutiles. Je crains surtout les désœuvrés, qui, ne
sachant à quoi passer leur tem])s , veulent disposer
du mien.
Je prie M. Burnand d'agréer mes salutations.
* Ce qui est ici en italique est tiré de la Profession de foi. Voyez
ci-devant page Si/\, et ci-après la lettre au même, du 4 avril.
520 CORRESPONDANCE.
LETTRE CCCXCVII.
A M. DE MONTMOLLIN,
En lui envoyaDt ma Lettre \ M. de Beauuont.
Motiers, le iS mars 1763.
Voici , monsieur , un écrit devenu nécessaire.
Quoique mes agresseurs y soient un peu malme-
nés, ils le seraient davantage si je ne vous trouvais
pas en quelque sorte entre eux et moi. Comptez ,
monsieur , que , si vous cessiez de leur servir de
sauvegarde , ils ne s'en tireraient pas à si bon mar-
ché. Quoi qu'il en soit, j'espère que vous serez
content de la classe à part où j'ai tâché de vous
mettre ; et il ne tiendra qu'à vous de connaître , et
dans cet écrit et dans toute ma vie, qu'en usant
avec moi de procédés honnêtes vous n'avez pas
obligé un ingrat.
LETTRE CCCXCMIL
A M. MOULTOU.
Motiers-Travers , ce 2 avril 1763.
Ce n'était pas , cher ami, que je désapprouvasse
l'envoi d'un exemplaire en France , que je ne vous
ai pas répondu sur-le-champ ; mais l'ennui , les
tracas , les souffrances, les importuns, me rendent
ANNÉE 17G3. Sai
paresseux : rexactitude est un travail (|ui passe ma
force actuelle. Faites ce que vous voudrez; votre
envoi ne sera qu'inutile; voilà tout. Vous n'avez
que trois exemplaires , j'attends d'en avoir davan-
tage pour vous en envoyer , encore ne sais-je pas
trop comment.
Vernetest un fourbe. Je n'approuve point qu'on
lui fasse lire l'ouvrage, encore moins (pi'on le lui
prête. Il ne veut le voir que pour le faire décrier
par les petits vipereaux qu'il élève à la brochette ,
et par lesquels il répand contre moi son fade poi-
son dans les jMercures de Neucliàtel.
Vous devez comprendre qu'un carton est im-
possible dès qu'une fois un ouvrage est sorti de la
boutique du libraire. Si vous voidez en faire un
pour Genève en particulier, soit, j'y consens:
mais je ne veux pas m'en mêler , et soyez persuadé
que cela ne servira de rien. Quand on cherche des
prétextes on en trouve. Les Genevois m'ont trop
fait de mal pour ne pas me haïr; et moi, je les
connais trop pour ne les pas mépriser. Je prévois
mieux que vous l'effet de la lettre. J'ai honte de
porter encore ce même titre dont je m'honorais
ci-devant : dans six mois d'ici je compte en être
délivré.
• Votre aventure avec la compagnie ne m'étonne
point; elle me confirme dans le jugement que j'ai
porté de toute cette prêtraille. Je ne doute point
qu'en effet votre amitié pour moi n'ait produit
votre exclusion , mais loin d'en être fâché je vous
en félicite. L'état d'homme d'église ne peut plus
r>'11 CORRESPOADAIVCE.
convenir à un homme de bien nia un croyant. Quit-
tez-moi ce collet qui vous avilit ; cultivez en paix
les lettres , vos amis, la vertu ; soyez libre , puisque
vous pouv ez l'être. Les marchands de religion n'ei.
sauraient avoir. Mes malheurs m'ont instruit trop
tard; qu'ils vous instruisent à temps.
Je souffre beaucoup , cher ami : je me suis remis
à l'usage des sondes pour tâcher de me procurer
lui peu de relâche quand vous serez avec moi. Je
me ménage ce temps comme le plus précieux de
ma vie , ou du moins le plus doux qui me reste à
passer. Ménagez-vous la liberté de venir quand je
vous écrirai; car malheureusement je suis encore
moins maître de mon temps que vous du vôtre.
J'ai toujours oublié de vous dire que j'ai à Yverdun
un cabriolet que je ne serais pas fâché de trouver
à vendre. Pourrait-il vous servir , en attendant ,
dans nos petits pèlerinages? Pour moi , vous savez
que je n'aime aller qu'à pied. Si vous avez des
jambes, nous nous en servirons, mais à petits pas,
car je ne saurais aller vite ni faire de longues
traites ; mais je vais toujours. Nous causerons à
notre aise ; cela sera délicieux. Je vous embrasse.
Si vous amenez quelqu'un , tâchez au moins
que nous puissions un peu nous voir seuls.
ANNÉE Ï7G3. !yi[
LETTRE CCCXCIX.
A M. L'AEBK DE LA PORTE.
Motiers, le 4 avril ijftS.
Vous pouvez savoir, monsieur, f|ue je n'ai ja-
mais concouru ni consenti à aucun des recueils de
mes écrits qu'on a publiés jusqu'ici; et, par la
manière dont ils sont faits, on voit aisément que
l'auteur ne s'en est pas mêlé. Ayant résolu d'en
faire moi-même une édition générale , en prenant
congé du public, je le vois avec peine inondé d'é-
ditions détestables et réitérées, qui peut être le
rebuteront aussi de la mienne avant qu'il soit en
état d'en juger. En apprenant qu'on en préparait en-
core une nouvelle où vous êtes, j e ne pus m'empécher
d'en faire des plaintes ; ces plaintes, trop durement
interprétées, donnèrent lieu à un avis de la ga-
zette de Hollande, que je n'ai ni dicté ni ajiprouvé,
et dans lequel on suppose que le sieur Rey a seul
le droit de faire cette édition générale , ce qui n'est
pas. Quand il en a fait lui-même un recueil avec
privilège , il l'a fait sans mon aveu ; et au contraire,
en lui cédant mes manuscrits, je me suis expressé-
ment réserve le droit de recueillir le tout, et de
le publier où et quand il me plairait. Voilà , mon-
sieur , la vérité.
Mais, puisque ces éditions furtives sont inévi-
tables , et que vous voulez bien présider à celle-ci ,
524 CORRESPONDANCE.
je ne doute point, monsieur, que vos soins ne la
mettent fort au-dessus des autres : dans cette opi-
nion , je prends le parti de différer la mienne , et je
me félicite que vous ayez fait assez de cas de mes
rêveries pour daigner vous en occuper. Malheu-
reusement le public , toujours de mauvaise humeur
contre moi, se plaindra que vous m'honorez à ses
dépens. Il dira qu'un éditeur tel que vous lui rend
moins qu'il ne lui dérobe ; et quand vous pourriez
lui plaire et l'éclairer par vos écrits , il regrettera
le temps que vous prodiguez aux miens.
Je vous remercie, monsieur, d'avoir bien voulu
m'envoyer la note des pièces qui devront entrer
dans votre recueil : vous êtes le premier éditeur de
mes écrits qui ait eu cette attention pour moi.
Entre celles de ces pièces dont je ne suis pas l'au-
teur, j'y en trouve une qui ne doit être là d'aucune
manière ; c'est le Petit Prophète *. Je vous prie de le
retrancher, si vous êtes à temps; sinon, de vou-
loir bien déclarer que cet ouvrage n'est point de
moi, et que je n'y ai pas la moindre part.
Recevez, monsieur, je vous supplie, mon res-
pect et mes salutations.
Brochure de Grimm sur la musique française. Voyez Confessions,
livre VIII.
ANNÉE 1763. 5^5
LETTRE CD.
A M. J. BURNAND.
Motiers, le 4 avril 1763.
Je suis très-content , monsieur , de votre dernière
lettre , et je me fais lui très-grand plaisir de vous
le dire. Je vois avec regret que je vous avais mal
jugé. Mais, de grâce, mettez-vous à ma place. Je
reçois des milliers de lettres où , sous prétexte de
me demander des explications , on ne cherche qu'à
me tendre des pièges. Il me faudrait de la santé ,
du loisir et des siècles pour entrer dans tous les
détails qu'on me demande; et, pénétrant le motif
secret de tout cela , je réponds avec franchise ,
avec dureté même , à l'intention plutôt qu'à l'écrit.
Pour vous, monsieur, que mon âpreté n'a point
révolté , vous pouvez compter de ma part sur
toute l'estime que mérite votre procédé honnête ,
et sur une disposition à vous aimer, qui probable-
ment aura son effet si jamais nous nous connais-
sons davantage. En attendant, recevez, monsieur ,
je vous supplie, mes excuses et mes sincères salu-
tations.
SaG CORRESPONDANCE.
LETTRE CDI.
A MADAME LATOUR.
Le 7 avril 1763.
Je suis d'autant plus en peine de vous, madame ,
que n'ayant pas de vos nouvelles depuis long-temps ,
je sais que M. Breguet n'en a pas non plus. Je me
souviens bien cependant que vous m'avez écrit la
dernière ; mais si vous comptiez à la rigueur avec
moi , à combien d'égards ne resterais-je pas insol-
vable ! Vous m'avez accoutumé à plus d'indul-
gence, et cela me fait craindre que votre silence
actuel n'ait quelque cause dont la crainte m'alarme
beaucoup. De grâce, madame, tranquillisez-moi
par un mot de lettre. Dans l'incertitude de ce qui
peut être arrivé , je n'ose faire celle-ci plus longue ,
jusqu'à ce que je sois assuré que ce que j'écris
continue à vous parvenir.
LETTRE CDIL
A M. WATELET.
Motiers, 1763.
Vous me traitez en auteur, monsieur; vous me
faites des compliments sur mon livre. Je n'ai rien
à dire à cela, c'est l'usage. Ce même usage veut
ANNÉE l'jG'5. 5^7
aussi qu'en avalant modestement votre encens, je
vous en renvoie une bonne partie. Voilà pourtant
ce que je ne ferai pas; car, quoique vous ayez des
talents très-vrais , très-aimables , les qualités que
j'honore en vous les effacent à mes yeux ; c'est par
elles que je vous suis attaché; c'est par elles que
j'ai toujours désiré votre bienveillance, et l'on ne
m'a jamais vu rechercher les gens à talents qui
n'avaient que des talents. Je m'applaudis pour-
tant de ceux auxquels vous m'assurez que je dois
votre estime , puisqu'ils me procurent un bien
dont je fais tant de cas. Les miens, tels quels, ont
cependant si peu dependu.de ma volonté , ils m'ont
attiré tant de maux, ils m'ont abandonné si vite,
que j'aurais bien voulu tenir cette amitié , dont
vous permettez que je me flatte , de quelque chose
qui m'eût été moins funeste, et que je pusse dire
être plus à moi.
Ce sera, monsieur, pour votre gloire, au moins
je le désire et je l'espère, que j'aurai blâmé le mer-
veilleux de l'Opéra. Si j'ai eu tort, comme cela peut
très-bien être, vous m'aurez réfuté jiar le fait; et
si j'ai raison, le succès dans un mauvais genre n'en
rendra votre triomphe que plus éclatant. Vous
voyez, monsieur, par l'expérience constante du
théâtre, que ce n'est jamais le choix du genre bon
ou mauvais qui décide du sort d'une pièce. Si la
votre est intéressante malgré les machines , sou-
tenue d'une bonne musique elle doit réussir; et
vous aurez eu, comme Quinault, le mérite de la
difficulté vaincue. Si, par supposition , elle ne Test
5^8 CORRESPONDANCE.
pas , votre goût , votre aimable poésie , l'auront
ornée au moins de détails charmants qui la ren-
dront agréable ; et c'en est assez pour plaire à l'O-
péra français. Monsieur, je tiens beaucoup plus, je
vous jure, à votre succès qu'à mon opinion, et
non -seulement pour vous, mais aussi pour votre
jeune musicien; car le grand voyage que l'amour
de l'art lui a fait entreprendre, et que vous avez
encouragé, m'est garant que son talent n'est pas
médiocre. Il faut en ce genre, ainsi qu'en bien d'au-
tres, avoir déjà beaucoup en soi-même pour sentir
combien on a besoin d'acquérir. Messieurs, donnez
bientôt votre pièce, et,, dusse- je être pendu, je
Tirai voir si je puis.
LETTRE CDIIL
A M. MOULTOU.
Motiers, ce samedi i6 avril 1763.
Voici , cher Moultou , puisque vous le voulez ,
encore deux exemplaires de la lettre, c'est tout ce
qui me reste avec le mien. Je n'entends pas dire
qu'il s'en soit répandu dans le public aucun autre
que ceux que j'ai donnés , et je n'ai plus aucune
nouvelle de Rey : ainsi il se pourrait très-bien que
quelqu'un fût venu à bout de supprimer l'édition.
En ce cas , il importerait de placer très - bien ces
exemplaires, puisqu'ils seraient difficiles et peut-
être impossibles à remplacer. Si vous trouviez à
ANNÉE I7G3. 529
propos iVen donner un à M. le colonel Pictet, le-
quel m'a écrit des lettres très-honnètes, vous me
feriez grand plaisir.
Je comprends quel est l'endroit où M. Deluc croit
se reconnaître. H se trompe fort. jVTon caractère
n'est assurément pas de tympaniser mes amis; mais
le bon homme, avec toute sa sagesse, n'a pu éviter
im piège dans lequel nous tombons tous, c'est de
croire tout le monde sans cesse occupé de nous en
bien ou en mal, tandis que souvent on n'y pense
guère.
Quand vous viendrez , je vous montrerai dans des
centaines de lettres une rame de lourds sermons
dont je me suis plaint; et quels sermons, grand
Dieu! Il m'en coûte, depuis que je suis ici, dix
louis en ports de lettres pour des réprimandes, des
injures, et des bêtises ; et ce qu'il y a de plaisant,
c'est qu'il n'y a pas im de ces sots-là qui ne pense
être le seul et ne prétende m'occuper tout entier.
Il est certain que j'ai mieux prévu que vous l'effet
de la lettre à M. de Beaumont. Tout ce que je puis
faire de bien ne fera jamais qu'aigrir la rage des
Genevois. Elle est à un point inconcevable. Je suis
persuadé qu'ils viendront à bout de m'en rendre
enfin la victime. JMon seul crime est de les avoir
trop aimés: mais ils ne me le pardonneront jamais.
Soyez persuadé que je les vois mieux d'ici que vous
d'où vous êtes. Je ne vois qu'un seul moyen d'at-
tiédir leur fureur; cela presse. Envoyez -moi, je
vous prie, le nom et l'adresse de M. le premier
.syndic.
R. XIX, 34
53o CORRESPONDANCE.
Venez quand vous voudrez, je vous attends.
Mes malheurs , à tous égards , sont à leur dernier
terme; mais seulement que je vous embrasse, et
tout est oublié.
LETTRE CDIV.
A M. LE MARÉCHAL DE LUXEMBOURG-
Motiers-Travers , le 2 3 avril 1763.
Pardonnez -moi, M. le maréchal, une nouvelle
importunité: il s'agit d'un doute qui me rend mal-
heureux , et dont personne ne peut me tirer plus
aisément ni plus sûrement que vous. Tout le monde
ici me trouble de mille vaines alarmes siir de pré-
tendus projets cQntre ma liberté. J'ai pour voisin
depuis quelque temps un gentilhomme hongrois,
homme de mérite , dans l'entretien duquel je trouve
des consolations. On vient de recevoir et de me
montrer un avis que cet étranger est au service de
France , et envoyé tout exprès pour m'attirer dans
quelque piège. Cet avis a tout l'air d'une basse ja-
lousie. Outre que je ne suis assurément pas un per-
sonnage assez important pour mériter tant de soins,
je ne puis reconnaître l'esprit français à tant de
barbarie , ni soupçonner un honnête homme sur
des imputations en l'air. Cependant on se fait ici
un plaisir malin de m'effrayer. 4 les en croire, je
ne suis pas même en sûreté à la promenade, et je
n'entends parler que de projets de m'enlever. Ces
ANNÉE 1763. 53l
projets sont-ils réels ? Est-il vrai qu'on en veuille
à ma personne? Si cela est, l'exécution n'en sera
pas difficile , et je suis prêt d'aller me rendre moi-
même où l'on voudra, aimant mille fois mieux
passer le reste de mes jours dans les fers que dans
les agitations continuelles où je vis, et en défiance
de tout le monde. Je ne demande ni faveur ni
grâce, je ne demande pas même justice ; je ne veux
qu'être éclairci sur les intentions du gouverne-
ment. Ce n'est nullement pour me mettre à cou-
vert que je désire en être instruit, comme on le
connaîtra par ma conduite ; et si l'on ne pense pas
à moi, ce me sera un grand soulagement d'en être
instruit. Un mot d'éclaircissement de vous me ren-
dra la vie. Je ne puis croire que ma prière soit in-
discrète. Je n'entends pas pour cela que vous me
répondiez de rien ; marquez - moi simplement ce
que vous pensez, et je suis content; le doute m'est
cent fois pire que le mal. Si vous connaissiez de
quelle angoisse votre réponse, telle qu'elle soit,
peut me tirer, je connais votre cœur, monsieur le
maréchal , et je suis bien sûr que vous ne tarderiez
pas à la faire.
34.
532 CORRESPONDANCE.
LETTRE CDV.
A M. MOULTOU.
Motlers, le 7 mai 1763,
Pour Dieu, cher ami , ne laissez point courir cet
impertinent bruit d'une résidence auprès des Can-
tons. Je parierais que c'est une invention de mes
ennemis, pour me faire regarder comme un homme
abandonné, quand on saura combien ce bruit est
faux. Vous savez que je viens de perdre Milord Ma-
réchal , mon protecteur , mon ami , et le plus digne
des hommes ; mais vous ne pouvez savoir quelle
perte je fais en lui. Pour me mettre en sûreté , au-
tant qu'il est possible, contre la mauvaise volonté
des gens de ce pays, il m'envoya, avant son départ,
des lettres de naturalité: c'est peut-être ce fait aug-
menté et défiguré qui a donné lieu au sot bruit
dont vous me parlez. Quoi qu'il en soit , jugez si
dans mon accablement j'ai besoin de vous. Venez,
ne laissez pas plus long-temps en presse un cœur
accoutmné à s'épancher, et qui n'a plus que vous.
Marquez-moi à peu près le jour de votre arrivée,
et venez tomber chez moi : vous y trouverez votre
chambre prête.
C'.omme M. Pictet m'a toujours écrit sous le cou-
vert d'autrui, je vous adresse pour lui cette lettre,
dans le doute s'il n y a point dans une correspon-
ANNÉE 1763. 53'3
dance directe quelque inconvénieut que je ne sais
pas.
Ne vous tourmentez, pas beaucoup de ce qui se
fait à Genève à mon égard : cela ne m'intéresse plus
guère. Je consens à vous y accompagner, si vous
voulez, mais comme je ferads dans une autre ville.
Mon parti est pris; mes arrangements sont faits.
Nous en parlerons.
LETTRE CDVI.
A M. FAVRE,
PREMIER SYNDIC DE LA RÉPUBLIQUE DE GENEVE.
Motiers-Travers , le 12 mai 1763.
MONSI EUR,
Revenu du long étonnement où m'a jeté de la
part du magnifique Conseil le piocédé que j'en
devais le moins attendre, je prends enfin le parti
que l'honneur et la raison me prescrivent, quelque
cher qu'il en coûte à mon cœur.
Je vous déclare donc, monsieur, et je vous prie
de déclarer au magnifique Conseil que j'abdique à
perpétuité mon droit de bourgeoisie et de cité dans
la ville et république de Genève. Ayant lempli de
mon mieux les devoirs attachés à ce titre sans jouir
d'aucun de ses avantages, je ne crois point être en
reste avec l'état en le quittant. J'ai tâché d'honorer
534 corresponjdajvcî;.
le nom Genevois ; j'ai tendrement aimé mes com-
patriotes; je n'ai rien oublié pour me faire aimer
d'eux ; on ne saurait plus mal réussir: je veux leur
complaire jusque dans leur haine. Le dernier sa-
crifice qui me reste à faire est celui d'un nom qui
me fut si cher. Mais, monsieur, ma patrie, en me
devenant étrangère, ne peut me devenir indiffé-
rente; je lui reste attaché par un tendre souvenir,
et je n'oublie d'elle que ses outrages. Puisse-t-elle
prospérer toujours, et voir augmenter sa gloire!
Puisse-t-elle abonder en citoyens meilleurs , et sur-
tout plus heureux que moi !
Recevez, je vous prie, monsieur, les assurances
de mon profond respect.
FIN DU TOBIE SECOND DE LA CORRESPONDANCE.
TABLE ANALYTIQUE
DES
LETTRES CONTENUES DANS CE VOLUME
I i-irïii-i
Lettre CLXII , à madame d'Houdetot. — Plaintes touchantes sur
son silence. Page 3
Note de Rousseau sur les accusations dont il était l'objet. Ihid.
NoTK sur Grimm. 5
Lettre CLXIII, à 3L Vernes. — Sur l'immortalité de l'ame. En
quoi consiste la vraie religion. 6
Observation sur cette lettre. lo
Lettre CLXIV, à un jeune homme. — Il le détourne du projet de
vivre dans la solitude, et l'exhorte à suivre l'état où l'ont placé ses
parents. lo
Lettre CLXV, à madame d'Épinay. — Explications et reproches. 1 1
Note qui fait voir l'embarras de madame d'Epinay. i 3
Observation sur cette riipture. i4
Lettre CLXVI, à Diderot. — Explication sur sa conduite, ses
sentiments, ses défauts. i5
Observation sur la tactique employée pour brouiller les deux
amis. i8
Anecdote curieuse à l'occasion de cette rupture. Ihid.
Lettre CLXA^II, à M. Coindet. — Reproches sur son empresse-
ment mal calculé. 19
Observation sur cette lettre. a 1
Lettre CLXVIII, à madame d'Houdetot. — Reproches sur son
indifférence. 23
Lettre CLXIX, à M. Vernes. — Besoin de l'amitié. Eloge de l'É-
vangile. a6
Observation sur cette lettre. 27
Lettre CLXX , au même. — Suite de la discussion sur l'Évan-
gile, a 8
Lettre CLXXI , à M. Romilly. — Critique de son ode. Il l'engage
à suivre la profession d'horloger. 3 1
536 TABLE AN A^LYTIQLJ..
Lettre CLXXII, à M. d'AIenibert. — Motifs pour lesquels il a ré-
futé son article Genève de l'Encyclopédie. Page Sa
Lettre CLXXIII, à ÎNI. Vcrnes. — Sur l'impression faite à son
insu de l'article Economie : annonce de sa lettre à M. d' Alembert :
exjjlication laconique sur madame d'Epinay : sur la Nouvelle
Héloise. 33
Lettre CLXXIV , à Sophie. — Il lui pardonne sa froideur en fa-
veur de sa franchise. 36
Note sur Sophie. Ibid.
Lettre CLXXV , à M. Deleyre. — Il l'exhorte ^ se défier de son
penchant à la satire, à res[)ecter la religion. 38
Lettre CLXXVI, à M. Jacob Vernet. — Explication sur la lettre
à d'AIenibert. 4o
Note sur cette lettre. 4 2
Lettre CLXXVII, à madame de Créqui. — Sur sa dévotion : sin-
gulier paradoxe sur l'amitié. 4^
Lettre CLXXVill, à M. Vernes. — Sur sa lettre à d'Aîembert.
Le livre de V Esprit. /\S
Lettre CLXXIX, à M. Le Roi. — ■ Il le remercie de lui avoir si-
gnalé une erreur qu'il avait commise. 48
Lettre CLXXX, à M. Vernes. — Excuse son silence: ne répond
pas aux critiques. 5o
Lettre CLXXXI, à M. Trouchin. — Détails intéressants sur l'édu-
caliou des artisans, à Genève. 5a
Note sur la conduite de Tronchin. Ibid.
Lettre CLXXXII, à M. Moultou. — Il le loue avec enthousiasme:
il est flatté du suffrage d'Abauzit. 55
Lettre CL?vXX1II, à M. Vernes. — Il le félicite sur son mariage;
lui promet un morceau tiré de Platou. 56
Note sur ce morceau. 58
Lettre CLXXXIV , à madame de Crcqui. — Il la gronde sur les
présents qu'elle lui fait. Lui demande ses idées sur l'éducation. 69
Lettre CLXXX \ , à ^M. le comte de Saint-Florentin Il lui adresse
un mémoire le.'ati: au Di.vin du village. 6r
Observatioîj à ce sujet. 65
Lettre CLXXXVI, a M. Lc-nieps. — Détails curieux sur ce que
lui ont produit ses ouvrages. 66
Lettre CLXXXVII , à M. le maréchal de Luxembourg. — Em-
J)arras qu'il éprouve [iour lui tenir la p.romesse qu'il lui a faite. 78
Lettre CLXXXVIU, a madame la uiaréçliale de Luxembourg. —
Il la remercie du logement qu'elle lui donne dans son parc. 8 i
Lettre CLXXXIX, au chevalier de Loren/y. — Sentiments qu'il
éprouve. Il ne veut faire sa cour à personne. Ibid.
Lettre CXC.àM. le uiarcthal de Lu\L!n!)uurg. — Leprie de n'élri
TABLE ANALYTlQLi:. !')3']
pas son patron et lui promet de n'être pas son flatteiii-. Page 83
Lettre CXCI , à madame la niarécliale de Luxembourg. — Remer-
ciements et félicitations. 86
Lettre CXCII, à M. Vernes. — Motifs qui l'empèclient d'aller à
Genève. Ibid.
Lettre CXCIII, à M. Cartier. — Il le persifle sur son tutoiement,
n'étant pas connu de lui. 88
Lettre CXCIV , à M. le marécbal de Luxemljourg. — Il le félicite
à l'occasion d'une laveur que le roi lui avait accordée. 90
Lettre CXCV, à madame la maréchale de Luxembourg. — Il la
gronde sur les présents qu'elle fait à Thérèse. Ibid.
Lettre CXCVI, à la même. — 11 se plaint de son silence. Copie
de la Nouvelle Héloïse. gi
Lettre CXCVII, à M. le maréchal de Luxembourg. — Il le presse
de revenir à Montmorency. gi
Lettre CXCVIII,àM. Deleyre. — Persiflage sur sa maîtresse. Ibid.
Lettre CXCIX , à madame la maréchale de Luxembourg. — S'in-
quiète de son silence. 97
Lettre CC , à M. Vernes. — Il a traduit un livre de Tacite. Sur
l'histoire de Genève. 98
Lettke CCI , à M. de Bastide. — Lui adresse les extraits sur les
ouvrages de l'abbé de Saiut-Pierre. 100
Eci,\iRCissEMFKT SUT l'entreprise littéraire de M. Bastide. 10 r
Lettre CCII, à M. le maréchal de Luxembourg. — Condoléance
sur la mort de la duchesse de Villeroy. Ibid.
Lettre CCIII , à madame la maréchale de Luxembourg. — Se jus-
tilîe de sa lenteur à copier la Nouvelle rléloïse. 102
Lettre CCIV, à M. Moultou. — lléflexitjns piquantes sur le luxe
des riches. Progrès delà corruption. io3
Eci.viRCissiL-\ii;j!,T sur cette lettre. lo6
RAPrRocHR.iiKKT cHricux à l'occasion de Voltaire- X07
Lettre CCV, à M. le maréchal de Luxembourg. — Réflexions
charmantes sur la mesure du temps. Ibid.
Lettre CC VI, à 31. Vernes. — Sur la mort de sa femme. La manière
la plus cruelle de perdre un objet cher, c'est d'avoir à le pleurer
vivant. 108
Lettre CCVII, à madame d'IIoudetot. — Étal de son ame. Com-
mission, loy
KcIAIR(;Iss^.MF.^Tsul■'le contenu de cette lettre et son authenticité. 1 10
Leitre CCVIII, à madame la maréchale de Luxembourg. — Nou-
velles excuses sur sa lenteur à copier. La presse de revenir à
Montmorency. i'3
Lettre CCIX, à la même. — Inquiétudes sur la santé de M. le duc
de MonlmoreucN . Il4
538 TABLE ANALYTIQUE.
Lettre CCX , à M. de Malesherbes Au sujet des épreuves de la
Nouvelle Héloise. Page 1 1 5
Lettre CCXI, au même. — Réclame un paquet d'épreuves. 1 1 6
Lettre CCXII, à M. Duchesne. — Action généreuse de Rous-
seau. 1 1 -r
Lettre CCXIII, à M. de Bastide. — Il a reçu ce qu'il lui a en-
voyé par Duclos. Sur la liherté des Anglais. 1 1 8
Lettre CCXIV , à M. de Voltaire. — Explication sur l'impression
d'une de ses lettres publiée à son insu. 1 1 g
Déclaration franche de sa haine et de son admiration pour lui. 121
Eclaircissement sur cette lettre. 122
Lettre CCXV, à madame la maréchale de Luxembourg. — Envoi
de la copie d'une portion de la Nouvelle Héloïse. i 23
Anecdote curieuse au sujet de madame de Luxembourg. (Note). Ibid.
Lettre CCXVI, àlamême. — Regretssur la perte de son chien. 124
Lettre CCXVII, à la même. — Sollicite son intérêt pour l'abbé
Morellet qui est à la Bastille. 1 25
Eclaircissement sur la reconnaissance de cet abbé. 126
Lettre CCXVIII, à la même. — Remerciements pour la délivrance
de l'abbé Morellet. 127
Note à ce sujet. 128
Lettre CCXIX , à M.***. — Ne peut encore discuter avec lui sur k»
religion. Éclaircissement sur la sienne. Ibid.
Lettre CCXX , à madame la maréchale de Luxembourg. — Il lui
fait hommage de la visite du prince de Conti. i3o
Orservation sur cette lettre. i3i
Lettre CCXXI , à M. le maréchal de Luxembourg. — Partage ses
inquiétudes sur la santé de madame de Robeck. Ibid-
Lettre CCXXII , à M. de la Live. — Il le remercie des gravures
qu'il lui a envoyées. i32
Note sur son projet de ne plus écrire. i33
Lettre CCXXIII , à madame de Boufflers. — Plainte sur des en-
vois de gibier du prince de Conti. Ibid.
Il se reproche sa grossièreté. 1 3 5
Lettre CCXXIV , à M. le chevaherde Lorenzy. — Ses craintes pour
l'hiver. 336
Lettre CCXXV , à M. ***. — Sur la Nouvelle Héloïse. i 3 8
Lettre CCXX VI, à M. de Lorenzy. — Réflexions sur les liaisons de
condition inégale. i4o
Lettre CCXXVII , à M. de Malesherbes. — Observations sur le
droit des gens. Scrupules. i43
Eclaircissements importants sur celte lettre. i5o
Lettre CCXXVIII, au même. — Explication sur les épreuves de
la Nouvelle Héloise. 1 5 1
TA^BLË ANALYTIQUE. 53q
Lettre CCXXIX, au même. — Sur la Nouvelle Héloïse. Page i53
Letire CCXXX, à M. Duclos. — Observations sur la Nouvelle
Héloïse. 1 5 5
Lettre CCXXXI, à M. J. Vernet. — Sur les attaques de Voltaire.
Craintes sur les effets du luxe. i56
Lettre CCXXXII , à madame la maréchale du Luxembourg. —
Sur Emile et la Nouvelle Héloïse. i6o
Lettre CCXXXIII, à M. Guérin. — Sur la Nouvelle Héloïse. Il
est mécontent du libraire Pissot. 162
Sur l'édition générale de ses œuvres. 164
Lettre CCXXXIV, à M. Moultou. Sur Emile. i65
Lettre CCXXXV , à M. de Malesherbes. — Plaintes sur une con-
trefaçon de la Nouvelle Héloïse. 169
Lettre CCXXXVI, à madame de Créqui. — Condoléances sur la
mort d'un ami. 170
Lettre CCXXXVII, à la même. — II blâme l'intolérance et l'im-
piété. Susceptibilité de Marmontel. 171
Lettre CCXXXVIII , à madame d'Az — Remerciement pour
son portrait. ly'i
Lettre CCXXXIX, à M. de Malesherbes. — Remerciement, 174
Lettre CCXL, à madame C**. — Sur la Nouvelle Héloïse. 17$
Lettre CCXLI , à M. . — Sur le même ouvrage. lyd
Lettre CCXLII , à M. d'Alembert. — Il le remercie de sa critique
de la Nouvelle Héloïse. 177
Lettre CCXLIII , à M. Panckouke. — Il désire le connaître d'a-
près la lettre qu'il en a reçue. 178
Lettre CCXLIV , à madame la maréchale de Luxembourg. — Sur
la Nouvelle Héloïse. Ibid.
Lettre CCXLV, à M. de . — Sur le même ouvrage. 180
Lettre CCXLVI , à madame la duchesse de Montmorency. — Sur
le même ouvrage . 181
Lettre CCXIjVII, à madame de Créqui. — Il excuse son inexac-
titude. Ibid.
Lettre CCXLVIII , à madame Bourette. — Il la remercie de ses
vers, de son invitation, et la persifle. 182
Lettre CCXLIX , à M. Moultou. — Il a intéressé le loaréchaJ de
Luxembourg à la personne qu'il lui recommande. i83
Lettre CCL, à madame la maréchale de Luxembourg. — Sur la
Nouvelle Héloïse. i85
Note sur une critique de cet ouvrage. 186
Lettre CCLI, à M. Moultou. — Projet d'une édition générale de
ses ouvrages. 186
Lettre CCLII, à madame la maréchale de Luxembourg. — Il lui
54o TABLE ANALYTIQUE.
recommande riiérèse et désiie qu'on fasse des recherches sur ses
enfants. Page i88
Lettke CCLIII , à M. Vernes. — But qu'il s'est proposé dans la
Nouvelle Héloïse. igS
Lettre CCLIV, à M. Mollet. — Il le remercie de la relation qu'il
lui n envoyée d'une fête militaire. igS
Lettre CCLV , à Jacqueline Danet sa nourrice. — Expression de
sa reconnaissance. 196
Lettre CCL^I, à M. Moultou. — Il prépare les matériaux pour
l'édition générale de ses œuvres. Se plaint de l'indiscrétion de
M. Mollet. 197
Lettre CCLVII, à madame la maréchale de Luxembourg. — 11 la
remercie des soins qu'elle se donne pour réparer ses fautes (l'a-
bandon de ses enfants). 199
Lettre CCLVIII, à la même. — Il ne veut plus avoir recours aux
médecins. 200
Lettre CCLIX , à la même. — Il lui envoie une traduction de la
Nouvelle Héloïse, en anglais. 202
Lettre CCLX , à la même. Il la remercie. Ibid.
Lettre CCLXI, à madame Latour. — Elle a excite toute sa curio-
sité par sa lettre. 2o3
Eclaircissement sur cette lettre. 2o5
Lettre CCLXII, à M. d'Offreville. — Sur cette question , S'il y a une
morale démoiUrée ou non. 206
Lettre CCLXIII , à madame la maréchale de Luxembourg. — Il
lui envoie la quatrième partie de la Nouvelle Héloïse. Souhait sin-
gulier jmur la maréchale. 2l3
Lettre CCLXIV , à madame Latour. — Soupçons sur son manège.
Effet de ses lettres sur son imagination. 2 1 5
Lettre CCLXV^, aux inséparables. — Il exige qu'elles se fassent
connaître. 218
Note sur les inséparables. Ibid.
Lettre CCLXVI, à madame la maréchale de Luxembourg, —
Reproche sur la rareté de ses lettres. 219
Lettre CCLXVII, à M. R. — Conseil sur la conduite que doivent
tenir les protestants. 220
Lettre CCLXVIII, à madame la maréchale de Luxembourg. —
Il est allé iuutilemeiit au-devant d'elle. 2 23
Lettre CCLXIX , à la même. — Réponse à des reproches non
mérites. Ibid.
Lettre CCLXX, a Julie (madame Latour). — Ses doutes sont
dissj
Éloge du fière Côme.
224
Lettre CCLXXI, à M. le maréchal de Luxembourg. — Chagrin
que lui cause le silence de la maréchale. 227
TA.BLE ANALYTIQUE, 5/| I
Lettre CCI. XXII , à Julio. — Il craint de trop perdre en la connais-
sant. Indices qu'il tirade son écriture. P^ge aaS
Lf.tthf. CCLXXIII , à madame Latour. — Inquiétudes sur sa santé.
Déclamation contre la saignée. a34
Lettre CCLXXIV, à l'abbé de JodeUi. — Refus d'entrer en dis-
cussion. a35
Lettre CCLXXV, à Julie. — Il la gronde d'exiger de l'exactitude
de sa part. a 36
Lettre CCLXXVI, à M. le maréchal de Luxembourg. — Il le re-
mercie de sa lettre. 288
Lettre CCLXXVII, à madame la maréchale de Luxembourg. —
Explications provoquées. a3q
Lettre CCL?i.XVIII, à Julie. — Réponse à des reproches non
mérités. a4o
Lettre CCLXXIX , à M. Moultou. — Détails sur l'impression d'E-
mile. Inquiétudes, etc. a^i
Lettre CCLX.XX , à madame la maréchale de Luxembourg. — "
Craintes sur Emile. Soupçons contre les jésuites. 2 4(>
Lettre CCLXX.XI, à Julie. — Il lui est impossible d'être exact.
Il va renoncer à correspondre. a5o
Lettre CCLXXXII , à M. Moultou. — Remords pour d'injustes
soupçons. Envoi de la Profession du vicaire. aSr
Lettke CCLXX.\III , à M. Roustan. — Inconvénients de la
gloire. . 2 55
Lettre CCLXXXIV, à M. Coindet. — Sur l'Emile. 2 58
Okservatiox. aSo
Lettre CCLXXXV, à M. de Malesherbes. — Remords causés par
ses soupçons injustes à l'occasion d'En\ile. afio
Lettre CCLXXXVl, à M. Huber. — Il le remercie de ses
idylles. 26 r
Note sur l'auteur du Sacrale rtistujttc. 2 fi 2
Lettre CCLXXXVIï, à madame la maréchale de Luxembourg. —
Regrets pour l'injustice de ses soupçons. 26I
Lettre CCLXXXVIII, à madame Latour. — Réflexions piquan-
tes. 26 î
Lettre CCLXXXIX, à la même. — Nouveaux reproches. Ibid.
Lettre CCXC, à M. de 3Ialesherbes. — Observations sur l'impres-
sion d'Emile. afifi
Lettre CCXCI , à M. Moultou. — Vouloir se mettre à l'abri de
l'injustice, c'est l'impossible. a68
Lettre CCXCII , «i madame la maréchale de Luxembourg. — Nou-
velles inquiétudes sur l'Emile. Il ne veut pas qu'on le mutile. 271
Lettre CCXCIII , à la même. — Sur le même sujet. Il la remercie
des soins qu'elle se donne pour retrouver son chien. ayS
54'i TABLK AW ALYTIQUE.
Lettré CCXCIV , à la même. — Inquiétudes sur la cause du si-
lence du maréclial. Page 274
Lettre CCXCV , à madame Latour. — Il la prie de ne jias exiger
tant d'exactitude. 376
Lettre CCXCV I , h la même. — Sur le même sujet. Ibid.
Lettre CCXCVII , à IVI. Moultou. — Sur la Profession de foi : sur
l'Emile, le Contrat social. 277
Lettre CCXCV III , à MM. les membres de la société économique
de Berne. — Eloge et critique de leur plan. Revue de plusieurs
questions proposées par eux. a8 1
Lettre CCXCIX , à 1\L de Malesherbes. — Éloge du libraire
Rey. a 85
Lettre CCC , à madame la maréchale de Luxembourg. — Publi-
cation d'Emile. Distribution de cet ouvrage. 286
Lettre CCCI , à madame Latour. — Quiproquo de lettres. Questions
sur les sociétés qu'elle fréquente. a 88
Lettre CCCII , à madame la maréchale de Luxembourg. — Sur
une contrefaçon d'Emile. 389
Lettre CCCIII , à M. de Sartine. — Sur le même sujet 290
Lettre CCCIV , à madame Latour. — Explications. agi
Lettre CCCV , à M. Moultou. — Refus de faire une chanson pour
un prince. Emile paraît. Il cherche une occasion pour lui en faire
passer des exemplaires. 293
Lettre CCCVI , à madame de Créqui. Il se réjouit de la visite
qu'elle promet de lui faire. 396
Lettre CCCVII , à madame Latour. — On dit Emile arrêté. 396
Lettre CCC VIII , à la même. — II la prie de lui permettre de la
nommer à madame de Luxembourg. 297
Lettre CCCIX , à M. Néaulme. — Explication sur Emile. 299
Lettre CCCX, à M. Moultou. — Bruits répandus pour l'alar-
mer. 3oi
Lettre CCCXI , à madame de Créqui. — Remerciements de ses
craintes. Il ne sait point se cacher. 3o3
Lettre CCCXII , à madame Latour. — Il l'exhorte à se tranquil-
liser. 3o4
Lettre CCCXIII, à M. de la Poplinière. — Ses intentions en
écrivant. 3o5
Lettre CCCXIV , M. Moultou. — Détails sur sa fuite. 3o6
Lettre CCCXV , à M. le maréchal de Luxembourg. — Il annonce
son arrivée et lui donne son adresse. 3o8
Lettre CCCXVI, à M. le prince de Conti. — Il le remercie de son
intérêt. Ibid.
Lettre CCCXVII , à madame la maréchale de Luxembourg. — 11
annonce son arrivée. 3 09
TABLK AÎV A.I.VTigiJE. 543
LF.TtBR CCCX VIII , à M. le maréchal de Luxembourg. — Arrange-
ments ])our Thérèse. Page 3 1 1
l.ETTHF. CCCXIX, à mademoiselle Le Vasseur. — Il attend sa dé-
cision pour se fixer, et l'exhorte à se reconcilier avec ceux avec
lesquels elle était brouillée. 3 i 4
Lhttkk CCCXX, à M. Moultou. — Surprise que lui cause sa con-
damnation à Genève. 3i8
LetxheCCCXXI, il M.deGingins de Molrj'. — Il lui fait part du di-
cret lancé contre lui. Le consulte pour savoir s'il doit rester dans
le canton de Berne. 320
Lettre CCCXXll^, à M. Moultou. — Conseils sur sa conduite à
son occasion. 3a i
Lettre CCCXXIII , à M. le maréchal de Luxembourg. — Il le prie
de lui envoyer des exemplaires d'Kmile. Saa
Lettre CCCX.XIV, à madame Cramer de Lon. — Il ne s'étonne
plus de rien. 333
Lettre CCCXXV, à madame la comtesse de Boufflers. — Irrégu-
larité de la procédure faite contre lui. Ibid.
Lettre CCCX.X VI , à M. Moultou. — Il désapprouve les démarches
qu'on fait en sa faveur. Emile pariera pour lui. 3a6
Lettre CCCXX^ II, au même. — Il lui rend compte de son arrivée
à Motiers. Il consent à ce qu'il le défende, à condition qu'il ne le
louera point et qu'il évitera la satire et l'emportement. 329
Lettre CCCXXVIII , à Milord Maréchal. — Il met son sort à sa
disposition. 33o
Lettre CCCXXIX, au roi de Prusse. — Il lui déclare qu'après
avoir dit du mal de lui il se réfugie dans ses états, et qu'il ne de-
mande point de grâce , et qu'il est en son pouvoir. 33 1
Lettre CCGXXX , à M. Moultou. — F.xplications amicales. 33a
Lettre CCCXXXI , à M. de Gingins de Moiry. - Il le remercie
de son intérêt. 334
Lettre CCCXXXII, à M. . — Ses résolutions dans la circon-
stance où il se trouve. 3 3 fi
Lettre CCCXXXIII, à madame la maréchale de Luxembourg. —
Arrivée de Thérèse. Détails sur sa sortie d' Yverdun , sur le réqui-
sitoire de M. de tleury. 338
Lettre CCCXXXIV, à M. Moultou. — Avis sur le mémoire justi-
ficatif qu'il projette. Conjectures sur les auteurs du réquisi-
toire. 341
Lettre CCCXXXV, à M. Marcet. Exposé de sa doctrine. Marche
différente que devaient suivre pour le juger, le parlement et le
conseil de Genève. 343
Lettre CCCXXXVI, à madame la comtesse de Boufflers. — Détails
544 TABLE ANALYTIQUE.
sur sa situation, sur les suites du réquisitoire, sur une niistifica-
tion qu'on vient de lui faire. Page 848
Obsf.rvation sur cette lettre. 352
Lettrk CCCXXXVII, à M. Moultou. — Précautions à prendre
pour leur correspondance. II a reçu l'arrêt du parlement avec des
notes fie bonne main. Ibid.
Lettrf. CCCXXXVIII, au même. — Conseils pour sa défense. Il
doit parler du parlement avec respect, et de l'avocat général avec
considération. 354
Lettre CCCXXXIX, à madame la maréchale de Luxembourg. Use
p'aint de son silence. 357
Lettre CCCXL, à madame la comtesse de Boufflers. — Discussion
sur les retraites qui lui sont offertes. Eloge exagéré de David
Hume. 358
Lettre CCCXLT, à Milord Maréchal. — Remerciements. Son res-
pect pour les lois et le prince. 36 1
Lettre CCCXLII , à madame Latour. — Quoiqu'elle le gronde
toujours, ses lettres lui font plaisir. 363
Lettre CCCXLIII, à M. de Montmollin. — Il lui fait sa profession
de foi. 364
Lettre CCCXLIV , à M. Jacob Vernet. — Apprenant qu'il doit le
réfuter, il lui demande des exemplaires de son mémoire. 366
Lettre CCCXLV, à M. Moullou. — Affluence de lettres anonjmes.
Il le détourne du projet de lui faire visite. Remarque critique. 368
Lettre CCCXLVI , à M. Théodore Rousseau. Il excuse son silence.
Il le remercie de ses démarches. Sji
Lettre CCCXLVII , à M. Pictet. — ■ Remerciements. Expose sa
conduite. 373
Lettre CCCXLVIII , à madame Latour. — Reproches : détails sur
ses sentiments. ^75
Lettre CCCXLIX , à la même. — Il s'impatiente de son exi-
geance. ^78
Lettre CCCL , à madame la comtesse de Boufflers. — Sur le projet
d'aller en Angleterre : sur Milord Maréchal. — M. Duclos. 379
Lettre CCCLI , à M. Moultou.. — Nouveaux avis sur sa défense.
Conduite singulière de 31. Vernet. 382
Lettre CCCLII, au même. ^- Sur M. Deluc. 384
Lettre CCCLIII , à 31. de Malesherbes. — II lui demande copie
des quatre lettres qu'il lui a écrites. 386
Lettre CCCLIV , à M. Mouchon. — Remerciements des preuves
de son amitié. 387
Observation sur cette lettre. 3 8 9
Lettre CCCLV , à madame la comtesse de Boufflers. — Explica-
tion sur sa conduite. Dialogue de Voltaire. Ibid.
TABLK ANALYTIQUE, S/jS
Lettre CCCLVl, au roi de Prusse. — 11 refuse ses dons. 398
DivKHSEs versions de cette lettre. 3i;)C)
Lettre CCCLVII , à Milord Maréchal. — Envoi de la lettre à Fré-
déric. Motiis pour lesquels il refuse ses offres. 4oo
Lettre CCCLVIII, à M. de Malesherbes. — Projet de botanique.
Idée sur un herbier. 4 " '
Lettre CCCLIX , à Milord Maréchal. — Projets. — D'Alenibert
ne ferait qu'un arlequin du Gis de Catherine. 4o4
Lettre CCCLX , à M. Moultou. — ; Reproches sur son silence. Sur
M. de MontmoUin. 4^7
Lettre CCCLXI , au même. — Sur la conduite probable de Ge-
nève. 4 1 o
Lettre CCCLXII , à madame Latour. — Il reprend sort co;nmerce
de lettres avec elle. 4 1 ^
Lettre CCCLXIII , à M. Moultou. — Sur la conduite des Genevois.
Conseils pour bien écrire. 4 1 3
Lettre CCCLXIV , à M. de MontmoUin. — Nouvelles explications
sur sa conduite et sa doctrine. 4^^
Lettre CCCLXV, à M***. — Il le prie de lire Emile dont il a
pîlrlé sans l'avoir lu. 420
Lettre CCCLXVI , à M. Loiseau de Mauléon. — 11 lui recommande
M. de Valdahon. 4 a i
Lettre CCCLXVII , à mademoiselle d'Ivernois. — Envoi d'un
lacet. 4^2
Lettre CCCLXVIII, à madame la comtesse de Boufflers. — H
veut bien être conseillé , mais non gom-erné par ses amis. 4'^-^
Lettre CCCLXIX, à M* , curé d'Anibérier. — Il le remercie des
soins qu'il a eus de Thérèse. 4^5
Lettre CCCLXX , à madame Latour. — Plaisanteries. Questions
sur sa toilette. 4^7
Lettre CCCLXXI , à M. Moultou. — Conseils. 429
Lettre CCCLXXII, à M. D. L. C. — Réflexions critiques. 4^0
Lettre CCCLXXIII , à madame Latour. — Détails sur sa santé. 435
Lettre CCCLXXIV, à M. Dumoulin. — Compliments de condo-
léance. 436
Lettre CCCLXXV , à mademoiselle Duchesne. — Détails sur des
réclamations à l'occasion de Thérèse. 4^8
Observation sur cette lettre. 44 1
Lettre CCCLXXVI , à M. le maréchal de Luxembourg. — Descrip-
tion intéressante du pays et des mœurs des habitants. Ibid.
Lettre CCCLXXVII , à madame Latour. — 11 la remercie de son
portrait. 439
Lettre CCCLXXVIII , à M. le maréchal de Luxembourg. — Des-
cription du Val-de-Travers. 46^
R. XIX. 35
546 TABLE ANALYTIQUE.
Lettre CCCLXXIX, à M. Moultou. — Inquiétudes sur ses lettres.
Projet d'écrire ses mémoires. On mutile l'Emile. 478
Lettre CCCLXXX, ;'i M. Petit-Pierre. — Explications sur le christia-
nisme, qui n'est que la religion naturelle mieux expliquée. 481
Lettre CCCLXXXI, à M. Moultou. — 11 ne fera pas de démarches
humiliantes. 4^3
Lettre CCCLXXXII à M. David Hume. — Regrets sur ce qu'il n'a
pas choisi l'Angleterre. 485
Observation sur cette lettre. 487
Lettre CGCLXXXIII, à madame Latour.- — Renseignements qu'elle
lui a demandés. Ibid.
Lettre CCCLXXXIV, à M. Moultou. — Humeur qu'on lui donne
par des conseils déplacés. Sur sa réponse à l'arclievêque de
Paris. 489
Lettre CCCLXXXV , à M. Ueluc. — I! ne peut faire d'excuses au
consistoire parce qu'il n'en doit pas. 491
Lettre CCCLXXXVI, à M. Beau-Château. — But qu'il s'est pro-
posé en écrivant. 494
Lettre CCCLXXXVII , à M***. — Refus de faire des répara-
tions. 496
Lettre CCCLXXXVni, à M. Marcel. — Persiflage piquant sur
l'importance de la danse. 498
Lettre CCCLXXXIX , à M. de ***. — Sur le mandement de Par-
chevêque de Paris, et sa réponse. 5o4
Lettre CCCXC , à M. Kirchberger. — Conseils sages et touchants
sur son mariage. 5o5
Lettre CCCXCI , à M. D. Roguin. — Il refuse de lui offrir son
portrait. 5 08
Lettre CCCXCII , à Milord Maréchal. — Position de Frédéric. Ce
qui lui reste à faire. 5ii
Lettre CCCXCIII , à M. Moultou. — Envoi d'exemplaires de sa
réponse à l'archevêque. Sur Voltaire et ses avances. 5i2
Lettre CCCXCIV , à M. Burnand. — Sur la Profession de foi du
vicaire savoyard. 5 1 4
Lettre CCCXCV , à madame de . — Sur une union mal assor-
tie. Eloge de Milord Maréchal. Motif pour lequel Jean-Jacques a
répondu à l'archevêque de Paris. 5i5
Lettre CCCXCVI , à M. Burnand. — Il le persifle. 5 19
Lettre CCCXCVII , à M. de Montmollin. — Envoi de la lettre à
M. de Beaumont. Sao
Lettre CCCXCVIII, à M. Moultou. — Sur la lettre à M. de Beau-
mont. Il veut renoncer au droit de bourgeoisie. Ibid.
Lettre CCCXCIX , à M. l'abbé de La Porte. — Sur l'édition de ses
(leuvros. 5a3
T/VBLE ANALYTIQLE. 547
Lettre CD, à M. J. Biirnaiid. — 11 lui fait des excuses. 5a5
Lettuk CDl, à madame Latour. — Inquiétudes sur son silence. 5a6
Lettre CDU, à M. Watelet. — Compliments et souhaits. Ibid.
Lettre CDllI , à M. Moultou. — Sur la lettre à M. de Beau-
njout. Saâ,
Lettre CDIV, à M. le maréchal de Luxembourg. — Il le consulte
sur les nicuaces qu'on lui fait. . 53o
Lettre CDV, à M. Moultou. — Regrets sur le départ de Milord
Maréchal. 533
Lettre CDVI , à M. Favre. — Il abdique à perpétuité son droit de
bourgeoisie et de cité. 533
FIN UE LA. TABI.E.
PARIS, IMPRIMERIE DE GAULTIER-LAGTJIONIE,
RVh. Dt GRE«ELLE SAINT-HOSORÊ , Ro 55.
WBUOTHKTA )
La Bibliothèque
Université d'Ottawa
Échéance
The Library
University of Ottawo
Date due
CE PO 2030
1623 VC19
CGC RCUSSEAU, JE CEUVRES CC^
ACC/^ 1217815
es