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Full text of "uvres complètes de J. J.Rousseau : mises dans un nouvel ordre"

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ŒUVRES 

COMPLÈTES 


DE  J.  J.  ROUSSEAU. 


TOME  XIX. 


ON  SOUSCRIT  A  PARIS, 
CHEZ  P.  DUPONT,  LIBRAIRE, 

ÉDITEUR   DES  OEUVRES  COMPLETES   DE   VOLTArRE    ET   DE  EACIKE, 
RUE  DU  BOULOT,  HOTEL  DES  FERMES,  COUR  DES  MESSAGERIES. 

ET  CHEZ  BOSSANGE  PÈRE, 

LIBRAIRE    DE   S.    A.    S.    MO^SEIGK£UR    LE    DUC    d'oRLÉANS  , 
HUIi    DE    HICUEUEU,    B°    6o, 


ŒUVRES 

COMPLÈTES 


DE  J.J.ROUSSEAU, 

MISES  DANS  VS    NOUVEL  ORDRE, 
AVEC   DES  NOTES   HISTORIQUES  ET  DES  ÉCLAIRCISSEMENTS  ; 

Par  V.  D.  MUSSET-P ATHAY. 


CORRESPONDANCE. 

TOME  SECOND. 


PARIS, 


CHEZ  P.  DUPONT,  LIBRAIRE-ÉDITEUR. 


182/,. 


BIBUOTHECA 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2011  witii  funding  from 

University  of  Toronto 


'y. 


littp://www.archive.org/details/uvrescompltesd19rous 


CORRESPONDANCE. 


TOME  SECOND. 


R.    XIX. 


CORRESPONDANCE. 


SECONDE  PARTIE, 

DU    l^r  JANVIER    1758,  AU   12   MAI    1763, 

Depuis  sa  sortie  de  l'Hermitage ,  jusqu'à  son  abdication 
du  droit  de  bourgeoisie. 


LETTRE  CLXII. 

A  MADAME  D'HOUDETOT. 

Mont-Louis,  janvier  1758. 

Votre  barbarie  est  inconcevable;  elle  n'est  pas 
de  vous.  Ce  silence  est  un  raffinement  de  cruauté 
qui  n'a  rien  d'égal.  On  vous  dira  l'état  où  je  suis 
depuis  huit  jours.  Et  vous  aussi!  et  vous  aussi,  So- 
phie, vous  me  croyez  un  méchant  "l  Ah  Dieu!  si 

"  Notez  que  toutes  les  horribles  noirceurs  dont  on  m'accusait  se 
réduisaient  à  n'avoir  pas  voulu  suivre  à  Genève  madame  d'Épinay. 
C'était  uniquement  pour  cela  que  j'étais  un  monstre  d'ingratitude, 
un  homme  abominable.  Il  est  vrai  qu'on  m'accusait  de  plus  du  crime 
horrible  d'être  amoureux  de  madame  d'Houdetot ,  et  de  ne  pouvoir 
me  résoudre  à  m' éloigner  d'elle.  Que  cela  fût  ou  non,  il  est  certain 
que  j'avais  une  autre  puissante  raison  pour  ne  pas  suivre  madame 
d'Epinay,  qui  m'en  eût  empêché  quand  je  n'aurais  eu  que  celle-là. 
Je  ne  pouvais,  sans  lui  manquer,  dire  cette  raison,  qui  n'avait  de 
rapport  qu'à  elle'.  Ainsi  réduit  à  taire  les  deux  véritables  raisons 

I  C'était  la  grossesse  de  madame  d'Epinay  qu'il  fallait  cacher  à  son  mari.  Ce 
voyage  n'avait  pas  d'autre  but.  Tout  s'arrangea  pour  le  mieux ,  puisque  ce  fut  le 
mari  même  qui  l' accompagna ,  fort  inquiet  de  la  santé  de  sa  femme.  Il  revint 


4  CORRESPOIVDAIVCE. 

VOUS  le  croyez,  à  qui  donc  en  appellerai-je  ?...  Mais 
pourtant  comment  se  fait-il  que  la  vertu  me  soit  si 
chère?...  que  je  sente  en  moi  le  cœur  d'un  homme 
de  bien?  Non  :  quand  je  tourne  les  yeux  sur  le 
passé ,  et  que  je  vois  quarante  ans  d'honneur  à  côté 
d'une  mauvaise  lettre ,  je  ne  puis  désespérer  de  moi. 

Je  n'affecterai  point  une  fermeté  dont  je  suis 
bien  loin;  je  me  sens  accablé  de  mes  maux.  Mon 
ame  est  épuisée  de  douleurs  et  d'ennuis.  Je  porte 
dans  un  cœur  innocent  toutes  les  horreurs  du 
crime;  je  ne  fuis  point  des  humiliations  qui  con- 
viennent à  mon  infortune;  et,  si  j'espérais  vous 
fléchir ,  j'irais ,  ne  pouvant  arriver  jusqu'à  vous, 
vous  attendre  à  votre  sortie,  me  prosterner  au-de- 
vant de  vous,  trop  heureux  d'être  foulé  aux  pieds 
des  chevaux ,  écrasé  sous  votre  carrosse,  et  de  vous 
arracher  au  moins  un  regret  à  ma  mort.  N'en  par- 
lons plus  :  la  pitié  n'efface  point  le  mépris;  et,  si 
vous  me  croyez  digne  du  vôtre,  il  faut  ne  me  regar- 
der jamais. 

Ah!  méprisez-moi  si  vous  le  pouvez;  il  me  sera 
plus  cruel  de  vous  savoir  injuste  que  moi  désho- 
noré ,  et  j'implore  de  la  vertu  la  force  de  supporter 
le  plus  douloureux  des  opprobres.  Mais  ,  pour  m'a- 
voir  ôté  votre  estime,  faut-il  renoncer  à  l'huma- 
nité ?  Méchant  ou  bon ,  quel  bien  attendez-vous 

que  j'avais  pour  rester,  j'étais  forcé,  pour  m'excuser ,  de  battre  la 
campagne ,  et  de  me  laisser  accuser  par  madame  d'Epinay  et  par  ses 
amis ,  de  l'ingratitude  la  plus  noire ,  précisément  parce  que  je  ne 
voulais  pas  être  ingrat  ni  la  compromettre. 

après  l'avoir  recommandée  à  Tronchin  qu'elle  appelle  son  sauveur.  Il  ne  fallait 
pas  un  aussi  liabile  médecin  pour  la  guérir. 


AWNKli    1758.  5 

démettre  un  homme  au  désespoir?  Voyez  ce  que 
je  vous  demande;  et,  si  vous  n'êtes  pire  que  moi, 
osez  me  refuser.  Je  ne  vous  verrai  plus;  les  regards 
de  Sophie  ne  doivent  tomber  que  sur  un  homme 
estimé  d'elle,  et  l'œil  du  mépris  n'a  jamais  souillé 
ma  personne.  Mais  vous  fûtes,  après  Saint-Lambert, 
le  dernier  attachement  de  mon  cœur  :  ni  lui,  ni 
vous,  n'en  sortirez  jamais;  il  faut  que  je  m'occupe 
de  vous  sans  cesse,  et  je  ne  puis  me  détacher  de 
vous  qu'en  renonçant  à  la  vie.  Je  ne  vous  demande 
aucun  témoignage  de  souvenir;  ne  parlez  plus  de 
moi;  ne  m'écrivez  plus;  oubliez  que  vous  m'avez 
honoré  du  nom  de  votre  ami ,  et  que  j'en  fus  digne. 
Mais  ayant  à  vous  parler  de  vous,  ayant  à  vous  te- 
nir le  sacré  langage  de  la  vérité ,  que  vous  n'en- 
tendrez peut-être  que  de  moi  seul ,  que  je  sois  sûr 
au  moins  que  vous  daignerez  recevoir  mes  lettres, 
qu'elles  ne  seront  point  jetées  au  feu  sans  les  lire, 
et  que  je  ne  perdrai  pas  ainsi  les  chers  et  derniers 
travaux  auxquels  je  consacre  le  reste  infortuné  de 
ma  vie.  Si  vous  craignez  d'y  trouver  le  venin  d'une 
ame  noire ,  je  consens  qu'avant  de  les  lire  vous  les 
fassiez  examiner,  pourvu  que  ce  ne  soit  pas  cet 
honnête  homme  ^  qui  se  complaît  si  fort  à  faire  un 
scélérat  de  son  ami.  Que  la  première  où  l'on  trou- 
vera la  moindre  chose  à  blâmer  fasse  à  jamais  ré- 

*  M.  Grimm.  On  voit  en  effet  dans  les  Mémoires  de  madame  d'E- 
pinay ,  qu'il  était  parvenu  à  en  imposer  à  tout  le  monde.  Saint-Lam- 
bert seul  le  trouvait  impertinent,  et  conséquemment  madame  d'Hou- 
detot  n'avait  pas  grande  estime  pour  lui  ;  mais  ils  se  taisaient,  parce 
que  les  autres  membres  de  cette  société  le  regardaient  comme  un 
oracle. 


6  CORRESPONDAJNCE. 

voquer  la  permission  que  je  vous  demande.  Ne 
soyez  pas  surprise  de  cette  étrange  prière  ;  il  y  a  si 
long-temps  que  j'apprends  à  aimer  sans  retour ,  que 
mon  cœur  y  est  tout  accoutumé. 


LETTRE  CLXIII. 

A  M.  VERNES. 

Montmorency ,  le  1 8  février  r  7  5  8. 

Oui,  mon  cher  concitoyen,  je  vous  aime  tou- 
jours, et,  ce  me  semble,  plus  que  jamais  :  mais  je 
suis  accablé  de  mes  maux;  j'ai  bien  de  la  peine  à 
vivre ,  dans  ma  retraite ,  d'un  travail  peu  lucratif; 
je  n'ai  que  le  temps  qu'il  me  faut  pour  gagner  mon 
pain ,  et  le  peu  qui  m'en  reste  est  employé  pour 
souffrir  et  me  reposer.  Ma  maladie  a  fait  un  tel 
progrès  cet  hiver,  j'ai  senti  tant  de  douleurs  de 
toute  espèce ,  et  je  me  trouve  tellement  affaibli ,  que 
je  commence  à  craindre  que  la  force  et  les  moyens 
ne  me  manquent  pour  exécuter  mon  projet.  Je  me 
console  de  cette  impuissance  par  la  considération 
de  l'état  où  je  suis.  Que  me  servirait  d'aller  mou- 
rir parmi  vous?  hélas!  il  fallait  y  vivre.  Qu'im- 
porte où  l'on  laisse  son  cadavre  ?  Je  n'aurais  pas 
besoin  qu'on  reportât  mon  cœur  dans  ma  patrie  : 
il  n'en  est  jamais  sorti. 

Je  n'ai  point  eu  occasion  d'exécuter  votre  com- 
mission auprès  de  M.  d'Alembert.  Comme  nous  ne 
nous  sommes  jamais  beaucoup  vus ,  nous  ne  nous 


A.NJV11E    17^8.  n 

écrivons  point;  et,  confiné  dans  ma  solitude,  je 
n'ai  conservé  nulle  espèce  de  relation  avec  Paris; 
j'en  suis  comme  à  l'autre  bout  de  la  terre,  et  ne 
sais  pas  plus  ce  qui  s'y  passe  qu'à  Pékin.  Au  reste, 
si  l'article  dont  vous  me  parlez  est  indiscret  et  ré- 
préhwisible,  il  n'est  assurément  pas  offensant  ^ 
Cependant ,  s'il  peut  nuire  à  votre  corps ,  peut-être 
fera-t-on  bien  d'y  répondre,  quoiqu'à  vous  dire 
le  vrai  j'aie  un  peu  d'aversion  pour  les  détails  où 
cela  peut  entraîner,  et  qu'en  général  je  n'aime 
guère  qu'en  matière  de  foi  l'on  assujettisse  la  con- 
science à  des  formules.  J'ai  de  la  religion ,  mon 
ami ,  et  bien  m'en  prend,  je  ne  crois  pas  qu'homme 
au  monde  en  ait  autant  besoin  que  moi.  J'ai  passé 
ma  vie  parmi  les  incrédules  ,  sans  me  laisser  ébran- 
ler ,  les  aimant ,  les  estimant  beaucoup ,  sans  pou- 
voir souffrir  leur  doctrine.  Je  leur  ai  toujours  dit 
que  je  ne  les  savais  pas  combattre ,  mais  que  je  ne 
voulais  pas  les  croire  ;  la  philosophie ,  n'ayant  sur 
ces  matières  ni  fond  ni  rive,  manquant  d'idées 
primitives  et  de  principes  élémentaires ,  n'est  qu'une 
mer  d'incertitudes  et  de  doutes ,  dont  le  métaphy- 
sicien ne  se  tire  jamais.  J'ai  donc  laissé  là  la  raison , 
et  j'ai  consulté  la  nature ,  c'est-à-dire  le  sentiment 
intérieur  qui  dirige  ma  croyance ,  indépendam- 
ment de  ma  raison.  Je  leur  ai  laissé  arranger  leurs 

'  Il  est  question  de  l'article  Genèi-e  dans  l'Encyclopédie  ,  par  d'A- 
leinbert.  Peut-être  la  lettre  de  M.  Vernes  lui  donna-t-elle  l'idée  de  ré- 
futer l'article  de  d'Alembert.  Quoiqu'il  en  soit,  il  s'en  occupa  bien- 
tôt après,  puisque  sa  préface  est  datée  du  20  mars  1708.  D'ailleurs  il 
dit  dans  ses  Confessions  que  c'est  dans  le  mois  de  février  qu'il  com- 
mença cette  réfutation. 


8  CORRESPONDANCE. 

chances,  leurs  sorts,  leur  mouvement  nécessaire; 
et ,  tandis  qu'ils  bâtissaient  le  monde  à  coups  de  dés , 
j'y  voyais,  moi,  cette  unité  d'intentions  qui  me 
faisait  voir ,  en  dépit  d'eux ,  un  principe  unique  : 
tout  comme  s'ils  m'avaient  dit  que  l'Iliade  avait  été 
formée  par  un  jet  fortuit  de  caractères,  je  leur 
aurais  dit  très -résolument  :  Cela  peut  être,  mais 
cela  n'est  pas  vrai  ;  et  je  n'ai  point  d'autre  raison 
pour  n'en  rien  croire,  si  ce  n'est  que  je  n'en  crois 
rien.  Préjugé  que  cela  !  disent-ils.  Soit;  mais  que 
peut  faire  cette  raison  si  vague ,  contre  un  préjugé 
plus  persuasif  qu'elle?  Autre  argumentation  sans 
fin  contre  la  distinction  des  deux  substances  ;  autre 
persuasion  de  ma  part,  qu'il  n'y  a  rien  de  com- 
mun entre  un  arbre  et  ma  pensée  ;  et  ce  qui  m'a 
paru  plaisant  en  ceci ,  c'est  de  les  voir  s'acculer 
eux-mémes^  par  leurs  propres  sophismes ,  au  point 
d'aimer  mieux  donner  le  sentiment  aux  pierres 
que  d'accorder  une  ame  à  l'homme. 

Mon  ami,  je  crois  en  Dieu,  et  Dieu  ne  serait  pas 
juste  si  mon  ame  n'était  immortelle.  Voilà,  ce  me 
semble,  ce  que  la  religion  a  d'essentiel  et  d'utile  ;  lais- 
sons le  reste  aux  disputeurs.  A  l'égard  de  l'éternité 
des  peines,  elles  ne  s'accordent  ni  avec  la  faiblesse  de 
l'homme,  ni  avec  la  justice  de  Dieu.  Il  est  vrai  qu'il 
y  a  des  âmes  si  noires,  que  je  ne  puis  concevoir 
qu'elles  puissent  jamais  goûter  cette  éternelle  béa- 
titude dont  il  me  semble  que  le  plus  doux  senti- 
ment doit  être  le  contentement  de  soi-même.  Cela 
me  fait  soupçonner  qu'il  se  pourrait  bien  que  les 
âmes  des  méchants  fussent  anéanties  à  leur  mort. 


ANNÉE    1758.  g 

et  qu'être  et  sentir  fût  le  preiiiier  prix  d'une 
bonne  vie.  Quoi  qu'il  en  soit,  que  m'importe 
ce  que  seront  les  méchants?  Il  me  suffit  qu'en 
approchant  du  terme  de  ma  vie  je  n'y  voie 
point  celui  de  mes  espérances ,  et  que  j'en  attende 
une  plus  heureuse  après  avoir  tant  souffert  dans 
celle-ci.  Quand  je  me  tromperais  dans  cet  espoir, 
il  est  lui-même  im  bien  qui  m'aura  fait  supporter 
tous  mes  maux.  J'attends  paisiblement  l'éclaircis- 
sement de  ces  grandes  vérités  qui  me  sont  cachées, 
bien  convaincu  cependant  qu'en  tout  état  de  cause 
si  la  vertu  ne  rend  pas  toujours  l'homme  heu- 
reux, il  ne  saurait  au  moins  être  heureux  sans  elle  ; 
que  les  afflictions  du  juste  ne  sont  point  sans  quel- 
que dédommagement;  et  que  les  larmes  même  de 
l'innocence  sont  plus  douces  au  cœur  que  la  pros- 
périté du  méchant. 

Il  est  naturel ,  mon  cher  Vernes ,  qu'un  solitaire 
souffrant  et  privé  de  toute  société  épanche  son 
ame  dans  le  sein  de  l'amitié ,  et  je  ne  crains  pas 
que  mes  confidences  vous  déplaisent.  J'aurais  dû 
commencer  par  votre  projet  sur  l'histoire  de  Ge- 
nève; mais  il  est  des  temps  de  peines  et  de  maux 
où  l'on  est  forcé  de  s'occuper  de  soi,  et  vous  savez 
bien  que  je  n'ai -pas  un  cœur  qui  veuille  se  dégui- 
ser. Tout  ce  que  je  puis  vous  dire  sur  votre  entre- 
prise, avec  tous  les  ménagements  que  vous  y 
voulez  mettre,  c'est  qu'elle  est  d'un  sage  intrépide 
ou  d'un  jeune  homme.  Embrassez  bien  pour  moi 
l'ami  Roustan.  Adieu,  mon  cher  concitoyen;  je 
Vous  écris  avec  une  aussi  grande  effusion  de  cœur 


lO  CORRESPONDANCE. 

que  si  je  me  séparais  de  vous  pour  jamais ,  parce 
que  je  me  trouve  dans  un  état  qui  peut  me  mener 
très-loin  encore ,  mais  qui  me  laisse  douter  pour- 
tant si  chaque  lettre  que  j'écris  ne  sera  point  la 
dernière. 

Observation L'exposé  des  opinions  religieuses  rend  cette 

lettre  i-emarquable,  ainsi  que  sa  tolérance,  qui  le  faisait  vivre 
avec  les  incrédules  et  les  athées  sans  pouvoir  souffrir  leur 
doctrine  ;  ce  qui  ne  l'empêchait  pas  de  les  aimer  beaucoup. 


LETTRE  CLXIV. 

A  UN  JEUNE  HOMME 

Qui  demandait  à  s'établir  à  Montmorency  (où  Rousseau  demeurait 
alors),  pour  profiter  de  ses  leçons. 

Vous  ignorez ,  monsieur ,  que  vous  écrivez  à  un 
pauvre  homme  accablé  de  maux,  et,  de  plus  ,  fort 
occupé ,  qui  n'est  guère  en  état  de  vous  répondre , 
et  qui  le  serait  encore  moins  d'établir  avec  vous 
la  société  que  vous  lui  proposez.  Vous  m'honorez 
en  pensant  que  je  pourrais  vous  être  utile  ,  et  vous 
êtes  louable  du  motif  qui  vous  la  fait  désirer  ;  mais, 
siu'  le  motif  même ,  je  ne  vois  rien  de  moins  néces- 
saire que  de  venir  vous  établir  à  Montmorency. 
Vous  n'avez  pas  besoin  d'aller  chercher  si  loin  les 
principes  de  la  morale:  rentrez  dans  votre  cœur, 
et  vous  les  y  trouverez  ;  et  je  ne  pourrai  vous  rien 
dire  à  ce  sujet  que  ne  vous  dise  encore  mieux  votre 
conscience  quand  vous  votidrez  la  considter.  La 


ANNÉE    1758.  II 

vertu,  monsieur,  n'est  pas  une  science  qui  s'ap- 
prenne avec  tant  d'appareil.  Pour  être  vertueux, 
il  suffit  de  vouloir  l'être;  et  si  vous  avez  bien  cette 
volonté,  tout  est  fait,  votre  bonheur  est  décidé. 
S'il  m'appartenait  de  vous  donner  des  conseils, 
le  premier  que  je  voudrais  vous  donner  serait  de 
ne  point  vous  livrer  à  ce  goût  que  vous  dites  avoir 
pour  la  vie  contemplative ,  et  qui  n'est  qu'une  pa- 
resse de  l'ame  condamnable  à  tout  âge ,  et  surtout 
au  vôtre.  L'homme  n'est  point  fait  pour  méditer, 
mais  pour  agir  :  la  vie  laborieuse  que  Dieu  nous 
impose  n'a  rien  que  de  doux  au  cœur  de  l'homme 
de  bien  qui  s'y  livre  en  vue  de  remplir  son  de- 
voir^  et  la  vigueur  de  la  jeunesse  ne  vous  a  pas 
été  donnée  pour  la  perdre  à  d'oisives  contempla- 
tions. Travaillez  donc,  monsieur,  dans  l'état  où 
vous  ont  placé  vos  parents  et  la  Providence  :  voilà 
le  premier  précepte  de  la  vertu  que  vous  voulez 
suivre  ;  et  si  le  séjour  de  Paris,  joint  à  l'emploi  que 
vous  remplissez,  vous  paraît  d'un  trop  difficile  al- 
liage avec  elle,  faites  mieux,  monsieur,  retournez 
dans  votre  province  ;  allez  vivre  dans  le  sein  de 
votre  famille,  servez,  soignez  vos  vertueux  pa- 
rents: c'est  là  que  vous  remplirez  véritablement 
les  soins  que  la  vertu  vous  impose.  Une  vie  dure 
est  plus  facile  à  supporter  en  province  que  la  for- 
tune à  poursuivre  à  Paris ,  surtout  quand  on  sait , 
comme  vous  ne  l'ignorez  pas,  que  les  plus  in- 
dignes manèges  y  font  plus  de  fripons  gueux  que 
de  parvenus.  Vous  ne  devez  point  vous  estimer 
malheureux  de  vivre  comme  fait  monsieur  votrf^ 


12  CORRESPONDANCE. 

père ,  et  il  n'y  a  point  de  sort  que  le  travail ,  la  vi- 
gilance ,  l'innocence  et  le  contentement  de  soi  ne 
rendent  supportable,  quand  on  s'y  soumet  en  vue 
de  remplir  son  devoir.  Voilà ,  monsieur ,  des  con- 
seils qui  valent  tous  ceux  que  vous  pourriez  venir 
prendre  à  Montmorency  :  peut-être  ne  seront -ils 
pas  de  votre  goût,  et  je  crains  que  vous  ne  pre- 
niez pas  le  parti  de  les  suivre;  mais  je  suis  sûr  que 
vous  vous  en  repentirez  un  jour.  Je  vous  souhaite 
un  sort  qui  ne  vous  force  jamais  à  vous  en  sou- 
venir. Je  vous  prie ,  monsieur ,  d'agréer  mes  saluta^ 
tions  très-humbles. 


LETTRE  CLXV. 

A  MADAME. D'ÉPINAY. 

Mont-Louis,  27  février  1758. 

Je  vois ,  madame  ,  que  mes  lettres  ont  toujours 
le  malheur  de  vous  arriver  fort  tard.  Ce  qu'il  y  a 
de  sûr  c'est  que  la  vôtre  du  17  janvier  ne  m'a  été 
remise  que  le  17  de  ce  mois  par  M.  Cahouet  :  ap- 
paremment que  votre  correspondant  l'a  retenue 
durant  tout  cet  intervalle.  Je  n'entreprendrai  pas 
d'expliquer  ce  que  vous  avez  résolu  de  ne  pas  en- 
tendre ,  et  j'admire  comment  avec  tant  d'esprit  on 
réunit  si  peu  d'intelligence;  mais  je  n'en  devrais 
plus  être  surpris,  il  y  a  long-temps  que  vous  vous 
vantez  à  moi  du  même  défaut  '. 

'  Madame  d'Epinay ,  qui  rapporte  cette  lettre  dans  ses  Mémoires , 


ANiSLE   l'y 58.  i3 

Mon  dessein  n'ayant  jamais  été  de  recevoir  le 
remboursement  des  gages  de  votre  jardinier,  il 
n'v  a  guère  d'apparence  que  je  change  à  présent 
de  sentiment  là-dessus.  Le  consentement  que  vous 
objectez  était  de  ces  consentements  vagues  qu'on 
donne  pour  éviter  des  disputes,  ou.  les  remettre 
à  d'autres  temps  ,  et  valent  au  fond  des  refus. 
Il  est  vrai  que  vous  envoyâtes  au  mois  de  sep- 
tembre 1756  payer  par  votre  cocher  le  précédent 
jardinier,  et  que  ce  fut  moi  qui  réglai  son  compte. 

Il  est  vrai  aussi  que  j'ai  toujours  payé  son  suc- 
cesseur de  mon  argent.  Quant  aux  premiers  quar- 
tiers de  ces  gages  que  vous  dites  m'avoir  été  remis , 
il  me  semble ,  madame ,  que  vous  devriez  savoir 
le  contraire  :  ce  qu'il  y  a  de  très-sûr,  c'est  qu'ils 
ne  m'ont  pas  même  été  offerts.  A  l'égard  des  quinze 
jours  qui  restaient  jusqu'à  la  fin  de  l'année  quand 
je  sortis  de  l'Hermitage,  vous  conviendrez  que  ce 
n'était  pas  la  peine  de  les  déduire.  A  Dieu  ne 
plaise  que  je  prétende  être  quitte  pour  cela  de 
mon  séjour  à  l'Hermitage  !  Mon  coeur  ne  sait  pas 

la  trouva  très-impertinente.  Elle  fut  probal>lenient  choquée  de  ce 
passage  :  il  répondait  à  celui-ci,  «  Je  n'entends  pas  bien  votre  lettre, 
«  et  si  nous  étions  dans  le  cas  de  nous  expliquer ,  je  voudrais  bien 
•  mettre  tout  ce  qui  s'est  passé  sur  le  compte  d'un  mal-entendu.  • 
C'était  une  sorte  d'avance,  à  laquelle  Rousseau  ne  répondit  pas  ;  et 
si  Grimm  eiJt  été  près  de  madame  d'Epinay ,  elle  ne  l'eût  point  faite. 
Quand  Jean-Jacques  lui  dit  qu'elle  se  vante  de  son  peu  d'intelligence , 
il  fait  allusion  à  ce  qu'elle  lui  avait  mandé  dans  l'une  des  premières 
lettres ,  quelle  avait  un  rhumatisme  sur  l'esprit.  Mais  ce  qui  dut  la 
piquer  particulièrement,  c'est  de  voir  que  son  bote  avait  pris  son 
parti ,  qu'il  était  calme,  et  lui  donnait  une  leçon  méritée  sur  la  ma- 
nière dont  on  doit  se  conduire  envers  ses  amis  quand  l'amitié  est 
éteinte. 


l4  CORRESPONDANCE. 

mettre  à  si  bas  prix  les  soins  de  l'amitié  ;  mais 
quand  vous  avez  taxé  ce  prix  vous-même,  jamais 
loyer  ne  fut  vendu  si  cher. 

J'apprends  les  étranges  discours  que  tiennent  à 
Paris  vos  correspondants  sur  mon  compte ,  et  je 
juge  par  là  de  ceux  que  vous  tenez  peut-être  un 
peu  plus  honnêtement  à  Genève.  11  y  a  donc  bien 
du  plaisir  à  nuire  ?  à  nuire  aux  gens  qu'on  eut 
pour  amis  ?  soit.  Pour  moi ,  je  ne  pourrai  jamais 
goûter  ce  plaisir-là ,  même  pour  ma  propre  défense. 
Faites,  dites  tout  à  votre  aise;  je  n'ai  d'autre  ré- 
ponse à  vous  opposer  que  le  silence,  la  patience, 
et  une  vie  intègre.  Au  reste ,  si  vous  me  destinez 
quelque  nouveau  tourment,  dépêchez -vous;  car 
je  sens  que  vous  pourriez  bien  n'en  avoir  pas 
long-temps  le  plaisir. 

Observation.  —  Ici  finissent  toutes  relations  entre  Jean- 
Jacques  et  madame  d'Épinay.  Il  persista  dans  son  refus  de  re- 
cevoir le  remboursement  des  gages  qu'il  avait  payés  au  jar- 
dinier. Le  ton  de  cette  lettre  est  remarquable  par  xme  douce 
mélancolie  qui  prouve  que  le  cœur  de  Rousseau  était  inacces- 
sible à  la  haine.  Quelque  temps  après  la  sortie  de  l'Hermitage, 
madame  d'Épinay  écrivait  de  Genève,  à  madame  d'Houdetot, 
et  lui  disait  :  «  On  me  mande  qu'il  a  quitté  l'Hermitage ,  et  qu'il 
«  s'est  établi  à  Montmorency.  J'en  suis  fâchée  pour  lui,  mais  ce 
«  n'est  pas  moi  qui  en  suis  cause.  »  C'était  cependant  une  cause 
bien  déterminante  que  le  congé  foi'mel  qu'elle  lui  avait  donné. 
Il  paraît,  d'après  une  lettre  de  Grimm  insérée  dans  les  3Ié- 
moires  de  madame  d'Épinay ,  que  le  pubhc  de  Paris  ne  mettait 
pas  tous  les  torts  du  côté  de  Rousseau.  <-  La  désertion  de  l'Her- 
«  mitage,  dit-il,  commence  à  faire  du  bruit.  J'ai  le  chagrin  de 
«  voir  qu'on  prend  le  change  sur  le  motif  honnête  et  généi'eux 
«  qui  vous  a  portée  à  lui  rendre  service  ;  on  ne  voit  dans  ce  que 


ANNÉE    1758.  l5 

»  VOUS  avez  fait  pour  lui  qu'une  singularité  affectée  et  une  pré- 
«  tention  ridicule.  »  Mémoires  de  madame  d'Epinay,  tome  lu  ^ 
page  a48,  (i^e édition). 


LETTRE  CLXVI. 

A  M.  DIDEROT. 

Mont-Louis,  a  mars  17 58. 

Il  faut,  mon  cher  Diderot,  que  je  vous  écrive 
encore  une  fois  en  ma  vie  :  vous  ne  m'en  avez  que 
trop  dispensé  ;  mais  le  plus  grand  crime  de  cet 
homme,  que  vous  noircissez  d'une  si  étrange  ma- 
nière, est  de  ne  pouvoir  se  détacher  de  vous. 

Mon  dessein  n'est  point  d'entrer  en  explication , 
pour  ce  moment -ci,  sur  les  horreurs  que  vous 
m'imputez.  Je  vois  que  cette  explication  serait  à 
présent  inutile;  car,  quoique  né  bon  et  avec  une 
ame  franche ,  vous  avez  pourtant  im  malheureux 
penchant  à  mésintefpréter  les  discours  et  les  ac- 
tions de  vos  amis.  Prévenu  contre  moi  connue  vous 
l'êtes ,  vous  tourneriez  en  mal  tout  ce  que  je  pour- 
rais dire  pour  me  justifier ,  et  mes  plus  ingénues 
explications  ne  feraient  que  fournir  à  votre  esprit 
subtil  de  nouvelles  interprétations  à  ma  charge. 
Non,  Diderot,  je  sens  que  ce  n'est  pas  par  là  qu'il 
faut  commencer.  Je  veux  d'abord  proposer  à  votre 
bon  sens  des  préjugés  plus  simples  ,  plus  vrais , 
mieux  fondés  que  les  vôtres,  et  dans  lesquels  je 
ne  pense  pas,  au  moins,  que  vous  puissiez  trouver 
de  nouveaux  crimes. 


iG  CORRLSPONDANCE. 

Je  suis  lin  méchant  homme,  n'est-ce  pas?  vous 
en  avez  les  témoignages  les  plus  sûrs  ;  cela  vous 
est  bien  attesté.  Quand  vous  avez  commencé  de 
l'apprendre ,  il  y  avait  seize  ans  que  j'étais  pour 
vous  un  homme  de  bien,  et  quarante  ans  que  je 
l'étais  pour  tout  le  monde.  En  pouvez-vous  dire 
autant  de  ceux  qui  vous  ont  communiqué  cette 
belle  découverte?  Si  l'on  peut  porter  à  faux»  si 
long-temps  le  masque  d'un  honnête  homme,  quelle 
preuve  avez -vous  que  ce  masque  ne  couvre  pas 
leur  visage  aussi  bien  que  le  mien?  Est-ce  un  moyen 
bien  propre  à  donner  du  poids  à  leur  autorité, 
que  de  charger  en  secret  un  homme  absent ,  hors 
d'état  de  se  défendre?  Mais  ce  n'est  pas  de  cela 
qu'il  s'agit. 

Je  suis  un  méchant  :  mais  pourquoi  le  suis-je  ? 
Prenez  bien  garde,  mon  cher  Diderot;  ceci  mé- 
rite votre  attention.  On  n'est  pas  malfaisant  pour 
rien.  S'il  y  avait  quelque  monstre  ainsi  fait,  il 
n'attendrait  pas  quarante  ans  à  satisfaire  ses  in- 
clinations dépravées.  Considérez  donc  ma  vie ,  mes 
passions,  mes  goûts,  mes  penchants;  cherchez,  si 
je  suis  méchant ,  quel  intérêt  m'a  pu  porter  à  l'être. 
Moi  qui,  pour  mon  malheur,  portai  toujours  un 
cœur  trop  sensible ,  que  gagnerais-je  à  rompre  avec 
ceux  qui  m'étaient  cbers?  A  quelle  place  ai-je  as- 
piré? à  quelles  pensions,  à  quels  honneurs  m'a- 
t-on  vu  prétendre?  quels  concurrents  ai-je  à  écar- 
ter ?  Que  m'en  peut-il  revenir  de  mal  faire  ?  Moi 
qui  ne  cherche  que  la  solitude  et  la  paix ,  moi  dont 
le  souverain  bien  consiste  dans  la  paresse  et  l'oi- 


ANNÉE    1758.  IJ 

Mveté,  moi  dout  riiuloloncc  et  les  maux  me  laissent 
à  peine  le  temps  de  j)()urv()ir  à  ma  subsistance, 
à  quel  propos,  à  cpioi  b(m  m'irais-je  plonj^er  dans 
l*es  agitations  du  crime  ,  et  m'embarquei-  dans 
l'éternel  manège  des  scélérats?  Quoi  que  vous  en 
disiez,  on  ne  fuit  j)oint  les  hommes  quand  on 
cherche  à  leur  luiire  ;  le  méchant  peut  méditer  ses 
coups  dans  la  solitude,  mais  c'est  dans  la  société 
qu'il  les  porte.  Un  fourbe  a  de  l'adresse  et  du  sang 
froid;  un  perfide  S"e  possède  et  ne  s'emporte  point . 
reconnaissez-vous  en  moi  quelque  chose  de  tout 
cela?  Je  suis  emporté  dans  la  colère,  et  souvent 
étourdi  de  sang  froid.  Ces  défauts  font-ils  le  mé- 
chant? Non,  sans  doute;  mais  le  méchant  en  pro- 
fite pour  perdre  celui  qui  les  a. 

Je  voudrais  que  vous  pussiez  aussi  réfléchir  un 
peu  sur  vous-même.  Vous  vous  fiez  à  \otre  bonté 
naturelle;  mais  savez-vous  à  quel  point  l'exemple 
et  l'erreur  peuvent  la  coriompre?  N'avez-vous  ja- 
mais craint  d'être  entouré  d'adulateurs  adroits  qui 
n'évitent  de  louer  grossièrement  en  face  que  pour 
s'emparer  plus  adroitement  de  vous  sous  l'appât 
d'une  feinte  sincérité?  Quel  sort  jKjur  le  meilleur 
des  hommes  d'être  égaré  par  §a  candeur  même, 
et  d'être  innocemment,  dans  la  main  des  méchants, 
l'instrument  de  leur  perfidie  !  Je  sais  que  Tamour- 
propre  se  révolte  à  cette  idée,  mais  elle  mérite 
l'examen  de  la  raison. 

Voilà  des  considératiojis  (jue  je  vous  ])rie  de  bien 
peser  :  pensez-y  long-temps  avant  que  de  me  ré- 
pondre. Si  elles  ne  vous  touchent  pas,  nous  n'avons 

R.    XIX.  9. 


l8  CORRESPONDANCE. 

plus  rien  à  nous  dire;  mais  si  elles  font  quelque 
impression  sur  vous,  alors  nous  entrerons  en  éclair- 
cissements ;  vous  retrouverez  un  ami  digne  de  vous, 
et  qui  peut-être  ne  vous  aura  pas  été  inutile.  J'ai., 
pour  vous  exhorter  à  cet  examen,  un  motif  de  grand 
poids ,  et  ce  motif  le  voici. 

Vous  pouvez  avoir  été  séduit  et  trompé.  Cepen- 
dant votre  ami  gémit  dans  sa  solitude ,  oublié  de 
tout  ce  qui  lui  était  cher.  Il  peut  y  tomber  dans 
le  désespoir,  y  mourir  enfin,  maudissant  l'ingrat 
dont  l'adversité  lui  fit  tant  verser  de  larmes,  et 
qui  l'accable  indignement  dans  la  sienne.  Il  se  peut 
que  les  preuves  de  son  innocence  vous  parvien- 
nent enfin ,  que  vous  soyez  forcé  d'honorer  sa  mé- 
moire " ,  et  que  l'image  de  votre  ami  mourant  ne 
vous  laisse  pas  des  nuits  tranquilles.  Diderot ,  pen- 
sez-y. Je  ne  vous  en  parlerai  plus. 

Observation.  —  On  se  demande,  en  lisant  cette  lettre  tou- 
chante ,  si  l'auteur  qu'on  traitait  de  monstre  alors  a  pu  l'écrire 
après  avoir  fait  tout  ce  dont  on  l'accusait  ;  dans  quel  but  il 
l'aurait  écrite  à  celui  de  ses  amis  qui,  plus  que  les  autres,  de- 
vait avoir  des  preuves  de  sa  duplicité ,  puisque ,  d'après  les  Mé- 
moires de  madame  d'Épinay  ,  arrangés  par  Grimm,  Jean- Jac- 
ques lui  aurait  fourni  lui-même  ces  preuves,  en  lui  montrant  sa 
correspondance  où  se  seraient  trouvées  des  lettres  faites  par 

"  Vcrv'ez,  lecteurs ,  les  notes  iusérées  dans  la  Vie  de  Sénèque   . 

*  La  rupture  de  ces  deux  hommes  célèbres  fut  pendant  quelque  temps  l'unique 
Sujet  de  tous  les  entretiens  dans  la  haute  société  de  Paris.  Champfort  nous  ap- 
prend que  M.  de  Castrics  eu  tcmoignnit  rn  jour  son  étonuement  eu  ces  termes  : 
»  Mon  Dieu  !  partout  où  je  vais,  je  n'entends  parler  que  de  ce  Piousseau  et  de 
«  ce  Diderot.  Conçoit-on  cela?  des  geas  de  rien,  qui  n'ont  pas  de  m.iison  ,  qui 
••sont  lo{^cs  à  un  troisième  étage!  En  vérité,  on  ne  peut  pas  se  faire  a  ces 
«choses-la.» 

Oliuvres  de  Cliampfort ,  Caructcres  et  .inecdolet. 


AJNNÉE    I-ySS.  IQ 

Rousseau  ,  contre  celui-là  mérne  à  qui  il  les  communiquait  ; 
enfin,  si  c'est  ainsi  que  s'exprime  un  coupable  quand  il  s'adresse 
à  celui-là  seul  aux  yeux  duquel  il  lui  est  impossible  de  se  jus- 
tifier? Rien  n'égale  l'impudence  irréfléchie  de  l'auteur  de  cette 
trame  (  Grimm  ) ,  si  ce  n'est  la  crédulité  sur  laquelle  il  a  compté 
et  la  justesse  de  son  calcul.  Il  lui  fallait  Diderot  pour  le  succès 
de  son  intrigue,  et  Diderot  persuadé,  parce  qu'avec  le  caractère 
d'un  homme  qui  avait  toujours  le  langage  d'un  inspiré, on  persua- 
derait bien  mieux  les  autres.  Diderot,  trompé  d'abord,  et  pro- 
bablement de  bonne  foi,  s'avança  trop  pour  i-eculer.  J'ai  prouvé, 
d'après  lui-rnéme,  à  son  article  {^Histoire  de  J .  J .  Rousseau), que 
de  dupe  il  devint  complice  en  racontant  des  faits  démentis  par 
ses  propres  lettres.  Quant  à  celle  qui  donne  lieu  à  ces  remar- 
ques, j'avais  cru  d'abord  qu'il  y  avait  erreur  dans  la  date  (du 
2  mars),  parce  que  la  préface  dans  laquelle  il  rompt  ouvertement 
avec  Diderot  est  datée  du  20  de  ce  mois.  Mais  je  me  trompais, 
et  il  me  paraît  évident  qu'avant  de  rompre  sans  retour  avec  son 
plus  ancien  ami,  Rousseau  voulait  voir  s'il  était  possible  de  le 
faire  revenir  et  de  se  réconcilier  avec  lui.  Remarquons  bien  que, 
dans  cette  rupture  qui  fit  tant  de  bruit ,  le  public  ignora  tout  ce 
qui  la  motivait,  tout  ce  qui  s'était  passé,  et  conséqueramcnt  mit 
et  dut  mettre  tons  les  torts  du  côté  de  Rousseau ,  quand  bien 
même  Grimm  n'aurait  pas  conduit  toutes  les  intrigues  dont 
il  est  rendu  compte  au  commencement  du  dixième  livre  des 
Confessions. 


LETTRE  CLXVII. 

A  M.   COINDET,  à  Paris. 

Montmorency,  mars  lySS'. 

J'avais  cent  choses  à  vous  écrire  ;  un  tracas  est 
survenu ,  j'ai  tout  oublié  :  ma  pauvre  tête  affaiblie 

'  Cette  lettre  ne  fait  partie  d'aucune  des  éditions  précédentes. 

-2. 


•20  (ORRESPONDANCE. 

ne  peut  suffire  à  deux  ol^jets.  Voilà  ,  très  à  la  hâte, 
le  commencement  de  la  note  que  vous  m'avez  de- 
mandée, nous  ferons  le  reste  à  loisir;  le  prudent 
M.  Rey  n'est  pas  un  homme  avec  lequel  on  ait  be- 
soin de  précipitation.  Cher  Coindet,  je  suis  sen- 
sible à  votre  zèle;  il  me  semble  que  vous  m'aimez, 
et  cela  me  touche.  Je  donnerais  tout  au  monde 
pour  que  vous  me  convinssiez  tout-à-fait,  car  je 
n'imaoine  d'autre  vrai  bonheur  dans  la  vie  qu'une 
intimité  sans  réserve;  mais  il  iiuit  vous  donner  la 
sienne,  et  n'en  point  espérer  de  vous,  cela  n'est 
pas  possible.  Je  sens  que  je  vous  aime  l'hiver ,  parce 
que  vous  venez  seul ,  et  que  je  vous  hais  l'été  parce 
que  vous  allez  ramassant  des  cortèges  d'importiuis 
qui  me  désolent.  Vous  savez  nos  conventions  dès 
le  premier  de  l'année  prochaine  ;  songez-y  ,  et  son- 
gez-y sérieusement,  car,  malgré  mon  attachement 
pour  vous,  la  première  ex|)lication  sera  la  der- 
nière. Il  me  sembh;  que  si  nous  pouvions  former 
«ntre  le  cher  Carrion  ,  vous  et  moi ,  une  petite  so- 
ciété exclusive  où  nul  autre  moitel  au  monde  ne 
fût  admis,  cela  serait  trop  délicieux.  IMais  je  ne 
j)uis  me  corriger  de  mes  châteaux  en  Espagne.  J'ai 
beau  vieillir,  je  n'en  suis  que  plus  enfant.  Oh  î  quand 
serai-je  ignoré  de  la  tourbe  et  aimé  de  deux  amis?,.. 
Mais  je  serais  trop  heureux,  et  je  ne  suis  pas  fait 
pour  ^ètre.^ 

(>her  Coindet ,  je  cherche  à  vous  aimer.  Poui- 
Dieu,  ne  gâtez  pas  cette  fantaisie.  Je  me  dis,  cent 
fois  le  jour,  que  c'est  une  folie  de  chercher  des 
convenances  parfaites,  et  je  suis  bien  loin  de  les 


A,\NJîi    1758.  ai 

trouver  entre  nous.  Mais  lâchons  de  nous  accommo- 
der l'un  de  l'autre  tels  (jue  nous  sommes;  car,  en 
changeant,  nous  iis([uons  d'ètie  phis  mal.  C'est  à 
vous,  comme  le  plus  jeune,  à  me  supporter,  et  à 
ne  [)as  choquer  mes  fantaisies  :  je  vous  dirai  peut- 
être,  quelquefois,  des  vérités  dures,  et  il  y  a  de 
quoi  ;  vous  pouvez  m'en  rendre  de  plus  dures 
aussi  justement,  et  je  ne  m'en  fâcherai  jamais.  Du 
reste ,  gardez  votre  lil)erté ,  et  laissez-moi  la  mienne. 
Honorez  nos  liaisons  par  une  prohité  inviolable., 
et,  si  vous  aimez  tant  à  cacher  vos  affaires,  faites 
au  moins  que  vous  n'ayez  jamais  raison  de  me  rien 
cacher.  Adieu  ,  je  vous  embrasse. 

Observation.  —  A  la  .suite  de  la  lettre  se  trouve  celle  noie. 
Code  de  la  police ,  page  l\6. 

"  Si  un  spectacle  n'a  pour  attrait  qu'un  mauvais  principe,  il 
'<  est  pernicieux  pour  les  spectateurs,  de  même  que  pour  les 
<c  acteurs;  il  attire  et  entietient,  dans  un  genre  de  vie  frivole 
Il  et  condamnable,  les  jeunes  gens  dont  les  talents  pourraient 
<i  être  très-utiles  à  la  société;  et  en  général  on  peut  dire  que 
'<  si,  dans  les  grandes  villes,  les  spectacles  sont  im  amusenient 
«peut-être  nécessaiie  pour  éviter  un  plus  grand  mal,  ;\  l'é- 
«  gard  des  petites  villes,  on  ne  voit  pas  qu'il  y  ait  une  aj)pa- 
«  rence  d'utilité  ou  de  mérite  suffisante  pour  compenseï  le  mal 
'y  qui  en  résulte.  » 

Cette  lettre  nous  a  été  communiquée  par  le  docteur  Coin- 
det,  neveu  de  celui  à  qui  elle  est  adressée.  Elle  est  sans  date, 
mais  nous  pouvons  en  mettre  une,  d'après  ce  que  dit  Rous- 
seau de  son  ami  Carrion,  et  du  passage  du  dixième  livre  des 
Confessions,  où  se  trouve  le  sentiment  qu'il  exprime  ici.  Or, 
ce  devait  être  en  17^8,  entre  la  sortie  de  l'Hermitage  et  l'épo- 
que où  Rouss(;au  roniiut  le  maréchal  de  Taixemhourg.   Nous 


2a  CORRESPONDANCE. 

ignorons  l'usage  et  le  motif  de  la  note  jointe  à  cette  lettre,  qui 
paraît  avoir  quelque  rapport  avec  la  Lettre  à  d' Alembert  sur 
les  spectacles. 

Rousseau  ne  cache  point,  comme  on  voit,  à  M.  Coindet  le 
mécontentement  que  lui  causait  son  indiscrète  envie  de  lui 
amener  toujouis  du  monde,  quand  il  ne  voulait  voir  personne, 
et  c'est  sous  ce  rapport  qu'il  en  parle  dans  ses  Confessions. 

Nous  croyons  que  cette  lettre  doit  être  mise  à  côté  de  celle 
que  Jean-Jacques  écrivit  à  M.  Vernes,  le  aS  mars  1 758,  et  dans 
laquelle  il  lui  dit  qu'il  a  faim  d'un  ami. 


LETTRE  CLXVilL 

A  MADA3IE  D'HOUDETOT. 

Ce  samedi,  2  5  mars  1768. 

En  attendant  votre  courrier ,  je  commence  par 
répondre  à  votre  lettre  de  vendredi ,  venue  par  la 
poste. 

Je  crois  avoir  à  m'en  plaindre,  et  j'ai  peine  à 
comprendre  que  vous  l'ayez  écrite  avec  l'intention 
que  j'en  fusse  content.  Expliquons-nous ,  et  si  j'ai 
tort,  dites-le-moi  sans  détour. 

Vous  me  dites  que  j'ai  été  le  plus  grand  obs- 
tacle aux  progrès  de  votre  amitié.  D'abord,  j'ai  à 
vous  dire  que  je  n'exigeais  point  que  votre  amitié 
fît  du  progrès,  mais  seulement  qu'elle  ne  diminuât 
pas,  et  certainement  je  n'ai  point  été  la  cause  de 
cette  diminution.  En  nous  séparant,  à  notre  der- 
nière entrevue  d'Eaubonne ,  j'aurais  juré  que  nous 
étions  les  deux  personnes  de  l'univers  qui  avaient 
le  plus  d'estime  et  d'amitié  l'une  pour  l'autre,  et 


akm!;e  j-58.  u3 

qui  s'honoraienl  le  plus  réciproquement.  G'esl  *ce 
rue  semble  ,  avec  les  assurances  de  ce  mutuel  sen- 
tijnent  que  nous  nous  séparâmes,  et  c'est  encore 
sur  ce  même  ton  que  vous  m'écrivîtes  quatre  jours 
après:  Insensiblement  vos  lettres  ont  changé  de 
style;  vos  témoignages  d'amitié  sont  devenus  plus 
réservés,  plus  circonspects  ,  plus  conditionnels;  au 
bout  d'un  mois,  il  s'est  trouvé,  je  ne  sais  comment, 
que  votre  ami  n'était  plus  votre  ami.  Je  vous  ai 
demandé  plusieurs  fois  la  raison  de  ce  changement, 
et  vous  m'obligez  de  vous  la  demander  encoric  :  je 
ne  vous  demande  pas  pourquoi  votre  amitié  n*a 
point  augmenté ,  mais  pourquoi  elle  s'est  éteinte. 
Ne  m'alléguez  pas  ma  rupture  avec  votre  belle- 
sœur  et  son  digne  ami.  Vous  savez  ce  qui  s'est 
passé  ;  et ,  de  tout  temps ,  vous  avez  dû  savoir  qu'il 
ne  saurait  y  avoir  de  paix  entre  J.  J.  Rousseau  et  les 
méchants. 

Vous  me  parlez  de  fautes ,  de  faiblesses ,  d'un 
ton  de  reproche.  Je  suis  faible ,  il  est  vrai  ;  ma  vie 
est  pleine  de  fautes,  car  je  suis  homme.  JMais  voici 
ce  qui  me  distingue  des  hommes  que  je  connais; 
c'est  qu'au  milieu  de  mes  fautes  je  me  les  suis  tou- 
jours reprochées;  c'est  qu'elles  ne  m'ont  jamais 
fait  mépriser  mon  devoir,  ni  fouler  aux  pieds  la 
vertu;  c'est  qu'enfin  j'ai  combattu  et  vaincu  pour 
elle,  dans  les  moments  où  tous  les  autres  l'oublient. 
Puissiez-vous  ne  trouver  jamais  que  des  hommes 
aussi  criminels! 

Vous  me  dites  que  votre  amitié ,  telle  qu'elle  est» 
subsistera  toujours  pour  moi,  tel  que  je  sois,  ex- 


^4  CORRESPOIVDAIVCK. 

cepté  le  crime  et  rincUgnité,  dont  \om>  ne  me  croirez 
jamais  capable.  A  cela  je  vous  réponds  que  j'ignore 
quel  prix  je  dois  donner  à  votre  amitié ,  telle  qu'elle 
est;  que,  quant  à  moi,  je  serai  toujours  ce  que  je 
suis  depuis  quarante  ans;  qu'on  ne  commence  pas 
si  tard  à  changer  ;  et  quant  au  crime  et  à  l'indignité, 
dont  vous  ne  me  croirez  jamais  capable,  je  vous 
apprends  que  ce  compliment  est  dur  pour  un  hon- 
nête homme,  et  insultant  pour  un  ami. 

Vous  me  dites  que  vous  m'avez  toujours  vu  beau- 
coup meilleur  que  je  ne  me  suis  montré.  D'autres, 
trompés  par  les  apparences,  m'estiment  moins  que 
je  ne  vaux,  et  sont  excusables;  mais  pour  vous, 
vous  devez  me  connaître  :  je  ne  vous  demande  que 
de  me  juger  sur  ce  que  vous  avez  vu  de  moi. 

Mettez-vous  un  moment  à  ma  place.  Que  voulez- 
vous  que  je  pense  de  vous  et  de  vos  lettres?  On 
dirait  que  vous  avez  peur  que  je  ne  sois  paisible 
dans  ma  retraite, et  que  vous  êtes  bien  aise  de  m'y 
donner,  de  temps  en  temps,  des  témoignages  de 
peu  d'estime ,  que ,  quoi  que  vous  en  puissiez  dire, 
votre  cœur  démentira  toujours.  Rentrez  en  vous- 
même,  je  vous  en  conjure.  Vous  m'avez  demandé 
quelquefois  les  sentiments  d'un  père  :  je  les  sens 
en  vous  parlant,  même  aujourd'hui  que  vous  ne 
me  les  demandez  plus.  Je  n'ai,  point  changé  'd'opi- 
nion sur  votre  bon  cœur;  mais  je  vois  que  vous  ne 
savez  plus  ni  penser ,  ni  parler ,  ni  agir  par  vous- 
même.  Voyez  au  moins  quel  rôle  on  vous  fait  jouer. 
Imaginez  ma  situation.  Pourquoi  venez-vous  con- 
trister  encore,  par  vos  lettres,  une  amo  que  vous 


AN  NÉE    1758.  1!} 

devez  croire  assez  affligée  de  ses  propres  ennuis  ? 
Est-il  si  nécessaire  à  votre  repos  de  troubler  le  mien  ? 
Ne  saïu'iez-voiis  concevoir  que  j'ai  plus  besoin  de 
consolations  que  de  reproches  ?  Épargnez-moi  donc 
ceux  que  vous  savez  bien  que  je  ne  mérite  pas ,  et 
portez  quelque  respect  à  mes  malheurs.  Je  vous 
demande  de  trois  choses  l'une:  ou  changez  de  style, 
ou  justifiez  le  vôtre,  ou  cessez  de  m'écrirc;  j'aime 
mieux  renoncer  à  vos  lettres  que  d'en  recevoir 
d'injurieuses.  Je  puis  me  passer  que  vous  m'esti- 
miez; mais  j'ai  besoin  de  vous  estimer  vous-même, 
et  c'est  ce  que  je  ne  saurais  faire  si  vous  manquez 
à  votre  ami. 

Quant  à  la  Julie,  ne  vous  gênez  point  pour  elle. 
Soit  que  vous  m'écriviez  ou  non ,  vos  copies  ne  se 
feront  pas  moins;  et  si  je  les  ai  suspendues  après 
un  silence  de  trois  semaines,  c'est  que  j'ai  cru  que, 
m'ayant  tout -à -fait  oublié,  vous  ne  vous  souciiez 
plus  de  rien  qui  vînt  de  moi.  Adieu:  je  ne  suis  ni 
changeant  ni  subjugué  comme  vous;  l'amitié  que 
vous  m'avez  demandée,  et  que  je  vous  ai  promise, 
je  vous  la  garderai  jusqu'au  tombeau.  Mais  si  vous 
continuez  à  m'écrire  de  ce  ton  équivoque  et  soiqD- 
çonneux  que  vous  affectez  avec  moi ,  trouvez  bon 
que  je  cesse  de  vous  répondre;  rien  n'est  moins  re- 
grettable qu'un  commerce  d'outrages:  mon  cœiu' 
et  ma  plume  s'y  refuseront  toujours  avec  vous. 


CORRESPO.\DArs  C£. 


LETTRE  CLXIX. 

A  M.  VERNES. 

Montmorency,  le  2 5  mars  lySS. 

Oui,  mon  cher  Vernes,  j'aime  à  croire  que  nous 
sommes  tous  deux  bien  aimés  l'un  de  l'autre,  et 
dignes  de  l'être.  Voilà  ce  qui  fait  plus  au  soulage- 
ment de  mes  peines  que  tous  les  trésors  du  monde. 
Ah!  mon  ami!  mon  concitoyen!  sache  m'aimer,  et 
laisse  là  tes  inutiles  offres;  en  me  donnant  ton 
cœur ,  ne  m'as-tu  pas  enrichi?  Que  fait  tout  le  reste 
aux  maux  du  corps  et  aux  soucis  de  l'ame?  Ce  dont 
j'ai  faim,  c'est  d'un  ami  :  je  ne  connais  point  d'autre 
besoin  auquel  je  ne  suffise  moi-même.  La  pauvreté 
ne  m'a  jamais  fait  de  mal  ;  soit  dit  pour  vous  tran- 
quilliser là-dessus  une  fois  pour  toutes. 

Nous  sommes  d'accord  sur  tant  de  choses,  que 
ce  n'est  pas  la  peine  de  nous  disputer  sur  le  reste. 
Je  vous  l'ai  dit  bien  des  fois,  nul  homme  au  monde 
ne  respecte  plus  que  moi  l'Évangile  ;  c'est ,  à  mon 
gré ,  le  plus  sublime  de  tous  les  livres  ;  quand  tous 
les  autres  m'ennuient,  je  reprends  toujours  celui-là 
avec  un  nouveau  plaisir;  et  quand  toutes  les  con- 
solations humaines  m'ont  manqué ,  jamais  je  n'ai 
recouru  vainement  aux  siennes.  ]Mais  enfin  c'est  un 
livre ,  un  livre  ignoré  des  trois  quarts  du  monde  : 
croirais-je  qu'un  Scythe  ou  un  Africain  soient  moins 
chers  au  père  commun  que  vous  et  moi ,  et  pour- 


A.iVNÉE    l'JoS.  ly 

quoi  croirais-je  qu'il  leur  ait  ôté,  plutôt  qu'à  nous, 
les  ressources  pour  le  connaître?  Non,  mon  digne 
ami,  ce  n'est  point  sur  quelques  feuilles  éparses 
qu'il  faut  aller  chercher  la  loi  de  Dieu,  mais  dans  le 
cœur  de  l'homme,  où  sa  main  daigna  l'écrire.  O 
homme!  qui  que  tu  sois,  rentre  en  toi-même,  ap- 
prends à  consulter  ta  conscience  et  tes  facultés 
naturelles  ;  tu  seras  juste ,  bon  ,  vertueux  ,  tu  t'in- 
clineras devant  ton  maître, et  tu  participeras  dans 
son  ciel  à  un  bonheur  éternel.  Je  ne  me  fie  là-dessus 
ni  à  ma  raison  ,  ni  à  celle  d'autrui;  mais  je  sens, 
à  la  paix  de  mon  ame,  et  au  plaisir  que  je  sens  à 
vivre  et  penser  sous  les  yeux  du  grand  Etre ,  que 
je  ne  m'abuse  point  dans  les  jugements  que  je  fais 
de  lui,  ni  dans  l'espoir  que  je  fonde  sur  sa  justice. 
Au  reste,  mon  cher  concitoyen,  j'ai  vouhi  verser 
mon  cœur  dans  votre  sein,  et  non  pas  entrer  en 
lice  avec  vous;  ainsi,  restons-en  là  ,  s'il' vous  plaît, 
d'autant  plus  que  ces  sujets  ne  se  peuvent  traiter 
guère  commodément  par  lettres. 

J'étais  un  peu  mieux  ;  je  retombe.  Je  compte 
pourtant  un  peu  sur  le  retour  du  printemps,  mais 
je  n'espère  plus  recouvrer  des  forces  suffisantes 
pour  retourner  dans  la  patrie.  Sans  avoir  lu  votre 
Dc'c/aratio/i ,  je  la  respecte  d'avance,  et  me  félicite 
d'avoir,  le  premier,  donné  à  votre  respectable  corps 
des  éloges  qu'il  justifie  si  bien  aux  yeux  de  toute 
l'Europe. 

Adieu,  mon  ami. 

Observation.  —  Cette  lettre,  écrite  quelques  jours  après  sa 
rupture  avec  Diderot,  fait  voir  combien  il  lui  en  avait  coûté, 


^8  CORRESPONDANCE. 

combien  il  lui  était  pénible  de  voir  que,  jusqu'alors,  il  n'avait 
point  eu  d'ami  véritable.  Elle  montre  encore  ses  opinions  reli- 
gieuses. Ce  serait  plus  dans  des  lettres  qui  n'étaient  point  des- 
tinées à  l'impression  quand  elles  furent  écrites,  que  dans  des 
ouvrages  faits  pour  le  public ,  qu'il  faudrait  rechercher  la  sin- 
cérité de  ces  opinions  :  mais  dans  les  uns  et  les  autres  elles  sont 
les  mêmes. 


LETTRE   CLXX. 

AU  MÊME. 
Montihorency  ,  le  a 5  mai  1758. 

Je  ne  vous  écris  pas  exactement,  mon  cher  Yernes, 
mais  je  pense  à  vous  tous  les  jours.  Les  maux,  les 
langueurs,  les  peines,  augmentent  sans  cesse  ma 
paresse;  je  n'ai  plus,  rien  d'actif  que  le  cœiu';  en- 
core, hors  Dieu,  ma  patrie,  et  le  genre  humain,  n'y 
reste-t-il  d'attachement  que  pour  vous;  et  j'ai  connu 
les  hommes  par  de  si  tristes  expériences  ,  que  si 
vous  me  trompiez  comme  les  autres ,  j'en  serais 
affligé,  sans  doute ,  mais  je  n'en  serais  plus  surpris. 
Heureusement  je  ne  présume  rien  de  semblable  de 
votre  part  ;  et  je  suis  persuadé  que ,  si  vous  faites  le 
\  oyage  que  vous  me  promettez ,  l'habitucfe  de  nous 
voir  et  de  nous  mieux  connaître  affermira  pour  ja- 
mais cette  amitié  véritable  que  j'ai  tant  de  penchant 
à  contracter  avec  vous.  S'il  est  donc  vrai  que  votre 
fortune  et  vos  affaires  vous  permettent  ce  voyage, 
et  que  votre  cœur  le  désire,  annoncez-le-moi  d'a- 
vance,afin  qup  je  mo  prépare  au  plaisir  de  presser. 


AINIVKE    Iy58.  29 

(lu  moins  une  fois  en  ma  vie,  un  lionnt'Mc  hoiiiine 
et  un  ami  contre  ma  poitrine. 

Par  rapport  à  ma  croyance,  j'ai  examiné  vos  ob- 
jections, et  je  vous  dirai  naturellement  qu'elles  ne 
me  persuadent  pas.  Je  trouve  que , pour  un  homme 
convaincu  de  l'immortalité  de  l'ame  ,  vous  donnez 
trop  de  prix  aux  biens  et  aux  maux  de  cette  vie. 
J'ai  connu  les  derniers  mieux  que  vous,  et  mieux 
peut-être  qu'homme  qui  existe;  je  n'en  adore  pas 
moins  l'équité  de  la  Providence ,  et  me  croirais  aussi 
ridicule  de  murmurer  de  mes  maux  durant  cette 
courte  vie,  que  de  crier  à  l'infortune  pour  avoir 
j)assé  une  nuit  dans  lui  mauvais  cabaret.  Tout  ce- 
que  vous  dites  sur  l'impuissance  de  la  conscience 
se  peut  rétorquer  plus  vivement  encore  contie  la  ré- 
vélatii)n  ;  car  que  voulez-vous  qu'on  pense  de  l'au- 
teur d'un  remède  qui  ne  guérit  db  rien?  Ne  dirait- 
on  pas  que  tous  ceux  qui  connaissent  l'Évangile  sont 
de  fort  saints  personnages,  et  qu'un  Sicilien  san- 
2^uinaire  et  perfide  vaut  beaucoup  mieux  qu'un 
Hottentot  stupide  et  grossier? 

Voulez-vous  que  je  croie  que  Dieu  n'a  donné  sa 
loi  aux  hommes  que  pour  avoir  une  double  raison 
tle  les  punir  ?  Prenez  garde ,  mon  ami  ;  vous  voulez 
le  justifier  d'un  tort  chimérique ,  et  vous  aggravez 
l'accusation.  Souvenez-vous  surtout  que,  dans  cette 
dispute,  c'est  vous  qui  attaquez  mon  sentiment, 
et  que  je  ne  fais  que  le  défendre;  car,  d'ailleurs, 
je  suis  très-éloigné  de  désapprouver  le  votre,  tant 
que  vous  ne  voudrez  contraindre  personne  à  l'em- 
brasser. 


3o  CORR£SPOJ\DA?.CK. 

Quoi!  cette  aimable  et  chère  parente  est  toujours 
dans  son  lit!  Que  ne  suis -je  auprès  d'elle!  Nous 
nous  consolerions  mutuellement  de  nos  maux ,  et 
j'apprendrais  d'elle  à  souffrir  les  miens  avec  cons- 
tance; mais  je  n'espère  plus  faire  un  voyage  si  dé- 
siré; je  me  sens  de  jour  en  jour  moins  en  état  de 
le  soutenir.  Ce  n'est  pas  que  la  belle  saison  ne  m'ait 
rendu  de  la  vigueur  et  du  courage ,  mais  le  mal 
Jocal  n'en  fait  pas  moins  de  progrès;  il  commence 
même  à  se  rendre  intérieurement  très  -  sensible  ; 
une  enflure,  qui  croît  quand  je  marche,  m'ôte  pres- 
que le  plaisir  de  la  promenade ,  le  seul  qui  m'était 
resté,  et  je  ne  reprends  des  forces  que  pour  souf- 
frir. La  volonté  de  Dieu  soit  faite!  Cela  ne  m'em- 
pêchera pas,  j'espère,  de  vous  faire  voir  les  environs 
de  ma  solitude ,  auxquels  il  ne  manque  que  d'être 
autour  de  Genève  pour  me  paraître  délicieux.  J'em- 
brasse le  cher  Roustan ,  mon  prétendu  disciple  ;  j'ai 
lu  avec  plaisir  son  Examen  des  quatre  beaux  siècles  % 
et  je  m'en  tiens ,  avec  plus  de  confiance ,  à  mon 
sentiment,  en  vovant  que  c'est  aussi  le  sien.  La 
seule  chose  que  je  voudrais  lui  demander  serait  de 
ne  pas  s'exercer  à  la  vertu  à  mes  dépens ,  et  de  ne 
pas  se  montrer  modeste  en  flattant  ma  vanité.  Adieu, 
mon  cher  Vernes;  je  trouve  de  jour  en  jour  plus 
de  plaisir  a  vous  aimer. 

'  Examen  historique  des  quatre  beaux,  siècles  de  M.  de  Voltaire, 
j  vol.  in-8".  Genève,  1765,  par  Jucqnes-,\ntoine  Roustan. 


AMVÉE    lySS.  3l 

LETTRE  CLXXI. 

A  M.   ROMILLY'. 

1758. 

On  ne  saurait  aimer  les  pères  sans  aimer  des  en- 
fants qui  leur  sont  chers:  ainsi,  monsieur,  je  vous 
aimais  sans  vous  connaître ,  et  vous  croyez  bien 
que  ce  que  je  reçois  de  vous  n'est  pas  propre  à  relâ- 
cher cet  attachement.  J'ai  lu  votre  ode;  j'y  ai  trouvé 
de  l'énergie ,  des  images  nobles ,  et  quelquefois  des 
vers  heureux  :  mais  votre  poésie  paraît  gênée  ;  elle 
sent  la  lampe,  et  n'a  pas  acquis  la  correction.  Vos 
rimes,  quelquefois  riches,  sont  rarement  élégantes, 
et  le  mot  propre  ne  vous  vient  pas  toujours.  Mon 
cher  Romilly,  quand  je  paie  les  compliments  par 
des  vérités ,  je  rends  mieux  que  ce  qu'on  me  donne. 

Je  vous  crois  du  talent,  et  je  ne  doute  pas  que 
vous  ne  vous  fassiez  honneur  dans  la  carrière  où 
vous  entrez.  J'aimerais  pourtant  mieux,  pour  votre 
bonheur,  que  vous  eussiez  suivi  la  profession  de 
votre  digne  père ,  surtout  si  vous  aviez  pu  vous  y 
distinguer  comme  lui.  Un  travail  modéré,  une  vie 
égale  et  simple ,  la  paix  de  l'ame  et  la  santé  du  corps, 
qui  sont  le  fruit  de  tout  cela,  valent  mieux  pour 
vivre  heureux  que  le  savoir  et  la  gloire.  Du  moins  en 
cultivant  les  talents  des  gens  de  lettres,  n'en  prenez 

Jean-Edme,  lils  de  l'horloger.  Il  fut  ministre  de  la  religion  ré- 
formée ,  et  mourut  long-temps  avant  sou  père. 


'3u  CORRESPONDANCE. 

pas  les  préjugés;  n'estimez  votre  état  que  ce  qu'il 
vaut,  et  vous  en  vaudrez  davantage.  Je  vous  dirai 
que  je  n'aime  pas  la  fin  de  votre  lettre  :  vous  me 
paraissez  juger  trop  sévèrement  les  riches;  vous  ne 
sonojez  pas  qu'ayant  contracté  dès  leur  enfance 
mille  besoins  que  nous  n'avons  point,  les  réduire 
à  l'état  des  pauvres,  ce  serait  les  rendre  plus  mi- 
sérables qu'eux.  Il  faut  être  juste  envers  tout  le 
monde,  même  envers  ceux  qui  ne  le  sont  pas  pour 
nous.  Ehî  monsieur,  si  nous  avions  les  vertus  con- 
traires aux  vices  que  nous  leur  reprochons,  nous 
ne  songerions  pas  même  qu'ils  sont  au  monde,  et 
bientôt  ils  auraient  ^dIus  besoin  de  nous  que  nous 
d'eux.  Encore  un  mot,  et  je  finis.  Pour  avoir  droit 
de  mépriser  les  riches ,  il  faut  être  économe  et  pru- 
dent soi-même,  afin  de  n'avoir  jamais  besoin  de 
richesses. 

Adieu,  mon  cher  Romilh  ;je  vous  embrasse  de 
tout  mon  cœur. 


LETTRE  CLXXIL 

A  M.  D'ALEMBERT. 

Montmorency  ,  le  aS  juin  1-58. 

J'ai  dû,  monsieur,  répondre  à  votre  article  Gê' 
?ièi'e:  je  l'ai  fait,  et  je  vous  ai  même  adressé  cet 
écrit.  Je  suis  sensible  aux  témoignages  de  votre  sou- 
venir, et  à  l'honneur  que  j'ai  reçu  de  vous  en  plus 
d'une  occasion;  mais  vous  nous  donnez  un  conseil 


ANNÉE  r'yfjS.  33 

peniicieux,  et  si  mon  père  en  avait  fait  autant,  je 
n'aurais  pu  ni  dû  me  taire.  J'ai  tâché  d'accorder  ce 
que  je  vous  dois  avec  ce  f[iie  je  dois  à  ma  patrie  ; 
quand  il  a  fallu  choisir,  j'aurais  fait  un  crime  de 
balancer.  Si  ma  témérité  vous  offense,  vous  n'en 
serez  que  trop  vengé  par  la  faiblesse  de  l'ouvrage. 
Vous  V  chercherez  en  vain  les  restes  d'un  talent 
qui  n'est  plus,  et  qui  ne  se  nourrissait  peut-être  que 
de  mon  mépris  pour  mes  adversaires.  Si  je  n'avais 
consulté  que  ma  réputation,  j'aurais  certainement 
supprimé  cet  écrit; mais  il  n'est  pas  ici  question  de 
ce  qui  peut  vous  plaire  ou  m'honorer;  en  faisant 
mon  devoir,  je  serai  toujours  assez  content  de  moi 
et  assez  justifié  près  de  vojjs. 


LETTRE  CLXXIII. 

A  M.  VERNES. 

Montmorency,  le  4  juillet  1758. 

Je  me  hâte  ,  mon  cher  Vernes ,  de  vous  rassurer 
sur  le  sens  que  vous  avez  donné  à  ma  dernière 
lettre,  et  qui  sûrement  n'était  pas  le  mien.  Soyez 
sûr  que  j'ai  pour  vous  toute  l'estime  et  toute  la 
confiance  qu'un  ami  doit  à  son  ami  ;  il  est  vrai  que 
j'ai  eu  les  mêmes  sentiments  pour  d'autres  qui 
m'ont  trompé,  et  que,  plein  d'une  amertume  en 
secret  dévorée  ^  il  s'en  est  répandu  quelque  chose 
sur  mon  papier;  mais,  mon  ami,  cela  vous  regar- 
dait si  peu  ,  que ,  dans  la  même  lettre,  je  vous  ai , 
R.  xrx.  3 


34  CORRESPOIS'DANCE. 

ce  me  semble ,  assez  témoigné  l'ardent  désir  que 
j'ai  de  vous  voir  et  de  vous  embrasser.  Vous  me 
connaissez  mal  :  si  je  vous  croyais  capable  de  me 
tromper ,  je  n'aurais  plus  rien  à  vous  dire. 

J'ai  reçu  l'exemplaire  de  M.  Duvillard';  je  vous 
prie  de  l'en  remercier.  S'il  veut  bien  m'en  adresser 
deux  autres,  non  pas  par  la  même  voie  dont  il  s'est 
servi ,  mais  à  l'adresse  de  31.  Coùidet,  chez  MM.  The- 
l as  son  y  Necker  et  compagnie ,  rue  Michel-le-Comte  ^ 
je  lui  en  serai  obligé.  Il  a  eu  tort  d'imprimer  cet 
article  sans  m'en  rien  dire;  il  a  laissé  des  fautes  que 
j'aurais  ôtées,  et  il  n'a  pas  fait  des  corrections  et 
additions  que  je  lui  aurais  données. 

J'ai  sous  presse  ^  un  petit  écrit  sur  l'article  Ge- 
nève de  M.  d'Alembert.  Le  conseil  qu'il  nous  donne 
d'établir  une  comédie  m'a  paru  pernicieux  ;  il  a  ré- 
veillé mon  zèle,  et  m'a  d'autant  plus  indigné  que 
j'ai  vu  clairement  qu'il  ne  se  faisait  pas  un  scru- 
pule de  faire  sa  cour  à  M.  de  Voltaire  à  nos  dé- 
pens. Voilà  les  auteurs  et  les  philosophes!  Toujours 
pour  motif  quelque  intérêt  particulier,  et  toujours 
le  bien  public  pour  prétexte.  Cher  Vernes,  soyons 
hommes  et  citoyens  jusqu'au  dernier  soupir.  Osons 
toujours  parler  pour  le  bien  de  tous ,  fùt-il  préju- 
dicial3le  à  nos  amis  et  à  nous-mêmes.  Quoi  qu'il  en 
soit ,  j'ai  dit  mes  raisons  ;  ce  sera  à  nos  compatriotes 

*  M.  DuvUlard ,  libraire  à  Genève,  avait,  sans  Taveu  de  l'auteur, 
fait  imprimer  l'article  Economie  poliiique  de  l'Encyclopédie ,  qu'il 
publia:  sous  le  titre  de  Discours  sur  l'Économie  politique.  Voyez  à  ce 
sujet  l'avertissement  du  tome  v  de  cette  édition ,  pages  i  et  2. 

^  Cet  écrit  ne  parut  que  le  2  octobre  suivant.  La  date  en  est  con- 
statée dans  la  lettre  du  22  octobre,  à  M.  Vernes. 


ANNÉE    17.58.  35 

à  les  peser.  Ce  qui  me  fâche,  c'est  que  cet  écrit  est 
de  la  dernière  faiblesse;  il  se  sent  de  l'état  de  lan- 
gueur où  je  suis,  et  où  j'étais  bien  plus  encore 
quand  je  l'ai  composé.  Vous  n'y  reconnaîtrez  plus 
rien  que  mon  cœiu"  mais  je  me  flatte  que  c'en  est 
assez  pour  me  conserver  le  vôtre.  Voulez-vous  bien 
passer  de  ma  part  chez  M.  Marc  Chappuis ,  hii  faire 
mes  tendres  amitiés ,  et  lui  demander  s'il  veut  bien 
que  je  lui  fasse  adresser  les  exemplaires  de  cet 
écrit  que  je  me  suis  réservés,  afin  de  les  distribuer 
à  ceux  à  qui  je  les  destine,  suivant  la  note  que  je 
lui  enverrai? 

Vous  m'avez  parlé  ci-devant  de  madame  d'Épi- 
nay  ;  l'ami  Roustan  ,  que  j'embrasse  et  remercie , 
m'en  parle ,  et  d'autres  m'en  parlent  encore.  Cela 
me  fait  juger  qu'elle  vous  laisse  dans  une  erreur 
dont  il  faut  que  je  vous  tire.  Si  madame  d'Épinay 
vous  dit  que  je  suis  de  ses  amis,  elle  vous  trompe  ; 
si  elle  vous  dit  qu'elle  est  des  miens ,  elle  vous 
trompe  encore  plus  :  voilà  tout  ce  que  j'ai  à  vous 
dire  d'elle. 

Loin  que  l'ouvrage  dont  vous  me  parlez  soit  un 
roman  philosophique ,  c'est  au  contraire  im  com- 
merce de  bonnes  gens'.  Si  vous  venez,  je  vous 
montrerai  cet  ouvrage  ;  et  si  vous  jugez  qu'il  vous 
convienne  de  vous  en  mêler,  je  l'abandonne  avec 
plaisir  à  votre  direction.  Adieu,  mon  ami  ;  songez, 
non  pas ,  grâces  au  ciel ,  aux  ides  de  mars ,  mais  aux 
calendes  de  septembre  ;  c'est  ce  jour-là  que  je  vous 
attends. 

La  Nouvelle  Héloïse. 


36  i:  o  ^  i^  '  •''  ^'  <^'  y  li  ^  i'i  c  i: . 

LETTRE  CLXXIV. 

A  SOPHIE'. 

Le  i3  juillet  xySS. 

Je  commence  une  correspondance  qui  n'a  point 
d'exemple  et  ne  sera  guère  imitée  :  mais  votre  cœur 
n'ayant  plus  rien  à  dire  au  mien ,  j'aime  mieux  faire 
seul  les  frais  d'un  commerce  qui  ne  serait  qu'oné- 
reux pour  vous  ,  et  où  vous  n'auriez  à  mettre  que 
des  paroles.  C'est  une  fausseté  méprisable  de  sub- 
stituer des  procédés  à  la  place  des  sentiments,  et 
de  n'être  honnête  qu'à  l'extérieur.  Quiconque  a  le 
courage  de  paraître  toujours  ce  qu'il  est  deviendra 
tôt  ou  tard  ce  qu'il  doit  être  ;  mais  il  n'y  a  plus  rien 
à  espérer  de  ceux  qui  se  font  un  caractère  de  pa- 
rade. Si  je  vous  pardonne  de  n'avoir  plus  d'amitié 
pour  moi ,  c'est  parce  que  vous  ne  m'en  montrez 
plus.  Je  vous  aime  cent  fois  mieux  ainsi  qu'avec 
ces  lettres  froides  qui  voulaient  être  obligeantes, 
et  montraient ,  malgré  vous ,  que  vous  songiez  à 
autre  chose  en  les  écrivant.  De  la  franchise ,  6  So- 

'  Sophie  était  un  des  prénoms  de  madame  d'Houdetot  ;  cette  cir- 
constance, et  plusieurs  autres  relatives  à  la  liaison  qui  avait  existé 
entre  Jean-Jacques  et  cette  dame ,  font  présumer  que  cette  lettre  lui 
est  adressée.  M.  Petitain  a  tranché  la  difficulté  en  substituant  le  nom 
de  madame  d'Houdetot  à  celui  de  Sophie.  Il  nous  semble  qu'il  y  a 
plus  d'exactitude  à  conserver  celui  que  porte  l'autographe.  De  plus, 
on  n'a  point  acquis  la  certitude  nécessaire  pour  autoriser  cette  substi- 
tution. Nous  dirons  même  qu'il  y  a  une  objection  grave  tirée  de  la 
lettre  du  a 5  mars  17 58. 


ANNÉE    I-^SS.  37 

pliie!  il  n'y  a  (|u'elle  qui  élève  l'anie ,  et  soutienne , 
par  l'estime  de  soi-même,  le  droit  à  celle  d'autrui. 
Mon  dessein  n'est  pas  de  vous  ennuyer  de  fré- 
quentes et  longues  lettres.  Je  n'espère  pas  même , 
avec  toute  ma  discrétion ,  que  vous  lisiez  toutes 
celles  que  je  vous  écrirai;  mais  du  moins  aurai-je 
eu  le  plaisir  de  les  écrire ,  et  peut-être  est-il  bon , 
pour  vous  et  pour  moi,  que  vous  ayez  la  complai- 
sance de  les  recevoir.  Je  vous  crois  un  bon  natu- 
rel ;  c'est  cette  opinion  qui  m'attache  encore  à  vous  : 
mais  une  grande  fortune  sans  adversité  a  dû  vous 
endurcir  lame  ;  vous  avez  tixDp  peu  connu  de  maux 
pour  être  fort  sensible  à  ceux  des  autres.  Ainsi  les 
douceurs  de  la  commisération  vous  sont  encore 
inconnues.  N'ayant  su  partager  les  peines  d'autrui, 
vous  serez  moins  en  état  d  en  supporter  vous-même, 
si  jamais  il  en  vient;  et  il  est  toujours  à  craindre 
qu'il  n'en  vienne  ,  car  vous  n'ignorez  pas  que  la 
fortune  même  n'en  garantit  pas  toujours;  et,  quand 
elles  nous  attaquent  au  milieu  de  ses  faveurs,  quelles 
ressources  lui  reste-t-il  pour  les  guérir  ? 

Non  fidartî  délia. sorte, 
Ancor  a  me  già  fù  grata  , 
£  tu  ancor  ahandonata 
^  Sospirar  potresti  un  di. 

Veuille  le  ciel  tromper  ma  prévoyance  !  en  ce 
cas ,  mes  soins  n'auront  été  qu'inutiles ,  et  il  n'y 
aura  point  de  mal  au  moins  à  les  avoir  pris  :  mais 
si  jamais  votre  cœur  affligé  se  sent  besoin  de  res- 
sources qu'il  ne  trouvera  pas  en  lui-même,  si  peut- 
être  un  jour  d'autres  manières  de  penser  vous  dé- 


38  CORRKSPOr^DAriCE. 

goûtent  de  celles  qui  n'ont  pu  vous  rendre  heureuse, 
revenez  à  moi  si  je  vis  encore ,  et  vous  saurez  quel 
ami  vous  avez  méprisé.  Si  je  ne  vis  plus,  relisez 
mes  lettres  ;  peut-être  le  souvenir  de  mon  attache- 
ment adoucira-t-il  vos  peines;  peut-être  trouve- 
rez-vous  dans  mes  maximes  des  consolations  que 
vous  n'imaginez  pas  aujourd'hui. 


LETTRE  CLXXV. 

A  M.  ^DELEYRE. 

Montmorency,  le  5  octobre  ijSS. 

Enfin,  mon  cher  Deleyre,j'ai  de  vos  nouvelles. 
Vous  attendiez  plus  tôt  des  miennes,  et  vous  n'a- 
viez pas  tort;  mais,  pour  vous  en  donner,  il  fal- 
lait savoir  où  vous  prendre ,  et  je  ne  voyais  per- 
sonne qui  pût  me  dire  ce  que  vous  étiez  devenu  ; 
n'ayant  et  ne  voulant  avoir  désormais  pas  plus  de 
relation  avec  Paris  qu'avec  Pékin,  il  était  difficile 
que  je  pusse  être 'mieux  instruit.  Cependant,  jeudi 
dernier,  un  pensionnaire  des  Vertus,  qui  me  vint 
voir  avec  le  père  Curé,  m'apprit  que  vous  étiez  à 
Liège;  mais  ce  que  j'aurais  dû  fairefil  y  a  deux  mois 
était  à  présent  hors  de  propos ,  et  ce  n'était  plus 
le  cas  de  vous  prévenir;  car  je  vous  avoue  que  je 
suis  et  serai  toujours,  de  tous  les  hommes,  le  moins 
propre  à  retenir  les  gens  qui  se  détachent  de  moi. 

J'ai  d'autant  plus  senti  le  coup  que  vous  avez 
reçu,  que  j'étais  bien  plus  content  de  votre  nou- 


velle  carrière  que  de  celle  où  vous  êtes  en  train  de 
rentrer.  Je  vous  crois  assez  de  probité  pour  vous 
conduire  toujours  en  homme  de  bien  dans  les  af- 
faires, mais  non  pas  assez  de  vertu  pour  préférer 
toujours  le  bien  public  à  votre  gloire ,  et  ne  dire 
jamais  aux  hommes  que  ce  qu'il  leur  est  bon  de 
savoir.  Je  me  complaisais  à  vous  imaginer  d'avance 
dans  le  cas  de  relancer  quelquefois  les  fripons,  au 
lieu  que  je  tremble  de  vous  voir  contrister  les  âmes 
simples  dans  vos  écrits.  Cher  Deleyre ,  défiez-vous 
de  votre  esprit  satirique  ;  surtout  apprenez  à  res- 
pecter la  religion  :  l'humanité  seule  exige  ce  res- 
pect. Les  grands  ,  les  riches ,  les  heureux  du  siècle, 
seraient  charmés  qu'il  n'y  eût  point  de  Dieu  ;  mais 
l'attente  d'une  autre  vie  console  de  celle-ci  le  peuple 
et  le  misérable.  Quelle  cruauté  de  leur  ôter  encore 
cet  espoir  ! 

Je  suis  attendri ,  touché  de  tout  ce  que  vous  me 
dites  de  M,  G....;  quoique  je  susse  déjà  tout  cela, 
je  l'apprends  de  vous  avec  un  nouveau  plaisir  ;  c'est 
bien  plus  votre  éloge  que  le  sien  que  vous  faites  ; 
la  mort  n'est  pas  un  malheur  poiu'  un  homme  de 
bien,  et  je  me  réjouis  presque  de  la  sienne,  puis- 
qu'elle m'est  une  occasion  de  vous  estimer  davan- 
tage. Ah!  Deleyre ,  puissé-je  m'étre  trompé ,  et  goû- 
ter le  plaisir  de  me  reprocher  cent  fois  le  jour  de 
vous  avoir  été  juge  trop  sévère! 

Il  est  vrai  que  je  ne  vous  parlai  point  de  mon 
écrit  sur  les  spectacles  ;  car,  comme  je  vous  Tai  dit 
plus  d'une  fois ,  je  ne  me  fiais  pas  à  vous.  Cet  écrit 
est  bien  loin  de  la  prétendue  méchanceté  dont  vous 


4o  CORRli:SPO?fDA.NCE. 

parlez;  il  est  lâche  et  faible;  les  méchants  n'y  sont 
plus  gourmandes;  vous  ne  m'y  reconnaîtrez  plus  : 
cependant  je  l'aime  plus  que  tous  les  autres,  parce 
qu'il  m'a  sauvé  la  vie ,  et  qu'il  me  servit  de  distrac- 
tion dans  des  moments  de  douleur ,  où ,  sans  lui , 
je  serais  mort  de  désespoir.  Il  n'a  pas  dépendu  de 
moi  de  mieux  faire;  j'ai  fait  mon  devoir,  c'est  assez 
pour  moi.  Au  surplus,  je  livre  l'ouvrage  à  votre 
juste  critique.  Honorez  la  vérité  ;  je  vous  aban- 
donne tout  le  reste.  Il  est  vrai,  M.  Helvétius  a  £ait 
un  livre  dangereux  et  des  rétractations  humiliantes. 
Mais  il  a  quitté  la  place  de  fermier  général  ;  il  a 
fait  la  fortune  d'iuie  honnête  fille;  il  s'attache  à  la 
rendre  heureuse  ;  il  a  dans  plus  d'une  occasion 
soulagé  les  malheureux  ;  ses  actions  valent  mieux 
que  ses  écrits.  Mon  cher  Deleyre ,  tâchons  d'en 
faire  dire  autant  de  nofis.  Adieu;  je  vous  embrasse 
de  tout  mon  cœur. 


LETTRE  CLXXVI. 

A  M.  JACOB  VERNET. 

Montmorency,  le  i8  septembre  1758. 

J'ai  lu,  monsieur,  avec  d'autant  plus  de  joie  la 
dernière  lettre  dont  vous  m'avez  honoré,  que  j'é- 
tais toujours  dans  quelque  inquiétude  sur  l'effet 
de  la  mienne  à  M.  d'Alembert,  par  rapport  à  ses 
imputations  indiscrètes;  car  ,  pour  bien  traiter  des 
matières  aussi  délicates ,  rien  n'est  moins  suffisant 


AxXJVÉE    1758.  4' 

que  la  bonne  intention  ,  et  lien  n'est  plus  commun 
que  de  tout  gâter  en  pensant  bien  faire.  L'assu- 
rance que  vous  me  donnez  ,  que  je  ne  suis  pas 
dans  le  cas,  in'ote  un  grand  poids  de  dessus  le 
cœur,  et  ce  n'est  pas  peu  d'ajonter  au  plaisir  que 
m'aurait  fait  votre  lettre  dans  tous  les  temps.  Vous 
avez  raison,  monsieur,  de  croire  que  j'ai  été  con- 
tent de  votre  déclaration  ' ,  mais  content  n!est  pas 
assez  dire.  La  modération  ,  la  sagesse ,  la  fermeté , 
tout  s'y  trouve  :  je  regarde  cette  pièce  comme  un 
modèle  qui ,  malheureusement ,  ne  sera  pas  imité 
par  beaucoup  de  théologiens.  Tout  ce  qu'il  fallait 
étant  fait  de  part  et  d'autre,  j'espère  que  cette  dan- 
gereuse tracasserie  n'aura  point  de  suites  ;  et,  quand 
elle  en  aurait,  je  pense  que  le  silence  est  le  meil- 
leur moyen  de  la  faire  finir.  Du  moins  par  rapport 
à  moi,  c'est  le  parti  que  je  crois  devoir  prendre 
dans  les  critiques  qui  me  pleuvent  sur  ce  point  et 
sur  tous  les  autres.  Il  m'est  d'autant  moins  difficile 
de  n'y  pas  répondre ,  que  je  me  suis  imposé  de 
n'en  lire  aucune.  Il  a  pourtant  fallu  faire  excep- 
tion pour  celle  de  l'abbé  de  La  Porte ,  parce  qu'il 
me  l'a  envoyée  avec  une  lettre,  et  qu'il  a  bien 
fallu  faire  réponse  à  cette  lettre;  mais  ce  qui  ne 
fait  que  s'écrire  est  bien  différent  de  ce  qui  s'im- 
prime. Voici  tout  ce  que  je  lui  ai  dit  à  ce  sujet  : 
Quant  aux  mots  de  cojvsdbstaivtiel  ,  de  triiïité  ,  ^/'in- 
carnation ,  que  vous  me  dites  être  clairsemés  dans 
nos  livres  ,  ils  j  sont  tout  aussi  fréquents  que  dans 

La  Déclaration  des  ministres  de  Genève,  à  l'occasiou  de  l'article 
Genève  de  l'Encvclopcdie  :  voyez  le  tome  11  de  la  présente  éditioii. 


^2  CORRESPOJNDAIVCE. 

r Écriture  ,  et  nous  nous  consolons  d'être  hérétiques 
avec  les  apôtres  de  Jésus-Christ. 

Il  est  incontestable,  monsieur,  par  le  reste  de 
votre  lettre,  que  vous  avez  vu  le  fond  de  la  ques- 
tion plus  nettement  et  plus  clairement  que  moi^; 
d'ailleurs  connaissant  mieux  le  local ,  vous  faites 
des  distinctions  plus  justes  ;  et  je  ne  doute  pas  que 
si  j'avais  eu  quelc[ue  conversation  avec  vous  sur 
cette  matière  avant  que  d'écrire  mon  livre ,  il  n'en 
fût  devenu  meilleur.  Si  j'avais  le  bonheur  de  me 
retirer  dans  ma  patrie,  et  que  je  me  sentisse  en- 
core en  état  de  travailler,  je  vous  demanderais  la 
permission  de  vous  voir  et  de  vous  consulter  quel- 
quefois. Je  n'aurais  pas  seulement  besoin  du  se- 
cours de  vos  lumières ,  mais  aussi  de  celui  de  votre 
sagesse;  car  je  me  sens  emporté  par  un  caractère 
ardent  qui  aurait  souvent  besoin  d'être  retenu.  Je 
m'aperçois  du  bien  que  me  font  vos  lettres,  et  je 
ne  doute  pas  que  votre  conversation  ne  m'en  fît 
encore  davantage.  Ce  serait  satisfaire  au  besoin  en 
me  procurant  un  plaisir.  Recevez,  monsieur,  les 
assurances  de  mon  véritable  et  profond  respect. 

Rousseau,  dans  sa  lettre  à  d'Alembert,  s'était  plus  particulière- 
ment occupé  des  spectacles ,  de  leur  danger ,  et  du  conseil  que  l'au- 
teur de  l'article  Genève  donnait,  d'étaLlir  dans  cette  ville  une  salle 
de  spectacles.  Il  avait  négligé  le  socinianisme  dont  Genève  était  ac- 
cusée.' J.  Vernet ,  professeur  de  théologie ,  aurait  désiré  que  Rous- 
seau eût  réfuté  cette  accusation.  Dans  la  suite,  on  le  verra  (lettre  à 
M.  Moultou,  du  8  octobre  17(12)  exiger  de  Jean-Jacques  une  rétrac- 
tation de  \a  Profession  de  fui  du  vicaire  savoyard;  ce  qui  fut  cause  de 
leur  rupture. 


ANNliE    1758.  43 

LETTRE   CLXXVII. 

A  MADA-AIE  DE  CRÉQUI. 

Montmorency,  i3  octobre  lySS. 

Quoi  !  maclamp ,  vous  pouviez  me  soupçonner 
d'avoir  perdu  le  souvenir  de  vos  bontés!  C'était 
ne  rendre  justice  ni  à  vous  ni  à  moi  :  les  témoi- 
gnages de  votre  estime  ne  s'oublient  pas,  et  je  n'ai 
pas  un  cœur  fait  pour  les  oublier.  J'en  puis  dire 
autant  de  l'honneur  que  me  fait  M.  l'ambassadeur; 
c'est  im  grand  encouragement  pour  m'en  rendre 
digne  :  l'approbation  des  gens  de  bien  est  la  se- 
conde récompense  de  la  vertu  sur  la  terre. 

Je  comprends,  par  le  commencement  de  votre 
lettre,  que  vous  voilà  tout-à-fait  dans  la  dévotion. 
Je  ne  sais  s'il  faut  vous  en  féliciter  ou  vous  en 
plaindre  :  la  dévotion  est  im  état  très-doux ,  mais 
il  faut  des  dispositions  pour  le  goûter.  Je  ne  vous 
crois  pas  lame  assez  tendre  pour  être  dévote  avec 
extase,  et  vous  devez  ^ous  ennuyer  durant  forai- 
son.  Pour  moi ,  j'aimerais  encore  mieux  être  dé- 
vot que  philosophe;  mais  je  m'en  tiens  à  croire 
en  Dieu,  et  à  trouver  dans  l'espoir  d'une  autre 
vie  ma  seule  consolation  dans  celle-ci. 

Il  est  vrai ,  madame ,  que  l'amitié  me  fait  payer 
chèrement  ses  charmes,  et  je  vois  que  vous  n'en 
avez  pas  eu  meilleur  marché.  Ne  nous  plaignons 
en  cela  que  de  nous-mêmes.  Nous  sommes  juste- 
ment punis  des  attachements  exclusifs  qui  nous 


44  C0RRESP01VDA.NCE. 

rendent  aveugles,  injustes,  et  bornent  l'univers 
pour  nous  aux  personnes  que  nous  aimons.  Toutes 
les  préférences  de  l'amitié  sont  des  vols  faits  au 
genre  humain ,  à  la  patrie.  Les  hommes  sont  tous 
nos  frères  ;  ils  doivent  tous  être  nos  amis. 

Je  conçois  les  inquiétudes  que  vous  donne  le 
dangereux  métier  de  M.  votre  fils ,  et  tout  ce  que 
votre  tendresse  vous  porte  à  faire  pour  lui  donner 
un  état  digne  de  son  nom  :  mais  j'espère  que  vous 
ne  vous  serez  point  ruinée  pour  le  faire  tuer  ;  au 
contraire,  vous  le  verrez  vivre,  prospérer,  hono- 
rer vos  soins,  et  vous  payer  au  centuple  de  tous 
les  soucis  qu'il  vous  a  coiités.  Voilà  ce  que  son 
âge ,  le  vôtre ,  et  l'éducation  qu'il  a  reçue  de  vous, 
doivent  vous  faire  attendre  le  plus  naturellement. 
Au  reste  ,  pardonnez  si  je  ne  puis  voir  les  périls 
qui  vous  effraient  du  même  œil  que  les  voit  une 
mère.  Eh  !  madame ,  est-ce  un  si  grand  mal  de  mou- 
rir? Hélas!  c'en  est  souvent  un  bien  plus  grand 
de  vivre. 

Plus  je  reste  enfermé  dans  ma  solitude,  moins 
je  suis  tenté  de  l'interrompre  par  un  voyage  de 
Paris  :  cependant  je  n'ai  point  pris  là-dessus  de  ré- 
solution. Quand  le  désir  m'en  viendra  ,  je  serai 
prompt  à  le  satisfaire  :  mais  il  n'est  point  encore 
venu.  Tout  ce  que  je  puis  vous  dire  sur  l'avenir, 
c'est  que  si  jamais  je  fais  ce  voyage ,  ce  ne  sera 
point  sans  me  présenter  chez  vous ,  et  que ,  dans 
mon  système  actuel ,  j'aurai  peut-être  quelque  re- 
proche à  me  faire  du  motif  qui  m'y  conduira. 

Recevez, madame,  les  assurances  de  mon  respect. 


ANNÉn  1758.  •  45 

LETTRE   CLXXVIII. 

A   i\l.   VER  NES. 
Montmorency  ,  le  au  octobre  1758. 

Je  reçois  à  l'instant,  mon  ami,  votre  dernière 
lettre,  sans  date,  dans  laquelle  vous  m'en  annon- 
cez une  autre  sous  le  pli  de  M.  de  Chenonceaux, 
que  je  n'ai  point  reçue  :  c'est  ime  négligence  de 
ses  commis,  j'en  suis  sûr;  car  il  vint  me  voir  il 
y  a  peu  de  jours  ,  et  ne  m'en  parla  point.  Quoi 
qu'il  en  soit,  ne  nous  exposons  plus  au  même  in- 
convénient; écrivez-moi  directement,  et  n'affian- 
chissez  plus  vos  lettres;  car  je  ne  suis  pas  à  portée 
ici  d'en  faire  de  même.  Quoique  ce  paquet  soit 
assez  gros  pour  en  valoir  la  peine ,  je  ne  crois  pas 
que  mon  ami  regrette  l'argent  qu'il  lui  coûtera  , 
et  je  ne  lui  ai  pas  donné  le  droit,  que  je  sache  , 
de  penser  moins  favorablement  de  moi.  Soyez 
aussi  plus  exact  aux  dates ,  que  vous  êtes  sujet  à 
oublier. 

L'écrit  à  M.  d'Alembert  parait  en  effet  à  Paris 
depuis  le  i  de  ce  mois;  je  ne  l'ai  appris  que  le  7. 
Le  lundi  8,  je  reçus  le  petit  nombre  d'exemplaires 
que  mon  libraire  avait  joints  pour  moi  à  cet  en- 
voi; je  les  ai  fait  distribuer  le  même  jour  et  les 
suivants;  en  sorte  que,  le  débit  de  cet  ouvrage 
ayant  été  assez  rapide ,  tous  ceux  à  qui  j'en  ai  en- 
voyé l'avaient  déjà  :  et  voilà  un  des  désagréments 


46  CORRESPONDANCE. 

auxquels  m'assujettit  rinconcevable  négligence  de 
ce  libraire.  Pour  que  vous  jugiez  s'il  y  a  de  ma 
faute  dans  les  retards  de  l'envoi  pour  Genève,  je 
vous  envoie  une  de  ses  lettres  à  demi  déchirée,  et 
que  j'ai  heureusement  retrouvée.  Si  vous  avez  des 
relations  en  Hollande,  vous  m'obligerez  de  vous 
en  faire  informer  à  lui-même.  Selon  mon  compte , 
j'espère  enfin  que  vous  aurez  reçu  et  distribué 
ceux  qui  vous  sont  adressés.  Je  vous  dirai  sur  celui 
de  M.  Labat  que  nous  ne  nous  sommes  jamais  écrit, 
et  que  nous  ne  sommes  par  conséquent  en  aucune 
espèce  de  relation;  cependant  je  serai  bien  aise  de 
lui  donner  ce  léger  témoignage  que  je  n'ai  point 
oublié  ses  honnêtetés.  Mais ,  mon  cher  Vernes , 
Roustan  est  moins  en  état  d'en  acheter  un  ;  je  vou- 
drais bien  aussi  lui  donner  cette  petite  marque  de 
souvenir;  et  dans  la  balance  entre  le  riche  et  le 
pauvre,  je  penche  toujours  pour  le  dernier.  Je  vous 
laisse  le  maître  du  choix.  A  l'égard  de  l'autre  exem- 
plaire ,  il  faut ,  s'il  vous  plaît ,  le  faire  agréer  à 
M.  Soubeyran ,  avec  lequel  j'ai  de  grands  torts  de 
négligence,  et  non  pas  d'oubli;  tâchez,  je  vous  prie, 
de  l'ensaoer  à  les  oublier. 

Je  n'ignorais  pas  que  l'article  Genèfe  était  en 
partie  de  M.  de  Voltaire  :  quoique  j'aie  eu  la  dis- 
crétion de  n'en  rien  dire,  il  vous  sera  aisé  de  voir, 
par  la  lecture  de  l'ouvrage,  que  je  savais,  en  l'écri- 
vant, à  quoi  m'en  tenir.  Mais  je  trouverais  bizarre 
que  M.  de  Voltaire  crût,  pour  cela,  que  je  man- 
querais de  lui  rendre  un  hommage  que  je  lui  offre 
de  très-bon  cœur.  Au  fond  ,  si  quelqu'un  devait 


ANNÉE  1758.  l^n 

se  tenir  offensé,  ce  serait  M.  d'Alembert;  car,  après 
tout ,  il  est  au  moins  le  père  putatif  de  l'article. 
Vous  verrez,  dans  sa  lettre  ci-jointe,  comment  il 
a  reçu  la  déclaration  que  je  lui  fis,  dans  le  temps, 
de  ma  résolution.  Que  maudit  soit  tout  respect  hu- 
main qui  offense  la  droiture  et  la  vérité!  J'espère 
avoir  secoué  pour  jamais  cet  indigne  joug. 

Je  n'ai  rien  à  vous  dire  sur  la  réimpression  de 
V Économie  politique  ^  parce  que  je  n'ai  pas  reçu  la 
lettre  où  vous  m'en  pailez;  mais  je  vous  avoue  que, 
sur  l'offre  de  JM.  Duvillard  ,  j'ai  cru  que  l'auteur 
pouvait  lui  en  demander  deux  exemplaires,  et  s'at- 
tendre à  les  recevoir.  S'il  ne  tient  qu'à  les  payer,  je 
vous  prie  d'en  prendre  le  soin,  et  je  vous  ferai 
rembourser  cette  avance  avec  celles  que  vous  au- 
rez pu  faire  au  sujet  de  mon  dernier  écrit ,  et  dont 
je  vous  prie  de  m'envoyer  la  note. 

Je  n'ai  point  lu  le  livre  de  l'Esprit;  mais  j'en  aime 
et  estime  l'auteur.  Cependant  j'entends  de  si  ter- 
ribles choses  de  l'ouvrage  ,  que  je  vous  prie  de 
l'examiner  avec  bien  du  soin  avant  d'en  hasarder 
un  jugement  ou  un  extrait  dans  votre  recueil. 

Adieu ,  mon  cher  Yernes  ,  je  vous  aime  trop 
pour  répondre  à  vos  amitiés  ;  ce  langage  doit  être 
proscrit  entre  amis. 


/i8  CORRESPONDANCE. 


LETTRE  CLXXIX. 

A  M.  LEROY. 
Montmorency,  le  4  novembre  17 58. 

Je  vous  remercie,  monsieur,  de  la  bonté  que 
vous  avez  de  m'avertir  de  ma  bévue  au  sujet  du 
théâtre  de  Sparte,  et  de  l'honnêteté  avec  laquelle 
vous  voulez  bien  me  donner  cet  avis  *.  Je  suis  si 
sensible  à  ce  procédé ,  que  je  vous  demande  la  per- 
mission de  faire  usage  de  votre  lettre  dans  une 
autre  édition  de  la  mienne.  Il  s'en  faut  peu  que 
je  ne  me  félicite  dune  erreur  qui  m'attire  de 
votre  part  cette  marque  d'estime ,  et  je  me  sens 
moins  honteux  de  ma  faute  que  fier  de  votre 
correction. 

Voilà,  monsieur,  ce  que  c'est  que  de  se  fier  aux 

Voyez  la  Lettre  à  d'Alemhert.  —  La  lettre  de  Leroy  à  laquelle 
celle  fîe  Rousseau  sert  de  réponse,  se  trouve  dans  l'édition  de  Genève. 
«  Non -seulement,  dit-il  à  Rousseau,  il  y  avait  un  théâtre  à  Sparte, 
■  absolument  semblable  à  celui  de  Bacchus  à  Athènes,  mais  il  était 

«  le  plus  bel  ornement  de  cette  ville Il  subsiste  même  encore  en 

•  grande  partie ,  et  Pausanias  et  Plutarque  en  parlent  :  c'est  d'après 
«  ce  que  ces  deux  auteurs  en  disent  que  j'en  ai  fait  l'histoire  que  je 
«  vous  envoie  dans  l'ouvrage  que  je  viens  de  mettre  au  jour.  » 

Cet  ouvrage  a  pour  titre  :  Ruines  des  plus  beaux  monuments  de  la 
Grèce,  publié  en  effet  en  1758,  im  volume  grand  in-folio,  fig.,  et 
réimprimé  en  1770.  —  Leroy  (Jean  David),  membre  de  l'Académie 
des  inscriptions,  se  livra  à  l'architecture,  qu'il  a  professée  à  Paris 
pendant  quarante  ans,  après  avoir  été  en  étudier  en  Grèce  les  plus 
beaux  modèles.  Il  a  surtout  étudié  et  approfondi  tout  ce  qui  regarde 
l'architecture  navale  et  la  marine  des  anciens.  Il  est  mort  en  i8o3. 

(  Note  de  M.  Pctitain.  ) 


ANNÉE    1758.  49 

auteurs  célèbres.  Ce  n'est  guère  impunément  que 
je  les  consulte;  et,  de   manière  ou  d'autre,   ils 
manquent  rarement  de  me  punir  de  ma  confiance. 
Le  savant  Cragius,  si  versé  dans  l'antiquité,  avait 
dit  la  chose  avant  moi ,  et  Plutarque  lui-même  af- 
firme que  les  Lacédémoniens  n'allaient  point  à  la 
comédie ,  de  peur  d'entendre  des  choses  contre  les 
lois*,  soit  sérieusement,  soit  par  jeu.  Il  est  vrai  que 
le  même  Plutarque  dit  ailleurs  le  contraire;  et  il 
lui  arrive  si  souvent  de  se  contredire ,  qu'on  ne 
devrait  jamais  rien  avancer  d'après  lui  sans  l'avoir 
lu  tout  entier.  Quoi  qu'il  en  soit,  je  ne  puis  ni  ne 
veux  récuser  votre  témoignage  ;  et  quand  ces  au- 
teurs ne  seraient  pas  démentis  par  les  restes  du 
théâtre  de  Sparte  encore  existants ,  ils  le  seraient 
par  Pausanias  ,  Eustaclje ,   Suidas,   Athénée,   et 
d'autres  anciens.  Il  paraît  seulement  que  ce  théâtre 
était  consacré  plutôt  à  des  jeux,  des  danses,  des 
prix  de  musique,  qu'à  des  représentations  régu- 
lières, et  que  les  pièces  qu'on  y  jouait  quelquefois 
étaient  moins  de  véritables  drames  que  des  farces 
grossières,  convenables  à  la  simplicité  des  spec- 
tateurs ;  ce  qui  n'empêchait  pas  que  Sosybius  La- 
con  n'eût  fait  un  traité  de  ces  sortes  de  parades. 
C'est  La  Guilletière  qui  m'apprend  tout  cela;  car 
je  n'ai  point  de  livres  pour  le  vérifier.  Ainsi  rien 
ne  manque  à  ma  faute ,  en  cette  occasion ,  que  la 
vanité  de  la  méconnaître. 

Au  reste ,  loin  de  souhaiter  que  cette  faute  reste 
cachée  à  mes  lecteurs,  je  serai  fort  aise  qu'on  la 
publie ,  et  qu'ils  en  soient  instruits  ;  ce  sera  tou- 
R.  xix.  4 


5o  CORRESPO^'DA^'CE. 

jours  une  erreur  de  moins.  D'ailleurs,  comme  elle 
ne  fait  tort  qu'à  moi  seul ,  et  que  mon  sentiment 
n'en  est  pas  moins  bien  établi,  j'espère  qu'elle 
pourra  servir  d'amusement  aux  critiques  :  j'aime 
mieux  qu  ils  triomphent  de  mon  ignorance  que  de 
mes  maximes  ;  et  je  serai  toujours  très-content  que 
les  vérités  utiles  que  j'ai  soutenues  soient  épargnées 
à  mes  dépens. 

Recevez,  monsieur,  les  assurances  de  ma  recon- 
naissance ,  de  mon  estime ,  et  de  mon  respect. 


LETTRE    CLXXX. 

A  M.  VER  NES. 

MontmorAcy,  le  21  novembre  1738. 

Cher  Vernes  ,  plaignez-moi.  Les  approches  de 
rhy^'er  se  font  sentir.  Je  souffre,  et  ce  n'est  pas  le 
pire  pour  ma  paresse.  Je  suis  accablé  de  travail, 
et  jamais  mon  dernier  écrit  ne  m'a  coûté  la  moitié 
de  la  peine  et  du  temps  à  faire  que  me  coûteront 
à  répondre  les  lettres  qu'il  m'attire.  Je  voudrais 
donner  la  préférence  à  mes  concitoyens  ;  mais  cela 
ne  se  peut  sans  m'exposer;  car,  parmi  les  autres 
lettres,  il  y  en  a  de  tres-dangereuses,  dans  lesquelles 
on  me  tend  visiblement  des  pièges,  auxquelles -il 
faut  pourtant  répondre,  et  répondre  promptement, 
de  peur  que  mon  silence  même  ne  soit  imputé  à 
crime.  Faites  donc  en  sorte,  mon  ami,  qu'un  re- 
tard de  nécessité  ne  soit  pas  attribué  à  néghgence, 


ANNÉE    1758.  '^i 

et  que  mes  compatriotes  aient  pour  moi  plus  d'in- 
tlulgence  que  je  n'ai. lieu  d'en  attendre  des  étran- 
gers. J'aurai  soin  de  répondre  à  tout  le  monde;  je 
désire  seulement  qu'un  délai  forcé  ne  déplaise  à 
personne. 

Vous  me  parlez  des  critiques.  Je  n'en  lirai  ja- 
mais aucune  :  c'est  le  parti  que  j'ai  pris  dès  mon 
précédent  ouvrage,  et  je  m'en  suis  très-bien  trouvé. 
A^près  avoir  dit  mon  avis,  mon  devoir  est  rempli. 
Errer  est  d'un  mortel ,  et  surtout  d'un  ignorant 
comme  moi  ;  mais  je  n'ai  pas  l'entêtement  de  l'igno- 
rance. Si  j'ai  fait  des  fautes,  qu'on  les  censure  :  c'est 
fort  biemfait.  Pour  moi,  je  veux  rester  tranquille; 
et  si  la  vérité  m'importe ,  la  paix  m'importe  en- 
core plus. 

Cher  Vernes ,  qu'avons -nous  fait?  Nous  avons 
oublié  M.  Abauzit.  Ah!  dites,  méchant  ami!  cet 
homme  respectable,  qui  passe  sa  vie  à  s'oublier  soi- 
même,  doit-il  être  oublié  des  autres?  Il  fallait  ou- 
blier tout  le  monde  avant  lui.  Que  ne  m'avez-vous 
dit  un  mot!  Je  ne  m'en  consolerai  jamais.  Adieu. 

Je  n'oublie  pas  ce  que  vous  m'avez  demandé 

pour  votre  recueil  ;  mais du  temps  !  du  temps! 

Hélas!  je  n'en  fais  cas  que  pour  le  perdre  ?  Ne  trou- 
vez-vous pas  qu'avec  cela  mes  comptes  seront  bien 
rendus  ? 


4. 


52  CORRESPONDANCE. 

LETTRE  CLXXXI. 

A  M.  LE  DOCTEUR  TRONCHIN. 

A  Montmorency,  le  27  novembre  i^SS. 

Votre  lettre,  monsieur,  m'aurait  fait  grand  plai- 
sir en  tout  temps,  et  m'en  fait  surtout  aujourd'hui; 
car  j'y  vois  qu'ayant  jugé  l'absent  sans  l'entendre, 
vous  ne  l'avez  pas  jugé  tout -à-fait  aussi  sévère- 
ment qu'on  me  l'avait  dit  ^.  Plus  je  suis  indifférent 
sur  les  jugements  du  public,  moins  je  le  suis  sur 
ceux  des  hommes  de  votre  ordre  ;  mais ,  quoique 
j'aspire  à  mériter  l'estime  des  honnêtes  gens,  je 
ne  sais  mendier  celle  de  personne;  et  j'avoue  que 
c'est  la  chose  du  monde  la  moins  importante  que 
d'être  juste  ou  injuste  envers  moi. 

Je  ne  doutais  pas  que  vous  ne  fussiez  de. mon 
avis,  ou  plutôt  que  je  ne  fusse  du  vôtre,  sur  la 
proposition  de  M.  d'Alembert ,  et  je  suis  charmé 
que  vous  ayez  bien  voulu  confirmer  vous-même 
cette  opinion.  Il  y  aura  du  malheur  si  votre  sa- 
gesse et  votre  crédit  n'empêchent  pas  la  comédie 
de  s'établir  à  Genève ,  et  de  se  maintenir  à  nos 
portes. 

Dans  ses  Mémoires,  madame  d'Épinay  représente  son  sauceur 
Tronchin  comme  entièrement  dévoué  à  sa  cause,  ce  qui  permettait 
de  croire  qu'il  abandonnait  entièrement  celle  de  Rousseau-  Celui-ci 
prétend  qu'il  seconda  puissamment  ses  ennemis.  Peut-être  témoigna- 
t-il  de  l'intérêt  aux  deux  partis.  Une  lettre  rapportée  à  son  article 
\Hist.  deJ.  J.  Rousseau),  prouve  qu'il  écrivait  contre  Voltaire  dans 
le  temps  où  il  était  le  plus  lié  uvec  le  patriarche  de  Ferney. 


ANNÉE    1758.  53 

A  l'égard  des  cercles,  je  conviens  de  leurs  abus, 
et  je  n'en  doutais  pas  ;  c'est  le  sort  des  choses  hu- 
maines; mais  je  crois  qu'aux  cercles  détruits  suc- 
céderont de  plus  grands  abus  encore.  Vous  laites 
ime  distinction  très-judicieuse  sur  la  différence  des 
républiques  grecques  à  la  nôtre,  par  rapport  à 
réducation  pubhque  :  mais  cela  n'empêche  pas  que 
cette  éducation  ne  puisse  avoir  lieu  parmi  nous , 
et  qu'elle  ne  l'ait  même  par  la  seule  force  des 
choses,  soit  qu'on  le  veuille,  soit  qu'on  ne  le  veuille 
pas.  Considérez  qu'il  y  a  une  grande  différence 
entre  nos  artisans  et  ceux  des  autres  pays.  Un  hor- 
loger de  Genève  est  un  homme  à  présenter  par- 
tout; un  horloger  de  Paris  n'est  bon  qu'à  parler 
de  montres.  L'éducation  d'un  ouvrier  tend  à  for- 
'  mer  ses  doigts ,  rien  de  plus.  Cependant  le  citoyen 
reste.  Bien  ou  mal ,  la  tète  et  le  cœur  se  forment; 
on  trouve  toujours  du  temps  pour  cela ,  et  voilà  à 
({uoi  l'institution  doit  pourvoir.  Ici,  monsieur,  j'ai 
sur  vous  ,  dans  le  particulier,  l'avantage  que  vous 
avez  sur  moi  dans  les  observations  générales  :  cet 
état  des  artisans  est  le  mien,  celui  dans  lequel  je 
suis  né,  dans  lequel  j'aurais  dû  vivre,  et  que  je  n'ai 
quitté  que  pour  mon  malheur.  J'y  ai  reçu  cette 
éducation  publique,  non  par  une  institution  for- 
melle, mais  par  des  traditions  et  des  maximes  qui, 
se  transmettant  d'âge  en  âge ,  donnaient  de  bonne 
heure  à  la  jeunesse  les  lumières  qui  lui  conviennent 
et  les  sentiments  qu'elle  doit  avoir.  A  douze  ans ,  j'é- 
tais un  Romain  ;  à  vingt,  j'avais  couru  le  monde,  et 
n'étais  plus  qu'un  polisson.  Les  temps  sont  changés. 


54  CORRESPONDANCE. 

je  ne  l'ignore  pas  ;  mais  c'est  une  injustice  de  rejeter 
sur  les  artisans  la  corruption  publique  ;  on  sait  trop 
que  ce  n'est  pas  par  eux  qu'elle  a  commencé.  Par- 
tout le  riche  est  toujours  le  premier  corrompu ,  le 
pauvre  suit ,  l'état  médiocre  est  atteint  le  dernier. 
Or ,  chez  nous ,  l'état  médiocre  est  l'horlogerie. 

Tant  pis  si  les  enfants  restent  abandonnés  à 
eux-mêmes.  Mais  pourquoi  le  sont-ils  ?  Ce  n'est  pas 
la  faute  des  cercles  ;  au  contraire ,  c'est  là  qu'ils 
doivent  être  élevés,  les  filles  par  les  mères ,  les  gar- 
çons par  les  pères.  Voilà  précisément  l'éducation 
moyenne  qui  nous  convient ,  entre  l'éducation  pu- 
blique des  républiques  grecques,  et  l'éducation 
domestique  des  monarchies ,  où  tous  les  sujets  doi- 
vent rester  isolés,  et  n'avoir  rien  de  commun  que 
l'obéissance. 

Il  ne  faut  pas  non  plus  confondre  les  exercices 
que  je  conseille  avec  ceux  de  l'ancienne  gymnas- 
tique. Ceux-ci  formaient  une  véritable  occupation , 
presque  un  métier  ;  les  autres  ne  doivent  être 
qu'un  délassement,  des  fêtes ,  et  je  ne  les  ai  pro- 
posés qu'en  ce  sens.  Puisqu'il  faut  des  amusements, 
voilà  ceux  qu'on  nous  doit  offrir.  C'est  une  obser- 
vation qu'on  faisait  de  mon  temps ,  que  les  plus 
habiles  ouvriers  de  Genève  étaient  précisément 
ceux  qui  brillaient  le  plus  dans  ces  sortes  d'exer- 
cices, alors  en  honneur  parmi  nous  :  preuve  que 
ces  diversions  ne  nuisent  point  l'une  à  l'autre ,  mais 
au  contraire  s'entr'aident  mutuellement  :  le  temps 
qu'on  leur  donne  en  laisse  moins  à  la  crapule,  et 
empêche  les  citoyens  de  s'abrutir. 


jLisNéE  1758.  55 

A-dieu ,  monsieur  ;  je  vous  embrasse  de  tout  mou 
cœur.  Puissiez-vous  long-temps  honorer  votre  pa- 
trie ,  et  faire  du  bien  au  genre  humain  ! 


LETTRE  CLXXXII. 

A  M.   MOULTOU. 
Montmorency,  le  i5  décembre  17 58. 

Quoique  je  sois  incommodé  et  accablé  d'occu- 
pations désagréables ,  je  ne  puis ,  monsieur ,  différer 
plus  long-temps  à  vous  remercier  de  votre  excel- 
lente lettre'.  Je  ne  puis  vous  dire  à  quel  point  elle 
m'a  touché  et  charmé.  Je  l'ai  relue  et  la   relirai 
plus  d'une  fois  :  j'y  trouve  des  traits  dignes  du  sens 
de  Tacite  et  du  zèle  de  Caton.  Il  ne  faut  pas  deux 
lettres  comme  celle-là  pour  faire  connaître  un 
homme  ;  et  c'est  d'après  cette  connaissance  que  je 
m'honore  de  votre  suffrage.  O  cher  Moultou  !  nou- 
veau Genevois ,  vous  montrez  pour  la  patrie  toute 
la  ferveur  que  les  nouveaux  chrétiens  avaient  pour 
la  foi.  Puissiez-vous  l'étendre ,  la  communiquer  à 
tout  ce  qui  vous  environne  !  Puissiez-vous  réchauf- 
fer la  tiédeur  de  nos  vieux  citoyens,  et  puissions- 
nous  en  acquérir  beaucoup  qui  vous  ressemblent! 
car  malheureusement  il  nous  en  reste  peu. 

Ne  sachant  si  M.  Vernes  vous  avait  remis  un 
exemplaire  de  mon  dernier  écrit ,  j'ai  prié  M.  Coin- 
det  de  vous  en  envoyer  un  par  la  poste ,  et  il  m'a 
promis  de  le  faire  contre-signer.  Si  parhasard  vous 


56  CORRESPONDANCE. 

aviez  reçu  les  deux,  et  que  vous  n'en  eussiez 
pas  disposé ,  vous  m'obligeriez  d'en  rendre  un  à 
M.  Vernes;  car  j'apprends  qu'il  a  distribué  pour 
moi  tous  ceux  que  je  lui  avais  fait  adresser,  et  qu'il 
ne  lui  en  reste  pas  un  seul.  Si  vous  n'en  avez 
qu'un ,  vous  m'offenseriez  de  songer  à  le  rendre  :  si 
vous  n'en  avez  point,  vous  m'affligeriez  de  ne  m'en 
pas  avertir. 

Quoi!  monsieur,  le  respectable  Abauzit  daigne 
me  lire ,  il  daisjne  m'approuver  !  Je  puis  donc  me 
consoler  de  l'improbation  de  ceux  qui  me  blâment  ; 
car  il  est  bien  à  craindre  que,  si  j'obtenais  leur 
approbation ,  je  ne  méritasse  guère  la  sienne.  Adieu , 
mon  cher  monsieur.  Quand  vous  aurez  un  moment 
à  perdre ,  je  vous  prie  de  me  le  donner;  il  me  semble 
qu'il  ne  sera  pas  perdu  pour  moi. 


LETTRE  CLXXXIII. 

A  M.  VERNES. 

Montmorency,  le  6  janvier  ijSg. 

Le  mariage  est  un  état  de  discorde  et  de  trouble 
pour  les  gens  corrompus ,  mais  pour  les  gens  de 
bien  il  est  le  paradis  sur  la  terre.  Cher  Vernes, 
vous  allez  être  heureux,  peut-être  l'ètes-vous  déjà. 
Votre  mariage  n'est  point  secret  ;  il  ne  doit  point 
l'être;  il  a  l'approbation  de  tout  le  monde,  et  ne 
pouvait  manquer  de  l'avoir.  Je  me  fais  honneur  de 
penser  que  votre  épouse  ,  quoique  étrangère ,  ne  le 


ANNÉE    1759.  57 

sera  point  parmi  nous.  Le  mérite  et  la  vertu  ne 
sont  étrangers  que  parmi  les  méchants;  ajoutez 
une  figure  qui  n'est  commune  nulle  part,  mais  qui 
sait  bien  se  naturaliser  partout,  et  vous  verrez  que 
mademoiselle  C.  était  Genevoise  avant  de  le  de- 
venir. Je  m'attendris  ,  en  songeant  au  bonheur  de 
deux  époux  si  bien  unis ,  à  penser  que  c'est  le  sort 
qui  vous  attend.  Cher  ami ,  quand  pourrai-je  en 
être  témoin?  quand  verserai-je  des  larmes  de  joie 
en  embrassant  vos  chers  enfants?  quand  me  di- 
rai-je,  en  abordant  votre  chère  épouse  :  «  Voilà  la 
«  mère  de  famille  que  j'ai  dépeinte  ;  voilà  la  femme 
«  qu'il  faut  honorer  ?  » 

Je  ne  suis  point  étonné  de  ce  que  vous  avez  fait 
pourM.  Abauzit,  je  ne  vous  en  remercie  pas  même; 
c'est  insulter  ses  amis  que  de  les  remercier  de  quel- 
que chose.  Mais  cependant  vous  avez  donné  votre 
exemplaire  ;  et  il  ne  suffit  pas  que  vous  en'ayez  un , 
il  faut  que  vous  l'ayez  de  ma  main.  Si  donc  il  ne 
vous  en  reste  aucun  des  miens,  marquez-le-moi; 
je  vous  enverrai  celui  que  je  m'étais  réservé ,  et  que 
je  n'espérais  pas  employer  si  bien.  Vous  serez  le 
maître  de  me  le  paver  par  un  exemplaire  de  Y  Eco- 
nomie politique ,  car  je  n'en  ai  point  reçu. 

M.  de  Voltaire  ne  m'a  point  écrit.  Il  me  met  tout- 
à-fait  à  mon  aise ,  et  je  n'en  suis  pas  fâché.  La  lettre 
de  M.  Tronchin  roulait  uniquement  sur  mon  ou- 
vrage, et  contenait  plusieurs  objections  très-judi- 
cieuses ,  sur  lesquelles  pourtant  je  ne  suis  pas  de 
son  avis. 

Je  n'ai  point  oublié  ce  que  vous  voulez  bien  dé- 


58  CORRESPONDANCE. 

sirei-  sur  le  Choix  littéraire.  Mais ,  mon  ami ,  mettez- 
vous  à  ma  place ,  je  n'ai  pas  le  loisir  ordinaire  aux 
gens  de  lettres.  Je  suis  si  près  de  mes  pièces ,  que  si 
je  veux  dîner  il  faut  que  je  le  gagne;  si  je  me  repose, 
il  faut  que  je  jeune,  et  je  n'ai,  pour  le  métier  d'au- 
teur, que  mes  courtes  récréations.  Les  faibles  ho- 
noraires que  m'ont  rapportés  mes  écrits  m'ont  laissé 
le  loisir  d'être  malade,  et  de  mettre  un  peu  plus  de 
graisse  dans  ma  soupe  ;  mais  tout  cela  est  épuisé , 
et  je  suis  plus  près  de  mes  pièces  que  je  ne  l'ai  ja- 
mais été.  Avec  cela ,  il  faut  encore  répondre  à  cin- 
quante mille  lettres ,  recevoir  mille  importuns ,  et 
leur  offrir  Thospitalité.  Le  temps  s'en  va  et  les  be- 
soins restent.  Cher  ami ,  laissons  passer  ces  temps 
durs  de  maux,  de  besoins ,  d'importunités,  et  croyez 
que  je  ne  ferai  rien  si  promptement  et  avec  tant  de 
plaisir  que  d'achever  le  petit  morceau  que  je  vous 
destine, -et  qui  malheureusement  ne  sera  guère  au 
goût  de  vos  lecteurs  ni  de  vos  philosophes;  car  il  est 
tiré  de  Platon  '. 

Adieu,  mon  bon  ami.  Nous  sommes  tous  deux 
occupés;  vous,  de  votre  bonheur;  moi,  de  mes 
peines  :  mais  l'amitié  partage  tout.  Mes  maux  s'al- 
lègent quand  je  songe  que  vous  les  plaignez;  ils 
s'effacent  presque  par  le  plaisir  de  vous  croire 
heureux.  Ne  montrez  cette  lettre  à  personne,  au 
moins  le  dernier  article.  Adieu  derechef. 


'  Ce  morceau  est  X'Eaai  sur  P imitation  théâtrale,  tiré  des  Dialogues 
de  Platon.  Rousseau  le  fit  à  l'occasion  de  sa  lettre  à  M.  d'Alembert, 
dans  laquelle  il  ne  put  l'insérer.  Cet  Essai  fait  partie  du  a^  volume 
de  cette  édition. 


/ 


ANNÉE    1759.  59 

LETTRE  CLXXXIV. 

A  MADAME  DE  CRÉQUI. 

Montmorency,  le  i5  janvier  1759. 

Eu  vérité,  madame,  s'il  ne  fallait  pas  vous  re- 
uiercier  de  votre  souvenir,  je  crois  que  je  ne  vous 
remercierais  point  de  vos  poulardes.  Que  pouvais-je 
faire  de  quatre  poulardes  ?  J'ai  commencé  par  en 
envoyer  deux  à  gens  dont  je  ne  me  souciais  guère. 
Cela  m'a  fait  penser  combien  il  y  a  de  différence 
entre  un  présent  et  im  témoignage  d'amitié.  Le 
premier  ne  trouvera  jamais  en  moi  qu'un  cœur  in- 
grat; le  second O  madame!  si  vous  m'aviez  fait 

donner  de  vos  nouvelles  sans  rien  m'envoyer  de 
plus,  que  vous  m'auriez  fait  riche  et  reconnaissant! 
au  lieu  qu'à  présent  que  les  poulardes  sont  man- 
gées, tout  ce  que  je  puis  faire  de  mieux  c'est  de 
les  oublier  :  n'en  parlons  donc  plus.  Voilà  ce  qu'on 
gagne  à  me  faire  des  présents  K 

J'aime  et  j'approuve  la  tendresse  maternelle  qui 
vous  fait  parler  avec  tant  d'émotion  de  l'armée  où 
est  monsieur  votre  fils;  mais  je  ne  vois  pas,  ma- 
dame ,  pourquoi  il  faut  absolument  que  vous  vous 
ruiniez  pour  lui  :  est-ce  qu'avec  le  nom  qu'il  porte, 
et  l'éducation  qu'il  a  reçue ,  il  a  besoin ,  pour  se 

'  Il  était  fort  difficile  d'en  faire  accepter  à  Rousseau  ;  mille  cir^ 
constances  analogues  à  celle-ci  le  prouvent.  Mais  quand  on  le  savait  > 
pourquoi  revenait-oii  à  la  charge? 


6o  CORRESPOINDANCE. 

distinguer,  de  ces  ridicules  équipages  qui  font 
battre  vos  années  et  mépriser  vos  officiers  ?  Quand 
le  luxe  est  universel ,  c'est  par  la  simplicité  qu'on 
se  distingue;  et  cette  distinction,  qui  laisserait  un 
homme  obscur  dans  la  boue ,  ne  peut  qu'honorer 
un  homme  de  qualité.  Il  ne  faut  pas  que  monsieur 
votre  fils  souffre,  mais  il  faut  qu'il  n'ait  rien  de 
trop  :  quand  il  ne  brillera  pas  par  son  équipage , 
il  voudra  briller  par  son  mérite  ;  et  c'est  ainsi  qu'il 
peut  honorer  et  payer  vos  soins. 

A  propos  d'éducation,  j'aurais  quelques  idées 
sur  ce  sujet  que  je  serais  bien  tenté  de  jeter  sur 
le  papier  si  j'avais  un  peu  d'aide  ;  mais  il  faudrait 
avoir  là-dessus  les  observations  qui  me  manquent. 
Vous  êtes  mère,  madame,  et  philosophe,  quoique 
dévote;  vous  avez  élevé  un  fils;  il  n'en  fallait  pas 
tant  pour  vous  faire  penser.  Si  vous  vouliez  jeter 
sur  le  papier,  à  vos  moments  perdus,  quelques  ré- 
flexions sur  cette  matière ,  et  me  les  communiquer, 
vous  seriez  bien  payée  de  votre  peine  si  elles  m'ai- 
daient à  faire  un  ouvrage  utile;  et  c'est  à  de  tels 
dons  que  je  serais  vraiment  sensible  :  bien  entendu 
pourtant  que  je  ne  m'approprierais  que  ce  que  vous 
me  feriez  penser,  et  non  pas  ce  que  vous  auriez 
pensé  vous-même. 

Votre  lettre  m'a  laissé  sur  votre  santé  des  in- 
quiétudes que  vous  m'obligeriez  de  vouloir  lever  : 
il  ne  faut  pour  cela  qu'un  mot  par  la  poste.  Votre 
ame  se  porte  trop  bien ,  elle  vous  use  ;  vous  n'au- 
rez jamais  un  corps  sain.  Je  hais  ces  santés  robustes; 
ces  gens  qui  ont  tant  de  force  et  si  peu  de  vie;  il 


ANNÉE    1759.  (il 

me  semble  que  je  n'ai  vécu  moi-même  qire  depuis 
(lue  je  me  sens  demi -mort.  Bonjour,  madame.  Tl 
faut  finir  par  régime  ;  car  sûrement,  si  ma  règle 
est  bonne,  je  ne  guérirai  pas  en  vous  écrivant. 


LETTRE  CLXXXV. 

A  M.  LE  COMTE  DE  SAINT-FLORENTIN'. 
Montmorency,  le  r  i  février  lySg. 

Monseigneur, 

J'apprends  qu'on  s'apprête  à  remettre  à  l'Opéra 
de  Paris  une  pièce  de  ma  composition  ,  intitulée  le 
Deui/i  du  village.  Si  vous  daignez  jeter  les  yeux  sur 
le  mémoire  ci -joint,  vous  verrez,  monseigneur, 
que  cet  ouvrage  n'appartient  point  à  l'Académie 
royale  de  musique.  Je  vous  supplie  donc  de  vou- 
loir bien  lui  défendre  de  le  représenter ,  et  ordon- 
ner que  la  partition  m'en  soit  restituée.  Il  y  a  trois 
ans  que  j'avais  écrit  à  M.  le  comte  d'Argenson  pour 
lui  demander  cette  restitution.  Il  ne  fit  aucune  at- 
tention à  ma  lettre  ni  à  mon  mémoire.  J'espère , 
monseigneur,  être  plus  heiu-eux  aujourd'hui;  car 
je  ne  demande  rien  que  de  juste,  et  \êns  ne  refu- 
sez la  justice  à  personne. 

Je  suis  avec  un  profond  respect ,  etc. 

Cette  lettre  et  le  mémoire  qui  suit  furent  remis  par  M.  Sellon , 
résident  de  Genève,  à  M.  de  Saint-FJorentin,  qui  promit  une  réponse, 
et  qui  n'en  fît  pointi 


6a  CORRESPONDANCE. 

MÉMOIRE. 

Au  commencement  de  l'année  lySS,  je  présen- 
tai à  l'Opéra  un  petit  ouvrage  intitulé  le  Devin  du 
village,  qui  avait  été  représenté  devant  le  roi  à 
Fontainebleau  l'automne  précédent.  Je  déclarai 
aux  sieurs  Rebel  et  Francœur ,  alors  inspecteurs 
de  l'Académie  royale  de  musique ,  en  présence  de 
M.  Duclos,  de  l'Académie  française ,  historiographe 
de  France  ,  que  je  ne  demandais  aucun  argent  de 
ce  petit  opéra;  que  je  me  contentais  pour  son  prix 
de  mes  entrées  franches  à  perpétuité ,  mais  que  je 
les  stipulais  expressément  :  à  quoi  il  me  fut  ré- 
pondu par  ledit  sieur  Rebel,  en  présence  du  même 
M.  Duclos,  que  cela  était  de  droit,  conforme  à  l'u- 
sage, et  que  de  plus  il  m'était  àxx  des  honoraires 
qu'on  aurait  soin  de  me  faire  payer. 

Le  Devin  du  village  fut  joué  ;  et  quoique  j'eusse 
aussi  exigé  que  les  quatre  premières  représenta- 
tions seraient  faites  par  les  bons  acteurs ,  ce  qui 
fut  accordé ,  il  fut  mis  en  double  dès  la  troisième  ; 
et  la  pièce  eut  trente  et  une  représentations  de  suite 
avant  Pâques ,  sans  compter  les  trois  capitations  où 
elle  fut  aussi  donnée. 

Pour  les  honoraires  qui  m'étaient  dus  et  que  je 
n'avais  poirtt  demandés ,  on  m'apporta  chez  moi 
douze  cents  francs,  dont  je  signai  la  quittance, 
telle  qu'elle  me  fut  présentée. 

Le  Devin  du  village  fut  repris  après  Pâques ,  et 
continué  toute  l'année ,  et  même  le  carnaval  sui- 
vant, presque  sans  interruption ,  mais  dans  un  état 


ANNÉE    1759.  G;^ 

qui,  ne  me  laissant  pas  le  courage  d'en  soutenir  le 
spectacle,  ma  toujours  forcé  de  m'en  absenter;  et 
c'est  une  année  de  non -jouissance  de  mon  droit, 
dont  je  ne  serais  que  trop  fondé  à  demander 
compte. 

Enfin ,  dans  le  temps  que ,  délivré  de  ce  chagrin , 
je  croyais  pouvoir  profiter^ans  dégoût  du  privilège 
de  mes  entrées ,  le  sieur  de  Neuville  '  me  déclara , 
à  la  porte  de  l'Opéra ,  qu'il  avait  ordre  du  Bureau 
de  la  Ville  "  de  me  les  refuser ,  convenant  en  même 
temps  qu'un  tel  procédé  était  sans  exemple.  Et  en 
effet ,  si  telle  est  la  distinction  que  réserve  le  Bu- 
reau de  la  Ville  à  ceux  qui  font  à  la  fois  les  pa- 
roles et  la  musique  d'un  opéra ,  et  aux  auteurs  des 
ouvrages  qu'on  joue  cent  fois  de  suite  ,  il  n'est  pas 
étonnant  qu'elle  soit  rare. 

Sur  cet  exposé  simple  et  fidèle,  je  me  crois  en 
droit  de  demander  la  restitution  de  mon  manu- 
scrit ,  et  qu'il  soit  défendu  à  l'Académie  royale  de 
musique  de  jamais  représenter  le  Devin  du  village ^ 
sur  lequel  elle  a  perdu  son  droit  en  violant  le  traité 
par  lequel  je  le  lui  avais  cédé  ;  car  m'en  oter  le 
prix  convenu ,  c'est  m'en  rendre  la  propriété  ;  cela 
est  incontestable  en  toute  justice. 

1°  Ce  ne  serait  pas  répondre  que  de  m'opposer 
un  règlement  prétendu  qui,  dit -on,  borne  à  une 
année  le  droit  d'entrée  pour  les  auteurs  d'opéra 
en  un  acte  :  règlement  qu'on  allègue  sans  le  mon- 
trer ,  qui  n'est  connu  de  personne ,  et  n'a  jamais 

Barbier  de  Neuville ,  de  Vitry-le-Francais. 
La  ville  de  Paris  tenait  alors  rO]>éra. 


64  CORRESPOWDAISCE. 

eu  d'exécution  contre  aucun  auteur  avant  moi;  rè- 
glement enfin  qui,  après  une  soigneuse  vérifica- 
tion ,  se  trouve  n'avoir  point  existé  quand  mon 
accord  fut  fait,  et  qui,  quand  on  l'aurait  établi  de- 
puis ,  ne  peut  avoir  un  effet  rétroactif. 

1^  Quand  ce  règlement  existerait,  quand  il  se- 
rait en  vigueur,  il  ne  pQut  avoir  aucune  force  vis- 
à-vis  de  moi  étranger,  qui  ne  le  connaissais  point, 
et  à  qui  on  ne  l'a  point  opposé  dans  le  temps  que , 
maître  de  mon  ouvrage ,  je  ne  cédais  qu'en  stipu- 
lant une  condition  contraire.  N'a-t-on  pas  dérogé 
à  ce  réslement  en  traitant  avec  moi?  C'était  alors 
qu'il  fallait  m'en  parler.  Qui  a  jamais  ouï  dire  qu'on 
annuUe  une  convention  expresse  par  l'intention  se- 
crète de  ne  la  pas  tenir  ? 

3°  Pourquoi  l'Académie  royale  de  musique  se 
prévaudrait-elle  contre  moi  d'un  règlement  qu'elle- 
même  viole  à  mon  préjudice?  Si  l'auteur  des  pa- 
roles et  celui  de  la  musique  d'un  opéra  d'un  acte 
ont  chacun  leurs  entrées  pour  un  an ,  celui  qui  est 
à  la  fois  l'un  et  l'autre  doit  les  avoir  pour  deux ,  à 
moins  que  la  réunion  des  talents ,  qui  concourt  a 
leur  perfection ,  ne  soit  un  titre  contre  celui  qui  les 
rassemble. 

4^  Si  l'intention  du  Bureau  de  la  Ville  était  d'en 
user  à  toute  rigueur  avec  moi ,  il  fallait  donc  com- 
mencer par  me  payer  à  la  rigueur  ce  qui  m'était 
dû.  Le  produit  d'un  grand  opéra,  pour  chacim 
des  deux  auteurs,  est  de  deux  mille  livres  lorsqu'il 
*  soutient  trente  représentations  consécutives  ;  sa- 
voir ,  cent  francs  pour  chacune  des  dix  premières 


ANNÉE    1759.  G5 

représentations,  et  cinquante  francs  pour  chacune 
des  vingt  autres.  Or,  le  tiers  de  quatre  mille  francs 
est  plus  de  douze  cents  francs.  Si  je  n'ai  pas  ré- 
clamé le  surplus  ,.  ce  n'était  point  par  ignorance 
de  mon  droit,  mais  c'est  qu'ayant  stipulé  un  autre 
prix  pour  mon  ouvrage ,  je  ne  voulais  pas  mar- 
chander sur  celui-là. 

Si  l'on  ajoute  à  ces  raisons  que,  contre  ce  qu'on 
m'avait  promis  ,  mon  ouvrage  a  été  mis  en  double 
dès  la  troisième  représentation,  l'on  trouvera  que 
la  direction  de  l'Opéra  n'ayant  observé  avec  moi 
ni  les  conditions  que  j'avais  stipulées ,  ni  ses  pro- 
pres règlements,  s'est  dépouillée  comme  à  plaisir 
de  toute  espèce  de  droit  sur  ma  pièce.  Il  est  vrai 
que  j'ai  reçu  douze  cents  francs,  que  je  suis  prêt 
à  rendre  en  recevant  ma  partition  ,  espérant  qu'à 
son  tour  l'Académie  royale  de  musique  voudra  bien 
me  rendre  compte  de  cent  représentations '^  qu'elle 
a  faites  d'un  ouvrage  qu'elle  savait  n'être  pas  à  elle, 
puisqu'elle  n'en  voulait  pas  payer  le  prix  convenu. 

Que  si  cette  Académie  a  des  plaintes  à  faire 
contre  moi,  elle  peut  les  faire  par-devant  les  tri- 
bunaux, et  non  pas  s'établir,  juge  dans  sa  propre 
cause  ni  se  croire  en  droit  pour  cela  de  s'empa- 
rer de  mon  bien.  Sitôt  qu'on  est  mécontent  d'un 
homme ,  il  ne  s'ensuit  pas  qu'il  soit  permis  de  le 
voler. 

Observation.  —  31.  de  Saint-Florentin  fit  comme  M.  d'Ai - 

"  Il  faut  ajouter  toutes  celles  de  cette  dernière  reprise  et  des  sui- 
vantes, où,  pour  le  coup,  les  directeurs,  qui  eux-mêmes  avaient 
contracté  avec  moi,  ne  pouvaient  ignorer  qu'ils  disposaient  d'ua 
bien  qui  ne  leur  appartenait  pas. 

R.    XIX.  5 


66  CORRESPONDANCE. 

genson,  et  l'on  continua  de  joucf  le  Devin  da  village  sain%  se 
mettre  en  peine  des  droits  de  l'auteur.  On  verra  par  les  détails 
que  donne  Rousseau  dans  la  lettre  suivante,  quel  était  le  véri- 
table motif  pour  lequel  on  lui  refusait  ses  entrées  à  l'Opéra. 


LETTRE  CLXXXVI. 

A  M.  LE  NIEPS. 

Montmorency,  le  a 5  avril  1769. 

Eh!  vive  Dieu  !  mon  bon  ami;  que  votre  lettre  est 
réjouissante!  des  cinquante  louis!  des  cent  louis, 
des  deux  cents  louis ,  des  4800  livres  !  où  pren- 
drai-je  des  coffres  pour  mettre  tout  cela?  Vrai- 
ment, je  suis  tout  émerveillé  de  la  générosité  de 
ces  messieurs  de  l'Opéra.  Qu'ils  ont  changé  !  Oh  ! 
les  honnêtes  gens!  Il  me  semble  que  je  vois  déjà 
les  monceaux  d'or  étalés  sur  ma  table.  Malheureu- 
sement un  pied  cloche;  mais  je  le  ferai  reclouer, 
de  peur  que  tant  d'or  ne  vienne  à  rouler  par  les 
trous  du  plancher  dans  la  cave  „  au  lieu  d'y  entrer 
par  la  porte  en  bon  tonneaux  bien  reliés,  digne  et 
vrai  coffre-fort ,  non  pas  tout-à-fait  d'un  Genevois , 
mais  d'un  Suisse.  Jusqu'ici  M.  Duclos  m'a  gardé  le 
secret  sur  ces  brillantes  offres  ;  mais,  puisqu'il  est 
chargé  de  me  les  faire ,  il  me  les  fera  ;  je  le  connais 
bien,  il  ne  gardera  sûrement  pas  l'argent  pour  lui. 
Oh!  quand  je  serai  riche,  venez,  venez,  avec  vos 
monstres  de  l'Escalade;  je  vous  ferai  manger  un 
brochet  long  comme  ma  chambre. 

O  çà,  notre  ami,  c'est  assez  rire,  mais  que  l'ar- 


ANNÉli    1759.  Gj 

gent  vienne.  Revenons  aux  faits.  Vous  verrez  par 
le  mémoire  ci -joint,  et  par  les  deux  lettres  qui 
l'accompagnent,  l'état  de  la  question.  Ces  lettres 
ont  resté  toutes  deux  sans  réponse.  Vous  me  dites 
qu'on  me  blâme  dans  cette  affaire  ;  je  serais  bien  cu- 
rieux de  savoir  comment  et  de  quoi.  Serait-ce  d'être 
assez  insolent  pour  demander  justice,  et  assez  fou 
pour  espérer  que  Ton  me  la  rendra  ?  Dans  cette  der- 
nière affaire  j'ai  envoyé  un  double  de  mon  mé- 
moire à  M.  Duclos ,  qui ,  dans  le  temps ,  ayant  pris 
un  grand  intérêt  à  l'ouvrage,  fut  le  médiateur  et 
le  témoin  du  traité.  Encore  échauffé  d'un  entre- 
tien qui  ressemblait  à  ceux  dont  vous  me  parlez, 
je  marquais  un  peu  de  colère  et  d'indignation  dans 
ma  lettre  contre  les  procédés  des  directeurs  de  l'O- 
péra. Un  peu  calmé,  je  lui  récrivis  pour  le  prier  de 
supprimer  ma  première  lettre.  Il  répondit  à  cette 
première  qu'il  m'approuvait  fort  de  réclamer  tous 
mes  droits;  qu'il  m'était  assurément  bien  permis 
d'être  jaloux  du  peu  que  je  m'étais  réservé,  et  que 
je  ne  devais  pas  douter  qu'il  ne  fit  tout  ce  qui  dépen- 
drait de  lui  pour  me  procurer  la  justice  qui  m'était 
due.  Il  répondit  à  la  seconde  qu'il  n'avait  rien  aperçu 
dans  l'autre  que  je  pusse  regretter  d'avoir  écrit  ; 
cju'au  surplus  MM.  Rebel  et  Francœur  ne  faisaient 
aucune  difficidté  de  me  rendre  mes  entrées ,  et  que , 
comme  ils  n'étaient  pas  les  maîtres  de  l'Opéra  lors- 
que l'on  me  les  refusa ,  ce  refus  n'était  pas  de  leur 
fait.  Pendant  ces  petites  négociations,  j'appris  qu'ils 
allaient  toujours  leur  train,  sans  s'embarrasser  non 
plus  de  moi  que  si  je  n'avais  pas  existé  ;  qu'ils 

a. 


68  CORRESPONDANCE. 

avaient  remis  le  Devin  du  village....  vous  savez 
comment!  sans  m'écrire,  sans  me  rien  faire  dire, 
sans  m'envoyer  même  les  billets  qui  m'avaient  été 
promis  en  pareil  cas  quand  on  m'ôta  mes  entrées  ; 
de  sorte  que  tout  ce  qu'avaient  fait  à  cet  égard  les 
nouveaux  directeurs  avait  été  de  renchérir  sur  la 
malhonnêteté  des  autres.  Outré  de  tant  d'insultes , 
je  rejetai,  dans  ma  troisième  lettre  à  M.  Duclos, 
l'offre  tardive  et  forcée  de  me  redonner  les  entrées , 
et  je  persistai  à  redemander  la  restitution  de  ma 
pièce.  M.  Duclos  ne  m'a  pas  répondu  :  voilà  exac- 
tement à  quoi  l'affaire  en  est  restée. 

Or,  mon  ami ,  voyons  donc,  selon  la  rigueur  du 
droit,  en  quoi  je  suis  à  blâmer.  Je  dis  selon  la  ri- 
gueur du  droit ,  à  moins  que  les  directeurs  de  l'O- 
péra ne  se  fassent,  des  insultes  et  des  affronts  qu'ils 
m'ont  faits,  un  titre  pour  exiger  de  ma  part  des 
honnêtetés  et  des  grâces. 

Du  moment  que  le  traité  est  rompu ,  mon  ou- 
vrage m'appartient  de  nouveau.  Les  faits  sont  prou- 
vés dans  le  mémoire.  Ai-je  tort  de  redemander  mon 
bien? 

Mais,  disent  les  nouveaux  directeiu^s,  l'infrac- 
tion n'est  pas  de  notre  fait.  Je  le  suppose  un  mo- 
ment; qu'importe?  le  traité  en  est-il  moins  rompu? 
je  n'ai  point  traité  avec  les  directeurs,  mais  avec 
la  direction.  Ne  tiendrait-il  donc  qu'à  des  change- 
ments simulés  de  directeurs  pour  faire  impunément 
banqueroute  tous  les  huit  jours  ?  Je  ne  connais  ni 
ne  veux  connaître  les  sieurs  Rebel  et  Francœur. 
Que  Gautier  ou  Garguille  dirigent  l'Opéra,  que  me 


ANNÉE    1759.  69 

fait  cela?  J'ai  cédé  mon  ouvrage  à  l'Opéra  sous  des 
conditions  qui  ont  été  violées,  je  l'ai  vendu  pour 
un  prix  qui  n'a  point  été  payé  ;  mon  ouviage  n'est 
donc  pas  à  l'Opéra,  mais  à  moi  :  je  le  redemande; 
en  le  retenant,  on  le  vole.  Tout  cela  me  paraît 
clair. 

Il  y  a  plus  ;  en  ne  réparant  pas  le  tort  que  m'a- 
vaient fait  les  anciens  directeurs,  les  nouveaux  l'ont 
confirmé;  en  cela  d'autant  plus  inexcusables  qu'ils 
ne  pouvaient  pas  ignorer  les  articles  d'un  traité 
fait  avec  eux-tnémes  en  personnes.  Étais-je  donc 
obligé  de  savoir  que  l'Opéra,  où  je  n'allais  plus, 
changeait  de  directeurs?  pouvais -je  deviner  si  les 
derniers  étaient  moins  iniques  ?  pour  l'apprendre, 
fallait -il  m'exposer  à  de  nouveaux  affronts,  aller 
leur  faire  ma  cour  à  leur  porte,  et  leur  demander 
humblement  en  grâce  de  vouloir  bien  ne  me  plus 
voler  ?  S'ils  voulaient  garder  mon  ouvrage  ,  c'était 
à  eux  de  faire  ce  qu'il  fallait  pour  qu'il  leur  appar- 
tînt; mais  en  ne  désavouant  pas  Tiniquité  de  leurs 
prédécesseurs ,  il  l'ont  partagée  ;  en  ne  me  rendant 
pas  les  entrées  qu'ils  savaient  m'étre  dues,  ils  me 
les  ont  ôtées  une  seconde  fois.  S'ils  disent  qu'ils 
ne  savaient  où  me  prendre,  ils  mentent;  car  ils 
étaient  environnés  de  gens  de  ma  connaissance , 
dont  ils  n'ignoraient  pas  qu'ils  pouvaient  apprendre 
où  j'étais.  S'ils  disent  qu'ils  n'y  ont  pas  songé ,  ils 
mentent  encore;  car  au  moins,  en  préparant  une 
reprise  du  Devin  du  village  y  ils  ne  pouvaient  ne 
pas  penser  à  ce  qu'ils  devaient  à  l'auteur.  Mais  ils 
n'ont  parlé  de  ne  plus  me  refuser  les  entrées  que 


■yo  CORRESPONDANCE. 

quand  ils  y  oi^t  été  forcés  par  le  cri  public  :  il  est 
donc  faux  que  la  violation  du  traité  ne  soit  pas  de 
leur  fait.  Ils  ont  fait  davantage,  ils  ont  renchéri  sur 
la  malhonnêteté  de  leurs  prédécesseurs;  car,  en  me 
refusant  l'entrée,  le  sieur  de  Neuville  me  déclara, 
de  la  part  de  ceux-ci,  que,  quand  on  jouerait  le 
Devin  du  village,  on  aurait  soin  de  m'envoyer  des 
billets.  Or,  non-seulement  les  nouveaux  ne  m'ont 
parlé ,  ni  écrit ,  ni  fait  écrire  ;  mais  quand  ils  ont 
remis  le  Devin  du  villagey  ils  n'ont  pas  même  en- 
voyé les  billets  que  les  autres  avaient  promis.  On 
voit  que  -ces  gens -là,  tout  fiers  de  pouvoir  être 
iniques  impunément, se  croiraient  déshonorés  s'ils 
faisaient  un  acte  de  justice. 

En  recommençant  à  ne  me  plus  refuser  les  en- 
trées ,  ils  appellent  cela  me  les  rendre.  Voilà  qui 
est  plaisant  !  Qu'ils  me  rendent  donc  les  cinq  an- 
nées écoulées  depuis  qu'ils  me  les  ont  ôtées  ;  la 
jouissance  de  ces  cinq  années  ne  m'était  -  elle  pas 
due  ?  n'entrait-elle  pas  dans  le  traité  ?  Ces  messieurs 
penseraient -ils  donc  être  quittes  avec  moi  en  me 
donnant  les  entrées  le  dernier  jour  de  ma  vie?  Mon 
ouvrage  ne  saurait  être  à  eux  qu'ils  ne  m'en  paient 
le  prix  en  entier.  Ils  ne  peuvent ,  me  dira-t-on ,  me 
rendre  le  temps  passé  :  pourquoi  me  l'ont-ils  ôté? 
c'est  leur  faute;  me  le  doivent-ils  moins  pour  cela? 
C'était  à  eux,  par  la  représentation  de  cette  impos- 
sibilité ,  et  par  de  bonnes  manières ,  d'obtenir  que 
je  voulusse  bien  me  relâcher  en  cela  de  mon  droit, 
ou  en  accepter  une  compensation.  Mais,  bon!  je 
vaux  bien  la  peine  qu'on  daigne  être  juste  avec 


ANiN'ltE    1759.  71 

moi!  soit.  Voyons  donc  enfin  de  mon  côté  à  quel 
litre  je  suis  obligé  de  leur  faire  grâce.  Ma  foi,  puis- 
qu'ils sont  si  rogues ,  si  vains ,  si  dédaigneux  de 
toute  justice,  je  demande ,  moi ,  la  justice  en  toute 
rigueur;  je  veux  tout  le  prix  stipulé,  ou  qu(;  le 
marché  soit  nul.  Que  si  l'on  me  refuse  la  justice 
qui  m'est  due,  comment  ce  refus  fait-il  mon  tort? 
et  qui  est-ce  qui  m'ôtera  le  droit  de  me  plaindre? 
Qu'y  a-t-il  d'équitable ,  de  raisonnable  à  répondre 
à  cela?  Ne  devrais-je  point  peut-être  un  remercie- 
ment à  ces  messieurs,  lorsqu'à  regret,  et  en  rechi- 
gnant, ils  veulent  bien  ne  me  voler  qu'une  partie 
de  ce  qui  m'est  dû. 

De  nos  plaideurs  manceaux  les  maximes  m'étomient  ; 
Ce  qu'ils  ne  prennent  pas  ,  ils  disent  qu'ils  le  donnent 

Passons  aux  raisons  de  convenance.  Après  m'a- 
voir  oté  les  entrées  tandis  que  j'étais  à  Paris ,  me  les 
rendre  quand  je  n'y  suis  plus,  n'est-ce  pas  joindre 
la  raillerie  à  l'insulte?  ne  savent -ils  pas  bien  que 
je  n'ai  ni  le  moyen  ni  l'intention  de  profiter  de  leur 
offre?  Eh!  pourquoi  diable  irais-je  si  loin  chercher 
leur  Opéra  ?  n'ai-je  pas  tout  à  ma  porte  les  chouettes 
de  la  forêt  de  Montmorency  ? 

Ils  ne  refusent  pas ,  dit  M.  Duclos,  de  me  rendre 
mes  entrées.  J'entends  bien  :  ils  me  les  rendront 
volontiers  aujourd'hui  pour  avoir  le  plaisir  de  me 
les  ôter  demafn ,  et  de  me  faire  ainsi  un  second  af- 
front. Puisque  ces  gens-là  n'ont  ni  foi  ni  parole, 
qui  est-ce  qui  me  répondra  d'eux  et  de  leurs  inten- 
tions? Ne  me  sera-t-il  pas  bien  agréable  de  ne  me 
jamais  présenter  à  la  porte  que  dans  l'attente  d(^ 


'J1  CORRESPOJVDANCE. 

me  la  voir  fermer  une  seconde  fois?  Ils  n'en  au- 
ront plus  ,  direz-vous,  le  prétexte.  Eh!  pardonnez- 
moi  ,  monsieur,  ils  l'auront  toujours;  car ,  sitôt  qu'il 
faudra  trouver  leur  Opéra  beau,  qu'on  me  remène 
aux  Carrières!  Que  n'ont-ils  proposé  cette  admi- 
rable condition  dans  leur  marché!  jamais  ils  n'au- 
raient massacré  mon  pauvre  Devin.  Quand  ils  vou- 
dront me  chicaner,  manqueront-ils  de  prétextes? 
Avec  des  mensonges  ,  on  n'en  manque  jamais. 
N'ont -ils  pas  dit  que  je  faisais  du  bruit  au  spec- 
tacle ,  et  que  mon  exclusion  était,  une  affaire  de 
police? 

Premièrement,  ils  mentent  :  j'en  prends  à  témoin 
tout  le  parterre  et  l'amphithéâtre  de  ce  temps -là. 
De  ma  vie  je  n'ai  crié  ni  battu  des  mains  aux  bouf- 
fons; et  je  ne  pouvais  ni  rire  ni  bailler  à  l'Opéra 
français,  puisque  je  n'y  restais  jamais  ,  et  qu'aussi- 
tôt que  j'entendais  commencer  la  lugubre  psalmo- 
die, je  me  sauvais  dans  les  corridors.  S'ils  avaient 
pu  me  prendre  en  faute  au  spectacle ,  ils  se  seraient 
bien  gardés  de  m'en  éloigner.  Tout  le  monde  a  su 
avec  quel  soin  j'étais  consigné  ,  recommandé  aux 
sentinelles  ;  partout  on  n'attendait  qu'un  mot , 
qu'un  geste  pour  m'arréter;  et  sitôt  que  j'allais  au 
parterre,  j'étais  environné  de  mouches  qui  cher- 
chaient à  m'exciter.  Imaginez-vous  s'il  fallut  user  de 
prudence  pour  ne  donner  aucune  prise  sur  moi. 
Tous  leurs  efforts  furent  vains;  car  il  y  a  long-temps 
que  je  me  suis  dit  :  Jean- Jacques, puisque  tu  prends  le 
dangereux  emploi  de  défenseur  de  la  vérité,  sois  sans 
cesse  attentif  sur  toi  -  même ,  soumis  en  tout  aux  lois 


ANNÉE    1759.  73 

et  aux  règles  j  afin  que ,  quand  on  voudra  te  maltrai- 
ter, on  ait  toujours  tort.  Plaise  à  Dieu  que  j'observe 
aussi  bien  ce  précepte  jusqu'à  la  fin  de  ma  vie, 
que  je  crois  l'avoir  observé  jusqu'ici  '  !  Aussi ,  mon 
bon  ami,  je  parle  ferme  et  n'ai  peur  de  rien.  Je 
sens  qu'il  n'y  a  liomme  sur  la  terre  qui  puisse  me 
faire  du  mal  justement;  et  quant  à  l'injustice ,  per- 
sonne au  monde  n'en  est  à  l'abri.  Je  suis  le  plus 
faible  des  êtres;  tout  le  monde  peut  me  faire  du 
mal  impunément.  J'éprouve  qu'on  le  sait  bien,  et 
les  insultes  des  directeurs  de  l'Opéra  sont  pour  moi 
le  coup  de  ])ied  de  l'àne.  Kien  de  tout  cela  ne  dé- 
pend de  moi  ;  qu'y  ferais-je?  Mais  c'est  mon  affaire 
que  quiconque  me  fera  du  mal  fasse  mal  ;  et  voilà 
de  quoi  je  réponds. 

Premièrement  donc,  ils  mentent;  et  en  second 
lieu,  quand  ils  ne  mentiraient  pas,  ils  ont  tort  : 
car ,  quelque  mal  que  j'eusse  pu  dire ,  écrire  ou 
faire,  il  ne  fallait  point  m'ùter  les  entrées,  attendu 
que  l'Opéra,  n'en  étant  pas  moins  possesseur  de 
mon  ouvrage,  n'en  devait  pas  moins  payer  le  prix 
convenu.  Que  fallait-il  donc  faire?  m'arréter,  me 
traduire  devant  les  tribunaux ,  me  faire  mon  pro- 
cès, me  faire  pendre,  écarteler,  brûler,  jeter  ma 
cendre  au  vent,  si  je  l'avais  mérité;  mais  il  ne  fal- 
lait pas  m'ôter  les  entrées.  Aussi-bien,  comment, 
étant  prisonnier  ou  pendu ,  serais-je  allé  faire  du 
bruit  à  l'Opéra?  Ils  disent  encore  :  Puisqu'il  se  dé- 

'  Il  continua  de  l'observer  en  effet,  ce  qui  ût qu'on  eut  tort,  et  que 
son  vœu  fut  réalisé.  Mais  il  n'en  fut  pas  plus  heureux.  Voyez  Vai-er- 
tUsement  de  l'Emile. 


y4  CORRESPONDANCE. 

plaît  à  notre  théâtre,  quel  mal  lui  a-t-on  fait  de 
lui  en  ôter  l'entrée  ?  Je  réponds  qu'on  m'a  fait  tort , 
violence,  injustice,  affront;  et  c'est  du  mal  que 
cela.  De  ce  que  mon  voisin  ne  veut  pas  employer 
son  argent,  est-ce  à  dire  que  je  sois  en  droit  d'aller 
lui  couper  la  bourse  ? 

De  quelque  manière  que  je  tourne  la  chose  , 
quelque  règle  de  justice  que  j'y  puisse  appliquer, 
je  vois  toujours  qu'en  jugement  contradictoire, 
par -devant  tous  les  tribunaux  de  la  terre,  les  di- 
recteurs de  l'Opéra  seraient  à  l'instant  condamnés 
à  la  restitution  de  ma  pièce ,  à  réparation ,  à  dom- 
mages et  intérêts.  Mais  il  est  clair  que  j'ai  tort , 
parce  que  je  ne  puis  obtenir  justice;  et  qu'ils  ont 
raison ,  parce  qu'ils  sont  les  plus  forts.  Je  défie  qui 
que  ce  soit  au  monde  de  pouvoir  alléguer  en  leur 
faveur  autre  chose  que  cela. 

Il  faut  à  présent  vous  parler  de  mes  libraires  ;  et 
je  commencerai  par  M.  Pissot.  J'ignore  s'il  a  gagné 
ou  perdu  avec  moi.  Toutes  les  fois  que  je  lui  de- 
mandais si  la  vente  allait  bien ,  il  me  répondait , 
passablement  ;  sans  que  jamais  j'en  aie  pu  tirer 
autre  chose.  Il  ne  m'a  pas  donné  un  sou  de  mon 
premier  discours  ni  aucune  espèce  de  présent ,  si- 
non quelques  exemplaires  pour  mes  amis.  J'ai  traité 
avec  lui  pour  la  gravure  du  Devin  du  village  ^  sur 
le  pied  de  cinq  cents  francs ,  moitié  en  livres ,  et 
moitié  en  argent ,  qu'il  s'obligea  de  me  payer  en 
plusieurs  fois ,  et  à  certains  termes  ;  il  ne  tint  pa- 
role à  aucun,  et  j'ai  été  obligé  de  courir  long-temps 
après  mes  deux  cent  cinquante  livres. 


ANNÉE    1759.  y5 

Par  rapport  à  mon  libraire  de  Hollande  ,  je  l'ai 
trouvé  en  toutes  choses  exact,  attentif,  honnête: 
je  lui  demandai  vingt-cinq  louis  de  mon  Discours 
sur  V  Inégalité  ;  il  me  les  donna  sur-le-champ,  et  il 
envoya  de  plus  une  robe  à  ma  gouvernante.  Je  lui 
ai  demandé  trente  louis  de  ma  Lettre  ci  M.  iVA- 
lernbcrty  et  il  me  les  donna  sur-le-champ  :  il  n'a  fait, 
à  cette  occasion,  aucun  présent,  ni  à  moi,  ni  à  ma 
gouvernante  " ,  et  il  ne  le  devait  pas  ;  mais  il  m'a 
fait  un  plaisir  que  je  n'ai  jamais  reçu  de  JNT.  Pissot , 
en  me  déclarant  de  bon  cœur  qu'il  faisait  bien  ses 
affaires  avec  moi.  Voilà,  mon  ami,  les  faits  dans 
leiu'  exactitude.  Si  quelqu'un  vous  dit  quelque 
chose  de  contraire  à  cela ,  il  ne  dit  pas  vrai. 

Si  ceux  qui  m'accusent  de  manquer  de  désinté- 
ressement entendent  par  là  que  je  ne  me  verrais 
pas  ôter  avec  plaisir  le  peu  que  je  gagne  pour  vivre , 
ils  ont  raison;  et  il  est  clair  qu'il  n'y  a  pour  moi 
d'autre  moyen  de  leur  paraître  désintéressé  que 
de  me  laisser  mourir  de  ftùm.  S'ils  entendent  que 
toutes  ressources  me  sont  également  bonnes ,  et 
que ,  pourvu  que  l'argent  vienne,  je  m'embarrasse 
peu  comment  il  vient,  je  crois  qu'ils  ont  tort.  Si 
j'étais  plus  facile  sur  les  moyens  d'acquérir,  il  me 
serait  moins  douloureux  de  perdre  ,  et  l'on  sait 
bien  qu'il  n'y  a  personne  de  si  prodigue  que  les 
voleurs.  Mais  quand  on  me  dépouille  injustement 
de  ce  qui  m'appartient ,  quand  on  m'ote  le  mo- 

"  Depuis  lors  il  lui  a  fait  une  pension  viagère  de  3oo  livres  ;  et  je 
me  fais  un  sensi{)le  j)lais;r  de  lendre  pul)Iic  un  acte  aussi  rare  de  re- 
connaissance et  de  gî^nérosité. 


■y6  CORRESPONDANCE. 

dique  produit  de  mon  travail ,  on  me  fait  un  tort 
qu'il  ne  m'est  pas  aisé  de  réparer  ;  il  m'est  bien  dur 
de  n'avoir  pas  même  la  liberté  de  m'en  plaindre. 
Il  y  a  long- temps  que  le  public  de  Paris  se  fait 
un  Jean- Jacques  à  sa  mode ,  et  lui  prodigue  d'une 
main  libérale  des  dons  dont  le  Jean  -  Jacques  de 
Montmorency  ne  voit  jamais  r'ten.  Infirme  et  ma- 
lade les  trois  quarts  de  l'année,  il  faut  que  je  trouve, 
sur  le  travail  de  l'autre  quart ,  de  quoi  pourvoir  à 
tout.  Ceux  qui  ne  gagnent  leur  pain  que  par  des 
voies  honnêtes  connaissent  le  prix  de  ce  pain ,  et 
ne  seront  pas  surpris  que  je  ne  puisse  faire  du 
mien  de  grandes  largesses. 

Ne  vous  chargez  point ,  croyez-moi ,  de  me  dé- 
fendre des  discours  publics  ,  vous  auriez  trop  à 
faire  :  il  suffit  qu'ils  ne  vous  abusent  pas,  et  que 
votre  estime  et  votre  amitié  me  restent.  J'ai  à  Paris  et 
ailleurs  des  ennemis  cachés  qui  n'oul^lieront  point 
les  maux  qu'ils  m'ont  faits  ;  car  quelquefois  l'of- 
fensé pardonne ,  mais  l'offenseur  ne  pardonne  ja- 
mais. Vous  devez  sentir -combien  la  partie  est  iné- 
gale entre  eux  et  moi.  Répandus  dans  le  monde, 
ils  y  font  passer  tout  ce  qu'il  leur  plaît,  sans  que 
je  puisse  ni  le  savoir  ni  m'en  défendre  :  ne  sait-on 
pas  que  l'absent  a  toujours  tort?  D'ailleurs,  avec 
mon  étourdie  franchise,  je  commence  par  rompre 
ouvertement  avec  les  gens  qui  m'ont  trompé.  En 
déclarant  haut  et  clair  que  celui  qui  se  dit  mon 
ami  ne  l'est  point,  et  que  je  ne  suis  plus  le  sien, 
j'avertis  le  public  de  se  tenir  en  garde  contre  le 
mal  que  j'en  pourrais  dire.  Pour  eux ,  ils  ne  sont 


A\.NÉE    175g.  77 

pas  si  maladroits  que  cela.  C'est  une  si  belle  chose 
que  le  vernis  des  procédés  et  le  ménagement  de  la 
bienséance!  La  haine  en  tire  un  si  commode  parti  ! 
On  satisfait  sa  vengeance  à  son  aise  en  faisant  ad- 
mirer sa  générosité  ;  on  cache  doucement  le  poi- 
gnard sous  le  manteau  de  l'amitié ,  et  l'on  sait  égor- 
ger en  feignant  de  plaindre.  Ce  pauvre  citoyen  ! 
dans  le  fond  il  n'est  pas  méchant;  mais  il  a  une 
mauvaise  tète  qui  le  conduit  aussi  mal  que  ferait 
un  mauvais  cœur.  On  lâche  mystérieusement  quel- 
que mot  obscur,  qui  bientôt  est  relevé,  commenté  , 
répandu  par  les  apprentis  philosophes  ;  on  prépare , 
dans  d'obscurs  conciliabules ,  le  poison  qu'ils  se 
chargent  de  répandre  dans  le  public.  Tel  a  la  gran- 
deur d'ame  de  dire  mille  biens  de  moi,  après  avoir 
pris  ses  mesures  pour  que  personne  n'en  puisse 
rien  croire.  Tel  me  défend  du*mal  dont  on  m'ac- 
cuse, après  avoir  fait  en  sorte  qu'on  n'en  puisse 
douter.  Voilà  ce  qui  s'appelle  de  l'habileté!  Que 
voulez-vous  que  je  fasse  à  cela?  Entends-je  de  ma 
retraite  les  discours  que  l'on  tient  dans  les  cercles  ? 
Quandje  les  entendrais,  irais-je,  pour  les  démentir, 
révéler  les  secrets  de  l'amitié,  même  après  qu'elle  est 
éteinte?  Non,  cher  Le  Nieps  :  on  peut  repousser  les 
coups  portés  par  des  mains  ennemies  ;  mais  quand 
on  voit  parmi  les  assassins  son  ami ,  le  poignard  à 
la  main ,  il  ne  reste  qu'à  s'envelopper  la  tète. 

Voilà  les  éclaircissements  que  vous  m'avez  de- 
mandés; je  suis. épouvanté  de  leur  longueur  ;  mais 
je  n'ai  pu  les  faire  en  moins  de  paroles,  et  je  m'v 
suis  étendu  pour  n'y  plus  revenir. 


'yS  CORRESPONBANCE. 

Adieu ,  mon  bon  et  digne  ami  :  que  de  choses 
j'avais  à  vous  dire!  mais  votre  cœur  vous  parlera 
pour  le  mien.  Je  me  sens  l'ame  émue  ,  il  faut  quit- 
ter la  plume. 


LETTRE   CLXXXVII. 

A  M.  LE  MARÉCHAL  DE  LUXEMBOURG. 
Montmorency,  le  3o  avril   lySg. 

MONSIKUR, 

Je  n'ai  oublié  ni  les  grâces  dont  vous  m'avez 
comblé ,  ni  l'engagement  auquel  le  respect  et  la  re- 
connaissance ne  m'ont  pas  permis  de  me  refuser. 
Je  n'ai  perdu  ni  la  -volonté  de  tenir  ma  j>arole ,  ni 
le  sentiment  avec  lequel  il  me  convient  d'accepter 
l'honneur  que  vous  m'avez  fait.  Mais ,  monsieur  le 
maréchal,  cet  engagement  ne  pouvait  être  que  con- 
ditionnel ;  et ,  dans  l'extrême  distance  qu'il  y  a  de 
vous  à  moi,  ce  serait  de  ma  part  une  témérité  inex- 
cusable d'oser  habiter  votre  maison,  sans  savoir  si 
j'y  serais  vu  de  vous  et  de  madame  la  maréchale 
avec  la  même  bienveillance  qui  vous  a  porté  à  me 
l'offrir. 

Vos  bontés  m'ont  mis  dans  une  perplexité  qu'aug- 
mente le  désir  de  n'en  pas  être  indigne.  Je  conçois 
comment  on  rejette  avec  un  respect  froid  et  re- 
poussant les  avances  des  grands  qu'on  n'estime  pas: 
mais  comment,  sans  m'oublier,  en  userais-jc  avec 


ANNÉE    1759.  79 

VOUS,  monsieur ,  que  mon  cœur  honore,  avec  vous 
que  je  rechercherais  si  vous  étiez  mon  égal?  N'ayant 
jamais  vouhi  vivre  qu'avec  mes  amis ,  je  n'ai  qu'un 
langage ,  celui  de  l'amitié ,  de  la  familiarité.  Je  n'i- 
gnore pas  combien  de  mon  état  au  vôtre  il  faut 
modifier  ce  langage;  je  sais  que  mon  respect  pour 
votre  personne  ne  me  dispense  pas  de  celui  que  je 
dois  à  votre  rang  :  mais  je  sais  mieux  encore  que 
la  pauvreté  qui  s'avilit  devient  bientôt  méprisable  ; 
je  sais  qu'elle  a  aussi  sa  dignité,  que  l'amour  même 
de  la  vertu  l'oblige  de  conserver.  Je  suis  ainsi  tou- 
jours dans  le  doute  de  manquer  a  vous  ou  à  moi , 
d'être  familier  ou  rampant;  et  ce  danger  même, 
qui  me  préoccupe ,  m'empêche  de  rien  faire  ou  de 
rien  dire  à  propos.  Déjà,  sans  le  vouloir,  je  puis 
avoir  commis  quelque  faute,  et  cette  crainte  est 
bien  raisonnable  à  un  homme  qui  ne  sait  point 
comment  on  doit  se  conduire  avec  les  grands,  qui 
ne  s'est  point  soucié  de  l'apprendre,  et  qui  n'aura 
([u'une  fois  en  sa  vie  regretté  de  ne  le  pas  savoir. 
Pardonnez  donc,  monsieur  le  maréchal,  la  timi- 
dité qui  me  fait  hésiter  à  me  prévaloir  d'une  grâce 
à  laquelle  je  devais  si  peu  m'attendre,  et  dont  je 
voudrais  ne  pas  abuser.  Je  n'ai  point,  quant  à  moi , 
changé  de  résolution  ;  mais  je  crains  de  vous  avoir 
donné  lieu  de  changer  de  sentiment  sur  mon 
compte.  Si  M.  Chassot  m'apprend ,  de  votre  part 
et  de  celle  de  madame  la  maréchale,  que  je  suis 
toujours  le  bienvenu ,  vous  verrez ,  par  mon  em- 
pressement à  profiter  de  vos  grâces,  que  ce  n'est 
j)as  la  crainte  d'être  ingrat  qui  m'a  fait  balancer. 


8o  CORRESPONDANCE. 

Soit  que  j'habite  votre  maison  et  que  je  sois  ad- 
mis quelquefois  auprès  de  vous ,  soit  que  je  reste 
dans  la  distance  qui  me  convient,  les  bontés  dont 
vous  m'avez  honoré  ,  et  la  manière  dont  j'ai  tâché 
d'y  répondre ,  ont  mis  désormais  un  intérêt  com- 
mun entre  nous.  I^'estime  réciproque  rapproche 
tous  les  états  ;  quelque  élevé  que  vous  soyez ,  quel- 
que obscur  que  je  puisse  être,  la  gloire  de  chacun 
des  deux  ne  doit  plus  être  indifférente  à  l'autre. 
Je  me  dirai  tous  les  jours  de  ma  vie  :  Souviens-toi 
que  si  M.  le  maréchal  duc  de  Luxembourg  t'honora 
de  sa  visite ,  et  vint  s'asseoir  sur  ta  chaise  de  paille , 
au  milieu  de  tes  pots  cassés  ,  ce  ne  fut  ni  pour  ton 
nom  ni  pour  ta  fortune ,  mais  pour  quelque  répu- 
tation de  probité  que  tu  t'es  acquise;  ne  le  fais 
jamais  rougir  de  l'honneur  qu'il  t'a  fait.  Daignez, 
monsieur  le  maréchal,  vous  dire  aussi  quelquefois  : 
Il  est  dans  le  patrimoine  de  mes  pères  un  solitaire 
qui  s'intéresse  à  moi ,  qui  s'attendrit  au  bruit  de 
ma  bénéficence,  qui  joint  les  bénédictions  de  son 
cœur  à  celles  des  malheureux  que  je  soulage,  et 
qui  m'honore,  non  parce  que  je  suis  grand,  mais 
parce  que  je  suis  bon. 

Recevez  ,  monsieur  le  maréchal ,  les  humbles  té- 
moignages de  ma  reconnaissance  et  de  mon  pro- 
fond respect. 


KNNÉE    1739.  81 

LETTRE    CLXXXVIII. 

A  MADAME  LA  MARÉCHALE  DE  LUXEMBOURG. 

Au  petit  château  de  Moutmorencj- ,  le  i  5  mai  rjSg. 

Madame, 

Toute  ma  lettre  est  déjà  dans  sa  date.  Que  cette 
date  m'honore!  que  je  l'écris  de  bon  cœur!  Je  ne 
vous  loue  point ,  madame ,  je  ne  vous  remercie 
point;  mais  j'habite  votre  maison.  Chacun  a  son 
langage,  j'ai  tout  dit  dans  le  mien. 

Daignez,  madame  la  maréchale ,  agréer  mon  pro- 
fond respect. 

LETTRE   CLXXXIX. 

A  M.  LE  CHEVALIER  DE  LORENZY. 

Au  petit  château ,  le  a  r  mai  1739. 

J'ai  fort  prudemment  fait,  monsieur,  de  suppri- 
mer avec  vous  les  remerciements;  vous  m'auriez 
donné  trop  d'affaires.  Tant  de  livres  me  sont  venus 
de  votre  part,  que  je  ne  sais  par  lequel  commen- 
cer. D'ailleurs  le  séjour  enchanté  que  j'habite  ne 
me  laisse  guère  le  courage  de  lire ,  pas  même  d'é- 
crire ,  au  moins  pour  le  besoin.  Dans  les  char- 

R.  XIX.  6 


Sa  CORRESPONDAIVCE. 

mantes  promenades  dont  je  me  vois  environné, 
mes  pieds  me  font  perdre  l'usage  de  mes  mains, 
et  le  métier  n'en  va  pas  mieux.  Si  la  campagne  a 
besoin  de  pluie ,  j'en  ai  grand  besoin  aussi.  Ma- 
dame la  maréchale  m'a  marqué  qu'elle  craignait 
que  je  ne  fusse  pas  bien.  Elle  a  raison,  l'on  n'est 
jamais  bien  quand  on  n'est  pas  à  sa  place;  et,  dès 
qu'on  en  sort ,  on  ne  sait  plus  comment  y  rentrer. 
Toutefois  je  ne  saurais  me  repentir  de  la  faute  que 
je  puis  avoir  commise;  et,  dussé-je  m'accoutumer 
à  un  bien-être  pour  lequel  je  n'étais  pas  fait,  je  ne 
voudrais  pas ,  pour  le  repos  de  ma  vie ,  avoir  reçu 
d'une  autre  manière  l'honneur  et  les  grâces  dont 
m'ont  comblé  monsieur  et  madame  de  Luxem- 
bourg. Je  suis  fâché  qu'il  y  ait  si  loin  d'eux  à  moi. 
Je  ne  fais  ni  ne  veux  faire  ma  cour  à  personne , 
pas  même  à  eux.  J'ai  mes  règles ,  mon  ton ,  mes 
manières,  dont  je  ne  saurais  changer;  mais  toute 
la  sensibilité  que  les  témoignages  d'estime  et  de 
bienveillance  peuvent  exciter  dans  une  ame  hon- 
nête ,  ils  la  trouveront  dans  la  mienne.  Je  vois 
qu'ils  s'efforcent  de  me  faire  oublier  leur  rang  : 
s'ils  réussissent,  je  réponds  qu'ils  seront  contents 
de  moi. 

Pour  vous,  monsieur,  je  ne  vous  dis  rien  ;  j'ai 
trop  à  vous  dire.  Il  faut  se  voir.  Ou  venez,  ou  je 
vais  vous  chercher.  Bonjour. 

M.  d'Alembert  m'a  envoyé  son  recueil,  où  j'ai 
\"u  sa  réponse  ^  Je  m'étais  tenu  à  l'examen  de  la 

A  la  lettre  sur  les  spectacles.  Cette  réponse  est  dans  le  second 
volume  de  cette  édition. 


ANWIÉE    17  59.  83 

(jiiestion,  j'avais  oublié  l'adversaire.  Il  n'a  pas  fait 
de  même;  il  a  plus  parlé  de  moi  que  je  n'avais 
parlé  de  lui;  il  a  donc  tort. 


LETTRE   CXC. 

A  M.  LE  MARÉCHAL  DE  LUXEMBOURG. 

Au  jietit  château,  le  27  mai  xySg. 

Monsieur, 

Votre  maison  est  charmante  ;  le  séjour  en  est  dé- 
licieux. Il  le  serait  plus  encore  si  la  magnificence 
que  j'y  trouve  et  les  attentions  qui  m'y  suivent  me 
laissaient  un  peu  moins  apercevoir  que  je  ne  suis 
pas  chez  moi.  A  cela  près ,  il  ne  manque  au  plaisir 
avec  lequel  je  l'habite  que  celui  de  vous  en  voir  le 
témoin. 

Vous  savez,  M.  le  maréchal,  que  les  solitaires 
ont  tous  l'esprit  romanesque.  Je  suis  plein  de  cet 
esprit  ;  je  le  sens  et  ne  m'en  afflige  point.  Pourquoi 
chercherais-je  à  guérir  d'une  si  douce  folie,  puis- 
qu'elle contribue  à  me  rendre  heureux  ?  Gens  du 
monde  et  de  la  cour,  n'allez  pas  vous  croire  plus 
sages  que  moi  :  nous  ne  différons  que  par  nos  chi- 
mères. 

Voici  donc  la  mienne  en  cette  occasion.  Je  pense 
que ,  si  nous  sommes  tous  deux  tels  que  j'aime  à 
le  croire,  nous  pouvons  former  un  spectacle  rare, 
et  peut-être  unique ,  dans  un  commerce  d'estime 

6. 


84  CORRESPO?rDANCE. 

et  d'amitié  (vous  m'avez  dicté  ce  mot)  entre  deux 
hommes  d'états  si  divers ,  qu'ils  ne  semblaient  jdus 
faits  pour  avoir  la  moindre  relation  entre  eux.  Mais 
pour  cela,  monsieur,  il  faut  rester  tel  que  vous 
êtes,  et  me  laisser  tel  que  je  suis.  Ne  veuillez  point 
être  mon  patron;  je  vous  promets,  moi,  de  ne 
point  être  votre  panégyriste;  je  vous  promets  de 
plus  que  nous  aurons  fait  tous  deux  une  très-belle 
chose,  et  que  notre  société,  si  j'ose  employer  ce 
mot,  sera  ,  pour  l'un  et  pour  l'autre,  un  sujet  d'é- 
loge préférable  à  tous  ceux  que  l'adulation  pro- 
digue. Au  contraire ,  si  vous  voulez  me  protéger ,  me 
faire  des  dons,  obtenir  pour  moi  des  grâces ,  me  ti- 
rer de  mon  état ,  et  que  j'acquiesce  à  vos  bienfaits , 
vous  n'aurez  recherché  qu'un  faiseur  de  phrases , 
et  vous  ne  serez  plus  qu'un  grand  à  mes  yeux. 
J'espère  que  ce  n'est  pas  à  cette  opinion  réciproque 
qu'aboutiront  les  bontés  dont  vous  m'honorez. 

Mais,  monsieur,  il  faut  vous  avouer  tout  mon 
embarras.  Je  n'imagine  point  la  possibilité  de  ne 
voir  que  vous  et  madame  la  maréchale ,  au  milieu 
delà  foule  inséparable  de  votre  rang,  et  dont  vous 
êtes  sans  cesse  environnés.  C'est  pourtant  une  con- 
dition dont  j'aurais  peine  à  me  départir.  Je  ne  veux 
ni  complaire  aux  curieux,  ni  voir,  pas  même  un 
moment ,  d'autres  hommes  que  ceux  c[ui  me  con- 
viennent; et  si  j'avais  cru  faire  pour  vous  une  ex- 
ception, je  ne  l'aurais  jamais  faite.  Mon  humeur 
qui  ne  souffre  aucune  gêne ,  mes  incommodités  qui 
ne  la  sauraient  supporter,  mes  maximes  sur  les- 
quelles je  ne  veux  point  me  contraindre  ,  et  qui  su- 


ANNÉE    1759.  8Ô 

rement  offenseraient  tout  autre  que  vous,  la  paix 
surtout  et  le  repos  de  ma  vie,  tout  m'impose  la 
douce  loi  de  finir  comme  j'ai  commencé.  ]M.  le  ma- 
réchal, je  souhaite  de  vous  voir,  de  cultiver  votre 
estime,  d'apprendre  de  vous  à  la  mériter;  mais  je 
ne  puis  vous  sacrifier  ma  retraite.  Faites  que  je 
puisse  vous  voir  seul,  et  trouvez  bon  que  je  ne 
vous  voie  que  de  cette  manière. 

Je  ne  me  pardonnerais  jamais  d'avoir  ainsi  capi- 
tulé avec  vous  avant  d'accepter  l'honneur  de  vos 
offres,  et  c'est  encore  un  hommage  que  je  crois 
devoir  à  votre  générosité ,  de  ne  vous  dire  mes  fan- 
taisies qu'après  m'étre  mis  en  votre  pouvoir  :  car , 
en  sentant  quels  devoirs  j'allais  contracter ,  j'en  ai 
pris  l'engagement  sans  crainte.  Je  n'ignore  pas  que 
mon  séjour  ici,  qui  n'est  rien  pour  vous,  est  pour 
moi  d'une  extrême  conséquence.  Je  sais  que, 
quand  je  n'y  aurais  couché  qu'une  nuit,  le  public, 
la  postérité  peut-être ,  me  demanderaient  compte 
de  cette  seule  nuit.  Sans  doute  ils  me  le  deman- 
deront du  reste  de  ma  vie  ;  je  ne  suis  pas  en  peine 
de  la  réponse.  Monsieur ,  ce  n'est  pas  à  moi  de  la 
faire.  En  vous  nommant,  il  faut  que  je  sois  justi- 
fié, ou  jamais  je  ne  saurais  l'être. 

Je  ne  crois  pas  avoir  besoin  d'excuse  pour  le 
ton  que  je  prends  avec  vous.  Il  me  semble  que 
vous  devez  m'entendre.  M.  le  maréchal,  je  pour- 
rais, il  est  vrai,  vous  parler  en  termes  plus  respec- 
tueux, mais  non  pas  plus  honorables. 


86  CORRESPONDANCE. 

LETTRE   CXCI. 

A  MADAME  LA  MARÉCHALE  DE  LUXEMBOURG. 
Au  petit  château,  le  3  juin  lySp. 
iVI  A  D  A  31  £  , 

J'apprends  que  votre  santé  est  parfaitement  ré- 
tablie ,  et  je  compte  au  nombre  de  vos  bienfaits 
de  m'en  réjouir  et  de  vous  le  dire.  Si  chacun  doit 
veiller  sur  la  sienne  à  proportion  de  ceux  qu'elle 
intéresse ,  songez  quelquefois,  je  vous  supplie,  aux 
nouvelles  raisons  que  vous  avez  de  vous  conser- 
ver. L'air  de  votre  parc  est  si  bon  pour  les  malades, 
qu'il  ne  doit  pas  l'être  moins  pour  les  convales- 
cents; et  quant  à  moi,  je  m'en  trouve  trop  bien 
pour  ne  pas  vous  le  conseiller.  Agréez ,  madame  la 
maréchale,  les  assurances  de  mon  profond  respect. 


LETTRE  CXCIL 

A  M.  VERNES. 

Montmorency,  le  i4  juin  lySg. 

Je  suis  néelig^ent,  cher  Vernes,  vous  le  savez 
bien;  mais  vous  savez  aussi  que  je  n'oublie  pas 
mes  amis.  Jamais  je  ne  m'avise  de  compter  leurs 
lettres  ni  les  miennes ,  et  quelque  exacts  qu'il  puis- 


sent  être,  je  pense  à  eux  plus  souvent  qu'ils  ne  m'é- 
crivent. En  rien  de  ce  monde  je  ne  m'inquièle  de 
mes  torts  apparents ,  pourvu  que  je  n'en  aie  pas  de 
véritables,  et  j'espère  bien  n'en  avoir  jamais  à  me 
reprocher  avec  vous.  Quand  M.  Tronchin  vous  a 
dit  que  j'avais  pris  le  parti  de  ne  plus  aller  à  Ge- 
nève, il  a,  lui,  pris  la  chose  au  pis.  H  y  a  bien  de 
la  différence  entre  n'avoir  pas  pris ,  quant  à  présent , 
la  résolution  d'aller  à  Genève,  ou  avoir  pris  celle 
de  n'y  aller  plus.  J'ai  si  peu  pris  cette  dernière,  que, 
si  je  savais  y  pouvoir  être  de  la  moindre  utilité  à 
quelqu'un  ,  ou  seulement  y  être  vu  avec  plaisir  de 
tout  le  monde  ,  je  partirais  dès  demain.  Mais,  mon 
bon  ami,  ne  vous  y  trompez  pas,  tous  les  Ge- 
nevois n'ont  pas  pour  moi  le  cœur  de  mon  ami 
Vernes;  tout  ami  de  la  vérité  trouvera  des  enne- 
mis partout ,  et  il  m'est  moins  dur  d'en  trouver 
partout  ailleurs  que  dans  ma  patrie.  D'ailleurs ,  mes 
chers  Genevois,  on  travaille  à  vous  mettre  tous  sur 
un  si  bon  ton ,  et  l'on  y  réussit  si  bien ,  que  je  vous 
trouve  trop  avancés  pour  moi.  Vous  voilà  tous  si 
élégants,  si  brillants,  si  agréables;  que  feriez-vous 
de  ma  bizarre  figure  et  de  mes  maximes  gothiques  ? 
Que  deviendrais -je  au  milieu  de  vous,  à  présent 
que  vous  avez  un  maître  ^  en  plaisanteries  qui  vous 
instruit  si  bien  ?  Vous  me  trouveriez  fort  ridicule , 
et  moi  je  vous  trouverais  fort  jolis  :  nous  aurions 
grand'peine  à  nous  accorder  ensemble.  Je  ne  veux 
point  vous  répéter  mes  vieilles  rabâcheries,  ni  al- 
ler chercher  de  l'humeur  parmi  vous.  Il  vaut  mieux 

'  Voltaire. 


88  CORRESPONDANCE. 

rester  en  des  lieux  où,  si  je  vois  des  choses  qui 
me  déplaisent,  l'intérêt  que  j'y  prends  n'est  pas 
assez  grand  pour  me  tourmenter.  Voilà ,  quant  à 
présent,  la  disposition  où  je  me  trouve,  et  mes 
raisons  pour  n'en  pas  changer ,  tant  que ,  ne  con- 
venant pas  au  pays  où  vous  êtes,  je  ne  serai  pas 
dans  ce  pays-ci  un  hôte  très-insupportable ,  et  jus- 
qu'ici je  n'y  suis  pas  traité  comme  tel.  Que  s'il 
m'arrivait  jamais  d'être  obligé  d'en  sortir,  j'espère 
que  je  ne  rendrais  pas  si  peu  d'honneur  à  ma  pa- 
trie que  de  la  prendre  pour  un  pis-aller. 

Adieu  ,  cher  Vernes.  Je  n'ai  pas  oublié  le  temps 
où  vous  m'offrîtes  de  me  venir  voir ,  et  où ,  quand 
je  vous  eus  pris  au  mot,  vous  ne  m'en  parlâtes 
plus.  Je  n'ai  rien  dit  quand  vous  êtes  resté  garçon  ; 
et  si ,  maintenant  que  vous  voilà  marié  et  que  la 
chose  est  impossible,  je  vous  en  parle,  c'est  pour 
vous  dire  que  je  ne  désespère  point  d'avoir  le  plai- 
sir de  vous  embrasser,  non  pas  à  IMontmorency , 
mais  à  Genève.  Adieu ,  de  tout  mon  cœur. 


LETTRE  CXCIII. 

A  M.   CARTIER. 

Moutmorency  ,  lo  juillet  ijSg. 

Je  te  remercie  de  tout  mon  cœur ,  mon  bon  pa- 
triote ,  et  de  l'intérêt  que  tu  veux  bien  prendre  à 
ma  santé ,  et  des  offres  humaines  et  généreuses  que 
cet  intérêt  t'engage  à  me  faire  pour  la  rétablir.  Crois 


ANNÉE    1759.  89 

que ,  si  la  chose  était  faisable  J'accepterais  ces  offres 
avec  autant  et  plus  de  plaisir  de  toi  que  de  per- 
sonne au  monde;  mais,  mon  cher,  on  t'a  mal  ex- 
posé l'état  de  la  maladie;  le  mal  est  phis  grave  et 
moins  mérité ,  et  un  vice  de  conformation ,  apporté 
dès  ma  naissance  ,  achève  de  le  rendre  absolument 
incurable.  Tout  ce  qu'il  y  aura  donc  de  réel  dans 
l'effet  de  tes  offres,  c'est  la  reconnaissance  qu'elles 
m'inspirent ,  et  le  plaisir  de  connaître  et  d'estimer 
un  de  mes  concitoyens  de  plus. 

Quant  à  ton  style,  il  est  bon  et  honorable  :  pour- 
quoi veux-tu  t'excuser,  puisqu'il  est  celui  de  l'ami- 
tié? Je  ne  peux  mieux  te  montrer  que  je  l'approuve 
qu'en  m'efforçant  de  l'imiter,  et  il  ne  tient  qu'à 
toi  de  voir  que  c'est  de  bon  cœur.  Ne  serais-tu  point 
par  hasard  un  de  nos  frères  les  quakers?  Si  cela 
est,  je  m'en  réjouis,  car  je  les  aime  beaucoup;  et 
à  cela  près  que  je  ne  tutoie  pas  tout  le  monde,  je 
me  crois  plus  quaker  que  toi.  Cependant  peut-être 
n'est-ce  pas  là  ce  que  nous  faisons  de  mieux  l'un 
et  l'autre  ;  car  c'est  encore  une  autre  folie  que 
d'être  sage  parmi  les  fous.  Quoi  qu'il  en  soit,  je  suis 
très-content  de  toi  et  de  ta  lettre,  excepté  la  fin, 
où  tu  te  dis  encore  plus  à  moi  qu'à  toi;  car  tu 
mens,  et  ce  n'est  pas  la  peine  de  se  mettre  à  tu- 
toyer les  gens  pour  leur  dire  aussi  des  mensonges. 
Adieu,  cher  patriote;  je  te  salue  et  t'embrasse  de 
tout  mon  cœur.  Tu  peux  compter  c[ue  je  ne  mens 
pas  en  cela. 


go  CORRESPONDANCE. 


LETTRE  CXCIV. 

A  M.  LE  MARÉCHAL  DE  LUXEMBOURG. 

Août  175g, 

Assez  d'autres  vous  feront  des  compliments.  Je 
sais  combien  le  roi  vous  est  cher,  et  vous  venez 
d'en  recevoir  un  nouveau  témoignage  d'estime  *. 
Je  sais  combien  vous  êtes  bon  père,  et  ce  témoi- 
gnage est  une  grâce  pour  votre  fils.  Vous  voyez 
que  mon  cœur  entend  le  vôtre ,  et  qu'il  sait  quelle 
sorte  de  plaisir  vous  touche  le  plus;  il  le  sait,  il 
le  sent,  il  s'en  félicite.  Ah!  M.  le  maréchal,  vous 
ne  savez  pas  combien  il  m'est  doux  de  voir  que 
l'inégalité  n'est  pas  incompatible  avec  l'amitié ,  et 
qu'on  peut  avoir  plus  grand  que  soi  pour  ami. 


LETTRE  CXCV. 

A  MADAME  LA  MARÉCHALE  DE  LUXEMBOURG. 

Montmorency,  le  3i  août  ijSg. 

Non ,  madame  la  maréchale ,  vous  ne  me  faites 
point  de  présents ,  vous  n'en  faites  qu'à  ma  gou- 
vernante. Quel  détour!  Est-il  digne  de  vous,  et  me 
méprisez-vous  assez  pour  croire  me  donner  ainsi 

La  survivance  de  sa  charge  de  capitaine  des  gardes  accordée  au 
duc  de  Montmorency. 


ANNÉE    l'j^HJ.  91 

le  change?  En  vérité,  madame,  vous  me  faites  bien 
souvenir  de  moi.  J'allais  tout  oublier  hormis  mon 
devoir;  et,  comme  si  j'étais  votre  égal,  mon  cœur 
eut  osé  s'élever  jusqu'à  l'amitié  :  mais  vous  ne  vou- 
lez que  de  la  reconnaissance  ,  il  faut  bien  tâcher 
de  vous  obéir. 


LETTRE  CXCYI. 

A  LA  MÊME. 
Montmorency,  le  ag  octobre  lySg. 

OÙ  ètes-vous  à  présent,  madame  la  maréchale? 
à  Paris?  à  l'Ile- Adam?  à  Versailles?  car  je  sais  que 
vous  avez  fait  ce  mois-ci  tous  ces  voyages.  Vous 
me  trouverez  curieux;  mais  puisque  cette  curio- 
sité m'intéresse ,  elle  est  dans  l'ordre.  A  Versailles, 
vous  parlez  de  moi  avec  M.  le  maréchal  ;  à  l'ile- 
Adam,  vous  en  parlez  avec  le  chevalier  de  Lorenzy  ; 
mais  à  Paris,  avec  qui  en  parlez-vous?  Je  m'ima- 
gine que  c'est  à  Paris  qu'on  va  oublier  les  gens 
qu'on  aime,  et,  comme  je  le  hais,  je  l'accuse  de 
tous  les  maux  que  je  crains.  De  grâce ,  madame 
la  maréchale ,  songez  quelquefois  qu'il  existe  à 
Montmorency  un  pauvre  hermite  à  qui  vous  avez 
rendu  votre  souvenir  nécessaire,  et  qui  ne  va  point 
à  Paris,  Mais,  en  vérité,  je  ne  sais  de  quoi  je  min- 
quiète  ;  après  les  bontés  dont  vous  m'avez  honoré, 
dois-je  craindre  d'être  oublié  dans  vos  courses?  et 


ga  CORRESPONDANCE. 

dans  quelque  lieu  que  vous  puissiez  être ,  n'en 
sais-je  pas  un  duquel  vous  ne  sortez  point  ? 

Vos  copies  ne  sont  pas  encore  commencées, 
mais  elles  vont  l'être.  En  toutes  choses ,  il  faut 
suivre  l'ordre  et  la  justice.  Quelqu'un,  vous  le  sa- 
vez, est  en  date  avant  vous;  ce  quelqu'un  me 
presse,  et  il  faut  bien  tenir  ma  parole,  puisque  vous 
ne  voulez  pas  que  je  dise  les  raisons  que  j'aurais 
de  la  retirer.  Je  vais  finir  la  cinquième  partie,  et, 
avant  de  commencei"  la  sixième,  je  ferai  en  sorte 
de  vous  envoyer  la  première.  Mais,  madame  la 
maréchale  ,  quoique  vous  soyez  sûrement  une 
bonne  pratique ,  je  me  fais  quelque  peine  de 
prendre  de  votre  argent  :  régulièrement  ce  serait 
à  moi  de  payer  le  plaisir  que  j'aurai  de  travailler 
pour  vous. 

Grondez  un  peu  M.  le  maréchal,  je  vous  sup- 
plie, de  ce  que,  dans  l'embarras  où  il  est,  il  prend 
la  peine  de  m'écrire  lui-même.  J'ai  désiré  d'avoir 
souvent  de  ses  nouvelles  et  des  vôtres,  mais  non 
pas  que  ce  fût  lui  qui  m'en  donnât;  ne  sait-il  pas 
que  je  n'ai  plus  besoin  qu'il  m'écrive?  S'il  m'écrit 
encore  une  fois  de  tout  le  quartier,  je  croirai  lui 
avoir  déplu.  Pour  vous ,  madame ,  il  n'en  est  pas 
tout-à-fait  de  même.  Je  crois  que  j'ai  encore  be- 
soin de  quelques  mots  d'amitié;  et  puis,  quand  je 
serai  sûr  également  de  tous  deux,  vous  pourrez 
ne  jamais  m'écrire  ni  l'un  ni  l'autre  que  je  n'en 
serai  pas  moins  content,  pourvu  que  mademoiselle 
Gertrude  ou  M.  Dubertier  m'apprennent  de  temps 
en  temps  que  vous  vous  portez  bien. 


A  N  i\  i-:  E    I 


7 ''.9.  93 


LETTRE  CXCVIÏ. 

A  M.  LE  MARÉCHAL  DE  LUXEMBOURG. 

Novembre  lySg. 

Quelle  vie  triste  et  pénible!  que  je  pressens  d'ici 
vos  ennuis  ,  et  que  je  les  partage!  O  M.  le  maré- 
chal !  quand  viendrez-vous  reprendre  ici ,  dans  la 
simplicité  de  nos  prom(mad('s  cliampètres,  le  con- 
tentement ,  la  gaieté ,  la  sérénité  d'esprit  ?  Je  me 
sais  presque  mauvais  gré  de  la  tranquillité  dont  je 
jouis  ici  sans  vous  :  elle  n'est  plus  parfaite  quand 
vous  ne  la  partagez  pas. 

Depuis  ma  dernière  lettre  je  n'ai  point  eu  de 
rechute ,  et  je  suis  aussi  bien  que  je  puisse  être 
pour  la  saison.  Mais  vous,  monsieur,  faites-moi 
dire  un  mot  de  vous,  je  vous  supplie.  Je  voudrais 
bien  aussi  savoir  où  est  M.  le  duc  de  Montmorency, 
et  si  vous  ne  l'attendez  pas  cet  hiver. 


LETTRE  CXCVIIL 

A  M.   DELEYRE*. 

Montmorency,  10  novembre  1759. 

Vous  voilà  donc ,  mon  cher  Deleyre ,  bien  déci- 
dément fou  ;  car  il  n'y  a  plus  de  doute  sur  votre 

Cette  lettre,  qui  jusqu'à  présent  n'a  fait  partie  d'aucune  édition 


q4  correspondance. 

dernière  lettre  :  heureusement  ce  sont  cîe  ces  folies 
qui  ont  leur  terme ,  qui  ne  laissent  après  leur  gué- 
rison  qu'un  peu  de  honte  pour  cicatrice ,  et  que 
bien  peu  d'hommes  ont  droit  de  ne  pas  pardon- 
ner. Pour  moi,  vous  jugez  bien  que  je  vous  la  par- 
donne de  tout  mon  cœur  ;  je  souhaite  seulement 
qu'elle  ne  vous  fasse  pas  faire  de  sottises. 

Puisque  vous  aimez,  vous  n'aimez  qu'un  objet 
parfait;  cela  est  clair,  et  ce  n'est  assurément  pas 
de  quoi  je  dispute  :  mais  il  faut  m'excuser  d'avoir 
profané,  je  ne  dis  pas  l'idole,  mais  la  divinité  de 
votre  cœur.  Il  faut  d'abord  vous  dire  que  je  crus 
qu'à  votre  départ  tout  était  fini,  et  que  vous  ne 
vous  souveniez  plus  de  vos  anciennes  adorations 
que  pour  vous  moquer  de  vous-même  et  de  votre 
simplicité.  Naturellement  vous  conviendrez  que 
cette  opinion  n'était  pas  sans  vraisemblance,  et 
que  des  amours  de  Paris  ne  doivent  guère  durer 
plus  long-temps  que  cela.  J'avais  donc  pris  le  ton 
que  j'imaginais  que  vous  prendriez  vous-même, 
ou  que  du  moins  vous  écouteriez  volontiers  :  mais 
non;  l'absence,  le  sort  cruel,  vous  voilà  toujours 
dans  les  sentiments  héroïques.  A  présent  que  je  le 
sais,  je  changerai  de  ton  :  assurément  je  n'ai  pas 
dessein  de  vous  offenser,  et  je  conviens  que  celui 
qui  laisse  mal  parler  de  ce  qu'il  aime,  ou  n'aime 
point,  ou  n'est  qu'un  lâche. 

Mais  quelle  insulte  affreuse  lui  ai-je  donc  faite, 
pour  vous  plonger  dans  le  désespoir  où  vous  sem- 

des  œuvres  de  J.  J.  Rousseau,  est  tirée  de  sou  Histoire,  tome  ii, 
page  481. 


ANNÉE    I7J9-  95 

hlez  être?  Ai-je  outragé  ses  mœurs,  sa  vertu,  son 
honnêteté  ?  car  c'est  sur  tout  cela  que  vous  vous 
épuisez  en  apologie;  et,  sans  mentir,  j'aimerais  au- 
tant que  vous  ne  vous  fussiez  pas  tant  gendarmé 
là-dessus,  puisqu'il  n'en  était  pas  question  :  c'est, 
mon  cher  Deleyre,  une  maxime  de  guerre  qu'il 
fiuit  toujours  attaquer  les  places  du  coté  le  mieux 
fortifié.  Je  l'ai  traitée  de  commère,  il  est  vrai;  j'ai 
eu  tort  sans  doute ,  et  je  l'aurais  bien  plus  aujour- 
d'hui, que  je  vous  sais  toujours  sous  le  charme,  si 
je  confirmais  une  épithète  aussi  peu  respectueuse. 
Mais  mettez-vous  un  moment  à  ma  place;  je  me 
disais,  les  commères  sont  importunes,  babillardes, 
curieuses;  pour  contenter  leur  curiosité ,  peu  leur 
importe  de  troubler  le  repos  d'autrui.  Je  me  disais 
qu'une  personne  discrète  et  modeste,  telle  que 
vous  m'aviez  peint  votre  maîtresse,  loin  de  vous 
exciter  à  me  l'amener ,  vous  en  aurait  détourné  ; 
elle  vous  aurait  dit  (me  figurais- je)  :  Pourquoi 
voulez -vous  inquiéter  ce  pauvre  solitaire?  Lais- 
sons-le dans  sa  retraite,  puisqu'il  veut  y  rester;  je 
n'aime  point  à  contenter  mes  fantaisies  aux  dépens 
d'autrui.  Au  lieu  de  cela,  on  vient,  on  se  met  au 
guet,  on  me  poursuit,  on  s'embarrasse  fort  peu  de 
me  chasser  de  chez  moi;  on  questionne  ma  gouver- 
nante :  pourquoi  ceci  ?  pourquoi  cela  ?  on  s'amuse 
à  me  faire  faire  un  fort  sot  personnage ,  et  à  vous- 
même  un  autre,  ne  vous  déplaise,  qui  ne  valait 
guère  mieux.  Excusez,  mon  pauvre  Deleyre,  si, 
dans  la  grossièreté  de  ma  nomenclature,  j'ai  osé  ap- 
peler cela  du  commérage  :  pareille  expression  ne 


96  CORRESPONDANCE. 

m'échappera  plus.  Mais  permettez -moi  de  vous 
dire ,  pour  la  dernière  fois ,  que ,  bien  que  faible 
autant  qu'un  autre ,  jamais  femme  ni  fille  à  pareils 
procédés  n'aura  l'honneur  de  me  rendre  amou- 
reux d'elle. 

Quant  à  la  femme  dont  vous  me  parlez ,  et  qui 
s'est,  dites-vous,  vantée  de  dîner  avec  moi ,  j'espère 
qu'elle  n'a  pas  tenu  parole  ;  et  quant  à  moi ,  je  n'en 
ai  entendu  parler  que  par  vous,  non  plus  que  de 
votre  maîtresse,  dont  je  ne  sais  pas  même  le  nom. 
Oh  !  pour  celle-là,  puisque  vous  ne  la  protégez  pas, 
je  vais  me  venger  sur  elle  et  en  faire  une  véritable 
commère  ;  car ,  voyez-vous ,  il  m'en  faut  une  abso- 
lument, et  je  vois  bien  que  vous  m'abandonnez 
celle-ci,  comme  le  chasseur  jette  à  l'épervier  un 
morceau  de  chair  pour  lui  faire  lâcher  sa  proie. 

Enfin  donc  vous  vous  êtes  choisi  une  maîtresse 
tendre  et  vertueuse  !  Cela  n'est  pas  étonnant;  toutes 
les  maîtresses  le  sont.  Vous  vous  l'êtes  choisie  à 
Paris  1  Trouver  à  Paris  une  maîtresse  tendre  et  ver- 
tueuse ,  c'est  n'être  pas  malheureux.  Vous  lui  avez 
fait  une  promesse  de  mariage  ?  Cher  Deleyre,  vous 
avez  fait  une  sottise  ;  car  si  vous  continuez  d'ai- 
mer la  promesse  est  superflue  ;  si  vous  cessez  elle 
est  inutile ,  et  vous  peut  donner  de  grands  embar- 
ras. Mais  peut-être  cette  promesse  a-t-elle  été  payée 
comptant  :  en  ce  cas  je  n'ai  plus  rien  à  dire.  Vous 
l'avez  signée  de  votre  sang  ?  Cela  est  presque  tra- 
fique; mais  je  ne  sais  si  le  choix  de  l'encre  dont 
on  écrit,  fait  quelque  chose  à  la  foi  de  celui  qui 
signe.  Je  vois  bien  que  l'amour  rend  enfants  les 


AIN'XÉE    1759.  97 

philosophes,  tout  aussi  bien  que  nous  autres.  Cher 
Deleyre,  sans  être  votre  ami,  j'ai  de  l'amitié  pour 
vous,  et  je  suis  alarmé  de  l'état  où  vous  êtes.  Ah! 
de  grâce,  songez  que  l'amour  n'est  qu'illusion, 
qu'on  ne  voit  rien  tel  qu'il  est  tant  qu'on  ahne; 
et,  s'il  vous  reste  une  étincelle  de  raison,  ne  faites 
rien  sans  l'avis  de  vos  parents. 


LETTRE  CXCIX. 

A  MADAME  LA  MARÉCHALE  DE  Ll  .XEMBOURG. 
Montmorency,  le  i5  novembre  1759. 

Vous  ne  me  répondez  point,  madame  la  maré- 
chale; votre  silence  m'effraie.  11  faut  que  j'aie  avec 
vous  quelque  tort  que  j'ignore,  ou  que  j'aie  eu 
trop  raison,  peut-être,  de  craindre  d'être  oublié. 
Daignez  vous  mettre  à  ma  place,  et  soyez  équi- 
table. Comblé  de  tant  de  caresses,  n'ai-je  pas  dû 
prévoir  la  fin  de  l'illusion  qui  m'en  faisait  trouver 
digne?  Mais  où  est  ma  faute?  Qu'ai-je  fait  pour 
causer  cette  illusion?  qu'ai-je  fait  pour  la  détruire? 
Elle  devait  ne  point  commencer,  ou  ne  point  fi- 
nir.... Quoi!  sitôt?....  C'eût  été  toujours  trop  tôt. 
Si  mes  alarmes  vous  ont  offensée  ,  était-ce  en  les 
justifiant  qu'il  fallait  m'en  punir? 

En  vérité,  madame  la  maréchale,  j'ai  le  regret 
de  ne  savoir  de  quoi  maccuser;  car,  dans  la  di- 
stance qui  nous  sépare,  il  vaudrait  mieux  que  le 
tort  fût  à  moi  qu'à  vous.  Craignant  d'avoir  com- 
R.    XIX.  n 


98  CORRESPONrABrC£". 

mis  quelque  faute  par  ignorance ,  si  vous  étiez  une 
moins  grande  dame,  j'irais  me  jeter  à  vos  pieds, 
et  je  n'épargnerais  ni  soumissions  ni  prières  pour 
effacer  vos  mécontentements,  bien  ou  mal  fondés: 
mais,  dans  le  rang  où  vous  êtes,  ne  vous  attendez 
pas  que  je  fasse  tout  ce  que  mon  cœur  me  de- 
mande ;  je  dois  bien  plutôt  me  punir  de  l'avoir 
trop  écouté.  Si  cette  lette  reste  encore  sans  réponse, 
je  me  dirai  qu'il  n'en  faut  plus  espérer. 


LETTRE  ce. 

A  M.   VERNES. 

?iIontmorency  ,  le  18  novembre  1739. 

Je  savais,  mon  cher  Vernes  ,  la  bonne  réception 
que  vous  aviez  faite  à  l'abbé  de  Saint -Non,  que 
vous  l'aviez  fêté,  que  vous  l'aviez  présenté  à  M.  de 
Voltaire ,  en  un  mot  que  vous  l'aviez  reçu  comme 
recommandé  par  un  ami.  Il  est  parti  le  cœur  plein 
de  vous ,  et  sa  reconnaissance  a  débordé  dans  le 
mien.  Mais  pourquoi  vous  dire  cela?  n'avez- vous 
pas  eu  le  plaisir  de  m'obliger?  ne  me  devez -vous 
pas  aussi  de  la  reconnaissance  ?  n'est-ce  pas  à  vous 
désormais  de  vous  acquitter  envers  moi? 

Il  n'y  a  rien  de  moi  sous  la  presse;  ceux  qui 
vous  l'ont  dit  vous  ont  trompé.  Quand  j'aurai  quel- 
que écrit  prêt  à  paraître ,  vous  n'en  serez  pas  in- 
struit le  dernier.  J'ai  traduit,  tant  bien  que  mal ,  un 
livre  de  Tacite,  et  j'en  reste  là.  Je  ne  sais  pas  as- 


f 


AIVNÉE    1759.  f)() 

sez  le  latin  pour  l'entendre ,  et  n'ai  pas  assez  de 
talent  pour  le  rendre.  Je  m'en  tiens  à  cet  essai  ;  je 
ne  sais  même  si  j'aïuai  jamais  l'effronterie  de  le 
faire  paraître;  j'aurais  grand  besoin  de  vous  pour 
l'en  rendre  digne.  IMais  parlons  de  l'histoire  de  Ge- 
nève. Vous  savez  mon  sentiment  sur  cette  entre- 
jirise;  je  n'en  ai  pas  changé  :  tout  ce  qui  me  reste 
à  vous  dire,  c'est  que  je  souhaite  que  vous  fassiez 
im   ouvrage  assez  vrai ,  assez  beau  et  assez  utile 
pour  qu'il  soit  impossible  de  l'imprimer  ;  alors  , 
quoi  qu'il  arrive  ,  votre  manuscrit  deviendra  un 
monument  précieux  qui  fera  bénir  à  jamais  votre 
mémoire  par  tous  les  vrais  citoyens ,  si  tant  est  qu'il 
en  reste  après  vous.  Je  crois  que  vous  ne  doutez 
pas  de  mon  empressement  à  lire  cet  ouvrage  ;  mais 
si  vous  trouvez  quelque  occasion  pour  me  le  faire 
parvenir ,  à  la  bonne  heure  ;  car ,  pour  moi ,  dans 
ma  retraite ,  je  ne  suis  point  à  portée  d'en  trouver 
les  occasions.  Je  sais  qu'il  va  et  vient  beaucoup  de 
gens  de  Genève  à  Paris  ,  et  de  Paris  à  Genève  ;  mais 
je  connais  peu  tous  ces  voyageurs,  et  n'ai  nul  des- 
sein d'en  beaucoup  connaître.  J'aime  encore  mieux 
ne  pas  vous  lire. 

\'ous  me  demandez  de  la  musique  :  eh  Dieu  ! 
cher  Vernesî.de  quoi  me  parlez-vous?  Je  ne  con- 
nais plus  d'autre  musique  que  celle  des  rossignols, 
et  les  chouettes  de  la  foret  m'ont  dédommagée  de 
l'Opéra  de  Paris.  Revenu  au  seul  goût  des  plaisirs 
de  la  nature,  je  méprise  l'apprêt  des  amusements 
des  villes.  Redevenu  presque  enfant,  je  m'atten- 
dris en  rappelant  les  vieilles  chansons  de  Genève; 

8fBllOTH€CA 


lOO  CORRESPONDANCE. 

je  les  chante  d'une  voix  éteinte,  et  je  finis  par 
pleurer  sur  ma  patrie  en  songeant  que  je  lui  ai 
survécu.  Adieu. 


LETTRE   CCI. 

A  M.  DE  BASTIDE. 

A  Montmorency ,  5  décembre  1739. 

J'aurais  voulu,  monsieur,  pouvoir  répondre  à 
l'honnêteté  de  vos  sollicitations ,  en  concourant 
plus  utilement  à  votre  entreprise  ;  mais  vous  savez 
ma  résolution;  et,  faute  de  mieux,  je  suis  réduit, 
pour  vous  complaire  ,  à  tirer  de  mes  anciens  bar- 
bouillages le  morceau  ci -joint,  comme  le  moins 
indigne  des  regards  du  public.  Il  y  a  six  ans  que 
M.  le  comte  de  Saint-Pierre  m'ayant  confié  les  ma- 
nuscrits de  feu  M.  l'abbé  son  oncle ,  j'avais  com- 
mencé d'abréger  ses  écrits ,  afin  de  les  rendre  plus 
commodes  à  lire ,  et  que  ce  qu'ils  ont  d'utile  fût 
plus  connu.  Mon  dessein  était  de  publier  cet  abrégé 
en  deux  volumes,  l'un  desquels  eût  contenu  les  ex- 
traits des  ouvrages,  et  l'autre  un  jugement  raisonné 
sur  chaque  projet  :  mais,  après  quelque  essai  de 
ce  travail ,  je  vis  qu'il  ne  m'était  pas  propre  ,  et 
que  je  n'y  réussirais  point.  J'abandonnai  donc  ce 
dessein  ,  après  l'avoir  seulement  exécuté  sur  la 
Paix  perpétuelle  et  sur  la  Poljsjnodie.  Je  vous  en- 
voie ,  monsieur ,  le  premier  de  ces  extraits ,  comme 
un  sujet  inaugural  pour  vous  qui  aimez  la  paix,  et 


k:ssée  1759.  loi 

dont  les  écrits  la  respirent.  Puissions-nous  la  \oir 
bientôt  rétablie  entre  les  puissances!  car  entre  les 
auteurs  on  ne  l'a  jamais  vue ,  et  ce  n'est  pas  au- 
jourd'hui qu'on  doit  l'espérer.  Je  vous  salue,  mon- 
sieur ,  de  tout  mon  cœur. 

Observation.  —  M.  de  Bastide,  infatigable  compilateur, 
s'adressait  souvent  à  Rousseau  pour  le  mettre  à  contribution 
et  l'aider  à  remplir  ses  recueils.  Celui  pour  lequel  il  lui  adressa 
V  Extrait  de  la  paix  perpétuelle ,  était  intitulé  Le  monde  comme 
il  est,  qui  succédait  au  Nouveau  Spectateur.  Ce  dernier  n'a  fait 
nul  tort  à  l'ancien.  M.  Bastide  finit  par  vouloir  mettre  dans  ses 
recueils  tout  ce  que  faisait  Rousseau,  qui ,  s'il  l'eût  cru,  aurait 
coupé  l'Emile  par  morceaux.  Voyez  Confessions ,  liv.  ix. 


LETTRE  CCII. 

A  M.  LE  MARÉCHAL  DE  LUXEMBOURG- 

Montmorency  ,  le  36  décembre  ijSg. 

J'apprends ,  M.  le  maréchal ,  la  perte  que  vous 
venez  de  faire  *,  et  ce  moment  est  un  de  ceux  où 
j'ai  le  plus  de  regret  de  n'être  pas  auprès  de  vous  ; 
car  la  joie  se  suffit  à  elle-même,  mais  la  tristesse 
a  besoin  de  s'épancher ,  et  l'amitié  est  bien  plus 
précieuse  dans  la  peine  que  dans  le  plaisir.  Que  les 
mortels  sont  à  plaindre  de  se  faire  entre  eux  des 
attachements  durables  î  Ah  î  puisqu'il  faut  passer 
sa  vie  à  pleurer  ceux  qui  nous  sont  chers ,  à  pleurer 
les  uns  morts  ,  les  autres  peu  dignes  de  vivre  ,  que 
je  la  trouve  peu  regrettable  à  tous  égards!  Ceux  qui 

De  la  duchesse  de  Villeroi,  sa  sœur. 


I02  CORRESPONDANCE. 

s'en  vont  sont  plus  heureux  que  ceux  qui  restent; 
ils  n'ont  plus  rien  à  pleurer.  Ces  réflexions  sont 
communes  :  qu'importe?  en  sont- elles  moins  na- 
turelles ?  Elles  sont  d'un  homme  plus  propre  à 
s'affliger  avec  ses  amis  qu'à  les  consoler,  et  qui 
sent  aigrir  ses  propres  peines  en  s'attendrissant  sur 
les  leurs. 


LETTRE  CCIII. 

A  M.\DAME  LA  MARÉCHALE  DE  LUXEMBOURG. 

i5  janvier  1760. 

Je  vous  oublie  donc ,  madame  la  maréchale  ?  Si 
vous  le  pensiez ,  vous  ne  daigneriez  pas  me  le  faire 
dire;  et,  si  cela  était,  je  ne  vaudrais  pas  la  peine 
que  vous  vous  en  aperçussiez.  Taxez -moi  de  len- 
teur ,  mais  non  pas  de   négligence.  L'exactitude 
dépend  de  moi ,  la  diligence  n'en  dépend  pas.  Ju- 
gez-moi sur  les  faits.  Vous  savez  que  je  fais  pour 
madame  d'Houdetot  une  copie  pareille  à  la  vôtre. 
Elle  avait  grande  envie  d'avoir  cette  copie,  et  moi 
fijrande  envie  de  lui  faire  plaisir.  Cependant  il  y  a 
trois  ans  que  cette  copie  est  commencée ,  et  elle 
n'est  pas  finie  :  il  n'y  a  pas  encore  deux  mois  que 
la  vôtre  est  commencée,  et  vous  aurez  la  première 
partie  dans  huit  jours.  En  continuant  de  la  même 
manière,  vous  aurez  le  tout  en  moins  d'un  an. 
Comparez ,  et  concluez.  Quand  j'aurai  eu  le  temps 
de  vous  expliquer  comment  je  travaille  et  com- 


ANNtli    I7(')0.  103 

ment  je  puis  travailler,  nous  jui^erez  vous-même 
s'il  dépend  de  moi  d'aller  plus  vite.  En  attendant, 
j'ai  un  peu  sur  le  cœur  le  reproche  que  vous  m'a- 
vez fait  faire.  Je  ne  croyais  pas  que  vous  me  ju- 
geassiez sans  m'entendre  ,  et  que  vous  me  jugeas- 
siez si  sévèrement.  Je  n'oublierai  de  long -temps 
que  vous  m'accusez  de  vous  oublier.  Consultez  un 
peu  là-dessus  ^I.  le  maréchal,  je  vous  en  supplie. 
Il  y  d  un  temps  infini  que  je  né  lui  ai  écrit.  De- 
mandez-lui s'il  croit  pour  cela  que  je  Toublie.  Ma- 
dame ,  il  faut  être  lent  à  donner  son  estime ,  afin 
de  n'être  pas  si  prompt  à  la  retirer. 


LETTRE  CCIV. 

A  M.  MOULTOU. 

Montmoronc\  ,  29  janvier  1760. 

Si  j'ai  des  torts  avec  vous,  monsieur ,  je  n'ai  pas 
celui  de  ne  les  pas  sentir  et  de  ne  me  les  pas  re- 
procher. Mon  silence  est  bien  plus  contre  moi  que 
contre  vous  ,  car  comment  répondre  à  une  lettre 
qui  m'honore  si  fort  et  où  je  me  reconnais  si  peu? 
Je  laisserai  de  votre  lettre  ce  qui  ne  me  convient 
pas;  je  ne  vous  rendrai  point  les  éloges  que  vous 
me  donnez;  je  suj^Dose  que  vous  n'aimeriez  pas  à 
les  entendre ,  et  je  tâcherai  de  mériter  dans  la  suite 
que  vous  en  pensiez  autant  de  moi. 

Il  y  a  un  peu  de  la  faute  de  M.  Favre  '  si  je  vous 

'  Premier  syudic  de  la  république  de  Genève, 


Io4  CORRESPOTvDAIVCE. 

réponds  si  tard.  Il  m'avait  promis  de  me  revenir 
voir ,  et  je  m'étais  promis ,  après  avoir  causé  un 
peu  de  temps  avec  lui ,  de  lui  remettre  une  lettre 
pour  vous  ;  je  l'ai  attendu  ,  et  il  n'est  point  revenu. 
Je  l'ai  reçu  avec  simplicité ,  mais  avec  joie.  Je  n'i- 
magine pas  qu'une  pareille  réception  puisse  rebu- 
ter un  Genevois  et  un  ami  de  M.  Moultou.  Si  cela 
pouvait  être ,  mon  intention  serait  bien  mal  rem- 
plie, et  j'en  serais  véritablement  affligé. 

M.  Favre  avait  un  extrait  de  votre  sermon  sur  le 
luxe  :  il  me  l'a  lu ,  et  je  l'ai  prié  de  me  le  prêter 
pour  le  copier.  M'entendez-vous  ,  monsieur  ? 

Au  reste  vous  êtes  le  premier,  que  je  sache,  qui 
ait  montré  que  la  feinte  charité  du  riche  n'est  en 
lui  qu'un  luxe  de  plus  ;  il  nourrit  les  pauvres 
comme  des  chiens  et  des  chevaux.  Le  mal  est  que 
les  chiens  et  les  chevaux  servent  à  ses  plaisirs ,  et 
qu'à  la  fm  les  pauvres  l'ennuient  ;  à  la  fin,  c'est  un 
air  de  les  laisser  périr,  comme  c'en  fut  d'abord  un 
de  les  assister. 

J'ai  peur  qu'en  montrant  l'incompatibilité  du 
luxe  et  de  l'égalité,  vous  n'ayez  fait  le  contraire 
de  ce  que  vous  vouliez  :  vous  ne  pouvez  ignorer 
que  les  partisans  du  luxe  sont  tous  ennemis  de 
l'égalité.  En  leur  montrant  comment  il  la  détruit , 
vous  ne  ferez  que  le  leur  faire  aimer  davantage. 
Il  fallait  faire  voir,  au  contr^re,  que  l'opinion 
tournée  en  faveur  de  la  richesse  et  du  luxe  anéan- 
tit l'inégalité  des  rangs ,  et  que  tout  crédit  gagné 
par  les  riches  est  perdu  pour  les  magistrats.  Il  me 
semble  qu'il  y  aurait  là-dessus  un  autre  sermon  bien 


ANNtE    l'jCjO.  Io5 

plus  Utile  à  faire,  plus  profond,  plus  politique  en- 
core, et  dans  lequel,  en  faisant  votre  cour,  vous 
diriez  des  vérités  très-importantes  et  dont  tout  le 
monde  serait  frappé. 

Vous  me  parlez  de  ce  Voltaire!  Pourquoi  le* nom 
de  ce  baladin  souille-t-il  vos  lettres?  Le  malheureux 
a  perdu  ma  patrie;  je  le  haïrais  davantage  si  je  le 
méprisais  moins.  Je  ne  vois  dans  ses  grands  talents 
qu'un  opprobre  de  plus  qui  le  déshonore  par  l'in- 
digne usage  qu'il  en  fait.  Ses  talents  ne  lui  servent, 
ainsi  que  ses  richesses ,  qu'à  nourrir  la  dépravation 
de  son  cœur.  O  Genevois!  il  vous  paie  bien  de  l'a- 
sile que  vous  lui  avez  donné.  Il  ne  savait  plus  où  al- 
ler faire  du  mal;  vous  serez  ses  dernières  victimes. 
Je  ne  crois  pas  que  beaucoup  d'autres  hommes 
sages  soient  tentés  d'avoir  un  tel  hôte  après  vous. 

Ne  nous  faisons  plus  illusion  ,  monsieur;  je  me 
suis  trompé  dans  ma  lettre  à  ÎM.  d'Alembert  :  je 
ne  croyais  pas  nos  progrès  si  grands,  ni  nos  mœurs 
si  avancées.  Nos  maux  sont  désormais  sans  remède; 
il  ne  vous  faut  plus  que  des  palliatifs ,  et  la  comé- 
die en  est  im.  Homme  de  bien,  ne  perdez  pas 
votre  ardente  éloquence  à  nous  prêcher  l'égalité, 
vous  ne  seriez  plus  entendu.  Nous  ne  sommes  en- 
core que  des  esclaves  ;  apprenez-nous ,  s'il  se  peut, 
à  n'être  pas  des  méchants  ;  nofi  ad  vetera  institiita , 
quœ  jam  prideiu  ,  corruptis  moribus ,  ludihrio  swit , 
rci'ocans,  mais  en  retardant  le  progrès  du  mal  par 
des  raisons  d'intérêt,  qui  seules  peuvent  toucher 
des  hommes  corrompus.  Adieu  ,  monsieur;  je  vous 
embrasse. 


Io6  CORRESPONDANCE. 

P.  S.  J'allais  faire  partir  ma  lettre,  quand  M.  Favre 
est  entré.  J'ai  été  charmé  de  voir  qu'il  n'était  pas 
mécontent  de  moi.  J'ai  passé  avec  lui  une  demi- 
journée  agréable;  nous  avons  parlé  devons.  H  m'a 
dit  c^ie  vous  méditiez  un  second  sermon  sur  la 
même  matière;  j'en  suis  fort  aise.  Bonjour. 

Observation.  —  Il  est  question  dans  cette  lettre  de  l'opinion 
de  Rousseau  sur  le  caractère  de  l'auteur  de  Zaïre,  sur  le  mal 
que,  dans  cette  opinion,  il  fait  à  sa  patrie,  la  corruption  qu'il 
y  introduit,  ainsi  que  l'amour  du  luxe  et  celui  des  spectacles. 
Ces  expressions  de  colère,  elles  s'ont  confiées  à  !a  discrétion  de 
l'amitié  ;  elle  n'entrent  point  dans  les  relations  de  Jean-Jacques, 
soit  avec  le  public ,  soit  avec  le  patriarche  de  Ferney.  Il  n'était 
pas  obligé  de  bien  penser  sur  son  compte,  sur  sa  morale  et  ses 
intentions,  mais  il  l'était  do  ne  pas  prendre  le  public  pour  con- 
fident. Il  remplit  ce  devoir.  Voltaire  aimait  qu'on  fit  courir  ses 
lettres  :  Rousseau  regardait  ce  procédé  comme  une  trahison 
quand  on  n'avait  pas  le  consentement  du  correspondant.  Enfin 
il  n'a  jamais  varié  sur  les  talents  et  la  supériorité  de  Voltaire; 
et  les  outrages  de  celui-ci  ne  lui  ont  point  'fait  changer  de  lan- 
gage. Un  silence  dédaigneux  ,  ou  de  nouveaux  hommages  à  ses 
talents,  en  déplorant  l'abus  qu'il  en  faisait,  furent  les  seules  ré- 
ponses qu'il  se  permit.  Il  put  ensuite,  et  sans  manquer  aux 
égards,  en  parler  librement  dans  ses  lettres  confidentielles  à  ces 
amis.  Il  l'a  fait  quelquefois;  mais  la  conduite  de  Voltaire,  ses  pro- 
cédés, furent  inilquement  l'objet  de  sa  critique  ou  plutôt  de  son 
indignation  ;  car  c'est  le  nom  que  méritent  et  la  cause  et  l'objet 
de  cette  critique,  toujours  motivée  par  l'amour  de  Genève,  où 
l'influence  de  Ferney  se  faisait  sentir. 

Quand  madame  d'Épinay  arriva  dans  cette  ville.  Voltaire 
lui  fit  beaucoup  d'avances.  En  supposant  qu'elle  ne  l'instruisit 
point  de  ce  qui  venait  de  se  passer  entie  elle  et  Rousseau,  ce 
qui  est  peu  piobable,  le  patriarche  ne  tarda  point  à  l'apprendre 
de  Paris,  où  la  ràpture  fit  beaucoup  de  bruit.  Ses  caresses  en 
augmentèrent  d'autant,  quoique  la  femme  d'un  fermier  général 


ATSisÉi:  17G0.  107 

eût  beaucoup  de  droits  à  sa  considération.  C'est  un  rapproche- 
ment curieux  à  faire  que  do  voir  comment  elle  s'exprimait  sur 
Voltaire,  [)récisément  à  la  même  époque  où  Jean-Jacques  écri- 
vit la  lettre  qu'on  vient  de  lire.  Voici  donc  ce  qu'elle  mandait  à 
M.  Grimm.  «Voltaire  n'a  nul  principe  arrêté:  il  redit  plus  qu'il 
«ne  dit,  et  ne  laisse  jamais  rien  à  faire  aux  autres.  Il  ne  sait 
«point  causer  et  il  humilie  l'amour-propre '.  Il  dit  le  pour  et 
«  le  contre  tant  qu'on  veut...  Il  n'a  nulle  philosophie  dans  la 
«  tête  ;  il  est  tout  hérissé  de  petits  préjugés  d'enfants;  on  les  lui 
«  passerait  s'il  ne  s'affichait  pas  pour  les  secouer  tous.  Il  a  des 
«  inconséquences  plaisantes.  "  3Iémoircs  de  madame  d'Épinay, 
t.  iir,  page  243.  (  i'^  édition.  ) 


LETTRE    CCV. 

A  M.  LE  MARÉCHAL  DE  LUXEMBOURG. 

Montmorency,  le  a  février  1760. 

Comptez-vous  les  mois  ,  monsieur  le  maréchal  ? 
Pour  moi,  je  compte  les  jours,  et  il  me  semble  que 
je  trouve  cet  hiver  plus  long  que  les  autres.  J'at- 
tends avec  impatience  le  voyage  de  Pâques  pour 
célébrer  un  anniversaire  qui  me  sera  toujours  cher. 
J'ai  donc  oublié  d'user  du  présent,  puisque  je  dé- 
sire l'avenir  ;  et  voilà  de  quoi  vous  êtes  cause.  La  vie 
n'est  plus  égale  quand  le  cœur  a  des  besoins;  alors 
le  temps  passe  trop  lentement  ou  trop  vite  ;  il  n'a 

'  Ce  langage  fait  voir  combien  madame  d'Epinay  avait  de  préten- 
tion à  briller  dans  la  conversation.  Celle  de  Voltaire  était  cliarmante, 
mais  il  fallait  savoir  écouter;  et  la  remarque  de  madame  d'Epinay 
ferait  présumer  qu'elle  ne  savait  pas  se  taire.  Je  ne  comprends  pas 
qu'on  eût  envie,  quand  Voltaire  parlait,  de  dire  autre  chose  que  ce 
qui  était  nécessaire  pour  le  faire  parler  encore. 


Io8  CORRESPONDANCE. 

sa  mesure  fixe  que  pour  le  sage.  Mais  où  est  le 
sage?  Que  je  le  plains!  il  est  égal,  parce  qu'il  est 
insensible  ;  ses  heures  ont  toutes  la  même  lon- 
gueur, parce  qu'il  ne  jouit  d'aucune.  Je  ne  voudrais 
pas ,  pour  tout  au  monde ,  un  ami  dont  la  montre 
irait  toujours  bien.  M.  le  maréchal,  vous  avez  fort, 
dérangé  la  mienne  ;  elle  retarde  tous  les  jours  da- 
vantage ,  elle  est  prête  à  s'arrêter.  Je  voudrais  aller 
la  remonter  près  de  vous ,  mais  cela  m'est  impos- 
sible ;  mon  état  et  la  saison  me  condamnent  à  vous 
attendre. 


LETTRE  CCVI. 

A  M.  VERNES. 

SUR  LA    MORT  DE   SA   FEMME. 

Montmorency,  le  9  février  1760. 

Il  y  a  une  quinzaine  de  jours ,  mon  cher  Vernes, 
que  j'ai  appris  par  M.  Favre  votre  infortune  ;  il  n'y 
en  a  guère  moins  que  je  suis  tombé  malade,  et  je 
ne  suis  pas  rétabli.  Je  ne  compare  point  mon  état 
au  vôtre;  mes  maux  actuels  ne  sont  que  physi- 
ques; et  moi,  dont  la  vie  n'est  qu'une  alternative 
des  uns  et  des  autres,  je  ne  sais  que  trop  que  ce 
n'est  pas  les  premiers  qui  transpercent  le  cœur  le 
plus  vivement.  Le  mien  est  fait  pour  partager  vos 
douleurs  ,  et  non  pour  vous  en  consoler.  Je  sais 
trop  bien,  par  expérience ,  que  rien  ne  console  que 
le  temps,  et  que  souvent  ce  n'est  encore  qu'une 


AN-XiiE    I-jGo.  109 

affliction  de  plus  de  songer  que  le  temps  nous  con- 
solera. Clher  Vernes,  on  n'a  pas  tout  peidii  quand 
on  pleure  encore;  le  regret  du  bonheur  passé  en 
est  un  reste.  Heureux  qui  porte  encore  au  fond  de 
son  cœur  ce  qui  lui  fut  cher  !  Oh  !  croyez-moi ,  vous 
ne  connaissez  pas  la  manière  la  plus  cruelle  de  le 
perdre  ;  c'est  d'avoir  à  le  pleurer  vivant.  Mon  bon. 
ami,  vos  peines  me  font  songer  aux  miennes;  c'est 
un  retour  naturel  aux  malheureux.  D'autres  pour- 
ront montrer  à  vos  douleurs  une  sensibilité  plus 
désintéressée;  mais  personne,  j'en  suis  bien  sur, 
ne  les  partagera  plus  sincèrement. 


LETTRE  CCVII. 

A  MADAME  LA  COMTESSE  D'HOUDETOT. 

Montmorency,  1760. 

Je  suis  sensible  à  l'intérêt  que  vous  prenez  à 
mon  état.  S'il  pouvait  être  soulagé,  il  le  serait  par 
les  témoignages  de  votre  amitié.  Je  me  dis  tout  ce 
qu'il  faut  me  dire  sur  mes  injustices  :  ce  seront  les 
dernières,  et  vous  ne  recevrez  plus  de  moi  des 
plaintes  que  vous  n'avez  jamais  méritées.  Je  ne  suis 
pas  mieux,  c'est  tout  ce  que  je  puis  vous  dire.  Je 
n'ai  de  consolation  et  de  témoignage  d'amitié  que 
de  vous  seule ,  et  c'est  bien  assez  pour  moi  :  mais 
il  n'est  pas  étonnant  que  j'en  désire  de  fréquents 
retours  dans  un  temps  où  j'ignore  si  chaque  lettre 
que  je  reçois  de  vous,  et  chaque  lettre  que  je  vous 
écris,  ne  sera  pas  la  dernière.  Adieu.  A^oilà  \2t.  Julie: 


IIO  CORRESPONDATtrCE. 

je  travaille  à  la  première  partie,  mais  lentement, 
selon  mes  forces.  Quoi  qu'il  arrive  ,  souvenez- 
vous,  je  vous  en  conjure,  que  vous  n'avez  jamais 
eu  et  n'aurez  jamais  d'ami  qui  vous  soit  aussi  sin- 
cèrement et  aussi  purement  attaché  que  moi. 
Croyez  encore  qu'il  n'y  a  pas  un  bon  sentiment 
dans  une  ame  humaine  qui  ne  soit  au  fond  de  la 
mienne  et  que  je  n'y  nourrisse  avec  plaisir.  Il  me 
serait  doux,  si  j'avais  à  ne  plus  vous  revoir,  de 
vous  laisser  au  moins  une  impression  de  moi  qui 
vous  fit  quelquefois  rappeler  mon  souvenir  avec 
plaisir. 

Ne  donnez  point  la  Julie  à  relier,  je  vous  prie, 
jusqu'à  nouvel  avis,  car  je  voudrais  bien  que,  de 
quelque  manière  que  ce  soit ,  elle  ne  sortît  point 
de  vos  mains. 

Il  faut  que  vous  soyez  non-seulement  mon  amie , 
mais  mon  commissionnaire;  car  je  n'ai  plus  de  re- 
lation qu'avec  vous.  Je  vous  prie  donc  de  vouloir 
bien  vous  faire  informer  à  la  poste ,  s'il  faut  af- 
franchir les  lettres  pour  le  canton  de  Berne.  J'ai 
oublié  de  vous  recommander  le  secret  sur  l'ou- 
vrage commencé  dont  je  vous  ai  parlé.  Si  vous  en 
avez  parlé  à  quelqu'un,  il  n'y  a  point  de  votre 
faute.  Je  vous  prie  de  me  le  dire  naturellement, 
mais  de  n'en  plus  reparler.  Adieu,  encore  un  coup. 
J'attends  de  vos  nouvelles ,  c'est  mon  seul  plaisir 
en  ce  monde. 

Observation.  —  Cette  lettre,  imprimée  à  Reims  dans  un 
journal,  n'a  point  échappé  à  M.  Barbier,  et  nous  en  devons  la 
communication  à  ce  savant. 


AAMÎE    I7G0.  I  I  I 


llmesembletiifficiled't'nproiiveiraïuhenticité,  ne  connaissant 
point  la  pièce  aulographe.  Elle  présente  des  circonstances  qui 
ont  besoin  d'éclaircissements. 

D'abord  ,  en  disant  ^yoilh  la  Julie,  Jean  Jacques  donne  lieu  de 
croire  que  cet  ouvrat^e  était  achevé,  qu'il  l'envoyait  à  madame 
d'Houdetot  ;  mais ,  comme  il  ajoute  qu'il  travaille  lentement  à 
la  première  partie ,  il  paraît  annoncer  assez  positivement  qu'il 
ne  fait  que  commencer  la  copie  de  cet  ouvrage.  Ensuite,  en  lui 
recommandant  de  ne  pas  le  donner  à  relier,  il  autorise  à  croire 
que  cette  copie  est  faite.  Il  y  a  donc  une  contradiction.  Mais, 
pour  l'expliquer,  il  sufiit  de  faire  une  distinction  entre  l'exem- 
plaire de  Julie  imprimée  qu'il  envoyait  à  madame  d'Houdetot , 
et  la  copie  qu'il  faisait  pour  elle  de  cet  ouvrage. 

Il  ne  paraît  pas  encore  bien  guéri  de  sa  passion  pour  madame 
d'Houdetot,  puisqu'il  exprime  un  sentiment  de  jalousie  dans  le 
motif  pour  lequel  il  ne  veut  point  que  ce  manuscrit  sorte  de  ses 
mains,  de  quelque  manière  que  ce  soit. 

Si  l'on  consulte  les  autres  lettres  de  Jean-Jacques  pour  avoir 
quelques  éclaircissements  sur  celle-ci,  l'on  en  trouve  une  à 
madame  de  Luxembourg,  dans  laquelle  Rousseau  dit  qu'il  s'oc. 
cupe  de  la  copie  de  la  Nouvelle  Hcloise,  pour  cette  dame;  mais 
il  l'avertit  que  quelqu'un  est  en  date  avant  elle  (  madame  d'Hou- 
detot) ,  ajoutant  qu'il  va  faire  marcher  de  front  les  deux  copies. 
Or,  cette  lettre  étant  du  2g  octobre  lySg,  on  pourrait  supposer 
que  celle  que  nous  rapportons  est  d'une  date  postérieure. 

Dans  une  autre  lettre  à  la  même  maréchale,  il  parle  encore 
de  la  copie  destinée  à  madame  d'Houdetot,  et  qui  n'est  pas  en- 
core finie  le  i5  janvier  17G0.  Le  20  juin  de  la  même  année 
il  envoya  à  la  maréchale  la  troisième  partie  de  la  Nouvelle 
Héloïse.  Enfin,  le  6  octobre  suivant,  il  dit  à  la  même:  «Vous 
«  aurez  la  sixième  partie  avant  le  1 5,  ou  j'aurai  manqué  de  pa- 
«  rôle  à  madame  d'Houdetot,  et  je  tâche  de  n'en  manquer  à 
«  personne.  » 

Quant  à  l'ouvrage  dont  il  est  question  dans  cette  lettre,  il  n'en 
est  que  trois,  faits  ou  projetés  à  cette  époque  (1759  et  1760): 
le  Contrat  social,  ï Emile,  et  le  Matérialisme  du  sage.  Je  pré- 
sume que  c'est  de  ce  dernier  que  Jean-Jacques  aurait  eu  l'in- 


lia  CORRESPOND  A^'CE. 

tentlon  de  parler.  Les  interprétations  dont  le  titre  était  sus- 
ceptible, le  déterminaient  à  ne  pas  communiquer  le  projet  de 
cet  ouvrage  (que,  malheureusement,  il  n'eut  pas  le  temps  de 
faire } ,  et  cette  particularité  fut  cause  qu'on  lui  en  vola  le  plan. 
Du  reste  nous  n'avons  aucune  donnée  suffisante  pour  motiver 
des  conjectures. 

Madame  d'Houdetot  a  mis  en  tête  du  manuscrit  de  la  Nouvelle 
Héloïse  que  Rousseau  lui  donna,  une  note  qui  mérite  d'être 
rapportée  ;  la  voici  :  «  Ce  manuscrit  fut  pour  moi  le  gage  de 
«  l'attachement  d'un  honune  célèbre  :  son  triste  caractère  em- 
«  poisonna  sa  vie;  m.ais  la  postérité  n'oubliera  jamais  ses  talents. 
«  S'il  eut  l'art,  trop  dangereux  peut-être,  d'excuser  aux  yeux 
«  de  la  vertu  les  fautes  d'une  ame  passionnée,  n'oublions  pas 
«  qu'il  voulut  surtout  apprendre  à  s'en  relever,  et  qu'il  cherche 
«  constamment  à  nous  faire  aimer  cette  vertu  qu'il  n'est  peut- 
«  être  pas  donné  à  la  faible  humanité  de  suivre  toujours.  » 

N'avant  point  vu  le  manuscrit  en  question,  j'ignore  s'il  est 
réellement  précédé  de  cette  note.  Je  trouve  que  madame  d'Hou- 
detot passe  trop  facilement  condamnation  sur  le  triste  caractère, 
et  les  témoignages  de  Corancès,  de  Saint-Pierre,  de  Gré- 
try,  etc.,  lapportés  par  nous,  doivent  faire  modifier  celui  d'une 
dame  qui  ne  connut  Rousseau  intimement  que  pendant  six  ou 
treize  mois ,  et  le  fit  sortir  de  son  état  naturel  en  lui  inspirant  une 
passion  violente  dont  il  ne  sentit  que  les  orages.  Je  pense  encore 
que  cette  note  n'est  en  harmonie  ni  avec  le  caractère  angélique 
de  la  maîtresse  de  Saipt-Lambert,  ni  avec  ce  sentiment  exquis 
des  convenances  qu'elle  possédait  à  un  si  haut  degré.  Il  me 
semble  qu'elle  ne  devait  point  parler  de  Vart  dangereux  d'ex- 
cuser aux  yeux  de  la  vertu  les  fautes  d^une  ame  passionnée,  etc. 
Peu  de  femmes  avaient ,  malgré  l'usage  qui  leur  servait  d'ex- 
cuse, le  droit  de  blâmer  Julie  d'Étanges  ou  son  historien;  et 
l'exception  ne  serait  point  en  faveur  de  celle  qui  troubla  le 
repos  de  cet  historien.  Si  l'on  ne  se  tait  point  dans  sa  propre 
cause,  quand  elle  est  mauvaise,  du  moins  ne  parle- t-on  pas 
contre  le  rôle  qu'on  y  joue,  et  ne  fournit-on  point  des  armes 
contre  soi. 


m3 


LETTRE    CCVÏÎÏ. 

A  MADAME  LA  MARÉCHALE  DE  LUXEMBOURG. 
Montmorency,  5  mars  1760. 

Je  vous  sers  lentement  et  mal ,  madame  la  ma- 
réchale :  il  ne  faut  pas  me  le  reprocher ,  il  faut 
m'en  plaindre.  Je  n'aurai  jamais  de  tort  envers 
vous  qui  ne  soit  un  tourment  pour  moi  :  c'est  vous 
dire  assez  que  mon  tort  est  involontaire.  Si  je  ne 
suis  pas  plus  diligent  à  l'avenir,  croyez  que  je  n'au- 
rai pas  pu  l'être.  En  vérité  je  suis  la  dupe  de  l'état 
que  j'ai  choisi.  J'ai  tout  sacrifié  à  l'indépendance  , 
et  j'ai  tous  les  tracas  de  la  fortune  :  je  supporterais 
patiemment  tout  le  reste,  mais  je  murmure  contre 
les  occupations  désagréables  qui  m'arracheiit  au 
plaisir  de  travailler  pour  vous. 

Je  viens  de  recevoir,  par  un  exprès  que  vous 
avez  eu  la  bonté  de  m'envoyer ,  une  lettre  de  mon 
libraire  de  Hollande,  sans  que  je  sache  comment  elle 
vous  est  parvenue.  Je  suppose  que  c'est  par  M.  de 
Malesherbes  ;  mais  j'aurais  besoin  d'en  être  sûr. 

Vous  savez  que  je  ne  vous  remercie  plus  de  rien , 
ni  vous,  madame,  ni  monsieur  le  maréchal.  Vous 
méritez  l'un  et  l'autre  que  je  ne  vous  dise  rien  de 
plus,  et  que  je  vous  laisse  interpréter  ce  silence. 

Les  beaux  jours  approchent ,  mais  ils  viennent 
bien  lentement.  J'ai  beau  compter ,  ils  n'en  vien- 
nent pas  plus  vite  ;  ils  ne  seroTit  venus  que  quand 

R.    XIX.  8 


Il4  CORRESPONDANCE. 

VOUS  serez  ici.  Je  suis  forcé  de  finir  ;  j'ai  vingt 
lettres  indispensables  à  écrire ,  dont  pas  une  ne 
m'intéresse  ;  et ,  ce  qui  vous  fera  juger  de  mon  sort 
mieux  que  tout  ce  que  je  pourrais  dire,  je  n'en 
puis  faire  de  courte  que  celle-ci. 


LETTRE   CCIX. 

A  LA  MÊME. 

Ce  jeudi  matin. 

J'apprends  les  plus  tristes  nouvelles,  ou  plutôt 
elles  se  confirment,  car  madame  de  Verdelin  m'a- 
vait fait  donner  avis  de  la  maladie  de  M.  le  duc  de 
Montmorency  ;  mais  n'en  sachant  rien  de  personne 
de  votre  maison  ,  je  croyais  la  nouvelle  fausse ,  et 
j'avais  déjà  envoyé  chez  votre  jardinier  une  lettre 
où  je  parlais  à  M.  le  maréchal  de  ces  bruits  et  de 
mon  iùquiétude ,  lettre  que  celle  de- M.  Dubertier 
me  fait  retirer.  H  me  marque  qu'on  attend  aujour- 
d'hui des  nouvelles  décisives ,  et  me  promet  de 
m'en  faire  part.  Je  vous  supplie ,  madame  la  ma- 
réchale ,  de  lui  rappeler  sa  promesse ,  et  de  me  faire 
instruire  exactement  de  l'état  des  choses  tant  qu'il 
V  aura  le  moindre  danger.  Je  suis  dans  un  trouble 
qui  me  permet  à  peine  d'écrire  :  je  ne  vous  dis 
rien  de  mon  état;  vous  en  pouvez  juger  puisque 
vous  ne  me  voyez  pas. 


AWN]ÉE    l-jGo.  I  l5 


LETTRE   CCX- 

A  M.  DE  MALESHERBES. 

Montmorency,  le  6  mars  1760, 

Comblé  depuis  long -temps,  monsieur,  de  vos 
bontés,  j'en  profitais  en  silence,  bien  sûr  que  vous 
n'auriez  pu  m'en  croire  digne  si  vous  m'y  eussiez 
cru  peu  sensible,  et  bien  plus  sur  encore  que  vous 
aimiez  mieux  mériter  des  remerciements  que  d'en 
recevoir.  Je  n'ai  donc  point  été  surpris  de  la  per- 
mission que  vous  avez  donnée  à  M.  Rey ,  mon  li- 
braire, de.  vous  adresser  les  épreuves  du  fade  re- 
cueil qu'enfin  je  fais  imprimer;  je  suis  même  tout 
disposé  à  croire ,  et  à  m'en  glorifier ,  que  cette  grâce 
est  plus  accordée  à  moi  qu'à  lui.  Mais ,  monsieur , 
il  n'a  pu  vous  la  demander ,  et  je  ne  puis  m'en 
prévaloir,  qu'en  supposant  qu'elle  ne  vous  est  pas 
onéreuse  ;  et  c'est  sur  quoi  il  ne  m'a  point  éclairci. 
J'attendais  cet  éclaircissement  d'une  de  ses  lettres, 
dont  il  fait  mention  dans  une  autre ,  et  qui  ne  m'est 
pas  parvenue  ;  ce  qui  me  fait  prendre  la  liberté  de 
vous  le  demander  à  vous-même. 

Je  suis  trop  jaloux  de  votre  estime  pour  ne  pas 
souffrir  à  penser  que  ce  long  recueil  passera  tout 
entier  sous  vos  yeux.  Mon  ridicule  attachement 
pour  ces  lettres  ne  m'aveugle  point  sur  le  jua^e-. 
ment  que  vous  en  porterez ,  sans  doute ,  et  qui 
doit  être  confirmé  par  le  public;  je  soidiaiterais 

8. 


Il6  CORRESPONDANCr:. 

seulement  que  ce  jugement  se  bornât  au  livre ,  et 
ne  s'étendît  pas  jusqu'à  l'éditeur.  Je  tâcherai,  mon- 
sieur, de  justifier  cette  indulgence  par  quelque 
production  plus  digne  de  l'approbation  dont  vous 
avez  honoré  les  précédentes. 

Les  épreuves  lues ,  refermées  à  mon  adresse ,  et 
mises  à  la  poste ,  me  parviendront  exactement.  Si 
les  paquets  étaient  fort  gros,  nous  avons  un  mes- 
sager qui  va  quatre  fois  la  semaine  à  Paris ,  et  dont 
l'entrepôt  est  à  Vliôtel  de  Grainmoiil ,  rue  Saint- 
Germain  -  VAuxeri'ois.  Tous  les  paquets  qu'on  y 
porte  à  mon  adresse  me  parviennent  fidèlement 
aussi ,  et  même  quelquefois  plus  tôt  que  par  la 
poste ,  parce  que  le  messager  retourne  le  même 
jour.  Piecevez,  monsieur,  avec  mes  très -humbles 
excuses ,  les  assurances  de  ma  reconnaissance  et 
de  mon  profond  respect. 


LETTRE   CCXI. 

AU  MÊME. 

Montmorency,  le  i8  niai  1760. 

M.  Rey  me  marque ,  monsieur ,  qu'il  a  mis.  à  la 
poste,  le  8  de  ce  mois,  un  paquet  contenant  l'é- 
preuve H  et  Ja  bonne  feuille  D  de  la  première  par- 
tie du  recueil  qu'il  imprime.  Je  n'ai  point  reçu  ce 
paquet,  et  il  ne  m'est  rien  parvenu  l'ordinaire  pré- 
cédent. Permettez -moi  donc,  monsieur,  de  vous 
demander  si  vous  avez  reçu  ce  même  paquet;  car, 


AN>'ÉE    I-JÔO.  1  I  1 

comme  son  retard  suspend  tout,  il  m'importerait 
de  savoir  où  il  faut  le  réclamer.  Le  contre-seing, 
votre  cachet,  votre  nom,  sont  trop  respectés  pour 
que  je  puisse  imaginer  qu'un  tel  paquet  se  perde 
à  la  poste;  et  je  connais  trop  vos  attentions,  voire 
exactitude ,  pour  supposer  qu'il  vous  soit  resté. 
Mais,  monsieur,  est-il  bien  sur  que  les  envois  ne 
passent  point  par  quelque  autre  main ,  en  sortant 
des  vôtres ,  et  que  peut-être  ces  misérables  feuilles 
n'ont  pas  quelque  lecteur  à  votre  insu?  Il  y  a  quinze 
jours  que  je  reçus  deux  paquets  consécutivement, 
l'un  le  lundi,  l'autre  le  lendemain,  et  je  conjectu- 
rai que  vous  n'aviez  pas  arrangé  ainsi  cet  envoi.  Si 
cela  était ,  il  serait  à  croire  qu'un  paquet  put  se 
perdre  où  les  autres  se  retardent. 

C'est  à  regret,  monsieur,  que  je  fais  passer  sous 
vos  yeux  ces  minuties;  mais  j'y  suis  forcé  par  la 
chose  même,  et  il  est  très -sur  que  l'importunité 
que  je  vous  cause  me  fait  be^coup  plus  de  peine 
que  mon  propre  embarras. 

Agréez,  monsieur,  les  assurances  de  mon  pro- 
fond respect. 

LETTRE   CCXn. 

A  M.  DUCHESNE,  libraire, 
En  lui  renvoyant  la  comédie  des  Philosophes. 

1 1  mai  1760. 

En  parcourant ,  monsieur ,  la  pièce  que  vous 
m'avez  envoyée ,  j'ai  frémi  de  m'y  voir  loué.  Je 


Il8  CORRESPOINDANCE. 

n'accepte  point  cet  horrible  présent.  Je  suis  per- 
suadé qu'en  nie  l'envoyant  vous  n'avez  pas  voulu 
me  faire  une  injure  ;  mais  vous  ignorez  ou  vous 
avez  oublié  que  j'ai  eu  l'honneur  d'être  l'ami  d'un 
homme  respectable ,  indignement  noirci  et  calom- 
nié dans  ce  libelle. 


LETTRE  CCXIII. 

A  M.  DE  BASTIDE. 

Le  i6  juin  1760. 

M.  Duclos  vous  aura  dit ,  monsieur ,  qu'il  m'en- 
voya la  semaine  dernière  l'argent  que  vous  lui 
aviez  remis  pour  moi  ;  et  j'ai  aussi  reçu  avant-hier 
le  premier  cahier  de  votre  nouvel  ouvrage  pério- 
dique, dont  je  vous  fais  mes  remerciements.  Je  l'ai 
lu  avec  plaisir;  cependant  je  crains  que  le  style  n'en 
soit  un  peu  trop  soigné.  S'il  était  un  peu  plus  sim*ple, 
ne  pensez-vous  pas  qu'il  serait  un  peu  plus  clair  ? 
Une  longue  lecture  me  paraît  difficile  à  soutenir 
sur  le  ton  que  vous  avez  pris.  Je  crains  aussi  que 
les  petites  lettres  dont  vous  coupez  les  matières 
ne  disent  pas  grand'chose.  Deux  ou  trois  sujets  va- 
riés, mais  suivis,  feraient  peut-être  un  tout  plus 
agréable.  Si  je  ne  sais  ce  que  je  dis,  comme  il  est 
probable,  acte  de  mon  zèle,  et  puis  jetez  mon  pa- 
pier au  feu. 

Quand  vous  ferez  imprimer  la  Paix  perpétuelle , 
vous  voudrez  bien ,  monsieur ,  ne  pas  oublier  de 


ANAÉK    l-jGo.  I  I() 

in'envover  les  épreuves.  J'approuve  foit  le  cliaiii^e- 
lueiit  de  M.  Duclos.  Il  est  très-appareiit  que  le  pu- 
\)\[c  ne  prendrait  pas  le  mot  de  secte  dans  le  sens 
que  je  Tavais  écrit;  au  reste,  ce  sens  peut  être 
contre  la  bonne  acception  du  mot ,  mais  il  n'est 
pas  contre  mes  principes. 

Il  y  a  une  note  où  je  dis  que,  dans  vingt  ans, 
les  Anglais  auront  jierdu  leur  liberté  :  je  crois  qu'il 
faut  mettre  le  reste  de  leur  liberté  ;  car  il  y  en  a  d'as- 
sez sots  pour  croire  qu'ils  l'ont  encore. 

Quand  vous  me  demandez  de  vous  ouvrir  mon 
portefeuille ,  voulez-vous ,  monsieur ,  insulter  à  ma 
misère?  Non;  mais  vous  oubliez  que  vous  avez  vu 
le  fond  du  sac.  Je  vous  salue  de  tout  mon  cœur. 


LETTRE  CCXIV. 

A  M.  DE  VOLTAIRE. 

A  Montmorencv ,  le  i-  juin  ijGu. 

Je  ne  pensais  pas,  monsieur,  me  retrouver  jiunais 
en  correspondance  avec  vous.  JMais ,  apprenant  que 
la  lettre  que  je  vous  écrivis  en  i-joG  a  été  impri- 
mée à  Berlin,  je  dois  vous  rendre  compte  de  ma 
conduite  à  cet  égard,  et  je  remplirai  ce  devoir  avec 
vérité  et  simplicité. 

Cette  lettre  ,  vous  ayant  été  réellement  adressée, 
n'était  point  destinée  à  l'impression;  Je  la  commu- 
niquai, sous  condition,  à  trois  personnes  à  qui 
les  droits  de  l'amitié  ne  me   permettaient  pas  de 


1-20  CORRKSPOIN  DANCE. 

rien  refuser  de  semblable ,  et  à  qui  les  mêmes  droits 
permettaient  enc.ore  moins  d'abuser  de  leur  dépôt, 
en  violant  leur  promesse.  Ces  trois  personnes  sont  : 
madame  de  Clienonceaux,  belle  fille  de  madame 
Dupin,  madame  la  comtesse  d'Houdetot,  et  un  Al- 
lemand -nommé  M.  Grimm.  Madame  de  Chenon- 
ceaux  souhaitait  que  cette  lettre  fût  imprimée,  et 
me  demanda  mon  consentement  pour  cela.  Je  lui 
dis  qu'il  dépendait  du  vôtre.  Il  vous  fut  demandé  ; 
vous  le  refusâtes,  et  il  n'en  fut  plus  question. 

Cependant  M.  l'abbé  Trublet,  avec  qui  je  n'ai 
nulle  espèce  de  liaison ,  vient  de  m'écrire ,  par  une 
attention  pleine  d'honnêteté ,  qu'a}  ant  l'eçu  les 
feuilles  d'un  journal  de  M.  Formey,  il  y  avait  lu 
cette  même  lettre ,  avec  un  avis  dans  lequel  l'édi- 
teur dit,  sous  la  date  du  ^3  octobre  1759 ,  qu'il  l'a 
trouvée  il  y  a  quelques  semaines  citez  les  libraires  de 
Berlin ,  et  que ,  comme  c'est  une  de  cesjeuilles  volantes 
qui  disparaissent  bientôt  sans  retour,  il  a  cru  lui  de- 
voir donner  place  dans  son  journal. 

Voilà ,  monsieur ,  tout  ce  que  j'en  sais.  Il  est  très- 
sùr  que,  jusqu'ici,  l'on  n'avait  pas  même  ouï  par- 
ler à  Paris  de  cette  lettre  ;  il  est  très-sûr  quel'exem- 
plaire,  soit  manuscrit,  soit  imprimé,  tombé  dans 
les  maiys  de  M.  Formey,  n'a  pu  lui  venir  que  de 
vous,  ce  qui  n'est  pas  vraisemblable,  ou  d'une  des 
trois  personnes  que  je  viens  de  nommer.  Enfin  ,  il 
est  très-sûr  que  les  deux  dames  sont  incapables 
d'une  pareille  ihfidélité.  Je  n'en  puis  savoir  davan- 
tage de  ma  retraite  :  vous  avez  des  correspondances 
au  moyens  desquelles  il  vous  sei'ait  aisé ,  si  la  chose 


iV-\>ÉE  l'jGo.  rui 

en  valait  la  peine,  de  remonter  à  la  soince,et  de 
vérifier  le  fait. 

Dans  la  même  lettre,  M.  l'abbé  ïrublet  me 
marque  qu'il  tient  la  feuille  en  réserve,  et  ne  la 
prêtera  point  sans  mon  consentement,  qu'assuré- 
ment je  ne  donnerai  pas  :  mais  cet  exemplaire  peut 
n'être  pas  le  seul  à  Paris.  Je  souhaite,  monsieur, 
que  cette  lettre  n'y  soit  pas  imprimée,  et  je  ferai 
de  mon  mieux  pour  cela;  mais  si  je  ne  pouvais  évi- 
ter qu'elle  le  fût,  et  qu'instruit  à  temps  je  pusse 
avoir  la  préférence,  alors  je  n'hésiterais  pas  à  la 
ftiire  imprimer  moi-même.  Cela  mê  paraît  juste  et 
naturel. 

Quant  à  votre  réponse  à  la  même  lettre ,  elle 
n'a  été  communiquée  à  personne,  et  vous  pou- 
vez compter  qu'elle  ne  sera  point  imprimée  sans 
votre  aveu ,  qu'assurément  je  n'aurai  pas  l'indiscré- 
tion de  vous  demander,  sachant  bien  que  ce  qu'un 
homme  écrit  à  un  autre  il  ne  l'écrit  pas  au  public; 
mais  si  vous  en  vouliez  faire  une  pour  être  publiée 
et  me  l'adresser,  je  a^ous  promets  de  la  joindre  fi- 
dèlement à  ma  lettre,  et  de  n'y  pas  répliquer  un 
seul  mot. 

Je  ne  vous  aime  point,  monsieur;  vous  m'avez  fait 
les  maux  qui  pouvaient  m'être  les  plus  sensibles, 
à  moi  votre  disciple  et:  votre  enthousiaste.  Vous 
avez  perdu  Genève  pour  le  prix  de  l'asile  que  vous 
v  avez  reçu  :  vous  avez  aliéné  de  moi  mes  conci- 
toyens pour  le  prix  des  applaudissements  que  je 
vous  ai  prodigués  parmi  eux;  c'est  vous  qui  me 
rendez  le  séjour  de  mon  pays  insupportable  ;  c'est 


122  CORRESPONDANCE. 

VOUS  qui  me  ferez  mourir  en  terre  étrangère ,  priyé 
de  toutes  les  consolations  des  mourants ,  et  jeté 
pour  tout  honneur  dans  une  voirie,  tandis  que 
tous  les  honneurs  qu'un  homme  peut  attendre 
vous  accompagneront  dans  mon  pays.  Je  vous  hais 
enfin ,  puisque  vous  l'avez  voulu  ;  mais  je  vous  hais 
en  homme  encore  plus  digne  de  vous  aimer,  si 
vous  l'aviez  voulu.  De  tous  les  sentiments  dont 
mon  cœur  était  pénétré  pour  vous,  il  n'y  reste 
que  l'admiration  qu'on  ne  peut  refuser  à  votre 
beau  génie,  et  l'amour  de  vos  écrits.  Si  je  ne  puis 
honorer  en  vous  que  vos  talents,  ce  n'est  pas  ma 
faute  :  je  ne  manquerai  jamais  au  respect  que  je 
leur  dois,  ni  aux  procédés  que  ce  respect  exige. 
Adieu ,  monsieur. 

Observation Chabanoii ,  auteur  dramatique ,  dit  dans  ses 

OEuvres  posthumes'  :  «Quant  Emile  fut  condamné  par  le  parle- 
«  ment  et  Jean- Jacques  décrété ,  Voltaire ,  par  une  lettre  pleine 
'(  de  grâces ,  offrit  à  Rousseau  sa  petite  maison  de  l'Hermitage, 
«située  dans  les  bois.  Voici  la  réponse  de  Jean-Jacques,  telle 
«  que  je  l'ai  lue;  à  Genève  dans  les  mains  d'un  homme  impartial 
«  et  digne  de  foi  (c'était  en  1767  )  :  je  l'écris  de  mémoire.  Je 
«  n'accepte  point  votre  offre,  monsieur;  vous  êtes  un  méchant 
«  homme ,  et  je  ne  puis  vous  estimer.  Vous  vous  occupez  à  per- 
«  vertir  mes  concitovcns,  tandis  que  je  travaille  à  rendre  les 
«vôtres  meilleurs.  Vous  donnez  la  comédie  aux  ])ortcs  de  Ge- 
«  nève  ;  cela  n'empêchera  pas  que  vous  ne  soyez  enterré  en 
«  terre  qu'ils  disent  sainte,  et  que  mon  corps  ne  soit  jeté  à  la 
«  voirie  comme  un  chien  mort.  » 

Il  paraît  que  Voltaire  tira  parti  de  la  lettre  de  Jean-Jacques 
pour  le  calomnier  indignement,  en   faisant  croire  que  cette 

'  Page  i63.         * 


ANN^E    I7G0.  iu3 

lettre,  du  17  juin  1760,  avait  étù  envoyée  comme  réponse  à 
une  j^énéreuse  offre  d'asile',  tandis  que  A'oltaire  n'a  jamais 
ojjert  d'asile  à  Rousseau ,  et  que  la  lettre  en  question  a  été 
écrite  après  quatre  ans  de  silence  entre  ces  deux  illustres  au- 
teurs. Ajoutons  qu'en  1  7G0  Rousseau  n'avait  pas  encore  eu 
besoin  d'asile,  puisque  l'Emile,  première  cause  de  ses  tribula- 
tions, ne  fut  ])ublié  qu'en  1762. 


LETTRE  CCXV. 

A  MADAME  LA  MARÉCHALE  DE  LUXEMBOURG. 

Le  20  juin  1760. 

Voici ,  madame ,  la  troisième  partie  des  Lettres. 
Je  tâcherai  que  vous  les  ayez  toutes  au  mois  de 
juillet,  et,  puisque  vous  ne  dédaignez  pas  de  les 
faire  relier ,  je  me  propose  de  donner  à  cette  co- 
pie le  seul  mérite  que  puisse  avoir  im  manuscrit 
de  cette  espèce,  en  y  insérant  une  petite  addition 
qui  ne  sera  pas  dans  l'imprimé  ^.  Vous  voyez ,  ma- 
dame la  maréchale ,  que  je  ne  vous  rends  pas  le 

*  Voyez  les  réponses  aux  questions  faites  par  M.  de  Chauvel  et 
datées  de  Vootton  le  5  janvier  1767.  La  date  est  omise  dans  IN'dition 
de  Ledoux  et  Tenré.  Rousseau  y  parle  de  cette  lettre  de  1760;  dit 
qu'il  en  retrouva  le  brouillon  ;  le  transcrit  et  l'envoie  à  M.  de  Cliau- 
vel ,  avec  permission  d'en  l'aire  l'usage  qu'il  voudra. 

*  C'étaient  les  Aventures  de  milord  Edouard  Bomsion,  dont  il  remit 
le  manuscrit  à  madame  de  Luxembourg.  Comme  elle  avait  été  belle 
dans  un  temps  où  les  dames  de  la  cour  ne  l'i-taient  pas  imjjunémeut, 
on  pouvait  trouver  quelque  conformité  entre  l'une  des  maîtresses  de 
milord  et  madame  la  niarécbale ,  couséquemment  des  allusions  dé- 
sagréables pour  Celle-ci  ;  celte  considération  Ot  que  Rousseau  rendit 
madame  de  Luxeinl)ourg  maîtresse  de  l'ouvrage,  et  le  lui  dit  mala- 
droitement, puisque  c'était  lui  faire  entendre  qu'il  y  avait  des  mo- 


124  COrvRESPOÎTDAiyCE. 

mal  pour  le  mal  ;  car  je  cherche  à  trouver  quelque 
chose  qui  vous  amuse,  vous  et  M.  le  maréchal;  au 
lieu  que  vous  ne  cessez  de  vous  occuper  ici ,  l'un 
et  l'autre,  à  me  rendre  ma  solitude  ennuyeuse 
quand  vous  n'y  êtes  plus. 


LETTRE  CCXVI. 

A  LA  MÊME. 

Ce  lundi  ao  juillet  1760. 

Vous  savez  mes  regrets,  et  vous  me  les  pardon- 
nez :  je  ne  me  les  reproche  donc  plus,  et  l'inté- 
rêt que  vous  y  prenez  me  console  de  ma  folie.  Mon 
pauvre  Turc  n'était  qu'un  chien ,  mais  il  m'aimait  ; 
il  était  sensible ,  désintéressé ,  d'un  bon  naturel. 
Hélas!  comme  vous  le  dites,  combien  d'amis  pré- 
tendus ne  le  Aalaient  pas!  Heureux  même  si  je  re- 
trouvais ces  avantages  dans  la  recherche  dont  vous 
voulez  bien  vous  occuper  ;  mais ,  quel  qu'en  soit  le 

tifs  qui  pouvaient  l'engager  à  détruire  ce  manuscrit.  Elle  n'en  fît 
rien ,  ce  qui  ferait  croire  qu'elle  se  mettait  au-dessus  des  allusions, 
ou  qu'elle  n'en  trouvait  pas.  Nous  ne  laisserions  point  cette  alterna- 
tive, si  nous  ne  savions  qu'elle  chantait  elle-même  le  couplet  sati- 
rique que  M.  de  Tressan  avait  fait  contre  el!e. 

Quand  Boufflers  parut  à  la  cour 
On  crut  voir  la  mère  d'amour  ; 
Chacun  cliercliait  à-  lui  plaire  , 
Et  chacun  l'avait  à  son  tour. 

Il  est  vrai  qu'elle  sîarrétalt  au  troisième  vers;  mais  un  jour  elle 
acheva  le  couplet  pour  aider  la  mémoire  de  quelqu'un  qui  le  chantait 
sans  se  douter  qu'il  eût  été  fait  pour  elle. 


annilE  î'jSo.  1^5 

succès ,  j'y  verrai  toujours  les  soins  de  l'amitié  la  plus 
précieuse  qui  jamais  ait  flatté  mon  cœur;  et  cela 
seul  dédommage  de  tout.  J'ai  été  plus  malade  ces 
temps  derniers,  j'ai  eu  des  vomissements;  mais  je 
suis  mieux,  et  il  me  reste  plus  de  découragement 
et  d'ennui  que  de  mal.  Je  ne  puis  m'occuper  à  rien  : 
les  romans  même  finissent  par  m'ennuyer.  J'ai 
voulu  prendre  Cliilderic;  il  y  faut  renoncer.  C'en 
est  fait,  je  ne  redonnerai  de  ma  vie  un  seul  coup 
de  plume;  mes  vains  efforts  ne  feraient  qu'exciter 
votre  pitié.  Il  ne  me  reste  qu'une  occupation , 
qu'une  consolation  dans  la  vie ,  mais  elle  est  douce  ; 
c'est  de  m'attendrir  en  pensant  à  vous. 


LETTRE  CCXVII. 

A  LA  MÊME. 

Le  lundi  28  juillet  1760. 

Votre  lettre ,  madame  la  maréchale ,  m'a  tiré  de 
la  peine  où  me  tenaient  mille  bruits  populaires,  qui 
tous  tendaient  à  m'alarmer.  II  me  paraîtra  toujours 
bizarre  que  je  me  sois  donné  des  attachements  qui 
m'intéressent  aux  nouvelles  publiques;  mais,  quoi 
qu'il  arrive ,  ces  nouvelles  ne  m'intéresseront  jamais 
guère  par  elles-mêmes,  et  je  me  soucierai  toujours 
fort  peu  du  sort  de  la  Normandie,  quand  M.  le 
maréchal  n'y  sera  pas.  Tant  qu'il  y  est,  rien  de  ce 
qui  s'y  passe  ne  peut  m'ètre  indifférent  ^  Sa  santé, 

'  En  1756  ,  le  marécîial  de  Luxembourg,  gouverueur  de  Nor- 


126  CORRESPOIVDANCE. 

sa  sûreté ,  son  repos ,  sa  gloire ,  me  rendent  attentif 
à  tout  ce  qui  s'y  rapporte.  C'est  un  des  inconvé- 
nients inévitables  dans  les  attachements  inégaux , 
qu'on  n'évite  l'ingratitude  que  par  l'indiscrétion  ; 
et  je  n'ai  pas  peur  d'être  jamais  tenté  de  délibérer 
sur  cette  alternative,  lorsqu'il  sera  question  de 
vous.  Je  n'ai  offert  ni  de  suivre  M.  le  maréchal ,  ni 
de  vous  aller  voir.  Vous  avez ,  là-dessus ,  très-bien 
dit  à  madame  du  Deffand  que  je  ne  me  déplaçais 
pas  ainsi.  Vous  avez  bien  raison  ;  ce  serait  beau- 
coup me  déplacer  que  me  croire  quelque  chose  en 
pareilles  circonstances.  En  vous  rappelant  la  lettre 
que  je  vous  écrivis  à  l'occasion  de  Saint-Martin ,  je 
vous  ai  parlé  poin^  toute  ma  vie,  et  je  vous  la  rap- 
pelle pour  la  dernière  fois.  Si  jamais  l'attachement 
d'un  homme  qui  n'a  que  du  zèle  pouvait  vous  être 
de  la  moindre  utilité ,  c'est  à  vous  de  vous  en  sou- 
venir. 

J'espère,  madame ,  par  ce  que  vous  me  marquez, 
que  le  voyage  de  M.  le  maréchal  ne  sera  pas  de 
longue  durée,  et  que  vous  n'irez  pas  à  Rouen. 
Puisque ,  dans  le  fort  de  vos  inquiétudes ,  vous 
avez  bien  voulu  penser  à  l'abbé  Morellet,  j'espère 
aussi  que,  quand  elles  seront  calmées,  vous  vou- 
drez bien  ne  pas  l'oublier,  et  que  vous  achèverez 
la  bonne  œuvre  que  vous  avez  si  bieh  commencée. 

mandie,  s'était reiiMU,  par  ordre  de  Louis  XV,  à  Rouen,  pour  faire 
rayer  quelques  arrêts  du  parlement  de  cette  ville,  qui  contrariaient 
les  volo^ités  royales,  et  pour  présider  à  l'enregistrement  des  lettres 
patentes  portant  cassation  de  ces  arrêts.  Ces  missions  étaient  toujours 
désagréables.  Il  parait  que  Rousseau  craignait  que  le  maréchal  n'en 
ci'it  encore  une  de  cette  nature. 


ANNÉE    l'yGo.  JQ,n 

Si  vous  receviez  quoique  nouvelle  favorable,  je 
vous  supplierais  d'en  faire  immédiatement  part  à 
M.  d'A.lembert ,  afin  que  le  panvn^  abbé  en  fût  in- 
struit plus  proraptement.  Deux  heures  de  peine 
de"  plus  ou  de  moins  ne  sont  pas  ime  petite  affaire 
pour  un  prisonnier,  et ,  à  juger  de  son  cœur  par  le 
mien,  le  sentiment  de  vos  bienfaits  lui  doit  être 
trop  cher  pour  ne  pas  le  lui  donner  le  plus  tôt  qu'il 
est  possible. 

OnsERVATioN. —  On  voit  par  la  (în  fie  cette  lettre,  que  Rous- 
seau plaidait  avec  chaleur  la  cause  de  l'abbé  Morellet,  mis  à 
la  liastille  pour  un  pamphlet  contre  la  princesse  de  Robeck, 
fille  du  maréchal  de  Luxembourg.  (  Voyez-en  l'extrait ,  ar- 
ticle RoBF.cQTJE,  Histoire  de  J.  J.  Rousseau,  tome  ii.)  Ma- 
dame la  maréchale  obtint  la  grâce  de  l'abbé  qui,  dans  ses 
Mémoires,  tourmenté  do  l'idée  qu'il  avait  cetfc  obligation  à 
Rousseau,  s'affranchit  du  joug  de  la  reconnaissance,  et  ca- 
lomnia Jean- Jacques. 


LETTRE  CCXVIII. 

A  LA  MÊME. 

Ce  niercrecTi  (S  août. 

Je  suis  chargé,  madame ,  par  l'aljbé  Morellet  de 
voils  témoigner  sa  reconnaissance ,  et  pour  les  soins 
que  vous  avez  bien  voulu  prendre  en  sa  faveur,  et 
pour  la  bonté  avec  laquelle  vous  l'avez  reçu.  Il 
ju'a  écrit  de  la  campagne  où  il  est ,  et  il  m'a  mar- 
qiu^  qu'après  avoir  eu  l'honneur  de  vous  voir,  il 
n'était  plus  suipris  que  vous  fussiez  exceptée  de 


laS  CORRESPOJVDA>'CE. 

mon  renoncement  au  inonde  et  à  ses  pompes  ;  ce 
sont  ses  termes  :  de  sorte  que,  si  ion  accuse  encore 
ma  conduite  d'être  en  contradiction  avec  mes  prin- 
cipes, j'aurai  toujours  une  répon-se  assurée  quand 
il  vous  plaira  d'en  faire  les  frais,  très-sûr  d'avoir 
autant  réfuté  de  gens  que  vous  aurez  bien  voulu 
recevoir  de  visites.  M.  d'Alembert  me  prie  aussi 
d'être  son  interprète  envers  vous  ^.  Mais  moi,  qui 
ai  tant  de  choses  à  dire,  qui  sera  le  mien? mon  si- 
lence. 

Je  n'entends  point  parler  du  retour  de  M.  le 
maréchal;  je  vois  bien  qu'il  faut  renoncer  à  l'espoir 
de  vous  voir  cet  été.  Voilà  donc  déjà  l'hiver  venu , 
et  malheureusement  le  printemps  n'en  est  pas  plus 
rapproché  de  nous.  Vos  voyages  en  ce  pays  m'ont 
fait  perdre  la  montre  d'Emile;  le  temps  ne  coule 
plus  également  pour  moi. 


LEïTPiE   CCXIX. 

A   M 

Montmorency,  le  6   septembre  1760. 

Il  y  a  long- temps,  monsieur,  que  je  vous  dois 
une  réponse  et  un  remerciement.  Ce  n'est  ni  par 
oubli  ni  par  négligence  que  je  ne  me  suis  pas  plus 
tôt  acquitté  de  ce  devoir.  Mais  vous  souhaitiez  que 
j'entrasse  a^TC  vous  dans  des  discussions  qui  de- 

L'albé  fait  un  tout  autre  récit.  C'est  d'Alembert  qui  !e  fît  sortir, 
c'est  d'Alemltei  t  qui  remercia  ,  etc.  On  ne  répond  à  cela  que  par  un 
fciit  :  c'est  qu'on  tient  la  lettre  à  la  maréchale,  d'elle-même. 


ANNÉE  17G0.  lag 

mandent  plus  de  temps  que  mes  occupations  et  la 
saison  où  nous  sommes  rit;  m'en  ont  laissé  jusqu'ici. 
Il  faut  donc  que  vous  me  permettiez  de  renvoyer 
à  un  moment  dé  loisir  la  réponse  raisonnée  que 
vous  exigez  de  moi,  et  que  vous  vous  contentiez, 
quanta  présent, de  mon  remerciement  très-humble 
à  l'attention  dont  vous  m'avez  honoré. 

Quoique  je  sois  fort  éloigné  de  faire  cause  com- 
mune aveqj/es  philosophes  dont  vous  parlez,  je  ne 
suis  pas  en  tout  de  votre  avis;  mais, bien  loin  de 
trouver  mauvais  que  vous  ne  soyez  pas  du  mien , 
je  ne  puis  qu'être  sensible  à  la  manière  obligeante 
et  honnête  dont  vous  le  combattez.  Vous  pensez 
trop  bien  ou  trop  mal  de  moi,  monsieur  ;  vous  me 
croyez  philosophe,  et  je  ne  le  suis  pas;  vous  me 
croyez  entêté  de  mes  sentiments,  et  je  le  suis  en- 
core moins.  Je  ne  puis  pas  faire  que  je  croie  ce  que 
je  ne  crois  pas,  et  que  je  ne  croie  pas  ce  que  je 
crois;  mais  ce  que  je  puis,  c'est  de  n'être  point  fâché 
contre  quiconque  n'étant  pas  de  mon  sentiment, 
dit  le  sien  sans  détour  et  avec  franchise. 

Au  surplus,  je  doute  que  personne  au  monde 
aime  et  respecte  plus  sincèrement  la  religion  que 
moi  ;  ce  qui  n'empêche  pas  que  je  ne  déteste  et 
méprise  ce  que  les  hommes  y  ont  ajouté  de  bar- 
bare, d'injuste,  et  de  pernicieux  à  la  société.  Je  ne 
renonce  pas  au  plaisir  de  discuter  plus  au  long  ce 
sujet  avec  vous.  En  attendant,  trouvez  bon, mon- 
sieur, qu'avec  la  simplicité  dont  j'use  avec  tout  le 
monde,  je  vous  assure  de  ma  reconnaissance  et  de 
mon  respect. 

R.    XTX.  Q 


l3o  CORRESPOIN  DANCE. 


LETTRE  CCXX. 

A    MADAME   LA   MARÉCHALE    DE  LUXEMBOURG. 

Montmorency  ,  le  6  octobre  1760. 

Vous  savez,  madame,  que  je  ne  vous  remercie 
plus  de  rien.  Je  me  contenterais  donc  de  j^ous  parler 
de  ma  santé,  si  elle  n'était  assez  bonne  pour  n'en 
rien  dire.  Vous  me  faites  tort  de  croire  que  je  ne 
me  soucie  pas  assez  de  me  conserver.  Vous  et  M.  le 
maréchal  m'avez  rendu  l'amour  de  la  vie  ;  elle  me 
sera  chère  tant  que  vous  y  prendrez  intérêt.  M.  le 
prince  de  Conti  est  venu  ici  avec  madame  de  Boul- 
flers,  et  je  n'ignore  pas  à  qui  s'adressait  cette  visite. 
Je  ne  suis  point  surpris  que  l'honneur  de  votre  bien- 
veillance m'en  attire  d'autres;  mais,  en  voyant  la 
considération  qu'on  me  témoigne,  je  suis  effrayé 
des  dettes  que  je  vous  fais  contracter.  Les  perdreaux 
que  j'ai,  reçus  me  confirment  que  M.  le  maréchal 
se  porte  bien,  et  que  vous  ne  m'oubliez  ni  l'un  ni 
l'autre.  Pour  moi,  je  ne  sais  si  je  dois  être  bien  aise 
ou  fâché  d'avoir  si  peu  de  mérite  à  penser  continuel- 
lement à  vous;  mais  je  sais  bien  qu'il  ne  se  passe 
pas  une  heure  dans  la  journée  où  votre  nom  ne  soit 
prononcé  dans  ma  retraite  avec  attendrissement  et 
respect. 

Votre  copie  n'est  pas  encore  achevée  ;  vous  ne 
sauriez  croire  combien  je  suis  détourné  dans  cette 
saison.  Mais,  cependant,  madame,' vous  aurez  la 


ANNÉE    I7G0.  l3l 

sixième  partie  avant  le  i  5 ,  ou  j'aurai  manqué  de 
parole  à  madame  d'Houdetot,  et  je  tache  de  n'en 
manquer  à  personne. 

Observation Cette  lettre  sert  à  faire  connaître  avec  pré- 
cision l'époque  où  Rousseau  acquit  un  de  ses  patrons  les  plus 
chauds  et  les  plus  constants,  le  prince  de  Conti,  qui  ne, cessa 
de  lui  donner  des  marques  de  son  intérêt  :  il  fait  hommage  de 
la  visite  de  ce  prince  à  madame  de  Luxembourg.  Il  était  ac- 
compagné de  madame  de  Boufflers ,  que  nous  verrons  jouer 
un  beau  rôle  dans  les  démêlés  entre  Jean-Jacques  et  David 
Hume. 


LETTRE  CCXXI. 

A  M.  LE  MARÉCHAL  DE  LUXEMBOURG. 

Le  7  octobre  1760. 

Si  j'avais  à  me  fâcher  contre  vous,  M.  le  maré- 
chal, ce  serait  de  la  trop  grande  exactitude  à  ré- 
pondre, à  laquelle  vous  m'avez  accoutumé,  et  qui 
fait  que  je  m'alarme  aussitôt  que  vous  en  manquez. 
J'étais  inquiet,  et  je  n'avais  que  trop  raison  de  l'être. 
Madame  la  maréchale  était  malade,  et  je  n'en  savais 
rien!  La  maladie  de  madame  la  princesse  de  Ro- 
beck  vous  tenait  en  peine,  et  je  n'en  savais  rien! 
Après  cela,  pensez -vous  que  je  puisse  être  tran- 
quille toutes  les  fois  que  vous  tarderez  à  me  ré- 
pondre? Comment  puis-je  alors  éviter  de  me  dire 
que,  si  tout  allait  bien ,  vous  auriez  déjà  répondu? 

Madame  la  maréchale  est  quitte  de  sa  fièvre  :  mais 
ce  n'est  pas  assez;  je  voudrais  bien  apprendre  aussi 

9- 


l32  CORRESPONDANCE. 

qu'elle  est  quitte  de  son  rhume  et  n'a  plus  besoin 
de  garder  le  lit.  Sans  écrire  vous-même,  faites-moi 
marquer,  je  vous  prie,  par  quelqu'un  de  vos  gens 
comment  elle  se  trouve.  Il  faut  bien  que  mon  atta- 
chement vous  coûte  un  peu  de  peine ,  quand  il  ne 
me  laisse  pas  non  plus  sans  souci. 

La  nouvelle  perte  dont  vous  êtes  menacé,  ou 
plutôt  que  vous  avez  déjà  faite ,  vous  affligera  sans 
vous  surprendre  ;  vous  n'avez  que  trop  eu  le  temps 
de  la  pressentir  et  de  vous  y  préparer.  Après  l'avoir 
pleurée  vivante,  vous  devez  voir  avec  quelque  sorte 
de  consolation  le  moment  qui  terminera  ses  lan- 
gueurs. Vivre  pour  souffrir  n'est  pas  un  sort  dési- 
rable ;  mais  ce  qui  est  désirable  et  rare  est  de  porter 
jusqu'à  la  fin  de  ses  peines  la  sécurité  qui  les  adou- 
cit; elle  cessera  de  souffrir,  sans  avoir  eu  l'effroi 
de  cesser  de  vivre.  Tandis  qu'elle  est  dans  cet  état 
paisible,  mais  sans  ressource,  le  meilleur  souhait 
qui  me  reste  à  faire  pour  vous  et  pour  elle  est  de 
vous  savoir  bientôt  délivré  du  sentiment  de  ses 
maux. 

LETTRE  CCXXII. 

A  M.  DEL  ALI  VE. 

Le  7  octobre  1760. 

J'étais  occupé,  monsieur,  au  moment  que  je  reçus 
votre  présent*,  à  un  travail  qui  ne  pouvait  se  re- 

*  Le  présent  dont  il  est  question  était  uue  collection  de  gravures. 


ANNÉE    17G0.  l33 

mettre,  et  qui  m'empêcha  de  vous  en  remercier 
sur-le-champ.  Je  l'ai  reçu  avec  le  plaisir  et  la  recon- 
naissance que  me  donnent  tous  les  témoignages  de 
votre  souvenir. 

Venez,  monsieur,  quand  il  vous  plaira,  voir  ma 
retraite  ornée  de  vos  bienfaits;  ce  sera  les  augmen- 
ter, et  les  moments  que  vous  aurez  à  perdre  ne 
seront  point  perdus  pour  moi.  Quant  au  scrupule 
de  me  distraire,  n'en  ayez  point.  Grâces  au  ciel, 
j'ai  quitté  la  plume  pour  ne  la  plus  reprendre  '  ;  du 
moins  l'unique  emploi  que  j'en  fais  désormais  craint 
peu  les  distractions.  Que  n'ai-je  été  toujours  aussi 
sage!  je  serais  aimé  des  bonnes  gens,  et  ne  serais 
point  connu  des  autres.  Rentré  dans  l'obscurité  qui 
me  convient,  je  la  trouverai  toujours  honorable  et 
douce,  si  je  n'y  suis  point  oublié  de  vous. 


LETTRE  CCXXIII. 

A  MADAME  DE  BOUFFLERS. 

Montmorency,  le  7  octobre  1760. 

Recevez  mes  justes  plaintes ,  madame  :  j'ai  reçu 
de  la  part  de  monsieur  le  prince  de  Conti  un  second 
présent  de  gibier,  dont  sûrement  vous  êtes  corn- 

*  Serment  d'ivrogne  ou  de  joueur.  Cependant  il  est  possible  qu'il 
n'eût  pas  l'intention  de  publier  ce  qu'il  composait ,  ou  qu'il  crût 
n'en  avoir  pas  le  temps,  car  on  voit  dans  un  grand  nombre  de  ses 
lettres  ,  qu'il  comptait  sur  une  fin  prochaine.  Lorsqu'il  écrivait  cette 
lettre,  il  s'occupait  de  V Emile,  et  ce  n'était  pas  pour  le  laisser 
dans  son  portefeuille.  Du  reste ,  il  explique  sa  pensée  dans  la  lettre 


l3^4  CORRESPONDANCE. 

plice ,  quoique  vous  sussiez  qu'après  avoir  reçu  le 
premier  j'avais  résolu  de  n'en  plus  accepter  d'autre. 
Mais  S.  A.  S.  a  fait  ajouter  dans  la  lettre  que  ce  gi- 
bier avait  été  tué  de  sa  main  ;  et  j'ai  cru  ne  pouvoir 
refuser  ce  second  acte  de  respect  à  une  attention 
si  flatteuse.  Deux  fois  je  n'ai  songé  qu'à  ce  que  je 
devais  au  prince;  il  sera  juste,  à  la  troisième,  que 
je  songe  à  ce  que  je  me  dois. 

Je  suis  vivement  touché  des  témoignages  d'estime 
et  de  bonté  dont  m'a  honoré  S.  A. ,  et  auxquels  j'au- 
rais le  moins  dû  m'attendre.  Je  sais  respecter  le 
mérite  jusque  dans  les  princes,  d'autant  plus  que, 
quand  ils  en  ont,  il  faut  qu'ils  en  aient  plus  que  les 
autres  hommes.  Je  n'ai  rien  vu  de  lui  qui  ne  soit 
selon  mon  cœur,  excepté  son  titre;  encore  sa  per- 
sonne m'attire-t-elle  plus  que  son  rang  ne  me  re- 
pousse. Mais,  madame,  avec  tout  cela ,  je  n'enfrein- 
drai plus  mes  maximes ,  même  pour  lui.  Je  leur  dois 
peut-être  en  partie  l'honneur  qu'il  m'a  fait;  c'est 
encore  une  raison  pour  qu'elles  me  soient  toujours 
chères.  Si  je  pensais  comme  un  autre,  eût-il  daigné 
me  venir  voir?  Hé  bien!  j'aime  mieux  sa  conver- 
sation que  ses  dons. 

Ces  dons  ne  sont  que  du  gibier,  j'en  conviens; 
mais  qu'importe?  Us  n'en  sont  que  d'un  plus  grand 
prix,  et  je  n'y  vois  que  mieux  la  contrainte  dont 
on  use  pour  me  les  faire  accepter.  Selon  moi,  rien 
de  ce  que  l'on  reçoit  n'est  sans  conséquence.  Quand 

à  M.  J.  Vernet,clu  29  novembre  17(10.  On  y  ^oJt  qu'il  ne  comprend 
pas  Emile  dans  sa  résolution ,  et  que  ce  qu'il  a  publié  depuis ,  le  fut 
pour  sa  défense.  Voyez  cette  lettre. 


ANNléE    1760.  l35 

on  commence  par  accepter  quelque  chose ,  bientôt 
on  ne  refuse  plus  rien.  Sitôt  qu'on  reçoit  tout,  bien- 
tôt on  demande  ;  et  quiconque  en  vient  à  demander 
fait  bientôt  tout  ce  qu'il  faut  pour  obtenir.  La  gra- 
dation me  paraît  inévitable.  Or, madame ,  quoi  qu'il 
arrrive,  je  n'en  veux  pas  venir  là. 

Il  est  vrai  que  M.  le  maréchal  de  Luxembourg 
m'envoie  du  gibier  de  sa  chasse ,  et  que  je  l'accepte. 

Je  suis  bien  heureux  qu'il  ne  m'envoie  rien  de 
plus;  car  j'aurais  honte  de  rien  refuser  de  sa  main. 
Mais  je  suis  très-sùr  qu'il  m'aime  trop  pour  abuser 
de  ses  droits  sur  mon  t:œur,  et  pour  avilir  toute 
la  pureté  de  mon  attachement  pour  lui.  M.  le  ma- 
réchal de  Luxembourg  est  avec  moi  dans  un  cas 
unique.  Madame,  je  suis  à  lui  ;  il  peut  disposer  comme 
il  lui  plait  de  son  bien. 

Voilà  une  bien  grande  lettre  employée  à  ne  vous 
parler  que  de  moi  :  mais  je  crois  que  vous  ne  vous 
tromperez  pas  à  ce  langage;  et  si  je  vous  fais  mon 
apologie  avec  tant  d'inquiétude,  vous  en  verrez  ai- 
sément la  raison. 

Observation.  —  Sincère  avec  lui-même ,  Rousseau  se  fait 
de  justes  reproches  à  l'occasion  de  cette  lettre.  «  Elle  fut,  dit-il, 
«  généralement  blâmée  et  méritait  de  l'être.  Refuser  du  gibier 
«  d'un  prince  qui  met  tant  d'honnêteté  dans  l'envoi,  est  moins 
«  la  délicatesse  d'un  homme  fier  qui  veut  conserver  son  indé- 
'<  pendance ,  que  la  rusticité  d'un  mal- appris  qui  se  méconnaît. 
«  Je  n'ai  jamais  songé  à  cette  lettre  sans  en  rougir.  » 


36  dORRESPOx\DAi\CE. 


LETTRE   CCXXIV. 

A  M.  LE  CHEVALIER  DE  LORENZY. 

Montmorency,  le  3i  octobre  1760. 

Je  prévis  bien,  cher  chevalier,  que  le  mauvais 
temps  vous  empêcherait  de  venir  lundi  dernier, 
comme  vous  me  l'aviez  marqué,  et  je  fus  plus  fâ- 
ché qu'alarmé  de  ne  vous  pas  voir  arriver.  Je  n'au- 
rais même  goûté  qu'à  demi  le  plaisir  de  passer  une 
heure  ou  deux  avec  vous  ;  car  j'étais  malade  et  in- 
sociable. Je  suis  rétabli ,  ou  à  peu  près  ;  mais  je  ne 
sais  si  l'hiver,  qui  s'avance  en  manteau  fourré  de 
neige ,  me  laissera  recouvrer  le  plaisir  perdu  aus- 
sitôt que  la  santé.  Quoi  qu'il  en  soit,  que  je  vous  re- 
voie ou  non,  je  pourrai  passer  des  moments  moins 
agréables;  mais  je  n'en  penserai  pas  moins  à  vous, 
et  ne  vous  en  aimerai  pas  moins.  Je  sens  que  je  me 
suis  attaché  à  vous  sûrement  plus  que  vous  ne  pen- 
sez et  plus  que  je  n'ai  d'abord  pensé  moi-même. 
J'en  juo^e  par  le  plaisir  sensible  et  vrai  que  j'éprouve 
quand  je  vous  vois.  Je  ne  suis  pas  recherchant,  il 
est  vrai  ;  et  mon  cœur  est  usé  pour  l'amitié  :  je 
laisse  venir  ceux  qui  viennent,  et  s'en  aller  ceux 
qui  s'en  vont;  mais  j'aime  encore  à  être  aimé. 
Quand  on  me  convient  autant  que  vous ,  je  ne  de- 
meure guère  en  reste  ;  et  si  je  ne  suis  pas  le  pre- 
mier à  mettre  ma  mise,  je  ne  le  suis  pas  non  plus 
à  la  retirer. 


AI>iNÉE    I7G0.  137 

Je  VOUS  remercierais  davantage  d'avoir  fait  ma 
commission  avec  tant  d'exactitude,  si  vous  ne  l'a- 
viez faite  aussi  avec  une  magnificence  qui  m'effraie. 
Je  soupçonne,  par  cet  essai,  que  vous  n'êtes  pas 
fort  propre  à  être  un  commissionnaire  de  copiste. 
Dépèchez-vous  bien  vite  de  m'envoyer  mon  mé- 
moire, afin  que  je  sache  à  quoi  m'en  tenir,  et  que 
je  m'arrange  pour  écorcher  les  pratiques  de  ma- 
nière à  me  payer  bientôt  de  toute  cette  profusion. 

La  Ju/ie  s'avance,  et  je  commence  à  espérer  que, 
si  les  glaces  ne  ferment  pas  les  canaux  de  bonne 
heure ,  elle  poindra  paraître  ici  cet  hiver.  Vous  avez 
pris  tant  d'intérêt  aux  sujets  d'estampes,  que  vous 
apprendrez  avec  plaisir  qu'ils  seront  exécutés  ;  j'ai 
vu  les  premiers  dessins;  j'en  suis  très-content,  et 
l'on  en  grave  actuellement  les  planches.  Ce  n'est 
pas  mon  libraire  qui  a  fait  cette  entreprise;  c'est 
un  M.  Coindet,  mon  compatriote,  homme  de  goîit, 
qui  aime  les  arts ,  et  qui  s'y  connaît.  Il  a  choisi 
d'excellents  artistes ,  et  l'ouvrage  sera  fait  avec  le 
plus  grand  soin  :  cela  fera,  ce  me  semble,  un  des 
plus  agréaljles  recueils  d'estampes  qu'on  ait  vu  de- 
puis long-temps;  et  je  ne  doute  pas  que,  s'il  y 
avait  quelque  succès  à  espérer  pour  le  livre,  elles 
n'y  pussent  contribuer  beaucoup  :  le  malheur  est 
qu'elles  se  débiteront  séparément.  Adieu  ,  cher 
chevalier.  Je  vous  parle  de  mes  affaires  parce  que 
je  pense  à  moi  premièrement  :  mais  c'est  à  vous 
que  j'en  parle  ;  voyez  quelle  conclusion  vous  devez 
tirer  de  là. 


38  CORRESPONDANCE. 


LETTRE   CCXXV. 

A  M.***. 

Montmorency, 1760. 

Le  mot  propre  me  vient  rarement ,  et  je  ne  le 
regrette  guère  en  écrivant  à  des  lecteurs  aussi  clair- 
voyants que  vous.  La  préface  *  est  imprimée ,  ainsi 
je  n'y  puis  plus  rien  changer.  Je  l'ai  déjà  cousue 
à  la  première  partie;  je  l'en  détacherai  pour  vous 
l'envoyer,  si  vous  voulez;  mais  elle  ne  contient 
rien  dont  je  ne  vous  aie  déjà  dit  ou  écrit  la  sub- 
stance ;  et  j'espère  que  vous  ne  tarderez  pas  à 
l'avoir  avec  le  livre  même ,  car  il  est  en  route. 
Malheureusement  mes  exemplaires  ne  viennent 
qu'avec,  ceux  du  hbraire.  J'espère  pourtant  faire 
en  sorte  que  vous  ayez  le  votre  avant  que  le  livre 
soit  public. 

Comme  cette  préface  n'est  que  l'abrégé  de  celle 
dont  je  vous  ai  parlé,  je  persiste  dans  la  pensée 
de  donner  celle-ci  à  part  ;  mais  j'y  dis  trop  de  bien 
et  trop  de  mal  du  livre  pour  la  donner  d'avance  ; 
il  faut  lui  laisser  faire  son  effet ,  bon  ou  mauvais , 
de  lui-même  ,  et  puis  la  donner  après. 

Quant  aux  aventures  d'Edouard  ,  il  serait  trop 
tard,  puisque  le  livre  est  imprimé  :  d'ailleurs,  crai- 
gnant de  succomber  à  la  tentation  ,  j'en  ai  jeté  les 
f'ahiers  au  feu,  et  il  n'en  reste  qu'un  court  extrait 

Celle  de  la  Nouvelle  Héloïse. 


ANN^E    1-760.  l3f) 

quej'enai  fait  pour  madame  la  maréchale  de  Luxem- 
bourg, et  qui  est  entre  ses  mains. 

A  l'égard  de  ce  que  vous  me  dites  de  Wolniar, 
et  du  danger  qu'il  peut  faire  courir  à  l'éditeur, 
cela  ne  m'effraie  point  ;  je  suis  sûr  qu'on  ne  m'in- 
quiétera jamais  justement ,  et  c'est  une  folie  de 
vouloir  se  précautionner  contre  l'injustice.  Il  reste 
là-dessus  d'importantes  vérités  à  dire,  et  qui  doi- 
vent être  dites  par  un  croyant.  Je  serai  ce  croyant- 
là  ;  et  si  je  n'ai  pas  le  talent  nécessaire ,  j'aurai  du 
moins  l'intrépidité.  A  Dieu  ne  plaise  que  je  veuille 
ébranler  cet  arbre  sacré  que  je  respecte ,  et  que 
je  voudrais  cimenter  de  mon  sang!  mais  j'en  vou- 
drais bien  ôter  les  branches  qu'on  y  a  greffées , 
et  qui  portent  de  si  mauvais  fruits. 

Quoique  je  n'aie  plus  reçu  de  nouvelles  de  mon 
libraire  depuis  la  dernière  feuille ,  je  crois  son 
envoi  en  route ,  et  j'estime  qu'il  arrivera  à  Paris 
vers  Noël.  Au  reste ,  si  vous  n'êtes  pas  honteux 
d'aimer  cet  ouvrage  ^ ,  je  ne  vois  pas  pourquoi 
vous  vous  alDstiendriez  de  dire  que  vous  l'avez  lu , 
puisque  cela  ne  peut  que  favoriser  le  débit.  Pour 
moi,  j'ai  gardé  le  secret  que  nous  nous  sommes 
promis  mutuellement  ;  mais  si  vous  me  permettez 

'  J'avais,  clans  ï Histoire  de  J.  J.  Rousseau  (tomei,  page  355  )  , 
combattu  l'idée  de  supposer  que  Duclos  était  le  correspondant  à  qui 
Jeau-Jacques  adressait  cette  lettre.  Je  me  fondais  sur  ce  que  le  pre- 
mier vantait  hautement  la  Nouvelle  Héloïse,  tandis  que  le  correspon- 
dant paraissait  vouloir  qu'on  ignorât  qu'il  eût  lu  cet  ouvrage.  Mais  on 
voit  que  Rousseau  lui  exprime  le  désir  de  le  voir  changer  d'avis , 
afin  qu'il  se  vante  de  son  approhation.  Il  consultait  Duclos  sur  ses 
ouvrages  ;  cettre  lettre  pourrait  donc  lui  être  adressée. 


l4o  CORRESPONDAIVCE. 

<ie  le  rompre ,  j'aurai  grand  soin  de  me  vanter  de 
votre  approbation. 

Un  jeune  Genevois  ^ ,  qui  a  du  goût  pour  les 
beaux-arts,  a  entrepris  de  faire  graver,  pour  ce 
livre ,  un  recueil  d'estampes  dont  je  lui  ai  donné 
les  sujets  :  comme  elles  ne  peuvent  être  prêtes  à 
temps  pour  paraître  avec  le  livi% ,  elles  se  débite- 
ront à  part. 


LETTRE  CCXXVL 

A  M.  LE  CHEVALIER  DE  LORENZY. 

Montmoiency ,  le  3  novembre  1760. 

Vous  allez  à  Versailles ,  mon  cher  chevalier  ;  j'en 
suis  charmé  ,  et  je  ne  me  croirai  pas  tout-à-fait 
absent  des  personnes  que  vous  allez  voir ,  tant  que 
vous  serez  auprès  d'elles.  Je  vous  envierais  de  sem- 
blables voyages  en  pareille  occasion ,  s'il  ne  fallait 
vous  envier  en  même  temps  votre  état ,  qui  vous 
les  rend  convenables  ;  et  chacun  doit  être  content 
du  sien.  Allez  donc,  cher  chevalier;  faites  un  bon 
voyage  :  parlez  de  moi ,  parlez  pour  moi.  Vous  con- 
naissez mes  sentiments ,  vous  direz  mieux  que  je 
ne  dirais;  un  ami  vaut  mieux  que  soi-même  en  mille 
occasions ,  et  surtout  en  celle-là.  Ne  manquez  pas 
à  votre  retour,  de  me  donner  amplement  des  nou- 
velles; il  y  a  très-long-temps  que  je  n'en  ai  aucune 

^  M.  Coindet  qui  était  commis  chez  MM.  Tlielusson  et  Necker. 


A.ivNjéE  i-yGo.  Iql 

d'aucun  côté  ;  la  voiture  aux  provisions  est  venue 
que  j'étais  malade  ,  et  je  n'en  ai  rien  su.  J'ai  en- 
voyé,  le  16  du  mois  dernier,  un  paquet  à  ma- 
dame la  maréchale  ;  je  n'ai  aucun  avis  de  la  ré- 
ception. 

Vous  ne  me  soupçonnez  pas,  je  pense,  d'être 
insensible  au  souvenir  de  madame  de  Boufflers  ; 
ou  je  me  trompe  fort ,  ou  vous  êtes  bien  sûr  que 
je  ne  pécherai  jamais  envers  elle  par  ce  côté -là: 
mais  quand  vous  voidez  que  je  lui  écrive,  nous 
sommes  loin  de  compte;  j'ai  bien  de  la  peine  à  ré- 
pondre à  ceux  qui  m'écrivent,  ce  n'est  pas  pour 
écrire  à  ceux  qui  ne  me  répondent  point.  D'ailleurs 
je  trouve  bien  mieux  mon  compte  à  penser  à  elle 
qu'à  lui  écrire  ;  car  en  moi-même  je  lui  dis  tout 
ce  qu'il  me  plaît  ;  et,  en  lui  écrivant,  il  ne  faut  lui 
dire  que  ce  qui  convient.  Considérez  encore  que 
les  devoirs  et  les  soins  changent  selon  lés  états. 
Vous  autres  gens  du  monde,  qui  ne  savez  que  faire 
de  votre  temps  ,  êtes  trop  heureux  d'avoir  des 
lettres  à  écrire  pour  vous  amuser  ;  mais  quand  un 
pauvre  copiste  a  passé  la  journée  à  son  travail,  il 
ne  s'en  délasse  point  à  écrire  des  lettres;  il  faut 
qu'il  quitte  la  pUrnie  et  le  papier.  En  général ,  je 
suis  convaincu  qu'un  homme  sage  ne  doit  jamais 
former  de  liaisons  dans  des  conditions  fort  au- 
dessus  de  la  sienne  ;  car,  quelque  convenance  d'hu- 
meur et  de  caractère ,  quelque  sincérité  d'attache- 
ment qu'il  y  trouve ,  il  en  résulte  toujours  dans  sa 
manière  de  vivre,  une  multitude  d'inconvénients 
secrets  qu'il  sent  tous  les  jours ,  qu'il  ne  peut  dire 


i4a  corresponda:vce. 

à  personne,  et  que  personne  ne  peut  deviner.  Pour 
moi ,  à  Dieu  ne.  plaise  que  je  veuille  jamais  rompre 
des  attachements  qui  font  le  bonheur  de  ma  vie , 
et  qui  me  deviennent  plus  chers  de  jour  en  jour. 
Mais  j'ai  bien  résolu  d'en  retrancher  tout  ce  qui 
me  rapproche  d'une  société  générale  pour  laquelle 
je  ne  suis  point  fait.  Je  vivrai  pour  ceux  qui  m'ai- 
ment, et  ne  vivrai  que  pour  eux.  Je  ne  veux  plus 
que  les  indifférents  me  volent  un  seul  moment  de 
ma  vie;  je  sais  bien  à  quoi  l'employer  sans  eux. 

L'explication  que  vous  m'avez  donnée  au  sujet 
du  papier  ne  vous  justifie  pas  tout-à-fait  de  la  pro- 
fusion dont  je  vous  accuse  :  mais  comme  j'aurai 
peu  d'argent  à  débourser,  grâce  à  l'attention  de 
M.  le  prince  de  Conti,  je  ne  me  plains  pas  beau- 
coup d'une  dépense  que  je  ne  dois  payer  qu'en 
chansons.  Afin  donc  de  n'être  pas  chargé  d'un  dé- 
pôt, je 'prendrai  le  papier  pour  mon  compte;  au 
moyen  de  quoi  je  taxerai  ma  copie  comme  si  j'avais 
fourni  le  papier ,  et  nous  déduirons  sur  le  paiement 
trente-trois  livres  avancées  par  son  altesse.  Quant 
à  vous ,  je  consens  à  ne  vous  rembourser  les  neuf 
francs  qu'à  notre  première  entrevue  ;  mais  je  vou- 
drais bien  ne  pas  les  garder  trop  long-temps.  Je  dois 
vous  dire  encore  que  le  grand  papier  destiné  à  la 
copie  du  manuscrit  a  été  un  peu  limé  par  le  dos 
dans  la  voiture  ;  ce  qui  peut  rendre  la  reliure  plus 
difficile  et  moins  solide  :  d'ailleurs  la  forme  m'en 
paraît  bien  grande  pour  être  employée  dans  toute 
sa  grandeur.  Ne  con\T.endrait-il  pas  de  le  plier  en 
deux  pour  lui  donner  un  format  in-4° ,  à  peu  près 


ANNÉE    1760.  143 

comme  celui  du  manuscrit?  De  cette  manière  la 
limure  ne  serait  plus  au  dos ,  mais  sur  la  tranche, 
et  cela  s'en  irait  en  le  reliant.  Vous  pourrez  là- 
dessus  savoir  à  loisir  les  intentions  du  prince;  car 
j'ai  commencé  par  la  musique ,  et  je  ne  prendrai 
le  manuscrit  que  quand  elle  sera  faite.  Adieu,  cher 
chevalier.  Je  ne  vous  dirai  plus  que  je  vous  aime 
de  tout  mon  cœur;  mais  si  jamais  je  cesse,  quod 
absit^  alors  je  vous  le  dirai. 

P.  S.  Je  connais  un  traité  de  l'éducation  médi- 
cinale des  enfants,  et  j'ai  trouvé  ce  titre  si  béte, 
que  je  n'ai  pas  daigné  lire  l'ouvraeje  :  mais  que  ce- 
lui dont  vous  parlez  soit  celui-là  ou  un  autre,  s'il 
vous  tombait  aisément  sous  la  main ,  je  ne  serais 
pas  fâché  de  le  parcourir;  sinon,  nous  pouvons 
le  laisser  là.  Adieu  :  le  reste  pour  une  autre  fois. 

•   Scriptus  et  in  tergo  ,  necdùm  fiuitus ,  Orestes.  » 


LETTRE  CCXXVII. 

A  M.  UE  MALESHERBES. 

Montmorency,  le  5  novembre  1760. 

Je  vois,  monsieur,  par  la  réponse  dont  vous 
m'avez  honoré,  que  j'ai  commis,  sans  le  savoir, 
une  indiscrétion  pour  laquelle  je  vous  dois,  avec 
mes  humbles  excuses,  ma  justification,  autant 
qu'il  est  possible.  Prenant  donc  la  discussion  dans 
laquelle  vous  voulez  bien  entrer  avec  moi  comme 


l44  CORRESPOÎN'^DANCE. 

une  permission  d'y  entrer  à  mon  tour ,  j'userai  de 
cette  liberté  pour  vous  exposer  les  raisons  de  mon 
sentiment ,  que  j'estimais  être  aussi  le  vôtre ,  sur 
l'affaire  en  question. 

Je  remarquerai  d'abord  qu'il  y  a  sur  le  droit  des 
gens  beaucoup  de  maximes  incontestées ,  lesquelles 
sont  pourtant  et  seront  toujours  vaines  et  sans  ef- 
fet dans  la  pratique ,  parce  qu'elles  portent  sur 
une  égalité  supposée  entre  les  états  comme  entre 
les  hommes;  principe  qui  n'est  vrai  pour  les  pre- 
miers ,  ni  de  leur  grandeur ,  ni  de  leur  fonue ,  ni 
par  conséquent  du  droit  relatif  des  sujets,  qui  dé- 
rive de  l'une  et  de  l'autre.  Le  droit  naturel  est  le 
même  pour  tous  les  hommes,  qui  tous  ont  reçu  de 
la  nature  une  mesure  commune,  et  des  bornes 
qu'ils  ne  peuvent  passer  ;  mais  le  droit  des  gens , 
tenant  à  des  mesures  d'institutions  humaines  et 
qui  n'ont  point  de  terme  absolu,  varie  et  doit  va- 
rier de  nation  à  nation.  Les  grands  états  en  im- 
posent aux  petits  et  s'en  font  respecter  ;  cependant 
ils  ont  besoin  d'eux  et  plus  besoin  peut-être  que 
les  petits  n'ont  des  grands.  Il  faut  donc  qu'ils  leur 
cèdent  quelque  chose  en  équivalent  de  ce  qu'ils 
en  exigent.  Les  avantages  pris  en  détail  ne  sont 
pas  égaux,  mais  ils  se  compensent;  et  de  là  nait 
le  vrai  droit  des  gens,  établi,  non  dans  les  livres, 
mais  entre  les  hommes.  Les  uns  ont  pour  eux  les 
honneurs,  le  rang,  la  puissance;  les  autres,  le 
profit  ignoble,  et  la  petite  utilité.  Quand  les  grands 
états  voudront  avoir  à  eux  seuls  leurs  avantages , 
et  partager  ceux  des  petits,  ils  voudront  une  chose 


impossible,  et,  quoi  qu'ils  fassent,  ils  ne  parvien- 
dront jamais  à  établir  dans  les  petites  choses  cette 
parité  qu'ils  ne  souffrent  pas  dans  les  grandes. 

Les  différences  qui  naissent  de  la  nature  du 
gouvernement  ne  modifi^ent  pas  moins  nécessaire- 
ment les  droits  respectifs  des  sujets.  La  liberté  de 
la  presse ,  établie  en  Hollande ,  exige  dans  la  police 
de  la  librairie  des  règlements  différents  de  ceux 
qu'on  lui  donne  en  France,  où  cette  liberté  n'a  ni 
ne  peut  avoir  lieu.  Et  si  l'on  voulait,  par  des  trai- 
tés de  puissance  à  puissance,  établir  une  police 
uniforme  et  les  mêmes  règlements  sur  cette  ma- 
tière entre  les  deux  états ,  ces  traités  seraient  bien- 
tôt sans  effet,  ou  l'un  des  deux  gouvernements 
changerait  de  forme ,  attendu  que  dans  tout  pays 
il  n'y  a  jamais  de  lois  observées  que  celles  qui 
tiennent  à  la  nature  du  gouvernement. 

Le  débit  de  la  librairie  est  prodigieux  eo  France, 
presque  aussi  grand  que  dans  le  reste  de  l'Europe 
entière.  En  Hollande  il  est  presque  nul.  Au  con- 
traire ,  il  s'imprime  proportionnellement  plus  de 
livres  en  Hollande  qu'en*  France.  Ainsi  l'on  pour- 
rait dire ,  à  quelque  égard ,  que  la  consommation 
est  en  France ,  et  la  fabrication  en  Hollande,  quand 
même  la  France  enverrait  en  Hollande  plus  de 
livres  qu'elle  n'en  reçoit  du  même  pays;  parce 
que,  où  le  Français  est  consommateur,  le  Hollan- 
dais n'est  que  facteur  :  la  France  reçoit  pour  elle 
seule;  la  Hollande  reçoit  pour  autrui.  Tel  est, 
entre  les  deux  puissances,  l'état  relatif  de  cette 
partie  du  commerce  ;  et  cet  état,  forcé  par  les  deux 

R.    XIX.  jQ 


l46  CORRESPONDA.NCE. 

constitutions,  reviendra  toujours,  malgré  qu'on 
en  ait.  J'entends  bien  que  le  gouvernement  de 
France  voudrait  que  la  fabrique  fût  où  est  la  con- 
sommation :  mais  cela  ne  se  peut,  et  c'est  lui- 
même  qui  l'empéclie  par  la  rigueur  de  la  censure. 
Il  ne  saurait,  quand  il  le  voudrait,  adoucir  cette 
rigueur  ;  .car  un  gouvernement  qui  peut  tout  ne 
peut  pas  s'ôter  à  lui-même  les  chaînés  qu'il  est 
forcé  de  se  donner  pour  continuer  de  tout  pou- 
voir. Si  les  avantages  de  la  puissance  arbitraire 
sont  grands ,  un  pouvoir  modéré  a  aussi  les  siens  , 
qui  ne  sont  pas  moindres;  c'est  de  faire,  sans  in- 
convénient, tout  ce  qui  est  utile  à  la  nation. 

Suivant  une  des  maximes  du  gouvernement  de 
France ,  il  y  a  beaucoup  de  choses  qu'on  ne  doit 
pas  permettre ,  et  qu'il  convient  de  tolérer  :  d'où 
il  suit  qu'on  peut  et  qu'on  doit  souffrir  l'entrée  de 
tel  livre  dont  on  ne  doit  pas  souffrir  l'impression. 
Et  en  effet ,  sans  cela ,  la  France ,  réduite  presque 
à  sa  seule  littérature,  ferait  scission  avec  le  corps 
de  la  république  des  lettres ,  retomberait  bientôt 
dans  la  barbarie,  et  perdrait  même  d'autres  bran- 
ches de  commerce  auxquelles  celle-là  sert  de  con- 
tre-poids. jMais  quand  un  livre  imprimé  en  Hol- 
lande parce  qu'il  n'a  pu  ni  dû  être  imprimé  en 
France,  y  est  pourtant  réimprimé,  le  gouverne- 
ment pèche  alors  contre  ses  propres  maximes ,  et  se 
met  en  contradiction  avec  lui-même.  J'ajoute  que 
la  parité  dont  il  s'autorise  est  illusoire;  et  la  con- 
séquence qu'il  en  tire,  quoique  juste,  n'est  pas 
équitable;  car  comme  on  imprime  en  France  pour 


A\N^E    1760.  147 

la  France,  et  en  Hollande  encore  pour  la  France, 
et  comme  on  ne  laisse  pas  entrer  dans  le  royaume 
les  éditions  contrefaites  sur  celles  du  pays,  la  réim- 
pression, faite  en  Hollande,  d'un  livre  imprimé 
en  France  fait  peu  de  tort  au  libraire  français  ;  et 
la  réimpression ,  faite  en  France ,  d'un  livre  im- 
primé en  Hollande  ruine  le  libraire  hollandais.  Si 
cette  considération  ne  touche  ^)as  le  gouverne- 
ment de  F'rance ,  elle  touche  le  gouvernement  de 
Hollande,  et  il  saura  bien  la  faire  valoir,  si  jamais 
le  premier  lui  propose  de  mettre  la  chose  au  pair. 
Je  sais  trop  bien,  monsieur  ,  à  qui  je  parle  pour 
entrer  avec  vous  dans  im  détail  de  conséquences 
et  d'appplications.  Le  magistrat  et  l'homme  d'état 
versé  dans  ces  matières  n'a  pas  besoin  des  éclair- 
cissements qui  seraient  nécessaires  à  im  homme 
privé.  Mais  voici  une  observation  plus  directe,  et 
qui  me  rapproche  du  cas  particulier.  Lorsqu'un 
libraire  hollandais  commerce  avec  im  libraire 
français ,  comme  ils  disent ,  en  change,  c'est-à-dire, 
lorsqu'il  reçoit  le  paiement  de  ses  livres  en  livres, 
alors  le  profit  est  double  et  commun  entre  eux  ; 
et,  aux  frais  du  transport  près,  l'effet  est  absolu- 
ment le  même  que  si  les  livres  qu'ils  s'envoient 
réciproquement  étaient  imprimés  dans  les  lieux  où 
ils  se  débitent.  C'est  ainsi  que  Rey  a  traité  ci-de- 
vant avec  Pissot  et  avec  Durand  de  ce  qu'il  a  im- 
primé pour  moi  jusqu'ici.  De  plus,  le  libraire  hol- 
landais, qui  craint  la  contrefaction,  se  met  à  cou- 
vert, et  traite  avec  le  libraire  français  de  manière 
que  celui-ci  se  charge,  à  ses  périls  et  risques,  du 

10. 


l48  CORRESPONDANCE. 

débit  des  exemplaires  qu'il  reçoit  ,  et  dont  le 
nombre  est  convenu  entre  eux.  C'est  encore  ainsi 
que  Rey  a  négocié  pour  la  Julie.  Il  met  son  cor- 
respondant français  en  son  lieu  et  place  ;  et  sui- 
vant, sans  le  savoir,  le  conseil  que  vous  avez  bien 
voulu  me  donner  pour  lui ,  il  lui  envoie  à  la  fois 
la  moitié  de  son  édition.  Par  ce  moyen  ,  la  contre- 
faction,  si  elle  a  lieu,  ne  nuira  point  au  libraire 
d'Amsterdam ,  mais  au  libraire  de  Paris ,  qui  lui 
est  substitué.  Ce  sera  un  libraire  français  qui  en 
ruinera  un  autre;  ou  ce  seront  deux  libraires 
français  qui  s'entre-ruineront  mutuellement. 

De  tout  ceci  se  déduisent  seulement  les  raisons 
qui  me  portaient  à  croire  que  vous  ne  permettriez 
point  qu'on  réimprimât  en  France ,  contre  le  gré 
du  premier  éditeur,  un  livre  imprimé  d'abord  en 
Hollande.  Il  me  reste  à  vous  exposer  celles  qui 
m'empêchent  et  de  consentir  à  cette  réimpression 
et  d'en  accepter  aucun  bénéfice,  si  elle  se  fait 
malgré  moi.  Vous  dites,  monsieur,  que  je  ne  dois 
point  me  croire  lié  par  l'engagement  que  j'ai  pris 
avec  le  libraire  hollandais,  parce  que  je  n'ai  pu 
lui  céder  que  ce  que  j'avais,  et  que  je  n'avais  pas 
le  droit  d'empccher  les  libraires  de  Paris  de  co- 
pier ou  contrefaire  son  édition.  Mais  équitable- 
ment  je  ne  puis  tirer  de  là  qu'une  conséquence  à 
ma  charge;  car  j'ai  traité  avec  le  libraire  sur  le 
pied  de  la  valeur  que  je  donnais  à  ce  que  je  lui  ai 
cédé.  Or  il  se  trouve  qu'au  lieu  de  lui  vendre  un 
droit  que  j'avais  réellement,  je  lui  ai  vendu  seu- 
lement un  droit  que  je  croyais  avoir.  Si  donc  ce 


ANMÎ;ii   1760.  1^9 

ilroit  se  trouve  moindre  que  je  n'avais  cru ,  il  est 
clair  que,  loin  de  tirer  du  profit  de  mon  erreur, 
je  lui  dois  le  dédommagement  du  préjudice  qu'il 
en  peut  souffrir. 

Si  je  recevais  derechef  d'un  libraire  de  Paris  le 
bénéfice  que  j'ai  déjà  reçu  de  celui  d'Amsterdam , 
j'aurais  vendu  mon  manuscrit  deux  fois  ;  et  com- 
ment aurais-je  ce  droit  de  l'aveu  de  celui  avec  qui 
j'ai  traité,  puisqu'il  m'a  disputé  même  le  droit  de 
faire  une  édition  générale  et  unique  de  mes  écrits, 
revus  et  augmentés  de  nouvelles  pièces?  Il  est  vrai 
que  ,  n'ayant  jamais  pensé  m'oter  ce  droit  en  lui 
cédant  mes  manuscrits,  je  crois  pouvoir  en  ceci 
passer  par -dessus  son  opposition  ,  dont  il  m'a  fait 
le  juge,  et  cela  par  le  même  principe  qui  m'em- 
pêche ,  monsieur  ,  d'acquiescer  en  cette  occasion  à 
votre  avis.  Comme  je  me  sens  tenu  à  tout  ce  que 
j'ai  ou  énoncé  ou  entendu  mettre  dans  mes  mar- 
chés ,  je  ne  me  crois  tenu  à  rien  au-delà. 

Soit  donc  que  vous  jugiez  à  propos  de  permettre 
ou  d'empêcher  la  contrefaction  ou  réimpression 
du  livre  dont  il  s'agit,  je  ne  puis,  en  ma  qualité 
d'éditeur, ni  choisir  un  libraire  français  pour  cette 
réimpression  ,  ni  beaucoup,  moins  en  recevoir  au- 
cime  sorte  de  bénéfice  en  repos  de  conscience. 
Mais  un  avantage  qui  m'est  plus  précieux,  et  dont 
je  profite  avec  le  contentement  de  moi-même,  est 
de  recevoir  en  cette  occasion  de  nouveaux  témoi- 
gnages de  vos  bontés  pour  moi,  et  de  pouvoir  vous 
réitérer,  monsieur  ,  ceux  de  ma  reconnaissance  et 
de  mon  profond  respect,  etc. 


l5o  CORRESPONDAINCE. 

P.  S.  Je  \  ous  demande  pardon  ,  monsieur ,  d'a- 
voir troublé  vos  délassements  par  ma  précédente 
lettre.  J'attendrai  pour  faire  partir  celle-ci  votre 
retour  de  la  campagne.  Je  n'ai  point  non  plus  re- 
mis encore  à  M.  Guérin  mon  petit  manuscrit..  Je 
trouve  une  lâcheté  qui  me  répugne  à  vouloir  ex- 
cuser d'avance  en  public  un  livre  frivole.  Il  vaut 
mieux  laisser  d'abord  paraître  et  juger  le  livre;  et 
puis  je  dirai  mes  raisons. 

Rey  me  paraît  fort  en  peine  de  n'avoir  point 
reçu ,  monsieur,  la  permission  qu'il  vous  a  deman- 
dée. Je  lui  ai  marqué  qu'il  ne  devait  point  être  in- 
quiet de  ce  retard;  que  le  livre,  par  son  espèce, 
ne  pouvait  souffrir  de  difficulté,  et  que  ,  sur  toute 
matière  suspecte ,  il  était  le  plus  circonspect  de 
tous  les  écrits  que  j'avais  publiés  jusqu'ici.  J'espère 
qu'il  ne  s'est  rien  trouvé  dans  les  feuilles  qui  vous 
en  ait  fait  penser  autrement. 

Observation.  —  Plusieurs  circonstances  rendent  cette  lettre 
extrêmement  remarquable.  M.  de  Malesherbes,  par  bienveil- 
lance pour  Rousseau,  voulait  qu'on  fît  à  Paris  une  édition  de 
la  !\ouvelle  Héloïse,  pendant  que  le  libraire  Rey,  à  qui  l'auteur 
avait  cédé  son  manuscrit,  l'imprimait  en  Hollande.  A  cette  oc- 
casion Jean-.Iacques  fait  quelques  remarques  sur  les  maximes 
du  droit  des  gens,  qui,  pour  être  reconnues  ,  ne  sont  jamais 
mises  en  pratique;  sur  l'application  ou  les  exceptions  qu'en 
font  les  gouvernements.  Il  explique  la  bizarrerie  qui  permet- 
tait d'introduire  en  France  des  ouvrages  qu'on  n'y  pouvait  pas 
imprimer.  Enfin  ne  voulant  point  qu'on  élude  en  sa  faveur  les 
lois  ou  léglements ,  il  prouve  qu'il  serait  un  malhonnète- 
homrae  s'il  profitait  de  l'avantage  qu'on  lui  propose. 


ANNÉE    l'jGo.  I  Jl 

LETTRE  CCXXVIIÏ. 

AU   MÊME. 

Novembre  1760. 

Lorsque  je  reçus,  monsieur,  la  première  feuille 
que  vous  eûtes  la  bonté  de  m'envoyer ,  je  n'ima- 
ginai point  que  vous  vous  fussiez  fait  le  moindre 
scrupule  d'ouvrir  le  paquet;  et  ni  la  lettre  que  je 
vous  avais  écrite  ,  ni  la  réponse  dont  vous  m'aviez 
honoré,  ne  me  donnaient  lieu  de  concevoir  cette 
idée.  Je  jugeai  simplement  que ,  n'ayant  pas  eu  le 
loisir  ou  la  curiosité  d'ouvrir  cette  feuille,  vous 
n'aviez  point  pris  la  peine  inutile  d'ouvrir  le  pa- 
quet. Cependant ,  voyant  que  vous  n'aviez  pas 
moins  eu  l'intention  d'y  faire  ajouter  une  enve- 
loppe contre  -  signée  ,  je  jugeai  que  celles  de  Rey 
étaient  inutiles ,  et  je  lui  écrivis  d'envoyer  désor- 
mais les  feuilles  sous  une  seide  enveloppe  à  votre 
adresse ,  jugeant  que  vous  connaîtriez  suffisam- 
ment, au  contenu ,  qu'il  m'était  destiné.  En  voyant 
le  billet  que  vous  avez  fait  joindre  à  la  seconde 
feuille,  je  me  suis  félicité  de  ma  précaution  par 
ime  autre  raison  à  laquelle  je  n'avais  pas  songé, 
et  dont  je  prends  la  liberté  de  me  plaindre.  Si 
malgcé  nos  conventions  vous  vous  faites  un  scru- 
pule d'ouvrir  les  paquets,  comment  puis-je,  mon- 
sieur ,  ne  m'en  pas  faire  un  de  permettre  qu'ils 
vous  soient  adressés?  Quand  Rey  vous  a  demandé 


f 


l52  CORRESPONDANCE. 

cette  permission  ,  nous  avons  songé ,  lui  et  moi , 
que  ,  puisqu'il  fallait  toujours  que  le  livre  passât 
sous  vos  yeux  comme  magistrat,  vous  vous  feriez 
un  plaisir  ,  comme  ami  et  protecteur  des  lettres , 
d'en  rendre  l'envoi  utile  au  libraire,  et  commode  à 
l'éditeur.  Si  vous  avez  résolu  de  ne  point  lire  l'ou- 
vrage ,  peut-être  en  dois -je  être  charmé  ;  mais,  si 
vous  croyez  devoir  le  parcourir  avant  d'en  per- 
mettre l'entrée,  je  vous  prie,  monsieur,  de  donner 
la  préférence  aux  envois,  qui  me  sont  destinés,  afin 
que  je  me  reproche  moins  l'embarras  que  je  vous 
cause ,  et  que  je  vous  en  sois  obligé  de  meilleur 
cœur.  J'ai  trouvé  la  première  épreuve  si  fautive , 
que  j'ai  chargé  Rey  de  renvoyer  la  bonne  feuille, 
afin  de  voir  s'il  n'y  reste  rien  qui  puisse  exiger  des 
cartons.  En  continuant  ainsi ,  vous  pourriez  lire 
l'ouvrage  moins  désagréablement  sur  la  feuille  que 
sur  l'épreuve  ;  mais  comme  cela  doublerait  la  gros- 
seur des  paquets,  et  que  la  feuille  ne  presse  pas 
comme  l'épreuve ,  si  vous  ne  vous  souciez  pas  de  la 
lire,  je  la  ferai  venir  à  loisir  par  d'autres  occasions. 
C'est  de  quoi  je  jugerai  par  moi-même ,  s'il  m'ar- 
rive  encore  des  paquets  fermés,  ou  que  la  feuille 
ne  soit  pas  coupée.  C'est  un  embarras  très-impor- 
tun que  celui  de  tous  ces  envois  et  renvois  de 
feuilles  et  d'épreuves.  Je  ne  le  sentis  jamais  mieux 
que  depuis  que  vous  daignez  vous  en  charger;  et 
il  me  serait  très  -  agréable  de  l'épargner  dans  la 
suite  à  vous  et  à  moi.  Je  sais  aussi,  par  ma  propre 
expérience  et  par  des  témoignages  plus  récents , 
que  je  pourrais,  en  pareil  cas,  espérer  de  vous 


ANNiÉE    1760.  l53 

toute  la  faveur  qu'un  ami  de  la  vérité  peut  attendre 
d'un  magistrat  éclairé  et  judicieux  :  mais,  mon- 
sieur, je  voudrais  bien  n'être  pas  gêné  dans  la  li- 
berté de  dire  ce  que  je  pense,  ni  m'exposer  à  me 
repentir  d'avoir  dit  ce  que  je  pensais. 

Soyez  bien  persuadé,  monsieur  ,  qu'on  ne  peut 
être  plus  reconnaissant  de  vos  bontés,  plus  touché 
de  votre  estime  que  je  le  suis,  ni  vous  honorer  plus 
respectueusement  que  je  le  fais. 


LETTRE  CCXXIX. 

A  U  M  É  M  E. 
Montmorency,  le  17  novembre  1760. 

Parfaitement  sûr,  monsieur ,  que  le  volume  que 
vous  avez  eu  la  bonté  de  m'en^wyer  n'est  pas  pour 
moi,  je  prends  la  liberté  de  vous  le  renvoyer,  ju- 
geant qu'il  fait  partie  de  l'exemplaire  que  vous 
voulez  bien  agréer.  M.  Rey  l'aura  trouvé  trop  gros 
pour  être  envoyé  tout  à  la  fois  ;  et ,  avec  son  étour- 
derie  ordinaire ,  il  aura  manqué  de  s'expliquer  en 
vous  l'adressant.  Comme  il  m'a  envoyé  les  feuilles 
en  détail ,  et  que  mes  exemplaires  viennent  avec 
les  siens ,  il  n'est  pas  croyable  qu'il  eût  l'indiscré- 
tion d'en  envoyer  un  par  la  poste  sans  que  je  le  lui 
eusse  commandé. 

Je  n'ai  jamais  pensé  ni  désiré  même  que  vous 
eussiez  la  patience  de  lire  ce  recueil  tout  entier; 
mais  je  souhaite  extrêmement  que  vous  ayez,  mon- 


l54  CORRESPOKDAIVCE. 

sieiir ,  celle  de  le  parcourir  assez  pour  juger  de  ce 
qu'il  contient.  Je  n'ai  point  la  témérité  de  porter 
mon  jugement  devant  vous  sur  un  livre  que  je  pu- 
blie ;  j'en  appelais  au  votre ,  supposant  que  vous 
l'aviez  lu.  Eii  tout  autre  cas,  je  me  rétracte ,  et  vous 
supplie  d'ordonner  du  livre  comme  si  je  n'en  avais 
rien  dit.  Mes  jeunes  correspondants  sont  des  pro- 
testants et  des  républicains.  Il  est  très-simple  qu'ils 
parlent  selon  les  maximes  qu'ils  doivent  avoir,  et 
très -sûr  qu'ils  n'en  parlent  qu'en  honnêtes  gens; 
mais  cela  ne  suffit  pas  toujours.  Au  reste,  je  pense 
que  tout  ce  qui  peut  être  sujet  à  examen  dans  ce 
livre  ne  sera  guère  que  dans  les  deux  ou  trois  der- 
niers volumes  ;  et  j'avoue  que  je  ne  les  crois  pas 
indignes  d'être  lus.  Ce  sera  toujours  quelque  chose 
que  de  vous  avoir  sauvé  l'ennui  des  premiers. 

Je  n'ai  rien  à  répliquer  aux  éclaircissements  qu'il 
vous  a  plu  de  me  donner  sur  la  question  ci-devant 
agitée ,  au  moins  quant  à  la  considération  écono- 
mique et  politique.  Il  serait  également  contre  le 
respect  et  contre  la  bonne  foi  de  disputer  avec 
vous  sur  ce  point.  J'attends  seulement  et  je  désire 
de  tout  mon  cœur  l'occasion  de  recevoir  de  vous 
les  lumières  dont  j'ai  besoin  pour  débrouiller  de 
vieilles  idées  qui  me  plaisent ,  mais  dont  au  sur- 
plus je  ne  fel^ai  jamais  usage.  Quant  à  ce  qui  me 
regarde,  je  pourrai  être  convaincu,  sans  être  per- 
suadé; et  je  sens  que  ma  conscience  argumente 
là-dessus  mieux  que  ma  raison.  Je  vous  salue, mon- 
sieur ,  avec  un  profond  respect. 


ANlS'Lii    I7G0.  l5'J 

LETTRE  CCXXX. 

A  M.   DUCLOS. 

Ce  mercredi,  19  novembre  1760. 

En  vous  envoyant  la  cinquième  partie  je  com- 
mence par  vous  dire  ce  qui  me  presse  le  plus  ;  c'est 
que  je  m'aperçois  que  nous  avons  plus  de  goûts 
communs  que  je  n'avais  cru  ,  et  que  nous  aurions 
dû  nous  aimer  tout  autrement  que  nous  n'avons 
fait.  Mais  votre  philosophie  m'a  fait  peur;  ma  mi- 
santhropie vous  a  donné  le  change.  Nous  avons  eu 
des  amis  intermédiaires  qui  ne  nous  ont  connus 
ni  l'un  ni  l'autre ,  et  nous  ont  empêchés  de  nous 
hien  connaître.  Je  siùs  fort  content  de  sentir  enfin 
cette  erreur,  et  je  le  serais  bien  plus  si  j'étais  plus 
près  de  vous. 

Je  lis  avec  délices  le  bien  que  vous  me  dites  de 
la  Julie  ;  mais  vous  ne  m'avez  point  fait  de  critique 
dans  le  dernier  billet;  et,  puisque  l'ouvrage  est 
bon ,  plus  de  gens  m'en  diront  le  bien  que  le  mal. 

Je  persiste ,  malgré  votre  sentiment ,  à  croire 
cette  lecture  très  -  dangereuse  aux  filles.  Je  pense 
même  que  Richardson  s'est  lourdement  trompé  en 
voidant  les  instruire  par  des  romans  ;  c'est  mettre 
le  feu  à  la  maison  pour  faire  jouer  les  pompes. 

A  la  quatrième  partie  vous  trouverez  que  le  st>  le 
n'est  ^^^Jeiiillet*  :  tant  mieux.  Je  trouve  la  même 

Expression  familière  à  Diderot.  Voyez  les  Confessions   livre  ix. 
—  On  lit  dans  quelques  édiùons  ,  feuitlut  au  lieu  à.e  feuillet. 


l56  CORRESPOND  A.TS'CE. 

chose;  mais  celui  qui  l'a  jugé  tel  n'avait  lu  que  la 
première  partie;  et  j'ai  peur  qu'il  n'eût  raison  aussi. 
Je  crois  la  quatrième  partie  la  meilleure  de  tout  le 
recueil,  et  j'ai  été  tenté  de  supprimer  les  deux  sui- 
vantes :  mais  peut-être  compensent -elles  l'agré- 
ment par  l'utilité  ;  et  c'est  dans  cette  opinion  que 
je  les  ai  laissées.  Si  Wolmar  pouvait  ne  pas  dé- 
plaire aux  dévots,  et  que  sa  femme  plût  aux  phi- 
losophes ,  j'aurais  peut-être  publié  le  livre  le  plus 
salutaire  qu'on  pût  lire  dans  ce  temps-ci. 


LETTRE  CCXXXI. 

A  M.  JACOB  VERNET. 

Montmorency,  le  59  novembre  1760. 

Si  j'avais  reçu,  monsieur ,  quinze  jours  plus  tôt 
la  lettre  dont  vous  m'avez  honoré  le  [\  de  ce  mois, 
j'aurais  pu  faire  mention  assez  heureusement  de 
l'affaire  dont  vous  avez  la  bonté  de  m'instruire; 
et  cela  d'autant  plus  à  propos  que ,  le  livre  dans 
lequel  j'en  aurais  parlé  n'étant  point  fait  pour  être 
vu  de  vous ,  j'aurais  pu  vous  y  rendre  honneur  plus 
à  mon  aise  que  dans  les  écrits  qui  doivent  passer 
sous  vos  yeux.  C'est  une  espèce  de  fade  et  plat 
roman  dont  je  suis  l'éditeur ,  et  dont  quiconque 
en  aura  le  courage  pourra  me  croire  l'auteur  s'il 
veut.  J'ai  semé  par -ci,  par -là,  dans  ce  recueil  de 
lettres,  quelques  notes  sur  différents  sujets,  et  celle 
sur  \ç  préservatif  ^  serait  venue  à  merveille;  mais 


ANNÉE    l'jGo.  l57 

il  est  trop  tard,  et  je  n'aurais  pu  l'aire  arriver  cette 
addition  en  Hollande  avant  que  le  livre  y  fût  achevé 
d'imprimer.  La  vie  solitaire  que  je  mène  ici,  sur- 
tout en  hiver, ne  me  donne  aucune  ressource  pour 
suppléer  à  cela  dans  la  conversation  ;  et  ce  qu'il  vient 
de  monde  à  mon  voisinage  en  été  prend  si  peu  de 
part  aux  affaires  littéraires,  que  je  n'espère  pas  être 
à  portée  de  transmettre  sur  celle-ci  la  juste  indi- 
gnation dont  j'ai  été  saisi  à  la  lecture  de  votre 
lettre.  Je  n'en  négligerai  point  l'occasion ,  si  je  la 
trouve.  En  attendant,  je  me  réjouis  de  tout  mon 
cœur  que  l'évidence  de  votre  justification  ait  con- 
fondu la  calomnie,  et  fait  retomber  sur  ses  auteurs 
l'opprobre  dont  ils  voudraient  couvrir  tous  les  dé- 
fenseurs (]e  la  foi,  des  mœurs  et  de  la  vertu. 

Ainsi  donc  la  satire  ,  le  noir  mensonge  et  les  li- 
belles sont  devenus  les  armes  des  philosophes  et 
de  leurs  partisans!  Ainsi  paie  M.  de  Voltaire  l'hos- 
pitalité dont,  par  une  funeste  indulgence,  Genève 
use  envers  lui  !  Ce  fanfaron  d'impiété  ,  ce  beau  gé- 
nie et  cette  ame  basse,  cet  homme  si  grand  par 
ses  talents,  et  si  vil  par  leur  usage,  nous  laissera 
de  longs  et  cruels  souvenirs  de  son  séjour  parmi 
nous.  La  ruine  des  mœurs ,  la  perte  de  la  liberté , 
qui  en  est  la  suite  inévitable,  seront  chez  nos  ne- 
veux les  monuments  de  sa  gloire  et  de  sa  recon- 
naissance. S'il  reste  dans  leur  cœur  quelque  amour 
pour  la  patrie ,  ils  détesteront  sa  mémoire ,  et  il  en 
sera  plus  souvent  maudit  qu'admiré. 
•  Ce  n'est  pas ,  monsieur ,  que  j'aie  aussi  mauvaise 
opinion  de  l'état  actuel  de  notre  ville  que  vous  pa- 


l58  CORRESPONOA.NCE, 

raissez  le  croire.  Je  sais  qu'il  y  reste  beaucoup  de 
vrais  citoyens  qui  ont  du  sens  et  de  la  vertu,  qui 
respectent  les  lois,  les  magistrats,  qui  aiment  les 
mœurs  et  la  liberté.  Mais  ceux-là  diminuent  tous 
les  jours;  les  autres  augmentent,  mox  daturos pw- 
geniem  vitiosiorem.  La  pente  donnée,  rien  ne  peut 
désormais  arrêter  le  progrès  du  mal  :  la  généra^- 
tion  présente  l'a  commencé  ;  celle  qui  vient  l'achè- 
vera; la  jeunesse  qui  s'élève  tarira  bientôt  les  restes 
du  sang  patriotique  qui  circule  encore  parmi  nous; 
chaque  citoyen  qui  meurt  est  remplacé  par  quel- 
que agréable.  Le  ridicule ,  ce  poison  du  bon  sens 
et  de  l'honnêteté ,  la  satire ,  ennemie  de  la  paix  pu- 
blique, la  mollesse,  le  faste  arrogant,  le  luxe,  ne 
nous  forment  dans  l'avenir  qu'un  peuple  de  petits 
plaisants,  de  bouffons ,  de  baladins ,  de  philosophes 
de  ruelle ,  et  de  beaux  esprits  de  comptoir ,  qui , 
de  la  considération  qu'avaient  ci-devant  nos  gens 
de  lettres ,  les  élèveront  à  la  gloire  des  académies 
de  Marseille  ou  d'Angers;  qui  trouveront  bien  plus 
beau  d'être  courtisans  que  libres ,  comédiens  que 
citoyens,  et  qui  n'auraient  jamais  voulu  sortir  de 
leur  lit  à  l'escalade ,  moins  par  lâcheté  que  par 
crainte  de  s'enrhumer.  Je  vous  avoue ,  monsieur , 
que  tout  cela  n'est  guère  attrayant  pour  un  homme 
qui  a  encore  la  simplicité,  peut-être  la  folie,  de 
se  passionner  pour  sa  patrie,  et  auquel  il  ne  reste 
d'autre  ressource  que  de  détourner  les  yeux  des 
maux  qu'il  ne  peut  guérir. 

J'aime  le  repos ,  la  paix  ;  la  haine  du  tracas  et 
des  soins  fait  toute  ma  modération ,  et  un  tempe- 


AN^Ki:   [--Go.  I  5f) 

rament  paresseux  m'a  jusqu'ici  tenu  lieu  de  vertu. 
Moins  enivré  que  suffoqué  de  je  ne  sais  quelle  pe- 
tite fumée,  j'en  ai  senti  cruellement  l'amertume 
sans  en  pouvoir  contracter  le  goût,  et  j'aspire  au 
retour  de  cette  heureuse  obscurité  qui  permet  de 
jouir  de  soi.  Voyant  les  gens  de  lettres  s'entre-dé- 
chirer  comme  des  loups,  et  sentant  tout-à-fïiit 
éteints  les  restes  de  fchaleur  qui,  à  près  de  qua- 
rante ans,  m'avaient  mis  la  plume  à  la  main ,  je  l'ai 
posée  avant  cinquante  pour  ne  la  plus  reprendre". 
Il  me  reste  à  publier  une  espèce  de  traité  d'éduca- 
tion, plein  de  mes  rêveries  accoutumées,  et  der- 
nier fruit  de  mes  promenades  champêtres  ;  après 
quoi,  loin  du  public  et  livré  tout  entier  à  mes  amis 
et  moi,  j'attendrai  paisiblement  la  fin  d'une  car- 
rière déjà  trop  longue  pour  mes  ennuis,  et  dont 
il  est  indifférent  pour  tout  le  monde  et  pour  luoi 
en  quels  lieux  les  restes  s'achèvent. 

Je  suis  charmé  du  voyage  chez  les  monta£:;nons; 
cela  montre  quelque  souvenir  de  leur  panégyriste 
chez  des  personnes  qu'il  aime  et  qu'il  respecte  ;  il 
se  réjouit  de  n'avoir  pas  été  trouvé  menteur*.  Le 
luxe  a  fait  du  progrès  parmi  ces  bonnes  gens.  C'est 

*  Les  deux  écrits  que  j'ai  publiés  depuis  Emile,  ont  tous  deux 
été  faits  par  force  :  l'un  pour  la  défense  de  mon  honneur,  l'autre 
pour  l'acquit  de  mou  devoir.  (  i\ote  de  Rousseau  qui  se  trouve  dans 
l'édition  donnée  par  Du  Peyrou  ,  en  i  j  g  o  ,  et  qui  a  été  omise  dans  toutes 
les  éditions  postérieures.^ 

Dans  l'édition  de  Du  Peyrou  ,  cette  phrase  est  autrement  conçue. 
«  Je  suis  charmé  . . .  Cela  montre  que  mon  témoignage  a  quelque 
«  autorité  près  des  personnes  pour  qui  j'ai  tant  de  respect ,  et  je  me 
«  réjouis  pour  elles,  pour  moi",  et  surtout  pour  les  montagnojis, 
«  de  n'avoir  pas  été  menteur.  Je  ue  suis  point  étonné  que  le  luxe 
•  ait  fait • 


l6o  CORRESPONDANCE. 

la  pente  générale ,  c'est  le  gouffre  où  tout  périt  tôt 
ou  tard.  Mais  ce  progrès  s'accélère  quelquefois  par 
des  causes  particulières ,  et  voilà  ce  qui  avance 
notre  perte  de  deux  cents  ans.  Je  ne  puis  vous 
quitter  ,  monsieur ,  comme  vous  voyez  ,  à  moins 
que  le  papier  île  m'y  force.  Tirez  de  cela,  je  vous 
prie ,  la  conclusion  naturelle ,  et  recevez  les  assu- 
rances de  mon  profond  respect. 


LETTRE  CCXXXII. 

A  MADAME  LA  MARÉCHALE  DE  LUXEMBOURG. 
Montmorency  ,  le  la  décembre  lyfio. 

Il  y  a  mille  ans  ,  madame,  que  je  n'ai  écrit  à 
vous  ni  à  M.  le  maréchal.  Mille  riens  m'occupent 
journellement,  et  jusqu'à  prendre  sur  ma  santé, 
sans  qu'il  me  soit  possible ,  comme  que  je  fasse , 
de  me  délivrer  de  cet  importun  tracas.  Mais  une 
autre  raison  bien  plus  agréable  de  mon  silence  est 
la  confiance  de  pouvoir  le  garder  sans  risque.  Si 
j'avais  peur  d'être  oublié ,  les  tracas  auraient  beau 
venir,  je  trouverais  bien  le  moment  d'écrire. 

Il  se  présente  plusieurs  occasions  de  disposer 
de  mon  Traité  de  V Education ,  et  même  avec  avan- 
tage. Je  respecte  trop  l'engagement  que  vous  m'a- 
vez fait  prendre ,  pour  traiter  de*  rien  sans  votre 
consentement.  Je  vous  le  demande,  madame,  parce 
que  la  diligence  m'importe  beaucoup  dans  cette 
affaire,  et  que  j'y  mettrai  un  nouveau  zèle  pour 


mon  intérêt  que  celui  que  vous  voulez  bien  v 
prendre.  D'ailleurs  vous  serez  instruite  des  con- 
ditions ,  et  rien  ne  sera  conclu  que  sous  votre  bon 
plaisir.  Mon  libraire  doit  arriver  dans  peu  de  jours 
à  Paris  :  si ,  comme  je  le  désire  ,  il  a  la  préférence  , 
permettez-vous  qu'il  aille  vous  porter  notre  accord 
et  vous  en  demander  la  ratification  ? 

J'ai  appris  la  perte  qu'a  faite  madame  la  duchesse 
de  Montmorency  trop  tard  .pour  lui  en  écrire;  car, 
quoique  le  chevalier  de  Lorenzy  m'ait  marqué 
qu'elle  était  fort  affligée,  j'ai  jugé  qu'en  pareil  cas 
une  grande  affliction  était  trop  peu  fondée  pour 
être  durable  ,  surtout  quand  on  en  est  si  bien  con- 
solé par  ce  qui  nous  reste,  et  même  par  ce  qu'on 
a  droit  d'espérer. 

Je  vois  s'avancer  avec  bien  de  l'impatience  le 
moment  qui  vous  rapprochera  d'un  pas  de  Mont- 
morency ,  en  attendant  celui  qui  doit  vous  y  ra- 
mener. J'aspire  tous  les  matins  à  l'heure  que  je 
passe  à  causer  avec  M.  le  maréchal  près  de  votre 
lit;  et,  tant  que  mon  cœur  sera  sur  ma  langue,  je 
n'ai  pas  peur  que  mon  babil  tarisse  auprès  de  vous  ; 
mais,  pour  vos  soupers  ,  je  n'aspire  point  à  l'hon- 
neur d'en  être ,  à  moins  que  vous  n'ayez  la  charité 
de  m'y  recevoir  gratis;  car  je  me  sens  moins  en 
état  que  jamais  d'y  payer  mon  écot,  et,  qui  pis 
est,  fort  peu  affligé  de  cette  misère. 

Je  dois  vous  dire  que  j'ai  fait  lire  la  Julie  à 
l'auteur  *des  Confessions  ;  et  ce  qui  m'a  confondu 

*  Duclos,  nuteur  d'un  roman   intitulé,  Les   Confessions  du  comtn 
■    *»« 
de 

R.     XIX.  I  I 


l6îl  CORRESPONDA.NCE. 

est  qu'il  en  a  été  enchanté  :  il  a  plus  fait,  il  a  eu 
l'intrépidité  de  le  dire  en  pleine  Académie  et  dans 
des  lieux  tout  aussi  secrets  que  cela.  Ce  n'est  pas 
son  courage  qui  m'étonne  :  mais  concevez -vous 
M.  Duclos,  aimant  cette  longue  traînerie  de  pa- 
roles emmiellées  et  de  fade  galimatias?  Pour  moi, 
je  ne  serais  pas  trop  fâché  que  le  livre  se  trouvât 
détestable,  après  que  vous  l'auriez  jugé  bon  ;  car, 
comme  on  ne  vous  accuse  pas  d'avoir  un  goût  qui 
se  trompe,  je  saurais  bien  tirer  parti  de  cette  er- 
reur. 

Avant  de  parler  de  payer  les  copies ,  il  faut ,  ma- 
dame ,  que  vous  ayez  la  bonté  de  me  renvoyer  la 
cinquième  partie  pour  la  corriger  ;  après  cela  vous 
me  donnerez  beaucoup  d'empressement  pour  être 
payé ,  si  vous  me  promettez  mon  salaire  la  pre- 
mière fois  que  j'aurai  l'honneur  de  vous  voir. 


LETTRE  CCXXXIII. 

A    M.    GUÉRIN,    LIBRAIRE. 

Montmorency  ,  le  21  décembre  1760. 

Si  j'avais  pu  sortir,  monsieur,  tous  ces  temps-ci , 
je  vous  aurais  sûrement  prévenu  dans  la  visite  que 
vous  vouliez  me  faire  ;  j'aurais  été  vous  remercier, 
vous  embrasser ,  vous  faire  mes  adieux  jusqu'à  l'an- 
née prochaine.  Mais  il  y  a  six  semaines  que  je  suis 
réduit  à  garder  la  chambre ,  et  cela  même  augmente 
mes  incommodités  par  la  privation  de  tout  exer- 


cice  ;  mais  c'est  une  folie  d'enfant  de  reginibci- 
Contre  la  nécessité. 

Je  me  rapporte  à  ce  que  je  vous  ai  déjà  marqué 
sur  les  projets  que  les  bontés  de  M.  le  président  dv 
Malesherbes  et  votre  amitié  pour  moi  vous  font 
faire  en  ma  faveur.  Il  m'est  impossible  d'empêcher 
la  réimpression  du  roman,  lorque  jM.  de  jMalesherbes 
y  donne  son  consentement.  Mais  je  n'y  saurais  ac- 
céder à  moins  que  Rey  n'y  consente  aussi.  Son 
consentement  siq^posé ,  alors  c'est  autre  chose ,  et 
je  donnerai  volontiers  pour  cette  seconde  édition 
les  corrections  dont  la  première  a  grand  besoin. 
A  l'égard  des  planches  et  dessins,  je  vous  enverrai 
M.  Coindet ,  mon  compatriote ,  jeune  homme  de 
mérite,  à  qui  je  voudrais  bien  que  son  entreprise 
ne  fût  pas  onéreuse  ;  et  elle  le  serait  sûrement  s'il 
ne  pouvait  vendre  sa  collection  que  trois  livres , 
sans  compter  que  les  soins  infinis  qu'il  se  donne 
pour  la  perfection  de  l'exécution  méritent  bien 
qu'il  n'ait  pas  perdu  son  temps.  Je  lui  marquerai 
de  vous  aller  voir.  Quant  à  la  préface  en  dialo£jue , 
aussitôt  que  l'ouvrage  aura  paru,  je  vous  la  ferai 
tenir  avec  le  morceau  que  nous  avons  conclu  d'v 
joindre,  pour  en  disposer  comme  il  vous  plaira. 
Comme  je  ne  veux  faire  qu'une  seule  édition  de 
la  collection  de  mes  écrits  ,  je  souhaite  qu'elle  soit 
complète,  et  pour  cela  il  faut  qu'elle  contienne  ce 
qui  me  reste  en  manuscrit.  Entre  autres  mon  Traité 
de  l'Éducation  doit ,  ce  me  semble ,  être  donné  à 
part.  Or,  je  n'imagine  pas  qu'il  puisse  être  imprimé 
dans  le  royaume ,  au  moins  pour  la  première  fois , 

1 1. 


l64  CORRESPONDAîfCr:. 

sans  une  mutilation  à  laquelle  je  ne  consentirai 
jamais,  attendu  que  ce  qu'il  faudrait  ôter  est  pré- 
cisément ce  que  le  livre  a  de  plus  utile.  Je  ne  vois 
d'autre  remède  à  cet  inconvénient  que  de  faire  im- 
primer d'abord  le  livre  en  pays  étranger;  après  quoi, 
quand  il  aura  fait  son  premier  effet,  je  ne  crois  pas 
que  la  réimpression  en  France  souffre  les  mêmes 
difficultés.  Quant  au  choix  du  libraire  et  aux  con- 
ditions du  traité ,  je  ne  demande  pas  mieux  que  de 
m'en  remettre  aux  personnes  qui  veulent  bien  s'in- 
téresser à  moi.  Cette  difficulté  levée ,  je  n'en  vois 
nulle  autre  de  ma  part  qui  puisse  empêcher  l'exé- 
cution de  votre  obligeantprojet.  Je  doute  même  que 
le  sieur  Pissot  poussât  l'impudence  jusqu'à  réclamer 
quelques  droits  sur  les  écrits  que  j'ai  eu  la  bêtise 
de  lui  laisser  imprimer.  Au  reste ,  je  ne  m'oppose 
pas  à  ce  qu'il  entre  dans  la  société  projetée ,  pourvu 
que ,  quant  à  moi,  je  n'aie  rien  à  démêler  avec  lui, 
ni  en  bien  ni  en  mal,  ni  de  près  ni  de  loin. 

Lorsqu'il  sera  question  de  faire  cette  collection, 
je  vous  enverrai  ou  je  vous  porterai,  si  vous  êtes 
à  Saint-Brice ,  la  note  des  pièces  qui  doivent  y  en- 
trer, afin  que  vous  puissiez  vous  décider  sur  le 
format  et  le  nombre  des  volumes  ;  après  quoi  nous 
tâcherons  de  distribuer  les  pièces  dans  l'ordre  le 
plus  avantageux.  Le  papier  me  manque  pour  vous 
parler  de  mes  belles  plantations  qui  ne  sont  pas 
encore  faites ,  et  auxquelles  j'espère  que  vous  et 
mademoiselle  Guérin  voudrez  bien  venir  l'année 
prochaine  donner  votre  bénédiction. 


AJiNÉE    I7G1.  l65 

LETTRE  CCXXXIV. 

A  M.  MOULTOU. 

Montmorency,   18  janvier  1761. 

J'ai  voulu,  monsieur,  attendre,  pour  répondre 
à  votre  lettre  du  26  décembre,  de  pouvoir  vous 
donner  des  nouvelles  précises  de  mon  état  et  de 
mon  livre  ^ 

Quant  à  mon  état ,  il  est  de  jour  en  jour  plus  dé- 
plorable ,  sans  pourtant  que  les  accidents  aient 
assez  changé  de  nature  pour  que  je  puisse  les  at- 
tribuer aux  suites  de  celui  dont  je  vous  ai  parlé. 
Mes  douleurs  ne  sont  pas  fort  vives ,  mais  elles  sont 
sans  relâche  ;  et  je  ne  suis ,  ni  jour  ni  nuit,  un  seul 
instant  sans  souffrir ,  ce  qui  m'aliène  tout-à-fait  la 
tête,  et,  de  toutes  les  situations  imaginables,  me 
met  dans  celle  où  la  patience  est  le  plus  difficile  : 
cependant  elle  ne  m'a  pas  manqué  jusqu'ici,  et 
j'espère  qu'elle  ne  me  manquera  pas  jusqu'à  la 
fin.  Le  progrès  est  continuel ,  mais  lent ,  et  je  crains 
que  ceci  ne  soit  encore  long. 

Mon  livre  s'imprime ,  quoique  lentement.  Il  s'im- 
prime enfin;  et  je  suis  persuadé  que  j'ai  fait  tort 
au  libraire  en  lui  prêtant  de  mauvaises  intentions, 
contraires  à  ses  propres  intérêts.  Je  le  crois  hon- 
nête homme ,  mais  peu  entendu.  Je  vois  qu'il  ne 
sait  pas  son  métier  ;  et  c'est  ce  qui  m'a  trompé  sur 

C'est  A'' Emile  qu'il  est  question. 


l66  CORRESPONDANCE. 

ses  intentions.  Quant  à  M.  Guérin ,  mes  soupçons 
sur  son  compte  sont  encore  plus  impardonnables, 
puisqu'ils  empoisonnaient  des  soins  pleins  de  bien- 
faisance et  d'amitié,  et  tout -à -fait  désintéressés. 
M.  Guérin  est  un  homme  irréprochable,  qui  jouit  de 
l'estime  universelle,  et  qui  la  mérite;  et  quand  on  a 
vécu  cinquante  ans  homme  de  bien ,  on  ne  com- 
mence pas  si  tard  à  cesser  de  l'être.  Je  sens  amère- 
ment mes  torts  et  la  bassesse  de  mes  soupçons  ;  mais, 
si  quelque  chose  peut  m'excuser,  c'est  mon  triste 
état ,  c'est  ma  solitude ,  c'est  le  silence  de  mes  amis , 
c'est  la  négligence  de  mon  libraire ,  qui ,  me  lais- 
sant dans  une  ignorance  profonde  de  tout  ce  qui 
se  faisait,  me  livrait  sans  défense  à  l'inquiétude 
de  mon  imagination  effarouchée  par  mille  indices 
trompeurs,  qui  me  paraissaient  autant  de  preuves. 
Que  mon  injustice  et  mes  torts  soient  donc,  mon 
cher  Moultou ,  ensevelis ,  par  votre  discrétion ,  dans 
un  éternel  oubli  :  mon  honneur  y  est  plus  intéressé 
que  celui  des  offensés. 

Durant  mes  longues  inquiétudes  je  suis  enfin 
venu  à  bout  de  transcrire  le  morceau  principal  ^  ; 
et  quoique  je  n'aie  plus  les  mêmes  raisons  de  le 
mettre  en  sûreté,  je  suis  pourtant  déterminé  à  vous 
l'envoyer,  non-seulement  pour  réjouir  mon  cœur, 
en  vous  donnant  cette  marque  d'estime  et  de  con- 
fiance ,  mais  aussi  pour  profitei'  de  vos  lumières , 

'  Il  ne  le  désigne  pas  assez  pour  qu'on  puisse  assurer  qu'il  veuille 
parler  de  la  Profession  de  foi  du  J  icaire  Savoyard.  Mais  cependant 
il  est  probable  que  c'est  ce  morceau  qu'il  envoya  à  M.  Moultou. 
Cette  profession  fut  aussitôt  remarquée,  critiquée,  admirée,  con- 
daninée;  Voltaire  même  ne  put  refuser  son  approbation. 


kUNÈF.    I761.  167 

et  vous  consulter  sur  ce  morceau-là  tandis  qu'il 
en  est  temps.  Quant  au  tond  des  sentiments  je  n'y 
veux  rien  changer,  parce  que  ce  sont  les  miens  ; 
mais  les  raisonnements  et  les  preuves  ont  grand 
besoin  d'un  aristarque  tel  que  vous.  Lisez-le  avec 
attention,  je  vous  prie;  et  ce  que  vous  trouverez 
à  y  corriger,  changer,  ajouter,  ou  retrancher,  mar- 
quez-le moi  le  plus  vite  qu'il  vous  sera  possible  ;  car 
l'imprimeur  en  sera  là  dans  peu  de  jours  ;et  pour  peu 
quevoscorrections  tardent,  je  ne  serai  plus  à  temps 
d'en  profiter,  ce  qui  pourrait  être  un  très-grand  mal 
pour  la  chose;  et  la  chose  est  importante  dans  ce 
temps-ci.  Ne  m'indiquez  pas  des  corrections; faites- 
les  vous-même:  je  me  réserve  seulement  le  droit  de 
les  admettre  ou  de  ne  les  pas  admettre;  car,  pour 
moi,  je  n'en  ai  jamais  su  faire  :  et  maintenant, 
épuisé,  fatigué  ,  accablé  de  trayail  et  de  maux,  je 
me  sens  hors  d'état  de  changer  une  seule  ligne. 
J'ai  eu  soin  de  coter  sur  mon  brouillon  les  pages 
de  votre  copie  ;  ainsi  vous  n'aurez  qu'à  marquer 
la  page  et  transcrire  en  deux  colonnes ,  sur  l'une 
le  texte ,  et  sur  l'autre  vos  corrections  :  cela  me  suf- 
fira pour  trouver  l'endroit  indiqué.  Mercredi,  20,  le 
paquet  sera  mis  ici  à  la  poste  :  ainsi  vous  devez  le 
recevoir  trois  ou  quatre  jours  après  cette  lettre. 
N'en  parlez,  je  vous  supplie,  à  personne  au  monde  : 
je  n'en  excepte  que  le  seul  Roustan ,  avec  lequel 
vous  pouvez  le  lire,  et  le  consulter  si  vous  jugez 
à  propos,  et  qui,  j'espère,  sera  fidèle  au  secret 
ainsi  que  vous. 

Je  suis  sensiblement  touché  de  l'honneur  que 


l68  CORRESPOKDANCi:. 

VOUS  voulez  rendre  à  ma  mémoire.  L'estime  et  les 
regrets  des  hommes  tels  que  vous  me  suffisent  ;  il 
ne  faut  point  d'autre  éloge.  Cependant  les  témoi- 
gnages publics  de  votre  bon  cœur  flatteraient  le 
mien  ,  si  les  événements  de  ma  vie ,  qui  sont  pro- 
pres à  me  faire  connaître ,  pouvaient  être  exposés 
au  public  dans  tout  leur  jour.  Mais  comme  ce  que 
j'ai  eu  de  plus  estimable  a  été  un  cœur  très-aimant, 
tout  ce  qui  peut  m'honorer  dans  les  actions  de  ma 
vie  est  enseveli  dans  des  liaisons  très -intimes,  et 
n'en  peut  être  tiré  sans  révéler  les  secrets  de  l'amitié, 
qu'on  doit  respecter  même  après  qu'elle  est  éteinte, 
et  sans  divulguer  des  faits  que  le  public  ne  doit 
jamais  savoir.  J'espère  pouvoir  un  peu  causer  avec 
vous  de  tout  cela  dans  nos  bois,  si  vous  avez  le 
courasje  de  venir  ce  printemps ,  comme  vous  m'en 
avez  donné  l'espérance.  Parlez -moi  franchement 
sur  cela ,  afin  que  je  sache  à  quoi  je  dois  m'attendre. 
Je  diffère  jusqu'à  votre  réponse  à  vous  envoyer  le 
morceau  dont  je  vous  ai  parlé,  parce  qu'il  est  écrit 
fort  au  large ,  et  ne  vaut  pas ,  en  vérité ,  les  frais 
de  la  poste. 

Quant  à  ma  lettre  imprimée  à  jM.  de  Voltaire,  les 
démarches  dont  vous  parlez  ont  été  déjà  faites  au- 
près de  lui  par  d'autres  et  par  moi-même,  toujours 
inutilement;  ainsi  je  ne  pense  point  du  tout  qu'il 
convienne  d'y  revenir. 

Je  dois  vous  dire  que  je  fais  imprimer  en  Hol- 
lande un  petit  ouvrage  qui  a  pour  titre ,  Du  Con- 
trat social  ^  ou  Principes  du  droit  politique ,  lequel 
est  extrait  d'un  plus  grand  ouvrage,  intitulé,  Insti- 


ANNÉE    l-yGl.  1G9 

tutions  politiques  y  entrepris  il  y  a  dix  ans ,  et  aban- 
donné en  quittant  la  plume,  entreprise  qui,  d'ail- 
leurs ,  était  certainement  au-dessus  de  mes  forces. 
Ce  petit  ouvrage  n'est  point  encore  connu  du  pu- 
blic ,  ni  même  de  mes  amis.  Vous  êtes  le  premier 
à  qui  j'en  parle.  Comme  je  revois  aussi  les  épreuves , 
jugez  si  je  suis  occupé,  et  si  j'en  ai  assez  dans 
l'état  où  je  suis.  Adieu  ;  n'affranchissez  plus  vos 
lettres. 


LETTRE  CCXXXV. 

A  M.  DE  MALESHERBES. 

A  Montmorency,  le  28  janvier  1761. 

Permettez-moi,  monsieur,  de  vous  représenter 
que  la  seconde  édition  s'étant  faite  à  mon  insu ,  je 
ne  dois  point  ménager  à  fties  dépens  les  libraires 
qui  l'ont  faite ,  lorsqu'ils  ont  eu  eux-mêmes  assez 
peu  d'égards  pour  moi;  qu'aux  fautes  de  la  première 
édition  ils  ont  ajouté  des  multitudes  de  contre-sens, 
qu'ils  auraient  évités  si  j'avais  été  instruit  à  temps 
de  leur  entreprise  et  revu  leurs  épreuves:  ce  qui 
était  sans  difficulté  de  ma  part,  cette  seconde  édi- 
tion se  faisant  par  votre  ordre, et  du  consentement 
de  Rey.  J'aurais  pu  en  même  temps  coudre  quel- 
ques liaisons,  et  laisser  des  lacunes  moins  cho- 
quantes dans  les  endroits  retranchés.  Cependant  je 
n'ai  pas  dit  un  mot  jusqu'ici ,  si  ce  n'est  au  seul 
M.  Coindet ,  qui  est  au  fait  de  toute  cette  affaire  ; 


I-yO  CORRESPONDAiNCL:. 

je  me  tairai  encore  par  respect  pour  vous.  Mais  je 
vous  avoue,  monsieur,  qu'il  est  cruel  de  sacrifier 
en  silence  sa  propre  réputation  à  des  gens  à  qui 
l'on  ne  doit  rien. 

Le  sieur  Robin  a  grand  tort  d'oser  vous  dire  que 
je  lui  ai  promis  de  garder  chez  moi  les  exemplaires 
qu'il  devait  m'envoyer.  Cette  promesse  eût  été  ab- 
surde; car  de  quoi  m'eut  servi  de  les  avoir  pour 
n'en  faire  aucun  usage?  Je  lui  ai  promis  d'en  dis- 
tribuer le  moins  qu'il  était  possible, et  de  manière 
que  cela  ne  lui  nuisît  pas.  11  n'y  a  eu  que  six  exem- 
plaires distribués ,  des  douze  qu'a  reçus  pour  moi 
M.  Coindet.  Je  lui  marque  aujourd'hui  de  faire  tous 
ses  efforts  pour  les  retirer.  Quant  aux  six  autres, 
ils  sont  chez  moi,  et  n'en  sortiront  point  sans  votre 
permission.  Voilà  tout  ce  que  je  puis  faire.  Rece- 
vez ,  monsieur,  les  assurances  de  mon  profond  res- 
pect ,  etc. 


LETTRE  CCXXXVI. 

A  MADAME  DE  CRÉQUI. 

A  Montmorency,  le  3o  janvier  1761. 

Madame ,  votre  lettre  me  plaît ,  me  touche ,  et  m'a- 
larme.  On  fait  des  compliments  aux  gens  indiffé- 
rents ;  mais  aux  personnes  qu'on  aime  on  leur  parle 
de  soi.  Je  vous  parlerai  de  moi  aussi  dans  un  autre 
temps, mais  pour  le  présent  parlez-moi  de  M.  l'am- 


ANNJÉE   I761.  1-71 

bassadeur  ',  je  vous  supplie  :  vous  savez  qu'il  a  de- 
puis long-temps  tous  les  respects  de  mon  cœur,  et 
votre  attachement  pour  lui  me  rend  sa  vie  et  sa 
santé  encore  plus  chères.  Vous  pleurez  la  mort  d'un 
ami;  je  vous  plains:  mais  je  connais  des  gens  plus 
malheureux  que  vous.  Eh!  madame,  c'est  une  perte 
bien  plus  cruelle  d'avoir  à  pleurer  son  ami  vivant. 


LETTRE   CCXXXYII. 

A  LA  MÊME. 
A  Montmorency ,  le  5  février  1761. 

Je  suis,  madame,  pénétré  de  reconnaissance  et 
de  respect  pour  vous; mais  je  ne  puis  accepter  un 
présent  de  l'espèce  de  celui  que  vous  m'avez  en- 
voyé. Je  ne  vends  pas  mes  livres  ;  et  si  je  les  vendais 
je  ne  les  vendrais  pas  si  cher.  Si  vous  avez  retiré 
vos  anciennes  bontés  poiu*  moi  au  point  de  dédai- 
gner un  exemplaire  des  écrits  que  je  publie, vous 
pouvez  me  renvoyer  celui-là;  je  le  recevrai  avec 
douleur,  mais  en  silence. 

Vous  me  marquez  qu'on  trouve  ce  livre  dange- 
reux: je  le  crois  en  effet  dangereux  aux  fripons, 
car  il  fait  aimer  les  choses  honnêtes.  Vous  devez 
concevoir  là-dessus  combien  il  doit  être  décrié ,  et 
vous  ne  devez  point  être  fâchée  pour  moi  de  ce  dé- 
cri;  il  me  serait  bien  plus  humiliant  d'être  approuvé 
de  ceux  qui  me  blâment.  Au  reste,  si  vous  voulez 

'  M.  de  Froulay ,  oncle  de  madame  de  Créqui. 


17^»  CORRESPONDANCE. 

en  juger  par  vous-même,  je  crois  que  vous  pouvez 
hasarder  de  lire  ou  parcourir  les  trois  derniers 
volmiies  :  le  pis  aller  sera  de  suspendre  votre  lec- 
ture aussitôt  qu'elle  vous  scandalisera. 

Vous  n'ignorez  pas,  madame ,  que  je  n'ai  jamais 
fait  grand  cas  de  la  philosophie,  et  que  je  me  suis 
absolument  détaché  du  parti  des  philosophes.  Je 
n'aime  point  qu'on  prêche  l'impiété:  voilà  déjà  de 
ce  côté-là  un  crime  qu'on  ne  me  pardonnera  pas. 
D'un  autre  côté ,  je  blâme  l'intolérance,  et  je  veux 
qu'on  laisse  en  paix  les  incrédules  ;  or,  le  parti  dévot 
n'est  pas  plus  endurant  que  l'autre.  Jugez  en  quelles 
mains  me  voilà  tombé. 

Par -dessus  cela  il  faut  vous  dire  qu'une  équi- 
voque plaisante  de  M.  de  Marmontel  m'en  a  fait  un 
ennemi  personnel ,  furieux  et  implacable ,  attendu 
que  la  vanité  blessée  ne  pardonne  point.  Quand  ma 
Lettre  contre  les  spectacles  parut,  je  lui  en  adressai 
un  exemplaire  avec  ces  mots  :  Non  pas  à  l'auteur 
du  Mercure ,  mais  à  M.  de  Marmontel.  J'entendais 
par  là  que  j'envoyais  le  livre  à  sa  personne,  et  non 
pas  pour  qu'il  en  parlât  dans  son  journal;  de  plus, 
je  voulais  dire  que  M.  de  Marmontel  était  capable 
de  mieux  que  de  faire  le  Mercure  de  France.  C'était 
un  compliment  que  je  lui  faisais:  il  y  a  trouvé  une 
injure;  et  d'après  cela  vous  pouvez  bien  croire  que 
tous  mes  livres  sont  dangereux  tout  au  moins. 

Tels  sont  les  dignes  défenseurs  des  mœurs  et  de 
la  vérité.  Je  me  suis  rendu  justice  en  m'éloignant 
de  leur  vertueuse  troupe  ;  il  ne  fallait  pas  qu'un  aussi 
méchant  homme  déshonorât  tant  d'honnêtes  gens. 


AMVEE    i'jGl.  1^3 

Je  les  laisse  dire,  et  je  vis  en  paix;  je  doute  qu'au- 
cun d'eux  en  fît  autant  à  ma  place. 

Je  me  flatte  que  le  bon  Saint -Louis  m'a  trouvé 
le  même  que  j'étais  quand  vous  m'honoriez  de  votre 
estime.  Il  me  serait  cruel  de  la  perdre,  madame; 
mais  il  me  serait  encore  plus  cruel  de  l'avoir  mérité. 
Quelque  malheureux  qu'on  puisse  être,  il  est  tou- 
jours quelques  maux  qu'on  peut  éviter.  Bonjour, 
madame.  Vous  avez  raison  de  me  renvoyer  à  ma  de- 
vise; je  continue  à  me  servir  de  mon  cachet  sans 
honte,  parce  qu'il  est  empreint  dans  mon  cœur. 

J'apprends  avec  grand  plaisir  l'entier  rétablisse- 
ment de  M.  l'ambassadeur;  mais  vous  me  parlez 
de  votre  santé  d'un  ton  qui  m'inquiète;  cependant 
Saint-Louis  me  dit  que  vous  êtes  assez  bien.  Pour 
moi, la  solitude  m'ôte,  sinon  mes  maux,  du  moins 
mes  soucis;  et  cela  fait  que  j'engraisse:  voilà  tout 
le  changement  qui  s'est  fait  en  moi. 


LETTRE   CCXXXVIII. 

A  MADAME  D'AZ***, 

Qui  m'avait  envoyé  l'estampe  encadrée  de  son  portrait,  avec  des  ver» 
de  son  mari  au-dessous.  ^ 

Le  lo  février  1761. 

•i 

Vous  m'avez  fait,  madame , un  présent  bien  pré- 
cieux; mais  j'ose  dire  que  le  sentiment  avec  lequel 
je  le  reçois  ne  m'en  rend  pas  indigne.  Votre  portrait 
annonce  les  charmes  de  votre  caractère;  les  vers 


I'74  CORRESrOXDANCE. 

qui  l'accompagnent  achèvent  de  le  rendre  inesti- 
mable. Il  semble  dire  :  Je  fais  le  bonheur  d'un  tendre 
époux;  je  suis  la  muse  qui  l'inspire,  et  je  suis  la 
bergère  qu'il  chante.  En  vérité,  madame,  ce  n'est 
qu'avec  un  peu  de  scrupule  que  je  l'admets  dans 
ma  retraite ,  et  je  crains  qu'il  ne  m'y  laisse  plus  aussi 
solitaire  qu'auparavant.  J'apprends  aussi  que  vous 
avez  payé  le  port  et  même  à  très-haut  prix:  quant 
à  cette  dernière  générosité,  trouvez  bon  qu'elle  ne 
soit  point  acceptée,  et  qu'à  la  première  occasion  je 
prenne  la  liberté  de  vous  rembourser  vos  avances  '. 
Agréez ,  madame ,  toute  ma  reconnaissance  ,  et 
tout  mon  respect. 


LETTRE  CCXXXIX. 

A  M.  DE  MALESHERBES. 

Montmorency,  lo  février  1761. 

J'ai  fait, monsieur,  tout  ce  que  vous  avez  voulu; 
€t  le  consentement  du  sieur  Rey  ayant  levé  mes 
scrupules,  je  me  trouve  riche  de  vos  bienfaits.  L'in- 
térêt que  vous  daignez  prendre  à  moi  est  au-dessus 
dQ  mes  remerciements  ;  ainsi  je  ne  vous  en  ferai 
phis:  mais  M.  le  maréchal  de  Luxembourg  sait  ce 
que  je  pense  et  ce  que  je  sens;  il  pourra  vous  en 
parler.  N'aurai-je  point,  monsieur,  la  satisfaction 
de  vous  voir  chez  lui  à  INIontmorency  au  prochain 
voyage  de  Pâques,  ou  au  mois  de  juillet,  qu'il  y  fait 

'  Elle  avait  donné  un  Iiaiser  au  porteur. 


AIVNKK    I7C1.  l'j') 

une  plus  longue  station  et  que  le  pays  est  plus 
agréable?  Si  je  n'ai  nul  autre  moyen  de  satisfaire 
mon  empressement  et  que  vous  vouliez  bien,  dans 
la  belle  saison ,  me  donner  chez  vous  une  heure 
d'audience  particulière,  j'en  profiterai  pour  aller 
vous  rendre  mes  devoirs. 


LETTRE  CCXL. 

A  MADAME  C***. 

Montmorency ,  le  1 2  février  1761. 

Vous  avez  beaucoup  d'esprit,  madame,  et  vous 
l'aviez  avant  la  lecture  de  la  Julie;  cependant  je 
n'ai  trouvé  que  cela  dans  votre  lettre:  d'où  je  con- 
clus que  cette  lecture  ne  vous  est  pas  propre  puis- 
qu'elle ne  vous  a  rien  inspiré.  Je  ne  vous  en  estime 
pas  moins ,  madame  ;  les  âmes  tendres  sont  souvent 
faibles,  et  c'est  toujours  un  crime  à  une  femme  de 
l'être.  Ce  n'est  point  de  mon  aveu  que  ce  livre  a 
pénétré  jusqu'à  Genève ,  je  n'y  en  ai  pas  envoyé  un 
seul  exemplaire;  et,  quoique  je  ne  pense  pas  trop 
bien  de  nos  mœurs  actuelles,  je  ne  les  crois  pas 
encore  assez  mauvaises  pour  qu'elles  gagnassent  de 
remonter  à  l'amour. 

Recevez,  madame,  mes  très-humbles  remercie- 
ments, et  les  assurances  de  mon  respect. 


176  COR  RESPOIYDANCF. 


LETTRE   CCXLI. 

A  M.  ***. 
Montmorency,  le  i3  février  ijfix. 

Je  n'ai  reçu  qu'hier,  monsieur,  la  lettre  que  vous 
m'avez  écrite  le  5  de  ce  mois.  Vous  avez  raison  de 
croire  que  l'harmonie  de  l'ame  a  aussi  ses  disso- 
nances, qui  ne' gâtent  point  l'effet  du  tout:  chacun 
ne  sait  que  trop  comment  elles  se  préparent;  mais 
elles  sont  difficiles  à  sauver.  C'est  dans  les  ravis- 
sants concerts  des  sphères  célestes  qu'on  apprend 
ces  savantes  successions  d'accords.  Heureux ,  dans 
ce  siècle  de  cacophonie  et  de  discordance, qui  peut 
se  conserver  une  oreille  assez  pure  pour  entendre 
ces  divins  concerts! 

Au  reste ,  je  persiste  à  croire ,  quoi  qu'on  en  puisse 
dire,  que  quiconque,  après  avoir  lu  la  nouvelle  Hé- 
loïse,  la  peut  regarder  comme  un  livre  de  mauvaises 
mœurs,  n'est  pas  fait  pour  aimer  les  bonnes.  Je  me 
réjouis,  monsieur,  que  vous  ne  soyez  pas  au  nombre 
de  ces  infortunés ,  et  je  vous  salue  de  tout  mon 
cof-iir. 


A.NNÉE    l-jGl 


LETTRE   CCXLU. 

A  M.  D'ALEMBERT. 

Montmorency,  le  i5    février  17C1. 

Je  suis  charmé,  monsieur,  de  la  lettre  que  vous 
venez  de  m'écrire;  et,  bien  loin  de  me  plaindre  de 
votre  louange,  je  vous  en  remercie,  parce  qu'elle 
est  jointe  à  une  critique  franche  et  judicieuse  qui 
me  fait  aimer  l'une  et  l'autre  comme  le  langage  de 
l'amitié.  Quant  à  ceux  qui  trouvent  ou  feignent  de 
trouver  de  l'opposition  entre  ma  Lettre  sur  les  spec- 
tacles et  la  Nouvelle  Héloïse,  je  suis  bien  sur  qu'ils 
ne  vous  en  imposent  pas.  Vous  savez  c[ue  la  vérité, 
quoiqu'elle  soit  une,  change  de  forme  selon  les  temps 
et  les  lieux,  et  qu'on  peut  dire  à  Paris  ce  qu'en  des 
jours  plus  heureux  on  n'eût  pas  dû  dire  à  Genève. 
Mais  à  présent  les  scrupules  ne  sont  plus  de  saison; 
et  partout  où  séjournera  long-temps  M.  de  Voltaire , 
on  pourra  jouer  après  lui  la  comédie  et  lire  des 
romans  sans  danger.  Bonjour,  monsieur;  je  vous 
embrasse ,  et  vous  remercie  de  reclief  de  votre  lettre: 
elle  me  plaît  beaucoup. 


R.  xjx.  12 


■^8  CORRESPOND  A.NCE. 


LETTRE   CCXLIII. 

A  M.  PANCKOUCKE. 

Montmorency,  le  i5  février  1761. 

J'ai  reçu  le  1 2  de  ce  mois,  par  la  poste,  une  lettre 
anonyme ,  sans  date ,  timbrée  de  Lille ,  et  franche 
de  port.  Faute  d'y  pouvoir  répondre  par  une  autre 
voie ,  je  déclare  publiquement  à  l'auteur  de  cette 
lettre  que  je  l'ai  lue  et  relue  avec  émotion ,  avec 
attendrissement  ;  qu'elle  m'inspire  pour  lui  la  plus 
tendre  estime,  le  plus  grand  désir  de  le  connaître 
et  de  l'aimer  ;  qu'en  me  parlant  de  ses  larmes ,  il 
m'en  a  fait  répandre;  qu'enfin,  jusqu'aux  éloges 
outrés  dont  il  me  comble ,  tout  me  plaît  dans  cette 
lettre,  excepté  la  modeste  raison  qui  le  porte  à  se 
cacher. 


LETTRE  CCXLIV. 

A  MADAME  LA  MARÉCHALE  DE  LUXEMBOURG. 

Montmorency,  le  i6  février  1761. 

Je  vous  dois  un  remerciement,  madame  la  ma- 
réchale, pour  le  beurre  que  vous  m'avez  envoyé; 
mais  vous  savez  bien  que  je  suis  de  ces  ingrats  qui 
ne  remercient  guère.  D'ailleurs  ce  petit  panier  m'in- 
quiète: je  m'attendais  à  un  petit  pot.  J'ai  peur  que 


vous  ne  m'ayez  puni  d'avoir  dit  étourdinient  mon 
goût,  en  le  contentant  aux  dépens  du  votre.  En  ce 
cas,  on  ne  saurait  donner  plus  poliment  une  leçon 
plus  cruelle.  J'ai  reçu  de  bon  cœur  votre  présent, 
madame  :  mais  je  ne  puis  me  résoudre  à  y  toucher; 
je  croirais  faire  une  comnuuiion  indigne,  je  croirais 
manger  ma  condamnation. 

La  publication  de  la  Julie  m'a  jeté  dans  un 
trouble  que  ne  me  donna  jamais  aucun  de  mes 
écrits.  J'y  prends  un  intérêt  d'enfant  qui  me  désole; 
et  je  reçois  là-dessus  des  lettres  si  différentes ,  que 
je  ne  saurais  encore  à  quoi  m'en  tenir  sur  son  suc- 
cès, si  M.  le  maréchal  n'avait  eu  la  bonté  de  me 
rassurer.  La  préface  est  unanimement  décriée  ;  et 
cependant  telle  est  ma  prévention,  que,  plus  je  la 
relis,  plus  elle  me  plaît.  Si  elle  ne  vaut  rien,  il  faut 
que  j'aie  tout-à-fait  la  tête  à  l'envers.  Il  faudra  voir 
ce  qu'on  dira  de  la  grande.  Il  s'en  faut  bien ,  à  mon 
gré,  qu'elle  vaille  l'autre.  Je  la  suppose  actuelle- 
ment entre  vos  mains  :  pour  moi ,  je  ne  l'ai  pas  en- 
core. Elle  devait  paraître  aujourd'hui,  et  je  n'en 
ai  point  de  nouvelles. 

Vous  savez ,  sans  doute ,  que  madame  de  Bouf- 
flers  est  venue  me  voir.  Elle  ne  m'a  point  dit  que 
vous  lui  aviez  parlé  ;  mais  je  ne  me  suis  pas  trompé 
sur  cette  visite ,  et  elle  m'a  fait  d'autant  plus  de  plai- 
sh\  Le  chevalier  de  Lorenzy  m'a  écrit  deux  fois, 
et  je  n'ai  pas  encore  trouvé  le  moment  de  pouvoir 
lui  répondre;  mais  il  doit  savoir  que  j'aime  plus 
que  je  n'écris  :  pour  lui ,  je  crois  qu'il  fait  le  con- 
traire. 


12. 


l8o  CORRESPONDANCE. 

Il  souffle  un  grand  vent  qui  me  fait  beaucoup 
de  plaisir ,  parce  que  les  vents  de  cette  espèce  sont 
les  précurseurs  du  printemps.  Cette  saison  com- 
mence ,  madame ,  le  jour  de  votre  arrivée  ;  il  me 
semble  que  le  vent  me  porte  à  pleines  voiles  au 
11  de  mars. 


LETTRE  CCXLV. 

A  M.  DE***. 
Montmorency ,  le  1 9  février  1761. 

Voilà,  monsieur,  ma  réponse  aux  observations 
que  vous  avez  eu  la  bonté  de  m'envoyer  sur  la 
Nouvelle  Héloïse.  Vous  l'avez  élevée  à  l'honneur 
auquel  elle  ne  s'attendait  guère,  d'occuper  des 
théologiens  :  c'est  peut-être  un  sort  attaché  à  ce 
nom  et  à  celles  qui  le  portent,  d'avoir  toujours  à 
passer  par  les  mains  de  ces  messieurs-là.  Je  vois 
qu'ils  ont  travaillé  à  la  conversion  de  celle-ci  avec 
un  grand  zèle,  et  je  ne  doute  point  que  leurs  soins 
pieux  n'en  aient  fiiit  une  personne  très-orthodoxe; 
mais  je  trouve  qu'ils  l'ont  traitée  avec  un  peu  de 
rudesse  :  ils  ont  flétri  ses  charmes;  et  j'avoue 
qu'elle  me  plaisait  plus ,  aimable  quoique  héré- 
tique ,  que  bigote  et  maussade  comme  la  voilà.  Je 
demande  qu'on  me  la  rende  comme  je  l'ai  donnée  ; 
ou  je  l'abandonnerai  à  ses  directeurs. 


ANNl^E   i-yGi.  l8l 

LETTRE  CCXLVI. 

A  MADAME  LA  DUCHESSE  DE  MONTMORENCY. 
Montmorency,  le  2  r  février  176 1. 

J'étais  bien  sur,  madame,  que  vous  aimeriez  la 
Julie  malgré  ses  défauts;  le  bon  naturel  les  efface 
dans  les  cœurs  faits  pour  le  sentir.  J'ai  pensé  que 
vous  accepteriez  des  mains  de  madame  la  maré- 
chale de  Luxembourg  ce  léger  hommage  que  je 
n'osais  vous  offrir  moi-même.  Mais  en  m'en  fai- 
sant des  remerciements,  madame,  vous  prévenez 
les  miens,  et  vous  augmentez  l'obligation.  J'attends 
avec  empressement  le  moment  de  vous  faire  ma 
cour  à  jMontniorency ,  et  de  vous  renouveler  ,  ma- 
dame la  duchesse ,  les  assurances  de  mon  profond 
respect. 


LETTRE  CCXLVIL 

A  MADAME  DE  CRÉQUI. 

Montmorency,  le  î5  février  176 1. 

Madame, 

Je  vous  dois  bien  des  réponses;  j'aime  à  rece- 
voir de  vos  lettres  ;  j'ai  du  plaisir  à  vous  écrire  ;  je 
voudrais  vous  écrire  long-temps  ;  il  me  semble  que 
•j'ai  mille  choses  à  vous  dire ,  mais  il  m'est  impos- 


iSa  CORRtSPONDAIVCE, 

sible  de  vous  écrire  à  mon  aise  quant  à  présent  : 
les  tpacas  m'absorbent,  me  tuent;  je  suis  excédé. 
Permettez  que  je  renvoie  à  un  temps  plus  tran- 
quille le  plaisir  de  m'entretenir  avec  vous.  Je  prends 
part  à  tous  vos  soucis  :  les  miens  ne  sont  pas  si 
graves,  mais  ils  me  touchent  d'aussi  près.  Si  vous 
effectuez  jamais  le  projet  d'aller  vivre  à  la  cam- 
pagne, ne  me  laissez  pas  ignorer  votre  retraite; 
car ,  fussiez-vous  au  bout  du  royaume ,  si  vous  ne 
rebutez  pas  ma  visite,  j'irai  de  mon  pied  faire  un 
pèlerinage  auprès  de  vous. 


LETTRE   CCXLVIÏI. 

A  MADAME  BOURETTE, 

Qui  m'avait  «'-crit  deux  lettres  consécutives  avec  des  vers ,  et  qui 
m'invitait  à  prendre  du  café  chez  elle  dans  une  tasse  incrustée 
d'or ,  que  M.  de  Voltaire  lui  avait  donnée. 

Montmorency,  le  12  mars  1761. 

Je  n'avais  pas  oublié  ,  madame,  que  je  vous  de- 
vais une  réponse  et  un  remerciement  ;  je  serais 
plus  exact  si  l'on  me  laissait  plus  libre  ,  mais  il  faut 
malgré  moi  disposer  de  mon  temps,  bien  plus 
comme  il  plaît  à  autrui  que  comme  je  le  devrais  et 
le  voudrais.  Puisque  l'anonyme  vous  avait  préve- 
nue ,  il  était  naturel  que  sa  réponse  précédât  aussi 
la  vôtre;  et  d'ailleurs,  je  ne  vous  dissimulerai  pas 
qu'il  avait  parlé  de  plus  près  à  mon  cœur  que  ne 
font  des  compliments  et  des  vers. 


ANNÉE    I761.  l83 

Je  voudrais ,  madame,  pouvoir  répondre  à  l'hon- 
neur que  vous  me  faites  de  me  demander  un  exem- 
plaire de  la  Julie;  mais  tant  de  gens  vous  ont  en- 
core ici  prévenue,  que  les  exemplaires  qui  m'avaient 
été  envoyés  de  Hollande  par  mon  libraire  sont 
donnés  ou  destinés,  et  je  n'ai  nulle  espèce  de  re- 
lation avec  ceux  qui  les  débitent  à  Paris.  Il  faudrait 
donc  en  acheter  un  pour  vous  l'offrir;  et  c'est,  vu 
l'état  de  ma  fortune ,  ce  que  vous  n'approuveriez 
pas  vous-même  :  de  plus ,  je  ne  sais  point  payer  les 
louanges  ;  et  si  je  faisais  tant  que  de  payer  les 
vôtres ,  j'y  voudrais  mettre  un  plus  haut  prix. 

Si  jamtais  l'occasion  se  présente  de  profiter  de 
votre  invitation ,  j'irai ,  madame ,  avec  grand  plai- 
sir vous  rendre  visite  et  prendre  du  café  chez 
vous;  mais  ce  ne  sera  pas,  s'il  vous  plaît,  dans  la 
tasse  dorée  de  M.  de  Voltaire;  car  je  ne  bois  point 
dans  la  coupe  de  cet  homme-là. 

Agréez ,  madame ,  que  je  vous  réitère  mes  très- 
humbles  remerciements ,  et  les  assurances  de  mon 
respect. 


LETTRE  CCXLIX. 

A  M.  MOULTOU. 

Montmorency  ,  mars  1 76 1 . 

Il  faudrait  être  le  dernier  des  hommes  pour  ne 
pas  s'intéresser  à  l'infortunée  Louison.  La  pitié, 
la  bienveillance  que  son  honnête  historien  m'in- 


l84  CORRESPONDANCE. 

Spire  pour  elle  ne  me  laissent  pas  douter  que  son 
zèle  à  lui-même  ne  puisse  être  aussi  pur  que  le 
mien;  et,  cela  supposé,  il  doit  compter  sur  toute 
l'estime  d'un  homme  qui  ne  la  prodigue  pas.  Grâces 
au  ciel,  il  se  trouve,  dans  un  rang  plus  élevé,  des 
cœurs  aussi  sensibles ,  et  qui  ont  à  la  fois  le  pou- 
voir et  la  volonté  de  protéger  la  malheureuse  mais 
estimable  victime  de  l'infamie  d'un  brutal.  Mon- 
sieur le  maréchal  de  lAixembourg  et  madame  la 
maréchale,  à  qui  j'ai  communiqué  votre  lettre, 
ont  été  émus ,  ainsi  que  moi ,  à  sa  lecture  ;  ils  sont 
disposés,  monsieur,  à  vous  entendre  et  à  consul- 
ter avec  vous  ce  qu'on  peut  et  ce  qu'il  convient  de 
faire  pour  tirer  la  jeune  personne  de  la  détresse 
où  elle  est.  Ils  retournent  à  Paris  après  Pâques. 
Allez,  monsieur,  voir  ces  dignes  et  respectables 
seigneurs;  parlez-leur  avec  cette  simplicité  tou- 
chante qu'ils  aiment  dans  votre  lettre;  soyez  avec 
eux  sincère  en  tout,  et  croyez  que  leurs  cœurs 
bienfaisants  s'ouvriront  à  la  candeur  du  vôtre. 
Louison  sera  protégée  si  elle  mérite  de  l'être;  et 
vous,  monsieur,  vous  serez  estimé  comme  le  mé- 
rite votre  bonne  action.  Que  si  dans  cette  attente, 
quoique  assez  courte ,  la  situation  de  la  jeune  per- 
sonne était  trop  dure,  vous  devez  savoir  que, 
quant  à  présent,  je  puis  payer ,  modiquement  à  la 
vérité ,  le  tribut  dû ,  par  quiconque  a  son  néces- 
saire, aux  indigents  honnêtes  qui  ne  l'ont  pas. 


ANNI-E    T7G1.  l85 

LETTRE  CCL. 

A  MADAME  LA  MARÉCHALE  DE  LUXEMBOURG. 

Ce  jeudi  a 6. 

Vous  coiiiptez  par  les  jours,  madame,  et  moi 
par  les  heures;  cela  fait  que  l'intervalle  me  paraît 
vingt-quatre  fois  plus  long  qu'à  vous ,  et  les  quinze 
jours  qui  restent  jusqu'à  votre  voyage  font,  selon 
mon  calcul,  encore  un  an  tout  entier. 

Je  ne  vous  croyais  pas  si  vindicative  :  pour  avoir 
osé  disputer  un  moment  sur  un  panier  de  beurre, 
je  m'en  vois  continuellement  jeter  des  pots  par  la 
tète.  Si  la  vengeance  n'est  pas  dure,  elle  est  obsti- 
née, et  je  l'endure  avec  tant  de  patience,  qu'elle 
doit  me  valoir  enfin  mon  pardon. 

Je  crois  que  ÏM.  Coindet  m'aime  beaucoup ,  il  met 
tous  ses  soins  à  me  le  prouver  :  et  moi  je  l'aime 
encore  plus  de  ce  que  aous  approuvez  mon  atta- 
chement pour  lui,  et  de  ce  qu'il  m'apporte  souvent 
de  vos  nouvelles.  Mais  il  m'a  fait,  de  votre  part, 
un  reproche  qui  me  confond  ,  sur  le  premier  exem- 
plaire de  la  Juiic.  En  vous  le  promettant  ne  l'ai-je 
pas  promis  à  ?.I.  le  maréchal?  En  le  lui  donnant, 
ne  vous  l'ai-je  pas  donné?  Vous  auriez  beau  vou- 
loir être  deux,  je  n'admettrai  jamais  ce  partage; 
mon  attacheinent ,  mon  respect,  ne  vous  distin- 
guent plus  l'un  de  l'autre;  vous  n'êtes  qu'un  dans 
le  fond  de  mon  cœiu\  Comme  une  copie  était  déjà 


ï86  CORRESPONDANCE, 

dans  vos  mains ,  je  mis  l'exemplaire  .dans  les  siennes  ; 
j'en  aurais  pu  faire  autant  dans  tout  autre  cas;  et 
toutes  les  fois  que  je  tiendrai  à  l'un  ce  que  j'aurai 
promis  à  l'autre ,  je  croirai  toujours  avoir  bien  rem- 
pli ma  foi. 

Les  Ximénès  et  les  Voltaire  peuvent  critiquer 
la  Julie  à  leur  aise  *  :  ce  n'est  pas  à  eux  qu'elle  est 
curieuse  de  plaire;  et  tout  ce  qui  fâche  à  l'éditeur, 
de  leurs  critiques ,  c'est  qu'ils  les  fassent  de  si  loin. 
Bonjour,  madame  la  maréchale  :  il  faut  absolument 
que  vous  embrassiez  M.  le  maréchal  de  ma  part. 
Pour  vous,  il  faut  se  mettre  à  genoux  en  lisant  la 
fin  de  vos  lettres ,  les  baiser ,  soupirer ,  et  dire  : 
Que  n'est-elle  ici! 


LETTRE  CCLL 

A  M.  MOULTOU. 

Montmorency,  le  39  mai  1761. 

Vous  pardonneriez  aisément  mon  silence ,  cher 
Moultou,  si  vous  connaissiez  mon  état;  mais,  sans 
vous  écrire,  je  ne  laisse  pas  de  penser  à  vous,  et 
j'ai  une  proposition  à  vous  faire.  Ayant  quitté  la 
plume  et  ce  tumultueux  métier  d'auteur,  pour  le- 
quel je  n'étais  point  né,  je  m'étais  proposé,  après 

Allusion  à  la  brochure  qui  fut  attribuée  au  marquis  de  Ximénès, 
et  intitulée,  Lettres  sur  la  NotweUe  Héloïse  de  J.  J.  Rousseau  ,  1761, 
in-S"  de  27  pages.  M.  Barbier,  bibliotliécaire  au  Conseil  d'état, 
nous  a  dit  en  avoir  vu  le  manuscrit  autographe  chargé  de  correc- 
tions et  d'additions  de  la  main  même  de  Voltaire. 


i 


MsyÈE  i-j-Gi.  18- 

la  publication  de  mes  rèvei'ies  sur  l'éducation ,  de 
finir  par  une  édition  générale  de  mes  écrits,  dans 
laquelle  il  en  serait  entré  quelques-uns  qui  sont 
encore  en  manuscrit.  Si  peut-être  le  mal  qui  me 
consume  ne  me  laissait  pas  le  temps  de  faire  cette 
édition  moi-même,  seriez -vous  homme  à  faire  le 
voyage  de  Paris ,  à  venir  examiner  mes  papiers 
dans  les  mains  où  ils  seront  laissés ,  et  à  mettre  en 
état  de  paraître  ceux  que  vous  jugerez  bons  à  cela? 
Il  faut  vous  prévenir  que  vous  trouverez  des  sen- 
timents sur  la  religion  qui  ne  sont  pas  les  vôtres , 
et  que  peut-être  vous  n'approuverez  pas ,  quoique 
les  dogmes  essentiels  à  l'ordre  moral  s'y  trouvent 
tous.  Or  je  ne  veux  pas  qu'il  soit  touché  à  cet  ar- 
ticle :  il  s'assit  donc  de  savoir  s'il  vous  convient  de 
vous  prêtera  cette  édition  avec  cette  réserve  qui, 
ce  me  semble ,  ne  peut  vous  compromettre  en  rien  •. 
quand  on  saura  qu'elle  vous  est  formellement  im- 
posée ,  sauf  à  vous  de  réfuter  en  votre  nom ,  et  dans 
l'ouvrage  même  ,  si  vous  le  jugez  à  propos ,  ce  qui 
vous  paraîtra  mériter  réfutation  ;  pourvu  que  vous 
ne  changiez  ni  supprimiez  rien  sur  ce  point,  sur 
tout  autre  vous  serez  le  maître. 

J'ai  besoin,  monsieur,  d'une  réponse  sur  cette 
proposition,  avant  de  prendre  les  derniers  arran- 
gements que  mon  état  rend  nécessaires.  Si  votre 
situation  ,  vos  affaires ,  ou  d'autres  raisons  vous 
empêchent  d'acquiescer ,.  je  ne  vois  que  M.  Rous- 
tan,  qui  m'appelle  son  maître,  lui  qui  pourrait  être 
le  mien,  auquel  je  pusse  donner  la  même  confiance, 
et  qui,  je  crois,  rendrait  volontiers  cet  honneur  à 


l88  CORRESPONDAIVCE. 

ma  mémoire.  En  pareil  ^as,  comme  sa  situation  est 
moins  aisée  que  la  vôtre  ,  on  prendrait  des  me- 
sures pour  que  ces  soins  ne  lui  fussent  pas  oné- 
reux. Si  cela  ne  vous  convient  ni  à  l'un  ni  à  l'autre, 
tout  restera  comme  il  est;  car  je  suis  bien  déter- 
miné à  ne  confier  les  mêmes  soins  à  nul  homme 
de  lettres  de  ce  pays.  Réponse  précise  et  directe, 
je  vous  supplie  ,  le  plus  tôt  qu'il  se  pourra  ,  sans 
vous  servir  de  la  voie  de  M,  Coindet.  Sur  pareille 
matière  le  secret  convient,  et  je  vous  le  demande. 
Adieu,  vertueux  IMoultou  :  je  ne  vous  fais  pas  des 
compliments,  mais  il  ne  tient  qu'à  vous  de  voir  si 
je  vous  estime. 

Vous  comprenez  bien  que  la  Nouvelle  Héloïse  ne 
doit  pas  entrer  dans  le  recueil  de  mes  écrits. 


LETTRE  CCLII. 

A  MADAME  LA  MARÉCHALE  DE  LUXEMBOURG*. 

Jlontmorency,  le  i  2  juin  1761. 

Que  de  choses  j'aurais  à  vous  dire  avant  que  de 
A^ous  quitter!  Mais  le  temps  me  presse, il  faut  abré- 
ger ma  confession ,  et  verser  dans  votre  cœur  bien- 
faisan  t  mon  dernier  secret.  Vous  saurez  donc  que 
depuis  seize  ans  j'ai  vécu  dans  la  plus  grande  inti- 
mité avec  cette  pauvre  fille  qui  demeure  avec  moi, 

*  Cette  lettre  a  été  imprimée  pour  la  première  fois  dans  le  deuxième 
volume  du  Conseiva/eur,  publié  par  31.  François  de  Neulchàteau  en 
lan  VIII. 


A3VNÉE    I761.  189 

excepté  depuis  ma  retraite  à  Montmorencv ,  que 
mon  état  m'a  forcé  de  vivre  avec  elle  comme  avec 
ma  sœur  ;  mais  ma  tendresse  pour  elle  n'a  point 
diminué,  et,  sans  vous,  l'idée  de  la  laisser  sans 
ressource  empoisonnerait  mes  derniers  instants. 
De  ces  liaisons  sont  provenus  cinq  enfants,  qui 
tous  ont  été  mis  aux  Enfants -Trouvés,  et  avec  si 
peu  de  précaution  pour  les  reconnaître  un  jour, 
que  je  n'ai  pas  même  gardé  la  date  de  leur  nais- 
sance. Depuis  plusieurs  années  le  remords  de  cette 
négligence  trouble  mon  repos ,  et  je  meurs  sans 
pouvoir  la  réparer,  au  grand  regret  de  la  mère  et 
au  mien.  Je  fis  mettre  seulement  dans  les  lan^res 
de  l'aîné  une  marque  dont  j'ai  gardé  le  double;  il 
doit  être  né,  ce  me  semble,  dans  l'hiver  de  1746 
à  477  on  '<^  pt'u  près.  Voilà  tout  ce  que  je  me  rap- 
pelle. S'il  y  avait  le  moyen  de  retrouver  cet  en- 
fant, ce  serait  faire  le  bonheur  de  sa  tendre  mère; 
mais  j'en  désespère,  et  je  n'emporte  point  avec  moi 
cette  consolation.  Les  idées  dont  ma  faute  a  rem- 
pli mon  esprit  ont  contribué  en  grande  partie  à 
me  faire  méditer  le  Traité  de  V Education  ;  et  vous 
y  trouverez,  dans  le  livre  P*",  un  passage  qui  peut 
vous   indiquer  cette   disposition  *.   Je    n'ai  point 
épousé  la  mère,  et  je  n'y  étais  point  obligé,  puis- 
que avant  de  me  lier  avec  elle  je  lui  ai  déclaré  que 
je  ne  l'épouserais  jamais ,  et  même  un  mariage  pu- 
blic nous  eût  été  impossible  à  cause  de  la  diffé- 
rence de  religion  :  mais  du  reste  je  l'ai   toujours 
aimée  et  honorée  comme  ma  femme  ,  à  cause  de 

*  Voyez  Emile,  livre  i.  ^'oyez  aussi  les  Confessions,  livre  xii. 


190  CORUESPONi)Ai>[CE. 

son  bon  cœur ,  de  sa  sincère  affection,  de  son  dés- 
intéressement sans  exemple,  et  de  sa  fidélité  sans 
tache,  sur  laquelle  elle  ne  m'a  pas  même  occa- 
sionné le  moindre  soupçon. 

Voilà,  madame  la  maréchale,  la  trop  juste  rai- 
son de  ma  sollicitude  sur  le  sort  de  cette  "pauvre 
fille  après  qu'elle  m'aura  perdu;  tellement  que,  si 
j'avais  moins  de  confiance  en  votre  amitié  pour 
moi  et  en  celle  de  M.  le  maréchal,  je  partirais  pé- 
nétré de  douleur  de  l'abandon  où  je  la  laisse  ;  mais 
je  vous  la  confie,  et  je  meurs  en  paix  à  cet  égard. 
Il  me  reste  à  vous  dire  ce  que  je  pense  qui  con- 
viendrait le  mieux  à  sa  situation  et  à  son  caractère, 
et  qui  donnerait  le  moins  de  prise  à  ses  défauts. 

Ma  première  idée  était  de  vous  prier  de  lui  don- 
ner asile  dans  votre  maison ,  ou  auprès  de  l'enfant 
qui  en  est  l'espoir ,  jusqu'à  ce  qu'il  sortît  des  mains 
des  femmes  :  mais  infailliblement  cela  ne  réussi- 
rait point  ;  il  y  aurait  trop  d'intermédiaire  entre 
vous  et  elle ,  et  elle  a  ,  dans  votre  maison ,  des  mal- 
veillants qu'elle  ne  s'est  assurément  point  attirés 
par  sa  faute  ,  et  qui  trouveraient  infailliblement 
l'art  de  la  disgracier  tôt  ou  tard  auprès  de  vous  ou 
de  M.  le  maréchal.  Elle  n'a  pas  assez  de  souplesse 
et  de  prudence  pour  se  maintenir  avec  tant  d'es- 
prits différents,  et  se  prêter  aux  petits  manèges 
avec  lesquels  on  gagne  la  confiance  des  maîtres , 
quelque  éclairés  qu'ils  soient.  Encore  une  fois  cela 
ne  réussirait  point ,  ainsi  je  vous  prie  de  n'y  pas 
songer. 

Je  ne  voudrais  pas  non  plus  qu'elle  demeurât  à 


AISNÉE    l'jGl.  IC)I 

Paris  de  quelque  manière  que  ce  fût;  bien  sur  que, 
craintive  et  facile  à  subjuguer,  elle  y  deviendrait 
la  proie  et  la  victime  de  sa  nombreuse  famille,  gens 
d'une  avidité  et  d'une  méchanceté  sans  bornes, 
auxquels  j'ai  eu  moi-même  bien  de  la  peine  à  l'ar- 
racher, et  qui  sont  cause  en  grande  partie  de  ma 
retraite  en  campagne.  Si  jamais  elle  demeure  à 
Paris,  elle  est  perdue;  car,  leur  fût- elle  cachée, 
comme  elle  est  d'un  bon  naturel,  elle  ne  pourra 
jamais  s'abstenir  de  les  voir ,  et  en  peu  de  temps 
ils  lui  suceront  le  sang  jusqu'à  la  dernière  goutte, 
et  puis  la  feront  mourir  de  mauvais  traitements. 

Je  n'ai  pas  de  moins  fortes  raisons  pour  souhai- 
ter qu'elle  n'aille  point  demeurer  avec  sa  mère , 
livrée  à  mes  plus  cruels  ennemis ,  nourrie  par  eux 
à  mauvaise  intention,  et  qui  ne  cherchent  que  l'oc- 
casion de  punir  cette  pauvre  fille  de  n'avoir  point 
voulu  se  prêter  à  leiu's  complots  contre  moi.  Elle 
est  la  seule  qui  n'ait  rien  eu  de  sa  mère,  et  la  seule 
qui  l'ait  nourrie  et  soignée  dans  sa  misère  ;  et  si  j'ai 
donné,  durant  douze  ans ,  asile  à  cette  femme,  vous 
comprenez  bien  que  c'est  poin*  la  fille  que  je  l'ai 
fait.  J'ai  mille  raisons  ,  trop  longues  à  détailler , 
pour  désirer  qu'elle  ne  retourne  point  avec  elle. 
Ainsi  je  vous  prie  d'interposer  même,  s'il  le  faut, 
votre  autorité  pour  l'en  empêcher. 

Je  ne  vois  que  deux  partis  qui  lui  conviennent  : 
l'un,  de  continuer  d'occuper  mon  logement",  et 

"  Je  ne  tous  propose  point  de  lui  en  donner  un  vous-même  à 
Montmorency,  à  cause  deChassotet  de  sa  famille,  qui  le  lui  feraient 
cruellement  payer.  Mon  loyer  n'étant  que  de  cinquante  livres  j  ne 
lui  sera  pas  plus  onéreux  qu'une  chambre  à  Paris. 


l^'l  CORRESPONDANCE. 

de  vivre  en  paix  à  Montmorency  ;  ce  qu'elle  peut 
faire  à  peu  de  frais  avec  votre  assistance  et  protec- 
tion, tant  du  produit  de  mes  écrits  que  de  celui  de 
son  travail,  car  elle  coud  très -bien,  et  il  ne  lui 
manque  que  de  l'occupation ,  que  vous  voudrez 
bien  lui  donner  ou  lui  procurer ,  souhaitant  seule- 
ment qu'elle  ne  soit  point  à  la  discrétion  des  femmes 
de  chambre  ,  car  leur  tyrannie  et  leur  monopole 
me  sont  connus. 

L'autre  parti  est  d'être  placée  dans  quelque  com- 
munauté de  province  où  l'on  vit  à  bon  marché,  et 
où  elle  pourrait  très -bien  gagner  sa  vie  par  son 
travail.  J'aimerais  moins  ce  parti  que  l'autre ,  parce 
qu'elle  serait  ainsi  trop  loin  de  vous ,  et  pour  d'au- 
tres raisons  encore.  Vous  choisirez  pour  le  mieux , 
madame  la  maréchale;  mais,  quelque  choix  que 
vous  fassiez  ,  je  vous  supplie  de  faire  en  sorte 
qu'elle  ait  toujours  sa  liberté,  et  qu'elle  soit  la  maî- 
tresse de  changer  de  demeure  sitôt  qu'elle  ne  se 
trouvera  pas  bien.  Je  vous  supplie  enfin  de  ne  pas 
dédaigner  de  prendre  soin  de  ses  petites  affaires , 
en  sorte  que,  quoi  qu'il  arrive,  elle  ait  du  pain 
jusqu'à  la  fui  de  ses  jours. 

J'ai  prié  M.  le  maréchal  de  vous  consulter  sur  le 
choix  de  la  personne  qu'il  chargerait  de  veiller  aux 
intérêts  de  la  pauvre  fille ,  après  mon  décès.  Vous 
n'ignorez  pas  l'injuste  partialité  que  marque  contre 
elle  celui  qui  naturellement  serait  choisi  pour  cela. 
Quelque  estime  que  j'aie  conçue  pour  sa  probité, 
je  ne  voudrais  pas  quelle  restât  à  la  merci  d'un 
homme  que  je  dois  croire  honnête ,  mais  que  je 


ANNÉE     l'yGl.  IC)3 

vois  livré,  par  un  aveuglement  inconcevable,  aux 
intérêts  et  aux  passions  d'un  fripon. 

Vous  voyez,  madame  la  maréchale  ,  avec  quelle 
simplicité  ,  avec  quelle  confiance  j'épanche  mon 
cœur  devant  vous.  Tout  le  reste  de  l'univers  n'est 
déjà  plus  rien  à  mes  yeux.  Ce  cœur  qui  vous  aima 
sincèrement  ne  vit  déjà  plus  que  pour  vous,  pour 
M.  le  maréchal,  et  pour  la  pauvre  fille.  Adieu, amis 
tendres  et  chéris  ;  aimez  un  peu  ma  mémoire  ;  pour 
moi,  j'espère  vous  aimer  encore  dans  l'autre  vie  : 
mais,  quoi  qu'il  en  soit  de  cet  obscur  et  redou- 
table mystère ,  en  quelque  heure  que  la  mort  me 
surprenne,  je  suis  sur  qu'elle  me  trouvera  pensant 
à  vous. 


LETTRE  CCLIIT. 

A  M.  VERNES. 

Montmorency,  le  a 4  juin  1761. 

J'étais  presque  à  l'extrémité ,  cher  concitoyen  , 
quand  j'ai  reçu  votre  lettre  ;  et ,  maintenant  que 
j'y  réponds  ,  je  suis  dans  un  état  de  souffrances 
continuelles  ,  qui ,  selon  toute  apparence  ,  ne  me 
quitteront  qu'avec  la  vie.  Ma  plus  grande  conso- 
lation, dans  l'état  où  je  suis,  est  de  recevoir  des  té- 
moignages d'intérêt  de  mes  compatriotes,  et  sur- 
tout de  vous,  cher  Vernes;  que  j'ai  toujours  aimé 
et  que  j'aimerai  toujours.  Le  cœur  me  rit,  et  il  me 
semble  que  je  me  ranime  au  projet  d'aller  parla- 

R.    XIX.  i3 


ig4  CORRESPONDANCE. 

ger  avec  vous  cette  retraite  charmante  qui  me 
tente  encore  plus  par  son  habitant  que  par  elle- 
même.  Oh  !  si  Dieu  raffermissait  assez  ma  santé 
pour  me  mettre  en  état  d'entreprendre  ce  voyage , 
je  ne  mourrais  point  sans  vous  embrasser  encore 
une  fois. 

Je  n'ai  jamais  prétendu  justifier  les  innombrables 
défauts  de  la  Nouvelle  Héloïse;  je  trouve  que  l'on  l'a 
reçue  trop  favoral^lement ;  et,  dans  les  jugements 
du  public ,  j'ai  bien  moins  à  me  plaindre  de  sa  ri- 
gueur qu'à  me  louer  de  son  indulgence  ;  mais  vos 
griefs  contre  JFolmav  me  prouvent  que  j'ai  mal 
rempli  l'objet  du  livre,  ou  que  vous  ne  l'avez  pas 
bien  saisi.  Cet  objet  était  de  rapprocher  les  partis 
opposés ,  par  une  estime  réciproque  ;  d'apprendre 
diUx philosophes  qu'on  peut  croire  en  Dieu  sans  être 
hypocrite ,  et  aux  crojanis  qu'on  peut  être  incré- 
dule sans  être  un  coquin.  Julie,  dévote,  est  une 
leçon  pour  les  philosophes ,  et  TFolmar,  athée  ,  en 
est  une  pour  les  intolérants.  Voilà  le  vrai  but  du 
livre.  C'est  à  vous  de  voir  si  je  m'en  suis  écarté*. 
Vous  me  reprochez  de  n'avoir  pas  fait  changer  de 
système  à  JVolmar  sur  la  fin  du  roman  :  mais ,  mon 
cher  Vernes ,  vous  n'avez  pas  lu  cette  fin  ;  car  sa 
conversion  y  est  indiquée  avec  une  clarté  qui  ne 
pouvait  souffrir  un  plus  grand  développement  sans 
vouloir  faire  une  capucinade. 

Adieu ,  cher  Vernes  :  je  saisis  un  intervalle  de 
mieux  pour  vous  écrire.  Je  vous  prie  d'informer 

*  Il  est  revenu  depuis  sur  cette  idée  en  écrivant  ses  Confesùons. 
Vojez  au  livre  ix. 


ANNÉE    1761.  ig5 

de  ce  mieux  ceux  de  vos  amis  qui  pensent  à  moi , 
et  entre  autres ,  messieurs  Moultou  et  Roustan ,  que 
j'embrasse  de  tout  mon  cœur  ainsi  que  vous. 


LETTRE  CCLIV. 

A  M.  MOLLET. 

Eii  n'ponse  à  une  lettre  qui  contenait  la  description  d'une  fête  militaire 
célébrée  à  Genève  le  5  juin  1761. 

A  Montmorency,  le  26  juin  1761. 

Je  vous  remercie,  monsieur,  de  tout  mon  cœur 
de  la  charmante  relation  que  vous  m'avez  envoyée 
de  la  fête  du  5  de  ce  mois.  Je  l'ai  lue  et  relue  avec 
intérêt,  avec  attendrissement,  avec  un  sincère  re- 
gret de  n'en  avoir  pas  été  témoin.  De  tels  amuse- 
ments ne  sont  point  frivoles,  ils  réveillent  dans 
les  cœurs  des  sentiments  que  tout  tend  à  éteindre 
dans  notre  siècle,  et  même  dans  notre  patrie; 
puissiez-vous,  monsieur,  vous  et  tous  les  bons  ci- 
toyens qui  vous  ressemblent ,  ramener  parmi  nous 
ces  goûts,  ces  jeux,  ces  fêtes  patriotiques  qui  s'al- 
lient avec  les  mœurs ,  avec  la  vertu ,  qu'on  goûte 
avec  transport,  qu'on  se  rappelle  avec  délices,  et 
que  le  cœur  assaisonne  d'un  charme  que  n'auront 
jamais  tous  ces  criminels  amusements  si  vantés 
des  gens  à  la  mode! 

J'étais  très-mal ,  monsieiu' ,  quand  je  reçus  votre 
lettre;  c'est  ce  qui  m'a  empêclié  de  vous  en  re- 
mercier plus   tôt.  Quoique  je  continue  à  souffrir 

I  J. 


196  CORRESPONDANCE. 

beaucoup,  je  ne  puis  me  refuser  plus  long-temps 
à  la  douce  et  salutaire  distraction  de  m'occuper 
de  la  patrie  et  de  vous.  J'ai  lu  déjà  bien  des  fois 
votre  lettre;  je  la  lirai  bien  des  fois  encore  :  si  ce 
n'est  pas  un  remède  à  mes  maux ,  c'est  du  moins 
une  consolation.  Heureux  si  j'y  pouvais  ajouter 
l'espoir  de  vous  embrasser  quelque  jour  à  Genève, 
et  d'y  voir  encore  une  fois  en  ma  vie  une  fête  pa- 
reille à  celle  que  vous  décrivez  si  bien  !  Je  vous  sa- 
lue de  tout  mon  cœur. 


LETTRE  CCLV. 

A  JACQUELINE  DANET. 

SA     NOURRICE. 

Montmorency,  le  ai  juillet  176 1. 

Votre  lettre ,  ma  chère  Jacqueline ,  est  venue 
réjouir  mon  cœur  dans  un  moment  où  je  n'étais 
guère  en  état  d'y  répondre.  Je  saisis  un  temps  de 
relâche  pour  vous  remercier  de  votre  souvenir ,  et 
de  votre  amitié,  qui  me  sera  toujours  chère.  Pour 
moi,  je  n'ai  point  cessé  de  penser  à  vous  et  de 
vous  aimer.  Souvent  je  me  suis  dit  dans  mes  souf- 
frances que  si  ma  bonne  Jacqueline  n'eût  pas  tant 
pris  de  peine  à  me  conserver  étant  petit ,  je  n'au- 
rais pas  souffert  tant  de  maux  étant  grand.  Soyez 
persuadée  que  je  ne  cesserai  jamais  de  prendre  le 
plus  tendre  intérêt  à  votre  santé  et  à  votre  bon- 


A.WNÉE    I7G1.  tg-j 

heur,  et  que  ce  sera  toujours  un  vrai  plaisii-  pour 
moi  de  recevoir  de  vos  nouvelles.  Adieu  ,  ma  chère 
et  bonne  Jacqueline.  Je  ne  vous  parle  pas  de  ma 
santé ,  pour  ne  pas  vous  affliger  ;  que  le  bon  Dieu 
conserve  la  vôtre,  et  vous  comble  de  tous  les 
biens  que  vous  désirez. 

Votre  pauvre  Jean-Jacques,  qui  vous  embrasse 
de  tout  son  cœur. 


LETTRE  CCLVI. 

A  M.  MOULT  OU. 

Montmorency,  le  24  juillet  1761. 

Je  ne  doutais  pas ,  monsieur ,  que  vous  n'accep- 
tassiez avec  plaisir  les  soins  que  je  prenais  la  li- 
berté de  confier  à  votre  amitié,  et  votre  consen- 
tement m'a  plus  touché  que  surpris.  Je  puis  donc, 
en  quelque  temps  que  je  cesse  de  souffrir,  comp- 
ter que,  si  mon  recueil  n'est  pas  encore  en  état 
de  voir  le  jour,  vous  ne  dédaignerez  pas  de  l'y 
mettre;  et  cette  confiance  m'ôte  absolument  l'in- 
quiétude qu'il  est  difficile  de  n'avoir  pas  en  pareil 
cas  pour  le  sort  de  ses  ouvrages.  Quant  aux  soins 
qui  regardent  l'impression ,  comme  il  ne  faut  que 
de  l'amitié  pour  les  prendre ,  ils  seront  remplis  en 
ce  pays-ci  par  les  amis  auxquels  je  suis  attaché  , 
et  que  je  laisserai  dépositaires  de  mes  papiers 
pour  en  disposer  selon  leur  prudence  et  vos  con- 
seils. S'il  s'y  trouve  eu  manuscrit  quelque  chose 


iqB  correspondance. 

qui  mérite  d'entrer  dans  votre  cabinet ,  de  quoi  je 
doute ,  je  m'estimerai  plus  honoré  qu'il  soit  dans 
vos  mains  que  dans  celles  du  public  ;  et  mes  amis 
penseront  comme  moi.  Vous  voyez  qu'en  pareil 
cas  un  voyage  à  Paris  serait  indispensable  ;  mais 
vous  seriez  toujours  le  maître  de  choisir  le  temps 
de  votre  commodité ,  et ,  dans  votre  façon  de  pen- 
ser ,  vous  ne  tiendriez  pas  ce  voyage  pour  perdu , 
non-seulement  par  le  service  que  vous  rendriez  à 
ma  mémoire,  mais  encore  par  le  plaisir  de  con- 
naître des  personnes  estimables  et  respectables , 
les  seuls  vrais  amis  que  j'ai  jamais  eus,  et  qui  sû- 
rement deviendraient  aussi  les  vôtres.  En  atten- 
dant ,  je  n'épargne  rien  pour  vous  abréger  du  tra- 
vail. Le  peu  de  moments  où  mon  état  me  permet 
de  m'occuper  sont  uniquement  employés  à  mettre 
au  net  mes  chiffons;  et,  depuis  ma  lettre.*,  je 
n'ai  pas  laissé  d'avancer  assez  la  besogne  pour  es- 
pérer de  l'achever ,  à  moins  de  nouveaux  accidents. 
Connaissez-vous  un  M.  Mollet,  dont  je  n'ai  ja- 
mais entendu  parler?  Il  m'écrivit,  il  y  a  quelque 
temps,  une  espèce  de  relation  d'une  fête  militaire, 
laquelle  me  fit  grand  plaisir,  et  je  l'en  remerciai. 
Il  est  parti  de  là  pour  faire  imprimer,  sans  m'en 
parler,  non-seulement  sa  lettre  ,  mais  ma  réponse, 
qui  n'était  sûrement  pas  faite  pour  paraître  en 
public  **.  J'ai  quelquefois  essuyé  de  pareilles  mal- 
honnêtetés ;  mais  ce  qui  me  fâche  est  que  celle-ci 
vienne  de  Genève.  Cela  m'apprendra  une  fois  pour 

*  Celle  du  29  mai.  Voyez  ci-devant  page  180. 
*  Voyez  cette  réponse  ci-devant,  page  igS. 


àNNÉE    I761.  199 

toutes  à  ne  plus  écrire  à  gens  que  je  ne  connais 
point. 

Voici ,  monsieur  ,  deux  lettres  dont  je  grossis  à 
regret  celle-ci  :  l'une  est  pour  M.  Roustan ,  dont 
vous  avez  bien  voulu  m'en  faire  parvenir  une,  et 
l'autre  pour  une  bonne  femme  qui  m'a  élevé ,  et 
pour  laquelle  je  crois  que  vous  ne  regretterez  pas 
l'augmentation  d'un  port  de  lettre ,  que  je  ne  veux 
paij  lui  faire  coûter,  et  que  je  ne  puis  affranchir 
avec  sûreté  à  Montmorency,  Lisez  dans  mon  cœiu-, 
cher  Moultou,  le  principe  de  la  familiarité  dont 
j'use  avec  vous,  et  qui  serait  indiscrétion  pour  un 
autre  ;  le  vôtre  ne  lui  donnera  pas  ce  nom-là.  jMille 
choses  pour  moi  à  l'ami  Vernes.  Adieu;  je  vous 
embrasse  tendrement. 


LETTRE  CCLVII. 

A  MADAME  LA  MARÉCHALE  DE  LUXEMBOURG. 

Lundi   10  août. 

Je  VOIS  avec  peine ,  madame  la  maréchale,  com- 
bien vous  vous  en  donnez  pour  réparer  mes  fautes; 
mais  je  sens  qu'il  est  trop  tard,  et  que  mes  me- 
sures ont  été  mal  prises.  Il  est  juste  que  je  porte 
la  peine  de  ma  négligence ,  et  le  succès  même  de 
vos  recherches  ne  pourrait  plus  me  donner  une 
satisfaction  pure  et  sans  inquiétude  ;  il  est  trop 
tard  ,  il  est  trop  tard  :  ne  vous  opposez  point  à 
l'effet  de  vos  premier  soins,  mais  je  vous  supplie 


200  CORRESPONDANCE. 

de  ne  pas  y  en  donner  d'avantage.  J'ai  reçu  dans 
cette  occasion  la  preuve  la  plus  chère  et  la  plus 
touchante  de  votre  amitié  ;  ce  précieux  souvenir 
me  tiendra  lieu  de  tout,  et  mon  cœur  est  trop 
plein  de  vous  pour  sentir  le  vide  de  ce  qui  me 
manque.  Dans  l'état  où  je  suis,  cette  recherche 
m'intéressait  encore  plus  pour  autrui  que  pour 
moi;  et,  vu  le  caractère  trop  facile  à  subjuguer  de 
la  personne  en  question  ,  il  n'est  pas  sûr  que  ce 
qu'elle  eût  trouvé  déjà  tout  formé ,  soit  en  bien , 
soit  en  mal ,  ne  fût  pas  devenu  pour  elle  un  pré- 
sent funeste.  Il  eût  été  bien  cruel  pour  moi  de  la 
laisser  la  victime  d'un  bourreau. 

Vous  voulez  que  je  vous  parle  de  mon  état  : 
n'est-il  pas  convenu  que  je  ne  vous  en  donnerai  des 
nouvelles  que  quand  il  y  en  aura  ?  et  il  n'y  en  a 
pas  jusqu'ici.  Si  je  puis  parvenir  à  rebuter  enfin 
les  importuns  consolateurs ,  et  à  jouir  tout-à-fait 
de  la  solitude  que  mon  état  exige ,  j'aurai  du  moins 
le  repos;  et  c'est,  avec  le  petit  nombre  d'attache- 
ments qui  me  sont  chers ,  le  seul  bien  qui  me  reste 
à  iroûter  dans  la  vie. 


LETTRE  CCLVIII. 

A  MADAME  LA  MARÉCHALE  DE  LUXEMBOURG. 
Ce  lundi  i8,  été  de  1761. 

J'avais  espéré  ,  madame  la  maréchale ,  de  vous 
porter  hier  moi-même  de  mes  nouvelles  à  votre 


AIVNI^F.    I-61.  •201 

j>assage  à  Saint-Brice;  mais  vos  relais  n'étant  point 
venus ,  l'Iieure  étant  incertaine  ,  et  le  temps  me- 
naçant de  pluie,  je  n'osai,  n'étant  point  encore 
bien  remis ,  hasarder  cette  course  sans  être  sur  de 
vous  rencontrer  Vous  êtes  trop  en  peine  de  mon 
état;  il  n'est  pas  si  mauvais  qu'on  vous  l'a  fait: 
j'ai  plus  d'inquiétude  que  de  douleurs,  et  les  alter- 
natives qui  se  succèdent  me  font  croire  que,  pour 
cette  fois,  il  n'empirera  pas  considérablement.  Si 
vous  étiez  actuellement  au  château,  je  vous  irais 
voir  à  l'ordinaire  ,  et  je  ne  serai  pas  a^sez  malheu- 
reux pour  ne  le  pouvoir  pas  quand  vous  y  serez. 
Ce  voyage,  dont  j'espère  profiter,  fait  mon  espoir 
le  plus  doux ,  et  je  puis  vous  répondre  que  mon 
cœur  n'est  point  malade.  Quant  à  mon  corps,  s'il 
n'est  pas  bien,  c'est  une  espèce  de  soulagement 
pour  moi  de  savoir  qu'il  ne  peut  être  mieux,  ou 
du  moins  que  cela  ne  dépend  pas  des  hommes  : 
par  là ,  j'évite  la  peine  et  la  gène  attachées  à  la 
crédulité  des  malades  et  à  la  charlatanerie  des  mé- 
decins. Je  ne  veux  plus  ajouter  la  dépendance  de 
ces  messieurs-là  à  celle  de  la  nécessité ,  dont  ils  ne 
dispensent  pas,  quoi  qu'ils  fassent  :  comme  j'ai 
pris  mon  parti  là-dessus  depuis  long-temps,  j'at- 
tends de  l'amitié  dont  vous  m'honorez  que  vous 
voudrez  bien  ne  m'en  plus  parler.  Bonjour,  ma- 
dame la  maréchale;  conservez  votre  santé,  et  ve- 
nez m'aider  à  rétablir  la  mienne.  Si  votre  présence 
et  celle  de  monsieur  le  maréchal  ne  guérit  pas  mes 
souffrances,  elle  me  les  fera  oublier. 


a02  CORRESPONDANCE. 


LETTRE  CCLIX. 

A  LA  MÊME. 

Ce  vendredi  2  8  ,  été  de  1761. 

Voilà, madame  la  maréchale,  la  Julie  anglaise. 
Si  madame  la  comtesse  de  Boufflers  prend  la  peine 
de  la  parcourir  et  d'y  faire  des  observations,  je 
lui  serai  fort  obligé  de  vouloir  bien  me  les  com- 
muniquer I  le  libraire  anglais  m'en  demande  pour 
une  nouvelle  édition ,  et  je  n'entends  pas  assez  la 
langue  pour  me  fier  aux  miennes. 

Je  ne  vous  dirai  point  que  j'ai  le  cœur  plein  de 
votre  voyage,  de  tous  vos  soins,  de  toutes  vos  bon- 
tés; en  ceci  plus  on  sent,  moins  on  peut  dire.  Je 
ne  sais  si  vous  n'appelez  tout  cela  qu'une  omelette , 
mais  je  sais  qu'il  faut  un  estomac  bien  chaud  pour 
la  digérer.  En  vérité,  madame ,  il  faut  toute  la  plé- 
nitude des  sentiments  que  vous  m'avez  inspirés 
pour  suffire  à  la  reconnaissance  sans  rien  ôter  à 
l'amitié. 


LETTRE  CCLX. 

A  LA  MÊME. 
A  Montmorency ,  le  i  ^''  septembre  1 7  6 1  ; 

Il  est  vrai ,  madame  la  maréchale ,  que  j'avais 
grand  besoin  de  votre  dernière  lettre  pour  me  tran- 


ANNÉE    I761.  2o3 

quilHser,  d'autant  plus  que,  par  une  fatalité  qui 
me  poursuit  en  toutes  choses ,  celle  de  M.  le  ma- 
réchal,  qui  aurait  fait  le  même  effet,  s'est  égarée 
en  route,  et  ne  m'est  parvenue  que  depuis  quel- 
ques jours.  Depuis  que  vous  avez  daigné  me  ras- 
surer, je  n'ai  plus  besoin  de  réponse  ;  je  saurai  des 
nouvelles  de  votre  santé  ;  et  d'ailleurs ,  puisque 
vos  bontés  pour  moi  sont  toujours  les  mêmes ,  il 
ne  me  faut  plus  de  nouvelles  sur  ce  point-là.  J'ai 
pourtant  un  peu  votre  dernier  mot  sur  le  cœur; 
vous  me  reprochez  de  l'avoir  moins  tendre  que 
vous.  ]Madame  la  maréchale,  à  cela  je  n'ai  qu'un 
mot  à  dire  :  à  Dieu  ne  plaise  que  je  vous  cause  ja- 
mais le  quart  des  inquiétudes  et  des  peines  que 
vous  m'avez  fait  souffrir  depuis  deux  mois  ! 


LETTRE  CCLXI. 

A  MADAME  LATOUR. 

Montmorency,  le  29  septembre  1761. 

J'espère,  madame,  malgré  le  début  de  votre 
lettre ,  que  vous  n'êtes  point  auteur ,  que  vous 
n'eûtes  jamais  intention  de  l'être ,  et  que  ce  n'est 
point  un  combat  d'esprit  auquel  vous  me  provo- 
quez, genre  d'escrime  pour  lequel  j'ai  autant  d'a- 
version que  d'incapacité.  Cependant  vous  vous 
êtes  promis,  dites-vous,  de  n'écrire  de  vos  jours; 
je  me  suis  promis  la  même  chose ,  madame ,  et  si'i- 
rement  je  le  tiendrai.   iMais  cet  engagement  n'est 


2o4  CORRESPONDAJN'CE. 

relatif  qu'au  public;  il  ne  s'étend  point  jusqu'aux 
commerces  de  lettres,  et  bien  m'en  prend  sans 
doute  ;  car  il  serait  fort  à  craindre  que  la  vôtre  ne 
me  coûtât  une  infidélité.  A  l'éditeur  d'une  Julie  vous 
en  annoncez  une  autre ,  une  réellement  existante , 
dont  vous  êtes  la  Claire.  J'en  suis  charmé  pour  votre 
sexe,  et  même  pour  le  mien;  car,  quoi  qu'en  dise 
votre  amie,  sitôt  qu'il  y  aura  des  Julies  et  des 
Claires,  les  Saint-Preux  ne  manqueront  pas;  avertis- 
sez-la de  cela,  je  vous  supplie,  afin  qu'elle  se  tienne 
sur  ses  gardes  ;  et  vous-même,  fussiez-vous  (ce  que 
je  ne  présume  pas)  aussi  folle  que  votre  modèle, 
n'allez  pas  croire ,  à  son  exemple ,  que  cela  suffit 
pour  être  à  l'abri  des  folies.  Peut-être  tout  ce  que 
je  vous  dis  ici  vous  paraîtra- t-il  fort  inconsidéré; 
mais  c'est  votre  faute.  Que  dire  à  des  personnes 
qu'on  aime  à  croire  très-aimables  et  très-vertueuses, 
mais  qu'on  ne  connaît  point  du  tout?  Charmantes 
amies!  si  vous  êtes  telles  que  mon  cœur  le  sup- 
pose, puissiez-vous ,  pour  l'honneur  de  votre  sexe, 
et  pour  le  bonheur  de  votre  vie ,  ne  trouver  ja- 
mais de  Saint-Preux  !  Mais  si  vous  êtes  comme  les 
autres,  puissiez-vous  ne  trouver  que  des  Saint- 
Preux  ! 

Vous  parlez  de  faire  connaissance  avec  moi  ;  vous 
ignorez  sans  doute  que  l'homme  à  qui  vous  écrivez, 
affligé  d'une  maladie  incurable  et  cruelle,  lutte  tous 
les  jours  de  sa  vie  entre  la  douleur  et  la  mort,  et 
que  la  lettre  même  qu'il  vous  écrit  est  souvent 
interrompue  par  des  distractions  d'un  genre  bien 
différent.  Toutefois  je  ne  puis  vous  cacher  que 


ANNÉE    176  I.  ao'j 

votre  lettre  me  donne  un  désir  secret  de  vous  con- 
naître toutes  deux;  et  que  si  notre  commerce  finit 
là,  il  ne  me  laissera  pas  sans  quelque  inquiétude. 
Si  ma  curiosité  était  satisfaite,  ce  serait  peut-être 
bien  pis  encore.  Malgré  les  ans,  les  maux,  la  rai- 
son, l'expérience,  un  solitaire  ne  doit  point  s'ex- 
poser à  voir  des  Julies  et  des  Glaires ,  quand  il  veut 
garder  sa  tranquillité. 

Je  vous  écris,  madame,  comme  vous  me  l'avez 
prescrit,  sans  m'informer  de  ce  que  vous  ne  vou- 
lez pas  que  je  sache.  Si  j'étais  indiscret,  il  ne  me 
serait  peut-être  pas  impossible  de  vous  connaître  ; 
mais  fussiez-vous  madame  de  Solar  elle-même ,  je 
ne  saurai  jamais  de  votre  secret  que  ce  que  j'en 
apprendrai  de  vous.  Si  votre  intention  est  que  je 
le  devine ,  vous  me  trouverez  fort  bête  ;  mais  vous 
n'avez  pas  du  vous  attendre  à  me  trouver  plus 
d'esprit. 

Observation 3Iadanie  de  Latour  Franqueville  désirant  de 

connaître  Rousseau ,  calcula  que  le  meilleur  moyen  était  d'ex- 
citer sa  curiosité.  Elle  écrivit ,  annonça  qu'elle  connaissait  une 
Julie  dont  elle  était  la  Claire  ;  se  couvrit  d'un  voile  mvstérieux. 
Rousseau  donna  dans  le  pié^'e.  Il  n'eut  pas  lieu  de  s'en  re- 
pentir. Car  madame  de  Latour  lui  demeura  fidèle,  et  même  écri- 
vit pour  défendre  sa  mémoire. 


to6  CORRESPONDANCE. 


LETTRE  CCLXII. 

A  M.  D'OFFRE  VILLE,  a  Douai. 
Sur  cette  question  :  S'il  t  a  une  morale  démoktrée,  ou  s'il  n'y 

EN    A    point. 

Montmorency,  le  4  octobre  iy6i. 

La  question  que  vous  me  proposez,  monsieur, 
dans  votre  lettre  du  i5  septembre,  est  importante 
et  grave;  c'est  de  sa  solution  qu'il  dépend  de  sa- 
voir s'il  y  a  une  morale  démontrée ,  ou  s'il  n'y  en 
a  point. 

Votre  adversaire  soutient  que  tout  homme  n'a- 
fijit,  quoi  qu'il  fasse ,  que  relativement  à  lui-même, 
et  que,  jusqu'aux  actes  de  vertu  les  plus  sublimes, 
jusqu'aux  œuvres  de  charité  les  plus  pures,  chacun 
rapporte  tout  à  soi. 

Vous,  monsieur,  vous  pensez  qu'on  doit  faire  le 
bien  pour  le  bien ,  même  sans  aucun  retour  d'in- 
térêt personnel  ;  que  les  bonnes  œuvres  qu'on  rap- 
porte à  soi  ne  sont  plus  des  actes  de  vertu ,  mais 
d'amour- propre  :  vous  ajoutez  que  nos  aumônes 
sont  sans  mérite  si  nous  ne  les  faisons  que  par 
vanité  ou  dans  la  vue  d'écarter  de  notre  esprit  l'idée 
des  misères  de  la  vie  humaine  ;  et  en  cela  vous  avez 
raison. 

Mais,  sur  le  fonds  de  la  question,  je  dois  vous 
avouer  que  je  suis  de  l'avis  de  votre  adversaire  :  car, 
quand  nous  agissons,  il  faut  que  nous  ayons  un 
motif  pour  agir ,  et  ce  motif  ne  peut  être  étranger 


ANNÉE    I761.  207 

à  nous,  puisque  c'est  nous  qu'il  met  en  œuvre;  il 
estabsurde  d'imaginer  qu'étant  moi,  j'agirai  comme 
si  j'étais  un  autre.  N'est-il  pas  vrai  que  si  l'on  vous 
disait  qu'un  corps  est  poussé  sans  que  rien  le  touche, 
vous  diriez  que  cela  n'est  pas  concevable?  C'est  la 
même  chose  en  morale ,  quand  on  croit  agir  sans 
nul  intérêt. 

Mais  il  faut  expliquer  ce  mot  à' intérêt,  car  vous 
pourriez  lui  donner  tel  sens ,  vous  et  votre  adver- 
saire ,  que  vous  seriez  d'accord  sans  vous  entendie , 
et  lui-même  pourrait  lui  en  donner  ini  si  grossier, 
qu'alors  ce  serait  vous  qui  auriez  raison. 

Il  y  a  im  intérêt  sensuel  et  palpable  qui  se  rap- 
porte uniquement  à  notre  bien-être  matériel ,  à  la 
fortune ,  à  la  considération ,  aux  biens  physiques 
qui  peuvent  résulter  pour  nous  de  la  bonne  opi- 
nion d'autrui.  Tout  ce  qu'on  fait  pour  un  tel  in- 
térêt ne  produit  qu'un  bien  du  même  ordre ,  comme 
un  marchand  fait  son  bien  en  vendant  sa  marchan- 
dise le  mieux  qu'il  peut.  Si  j'oblige  un  autre  homme 
en  vue  de  m'acquérir  des  droits  sur  sa  reconnais- 
sance, je  ne  suis  en  cela  qu'un  marchand  qui  fait 
le  commerce ,  et  même  qui  ruse  avec  l'acheteur. 
Si  je  fais  l'aumône  pour  me  faire  estimer  chari- 
table et  jouir  des  avantages  attachés  à  cette  estime , 
je  ne  suis  encore  qu'iui  marchand  qui  achète  de 
la  réputation.  Il  en  est  à  peu  près  de  même  si  je  ne 
fais  cette  aumône  que  pour  me  délivrer  de  l'im- 
portunité  d'un  gueux  ou  du  spectacle  de  sa  mi- 
sère. Tous  les  actes  de  cette  espèce  qui  ont  en  vue 
un  avantage  extérieiu-  ne  peuvent  porter  le  nom 


.io8  COR  RES  PO  WD  AN  CE. 

de  bonnes  actions;  et  l'on  ne  dit  pas  d'un  mar- 
chand qui  a  bien  fait  ses  affaires,  qu'il  s'y  est 
comporté  vertueusement. 

Il  y  a  un  autre  intérêt  qui  ne  tient  point  aux 
avantages  de  la  société,  qui  n'est  relatif  qu'à  nous- 
mêmes,  au  bien  de  notre  ame,  à  notre  bien-être 
absolu,  et  que  pour  cela  j'appelle  intérêt  spirituel 
ou  moral,  par  opposition  au  premier;  intérêt  qui, 
pour  n'avoir  pas  des  objets  sensibles,  matériels, 
n'en  est  pas  moins  vrai ,  pas  moins  grand ,  pas  moins 
solide,  et,  pour  tout  dire  en  un  mot,  le  seul  qui, 
tenant  intimement  à  notre  nature ,  tende  à  notre 
véritable  bonheur.  Voilà,  monsieur,  l'intérêt  que 
la  vertu  se  propose,  et  qu'elle  doit  se  proposer, 
sans  rien  ôter  au  mérite ,  à  la  pureté ,  à  la  bonté 
morale  des  actions  qu'elle  inspire. 

Premièrement ,  dans  le  système  de  la  religion , 
c'est-à-dire  des  peines  et  des  récompenses  de  l'autre 
vie,  vous  voyez  que  l'intérêt  de  plaire  à  l'auteur 
de  notre  être  et  au  juge  suprême  de  nos  actions 
est  d'une  importance  qui  l'emporte  sur  les  plus 
grands  maux ,  qui  fait  voler  au  martyre  les  vrais 
croyants  ,  et  en  même  temps  d'une  pureté  qui  peut 
ennoblir  les  plus  sublimes  devoirs.  La  loi  de  bien 
faire  est  tirée  de  la  raison  même  ;  et  le  chrétien 
n'a  besoin  que  de  logique  pour  avoir  de  la  vertu. 

jVIais  outre  cet  intérêt,  qu'on  peut  regarder  en 
quelque  façon  comme  étranger  à  la  chose,  comme 
n'y  tenant  que  par  ime  expresse  volonté  de  Dieu, 
vous  me  demanderez  peut-être  s'il  y  a  quelque 
autre  intérêt  lié  plus  immédiatement,  plus  néces- 


A.NNKE    l'jGl.  10C) 

siiirement  à  la  vertu  par  sa  nature ,  et  qui  doive 
nous  la  faire  aimer  luiiquement  pour  elle-même. 
Ceci  tient  à  d'autres  questions  dont  la  discus- 
sion passe  les  bornes  d'une  lettre ,  et  dont ,  par  cette 
raison ,  je  ne  tenterai  pas  ici  l'examen  :  comme , 
si  nous  avons  un  anjour  naturel  pour  l'ordre,  pour 
le  beau  moral;  si  cet  amour  peut  être  assez  vif 
par  lui-même  pour  primer  siu*  toutes  nos  passions  ; 
si  la  conscience  est  innée  dans  le  cœur  de  l'homme, 
ou  si  elle  n'est  que  l'ouvrage  des  préjugés  et  de 
l'éducation  :  car  en  ce  dernier  cas  il  est  clair  que 
nul  n'ayant  en  soi-même  aucun  intérêt  à  bien  faire, 
ne  peut  faire  aucun  bien  que  par  le  profit  qu'il  en 
attend  d'autrui;  qu'il  n'y  a  par  conséquent  que  des 
sots  qui  croient  à  la  vertu ,  et  des  dupes  qui  la 
pratiquent.  Telle  est  la  nouvelle  philosophie. 

Sans  m'embarquer  ici  dans  cette  métaphysique , 
qui  nous  mènerait  trop  loin,  je  me  contenterai  de 
vous  proposer  un  fait  que  vous  pourrez  mettre  en 
question  avec  votre  adversaire ,  et  qui ,  bien  dis- 
cuté ,  vous  instruira  peut-être  mieux  de  ses  vrais 
sentiments  que  vous  ne  pourriez  vous  en  instruire 
en  restant  dans  la  généralité  de  votre  thèse. 

En  Angleterre,  quand  lui  homme  est  accusé 
criminellement ,  douze  jurés  enfermés  dans  une 
chambre  pour  opiner,  sur  l'examen  de  la  procé- 
dure, s'il  est  coupable  ou  s'il  ne  l'est  pas,  ne  sor- 
tent plus  de  cette  chambre,  et  n'y  reçoivent  point 
à  manger  qu'ils  ne  soient  tous  d'accord;  en  sorte 
que  leur  jugement  est  toujours  unanime  et  déci- 
sif sur  le  sort  de  l'accusé. 

R.    XTX.  i4 


aïO  CORRESPONDANCE. 

Dans  une  de  ces  délibérations,  les  preuves  pa- 
raissant convaincantes,  onze  des  jurés  le  condam- 
nèrent sans  balancer;  mais  le  douzième  s'obstina 
tellement  à  l'absoudre,  sans  vouloir  alléguer  d'autre 
raison,  sinon  qu'il  le  croyait  innocent,  que,  voyant 
ce  juré  déterminé  à  mourir  de  faim  plutôt  que 
d'être  de  leur  avis,  tous  les  autres,  pour  ne  pas 
s'exposer  au  même  sort,  revinrent  au  sien  ,  et  l'ac- 
cusé fut  renvoyé  absous. 

L'affaire  finie ,  quelques-uns  des  jurés  pressèrent 
en  secret  leur  collègue  de  leur  dire  la  raison  de 
son  obstination;  et  ils  surent  enfin  que  c'était  lui- 
même  qui  avait  fait  le  coup  dont  l'autre  était  ac- 
cusé ,  et  qu'il  avait  eu  moins  d'horreur  de  la  mort 
que  de  faire  périr  l'innocent  chargé  de  son  propre 
crime. 

Proposez  le  cas  à  votre  homme,  et  ne  manquez 
pas  d'examiner  avec  lui  l'état  de  ce  jiu"é  dans  toutes 
ses  circonstances.  Ce  n'était  point  un  homme  juste, 
puisqu'il  avait  commis  un  crime;  et,  dans  cette 
affaire,  l'enthousiasme  de  la  vertu  ne  pouvait  point 
lui  élever  le  cœur  et  lui  faire  mépriser  la  vie.  Il 
avait  l'intérêt  le  plus  réel  à  condamner  l'accusé 
pour  ensevelir  avec  lui  l'imputation  du  forfait;  il 
devait  craindre  que  son  invincible  obstination  n'en 
fît  soupçonner  la  véritable  cause,  et  ne  fût  un 
commencement  d'indice  contre  lui  :  la  prudence  et 
le  soin  de  sa  sûreté  demandaient,  ce  semble,  qu'il 
fit  ce  qu'il  ne  fit  pas ,  et  l'on  ne  voit  aucun  inté- 
rêt sensible  qui  dût  le  porter  à  faire  ce  qu'il  fit. 
Il  n'y  avait  cependant  qu'un  intérêt  très-puissant 


ANNÉE    I-yCl.  ail 

qui  pût  le  déterminer  ainsi  dans  le  secret  de  son 
cœur  à  toute  sorte  de  risque  :  quel  était  donc  cet 
intérêt  auquel  il  sacrifiait  sa  vie  même? 

S'inscrire  en  faux  contre  le  fait  serait  prendre 
une  mauvaise  défaite;  car  on  peut  toujours  l'éta- 
blir par  supposition , et  chercher,  tout  intérêt  étran- 
ger mis  à  part,  ce  que  ferait  en  pareil  cas,  pour 
l'intérêt  de  lui-même ,  tout  homme  de  bon  sens  qui 
ne  serait  ni  vertueux  ni  scélérat. 

Posant  successivement  les  deux  cas  :  l'un,  que 
le  juré  ait  piononcé  la  condamnation  de  l'accusé 
et  l'ait  fait  périr  pour  se  mettre  en  sûreté  ;  l'autre , 
qu'il  l'ait  absous ,  comme  il  fit,  à  ses  propres  ris- 
ques ;  puis ,  suivant  dans  les  deux  cas  le  reste  de  la 
vie  du  juré  et  la  probabilité  du  sort  qu'il  se  serait 
préparé ,  pressez  votre  homme  de  prononcer  dé- 
cisivement  sur  cette  conduite ,  et  d'exposer  nette- 
ment, de  part  ou  d'autre,  l'intérêt  et  les  motifs 
du  parti  qu'il  aurait  choisi;  alors,  si  votre  dis- 
pute n'est  pas  finie,  vous  connaîtrez  du  moins  si 
vous  vous  entendez  l'un  l'autre,  ou  si  vous  ne  vous 
entendez  pas. 

Que  s'il  distingue  entre  l'intérêt  d'un  crime  à 
commettre  ou  à  ne  pas  commettre,  et  celui  d'une 
bonne  action  à  faire  ou  à  ne  pas  faire ,  vous  lui  fe- 
rez voir  aisément  que ,  dans  l'hypothèse ,  la  raison 
de  s'abstenir  d'un  crime  avantageux  qu'on  peut 
commettre  impunément  est  du  même  genre  que 
celle  de  faire ,  entre  le  ciel  et  soi ,  une  bonne  ac- 
tion onéreuse;  car  outre  que,  quelque  bien  que 
nous  puissions  faire ,  en  cela  nous  ne  sommes  que 

i4. 


212  CORRESPONDANCE. 

justes ,  on  ne  peut,  avoir  nul  intérêt  en  soi-même 
à  ne  pas  faire  le  mal  qu'on  n'ait  un  intérêt  sem- 
blable à  faire  le  bien  ;  l'un  et  l'autre  dérivent  de 
la  même  source  et  ne  peuvent  être  séparés. 

Surtout,  monsieur,  songez  qu'il  ne  faut  point 
outrer  les  choses  au-delà  de  la  vérité ,  ni  confondre , 
comme  faisaient  les  stoïciens ,  le  bonheur  avec  la 
vertu.  Il  est  certain  que  faire  le  bien  pour  le  bien 
c'est  le  faire  pour  soi,  pour  notre  propre  intérêt, 
puisqu'il  donne  àl'ame  une  satisfaction  intérieure, 
lui  contentement  d'elle-même  sans  lequel  il  n'y  a 
point  de  vrai  bonheur.  Il  est  sur  encore  que  les 
méchants  sont  tous  misérables,  quel  que  soit  leur 
sort  apparent,  parce  que  le  bonheur  s'empoisonne 
dans  ime  ame  corrompue  comme  le  plaisir  des 
sens  dans  un  corps  malsain.  Mais  il  est  faux  que  les 
bons  soient  tous  heureux  dès  ce  monde;  et  comme 
il  ne  suffit  pas  au  corps  d'être  en  santé  pour  avoir 
de  quoi  se  nourrir,  il  ne  suffit  pas  non  plus  à  l'ame 
d'être  saine  pour  obtenir  tous  les  biens  dont  elle 
a  besoin.  Quoiqu'il  n'y  ait  que  les  gens  de  bien  qui 
puissent  vivre  contents,  ce  n'est  pas  à  dire  que 
tout  homme  de  bien  vive  content.  La  vertu  ne 
donne  pas  le  bonheur,  mais  elle  seule  apprend  à 
en  jouir  quand  on  l'a  :  la  vertu  ne  garantit  pas 
des  maux  de  cette  vie  et  n'en  procure  pas  les  biens  ; 
c'est  ce  que  ne  fait  pas  non  plus  le  vice  avec  toutes 
ses  ruses;  mais  la  vertu  fait  porter  plus  patiem- 
ment les  ims  et  goûter  plus  délicieusement  les 
autres.  Nous  avons  donc,  en  tout  état  de  cause, 
un  véritable  intérêt  à  la  cultiver ,  et  nous  faisons 


A  N  N  É  E    1  ^6  I  .  21'^ 

bien  de  travailler  pour  cet  intérêt ,  quoiqu'il  y  ait 
des  cas  où  il  serait  insuffisant  par  lui-même  sans 
Tattente  d'une  vie  à  venir.  Voilà  mon  sentiment 
sur  la  question  que  vous  m'avez  proposée. 

En  vous  remerciant  du  bien  que  vous  pensez  de 
moi,  je  vous  conseille  pourtant,  monsieur,  de  ne 
plus  perdre  votre  temps  à  me  défendre  on  à  me 
louer.  Tout  le  bien  ou  le  mal  qu'on  dit  d'un  homme 
qu'on  ne  connaît  point  ne  signifie  pas  grand'chose. 
Si  ceux  qui  m'accusent  ont  tort,  c'est  à  ma  con- 
duite à  me  justifier;  toute  autre  apologie  est  inu- 
tile ou  superflue.  J'aurais  dû  vous  répondre  plus 
tôt  ;  mais  le  triste  état  où  je  vis  doit  excuser  ce  re- 
tard. Dans  le  peu  d'intervalle  que  mes  maux  me 
laissent,  mes  occupations  ne  sont  pas  de  mon 
choix;  et  je  vous  avoue  que,  quand  elles  en  se- 
raient, ce  choix  ne  serait  pas  d'écrire  des  lettres.  Je 
ne  réponds  point  à  celles  de  compliments ,  et  je  ne 
répondrais  pas  non  plus  à  la  vôtre  si  la  question 
que  vous  m'y  proposez  ne  me  fesait  un  devoir  de 
vous  en  dire  mon  avis. 

Je  vous  salue ,  monsieur ,  de  tout  mon  cœur. 


LETTRE  CCLXIII. 

A  MADAME  LA  MARÉCHALE  DE  LUXEMBOURG. 

Ce  mercredi  18. 

Voici,  madame,  une  quatrième  partie  que  vous 
devriez  avoir  depuis  long-temps  ;  mais  mon  libraire 


ai4  CORRESPOIN'DAXCE. 

et  d'autres  tracas  dont  je  vous  rendrai  compte,  ne 
me  laissent  pas  le  temps  d'aller  plus  vite ,  quelque 
effort  que  je  fasse  pour  cela.  Tous  les  tracas  du 
monde  ne  justifieraient  pourtant  pas  mon  silence , 
et  ne  m'auraient  pas  empêché  d'écrire  à  M.  le  ma- 
réchal et  à  vous.  Mon  excuse  est  d'une  autre  espèce, 
et  plus  propre  à  me  faire  trouver  grâce  auprès 
de  vous.  Dans  le  commencement  de  mes  attache- 
ments, j  écris  fréquemment  pour  les  serrer,  pour 
établir  la  confiance  ;  quand  elle  est  acquise,  je  n'é- 
cris plus  que  pour  le  besoin;  il  me  semble  qu'alors 
on  s'entend  assez  sans  se  rien  dire.  Si  vous  trouvez 
cette  raison  valable,  voici,  madame  la  maréchale, 
comment  vous  me  le  ferez  connaître  ;  c'est  en  vous 
faisant,  pour  répondre,  la  même  règle  que  je  me 
fais  pour  écrire.  Quand  un  honnête  homme  indif- 
férent a  l'honneur  d'écrire  à  madame  la  maréchale 
de  Luxembourg,  sa  politesse  peut  lui  faire  un  devoir 
de  répondre  ;  mais  quand  elle  ne  répondra  pas  exac- 
tement à  celui  qu'elle  honore  d'une  estime  parti- 
culière ,  ce  silence  ne  sera  pas  équivoque  et  vaudra 
bien  une  lettre.  Je  n'aime  pas  tout  ce  qui  se  fait 
par  règle,  si  ce  n'est  n'en  point  avoir  d'autre  que 
son  cœur;  et  je  suis  bien  sur  que,  sans  me  dicter 
de  fréquentes  lettres ,  le  mien  ne  se  taira  jamais 
pour  vous.  J'apprends  à  l'instant  la  désertion  de 
ce  malheureux  Saint-]Martin  :  la  plume  m'en  tombe 
des  mains.  Oh!  si  vous  avez  des  fripons  à  votre  ser- 
vice, qui  jamais  aura  d'honnêtes  gens?  Que  je  vous 
plains!  que  je  gémis  de  ce  qui  fait  l'admiration  des 
autres  !  Que  la  Providence ,  en  vous  rendant  si  bons. 


si  aimables,  si  estiinablcs  ,  vous  a  tous  doux  dépla- 
cés! Ah!  vous  méritiez  d'être  nés  obscurs  et  libres , 
de  n'avoir  ni  maîtres,  ni  valets,  de  vivre  pour  vous 
et  pour  vos  amis  :  vous  les  auriez  rendus  heureux , 
et  vous  l'aift'iez  été  vous-mêmes. 


LETTRE  CCLXIV. 

A   MADAME  LATOUR. 

Montmoreiu'v,  le  19  octobre  1761. 

Le  plaisir  que  j'ai ,  madame ,  de  recevoir  de  vous 
une  seconde  lettre,  serait  tempéré  ou  peut-  être 
augmenté  par  vos  reproches,  si  je  pouvais  les  con- 
cevoir; mais  c'est  à  quoi  je  fais  de  vains  efforts.  Vous 
me  parlez  d'une  lettre  de  votre  amie;  je  n'en  ai 
point  reçu  d'autre  que  celle  qui  accompagnait  la 
votre  du  1 6,  et  qui  est  de  même  date  ;  et  cette  lettre, 
ne  vous  déplaise,  n'est  point  d'une  femme,  mais 
seulement  d'un  homme  ou  d'un  ange ,  ce  qui  est 
tout  un  pour  mon  dépit.  Vous  semblez  vous  plaindre 
de  ma  négligence  à  répondre,  et  plus  je  mérite  ce 
reproche  de  tout  autre  part,  plus  votre  ingratitude 
en  augmente ,  puisque  j'ai  répondu  à  votre  première 
lettre  le  surlendemain  de  sa  réception  ,  et  que,  par 
un  progrès  de  diligence  dont  je  me  passerais  bien, 
voilà  que  dès  le  lendemain  je  réponds  à  la  seconde. 

Le  grand  mal  est  qu'en  vous  donnant  un  homme 
pour  ami,  vous  êtes  restée  femme;  et  la  tromperie 
est  d'autant  plus  cruelle  que  vous  ne  m'avez  tiompé 


2l6  CORRESPONDANCE. 

qu'à  demi.  Deux  hommes  me  feraient  mille  pareils 
tours  que  je  n'en  ferais  que  rire  ;  mais  je  ne  sais  pour- 
quoi je  ne  puis  vous  imaginer  tète-à-tète  avec  mon- 
sieur Julie  )  concertant  vos  lettres  et  tout  le  persi- 
flage adressé  à  la  pauvre  dupe,  sans  des  mouvements 
de  colère,  et,  je  crois,  de  quelque  chose  de  pis: 
si,  pour  me  venger,  je  voulais  vous  imaginer  hor- 
rible, vous  vous  doutez  bien  que  cela  me  réussirait 
mal;  je  me  venge  donc  au  contraire  en  vous  ima- 
ginant si  charmante  que ,  comme  que  vous  puissiez 
être,  j'ai  de  quoi  vous  rendre  jalouse  de  vous. Tout 
ce  qui  me  déplaît  dans  cette  vengeance  est  la  peur 
de  la  prendre  à  mes  dépens. 

Nouvelle  folie  qu'il  vous  faut  avouer.  En  lisant 
cette  lettre  désolante,  en  l'examinant  par  tous  les 
recoins,  pour  y  chercher  cette  chimérique  Julie, 
que  je  ne  puism'empêcher  de  regretter  presque  jus- 
qu'aux larmes,  j'ai  été  découvrir  que  le  timbre  de 
la  petite  poste  avait  fait  impression  au  papier,  à 
travers  l'enveloppe,  d'où  j'ai  conclu  que  l'auteur  de 
cette  lettre  ne  l'avait  point  écrite  dans  votre  cham- 
bre. Cette  découverte  a  sur-le-champ  désarmé  ma 
furie; et  j'ai  compris  par  là  que  je  vous  pardonnais 
plutôt  le  complot  de  me  tromper,  que  le  téte-à-téte 
de  l'exécution.  Pour  Dieu ,  madame ,  vous  qui  devez 
faire  des  miracles,  tolérez  l'indiscrétion  de  ma 
prière;  je  vous  demande  à  genoux  de  rechanger  ce 
monsieur  en  femme.  Abusez-moi, mentez-moi; mais 
de  grâce,  refaites- en,  comme  vous  pourrez,  une 
autre  Julie,  et  je  vous  donnerai  à  toutes  deux  les 
coeurs  de  mille  Saint-Preux  dans  ini  seul. 


A.NJNÉE    l'jGl.  2I'7 

Quant  aux  lettres  que  vous  dites  m'avoir  été  pré- 
cédemment écrites,  et  qu'il  est,  ajoutez-vous,  im- 
possible de  supposer  ne  m'étre  pas  parvenues,  il 
ne  faut  pas ,  madame ,  le  supposer ,  il  faut  en  être 
persuadée.  Je  n'ai  point  reçu  ces  lettres:  si  je  les 
avais  reçues ,  j'aurais  pu  n'y  pas  répondre,  du  moins 
si  tôt,  car  je  suis  paresseux,  souffrant,  triste,  oc- 
cupé, et  de  ma  vie  je  n'ai  pu  avoir  d'exactitude  dans 
les  correspondances  qui  m'intéressaient  le  plus; 
mais  je  n'en  aurais  point  nié  la  réception,  et  je  n'au- 
rais point  désavoué  mon  tort.  Je  juge  par  le  tour 
de  vos  reproches  qu'il  était  question  du  soin  de  ma 
santé, et  je  suis  touché  de  l'intérêt  que  vous  voulez 
bien  y  prendre.  Loin  que  mon  dessein  soit  de  mou- 
rir ,  c'est  pour  vivre  jusqu'à  ma  dernière  heure  que 
j'ai  renoncé  aux  impostures  des  médecins.  Vingt  ans 
de  tourments  et  d'expérience  m'ont  suffisamment 
instruit  de  la  nature  de  mon  mal  et  de  l'insuffisance 
de  leiu'  art.  Ma  vie ,  quoique  triste  et  doidoureuse , 
ne  m'est  point  à  charge;  elle  n'est  point  sans  dou- 
ceurs ,  tant  que  des  personnes  telles  que  vous  me 
paraissez  être  daignent  y  prendre  intérêt  ;  mais 
lutter  en  vain  pour  la  prolonger,  c'est  l'user  et  rac- 
courcir; le  peu  qui  m'en  reste  m'est  encore  assez 
cher  pour  en  vouloir  jouir  en  paix.  Mon  parti  est 
pris,  je  n'aime  pas  la  dispute ,  et  je  n'en  veux  point 
soutenir  contre  vous;  mais  je  ne  changerai  pas  de 
résolution.  Adieu, madame;  ici  finira  probablement 
notre  courte  correspondance;  jouissez  du  triomphe 
aisé  de  me  laisser  du  regret  à  la  finir.  Je  suis  sen- 
sible,  facile,  et  naturellement  fort  aimant;  je  ne 


2l8  CORRESPONDANCE. 

sais  point  résister  aux  caresses.  D'une  seule  lettre 
vous  m'aviez  déjà  subjugué;  j'avoue  aussi  que  votre 
feinte  Julie  ajoutait  beaucoup  à  votre  empire;  et 
maintenant  encore  que  je  sais  qu'elle  n'existe  pas, 
son  idée  augmente  le  serrement  de  cœur  qui  me 
reste,  en  songeant  au  tour  que  vous  m'avez  joué. 


LETTRE   CCLXV. 

AUX  INSÉPARABLES,  HOMMES  OU  FEMMES' 

Ce  lundi  soir. 

Il  faut  l'avouer,  messieurs  ou  mesdames,  me 
voilà  tout  aussi  fou  que  vous  l'avez  voulu.  Votre 
commerce  me  devient  plus  intéressant  qu'il  ne  con- 
vient à  mon  âge,  à  mon  état,  à  mes  principes. 
Malgré  cela,  mes  soupçons  mal  guéris  ne  me  per- 
mettent plus  de  le  continuer  sans  défiance.  Voilà 
pourquoi  je  n'écris  point  nommément  à  Julie, 
parce  qu'en  effet  si  elle  est  ce  que  vous  dites,  ce 
que  je  désire,  ou  plutôt  ce  que  je  dois  craindre, 
l'offense  est  moindre  de  ne  lui  point  écrire,  que 
de  lui  écrire  autrement  qu'il  ne  faudrait.  Si  elle  est 
femme,  elle  est  plus  qu'un  ange,  il  lui  faut  des 
adorations;  si  elle  est  homme,  cet  homme  a  beau- 
coup d'esprit  ;  mais  l'esprit  est  comme  la  puissance, 
on  en  abuse  toujours  quand  on  en  a  trop.  Encore 

'  Les  inséparables  ne  le  furent  pas  long-temps.  Madame  de  Latour 
resta  fidèle  à  Jeau-Jacques ,  et  sa  constance  ne  se  rebuta  jamais. 
Mais  son  amie  la  prétendue  Claire  trouva  Rousseau  fort  peu  galant 
(Tt  cessa  <le  lui  écrire. 


ANNÉE    I7()l.  2in 

un  coup  ,  ceci  devient  trop  vif  pour  continuer  l'a- 
nonyme. Faites-vous  connaître ,  ou  je  me  tais  :  c'est 
mon  dernier  mot. 


LETTRE    CCLXVÎ. 

A  MADAME  LA  MARÉCHALE  DE  LUXEMBOURG. 
Montmorency,  22  octobre  1761. 

J'ai  reçu ,  madame  la  maréchale ,  une  très-éner- 
gique réponse  de  M.  le  maréchal  * ,  et  j'aime  à  me 
flatter  que  cette  réponse  vous  est  commune  avec 
lui,  d'autant  plus  que  S'ous  m'en  faites  quelques- 
unes  de  ce  ton-là,  au  papier  près  que  vous  n'y  met- 
tez pas.  Il  est  vrai  qu'une  réponse  que  vous  écri- 
vez parle  pour  dix  que  vous  n'écrivez  point,  et,  si 
j'étais  moins  insatiable,  une  seule  de  vos  lettres 
suffirait  pour  alimenter  mon  cœur  pour  toute  ma 
vie  :  mais  c'est  précisément  leur  prix  qui  m'en  rend 
avide ,  et  je  trouvé  que  vous  n'avez  jamais  assez 
dit  ce  que  je  me  plais  tant  à  entendre  et  à  lire.  Au 
moyen  de  la  correspondance  nouvellement  établie , 
j'espère  que  vous  me  dispenserez  plus  libéralement 
des  grâces  qui  me  sont  chères;  il  ne  vous  en  coû- 
tera qu'une  feuille  de  papier  et  une  adresse  de  votre 
main  ;  car  il  me  faut ,  s'il  vous  plait ,  quelques  mots 

Le  maréchal  de  Luxembourg  n'avait  en\  oyé  à  Rousseau  qu'une 
feuille  de  papier  blanc.  Il  parait  qu'il  était  convenu  entre  eux  que 
cet  envoi  tiendi'ait  lieu  de  réponse  de  la  part  du  maréchal ,  lorsqu'il 
n'aurait  pas  le  temps  d'écrire  et  n'aurait  rien  de  nouveau  à  com- 
muniquer. 


220  CORRESPONDANCE, 

que  vous  ayez  tracés ,  et  qui  me  donneront  la  con- 
fiance de  supposer  dans  la  lettre  tous  ceux  qui  n'y 
seront  point ,  mais  que  vos  bontés  pour  moi  et  mon 
attachement  pour  vous  m'y  feront  supposer.  Nous 
gagnerons  tous  deux  à  cet  arrangement ,  madame 
la  maréchale  :  vous  aurez  la  peine  d'écrire  de  moins , 
et  moi  j'aurai  le  plaisir  de  lire  des  lettres,  moins 
agréables  peut-être  que  vous  ne  les  auriez  écrites , 
mais,  en  revanche,  aussi  tendres  qu'il  me  plaira. 


1 


LETTRE  CCLXVIL 

A  M.    R 

Montmorency,  le  24  octobre  176 1, 

Votre  lettre,  monsieur,  du  3o  septembre,  ayant 
passé  par  Genève ,  c'est-à-dire  ayant  traversé  deux 
fois  la  France,  ne  m'est  parvenue  qu'avant-hier. 
J'y  iii  vu,  avec  une  douleur  mêlée  d'indignation, 
les  traitements  affreux  que  souffrent  nos  malheu- 
reux frères  dans  le  pays  où  vous  êtes  ,  et  qui  m'é- 
tonnent  d'autant  plus  que  l'intérêt  du  gouverne- 
ment serait ,  ce  me  semble ,  de  les  laisser  en  repos , 
du  moins  quant  à  présent.  Je  comprends  bien  que 
les  furieux  qui  les  oppriment  consultent  bien  plus 
leur  hiuTieur  sanguinaire  que  l'intérêt  du  gouver- 
nement; mais  j'ai  pourtant  quelque  peine  à  croire 
qu'ils  se  portassent  à  ce  point  de  cruauté  si  la  con- 
duite de  nos  frères  n'y  donnait  pas  quelque  pré- 
texte. Je  sens  combien  il  est  dur  de  se  voir  sans 


ANNÉE    I7G1.  221 

cesse  à  la  merci  d'un  peuple  cruel,  sans  apjnii, 
sans  ressoiu'ce,  et  sans  avoir  même  la  consolation 
d'entendre  en  paix  la  parole  de  Dieu.  Mais  cepen- 
dant, monsieur ,  cette  même  parole  de  Dieu  est  for- 
melle sur  le  devoir  d'obéir  aux  lois  des  princes.  La 
défense  de  s'assembler  est  incontestablement  dans 
leurs  droits;  et  après  tout,  ces  assemblées  n'étant 
pas  de  l'essence  du  christianisme,  on  peut  s'en  ab- 
stenir sans  renoncer  à  sa  foi.  L'entreprise  d'enlever 
un  homme  des  mains  de  la  justice  ou  de  ses  mi- 
nistres, fiit-il  même  injustement  détenu,  est  en- 
core une  rébellion  qu'on  ne  peut  justifier,  et  que 
les  puissances  sont  toujours  en  droit  de  pimir.  Je 
comprends  qu'il  y  a  des  vexations  si  dures  qu'elles 
lassent  même  la  patience  des  justes.  Cependant 
qui  veut  être  chrétien  doit  apprendre  à  souffrir,  et 
tout  homme  doit  avoir  une  conduite  conséquente 
à  sa  doctrine.  Ces  objections  peuvent  être  mau- 
vaises ;  mais  toutefois  si  on  me  les  faisait ,  je  ne  vois 
pas  trop  ce  que  j'aurais  à  répliquer. 

Malheureusement  je  ne  suis  pas  dans  le  cas  d'en 

courir  le  risque.  Je  suis  très-peu  connu  de  M , 

et  je  ne  le  suis  même  que  par  quelque  tort  qu'il  a 
eu  jadis  avec  moi ,  ce  qui  ne  le  disposerait  pas  favo- 
rablement pour  ce  que  j'aurais  à  lui  dire  ;  car, 
comme  vous  devez  savoir ,  quelquefois  l'offensé 
pardonne ,  mais  l'offenseur  ne  pardonne  jamais.  Je 
ne  suis  pas  en  meilleur  prédicament  auprès  des  mi- 
nistres; et  quand  j'ai  eu  à  demander  à  quelqu'un 
d'eux,  non  des  grâces,  je  n'en  demande  ]X)int, 
mais  la  justice  la  plus  claire  et  la  plus  due,  je  n'ai 


0.1X  CORRESPONDANCE. 

pas  même  obtenu  de  réponse.  Je  ne  ferais,  par  un 
zèle  indiscret,  que  gâter  la  cause  pour  laquelle  je 
voudrais  m'intéresser.  Les  amis  de  la  vérité  ne  sont 
pas  bien  venus  dans  les  cours,  et  ne  doivent  pas 
s'attendre  à  l'être.  Chacun  a  sa  vocation  sur  la  terre  ; 
,  la  mienne  est  de  dire  au  public  des  vérités  dures, 
mais  utiles;  je  tâche  de  la  remplir  sans  m'embar- 
rasser  du  mal  que  m'en  veulent  les  méchants,  et 
qu'il  me  font  quand  ils  peuvent.  J'ai  prêché  l'hu- 
manité, la  douceur,  la  tolérance,  autant  qu'il  a 
dépendu  de  moi  ;  ce  n'est  pas  ma  faute  si  l'on  ne 
m'a  pas  écouté  ;  du  reste ,  je  me  suis  fait  une  loi  de 
m'en  tenir  toujours  aux  vérités  générales  :  je  ne 
fais  ni  libelles,  ni  satires;  je  n'attaque  point  un 
homme,  mais  les  hommes;  ni  une  action,  mais  un 
vice.  Je  ne  saurais,  monsieur ,  aller  au-delà. 

Vous  avez  pris  un  meilleur  expédient  en  écrivant 
à  M....  Il  est  fort  ami  de....,  et  se  ferait  certainement 
écouter  s'il  lui  parlait  pour  nos  frères;  mais  je  doute 
qu'il  mette  im  grand  zèle  à  sa  recommandation  : 
mon  cher  monsieur,  la  volonté  lui  manque;  à  moi, 
le  pouvoir;  et  cependant  le  juste  pâtit.  Je  vois  par 
votre  lettre  que  vous  avez ,  ainsi  que  moi ,  appris 
à  souffrir  à  l'école  de  la  pauvreté.  Hélas!  elle  nous 
fait  compatir  aux  malheurs  des  autres;  mais  elle 
nous  met  hors  tl'état  de  les  soulager.  Bonjour,  mon- 
sieur; je  vous  salue  de  tout  mon  cœur. 


ANNÉE    I7G1.  223 


LETTRE  CCLXVIII. 

A  MADAME  LA   MARÉCHALE  DE  LUXEMBOURG. 

Ce  dimanche  a  6  octobre. 

Permettez,  madame  la  maréchale,  que  je  vous 
envoie  le  bulletin  de  ma  journée  d'hier.  J'appris 
le  matin  que  vous  deviez  passer  à  Saint-Brice,  entre 
midi  et  une  heure.  Je  diuai  à  onze  heures  et  de- 
mie; et,  de  peur  d'arriver  trop  tard ,  voulant  gagner 
le  temps  du  relai,  j'allai  couper  le  grand  chemin  au 
barrage  de  Pierre-Fite  ;  de  là  je  remontai  au  petit 
pas  jusqu'à  la  vue  de  Saint-Brice.  Là,  les  premières 
gouttes  de  pluie  m'ayant  surpris,  je  fus  me  réfu- 
gier chez  le  curé  de  Groslay,  d'où,  voyant  que  la 
pluie  ne  faisait  qu'augmenter,  je  pris  enfm  le  parti 
de  me  remettre  en  route,  et  j'arrivai  chez  moi 
mouillé  jusqu'aux  os,  crotté  jusqu'au  dos,  et,  qui 
pis  est ,  ne  vous  ayant  point  vue.  Je  voudrais  bien , 
madame  la  maréchale,  que  tous  ces  maux  excitas- 
sent votre  pitié,  et  me  valussent  un  petit  emplâtre 
de  papier  blanc. 


LETTRE  CCLXIX, 

A  LA  MÊME. 

Ce  mardi  matin. 

Bon   Dieu!  madame,  quelle  lettre!  quel  stjle! 
Est-ce  bien  à  moi  que  vous  écrivez?  est-ce  une  plai- 


4 

rs?S 


'224  CORRESPONDANCE. 

santerie ,  et  vous  moquez -vous  de  mes  frayeur 
J'aurais  ce  soupçon,  peut-être,  s'il  ne  faisait  que 
m'humilier  ;  mais  il  vous  outrage ,  et  je  l'étouffé. 
Non ,  non  ,  plus  d'alarmes ,  plus  d'inquiétudes  ;  cet' 
état  est  trop  cruel, et  sans  doute  il  est  trop  injuste; 
j'y  renonce  pour  la  vie:  je  me  livre  dans  la  simpli- 
cité de  mon  cœur  à  toute  la  bonté  du  vôtre  ;  et  je 
suis  bien  sûr,  quelque  ton  que  vous  puissiez  pren- 
dre, que  je  ne  mériterai  jamais  que  vous  quittiez 
celui  de  l'amitié. 

Mais  quoi!  toujours  des  torts?  Vous  m'en  repro- 
chez d'autres  au  sujet  du  livre.  Qu'ai-je  donc  fait? 
Que  vous  m'affligez!  Oui, madame  la  maréchale,  si 
je  vous  ai  promis  quelque  chose  que  j'aie  oublié,  il 
faut  que  je  sois  un  monstre  :  je  ne  sens  pas  en  moi 
que  je  sois  fait  pour  l'être  ;  en  vérité  je  croyais  être 
en  règle.  Je  vais  tout  quitter  à  l'instant  pour  me 
mettre  à  vos  copies,  et  je  vous  promets,  et  je  m'en 
souviendrai ,  que  je  ne  les  suspendrai  point  sans 
votre  congé. 

J'écris  ces  mots  à  la  hâte  pour  vous  renvoyer  plus 
tôt  votre  exprès;  je  voudrais  qu'il  eût  des  ailes  pour 
vous  porter  ce  témoignage  de  ma  reconnaissance 
et  de  mon  repentir.  Mais  pourtant  je  ne  puis  avoir 
regret  au  souci  que  m'a  donné  ma  mauvaise  tète, 
puisqu'il  m'attire  un  soin  si  obligeant  de  votre  part, 


LETTRE  CCLXX. 

A    JULIE. 

Je  joindrais  une  épithète  si  j'en  sav.iis  quelqu'une  qui  jiùt  ajoutit 
à  ce  mot. 

3o  octobre  1761 . 

Oui ,  madame ,  vous  êtes  femme ,  j'en  suis  jxm- 
suadé;  si,  sur  les  indices  contraires  que  je  vous  dirai 
quand  il  vous  plaira,  je  m'obstinais  après  vos  pro- 
testations à  en  douter  encore,  je  ne  ferais  plus  de 
tort  qu'à  moi.  Cela  posé,  je  sens  que  j'ai  à  réparer 
près  de  vous  toutes  les  offenses  qu'on  peut  faire  à 
quelqu'un  qu'on  ne  connaît  que  par  son  esprit; 
mais  ce  devoir  ne  m'effraie  point,  et  il  faudra  que 
vous  soyez  bien  inexorable,  si  la  disposition  où  je 
suis  de  m'humilier  devant  vous  ne  vous  apaise  pas. 
D'ailleurs,  vous  vous  trompez  fort,  quand  vous  re- 
gardez votre  amour-propre  comme  offensé  par  mes 
doutes  ;  la  frayeur  que  j'avais  qu'ils  ne  fussent  fondés 
vous  en  venge  assez;  et  pensez-vous  que  ce  ne  fut 
rien,  quand  vous  avez  osé  prendre  ce  nom  de  Julie, 
de  n'avoir  pu  vous  le  disputer? 

La  condition  sous  laquelle  vous  daignez  satisfaire 
l'empressement  que  j'ai  de  savoir  qui  vous  êtes,  me 
confirme  qu'il  voUs  est  bien  dû.  Je  vous  rends  donc 
justice; mais  vous  ne  me  la  rendez  pas, quand  vous 
nie  supposez  plus  ciuneux  que  sensible.  Non,  ma- 
dame,.ce  que  je  n'aurais  pas  fait  pour  vous  com- 
r..  XIX.  i5 


2^6  CORRESPONDANCK. 

plaire,  je  ne  le  ferais  pas  pour  vous  connaître,  et 
je  ne  vous  vendrais  pas  un  bien  que  \ous  voulez 
me  faire ,  pour  en  arracher  un  plus  grand  malgré 
vous.  Je  suppose  que  l'homme  que  vous  voulez  quç 
je  voie  est  le  frère  Côme,  dont  vous  m'avez  parlé 
précédemment;  si  la  chose  était  à  faire,  je  vous 
obéirais,  et  vous  resteriez  inconnue:  mais  l'amitié 
a  prévenu  l'humanité.  M.  le  maréchal  de  Luxem- 
bourg exigea  l'été  dernier  que  je  le  visse;  j'obéis, 
et  il  l'a  fait  venir  deux  fois.  Le  frère  Côme  a  fait 
ce  que  n'avait  pu  faire  avant  lui  nul  homme  de  l'art  ; 
je  n'ai  rien  vu  de  lui  qui  ne  soit  très -conforme  à 
sa  réputation  et  au  jugement  que  vous  en  portez; 
enfin ,  il  m'a  délivré  d'une  erreur  fâcheuse ,  en  véri- 
fiant que  mon  mal  n'était  point  celui  que  je  croyais 
avoir. Mais  celui  que  j'ai  n'en  est  ni  moins  inconnu, 
ni  moins  incurable  qu'auparavant,  et  je  n'en  souffre 
pas  moins  depuis  ses  visites  ;  ainsi ,  tous  les  soins 
humains  ne  servent  plus  qu'à  me  tourmenter.  Ce 
n'est  sûrement  pas  votre  intention  qu'ils  aient  cet 
usage. 

Vous  me  reprochez  l'abus  de  l'esprit  qu'en  vous 
supposant  homme  j'avais  cru  voir  dans  vos  lettres. 
J'ignore  si  cette  imputation  est  fondée,  mais  je  n'ai 
jamais  cru  avoir  asse^  d'esprit  pour  en  pouvoir 
abuser,  et  je  n'en  fais  pas  assez  de  cas  pour  le  vou- 
loir. Mais  il  est  vrai  que  dans  l'espèce  de  corres- 
pondance qu'il  vous  a  pki  d'établir  avec  moi ,  l'em- 
barras de  savoir  que  dire  a  pu  me  faire  recourir  à 
de  mauvaises  plaisanteries  qui  ne  me  vont  point, 
et  dont  je  me  tiie  toujours  gauchement.  Il  ne  tien- 


■ 


ANNÉE    lyGl.  1-x-j 

dra  qu'à  vous,  madame,  et  à  votre  aimable  atnie, 
de  connaître  que  mon  cœur  et  ma  plume  ^nt  nu 
autre  langage,  et  que  celui  de  l'estime  et  de  la  con- 
fiance ne  m'est  pas  absolument  étranger.  Mais  vous 
tjui  parlez ,  il  s'en  faut  beaucoup  que  vous  soyez 
disculpée  auprès  de  moi  sur  ce  chapitre;  et  je  vous 
avertis  que  ce  grief  n'est  pas  si  léger  à  mon  opi- 
nion, qu'il  ne  vaille  la  peine  d'être  d'abord  discuté , 
et  puis  tout-à-fait  oté  d'une  correspondance  con- 
tinuée. 

Après  ma  lettre  pliée ,  je  m'aperçois  qu'on  peut 
lire  l'écriture  à  travers  le  papier,  ainsi  je  mets  une 
enveloppe. 


LETTRE  CCLXXL 

A  M.  LE  MARÉCHAL    DE  LUXEMBOURG. 

Montmorency,  le  3  novembre  1761. 

Monsieur  le  maréchal,  je  ne  suis  point  un  sinistre 
interprète;  j'ai  donné  à  votre  lettre  blanche  le  sens 
qu'elle  devait  avoir  :  mais  je  vous  avoue  que  l'in- 
vincible silence  de  madame  la  maréchale  m'épou- 
vante ,  et  me  fait  craindre  d'avoir  été  trop  confiant. 
Je  ne  compi'ends  rien  à  cet  effrayant  mystère,  et 
n'en  suis  que  plus  alarmé.  De  grâce  faites  cesser  un 
silence  aussi  cruel.  Quelle  douleur  serait  la  mienne 
s'il  durait  au  point  de  me  forcer  de  l'entendre  î  C'est 
ce  que  je  n'ose  même  imaginer. 

1  5. 


228  CORRESPONDAWCF. 

LETTRE  CCLXXIL 

A  JULIE. 
A  Montmorency,  le  lo  novembre  1761. 


1 


Je  crois,  madame ,  que  vous  avez  deviné  juste, 
et  que  je  me  serais  moins  avancé,,  à  l'égard  de 
l'homme  en  question ,  si ,  malgré  ce  que  m'avait 
écrit  votre  amie,  j'avais  cru  que  ce  ne  fût  pas  le 
frère  Côme.  Non , ce  me  semble, par  le  désir  de  me 
faire  honneur  d'une  déférence  que  je  ne  voulais 
pas  avoir,  mais  parce  que  avant  d'avoir  vu  le  frère 
Côme, il  me  restait  à  faire  un  dernier  sacrifice ,  que 
vous  eussiez  sans  doute  obtenu,  quoique  j'en  susse 
le  désagrément  et  l'inutilité.  Maintenant  qu'il  est 
fait ,  ce  sacrifice  a  mis  le  terme  à  ma  complaisance , 
et  je  ne  veux  plus  rien  faire,  à  cet  égard,  que  ce 
que  j'ai  promis.  Je  ne  me  souviens  pas  de  ma  lettre, 
mais  soyez  vous-même  juge  de  cet  engagement  : 
si  je  ne  suis  tenu  à  rien ,  je  ne  veux  rien  accorder; 
si  vous  me  croyez  lié  par  ma  parole ,  envoyez 
M.  Sarbourg ,  il  sera  content  de  ma  docilité.  Mais , 
au  reste,  de  quelque  manière  que  se  passe  cette 
entrevue ,  elle  ne  peut  aboutir  de  sa  part  qu'à  un 
examen  de  pure  curiosité;  car,  s'il  osait  entre- 
prendre ma  guérison ,  je  ne  serais  pas  assez  fou  pour 
me  livrer  à  cette  entreprise ,  et  je  suis  très-sùr  de 
n'avoir  rien  promis  de  pareil.  J'ai  senti  dès  l'enfance 
les  premières  atteintes  du  mal  qui  me  consume; il 


I 


ANNÉE    I7G1.  2H) 

a  sa  source  dans  quelque  vicç  de  conformation  né 
avec  moi;  les  plus  crédules  dupes  de  ia  médecine 
ne  le  furent  jamais  au  point  de  penser  qu'elle  pùl 
j^uérir  de  ceux-là.  Elle  a  son  utilité,  j'en  conviens; 
elle  sert  à  leurrer  l'esprit  d'une  vaine  espérance  ; 
mais  les  emplâtres  de  cette  espèce  ne  mordent  plus 
sur  le  mien. 

A  l'égard  de  la  promesse  conditionnelle  de  vous 
faire  connaître,  je  vous  en  remercie  ;  mais  je  vous 
en  relève,  quelque  parti  que  vous  preniez  au  sujet 
de  M.  Sarbourg.  En  y  mieux  pensant,  j'ai  changé 
de  sentiment  sur  ce  point;  si,  selon  votre  manière 
d'interpréter,  vous  trouvez  encore  là  une  indiffé- 
rence désobligeante ,  ce  ne  sera  pas  en  cette  occa- 
sion que  je  vous  reprocherai  trop  d'esprit.  Mon 
empressement  de  savoir  qui  vous  êtes  venait  de 
ma  défiance  sur  votre  sexe,  elle  n'existe  plus;  je 
vous  crois  femme,  je  n'en  doute  point ,  et  c'est  pour 
cela  que  je  ne  veux  plus  vous  connaître;  vous  ne 
sauriez  plus  y  gagner  ,  et  moi  j'y  pourrais  trop 
perdre. 

Ne  croyez  pas, au  reste,  que  jamais  j'aie  pu  vous 
prendre  pour  un  homme;  il  n'v  a  rien  de  moins 
alliable  que  les  deux  idées  qui  me  tourmentaient; 
j'ai  seulementcru  vos  lettresde  la  main  d'un  homme: 
je  l'ai  cru ,  fondé  sur  l'écriture ,  aussi  liée ,  aussi 
formée  que  celle  d'ini  homme;  sur  la  grande  ré- 
gularité de  l'orthographe  ;  sur  la  ponctuation  plus 
exacte  que  celle  d'un  prote  d'imprimerie  ;  siu-  un 
ordre  que  les  femmes  ne  mettent  pas  connnimé- 
ment  dans  leius  lettres,  et  rpii  m'empècliait  <\r  me 


a3o  CORRESPONDANCE. 

fier  à  la  délicatesse  qu'elles  y  mettent,  mais  que 
quelques  hommes  y  mettent  aussi;  enfin,  sur  les 
citations  italiennes,  qui  me  déroutaient  le  plus.  Le 
temps  est  passé  des  Bouillon ,  des  La  Suze ,  des  La 
Fayette  ,  des  dames  françaises  qui  lisaient  et  ai- 
maient lapoésie  italienne.  Aujourd'hui  leursoreilles 
racornies  à  votre  Opéfa  ont  perdu  toute  finesse, 
toute  sensibilité  :  ce  goût  est  éteint  pour  jamais 
parmi  elles. 

Ne  plù  il  vestigio  appar;  ne  dir  si  puo 
Egli  qui  fue. 

Ajoutez  à  tout  cela  certain  petit  trait  accolé  de 
deux  points,  qui  finit  toutes  vos  lettres,  et  qui  me 
fournissait  un  indice  décisif  au  gré  de  ma  pointil- 
leuse défiance.  Où  diantre  avez -vous  aussi  péché 
ce  maudit  trait  qu'on  ne  fit  jamais  que  dans  des 
bureaux, et  qui  m'a  tant  désolé? Charmante  Claire, 
examinez  bien  la  jolie  main  de  votre  amie  ;  je  parie 
que  ses  petits  doigts  ne  sauraient  faire  un  pareil 
trait  sans  contracter  un  durillon.  Mais  ce  n'est  pas 
tout  ;  vous  voulez  savoir  sur  quoi  portait  aussi  ma 
frayeur  que  cette  lettre  ne  fût  de  la  main  d'un 
homme  :  c'est  que  'votre  Claire  vous  avait  donné  la 
vie^  et  que  cet  homme-la  vous  tuait. 

Il  est  vrai,  madame,  que  je  n'ai  pas  répondu  à 
vos  six  pages, et  que  je  n'y  répondrais  pas  en  cent. 
Mais ,  soit  que  vous  comptiez  les  pages ,  les  choses , 
les  lettres,  je  serai  toujours  en  reste;  et,  si  vous 
exigez  autant  que  vous  donnez ,  je  n'accepte  point 
un  marché  qui  passe  me^  forces.  Je  ne  sais  par  quel 


ANNÉE    I7G1.  u'il 

prodige  j'ai  été  jusqu'ici  plus  exact  avec  vous,  que 
je  ne  connais  point,  que  je  ne  le  fus  de  ma  vie  avec 
mes  amis  les  plus  intimes.  Je  veux  conserver  ma  li- 
berté jusque  dans  mes  attachements  ;  je  veux  qu'une 
correspondance  me  soit  un  plaisir  et  non  pas  un 
devoir;  je  porte  cette  indépendance  dans  l'amitié 
même:  je  veux  aimer  librement  mes  amis  pour  le 
,  plaisir  que  j'y  prends  ;  mais ,  sitôt  qu'ils  mettent  les 
services  à  la  place  des  sentiments,  et  que  la  recon- 
naissance m'est  imposée,  l'attachement  en  souffre, 
et  je  ne  fais  plus  avec  plaisir  ce  que  je  suis  forcé  de 
faire.  Tenez-vous  cela  pour  dit,  quand  vous  m'au- 
rez envoyé  votre  INI.  Sarbourg.  Je  comprends  que 
vous  n'exigerez  rieji,  c'est  pour  cela  même  que  je 
vous  devrai  davantage ,  et  que  je  m'acquitterai  d'au- 
tant plus  mal.  Ces  dispositions  me  font  peu  d'hon- 
neur ,  sans  doute  ;  mais  les  ayant  malgré  moi ,  tout 
ce  que  je  puis  faire ,  est  de  les  déclarer  :  je  ne  vaux 
pas  mieux  que  cela.  Revenant  donc  à  nos  lettres , 
soyez  persuadée  que  je  recevrai  toujours  les  vôtres 
et  celles  de  votre  amie,  avec  quelque  chose  de  plus 
que  du  plaisir  y  qu'elles  peuvent  charmer  mes  maux 
et  parer  ma  solitude  ;  mais ,  que  quand  j'en  rece- 
vrais dix  de  suite  sans  faire  une  réponse,  et  que 
vous  écrivant  enfin ,  au  lieu  de  répondre  article  par 
article,  je  suivrais  seulement  le  sentiment  qui  me 
fait  prendre  la  plume,  je  ne  ferais  rien  que  j'aie 
promis  de  ne  pas  faire,  et  à  quoi  vous  ne  deviez, 
vous  attendre. 

C'est  encore  à  peu  près  ia  même  chose  a  l'égard 
du  ton  de  mes  lettres.  Je  ne  suis  pas  poli ,  madame  ; 


^32  CORRESPONDANCE. 

je  sens  clans  mon  cœur  de  quoi  me  passer  de  l'être , 
et  il  y  surviendra  bien  du  changement,  si  jamais  je 
suis  tenté  de  Vètre  avec  vous.  Voyez  encore  quelle 
interprétation  votre  bénignité  veut  donner  à  cela , 
car  pour  moi  je  ne  puis  m'expliquer  mieux.  D'ail- 
leurs, j'écris  très-difficilement  quand  je  veux  châ- 
tier mon  style  :  j'ai  par-dessus  la  tête  du  métier 
d'auteur  ;  la  gène  qu'il  impose  est  line  des  raisons 
qui  m'y  font  renoncer.  A  force  de  peine  et  de  soin , 
je  puis  trouver  enfin  le  tour  convenable  et  le 
mot  propre  ;  mais  je  ne  veux  mettre  ni  peine 
ni  soins  dans  mes  lettres;  j'y  cherche  le  délasse- 
ment d'être  incessamment  vis-à-vis  du  public  ;  et 
quand  j'écris  avec  plaisir,  je^^eux  écrire  à  mon 
aise.  Si  je  ne  dis  ni  ce  qu'il  faut,  ni  comme  il  faut, 
qu'importe?  Ne  sais-je  pas  que  mes  aiTiis  m'enten- 
dront toujours;  qu'ils  expliqueront  mes  discours 
par  mon  caractère,  non  mon  caractère  par  mes 
discours ,  et  que  si  j'avais  le  malheur  de  leur  écrire 
des  choses  malhonnêtes,  ils  seraient  sûrs  de  ne  m'a- 
voir  entendu  qu'en  y  trouvant  un  sens  qui  ne  le 
fût  pas?  Vous  me  direz  que  tous  ceux  à  qui  j'écris 
ne  sont  ni  mes  amis,  ni  obligés  de  me  connaître. 
Pardonnez-moi ,  madame  ;  je  n'ai ,  ni  ne  veux  avoir 
de  simples  connaissances;  je  ne  sais,  ni  ne  veux  sa- 
voir comment  on  leur  écrit.  Il  se  peut  que  je  mette 
mon  commerce  à  trop  haut  prix ,  mais  je  n'en  veux 
rien  rabattre,  surtout  avec  7>ous,  quoique  je  ne  vous 
connaisse  pas ,  car  je  présume  qu'il  m'est  plus  aisé 
de  vous  aimer  sans  vous  connaître ,  que  de  vous 
connaître  sans  vous  aimer.  Quoi  qu'il  en  soit,  cVst 


A IV  NE  i:   1761.  u33 

ici  une  affaire  de  convention  :  n  atî<'ntle/.  de  moi 
nulle  exactitude  ,  et  n'allez  plus  épiloguantsur  mes 
mots.  Si  je  ne  vous  écris  ni  régulièrement,  ni  con- 
venablement, je  vous  écris  pourtant  :  cela  dit  tout, 
et  corrige  tout  le  reste.  Voilà  mes  explications,  mes 
conditions  ;  acceptez  ou  refusez ,  mais  ne  marchan- 
dez pas;  cela  serait  inutile. 

Je  vois  par  ce  que  vous  me  marquez ,  et  par  la 
couleur  de  votre  cachet ,  que  vous  avez  fait  quelque 
perte,  et  je  sais  par  votre  amie  que  vous  n'êtes 
pas  heureuse  :  c'est  peut-être  à  cela  que  je  dois 
votre  commisération  et  l'intérêt  que  vous  daignez 
prendre  à  moi.  L'infortune  attendrit  l'ame;  les 
gens  heureux  sont  toujours  durs.  Madame, /;///j  le 
cas  que  je  Jais  de  voire  bienveillance  augmente ,  plus 
je  la  trouve  trop  chère  a  ce  prix. 

Je  vous  dirai  ime  autre  fois  ce  que  je  pense  de 
l'affranchissement  de  votre  lettre,  et  de  la  mau- 
vaise raison  que  vous  m'en  donnez.  En  attendant , 
je  vous  prie ,  par  cette  raison  même ,  de  ne  plus 
continuer  d'affranchir  ,  c'est  le  vrai  moyen  de  faire 
perdre  les  lettres.  Je  suis  à  présent  fort  riche ,  et 
le  serai,  j'espère,  long-temps  ^o//r  cela;  tout  ce 
que  j'ote  à  la  vanité  dans  ma  dépense ,  c'est  pour 
le  donner  au  vrai  plaisir. 


a34  correspo:ndaxce. 


LETTRE  CCLXXIII. 

A  MADAME  LATOUR. 

Lundi,  i6. 

Ah  !  ces  maudits  médecins ,  ils  me  la  tueront 
a\ec  leurs  saignées  *!  Madame,  j'ai  été  très-sujet 
aux  esquinancies,  et  toujours  par  les  saignées  elles 
sont  devenues  pour  moi  des  maladies  terribles. 
Quand ,  au  lieu  de  me  faire  saigner,  je  me  suis  con- 
tenté de  me  gargariser,  et  de  tenir  les  pieds  dans 
l'eau  chaude,  le  mal  de  gorge  s'est  en  allé  **  dès  le 
lendemain  :  mais  malheureusement  il  était  trop 
tard  ;  quand  on  a  commencé  de  saigner ,  alors  il 
faut  continuer,  de  peur  d'étouffer.  Des  nouvelles, 
et  très-promptement ,  je  vous  en  supplie;  je  ne 
puis,  quant  à  présent,  répondre  à  votre  lettre;  et 
moi-même  aussi  je  suis  encore  moins  bien  qu'à 
mon  ordinaire.  J'ajouterai  seulement,  sur  votre 
anonyme ,  qu'il  n'est  guère  étonnant  que  vous  ne 
puissiez  deviner  ce  que  je  veux;  car,  en  vérité ,  je 
ne  le  sais  pas  trop  moi-même.  J'avoue  pourtant 
que  toutes  ces  enveloppes  et  adresses  me  semblent 
assez  incommodes,  et  que  je  ne  vois  pas  l'inconvé- 
nient qu'il  y  aurait  à  s'en  délivrer. 

Je  n'ai  montré  vos  lettres  à  personne  au  monde. 

*  Jean -Jacques  avait  horreur  de  la  saignée,  il  la  refusa  obstiné- 
ment dans  sa  chute  de  1776. 

**  On  doit  dire,  s'en  est  allé,  et  non  s'esteit  allé. 


I 


ANNÉE    I761  .  a35 

Si  vous  prenez  le  parti  de  vous  nommer,  j'ap- 
prouve'très-fort  que  nous  continuions  à  garder  V in- 
cognito dans  notre  correspondance. 


LETTRE  CCLXXIV. 

A  L'ABBÉ    DE  JODELH. 

Montmorency,  le  16  novembre  1761. 

Est-il  bien  naturel,  monsieur,  que,  pour  avoir 
des  éclaircissements  sur  un  écrit  des  pasteurs  de 
.Genève ,  vous  vous  adressiez  à  un  homme  qui  n'a  pas 
l'honneur  d'être  de  leur  nombre?  et  ne  serait-ce 
pas  matière  à  scandale  de  voir  un  ecclésiastique 
dans  un  séminaire  demander  à  un  hérétique  des 
instructions  sur  la  foi,  si  l'on  ne  présumait  que  c'est 
une  ruse  polie  de  votre  zèle  pour  me  faire  accep- 
ter les  vôtres?  Mais,  monsieur,  quelque  disposé 
que  je  puisse  être  à  les  recevoir  dans  tout  autre 
temps ,  les  maux  dont  je  suis  accablé  me  forcent 
de  vaquera  d'autres  soins  que  cette  petite  escrime 
de  controverse ,  bonne  seulement  pour  amuser  les 
gens  oisifs  qui  se  portent  bien.  Recevez  donc, 
monsieur,  mes  remerciements  de  votre  soin  pas- 
toral, et  les  assurances  de  mon  respect. 


^36  CORRESPO]ND  ANCE. 

LETTRE   CCLXXV. 

A  JULIE. 
Montmorency,  a 4  novembre  1761. 

Vous  serez  peu  surprise ,  madame ,  et  peut-être 
t'ucore  moins  flattée,  quand  je  vous  dirai  que  la 
relation  de  votre  amie  m'a  touché  jusqu'aux  larmes. 
Vous  êtes  faite  pour  en  faire  verser ,  et  pour  les 
rendre  délicieuses  ;  il  n'y  a  rien  là  de  nouveau ,  ni 
tle  bien  piquant  pour  vous.  Mais  ce  qui  sans  doute 
est  un  peu  plus  rare,  est  que  votre  esprit  et  votre 
ame  ont  tout  fait,  sans  que  votre  figure  s'en  soit 
mêlée  ;  et,  en  vérité ,  je  suis  bien  aise  de  vous  con- 
naître sans  vous  avoir  vue ,  afin  de  lui  dérober  un 
cœur  qui  vous  appartienne ,  etde  vous  aimer  au- 
trement que  tous  ceux  qui  vous  approchent.  Pro- 
vidence immortelle!  il  y  a  donc  encore  de  la  vertu 
sur  la  terre!  il  y  en  a  chez  des  femmes;  il  y  en  a 
en  France,  à  Paris,  dans  le  quartier  du  Palais- 
Royal!  Assurément,  ce  n'est  pas  là  que  j'aurais  été 
la  chercher.  Madame ,  il  n'y  a  rien  de  plus  inté- 
lessant  que  vous  :  mais ,  malgré  tous  vos  malheurs , 
je  ne  vous  trouve  point  à  plaindre.  Uhe  ame  hon- 
nête et  noble  peut  avoir  des  afflictions;  mais  elle 
a  des  dédommaa^ements  ia^norés  de  toutes  les  autres, 
et  je  suis  tous  les  jours  plus  persuadé  qu'il  n  y  a 
point  de  jouissance  ])lus  délicieuse  que  celle  de  soi- 
mênio  ,  (juand  on  v  porte  un  cœiu'  content  de  lui. 


Paidonnez-moi c(;momentcl'(Mitli<)usiasine.  Vous 
êtes  au-Uessus  des  louanges;  elles  profanent  le 
vrai  mérite ,  et  je  vous  promets  que  vous  n'en  re- 
cevrez plus  de  moi.  Mais,  en  revanche,  attendez- 
vous  à  de  fréquents  reproches  ;  vous  ne  savez  peut- 
être  pas  que  plus  vous  m'inspirez  d'estime,  plus 
vous  me  rendez  exigeant  et  difficile.  Oh!  je  vous 
avertis  que  vous  faites  tout  ce  qu'il  faut,  vous  et 
votre  amie  ,  pour  que  je  ne  sois  jamais  content  de 
vous.  Par  exemple ,  qu'est-ce  que  c'est  que  ce  ca- 
price ,  après  que  vous  avez  été  rétablie ,  de  ne  pas 
m'écrire ,  parce  que  je  ne  vous  avais  pas  écrit.?  Eh! 
mon  Dieu,  c'est  précisément  pour  cela  qu'il  fallait 
écrire  ,  de  peur  que  le  commerce  ne  languît  des 
deux  cotés.  Avez-vous  donc  oublié  notre  traité,  ou 
est-ce  ainsi  que  vous  en  remplissez  les  conditions  ? 
Quoi!  madame,  vous  allez  donc  compter  mes 
lettres  par  numéros,  un  ,  deux  ,  trois ,  pour  savoii' 
quand  vous  devez  m'écrire ,  et  quand  vous  ne  le 
devez  pas.  Faites  encore  une  fois  ou  deux  un  pa- 
reil calcul,  et  je  pourrai  vous  adorer  toujours, 
mais  je  ne  vous  écrirai  de  ma  vie. 

Et  l'autre  qui  vient  m'écrire  bêtement  qu'elle 
n'a  point  d'esprit!  Je  suis  donc  un  sot,  moi,  qui 
lui  en  trouve  preqiie  autant  qu'à  vous  ?  Cela  n'est-il 
pas  bien  obligeant?  Aimable  Claire,  pardonnez- 
rnoi  ma  franchise;  je  ne  puis  m'empècher  de  vous 
dire  que  les  gens  d'esprit  se  mettent  toujours  à 
leur  place ,  et  que  chez  eux  la  modestie  est  tou- 
jours fausseté. 

Mais,  si  elle  m'a  cionné  quelque  prise  en  parlant 


1 


t238  CORRtSPOJVDANCE. 

d'elle ,  que  d'hommages  ne  m'arrache-t-elle  point 
pour  son  compte  en  parlant  de  vous!  avec  quel 
plaisir  son  cœur  s'épanche  sur  ce  charmant  texte! 
avec  quel  zèle ,  avec  quelle  énergie  elle  décrit  les 
malheurs  et  les  vertus  de  son  amie  !  Vingt  fois ,  en 
lisant  sa  dernière  lettre,  j'ai  baisé  sa  main  tout  au 
moins,  et  nous  étions  au  clavecin.  Encore,  si  c'é- 
tait là  mon  plus  grand  malheur  !  mais  non  :  le  pis 
est  qu'il  faut  vous  dire  cela  comme  un  crime,  que 
je  suis  obligé  de  vous  confesser. 

Adieu,  belle  Julie;  je  ne  vous  écrirai  de  six  se- 
maines ,  cela  est  résolu  :  voyez  ce  que  vous  voulez 
faire  durant  ce  temps-là.  Je  vous  parlerais  de  moi, 
si  j'avais  quelque  chose  de  consolant  à  vous  dire  : 
mais  quoi!  plus  souffrant  qu'à  l'ordinaire,  accablé 
de  tracas  et  de  chagrins  de  toute  espèce ,  mon  mal 
est  le  moindre  de  mes  maux.  Ce  n'est  pas  ici  le 
moment  de  M.  Sarbourg.  Je  n'ai  pas  oublié  son  ar- 
ticle, auquel  votre  amie  revient  avec  tant  d'obsti- 
nation ;  il  sera  traité  dans  ma  première  lettre. 


LETTRE    CCLXXVI. 

A  M.   LE   MARÉCHAL  DE  LUXEMBOURG. 

I\Iontinorency ,  le  26  novembre  1761. 

vSavez-vous  bien,  M.  le  maréchal  que  celle  de 
toutes  vos  lettres  dont  j'avais  le  plus  grand  besoin, 
savoir  la  dernière  sans  date ,  mais  timbrée  de  Fon- 
tainebleau ,  ne  m'est  arrivée  que  depuis  trois  ou 


ANNÉE    I7G1.         •  a3f) 

quatre  jours,  quoique  je  la  croie  écrite  depuis  assez 
long -temps?  Je  soupçonne,  par  les  chiffres  et  les 
renseignements  dont  elle  est  couverte,  qu'elle  est 
allée  à  Enghien  en  Flandre  avant  de  me  parvenir. 
Ce  sont  des  fatalités  faites  pour  moi.  Heureuse- 
ment, il  m'est  venu  dans  l'intervalle  une  lettre  de 
madame  la  maréchale ,  qui  m'a  rassuré  ;  la  votre 
achève  de  me  rendre  le  repos,  et  enfin  me  voilà 
tranquille  sur  la  chose  qui  m'intéresse  le  plus  au 
monde.  Assurément  je  n'avais  pas  besoin  qu'une 
pareille  alarme  vint  me  faire  sentir  tout  le  prix  de 
vos  bontés.  M.  le  maréchal,  il  me  reste  un  seul 
plaisir  dans  la  vie ,  c'est  celui  de  vous  aimer  et  d'être 
aimé  de  vous.  Je  sens  que  si  jamais  je  perdais  celui- 
là,  je  n'aurais  plus  rien  à  perdre. 


LETTRE  CCLXXVII. 

A  MADAME  LA  MARÉCHALE  DE   LUXEMBOURG. 
.  Ce  mercredi  soir. 

J'ai  beau  relire  le  passage  que  vous  avez  trans- 
crit, il  faut,  madame,  que  je  vous  avoue  ma  bêtise; 
je  n'y  vois  point  ce  qui  peut  vous  offenser:  je  n'y 
vois  qu'une  plaisanterie ,  mauvaise  à  la  vérité ,  mais 
non  pas  criminelle,  puisque  la  seule  volonté  lait  le 
crime  :  je  n'y  trouve  à  blâmer  que  de  vous  avoir 
déplu;  et  sans  ce  malheur  je  la  pourrais  faire  en- 
core, et  ne  me  la  reprocherais  pas  plus  qu'aupara- 
vant. Daignez  donc  ^  ous  expliquei- (iavantafï(>;  dites- 


•^4o  TOHllESPOXD  ANGE. 

moi  précisément  de  quoi  il  faut  que  je  me  repente, 
et  tenez-le  déjà  rétracté. 

Vous  voulez  savoir  des  nouvelles  de  ma  santé  : 
je  me  proposais  de  répondre  aujourd'hui  là-dessus 
au  petit  billet  que  M.  le  maréchal  me  fit  écrire  mer-  V 
credi  dernier  pour  s'en  informer.  Trouvez  donc  bon 
que  cette  réponse  vous  soit  commune ,  ainsi  que 
tous  les  sentiments  de  mon  cœur.  Je  me  porte  moins 
bien  depuis  quelque  temps;  les  approches  de  l'hiver 
ne  sont  point  pour  moi  sans  conséquence  :  les  pre- 
mières gelées  se  sont  fait  sentir  si  vivement  que  je 
me  suis  cru  tout-à-fait  arrêté.  Cependant  je  suis 
mieux  depuis  deux  ou  trois  jours  :  le  relâchement 
de  l'air  m'a  beaucoup  soulagé;  et,  si  cet  état  con- 
tinue, je  n'aurai  pas  plus  à  me  plaindre  de  ma  santé 
depuis  l'été  dernier  qu'elle  était  si  bonne ,  que  de 
mon  sort  depuis  que  je  suis  aimé  de  vous. 


LETTRE   CCLXXVIIÏ. 

A  JULIE. 
A  Montmorency,  le  29  novembre  176 1. 

Encore  une  lettre  perdue,  madame!  cela  devient 
fréquent,  et  il  est  bizarre  que  ce  malheur  ne  m'ar- 
rive  qu'avec  vous.  Dans  le  premier  transport  que 
me  donna  la  relation  de  votre  amie,  je  vous  écrivis, 
le  cœur  plein  d'attendrissement ,  d'admiration ,  et 
les  yeux  en  larmes.  Ma  lettre  fut  mise  à  la  poste, 
sous  son  adresse,  rue comme  elle  me  lavait 


ANNIiE    lyGl.  u4l 

marqué.  Le  lendemain  je  reçus  la  votre,  où  vous 
me  tancez  de  mon  impolitesse,  et  je  craignis  de  là 
que  la  dernière  ne  vous  eût  encore  déplu  ;  car  je 
n'ai  qu'un  ton ,  madame ,  et  je  n'en  saurais  changer, 
même  avec  vous.  Si  mon  style  vous  déplaît,  il  faut 
me  taire  ;  mais  il  me  semble  que  mes  sentiments 
devraient  me  le  faire  pardonner.  Adieu ,  madame  ; 
je  ne  puis  maintenant  vous  parler  de  mon  état,  ni 
vous  écrire  de  quelque  temps;  mais  soyez  sûre  que, 
quoi  qu'il  arrive,  votre  souvenir  me  sera  cher. 

Mille  choses  de  ma  part  à  l'aimable  Claire  ;  j'ai 
du  regret  de  ne  pouvoir  écrire  à  toutes  deux. 


LETTRE  CCLXXIX. 

A  M.  MOULTOU. 
Montmorency,  le  12  décembre  1761. 

Vous  voulez,  cher  Moultou,  que  je  vous  parle 
de  mon  état.  Il  est  triste  et  cruel  à  tous  égards; 
mon  corps  souffre,  mon  cœur  gémit,  et  je  vis  en- 
core. Je  ne  sais  si  je  dois  m'attrister  ou  me  réjouir 
d'un  accident  qui  m'est  arrivé  il  y  a  trois  semaines, 
et  qui  doit  naturellement  augmenter  mais  abréger 
mes  souffrances.  Un  bout  de  sonde  molle,  sans  la- 
quelle je  ne  saurais  plus  pisser,  est  resté  dans  le 
canal  de  l'urètre ,  et  augmente  considérablement  la 
difficulté  du  passage  ;  et  vous  savez  que  dans  cette 
partie-là  les  corps  étrangers  ne  restent  pas  dans  le 
même  état, mais  croissent  incessamment,  en  deye- 

R.    XIX.  16 


24^  CORHESPOJVDANCE. 

nant  les  noyaux  d'autant  de  pierres.  Dans  peu  de 
temps  nous  saurons  à  quoi  nous  en  tenir  sur  ce 
nouvel  accident. 

Depuis  long -temps  j'ai  quitté  la  plume  et  tout 
travail  appliquant;  mon  état  me  forcerait  à  ce  sa- 
crifice, quand  je  n'en  aurais  pas  pris  la  résolution. 
Que  ne  l'ai-je  prise  trois  ans  plus  tôt!  Je  me  serais 
épargné  les  cruelles  peines  qu'on  me  donne  et  qu'on 
me  prépare  au  sujet  de  mon  dernier  ouvrage.  Vous 
savez  que  j'ai  jeté  sur  le  papier  quelques  idées  sur 
l'éducation.  Cette  importante  matière  s'est  étendue 
sous  ma  plume  au  point  de  faire  un  assez  et  trop 
gros  livre ,  mais  qui  m'était  cher ,  comme  le  plus 
utile,  le  meilleur,  et  le  dernier  de  mes  écrits.  Je  me 
suis  laissé  guider  dans  la  disposition  de  cet  ouvrage  ; 
et,  contre  mon  avis,  mais  non  pas  sans  l'aveu  du 
magistrat ,  le  manuscrit  a  été  remis  à  un  libraire  de 
Paris,  pour  l'imprimer;  et  il  en  a  donné  six  mille 
francs,  moitié  comptant ,  et  moitié  en  billets  paya- 
bles à  divers  termes.  Ce  libraire  a  ensuite  traité  avec 
un  autre  libraire  de  Hollande ,  pour  faire  en  même 
temps ,  et  sur  ses  feuilles ,  une  autre  édition  paral- 
lèle à  la  sienne,  pour  la  Hollande,  l'Allemagne  et 
l'Angleterre.  Vous  croiriez  là -dessus  que  l'intérêt 
du  libraire  français  étant  de  retirer  et  faire  valoir 
son  argent,  il  n'aurait  eu  plus  grande  hâte  que 
d'imprimer  et  publier  le  livre;  point  du  tout,  mon- 
sieur. Mon  livre  se  trouve  perdu,  puisque  je  n'en 
ai  aucun  double,  et  mon  manuscrit  supprimé,  sans 
qu'il  me  soit  possible  de  savoir  ce  qu'il  est  devenu. 
Pendant  deux  ou  trois  mois,  le  libraire,  feignant 


ANNÉE    1761.  a43 

de  vouloir  imprimer,  m'a  envoyé  quelques  épreu- 
ves, et  même  quelques  dessins  de  planches;  mais 
ces  épreuves  allant  et  revenant  incessamment  les 
mêmes,  sans  qu'il  m'ait  jamais  été  possible  de  voir 
une  seule  bonne  feuille ,  et  ces  dessins  ne  se  gra- 
vant point,  j'ai  enfin  découvert  que  tout  cela  ne 
tendait  qu'à  m'abuser  par  une  feinte;  qu'après  les 
épreuves  tirées  on  défaisait  les  formes,  au  lieu  d'im- 
.primer,et  qu'on  ne  songeait  à  rien  moins  qu'à  l'im-* 
pression  de  mon  livre. 

Vous  me  demanderez  quel  peut  être  de  la  part 
du  libraire  le  but  d'une  conduite  si  contraire  à  son 
intérêt  apparent.  Je  l'ignore;  il  ne  peut  certaine- 
ment être  arrêté  que  par  un  intérêt  plus  grand ,  on 
par  une  force  supérieure.  Ce  que  je  sais,  c'est  que 
ce  libraire  dépend  d'un  autre  libraire  nommé  Gué- 
rin ,  beaucoup  plus  riche ,  plus  accrédité ,  qui  im- 
prime pour  la  police ,  qui  voit  les  ministres ,  qui  a 
l'inspection  de  la  bibliothèque  de  la  Bastille,  qui 
est  au  fait  des  affaires  secrètes ,  qui  a  la  confiance 
du  gouvernement ,  et  qui  est  absolument  dévoué 
aux  jésuites.  Or  vous  saurez  que  depuis  long-temps 
les  jésuites  ont  paru  fort  inquiets  de  mon  traité  de 
l'éducation  :  les  alarmes  qu'ils  en  ont  prises  m'oiît 
fait  plus  d'honneur  que  je  n'en  mérite,  puisque  dans 
ce  livre  il  n'est  pas  question  d'eux ,  ni  de  leurs  col- 
lèges, et  que  je  me  suis  fait  une  loi  de  ne  jamais 
parler  d'eux  dans  mes  écrits  ni  en  bien  ni  en  mal. 
Mais  il  est  vrai  que  celui-ci  contient  une  profession 
de  foi  qui  n'est  pas  plus  fovorable  aux  intolérants 
qu'aux  incrédules,  et  qu'il  faut  bien  à  ces  gens-là 

ï6. 


l[\[\  CORRESPONDANCE. 

des  fanatiques ,  mais  non  pas  des  gens  qui  croient 
en  Dieu.  Vous  saurez  de  plus  que  ledit  Guérin,  par 
mille  avances  d'amitié ,  m'a  circonvenu  depuis  plu- 
sieurs années  en  se  récriant  contre  les  marchés  que 
je  faisais  avec  Rey,  en  le  décriant  dans  mon  esprit^ 
et  prenant  mes  intérêts  avec  une  générosité  sans 
exemple.  Enfin,  sans  vouloir  être  mon  imprimeur 
lui-même ,  il  m'a  donné  celui-ci,  auquel  sans  doute 
il  a  fait  les  avances  nécessaires  pour  avoir  le  ma- , 
nuscrit;  car,  malheureusement  pour  eux,  il  n'était 
plus  dans  mes  mains ,  mais  dans  celles  de  madame 
de  Luxembourg ,  qui  n'a  pas  voulu  le  lâcher  san^s 
argent. 

Voilà  les  faits;  voici  maintenant  mes  conjectures. 
On  ne  jette  pas  six  mille  francs  dans  la  rivière,  sim- 
plement pour  supprimer  un  manuscrit.  Je  présume 
que  l'état  de  dépérissement  où  je  suis  aura  fait 
prendre  à  ceux  qui  s'en  sont  emparés  le  parti  de 
gagner  du  temps,  et  différer  l'impression  du  mien 
jusqu'après  ma  mort.  Alors ,  maîtres  de  l'ouvrage , 
sur  lequel  personne  n'aura  plus  d'inspection ,  ils  le 
changeront  et  falsifieront  à  leur  fantaisie  ;  et  le  pu- 
blic sera  tout  surpris  de  voir  paraître  une  doctrine 
jésuitique  sous  le  nom  de  J.  J.  Rousseau. 

Jugez  de  l'effet  que  doit  faire  une  pareille  pré- 
voyance siu'  un  pauvre  solitaire  qui  n'est  au  fait  de 
rien ,  sur  un  pauvre  malade  qui  se  sent  finir ,  sur 
un  auteur  enfin  qui  peut-être  a  trop  cherché  sa 
gloire ,  mais  qui  ne  l'a  cherchée  au  moins  que  dans 
des  écrits  utiles  à  ses  semblables.  Cher  Moultou,  il 
faut  tout  mon  espoir  dans  celui  qui  protège  l'inno- 


ANNÉE    1761.  245 

cence  pour  me  faire  endurer  l'idée  qu'on  n'attend 
<jU(i  de  me  voir  les  yeux  fermés  pour  déshonorer 
ma  mémoire  par  im  livre  pernicieux.  Cette  crainte 
m'agite  au  point  que,  malgré  mon  état,  j'ose  entre- 
prendre de  me  remettre  sur  mon  brouillon  pour 
refaire  une  seconde  fois  mon  livre  :  mais ,  en  pareil 
cas  même,  comment  en  tirer  parti,  je  ne  dis  pas 
quant  à  l'argent;  car,  vu  la  matière  et  les  circon- 
stances, un  tel  livre  doit  donner  au  moins  vingt 
mille  francs  de  profit  au  libraire,  et  je  ne  demande 
qu'à  pouvoir  rendre  les  mille  écus  que  j'ai  reçus; 
mais  je  dis  quant  au  crédit  des  opposants,  qui  trou- 
veront partout ,  avec  leurs  intrigues ,  le  moyen 
d'arrêter  une  édition  dont  ils  seront  instruits  ?  Il 
faudrait  un  libraire  en  état  de  faire  une  pareille  en- 
treprise ,  et  Rey  pour  cela  peut  être  bon  ;  mais  il 
faudrait  aussi  de  la  diligence  et  du  secret,  et  l'on 
ne  peut  attendre  de  lui  ni  l'un  ni  l'autre.  D'ailleurs 
il  faut  du  temps,  et  je  ne  sais  si  la  nature  m'en 
donnera  ;  sans  compter  que  ceux  qui  ont  intercepté 
le  livre  ne  seront  pas ,  quels  qu'ils  soient ,  gens  à 
laisser  l'auteur  en  repos  ,  s'il  vit  trop  long-temps  à 
leur  gré.  Souvent  l'offensé  pardonne,  mais  l'offen- 
seur ne  pardonne  jamais.  Voilà  mes  embarras  :  je 
crois  qu'un  plus  sage  en  aurait  à  moins.  Prendre  le 
parti  de  me  plaindre  serait  agir  en  enfant  :  Nescit 
Orcus  redclere prœdam.}^  n'ai  pour  moi  que  le  droit 
et  la  justice  contre  des  adversaires  qui  ont  la  ruse ,  le 
crédit,  la  puissance  :  c'est  le  moyen  de  se  faire  haïr. 
Cher  Moultou  ,  cher  Roustan  ,  soyez  tous  deux, 
dans  cet  état,  ma  consolation  ,  mon  espérance.  In- 


^46  CORRJïSPONDANCE. 

struits  de  mon  malheur  et  de  sa  cause ,  promettez- 
moi,  si  mes  craintes  se  vérifient,  que  yous  ne  lais- 
serez pas  sans  désaveu  passer  sous  mon  nom  un 
livre  falsifié.  Vous  reconnaîtrez  aisément  mon  style, 
et  vous  n'ignorez  pas  quels  sont  mes  sentiments  : 
ils  n'ont  point  changé.  J'ai  peine  à  croire  que  jamais 
desjésuitesy  substituent  assez  adroitement  les  leurs 
pour  vous  en  imposer  ;  mais  au  moins  ils  tronque- 
ront et  mutileront  mon  livre ,  et  par  cela  seul  ils  le 
défigureront:  en  ôtant  mes  éclaircissements  et  mes 
preuves,  ils  rendront  extravagant  ce  qui  est  dé- 
montré. Protestez  hautement  contre  une  édition 
infidèle,  désavouez-la  publiquement  en  mon  nom: 
cette  lettre  vous  y  autorise  ;.une  telle  démarche  est 
sans  danger  dans  le  pays  où  vous  êtes;  et  prendre 
la  juste  défense  d'un  ami  qui  n'est  plus,  c'est  tra- 
vailler à  sa  propre  gloire.  Que  Roustan  ne  laisse 
pas  avilir  dans  l'opprobre  la  mémoire  d'un  homme 
qu'il  honora  du  nom  de  son  maître.  Quelque  peu 
mérité  que  soit  de  ma  part  un  pareil  titre ,  cela  ne 
le  dispense  pas  des  devoirs  qu'il  s'est  imposés  en 
me  le  donnant.  Rien  ne  l'obligeait  à  contracter  la 
dette ,  mais  maintenant  il  doit  la  payer.  Vous  avez 
en  commun  celle  de  l'amitié ,  d'autant  plus  sacrée 
qu'elle  eut  pour  premier  fondement  l'estime  et  l'a- 
mour de  la  vertu.  Marquez -moi  si  vous  acceptez 
l'engagement.  J'ai  grand  besoin  de  tranquillité,  et 
je  n'en  aurai  point  jusqu'à  votre  réponse. 

Parlons  maintenant  de  votre  voyage.  L'espérance 
est  la  dernière  chose  qui  nous  quitte ,  et  je  ne  puis 
renoncer  à  celle  que  vous  m'avez  donnée.  Oh  !  ve- 


annt?:e  i-jGi.  247 

nez ,  cher  Moultou.  Qui  sait  si  le  plaisir  de  vous 
voir,  (ie  vous  presser  contre  mon  cœur,  ne  me 
rendra  pas  assez  de  force  pour  vous  suivre  dans 
votre  retour ,  et  pour  aller  au  moins  mourir  dans 
cette  terre  chérie  où  je  n'ai  pu  vivre?  C'est  un  projet 
d'enfant,  je  le  sens;  mais  quand  toutes  les  autres 
consolations  nous  manquent,  il  faut  bien  s'en  faire 
de  chimériques.  Venez,  cher  Moultou,  voilà  l'es- 
sentiel; si  nous  y  sommes  à  temps,  alors  nous  dé- 
libérerons du  reste.  Quant  au  passeport,  ayez -le 
par  vos  amis,  si  cela  se  peut;  sinon,  je  crois,  de 
manière  ou  d'autre ,  pouvoir  vous  le  procurer; mais 
je  vous  avoue  que  je  me  sens  une  répugnance  mor- 
telle à  demander  des  grâces  dans  un  pays  où  l'on 
me  fait  des  injustices. 

Je  vous  remercie  de  ce  que  vous  avez  fait  pour 
moi  sur  la  lettre  à  M.  de  Voltaire,  et  je  vous  prie 
d'en  faire  aussi  mes  très-humbles  remerciements 
à  M.  le  syndic  jNIussard.  Je  n'ai  pour  raison  de  m'op- 
poser  à  sa  publication  que  les  égards  dus  à  M.  de 
Voltaire,  et  que  je  ne  perdrai  jamais,  de  quelque 
manière  qu'il  se  conduise  avec  moi;  car  je  ne  me 
sens  porté  à  l'imiter  en  rien.  Cependant,  puisque 
cette  lettre  est  déjà  publique ,  il  y  aurait  peu  de 
mal  qu'elle  le  devint  davantage  en  devenant  plus 
correcte;  et  je  ne  crains  sur  ce  point  la  critique 
de  personne,  honoré  du  suffrage  de  M.  Abauzit. 
Faites  là-dessus  tout  ce  qui  vous  paraîtra  conve- 
nable; je  m'en  rapporte  entièrement  à  vous. 

J'ai  trouvé,  parmi  mes  chiffons,  un  petit  mor- 
ceau que  je  vous  destine,  puisque  vous  l'avez  sou- 


248  CORRESPONDANCE.  Jj 

haité.  Le  morceau  est  très-faible;  mais  il  a  été  fait 
pour  une  occasion  où  il  n'était  pas  permis  de  mieux 
faire,  ni  de  dire  ce  que  j'aurais  voulu.  D'ailleurs  il 
est  lisible  et  complet;  c'est  déjà  quelque  cliose  : 
de  plus,  il  ne  peut  jamais  être  imprimé,  parce 
qu'il  a  été  fait  de  commande  et  qu'il  m'a  été  payé. 
Ainsi  c'est  un  dépôt  d'estime  et  d'amitié  qui  ne 
doit  jamais  passer  en  d'autres  mains  que  les  vôtres; 
et  c'est  uniquement  par  là  qu'il  peut  valoir  quel- 
que chose  auprès  de  vous.  Je  voudrais  bien  espé- 
rer de  vous  le  remettre  ;  mais  si  vous  m'indiquez 
quelque  occasion  pour  vous  l'envoyer ,  je  vous 
l'enverrai. 

Que  Dieu  bénisse  votre  famille  croissante,  et 
donne  à  ma  patrie,  dans  vos  enfants,  des  citoyens 
qui  vous  ressemblent!  Adieu,  cher  Moultou. 

P.  S.  1 8  dèc.  J'ai  suspendu  Tenvoi  de  ma  lettre 
jusqu'à  plus  ample  éclaircissement  sur  la  matière 
principale  qui  la  remplit  ;  et  tout  concourt  à  gué- 
rir des  soupçons  conçus  mal  à  propos ,  bien  plus 
sur  la  paresse  du  libraire  que  sur  son  infidélité. 
Or  ces  soupçons,  ébruités,  deviendraient  d'hor- 
ribles calomnies;  ainsi,  jusqu'à  nouvel  avis,  le  se- 
cret en  doit  demeurer  entre  vous  et  moi,  sans  que 
personne  en  ait  le  moindre  vent ,  non  pas  même 
le  cher  Roustan.  Je  récrirais  même  ma  lettre ,  ou 
j'en  ferais  une  autre,  si  j'avais  la  force  ;  mais  je 
suis  accablé  de  mal  et  de  travail ,  et  ce  qui  serait 
indiscrétion  avec  un  autre  n'est  que  confiance 
avec  un  homme  vertueux.  Dans  cet  intervalle  j'ai 


ANNÉE    1761.  2/,() 

travaillé  à  remettre  au  net  le  morceau  le  plus  im- 
portant de  mon  livre ,  et  je  voudrais  touver  quel- 
que moyen  de  vous  l'envoyer  secrètement.  Quoi- 
que écrit  fort  serré,  il  coûterait  beaucoup  par  la 
poste.  Je  ne  suis  pas  à  portée  d'affranchir  sûre- 
ment; et  si  je  fais  contre-signer  le  paquet,  mon 
secret  tout  au  moins  est  aventuré.  Marquez-moi 
votre  avis  là-dessus,  et  du  secret.  Adieu. 


LETTRE   CCLXXX. 

A  MADAME  LA  MARÉCHALE  DE  LUXEMBOURG. 
Montmorency,  le  r3  décembre  1761. 

Je  ne  voulais  point,  madame  la  maréchale,  vous 
inquiéter  de  l'histoire  de  mon  malheur  ;  mais 
puisque  le  chevalier  vous  en  a  parlé  et  que  vous 
voulez  y  chercher  remède ,  je  ne  puis  vous  dissi- 
muler que  mon  livre  est  perdu.  Je  ne  doute  nul- 
lement que  les  jésuites  ne  s'en  soient  emparés 
avec  le  projet  de  ne  point  le  laisser  paraître  de 
mon  vivant;  et  sûrs  de  ne  pas  long-temps  atten- 
dre, d'en  substituer,  après  ma  mort,  un  autre 
toujours  sous  mon  nom  ,  mais  de  leur  fabri- 
que ,  lequel  réponde  mieux  à  leurs  vues.  Il  fau- 
drait un  mémoire  pour  vous  exposer  les  raisons 
que  j'ai  de  penser  ainsi.  Ce  qu'il  y  a  de  très-sùr, 
au  moins,  c'est  que  le  libraire  n'imprime  ni  ne 
veut  imprimer,  qu'il  a  trompé  M.  de  Malesherbes, 
qu'il  vous  trompera ,  et  qu'il  se  moque  de  moi 

R.  XIX.  16* 


■iSo  CORRESPONDANCE. 

avec  l'impudence  d'un  coquin  qui  n'a  pas  peur  et 
qui  se  sent  bien  soutenu.  Cette  perte,  la  plus 
sensible  que  j'aie  jamais  faite,  a  mis  le  comble  à 
mes  maux,  et  me  coûtera  la  vie:  mais  je  la  crois 
irréparable;  ce  qui  tombe  dans  ce  gouffre-là  n'en 
sort  plus:  ainsi  je  vous  conjure  de  tout  laisser  là , 
et  de  ne  vous  pas  compromettre  inutilement.  Tou- 
tefois ,  si  vous  voulez  absolument  parler  au  li- 
braire ,  M.  de  Malesherbes  est  au  fait  et  lui  a  parlé  ; 
il  serait  peut-être  à  propos  qu'il  vous  vît  aupara- 
vant. Si,  contre  toute  attente  de  ma  part,  il  est 
possible  d'avoir  mon  manuscrit  en  rendant  tout, 
faites,  madame  la  maréchale,  et  je  vous  devrai 
plus  que  la  vie.  Les  quinze  cents  francs  que  j'ai 
reçus  ne  doivent  point  faire  d'obstacle  ;  je  puis  les 
retrouver  et  vous  les  renvoyer  au  premier  signe. 


LETTRE  CCLXXXL 

A  JULIE. 
A  Montmorency,  le  19  décembre  lyGi. 

Je  voudrais  continuer  de  vous  écrire,  madame, 
à  vous  et  à  votre  digne  amie;  mais  je  ne  puis,  et 
je  ne  supporterais  pas  l'idée  que  vous  attribuas- 
siez à  négligence  ou  à  indifférence  un  silence  que 
je  compte  parmi  les  malheurs  de  mon  état.  Vous 
exigez  de  l'exactitude  dans  le  commerce,  et  c'est 
bien  le  moins  que  je  doive  à  celui  que  vous  dai- 
gnez lier  avec  moi  ;  mais  cette  exactitude  m'est 


AMVÉIi:    I761.  2^1 

impossible  :  ma  situation  empilée  partage  mon 
temps  entre  l'occupation  et  la  souffrance;  il  ne 
m'en  reste  plus  à  donner  à  mon  plaisir.  Il  n'est 
pas  naturel  que  vous  vous  mettiez  à  ma  place, 
vous  qui  avez  du  loisir  et  de  la  santé;  mais  faites 
donc  comme  les  dieux , 

Donnez  en  commandant  le  pouvoir  d'obéir. 

Il  faut, malgré  moi, finir  une  correspondance  dans 
laquelle  il  m'est  impossible  de  mettre  assez  du 
mien,  et  qu'avec  raison  vous  n'êtes  point  d'hu- 
meur d'entretenir  seules.  Si  peut-être  dans  la 
suite....  mais....  c'est  une  folie  de  vouloir  s'aveu- 
gler, et  une  bêtise  de  regimber  contre  la  néces- 
sité. Adieu  donc,  mesdames;  forcé  par  mon  état, 
je  cesse  devons  écrire,  mais  je  ne  cesse  point  de 
penser  à  vous. 

Je  découvre  à  l'instant  que  toutes  vos  lettres 
ont  été  à  Beaumont  avant  que  de  me  parvenir.  Il 
ne  fallait  que  Montmorencf  sur  l'adresse  ,  sans  par- 
ler de  la  route  de  Beaumont. 


LETTRE   CCLXXXII. 

A  M.  MOULTOU*. 
Montmorency,  le  a 3  décembre  176 1. 

C'en  est  fait,  cher  Moultou,  nous  ne  nous  re- 
verrons plus  que  dans  le  séjour  des  justes.  Mon 

Cette  lettre,  ainsi  que  la  suivante,  trouvées  dans  les  papiers  de 


'J.Bl  CORRESPONDANCE. 

sort  est  décidé  par  les  suites  de  l'accident  dont  je 
vous  ai  parlé  ci-devant;  et,  quand  il  en  sera  temps  , 
je  pourrai,  sans  scrupule,  prendre  chez  milord 
Edouard  les  conseils  de  la  vertu  même  *. 

Ce  qui  m'humilie  et  m'afflige  est  une  fin  si  peu 
digne,  j'ose  dire,  de  ma  vie,  et  du  moins  de  mes 
sentiments.  Il  y  a  six  semaines  que  je  ne  fais  que 
des  iniquités ,  et  n'imagine  que  des  calomnies 
contre  deux  honnêtes  libraires,  dont  l'un  n'a  de 
tort  que  quelques  retards  involontaires,  et  l'autre 
un  zèle  plein  de  générosité  et  de  désintéressement, 
que  j'ai  payé ,  pour  toute  reconnaissance,  d'une 
accusation  de  fourberie.  Je  ne  sais  quel  aveugle- 
ment, quelle  sombre  humeur,  inspirée  dans  la  so- 
litude par  un  mal  affreux,  m'a  fait  inventer,  pour 
en  noircir  ma  vie  et  l'honneur  d'autrui,  ce  tissu 
d'horreurs,  dont  le  soupçon,  changé  dans  mon 
esprit  prévenu  presque  en  certitude ,  n'a  pas  mieux 
été  déguisé  à  d'autres  qu'à  vous.  Je  sens  pourtant 
que  la  source  de  cette  folie  ne  fut  jamais  dans 
mon  cœur.  Le  délire  de  la  douleur  m'a  fait  perdre 
la  raison  avant  la  vie;  en  faisant  des  actions  de 
méchant,  je  n'étais  qu'un  insensé. 

Toutefois,  dans  l'état  de  dérangement  où  est 
ma  tète,  ne  me  fiant  plus  à  rien  de  ce  que  je  vois 
et  de  ce  que  je  crois,  j'ai  pris  le  parti  d'achever 

Tauteur ,  n'ont  pas  été  envojées  à  leur  adresse;  mais,  puisque  Rous- 
seau les  a  conservées,  on  n'a  pas  cru  devoir  les  supprimer. 

(  Note  de  Du  Peyrou  ) 
Voyez  Nouvelle  Héloise,  troisième  partie,  lettre  xxii.  Rousseau 
revient  sur   cette  idée,  et  eu  termes  encore  plus  clairs,  dans  une 
It'ttre  à  Duclos  du  i^""  août  i-fij. 


A-NNÉE    1761.  253 

la  copie  du  morceau  dont  je  vous  ai  pailé  ci-de- 
vant, et  même  de  vous  l'envoyer,  très-persuadé 
qu'il  ne  sera  jamais  nécessaire  d'en  faire  usage, 
mais  plus  sûr  encore  que  je  ne  risque  rien  de  le 
confier  à  votre  probité.  C'est  avec  la  plus  grande 
répugnance  que  je  vous  extorque  les  frais  immen- 
ses que  ce  paquet  vous  coûtera  par  la  poste.  Mais 
le  temps  presse;  et,  tout  bien  pesé,  j'ai  pensé  que 
de  tous  les  risques ,  celui  que  je  pouvais  regarder 
comme  le  moindre  était  celui  d'un  peu  d'argent. 
Certainement  j'aurais  fait  mieux  si  je  l'avais  pu  sans 
danger.  Mais  au  reste ,  en  supposant ,  comme  je 
l'espère,  qu'il  ne  sera  jamais  nécessaire  d'ébruiter 
cette  affaire,  je  vous  en  demande  le  secret,  et  je 
mets  mes  dernières  fautes  à  couvert  sous  l'aile  de 
votre  charité.  Le  paquet  sera  mis,  demain  ili  dé- 
cembre, à  la  poste,  sans  lettre;  et  même  il  y  a 
quelque  apparence  que  c'est  ici  la  dernière  que  je 
vous  écrirai. 

Adieu,  cher  Moultou.  Vous  concevrez  aisément 
que  la  profession  de  foi  du  vicaire  savoyard  est  la 
mienne.  Je  désire  trop  qu'il  y  ait  un  Dieu  pour  ne 
pas  le  croire;  et  je  meurs  avec  la  ferme  confiance 
que  je  trouverai  dans  son  sein  le  bonheur  et  la 
paix  dont  je  n'ai  pu  jouir  ici-bas. 

J'ai  toujours  aimé  tendrement  ma  patrie  et  mes 
concitoyens;  j'ose  attendre  de  leur  part  quelque 
témoignage  de  bienveillance  pour  ma  mémoire.  Je 
laisse  une  gouvernante  presque  sans  récompense, 
après  dix-sept  ans  de  services  et  de  soins  très-pé- 
nibles, auprès  d'un  homme  presque  toujours  souf- 


aS/j  CORRESPONDANCE. 

frant.  Il  me  serait  affreux  de  penser  qu'après  m'a- 
voir  consacré  ses  plus  belles  années ,  elle  passerait 
ses  vieux  jours  clans  la  misère  et  l'abandon.  J'es- 
père que  cela  n'arrivera  pas  :  je  lui  laisse  pour  pro- 
tecteurs et  pour  appuis  tous  ceux  qui  m'ont  aimé 
de  mon  vivant.  Toutefois,  si  cette  assistance  ve- 
nait à  lui  manquer,  je  crois  pouvoir  espérer  que 
mes  compatriotes  ne  lui  laisseraient  pas  mendier  son 
pain.  Engagez,  je  vous  supplie,  ceux  d'entre  eux 
en  qui  vous  connaissez  l'ame  genevoise  à  ne  ja- 
mais la  perdre  de  vue ,  et  à  se  réunir,  s'il  le  fallait , 
pour  lui  aider  à  couler  ses  jours  en  paix  à  l'abri 
de  la  pauvreté. 

Voici  une  lettre  pour  mon  très-honoré  disciple. 
Je  crois  que  j'aurais  été  son  maître  en  amitié  ;  en 
tout  le  reste  je  me  serais  glorifié  de  prendre  leçon 
de  lui.  Je  souhaite  fort  qu'il  accepte  la  proposition 
de  faire  la  préface  du  recueil  de  mes  œuvres  ;  et  en 
ce  cas  vous  voudrez  bien  faire  avec  M.  le  maréchal 
de  Luxembourg  des  arrangements  pour  lui  faire 
agréer  un  présent  sur  l'édition.  Au  reste,  si  les 
choses  ne  tournaient  pas  comme  je  l'espère  pour 
une  édition  en  France,  je  n'ai  point  à  me  plaindre 
de  la  probité  de  Rey,  et  je  crois  qu'il  n'a  pas  non 
plus  à  se  plaindre  de  mes  écrits.  On  pourrait  s'a- 
dresser à  lui. 

Adieu  derechef.  Aimez  vos  devoirs ,  cher  Moul- 
tou  ;  ne  cherchez  point  les  vertus  éclatantes.  Elevez 
avec  grand  soin  vos  enfants  ;  édifiez  vos  nouveaux 
compatriotes  sans  ostentation  et  sans  dureté,  et 
pensez  quelquefois  que  la  mort  perd  beaucoup  de 


ANNÉE    I7G1.  '^5.J 

ses  horreurs  quanti  on  en  approche  avec  un  cœui- 
content  de  sa  vie. 

Gardez-moi  tous  deux  le  secret  sur  ces  lettres , 
du  moins  jusqu'après  l'événement,  dont  j'ignore  en- 
core le  temps,  quoique  sûrement  peu  éloigné.  Je 
commence  par  les  amis  et  les  affaires,  pour  voir 
ensuite  en  repos  avec  Jean-Jacques  si  par  hasard  il 
n'a  rien  oublié. 

Si  vous  venez,  vous  trouverez  le  morceau  que 
je  vous  destinais  parmi  ce  qu'il  me  reste  encore  de 
petits  manuscrits.  Si  vous  ne  venez  pas ,  et  qu'on 
négligeât  de  vous  l'envoyer,  vous  pouvez  le  de- 
mander, car  votre  nom  y  est  en  écrit.  C'est,  comme 
je  crois  vous  l'avoir  déjà  marqué,  une  oraison  fu- 
nèbre de  feu  M,  le  duc  d'Orléans. 


LETTilE  CCLXXXIII. 

A   M.  R  OUST  AN. 
Moutmorency ,  le  2  3  décembre  176 1. 

Mon  disciple  bien  aimé,  quand  je  reçus  votre 
dernière  lettre,  j'espérais  encore  vous  voir  et  vous 
embrasser  un  jour;  mais  le  ciel  en  ordonne  autre- 
ment :  il  faut  nous  quitter  avant  que  de  nous  connaî- 
tre. Je  crois  que  nous  y  perdons  tous  deux.  Vous  avez 
du  talent,cherRoustan;  quand  je  finissais  ma  courte 
carrière,  vous  commenciez  la  vôtre,  et  j'augurais 
que  vous  iriez  loin.  La  gène  de  votre  situation  vous 
a  forcé  d'accepter  un  emploi  qui  vous  éloigne  de 


2.56  CORRESPOIVDANCE. 

de  la  culture  des  lettres.  Je  ne  regarde  point  cet 
éloignement  con,ime  un  malheur  pour  vous.  Mon 
cher  Roustan ,  pesez  bien  ce  que  je  vais  vous  dire. 
J'ai  fait  quelque  essai  de  la  gloire  ;  tous  mes  écrits 
ont  réussi  ;  pas  un  homme  de  lettres  vivant ,  sans 
en  excepter  Voltaire ,  n'a  eu  des  moments  plus  bril- 
lants que  les  miens;  et  cependant  je  vous  proteste 
que ,  depuis  le  moment  que  j'ai  commencé  de  faire 
imprimer,  ma  vie  n'a  été  que  peine,  angoisse  et 
douleur  de  toute  espèce.  Je  n'ai  vécu  tranquille , 
heureux,  et  n'ai  eu  de  vrais  amis  que  durant  mon 
obscurité.  Depuis  lors  il  a  fallu  vivre  de  fumée,  et 
tout  ce  qui  pouvait  plaire  à  mon  cœur  a  fui  sans 
retour.  Mon  enfant,  fais-toi  petit,  disait  à  son  fils 
cet  ancien  politique  ;  et  moi ,  je  dis  à  mon  disciple 
Roustan ,  JNIon  enfant ,  reste  obscur  ;  profite  du  triste 
exemple  de  ton  maître.  Gardez  cette  lettre,  Roustan  : 
je  vous  en  conjure.  Si  vous  en  dédaignez  les  con- 
seils ,  vous  pourrez  réussir  sans  doute  ;  car,  encore 
une  fois  ,  vous  avez  du  talent,  quoique  encore  mal 
réglé  par  la  fougue  de  la  jeunesse:  mais  si  jamais 
vous  avez  un  nom,  relisez  ma  lettre,  et  je  vous 
promets  que  vous  ne  l'achèverez  pas  sans  pleurer. 
Votre  famille, votre  fortune  étroite, un  émule,  tout 
vous  tentera  ;  résistez ,  et  sachez  que ,  quoi  qu'il 
arrive ,  l'indigence  est  moins  dure  ,  moins  cruelle  à 
supporter  que  la  réputation  littéraire. 

Toutefois  voulez-vous  faire  un  essai  ?  L'occasion 
est  belle  ;  le  titre  dont  vous  m'honorez  vous  la  four- 
nit, et  tout  le  monde  approuvera  qu'un  tel  disciple 
fasse  une  préface  à  la  tète  du  recueil  des  écrits  de 


ANN^K    I761.  257 

son  maître.  Faites  donc  cette  préface  ;  faites-la  même 
avec  soin  ;  concertez-vous  là-dessus  avec  Moultoii, 
Mais  gardez -vous  d'aller  faire  le  fade  louangeur: 
vous  feriez  plus  de  tort  à  votre  réputation  que  de 
bien  à  la  mienne.  Louez -moi  d'une  seule  chose, 
mais  louez-m'en  de  votre  mieux,  parce  qu'elle  est 
louable  et  belle  :  c'est  d'avoir  eu  quelque  talent  et 
de  ne  m'ètre  point  pressé  de  le  montrer;  d'avoir 
passé  sans  écrire  tout  le  feu  de  la  jeunesse;  d'avoir 
pris  la  plume  à  quarante  ans ,  et  de  l'avoir  quittée 
avant  cinquante;  car  vous  savez  que  telle  était  ma 
résolution,  et  le  Traité  de  V Education  devait  être 
mon  dernier  ouvrage ,  quand  j'aurais  encore  vécu 
cinquante  ans.  Ce  n'est  pas  qu'il  n'y  ait  chez  Rey 
un  Traité  du  Contrat  social ,  duquel  je  n'ai  encore 
parlé  à  personne, et  qui  ne  paraîtra  peut-être  qu'a- 
près V Education  ;mais  il  lui  est  antérieur  d'un  grand 
nombre  d'années.  Faites  donc  cette  préface,  et  puis 
des  sermons,  et  jamais  rien  de  plus.  Au  surplus, 
soyez  bon  père ,  bon  mari ,  bon  régent ,  bon  mi- 
nistre, bon  citoyen ,  homme  simple  en  toute  chose , 
et  rien  de  plus,  et  je  vous  promets  une  vie  heu- 
reuse. Adieu,  lloustan;  tel  est  le  conseil  de  votre 
maître  et  ami  prêt  à  quitter  la  vie ,  en  ce  moment 
où  ceux  mêmes  qui  n'ont  pas  aimé  la  vérité  la  di- 
sent. Adieu. 


R.  XIX. 


^58  CORRESPONDANCE. 

LETTRE  CCLXXXÏV. 

A  M.  COINDET. 

Montmorency,  ce  vendredi. 

Quelque  aimable  que  puisse  être  M.  l'abbé  de 
Grave,  comme  je  ne  le  connais  point,  et  qu'en 
France  tout  le  monde  est  aimable ,  il  me  semble 
que  rien  n'est  moins  pressé  que  d'abuser  de  sa  com- 
plaisance pour  l'amener  à  Montmorency,  sans  sa- 
voir si  vous  ne  lui  ferez  point  passer  une  mauvaise 
journée  et  à  moi  aussi.  Vous  êtes  toujours  là-dessus 
si  peu  difficile ,  qu'il  faut  bien  que  je  le  sois  pour 
tous  deux. 

A  l'égard  de  l'édition  projetée,  si  tant  est  qu'elle 
doive  se  faire,  il  ne  convient  pas  qu'elle  se  fasse  si 
vite,  au  moins  si  j'v  dois  consentir.  M.  de  Males- 
herbes  a  exigé  des  réponses  à  ses  observations ,  il 
faut  me  laisser  le  temps  de  les  faire  et  de  les  lui  en- 
voyer. Il  faut  laisser  à  Robin  le  temps  de  débiter 
les  éditions  précédentes,  afin  qu'il  ne  tire  pas  de  là 
un  prétexte  pour  ne  pas  payer  Rey.  Enfin  il  faut 
me  laisser,  à  moi  ,1e  temps  de  voir  pourquoi  je  dois 
mutiler  mon  livre,  pour  une  édition  dont  je  ne  me 
soucie  point  de  devenir  peut-être  un  jour  respon- 
sable an  gouvernement  de  France  de  ce  qui  peut 
y  déplaire  à  quelque  ministre  de  mauvaise  humeur. 
Puisque  la  permission  du  magistrat  ne  met  à  cou- 
vert de  rien,  qu'aïuai-je  à  répondre  à  ceux  qui 


ANlNliK    1761.  ^59 

viendront  me  dire  :  Pom-qiioi  imprimez -vous  chez 
nous  des  maximes  hérétiques  et  répubhcaines?  Je 
dirai  que  ce  sont  les  miennes  et  celles  de  mon  pays. 
Hé!  bien,  me  dira-t-on,  que  ne  les  imprimez-vous 
hors  de  chez  nous?  Qu'aurai -je  à  dire  ?  Vous  me 
direz  que  je  n'ai  qu'à  les  oter.  Autant  vaudrait  me 
dire  de  n'être  phis  moi.  Je  ne  puis,  ni  ne  veux  les 
oter  qu'en  étant  tout  le  livre.  Je  voudrais  bien  sa- 
voir ce  qu'on  peut  répondre  à  cela.  Tant  y  a  que, 
si  je  veux  bien  m'exposer,  je  veux  m'exposer  avec 
toute  ma  vigueur  première,  et  non  pas  déjà  tout 
châtré,  déjà  tout  tremblant,  et  comme  un  homme 
qui  a  déjà  peur.  Adieu, mon  cher  Coindet,  je  vous 
embrasse. 

Or.sF.BVATio:?î Cette  lettre  ne  porte  d'autre  date  que  l'in- 
dication du  jour  de  la  semaine.  Elle  nous  a  été  remise  par 
M.  Mouchon,  de  la  part  de  M.  Coindet,  neveu  de  celui  à  qui 
elle  est  adressée. 

Le  sujet  traité  par  Jean-Jacques  sort  à  mettre  une  date  pro- 
bable. Il  est  question  d'Emile ,  et  c'est  pendant  qu'on  imprimait 
cet  ouviage  dont  M.  de  IMalesherbes  faisait  surveiller  et  diriger 
l'impression  par  l'abbé  de  Grave.  Ce  doit  donc  être  à  la  lin 
de  1761  ou  dans  les  comnjencenients  de  1762. 

Remarquons  la  sévère  probité  de  Rousseau  qui  défend  les 
intérêts  de  Rey,  contre  les  siens,  eu  rejetant  les  propositions 
qu'on  lui  fait  ;  et  l'énergie  avec  laquelle  il  repousse  toute  mu- 
tilation. Il  devait  trouver  inconséquente  et  bizarre  la  lespon- 
sabilité  qui  pesait  sur  lui,  malgré  le  consentement  ou  l'ap- 
probation du  magistrat  chai-gé  de  laisser  circuler  ou  d'arrêter 
un  ouvrage.  Il  était  à  la  veille  d'être  victime  de  cette  incon- 
séquence. 


\6o  CORRESPONDAÎVCE. 


.-■»  j^-v-^ -^ -...^ -..•. 


LETTRE   CCLXXXV. 

A  M.  DE  MALESHERBES. 

Montmorency,  le  a 3  décemhre  i-fir. 

Il  fut  un  temps ,  monsieur ,  où  vous  m'honorâtes 
de  votre  estime,  et  où  je  ne  m'en  sentais  pas  in- 
digne :  ce  temps  est  passé,  je  le  reconnais  enfin;  et 
quoique  votre  patience  et  vos  bontés  envers  moi 
soient  inépuisables,  je  ne  puis  plus  les  attribuer  à  la 
même  cause  sans  le  plus  ridicule  aveuglement.  De- 
puis plus  de  six  semaines  ma  conduite  et  mes  let- 
tres ne  sont  qu'un  tissu  d'iniquités  ,  de  folies,  d'im- 
pertinences. Je  vous  ai  compromis,  monsieur,  j'ai 
compromis  madame  la  maréchale  de  la  manière  du 
monde  la  plus  punissable.  Vous  avez  tout  enduré, 
tout  fait  pour  calmer  mon  délire;  et  cet  excès  d'in- 
dulgence ,qui  pouvait  le  prolonger, est  en  effet  ce 
qui  Ta  détruit.  J'ouvre  en  frémissant  les  yeux  sur 
moi,  et  je  me  vois  tout  aussi^méprisable  que  je  le 
suis  devenu.  Devenu  !  non  ;  l'homme  qui  porta  cin- 
quante ans  le  cœur  que  je  sens  renaître  en  moi  n'est 
point  celui  qui  peut  s'oublier  au  point  que  je  viens 
de  faire  :  on  ne  demande  point  pardon  à  mon  âge, 
parce  qu'on  n'en  mérite  plus;  mais,  monsieur,  je 
ne  prends  aucun  intérêt  à  celui  qui  vient  d'usurper 
et  déshonorer  mon  nom.  Je  Tabandonne  à  votre 
juste  indignation ,  mais  il  est  mort  pour  ne  plus  re- 
naître: daignez  rendre  votre  estime  à  celui  qui  vous 


AJVNjéE    1761.  261 

écrit  maintenant  ;  il  ne  saurait  s'en  passer ,  et  ne 
méritera  jamais  de  la  perdre.  Il  en  a  pour  garant, 
non  sa  raison ,  mais  son  état  qui  le  met  désormais 
à  l'abri  des  grandes  passions. 

Quoique  je  ne  doive  ni  ne  veuille  plus,  monsieur, 
vous  importuner  de  ralïaire  de  Duchesne ,  et  que 
je  prétende  encore  moins  m'excuser  envers  lui ,  je 
ne  puis  cependant  me  dispenser  de  vous  dire  que , 
s'il  était  vrai  qu'il  m'eut  proposé  de  ne  m'envoyer 
les  bonnes  feuilles  que  volume  à  volume,  alors  mes 
alarmes  et  le  bruit  que  j'en  ai  fait  ne  seraient  plus 
seulement  les  actes  d'un  fou ,  mais  d'un  vrai  coquin. 

Il  faut  vous  avouer  aussi,  monsieur,  que  je  n'ose 
écrire  à  madame  la  maréchale,  et  que  je  ne  sais 
comment  m'y  prendre  auprès  d'elle,  ignorant  à  quel 
point  elle  peut  être  irritée. 


LETTHE   CCLXXXVl. 

A  M.  HUBER. 

Montmorency ,  le  24  décembre  1761. 

J'étais,  monsieur,  dans  iin  accès  du  plus  cruel 
des  maux  du  corps ,  quand  je  reçus  votre  lettre  et 
vos  idylles.  Après  avoir  lu  la  lettre ,  j'ouvris  machi- 
nalement le  livre,  comptant  le  refermei-  aussitôt; 
mais  je  ne  le  refermai  qu'après  avoir  tout  lu,  et  je 
le  mis  à  côté  de  moi  pour  le  relire  encore.  Voilà 
l'exacte  vérité.  Je  sens  que  votre  ami  Gessner  est 
un  homme  selon  mon  cœur,  d'où  vous  pouvez  juger 
de  son  traducteur  et  de  son  ami,  par  lequel  seul 


•iS'À  CORRESPONDANCE. 

il  m'est  connu.  Je  vous  sais,  en  particulier,  un  gré 
infini  d'avoir  osé  dépouiller  notre  langue  de  ce  sot 
et  précieux  jargon  qui  ôte  toute  vérité  aux  images 
et  toute  vie  aux  sentiments.  Ceux  qui  veulent  em- 
bellir et  parer  la  nature  sont  des  gens  sans  ame  et 
sans  goût  qui  n'ont  jamais  connu  ses  beautés.  Il  y 
a  six  ans  que  je  coule  dans  ma  retraite  une  vie  assez 
semblable  à  celle  de  Ménalque  et  d'Amyntas,  au 
bien  près,  que  j'aime  comme  eux,  mais  que  je  ne 
sais  pas  faire;  et  je  puis  vous  protester ,  monsieur, 
cpie  j'ai  plus  vécu  durant  ces  six  ans  que  je  n'avais 
lait  dans  tout  le  cours  de  ma  vie.  Maintenant  vous 
me  faites  désirer  de  revoir  encore  un  printemps, 
poiu"  faire  avec  vos  charmants  pasteurs  de  nouvelles 
promenades,  pour  partager  avec  eux  ma  solitude,  et 
pour  revoir  avec  eux  des  asiles  champêtres  qui  ne 
sont  pas  inférieurs  à  ceux  que  M.  Gessner  et  vous 
avez  si  bien  décrits.  Saluez-le  de  ma  part,  je  vous 
supplie,  et  recevez  aussi  mes  remerciements  et  mes 
salutati.ons. 

Voulez-vous  bien ,  monsieur,  quand  vous  écrirez 
à  Zurich,  faire  dire  mille  choses  pour  moi  à  M.  Us- 
teri?  J'ai  reçu  de  sa  part  une  lettre  que  je  ne  me 
lasse  point  de  relire,  et  qui  contient  des  relations 
d'un  paysan  plus  sage ,  plus  vertueux ,  plus  sensé 
que  tous  les  philosophes  de  l'univers.  Je  suis  fâché 
qu'il  ne  me  marque  pas  le  nom  de  cet  homme 
respectable*.  Je  lui  voulais  répondre  un  peu  au 
long,  mais  mon  déplorable  élat  m'en  a  empêché 
jusqu'ici. 

*  Il  désigne  ici  Jacques  Giijer,  suniommé  Kljiogg,  cultivateur 


klSTi'ÉE    1761.  i63 

LETTRE   CCLXXXVII. 

A  MADAME  LA  MARÉCHALE  DE  LUXEMBOURG. 

Montmorency,  le  a 4  décembre  1761. 

Je  sens  vivement  tous  mes  torts  et  je  les  expie: 
oubliez-les,  madame  la  maréchale,  je  vous  en  con- 
jure. Il  est  certain  que  je  ne  saurais  vivre  dans  votre 
disgrâce;  mais  si  je  ne  mérite  pas  que  cette  consi- 
dération vous  touche,  ayez,  pour  m'en  délivrer, 
moins  d'égard  à  moi  qu'à  vous.  Songez  que  tout  ce 
qui  est  grand  et  beau  doit  plaire  à  votre  bon  cœur, 
et  qu'il  n'y  a  rien  de  si  grand  ni  de  si  beau  que  de 
faire  grâce.  Je  voulais  d'abord  supplier  ÎM.  le  maré- 
chal d'employer  son  crédit  pour  obtenir  la  mienne  ; 
mais  j'ai  pensé  que  la  voie  la  plus  courte  et  la  plus 
simple  était  de  recourir  directement  à  vous,  et  qu'il 
ne  fallait  point  arracher  de  votre  complaisance  ce 
que  j'aime  mieux  devoir  à  votre  seule  générosité.  Si 
rhistoire  de  mes  fautes  en  faisait  l'excuse,  je  repren- 
drais ici  le  détail  des  indices  qui  m'ont  alarmé ,  et 
que  mon  imagination  troublée  a  changés  en  preuves 
certaines:  mais,  madame  la  maréchale,  quand  je 
vous  aurai  montré  comme  quoi  je  fus  im  extrava- 
gant, je  n'en  serai  pas  plus  pardonnable  de  l'être; 

dans  la  paroisse  d'Uster,  canton  de  Zurich,  et  qui  a  donné  an  mé- 
decin Hirzel  l'idée  de  sou  Socrate  rustique.  Voyez  ci-après  la  lettre 
du  1 1  novembre  1764  ,  et  la  note  qui  s'y  rapporte. 


264  CORRESPONDANCE. 

et  je  ne  vous  demande  pas  ma  grâce  parce  qu'elle 
m'est  due, mais  parce  qu'il  est  digne  de  vous  de  me 
l'accorder. 


LETTRE  CCLXXXVIII. 

A  MADAME  LA  TOUR. 

A  Montmorency  5  le  1 1  jauvier  176  a. 

Saint-Preux  avait  trente  ans,  se  portait  bien,  et 
n'était  occupé  que  de  ses  plaisirs  :  rien  ne  ressemble 
moins  à  Saint-Preux  que  J.  J.  Rousseau.  Sur  une 
lettre  pareille  à  la  dernière ,  Julie  se  fût  moins  of- 
fensée de  mon  silence  qu'alarmée  de  mon  état;  elle 
ne  se  fut  point ,  en  pareil  cas ,  amusée  à  compter 
des  lettres  et  à  souligner  des  mots  :  rien  ne  res- 
semble moins  à  Julie  que  madame  de Vous  avez 

beaucoup  d'esprit,  madame, vous  êtes  bien  aise  de 
le  montrer,  et  tout  ce  que  vous  voulez  de  moi  ce 
sont  des  lettres:  vous  êtes  plus  de  votre  quartier 
que  je  ne  pensais. 


i 


LETTRE    CCLXXXIX. 

A  LA  MÊME. 
3Ioiitmorency,  le  21  janvier  1762. 

Je  vous  ai  écrit,  madame,  espérant  à  peine  de 
revoir  le  soleil;  je  aous  ai  écrit  dans  un  état  où,  si 


i 


ANNIÎE    1762.  -iGS 

VOUS  aviez  souffert  la  centième  partie  tle  mes  maux, 
vous  n'auriez  sûrement  guère  songé  à  m'écrire;  je 
vous  ai  écrit  dans  des  moments  où  une  seule  ligne 
est  sans  prix.  Là-dessus,  tout  ce  que  vous  avez  fait 
de  votre  côté  a  été  de  compter  les  lettres,  et  voyant 
que  j'étais  en  reste  avec  vous  de  ce  côté,  de  m'en- 
voyer  pour  toute  consolation  des  plaintes,  des  re- 
proches ,  et  même  des  invectives.  Après  cela ,  vous 
apprenez  dans  le  public  que  j'ai  été  très -mal,  et 
que  je  le  suis  encore  ;  cela  fait  nouvelle  pour  vous. 
Vous  n'en  avez  rien  vu  dans  mes  lettres;  c'est ,  ma- 
dame ,  que  votre  cœur  n'a  pas  autant  d'esprit  que 
votre  esprit.  Vous  voulez  alors  être  instruite  de  mon 
état;  vous  demandez  que  ma  gouvernante  vous 
écrive;  mais  ma  gouvernante  n'a  pas  d'autre  secré- 
taire que  moi ,  et  quand  dans  ma  situation  l'on  est 
obligé  de  faire  ses  bulletins  soi-même ,  en  vérité  l'on 
est  bien  dispensé  d'être  exact.  D'aillein\s  je  vous 
avoue  qu'un  commerce  de  querelles  n'a  pas  pour 
moi  d'assez  grands  charmes  pour  me  fatiguer  à  l'en- 
tretenir. Vous  pouvez  vous  dispenser  de  mettre  à 
prix  la  restitution  de  votre  estime;  car  je  vous  jure , 
madame,  que  c'est  une  restitution  dont  je  ne  me 
soucie  point. 


•266  CORRESPONDANCE. 

LETTRE   CCXC. 

A  M.  DE  MALESHERBES. 

Montmorency,  le  8  février  1762. 

Sitôt  que  j'appris ,  monsieur,  que  mon  ouvrage 
serait  imprimé  en  France ,  je  prévis  ce  qui  m'ar- 
rive,  et  j'en  suis  moins  fâché  que  si  j'en  étais  sur- 
pris. Mais  n'y  aurait-il  pas  moyen  de  remédier  pour 
l'avenir  aux  inconvénients  que  je  prévois  encore, 
si,  publiant  d'abord  les  deux  premiers  volumes, 
Ducliesne  et  Néaulme  son  correspondant  restent 
propriétaires  des  deux  autres  ?  Il  résultera  certai- 
nement de  toutes  ces  cascades  des  difficultés  et  des 
embarras  qui  pourraient  tellement  prolonger  la 
publication  de  mon  livre  qu'il  serait  à  la  fin  sup- 
primé ou  mutilé ,  ou  que  je  serais  forcé  de  recourir 
tôt  ou  tard  à  quelque  expédient  dont  ces  libraires 
croiraient  avoir  à  se  plaindre.  Le  remède  à  tout 
cela  me  paraît  simple  ;  la  moitié  du  livre  est  faite 
ou  à  peu  près ,  la  moitié  de  la  somme  est  payée  ; 
que  le  marché  soit  résilié  pour  le  reste,  et  que  Du- 
chesne  me  rende  mon  manuscrit  :  ce  sera  mon  af- 
ftiire  ensuite  d'en  disposer  comme  je  l'entendrai. 
Bien  entendu  que  cet  arrangement  n'aura  lieu 
qu'avec  l'agrément  de  madame  la  maréchale,  qui 
sûrement  ne  le  refusera  pas  lorsqu'elle  saura  mes 
raisons.  Si  vous  vouliez  bien,  monsieur,  négocier 
cette   affaire,   vous   soulageriez  mon  cœur  d'un 


ANNICK    1762.  2G7 

grand  poids  qui  m'oppressora  sans  relâche  jusqu'à 
ce  qu'elle  soit  entièrement  terminée. 

Quant  aux  changements  à  faire  dans  les  deux 
premiers  volumes  avant  leur  publication,  je  vou- 
drais bien  qu'ils  fussent  une  fois  tellement  spécifiés 
que  je  fusse  assuré  qu'on  n'en  exigera  pas  d'idté- 
rieurs ,  ou ,  pour  pailer  plus  juste ,  qu'ils  ne  seront 
pas  nécessaires;  car,  monsieur,  je  serais  bien  fâ- 
ché que ,  par  égard  pour  moi ,  vous  laissassiez  rien 
qui  pût  tirer  à  conséquence  :  il  vaudrait  alors  cent 
fois  mieux  suivre  l'idée  d'envoyer  toute  l'édition 
hors  du  pays.  C'est  de  quoi  l'on  ne  peut  juger  qu'a- 
près avoir  vu  bien  précisément  à  quoi  se  réduit 
tout  ce  qu'il  s'agit  d'oter  ou  de  changer;  car  je 
crains  sur  toute  chose  qu'on  n'y  revienne  à  deux 
fois.  Pour  prévenir  cela,  je  vous  supplie,  monsieur , 
de  lire  ou  faire  lire  les  deux  volumes  en  entier, 
afin  qu'il  ne  s'y  trouve  plus  rien  qui  n'ait  été  vu. 

Je  ne  vous  parlerai  point  de  votre  visite ,  jugeant 
(jue  ce  silence  doit  être  entendu  de  vous.  Agréez, 
monsieur ,  mon  profond  respect. 

Je  ne  vois  point  qu'il  soit  nécessaire  que  vous 
vous  donniez  la  peine  d'envoyer  ici  personne  pour 
cette  affaire;  il  suffira  peut-être  de  m'envoyer  ime 
note  de  ce  qui  doit  être  ôté,  et  j'éciirai  là-dessus  à 
Duchesne  de  faire  Tes  cartons  nécessaires  ;  car,  en- 
core une  fois,  monsieur,  je  neveux  en  cette  occa- 
sion disputer  sur  rien,  et  je  serais  bien  fâché  de 
laisser  un  seul  mot  qui  put  faire  trouver  étrange 
qu'on  eût  laissé  faire  cette  édition  à  Paris.  Indiquez 
seulement  ce  qu'il  convient  qu'on  ote,  et  tout  cela 


^68  CORRESPONJDANCJÏ. 

sera  ôté.  Une  seule  chose  me  fait  de  la  peine,  c'est 
qu'on  ne  saurait  exiger  de  Néaulme  de  faire  en  Hol- 
lande les  mêmes  cartons,  et  que,  ne  les  faisant  pas , 
son  édition  pourrait  nuire  à  celle  de  Duchesne. 


LETTRE  CCXCl. 

A  M.  MOULTOU. 

Montmorency,  le  i6  février  176a. 

Plus  de  monsieur ,  cher  Moultou ,  je  vous  en  sup- 
plie ;  je  ne  puis  souffrir  ce  mot-là  entre  gens  qui 
s'estiment  et  qui  s'aiment  :  je  tâcherai  de  mériter 
que  vous  ne  vous  en  serviez  plus  avec  moi. 

Je  suis  touché  de  vos  inquiétudes  sur  ma  sûreté  ; 
mais  vous  devez  comprendre  que ,  dans  l'état  où 
je  suis,  il  y  a  plus  de  franchise  que  de  courage 
à  dire  des  vérités  utiles ,  et  je  puis  désormais  mettre 
les  hommes  au  pis ,  sans  avoir  grand'chose  à  perdre. 
D'ailleurs,  en  tout  pays,  je  respecte  la  police  et 
les  lois;  et ,  si  je  parais  ici  les  éluder,  ce  n'est  qu'une 
apparence  qui  n'est  point  fondée  ;  on  ne  peut  être 
plus  en  règle  que  je  le  suis.  Il  est  vrai  que  si  l'on 
m'attaquait,  je  ne  pourrais  sans  bassesse  employer 
tous  mes  avantages  pour  me  défendre  ;  mais  il  n'en 
est  pas  moins  vrai  qu'on  ne  pourrait  m'attaquer 
justement,  et  cela  suffit  pour  ma  tranquillité  : 
toute  ma  prudence  dans  ma  conduite  est  qu'on  ne 
puisse  jamais  me  faire  mal  sans  me  faire  tort;  mais 
aussi  je  ne  me  dépars  jamais  de  là.  Vouloir  se  mettre 


A.NIVÉE    17^2.  uGr) 

à  l'abri  de  l'injustice,  c'est  tenter  l'impossible,  et 
prendre  des  précautions  qui  n'ont  point  de  fin. 
J'ajouterai  qu'honoré  dans  ce  pays  de  l'estime  pu- 
blique ,  j'ai  une  grande  défense  dans  la  droiture 
de  mes  intentions ,  ([ui  se  fait  sentir  dans  mes  écrits. 
Le  Français  est  naturellement  humain  et  hospita- 
lier :  que  gagnerait-on  de  persécuter  im  pauvre 
malade  qui  n'est  sur  le  chemin  de  personne,  et  ne 
prêche  que  la  paix  et  la  vertu?  Tandis  que  l'au- 
teur du  livre  de  V Esprit  vit  en  paix  dans  sa  patrie, 
J.  J.  Rousseau  peut  espérer  de  n'y  être  pas  tour- 
menté. 

Tranquillisez-vous  donc  sur  mon   compte,  et 
sovez  persuadé  que  je  ne.  risque  rien.  Mais  pour 
mon  livre ,  je  vous  avoue  qu'il  est  maintenant  dans 
im  état  de  crise  qui  me  fait  craindre  pour  son  sort. 
Il  faudra   peut-être  n'en  laisser  paraître  qu'une 
partie,  ou  le  mutiler  misérablement;  et,  là-dessus, 
je  vous  dirai  que  mon  parti  est  pris.  Je  laisserai 
ôter  ce  qu'on  voudra  des  deux  premiers  volumes  ; 
mais  je  ne  souffrirai  pas  qu'on  touche  à  la  Profes- 
sion de  foi  :  il  faut  qu'elle  reste  telle  qu'elle  est , 
ou  qu'elle  soit  supprimée  :  la  copie  qui  est  entre 
vos  mains  me  donne  le  courage  de  prendre  ma  ré- 
solution là -dessus.  Nous  en  reparlerons   quand 
j'^aurai  quelque  chose  de  plus  à  vous  dire;  quant  à 
présent  tout  est  suspendu.  Le  grand  éloignement 
de  Paris  et  d'Amsterdam  fait  que  toute  cette  affaire 
se  traite  fort  lentement  et  tire  extrêmement  en 
longueur. 

L'objection  que  vous  me  faites  sur  l'état  de  la 


l']0  CORRESPONDANCi:. 

religion  en  Suisse  et  à  Genève,  et  sur  le  tort  quy 
peut  faire  l'écrit  en  question,  serait  plus  grave  si 
elle  était  fondée;  mais  je  suis  bien  éloigné  de  pen- 
ser comme  vous  sur  ce  point.  Vous  dites  que  vous 
avez  lu  vingt  fois  cet  écrit;  eh  bien!  cher  Moul- 
tou,  lisez-le  encore  une  vingt-unième;  et  si  vous 
persistez  alors  dans  votre  opinion ,  nous  la  discu- 
terons. 

J'ai  du  chagrin  de  l'inquiétude  de  monsieur  votre 
père,  et  surtout  par  l'influence  qu'elle  peut  avoir 
sur  votre  voyage;  car,  d'ailleurs,  je  pense  trop  bien 
de  vous  pour  croire  que  quand  votre  fortune  serait 
moindre,  vous  en  fussiez  plus  malheureux.  Quand 
votre  résolution  sera  tout-à-fait  prise  là-dessus, 
marquez-le-moi,  afin  que  je  vous  garde  ou  vous 
envoie  le  misérable  chiffon  auquel  votre  amitié 
veut  bien  mettre  un  prix.  J'aurais  d'autant  plus  de 
plaisir  à  vous  voir,  que  je  me  sens  un  peu  soulagé 
et  plus  en  état  de  profiter  de  votre  commerce;  j'ai 
quelques  instants  de  relâche  que  je  n'avais  pas  au- 
paravant, et  ces  instants  me  seraient  plus  chers 
si  je  vous  avais  iei.  Toutefois  vous  ne  me  devez 
rien,  et  vous  devez  tout  à  votre  père,  à  votre  fa- 
mille, à  votre  état;  et  l'amitié  qui  se  cultive  aux 
dépens  du  devoir  n'a  plus  de  charmes.  Adieu ,  cher 
Moultou;  je  vous  embrasse  de  tout  mon  cœur.  J'ai 
brillé  votre  précédente  lettre  :  mais  pourquoi  si- 
e^ner  ?  avez-vous  peur  que  je  ne  vous  reconnaisse 
pas? 


ANWJÉE    176a.  U7I 

LETTRE   CCXCII. 

A  MADAJVIE  LA  MARÉCHALE  DE  LUXEMBOURG. 

Montmorency,  le  18  février  1762. 

Vous  êtes ,"  madame  la  maréchale  ,  comme  la  Di- 
vinité ,  qui  ne  parle  aux  mortels  que  par  les  soins 
de  sa  providence  et  les  dons  de  sa  libéralité.  Quoi- 
que ces  marques  de  votre  souvenir  me  soient 
très-précieuses,  d'autres  me  le  seraient  encore  plus  : 
mais  quand  on  est  si  riche ,  on  ne  doit  pas  être 
insatiable;  et  il  faut  bien,  quant  à  présent,  me 
contenter  du  bien  que  vous  me  faites  en  signe  de 
celui  que  vous  me  Aoulez.  Avec  quel  empresse- 
ment je  vois  approcher  le  temps  de  recevoir  des 
témoignages  d'amitié  de  votre  bouche,  et  combien 
cet  empressement  n'augmenterait-il  pas  encore,  si 
mes  maux ,  me  donnant  lui  peu  de  relâche ,  me 
laissaient  plus  en  état  d'en  profiter!  Oh!  venez, 
madame  la  maréchale  :  quand ,  aux  approches  de 
Pâques ,  j'aurai  vu  jNI.  le  maréchal  et  vous ,  en  quel- 
que situation  que  je  reste,  je  chanterai  d'un  cœur 
content  le  cantique  de  Siméon. 

M  de  Malesherbes  vous  aura  dit,  madame  la 
maréchale,  qu'il  se  présente,  sur  la  publication 
de  mon  ouvrage,  quelques  difficultés  que  j'ai  pré- 
vues depuis  long-temps ,  et  qu'il  faudra  lever  par 
des  changements  pour  la  partie  qui  est  imprimée  ; 
mais  quant  à  la  partie  qui  ne  l'est  pas  ,  je  souhaite 


'i.']1  CORRESPOND  AjVCE. 

fort,  tant  pour  la  sûreté  du  libraire  que  pour  ma 
propre  tranquillité ,  qu'elle  ne  soit  pas  imprimée 
<^n  France.  Ce  même  libraire  ne  devant  plus  l'im- 
primer lui-même  ,  il  est  inutile  qu'il  en  reste  char£[é 
pour  la  faire  imprimer  en  pays  étranger  par  un 
autre  ;  et  toutes  ces  cascades ,  diminuant  mon  in- 
spection sur  mon  propre  ouvrage ,  le  laissent  trop 
à  la  discrétion  de  ces  messieurs-là.  Voilà  ce  qui  me 
fait  désirer,  si  vous  l'agréez,  que  le  traité  soit  an- 
nulé pour  cette  partie ,  que  les  billets  soient  ren- 
dus à  Ducliesne,  et  que  le  reste  de  mon  manus- 
crit me  soit  aussi  rendu.  J'aime  beaucoup  mieux 
supprimer  mon  ouvrage  que  le  mutiler;  et,  s'il 
lui  demeure ,  il  faudra  nécessairement  qu'il  soit 
mutilé,  gâté,  estropié  pour  le  faire  paraître;  ou, 
ce  qui  est  encore  pis ,  qu'il  reste  après  moi  à  la  dis- 
crétion d'autrui,  pour  être  ensuite  publié  sous  mon 
nom  dans  l'état  où  l'on  voudra  le  mettre.  Je  vous 
supplie,  madame  la  maréchale ,  de  peser  ces  consi- 
dérations ,  et  de  décider  là-dessus  ce  que  vous  ju- 
gez à  propos  qui  se  fasse  ;  car  mon  plus  grand  désir 
dans  cette  affaire  est  qu'il  vous  plaise  d'en  être 
l'arbitre,  et  que  rien  ne  soit  fait  que  sur  votre  dé- 
cision. 


ANNÉE    176-2.  273 


LETTRE  CCXCIII. 

A  LA  MÊME. 

Montmorency ,  le  19  février  176a. 

Je  vois,  madame  la  maréchale,  que  vous  ne 
vous  lassez  point  de  prendre  soin  de  mon  mal- 
heureux livre  :  et  véritablement  il  a  grand  besoin 
de  votre  protection  et  de  celle  de  M,  de  Males- 
herbes ,  qui  a  poussé  la  bonté  jusqu'à  venir  même 
à  Montmorency  pour  cela.  Je  crains  que  le  parti  de 
faire  imprimer  les  deux  derniers  volumes  en  Hol- 
lande ne  devienne  chaque  jour  sujet  à  plus  d'in- 
convénients, parce  que  Duchesne,  paresseux  ou 
diligent  toujours  mal  à  propos,  a  commencé  ces 
deux  volumes,  quoique  je  lui  eusse  écrit  de  sus- 
pendre :  mais  comme ,  de  peur  d'en  trop  dire ,  je 
ne  lui  ai  écrit  que  par  forme  de  conseil ,  il  n'en  a 
tenu  compte  ;  et  ce  sera  du  travail  perdu  dont  il 
faudra  le  dédommager ,  à  moins  qu'il  n'envoie  les 
feuilles  en  Hollande;  auquel  cas  autant  vaudrait 
p(îut-ètre  qu'il  achevât  et  prît  le  même  parti  pour 
le  tout.  Je  souffre  véritablement ,  madame  la  ma- 
réchale ,  du  tracas  que  tout  ceci  vous  donne  depuis 
si  long-temps;  et  moi,  de  mon  coté,  j'en  suis  aussi 
depuis  cinq  mois  dans  des  angoisses  continuelles , 
sans  qu'il  me  soit  possible  encore  de  prévoir  quand 
et  comment  tout  ceci  finira.  Voici  une  petite  note 
en  réponse  à  celle  que  M.  de  Malesherbes  m'a  en- 

R.    XIX.  18 


■l'j[\  CORRESPONDANCE. 

voyée ,  et  que  je  suppose  que  vous  aurez  vue.  Je 
vous  supplie  de  la  lui  communiquer  quand  il  sera 
de  retour. 

Vous  me  marquez  çt  M.  le  maréchal  me  marque 
aussi  que  vous  me  cherchez  un  chien.  En  combien 
de  manières  ne  vous  occupez-vous  point  de  moi! 
Mais ,  madame ,  ce  n'est  pas  un  autre  chien  qu'il 
me  faut,  c'est  un  autre  Turc ,  et  le  mien  était  imique  : 
les  pertes  de  cette  espèce  ne  se  remplacent  point. 
J'ai  juré  que  mes  attachements  de  toutes  les  sortes 
seraient  désormais  les  derniers.  Celui-là ,  dans  son 
espèce,  était  du  nombre  ;  et  pour  avoir  un  chien  au- 
quel je  ne  m'attache  point,  je  l'aime  mieux  de 
toute  autre  main  que  de  la  vôtre.  Ainsi  ne  songez 
plus,  de  grâce ,  à  m'en  chercher  un.  Bonjour ,  ma- 
dame la  maréchale;  bonjour,  monsieur  le  maré- 
chal :  je  ne  vous  écris  jamais  à  l'un  ou  à  l'autre  sans 
m'attendrir  sur  cette  réflexion ,  qu'il  y  a  long-temps 
que  je  n'ai  plus  de  moments  heureux  de  la  part  des 
hommes  que  ceux  qui  me  viennent  de  vous. 


LETTRE  CCXCIV. 

A  LA  MÊME. 

Montmorency,  le  2  5  mars  1762. 

Il  faut,  madame  la  maréchale,  que  je  vous  confie 
mes  inquiétudes ,  car  elles  troublent  mon  cœur  à 
proportion  qu'il  tient  à  ses  attachements.  M.  le  ma- 
réchal ayant  été  incommodé,  et  M.  Dubertier  ayant 


ANNÉE    lyG'l.  2']5 

bien  voulu  m'informer  de  son  état,  je  l'avais  prié 
de  continuer  jusqu'à  son  entier  rétablissement;  et 
précisément  depuis  ce  moment  il  ne  m'a  pas  récrit 
un  mot:  le  même  M.  Did^ertier  est  venu  hier  à 
Montmorency,  et  ne  m'a  rien  fait  dire.  J'ai  écrit  en 
dernier  lieu  à  M.  le  maréchal ,  et  il  ne  m'a  pas  ré- 
pondu. Le  temps  du  voyage  approche  ;  il  avait  ac- 
coutumé de  me  réjouir  le  cœur  en  me  l'annonçant, 
et  cette  fois  il  a  gardé  le  silence  :  enfin  tout  le  monde 
se  tait,  et  moi  je  m'alarme.  C'est  un  défaut  très- 
importun,  je  le  sens  bien,  aux  personnes  qui  me 
sont  chères ,  mais  qui ,  tenant  à  mon  caractère ,  est 
impossible  à  guérir,  et  que  la  solitude  et  les  maux 
ne  font  qu'augmenter.  Ayez -en  pitié,  madame  la 
maréchale,  vous  qui  m'en  pardonnez  tant  d'autres, 
et  sur  qui  tant  de  marques  d'intérêt  et  de  bonté 
que  j'ai  reçues  de  vous  en  dernier  lieu  m'empê- 
chent d'étendre  mes  craintes.  Engagez ,  de  grâce , 
M.  le  maréchal  à  les  dissiper  par  une  simple  feuille 
de  papier  blanc.  Ce  témoignage  si  chéri ,  si  désiré , 
me  dira  tout  ;  et ,  en  vérité ,  j'en  ai  besoin  pour 
goûter  sans  alarmes  l'attente  du  moment  qui  s'ap- 
proche ,  et  pour  me  livrer  sans  crainte  à  l'épanouis- 
sement de  cœur  que  j'éprouve  toujours  en  vous 
abordant. 


18. 


in6  CORRFSPONDANCE. 


LETTRE  CCXCV. 

A  MADAME  LATOUR. 

Ce  4  avril  1762. 

Ma  situation,  madame,  est  toujours  la  même,  et 
j'avoue  que  sa  durée  me  la  rend  quelquefois  pé- 
nible à  supporter;  elle  me  met  hors  d'état  d'entre- 
tenir aucune  correspondance  suivie ,  et  le  ton  de 
vos  précédentes  lettres  achevait  de  me  déterminer 
à  n'y  plus  répondre  ;  mais  vous  en  avez  pris  un 
dans  les  dernières  auquel  j'aurai  toujours  peine  à 
résister.  N'abusez  pas  de  ma  faiblesse,  madame;  de 
grâce ,  devenez  moins  exigeante ,  et  ne  faites  pas  le 
tourment  de  ma  vie  d'un  commerce  qui ,  dans  tout 
autre  état,  en  ferait  l'agrément. 


LETTRE   CCXCVL 

A  LA  MÊME. 

34  avril  1763. 

J'étais  si  occupé ,  madame ,  à  l'arrivée  de  votre 
exprès,  que  je  fus  contraint  d'user  de  la  permission 
de  ne  lui  donner  qu'une  réponse  verbale.  Je  n'ai  pas 
un  cœur  insensible  à  l'intérêt  qu'on  paraît  prendre 
à  moi ,  et  je  ne  puis  qu'être  touché  de  la  persévé- 
rance d'une  personne  faite  pour  éprouver  celle  d'au- 


ANNÉE    1762.  -î'jn 

trui;  mais,  quand  je  songe  que  mon  âge  et  mon 
état  ne  me  laissent  plus  sentir  que  la  gène  du  com- 
merce avec  les  dames  ,  quand  je  vois  ma  vie  pleine 
d'assujettissements,  auxquels  vous  en  ajoutez  un 
nouveau  ,  je  voudrais  bien  pouvoir  accorder  le  re- 
tour que  je  vous  dois  avec  la  liberté  de  ne  vous 
écrire  que  lorsqu'il  m'en  prend  envie.  Quant  au 
silence  de  votre  amie,  j'en  avais  deviné  la  cause, 
et  ne  lui  en  savais  point  mauvais  gré,  quoiqu'elle 
rendît  en  cela  plus  de  justice  à  ma  négligence  qu'à 
mes  sentiments.  Du  reste,  cette  fierté  ne  me  déplaît 
pas,  et  je  la  trouve  de  fort  bon  exemple.  Bonjour, 
madame  ;  on  n'a  pas  besoin  d'être  bienfaisant  pour 
vous  rendre  ce  qui  vous  est  dû;  il  suffit  d'être  juste, 
et  c'est  ce  que:  je  serai  toujours  avec  vous ,  tout  au 
moins. 


LETTRE   CCXCVII, 

A  M.  MOULTOU. 

Montmorency,  le  26  avril  176a. 

Je  voulais, mon  cher  concitoyen , attendre,  pour 
vous  écrire  et  pour  vous  envoyer  le  chiffon  ci-joint, 
puisque  vous  le  désirez,  de  pouvoir  vous  annoncer 
définitivement  le  sort  de  mon  livre;  mais  cette  af- 
faire se  prolonge  trop  pour  m'en  laisser  attendre  la 
fin.  Je  crois  que  le  libraire  a  pris  le  parti  de  revenir 
au  premier  arrangement,  et  de  faire  imprimer  en 
Hollande,  comme  il  s'y  était  d'abord  engagé.  J"en 


l'jS  CORRESPONDA-NCE. 

suis  charmé;  car  c'était  toujours  malgré  moi  que, 
pour  augmenter  son  gain,  il  prenait  le  parti  de  faire 
imprimer  en  France,  quoique  de  ma  part  je  fusse 
autant  en  règle  qu'il  me  convient,  et  que  je  n'eusse 
rien  fait  sans  l'aveu  du  magistrat.  Mais  maintenant 
que  le  libraire  a  reçu  et  payé  le  manuscrit ,  il  en 
est  le  maître.  Il  ne  me  le  rendrait  pas  quand  je  lui 
rendrais  son  argent;  ce  que  j'ai  voulu  faire  inuti- 
lement plusieurs  fois,  et  ce  que  je  ne  suis  plus  en 
état  de  faire.  Ainsi  j'ai  résolu  de  ne  plus  m'inquiéter 
de  cette  affaire,  et  de  laisser  courir  sa  fortune  au 
livre ,  puisqu'il  est  trop  tard  pour  l'empêcher. 

Quoique  par  là  toute  discussion  sur  le  danger  de 
la  Profession  de  foi  devienne  inutile,  puisque  assu- 
rément, quand  je  la  voudrais  retirer,  le  lilDraire  ne 
me  la  rendrait  pas,  j'espère  pourtant  que  vous  avez 
mis  ses  effets  au  pis,  en  supposant  qu'elle  jetterait 
le  peuple  parmi  nous  dans  une  incrédulité  abso- 
lue; car,  premièrement,  je  n'ôte  pas  à  pure  perte, 
et  même  je  n'ôte  rien ,  et  j'établis  plus  que  je  ne 
détruis.  D'ailleurs  le  peuple  aura  toujours  une  re- 
ligion positive ,  fondée  sur  l'autorité  des  hommes  ; 
et  il  est  impossible  que,  sur  mon  ouvrage, le  peuple 
de  Genève  en  préfère  une  autre  à  celle  qu'il  a.  Quant 
aux  miracles,  ils  ne  sont  pas  tellement  liés  à  cette 
autorité  qu'on  ne  puisse  les  en  détacher  à  certain 
point  ;  et  cette  séparation  est  très-importante  à  faire , 
afin  qu'un  peuple  religieux  ne  soit  pas  à  la  discré- 
tion des  fourbes  et  des  novateurs;  car,  quand  vous 
ne  tenez  le  peuple  qiie  par  les  miracles,  vous  ne 
tenez  rien.  Ou  je  me  trompe  fort,  ou  ceux  sur  qui 


ANNÉE    1762.  279 

mon  livre   ferait   quelque   impression  ,  parmi  le 
peuple,  en  seraient  beaucoup  plus  gens  de  bien, 
et  n'en  seraient  guère  moins  chrétiens ,  ou  plutôt 
ils  le  seraient  plus  essentiellement.  Je  suis  donc  per- 
suadé que  le  seul  mauvais  effet  que  pourra  faire 
mon  livre  parmi  les  nôtres,  sera  contre  moi,  et 
même  je  ne  doute  point  que  les  plus  incrédules  ne 
soufflent  encore  plus  le  feu  que  les  dévots:  mais 
cette  considération  ne  m'a  jamais  retenu  de  faire 
ce  que  j'ai  cru  bon  et  utile.  Il  y  a  long- temps  que 
j'ai  mis  les  hommes  au  pis;  et  puis  je  vois  très-bien 
que  cela  ne  fera  que  démasquer  des  haines  qui  cou- 
vent; autant  vaut  les  mettre  à  leur  aise.  Pouvez- 
vous  croire  que  je  ne  m'aperçoive  pas  que  ma  ré- 
putation blesse  les  yeux  de  mes  concitoyens,  et  que 
si  Jean -Jacques  n'était  pas  de  Genève,  Voltaire  y 
eût  été  moins  fêté  ?  Il  n'y  a  pas  une  ville  de  l'Eu- 
rope dont  il  ne  me  vienne  des  visites  à  Montmo- 
rency ,  mais  on  n'y  aperçoit  jamais  la  trace  d'un 
Genevois;  et  quand  il  y  en  est  venu  quelqu'un,  ce 
n'a  jamais  été  que  des  disciples  de  Voltaire,  qui  ne 
sont  venus  que  comme  espions.  Voilà,  très-cher 
concitoyen ,  la  véritable  raison  qui  m'empêchera  de 
jamais  me  retirera  Genève; un  seul  haineux  empoi- 
sonnerait tout  le  plaisir  d'y  trouver  quelques  amis. 
J'aime  trop  ma  patrie  pour  supporter  de  m^  voir 
haï  :  il  vaut  mieux  vivre  et  mourir  en  exil.  Dites- 
moi  donc  ce  que  je  risque.  Les  bons  sont  à  l'é- 
preuve ,  et  les  autres  me  haïssent  déjà.  Ils  prendront 
ce  prétexte  pour  se  montrer,  et  je  saurai  du  moins 
à  qui  j'ai  affaire.  Du  reste,  nous  n'en  serons  pas 


^OO  CORRESPONUANCE. 

sitôt  à  la  peine.  Je  vois  moins  clair  que  jamais  dans 
le  sort  de  mon  livre  ;  c'est  un  abîme  de  mystère  où 
je  ne  saurais  pénétrer.  Cependant  il  est  payé,  du 
moins  en  partie ,  et  il  me  semble  que  dans  les  ac- 
tions des  hommes,  il  faut  toujours,  en  dernier  res- 
sort, remonter  à  la  loi  de  l'intérêt.  Attendons. 

Ije  Contrat  social  est  imprimé ,  et  vous  en  rece- 
vrez ,  par  l'envoi  de  Rey,  douze  exemplaires ,  franc 
de  port, comme  j'espère; sinon  vous  aurez  la  bonté 
de  m'envoyer  la  note  de  vos  déboursés.  Voici  la 
distribution  que  je  vous  prie  de  voidoir  bien  faire 
des  onze  qui  vous  resteront,  le  votre  prélevé. 

Un  à  la  Bibliothèque ,  etc. 

A  propos  de  la  Bibliothèque ,  ne  sachant  point 
le  nom  des  messieurs  qui  en  sont  chargés  à  présent, 
et  par  conséquent  ne  pouvant  leur  écrire  ,  je  vous 
prie  de  vouloir  bien  leur  dire  de  ma  part  que  je 
suis  chargé,  par  M.  le  maréchal  de  Luxembourg, 
d'un  présent  pour  la  Bibliothèque.  C'est  un  exem- 
plaire de  la  magnifique  édition  des  Fables  de  La 
Fontaine ,  avec  des  figures  d'Oudry,  en  quatre  vo- 
lumes in-folio.  Ce  beau  livre  est  actuellement  entre 
mes  mains,  et  ces  messieurs  le  feront  retirer  quand 
il  leur  plaira.  S'ils  jugent  à  propros  d'en  écrire  une 
lettre  de  remerciement  à  M.  le  maréchal,  je  crois 
qu'ils  feraient  une  chose  convenable.  Adieu  ,  cher 
concitoyen  ;  ma  feuille  est  finie ,  et  je  ne  sais  finir 
avec  vous  que  comme  cela.  Je  vous  embrasse. 

P.  S.  Vous  verrez  que  cette  lettre  est  écrite  k 
deux  reprises,  parce  que  je  me  suis  fait  une  blés- 


ANNÉE    I7G2.  iSl 

sure  à  la  main  droite,  qui  m'a  long-temps  empêché 
tletenir  la  plume.  C'est  avec  regret  que  je  vous 
lais  coûter  un  si  gros  port,  mais  vous  Tav.cz  voulu. 


LETTRE  CCXCVIII. 

A  MM.  DE  LA  SOCIÉTÉ  ÉCONOMIQUE  DE  BERNE. 

Montmorency,  le  2 g  avril  lyiia. 

Vous  êtes  moins  inconnus,  messieurs,  que  vous 
lie  pensez,  et  il  faut  que  votre  société  ne  manque 
pas  de  célébrité  dans  le  monde ,  puisque  le  bruit 
en  est  parvenu  dans  cet  asile  à  un  homme  qui  n'a 
plus  aucun  commerce  avec  les  gens  de  lettres.  Vous 
vous  montrez  par  un  coté  si  intéressant ,  que  votre 
projet  ne  peut  manquer  d'exciter  le  public,  et  sur- 
tout les  honnêtes  gens ,  à  vouloir  vous  connaître  ; 
et  pourquoi  voulez -vous  dérober  aux  hommes  le 
spectacle  si  touchant  et  si  rare  dans  notre  siècle,  de 
vrais  citoyens  aimant  leurs  frères  et  leurs  sembla- 
bles ,  et  s'occupant  sincèrement  du  bonheur  de  la 
j)atrie  et  du  genre  humain  ? 

Quelque  beau  cependant  que  soit  votre  plan ,  et 
quelques  talents  que  vous  ayez  pour  l'exécuter,  ne 
vous  flattez  pas  d'un  succès  qui  réponde  entière- 
ment à  vos  vues.  Les  préjugés  qui  ne  tiennent  qu'à 
l'erreur  se  peuvent  détruire  ,  mais  ceux  qui  sont 
fondés  sur  nos  vices  ne  tomberont  qu'avec  eux. 
Vous  voulez  commencer  par  apprendre  aux  hom- 
mes la  vérité  pour  les  rendre  sages;  et,  tout  au 


101  CORRESPONDANCE. 

contraire ,  il  faudrait  d'abord  les  rendre  sages  pour^ 
leur  faire  aimer  la  vérité.  La  vérité  n'a  presque 
jamais  rien  fait  dans  le  monde,  parce  que  les  hom- 
mes se  conduisent  toujours  plus  par  leurs  passions 
que  par  leurs  lumières,  et  qu'ils  font  le  mal,  ap- 
prouvant le  bien.  Le  siècle  où  nous  vivons  est  des 
plus  éclairés,  même  en  morale  :  est-il  des  meilleurs? 
Les  livres  ne  sont  bons  à  rien  ;  j'en  dis  autant  des 
académies  et  des  sociétés  littéraires;  on  ne  donne 
jamais, à  ce  qui  en  sort  d'utile ,  qu'une  approbation 
stérile:  sans  cela,  la  nation  qui  a  produit  les  Féné- 
lon ,  les  Montesquieu,  les  Mirabeau,  ne  serait-elle 
pas  la  mieux  conduite  et  la  plus  heureuse  de  la 
terre?  En  vaut- elle  mieux  depuis  les  écrits  de  ces 
grands  hommes?  et  un  seul  abus  a-t-il  été  redressé 
sur  leurs  maximes  ?  Ne  vous  flattez  pas  de  faire  plus 
qu'ils  n'ont  fait.  Non,  messieurs,  vous  pourrez  in- 
struire les  peuples ,  mais  vous  ne  les  rendrez  ni 
meilleurs  ni  plus  heureux.  C'est  une  des  choses  qui 
m'ont  le  plus  découragé  durant  ma  courte  carrière 
littéraire ,  de  sentir  que ,  même  me  supposant  tous 
les  talents  dont  j'avais  besoin,  j'attaquerais  sans  fruit 
des  erreurs  fimestes ,  et  que ,  quand  je  les  pourrais 
vaincre,  les  choses  n'en  iraient  pas  mieux.  J'ai  quel- 
quefois charmé  mes  maux  en  satisfaisant  mon  cœur, 
mais  sans  m'en  imposer  sur  l'effet  de  mes  soins. 
Plusieurs  m'ont  lu ,  quelques-uns  m'ont  approuvé 
même  ;  et,  comme  je  l'avais  prévu ,  tous  sont  restés 
ce  qu'ils  étaient  auparavant.  Messieurs,  vous  direz 
mieux  et  davantage ,  mais  vous  n'aurez  pas  un  meil- 
leur succès;  et,  au  lieu  du  bien  public  que  vous 


ANNÉE    1762.  283 

cherchez,  VOUS  ne  trouverez  que  la  gloire  que  vous 
seniblez  craindre. 

Qiun  qu'il  en  soit,  je  ne  puis  qu'être  sensible  à 
l'honneur  que  vous  me  faites  de  m'associer  en  quel- 
que sorte,  par  votre  correspondance, à  de  si  nobles 
travaux.  Mais,  en  nie  la  proposant,  vous  ignoriez 
sans  doute  que  vous  vous  adressiez  à  un  pauvre 
malade  qui,  après  avoir  essayé  dix  ans  du  triste 
métier  d'auteur,  pour  lequel  il  n'était  point  fait,  y 
renonce  dans  la  joie  de  son  cœur,  et,  après  avoir 
eu  l'honneur  d'entrer  en  lice  avec  respect, mais  en 
homme  libre ,  contre  une  tête  couronnée ,  ose  dire, 
en  quittant  la  plume  pour  ne  la  jamais  reprendre  : 

f'ictor  cœstus  aitemque  rcpoiio. 

Mais  sans  aspirer  aux  prix  donnés  par  votre  mu- 
nificence, j'en  trouverai  toujours  un  très-grand 
dans  l'honneur  de  votre  estime;  et  si  vous  me  ju- 
gez digne  de  votre  correspondance,  je  ne  refuse 
point  de  l'entretenir,  autant  que  mon  état,  ma 
retraite  et  mes  lumières  pourront  le  permettre;  et , 
pour  commencer  par  ce  que  vous  exigez  de  moi , 
je  vous  dirai  que  votre  plan,  quoique  très-bien 
fait ,  me  paraît  généraliser  un  peu  trop  les  idées , 
et  tourner  trop  vers  la  métaphysique  des  recher- 
ches ,  qui  deviendraient  plus  utiles ,  seloai  vos  vues , 
si  elles  avaient  des  applications  pratiques ,  locales , 
et  particulières.  Quant  à  vos  questions,  elles  sont 
très-belles ,  la  troisième  ''  ,  surtout ,  me  plaît  beau- 
coup ;  c'est  celle  qui  me  tenterait  si  j'avais  à  écrire. 

Quel  peuple  a  jamais  été  le  plus  heureux  ? 


'^84  CORRESPONDANCE. 

Vos  vues,  en  la  proposant,  sont  assez  claires;  et 
il  faudra  que  celui  qui  la  traitera  soit  bien  mal- 
adroit s'il  ne  les  remplit  pas.  Dans  la  première , 
où  vous  demandez  quels  sont  les  moyens  de  tirer  un 
peuple  de  la  corruption,  outre  que  ce  mot  de  cor- 
ruption me  paraît  un  peu  vague ,  et  rendre  la  ques- 
tion presque  indéterminée,  il  faudrait  commencer 
peut-être  par  demander  s'il  est  de  tels  moyens; 
car  c'est  de  quoi  l'on  peut  tout  au  moins  douter. 
En  compensation  vous  pourriez  ôter  ce  que  vous 
ajoutez  à  la  fin ,  et  qui  n'est  qu'une  répétition  de 
la  question  même  ,  ou  en  fait  une  autre  tout-à-fait 
à  part  «. 

Si  j'avais  à  traiter  votre  seconde  question*,  je 
ne  puis  vous  dissimuler  que  je  me  déclarerais  avec 
Platon  pour  l'affirmative ,  ce  qui  si\rement  n'était 
pas  votre  intention  en  la  proposant.  Faites  comme 
l'académie  française ,  qui  prescrit  le  parti  que  l'on 
doit  prendre,  et  qui  se  garde  bien  de  mettre  en 
problème  les  questions  siu'  lesquelles  elle  a  peur 
qu'on  ne  dise  la  vérité. 

La  quatrième  "  est  la  plus  utile ,  à  cause  de  cette 
application  locale  dont  j'ai  parlé  ci -devant;  elle 
offre  de  grandes  vues  à  remplir.  Mais  il  n'y  a  qu'un 
Suisse,  ou  quelqu'im  qui  connaisse  à  fond  la  con- 

"  Voici  la  suite  de  cette  question  :  «  et  quel  est  le  plan  le  plus  par- 
"  fait  qu'un  législateur  puisse  suivre  à  cet  égard  ?  » 

«  Est-il  des  préjugés  respectables   qu'un  bon  citoyen  doive  se 
«  faire  un  scrupule  de  combattre  publiquement  ?  » 

'''  «  Par  quel  moyen  pourrait-on  resserrer  les  liaisons  et  l'amitié 
«  entre  les  citoyens  des  diverses  républiques  qui  composent  la  con- 
»  fédération  helvétique?  » 


ANNÉE    I7G2.  285 

stitution  physique ,  poliliquc  v\  iiiorali'  du  corps 
helvétique,  qui  puisse  la  traiter  avec  succès.  Il  fau- 
drait voir  soi-mènie  pour  oser  dire,  O  utinam! 
Hélas!  c'est  augmenter  ses  regrets  de  renouveler 
des  vœux  formés  tant  de  fois  et  devenus  inutiles. 
Bonjour,  monsieur  :  je  vous  salue,  vous  et  vos 
dignes  collègues ,  de  tout  mon  cœur  et  avec  le  plus 
vrai  respect. 


LETTRE  CCXCIX. 

A  M.  DE  MALESHERBES. 

Montmorency ,  le  7  mai  1762. 

C'est  à  moi,  monsieur,  de  vous  remercier  de 
ne  pas  dédaigner  de  si  faibles  hommages,  que  je 
voudrais  bien  rendre  plus  dignes  de  vous  être  of- 
ferts. Je  crois,  à  propos  de  ce  dernier  écrit,  devoir 
vous  informer  d'une  action  du  sieur  Rey ,  laquelle 
a  peu  d'exemples  chez  les  libraires,  et  ne  saurait 
manquer  de  lui  valoir  quelque  partie  des  bontés 
dont  vous  mhonorez.  C'est ,  monsieur ,  qu'en  re- 
connaissance des  profits  qu'il  prétend  avoir  faits 
sur  mes  ouvrages,  il  vient  de  passer,  en  faveur  de 
ma  gouvernante ,  l'acte  d'une  pension  viagère  de 
trois  cents  livres;  et  cela  de  son  propre  mouve- 
ment, et  de  la  manière  du  monde  la  plus  obligeante. 
Je  vous  avoue  qu'il  s'est  attaché  pour  le  reste  de 
ma  vie  un  ami  par  ce  procédé  ;  et  j'en  suis  d'autant 
plus  touché ,  que  ma  plus  grande  peine ,  dans  Té- 


286  CORRESPONDANCE. 

tat  où  je  suis,  était  l'incertitude  de  celui  où  je  lais- 
serais cette  pauvre  fille  après  dix-sept  ans  de  ser- 
vice, de  soins,  et  d'attachement.  Je  sais  que  le  sieur 
Rey  n'a  pas  une  lionne  réputation  dans  ce  pays-ci, 
et  j'ai  eu  moi-même  plus  d'une  occasion  de  m'en 
plaindre,  quoique  jamais  sur  des  discussions  d'in- 
térêt, ni  sur  sa  fidélité  à  faire  honneur  à  ses  en- 
gagements. Mais  il  est  constant  aussi  qu'il  est  géné- 
ralement estimé  en  Hollande  ;  et  voilà,  ce  me  semble, 
un  fait  authentique  qui  doit  effacer  bien  des  impu- 
tations vagues.  En  voilà  beaucoup,  monsieur,  sur 
une  affaire  dont  j'ai  le  cœur  plein;  mais  le  votre 
est  fait  pour  sentir  et  pardonner  ces  choses-là. 


LETTRE  CGC. 

A   MADAME   LA   MARÉCHALE    DE   LUXEMBOURG. 
Montmorency ,  le  1 9  mai  176a. 

Je  ne  croyais  pas,  madame  la  maréchale,  que 
notre  livre  pût  paraître  avant  les  fêtes;  mais  Du- 
chesne  me  marque  qu'il  compte  pouvoir  le  mettre 
en  débit  la  semaine  prochaine  ;  et  vous  pensez  bien 
que  je  vois  ce  qui  l'a  rendu  diligent.  J'avais  des- 
tiné ,  pour  vos  distributions  et  celles  de  M.  le 
maréchal ,  les  quarante  exemplaires  qui  ont  été 
stipulés  de  plus  que  les  soixante  que  je  me  réserve 
ordinairement;  mais  mes  distributions  indispen- 
sables ont  tellement  augmenté  ,  que  je  me  vois 
forcé  de  vous  en  voler  dix  pour  y  suffire;  sauf 


ANNIÉE    l'jGl.  287 

restitution  cependant,  si  vous  n'en  avez  pas  assez  : 
encore  ai-je  espéré  que  vous  voudriez  bien  en  faire 
agréer  lui  à  M.  le  prince  de  Conti,  et  un  autre  à 
M.  le  duc  de  Villeroi,  désirant  qu'ils  reçoivent  quel- 
que prix  auprès  d'eux  de  la  main  qui  les  offrira. 
Je  voudrais  bien  en  présenter  un  exemplaire  à 
M.  le  marquis  d'Armentières ,  qui  m'a  paru  prendre 
intérêt  à  cet  ouvrage  ;  mais  ne  sachant  comment 
le  lui  envoyer,  je  vous  supplie,  madame  la  maré- 
chale, de  vouloir  bien,  si  vous  le  jugez  à  propos, 
vous  charger  de  cet  envoi ,  et  j'en  remplirai  le 
vide. 

J'ai  écrit  à  Duchesne  d'envoyer  les  trente  exem- 
plaires à  l'hôtel  de  Luxembourg,  dans  le  courant 
de  la  semaine,  et  de  commencer,  dimanche  pro- 
chain a3,  mes  distributions,  dont  je  lui  ai  envoyé 
la  note.  Si  vous  voulez  bien ,  madame  la  maréchale, 
n'ordonner  les  vôtres  que  le  même  jour,  cela  fera 
que  moins  de  gens  auront  à  se  plaindre  que  d'autres 
aient  eu  le  livre  avant  eux.  Au  reste ,  quel  que  soit 
son  succès  dans  le  monde ,  mon  dernier  ouvrage 
ayant  été  publiquement  honoré  de  vos  soins  et  de 
votre  protection  ,  je  crois  ma  carrière  très -heu- 
reusement couronnée  :  il  était  impossible  de  mieux 
finir. 

Pour  éviter  tout  double  emploi,  je  crois  devoir 
vous  prévenir,  madame  la  maréchale ,  que  j'enver- 
rai un  exemplaire  à  madame  la  comtesse  de  Bouf- 
flers,  ainsi  qu'au  chevalier  de  Lorenzy. 


^ 


:i88  CORRESPONDANCE. 

LETTRE  ceci. 

A  MADAME  LATOUR. 

A  Montmorency ,  le  2  3  mai  1762. 

Vous  •  avez  fait ,  •  madame  ,  un  petit  quiproquo  : 
voilà  la  lettre  de  votre  heureux  papa;  redeman- 
dez-lui la  mienne,  je  vous  prie  :  étant  pour  moi, 
elle  est  à  moi ,  je  ne  veux  pas  la  perdre  ;  car  depuis 
que  vous  avez  changé  de  ton,  votre  douceur  me 
gagne ,  et  je  m'affectionne  de  plus  en  plus  à  tout 
ce  qui  me  vient  de  vous.  Ce  petit  accident  même 
ne  vous  rend  pas ,  dans  mon  esprit ,  un  mauvais 
office  ;  et  dût-il  entrer  du  bonheur  dans  cette  af- 
faire ,  on  ne  peut  que  bien  penser  des  mœurs  d'une 
jeune  femme  dont  les  méprises  ne  sont  pas  plus 
dangereuses. 

Mais  à  juger  de  vos  sociétés  par  les  gens  dont 
vous  m'avez  parlé,  j'avoue  que  ce  préjugé  vous 
serait  bien  moins  favorable.  Je  n'avais  de  ma  vie 
ouï  parler  de  Sire-Jean ,  non  plus  que  de  M.  Mail- 
lard, dont  vous  m'avez  fait  mention  ci-devant.  Mon 
prétendu  jugement  contre  vous  a  été  controuvé 
par  le  premier,  ainsi  que  mon  prétendu  voyage  à 
Paris  par  l'autre.  Je  n'aime  point  à  prononcer;  je 
ne  blâme  qu'avec  connaissance ,  et  ne  vais  jamais 
à  Paris.  Que  faut-il  donc  .penser  de  ces  messieurs- 
là,  madame,  et  quelle  liaison  doit  exister  entre 
vous  et  de  telles  gens  ? 


LETTRE   CCCII. 

A  MADAME  LA  MARÉCHALE  DE  LUXEMBOURG. 

Vendredi  s 8  mai. 

Vous  savez,  madame  la  maréchale,  qu'il  y  a  une 
édition  contrefaite  de  mon  livre,  laquelle  doit  pa- 
raître ces  fêtes.  Il  est  certain  que  si  cette  édition 
se  débite  Duchesne  est  ruiné,  et  que  si  les  auteurs 
ne  sont  pas  découverts  je  suis  déshonoré.  Quelque 
nouvel  embarras  que  ceci  vous  donne ,  il  ne  faut 
pas  qu'il  puisse  être  dit  qu'une  affaire  entreprise 
par  madame  la  maréchale  de  Luxembouri^  ait  eu 
une  si  triste  fin.  J'ai  écrit  hier  à  M.  de  Malesherbes  : 
mais  j'ai  quelque  frayeur,  je  l'avoue,  qu'on  n'ait 
abusé  de  sa  confiance ,  et  que  l'auteur  de  la  fraude 
ne  soit  plus  près  de  lui  qu'il  ne  pense.  Car  enfin 
cet  auteur  est  l'imprimeur,  ou  le  correcteur,  ou 
l'homme  chargé  de  cette  affaire ,  ou  moi.  Or  il  est 
bien  difficile  que  ce  soit  l'imprimeur,  puisqu'ils 
étaient  deux ,  lesquels  n'avaient  aucune  commu- 
nication ensemble  :  le  correcteur  est  l'ami  du  li- 
braire, et  même  toutes  les  feuilles  n'ont  pas  passé 
par  ses  mains.  Resterait  donc  à  chercher  le  fripon 
entre  deux  hommes  dont  je  suis  l'un,  i'écris  au- 
jourd'hui à  ]M.  le  lieutenant  de  police,  et  je  vous 
envoie  copie  de  ma  lettre.  J'aurais  voulu  me  trou- 
ver à  votre  passage  au  retour  de  l'Ile-Adam  ;  mais 
je  n'ai  pu  venir  à  bout  de  savoir  si  c'était  aujour^ 
R.  XIX.  19 


ago  CORRESPONDANCE. 

d'hui  on  demain  que  vous  deviez  venir  ;  et  je  suis 
si  faible ,  si  troublé ,  si  occupé ,  que ,  ne  sachant 
pas  non  plus  l'heure ,  je  ne  tenterai  pas  même  de 
m'y  trouver ,  espérant  me  dédommager  mardi  pro- 
chain. Je  vous  excède  ,  madame  la  maréchale ,  j'en 
suis  navré  ;  mais  si  cette  affaire  n'est  éclaircie ,  il 
faut  que  j'en  meure  de  désespoir. 

Vous  comprenez  qu'il  ne  faudrait  pas  montrer 
ma  lettre  à  M.  de  Malesherbes ,  mais  seulement  le 
prier  de  vouloir  bien  regarder  lui-même  à  cette 
affaire.  Le  premier  colporteur  saisi  d'un  exemplaire 
de  la  fausse  édition  donne  le  bout  de  la  pelotte  ; 
il  n'y  a  plus  qu'à  dévider. 


LETTRE   CCCIIT. 

A  M.   DE  SARTINE. 

Uu  a 8  mai  1762. 

Monsieur, 

Permettez  que  l'auteur  d'iui  livre  sur  l'éduca- 
tion, au  sujet  duquel  requête  vous  a  été  présen- 
tée ,  })renne  la  liberté  d'y  joindre  la  sienne.  Si 
l'édition  contrefaite  est  mise  en  vente ,  mon  libraire 
en  souffrira  des  pertes  que  je  dois  partager;  si  les 
auteurs  de  la  fraude  ne  sont  pas  connus ,  je  serai 
suspect  d'en  être  complice.  N'en  voilà  que  trop , 
monsieur,  pour  autoriser  l'extrême  inquiétude  où 
je  suis  ,  et  Timportunité  que  je  vous  cause.  A  la 


A.NNEK    inGu.  uni 

manièri;  dont  s'y  prennent  ces  éditeurs  frauduleux, 
j'ai  lieu  de  croire  qu'ils  se  sentent  appuyés  ;  et 
même ,  malgré  vos  ordres ,  le  colporteur  de  Sau- 
gen  en  promet  à  ses  camarades  des  exemplaires 
poiu'  la  veille  des  fêtes.  Mais  je  suis  fortement  per- 
suadé ,  sur  quelque  protection  qu'ils  comptent , 
qu'un  magistrat  de  votre  intégrité  et  de  votre  fer- 
meté ne  penîiettra  jamais  que  cette  protection  soit 
portée  jusqu'à  favoriser  les  fripons  aux  dépens  de 
la  fortune  du  libraire  et  de  la  réputation  de  l'au- 
teur. 

Daignez ,  monsieur ,  agréer  mon  profond  res- 
pect, et  vous  rappeler  que  je  m'honorais  de  ce 
sentiment  pour  vous  avant  que  je  pusse  prévoir 
que  j'implorerais  un  jour  votre  justice. 


LETTRE  CCCIV. 

A  MADAME  LATOUR. 

Ce  samedi  29. 

La  preuve,  madame  ,  que  je  n'ai  point  voulu 
mettre  en  égalité  votre  amie  et  vous ,  est  que  son 
exemplaire  vous  a  été  remis,  quoique  j'eusse  son 
adresse  ainsi  que  la  vôtre.  J'ai  pensé  qu'ayant  une 
fille  à  élever,  elle  serait  peut-être  bien  aise  de  voir 
ce  livre  ;  et  comme  le  libraire  le  vend  fort  cher , 
et  qu'elle  n'est  pas  riche,  j'ai  pensé  encore  que 
vous  seriez  bien  aise  de  le  lui  offrir.  Offrez-le  lui 
donc ,  madame ,  non  de  ma  part ,  mais  de  la  vôtre , 

19- 


•2<^'2  CORRESPONDANCE. 

et  ne  lui  faites  aucune  mention  de  moi.  Du  reste, 
quoi  que  vous  puissiez  dire  ,  je  n'appellerai  ni 
Julie  ni  Claire  deux  femmes  dont  l'une  aura  des 
secrets  pour  l'autre  :  car,  si  j'imagine  bien  les  cœurs 
dé  Julie  et  de  Claire ,  ils  étaient  transparents  l'un 
pour  l'autre  ;  il  leur  était  impossible  de  se  cacher. 
Contentez-vous,  croyez-moi,  d'être  Marianne;  et 
si  cette  Marianne  est  telle  que  je  me  la  figure,  elle 
n'a  pas  trop  à  se  plaindre  de  son  lot. 


LETTRE  CCCV. 

A  M.   MOULTOU. 

Aîontmorency ,  le  3o  mai  i-'da. 

L'état  critique  où  étaient  vos  enfants  quand  vous 
m'avez  écrit  me  fait  sentir  pour  vous  la  sollicitude 
et  les  alarmes  paternelles.  Tirez-moi  d'inquiétude 
aussitôt  que  vous  le  pourrez;  car,  cher  Moultou, 
je  vous  aime  tendrement. 

Je  suis  très-sensible  au  témoignage  d'estime  que 
je  reçois  de  la  part  de  M.  de  Reventlow ,  dans  la 
lettre  dont  vous  m'avez  envoyé  l'extrait  :  mais  outre 
que  je  n'ai  jamais  aimé  la  poésie  française,  et  que 
n'ayant  pas  fait  de  vers  depuis  très  long-temj)s ,  j'ai 
absolument  oublié  cette  petite  mécanique;  je  vous 
dirai ,  de  plus ,  que  je  doute  qu'une  pareille  entre- 
prise eût  aucun  succès;  et,  quant  à  moi  du  moins, 
je  ne  sais  mettre  en  chanson  rien  de  ce  qu'il  faut 
dire  aux  princes  :  ainsi  je  ne  puis  me  charger  du 


soin  dont  veut  bien  m'honorer  M.  tic  Kcvciitlow. 
Cependant,  pour  lui  prouver  que  ce  refus  ne  vient 
point  de  mauvaise  volonté,  je  ne  refuserai  pas  d'é- 
crireun  mémoire  pour  finstruction  du  jeune  prince, 
si  M.  de  Reventlow  veut  m'en  prier.  Quant  à  la  ré- 
compense, je  sais  d'où  la  tirer  sans  qu'il  s'en  donne 
le  soin.  Aussi-bien ,  quelque  médiocre  que  puisse 
être  mon  travail  en  lui-même  ,  si  je  faisais  tant  que 
d'y  mettre  un  prix,  il  serait  tel  que  ni  M.  de  Re- 
ventlow, ni  le  roi  de  Danemarck,  ne  pourraient  le 
payer. 

Enfin  mon  livre  parnit  depuis  quelques  jours, 
et  il  est  parfaitement  j^rouvé  par  l'événement  que 
j'ai  payé  les  soins  officieux  d'un  honnête  homme 
des  soupçons  les  plus  odieux.  Je  ne  me  consolerai 
jamais  d'une  ingratitude  aussi  noire,  et  je  porte  au 
fond  de  mon  cœiu-  le  poids  d'un  remords  qui  ne 
me  quittera  plus. 

Je  cherche  quelque  occasion  de  vous  envoyer 
des  exemplaires,  et,  si  je  ne  puis  faire  mieux,  du 
moins  le  votre  avant  tout.  Il  y  a  une  édition  de 
Lyon  qui  m'est  très-suspecte ,  puisqu'il  ne  m'a  pas 
été  possible  d'en  voir  les  feuilles  ;  d'ailleurs  le  li- 
braire Bruyset  qui  l'a  faite  s'est  signalé  dans  cette 
affaire  par  tant  de  manoeuvres  artificieuses,  nui- 
sibles à  Néaulme  et  à  Duchesne,  que  la  justice, 
aussi-bien  que  l'honneur  de  l'auteur,  demandent 
que  cette  édition  soit  décriée  autant  qu'elle  mérite 
de  l'être.  J'ai  grand'peur  que  ce  ne  soit  la  seule  qui 
sera  connue  où  vous  êtes,  et  que  Genève  n'en  soit 
infecté.  Quand  vous  aurez  votre  exemplaire,  vou*^ 


'294  CORRESPONDANCE. 

serez  en  état  de  faire  la  comparaison  et  d'en  dire 
votre  avis. 

Vous  avez  bien  prévu  que  je  serais  embarrassé 
du  transport  des  Fables  de  La  Fontaine.  Moi ,  que 
le  moindre  tracas  effarouche ,  et  qui  laisse  dépérir 
mes  propres  livres  dans  les  transports,  faute  d'en 
pouvoir  prendre  le  moindre  soin ,  jugez  du  souci 
où  me  met  la  crainte  que  celui-là  ne  soit  pas  assez 
bien  emballé  pour  ne  point  souffrir  en  route,  et  la 
difficulté  de  le  faire  entrer  à  Paris  sans  qu'il  aille 
traînant  des  mois  entiers  à  la  chambre  svndicale. 
Je  vous  jure  que  j'aurais  mieux  aimé  en  procurer 
dix  autres  à  la  bibliothèque  que  de  faire  faire  une 
lieue  à  celui-là.  C'est  une  leçon  pour  une  autre 
fois. 

Vous  qui  dites  que  je  suis  si  bien  voulu  dans 
Genève  ,  répondez  au  fait  que  je  vais  vous  exposer. 
Il  n'y  a  pas  une  ville  dans  l'Europe  dont  les  libraires 
ne  recherchent  mes  écrits  avec  le  plus  grand  em- 
pressement. Genève  est  la  seule  où  Rey  n'a  pu  né- 
gocier des  exemplaires  du  Contrat  Social.  Pas  un 
seul  libraire  n'a  voulu  s'en  charger.  Il  est  vrai  que 
l'entrée  de  ce  livre  vient  d'être  défendue  en  France; 
mais  c'est  précisément  poiu*  cela  qu'il  devrait  être 
bien  reçu  dans  Genève  ;  car  même  j'y  préfère  hau- 
tement l'aristocnitie  à  tout  autre  gouvernement. 
Répondez.  Adieu ,  cher  Moultou.  Des  nouvelles  de 
vos  enfants. 


ANNÉE    l^Gii.  295 

LETTRE  CCCVI. 

A  MADAME  LA  MARQUISE  DE  CRÉQUI. 
Montmorency,  fin  de  mai  176a. 

C'est  VOUS,  madame,  qui  m'oubliez;  je  le  sens 
fort  bien  :  mais  je  ne  vous  laisserai  pas  faire  ;  car  si 
j'ai  peine  à  former  des  liaisons ,  j'en  ai  plus  encore 
à  les  rompre,  et  surtout....  * 

J'aurai  donc  soin ,  malgré  vous,  de  vous  faire  quel- 
quefois souvenir  de  moi,  mais  non  pas  de  la  même 
manière.  Ayant  posé  la  plume  pour  ne  la  jamais 
reprendre,  je  n'aurai  plus, grâces  au  ciel,  de  pareil 
hommage  à  vous  offrir  **  ;  mais  pour  ceux  d'un 
cœur  plein  de  respect ,  de  reconnaissance  et  d'at- 
tachement, ils  ne  finiront  poUr  vous,  madame,  de 
ma  part,  qu'avec  ma  vie. 

Quoi!  vous  voulez  faire  un  pèlerinage  à  Mont- 
morency ?  Vous  y  viendrez  visiter  ces  pauvres  re- 
liques genevoises,  qui  bientôt  ne  seront  bonnes 
qu'à  enchâsser?  Que  j'attends  avec  empressement 
ce  pèlerinage  d'une  espèce  nouvelle ,  où  l'on  ne 
vient  pas  chercher  le  miracle ,  mais  le  faire  ;  car 
vous  me  trouverez  mourant ,  et  je  ne  doute  pas  que 
votre  présence  ne  me  ressuscite ,  au  moins  pour 

*  Cette  lettre  ne  fait  pas  partie  des  lettres  à  la  même  dame  que 
M.  Pougens  a  publiées  en  1798;  mais  elle  se  trouve  dans  le  recueil 
donné  par  du  Peyrou  en  1 790 ,  et  elle  s'y  trouve  avec  l'interru  ption 
qui  se  Toit  ici. 

**  L'envoi  de  son  Emile  (  Noie  de  fin  Peyrou.  ) 


ig6  CORRESPONDANCE. 

quinze  jours.  Au  reste,  madame,  préparez-vous  à 
voir  un  joli  garçon ,  qui  s'est  bien  formé  depuis  cinq 
ou  six  ans;  j'étais  un  peu  sauvage  à  la  ville,  mais 
je  suis  venu  me  civiliser  dans  les  bois. 

Monsieur  et  madame  de  Luxembourg  viennent 
ici  mardi  pour  un  mois.  J'ai  cru  vous  devoir  cet  aver- 
tissement, madame,  sur  la  répugnance  que  vous 
avez  à  vous  y  trouver  avec  eux.  Mais  j'avoue  que 
les  raisons  que  vous  en  alléguez  me  semblent  très- 
mal  fondées;  et  de  plus,  j'ai  pour  eux  tant  d'atta- 
chement et  d'estime ,  que  quand  on  ne  m'en  parle 
pas  avec  éloge ,  j'aimerais  mieux  qu'on  ne  m'en 
parlât  point  du  tout. 

Puisque  vous  aimez  les  solitaires ,  vous  aimez 
aussi  les  promenades  qui  le  sont:  et, quoique  vous 
connaissiez  le  pavs ,  je  vous  en  promets  de  char- 
mantes, que  vous  ne  connaissez  sûrement  pas.  J'ai 
aussi  mon  intérêt  à  cela;  car,  outre  l'avantage  du 
moment  présent,  j'aurai  encore  pour  l'avenir  celui 
de  parcourir  avec  plus  de  plaisir  les  lieux  où  j'aurai 
eu  le  bonheur  de  vous  suivre. 


LETTRE  CCCVII. 

A  MADAME  LATOUR. 

Le  i^""  juin  1763. 

Je  suis  mortifié,  madame,  que  mon  exemplaire 
n  ait  pu  être  employé,  et  peut-être  ne  vous  sera-t-ii 
pas  si  aisé  de  le  remplacer  que  vous  avez  pu  le 


ANNIiE    I7G2.  297 

croire; car  on  dit  que  mon  livre  est  arrêté  et  ne  se 
vend  plus  :  à  tout  événement,  il  leste  ici  à  vos  or- 
dres. Je  ne  renonce  qu'à  regret  à  l'espoir  de  vous 
en  voir  disposer,  et  je  vous  avoue  que  la  délica- 
tesse qui  vous  <en  empêche  n'est  pas  de  mon  goût. 
Mais  il  faut  se  soumettre;  nous  parlerons  du  reste 
plus  à  loisir.  Votre  voyage  est  une  affaire  à  méditer  ; 
car  je  vous  avoue  que,  malgré  mon  état,  j'ai  grand'- 
peur  de  vous. 


LETTRE   CCCVIII. 

A  LA  MÊME. 

A  M.  M.  4  juin  176a. 

J'ai ,  madame ,  une  requête  à  vous  présenter  :  le 
cœur  plein  de  vous,  j'en  ai  parlé  à  madame  la  ma- 
réchale de  Luxembourg;  et,  sans  prévoir  l'effet  de 
mon  zèle,  je  lui  ai  inspiré  le  désir  de  savoir  qui 
vous  êtes,  et  peut-être  d'aller  plus  loin.  Elle  m'a 
donc  chargé  de  vous  demander  la  permission  de 
vous  nommer  à  elle,  et  je  dois  ajouter  que  vous 
m'obligerez  de  me  l'accorder.  Mais,  du  reste,  vous 
pouvez  me  signifier  vos  volontés  en  toute  con- 
fiance, vous  serez  fidèlement  obéie,  La  seide  chose 
que  je  vous  demande  pour  l'acquit  de  ma  commis- 
sion ,  est ,  en  cas  de  refus ,  de  vouloir  bien  tourner 
votre  lettre  de  manière  que  je  puisse  la  lui  montrer. 

Dois -je  désirer  ou  craindre  la  visite  que  vous 
semblez  me  promettre?  Je  crois ,  en  vérité ,  qu'ell<> 


298  COURESPOJVDAJVCE. 

m'ote  le  repos  d'avance  ;  que  sera-ce  après  l'événe- 
ment ,  mon  Dieu  !  Que  voulez  -  vous  venir  faire  ici 
de  ces  beaux  yeux  vainqueurs  des  Suisses  ?  Ne  sau- 
raient-ils du  moins  laisser  en  paix  les  Genevois? 
Ah  !  respectez  mes  maux  et  ma  barbe  grise,  ne  venez 
pas  grêler  sur  le  persil.  Il  faut  pourtant  achever  de 
m'humilier,  en  vous  disant  combien  les  préjugés 
que  vous  craignez  sont  chimériques. Hélas!  ce  n'est 
pas  d'aujourd'hui  que  de  jolies  femmes  viennent 
impudemment  insulter  à  ma  misère ,  et  me  faire  à 
la  fois  de  leurs  visites  un  honneur  et  un  affront! 
Je  ne  sais  pourquoi  le  cœur  me  dit  que  je  me  tirerai 
mal  de  la  vôtre.  Non,  je  n'ai  jamais  redouté  femme 
autant  que  vous.  Cependant  je  dois  vous  prévenir 
que  si  vous  voulez  tout  de  bon  faire  ce  pèlerinage, 
il  faut  nous  concerter  d'avance,  et  convenir  du  jour 
entre  nous,  surtout  dans  une  saison  où,  sans  cesse 
accablé  d'importuns  de  toutes  les  sortes ,  je  suis 
réduit  à  me  ménager  d'avance ,  et  même  avec  peine , 
im  jour  de  pleine  liberté.  Vous  pouvez  renvoyer  la 
réponse  à  cet  article  à  quelque  autre  lettre,  et  n'en 
point  parler  dans  la  réponse  à  celle-ci. 

Je  n'ai  encore  montré  aucune  de  vos  lettres  à 
madame  de  Luxembourg;  et  si  je  lui  en  montre, 
et  que  vous  ne  vouliez  pas  être  connue,  soyez  sûre 
que  j'y  mettrai  le  choix  nécessaire,  et  qu'elle  ne 
saura  jamais  qui  vous  êtes,  à  moins  que  vous  n'y 
consentiez.  Excusez  mon  barbouillage  ;  j'écris  à  la 
hâte,  fort  distrait ,  et  du  monde  dans  ma  chambre. 


ANNÉE    I7G.2.  ur)9 

LETTRE   CCCIX. 

A  M.  NÉAULME. 

Montmorency,  le  5  juin  1762. 

Je  rerois,  monsieur,  à  l'instant  et  dans  le  même 
paquet,  avec  six  feuilles  imprimées,  et  cinq  car- 
tons, vos  quatre  lettres  des  20, 11 ,  i[\  et  i(j  mai. 
J'y  vois  avec  déplaisir  la  continuation  de  vos  plaintes 
vis-à-vis  de  vos  deux  confrères  ;  mais  n'étant  entré 
ni  dan§  les  traités  ni  daïis  les  nég^ociations  récipro- 
ques ,  je  me  borne  à  désirer  que  la  justice  soit  ob- 
servée, et  que  vous  soyez  tous  contents,  sans  avoir 
droit  de  m'ingérer  dans  une  affaire  qui  ne  me  re- 
garde pas.  J'ajouterai  seulemept  que  j'aurais  sou- 
haité, et  de  grand  cœur,  que  le  tout  eût  passé  par 
vos  mains  seules,  et  qu'on  n'eût  traité  qu'avec  vous  ; 
mais  n'ayant  pas  été  consulté  dans  cette  affaire,  je 
ne  puis  répondre  de  ce  qui  s'est  fait  à  mon  insu. 

Je  vous  ai  dit,  monsieur,  et  je  le  répète  ,  qu'-É"- 
juile  est  le  dernier  écrit  qui  soit  sorti  et  sortira 
jamais  de  ma  plume  pour  l'impression.  Je  ne  com- 
prends pas  sur  quoi  vous  pouvez  inférer  le  con- 
traire; il  me  suffit  de  vous  avoir  dit  la  vérité  :  vous 
en  croirez  ce  qu'il  vous  plaira. 

Je  suis  très-fàché  des  embarras  où  vous  dites  être 
au  sujet  de  la  Profession  de  foi  ;  mais  comme  vous 
ne  m'avez  point  consulté  sur  le  contenu  de  mon 
manuscrit ,  en  traitant  pour  l'impression ,  vous 
n'avez  point  à  vous  prendre  à  moi  des  obstacles  qui 


^ 

tés  y 


300  CORRESPONDANCE, 

VOUS  arrêtent,  et  d'autant  moins  que  les  vérités 
hardies  semées  dans  tous  mes  livres  devaient  vous 
faire  présumer  que  celui-là  n'en  serait  pas  exempt. 
Je  ne  vous  ai  ni  surpris  ni  abusé,  monsieur;  j'en 
suis  incapable;  je  voudrais  même  vous  complaire, 
mais  ce  ne  saurait  être  en  ce  que  vous  exigez  de 
moi  sur  ce  point  ;  et  je  m'étonne  que  vous  puissiez 
croire  qu'un  homme  qui  prend  tant  de  mesures 
pour  que  son  ouvrage  ne  soit  point  altéré  après  sa 
mort,  le  laisse  mutiler  durant  sa  vie  *. 

A  l'égard  des  raisons  que  vous  m'exposez ,  vous 
pouviez  vous  dispenser  de  cet  étalage,  et  supposer 
que  j'avais  pensé  à  ce  qu'il  me  convenait  de  faire. 
Vous  dites  que  les  gens  même  qui  pensent  comme 
moi  me  blâment.  Je  vous  réponds  que  cela  ne  peut 
pas  être  ;  car  moi ,  qui  sûrement  pense  comme  moi , 
je  m'approuve,  et  ne  fis  rien  de  ma  vie  dont  mon 
cœur  fût  aussi  content.  En  rendant  gloire  à  Dieu, 
et  parlant  pour  le  vrai  bien  des  hommes,  j'ai  fait 
mon  devoir:  qu'ils  en  profitent  ou  non,  qu'ils  me 
blâment  ou  m'approuvent,  c'est  leur  affaire;  je  ne 
donnerais  pas  un  fétu  pour  changer  leur  blâme  en 
louange.  Du  reste,  je  les  mets  au  pis;  que  me  fe- 
ront-ils que  la  nature  et  mes  maux  ne  fassent  bien- 
tôt sans  eux?  Ils  ne  me  donneront  ni  ne  m'ôteront 
ma  récompense  ;  elle  ne  dépend  d'aucun  pouvoir 
humain.  Vous  voyez  bien ,  monsieur,  que  mon  parti 
est  pris.  Ainsi  je  vous  conseille  de  ne  m'en  plus  par- 
ler, car  cela  serait  parfaitement  inutile. 

Pour  rexplication  de  ceci,  voyez  au  commenceiTient  de  Y  Emile 
la  première  des  notes  ou  il  est  question  de  Formey. 


ANNÉE    I'jGjl.  Soi 

LETTRE   CCCX. 

A  M.  MOULTOU. 

Montmorency,  le  7  juin  176a. 

( 

Je  me  garderais  de  vous  inquiéter,  clier  Moul- 
tou ,  si  je  croyais  que  vous  fussiez  tranquille  sur 
mon  compte  ;  mais  la  fermentation  est  trop  forte 
pour  que  le  bruit  n'en  soit  pas  arrivé  jusqu'à  vous, 
et  je  juge  parles  lettres  que  je  reçois  des  provinces, 
que  les  gens  qui  m'aiment  y  sont  encore  plus  alar- 
mée pour  moi  qu'à  Paris,  Mon  livre  a  paru  dans  des 
circonstances  malheureuses.  Le  j^arlement  de  Paris, 
pour  justifier  son  zèle  contre  les  jésuites,  veut, 
dit -on,  persécuter  aussi  ceux  qui  ne  pensent  pas 
comme  eux;  et  le  seul  homme  en  France  qui  croie 
en  Dieu  doit  être  la  victime  des  défenseurs  du  chris- 
tianisme. Depuis  plusieurs  joiu's,  tous  mes  amis 
ë'efforcent  à  l'envi  de  m'effrayer:  on  m'offre  par- 
tout des  retraites  ;  mais  comme  on  ne  me  donne 
pas,  ])our  les  accepter,  des  raisons  bonnes  poiu' 
moi,  je  demeure;  car  votre  ami  Jean -Jacques  n'a 
point  appris  à  se  cacher.  Je  jiense  aussi  qu'on  giossil 
le  mal  à  mes  yeux  pour  tâcher  de  m'ébranler;  car 
je  ne.  saurais  concevoir  à  quel  titre ,  moi  citoyen  de 
Genève,  je  puis  devoir  compte  au  parlement  de 
Paris  d'un  livre  que  j'ai  fait  imprimer  en  Hollande 
avec  privilège  des  États-Généraux.  Le  seul  moyen 
lie  défense  que  j'entends  employer,  si  l'on  m'inter- 


302  CORRESPONDANCE. 

roge ,  est  la  récusation  de  mes  juges  :  mais  ce  moyen 
ne  les  contentera  pas  ;  car  je  vois  que ,  tout  plein 
de  son  pouvoir  suprême ,  le  parlement  a  peu  d'idée 
du  droit  des  gens ,  et  ne  le  respectera  guère  dans 
un  petit  particulier  comme  moi.  Il  y  a  dans  tous 
les  corps  des  intérêts  auxquels  la  justice  est  tou- 
jours subordonnée  ;  et  il  n'y  a  pas  plus  d'inconvé- 
nient à  brûler  un  innocent  au  parlement  de  Paris, 
qu'à  en  rouer  un  autre  au  parlement  de  Toulouse. 
Il  est  vrai  qu'en  général  les  magistrats  du  premier 
de  ces  corps  aiment  la  justice ,  et  sont  toujours 
équitables  et  modérés,  quand  un  ascendant  trop 
fort  ne  s'y  oppose  pas  ;  mais  si  cet  ascendant  agit 
dans  cette  affaire ,  comme  il  est  probable ,  ils  n'y 
résisteront  point.  Tels  sont  les  hommes,  cher  Moul- 
tou  ;  telle  est  cette  société  si  vantée  :  la  justice 
parle,  et  les  passions  agissent.  D'ailleurs,  quoique 
je  n'eusse  qu'à  déclarer  ouvertement  la  vérité  des 
faits,  ou,  au  contraire ,  à  user  de  quelque  mensonge 
pour  me  tirer  d'affaire,  même  malgré  eux,  bien 
résolu  de  ne  rien  dire  que  de  vrai ,  et  de  ne  com- 
promettre personne ,  toujours  gêné  dans  mes  ré- 
ponses, je  leur  donnerai  le  plus  beau  jeu  du  monde 
pour  me  perdre  à  leur  plaisir. 

Mais,  cher  Moultou,  si  la  devise  que  j'ai  prise 
n'est  pas  un  piu-  bavardage ,  c'est  ici  l'occasion  de 
m'en  montrer  digne;  et  à  quoi  puis- je  employer 
mieux  le  peu  de  vie  qui  me  reste?  De  quelque  ma- 
nière que  me  traitent  les  hommes,  que  me  feront- 
ils  que  la  nature  et  mes  maux  ne  m'eussent  bientôt 
fait  sans  eux  ?  Ils  pourront  m'oter  ime  vie  que  mon 


ANNICK    1762.  5o3 

état  111c  rciul  à  charge,  mais  ils  ne  m'oteront  pas 
ma  liberté;  je  la  conserverai,  quoi  qu'ils  fassent, 
clans  leurs  liens  et  dans  leurs  murs.  Ma  carrière  est 
finie,  il  ne  me  reste  plus  qu'à  la  couronner.  J'ai 
rendu  gloire  à  Dieu,  j'ai  parlé  pour  le  bien  des 
hommes.  O  amil  pour  une  si  grande  cause,  ni  toi 
ni  moi  ne  refuserons  jamais  de  souffrir.  C'est  au- 
jourd'hui que  le  parlement  rentre  ;  j'attends  en  paix 
ce  qu'il  lui  plaira  d'ordonner  de  moi. 

Adieu,  cher  Moultou;  je  vous  embrasse  tendre- 
ment :  sitôt  que  mon  sort  sera  décidé,  je  vous  en 
instruirai ,  si  je  reste  libre  ;  sinon  vous  l'apprendrez 
par  la  voix  pidjlique. 


LETTRE  CCCXI. 

A  MADAME  DE  CRÉQUI. 

Montmorency,  le  7  juin  1762. 

Se  vous  remercie ,  madame ,  de  l'avis  que  vous 
voulez  bien  me  donner  ;  on  me  le  donne  de  toutes 
parts ,  mais  il  n'est  pas  de  mon  usage  ;  J.  J.  Rous- 
seau ne  sait  point  se  cacher.  D'ailleurs,  je  vous 
avoue  qu'il  m'est  impossible  de  concevoir  à  quel 
titre  un  citoyen  de  Genève  ,  imprimant  ini  livre 
en  Hollande,  avec  privilège  des  États  -  Généraux  , 
en  peut  devoir  compte  au  parlement  de  Paris.  Au 
reste,  j'ai  rendu  gloire  à  Dieu,  et  parlé  pour  le 
bien  des  hommes.  Pour  une  si  digne  cause,  je  ne 


3o4  CORRESPOND  A^NCE. 

refuserai  jamais  de  souffrir.  Je  vous  réitère  mes 
remerciements ,  madame ,  et  n'oublierai  point  ce 
soin  de  votre  amitié. 


LETTRE   CCCXII. 

A   MADAME  LATOUR. 

A  Montmorency,  le  7  juin. 

Rassurez-vous,  madame,  je  vous  supplie;  vous 
ne  serez  ni  nommée  ni  connue  :  je  n'ai  fait  que  ce 
que  je  pouvais  faire  sans  indiscrétion.  Je  visiterai 
dès  aujourd'hui  toutes  vos  lettres;  et,  n'ayant  pas 
le  courage  de  les  brûler ,  à  moins  que  vous  ne  l'or- 
donniez, j'en  ôterai  du  moins,  avec  le  plus  grand 
soin ,  tout  ce  qui  pourrait  servir  de  renseignement 
ou  d'indice  pour  vous  reconnaître.  Au  reste ,  atten- 
dez quelques  jours  à  ra'écrire.  On  dit  que  le  par- 
lement de  Paris  veut  disposer  de  moi  ;  il  faut  le 
laisser  faire ,  et  ne  pas  compromettre  vos  lettres 
dans  cette  occasion. 

Je  rouvre  ma  lettre  pour  vous  dire  que  j'aurai 
soin  d'oter  aussi  votre  cachet ,  et  de  mettre  toutes 
vos  lettres  en  sûreté;  ainsi,  soyez  tranquille. 


ANNÉE    176.2.  3oj 

LETTRE  CCCXIII. 

A  M.   DE  LA  POPLINIÈRE. 

Montmorency,  le  8  juin  1762. 

Non  ,  monsieur,  les  livres  ne  corrigent  pas  les 
hommes ,  je  le  sais  bien  ;  clans  l'état  où  ils  sont ,  les 
mauvais  les  rendraient  pires,  s'ils  pouvaient  l'être, 
sans  que  les  bons  les  rendissent  meilleurs.  Aussi 
ne  m'en  imposai-je  point ,  en  prenant  la  plume ,  sur 
l'inutilité  de  mes  écrits  ;  mais  j'ai  satisfait  mon  cœur 
en  rendant  hommage  à  la  vérité.  En  parlant  aux 
hommes  poiu^  leiu'  vrai  bien ,  en  rendant  gloire  à 
Dieu ,  en  arrachant  aux  préjugés  du  vice  l'autorité 
de  la  raison  ,  je  me  suis  mis  en  état ,  en  quittant 
la  vie ,  de  rendre  à  l'auteur  de  mon  être  compte 
des  talents  qu'il  m'avait  confiés.  Voilà ,  monsieur , 
tout  ce  que  je  pouvais  faire  ;  rien  de  plus  n'a  dé- 
pendu de  moi.  Du  reste,  j'ai  fini  ma  courte  tâche  ; 
je  n'ai  plus  rien  à  dire  et  je  me  tais.  Heureux, 
monsieur,  si ,  bientôt  oublié  des  hommes  et  rentré 
dans  l'obscurité  qui  me  convient,  je  conserve  en- 
core quelque  place  dans  votre  estime  et  dans  votre 
souvenir. 


R.    XIX.  10 


3o6  CORRESPOTVDANCE. 

LETTRE   CCCXIV. 

A  M.  MOULTOU. 

Yverdun  ,  le  i5  juin  1763. 

Vous  aviez  mieux  jugé  que  moi ,  cher  Moultou  ; 
l'événement  a  justifié  votre  prévoyance,  et  votre 
amitié  voyait  plus  clair  que  moi  sur  mes  dangers. 
Après  la  résolution  où  Vous  m'avez  vu  dans  ma 
précédente  lettre  ,  vous  serez  surpris  de  me  savoir 
maintenant  à  Yverdun  ;  mais  je  puis  vous  dire  que 
ce  n'est  pas  sans  peine ,  et  sans  des  considérations 
très-grayes,  que  j'ai  pu  me  déterminer  à  un  parti 
si  peu  de  mon  goût.  J'ai  attendu  jusqu'au  dernier 
moment  sans  me  laisser  effrayer  ;  et  ce  ne  fut  qu'im 
courrier  venu  dans  la  nuit  du  8  au  9,  de  M.  le  prince 
de  Conti  à  madame  de  Ijuxembourg,  qui  apporta 
les  détails  sur  lesquels  je  pris  sur-le-champ  mon 
parti.  Il  ne  s'agissait  plus  de  moi  seul ,  qui  sûrement 
n'ai  jamais  approuvé  le  tour  qu'on  a  pris  dans  cette 
affaire ,  mais  des  personnes  qui ,  pour  l'amour  de 
moi ,  s'y  trouvaient  intéressées ,  et  qu'ime  fois  ar- 
rêté, mon  silence  même,  ne  voulant  pas  mentir, 
eût  compromises.  Il  a  donc  fallu  fuir,  cher  Moul- 
tou ,  et  m'exposer,  dans  une  retraite  assez  difficile, 
à  toutes  les  transes  des  scélérats,  laissant  le  par- 
lement dans  la  joie  de  mon  évasion ,  et  très-résolu 
de  suivre  la  contumace  aussi  loin  qu'elle  peut  al- 
ler. Ce  n'est  pas,  croyez -moi,  que  ce  corps  me 


f 


14^ 


ANNÉE    I7G2.  3o7 

liaissc  et  ne  sente  tort  bien  son  iniquité  ;  mais  vou- 
lant fermer  la  bouche  aux  dévots  en  poursuivant 
les  jésuites,  il  m'eût,  sans  égard  pour  mon  triste 
état ,  fait  souffrir  les  plus  cruelles  tortures;  il  m'eût 
fait  brûler  vif  avec  aussi  peu  de  plaisir  que  de 
justice,  et  simplement  parce  que  cela  l'arrangeait. 
Quoi  qu'il  en  soit ,  je  vous  jure ,  cher  Moultou  ,  de- 
vant ce  Dieu  qui  lit  dans  mon  cœur ,  que  je  n'ai  rien 
fait  en  tout  ceci  contre  les  lois;  que  non-seulement 
j'étais  parfaitement  en  règle,  mais  que  j'en  avais 
les  preuves  les  plus  authentiques,  et  qu'avant  de 
partir  je  me  suis  défait  volontairement  de  ces 
preuves  pour  la  tranquillité  d'autrui. 

Je  suis  arrivé  ici  hier  matin ,  et  je  vais  errer  dans 
ces  montagnes  jusqu'à  ce  que  j'y  trouve  un  asile 
assez  sauvage  pour  y  })asser  en  paix  le  reste  de 
mes  misérables  jours.  Un  autre  me  demanderait 
peut-être  pourquoi  je  ne  me  retire  pas  à  Genève  ; 
mais ,  ou  je  connais  mal  mon  ami  Moultou ,  ou  il 
ne  me  fera  sûrement  pas  cette  question  ;  il  sentira 
que  ce  n'est  point  dans  la  patrie  qu'un  malheureux 
proscrit  doit  se  réfugier  ;  qu'il  n'y  doit  point  por- 
ter son  ignominie ,  ni  lui  faire  partager  ses  affronts. 
Que  ne  puis-je,  dès  cet  instant,  y  faire  oublier 
ma  mémoire!  N'y  donnez  mon  adresse  à  personne; 
n'y  parlez  plus  de  moi  ;  ne  m'y  nommez  plus.  Que 
mon  nom  soit  effacé  de  dessus  la  terre!  Ah!  Moul- 
tou, la  Providence  s'est  trompée;  pourquoi  in'a-t- 
elle  fait  naître  parmi  les  hommes,  en  me  faisant 
d'une  autre  espèce  qu'eux? 


20. 


1 


3o8  CORRESPOIVDATNCE. 

LETTRE  CCCXV. 

A  M.  LE  MARÉCHAL  DE  LUXEMBOURG. 
Yverdun,  le  1 6  juin  176a. 

Enfin  j'ai  mis  le  pied  sur  cette  terre  de  justice 
et  de  liberté  qu'il  ne  fallait  jamais  quitter.  Je  ne 
puis  écrire  aujourd'hui....  Il  était  temps  d'arriver. 

Mon  adresse ,  sous  le  couvert  de  M.  Daniel  Ro- 
guin ,  à  Yverdun  en  Suisse.  Les  lettres  ne  parvien- 
nent ici  qu'affranchies  jusqu'à  la  frontière.  De 
grâce, M.  le  maréchal ,  un  mot  de  mademoiselle  Le 
Vasseur.  J'attends  sa  résolution  pour  prendre  la 
mienne. 

LETTRE  CCCXVL 

A  M.  LE  PRINCE   DE  CONTL 

Yverdun ,  le  1 7  juin  1762. 

Monseigneur, 

Je  dois  à  Y.  A.  S.  ma  vie,  ma  liberté,  mon  hon- 
neur même, plus  augmenté  par  l'intérêt  que  vous 
daignez  prendre  à  moi  qu'altéré  par  l'iniquité  du 
parlement  de  Paris.  Ces  biens,  les  plus  estimés  des 
hommes ,  ont  un  nouveau  prix  pour  celui  qui  les 
tient  de  vous.  Que  ne  puis-je ,  monseigneur ,  les  em- 


\1VNKE    \']G-2.  3o() 

ployer  au  gré  de  ma  reconnaissance!  C'est  alors  (pie 
je  me  glorifierais  .tous  les  jours  de  ma  vie  d'être 
avec  le  plus  profond  respect,  etc. 


LETTRE  CCCXVII. 

A  MADAME  LA  MARÉCHALE  DE  LUXEMBOURG. 

Yverdun,  le  17  juin  1762. 

Vous  l'avez  voulu,  madame  la  maréchale.  Me 
voilà  donc  exilé  loin  de  tout  ce  qui  m'attachait  à 
la  vie!  Est-ce  un  bien  de  la  conserver  à  ce  prix?  Du 
moins  en  perdant  le  bonheur  auquel  vous  m'aviez 
accoutumé ,  ce  sera  quelque  consolation  dans  ma 
misère  de  songer  aux  motifs  qui  m'ont  déterminé. 

Étant  allé  à  Villeroy,  comme  nous  en  étions  con- 
venus ,  je  remis  à  M.  le  duc  la  lettre  que  vous  m'a- 
viez donnée  pour  lui.  Il  me  reçut  en  homme  bien 
voulu  de  vous,  et  me  donna  une  lettre  pour  le  se- 
crétaire de  M.  le  commandant  de  Lyon  ;  mais  réflé- 
chissant en  chemin  que  celui  à  qui  elle  était  adressée 
pouvait  être  absent  ou  malade ,  et  qu'alors  je  serais 
plus  embarrassé  peut-être  que  si  M.  le  duc  n'a- 
vait point  écrit,  jepris  le  parti  d'éviter  également 
Lyon  et  Besançon  ,  afin  de  n'avoir*  à  comparaître 
par-devant  aucun  commandant;  et,  prenant  entre 
les  deux  une  route  moins  suivie,  je  suis  venu  ici 
sans  accident,  par  Salins  et  Pontarlier.  Je  dois 
pourtant  vous  dire  qu'en  passant  à  Dijon  il  fallut 
donner  mon  nom ,  et  qu'ayant  pris  la  plume  dans 


3lO  CORRESPONDANCE. 

l'intention  de  substituer  celui  de  ma  mère  à  celui 
de, mon  père,  il  me  fut  impossible  d'en  venir  à 
bout  :  la  main  me  tremblait  tellement ,  que  je  fus 
contraint  deux  fois  de  poser  la  plume  ;enlin  le  nom 
de  Rousseau  fut  le  seul  que  je  pus  écrire,  et  toute 
ma  falsification  consista  à  supprimer  le  J  d'un  de 
mes  deux  prénoins.  Sitôt  que  je  fus  parti,  je  croyais 
toujours  entendre  la  maréchaussée  à  mes  trousses; 
et  un  courrier  ayant  passé  la  même  nuit  sous  mes 
fenêtres ,  je  crus  aussitôt  qu'il  venait  m'arréter. 
Quels  sont  donc  les  tourments  du  crime,  si  l'inno- 
cence opprimée  en  a  de  tels? 

Je  suis  arrivé  ici  dans  im  accablement  inconce- 
vable ;  mais ,  depuis  deux  jours  que  j'y  suis ,  je  me 
sens  déjà  beaucoup  mieux  :  l'air  natal ,  l'accueil  de 
l'amitié ,  la  beauté  des  lieux ,  la  saison ,  tout  con- 
court à  réparer  les  fatigues  du  plus  triste  voyage. 
Quand  j'aurai  reçu  de  vos  nouvelles ,  que  vou^ 
m'aurez  dit  que  vous  m'aimez  toujours ,  que  M.  le 
maréchal  m'aura  dit  la  même  chose,  je  serai  tran- 
quille sur  tout  le  reste.  Quelque  malheur  qui  m  at- 
tende ,  une  consolation  qui  m'est  sûre  est  de  ne 
l'avoir  pas  mérité. 

Voilà,  madame  la  maréchale,  une  lettre  pour  M.  le 
prince  de  Conti  :  je  vous  supplie  de  la  lui  faire 
agréer,  et  d'y  joindre  tout  ce  qui  vous  paraîtra 
propre  à  lui  montrer  la  reconnaissance  dont  je  suis 
pénétré  pour  ses  bontés.  Quand  l'innocence  a  be- 
soin de  faveur  et  de  grâces,  elle  est  heureuse  au 
moins  de  les  recevoir  d'une  main  dont  elle  peut 
s'honorer.  Je  voudrais  écrire  à  madame  la  comtesse 


t 


ANNÉE    1762.  3l  I 

de  lioiiftlers ;  mais  l'heure  presse, et  le  courrier  ne 
i-epartira  de  huit  jours. 

N'ayaut  point  encore  commencé  mes  recherch(\s, 
j'ignore  en  quel  lieu  je  fixerai  ma  retraite: de  nou- 
velles courses  m'effraient  trop  pour  la  chercher  bien 
loin  d'ici.  Tout  séjour  m'est  bon  pourvu  qu'il  soit 
ignoré,  et  que  l'injustice  et  la  violence  ne  viennent 
pas  m'y  poursuivre,  et  c'est  un  malheiu'  qu'on  n'a 
pas  à  craindre  en  ce  pays.  Je  n'ose  vous  demander 
des  nouvelles ,  je  les  attends  horribles  ;  mais  les  ju- 
gements du  parlement  de  Paris  ne  sont  pas  si  res- 
pectables qu'on  n'en  puisse  appeler  à  l'Europe  et 
à  la  postérité.  Je  prends  la  liberté  de  vous  recom- 
mander ma  pauvre  gouvernante.  Dans  quel  em- 
barras je  l'ai  laissée,  et  quel  bonheiu-  pour  elle  et 
pour  moi  que  vous  ayez  été  à  Montmorency  dans 
ces  temps  de  nos  calamités! 


LETTRE  CCCXVIII. 

A  M.  LE  MARÉCHAL  DE  LUXEMBOURG- 

Yverdun,  le  ty  juin  1763. 

Je  vous  écrivis  de  Dole ,  M.  le  maréchal ,  samedi 
dernier.  Hier  je  vous  écrivis  d'ici  par  la  route  de 
Genève;  et  je  vous  écris  aujourd'hui  par  la  route 
de  Pontarlier.  En  voilà  maintenant  poin^  huit  jours 
avant  qu'aucun  courrier  reparte.  A  l'égard  de  ceux 
de  Paris  pour  ce  pays, on  peut  écrire  presque  tous 


3l2  CORRESPONDANCE. 

les  jours  ;  il  y  en  a  cependant  trois  de  préférence, 
mais  le  mercredi  est  le  meilleur. 

Si  quelque  chose  au  monde  pouvait  me  consoler 
de  m'ètre  éloigné  de  vous,  ce  serait  de  retrouver  ici 
dans  im  digne  Suisse,  tout  l'accueil  de  l'amitié,  et 
tlans  tous  les  habitants  du  pays  l'hospitalité  la  plus 
douce  et  la  moins  gênante.  Je  n'ai  pourtant  dit  mon 
nom  qu'à  M.  Roguin,  et  je  ne  suis  connu  de  per- 
sonne que  comme  im  de  ses  amis  ;  mais  je  ne  pourrai 
éviter  d'être  présenté,  aujourd'hui  ou  demain,  à 
M.  le  bailli ,  qui  est  ici  le  gouverneur  de  la  province. 
J'espère  qu'en  m'ouvrantà  lui  il  me  gardera  le  secret. 

Toits  mes  arrangements  ultérieiu's  dépendent  tel- 
lement de  la  décision  de  mademoiselle  Le  Vasseur, 
qu'il  faut  que  j'en  sois  instruit  avant  que  de  rien 
faire.  Je  verrai  en  attendant  tous  les  lieux  des  en- 
virons où  je  puis  chercher  un  asile ,  mais  je  ne  le 
choisirai  qu'après  que  j'aurai  su  si  elle  veut  le  par- 
tager; et,  là-dessus,  je  vous  supplie  qu'il  ne  lui  soit 
rien  insinué  pour  l'engager  à  venir  si  elle  y  a  la 
moindre  répugnance  ;  car  l'empressement  de  l'avoir 
avec  moi  n'est  que  le  second  de  mes  désirs; le  pre- 
mier sera  toujours  qu'elle  soit  heureuse  et  contente, 
et  je  crains  qu'elle  ne  trouve  ma  retraite  trop  so- 
litaire ,  {[u'elle  ne  s'y  ennuie.  Si  elle  ne  vient  pas , 
je  la  regretterai  toute  ma  vie;  mais  si  elle  vient, 
son  séjour  ici  ne  sera  pas  pour  moi  sans  embarras  ; 
cependant  qu'à  cela  ne  tienne,  et  fût- elle  ici  dès 
demain  ! 

Une  autre  chose  qui  me  tient  en  suspens ,  c'est 
le  sort  des  petits  effets  que  j'ai  laissés  :  s'ils  me  res- 


ANNÉE    I7G2.  3l3 

l<înt,  ce  que  mademoiselle  Le  Vasseur  ne  voudra 
pas  et  qui  sera  d'un  plus  facile  transport  pourrait 
être  emballé  ou  encaissé ,  et  envoyé  ici  par  les  soins 
tle  M.  de  Rougemont,  banquier,  rue  Beaubourg, 
lequel  est  prévenu.  Mais  si  le  parlement  juge  à 
propos  de  tout  confisquer  et  de  s'enricliir  de  mes 
guenilles,  il  faut  que  je  pourvoie  ici  pcu-à-peu  aux 
choses  dont  j'ai  un  absolu  besoin.  Voulez-vous  bien, 
M.  le  maréchal ,  me  faire  donner  un  mot  d'avis  siu' 
tout  cela,  et  vous  charger  des  lettres  que  mademoi- 
selle Le  Vasseur  peut  avoir  à  m'écrire?  car  elle  n'a 
pas  mon  adresse,  et  je  soidiaite  qu'elle  ne  soit  com- 
muniquée à  personne ,  ne  voulant  plus  être  connu 
que  de  vous.  Voici  une  lettre  pour  elle.  Je  me  crois 
autorisé ,  par  vos  bontés ,  à  prendre  ces  sortes  de 
libertés. 

Je  ne  vous  ai  point  fait  l'histoire  de  mon  voyage; 
il  n'a  rien  de  fort  intéressant.  Je  ne  vous  renouvelle 
plus  l'exposition  de  mes  sentiments, ils  seront  tou- 
jours les  mêmes.  Mon  tendre  attachement  poiu' 
vous  est  à  l'épreuve  du  temps ,  de  l'éloignement , 
des  malheurs,  de  ces  malheurs  même  auxquels  le 
cœur  d'un  honnête  homme  ne  sait  point  se  prépa- 
rer, parce  qu'il  n'est  pas  fait  pour  l'ignominie,  et 
qui  l'absorbent  tout  entier  quand  ils  lui  sont  arrivés. 
En  cachant  ma  honte  à  toute  la  terre,  je  penserai 
toujours  à  vous  avec  attendrissement,  et  ce  |)ré- 
cieux  souvenir  fera  ma  consolation  dans  mes  mi- 
sères. Mais  vous,  M.  le  maréchal,  daignerez- vous 
({uelquefois  vous  souvenir  d'im  malheuieux  pros- 
crit.^ 


3l4  CORRESPONDANCE. 


I 


LETTRE  CCCXIX. 

A  MADEMOISELLE  LE  VASSEUR. 

Yverdun,  le  17  juin  1762. 

Ma  chère  enfant,  vous  apprendrez  avec  grand 
plaisir  que  je  suis  en  sûreté.  Puissé-je  apprendre 
bientôt  que  vous  vous  portez  bien  et  que  vous 
m'aimez  toujours!  Je  me  suis  occupé  de  vous  en 
partant  et  durant  tout  mon  voyage;  je  m'occupe  à 
présent  du  soin  de  nous  réunir.  Voyez  ce  que  vous 
voulez  faire ,  et  ne  suivez  en  cela  que  votre  incli- 
nation; car  quelque  répugnance  que  j'aie  à  me  sé- 
parer de  vous  ,  après  avoir  si  long-temps  vécu  en- 
semble, je  le  puis  cependant  sans  inconvénient, 
quoique  avec  reg^-et;  et  même  votre  séjour  en  ce 
pays  trouve  des  difficultés  qui  ne  m'arrêteront  pour- 
tant pas  s'il  vous  convient  d'y  venir.  Consultez-vous 
donc,  ma  chère  enfant,  et  voyez  si  vous  pourrez 
supporter  ma  retraite.  Si  vous  venez,  je  tâcherai 
de  vous  la  rendre  douce,  et  je  pourvoirai  même, 
autant  qu'il  sera  possible,  à  ce  que  vous  puissiez 
remplir  les  devoirs  de  votre  religion  aussi  souvent 
qu'il  vous  plaira.  Mais  si  vous  aimez  mieux  rester, 
faites -le  sans  scrupule,  et  je  concourrai  toujours 
de  tout  mon  pouvoir  à  vous  rendre  la  vie  commode 
et  agréable. 

Je  ne  sais  rien  de  ce  qui  se  passe;  mais  les  ini- 
quités du  parlement  ne  peuvent  plus  me  surpren- 


ANNÉE    176.2.  3i5 

(lie,  ot  il  n'y  a  point  d'horreurs  auxquelles  je  ne 
sois  déjà  préparé.  Mon  enfant,  ne  me  méprisez  pas 
à  cause  de  ma  misère.  Les  hommes  peuvc^it  me 
rendre  malheureux ,  niais  ils  ne  sauraient  me  rendre 
méchant  ni  injuste;  et  vous  savez  mieux  que  per- 
soime  que  je  n'ai  rien  fait  contre  les  lois. 

J'ignore  comment  on  aura  disposé  des  effets  qui 
sont  restés  dans  ma  maison;  j'ai  toute  confiance  en 
la  complaisance  qu'a  eue  M.  Dumoulin  de  vouloir 
hien  en  être  le  gardien.  Je  crois  que  cela  pourra 
lever  bien  des  difficultés  que  d'autres  auraient  pu 
faire.  Je  ne  présume  pas  que  le  parlement,  tout 
injuste  qu'il  est,  ait  la  bassesse  de  confisquer  mes 
guenilles.  Cependant ,  si  cela  arrivait ,  venez  avec 
rien ,  mon  enfant,  et  je  serai  consolé  de  tout  quand 
je  vous  aurai  près  de  moi.  Si,  comme  je  le  crois, 
on  ferme  les  veux  et  qu'on  vous  laisse  disposer  du 
tout,  consultez  MM.  Mathas,  Dumoulin,  de  La 
Roche,  sur  la  manière  de  vous  défaire  de  tout  cela 
ou  de  la  plus  grande  partie ,  surtout  des  livres  et 
des  gros  meidjles,  dont  le  transport  coûterait  plus 
qu'ils  ne  valent;  et  vous  ferez  emballer  le  reste 
avec  soin,  afin  qu'il  me  soit  envoyé  par  une  voie 
qui  est  connue  de  M.  le  maréchal: mais, avant  tout, 
vous  tacherez  de  me  faire  parvenir  une  malle  pleine 
lie  linge  et  de  hardes ,  dont  j'ai  un  très-grand  be- 
soin ,  donnant  avec  la  malle  im  mémoire  exact  de 
tout  ce  qu'elle  contient.  Si  vous  venez ,  vous  gar- 
derez ce  qu'il  y  a  de  meilleur  et  qui  occupe  le  moins 
de  volume ,  pour  l'apporter  avec  vous ,  ainsi  que 
l'argent  que  le  reste  aura  produit ,  dont  vous  vous 


3l6  CORRESPONDANCE 

servirez  pour  votre  voyage.  Si  cela,  joint  à  l'appoint 
du  compte  de  M.  de  La  Roche,  excède  ce  qui  vous 
est  nécessaire,  vous  le  convertirez  en  lettre  de 
change  par  le  banquier  qui  dirigera  votre  voyage  ; 
car ,  contre  mon  attente ,  j'ai  trouvé  qu'il  faisait  ici 
très -cher  vivre,  que  tout  y  coûtait  beaucoup,  et 
que  s'il  faut  nous  remonter  absolument  en  meubles 
et  bardes ,  ce  ne  sera  pas  une  petite  affaire.  Vous 
savez  qu'il  y  a  l'épinette  et  quelques  livres  à  resti- 
tuer, et  M.  Mathas,  et  le  boucher,  et  mon  barbier 
à  payer  :  je  vous  enverrai  un  mémoire  sur  tout  cela. 
Vous  avez  dû  trouver,  dans  le  couvercle  de  la 
boîte  aux  bonbons ,  trois  ou  quatre  écus  qui  doi- 
vent suffire  pour  le  paiement  du  boucher. 

Je  ne  suis  point  encore  déterminé  sur  l'asile  que 
je  choisirai  dans  ce  pays.  J'attends  votre  réponse 
pour  me  fixer;  car  si  vous  ne  veniez  pas,  je  m'ar- 
rangerais différemment.  Je  vous  prie  de  témoigner 
à  messieurs  Mathas  et  Dumoulin ,  à  madame  de  Ver- 
delin ,  à  messieurs  Alamanni  et  Mandard ,  à  mon- 
sieiu'  et  madame  de  La  Roche,  et  généralement  à 
toutes  les  personnes  qui  vous  paraîtront  s'intéresser 
à  mon  sort,  combien  il  m'en  a  coûté  poiu*  quitter 
si  brusquement  tous  mes  amis  et  un  pays  où  j'étais 
bien  voulu.  Vous  savez  le  vrai  motif  de  mon  dé- 
jjart;  si  personne  n'eût  été  compromis  dans  cette 
malheureuse  affaire,  je  ne  serais  sûrement  jamais 
parti,  n'ayant  rien  à  me  reprocher.  Ne  manquez 
pas  aussi  de  voir  de  ma  part  M.  le  curé,  et  de  lui 
marquer  avec  quelle  édification  j'ai  toujours  ad- 
miré son  zèle  et  toute  sa  conduite  ,et  combien  j'ai 


ANNÉE    [7G.2.  3l7 

regretté  de  m'éloigner  d'un  pasteur  si  respectable 
tlont  l'exemple  me  rendait  meilleur.  M.  Alamanni 
m'avait  promis  de  me  faire  faire  ini  bandage  sembla- 
ble à  un  modèle  qu'il  m'a  montré,  excepté  que  ce  qui 
était  à  droite  devait  être  à  gauche;  je  pense  que  ce 
bandasse  peut  trjès-bien  se  faire  sans  mesure  exacte , 
en  n'ouvrant  pas  les  boutonnières,  en  sorte  que  je 
les  pourrais  faire  ouvrir  ici  à  ma  mesure.  S'il  voulait 
bien  prendre  la  peine  de  m'en  faire  faire  deux  sem- 
blables, je  lui  en  serais  sensiblement  obligé;  vous 
auriez  soin  de  lui  en  rembourser  le  prix ,  (;t  de  me 
les  envoyer  dans  la  première  malle  que  vous  me 
ferez  parvenir.  N'oubliez  pas  aussi  les  étuis  à  bou- 
gies, et  soyez  attentive  à  envelopper  le  tout  avec 
le  plus  grand  soin. 

Adieu,  ma  chère  enfant.  Je  me  console  un  peu 
des  embarras  où  je  vous  laisse,  par  les  bontés  et  la 
protection  de  monsieur  le  maréchal  et  de  madame 
la  maréchale ,  qui  ne  vous  abandonneront  pas  au 
besoin.  Monsieur  et  madame  Dubertier  m'ont  paru 
bien  disposés  pour  vous;  je  souhaiterais  que  vous 
fissiez  les  avances  d'un  raccommodement,  auquel 
ils  se  prêteront  sûrement  :  que  ne  puis-je  les  rac- 
commoder de  même  avec  monsieur  et  madame  de 
La  Roche!  Si  j'étais  resté  j'aurais  tenté  cette  bonne 
œuvre,  et  j'ai  dans  l'esprit  que  j'aurais  réussi. 
Adieu  derechef.  Je  vous  recommande  toutes  choses , 
mais  surtout  de  vous  conserver  et  de  prendre  soin 
de  vous. 


3lO  CORRESPONDANCE. 

heureux  quand  on  m'aime  :  la  bienveillance  est 
douce  à  mon  cœur,  elle  me  dédommage  de  tout. 
Cher  Moultou,  un  temps  viendra  peut-être  que  je 
pourrai  vous  presser  contre  mon  sein,  et  cet  es- 
poir me  fait  encore  aimer  la  vie. 


LETTRE  CCCXXI. 

A  M.  DE  GINGINS  DE  MOIRY, 

Membre  du  Conseil  souverain  de  la  république  de  Berne,  el 
seigneur  bailli  à  Yverdun. 

Yverdun  ,  le  aa  juin  176a. 

Monsieur  , 

Vous  verrez ,  par  la  lettre  ci-jointe,  que  je  viens 
d'être  décrété  à  Genève  de  prise  de  corps.  Celle 
que  j'ai  l'honneur  de  vous  écrire  n'a  point  pour 
objet  ma  sûreté  personnelle;  au  contraire,  je  sais 
que  mon  devoir  est  de  me  rendre  dans  les  prisons 
de  Genève  puisqu'on  m'y  a  jugé  coupable ,  et  c'est 
certainement  ce  que  je  ferai  sitôt  que  je  serai  as- 
suré que  ma  présence  ne  causera  aucun  trouble 
dans  ma  patrie.  Je  sais,  d'ailleurs,  que  j'ai  le  bon- 
heur de  vivre  sous  les  lois  d'un  souverain  équi- 
table et  éclairé  qui  ne  se  gouverne  point  par  les  idées 
d'autrui ,  qui  peut  et  qui  veut  protéger  l'innocence 
opprimée.  Mais,  monsieur,  il  ne  me  suffit  pas 
dans  mes  malheurs  de  la  protection  même  du  sou- 


ANNÉE    I^G'2.  3j  I 

verain ,  si  je  ne  suis  encore  honoré  de  son  estime ,  et 
s'il  ne  me  voit  de  bon  œil  chercher  un  asile;  dans 
ses  états.  C'est  sur  ce  point,  monsieur,  que  j'ose 
implorer  vos  bontés,  et  vous  supplier  de  vouloir 
bien  faire  au  souverain  sénat  un  rapjiort  de  mes 
respectueux  sentiments.  Si  ma  démarche  a  le  mal- 
heur de  ne  pas  agréer  à  LL.  EE.,  je  ne  veux  point 
abuser  d'une  protection  qu'elles  n'accorderaient 
qu'au  malheureux,  et  dont  l'homme  ne  leur  paraî- 
trait pas  digne ,  et  je  suis  prêt  à  sortir  de  leurs  états , 
même  sans  ordre  ;  mais  si  le  défenseur  de  la  cause 
de  Dieu ,  des  lois  ,  de  la  vertu  ,  trouve  grâce  devant 
elles,  alors,  supposé  que  mon  devoir  ne  m'appelle 
point  à  Genève ,  je  passerai  le  reste  de  mes  jours 
dans  la  confiance  d'un  cœiu'  droit  et  sans  reproche , 
soumis  aux  justes  lois  du  plus  sage  des  souverains. 


LETTRE   GCCXXII. 

A  M.  MOULTOU. 

Yverdun  ,  le  24  juin  1762. 

Encore  un  mot ,  cher  Moultou ,  et  nous  ne  nous 
écrirons  plus  qu'au  besoin. 

Ne  cherchez  point  à  parler  de  moi  ;  mais ,  dans 
l'occasion ,  dites  à  nos  magistrats  que  je  les  respec- 
terai toujours ,  même  injustes;  et  à  tous  nos  conci- 
toyens, que  je  les  aimerai  toujours ,  même  ingrats. 
Je  sens  dans  mes  malheurs  que  je  n'ai  point  l'ame 
haineuse ,  et  c'est  une  consolation  pour  moi  de  me 
R.  XIX.  21 


3a2  COnilESPONJDANCE. 

sentir  bon  aussi  dans  l'adversité.  Adieu,  vertueux 
Moultou  ;  si  mon  cœur  est  ainsi  pour  les  autres , 
vous  devez  comprendre  ce  qu'il  est  pour  vous. 


LETTRE  CCCXXIII. 

A  M-   LE  MARÉCHAL  DE  LUXEMBOURG. 

Yverdun,  le  29  juin  1762. 

N'ayant  plus  à  Paris  d'autre  correspondance 
que  la  vôtre,  M.  le  maréchal,  je  me  trouve  forcé 
de  vous  importuner  de  mes  commissions ,  puisque 
je  ne  puis  m'adresser  pour  cela  qu'à  vous  seul.  Je 
crois  qu'on  a  sauvé  quelques  exemplaires  de  mon 
dernier  livre.  M.  le  bailli  d'Yverdun,  qui  m'a  fait 
l'accueil  le  plus  obligean  t ,  a  le  phis  grand  empresse- 
ment de  voir  cet  ouvrage  ;  et  moi  j'ai  le  plus  grand 
désir  et  le  plus  grand  intérêt  de  lui  complaire.  J'en 
ai  promis  aussi  un  à  mon  hôte  et  ami  M.  Roguin. 
Il  s'agirait  donc  d'en  faire  empaqueter  deux  exem- 
plaires, de  les  faire  porter  chez  M.  Rougemont, 
rue  Beaubourg,  en  lui  faisant  marquer  sur  une 
carte  qu'il  est  prié  par  M.  D.  Roguin  de  les  lui  faire 
parvenir  par  la  voie  la  plus  courte  et  la  plus  sûre, 
qui  est,  je  pense, le  carrosse  de  Besançon.  Pardon, 
M.  le  maréchal  ;  je  suis  dans  im  de  ces  moments 
qui  doivent  tout  excuser.  jMes  deux  livres  viennent 
d'exciter  la  plus  grande  fermentation  dans  Genève. 
On  dit  que  la  voix  publique  est  pour  moi;  cepen- 
dant ils  y  sont  défendus  tous  les  deux.  Ainsi  mes 


I 


i 


ANNÉE    l'jG'2.  3u3 

malheurs  sont  au  comble;  il  ne  peut  plus  guère 
m'arriver  pis. 

J'attends  avec  grande  impatience  un  mot  sur  la 
décision  de  mademoiselle  Le  Yasseur,  dont  le  sé- 
jour ici  ne  sera  pas  sans  inconvénient;  mais  qu'à 
cela  ne  tienne,  et  qu'elle  fasse  ce  qu'elle  aimera  le 
mieux. 


LETTRE  CCCXXIV. 

A   MADAME   CRAMER  DE  LON. 

2  juillet  1762- 

Il  y  a  long-temps,  madame,  que  rien  ne  m'é- 
tonne plus  de  la  part  des  hommes,  pas  même  le 
bien  quand  ils  en  font.  Heureusement  je  mets  toutes 
les  vingt-quatre  heures  un  jour  de  plus  à  couvert 
de  leurs  caprices;  il  faudra  bientôt  qu'ils  se  dépè- 
chent s'ils  veulent  me  rendre  la  victime  de  leurs 
jeux  d'enfants. 


LETTRE  CCCXXV. 

A  MADAME  LA  COMTESSE  DE  BOUFFLERS. 

Y  Verdun,  4  juillet  1762. 

Touché  de  l'intérêt  que  vous  prenez  à  mon  sort, 
je  voulais  vous  écrire,  madame,  et  je  le  voudrais 
plus  que  jamais;  mais  ma  situation,  toujours  em- 
pirée ,  me  laisse  à  peine  un  moment  à  dérober  aux 

21. 


3^4  CORRESPONDANCE. 

soins  les  plus  indispensables.  Peut-être  dans  deux 
jours  serai-je  forcé  de  partir  d'ici  ;  et  tandis  que  j'y 
reste  ,  je  vous  réponds  qu'on  ne  m'y  laisse  pas  sans 
occupation.  Il  faut  attendre  que  je  puisse  respirer 
pour  vous  rendre  compte  de  moi.  Mademoiselle 
Le  Vasseur  m'avait  déjà  parlé  de  vos  bontés  pour 
elle,  et  de  celles  de  M.  le  prince  de  Conti.  J'em- 
porte en  mon  cœur  tous  les  sentiments  qu'elles 
m'ont  inspirés  :  puissent  des  jours  moins  orageux 
m'en  laisser  jouir  plus  à  mon  aise! 

Vous  m'étonnez ,  madame ,  en  me  reprochant 
mon  indignation  contre  le  parlement  de  Paris.  Je  le 
regarde  comme  une  troupe  d'étourdis  qui ,  dans 
leurs  jeux,  font,  sans  le  savoir,  beaucoup  de  mal 
aux  hommes  ;  mais  cela  n'empêche  pas  qu'en  ne 
l'accusant  envers  moi  que  d'iniquité  ,  je  ne  me  sois 
servi  du  mot  le  plus  doux  qu'il  était  possible.  Puis- 
que vous  avez  lu  le  livre,  vous  savez  bien,  ma- 
dame, que  le  réquisitoire  de  l'avocat-général  n'est 
qu'un  tissu  de  calomnies  qui  ne  pourraient  sauver 
que  par  leur  bêtise  le  châtiment  du  à  l'auteui-, 
quand  il  ne  serait  qu'un  particulier.  Que  doit-ce 
être  d'un  homme  qui  ose  employer  le  sacré  carac- 
tère de  la  magistrature  à  faire  le  métier  qu'il  devrait 
punir? 

C'est  cependant  sur  ce  libelle  qu'on  se  hâte  de 
méjuger  dans  toute  l'Europe,  avant  que  le  livre  y 
soit  connu  ;  c'est  sur  ce  libelle  que ,  sans  m'assi- 
gner  ni  m'en  tendre,  on  a  commencé  par  me  décré- 
ter ,  à  Genève ,  de  prise  de  corps  ;  et  quand  enfin 
mon  livre  y  est  arrivé ,  sa  lecture  y  a  causé  l'émo- 


ANNÉE    1762.  3^5 

tion ,  la  fermentation  qui  y  règne  encore  à  tel  point , 
(|ue  le  magistrat  désavoue  son  décret ,  nie  même 
qu'il  l'ait  porté,  et  refuse,  à  la  requête  même  de 
ma  famille ,  la  communication  du  jugement  rendu 
en  Conseil  à  cette  occasion  :  procédé  qui  n'eut 
peut-être  jamais  d'exemple  depuis  qu'il  existe  des 
tribunaux. 

Il  est  vrai  que  le  crédit  de  M.  de  Voltaire  à  Ge- 
nève a  beaucoup  contribué  à  cette  violence  et  à 
cette  précipitation.  C'est  à  l'instigation  do  M.  de 
Voltaire  qu'on  y  a  vengé,  contre  moi ,  la  cause  de 
Dieu.  Mais  à  Berne  ,  où  le  même  réquisitoire  a  été 
imprimé  dans  la  Gazette ,  il  y  a  produit  un  tel  effet, 
que  je  sais  ,  de  M.  le  bailli  même,  qu'il  attend,  peut- 
être  demain ,  l'ordre  de  me  faire  sortir  des  terres 
de  la  république;  et  je  puis  dire  qu'il  le  craint.  Je 
sais  bien  que ,  quand  mon  livre  sera  parvenu  à 
Berne ,  il  y  excitera  la  même  indignation  qu'à  Ge- 
nève, contre  l'auteur  du  réquisitoire;  mais,  en  at- 
tendant, je  serai  chassé;  l'on  ne  voudra  pas  s'en 
dédire ,  et ,  quand  on  le  voudrait ,  il  ne  me  convien- 
drait pas  de  revenir.  Ainsi,  successivement,  on 
me  refusera  partout  l'air  et  l'eau.  Voilà  l'effet  de 
ces  procédures  si  régulières ,  dont  vous  voulez  que 
j'admire  l'équité. 

Vous  pouvez  bien  juger,  madame,  qae  toutes 
ces  circonstances  ne  peuvent  que  me  rendre  encore 
plus  précieuses  les  offres  de  madame  ***;  et,  si  j'ai 
l'honneur  d'être  connu  de  vous ,  vous  pourrez  ai- 
sément lui  faire  comprendre  à  quel  point  j'en  suis 
touché.  Mais ,  madame ,  où  est  ce  château  ?  Faut-il 


320  CORRESPONDANCE. 

encore  faire  des  voyages ,  moi  qui  ne  puis  plus  me 
tenir  ?  Non  ;  dans  l'état  où  je  suis,  il  ne  me  reste  qu'à 
me  laisser  chasser  de  frontière  en  frontière ,  jusqu'à 
ce  que  je  ne  puisse  plus  aller.  Alors  le  dernier  fera 
de  moi  ce  qu'il  lui  plaira.  A  l'égard  de  l'Angleterre, 
vous  jugez  bien  qu'elle  est  désormais  pour  moi 
comme  l'autre  monde  :  je  ne  la  reverrai  de  mes 
jours. 

Je  devrais  maintenant  vous  parler  de  vos  propres 
offres,  madame,  de  ma  reconnaissance,  du  cheva- 
lier de  Lorenzy,  de  miss  Becquet,  et  de  mille  autres 
choses  qui ,  dans  vos  bontés  pour  moi ,  m'impor- 
tent à  vous  dire.  Mais  voilà  du  monde  ;  le  papier 
me  manque,  et  la  poste  partira  bientôt.  11  faut 
finir  pour  aujourd'hui. 

OiîERVATioN.  —  Cette  lettre  constate  l'irrégularité  de  la  pro- 
cédure du  gouvernement  de  Genève,  ou  plutôt  son  injustice, 
car  il  n'y  eut  point  de  procédure.  L'avocat- général  du  parle- 
ment de  Paris  avait  lu  l'Emile  avant  d'en  provoquer  la  condam- 
nation. Le  gouvernement  de  Genève  se  contenta  de  lire  le  ré- 
quisitoire de  l'avocat-général.  Toutes  les  formes  furent  au 
moins  observées  par  le  parlement  ;  Genève  les  omit  toutes. 


LETTRE  CCCXXVI. 

A  M.  MOULTOU. 

Yverdun,  le  6  juillet  1763. 

Je  vois  bien  ,  cher  concitoyen,  que  tant  que  je 
serai  malheureux  vous  ne  pourrez  vous  taire,  et 
cela  vraisemblablement  m'assure  vos  soins  et  votre 


1 


ANNiÊE  17G2.  Say 

correspondance  pour  le  reste  de  mes  jours.  Plaise  à 
Dieu  que  toute  votre  conduite  dans  cette  affaife  ne 
vous  fasse  pas  autant  de  tort  qu'elle  vous  fera  d'hon- 
neur! Il  ne  fallait  pas  moins,  avec  votre  estime, 
que  celle  de  quelques  vrais  pères  de  la  patrie  pour 
tempérer  le  sentiment  de  ma  misère  dans  un  con- 
cours de  calamités  que  je  n'ai  jamais  dû  prévoir  : 
la  noble  fermeté  de  31.  Jalabert  ne  me  surprend 
point.  J'ose  croire  que  son  sentiment  était  le  plus 
honorable  au  Conseil ,  ainsi  que  le  plus  équitable  ; 
et  pour  cela  même  je  lui  suis  encore  plus  obligé 
du  courage  avec  lequel  il  l'a  soutenu.  C'est  bien 
des  philosophes  qui  lui  ressemblent  qu'on  peut 
dire  que ,  s'ils  gouvernaient  les  états ,  les  peuples 
seraient  heureux. 

Je  suis  aussi  fâché  que  touché  de  la  démarche 
des  citoyens  dont  vous  me  parlez.  Ils  ont  cru, 
dans  cette  affaire ,  avoir  leurs  propres  droits  à  dé- 
fendre ,  sans  voir  qu'ils  me  faisaient  beaucoup  de 
mal.  Toutefois ,  si  cette  démarche  s'est  faite  avec 
la  décence  et  le  respect  convenables,  je  la  trouve 
plus  nuisible  que  répréhensible.  Ce  qu'il  y  a  de 
très-sûr,  c'est  que  je  ne  l'ai  ni  sue  ni  approuvée, 
non  plus  que  la  requête  de  ma  famille ,  quoiqu'à 
dire  le  vrai ,  le  refus  qu'elle  a  produit  soit  surpre- 
nant et  peut-être  inouï. 

Plus  je  pèse  toutes  les  considérations,  plus  je 
me  confirme  dans  la  résolution  de  garder  le  plus 
parfait  silence.  Car  enfin  que  pourrais-je  dire  sans 
renouveler  le  crime  de  Cham  ?  Je  me  tairai ,  cher 
Moultou ,  mais  mon  livre  parlera  pour  moi  ;  cha- 


328  CORRESPONDANCE.  ■■ 

Clin  y  doit  voir  avec  évidence  que  l'on  m'a  jugé 
sans  m'avoir  lu. 

Donzel  est  venu  chargé  du  livre  de  Deluc; 
mais  il  ne  m'a  point  dit  être  envoyé  par  lui.  Ils 
prennent  bien  leur  temps  pour  me  faire  des  vi- 
sites! Les  sermons  par  écrit  n'importunent  qu'au- 
tant qu'on  veut  ;  mais  que  JNI.  Deluc  ne  m'en  vienne 
pas  faire  en  personne  :  il  s'en  retournerait  peu 
content. 

Non-seulement  j'attendrai  le  mois  de  septembre 
avant  d'aller  à  Genève,  mais  je  ne  trouve  pas  même 
ce  voyage  fort  nécessaire  depuis  que  le  Conseil 
lui-même  désavoue  le  décret,  et  je  ne  suis  guère 
en  état  d'aller  faire  pareille  corvée.  Il  faut  être 
fou ,  dans  ma  situation ,  pour  courir  à  de  nou- 
veaux désagréments  quand  le  devoir  ne  l'exige  pas. 
J'aimerai  toujours  ma  patrie,  mais  je  n'en  peux 
plus  revoir  le  séjour  avec  plaisir. 

On  a  écrit  ici  à  M.  le  bailli  que  le  sénat  de  Berne, 
prévenu  par  le  réquisitoire  im})rimé  dans  la  Ga- 
zette ,  doit  dans  peu  m'envoyer  un  ordre  de  sortir 
des  terres  de  la  république.  J'ai  peine  à  croire 
qu'une  pareille  délibération  soit  mise  à  exécution 
dans  un  si  sas^e  Conseil.  Sitôt  que  je  saurai  mon 
sort  j'aurai  soin  de  vous  en  instruire  :  jusque-là 
gardez-moi  le  secret  sur  ce  point. 

Ce  réquisitoire  ou  plutôt  ce  libelle  me  poursuit 
d'état  en  état  pour  me  faire  interdire  partout  le 
feu  et  l'eau.  On  vient  encore  de  l'imprimer  dans 
le  Mercure  de  Neuchâtel.  Est- il  possible  qu'il  ne 
se  trouve  pas  dans  tout  le  public  un  seul  ami  de 


ANNÉE    I7G3.  32<) 

hi  justice  et  de  la  vérité  qui  daigne  prendre  la 
pliune  et  montrer  les  calomnies  de  ce  sot  libelle, 
lesquelles  ne  pourraient  que  par  leur  bêtise  sauver 
l'auteur  du  châtiment  qu'il  recevrait  d'un  tribu- 
nal équitable,  quand  il  ne  serait  qu'un  particulier? 
Que  doit-ce  être  d'un  homme  qui  ose  employer  le 
sacré  caractère  de  la  magistrature  à  faire  le  métier 
qu'il  devrait  punir?  Je  vou:>  embrasse  de  tout  mon 
cœur. 

Je  dois  vous  dire  que  Donzel  m'a  questionné  si 
curieusement  sur  mes  correspondances,  que  je 
l'ai  jugé  plus  espion  qu'ami. 


LETTRE  CCCXXVII. 

AU  MÊME. 
Motiers-Travers,  le  1 1  juillet  1762. 

Avant-hier,  cher  Moultou,  je  fus  averti  que  le 
lendemain  devait  m'arriver  de  Berne  l'ordre  de 
sortir  des  terres  de  la  république  dans  l'espace  de 
quinze  jours;  et  l'on  m'apprit  aussi  que  cet  ordre 
avait  été  donné  à  regret,  aux  pressantes  sollicita- 
tions du  Conseil  de  Genève,  Je  jugeai  qu'il  me  con- 
venait de  le  prévenir;  et  avant  que  cet  ordre  arri- 
vât à  Yverdun  ,  j'étais  hors  du  territoire  de  Berne. 
Je  suis  ici  depuis  hier,  et  j'y  prends  haleine  jus- 
qu'à ce  qu'il  plaise  à  messieurs  de  Voltaire  et  Tron- 
chin  de  m'y  poursuivre  et  de  m'en  faire  chasser  ; 
ce  que  je  ne  doute  pas  qui  n'arrive  bientôt.  J'ai 


33o  CORRESPONDAÎfCE. 

reçu  votre  lettre  du  7  :  n'avez-vous  pas  reçu  la 
mienne  du  6?  Ma  situation  me  force  à  consentir 
que  vous  écriviez  ,  si  vous  le  jugez  à  propos, 
pourvu  que  ce  soit  d'une  manière  convenable  à 
vous  et  à  moi ,  sans  emportements ,  sans  satires , 
surtout  sans  éloges ,  avec  douceur  et  dignité ,  avec 
force  et  sagesse  ;  enfin ,  comme  il  convient  à  un 
ami  de  la  justice,  encore  plus  que  de  l'opprimé. 
Du  reste,  je  ne  veux  point  voir  cet  ouvrage;  mais 
je  dois  vous  avertir  que  ,  si  vous  l'exécutez  comme 
j'imagine,  il  immortalisera  votre  nom  (car  il  faut 
vous  nommer  ou  ne  pas  écrire).  Mais  vous  serez 
un  homme  perdu.  Pensez-y.  Adieu ,  cher  Moultou. 
Vous  pouvez  continuer  de  m'écrire  sous  le  pli 
de  M.  Roguin,  ou  ici  directement;  mais  écrivez 
rarement. 


LETTRE  CCCXXVIII. 

A  MILORD  MARÉCHAL. 

T^itam  impendert  tero. 

Juillet  176  a. 
MlLORD, 

Un  pauvre  auteur  proscrit  de  France ,  de  sa  pa- 
trie, du  canton  de  Berne,  pour  avoir  dit  ce  qu'il 
pensait  être  utile  et  bon ,  vient  chercher  un  asile 
dans  les  états  du  roi.  iNIilord,  ne  me  l'accordez 
pas  si  je  suis  coupable,  car  je  ne  demande  point 


ANNÉE    I7G.2.  33l 

de  grâce  et  ne  crois  point  en  avoir  besoin  ;  mais 
si  je  ne  suis  qu'opprimé,  il  est  digne  de  vous  et  de 
sa  majesté  de  ne  pas  me  refuser  le  feu  et  Teau 
qu'on  veut  m'ôter  par  toute  la  terre.  J'ai  cru  vous 
devoir  déclarer  ma  retraite  et  mon  nom  trop  connu 
par  mes  malheurs  :  ordonnez  de  mon  sort,  je  suis 
soumis  à  vos  ordres  ;  mais  si  vous  m'ordonnez  aussi 
de  partir  dans  l'état  où  je  suis,  obéir  m'est  impos- 
sible, et  je  ne  saurais  plus  où  fuir. 

Daignez  ,  JMilord ,  agréer  les  assurances  de  mon 
profond  respect. 


LETTRE  CCCXXIX. 

AU  ROI  DE  PRUSSE. 

A  Motiers-Travers,  juillet  1762. 

J'ai  dit  beaucoup  de  mal  de  vous;  j'en  dirai  peut- 
être  encore  :  cependant,  chassé  de  France,  de  Ge- 
nève, du  canton  de  Berne,  je  viens  chercher  un 
asile  dans  vos  états.  Ma  faute  est  peut-être  de 
n'avoir  pas  commencé  par  là  :  cet  éloge  est  de 
ceux  dont  vous  êtes  digne.  Sire,  je  n'ai  mérité  de 
vous  aucune  grâce,  et  je  n'en  demande  pas  ;  mais 
j'ai  cru  devoir  déclarer  à  votre  majesté  que  j'étais 
en  son  pouvoir,  et  que  j'y  voulais  être  :  elle  peut 
disposer  de  moi  comme  il  lui  plaira. 


332  CORRESPOND\NCE. 


LETTRE   CCCXXX. 

A  M.  MOULT  OU. 

Motiers-Travers ,  le  i5  juillet  1762. 

Votre  dernière  lettre  m'afflige  fort ,  cher  Moultoii. 
Tai  tort  dans  les  termes,  je  le  sens  bien;  mais  ceux 
d'un  ami  doivent-ils  être  si  durement  interprétés, 
et  ne  deviez-vous  pas  vous  dire  à  vous-même  :  S'il 
dit  mal,  il  ne  pense  pas  ainsi? 

Quand  j'ai  demandé  s'il  ne  se  trouverait  pas  un 
ami  de  la  justice  et  de  la  vérité  pour  prendre  ma 
défense  contre  le  réquisitoire,  j'imaginais  si  peu 
que  ce  discours  eût  quelque  trait  à  vous,  que 
quand  vous  m'avez  proposé  de  vous  charger  de 
ce  soin,  j'en  ai  été  effrayé  pour  vous,  comme 
vous  l'aurez  pu  voir  dans  ma  précédente.  Il  ne 
m'est  pas  même  venu  dans  l'esprit  qu'une  pareille 
entreprise  vous  fût  praticable  en  cette  occasion , 
et  d'autant  moins  que  mes  défenseurs,  si  jamais 
j'en  ai,  ne  doivent  point  être  anonymes.  Mais  sa- 
chant que  vous  voyez  et  connaissez  des  gens  de 
lettres ,  j'ai  pensé  que  vous  pourriez  exciter  ou  en- 
coiuager  en  quelqu'un  d'eux  l'idée  de  faire  ce 
que,  sans  imprudence,  vous  ne  pouvez  faire  vous- 
même;  et  que,  si  le  projet  était  bien  exécuté,  il 

vous  remercierait  quelque  jour  peut-être  de  le  lui 

avoir  sue^éré. 

Cependant,  comme  personne  ne  connaît  mieux 


ANNEE    I^Gsè.  333 

que  vous  votre  situation  et  vos  risques ,  que  d'ail- 
leurs cette  entreprise  est  belle  et  honnête,  et  (|ne 
je  ne  connais  personne  au  monde  qui  puisse  mieux 
que  vous  s'en  tirer  et  s'en  faire  honneur,  si  vous 
avez  le  courage  de  la  tenter  après  l'avoir  bien  exa- 
minée, je  ne  m'y  oppose;  pas,  persuadé  que,  se- 
lon l'état  des  choses ,  que  je  ne  connais  point  et  que 
vous  pouvez  connaître,  elle  peut  vous  être  ])lus 
glorieuse  que  périlleuse.  C'est  à  vous  de  bien  peser 
tout  avant  que  de  vous  résoudre.  Mais  comme 
c'est  votre  avis  que  vous  devez  dire,  et  non  pas 
le  mien ,  je  persiste  dans  la  résolution  de  ne  pas 
me  mêler  de  votre  ouvrage ,  et  de  ne  le  voir  qu'a- 
vec le  public. 

Ce  que  M.  de  Voltaire  a  dit  à  madame  d'Anville 
sur  la  délibération  du  Sénat  de  Berne  à  mon  sujet 
n'est  rien  moins  que  vrai ,  et  il  le  savait  mieux  que 
personne.  Le  9  de  ce  mois, M.  le  bailli  d'Yverdun, 
homme  d'un  mérite  rare,  et  que  j'ai  vu  s'attendrir 
sur  mon  sort  jusqu'aux  larmes,  m'avoua  qu'il  éle- 
vait recevoir  le  lendemain  et  me  signifier  le  même 
jour  l'ordre  de  sortir  dans  quinze  jours  des  terres 
de  la  république.  IMais  il  est  vrai  que  cet  avis  n'a 
pas  passé  sans  contradiction  ni  sans  murmure ,  et 
qu'il  y  a  eu  peu  d'approbateurs  dans  le  Deux-Cents, 
et  aucun  dans  le  pays.  Je  partis  le  même  jour  9 , 
et  le  lendemain  j'arrivai  ici,  où,  malgré  l'accueil 
qu'on  m'y  fait,  j'aurais  tort  de  me  croire  plus  en 
sûreté  qu'ailleurs.  Milord  IMaréchal  attend  à  mon 
sujet  des  ordres  du  roi,  et  en  attendant,  m'a  écrit 
la  réponse  la*  plus  obligeante. 


334  CORRESPONDANCE. 

Comment  pouvez -vous  penser  que  ce  soit  par 
rapport  à  moi  que  je  veux  suspendre  notre  corres- 
pondance? Jugez -vous  que  j'aie  trop  de  consola- 
tions pour  vouloir  encore  m'ôter  les  vôtres  ?  Si  vous 
ne  craignez  rien  pour  vous,  écrivez ,  je  ne  demande 
pas  mieux  ;  et  surtout  n'allez  pas  sans  cesse  inter- 
prétant si  mal  les  sentiments  de  votre  ami.  Donnez 
mon  adresse  à  M.  Usteri.  Je  ne  me  cache  point  ;  on 
m'écrit  même,  et  l'on  peut  m'écrire  ici  directement 
sans  enveloppe  ;  je  souhaite  seulement  que  tous  les 
désœuvrés  ne  se  mettent  pas  à  écrire  comme  ci-de- 
vant: aussi-bien  ne  répondrai-je  qu'à  mes  amis,  et 
je  ne  puis  être  exact  même  avec  eux.  Adieu;  aimez- 
moi  comme  je  vous  aime ,  et  de  grâce  ne  m'affligez 
plus. 

Remerciez  pour  moi  M.  Usteri,  je  vous  prie.  Je 
ne  rejette  point  ses  offres;  nous  en  pourrons  re- 
parler. 


LETTRE  CCCXXXI. 

A  M  DE  GINGINS  DE  MOIRY. 

Motiers,  ai  juillet  1763, 

J'use, monsieur,  de  la  permission  que  vous  m'avez 
donnée  de  rappeler  à  votre  souvenir  un  homme  || 
dont  le  cœur  plein  de  vous  et  de  vos  bontés  con- 
servera toujours  chèrement  les  sentiments  que  vous 
lui  avez  inspirés.  Tous  mes  malheurs  me  viennent 
d'avoir  trop  bien  pensé  des  hommes.  Ils  me  font 


ANNIÎE   1762.  335 

sentir  combien  je  m'étais  trompé.  J'avais  besoin, 
monsieur,cle  vous  connaître,  vous  et  le  petit  nombre 
de  ceux  qui  vous  ressemblent,  pour  ne  pas  me  re- 
procher une  erreur  qui  m'a  coûté  si  cher.  Je  savais 
(ju'on  ne  pouvait  dire  impunément  la  vérité  dans 
ce  siècle,  ni  peut-être  dans  aucun  autre:  je  m'at- 
tendais à  souffrir  pour  la  cause  de  Dieu  ;  mais  je  ne 
m'attendais  pas,  je  Tavoue,  aux  traitements  inouïs 
que  je  viens  d'éprouver.  De  tous  les  maux  de  la  vie 
humaine,  l'opprobre  et  les  affronts  sont  les  seuls 
auxquels  riionnète  homme  n'est  point  préparé.  Tan  t 
de  barbarie  et  d'acharnement  m'ont  surpris  au  dé- 
pourvu. Calomnié  publiquement  par  des  hommes 
établis  pour  venger  l'innocence ,  traité  comme  un 
malfaiteur  dans  mon  propre  pays  que  j'ai  tâché  d'ho- 
norer, poursuivi ,  chassé  d'asile  en  asile ,  sentant  à 
la  fois  mes  propres  maux  et  la  honte  de  ma  patrie , 
j'avais  l'ame  émue  et  troublée,  j'étais  découragé  sans 
vous.  Homme  illustre  et  respectable ,  vos  consola- 
tions m'ont  fait  oublier  ma  misère ,  vos  discours  ont 
élevé  mon  cœur ,  votre  estime  m'a  mis  en  état  d'en 
demeurer  toujours  digne  :  j'ai  plus  gagné  par  votre 
bienveillance  que  je  n'ai  perdu  par  mes  malheurs. 
Vous  me  la  conserverez ,  monsieur ,  je  l'espère 
malgré  les  hurlements  du  fanatisme  et  les  adroites 
noirceurs  de  l'impiété.Yous  êtes  trop  vertueux  pour 
me  haïr  d'oser  croire  en  Dieu,  et  trop  sage  pour 
me  punir  d'user  de  la  raison  qu'il  m'a  donnée. 


336  CORRESPONDANCE. 

LETTRE  CCCXXXII. 

A   31 *. 

Motiers  ,  juillet  1763. 

J'ai  rempli  ma  mission,  monsieur,  j'ai  dit  tout 
ce  que  j'avais  à  dire  ;  je  regarde  ma  carrière  comme 
finie  ;  il  ne  me  reste  plus  qu'à  souffrir  et  mourir  ; 
le  lieu  où  cela  doit  se  faire  est  assez  indifférent.  Il 
importait  peut-être  que  parmi  tant  d'auteurs  men- 
teurs et  lâches,  il  en  existât  un  d'une  autre  espèce 
qui  osât  dire  aux  hommes  les  vérités  utiles  qui  fe- 
raient leur  bonheur  s'ils  savaient  les  écouter.  Mais 
il  n'importait  pas  que  cet  homme  ne  fût  point  per- 
sécuté ;  au  contraire ,  on  m'accuserait  peut-être  d'a- 
voir calomnié  mon  siècle  si  mon  histoire  même 
n'en  disait  plus  que  mes  écrits;  et  je  suis  presque 
obligé  à  mes  contemporains  de  la  peine  qu'ils  pren- 
nent à  justifier  mon  mépris  pour  eux.  On  en  lira 
mes  écrits  avec  plus  de  confiance.  On  verra  même , 
et  j'en  suis  fâché,  que  j'ai  souvent  trop  bien  pensé 
des  hommes.  Quand  je  sortis  de  France  je  voulus 
honorer  de  ma  retraite  l'état  de  l'Europe  pour  le- 
quel j'avais  le  plus  d'estime ,  et  j'eus  la  simplicité 
de  croire  être  remercié  de  ce  choix.  Je  me  suis 
trompé;  n'en  parlons  plus.  Vous  vous  imaginez  bien 
que  je  ne  suis  pas,  après  cette  épreuve,  tenté  de 

*  L'aliuéa  qui  termine  cette  lettre  fait  juger  que  celui  à  qui  elle 
est  adressée  était  uu  des  membres  de  la  Société  économique  de  Berne. 


ANNÉE    l'yGu.  337 

me  croire  ici  plus  solidement  étajjli.  Je  veux  leiidre 
encore  cet  honneur  à  votre  pays  de  penser  que  la 
sûreté  que  je  n'y  ai  pas  trouvée  ne  se  trouvera 
pour  moi  nulle  part.  Ainsi,  si  vous  voulez  que  nous 
nous  voyions  ici,  venez  tandis  qu'on  m'y  laisse  ;  je 
serai  charmé  de  vous  embrasser. 

Quant  à  vous,  monsieur,  et  à  votre  estimable 
société,  je  suis  toujoiu's  à  votre  égard  dans  les 
mêmes  dispositions  où  je  vous  écrivis  de  Montmo- 
rency*. Je  prendrai  toujours  un  véritable  intérêt 
au  succès  de  votre  entreprise;  et  si  je  n'avais  formé 
l'inébranlable  résolution  de  ne  plus  écrire,  à  moins 
que  la  furie  de  mes  persécuteurs  ne  me  force  à  re- 
prendre enfin  la  plume  poïir  ma  défense,  je  me 
ferais  un  honneur  et  un  plaisir  d'y  contribuer;  mais, 
monsieur,  les  maux  et  l'adversité  ont  achevé  de 
m'ôter  le  peu  de  vigueur  d'esprit  qui  m'était  resté; 
je  ne  suis  plus  qu'un  "être  végétatif,  une  machine 
ambulante;  il  ne  me  reste  qu'un  peu  de  chaleur 
dans  le  cœur  pour  aimer  mes  amis  et  ceux  qui  mé- 
ritent de  l'être:  j'eusse  été  bien  réjoui  d'avoir  à  ce 
titre  le  plaisir  de  vous  embrasser. 

Voyez  ci-devant  la  lettre  du  29  avril  1762,  sous  le  n"  a 90. 


R.    XJX.  22 


338  CORRESPONDAIVCE. 

LETTRE   CCCXXXIII. 

A  MADAME  LA  MARÉCHALE  DE  LUXEMBOURG. 

Motiers-Travcrs ,  ai  juillet  176a. 

Je  me  hâte  de  aous  apprendre,  madame  la  ma- 
réchale, que  mademoiselle  Le  Vasseur  est  arrivée 
ici  hier  en  assez  bonne  santé ,  et  le  cœur  plein  de 
nouveaux  sentiments  qu'elle  m'aurait  communi- 
qués si  les  miens  pour  vous  étaient  susceptibles 
d'augmentation ,  et  si  vos  bontés  et  celles  de  M.  le 
maréchal  n'avaient  pas  dès  long- temps  atteint  la 
mesure  où  les  augmentations  n'ajoutent  plus  rien. 
Elle  m'a  apporté  un  reçu  de  M.  de  Rougemont  d'une 
somme  trop  considérable  pour  être  fort  bien  en 
règle,  puisqu'entre  autres  articles,  M.  de  La  Roche 
rembourse  en  entier  les  six  cents  francs  que  je  lui 
remis  au  voyage  de  Pâques ,  sans  faire  aucune  dé- 
duction des  déboursés  qu'il  a  faits  pour  mes  habits 
d'Arménien  ;  erreur  sur  laquelle  j'attends  éclaircis- 
sement et  redressement. 

Vous  avez  su,  madame  la  maréchale,  que,  pour 
prévenir  l'ordre  qui  venait  de  m'ètre  signifié  de 
sortir  du  canton  de  Bej'ne  sous  quinzaine,  je  suis 
venu  ,^vant  l'intimation  de  cet  ordre  ,  me  réfugier 
dans  les  états  du  roi  de  Prusse ,  où  milord  maréchal 
d'Ecosse,  gouverneur  du  pays,  m'a  accordé,  avec 
toutes  sortes  d'honnêtetés,  la  permission  de  de- 
meurer jusqu'à  la  réception  des  ordres  du  roi ,  au- 


ANNÉK    I7G2.  33() 

quel  il  a  donné  avis  de  mon  arrivée. En  attendant, 
voici  le  secondménage  dont  je  commence  rétablis- 
sement: si  Ton  me  chasse  de  celui-ci  je  ne  sais  plus 
où  aller,  et  je  dois  m'attendre  qu'on  me  refusera 
le  feu  et  l'eau  par  toute  la  terre.  L'équitable  et  ju- 
dicieux réquisitoire  de  M.  Joly  de  Fleuri  a  produit 
tous  ces  effets  :  il  a  donné  une  telle  horreur  pour 
mon  livre,  qu'on  ne  peut  se  résoudre  à  le  lire,  et 
qu'on  n'a  rien  de  plus  pressé  à  faire  que  de  pros- 
crire l'auteur  comme  le  dernier  des  scélérats.  Quand 
enfin  quelque  téméraire  ose  faire  cette  abominable 
lecture  et  en  })arler,tout  surpris  de  ce  qu'on  trouve 
et  de  ce  qu'on  a  fait,  on  s'en  repent,  comme  il  est 
arrivé  à  Genève,  et  comme  il  arrive  actuellement 
à  Berne  ;  on  maudit  le  réc|uisitoire  et  son  fat  au- 
teur ;  mais  l'infortuné  n'en  demeure  pas  moins 
proscrit:  et  vous  savez  que  la  maxime  la  plus  fon- 
damentale de  tout  gouvernement  est  de  ne  jamais 
revenir  des  sottises  qu'il  a  faites.  Du  reste,  c'est  le 
polichinelle  Voltaire  et  le  compère  Tronchin ,  qui , 
tout  doucement,  et  derrière  la  toile,  ont  mis  en 
jeu  toutes  les  autres  marionnettes  de  Genève  et  de 
Berne  :  celles  de  Paris  sont  menées  aussi ,  mais  plus 
adroitement  encore ,  par  un  autre  arlequin  que  vous 
connaissez  bien.  Reste  à  savoir  s'il  y  a  aussi  des 
marionnettes  à  Berlin.  Je  vous  demande  pardon  de 
mes  folies;  mais.,  dans  l'état  où  je  suis,  il  faut  s'é- 
gaver  ou  s'égorger. 

J'ai  envoyé  ci-devant  à  M.  le  maréchal  copie  d'une 
lettre  d'un  membre  de  notre  conseil  des  Deux-cents 
au  sujet  de  mon  Contrat  social.  Cette  lettre  avant 


34o  CORfiiiSPOiVD  ANCE. 

fait  beaucoup  de  bruit,  l'auteur  a  pris  noblement 
le  parti  de  la  reconnaître  par -devant  nos  quatre 
syndics:  aussitôt  l'affaire  est  devenue  criminelle, 
et  Ton  est  maintenant  occupé  et  embarrassé  peut- 
être  à  former  un  tribunal  pour  la  juger.  Trop  in- 
téressé dans  tout  cela,  je  suis  suspect  en  jugeant 
mes  juges;  mais  j'avoue  que  les  Genevois  me  pa- 
raissent devenus  fous.  Quoi  qu'il  en  soit ,  qu'on  fasse 
tout  ce  qu'on  voudra,  je  ne  dirai  rien,  je  n'écrirai 
point,  je  resterai  tranquille:  tout  ceci  me  paraît 
trop  violent  pour  pouvoir  durer. 

Excusez, madame  la  maréchale,  mes  longues  jé- 
rémiades. Avec  qui  épancherais-je  mon  cœur,  si  ce 
n'était  avec  vous?  Je  n'ai  pas  peur  qu'elles  vous 
ennuient ,  mais  qu'elles  ne  vous  chagrinent  :  encore 
un  coup  ceci  ne  saurait  durer.  Après  les  peines 
vient  le  repos;  cette  alternative  n'a  jamais  manqué 
dans  ma  vie  :  et  il  me  reste  un  espoir  très-solide , 
c'est  que  mon  sort  ne  peut  plus  changer  qu'en 
mieux,  à  moins  que  vous  ne  vinssiez  à  m'oublier; 
malheur  que  j'ai  d'autant  moins  à  craindre  que  je 
ne  l'endurerais  pas  long-temps.  Après  vos  bontés 
et  celles  de  M.  le  maréchal,  rien  n'a  tant  pénétré 
mon  ame  que  celles  que  M.  le  prince  de  Conti  a 
daigné  étendre  jusqu'à  mademoiselle  Le  Yasseur. 
Pour  madame  la  comtesse  de  Boufflers,  il  faut  l'a- 
dorer. Eh  !  pourquoi  me  plaindre  de  mes  malheurs  ? 
ils  m'étaient  nécessaires  pour  sentir  tout  le  prix 
des  biens  ([ui  m'étaient  laissés. 

On  peutm'écrire  en  droiture  àMotiers-Travers, 
sous  mon  nom,  ou ,  si  l'on  aime  mieux,  sous  le  cou- 


A.\NÉK  I -;()•>.  V]\ 

vert  de  M.  le  major  Girardier  ;  mais  il  laiii  (juc  les 
lettres  soient  affranchies  jusqu'à  Pontariier.  Il  ne 
m'est  encore  arrivé  aucune  malle. 

*QuandM.  de  La  Tour  a  voulu  faire  graver  mon 
portrait,  je  m'y  suis  opposé;  j'y  consens  mainte- 
nant si  vous  le  jngez  à  propos,  pourvu  qu'au  lieu 
d'y  mettre  mon  nom  l'on  n'y  mette  que  ma  devise  : 
ce  sera  désormais  assez  me  nommer. 

Le  nom  de  ma  demeure  doit  être  écrit  ainsi  : 

^  Motiers-Travers ,  par  Poiiturlier. 


LETTRE  CCCXXXIV. 

A  M.  MOULTOU. 

Motiers,  le  24  juillet  176 a. 

La  lettre  ci-jointe ,  mon  bon  ami, a  été  occasionée 
par  une  de  M.  Marcet ,  dans  laquelle  il  me  rapporte 
celle  qu'il  a  écrite  à  Genève  au  sujet  du  tribunal 
légal  qu'on  dit  devoir  être  formé  contre  M.  Pictet. 
Comme  depuis  fort  long-temps  je  n'ai  eu  nulle  cor- 
respondance avec  M.  Marcet,  et  que  j'ignore  quelle 
est  aujourd'hui  sa  manière  de  penser,  j'ai  criudevoir 
vous  adresser  la  lettre  que  je  lui  écris,  pour  être 
envoyée  ou  supprimée  comme  vous  le  jugerez  à 
propos.  Au  reste,  ne  soyez  pas  surpris  de  me  voir 
changer  de  ton  ;mon  expulsion  du  canton  de  Berne, 
laquelle  vient  certainement  de  Genève ,  a  comblé 

Sur  le  dos  de  la  lettre 


34^  CORRESPONDANCE. 

la  mesure.  Un  état  dans  lequel  le  poète  et  le  jon- 
gleur régnent,  ne  m'est  plus  rien;  il  vaut  mieux 
que  j'y  sois  étranger  qu'ennemi.  Que  la  crainte  de 
nuire  à  mes  intérêts  dans  ce  pays-là  ne  vous  em- 
pêche donc  pas  d'envoyer  la  lettre ,  si  vous  n'avez 
nulle  autre  raison  pour  la  supprimer.  Je  jugerai 
désormais  de  sang  froid  toutes  les  folies  qu'ils  vont 
faire,  et  je  les  jugerai  comme  s'il  n'était  pas  ques- 
tion de  moi. 

Si  vous  persistez  dans  le  projet  que  vous  aviez 
formé,  je  vous  recommande  sur  toute  chose  le  ré- 
quisitoire de  Paris,  fabriqué  à  Montmorency  par 
deux  prêtres  déguisés ,  qui  font  la  Gazette  ecclé- 
siastique, et  qui  m'ont  pris  en  haine  parce  que  je 
n'ai  pas  voulu  me  faire  janséniste.  Il  ne  faut  pour- 
tant pas  dire  tout  cela ,  du  moins  ouvertement  ; 
mais  en  montrant  combien  ce  libelle  est  calom- 
nieux et  méchant ,  il  n'est  pas  défendu  de  montrer 
combien  il  est  bête.  Du  reste ,  parlez  peu  de  Ge- 
nève et  de  ce  qui  s'y  est  fait ,  de  même  qu'à  Berne 
et  même  à  Neuchâtel,  où  l'on  vient  aussi  de  dé- 
fendre mon  livre.  Il  faut  avouer  que  les  prêtres 
papistes  ont  chez  les  réformés  des  recors  bien  zélés. 

vTe  n'aimerais  pas  trop  que  votre  ouvrage  fût 
impriiflq  à  Zurich,  ou  du  moins  qu'il  ne  le  fût  que 
là  ;  car  ce  serait  le  moyen  qu'il  ne  fût  connu  qu'en 
Suisse  et  à  Genève.  J'aimerais  bien  mieux  qu'il  se 
répandît  en  France  et  en  Angleterre ,  où  je  suis  un 
peu  plus  en  honneur.  Ne  pourriez-vous  pas  vous 
adresser  à  Rev  ,  surtout  si  vous  vous  nommez?  car, 
si  vous  gartlez  l'anonyme,  il  ne  faudrait  peut-être 


Mas  vous  servir  eie  lui,  de  peiu'  qu'on  ne  «;rùL  que 
l'ouvrage  vient  de  moi.  Du  reste,  travaillez  avec 
confiance ,  et  n'allez  pas  vous  figurer  que  vous 
manquez  de  talent  ;  vous  en  avez  plus  que  vous  ne 
pensez.  D'ailleurs  l'amour  du  bien  ,  la  vertu  ,  la  gé- 
nérosité ,  vous  élèveront  l'ame.  Vous  songerez  que 
vous  défendez  l'opprimé  ;  que  vous  écrivez  pour 
la  vérité  et  pour  votre  ami  ;  vous  traiterez  uji  su- 
jet dont  vous  êtes  digne;  et  je  suis  bien  trompé 
dans  mon  espérance  si  vous  n'effacez  votre  client. 
Surtout  ne  vous  battez  pas  les  flancs  pour  faire. 
Soyez  simple,  et  aimez-moi.  Adieu. 

Convenons  que  nous  ne  parlerons  plus  de  cet 
écrit  dans  nos  lettres ,  de  peur  qu  elles  ne  soient 
vues;  car  je  crois  qu'il  faut  du  secret. 

Après  un  long  silence,  je  viens  de  recevoir  de 
M.  Vernes  une  lettre  de  bavardage  et  de  cafardise, 
qui  m'achève  de  dévoiler  le  pauvre  homme.  Je  m'é- 
tais bien  trompé  sur  son  compte.  Ses  directeurs 
l'ont  chargé  de  me  tirer,  comme  on  dit,  les  vers 
du  nez.  Vous  vous  doutez  bien  qu'il  n'aura  pas  de 
réponse. 


LETTRE    CCCXXXV. 

A  M.  MARCET. 

f'^itum  impendere  feio. 

Votre  lettre  ,  monsieur ,  sur  l'affaire  de  -M.  Pic- 
tet  est  judicieuse  ;  elle  va  Irès-bien  au  fait.  Permet- 


344  CORRESPONDANCE. 

tez-moi  d'y  ajouter  quelques  idées  pour  achever 
de  déterminer  l'état  de  la  question. 

1 .  La  doctrine  de  la  Profession  de  foi  du  vicaire 
savoyard  est-elle  si  évidemment  contraire  à  la  re- 
ligion établie  à  Genève,  que  cela  n'ait  pas  même 
pu  faire  une  c]uestion ,  et  que  le  Conseil ,  quand  il 
s'agissait  de  l'honneur  et  du  sort  d'un  citoyen ,  ait 
dû  sur  cet  article  ne  pas  même  consulter  les  théo- 
logiens ? 

2.  Supposé  que  cette  doctrine  y  soit  contraire, 
est-il  bien  sûr  que  J.  J.  Rousseau  en  soit  l'auteur? 
L'est-il  même  qu'il  soit  l'auteur  du  livre  qui  porte 
son  nom?  ne  peut-on  pas  faussement  imprimer  le 
nom  d'un  homme  à  la  tète  d'un  livre  qui  n'est  pas 
de  lui  ?  Ne  convenait-il  pas  de  commencer  par  avoir 
ou  des  preuves  ou  la  déclaration  de  l'accusé ,  avant 
de  procéder  contre  sa  personne?  On  dirait  qu'on 
s'est  hâté  de  le  décréter  sans  l'entendre,  de  peur 
de  le  trouver  innocent. 

3.  Le  cas  du  parlement  de  Paris  est  tout-à-fait 
différent ,  et  n'autorise  point  la  procédure  du  Con- 
seil de  Genève.  Le  parlement  ayant  prétendu,  je 
ne  sais,  sur  quel  fondement,  que  le  livre  était  im- 
primé dans  le  royaume  sans  approbation  ni  pçniiis- 
sion ,  avait  ou  croyait  avoir  à  ce  titre  inspection  sur 
le  livre  et  sur  l'auteur.  Cependant  tout  le  monde 
convient  qu'il  a  commis  une  irrégularité  choquante 
en  décrétant  d'abord  de  prise  de  corps  celui  qu'il 
devait  premièrement  assigner  pour  être  ouï.  Si  cette 
procédure  était  légitime ,  la  liberté  de  tout  honnête 
homme  serait  toujours  à  la  merci  du  premier  im- 


ANNliF.    l'jGi.  345 

primeur.  On  dira  que  la  voix  piibli(juc  est  unanime, 
et  que  celui  à  qui  l'on  attribue  le  livre  ne  le  désa- 
voue pas.  Mais ,  encore  ime  fois ,  avant  que  de  flé- 
trir l'honneur  d'un  homme  irréprochable ,  avant 
que  d'attenter  à  la  liberté  d'un  citoyen  ,  il  faudrait 
quelque  preuve  positive  :  or  la  voix  publique  n'en 
est  pas  une  ;  et  nul  n'est  tenu  de  réj)ondre  lorsqu'il 
n'est  pas  interrogé.  Si  donc  la  procédure  du  par- 
lement de  Paris  est  irrégulière  en  ce  point, comme 
il  est  incontestable,  que  dirons-nous  de  celle  du 
Conseil  de  Genève ,  qui  n'a  pas  le  moindre  prétexte 
pour  la  fonder?  Quelquefois  on  se  hâte  de  décré- 
ter légèrement  un  accusé  qu'on  peut  saisir ,  de  peur 
qu'il  ne  s'échappe;  mais  pourquoile  décréter  absent, 
à  moins  que  le  délit  ne  soit  de  la  dernière  évidence  ? 
Ce  procédé  violent  est  sans  prétexte  ainsi  que  sans 
raison.  Quand  le  public  Juge  avec  étourderie,  il 
est  d'autant  moins  permis  aux  tribunaux  de  l'imi- 
ter que  le  public  se  rétracte  comme  il  juge;  au 
lieu  que  la  première  maxime  de  tous  les  gouverne- 
ments du  monde  est  d'entasser  plutôt  sottise  siu' 
sottise  que  de  convenir  jamais  qu'ils  en  ont  fait 
une,  encore  moins  de  la  réparer. 

4.  Maintenant  supposons  le  livre  bien  reconnu 
pour  être  de  l'auteur  dont  il  porte  le  nom  :  il  s'a- 
git ensuite  de  savoir  si  la  Profession  de  foi  en  est 
aussi.  Autre  preuve  positive  et  juridique  indispen- 
sable en  cette  occasion  :  Car  enfin ,  l'auteur  du  livre 
ne  s'y  donne  point  pour  celui  de  la  Profession  de 
foi  ;  il  déclare  que  c'est  un  écrit  qu'il  transcrit  dans 
son  livre;  et  cet  écrit,  dans  le  préambule,  paraît 


346  CORRESPONDAIS' CE. 

lui  être  adressé  par  un  de  ses  concitoyens.  Voilà 
tout  ce  qu'on  peut  inférer  de  l'ouvrage  même  ;  aller 
plus  loin,  c'est  deviner;  et  si  l'on  se  mêle  une  fois 
de  deviner  dans  les  tribunaux,  que  deviendront 
les  particuliers  qui  n'auront  pas  le  bonheur  de 
plaire  aux  magistrats?  Si  donc  celui  qui  est  nommé 
à  la  tête  du  livre  où  se  trouve  la  Profession  de  foi 
doit  être  puni  pour  l'avoir  publiée,  c'est  comme 
éditeur  et  non  comme  auteur  ;  on  n'a  nul  droit  de 
regarder  la  doctrine  qu'elle  contient  comme  étant 
la  sienne ,  surtout  après  la  déclaration  qu'il  fait  lui- 
même  qu'il  ne  donne  point  cette  profession  de  foi 
pour  règle  des  sentiments  qu'on  doit  suivre  en  ma- 
tière de  religion,  et  il  dit  pourquoi  il  la  donne. 
Mais  on  imprime  tous  les  jours  dans  Genève  des 
livres  catholiques ,  même  de  controverse ,  sans  que 
le  Conseil  cherche  querelle  aux  éditeurs.  Par  quelle 
injuste  partialité  punit-on  l'éditeur  genevois  d'un 
ouvrage  prétendu  hétérodoxe,  imprimé  en  pays 
étranger,  sans  rien  dire  aux  éditeurs  genevois  d'ou- 
vrages incontestablement  hétérodoxes,  imprimés 
dans  Genève  même? 

5.  A  l'égard  du  Contrat  social ,  l'auteur  de  cet 
écrit  prétend  qu'une  religion  est  toujours  néces- 
saire à  la  bonne  constitution  d'un  état.  Ce  senti- 
ment peut  bien  déplaire  au  poète  Voltaire  ,  au  jon- 
gleur Tronchin  ,  et  à  leurs  satellites  ;  mais  ce  n'est 
pas  parla  qu'ils  oseront  attaquer  le  livre  en  public. 
L'auteur  examine  ensuite  quelle  est  la  religion  ci- 
vile sans  laquelle  nul  état  ne  peut  être  bien  consti- 
tué. H  semble ,  il  est  vrai ,  ne  pas  croire  que  le 


AiVNÉL    l'jGl.  347 

christiaiiisnie  ,  du  moins  celui  d'aujourd'hui,  soit 
cette  religion  civile  indispensable  à  toute  bonne 
législation  ;  et  en  effet  beaucoup  de  gens  ont  re- 
gardé jusqu'ici  les  républiques  de  Sparte  et  de 
Rome  conmie  bien  constituées,  quoiqu'elles  ne 
crussent  pas  en  Jesus-Christ.  Supposons  toutefois 
qu'en  cela  l'auteur  se  soit  trompé  :  il  aura  fait  une 
erreur  en  politique  ;  car  il  n'est  pas  ici  question 
d'autre  chose.  Je  ne  vois  point  où  sera  Thérésie, 
encore  moins  le  crime  à  punir. 

6.  Quant  aux  principes  de  gouvernement  établis 
dans  cet  ouvrage  ,  ils  se  réduisent  à  ces  deux  prin- 
cipaux :  le  premier  ,  que  légitimement  la  souverai- 
neté appartient  toujouis  au  peuple;  le  second ,  que 
le  gouvernement  aristocratique  est  le  meilleur  de 
tous.  Peut-être  importerait-il  beaucoup  au  peuple 
de  Genève,  et  même  à  ses  magistrats,  de  savoir 
précisément  en  quoi  quelqu'iui  d'eux  trouve  ce 
livre  blâmable  et  son  auteur  criminel.  Si  j'étais 
procureur-général  de  la  république  de  Genève,  et 
qu'un  bourgeois,  quel  qu'il  fût,  osât  condamner 
les  principes  établis  dans  cet  ouvrage,  je  l'oblige- 
rais à  s'expliquer  avec  clarté ,  ou  je  le  poursuivrais 
criminellement  comme  traître  à  la  patrie  et  crimi- 
nel de  lèse-majesté. 

On  s'obstine  cependant  à  diic  qu'il  y  a  un  dé- 
cret secret  du  Gonseil  contre  J.  J.  Rousseau,  et 
même  que  sa  famille  ayant  par  requête  demandé 
communication  de  ce  décret,  elle  lui  a  été  refusée. 
Cette  manière  ténébreuse  de  procéder  est  ef- 
fravante;  elle  est  inouïe  dans  tous  les  tribunaux 


348  CORRESPONDANCE. 

du  monde,  excepté  celui  des  inquisiteurs  d'état  à 
Venise.  Si  jamais  elle  s'établissait  à  Genève,  il  vau- 
drait mieux  être  né  Turc  que  Genevois. 

Au  reste,  je  ne  puis  croire  qu'on  érige  contre 
M.  Pictet  le  tribunal  dont  vous  parlez.  En  tout  cas, 
ce  sera  fournir  à  un  homme  ferme ,  qui  a  du  sens , 
de  la  santé,  des  lumières,  l'occasion  de  jouer  un 
très-beau  rôle ,  et  de  donner  à  ses  concitoyens  de 
grandes  leçons. 

Celiîi  qui  vous  écrit  ces  remarques  vous  aime  et 
vous  salue  de  tout  son  cœur. 


LETTRE   CCCXXXVI. 

A  MADAME  LA  COMTESSE  DE  BOUFFLERS. 
A  Motiers-Travers  ,  le  a 7  juillet  1763. 

J'ai  enfin  le  plaisir,  madame,  d'avoir  ici  made- 
moiselle Le  Vasseur,  et  j'apprends  d'elle  à  com- 
bien de  nouveaux  titres  je  dois  être  pénétré  de  re- 
connaissance pour  les  bienfaits  que  M.  le  prince 
de  Conti  a  versés  sur  cette  pauvre  fille,  pour  les 
soins  bien  plus  précieux  dont  il  a  daigné  l'hono- 
rer, et  surtout.,  madame,  pour  tout  ce  que  vous 
avez  fait  pour  elle  et  pour  moi  dans  ces  moments 
si  tristes  et  si  peu  prévus.  Pourquoi  faut-il  que  la 
détresse  et  l'oppression  qui  resserrent  mon  cœur 
le  ferment  encore  à  l'effusion  des  sentiments  dont 
il  est  pénétré?  Tout  est  encore  en-dedans,  ma- 
dame; mais  tout  y  est,  et  vous  m'avez  fait  encore 
plus  de  bien  que  vous  ne  pensez. 


ANNÉE    l'jG-2.  34*) 

La  réponse  du  roi  n'est  point  encore  venue  sur 
l'asile  que  j'ai  cherché  dans  ses  états,  et  j'ignore 
quels  seront  ses  ordres  à  mon  égard.  Après  ce  ([ui 
vient  de  m'arriver  à  Berne,  je  ne  dois  me  croire 
en  sûreté  nulle  part  ;  et  j'avoue  que ,  sans  la  néces- 
sité qui  m'y  force ,  ce  n'est  pas  ici  que  je  le  serais 
venu  chercher ,  quelque  plaisir  que  me  fasse  made- 
moiselle Le  Vasseur.  Surcroît  d'embarras  s'il  faut 
fuir  encore;  et  moi  qui  ne  sais  plus  ni  où  ni  com- 
ment, il  ne  me  reste  qu'à  m'abandonner  à  la  Pro- 
vidence et  à  me  jeter  tète  baissée  dans  mon  destin. 
L'argent  ne  me  manquera  pas  par  le  soin  que  l'on 
a  pris  de  ma  bourse  et  par  ce  qu'on  a  mis  dans  la 
sienne.  Mais  l'indigence  pourrait  augmenter  mes 
infortunes,  sans  que  l'argent  les  puisse  adoucir, 
et  je  n'ai  jamais  été  si  misérable  que  quand  j'ai  été 
!e  plus  riche.  J'ai  toujours  ouï -dire  que  l'or  était 
bon  à  tout,  sans  l'avoir  jamais  trouvé  bon  à  rien. 

Vous  ne  sauriez  concevoir  à  quel  point  le  réqui- 
sitoire de  ce  Fleuri  a  effarouché  tous  nos  ministres; 
et  ceux-ci  sont  les  plus  renuiants  de  tous.  Ils  ne 
me  voient  qu'avec  horreur  :  ils  prennent  beaucoup 
sur  eux  pour  me  souffrir  dans  les  temples.  Spinosa , 
Diderot,  Aoltaire,  Helvétius ,  sont  des  saints  au- 
près de  moi.  Il  y  a  presfjue  un  raccommodement 
avec  le  parti  philosophique  pour  me  poursuivre 
de  concert  :  les  dévots  ouvertement  ;  les  philosophes 
en  secret,  par  leurs  intrigues,  toujours  en  gémis- 
sant tout  haut  sur  mou  sort.  Le  poète  Voltaire  et 
le  jongleur  Tronchin  ont  admirablement  joué  leiu' 
rôle  à  Genève  et  à  Berne.  Nous  verrons  si  je  pré- 


35o  CORRESPOIYDANCE. 

vois  juste ,  mais  j'ai  peine  à  croire  qu'on  me  laisse 
tranquille  où  je  suis.  Cependant  jusqu'ici  Milord 
Maréchal  paraît  m'y  voir  d'un  bon  œil.  J'ai  reçu 
hier,  sous  la  date  et  le  timbre  de  Metz,  d'un  pré- 
tendu baron  de  Corval,  une  lettre  à  mourir  de  rire , 
laquelle  sent  son  Voltaire  à  pleine  gorge.  Je  ne  puis 
résister,  madame ,  à  l'envie  de  voui^  transcrire  quel- 
ques articles  de  la  lettre  de  M.  le  baron  ;  j'espère 
qu'elle  vous  amusera. 

«  Je  voudrais  pouvoir  vous  adresser ,  sans  frais, 
«  deux  de  mes  ouvrages.  Le  premier  est  un  plan 
«  d'éducation  tel  que  je  l'ai  conçu.  Il  n'approche 
«  pas  de  l'excellence  du  vôtre,  mais  jusqu'à  vous- 
c(  j'étais  le  seul  qui  pût  se  flatter  d'a])procher  le  but 
«  de  plus  ])rès.  Le  second  est  votre  Héluïse ,  dont 
«  j'ai  fait  une  comédie  en  trois  actes ,  en  prose  ,  le  , 
«  mois  de  décembre  dernier.  Je  l'ai  communiquée 
a  à  gens  d'esprit ,  surtout  aux  premiers  acteurs  de 
fc  notre  théâtre  messin.  Tous  l'ont  trouvée  di^jne 
«  de  celui  de  Paris  :  elle  est  de  sentiment,  dans  le 
«  soùt  de  celles  de  feu  ]\L  de  La  Chaussée.  Je  l'ai 
«  adressée  à  M.  Dubois,  premier  commis  en  chef 
«  des  bureaux  de  l'artillerie  et  du  génie ,  il  y  a  trois 
«  mois,  sans  que  j'en  reçoive  de  réponse,  je  ne 
«  sais  pourquoi.  Si  j'eusse  connu  Texcellence  de 
«  votre  cœur  comme  à  présent ,  et  que  j'eusse  su 
«  votre  adresse  à  Paris ,  je  vous  l'aurais  adressée 
«  pour  la  corriger  et  la  faire  recevoir  aux  Français , 
«  à  mon  profit, 

«  J'ai  une  proposition  a^ous  faire.  Je  vous  de-  |l 
«  mande  le  même  service  que  vous  avez  reçu  du 


A.NNEE    I'jGt..  35i 

«vicaire  Savoyaixl;  c'est-à-dire  de  me  recevoir 
«  chez  vous,  sans  pension,  pour  deux  ans;  nie  lo- 
«ger,  nourri]-,  éclairer,  et  chauffer.  Vous  êtes  le 
«  seul  qui  puissiez  me  conduire  de  toute  façon  à  la 
'(félicité,  et  m'apprendre  à  mourir.  Mon  excès 
«  d'humanité ,  inséparable  de  la  pitié,  m'a  engagé  à 
«  cautionner  un  militaire  pour  3 ,  200  livres.  En  éta- 
«  l)lissant  mes  enfants ,  je  ne  me  suis  réservé  qu'une 
«  pension  de  i  ,  5oo  livres  :  la  voilà  plus  qu'absor- 
«  bée  pour  deux  ans;  c'est  ce  qui  me  force  à  parta- 
«  ger  votre  pain  pendant  cet  intervalle.  Vous  n'au- 
«  rez  pas  sujet  de  vous  plaindre  de  moi  :  je  suis 
«  très-sobre  ;  je  n'aime  que  les  légumes ,  et  fort  peu 
«  la  viande;  je  renchéris  sur  la  soupe,  à  laquelle 
«  je  suis  habitué  deux  fois  par  jour;  je  mange  de 
«  tout,  mais  jamais  de  ragoûts  faits  dans  le  cuivre, 
«  ni  de  ces  ragoûts  raffinés  qui  empoisonnent. 

«  Je  vous  préviens  que  la  suite  d'une  chute  tn'a 
«  rendu  sourd;  cependant  j'entends  très-bien  de  l'o- 
«  reille  gauche,  sans  qu'on  hausse  la  voix,  pourvu 
«  qu'on  me  parle  doucement  et  de  près  à  cette 
«  oreille.  De  loin  j'entends  avec  la  plus  grande 
«  facilité  par  des  signes  très -faciles  que  je  vous 
«  apprendrai,  ainsi  qu'à  vos  amis.  Je  ne  suis  point 
«  curieux  ;  je  ne  questionne  jamais  ;  j'attends  qu'on 
«  ait  la  bonté  de  me  faire  part  de  la  conversation.  « 

Toute  la  lettre  est  sur  le  même  ton.  Vous  me 
direz  qu'il  n'y  a  là  qu'une  folie  plaisanterie.  J'en 
conviens;  mais  je  vois  qu'en  plaisantant,  cet  hon- 
nête homme  s'occupe  de  moi  continuellement,  et, 
madame ,  cela  ne  vaut  rien.  Je  suis  convaincu  qu'on 


H5a  CORRESPOND  A  ncj:. 

ne  me  laissera  vivre  en  paix  sur  la  terre  que  quand 

il  m'aura  oublié. 

Depuis  quinze  jours  je  me  mets  souvent  en  de- 
voir d'écrire  au  chevalier  (de  Lorenzy),  et  tou- 
jours quelque  soin  pressant  m'en  empêche;  et 
même  à  présent  que  je  voulais  vous  parler  de  vous  , 
madame,  de  madame  la  maréchale,  voilà  qu'on 
vient  m'arracher  à  moi-même  et  aux  bienfaisantes 
divinités  que  mon  cœur  adore ,  pour  aller  ,  en  vrai 
manichéen,  servir  celles  qui  peuvent  me  nuire, 
sans  pouvoir  me  faire  aucun  bien. 

Observation.  —  rsous  croyons  que  Rousseau  se  trompe  en 
attribuant  la  lettre  du  prétendu  baron  de  Corval  à  Voltaire,  qui 
faisait  mieux  que  cela.  Les  allusions  n'ont  rien  de  piquant  : 
l'une  est  relative  à  la  lettre  sur  le  danger  de  se  servir  à  la  cuisine 
d'ustensiles  en  cuivre  juillet  i753),  et  l'autre,  au  passage  de 
l'Emile  qui  précède  la  Profession  de  foi. 


LETTRE  CCCXXXVIÎ. 

A  M.  MOULTOU. 

Motiers,  3  août  1762. 

Je  soupçonne ,  ami ,  que  nos  lettres  sont  intercep- 
tées, ou  du  moins  ouvertes;  car  la  dernière  que 
vous  m'avez  envoyée  de  notre  ami ,  avec  un  mot 
de  vous  au  dos  d'une  autre  lettre  timbrée  de  Metz, 
ne  m'est  parvenue  que  six  jours  après  sa  date. 
]Marquez-moi ,  je  vous  prie,  si  vous  avez  reçu  celle 
que  je  vous  écrivis  il  y  a  huit  ou  dix  joints ,  avec  une 


ANNÉE    1762.  353 

réponse  à  un  citoyen  de  Genève  qui  m'avait  écrit 
au  sujet  (le  Taffaire  de  M.  Pictet.  Je  vous  laissais  le 
maître  d'envoyer  cette  réponse  à  son  adresse,  ou 
de  la  supprimer  si  vous  le  jugiez  à  propos. 

Vous  aviez  raison  de  croire  que  quelqu'un  qui 
m'écrirait  à  Genève  ne  serait  pas  fort  au  fait  de  ma 
situation.  Mais  la  lettre  que  vous  m'avez  envoyée, 
quoique  datée  et  timbrée  de  Metz,  sent  son  Vol- 
taire à  pleine  gorge  ;  et  je  ne  doute  point  qu'elle 
ne  soit  de  ce  glorieux  souverain  de  Genève ,  qui , 
tout  occupé  de  ses  noirceurs ,  ne  néglige  pas  pour 
cela  les  plaisanteries;  son  génie  imiverscl  suffit  à 
tout.  Laissez  donc  au  rebut  les  lettres  qu'on  m'é- 
crit à  Genève  ;  mes  amis  savent  bien  que  ce  n'est 
pas  là  qu'il  ftiut  me .  chercher  désormais. 

Je  viens  de  recevoir  l'arrêt  du  parlement  qui  me 
concerne,  apostille  par  un  anonyme  que  j'ai  lieu 
de  soupçonner  être  un  évéque.  Quoi  qu'il  en  soit, 
les  notes  sont  bien  faites  et  de  bonne  main,  et  je 
n'attends,  pour  vous  faire  passer  ce  papier,  que 
de  savoir  si  mes  paquets  et  lettres  vous  parvien- 
nent sûrement  et  dans  leur  temps.  C'est  par  la 
même  défiance  que  je  n'écris  point  à  notre  ami, 
que  je  ne  veux  pas  compromettre;  car,  pour  vous, 
il  est  "désormais  trop  tard  :  vous  êtes  noté  d'amitié 
pour  moi ,  et  c'est  à  Genève  un  crime  irrémissible. 
Adieu. 

Réponse  aussitôt,  je  vous  prie,  si  cette  lettre 
vous  parvient.  Cachetez  les  vôtres  avec  un  peu 
plus  de  soin ,  afin  que  je  puisse  juger  si  elles  ont 
été  ouvertes. 

R.    XTX.  2  3 


354  CORRESPOJN  J)  ANCE. 


1 


LETTRE   CCCXXXVIII. 

AU  MÊME. 

Motiers,  ce  lo  août  1762. 

J'ai  reçu  hier  au  soir  votre  lettre  du  7  :  ainsi,  à 
quelques  petits  retards  près,  notre  correspondance 
est  en  règle;  et  si  l'on  n'ouvre  pas  nos  lettres  à  Ge- 
nève ,  on  ne  les  ouvre  sûrement  pas  en  Suisse.  De 
sorte  qu'à  moins  d'affaires  plus  importantes  à  trai- 
ter, et  malgré  les  voies  intermédiaires  qu'on  pourra 
vous  proposer ,  je  suis  d'avis  que  nous  continuions 
à  nous  écrire  directement  l'un  à  l'autre. 

Si  notre  ami  lisait  dans  mon  cœur ,  il  ne  serait 
pas  en  peine  de  mon  silence.  Dites -lui  que,  s'il 
peut  me  tenir  parole  sans  se  compromettre  et  sans 
qu'on  sache  où  il  va,  j'aimerais  bien  mieux  l'em- 
brasser que  lui  écrire.  Son  projet  de  me  réfuter  est 
excellent,  et  peut  même  m'étre  très-utile  et  très- 
honorable.  Il  est  bon  qu'on  voie  qu'il  me  combat 
et  qu'il  m'aime  ;  il  eçt  bon  qu'on  sache  que  mes 
amis  ne  me  sont  point  attachés  par  esprit  de  parti , 
mais  par  un  sincère  amour  pour  la  vérité,  lequel 
nous  unit  tous. 

L'arrêt  est  si  volumineux  que  j'ai  mieux  aimé 
vous  transcrire  les  notes.  Attachez-vous  surtout  à 
la  huitième.  Quelle  doctrine  abominable  que  celle 
de  ce  réquisitoire ,  qui  détruit  tout  principe  com- 
mun  de- société  entre    les   fidèles    et    les    autn^-s 


AN  NÉ  F.    I'jGa..  355 

liommes  !  Conséquemment  à  cette  doctrine  il  faut 
nécessairement  poursuivre  et  massacrer  comme 
des  loups  tous  ceux  qui  ne  sont  pas  jansénistes  : 
car  si  la  loi  naturelle  est  criminelle ,  il  faut  brûler 
ceux  qui  la  suivent  et  rouer  ceux  qui  ne  la  suivent 
pas.  Ce  que  vous  a  mandé  M.  C...  ne  doit  point 
vous  retenir;  car,  outre  que  je  n'ai  pas  g^rand'foi 
à  ses  almanachs,  vous  devez  toujours  parler  du 
parlement  avec  le  plus  grand  respect,  et  même 
avec  considération  de  l'avocat-général.  Le  tort  de  ce 
magistrat  est  très-grand,  sans  doute,  d'avoir  adopté 
ce  réquisitoire  sans  avoir  lu  le  livre  ;  mais  il  serait 
bien  plus  grand  encore  s'il  en  était  lui-même  l'au- 
teur. Ainsi  séparez  toujours  le  tribunal  et  l'homme 
du  libelle ,  et  tombez  sur  cet  horrible  écrit  comme 
il  le  mérite.  C'est  un  vrai  service  à  rendre  au  £^enre 
humain  d'attirer  sur  cet  écrit  toute  l'exécration 
qui  lui  est  due  ;  nul  ménagement  pour  votre  ami 
ne  doit  l'emporter  sur  cette  considération. 

Je  souhaiterais  que  l'écrit  de  notre  ami  fût  im- 
primé en  France,  et  même  le  votre  ;  car  il  est  bon 
qu'ils  y  paraissent,  et  s'ils  sont  imprimés  dehors 
on  ne  les  y  laissera  pas  entrer.  Je  pense  encore 
qu'il  ne  trouvera  mdle  part  ailleurs  un  certain 
profit  de  son  ouvrage,  et  il  faut  un  peu  faire  ce 
qu'il  ne  fera  pas ,  c'est-à-dire  songer  à  ses  intérêts. 
Si  vous  jugez  à  propos  de  me  confier  ce  soin,  je 
tâcherai  de  le  remplir.  CepeiKlant  je  crois  que 
l'homme  dont  je  vous  ai  parlé  ci-devant  pourrait 
également  se  charger  de  cette  affaire.  Mais ,  comme 
je  n'ai  point  de  ses  nouvelles,  je  ne  me  soiicie  pas 

23. 


356  CORRESPONDANCE. 

de  lui  écrire  le  premier.  A  l'égard  de  la  Suisse  et 
de  Genève ,  j'ai  cessé  de  prendre  intérêt  à  ce  qu'on 
y  pensait  de  moi.  Ces  gens-là  sont  si  cafards ,  ou 
si  faux,  ou  si  bètes,  qu'il  faut  renoncer  à  les 
éclairer. 

Plus  je  médite  sur  votre  entreprise,  plus  je  la 
trouve  grande  et  belle.  Jamais  plus  noble  sujet 
ne  put  être  plus  dignement  traité.  Votre  état 
même  vous  permet  et  vous  prescrit  de  mettre  dans 
vos  discours  une  certaine  élévation  qui  ne  siérait 
pas  à  tout  autre.  Quelle  touchante  voix  que  celle 
du  chrétien  relevant  les  fautes  de  son  ami,  et  quel 
spectacle  aussi  de  le  voir  couvrir  l'oppruné  de  l'é- 
gide de  l'Évangile!  Ministre  du  Très -Haut,  faites 
tomber  à  vos  pieds  tous  ces  misérables  :  sinon  je- 
tez la  plume  ,  et  courez  vous  cacher  ;  vous  ne  ferez 
jamais  rien. 

Il  est  certain  qu'il  y  a  des  gens  de  mauvaise  hu- 
meur à  Neuchâtel ,  qui  meurent  d'envie  d'imiter 
les  autres ,  et  de  me  chercher  chicane  à  leur  tour  ; 
mais  outre  qu'ils  sont  retenus  par  d'autres  gens 
plus  sensés,  que  peuvent-ils  me  faire?  Ce  n'est 
pas  sous  leur  protection  que  je  me  suis  mis,  c'est 
sous  celle  du  roi  de  Prusse  ;  il  faut  attendre  ses 
ordres  pour  disposer  de  moi  :  en  attendant ,  il  ne 
paraît  pas  que  milord  maréchal  soit  d'avis  de  re- 
tirer la  protection  qu'il  m'a  accordée,  et  que  pro- 
bablement ils  n'oseront  pas  violer.  Au  reste,  comme 
l'expérience  m'apprend  à  tout  mettre  au  pis ,  il  ne 
peut  plus  rien  m'arriver  de  désagréaljle  à  quoi  je 
ne  sois  préparé.  Il  est  vrai  cependant  que  dans 


A.NNÉE    1762.  357 

cette  affaire-ci  j'ai  trouvé  la  stupidité  publique 
plus  grande  que  je  ne  l'aurais  attendu;  cai-  quoi 
de  ])lus  plaisant  que  de  voir  les  dévots  se  faire  les 
satellites  de  Voltaire  et  du  parti  philosophique, 
bien  plus  vivement  ulcéré  qu'eux ,  et  les  ministres 
protestants  se  faire ,  à  ina  poursuite ,  les  archers, 
des  prêtres?  La  méchanceté  ne  me  siuprend  plus; 
mais  je  vous  avoue  que  la  bêtise,  poussée  à  ce 
point,  m'étonne  encore.  Adieu,  ami;  je  vous  em- 
brasse. 


LETTRE  CCCXXXIX. 

A  MADAME  LA  MARÉCHALE  DE  LUXEMBOURG. 

Mollers-Travers,  le  i4aoùt  1762. 

Voici,  madame  la  maréchale,  une  troisième  lettre 
depuis  mon  arrivée  à  Mo  tiers.  Je  vous  supplie  de 
ne  pas  vous  rebuter  de  mon  importunité;  il  est 
difficile  de  n'être  pas  un  peu  plus  inquiet  d'un 
long  silence  à  un  si  grand  éloignement  que  si  l'on 
était  plus  à  portée.  Quand  je  vous  écris  ,  madame, 
vous  m'êtes  présente  ;  c'est  en  qirelque  sorte 
comme  si  vous  m'écriviez.  Il  faut  se  dédommager 
comme  on  peut  de  ce  qu'on  désire  et  qu'on  ne 
saurait  avoir.  D'ailleurs  M.  le  jiiaréchal  m'a  mar- 
qué qu'il  croyait  que  vous  m'aviez  écrit  ;  et ,  pour 
savoir  si  les  lettres  se  perdent,  il4aut  accuser  ce 
qu'on  reçoit ,  et  aviser  de  ce  qu'on  ne  reçoit  pas. 


358  CORRESPONDANCE. 

LETTRE  CCCXL. 

A  MADAME  LA  COMTESSE  DE  BOUFFLERS. 
Motiers-Travers ,  août  1763. 

J'ai  reçu  dans  leur  temps,  madame,  vos  deux 
lettres  des  11  et  3i  juillet,  avec  l'extrait  par  dupli- 
cata d'un  P.  S.  de  M.  Hume ,  que  vous  y  avez 
joint.  L'estime  de  cet  homme  unique  efface  tous 
les  outrages  dont  on  m'accable.  M.  Hume  était 
l'homme  selon  mon  cœu:r ,  même  av.ant  que  j'eusse 
le  bonheur  de  vous  connaître ,  et  vos  sentiments 
sur  son  compte  ont  encore  augmenté  les  miens, 
n  est  le  plus  vrai  philosophe  que  je  connaisse,  et 
le  seul  historien  qui  jamais  ait  écrit  avec  impar- 
tialité. Il  n'a  pas  plus  aimé  la  vérité  que  moi,  j'ose 
le  croire;  mais  j'ai  mis  de  la  passion  dans  sa  re- 
cherche ,  et  lui  n'y  a  mis  que  ses  lumières  et  son 
beau  génie.  L'amour -propre  m'a  souvent*  égaré 
par  mon  aversion  même  pour  le  mensonge;  j'ai 
haï  le  despotisme  en  républicain ,  et  l'intolérance 
en  théiste.  ]\L  Hume  a  dit:  Voilà  ce  que  fait  l'into- 
lérance et  ce,  que  fait  le  despotisme.  H  a  vu  par 
toutes  ses  faces  l'objet  que  la  passion  ne  m'a  laissé 
voir  que  par  un  côté.  H  a  mesuré ,  calculé  les  er- 
reurs des  hommes  en  être  au-dessus  de  l'huma- 
nité. J'ai  cent  fois  désiré  et  je  désire  encore  voir 
l'Angleterre  jSoil^pour  elle-même ,  soit  pour  y  con- 
verser avec  lui,  et  cultiver  son  amitié,  dont  je  ne 


ANNÉE    176a.  359 

me  crois  pas  indigne.  Mais  ce  projet  devient  de 
jour  en  jonr  moins  praticable  ;  et  le  grand  éloi- 
gnement  des  lieux  suffirait  seul  pour  le  rendre  tel , 
surtout  à  cause  du  tour  qu'il  faudrait  faire,  ne 
pouvant  plus  passer  par  la  France. 

Quoi!  madame,  moi  cpii  ne  puis  plus,  sans  hor- 
reur, souffrir  l'aspect  d'une  rue  ;  moi  qui  mourrai 
de  tristesse  lorsque  je  cesserai  de  voir  des  prés , 
des  buissons,  des  arbres  devant  ma  fenêtre,  irai-je 
maintenant  habiter  la  ville  de  Londres?  irai-je, 
à  mon  âge,  et  dans  mon  état,  chercher  fortune  à 
la  cour ,  et  me  fourrer  parmi  la  valetaille  qui  en- 
toure les  ministres?  Non,  madame  ;  je  puis  être 
embarrassé  des  restes  d'une  vie  plus  longue  que 
je  n'ai  compté  ;  mais  ces  restes ,  quoi  qu'il  iurrive , 
ne  seront  point  si  mal  employés.  Je  ne  me  suis 
que  trop  montré  pour  mon  repos;  je  ne  commen- 
cerai vraiment  à  jouir  île  moi  que  quand  on  ne 
saura  plus  que  j'existe  :  or  je  ne  vois  pas,  dans 
cette  manière  de  penser ,  comment  le  séjour  de 
l'Angleterre  me  serait  possible  ;  car  si  je  n'en 
tire  pas  mes  ressources,  il  m'en  faudra  bien  plus 
là  qu'ailleurs.  H  est  de  plus  très -douteux  que  j'y 
vécusse  dans  mon  indépendance  aussi  agréable- 
ment que  vous  le  supposez.  J'ai  pris  sur  la  nation 
anglaise  une  liberté  qu'elle  ne  pardonne  à  per- 
sonne, et  surtout  aux  étrangers  ,  c'est  d'en  dire  le 
mal  ainsi  que  le  bien  ;  et  vous  savez  qu'il  faut  être 
buse  pour  aller  vivre  en  Angleterre  mal  voulu  du 
peuple  anglais.  Je  ne  doute  pas  que  mon  dernier 
livre  ne  m'y  fasse  détester,  ne  fut-ce  qu'à  cause 


36o  CORRESPOJNDANCE. 

de  ma  note  sur  le  Good  natured  people.  Vous  m'o- 
bligerez ,  madame ,  si  vous  pouvez  vous  informer 
de  ce  qu'il  en  est ,  et  m'en  instruire. 

Quand  à  l'édition  générale  de  mes  écrits  à  faire 
à  Londres,  c'est  une  très -bonne  idée,  surtout  si 
ce  projet  peut  s'exécuter  en  mon  absence.  Cepen- 
dant, comme  l'impression  coûte  beaucoup  en  An- 
gleterre ,  à  moins  que  l'édition  ne  fût  magnifique 
et  ne  se  fit  par  souscription ,  elle  serait  difficile  à 
faire,  et  j'en  tirerais  peu  de  profit. 

Le  château  de  Sclileyden,  étant  moins  éloigné, 
serait  plus  à  ma  portée,  et  l'avantage  de  vivre  à 
bon  marché,  que  je  n'ai  pas  ici,  serait  dans  mon 
état  une  grande  raison  de  préférence  ;  mais  je  ne 
connais  pas  assez  monsieur  et  madame  de  La  Mare 
pour  savoir  s'il  me  convient  de  leur  avoir  cette 
obligation  ;  c'est  à  vous  ,  madame ,  et  à  madame  la 
maréchale  à  me  décider  là-dessus,  A  l'égard  de  la 
situation, je  ne  connais  aucun  séjour  triste  et  vi- 
lain avec  de  la  verdure;  mais  s'il  n'y  a  que  des 
sables  ou  des  rochers  tout  nus,  n'en  parlons  pas. 
J'entends  peu  ce  que  c'est  qu'aller  par  corvées, 
mais,  sur  le  seid  mot,  s'il  n'y  a  pas  d'autre  moyen 
d'arriver  au  château,  je  n'irai  jamais.  Quant  au 
troisième  asile  dont  vous  me  parlez,  madame,  je 
suis  très -reconnaissant  de  cette  offre,  mais  très- 
déterminé  à  n'en  pas  profiter.  Au  reste,  il  y  a  du 
temps  pour  délibérer  sur  les  autres;  car  je  ne  suis 
point  maintenant  en  état  de  voyager;  et,  quoique 
les  hivers  soient  ici  longs  et  rudes,  je  suis  forcé 
d'y  passer  celui-ci  à  tout  risque,  ne  présumant 


ANNÉE    I7G2.  36l 

pas  que  le  roi  de  Prusse,  dont  la  réponse  n'est 
point  venue,  me  refuse,  en  l'état  où  je  suis,  Ta- 
sile  qu'il  a  souvent  accordé  à  des  gens  qui  ne  le 


mentaient  guère. 


Voilà,  madame ,  quant  à  présent,  ce  que  je  puis 
vous  dire  sur  les  soins  relatifs  à  moi,  dont  vous 
voulez  bien  vous  occuper.  Soyez  persuadée  que 
mon  sort  tient  bien  moins  à  l'effet  de  ces  mêmes 
soins  qu'à  l'intérêt  qui  vous  les  inspire.  La  bonté 
que  vous  avez  de  vous  souvenir  de  mademoiselle 
Le  Vasseur  l'autorise  à  vous  assurer  de  son  pro- 
fond respect.  Il  n'y  a  pas  de  jour  qu'elle  ne  m'at- 
tendrisse en  me  parlant  de  vous  et  de  vos  bontés , 
madame.  Je  bénirais  lui  malheur  qui  m'a  si  bien 
appris  à  vous  connaître ,  s'il  ne  m'eut  en  même 
temps  éloigné  de  vous. 


LETTRE  CCCXLI. 

A  MILORD  MARÉCHAL. 

Motiers-Txavers,  août  1762. 
JMlLORD, 

Il  est  bien  juste  que  je  vous  doive  la  permission 
que  le  roi  me  donne  d'habiter  dans  ses  états ,  car 
c'est  vous  qui  me  la  rendez  précieuse  ;  et  si  elle 
m'eût  été  refusée ,  vous  auriez  pu  vous  reprocher 
d'avoir  changé  mon  départ  en  exil.  Quant  à  l'en- 
gagement ([ue  j'ai  pris  avec  moi  de  ne  plus  écrire , 


302  CORRESPOiSDAKCE. 

ce  n'est  pas,  j'espère,  une  condition  que  sa  ma- 
jesté entend  mettre  à  l'asile  qu'elle  veut  bien  m'ac- 
corder.  Je  m'engage  seulement,  et  de  très -bon 
cœur,  envers  elle  et  votre  excellence,  à  respecter, 
comme  j'ai  toujours  fait ,  dans  mes  écrits  et  dans 
ma  conduite ,  les  lois,  le  prince ,  les  honnêtes  gens , 
et  tous  les  devoirs  de  l'hospitalité.  En  général 
j'estime  peu  de  rois ,  et  je  n'aime  pas  le  gouver- 
nement monarchique;  mais  j'ai  suivi  la  règle  des 
Bohémiens,  qui,  dans  leurs  excursions,  épargnent 
toujours  la  maison  qu'ils  habitent.  Tandis  que  j'ai 
vécu  en  France,  Louis  XV  n'a  pas  eu  de  meilleiu* 
sujet  que  moi,  et  sûrement  on  ne  me  verra  pas 
moins  de  fidélité  pour  un  prince  d'une  autre  étoffe. 
Mais,  quant  à  ma  manière  de  penser  en  général 
sur  quelque  matière  que  ce  puisse  être,  elle  est  à 
moi,  né  républicain  et  libre;  et  tant  que  je  ne  la 
divulgue  pas  dans  l'état  où  j'habite,  je  n'en  dois 
aucun  compte  au  souverain  ;  car  il  n'est  pas  juge 
compétent  de  ce  qui  se  fait  hors  de  chez  lui  par 
lui  homme  qui  n'est  pas  né  son  sujet.  Voilà  mes 
sentiments,  Milord  ,  et  mes  règles.  Je  ne  m'en  suis 
jamais  départi,  et  je  ne  m'en  départirai  jamais. 
J'ai  dit  tout  ce  que  j'avais  à  dire ,  et  je  n'aime  pas 
à  rabâcher.  Ainsi  je  me  suis  promis  et  je  me  pro- 
mets de  ne  plus  écrire;  mais  encore  une  fois  je  ne 
l'ai  promis  qu'à  moi. 

Non,  Milord,  je  n'ai  pas  besoin  que  les  agréables 
de  Motiers  m'en  chassent  pour  désirer  d'habiter  la 
tour  carrée;  et  si  je  Thabitais,  ce  ne  serait  sûrement 
pas  poium'y  rendre  invisible  ;  car  il  vaut  mieux  être 


ANNÉE  i^Ga.  363 

luniime  et  votre  semblable, que  le  Tien  du  vulgaire 
et  Dalaï-Laina.  Mais  j'ai  commencé  à  m'arranger 
tlans  mon  habitation,  et  je  ne  saurais  en  changer 
avant  l'hiver,  sans  une  incommodité  qui  effarouche, 
même  pour  vous.  Si  mes  pèlerinages  ne  vous  sont 
pas  importuns ,  je  ferai  de  mon  temps  un  partage 
très-agréable ,  à  peu  près  comme  vous  le  marquez 
au  roi.  Ici ,  je  ferai  des  lacets  avec  les  femmes  ;  à 
Colombier ,  j'irai  penser  avec  vous. 


LETTRE  CCCXLIl. 

A  MADAME  LATODR. 

Motiers-Travers ,  le  20  août  1762. 

J'ai  reçu,  madame,  vos  trois  lettres  en  leur  temps  ; 
j'ai  tort  de  ne  vous  avoir  pas  à  l'instant  accusé  la 
réception  de  celle  que  vous  avez  envoyée  à  ma- 
dame de  Luxembourg,  et  siu*  laquelle  vous  jugez 
si  mal  d'une  personne  dont  le  cœur  m'a  fait  oublier 
le  rang.  J'avais  cru  que  nia 'situation  vous  ferait  ex- 
cuser des  retards  auxquels  vous  deviez  être  accou- 
tumée, et  que  vous  m'accuseriez  plutôt  de  négli- 
gence que  madame  de  Luxembourg  d'infidélité.  Je 
m'efforcerai  d'oublier  que  je  me  suis  trompé.  DU 
reste,  puisque ,  même  dans  la  circonstance  pré- 
sente ,  vous  ne  savez  que  gronder  avec  moi ,  ni 
m'écrire  que  des  reproches,  contentez-vous,  ma- 
dame, si  cela  vous  amuse  :  je  m'en  complairai  peut- 
être  un  peu   moins   à   vous  répondre  ;  mais  cela 


I 


364  CORRESPONDANCE. 

n'empêchera  pas  que  je  ne  reçoive  vos  lettres  avec 
plaisir,  et  que  votre  amitié  ne  me  soit  toujours 
chère.  Vous  pouvez  m'écrire  en  droiture  ici,  en 
ajoutant ,  par  Pontarlier;  mais  il  faut  faire  affran- 
chir jusqu'à  Pontarlier,  sans  quoi  les  lettres  ne  pas- 
sent pas  la  frontière. 


Lf:TTJ\E  CCCXLIII. 

A  M.  DE  MONTMOLLIN. 

Motiers,le  34  ^oàt  1762. 

Monsieur, 

Le  respect  que  je  vous  porte,  et  mon  devoir, 
comme  votre  paroissien ,  m'oblige ,  avant  d'appro- 
cher de  la  sainte  table ,  de  vous  faire  de  mes  sen- 
timents en  matière  de  foi  une  déclaration ,  devenue 
nécessaire  par  l'étrange  préjugé  pris  contre  un  de 
mes  écrits ,  sur  un  réquisitoire  calomnieux ,  dont 
on  n'aperçoit  pas  les  principes  détestables. 

Il  est  fâcheux  que  les  ministres  de  l'Evangile  se 
fassent  en  cette  occasion  les  vengeurs  de  l'Eglise 
romaine,  dont  les  dogmes  intolérants  et  sangui- 
naires sont  seuls  attaqués  et  détruits  dans  mon  li- 
vre; suivant  ainsi  sans  examen  une  autorité  sus- 
pecte ,  faute  d'avoir  voulu  m'entendre ,  ou  faute 
même  de  m'avoir  lu.  Comme  vous  n'êtes  pas,  mon- 
sieur, dans  ce  cas-là,  j'attends  de  vous  un  jugement 
plus  équitable.  Quoi  qu'il  en  soit ,  l'ouvrage  porte 


ANNÉE    I7G2.  3G5 

en  soi  tous  ses  éclaircissements;  et,  comme  je  ne 
pourrais  l'expliquer  c[ue  par  lui-même,  je  Taban- 
donne  tel  qu'il  est  au  blâme  ou  à  l'approbation  des 
sages,  sans  voidoir  le  défendre  ni  l(;  désavouer. 

Me  bornant  donc  à  ce  qui  regarde  ma  personne, 
je  vous  déclare,  monsieur,  avec  respect,  que,  de- 
puis ma  réunion  à  l'Eglise  dans  laquelle  je  suis  né, 
j'ai  toujours  fait  de  la  rt^ligion  clirétienne  réformée 
une  profession  d'autant  moins  suspecte,  qu'on  n'exi- 
geait de  moi  dans  le  pays  où  j'ai  vécu  que  de  garder 
le  silence,  et  laisser  quelques  doutes  à  cet  égard, 
pour  jouir  des  avantages  civils  dont  j'étais  exclu 
par  ma  religion.  Je  suis  attaché  de  bonne  foi  à  cette 
religion  véritable  et  sainte ,  et  je  le  serai  jusqu'à 
mon  dernier  soupir.  Je  désire  être  toujours  uni  ex- 
térieurement à  l'Église,  comme  je  le  suis  dans  le  fond 
de  mon  cœm*;  et  quelque  consolant  qu'il  soit  pour 
moi  de  participer  à  la  communion  des  fidèles,  je 
le  désire,  je  vous  proteste,  autant  poiu'  leur  édifi- 
cation et  poiu'  Thonneur  du  culte  que  pour  mon 
propre  avantage;  car  il  n'est  pas  bon  qu'on  pense 
qu'un  homme  de  bonne  foi  qui  raisonne  ne  peut 
être  un  membre  de  Jésus-Christ. 

J'irai,  monsieur,  recevoir  de  vous  une  réponse 
verbale,  et  vous  consulter  sur  la  manière  dont  je 
dois  me  conduire  eu  cette  occasion ,  pour  ne  donner 
ni  surprise  au  pasteur  que  j'honore  ni  scandale  au 
troupeau  que  je  voudrais  édifier. 

Agréez, monsieur,  je  vous  supplie,  les  assurances 
de  tout  mon  respect. 


'^6  CORRESPOiXDANCE. 

LETTRE  CCCXLIV. 

A  M.  JACOB  VERNET. 

Motiers-Tra-vers,  le  3i  août  1762. 

Je  crois ,  monsieur,  devoir  vous  envoyer  la  lettre 
ci-jointe  que  je  viens  de  recevoir  dans  l'enveloppe 
que  je  vous  envoie  aussi.  Epuisé  en  ports  de  lettres 
anonymes,  j'ai  d'abord  déchiré  celle-ci  par  dépit 
siu'  le  bavardage  par  lequel  elle  commence  ;  mais , 
ayant  repris  les  pièces  par  un  mouvement  machi- 
nal ,  j'ai  pensé  qu'il  pouvait  vous  importer  de  con- 
naître quels  sont  les  misérables  qui  passent  leur 
temps  à  écrire  ou  dicter  de  pareilles  bêtises.  Nous 
avons ,  monsieur ,  des  ennemis  communs  qui  cher- 
chent à  brouiller  deux  hommes  d'honneur  qui  s'es- 
timent :  je  vous  réponds,  de  mon  coté,  qu'ils  au- 
roiit  beau  faire,  ils  ne  parviendront  pas  à  moter 
la  confiance  que  je  vous  ai  vouée  et  qui  ne  se  dé- 
mentira jamais,  et  j'espère  bien  aussi  conserver  les 
mêmes  bontés  dont  vous  m'avez  honoré  et  que  je 
ne  mériterai  point  de  perdre.  J'apprends  avec  grand 
plaisir  que  non-seulement  vous  ne  dédaignez  pas 
de  prendre  la  plume  pour  me  combattre ,  mais  que 
même  vous  me  faites  l'honneur  de  m'adresser  la 
parole.  Je  suis  très-persuadé  que,  sans  me  ménager 
lorsque  vous  jugez  que  je  me  trompe ,  vous  pouvez 
faire  beaucoup  plus  de  bien  à  vous ,  à  moi ,  et  à  la 
cause  commune ,  que  si  vous  écriviez;  pour  ma  dé- 


\N!SÉE    I76U.  367 

fcnso,  tant  je  crois  avoir  bien  saisi  travance  IVsjjrit 
lie  votre  réfutation.  Sur  celte  idée,  je  ne  feindrai 
point,  monsieur,  de  vous  demander  quelques  exem- 
plaires de  votre  ouvrage  pour  en  distribuer  dans  ce 
pays-ci.  Je  me  propose  aussi  d'en  prévenir  mes  amis 
en  France  aussitôt  que  le  titre  m'en  sera  connu , 
persuadé  qu'il  snffiia  de  V\  faire  connaître  pour  W 
faire  bientôt  rechercher. 

Je  crois  devoir,  vx^us  prévenir  que, sur  une  lettre 
(pie  j'ai  écrite  à  M.  de  Montmollin ,  pasteur  de  Mo- 
liers  ,  et  dont  je  vous  enverrai  copie  si  vous  le  sou- 
haitez, au  cas  qu'elle  ne  vous  parvienne  pas  d'ail- 
leurs, il  a  non-seulement  consenti, mais  désiré  que 
je  m'approchasse  de  la  sainte  table,  comme  j'ai  fait 
avec  la  plus  grande  consolation  dimanche  dernier. 
Je  me  flatte ,  monsieiu',  que  vous  voudrez  bien  ne 
pas  désapprouver  ce  qu'a  fait  en  cette  occasion 
l'un  de  messieurs  vos  collègues,  ni  me  traiter  dans 
\  otre  écrit  comme  séparé  de  l'Eglise  réformée ,  à 
laquelle  m'étant  réuni  sincèrement  et  de  tout  mon 
cœur,  j'ai ,  depuis  ce  temps ,  demeuré  constamment 
attaché,  et  le  serai  jusqu'à  la  fin  de  ma  vie.  Rece- 
vez, monsieur,  les  assurances  inviolables  de  tout 
mon  attachement  et  de  tout  mon  respect. 


368  CORRESPOIVDANCE. 

LETTRE  CCCXLV. 

A  M.  MOULTOU. 
Motiers-Travers ,  i^""  septembre  1763. 

J'ai  reçu  dans  son  temps ,  mon  ami ,  votre  lettre 
du  2 1  août.  J'étais  alarmé  de  n'aToir  rien  reçu  l'or- 
dinaire précédent ,  parce  que  l'ami  avec  qui  vous 
aviez  conféré  me  marquait  que  vous  m'écriviez  par 
ce  même  ordinaire  ;  ce  qui  me  faisait  craindre  que 
votre  lettre  n'eût  été  interceptée.  Il  me  paraît  main- 
tenant qu'il  n'en  était  rien.  Cependant  je  persiste 
à  croire  que,  si  nous  avions  à  nous  marquer  des 
choses  importantes ,  il  faudrait  prendre  quelques 
précautions. 

J'ai  eu  le  plaisir  de  passer,  vendredi  dernier,  la 
journée  avec  M.  le  professeur  Hess ,  lequel  m'a  ap- 
pris bien  des  choses  plus  nouvelles  pour  moi  que 
surprenantes, entre  autres  l'histoire  de  deux  lettres 
que  vous  a  écrites  le  jongleur  à  mon  sujet,  et  votre 
réponse.  Je  suis  pénétré  de  reconnaissance  de  vous 
voir  rendre  de  jour  en  jour  plus  estimable  et  plus 
respectable  un  ami  qui  m'est  si  cher.  Pour  moi ,  je 
suis  persuadé  que  le  poète  et  le  jongleur  méditent 
quelque  profonde  noirceur,  pour  l'exécution  de 
laquelle  votre  vertu  leur  est  incommode:  je  com- 
prends qu'ils  travailleraient  plus  à  leur  aise  si  je 
n'avais  plus  d'amis  là -bas.  Il  me  vient  journelle- 
ment de  Genève  des  affluences  d'espions  qui  font 


ANNÉK    176-2.  '^Gl) 

ici  de  moi  les  perquisitions  les  plus  exactes.  Ils  vien- 
nent ensuite  se  renommer  à  moi  de  vous  et  de 
l'autre  ami  avec  une  affectation  (jui  m'avertit  assez 
de  me  tenir  siu'  la  réserve.  J'ai  résolu  de  ne  m'ou- 
vrir  qu'à  ceux  qui  m'apporteront  des  lettres.  Ainsi 
n'écoutez  point  ce  que  tous  les  autres  vous  diront 
de  moi. 

Il  me  pleut  aussi  journellement  des  letfres  ano- 
nymes, dans  lesquelles  je  reconnais  presque  par- 
tout les  fades  plaisanteries  et  le  goût  corrompu  du 
poète.  On  a  soin  de  les  faire  beaucoup  voyager, 
afin  de  me  mieux  dépayser  et  de  m'en  rendre  les 
ports  plus  onéreux.  Il  m'en  est  venu  cette  semaine 
une ,  dans  laquelle  on  cherche,  fort  grossièrement 
à  la  vérité, à  me  rendre  suspect  l'homme  de  poids 
que  vous  me  marquez  ïvoir  entrepris  de  me  ré- 
futer, et  dont  vous  m'avez  envoyé  un  passage  qui 
commence  par  ce  mot,  testimonium.  J'ai  déchiré 
cette  lettre ,  dans  un  premier  mouvement  de  mépris 
pour  l'auteur;  mais  ensuite  j'ai  pris  le  parti  d'en 
envoyer  les  pièces  à  M.  Vernet.  Il  est  clair  qu'on 
cherche  à  me  brouiller  avec  notre  clergé  :  très-cer- 
tainement on  ne  réussira  pas  de  mon  coté;  mais  il 
est  bon  qu'on  soit  averti  de  l'autre. 

Je  dois  vous  dire  qu'ensuite  d'une  lettre  que  j'a- 
vais écrite  à  M.  de  Montmollin, pasteur  de  Motiers, 
j'ai  été  admis, sans  difficulté  et  même  avec  empres- 
sement, à  la  sainte  table  dimanche  dernier,  sans 
qu'il  ait  même  été  question  d'explication  ni  de  ré- 
tractation. Si  ma  lettre  ne  vous  parvient  pas,  et  que 
vous  en  désiriez  copie ,  vous  n'avez  qu'à  parler. 
R.  XIX.  24 


370  CORRKSPONDAIYCK. 

Je  crois  qu'il  n'est  pas  prudent  que  ni  vous  ni 
Roustan  veniez  me  voir  cette  année,  car  très-cer- 
tainement il  est  impossible  que  ce  voyage  demeure 
caché.  Mais  si  je  puis  supporter  ici  la  rigueur  de 
l'hiver,  et  marcher  encore  l'année  prochaine,  mon 
projet  est  d'aller  faire  une  tournée  dans  la  Suisse, 
et  surtout  à  Zurich.  Cher  ami,  si  vous  pouviez  vous 
arrange?  pour  faire  cette  promenade  avec  moi,  cela 
serait  charmant.  Je  verserais  à  loisir  mon  ame  tout 
entière  dans  la  vôtre,  et  puis  je  mourrais  sans  regret. 

Vous  m'écrivez  ces  mots  dans  votre  dernière 
lettre ,  Ai^ec  les  notes  que  vous  avez  transcrit.  Il  faut 
transcrites.  C'est  ime  faute  que  tout  le  monde  fait 
à  Genève.  Cherchez  ou  rappelez-vous  les  règles  de 
la  langue  sur  les  participes  déclinables  et  indécli- 
nables. Il  est  bon  d'y  penser  quand  on  imprime, 
surtout  pour  la  première  fois,  car  on  y  regarde  en 
France  :  c'est,  pour  ainsi  dire,  la  pierre  de  touche 
du  grammairien.  Pardon,  cher  ami;  l'intérêt  que 
vous  prenez  à  ma  gloire  doit  me  rendre  excusable, 
si  ma  tendre  sollicitude  pour  la  votre  va  quelque- 
fois jusqu'à  la  puérilité. 

Je  ne  vous  parle  point  de  la  réponse  du  roi  de 
Prusse;  je  suppose  que  vous  avez  appris  que  sa  ma- 
jesté consent  qu'on  ne  me  refuse  pas  le  feu  et  l'eau. 


ANNÉE    l'jih..  iyi 

LETTRE  CCCXLVL 

A  M.  THÉODORE  ROUSSEAU. 

A  IMotiers  ,.le   ii  septoinhre  176a. 

Quelque  plaisir,  mon  très-cher  cousin,  que  me 
tassent  vos  lettres,  il  m'est  impossible  de  m'enga»er 
à  vous  répondre  exactement , car  lime  faudrait  plus 
de  vingt- quatre  heures  dans  la  journée  pour  ré- 
pondre à  toutes  les  lettres  qui  me  pieu  vent ,  et  mon 
état  ne  me  permet  pas  d'écrire  sans  cesse.  Ne  me 
reprochez  donc  pas,  je  vous  prie,  que  je  vous  dé- 
daigne, et  que  je  vous  refuse  des  réponses;  ce  lan- 
gage est  hors  de  propos  entre  des  parents  qui 
s'estiment  et  qui  s'aiment,  et  vous  devez  bien  plutôt 
me  plaindre  d'être  condamné  à  passer  ma  vie  en- 
tière à  faire  toute  autre  chose  que  ma  volonté.  J'ai 
reçu  votre  première  lettre,  recommandée  à  M.  le 
colonel  Roguin ,  et  la  seconde  aurait  fait  le  même 
tour, par  Yverdun,  si  les  commis  de  la  poste  n'eus- 
sent eux-mêmes  rectifié  votre  adresse.  II  faut  m'é- 
crire  directement  à  Mojtiers-Travers  ;  de  cette  ma- 
nière, vos  lettres  me  parviendront  aussi  siiremcMit, 
beaucoup  plus  tôt,  et  coûteront  moins. 

Je  ne  suis  point  étonné  qu'on  commence  à  changer 
de  manière  de  penser  sur  mon  compte  à  Genève; 
le  travers  qu'on  y  avait  pris  était  trop  violent  pour 
pouvoir  durer.  11  ne  faut,  pour  en  revenir,  qu'ou- 
vrir les  yeux,  lire  soi-même,  et  no  pas  me  juger 

24- 


3^2  CORRESPONDANCE. 

sur  l'intérêt  de  certaines  gens.  Pour  moi ,  j'ai  déjà 
vu  changer  cinq  ou  six  fois  le  public  à  mon  égard , 
mais  je  suis  toujours  resté  le  même,  et  le  serai, 
j'espère ,  jusqu'à  la  fin  de  mes  jours.  De  quelque 
manière  que  tout  ceci  se  termine,  il  me  restera 
toujours  un  souvenir  plein  de  reconnaissance  de 
la  démarche  que  vous  et  mon  cousin,  votre  père, 
avez  faite  en  cette  occasion  ;  démarche  sage ,  ver- 
tueuse,  faite  très-à-propos,  et  qui,  quoiqu'en  appa- 
rence infructueuse, ne  peut,danslasuite  des  temps, 
qu'être  honorable  à  moi  et  à  ma  famille  :  soyez  per- 
suadé que  je  ne  l'oublierai  jamais. 

J'ai  ici  mademoiselle  Le  Vasseur,à  laquelle  vous 
avez  la  bonté  de  vous  intéresser.  Elle  parle  souvent 
de  vous,  et  de  tous  les  bons  traitements  qu'elle  et 
moi  avons  reçus  de  vos  obligeants  père  et  mère , 
durant  mon  séjour  à  Genève.  Présentez -leur,  je 
vous  prie,  mes  plus  tendres  amitiés,  et  soyez  per- 
suadé, mon  très-cher  cousin,  que  je  vous  suis  attaché 
pour  la  vie. 

Observation.  —  Cette  lettre  fait  voir  que  la  famille  de  Rous- 
seau ne  le  laissa  point  condamner  à  Genève  sans  réclamer. 

Ellcjcomcide  avec  les  détails  qu'il  donne  lui-même  sur  l'in- 
tervention  de  ses  parents  dans  son  procès. 


ANNÉE    1762.  37^ 

LETTRE   CCCXLVIL 

A  M.  PICTET. 

Motiers  ,  le  3  3  septembre  176a. 

Je  suis  tf)iiché,  monsieur,  de  votre  lettre;  les 
sentiments  que  vous  m'y  montrez  sont  de  ceux  qui 
vont  à  mon  cœur.  Je  sais  d'ailleurs  que  l'intérêt 
que  vous  avez  pris  à  mon  sort  vous  en  a  fait  sentir 
l'influence;  et,  persuadé  de  la  sincérité  de  cet  inté- 
rêt, je  ne  balancerais  pas  à  vous  confier  mes  réso- 
lutions si  j'en  avais  pris  quelqu'une.  Mais,  mon- 
sieur, il  s'en  faut  bien  que  je  ne  mérite  la  bonne 
opinion  que  vous  avez  prise  de  ma  philosophie.  J'ai 
été  très-ému  du  traitement  si  peu  mérité  qu'on  m'a 
fait  dans  ma  patrie;  je  le  suis  encore;  et  quoique 
jusqu'à  présent  cette  émotion  ne  m'ait  pas  empêché 
de  faire  ce  que  j'ai  cru  être  de  mon  devoir,  elle  ne 
me  permettrait  pas,  tant  qu'elle  dure, de  prendre 
pour  l'avenir  un  parti  que  je  fusse  assuré  m'être 
uniquement  dicté  par  la  raison.  D'ailleurs ,  mon^ 
sieur ,  cette  persécution ,  bien  que  plus  couverte , 
n'a  pas  cessé.  On  s'est  aperçu  que  les  voies  publi- 
ques étaient  trop  odieuses;  on  en  emploie  mainte- 
nant d'autres  qui  pourront  avoir  un  effet  plus  sur 
sans  attirer  aux  persécuteurs  le  blâme  public;  et 
il  faut  attendre  cet  effet  avant  de  prendre  une  ré- 
solution que  la  rigueiu-  de  mon  sort  peut  rendre 
superflue.  Tout  ce  que  je  puis  faire  de  plus  sage 


374  COUUKSPONl)  A.NCE. 

dans  ma  situation  présente  est  de  ne  point  écouter 
la  passion ,  et  de  plier  les  voiles  jusqu'à  ce  qu'exempt 
du  trouble  qui  m'agite ,  je  puisse  mieux  discerner 
et  comparer  les  objets.  Durant  la  tempête,  je  cède, 
sans  mot  dire ,  aux  coups  de  la  nécessité.  Si  quel- 
jour  elle  se  calme  ,  je  tâcherai  de  reprendre  le  gou- 
vernail. Au  reste ,  je  ne  vous  dissimulerai  pas  que 
le  parti  d'aller  vivre  dans  la  patrie  me  paraît  très- 
périlleux  pour  moi  sans  être  utile  à  personne.  On 
a  beau  se  dédire  en  public ,  on  ne  saurait  se  dissi- 
muler les  outrages  qu'on  m'a  faits;  et  je  connais 
trop  les  hommes  pour  ignorer  que  souvent  l'of- 
fensé pardonne,  mais  que  l'offenseur  ne  pardonne 
jamais.  Ainsi ,  aller  vivre  à  Genève  n'est  autre  chose 
que  m'aller  livrer  à  des  malveillants  puissants  et 
habiles,  qui  ne  manqueront  ni  de  moyens  ni  de 
volonté  de  me  nuire.  Le  mal  qu'on  m'a  fait  est  un 
trop  grand  motif  pour  m'en  vouloir  toujours  faire  : 
le  seul  bien  après  lequel  je  soupire  est  le  repos. 
Peut-être  ne  le  trouverai -je  plus  nulle  ])art;  mais 
sûrement  je  ne  le  trouverai  jamais  à  Genève,  sur- 
tout tant  que  le  poète  y  régnera ,  et  que  le  jongleur 
y  sera  son  premier  ministre. 

Qiiant  à  ce  que  vous  me  dites  du  bien  que  pour- 
rait opérer  mon  séjour  dans  la  patrie,  c'est  un  motif 
désoi-mais  trop  élevé  pour  moi ,  et  que  même  je 
ne  crois  pas  fort  solide  ;  car ,  où  le  ressort  public 
est  usé ,  les  abus  sont  sans  remède.  L'état  et  les 
mœurs  ont  péri  chez  nous;  rien  ne  les  peut  faire 
renaître.  Je  crois  qu'il  nous  reste  quelques  bons 
citovens;  mais  leur  génération  s'éteint,  et  celle  qui 


A.NNÉK    {"jG-A.  375 

suit  n'en  fournira  plus.  Et  puis,  monsieur,  vous 
nie  faites  encore  trop  d'honneur  en  ceci.  J'ai  dit 
tout  ce  que  j'avais  à  dire,  je  me  tais  pour  jamais; 
ou,  si  je  suis  enfin  forcé  de  reprendre  la  plume, 
ce  ne  sera  que  pour  ma  propre  défense,  et  à  la 
dernière  extrémité.  Au  surplus,  ma  carrière  est  fi- 
nie; j'ai  vécu:  il  ne  me  reste  qu'à  mourir  en  paix. 
Si  je  me  retirais  à  Genève,  j'y  voudrais  être  nul, 
n'embrasser  aucun  parti, ne  me  mêler  de  rien, res- 
ter ignoré  du  public ,  s'il  était  possible  ,.et  passer 
le  peu  de  jours  que  peut  durer  encore  ma  pauvre 
machine  délabrée,  entre  quelques  amis, dont  il  ne 
tiendrait  qu'à  vous  d'augmenter  le  nombre.  Voilà, 
monsieur,  mes  sentiments  les  plus  secrets  et  mon 
cœur  à  découvert  devant  vous.  Je  souhaite  qu'en 
cet  état  il  ne  vous  paraisse  pas  indigne  de  quelque 
affection.  Vous  avez  tant  de  droits  à  mon  estime 
que  je  me  tiendrais  heureux  d'en  avoir  à  votre 
amitié. 


LETTRE  CCCXLVIIÏ. 

A  MADAME  LATOUR. 

MotierSjle  26  septembre  1762. 

Je  suis  encore  prêt  à  me  fâcher,  madame,  de  la 
crainte  que  vous  marquez  de  me  tourmenter  par 
vos  lettres.  Croyez ,  je  vous  supplie ,  que  quand  vous 
ne  m'y  gronderez  pas ,  elles  ne  me  tourmenteront 
que  par  le  désir  d'en  voir  l'auteur,  de  lui  rendre 


376  CORRESPONDANCK. 

mes  hommages;  et  je  vous  avoue  que,  de  cette  ma- 
nière, vous  me  tourmentez  plus  de  jour  en  jour. 
Vous  m'avez  plus  d'obligation  que  vous  ne  pensez 
de  la  douceur  que  je  vous  force  d'avoir  avec  moi, 
car  elle  vous  donne  à  mon  imagination  toutes  les 
grâces  que  vous  pourriez  avoir  à  mes  yeux  ;  et  moins 
vous  me  reprochez  ma  négligence,  plus  vous  me 
forcez  à  me  la  reprocher. 

La  femme  qui  me  dit  le  tais-toi,  Jean-Jacques* , 
n'était  point  madame  de  Luxembourg,  que  je  ne 
connaissais  pas  même  dans  ce  temps-là  ;  c'est  une 
personne  que  je  n'ai  jamais  revue,  mais  qui  dit 
avoir  pour  moi  une  estime  dont  je  me  tiens  très- 
honoré.  Vous  dites  que  je  ne  suis  indifférent  à  per- 
sonne; tant  mieux:  je  ne  puis  souffrir  les  tièdes, 
et  j'aime  mieux  être  haï  de  mille  à  outrance,  et 
aimé  de  même  d'un  seul.  Quiconque  ne  se  pas- 
sionne pas  pour  moi  n'est  pas  digne  de  moi.  Comme 
je  ne  sais  point  haïr,  je  paie  en  mépris  la  haine  des 
autres,  et  cela  ne  me  tourmente  point:  ils  sont  pour 
moi  comme  n'existant  pas.  A  l'égard  de  mon  livre, 
vous  le  jugerez  comme  il  vous  plaira;  vous  savez 
que  j'ai  toujours  séparé  l'auteur  de  l'homme  :  on 
peut  ne  pas  aimer  mes  livres ,  et  je  ne  trouve  point 
cela  mauvais  ;  mais  quiconque  ne  m'aime  pas  à 
cause  de  mes  livres  est  un  fripon,  jamais  on  ne 
m'ôtera  cela  de  l'esprit. 

C'est  en  effet  M.  de  Gisors  dont  j'ai  voulu  par- 
ler**, je  n'ai  pas  cru  qu'on  s'y  put  tromper.  Nous 

Emile,  liv.  11. 
**  Ib'td.,  liv,  V  (des  Voyages). 


ann]-:e   l'jG-2.  3-7 

n'avons  pas  le  bonheur  de  vivre  dans  un  siècle  où 
le  même  éloge  se  puisse  appliquer  à  plusieurs  jeunes 
gens. 

Je  crois  que  vous  connaissez  M.  du  Terreaux  ;  il 
faut  que  je  vous  dise  une  chose  que  je  souhaite  qu'il 
sache.  J'avais  demandé,  par  une  lettre  qui  a  passé 
dans  ses  mains,  un  exemplaire  du  mandement  que 
M.  l'archevêque  de  Paris  a  donné  contre  moi.  M.  du 
Terreaux, voulant  m'obliger,  a  prévenu  celui  à  qui 
je  m'adressais,  et  m'a  envoyé  un  exemplaire  de  ce 
mandement  par  monsieur  son  frère,  qui ,  avant  de 
me  le  donner,  a  pris  le  soin  de  le  faire  promener 
par  tout  Motiers;  ce  qui  ne  peut  faire  qu'un  fort 
mauvais  effet  dans  un  pays  où  les  jugements  de 
Paris  servent  de  règle,  et  où  il  m'importe  d'être 
bien  voulu.  Entre  nous,  il  y  a  bien  de  la  différence 
entre  les  deux  frères  pour  le  mérite.  Engagez  M.  du 
Terreaux,  si  jamais  il  m'honore  de  quelque  envoi , 
de  ne  le  point  faire  passer  par  les  mains  de  son 
frère,  et  prenez,  s'il  vous  plaît,  la  même  requête 
pour  vous. 

Bonjour,  madame  :  si  vous  ressemblez  à  vos  let- 
tres, vous  êtes  mon  ange;  si  j'étais  des  vôtres,  je 
vous  ferais  ma  prière  tous  les  matins. 


378  CORRESPONDANCE. 


LETTRE  CCCXLIX. 

A  LA  MÊME. 

Motiers  ,  le  5  octobre  1762. 

J'ai  reçu  dans  leur  temps ,  madame ,  la  lettre  que 
vous  m'avez  envoyée  par  M.  du  Terreaux ,  et  l'épître 
qui  y  était  jointe.  J'ai  oublié  de  vous  en  remercier; 
j'ai  eu  grand  tort;  mais  enfin  je  ne  saurais  faire  que 
je  ne  l'aie  pas  oublié.  Au  reste ,  je  ne  sais  point 
louer  les  louanges  qu'on  me  donne ,  ni  critiquer  les 
vers  que  l'on  fait  pour  moi;  et,  comme  je  n'aime 
pas  qu'on  me  fasse  plus  de  bien  que  je  n'en  demande, 
je  n'aime  pas  non  plus  à  remercier.  Je  suis  excédé 
de  lettres,  de  mémoires,  de  vers,  de  louanges,  de 
critiques ,  de  dissertations  ;  tout  veut  des  réponses  ; 
il  me  faudrait  dix  mains,  et  dix  secrétaires;  je  n'y 
puis  plus  tenir.  Ainsi ,  madame ,  puisque ,  comme 
que  je  m'y  prenne,  vous  avez  l'obstination  d'exiger 
toujours  une  prompte  réponse, et  l'art  de  la  rendre 
toujours  nécessaire,  je  vous  demande  en  grâce  de 
finir  notre  commerce ,  comme  je  vous  demande- 
rais de  le  cultiver  dans  im  autre  temps. 


ANNEJi    I 


76-2.  379 


LETTRE  CCCL. 

A  MADAME  LA  COMTESSE  DE  BOUPFLERS. 
Motiers-Travers ,  le  7  octobre  176a. 

J'espère, madame,  avoir  gardé, sur  les  obligeantes 
offres  de  madame  de  La  M.  (La  Mare) ,  le  secret  que 
vous  me  recommandez  dans  votre  lettre  du  lo  sep- 
tembre. Cependant ,  comme  je  n'ai  pas  un  souvenir 
exact  de  ce  que  j'ai  pu  écrire,  je  pourrais  y  avoir 
manqué  par  inadvertance ,  ayant  d'abord  cru  que 
ce  secret  exigé  n'était  que  la  délicatesse  d'un  cœur 
noble  qui  ne  veut  point  publier  ses  bienfaits.  Il  faut 
de  plus  vous  dire  qu'avant  l'arrivée  de  votre  pé- 
nultième lettre, j'en  avais  reçu  une  de  madame  la 
M.  de  L.  (la  maréchale  de  Luxembourg),  dans  la- 
quelle, après  m'avoir  parlé  de  vos  propositions  pour 
l'Angleterre,  elle  ajoute  que  vous  m'en  avez  fait 
d'autres,  qu'elle  aimerait  bien  mieux  que  j'accep- 
tasse. Or ,  n'ayant  point  encore  reçu  la  lettre  où 
vous  me  parlez  de  l'offre  de  M.  le  P.  de  C.  (le  prince 
de  Conti),pouvais-je  croire  autre  chose, sinon  que 
l'offre  de  madame  de  La  M.  (  La  Mare  )  était  connue 
et  approuvée  de  madame  de  Luxembourg?  J'étais 
dans  cette  idée  quand  je  lui  répondis.  Cependant 
je  suis  persuadé  que  je  ne  lui  en  parlai  point;  mais 
je  ne  me  souviens  pas  assez  de  ma  lettre  pour  en 
«être  sûr. 

Voici  la  lettre  que  vous  m'ordonnez  de  vous  ren- 


38o  CORRESPONDANCE. 

voyer.  Milord  Maréchal ,  qui  m'honore  de  ses  bon- 
tés ,  pense  comme  vous  sur  le  voyage  d'Angleterre 
que  vous  me  proposez.  Je  ne  sais  même  s'il  n'a  pas 
aussi  écrit  à  M.  Hume  sur  mon  compte.  Je  me  rends 
donc  ;  et  si ,  a'près  le  voyage  que  vous  vous  proposez 
de  faire  dans  cette  île  le  printemps  prochain ,  vous 
persistez  à  croire  qu'il  me  convienne  d'y  aller,  j'irai, 
sous  vos  auspices,  y  chercher  la  paix,  que  je  ne 
puis  trouver  nulle  part.  Il  n'y  a  que  mon  état  qui 
puisse  nuire  à  ce  projet.  Les  hivers  ici  sont  si  rudes , 
et  les  approches  de  celui-ci  me  sont  déjà  si  con- 
traires, que  c'est  une  espèce  de  folie  d'étendre  mes 
vues  au-delà.  Nous  parlerons  de  tout  cela  dans  le 
temps;  mais,  en  attendant,  je  ne  puis  vous  cacher 
que  je  suis  très-déterminé  à  ne  point  passer  par  la 
France.  Il  faut  qu'un  étranger  soit  fou  pour  mettre 
le  pied  dans  un  pays  où  l'on  ne  connaît  d'autre 
justice  que  la  force ,  et  où  l'on  ne  sait  pas  même 
ce  que  c'est  que  le  droit  des  gens. 

Vous  aurez  su ,  madame ,  que  le  roi  de  Prusse  a 
fait  sur  mon  compte  une  réponse  très-obligeante 
à  Milord  Maréchal.  On  a  fait  courir  dans  le  public 
un  extrait  de  cette  lettre  qui  m'est  honorable  aussi, 
mais  qui  n'est  pas  vrai  ;  car  Milord  ne  l'a  montrée 
à  personne ,  pas  même  à  moi.  Il  m'a  dit  seulement 
que  le  roi  se  ferait  un  plaisir  de  me  faire  bâtir  un 
hermitage  à  ma  fan  taisie,  et  que  j 'en  pourrais  choisir 
moi-même  l'emplacement.  Je  vous  avoue  qu'ime 
offre  si  bien  assortie  à  mon  goût  m'a  changé  le 
cœur.  Je  ne  sais  point  résister  aux  caresses ,  et  je 
suis  bien  heureux  que  jamais  ministre  ne  m'ait 


ANNÉE    l-jG-^.  1^81 

voulu  tenter  par  là.  J'ai  répondu  à  Milord  que  j'é- 
tais touché  des  boutés  du  roi,  mais  qu'il  me  serait 
impossible  de  dormir  dans  une  maison  bâtie,  pour 
moi,  d'une  main  royale;  et  il  n'en  a  plus  été  ques- 
tion. Madame,  j'ai  trop  mal  pensé  et  parlé  du  roi 
de  Prusse  pour  recevoir  jamais  ses  bienfaits  ;  mais 
je  l'aimerai  toute  ma  vie. 

Il  faut  que  je  vous  supplie ,  madame  ,  de  vouloir 
bien  vous  faire  informer  de  M.  Duclos.  Je  crains 
qu'il  ne  soit  malade.  Il  m'a  écrit  avec  intérêt.  Je  lui 
ai  répondu.  Il  m'a  récrit ,  en  me  demandant  qui 
étaient  mes  ennemis  et  quels,  et  d'autres  détails  siu- 
ma  situation.  Je  l'ai  satisfait  pleinement  dans  une 
seconde  réponse ,  dans  laquelle  je  lui  ai  développé 
toutes  les  menées  du  poète,  du  jongleur,  et  de 
leurs  amis.  Dans  la  même  lettre,  je  lui  demande, 
à  mon  tour,  des  nouvelles  de  ce  qui  se  passe  à  Paris 
par  rapport  à  moi,  selon  l'offre  qu'il  m'en  avait 
faite  lui-même.  Il  y  a  de  cela  plus  de  six  semaines, 
et  je  n'entends  plus  parler  de  lui.  M.  Duclos  n'est 
certainement  ni  un  faux  ami  ni  un  négligent  :  il 
ft\ut  absolument  qu'il  soit  malade.  Je  vous  supplie 
de  vouloir  bien  me  tirer  de  peine  sur  son  compte. 
Je  n'ai  point  encore  écrit  au  chevalier  de  Lorenzy, 
et  j'ai  grand  tort,  car  je  n'ai  pas  cessé  un  moment 
de  compter  sin-  toute  son  amitié ,  quoique  je  le 
sache  très-lié  avec  des  gens  qui  ne  m'aiment  pas, 
mais  qui  feignent  de  m'aimer  avec  ceux  qui  m'ai- 
ment, et  qui  ne  manqueront  pas  d'avoir  cette  feinte 
avec  lui. 

Puisque  vous  daignez  vous  ressouvenir  de  ma- 


382  CORRESPONDANCE. 

demoiselle  Le  Vasseur,  permettez ,  madame ,  qu'elle 
vous  témoigne  sa  reconnaissance,  et  qu'elle  vous 
assure  de  son  profond  respect.  Le  froid  augmente 
ici  de  jour  en  jour,  et  le  pays  est  tout  couvert  de 
neige. 

Si  vous  aviez  la  bonté ,  madame ,  de  m'écrire  di- 
rectement ,  vos  lettres  me  parviendraient  beaucoup 
plus  tôt;  car  il  faut  qu'elles  passent  ici  pour  aller 
à  Neuchâtel. 


LETTRE  CCCLÏ. 

A  M.  MOULTOU. 

Motiers -Travers  ,  le  8  octobre  1761. 

J'ai  eu  le  plaisir,  cher  Moultou,  d'avoir  ici,  du- 
rant huit  jours,  l'ami  Roustan  et  ses  deux  amis; 
et  tout  ce  qu'ils  m'ont  dit  de  votre  amitié  pour  moi 
m'a  plus  touché  que  surpris.  Ils  ne  m'ont  pas 
beaucoup  parlé  des  jongleurs,  et  tant  mieux  :  c'est 
grand  dommage  de  perdre,  à  parler  des  malveil- 
lants, un  temps  consacré  à  l'amitié.  Roustan  m'a 
dit  que  vous  n'aviez  pas  encore  pu  travailler 
beaucoup  à  votre  ouvrage;  mais  que  vous  profite- 
riez du  loisir  de  la  campagne  pour  vous  y  mettre 
tout  de  bon.  Ne  vous  pressez  point ,  cher  ami;  tra- 
vaillez à  loisir,  mais  réfléchissez  beaucoup;  car 
vous  avez  fait  une  entreprise  aussi  difficile  que 
grande  et  honorable.  Je  persiste  à  croire  qu'en 
l'exécutant  comme  je  pense,  et  comme  vous  le 


ANNÉE    l']6'i.  383 

pouvez  faire ,  vous  êtes  un  homme  inmjoitalisé  et 
perdu.  Pensez-y  bien  ,  vous  y  êtes  à  temj)s  encore. 
Mais,  si  vous  persévérez  clans  votre  projet,  gai-- 
dez  mieux  votre  secret  que  vous  n'avez  fait.  11  n'est 
plus  temps  de  cacher  absohiment  ce  qui  a  trans- 
piré, mais  parlez-en  avec  négligence  comme  d'une 
entreprise  de  longue  haleine  et  qui  n'est  pas  prête 
à  mettre  à  fin,  ni  près  de  là,  et  cependant  allez 
votre  train.  Tout  cela  se  peut  faire  sans  altérer  la 
vérité  ;  et  il  n'est  pas  toujours  défendu  de  la  taire 
quand  c'est  pour  la  mieux  honorer. 

M.  Vernet  m'a  enfin  répondu,  et  je  suis  tombé 
des  nues  à  la  lecture  de  sa  lettre.  Il  ne  me  de- 
mande qu'une  rétractation  authentique  ,  aussi  pu- 
blique, prétend-il,  que  l'a  été  la  doctrine  qu'il 
veut  que  je  rétracte.  Nous  sommes  loin  de  compte 
assurément.  Mon  Dieu ,  que  les  ministres  se  con- 
duisent étourdiment  dans  cette  affaire  !  Le  décret 
du  parlement  de  Paris  leur  a  fait  à  tous  tourner  la 
tête.  Ils  avaient  si  beau  jeu  pour  pousser  toujours 
les  prêtres  en  avant  et  se  tirer  de  côté!  mais  ils 
veulent  absolument  faire  cause  commune  avec  eux. 
Qu'il  fassent  donc  ;  ils  me  mettent  fort  à  mon  aise  : 
Tros  Ru.tulusve  fuat ^  j'aurai  moins  à  discerner  où 
portent  mes  coups  ;  et  je  vous  réponds  que  tout 
rognes  qu'ils  sont,  je  suis  fort  trompé  s'ils  ne  les 
sentent.  Quand  on  veut  s'ériger  en  juge  du  chris- 
tianisme il  faut  le  connaître  mieux  que  ne  font  ces 
messieurs;  et  je  suis  étonné  qu'on  ne  se  soit  pas 
encore  avisé  de  leur  apprendre  que  leur  tribimal 
n'est  pas  si  suprême  qu'un  chrétien  n'en  puisse  ap- 


384  CORRESPOJNDAINCE. 

peler  .  Il  me  semble  que  je  vois  J.  J.  Rousseau  éle- 
vant une  statue  à  son  pasteur  Montmollin  sur  la 
tète  des  autres  ministres,  et  le  vertueux  Moultou 
couronnant  cette  statue  de  ses  propres  lauriers. 
Toutefois  je  n'ai  point  encore  pris  la  plume;  je 
veux  même  voir  un  peu  mieux  la  suite  de  tout  ceci 
avant  de  la  prendre.  Peut-être  l'effet  de  cet  écrit 
m'en  dispensera-t-il.  Si  la  chaleur  que  l'indignation 
commence  à  me  rendre  s'exhale  sur  le  papier ,  je 
ne  laisserai  du  moins  rien  paraître  avant  que  d'eu 
conférer  avec  vous. 

J'avais  encore  je  ne  sais  combien  de  choses  à 
vous  dire  ;  mais  voilà  mes  chers  hôtes  prêts  à  par- 
tir :  ils  ont  une  longue  traite  à  faire ,  ils  vont  à  pied, 
il  ne  faut  pas  les  retenir.  Adieu ,  je  vous  embrasse 
tendrement. 


LETTRE   CCCLII. 

AU  MÊME. 

Mot iers-Tra vers ,  le  21  octobre  176a. 

J'ai  eu  l'ami  Deluc,  comme  vous  me  l'aviez  an- 
noncé. Il  m'est  arrivé  malade;  je  l'ai  soigné  de 
mon  mieux ,  et  il  est  reparti  bien  rétabli.  C'est  un 
excellent  ami,  un  homme  plein  de  sens,  de  droi- 
ture et  de  vertu;  c'est  le  plus  honnête  et  le  plus 
ennuyeux  des  hommes.  J'ai  de  l'amitié  ,  de  l'estime , 
et  même  du  respect  pour  lui;  mais  je  redouterai 
toujours  de  le  voir.  Cependant  je  ne  l'ai  pas  tromé 


ANNÉE   l'jGl.  385 

tout-à-fait  si  assommant  qu'à  Genève  :  en  revanche, 
il  ma  laissé  ses  deux  livres  *  ;  j'ai  même  eu  la  fai- 
blesse de  promettre  do  les  lire,  et,  de  plus,  j'ai 
commencé,  lion  Dieu, quelle  tâche!  Moi  qui  ne  dors 
point,  j'ai  de  l'opium  au  moins  pour  deux  ans.  Il 
voudrait  bien  me  rapprocher  de  vos  messieurs,  et 
moi  aussi  je  le  voudrais  de  tout  mon  cœur  :  mais 
je  vois  clairement  que  ces  gens-là ,  mal  intention- 
nés comme  ils  sont,  voudront  me  remettre  sous 
la  férule, et  s'ils  n'ont  pas  tout-à-fait  le  front  de  de- 
mander des  rétractations  ,  de  peur  que  je  ne  les  en- 
voie promener,  ils  voudront  des  éclaircissements 
qui cassentles  vitres,  etqu'assurémentje  ne  donne- 
rai qu'autant  que  je  le  pourrai  dans  mes  principes  ; 
car  très-certainement  ils  ne  me  feront  point  dire 
ce  que  je  ne  pense  pas.  D'ailleurs  n'est-il  pas  plai- 
sant que  ce  soit  à  moi  de  faire  les  frais  de  la  répa- 
ration des  affronts  que  j'ai  reçus?  On  commence 
par  brûler  le  livre ,  et  l'on  demande  des  éclaircis- 
sements après.  En  un  mot,  ces  messieurs,  que  je 
croyais  raisonnables,  sont  cafards  comme  les  autres, 
et,  comme  eux,  soutiennent  par  la  force  une  doc- 
trine qu'ils  ne  croient  pas.  Je  prévois  que  tôt  o.u 
tard  il  faudra  rompre  :  ce  n'est  pas  la  peine  de  re- 
nouer. Quand  je  vous  verrai  nous  causerons  à  fond 
de  tout  cela. 

Vous  avez  tres-bieii  vu  l'état  de  la  question  sur 

*  François  Deluc,  mort  en  1780,  est  père  des  deux  cclèl)res  géo- 
logues de  ce  nom.  Les  deux  seuls  ouvrages  qu'on  connaisse  de  lui 
sont,  Lettre  contre  la  Fahlc  des  Ahe'dles  ,  in-ia,  et  Ohserialions  sur 
les  écrits  de  quelques  savants  incrédules.  Genève,  1762  ,  in-S". 

R.    XIX.  25 


386  CORRESPONDANCE. 

le  dernier  chapitre  du  Contrat  social ,  et  la  critique 
de  Roustan  porte  à  faux  à  cet  égard  ;  mais  comme 
cela  n'empêche  pas  d'ailleurs  que  son  ouvrage  ne 
soit  bon  ,  je  n'ai  pas  di'i  l'engager  à  jeter  au  feu  un 
écrit  dans  lequel  il  me  réfute  ;  et  c'est  pourtant  ce 
qu'il  aurait  dû  faire  si  je  lui  avais  fait  voir  com- 
bien il  s'est  trompé.  Je  trouve  dans  cet  écrit  un 
zèle  pour  la  liberté  qui  me  le  fait  aimer.  Si  les  coups 
portés  aux  tyrans  doivent  passer  par  ma  poitrine, 
qu'on  la  perce  sans  scrupule  ,  je  la  livrerai  volon- 
tiers. 

Mettez-moi ,  je  vous  prie ,  aux  pieds  de  l'aimable 
dame  qui  daigne  s'intéresser  pour  moi.  Pour  les 
lacets,  l'usage  en  est  consacré,  et  je  n'en  suis 
plus  le  maître.  Il  faut ,  pour  en  obtenir  im ,  qu'elle 
ait  la  bonté  de  redevenir  fille,  de  se  remarier  de 
nouveau ,  et  de  s'engager  à  nourrir  de  son  lait  .son 
premier  enfant.  Pour  vous  ,  vous  avez  des  filles  :  je 
déposerai  dans  vos  mains  ceux  qui  leur  sont  des- 
tinés. Adieu,  cher  ami. 


LETTRE  CCCLIII. 

A  Mr  DE  MALESHERBES. 

Motiers-Travers ,  le  26  octobre  1763. 

Permettez, monsieur,  qu'un  homme  tant  de  fois 
honoré  de  vos  grâces ,  mais  qui  ne  vous  en  de- 
manda jamais  que  de  justes  et  d'honnêtes,  vous  en 
demande  encore  une  aujourd'hui.  L'hiver  dernier. 


AN!VKF    I'jGj..  38^ 

je  VOUS  écrivis  quatre  lettres  consécutives  sur  mon 
caractère  et  l'histoire  de  mon  ame ,  dont  j'espérais 
que  le  calme  ne  finirait  plus;  je  souhaiterais  ex- 
trêmement d'avoir  une  copie  de  ces  quatre  lettres, 
et  je  crois  que  le  sentiment  qui  les  a  dictées  mé- 
rite cette  complaisance  de  votre  part.  Je  prends 
donc  la  liberté  de  vous  demander  cette  copie;  ou 
si  vous  aimez  mieux  m'envoyer  les  originaux  ,  je  ne 
prendrai  que  le  temps  de  les  transcrire ,  et  vous  les 
renverrai,  si  vous  le  désirez,  dans  peu  de  jours. 
Je  serai ,  monsieur ,  d'autant  plus  sensible  à  cette 
grâce ,  qu'elle  m'apprendra  que  mes  malheurs 
n'ont  point  altéré  votre  estime  et  vos  bontés  pour 
moi,  et  que  vous  ne  jugez  point  les  hommes  sur 
leur  destinée. 

Recevez ,  monsieur  ,  les  assurances  de  mon  pro- 
fond respect. 

Mon  adresse  est  à  Motiers-Travers,  comté  de 
Neuchâtel,  par  Pontarlier;  et  les  lettres  qui  ne 
sont  pas  contre-signées  doivent  être  affranchies 
jusqu'à  Pontarlier. 


LETTRE  CCCLIV. 

A  M.  MOUCHON, 

MINISTRE    nu  SAINT  KVANGILE  ,   A    GENÈVE. 

A  Motlers,  le  29  ortobre  1762. 

Bien  obligé,  très -cher  cousin,  de  votre  bonne 
visite,  de  votre  bon  envoi,  de  voire  bonne  lettre, 

25. 


388  CORRESPOND  A.NCE. 

et  surtout  de  votre  bonne  amitié,  qui  donne  du 
prix  à  tout  le  reste.  Je  vous  assure  que  si  vous  avez 
emporté  d'ici  quelque  souvenir  agréable,  vous  y 
avez  laissé  bien  des  consolations.  Vous  me  faites 
bénir  les  malheurs  qui  m'ont  attiré  de  tels  amis. 
Et  quel  cas  ne  dois-je  pas  faire  d'un  attachement 
formé  par  l'épreuve  qui  en  brise  tant  d'autres? 
Vous  me  devez  maintenant  tous  les  sentiments 
que  vous  m'avez  inspirés,  et  vous  ne  pourrez, 
sans  ingratitude ,  oublier  de  votre  vie  que  les  deux 
larmes  que  vous  avez  versées  à  notre  premier 
abord ,  sont  tombées  dans  mon  cœur. 

C'est  un  petit  mal  que  la  qualité  de  citoyen 
ne  soit  pas  énoncée  dans  le  baptistaire  ;  j'ai  tou- 
jours été  plus  jaloux  des  devoirs  que  des  droits  de 
ce  titre  honorable.  Je  me  suis  toujours  fait  un  de- 
voir de  peu  exiger  des  hommes  :  en  échange  du 
bien  que  j'ai  tâché  de  leur  faire,  je  ne  leur  ai  de- 
mandé que  de  ne  me  point  faire  de  mal.  Vous  voyez 
comment  je  l'ai  obtenu.  Mais,  n'importe,  ils  au- 
ront beau  faire ,  je  serai  libre  partout ,  malgré  eux. 

Si  je  vous  ai  tenu  quelques  mauvais  propos,  au 
sujet  de  l'atlas,  ce  dont  je  ne  me  souviens  point, 
j'ai  eu  tort,  et  je  vous  prie  de  l'oublier.  11  est  bon 
qu'une  amitié  aussi  généreuse  que  la  vôtre  com- 
mence par  avoir  quelque  chose  à  pardonner.  Je 
n'approuve  pas,  de  mon  côté,  que  vous  en  ayez 
payé  le  port.  Je  vous  prie  d'en  ajouter  le  déboursé 
à  celui  du  baptistaire  et  au  prix  de  l'atlas,  qu'un 
ami  sera  chargé  de  vous  rembourser. 

Mille  choses,  je  vous  supplie,  à  l'honnête  ano- 


ANNliE    I^Gjl.  389 

nyme  " ,  dont  je  vous  ai  montré  la  lettre;  vous  sa- 
vez combien  elle  m'a  touché;  vous  n'avez  là-dessus 
à  lui  dire  que  ce  que  vous  avez  vu  vous-même. 
Adieu ,  cher  cousin  ,  je  vous  embrasse  et  vous  aime 
de  tout  mon  cœur. 

Je  dois  une  lettre  *  au  bon  et  aimable  Beauchà- 
teau ,  mais  je  ne  sais  comment  lui  écrire,  n'ayant 
pas  son  adresse. 

Observation.  —  Cette  lettre  de  J.  J.  Rousseau  fut  écrite  à 
la  suite  d'un  voyage  que  firent,  en  octobre  1762  ,  à  Motiers- 
Travers,  trois  jeunes  Genevois,  pour  y  visiter  leur  célèbre  com- 
patriote, après  s'être  assurés  de  sa  disposition  à  les  recevoir. 
Ces  Genevois  étaient  MM.  les  ministres  Mouchon  et  Roustau , 
et  M.  Beauchâteau,  horloger  '. 


LETTRE  CCCLV. 

A  MADAME  LA  COMTESSE  DE  BOUFFLERS. 

Le  3o  octobre  176a. 

En  m'annonçant ,  madame ,  dans  votre  lettre  du 
22  septembre  (c'est,  je  crois,  le  22  octobre),  un 
changement  avantageux  dans  mon  sort  * ,  vous  m'a- 

"  Cet  anonyme  était  M.  Philippe  Robin,  citoyen  distingué  par 
son  mérite  et  ses  talents.  {Note  Je  M.  Mouclion.) 

*"  Cette  lettre  que  Rousseau  écrivit  le  a  5  avril  17  63,  se  trouve  dans 
sa  Correspondance. 

'  Voyez  dans  V Histoire  de  J.  J.  Rousseau,  tome  11,  page  498,  les 
détails  intéressants  donnés  par  M.  3Iouclion  sur  cette  visite. 

*  Dans  sa  lettre,  madame  de  Boufflers  ,  prévenue  par  Mllord  Ma- 
réchal, engageait  Rousseau  à  accepter  les  offres  du  roi  de  Prusse- 


390  CORRESPONDANCE, 

vez  d'abord  fait  croire  que  les  hommes  qui  me  per- 
sécutent s'étaient  lassés  de  leurs  méchancetés ,  que 
le  parlement  de  Paris  avait  levé  son  inique  décret, 
que  le  magistrat  de  Genève  avait  reconnu  son 
tort,  et  que  le  public  me  rendait  enfin  justice.  Mais 
loin  de  là,  je  vois,  par  votre  lettre  même,  qu'on 
m'intente  encore  de  nouvelles  accusations  :  le 
changement  de  sort  que  vous  m'annoncez  se  ré- 
duit à  des  offres  de  subsistances  dont  je  n'ai  pas 
besoin  quant  à  présent  ;  et  comme  j'ai  toujours 
compté  pour  rien ,  même  en  santé ,  un  avenir  aussi 
incertain  que  la  vie  humaine,  c'est  pour  moi,  je 
vous  jure  ,  la  chose  la  plus  indifférente  que  d'avoir 
à  dîner  dans  trois  ans  d'ici. 

Il  s'en  faut  beaucoup ,  cependant ,  que  je  sois 
insensible  aux  bontés  du  roi  de  Prusse  ;  au  con- 
traire ,  elles  augmentent  un  sentiment  très-doux , 
savoir  l'attachement  que  j'ai  conçu  pour  ce  grand 
prince.  Quant  à  l'usage  que  j'en  dois  faire,  rien 
ne  presse  pour  me  résoudre ,  et  j'ai  du  temps  pour 
y  penser. 

A  l'égard  des  offres  de  M.  Stanlay ,  comme  «lies 
sont  tojites  pour  votre  compte,  madame,  c'est  à 
vous  de  lui  en  avoir  obligation.  Je  n'ai  point  oui 
parler  de  la  lettre  qu'il  vous  a  dit  m'avoir  écrite. 

Je  viens  maintenant  au  dernier  article  de  votre 
lettre,  auquel  j'ai  peine  à  comprendre  quelque 
chose,  et  qui  me  surprend  à  tel  point,  surtout 
après  les  entretiens  que  nous  avons  eus  sur  cette- 
matière,  que  j'ai  regardé  plus  d'une  fois  à  l'écri- 
ture pour  voir  si  elle  était  bien  de  votre  main.  Je 


ANNÉE    1  ■jG-.l.  ;^f)r 

ne  sais  ce  que  vous  pouvez  désa[)|)rouv(  r  clans  la 
lettre  que  j'ai  écrite  à  mon  pasteur  dans  une  occa- 
tiion  nécessaire.  A  vous  entendre  avec  votre  ange, 
on  dirait  qu'il  s'agissait  d'embrasser  ime  religion 
nouvelle ,  tandis  qu'il  ne  s'agissait  que  de  rester 
comme  auparavant  dans  la  comnnniion  de  mes  pè- 
res et  de  mon  pays,  donton  cherchait  à  m'exclure  : 
il  ne  fallait  j)oint  pour  cela  d'autre  ange  que  le  vi- 
caire savoyard.  S'il  consacrait  en  simplicité  de  con- 
science dans  un  culte  plein  de  mystères  inconce- 
vables, je  ne  vois  pas  pourquoi  J.  J.  Rousseau  ne 
communierait  pas  de  même  dans  un  culte  oii  lien 
ne  choque  la  raison  ;  et  je  vois  encore  moins  poiu-- 
quoi,  après  avoir  jusqu'ici  professé  ma  religion 
chez  les  catholiques  sans  que  personne  m'en  fit  un 
crime,  on  s'avise  tout  d'un  coup  de  m'en  faire  un 
fort  étrange  de  ce  que  je  ne  la  quitte  pas  en  pays 
protestant. 

Mais  pourquoi  cet  aj^pareil  d'écrire  une  lettre  ? 
Ah!  pourquoi?  Le  voici.  M.  de  Voltaire  me  voyant 
opprimé  par  le  parlement  de  Paris,  avec  la  géné- 
rosité naturelle  à  lui  et  à  son  parti,  saisit  ce  mo- 
ment de  me  faire  opprimer  de  même  à  Genève , 
et  d'opposer  une  barrièi'e  insurmontable  à  mon 
retour  dans  ma  patrie.  Un  des  plus  sûrs  moyens 
qu'il  employa  poiu*  cela  fut  de  me  faire  regarder 
comme  déserteur  de  ma  religion  :  car  là-dessus  nos 
lois  sont  formelles,  et  tout  citoyen  ou  bourgeois 
qui  ne  professe  pas  la  religion  qu'elles  autorisent 
perd  par  là  même  son  droit  de  cité.  Il  travailla 
donc  de  toutes  ses  forces   à  soulever  les  minis- 


3g2  CORRESPONDANCE. 

très  :  il  ne  réussit  pas  avec  ceux  de  Genève ,  qui 
le  connaissent;  mais  il  ameuta  tellement  ceux  du 
pays  de  Vaud,  que,  malgré  la  protection  et  l'ami- 
tié de  M.  le  bailli  d'Yverdun  et  de  plusieurs  magis- 
trats, il  fallut  sortir  du  canton  de  Berne.  On  tenta 
de  faire  la  même  chose  en  ce  pays;  le  magistrat 
municipal  de  Neuchàtel  défendit  mon  livre  ;  la 
classe  des  ministres  le  déféra  ;  le  conseil  d'état  allait 
le  défendre  dans  tout  l'état,  et  peut-être  procé- 
der contre  ma  personne  :  mais  les  ordres  de  Mi- 
lord  Maréchal  et  la  protection  déclarée  du  roi  l'ar- 
rêtèrent tout  court  ;  il  fallut  me  laisser  tranquille. 
Cependant  le  temps  de  la  communion  approchait , 
et  cette  époque  allait  décider  si  j'étais  séparé  de 
l'Église  protestante  ou  si  je  ne  l'étais  pas.  Dans 
cette  circonstance  ,  ne  voulant  pas  m'exposer  à 
im  affront  public,  ni  non  plus  constater  tacite- 
ment ,  en  ne  me  présentant  pas ,  la  désertion  qu'on 
me  reprochait,  je  pris  le  parti  d'écrire  à  M.  de 
Montmollin  ,  pasteur  de  la  paroisse  ,  une  lettre 
qu'il  a  fait  courir,  mais  dont  les  voltairiens  ont 
pris  soin  de  falsifier  beaucoup  de  copies.  J'étais 
bien  éloigné  d'attendre  de  cette  lettre  l'effet  qu'elle 
produisit:  je  la  regardais  comme  une  protestation 
nécessaire,  et  qui  aurait  son  usage  en  temps  et 
lieu.  Quelle  fut  ma  surprise  et  ma  joie  de  voir  dès 
le  lendemain  chez  moi  M.  de  Montmollin  me  dé- 
clarer que  non-seulement  il  approuvait  que  j'ap- 
prochasse de  la  sainte  table ,  mais  qu'il  m'en  priait, 
et  qu'il  m'en  priait  de  l'aveu  unanime  de  tout  le 
consistoire,  pour  l'édification  de  sa  paroisse,  dont 


ANjVKE    l'jG-2.  393 

j'avais  lapprobation  et  l'estime!  Nous  eûmes  en- 
suite quelques  conférences  ,  clans  lesquelles  je  lui 
développai  franchement  mes  sentiments  tels  à  peu 
près  qu'ils  sont  exposés  dans  la  Profession  du  vi- 
caire ,  appuyant  avec  vérité  sur  mon  attachement 
constant  à  l'Évangile  et  au  christianisme,  et  ne 
lui  déguisant  pas  non  plus  mes  difficultés  et  mes 
doutes.  Lui,  de  son  coté,  connaissant  assez  mes 
sentiments  par  mes  livres,  évita  prudemment  les 
points  de  doctrine  qui  auraient  pu  m'arrèter  ou  le 
compromettre  ;  il  ne  prononça  pas  même  le  mot 
de  rétractation ,  n'insista  sur  aucune  explication , 
et  nous  nous  séparâmes  contents  l'un  de  l'autre. 
Depuis  lors  j'ai  la  consolation  d'être  reconnu 
membre  de  son  Église.  Il  fliut  être  opprimé,  ma- 
lade, et  croire  en  Dieu,  pour  sentir  combien  il 
est  doux  de  vivre  parmi  ses  frères. 

M.  de  Montmollin  ,  ayant  à  justifier  sa  conduite 
devant  ses  confrères ,  fit  courir  ma  lettre.  Elle  a 
fait  à  Genève  un  effet  qui  a  mis  les  voltairiens  au 
désespoir,  et  qui  a  redoublé  leur  rage.  Des  foules 
de  Genevois  sont  accourus  à  Motiers ,  m'embras- 
sant  avec  des  larmes  de  joie  ,  et  appelant  haute- 
ment M.  de  Montmollin  leur  bienfaiteur  et  leur 
père.  Il  est  même  sûr  que  cette  affaire  aurait  des 
suites ,  pour  peu  que  je  fusse  d'humeiu'  à  m'y  prê- 
ter. Cependant  il  est  vrai  que  bien  des  ministres 
sont  mécontents.  Voilà,  pour  ainsi  dire,  la  Pro- 
fession de  foi  du  vicaire  approuvée  en  tous  ses 
points  par  un  de  leurs  confrères  :  ils  ne  peuvent 
digérer  cela.  Les  uns  murmurent,  les  autres  me- 


3^  CORRESPOJN' DAJVCE. 

nacent  d'écrire;  d'autres  écrivent  en  effet;  tous 
veulent  absolument  des  rétractations  et  des  expli- 
cations qu'ils  n'auront  jamais.  Que  dois-je  faire  à 
présent ,  madame  ,  à  votre  avis?  Irai-je  laisser  mon 
digne  pasteur  dans  les  lacs  où  il  s'est  mis  pour 
l'amour  de  moi?  l'abandonnerai-je  à  la  censure  de 
ses  confrères?  autoriserai-je  cette  censure  par  ma 
conduite  et  par  mes  écrits?  et,  démentant  la  dé- 
marche que  j'ai  faite ,  lui  laisserai-je  toute  la  honte 
et  tout  le  repentir  de  s'y  être  prêté?  Non,  non, 
madame;  on  me  traitera  d'hypocrite  tant  qu'on  vou- 
dra, mais  je  ne  serai  ni  un  perfide  ni  un  lâche. 
Je  ne  renoncerai  point  à  la  religion  de  mes  pères , 
à  cette  religion  si  raisonnable ,  si  pure ,  si  con- 
forme à  la  simplicité  de  l'Evangile,  où  je  suis  ren- 
tré de  bonne  foi  depuis  nombre  d'années,  et  que 
j'ai  depuis  toujours  hautement  professée.  Je  n'y 
renoncerai  point  au  moment  où  elle  fait  toute  la 
consolation  de  ma  vie,  et  où  il  importe  à  l'hon- 
nête homme  qui  m'y  a  maintenu  que  j'y  demeure 
sincèrement  attaché.  Je  n'en  conserverai  pas  non 
plus  les  liens  extérieiu's ,  tout  chers  qu'ils  me  sont, 
aux  dépens  de  la  vérité  ou  de  ce  que  je  prends 
pour  elle  ;  et  l'on  pourrait  m' excommunier  et  me 
décréter  bien  des  fois  avant  de  me  faire  dire  ce 
que  je  ne  pense  pas.  Du  reste,  je  me  consolerai 
d'une  imputation  d'hypocrisie  sans  vraisemblance 
et  sans  preuves.  Un  auteur  qu'on  bannit,  qu'on 
décrète,  qu'on  brûle,  pour  avoir  dit  hardiment 
ses  sentiments,  pour  s'être  nommé ,  pour  ne  vou- 
loir pas  se  dédire  ;  un  citoyen  chérissant  sa  patrie , 


ANNÉli    i'jCyi.  39.5 

qui  aime  mieux  renoncer  à  sou  pays  qu'à  sa  fran- 
chise, et  s'ex}3atrier  que  se  démentir,  est  un  hy- 
pocrite d'une  espèce  assez  nouvelle.  Je  ne  connais, 
dans  cet  état ,  qu'un  moyen  de  prouver  qu'on  n'est 
j)as  un  hypocrite;  mais  cet  expédient  auquel  mes 
ennemis  veulent  me  réduire  ne  me  conviendra  ja- 
mais, quoi  qu'il  arrive;  c'est  d'être  un  impie  ou- 
vertement. De  grâce,  expliquez -moi  donc,  ma- 
dame ,  ce  que  vous  voulez  dire  avec  votre  ange , 
et  ce  que  vous  trouvez  à  reprendre  à  tout  cela. 

Vous  ajoutez,  madame,  qu'il  fallait  que  j'atten- 
disse d'autres  circonstances  pour  professer  ma  re- 
ligion; vous  avez  voulu  dire  pour  continuer  de  la 
professer.  Je  n'ai  peut-être  que  trop  attendu, 
par  une  fierté  dont  je  ne  saurais  me  défaire.  Je 
n'ai  fait  aucune  démarche  tant  que  les  ministres 
m'ont  persécuté;  mais  quand  une  fois  j'ai  été  sous 
la  protection  du  roi,  et  qu'ils  n'ont  plus  pu  me 
rien  faire,  alors  j'ai  fait  mon  devoir,  ou  ce  que  j'ai 
cru  l'être.  J'attends  que  vous  m'appreniez  en  quoi 
je  me  suis  trompé. 

Je  vous  envoie  l'extrait  d'un  dialoç^ue  de  M.  de 
Voltaire  avec  un  ouvrier  de  ce  pays-ci  qui  est  à 
son  service.  J'ai  écrit  ce  dialogue  de  mémoire ,  d'a- 
près le  récit  de  M.  de  Montmollin ,  qui  ne  me  l'a 
rapporté  lui-même  que  sur  le  récit  de  l'ouvrier, 
il  y  a  plus  de  deux  mois.  Ainsi ,  le  tout  peut  n'être 
pas  absolument  exact ,  mais  les  traits  principaux 
sont  fidèles,  car  ils  ont  frappé  M.  de  Montmollin  ; 
il, les  a  retenus,  et  vous  croyez  bien  que  je  ne  les 
ai  pas  oubliés.  Vous  y  verrez  que  M.  de  Voltain^ 


396  COUR  ESPONDA.NCE. 

n'avait  pas  attendu  la  démarche  dont  vous  vous 
plaignez  pour  me  taxer  d'hypocrisie. 

CONVERSATION    DE  M.   DE   VOLTAIRE  AVEC    UN    DE  SES  OUVRIERS 
DU  COMTÉ  DE  HEUCHATEL. 

M.   DE  VOLTAIRE. 

Est-il  vrai  que  vous  êtes  du  comté  de  Neuchâtel? 

l'ouvrier. 
Oui,  monsieur. 

M.   DE   VOLTAIRE. 

Etes-vous  de  Neuchâtel  même  ? 

l'ouvrier. 
Non ,  monsieur  ;  je  suis  du  village  de  Butte  ,  dans 
la  vallée  de  Travers. 

M.  de  voltaire. 
Butte  !  Cela  est-il  loin  de  Motiers  ? 

l'ouvrier. 
A  une  petite  lieue. 

M.   DE   voltaire. 

Vouç  avez  dans  votre  pays  un  certain  person- 
nage de  celui-ci  qui  a  bien  fait  des  siennes. 
l'ouvrier. 
Qui  donc ,  monsieur  ? 

M.   DE  voltaire. 

Un  certain  Jean-Jacques  Rousseau.  Le  connais- 
sez-vous ? 

l'ouvrier. 

Oui  monsieur;  je  l'ai  vu  un  jour  à  Butte,  dans 
le  carrosse  de  M.  de  Montmollin,  qui  se  promenait 
avec  lui. 


^^^^  ANNKE    I7G2.  ^C)'J 

J^^L  M.  DE  VOLT  AIR  K. 

Comment!  ce  pied-plat  va  en  carrosse!  Le  voilà 
donc  bien  fier? 

l'ouvrier.  ^ 

Oh!  monsieur,  il  se  promène  aussi  à  pied..  Il 
court  comme  un  chat  maigre ,  et  grimpe  sur  toutes 
nos  montagnes. 

M.   DE  VOLTAIRE. 

Il  pourrait  bien  grimper  quelque  jour  sur  une 
échelle.  Il  eût  été  pendu  à  Paris  s'il  ne  se  fût  sauvé  ; 
et  il  le  sera  ici  s'il  y  vient. 

l'ouvrier. 

Pendu ,  monsieur!  Il  a  l'air  d'un  si  bon  homme  ; 
eh  mon  Dieu!  qu'a-t-il  donc  fait? 

M.  DE  voltaire. 

Il  a  fait  des  livres  abominables.  C'est  un  impie, 
un  athée. 

l'ouvrier. 

Vous  me  surprenez.  11  va  tous  les  dimanches  à 
l'église. 

M.  DE  voltaire. 

Ah!  l'hypocrite!  Et  que  dit -on  tle  lui  dans  le 
pays?  Y  a-t-il  quelqu'un  qui  veuille  le  voir? 
l'ouvrier. 

Tout  le  monde ,  monsieur  ;  tout  le  monde  l'aime. 
Il  est  recherché  partout;  et  on  dit  que  Milord  lui 
fait  aussi  bien  des  caresses. 

M.  DE   voltaire. 

C'est  que  Milord  ne  le  connaît  pas,  ni  vous  non 
plus.  Attendez  seulement  deux  ou  trois  mois,  et 
vous  connaîtrez  l'homme.  Les  »ens  de  Montmo- 


398  CORRESPONDANCE. 

rency,  où  il  demeurait,  ont  fait  des  feux  de  joie 
quand  il  s'est  sauvé  pour  n'être  pas  pendu.  C'est 
un  homme  sans  foi,  sans  honneur,  sans  relieion. 

^L  OUVRIER. 

Sans  rehgion  ,  monsieur  !  mais  on  dit  que  vous 
n'en  avez  pas  beaucoup  vous-même. 

M.   DE  VOLTAIRE. 

Qui?  moi,  grand  Dieu!  Et  qui  est-ce  qui  dit  cela? 

l'ouvrier. 
Tout  le  monde ,  monsieur. 

M.   DE  VOLTA.IRE. 

Ah  !  quelle  horrible  calomnie  !  Moi  qui  ai  étudié 
chez  les  jésuites,  moi  qui  ai  parlé  de  Dieu  mieux 
que  tous  les  théologiens  ! 

l'ouvrier. 

Mais ,  monsieur ,  on  dit  que  vous  avez  fait  bien 
des  mauvais  livres. 

M.  DE   voltaire. 

On  ment.  Qu'on  m'en  montre  un  seul  qui  porte 
mon  nom,  comme  ceux  de  ce  croquant  portent 
le  sien ,  etc. 


LETTRE  CCCLVI. 

AU  ROI  DE  PRUSSE. 

Du  3o  octobre  1762. 

Sire, 

Vous  êtes  mon  protecteur  et  mon  bienfaiteur 
et  je  porte  un  cœur  fait  pour  la  reconnaissance 
je  viens  m'acquitter  avec  vous,  si  je  puis. 


ANNÉE    1762.  '^QfJ 

Vous  voulez  nie  donner  du  pain;  n'y  a-t-il  au- 
cun de  vos  sujets  qui  en  manque?  Otezde  devant 
mes  yeux  cette  épée  qui  m'éblouit  et  me  blesse  ; 
elle  n'a  que  trop  fait  son  devoir,  et  le  sceptre  est 
abandonné.  La  carrière  est  grande  pour  les  rois 
de  votre  étoffe,  et  vous  êtes  encore  loin  du  terme: 
cependant  le  temps  presse ,  et  il  ne  vous  reste  pas 
un  moment  à  perdre  poiu'  aller  au  bout. 

Puissé-je  voir  Frédéric  le  juste  et  le  redouté  cou- 
vrir ses  états  d'un  peuple  nombreux  dont  il  soit 
le  père!  et  J.  J.  Rousseau,  l'ennemi  des  rois,  ira 
mourir  au  pied  de  son  trône  *. 

*  Voilà  le  texte  de  cette  lettre,  tel  qu'il  existe  dans  l'édition  de  Ge- 
nève (  1783  ,  troisième  volume  du  supplément).  Après  ces  mots: p«s 
un  moment  à  perdre  pour  aller  au  bout,  on  trouve  cette  note  des  éditeurs: 

«  Dans  le  brouillard  de  cette  lettre ,  il  y  avait ,  au  lieu  de  cette 
«  phrase  :  A^ow^/f^  bien  votre  cœur,  0  Frédéric!  vous  com-ient-il  de 
«  mourir  sans  avoir  été  le  plus  grand  des  hommes?  Et  à  la  fin  de  la 
«  lettre,  cette  autre  phrase:  Voila,  sire,  ce  que  J'avais  à  tous  dire  ;  il 
«  est  donné  à  peu  de  rois  de  l'entendre  ,  et  il  nest  donné  à  aucun  de  l'en- 
«  tendre  deux  fois.  » 

Dk  Peyrou,  dans  son  Recueil  publié  en  1790,  présente  un  texte 
qui  diffère  en  plusieurs  points  de  celui  de  l'édition  de  Genève.  En 
voici  les  variantes  : 

Texte  de  l'édilioti  de  1790.  Texte  de  l'édition  de  Genève.  ■ 

Je  venx  m'acquitter Je  vieus  n'acquitter 

cette  épée elle  n'a  que  trop  cette  épée elle  n'a  que  trop 

bien  fait  son  service,  et fait  son  devoir,  et 

La  carrière  des  rois  de  votre  étoffe  La  carrière  est  grande  pour  les  rois 
est  grande,  et de  votre  étoffe,  et 

pas  un  moment  à  perdre  pour  pas  un  moment  à  perdre  pour 

y  arriver.  Sondez  bien  votre  cœur ,       aller  au  bout. 
6   Frédéric  1    Pourrez-vous   vous    ré- 
soudre à  mourir  sans  avoir  été  le  plus 
grand  des  hommes? 

Pulssé-je  voir couvrir  cufin  ses  l'iiissé-jc  voir couvrir  ses  états 

états ,  etc.  etc. 

Que   votre    majesté,   sire,    daigne 
agréer  mon  profond  respect. 

yote  de  Du  Peyrou.  «  Je  donne  ici  celte  lettre  telle  qu'elle  se  trouve 


4oO  CORRESPONDANCE. 

LETTRE  CCCLVII. 

A  MILORD  MARÉCHAL. 
En  lui  envoyant  la  lettre  précédente. 

A  Motiers,  le  i^*"  novembre   1762. 

Je  sens  bien ,  Milord ,  le  prix  de  votre  lettre  à 
madame  de  Boiifflers  ;  mais  elle  ne  m'apprend  rien 
de  nouveau,  et  vos  soins  généreux  ne  peuvent  dé- 
sormais pas  plus  me  surprendre  qu'ajouter  à  mes 
sentiments.  Je  crois  n'avoir  pas  besoin  de  vous 
dire  combien  je  suis  touché  des  bontés  du  roi  : 
mais ,  pour  vous  faire  mieux  sentir  l'effet  de  vos 
bontés  et  des  siennes ,  je  dois  vous  avouer  que  je 
ne  l'aimais  point  auparavant ,  ou  plutôt  on  m'avait 
trompé  ;  j'en  haïssais  un  autre  sous  son  nom.  Vous 
m'avez  fait  un  cœur  tout  nouveau,  mais  un  cœur 
à  l'épreuve ,  qui  ne  changera  pas  plus  pour  lui  que 
pour  vous. 

J'ai  de  quoi  vivre  deux  ou  trois  ans ,  et  jamais 
je  n'ai  poussé  si  loin  la  prévoyance  :  mais ,  fussé-je 
prêt  à  mourir  de  faim,  j'aimerais  mieux,  dans  l'é- 
tat actuel  de  ce  bon  prince,  et  ne  lui  étant  bon  à 
rien ,  aller  brouter  l'herbe  et  ronger  des  racines 

«  dans  un  brouillon  de  l'auteur ,  par  lui  corrigé  et  resté  entie  mes 
«  mains.  Mais  il  faut  aussi  la  donner  telle  qu'elle  a  paru  dans  l'édi- 
a  tion  de  Genève,  d'après  un  autre  brouillon,  lequel  passé  de  mes 
«  mains  en  cellesdeM.  Moultou,  n'y  est  plus  rentré.  La  voici  donc.  » 
Puis  il  présente  le  texte  tel  que  nous  l'avons  imprimé  ci-dessus. 

(Xote  de  M.  Petitaiii.) 


ANNIÎK    176.2.  /|Ol 

que  d'accepter  de  lui  un  morceau  de  pain.  Oiw  ne 
puis-je  bien  j)lutôt,  à  l'insu  de  lui-même  et  de  tout 
le  monde,  aller  jeter  la  pite  dans  un  trésor  qui 
lui  est  nécessaire,  et  dont  il  sait  si  bien  user!  je 
n'aurais  rien  fait  de  ma  vie  avec  j)lus  de  plaisir. 
Laissons-lui  faire  une  paix  glorieuse,  rétablir  ses 
finances,  et  revivifier  ses  états  épuisés;  alors,  si  je 
vis  encore  et  qu'il  conserve  pour  moi  les  mêmes 
bontés,  vous  verrez  si  je  crains  ses  bienfaits. 

Voici ,  Milord ,  une  lettre  que  je  vous  prie  de  lui 
envoyer.  Je  sais  quelle  est  sa  confiance  en  vous , 
et  j'espère  que  vous  ne  doutez  pas  de  la  mienne; 
mais  ce  qui  est  convenable  marche  avant  tout  :  la 
lettre  ne  doit  être  vue  que  du  roi  seul,  à  moins 
(|u'il  ne  le  permette. 

J'envoie  à  votre  excellence  un  paquet  dont  je  la 
supplie  d'agréer  le  contenu;  ce  sont  des  fruits  de 
mon  jardin.  Il  ne  sont  pas  si  doux  que  les  vôtres  : 
aussi  n'ont-ils  été  arrosés  que  de  larmes. 

Milord,  il  n'y  a  pas  de  jour  que  mon  cœur  ne 
s'épanouisse  en  songeant  à  notre  château  en  Es- 
pagne. Ah  !  que  ne  peut-il  faire  le  quatrième  avec 
nous,  ce  digne  homme  que  le  ciel  a  condamné  à 
payer  si  cher  la  gloire,  et  à  ne  connaître  jamais  le 
bonheur  de  la  vie  !  Recevez  tout  mon  respect. 


K.  XFX, 


•26 


402  CORRESPOIN  DANCI-:. 

LETTRE    CCCLVITT. 

A  M.  DE  MALESHERBES. 

Motiers ,  ii  novembre  1762. 

Je  serais,  monsieur,  bien  mortifié  que  vous  me 
privassiez  du  plaisir  dont  vous  m'aviez  flatté  de 
m'occuper  d'un  soin  qui  put  vous  être  agréable, 
et  de  préparer  des  plantes  pour  compléter  vos  her- 
biers. Ne  pouvant  subsister  sans  l'aide  de  mon  tra- 
vail, je  n'ai  jamais  pensé,  malgré  le  plaisir  que 
celui-là  pouvait  me  faire,  à  vous  offrir  gratuite- 
ment l'emploi  de  mon  temps.  Je  vous  avoue  même 
que  j'aurais  fort  désiré  d'entremêler  le  travail  sé- 
dentaire et  ennuyeux  de  ma  copie  d'une  occupa- 
tion plus  de  mon  goût,  et  meilleure  à  ma  santé, 
en  travaillant  à  des  herbiers  pour  tant  de  cabinets 
d'histoire  naturelle  qu'on  fait  à  Paris,  et  où,  selon 
moi, ce  troisième  règne, qu'on  y  compte  pour  rien, 
n'est  pas  moins  nécessaire  que  les  autres.  Plusieurs 
herbiers  à  faire  à  la  fois  m'auraient- été  plus  lucra- 
tifs, et  m'auraient  mieux  dédommagé  des  menus 
frais  qu'exigent  quelquefois  les  courses  éloignées 
et  l'entrée  des  jardins  curieux.  Mais  les  Français , 
en  général ,  ont  de  si  fausses  idées  de  la  botanique, 
et  si  peu  de  goût  pour  l'étude  de  la  nature ,  qu'il 
ne  faut  pas  espérer  que  cette  charmante  partie  leur 
donne  jamais  la  tentation  de  faire  des  collections 
en  ce  genre  :  ainsi  je  renonce  à  cette  ressource. 


A.NNÉE    l'jQl.  4()3 

Pour  vous,  monsieur,  qui  joignez  aux  connaissances 
clc  tous  les  «jjenres  la  passion  de  les  augmenter  sans 
cesse,  ne  m'otez  j3as  le  plaisir  de  contribuer  à  vos 
amusements.  Envoyez-moi  la  note  de  ce  que  vous 
désirez;  j'en  rassemblerai  tout  ce  qui  me  sera  pos- 
sible ,  et  je  recevrai  sans  aucune  difïiculté  le  paie- 
ment de  ce  que  je  vous  aurai  fourni.  A  l'égard  du 
petit  échantillon  que  je  vous  ai  envoyé,  c'est  tout 
autre  chose;  c'étaient  des  plantes  qui  vous  apjîar- 
tenaient.  Ce  que  j'ai  substitué  à  celles  qui  se  sont 
gâtées  n'a  point  été  ramassé  pour  vous;  je  n'ai  eu 
d'autre  ])eine  que  de  le  tirer  de  ce  que  j'avais  ras- 
semblé pour  moi-même;  et  comme  je  n'ai  j)oint 
offert  d'entrer  dans  la  dépense  que  vous  a  coûté 
l'herborisation  que  j'ai  faite  à  votre  suite,  il  me 
semble,  monsieur, que  vous  ne  devez  pas  non  plus 
m'offrir  le  paiement  de  ce  que  nous  avons  ramassé 
ensemble,  ni  du  petit  arrangement  que  je  me  suis 
amusé  à  y  mettre  pour  vous  l'envover. 

Malgré  le  bien  que  vous  m'avez  dit  de  votre  santé 
actuelle  ,  on  m'assure  qu'elle  n'est  pas  encore  par- 
faitement rétablie  ;  et  malheureusement  la  saison 
où  nous  entrons  n'est  pas  favorable  à  l'exercice  pé- 
destre ,  que  je  crois  aussi  bon  pour  vous  que  pour 
moi.  L'hiver  a  aussi ,  comme  vous  savez ,  monsieur, 
ses  herborisations  qui  lui  sont  propres;  savoir,  les 
mousses  et  les  lichens.  Il  doit  y  avoir  dans  vos  parcs 
des  choses  curieuses  en  ce  genre,  et  je  vous  exhorte 
fort, quand  le  temps  vous  le  permettra, d'aller  exa- 
miner cette  partie  siu-  les  lieux  et  dans  la  saison. 
^  os  résolutions,  monsieur,  étant  telles  que  vous 

26. 


4o4  CDIIRESPOND  ANGE. 

me  les  marquez,  je  ne  suis  assurément  pas  homme 
à  les  désapprouver;  c'est  s'être  procuré  bien  ho- 
norablement des  loisirs  bien  agréables.  Remplir  de 
grands  devoirs  dans  de  grandes  places,  c'est  la  tâche 
des  hommes  de  votre  état  et  doués  de  vos  talents  ; 
mais ,  quand ,  après  avoir  offert  à  son  pays  le  tribut 
de  son  zèle ,  on  le  voit  inutile ,  il  est  bien  permis 
alors  de  vivre  pour  soi-rnéme ,  et  de  se  contenter 
d'être  heureux. 


lî:ttre  ccclix. 

A  MILORD  MARÉCHAL. 

Novembre  1763. 

Non ,  Milord,  je  ne  suis  ni  en  santé  ni  content; 
mais  quand  je  rerois  de  vous  quelque  marque  de 
bonté  et  de  souvenir,  je  m'attendris,  j'oublie  mes 
peines:  au  surplus,  j'ai  le  cœur  abattu,  et  je  tire 
bien  moins  de  cour[;ge  de  ma  philosophie  que  de 
votre  vin  d'Espagne. 

Madame  la  comtesse  de  Boufflers  demeure  rue 
Notre-Dame-de-Nazareth,  proche  le  Temple  ;  mais 
je  ne  comprends  pas  comment  vous  n'avez  pas  son 
adresse ,  puisqu'elle  me  marque  que  vous  lui  avez 
encore  écrit  pour  l'engager  à  me  faire  accepter  les 
offres  du  roi.  De  grâce,  Milord, ne  vous  servez  plus 
de  médiateur  avec  moi ,  et  daignez  être  bien  per- 
suadé, je  vous  supplie,  que  ce  que  vous  n'obtien- 
drez pas  directement  ne  sera  obtenu  par  nul  autre. 


ANNÉE    176-2.  4o5 

Madame  de  Boulflers  semble  oublier ,  dans  cette 
occasionne  respect  qu'on  doit  aux  malheureux.  Je 
lui  réponds  plus  durement  que  je  ne  devrais ,  peut- 
être  ,  et  je  crains  que  cette  affaire  ne  me  brouille 
avec  elle ,  si  même  cela  n'est  déjà  fait. 

Je  ne  sais ,  Milord ,  si  vous  songez  encore  à  notre 
château  en  Espagne;  mais  je  sens  que  cette  ioee, 
si  elle  ne  s'exécute  pas ,  fera  le  malheur  de  ma  vie. 
Tout  me  déplaît,  tout  me  gêne,  tout  m'importune  : 
je  n'ai  plus  de  confiance  et  de  liberté  qu'avec  vous, 
et,  séparé  par  d'insurmontables  obstacles  du  peu 
d'amis  qui  me  restent,  je  ne  puis  vivre  en  paix 
que  loin  de  toute  autre  société.  C'est,  j'espère,  un 
avantage  que  j'aïu-ai  dans  votre  terre ,  n'étant  connu 
là-bas  de  personne,  et  ne  sachant  pas  la  langue  du 
pays.  Mais  je  crains  que  le  désir  d'y  venir  vous- 
même  n'ait  été  plutôt  ime  fantaisie  qu'un  vrai  pro- 
jet; et  je  suis  mortifié  aussi  que  vous  n'ayez  aucune 
réponse  de  M.  Hume.  Quoi  qu'il  en  soit,  si  je  ne 
puis  vivre  avec  vous,  je  veux  vivre  seul.  Mais  il  y 
a  bien  loin  d'ici  en  Écossse,  et  je  suis  bien  peu  en 
état  d'entreprendre  un  si  long  trajet.  Pour  Colom- 
bier, il  n'y  faut  pas  penser;  j'aimerais  autant  ha- 
biter une  ville:  c'est  assez  d'y  faire  de  temps  eu 
temps  des  voyages  lorsque  je  saurai  ne  vous  pas 
importuner. 

J'attends  pourtant  avec  impatience  le  ictoiu'  de 
la  belle  saison  poiu-  vous  y  aller  voir,  et  décider 
avec  vous  quel  parti  je  dois  prendre, si  j'ai  encore 
long -temps  à  trahier  mes  chagrins  et  mes  maux: 
car  cela  commence  à  devenir  loue,  et  u'a\ant  rien 


4o6  CORRESPOx\DAMCE. 

prévu  de  ce  qui  m'arrive,  j'ai  peine  à  savoir  com- 
ment je  dois  m'en  tirer.  J'ai  demandé  à  M.  de  Males- 
herbes  la  copie  de  quatre  lettres  que  je  lui  écrivis 
l'hiver  dernier,  croyant  avoir  peu  de  temps  encore 
à  vivre,  et  n'imaginant  pas  que  j'aurais  tant  à  souf- 
frir. Ces  lettres  contiennent  la  peinture  exacte  de 
mon  caractère,  et  la  clef  de  toute  ma  conduite, 
autant  que  j'ai  pu  lire  dans  mon  propre  cœur.  L'in- 
térêt que  vous  daignez  prendre  à  moi  me  fait  croire 
que  vous  ne  serez  pas  fâché  de  les  lire,  et  je  les 
prendrai  en  allant  à  Colombier. 

On  m'écrit  de  Pétersbourg  que  l'impératrice  fait 
proposer  à  M.  d'Alembert  d'aller  élever  son  fils.  J'ai 
répondu  là -dessus  que  M.  d'Alembert  avait  de  la 
philosophie,  du  savoir,  et  beaucoup  d'esprit;  mais 
que  s'il  élevait  ce  petit  garçon ,  il  n'en  ferait  ni  un 
conquérant  ni  un  sage,  qu'il  en  ferait  un  arlequin. 

Je  vous  demande  pardon ,  Milord ,  de  mon  ton 
familier,  je  n'en  saurais  prendre  un  autre  quand 
mon  cœur  s'épanche;  et  quand  lui  homme  a  de 
l'étoffe  en  lui-même ,  je  ne  regarde  plus  à  ses  ha- 
bits. Je  n'adopte  nulle  formule,  n'y  voyant  aucun 
terme  fixe  pour  s'arrêter  sans  être  faux;  j'en  poiu'- 
rais  cependant  adopter  une  auprès  de  vous,  Mi- 
lord ,  sans  courir  ce  risque  ;  ce  serait  celle  du  bon 
Ibrahim  *. 

*  Ibrahim,  esclave  turc  de  Milord  Marcchîil,  llnissait  les  lettres 
qu'il  lui  adressait  par  cette  formule  :  «  Je  suis  plus  votre  ami  que 
«  jamais.  Ibrahim.  » 


ANNÉE    1762.  40" 

LKTTRE   CCCLX. 

A  M.  MOULTOU. 

1 3  novembre  r  7  r>  a . 

Vous  ne  saurez  jamais  ce  que  votre  silence  ma 
fait  souffrir;  mais  votre  lettre  m'a  rendu  la  vie,  et 
l'assurance  que  vous  me  donnez  me  tranquillise 
pour  le  reste  de  mes  jours.  Ainsi  écrivez  désormais 
à  votre  aise  ;  votre  silence  ne  m'alarmera  plus.  Mais, 
cher  ami ,  pardonnez  les  inquiétudes  d'un  pauvre 
solitaire  qui  ne  sait  rien  de  ce  qui  se  passe,  dont 
tant  de  cruels  souvenirs  attristent  l'imagination , 
qui  ne  connaît  dans  la  vie  d'autre  bonheur  que  l'a- 
mitié, et  qui  n'aima  jamais  personne  autant  que 
vous.  Félix  se  iiescit  cuuari,  dit  le  poète  ;  mais  moi 
je  dis,  Félix  nescit  amare.  Des  deux  côtés,  les  cir- 
constances qui  ont  serré  notre  attachement  l'ont 
mis  à  l'épreuve ,  et  lui  ont  donné  la  solidité  d'une 
amitié  de  vingt  ans. 

Je  ne  dirai  pas  un  mot  à  M.  de  Montmollin  pour 
la  communication  de  la  lettre  dont  vous  me  parlez  ; 
il  fera  ce  qu'il  jugera  convenable  pour  son  avan- 
tage :  pour  moi ,  je  ne  veux  pas  faire  un  pas  ni  dire 
un  mot  de  plus  dans  toute  cette  affaire ,  et  je  lais- 
serai vos  gens  se  démener  connue  ils  voudront, 
sans  m'en  mêler,  ni  répondre  à  leurs  chicanes.  Ils 
prétendent  me  traiter  comme  im  enfant, à  qui  Ton 
commence  par  donner  le  fouet,  et  puis  on  lui  fait 


4o8  CORRESPOND  \NGE. 

demander  pardon.  Ce  n'est  pas  tout-à-fait  mon 
avis.  Ce  n'est  pas  moi  qui  veux  donner  des  éclair- 
cissements ;  c'est  le  bon -homme  Deluc  qui  veut 
que  j'en  donne,  et  je  suis  très-fâché  de  ne  pouvoir 
en  cela  lui  complaire  ;  car  il  m'a  tout-à-fait  gagné 
le  cœur  ce  voyage,  et  j'ai  été  bien  plus  content  de 
lui  que  je  n'espérais.  Puisqu'on  n'a  pas  été  content 
de  ma  lettre ,  on  ne  le  serait  pas  non  plus  de  mes 
éclaircissements.  Quoi  qu'on  fasse,  je  n'en  veux  pas 
dire  plus  qu'il  n'y  en  a;  et, quand  on  me  presserait 
sur  le  reste,  je  craindrais  que  M.  de  Montmollin 
ne  fût  compromis  :  ainsi  je  ne  dirai  plus  rien  ;  c'est 
un  parti  pris. 

Je  trouve,  en  revenant  sur  tout  ceci,  que  nous 
avons  donné  trop  d'importance  à  cette  affaire  :  c'est 
un  jeu  de  sots  enfants  dont  on  se  fâche  pour  un 
moment,  mais  dont  on  ne  fait  que  rire  sitôt  qu'on 
est  de  sang  froid.  Je  veux,  pour  m'égayer,  battre 
ces  gens -là  par  leurs  ])ropres  armes  ;  puisqu'ils 
aiment  tant  à  chicaner,  nous  chicanerons,  et  je 
ferai  en  sorte  que,  voulant  toujours  attaquer,  ils 
seront  forcés  de  se  tenir  sur  la  défensive.  Il  est  im- 
possible,  de  cette  manière ,  que  je  me  compromette , 
parce  que  je  ne  défendrai  point  mon  ouvrage,  je 
ne  ferai  qu'éplucher  les  leurs;  et  il  est  impossible 
qu'ils  ne  me  donnent  point  toutes  les  prises  ima- 
ginables pour  me  moquer  d'eux  :  car  mes  objec- 
tions étant  insolubles,  ils  ne  les  résoudront  jamais 
sans  dire  force  bêtises,  dont  je  me  réjouis  d'avance 
de  tirer  parti.  Gardez-vous  bien  d'empêcher  l'ou- 
vrage de  M.  Vernes  de  paraître.  Si  je  le  prends  en 


ANNÉE   lyG^i.  /|0() 

^^iieté,  comme  je  l'espère,  il  me  fera  faire  un  peu 
(le  bon  sang,  dont  j'ai  grand  besoin. 

Vous  voyez  que  ce  projet  ne  rentl  point  votre 
travail  inutile;  tant  s'en  faut.  La  besogne  entre  nous 
sera  très-bien  partagée  ;  vous  aurez  défendu  l'hon- 
neur de  votre  ami,  et  moi  j'aurai  désarmé  mes  cen- 
seurs. Vous  ferez  mon  apologie,  et  moi  la  critique 
de  ceux  qui  m'auront  atta{[ué.  V  ous  aurez  paré  les 
coups  qu'on  me  porte,  et  moi  j'en  aurai  porté  quel- 
(pies-uns.  Il  faut  que  je  sois  devenu  tout  d'un  coup 
fort  malin,  car  je  vous  jure  que  les  mains  me  dé- 
mangent ;  le  genre  polémique  n'est  que  trop  de  mon 
goût  :  j'y  avais  renoncé  pourtant.  Que  n'ai-je  seu- 
lement un  peu  de  santé!  Ceux  qui  me  forcent  à 
le  reprendre  ne  s'en  trouveraient  pas  long-tem])s 
aussi  bien  qu'ils  l'ont  espéré. 

Je  ne  me  remets  point  l'écriture  des  deux  lignes 
{|ui  terminent  votre  lettre  :  mais  si  l'on  croit  que 
la  lettre  de  M.  de  Montmollin  à  M.  Sarazin  nous 
soit  bonne  à  quelque  chose,  il  faut  la  lui  demander 
à  lui-même;  car  je  ne  veux  pas  faire  cette  démarche- 
ià.  Adieu,  cher  Moultou. 

Je  vous  prie  de  rembourser  à  M.  Mouchon  le 
prix  d'un  atlas  qu'il  m'a  envoyé,  le  port  dudit  atlas 
qu'il  a  affranchi,  et  les  frais  de  mon  extrait  baptis- 
taire,  qu'il  a  pris  la  peine  de  m'envoyer  aussi.  Je  vous 
dois  déjà  quelques  ports  de  lettres;  ayez  la  bonté 
de  tenir  une  note  de  tout  cela  jusqu'au  printem])s. 

J'oubliais  de  vous  marquer  que  le  roi  de  Prusse 
m'a  fait  faire ,  par  Milord  Maréchal ,  des  offres  très- 
obligeantes,  et  d'une  manière  dont  je  suis  pénétré. 


/jlO  CORRESPONDANCE. 

LETTRE    CCCLXI. 

AU  MÊME. 

Motiers-Travers ,  le  i5  novembre  1762. 

Je  reçois  à  l'instant,  cher  ami.  une  lettre  de 
M.  Deluc,  que  je  viens  d'envoyer  à  M.  de  Mont- 
nioUin ,  sans  le  solliciter  de  rien ,  mais  le  priant 
seulement  de  me  faire  dire  ce  qu'il  a  résolu  de  faire 
quant  à  la  copie  qu'on  lui  demande,  afin  que  je 
m'arrange  aussi  de  mon  coté  en  conséquence  de 
ce  qu'il  aura  fait.  S'il  prend  le  parti  d'envoyer  cette 
copie,  moi,  de  mon  côté,  je  lui  écrirai  en  peu  de 
lignes  la  lettre  d'éclaircissement  que  M.  Deluc  soa- 
haite ,  laquelle  pourtant  ne  dira  rien  de  plus  que 
la  précédente,  parce  qu'il  n'est  pas  possible  de 
dire  plus.  S'il  ne  veut  pas  envoyer  cette  copie , 
moi ,  de  mon  côté ,  je  ne  dirai  plus  rien  ;  j'en  res- 
terai là,  et  continuerai  de  vivre  en  bon  chrétien 
réformé,  comme  j'ai  fait  jusqu'ici  de  tout  mon 
pouvoir. 

Le  moment  critique  approche  où  je  saurai  si 
Genève  m'est  encore  quelque  chose.  Si  les  Gene- 
vois se  conduisent  comme  ils  le  doivent,  je  me  re- 
connaîtrai toujours  leur  concitoyen,  et  les  aimerai 
comme  ci-devant.  S'ils  me  manquent  dans  cette  oc- 
casion, s'ils  oublient  quels  affronts  et  quelles  in- 
sultes ils  ont  à  réparer  envers  moi,  je  ne  cesserai 


AiMVÉE    I76U.  /|I  l 

point  de  les  aimer;  mais  ,  du  reste,  mon  jxirti  est 


Dl'IS. 


Je  ne  puis  répondre  à  M.  Deluc  cet  ordinaire, 
parce  (|ue  ma  réponse  dépend  de  celle  de  iNI.  de 
Montmollin ,  qui  m'a  fait  dire  simplement  (pi'i! 
viendrait  me  voir;  car,  depuis  plusieurs  semaines, 
l'état  où  je  suis  ne  me  permet  pas  de  sortir.  Or, 
comme  la  poste  part  dans  peu  d'heures ,  il  n'est 
pas  vraisemblable  que  j'aie  le  temps  d'écrire  :  ainsi 
je  n'écrirai  à  M,  Deluc  que  jeudi  au  soir.  Je  vous 
prie  de  le  lui  dire,  afin  qu'il  ne  soit  pas  inquiet 
de  mon  silence. 

Il  est  certain  que,  quoi  qu'il  arrive,  je  ne  de- 
meurerai jamais  à  Genève,  cela  est  bien  décidé. 
Cependant  je  vous  avoue  que  les  approches  du 
moment  qui  décidera  si  je  suis  encore  Genevois , 
ou  si  je  ne  le  suis  plus,  me  dorment  une  vive  agi- 
tation de  cœur.  Je  donnerais  tout  au  monde  pour 
être  à  la  fin  du  mois  prochain.  Adieu ,  cher  ami. 


LETTRE   CCCLXII. 

A  madame'latour. 

Motiers,  ai  noveuilire  1765. 

Ta  iiiadiili  ma  tu.  mi  piaci.  Il  faut  se  rendre, 
madame  ;  je  sens  tous  les  jours  mieux  qu'il  est  im- 
possible à  mon  cœur  de  vous  résister.  Plus  je 
gronde,  plus  je  m'enlace;  et,  à  la  manière  dont 
vous  me  permettez  de  ne  vous  plus  écrire ,  vous 


I\i1  CORRESPONDANCE, 

êtes  bien  sûre  de  n'être  pas  prise  au  mot.  Oui, 
vous  êtes  femme;  je  le  sens  à  votre  ascendant  sur 
moi;  je  le  sens  à  votre  adresse  ,  et  il  y  a  long-temps 
que  je  ne  m'avise  plus  d'en  douter.  Je  ne  tente- 
rai donc  plus  de  briser  ces  chaînes  si  pesantes  que 
vous  me  donnez  si  légèrement  ;  mais ,  de  grâce , 
allégez-en  le  poids  vous-même  ;  soyez  aussi  bonne 
que  charmante  ;  acceptez  mes  hommages  en  com- 
pensation de  ma  négligence  ,  et  ne  comptez  pas  si 
rigoureusement  avec  votre  serviteur. 

Il  est  certain,  madame,  que  j'ai  eu  tort  de  par- 
ler encore  à  M.  de  Rougemont  de  ce  que  je  vous 
avais  dit  au  sujet  de  M.  du  Terreaux  ;  mais  la  ma- 
nière dont  vous  m'aviez  répondu  me  faisait  dou- 
ter que  vous  en  parlassiez  à  M.  son  frère ,  et  il  con- 
venait cependant  qu'il  le  sût.  Voilà,  non  l'excuse, 
mais  la  raison  de  mon  tort. 

Je  vous  prie,  madame,  d'être  bien  persuadée 
de  deux  choses;  l'une,  que  si  vous  eussiez  gardé 
avec  moi  le  silence  que  j'avais  mérité,  je  n'aurais 
eu  garde  de  vous  laisser  faire,  du  moins  jusqu'à 
m'oublier  :  pour  peu  que  vous  eussiez  encore  dif- 
féré à  m'écrire,  je  vous  aurais  sûrement  prévenue  ; 
et,  quelque  touché  que  je  sois  de  votre  lettre,  je 
suis  presque  fâché  que  vous  ne  m'ayez  pas  donné 
cette  occasion  de  vous  marquer  mon  empresse- 
ment et  mon  repentir.  L'autre  vérité  que  je  vous 
supplie  de  croire  est  que ,  bien  que  l'on  ne  se  cor- 
rige point  à  mon  âge,  et  que  je  ne  puisse,  sans 
vous  tromper,  vous  promettre  plus  d'exactitude 
que  par  le  passé,  j'ai  pourtant  le  cœur  pénétré  de 


A^f^lÎE  l'jG'i.  4i3 

vos  bontés,  et  très-zélé  pour  in\'ii  reiuln'  tli^no. 
Voilà,  madame,  que  j'écrive  ou  non,  sui-  (|(K)i 
vous  devez  toujours  compter. 


LETTRE   CCCLXIII. 

A  M.  MOULT  OU. 

Motiers,  a  5  novembre  1762. 

Je  m'étais  attendu  ,  cher  ami ,  à  ce  qui  vient  de 
se  passer;  ainsi  j'en  suis  peu  ému.  Peut-être  n'a- 
l-il  tenu  qu'à  moi  que  cela  ne  se  passât  autrement. 
Mais  une  maxime  dont  je  ne  me  départirai  jamais, 
est  de  ne  faire  du  mal  à  personne.  Je  suis  cliarmé 
de  ne  m'en  être  pas  départi  en  cette  occasion  ;  car 
je  vous  avoue  que  la  tentation  était  ^ive.  Savez- 
vous  à  quel  jeu  j'ai  perdu  INI.  Marcet?  Il  me  paraît 
certain  que  je  l'ai  perdu.  J'aurais  cru  pouvoir 
compter  sur  un  ancien  ami  de  mon  père.  Je  soiq3- 
çonne  que  l'amitié  de  M".  Deluc  m'a  ôté  la  sienne. 

Je  suis  charmé  que  vous  voyiez  enfin  que  je  n'en 
ai  déjà  que  trop  fait.  Ces  messieurs  les  Genevois 
le  prennent,  en  vérité,  sur  un  singulier  ton.  On 
dirait  qu'il  faut  que  j'aille  encore  demander  par- 
don des  affronts  qu'on  m'a  faits.  Et  puis,  quelle 
extravafijante  inquisition  !  L'on  n'en  ferait  pas  tant 
chez  les  catholiques.  En  vérité  ces  gens-là  sont  bien 
bêtement  rogues.  Comment  ne  voient-ils  pas  qu'il 
s'agit  bien  plus  de  leur  intérêt  que  du  mien? 

Le  bon-homme  dispose  de  moi  comme  de  ses 


4l4  CORRESPONDANCE. 

vieux  souliers;  il  veut  que  j'aille  courir  à  Genève 
dans  une  saison  et  dans  un  état  où  je  ne  puis  sor-f 
tir ,  je  ne  dis  pas  de  ?vIotiers ,  mais  de  ma  chambre.- 
Il  n'y  a  pas  de  sens  à  cela.  Je  souhaite  de  tout  mon 
cœur  de  revoir  Genève,  et  je  me  sens  un  cœur 
fait  pour  oublier  leurs  outrages  ;  mais  on  ne  m'y 
verra  sûrement  jamais  en  homme  qui  demande 
grâce  ou  qui  la  reçoit. 

Vous  voulez  m'envoyer  votre  ouvrage ,  suppo- 
sant que  je  suis  en  état  de  le  rendre  meilleur.  Il 
n'en  est  rien ,  cher  ami  ;  je  n'ai  jamais  pu  corriger 
une  seule  phrase  ni  pour  moi  ni  pour  les  autres.- 
J'ai  l'esprit  prime-sautier ,  comme  disait  Montaigne  5 
passé  cela  je  ne  suis  rien.  Dans  un  ouvrage  fait  je 
ne  vois  que  ce  qu'il  y  a;  je  ne  vois  rien  de  ce  qu'on 
y  peut  mettre.  Si  je  veux  toucher  à  votre  ouvrage, 
je  me  tourmenterai  beaucoup,  et  je  le  gâterai  in- 
failliblement, ne  fût-ce  que  parce  qu'il  s'agit  de 
moi  :  on  ne  sait  jamais  parler  de  soi  comme  il  faut. 
Je  vois  que  vous  vous  défiez  de  vous;  mais  vous 
devriez  vous  fier  un  peu  à  moi ,  qui  peux  mieux  que 
vous  vous  mettre  à  votre  taux.  En  ceci  seulement 
je  jugerai  mieux  que  vous.  Faites  de  vous-même; 
vous  serez  moins  correct,  mais  plus  un.  Au  reste, 
revenez  plusieurs  fois  sur  votre  ouvrage  avant  que 
de  le  donner.  Je  crains  seulement  les  fautes  de 
langue;  mais,  si  vous  êtes  bien  attentif,  elles  ne 
vous  échapperont  pas.  Je  crains  aussi  un  peu  les 
boutades  du  feu  de  la  jeunesse.  Attachez -vous  à 
oter  tout  ce  qui  p(nit  être  exclamation  ou  décla- 
mation. Simplifiez  votre  st^le,  surtout  dans  les  en- 


droits  où  les  choses  ont  de  la  chaleur.  J'ai  uuo  lec- 
ture à  vous  conseiller  avant  que  de  revoir  poui- 
la  dernière  fois  votre  écrit ,  c'est  celle  des  Lettres 
persanes.  Cette  lecture  est  excellente  à  tout  jeune 
homme  qui  écrit  pour  la  première  fois.  Vous  y 
trouverez  pourtant  quelques  fautes  de  langue.  En 
voici  une  dans  la  quarante -deuxième  lettre  :  Tel 
que  l'on  devrait  mépriser  parce  qu'il  est  un  sot^  ne 
l'est  souvent  que  parce  quil  est  un  hoiuiue  de  robe. 
La  faute  est  de  prendre  pour  le  participe  passif 
méprisé  y  qui  n'est  pas  dans  la  phrase,  l'infinitif 
mépriser  qui  y  est.  Les  Genevois  sont  encore  fort 
sujets  à  faire  cette  faute-là.  Toutefois  ,  si  vous  vou- 
lez absolument  m'envoycr  votre  écrit,  faites.  Je 
ne  sais  lequel  de  vous  ou  de  moi  me  donnera  le 
plus  d'intérêt  à  sa  lecture ,  mais  je  vous  répète  que 
je  ne  vous  y  puis  être  d'aucune  utilité. 

Je  vous  ai  parlé  des  offres  du  roi  de  Prusse  et 
de  ma  reconnaissance.  IMais  voudriez-vous  que  je 
les  eusse  acceptées  ?  Est-il  nécessaire  de  vous  dire 
ce  que  j'ai  fait?  ces  choses-là  devraient  se  deviner 
entre  nous. 

Je  dois  vous  prévenir  d'une  chose.  Vous  avez 
dû  voir  beaucoup  d'inéfijalités  dans  mes  lettres  ;  c'est 
qu'il  y  en  a  beaucoup  dans  mon  humeur ,  et  je  ne 
la  cache  point  à  mes  amis.  Mais  ma  conduite  ne  se 
règle  point  sur  mon  humeur;  elle  a  une  règle  plus 
constante;  à  mon  â»e  on  ne  change  plus.  Je  serai 
ce  que  j'ai  été.  Je  ne  suis  différent  qu'en  une  chose , 
c'est  que  jusqu'ici  j'ai  eu  des  amis,  mais  à  présent 
je  sens  que  j'ai  un  ami. 


4l6  CORRESPONDANCE. 

Vous  apprendrez  avec  plaisir  a^x  Emile  a  le  plus 
erand  succès  en  Ans^leterre.  On  en  est  à  la  seconde 
édition  anglaise.  Il  n'y  a  pas  d'exemple  à  Londres 
d'un  succès  si  rapide  pour  aucun  livre  étranger, 
et ,  nota ,  malgré  le  mal  que  j'y  dis  des  Anglais. 


LETTRE  CCCLXIV. 

A  M.  DE  MONTMOLLIN. 

Novembre  1762. 

Quand  je  me  suis  réuni,  monsieur,  il  y  a  neuf 
ans,  à  l'Église,  je  n'ai  pas  manqué  de  censeurs 
qui  ont  blâmé  ma  démarche,  et  je  n'en  manque 
pas  aujourd'hui  que  j'y  reste  uni  sous  vos  auspices, 
contre  l'espoir  de  tant  de  gens  qui  voudraient 
m'en  voir  séparé.  Il  n'y  a  rien  là  de  bien  étonnant  ; 
tout  ce  qui  m'honore  et  me  console  déplaît  à  mes 
ennemis  ;  et  ceux  qui  voudraient  rendre  la  religion 
méprisable  sont  fâchés  qu'un  ami  de  la  vérité  la 
professe  ouvertement.  Nous  connaissons  trop, 
vous  et  moi ,  les  hommes  pour  ignorer  à  combien 
de  passions  humaines  le  feint  zèle  de  la  foi  sert  de 
manteau  ;  et  l'on  ne  doit  pas  s'attendre  à  voir  l'a- 
théisme et  l'impiété  plus  charitables  que  n'est  l'hy- 
pocrisie ou  la  superstition.  J'espère,  monsieur, 
ayant  maintenant  le  bonheur  d'être  plus  connu  de 
vous ,  que  vous  ne  voyez  rien  en  moi  qui ,  démen- 
tant la  déclaration  que  je  vous  ai  faite,  puisse 
vous  rendre  suspecte  ma  démarche ,  ni  vous  don  • 


ANNÉE    176^.  4  1-7 

(i(>r  (lu  regret  à  la  vôtre.  S'il  y  a  îles  gens  qui  m'ac- 
cusent" d'être  un  hypocrite,  c'est  parce  que  je  ne 
suis  pas  lui  impie  :  ils  se  sont  arrangés  pour  m'ac- 
cuser  de  l'un  ou  de  l'autre,  sans  doute  parce  qu'ils 
n'imaginent  pas  qu'on  puisse  sincèrement  croire 
en  Dieu.  Vous  voyez  que,  de  quelque  manière 
que  je  me  conduise  ,  il  m'est  impossible  d'échapper 
à  l'une  des  deux  imputations.  Mais  vous  voyez 
aussi  que ,  si  toutes  deux  sont  également  destituées 
de  preuves ,  celle  d'hypocrisie  est  pourtant  la  plus 
inepte  ;  car  un  peu  d'hypocrisie  m'eût  sauvé  bien 
des  disgrâces;  et  ma  bonne  foi  me  coûte  assez 
cher,  ce  me  semble,  pour  devoir  être  au-dessus 
de  tout  soupçon. 

Quand  nous  avons  eu,  monsieur,  des  entretiens 
sur  mon  ouvrage,  je  vous  ai  dit  dans  quelles  vues 
il  avait  été  publié ,  et  je  vous  réitère  la  même  chose 
en  sincérité  de  cœur.  Ces- vues  n'ont  rien  que  de 
louable,  vous  en  êtes  convenu  vous-même;  et 
quand  vous  m'apprenez  qu'on  me  prête  celle  d'a- 
voir voulu  jeter  du  ridicule  sur  le  christianisme , 
vous  sentez  en  même  temps  combien  cette  impu- 
tation est  ridicule  elle-même,  puisqu'elle  porte 
uniquement  sur  un  dialogue  dans  un  langage  im- 
prouvé  des  deux  côtés  dans  l'ouvrage  même ,  et  où 
l'on  ne  trouve  assurément  rien  d'applicable  au 
vrai  chrétien.  Pourquoi  les  réformés  prennent-ils 
ainsi  fait  et  cause  pour  l'Église  romaine?  Pourquoi 
s'échauffent-ils  si  fort  quand  on  relève  les  ^ic(^s 
de  son  argumentation,  qui  n'a  point  été  la  leur 
jusqu'ici?  Veulent-ils  donc  se  rapprocher  peu  à 
R.  XIX.  27 


4l8  CORRESPONDANCE. 

peu  de  ses  manières  de  penser  comme  ils  se  rap- 
prochent déjà  de  son  intolérance,  contre  lés  prin- 
cipes fondamentaux  de  leur  propre  communion  ? 

Je  suis  bien  persuadé,  monsieur,  que,  si  j'eusse 
toujours  vécu  en  pays  protestant,  alors  ou  la  Pro- 
fession du  vicaire  savoyard  n'eût  point  été  faite , 
ce  qui  certainement  eût  été  un  mal  à  bien  des 
égards ,  ou ,  selon  toute  apparence ,  elle  eût  eu 
dans  sa  seconde  partie  un  tour  fort  différent  de 
celui  qu'elle  a. 

Je  ne  pense  pas  cependant  qu'il  faille  supprimer 
les  objections  qu'on  ne  peut  résoudre;  car  cette 
adresse  subreptice  a  un  air  de  mauvaise  foi  qui 
me  révolte  ,  et  me  fait  craindre  qu'il  n'y  ait  au  fond 
peu  de  vrais  croyants.  Toutes  les  connaissances 
humaines  ont  leurs  obscurités,  leurs  difficultés, 
leurs  objections  que  l'esprit  humain  trop  borné 
ne  peut  résoudre.  La  géométrie  elle-même  en  a  de 
telles  que  les  géomètres  ne  s'avisent  point  de  sup- 
primer ,  et  qui  ne  rendent  pas  pour  cela  leur  science 

vrtaine.  Les  objections  n'empêchent  pas  qu'une 
(emj^  démontrée  ne  soit  démontrée;  et  il  faut  sa- 
voir se  tenir  à  ce  qu'on  sait ,  et  ne  pas  vouloir 
tout  savoir,  même  en  matière  de  religion.  Nous 
n'en  servirons  pas  Dieu  de  moins  bon  cœur  ;  nous 
n'en  serons  pas  moins  vrais  croyants,  et  nous  en 
serons  plus  humains,  plus  doux,  plus  tolérants 
pour  ceux  qui  ne  pensent  pas  comme  nous  en 
toute  chose.  A.  considérer  eu  ce  sens  la  Profession 
de  foi  du  vicaire ,  elle  peut  avoir  son  utilité  même 
dans  ce  qu'on  y  a  le  plus  improuvé.  En  tout  cas  il 


ANNÉE    1762.  4^) 

n'y  avait  qu'à  résoudre  les  objections  aussi  con- 
venablement, aussi  honnêtement  qu'elles  étaient 
proposées,  sans  se  fâcher  comme  si  l'on  avait  tort, 
et  sans  croire  qu'une  objection  est  suffisamment 
résolue  lorsqu'on  a  brûlé  le  papier  qui  la  con- 
tient. 

Je  n'épiloguerai  point  sur  les  chicanes  sans  nom- 
bre et  sans  fondement  qu'on  m'a  faites  et  qu'on 
me  fait  tous  les  jours.  Je  sais  supporter  dans  les 
autres  des  manières  de  penser  qui  ne  sont  pas  les 
miennes;  pourvu  que  nous  soyons  tous  unis  en 
Jésus-Christ,  c'est  là  l'essentiel.  Je  veux  seulement 
vous  renouveler,  monsieur,  la  déclaration  de  la 
résolution  ferme  et  sincère  où  je  suis  de  vivre  et 
mourir  dans  la  communion  de  l'Eglise  chrétienne 
réformée.  Rien  ne  m'a  plus  consolé  dans  mes  dis- 
grâces que  d'en  faire  la  sincère  profession  auprès 
de  vous ,  de  trouver  en  vous  mon  pasteur ,  et  mes 
frères  dans  vos  paroissiens.  Je  vous  demande  à 
vous  et  à  eux  la  continuation  des  mêmes  bontés  ; 
et  comme  je  ne  crains  pas  que  ma  conduite  vous 
fasse  changer  de  sentiment  sur  mon  compte,  j'es- 
père que  les  méchancetés  de  mes  ennemis  ne  le 
feront  pas  non  plus. 


4^0  CORRESPONDANCE. 


LETTRE   CCCLXV. 

A  M.  ***. 

1762. 

En  parlant^  monsieur,  dans  votre  gazette  du  23 
juin,  d'un  papier  appelé  réquisitoire,  publié  en 
France  contre  le  meilleur  et  le  plus  utile  de  mes 
écrits ,  vous  avez  rempli  votre  office ,  et  je  ne  vous 
en  sais  pas  mauvais  gré  ;  je  ne  me  plains  pas  même 
que  vous  ayez  transcrit  les  imputations  dont, ce 
papier  est  rempli,  et  aiixquelles  je  m'abstiens  de 
donner  celle  qui  leur  est  due. 

Mais  lorsque  vous  ajoutez  de  votre  chef  que  je 
suis  condamnable  au-delà  de  ce  qu'on  peut  dire 
pour  avoir  composé  le  livre  dont  il  s'agit,  et  sur- 
tout pour  y  avoir  mis  mon  nom,  comme  s'il  était 
permis  et  honnête  de  se  cacher  en  parlant  au  pu- 
blic; alors  ,  monsieur,  j'ai  droit  de  me  plaindre  de 
ce  que  vous  jugez  sans  connaître;  car  il  n'est  pas 
possible  qu'un  homme  éclairé  et  un  homme  de 
bien  porte  avec  connaissance  un  jugement  si  peu 
équitable  sur  un  livre  où  l'auteur  soutient  la  cause 
de  Dieu ,  des  mœurs ,  de  la  vertu ,  contre  la  nou- 
velle philosophie ,  avec  toute  la  force  dont  il  est 
capable.  Vous  avez  donné  trop  d'autorité  à  des 
procédures  irrégulières ,  et  dictées  par  des  motifs 
particuliers  que  tout  le  monde  connaît. 

Mon  livre,  monsieur,  est  entré  les  mains  du  pu- 


ANNÉE    I7G2.  42  l 

blic;il  sera  lu  lot  ou  tard  par  des  hommes  rai- 
sonnables ,  j)eut-étre  enfin  par  des  chrétiens.,  qui 
verront  avec  surprise  et  sans  doute  avec  indigna- 
tion qu'un  disciple  de  leur  divin  maître  soit  traité 
jiarmi  eux  comme  un  scélérat. 

Je  vous  prie  donc ,  monsieur  ,  et  c'est  une  "répa- 
ï-ation  que  vous  me  devez ,  de  lire  vous-même  le 
livre  dont  vous  avez  si  légèrement  et  si  mal  parlé  ; 
et ,  quand  vous  l'aurez  lu ,  de  vouloir  alors  rendre 
compte  au  public,  sans  faveur  et  sans  grâce,  du 
jugement  que  vous  en  aurez  porté.  Je  vous  salue , 
monsieur,  de  tout  mon  cœur. 


LETTRE  CCCLXVl. 

A  M.  LOISEAU   DE  MAULÉON, 
Pour  lui  recommander  l'affaire  de  M.  Le  Beuf  de  Vaidahon. 

Voici ,  mon  cher  Maidéon ,  du  travail  pour  vous, 
qui  savez  braver  le  puissant  injuste,  et  défendre 
l'innocent  opprimé.  Il  s'agit  de  protéger  par  vos  ta- 
lents un  jeune  tiomme  de  mérite  qu'on  ose  pour- 
suivre criminellement  pour  une  faute  que  tout 
homme  voudrait  commettre,  et  qui  ng  blesse 
d'autres  lois  que  celles  de  l'avarice  et  deJ'opinion. 
Armez  votre  éloquence  de  traits  plus  doux  et  non 
moins  pénétrants ,  en  faveur  de  deux  amants  per- 
sécutés par-tini  père  vindicatif  et  dénaturé.  Ils  ont 
la  voix  publique;  et  ils  l'auront  |XU'tout  où  vous 
parlerez  pour  eux.  Il  me  semble  que  ce  nouveau 


^■21  CORRESPONDANCE. 

sujet  vous  offre  d'aussi  grands  principes  à  déve- 
lopper, d'aussi  grandes  vues  à  approfondir  que 
les  précédents  ;  et  vous  aurez  de  plus  à  faire  valoir 
des  sentiments  naturels  à  tous  les  cœurs  sensibles , 
et  qui  ne  sont  pas  étrangers  au  vôtre.  J'espère  en- 
core que  vous  compterez  pour  quelque  chose  la 
recommandation  d'un  homme  que  vous  avez  ho- 
noré de  votre  amitié.  Macte  virtute ,  cher  Mauléon. 
C'est  dans  une  route  que  vous  vous  êtes  frayée* 
qu'on  trouve  le  noble  prix  que  je  vous  ai  depuis 
si  long-temps  annoncé,  et  qui  est  seul  digne  de 
vous. 


LETTRE  CCCLXVII. 

A  MADEMOISELLE  D'IVERNOIS, 

Fille  de  M.  le  procureur-général  de  Neucliàtel,  en  lui  envoyant  le  premier 
lacet  de  ma  façon,  qu'elle  m'avait  demandé  poul-  présent  de  noces. 

Le  voilà,  mademoiselle,  ce  beau  présent  de 
noces  que  vous  avez  désiré  :  s'il  s'y  trouve  du  su- 
Ce  membre  de  phrase  n'est  pas  complet.  Ji  y  avait  sans  doute 
dans  le  manuscrit  :  C'est  dans  une  roule  comme  celte  que  vous  vous 
êtes  frayée ,  ou  plutôt  dans  /«  roule.  Mais  nous  ne  devions  rien  chan- 
ger au  texte  de  l'édition  originale  (celle  de  Genève,  1782,  t.  xxiv, 
in-8° ,  et  t.* XII,  in-4'')  où  cette  lettre,  ne  portant  aucune  énoncia- 
tion  de  datera  été  imprimée  pour  la  première  fois.  Elle  ne  se  trouve 
point  dans  le  recueil  publié  par  du  Peyrou.  —  Indépendamment  de 
la  collection  des  Mémoires  et  Plaidoyers  de  Loiseau  de  Mauléon 
mentionnée  préccilemment  (  Confessions ,  t.  11 ,  p.  388  ),  il  en  existe 
une  édition  en  trois  volumes  in-S"  ,  Londres ,  178p.  La  défense  du 
comte  de  Portes ,  dont  Rousseau  parle  au  même  endroit ,  a  eu  par- 
ticulièrement trois  éditions;  ia  troisième  est  de  1769  ,  in-8°. 

(  Note  de  M.  Petitaîn.  ) 


prrflu,  faites,  en  bonne  ménagère,  qu'il  ait  hicii- 
tùt  son  enij)loi.  Portez  sous  d'Iieiunnix  auspices 
cvX  emblème  des  liens  de  douceur  et  d'amour 
dont  vous  tiendrez  eidacé  votre  heureux  époux, 
et  songez  qu'en  portant  un  lacet  tissu  par  la  main 
qui  traça  les  devoirs  des  mères,  c'est  s'engager  à 
les  remplir. 


LETTRE   CCCLXVIII.    * 

A  MADAME  LA  COMTESSE  DE  BOUFFLERS. 

Motiers  ,  le  2  6  novembre  1762. 

Je  reçois  à  l'instant,  madame,  la  lettre  dont 
vous  m'avez  honoré  le  lo  de  ce  moissons  le  cou- 
vert de  Milord  Maréchal,  et  je  vous  avoue  qu'elle 
me  surprend  plus  encore  que  la  précédente.  J'ai 
tant  d'estime  et  de  respect  pour  vous,  que,  dus- 
siez-vous  continuer  à  m'en  écrire  de  semblables, 
elles  me  surprendraient  toujours. 

Je  suis  pénétré  de  reconnaissance  et  de  respect 
pour  le  roi  de  Prusse  ;  mais  ses  bienfaits ,  souvent 
répandus  avec  plus  de  générosité  que  de  choix , 
ne  sont  pas  une  preuve  bien  sûre  qu'on  les  mé- 
rite. Si  je  les  acceptais,  je  croirais  iui  rendre  au- 
tant d'honneur  que  j'en  recevrais  de  lui  ;  et  je 
ne  suis  point  persuadé  que  ,  par  cette  démarche , 
je  fisse  un  si  grand  déplaisir  à  mes  ennemis. 

Je  crois,  madame  y  que  si  j'étais  dans  le  besoin, 
et  que  j'eusse  recours  à  vous,  vous  consulteriez 


l\ll\  CORRIISPONDAIVCP:. 

plus  votre  cœur  que  votre  fortune;  mais  ce  que 
vous  ne  feriez  pas  à  cet  égard,  peut-être  dcvrais-je 
le  faire.  Comme  je  ne  suis  pas  dans  ce  cas-là,  et 
que  jusqu'ici  mes  amis  ne  se  sont  point  aperçus 
que  j'y  aie  été,  cette  délibération  me  paraît ,  quant 
à  présent,  fort  inutile.  Il  me  semble  que  je  n'ai 
jamais  donné  à  persoiuie  occasion  de  prendre  un 
si  orand  souci  de  mes  besoins. 

Vous  persistez,  dites -vous,  à  croire  que  ma 
lettre  à  M.  de  Montmoilin  était  peii  nécessaire.  Je 
ne  vois  pas  bien  comment  vous  pouvez  juger  de 
cela.  Je  vous  ai  dit  les  raisons  qui  m'ont  fait  croire 
qu'elle  l'était;  vous  auriez  dû  me  dire  celles  qui 
vous  font  penser  autrement. 

Vous  dites  qu'elle  a  fait  un  mauvais  effet;  mais 
sur  qui?  Si  c'est  sur  MM.  d'Alembert  et  Voltaire, 
je  m'en  félicite.  J'espère  n'être  jamais  assez  mal- 
heureux pour  obtenir  leur  approbation. 

H  était  inutile  que  cette  lettre  courût ,  et  je  ne 
l'ai  jamais  montrée  à  personne.  Vous  dites  l'avoir 
vue  H  Paris.  Je  sais  qu'elle  a  été  falsifiée,  et  je  vous 
l'ai  dit;  cela  n'emportait  pas  la  nécessité  de  vous 
la  transcrire,  puisque  cette  pièce,  ayant  fait  ici 
son  effet ,  n'importe ,  au  surplus ,  ni  à  vous  ,  ni  à 
moi,  ni  à  personne.  Cependant,  puisqu'elle  vous 
fait  plaisir,  la  voilà  telle  que  je  l'ai  écrite,  et  que 
je  l'écrirais  tout-à-l'heure  si  c'était  à  recommencer. 

J'ai  toujours  approuvé  que  mes  amis  me  don- 
nassent des  avis,  mais  non  pas  des  lois.  Je  veux 
bien  qu'ils  me  conseillent,  mais  non  pas  qu'ils 
me  gouvernent.  Vous  avez  daigné  ,  madame ,  rem- 


plir  avec  moi  le  soin  de  l'amitié;  je  vous  on  remer- 
cie. Vous  vous  en  tenez  là  ;  je  vous  en  remercie 
encore  :  car  je  n'aimerais  pas  être  obligé  de  mai-- 
(juer  moi-même  la  borne  de  votre  pouvoir  sur  moi. 

Ne  parlerons-nous  jamais  de  vous,  madame?  Il 
me  semble  pourtant  que  les  droits  et  les  devoirs 
de  Tamitié  devraient  être  réciproques.  Verrez-vous 
t()UJoui*s  mes  malheurs  ,  et  ne  verrai-je  jamais  vos 
|)laisirs,  ou  ceux  des  personnes  qui  vous  appro- 
chent? Vous  n'avez  pas  besoin  de  mes  conseils,  je 
le  sais;  mais  j'aurais  le  plaisir  de  me  réjouir  de 
tout  c^  que  vous  faites  de  bien  ;  j'approuverais ,  je 
m'attendrirais,  je  m'égaierais  de  votre  joie,  et  tous 
mes  maux  seraient  oubliés. 

Je  n'ai  jamais  songé  à  vous  demander,  madame, 
si  l'on  avait  rendu  à  M.  le  prince  de  Conti  la  mu- 
sique que  j'avais  copiée  pour  lui.  Daignez  agréer  les 
humbles  remerciements  et  respects  de  mademoi- 
selle Le  Vasseur. 


LETTRE  CCCLXIX. 

A  M 

CURÉ  d'ambérier  EK  bugey.  * 

Motiers-Travcrs ,  le  3o  novembre  ijfia. 

Je  n'aurais  pas  tardé  si  long-temps,  monsieur,  à 
vous  témoigner  ma  reconnaissance  des  soins  et 
des  bontés  que  vous  n'avez  cessé  d'avoir  pour  ma 

Thérèse  Le  Vasseur,  partie  en  juillet  17C2  ,  par  le  carrosse  de 


I^IÔ  .     CORRESPONDANCE, 

gouvernante,  durant  son  voyage  de  Paris  à  Besan- 
çon ,  si  je  n'avais  égaré  votre  adresse  qu'elle  me 
remit  en  arrivant,  et  en  me  rendant  compte  de 
toutes  les  obligations  que  nous  avions ,  elle  et 
moi,  à  votre  humanité  et  à  votr^B  charité.  J'ai  re- 
trouvé cette  adresse  hier  au  soir ,  et  je  me  hâte 
de  remplir  un  devoir  qui  m'est  cher,  en  vous  fai- 
sant d'un  cœur  vraiment  touché  les  remerciements 
de  cette  pauvre  fille  et  les  miens.  Je  voudrais  être 
en  état  de  rendre  ces  remerciements  moins  sté- 
riles, en  .vous  marquant,  par  quelque  retour, 
que  vous  n'avez  pas  obligé  un  ingrat.  Si  jamais 
l'occasion  s'en  présente ,  je  vous  demande  en  grâce 
de  ne  pas  oublier  le  citoyen  de  Genève,  et  d'être 
persuadé  qu'il  vous  est  acquis.  Recevez, monsieur, 
les  respects  de  mademoiselle  J^e  Vasseur ,  et  ceux 
d'un  homme  qui  vous  honore. 

Paris  à  Dijon,  pour  se  rendre  auprès  de  Rousseau,  fut  insultée  pai- 
deux  jeunes  étourdis ,  que  le  curé  d'Ambérier  ne  parvint  à  contenir 
qu'en  portaut  ses  plaintes  à  l'un  des  commis  du  bureau.  Sensible  à 
ce  service  ,  l'obligée  se  fit  connaître  à  son  protecteur,  et  lui  demanda 
avec  instance  et  son  nom  et  son  adresse.  C'egt  à  cette  occasion  qu'ont 

été  écrites  les  trois  lettres  adressées  à  M ,  curé  d'Ambérier. 

(  Note  de  M.  Petita'ui.  ) 

*  Voyez  les  deux  autres  lettres  ci-après  des  25  août  et  i5  décembre  1763.  Ces 
lettres  eurent  pour  Rousseau  des  suites  désagréables  ;  il  les  fait  connaître  dans  sa 
lettre  à  madiime  de  Yerdelin  ,  du  28  janvier  suivant. 


LETTRE  CCCLXX. 

A  MADAME  LAÏOUR. 

Motiers,  le  i8  décembre  lyGS. 

Pour  le  coup,  madame,  vous  auriez  été  con- 
tenté de  mon  exactitude,  si  j'avais  ])u  suivre,  en 
recevant  votre  dernière  lettre ,  la  résolution  que 
je  pris  d'y  répondre  dès  le  lendemain  ;  mais  il  est 
dit  que  je  voudrai  toujoiu\s  vous  plaire,  et  que  je 
n'y  parviendrai  jamais.  Une  maudite  fièvre  est  ve- 
nue traverser  mes  bonnes  résolutions  ;  elh^  m'a 
abattu,  au. point  d'en  garder  le  lit,  ce  qui  ne  m'é- 
tait jamais  arrivé  dans  mes  plus  grands  maux  : 
sans  doute ,  le  bon  usa^e  que  je  voulais  faire  de 
mes  forces  m'a  aidé  à  les  recouvrer,  et  je  me  suis 
dépéché  de  guérir  pour  vous  offrir  les  prémices 
de  ma  convalescence,  si  tant  est  j^ourtant  qu'on 
puisse  appeler  convalescence  l'état  où  je  suis  resté. 

Je  voudrais ,  madame ,  pouvoir  vous  donner  l'é- 
claircissement que  vous  désirez  sur  l'homme  au 
gros  poireau,  et  je  voudrais,  pour  moi-même, 
connaître  un  homme  qiù  m'ose  louer  pidjlique- 
ment  à  Paris  ;  car  ,  quoique  je  doive  peut-être  bien 
plus  à  vous  qu'à  lui  la  chaleur  de  son  zèle,  ce 
qu'il  a  dit  ]iour  vous  complaire  me  le  fait  autant 
aimer  que  s'il  l'avait  dit  pour  moi.  ]Mais  ma  mé- 
moire ne  me  fournit  rien  d'applicable  en  tout  au 
signalement  que  vous  m'avez  donné.  J'ai  fréquenté 


à'iS  CORRESPONDANCE. 

dix  ans  Épinay  et  la  Chevrette  ;  pendant  ce  temps- 
là,  on  a  représenté  beaucoup  de  pièces,  et  exécuté, 
beaucoup  de  divertissements,  où  j'ai  quelquefois 
fait  de  la  musique ,  et  où  divers  auteurs  ont  fait 
des  paroles;  mais  depuis  lors  tant  de  choses  me 
sont  arrivées ,  que  je  ne  me  rappelle  tout  cela  que 
fort  confusément.  Le  poireau  surtout  me  déso- 
riente; je  ne  me  rappelle  pas  d'avoir  vécu  dans 
une  certaine  intimité  avec  quelqu'un  qui  en  eût 
un;  si  ce  n'est,  ce  me  semble,  M.  le  marquis  de 
Croix-Mard,  qui,  à  la  vérité,  a  beaucoup  d'esprit, 
mais  qui  n'est  plus  ni  jeune,  ni  d'une  assez  jolie 
figure,  et  auquel  je  ne  me  suis  sûrement  jamais 
mêlé  de  donner  des  conseils. 

Il  est  vrai ,  madame ,  que  je  ne  doute  plus  que 
vous  ne  soyez  femme  ;  vous  me  l'avez  trop  bien 
ffiit  sentir  par  l'empire  que  vous  avez  pris  sur  moi, 
et  par  le  plaisir  que  je  prends  à  m'y  soumettre; 
mais  vous  n'avez  pas  à  vous  plaindre  d'un  échange 
qui  Aous  donne  tant  de  nouveaux  droits,  en  vous 
laissant  tous  ceux  que  je  voulais  revendiquer  pour 
mon  sexe.  Toutefois  ,  puisque  vous  deviez  être 
femme,  vous  deviez  bien  aussi  vous  montrer.  Je 
crois  que  votre  figure  me  tourmente  encore  plus 
que  si  je  l'avais  vue.  Si  vous  ne  voulez  pas  me  dire 
comment  vous  êtes  faite,  dites-moi  donc  du  moins 
comment  vous  vous  habillez ,  afin  que  mon  imagi- 
nation se  fixe  sur  quelque  chose  que  je  sois  sûr 
vous  appartenir,  et  que  je  puisse  rendre  hommage 
à  la  personne  qui  porte  votre  robe,  sans  crainte 
de  vous  faire  une  infidélité. 


LETTRE   CCCLXXI. 

A  M.  MOULTOU. 

Motiers-Travers ,  19  décembre  1762. 

Mon  cher  ami,  j'ai  été  assez  mal,  et  je  ne  suis 
pas  bien.  Les  effets  d'une  fièvre  causée  par  un  grand 
rhume  se  sont  fait  sentir  sur  la  partie  faible,  et  il 
semble  que  ma  vessie  veuille  se  boucher  tout-à-fait. 
Je  me  lève  pourtant,  et  je  sors  cpiand  le  temps  le 
permet;  mais  je  n'ai  ni  la  tète  libre  ,  ni  la  machine 
en  bon  état,  La  rigueur  de  l'hiver  peut  causer  tout 
cela:  je  suis  persuadé  qu'aux  approches  du  tcimps 
doux  je  serai  mieux. 

Je  me  détache  tous  les  jours  plus  de  Genève  :  il 
faut  être  fou  pour  s'affecter  des  torts  de  gens  qui 
se  conduisent  si  mal.  Je  pourrai  y  aller  parce  que 
vous  y  êtes  ;  mais  j'irai  voir  mon  ami  chez  des  étran- 
gers. Du  reste ,  ces  messieurs  me  recevront  comme 
il  leur  plaira.  L'Europe  a  déjà  prononcé  entre  eux 
et  moi  :  que  m'importe  le  reste  ?  Nous  verrons  au 
surplus,  ce  qu'ils  ont  à  me  dire  :  pour  moi,  je  n'ai 
rien  à  leur  dire  du  tout. 

Je  vous  envoie  ce  billet  par  le  messager  plutôt 
que  par  la  poste ,  afin  que ,  si  vous  avez  quelque 
chose  à  m'en voyer,  vous  en  ayez  la  commodité.  Du 
reste,  il  importe  de  vous  communiquer  ime  ré- 
flexion que  j'ai  faite.  Vous  m'avez  marqué  ci-devant 
que  vous  n'aimiez  pas  votre  corps ,  et  que  votre 
intention  était  de  le  quitter  lui  jour:  nous  cause- 


43o  CORRESPONDANCE. 

rons  de  cela  quand  nous  nous  verrons.  Mais  si  cette 
résolution  pouvait  transpirer  chez  quelqu'un  de 
ces  messieurs,  peut-être  ne  chercheraient-  ils 
qu'une  occasion  de  vous  prévenir;  et  il  est  bien 
difficile  qu'ils  ne  trouvassent  pas  cette  occasion 
dans  l'écrit  en  question ,  s'ils  l'y  voulaient  chercher. 
Tout  est  raison  pour  qui  ne  cherche  que  des  pré- 
textes. Pensez  à  cela.  Il  faut  quitter,  et  non  pas  se 
faire  renvoyer. 

Je  crois  que  Milord  Maréchal  pourrait  aller  dans 
quelque  temps  à  Genève  voir  milord  Stanhope.S'il 
y  va ,  allez-le  voir,  et  nommez-vous.  C'est  un  homme 
froid  qui  ne  peut  souffrir  les  compliments ,  et  qui 
n'en  fait  à  personne;  mais  c'est  un  homme,  et  je 
crois  que  vous  serez  content  de  l'avoir  vu.  Du 
reste,  ne  parlez  à  personne  de  ce  voyage.  Il  ne 
m'en  a  pas  demandé  le  secret ,  mais  il  n'en  a  parlé 
qu'à  moi  ;  ce  qui  me  fait  croire  ou  qu'il  a  changé 
de  sentiment,  ou  qu'il  veut  aller  incognito. 

Adieii ,  cher  Moultou  :  je  compte  les  heures 
comme  des  siècles  jusqu'à  la  belle  saison. 


LETTRE  CCCLXXII. 

A.   M.   D.  L.   C. 

Décembre  1762.* 

11  faut,  monsieur,  que  vous  ayez  une  grande 
opinion  de  votre  éloquence ,  et  une  bien  petite  du 

*  Cette  lettre  a  été  classée  par  les  précédents  éJiteius  clans  le 


/VNNIÎE    176-2.  4^1 

tliscernement  de  l'homme  dont  vous  \  oiis  dites  en- 
thousiaste, pour  croire  l'intéresser  en  votre  faveur 
par  le  petit  roman  scandaleux  qui  rempht  la  moitié 
de  la  lettre  ([ue  vous  m'avez  écrite,  et  par  Thisto- 
riette  qui  le  suit.  Ce  que  j'apprends  de  plus  sur 
dans  cette  lettre,  c'est  que  vous  êtes  bien  jeune, 
et  que  vous  me  croyez  bien  jeune  aussi. 

Vous  voilà,  monsieur,  avec  votre  Zélie  comme 
ces  saints  de  v.otre  église,  qui,  dit-on,  couchaient 
dévotement  avec  des  filles,  et  attisaient  tous  les 
feux  des  tentations  pour  se  mortifier  en  combat- 
tant le  désir  de  les  éteindre.  J'ignore  ce  que  vous 
prétendez  par  les  détails  indécents  que  vous  m'osez 
faire;  mais  il  est  difficile  de  les  lire  sans  vous  croire 
un  menteur  ou  un  impidssant. 

L'amour  peut  épurer  les  sens,  je  le  sais;  il  est 
cent  fois  plus  fticile  à  un  véritable  amant  d'être 
sage  qu'à  un  autre  homme  :  l'amour  qui  respecte 
son  objet  en  chérit  la  pureté  ;  c'est  une  perfection 
de  plus  ([u'il  y  trouve ,  et  qu'il  craint  de  lui  oter. 
L'amour-propre  dédommage  un  amant  des  priva- 
tions qu'il  s'impose  en  lui  montrant  l'objet  qu'il 
convoite  plus  digne  des  sentiments  qu'il  a  pour  lui  ; 
mais  si  sa  maîtresse  ,  une  fois  livrée  à  ses  caresses , 
a  déjà  perdu  toute  modestie  ;  si  son  corps  est  en 
proie  à  ses  attouchements  lascifs  ;  si  son  cœur  bmle 
de  tous  les  feux  qu'ils  y  portent  ;  si  sa  volonté  même, 
déjà  corrompue,  la  livre  à  sa  discrétion,  je  voudrais 
bien  savoir  ce  qui  lui  reste  à  respecter  en  elle. 

nombre  de  celles  qu'il  écrivit  en  ijfîj  de  Bâle ,  où,  ne  faisant  que 
passer,  il  ne  pouvait  s'occuper  du  manuscrit  de  M.  D.  L.  C. 


43'^  C;OKRESPOJVD\]>fC£. 

Supposons  qu'après  avoir  ainsi  souillé  la  per- 
sonne de  votre  maîtresse,  vous  ayez  obtenu  sur 
vous-même  l'étrange  victoire  dont  vous  vous  van- 
tez ,  et  que  vous  en  ayez  le  mérite ,  l'avez-vous  ob- 
tenue sur  elle ,  sur  ses  désirs ,  sur  ses  sens  même  ? 
Vous  vous  vantez  de  l'avoir  fait  pâmer  entre  vos 
bras  :  vous  vous  êtes  donc  ménagé  le  sot  plaisir  de 
la  voir  pâmer  seule  ?  Et  c'était  là  l'épargner  selon 
vous  ?  Non ,  c'était  l'avilir.  Elle  est  plus  méprisable 
que  si  vous  en  eussiez  joui.  Voudriez  -  vous  d'une 
femme  qui  serait  sortie  ainsi  des  mains  d'un  autre? 
Vous  appelez  pourtant  tout  cela  des  sacrifices  à  la 
vertu.  Il  faut  que  vous  ayez  d'étranges  idées  de 
cette  vertu  dont  vous  parlez,  et  qui  ne  vous  laisse 
pas  même  le  moindre  scrupule  d'avoir  déshonoré 
la  fille  d'un  homme  dont  vous  mangiez  le  pain.  Vous 
n'adoptez  pas  les  maximes  de  l'Héloïse,  vous  vous 
piquez  de  les  braver;  il  est  faux,  selon  vous, qu'on 
ne  doit  rien  accorder  aux  sens  quand  on  veut  leur 
refuser  quelque  chose.  En  accordant  aux  vôtres 
tout  ce  qui  peut  vous  rendre  coupable ,  vous  ne 
leur  refusiez  que  ce  qui  pouvait  vous  excuser. 
Votre  exemple  supposé  vrai  ne  fait  point  contre  la 
maxime ,  il  la  confirme. 

Ce  joli  conte  est  suivi  d'un  autre  plus  vraisem- 
blable, mais  que  le  premier  me  rend  bien  suspect. 
Vous  voulez  avec  l'art  de  votre  âge  émouvoir  mon 
amour -propre,  et  me  forcer,  au  moins  par  bien- 
séance, à  m'iutéresser  poin*  vous.  A  oilà, monsieur, 
de  tous  les  pièges  qu'on  peut  me  tendre  celui  dans 
lequel  on  me  prend  le  moins,  surtout  quand  on  le 


tend  aussi  peu  finemcMit.  Il  y  aurait  de.  l'iinnieur 
à  vous  blâmer  de  la  manière  dont  vous  dites  avoir 
soutenu  ma  cause,  et  même  une  sorte  d'in^ra- 
titude  à  ne  vous  en  pas  savoir  gré.  Cependant , 
monsieur,  mon  livre  ayant  été  condamné  par  votre 
(parlement,  vous  ne  pouviez  mettre  trop  de  mo- 
destie et  de  circonspection  à  le  défendre,  et  vous 
ne  devez  pas  me  faire  une  obligation  personnelle 
envers  vous  d'une  justice  que  vous  avez  dû  rendre 
à  la  vérité,  ou  à  ce  qui  vous  a  paru  l'être.  Si  j'étais 
sûr  que  les  choses  se  fussent  passées  comme  vous 
me  le  marquez,  je  croirais  devoir  vous  dédomma- 
ger, si  je  pouvais,  d'un  préjudice  dont  je  serais  en 
quelque  manière  la  cause;  mais  cela  ne  m'engage- 
rait pas  à  vous  recommander,  sans  vous  connaître, 
préférablement  à  beaucoup  de  gens  de  mérite  que 
je  connais  sans  pouvoir  les  servir;  et  je  me  gar- 
derais de  vous  procurer  des  élèves,  surtout  s'ils 
avaient  des  sœurs,  sans  autre  garant  de  leur  bonne 
éducation  que  ce  que  vous  m'avez  appris  de  vous , 
et  la  pièce  de  vers  que  vous  m'avez  envoyée.  Le  li- 
braire à  qui  vous  l'avez  présentée  a  eu  tort  de  vous 
répondre  aussi  brutalement  qu'il  l'a  fait,  et  l'ou- 
vrage ,  du  coté  de  la  composition ,  n'est  pas  aussi 
mauvais  qu'il  l'a  paru  croire  :  les  vers  sont  faits  avec 
facilité  ;  il  y  en  a  de  très-bons  panui  beaucoup  d'au- 
tres faibles  et  peu  corrects  :  du  reste ,  il  y  règne 
plutôt  un  ton  de  déclamation  qu'une  certaine  cha- 
leur d'anie.  Zamon  se  tue  en  acteur  de  tragédie  : 
cette  mort  ne  persuade  ni  ne  touche  :  tous  les  sen- 
timents sont  tirés  de  la  nouvelle  Héloïse  ;  on  en 

R.    XIX.  28 


4'34  CORRESPONDANCE. 

trouve  à  peine  un  qui  vous  appartienne  ;  ce  qui 
n'est  pas  un  grand  signe  de  la  chaleur  de  votre 
cœur  ni  de  la  vérité  de  l'histoire.  D'ailleurs,  si  le 
libraire  avait  tort  dans  un  sens ,  il  avait  bien  rai- 
son dans  un  autre,  auquel  vraisemblablement  il 
ne  songeait  pas.  Comment  un  homme  qui  se  pique 
de  vertu  peut-il  vouloir  publier  une  pièce  d'où  ré- 
sulte la  plus  pernicieuse  morale ,  une  pièce  pleine 
d'images  licencieuses  que  rien  n'épure ,  une  pièce 
qui  tend  à  persuader  aux  jeunes  personnes  que  les 
privautés  des  amants  sont  sans  conséquence ,  et 
qu'on  peut  toujours  s'arrêter  où  l'on  veut;  maxime 
aussi  fausse  que  dangereuse ,  et  propre  à  détruire 
toute  pudeur, toute  honnêteté,  toute  retenue  entre 
les  deux  sexes?  Monsieur,  si  vous  n'êtes  pas  un 
homme  sans  mœurs ,  sans  principes,  vous  ne  ferez 
jamais  imprimer  vos  vers,  quoique  passables,  sans 
un  correctif  suffisant  pour  en  empêcher  le  mauvais 
effet. 

Vous  avez  des  talents,  sans  doute, mais  vous  n'en 
faites  pas  un  usage  qui  porte  à  les  encourager.  Puis- 
siez-vous,  monsieur,  en  faire  un  meilleur  dans  la 
suite, et  qui  ne  vous  attire  ni  regrets  à  vous-même, 
ni  le  blâme  des  honnêtes  gens  !  Je  vous  salue  de 
tout  mon  cœur. 

P.  S.  Si  vous  avie?  un  besoin  pressant  des  deux 
louis  que  vous  demandiez  au  libraire ,  je  pourrais 
en  disposer  sans  m'incommoder  beaucoup.  Parlez- 
moi  naturellement  :  ce  ne  serait  pas  vous  en  faire 
un  don  ,  ce  serait  seulement  payer  vos  vers  au  prix 
que  vous  y  avez  mis  vous-même. 


ANNÉE    1763.  435 

LETTRE  CCCLXXIII. 

A  MADAME  LATOUR. 

A  Motiers,  le  4  janvier  1763. 

Je  reçus,  madame,  le  28  du  mois  dernier,  votre 
lettre  du  23,par  laquelle  vous  me  menaciez  de  ne 
me  pardonner  jamais,  si  vous  n'aviez  pas  de  mes 
nouvelles  le  jeudi  3o.  J'ai  bien  senti  tout  ce  qu'il 
y  avait  d'obligeant  dans  cette  menace ,  mais  cela  ne 
m'en  rend  pas  moins  sensible  à  la  peine  que  vous 
m'avez  fait  encourir;  car,  vous  pouvez  bien  donner 
le  désir  de  faire  l'impossible ,  mais  non  pas  le  moyen 
d'y  réussir  ;  et  il  était  de  toute  impossibilité  que  vous 
reçussiez  le  3o,  la  réponse  à  une  lettre  que  j'avais 
reçue  le  28. 

Je  suis  à  peu  près  comme  j'étais  quand  je  vous 
écrivis.  L'hiver  est  si  rude  ici,  qu'il  m'est  très-dif- 
ficile de  le  soutenir  dans  mon  état;  ce  n'est  pas  du 
moins  sans  souffrir  beaucoup ,  et  sans  sentir  que , 
ne  me  permettre  le  silence  que  quand  je  me  por- 
terai bien,  c'est  ne  me  le  permettre  que  quand  je 
serai  mort.  J'espère ,  madame ,  que  cette  lettre  vous 
trouvera  bien  rétablie  de  votre  mal  de  gorge  ;  c'est 
un  mal  auquel  il  me  paraît  que  vous  êtes  sujette; 
ç'es't  pourquoi  je  prendrai  la  liberté  de  vous  donner 
un  des  récipés  de  ma  médecine,  car  j'ai  été  fort 
sujet  aux  esquinancies  étant  jeune;  mais  j'ai  appris 
à  m'en  délivrer  lorsqu'elles  commencent,  en  met- 

28. 


436  CORRESPONDANCE. 

tant  les  pieds  dans  l'eau  chaude ,  et  les  y  tenant  plu- 
sieurs heures:  ordinairement  cela  dégage  la  gorge, 
soit  en  attirant  l'humeur  en  en  bas,  soit  de  quelque 
autre  manière  que  j'ignore;  je  sais  seulement  que 
la  recette  a  souvent  du  succès. 

J'aimerais, madame,  à  converser  avec  vous  à  mon 
aise;  votre  esprit  est  net  et  lumineux,  et  tout  ce 
qui  vient  de  vous  m'attache  et  m'attire ,  à  quelque 
petite  chose  près.  Pourquoi  faut-il  que  la  nécessité 
de  vous  écrire  si  souvent  m'ôte  le  plaisir  de  vous 
écrire  à  mon  aise?  Je  voudrais  vous  écrire  moins 
fréquemment,  et  j'écrirais  de  plus  grandes  lettres; 
mais  vous  exigez  toujours  de  promptes  réponses; 
cela  fait  que  je  ne  puis  vous  écrire  que  des  billets 
fort  mai  digérés  et  fort  raturés. 


LETTRE  CCCLXXIV. 

A  M.   DUMOULIN. 

FROCIJREUR-FISCAL  DE  S.    A.  S.  MONSEIGNEUR  LE  PRINCE  DE  CONDB, 
A   MONTMORENCY  PRES   PARIS. 

A  Motiers-Travers ,  le  i6  janvier  1763. 

J'apprends,  monsieur,  avec  d'autant  plus  de 
douleur  la  perte  que  vous  venez  de  faire  de  votre 
digne  oncle,  qu'ayant  négligé  trop  long-temps  de 
l'assurer  de  mon  souvenir  et  de  ma  reconnaissance, 
je  l'ai  mis  en  droit  de  se  croire  oublié  d'un  homme 
qui  lui  était  obligé  et  qui  lui  était  encore  plus 
attaché,  et  à  vous  aussi.  M.  Mathas  sera  regretté 


ANNLi:    17()3.  4^"" 

et  pleuré  de  tous  ses  amis  et  de  tout  le  peuple  dont 
il  était  io  père.  Il  ne  suffit  pas  de  lui  succéder  » 
monsieur,  il  faut  le  remplacer.  Songez  que  vous 
le  suivrez  un  jour,  et  qu'alors  il  ne  vous  sera  pas 
indifférent  d'avoir  fait  des  heureux  ou  des  misé- 
rables. Puissiez-vous  mériter  long-temps  et  obtenir 
bien  tard  l'honneur  d'èti'e  aussi  regretté  que  lui! 
Si  le  souvenir  des  moments  que  nous  avons  pas- 
sés ensemble  vous  est  aussi  cher  qu'à  moi,  je  ne 
vous  recommanderai  point  un  soin  qui  vous  soit 
à  charade,  en  vous  priant  d'en  conserver  les  mo- 
numents dans  votre  petite  maison  de  Saint-Louis  : 
entretenez  au  moins  mou  petit  bosquet,  je  vous 
en  supplie,  surtout  les  deux  arbres  plantés  de  ma 
main;  ne  souffrez  pas  qu'Augustin  ni  d'autre  se 
mêlent  de  les  tailler  ou   de  les  façonner  ;  laissez- 
les  venir  librement  sous  la  direction  de  la  nature  , 
et  buvez  quelque  jour  sous  leur  ombre  à  la  santé 
de  celui  qui  jadis  eut  le  plaisir  d'y  boire  avec  vous. 
Pardonnez  ces  petites  sollicitudes  puériles  à  l'atten- 
drissement d'un  souvenir  qui  ne  s'effacera  jamais 
de  mon  cœur.  Mes  jours  de  paix  se  sont  passés  à 
Montmorency ,  et  vous  avez  contribué  à  me  les 
rendre  agréables.  Rappelez -vous -en  cpielquefois 
la  mémoire  ;  pour  moi  je  la  conserverai  toujours. 

P.  S.  Mademoiselle  Le  Vasseur  vous  prie  d'a- 
gréer ses  respects  et  de  les  faire  agréer  à  madame 
Diunoulin.  Je  me  suis  placé  ici  à  portée  d'un  vil- 
lage catholique  pour  pouvoir  l'y  envoyer,  le  plus 
souvent  qu'il  se  peut ,  remplir  .son  devoir ,  et  notre 


438  CORRESPONDANCE. 

pasteur  lui  prête  pour  cela  sa  voiture  avec  grand 
plaisir.  Je  vous  prie  de  le  dire  à  M.  le  curé ,  qui  pa. 
raissait  alarmé  de  ce  que  deviendrait  sa  religion 
parmi  nous  autres.  Nous  aimons  la  nôtre  et  nous 
respectons  celle  d'autrui. 

Permettez  que  je  vous  prie  de  remettre  l'incluse 
à  son  adresse. 


LETTRE   CCCLXXV. 

A  MADEMOISELLE  DUCHESNE, 

SOFXR    DE    l'hôtel-dieu    DE  MONTMORENCY,  A   MONTMORENCY. 

Motiers,  le  i6  janvier  1763. 

Non ,  mademoiselle ,  on  n'oublie  ici ,  ni  votre 
amitié ,  ni  vos  services  ;  et  si  mademoiselle  Le 
Yasseur  ne  vous  a  pas  remboursé  plus  tôt  les  deux 
louis  que  vous  avez  eu  la  bonté  de  lui  prêter, 
c'est  que  sa  mère ,  qui  les  a  reçus ,  lui  avait  pro- 
mis et  lui  a  encore  fait  écrire  qu'elle  vous  les  ren- 
drait. Elle  n'en  a  rien  fait,  cela  n'est  pas  éton- 
nant; ils  sont  passés  avec  le  reste.  Assurément  si 

'  Cette  lettre  m'a  été  comranniquée  par  M.  de  La  C qui  a 

épousé  la  petite  nièce  de  mademoiselle  Duchesne ,  à  qui  elle  est 
adressée,  et  qui  est  devenue  supérieure  de  l'Hôtel-Dieu  de  Montmo- 
rency, sous  le  nom  de  ;$rt'H/-  Marie,  depuis  l'époque  où  cette  lettre 
fut  écrite.  M.  Du/los ,  neveu  de  la  sœur  Marie,  prit ,  en  1788  ,  pour 
la  conservation  de  cette  lettre ,  des  soins  qui  prouvent  le  prix  qu'il 
Y  attachait.  Il  la  fit  encadrer  entre  deux  glaces,  de  manière  à  pou- 
voir la  lire  ea  entier,  et  c'est  clans  cet  état  qu'elle  m'a  été  confiée 
par  M.  de  La  C 


ANNÉE    ly()3.  43o 

celte  femme  a  mangé  tout  l'ari;(jnt  qu'elle  a  tiré 
de  sa  fille  et  de  moi,  depuis  vingt  ans,  il  faut 
qu'elle  ait  une  terrible  avaloire.  Si  vous  pouvez, 
mademoiselle  ,  attendre  sans  vous  gcner,  jusqu'à 
pâques ,  cet  argent  vous  sera  remboursé  à  Mont- 
morency ;  sinon  ,  prenez  la  peine  ,  quand  vous  irez 
à  Paris,  de  passer  à  l'iiotel  de  Luxemboiu'g ,  et  en 
montrant  cette  lettre  à  M.  de  La  Roche,  que  d'ail- 
leurs j'aurai  soin  de  prévenir,  il  vous  remettra 
ces  deux  louis  pour  lesquels  mademoiselle  Le  Vas- 
seur  vous  fait  ses  tendres  remerciements,  ainsi 
que  pour  toutes  les  bontés  dont  vous  l'avez  ho- 
norée. 

A  l'égard  de  la  dame  Maingot,  il  est  très-sûr 
qu'il  ne  lui  est  rien  dû.  J'en  ai  pour  preuves,  pre- 
mièrement la  probité  de  mademoiselle  Le  Yasseur, 
bien  incapable  assurément  de  nier  une  dette;  la 
somme  qu'elle  demande,  qui  passe  ce  que  j'ai  pu 
acheter  de  volaille  durant  tout  mon  séjour  à 
Montmorency  ;  mon  usage  constant  de  tout  payer 
comptant  à  mesure  que  j'achetais;  le  fait  particu- 
lier de  quatre  poulettes  qu'acheta  mademoiselle 
Le  Vasseur,  pour  avoir  des  œufs  durant  le  carême, 
et  qu'elle  paya  comptant  au  garçon  de  ladite  Main- 
got, en  présence  de  la  mère  Nanon ,  passé  laquelle 
emplette  il  n'est  pas  entré  une  pièce  de  volaille 
dans  ma  maison  ;  enfin ,  l'exactitude  même  de  la 
dame  Maingot  à  se  faire  payer,  puisque  ma  re- 
traite fit  trop  de  bruit  pour  être  ignorée  d'elle, 
et  qu'il  n'est  pas  apparent  que,  venant  tous  les 
mercredis  au  marché,  elle  ne  se  fût  pas  avisée  de 


44^  CORRESPO]NBAJ\C£. 

venir  chez  moi  demander  son  dû.  C'est  pour  payer 
les  bagatelles  que  je  pouvais  devoir,  que  made- 
moiselle Le  Vasseur  est  restée  après  moi.  Pour- 
quoi ne  s'est-elle  pas  adressée  à  elle?  Donner  à  la 
dame  Maingot  ce  qu'elle  demande,  serait  récom- 
penser la  friponnerie  :  ce  n'est  assurément  pas 
mon  avis. 

Je  regrette  beaucoup  le  bon  M.  Mathas,  et  je 
crois  qu'il  sera  regretté  dans  tout  le  pays.  Il  faut 
espérer  que  M.  Dumoulin  le  remplacera  à  tous 
égards,  et  n'héritera  pas  moins  de  sa  bonté  que 
de  son  bien.  Je  savais  que  madame  de  Verdelin 
avait  fait  inoculer  ses  demoiselles;  mais  je  suis  en 
peine  d'elle-même,  n'ayant  pas  de  ses  nouvelles 
depuis  long-temps,  quoique  je  lui  aie  écrit  le  der- 
nier. Comme  il  faut  nécessairement  affranchir  les 
lettres,  les  domestiques  ne  sont  pas  toujours 
exacts  là-dessus,  et  il  s'en  perd  beaucoup  de  cette 
manière.  Si  elle  vient  ce  printemps  à  Soisi ,  je  vous 
prie  de  lui  parler  de  moi  ;  c'est  une  bonne  -et  ai- 
mable dame,  dont  l'amitié  m'était  bien  chère,  et 
dont  je  regretterai  toute  ma  vie  le  voisinage.  Je 
suis  très-sensible,  mademoiselle,  au  souvenir  de 
toute  votre  famille,  je  vous  prie  de  lui  en  mar- 
quer ma  reconnaissance  et  d'y  faire  à  tout  le 
monde  mes  salutations,  de  même  qu'à  tous  les 
honnêtes  gens  de  Montmorency,  qui  vous  paraî- 
tront avoir  conservé  quelque  amitié  pour  moi. 
Mes  respects  en  particulier  à  M.  le  curé,  si  vous 
en  trouvez  l'occasion.  Recevez  ceux  de  mademoi- 
selle Le  Vasseur  et  les  assurances  de  son  éternel 


attachement.  Croyez  aussi,  je  vous  supplie,  que 
je  conserverai  toute  ma  vie  les  sentiments  de  res- 
pect, d'estime  et  (ramitié  que  je  vous  ai  voués. 

Observation.  Les  détails  minutieux  dans  lesquels  entre 
Rousseau  prouvent  combien  ces  sortes  de  réclamations  lui 
donnaient  de  l'iiumeur.  Il  est  évident  que  la  mère  de  Thérèse 
avait  gardé  pour  elle  la  somme  réclamée.  Jean-Jacques  conteste 
l'autre  dette,  celle  de  madame  3Iaingot,  parce  que  Thérèse 
disait  l'avoir  payée ,  et  que  sa  probité  devait  la  faire  croire. 
Si  Thérèse  ne  manquait  pas  de  probité  ,  elle  manquait  toujours 
d'ordre,  souvent  de  mémoire,  et  le  résultat  était  le  même  pour 
les  réclamants. 


LETTRE    CCCLXXVI. 

A  M.  LE    MARÉCHAL  DE  LUXEMBOURG. 

Motiers,  le  ao  fc^Tier  1763. 

Vous  voulez,  M.  le  maréchal ,  que  je  vous  dé- 
crive le  pays  que  j'habite.  Mais  comment  faire  ?  Je 
ne  sais  voir  qu'autant  que  je  suis  ému;  les  objets 
indifférents  sont  nuls  à  mes  yeux;  je  n'ai  de  l'at- 
tention qu'à  proportion  de  l'intérêt  qui  l'excite  : 
et  quel  intérêt  puis-je  prendre  à  ce  que  je  retrouve 
si  loin  de  vous  ?  Des  arbres,  des  rochers,  des  mai- 
sons, des  hommes  même  ,  sont  autant  d'objets  iso- 
lés dont  chacun  en  particulier  donne  peu  d'émo- 
tion à  celui  qui  le  regarde  :  mais  l'impression 
conmiune  de  tout  cela,  qui  le  réunit  en  un  seul 
tableau ,  dépend  de  l'état  oii  nous  sommes  en  le 
contemplant.    Ce   tableau  ,  quoique   toujours   le 


[\[\1  CORIÎESPO?;  DxY^iCE. 

même ,  se  peint  d'autant  de  manières  qu'il  y  a  de 
dispositions  différentes  dans  les  cœurs  des  spec- 
tateurs ;  et  ces  différences  ,  qui  font  celles  de 
nos  jugements,  n'ont  pas  lieu  seulement  d'un 
spectateur  à  l'autre,  mais  dans  le  même  en  dif- 
férents temps.  C'est  ce  que  j'éprouve  bien  sensi- 
blement en  revoyant  ce  pays  que  j'ai  tant  aimé. 
J'y  croyais  retrouver  ce  qui  m'avait  charmé  dans 
ma  jeunesse  :  tout  est  changé;  c'est  un  autre  pay- 
sage ,  un  autre  air ,  un,autre  ciel ,  d'autres  hommes; 
et,  ne  voyant  plus  mes  montagnons  avec  des  yeux 
de  vingt  ans  ,  je  les  trouve  beaucoup  vieillis.  On  re- 
grette le  bon  temps  d'autrefois;  je  le  crois  bien  : 
nous  attribuons  aux  choses  tout  le  changement 
qui  s'est  fait  en  nous,  et  lorsque  le  plaisir  nous 
quitte  nous  croyons  qu'il  n'est  plus  nulle  part. 
D'autres  voient  les  choses  comme  nous  les  avons 
vues ,  et  les  verront  comme  nous  les  voyons  au- 
jourd'hui. Mais  ce  sont  des  descriptions  que  vous 
me  demandez,  non  des  réflexions  ,  et  les  miennes 
m'entraînent  comme  un  vieux  enfant  qui  regrette 
encore  ses  anciens  jeux.  Les  diverses  impressions 
que  ce  pays  a  faites  sur  moi  à  différents  âges  me 
font  conclure  que  nos  relations  se  rapportent  tou- 
jours plus  à  nous  qu'aux  choses,  et  que,  comme 
nous  décrivons  bien  plus  ce  que  nous  sentons  que 
ce  qui  est,  il  faudrait  savoir  comment  était  affecté 
l'auteur  d'un  voyage  en  l'écrivant,  pour  juger  de 
combien  ses  peintui'es  sont  au-deçà  ou  au-delà  du 
vrai.  Sur  ce  principe  ne  vous  étonnez  pas  de  voir 
devenir  aride  et  froid ,  sous  ma  plume ,  un  pays 


AîSiNÉt    I7G3.  443 

jadis  si  verdoyant,  si  vivant,  si  riant,  à  mon  gré  : 
vous  sentirez  trop  aisément  dans  ma  lettre  en 
quel  temps  de  ma  vie  et  en  quelle  saison  de  l'an- 
née elle  a  été  éciite. 

Je  sais,  M.  le  maréchal,  que,  pour  vous  parlei- 
d'un  village,  il  Jie  faut  pas  commencer  par  vous 
décrire  toute  la  Suisse ,  comme  si  le  petit  coin  que 
j'habite  avait  besoin  d'être  circonscrit  d'un  si  grand 
espace.  Il  y  a  pourtant  des  choses  générales  qui 
ne  se  devinent  point ,  et  qu'il  faut  savoir  pour  ju- 
ger des  objets  particuliers.  Pour  connaître  Motiers , 
il  faut  avoir  quelque  idée  du  comté  de  jNeuchàtel , 
et  pour  connaître  le  comté  de  Neuchâtel,  il  faut 
en  avoir  de  la  Suisse  entière. 

Elle  offre  à  peu  près  partout  les  mêmes  aspects, 
des  lacs,  des  prés,  des  bois,  des  montagnes;  et 
les  Suisses  ont  aussi  tous  à  peu  près  les  mêmes 
mœurs,  mêlées  de  l'imitation  des  autres  peuples 
et  de  leur  antique  simplicité.  Ils  ont  des  manières 
de  vivre  qui  ne  changent  point ,  parce  qu'elles 
tiennent  pour  ainsi  dire  au  sol ,  au  climat,  aux  be- 
soins divers ,  et  qu'en  cela  les  habitants  sont  tou- 
jours forcés  de  se  conformer  à  ce  que  la  nature 
des  lieux  leur  prescrit.  Telle  est,  par  exemple,  la 
distribution  de  leurs  habitations ,  beaucoup  moins 
réunies  en  villes  et  en  bourgs  qu'en  France ,  mais 
éparses  et  dispersées  cà  et  là  sur  le  terrain  avec 
beaucoup  plus  d'égalité.  Ainsi,  quoique  la  Suisse 
soit  en  général  plus  peuplée  à  proportion  que  la 
France  ,  elle  a  de  moins  grandes  villes  et  de  moins 
gros  villages  :  en  revanche ,  on  y  trouve  partout 


444  CORRESPONDANCE. 

des  maisons  :  le  village  couvre  toute  la  paroisse, 
et  la  ville  s'étend  sur  tout  le  pays.  La  Suisse  en- 
tière est  comme  une  grande  ville  divisée  en  treize 
quartiers ,  dont  les  uns  sont  sur  les  vallées ,  d'autres 
sur  les  coteaux,  d'autres  sur  les  montagnes.  Ge- 
nève, Saint-Gall ,  Neuchàtel  sont  comme  les  fau- 
bourgs :  il  y  a  des  quartiers  plus  ou  moins  peuplés , 
mais  tous  le  sont  assez  pour  marquer  qu'on  est 
toujours  dans  la  ville  :  seulement  les  maisons ,  au 
lieu  d'être  alignées  ,  sont  dispersées  sans  symétrie 
et  sans  ordre,  comme  on  dit  qu'étaient  celles  de 
l'ancienne  Rome,  On  ne  croit  plus  parcourir  des 
déserts  quand  on  trouve  des  clochers  parmi  les 
sapins,  des  troupeaux  sur  des  rochers,  des  manu- 
factures dans  des  précipices,  des  ateliers  sur  des 
torrents.  Ce  mélange  bizarre  a  je  ne  sais  quoi  d'a- 
nimé, de  vivant,  qui  respire  la  liberté,  le  bien- 
être,  et  qui  fera  toujours  du  pays  où  il  se  trouve 
un  spectacle  unique  en  son  genre ,  mais  fait  seule- 
ment pour  des  yeux  qui  sachent  voir. 

Cette  égale  distribution  vient  du  grand  nombre 
de  petits  états  qui  divise  les  capitales ,  de  la  rudesse 
du  pays,  qui  rend  les  transports  difficiles,  et  de 
la  nature  des  productions  ,  qui ,  consistant  pour  la 
plupart  en  pâturages,  exige  que  la  consommation 
s'en  fasse  sur  les  lieux  mêmes ,  et  tient  les  hommes 
aussi  dispersés  que  les  bestiaux.  Voilà  le  plus  grand 
avantage  de  la  Suisse,  avantage  que  ses  habitants 
regardent  peut-être  comme  un  malheur,  mais 
qu'elle  tient  d'elle  seule ,  que  rien  ne  peut  lui  ôter , 
qui,  malgré  eux,  contient  ou  retarde  le  progrès 


du  luxe  et  des  mauvaises  mœurs,  el  (ju-  répa- 
rera toujours  à  la  longue  rétoiuiante  dé|)orditioii 
d'hommes  qu'elle  fait  dans  les  pays  étrangers. 

Voilà  le  bien  :  voici  le  mal  amené  par  ce  bien 
même.  Quand  les  Suisses,  qui  jadis  vivant  renfer- 
més dans  leurs  montagnes  se  suffisaient  à  eux- 
mêmes  ,  ont  commencé  à  communiquer  avec 
d'autres  nations,  ils  ont  pris  goût  à  leur  manière 
de  vivre  ,  et  ont  voulu  l'imiter;  ils  se  sont  aperçus 
que  l'argent  était  une  bonne  chose,  et  ils  ont 
voulu  en  avoir:  sans  productions  et  sans  industrie 
pour  l'attirer,  ils  se  sont  mis  en  commerce  eux- 
mêmes,  ils  se  sont  vendus  en  détail  aux  puissances; 
ils  ont  acquis  par  là  précisément  assez  d'argent 
pour  sentir  qu'ils  étaient  pauvres;  les  moyens  de 
le  faire  circuler  étant  presque  impossibles  dans  un 
pays  qui  ne  produit  rien  et  qui  n'est  pas  maritime , 
cet  argent  leur  a  porté  de  nouveaux  besoins  sans 
augmenter  leurs  ressources.  Ainsi  leurs  premières 
aliénations  de  troupes  les  ont  forcés  d'en  faire  de 
plus  grandes  et  de  continuer  toujours.  La  vie  étant 
devenue  plus  dévorante,  le  même  pays  n'a  plus  pu 
nourrir  la  même  quantité  d'habitants  .  C'est  la  rai- 
son de  la  dépopulation  qu'on  commence  à  sentir 
daiis  toute  la  Suisse.  Elle  nourrissait  ses  nombreux 
habitants  quand  ils  ne  sortaient  pas  de  chez  eux  ; 
à  présent  qu'il  en  sort  la  moitié ,  à  peine  peut-elle 
nourrir  l'autre. 

Le  pis  est  que  de  cette  moitié  qui  sort  il  en  rentre 
assez  pour  corrompre  tout  ce  qui  reste  par  l'imita- 
tion des  usages  des  autres  pays ,  et  surtout  de  la 


l^[\(j  CORRESPOINU  ANGE. 

France,  qui  a  plus  de  troupes  suisses  qu'aucune 
autre  nation.  Je  dis  corrompre,  sans  entrer  dans  la 
question  si  les  mœurs  françaises  sont  bonnes  ou 
mauvaises  en  France ,  parce  que  cette  question  est 
hors  de  doute  quant  à  la  Suisse ,  et  qu'il  n'est  pas 
possible  que  les  mêmes  usages  conviennent  à  des 
peuples  qui ,  n'ayant  pas  les  mêmes  ressources  et 
n'habitant  ni  le  même  climat  ni  le  même  sol,  seront 
toujours  forcés  de  vivre  différemment. 

Le  concours  de  ces  deux  causes,  l'une  bonne  et 
l'autre  mauvaise ,  se  fait  sentir  en  toutes  choses;  il 
rend  raison  de  tout  ce  qu'on  remarque  de  particu- 
lier dans  les  mœurs  des  Suisses,  et  surtout  de  ce 
contraste  bizarre  de  recherche  et  de  simplicité 
qu'on  sent  dans  toutes  leurs  manières.  Ils  tournent  , 
à  contre-sens  tous  les  usages  qu'ils  prennent,  non  | 
par  faute  d'esprit,  mais  par  la  force  des  choses. 
En  transportant  dans  leurs  bois  les  usages  des 
grandes  villes,  ils  les  appliquent  de  la  façon  la  plus 
comique;  ils  ne  savent  ce  que  c'est  qu'habits  de 
campagne;  ils  sont  parés  dans  leurs  rochers  comme 
ils  l'étaient  à  Paris  ;  ils  portent  sous  leurs  sapins 
tous  les  pompons  du  Palais-Royal,  et  j'en  ai  vu  re- 
venir de  faire  leurs  foins  en  petite  veste  à  falbala 
de  mousseline.  Leur  délicatesse  a  toujours  quelque 
chose  de  grossier ,  leur  luxe  a  toujours  quelque 
chose  de  rude.  Ils  ont  des  entremets ,  mais  ils  man- 
gent du  pain  noir;  ils  servent  des  vins  étrangers, 
et  boivent  de  la  piquette  ;  des  ragoûts  fins  accom- 
pagnent leur  lard  rance  et  leurs  choux;  ils  vous  | 
offriront  à  déjeuner  du  café ,  du  fromage  ;  à  goûter , 


ANNÉK    I7G3.  44? 

Iii  thé  avec  du  jamljon  ;  les  femmes  ont  de  la  den- 
telle et  de  fort  gros  linge ,  des  robes  de  goût  avoe 
des  bas  de  couleur  :  leurs  valets ,  alleriiativenient 
laquais  et  bouviers,  ont  l'habit  de  livrée  en  s<'i- 
vant  à  table,  et  mêlent  l'odeur  du  fumier  à  celle 
des  mets. 

Cjomme  on  ne  jouit  du  luxe  qu'en  le  montrant, 
il  a  rendu  leur  société  plus  familière  sans  leur  ôter 
pourtant  le  goût  de  leurs  demeures  isolées.  Per- 
sonne ici  n'est  surpris  de  me  voir  passer  l'hiver  en 
campagne;  mille  gens  du  monde  en  fout  tout  au- 
tant. On  demeure  donc  toujours  séparés;  mais  on 
se  rapproche  par  de  longues  et  fréquentes  visites. 
Pour  étaler  sa  parure  et  ses  meubles  il  faut  attirer 
ses  voisins  et  les  aller  voir;  et  comme  ces  voisins 
sont  souvent  assez  éloignés,  ce  sont  des  voyages 
continuels.  Aussi  jamais  n'ai-je  vu  de  peuple  si  al- 
lant que  les  Suisses  ;  les  Français  n'en  approchent 
pas.  Vous  ne  rencontrez  de  toute  part  que  voi- 
tures; il  n'y  a  pas  ime  maison  qui  n'ait  la  sieime, 
et  les  clievaux ,  dont  la  Suisse  abonde ,  ne  sont 
rien  moins  qu'inutiles  dans  le  pays.  Mais,  comme 
ces  courses  ont  souvent  pour  objet  des  visites  de 
femmes ,  quand  on  monte  à  cheval ,  ce  qui  com- 
mence à  devenir  rare ,  on  y  monte  en  jolis  bas  blancs 
bien  tirés,  et  l'on  fait  à  peu  près,  pour  courir  la 
poste ,  la  même  toilette  que  pour  aller  au  bal.  Aussi 
rien  n'est  si  brillant  que  les  ciieniins  de  la  Suisse; 
on  y  rencontre  à  tout  moment  de  petits  messieurs  et 
de  belles  dames  ;  on  n'y  voit  que  bleu,  vert,  couleui- 
de  rose;  on  se  croirait  au  jaidiu  du  Luxembourg. 


448  C011RESP0>  D.WCE. 

Un  effet  de  ce  commerce  est  d'avoir  presque  j 
ôté  aux  hommes  le  goût  du  vin  ;  et  un  effet  con- 
traire  de  cette  vie  ambulante  est  d'avoir  cepen- 
dant rendu  les  cabarets  fréquents  et  bons  dans 
toute  la  Suisse.  Je  ne  sais  pas  pourquoi  l'on  vante 
tant  ceux  de  France;  ils  n'approchent  sûrement  j 
pas  de  ceux-ci.  Il  est  vrai  qu'il  y  fait  très -cher  ' 
vivre  ;  mais  cela  est  vrai  aussi  de  la  vie  domestique, 
et  cela  ne  saurait  être  autrement  dans  un  pays  qui 
produit  peu  de  denrées,  et  où  l'argent  ne  laisse 
pas  de  circuler. 

Les  trois  seules  marchandises  qui  leur  en  aient 
fourni  jusqu'ici  sont  les  fromages,  les  chevaux  ,  et 
les  hommes;  mais  depuis  l'introduction  du  luxe 
ce  commerce  ne  leur  suffit  plus,  et  ils  y  ont 
ajouté  celui  des  manufactures ,  dont  ils  sont  rede- 
vables aux  réfugiés  français  :  ressource  qui  cepen- 
dant a  plus  d'apparence  que  de  réalité;  car,  comme  . 
la  cherté  des  denrées  augmente  avec  les  espèces , 
et  que  la  culture  de  la  terre  se  néglige  quand  on 
gagne  davantage  à  d'autres  travaux ,  avec  plus 
d'argent  ils  n'en  sont  pas  plus  riches,  ce  qui  se 
voit  |3ar  la  comparaison  avec  les  Suisses  catho- 
liques, qui,  n'ayant  pas  la  même  ressource,  sont 
plus  pauvres  d'argent  et  ne  vivent  pas  moins 
bien. 

Il  est  fort  singulier  qu'un  pays  si  rude,  et  dont 
les  habitants  sont  si  enclins  à  sortir,  leur  inspire 
pourtant  un  amour  si  tendre  ,  que  le  regret  de  l'a- 
voir quitté  les  y  ramène  presque  tou3  à  la  fin,  et 
que  ce  regret  donne  à  ceux  qui  n'y  peuvent  rêve- 


jiir  une  maladie  quelquefois  mortelle  ,  qu'ils  appel- 
lent, je  crois,  le  lienwé.  11  y  a  dans  1;<  Suisse  lui 
air  célèbre  appelé  le  rauz  des  vaches,  que  les  hcr- 
«rers  sonnent  sur  leins  cornets,  et  dont  ils  font  re- 
tenlir  tous  les  coteaux  du  pays.  Cet  air,  qui  est 
peu  de  chose  en  lui-même,  mais  qui  rappelle  aux 
Suisses  mille  idées  relatives  au  pays  natal,  leur  fait 
verser  des  torrents  de  larmes  quanti  ils  l'enten- 
dent en  terre  étrangère.  Il  en  a  même  fait  mou- 
rir de  douleur  un  si  grand  nombre ,  qu'il  a  été  dé- 
fendu, par  ordonnance  du  roi,  de  jouer  le  ranz 
des  vaches  dans  les  troupes  suisses.  Mais,  M.  le 
maréchal,  vous  savez  peut-être  tout  cela  mieux 
(jue  moi,  et  les  réflexions  que  ce  fait  présente  ne 
vous  auront  pas  échappé.  Je  ne  puis  m'empêcher 
de  remarquer  seulement  que  la  France  est  assuré- 
ment le  meilleur  pays  du  monde,  où  toutes  les 
commodités  et  tous  les  agréments  de  la  vie  con- 
courent au  bien-être  des  habitants.  C-ependant  il 
n'y  a  jamais  eu ,  que  je  sache ,  de  liemvé  ni  de  ranz 
des  vaches  qui  fit  pleurer  et  mourir  de  regret  un 
Français  en  pays  étranger  ;  et  cette  maladie  dimi- 
nue beaucoup  chez  les  Suisses  depuis  qu'on  vit 
plus  agréablement  dans  leur  pays. 

Les  Suisses  en  général  sont  justes,  officieux, 
charitables,  amis  solides,  braves  soldats,  et  bons 
citoyens,  mais  intrigants,  défiants,  jaloux,  cu- 
rieux, avares,  et  leur  avarice  contient  plus  leui- 
luxe  que  ne  fait  leur  simplicité.  Ils  sont  ordinaire- 
ment graves  et  flegmatiques ,  mais  ils  sont  furieux 
dans  la  colère,  et  leur  joie  est  une  ivresse.  Je  n'ai 
R.  XIX.  29 


45o  CORRESPONDANCE. 

rien  vu  de  si  gai  que  leurs  jeux.  Il  est  étonnant 
que  le  peuple  français  danse  tristement ,  languis- 
saniment,  de  mauvaise  grâce,  et  que  les  danses 
suisses  soient  sautillantes  et  vives.  Les  hommes  y 
montrent  leur  vigueur  naturelle ,  et  les  filiés  y  ont 
ime  légèreté  charmante;  on  dirait  que  la  terre  leur 
brûle  les  pieds. 

Les  Suisses  sont  adroits  et  rusés  dans  les  affaires  : 
les 'Français  qui  les  jugent  grossiers  sont  bien 
moins  déliés  qu'(nix  ;  ils  jugent  de  leur  esprit  par 
leur  accent.  La  cour  de  France  a  toujours  voulu 
leur  envoyer  des  gens  fins ,  et  s'est  toujours  trom- 
pée. V  ce  genr(î  d'escrime  ils  battent  communé- 
ment les  Français  :  mais  envoyez -leur  des  gens 
droits  et  fermes,  vous  ferez  d'eux  ce  que  vous 
voudrez,  car  naturellement  ils  vous  aiment.  Le  mar- 
quis de  Bonnac,  qui  avait  tant  d'esprit,  mais  qui 
passait  pour  adroit,  n'a  rien  fait  en  Suisse;  et  jadis 
le  maréchal  de  lîassompierre  y  faisait  tout  ce  qu'il 
voulait,  parce  qu'il  était  franc,  ou  qu'il  passait 
chez  eux  pour  l'être.  Les  Suisses  négocieront  tou- 
jours avec  avantage  ,  à  moins  qu'ils  ne  soient  ven- 
dus par  huirs  magistrats,  attendu  qu'ils  peuvent 
mieux  se  passer  d'argent  que  les  puissances  ne 
peuvent  se  passer  d'hommes  ;  car,  pour  votre  blé, 
quand  ils  voudront  ils  n'en  auront  pas  besoin.  Il 
faut  avouer  aussi  que,  s'ils  font  bien  leurs  traités, 
ils  les  exécutent  encore  mieux  :  fidélité  qu'on  ne  se 
pique  pas  de  lein-  rendre. 

Je  ne  vous  dirai  rien,  M.  le  maréchal,  de  leur 
gouvernement  et  deleur  politique ,  parce  que  cela 


ANXÉE    1-(J3.  45  I 

iiio  mènerait  li()|)  loin,  et  que  je  ne  veux  vous  par- 
ler que  de  ce  que  j'ai  vu.  Quant  au  comté  de 
Neucliatel  où  j'habite  ,  vous  savez  qu'il  appartient 
au  roi  de  Prusse.  Cette  petite  principauté,  après 
avoir  été  démembrée  du  royaume  tle  liourgognc 
et  passé  successivement  dans  les  maisons  de  Chà- 
lons,  d'Hochberg  et  de  l^ongueville,  tomba  enfin, 
en  1707,  dans  celle  de  Brandel)ourg  par  la  déci- 
sion des  Etats  du  pays  ,  juges  naturels  des  droits 
des  prétendants.  Je  n'entrerai  point  dans  l'examen 
des  raisons  sur  lesquelles  le  roi  de  Prusse  fut  pré?» 
féré  au  prince  de  C.onti ,  ni  des  influences  que 
purent  avoir  d'autres  puissances  dans  cette  affaire; 
je  me  contenterai  de  remarquer  que,  dans  la  con- 
currence entre  ces  deux  princes,  c'était  un  hon- 
neur qui  ne  pouvait  manquer  aux  Neuchàtelois 
d'appartenir  lui  jour  à  un  grand  capitaine.  Au  reste, 
ils  ont  conservé  sous  leurs  souverains  à  peu  près 
la  même  liberté  qu'ont  les  autres  Suisses  :  mais 
peut-être  en  sont- ils  plus  redevables  à  leur  posi- 
tion qu'à  leur  habileté  ;  car  je  les  retrouve  bien 
remuants  pour  des  gens  sages. 

Tout  ce  que  je  viens  de  remarquer  des  Suisses, 
en  général ,  caractérise  encore  plus  fortement  ce 
peuple-ci  ;  et  le  contraste  du  naturel  et  de  l'imita- 
tion s'y  fait  encore  mieux  sentir ,  avec  cette  diffé- 
rence pourtant  que  le  naturel  a  moins  d'étoffe, 
et  qu'à  quelque  petit  coin  près,  la  dorure  couvre 
tout  le  fond.  Le  pays ,  si  l'on  excepte  la  ville  et  les 
bords  du  lac ,  est  aussi  rude  que  le  reste  de  la 
Suisse  :  la  vie  y  est  aussi  rustique  ;  et  les  habitants 

29. 


45^  CORRESPONDANCE. 

accoutumés  à  vivre  sous  des  princes ,  s'y  sont  en- 
core plus  affectionnés  aux  grandes  manières;  de 
sorte  qu'on  trouve  ici  du  jargon ,  des  airs ,  dans 
tous  les  états  ;  de  beaux  parleurs  labourant  les 
champs ,  et  des  courtisans  en  souquenille.  Aussi 
appelle- 1- on  les  Neuchâtelois  les  Gascons  de  la 
Suisse.  Ils  ont  de  l'esprit,  et  ils  se  piquent  de  vi- 
vacité ;  ils  lisent ,  et  la  lecture  leur  profite  :  les 
paysans  mêmes  sont  instruits  ;  ils  ont  presque  tous 
un  petit  recueil  de  livres  choisis  qu'ils  appellent 
leur  bibliothèque  ;  ils  sont  même  assez  au  courant 
j)our  les  nouveautés  ;  ils  font  valoir  tout  cela  dans 
la  conversation  d'nne  manière  qui  n'est  point 
gauche,  et  ils  ont  presque  le  ton  du  jour  comme 
s'ils  vivaient  à  Paris.  Il  y  a  quelque  temps  qu'en 
me  promenant  je  m'arrêtai  devant  une  maison  où 
des  filles  faisaient  de  la  dentelle  ;  la  mère  berçait 
un  petit  enfant,  et  je  la  regardais  faire  quand  je 
vis  sortir  de  la  cabane  un  gros  paysan ,  qui ,  m'a- 
bordant  d'un  air  aisé  ,  me  dit  :  «  Vous  voyez 
«  qu'on  ne  suit  pas  trop  bien  vos  préceptes  ;  mais 
«  nos  femmes  tiennent  autant  aux  vieux  préjugés 
«  qu'elles  aiment  les  nouvelles  modes.  »  Je  tombais 
des  nues.  J'ai  entendu  parmi  ces  gens-là  cent  pro- 
pos du  même  ton. 

Beaucoup  d'esprit  et  encore  plus  de  prétention , 
mais  sans  aucun  goût ,  voilà  ce  qui  m'a  d'abord 
frappé  chez  les  Neuchâtelois.  Ils  parlent  très-bien , 
très -aisément;  mais  ils  écrivent  platement  et  mal , 
surtout  quand  ils  veulent  écrire  légèrement,  et  ils 
le  veulent  toujours.  Comme  ils  ne  savent  pas  même 


ANNIÉE    1763.  /^53 

en  quoi  consiste  la  grâce  et  le  sel  du  style  léger , 
lorsqu'ils  ont  enfilé  des  phrases  lourdement  sémil- 
lantes ils  se  croient  autant  de  Voltaire  et  de  Cré- 
billon.  lis  ont  une  manière  de  journal  dans  lequel 
ils  s'efforcent  d'être  gentils  et  badins.  Ils  y  four- 
rent même  de  petits  vers  de  leur  façon.  Madame 
la  maréchale  trouverait,  sinon  de  l'amusement,  au 
moins  de  l'occupation  dans  ce  Mercure ,  car  c'est 
•d'un  bout  à  l'autre  ini  logogriphe  qui  demande  im 
meilleur  Œdipe  que  moi. 

C'est  à  peu  près  le  même  habillement  que  dans 
le  canton  de  Berne,  mais  un  peu  plus  contourné. 
Les  hommes  se  mettent  assez  à  la  française  ;  et  c'est 
ce  que  les  femmes  voudraient  bien  faire  aussi  :  mais 
comme  elles  ne  voyagent  guère ,  ne  prenant  pas 
comme  eux  les  modes  de  la  première  main,  elles 
les  outrent,  les  défigurent;  et ,  chargées  de  pretin- 
tailles  et  de  falbalas ,  elles  semblent  parées  de 
guenilles. 

Quant  à  leur  caractère ,  il  est  difficile  d'en  ju- 
ger, tant  il  est  offusqué  de  manières  :  ils  se  croient 
polis  parce  qu'ils  sont  façonniers ,  et  gais  parce 
qu'ils  sont  turbulents.  Je  crois  qu'il  n'y  a  que  les 
Chinois  au  monde  qui  puissent  l'emporter  sur  eux 
à  faire  des  compliments.  Arrivez  -  vous  fatigué , 
pressé ,  n'importe ,  il  faut  d'abord  prêter  le  flanc  à  la 
longue  bordée  ;  tant  que  la  machine  est  montée 
elle  joue  ,  et  elle  se  remonte  toujours  à  chaque 
arrivant.  La  politesse  française  est  de  mettre  les 
«eus  à  leur  aise,  et  même  de  s'y  mettre  aussi  :  la 
politesse  neuchâteioise  est  de  gêner  et  soi-même 


454  CORRESPONDANCE. 

et  les  autres.  Ils  ne  consultent  jamais  ce  qui  vous 
convient,  mais  ce  qui  peut  étaler  leur  prétendu 
savoir-vivre.  Leurs  offres  exagérées  ne  tentent 
point;  elles  ont  toujours  je  ne  sais  quel  air  de  for- 
mule ,  je  ne  sais  quoi  de  sec  et  d'apprêté ,  qui  vous 
invite  au  refus.  Ils  sont  pourtant  obligeants,  offi- 
cieux, hospitaliers  très -réellement,  surtout  pour 
les  gens  de  qualité  :  on  est  toujours  siir  d'être  ac- 
cueilli d'eux  en  se  donnant  pour  marquis  ou  comte; 
et  comme  ime  ressource  aussi  facile  ne  manque 
pas  aux  aventuriers,  ils  en  ont  souvent  dans  leur 
ville,  qui  pour  l'ordinaire  y  sont  très -fêtés  :  un 
simple  honnête  homme  avec  des  malheurs  et  des 
vertus  ne  le  serait  pas  de  même  ;  on  peut  y  por- 
ter un  grand  nom  sans  mérite ,  mais  non  pas  un 
grand  mérite  sans  nom.  Du  reste,  ceux  qu'ils  ser- 
vent une  fois  ils  les  servent  bien.  Ils  sont  fidèles 
à  leurs  promesses,  et  n'abandonnent  pas  aisé- 
ment leurs  protégés.  Il  se  peut  même  qu'ils  soient 
aimants  et  sensibles  ;  mais  rien  n'est  plus  éloigné 
du  ton  du  sentiment  que  celui  qu'ils  prennent; 
tout  ce  qu'ils  font  par  humanité  semble  être  fait 
par  ostentation ,  et  leur  vanité  cache  leur  bon 
cœur. 

Cette  vanité  est  leiu-  vice  dominant;  elle  perce 
partout,  et  d'autant  plus  aisément  qu'elle  est  mal- 
adroite. Ils  se  croient  tous  gentilshommes,  quoi- 
que leurs  souverains  ne  fussent  que  des  gentils- 
hommes eux-mêmes.  Ils  aiment  la  chasse,  moins 
par  goût  que  pajce  que  c'est  un  amusement  noble. 
Enfin  jamais  on  ne  vit  des  bourgeois  si  jîleins  de 


kVmÉE    1763.  455 

leur  naissance  :  ils  ne  la  vantent  pourtant  pas ,  mais 
on  voit  qu'ils  s'en  occujîenl;  ils  n'en  sont  pas  fiers, 
ils  n'en  sont  qu'entêtés. 

Au  défaut  de  dignités  et  de  titres  de  noblesse  ils 
ont  des  titres  militaires  ou  municipaux  en  telle 
abondance ,  qu'il  y  ;i  plus  de  gens  titrés  que  de 
gens  qui  ne  le  sont  pas.  C'est  M.  le  colonel,  M.  le 
major,  M.  le  capitaine  ,  M.  le  lieutenant, M.  le  con- 
seiller, M.  le  châtelain,  M.  le  maire,  M.  le  justicier , 
M.  le  professeur ,  M.  le  docteur ,  M.  l'ancien  :  si 
j'avais  pu  reprendre  ici  mon  ancien  métier,  je  ne 
doute  pas  que  je  n'y  fusse  M.  le  copiste.  Les  femmes 
]>ortent  aussi  les  titres  de  leurs  maris  ;  madame  la 
conseillère  ,  madame  la  ministre  :  j'ai  pour  voisine 
madame  la  major;  et  comme  on  n'y  nomme  les 
gens  que  par  leiu-s  titres  ,  on  est  embarrassé  com- 
ment dire  aux  gens  qui  n'ont  que  leur  nom;  c'est 
comme  s'ils  n'en  avaient  point. 

Le  sexe  n'y  est  pas  beau  ;  on  dit  qu'il  a  dégé- 
néré. Les  filles  ont  beaucoup  de  liberté  et  en  font 
usage.  Elles  se  rassemblent  souvent  en  société,  ou 
Ton  joue,  où  l'on  goûte,  où  l'on  babille,  et  où  l'on 
attire  tant  qu'on  peut  les  jeunes  gens  ;  mais  par 
mallieiu*  ils  sont  rares,  et  il  faut  se  les  arracher. 
Les  femmes  vivent  assez  sagement  :  il  y  a  dans  le 
pays  d'assez  bons  ménages ,  et  il  y  en  aurait  bien 
davantage  si  c'était  un  air  de  bien  vivre  avec  son 
mari.  Du  reste,  vivant  beaucoup  en  campagne,  li- 
sant moins  et  avec  moins  de  fruit  que  les  liommes, 
elles  n'ont  pas  l'esprit  fort  orné;  et,  dans  le  dés- 
eeuvrement   de   leur  vie  ,  ell(\s  n'ont   d'autre  res- 


456  CORRESPONDANCE. 

source  que  de  faire  de  la  dentelle ,  d'épier  curieu- 
sement les  affaires  des  autres,  de  médire,  et  de 
jouer.  Il  y  en  a  pourtant  de  fort  aimables ,  mais  en 
général  on  ne  trouve  pas  dans  leur  entretien  ce 
ton  que  la  décence  et  l'honnêteté  même  rendent 
séducteur,  ce  ton  que  les  Françaises  savent  si  bien 
prendre  quand  elles  veulent,  qui  montre  du  senti- 
ment, de  l'ame,  et  qui  promet  des  héroïnes  de  ro- 
man. La  conversation  des  Neuchâteloises  est  aride 
ou  badine;  elle  tarit  sitôt  qu'on  ne  plaisante  pas. 
Les  deux  sexes  ne  manquent  pas  de  bon  naturel; 
et  je  crois  que  ce  n'est  pas  un  peuple  sans  mœj^irs, 
mais  c'est  un  peuple  sans  principes ,  et  le  mot  de 
vertu  y  est  aussi  étranger  ou  aussi  ridicule  qu'en 
Italie.  La  religion  dont  ils  se  piquent  sert  plutôt  à 
les  rendre  hargneux  que  bons.  Guidés  par  leur 
clergé,  ils  épilogueront  sur  le  dogme;  mais  pour 
la  morale,  ils  ne  savent  ce  que  c'est;  car  quoiqu'ils 
parlent  beaucoup  de  charité,  celle  qu'ils  ont  n'est 
assurément  pas  l'amour  du  prochain ,  c'est  seule- 
ment l'affectation  de  donner  l'aumône.  Un  chré- 
tien pour  eux  est  lui  homme  qui  va  au  prêche 
tous  les  dimanches  ;  quoi  qu'il  fasse  dans  l'inter- 
valle ,  il  n'importe  pas.  Leurs  ministres,  qui  se  sont 
acquis  un  grand  crédit  sur  le  peuple  tandis  que 
leurs  princes  étaient  catholiques,  voudraient  con- 
server ce  crédit  en  se  mêlant  de  tout,  en  chicanant 
sur  tout,  en  étendant  à  tout  la  juridiction  de  l'E- 
glise :  ils  ne  voient  pas  que  leur  temps  est  passé. 
Cependant  ils  viennent  encore  d'exciter  dans  l'état 
une  fermentation  ({ui  achèvera  de  les  perdre.  L'im- 


ANNÉE    1763.  457 

portante  affaire  dont  il  s'agissait  était  de  savoir  si 
les  peines  des  dajnnés  étaient  éteiJiclli's.  Vous  an- 
riez  peine  à  eroire  avee  quelle  ehalenr  ecttc  dis- 
pute a  été  agitée  ;  celle  dn  jansénisme  en  France 
n'en  a  pas  approché.  Tous  les  corps  assemblés ,  les 
peuples  prêts  à  prendre  les  armes,  ministres  tlesli- 
tués  ,  magistrats  interdits  ;  tout  marquait  les  aj)- 
proches  d'une  guerre  civile  ;  et  cette  affaire  n'est 
pas  tellement  finie  qu'elle  ne  puisse  laisser  de  longs 
souvenirs.  Quand  ils  se  seraient  tous  arrangés  pour 
aller  en  enfer,  ils  n'auraient  pas  plus  de  souci  de 
ce  qui  s'y  passe. 

Voilà  les  principales  remarques  que  j'ai  faites 
jusqu'ici  sur  \es  gens  du  pays  où  je  suis.  Elles  vous 
paraîtraient  peut-être  lui  peu  dures  pour  un  lionmie 
qui  parle  de  ses  hôtes,  si  je  vous  laissais  ignorer  que 
je  ne  leur  suis  redevable  d'aucune  hospitalité.  Ce 
n'est  point  à  messieurs  de  Neuchâtel  que  je  suis 
venu  demander  un  asile  qu'ils  ne  m'auraient  sûre- 
ment pas  accordé,  c'est  à  Milord  jMaréchal ,  et  je  ne 
suis  ici  que  chez  le  roi  de  Prusse.  Au  contraire ,  à 
mon  arrivée  sur  les  terres  de  la  principauté ,  le  ma- 
gistrat de  la  ville  de  Neuchâtel  s'est,  pour  tout  ac- 
cueil, dépéché  de  défendre  mon  livre  sans  le  con- 
naître ;  la  classe  des  ministres  l'a  déféré  de  même 
au  conseil  d'état  :  on  n'a  jamais  vu  de  gens  plus 
pressés  d'imiter. les  sottises  de  leurs  voisins.  Sans 
la  protection  déclarée  de  Milord  Maréchal,  on  ne 
m'eût  sûrement  point  laissé  en  paix  dans  ce  vil- 
lage. Tant  de  bandits  se  réfugient  dans  le  pays, 
que  ceux  qui  le  gouvernent  ne  savent  pas  distin- 


458  COllIlESPONBANCE. 

giier  des  malfaiteurs  poursuivis  les  innocents  op- 
primés, ou  se  mettent  peu  en  peine  d'en  faire  la 
différence.  La  maison  que  j'habite  appartient  à  une 
nièce  de  mon  vieux  ami  M.  Roguin.  Ainsi ,  loin  d'a- 
voir nulle  obligation  à  messieurs  de  Neuchàtel,  je 
n'ai  qu'à  m'en  plaindre.  D'ailleurs  je  n'ai  pas  mis 
le  pied  dans  leur  ville ,  ils  me  sont  étrangers  à  tous 
égards;  je  ne  leur  dois  que  justice  en  parlant  d'eux, 
et  je  la  leur  rends. 

Je  la  rends  de  meilleur  cœur  encore  à  ceux 
d'entre  eux  qui  m'ont  comblé  de  caresses,  d'offres, 
tle  politesses  de  toute  espèce.  Flatté  de  leur  estime 
et  touché  de  leurs  bontés,  je  me  ferai  toujours  un 
devoir  et  un  plaisir  de  leur  marquer  mon  attache- 
ment et  ma  reconnaissance  ;  mais  l'accueil  qu'ils 
m'ont  fait  n'a  rien  de  con^mun  avec  le  gouverne- 
ment neuchâtelois ,  qui  m'en  eût  fait  un  bien  dif- 
férent s'il  en  eût  été  le  maître.  Je  dois  dire  encore 
que ,  si  la  mauvaise  volonté  du  corps  des  ministres 
Ji'est  pas  douteuse  ,  j'ai  beaucoup  à  me  louer  en 
particulier  de  celui  dont  j'habite  la  paroisse.  Il  me 
vint  voir  à  mon  arrivée,  il  me  fit  mille  offres  de 
services  qui  n'étaient  point  vaines,  comme  il  me 
Va  prouvé  dans  une  occasion  essentielle  où  il  s'est 
exposé  à  la  mauvaise  humeur  de  plus  d'un  de  ses 
confrères  pour  s'être  montré  vrai  pasteur  envers 
moi^  Je  m'attendais  d'autant  moins  de  sa  part  à 
cette  justice ,  qu'il  avait  joué  dans  les  précédentes 
brouilleries  un  rôle  qui  n'annonçait  pas  un  mi- 
nistre tolérant.  C'est  au  surplus  un  homme  assez 
gai  dans  la  société ,  qui  ne  manque  pas  d'esprit , 


ANNÉE    1763.  /î5r) 

(jui  fait  quelquefois  d'assez  bons  sermons,  et  sou- 
vent de  fort  bons  eontes. 

Je  m'aperçois  que  cette  lettre  est  un  livre,  et  je 
n'en  suis  encore  qu'à  la  moitié  de  ma  relation.  Je 
\ais.  M.  le  maréchal,  vous  laisser  rej)rendr<>  ha- 
leine, et  remettre  le  second  tome  à  une  autre  lois*. 


LETTRE  CCCLXW  II. 

A  MADAME  LATOUR. 

A  Motiers,  le  27  janvier  1763. 

Je  reçois  presque  en  même  temps,  madame,  vos 
étrennes  et  votre  portrait ,  deux  présents  qui  me 
sont  précieux  ;  l'im  parce  qu'il  vous  représente,  et 
l'autre  parce  qu'il  vient  de  vous.  Il  semble  que 
vous  avez  prévu  le  besoin  que  j'aurais  de  l'alma- 
nach,  pour  contenir  l'effet  que  ferait  sur  moi  la 
description  de  votre  personne,  et  pour  m'avertir 
honnêtement  qu'un  homme  né  le  4  juillet  171.2, 
ne  doit  pas,  le  27  janvier  17G3,  prendre  un  intérêt 
si  curieux  à  certains  articles,  sous  peine  d'être  un 
vieux  fou.  Malheureusement  le  poison  me  parait 
plus  fort  que  le  remède,  et  votre  lettre  est  j)lus 
propre  à  me  faire  oublier  mon  Age ,  que  votre  al- 
manach  à  m'en  faire  souvenir.  11  n'eut  pas  fallu 
d'autre  magie  à  Médée  pour  rajeunir  le  vieux  Éson  : 

*  Pour  apprécier  les  divers  jugements  portés  dans  cette  lettre ,  le 
lecteur  voudra  bien  faire  attention  à  l'époque  de  sa  date  et  au  lieu 
qu'habitait  l'auteur.  (  Note  des  Editeurs  de  Genèee.  ) 


Zi6o  CORRESPOND  \NCE. 

et  si  l'Arirorfe  était  faite  comme  vous,  Titoii  décrépit 
j)()iivail  ètreencore  malade,  que  ses  ans  et  ses  maux 
devaient  disparaître  en  la  voyant.  Pour  moi,  si  loin 
de  vous,  je  ne  gagne  à  tout  cela  que  des  regrets 
et  du  ridicule;  un  cœur  rajeuni  n'est  qu'un  nou- 
veau mal  avec  tant  d'autres,  et  rien  n'est  plus  sot 
qu'un  barbon  de  vingt  ans.  Aussi  je  ne  voudrais 
pas,  pour  tout  au  monde,  être  exposé  désormais  à 
voir  ce  joli  visage  d'un  ovale  parfait,  et  qui  n'est 
pas  la  partie  la  moins  blanche  de  votre  personne  ; 
j'aurais  toujours  peur  que  ces  petites  mouches  cou- 
leur de  rose  ne  devinssent  pour  moi  transparentes, 
et  que,  pour  mieux  apprécier  le  teint  du  visage, 
quelque  frileuse  que  vous  puissiez  être,  mon  es- 
prit indiscret  n'allât,  à  travers  mille  voiles,  chercher 
des  pièces  de  comparaison. 

Come  per  acqua  o  pcr  cristallo  intero 
Trapassa  il  raggio,  e  no'l  divide  o  parte; 
Per  entro  il  chiuso  manto  osa  il  pensiero 
Si  peiietrar  nella  vietata  parte. 

Tasso,Ger.  C.  IV, 32. 

Mais,  madame,  laissons  un  peu  votre  teint  et 
votre  figure,  qu'il  n'appartient  pas  à  une  imagina- 
tion de  cinquante  ans  de  profaner,  et  parlons  plu- 
tôt de  cette  aimable  physionomie,  faite  pour  vous 
donner  des  amis  de  tout  Age ,  et  qui  promet  un  cœur 
propre  à  les  conserver.  Il  ne  ti«endra  pas  à  moi  qu'elkî 
n'achève  ce  que  vos  lettres  ont  si  bien  commencé, 
et  que  je  n'aie  pas  pour  vous,  le  reste  de  ma  vie, 
un  attachement  digne  d'un  caractère  aussi  char- 
mant. Combien  il  va  m'étre  agréable  de  me  faire 


A.NIVÉE    l'jG'5.  .((il 

dire  par  une  aussi  jolie  bouche  tout  cv  ([ii<>  vous 
m'écrirez  trol)lii:jeant,et  (Te  lire  dans  des  \cii\(rini 
l^ieu  foncé,  anués  d'une  paupière  noire,  raniitié(|n(' 
vous  me  témoignez!  Mais  cette  même  amitié  m'im- 
pose des  devoirs  que  je  veux  remplir;  et  si  mon 
acre  rend  les  fadeurs  l'idicules,  il  fait  excuser  la  sin- 
cérité.  Je  vous  pardonne  bien  d'idolâtrer  un  peu 
votre  chevelure,  et  je  partaj^e  même  d'ici  cette  ido- 
lâtrie; mais  l'approbation  (pie  je  puis  donner  à 
votre  manière  de  vous  coiffer  dépend  d'une  ques- 
tion (pi'il  ne  faut  jamais  faire  aux  femmes,  et  que  je 
vous  ferai  poiu'tant.  Madame,  quel  à<;("  avez-vous? 

Puisque  vous  avez  lu  le  chiffon  qui  acccmipagnait 
le  lacet  dont  vous  me  parlez,  vous  savez,  madame , 
à  quelle  occasion  il  a  été  envoyé,  et  sous  quelles 
conditions  on  en  peut  obtenir  un  semblable.  Ayez 
la  bonté  de  redevenir  fille ,  de  vous  marier  tout  de 
nouveau,  de  vous  engager  à  nourrir  vous-même 
Notre  premier  enfant,  et  vous  aurez  le  plus  beau 
lacet  (pie  je  puisse  faire.  Je  me  suis  engagé  à  n'en 
jamais  donner  qu'à  ce  prix:  je  ne  puis  violer  ma 
promesse. 

Je  suis  fort  sensible  à  l'intérêt  que  M.  du  Terreaux 
veut  bien  prendre  à  ma  santé,  et  plus  encore  au 
soin  de  la  main  tpii  m'a  fait  jiasser  sa  recette;  mais 
ayant  depuis  long-temps  abandonné  ma  vie  et  mon 
corps  à  la  seule  nature,  je  ne  veux  point  empiétei* 
sur  elle,  ni  me  mêler  de  ce  que  je  ne  sais  pas.  J'ai 
appris  à  souffrir,  madame;  cet  art  dispense  d'ap- 
prendre à  guérir,  et  n'en  a  pas  k^s  inconvénients. 
Toutefois ,  s'il  ne  tient  qu'à  qu(^lques  verres  d'eau 


462  CORJRESPONDA.IVCE. 

pour  VOUS  complaire,  je  veux  bien  les  boire  dans 
la  saison,  non  pour  ma  santé,  mais  à  la  vôtre;  je 
voudrais  faire  pour  vous  des  choses  j^lus  difficiles, 
pourvu  qu'elles  eussent  un  autre  objet. 


LETTRE   CCCLXXVIIï. 

A  31.  LE  MARÉCHAL  DE  LUXEMBOURG. 

Motiers,  le  28  janvier  1763, 

11  faut,  M.  le  maréchal,  avoir  du  courage  pour 
décrire  en  cette  saison  le  lieu  que  j'habite.  Des  cas- 
cades, des  glaceis,  des  rochers  nus,  des  sapins  noirs 
couverts  de  neige ,  sont  les  objets  dont  je  suis  en- 
touré; et  à  l'image  de  l'hiver  le  pays  ajoutant  l'as- 
pect de  l'aridité,  ne  promet,  à  le  voir,  qu'une  des- 
cription fort  triste.  Aussi  a-t-il  l'air  assez  nu  en  toute 
saison  ;  mais  il  est  presque  effrayant  dans  celle-ci. 
Il  faut  donc  vous  le  représenter  comme  je  l'ai  trouvé 
en  V  arrivant,  et  non  comme  je  le  vois  aujour- 
d'hui, sans  quoi  l'intérêt  que  vous  prenez  à  moi 
m'empêcherait  de  vous  en  rien  dire. 

Fififurez-vous  donc  un  vallon  d'ime  bonne  demi- 
lieue  de  larî^e  et  d'environ  deux  lieues  de  long,  au 
milieu  duquel  passe  une  petite  rivière  appelée  /a 
Pic'uss ,  dans  la  direction  du  nord-ouest  au  sud-est. 
Ce  vallon,  formé  par  deux  chaînes  de  montagnes 
qui  sont  des  branches  du  Mont-Jura  et  qui  se  res- 
serrent par  les  deux  bouts ,  reste  pourtant  assez 
ouvert  pour  laisser  voir  au  loin  ses  prolongements, 


lesquels,  divisés  eu  rameaux  par  les  bras  des  mon- 
tagues,  otfrenl  plusieurs  belles  perspectives.  Ce  val- 
lon, appelé  le  Val-de-Travers,  du  nom  d'un  \illa<;e 
qui  esta  son  extrémité  orientale ,  est  garni  de  quatre 
ou  cinq  autres  villages  à  peu  de  tlistance  les  ims 
lies  autres:  celui  de  Moliers,  qui  fornu»  le  milieu^ 
est  dominé  par  un  vieux  château  désert,  dont  le 
voisinage  et  la  situation  solitaire  et  sauvage  m'at- 
tirent souvent  dans  mes  j)romenades  du  matin, 
d'autant  plus  que  je  puis  sortir  de  ce  coté  par  une 
porte  de  derrière  sans  passer  par  la  rue  ni  devant 
aucune  maison.  On  dit  ([ue  les  bois  et  les  rochers 
qui  environnent  ce  château  sont  fort  remplis  de 
vipères  ;  cependant ,  ayant  beaucoup  parcouru  lous 
les  environs,  et  m'étant  assis  à  toutes  sortes  de 
places,  je  n'en  ai  point  vu  jusqu'ici. 

Outre  ces  villages  on  voit  vers  le  bas  des  mon- 
tagnes plusieurs  maisonséparses,  qu'on  appelle  des 
prises,  dans  lesquelles  on  tieulMes  bestiaux  et  dont 
plusieiu's  sont  habitées  par  les  propriétaires,  la  plu- 
part paysans.  Il  y  en  a  une  entre  autres  à  mi-cote 
nord,  par  conséquent  exposée  au  midi ,  siu'  une  ter- 
rasse naturelle,  dans  la  plus  admirable  position  que 
j'aie  jamais  vue,  et  dont  le  difficile  accès  m'eut 
rendu  l'habitation  très-commode.  J'en  fus  si  tenté, 
que  dès  la  première  fois  je  m'étais  presque  arrangé 
avec  le  propriétaire  pour  y  loger; mais  on  m'a  de- 
puis tant  dit  lie  mal  de  cet  homme,  qu'aimant  en- 
core mieux  la  paix  et  la  sûreté  qu'une  demeure 
agréable,  j'ai  pris  le  parti  de  rester  où  je  suis.  La 
maison  que  j'occupe  est  dans  une  moins  belle  po- 


464  CORRESPONDANCE. 

sition ,  mais  elle  est  grande ,  assez  commode  ;  elle  a 
une  galerie  extérieure  où  je  me  promène  dans  les 
mauvais  temps;  et,  ce  qui  vaut  mieux  que  tout  le 
reste ,  c'est  un  asile  offert  par  l'amitié. 

La  Reuss  a  sa  source  au-dessus  d'un  village  ap- 
pelé Saint -Sulpice,  à  l'extrémité  occidentale  du 
vallon;  elle  en  sort  au  village  de  Travers,  à  l'autre 
extrémité ,  où  elle  commence  à  se  creuser  un  lit, 
qui  devient  bientôt  précipice ,  et  la  conduit  enfin 
dans  le  lac  de  Neucliâtel.  Cette  Reuss  est  une  tcès? 
jolie  rivière, claire  et  brillante  comme  de  l'argent, 
où  les  truites  ont  bien  de  la  peine  à  se  cacher  dans 
des  touffes  d'herbes.  On  la  voit  sortir  tout  d'un 
coup  de  terre  à  sa  source ,  non  point  en  petite  fon- 
taine ou  ruisseau ,  mais  toute  grande  et  déjà  rivière, 
comme  la  fontaine  de  Vaucluse ,  en  bouillonnant  à 
travers  les  rochers.  Comme  cette  source  est  fort 
enfoncée  dans  les  rochers  escarpés  d'une  montagn^ 
on  y  est  toujours  ài'ombre;  et  la  fraîcheur  conti- 
nuelle ,  le  bruit ,  les  chutes ,  le  cours  de  l'eau ,  m'at- 
tirant  l'été  à  travers  ces  roches  brûlantes ,  me  font 
souvent  mettre  en  nage  pour  aller  chercher  le  frais 
près  de  ce  murmure,  ou  plutôt  près  de  ce  fracas, 
plus  flatteur  à  mon  oreille  que  celui  de  la  rue  Saint- 
Martin. 

L'élévation  des  montagnes  qui  forment  le  vallon 
n'est  pas  excessive ,  mais  le  vallon  même  est  mon- 
tagne ,  étant  fort  élevé  au-dessus  du  lac  ;  et  le  lac , 
ainsi  que  le  sol  de  toute  la  Suisse ,  est  encore  ex- 
trêmement élevé  sur  les  pays  de  plaines,  élevés  à 
leur  tour  au-dessus  du  niveau  de  la  mer.  On  peut 


juger  sensiblcniciit  de  la  jx'iitc  totale  j)ai-  le  long 
et  rapide  cours  des  rivières^  qui,  des  niontae^nes 
de  Suisse,  vont  se  rendre  I(\s  unes  dans  la  Médi- 
terranée et  les  autres  dans  l'Océan.  Ainsi,  quoique 
la  Reuss  traversant  le  vallon  soit  sujette  à  de  fré- 
quents débordements,  qui  font  des  bords  de  son 
lit  une  espèce  de  marais ,  on  n'y  sent  point  le  ma- 
récage ,  l'air  n'y  est  point  bumide  et  mal-sain ,  la 
vivacité  qu'il  tire  de  son  élévation  l'empécbant  de 
rester  long-temps  chargé  de  vapeurs  grossières  ;  les 
brouillards,  assez  fréquents  les  matins,  cèdent  pour 
l'ordinaire  à  l'action  du  soleil  à  mesure  qu'il  s'élève. 
Comme  entre  les  montagnes  et  les  vallées  la  vue 
est  toujours  réciproque,  celle  dont  je  jouis  ici  dans 
un  fond  n'est  pas  moins  vaste  que  celle  que  j'avais 
sur  les  hauteurs  de  Montmorency,  mais  elle  est  d'un 
autre  genre;  elle  ne  flatte  pas,  elle  frappe  ;  elle  est 
plus  sauvage  que  riante;  l'art  n'y  étale  pas  ses 
beautés,  mais  la  majesté  de  la  nature  en  impose; 
et  quoique  le  parc  de  Versailles  soit  plus  grand 
que  ce  vallon,  il  ne  paraîtrait  qu'un  colifichet  en 
sortant  d'ici.  Au  premier  coup  d'œil ,  le  spectacle , 
tout  grand  qu'il  est,  semble  un  peu  nu;  on  voit 
très-peu  d'arbres  dans  la  vallée  ;  ils  y  viennent  mal , 
et  ne  donnent  presque  aucun  fruit;  l'escarpement 
des  montagnes,  étant  très-rapide ,  montre  en  divers 
endroits  le  gris  des  rochers  ;  le  noir  des  sapins  coupe 
ce  gris  d'une  nuance  qui  n'est  pas  riante ,  et  ces 
sapins  si  grands,  si  beaux  quand  on  est  dessous, 
ne  paraissent  au  loin  que  des  arbrisseaux ,  ne  pr(v 
mettent  ni  l'asile  ni  l'ombre  qu'ils  donnnent:  le 

R.    XTX.  3o 


466  CORRESPONDANCE. 

fond  du  vallon ,  pi-esque  au  niveau  de  la  rivière , 
semble  n'offrir  à  ses  deux  bords  qu'un  large  ma- 
rais où  l'on  ne  saurait  marcher  ;  la  réverbération 
des  rochers  n'annonce  pas,  dans  un  lieu  sans  ar- 
bres ,  une  promenade  bien  fraîche  quand  le  soleil 
luit;  sitôt  qu'il  se  couche,  il  laisse  à  peine  un  cré- 
puscule, et  la  hauteur  des  monts,  interceptant 
toute  la  lumière  ,  fait  passer  presque  à  l'instant  du 
jour  à  la  nuit. 

Mais ,  si  la  première  impression  de  tout  cela  n'est 
pas  agréable,  elle  change  insensiblement  par  un 
examen  plus  détaillé;  et,  dans  un  pays  où  l'on 
croyait  avoir  tout  vu  du  premier  coup  d'œil ,  on 
se  trouve  avec  surprise  environné  d'objets  chaque 
jour  plus  intéressants.  Si  la  promenade  de  la  vallée 
est  un  peu  uniforme ,  elle  est  en  revanche  extrê- 
mement commode;  tout  y  est  du  niveau  le  plus  par- 
fait, les  chemins  y  sont  unis  comme  des  allées  de 
jardin  ,  les  bords  de  la  rivière  offrent  par  places  de 
larges  pelouses  d'un  plus  beau  vert  que  les  gazons 
du  Palais-Royal,  et  l'on  s'y  promène  avec  délices 
le  long  de  cette  belle  eau,  qui  dans  le  vallon  prend 
un  cours  paisible  en  quittant  ses  cailloux  et  ses  ro- 
chers, qu'elle  retrouve  au  sortir  du  Val-de-Travers. 
On  a  proposé  de  planter  ses  bords  de  saules  et  de 
peupliers,  pour  donner, durant  la  chaleur  du  jour, 
de  l'ombre  au  bétail  désolé  par  les  mouches.  Si 
jamais  ce  projet  s'exécute,  les  bords  de  la  Reuss 
deviendront  aussi  charmants  que  ceux  du  Lignon, 
et  il  ne  leur  manquera  plus  que  des  Astrées,  des 
Silvandres,  et  un  d'Urfé. 


t^omme  la  direction  du  vallon  coupe  oblique- 
ment le  cours  du  soleil ,  la  hateur  des  monts  jette 
toujours  de  l'ombre  par  quekpie  côté  sur  la  plaine; 
de  sorte  qu'en  dirigeant  ses  promenades,  et  choi- 
sissant ses  heures,  on  peut  aisément  faire  à  l'alni 
du  soleil  tout  le  tour  du  vallon.  D'ailleurs,  ces 
mêmes  montagnes,  interceptant  ses  rayons,  font 
qu'il  se  lève  tard  et  se  couche  de  bonne  heure,  en 
sorte  qu'on  n'en  est  pas  long- temps  bridé.  Nous 
avons  presque  ici  la  clef  de  l'énigme  du  ciel  de  trois 
aunes*,  et  il  est  certain  que  les  maisons  qui  sont 
près  de  la  source  de  la  Reuss  n'ont  pas  trois  heures 
de  soleil  même  en  été. 

Lorsqu'on  quitte  le  bas  du  vallon  pour  se  pro- 
mener à  mi-côte,  comme  nous  fîmes  une  fois,  M.  le 
maréchal,  le  long  des  Champcaux,  du  côté  d'An- 
dilly ,  on  n'a  pas  ime  promenade  aussi  connnode  ; 
mais  cet  agrément  est  bien  compensé  par  la  va- 
riété des  sites  et  des  points  de  vue,  par  les  décou- 
vertes que  l'on  fait  sans  cesse  autour  de  soi,  par  les 
jolis  réduits  qu'on  trouve  dans  les  gorges  des  mon- 
tagnes ,  où  le  cours  des  torrents  qui  descendent 
dans  la  vallée ,  les  hêtres  qui  les  ombrag^ut ,  les 
coteaux  qui  les  entourent,  offrent  des  asiles  ^er- 
doyants  et  frais  quand  on  suffoque  à  découvert. 
Ces  réduits , ces  petits  vallons,  ne  s'aperçoivent  |)as 
tant  qu'on  regarde  au  loin  les  montagnes ,  et  cela 

Allusion  à  ces  vers  des  Bucoliques  : 

<<  Die  quibus  in  terris,  et  cris  mihi  rn.ignus  Apollo, 
■•  Trcs  pateat  ro?li  spntiiini  iiou  niii])liù.s  ulnas.  .> 

Kgl.  m,  V.  io5. 

3o. 


468  CORRESPONDANCE. 

joint  à  l'agrément  du  lieu  celui  de  la  surprise ,  lors- 
qu'on vient  tout  d'un  coup  à  les  découvrir.  Com- 
bien de  fois  je  me  suis  figuré,  vous  suivant  à  la 
promenade  et  tournant  autour  d'un  rocher  aride, 
vous  voir  surpris  et  charmé  de  retrouver  des  bos- 
quets pour  les  dryades,  où  vous  n'auriez  cru  trou- 
ver que  des  antres  et  des  ours  ! 

Tout  le  pays  est  plein  de  curiosités  naturelles 
qu'on  ne  découvre  que  peu  à  peu ,  et  qui ,  par  ces 
découvertes  successives,  lui  donnent  chaque  jour 
l'attrait  de  la  nouveauté.  La  botanique  offre  ici  ses 
trésors  à  qui  saurait  les  connaître;  et  souvent,  en 
voyant  autour  de  moi  cette  profusion  de  plantes 
rares ,  je  les  foule  à  regret  sous  le  pied  d'un  igno- 
rant. Il  est  pourtant  nécessaire  d'en  connaître  une 
pour  se  garantir  de  ses  terribles  effets  ;  c'est  le  na- 
pel.  Vous  voyez  une  très-belle  plante  haute  de  trois 
pieds ,  garnie  de  jolies  fleurs  bleues ,  qui  vous  don- 
nent envie  de  la  cueillir  ;  mais  à  peine  l'a-t-on  gar- 
dée quelques  minutes ,  qu'on  se  sent  saisi  de  maiix 
de  tète,  de  vertiges,  d'évanouissements,  et  l'on  pé- 
rirait si  l'on  ne  jetait  promptement  ce  funeste  bou- 
quet.' Cette  plante  a  souvent  causé  des  accidents  à 
des  enfants  et  à  d'autres  gens  qui  ignoraient  sa 
pernicieuse  vertu.  Pour  les  bestiaux,  ils  n'en  ap- 
prochent jamais,  et  ne  broutent  pas  même  l'herbe 
qui  l'entoure.  Les  faucheurs  l'extirpent  autant  quils 
peuvent  ;  quoi  qu'on  fasse,  l'espèce  en  reste  ,  et  je 
ne  laisse  pas  d'en  voir  beaucoup  en  me  promenant 
sur  les  montagnes  ;  mais  on  l'a  détruite  à  peu  près 
dans  le  vallon. 


ANJVIiE    inG'S.  469 

A  une  petite  lieue  de  Motiers ,  dans  la  seigneu- 
rie de  Travers,  est  une  mine  d'asphalte  ,  qu'on  dit 
(jui  s'étend  sous  tout  le  pays  :  les  liabitants  lui  at- 
tribuent modestement  la  gaieté  dont  ils  se  vantent, 
et  qu'ils  prétendent  se  transmettre  même  à  leurs 
bestiaux.  Voilà  sans  doute  une  belle  vertu  de  ce 
minéral;  mais ,  pour  en  pouvoir  sentir  l'efficace, 
il  ne  faut  pas  avoir  quitté  le  château  de  INlontmo- 
rencv-  Quoi  qu'il  en  soit  des  merveilles  qu'ils  disent 
de  leur  asphalte,  j'ai  donné  au  seigneur  de  Travers 
un  moven  sur  d'en  tirer  la  itlé'decine  universelle  ; 
c'est  de  faire  une  bonne  pension  à  Lorry  ou  à 
Bordeu. 

Au-dessus  de  ce  même  village  de  Travers ,  il  se 
fit,  il  y  a  deux  ans,  une  avalanche  considérable, 
et  de  la  façon  du  monde  la  plus  singulière.  Un 
homme  qui  habite  au  pied  de  la  montagne  avait 
son  champ  devant  sa  fenêtre ,  entre  la  montagne 
et  sa  maison.  Un  matin ,  qui  suivit  une  nuit  d'o- 
rage, il  fut  bien  surpris  ,  en  ouvrant  sa  fenêtre,  de 
trouver  un  bois  à  la  place  de  son  champ  ;  le  ter- 
rain ,  s'éboulant  tout  d'une  pièce ,  avait  recouvert 
son  champ  des  arbres  d'im  bois  qui  était  au-des- 
sus; et  cela  ,  dit -on  ,  fait  entre  les. deux  proprié- 
taires le  sujet  d'un  procès  qui  pourrait  trouver 
place  dans  le  recueil  de  Pitaval  *.  L'espace  que  l'a-- 
valanehe  a  mis  à  nu  est  fort  grand  et  paraît  de  loin  ; 
mais  il  faut  en  approcher  pour  juger  de  la  force 

Gayot  de  Pitaval,  mort  en  I743,  auteur  de  plusieurs  coUec- 
tious  et  recueils ,  notamment  de  celui  des  Causes  célèbres ,  en  vingt 
volumes  in-i  a. 


4'^0  CORRESPONDANCE. 

de  l'éboulement ,  de  l'étendue  du  creux ,  et  de  la 
grandeur  des  rochers  qui  ont  été  transportés.  Ce 
fait  récent  et  certain  rend  croyable  ce  que  dit  Pline 
d'une  vigne  qui  avait  été  ainsi  transportée  d'un 
côté  du  chemin  à  l'autre.  Mais  rapprochons -nous 
de  mon  habitation. 

J'ai  vis-à-vis  de  mes  fenêtres  une  superbe  cas- 
cade ,  qui ,  du  haut  de  la  montagne ,  tombe  par  l'es- 
carpement d'un  rocher  dans  le  vallon ,  avec  un 
bruit  qui  se  fait  entendre  au  loin ,  surtout  quand 
les  eaux  sont  grandes.  Cette  cascade  est  très -en 
vue  ;  mais  ce  qui  ne  l'est  pas  de  même  est  une 
grotte  à  coté  de  son  bassin  ,  de  laquelle  l'entrée  est 
difficile,  mais  qu'on  trouve  au-dedans  assez  espa- 
cée ,  éclairée  par  une  fenêtre  naturelle ,  cintrée  en 
tiers-point,  et  décorée  d'un  ordre  d'architecture 
qui  n'est  ni  toscan  ni  dorique  ,  mais  l'ordre  de  la 
nature ,  qui  sait  mettre  des  proportions  et  de  l'har- 
monie dans  ses  ouvrages  les  moins  réguliers.  In- 
struit de  la  situation  de  cette  grotte,  je  m'y  rendis 
seul  l'été  dernier  pour  la  contempler  à  mon  aise. 
L'extrême  sécheresse  me  donna  la  facilité  d'y  en- 
trer par  une  ouverture  enfoncée  et  très -surbais- 
sée ,  en  me  traînant  sur  le  ventre ,  car  la  fenêtre  est 
trop  haute  pour  qu'on  puisse  y  passer  sans  échelle. 
Quand  je  fus  au-dedans  ,  je  m'assis  sur  une  pierre , 
et  je  me  mis  à  contempler  avec  ravissement  cette 
superbe  salle  dont  les  ornements  sont  des  quar- 
tiers de  roche  diversement  situés,  et  formant  la 
décoration  la  phis  liche  que  j'aie  jamais  vue,  si  du 
moins  on  peut  appeler  ainsi  celle  qui  montre  la 


A  NN^E    1763.  4'y  1 

plus  grande  puissance ,  celle  qui  attache  et  inté- 
resse, celle  qui  fait  penser,  qui  élève  l'anie ,  celle 
qui  force  l'iiomme  à  oublier  sa  petitesse  poui-  n<' 
penser  qu'aux  œuvres  de  la  nature.  Des  divers  10- 
chers  qui  meublent  cette  caverne,  les  uns  déta- 
chés et  tombés  de  la  voûte ,  les  autres  encore  pen- 
dants et  diversement  situés  ,  marquent  tous  dans 
cette  mine  naturelle  Teffet  de  quelque  ex])losion 
terrible  dont  la  cause  paraît  difficile  à  imaginer , 
car  même  un  tremblement  de  terre  ou  un  volcan 
n'expliquerait  pas  cela  d'une  manière  satisfaisante. 
Dans  le  fond  de  la  grotte,  qui  va  en  s'élevant  de 
même  que  sa  voûte ,  on  monte  sur  une  espèce  d'es- 
trade, et  de  là,  par  une  pente  assez  roide,  sur  un 
rocher  qui  mène  de  biais  à  un  enfoncement  très- 
obscur  par  où  l'on  pénètre  sous  la  montagne.  Je 
n'ai  point  été  jusque-là,  ayant  trouvé  devant  moi 
im  trou  large  et  profond  qu'on  ne  saurait  franchir 
qu'avec  une  planche.  D'ailleurs,  vers  le  haut  de 
cet  enfoncement,  et  presque  à  l'entrée  de  la  gale- 
rie souterraine,  est  un  quartier  de  rocher  très- 
imposant;  car,  suspendu  presque  en  l'air,  il  porte 
à  faux  par  un  de  ses  angles,  et  penche  tellement 
en  avant,  qu'il  semble  se  détacher  et  partir  pour 
écraser  le  spectateur.  Je  ne  doute  pas  cependant 
qu'il  ne  soit  dans  cette  situation  depuis  bien  des 
siècles ,  et  qu'il  n!y  reste  encore  plus  long-temps  : 
mais  ces  sortes  d'équilibres,  auxquels  les  yeux  ne 
sont  pas  faits ,  ne  laissent  pas  de  causer  quelque 
inquiétude  ;  et  quoiqu'il  fallût  peut-être  des  forces 
immenses  pour  ébranler  ce  rocher  qui  paraît  si 


l^n-X  C0RRJ:SP0>  D  A-\CE. 

prêta  tomber,  je  craindrais  d'y  toucher  du  bout 
du  doigt ,  et  ne  voudrais  pas  plus  rester  dans  la 
direction  de  sa  chute  que  sous  l'épée  de  Damoclès. 

La  galerie  souterraine ,  à  laquelle  cette  grotte 
sert  de  vestibule ,  ne  continue  pas  d'aller  en  mon- 
t'int;  mais  elle  prend  sa  pente  un  peu  vers  le  bas , 
et  suit  la  même  inclinaison  dans  tout  l'espace  qu'on 
a  jusqu'ici  parcouru.  Des  curieux  s'y  sont  engagés 
à  diverses  fois  avec  des  domestiques,  des  flam- 
beaux, et  tous  les  secours  nécessaires;  mais  il  faut 
du  coiu'age  pour  pénétrer  loin  dans  cet  effroyable 
lieu,  et  de  la  \igueur  pour  ne  pas  s'y  trouver  mal. 
On  est  allé  jusqu'à  près  de  demi -lieue,  en  ouvrant 
le  passage  où  il  est  trop  étroit ,  et  sondant  avec 
précaution  les  gouffres  et  fondrières  qui  sont  à 
droite  et  à  gauche  :  mais  on  prétend  ,  dans  le  pays, 
qu'on  peut  aller  par  le  même  souterrain  à  plus  de 
deux  lieues  jusqu'à  l'autre  côté  de  la  montagne, 
où  l'on  dit  qu'il  aboutit  du  coté  du  lac,  non  loin 
de  l'embouchure  de  la  Reuss. 

Au-dessous  du  bassin  de  la  même  cascade  est 
une  autre  grotte  plus  petite,  dont  l'abord  est  em- 
barrassé de  plusieurs  grands  cailloux  et  quartiers 
de  roche  qui  paraissent  avoir  été  entraînés  là  par 
les  eaux.  Cette  grotte-ci  n'étant  pas  si  praticable 
que  faulre,  n'a  pas  de  même  tenté  les  curieux.  Le 
jour  que  j'en  examinai  l'ouverture  il  faisait  une 
chaUnu'  insupportable;  cependant  il  en  sortait  un 
vent  si  vif  et  si  froid ,  que  je  n'osai  rester  long- 
temps à  l'entrée,  et  toutes  les  fois  que  j'y  suis  re- 
tourné j'ai  toujours  senti  le  même  vent;  ce  qui  me 


fait  juger  qu'elle  a  une  communication  plus  inimé- 
tliate  et  moins  embarrassée  que  l'autre. 

A  l'ouest  de  la  vallée,  une  montagne  la  sépare 
en  deux  branches;  l'une  fort  étroite,  où  sont  le 
village  de  Saint-Sulpice ,  la  source  de  la  Reuss,  et 
le  chemin  de  Pontarlier.  Sur  ce  chemin ,  l'on  voit 
encore  une  grosse  chaîne ,  scellée  dans  le  roclier , 
et  mise  là  jadis  par  les  Suisses  pour  fermer  de  ce 
coté-là  le  passage  aux  Bourguignons, 

L'autre  branche ,  plus  large ,  et  à  gauche  de  la 
première ,  mène  par  le  village  de  Butte  à  un  pays 
perdu  appelé  la  Cote  aux  Fées  y  qu'on  aperçoit  de 
loin  parce  qu'il  va  en  montant.  Cle  pa\s,  n'étant 
sur  aucun  cliemin ,  passe  pour  très-sauvage ,  et  en 
quelque  sorte  pour  le  bout  du  monde.  Aussi  pré- 
tend-on que  c'était  autrefois  le  séjour  des  fées ,  et 
le  nom  lui  en  est  resté  :  on  y  voit  encore  leur  salle 
d'assemblée  dans  une  troisième  caverne  qui  porte 
aussi  leur  nom ,  et  qui  n'est  pas  moins  curieuse 
que  les  précédentes.  Je  n'ai  pas  vu  cette  grotte  aux 
Fées,  parce  qu'elle  est  assez  loin  d'ici  ;  mais  on  dit 
qu'elle  était  superbement  ornée ,  et  l'on  y  voyait 
encore ,  il  n'y  a  pas  long  -  temps  ,  im  trône  et  des 
sièges  très-bien  taillés  dans  le  roc.  Tout  cela  a  été 
gâté  et  ne  parait  presque  plus  aujourd'hui.  D'ail- 
leurs, l'entrée  de  la  grotte  est  presque  entièrement 
bouchée  par  les  décombres ,  par  les  broussailles  ; 
et  la  crainte  des  serpents  et  des  bétes  venimeuses 
rebute  les  curieux  d'y  vouloir  pénétrer.  Mais  si 
elle  eût  été  praticable  encore  et  dans  sa  première 
beauté  ,  et  que  madame  la  maréchale  c\\\   [)assé 


% 


474  CORRESPOjSDA^CE. 

clans  ce  pays,  je  suis  sur  qu'elle  eût  voulu  voii- 
cette  grotte  singulière,  n'eût- ce  été  qu'en  faveur 
de  Fleur-d'Épine  et  des  Facardins  *. 

Plus  j'examine  en  détail  l'état  et  la  position  de  ce 
vallon ,  plus  je  me  persuade  qu'il  a  jadis  été  sous 
l'eau;  que  ce  qu'on  appelle  aujourd'hui  le  Val-de- 
Travers  fut  autrefois  un  lac  formé  par  là  Reuss , 
la  cascade ,  et  d'autres  ruisseaux,  et  contenu  par  les 
montagnes  qui  l'environnent ,  de  sorte  que  je  ne 
doute  point  que  je  n'habite  l'ancienne  demeure  des 
poissons  :  en  effet ,  le-  sol  du  vallon  est  si  parfaite- 
ment uni,  qu'il  n'y  a  qu'un  dépôt  formé  par  les  eaux 
qui  puisse  l'avoir  ainsi  nivelé.  Le  prolongement  du 
vallon ,  loin  de  descendre,  monte  le  long  du  cours 
de  la  Reuss;  de  sorte  qu'il  a  fallu  des  temps  infi- 
nis à  cette  rivière  pour  se  caver ,  dans  les  abîmes 
qu'elle  forme,  lui  cours  en  sens  contraire  à  l'incli- 
naison du  terrain.  Avant  ces  temps,  contenue  de 
ce  côté ,  de  même  que  de  tous  les  autres,  et  forcée 
de  refluer  sur  elle-même,  elle  dut  enfin  remplir 
le  vallon  jusqu'à  la  hauteur  de  la  première  grotte 
que  j'ai  décrite,  par  laquelle  elle  trouva  ou  s'ouvrit 
un  écoulement  dans  la  galerie  souterraine  qui  lui 
servait  d'aqueduc. 

Le  petit  lac  demeiua  donc  constamment  à  cette 
hauteur  jusqu'à  ce  que,  par  quelques  ravages  ,  fré- 
quents au  pied  des  montagnes  dans  les  grandes 
eaux,  des  pierres  ou  graviers  embarrassèrent  telle- 
ment le  canal,  que  les  eaux  n'eurent  plus  un  cours 
suffisant  pour  leur  écoulement.  Alors  s'étant  extrè- 

Personnages  des  contes  d'Hainilton. 


inement  élevées,  et  agissant  avec  une  grande  force 
contre  les  obstacles  qui  les  retenaient,  elles  s'ou- 
vrirent enfin  quelque  issue  par  le  coté  le  plus  faible 
et  le  plus  bas.  Les  j)remiers  filets  échappés  ne  ces- 
sant de  creuser  et  de  s'agrandir,  et  le  niveau  du 
lac  baissant  à  proportion ,  à  force  de  temps  le  val- 
lon dut  enfin  se  trouver  à  sec.  Cette  conjecture, 
qui  m'est  venue  en  examinant  la  grotte  où  l'on  voit 
des  traces  sensibles  du  cours  de  l'eau,  s'est  confir- 
mée premièrement  par  le  rapport  de  ceux  qui  ont 
été  dans  la  galerie  souterraine,  et  ([iii  m'ont  dit 
avoir  trouvé  des  eaux  croupissantes  dans  les  creux 
des  fondrières  dont  jai  parlé  ;  elle  s'est  confirmée 
encore  dans  les  pèlerinages  que  j'ai  faits  à  quatre 
lieues  d'ici  pour  aller  voir  Milord  Maréchal  à  sa 
campagne  au  bord  du  lac,  et  où  je  suivais,  en  mon- 
tant la  montagne ,  la  rivière  qui  descendait  à  coté 
de  moi  par  des  profondeurs  effrayantes,  que,  se- 
lon toute  apparence ,  elle  n'a  pas  trouvées  toutes 
faites ,  et  qu'elle  n'a  pas  non  plus  creusées  en  un 
jour.  Enfin  ,  j'ai  pensé  que  l'asphalte ,  qui  n'est 
qu'un  bitume  durci,  était  encore  un  indice  d'un 
pays  long -temps  imbibé  par  les  eaux.  Si  j'osais 
croire  que  ces  folies  pussent  vous  amuser,  je  tra- 
cerais sur  le  papier  une  espèce  de  plan  qui  put 
vous  éclaircir  tout  cela  :  mais  il  faut  attendre  qu'une 
saison  plus  favorable  et  un  peu  de  relâche  à  mes 
maux  me  laissent  en  état  de  parcourir  le  pays. 

On  peut  vivre  ici  puisqu'il  y  a  des  habitants.  On 
y  trouve  même  les  princijiales  commodités  de  la 
Nie,  quoique  un  peu  moins  facilement  qu'en  France. 


47^  COKRESPOA'  UANCE. 

Les  denrées  y  sont  chères ,  parce  que  le  pays  en 
produit  peu  et  qu'il  est  fort  peuplé ,  surtout  depuis 
qu'on  y  a  établi  des  manufactures  de  toile  peinte, 
et  que  les  travaux  d'horlogerie  et  de  dentelle  s'y 
multiplient.  Pour  y  avoir  du  pain  mangeable ,  il 
faut  le  faire  chez  soi  ;  et  c'est  le  parti  que  j'ai  pris 
à  l'aide  de  mademoiselle  Le  Vasseur;  la  viande  y 
est  mauvaise ,  non  que  le  pays  n'en  produise  de 
bonne  ;  mais  tout  le  bœuf  va  à  Genève  ou  à  Neu- 
châtel,  et  l'on  ne  tue  ici  que  de  la  vache.  La  ri- 
vière fournit  d'excellente  truite ,  mais  si  délicate, 
qu'il  faut  la  manger  sortant  de  l'eau.  Le  vin  vient 
de  Neuchâtel,  et  il  est  très-bon ,  surtout  le  rouge  : 
pour  moi,  je  m'en  tiens  au  blanc,  bien  moins  vio- 
lent,  à  meilleur  marché,  et  selon  moi  beaucoup 
plus  sain.  Point  de  volaille,  peu  de  gibier,  point 
de  fruit ,  pas  même  des  pommes  ;  seulement  des 
fraises  bien  parfumées,  en  abondance,  et  qui  du- 
rent long-temps.  Le  laitage  y  est  excellent,  moins 
pourtant  que  le  fromage  de  Viry ,  préparé  par  ma- 
demoiselle Rose  ;  les  eaux  y  sont  claires  et  légères: 
ce  n'est  pas  pour  moi  une  chose  indifférente  que 
de  bonne  eau  ,  et  je  me  sentirai  long-temps  du  mal 
que  m'a  fait  celle  de  Montmorency.  J'ai  sous  ma 
fenêtre  une  très -belle  fontaine  dont  le  bruit  fait 
ime  de  mes  délices.  Ces  fontaines ,  qui  sont  élevées 
et  taillées  en  colonnes  ou  en  obélisques,  et  coulent 
[)ar  des  tuvaux  de  fer  dans  de  grands  bassins,  sont 
un  des  ornements  de  la  Suisse.  Il  n'y  a  si  chétif 
village  qui  n'en  ait  au  moins  deux  ou  trois;  les 
maisons  écartées  ont  presque  chacune  la  sienne, 


ANNÉE    17G3.  /lyy 

et  Ton  en  trouve  même  sur  les  chemins  pour  la 
commodité  des  passants,  hommes  et  hestiaux.  Je 
ne  saurais  exprimer  combien  rasj)ect  de  toutes  ces 
belles  eaux  coulantes  est  agréable  au  milieu  des 
rochers  et  des  bois  durant  les  chaleurs  ;  l'on  est 
déjà  rafraîchi  par  la  vue ,  et  l'on  est  tenté  d'en 
boire  sans  avoir  soif. 

Voilà,  M.  le  maréchal ,  de  quoi  vous  former  quel- 
que idée  du  séjour  que  j'habite,  et  auquel  vous 
voulez  bien  prendre  intérêt.  Je  dois  l'aimer  comme 
le  seul  lieu  de  la  terre  où  la  vérité  ne  soit  pas  un 
crime,  ni  l'amour  du  genre  humain  une  impiété. 
J'y  trouve  la  sûreté  sous  la  protection  de  Milord 
Maréchal,  et  l'agrément  dans  son  commerce.  Les 
habitants  du  lieu  m'y  montrent  de  la  bienveillance 
et  ne  me  traitent  point  en  proscrit.  Comment  pour- 
rais-je  n'être  pas  touché  des  bontés  qu'on  m'y  té- 
moigne ,  moi  qui  dois  tenir  à  bienfait  de  la  part 
des  hommes  tout  le  mal  qu'ils  ne  me  font  pas? 
Accoutumé  à  porter  depuis  si  long-  temps  les  pe- 
santes chaines  de  la  nécessité,  je  passerais  ici  sans 
regret  le  reste  de  ma  vie,  si  j'y  pouvais  voir  quel- 
quefois ceux  qui  me  la  font  encore  aimer. 


478  CORRESPONDANCE. 


LETTRE  CCCLXXIX. 

A  M.  MOULTOU. 

Motiers,  le  20  janvier  1-63. 

Je  suis  en  souci ,  cher  ami ,  de  ce  que  vous  m'avez 
marqué  que  ma  lettre  par  le  messager  vous  est  ar- 
rivée mal  cachetée.  Je  cachette  cependant  avec  soin 
toutes  les  lettres  que  je  vous  écris.  Cela  m'apprendra 
à  ne  plus  me  servir  du  messager.  Mais  ce  n'est  pas 
assez ,  il  faut  vérifier  le  fait  ;  coupez  le  cachet  de 
ma  lettre,  et  me  l'envoyez;  je  verrai  bien  si  l'on 
y  a  touché.  Si  on  l'a  fait,  je  crois  que  c'est  ici, 
le  messager  ayant  différé  son  départ  de  plusieurs 
jours,  durant  lesquels  il  avait  ma  lettre,  dont  il 
aura  pu  parler,  et  que  les  curieux  auront  été  tentés 
de  lire.  Quoi  qu'il  en  soit,  j'estime  que,  dans  le 
doute  si  la  lettre  a  été  ouverte,  vous  ne  devez  point 
donner  votre  écrit,  du  moins  quant  à  présent. 

Comment  avez-vous  pu  imaginer  que  si  j'avais 
écrit  des  mémoires  de  ma  vie  j'aurais  choisi  M.  de 
Montmollin  pour  l'en  faire  dépositaire?  Soyez  sûr 
que  la  reconnaissance  que  j'ai  pour  sa  conduite 
envers  moi  ne  m'aveugle  pas  à  ce  point;  et  quand 
je  me  choisirai  un  confesseur,  ce  ne  sera  sûrement 
pas  un  homme  d'église;  car  je  ne  regarde  pas  mon 
cher  Moultou  comme  tel.  Il  est  certain  que  la  vie 
de  votre  malheureux  ami,  que  je  regarde  comme 
finie,  est  tout  ce  qui  me  reste  à  faire,  et  que  l'his- 
toire d'un  homme  qui  aura  le  courage  de  se  mon- 


# 


ANNÉE    i76>^.  /,nq 

trer  inths  et  in  ente  peut  être  de  quelque  instruc- 
tion à  ses  semblables;  mais  cette  entreprise  a  des 
difficultés  presque  insurmontables;  car,  njalhcu- 
reusement,  n'ayant  pas  toujours  vécu  seul,  je  ne 
saurais  me  peindre  sans  peindre  beaucoup  d'autres 
gens;  et  je  n'ai  pas  le  droit  d'être  aussi  sincère  pour 
eux  que  pour  moi,  du  moins  avec  le  public  et  de 
leiu-  vivant.  11  y  aurait  peut-être  des  arrangements 
à  prendre  pour  cela  qui  demanderaient  le  concours 
d'un  homme  sûr  et  d'un  véritable  ami  :  ce  n'est  pas 
d'aujourd'hui  que  je  médite  sur  cette  entreprise, 
qui  n'est  pas  si  légère  qu'elle  peut  vous  paraître  ; 
et  je  ne  vois  qu'un  moyen  de  l'exécuter,  duquel  je 
voudrais  raisonner  avec  vous.  J'ai  une  chose  à  vous 
proposer.  Dites-moi ,  cher  Moultou,  si  je  reprenais 
assez  de  force  pour  être  sur  pied  cet  été ,  pourriez- 
vous  vous  ménager  deux  ou  trois  mois  à  me  donner 
pour  les  passer  à  peu  près  tète  à  tête?  Je  ne  vou- 
drais pour  cela  choisir  ni  Motiers,  ni  Zurich,  ni 
Genève ,  mais  im  lieu  auquel  je  pense ,  et  où  les 
importuns  ne  viendraient  pas  nous  chercher,  du 
moins  de  sitôt.  Nous  y  trouverions  un  hôte  et  un 
ami ,  etmême  des  sociétés  très-agréal^les  quand  nous 
voudrions  un  peu  quitter  notre  solitude.  Pensez  à 
cela ,  et  dites-m'en  votre  avis.  Il  ne  s'agit  pas  d'un 
long  voyage.  Plus  je  pense  à  ce  projet,  et  plus  je 
le  trouve  charmant.  C'est  mon  dernier  château  en 
Espagne,  dont  l'exécution  ne  tient  qu'à  ma  santé  et 
à  vos  affaires.  Pensez-y,  et  me  répondez.  Cher  ami, 
que  je  vive  encore  deux  mois  et  je  meurs  content. 
Vous  me  proposez  d'aller  près  de  Genève  cher- 


48o  COr.RESPO.N  UANCE. 

cher  des  secours  à  mes  maux  !  Et  quels  secours  donc  ? 
Je  n'en  connais  point  d'autres,  quand  je  souffre, 
que  la  patience  et  la  tranquillité  :  mes  amis  même 
alors  me  sont  insupportables ,  parce  qu'il  faut  que 
je  me  gêne  pour  ne  pas  les  affliger.  Me  croyez-vous 
donc  de  ceux  qui  méprisent  la  médecine  quand  ils 
se  portent  bien ,  et  Tadorent  quand  ils  sont  malades? 
Pour  moi ,  quand  je  le  suis ,  je  me  tiens  coi ,  en 
attendant  la  mort  ou  la  guérison.  Si  j'étais  malade 
à  Genève,  c'est  ici  que  je  viendrais  chercher  les 
secours  qu'il  me  faut. 

J'écris  à  Roustan  pour  lui  conseiller  d'ajouter 
quelque  autre  écrit  au  sien,  pour  en  faire  une  es- 
pèce de  volume  dont  il  sera  plus  aisé  de  tirer,  quel- 
que parti  que  d'une  petite  brochure.  Donnez -lui 
le  même  conseil.  Si  son  ouvrage  était  de  nature  à 
pouvoir  être  imprimé  à  Paris  (  on  paie  mieux  les 
manuscrits  là  qu'en  Hollande,  où  rien  ne  met  à 
l'abri  des  contrefaçons),  je  pourrais  le  lui  négocier 
bien  plus  aisément;  mais  cela  n'est  pas  possible. 
Tandis  qu'd  travaillera, le  temps  du  voyage  de  Rey 
viendra,  et  je  lui  parlerai.  Je  lui  ai  pourtant  écrit; 
mais  il  ne  m'a  point  encore  répondu.  Si  Roustan 
veut  s'en  tenir  à  ce  qu'il  a  fait,  il  y  a  un  Grasset 
à  Lausanne  qui  peut-être  poiu-rait  s'en  charger: 
cela  serait  bien  plus  commode ,  et  épargnerait  des 
embarras  et  des  frais.  Il  n'y  a  pas  long-temps  que 
Rey  m'a  refusé  un  excellent  manuscrit  au  profit 
d'une  pauvre  veuve ,  et  duquel  Milord  Maréchal 
est  dépositaire.  C-ela  me  fait  craindre  qu'il  n'en  fasse 
autant  de  celui-ci. 


ANNÉE    I7G3.  ,/J8l 

Adieu;  je  vous  embrasse.  Mon  état  est  toujours 
le  même  :  mais  cependant  l'hiver  tend  à  sa  fin  : 
nous  verrons  ce  que  pourra  faire  une  saison  nioins 
rude. 

Savez-vous  qu'on  entreprend  à  Paris  une  édition 
générale  de  mes  écrits  avec  la  permission  du  gou- 
vernement? Que  dites -vous  de  cela?  Savez-vous 
que  l'imbécile  Néaulme  et  l'infatigable  Fonnev  tra- 
vaillent à  mutiler  mon  ^'///;7<?,  auquel  ils  auront  l'au- 
dace de  laisser  mon  nom ,  après  l'avoir  rendu  aussi 
plat  qu'eux? 


LETTRE   CCCLXXX. 

A  M.   PETIT-PIERRE, 

raOCUREUR  A  KF.UCHATEI,. 

Motiers, 1763. 

Je  n'ai  point,  monsieur,  de  satisfaction  à  faire 
au  christianisme ,  parce  que  je  ne  l'ai  point  offensé; 
ainsi  je  n'ai  que  faire  pour  cela  du  livre  de  M.  De- 
nise*. 

Toutes  les  preuves  de  la  vérité  de  la  religion 
chrétienne  sont  contenues  dans  la  Bible.  Ceux  qui 
se  mêlent  d'écrire  ces  preuves  ne  font  que  les  tirer 
de  là  et  les  retourner  à  leur  mode.  Il  vaut  mieux 
méditer  l'original  et  les  en  tirer  soi-même,  que  de 

Denise ,  professeur  de  philoso])hie  au  collège  de  Montaigu  à 
Paris,  a  publié  la  Vérité  de  la  Religion  chrétienne ,  démontrée  par 
ordre  géométrique.  Paris  ,  1 7  1 7,  in-i  a. 

R.    XIX.  3l 


/{8u  CORRESPONDA.NCE. 

les  chercher  dans  le  fatras  de  ces  auteurs.  Ainsi, 
monsieur,  je  n'ai  que  faire  encore  pour  cela  du 
livre  de  M.  Denise. 

Cependant,  puisque  vous  m'assurez  qu'il  est  bon, 
je  veux  bien  le  garder  sur  votre  parole  pour  le  lire 
quand  j'en  aurai  le  loisir ,  à  condition  que  vous 
aurez  la  bonté  de  me  faire  dire  ce  que  vous  a  coiité 
l'exemplaire  que  vous  m'avez  envoyé,  et  de  trouver 
bon  que  j'en  remette  le  prix  à  votre  commission- 
naire; faute  de  quoi  le  livre  lui  sera  rendu  sous 
quinze  jours  pour  vous  être  renvoyé. 

Je  passe,  monsieur,  à  la  réponse  à  vos  deux 
questions. 

Le  vrai  christianisme  n'est  que  la  religion  natu- 
relle mieux  expliquée,  comme  vous  le  dites  vous- 
même  dans  la  lettre  dont  vous  m'avez  honoré.  Par 
conséquent ,  professer  la  religion  naturelle  n'est 
point  se  déclarer  contre  le  christianisme. 

Toutes  les  connaissances  humaines  ont  leurs  ob- 
jections et  leurs  difficultés  souvent  insolubles.  Le 
christianisme  a  les  siennes  ,  que  l'ami  de  la  vérité , 
l'homme  de  bonne  foi,  le  vrai  chrétien,  ne  doivent 
point  dissimuler.  Rien  ne  me  scandalise  davantage 
que  de  voir  qu'au  lieu  de  résoudre  ces  difficultés 
on  me  reproche  de  les  avoir  dites. 

Où  prenez -vous,  monsieur,  que  j'aie  dit  que 
mon  motif  à  professer  la  religion  chrétienne  est  le 
pouvoir  qu'ont  les  esprits  de  ma  sorte  d'édifier  et 
de  scandaliser?  Cela  n'est  assurément  pas  dans  ma 
lettre  à  M.  de  Montmollin,  ni  rien  d'approchant, 
et  je  n'ai  jamais  dit  ni  écrit  pareille  sottise. 


A\NÉE    I7G3.  /|8;^ 

Je  n'aimo  ni  n'estime  les  lettres  anonymes ,  et  je 
n'y  réponds  jamais;  mais  j'ai  cru,  monsieur,  vous 
devoir  une  exception  par  respect  pour  votre  âge 
et  pour  votre  zèle.  Quant  à  la  formule  que  vous 
avez  voulu  m'éviter  en  ne  vous  signant  pas,  c'était 
im  soin  superflu  ;  car  je  n'écris  rien  que  je  ne  veuille 
avouer  hautement,  et  je  n'emploie  jamais  de  for- 
mule. 


LETTRE  CCCLXXXT. 

A  M.  MOULTOU. 

Motiers,  le  17  février  1763. 

Je  me  suis  hâté  de  brûler  votre  lettre  du  4i 
comme  vous  le  désiriez;  je  ferai  plus,  je  tâcherai 
de  l'oublier.  Je  ne  sais  ce  qui  vous  est  arrivé  ;  mais 
vous  avez  bien  changé  de  langage.  Il  y  a  six  mois 
que  vous  étiez  indigné  contre  M.  de  Voltaire,  de 
ce  qu'il  me  supposait  capable  du  quart  des  bas- 
sesses que  vous  me  conseillez  maintenant.  ^  os  con- 
seils peuvent  être  bons ,  mais  ils  ne  me  conviennent 
pas.  Je  sais  bien  qu'après  avoir  donné  le  fouet  aux 
enfants,  très -souvent  à  tort,  on  leur  fait  encore 
demander  pardon;  mais  outre  que  cet  usage  m'a 
toujours  paru  extravagant,  il  ne  va  pas  à  ma  barbe 
grise.  Ce  n'est  point  à  l'offensé  à  demander  pardon 
des  outrages  qu'il  a  reçus;  je  m'en  tiens  là.  Ce  que 
j'ai  à  faire  est  de  pardonner,  et  c'est  ce  que  je  fais 
de  bon  cœur,  même  sans  qu'on  me  le  demande; 

3i. 


484  CORRESPONDANCE. 

mais  que  j'aille,  à  mon  âge ,  solliciter,  comme  un 
écolier,  des  certificats  de  consistoire,  il  me  paraît 
singulier  que  vous  l'avez  imaginé  possible.  Vos  mi- 
nistres et  moi  sommes  loin  de  compte:  ils  ont  cru, 
sur  ma  lettre  à  M.  de  MontmoUin,  avoir  trouvé 
une  occasion  favorable  de  me  faire  ramper  sous 
eux.  Ils  auront  tout  le  temps  de  se  désabuser.  Puis- 
qu'ils se  sont  ôté  mon  estime ,  ils  s'accommoderont , 
s'il  leur  plaît,  de  mon  mépris.  Je  leur  ai  donné  des- 
témoignages  publics  de  cette  estime,  j'ai  eu  tort, 
et  voilà  le  seul  tort  qu'il  me  reste  à  réparer. 

Mon  cher,  je  suis,  dans  ma  religion,  tolérant  par 
principes,  car  je  suis  chrétien  :  je  tolère  tout,  hors 
l'intolérance;  mais  toute  inquisition  m'est  odieuse. 
Je  regarde  tous  les  inquisiteurs  comme  autant  de 
satellites  du  diable.  Par  cette  raison,  je  ne  voudrais 
pas  plus  vivre  à  Genève  qu'à  Goa.  Il  n'y  a  que  les 
athées  qui  puissent  vivre  en  paix  dans  ces  pays-là , 
parce  que  toutes  les  professions  de  foi  ne  coûtent 
rien  à  qui  n'en  a  dans  le  cœur  aucune  ;  et ,  quelque 
peu  que  je  sois  attaché  à  la  vie,  je  ne  suis  point 
curieux  d'aller  chercher  le  sort  des  Servet.  Adieu 
donc ,  messieurs  les  brûleurs.  Rousseau  n'est  pas 
votre  homme  ;  puisque  vous  ne  voulez  point  de  lui 
parce  qu'il  est  tolérant,  il  ne  veut  point  de  vous 
par  la  raison  contraire. 

Je  crois  mon  cher  Moultou ,  que,  .si  nous  nous 
étions  vus  et  expliqués ,  nous  nous  serions  épargné 
bien  des  malentendus  dans  nos  lettres.  Vous  ne 
pouvez  pas  vous  mettre  a  ma  place,  ni  voir  les 
choses  dans  mon  point  de  vue.  Genève  reste  tou- 


ANNÉE    1763.  48) 

jours  SOUS  vos  yeux,  et  s'éloigne  des  miens  tous 
\es  jours  davantage;  j'ai  pris  mon  parti. 

J'ai  peur  que  mon  état,  qui  empire  sans  cesse,  ne 
m'empêche  d'exécuter  notre  projet  :  en  ce  cas  il 
faudra  que  vous  me  veniez  voir;  et  à  tout  événe- 
ment ce  serait  toujours  un  préliminaire  qui  me 
ferait  grand  plaisir.  Adieu. 

J'approuve  très-fort  que  nous  ne  songiez  point 
à  publier  ce  que  vous  avez  fait.  Tout  cela  ne  ser- 
virait plus  à  rien  ,  et  vous  ne  feriez  que  vous  com- 
promettre. 


LETTRE  CCCLXXXII. 

A  M.  DAVID  HUME. 

Motiers-Traverâ,  le  19  février  1763. 

Je  n'ai  reçu  qu'ici ,  monsieur ,  et  depuis  peu ,  la 
lettre  dont  vous  m'honoriez  à  Londres  le  2  juil- 
let dernier,  supposant  que  j'étais  dans  cette  capi- 
tale. C'était  sans  doute  dans  votre  nation  et  le  plus 
près  de  vous  qu'il  m'eût  été  possible  que  j'aurais 
cherché  ma  retraite,  si  j'avais  prévu  l'accueil  qui 
m'attendait  dans  ma  patrie.  Il  n'y  avait  qu'elle  que 
je  pusse  préférer  à  l'Angleterre;  et  cette  préven- 
tion,  dont  j'ai  été  trop  puni,  m'était  alors  bien 
pardonnable;  mais  à  mon  grand  étonnement,  et 
même  à  celui  du  public,  je  n'ai  trouvé  que  des  af- 
fronts et  des  outrages  où  j'espérais ,  sinon  de  la 
reconnaissance ,  au  moins  des  consolations.  Que  de 


486  CORRESPOJVDAx\C£. 

choses  m'ont  fait  regretter  l'asile  et  l'hospitalité 
philosophique  qui  m'attendaient  près  de  vous! 
Toutefois  mes  malheurs  m'en  ont  toujours  rap- 
proché en  quelque  manière.  La  protection  et  les 
bontés  de  Milord  Maréchal,  votre  illustre  et  digne 
compatriote,  m'ont  fait  trouver,  pour  ainsi  dire, 
l'Ecosse  au  milieu  de  la  Suisse  :  il  vous  a  rendu 
présent  à  nos  entretiens,  il  m'a  fait  faire  avec  vos 
vertus  la  connaissance  que  je  n'avais  faite  encore 
qu'avec  vos  talents;  il  m'a  inspiré  la  plus  tendre 
amitié  pour  vous ,  et  le  plus  ardent  désir  d'obte- 
nir la  vôtre  avant  que  je  susse  que  vous  étiez  dis- 
posé à  me  l'accorder.  Jugez ,  quand  je  trouve  ce 
penchant  réciproque,  combien  j'aurais  de  plaisir 
à  m'y  livrer!  Non,  monsieur,  je  ne  vous  rendais 
que  la  moitié  de  ce  qui  vous  était  dû  quand  je  n'a- 
vais poiu-  vous  que  de  l'admiration.  Vos  grandes 
vues,  votre  étonnante  impartialité,  votre  génie, 
vous  élèveraient  trop  au-dessus  des  hommes,  si 
votre  bon  cœur  ne  vous  en  rapprochait.  Milord 
Maréchal,  en  m'apprenant  à  vous  voir  encore  plus 
aimable  que  sublime ,  me  rend  tous  les  jours  votre 
commerce  plus  désirable  ,  et  nourrit  en  moi  l'em- 
pressement qu'il  m'a  fait  naître  de  finir  mes  jours 
près  de  vous.  Monsieur,  qu'une  meilleure  santé , 
qu'une  situation  plus  commode  ne  me  mettent-elles 
à  portée  de  faire  ce  voyage  comme  je  le  désirerais! 
Que  ne  puis-je  espérer  de  nous  voir  un  jour  rassem- 
blés avec  Milord  dans  votre  commune  patrie  qui 
deviendrait  la  mienne!  Je  bénirais  dans  une  so- 
ciété si  douce  les  malheurs  par  lesquels  j'y  fus 


AKiM-'K    I-v)'3.  ^l 


conduit ,  et  je  croirais  n'avoir  commencé  de  vivre 
que  du  jour  qu'elle  aurait  commencé.  Puisse -je 
voir  cet  heureux  joiu'  plus  désiré  qu'espéré!  Avec 
quel  transport  je  m'écrierais  en  touchant  l'heu- 
reuse terre  où  sont  nés  David  Hume  et  le  maré- 
chal d'Ecosse! 

« Salve ,  fatis  mihi  débita  tellus  î 

«  Hic  donius,  liœc  patria  est.  » 

Observation.  La  date  de  la  lettre  de  Hume  est  du  a  juil- 
let 1761.  L'arrêt  du  parleiueut  avait  été  rendu  le  9  juin  :  dans 
la  nuit,  Jean-Jacques  était  parti  pour  la  Suisse.  A  peine  pou- 
vait-on le  savoir  à  Edimbourg  ,  et  l'historien  crovait  Rousseau 
à  Londres.  Il  ne  lui  offrit  donc  point  un  asile ,  à  moins  que  ce 
ne  fût  en  Ecosse.  C'était  à  l'époque  oià  la  publication  d'Emile, 
et  la  condamnation  du  livre  et  de  l'auteur,  accumulaient  sur 
celui-ci  tous  les  genres  d'intérêt,  et  le  rendaient  l'objet  de  l'atten- 
tion générale.  Il  ne  faudra  pas  oublier  ces  circonstances  quand 
David  Hume  emmènera  Jean-Jacques  à  Londres. 


LETTRE   CCCLXXXIII. 

A  MADAME  LATOUK. 

A  Mo  tiers,  le  ao  février  1763. 

Vous  trouverez  ci-joint,  madame,  une  preuve 
que  je  suis  plus  négligent  à  répondre  à  vos  lettres 
qu'à  m'acquitter  de  vos  commissions,  surtout  de 
celles  qui  sont  d'espèce  à  pouvoir  me  rapprocher 
de  vous.  Il  s'agit,  dans  le  mémoire  ci-joint,  d'une 
terre  qui  est  à  quelques  lieues  de  moi ,  et  où  je  pour- 
rais quelquefois  vous  aller  voir.  Ne  soyez  pas  sur- 
prise de  ma  diligence.  Le  seigneur  de  ladite  terre  , 


488  CORREl>PO-NDA->C£. 

qui  sans  doute  ne  se  soucie  pas  qu'on  sache  ici  si 
tôt  qu'elle  est  à  vendre,  souhaite,  en  cas  qu'elle 
ne  vous  convienne  pas ,  que  le  secret  lui  en  soit 
gardé.  Si  elle  peut  vous  convenir  ,  c'est  autre  chose  ; 
il  faut  bien  alors  que  vous  puissiez  consulter  et 
faire  examiner.  Je  vous  prie ,  quand  vous  me  fe- 
rez réponse  sur  le  mémoire ,  de  la  faire  de  manière 
que  je  la  puisse  montrer  pour  preuve  que  je  n'ai 
pas  pris  la  recherche  d'une  terre  sous  mon  bonnet. 

Quoique  j'aie  été  six  mois  voisin  de  M.  Baillod, 
je  ne  le  connais  que  de  vue,  et  je  ne  connais  point 
du  tout  la  personne  qui  est  avec  lui.  Voilà ,  ma- 
dame ,  tout  ce  que  je  puis  dire  de  l'un  et  de  l'autre. 

Je  n'ai  jamais  entendu,  sur  la  description  de 
votre  personne,  que  le  visage  en  fut  la  partie  la 
plus  blanche  :  si  j'ai  dit  cela  dans  ma  lettre,  il  faut 
que  j'aie  pris  un  mot  pour  l'autre,  erreur  que  le 
sens  de  la  phrase  eût  dû  vous  faire  sentir.  Je  me 
suis  représenté  un  joli  visage ,  délicat  et  blanc ,  à 
la  vérité,  mais  non  pas  aux  dépens  du  reste;  et, 
quelque  blancheur  que  puisse  avoir  votre  teint 
en  général ,  soyez  persuadée  que  mon  imagination 
ne  le  noircit  pas.  Je  sais  qu'un  peu  d'incrédulité 
peut  avoir  ses  avantages,  mais  je  ne  saurais  men- 
tir, même  à  ce  prix. 

A  l'effort  que  vous  a  coûté  l'aveu  de  votre  âge , 
je  croyais  que  vous  m'alliez  dire  au  moins  quarante 
ans.  Je  me  souviens  que  ma  dernière  passion ,  et  c'a 
été  certainement  la  plus  violente,  fut  pour  une 
femme  qui  passait  trente  ans  *.  Elle  avait  pour  sa 

*  Madame  d'Houdetot. 


ANNÉE    I7G3.  489 

coiffure  le  même  goût  que  vous ,  et  il  est  impossible 
que  le  vôtre  soit  mieux  fondé  :  elle  était  charmante 
toujours,  coiffée  en  cheveux  elle  était  adorable. 
Mais  mes  yeux  se  fermèrent  devant  ma  raison  ;  j'o- 
sai lui  dire  qu'il  y  avait  plus  de  grâce  que  de  dé- 
cence dans  sa  coiffure  ,  et  qu'il  la  fallait  laisser  aux 
jeunes  personnes  à  marier.  Elle  en  aimait  un  autre, 
et  n'eut  jamais  poiu-  moi  que  de  la  bienveillance; 
mais  cette  fianchisc  ne  me  l'ôta  pas,  et  dès-lors 
elle  m'en  devint  plus  précieuse  encore  :  je  vous 
dis  vrai. 

Je  suis  très-pressé,  le  courrier  va  partir;  nous 
traiterons  du  monsieur  dans  une  autre  lettre  :  aussi- 
bien  je  crains  que  la  lecture  de  celle-ci  ne  vous 
ôte  l'envie  de  m'honorer  d\m  meilleur  titre,  en 
me  le  faisant  mériter. 


LETTRE  CCCLXXXIV. 

A  M.  MOULTOU. 

Motiers,  36  février  1763. 

Je  n'ai  point  trouvé ,  cher  Moultou,  dans  la  lettre 
de  M.  Deluc  celle  que  vous  me  marquez  lui  avoir 
remise;  je  comprends  que  vous  vous  êtes  ravisé. 
Je  puis  avoir  mis  de  l'humeur  dans  la  mienne,  et 
j'ai  eu  tort  :  je  trouve,  au  contraire,  beaucoup 
de  raison  dans  la  vôtre;  mais  j'y  vois  en  même 
temps  un  certain  ton  redressé ,  cent  fois  pire  que 
l'humeur  et  les  injures.  J'aimerais  mieux  que  vous 


49^  COilllESI'O^  UAINCE. 

eussiez  déraisonné.  Quand  j'aurai  tort,  dites-moi 
mes  vérités  franchement  et  durement,  mais  ne 
vous  redressez  pas ,  je  vous  en  conjure  :  car  cela 
finirait  mal.  Je  vous  aime  tendrement,  cher  ami, 
et  vous  m'êtes  d'autant  plus  précieux ,  que  vous 
serez  le  dernier ,  et  qu'après  vous  je  n'en  aurai 
plus  d'autres;  mais ,  à  mon  âge,  on  a  pris  son  pli; 
c'est  au  vôtre  qu'on  en  prend  un.  Il  faut  vous  ac- 
commoder de  moi  tel  que  je* suis,  ou.  me  laisser  là. 
J'admire  avec  reconnaissance  et  respect  les  in- 
fatigables soins  du  bon  ]M.  Deluc;  mais,  en  vérité, 
je  suis  si  excédé  de  toutes  leurs  tracasseries  gene- 
voises que  je  ne  puis  plus  les  souffrir.  Je  ne  leur 
dis  rien,  je  ne  leur  demande  rien,  je  ne  veux  rien 
avoir  à  faire  avec  eux.  Je  les  ai  laissés  brûler ,  dé- 
créter, censurer  tout  à  leur  aise  :  que  me  veulent- 
ils  de  plus?  Et  ces  imbéciles  bourgeois,  qui  regar- 
dent tout  cela  du  haut  de  leur  gloire ,  comme  si 
cela  ne  les  intéressait  point,  et,  au  lieu  de  récla- 
mer hautement  contre  la  violation  des  lois  ,  s'amu- 
sent à  vouloir  me  faire  dire  mon  catéchisme ,  et 
à  se  demander  ce  que  je  ferai  tandis  qu'ils  demeu- 
rent les  bras  croisés,  que  me  veulent-ils?  je  ne 
saurais  le  comprendre.  Je  croyais  que  les  Genevois 
étaient  des  hommes ,  et  ce  ne  sont  que  des  cail- 
lettes. Je  sens  que  mon  cœur  s'intéresse  encore  un 
peu  à  eux ,  par  le  souvenir  de  mon  bon  père ,  qui 
certainement  valait  mieux  qu'eux  tous.  Mais  l'inté- 
rêt devient  bien  faible  quand  l'estime  ne  le  sou- 
tient plus.  Dans  l'état  où  je  suis ,  ennuyé  de  tout ,  et 
surtout  de  la  vie ,  le  repos  et  la  paix  sont  les  seuls 


ANNÉE    l-jQj.  ^(^ 

biens  que  je  puisse  goûter  encore.  Voulez-vous 
que  j'y  renonce  poin-  aller  chercher  des  correc- 
tions ,  des  leçons,  des  réprimandes  et  de  nouveaux 
affronts  parmi  des  gens  que  je  méprise?  Oh!  par 
ma  foi,  non. 

J'avais  barbouillé  une  espèce  de  réponse  à  Tar- 
chevèque  de  Paris,  et  malheureusement,  dans  un 
moment  d'impatience,  je  l'envoyai  à  Rey.  En  y 
mieux  pensant,  je  l'ai  voulu  retirer  :  il  n'était  plus 
temps;  il  m'a  marqué,  en  réponse,  qu'il  avait  déjà 
commencé.  J'en  suis  très-fàché.  Il  n'est  pas  permis 
de  s'échauffer  en  parlant  de  soi;  et,  sur  des  chi- 
canes de  doctrine,  on  ne  peut  que  vétiller.  L'écrit 
est  froid  et  plat.  J'en  prévois  l'effet  d'avance;  mais 
la  sottise  est  faite  :  il  est  inutile  de  se  tourmenter 
d'un  mal  sans  remède.  Bonjour. 


LETTRE  CCCLXXXV. 

A  M.  DELUC. 

Motiers,  le  26  février  1-63. 

Je  n'ai  point ,  mon  cher  ami ,  de  déclaration  à 
faire  à  M.  le  premier  syndic ,  parce  qu'on  a  com- 
mencé par  me  juger  sans  me  lire  ni  m'entendre , 
et  qu'une  déclaration  après  coup  ne  saïu'ait  faire 
que  ce  qui  a  été  fait  n'ait  pas  été  fait.  C'est  pour- 
tant par  là  qu'il  faudrait  commencer  pour  remettre 
les  choses  dans  le  cas  de  la  déclaration  que  vous 
demandez. 


49^  COIlK£SPO.\i)A]VC£. 

Je  ne  puis  dire  que  je  suis  fâché  d'avoir  écrit  ce 
qu'il  n'est  pas  vrai  que  je  sois  fâché  d'avoir  écrit, 
puisque,  au  contraire,  si  ce  que  j'ai  écrit  et  pubUé 
était  à  écrire  ou  à  publier,  je  l'écrirais  aujourd'hui 
et  le  publierais  demain. 

Je  pourrais  dire ,  tout  au  plus ,  que  je  suis  fâché 
qu'on  ait  pu  tirer  de  mes  écrits  des  prétextes  pour 
me  persécuter;  mais  jamais  ce  mot  àiaiiimadversioii 
du  Conseil  ne  me  conviendra.  Il  faut  iniquité ,  et 
violation  des  lois.  Je  ne  sais  nommer  les  choses  que 
par  leur  nom. 

Je  ne  puis  ni  ne  veux  rien  dire  ,  ni  rien  faire ,  en 
quelque  manière  que  ce  soit,  qui  ait  l'air  de  répa- 
ration ni  d'excuses,  parce  qu'il  est  infâme  et  ridi- 
cule que  ce  soit  à  l'offensé  de  faire  satisfaction  à 
l'offenseur. 

Les  éclaircissements  que  vous  me  proposez  sont 
bons  et  bien  tournés.  Je  les  aurais  pu  donner  si 
l'on  n'eut  pas  voulu  m'y  contraindre;  mais  je  suis 
las  de  faire  l'enfant,  et  indigné  de  Aoir  des  Gene- 
vois faire  si  sottement  les  inquisiteurs.  Les  éclair- 
c  issements  nécessaires  sont  tous  dans  mes  écrits 
et  dans  ma  conduite  :  je  n'en  ai  plus  d'autres  à 
donner. 

Vos  Genevois,  dites- vous,  se  demandent.  Que 
fera  Rousseau  ?  Je  trouve  que  ceux  qui  disent ,  Il 
ne  fera  rien ,  parlent  très-sensément ,  puisqu'en  ef- 
fet il  n'a  rien  à  faire.  Quand  à  ceux  qui  disent ,  Il 
se  fera  connaître ,  j'ignore  ce  qu'ils  attendent;  mais 
je  sais  bien  que  si  cela  n'est  pas  fait ,  cela  ne  se 
fera  jamais.  Moi  aussi  je  me  demandais,  Que  feront 


\ 


k's  Genevois?  Je  répondais,  Ils  se  feront  connaître. 
C'est  aussi  ce  qu'ils  ont  fait. 

Je  suis  surpris  que  mon  ami  Deluc  puisse  me 
conseiller  de  faire  à  Berne  des  bassesses  que  je  ne 
veux  pas  faire  à  Genève.  Je  vous  jure  que  les  pro- 
cédés des  Bernois  ne  me  touchent  guère  :  ce  sont 
ceux  des  Genevois  qui  m'ont  navré.  S'ils  veulent 
être  les  derniers  à  réparer  leurs  torts,  je  les  en 
dispense. 

Je  ne  suis  nullement  en  état  d'aller  à  Genève  ; 
je  n'en  ai  pas  la  moindre  envie  ;  et  si  jamais  j'y  vais 
(ce  qui,  vu  le  sort  qui  m'y  attend,  n'est  à  désirer, 
ni  pour  mon  repos ,  ni  pour  ma  sûreté ,  ni  pour 
l'honneur  des  Genevois) ,  ce  ne  sera  sûrement  pas 
en  suppliant. 

J'ai  été  citoyen  tant  que  j'ai  cru  avoir  une  pa- 
trie. Je  me  trompais  ;  je  suis  désabusé.  L'insulte 
qui  m'a  été  faite  m'est  commune,  comme  vous  le 
dites  fort  bien  ,  avec  les  lois  et  la  religion  :  les  af- 
fronts qu'on  partage  avec  elles  sont  des  triomphes. 
Cependant  les  membres  de  l'état  restent  tranquilles 
spectateurs  dans  cette  affaire,  comme  si  elle  ne 
les  regardait  pas.  A  la  bonne  heure.  Pour  moi,  je 
vous  déclare  que  désormais  elle  me  regarde  encore 
moins.  Si  je  m'obstinais  à  faire  seul  le  don  Qui- 
chotte, ce  qui  fut  jusqu'ici  le  zèle  d'un  patriote  de- 
viendrait l'entêtement  d'un  fou.  Personne  ne  sait 
mieux  que  les  Genevois  si  je  leur  suis  bon  à  quel- 
que chose  :  pour  moi,  je  sais  par  expérience  qu'ils 
ne  me  sont  bons  à  rien. 

Voilà  vos  livres,  cher  ami  :  je  me  suis  efforcé  de 


494  CORRESPONDANCE. 

les  lire  ;  mais  je  vous  avoue  que  votre  Ditton  ac- 
cable ma  pauvre  tète.  Il  me  noie  dans  une  mer  de 
paroles  dont  je  ne  puis  me  tirer.  Tout  ce  qu'il  me 
semble  d'apercevoir,  c'est  qu'il  tient  en  l'air  une 
grosse  massue  qu'il  remue  sans  cesse ,  d'un  air  fort 
terrible  et  menaçant;  et  quand  il  vient  à  frapper, 
ce  qu'il  fait  rarement  et  pour  cause ,  on  sent  que 
la  massue  n'est  que  du  coton. 

Bonjour ,  homme  de  bien  ;  je  vous  embrasse;  et, 
Genevois  ou  non,  je  serai  toujours  votre  ami. 


LETTRE  CCCLXXXVI. 

A  M.  BEAU-CHATEAU. 

Motiers,  26  février  ijfiS. 

Je  ne  sais,  mon  cher  Beau-Château,  comment 
vous  faites  ;  vous  me  louez ,  et  vous  me  plaisez. 
C'est  sans  doute  que  vos  louanges  parlent  au  cœur; 
et  j'en  porte  un  qui  ne  sait  point  résister  à  cela. 
Je  me  souviens  qu'avant  de  prendre  la  plume  je 
disais  à  mes  amis  :  Je  ne  voudrais  savoir  écrire  que 
pour  me  faire  aimer  des  bons  et  haïr  des  méchants. 
Maintenant  je  la  pose,  avec  la  gloire  d'avoir  bien 
rempli  mon  objet.  Combien  de  fois ,  entrant  dans 
une  assemblée,  je  me  suis  applaudi  de  voir  étince- 
1er  la  fureur  dans  les  yeux  des  fripons ,  et  l'œil  de 
la  bienveillance  m'accueillir  dans  les  gens  de  bien! 
non  qu'il  n'v  ait  beaucoup  de  ces  derniers  qui 
trouvent  mes  livres  mal  faits  et  qui  ne  sont  pas  de 


mon  avis,  mais  il  n'y  en  a  pas  un  qui  ne  m'ainie 
à  cause  de  mes  livres.  Voilà  ma  couronne,  cher 
Beau-Château  ;  qu'elle  me  paraît  belle!  elle  est  pa- 
rée sur  ma  tète  par  les  mains  de  la  vertu.  Puissé-je 
être  digne  de  la  porter! 

Je  n'ai  fait  ni  ne  ferai  l'apologie  de  la  Profession 
de  foi  du  vicaire  :  j'espère,  comme  vous  le  dites, 
qu'elle  n'en  a  pas  besoin.  Je  laisse  bourdonner  à 
leur  aise  les  Clomparets  et  autres  insectes  veni- 
meux *  qui  me  vont  picotant  aux  jambes.  Leurs 
blessures  sont  si  peu  dangereuses,  que  je  ne  daigne 
pas  même  les  écraser  dessus.  Mais  quant  aux  gens 
en  place  qui  ont  la  bassesse  de  m'insulter  ,  je  puis 
avoir  quelque  chose  à  leur  dire  :  ils  ont  si  grand 
besoin  de  leçons ,  et  si  peu  d'hommes  leur  en  osent 
donner,  que  je  me  crois  spécialement  appelé  à  cet 
honorable  et  périlleux  emploi.  Malheureusement 
je  n'ai  plus  de  talents ,  mais  je  me  sens  du  courage 
encore. 

Vous  faites  bien,  cher  Beau -Château,  de  m'ai- 
mer,  vous  et  vos  compagnons  de  voyage;  ce  n'est 
qu'une  dette  que  vous  payez.  Quand  vous  pour- 
rez me  revenir  voir ,  soit  ensemble ,  soit  séparé- 
ment ,  vous  me  ferez  du  bien  ;  et  j'espère  que  plus 
nous  nous  verrons ,  plus  nous  nous  aimerons.  Je 
vous  embrasse  de  tout  mon  cœur. 

Allusion  à  une  brochure  contre  la  Profession  tle  foi  du  vicaire 
savoyard,  intitulée,  [.eitre  à  M.  J.  J.  Rousseau,  par  J.  A.  Cuinparet. 
Gtnèse  ,  1762. 


49^  CORRESPONDANCE. 

LETTRE    CCCLXXXVII. 

A   M.*'*. 

Motiers,  17H3. 

Il  est,  dites -vous,  très -cher  ami,  quatre  cents 
citoyens  et  bourgeois  qui  ont  paru  mécontents  de 
ce  qui  s'est  passé.  Il  s'en  est  donc  trouvé  cinq  ou 
six  cents  autres  qui  en  ont  été  contents.  Que  vou- 
lez-vous que  j'aille  faire  parmi  ces  gens-là? 

Vous  me  proposez  un  voyage  dans  une  saison 
où  je  ne  puis  pas  même  sortir  de  ma  chambre  :  c'est 
un  arrangement  que  mon  état  rend  impossible.  Il 
y  a  vingt  ans  que  je  n'ai  fait  une  lieue  en  hiver.  Si 
jamais  j'entreprends  un  voyage  en  pareille  saison, 
ce  ne  sera  sûrement  pas  pour  aller  à  Genève. 

Vous  me  demandez  le  compliment  que  je  ferais 
à  M.  le  premier  syndic.  Je  serais  fort  embarrassé 
de  vous  le  dire.  Je  n'aurais  assurément  qu'un  fort 
mauvais  compliment  à  lui  faire.  Ce  n'est  pas  la 
peine  d'aller  si  loin  pour  cela. 

Depuis  quand  est-ce  à  l'offensé  de  demander  ex- 
cuse ?  Que  l'on  commence  par  me  faire  la  satisfac- 
tion qui  m'est  due  ;  je  tâcherai  d'y  répondre  con- 
venablement. 

Tous  vos  messieurs  se  tourmentent  beaucoup 
de  savoir  pourquoi  M.  de  MontmoUin  ne  m'a  pas 
excommunié.  Je  les  trouve  plaisants.  Et  de  quoi  se 
mêlent-ils  ?  Je  pense  avoir  autant  de  droits  sur  eux 


ANNÉE    1763.  497 

qu'ils  en  ont  sur  moi;  cependant  je  ne  vais  point 
m'informer  curieusement  s'ils  disent  bien  leur  ca- 
téchisme et  s'ils  ont  bien  fait  leurs  paques. 

Que  je  sois,  du  moins  quant  à  présent,  ortho- 
doxe, juit,  païen,  athée,  que  leur  importe?  ce  n'est 
pas  de  cela  qu'il  s'agit;  la  question  est  de  savoir  si 
les  lois  ont  été  violées,  et  si,  quel  que  je  sois,  on 
m'a  traité  injustement  :  voilà  ce  qui  leur  importe, 
et  sûrement  beaucoup  plus  qu'à  moi;  car,  par  rap- 
port à  moi,  la  chose  est  faite,  on  ne  me  fera  pas 
pis;  mais  les  conséquences  les  regardent.  Tandis 
qu'ils  traitent  cette  affaire  du  haut  de  leur  gran- 
deur „  faut-il  donc  que  j'en  fasse  pour  eux  tous  les 
frais ,  et  que  je  vienne  en  suppliant  demander  qu'on 
me  pardonne  les  affronts  que  j'ai  reçus?  Ce  n'est 
pas  mon  avis.  Que  les  choses  en  restent-là ,  jjuisque 
cela  leur  convient.  On  verra  qui  dans  la  suite  s'en 
trouvera  le  plus  mal,  d'eux  ou  de  moi. 

Cher  ami,  je  vous  l'ai  dit,  et  je  vous  le  répète 
de  bon  cœur:  j'aftne  encore  mes  compatriotes;  je 
sens  vivement ,  dans  mes  malheurs,  l'atteinte  qui 
a  été  portée  à  leurs  droits  et  à  leur  liberté.  Quoi 
qu'il  arrive,  je  ne  veux  jamais  demeurer  à  Genève , 
cela  est  bien  décidé.  Mais ,  s'ils  avaient  vu  le  tort 
que  leiu'  fait  celui  que  j'ai  reçu ,  et  combien  ils  ont 
d'intérêt  qu'il  soit  réparé ,  j'aurais  agi  de  concert 
avec  eux  dans  cette  affaire,  autant  que  mon  hon- 
neur outragé  l'eût  permis.  Alors  ,  après  avoir  com- 
mencé par  remettre  les  choses  dans  l'état  où  elles 
doivent  être ,  s'ils  ont  tant  d'envie  de  me  régenter, 
ils  m'auraient  régenté  tout  leur  soûl.  Mais  com- 
R.  xix.  Sa 


49^  CORRESPONDANCE. 

ment  ne  voient-ils  pas  qu'avant  cela  l'inquisition 
qu'ils  veulent  établir  sur  moi  est  impertinente  et 
ridicule  ?  S'ils  sont  assez  fous  pour  exiger  que  je 
m'y  prête ,  je  ne  suis  pas  assez  sot  pour  m'y  prê- 
ter. Ainsi  je  n'ai  rien  à  dire  à  M.  de  Montmollin , 
attendu  que  ni  M.  de  Montmollin  ni  moi  n'avons 
pas  plus  de  compte  à  leur  rendre  que  nous  n'en 
avons  à  leur  demander. 

Les  affronts  qui  m'ont  été  faits  ne  peuvent  être 
suffisamment  réparés  que  par  une  invitation  hon- 
nête et  formelle  de  retourner  à  Genève.  Si  l'on  peut 
se  résoudre  à  inie  démai'che  si  décente  et  si  con- 
venable, si  due,  il  faudra  qu'on  soit  bien  difficile 
si  l'on  n'est  pas  content  de  la  manière  dont  j'y  ré- 
pondrai. Alors  on  jiourra  s'enquêter  de  ma  foi,  et 
je  serai  toujours  prêt  à  en  rendre  compte.  Sans 
cela,  ne  parlons  plus  de  cette  affaire ,  car  nul  autre 
expédient  ne  peut  me  convenir. 


LETTRE   CCCLXXXVIÏI. 

A  M.  MARCEL, 

Sous-diiectciir  «les  plaisirs  et  maître  de  rlanse  de  la  cour  du  duc 
de  Saxe-Gotha. 

Motiers ,  le  i^""  mars  1763. 

J'ai  lu ,  monsieur  ,  avec  un  vrai  plaisir,  la  lettre 
que  vous  m'avez  fait  l'honneur  de  m'écrire  * ,  et  j'y 

*  L'auteur  de  celte  lettre  l'a  fait  imprimer  sous  le  titre  de  Lettre 
à  M.  J.  J.  Rousseau ,  par  M.  M**,  sous-Jhectcur,  etc....  1763,  in-8°. 


ai  trouvé ,  je  vous  jure,  uue  des  meilleures  criti- 
ques qu'on  ait  faites  de  mes  écrits.  Vous  êtes  élève 
et  parent  de  M.  Marcel  ;  vous  défendez  votre  maître, 
il  n'y  a  rien  là  que  de  louable  :  vous  professez  un 
art  siu-  lequel  vous  me  trouvez  injuste  et  mal  in- 
struit, et  vous  le  justifiez  ;  cela  est  assurément  très- 
])ermis  :  je  vous  parais  un  personnage  fort  singu- 
lier tout  au  moins ,  et  vous  avez  la  bonté  de  me  le 
dire  plutôt  qu'au  public  ;  on  ne  peut  rien  de  plus 
honnête,  et  vous  me  mettez,  par  vos  censures, 
dans  le  cas  de  vous  devoir  des  remerciements. 

Je  ne  sais  si  je  m'excuserai  fort  bien  près  de 
vous,  en  vous  avouant  que  les  singeries  dont  j'ai 
taxé  M.  Marcel  tombaient  bien  moins  sur  son  art 
que  sur  sa  manière  de  le  faire  valoir.  Si  j'ai  tort, 
même  en  cela ,  je  l'ai  d'autant  plus ,  que  ce  n'est 
point  d'après  autrui  que  je  l'ai  jugé,  mais  d'après 
moi-même.  Car,  quoi  que  vous  en  puissiez  dire, 
j'étais  quelquefois  admis  à  l'honneur  de  lui  voir 
donner  ses  leçons;  et  je  me  souviens  que,  tout  au- 
tant de  profanes  que  nous  étions  là ,  sans  excepter 
son  écolière,  nous  ne  pouvions  nous  tenir  de  rire 
à  la  gravité  magistrale  avec  laquelle  il  prononçait 
ses  savants  apophtegmes.  Encore  une  fo^s,  mon- 
sieur ,  je  ne  prétends  point  m'excuser  en  ceci  ;  tout 
au  contraire ,  j'aurais  mauvaise  grâce  à  vous  sou- 
tenir que  M.  Marcel  faisait  des  singeries,  à  vous 
qui  peut -être  vous  trouvez  bien  de  l'imiter;  car 
mon  dessein  n'est  assurément  ni  de  vous  offenser 
ni  de  vous  déplaire.  Quant  à  l'ineptie  avec  lacpielle 
j'ai  parlé  de  votre  art,  ce  tort  est  plus  naturel  qu'ex- 

32. 


5oO  CORRESPONDANCE. 

cusa})le  ;  il  est  celui  de  quiconque  se  mêle  de  par- 
ler de  ce  qu'il  ne  sait  pas.  Mais  un  honnête  homme 
qu'on  avertit  de  sa  faute  doit  la  réparer;  et  c'est 
ce  que  je  crois  ne  pouvoir  mieux  faire  en  cette 
occasion  qu'en  publiant  franchement  votre  lettre 
et  vos  corrections  ,  devoir  que  je  m'engage  à  rem- 
plir en  temps  et  lieu.  Je  ferai ,  monsieur,  avec  grand 
plaisir  cette  réparation  publique  à  la  danse  et  à 
M.  Marcel ,  pour  le  malheur  que  j'ai  eu  de  leur 
manquer  de  respect.  J'ai  pourtant  quelque  lieu  de 
penser  que  votre  indignation  se  fût  un  peu  cal- 
mée, si  mes  vieilles  rêveries  eussent  obtenu  grâce 
devant  vous.  Vous  auriez  vu  que  je  ne  suis  pas  si 
ennemi  de  votre  art  que  vous  m'accusez  de  l'être , 
et  que  ce  n'est  pas  une  grande  objection  à  me  faire 
que  son  établissement  dans  mon  pays,  puisque  j'y  ai 
proposé  moi-même  des  bals  publics,  desquels  j'ai 
donné  le  plan.  Monsieur ,  faites  grâce  à  mes  torts 
en  faveur  de  mes  services  ;  et  quand  j'ai  scandalisé 
pour  vous  les  gens  austères,  pardonnez-moi  quel- 
ques déraisonnements  sur  un  art  duquel  j'ai  si  bien 
mérité. 

Quelque  autorité  cependant  qu'aient  sur  mpi  vos 
décisions,  je  tiens  encore  un  peu,  je  l'avoue,  à  la 
diversité  des  caractères  dont  je  proposais  l'intro- 
duction dans  la  danse.  Je  ne  vois  pas  bien  encore 
ce  que  vous  y  trouvez  d'impraticable,  et  il  me  pa- 
raît moins  évident  qu'à  vous  qu'on  s'ennuierait  da- 
vantage quand  les  danses  seraient  plus  variées.  Je 
n'ai  jamais  trouvé  que  ce  fût  un  amusement  bien 
piquant  pour  une  assemblée,  que  cette  enfilade 


ANNÉE    1763.  5oi 

d*éterneh»  menuets  par  lesquels  on  commence  et 
poursuit  un  bal,  et  qui  ne  disent  tous  que  la  même 
chose,  parce  qu  ils  n'ont  tous  qu'un  seul  caractère; 
au  lieu  qu'en  leur  en  donnant  seulement  deux ,  tels, 
par  exemple,  que  ceux  de  la  blonde  et  de  la  brime, 
on  les  eut  pu  varier  de  quatre  manières  qui  les 
eussent  rendus  toujours  pittoresques  et  plus  sou- 
vent intéressants  :  la  blonde  avec  le  brun,  la  brune 
avec  le  blond, la  brune  avec  le  brun,  et  la  blonde 
avec  le  blond.  Voilà  l'idée  ébauchée  :  il  est  aisé  de 
la  perfectionner  et  de  l'étendre  ;car  vous  comprenez 
bien,  monsieur,  qu'il  ne  faut  pas  presser  ces  dif- 
férences de  blonde  et  de  brune  ;  le  teint  ne  dé- 
cide pas  toujours  du  tempérament;  telle  brune  est 
blonde  par  l'indolence,  telle  blonde  est  brune  par 
la  vivacité, et  l'habile  artiste  ne  juge  pas  du  carac- 
tère par  les  cheveux. 

Ce  que  je  dis  du  menuet,  pourquoi  ne  le  dirais-je 
pas  des  contredanses  et  de  la  plate  symétrie  sur 
laquelle  elles  sont  toutes  dessinées?  Pourquoi  n'y 
introduirait-on  pas  de  savantes  irrégularités,  comme 
dans  une  bonne  décoration  ;  des  oppositions  et  des 
contrastes ,  comme  dans  les  parties  de  la  musique  ? 
On  fait  bien  chanter  ensemble  Heraclite  et  Démo- 
crite  ;  pourquoi  ne  les  ferait-on  pas  danser  ? 

Quels  tableaux  charmants,  quelles  scènes  variées 
ne  pourrait  point  introduire  dans  la  danse  un  génie 
inventeur,  qui  saurait  la  tirer  de  sa  froide  imifor- 
mité^et  lui  donner  un  langage  et  des  sentiments, 
comme  en  a  la  musique!  Mais  votre  jNI.  Marcel  n'a 
rien  inventé  que  des  phrases  ({ui  sont  mortes  avec 


5o2  CORRESPONDANCE. 

lui;  il  a  laissé  son  art  dans  le  même  état  où  il  l'a 
trouvé:  il  l'eût  servi  plus  utilement,  en  pérorant 
un  peu  moins ,  et  dessinant  davantage  ;  et  au  lieu 
d'admirer  tant  de  choses  dans  un  menuet,  il  eut 
mieux  fait  de  les  y  mettre.  Si  vous  vouliez  faire  un 
pas  de  plus,  vous,  monsieur,  que  je  suppose  homme 
de  génie, peut-être,  au  lieu  de  vous  amuser  à  cen- 
surer mes  idées,  chercheriez-vous  à  étendre  et  rec- 
tifier les  vues  qu'elles  vous  offrent;  vous  devien- 
driez créateur  dans  votre  art  ;  vous  rendriez  service 
aux  hommes  qui  ont  tant  de  besoin  qu'on  leur 
apprenne  à  avoir  du  plaisir  ;  vous  immortaliseriez 
votre  nom,  et  vous  auriez  cette  obligation  à  un 
pauvre  solitaire  qui  ne  vous  a  point  offensé, et  que 
vous  voulez  haïr  sans  sujet. 

Croyez- moi,  monsieur,  laissez  là  des  critiques 
qui  ne  conviennent  qu'aux  gens  sans  talents ,  inca- 
pables de  rien  produire  d'eux-mêmes, et  qui  ne  sa- 
vent chercher  de  la  réputation  qu'aux  dépens  de 
celle  d'autrui.  Échauffez  votre  tête,  et  travaillez; 
vous  aurez  bientôt  oublié  ou  pardonné  mes  bavar- 
dises ,  et  vous  trouverez  que  les  prétendus  incon- 
vénients que  vous  objectez  aux  recherches  que  je 
propose  à  faire  seront  des  avantages  quand  elles 
auront  réussi.  Alors ,  grâce  à  la  variété  des  genres , 
l'art  aura  de  quoi  contenter  tout  le  monde,  et  pré- 
venir la  jalousie  en  augmentant  l'émulation.  Toutes 
vos  écolières  pourront  briller  sans  se  nuire,  et  cha- 
cune se  consolera  d'en  voir  d'autres  exceller  dans 
leurs  genres ,  en  se  disant.  J'excelle  aussi  dans  le 
mien  ;  au  lieu  qu'en  leur  faisant  faire  à  toutes  la 


ANNKE    1763.  5o3 

même  chose ,  vous  laissez  sans  aucun  subterfuy-e 
l'amour-propre  humiliô;  ot,  comme  il  n\  a  qu'un 
modèle  de  perfection, si  Tune  excelle  dans  le  genre 
unique ,  il  faut  que  toutes  les  autres  lui  cèdent  ou- 
vertement la  primauté. 

Vous  avez  bien  raison  ,  mon  cher  monsieur,  de 
dire  que  je  ne  suis  pas  philosophe.  Mais  vous  qui 
parlez,  vous  ne  feriez  pas  mal  de  lâcher  de  l'être 
un  peu.  Cela  serait  plus  avantageux  à  votre  art  que 
vous  ne  semblez  le  croire.  Quoi  qu'il  en  soit,  ne 
fâchez  pas  les  ])hilosophes,je  vous  le  conseille; car 
tel  d'entre  eux  pourrait  vous  donner  plus  d'ins- 
truction sur  la  danse  que  vous  ne  pourriez  lui  en 
rendre  sur  la  philosophie;  et  cela  ne  laisserait  pas 
d'être  humiliant  pour  un  élève  du  grand  Marcel. 

Vous  me  taxez  d'être  singulier,  et  j'espère  que 
vous  avez  raison.  Toutefois  vous  auriez  pu,  sur  ce 
point,  me  faire  grâce  en  faveur  de  votre  maître; 
car  vous  m'avouerez  que  M.  Marcel  lui-même  était 
un  homme  fort  singulier.  Sa  singularité,  je  l'avoue, 
était  plus  lucrative  que  la  mienne  ;  et ,  si  c'est  là  ce 
que  vous  me  reprochez,  il  faut  bien  passer  con- 
damnation. Mais  quand  vous  m'accusez  aussi  de 
n'être  pas  philosophe,  c'est  comme  si  vous  m'ac- 
cusiez de  n'être  pas  maître  à  danser.  Si  c'est  un  tort 
à  tout  homme  de  ne  pas  savoir  son  métier,  ce  n'en 
est  point  un  de  ne  pas  savoir  le  métier  d'un  autre.  Je 
n'ai  jamais  aspiré  à  devenir  philosophe  ;je  ne  me  suis 
jamais  donné  pour  tel  ;  je  ne  le  fus,  ni  ne  le  suis,  ni 
ne  veux  l'être.  Peut-on  forcer  un  homme  à  mériter 
malgré  lui  im  titre  qu'il  ne  veut  pas  porter  ?  Je  sais 


5o4  corresp():ndajvce. 

(jifil  n'est  permis  qu'aux  philosophes  de  parler 
philosophie  :  mais  il  est  permis  à  tout  homme  de 
parler  de  la  philosophie,  et  je  n'ai  rien  fait  de  plus. 
J'ai  bien  aussi  parlé  quelquefois  de  la  danse ,  quoi- 
que je  ne  sois  pas  danseur;  et,  si  j'en  ai  parlé  ibéme 
avec  trop  de  zèle, à  votre  avis, mon  excuse  est  que 
j'aime  la  danse,  au  lieu  que  je  n'aime  point  du  tout 
la  philosophie.  J'ai  pourtant  eu  rarement  la  pré- 
caution que  vous  me  prescrivez,  de  danser  avec 
les  filles ,  pour  éviter  la  tentation  ;  mais  j'ai  eu  sou- 
vent l'audace  de  courir  le  risque  tout  entier,  en 
osant  les  voir  danser  sans  danser  moi-même.  Ma 
seule  précaution  a  été  de  me  livrer  moins  aux  im- 
pressions des  objets  qu'aux  réflexions  qu'ils  me 
faisaient  naître,  et  de  rêver  quelquefois, pour  n'être 
pas  séduit.  Je  suis  fâché,  mon  cher  monsieur,  que 
mes  rêveries  aient  eu  le  malheur  de  vous  déplaire  ; 
je  vous  assure  que  ce  ne  fut  jamais  mon  intention  , 
et  je  vous  salue  de  tout  mon  cœur. 


LETTRE  CCCLXXXIX. 

A  M.  DE  ***. 

Motiers,  le  6  mars  1763. 

J'ai  eu,  monsieur,  l'imprudence  de  lire  le  man- 
dement que  M.  l'archevêque  de  Paris  a  donné  contre 
mon  livre,  la  faiblesse  d'y  répondre,  et  l'étourderie 
d'envo}er  aussitôt  cette  réponse  à  Rey.  Revenu  à 
moi,  j'ai  voulu  la  retirer  ;  il  n'était  plus  temps,  l'im- 


ANNÉE    1763.  5o5 

pression  en  était  commencée,  et  il  ny  a  j)iiis  du 
remède  à  une  sottise  faite.  J'espère  au  moins  que 
ce  sera  la  derinère  en  ce  genre.  Je  prends  la  liberté 
île  vous  faire  adresser  par  la  poste  deux  exemplaires 
de  ce  misérable  écrit;  l'un  que  je  vous  supplie 
d'agréer,  et  l'autre  pour  M...,  à  c[ui  je  vous  prie 
de  vouloir  bien  le  faire  passer,  non  comme  une 
lecture  à  faire  ni  poiu*  vous  ni  pour  lui ,  mais  comme 
un  devoir  dont  je  m'acquitte  envers  l'un  et  l'autre. 
Au  reste,  je  suis  persuadé,  vu  ma  position  parti- 
culière, vu  la  gène  à  laquelle  j'étais  asservi  à  tant 
d'égards ,  vu  le  bavardage  ecclésiastique  auquel 
j'étais  forcé  de  me  conformer,  vu  l'indécence  qu'il 
y  aurait  à  s'échauffer  en  parlant  de  soi,  qu'il  eut 
été  facile  à  d'autres  de  mieux  faire,  mais  impos- 
sible de  faire  bien.  Ainsi  tout  le  mal  vient  d'avoir 
pris  la  plume  quand  il  ne  fallait  pas. 


LETTRE   CCCXC. 

A  M.  KIRCHBERGER'. 

Motiers  ,  le  i  7  mars  1763. 

Si  jeune,  et  déjà  marié!  Monsieur,  vous  avez 
entrepris  de  bonne  heure  une  grande  tâche.  Je  sais 

Dans  toutes  les  éditions ,  et  même  dans  V Histoire  de  ./.  J.  Rotis- 
seau  ,  on  lit  Keit.  Cette  erreur  vient  de  ce  qu'il  n'y  avait  (jne  la  lettre 
initiale.  Je  ne  sais  quel  éditeur  a  mis  le  nom  qu'on  a  lu  jusqu'à  pré- 
sent. C'est  à  M.  Kircliberger  dont  il  est  question  à  la  fin  des  Confes- 
sions ,  qu'est  adressée  cette  lettre.  Ce  renseignement  nous  a  été  donne 
])ar  M.  Bcuchot. 


5o6  CORRESPONDANCE. 

que  la  maturité  de  l'esprit  peut  suppléer  à  l'âge, 
et  vous  m'avez  paru  promettre   ce  supplément. 
Vous  vous  connaissez  d'ailleurs  en  mérite,  et  je 
compte  sur  celui  de  l'épouse  que  vous  vous  êtes 
choisie.  Il  n'en  faut  pas  moins,  cher  Kircliberger , 
pour  rendre  heureux  un  établissement  si  précoce. 
Votre  âge  seul  m'alarme  pour  vous;  tout  le  reste  me 
rassure.  Je  suis  toujours  persuadé  que  le  vrai  bon- 
heur de  la  vie  est  dans  un  mariage  bien  assorti;  et 
je  ne  le  suis  pas  moins  que  tout  le  succès  de  cette 
carrière  dépend  de  la  façon  de  la  commencer.  Le 
tour  que  vont  prendre  vos  occupations,  vos  soins, 
vos  manières,  vos  affections  domestiques,  durant 
la  première  année,  décidera  de  toutes  les  autres. 
C'est  maintenant  que  le  sort  de  vos  Jours  est  entre 
vos  mains  ;  plus  tard,  il  dépendra  de  vos  habitudes. 
Jeunes  époux ,  vous  êtes  perdus  si  vous  n'êtes  qu'a- 
mants ;mais  soyez  amis  de  bonne  heure  pour  l'être 
toujoiu's.  La  confiance,  qui  vaut  mieux  que  l'a- 
mour, lui  survit  et  le  remplace.  Si  vous  savez  l'é- 
tablir entre  vous ,  votre  maison  vous  plaira  plus 
qu'aucune  autre  ;  et  dès  qu'une  fois  vous  serez 
mieux  chez  vous  que  partout  ailleurs, je  vous  pro- 
mets du  bonheur  pour  le  reste  de  votre  vie.  Mais 
ne  vous  mettez  pas  dans  l'esprit  d'en  chercher  au 
lohi ,  ni  dans  la  célébrité ,  ni  dans  les  plaisirs ,  ni 
dans  la  fortune.  La  véritable  félicité  ne  se  trouve 
point  au-dehors;  il  faut  que  votre  maison  vous  suf- 
fise ,  ou  jamais  rien  ne  vous  suffira. 

Conséquemment  à  ce  princijie ,  je  crois  qu'il  n'est 
pas  temps,  quant  à  présent,  de  songer  à  l'exécu- 


AJVJVÉE  17G3.  Mo- 

tion (hi  projet  dont  vous  in'avoz  j):irU''.  La  société 
conjugale  doit  vous  occuper  plus  que  la  société 
helvétique  :  avant  ([ue  de  publier  les  annales  de 
celle-ci ,  mettez-vous  en  état  d'en  fournir  le  plus 
bel  article.  Il  faut  qu'en  rapportant  les  actions 
d'autrui  vous  puissiez  dire  comme  le  Corrége ,  Et 
moi  aussi  je  suis  homme. 

Mon  cher  Kirchberger,  je  crois  voir  germer  beau- 
coup de  mérite  parmi  la  jeimesse  suisse;  mais  la 
maladie  universelle  vous  gagne  tous.  Ce  mérite 
cherche  à  se  faire  imprimer;  et  je  crainsbien  que, 
de  cette  manie  dans  les  gens  de  votre  état,  il  ne 
résulte  un  jour  à  la  tète  de  vos  républiques  plus 
de  petits  auteurs  que  de  grands  hommes.  Il  n'ap- 
partient pas  à  tous  d'être  des  Ilaller. 

Vous  m'avez  envoyé  lui  livre  très-précieux  et  de 
fort  belles  cartes;  comme  d'ailleurs  vous  avez  acheté 
l'un  et  l'autre ,  il  n'y  a  aucune  parité  à  faire  en  aucun 
sens  entre  ces  envois  et  le  barbouillaire  dont  vous 
faites  mention.  De  plus,  vous  vous  rappellerez,  s'il 
vous  plaît,  que  ce  sont  des  commissions  dont  vous 
avez  bien  voulu  vous  charger,  et  qu'il  n'est  [)as 
honnête  de  transformer  des  connaissions  on  pré- 
sents. Ayez  donc  la  bonté  de  me  marquer  ce  qu(^ 
vous  coûtent  ces  emplettes,  afin  qu'en  acceptant 
la  peine  qu'elles  vous  ont  domiées  d'aussi  bon  cœur 
que  vous  l'avez  prise  ,  je  puisse  au  moins  vous 
rendre  vos  déboursés, sans  quoi  je  prendrai  le  parti 
de  vour  renvoyer  le  livre  et  les  cartes. 

Adieu,  très-bon  et  aimable  Kirchberger;  faites, 
je  vous  prie, agréer  mes  hommages  à  madame  votre 


5o8  CORRESPONDANCE, 

épouse;  dites-lui  combien  elle  a  droit  à  ma  recon- 
naissance en  faisant  le  bonheur  d'un  homme  que 
j'en  crois  si  digne,  et  auquel  je  prends  un  si  tendre 
intérêt. 


LETTRE  CCCXCÏ. 

A  M.  DANIEL  ROGUIN. 

Motiers,  mars  17 63. 

Je  ne  trouve  pas,  très-bon  papa,  que  vous  ayez 
interprété  ni  bénignement  ni  raisonnablement  la 
raison  de  décence  et  de  modestie  qui  m'empêcha 
de  vous  offrir  mon  portrait,  et  qui  m'empêchera 
toujours  de  l'offrir  à  personne.  Cette  raison  n'est 
point,  comme  vous  le  prétendez,  un  cérémonial, 
mais  ime  convenance  tirée  de  la  nature  des  choses, 
et  qui  ne  permet  à  md  homme  discret  de  porter 
ni  sa  figure  ni  sa  personne  où  elles  ne  sont  pas  in- 
vitées, comme  s'il  était  sur  de  faire  en  cela  im  ca- 
deau; au  lieu  que  c'en  doit  être  un  pour  lui,  quand 
on  lui  témoigne  là-dessus  quelque  empressement. 
Voilà  le  sentiment  que  je  vous  ai  manifesté,  et  au 
lieu  duquel  vous  me  prêtez  l'intention  de  ne  vou- 
loir accorder  un  tel  présent  qu'aux  prières.  C'est 
me  supposer  un  motif  de  fatuité  où  j'en  mettais 
lui  de  modestie.  Cela  ne  me  paraît  pas  dans  l'ordre 
ordinaire  de  votre  bon  esprit. 

Vous  m'alléguez  que  les  rois  et  les  princes  don- 
nent leurs  portraits.  Sans  doute  ils  les  donnent  à 
leurs  inférieurs  comme  un  honneur  ou  une  récom- 


I 


A.NNÉE    l-jG'j.  5o9 

pense; et  c'est  précisément  pour  cela  qu'il  est  im- 
pertinent à  de  petits  particuliers  de  croire  honorer 
leurs  égaux ,  comme  les  rois  honorent  leuis  inté- 
rieurs. Plusieurs  rois  donnent  aussi  leur  main  à 
baiser  en  signe  de  faveur  et  de  distinction  :  dois-je 
vouloir  faire  à  mes  amis  la  même  grâce  ?  Cher  papa , 
quand  je  serai  roi, je  ne  manquerai  pas, en  superbe 
monarque,  de  vous  offrir  mon  portrait  enrichi  de 
diamants.  En  attendant,  je  n'irai  pas  sottement  m'i- 
maginer  que  ni  vous  ni  personne  soit  empressé  de 
ma  mince  figure;  et  il  n'y  a  qu'un  témoignage  bien 
positif  de  la  part  de  ceux  qui  s'en  soucient  qui  puisse 
me  permettre  de  le  supposer,  surtout  n'ayant  pas 
le  passe-port  des  diamants  pour  accompagner  le 
portrait. 

Vous  me  citez  Samuel  Bernard.  C'est,  je  vous 
l'avoue,  im  singulier  modèle  que  vous  me  proposez 
à  imiter.  J'aurais  bien  cru  que  vous  me  désiriez  ses 
millions,  mais  non  pas  ses  ridicules.  Pour  moi,  je 
serais  bien  fâché  de  les  avoir  avec  sa  fortune  ;  elle 
serait  beaucoup  trop  chère  à  ce  prix.  Je  sais  qu'il 
avait  l'impertinence  d'offrir  son  portrait ,  même  à 
gens  fort  au-dessus  de  lui.  Aussi  entrant  un  jour  en 
maison  étrangère,  dans  la  garde-robe, y  trouva-t-il 
ledit  portrait,  qu'il  avait  ainsi  donné,  fièrement 
étalé  au  -  dessus  de  la  chaise  percée.  Je  sais  cette 
anecdote,  et  bien  d'autres  plus  plaisantes,  de  quel- 
qu'un qu'on  en  pouvait  croire  ;  car  c'était  le  pré- 
sident de  Boulainvilliers. 

Monsieur  ***  donnait  son  portrait?  Je  lui  en  fais 
mon  compliment.  Tout  ce  que  je  sais,  cVst  que  si 


5lO  CORRESPONDANCE. 

ce  portrait  est  l'estampe  fastueuse  que  j'ai  vue  avec 
des  vers  pompeux  au-dessous,  il  fallait  que,  pour 
oser  faire  un  tel  présent  lui-même,  ledit  monsieur 
fût  le  plus  grand  fat  que  la  terre  ait  porté.  Quoi 
qu'il  en  soit,  j'ai  vécu  aussi  quelque  peu  avec  des 
gens  à  portraits,  et  à  portraits  recherchables ;  je 
les  ai  vus  tous  avoir  d'autres  maximes:  et,  quand 
je  ferai  tant  que  de  vouloir  imiter  des  modèles,  je 
vous  avoue  que  ce  ne  sera  ni  le  juif  Bernard,  ni 
monsieur***  que  je  choisirai  pour  cela:  on  n'imite 
que  les  gens  à  qui  l'on  voudrait  ressembler. 

Je  vous  dis,  il  est  vrai,  que  le  portrait  que  je 
vous  montrai  était  le  seul  que  j'avais;  mais  j'ajoutai 
que  j'en  attendais  d'autres,  et  qu'on  le  gravait  en- 
core en  Arménien.  Quand  je  me  rappelle  qu'à  peine 
y  daignâtes-vous  jeter  les  yeux,  que  vous  ne  m'en 
dîtes  pas  un  seul  mot ,  et  que  vous  marquâtes  là- 
dessus  la  plus  profonde  indifférence,  je  ne  puis 
m'empécher  de  vous  dire  qu'il  aurait  fallu  que  je 
fusse  le  plus  extravagant  des  hommes  pour  croire 
vous  faire  le  moindre  plaisir  en  vous  le  présentant; 
et  j  e  dis,  dès  le  même  soir,  à  mademoiselle  Le  Vasseur 
la  mortification  que  vous  m'aviez  faite;  car  j'avoue 
que  j'avais  attendu  et  même  mendié  quelque  mot 
obligeant  qui  me  mît  en  droit  de  faire  le  reste.  Je 
suis  bien  persuadé  maintenant  que  ce  fut  discré- 
tion et  non  dédain  de  votre  part;  mais  vous  me 
permettrez  de  vous  dire  que  cette  discrétion  était 
pour  moi  un  peu  humiliante ,  et  que  c'était  donner 
lui  grand  prix  aux  deux  sous  qu'un  tel  portrait 
peut  valoir. 


I 


5ii 


LETTHE  CGC  X  CI!. 

A  MILORD  MARÉCHAL. 

Le  2  I  mars  1763. 

Il  y  a  dans  votre  lettrée  tlii  19  un  article  qui  m'a 
donné  des  palpitations;  c'est  celui  de  l'Ecosse.  Je 
ne  vous  dirai  là-dessus  qu'un  mot,  c'est  que  je  don- 
nerais la  moitié  des  jours  qui  me  restent  pour  y 
passer  l'autre  avec  vous.  Mais,  pour  Clolombier,ne 
comptez  pas  sur  moi.  Je  vous  aime,  Milord;mais 
il  faut  que  mon  séjour  me  plaise,  et  je  ne  puis  souf- 
frir ce  pavs  là. 

Il  n'y  a  rien  d'égal  à  la  position  de  Frédéric.  Il 
paraît  qu'il  en  sent  tous  les  avantages,  et  qu'il  saura 
bien  les  faire  valoir.  Tout  le  pénible  et  le  difficile 
est  fait ,  tout  ce  qui  demandait  le  concours  de  la 
fortune  est  fait.  Il  ne  lui  reste  à  présent  à  remplir 
que  des  soins  agréables ,  et  dont  l'effet  dépend  de 
lui.  C'est  de  ce  moment  qu'il  va  s'élever ,  s'il  veut, 
dans  la  postérité  un  moniuTient  unique;  car  il  n'a 
travaillé  jusqu'ici  que  pour  scn  siècle.  Le  seul  piège 
dangereux  qui  désormais  lui  reste  à  éviter  est  celui 
de  la  flatterie  ;  s'il  se  laisse  louer,  il  est  perdu.  Qu'il 
sache  qu'il  n'y  a  plus  d'éloges  dignes  de  lui  que 
ceux  qui  sortiront  des  cabanes  de  ses  paysans. 

Savez -vous,  Milord,  que  Voltaire  cherche  à  se 
raccommoder  avec  moi?  Il  a  eu  sur  nioii  compte 
im  long  entretien  avec  Moultou ,  dans  lequel  il  a 


Dia  CORRESPONDANCE. 

supérieurement  joué  son  rôle  :  il  n'y  en  a  point 
d'étranger  au  talent  de  ce  grand  comédien  ,  dolis 
iiistructus  et  arte pelasgd.  Pour  moi,  je  ne  puis  lui 
promettre  une  estime  qui  ne  dépend  pas  de  moi  : 
mais, à  cela  près, je  serai,  quand  il  le  voudra,  tou- 
jours prêt  à  tout  oublier;  car  je  vous  jure,  Milord, 
que  de  toutes  les  vertus  chrétiennes ,  il  n'y  en  a 
point  qui  me  coûte  moins  que  le  pardon  des  in- 
jures. Il  est  certain  que ,  si  la  protection  des  Calas 
lui  a  fait  grand  honneur,  les  persécutions  qu'il  m'a 
fait  essuyer  à  Genève  lui  en  ont  peu  fait  à  Paris; 
elles  y  ont  excité  un  cri  universel  d'indignation.  J'y 
jouis,  malgré  mes  malheurs,  d'un  honneur  qu'il 
n'aura  jamais  nulle  part  ;  c'est  d'avoir  laissé  ma  mé- 
moire en  estime  dans  le  pays  où  j'ai  vécu.  Bonjour, 
Milord. 


LETTRE  CCCXCIII. 

A  M.  MOULTOU. 

Motiers,  le  2  t  mars  1763. 

Voilà,  cher  Moultou,  puisque  vous  le  voulez, 
un  exemplaire  de  ma  lettre  à  M.  de  Beaumont.  J'en 
ai  remis  deux  autres  au  messager  depuis  plusieurs 
jours;  mais  il  diffère  son  départ  d'un  jour  à  l'autre, 
et  ne  partira,  je  crois,  que  mercredi.  J'aurai  soin 
de  vous  en  faire  parxenir  davantage.  En  attendant, 
ne  mettez  ces  deux-là  qu'en  des  mains  sûres,  jus- 


ANNÉE    1763.  5l!S 

qu'à  ce  que  l'ouvrage  paraisse,  de  peur  de  contré- 
faction. 

J'ai  attendu,  pour  juger  les  Genevois,  que  je 
fusse  de  sang  froid.  Ils  sont  jugés.  J'aurais  déjà  fait 
la  démarche  dont  vous  me  parlez  si  Milord  Maré- 
chal ne  m'avait  engagé  à  différer,  et  je  vois  que 
vous  pensez  comme  lui.  J'attendrai  donc,  pour  la 
faire,  de  voir  l'effet  de  la  lettre  que  je  vous  envoie  : 
mais  quand  cet  effet  les  ramènerait  à  leur  devoir, 
j'en  serais,  je  vous  jure,  très-médiocrement  flatté. 
Il  sont  si  sots  et  si  rognes ,  que  le  bien  même  ne 
m'intéresserait  désormais  de  leur  part  guère  plus 
que  le  mal.  On  ne  tient  plus  guère  aux  gens  qu'on 
méprise. 

M.  de  Voltaire  vous  a  paru  m'aimer  parce  qu'il 
sait  que  vous  m'aimez:  soyez  persuadé  qu'avec  les 
gens  de  son  parti  il  tient  un  autre  langage.  Cet  ha- 
bile comédien  ,  dolis  instructus  et  arte  pelasgd ,  sait 
changer  de  ton  selon  les  gens  à  qui  il  a  affaire. 
Quoi  qu'il  en  soit ,  si  jamais  il  arrive  qu'il  revienne 
sincèrement,  j'ai  déjà  les  bras  ouverts;  car,  de 
toutes  les  vertus  chrétiennes,  l'oubli  des  injures 
est,  je  vous  jure,  celle  qui  me  coi^ite  le  moins. 
Point  d'avances ,  ce  serait  luie  lâcheté  ;  mais  comp- 
tez que  je  serai  toujours  prêt  à  répondre  aux  siennes 
d'une  manière  dont  il  sera  content.  Partez  de  là, 
si  jamais  il  vous  en  reparle.  Je  sais  que  vous  ne 
voulez  pas  me  compromettre,  et  vous  savez,  je 
crois,  que  vous  pouvez  répondre  de  votre  ami  en 
toute  chose  honnête.  Les  manœuvres  de  M.  de  Vol- 
taire ,  qui  ont  tant  d'approbateurs  à  Genève ,  ne 
R.  xrx.  33 


5l4  CORRESPONDANCE. 

sont  pas  vues  du  même  œil  à  Paris  :  elles  y  ont  sou- 
levé tout  le  monde,  et  balancé  le  bon  effet  de  la 
protection  des  Calas.  Il  est  certain  que  ce  qu'il 
peut  faire  de  mieux  pour  sa  gloire  est  de  se  raccom- 
moder avec  moi. 

Quand  vous  voudrez  venir  il  faudra  nous  con- 
certer. Je  dois  aller  voir  Milord  Maréchal  avant 
son  départ  pour  Berlin  :  vous  pourriez  ne  pas  me 
trouver  ;  d'ailleurs  la  saison  n'est  pas  assez  avancée 
pour  le  voyage  de  Zurich  ,  ni  même  pour  la  pro- 
menade. Quand  je  vous  aurai ,  je  voudrais  vous 
tenir  un  peu  long-temps.  J'aime  mieux  différer 
mon  plaisir  et  en  jouir  à  mon  aise.  Doutez -vous 
que  tout  ce  qui  vous  accompagnera  ne  soit  bien 
reçu  ? 


LETTRE   CCCXCIV. 

A  M.  J.  BURNAND*. 

Moli^rs,  le  ai  mars  1763. 

La  réponse  à  votre  objection  ,  monsieur ,  est  dans 
le  livre  même  d'où  vous  la  tirez.  Lisez  plus  attentive- 
ment le  texte  et  les  notes,  vous  trouverez  cette 
objection  résolue. 

*  M.  Burnand ,  à  qui  cette  lettre  est  adressée ,  avait  reproché  à 
Rousseau  la  publication  de  la  Profession  de  foi  du  ficaire  savoyard 
contre  cette  maxime  expresse  du  vicaire  lui-même  : 

«  Tant  qu'il  reste  quelque  bonne  croyance  parmi  les  hommes  ,  il 
K  ne  faut  poiut  troubler  les  âmes  paisibles,  ni  alarmer  la  foi  des  sim- 
«  pies  par  des  difficultés  qu'ils  ne  peuvent  résoudre ,  et  qui  les  in- 
«  quiètent  sans  les  éclairer.  •  (  Note  de  du  Pej-rou.  ) 


ANNÉE    1763.  5l5 

Vous  voulez  que  j'ôte  de  mon  livre  ce  qui  est 
contre  la  religion  :  mais  il  n'y  a  dans  mon  livre  rien 
qui  soit  contre  la  religion. 

Je  voudrais  pouvoir  vous  complaire  en  faisant 
le  travail  que  vous  me  prescrivez.  Monsieur,  je  suis 
infirme ,  épuisé  ;  je  vieillis  ;  j'ai  fait  ma  tâche ,  mal 
sans  doute  ,  mais  de  mon  mieux.  J'ai  proposé  mes 
idées  à  ceux  qui  conduisent  les  jeunes  gens;  mais 
je  ne  sais  pas  écrire  pour  les  jeunes  gens. 

Vous  m'apprenez  qu'il  faut  vous  dire  tout ,  ou 
que  vous  n'entendez  rien.  Cela  me  fait  désespérer, 
monsieur ,  que  vous  m'entendiez  jamais  ;  car  je  n'ai 
point,  moi,  le  talent  de  parler  aux  gens  à  qui  il 
faut  tout  dire. 

Je  vous  salue ,  monsieur ,  de  tout  mon  cœur. 


LETTRE  CCCXCV. 

A  MADAME  DE  ***. 

Le  jj  mars  1763. 

Que  votre  lettre,  madame,  m'a  donné  d'émo- 
tions diverses!  Ah!  cette  pauvre  madame  de  ***...! 
pardonnez  si  je  commence  par  elle.  Tant  de  mal- 
heurs...., une  amitié  de  treize  ans....  Femme  ai- 
mable et  infortunée  !...  Vous  la  plaignez,  madame  ; 
vous  avez  bien  raison  ;  son  mérite  doit  vous  inté- 
resser pour  elle  :  mais  vous  la  plaindriez  bien  davan- 
tage si  vous  aviez  vu  comme  moi  toute  sa  résistance 
à  ce  fatal  mariage.  Il  semble  qu'elle  prévoyait  son 

33. 


5iG  correspondance:. 

sort.  Pour  cellerlà,  les  éciis  ne  l'ont  pas  éblouie; 
on  Ta  bien  rendue  malheureuse  malgré  elle.  Hélas î 
elle  n'est  pas  la  seule.  De  combien  de  maux  j'ai  à 
gémir!  Je  ne  suis  point  étonné  des  bons  procédés 
de  madame  ***  ;  rien  de  bien  ne  me  surprendra  de 
sa  part  :  je  l'ai  toujours  estimée  et  honorée  ;  mais 
avec  tout  cela  elle  n'a  pas  l'ame  de  madame  de***. 
Dites-moi  ce  qu'est  devenu  ce  misérable;  je  n'ai 
plus  entendu  parler  de  lui. 

Je  pense  bien  comme  vous,  madame;  je  n'aime 
point  que  vous  soyez  à  Paris  :  Paris,  le  siège  du 
goût  et  de  la  politesse,  convient  à  votre  esprit,  à 
votre  ton,  à  vos  manières;  mais  le  séjour  du  vice 
ne  convient  pointa  vos  mœurs  ,  et  une  ville  où  l'a- 
mitié ne  résiste  ni  à  l'adversité  ni  à  l'absence  ne 
saurait  plaire  à  votre  cœur.  Cette  contagion  ne  le 
gagnera  pas;  n'est-ce  pas,  madame?  Que  ne  lisez- 
vous  dans  le  mien  l'attendrissement  avec  lequel  il 
m'a  dicté  ce  mot-là!  L'heureux  ne  sait  s'il  est  aimé, 
dit  un  poète  latin;  et  moi  j'ajoute.  L'heureux  ne 
sait  pas  aimer.  Pour  moi ,  grâces  au  ciel ,  j'ai  bien  . 
fait  toutes  mes  épreuves;  je  sais  à  quoi  m'en  tenir 
sur  le  cœur  des  autres  et  sur  le  mien.  Il  est  bien 
constaté  qu'il  ne  me  reste  que  vous  seule  en  France , 
et  quelqu'un  qui  n'est  pas  encore  jugé,  mais  qui 
ne  tardera  pas  à  l'être. 

S'il  faut  moins  regretter  les  amis  que  l'adversité 
nous  ote  que  priser  ceux  qu'elle  nous  donne,  j'ai 
plus  gagné  cpie  perdu;  car  elle  m'en  a  donné  un 
qu'assiuément  elle  ne  m'ôtera  pas.  Vous  compre- 
nez que  je  veux  parler  de  Milord  Maréchal.  Il  m'a 


ANNÉE    1763.  5f 

accueilli,  il  m'a  honoré  dans  mes  disgrâces,  j)lus 
peut-être  qu'il  n'eût  fait  durant  ma  prospérité.  Les 
grandes  âmes  ne  portent  pas  seulement  du  respect 
au  mérite,  elles  en  portent  encore  au  malheur.  Sans 
lui  j'étais  tout  aussi  mal  reçu  dans  ce  pays  que 
dans  les  autres,  et  je  ne  voyais  plus  d'asile  autoui- 
de  moi.  Mais  un  bienfait  plus  précieux  que  sa  pro- 
tection est  l'amitié  dont  il  m'honore,  et  qu'assui'é- 
ment  je  ne  perdrai  point.  Il  me  restera  celui-là, 
j'en  réponds.  Je  suis  bien  aise  que  vous  m'ayez 
marqué  ce  qu'en  pensait  M.  d'A***  :  cela  me  j)rouve 
qu'il  se  connaît  en  hommes;  et  qui  s'y  connaît  est 
de  leur  classe.  Je  compte  aller  voir  ce  digne  pro- 
tecteur avant  son  départ  pour  Berlin  ;  je  lui  parle- 
rai de  M.  d'A  ***  et  de  vous ,  madame  :  il  n'y  a  rien 
de  si  doux  pour  moi  que  de  voir  ceux  qui  m'ai- 
ment s'aimer  entre  eux. 

Quand  des  quidams  sous  le  nom  de  S***  ont 
voulu  se  porter  pour  juges  de  mon  livre,  et  se 
sont  aussi  bêtement  qu'insolemment  arrogé  le 
droit  de  me  censurer,  après  avoir  rapidement  par- 
couru leur  sot  écrit,  je  l'ai  jeté  par  terre  et  j'ai 
craché  dessus  pour  toute  réponse.  Mais  je  n'ai  pu 
hre  avec  le  même  dédain  le  mandement  (pi'a  donné 
contre  moi  M.  l'archevêque  de  Paris;  première- 
ment parce  que  l'ouvrage  en  lui-même  est  beau- 
coup moins  inepte ,  et  parce  que ,  malgré  les  tra- 
vers de  l'auteur ,  je  l'ai  toujours  estimé  et  respecté. 
Ne  jugeant  donc  pas  cet  écrit  indigne  d'une  ré- 
ponse ,  j'en  ai  fait  une  qui  a  été  imprimée  en  Hol- 
lande ,  et  qui ,  si  elle  n'est  pas  encore  pidjlique ,  le 


5l8  CORRESPONDANCK. 

sera  dans  peu.  Si  elle  pénètre  jusqu'à  Paris  et  que 
vous  en  entendiez  parler,  madame ,  je  vous  prie  de 
me  marquer  naturellement  ce  qu'on  en  dit;  il  m'im- 
porte de  le  savoir.  Il  n'y  a  que  vous  de  qui  je  puisse 
apprendre  ce  qui  se  passe  à  mon  égard  dans  un 
pays  où  j'ai  passé  une  partie  de  ma  vie,  où  j'ai  eu 
des  amis,  et  qui  ne  peut  me  devenir  indifférent.  Si 
vous  n'étiez  pas  à  portée  de  voir  cette  lettre  im- 
primée, et  que  vous  pussiez  m'indiquer  quelqu'un 
de  vos  amis  qui  eût  ses  ports  francs,  je  vous  l'en- 
verrais d'ici;  car  quoique  la  brochure  soit  petite, 
en  vous  l'envoyant  directement  elle  vous  coûterait 
vingt  fois  plus  de  port  que  ne  valent  l'ouvrage  et 
l'auteur. 

Je  suis  bien  touché  des  bontés  de  mademoi- 
selle L**"  et  des  soins  qu'elle  veut  bien  prendre 
pour  moi;  mais  je  serais  bien  fâché  qu'un  aussi 
joli  travail  que  le  sien ,  et  si  digne  d'être  mis  en 
vue ,  restât  caché  sous  mes  grandes  vilaines  man- 
ches d'Arménien;  en  vérité  je  ne  saurais  me  ré- 
soudre à  le  profaner  ainsi ,  ni  par  conséquent  à 
l'accepter,  à  moins  qu'elle  ne  m'ordonne  de  le 
porter  en  écharpe  ou  en  collier ,  comme  un  ordre 
de  chevalerie  institué  en  son  honneur. 

Bonjour  ,  madame,  recevez  les  hommages  de 
votre  pauvre  voisin.  Vous  venez  de  me  faire  pas- 
ser une  demi-heure  délicieuse,  et  en  vérité  j'en 
avais  besoin;  car  depuis  quelques  mois  je  souffre 
presque  sans  relâche  de  mon  mal  et  de  mes  cha- 
grins. Mille  choses,  je  vous  supplie,  à  M.  le  mar- 
quis. 


\NNÉE    1763.  "iiq 

LETTRE  CCCXCVI. 

A  M.  J.  BURNAND. 

Motiers,  le  28  mars  1763. 

Solution' de  l'objection  de  M.  Burnand: 

Mais  y  quand  une  /bis  tout  est  ébranlé,  on  doit  con- 
server le  tronc  aux  dépens  des  branches ,  etc. 

Voiïciyje  crois ,  ce  que  le  bon  vicaire  pourrait  dwe 
h  présent  au  public.  * 

M.  Burnand  m'assure  que  tout  le  monde  trouve 
qu'il  y  a  dans  mon  livre  beaucoup  de  choses  contre 
la  religion  chrétienne.  Je  ne  suis  pas,  sur  ce  point 
comme  sur  bien  d'autres,  de  l'avis  de  tout  le  monde, 
et  d'autant  moins,  que  parmi  tout  ce  monde-là  je 
ne  vois  pas  im  chrétien. 

Un  homme  qui  cherche  des  expUcations  jjour 
compromettre  celui  qui  les  donne  est  peu  géné- 
reux; mais  l'opprimé  qui  n'ose  les  donner  est  un 
lâche,  et  je  n'ai  pas  peur  de  passer  pour  tel.  Je  ne 
crains  point  les  explications  ;  je  crains  les  discours 
inutiles.  Je  crains  surtout  les  désœuvrés,  qui,  ne 
sachant  à  quoi  passer  leur  tem])s ,  veulent  disposer 
du  mien. 

Je  prie  M.  Burnand  d'agréer  mes  salutations. 

*  Ce  qui  est  ici  en  italique  est  tiré  de  la  Profession  de  foi.  Voyez 
ci-devant  page  Si/\,  et  ci-après  la  lettre  au  même, du  4  avril. 


520  CORRESPONDANCE. 


LETTRE  CCCXCVII. 

A  M.  DE  MONTMOLLIN, 
En  lui  envoyaDt  ma  Lettre  \  M.  de  Beauuont. 

Motiers,  le  iS  mars  1763. 

Voici ,  monsieur ,  un  écrit  devenu  nécessaire. 
Quoique  mes  agresseurs  y  soient  un  peu  malme- 
nés, ils  le  seraient  davantage  si  je  ne  vous  trouvais 
pas  en  quelque  sorte  entre  eux  et  moi.  Comptez , 
monsieur ,  que ,  si  vous  cessiez  de  leur  servir  de 
sauvegarde ,  ils  ne  s'en  tireraient  pas  à  si  bon  mar- 
ché. Quoi  qu'il  en  soit,  j'espère  que  vous  serez 
content  de  la  classe  à  part  où  j'ai  tâché  de  vous 
mettre  ;  et  il  ne  tiendra  qu'à  vous  de  connaître  ,  et 
dans  cet  écrit  et  dans  toute  ma  vie,  qu'en  usant 
avec  moi  de  procédés  honnêtes  vous  n'avez  pas 
obligé  un  ingrat. 


LETTRE  CCCXCMIL 

A  M.  MOULTOU. 

Motiers-Travers ,  ce  2  avril  1763. 

Ce  n'était  pas  ,  cher  ami,  que  je  désapprouvasse 
l'envoi  d'un  exemplaire  en  France ,  que  je  ne  vous 
ai  pas  répondu  sur-le-champ  ;  mais  l'ennui ,  les 
tracas ,  les  souffrances,  les  importuns,  me  rendent 


ANNÉE    17G3.  Sai 

paresseux  :  rexactitude  est  un  travail  (|ui  passe  ma 
force  actuelle.  Faites  ce  que  vous  voudrez;  votre 
envoi  ne  sera  qu'inutile;  voilà  tout.  Vous  n'avez 
que  trois  exemplaires  ,  j'attends  d'en  avoir  davan- 
tage pour  vous  en  envoyer  ,  encore  ne  sais-je  pas 
trop  comment. 

Vernetest  un  fourbe.  Je  n'approuve  point  qu'on 
lui  fasse  lire  l'ouvrage,  encore  moins  (pi'on  le  lui 
prête.  Il  ne  veut  le  voir  que  pour  le  faire  décrier 
par  les  petits  vipereaux  qu'il  élève  à  la  brochette , 
et  par  lesquels  il  répand  contre  moi  son  fade  poi- 
son dans  les  jMercures  de  Neucliàtel. 

Vous  devez  comprendre  qu'un  carton  est  im- 
possible dès  qu'une  fois  un  ouvrage  est  sorti  de  la 
boutique  du  libraire.  Si  vous  voidez  en  faire  un 
pour  Genève  en  particulier,  soit,  j'y  consens: 
mais  je  ne  veux  pas  m'en  mêler ,  et  soyez  persuadé 
que  cela  ne  servira  de  rien.  Quand  on  cherche  des 
prétextes  on  en  trouve.  Les  Genevois  m'ont  trop 
fait  de  mal  pour  ne  pas  me  haïr;  et  moi,  je  les 
connais  trop  pour  ne  les  pas  mépriser.  Je  prévois 
mieux  que  vous  l'effet  de  la  lettre.  J'ai  honte  de 
porter  encore  ce  même  titre  dont  je  m'honorais 
ci-devant  :  dans  six  mois  d'ici  je  compte  en  être 
délivré. 

•  Votre  aventure  avec  la  compagnie  ne  m'étonne 
point;  elle  me  confirme  dans  le  jugement  que  j'ai 
porté  de  toute  cette  prêtraille.  Je  ne  doute  point 
qu'en  effet  votre  amitié  pour  moi  n'ait  produit 
votre  exclusion ,  mais  loin  d'en  être  fâché  je  vous 
en  félicite.  L'état  d'homme  d'église  ne  peut  plus 


r>'11  CORRESPOADAIVCE. 

convenir  à  un  homme  de  bien  nia  un  croyant.  Quit- 
tez-moi ce  collet  qui  vous  avilit  ;  cultivez  en  paix 
les  lettres ,  vos  amis,  la  vertu  ;  soyez  libre ,  puisque 
vous  pouv  ez  l'être.  Les  marchands  de  religion  n'ei. 
sauraient  avoir.  Mes  malheurs  m'ont  instruit  trop 
tard;  qu'ils  vous  instruisent  à  temps. 

Je  souffre  beaucoup ,  cher  ami  :  je  me  suis  remis 
à  l'usage  des  sondes  pour  tâcher  de  me  procurer 
lui  peu  de  relâche  quand  vous  serez  avec  moi.  Je 
me  ménage  ce  temps  comme  le  plus  précieux  de 
ma  vie ,  ou  du  moins  le  plus  doux  qui  me  reste  à 
passer.  Ménagez-vous  la  liberté  de  venir  quand  je 
vous  écrirai;  car  malheureusement  je  suis  encore 
moins  maître  de  mon  temps  que  vous  du  vôtre. 

J'ai  toujours  oublié  de  vous  dire  que  j'ai  à  Yverdun 
un  cabriolet  que  je  ne  serais  pas  fâché  de  trouver 
à  vendre.  Pourrait-il  vous  servir ,  en  attendant , 
dans  nos  petits  pèlerinages?  Pour  moi ,  vous  savez 
que  je  n'aime  aller  qu'à  pied.  Si  vous  avez  des 
jambes,  nous  nous  en  servirons,  mais  à  petits  pas, 
car  je  ne  saurais  aller  vite  ni  faire  de  longues 
traites  ;  mais  je  vais  toujours.  Nous  causerons  à 
notre  aise  ;  cela  sera  délicieux.  Je  vous  embrasse. 

Si  vous  amenez  quelqu'un ,  tâchez  au  moins 
que  nous  puissions  un  peu  nous  voir  seuls. 


ANNÉE    Ï7G3.  !yi[ 


LETTRE  CCCXCIX. 

A  M.  L'AEBK  DE  LA  PORTE. 

Motiers,  le  4  avril  ijftS. 

Vous  pouvez  savoir,  monsieur,  f|ue  je  n'ai  ja- 
mais concouru  ni  consenti  à  aucun  des  recueils  de 
mes  écrits  qu'on  a  publiés  jusqu'ici;  et,  par  la 
manière  dont  ils  sont  faits,  on  voit  aisément  que 
l'auteur  ne  s'en  est  pas  mêlé.  Ayant  résolu  d'en 
faire  moi-même  une  édition  générale ,  en  prenant 
congé  du  public,  je  le  vois  avec  peine  inondé  d'é- 
ditions détestables  et  réitérées,  qui  peut  être  le 
rebuteront  aussi  de  la  mienne  avant  qu'il  soit  en 
état  d'en  juger.  En  apprenant  qu'on  en  préparait  en- 
core une  nouvelle  où  vous  êtes,  j  e  ne  pus  m'empécher 
d'en  faire  des  plaintes  ;  ces  plaintes,  trop  durement 
interprétées,  donnèrent  lieu  à  un  avis  de  la  ga- 
zette de  Hollande,  que  je  n'ai  ni  dicté  ni  ajiprouvé, 
et  dans  lequel  on  suppose  que  le  sieur  Rey  a  seul 
le  droit  de  faire  cette  édition  générale  ,  ce  qui  n'est 
pas.  Quand  il  en  a  fait  lui-même  un  recueil  avec 
privilège ,  il  l'a  fait  sans  mon  aveu  ;  et  au  contraire, 
en  lui  cédant  mes  manuscrits,  je  me  suis  expressé- 
ment réserve  le  droit  de  recueillir  le  tout,  et  de 
le  publier  où  et  quand  il  me  plairait.  Voilà ,  mon- 
sieur ,  la  vérité. 

Mais,  puisque  ces  éditions  furtives  sont  inévi- 
tables ,  et  que  vous  voulez  bien  présider  à  celle-ci , 


524  CORRESPONDANCE. 

je  ne  doute  point,  monsieur,  que  vos  soins  ne  la 
mettent  fort  au-dessus  des  autres  :  dans  cette  opi- 
nion ,  je  prends  le  parti  de  différer  la  mienne  ,  et  je 
me  félicite  que  vous  ayez  fait  assez  de  cas  de  mes 
rêveries  pour  daigner  vous  en  occuper.  Malheu- 
reusement le  public ,  toujours  de  mauvaise  humeur 
contre  moi,  se  plaindra  que  vous  m'honorez  à  ses 
dépens.  Il  dira  qu'un  éditeur  tel  que  vous  lui  rend 
moins  qu'il  ne  lui  dérobe  ;  et  quand  vous  pourriez 
lui  plaire  et  l'éclairer  par  vos  écrits ,  il  regrettera 
le  temps  que  vous  prodiguez  aux  miens. 

Je  vous  remercie,  monsieur,  d'avoir  bien  voulu 
m'envoyer  la  note  des  pièces  qui  devront  entrer 
dans  votre  recueil  :  vous  êtes  le  premier  éditeur  de 
mes  écrits  qui  ait  eu  cette  attention  pour  moi. 
Entre  celles  de  ces  pièces  dont  je  ne  suis  pas  l'au- 
teur, j'y  en  trouve  une  qui  ne  doit  être  là  d'aucune 
manière  ;  c'est  le  Petit  Prophète  *.  Je  vous  prie  de  le 
retrancher,  si  vous  êtes  à  temps;  sinon,  de  vou- 
loir bien  déclarer  que  cet  ouvrage  n'est  point  de 
moi,  et  que  je  n'y  ai  pas  la  moindre  part. 

Recevez,  monsieur,  je  vous  supplie,  mon  res- 
pect et  mes  salutations. 

Brochure  de  Grimm  sur  la  musique  française.  Voyez  Confessions, 
livre  VIII. 


ANNÉE    1763.  5^5 

LETTRE   CD. 

A  M.  J.  BURNAND. 

Motiers,  le  4  avril  1763. 

Je  suis  très-content ,  monsieur ,  de  votre  dernière 
lettre ,  et  je  me  fais  lui  très-grand  plaisir  de  vous 
le  dire.  Je  vois  avec  regret  que  je  vous  avais  mal 
jugé.  Mais,  de  grâce,  mettez-vous  à  ma  place.  Je 
reçois  des  milliers  de  lettres  où  ,  sous  prétexte  de 
me  demander  des  explications ,  on  ne  cherche  qu'à 
me  tendre  des  pièges.  Il  me  faudrait  de  la  santé , 
du  loisir  et  des  siècles  pour  entrer  dans  tous  les 
détails  qu'on  me  demande;  et,  pénétrant  le  motif 
secret  de  tout  cela  ,  je  réponds  avec  franchise , 
avec  dureté  même ,  à  l'intention  plutôt  qu'à  l'écrit. 
Pour  vous,  monsieur,  que  mon  âpreté  n'a  point 
révolté ,  vous  pouvez  compter  de  ma  part  sur 
toute  l'estime  que  mérite  votre  procédé  honnête , 
et  sur  une  disposition  à  vous  aimer,  qui  probable- 
ment aura  son  effet  si  jamais  nous  nous  connais- 
sons davantage.  En  attendant,  recevez,  monsieur , 
je  vous  supplie,  mes  excuses  et  mes  sincères  salu- 
tations. 


SaG  CORRESPONDANCE. 

LETTRE   CDI. 

A  MADAME  LATOUR. 


Le  7  avril  1763. 

Je  suis  d'autant  plus  en  peine  de  vous,  madame , 
que  n'ayant  pas  de  vos  nouvelles  depuis  long-temps  , 
je  sais  que  M.  Breguet  n'en  a  pas  non  plus.  Je  me 
souviens  bien  cependant  que  vous  m'avez  écrit  la 
dernière  ;  mais  si  vous  comptiez  à  la  rigueur  avec 
moi ,  à  combien  d'égards  ne  resterais-je  pas  insol- 
vable !  Vous  m'avez  accoutumé  à  plus  d'indul- 
gence, et  cela  me  fait  craindre  que  votre  silence 
actuel  n'ait  quelque  cause  dont  la  crainte  m'alarme 
beaucoup.  De  grâce,  madame,  tranquillisez-moi 
par  un  mot  de  lettre.  Dans  l'incertitude  de  ce  qui 
peut  être  arrivé ,  je  n'ose  faire  celle-ci  plus  longue  , 
jusqu'à  ce  que  je  sois  assuré  que  ce  que  j'écris 
continue  à  vous  parvenir. 


LETTRE  CDIL 

A  M.  WATELET. 

Motiers,  1763. 

Vous  me  traitez  en  auteur,  monsieur;  vous  me 
faites  des  compliments  sur  mon  livre.  Je  n'ai  rien 
à  dire  à  cela,  c'est  l'usage.  Ce  même  usage  veut 


ANNÉE    l'jG'5.  5^7 

aussi  qu'en  avalant  modestement  votre  encens,  je 
vous  en  renvoie  une  bonne  partie.  Voilà  pourtant 
ce  que  je  ne  ferai  pas;  car,  quoique  vous  ayez  des 
talents  très-vrais ,  très-aimables ,  les  qualités  que 
j'honore  en  vous  les  effacent  à  mes  yeux  ;  c'est  par 
elles  que  je  vous  suis  attaché;  c'est  par  elles  que 
j'ai  toujours  désiré  votre  bienveillance,  et  l'on  ne 
m'a  jamais  vu  rechercher  les  gens  à  talents  qui 
n'avaient  que  des  talents.  Je  m'applaudis  pour- 
tant de  ceux  auxquels  vous  m'assurez  que  je  dois 
votre  estime  ,  puisqu'ils  me  procurent  un  bien 
dont  je  fais  tant  de  cas.  Les  miens,  tels  quels,  ont 
cependant  si  peu  dependu.de  ma  volonté ,  ils  m'ont 
attiré  tant  de  maux,  ils  m'ont  abandonné  si  vite, 
que  j'aurais  bien  voulu  tenir  cette  amitié  ,  dont 
vous  permettez  que  je  me  flatte  ,  de  quelque  chose 
qui  m'eût  été  moins  funeste,  et  que  je  pusse  dire 
être  plus  à  moi. 

Ce  sera,  monsieur,  pour  votre  gloire,  au  moins 
je  le  désire  et  je  l'espère,  que  j'aurai  blâmé  le  mer- 
veilleux de  l'Opéra.  Si  j'ai  eu  tort,  comme  cela  peut 
très-bien  être,  vous  m'aurez  réfuté  jiar  le  fait;  et 
si  j'ai  raison,  le  succès  dans  un  mauvais  genre  n'en 
rendra  votre  triomphe  que  plus  éclatant.  Vous 
voyez,  monsieur,  par  l'expérience  constante  du 
théâtre,  que  ce  n'est  jamais  le  choix  du  genre  bon 
ou  mauvais  qui  décide  du  sort  d'une  pièce.  Si  la 
votre  est  intéressante  malgré  les  machines ,  sou- 
tenue d'une  bonne  musique  elle  doit  réussir;  et 
vous  aurez  eu,  comme  Quinault,  le  mérite  de  la 
difficulté  vaincue.  Si,  par  supposition  ,  elle  ne  Test 


5^8  CORRESPONDANCE. 

pas ,  votre  goût ,  votre  aimable  poésie ,  l'auront 
ornée  au  moins  de  détails  charmants  qui  la  ren- 
dront agréable  ;  et  c'en  est  assez  pour  plaire  à  l'O- 
péra français.  Monsieur,  je  tiens  beaucoup  plus,  je 
vous  jure,  à  votre  succès  qu'à  mon  opinion,  et 
non -seulement  pour  vous,  mais  aussi  pour  votre 
jeune  musicien;  car  le  grand  voyage  que  l'amour 
de  l'art  lui  a  fait  entreprendre,  et  que  vous  avez 
encouragé,  m'est  garant  que  son  talent  n'est  pas 
médiocre.  Il  faut  en  ce  genre,  ainsi  qu'en  bien  d'au- 
tres, avoir  déjà  beaucoup  en  soi-même  pour  sentir 
combien  on  a  besoin  d'acquérir.  Messieurs, donnez 
bientôt  votre  pièce,  et,,  dusse- je  être  pendu,  je 
Tirai  voir  si  je  puis. 


LETTRE    CDIIL 

A  M.  MOULTOU. 

Motiers,  ce  samedi  i6  avril  1763. 

Voici ,  cher  Moultou ,  puisque  vous  le  voulez , 
encore  deux  exemplaires  de  la  lettre,  c'est  tout  ce 
qui  me  reste  avec  le  mien.  Je  n'entends  pas  dire 
qu'il  s'en  soit  répandu  dans  le  public  aucun  autre 
que  ceux  que  j'ai  donnés ,  et  je  n'ai  plus  aucune 
nouvelle  de  Rey  :  ainsi  il  se  pourrait  très-bien  que 
quelqu'un  fût  venu  à  bout  de  supprimer  l'édition. 
En  ce  cas ,  il  importerait  de  placer  très  -  bien  ces 
exemplaires,  puisqu'ils  seraient  difficiles  et  peut- 
être  impossibles  à  remplacer.  Si  vous  trouviez  à 


ANNÉE    I7G3.  529 

propos  iVen  donner  un  à  M.  le  colonel  Pictet,  le- 
quel m'a  écrit  des  lettres  très-honnètes,  vous  me 
feriez  grand  plaisir. 

Je  comprends  quel  est  l'endroit  où  M.  Deluc  croit 
se  reconnaître.  H  se  trompe  fort.  jVTon  caractère 
n'est  assurément  pas  de  tympaniser  mes  amis; mais 
le  bon  homme, avec  toute  sa  sagesse,  n'a  pu  éviter 
im  piège  dans  lequel  nous  tombons  tous,  c'est  de 
croire  tout  le  monde  sans  cesse  occupé  de  nous  en 
bien  ou  en  mal,  tandis  que  souvent  on  n'y  pense 
guère. 

Quand  vous  viendrez ,  je  vous  montrerai  dans  des 
centaines  de  lettres  une  rame  de  lourds  sermons 
dont  je  me  suis  plaint;  et  quels  sermons,  grand 
Dieu!  Il  m'en  coûte,  depuis  que  je  suis  ici,  dix 
louis  en  ports  de  lettres  pour  des  réprimandes,  des 
injures,  et  des  bêtises  ;  et  ce  qu'il  y  a  de  plaisant, 
c'est  qu'il  n'y  a  pas  im  de  ces  sots-là  qui  ne  pense 
être  le  seul  et  ne  prétende  m'occuper  tout  entier. 
Il  est  certain  que  j'ai  mieux  prévu  que  vous  l'effet 
de  la  lettre  à  M.  de  Beaumont.  Tout  ce  que  je  puis 
faire  de  bien  ne  fera  jamais  qu'aigrir  la  rage  des 
Genevois.  Elle  est  à  un  point  inconcevable.  Je  suis 
persuadé  qu'ils  viendront  à  bout  de  m'en  rendre 
enfin  la  victime.  JMon  seul  crime  est  de  les  avoir 
trop  aimés:  mais  ils  ne  me  le  pardonneront  jamais. 
Soyez  persuadé  que  je  les  vois  mieux  d'ici  que  vous 
d'où  vous  êtes.  Je  ne  vois  qu'un  seul  moyen  d'at- 
tiédir leur  fureur;  cela  presse.  Envoyez -moi,  je 
vous  prie,  le  nom  et  l'adresse  de  M.  le  premier 
.syndic. 

R.  XIX,  34 


53o  CORRESPONDANCE. 

Venez  quand  vous  voudrez,  je  vous  attends. 
Mes  malheurs ,  à  tous  égards ,  sont  à  leur  dernier 
terme;  mais  seulement  que  je  vous  embrasse,  et 
tout  est  oublié. 


LETTRE  CDIV. 

A  M.   LE  MARÉCHAL  DE  LUXEMBOURG- 

Motiers-Travers ,  le  2  3  avril  1763. 

Pardonnez -moi,  M.  le  maréchal,  une  nouvelle 
importunité:  il  s'agit  d'un  doute  qui  me  rend  mal- 
heureux ,  et  dont  personne  ne  peut  me  tirer  plus 
aisément  ni  plus  sûrement  que  vous.  Tout  le  monde 
ici  me  trouble  de  mille  vaines  alarmes  siir  de  pré- 
tendus projets  cQntre  ma  liberté.  J'ai  pour  voisin 
depuis  quelque  temps  un  gentilhomme  hongrois, 
homme  de  mérite ,  dans  l'entretien  duquel  je  trouve 
des  consolations.  On  vient  de  recevoir  et  de  me 
montrer  un  avis  que  cet  étranger  est  au  service  de 
France ,  et  envoyé  tout  exprès  pour  m'attirer  dans 
quelque  piège.  Cet  avis  a  tout  l'air  d'une  basse  ja- 
lousie. Outre  que  je  ne  suis  assurément  pas  un  per- 
sonnage assez  important  pour  mériter  tant  de  soins, 
je  ne  puis  reconnaître  l'esprit  français  à  tant  de 
barbarie ,  ni  soupçonner  un  honnête  homme  sur 
des  imputations  en  l'air.  Cependant  on  se  fait  ici 
un  plaisir  malin  de  m'effrayer.  4  les  en  croire,  je 
ne  suis  pas  même  en  sûreté  à  la  promenade,  et  je 
n'entends  parler  que  de  projets  de  m'enlever.  Ces 


ANNÉE    1763.  53l 

projets  sont-ils  réels  ?  Est-il  vrai  qu'on  en  veuille 
à  ma  personne?  Si  cela  est,  l'exécution  n'en  sera 
pas  difficile  ,  et  je  suis  prêt  d'aller  me  rendre  moi- 
même  où  l'on  voudra,  aimant  mille  fois  mieux 
passer  le  reste  de  mes  jours  dans  les  fers  que  dans 
les  agitations  continuelles  où  je  vis,  et  en  défiance 
de  tout  le  monde.  Je  ne  demande  ni  faveur  ni 
grâce,  je  ne  demande  pas  même  justice  ;  je  ne  veux 
qu'être  éclairci  sur  les  intentions  du  gouverne- 
ment. Ce  n'est  nullement  pour  me  mettre  à  cou- 
vert que  je  désire  en  être  instruit,  comme  on  le 
connaîtra  par  ma  conduite  ;  et  si  l'on  ne  pense  pas 
à  moi,  ce  me  sera  un  grand  soulagement  d'en  être 
instruit.  Un  mot  d'éclaircissement  de  vous  me  ren- 
dra la  vie.  Je  ne  puis  croire  que  ma  prière  soit  in- 
discrète. Je  n'entends  pas  pour  cela  que  vous  me 
répondiez  de  rien  ;  marquez  -  moi  simplement  ce 
que  vous  pensez,  et  je  suis  content; le  doute  m'est 
cent  fois  pire  que  le  mal.  Si  vous  connaissiez  de 
quelle  angoisse  votre  réponse,  telle  qu'elle  soit, 
peut  me  tirer,  je  connais  votre  cœur,  monsieur  le 
maréchal ,  et  je  suis  bien  sûr  que  vous  ne  tarderiez 
pas  à  la  faire. 


34. 


532  CORRESPONDANCE. 

LETTRE  CDV. 

A  M.  MOULTOU. 

Motlers,  le  7  mai  1763, 

Pour  Dieu,  cher  ami ,  ne  laissez  point  courir  cet 
impertinent  bruit  d'une  résidence  auprès  des  Can- 
tons. Je  parierais  que  c'est  une  invention  de  mes 
ennemis, pour  me  faire  regarder  comme  un  homme 
abandonné,  quand  on  saura  combien  ce  bruit  est 
faux.  Vous  savez  que  je  viens  de  perdre  Milord  Ma- 
réchal ,  mon  protecteur ,  mon  ami ,  et  le  plus  digne 
des  hommes  ;  mais  vous  ne  pouvez  savoir  quelle 
perte  je  fais  en  lui.  Pour  me  mettre  en  sûreté ,  au- 
tant qu'il  est  possible,  contre  la  mauvaise  volonté 
des  gens  de  ce  pays,  il  m'envoya,  avant  son  départ, 
des  lettres  de  naturalité:  c'est  peut-être  ce  fait  aug- 
menté et  défiguré  qui  a  donné  lieu  au  sot  bruit 
dont  vous  me  parlez.  Quoi  qu'il  en  soit ,  jugez  si 
dans  mon  accablement  j'ai  besoin  de  vous.  Venez, 
ne  laissez  pas  plus  long-temps  en  presse  un  cœur 
accoutmné  à  s'épancher,  et  qui  n'a  plus  que  vous. 
Marquez-moi  à  peu  près  le  jour  de  votre  arrivée, 
et  venez  tomber  chez  moi  :  vous  y  trouverez  votre 
chambre  prête. 

C'.omme  M.  Pictet  m'a  toujours  écrit  sous  le  cou- 
vert d'autrui,  je  vous  adresse  pour  lui  cette  lettre, 
dans  le  doute  s'il  n  y  a  point  dans  une  correspon- 


ANNÉE    1763.  53'3 

dance  directe  quelque  inconvénieut  que  je  ne  sais 
pas. 

Ne  vous  tourmentez,  pas  beaucoup  de  ce  qui  se 
fait  à  Genève  à  mon  égard  :  cela  ne  m'intéresse  plus 
guère.  Je  consens  à  vous  y  accompagner,  si  vous 
voulez,  mais  comme  je  ferads  dans  une  autre  ville. 
Mon  parti  est  pris;  mes  arrangements  sont  faits. 
Nous  en  parlerons. 


LETTRE   CDVI. 

A  M.  FAVRE, 

PREMIER   SYNDIC   DE  LA  RÉPUBLIQUE   DE  GENEVE. 

Motiers-Travers ,  le  12  mai  1763. 
MONSI  EUR, 

Revenu  du  long  étonnement  où  m'a  jeté  de  la 
part  du  magnifique  Conseil  le  piocédé  que  j'en 
devais  le  moins  attendre,  je  prends  enfin  le  parti 
que  l'honneur  et  la  raison  me  prescrivent,  quelque 
cher  qu'il  en  coûte  à  mon  cœur. 

Je  vous  déclare  donc,  monsieur,  et  je  vous  prie 
de  déclarer  au  magnifique  Conseil  que  j'abdique  à 
perpétuité  mon  droit  de  bourgeoisie  et  de  cité  dans 
la  ville  et  république  de  Genève.  Ayant  lempli  de 
mon  mieux  les  devoirs  attachés  à  ce  titre  sans  jouir 
d'aucun  de  ses  avantages,  je  ne  crois  point  être  en 
reste  avec  l'état  en  le  quittant.  J'ai  tâché  d'honorer 


534  corresponjdajvcî;. 

le  nom  Genevois  ;  j'ai  tendrement  aimé  mes  com- 
patriotes; je  n'ai  rien  oublié  pour  me  faire  aimer 
d'eux  ;  on  ne  saurait  plus  mal  réussir:  je  veux  leur 
complaire  jusque  dans  leur  haine.  Le  dernier  sa- 
crifice qui  me  reste  à  faire  est  celui  d'un  nom  qui 
me  fut  si  cher.  Mais,  monsieur,  ma  patrie,  en  me 
devenant  étrangère,  ne  peut  me  devenir  indiffé- 
rente; je  lui  reste  attaché  par  un  tendre  souvenir, 
et  je  n'oublie  d'elle  que  ses  outrages.  Puisse-t-elle 
prospérer  toujours,  et  voir  augmenter  sa  gloire! 
Puisse-t-elle  abonder  en  citoyens  meilleurs ,  et  sur- 
tout plus  heureux  que  moi  ! 

Recevez,  je  vous  prie,  monsieur,  les  assurances 
de  mon  profond  respect. 


FIN   DU   TOBIE  SECOND   DE   LA   CORRESPONDANCE. 


TABLE  ANALYTIQUE 


DES 


LETTRES  CONTENUES  DANS  CE  VOLUME 


I  i-irïii-i 


Lettre  CLXII  ,  à  madame  d'Houdetot.  —  Plaintes  touchantes  sur 
son  silence.  Page   3 

Note  de  Rousseau  sur  les  accusations  dont  il  était  l'objet.  Ihid. 

NoTK  sur  Grimm.  5 

Lettre  CLXIII,  à  3L  Vernes. — Sur  l'immortalité  de  l'ame.  En 
quoi  consiste  la  vraie  religion.  6 

Observation  sur  cette  lettre.  lo 

Lettre  CLXIV,  à  un  jeune  homme.  —  Il  le  détourne  du  projet  de 
vivre  dans  la  solitude,  et  l'exhorte  à  suivre  l'état  où  l'ont  placé  ses 
parents.  lo 

Lettre  CLXV,  à  madame  d'Épinay.  — Explications  et  reproches.  1 1 
Note  qui  fait  voir  l'embarras  de  madame  d'Epinay.  i  3 

Observation  sur  cette  riipture.  i4 

Lettre  CLXVI,  à  Diderot.  —  Explication  sur  sa  conduite,  ses 
sentiments,  ses  défauts.  i5 

Observation  sur  la  tactique  employée  pour  brouiller  les  deux 
amis.  i8 

Anecdote  curieuse  à  l'occasion  de  cette  rupture.  Ihid. 

Lettre   CLXA^II,  à  M.  Coindet.  —  Reproches  sur  son  empresse- 
ment mal  calculé.  19 
Observation  sur  cette  lettre.                                                                      a  1 
Lettre  CLXVIII,  à  madame  d'Houdetot.  —  Reproches  sur  son 
indifférence.                                                                                                23 
Lettre   CLXIX,  à  M.  Vernes.  —  Besoin  de  l'amitié.  Eloge  de  l'É- 
vangile.                                                                                                  a6 
Observation  sur  cette  lettre.                                                                 27 
Lettre   CLXX  ,  au  même.  —  Suite  de  la  discussion   sur  l'Évan- 
gile,                                                                                                         a  8 
Lettre   CLXXI  ,  à  M.  Romilly.  —  Critique  de  son  ode.  Il  l'engage 
à  suivre  la  profession  d'horloger.                                                     3  1 


536  TABLE   AN  A^LYTIQLJ.. 

Lettre  CLXXII,  à  M.  d'AIenibert.  —  Motifs  pour  lesquels  il  a  ré- 
futé son  article  Genève  de  l'Encyclopédie.  Page  Sa 

Lettre  CLXXIII,  à  ÎNI.  Vcrnes.  —  Sur  l'impression  faite  à  son 
insu  de  l'article  Economie  :  annonce  de  sa  lettre  à  M.  d' Alembert  : 
exjjlication  laconique  sur  madame  d'Epinay  :  sur  la  Nouvelle 
Héloise.  33 

Lettre  CLXXIV  ,  à  Sophie.  —  Il  lui  pardonne  sa  froideur  en  fa- 
veur de  sa  franchise.  36 

Note  sur  Sophie.  Ibid. 

Lettre  CLXXV  ,  à  M.  Deleyre.  —  Il  l'exhorte  ^  se  défier  de  son 
penchant  à  la  satire,  à  res[)ecter  la  religion.  38 

Lettre  CLXXVI,  à  M.  Jacob  Vernet. —  Explication  sur  la  lettre 
à  d'AIenibert.  4o 

Note  sur  cette  lettre.  4  2 

Lettre  CLXXVII,  à  madame  de  Créqui.  —  Sur  sa  dévotion  :  sin- 
gulier paradoxe  sur  l'amitié.  4^ 

Lettre  CLXXVill,  à  M.  Vernes.  —  Sur  sa  lettre  à  d'Aîembert. 
Le  livre  de  V Esprit.  /\S 

Lettre  CLXXIX,  à  M.  Le  Roi.  — ■  Il  le  remercie  de  lui  avoir  si- 
gnalé une  erreur  qu'il  avait  commise.  48 

Lettre  CLXXX,  à  M.  Vernes. —  Excuse  son  silence:  ne  répond 
pas  aux  critiques.  5o 

Lettre  CLXXXI,  à  M.  Trouchin.  —  Détails  intéressants  sur  l'édu- 
caliou  des  artisans,  à  Genève.  5a 

Note  sur  la  conduite  de  Tronchin.  Ibid. 

Lettre  CLXXXII,  à  M.  Moultou.  —  Il  le  loue  avec  enthousiasme: 
il  est  flatté  du  suffrage  d'Abauzit.  55 

Lettre  CL?vXX1II,  à  M.  Vernes.  —  Il  le  félicite  sur  son  mariage; 
lui  promet  un  morceau  tiré  de  Platou.  56 

Note  sur  ce  morceau.  58 

Lettre  CLXXXIV  ,  à  madame  de  Crcqui.  —  Il  la  gronde  sur  les 
présents  qu'elle  lui  fait.  Lui  demande  ses  idées  sur  l'éducation.    69 

Lettre  CLXXX  \ ,  à  ^M.  le  comte  de  Saint-Florentin Il  lui  adresse 

un  mémoire  le.'ati:  au  Di.vin  du  village.  6r 

Observatioîj  à  ce  sujet.  65 

Lettre  CLXXXVI,  a  M.  Lc-nieps.  —  Détails  curieux  sur  ce  que 
lui  ont  produit  ses  ouvrages.  66 

Lettre  CLXXXVII  ,  à  M.  le  maréchal  de  Luxembourg.  —  Em- 
J)arras  qu'il  éprouve  [iour  lui  tenir  la  p.romesse  qu'il  lui  a  faite.    78 

Lettre  CLXXXVIU,  a  madame  la  uiaréçliale  de  Luxembourg.  — 
Il  la  remercie  du  logement  qu'elle  lui  donne  dans  son  parc.      8  i 

Lettre  CLXXXIX,  au  chevalier  de  Loren/y.  —  Sentiments  qu'il 
éprouve.  Il  ne  veut  faire  sa  cour  à  personne.  Ibid. 

Lettre  CXC.àM.  le  uiarcthal  de  Lu\L!n!)uurg.  — Leprie  de  n'élri 


TABLE    ANALYTlQLi:.  !')3'] 

pas  son  patron  et  lui  promet  de  n'être  pas  son  flatteiii-.     Page  83 

Lettre  CXCI  ,  à  madame  la  niarécliale  de  Luxembourg.  —  Remer- 
ciements et  félicitations.  86 

Lettre  CXCII,  à  M.  Vernes. —  Motifs  qui  l'empèclient  d'aller  à 
Genève.  Ibid. 

Lettre  CXCIII,  à  M.  Cartier.  —  Il  le  persifle  sur  son  tutoiement, 
n'étant  pas  connu  de  lui.  88 

Lettre  CXCIV  ,  à  M.  le  marécbal  de  Luxemljourg.  —  Il  le  félicite 
à  l'occasion  d'une  laveur  que  le  roi  lui  avait  accordée.  90 

Lettre  CXCV,  à  madame  la  maréchale  de  Luxembourg.  — Il  la 
gronde  sur  les  présents  qu'elle  fait  à  Thérèse.  Ibid. 

Lettre  CXCVI,  à  la  même.  —  11  se  plaint  de  son  silence.  Copie 
de  la  Nouvelle  Héloïse.  gi 

Lettre  CXCVII,  à  M.  le  maréchal  de  Luxembourg.  —  Il  le  presse 
de  revenir  à  Montmorency.  gi 

Lettre  CXCVIII,àM.  Deleyre. — Persiflage  sur  sa  maîtresse.  Ibid. 

Lettre  CXCIX  ,  à  madame  la  maréchale  de  Luxembourg.  —  S'in- 
quiète de  son  silence.  97 

Lettre  CC  ,  à  M.  Vernes.  —  Il  a  traduit  un  livre  de  Tacite.  Sur 
l'histoire  de  Genève.  98 

Lettke  CCI ,  à  M.  de  Bastide.  —  Lui  adresse  les  extraits  sur  les 
ouvrages  de  l'abbé  de  Saiut-Pierre.  100 

Eci,\iRCissEMFKT  SUT  l'entreprise  littéraire  de  M.  Bastide.  10  r 

Lettre  CCII,  à  M.  le  maréchal  de  Luxembourg.  — Condoléance 
sur  la  mort  de  la  duchesse  de  Villeroy.  Ibid. 

Lettre  CCIII  ,  à  madame  la  maréchale  de  Luxembourg.  —  Se  jus- 
tilîe  de  sa  lenteur  à  copier  la  Nouvelle  rléloïse.  102 

Lettre  CCIV,  à  M.  Moultou.  —  lléflexitjns  piquantes  sur  le  luxe 
des  riches.  Progrès  delà  corruption.  io3 

Eci.viRCissiL-\ii;j!,T  sur  cette  lettre.  lo6 

RAPrRocHR.iiKKT  cHricux  à  l'occasion  de  Voltaire-  X07 

Lettre  CCV,  à  M.  le  maréchal  de  Luxembourg.  —  Réflexions 
charmantes  sur  la  mesure  du  temps.  Ibid. 

Lettre  CC  VI,  à  31.  Vernes. —  Sur  la  mort  de  sa  femme.  La  manière 
la  plus  cruelle  de  perdre  un  objet  cher,  c'est  d'avoir  à  le  pleurer 
vivant.  108 

Lettre  CCVII,  à  madame  d'IIoudetot.  —  Étal  de  son  ame.  Com- 
mission, loy 

KcIAIR(;Iss^.MF.^Tsul■'le  contenu  de  cette  lettre  et  son  authenticité.  1 10 

Leitre  CCVIII,  à  madame  la  maréchale  de  Luxembourg. —  Nou- 
velles excuses  sur  sa  lenteur  à  copier.  La  presse  de  revenir  à 
Montmorency.  i'3 

Lettre  CCIX,  à  la  même.  —  Inquiétudes  sur  la  santé  de  M.  le  duc 
de  MonlmoreucN  .  Il4 


538  TABLE   ANALYTIQUE. 

Lettre  CCX  ,  à  M.  de  Malesherbes Au  sujet  des  épreuves  de  la 

Nouvelle  Héloise.  Page  1 1 5 

Lettre  CCXI,  au  même.  —  Réclame  un  paquet  d'épreuves.      1 1 6 
Lettre   CCXII,  à  M.   Duchesne.  —  Action    généreuse  de  Rous- 
seau. 1 1  -r 
Lettre  CCXIII,  à  M.  de  Bastide.  —  Il  a  reçu  ce  qu'il  lui  a  en- 
voyé par  Duclos.  Sur  la  liherté  des  Anglais.  1 1 8 
Lettre  CCXIV  ,  à  M.  de  Voltaire.  —  Explication  sur  l'impression 
d'une  de  ses  lettres  publiée  à  son  insu.                                          1 1  g 
Déclaration  franche  de  sa  haine  et  de  son  admiration  pour  lui.    121 
Eclaircissement  sur  cette  lettre.                                                          122 
Lettre  CCXV,  à  madame  la  maréchale  de  Luxembourg. —  Envoi 
de  la  copie  d'une  portion  de  la  Nouvelle  Héloïse.                       i  23 
Anecdote  curieuse  au  sujet  de  madame  de  Luxembourg.  (Note).  Ibid. 
Lettre  CCXVI,  àlamême.  —  Regretssur  la  perte  de  son  chien.  124 
Lettre  CCXVII,  à  la  même.  —  Sollicite  son  intérêt  pour  l'abbé 
Morellet  qui  est  à  la  Bastille.  1 25 
Eclaircissement  sur  la  reconnaissance  de  cet  abbé.  126 
Lettre  CCXVIII,  à  la  même.  —  Remerciements  pour  la  délivrance 
de  l'abbé  Morellet.  127 
Note  à  ce  sujet.                                                                                       128 
Lettre  CCXIX  ,  à  M.***. —  Ne  peut  encore  discuter  avec  lui  sur  k» 
religion.  Éclaircissement  sur  la  sienne.                                        Ibid. 
Lettre   CCXX  ,  à  madame  la  maréchale  de  Luxembourg.  —  Il  lui 
fait  hommage  de  la  visite  du  prince  de  Conti.                            i3o 
Orservation  sur  cette  lettre.                                                               i3i 
Lettre  CCXXI  ,  à  M.  le  maréchal  de  Luxembourg.  —  Partage  ses 
inquiétudes  sur  la  santé  de  madame  de  Robeck.                        Ibid- 
Lettre   CCXXII  ,  à  M.  de  la  Live.  —  Il  le  remercie  des  gravures 
qu'il  lui  a  envoyées.                                                                          i32 
Note  sur  son  projet  de  ne  plus  écrire.  i33 
Lettre  CCXXIII  ,  à  madame  de  Boufflers.  —  Plainte  sur  des  en- 
vois de  gibier  du  prince  de  Conti.                                               Ibid. 
Il  se  reproche  sa  grossièreté.                           1 3  5 
Lettre  CCXXIV  ,  à  M.  le  chevaherde  Lorenzy.  —  Ses  craintes  pour 
l'hiver.                                                                                              336 
Lettre   CCXXV  ,  à  M.  ***.  —  Sur  la  Nouvelle  Héloïse.  i  3  8 
Lettre  CCXX VI,  à  M.  de  Lorenzy. — Réflexions  sur  les  liaisons  de 
condition  inégale.  i4o 
Lettre  CCXXVII  ,  à  M.  de   Malesherbes.  —  Observations  sur  le 
droit  des  gens.  Scrupules.  i43 
Eclaircissements  importants  sur  celte  lettre.  i5o 
Lettre  CCXXVIII,  au  même.  —  Explication  sur  les  épreuves  de 
la  Nouvelle  Héloise.                                                                        1 5 1 


TA^BLË    ANALYTIQUE.  53q 

Lettre  CCXXIX,  au  même.  —  Sur  la  Nouvelle  Héloïse.  Page  i53 

Letire  CCXXX,  à  M.  Duclos.  —  Observations  sur  la  Nouvelle 
Héloïse.  1 5  5 

Lettre  CCXXXI,  à  M.  J.  Vernet.  — Sur  les  attaques  de  Voltaire. 
Craintes  sur  les  effets  du  luxe.  i56 

Lettre  CCXXXII  ,  à  madame  la  maréchale  du  Luxembourg.  — 
Sur  Emile  et  la  Nouvelle  Héloïse.  i6o 

Lettre  CCXXXIII,  à  M.  Guérin.  —  Sur  la  Nouvelle  Héloïse.  Il 

est  mécontent  du  libraire  Pissot.  162 

Sur  l'édition  générale  de  ses  œuvres.  164 

Lettre  CCXXXIV,  à  M.  Moultou.  Sur  Emile.  i65 

Lettre  CCXXXV  ,  à  M.  de  Malesherbes.  —  Plaintes  sur  une  con- 
trefaçon de  la  Nouvelle  Héloïse.  169 

Lettre  CCXXXVI,  à  madame  de  Créqui.  —  Condoléances  sur  la 
mort  d'un  ami.  170 

Lettre  CCXXXVII,  à  la  même.  —  II  blâme  l'intolérance  et  l'im- 
piété. Susceptibilité  de  Marmontel.  171 

Lettre  CCXXXVIII ,  à  madame  d'Az —  Remerciement  pour 

son  portrait.  ly'i 

Lettre  CCXXXIX,  à  M.  de  Malesherbes.  —  Remerciement,      174 

Lettre  CCXL,  à  madame  C**.  —  Sur  la  Nouvelle  Héloïse.        17$ 

Lettre  CCXLI  ,  à  M.       .  —  Sur  le  même  ouvrage.  lyd 

Lettre  CCXLII  ,  à  M.  d'Alembert.  —  Il  le  remercie  de  sa  critique 
de  la  Nouvelle  Héloïse.  177 

Lettre  CCXLIII  ,  à  M.  Panckouke.  —  Il  désire  le  connaître  d'a- 
près la  lettre  qu'il  en  a  reçue.  178 

Lettre  CCXLIV  ,  à  madame  la  maréchale  de  Luxembourg.  —  Sur 
la  Nouvelle  Héloïse.  Ibid. 

Lettre  CCXLV,  à  M.  de        .  —  Sur  le  même  ouvrage.  180 

Lettre  CCXLVI  ,  à  madame  la  duchesse  de  Montmorency.  —  Sur 
le  même  ouvrage .  181 

Lettre  CCXIjVII,  à  madame  de  Créqui.  —  Il  excuse  son  inexac- 
titude. Ibid. 

Lettre  CCXLVIII  ,  à  madame  Bourette.  —  Il  la  remercie  de  ses 
vers,  de  son  invitation,  et  la  persifle.  182 

Lettre  CCXLIX  ,  à  M.  Moultou.  —  Il  a  intéressé  le  loaréchaJ  de 
Luxembourg  à  la  personne  qu'il  lui  recommande.  i83 

Lettre  CCL,  à  madame  la  maréchale  de  Luxembourg.  —  Sur  la 
Nouvelle  Héloïse.  i85 

Note  sur  une  critique  de  cet  ouvrage.  186 

Lettre  CCLI,  à  M.  Moultou. —  Projet  d'une  édition  générale  de 
ses  ouvrages.  186 

Lettre  CCLII,  à  madame  la  maréchale  de  Luxembourg.  —  Il  lui 


54o  TABLE   ANALYTIQUE. 

recommande  riiérèse  et  désiie  qu'on  fasse  des  recherches  sur  ses 
enfants.  Page  i88 

Lettke  CCLIII ,  à  M.  Vernes.  —  But  qu'il  s'est  proposé  dans  la 
Nouvelle  Héloïse.  igS 

Lettre  CCLIV,  à  M.  Mollet.  —  Il  le  remercie  de  la  relation  qu'il 
lui  n  envoyée  d'une  fête  militaire.  igS 

Lettre  CCLV  ,  à  Jacqueline  Danet  sa  nourrice.  —  Expression  de 
sa  reconnaissance.  196 

Lettre  CCL^I,  à  M.  Moultou.  —  Il  prépare  les  matériaux  pour 
l'édition  générale  de  ses  œuvres.  Se  plaint  de  l'indiscrétion  de 
M.  Mollet.  197 

Lettre  CCLVII,  à  madame  la  maréchale  de  Luxembourg.  —  11  la 
remercie  des  soins  qu'elle  se  donne  pour  réparer  ses  fautes  (l'a- 
bandon de  ses  enfants).  199 

Lettre  CCLVIII,  à  la  même.  —  Il  ne  veut  plus  avoir  recours  aux 
médecins.  200 

Lettre  CCLIX  ,  à  la  même.  —  Il  lui  envoie  une  traduction  de  la 
Nouvelle  Héloïse,  en  anglais.  202 

Lettre   CCLX  ,  à  la  même.  Il  la  remercie.  Ibid. 

Lettre  CCLXI,  à  madame  Latour. — Elle  a  excite  toute  sa  curio- 
sité par  sa  lettre.  2o3 

Eclaircissement  sur  cette  lettre.  2o5 

Lettre  CCLXII,  à  M.  d'Offreville. — Sur  cette  question ,  S'il  y  a  une 
morale  démoiUrée  ou  non.  206 

Lettre  CCLXIII  ,  à  madame  la  maréchale  de  Luxembourg.  —  Il 
lui  envoie  la  quatrième  partie  de  la  Nouvelle  Héloïse.  Souhait  sin- 
gulier jmur  la  maréchale.  2l3 

Lettre  CCLXIV  ,  à  madame  Latour.  —  Soupçons  sur  son  manège. 
Effet  de  ses  lettres  sur  son  imagination.  2 1 5 

Lettre  CCLXV^,  aux  inséparables.  —  Il  exige  qu'elles  se  fassent 
connaître.  218 

Note  sur  les  inséparables.  Ibid. 

Lettre  CCLXVI,  à  madame  la  maréchale  de  Luxembourg, — 
Reproche  sur  la  rareté  de  ses  lettres.  219 

Lettre  CCLXVII,  à  M.  R.  —  Conseil  sur  la  conduite  que  doivent 
tenir  les  protestants.  220 

Lettre  CCLXVIII,  à  madame  la  maréchale  de  Luxembourg. — 
Il  est  allé  iuutilemeiit  au-devant  d'elle.  2  23 

Lettre  CCLXIX  ,  à  la  même.  —  Réponse  à  des  reproches  non 
mérites.  Ibid. 

Lettre  CCLXX,   a  Julie  (madame  Latour).  —  Ses  doutes  sont 


dissj 


Éloge  du  fière  Côme. 


224 


Lettre   CCLXXI,  à  M.   le  maréchal  de  Luxembourg.  —  Chagrin 
que  lui  cause  le  silence  de  la  maréchale.  227 


TA.BLE    ANALYTIQUE,  5/|  I 

Lettre  CCI. XXII ,  à  Julio.  —  Il  craint  de  trop  perdre  en  la  connais- 
sant. Indices  qu'il  tirade  son  écriture.  P^ge  aaS 

Lf.tthf.  CCLXXIII  ,  à  madame  Latour.  —  Inquiétudes  sur  sa  santé. 
Déclamation  contre  la  saignée.  a34 

Lettre  CCLXXIV,  à  l'abbé  de  JodeUi.  —  Refus  d'entrer  en  dis- 
cussion. a35 

Lettre  CCLXXV,  à  Julie.  —  Il  la  gronde  d'exiger  de  l'exactitude 
de  sa  part.  a 36 

Lettre  CCLXXVI,  à  M.  le  maréchal  de  Luxembourg.  —  Il  le  re- 
mercie de  sa  lettre.  288 

Lettre  CCLXXVII,  à  madame  la  maréchale  de  Luxembourg. — 
Explications  provoquées.  a3q 

Lettre  CCL?i.XVIII,  à  Julie.  —  Réponse  à  des  reproches  non 
mérités.  a4o 

Lettre  CCLXXIX  ,  à  M.  Moultou.  —  Détails  sur  l'impression  d'E- 
mile. Inquiétudes,  etc.  a^i 

Lettre  CCLX.XX  ,  à  madame  la  maréchale  de  Luxembourg.  — " 
Craintes  sur  Emile.  Soupçons  contre  les  jésuites.  2  4(> 

Lettre  CCLXX.XI,  à  Julie.  —  Il  lui  est  impossible  d'être  exact. 
Il  va  renoncer  à  correspondre.  a5o 

Lettre  CCLXXXII ,  à  M.  Moultou.  —  Remords  pour  d'injustes 
soupçons.  Envoi  de  la  Profession  du  vicaire.  aSr 

Lettke  CCLXX.\III  ,  à  M.  Roustan.  —  Inconvénients  de  la 
gloire.  .  2  55 

Lettre  CCLXXXIV,  à  M.  Coindet.  —  Sur  l'Emile.  2 58 

Okservatiox.  aSo 

Lettre  CCLXXXV,  à  M.  de  Malesherbes.  —  Remords  causés  par 
ses  soupçons  injustes  à  l'occasion  d'En\ile.  afio 

Lettre  CCLXXXVl,  à  M.  Huber.  —  Il  le  remercie  de  ses 
idylles.  26  r 

Note  sur  l'auteur  du  Sacrale  rtistujttc.  2 fi 2 

Lettre  CCLXXXVIï,  à  madame  la  maréchale  de  Luxembourg. — 
Regrets  pour  l'injustice  de  ses  soupçons.  26I 

Lettre  CCLXXXVIII,  à  madame  Latour.  —  Réflexions  piquan- 
tes. 26  î 

Lettre   CCLXXXIX,  à  la  même.  —  Nouveaux  reproches.      Ibid. 

Lettre  CCXC,  à  M.  de  3Ialesherbes.  —  Observations  sur  l'impres- 
sion d'Emile.  afifi 

Lettre  CCXCI  ,  à  M.  Moultou.  —  Vouloir  se  mettre  à  l'abri  de 
l'injustice,  c'est  l'impossible.  a68 

Lettre  CCXCII  ,  «i  madame  la  maréchale  de  Luxembourg.  —  Nou- 
velles inquiétudes  sur  l'Emile.  Il  ne  veut  pas  qu'on  le  mutile.    271 

Lettre  CCXCIII  ,  à  la  même.  —  Sur  le  même  sujet.  Il  la  remercie 
des  soins  qu'elle  se  donne  pour  retrouver  son  chien.  ayS 


54'i  TABLK    AW  ALYTIQUE. 

Lettré  CCXCIV  ,  à  la  même.  —  Inquiétudes   sur  la  cause  du  si- 
lence du  maréclial.  Page   274 
Lettre  CCXCV  ,  à  madame  Latour.  —  Il  la  prie  de  ne  jias  exiger 
tant  d'exactitude.  376 
Lettre  CCXCV I ,  h  la  même.  —  Sur  le  même  sujet.                  Ibid. 
Lettre  CCXCVII  ,  à  IVI.  Moultou.  —  Sur  la  Profession  de  foi  :  sur 
l'Emile,  le  Contrat  social.  277 
Lettre  CCXCV III ,  à  MM.  les  membres  de  la  société  économique 
de  Berne.  —  Eloge  et  critique  de  leur  plan.  Revue  de  plusieurs 
questions  proposées  par  eux.  a8 1 
Lettre  CCXCIX  ,  à    1\L    de    Malesherbes.  —  Éloge    du    libraire 
Rey.  a  85 
Lettre  CCC  ,  à  madame  la  maréchale  de  Luxembourg.  —  Publi- 
cation d'Emile.  Distribution  de  cet  ouvrage.  286 
Lettre  CCCI  ,  à  madame  Latour.  —  Quiproquo  de  lettres.  Questions 
sur  les  sociétés  qu'elle  fréquente.  a 88 
Lettre  CCCII  ,  à  madame  la  maréchale  de  Luxembourg.  —  Sur 
une  contrefaçon  d'Emile.  389 
Lettre  CCCIII ,  à  M.  de  Sartine.  —  Sur  le  même  sujet             290 
Lettre  CCCIV ,  à  madame  Latour.  —  Explications.  agi 
Lettre   CCCV  ,  à  M.  Moultou.  —  Refus  de  faire  une  chanson  pour 
un  prince.  Emile  paraît.  Il  cherche  une  occasion  pour  lui  en  faire 
passer  des  exemplaires.  293 
Lettre   CCCVI  ,  à  madame  de  Créqui.   Il  se  réjouit  de  la  visite 
qu'elle  promet  de  lui  faire.  396 
Lettre  CCCVII  ,  à  madame  Latour.  —  On  dit  Emile  arrêté.    396 
Lettre  CCC VIII  ,  à  la  même.  —  II  la  prie  de  lui  permettre  de  la 
nommer  à  madame  de  Luxembourg.                                              297 
Lettre   CCCIX  ,  à  M.  Néaulme.  —  Explication  sur  Emile.        299 
Lettre  CCCX,   à   M.  Moultou.  —  Bruits  répandus  pour  l'alar- 
mer. 3oi 
Lettre  CCCXI  ,  à  madame  de  Créqui.  —  Remerciements  de  ses 
craintes.  Il  ne  sait  point  se  cacher.  3o3 
Lettre  CCCXII  ,  à  madame  Latour.  —  Il  l'exhorte  à  se  tranquil- 
liser. 3o4 
Lettre   CCCXIII,    à  M.   de  la  Poplinière.  —  Ses   intentions  en 
écrivant.                                                                                                3o5 
Lettre  CCCXIV  ,  M.  Moultou.  —  Détails  sur  sa  fuite.  3o6 
Lettre  CCCXV  ,  à  M.  le  maréchal  de  Luxembourg.  —  Il  annonce 
son  arrivée  et  lui  donne  son  adresse.  3o8 
Lettre  CCCXVI,  à  M.  le  prince  de  Conti.  —  Il  le  remercie  de  son 
intérêt.                                                                                                      Ibid. 
Lettre  CCCXVII  ,  à  madame  la  maréchale  de  Luxembourg.  —  11 
annonce  son  arrivée.  3 09 


TABLK    AÎV  A.I.VTigiJE.  543 

LF.TtBR  CCCX  VIII ,  à  M.  le  maréchal  de  Luxembourg.  —  Arrange- 
ments ])our  Thérèse.  Page  3 1 1 
l.ETTHF.  CCCXIX,  à  mademoiselle  Le  Vasseur.  —  Il  attend  sa  dé- 
cision pour  se  fixer,  et  l'exhorte  à  se  reconcilier  avec  ceux  avec 
lesquels  elle  était  brouillée.  3  i  4 
Lhttkk  CCCXX,  à  M.  Moultou.  —  Surprise  que  lui  cause  sa  con- 
damnation à  Genève.  3i8 
LetxheCCCXXI,  il  M.deGingins  de  Molrj'. — Il  lui  fait  part  du  di- 
cret  lancé  contre  lui.  Le  consulte  pour  savoir  s'il  doit  rester  dans 
le  canton  de  Berne.  320 
Lettre  CCCXXll^,  à  M.  Moultou. —  Conseils  sur  sa  conduite  à 
son  occasion.                                                                                        3a  i 
Lettre  CCCXXIII  ,  à  M.  le  maréchal  de  Luxembourg.  —  Il  le  prie 
de  lui  envoyer  des  exemplaires  d'Kmile.  Saa 
Lettre   CCCX.XIV,  à   madame  Cramer  de  Lon.  —  Il  ne  s'étonne 
plus  de  rien.  333 
Lettre  CCCXXV,  à  madame  la  comtesse  de  Boufflers.  —  Irrégu- 
larité de  la  procédure  faite  contre  lui.                                        Ibid. 
Lettre  CCCX.X  VI ,  à  M.  Moultou.  —  Il  désapprouve  les  démarches 
qu'on  fait  en  sa  faveur.  Emile  pariera  pour  lui.  3a6 
Lettre  CCCXX^  II,  au  même.  —  Il  lui  rend  compte  de  son  arrivée 
à  Motiers.  Il  consent  à  ce  qu'il  le  défende,  à  condition  qu'il  ne  le 
louera  point  et  qu'il  évitera  la  satire  et  l'emportement.  329 
Lettre  CCCXXVIII  ,  à  Milord   Maréchal.  —  Il  met  son  sort  à  sa 
disposition.                                                                                           33o 
Lettre  CCCXXIX,   au  roi  de  Prusse.  —  Il  lui  déclare  qu'après 
avoir  dit  du  mal  de  lui  il  se  réfugie  dans  ses  états,  et  qu'il  ne  de- 
mande point  de  grâce  ,  et  qu'il  est  en  son  pouvoir.  33 1 
Lettre  CCGXXX  ,  à  M.  Moultou.  —  F.xplications  amicales.    33a 
Lettre   CCCXXXI  ,  à  M.  de  Gingins  de  Moiry.     -  Il  le  remercie 
de  son  intérêt.                                                                                     334 
Lettre  CCCXXXII,  à   M.       .  —  Ses  résolutions  dans  la  circon- 
stance où  il  se  trouve.  3  3 fi 
Lettre  CCCXXXIII,  à  madame  la  maréchale  de  Luxembourg. — 
Arrivée  de  Thérèse.  Détails  sur  sa  sortie  d' Yverdun ,  sur  le  réqui- 
sitoire de  M.  de  tleury.  338 
Lettre  CCCXXXIV,  à  M.  Moultou.  —  Avis  sur  le  mémoire  justi- 
ficatif qu'il   projette.   Conjectures   sur   les   auteurs    du    réquisi- 
toire. 341 
Lettre  CCCXXXV,  à  M.  Marcet.  Exposé  de  sa  doctrine.  Marche 
différente  que  devaient  suivre  pour  le  juger,  le  parlement  et  le 
conseil  de  Genève.  343 
Lettre  CCCXXXVI,  à  madame  la  comtesse  de  Boufflers. —  Détails 


544  TABLE    ANALYTIQUE. 

sur  sa  situation,  sur  les  suites  du  réquisitoire,  sur  une  niistifica- 
tion  qu'on  vient  de  lui  faire.  Page  848 

Obsf.rvation  sur  cette  lettre.  352 

Lettrk  CCCXXXVII,  à  M.  Moultou. —  Précautions  à  prendre 
pour  leur  correspondance.  II  a  reçu  l'arrêt  du  parlement  avec  des 
notes  fie  bonne  main.  Ibid. 

Lettrf.  CCCXXXVIII,  au  même.  —  Conseils  pour  sa  défense.  Il 
doit  parler  du  parlement  avec  respect,  et  de  l'avocat  général  avec 
considération.  354 

Lettre  CCCXXXIX,  à  madame  la  maréchale  de  Luxembourg.  Use 
p'aint  de  son  silence.  357 

Lettre  CCCXL,  à  madame  la  comtesse  de  Boufflers.  —  Discussion 
sur  les  retraites  qui  lui  sont  offertes.  Eloge  exagéré  de  David 
Hume.  358 

Lettre  CCCXLT,  à  Milord  Maréchal.  —  Remerciements.  Son  res- 
pect pour  les  lois  et  le  prince.  36 1 

Lettre  CCCXLII  ,  à  madame  Latour.  —  Quoiqu'elle  le  gronde 
toujours,  ses  lettres  lui  font  plaisir.  363 

Lettre  CCCXLIII,  à  M.  de  Montmollin. —  Il  lui  fait  sa  profession 
de  foi.  364 

Lettre  CCCXLIV  ,  à  M.  Jacob  Vernet.  —  Apprenant  qu'il  doit  le 
réfuter,  il  lui  demande  des  exemplaires  de  son  mémoire.  366 

Lettre  CCCXLV,  à  M.  Moullou. —  Affluence  de  lettres  anonjmes. 
Il  le  détourne  du  projet  de  lui  faire  visite.  Remarque  critique.  368 

Lettre  CCCXLVI  ,  à  M.  Théodore  Rousseau.  Il  excuse  son  silence. 
Il  le  remercie  de  ses  démarches.  Sji 

Lettre  CCCXLVII  ,  à  M.  Pictet.  — ■  Remerciements.  Expose  sa 
conduite.  373 

Lettre  CCCXLVIII  ,  à  madame  Latour.  —  Reproches  :  détails  sur 
ses  sentiments.  ^75 

Lettre  CCCXLIX  ,  à  la  même.  —  Il  s'impatiente  de  son  exi- 
geance.  ^78 

Lettre  CCCL  ,  à  madame  la  comtesse  de  Boufflers.  —  Sur  le  projet 
d'aller  en  Angleterre  :  sur  Milord  Maréchal.  —  M.  Duclos.      379 

Lettre  CCCLI  ,  à  M.  Moultou.. —  Nouveaux  avis  sur  sa  défense. 
Conduite  singulière  de  31.  Vernet.  382 

Lettre  CCCLII,  au  même.  ^-  Sur  M.  Deluc.  384 

Lettre  CCCLIII  ,  à  31.  de  Malesherbes.  —  II  lui  demande  copie 
des  quatre  lettres  qu'il  lui  a  écrites.  386 

Lettre  CCCLIV  ,  à  M.  Mouchon.  —  Remerciements  des  preuves 
de  son  amitié.  387 

Observation  sur  cette  lettre.  3 8 9 

Lettre  CCCLV  ,  à  madame  la  comtesse  de  Boufflers.  —  Explica- 
tion sur  sa  conduite.  Dialogue  de  Voltaire.  Ibid. 


TABLK    ANALYTIQUE,  S/jS 

Lettre   CCCLVl,  au  roi  de  Prusse. —  11  refuse  ses  dons.  398 

DivKHSEs  versions  de  cette  lettre.  3i;)C) 

Lettre  CCCLVII  ,  à  Milord  Maréchal.  —  Envoi  de  la  lettre  à  Fré- 
déric. Motiis  pour  lesquels  il  refuse  ses  offres.  4oo 

Lettre  CCCLVIII,  à  M.  de  Malesherbes.  — Projet  de  botanique. 
Idée  sur  un  herbier.  4  "  ' 

Lettre  CCCLIX  ,  à  Milord  Maréchal.  —  Projets.  —  D'Alenibert 
ne  ferait  qu'un  arlequin  du  Gis  de  Catherine.  4o4 

Lettre  CCCLX  ,  à  M.  Moultou.  — ;  Reproches  sur  son  silence.  Sur 
M.  de  MontmoUin.  4^7 

Lettre  CCCLXI  ,  au  même.  —  Sur  la  conduite  probable  de  Ge- 
nève. 4 1  o 

Lettre  CCCLXII  ,  à  madame  Latour.  —  Il  reprend  sort  co;nmerce 
de  lettres  avec  elle.  4 1  ^ 

Lettre  CCCLXIII ,  à  M.  Moultou.  —  Sur  la  conduite  des  Genevois. 
Conseils  pour  bien  écrire.  4 1 3 

Lettre  CCCLXIV  ,  à  M.  de  MontmoUin.  —  Nouvelles  explications 
sur  sa  conduite  et  sa  doctrine.  4^^ 

Lettre  CCCLXV,  à  M***.  —  Il  le  prie  de  lire  Emile  dont  il  a 
pîlrlé  sans  l'avoir  lu.  420 

Lettre  CCCLXVI  ,  à  M.  Loiseau  de  Mauléon.  —  11  lui  recommande 
M.  de  Valdahon.  4  a  i 

Lettre  CCCLXVII  ,  à  mademoiselle  d'Ivernois.  —  Envoi  d'un 
lacet.  4^2 

Lettre  CCCLXVIII,  à  madame  la  comtesse  de  Boufflers.  —  H 
veut  bien  être  conseillé ,  mais  non  gom-erné  par  ses  amis.         4'^-^ 

Lettre  CCCLXIX,  à  M*  ,  curé  d'Anibérier.  —  Il  le  remercie  des 
soins  qu'il  a  eus  de  Thérèse.  4^5 

Lettre  CCCLXX  ,  à  madame  Latour.  —  Plaisanteries.  Questions 
sur  sa  toilette.  4^7 

Lettre   CCCLXXI  ,  à  M.  Moultou.  —  Conseils.  429 

Lettre   CCCLXXII,  à  M.  D.  L.  C.  —  Réflexions  critiques.        4^0 

Lettre   CCCLXXIII  ,  à  madame  Latour.  —  Détails  sur  sa  santé.  435 

Lettre  CCCLXXIV,  à  M.  Dumoulin.  —  Compliments  de  condo- 
léance. 436 

Lettre  CCCLXXV  ,  à  mademoiselle  Duchesne.  —  Détails  sur  des 
réclamations  à  l'occasion  de  Thérèse.  4^8 

Observation  sur  cette  lettre.  44 1 

Lettre  CCCLXXVI  ,  à  M.  le  maréchal  de  Luxembourg.  —  Descrip- 
tion intéressante  du  pays  et  des  mœurs  des  habitants.  Ibid. 

Lettre  CCCLXXVII  ,  à  madame  Latour.  —  11  la  remercie  de  son 
portrait.  439 

Lettre  CCCLXXVIII ,  à  M.  le  maréchal  de  Luxembourg.  —  Des- 
cription du  Val-de-Travers.  46^ 

R.  XIX.  35 


546  TABLE   ANALYTIQUE. 

Lettre  CCCLXXIX,  à  M.  Moultou.  —  Inquiétudes  sur  ses  lettres. 
Projet  d'écrire  ses  mémoires.  On  mutile  l'Emile.  478 

Lettre  CCCLXXX,  ;'i  M.  Petit-Pierre. —  Explications  sur  le  christia- 
nisme, qui  n'est  que  la  religion  naturelle  mieux  expliquée.  481 

Lettre  CCCLXXXI,  à  M.  Moultou.  —  11  ne  fera  pas  de  démarches 
humiliantes.  4^3 

Lettre  CCCLXXXII  à  M.  David  Hume.  —  Regrets  sur  ce  qu'il  n'a 
pas  choisi  l'Angleterre.  485 

Observation  sur  cette  lettre.  487 

Lettre  CGCLXXXIII,  à  madame  Latour.- — Renseignements  qu'elle 
lui  a  demandés.  Ibid. 

Lettre  CCCLXXXIV,  à  M.  Moultou.  —  Humeur  qu'on  lui  donne 
par  des  conseils  déplacés.  Sur  sa  réponse  à  l'arclievêque  de 
Paris.  489 

Lettre  CCCLXXXV  ,  à  M.  Ueluc.  —  I!  ne  peut  faire  d'excuses  au 
consistoire  parce  qu'il  n'en  doit  pas.  491 

Lettre  CCCLXXXVI,  à  M.  Beau-Château.  —  But  qu'il  s'est  pro- 
posé en  écrivant.  494 

Lettre  CCCLXXXVII  ,  à  M***.  —  Refus  de  faire  des  répara- 
tions. 496 

Lettre  CCCLXXXVni,  à  M.  Marcel.  —  Persiflage  piquant  sur 
l'importance  de  la  danse.  498 

Lettre  CCCLXXXIX  ,  à  M.  de  ***.  —  Sur  le  mandement  de  Par- 
chevêque  de  Paris,  et  sa  réponse.  5o4 

Lettre  CCCXC  ,  à  M.  Kirchberger.  —  Conseils  sages  et  touchants 
sur  son  mariage.  5o5 

Lettre  CCCXCI  ,  à  M.  D.  Roguin.  —  Il  refuse  de  lui  offrir  son 
portrait.  5  08 

Lettre  CCCXCII  ,  à  Milord  Maréchal.  —  Position  de  Frédéric.  Ce 
qui  lui  reste  à  faire.  5ii 

Lettre  CCCXCIII ,  à  M.  Moultou.  —  Envoi  d'exemplaires  de  sa 
réponse  à  l'archevêque.  Sur  Voltaire  et  ses  avances.  5i2 

Lettre  CCCXCIV  ,  à  M.  Burnand.  —  Sur  la  Profession  de  foi  du 
vicaire  savoyard.  5 1 4 

Lettre  CCCXCV  ,  à  madame  de  .  —  Sur  une  union  mal  assor- 
tie. Eloge  de  Milord  Maréchal.  Motif  pour  lequel  Jean-Jacques  a 
répondu  à  l'archevêque  de  Paris.  5i5 

Lettre   CCCXCVI  ,  à  M.  Burnand.  —  Il  le  persifle.  5  19 

Lettre  CCCXCVII  ,  à  M.  de  Montmollin.  —  Envoi  de  la  lettre  à 
M.  de  Beaumont.  Sao 

Lettre  CCCXCVIII,  à  M.  Moultou.  —  Sur  la  lettre  à  M.  de  Beau- 
mont.  Il  veut  renoncer  au  droit  de  bourgeoisie.  Ibid. 

Lettre  CCCXCIX  ,  à  M.  l'abbé  de  La  Porte.  —  Sur  l'édition  de  ses 
(leuvros.  5a3 


T/VBLE    ANALYTIQLE.  547 

Lettre  CD,  à  M.  J.  Biirnaiid.  —  11  lui  fait  des  excuses.  5a5 

Lettuk  CDl,  à  madame  Latour.  —  Inquiétudes  sur  son  silence.  5a6 
Lettre  CDU,  à  M.  Watelet.  —  Compliments  et  souhaits.  Ibid. 
Lettre  CDllI ,    à   M.  Moultou.  —  Sur  la  lettre  à   M.   de    Beau- 

njout.  Saâ, 

Lettre  CDIV,  à  M.  le  maréchal  de  Luxembourg.  —  Il  le  consulte 

sur  les  nicuaces  qu'on  lui  fait.  .  53o 

Lettre  CDV,  à  M.  Moultou.  —  Regrets  sur  le  départ  de  Milord 

Maréchal.  533 

Lettre   CDVI  ,  à  M.  Favre.  — Il  abdique  à  perpétuité  son  droit  de 

bourgeoisie  et  de  cité.  533 


FIN   UE  LA.  TABI.E. 


PARIS,  IMPRIMERIE  DE  GAULTIER-LAGTJIONIE, 

RVh.    Dt    GRE«ELLE   SAINT-HOSORÊ ,    Ro    55. 


WBUOTHKTA  ) 


La  Bibliothèque 
Université  d'Ottawa 

Échéance 


The  Library 

University  of  Ottawo 

Date  due 


CE  PO   2030 

1623  VC19 
CGC   RCUSSEAU,  JE  CEUVRES  CC^ 
ACC/^  1217815 


es