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CHEFS-D'ŒUVRE
DB Lk
LITTERATURE
FRANÇAISE
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ŒUVRES COMPLÈTES
OB
MONTESQUIEU
TOME TROISIÈME
CHEFS-D'ŒUVRE
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LITTERATURE
FRANÇAISE
42
ŒUVRES COMPLÈTES
OB
MONTESQUIEU
TOME TROISIÈME
ŒUVRES COMPLETES
DE
MONTESQUIEU
^ ' I AVEC
LES VARIANTES DES PREMIÈRES ÉDITIONS
UK CHOIX DK8 MBILLEUB8 COMMBXTAIRE8
ET DES NOTES NOUVELLES
PAR
EDOUARD LABOULAYE
Dl L IMSTITUT
TOME TROISIÈME
DE L'ESPRIT DES LOIS
Livres I — X
PARIS
GARNIER FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS
6, HUK DK8 SAIMTS-PkRBS
1876
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THB HIW YORK
PUBUC UBRART]
814289 A
ASTOR. LENOX AHO ,
TlU>Eti POUN DATIONS
H 1936 L
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Ni
DE
L'ESPRIT DES LOIS
LIVRES I à X
INTRODUCTION
L'ESPRIT DES LOIS
Les livres ont leur histoire, comme ils ont leur destinée.
Cette histoire n'est pas ce qui intéresse le moins les amis des
lettres. On est curieux de savoir comment, dans quelles cir-
constances, au travers de quelles épreuves un homme tel que
Montesquieu a conçu, rédigé, publié un livre qui a remué et
en quelque façon agrandi Tesprit humain. Quand on se reporte
à la date de VEsprit des lois, on est frappé de la hardiesse et
de la nouveauté de l'entreprise ; on comprend la surprise et
l'admiration des contemporains. En 1753, La Beaumelle ne
craignait point de dire que u VEsprit des lois était le plus beau
livre qui eût encore été fait de main d'homme * ». Voltaire
s'écriait que a le genre humain avait perdu ses titres et que
Montesquieu les avait retrouvés ». C'était un concert uni-
versel ; les adversaires mêmes de l'auteur ne pouvaient résister
à la séduction ; ils avouaient qu'entre les livres qui ont fait
du bruit, de leur temps, aucun n'avait eu un succès aussi écla-
tant que VEsprit des lois. « Plusieurs, ditCrévier, le regardent
comme un oracle, et ne le citent qu'avec des témoignages de
1. Lettres sur VEsprit des lois, publiées à la suite de VExtrait du
livre de VEsprit des lois, Amsterdam, 1753, 1q-12, p. 388.
m. a
II INTRODUCTION
vénération, et nul lecteur intelligent ne peut lui refuser, à bien
des égards, une estime distinguée ^ » Ainsi, au témoignage des
ennemis comme des amis, 1 apparition de VEsprit des lois a
été un des événements du xvm* siècle ; il est donc utile de
connaître ce qui a précédé cette publication, et ce qui Ta suivie.
§ I. QUAND ET COMMENT l'ESPRIT DES LOIS A -T-IL ÉTÉ
COMPOSÉ? CARACTÈRE DE l'oUVRAGE.
Au mois de mars 1749, c'est-à-dire peu de temps après la
publication de VEsprit des lois, Montesquieu écrit au grand
prieur Solar, ambassadeur de Malte à Rome :
« Je suis bien use que tous soyez content de VEsprit des lois.,. Il est
vrai que le sujet est beau et grand ; je dois bien craindre quUl n*ait été
plus grand que moi. Au sortir du collège, on me mit dans les mains des
li?res de droit; j'en cherchai Tesprit; j'ai travaillé; je ne faisois rien qui
yaille ^. Il y a vingt ans que je découvris mes principes ; ils sont très-
simples ; un autre qui auroit autant travaillé que moi auroit fait mieux que
moi; mais j'avoue que cet ouvrage a pensé me tuer; je vais me reposer, je
no travaillerai plus. »
Dans la préface de VEsprit des /ois, Montesquieu s'exprime
presque en mêmes termes :
« J'ai bien des fois commencé, et bien des fois abandonné cet ouvrage ;
j'ai mille fois envoyé aux vents les feuilles que j'avois écrites; Je sentois
1. Grévier, Observations sur VEsprit des lois, Paris, 1764, p. 1.
« Bien des gens regardent ce livre comme le meilleur qui ait paru
depuis longtemps. Je crois que c'est le plus curieux, le plus étendu, le
plus intéressant ; mais ce n'est pas le mieux fait, n (La Porte, Obs» sur
VEsprit des lois, p. 12.)
2. ft Dès l'âge de vingt ans, Montesquieu préparoit les matériaux de
VEsprit des lois, par un extrait raisonné des immenses volumes qui com-
posent le Corps du droit civil,. M. de Secondât, digne fils de ce grand
homme, conserve dans sa bibliothèque 6 volumes in-4® manuscrits, sous
le titre de Matériaux de VEsprit des lois. » [Dictionnaire historique, article
publié en tête de l'édition de Bastien. Paris, 1788, 5 yol in-8°.)
A L'ESPRIT DES LOIS. m
tous les jours les mains paternelles tomber ; je suivois mon objet sans for-
mer de dessein ; je ne connoissois ni les règles ni les exceptions ; je ne
trouYois la yérité que pour la perdre. Mais quand fai découvert mes pria-
cipês, tout ce que je cherchais est venu d moi, et dans le cours de vingt
années, j'ai vu mon ouvrage commencer, croître, s'avancer et finir. »
Quels sont ces principes qui doivent nous donner la clef
de VEsprit des lois? Il est singulier qu'aucun des critiques de
Montesquieu ne se soit donné la peine de le chercher. Cepen-
dant, dans cette même préface, Tauteuren signale toute im-
portance :
« J'ai d*abord examiné les hommes, et j'ai cru que, dans cette infinie
diyersité de lois et de mœurs, ils n'étoient pas uniquement conduits par
leurs fantaisies.
Il J'ai posé les principes, et J*ai vu les cas particuliers s*y plier comme
d'eux-mêmes ; les histoires de toutes les nations n'en être que les suites, et
chaque loi particulière liée avec une autre loi, ou dépendre d'une autre
plus générale.
« Je n'ai point tiré mes principes de mes préjugés, mais de la nature
des choses. »
Après une déclaration aussi nette, il est évident qu'on ne
peut saisir la pensée de Tauteur si Ton n'a sans cesse devant
les yeux ces principes, tirés de la nature des choses, qui ont
dirigé Montesquieu dans ses recherches, et qui constituent la
véritable originalité de VEsprit des lois. A première vue ce
livre présente Timage de la confusion ; on a peine à s'y re-
connaître ; ne serait-ce pas parce qu'on avance sur un terrain
nouveau sans en posséder la carte? C'est cette carte que
Montesquieu lui-même tracera pour nous, et que nous essaye-
rons de mettre entre les mains du lecteur.
A l'origine, l'ouvrage devait être divisé en cinq parties * ;
on voit même qu'en 1747 Montesquieu voulait publier son
livre en cinq volumes, qui devaient être suivis d'un sixième
de supplément *.
i. Lettre à Vabhé de Guasco, du 20 février 1747.
% Lettre à monseigneur CeraH, du 31 mars 1747.
IV INTRODUCTION
Quelles étaient ces cinq parties dont les premières ni les der-
nières éditions ne gardent aucune trace? Une édition publiée
en 1750, et que Montesquieu reconnaît pour la plus exacte»,
nous donne une division en six parties*. Il n'est pas difficile
d'y reconnaître les cinq parties primitives et le supplément :
Première partie, livres I-VIII. Des lois en général. Nature
et principes des trois gouvernements.
Seconde partie, livres IX-XIII. Armée, liberté politique,
impôts.
Troisième partie, livres XIV-XIX. Climat, terrain, mœurs
et manières.
Quatrième partie^ livres XX-XXllI, commerce, monnaie,
population.
Cinquième partie, livres XXIV-XXVI. Religion, rapport des
lois religieuses et des lois politiques et civiles.
Sixième partie, livres XXVll-XXXl. Histoire des lois ro-
maines touchant les successions, des lois françaises et des
lois féodales.
Laissons pour un moment cette dernière partie qui a été
ajoutée par Montesquieu, quand l'Esprit des lois était achevé,
il est facile maintenant de reconnaître ce que l'auteur entend
par ces principes ou lois supérieures qui dominent les fan-
taisies humaines. Ces éléments avec lesquels le législateur
est tenu de compter, c'est le gouvernement (nature, prin-
cipes, institutions, ce qui comprend la première et la
seconde partie) , c'est le climat et les mœurs, c'est le com-
merce, c'est la religion, toutes choses qui ne sont pas dans
la main des hommes, et qu'on ne peut changer du jour au
lendemain.
Que ce soient là les principes de Montesquieu, on n'en peut
1. Lettre àGrosley,
2. A Paris, chez Huart, libraire, rue Saint-Jacques, près la fontaine
Sainte Séverin, 3 vol. in-12. C'est, je crois, la même édition que celle de
Barillot et fils (Genève), qui porte la date de 1750 et de 1751.
A L'ESPRIT DES LOIS. v
douter quand on lit le titre de VEsprit des lois, tel qu'il est
donné dans toutes les éditions publiées du vivant de
l'auteur, titre^maladroitement supprimé dans les éditions mo-
dernes.
De l'Esprit des lois, ou du rapport que les lois doivent avoir avec la
constitution de chaque gouvernement, les mœurs, le climat, la religion, le
commerce, etc. A quoi Vauteur a ajouté des recherches nouvelles sur les
lois romaines touchant les successions, sur les lois françoises et sur les
lois féodales i.
Ouvrons maintenant ce beau traité. Au troisième cha-
pitre du premier livre, nous lirons le passage suivant qui aura
pour nous une clarté saisissante. C'est la pensée même de
VEsprit des lois :
« La loi, en général, est la raison humaine en tant qu'elle goa?erne
tous les peuples de la terre; et les lois politiques et civiles de chaque
nation ne doivent être que les cas particuliers où s'applique cette raison
humaine.
« Elles doivent être tellement propres au peuple pour lequel elles sont
laites, que c'est un grand hasard si ceUes d'une nation peuvent convenir à
une autre.
« Il faut qu'elles se rapportent à la nature et au principe du gouverne^
ment qui est étabU ou qu'on veut établir; soit qu'elles le forment, comme
font les lois politiques; soit qu'elles le maintiennent, comme font les lois
civiles.
« Elles doivent être relatives au physique du pays, au climat glacé, brû-
lant ou tempéré ; à la qualité du terrain, à sa situation, à sa grandeur ;
au genre de vie des peuples, laboureurs, chasseurs ou pasteurs ; elles
doivent se rapporter au degré de liberté que la constitution peut souffrir;
à la religion des habitants, à leurs inclinations, à leurs richesses, à leur
nombre, à leur commerce, à leurs mœurs, à leurs manières. Enfin elles ont
des rapports entre elles, elles en ont avec leur origine, avec l'objet du
législateur, avec Tordre des choses sur lesquelles elles sont établies. Cest
dans toutes ces vues qu*il faut tes considérer.
« Cest ce que j'entreprends de faire dans cet ouvrage. J'examinerai
tous ces rapports; ils forment tous ensemble ce que Von appelle L'Esparr
DES LOIS. »
i. J'ai rétabli dans cette édition le titre de l'édition de 1749, pour con-
server au livre sa vraie physionomie.
VI INTRODUCTION
Là est la découverte de Montesquieu, là est la grandeur,
et ce qu'il appelle la majeslé de son sujet.
Avant lui comment traitait-on la politique et la législation?
Les magistrats et les jurisconsultes de profession tiraient leurs
solutions du droit romain qu'ils nommaient la raison écrite.
Ceux qui voulaient s'élever un peu plus haut faisaient appel
à la philosophie, ou à l'imagination, et s'amusaient à bâtir des
systèmes de droit naturel. Qu'était-ce que ce droit naturel,
saisi directement par la raison, disait-on, et qui n'en variait
pas moins avec chaque inventeur ? C'était le droit romain
dépouillé de ses formules, soit qu'on l'alliât à la philoso-
phie, comme faisait Wolf , et toute l'école de Leibnitz, soit
qu'on le tempérât par la morale chrétienne, à l'exemple de
Domat et de d'Aguesseau ; mais quelle que fût la diversité
du point de vue, aucun de ses écrivains ne doutait qu'on ne
put faire une législation applicable à tous les peuples de la
terre. Aussi traitaient-ils le droit comme une vérité mathé-
matique, et en déduisaient-ils des conclusions par la mé-
thode des géomètres.
Montesquieu, au contraire, a compris qu'il est chimérique
de faire abstraction de l'espace et du temps. Le législateur ne
trouve pas devant lui table rase ; il ne peut ni créer, ni pétrir
à son gré le peuple auquel il veut donner des lois.
Ce peuple a un gouvernement, des institutions, une reli-
gion, des mœurs, des habitudes, des intérêts: autant d'élé-
ments que le législateur est tenu de respecter. En deux mots,
il y a une justice première, éternelle, que l'esprit humain
entrevoit, en appelant l'expérience et la raison à son aide ;
mais pour appliquer cette justice idéale, il faut tenir compte
des divers rapports qui existent entre les hommes. Toute loi
humaine est donc relative et changeante ; c'est à Dieu seul
qu'appartient l'absolu.
Classer les éléments multiples qui donnent au droit de
chaque peuple un caractère particulier, c'était une vue de
génie, une conception nouvelle, en contradiction avec les idées
ou les préjugés du temps. Montesquieu en avait conscience
A L'ESPRIT DES LOIS. vu
quand il écrivait en tête de son livre cette fière devise :
Prolem sifie maire crealam. Personne ne lui avait donné
l'exemple, au moins parmi les modernes, et il ouvrait une
voie nouvelle à ceux qui viendraient après lui \
Ce n'est pas à dire cependant que tout fût neuf dans les
idées que Montesquieu mettait au jour. Il y avait longtemps
qu'Hippocrate, suivi par Aristote, avait remarqué Tinfluence
du climat sur le caractère des nations. Il suffit également
d'ouvrir la Polilique d'Aristote pour voir que les anciens con-
naissaient mieux que nous Faction de la liberté et de Tédu-
cation sur les mœurs des peuples, mais en deux points,
Montesquieu est créateur. Avant lui, personne que je sache
n'avait eu la hardiesse d'étudier l'influence politique des
religions; sous Louis XIV on ne lui eût pas pardonné une telle
audace. Faire la part du commerce et de l'industrie était chose
moins téméraire, mais non pas moins nouvelle. De ce côté, Mon-
tesquieu doit être considéré comme un des fondateurs de l'éco-
nomie politique. 11 s'est trompé en plus d'un point; il a partagé
les préjugés de son temps quand il a défendu le système protec-
teur, et déclaré que la liberté du commerce en serait la servitude *;
mais sans parler de ses intérçssantes réflexions sur le change
1. On a prêté un autre sens à cette devise. Montesquieu aurait voulu
dire qu*une œuvre comme la sienne était fille de la liberté, et que cepen-
dant elle était née dans un pays où la lit)crté n*cxistait pas. Cette interpré-
tation paraît trop ingénieuse pour être vraie.
Les éditeurs des OEuvres posthumes de Montesquieu, 1 vol. in-i'i,
Paris, an VI, p. 2i0, donnent à Tépigraphe un sens qui se rapproche du
nôtre. « On a dit que Montesquieu, arrivé à Paris, consulta Helvétius sur
VEsprit des lois avant de le publier. Celui-ci ne fut pas satisfait de ce que
Tautcur avait composé avec les préjugés, et do ce que Fauteur n^avait pas
coupé dans le vif. l\ communique au président Hénault le manuscrit :
celui-ci dit que Pouvrago n'est pas achevé, quoique les matériaux soient
sublimes. H. Silhouette, plus hardi que les deux autres, lui conseille de
brûler Touvrage. Notre philosophe, pour toute réponse, ajoute cette épi-
graphe : Prolem sine matre creatam, et renvoie à Fimprimeur. » La Place,
Pièces intéressantes et peu connues, t. V, p. 387, conte à peu près la
m6me histoire.
2. Hsprit des lois, XX, ii.
VIII INTRODUCTION
et son rôle politique *, il a senti que les révolutions du com-
merce atlei^aient la société tout entière, et en modifiaient
les idées et les institutions. C'était une vue particulière qui
avait occupé longtemps Montesquieu *; aussi y attachait-il une
grande importance, et avait-il eu soin de faire dresser une
carte géographique pour servir à rintelligence des articles qui
concernent le commerce ', carte qu'on a eu tort de supprimer
dans les éditions modernes, car elle seule permst de suivre
et de comprendre l'auteur, quand il recherche les principales
différences du commerce des anciens avec celui de son temps *.
Une fois qu'on connaît le plan suivi par Montesquieu, il est
aisé de résoudre un problème, que trop peu de gens se sont
posé, avant de critiquer VEsprit des lois. Qu'est-ce que Mon-
tesquieu a voulu faire? Une histoire du droit, c est-à-dire
une explication du passé, servant de leçon à l'avenir? Une
philosophie de la politique, c'est-à-dire un système établissant
des règles invariables à l'usage des gouvernements futurs?
C'est en ce dernier sens qu'on l'entend et qu'on le cite d'or-
dinaire; il est difficile de se méprendre plus complètement
sur la pensée de l'auteur.
Dès le début, Montesquieu s'est plaint qu'on ne voulait pas
l'entendre. Ce n'est pas mon livre qu'on critique, disait-il,
c'est celui qu'on a dans la tête; et il ajoutait :
« Comment a-t-on pu manquer ainsi le sujet et le but d*un ouvrage
qa*on avoit devant les yeux? Ceux qui auront quelques lumières ven'ont,
du premier coup d*œi1, que cet ouvrage a pour objet les lois, les coutumes
et les divers usages de tous les peuples de la terre. On peut dire que le
sqjet en est immense, puisqu*il embrasse toutes les institutions qui sont
reçues parmi les hommes; puisque l'auteur distingue ces institutions;
qu*il examine celles qui conviennent le plus à la société, et à chaque société;
qu'il en cherche l'origine ; qu'il en découvre les causes physiques et mo-
rales; quil examine celles qui ont un degré de bonté par elles-mêmes, et
i. Esprit des lois, XXII, x et xvi.
2. ibid., XXI, xvni, notel.
3. Titre de Tédition de 1749.
4. Voyez le livre XXI tout entier.
A L'ESPRIT DES LOIS. ix
celles qui n*en ont aacun ; que de deux pratiques pernicieuses il cherche
celle qui Test plus et celle qui Test moins; qu'il y discute celles qui
peuvent a?oir de bons effets à un certain égard et de mauvais dans un
autre. Il a cru ses recherches utiles, parce que le bon sens consiste beau-
coup d connoUre les nuances des choses ^
En d'autres termes, Montesquieu a fait rentrer le droit et
la politique dans la classe des sciences expérimentales; et il
a créé du même coup l'histoire du droit et la législation com-
parée.
Cette conception nous explique un des points les plus
obscurs de V Esprit des lois.
On a souvent reproché à Montesquieu sa division des
gouvernements. Aristote avait introduit dans la science une
division d'une simplicité parfaite. Le philosophe reconnaît
trois espèces de gouvernement : celui d'un seul, celui de
quelques-uns, celui du plus grand nombre. Mais le chiffre des
gouvernants ne fait pas le vice ou la bonté d'un régime;
c'est là une erreur grossière, quoique fort à la mode aujour-
d'hui; un gouvernement est bon quand il a pour objet l'in-
térêt et le bonheur général ; il est mauvais quand il ne fait
que servir l'égoïsme de ceux qui ont le pouvoir en main.
Aristote distingue donc la royauté de la tyrannie qui n'est que
la corruption ou la perversion de la royauté. Il oppose égale-
ment l'aristocratie à l'oligarchie, et la république à la déma-
gogie.
Au lieu d'adopter cette classification naturelle, Montesquieu
rompt avec la tradition, et distingue trois espèces de gouver-
nement : le Républicain, dans lequel il fait entrer tant bien
que mal la démocratie et l'aristocratie, le Monarchique et le
Despotique, u Le gouvernement républicain est celui où le
peuple en corps, ou seulement une partie du peuple a la
souveraine puissance ; le monarchique, celui où un seul gou-
verne, mais par des lois fixes et établies; au lieu que dans le
1. Défense de V Esprit des lois, seconde partie, Idées générales.
X INTRODUCTION
despotique, un seul, sans loi et sans règle, entraîne tout par
sa volonté et ses caprices '. »
Il ne faut pas de longues réflexions pour voir que cette
division est peu régulière; elle ne satisfait pas l'esprit comme
les catégories d'Aristote. Rien de plus aisé que de condamner
Montesquieu; mais d'où vient qu'un si beau génie n'ait pas
suivi le chemin battu? Est-ce désir de ne pas imiter Aristote?
Est-ce manie de se distinguer? Cela est puéril et indigne de
l'auteur. Non, il y a une raison que je crois avoir trouvée. Les
Lettres persanes vont nous expliquer l'Esprit des lois. Ce n'est
pas en ce point seulement qu'elles en sont le commentaire le
plus sûr.
Dans la CXXXI* lettre persane, datée de 1719, par consé-
quent antérieure de vingt-neuf ans à la publication de i'' Esprit
des lois, Rhédi écrit de Venise à son ami Rica :
« Une des choses qui a le plus exercé ma curiosité en arrivant en
Europe, c*est Thistoireet Torigine des RépubUques...
« L'amour de la liberté, la haine des rois, conserva longtemps la Grèce
dans rindépendance, et étendit au loin le gouvernement républicain. Les
villes grecques trouvèrent des alliés dans TAsie Mineure ; elles y envoyèrent
des colonies aussi libres qu'elles, qui leur servirent de remparts contre les
entreprises des rois de Perse. Ce n*est pas tout : la Grèce peupla l'Italie ;
ritalie, TEspagne, et peut-être les Gaules... Ces colonies grecques appor-
tèrent avec elles un esprit de liberté qu'elles avoient pris dans ces deux
pays. Aussi on ne voit guère, dans ces temps reculés, de monarchie dans
ritalie, TEspagne, les Gaules.
... <( Tout ceci se passoit en Europe; car, pour l'Asie et V Afrique, elles
ont toujours été accablées par le despotisme, si vous en exceptez quelques
villes de TAsio Mineure dont nous avons parlé, et la république de Car-
thage en Afrique.
... « // semble que la liberté soit faite pour le génie des peuples d'EU'
rope, et la servitude pour celui des peuples d'Asie,
n César opprime la république romaine, et la soumet à un pouvoir arbi-
traire.
a L'Europe gémit longtemps sous un gouvernement militaire et violent,
et la douceur romaine fut changée en une cruelle oppression.
« Cependant une infinité do nations inconnues sortirent du Nord, se
1. Esprit des lois, II, i.
A L'ESPRIT DES LOIS. xi
répandirent comme des torrents dans les provinces romaines, et troayant
aaunt de facilités à faire des conquêtes qu*à exercer leurs pirateries, elles
démembrèrent TEmpire et fondèrent des royaumes. Ces peuples étaient
libres, et ih bomoient si fort Vautorité de leurs rois, quMls n*étoient pro-
prement que des chefs ou dos généraux... Quelques-uns môme de ces
peuples, comme les Vandales en Afrique, les Goths en Espagne, déposoient
leurs rois dès qu'ils n'en étoient pas satisfaits, et chez les autres Tautorité
du prince étoit bornée de mille manières diiïérentes ; un grand nombre de
seigneurs la partageoient avec lui ; les guerres n*étoicnt entreprises que de
leur consentement ; les dépouilles étoient partagées entre le chef et les
soldats; aucun impôt en faveur du prince; Us lois étoient faites dans les
assemblées de la nation. Voilà le principe fondamental de tous ces États
qui se formèrent des débris de Tempire romain. »
Il y aurait plus d'une réserve à faire sur certains passages
de cette lettre; il faut être Persan pour parler de la douceur
romaine, pour croire que la Grèce a peuplé l'Italie, et que
l'Italie à son tour a peuplé l'Espagne et peut-être les Gaules;
mais le fonds des idées est vrai. C'est chez les Grecs et les
Romains qu'il faut chercher la République, telle que l'entend
Montesquieu; le despotisme a toujours régné en Orient, et
c'est seulement en Europe et après l'invasion germanique
qu'on a vu naître des monarchies tempérées. Voici les trois
espèces de gouvernement, suivant V Esprit des lois. La classi-
fication de Montesquieu n'est pas philosophique comme celle
d'Aristote; elle est historique. L'antiquité classique, l'Orient,
l'Europe moderne, et surtout la France, voilà les trois grandes
masses que l'auteur a pris pour sujet de ses études; voilà ce
qu'il ne faut jamais oublier quand on lit l'Esprit des lois. Les
observations sont particulières, et par conséquent les réflexions
ne sont justes que dans la limite des faits observés. Rien de
plus aisé que de prendre Montesquieu en défaut, si l'on veut
en faire un théoricien, dictant des lois à l'humanité. Mais on
admirera toujours sa profondeur et sa finesse, si on veut
entrer dans l'esprit de son livre, et si on traduit la République
par Athènes ou Rome, le Despotisme par la Turquie, et la
Monarchie par la France.
Les Principes, qui distinguent chacun de ces gouvernements,
XII INTRODUCTION
ne peuvent laisser aucun doute sur la pensée de Montesquieu.
La vertu, ou Tamour de la patrie et de Tégalité, était bien
Tàme des républiques grecques et romaines; la crainte est le
grand ressort du despotisme oriental; Vhoîineur, ce dévoue-
ment à la personne, ce sentiment singulier qui est plein de
grandeur, et qui cependant n'exclut pas la bassesse, ne se
trouve que chez les peuples qui ont passé par la féodalité et
la chevalerie. 11 n'y avait pas de point d'honneur chez les
Romains; il n'y en a pas chez les Turcs, les Grecs, ni les
Juifs. L'observation est juste et vraie, mais ce n'est pas la loi
universelle de toutes les royautés possibles que constate Mon-
tesquieu; ce qu'il nous donne, c'est le secret de la vieille
monarchie; ce qu'il nous explique, et ce que personne n'avait
indiqué avant lui, c'est comment en France la liberté des
esprits et des cœurs a pu se concilier avec la servitude des
institutions.
Maintenant que nous savons ce que c'est que l'Esprit des
lois, il nous est aisé de comprendre comment Montesquieu a
pu s'écrier : « Je le dis, et il me semble que je n'ai fait cet
ouvrage que pour le prouver : l'esprit de modération doit être
celui du législateur ^ )) Chez lui la modération ne tient pas
seulement à la largeur des idées, à une bonté native, elle est
le fruit de sa méthode, le dernier mot de ses recherches. Un
théoricien qui tire de son cerveau une constitution de toutes
pièces, prête volontiers au monde l'absolu de sa pensée. Rien
ne lui semble plus naturel que de plier les hommes à sa
guise; toute plainte est une révolte, toute résistance un ob-
stacle qu'il faut briser. En politique, tout faiseur de systèmes
est doublé d'un despote. Il n'en est pas de môme pour celui
qui étudie l'inûnie variété des choses humaines; il ne lui faut
pas longtemps pour voir que dans la société, comme dans la
nature, tout se tient, et qu'il est difficile de toucher à la
moindre partie sans ébranler lensemble. Montesquieu est
i. EspriMM lois, XXIX, I.
A L'ESPRIT DES LOIS. xiii
souvent revenu sur cette vérité, qu'on doit considérer comme
le fondement de la politique.
« Je nVcris point pour censurer ce qui est établi dans quelque pays que
ce soit. Chaque nation trouvera ici les raisons de ses maximes ; et on en
tirera naturellement cette conséquence quMl n'appartient de proposer des
changements qu*à ceux qui sont assez heureusement nés pour pénétrer
d'un coup de génie toute la constitution d'un État.
« Il n'est pas indifférent que le peuple soit éclairé... Dans un temps
d'ignorance, on n'a aucun doute, môme lorsqu'on fait les plus gi^anda
maux ; dans un temps de lumière, on tremble encore lorsqu'on fait les plus
grands biens. On sent les abus anciens, on en voit la correction ; mais on
voit encore les abus de la correction môme^. On laisse le mal si l'on craint
le pire ; on laisse le bien si on est en doute du mieux. On ne regarde les
parties que pour Juger du tout ensemble. On examine toutes les causes pour
en voir tous les résultats '. »
Cette timidité ne pouvait plaire aux philosophes du
xvui* siècle. Confiants dans l'infaillibilité de leur propre rai-
son, ils regardaient le passé et le présent avec un souverain
mépris; ils comptaient bien renverser tous les abus et régé-
nérer le monde d'un seul coup. Helvétius, écrivant à Montes-
quieu, ne peut comprendre qu'un si beau génie s'enfonce dans
la poussière des lois vandales et visigothes; il le compare
(( au héros de Milton, pataugeant au milieu du chaos, et sortant
victorieux des ténèbres ». Au fond, Helvétius considère l* Esprit
des lois comme une œuvre arriérée et sans portée. « Avec le
genre d'esprit de Montaigne, écrit-il à Saurin, le président a
conservé ses préjugés d'homme de robe et de gentilhomme;
c'est la source de toutes ses erreurs. » Le jour où les lumières
de la philosophie auront éclairé le monde et dissipé les pré-
jugés, c( notre ami Montesquieu, dépouillé de son titre de
sage et de législateur, ne sera plus qu'homme de robe, gentil-
homme et bel esprit. Voilà ce qui m'afflige pour lui et pour
Thumanité qu'il aurait pu mieux servir. »
1. « De corrections en corrections d'abus, au lieu de rectifier les
choses, on parvient à les anéantir, i Arsace et Isménie.
2. Préface de l* Esprit des lois.
XIV INTRODUCTION
L'opinion d'Helvétius a été celle des révolutionnaires les
plus ardents; mais une cruelle expérience a montré ce qu'il
y avait de chimérique et de dangereux dans ces théories qui
charmaient nos pères. Les événements n'ont que trop justifié
la prudence de Montesquieu.
Il faut avouer néanmoins que FEsprit des lois a vieilli, par
des raisons que l'auteur n'a pu prévoir. A peine Montesquieu
avait-il achevé son livre, qu'une idée puissante faisait son
entrée dans le monde et renouvelait la science. C'est l'idée
du progrès, ou pour mieux dire l'idée de développement et de
vie. L'Esprit des lois a paru en ITiiS, et c'est en 1750 que Turgot
prononçait en Sorbonne son Discours sur les progrès successifs
de l*esprit humain. Dans cette œuvre d'un jeune homme, il y a
une conception et une méthode nouvelle; c'est le point du
partage entre les études anciennes et la science moderne.
Sans doute Montesquieu n'ignore pas que les sociétés humaines
ne sont pas immobiles; les anciens avaient déjà remarqué
que les peuples ont leur enfance, leur âge mûr et leur vieil-
lesse; Florus a écrit là-dessus une belle page qui a inspiré
les Considérations sur les causes de la grandeur et de la déca-
dence des Romains; mais ce que Pascal avait pressenti, ce que
l'abbé de Saint-Pierre avait indiqué*, ce que Montesquieu
n'a pas vu, c'est qu'au-dessus de ces faits particuliers, il
y a une loi universelle. L'humanité est toujours en marche;
le développement est la vie même des nations; et une insti-
tution qui était bonne hier est mauvaise aujourd'hui, parce
qu'hier elle était vivante et qu'aujourd'hui elle est morte.
S'il en est ainsi, s'il faut tenir grand compte du temps,
1. Nous Bommes beaucoup plus sages que nos pères il y a deux mille
ans, et nos enfants nous surpasseront autant que nous surpassons nos
ancêtres, sMls travaillent comme nous utilement pour leur postérité, s'ils
inventent comme nous, et ils inventeront, si le gouvernement, pai* de longs
intervalles de paix, et par des récompenses distribuées avec justice, favo-
rise les inventions utiles à la société. Les rêves d'un homme de Inen, p. 55.
L'abbé de Saint-Pierre est mort en 1743.
A L'ESPRIT DES LOIS. xv
et noter à leur date les idées qui se succèdent dans le monde,
et qui changent la face de la terre, on doit sentir qu'on ne
peut étudier en bloc Athènes, Sparte et Rome pour en tirer
ridéal de la République. 11 faut diviser par pays, par époque,
si Ton veut éviter de généraliser hors de propos, et d'arriver
à des conclusions qui étonnent le lecteur, mais ne portent
point la conviction dans son âme. C'est là qu'est aujourd'hui
pour nous le défaut le plus sensible de V Esprit des lois. On y
trouve une foule d'observations justes et fines, mais l'ensemble
est confus, et on se refuse à suivre l'auteur dans une voie
obscure et depuis longtemps abandonnée.
Il est un autre principe qui joue en ce moment un grand
rôle dans la science, et que Montesquieu n'a pas connu. Je
veux parler de la race. Chose remarquable ! un pressentiment,
un instinct de génie attirait ce grand esprit vers l'Orient. On
lui a reproché son trop de confiance dans des Relations sus-
pectes ; il n'avait pas d'autres ressources à sa disposition ; il
lui fallait deviner l'Inde, sa religion et ses lois. Aujourd'hui
la connaissance du sanscrit nous ouvre un horizon nouveau ;
l'Inde nous a révélé la fraternité des peuples aryens, indiens,
persans, grecs, romains, celtes, Scandinaves, germains,
slaves, etc. ; elle nous a donné le secret de leurs langues et
de leurs croyances primitives, elle nous permettra bientôt
d'établir sur des bases solides l'histoire commune des pre-
mières institutions. Cette histoire, si elle rencontre des mains
habiles, sera une des grandes découvertes du xix« siècle; mais
on voit dans quel lointain elle refoulera l'œuvre de Montes-
quieu.
Pour être justes, reconnaissons que s'il est un livre qui ait
frayé le chemin à la science moderne, ce livre est V Esprit des
lois. En distinguant par grandes masses les étapes de la civi-
lisation, Montesquieu amenait nécessairement ses successeurs
à considérer les choses de plus près, et à étudier le dévelop-
pement intérieur de chaque peuple et de chaque institution.
Quels que soient les défauts de VEsprit des lois, défauts
XVI INTRODUCTION
qui tiennent au temps et non pas à l'homme, on ne saurait
estimer trop haut les services que ce Code de la raison et de la
liberté, comme le nommait Voltaire *, a rendus à la civilisation.
L'adoucissement des lois pénales est son œuvre. En combat-
tant la barbarie des lois criminelles, Beccaria n'est que
l'humble disciple de Montesquieu. Qui ne connaît la (rès-
humble remontrance adressée aux Inquisiteurs d'Espagne et de
Portugal^, admirable plaidoyer en faveur de la tolérance.
II faut remonter jusqu*à Pascal pour trouver une aussi poi-
gnante ironie. Qui n'a lu le discours sur l'esclavage des
nègres ' ? Peut-on oublier ces paroles terribles : « De petits
esprits exagèrent trop l'injustice que l'on fait aux Africains.
Car, si elle étoit telle qu'ils le disent, ne seroit-il pas venu
dans la tête des princes d'Europe, qui font entre eux tant de
conventions inutiles, d'en faire une générale en faveur de la
miséricorde et de la pitié ? »
C'est Montesquieu, personne ne l'ignore, qui a fait con-
naître à nos pères le gouvernement représentatif. Il leur a
révélé l'Angleterre politique ; il leur a fait comprendre des
institutions jusque-là fort légèrement jugées; il leur a appris
que la division et la balance des pouvoirs était la condition de
la liberté. On l'a souvent combattu, on l'a plus souvent mal
compris ; mais ce n'est jamais au bénéfice de la liberté qu'on
s'est écarté des idées qu'il a défendues.
Je n'insiste pas sur ce point trop connu ; ce qu'on sait
moins, c'est l'influence de Montesquieu sur la Constitution
fédérale des États-Unis. Qu'on lise le troisième chapitre du
neuvième livre de VEsprit des lois, on y trouvera le premier
germe de l'Union. C'est la république de Lycie que Montes-
quieu propose comme modèle d'une belle république fèdèrative;
et cela par la raison qu'on y observe la proportion des suf-
1. Commentaires sur V Esprit des lois. Avertissement
2. Esprit des Lois, XXV, xiii.
3. Esprit des Lois, \\, v.
A L'ESPRIT DES LOIS. xvii
fragcs pour régler le vote, les magistratures et les impôts. En
d'autres termes, ce ne soat point de petits États, inégaux en
richesse et en population, qui obtiennent une représentation
égale, comme cela avait lieu dans les Pays-Bas ; l'autorité du
peuple domine la souveraineté factice des provinces ; l'Union
remporte sur les États.
C'est le problème que les Américains avaient à résoudre
en 1787. Consultèrent-ils Montesquieu? Oui, sans doute. On a
conservé des notes de Washington sur les différentes Consti-
tutions fédératives ; on a été surpris de voir que le général,
qui n'était pas un grand érudit, avait remarqué la constitution
de Lycie. 11 est évident qu'il avait emprunté sa science à
l'Ecrit des lois.
Telle est la fécondité du génie. Trop souvent ce n'est pas
dans sa patrie qu*un grand homme est prophète; on le mécon-
naît, on le jalouse ; mais les vérités qu*il établit sont comme
autant de phares qui portent au loin leur lumière et leurs
bienfaits. Et si on cherchait quel est au dernier siècle l'homme
dont les idées ont eu l'influence la plus étendue et la plus
heureuse, celui qui a le mieux éclairé et pacifié les esprits en
leur donnant le goût de la justice et de la liberté, je ne crains
pas de dire que le cri public répondrait par le nom de
Montesquieu.
§ II. Publication de l'Esprit des lois.
On sait qu'au xviip siècle on ne pouvait publier en France
un livre qui touchât à la religion, à la politique, aux finances,
au gouvernement. La police ne tolérait que les ouvrages inno-
cents, c'est-à-dire ceux qui restaient dans l'ornière tradition-
nelle, et ne pouvaient ni contrarier un préjugé, ni ébranler
un abus. Pour les autres, il fallait les imprimer à l'étranger,
si l'on ne se souciait pas d'avoir affaire à la Sorbonne, au Par-
lement ou à la Bastille. Montesquieu en savait quelque chose ;
III. b
XVIII INTRODUCTION
les Lettres persanes, les Considérations sur la grandeur et la
décadence des Romains n'avaient pu paraître qu'en Hollande.
Et l'auteur avait eu soin de cacher son nom pour éviter des
tracasseries, ou des ennuis plus grands.
Espérait-il être plus heureux avec C Esprit des lois? je ne
le crois guère. Malesherbes, dit-on, aurait voulu qu'on publiât
en France un livre qui faisait honneur à la nation; on ne voit
pas que l'auteur y ait songé.
Même en imprimant son livre à l'étranger, et sous le voile
de l'anonyme, Montesquieu ne se dissimulait point qu'en
France on pouvait lui demander compte de sa hardiesse ^
Cette crainte l'obligeait à voiler sa pensée ; c'est ce qui expli-
que comment cet esprit si net, si clair, si vif, a trop souvent
l'air de parler par énigmes, en laissant au lecteur le soin de
deviner le mot qu'il serait dangereux de prononcer.
Les contemporains ne s'y trompaient pas, on en peut juger
par ce passage de d'Alembert :
« Nous disons de robscurité que Ton peut se permettre dans un tel
ouvrage, la môme chose que du défaut d'ordre. Ce qui seroît obscur pour
les lecteurs vulgaires, ne Test pas pour ceux que Tauteur a eus en vue; (fat/-
leurs l'obscurité volontaire n'en est pat une. M. de Montesquieu ayant à
présenter quelquefois des vérités importantes, dont renoncé absolu et direct
auroitpu blesser sans fruit, a eu la prudence de les envelopper; et, par cet
innocent artifice, les a voilées à ceux à qui elles seroient nuisibles, sans
qu'elles fussent perdues pour les sages. * ».
1. Le livre avait beau être imprimé à Pétranger, sous le voile de Tano-
nyme, le gouvernement qui laissait Touvrage circuler en France ne s^en
croyait pas moins le droit de demander à Fauteur des suppressions ou
des cartons; trop heuteux Técrivain quand on s*en tenait là. Une lettre
publiée par M. Parrelle, dans Tédition Lefèvre, nous garde une réponse de
Montesquieu à M. d'Argenson directeur de la librairie, qui lui avait ordonné
d'envoyer à Paris les cartons de l'Esprit des lois. Cette lettre, qu'on trouvera
dans la Correspondance, est datée de Genève le 17 février 1749. Elle est
signée db Montesquieu. Jamais à notre connaissance Montesquieu n'a signé
de cette façon, et il n'était pas à Genève en 1749. Le fond de la lettre n'a
rien d'invraisemblable, mais il y a là un petit mystère qu'il faudrait ex-
pliquer,
2. Éloge de Montesquieu.
i
A L'ESPRIT DES LOIS. xix
De là vient que Montesquieu exprime presque toujours son
opinion sous forme conditionnelle quand il parle de la France
ou de rAngleterre. Alors môme que son jugement est arrêté,
il le cache sous une hypothèse qui n'engage à rien, et qu'on
peut toujours désavouer. Qu'on lise, par exemple, deux de ses
plus beaux essais, le chapitre sixième du livre onze, intitulé :
De la Conslilution d'Angleterre, et le chapitre vingt-septième du
livre dix-neuf, intitulé : Comment les lois peuvent contribuer à
former les mœurs, les manières et le caractère dune nation, on
sentira la portée de cette observation. Dans ce dernier cha-
pitre, qui contient une étude très-fme des mœurs anglaises, l'An-
gleterre n'est pas même nommée ; les réflexions les plus justes
y sont enveloppées d'un nuage dont il n'est pas toujours aisé
de les tirer. Au milieu du xvni* siècle, Montesquieu, par une
vue de génie, a prédit la grandeur future de l'Amérique du
Nord ; il en donne la raison ; mais pour reconnaître la prophé-
tie, il faut y regarder de près, car voici comment elle est
faite :
« Si cette nation (Montesquieu ne dit nulle part le nom de cette nation
babitoit une lie.., si elle envoyoit au loin des colonies, elle le feroit plus
pour étendre son commerce que sa domination.
« Comme on aime à établir ailleurs ce qu^on trouve établi chez soi,
elle donneroit au peuple de ses colonies la forme de son gouvernement pro-
pre; et ce gouvernement portant avec lui la prospérité, on verroit se former
de grands peuples dans les forêts mêmes qu'elle enverroit habiter*.
Je crois, avec d'Alembert, qu'au dernier siècle, la
société lettrée qui lisdÀi T Esprit des lois devinait aisément ces
allusions transparentes; peut-être même y trouvait-elle un
plaisir raffiné. Mais la science ne s'accommode pas d'énigmes
et de sous-entendus ; il n'y a jamais trop de clarté pour elle ;
ce qu'elle aime, c'est la vérité toute nue. Ces épigrammes
demi-voilées, c'est de l'Esprit sur les lois, comme disait la
1. Esprit des Lois, XIX. xxvii.
XX INTRODUCTION
maligne M"« Du Deffant ; et tout cela a vieilli, car rien ne se
fane plus vite que le bel esprit.
Montesquieu avait une excuse; il lui semblait inutile
de braver un pouvoir ombrageux. Ce qu'il y a de singulier,
c'est qu'en ce point il ait fait école. Ce qui chez lui était
un défaut calculé est devenu un tic chez ses imitateurs.
Benjamin Constant, dans le plus profond de ses écrits:
De V esprit de conquête et de Vusurpation; Daunou, dans ses
Garanties individuelles ; Tocqueville , dans sa Démocratie en
Amérique, tourmentent leur langage pour parler de l'Em-
pire, de la Restauration, de la République, comme si ja-
mais l'Empire , la Restauration , la République n'avaient
existé. Avec plus de simplicité et moins de travail, Benja-
min Constant et Tocqueville auraient fait chacun un chef-
d œuvre, tandis que dans leurs écrits, si remarquables
qu'ils soient d'ailleurs , la forme embrouille et obscurcit la
pensée.
Revenons à Montesquieu. Il y avait longues années que
l'Esprit des lois était commencé, et que l'auteur en lisait des
chapitres à ses amis, lorsqu'il se décida à achever et à publier
l'œuvre de toute sa vie. Enfermé à la Brède en ITiiS et 1744,
n'ayant pas un sou pour aller à Paris, « dans cette ville qui
dévore les provinces, et que l'on prétend donner des plaisirs
parce qu'elle fait oublier la vie », il travaille sans relâche ;
mais sa vie avance, et l'ouvrage recule à cause de son immen-
site *. En 1745, le livre prend flgure. Au mois de février, Mon-
tesquieu invite son cher Guasco à venir chez un autre de ses
amis, le président Barbot, pour commencer la lecture du
grand ouvrage; a il n'y aura, dit-il, que vous avec le prési-
dent et mon fils ; vous y aurez pleine liberté de juger et de
critiquer*. »
Au commencement de 1746, Montesquieu est à Paris,
1. Lettre à Monseigneur Cerati, du 16 Janvier 1745.
2. Lettre à rat)bé de Guasco, du 10 février 1745.
A L'ESPRIT DES LOIS. xxi
l'œuvre est fort avancée, et Tabbé de Guasco se chargera do
faire imprimer V Esprit des lois en Hollande.
« Vous avez bien deyiQé,écritMontesquieuaufldèleabbé, et depuis trois
jours ]*ai fait Touvrage de trois mois; de sorte que si vous êtes ici au mois
d'avril, je pourrai vous donner la commission dont vous voulez bien vous
charger pour la Hollande, suivant le plan que nous avons fait. Je sais à cette
heure ce que j'ai à faire. De trente points je vous en donnerai vingt-six > ;
or, pendant que vous travaillerez de votre côté, je vous en rrai les quatre
autres* ».
Mais l'auteur n'a pas songé à la dissipation des dîners et
des soupers de Paris, car au mois d'août l'ouvrage n'est pas
prêt, et Montesquieu ne veut plus que l'impression se fasse
en Hollande, « encore moins en Angleterre, qui est une enne-
mie avec laquelle il ne faut avoir de commerce qu'à coups de
canon * ». Le 6 décembre, il écrit à Guasco :
« Mon cher abbé, je vous ai dit jusqu'ici des choses vagues^ et en voici
de précises. Je désire de donner mon ouvrage le plus tôt qu'il se pourra. Je
commencerai demain à donner la dernière main au premier volume, c'est-
àrdire aux treize premiers livres^, et je compte que vous pourrez les recevoir
dans cinq ou six semaines. Comme j'ai des raisons très-fortes pour ne point
tùter de la Hollande, et encore moins de l'Angleterre >, je vous prie de me
dire si vous comptez toujours de faire le tour de la Suisse avant le voyage
des deux autres pays. En ce cas il faut que vous quittiez sur-le-champ les
délices du Languedoc; et j'enverrai le paquet à Lyon, où vous le trouverez à
votre passage. Je vous laisse le choix entre Genève, Solcure et BÂlc. Pendant
que vous feriez le voyage, et que Ton commenceroit à travailler sur le premier
volume, je travaillerai au second, et j'aurai soin de vous le faire tenir
aussitôt que vous mêle marqueriez; celui-ci sera de dix livres' et le troisième
de sepf; ce seront des volumes in-4°. J'attends votre réponse liMiessus, et
si je puis compter que vous partirez sur-le-champ, sans vous arrêter ni à
droite ni à gauche. Je souhaite ardemment que mon ouvrago ait un parrain
tel que vous. »
i. Ces points sont les livres terminés. Montesquieu emploie sans doute
ces termes figurés pour dépister la trop grande curiosité de la poste.
2. Lettre à Vabbé de Guasco, de Paris 1746.
3. Lettre à Vabbé de Guasco, de Paris 1746,
4. Ces treize premiers livres contiennent tout ce qui concerne le gouver-
nement.
5. La France était en guerre avec l'Angleterre.
6. Livres XIV — XXIII, climat, terrain, commerce et population,
7. Uvres XXIV — XXIU, religion, etc.
XXII INTRODUCTION
En 1747, nouveau retard et nouveau changement. C'est
toujours Tabbé de Guasco qui fera imprimer Touvrage,
mais Montesquieu est d'avis de le faire imprimer en cinq
volumes in-12 (toujours sa division); il se réserve d'y ajouter
quelque jour un sixième volume qui contiendra un supplé-
ment. « Je suis accablé de lassitude, écrivait-il à Monseigneur
Cerati, je compte me reposer le reste de mes jours ^ »
Enfin, au mois de mai 1747, près de partir pour la Lor-
raine, et craignant de fatiguer son ami, Montesquieu remet
le manuscrit de l'Esprit des lois à M. Sarrasin, résident de
Genève en France. C'est Barillot qui sera chargé de l'impres-
sion ; c'est Jacob Vernet, professeur en théologie et ministre
de l'Église de Genève, qui reverra les épreuves.
Montesquieu avait connu J. Vernet à Rome, et leur liaison
n'avait jamais été interrompue. Vernet accepta la charge déli-
cate que lui offrait le grand écrivain ; et tant que dura l'im-
pression du livre, il fut en correspondance régulière avec
l'auteur, qui lui envoyait courrier par courrier ses additions
et ses corrections. Le biographe de J. Vernet * nous dit qu'il
a eu entre les mains ces premières variantes de VEsprit des
/oiS. «Elles sont curieuses, ajoute-t-il; Montesquieu avoit si
fortement médité son sujet, qu'il n'eut aucune idée impor-
tante à modifier; mais il étoit singulièrement attentif au choix
des tours et des expressions; il prioit souvent son éditeur de
faire substituer un certain mot à un autre, et dans ces légers
changements, qui ëtoient presque toujours motivés, on voit
avec quel goût il les composoit. »
Ce n'était pas seulement par délicatesse de goût que Mon-
tesquieu pesait chaque mot; c'était aussi par prudence. Sem-
blable en ce point, comme en beaucoup d'autres, à son
compatriote Montaigne, l'auteur de VEsprii des lois, le plus
1. Lettre du SI mars 1747.
2. Mémoire historique sur la vie et les ouvrages de M. J. Vernet, pro-
fesseur en théologie, etc. Paris et Genève, 1790. L'auteur est, dit-on,
M. Saladin.
A L'ESPRIT DES LOIS. xxiii
modéré et le plus fin des philosophes^ comme rappelle Voltaire,
n'avait aucune envie de jouer le rôle de martyr. S'il avançait
les idées les plus hardies, c'était en les enveloppant des
formes les plus modestes; c'était en appelant à son aide toutes
les ressources du langage le plus ingénieux. Il n'y a guère
qu'en France qu'un auteur peut mettre le lecteur de moitié
dans ses malices, et s'en faire un complice d'autant plus sûr
qu'il est plus intelligent. Les étrangers, qui s'arrêtent à la
surface, se méprennent aisément sur la pensée d'écrivains tels
que Montaigne, Montesquieu et Voltaire. Macaulay, par
exemple, en comparant Machiavel et Montesquieu, avec cet
aplomb qui ne l'abandonne jamais, a prouvé qu'on peut, en
qualité d'Anglais, se croire un politique infaillible, et ne rien
comprendre à la finesse et à la profondeur de l* Esprit des lois,
Montesquieu avait placé à la tête de son second volume
une Invocation aux Muses. Ce morceau ne trouva point grâce
devant Jacob Vernet ; il engagea l'auteur à le supprimer.
Avait-on jamais mis un grain de poésie dans un ouvrage
sérieux? Cela ne s'était jamais fait; donc cela ne devait
pas se faire. Montesquieu résista; puis, suivant son habi-
tude, il céda. Toute discussion lui était désagréable. En
général on trouve que Vernet eut raison et qu'il a fait
preuve de bon goût; je ne suis point de cet avis. Dans
cette effusion poétique je reconnais le caractère original de
Montesquieu, la marque qui le distingue de tous ceux qui
ont écrit sur le droit public. Aussi ai-je rétabli ce chapitre à
la place que lui avait donnée l'auteur. Ai-je bien ou mal fait,
le lecteur en jugera.
Il y avait un autre chapitre sur les lettres de cachet. Celui-
là, Vernet voulait le conserver; Montesquieu le supprima. 11
jugea sans doute que la critique atteignait trop directement
le roi de France et ses ministres, et recula devant sa propre
hardiesse. Par malheur pour nous, Vernet n'avait pas gardé
i. Leitm sur Rabelais, etc. Lettre VIL
XXIV INTRODUCTION
copie de ce chapitre curieux • ; tout au plus pourrait-on le
retrouver dans les papiers que conserve avec un soin jaloux
la famille de Montesquieu.
Pour en finir avec Jacob Vernet, disons qu'à en croire
Guasco, il ne se fît aucun scrupule de changer quelques
mots; il lie les croyait point français, parce qu*Us n'étaient point
en français de Genève^, dit le malicieux Italien, qui pourrait
bien répéter un mot de Montesquieu ; ce dont V auteur fut fart
piqué, ajoute-t-il, et il les fil corriger dans rèdition de Paris.
L'impression marchait lentement, car le 28 mars 17/i8,
Montesquieu écrit à M«' Cerati :
« A regard de mon oun'age Je vous dirai mon secret. On l'imprime dans
les pays étrangers; Je continue à tous dire ceci dans un grand secret. Il
aura deux volumes in-4, dont il y en a un d'imprimé ; mais on ne le
débitera que lorsque Tautre sera fait. Sitôt qu*on le débitera, vous en aurei
un que Je mettrai entre vos mains comme l'hommage que je vous fais de
mes terres. J*ai pensé me tuer <lepuis trois mois, afin d*achever un morceau
que je veux y mettre, qui sera un livre de Torigino et des révolutions de
nos lois civiles en France >. Cela formera trois heures de lecture ; mais je
vous assure que cela m*a coûté tant de travail que mes cheveux en sont
blanchis. Il faudrait pour que mon ouvrage fût complet que je pusse ajouter
deux livres sur les lois féodales *. Je crois avoir fait des découvertes sur une
matière la plus obscure que nous ayons, qui est pourtant une magnifique
matière. Si je puis être en repos à ma campagne pendant trois mois, je
compte que je donnerai la dernière main à ces deux livres, sinon mon
ouvrage s'en passera. »
S III. De l'effet produit par l'Esprit des lois.
Premières attaques.
DÉFENSE DE l'ESPRIT DES LOIS. — La SoRBONNE.
La Congrégation de l'index.
Revenu à la Brède au printemps de 1748, Montesquieu
écrivit ses deux livres sur les lois féodales, et les envoya à l'im-
1. Sclopis, Recherches sur V Esprit des Uns, Turin, 18j7, p. 121.
2. Note de la lettre du 30 mai 1747.
3. C*est le livre XXVUI, qui n'a pas moins de quarante-cinq chapitres.
4. Ce sont les livres XXX et XXXI.
A L'ESPRIT DES LOIS. xxv
primeur assez tôtpourque l'Esprit des lois enfin achevé, parût
à Genève vers la fin de Tannée. L'ouvrage, qui ne porte ni date
ni nom d'auteur, fut publié par Barillot et fils en deux
volumes in-4". 11 s'en fit presque aussitôt un second tirage
qu'on reconnaît à Verrata placé à la fin du tome premier.
Comment le livre fut-il reçu du public? Avec plus de
curiosité que de faveur, si l'on en croit d'Alembert.
« A peine l'Esprit des lois parut-il, qiiHl fut recherché avec empresse-
ment, sur la réputation de l'auteur; mais, quoique M. de Montesquieu eût
écrit pour le bien du peuple, il ne dcvoit pas avoir le peuple pour juge; la
profondeur de Tobjet étoit une suite de son importance même. Cependant
les traits qui étoient répandus dans Touvrage, et qui auroicnt été déplacés
s*ils n^étoient pas nés du fond du sujet, persuadèrent à trop de personnes
qu'il étoit écrit pour elles. On cherchoit un livre agréable, et on ne trouvoit
qu'un livre utile dont on ne pouvoit d*ailleurs, sans quelque attention, sai-
sir Tensemble et les détails. On traita légèrement TEsprit des lois; le titre
même fut un sujet de plaisanterie > : enfin Vun des plus beaux monuments
lUtéraires qui soient sortis de notre nation fut regardé d'(tbord par elle
avec assex d'indifférence.
« Il fallut que les véritables juges eussent eu le temps de le lire ; bien-
tôt ils ramenèrent la multitude toujours prompte à changer d*avis. Lapar^
tie du public qui enseigne dicta à la partie qui écoute ce qu'elle devoit
penser et dire, et le suffrage des hommes éclairés, joint aux écfios qui le
répétèrent, ne forma plus qu^une voix dans toute l'Europe >.
N'en déplaise à d'Alembert, qui ne perd jamais l'occasion
d'ériger les philosophes ses confrères en grands pontifes, on
n'eut pas besoin que la partie du public qui enseigne dictât à
la partie qui écoute ce quelle devoit penser et dire; il y avait en
France assez de goût et d'esprit pour que de simples femmes
fussent en état d'apprécier l'œuvre de Montesquieu, avant que
loracle eût parlé. On en peut juger par la lettre de M«« Geof-
frin, qui nous fait connaître tout au moins l'opinion d'un des
plus aimables salons de Paris :
c Paris, U janyier 1749.
« Je ne vous sais aucun gré, mon cher président, de penser à moi au
milieu de vos loups et de vos éperviers ; c'est bien assurément ce que vous
1. M. de Montesquieu, disoit-on, devoit intituler son livre : De V Esprit sur
Us lois. (Note de d'Alembert.)
i. D'Alembert, Éloge de Montesquieu.
XXVI INTRODUCTION
avez de mieux à faire que de tous distraire à cette compagnie ; mais c*est
à vous de me remercier de ce que ]e veut bien interrompre une lecture
délicieuse pour vous écrire. Cette lecture est un livre nouveau, dont il n y
a que fort peu d*exemplaires à Paris, que l'on s'arrache et qu'on dévore. Je
ne veux pas vous en dire le titre, encore moins la matière qu'il traite; je
vous laisse le plaisir de le deviner. Je n'entreprendrai pas non plus de
vous en faire Tanalysc; cela seroit au-dessus de mes forces; mais je vous
dirai simplement ce que j'en pense. Tout le monde est capable de recevoir
une impression ; et quand on a été aflfecté, on peut rendre la manière dont
on l'a été. Ce livre me parait le chef-d'œuvre de l'esprit, de la philosophie,
de la métaphysique et du savoir; il est écrit avec élégance, finesse, justesse
et noblesse. Le choix du sujet est une preuve du génie de l'auteur, et la
façon de le traiter en fait connaître l'étendue. Il a peint dans cet ouvrage
la pureté de ses mœurs et la douceur de sa société. La préface est char-
mante; on croit l'entendre dans la conversation. Ce livre a deux avantages
qui lui sont particuliers : le premier, c'est qu'il ne peut pas être jugé par
les sots : il est hors de leur portée ; le second, c'est qu'il satisfait l'amour-
propre des gens qui seront capables de le lire ; il laisse l'action à leur
esprit. L'auteur ne vous dit que ce qu*il croit nécessaire de vous dire; il
vous donne à penser presque autant qu'il vous en dit, et vous voyes qu'il
en a pensé mille fois davantage. Il dit dans sa préface : Qui pourrait dire
tout sans un mortel ennui? C'est un écueil que tous les auteurs les plus
célèbres en métaphysique et en morale n'ont pas su éviter; on voit qu'ils
ont retourné leur sac. Il ne leur est rien resté sur les matières qu'ils ont
traitées ; ils les ont épuisées, et ils ne supposent et ne demandent à leurs
lecteurs que la faculté de les entendre ; ils ne leur laissent pas croire qu'ils
les soupçonnent de la moindre intelligence pour aller plus loin que ce
qu'on leur montre. Je m'aperçois que je suis prête à tomber dans l'incon-
vénient que je reproche à ces messieurs : il ne faut pas aussi vider mon
suc. Je veux que vous puissiez croire que je pense encore mieux que je ne
dis sur ce livre divin. Je scrois bien glorieuse si ce que je vous en ai dit
vous donnoit envie de le lire. Mais comme vous pourriez n'avoir pas assez
de confiance en mes lumières pour entreprendre cette lecture sur ma parole, je
vais, pour vous déterminer, vous dire un j ugement que M. d'Aube > en porte :
« Il trouve ce livre plat et superficiel, et prétend qu'il a été fait des
1. Richer d'Aube, né à Rouen veri 1688, mort à Paris le 12 octobre 1752,
avait publié en 1743 un Essai sur les principes du droit et de la morale,
en un vol. in-4°. Il prétendait que Montesquieu lui avait pris toutes les
idées qu'il a développées dans l Esprit des lois, D'Aube, neveu de Fonte-
nelie, n'est plus connu aujourd'hui que par le vers de Rulhière :
Monsieur d'Aube,
Qu'ont ardeur de dispate éveillait avant l'aube.
et par l'épigramme de Voltaire : Sur la mort de M, d*Auhe, neveu deM.de
Fontenelle :
Qui frappe là? dit Lucifer.
— Ouvrez, c'est d'àube —Tout l'enfer
A L'ESPRIT DES LOIS. xxvii
éplnchures du sien. Il a dit à un benêt d*impriniear qui est venu lui
demander sMl devoit imprimer ce livre, qu*il s'en donn&t bien de garde,
qu*il en seroit pour ses frais. Après vous avoir dit tout cela, tout est dit ;
il ne me reste plus qu*à vous assurer, mon cher président, de toute ma
tendresse et du désir que j'ai de vous revoir i. »
Si l'on rapproche de cette lettre ce que Montesquieu écrit
le 27 mai 1750 au marquis de Stainville, qu'en un an et
demi on a fait vingt-deux éditions de son livre * et qu'il est
traduit dans presque toutes les langues, on sentira que
d'Âlembert a été un peu loin quand il reproche à nos pères
leur indifférence. Il a pris une plaisanterie de M"® Du Deffant
pour l'opinion de la France. La vérité est, au contraire, qu au
dernier siècle aucun livre ne fut accueilli avec plus de faveur
que VEsprit des lois.
Il y eut bientôt des critiques; il était difficile qu'il n'y
en eût pas. En 17/i8, au milieu du silence universel, quand
on vivait encore sur la tradition du grand règne, un Français,
un magistrat, un philosophe, portait une main hardie sur
Tarche sainte du gouvernement, et faisait de la religion
même l'objet de ses études et de ses critiques. C'était une
témérité, presque un crime, aux yeux de ces hommes (et ils
sont nombreux) qui ne permettent pas qu'on touche à leurs
croyances, ou qu'on trouble leurs préjugés.
Un des premiers qui entra eu lice fut un certain abbé de
Bonnaire. Son livre est intitulé : L* Esprit des lois quintessenciè
par une suite de lettres analytiques, 2 vol. in-12. Ce sont des
lettres familières, écrites dans ce] style grossier et bouffon.
A ce nom fait et l'abandonne.
— Oh ! oh I dit d'Aube ; en ce pays
On me reçoit comme à Paris :
Quand j'allais yoir quelqu'un, je ne trouvais personne.
1. Cette lettre a été publiée pour la première fois par M. Âuguis, dans
808 Révélations indiscrètes du xviii* siècle, Paris, 1814.
2. De 1748 à 1750, M. Viaa (Montesquieu, Bibliographie de ses œuvres,
par Louis Dangeau) ne compte que douze éditions, ce qui est déjà consi-
dérable; mais il y a eu peut-être plusieurs éditions sous la même date.
XXVIII INTRODUCTION
auquel on reconnaît le pédant de sacristie. Montesquieu est
traité de politique qui déraisonne, de rèflèchisseur volage,
d'auteur vagabond, de rhéteur sophiste. « C'est un don Qui-
chotte; c'est un homme à chimères, qui se joue de la raison,
des mœurs et de la religion ; qui cède à Tenvie de faire briller
son esprit aux dépens de son cœur, et dont le moindre défaut
est d'avoir la tête entièrement renversée, etc. » Ce sont tou-
jours les mômes impertinences. On dirait que l'ignorance est
un titre de noblesse qui donne le droit d'insulter la science
comme une parvenue.
Personne ne prit la peine de répondre à l'abbé de Bon-
uaire, sauf Boulanger de Rivery, qui le traita assez mal dans
son Apologie de VEsprii des lois en rèpome aux observations
de M. de la Porte. Montesquieu ne fit aucune attention à une
critique qui ne prouvait que la sottise de l'écrivain».
Il n'en fut pas de même quand il fut attaqué par les Nou-
velles ecclésiastiques. C'était une feuille janséniste qui eut une
certaine célébrité au siècle dernier. Le gazctier ecclésiastique,
qui voyait dans l'Esprit des lois une de ces productions que
la bulle Unigenitus a si fort multipliées, publia deux articles
dans les numéros du 9 et du 16 octobre 1749 : le premier
afin de prouver que Montesquieu était athée, calomnie ridi-
cule qui ne pouvait tromper personne; le second afin de
démontrer qu'il éiait déiste, ce qui peut-être n'était pas
aussi loin de la vérité".
Au début Montesquieu ne parut pas s'inquiéter de tout
ce bruit. « Quant à mon livre de l'Esprit des lois, écri-
vait-il à MK*" Cerati, j'entends quelques frelons qui bour-
donnent autour de moi ; mais si les abeilles y cueillent un
peu de miel, cela me suffit '. » Ce fut son ami l'abbé de
1. Êlie Luzac, dans ses Remarques d^un anonyme sur l'Esprit des lois,
a cité plus d'une fois l'ouvrage de Tabbô de Bonnaire.
2. Ces deux articles furent réimprimés et publiés séparément sous le
titre é*Examen critique de l'Esprit des lois.
3. Lettre du 2 novembre 1749*
A L'ESPRIT DES LOIS. xxix
Guasco qui le poussa, Vépie dans les reins ^ à réfuter des
accusations qui n'étaient pas sans péril. « En méprisant de
pareils dangers, écrit d'Âlembert, M. de Montesquieu auroit
cru les mériter, et l'importance de Tobjet lui ferma les yeux
sur la valeur de ses adversaires *. »
La Défense de VEsprit des lois parut à Genève au commen-
cement de Tannée 1750. Elle ne portait pas de nom d'au-
teur, mais on sentait l'ongle du lion. Comme le disait Mon-
tesquieu, « ce qui y plaît est de voir, non pas mettre les
vénérables théologiens à terre, mais de les y voir couler dou-
cement ' ». L'effet de cette réponse fut considérable.
« Cet oavrage, nous dit d'Alembert, par la modération, la yérité, la
finesse de plaisanterie qui y régnent, doit être regardé comme un modèle
en ce genre. M. de Montesquieu, chargé par son adversaire dMmputations
atroces, pouToit le rendre odieux sans peine ; il fit mieux, il le rendit ridi-
cule. S*ii faut tenir compte à Tagresseur d'un bien qu*il a fait sans le vou-
loir, nous lui devons une éternelle reconnaissance de nous avoir procuré
ce chef-d'œuvre. Mais ce qui ajoute encore au mérite de ce morceau pré-
cieux, c'est que Tauteur s'y est peint lui-même sans y penser; ceux qui
l'ont connu croient l'entendre, et la postérité s'assurera, en lisant sa
Défense, que sa conversation n'étoit pas inférieure à ses écrits ; éloge que
bien peu de grands hommes ont mérité *. »
Jamais réi>onse n'a désarmé un ennemi. Le gazetier
ecclésiastique revint à la charge dans les numéros du 2li avril
et du 1" mai 1750 *. Il maintint tous les reproches qu'il avait
faits à l'auteur. SurlesunsM.de Montesquieu essayait en vain
de se justifier ; sur les autres il n'osait même pas tenter de se
défendre. Suivait une longue liste d'objections accompagnées
du mot : pas de réponse. C'est le refrain ordinaire. Quel est
le journal qui n'ait pas toujours raison ?
i. Leitre du 4 octobre 4752.
3. Eloge de Montesquieu.
3. Lettre à il»* du Deffant, 13 septembre 175$.
4. Eloge de Montesquieu,
h. Ces deux articles ont été aussi publiés à part sous le titre de
Eéponse à la Défense de VEsprit des lois.
XXX INTRODUCTION
Dès que la querelle prenait une couleur théologique, Vol-
taire ne pouvait se tenir à l'écart. Ddins\e Remerciementsincère
à un homme charitable, il jetta à pleines mains le ridicule sur
les feuilles jansénistes. Ce n'était pas le moyen d'apaiser les
passions, à supposer que dans la France, divisée en deux
camps, on fût disposé à écouter la raison. L'Esprit des lois
fut dénoncé à l'Assemblée du clergé, à la Sorbonne, à la Cour
de Rome. On voulait abattre par un coup de force un adver-
saire qu'il n'était pas facile de réduire au silence par la
discussion.
A l'Assemblée du clergé l'accusateur ne fut rien de moins
que l'archevêque de Sens, Languet de Gergy, l'historien et le
panégyriste de Marie Alacoque. L'archevêque était le confrère
de Montesquieu à l'Académie française, mais il n'était pas
homme à s'arrêter devant une si petite considération quand
il s'agissait de servir l'Église. « Il avoit fait de grandes écri-
tures, nous dit Montesquieu, écritures qui rouloient principa-
lement sur ce que je n'avois point parlé de la Révélation,
en quoi il erroît et dans le raisonnement et dans le fait. * »
Le zèle de l'archevêque ne fut pas récompensé, l'Assemblée
du clergé laissa tomber la dénonciation.
La Sorbonne n'y mit guère moins de prudence. Sur les
plaintes violentes du journal janséniste, qui accusait haute-
ment le clergé de France, et surtout la faculté de théologie,
de montrer pour la cause de Dieu une indifférence coupable,
la Sorbonne nomma à diverses reprises des députés pour
examiner CEsprit des lois. Ils y trouvèrent, dit-on, dix-huit
chefs d'accusation ; mais l'affaire en resta là ; il n'y eut point
de jugement. On voit néanmoins que plus d'une fois la fa-
culté fut sur le point de se prononcer, u M. de Montesquieu,
écrit Maupertuis, eut sur cela des inquiétudes, dont j'ai été
le témoin et le dépositaire ; il n'étoit pas menacé de moins
que de voir condamner son livre, et d'être obligé à une ré-
1. L$Ure au duc d$ Niv$rnou, du 8 ocU>bre 1750.
A L'ESPRIT DES LOIS. xxxi
tractation ou à des modifications toujours fâcheuses '. » Cette
perpétuelle menace d'une censure agaçait Montesquieu.
« La Sorbonne, écrivait-il en 1753, cherche toujours à
m'attaquer; il y a deux ans qu'elle travaille sans savoir
guère comment s'y prendre. Si elle me fait mettre à ses
trousses, je crois que j'achèverai de Tensevelin; j'en serois
bien fâché, car j*aime la paix par-dessus toutes choses'.»
A la mort de Montesquieu, en 1755, la Sorbonne n'avait
rien fait encore, mais les amis de Montesquieu n'étaient point
rassurés; on craignait une condamnation d'autant plus facile
à prononcer que l'écrivain ne serait plus là pour se défendre,
et qu'en condamnant le livre on n'atteindrait pas la personne
de l'auteur. Il y avait là un péril que le parti philosophique
essayait de conjurer. C'est ainsi que j'explique un passage de
VÈloge de Montesquieu. Dans un langage entortillé, mais qui
contient autant de flatteries que de menaces, d'Alembert
invite la Sorbonne à laisser dormir ses foudres vieillies:
« Il 8*agi88oit de la religion ; une délicatesse louable a fait prendre à la
faculté le parti d'examiner V Esprit des lois. Quoiqu'elle s'en occupe depuis
plusieurs années, elle n'a rien prononcé jusqu'ici; et fût-il échappé à M. de
Montesquieu quelques inadvertances légères, presque inévitables dans une
carrière si vaste, Pattention longue et scrupuleuse qu'elles auraient de-
mandée de la part du corps le plus éclairé de l'Église prauveroit au moins
combien elles seroient excusables. Mais ce corps, plein de prudence, ne
précipitera rien dans une si importante matière. Il connolt les bornes de
la raison et de la foi ; il sait que l'ouvrage d'un homme de lettres ne doit
point être examiné comme celui d'un théologien...; que d'ailleurs nous
vivons dans un siècle malheureiAX, où les intérêts de la religion ont besoin
^étre ménagés, et qu'on peut lui nuire auprès des simples, en répandant
mal à propos, sur des génies du premier ordre, le soupçon d'incrédulité;
qu'enfin, malgré cette accusation injuste, M. de Montesquieu fut toujours
estimé, recherché et accueilli par tout ce que l'Église a de plus respectable
et de plus grand. Eût-il conservé auprès des gens de bien la considération
dont il Jouîssoit, s'ils l'eussent regardé comme un écrivain dangereux? »
i. Éloge de Montesquieu, tome I, p. 10.
2. On venait de pubUer le Tombeau de la Sorbonne, pièce attribuée à
Voltaire.
3. LeUre à Vabbé de Guasco, du S mars 1755.
xxxii INTRODUCTION
Tandis que la Sorbonne prolongeait ces hésitations qui ne
devaient pas finir, on dénonçait l'Esprii des lois à Rome, on
demandait que ce livre suspect fût déféré à la congrégation
de VIndex. Une lettre adressée le 8 octobre 1750 au duc de
Nivernois, ambassadeur de France à Rome, prouve que Mon-
tesquieu s'était ému de cette nouvelle menace. Il avait beau
répéter que son livre était un livre de politique et non de
théologie, une pareille excuse ne pouvait désarmer ses adver-
saires. Ce qu'on lui reprochait était justement de considérer
la religion au point de vue politique; il n'en fallait pas davan-
tage pour alarmer une Église qui n'entend pas qu'on la dis-
cute, et qui prétend que, de droit divin, le dernier mot en
toutes choses lui appartient.
Montesquieu offrait de corriger, ou tout au moins d'adoucir
les passages qui blessaient les consciences timorées ; mais il
ne connaissait pas les gens auxquels il avait affaire. On pre-
nait acte de son bon vouloir, et on lui laissait entendre que
la congrégation se contenterait de condamner les premières
éditions. C'était plus qu'il n'en pouvait supporter ; ces tracas-
series l'excédaient; aussi s'en explique-t-il nettement dans
sa lettre au duc de Nivernois :
a Je Yois, dit-il, que les geas qui, te déterminant par la bonté de leur
cœur, désirent de plaire à tout le monde et de ne déplaire k personne, ne
font guère fortune dans ce monde. Sur la nouvelle qui me vint que quel-
ques gens avoient dénoncé mon livre à la congrégation de VIndex, je pensai
que, quand cette congrégation connoltrait le sens dans lequel J'ai dit des
choses qu*on me reproche, quand elle verroit que ceux qui ont attaqué mon
livre en France ne se sont attiré que de Tindignation et du mépris, on me
laisseroit en repos à Rome, et que moi, de mon côté, dans les éditions que
je ferois, je changerois les expressions qui ont pu faire quelque peine aux
gens simples ; ce qui est une chose à laquelle je suis naturellement porté ;
de sorte que quand monseigneur Bottari m*a envoyé ses objections, j*y ai
toujours aveuglément adhéré^ et ai mis sous mes pieds toute sorte d'amour-
propre à cet égard. Or, à présent je vois qu'on se sert de ma déférence
même pour opérer une condamnation. Votre Excellence remarquera que si
mes premières éditions contenoient quelques hérésies, j*avoue que des
explications dans une édition suivante ne devroient pas empêcher la con-
damnation des premières} mais ici ce n'est point du tout le cas; il est ques-
A L'ESPRIT DES LOIS. xxxiii
tion de quelques termes qui, dans certains pays, ne paroissent pas assez
modérés, ou que des gens simples regardent comme équivoques ; dans ce
cas je dis que des modifications ou éclaircissements dans une édition sui-
yante, et dans une apologie déjà TaiteS suffisent Ainsi Votre Excellence voit
que, par le tour que cette affaire prend, je me fais plus de mal que l'on ne
peut m*en faire, et que le mal qu'on peut me faire cessera d'en être un,
sitAt que moi, jurisconsulte françois, je le regarderai avec cette indifférence
quê (sic) mes confrères, les jurisconsultes françois, ont regardé les procédés
de la congrégation dans tous les temps. »
Ces dernières paroles sont d'un magistrat et d'un gallican.
Jamais, dans notre ancienne monarchie, on n'a tenu compte
des décisions que i>ouvait prendre la congrégation de V Index.
C'était là une de ces vieilles libertés auxquelles nos pères
tenaient avec raison, car elle leur servait à défendre l'in-
dépendance nationale et la liberté de l'esprit humain contre
les prétentions ultramontaines. Que serait devenue la science,
que serait devenue la France elle-même, si l'on s'était résigné
à passer sous le joug de quelques théologiens, serviteurs dé-
voués des entreprises romaines?
Montesquieu ajoute fièrement : « Je crois qu'il n'est point
de rintérêt de la cour de Rome de flétrir un livre de droit
que toute l'Europe a déjà adopté ; ce n*esl rien de le con-
damner, il faut le détruire. » Cri d'un grand homme qui sent
ce qu'il vaut.
Cependant, à la fin de sa lettre, il baisse le ton et demande
qu'on lui épargne un nouvel ennui : « Il me parolt, dit-il,
que le parti que Votre Excellence a pris de tirer l'affaire en
longueur est, sans difliculté, le meilleur, et peut conduire
beaucoup à faire traiter l'affaire par voie d'impegno.* » Éviter
tout éclat, telle devait être la politique d'un homme qui cher-
i. Allusion à la Défense de V Esprit des lois.
2. Le mot signifie transaction, arrangement amiable. Cependant à en
croire Alberti^ dans son dictionnaire italien publié au siècle dernier, ce
mot aurait été employé par les écrivains français dans un sens tout opposé,
pour exprimer la résolution de ne pas céder. J'estime que Montesquieu se
ser du mot impegno dans le premier sens.
III. c
XXXIV INTRODUCTION
chait le repos, en comptant sur Tavenir pour justifier Tœuvre
qu'il léguait à la postérité.
Il serait intéressant de connaître les détails de cette né-
gociation, où Montesquieu paraît avoir déployé cette finesse
qui lui avait donné le goût de la diplomatie. Les pièces sont
à Rome, mais on ne les a jamais publiées. Tout ce que nous
savons, grâce à M. Sclopis\ c'est que le cardinal Passionei, un
savant homme, se fit l'avocat de Tauteur auprès de monseigneur
Bottari chargé de l'examen du livre. Une lettre adressée par
Montesquieu au cardinal, et accompagnée d'une feuille d'é-
claircissements, est entre les mains de M. Camille Angelini,
à Rome ; M. Sclopis en donne une analyse, faite pour exciter
la curiosité du public :
« Cette lettre, dit-il, est du 2 juin 1750. Montesquieu y témoigne le désir
le plus vifd*évlter que son livre soit mis à VIndex; il espère que Ton verra
« que 8*il (Bottari) a trouvé quelquefois des termes qui n*exprimoient pas
« assez, ou qui exprimoient trop, ou dos endroits qui n*ctoient pas assez
« développés, Je suis cependant presque toujours d*accord avec cet illustre
« prélat (Bottari). » 11 ajoute qu'il s*en remet au jugement des deux
prélats, et que s'il désire que partout on soit content de lui, ce désir est
infiniment plus ardent d Végard de Rome,
« Dans les éclaircissements ajouté^, on reproduit à peu près les mêmes
considérations que ceUcs qui se lisent dans la Défense de l'Esprit des lois,
qui était alors au moment d*ôtre publiée. Montesquieu déclare encore que
cr comme il veut éviter même de scandaliser les simples, il supprimera et
« expliquera dans une nouvelle édition, qu'il ne tardera pas à donner, les
« endroits qu'on &*est efforcé de rendre suspects par une explication sinis-
« tre. » Il demande qu'on suspende le jugement jusqu'à ce que Ton puisse
avoir sous les yeux les réponses de fauteur et la nouvelle édition; enfin il
parle de sa position dans le monde, et il insiste pour qu*on soit moins
prompt à flétrir son livre et à condamner ses sentiments, qui ont toujours
été et seront toujours ceux de la plus saine et de la plus pure doctrine, et
exempts de tout soupçon k cet égard. »
Malgré celte déférence, malgré les efforts du duc de Niver-
nois, le livre ne put échapper à la censure romaine. M. Vian
nous apprend que, le 3 mars 1752, la congrégation de VIndex
i. Recherches sur l'Esprit des lois, p. 152.
A L'ESPRIT DES LOIS. xxxv
condamna V Esprit des bis; il ajoute que, suivant toute
apparence, cette censure décida Montesquieu à ne plus
donner, de son vivant, une nouvelle édition de son livre. Il
serait bon d'éclaircir ce fait peu connu de la mise à VIndex;
je remarque que les contemporains les mieux informés n'en
parlent point. D'Alembert, qui s'étend sur les critiques des
Nouvelles ecclésiastiques, et qui fait la leçon à la Sorbonne,
ne dit pas un mot de VIndex. Est-ce ignorance, est-ce calcul ?
il serait intéressant de le savoir.
Ce qui me ferait croire que la condamnation de VIndex ne
reçut pas une grande publicité, c'est que le 4 juin 1752, trois
mois après le jugement du tribunal romain, les Nouoelles
ecclésiastiques recommencent le feu contre VEsprit des lois,
en attribuant à Montesquieu une brochure intitulée : Suile de
la Défense de VEsprit des lois ^ Le gazetier janséniste saisit
ce prétexte pour dire des injures atroces à l'ennemi qu'il veut
terrasser. Dans cet article, que je ne connais, il est vrai, que
par une lettre de Montesquieu, du k octobre 1752, il n'est
pas question de VIndex et de sa censure. Gomment un journal
religieux aurait-il perdu une si belle occasion ?
Montesquieu applaudit à la Suite de la Défense de VEsprit
des lois, a faite, dit-il, par un protestant, écrivain habile,
et quia infmiment d'esprit ». Mais quant à lui, il ne veut pas
répondre, a haïssant à la mort de faire encore parler de
lui... Mon principe, ajoute-t-il, est de ne point me remettre
sur les rangs avec des gens méprisables. » Il avait raison ; on
ne discute qu'avec des adversaires de bonne foi. Quant aux
fanatiques, ou aux écrivains à gages qui font de la calomnie
un métier, c'est une duperie que de se prêter à leur jeu. Le
seul moyen de les confondre, c'est d'opposer à leurs insultes
le silence et le mépris.
1. Cette brochure, pubUée à Berlin en 1751, était de La Beaumelle. C'était
une réponse à la réplique des Nouvelles ecclésiastiques, publiée en 1750,
dont J*ai parlé plus haut.
XXXVI INTRODUCTION
En suivant jusqu'au bout Thistoire de ces querelles théolo-
giques, j'ai laissé de côté des critiques plus sincères et plus
modérées. De 1749 à 1755 il en parut un certain nombre
dont il est bon de dire quelques mots*
L'oi^ane des jésuites, le Journal de TrévotAX, s'occupa de
VEsprit des lois k diverses reprises*. En avril 1751, par
exemple, il insiste sur ce qu'à son avis il y a d'insuffisant
dans la théorie de Montesquieu :
« Il Dous semble, dit rartîde, qu'on aurait pu et dû ajouter à VEsprU
des lois un supplément, dont oe livre a un besoin absolu. L'amour de la
patrie, le point d'bonneur, la crainte du châtiment : voilà toutes les forces
dont M. de Montesquieu arme la législation des empires, selon les diffé-
rentes formes qui caractérisent leurs gouvernemenU. Tout cet appareil dmit
on soutient la législation se réduit donc à des moyens qui ne peuvent
émouvoir que lintcrèt national des peuples, allumer Tambition des nobles,
intimider Taudace des faibles. Il n*y a rien là qui puisse lier la conscience
aux lois, et étendre Tintérât de les observer au delà des limites t>ù se ren-
ferme la durée de cette vie. Ces appuis n*étant qu'extérieurs et passagers,
leur insuffisance est évidente... Nous ne manquons point d^ccrivains
qui ont élevé Tédifice de la législation sur des fondements plus stables, et
qui Pont fortifié d'une sanction divine *.
La réponse à cette critique me paraît facile. Montesquieu
parle du caractère politique qui dislingue les législations, et
qui tient à la forme des gouvernements. Le Journal de Trè-
roux parle du caractère moral et religieux qui est commun
aux lois de tous les peuples. Entre ces deux faisons de consi-
dérer les choses, il n'y a aucune contradiction; on peut
aisément les concilier. Du reste, si j'ai cité ce pa^sage, c'est
pour montrer que le Journal de Trévoux discute avec conve-
nance, et ne croit pas que traîner un écrivain dans la boue
soit une manière de le réfuter.
En 1751, labbéde la Porte, critique fameux en son temps,
I. Dans les ÊclaircisstnuiUs joints à la fV.-Viw dt rEsrrii <f« iois
Montesquieu répond i une îettw insonSe dans le JivwriMl de Trro»Hx au
mois 4'avnl 1749.
i C'est probablement une allusion à De mai et i d'A^ues£<iu.
A L'ESPRIT DES LOIS. xxxvii
publia des Observations sur r Esprit des lois, ou l'art de le lire,
de r entendre et d'en juger \ avec l'épigraphe :
Que in nemora, aut quos agor in specus *.
Le titre dit bien ce que Técrivain s'est proposé de faire.
Le livre contient autant d'éloge que de blâme. D'une part
l'Esprit des lois est l'ouvrage « le plus curieux, le plus étendu,
le plus intéressant qui ait paru depuis longtemps » ; c'est
un livre qui contient de l'or en masse ; c'est un Pérou, c'est
un tableau moral de l'univers. D'autre part, c'est tin laby-
rinthe où l'on se perd ; c'est le portefeuille d'un homme d'es-
prit, mais ce n'est qu'un portefeuille, « c'est-à-dire un amas
de pièces décousues, un tas de morceaux détachés -, enfin une
infinité d'excellents matériaux, dont on pouvait faire un trôs-
bon livre... » On n'aperçoit « qu'une infinité de petits anneaux,
dont les uns sont d'or à la vérité, les autres de diamants et
de pierres les plus rares et les plus précieuses ; mais enfin ce
ne sont que des anneaux qui ne forment point une chahie^, »
Il faut reconnaître que Tabbé de la Porte n'est pas le seul
qui ait adressé de pareils reproches à l'Esprit des lois.
En dehors de ces réflexions sur l'absence de méthode,
l'abbé de la Porte divise sa critique en cinq articles : reli-
gion, morale, politique, jurisprudence et commerce. Sur
chaque point il s'efforce de prouver que l'Esprit des lois
rapi>orte tout au climat et au gouvernement. C'est aller plus
loin que Tauteur ; aussi Montesquieu a-t-il pu dire avec
raison : « L'abbé de la Porte m'a critiqué sans m'entendre *. »
Quelques-unes des observations ne manquent pas de finesse;
mais l'œuvre est médiocre ; je n'en ai pu rien tirer pour mon
commentaire. Montesquieu, en appelant l'auteur le futile
La Porte, Ta jugé d'un mot.
i. Un Yol. in-12, aous la rabrique d'Amsterdam, chei Pierre Mortier.
2. Horace. Od. XDC. Liy. m.
3. Observations, page 49.
4. Lettre du V juin 47Si.
XXXVIII INTRODUCTION
A celte critique de peu de valeur on fit cependant deux
réponses. L'une est intitulée : Apologie de rEsprit des lois, ou
réponse aux obsei-vatiom de M. de la Porte, C'est une brochure
de cent quarante pages dont l'auteur est Boulanger de Rivery.
La défense est aussi insignifiante que lattaque ' .
Il n'en est point de même d'un autre écrit qui porte pour
titre : « Réponse aux Observations sur l'Esprit des lois. L'auteur
de ce livre était un jeune négociant de Bordeaux, M, Risteau,
qui devint plus tard un des directeurs de la compagnie des
Indes. Montesquieu faisait grand cas de ce travail ; il avouait
même qu'il eût été fort embarrassé de répondre à certaines
objections, que son jeune défenseur avait réfutées de manière
à ne laisser aucune place à la réplique ". Cette appréciation
donne un certain prix à la Réponse de M. Risteau. Du reste,
elle n'est pas rare. On l'a réimprimée à la suite des Lettres
familières, Paris, 1767, et en dernier lieu dans l'édition des
Œuvres complètes de Montesquieu, publiée par Dalibon, Paris,
1827.
Dans les Observations de l'abbé de la Porte on trouve un
passage obscur, ainsi conçu :
« Je n*entreprendrai pas de réfuter le sentiment de M. de Montesquieu
sur la levée des impôts; un homme du métier Ta fait, dit-on, avec beaucoup
de force ; mais Vouvrc^ge est fort rare, et quoique fait pour le public il n'a
été vu Jusqu'à présent que par un très-petit nombre d'amis particuliers, à
qui, par un privilège spécial, on a bien voulu en procurer la lecture. Tout
le monde sait que l'auteur est un homme de très-grand mérite ; il a écrit
pour la défense de sa cause, et de celle d'une compagnie riche, nombreuse
et puissante*. Un combat entre lui et l'auteur de V Esprit des lois, seroit
pour le moins aussi intéressant que celui d'Argant et de Tancrède^. »
Cet adversaire redoutable, suivant l'abbé de la Porte, était
M. Dupin, fermier général, qui avait fait imprimer à un très-
1 . « Le célèbre abb5 y fit une légère réponse. » OEuvres posthutnesde Mon*
lesquieu, p. 241, note des éditeurs.
2. OEuvres posthumes de Montesquieu, in-12, p. 213. Note des éditeurs.
3. La Compagnie des Fermiers généraux.
4. Observations, etc., p. 151.
A L'ESPRIT DES LOIS. xxxix
petit nombre d'exemplaires, en deux volumes in-8«, des : Re-
marques sur quelques parties d'un livre intitulé VEsprit des
loisK u Ainsi, écrivait Montesquieu, me voilà cité au tribunal
de la maltôte, comme j'ai été cité à celui du Journal de Tré-
voux '. )) Le livre avait fait grand bruit avant sa naissance ;
on prétend même que Montesquieu se serait adressé à madame
de Pompadour pour en empêcher la publication. Les écrivains
du xvm» siècle étaient assez chatouilleux à Pendroit de la
critique, pour qu'une pareille démarche n'ait en soi rien
d'impossible; Voltaire en a fait bien d'autres. Mais jusqu'à
preuve du contraire rien n'autorise à accuser Montesquieu
de cette faiblesse. Dans sa correspondance, il ne parait nulle-
ment effrayé des critiques de celui qu'il appelle le pesant
Dupin •.
Ce qui semble vrai, c'est que, par un motif que nous igno-
rons, M. Dupin supprima son livre, dont les exemplaires sont
devenus une rareté bibliographique ; mais à l'aide des pères
jésuites Berthier et Plesse, il le refondit en trois volumes
sous le titre d'Observations sur un livre intitulé l'Esprit des lois,
divisées en trois parties ^.
Ce livre, dont Voltaire s'est servi dans son Commentaire
sur l'Esprit des lois, a les qualités et les défauts des Observa-'
lions de Crévier dont nous parlerons plus loin. C'est l'œuvre
de savants estimables qui ne se font faute de reprendre Montes-
quieu sur l'inexactitude d'un grand nombre de citations, et
sur les conséquences qu'il en tire ; mais le mérite de l'Esprit
des lois leur échappe, ou plutôt l'originalité et la hardiesse
de Montesquieu les effraye. Ils appartiennent à cette école de
1. Paris 1740, chez Benjamin Serpentîa,
2. Lettr$ à l'abbé Venuti, Paris, 47 SO,
3. Lettre à l'abbé de Guasco, Paris, 175
4. Trois volumes petit in-8, sans date, ni nom d^auteur on imprimeur. On
croit que l*ou?rage parut en 1753. La préface, que l'on attribue k madame
Dupin, est de J.-J. Rousseau, son secrétaire. V le livre VII des Confessions*
XL INTRODUCTION
gens timorés qui sanctifient les abus quand ils sont anciens,
et ne permettent pas qu*on maltraite les Pharaons de peur que
la critique ne retombe sur la royauté française. C'est ainsi que
Dupin en veut aux Romains d'avoir chassé Tarquin le Su-
perbe : (( L'exil des Tarquins, dit-il, en délivrant Rome de
ses tyrans domestiques, accrut au dehors le nombre de ses
ennemis. 11 lui fit perdre ses alliés ; et cette ville, destinée à
être la maîtresse du monde, fut près de rentrer dans le
néant d'où elle étoit sortie deux cent quarante-trois ans au-
paravant. D'ailleurs cet exemple, puisé dans les temps orageux
d*un État naissant, ne justifiera jamais V attentat des sujets contre
leur souverain '. »
Rencontre -t-il sur son chemin un passage où Montes-
quieu parle de la dictature, sans même la juger, Thonnête
fermier général profite de l'occasion pour célébrer la mo-
narchie. « L'excellence du gouvernement d'un seul est si
bien démontrée, dans les républiques mêmes, que sitôt que
Rome se voyoit menacée de quelque danger, elle créoit un
dictateur, magistrat qui exerçoit un pouvoir tout à fait mo-
narchique, et plus étendu que celui des rois qui avaient fondé
cet empire*.»
Réduire l'histoire du monde à l'apologie de la royauté
française, c'est un système commode ; mais on peut douter
que de pareils critiques, malgré la pureté de leur foi monar-
chique, eussent qualité j)Our corriger et réformer Montes-
quieu. Ce qu'ils ont prouvé le plus clairement, c'est la peti-
tesse de leur esprit.
Peut-être faudrait-il parler des observations que Grosley
adressa à Montesquieu en 1750. Elles frappèrent le président.
Il y fit une réponse, qu'on nous a conservée. De cette
réponse môme il a tiré un chapitre de l'Espi*it des tow'.
1. Observations sur le livre Xf, chap. xii.
2. Ibid., liv. XI, ch. xvi.
3. Livre XV, ch. ix, dans l'Édition de 1758.
A LTSPRIT DES LOIS. xli
Mais je ne crois pas que ces observations aient été imprimées
du vivant de Montesquieu.
Tout le bruit qui se faisait autour de son livre avait attristé
le président. Il se plaignait de n'être pas compris ; il sentait
qu'il était trop sérieux pour la frivolité des salons de Paris.
« S'il m'est permis de prédire la fortune de mon oavrage, écrit-il dans
une note qui nous a été conservée S il sera plus approuvé que lu. De
pareilles lectures peuvent être un plaisir, elles ne sont jamais un amuse-
sèment. J*avois conçu le dessoin de donner plus d*étendue et de profondeur
à quelques endroiu de mon Esprit: J*en suis devenu incapable ; mes lec-
tures m*ont affoibli les yeux, et il me semble que ce qu*il me reste encore
de lumière n'est que Taurore du Jour où ils se fermeront pour Jamais. »
Pour être complet, il me resterait à indiquer quelques
ouvrages publiés du vivant de Montesquieu, mais dont il ne
parle pas dans ce qui nous reste de sa correspondance. Telles
sont les cinq lettres de La Beaumelle sur l'Esprit des lois.
C'est une apologie enthousiaste du livre et de l'auteur. La
partie la plus curieuse est celle où La Beaumelle, qui vivait
alors à Copenhague, démontre que la royauté absolue du
Danemark n'a rien de commun avec le despotisme, tel que
Tentend Montesquieu.
Ces lettres ont paru en 1753, à la suite d'un ouvrage inti-
tulé : Extrait du livre de VEsprit des lois, chapitre par cha-
pitre, avec des remarques sur quelques endroits particuliers de
ce livre, et une idée de toutes les critiques qui en ont élè faites*.
Ces remarques, qu'on attribue à Forbonnais, sont d'un esprit
modéré et craintif. Le critique est un partisan de l'abbé Du
Bos, un Français de bonne souche qui n'admire que son pays,
et qui regarde avec effroi les désordres de la liberté anglaise.
La hardiesse de Montesquieu l'effraye, mais il se sent attiré
vers ce grand esprit, et n'en parle qu'avec respect.
Citerai-je encore l'essai du comte G. de Cataneo, gen-
i. Pensées de Montesquieu,
1. Un volume in-i2, Amsterdam, chez Arkstée et Merkus, 1753.
xLii INTRODUCTION
tilhomme vénitien au service de Frédéric II ? La source, la
force et le véritable esprit des lois , pour servir de réponse au
livre de l'Esprit des lois et de l* Homme machine^, est une
œuvre insigniûante et prétentieuse, écrite dans une langue
qui n'est ni du français, ni de l'italien. Tout en déclarant,
dans son jargon, que le style de V Esprit des lois est un tor-
rent de lait, détrempé d'excellent vin de Champagne, Cataneo
cherche à se faire valoir en montrant qu'il en sait plus long
que Montesquieu, et que s'il avait fait VEsprit des lois, il l'au-
rait compris tout autrement. C'est le défaut général des cri-
tiques de VEsprit des lois; on est trop souvent tenté de leur
appliquer le mot si fin et si juste de Montesquieu, écrivant
à l'abbé de Guasco : u A l'égard du plan que le petit ministre
de Wurtemberg voudrait que j'eusse suivi dans un ouvrage
qui porte le titre d'Esprit des lois, répondez-lui que mon
intention a été de faire mon ouvrage et non pas le sien*. »
§ IV. Comment l'Esprit des lois fut-il reçu
A l'étranger?
« Pendant que les insectes tourmentaient M. de Montes-
quieu dans son propre pays » (on reconnaît le style de d'Alem-
bert), l'Europe entière accueillait avec faveur le nouveau
chef-d'œuvre du maître. L'étranger, qui n'est pas mêlé aux
petites jalousies locales, est toujours mieux placé pour juger
un livre; son impartialité lui permet de jouer à quelques
égards le rôle de la postérité. A Vienne seulement, on eut
des inquiétudes ; le bruit courait que les Jésuites avaient eu
le crédit de faire défendre la vente de VEsprit des lois,
« sachant bien, écrit Montesquieu, que je n'y étois pas pour
dire mes raisons; tout cela dans l'objet de pouvoir dire à
1. Un vol. in-X^ de 2^i pages. A 1a Haye, chez M. F. L, Varon, libraire
dans le PooU, 1753.
2. Lettre à Vabbé de Guasco, Paris, 1750.
A L'ESPRIT DES LOIS. xliii
Paris que ce livre est bien pernicieuic, puisqu'il a été défendu
à Vienne, de se prévaloir de Fautorité d'une si grande cour,
et de faire usage du respect et de cette espèce de culte que
toute l'Europe rend à Tlmpératrice*. » Tout n'était pas faux
dans cette nouvelle ; les Jésuites s'étaient remués pour empê-
cher l'entrée de VEsprit des lois en Autriche; mais Van Swie-
ten, premier médecin de la cour, et à ce titre, chose bizarre,
bibliothécaire impérial, et président du comité de censure, ne
voulut point se prêter à cette proscription littéraire ; il eut
l'honneur de protéger Montesquieu.
En Prusse, on n'avait pas à craindre ces misérables tra-
casseries. L'Académie de Berlin , dont Montesquieu faisait
partie, était pleine de Français qui admiraient leur illustre
confrère. Le secrétaire de l'Académie de Berlin, Formey, ûls
de Français réfugiés, publia un extrait ou analyse de VEsprit
des lois des plus flatteurs, à en juger par la lettre que Mon-
tesquieu lui écrivit en 1751. « Je n'ai lu que très-tard le bel
extrait de VEsprit des lois qui est dans la Dibliotfièque impar^
tiale, que j'ai fait venir de Hollande sur la seule réputation
de votre nom, ayant toujours recherché vos écrits, comme
Von a coutume de chercher la lumière!.,. Les grands hommes
comme vous sont recherches, on se jette à leur tête, etc. )> A la
distance où nous sommes, il paraît singulier d'entendre un
pareil éloge ; on songe involontairement que Montesquieu
vivait au bord de la Garonne ; mais Formey, aujourd'hui fort
oublié, a eu son moment de gloire. C'était un de ces cri-
tiques laborieux qui font Téducation du public en lui appre-
nant à connaître et à admirer les bons livres. Maltraité en
France, Montesquieu devait être d'autant plus heureux de
trouver des juges à Berlin.
Là-bas, d'ailleurs, régnait un roi philosophe , ou , pour
mieux dire, un prince rusé qui savait habilement tourner au
profit de son ambition l'admiration naïve des philosophes
i. Lettre à M. de Stainville, du 27 mat 1750.
XLiv INTRODUCTION
français. Tandis qu'à Versailles des ministres imbéciles
croyaient sauver la religion et la société en empêchant VEs-
prit des lois ou la Henriade de paraître en France, le grand
Frédéric jouait avec Voltaire et ses amis une comédie, dont
tout le bénéûce était pour lui. S'il flattait les apôtres des idées
nouvelles, il recevait en échange un vernis de popularité qui
lui permettait de tenter les coups de main les plus criminels,
avec la complicité de ceux qui disposaient de l'opinion. Ce
n'était pas de ce protecteur des lettres que Montesquieu avait
rien à craindre ; il n'en pouvait attendre que des compliments ;
mais Usbck était trop fin pour être la dupe du philosophe
de Sans-Souci. « Les rois, écrit-il, seront peut-être les der-
niers qui me liront ; peut-être même ne me liront-ils pas du
tout. Je sais cependant qu'il en est un dans le monde qui m'a
lu, et M. de Maupertuis m'a mandé qu'il avoit trouvé des
choses où il n'étoit pas de mon avis. Je lui ai répondu que je
parierois bien que je mettrois le doigt sur ces choses *. »
Peut-être n'est-il pas difficile de deviner ce qui n'agréait point
au roi de Prusse. Frédéric II disait à Hertzberg que « Montes-
quieu ni Tacite ne pourraient jamais être traduits en alle-
mand' » ; il connaissait son peuple. L'amour de la liberté, la
haine du despotisme, le fier sentiment de l'honneur, tout cela
est un langage étranger qui n'éveille point d'écho sur la terre
d'Arminius. Les princes y ont mis bon ordre, à commencer
par Frédéric ; il est plus commode de commander à des sol-
dats que de régner sur des citoyens.
En Angleterre, le succès de l'Espnt des lois fut très-grand.
Dès l'année 1750, Thomas Nugent en publia une excellente
traduction*. Il était naturel que les Anglais reçussent avec
faveur un livre qui faisait l'éloge non-seulement de leur
Constitution, mais de leur caractère et de leurs mœurs. Mon-
1. Lettre à l'abbé de Guasco, du H mars 1750.
2. Vie de Frédéric II, t, 9, pag. 68, édit. de i79i.
3. LeUre à Thomas Nugent, du 48 octobre 4750.
A L'ESPRIT DES LOIS. xlv
tesquieu avait passé deux ans à Londres, il avait fait sa cour
à la reine Anne, il avait vécu dans Tintimité de lord Ghes-
terfield et des hommes politiques les plus considérables, il
avait étudié avec soin et sur place le plus libre pays qui soit
au monde ^ comment n'aurait-on pas été touché de ses juge-
ments? Si dédaigneux des autres nations que soient les
Anglais, les écrivains français jouaient un assez grand rôle
au dernier siècle pour qu a Londres môme on ne fût pas
indifférent à Topinion d'un homme tel que Montesquieu. En
revanche, l'éloge des institutions anglaises blessa profondé-
ment cette nombreuse classe de Français qui se faisait gloire
de n'avoir que du mépris pour tout ce qui était étranger. « A
force d'être ami des hommes, écrivait Crévier, l'auteur de
VEspril des lois cesse d'aimer autant qu'il le doit sa patrie...
L'Anglois doit être flatté en lisant cet ouvrage, mais cette lec-
ture n'est capable que de mortifier les bons François *. » Mon-
tesquieu avait prévu cette accusation dangereuse ; c'est ce qui
explique, comme je l'ai dit plus haut, l'obscurité de certains
passages de VEspril des lois. Cette obscurité est un calcul.
Le fameux chapitre de la ConsUtuUon d'Angleterre nous
apprend peu de chose aujourd'hui ; on a tant écrit sur ce
sujet épuisé, mais en 1748 c'était une nouveauté. La Consti-
tution anglaise n'est pas rédigée en articles comme nos consti-
tutions modernes ; elle repose sur un ensemble de lois,
d'usages, de précédents qui remontent d'âge en âge jusqu'à
la Grande -Charte. Se reconnaître dans ce dédale était au der-
nier siècle le privilège des jurisconsultes parlementaires.
Locke, dans son traité du Gouvernement civil avait commencé
à séculariser la science, mais Montesquieu est le premier qui,
par un exposé systématique, ait mis les principes de la Con-
stitution anglaise à la portée de tout le monde ; il est le pre-
mier qui ait porté le flambeau dans cette œuvre massive, et
1. Notes sur V Angleterre.
% Observations sur VEsprit des lois, p. 9,
xLvi INTRODUCTION
qui ait montré que ces vieux remparts féodaux abritaient la
liberté la plus large et la mieux réglée ^ Il avait fallu un
coup de génie pour réunir tant d'éléments épars et en faire
admirer la puissante unité. C'était presque une révélation.
Aussi ne doit-on pas s'étonner qu'un jurisconsulte métho-
dique comme était Blackstone se soit fait le disciple de
Montesquieu, et quïl le cite comme une autorité. Si Ion en
croit un écrivain du dernier siècle, Blackstone n'aurait pas
été le seul qui donnât à Montesquieu droit de cité parmi
les jurisconsultes anglais, u On sait, dit Lenglet, qu'il se
trouve toujours un exemplaire de l'Espni des lois sur une
table de la Chambre des communes*. » J'ignore où Lenglet a
pris ce fait singulier. S'il est vrai, ce dont je doute, c'est le
plus bel hommage qu'un publiciste ait jamais reçu. On a
traité Montesquieu en législateur.
Du reste les Anglais étaient mieux placés que nous pour
goûter certaines qualités de ce génie puissant. Si par la grâce
et la finesse de son langage Montesquieu est Français, et
même Gascon, il faut reconnaître que par le fond des idées,
il est de l'école anglaise. On sent en lui la modération et la
solidité de ces hommes d'État qui traitent la politique non
comme une passion, non comme une religion, mais comme
une affaire. Il a, lui aussi, le respect de la tradition et le
goût de la liberté ; ce n'est pas de la violence, c'est de la .
raison et de- la justice qu'il attend la réforme des abus et le
progrès de la civilisation. Lord Chesterfield, son ami, lui a
rendu sur ce point un hommage mérité '. C'est le jugement
le plus vrai que les contemporains aient porté sur Montes-
quieu. Disons, pour être équitables, qu'en 1755, c'est en
\.La Constitution d' Angleterre du Genevois Delolme, ouvrage qui est à
vrai dire le développement des deux chapitres de Montesquieu sur TÂn-
gleterre, n*a paru qu'en 1771.
2. Lenglet. Essais ou observations sur Montesquieu, PtsisilSlf pag. 120.
3. Cet éloge, contenu dans VEveninç'Post, nous a été conservé par
d*Alembert.
A L'ESPRIT DES LOIS. xlvii
Angleterre seulement qu'on pouvait parler avec cette fran-
chise.
Le 10 de ce mois (février 1755) est mort à Paris, universellement et
sincèrement regretté, Charles Secondât baron de Montesquieu, et président
à mortier du Parlement de Bordeaux. Ses vertus ont fait honneur à la
nature humaine, et ses écrits à la jurisprudence. Ami du genre humain, il
en soutint énergiquement les droits incontestables et inaltérables; il le fit
même dans sa patrie, dont il regretta toujours les préjugés en fait de reli-
gion et de gouvernement; il essaya et non sans succès de les écarter. Il
connaissait bien, et il admirait avec raison Theureuse constitution de notre
pays, où des lois fixes et connues empêchent également la monarchie de
dégénérer en despotisme, et la liberté de dégénérer en licence. Ses écrits
assurent la célébrité de son nom ; ils lui survivront aussi longtemps que la
droite raison, la morale, et le véritable esprit des lois seront compris, res-
pectés, défendus. »
Mais, dans toute l'Europe, ce fut Tltalie qui accueillit
VEsprit des lois avec le plus d'enthousiasme. Montesquieu
y avait beaucoup d'amis, et d'ailleurs quel pays était mieux
fait pour goûter tant de raison, assaisonnée de tant d'esprit '?
Il faut bien, écrit-il à Tabbé Venati, que je vous donne des nouvelles
d'Italie sur VEsprit det lois. M. le duc de Nivernois en écrivit il y a trois
semaines à M. de Forçai quier, d*une manière que je ne saurois vous répéter
sans rougir. Il y a deux jours qu*il en reçut une autre dans laquelle il
marque, que dès qu'il parut à Turin, le roi de Sardaigne> le lut. Il ne
m'est pas permis non plus de répéter ce qu'il en dit : je vous dirai seu-
lement le fait : c'est qu'il le donna pour le lire à son fils le duc de Savoie, qui
l'a lu deux fois : Le marquis de Breil me mande qu'il lui a dit qu'il
vouloit la Ure toute sa vie*.
11 y eut cependant une protestation à Turin. Le père Ger-
dil, savant barnabite qui fut plus tard cardinal, et manqua
d'être pape, essaya de réfuter Montesquieu*; il le lit avec
1. Pour plus de détails, voyei les Recherches sur VEsprit des lois du
comte Sclopis, pag. 123 et suiv.
2. Charles Emmanuel III, père de Victor Âmédée III.
3. Lettre de 47SO.
4. Dans un discours prononcé le 5 novembre 1750 à Turin, et qui a
pour titre : Virtutem politicam ad optimum statum non minw Regno quam
XLViii INTRODUCTION
modération et bon goût. « La critique du père Gerdil, écri-
vait Montesquieu, est faite par un homme qui méritcroit de
m'entendre, et puis de me critiquer'. » C'était là sa plainte
ordinaire, et cette fois encore il avait raison.
A Florence, en 1754, un magistrat fort instruit, l'auditeur
Bertolini, fit en français une analyse raisonnée de l'Esprit des
lois*, qui fut loin de déplaire k Montesquieu'. Ce n'était à
l'origine qu'une préface. Bertolini voulait, au moyen de
notes, jointes à VEsprlt des lois, montrer la conformité de
penser de Tauteur avec les plus grands génies de tous les
âges. Je ne crois pas que cette édition ait jamais été publiée.
Vanalyse raisonnée, moins serrée que celle de d'Alembert,
ne manque pas d'intérêt. Elle nous révèle un détail à peu
près ignoré aujourd'hui. « Montesquieu, dit Bertolini, ne
paroU avoir fait son ouvrage que pour s'opposer aux senti-
ments de l'abbé de Saint-Pierre, comme Aristote ne composa
sa Politique que pour combattre celle de Platon. » Aujourd'hui
personne ne lit les rêves de lexcellent abbé. Mais il a eu
son heure de célébrité, et je crois qu'en effet Montesquieu
l'a plus d'une fois combattu sans le nommer.
Il y avait dans ce travail un passage où Bertolini disait
que Montesquieu avait mieux fait sentir aux Anglais la beauté
de leur gouvernement que leurs auteurs mêmes. La modestie
de Montesquieu s'effaroucha de cet éloge, et il le fit retran-
cher. « Si les Anglois, dit-il, trouvent que cela soit ainsi, eux
qui connaissent mieux leurs livres que nous, on peut être
sûr qu'ils auront la générosité de le dire; ainsi renvoyons-
leur cette question *. »
Beipublicœ necessariam esse. M. Sclopis ea donne l'analyse dans ses curieuses
Recherches sur VEsprit des lois, p. 138.
1. Lettre à Guasco, du ,8 aoûtiVoi.
2i En tête de ce volume nous donnons cette analyse raisonnée qui a
été publiée pour la première fois en France dans les OEuvres posthumes de
Montesquieu, Paris, 1798, in-12.
3. Lettre de Montesquieu, du 51 décembre 17 5i.
4. Lettre à Bertolini, 31 décembre 17S4,
A L'ESPRIT DES LOIS. xlix
On fit plusieurs traductions de l'Esprit des lois^. En 1750,
Montesquieu parle d'une traduction qu'on faisait à Naples';
en 175Û, il remercie Tabbé de Guasco qui, dès l'année 17Z|7,
avait entrepris une œuvre semblable. « Je suis fort aise, lui
écrit-il, que S. A. R. Monseigneur le duc de Savoie agrée la
dédicace de votre traduction italienne, et très-flatté que
mon ouvrage paroisse en Italie sous de si grands auspices.
J'ai achevé de lire cette traduction, et j'ai trouvé partout mes
pensées rendues aussi clairement que fidèlement. Votre
épître dédicatoire est aussi très-bien '. » Malheureusement,
cette traduction n'a pas été imprimée; il faut le regretter,
car elle nous aurait conservé un chapitre qui n'est pas dans
l'édition française. Au mois de juillet 1747, Montesquieu écrit
à son ami qu'il a retranché de son livre un chapitre sur le
Stathoudérat, qui aurait peut-être été mal reçu en France au
moment où l'Angleterre, en guerre avec nous, venait de faire
nommer le prince d'Orange. « Cela n'empêchera pas, écrit
Montesquieu, que je ne vous donne dans la suite ce chapitre
pour la traduction italienne que vous avez entreprise. »
Guasco a eu entre les mains ces pages retranchées; il nous
dit que l'auteur faisait voir la nécessité d'un stathoudérat
comme partie intégrante de la constitution de la République.
Ne serait-ce pas une bonne fortune que de retrouver cette
opinion de Montesquieu?
En Italie, on ne se contenta pas de lire VEsprit des lois,
on s'en inspira; Beccaria et Filangieri sont les élèves de
Montesquieu. Il est vrai que dans la Science de la législation,
Filangieri combat plus d'une fois son maître ; il se plaint que
l'auteur de l'Esprit des lois n'ait raisonné que sur les choses
telles qu'elles sont, ou qu'elles ont été, sans examiner com-
ment elles auraient dû être; en deux mots, il veut unir la
1. n en est une qui a effacé toutes les autres, c*est celle qui a été
publiée à Naples en 1777 avec les notes du savant Genovesi.
2. Lettré au duc de Nivernois.
3. Lettre à Guasco, du 9 décembre 4754,
m. d
L INTRODUCTION
théorie à la pratique; mais quelles que soient ses critiques, il
est imprégné des idées de Montesquieu, et on peut dire sans
crainte que l'œuvre du Français a enfanté celle du Napoli-
tain. Quant à Beccaria, il se plaît en toute occasion à avouer
Montesquieu pour son maître : Alla leltura dello Spirilo delk
Leggi, écrit Beccaria à Tabbé Morellet, dehbo gran parle délie
mie idee^K Beccaria a eu cette rare fortune que les pages
éloquentes de son petit livre ont emporté la réforme que
Montesquieu avait préparée. On ne sait pas assez ce qu'était
au dernier siècle la barbarie des lois criminelles. Qu'on lise
les traités de Muyard de Vouglans, ou de Jousse, qu'on
parcoure l'ordonnance criminelle de Marie-Thérèse, la grande
Reine^, ordonnance qui cependant était une réforme, on sera
épouvanté de cette cruauté qui n'a pas conscience d'elle-
même. C'est Louis XVI, c'est la Révolution qui ont chassé de
nos lois toutes ces horreurs ; mais qu'on ne s'y trompe pas,
c'est Montesquieu qui le premier apprit à l'Europe à rougir
de toutes ces abominations.
En parlant de l'accueil que lEsprit des lois reçut à l'étran-
ger, du vivant de Montesquieu, il me sera permis d'aller un
peu plus loin, et de signaler le singulier hommage qu'on lui
rendit en Russie, douze ans après sa mort. On connaît
ïînstruclion donnèepar Catherine II, impératrice el législatrice
de toutes les Russies, à la commission établie pour travailler à
la rédaction d'un nouveau Code de lois. C'est en 1767 que
Catherine, non moins habile que Frédéric II à captiver l'opi-
nion, imagina de se présenter à l'Europe comme l'apôtre de
la civilisation et des idées modernes. VlnstruUion, publiée
en russe et en allemand à l'Imprimerie impériale de Moscou,
parut en français à Lausanne, durant Tannée 1769. En tête
de l'ouvrage, une gravure représente le médaillon de Cathe-
rine, accompagné de l'inscription suivante, qui n'a pas été
i. Sclopis, Afc/i«rc/ie5, p. 131.
2. ExpreBsion de Montesquieu dans la lettre à Bertolini.
A L'ESPRIT DES LOIS. li
faite par un ennemi : Catharina H, semper Âugusta, Imperii
Ross, legislatrix humanissima, populorum conservatrix, bono
publico nala, seris nepotibus colenda. L'avant-propos des édi-
teurs reproduit une lettre de Frédéric II à sa sœur, lettre
dans laquelle le roi de Prusse, en prince galant, place Tlm-
pératrice entre Lycurgue et Selon. Rien ne manque à la
mise en scène, aussi le succès fut-il complet; tous les philo-
sophes du temps exaltèrent à Tenvi la Simiramis du Nord.
Je ne veux point diminuer Catherine. J'admettrai si Ton
veut que, séduite par le génie de Montesquieu, frappée par
le succès de Bcccaria, qu'en ce moment môme elle invitait
à venir en Russie, Tlmpérairice a voulu réformer les lois de
son empire et en chasser la barbarie; mais il faut reconnaître
que V Instruction, quel qu'en soit l'auteur, n'est que le cahier
d'un écoHer. Dans ses cinq cent vingt-cinq paragraphes, on
ne trouve guère que des extraits de V Esprit des lois et du
Traité des délits et des peines. C'est un résumé, fait avec les
paroles mêmes des auteurs, et l'on se demande ce que les
commissaires pouvaient tirer d'articles tels que ceux-ci :
Art. 1^1, a La nature et le climat dominent presque seuls les
nations sauvages. » Art. 48. « Les manières gouvernent la
Chine. » Art. 49. « Les lois tyrannisent le Japon. » Art. 50.
u Les mœurs donnoient autrefois le ton dans Lacédémone. »
Art. 51. u Les maximes du gouvernement et les mœurs
anciennes le donnoient dans Rome, etc. »
Ce que l'Impératrice ou ses conseillers ont le mieux
compris, c'est ce que Montesquieu a dit de l'étendue des
empires. Art. 10. a Un empire étendu suppose naturellement
un pouvoir illimité dans la personne qui le gouverne. La
promptitude dans la décision des affaires qui surviennent des
endroits éloignés doit compenser leur lenteur à parvenir,
suite nécessaire de cet éloignement. » Voilà les prémisses
posées par Montesquieu, dans le chapitre xix du huitième livre
de r Esprit des lois; voici la conséquence tirée par Cathe-
rine : Art. 11. « Toute autre forme de gouvernement ne
LU INTRODUCTION
seroit pas seulement nuisible à la Russie ; elle entraînerait à
la fin sa destruction totale. » C'est de cette façon que Mon-
tesquieu, arrangé ad usum imperii, devient l'apologiste du
pouvoir absolu. Qui s'en douterait en le lisant?
Malgré tout, il y a un hommage flatteur dans cette tenta-
tive de Catherine II. Pour réformer son peuple, pour faire
régner l'humanité dans ses États, l'Impératrice sentait qu'elle
ne pouvait s'adresser qu'à Montesquieu, etàBeccariason élève.
C'était beaucoup que de se proposer de si bons modèles
en 1767; il fallut plus longtemps pour qu'en France l'auto-
rité royale rendit justice à Montesquieu.
S V. DES COMMENTAIRES PUBLIÉS DEPUIS LA MORT
DE MONTESQUIEU JUSQU'a NOS JOURS.
Les premiers travaux qui ont paru sur VEsprii des lois
après la mort de Montesquieu, sont des analyses qui ont pour
objet de mieux faire comprendre l'objet de ce grand ouvrage.
Telle avait été la pensée de Bertolini, en 1754, telle fut celle de
d'Alembert, lorsqu'on 1755 il publia à la suite de l'éloge de
Montesquieu une analyse de PEsprit des lois. Ce résumé, un
peu froid, un peu sec, et qui témoigne peu de critique chez
d'Alembert, a du moins le mérite de la clarté et de l'exacti-
tude ; aussi la plupart des éditeurs l'ont-ils conservé comme
une introduction à l'œuvre de Montesquieu.
En 1758, Antoine Pecquet, grand maître des eaux et forêts
de Rouen, publia à Paris une Analyse raisonnée de l'Esprit des
lois du président de Montesquieu '. L'auteur s'est proposé de
faire connaître exactement le plan de l'Esprit des lois, plan
qui a échappé à plus d'un lecteur. Il a cru y réussir en ren-
1. Ua vol in-i2. Pecquet avait déjà publié VEsprit des maximes poU^
tiques, 2 vol. in-12. Dans cet ouvrage il avait discuté tout ce qui, dans le
IX* et le X* livre de VEsprit d$s lois, concerne le rapport des lois avec la
force défensive et offensive des États. Pecquet s*était fait une certaine répu-
tation de Jurisconsulte par ses Lois forestières, 2 vol. in-4<'.
A L'ESPRIT DES LOIS. lui
versant Tordre que Montesquieu a suivi dans les chapitres de
son livre ; il a espéré que par ce moyen il répondrait à des
objections, faites par des hommes qui ne saisissent pas la
liaison des idées, ou qui se plaisent à tout critiquer « comme
si c'étoit un moyen de se venger d'une supériorité qui blesse
leur amour-propre ', »> L'intention de Pecquet était bonne;
mais l'exécution est médiocre ; il y a peu de chose à tirer de
son analyse, quoiqu'elle soit faite avec soin, et qu'elle con-
tienne quelques réflexions judicieuses.
D'Alembert et Pecquet sont des admirateurs de Montes-
quieu ; on n'en peut dire autant de Crévier, qui publia en
1764 des Observations sur le livre de VEsprit des lois *. Cré-
vier, professeur de rhétorique au collège de Beauvais, s'était
fait un certain nom au dernier siècle comme continuateur de
Rollin ; mais il n'était pas de taille à se mesurer avec Mon-
tesquieu, et il n avait rien de ce qu'il faut pour le juger avec
équité. Pédant et dévot, il reprend la succession des Nouvelles
ecclésiastiques et de Dupin, pour traiter de la façon la plus
dure un auteur qui, à son avis, manque de patriotisme,
d'érudition, de logique, et qui n'est qu'un ennemi de l'ortho-
doxie chrétienne ; ennemi d'autant plus dangereux qu'il est
plus caché. A VEsprit des lois il oppose le traité de droit
naturel que le chancelier d'Aguesseau a mis en tête de son
Instiiuiion au droit public. M. d'Aguesseau, voilà pour lui
l'écrivain vraiment illustre, le philosophe chrétien « qui a
une supériorité infinie sur celui qui n'a suivi qu'une raison
aveugle'.»
Les Observations sont divisées en deux parties. S 1. Défaut
d'exactitude sur les faits historiques et dans l'interprétation
des textes. § IL Faux principes en matière de métaphysique,
de morale et de religion.
1. Avertissement^ p. VI.
2. Paris, chez Desaint, un yoL ia-lS.
3. Observations, p. 155.
Liv INTRODUCTION
Dans la première partie de sa critique, Crévier a souvent
raison. Faible dans Tappréciation des faits, et n'ayant pas le coup
d'œil politique de Montesquieu (on ne s'en aperçoit que trop
en lisant son Histoire des Empereurs)^ il connaît mieux les textes,
et n'a point cette vivacité d'imagination qui a quelquefois
entraîné l'auteur de l'Esprit des lois à voir dans Tite-Live ou
Tacite ce qui n'y était pas. Nous avons tiré plus d'une note
de Crévier, quoiqu'à vrai dire elles ne changent rien à la
physionomie générale du livre, mais il est toujours bon de
corriger une erreur*.
Quant à la seconde partie des Observations, elle est amère
et violente, sans sortir des lieux communs à l'usage des dévots.
Crévier veut bien admettre que Montesquieu montre de
l'équité et de la douceur, et qu'il est plein d'humanité, mais
il ne peut comprendre qu'un homme de bon sens ose mettre
en doute la perfection de l'ordre établi. C'est la vanité qui a
égaré Montesquieu. Il a voulu ne point suivre les routes
battues. Pour s'éloigner de la façon de penser commune, il a
recherché le paradoxe ; il a craint une religion qui l'humi-
liait *. » Chose curieuse, c'est le langage que le jésuite Routh
met dans la bouche de Montesquieu mourant ; langage démenti
par tous les amis qui veillèrent le président à son lit de mort.
« Il avoua, dit le père Routh, que c'était le goût du neuf, du singulier,
le désir do passer pour un génie supérieur aux préjugés et aux maximes
communes, Tenvie de plaire et de mériter les applaudissements de ces per-
sonnes qui donnent le ton à Testime publique, et qui n'accordent Jamais
plus sûrement la leur que quand on semble les autoriser à secouer le ]oug
de toute dépendance et de toute contrainte, qui lui avoient mis les armes à
la main contre la religion s. »
i . Deux érudits allemands se sont plu à relever les inexactitudes de Montes-
quieu. Le premier est J. Â. Ernesti, dans ses Animadversiones philologicœ in
librum francicum de causis legum ; le second est Ghr. G. Heyne, dans ses
Opu$cula AccLdemica. Comme Crévier ils ont souvent raison dans le détail ;
mais toutes ces critiques ont peu de portée, et n'affaiblissent guère les
jugements et les vues de Montesquieu.
2. Observations, p. 11 .
3. De la lettre publiée par le père Routh après la mort de Montesquieu
A L'ESPRIT DES LOIS. lv
On peut assurer que Montesquieu n'a jamais tenu un dis-
cours sembable ; mais il n'est pas le seul à qui on ait prêté
de pareils sentiments. Le Journal de Trévoux, le père Routh,
Crévier et bien d'autres n'ont jamais vu qu'un téméraire, un
fou, un criminel, dans le philosophe qui a l'audace de cher-
cher la vérité par le seul effort de sa raison.
Aussi faut-il voir de quel ton le professeur de rhétorique
traite Tauteur de l'Esprit des lois. Associer la philosophie à
la raison pour expliquer l'adoucissement du droit des gens,
c'est de l'indifférence. Examiner et comparer les diverses
religions du monde, c'est ignoble. Le christianisme exclut
toute comparaison : il ne peut être comparé qu'à lui-même '.
Faire l'éloge de Julien, «cet empereur qui n'avait nulle dignité
dans sa conduite ni dans son style », c'est une honte; l'élever
au-dessus de Théodose, c'est de l'indécence '. Défendre la
tolérance universelle, c'est de l'irréligion caractérisée ; traiter
Machiavel et Bayle de grands hommes, c'est montrer qu'on
a un faible pour tous ceux qui ont fait profession d'impiété'.
Le tout finit par une malédiction contre les nouveaux philo-
sophes, « fléaux plus pernicieux au genre humain que les Ta-
merlan et les Attila^ » ; malédiction accompagnée, suivant Tu-
sage, d'une prière, « afin que ces apôtres d'irréligion reconnais-
sent enfin leur aveuglement déplorable, et édifient la société
par une abjuration sincère de leurs dogmes funestes ». C'est
tout le mal que vous souhaite un chrétien, qui se souvient que
vous êtes ses frères, et qui a appris de la loi de Jésus-Christ
à vouloir le bien véritable de ceux qui font les plus grands
maux. Bealus vir cujus est nomen Domini spes ejus, et non
respexit in vanitales et insanias falsas, (Ps. xxxix, v. 5.) La
Je ne conoais que ce passage. Je remprunte à l'édition des œuvres de
Montesquieu publiée par Bastion, Paris, 1788, 1. 1, Préface, p. 12.
1. Observations, p. 247.
2. Observations, p. 270.
3. Observations, p. 271, 273.
4. Observations, p. 303.
LVi INTRODUCTION
bénédiction, a dit M«» de Gasparin, est la dernière vengeance
des dévots.
Tel est le pamphlet de cet honnête pharisien, il avoue
qu'au début il a été fasciné par les beautés éclatantes de
VEsprit des lois, mais que « les conseils d'un grand magistrat
en qui les lumières égalent Tamour de la vertu, l'ont éclairé
et lui ont fait voir distinctement les taches énormes qu'il
n'avait aperçues qu'à travers une lueur éblouissante '. » Les
éloges que Crévier prodigue au chancelier permettent de
croire que ce grand magistrat, qui n'admirait point Montes-
quieu, pourrait bien être d'Aguesseau. Il est vrai que le chan-
celier mourut en 1751, treize ans avant la publication des
Observations, mais l'ouvrage était de plus ancienne date, et
suivant toute apparence il a été commencé dès l'apparition
de VEsprit des lois. Autrement on ne s'expliquerait pas pour-
quoi les critiques de Crévier portent sur l'édition de 1749, et
visent des passages supprimés ou modifiés dans les éditions
suivantes.
Quoi qu'il en soit, on s'attendait dans un certain parti àce
que le jugement d'un érudit tel que Crévier fit un grand
effet sur le public. On en peut juger par la curieuse appro-
bation donnée par le censeur :
« J'ai lu par ordre de Monseigneur le Chancelier les Observations manu-
scrites de M. Crévier sur le livre de l'Esprit des lois. Le nom d*un auteur
qui a fait ses preuves est un heureux préjugé. Cet ouvrage ne perdra rien à
l'examen; il m*a paru Judicieux et solide. S*U avoit été plus tôt entre les
mains du public, la séduction auroit fait moins de progrès.
< JOLLY.
« En Sorbonne, le 7 mai 1763. «
Hélas ! le monde est incorrigible : c'est en vain que les
sages, levant les bras au ciel, conjurent le temps d'arrêter sa
marche impitoyable et de retourner vers le passé : la séduc-
tion de la raison n'a pas cessé de faire des progrès. D'Agues-
1. Obseroations, p. 14.
A L'ESPRIT DES LOIS. lvii
seau est entré dans le sanctuaire où reposent ces écrivains
vénérables qu'on ne lit guère, Montesquieu a été le législa-
teur des peuples modernes. Il leur a fait aimer la liberté
politique, la liberté de la presse, le jury, la tolérance univer-
selle, choses abominables, venins terribles, qui devraient
emporter notre société, si, comme Mithridate, elle n'avait pris
lliabitude et le goût de ces poisons, qui ne tuent que ceux
qui en ont peur.
L'année môme oùCrévier pubVmt ses Observations, il parut
à Amsterdam une édition de r Esprit des lois, avec des remar-
qaes poliliques et philosophiques d'an anonyme *, Cet anonyme
est Élic Luzac, qui appartenait à une famille de réfugiés
français.
Protestant et républicain, Élie Luzac ne partage point les
préjugés de Crévier ; il rend justice à V Esprit des lois, qu'il
proclame un livre unique dans son espèce * ; mais, comme la
plupart des critiques de Montesquieu, il ne saisit point la pensée
de Tauteur; quelquefois même il a de la peine à en com-
prendre le langage. Cette parole vive, fine, ironique, le
déroute ; il signale comme des défauts ces traits de caractère
qui font le charme de l'Esprit des lois, en nous montrant
Thomme et en nous faisant oublier l'auteur.
Au fond Élic Luzac en veut à Montesquieu de n'avoir pas
fait une œuvre méthodique, avec définitions, divisions, prin-
cipes et conséquences, et il s'efforce de corriger, autant qu'il
est en lui, ce défaut qui empêche lEsprit des lois de ressem-
bler au Droit naturel d'Heineccius. 11 ne lui vient pas à Tidée
que ce livre, qui l'intéresse et qui le choque, pourrait bien avoir
quelque chose de la liberté, et du décousu de Montaigne.
Pour lui, l'Esprit des lois est un traité de droit public qui dit
à tous les peuples ce qui doit être. A ce point de vue le livre
1. Chez Arkstée et Merkus, 4 yoI. in-li, 1764. Il y en a uae aatre édi-
tion de 1773..
3. Avertissement.
LViii INTRODUCTION
est assurément très-imparfait, car l'auteur s'est proposé un
objet tout différent. Quand Montesquieu parle des lois fonda*
mentales de la monarchie, des rangs intermédiaires, du dépôt
des lois ', c'est-à-dire de la royauté française, des trois ordres
et du parlement, Élie Luzac cherche à tâtons comment on
pourrait ramener à un principe universel ces observations,
qui, en elles-mêmes, sont plus claires que le jour. C'est bien
autre chose quand il en arrive au chapitre de VÉducation
dans les monarchies ', et à la définition de l'honneur. Ces
pages ingénieuses qui nous donnent le secret de la grandeur
et de la bassesse des nobles français, sont de l'hébreu pour
l'éditeur hollandais. « Ce passage, dit- il ironiquement, doit
être bien beau pour ceux qui l'entendent *, et cependant il
n'est point de français qui ne comprenne aisément et qui
n'admire tout ce qu'il y a de justesse dans les réflexions de
Montesquieu.
Néanmoins le commentaire d'Élie Luzac n'est pas sans
mérite, c'est l'œuvre d'un homme instruit, d'un critique de
bonne foi ; nous en avons tiré plus d'une observation. Tout ce
qu'il dit sur la Hollande est digne d'attention. Du reste il s'est
à peine occupé des derniers livres qui touchent à l'histoire du
droit romain et du droit français; et de ce côté son commentaire
est incomplet.
En 1767, Richer, avocat au Parlement, celui-là môme qui
en 1758 avait été choisi par la famille de Montesquieu pour
donner une édition définitive des Œuvres complètes, avec les
corrections et additions de l'auteur, Richer, dis-je, publia
une nouvelle édition de r Esprit des lois en k volumes in-12,
et la fit précéder d'un avertissement dans lequel il répondait
assez aigrement à Crévier et à l'anonyme. Cet avertissement,
qui a été reproduit dans plusieurs éditions, a peu d'intérêt
1. Esprit des lois, II, iv.
2. Esprit des lois, IV, ii.
3. Tome I, p. 57.
A L'ESPRIT DES LOIS. Ltx
aujourd'hui. Chemin faisant, Richer réfute, sans le nommer,
Tavocat Linguet, qui, dans sa Théorie des lois civiles, s'était
amusé à faire l'apologie du despotisme oriental. Il y a de
beaux esprits qui cherchent à se faire un nom en rompant en
visière aux idées reçues ; ils s'imaginent qu'à force d'audace
on peut remplacer la science par des paradoxes, et en
imposer au public. Linguet est le roi du genre; on ne peut
lui refuser ni talent ni courage; mais ces fusées qui éblouis-
sent un instant la foule s'éteignent bientôt dans la plus pro-
fonde obscurité. Que reste-t-il de ces volumes que Linguet
entassait avec une facilité sans pareille? Que reste-t-il de
l'homme lui-même, malgré sa vie aventureuse et sa fin tra-
gique? Rien qu'un nom équivoque, et connu à peine des
curieux.
Voltaire et Helvétius ont voulu, eux aussi, commenter
VEsprit des lois, Montesquieu avait peu de goût pour le pre-
mier, il s'en est expliqué plusieurs fois, avec quelque dureté.
(( Voltaire, dit-il, dans ses Pemées, est comme les moines, qui
n'écrivent pas pour le sujet qu'ils traitent, mais pour la gloire
de leur ordre ; Voltaire écrit pour son couvent. » C'est la même
opinion qu'il exprime en 1752 dans une lettre au fidèle
Guasco : « Quant à Voltaire , il a trop d'esprit pour m'en-
tendre. Tous les livres qu'il lit, il les fait; après quoi il
approuve ou critique ce qu'il a fait, n On peut trouver ce
jugement sévère, mais il contient un fond de vérité. Montes-
quieu a saisi le défaut de son rival. Qu'on lise les Dialogues
de I^A. B. C, ou le Commentaire sur VEsprit des lois, publié
en 1778, on verra bientôt que Voltaire se parle et se répond
à lui-même. 11 a, comme toujours, un esprit prodigieux, il
sème à pleines mains des plaisanteries qui ne manquent pas
toujours de justesse, mais l'œuvre n'est pas sérieuse; Voltaire
est à côté du sujet. Du reste il en eut conscience ; il se lassa
vite de lutter avec un aussi rude jouteur. Son commentaire
n'est qu'une ébauche inachevée.
Helvétius était l'ami de Montesquieu, mais ne lui res-
Lx INTRODUCTION
semblait guère. Il est môme difficile d'imaginer un genre
d'esprit plus différent. « Dans chaque homme, a dit Goleridge,
il y a un Platon ou un Âristote, mais jamais Platon n'est
Aristote, ni Aristote n'est Platon. » Vérité profonde, sous la
forme d'un paradoxe. On dirait qu'il y a deux sortes d'esprits
parmi les hommes. Les uns se plaisent dans les pures con-
ceptions de l'intelligence; les autres ne connaissent que les
faits, et se bornent à généraliser leurs observations. Les pre-
miers, malgré leur prétention d3 n'en appeler qu'à la raison,
sont souvent dupes de leur imagination et de leurs souve-
nirs; les seconds vont souvent trop loin dans leurs conclu-
sions; mais les deux écoles ne s'entendent guère, et leur
rapprochement a plus d'apparence que de vérité. Helvétius
était de ceux qui trouvent à priori la solution de tous les
problèmes. Pour lui l'intérêt personnel explique tout : poli-
tique, morale, législation. Le passé ni l'avenir n'ont rien à lui
apprendre; c'est un algébriste qui possède une formule
absolue. A quoi bon étudier l'histoire? c'est un labeur sans
objet; c'est du temps perdu. Aussi le prend -il de haut avec
son cher Président, et ne lui ménage -t-il pas les critiques.
Helvétius était un galant homme, quelques-unes de ses
réflexions sont justes ' ; mais il n'était pas fait pour entendre
Montesquieu, et encore moins pour rivaliser avec lui. Les
livres de VEspiHt et de r Homme, qui devaient remplacer
VEsprit des lois, sont depuis longtemps oubliés.
La Harpe et Servan ont tous deux parlé de VEsprit des
lois : La Harpe,- dans sa seconde manière, quand la révolution
l'eut dégoûté du parti philosophique; Servan, en s'occupant
des lois criminelles et de leur réforme ; tous deux avec une
vive admiration de Montesquieu.
1. Ces notes, qui 8*AiTètent au VIII* livre de PEsprit dss loiSj ont été
pubUées par rabl>é de la Roche, dans Té dation des OEuvres de MorUeS'
quieu, imprimées chez Pierrd Didot, en Tan III. Elles ont été reproduites
dans rédition Dalibon ; J*ai conservé celles qui m*ont paru avoir de l'in-
térêt.
A L'ESPRIT DES LOIS, lxi
Condorcet a publié des Obset'vaHons sur le XXIX* livre de
l'Esprit des lois, intitulé : De la manière de composer les lois.
Condorcet réfuie Montesquieu, qu'il traite avec sévérité, et
s'amuse à refaire le livre qu'il critique. M. Destutt de Tracy a
publié les Observations de Condorcet à la suite de son propre
commentaire. 11 y trouve une grande force de dialectique et une
supériorité de vues; c'est chose naturelle : Condorcet etDestutt
de Tracy sont de l'école philosophique. Pour moi, j'en ai tiré
peu de chose; j'ai trouvé dans ces Observations plus de
morgue que de justesse. Sans être le plus grand philosophe de
son temps, comme le prétend M, de Tracy, Condorcet n'est pas
un esprit ordinaire ; mais tout entier à son credo, il ne com-
prend ni ne parle la langue de Montesquieu.
11 serait injuste d'oublier les Observations sur Montesquieu,
publiées en 1787 par M. Lenglet, avocat au Parlement de
l'Académie d'Arras'. C'est une analyse de V Esprit des lois;
elle ne manque pas de mérite. L'auteur a pris pour devise de
son livre une phrase empruntée à la Défense de V Esprit des lois.
a Dans les livres de raisonnement, on ne tient rien, si on ne
tient toute la chaîne. » Il s'est proposé de répondre à ceux
qui accusaient Montesquieu d'un défaut de méthode; il a
essayé de mettre en pleine lumière le pian de son grand
ouvrage. On ne peut dire qu'il y ait tout à fait réussi; mais
l'intention était bonne. Lenglet est un de ceux qui ont le
mieux saisi la pensée de Montesquieu.
En 1806, M. Destutt de Tracy, sénateur, écrivit pour Jeffer-
son un Commentaire sur VEsprit des lois. L'ouvrage parut à
Philadelphie en 1811; l'auteur ne comptait pas le publier en
1. Uoayrage a reparu ea i792 avec un nouveau titre et une autre pré-
face. Le titre porte : Essais ou Observations sur Montesquieu, par E. Len-
glet, Juge au tribunal de Bapaume. Paris, chez Froillé, 1 vol. in-8<*
de 120 pages.
Je ne connais que par une note de M. Sclopis, VEsprit de VEsprit
des lois, par M. le marquis de Maleteste, conseiller au parlement de Dijon.
1 vol., Londres (Paris), 1781. Suivant M. Sclopis, c*6st un extrait analy-
tique de VEsprit des lois.
LXii INTRODUCTION
Europe; la police impériale y eût mis bon ordre. Plus tard il
en courut une copie inexacte qui fut imprimée à Liège, et
réimprimée à Paris. En 1819, M. de Tracy, devenu pair de
France, en donna une édition plus correcte. « Puisque tout le
monde imprime mon ouvrage, sans mon aveu, dit -il dans
l'avertissement, j'aime mieux qu'il paraisse tel que je l'ai
composé. »
L'ouvrage fit sensation dans le public; on n'était plus
habitué à tant de hardiesse politique. Au fond, ce que pro-
posait l'auteur, comme le seul gouvernement avoué par la
raison; c'était la République. La France n*en était pas là
en 1819.
A ne considérer M. de Tracy que comme un commentateur
de Montesquieu , on peut lui faire le même reproche qu'à
Helvétius. 11 a le dédain de l'histoire, et ne croit qu'à la raison
et à la logique. Il fait de la politique par théories générales, et
sans se soucier des cas particuliers. Avec un pareil procédé
tous les problèmes disparaissent, ou pour mieux dire on passe
à côté. Montesquieu étudie la nature et le principe des gou-
vernements. De Tracy répond gravement : a II y a deux
espèces de gouvernements; ceux qui sont fondés sur les
droits généraux des hommes, et ceux qui se prétendent
fondés sur des droits particuliers, — Le principe des gouver-
nements fondés sur les droits des hommes, est la raison. »
Très-bien ; nous voici fort avancés dans la connaissance des
empires et des législations. Et quelles lois donneront ces
gouvernements, fondés sur la raison? Écoutons l'oracle : a Les
gouvernements fondés sur la raison n'oat qu'à laisser agir la
nature. — Les lois positives doivent être conséquentes aux
lois de notre nature. Voilà VEspnt des lois, » En vérité, si
M. de Tracy avait voiilu prouver qu'il ne comprenait pas un
mot de ce que Montesquieu a voulu dire et faire, s'y se-
rait-il pris autrement?
Est-ce à dire que le livre de M. de Tracy soit Sans mérite?
iNon sans doute. Qu'on oublie l'intitulé de l'ouvrage, qu'on
A L'ESPRIT DES LOIS. lxiii
n'y cherche pas un commentaire sur VEsprlt des ois, mais
simplement un essai de politique, la théorie d'un disciple de
Condillac et de Condorcet, on le lira avec intérêt. C'est une
apologie du régime représentatif par un homme qui n'aime
pas TAnglcterre, mais qui a traversé les erreurs politiques de
la révolution, et qui a profité de cette rude expérience. Néan-
moins les réflexions économiques valent mieux que les juge-
ments politiques; on y retrouve l'auteur des Éléments d'idéo-
logie qui ont eu leur jour de succès. Le plus grand défaut
de M. de Tracy, c'est Tàpreté de ses opinions; on y sent le
sectaire, ou plutôt l'écolier qui croit aveuglément ce que son
maître lui a dit. Quand il proclame que Vimpôi est toujours
un mal, il est permis de trouver qu'il va trop loin ; car enfin
la sécurité et le bien-être d'un pays ont un prix qu'on peut
calculer; il y a là pour chaque citoyen un service rendu par
l'État qui peut excéder de beaucoup le sacrifice exigé. Est-il
plus raisonnable.de déclarer que « moins les idées religieuses
ont de force dans un pays, plus on y est vertueux, heureux,
libre et paisible? » N'est-ce pas confondre les querelles du
clergé avec les bienfaits de la religion? Est-ce surtout au len-
demain de 1792 qu'on peut donner à Thistoire un pareil
démenti?
Depuis quatre-vingts ans nous souffrons de l'esprit révo-
lutionnaire; qu'est-ce que cet esprit? Y a-t-il seulement des
passions mauvaises qui poussent au renversement des insti-
tutions; n'y a-t-il pas un mélange d'erreurs qui égarent de
très-honnêtes gens? A mon avis, l'esprit révolutionnaire tient
à l'école dont M, de Tracy est un des adeptes les plus
dévoués. Ces théories vagues que chacun imagine à son gré,
inspirent le dégoût de ce qui existe, en promettant à ceux
qui souffrent un règne, de justice et de bonheur qui
n'appartient pas à l'homme ici-bas. Tous ces adorateurs
de l'absolu sont des mécontents incorrigibles; tout au con-
traire, un disciple de Montesquieu ne sera jamais un révolu-
tionnaire. Pourquoi? C'est qu'avec Montesquieu on descend
LXiv INTRODUCTION
des nuages; on est sur la terre, au milieu des choses, en face
des difficultés réelles. La politique n'est pas un rêve plus ou
moins ingénieux; c'est la science et l'art du gouvernement;
science d'observation, pratique des plus délicates, mais qui par
cela même a une tout autre grandeur que les fantaisies des
théoriciens les plus hardis. Les systèmes passent, l'observa-
tion reste; c'est là ce qui fait l'immense supériorité de Mon-
tesquieu sur tous ces critiques qu'on ne lit plus.
Parlerai-je de la Réfutation de la doctrine de Montesquieu
sur la balance des pouvoirs, publié en 1816 par M. le comte
de Saint-Roman, pair de France"? Le nom de Montesquieu est
là comme une enseigne pour appeler l'attention du lecteur;
au fond, le livre n'est qu'une apologie de la royauté absolue
contre les fausses maximes de liberté qui déjà se trouvent
chez le respectable RoUin, chez l'éloquent Massillon, chez le
vertueux Fénelon. Montesquieu, dit naïvement le noble
pair, n'a écrit que de pures spéculations. Lui-même en
aurait reconnu l'erreur s'il eût pensé qu'on dût les mettre
en pratique '. » Un peu plus loin nous apprenons que « ce
seroit faire une injure grossière à la suprême sagesse qui a
dicté la charte et qui nous l'a donnée (c'est du roi Louis XVIII
et non pas de Dieu qu'il s'agit), que de lui faire partager les
spéculations bizarres et les pensées hasardées d'un publiciste
justement célèbre, mais dont les idées, dans l'immensité de
ses travaux, ne portent pas toutes également l'empreinte de
la réflexion et de la profondeur^ ». On m'excusera de n'avoir
rien tiré d'un pareil commentaire. M. de Saint-Roman était
un pur royaliste; il avait bien le droit de reprocher à Mon-
tesquieu et à Chateaubriand de faire tomber la France dans
les pièges de la démocratie, a Pour tout dire, en un mot
s'écriait-il, nous revenons en 1793, ou, à bien parler, nous
i. Un vol. in-8o.
2. liéfulation, etc.« p. 98.
3. Ibid., p. 107,
A L'ESPRIT DES LOIS. lxv
n'en sommes pas sortis un seul instant ^. » On voit qu'un
même article de foi fait depuis soixante ans la sagesse et la
vertu de toutes les générations de conservateurs. On se passe
de main en main Thorreur de la démocratie et Tamour du
pouvoir absolu.
Au dernier siècle on commentait volontiers Montesquieu ;
c'était une façon de se fortifier en luttant avec ce grand
esprit. Plusieurs de ces commentaires sont restés en manu-
scrit, et n'étaient pas faits pour la publicité; il en est un qu'on
a signalé depuis longtemps, et qui se recommande tout au
moins par le nom de son auteur. M. de Boisgelin, qui fut
archevêque d'Aix, membre de l'Académie française, député
aux états-généraux, et qui mourut en \SOk archevêque de
Tours et cardinal, avait dans sa jeunesse fait un ample com-
mentaire de l'Esprit des lois. Plus d'une fois on a pensé à
l'imprimer. Dernièrement M. de Carné avait commencé
dans le Correspondant à nous parler de l'auteur, en nous pro-
mettant de nous faire connaître, au moins en partie, le com-
mentaire. Des membres de la famille se sont opposés à cette
publication. On doit le regretter; il eût été intéressant de voir
quelles étaient vers 1760 les idées d'un jeune prêtre instruit
et libéral; mais je n'imagine pas que ce commentaire puisse
éclairer Montesquieu d'une lumière nouvelle. M. de Boisgelin
a été un prélat des plus distingués, mais ce n'est pas un
esprit original, et ce qu'il a écrit est mort avec lui.
M. le comte Sclopis a publié en 1857 les extraits d'un
commentaire commencé par Ripert Monclar'. Procureur
général au Parlement d'Aix, Ripert, marquis de Monclar',
1. Réfutation, etc., p. 238.
2. Recherches historiques et critiquer sur VEsprit des tois, de Montes-
quieu, par Frédéric Sclopis, Turin, 1857, în-S*. Édition tirée à soixante
exemplaires. Cest la réimpression d*un travail inséré dans les Mémoires
de rAcadimie de Turin,
3. Né à Apt en 1711, mort en 1773. Ses œuvres complètes forment 8 vol.
in^».
III. e
Lxvi INTRODUCTION
est un des magistrats les plus remarquables du xviii* siècle.
Il fut un des premiers à réclamer pour les protestants un état
civil, c'est-à-dire la fin d'une odieuse et lâche persécution.
Son réquisitoire contre les jésuites, lors de la suppression de
la société, est resté célèbre. Monclar avait écrit de bons mé-
moires sur les finances, et on lui offrit, dit-on, la place de
contrôleur général. Par ses idées, par ses études, par son
caractère, il est de la génération à laquelle appartient Mon-
tesquieu. Il serait intéressant d'écrire sa biographie; elle
nous ferait connaître une partie du xviu' siècle, qu'on a tort
de laisser dans Tombre. Nous n'avons que trop de détails sur
Louis XV et sa cour; nous ne savons presque rien de la vie
laborieuse que menaient ces magistrats de province, qui lut-
taient contre les prétentions des ministres, des financiers, du
clergé. Montesquieu n'est pas un génie solitaire, qui s'est
formé en dehors de toute influence. C'est un magistrat, un
parlementaire, en même temps qu'un politique et un philo-
sophe. H ne faut pas le détacher du corps qu'il a honoré, il
en a conservé Tesprit et quelquefois môme les préjugés.
Quant au travail de M. de Monclar, travail qui s'arrête
avec le xr livre de VEsprit des lois, il nous montre en quelle
estime les contemporains tenaient Montesquieu, et en même
temps il nous prouve que le procureur général de Provence
était un esprit, je ne dirai pas de même force, mais de même
trempe que le président de Bordeaux. Par malheur ce com-
mentaire est trop court, et se tient trop dans les définitions
pour que nous en ayons rien tiré d'utile à notre commentaire.
Le jugement d'ensemble sur Montesquieu est curieux; on y
sent le jurisconsulte qui ne pardonne pas à l'auteur d'avoir
sacrifié à l'histoire et à la philosophie, a Ce n'est pas, dit-il,
que je veuille accuser l'auteur d'indifférence pour la morale;
son cœur, qu'il a peint dans cet ouvrage, n'est pas moins esti-
mable que son esprit; mais son livre n'instruit point assez sur les
bornes du juste et de l'injuste. Il traite volontiers la difiiculté
par les inconvénients et les conséquences, et il examine trop
A L'£SPRIT DES LOIS. lxvii
souvent ces questions sur les règles d'une prudence qui ne
connaîtrait ni bien, ni mal moral. En un mot, on trouve dans
l'auteur de l Esprit des lois, Thomme de génie, le philosophe,
l'historien; on n'y trouve point assez le jurisconsulte nourri des
principes du droit public. »
C'est toujours le même critique. Montesquieu fait une
histoire du droit, et juge les lois par leurs conséquences; on
lui reproche de ne point juger le législateur, en vertu des
principes supérieurs du droit public et de la morale. C'est lui
reprocher de n'avoir pas fait un traité de droit naturel ; mais
s'il avait fait cela il n'aurait pas renouvelé la science par un
changement de méthode; il aurait été Wolf, Hubcr, ou
Bynkershoeck, et non point Montesquieu ^
S VI. De notre commentaire, et dans quel esprit
IL est conçu.
En donnant une nouvelle édition de l'Esprit des lois, je
n'ai nullement songé à l'encombrer de toutes les notes et de
tous les commentaires qu'on a publiés depuis plus d'un siècle.
La plupart de ces notes, je l'ai déjà dit, n*ont d'autre objet que
de refaire l'œuvre du maître, à un point de vue qui n'est pas le
sien. Que prouvent, par exemple, les réflexions d'Helvétius? Ce
sont des leçons adressées à Montesquieu pour lui démontrer
qu'il n'a rien entendu au sujet qu'il a traité. C'est pousser
trop loin la morgue philosophique ; il n'y a là rien qui soit
de nature à instruire ou à intéresser la lecteur.
J'ai compris tout autrement l'utilité d'un commentaire;
j'ai voulu qu'il ne servît qu'à éclaircir la pensée de Tau-
1. « Le grand ouvrage de Montesquieu devrait être classé, rigoureuse-
xneot parlant, plutôt parmi les livres d'histoire et de politique que parmi
ceux de législation et de jurisprudence, si Ton s'en tient aux définitions
ordinaires de ces deux sciences. » Rien de plus Juste que cette réflexion
d'un homme qui a publié un des meilleurs Uvres qu'on ait faits sur V Esprit
des lois. Je veux parler de M. le comte Sclopis.
Lxviii INTRODUCTION
teur. Sur ce terrain j'ai tiré proût de tous les commentaires
et notes que j'ai cités plus haut; mais naturellement les cri-
tiques les plus modestes et les moins ambitieuses, comme
celles de Parrelle», sont celles qui m'ont le plus servi.
Je donne d'abord les variantes des principales éditions
qui ont précédé le texte définitif publié par Richer en 1758.
Ces variantes ne nous enseignent pas seulement avec quel
soin Montesquieu corrigeait son style; elles nous montrent
comment il a adouci certaines assertions, comme il a déve-
loppé certains chapitres; elles nous associent en quelque
façon au travail de l'auteur. Quelquefois aussi elles nous
gardent un texte primitif qui vaut mieux que celui qu'a
adouci la prudence de l'auteur, ou peut-être la timidité du
dernier éditeur.
Quant aux notes, je me suis surtout proposé de préciser
les réflexions de Montesquieu, d'indiquer à quoi et à qui elles
s'appliquent, de percer le nuage dans lequel l'auteur enve-
loppe sa pensée, et de rendre à ses observations le caractère
concret qui leur appartient.
On pourra me reprocher d'affaiblir ainsi ce qu'on est
habitué à considérer comme des vues générales; on dira que
je réduis V Esprit des lois à des réflexions sur l'antiquité,
l'Orient, la France, l'Angleterre; cela est vrai; mais on
rouvera peut-être qu'en ramenant Montesquieu plus près de
nous, je lui rends sa vraie physionomie. On reconnaîtra en lui
le compatriote de Montaigne, on s'intéressera davantage à des
observations qui paraîtront d'autant plus justes qu'elles sont
plus exactement limitées.
C'est au lecteur à juger si je me suis trompé, ou si, au
contraire, je ne lui rends pas Montesquieu plus accessible et
plus aimable. Je n'ai pas cherché à me faire de V Esprit des
lois un piédestal pour prêcher une nouvelle politique urbi
1. ParreUe a mis ses notes dans Tédition qu'il a donnée des OEuvtbs
complètes de Montesquieu. Lefèvre, 1826, in-8°.
A L'ESPRIT DES LOIS. lxix
etorhi,m^ seule ambition a été de restituer à ce chef-d'œuvre
sa fraîcheur première. C'est à ce titre que j'ai osé mettre mes
réflexions au-dessous de celles de ce grand homme, comme
ces pèlerins qui se sont inscrits au pied du colosse de Mcm-
non, et qui ont ainsi, par hasard, transmis leur nom obscur
à la postérité, grâce à l'éternité du monument sur lequel ils
Tont gravé.
Edouard Laboulatb.
QUtigny, juillet 1876.
DE L'ESPRIT
DES LOIS
ANALYSE RAISONNÉE
DE
L'ESPRIT DES LOIS
PAR RERTOLINI
1754
III.
ANALYSE RAISONNÉE
DE
L'ESPRIT DES LOIS
PAR BERTOLINI '
L'auteur des Considcraiions sur les causes de la grandeur
des Romains et de leur décadence a publié un ouvrage de
législation. Une parfaite harmonie, un heureux enchaînement,
une exacte ressemblance, et, pour ainsi dire, un même air
majestueux de famille entre ces deux originaux, ont indiqué
d'abord les mômes mains paternelles. C'est ainsi que Platon,
Cicéron, et autres grands hommes, après avoir développé les
ressorts des gouvernements, s'attachèrent à donner des règles
de législation ; tant il est vrai que la durée et la prospérité
des États sont inséparables de la bonté des lois, et que de
pareilles opérations sont réservées à des hommes rares et
d'une extrême vigueur de génie, capables de tracer le plan
des empires et d'en jeter les fondements.
L'objet de l'ouvrage ne sauroit être plus intéressant : on
ne cherche qu'à augmenter les connoissances de ceux qui
commandent, sur ce qu'ils doivent prescrire, et à faire trouver
à ceux qui obéissent un nouveau plaisir à obéir.
1. Voyes rintroduction à F Esprit dês Lois, chap. iv.
4 ANALYSE RAISONNÉE
Il est aisé de remplir un objet aussi bienfaisant, quand on
se propose des principes également bienfaisants. La paix et le
désir de vivre en société, puisés dans les lois de la nature; le
système, autant dangereux qu'absurde, de Tétat naturel de
guerre, anéanti; le droit des gens établi sur ce grand prin-
cipe, que les nations doivent se faire dans la paix le plus de
bien, et dans la guerre le moins de mal qu'il est possible;
Tesprit de conquête et d'agrandissement, décrié; des flétris-
sures perpétuelles sur le despotisme; de Thorreur contre les
grands coups d'autorité; la félicité publique fondée sur le
rapport d'amour entre le souverain et les sujets; enfin des
maximes propres à faire naître la candeur des mœurs et la
douceur des lois : voilà les principaux traits de cet ouvrage,
qui forment son esprit général, ou plutôt le triomphe de la
modération et de la sûreté.
Notre auteur considère d'abord les lois dans la vue la plus
universelle, c'est-à-dire ces lois générales et immuables qui,
dans la relation qu'elles ont avec les divers êtres physiques*
s'observent, sans aucune exception, avec un ordre, une régu-
larité et une promptitude infinie.
Il fait descendre du ciel les lois primitives dans la relation
qu'elles ont avec les êtres intelligents. Comme ces lois doivent
leur origine non aux institutions humaines, mais à l'auteur de
la nature, on est charmé d'y voir résider la vérité, sans que
leurs traits vieillissent jamais.
Il examine les lois par rapport à l'homme considéré avant
l'établissement des sociétés, et par conséquent dans l'état de
nature. Il les cherche telles qu'on les a fixées après que les
hommes se sont liés en société, dans les rapports, ou de na-
tion à nation, ce qui forme le droit des gens; ou du souverain
aux sujets, ce qui établit le droit politique; ou de citoyen à
citoyen, ce qui constitue le droit civil. Notre auteur a trop de
pénétration pour ne pas apercevoir la suprême influence de
ces notions, qui dominent sur le corps entier de son ouvrage :
aussi est-il attentif à porter une lumière toute nouvelle sur
DE L'ESPRIT DES LOIS. 5
cette matière qui, malgré les éclaircissements de tant d'ha-
biles gens, ne laissoit pas d'être encore de nos jours déûgurée
par des absurdités.
Après ces notions préliminaires, la constitution des gou-
vernements, leur force Offensive et défensive, la liberté, le
physique du climat et du terroir, J'csprit général de la nation,
le commerce, la population, .sont les principaux chefs aux-
quels notre auteur rapporte la législation '. C'est de ces rap-
ports primitifs qu'une infinité d'autres coulent comme de
leur source.
Pour ce qui est de la constitution, il fixe trois espèces de
gouvernements : républicain, monarchique et despotique. Il en
découvre la nature, et il montre les lois fondamentales qui en
dérivent. Ces lois partent d'elles-mêmes d'une si grande uni-
versalité, qu'on peut les regarder comme la base de la consti-
tution.. Comme c'est par ces lois fondamentales qu'il faut
régler la puissance souveraine, les droits. des sujets et les
fonctions des magistrats, aussi est-ce dans la juste fixation de
ces mêmes lois que notre auteur s'est signalé. J'oserai presque
dire que ses théories n'ont pas produit une admiration
stérile. Il ne s'arrête pas à des préjugés; il va directement
au but des choses, tirant ces lois de la nature de chaque
constitution. C'est ainsi qu'un auteur judicieux établit des
principes.
Comme chaque espèce de gouvernement, outre ses lois
fondamentales qui lui sont propres, a besoin aussi de ressorts
particuliers qui maintiennent et soutiennent sa constitution et
la fassent agir, notre auteur, avec un esprit de justesse et de
1. J*ai cni à propos, en renvoyant le lecteur à Toriginal, de me taire,
dans mon travail, à l'égard des lois civiles de la monarchie françoise et de
ses lois féodales, matières difficiles, épineuses, et qui demandent des con-
noiasances locales et sans nombre. J'en ai agi de môme au sujet des lois
par rapport à la religion. £h ! comment un écrivain subalterne oseroit-il
lever ses mains tremblantes pour cueillir des fruits d'un arbre qui a sa ra-
cine dans le ciel 7 Je n*ai rien dit non plus sur quelques exemples. Néan-
moins toutes les grosses masses y restent. (Bbrtoukii.)
6 ANALYSE RAISONNÉE
précision incomparable, recherche, examine et découvre ces
ressorts dans la nature même de chaque gouvernement; res-
sorts qu'il appelle principes. La vertu politique, c'est-à-dire
Tamour de la patrie et de Tégalité, fait agir le gouvernement
républicain ; Vhonneur est le mobile du gouvernement monar-
chique; la crainte entraîne tout dans le gouvernement des-
potique. Ces principes ont tantdevues,et ilsinfluent si immé-
diatement sur la constitution, qu'on peut les considérer comme
la clef d'une infinité de lois. Notre auteur découvre d'un si
beau point de vue les détails immenses des lois.
C'est à ce principe qu'il rapporte les lois de l'éducation.
En effet, c'est par là que les grands politiques et les sages
législateurs ont tracé le plan de leur législation, ayant tou-
jours regardé l'éducation comme l'âme, Tordre, le conseil, la
vigueur du gouvernement. C'est surtout lorsqu'il parle de
l'éducation propre au gouvernement monarchique, qu'il fouille
dans les replis les plus secrets du cœur humain, afin de pou-
voir dévoiler les ressorts de l'honneur, et développer les
semences de ses bizarreries. 11 remonte à l'antiquité la plus
reculée pour y chercher des exemples frappants de cette vertu
politique si nécessaire à former un vrai républicain. 11 nous
fait trouver des points fixes dans ces institutions singulières
que, sans ses éclaircissements, on auroit crues n'être que
l'ouvrage d'une spéculation oisive, ou de quelque esprit
inquiet.
Notre auteur, sûr de la possession de ses immenses
richesses, se plait à faire toujours entrevoir des germes de
pensées cachées, que la méditation du lecteur fait éclore. La
chaîne précieuse des idées qui se suivent, même sans se
montrer, paroît indiquer dans ce livre sur l'éducation que ce
seroit l'endroit propre pour rendre hommage à cette philo-
sophie qui, débarrassée de toutes questions frivoles, ou plus
curieuses qu'utiles, n'a pour objet que la recherche du vrai
bien et les principes de la saine morale; par conséquent cette
philosophie saine et bienfaisante qui, avec des yeux de mère.
DE L'ESPRIT DES LOIS. 7
n*a d^autre soin que de cultiver un esprit et une âme qui
doit être vigilante, qui doit être sage, qui doit être juste pour
la société; cette philosophie, qui a une force et une efficace
de vive loi, parce qu'elle forme le bon prince, le bon magis-
trat, le bon sujet, le bon patriote, le bon parent et, pour tout
dire, le citoyen vertueux. Sans cette philosophie, Alexandre
n'auroit jamais civilisé tant de peuples. Inspirés par cette
philosophie, les enfants de ces contrées barbares faisoient
leur passe-temps de lire les vers d'Homère, et de chanter les
tragédies de Sophocle et d'Euripide. Sans cette philosophie,
Épaminondas n'auroit pas fait Tadmiration de Tunivers.
Notre auteur, après avoir jeté des fondements si solides à
regard de l'éducation, suivant toujours de près les principes
de chaque gouvernement, rapporte à une théorie si féconde
et si générale de ces mêmes principes les lois que le législa-
teur veut donner à toute la société.
Chose singulière! toutes promptes et étendues que sont
les vues de notre auteur, elles ne sauroient ici le décharger
de la plus laborieuse attention. Comme il a l'habileté suprême
de distinguer quand il faut seulement indiquer, quand il faut
enseigner, quand il faut diriger, ce n'est qu'après des recherches
sans nombre et compliquées, inséparables d'un grand travail
et d'une application suivie, qu'il découvre ici toutes les faces
de ces objets de législation, et leurs différences les plus dé-
licates. C'est ainsi que dans une beauté achevée du corps
humain, qui consiste dans la juste proportion de ses parties,
celles qui doivent avoir plus de force ont aussi plus de
grosseur, celles qui doivent être plus déliées sont à mesure
plus déchargées.
Ainsi c'est avec la dernière exactitude que notre auteur,
en conformité des principes du gouvernement républicain,
où il est souverainement important que la volonté particulière
ne trouble pas la disposition de la loi fondamentale, montre
les lois propres à favoriser la subordination aux magistrats, le
respect pour les vieillards, la puissance paternelle, l'attache-
8 ANALYSE RAISONNÉE
ment aux anciennes institutions, la bonté des mœurs. H règle
aussi le partage des terres, les dots, les manières de contrac-
ter, les donations, les testaments, les successions, pour con-
server l'égalité qui est Tâme de ce gouvernement.
Et comme les lois romaines, malgré la révolution des
empires, seront toujours à plusieurs égards le modèle de
toute législation sensée, notre auteur, pour faire mieux sentir
rétroite liaison des lois de succession avec la nature du gou-
vernement, remonte jusqu'à l'origine de Rome pour chercher
sous des toits rustiques, et dans le partage du petit territoire
d'un peuple naissant, composé de pâtres, les lois civiles à ce
sujet, dont le changement tint toujours à celui de la consti-
tution ^ Ici, comme partout ailleurs, on est convaincu que
la politique, la philosophie, la jurisprudence, par leur secours
mutuel, portent des lumières là où l'on n'entrevoyoit que de
faibles lueurs.
Les prééminences, les rangs, les distinctions, la noblesse,
entrent dans l'essence de la monarchie. C'est donc des prin-
cipes de ce gouvernement qu*il fait descendre Jes lois qui con-
cernent les privilèges, des terres nobles, les fiefs, les retraits
lignagers, les substitutions et autres prérogatives, qu^on ne
sauroit par conséquent communiquer au peuple sans diminuer
la force de la noblesse et celle du peuple môme, et sans cho-
quer inutilement tous les principes.
Notre auteur est charmé de reconnoître ici Texcellence des
principes du gouvernement monarchique, et ses avantages sur
les autres espèces de gouvernements : les différents ordres qui
tiennent à la constitution la rendent inébranlable au point de
voir ses ressorts remis en équilibre au moment môme de leur
dérèglement.
11 développe les lois qui sont relatives à ce mouvement de
i. L'article des lois romaines sur les successions, qui seul dans Torigi-
nal forme le Uvre XXVII, non sans interruption, trouve ici naturellement
sa place après le chapitre v du livre V, où je Tai mis. (Bbrtolini.)
DE L'ESPRIT DES LOIS. 9
rapidité, à ces violences, à cette affreuse tranquillité, à cette
léthargie, à cet esclavage du gouvernement despotique : il se
déchaîne contre ces caprices, ces fureurs, ces vengeances, cette
avarice, ces volontés rigides, momentanées et subites d'un
visir qui est tout, tandis que les autres ne sont rien : il trace
avec les couleurs les plus noires une peinture si naïve des
fantaisies, des indignations, des inconstances, des imbécillités,
des voluptés, de cette paresse et de cet abandon de tout, d'un
despote, ou plutôt du premier prisonnier enfermé dans son
palais, que, nous inspirant de l'horreur contre cette espèce de
gouvernement, il parait nous avertir tacitement combien nous
sommes obligés de rendre grâces au ciel de nous avoir fait
naître dans nos contrées heureuses, où les souverains, toujours
agissants, toujours travaillants, et menant une vie appliquée, ne
sont occupés que du bien-être de leurs sujets, comme un bon
père de famille est attentif au bien de ses enfants.
C'est en tirant les conséquences de ces mômes principes,
par rapport à la manière de former les jugements, qu*il sait
tendre les pièges les plus adroits au despotisme, heureusement
inconnu aux sages gouvernements de nos jours, où un corps
permanent de plusieurs juges est le seul dépositaire de la vie,
de Thonncur et des biens de chaque citoyen; où les souverains,
laissant aux mêmes juges le pouvoir de punir, se réservent
celui de faire grâce, qui est le plus bel attribut de la souverai-
neté ; et où les ministres, sans se mêler des affaires conten-
ticuses, veillent nuit et jour aux grands intérêts de l'État,
n'exigeant d'autre récompense de leurs travaux que le pouvoir
de faire des heureux. Notre auteur, pour inspirer par le con-
traste plus de respect pour ces corps augustes, ou, pour mieux
dire, pour ces sanctuaires de justice, de vérité, de sagesse,
nous rappelle avec horreur le jugement d'Âppius, ce magistrat
inique qui abusa de son pouvoir jusqu'à violer la loi faite par
lui-môme.
11 nous met entre les mains des trésors inestimables à
l'égard de l'éiablissement des peines. Il nous montre que la
40 ANALYSE RAISONNÉE
douceur et la modération sont les vertus propres des grandes
âmes, nées pour faire le bonheur des peuples. Il faut en con-
venir, les connoissances rendent les hommes doux, la raison
perte à Thumanité, et il n'y a que les préjugés qui y fassent
renoncer.
Ainsi, ce n^est pas ici un de ces législateurs qui, avec un
air irrité et terrible, avec des yeux pleins d'un feu sombre»
lance des regards farouches, menace, tonne, et porte l'épou-
vante partout, et ne sachant être juste sans outrer la justice
même, ni bienfaisant sans avoir été oppresseur, prend tou-
jours les voies extrêmes pour agir avec violence au lieu de
juger, pour faire des outrages au lieu de punir, pour exter-
miner tout par le glaive au lieu de régler.
C'est un bon législateur qui cherche plutôt à corriger qu'à
mortifier, plutôt à humilier qu'à déshonorer, plutôt à pré-
venir des crimes qu'à les punir, plutôt à inspirer des mœurs
qu'à infliger des supplices, plutôt à obliger à vivre selon les
règles de la société qu'à retrancher de la société : c'est un
sage magistrat qui sait distinguer les cas où il faut être
neutre, et ceux où il faut être protecteur; parce qu'il a assez
d'esprit et de cœur pour saisir le point critique et délicat
auquel la justice finit et où commence l'oppression, qui,
étant exercée à l'ombre de la justice et de sang-froid,
seroit la source la plus empoisonnée d'une tyrannie sourde
et inexorable : c'est un père tendre et compatissant, qui
sait trouver ce sage milieu entre Tindolence et la dureté, je
veux dire la clémence.
11 n'est pas indifférent que je fasse ici une remarque.
Quand notre auteur parle des peines, il ne faut pas attendre
de lui des interprétations, des déclarations, des axiomes et
des décisions, comme on voit dans les livres des juriscon-
sultes : ce seroit n'avoir pas une idée juste de son ouvrage
que de le regarder dans un point de vue si borné. Notre au-
teur, ici comme partout ailleurs, aspire à quelque chose de
plus haut, de plus noble et de plus étendu; il n*enseigne
DE L'ESPRIT DES LOIS. 44
point en simple jurisconsulte qui s'arrête à examiner en détail
ce qui est juste ou injuste dans les affaires contentieuses; son
dessein est de découvrir tous les objets différents de législa-
tion, qu'il a dû embrasser d'une vue générale. Ainsi le grand
ressort de son ouvrage est la science du gouvernement, qui
réunit toutes les sciences, tous les arts, toutes les connois-
sances, toutes les lois, en un mot tout ce qui peut être utile à
la société.
C'est lorsqu'il traite du luxe propre au gouvernement
républicain, et lorsqu'il parle de la condition des femmes, qu'il
sait accorder d'une manière merveilleuse la politique avec la
pureté des mœurs. Pour preuve de cette heureuse concilia-
tion, il sufBroit de rappeler ici le bel éloge que notre auteur
fait des coutumes de ces peuples où l'amour, la beauté, la
chasteté, la vertu, la naissance, les richesses môme, tout cela
étoit, pour ainsi dire, la dot de la vertu.
On est charmé de la juste apologie que notre auteur fait
de l'administration des femmes, jusqu'à les placer sur le
trône, non par leurs grâces, par leurs talents, mais par leur
humanité, mais par leur douceur, mais par leurs sentiments
tendres et compatissants qui assurent la modération dans le
gouvernement. En effet, quel beau règne que celui de l'au-
guste souveraine Marie^Thérèse I Non, le ciel n'a jamais confié
la tutelle des peuples à une princesse plus vertueuse et plus
digne de les gouverner.
L'influence des principes de chaque gouvernement est si
grande, et ils ont tant de force sur la constitution, que c'est
par leur corruption que tout gouvernement doit périr. Sparte,
dont les institutions furent avec raison regardées comme l'ou-
vrage des dieux, périt par la corruption de ses principes.
Dès lors ce ne furent plus les mômes vues, les mêmes désirs,
les mêmes craintes, les mômes précautions, les mêmes soins,
les mêmes travaux. Rien ne se rapporta plus au bien général,
personne ne respira plus la gloire et la liberté. Ce fut par la
corruption de ses principes qu'Athènes, malgré sa police, ses
\t ANALYSE RAISONNÉE
mœurs et les belles institutions de Selon, reçut des plaies
profondes, sans pouvoir retrouver aucun vestige de cette
ancienne politique mâle et vigoureuse, qui savoit préparer les
bons succès et réparer les mauvais. Dès lors Athènes, autre-
fois si peuplée d'ambassadeurs qui venoient en foule réclamer
sa protection ; Athènes, superbe par le nombre de ses vais-
seaux, de ses troupes, de ses arsenaux, par l'empire de la
mer, fut réduite à combattre, non pour la prééminence sur
les Grecs, mais pour la conservation de ses foyers. Quel spec-
tacle affreux de voir des scélérats qui conspiroient à la ruine
de la patrie, prétendre aux honneurs rendus à Thémistocle,
et aux héros qui moururent aux batailles de Marathon et de
Platée I Cela fit que des citoyens impies, et vendus aux puis-
sances ennemies lorsqu'elles prospéroient, se promenoient
avec un visage content et serein dans les places publiques; et,
au récit des événements heureux pour la patrie, ils n'étoient
point honteux de trembler, de ^émir, de baisser les yeux vers
la terre. Cela fit qu'on vit paroître sur la tribune, des flat-
teurs, des prévaricateurs, des mercenaires, pour proposer des
décrets aussi fastueux que lâches et scandaleux, qui dégra-
doient la cité et la couvroient d'opprobre. Ce fut enfin par la
corruption de ces principes que tout fut perdu à Rome. Rome,
cette ville réputée éternelle, qu'on vénéroit comme un temple;
Rome, dont le sénat étoit respecté comme une assemblée de
rois, où Ton voyoit les rois étrangers se prosterner et baiser
le pas de la porte, appelant les sénateurs leurs patrons, leurs
souverains, leurs dieux; Rome enfin, dont le gouvernement
étoit regardé comme le plus grand et le plus beau chef-
d'œuvre qui fut jamais parmi les humains, perdit par la cor-
ruption de ses principes la force de son institutiou. Plus de
patrie, plus de lois, plus de mœurs, plus de déférence, plus
d'intérêt pul)lic, plus de devoirs. Les citoyens, qui le diroit!
à la vue même du Capitole et de ses dieux, déserteurs de la
foi de leurs pères, ne sentant plus de répugnance pour l'es-
clavage, s'apprivoisèrent avec la tyrannie, contents de jouir
DE L'ESPRIT DES LOIS. 13
d'an repos indigne du nom romain, de la république, de leurs
ancêtres. C'est de ce débordement de corruption générale
d'une république mourante qu'on vit naîire successivement,
tantôt une anarchie générale, où l'on donna le nom de rigueur
aux maximes, de gêne à la subordination, d'opiniâtreté à la
raison, aux lumières, à l'examen, de passion et de haine à
l'attention contre les abus et à une justice intrépide, et par là
l'inertie tint lieu de sagesse; tantôt un gouvernement dur et
militaire qui ôta les prérogatives des corps et les privilèges
des peuples vaincus, qui conduisit tout immédiatement par
lui-même, changea tout Tordre des choses, confondit l'infamie
et les dignités, avilit tous les honneurs jusqu'à être le partage
de quelques esclaves ou de quelques gladiateurs; tantôt une
tyrannie réfléchie, qui ne respira que des ordres cruels, des
délateurs, des amitiés infidèles, et l'oppression des innocents;
tantôt un despotisme idiot et stupide, auquel on faisoit accroire
que cet abattement affreux de Rome, de Tltalie, des provinces,
des nations, étoit une paix et une tranquillité du monde romain.
Comme la corruption de chaque gouvernement marche
d'un pas égal avec celle de ses principes^ c'est avec sa main
de maître que notre auteur propose les moyens propres pour
maintenir la force de ces principes, qu'il montre la nécessité
de les rappeler quand on s'en est éloigné, et qu'il va cher-
cher les remèdes jusque dans le maintien de l'État, dans la
grandeur qui est naturelle et proportionnée à chaque espèce
de gouvernement.
Ici, que de raisons de nous féliciter de nos temps mo-
dernes, de la raison présente, de notre religion, de notre
philosophie, et, pour tout dire, de nos mœurs qui, comme a
remarqué notre auteur, forment le grand ressort de nos gou-
vernements, et en éloignent la corruption I Quel bonheur pour
nous que la bonté des mœurs soit l'âme de la constitution,
qui, indépendamment de tout autre principe, règle tout, et
que par la douceur de ces mœurs chacun aille au bien com-
mun, en assurant sa félicité particulière!
U ANALYSE RAISONNES
Il faut Tavouer, ce ne furent point ces vertus humaioes,
ce faux honneur, cette crainte servile, qui maintinrent et ûrent
agir toutes les parties du corps politique de l'État sous les
Tite, les Nerva, les Marc-Àurèle, les Trajan, les Antonin : ce
furent les mœurs qui ont toujours autanf contribué à la liberté
que les lois. Une belle carrière à remplir pour un lecteur
attentif seroit de développer ce principe fécond et intéres-
sant, que notre auteur n'a laissé renfermé dans son germe
que pour le plaisir que les seules grandes âmes goûtent à
trouver des compagnons de leurs travaux. On peut dire de
notre auteur que tout, jusqu'à ses négligences, se ressent de
son caractère.
Après la constitution, la force défensive et offensive du
gouvernement forme une des principales branches de la
législation. Comme la raison et l'expérience se sont toujours
trouvées d'accord à montrer que l'agrandissement du terri-
toire au delà de ses justes bornes n'est pas l'augmentation
des forces réelles de TÉtat, mais plutôt une diminution de sa
puissance, notre auteur, après avoir indiqué les moyens
propres à pourvoir à la sûreté de la monarchie, c'est-à-dire à
la force défensive, fait sentir à ceux à qui la monarchie a
confié sa puissance, ses forces, le sort de ses États, combien
il faut qu'ils soient circonspects à ne porter pas trop loin leur
zèle pour la gloire du maître, étant plus de son intérêt qu'il
augmente son influence au lieu d'augmenter la jalousie, et
qu'il devienne plutôt Tobjet du respect de ses voisins que de
leurs craintes.
Pour ce qui est de la force défensive des républiques,
notre auteur la voit là où on l'a toujours trouvée, c'est-à-dire
dans ces associations fédératives de plusieurs républiques, qui
ont toujours assuré à cette forme de gouvernement la prospé-
rité au dedans et la considération au dehors.
Je ne saurois quitter ce sujet sans faire ici une re-
marque. Notre auteur, qui ne paroît avoir fait son ouvrage
que pour s'opposer aux sentiments de l'abbé de Saint-
DE L'ESPRIT DES LOIS. 45
Pierre ^, comme Aristote ne composa sa Politique que pour com-
battre celle de Platon, soutient que cette constitution fédérative
ne sauroit subsister à moins qu'elle ne soit composée d'États de
môme nature, surtout d'États républicains ; principe entièrement
opposé au plau de la diète européenne de Tabbé de Saint-
Pierre. Ce n'est pas à moi à prononcer sur cette question : je
ne ferai que rappeler ici les suffrages respectables des Grotius,
des Leibnitz et, qui plus est, de Henri le Grand; suffrages
qui font connoltre que le projet de Tabbé de Saint-Pierre ne
devoit pas être regardé comme un rêve. Peut-être le monde
est-il à cet égard encore trop jeune pour établir en politique
certaines maximes dont la fausse impossibilité ne paroîtra
qu'aux yeux de la postérité; mais qu'il me soit du moins
permis de nous féliciter de la présente situation de TEurope,
qui ne sauroit être mieux disposée pour embrasser un si beau
plan. Un meilleur droit des gens, la science de ce droit et
celle des intérêts des souverains mises en système; la bonne
philosophie, Tétude des langues vivantes, la langue françoise
devenue la langue de TEurope; un esprit général de commerce,
qui a fait que la connoissance des mœurs de toutes les nations a
pénétré partout, qui a éteint Tesprit de conquête et entretient
celui de la paix, dont à présent jouit tout l'univers; les places
de commerce, les foires, le change, un luxe des productions
des pays étrangers, les banques publiques, les compagnies de
commerce, les grands chemins bien entretenus, la navigation
facilitée et étendue, les postes, les papiers politiques, le goût
des voyages, l'hospitalité, les bons règlements de santé; l'équi-
libre mis en système; les alliances, les traités de commerce,
une parfaite harmonie entre les souverains'; les ministres
étrangers résidant aux cours, les consuls ; les universités, les
académies, les correspondances littéraires, des savants étran-
1. Chose BinguUère! ces deux auteurs, par dos chemins différents et
souvent opposés, vont au même but : Je veux dire à la douceur et à la mo-
dération. (BlKTOLmi.)
2. Cet écrit fut composé en 1754, temps d*une paix générale en Europe.
46 ANALYSE RAISONNÉE
gers appelés et entretenus par des souverains, Tart de l'impri-
merie, le théâtre français et la musique italienne répandus
partout; mais, qui plus est, la modération, les mœurs et les
lumières, qui forment le caractère général de tous les souve-
rains de nos jours, et, pour comble de prospérité, le chef ^
visible de notre religion, grand prince, et, pour mieux
employer les expressions de notre auteur^ : « l'homme le plus
propre à honorer la nature humaine et à représenter la
divine : » toutes ces combinaisons forment une si étroite
liaison de TEurope entière, que par ce grand nombre de rap-
ports on peut dire qu'elle ne compose qu'un seul État, et
qu'elle n'est, pour ainsi dire, qu'une grande famille dont tous
les membres sont unis par une parfaite harmonie. Cette liaison
peut être regardée comme un heureux présage, et presque un
traité préliminaire du grand traité définitif de la diète euro--
péenne. Heureux les minisires qui auront l'honneur de cette
signature, et plus heureux les souverains qui auront celui de
la ratification, en stipulant par ce traité le bonheur éternel
du genre humain I C'est après cette signature qu'il faut éri-
ger un mausolée à l'abbé de Saint-Pierre pour éterniser sa
mémoire, en y gravant ces vers d'Euripide :
(( Paix, mère des richesses, la plus aimable des divi-
nités, que je vous désire avec ardeur I Que vous tardez à
venir I Que je crains que la vieillesse ne me surprenne avant
que je puisse voir le temps heureux où tout retentira de nos
chansons, et où, couronnés de fleurs, nous célébrerons des
festins I »
A la force défensive de chaque État est liée la force offen-
sive. Celle-ci est réglée par le droit des gens; c'est-à-dire par
cette loi politique qui établit les rapports que les différentes
nations ont entre elles. Le droit de la guerre et celui de con-
i. Le pape Benoit XIV, Prosper Lambertini.
2. Grandeur et décadence des Romains, cbapitro xv. (Portrait de Tra-
Jan.)
DE L'ESPRIT DES LOIS. 47
quête forment le principal objet de ce droit des gens. Je le
dis, toujours à la louange de notre auteur, l'ouvrage du cœur
donne ici, comme partout ailleurs, son caractère à l'ouvrage
de Tesprit. Pour preuve de cela, il ne faut que rappeler ici sa
belle, haute, sage et grande définition du droit de conquête;
« droit nécessaire, dit-il, légitime et malheureux, qui laisse
toujours à payer une dette immense pour s'acquitter avec la
nature humaine. » De là cette belle conséquence, que le droit
de conquête porte avec lui le droit de conservation, non celui
de destruction; de là les droits barbares et insensés de tuer
Tennemi après la conquête, et de le réduire en servitude, tant
décriés; de là cette nécessité de laisser aux peuples vaincus
leurs lois et, ce qui est plus important, leurs mœurs et leurs
coutumes, qu^on ne sauroit changer sans de grandes secousses ;
de là enûn ces pratiques admirables pour joindre les deux
peuples par des nœuds indissolubles d'une amitié réciproque.
Une chaîne de conséquences aussi justes que bienfaisantes
nous oblige de rendre ici hommage à notre droit des gens, ou
plutôt à celui de la raison qui, toujours éloignée des préjugés
destructeurs, sait développer les idées éternelles et constantes
du vrai et du faux, du juste et de l'injuste, pour démontrer
les moyens propres à diminuer les maux et augmenter les
biens des sociétés; objet qui constitue le sublime de la raison
humaine.
Il y auroit une grande imperfection dans cet ouvrage, si on
n'y avoit en même temps considéré les lois dans leur rapport
avec le droit le plus précieux que nous tenions de la nature,
je veux dire la liberté. Mais il ne faudroit d'autre preuve du
génie de notre auteur que ses théories étendues et lumi-
neuses sur cette partie de législation; théories qu'il tire
également de la majesté du sujet et de ses profondes con-
noissances.
Il examine d'abord les lois qui forment la liberté politique
dans son rapport le plus important, je veux dire relativement
à la constitution. Pour que le lecteur ne puisse abuser des
III. t
48 ANALYSE RAISONNÉE
termes, il donne une juste déGnition du mot de liberté : il en
réveille Tidée la plus conforme à la nature de la chose ; et
comme cette liberté est inséparable de Tordre civil, de l'har-
monie tant requise dans la société, et, pour tout dire, de la
subordination aux lois, notre auteur ne la cherche point dans
ces gouvernements que des préjugés font appeler libres ,
parce que le peuple y parolt faire ce qu'il veut, confondant
ainsi les idées de licence et de liberté; mais il voit le triomphe
de la liberté dans ces gouvernements où les différents pouvoirs
sont distribués de façon que la force de l'un tient la force de
Tautre en tel équilibre, qu*aucun d'eux n'emporte la balance.
Il ne faudroit que ces justes réflexions de notre auteur sur
cette distribution des différents pouvoirs pour prouver que les
affaires politiques bien approfondies se réduisent, comme les
autres sciences, à des combinaisons et, pour ainsi dire, à des
calculs très-exacts. Ainsi, autant nous avons lieu de nous
féliciter des progrès de la raison humaine de nos jours, qui a
fait que l'autorité ne sauroit craindre les talents, autant avons-
nous raison de plaindre l'excès d'idiotisme de quelques-uns
de nos aïeux, ou plutôt le comble d'orgueil de leurs petites
âmes, qui se croyoient dégradées en s'asservissant aux règles,
et, dédaignant d'acquérir des connoissances, avoient la har-
diesse de se croire en état de pouvoir conduire tout avec le
seul bon sens, qui, dépourvu de principes, ne leur offroit que
la confiance de n'avoir jamais des contradicteurs, suite de
l'abus de Tautorité. De là ces torrents d'erreurs, ces lois
gauches, absurdes, contradictoires, si mal assorties, et, s'il
est permis do lâcher le mot, plus insensées que les colonnes
où elles furent affichées; de là enfin ces établissements qui
naquirent, vieillirent, moururent presque dans le môme
instant. On sentira mieux ceci en réunissant des traits parse-
més dans l'ouvrage de notre auteur sur la conduite aveugle du
despotisme oriental, f Le despote, dit-il, n'a point à délibérer
ni à raisonner; il n'a qu'à vouloir ^ Dans ce despotisme il est
i. Liv. IV, chap. m.
DE L'ESPRIT DES LOIS. 19
également pernicieux qu*oa raisonne bien ou mal, et il suffi-
roit qu'on raisonnât pour que le principe de ce gouvernement
fût choqué *. Le savoir y est dangereux *. Comme il ne faut
que des passions pour établir ce gouvernement, tout le monde
est bon pour cela; et le despote, malgré sa stupidité naturelle,
n'a besoin que d'un nom pour gouverner les hommes •. »
C'est par cette sage distribution des pouvoirs que les poli-
tiques grecs et romains calculèrent les degrés de liberté des
anciennes constitutions. Ils regardèrent cet équilibre comme
le chef-d'œuvre de la législation : ils en furent même si éton-
nés, que j'oserois dire qu'ils n'imaginèrent le concours des
dieux avec les hommes dans la fondation de leurs cités que
pour faire l'éloge de cette espèce de gouvernement. C'est dans
ce point de vue que VHistoire de Polybe a été toujours regar-
dée comme le livre des philosophes, des grands capitaines et
des maîtres du monde. Ainsi notre auteur, semblable à Michel-
Ange, qui cherchoit la belle nature dans les débris de l'anti-
quité, parcourt les annales et les monuments de Rome nais-
sante^ et de Rome florissante, où il décèle des liaisons jusqu'à
présent inconnues, qui lui font voir dans le plus beau jour
cette harmonie des pouvoirs qui formèrent une conciliation si
admirable des différents corps; harmonie qui mérita d'être
regardée comme la source principale de la liberté politique
de cette capitale de Tunivers.
Le plaisir qu'on ressent à rapprocher l'antiquité de nos
temps modernes fait que notre auteur se plait à chercher
aussi cet équilibre des pouvoirs dans la constitution de TAn-
glelerre, formée et établie pour maintenir la balance entre
les prérogatives de la couronne et la liberté d3S sujets, et
pour conserver le tout. En effet, où doit-on chercher cette
liberté, si ce n'est dans un État où le corps législatif étant
i. Liv. XIX, chap. ivu.
3. Ibid.
3. Lit. V, ch. xiT.
4. Et veteris Rommsublimem interrogat umbram.
20 ANALYSE RAISONNÉE
composé de, deux parties, c'est-à-dire du grand conseil de ia
nation et du corps qui représente le peuple, l'une enchaîne
l'autre par la faculté d'empêcher, et toutes les deux sont
liées par la puissance exécutrice, comme celle-ci est liée par
la législative?
Comme c'est des décombres d'un édifice gothique que
notre auteur déterre le beau concert des pouvoirs intermé-
diaires subordonnés et dépendants du souverain dans les mo-
narchies que nous connoissons, il fait aussi descendre ce beau
système, ou, pour mieux dire, ce juste équilibre de la consti-
tution de l'Angleterre, des forêts des anciens Germains;
système que notre auteur a développé, dans le détail immense
de ses relations, par des réflexions d'un homme d'État.
Après avoir examiné la liberté politique dans son rapport
avec la constitution, c'est-à-dire dans cet heureux milieu
entre la licence et la servitude, qui forme le caractère dis-
tinctif du gouvernement modéré, notre auteur fait voir cette
môme liberté dans le rapport qu'elle a avec le citoyen. Il a
cherché avec succès le premier rapport dans la sage distribu-
tion des pouvoirs, il a trouvé le second dans la sûreté des
citoyens.
La vie et la propriété des' citoyens doivent être assurées
comme la constitution même. Cette sûrelé à Tégard de la vie
peut être extrêmement attaquée dans les accusations publiques
et privées, et, à l'égard de la propriété, dans la levée des tri-
buts. C'est donc dans Texamen des jugements criminels et
dans la sagesse à régler la levée des tributs que notre auteur
s'est occupé : deux objets qui forment les principales branches
de la société.
Les crimes blessent ou la religion, ou les mœurs, ou la
tranquillité, ou la sûreté des citoyens. C'est un grand ressort
dans les lois criminelles que cette juste fixation des classes
des crimes, qui ne pouvoit demeurer stérile entre les mains
de notre auteur. 11 connoissoit trop que sans ces bornes
immuables les erreurs doivent se multiplier tour à tour avec
DE L'ESPRIT DES LOIS. 21
les volumes; et, dans cette confusion d'idées, il fallolt que de
si grands intérêts dépendissent quelquefois de l'arbitraire des
juges, et souvent des contradictions des praticiens.
C'est par le secours de cette tliéorie qu'il guérit de ces
idées superstitieuses qui, dans les jugements criminels, frap-
poient d'un môme coup et la religion et la liberté : mais il en
agit avec tant de circonspection et de sagesse , qu'on diroit
qu'il ne fait que lever avec ménagement le voile que d'autres
déchirèrent d'une main hardie, faisant ainsi naître un nou-
veau mal du remède même. Ces sortes d'emportements, indé-
pendamment de leur injustice et de leur imprudence, seroient
de nos jours un sujet de raillerie, vu les progrès de la raison
humaine.
C'est en partant de ces principes qu'il nous fait voir com-
bien on a besoin, dans la punition de certains crimes, de
toute la modération, de toute la prévoyance, de toute la
sagesse, en leur laissant pourtant toutes les flétrissures.
Le merveilleux concert de la politique avec la bonté des
mœurs, qui domine toujours dans cet ouvrage, parott ici plus
lumineux lorsque notre auteur nous fait sentir avec un secret
plaisir que les mœurs du souverain favorisent autant la liberté
que les lois.
Enfin c'est en tirant chaque peine de la nature des crimes
qu'il nous rappelle avec horreur le violent abus de donner au-
trefois le nom de crimes de lèse-majesté à des actions qui ne le
sont pas; abus qui donna des secousses terribles à la liberté
des citoyens de Rome, sous ces empereurs également subtils
et cruels à imaginer des prétextes odieux pour faire périr les
gens de bien et éluder les lois les plus salutaires.
Notre auteur, dans ce livre, qui forme le tableau le plus
intéressant que l'on puisse présenter à l'humanité, nous
mène, sans rien dire, à une réflexion. Comme il est résulté
des biens sans nombre d'avoir suivi la législation romaine , il
y a aussi des cas où l'on bénira à jamais nos sages législateurs
pour s*en être éloignés. En effet, combien n*a-t-on pas gagné
U ANALYSE RAISONNÉE
à nous guérir des préjugés de la plupart de nos pères qui,
pleins de cette idée fastueuse d'une législation dominatrice sur
toute la terre, adoptèrent aveuglément les dispositions de ces
mêmes empereurs qui, en manifestant leurs volontés par ces
édits de majesté, semblaient avoir voulu en même temps
déclarer leur inimitié envers la nature humaine I
Notre auteur, ayant ainsi développé les ressorts de la légis-
lation par rapport à la sûreté de la vie, s'attache à examiner
les lois propres à assurer la propriété. C'est surtout dans la
levée des tributs que cette propriété doit être assurée : c'est
là le triomphe de la liberté politique par rapport au citoyen :
le souverain lui-même, étant le plus grand citoyen de TÉtat,
est le plus intéressé à favoriser la sûreté à cet égard.
Les vices d'administration dans la levée des tributs nais-
sent, ou de leur excès, ou de leur répartition disproportionnée,
ou des vexations dans la perception : vices qui blessent égale-
ment la sûreté, et d'où par conséquent dérive cette maladie
de langueur qui afllige tant les peuples.
Ainsi notre auteur, après avoir démontré le faux raisonne-
ment de ceux qui disent que la grandeur des tributs est
bonne par elle-même pour empêcher tout excès, fait voir com-
bien il importe à un sage législateur d'avoir égard aux besoins
des citoyens, afin de bien régler cette portion qu'on ôte, pour
la sûreté publique, de la portion qu'on laisse aux sujets. 11
veut que ces besoins soient réels, non imaginaires : c'est
pourquoi il se déchaîne contre ces projets qui flattent tant
ceux qui les forment, parce qu'ils ne voient qu'un bien qui
n'est que momentané, sans s'apercevoir qu'ils obèrent par là
l'État pour toujours.
Nctre auteur ùxe la proportion des tributs en raison de la
liberté des sujets. Tout ce qu'il dit se plie à ces principes.
Comme il a posé que les revenus de l'État ne sont que cette
portion que chaque citoyen donne de son bien pour avoir la
sûreté de la portion dont il doit jouir, il est de la nature de la
chose de lever les tributs à proportion de la liberté, et de les
DE L'ESPRIT DES LOIS. 23
modérer à mesure que la servitude augmente. 11 y a, dit-il,
ici une espèce de compensation : dans les gouvernements
modérés, la liberté est un dédommagement de la pesanteur
des tributs, pourvu qud par l'excès des tributs on n*abuse pas
de la liberté môme ; dans les gouvernements despotiques on
regarde comme un équivalent pour la liberté la modicité des
tributs.
De là il s'ensuit que, dans les pays où l'esclavage de la
glèbe est établi, on ne sauroit être trop circonspect à ne point
augmenter les tributs pour ne point augmenter la servitude.
Pour ne point choquer cette proportion, notre auteur fait
ainsi voir combien il importe que la nature des tributs soit
relative à chaque espèce de gouvernement, telle sorte d'impôt
convenant plus aux peuples libres, telle autre aux peuples
esclaves.
Enfin, avec le guide de ces principes, notre auteur cherche
à couper les nerfs à toute vexation, proposant les remèdes
propres à guérir mille maladies du corps politique à cet égard.
Ces principes sont si féconds, qu'un lecteur attentif en peut
tirer des conséquences à perte de vue.
Jusqu'ici notre auteur a examiné Tesprit de la législation
dans ses rapports intrinsèques, je veux dire dans ses relations
avec la constitution, avec la force défensive et offensive du
gouvernement, el avec la liberté. Il considère ensuite les rap-
ports extrinsèques, je veux dire les relations avec le physique
du climat et du terroir, avec l'esprit général de la nation, le
commerce, la population.
La raison, l'expérience, les livres et les relations de tous
les temps et de tous les lieux ont avoué d'un cri général l'in-
fluence du physique, particulièrement du climat, sur les
mœurs et le caractère des hommes, de façon que celui qui
oseroit seulement en douter seroit regardé comme un imbécile.
Ainsi notre auteur fait voir les lois dans leur rapport par-
ticulier avec la nature du climat; et, comme une des grandes
beautés de cet ouvrage est qu'un ordre merveilleux, quoique
24 ANALYSE RAISONNÊE
caché, donne à chaque chose une place qu'on ne sauroit lui
ôter, c'est à l'occasion de l'examen que fait notre auteur de
cette relation des lois avec la nature du climat, qu'il traite de
l'esclavage civil, domestique et politique.
L'esclavage civil, dit notre auteur, est l'établissement d'un
droit qui rend un homme tellement propre à un autre homme,
qu'il est le maître absolu de sa vie et de ses biens. L'escla-
vage domestique est cette servitude des femmes, établie non
pour la famille, mais dans la famille. L'esclavage politique
est cette servitude des nations qui sont dominées par un gou-
vernement despotique. C'est surtout dans l'examen de cette
espèce d'esclavage politique que notre auteur excelle par des
réflexions neuves et lumineuses.
On diroit que tout ce que notre auteur dit des lois dans
leur rapport avec la nature du climat, surtout à l'égard de l'es-
clavage, est dicté plus par le cœur que par l'esprit, plus par un
sentiment pour la religion que par des vues politiques; tant
on y cherche à exciter le travail des hommes et à encourager
l'industrie; tant on y recommande l'humanité, la douceur, la
prévoyance, l'amour pour la partie de la nation môme la plus
vile; tant on y est attentif à inspirer la pureté des mœurs.
Chose singulière! on s'est d'abord déchaîné, par une impé-
tuosité générale, contre notre auteur sur ce chapitre. Mais, ou
il ne faut avoir lu cet ouvrage que par sauts, ou il faut très-peu
d'équité pour accuser ici notre auteur.
Je ne présume pas assez de moi pour m'arroger le titre de
défenseur de notre auteur. Il s'est déjà justifié lui-môme, et
il Ta fait avec cette modération propre à un esprit né pour
dominer sur les autres. C'est un de ces habiles athlètes qui ne
terrassent pas leurs adversaires, mais qui leur serrent si fort
la main, qu'ils sont obligés de demander grâce et de quitter
la partie.
D'ailleurs, comme, dans un ouvrage de raisonnement, des
paroles et des phrases, et souvent des pages entières ne signi-
fient rien par elles-mêmes, et dépendent de la liaison qu'elles
DE L'ESPRIT DES LOIS. 25
ont avec les autres choses, en rapprochant ici les idées qui
paroissent éloignées, on justifie l'ouvrage par l'ouvrage môme.
Bien loin que notre auteur ait jamais prétendu justifier les
effets physiques du climat, il a fait au contraire une protes-
tation authentique « qu'il ne justifie pas les usages, mais
qu'il en rend les raisons ^ ».
Il rend cette justice à notre religion qu'elle sait triompher
du climat et des lois qui en résultent, a C'est, dit-il ', le chris-
tianisme qui dans nos climats a ramené cet âge heureux où il
n'y avoit ni maître ni esclave, n Et ailleurs* il remarque
que (( nous aimons, en fait de religion, tout ce qui suppose un
eff'ort )). Il le prouve par l'exemple du célibat, qui a été plus
agréable aux peuples à qui, par le climat, il sembloit convenir
le moins.
Il rend hommage à notre religion, qui, a malgré la gran-
deur de l'empire et le vice du climat, a empêché le despotisme
de s'établir en Ethiopie, et a porté au milieu de l'Afrique les
mœurs de l'Europe * ».
Et, comme il est convaincu que les bonnes maximes, les
bonnes lois, la vraie religion, sont indépendantes par elles-
mêmes de tout effet physique quelconque, que ce qui est bon
dans un pays est bon dans un autre, et qu'une chose ne peut
être mauvaise dans un pays sans l'être dans un autre, il s'est
attaché à faire sentir la nécessité des bonnes lois pour vaincre
les effets contraires du climat.
C'est pourquoi, en parlant du caractère des Indiens, il dit :
« Comme une bonne éducation est plus nécessaire aux enfants
qu'à ceux dont l'esprit est dans sa maturité, de même les
peuples de ces climats ont plus besoin d'un législateur sage
que les peuples du nôtre, etc." ».
1. Liv. XVI, ch. IV.
2. y V. XV, cb. vu.
3. Liv. XXV, ch. iv.
4. Liv. XXIV, ch. m.
5. Liv. XIV, ch. m.
«6 ANALYSE RAISONNÉE
Là-dessus il nous fait sentir une vérité importante : savoir,
que les mauvais législateurs sont ceux qui ont favorisé les
vices du climat, et les bons ceux qui s'y sont opposés ^
11 dit aussi que plus le climat porte les hommes à fuir la
culture des terres, plus la religion et les lois doivent y exciter '.
Il fait là-dessus Téloge des institutions chinoises, qui ont une
attention particulière à exciter les peuples au labourage'; et il
remarque que pour cet effet, dans le midi de l'Europe, il
seroit bon de donner des prix aux laboureurs qui auroient le
mieux cultivé leurs terres *.
11 veut que là où le vin est contraire au climat, et par con-
séquent à la santé, Texcès en soit plus sévèrement puni *.
Lorsqu'il parle de Tesclavage relatif au climat, il dit qu'il
n*y a point de climat sur la terre où l'on ne pût engager au
travail des hommes libres, et il se plaint de ce que, les lois
étant mauvaises, on a trouvé des hommes paresseux, et de
ce que, les hommes étant paresseux, on les a mis dans l'es-
clavage ^. Il faut, selon lui, que les lois civiles cherchent à
ôter d'un côté les abus de l'esclavage, et de l'autre les dan-
gers'.
11 déplore le malheur des pays mahométans, où la plus
grande partie de la uaiion n'est faite que pour servir à la
volupté de l'autre; l'esclavage, selon lui, ne devant être que
pour l'utilité, et non pour la volupté, a Car, dit-il, les lois de
la pudicité étant du droit naturel, elles doivent être senties
par toutes les nations du monde *. »
Lorsqu'il parle de la polygamie qu'on trouve dans certains
climats, il proteste qu'il ne fait qu'en rendre les raisons, et
1. Liv. XIV, ch. V.
2. Ibid., ch. VI.
3. Ibid., ch. VIII.
4. Jbid., ch. IX.
5. Ibid,, ch. X.
6. Liv. XV, ch. VIII.
7. Ibid., ch. XI.
8. Jbid,, ch. XII.
DE L'ESPRIT DES LOIS. 27
qu^il se garde bien d'en justifier les usages ^ Il prouve que la
polygamie n'est utile ni au genre humait), ni à aucun des deux
sexes; au contraire, qu'elle est par sa nature et en elle-même
une chose mauvaise, et il en fait sentir les funestes suites *.
Enfin il fait voir que quand la puissance physique de cer-
tains climats viole la loi naturelle des deux sexes, c'est au
législateur à faire des lois civiles qui forcent la nature du
climat, et rétablissent les lois primitives de la pudeur natu-
relle '.
Si les lois doivent être relatives aux divers climats, glacés,
brûlants ou tempérés, surtout pour s'opposer à leurs vices, il
faut aussi qu*elles se rapportent à la nature du terroir. Notre
auteur, en les examinant dans ce second rapport, ouvre un des
plus beaux spectacles de la nature, qui, dans ses variétés
mêmes, ne laisse pas de suivre une espèce de méthode. H
nous fait voir comment cette sage ordonnatrice a su faire
dépendre souvent la liberté, les mœurs, le droit civil, le droit
politique, le droit des gens, le nombre des habitants, leur
industrie, leur courage, de la qualité du terroir, soit fertile,
stérile, inculte ou marécageux; de sa situation, soit des mon-
tagnes, des plaines ou des îles; du genre de vie des peuples,
soit laboureurs, chasseurs ou pasteurs. Il pénètre si à fond
dans les rapports différents des lois avec la qualité du terroir,
qu'on diroit que la nature aime à lui couûer ses plus intimes
secrets.
Pour faire mieux sentir ces rapports, notre auteur se
dépayse. Tantôt il suit les hordes des Tartares; tantôt il se
promène dans les immenses plaines des Arabes, au milieu de
leurs troupeaux; tantôt il se plaît à voir chez les sauvages de
l'Amérique les femmes qui cultivent autour de la cabane
un morceau de terre, tandis que leurs maris s'occupent à la
i . Liv. XVI, ch. IV,
2. Ibid,, ch. VI.
3. Ibid,, ch. XII.
28 ANALYSE RAISONNÉE
chasse et à la poche; enfin il s^arrêie dans les bois et dans les
marécages des anciens Germains. A la naïve peinture qu'il
trace de ces peuples, simples pasteurs, sans industrie, ne
tenant à leur terre que par des cases de jonc, on diroit qu'en
instruisant le lecteur il a voulu Tégayer par la vue d'un beau
paysage du Poussin, pour le délasser après une pénible et
sérieuse méditation. C'est ainsi que la raison même ne
dédaigne point de plaire.
Il est beau de voir ici avec quel succès notre auteur sait
rapprocher l'admirable ouvrage de Tacite sur les Mœurs des
Germains avec les débris dispersés des lois barbares, et, par
une heureuse conciliation de ces précieux monuments, qui
paroissoient n'avoir rien de commun entre eux, porter une
lumière nouvelle à cette loi salique, dont il a raison de dire
que tant de gens ont parlé, et que si peu de gens ont lue. Il
faut l'avouer, rien n'est plus capable de nous faire repentir de
cette négligence où nous sommes tombés à l'égard de l'étude
des anciens, que le profit que notre auteur sait tirer de ces
beaux restes de l'antiquité.
C'est aussi en suivant de près ces lois pastorales des Ger-
mains, si liées à la nature du terroir, que notre auteur sait
donner la vie à un amas de faits confus du moyen âge, fai-
sant, pour ainsi dire, sortir d'une noble poussière les lois
politiques des fondateurs de la monarchie française.
De tout ceci il faut conclure que c'est sur les sauvages et
sur les peuples qui ne cultivent point les terres que la nature
et le climat dominent presque seuls; c'est ce que notre auteur
a déclaré plus précisément ailleurs ^ 11 a donc voulu dire, et il
a dit expressément, que le physique du climat et du territoire
ne sauroit avoir aucune influence sur ces contrées policées,
où il est obligé de céder à la vraie religion, aux lois, aux
maximes du gouvernement, aux exemples, aux mœurs, aux
manières.
1. Liv. XIX, ch. IV.
DE L'ESPRIT DES LOIS. Î9
Il avoue d'ailleurs que, parmi ce nombre de causes, il y en
a toujours une dans chaque nation qui agit avec plus de force
que les autres, de façon que celles-ci sont obligées de lui
céder.
Cette cause dominatrice forme le caractère presque indé-
lébile de chaque nation, et la gouverne à son insu par des
ressorts mystérieux. C'est par ces grands traits qu'on distingue
une nation d'une autre. Choquer ces traits distinctifs, et,
selon le langage de notre auteur, cet esprit général, ce seroit
exercer une tyrannie qui, selon lui, quoique de simp^^ opinion,
ne laisseroit pas de produire des effets aussi funestes que la
tyrannie féelle, c'est-à-dire la violence du gouvernement.
Notre auteur a bien senti l'importance de ce grand rapport
des lois avec Vesprit général, les mœurs, les manières, qui
régnent plus impérieusement que les lois, vu leur grande
influence sur la façon de penser, de sentir et d'agir de toute
une nation. Il a vu combien il faut être circonspect à n'appor-
ter aucun changement à cet esprit général, afin qu'en gênant
les vices politiques, on ne gêne pas les vertus politiques, qui
souvent en dérivent. Aussi s'est-il occupé entièrement à déve-
lopper toutes ces relations.
Il veut qu'on procède lentement et par degrés à détromper
les peuples de leurs erreurs fortifiées par le temps, vu le
grand danger auquel on exposeroit l'État par une réforme
subite. Ce même changement des mœurs et des manières,
lorsqu'il est nécessaire, ne doit être fait que par d'autres
mœurs et d'autres manières, et jamais par des lois, à cause
de la grande différence qu'il y a entre les lois et les mœurs,
celles-là ne tenant qu'aux institutions particulières et précises
du législateur, celles-ci aux institutions de la nation en
général. De là il s'ensuit que, comme on ne sauroit empêcher
les crimes que par des peines, on ne peut aussi changer les
manières que par des exemples.
11 fait aussi sentir combien il faut être attentif à ne point
gêner par des lois les manières et les mœurs du peuple, lors-*
30 ANALYSE RAISONNÉE
qu'elles ne sont pas contraires aux principes du gouvernement,
pour ne point gêner ses verlus.
Cest à ce sujet qu^il présente un tableau aussi impartial
que frappant du caractère de ses compatriotes. Cette gaité,
cette vivacité, pour me servir des expressions de notre auteur,
sont des fautes légères qui disparoissent devant cette franchise,
cette générosité, ce point d'honneur, ce courage, d'où il
résulte des avantages suprêmes. Quelques-uns mêmes de ces
vices, particulièrement cet empressement de plaire, ce goût
pour le monde, et surtout pour le commerce des femme, aug-
mentent rindustrie, les manufactures, la politesse, le goût
général de ce peuple. Ainsi prétendre corriger ces vices, ce
seroit choquer Tesprit générai au grand préjudice de la nation.
Il en faut agir comme ces architectes de Tantiquité qui, vou-
lant démolir les maisons attenantes aux temples de leurs
dieux, laissoient debout les parties des édifices qui y tou-
choient, de peur de toucher aux choses sacrées.
Gomme, dans les institutions ordinaires, il y a quelque
cause qui agit avec plus de force que les autres, ce qui forme,
selon notre auteur, Vesprit général de la nation, dans quel-
ques institutions singulières on a confondu toutes ces causes,
quoique entièrement séparées-, savoir, les lois, les mœurs,
les manières, etc. Notre auteur trouve cette union dans les
institutions anciennes de Lycurgue; et, comme Téloignement
des lieux fait à notre égard le môme effet que celui du temps,
il cherche avec succès les raisons d'une pareille union dans
les institutions des législateurs de la Chine. Il pénètre à fond
les principes de la constitution de ce vaste empire, et l'objet
particulier de son gouvernement, pour faire mieux sentir le
rapport intime des choses qui paroltroient d'ailleurs très-indif-
férentes, comme les cérémonies et les rites, à la constitution
fondamentale.
Il nous montre comment les lois en général sont relatives
aux mœurs, et par conséquent combien la bonté des mœurs
inOue sur la simplicité des lois. C'est la découverte d'une mine
DE L'ESPRIT DES LOIS. 34
bien riche que de savoir bien démêler les théories, que notre
auteur ne fait qu'indiquer ici, pour bien connottre le véritable
esprit des lois romaines, liées si étroitement aux mœurs.
En effet, quelle différence entre les lois faites pour ces
premiers Romains qui ne se portoient pas moins au bien par
inclination que par la crainte des lois, et ne disputoient entre
eux que de vertu, et entre ces dispositions qu'on fut obligé
d'opposer au luxe, à Tavarice et à Torgueil d'un peuple qui,
lors de la corruption du gouvernement, se portoit à toutes
sortes d'excès, foulant aux pieds les choses divines et hu-
maines !
Si les lois sont protégées par les mœurs, les mœurs sont
aussi secourues par les lois. Notre auteur, qui a su pénétrer à
fond les effets de cette action réciproque, doué d'un génie
assez vaste pour embrasser toutes les différentes relations,
prévoit le caractère, les mœurs et les manières qui ont résulté
des lois et de la constitution de TAngleterre, dont il a développé
ailleurs les principes jusqu'à se rendre maître des événements
à venir, semblable à Tacite, qui prévit, plusieurs siècles au-
paravant, les causes de la chute de l'empire romain.
A la vue du tableau qu'il nous présente de cette nation et
de ses peuples, qu'il regarde plutôt comme des confédérés
que comme des concitoyens, on diroit qu'il a adopté leurs
passions, leurs inclinations, leurs terreurs, leurs animosités,
leurs foiblesses, leurs espérances, leurs querelles, leurs ja-
lousies, leurs haines, leurs vaines clameurs, leurs injures, qui,
bien loin de faire tort à l'harmonie de la constitution, con-
courent à l'accord total de toutes ses parties.
Il voit comment les lois de ce pays libre ont dû contribuer
à cet esprit de commerce, à ce sacrifice de ses intérêts pour
la défense de la liberté publique, à ce crédit sur des richesses
même de fiction, à la force offensive et défensive du gouver-
nement, à cette grande influence de la nation sur les affaires
de ses voisins; à cette bonne foi tant requise dans les négo-
ciations.
32 ANALYSE RAISONNÉE
Il prédit œ qui a dû résulter par rapport aux rangs, aux
dignités, au luxe, à cette estime des qualités réelles, c'est-à-
dire des richesses et du mérite personnel.
Enfin il aperçoit comment a pu se former cet esprit d'éloi-
gnement de toute politesse fondée sur Toisiveté, ce mélange
de fierté et de mauvaise honte, cette humeur inquiète au
milieu des prospérités, cette modestie et cette timidité des
femmes, cette préférence du véritable esprit à tout ce qui
n'est que du ressort du goût, cette étude de politique jusqu'à
prétendre calculer tous les événements, cette liberté de raison-
ner. Il connoit même le caractère de la nation dans ses ou-
vrages d'esprit.
Le portrait que notre auteur vient de donner d'une nation
si commerçante de l'Europe, d'une nation qui, selon lui, fait
môme céder ses intérêts politiques à ceux du commerce, d'une
nation où il fut si chéri et si respecté, le conduit à l'examen
des lois dans le rapport qu'elles ont avec le commerce con-
sidéré dans sa nature et dans ses distinctions, dans les révo-
lutions qu'il a eues dans le monde, et dans sa relation avec
l'usage de la monnoie.
Je l'ai dit, cet ouvrage ne parolt fait que pour inspirer de la
modération, de Thumanité et des mœurs. Ainsi il est beau
d'apprendre ici que l'esprit du commerce est de guérir des
préjugés destructeurs, de produire la douceur des mœurs, et
de porter les nations à la paix, vu que toutes les unions sont
fondées sur des besoins mutuels.
Il est aussi consolant pour quelques peuples malheureux
d'être ici assurés qu'étant pauvres, non à cause de la dureté
du gouvernement, mais parce qu'ils ont dédaigné ou parce qu'ils
n'ont pas connu les commodités de la vie, ils peuvent malgré
cela faire de grandes choses, parce que leur pauvreté fait une
partie de leur liberté.
De là on voit combien l'esprit de commerce est lié à la
constitution. Dans le gouvernement d'un seul, il est fondé sur
le luxe; dans le gouvernement républicain, il est ordinairement
DE L'ESPRIT DES LOIS. 33
fondé sur réconomie. Par couséquent, comme dans ce dernier
gouvernement l'esprit de commerce entraîne avec lui celui de
frugalité, de modération, de travail, de sagesse, de tranquil*
lité, d'ordre et de règle, il est aisé de comprendre comment il
peut arriver que les grandes richesses des particuliers n'y
corrompent point les mœurs.
Cest en développant les ressorts de ce commerce d'écono-
mie que notre auteur approfondit les principes qui rendent
certains établissements plus propres au gouvernement de plu-
sieurs qu'à celui d'un seul; tels que les compagnies, les ban-
ques, les ports francs : principes qui ne laissent pourtant pas
d'avoir leur limitation, lorsqu'on les examine sans les séparer
de la sage administration de ceux qui sont à la tête des affaires
même dans le gouvernement d'un seul.
Les grandes vérités que notre auteur établit ici pour se con-
duire dans les matières du commerce font voir combien on
auroit tort de regarder les sciences comme incompatibles avec
les affaires, surtout lorsqu'il fixe la juste idée de la liberté en
fait de commerce, si éloignée de cette faculté qui seroit plutôt
une servitude ; lorsqu'il nous fait sentir combien, pour le main-
tien de cette liberté, il est important que l'État soit neutre entre
sa douane et son commerce; lorsqu'il nous apprend que, dans
ce genre d'affaires, la loi doit faire plus de cas de l'aisance pu-
blique que de la liberté d'un citoyen; enfin lorsqu'il montre
que, comme le pays qui possède le plus d'effets mobiliers de
l'univers, savoir, de l'argent, des billets, des lettres de change,
des actions sur les compagnies, des vaisseaux et des marchan-
dises, gagne à faire le commerce, au contraire le pays qui est
dépourvu de ces effets, et qui par conséquent est obligé d'en-
voyer toujours moins qu'il ne reçoit, se mettant lui-môme
hors d'équilibre, perd à faire le commerce, et s'appauvrit.
Ces théories capitales ne pouvoient guère demeurer sté-
riles entre les mains de notre auteur : ainsi c'est par leur
secours qu'il dicte des dispositions très-sensées sur le sujet du
commerce, sans pourtant être gêné par une exactitude servile.
m. * 3
34 ANALYSE RAISONNEE
Ici notre auteur, conduit plus, si j'ose le dire, par un esprit
citoyen que philosophique, se hâte d'aller au fait. Il veut que
la méditation du lecteur se charge de placer d'autres vérités
dans la chaîne de celles qu'il établit sur des fondements solides.
Il l'emporte dans ce qui est essentiel au sujet, sans le fatiguer
par de longs détours; il suppose qu'il sait tout cela ^ : on diroit
que sa modestie se platt à partager avec le lecteur attentif la
gloire de l'invention.
Comme notre auteur sait être savant sans rougir, ainsi que
quelques-uns de nos pères, d'être philosophe, il sait être phi-
losophe sans rougir, comme la plupart des esprits de nos jours,
d'être savant. Ainsi, s'accommodant de ce sage milieu, c'est par
le concours mutuel d'un jugement subtil et délié dans les
sciences les plus abstraites, et d'un choix des matériaux tirés
d'une vaste érudition, qu'il excelle et triomphe dans tout son
ouvrage, surtout ici lorsqu'il examine les lois par rapportjanx
révolutions que le commerce a eues dans le monde.
Il est agréable, et ce plaisir renferme beaucoup d'instruc-
tion, de voir, à l'aide de ses éclaircissements, comment cer-
taines causes physiques, telles que la qualité du terroir ou du
climat, comment la différence des besoins des peuples, soit
simples, soit volupteux, leur paresse, leur industrie, ont pu
fixer, dans tous les âges, la nature du commerce dans quelques
contrées.
C'est aussi un spectacle digne des recherches d'un génie du
premier ordre, comme celui de notre auteur, de voir le com-
merce, tantôt détruit, tantôt gêné, tantôt favorisé, fuir des lieux
où il étoit opprimé, se reposer où on le laissoit respirer, ré-
gner aujourd'hui où l'on ne voyoit que des déserts, des mers
et des rochers, et là où il régnoit, n'y avoir que des déserts;
changements qui ont rendu la terre si peu semblable à elle-
même.
,i. Semper ad eventum festinat, et in médias res,
Non secus ac notas, auditorem rapit
HoR.| d^ArUpoeU
DE L'ESPRIT DES LOIS. 35
Ainsi notre auteur, se jetant avec un courage héroïque dans
ces abîmes des siècles les plus reculés, parcourt la terre. Il ne
voit qu'un vaste désert dans cette heureuse contrée de la Gol-
chide, qu'on auroit peine à croire avoir été du temps des Ro-
mains le marché de toutes les nations du monde.
Il déplore le malheureux sort des empires de l'Asie. Il
visite la partie de la Perse qui est au nord-est, THyrcanie, la
Margiane, la Bactriane, etc. A peine voit-il passer la charrue
sur les fondements de tant de villes jadis florissantes. 11 passe
au nord de cet empire, c'est-à-dire à l'isthme qui sépare la
mer Caspienne du Pont-Euxin, et il n'y trouve presque aucun
vestige de ce grand nombre de villes et de nations dont il
étoit couvert.
Il est étonné de ne voir plus ces communications des
grands empires des Assyriens, des Mèdes, des Perses, avec les
parties de TOrient et de l'Occident les plus reculées. L'Oxus
ne va plus à la mer Caspienne; des nations destructrices
l'ont détourné. Il le voit se perdre dans des sables arides.
Le Jaxarte ne va plus jusqu'à la mer. Le pays entre le Pont-
Euxin et la mer Caspienne n'est qu'un désert.
Notre auteur, au milieu de ces vastes désolations qui ne
laissent plus voir que des ruines ou quelques débris de la
dévastation, nous rappelle le commerce de luxe que les em-
pires de TÀsie faisoient, tandis que les Tyriens, proOtant des
avantages que les nations intelligentes prennent sur les peuples
ignorants, étoient occupés du commerce d'économie de toute
la terre.
Il parcourt l'Egypte, qui, sans être jalouse des flottes des
antres nations, contente de son terroir fertile, ne faisoit guère
de commerce au dehors.
Il remarque que les Juifs, occupés de l'agriculture, ne
négocioient que par occasion ; que les Phéniciens, sans com-
merce de luxe, se rendirent nécessaires à toutes les nations
par leur frugalité, par leur habileté, leur industrie, leurs
périls, leurs fatigues; qu'avant Alexandre les nations voisines
36 ANALYSE RAISONNÉE
de la mer Rouge ne négocioient que sur cette mer et sur celle
d'Afrique.
Il nous ramène aux beaux siècles d'Athènes, qui, ayant
l'empire de la mer, donna la loi au roi de Perse, et abattit les
forces maritimes de la Syrie et de la Phénicie.
Il est frappé de l'heureuse situation de Corinthe, de son
commerce, de ses richesses, comme aussi des causes de la
prospérité de la Grèce, des jeux qu'elle donnoit à Punivers,
des temples où les rois envoyoient des offrandes, de ses fêtes,
de ses oracles, de ses arts incomparables.
Il envisage la navigation de Darius sur Tlndus et sur la
mer des Indes, plutôt comme une fantaisie d'un prince qui
vouloit montrer sa puissance que comme le projet réglé d'un
sage monarque qui veut l'employer.
Il considère la révolution causée dans le commerce par
quatre événements arrivés sous Alexandre : la prise de Tyr, la
conquête de TÉgypte, celle des Indes, et la découverte de la
mer qui est au midi de ce pays.
La relation d*Hannon lui sert de guide pour reconnoUre
la puissance et la richesse de Garthage, qui, étant maîtresse
des côtes de l'Afrique, s'étendit le long de celles de l'Océan.
Il est enchanté de la simplicité de cette relation d'Hannon,
qui, ennemi de toute parure, étoit, comme les grands capi-
taines, plus glorieux de ce qu'il faisoit que de ce qu'il écri-
voit. Ici il n'oublie pas le commerce d'économie de Marseille,
qui augmenta sa gloire après la ruine de Garthage.
En parcourant les nations de l'antiquité, notre auteur nous
fait connoître, à travers différents siècles, la nature, l'étendue,
les bornes de leur commerce, avec un discernement si délicat,
que des faits même connus prennent entre ses mains un
nouvel intérêt; et, trop convaincu que, pour mieux instruire
le lecteur, il faut modifier le ton uniforme de l'instruction et
ménager des surprises agréables, tantôt, portant jusqu'au
prodige l'union des sciences et des lettres, il est charmé de
nous rappeler la belle peinture tracée par Homère de ces
DE L'ESPRIT DES LOIS. 37
contrées que les malheurs d'Ulysse ont rendues si célèbres;
tantôt, occupé des pratiques purement mécaniques, il nous
explique les causes physiques des différents degrés de vitesse
des navires, suivant leur différente grandeur et leur différente
force; d'où vient que nos navires vont presque à tous vents,
et que ceux des anciens n'alloient presque qu'à un seul, et
comment on mesuroit les charges qu'ils pouvoient porter. Ici
il nous fait reconnoltre la situation et le commerce ancien
d'Athènes vis-à-vis de la situation et du commerce présent de
l'Angleterre ; là il nous fait contempler le projet de Séleucus
de joindre le Pont-Euxin à la mer Caspienne; et, parmi les
grands desseins d'Alexandre, il s'arrête à admirer Alexandrie,
ville que ce conquérant fonda dans la vue de s'assurer de
l'Egypte, devenue le centre de l'univers. Par ces remarques
variées, mais toujours intéressantes, on diroit que notre au-
teur, dans son tour de la terre, faisant pour ainsi dire repa-
roltre à nos yeux tout ce que le torrent des âges avoit ren-
versé, en agit comme le czar Pierre, qui, dans ses voyages de
l'Europe, cherchoit à connottre les établissements utiles des
différents pays, et à s'instruire des principales parties des
gouvernements, de leurs forces, de leurs revenus, de leurs
richesses, de leur commerce. A Paris, parmi tant de mer-
veilles de cette ville enchanteresse, ou, pour mieux dire, dans
cette école de toutes les nations, tandis qu'il se plaisoit à
contempler les peintures du Louvre, il prenoit jusque entre
ses bras l'auguste personne du roi encore enfant, pour le
garantir de la foule, de la manière la plus tendre. A Amster-
dam, au milieu de ces dépositaires, et, pour ainsi dire, de ces
facteurs du commerce de toute la terre, il aimoit à travailler
dans le chantier pour apprendre la construction des vaisseaux.
En Angleterre, il étudioit comment cette nation a su, non
moins par son commerce que par son gouvernement, se rendre
la gardienne de la liberté de TEurope. De retour en Russie, il
forma le dessein hardi de la jonciion des deux mers dans
cette langue de terre où le Tanaîs s'approche du Volga, et il
38 ANALYSE RAISONNÉE
jeta les fondements de Pétersbourg dans la ?ue de former ud
entrepôt du commerce de Tunivers.
Notre auteur, tout plein qu'il est de ces deux idées : Tune,
que le commerce est la source de la conservation et de
l'agrandissement des états, l'autre, que les Romains avoient
la meilleure police du monde, avoue néanmoins que les Ro-
mains furent éloignés du commerce par leur gloire, par leur
constitution politique, par leur droit des gens, par leur droit
civil. A la ville, ils n'étoient occupés que de guerres d^élec-
tions, de brigues; à la campagne, que d*agriculture : dans
les provinces, un gouvernement dur et tyrannlque étoit in-
compatible avec le commerce. Cela fit qu'ils n'eurent jamais
de jalousies de commerce. Ils attaquèrent Carthage comme
puissance rivale, et non comme nation commerçante. En
effet, à Rome, dans la force de son institution, les fortunes
étoient à peu près égales : à Carthage, des particuliers avoient
des richesses de rois. Comme les Romains ne faisoient cas
que des troupes de terre, les gens de mer n' étoient ordinaire-
ment que des affranchis. Leur politique fut de se séparer de
toutes les nations non assujetties : la crainte de leur porter
l'art de vaincre fit négliger l'art de s'enrichir. Leur commerce
intérieur étoit celui de l'importation des bleds; ce qui étoit un
objet important, non de commerce, mais d'une sage police
pour la subsistance du peuple de Rome. Le négoce de l'Arabie
heureuse et celui des Indes furent presque les deux seules
branches du commerce extérieur. Mais ce négoce ne se soute-
noit que par l'argent des Romains; et si les marchandises de
l'Arabie et des Indes se vendoient à Rome le centuple, ce
profit des Romains se faisoit sur les Romains mêmes, et n'en-
richissoit point l'empire; quoique à\\n autre côté on puisse
dire que ce commerce procuroit aux Romains une grande
navigation, c'est-à-dire une grande puissance; que des mar-
chandises nouvelles augmentoient le commerce intérieur,
favorisoient les arts, entretenoient l'industrie; que le nombre
des citoyens se multiplioit à proportion des nouveaux moyens
DB L'ESPRIT DES LOIS. 39
de subsistance; que ce nouveau commerce produisoit le luxe;
que le luxe à Rome étoit nécessaire, puisqu'il falloit qu'une
ville qui attiroit à elle toutes les richesses de Tunivers les
rendit par son luxe.
Notre auteur, suivant de siècle en siècle la marche du
commerce, le trouve plus avili après la destruction des
Romains eu Occident par l'invasion de leur empire. Un déluge
de barbares, comme par une crise violente de la nature,
renouvela pour ainsi dire la face de la terre ; bientôt il n'y eut
presque plus de commerce en Europe. La noblesse, qui régnoit
partout, ne s'en mettoit pas en peine. Les barbares le regar-
dèrent comme un objet de leurs brigandages. Quelques restes
de leurs lois insensées, qui subsistent encore de nos jours,
montrent la grossièreté de leur origine.
Depuis Taffoiblissement des Romains en Orient, lors des
conquêtes des mahométans, TÉgypte, ayant ses souverains
particuliers, continua de faire le commerce : maltresse des
marchandises des Indes, elle attira les richesses de tous les
autres pays.
A travers cette barbarie le commerce se fit jour en Europe.
Notre auteur le voit, pour ainsi dire, sortir du sein de la
vexation et de la barbarie. Les Juifs, proscrits de chaque pays,
inventèrent les lettres de change : par ce moyen ils sauvèrent
leurs effets, et rendirent leurs retraites fixes. Il remarque que
depuis cette invention les grands coups d'autorité ne sont,
indépendamment de l'horreur qu'ils inspirent, que des impru-
dences, et qu'on a reconnu par expérience qu'il n'y a plus que
la bonté du gouvernement qui donne de la prospérité. C'est
toujours par ces sages réflexions que notre auteur sait pré-
senter au trône les plus utiles vérités, dont il est doux de
rappeler le précieux souvenir dans nos contrées, où le lien
de tendresse entre les princes et les sujets ne sauroit être plus
fort. Notre auteur, il est vrai, a caché son nom; mais on le
découvre dans le plus grand jour par ces traits frappants de
sagesse, de modération, de bienfaisance, qui le font regarder
40 ANALYSE RAISONNÉE
comme Pâme de la probité même. Il en agit comme Phidias
qui, n'ayant pas écrit son nom sur le bouclier de Minerve, y
grava son portrait.
Notre auteur, attentif à développer la naissance» le pro-
grès, la transmigration, la décadence et le rétablissement du
commerce, est enûn ravi de la découverte de deux nouveaux
mondes. G*est le commerce qui, à Taide de la boussole, fît
trouver l'Asie et l'Afrique, dont ou ne connoissoit que quel-
ques bords, et l'Amérique, dont on ne connoissoit rien du
tout. L'Italie, hélas I notre belle Italie, ne fut plus au centre
du monde commerçant : elle fut réduite dans un coin. Mais
qu'il me soit permis de faire une remarque patriotique.
Comme heureusement le germe des grands génies de cette
belle contrée n'est pas éteint, et, ce qui est plus, comme les
vues et les desseins de ceux qui la gouvernent sont toujours
d'accord avec la félicité publique, elle a lieu d'espérer de
recueillir les fruits de la découverte faite par ses enfants.
Les Espagnols découvroient et conquéroient du côté de
l'Occident; les Portugais, du côté de l'Orient; mais les autres
natiODS de l'Europe ne les laissèrent pas jouir tranquillement
de leurs conquêtes. Les Espagnols regardèrent les terres
découvertes comme des objets de conquête; leà autres nations
trouvèrent qu'elles étoient des objets de commerce, et, par
des compagnies de négociants et des colonies, y formèrent
une puissance accessoire, sans préjudice de l'État principal.
Notre auteur fait voir l'utilité et l'objet des colonies de nos
jours; en quoi les nôtres diffèrent de celles des anciens. Il
explique leurs lois fondamentales, surtout pour les tenir dans
la dépendance de la métropole : il relève la sagesse de ces lois
par le contraste de la conduite des Carthaginois qui, pour
rendre quelques nations conquises plus dépendantes, par un
débordement d'ambition qui les dégradoit de l'humanité,
défendirent, sous peine de la vie, de planter, de semer, et de
rien faire de semblable; défense dont on ne peut se souvenir
sans exécration.
DE L'ESPRIT DES LOIS. 44
Il se félicite de ce que l'Europe, par cette découverte du
Nouveau-MoDde, est parvenue à un si haut degré de puis-
sance, qu'elle fait le commerce et la navigation des trois
autres parties du monde. L'Amérique a lié à l'Europe TAsie et
l'Afrique. Elle fournit à la première la matière de son com-
merce avec cette vaste partie de PAsie qu'on appelle les Indes
orientales : le métal, si utile au commerce comme signe, fut
la base du plus grand commerce de l'univers comme marchan-
dise. La navigation de l'Afrique devint nécessaire, fournis-
sant des hommes pour le travail des mines et des terres de
l'Amérique.
Comme les Indes, au lieu d'être dans la dépendance de
l'Espagne, sont devenues le principal, notre auteur n'est point
surpris que l'Espagne, devenue accessoire, se soit appauvrie,
malgré les richesses immenses tirées de l'Amérique, et, qui
plus est, malgré son ciel pur et serein, et malgré ses richesses
naturelles. Le travail des mines du Mexique et du Pérou
détruit la culture des terres d'Espagne. vous qui êtes à la
tête des affaires, vous qui êtes les dépositaires des sentiments
des princes et les interprètes de leur amour, écoutez ce grand
principe de notre auteur : « C'est une mauvaise espèce de
richesse qu'un tribut d'accident, et qui ne dépend pas de l'in-
dustrie de la nation, du nombre de ses habitants, ni de la cul-
ture de ses terres. »
Notre auteur propose ici une question à examiner; savoir,
si l'Espagne ne pouvant faire le commerce des Indes par elle-
même, il ne vaudroit pas mieux qu'elle le rendit libre aux
étrangers; ce qui pourtant, selon lui, ne devroit pas être
séparé des autres considérations, surtout du danger d'un grand
changement, des inconvénients qu'on prévoit, et qui souvent
sont moins dangereux que ceux qu'on ne peut pas prévoir.
Notre auteur, après avoir traité des lois dans leur rapport
avec le commerce considéré dans sa nature et ses distinctions,
et avec le commerce considéré dans ses révolutions, examine
les lois dans leur rapport avec la monnoie.
42 ANALYSE RAISONNÉE
Il commence par expliquer la raison de l'usage de la mon-
noie, qui est la nécessité des échanges, vu Tinégalité des pro-
ductions de chaque pays; sa nature, qui est de représenter la
valeur des marchandises comme signe; sa forme, qui est
Tempreinte de chaque État. Il examine ensuite dans quel rap-
port la monnole doit être, pour la prospérité de TÉtat, avec les
choses qu'elle représente. 11 distingue les monnoies réelles
des monnoies idéales. Les réelles sont, dit-il, d'un certain
poids et d'un certain titre ; elles deviennent idéales lorsqu'on
retranche une partie du métal de chaque pièce en lui laissant
le môme nom. Pour que le commerce fleurisse, les lois doi-
vent faire employer des monnoies réelles, éloignant toute opé-
ration qui puisse les rendre idéales, à moins de vouloir donner
à l'état de terribles secousses ; témoin les plaies profondes et
cruelles qui saignent encore dans quelques pays.
Notre auteur nous instruit que Tor et l'argent augmentent
chez les nations policées, soit qu'elles tirent ces métaux de
chez elles, soit qu'elles aillent les chercher là où ils sont, et
qu'ils diminuent chez les nations barbares.
11 fait voir que Targent des mines de l'Amérique est une
marchandise de plus que l'Europe reçoit en troc, et qu'elle
envoie en troc aux Indes. Ainsi une plus grande quantité d'or
et d'argent est favorable, si on regarde ces métaux comme
marchandises ; elle ne l'est point lorsqu'on les regarde comme
signes, parce que leur abondance choque leur qualité de
signes, qui est beaucoup fondée sur la rareté. Ainsi c'est en
raison de la quantité de ces métaux que l'intérêt de l'argent
est diminué ou augmenté.
11 nous montre une grande vérité ; savoir, que le prince
ne peut pas plus fixer la valeur des marchandises qu'ordonner
que le rapport, par exemple, d'un à dix soit égal à celui d'un
à vingt : car l'établissement d'un prix des choses dépend fon-
damentalement de la raison totale des choses au total des
signes.
Il passe à l'article du change. Comme tout est du ressort
DE L'ESPRIT DES LOIS. 43
de Tesprit lumineux de notre auteur, de sorte que la matière
qu'il traite successivement parolt celle qu'il sait le mieux, il
examine, il analyse, il approfondit tout ce qui a rapport au
change. Le change, dit-il, est une fixation de la valeur
actuelle et momentanée des monnoies. Il est formé par Tabon-
dance et la rareté relatives des monnoies des divers pays. Il
entre dans un grand détail pour montrer les variations du
change, comment il attire les richesses d'un État dans un
autre ; il fait voir ses différentes positions, ses différents effets.
Pour se faire mieux entendre, souvent il ne dédaigne pas les
détails les plus minutieux, dont il profite pour s'élever aux
vues générales; il sait quelquefois même semer, pour ainsi
dire, des fleurs sur les plus sèches et les plus épineuses
recherches de cette matière de calcul, et il est consolant de
voir élever entre ses mains ces mômes recherches à un rang
si éminent, qu'on les honore aujourd'hui du nom de sciences.
Notre auteur, toujours persuadé que l'érudition choisie,
bien loin de s'opposer à la science du gouvernement, lui prête
un grand secours, à l'aide des précieux monuments de l'anti-
quité, examine la conduite des Romains sur les monnoies. Il
reconnolt que, quand ils firent des changements là-dessus,
lors de la première et de la seconde guerre punique, ils agi-
rent avec sagesse; mais qu'on n'en doit pas faire un exemple
de nos jours, vu les différentes circonstances. La monnoie
haussa et baissa à Rome, à mesure que l'or et l'argent devin-
rent plus ou moins rares. Ainsi les Romains, dans leurs opéra-
tions sur les monnoies, ne firent que ce que demandoit la
nature des choses.
Du temps de la république, on procéda par voie de retran-
chement; l'État conGoit au peuple ses besoins sans le séduire.
Sous les empereurs, on procéda par voie d'alliage. Ces
princes, réduits au désespoir par leurs libéralités mêmes, altérè-
rent la monnoie. Ces opérations violentes, pratiquées pendant
que l'empire était affaissé sous un mauvais gouvernement, ne
sauroient avoir lieu dans ce temps-ci, où, indépendamment de
44 ANALYSE RAISONNÉE
la modération et de la douceur des gouvernemeots de nos
jours, le change a appris à comparer toutes les monnoîes du
monde, et à les mettre à leur juste valeur. Le titre des mon-
noies ne peut plus être un secret. Si un Éiat commence le
billon, tout le monde continue, et le fait pour lui. Les espèces
fortes sortent d'abord, et on les lui renvoie foibles. Ainsi ces
sortes de violences ne feroient que dessécher les racines du
commerce, et éteindre le germe même de son existence. Le
change empêche les grands coups d'autorité, et rend inutiles
les lois qui blesseroient la liberté de disposer de ses effets;
enfin le change gêne le despotisme.
Les banquiers sont faits pour changer de l'argent, et non
pas pour en prêter. Ainsi notre auteur les trouve utiles lorsque
le prince ne s*en sert que pour changer, et comme le prince
ne fait que de grosses affaires, le moindre profit fait un grand
objet pour le banquier même. Si, au contraire, on les emploie
à faire des avances, ils chargent le prince de gros intérêts,
sans qu'on puisse les accuser d'usure.
L'esprit supérieur de notre auteur ramène tout aux pre-
miers principes; il aperçoit dans chaque matière l'origine des
abus et leur remède. Ainsi, parlant des dettes de TÉtat, après
avoir fait sentir l'importance de ne point confondre un papier
circulant qui représente la monnoie, avec un papier qui repré-
sente la dette d'une nation, il fait voir les conséquences de
ces dettes et les moyens de les payer sans fouler ni l'État ni
les particuliers, et sans détruire la confiance publique, dont
on a un souverain besoin, étant la seule et vraie richesse de
l'État. 11 fait aussi sentir combien il est essentiel que l'État
accorde une singulière protection à ses créanciers, si on ne
veut jeter la nation dans les convulsions les plus dangereuses
et sans remède.
Quant au prêt de Fargent à intérêt, il remarque que, si cet
intérêt est trop haut, le négociant, qui voit qu'il lui coûteroit
plus en intérêt qu'il ne pourroit gagner dans le commerce,
n'entreprend rien. Si l'intérêt est trop bas, personne ne prête.
DE L'ESPRIT DES LOIS. 45
et le négociant n'entreprend rien non plus; ou, si on prête,
l'usure s'introduit avec mille inconvénients.
11 trouve aussi, d'après les grands jurisconsultes, la raison
de la grandeur de Tusure maritime dans les périls de la mer
et dans la facilité que le commerce donne à l'emprunteur de
faire promptement de grandes affaires et en grand nombre, au
lieu que les usures de terre, n'étant fondées sur aucune de ces
deux raisons, sont ou proscrites par les législateurs, ou
réduites à de justes bornes.
Les continuels et brusques changements que des lois
extrêmes causèrent à Rome, tantôt en retranchant les capitaux,
tantôt en diminuant ou défendant les intérêts, tantôt en ôtant
les contraintes par corps, tantôt en abolissant les dettes, natu-
ralisèrent l'usure chez les Romains : car les créanciers, voyant
le peuple leur débiteur, leur législateur, leur juge, n'eurent
plus de conGance dans les contrats. Comme les lois ne furent
point ménagées, cela fit que tous les moyens honnêtes de prêter
et d'emprunter furent abolis à Rome ; qu'une usure affreuse,
toujours foudroyée et toujours renaissante, s'y établit : tant il
est vrai que les lois extrêmes, même dans le bien, font naître
le mal extrême.
Notre auteur indique le taux de l'intérêt dans les différents
temps de la république romaine : il en recherche les lois rela-
tives. Gomme les législateurs portèrent les choses à l'excès,
on trouva une infinité de moyens pour les éluder : ainsi il en
fallut faire beaucoup d'autres pour les confirmer, corriger,
tempérer.
Il est surprenant de voir comment notre auteur, supérieur
même aux préjugés qu'un certain respect pour l'antiquité
pourroit justifier, sait relever l'erreur de Tacite, quoiqu'il soit
un de ses auteurs de préférence, lorsqu'il prit pour une loi
des Douze Tables une loi qui fut faite par les tribuns Duillius
et Menenius, environ quatre-vingt-quinze ans après la loi des
Douze Tables : cette loi fut la première qui fixa à Rome le taux
de l'usure.
46 ANALYSE RAISONN&E
11 finit cette matière par une maxime dTlpien : Celui-là
paie moins, qui paie plus tard. « Cela décide, dit-il, la ques-
tion si l'intérêt est légitime ; c'est-à-dire si le créancier peut
vendre le temps, et le débiteur Tacheter. »
La population tient, par la nature de la chose, au com-
merce. 11 y a, pour ainsi dire, une action et réaction entre ces
deux agents. Ainsi notre auteur, faisant sentir l'enchaînement de
ces deux objets et leur influence mutuelle, après avoir examiné
la matière du commerce dans tous ses rapports, n^est pas
moins attentif à développer les lois relatives au nombre des
hommes et à leur multiplication, et quel est le vœu de la
nature.
Il commence par remarquer que la propagation des bétes
est constante, mais que celle des hommes est toujours trou-
blée par les passions, par les fantaisies, par le luxe; que
l'obligation naturelle qu'a le père de nourrir ses enfants a
fait établir le mariage, qui déclare celui qui doit remplir cette
obligation.
Notre auteur, toujours attentif à inspirer la pureté des
moeurs, nous fait voir combien les conjonctions illicites
choquent la propagation de l^espèce : car le père, qui a Tobli-
gation de nourrir et d'élever les enfants, n'est point fixe; les
femmes soumises à la prostitution publique ne sauroient avoir
la confiance de la loi : d'où il s'ensuit que la continence
publique favorise la propagation de l'espèce.
La raison, dit notre auteur, nous dicte que quand il y a
un mariage, les enfants suivent la condition du père; quand
il n'y en a point, ils ne peuvent concerner que la mère.
La propagation est très-favorisée par la loi qui fixe la
famille dans la suite des personnes du même sexe. La famille
est une sorte de propriété. Un homme qui a des enfants du
sexe qui ne la perpétue pas, n'est jamais content qu'il n'en ait
de celui qui la perpétue.
11 nous parle de divers ordres de femmes légitimes; il
traite des bâtards. Il observe comment, dans les républiques
DE L'ESPRIT DES LOIS. 47
anciennes, on faisoit des lois sur l'état des bâtards, par rap-
port à la constitution. Telle république recevoit pour citoyens
les bâtards, afin d'augmenter sa puissance contre les grands;
telle autre, comme Athènes, retrancha les bâtards du nombre
des citoyens, pour avoir une plus grande portion de bled. Dans
plusieurs villes, dans la disette de citoyens, les bâtards suc-
cédoient; dans l'abondance, ils ne succédoient pas.
11 fonde le consentement des pères pour le mariage sur
leur puissance, leur amour, leur raison, leur prudence; mais
il croit qu'il convient quelquefois d'y mettre des restrictions.
Comme la nature porte assez au mariage, il trouve inutile
d'y encourager, à moins qu'elle ne soit arrêtée par la diffi-
colté de la subsistance, par la dureté du gouvernement, par
l'excès des impôts, qui font regarder aux cultivateurs leurs
champs moius comme le fondement de leur nourriture que
comme un prétexte à la vexation. Ainsi notre auteur nous fait
sentir combien la population dépend de la sûreté, de la modé-
ration, de la douceur du gouvernement : tant il est vrai que
chaque page de son ouvrage n'inspire que des sentiments
paternels, surtout pour les cultivateurs, qu'on doit regarder
comme la base de l'édifice politique.
Il nous fait voir comment la propagation dépend du nombre
relatif des filles et des garçons : il développe la raison de la
grande propagation dans les ports de mer; comment elle est
plus ou moins grande, suivant les différentes productions de
la terre, les pays de pâturages étant peu peuplés, les terres à
bled davantage, les vignobles encore plus ; qu'elle est en raison
du partage égal des terres, ou en raison des arts, lorsque les
terres sont inégalement distribuées ; comment elle dépend de
la fécondité du climat, sans besoin des lois, comme à la
Chine; comment elle tient à la nature du gouvernement,
comme dans les républiques de la Grèce, où les législateurs
n'eurent pour objet que le bonheur des citoyens au dedans et
une puissance au dehors. Ainsi, avec un petit territoire et une
grande félicité, il étoit facile que la population devînt si con-
48 ANALYSE RAISONNËE
sidérable, que les politiques grecs crurent devoir s'attacher à
régler le nombre des citoyens.
Notre auteur, soutenant pour ainsi dire son vol, mesure
comme un aigle la terre d'un œil ferme, et, à Faide des mo-
numents de l'antiquité, il voit que l'Italie, la Sicile, l'Asie
Mineure, l'Espagne, la Germanie, étaient, à peu près comme
la Grèce, pleines de petits peuples, et regorgeoient d'habi-
tants ; ainsi on n'y avoit pas besoin de lois pour en augmenter
le nombre; mais, comme toutes ces petites républiques furent
englouties dans une grande, on vit insensiblement l'univers
se dépeupler.
Gomme les Romains furent le peuple du monde le plus
sage, et que, pour réparer ses pertes, il eut besoin du secours
des lois, notre auteur, profitant de l'histoire et de la jurispru-
dence, si liées à l'esprit de conseil et aux talents de l'admi-
nistration, recueille les lois que les Romains firent à ce sujet.
11 proteste de ne point parler ici de l'attention que les
Romains eurent pour réparer la perte des citoyens à mesure
qu'ils en perdirent, faisant des associations, donnant les droits
de cité, et trouvant une pépinière de citoyens dans leurs
esclaves : il se borne à parler de ce qu'ils firent pour réparer
la perte des hommes.
Jamais les vues de sagesse et de prévoyance qui dictèrent
ces lois n'ont eu une application plus nécessaire que dans les
circonstances de nos jours. Ainsi il n'est point indifférent que
je suive pas à pas notre auteur dans leur origine, leurs motifs,
leurs avantages, leur suite, leurs infractions. Notre auteur a
été très-exact à en recueillir toutes les vues, et assez sage
pour en choisir les plus essentielles.
Les anciennes lois de Rome cherchèrent à déterminer les
citoyens au mariage. Les censeurs y eurent l'œil, et, selon les
besoins, ils y engagèrent et par la honte et par les peines.
La corruption des mœurs dégoûta du mariage, et détruisit
la censure elle-même.
Le nombre des citoyens fut assez diminué par les discordes
DE L'ESPRIT DES LOIS. 49
civiles, le triumvirat, les proscriptions, qui, si j'ose le dire,
remplirent Rome d'un deuil général et d'un désastre uni-
versel.
Pour y remédier, César et Auguste rétablirent la censure,
et se firent censeurs eux-mêmes. Ils firent aussi des règle-
ments favorables au mariage.
César donna des récompenses à ceux qui avoient beaucoup
d'enfants. Attaquant les femmes par la vanité, il défendit à
celles qui avoient moins de quarante-cinq ans, et qui n'avoient
ni mari ni enfants, de porter des pierreries et de se servir de
litière.
Auguste augmenta les récompenses et imposa des peines
nouvelles. 11 fit sentir aux Romains que la cité ne consistoit
point dans les maisons, les portiques, les places publiques,
mais dans le nombre des hommes, qui sont les premiers
biens, et les biens les plus précieux de TÉtat. Il leur reprochoit
le célibat où ils vivoient pour vivre dans le libertinage, a Cha-
cun de vous, s'écrioil-il, a des compagnes de sa table et de
son Ut, et vous ne cherchez que la paix dans vos dérèglements. »
Pour y remédier, il donna la loi qu'on nomma Julia Pappia
Pappxa, du nom des consuls. Notre auteur la regarde avec
raison comme un code de lois, ou un corps systématique de
tous les règlements qu'on pouvoit faire à cet égard. Elle fut,
dit-il, la plus belle partie des lois civiles des Romains.
On y accorda au mariage et au nombre des enfants les
prérogatives, c'est-à-dire tous les honneurs et toutes les pré-
lances que les Romains accordoient par respect à la vieillesse.
On donna quelques prérogatives au mariage seul, indé-
pendamment des enfants qui en pourroient naître ; ce qu'on
appela le droit des maris.
On donna d'autres prérogatives à ceux qui avoient des
enfants ; ce qu'on appela droit d'enfants.
On en donna de plus grandes à ceux qui avoient trois
enfants ; ce qu'on appela droit de trois enfants.
Notre auteur nous avertit de ne point confondre ces trois
III. 4
50 ANALYSE RAISONNÉE
choses. « Il y avoit, dit-il, des privilèges dont les gens mariés
jouissoient toujours, comme, par exemple, une place particu-
lière au théâtre; il y en avoit dont ils ne jouissoient que
lorsque des gens qui avoient des enfants, ou qui en avoient
plus qu'eux, ne les leur ôtoient pas. »
Les gens mariés qui avoient le plus grand nombre d*en-
fants étoient préférés, soit dans la poursuite des honneurs,
soit dans leur exercice.
Le consul qui avoit le plus d*enfants prenoit le premier les
faisceaux; il avoit le choix des provinces.
Le sénateur qui avoit le plus d^enfants étoit écrit le pre-
mier dans le catalogue des sénateurs; il disoit son avis le
premier.
L'on pouvoit parvenir avant Tàge aux magistratures, chaque
enfant donnant la dispense d'un an.
Le nombre de trois enfants exemptoit de toutes charges
personnelles.
Les femmes ingénues, qui avoient trois enfants, et les affran-
chies qui en avoient quatre, sortoient de la tutelle perpétuelle
établie par les lois.
Outre les récompenses, il y avoit des peines. Les voici :
Ceux qui n'étoient point mariés ne pouvoient rien recevoir
par le testament des étrangers.
Ceux qui étoient mariés, mais n*avoient point d'enfants,
ne recevoient que la moitié.
Le mari et la femme, par une exemption de la loi qui
iimitoit leurs dispositions réciproques par testament, pou-
voient se donner le tout, s*ils avoient des enfants l'un de
l'autre; s'ils n'en avoient point, ils pouvoient recevoir la
dixième partie de la succession à cause du mariage ; et sMls
avoient des enfants d'un autre mariage, ils pouvoient se donner
autant de dixièmes qu'ils avoient d'enfants.
Si un mari s'absentoit d'auprès de sa femme pour autre
cause que pour les affaires de la république, il ne pouvoit en
être l'héritier.
DE L'ESPRIT DES LOIS. 51
La loi donnoit à uq mari ou à une femme qui survivoit,
deux ans pour se remarier, et un an et demi pour le divorce.
Les pères qui ne vouloient pas marier leurs enfants, ou
donner des maris à leurs filles, y étoient contraints par le
magistrat.
On défendit les fiançailles lorsque le mariage devoit être
différé de plus de deux ans; et comme on ne pouvoit épouser
une fille qu'à douze ans, on ne pouvoit la fiancer qu'à dix, car
la loi ne vouloit pas que Ton pût jouir Inuiilement, et sous
prétexte de fiançailles, des privilèges des gens mariés.
Il étoit défendu à un homme qui avoit soixante ans d'épou-
ser une femme qui en avoit cinquante, car on ne vouloit point
de mariages inutiles après tant de privilèges.
La même raison déclara inégal le mariage d'une femme
qui avoit plus de cinquante ans avec un homme qui en avoit
moins de soixante.
Pour que l'on ne fût pas borné dans le choix, Auguste
permit à tous les ingénus qui n'étoient pas sénateurs d'épouser
des affranchies.
La loi pappienne interdisoit aux sénateurs le mariage avec
les affranchies, ou avec les femmes de théâtre.
Du temps d'Ulpien, la loi défendoit aux ingénus d'épouser
des femmes de mauvaise vie, des femmes de théâtre, des
femmes condamnées par un jugement public. Du temps de la
république, ces lois étoient inconnues; car la censure corri-
geoit ces désordres, ou les empéchoit de naître.
Les peines contre ceux qui se marioient contre la défense
des lois, étoient les mêmes que celles contre ceux qui ne se
marioient point du tout.
Les lois par lesquelles Auguste adjugea au trésor public
les successions et les legs de ceux qu'elles déclaroient inca-
pables, parurent plutôt fiscales que politiques et civiles. Ainsi
le dégoût pour le mariage s'augmenta. Gela fit qu'on fut obligé
tantôt de diminuer les récompenses des délateurs, tantôt d'ar-
rêter leurs brigandages, tantôt de modifier ces lois odieuses.
52 ANALYSE RAISONNÉE
D*ailleurs, les empereurs, dans la suite, les énervèrent par
les privilèges des droits de maris, d'enfants, de trois enfants,
par la dispense des peines. On donna le privilège des maris
aux soldats. Auguste fut exempté des lois qui limitoient la
faculté d'affranchir, et de celle qui bornoit la faculté de léguer.
Les sectes de philosophie introduisirent un esprit d'éloi-
gnement pour les affaires. Ces fatales semences produisirent
réloignement pour les soins d'une famille, et par conséquent
la destruction de l'espèce humaine.
Les lois de Constantin ôtèrent les peines des lois pap-
piennes, et exemptèrent tant ceux qui n'étoient point mariés
que ceux qui, étant mariés, n'avoient point d'enfants.
Théodose le jeune abrogea les lois décimaires, qui don-
noient une plus grande extension aux dons que le mari et la
femme pouvoient se faire à proportion du nombre des enfants,
comme on l'a remarqué ci-dessus.
Justinien déclara valables tous les mariages que les lois
pappiennes avoient défendus.
Par les lois anciennes, la faculté naturelle que chacun a
de se marier et d'avoir des enfants ne pouvoit être ôtée. Ainsi
la loi pappienne aunuloit la condition de ne se point marier
apposée à un legs, et le serment de ne se point marier et de
n'avoir point d'enfants, que le patron faisoit faire à son affran-
chi; mais on vit émaner des constitutions des empereurs des
clauses qui contredisent ce droit ancien.
Il n'y a point une loi expresse qui abroge les privilèges et
les honneurs que les lois anciennes accordoient aux mariages
et au nombre des enfants ; mais depuis qu'on accorda, comme
firent les lois de Justinien, des avantages à ceux qui ne se
remarioient pas, il ne pouvoit plus y avoir des privilèges et des
honneurs pour le mariage. Ici notre auteur, rendant hommage
au célibat qui a pour motif la religion, déplore amèrement le
célibat introduit par le libertinage, qui fait qu'une inCnité de
gens riches et voluptueux fuient le mariage pour la commo-
dité de leurs dérèglements.
DE L'ESPRIT DES LOIS. 53
Notre auteur, avant de finir ce sujet, n'oublie pas cette loi
abominable de l'exposition des enfants. 11 nous fait remarquer
qu'il n'y avoit aucune loi romaine qui permit cette action
d(§naturée, et que la loi des douze tables ne changea rien aux
institutions des premiers Romains, qui eurent à cet égard une
police assez bonne, mais qu'on ne suivit plus lorsque le luxe
ôta l'aisance, lorsque les richesses partagées furent appelées
pauvreté, lorsque le père crut avoir perdu ce qu'il donna à sa
famille, et qu'il distingua cette famille de la propriété.
Pour nous faire mieux connoUre l'état de l'univers après
la destruction des Romains, notre auteur observe que leurs
règlements, faits pour augmenter le nombre des citoyens,
eurent, comme les autres lois qui élevèrent Rome à cette gran-
deur, leur effet pendant que la république, dans la force de
son institution, n'eut à réparer que les pertes qu'elle faisoit
par son courage, par sa fermeté, par son amour pour la gloire,
et par sa vertu même. En réparant ces pertes, les Romains
croyoient défendre leurs lois, leur patrie, leurs temples, leurs
dieux pénates, leurs sépulcres, leur liberté, leurs biens. Mais
sitôt que les lois les plus sages ne purent remédier aux pertes
causées par une corruption générale, capable de rendre ce
grand empire une solitude, pour qu'il ne restât, pour ainsi
dire, personne pour en déplorer la chute, et l'extinction du
nom romain, dès lors un déluge de nations gothes, gétiques,
sarrasines et tartares coupa, pour ainsi dire, le nerf de ce
corps immense et de cette machine monstrueuse; bientôt des
peuples barbares n'eurent à détruire que des peuples barbares.
Dans l'état où étoit l'Europe après cette affreuse cata-
strophe, et après un coup aussi surprenant, on n'auroit pas cru
qu'elle pût se rétablir, surtout lorsque sous Charlemagne elle
ne forma plus qu'un vaste empire. Mais il arriva un change-
ment par rapport au nombre des hommes. L'Europe, après
Charlemagne, par la nature du gouvernement d'alors, se par-
tagea en une inûnité de petites souverainetés. Chaque sei-
gneur n'étant en sûreté que par le nombre des habitants de
54 ANALYSE RAISONNÉE
son village ou de sa ville, où il résidoit, s'attacha à faire fleurir
son pays; ce qui réussit tellement que, malgré les irrégula-
rités du gouvernement, le défaut de connoissances sur le com-
merce, le grand nombre de guerres et de querelles, il y eut
dans la plupart des contrées de l'Europe plus de peuple qu'il
n'y en a aujourd^h ui : témoin les prodigieuses armées des
croisés.
La navigation, qui depuis deux siècles est augmentée en
Europe, a procuré des habitants et en a fait perdre. Il ne faut
pas juger de l'Europe comme d'un État particulier qui feroit
seul une grande navigation : cet État augmenteroit de peuple,
parce que toutes les nations voisines viendroient prendre part
à cette navigation ; il y arriveroit des matelots de tous côtés.
Mais TEurope, séparée du reste du monde par des déserts,
par la religion, étant presque partout entourée des pays ma-
hométans, ne se répare pas ainsi.
De tout ceci notre auteur a raison de conclure que l'Europe
a besoin de lois qui favorisent la propagation, laquelle, étant
la partie la plus malade de la plupart des gouvernements de
nos jours, mérite le plus de secours.
Notre auteur, bien loin de trouver ces secours dans des
établissements singuliers, et encore moins dans les récom-
penses des prodiges, comme seroit celle des privilèges de
douze enfants, ne demande que des récompenses et des peines
générales, comme demandoient les Romains, et il ne cherche
que la nature dans les sillons des campagnes et dans les
cabanes des laboureurs.
On diroit qu'il fait descendre les princes de la majesté du
trône pour les conduire dans ces contrées malheureuses où la
nature est aussi défigurée que les hommes qui y séjournent.
Spectateur de l'abandon de ces pays, dont les plaies paroissent
incurables seulement à ceux qui ne connoissent pas la force
de sages lois, et pénétré des plaintes, des gémissements, de
l'esprit de nonchalance de ces habitants pâles, débiles, exté-
nués, portant sur leur visage l'empreinte de leur infortune.
DE L'ESPRIT DES LOIS. 55
il propose des remèdes et des règles si sensées, qu'on diroit
qu'elles ont été dictées par l'énergie d'une âme qui ne désire
que le bien. Gomme ce seul article, rempli de vues égale-
ment éclairées et bienfaisantes, renferme, pour ainsi dire, le
code d'administration publique le plus sage que puisse former
un prince qui se sent plutôt le père que le maître de ses
peuples, on me saura gré de ce que je le répète ici. « Lors-
qu'un État se trouve dépeuplé par des accidents particuliers,
des guerres, des pestes, des famines, il y a des ressources :
les hommes qui restent peuvent conserver l'esprit de travail
et d'industrie; ils peuvent chercher à réparer leurs malheurs,
et devenir plus industrieux par leur calamité même. Le mal
presque incurable est lorsque la dépopulation vient de longue
main par un vice intérieur et un mauvais gouvernement. Les
hommes y ont péri par une maladie insensible et habituelle :
nés dans la langueur et dans la misère, dans la violence ou
les préjugés du gouvernement, ils se sont vu détruire sou-
vent sans sentir les causes de leur destruction, etc.
c( Pour rétablir un État aussi dépeuplé, on attendroit en
vain des secours des enfants qui pourroient y naître. Il n'est
plus temps : les hommes, dans leurs déserts, sont sans cou-
rage et sans industrie. Avec des terres pour nourrir un peuple,
on a à peine de quoi nourrir une famille. Le bas peuple,
dans ces pays, n'a pas môme de part à leur misère, c'est-
à-dire aux friches dont ils sont remplis. Le prince, les villes,
les grands, quelques citoyens principaux, sont devenus insen-
siblement propriétaires de toute la contrée : elle est inculte;
mais les familles détruites leur en ont laissé les pâtures, et
l'homme de travail n'a rien.
« Dans cette situation, il faudroit faire dans toute l'étendue
de l'empire ce que les Romains faisoient dans une partie du
leur : pratiquer dans la disette des habitants ce qu'ils obser-
voient dans l'abondance, distribuer des terres à toutes les
familles qui n'ont rien, leur procurer les moyens de les dé-
fricher et de les cultiver. Cette distribution devroit se faire à
56 ANALYSE RAISONNÉE
mesure qu*il y auroit un homme pour la recevoir, de sorte
qu'il n'y eût point de moment perdu pour le travail. »
Que d'heureuses conséquences naissent des principes et
des moyens que notre auteur propose dans cet article pour
exciter au travail, encourager Tagriculture, et trouver des bras
et des charrues qui fertilisent les terres abandonnées I II fait
sentir, avec son grand discernement, qui frappe toujours au
but des choses, que la grande prospérité ou les désastres d'un
pays dépendent de la bonté ou de la corruption du gouverne-
ment; que, sans la propriété, qui est, pour ainsi dire, la mère
nourrice de Tagriculture, tout est perdu : chose qu'il a remar-
quée ailleurs par la pratique opposée des pays orientaux, où
le despotisme, ôtant Tesprit de propriété, cause l'abandon de
la culture des terres, a On ne bâtit, dit-il, de maisons que
pour la vie ; on ne fait point de fossés, on ne plante point
d'arbres; on tire tout de la terre, on ne lui rend rien ; tout est
en friche, tout est désert. » Notre auteur, toujours affectionné
au bien public, nous montre que ces domaines étendus, sans
bornes, sont le fléau de la culture des terres. Enfin il fait voir
que rien n'annouce plus un gouvernement paternel qu'une
attention non interrompue pour exciter au travail. Ces
grandes vérités, si l'on en est bien pénétré, sont capables de
ranimer l'agriculture et la population dans les fanges des
marécages mômes.
Cet amour du travail, et par conséquent cette horreur de
l'oisiveté, que notre auteur inspire, lui font faire une remarque
que peut-être le commun des hommes ne comprend pas, et
qui cependant n'est que trop vraie ; savoir : que la population
dans quelques circonstances peut être favorisée, dans quelques
autres elle peut être affoiblie par l'établissement des hôpitaux.
Il s'en faut bien que notre auteur, avec cette humanité éclai-
rée qui marche à la tête de chaque page de son ouvrage, ne
reconnoisse que la vraie indigence est quelque chose de sacré,
que les vrais pauvres doivent être respectés comme des gens
revêtus d'un caractère public, et que par conséquent leur sub-
DE L'ESPRIT DES LOIS. 67
sistance est la dette la plus ancienne et la plus privilégiée de
rÉtat; mais il n'a que trop raison de dire que Tindigence
même ne doit pas être regardée comme un mal, puisqu'elle a
des ressources honnêtes pour ceux qui ne craignent pas le
travail; ainsi il n'a pas tort de dire que les hôpitaux sont
nécessaires dans les pays de commerce, où, comme beaucoup
de gens n'ont que leur ajrt, l'État doit secourir les vieillards,
les malades, les orphelins. Les richesses, dit-il, supposent une
industrie ; mais comme, dans un si grand nombre de bran-
ches de commerce, il est impossible qu'il n'y en ait toujours
quelqu'une qui souffre, l'État doit apporter un prompt secours
aux ouvriers qui sont dans la nécessité; laquelle étant momen-
tanée, il ne faut que des secours de même nature, c'est-à-dire
des secours passagers. Mais quand la nation est pauvre, la
pauvreté particulière dérive de la misère générale; Tous les
hôpitaux du monde ne peuvent guérir cette pauvreté particu-
culière : au contraire, l'esprit de paresse qu'ils inspirent aug-
mente la pauvreté générale, et par conséquent la particulière;
témoin quelques pays remplis d* hôpitaux, où tout le monde
est à son aise, excepté ceux qui ont de l'industrie, qui culti-
vent les arts et qui font le commerce.
Notre auteur, pour perfectionner son ouvrage, perfection
qui consistoit à ramener le tout à des règles générales, comme
à un point, pour ainsi dire, de ralliement, s'attache à prendre
comme par la main et conduire avec sûreté ceux que le ciel a
assez aimés pour les choisir pour donner des lois. Ainsi, après
avoir envisagé tous les différents rapports des lois, relative-
ment à la constitution, à la liberté civile, à la liberté politique,
à la force offensive, à la force défensive, au climat, au terroir,
à l'esprit général, au commerce, à la population, il examine
les lois dans leurs rapports avec les différents ordres des
choses sur lesquelles elles statuent. Comme rien assurément
n'égale la grandeur et l'importance de cet objet, digne d'un
génie mâle et sublime, on diroit que notre auteur prend ici un
nouvel essor, et tente des routes nouvelles.
58 ANALYSB RAISONNÉE
11 fait l'énumération des différentes branches des droits
qui gouvernent les hommes : droit divin, droit naturel, droit
ecclésiastique, droit des gens, droit politique, droit de con-
quête, droit civil, droit domestique.
Comme il reconnoît que la sublimité de la raison humaine
consiste à savoir bien auquel de ces différents ordres se rap-
portent principalement les choses sur lesquelles on doit sta-
tuer, et à ne point confondre les divers droits qui doivent
gouverner les hommes, il pose les limites et le point auquel
tel droit doit s'arrêter, et tel autre doit commencer. Ces
bornes sont tellement nécessaires à la solidité de TédiGce dans
la législation, que sans elle on énerveroit cette science la
plus importante, par des questions minutieuses, capables de
jeter dans un chaos toute opération des lois.
Ainsi le sujet de ce livre est, ce me semble, le côté le plus
lumineux de notre auteur. Il s'y distingue par l'ensemble des
vues générales, et y excelle par le détail des divers droits qui
concernent les successions, les devoirs des pères, des maris,
des maîtres, des esclaves; les mariages, Tempire de la cité,
la propriété des biens, Tinviolabilité des ambassadeurs, les
traités publics; les crimes seulement à corriger et non à
punir; les obligations faites dans des circonstances parti-
culières.
A travers ce détail, tout y annonce un génie accoutumé à
envisager les objets sous toutes les faces, mais qui sait voir
tout en grand, et montrer dans une seule pensée des choses
qui en indiquent un grand nombre d'autres. En remontant à
la source des lois divines, des lois de la nature, qui sont
l'image de l'ordre et de la sagesse éternelle, des lois ecclé-
siastiques, des lois politiques, des lois des nations entre elles,
notre auteur fixe, pour ainsi dire, des lignes de démarcation
entre les différents droits, pour que le législateur puisse statuer
avec sûreté sur les plus grandes affaires, selon leur différent
ordre. Il apprend à ménager les droits sacrés de la couronne
et de réglise; à ne point décider des successions et des droits
DE L'ESPRIT DES LOIS. 59
des royaumes par les mêmes maximes sar lesquelles on décide
des successions et des droits entre particuliers; à ne point con-
fondre les règles qui concernent la propriété avec celles qui
naissent de la liberté, c'est-à-dire de l'empire de la cité; à
distinguer avec une sage modération les violations de simple
police, qu'on ne fait que corriger, des grandes violations des
lois, qu'on doit punir. Il sépare les principes des lois civiles
et politiques de ceux qui dérivent du droit des gens, inspi-
rant ainsi du respect pour les prérogatives sacrées et réci-
proques des nations. Pour faire apercevoir les vues illimitées
de notre auteur à ce sujet, je ne rapporterai qu'un seul trait.
(( Si les ambassadeurs abusent, dit-il, de leur être représen-
tatif, on le fait cesser en les renvoyant chez eux; on peut
même les accuser devant leur maître, qui devient par là leur
juge ou leur complice. » Ces deux mots renferment plus de
choses que tous les volumes des publicistes qui traitent la
grande question du juge compétent des ambassadeurs.
Après la fixation de ces limites entre les différents droits
qui gouvernent les hommes, notre auteur couronne son travail
par des règles très-sages, relatives à la manière de composer
les lois. Il veut un style concis, simple, sans ostentation ; une
expression directe; des paroles qui réveillent chez tous les
hommes les mêmes idées; point d'expressions vagues; point
de subtilité, la loi n'étant que la raison simple d'un père de
famille; point d'exceptions, de limitations, de modifications;
point de lois inutiles; point de lois qu'on puisse éluder; point
de changement dans une loi sans une raison suffisante. Il re-
commande que la raison de la loi soit digne d'elle; que la loi
ne choque point la nature des choses. Il fait aussi consister
le génie du législateur à savoir dans quels cas il faut des diffé-
rences, et il nous avertit de bien distinguer une décision, et
souvent une faveur particulière de quelque rescrit, d'avec une
constitution générale.
Notre auteur exige dans un législateur, non-seulement un
génie étendu, mais, ce qui importe le plus, un cœur bon; car
60 ANALYSE RAISONNÉE
un législateur est, si j*ose le dire, Tange tutélaire des États.
Ainsi la candeur doit former le caractère de la loi. H veut
que l'esprit de modération soit celui du législateur, et il n'a
que trop raison; car un sage législateur doit savoir arrêter
même le bien dans le point où commence Texcès; et il doit
éviter de mener les hommes par les voies extrêmes. Il se
plaint amèrement de ce que les lois rencontrent presque tou-
jours les préjugés, et, ce qui est pire, les passions des légis-
lateurs.
EnQn notre auteur développe l'esprit de quelques lois
grecques et romaines, pour nous faire mieux connoltre d'autres
principes dans la manière de composer les lois. Ainsi il re-
marque que des lois qui paroissent s'éloigner des vues du
législateur y sont souvent conformes; que des lois qui parois-
sent les mêmes n'ont pas toujours le même effet, ou n'ont
pas toujours le même motif, ou sont quelquefois différentes;
que des lois qui paroissent contraires ilérivent quelquefois
du même esprit. 11 nous enseigne de quelle manière deux
lois diverses peuvent être comparées; qu'il ne faut pas
séparer les lois de Tobjet pour lequel elles sont faites, ni des
circonstances qui les ont occasionnées; qu'il est bon quel-
quefois qu'une loi se corrige elle-même.
Voilà l'économie de cet ouvrage magnifique. A la peinture
que je viens de tracer, quelque foible qu'elle soit, il est aisé
de voir que dans ce livre de VEsprit des Lois régnent la pré-
cision, la justesse, un ordre merveilleux; ordre peut-être
caché aux yeux de ceux qui ne sauroient marcher que de con-
séquence en conséquence, toujours guidés par des défmiiions,
des divisions, des avant-propos, des distinctions, mais qui
parolt dans tout son jour aux esprits attentifs, capables de
suppléer d'eux-mêmes les conséquences qui naissent des prin-
cipes, et assez habiles pour rapprocher et joindre dans la
chaîne des vérités établies celles qui s'ensuivent, qui, aux
yeux des connoisseurs, ne sont, pour ainsi dire, couvertes que
d'un voile transparent.
DE L'ESPRIT DES LOIS. 64
SoD Stylé majestueux, plein de sens, mais toujours concis,
fait aussi voir combieu notre auteur a compté sur la médita-
tion du lecteur. Les grandes beautés qui éclatent dans ses
expressions ne sauroient être mieux senties que par ceux qui
se sont familiarisés avec la lecture des anciens ; tant notre au-
teur sait conserver partout un certain air antique, dont le ca-
ractère étoit de réunir une force digne de la majesté du sujet,
avec les grâces les plus naïves et les nuances les plus délicates.
Je n'exagère point lorsque je dis qu'en lisant Polybe, César
et Tacite, après Touvrage de notre auteur, il ne me paroît pas
que je change de lecture. C'est ainsi qu'en nous promenant
dans notre galerie royale... parmi une foule d'étrangers, on
ne croit pas changer d'objet en tournant l'œil, des statues des
Grecs à celles de Michel-Ange, et de la Vénus de la Tribune,
à celle du Titien.
Après avoir parlé de l'ouvrage de notre auteur, j'aurois
mauvaise grâce à entretenir le lecteur de mon travail ; c'est
au lecteur équitable à en juger par le travail même, pourvu
qu'il mette à part, pour un moment, l'ouvrage de notre auteur,
comme l'on cachoit les simulacres des dieux.
Mon dessein est de montrer la conformité de penser de
notre auteur avec les plus grands génies de tous les âges^
Mais à Dieu ne plaise que par là j'aie voulu porter atteinte à
la plus précieuse prérogative de son ouvrage, qui consiste dans
cet esprit créateur I 11 faut l'avouer, il étoit réservé à l'ex-
trême vigueur du génie de notre auteur de former un si beau
système par le précieux enchaînement de pensées détachées,
et qu'on a regardées jusqu'à présent comme des matériaux
épars et comme étrangers. Ainsi ma science, vis-à-vis de
celle de notre auteur, qui est vraiment créatrice, mérite à
peine le nom de science, n'étant, pour ainsi dire, que de
seconde main : j'allois presque dire que je ne suis qu'un
voyageur qui, à la vue d'une grande pyramide, se plaît
à examiner la charpente qui a servi pour l'élever.
i. Fardes notes sur VEsprit des Lois, [qui n*ODt jamais paru.]
62 ANALYSE RAISONNÉE.
J'espère que notre auteur agréera mon intention. S'il y
trouve quelque chose qui soit conforme à ses souhaits, je me
trouverai le plus heureux des mortels; car c'est le comble du
bonheur que de travailler pour le progrès de la raison humaine,
unique objet de notre auteur et de son ouvrage immortel.
ANALYSE
DE
L'ESPRIT DES LOIS
PAR D'ALEMBERT
1755
ANALYSE
DE
L'ESPRIT DES LOIS
PAR D'ALEMBERT*
POUR SERVIR DE SUITE A L ELOGE DE MONTESQUIEU.
La plupart des gens de lettres qui ont parlé de V Esprit des
Lois s'étant plus attachés à le critiquer qu'à en donner une
idée juste, nous allons tâcher de suppléer à ce qu'ils auroient
dû faire, et d'en développer le plan, le caractère et Tobjet.
Ceux qui en trouveront l'analyse trop longue jugeront peut-
être, après l'avoir lue, qu'il n'y avoit que ce seul moyen de
bien faire saisir la méthode de l'auteur. On doit se souvenir
d'ailleurs que Thistoire des écrivains célèbres n'est que celle
de leurs pensées et de leurs travaux, et que cette partie de
leur éloge en est la plus essentielle et la plus utile.
Les hommes, dans l'état de nature, abstraction faite de
toute religion, ne connaissant, dans les différends qu'ils peu-
vent avoir, d'autre loi que celle des animaux, le droit du plus
1. Cette iifia(yM,qui accompagoait VÈhge de MotUesqweu mis en tête
du cinquième volume de VEncychpédU, parut en 1755. Depuis lors on l'a
considérée comme une introduction naturelle à VEsprit des Lois, et on Ta
jointe à la plupart des éditions de Montesquieu.
III. 5
66 ANALYSE
fort, on doit regarder rétablissement des sociétés comme une
espèce de traité contre ce droit injuste; traité destiné à éta-
blir entre les différentes parties du genre humain une sorte
de balance. Mais il en est de l'équilibre moral comme du phy-
sique : il est rare qu'il soit parfait et durable ; et les traités
du genre humain sont, comme les traités entre nos princes,
une semence continuelle de divisions. L'intérêt, le besoin et
le plaisir ont rapproché les hommes; mais ces mômes motifs
les poussent sans cesse à vouloir jouir des avantages de la
société sans en porter les charges; et c'est en ce sens qu'on
peut dire, avec l'auteur, que les hommes, dès qu'ils sont en
société, sont en état de guerre. Car la guerre suppose, dans
ceux qui se la font, sinon l'égalité de force, au moins l'opi-
nion de cette égalité ; d'où natt le désir et l'espoir mutuel de
se vaincre. Or, dans l'état de société, si la balance n'est
jamais parfaite entre les hommes, elle n'est pas non plus trop
inégale : au contraire, ou ils n'auroient rien à se disputer
dans rétat de nature, ou, si la nécessité les y obligeoit, on ne
verroît que la foiblesse fuyant devant la force, des oppresseurs
sans combat, et des opprimés sans résistance.
Voilà donc les hommes réunis et armés tout à la fois,
s'embrassant d'un côté, si on peut parler ainsi, et cherchant
de l'autre à se blesser mutuellement. Les lois sont le lien plus
ou moins efficace destiné à suspendre ou à retenir leurs coups ;
mais l'étendue prodigieuse du globe que nous habitons, la
nature différente des régions de la terre et des peuples qui la
couvrent, ne permettant pas que tous les hommes vivent sous
un seul et même gouvernement, le genre humain a dû se par-
tager en un certain nombre d'États, distingués par la différence
des lois auxquelles ils obéissent. Un seul gouvernement n'au-
roit fait du genre humain qu'un corp3 exténué et languissant,
étendu sans vigueur sur la surface de la terre : les différents
États sont autant de corps agiles et robustes qui, en se don-
nant la main les uns aux autres, n'en forment qu'un, et dont
l'action réciproque entretient partout le mouvement et la vie.
DE L'ESPRIT DES LOIS. 67
On peut distinguer trois sortes de gouvernements : le répu-
blicain, le monarchique, le despotique. Dans le républicain,
le peuple en coips a la souveraine puissance. Dans le monar-
chique, un seul gouverne par des lois fondamentales. Dans le
despotique, on ne connoit d'autre loi que la volonté du maître,
ou plutôt du tyran. Ce n'est pas à dire qu'il n'y ait dans Puni-
vers que ces trois espèces d'États; ce n'est pas à dire môme
qu'il y ait des États qui appartiennent uniquement et rigou-
reusement à quelqu'une de ces formes; la plupart sont, pour
ainsi dire, mi-partis ou nuancés les uns des autres. Ici, la
monarchie incline au despotisme; là, le gouvernement monar-
chique est combiné avec le républicain; ailleurs, ce n'est pas
le peuple entier, c'est seulement une partie du peuple qui fait
les lois. Mais la division précédente n'en est pas moinà exacte
et moins juste. Les trois espèces de gouvernements qu'elle
renferme sont tellement distinguées qu'elles n'ont proprement
rien de commun ; et d'ailleurs tous les États que nous connais-
sons participent de l'une ou de l'autre. Il étoit donc nécessaire
de former de ces trois espèces des classes particulières, et de
s'appliquer à déterminer les lois qui leur sont propres. 11 sera
facile ensuite de modifier ces lois dans l'application à quelque
gouvernement que ce soit, selon qu'il appartiendra plus ou
moins à ces différentes formes.
Dans les divers États, les lois doivent être relatives à leur
nature, c'est-à-dire à ce qui les constitue; et à leur principe,
c'est-à-dire à ce qui les soutient et les fait agir; distinction
importante, la clef d'une infinité de lois, et dont l'auteur tire
bien des conséquences.
Les principales lois relatives à la nature de la démocratie
sont que le peuple y soit, à certains égards, le monarque, à
d'autres, le sujet; qu'il élise et juge ses magistrats; et que les
magistrats, en certaines occasions, décident. La nature de
la monarchie demande qu'il y ait entre le monarque et le
peuple beaucoup de pouvoirs et de rangs intermédiaires,
et un corps dépositaire des lois, médiateur entre les sujets
68 ANALYSE
et le prince. La nature du despotisme exige que le tyran
exerce son autorité, ou par lui seul, ou par un seul qui le re-
présente.
Quant au principe des trois gouvernements, celui de la
démocratie est l'amour de la république, c'est-à-dire de
l'égalité. Dans les monarchies, où un seul est le dispensateur
des distinctions et des récompenses, et où l'on s'accoutume
à confondre l'État avec ce seul homme, le principe est
l'honneur, c'est-à-dire l'ambition et l'amour de l'estime.
Sous le despotisme enfin, c'est la crainte. Plus ces principes
sont en vigueur, plus le gouvernement est stable; plus
ils s'altèrent et se corrompent, plus il incline à sa destruction.
Quand l'auteur parle de l'égalité dans les démocraties,
il n'entend pas une égalité extrême, absolue, et par conséquent
chimérique ; il entend cet heureux équilibre qui rend tous les
citoyens également soumis aux lois, et également intéressés
à les observer.
Dans chaque gouvernement les lois de l'éducation doivent
être relatives au principe. On entend ici par éducation celle
qu'on reçoit en entrant dans le monde, et non celle des parents
et des maîtres, qui souvent y est contraire, surtout dans cer-
tains États. Dans les monarchies, l'éducation doit avoir pour
objet Turbanité et les égards réciproques : dans les États des-
potiques, la terreur et l'avilissement des esprits : dans les
républiques, on a besoin de toute la puissance de l'éducation;
elle doit inspirer un sentiment noble, mais pénible, le renon-
cement à soi-même, d'où naît l'amour de la patrie.
Les lois que le législateur donne doivent être conformes au
principe de chaque gouvernement : dans la république, entre-
tenir l'égalité et la frugalité ; dans la monarchie, soutenir la
noblesse sans écraser le peuple ; sous le gouvernement despo-
tique, tenir également tous les États dans le silence. On ne
doit point accuser M. de Montesquieu d'avoir ici tracé aux
souverains les principes du pouvoir arbitraire, dont le nom
seul est odieux aux princes justes, et à plus forte raison au
DE L'ESPRIT DES LOIS. 69
citoyen sage et vertueux. Cest travailler à l'anéantir que de
montrer ce qu'il faut faire pour le conserver. La perfection de
ce gouvernement en est la ruine ; et le code exact de la tyran-
nie, tel que l'auteur le donne, est en même temps la satire et
le fléau le plus redoutable des tyrans. A l'égard des autres
gouvernements, ils ont chacun leurs avantages : le républicain
est plus propre aux petits États; le monarchique aux grands;
le républicain plus sujet aux excès, le monarchique aux
abus; le républicain apporte plus de maturité dans l'exécution
des lois, le monarchique plus de promptitude.
La différence des principes des trois gouvernements doit en
produire dans le nombre et l'objet des lois, dans la forme des
jugements et la nature des peines. La constitution des monar-
chies étant invariable et fondamentale, exige plus de lois
civiles et de tribunaux, afln que la justice soit rendue d'une
manière plus uniforme et moins arbitraire. Dans les États mo-
dérés, soit monarchies, soit républiques, on ne sauroit apporter
trop de formalités aux lois criminelles. Les peines doivent
non-seulement être en proportion avec le crime, mais encore
les plus douces qu'il est possible, surtout dans la démocratie :
l'opinion attachée aux peines fera souvent plus d'effet que leur
grandeur même. Dans les républiques, il faut juger selon la
loi, parce qu'aucun particulier n'est le maître de l'altérer. Dans
les monarchies, la clémence du souverain peut quelquefois
radoucir; mais les crimes ne doivent jamais y être jugés que
par les magistrats expressément chargés d'en connoltre. Enfin,
c'est principalement dans les démocraties que les lois doivent
être sévères contre le luxe, le relâchement des mœurs et la
séduction des femmes. Leur douceur et leur foiblesse même
les rendent assez propres à gouverner dans les monarchies;
et l'histoire prouve que souvent elles ont porté la couronne
avec gloire.
M. de Montesquieu, ayant ainsi parcouru chaque gouverne-
ment en particulier, les examine ensuite dans le rapport qu'ils
peuvent avoir les uns aux autres, mais seulement sous le point
10 ANALYSE
de vue le plus général, c'est-à-dire sous celui qui est unique-
ment relatif à leur nature et à leur principe. Envisagés de
cette manière, les États ne peuvent avoir d'autres rapports que
celui de se défendre ou d'attaquer. Les républiques devant,
par leur nature, renfermer un petit État, elles ne peuvent se
défendre sans alliance; mais c'est avec des républiques qu'elles
doivent s'allier. La force défensive de la monarchie consiste
principalement à avoir des frontières hors d'insulte. Les États
ont, comme les hommes, le droit d'attaquer pour leur propre
conservation : du droit de la guerre dérive celui de conquête;
droit nécessaire, légitime et malheureux, « qui laisse toujours
à payer une dette immense pour s'acquitter envers la nature
humaine », et dont la loi générale est de faire aux vaincus le
moins de mal qu'il est possible. Les républiques peuvent moins
conquérir que les monarchies : des conquêtes immenses suppo-
sent le despotisme, ou rassurent. Un des grands principes de
l'esprit de conquête doit être de rendre meilleure, autant qu'il
est possible, la condition du peuple conquis : c'est satisfaire
tout à la fois la loi naturelle et la maxime d'État. Rien n'est plus
beau que le traité de paix de Gélon avec les Carthaginois, par
lequel il leur défendit d'immoler à l'avenir leurs propres
enfants. Les Espagnols, en conquérant le Pérou, auroient dû
obliger de même les habitants à ne plus immoler des hommes
à leurs dieux; mais ils crurent plus avantageux d'immoler ces
peuples mêmes. Ils n'eurent plus pour conquête qu'un vaste
désert; ils furent forcés à dépeupler leur pays, et s'affoiblirent
pour toujours par leur propre victoire. On peut être obligé
quelquefois de changer les lois du peuple vaincu; rien ne peut
jamais obliger de lui ôter ses mœurs, ou même ses coutumes,
qui sont souvent toutes ses mœurs. Mais le moyen le plus sûr
de conserver une conquête, c'est de mettre, s'il est possible,
le peuple vaincu au niveau du peuple conquérant, de lui ac-
corder les mêmes droits et les mêmes privilèges : c'est ainsi
qu'en ont souvent usé les Romains; c'est ainsi surtout qu'en
usa César à l'égard des Gaulois.
DE L'ESPRIT DES LOIS. 74
Jusqu'ici, en considérant chaque gouvernement tant en
iui-môme que dans son rapport aux autres, nous n'avons
eu égard ni à ce qui doit leur être commun, ni aux circon-
stances particulières, tirées ou de la nature du pays, ou du
génie des peuples : c'est ce qu'il faut maintenant développer.
La loi commune de tous les gouvernements, du moins des
gouvernements modérés, et par conséquent justes, est la li-
berté politique dont chaque citoyen doit jouir. Cette liberté
n'est point la licence absurde défaire tout ce qu'on veut, mais
le pouvoir de faire tout ce que les lois permettent. Elle peut
être envisagée, ou dans son rapport à la constitution, ou dans
son rapport au citoyen.
Il y a dans la constitution de chaque État deux sortes de
pouvoirs : la puissance législative et l'exécutrice; et cette
dernière a deux objets: Tintérleur de l'État et le dehors. C'est
de la distribution légitime et de la répartition convenable de
ces différentes espèces de pouvoirs que dépend la plus grande
perfection de la liberté politique par rapport à la constitution.
M. de Montesquieu en apporte pour preuve la constitution de
la république romaine et celle de l'Angleterre. Il trouve le
principe de celle-ci dans cette loi fondamentale du gouverne-
ment des anciens Germains, que les affaires peu importantes y
étoient décidées par les chefs, et que les grandes étoient
portées au tribunal de la nation, après avoir auparavant été
agitées par les chefs. M. de Montesquieu n'examine point si
les Anglois jouissent ou non de cette extrême liberté politique
que leur constitution leur donne; il lui suffit qu'elle soit établie
par leurs lois. 11 est encore plus éloigné de vouloir faire la
satire des autres États : il croit au contraire que Fexcès, même
dans le bien, n'est pas toujours désirable; que la liberté ex-
trême a ses inconvénients comme l'extrême servitude; et qu'en
général la nature humaine s'accommode mieuxd'unÉtat moyen.
La liberté politique, considérée par rapport au citoyen,
consiste dans la siireté où il est, à l'abri des lois; ou du moins
dans l'opinion de cette sûreté, qui fait qu'un citoyen n'en
7J ANALYSE
craint point un autre. C'est principalement par la nature et la
proportion des peines que cette liberté s'établit ou se détruit.
Les crimes contre la religion doivent être punis par la priva-
tion des biens que la religion procure; les crimes contre les
mœurs, par la bonté ; les crimes contre la tranquillité publique,
par la prison ou Texil ; les crimes contre la sûreté, par les
supplices. Les écrits doivent être moins punis que les actions;
jamais les simples pensées ne doivent Tétre. Accusations non
juridiques, espions, lettres anonymes, toutes ces ressources de
la tyrannie, également honteuses à ceux qui en sont Tinstrument
et à ceux qui s'en servent, doivent être proscrites dans un bon
gouvernement monarchique. 11 n'est permis d'accuser qu'en
face de la loi, qui punit toujours ou l'accusé ou le calomniateur.
Dans tout autre cas, ceux qui gouvernent doivent dire avec
l'empereur Constance : u Nous ne saurions soupçonner celui à
qui il a manqué un accusateur, lorsqu'il ne lui manquoit pas
un ennemi.» C'est une très-bonne institution que celle d'une
partie publique qui se charge, au nom de l'État, de poursuivre
les crimes, et qui ait toute l'utilité des délateurs sans en avoir
les vils intérêts, les inconvénients et l'infamie.
La grandeur des impôts doit être en proportion directe
avec la liberté. Ainsi, dans les démocraties, ils peuvent être
plus grands qu'ailleurs, sans être onéreux, parce que chaque
citoyen les regarde comme un tribut qu'il se paie à lui-même,
et qui assure la tranquillité et le sort de chaque membre. De
plus, dans un État démocratique, l'emploi infidèle des deniers
publics est plus difficile, parce qu'il est plus aisé de le con-
noltre et de le punir; le dépositaire en devant compte, pour
ainsi dire, au premier citoyen qui l'exige.
Dans quelque gouvernement que ce soit, l'espèce de tri-
buts la moins onéreuse est celle qui est établie sur les mar-
chandises, parce que le citoyen paie sans s'en apercevoir. La
quantité excessive de troupes, en temps de paix, n'est qu'un
prétexte pour charger le peuple d'impôts, un moyen d'énerver
l'État, et un instrument de servitude. La régie des tributs,
DE L'ESPRIT DES LOIS. 73
qui en fait rentrer le produit en entier dans le fisc public,
est, sans comparaison, moins à charge au peuple, et par con-
séquent plus avantageuse, lorsqu'elle peut avoir lieu, que la
ferme de ces mêmes tributs, qui laisse toujours entre les
mains de quelques particuliers une partie des revenus de
l'État. Tout est perdu surtout (ce sont ici les termes de l'au-
teur) lorsque la profession de traitant devient honorable ; et
elle le devient dès que le luxe est en vigueur. Laisser quelques
hommes se nourrir de la substance publique pour les dépouiller
à leur tour, comme on l'a autrefois pratiqué dans certains
États, c'est réparer une injustice par une autre, et faire deux
maux au lieu d'un.
Venons maintenant, avec M. de Montesquieu, aux circon-
stances particulières indépendantes de la nature du gouverne-
ment, et qui doivent en modifier les lois. Les circonstances qui
viennent de la nature du pays sont de deux sortes : les unes
ont rapport au climat, les autres au terrain. Personne ne doute
que le climat n'influe sur la disposition habituelle des corps,
et par conséquent sur les caractères; c'est pourquoi les lois
doivent se conformer au physique du climat dans les choses
indifférentes, et au contraire le combattre dans les effets vi-
cieux. Ainsi, dans les pays où l'usage du vin est nuisible, c'est
une très-bonne loi que celle qui l'interdit ; dans le(l pays où
la chaleur du climat porte à la paresse, c'est une très-bonne
loi que celle qui encourage au travail. Lo gouvernement
peut donc corriger les effets du climat ; et cela suffît pour
mettre VEsprit des Lois à couvert du reproche très-injuste qu'on
lui a fait d'attribuer tout au froid et à la chaleur; car, outre
que la chaleur et le froid ne sont pas la seule chose par la-
quelle les climats soient distingués, il seroit aussi absurde de
nier certains effets du climat que de vouloir lui attribuer tout.
L'usage des esclaves, établi dans les pays chauds de l'Asie
et de l'Amérique, et réprouvé dans les climats tempérés de
l'Europe, donne sujet à l'auteur de traiter de l'esclavage civil.
Les hommes n'ayant pas plus de droit sur la liberté que sur
74 ANALYSE
la vie les uds des autres, il s'ensuit que Tesclavage, générale-
ment parlant, est contre la loi naturelle. En effet, le droit
d'esclavage ne peut venir ni de la guerre, puisqu'il ne pour-
roit être alors fondé que sur le rachat de la vie, et qu'il n'y a
plus de droit sur la vie de ceux qui n'attaquent plus; ni delà
vente qu'un homme fait de lui-même à un autre, puisque tout
citoyen, étant redevable de sa vie à PÉtat, lui est, à plus forte
raison, redevable de sa liberté, et par conséquent n'est pas le
maître de la vendre. D'ailleurs quel seroit le prix de cette
vente? Ce ne peut être l'argent donné au vendeur, puisqu'an
moment qu'on se rend esclave toutes les possessions appar-
tiennent au maître : or une vente sans prix est aussi chimérique
^u'un contrat sans condition. Il n'y a peut-être jamais eu
qu'une loi juste en faveur de Tesclavage : c'étoit la loi romaine
qui rendoit le débiteur esclave du créancier; encore cette loi»
pour être équitable, devoit borner la servitude quant au de-
gré et quant au temps. L'esclavage peut tout au plus être
toléré dans les États despotiques, où les hommes libres, trop
foibles contre le gouvernement, cherchent à devenir pour
leur propre utilité les esclaves de ceux qui tyrannisent l'État ;
ou bien dans les climats dont la chaleur énerve si fort le corps
et affoiblit tellement le courage, que les hommes n'y sont
portés à un devoir pénible que par la crainte du châtiment.
A côté de l'esclavage civil on peut placer la servitude do-
mestique, c'est-à-dire celle où les femmes sont dans certains
climats. Elle peut avoir lieu dans ces contrées de l'Asie où
elles sont en état d'habiter avec les hommes avant que de
pouvoir faire usage de leur raison; nubiles par la loi du cli-
mat, enfants par celle de la nature. Cette sujétion devient
encore plus nécessaire dans les pays où la polygamie est
établie; usage que M. de Montesquieu ne prétend pas justifier
dans ce qu'il a de contraire à la religion, mais qui, dans les
lieux où il est reçu (et à ne parler que politiquement), peutêtre
fondé jusqu'à un certain point, ou sur la nature du pays, ou
sur le rapport du nombre des femmes au nombre des hommes.
DE L'ESPRIT DES LOIS. 75
M. de Montesquieu parle à cette occasion de la répudiation et
du divorce; et il établit sur de bonnes raisons que la répu-
diation» une fois admise, devrait être permise aux femmes
comme aux hommes.
Si le climat a tant d*influence sur la servitude domestique
et civile, il n'en a pas moins sur la servitude politique ; c'est-
à-dire sur celle qui soumet un peuple à un autre. Les peuples
du nord sont plus forts et plus courageux que ceux du midi :
ceux-ci doivent donc en général être subjugués, ceux-là con-
quérants; ceux-ci esclaves, ceux-là libres. C'est aussi ce que
l'histoire confirme : l'Asie a été conquise onze fois par les peuples
du nord; l'Europe a souffert beaucoup moins de révolutions.
A l'égard des lois relatives à la nature du terrain, il est
clair que la démocratie convient mieux que la monarchie aux
pays stériles, où la terre a besoin de toute l'industrie des
hommes. La liberté d'ailleurs est, en ce cas, une espèce
de dédommagement de la dureté du travail. Il faut plus de
lois pour un peuple agriculteur que pour un peuple qui
nourrit des troupeaux, pour celui-ci que pour un peuple
chasseur, pour un peuple qui fait usage de la monnoie que
pour celui qui l'ignore.
Enfin, on doit avoir égard au génie particulier de la nation.
La vanité, qui grossit les objets, est un bon ressort pour le
gouvernement; Torgueil, qui les déprise, est un ressort dan-
gereux. Le législateur doit respecter, jusqu'à un certain point,
les préjugés, les passions, les abus. Il doit imiter Solon, qui
avoit donné aux Athéniens, non les meilleures lois en elles-
mêmes, mais les meilleures qu'ils pussent avoir : le caractère
de ces peuples demandoit des lois plus faciles; le caractère
dur des Lacédémoniens, des lois plus sévères. Les lois sont
un mauvais moyen pour changer les manières et les usages;
c'est par les récompenses et l'exemple qu'il faut tâcher d'y
parvenir. Il est pourtant vrai en même temps que les lois
d'un peuple, quand on n'affecte pas d'y choquer grossière-
ment et directement ses mœurs, doivent influer insensible-
76 ANALYSE
ment sur elles, soit pour les affermir, soit pour les changer.
Après avoir approfondi de cette manière la nature et Tes-
prit des lois par rapport aux différentes espèces de pays et de
peuples, l'auteur revient de nouveau à considérer les États les
uns par rapport aux autres. D'abord en les comparant entre
eux d'une manière générale, il n'avoit pu les envisager que
par rapport au mal qu'ils peuvent se faire; ici il les envisage
par rapport aux secours mutuels qu'ils peuvent se donner; or
ces secours sont principalement fondés sur le commerce. Si
l'esprit de commerce produit naturellement un esprit d'in-
térêt opposé à la sublimité des vertus morales, il rend aussi
un peuple naturellement juste, et en éloigne l'oisiveté et le
brigandage. Les nations libres qui vivent sous des gouverne-
ments modérés doivent s'y livrer plus que les nations esclaves.
Jamais une nation ne doit exclure de son commerce une autre
nation sans de grandes raisons. Au reste, la liberté en ce
genre n'est pas une faculté absolue accordée aux négociants
de faire ce qu'ils veulent; faculté qui leur seroit souvent
préjudiciable : elle consiste à ne gêner les négociants qu'en
faveur du commerce. Dans la monarchie, la noblesse ne doit
point s'y adonner, encore moins le prince. Enfin il est des na-
tions auxquelles le commerce est désavantageux : ce ne sont
pas celles qui n'ont besoin de rien, mais celles qui ont besoin
de tout : paradoxe que l'auteur rend sensible par l'exemple
de la Pologne, qui manque de tout, excepté du bled, et qui,
par le commerce qu'elle en fait, prive les paysans de leur
nourriture pour satisfaire au luxe des seigneurs. M. de Mon-
tesquieu, à Toccasion des lois que le commerce exige, fait
l'histoire de ses différentes révolutions ; et cette partie de son
livre n'est ni la moins intéressante, ni la moins curieuse. 11
compare l'appauvrissement de l'Espagne par la découverte de
l'Amérique au sort de ce prince imbécile de la fable, prêt à
mourir de faim pour avoir demandé aux dieux que tout ce
qu'il toucheroit se convertît en or. L'usage de la monnoie
étant une partie considérable de l'objet du commerce, et son
DE L'ESPRIT DES LOIS. 77
principal instrument, il a cm devoir, en conséquence, traiter
des opérations sur la monnoie, du change, du paiement des
dettes publiques, du prêt à intérêt, dont il fixe les lois et les
limites, et qu'il ne confond nullement avec les excès si juste-
ment condamnés de l'usure.
La population et le nombre des habitants ont avec le com-
merce un rapport immédiat ; et les mariages ayant pour objet
la population, M. de Montesquieu approfondit ici cette impor
tante matière. Ce qui favorise le plus la propagation est la
continence publique; Texpérience prouve que les conjonctions
illicites y contribuent peu, et même y nuisent. On a établi
avec justice pour les mariages le consentement des pères :
cependant on y doit mettre des restrictions; car la loi doit en
général favoriser les mariages. La loi qui défend le mariage
des mères avec les ûls est (indépendamment des préceptes de
la religion) une très-bonne loi civile; car, sans parler de plu-
sieurs autres raisons, les contractants étant d'âge très-diffé«
rent, ces sortes de mariages peuvent rarement avoir la
propagation pour objet. La loi qui défend le mariage du père
avec la fille est fondée sur les mêmes motifs : cependant (à ne
parler que civilement) elle n*est pas si indispensablement
nécessaire que l'autre à Tobjet de la population, puisque la
vertu d'engendrer finit beaucoup plus tard dans les hommes :
aussi Tusage contraire a-t-il eu lieu chez certains peuples que
la lumière du christianisme n'a point éclairés. Comme la
nature porte d'elle-même au mariage, cest un mauvais
gouvernement que celui où on aura besoin d'y encourager. La
liberté, la sûreté, la modération des impôts, la proscription du
luxe, sont les vrais principes et les vrais soutiens de la popu-
lation ; cependant on peut avec succès faire des lois pour
encourager les mariages, quand, malgré la corruption, il reste
encore des ressorts dans le peuple qui l'attachent à sa patrie.
Rien n'est plus beau que les lois d'Auguste pour favoriser
la propagation de l'espèce. Par malheur il fit ses lois dans
la décadence, ou plutôt dans la chute de la république;
78 ANALYSE
et les citoyens découragés dévoient prévoir qu*îls ne met-
troient plus au monde que des esclaves : aussi l'exécution de
ces lois fut-elle bien foible durant tout le temps des empereurs
païens. Constantin enfin les abolit en se faisant chrétien;
comme si le christianisme a voit pour but de dépeupler la so-
ciété, en conseillant à un petit nombre la perfection du célibat!
L'établissement des hôpitaux, selon Pesprit dans lequel
il est fait, peut nuire à la population, ou la favoriser.
Il peut et il doit même y avoir des hôpitaux dans un
État dont la plupart des citoyens n'ont que leur industrie
pour ressource, parce que cette industrie peut quelquefois
être malheureuse; mais les secours que ces hôpitaux donnent
ne doivent être que passagers, pour ne point encourager la
mendicité et la fainéantise. Il faut commencer par rendre le
peuple riche, et bâtir ensuite des hôpitaux pour les besoins
imprévus et pressants. Malheureux les pays où la multitude des
hôpitaux et des monastères, qui ne sont que des hôpitaux
perpétuels, fait que tout le monde est à son aise, excepté ceux
qui travaillent!
M. de Montesquieu n*a encore parlé que des lois humaines.
Il passe maintenant à celles de la religion qui, dans presque
tous les États, font un objet si essentiel du gouvernement
Partout il fait l'éloge du christianisme, il en montre les avan-
tages et la grandeur; il cherche à le faire aimer; il soutient
qu'il n'est pas impossible, comme Bayle Ta prétendu, qu'une
société de parfaits chrétiens forme un État subsistant et
durable; mais il s'est cru permis aussi d'examiner ce
que les différentes religions (humainement parlant) peuvent
avoir de conforme ou de contraire au génie et à la situation
des peuples qui les professent. C'est dans ce point de
vue qu'il faut lire tout ce qu'il a écrit sur cette matière,
et qui a été l'objet de tant de déclamations injustes. Il
est surprenant surtout que, dans un siècle qui en appelle
tant d'autres barbares, on lui ait fait un crime de ce qu'il
dit de la tolérance : comme si c'étoit approuver une religion
DE L'ESPRIT DES LOIS. 79
que de la tolérer; comme si enfin PÉvangile môme ne
proscrivoit pas tout autre moyen de le répandre que la
douceur et la persuasion. Ceux en qui la superstition n'a pas
éteint tout sentiment de compassion et de justice ne pourront
lire sans être attendris la remontrance aux inquisiteurs, ce
tribunal odieux qui outrage la religion en paroissant la venger.
Enfin, après avoir traité en particulier des différentes
espèces de lois que les hommes peuvent avoir, il ne reste plus
qu'à les comparer toutes ensemble , et à les examiner dans
leur rapport avec les choses sur lesquelles elles statuent. Les
hommes sont gouvernés par différentes espèces de lois : par
le droit naturel, commun à chaque individu ; par le droit divin,
qui est celui de la religion; par le droit ecclésiastique, qui est
celui de la police de la religion ; par le droit civil, qui est celui
des membres d'une môme société; par le droit politique, qui
est celui du gouvernement de cette société; par le droit des
gens, qui est celui des sociétés les unes par rapport aux autres.
Ces droits ont chacun leurs objets distingués, qu'il faut bien
se garder de confondre. On ne doit jamais régler par Tun ce
qui appartient à Tautre, pour ne point mettre de désordre ni
d'injustice dans les principes qui gouvernent les hommes. Il
faut enfin que les principes qui prescrivent le genre des lois,
et qui en circonscrivent Tobjet, régnent aussi dans la ma-
nière de les composer. L'esprit de modération doit, autant
qu'il est possible, en dicter toutes les dispositions. Des lois
bien faites seront conformes à l'esprit du législateur, même
en paroissant s'y opposer. Telle étoit la fameuse loi de Selon
par laquelle tous ceux qui ne prenoient point de part dans les
séditions étoient déclarés infâmes. Elle prévenoit les séditions,
ou les rendoit utiles, en forçant tous les membres de la répu-
blique à s'occuper de ses vrais intérêts. L'ostracisme môme
étoit une très-bonne loi ; car, d'un côté, elle étoit honorable
au citoyen qui en étoit l'objet, et prévenoit, de l'autre, les
effets de l'ambition : il falloit d'ailleurs un très-grand nombre
de suffrages, et on ne pouvoit bannir que tous les cinq ans.
80 ANALYSE
Souvent les lois qui paroissent les mêmes n*ont ni le môme
motif, ni le môme effet, ni la môme équité; la forme du gou-
vernement, les conjonctures, et le génie du peuple, changent
tout. EnQn le style des lois doit ôtre simple et grave. Elles
peuvent se dispenser de motiver, parce que le motif est sup-
posé exister dans l'esprit du législateur; mais quand elles
motivent, ce doit ôtre sur des principes évidents. Elles ne doi-
vent pas ressembler à cette loi qui, défendant aux aveugles de
plaider, apporte pour raison qu'ils ne peuvent pas voir les
ornements de la magistrature.
M. de Montesquieu, pour montrer par des exemples l'appli-
cation de ses principes, a choisi deux différents peuples,
le plus célèbre de la terre, et celui dont l'histoire nous inté-
resse le plus, les Romains et les François. 11 ne s'attache qu'à
une partie de la jurisprudence du premier, celle qui regarde
les successions. A Tégard des François, il entre dans le plus
grand détail sur Torigine et les révolutions de leurs lois civiles,
et sur les différents usages abolis ou subsistants qui en ont été
la suite. 11 s'étend principalement sur les lois féodales, cette
espèce de gouvernement inconnu à toute l'antiquité, qui le
sera peut-être pour toujours aux siècles futurs, et qui a fait
tant de biens et tant de maux. Il discute surtout ces lois dans
le rapport qu'elles ont à l'établissement et aux révolutions de
la monarchie françoise. 11 prouve contre M. l'abbé Dubos que
les Francs sont réellement entrés en conquérants dans les
Gaules, et qu'il n'est pas vrai, comme cet auteur le prétend,
qu'ils aient été appelés par les peuples pour succéder aux
droits des empereurs romains qui les opprimoient. Détail pro-
fond, exact et curieux, mais dans lequel il nous est impossible
de le suivre.
Telle est l'analyse générale, mais très-informe et très-
imparfaite, de l'ouvrage de M. de Montesquieu. Nous l'avons
séparée du reste de son Éloge, pour ne pas trop interrompre
la suite de notre récit.
DE L'ESPRIT
DES LOIS
OU DU RAPPORT QUE LES LOIS DOIVENT AVOIR
AVEC LA CONSTITUTION DE CHAQUE GOUVERNEMENT
LES MOEURS, LE CLIMAT,
LA RELIGION, LE COMMERCE, ETC.
A QUOI L'aUTBUR a AJOUTé
DES EBGHBRCHBS NOUVELLES SUR LES LOIS ROMAINES
TOUCHANT LES SUCCESSIONS
SUE LES LOIS FRANÇAISES ET SUE LES LOIS
FEODALES
NOUVELLE ÉDITION
COKKIOÉB PAR l'aUTBUR
ET ADGlIBlITiE D'dNB TABLE DBS MATIÈRES ET D'UNE CARTE
GEOGRAPHIQUE, POUR SERVIR
A l'intelligence des articles qui concernent le COMIIERCB
TOME PREMIER
Prolem sine matre ereatam.
A GENÈVE
CHEZ BARILLOT ET FILS
MDCCXLIX
m.
PREFACE.
Si dans le nombre infini de choses qui sont dans ce livre, il y
en avoit quelqu'une qui, contre mon attente, pût offenser, il n'y
en a pas du moins qui y ait été mise avec mauvaise intention. Je
n'ai point naturellement l'esprit désapprobateur. Platon remercioit
le ciel de ce qu'il étoit né du temps de Socrate; et moi, Je lui
rends grâces de ce qu'il m'a fait naître dans le gouvernement où
je vis, et de ce qu'il a voulu que J'obéisse à ceux qu'il m'a fait
aimer.
Je demande une grâce que je crains qu'on ne m'accorde pas:
c'est de ne pas juger, par la lecture d'un moment, d'un travail de
vingt années; d'approuver ou de condamner le livre entier, et
non pas quelques phrases. Si l'on veut chercher le dessein de
l'auteur, on ne le peut bien ^ découvrir que dans le dessein de
l'ouvrage.
J'ai d'abord examiné les hommes, et J'ai cru que, dans cette
infinie diversité de lois et de mœurs, ils n*étoient pas uniquement
conduits par leurs fantaisies.
J'ai posé les principes, et J'ai vu les cas particuliers s'y plier
comme d'eux-mêmes; les histoires de toutes les nations n'en être
que les suites; et chaque loi particulière liée avec une autre loi,
ou dépendre d'une autre plus générale.
Quand j'ai été rappelé à l'antiquité, J'ai cherché à en prendre
'. A. B. On ne pent le bien décoaTiir.
Je désigne par A les deox éditions de 1748, et par B l'édition de 1*749 in-4*. Qoant
aox autres éditions qne J'anrai occasion de citer, j'en donnerai la date i chaque
citation.
84 PRÉFACE.
Tesprit, pour ne pas regarder comme semblables des cas réelle-
ment différents; et ne pas manquer les différences de ceux qui
paroissent semblables.
Je n*ai point tiré mes principes de mes préjugés, mais de la
nature des choses.
Ici, bien des vérités ne se feront sentir qu'après qu'on aura
TU la chaîne qui les lie à d'autres. Plus on réfléchira sur les
détails, plus on sentira la certitude des principes. Ces détails
même. Je ne les ai pas tous donnés : car, qui pourroit dire tout
sans un mortel ennui 7
On ne trouvera point ici ces traits saillants qui semblent
caractériser les ouvrages d'aujourd'hui. Pour peu qu'on voie les
choses avec une certaine étendue, les saillies s'évanouissent; elles
ne naissent d'ordinaire que parce que Tesprit se Jette tout d'un
côté, et abandonne tous les autres.
Je n'écris point pour censurer ce qui est établi dans quelque
pays que ce soit. Chaque nation trouvera ici les raisons de ses
maximes; et on en tirera naturellement cette conséquence, qu'il
n'appartient de proposer des changements qu'à ceux qui sont
assez heureusement nés pour pénétrer d'un coup de génie toute
la constitution d'un État.
Il n'est pas indifférent que le peuple soit éclairé. Les préjugés
des magistrats ont commencé par être les préjugés de la nation.
Dans un temps d'ignorance on n'a aucun doute, même lorsqu'on
fait les plus grands maux; dans un temps de lumière, on tremble
encore lorsqu'on fait les plus grands biens. On sent les abus
anciens, on en voit la correction; mais on voit encore les abus
de la correction même. On laisse le mal, si l'on craint le pire; on
laisse le bien, si on est en doute du mieux. On ne regarde les
parties que pour Juger du tout ensemble; on examine toutes les
causes pour voir tous les résultats.
Si Je pouvois faire en sorte que tout le monde eût de nouvelles
raisons pour aimer ses devoirs, son prince, sa patrie, ses lois;
qu'on pût mieux sentir son bonheur dans chaque pays, dans
chaque gouvernement, dans chaque poste où l'on se trouve, Je me
croirois le plus heureux des mortels.
Si je pouvois faire en sorte que ceux qui commandent aug-
mentassent leurs connaissances sur ce qu'ils doivent prescrire, et
PRÉFACE. 85
que ceux qui obéissent trouvassent un nouveau plaisir à ol>éir, Je
me croirois le plus heureux des mortels.
Je me croirois le plus heureux des mortels, si je pouvois faire
que les hommes pussent se guérir de leurs préjugés, rappelle ici
préjugés, non pas ce qui fait qu^on ignore de certaines choses, mais
ce qui fait qu*on sMgnore soi-même.
(Test en cherchant à instruire les hommes, que Ton peut pra-
iquer cette vertu générale qui comprend Tamour de tous.
L'homme, cet être flexible, se pliant, dans la société, aux pensées
et aux impressions des autres, est également capable de connottre
sa propre nature lorsqu'on la lui montre, et d'en perdre jusqu'au
sentiment lorsqu'on la lui dérobe.
J'ai bien des fois commencé, et bien des fois abandonné cet
ouvrage; j'ai mille fois envoyé aux ^ vents les feuilles que j'avois
écrites; je sentois tous les jours les mains paternelles tomber*;
je suivois mon objet sans former de dessein; je ne connoissois ni
les règles ni les exceptions; je ne trouvois la vérité que pour la
perdre. Mais, quand j'ai découvert mes principes, tout ce que je
cherchois est venu à moi; et, dans le cours de vingt années, j'ai
vu mon ouvrage commencer, croître, s'avancer et finir.
Si cet ouvrage a du succès, je le devrai beaucoup à la majesté
de mon sujet ; cependant je ne crois pas avoir totalement man-
qué de génie. Quand j'ai vu ce que tant de grands hommes, en
France, en Angleterre et en Allemagne', ont écrit avant moi, j'ai
été dans l'admiration; mais je n'ai point perdu le courage : « Et
moi aussi, je suis peintre^, » ai-je dit avec le Gorrège.
I. iMdilnia venti*. (M.)
>. Bis patriœ cecidere manut (M.)
K A. Ba France et en Allemagne.
*. Ed io anche son pittore. (M.)
AVERTISSEMENT
DE L'AUTEUR*
Pour TintelIlgeDce des quatre premiers livres de cet ouvrage,
il faut observer que ce que j'appelle la vertu dans la république
est l'amour de la patrie, c'est-à-dire Tamour de Tégallté. Ce n*est
point une vertu morale, ni une vertu chrétienne, c'est la vertu
politique; et celle-ci est le ressort qui fait mouvoir le gouverne-
ment républicain, comme FAonn^ur est le ressort qui fait mouvoir
la monarchie. J'ai donc appelé vertu politique l'amour de la
patrie et de l'égalité. J'ai eu des idées nouvelles; il a bien fallu
trouver de nouveaux mots, ou donner aux anciens de nouvelles
acceptions. Ceux qui n'ont pas compris ceci m'ont fait dire des
choses absurdes, et qui seroient révoltantes dans tous les pays
du monde; parce que, dans tous les pays du monde, on veut de
la morale*.
2». Il faut faire attention qu'il y a une très-grande différence
entre dire qu'une certaine qualité, modification de l'ame, ou
vertu, n'est pas le ressort qui fait agir un gouvernement, et dire
qu'elle n'est point dans ce gouvernement. Si je disois : telle roue,
tel pignon, ne sont point le ressort qui fait mouvoir cette montre,
en concluroit-on qu'ils ne sont point dans la montre? Tant s'en
faut que les vertus morales et chrétiennes soient exclues de la
monarchie, que même la vertu politique ne Test pas. En un mot,
^ Cet Avertiuement n'est point dans les premières éditions. Il a été fait ponr
répondre anx critiques du temps, qui regardaient comme une insulte au gouveme-
ment, et presque comme un crime de lèse-majesté, qu'un Français du xviii* siècle ne-
fit pas de la vertu le principe de la monarchie.
> Conf. Éelairei$$mtnU sur rStprit des Lois; à la suite de la Défeme.
88 AVERTISSEMENT DE L'AUTEUR.
rhonnear est dans la république, quoique la vertu politique en
soit le ressort; la vertu politique est dans la monarchie, quoique
l'honneur en soit le ressort.
Enfin, rhonune de bien dont il est question dans le livre ITI,
chapitre v, n'est pas Thomme de bien chrétien, mais l'homme de
bien politique, qui a la vertu politique dont j'ai parlé. C'est
l'homme qui aime les lois de son pays, et qui agit par l'amour
des lois de son pays. J'ai donné un nouveau jour à toutes ces
choses dans cette édition-ci, en fixant encore plus les idées; et,
dans la plupart des endroits où je me suis servi du mot de vertu^
j'ai mis vertu politique^.
^ On a toogoan argumenté contre Montesquieu comme s'il eût dit qu'il n'y avait
que de la vertu dans les républiques et que de l'honneur dans les monarchies, ou qu'il
n'j avait d'honneur que dans cello-ci et de vertu que dans celle-là; mais il n'a dit ni
l'un ni l'antre, et il est même fort étrange qu'on l'ait supposé, car c'était aussi le sup-
poser capable d'une très-grande absurdité ; mais la malveillance n'j regarde paa de si
près. (La Harpb.)
Montesquieu s'est fait une langue scientifique. Les mots vertUf honneur, monoT'
chie, etc., ont chez lui un sens particulier trè»>nettement défini. Pour comprendre Mon-
tesquieu, et surtout pour le critiquer, il faut avant tout en étudier le dictionnaire.
DE
L'ESPRIT DES LOIS
PREMIÈRE PARTIE^
LIVRE PREMIER
DES LOIS EN GÉNÉRAL
CHAPITRE PREMIER.
DES LOIS DANS LE RAPPORT QU'ELLES ONT
AVEC LES DIVERS ÊTRES.
Les lois, dans la signification la plus étendue, sont les
rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses* :
et, dans ce sens, tous les êtres ont leurs lois; la Divinité'
i. Nous donnons d'après Tédition in-i2, 3 vol., Genève, 1751, la divi-
sion de VEtprit det Uns en six parties. Sur Pintérât de cette division^
▼. snp. Vlntrodiiction, S 1 •
2. V. la Défense dé l'Esprit des Uns, première partie, première objection.
« L'anteuT a eu en vue d'attaquer le système de Hobbes, système terrible,
qui, faisant dépendre toutes les vertus et tous les vices de rétablissement
des lois que les hommes se sont faites, et voulant prouver que les humains
naissent tous en état de guerre, et que la première loi naturelle est la
guerre de tous contre tous, renverse, comme Spinosa, et toute religion et
toute morale. »
3. La loi, dit Plutarque, est la reine de tous mortels et immortels. Au
traité : Qu'il est reqms qu'un prince soU savant, (M.) Biais Plutarque dit
lui-même qu'il n*est ici que Pécho de Pindare.
90 DE L'ESPRIT DES LOIS.
a ses lois; le monde matériel a ses lois; les intelligenœs
supérieures à l'homme ont leurs lois; les bétes ont leurs
lois; l'homme a ses lois.
Ceux qui ont dit qu'une fatalité aveugle a produit
tous les effets que nous voyons dans le monde, ont dit une
grande absurdité ; car quelle plus grande absurdité
qu'une fatalité aveugle qui auroit produit des êtres intel-
ligents ?
Il y a donc une raison primitive; et les lois sont les
rapports qui se trouvent entre elle et les différents êtres,
et les rapports de ces divers êtres entre eux^
Dieu a du rapport avec l'univers, comme créateur et
comme conservateur : les lois selon lesquelles il a créé
sont celles selon lesquelles il conserve. Il agit selon ces
règles, parce qu'il les connolt; il les connolt parce qu'il les
a faites ; il les a faites, parce qu'elles ont du rapport avec
sa sagesse et sa puissance.
Gomme nous voyons que le monde, formé par le
mouvement de la matière, et privé d'intelligence, subsiste
toujours*, il faut que ses mouvements aient des lois
invariables'; et, si Ton pouvait imaginer un autre monde
que celui-ci, il auroit des règles constantes, ou il seroit
détruit.
Ainsi la création, qui parolt être un acte arbitraire,
suppose des règles aussi invariables que la fatalité des
athées ^ Il seroit absurde de dire que le créateur, sans ces
i. UUre$ persan$8, LXXXIII.
2. C'est-à-dire continue de subsister.
3. Lettres persanes, XCVII.
4. « II n'est question ici que des règles du mouvement que Tauteur
' dit avoir été établies par Dieu ; elles sont invariables, ces règles, et tonte
la physique le dit avec lui; elles sont invariables, parce que Dieu a voulu
qu'elles fussent telles et qu'il a voulu conserver le monde. » Défense de
r Esprit des lois, première partie, troisième objection.
LIVRE I, CHAP. I. 91
règleSt pourroit gouverner le monde, puisque le monde
ne subsisteroit pas sans elles.
Ces règles sont un rapport constamment établi. Entre
un corps mû et un autre corps mû, c'est suivant les
rapports de la masse et de la vitesse que tous les mouve-
ments sont reçus, augmentés, diminués, perdus; chaque
diversité est uniformité^ chaque changement est constance.
Les êtres particuliers intelligents peuvent avoir des
lois qu'il ont faites ; mais ils en ont aussi qu'il n'ont pas
faites. Avant qu'il y eût des êtres intelligents, ils étoient
possibles; ils avoient donc des rapports possibles, et par
conséquent des lois poësibles. Avant qu'il y eût des lois
faites, il y avoit des rapports de justice possibles. Dire
qu'il n'y a rien de juste ni d'injuste que ce qu'ordonnent
ou défendent les lois positives, c'est dire qu'avant qu'on
eût tracé de cercle, tous les rayons n'étoient pas égaux ^
Il faut donc avouer des rapports d'équité antérieurs à la
loi positive qui les établit* : comme, par exemple, que
supposé qu'il y eût des sociétés d'hommes, il seroit juste
de se conformer à leurs lois; que, s'il y avoit des êtres
intelligents qui eussent reçu quelque bienfait d'un autre
être, ils devroient en avoir de la reconnoissance ; que, si
un être intelligent avoit créé un être intelligent, le créé
devroit rester dans la dépendance qu'il a eue dès son
origine; qu'un être intelligent, qui a fait du mal à un
être intelligent, mérite de recevoir le même mal', et ainsi
du reste. v
Mais il s'en faut bien que le monde intelligent soit
i. Ce raisonnement bien développé est très-bon pour réfuter Gaméades
et ceux qui soutiennent qu*il n*y a rien de juste ni d'injuste que ce qui est
déclaré tel par les lois positives. (Lczac.)
2. C*e8t-lHlire qui leur donne un caractère légal.
3 Inf., VI, xix.
os DE L'ESPRIT DES LOIS.
aussi bien gouverné que le monde physique'. Car, quoique
celui-là ait aussi des lois qui, par leur nature, sont
invariables, il ne les suit pas constamment comme le
monde physique suit les siennes. La raison en est que les
êtres particuliers intelligents sont bornés par leur nature,
et par conséquent sujets à Terreur; et, d'un autre côté,
il est de leur nature qu'ils agissent par eux-mêmes.
Ils ne suivent donc pas constamment leurs lois primitives ;
et celles même qu'ils se donnent, ils ne les suivent pas
toujours.
On ne sait si les bêtes sont gouvernées par les lois
générales du mouvement, ou par une motion particulière.
Quoi qu'il en soit, elles n'ont point avec Dieu de rapport
plus intime que le reste du monde matériel; et le senti-
ment ne leur sert que dans le rapport qu'elles ont entre
elles, ou avec d'autres êtres particuliers, ou avec elles-
mêmes.
Par l'attrait du plaisir, elles conservent leur être
particulier; et, par le même attrait, elles conservent
leur espèce. Elles ont des lois naturelles, parce qu'elles
sont unies par le sentiment; elles n'ont point de lois
positives, parce qu'elles ne sont point unies par la con-
noissance. Elles ne suivent pourtant pas invariablement
leurs lois naturelles : les plantes, en qui nous ne remar-
quons ni connoissance ni sentiment, les suivent mieux.
Les bêtes n'ont point les suprêmes avantages que nous
avons; elles en ont que nous n'avons pas. Elles n'ont
point nos espérances, mais elles n'ont pas nos craintes;
elles subissent comme nous la mort, mais c'est sans la
1. Le monde de la liberté est gouverné aatrement que le monde phy-
sique, mais n*est-ce pas notre igaorance qui nous fait croire quUl est moins
bien gouverné?
LIVRE I, CHAP. I. 93
connoltre; la plupart même se conservent mieux que
nous, et ne font pas un aussi mauvais usage de leurs
passions.
L'homme, comme être physique, est, ainsi que les
autres corps, gouverné par des lois invariables. Comme
être intelligent, il viole sans cesse les lois que Dieu a
établies S et change celles qu'il établit lui-même. II faut
qu'il se conduise; et cependant il est un être borné;
il est sujet à l'ignorance et à l'erreur, comme toutps les
intelligences finies; les foibles connoissances qu'il a,
il les perd encore : comme créature sensible, il devient
sujet à mille passions. Un tel être pouvoit, à tous les
instants, oublier son créateur ; Dieu l'a rappelé à lui par
les lois de la religion^. Un tel être pouvoit, à tous les
instants, s'oublier lui-même ; les philosophes l'ont averti
par les lois de la morale. Fait pour vivre dans la société,
il y pouvoit oublier les autres; les législateurs l'ont
rendu à ses devoirs par les lois politiques et civiles*.
i. Inf., XXVI, XIV.
2. MfensB de l'Esprit des lois, première partie, II, septième et huitième
objections.
CHAPITRE II.
DES LOIS DE LA NATURE.
Avant toutes ces lois, sont celles de la nature, ainsi
nommées, parce qu'elles dérivent uniquement de la con-
stitution de notre être. Pour les connoître bien, il faut con-
sidérer un homme avant rétablissement des sociétésS Les
lois de la nature seront celles qu'il recevroit dans un état
pareil.
Cette loi qui, en imprimant dans nous-mêmes l'idée
d'un créateur, nous porte vers lui, est la première des
lois naturelles par son importance, et non pas dans l'ordre
de ces lois. L'homme, dans l'état de nature, auroit plutôt
la faculté de connoître, qu'il n'auroit des connoissances.
Il est clair que ses premières idées ne seroient point des
idées spéculatives : il songeroit à la conservation de son
être, avant de chercher l'origine de son être*. Un homme
pareil ne sentiroit d'abord que sa foiblesse ; sa timidité se-
roit extrême : et, si l'on avoit là-dessus besoin de l'expé-
i. C*e8t une supposition chimérique, et les conclusions qu'on en tire
sont de pores imaginations. Montesquieu lui-même a fait Justice de ces
rôveries. Lettres persanes, XCIV.
2. • Il me semble que nous ne pouvons nous cacher que nous sentons
avant de connoître et de comprendre. Loin d'Insulter au Créateur, c'est
entrer dans ses vues, poisqu^il a voulu que le sentiment de notre exis-
tence nous en fit rechercher l'origine. » (Extrait du livre de VEsprU des
lois, p. 3.) Conf., Défense de l*Esprit des lois, première partie, II, sixième
objection.
LIVRE I, CHAF. II. 95
rience, Ton a trouvé dans les forêts des hommes sauvages' ;
tout les fait trembler, tous les fait fuir.
Dans cet état, chacun se sent inférieur ; à peine chacun
se sent-il égal. On ne chercheroit donc point à s'attaquer,
et la paix seroit la première loi naturelle*.
Le désir que Hobbes donne d'abord aux hommes de se
subjuguer les uns les autres, n'est pas raisonnable'. L'idée
de l'empire et de la domination est si composée, et dépend
de tant d'autres idées, que ce ne seroit pas celle qu'il au-
roit d'abord.
Hobbes demande* a pourquoi, si les hommes ne sont pas
naturellement en état de guerre, ils vont toujours armés?
et pourquoi ils ont des clefs pour fermer leurs maisons? »
Mais on ne sent pas que l'on attribue aux hommes, avant
l'établissement des sociétés, ce qui ne peut leur arriver
qu'après cet établissement, qui leur fait trouver des mo-
tifs pour s'attaquer et pour se défendre.
Au sentiment de sa foiblesse, l'homme joindroit le sen-
timent de ses besoins. Ainsi une autre loi naturelle seroit
celle qui lui inspireroit de chercher à se nourrir.
J'ai dit que la crainte porteroit les hommes à se fuir:
mais les marques d'une crainte réciproque les engageroient
bientôt à s'approcher. D'ailleurs, il y seroient portés* par
le plaisir qu'un animal sent à l'approche d'un animal de
son espèce. De plus, ce charme que les deux sexes s'in-
spirent par leur différence, augmenteroit ce plaisir; et la
i. Témoin le sauvage qui fut trouvé dans les forêts de Hanover, et quo
Ton vit en Angleterre sous le règne de George I*'. (M.)
2. C'est une pure hypothèse.
3. Hobbes vivoit an milieu des guerres civiles. (Hblvétius.)
4. In prœf. Ub. d» Cive.
5. A. B. Ils y seroient portés d'ailleurs par le plaisir qu'un animal sent
à rapproche d'un animal de même espèce.
9o DE L'ESPRIT DES LOIS.
prière naturelle qu'ils se font toujours l'un à l'autre, seroit
une troisième loi.
Outre le sentiment que les hommes ont d'abord, ils
parviennent encore à avoir des connoissances ; ainsi ils ont
un second lien que les autres animaux n'ont pas. Us ont
donc un nouveau motif de s'unir; et le désir de vivre en
société est une quatrième loi naturelle ^
1 Arifttote, Politique, liv. I, chap. i.
CHAPITRE III.
DES LOIS POSITIVES.
Sitôt que les hommes sont en société, ils perdent le
sentiment de leur foiblesse ; l'égalité, qui étoit entre eux,
cesse, et l'état de guerre commence ^
Chaque société particulière vient à sentir sa force; ce
qui produit un état de guerre de nation à nation. Les parr-
ticuliers, dans chaque société, commencent à sentir leur
force : ils cherchent à tourner en leur faveur les principaux
avantages de cette société ; ce qui fait entre eux un état
de guerre.
Ces deux sortes d'état de guerre font établir les lois
parmi les hommes. Considérés comme* habitants d'une si
grande planète, qu'il est nécessaire qu'il y ait différents
peuples, ils ont des lois dans le rapport que ces peuples
ont entre eux; et c'est le droit des gens. Considérés
comme vivants dans une société qui doit être maintenue,
ils ont des lois dans le rapport qu'ont ceux qui gouvernent,
avec ceux qui sont gouvernés ; et c'est le droit politique.
Ils en ont encore dans le rapport que tous les citoyens ont
entre eux; et c'est le droit civil.
Le droit des gens est naturellement fondé sur ce prin-
i. L*état de société ne fait pas, ou da moins ne devroit pas faire cesser
régalité; elle deTroit l'assurer et la défendre. (HeLviénDS.)
m. 7
98 DE L'ESPRIT DES LOIS.
cipe : que les diverses nations doivent se faire, dans la
paix, le plus de bien, et, dans la guerre, le moins de mal
qu*il est possible, sans nuire à leurs véritables intérêts.
L'objet de la guerre, c'est la victoire; celui de la vic-
toire, la conquête*; celui de la conquête, la conservation*.
De ce principe et du précédent doivent dériver toutes les
lois qui forment le droit des gens.
Toutes les nations ont un droit des gens ; et les Iroquois
même, qui mangent leurs prisonniers, en ont un. lis en-
voient et reçoivent des ambassades; ils connoissent des
droits de la guerre et de la paix : le mal est que ce droit
des gens n'est pas fondé sur les vrais principes.
Outre le droit des gens, qui regarde toutes les sociétés,
il y a un droit politique pour chacune. Une société ne
sauroit subsister sans un gouvernement. La réunion de
toutes les forces particulières^ dit très-bien Gravina, forme
ce quon appelle Tétat politique.
La force générale peut être placée entre les mains
ai un seuly ou entre les mains de plusieurs. Quelques-uns'
ont pensé que, la nature ayant établi le pouvoir paternel,
le gouvernement d'un seul étoit le plus conforme à
i. Montesquiea raisonne suivant les idées de son temps, idées aussi
vieilles que le monde. AuJourd*lmi, avec le progrès du travail, avec des
notions plus justes sur le droit des nations et des individus, on ne peut
plus dire que la conquête soit Tobjet de la victoire pour un peuple civilisé.
Dos conquêtes, faites au mépris du vœu des populations, sont le pur règne
de la force, c*cst-à-dire un brigandage qui ne peut engendrer aucun droit.
Montesquieu lui-même a vu cette vérité du nouveau droit des gens, et Ta
nettement exprimée dans les Lettres persanes, XCV.
2. L*objct de la guerre est la réparation d*un tort qu*on nous a fait et
une sûreté convenable pour la suite. Celui qui fait la guerre pour un autre
motif agit contre le droit des gcus. (Llzag)
3. C'est la doctrine de Filmer dans le Patriarcha, Filmer a été réfuté
par Locke dans son traité du Gouvernement civil, V. aussi J.-J. Rousseau,
dans le Contrat social.
LIVRE I, CHAP. III. 99
la nature. Mais l'exemple du pouvoir paternel ne prouve
rien. Car, si le pouvoir du père a du rapport au gouver-
nement d'un seul, après la mort du père, le pouvoir des
frères ou, après la mort des frères, celui des cousins
germains ont du rapport au gouvernement de plusieurs.
La puissance politique comprend nécessairement l'union
de plusieurs familles.
Il vaut mieux dire que le gouvernement le plus con-
forme à la nature est celui dont la disposition particulière
se rapporte mieux à la disposition du peuple pour lequel
il est établi.
Les forces particulières ne peuvent se réunir sans
que toutes les volontés se réunissent. La réunion de ces
volontés^ dit encore très-bien Gravina, est ce qu'on appelle
l'ÉTAT CIVIL.
La loi, en général, est la raison humaine, en tant
qu'elle gouverne tous les peuples de la terre ; et les lois
politiques et civiles de chaque nation ne doivent être que
les cas particuliers od s'applique cette raison humaine.
Elles doivent être tellement propres au peuple pour
lequel elles sont faites, que c'est un très-grand hasard
si celles d'une nation peuvent convenir à une autre.
Il faut qu'elles se rapportent à la nature et au principe
du gouvernement qui est établi, ou qu'on veut établir;
soit qu'elles le forment, comme font les lois politiques;
soit qu'elles le maintiennent, comme font les lois civiles.
Elles doivent être relatives au physique du pays; au
climat glacé, brûlant ou tempéré ; à la qualité du terrain,
à sa situation, à sa grandeur; au genre de vie des
peuples, laboureurs, chasseurs ou pasteurs ; elles doivent
se rapporter au degré de liberté que la constitution peut
souffrir ; à la religion des habitants, à leurs inclinations.
814289 A
400 DE L'ESPRIT DES LOIS.
à leurs richesses, à leur nombre, à leur commerce, à
leurs mœurs, à leurs manières. Enfin elles ont des
rapports entre elles; elles en ont avec leur origine, avec
l'objet du législateur, avec l'ordre des choses sur lesquelles
elles sont établies ^ C'est dans toutes ces vues qu'il faut
les considérer.
C'est ce que j'entreprends de faire dans cet ouvrage.
J'examinerai tous ces rapports : ils forment tous ensemble
ce que l'on appelle I'esprit des lois.
Je n'ai point séparé les lois politiques des civiles : car,
comme je ne traite point des lois, mais de l'esprit des lois,
et que cet esprit consiste dans les divers rapports que les
lois peuvent avoir avec diverses choses, j'ai dû moins suivre
l'ordre naturel des lois, que celui de ces rapports et de
ces choses.
J'examinerai d'abord les rapports que les lois ont avec
la nature et avec le principe de chaque gouvernement : et,
comme ce principe a sur les lois une suprême influence, je
m'attacherai à le bien connoltre; et, si je puis une fois
l'établir, on en verra couler les lois comme de leur source.
Je passerai ensuite aux autres rapports, qui semblent
être plus particuliers.
1. L'édition de V Esprit des lois de 1751 a nettement distingué ces
sujets divers par des divisions conservées dans la Table des livres et cha-
pitres. Nous les avons rétablies dans cette nouvelle édition.
LIVRE DEUXIÈME.
DES LOIS QUI DERIVENT DIRECTEMENT
DE LA NATURE DU GOUVERNEMENT.
CHAPITRE PREMIER.
DE LA NATURE DBS TROIS DIVERS GOUVERNEMENTS.
Il y a trois espèces de gouvernements : le républicain,
le MONARCHIQUE et le DESPOTIQUE. PouT en découvrir la
nature, il suffit de l'idée qu'en ont les hommes les moins
instruits. Je suppose trois définitions \ ou plutôt trois
faits* : l'un que u le gouvernement républicain est celui
où le peuple en corps, ou seulement une partie du peuple
a la souveraine puissance ; le monarchique, celui où un
seul gouverne, mais par des lois fixes et établies ; au lieu
que, dans le despotique, un seul, sans loi et sans règle,
entraîne tout par sa volonté et par ses caprices ».
Voilà ce que j'appelle la nature de chaque gouverne-
ment. Il faut voir quelles sont les lois qui suivent direc-
tement de cette nature, et qui par conséquent sont les
premières lois fondamentales.
i. A. Les moins instruits, qui suppose trois définitions, etc.
2. Sur cette division singulière, voyez Lettres persanes, CXXXI,et notre
introduction à VEsprU des lois.
CHAPITRE II.
DU GOUVERNEMENT REPUBLICAIN ET DES LOIS
RELATIVES A LA DEMOCRATIE'.
Lorsque, dans la république, le peuple en corps a la
souveraine puissance, c'est une Démocratie^. Lorsque la
souveraine puissance est entre les mains d'une partie du
peuple, cela s'appelle une Aristocratie.
Le peuple, dans la démocratie, est, à certains égards,
le monarque ; à certains autres, il est le sujet.
Il ne peut être monarque que par ses suffrages qui
sont ses volontés. La volonté du souverain est le sou-
verain lui-même. Les lois qui établissent le droit de
suffrage sont donc fondamentales dans ce gouvernement.
En effet, il est aussi important d'y régler comment, par
qui, à qui, sur quoi, les suffrages doivent être donnés,
1. Voyez sur ce chapitre Aristotc dans sa Politiqu», liv. VI, chap. n. Il
y expose les lois fondamentales de la constitution démocratique. Co même
livre, où il examine cette question : « Quels doivent être les principes des
lois dans leurs rapports avec les différentes espèces de gouvernement? »
pourroit avoir fourni à Montesquieu Tidée mère de son immortel ouvrage.
(Parrbllb.)
2. Par démocratie entendez que Montesquieu parle d'Athènes et de
Rome. Et quand il dit : « Il est essentiel de fixer le nombre des citoyens
qui doivent former les assemblées... Dans Tctat populaire on divise le peu-
ple en de certaines classes, etc.», traduisez par : voilà ce qu*on faisait dans
les républiques d*Athènes et de Rome. N'oubliez pas surtout que les
réflexions de Tauteur ne sont Justes que dans la mesure des faits observés.
LIVRE II, CHAP. II. 403
qu'il Test dans une monarchie de savoir quel est le mo-
narque, et de quelle manière il doit gouverner.
Libanius* dit que à Athènes un étranger qui se mêloit
dans V assemblée du peuple ^ étoit puni de mort. C'est
qu'un tel homme usurpoit le droit de souveraineté.
II est essentiel de fixer le nombre des citoyens qui
doivent former les assemblées; sans cela, on pourroit
ignorer si le peuple a parlé, ou seulement une partie du
peuple. A Lacédémone, il falloit dix mille citoyens.
A Rome, née dans la petitesse pour aller à la grandeur ;
à Rome, faite pour éprouver toutes les vicissitudes de la
fortune; à Rome, qui avoit tantôt presque tous ses citoyens
hors de ses murailles, tantôt toute Tltalie et une partie
de la terre dans ses murailles, on n'avoit point fixé
ce nombre ' ; et ce fut une des grandes causes de sa
ruine.
Le peuple qui a la souveraine puissance doit faire
par lui-même tout ce qu'il peut bien faire ; et ce qu'il ne
peut pas bien faire, il faut qu'il le fasse par ses ministres.
Ses ministres ne sont point à lui s'il ne les nomme :
c'est donc une maxime fondamentale de ce gouvernement,
que le peuple nomme ses ministres, c'est-à-dire ses ma-
gistrats.
Il a besoin, comme les monarques, et même plus
qu'eux, d'être conduit par un conseil ou sénat'. Mais,
pour qu'il y ait confiance, il faut qu'il en élise les
membres; soit qu'il les choisisse lui-même, comme à
Athènes ; ou par quelque magistrat qu'il a établi pour les
i. Déclamations 17 et 18. (M.)
2. Voyez les Considérations sur les causes de la grandeur des Romains
et de leur décadence, ch. ix. (M.)
3. Aristote, Politique, liv. VI, chap. ii
404 DB L'ESPRIT DBS LOIS.
élire, comme cela se pratiquoit à Rome dans quelques
occasions ^
Le peuple est admirable pour choisir ceux à qui il doit
confier quelque partie de son autorité. Il n'a à se déter-
miner que par des choses qu'il ne peut ignorer, et des faits
qui tombent sous les sens. II sait très-bien qu'un homme
a été souvent à la guerre, qu'il y a eu tels ou tels succès;
il est donc très-capable d'élire un général. Il sait qu'un
juge est assidu ; que beaucoup de gens se retirent de son
tribunal content de lui; qu'on ne l'a pas convaincu de
corruption; en voilà assez pour qu'il élise un préteur. Il a
été frappé de la magnificence ou des richesses d'un
citoyen; cela suffit pour qu'il puisse choisir un édile.
Toutes ces choses sont des faits dont il s'instruit mieux
dans la place publique, qu'un monarque dans son palais*.
Mais saura-t-il conduire une affaire, connaître les lieux,
les occasions, les moments, en profiter? Non : il ne le saura
pas.
Si l'on pouvoit douter de la capacité naturelle qu'a le
peuple pour discerner le mérite, il n'y auroit qu'à jeter
1. A Rome, les sénateurs ont toajours été choisis par un magistrat à qui
le peuple en avait donné le pouvoir : consul, censeur, empereur. Mais sous
la République les magistrats curules avaient siège au Sénat et y restaient
à Texpiration de leurs fonctions Jusqu*au prochain cens où d'ordinaire le
censeur les inscrivait parmi les sénateurs. En fait, le peuple nommait donc
indirectement la plus grande partie des sénateurs.
2. Tout cela a pu être vrai à Athènes et à Rome, au beaa temps de la
République, c'est-à-dire dans de petites cités, composées d'hommes libres,
en d'autres termes d'une véritable aristocratie qui pouvait tenir dans l'é-
troite enceinte de TAgora ou du Forum. Aujourd'hui on est-il de même
P9ur nos grands États et môme nos grandes villes 7 Pour ne parler que
de l'élection des Juges, qui ne sait qu'aux États-Unis, dans les États parti-
culiers, elle a donné de si mauvais résultats qu'en plus d'un pays on a ea
la sagesse d'y renoncer? Mais s'il s'agit de choisir des députés la questioa
change, et Montesquieu a raison. V. Benjamin Constant. Esquisiê d'une con-
ttUution, ch. iv. Cours de droit constitutionnel, t. I.
LIVRE II, GHAP. II. 405
les yeux sur cette suite continuelle de choix étonnants
que firent les Athéniens et les Romains; ce qu'on n*attri-
buera pas sans doute au hasard.
On sait qu'à Rome, quoique le peuple se fût donné le
droit d'élever aux charges les plébéiens, il ne pouvoit se
résoudre à les élire* ; et quoiqu'à Athènes on pût, par la
loi d'Aristide, tirer les magistrats de toutes les classes, il
n'arriva jamais, dit Xénophon*, que le bas peuple de-
mandât celles qui pouvoient intéresser son salut ou sa
gloire.
Comme la plupart des citoyens, qui ont assez de suffi-
sance pour élire, n'en ont pas assez pour être élus ; de
même le peuple, qui a assez de capacité pour se faire
rendre compte de la gestion des autres, n'est pas propre
à gérer par lui-même.
Il faut que les afl'aires aillent, et qu'elles aillent un
certain mouvement qui ne soit ni trop lent ni trop vite.
Mais le peuple a toujours trop d'action, ou trop peu.
Quelquefois avec cent mille bras il renverse tout ; quel-
quefois avec cent mille pieds il ne va que comme les
insectes.
Dans l'État populaire, on divise le peuple en de cer-
taines classes. C'est dans la manière de faire cette division
que les grands législateurs se sont signalés ; et c'est de là
qu'ont toujours dépendu la durée de la démocratie et sa
prospérité.
Servius Tullius suivit, dans la composition de ses
classes, l'esprit de l'aristocratie. Nous voyons, dans Tite-
i. Machiavel, Discours sur Tite-Live, li?. I, ch. zlvii. Considérations
sur la grandeur et la décadsncê des Romains, chap. viii.
2. Pages 601 et 692, édition de WecheliuB, do Tan 1596. (M.)
406 DE L'ESPRIT DES LOIS.
Live* et dans Denys d'Halicarnasse* comment il mît le
droit de suffrage entre les mains des principaux citoyens.
Il avoit divisé le peuple de Rome en cent quatre-vingt-
treize centuries, qui formoient six classes. Et, mettant les
riches, mais en plus petit nombre, dans les premières
centuries ; les moins riches, mais en plus grand nombre,
dans les suivantes, il jeta toute la foule des indigents dans
la dernière; et chaque centurie n'ayant qu'une voix',
c*étoient les moyens et les richesses qui donnoient le
suffrage, plutôt que les personnes.
Solon divisa le peuple d'Athènes en quatre classes.
Conduit par l'esprit de la démocratie» il ne les fit pas pour
fixer ceux qui dévoient élire, mais ceux qui pouvoient être
élus; et, laissant à chaque citoyen le droit d'élection,
il voulut* que, dans chacune de ces quatre classes, on put
élire des juges; mais que ce ne fût que dans les trois pre-
mières, où étoient les citoyens aisés, qu'on pût prendre
les magistrats*.
Comme la division de ceux qui ont droit de suffrage,
est, dans la république, une loi fondamentale, la manière
de le donner est une autre loi fondamentale.
Le suffrage par le sort est de la nature de la démocra-
tie"; le suffrage par choix est de celle de l'aristocratie.
i. Liv. I. (M.)
2. Liv. IV, art. 15 et sui?. (M.)
3. Voyez dans les Considérations sur les causes de la grandeur des
Romains et de leur décadence, ch. ix, comment cet esprit de Servius Tul-
liuB se conserva dans la République. (M.)
4. Denys d'Halic, Éloge d'Isocrate, page 97, tome D, édition de Weche«
lius, Pollux, liv. Vni, ch. x, art. 130. (M )
5. Aristote, Politique, liv. II, chap. xii.
6. Aristote, Politique, liv. IV, chap. ix. C'était le système adopté par
quelques cités grecques pour nommer à certaines fonctions publiques, mais
il est difficile de voir dans un moyen aussi grossier une façon d*élire qui
soit de la nature de la démocratie.
LIVRE II, CHÂP. II. 407
Le sort est une façon d'élire qui n'afflige personne ;
il laisse à chaque citoyen une espérance raisonnable de
servir sa patrie.
Mais, comme il est défectueux par lui-même, c'est à
le régler et à le corriger que les grands législateurs se
sont surpassés.
Selon établit à Athènes que Ton nommeroît par choix à
tous les emplois militaires, et que les sénateurs et les juges
seroient élus par le sort.
Il voulut que l'on donnât par choix les magistratures
civiles qui exigeoient une grande dépense, et que les autres
fussent données par le sort.
Mais, pour corriger le sort, il régla qu'on ne pourroit
élire que dans le nombre de ceux qui se présenteroient :
que celui qui auroit été élu seroii examiné par des juges S
et que chacun pourroit l'accuser d'en être indigne • : cela
tenoit en même temps du sort et du choix. Quand on avoit
fini le temps de sa magistrature, il falloit essuyer un autre
jugement sur la manière dont on s'étoit comporté. Les gens
sans capacité dévoient avoir bien de la répugnance à
donner leur nom pour être tirés au sort.
La loi qui fixe la manière de donner les billets de
suffrage, est encore une loi fondamentale dans la démocra-
tie. C'est une grande question, si les suffrages doivent être
publics ou secrets*. Gicéron* écrit que les lois • qui les
1. Voyez l'oraison de Démosthëne, De falsà légat,, et roraison contre
Timarque. (M.)
2. On tiroit même pour chaqae place deux billets : l'un qui donnoit la
place, l'autre qui nommoit celui qui devoit succéder, en cas que le premier
fût rejeté. (M.)
3. Question de temps et de lieu qu'on ne peut résoudre par une for-
mule générale.
4. Liv. I et m des Lois. (M.)
5. Elles s'appeloient lois tabulaires [lois tabellaires]. On donnoit à
408 DE L'ESPRIT DES LOIS.
rendirent secrets dans les derniers temps de la république
romaine, furent une des grandes causes de sa chute. Gomme
ceci se pratique diversement dans différentes républiques,
voici, je crois, ce qu'il en faut penser.
Sans doute que, lorsque le peuple donne ses suffrages,
ils doivent être publics* ; et ceci doit être regardé comme
une loi fondamentale de la démocratie. Il faut que le
petit peuple soit éclairé par les principaux, et contenu
par la gravité de certains personnages. Ainsi, dans la
république romaine, en rendant les suffrages secrets, on
détruisit tout ; il ne fut plus possible d'éclairer une popu-
lace qui se perdoit. Mais lorsque dans une aristocratie le
corps des nobles donne les suffrages*, ou dans une démo-
cratie le sénat • ; comme il n'est là question que de pré-
venir les brigues, les suffrages ne sauroient être trop
secrets.
La brigue est dangereuse dans un sénat ; elle est dan-
gereuse dans un corps de nobles : elle ne l'est pas dans
le peuple, dont la nature est d'agir par passion *. Dans les
chaque citoyen deux tables [tablettes] ou bulletins : la première marquée
d*un A, pour dire antiquo; l'autre d'un U et d'un R, uti rogas. (M.) Cela
est vrai lorsque le peuple avait à délibérer sur une loi qui lui était pro-
posée; mais on sent bien qui la pratique devait être différente, lorsqu'il
s'agissait de l'élection des magistrats, et qu'alors il fallait donner à chaque
citoyen autant de bulletins qu'il se présentait de candidats. (CaéviER).
1. A Athènes, on levoit les mains. (M.) Porrexerunt manus, et psephisma
natum est. Cic, pro Flacco, c. vu.
2. Comme à Venise. (M.)
3. Les trente tyrans d'Athènes voulurent que les suffrages des Aréopa-'
gites fussent publics, pour les diriger à leur fantaisie. Lysias, Orat. contra
Agorat,, cap. viii. (M.)
4. Il y a des époques où l'on redoute tout ce qui ressemble à de l'éner-
gie : c'est quand la tyrannie veut s'établir et que la servitude croit en pro-
fiter. Alors on vante la douceur, la souplesse, les talents occultes, les
qualités privées; mais ce sont des époques d'affaiblissement moral. Aux
hommes qui commandent l'attention, qui attirent le respect» qui ont acquis
LIVRE II, GHAP. II. 409
États où il n'a point de part au gouvernement, il s'échauf-
fera pour un acteur, comme il auroit fait pour les affaires'.
Le malheur d'une république, c'est lorsqu'il n'y a plus de
brigues; et cela arrive lorsqu'on a corrompu le peuple à
prix d'argent : il devient de sang-froid, il s'affectionne à
l'argent, mais il ne s'affectionne plus aux affaires : sans
souci du gouvernement et de ce qu'on y propose, il attend
tranquillement son salaire.
C'est encore une loi fondamentale de la démocratie, que
le peuple seul fasse des lois. Il y a pourtant mille occa-
sions où il est nécessaire que le sénat puisse statuer ; il
est même souvent à propos d'essayer une loi avant de réta-
blir. La constitution de Rome et celle d'Athènes étoient
très-sages. Les arrêts du sénat • avoient force de loi pen-
dant un an ; ils ne devenoient perpétuels que par la
volonté du peuple.
des droits à rostime, à la confiance, à la reconnaissance da peuple, appar-
tiennent les choix de ce peuple, et ces hommes plus énergiques seront aussi
plus modérés. B. Constant. Principes de politique, cïu v. Cours de droit
const,, tome I, page 46.
1. Infra, XIX, m.
2. Voyez Denys d*Halicarnasse, lir. IV et IX. (M.) Pose dire que ce pré-
tendu essai d*une loi avant que d*en fixer la stabilité est une chimère, et
qu*on n'en peut pas citer un seul exemple dans toute la suite de l'histoire de
la république romaine. Il est vrai que dans les choses d'administration qui
doivent varier suivant les circonstances, le sénat faisoit souvent des règle-
menu annuels, comme lorsqu'il distribuoit les départements entre les deux
consuls, et déterminoit le nombre des légions qui dévoient être mises en cam-
pagne, etc. Les passages de Denys d*Halicamasse ne disent que cela et ne
doivent pas être autrement entendus, mais, par rapport aux lois, le droit du
sénat était d'en délibérer le premier, et de donner son avis au peuple dont
il éclairoit ainsi les suffrages, mais qui prenoit son parti comme il lui plaisoit,
et proDonçoit en souverain. (CatviEa).
CHAPITRE III.
DES LOIS RELATIVES A LA NATURE
DE l'aristocratie.
Dans raristocratie S la souveraine puissance est entre
les mains d'un certain nombre de personnes. Ce sont elles
qui font les lois et qui les font exécuter ; et le reste du
peuple n'est tout au plus à leur égard que, comme dans
une monarchie, les sujets sont à l'égard du monarque.
On n'y doit point donner le suffrage par sort; on n'en
auroit que les inconvénients. En effet, dans un gouverne-
ment qui a déjà établi les distinctions les plus affligeantes,
quand on seroit choisi par le sort, on n'en seroit pas moins
odieux : c'est le noble qu'on envie, et non pas le magistrat.
Lorsque les nobles sont en grand nombre, il faut un
sénat qui règle les affaires que le corps des nobles ne sau-
roit décider, et qui prépare celles dont il décide. Dans ce
cas, on peut .dire que l'aristocratie est en quelque sorte
dans le sénat, la démocratie dans le corps des nobles, et
que le peuple n'est rien *.
Ce sera une chose très-heureuse dans l'aristocratie,
si, par quelque voie indirecte, on fait sortir le peuple de
1. C^est Venise que Montesquieu a sous les yeux quand il parle de Taris-
tocratie.
2. C'est la constitution de Venise : le grand conseil ou corps des nobles,
et le sénat»
LIVRE H, GHÂP. III. 414
son anéantissement : ainsi à Gènes la banque de Saint-
George, qui est administrées en grande partie, par les
principaux du peuple*, donne à celui-ci une certaine in-
fluence dans le gouvernement, qui en faittoute la prospérité.
Les sénateurs ne doivent point avoir le droit de rem-
placer ceux qui manquent dans le sénat; rien ne seroit
plus capable de perpétuer les abus. À Rome, qui fut dans
les premiers temps, une espèce d'aristocratie, le sénat ne
se suppléoit pas lui-même; les sénateurs nouveaux étoient
nommés • par les censeurs.
Une autorité exorbitante, donnée tout à coup à un
citoyen dans une république, forme une monarchie, ou
plus qu'une monarchie. Dans celle-ci les lois ont pourvu
à la constitution, ou s'y sont accommodées; le principe
du gouvernement arrête le monarque; mais, dans une
république où un citoyen se fait donner * un pouvoir exor-
bitant, l'abus de ce pouvoir est plus grand, parce que les
lois, qui ne l'ont point prévu, n'ont rien fait pour l'arrêter.
L'exception à cette règle est lorsque la constitution de
l'État est telle qu'il a besoin d'une magistrature qui ait un
pouvoir exorbitant. Telle étoit Rome avec ses dictateurs,
telle est Venise avec ses inquisiteurs d'État; ce sont des
magistratures terribles, qui ramènent violemment l'État à
la liberté S Mais, d'où vient que ces magistratures se
i. A. B. La banque de Saint-George, qui est dirigée par le peuple, lui
donne une certaine influence, etc.
2. Voyez M. Addisson, Voyages dltalie, page 16. (M.) Hume. Essais
moraux et politiques, IV« essai. Machiavel, Délie Istorie florentine, Hb VIII.
3. Ils le furent d'abord par les consuls. (M.) Sup. ch. ii.
4. C'est ce qui renversa la république romaine. Voyez les Considéra-
tions sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence,
ch. Mv et XVI. (M.)
5. Inf. V, Y III ; XI, vi.
411 DE L'ESPRIT DES LOIS.
trouvent si différentes dans ces deux républiques? C'est
que Rome défendoit les restes de son aristocratie contre
le peuple; au lieu que Venise se sert de ses inquisiteurs
d'État pour maintenir son aristocratie contre les nobles ^
De là il suivoit qu'à Rome la dictature ne devoit durer que
peu de temps; parce que le peuple agit par sa fougue, et
non pas par ses desseins. Il falloit que cette magistrature
s'exerçât avec éclat, parce qu'il s'agissoit d'intimider le
peuple, et non pas de le punir; que le dictateur ne fût
créé que pour une seule affaire, et n'eût une autorité sans
bornes qu'à raison de cette affaire, parce qu'il étoit tou-
jours créé pour un cas imprévu. A Venise, au contraire,
il faut une magistrature permanente : c'est là que les
desseins peuvent être commencés, suivis, suspendus,
repris; que l'ambition d'un seul devient celle d'une famille,
et l'ambition d'une famille celle de plusieurs. On a besoin
d'une magistrature cachée, parce que les crimes qu'elle
punit, toujours profonds, se forment dans le secret et
dans le silence. Cette magistrature doit avoir une inquisi-
tion générale, parce qu'elle n'a pas à arrêter les maux
que l'on connolt, mais à prévenir même ceux que l'on ne
connoît pas. Enfin, cette dernière est établie pour venger
les crimes qu'elle soupçonne; et la première employoit
plus les menaces que les punitions pour les crhnes, même
avoués par leurs autems.
Dans toute magistrature, il faut compenser la gran-
deur de la puissance par la brièveté de sa durée *. Un an
est le temps que la plupart des législateurs ont fixé; un
i. On disait par proverbe à Venise que mille nobles esclaves com-
mandent à des millions de personnes libres. Cataneo, La source, la force
et le véritable Esprit des Lois. La Haye 1753, page 220.
3. Aristote, Politique, liv. V, chap. viii.
LIVRE II, GHAP. III. 443
temps plus long seroit dangereux, un plus court seroit
contre la nature de la chose. Qui est-ce qui voudroit gou-
verner ainsi ses afiaires domestiques? À Raguse S le chef
de la république change tous les mois; les autres officiers,
toutes les semaines; le gouverneur du château, tous les
jours. Ceci ne peut avoir lieu que dans une petite répu-
blique * environnée de puissances formidables, qui cor-
romproient aisément de petits magistrats.
La meilleure aristocratie est celle où la partie du peuple
ui n'a point de part à la puissance, est si petite et si
pauvre, que la partie dominante n'a aucun intérêt à l'op-
primer. Ainsi, quand Antipater ' établit à Athènes que
ceux qui n'auroient pas deux mille drachmes seroient
exclus du droit de suffrage, il forma la meilleure aristo-
cratie qui f&t possible; parce que ce cens étoit si petit
qu'il n'excluoit que peu de gens, et personne qui eût
quelque considération dans la cité.
Les familles aristocratiques doivent donc être peuple
autant qu'il est possible. Plus une aristocratie approchera
de la démocratie, plus elle sera parfaite ; et elle le deviendra
moins, à mesure qu'elle approchera de la monarchie.
La plus imparfaite de toutes est celle où la partie du
peuple qui obéit, est dans l'esclavage civil de celle qui
commande, conmie l'aristocratie de Pologne, où les
paysans sont esclaves de la noblesse.
1. Voyages de Toarnefort. (M.)
2. A Lucques, les magistrats ne sont établis que pour deux mois. (M.)
3. Diodore, lir. XVill, page 601, édition de Rhodoman. (H.) Voyez les
ÊclcûrcissemenU sur l'Esprit des Lois, ch. ii, à la suite de \h Défense. Mon-
tesquieu y répond aux critiques du Journal de Trévoux. V. inf. XXIV,
ch. XXIV.
III.
CHAPITRE IV.
Les pouvoirs intermédiaires, subordonnés et dépen-
dants, constituent la nature du gouvernement monar-
chique, c'est-à-dire de celui où un seul gouverne par
des lois fondamentales •. J'ai dit les pouvoirs intermé-
diaires, subordonnés et dépendants : en effet, dans la
monarchie, le prince est la source de tout pouvoir poli-
tique et civil. Ces lois fondamentales supposent nécessaire-
ment des canaux moyens par où coule la puissance : car,
s'il n'y a dans l'État que la volonté momentanée et capri-
1. A. B. Dans leur rapport à la nature, etc.
2. La monarchie pour Montesquieu, c'est le gouyernement de la France.
3. Pour nos anciens Jurisconsultes, il y avait en France un certain nom-
bre de lois fondamentales que nos rois se déclaraient eux-mêmes dans
Vlieureuse impuissance de changer. Telle était la loi salique qui excluait
les femmes de la couronne. Telle était la division des ordres, telle était en-
core la maxime que Timpôt doit être voté par les États généraux. A la fin da
dernier siècle on a publié sous le titre de JtfoonmM (2u Droit public français,
deux volumes inA'* afin de prouver que ces lois fondamentales garantis-
saient les droits les plus précieux d'un peuple libre. Par malheur ces lois,
ou plutôt ces coutumes fondamentales, étaient un beau prétexte à remon-
trances, quand le parlement éUit en veine d'opposition; mais si Ton
cherche quel* moyen le sujet opprimé, rançonné, emprisonné sans Juge-
ment, dépouillé sans indemnité, avait de se faire rendre Justice; on
s'aperçoit bientôt que faute d'une constitution politique ces lois fonda-
mentales n'étaient qu'un vain mot. Elles servaient au clergé, à la noblesse
et au parlement pour défendre leurs privilèges; mais prétendre qu'il y avait
des libertés en France et des garanties contre l'arbitraire, avant 1789, c'est
un peu abuser du droit qu'on a de se moquer des gens. Inf. V, ii.
LIVRE II, CHAP. IV. 445
cieuse d'un seul, rien ne peut être fixe, et par conséquent
aucune loi fondamentale.
Le pouvoir intermédiaire subordonné le plus naturel
est celui de la noblesse. Elle entre en quelque façon dans
l'essence de la monarchie, dont la maxime fondamentale
est : point de monarque^ point de noblesse; point de no-
blesse^ point de monarque ^ Mais on a un despote.
Il y a des gens qui avoient imaginé, dans quelques
États en Europe, d'abolir toutes les justices des seigneurs.
Ils ne voyoient pas qu'ils vouloient faire ce que le parle-
ment d'Angleterre a fait. Abolissez dans une monarchie
les prérogatives des seigneurs, du clergé, de la noblesse
et des villes; vous aurez bientôt un État populaire, ou
bien un État despotique '•
Les tribunaux d'un grand État en Europe ' frappent
sans cesse, depuis plusieurs siècles, sur la juridiction
patrimoniale des seigneurs, et sur l'ecclésiastique. Nous
ne voulons pas censurer des magistrats si sages; mais
nous laissons à décider jusqu'à quel point la constitution
en peut être changée.
Je ne suis point entêté des privilèges des ecclésias-
tiques; mais je voudrois qu'on fixât bien une fois leur
juridiction. Il n'est point question de savoir si on a eu
raison de l'établir, mais si elle est établie, si elle fait
une partie des lois du pays, et si elle y est partout rela-
tive; si, entre deux pouvoirs que l'on reconnolt indépen-
dants, les conditions ne doivent pas être réciproques ; et
s'il n'est pas égal à un bon sujet de défendre la justice du
i. Cette maxime rappelle celle de Charles I*' d'Angleterre qui disait :
Point d'évéque, point d$ monarque. No cross, no crown.
S. La RévolaUoa française n'a que trop Justifié cette obserration*
3. La France.
446 DE L'ESPRIT DES LOIS.
prince, ou les limites qu'elle s'est de tout temps prescrites *.
Autant que le pouvoir du clergé est dangereux dans
une république, autant est-il convenable dans une monar-
chie, surtout dans celles qui vont au despotisme. Où en
seroient l'Espagne et le Portugal depuis la perte de leurs
lois, sans ce pouvoir qui arrête seul la puissance arbi-
traire ? Barrière toujours bonne, lorsqu'il n'y en a point
d'autre : car, comme le despotisme cause à la nature
humaine des maux effroyables, le mal même qui le limite
est un bien.
Comme la mer, qui semble vouloir couvrir toute la
terre ', est arrêtée par les herbes et les moindres graviers
qui se trouvent sur le rivage ; ainsi les monarques, dont le
pouvoir paroît sans bornes, s'arrêtent par les plus petits
obstacles, et soumettent leur fierté naturelle à la plainte
et à la prière.
Les Ânglois, pour favoriser la liberté, ont 6 té toutes
les puissances intermédiaires qui formoient leur monar-
chie. Us ont bien raison de conserver cette liberté ; s'ils
venoient à la perdre, ils seroient un des peuples les plus
esclaves de la terre.
M. Law ', par une ignorance égale de la constitution
républicaine et de la monarchique, fut un des plus grands
promoteurs du despotisme que l'on eut encore vus en
Europe. Outre les changements qu'il fit, si brusques, si
inusités, si inouïs, il vouloit ôter les rangs intermédiaires,
et anéantir les corps politiques : il dissolvoit ^ la monar-
1. V. VÊloge de Hootesqaiea, par Maupertois, dans notre édition,
tome I, page 23.
2. A. B. Couvrir la terre.
3. Lettres persanes, CXLVL
4. Ferdinand, roi d'Aragon, se fit grand maître des ordres, et cela seul
altéra la constitution. (M.)
LIVRE II, CHAP. IV. H7
cbie par ses chimériques remboarsements, et sembloit
vouloir racheter la constitution même.
Il ne suffit pas qu'il y ait, dans une monarchie, des
rangs intermédiaires ; il faut encore un dépôt de lois. Ce
dépôt ne peut être que dans les corps politiques, qui
annoncent les lois lorsqu'elles sont faites et les rappellent
lorsqu'on les oublie ^ L'ignorance naturelle à la noblesse,
son inattention, son mépris pour le gouvernement civil,
exigent qu'il y ait un corps qui fasse sans cesse sortir les
lois de la poussière où elles seroient ensevelies. Le Conseil
du prince n'est pas un dépôt convenable *. 11 est, par sa
nature, le dépôt de la volonté momentanée du prince qui
exécute, et non pas le dépôt des lois fondamentales. De
plus, le Conseil du monarque change sans cesse ; il n'est
point permanent; il ne sauroit être nombreux; il n'a point
à un assez haut degré la confiance du peuple : il n'est
donc pas en état de Féclairer dans les temps difficiles, ni
de le ramener à l'obéissance.
Dans les États despotiques, où il n'y a point de lois
fondamentales, il n'y a pas non plus de dépôt de lois. De
là vient que, dans ces pays, la religion a ordinairement
tant de force', c'est qu'elle forme une espèce de dépôt et
de permanence ; et, si ce n'est pas la religion, ce sont les
coutumes qu'on y vénère, au lieu des lois.
1. En d'autres termes, il faut des parlements avec le droit d'enregistre-
ment et de remontrances.
2. Le Conseil d*État était l'agent le plus direct de la volonté royale, et
l'ennemi naturel du parlement. C'était par des Arrêts du Conseil que
Louis XIV et Louis XV faisaient la loi dans leur royaume, et paralysaient
au besoin l'autorité du parlement.
3. Inf. m, X. V. XIV.
CHAPITRE V.
DBS LOIS RELATIVES À LÀ NATURE
DE l'État despotique i.
Il résulte de la nature du pouvoir despotique que
rhomme seul qui l'exerce le fasse de même exercer par
un seul. Un homme à qui ses cinq sens disent sans cesse
qu'il est tout, et que les autres ne sont rien, est naturelle-
ment paresseux, ignorant, voluptueux. Il abandonne donc
les affaires. Mais, s'il les confioit à plusieurs, il y auroit
des disputes entre eux; on feroit des brigues pour être le
premier esclave; le prince seroit obligé de rentrer dans
l'administration. Il est donc plus simple qu'il l'abandonne
à un vizir* qui aura d'abord la même puissance que lui.
L'établissement d'un vizir est, dans cet État, une loi
fondamentale.
On dit qu'un pape, à son élection, pénétré de son inca-
pacité, fit d'abord des difficultés infinies. Il accepta enfin,
et livra à son neveu toutes les affaires. Il étoit dans l'ad-
miration, et disoit : « Je n'aurois jamais cru que cela eût
été si aisé. » Il en est de même des princes d'Orient.
1. Pour MoDtesquiea le despotisme c'est l'Orient, et plus particulière-
ment la Turquie et la Perse, la Turquie étudiée dans Ricaut, la Perse étu-
diée dans Chardin et Tavernier.
2. Les rois d'Orient ont toujours des vizirs, dit H. Chardin. (M.)
LIVRE II, CHAP. V. 149
Lorsque de cette prison, où des eunuques leur ont affoibli
le cœur et l'esprit, et souvent leur ont laissé ignorer leur
état même, on les tire pour les placer sur le trône, ils
sont d'abord étonnés; mais, quand ils ont fait un vizir, et
que dans leur sérail ils se sont livrés aux passions les
plus brutales; lorsqu'au milieu d'une cour abattue ils ont
suivi leurs caprices les plus stupides, ils n'auroient jamais
cru que cela eût été si aisé.
Plus l'empire est étendu, plus le sérail s'agrandit, et
plus, par conséquent, le prince est enivré de plaisirs. Ainsi,
dans ces États, plus le prince a de peuples à gouverner,
moins il pense au gouvernement; plus les affaires y sont
grandes, et moins on y délibère sur les affaires.
LIVRE TROISIÈME.
DES PRINCIPES DES TROIS GOUVERNEMENTS.
CHAPITRE PREMIER.
DIFFÉRENCE DE LA NATURE DU GOUVERNEMENT
ET DE SON PRINCIPE.
Après avoir examiné quelles sont les lois relatives à la
nature de chaque gouvernement, il faut voir celles qui- le
sont à son principe.
Il y a cette différence * entre la nature du gouverne-
ment et son principe, que sa nature est ce qui le fait être
tel, et son principe ce qui le fait agir *. L'une est sa struc-
ture particulière, et l'autre les passions humaines qui le
font mouvoir.
Or les lois ne doivent pas être moins relatives au prin-
cipe de chaque gouvernement qu'à sa nature. Il faut
donc chercher quel est ce principe. C'est ce que je vais
faire dans ce livre-ci.
!. Cette distinction est très-importante, et J*en tirerai bien des consé-
quences; elle est la clef d'une infinité de lois. (M.)
2. Je n'examine point si le mot principe est employé ici avec justesse,
et présente une idée assez claire; si celui de ressort ne vaudroit pas mieux.
(CnéviER.) Montesquieu lui-même se sert de ce mot ressort comme syno-
nyme de principe; V, Sup. Avertissement de V Auteur, et tn/l cb. m,
cb. IX; Ht. VI, ch. IX.
CHAPITRE IL
DU PRINCIPE DES DIVERS GOUVERNE MENTS.
J'ai dit que la nature du gouvemement républicain est
que le peuple en corps, ou de certaines familles, y aient
la souveraine puissance : celle du gouvemement monar-
chique, que le prince y ait la souveraine puissance, mais
qu'il l'exerce selon des lois établies : celle du gouveme-
ment despotique, qu'un seul y gouverne selon ses volontés
et ses caprices. Il ne m'en faut pas davantage pour trouver
leurs trois principes; ils en dérivent naturellement. Je
commencerai par le gouvernement républicain, et je par-
lerai d'abord du démocratique.
CHAPITRE III.
DU PRINCIPE DE LA DEMOCRATIE.
11 ne faut pas beaucoup de probité pour qu'un gouver-
nement monarchique ou un gouvernement despotique se
maintienne ou se soutienne. La force des lois dans l'un, le
bras du prince toujours levé dans l'autre, règlent ou con-
tiennent tout. Mais, dans un état populaire, il faut un
ressort de plus, qui est la vertu *.
Ce que je dis est confirmé par le corps entier de l'his-
toire, et est très-conforme à la nature des choses. Car il
est clair que dans une monarchie, où celui qui fait exécuter
les lois se juge au-dessus des lois, on a besoin de moins
de vertu que dans un gouvernement populaire, où celui
qui fait exécuter les lois sent qu'il y est soumis lui-môme,
et qu'il en portera le poids.
Il est clair encore que le monarque qui, par mauvais
conseil ou par négligence, cesse de faire exécuter les lois,
1. Tout gouvernement est ua ordre, et nul ordre ne s*établit que sur la
morale. Or le gouvernement républicain dépend principalement de l'es-
prit et du caractère du plus grand nombre, comme le gouvernement royal
dépend éminemment du caractère d'un seul, du roi ou du ministre qui
règne. Si le caractère général n'est pas bon, la chose publique sera donc
mauvaise, comme le royaume ira mal si le prince est mauvais ; avec cette
différence que les vices du prince passent avec lui, et peuvent être com-
pensés par un successeur meilleur que lui, au lieu que rien n'arrête la cor-
ruption d'une république. (U Harpe.)
LIVRE III, CHAP. III. «3
peut aisément réparer le mal: il n'a qu'à changer de Con-
seil, ou se corriger de cette négligence même. Mais lorsque,
dans un gouvernement populaire, les lois ont cessé d'être
exécutées, comme cela ne peut venir que de la corruption
de la république, TÉtat est déjà perdue
Ce fut un assez beau spectacle, dans le siècle passé,
de voir les efforts impuissants des Anglois pour établir
parmi eux la démocratie. Comme ceux qui avoient part
aux affaires n'avoient point de vertu, que leur ambition
étoit irritée par le succès de celui qui avoit le plus osé *,
que l'esprit d'une faction n'étoit réprimé que par l'esprit
d'une autre, le gouvernement changeoit sans cesse; le
peuple étonné cherchoit la démocratie et ne la trouvoit
nulle part. Enfin, après bien des mouvements, des chocs
et des secousses, il fallut se reposer dans le gouvernement
même qu'on avoit proscrit '.
Quand Sylla voulut rendre à Rome la liberté *, elle ne
put plus la recevoir; elle n avoit plus qu'un foible reste
de vertu, et, comme elle en eut toujours moins, au lieu
de se réveiller après César, Tibère, Caïus, Claude, Néron,
Domitien, elle fut toujours plus esclave; tous les coups
portèrent sur les tyrans, aucun sur la tyrannie '.
Les politiques grecs, qui vivoient dans le gouverne-
ment populaire, ne reconnoissoient d'autre force qui pût
1. Aristote, Politique, liv. V, chap. viii.
2. Cromwell. (M.)
3. C'est Thistoire de la Révolution française. Quand un peuple rompt
brnsquement avec le passé, il est bientôt ramené en arrière par une ri^ac-
tien violente. Ce sont les mœurs qu'ils faut changer quand on veut faire
une révolution durable, et non point le gouvernement.
4. Voyez le Dialogue de Sylla et d'Ëucra e, où Montesquieu soutient
avec tant d'éclat, le paradoxe que Sylla voulut rendre la liberté à Rome.
5. Sur le sens du mot tyrannie dans VEsprit des Lois, V, inf. XIV, xiii
à la note.
4U DE L'ESPRIT DES LOIS.
les soutenir que celle de la vertu*. Ceux d*aujourd'hui ne
nous parlent que de manufactures, de commerce, de
finances, de richesses et de luxe même'.
Lorsque cette vertu cesse, l'ambition entre dans les
cœurs qui peuvent la recevoir, et l'avarice entre dans tous.
Les désirs changent d'objets : ce qu'on aimoit, on ne
l'aime plus; on étoit libre avec les lois, on veut être libre
contre elles ; chaque citoyen est comme un esclave échappé
de la maison de son maître; ce qui étoit maxime^ on l'ap-
pelle rigueur; ce qui étoit règle ^ on l'appelle gine; ce
qui y étoit attention^ on l'appelle crainte. C'est la frugalité
qui y est l'avarice, et non pas le désir d'avoir. Autrefois le
bien des particuliers faisoit le trésor public ; mais pour
lors le trésor public devient le patrimoine des particuliers.
La république est une dépouille; et sa force n'est plus
que le pouvoir de quelques citoyens et la licence de tous.
Athènes eut dans son sein les mêmes forces pendant
qu'elle domina avec tant de gloire, et pendant qu'elle
servit avec tant de honte. Elle avoit vingt mille citoyens '
loi-squ'elle défendit les Grecs contre les Perses, qu'elle
disputa l'empire à Lacédémone, et qu'elle attaqua la Sicile.
Elle en avoit vingt mille lorsque Démétrius de Phalère
les dénombra* comme dans un marché l'on compte les
esclaves. Quand Philippe osa dominer dans la Grèce, quand
1. Aristote, PolitiqtUf IW. II, ch8p. ii.
2. C'est quo les Grecs ne vivaient que de la guerre, et que les peuples
modernes vivent pacifiquement d'agriculture, de commerce et dlodustrie.
C'est l'esprit du temps, c'est la civilisation qui a changé ; la forme du gou-
vernement n'y est pour rien. Conf. Benjamin Constant, de VEtprit de
conquête, II"»* partie, ch. vi. Cours de D, C, tome II, page 207.
3. Plutarque, in Pericle; Platon, i» Critia. (M.)
4. Il s'y trouva vingtrun mille citoyens, dix mille étrangers, quatre
cent mille esclaves. Voyez Athénée, liv. VI. (H.)
LIVRE III, CIIAP. III. 4S5
il parut aux portes d'Athènes \ elle n'avoit encore perdu
que le temps. On peut voir dans Démosthène quelle
peine il fallut pour la réveiller : on y craignoit Philippe,
non pas comme Tennemi de la liberté, mais des plaisirs '.
Cette ville, qui avoit résisté à tant de défaites, qu'on avoit
vue renaître après ses destructions, fut vaincue à Ché-
ronée, et le fut pour toujours. Qu'importe que Philippe
renvoie tous les prisonniers'? Il ne renvoie pas des
hommes. II étoit toujours aussi aisé de triompher des
forces d*Athènes qu'il étoit difficile * de triompher de sa
vertu.
Comment Carthage auroit-elle pu se soutenir? Loreque
Annibal, devenu préteur, voulut empêcher les magistrats
de piller la république, n'allèrent-ils pas l'accuser devant
les Romains? Malheureux, qui vouloient être citoyens sans
qu'il y eût de cité, et tenir leurs richesses de la main de
leurs destructeurs! Bientôt Rome leur demanda pour
otages trois cents de leurs principaux citoyens; elle se fit
livrer les armes et les vaisseaux, et ensuite leur déclara
la guerre. Par les choses que fit le désespoir dans Car-
thage désarmée •, on peut juger de ce qu'elle auroit pu
faire avec sa vertu, lorsqu'elle avoit ses forces.
1. Elle a?oit vingt mille citoyens. Voyez Démosthène, in Àristog. (M.)
2. Ils avoient fait une loi pour punir de mort celui qui proposeroit de
convertir aux usages de la guerre Targeut destiné pour les thé&tres. (M.)
3. A. B. Renvoie les prisonniers. La correction est dans Tédition in-12
de 1751.
4. A. B. Qu*il auroit été difficile, etc.
5. Cette guerre dura trois ans. (M.) Tite-Uve, XXXIII, xlvi.
CHAPITRE IV.
DU PRINCIPE DE L ARISTOCRATIE .
Comme il faut de la vertu dans le gouvernement popu-
laire, il en faut aussi dans l'aristocratique. II est vrai
qu'elle n'y est pas si absolument requise.
Le peuple, qui est à l'égard des nobles ce que les
sujets sont à l'égard du monarque, est contenu par leurs
lois. Il a donc moins besoin de vertu que le peuple de la
démocratie. Mais comment les nobles seront-ils contenus?
Ceux qui doivent faire exécuter les lois contre leurs collè-
gues sentiront d'abord qu'ils agissent contre eux-mêmes.
Il faut donc de la vertu dans ce corps, par la nature de
la constitution.
Le gouvernement aristocratique a par lui-même une
certaine force que la démocratie n'a pas. Les nobles y
forment un corps, qui, par sa prérogative et pour son
intérêt particulier, réprime le peuple : il suffit qu'il y ait
des lois, pour qu'à cet égard elles soient exécutées.
Mais autant qu'il est aisé à ce corps de réprimer les
autres, autant est-il difficile qu'il se réprime lui-même *.
Telle est la nature de cette constitution, qu'il semble
1. Les crimes publics y pourront être punis, parce que c*est Taffaire de
tous : les crimes particuliers n*y seront pas punis, parce que Taffaire de
tous est de ne les pas punir. (M.) Sur cette distinction des crimes publics
et des crimes particuliers, yoyez le chapitre qui suit.
LIVRE III, CHAP. IV. iV
qu'elle mette les mêmes gens sous la puissance des lois,
et qu'elle les en retire.
Or, un corps pareil ne peut se réprimer que de deux
manières : ou par une grande vertu, qui fait que les
nobles se trouvent en quelque façon égaux à leur peuple,
ce qui peut former une grande république; ou par une
vertu moindre, qui est une certaine modération qui rend
les nobles au moins égaux à eux-mêmes, ce qui fait leur
conservation.
La modération est donc l'âme de ces gouvernements.
J'entends celle qui est fondée sur la vertu, non pas celle
qui vient d'une lâcheté et d'une paresse de Tâme ^
1. C'est Venise que l'auteor a sous les yeux en écrivant ce chapitre.
CHAPITRE V.
QUE LA VERTU NEST POINT LE PRINCIPE
DU GOUVERNEKENT KONARGHIQUE .
Dans les monarchies, la politique fait faire les grandes
choses avec le moins de vertu qu'elle peut ^ ; comme, dans
les plus belles machines, l'art emploie aussi peu de mou-
vements, de forces et de roues qu'il est possible.
L'État subsiste indépendamment de l'amour pour la
patrie, du désir de la vraie gloire, du renoncement à soi-
même, du sacrifice de ses plus chers intérêts, et de toutes
ces vertus héroïques que nous trouvons dans les anciens,
et dont nous avons seulement entendu parler.
Les lois y tiennent la place de toutes ces vertus, dont
on n'a aucun besoin ; l'État vous en dispense * : une action
qui se fait sans bruit, y est en quelque façon sans consé-
quence.
Quoique tous les crimes soient publics par leur na-
ture, on distingue pourtant les crimes véritablement
publics d'avec les crimes privés, ainsi appelés, parce qu'ils
offensent plus un particulier, que la société entière '•
Or, dans les républiques, les crimes privés sont plus
publics, c'est-à-dire choquent plus la constitution de
1. Par vertu, entendez toujours le patriotisme, l*amoar de la liberté.
2. Lettres persanes, lettre XIV.
3. Inf., XI, xviii.
LIVRE III, CHAP. V. 4S9
l'État, que les particuliers ; et, dans les monarchies, les
crimes publics sont plus privés, c'est-à-dire choquent
plus les fortunes particulières que la constitution de l'État
même.
Je supplie qu'on ne s'oiïense pas de ce que j'ai dit;
je parle après toutes les histoires. Je sais très-bien qu'il
n'est pas rare qu'il y ait des princes vertueux; mais je
dis que, dans une monarchie, il est très-difficile que le
peuple le soit'.
Qu'on lise ce que les historiens de tous les temps ont
dit sur la cour des monarques; qu'on se rappelle les'
conversations des hommes de tous les pays sur le misé-
rable caractère des courtisans : ce ne sont point des choses
de spéculation, mais d'une triste expérience.
L'ambition dans l'oisiveté, la bassesse dans l'orgueil,
le désir de s'enrichir sans travail, l'aversion pour la vérité,
la flatterie, la trahison, la perfidie, l'abandon de tous ses
engagements, le mépris des devoirs du citoyen, la crainte
de la vertu du prince, l'espérance de ses foiblesses *, et
plus que tout cela, le ridicule perpétuel jeté sur la vertu,
forment, je crois ', le caractère du plus grand nombre
des courtisans, marqué dans tous les lieux et dans tous
les temps. Or il est très-malaisé que la plupart des
principaux^ d'un État soient malhonnêtes gens, et que les
inférieurs soient gens de bien ; que ceux-là soient trom-
peurs, et que ceux-ci consentent à n'être que dupes.
1. Je parle ici de la verta politique, qui est la vertu morale, dans le
sens qu'elle se dirige au bien général ; fort peu des vertus morales particu-
lières, et point du tout de cette vertu qui a du rapport aux vérités révé-
lées. On verra bien ceci au liv. V, ch. ii. (M.)
2. Lettres persanes, CVII.
3. A. B. Sont, ]e crois, le caractôre de la plupart des courtisans^
4. A. B. Or il est très-malaisé que les principaux d*ua État, etc.
III. 9
430 DE L'ESPRIT DES LOIS.
Que si, dans le peuple, il se trouve quelque malheu-
reux honnête homme ^, le cardinal de Richelieu, dans son
testament politique ', insinue qu'un monarque doit se
garder de s'en servir '. Tant il est vrai que la vertu n'est
pas le ressort de ce gouvernement I Certainement elle n'en
est point exclue; mais elle n'en est pas le ressort *•
1. Entendez ceci dans le seiisde la note précédente. [Sap.,p.l29, n. 1.]
(H.) V. VAvertissetMnL
2. Ce livre a été fait sous les yeux et sur les mémoires du cardinal de
Richelieu, par MM. de Bourseis et de , qui lui étoient attachés.
(Note des premières éditions.) (M.)
3. Il ne laut pas, y est-il dit, se servir des gens de bas lieu : ils sont
trop austères et trop difficiles. (Testament, ch. iv.) (M
4. Cette dernière phrase manque dans A. B.
CHAPITRE VI.
GOMIIBNT ON SUPPLEE A LA VERTU
DANS LE GOUVERNEKENT MONARCHIQUE.
Je me hâte, et je marche à grands pas, afin qu'on ne
croie pas que je fasse une satire du gouvernement monar-
chique. Non ; s'il manque d'un ressort, il en a un autre :
L'honneur, c'est-à-dire le préjugé de chaque personne
et de chaque condition, prend la place de la vertu poli-
tique dont j'ai parlé ', et la représente partout. Il y peut
inspirer les plus belles actions; il peut, joint à la force
des lois, conduire au but du gouvernement comme la
vertu même.
Ainsi, dans les monarchies bien réglées, tout le monde
sera à peu près bon citoyen, et on trouvera rarement
quelqu'un qui soit homme de bien ; car, pour être homme
de bien *, il faut avoir intention de l'être ', et aimer l'État
moins pour soi que pour lui-même *•
i. A. B. Prend la place de la vertu et la représente, etc.
:S. Ce mot, homme de \mn, ne s*entend ici que dans un sens poli-
tique. (M.)
3. Voyez la note 1 de la page 129. (M.)
4. Ce dernier membre de phrase : et aimer VÊtat, etc., manque dans
A.B.
CHAPITRE VIL
DU PRINCIPE DE LA MONARCHIE.
Le gouvernement monarchique suppose, comme nous
avons dit, des prééminences, des rangs, et même une
noblesse d'origine. La nature de Y honneur est de deman-
der des préférences et des distinctions; il est donc, par
la chose même, placé dans ce gouvernement.
L'ambition est pernicieuse dans une république. Elle
a de bons effets dans la monarchie; elle donne la vie à ce
gouvernement; et on y a cet avantage, qu'elle n'y est
pas dangereuse, parce qu'elle y peut être sans cesse ré-
primée.
Vous diriez qu'il en est comme du système de l'uni-
vers, où il y a une force qui éloigne sans cesse du centre
tous les corps, et une force de pesanteur qui les y ramène.
L'honneur fait mouvoir toutes les parties du corps poli-
tique; il les lie par son action même; et il se trouve que
chacun va au bien commun, croyant aller à ses intérêts
particuliers.
Il est vrai que, philosophiquement parlant, c'est un
honneur faux qui conduit toutes les parties de l'État;
mais cet honneur faux est aussi utile au public, que le
vrai le seroit aux particuliers qui pourroient l'avoir.
Et n'est-ce pas beaucoup d'obliger les hommes à faire
toutes les actions difficiles, et qui demandent de la force,
sans autre récompense que le bruit de ces actions?
CHAPITRE VIII.
QUE l'honneur N*EST POINT LE PRINCIPE
DES ÉTATS DESPOTIQUES.
Ce n'est point Yhonneur qui est le principe des Étals
despotiques : les hommes y étant tous égaux, on n'y peut
se préférer aux autres; les hommes y étant tous esclaves,
on n'y peut se préférer à rien.
De plus, comme l'honneur a ses lois et ses règles, et
qu'il ne sauroit plier; qu'il dépend bien de son propre
caprice, et non pas de celui d'un autre, il ne peut se trou-
ver que dans des États où la constitution est fixe, et qui
ont des lois certaines ^
Comment seroit-il souffert chez le despote? Il fait
gloire de mépriser la vie, et le despote n'a de force que
parce qu'il peut l'ôter. Comment pourroit-il souffrir le
despote? Il a des règles suivies et des caprices soutenus;
le despote n'a aucune règle, et ses caprices détruisent
tous les autres.
1. L^honneur était la loi de la noblesse française, et en un sens le
principe de notre ancienne monarchie. C'était Thcritage moral de la féoda-
lité et de la chevalerie. Mais il ne faut pas faire de l'honneur le principe
nécessaire de la monarchie : il y a en Europe de très-grands États monar-
chiques qui n*ont jamais eu qu'une noblesse misérable et famélique, chez
laquelle on chercherait en vain la délicatesse, la susceptibilité, l'indépen-
dance, la générosité du vieil honneur français ou espagnol.
434 DE L'ESPRIT DES LOIS.
L'honneur, inconnu aux États despotiques, où même
souvent on n'a pas de mot pour l'exprimer \ règne dans
les monarchies; il y donne la vie atout le corps politique,
aux lois et aux vertus même.
1. Voyez Perry, p. 447. (M.)
CHAPITRE IX.
DU PRINCIPE DU GOUVERNEMENT DESPOTIQUE.
Comme il faut de la vertu dans une république, et dans
une monarchie, de Thonneur, il faut de la crainte dans
un gouvernement despotique : pour la vertu, elle n'y est
point nécessaire, et l'honneur y seroit dangereux.
Le pouvoir immense du prince y passe tout entier à
ceux à qui il le confie. Des gens capables de s'estimer
beaucoup eux-mêmes seroîent en état d'y faire des révolu-
tions. II faut donc que la crainte y abatte tous les cou-
rages, et y éteigne jusqu'au moindre sentiment d'am-
bition.
Un gouvernement modéré peut, tant qu'il veut, et
sans péril, relâcher ses ressorts. Il se maintient par ses
lois et par sa force même. Mais lorsque, dans le gouver-
nement despotique, le prince cesse un moment de lever
le bras; quand il ne peut pas anéantir à l'instant ceux qui
ont les premières places *, tout est perdu : car le ressort
du gouvernement, qui est la crainte, n'y étant plus, le
peuple n'a plus de protecteur.
C'est apparemment dans ce sens que des cadis ont
soutenu que le grand seigneur n'étoit point obligé de
1. Comme il arrire souveut dans Taristocratie militaire. (M.)
436 DE L'£SPRIT DES LOIS.
tenir sa parole ou son serment, lorsqu'il bornoit par là son
autorité *.
Il faut que le peuple soit jugé par les lois, et les grands
par la fantaisie du prince; que la tète du dernier sujet
soit en sûreté, et celle des bachis toujours exposée '. On
ne peut parler sans frémir de ces gouvernements mon-
strueux. Le sophi de Perse, détrôné de nos jours par
Mirivéis, vit le gouvernement périr* avant la conquête,
parce qu'il n'avoit pas versé assez de sang '.
L'histoire nous dit que les horribles cruautés de Dorai-
tien effrayèrent les gouverneurs, au point que le peuple
se rétablit un peu sous son règne *. C'est ainsi qu'un
torrent, qui ravage tout d'un côté, laisse de l'autre des
campagnes où l'œil voit de loin quelques prairies.
1. Ricaut, de l'Empire oUomanf liv. I, ch. ii. (M.), Ricaut, secrétaire
du comte de Winchelsey, ambassadeur extraordinaire de Charles II auprès
du sultan Mahomet IV, est la grande autorité de Montesquieu pour tout ce
qui regarde la politique et les institutions turques. Ricaut, qui resta cinq ans
à Constantinople et qui parlait la langue du pays, est un observateur judi-
cieux. Son livre public en 1669 a été traduit de Tanglais par Briotet publié
à Amsterdam en 1678, sous le titre : VHistoire de Vétat présent de Vempire
ottoman, contenant les maximes politiques des Turcs, les principaux points
de la religion mahométane, leur discipline militaire, avec une supputation
exacte de leurs forces par terre et par mer, et des revenus de VÉtat,
2. « Toutes les fois que Je sors de devant le roi, disoit un seigneur
persan, je tàte si j'ai encore la tête sur les épaules, et j*y regarde même
dans le miroir, dès que je suis revenu au logis. » Chardin, Voyiige en
Perse, description du gouvernement, chap. ii.
3. Voyez Thistoire de cette révolution, par le père du Cerceau. (M.)
4. Suét., Domit., c. viii. Son gouvernement étoit militaire; ce qui est
une des espèces du gouvernement despotique. (M.)
CHAPITRE X.
DIFFERENCE DE LOBEISSANCE
DANS LES GOUVERNEMENTS MODERES
ET DANS LES GOUVERNEMENTS
DESPOTIQUES.
Dans les États despotiques la nature du gouvernement
demande une obéissance extrême; et la volonté du prince»
une fois connue, doit avoir aussi infailliblement son effet
qu'une boule jetée contre une autre doit avoir le sien.
Il n'y a point de tempérament, de modifications,
d'accommodements, de termes, d'équivalents, de pourpar-
lers, de remontrances ; rien d'égal ou de meilleur à
proposer ; l'homme est une créature qui obéit à une créa-
ture qui veut.
On n'y peut pas plus* représenter ses craintes sur un
événement futur, qu'excuser ses mauvais succès sur le
caprice de la fortune. Le partage des hommes, comme
des bêtes, y est l'instinct, l'obéissance, le châtiment.
Il ne sert de rien d'opposer* les sentiments naturels, le
respect pour un père, la tendresse pour ses enfants et ses
femmes, les lois de l'honneur, l'état de sa santé ; on a reçu
Tordre, et cela suffit.
i. A. Dans un tel pays on ne peut pas plus représenter, etc. La correc-
tion est faite dans rédition de 1751.
3. A. D*opposcr alors les sentiments, etc.
438 DE L'ESPRIT DES LOIS.
En Perse, lorsque le roi a condamné quelqu'un, on ne
peut plus lui en parler, ni demander grâce. S'il étoit ivre
ou hors de sens, il faudroit que l'arrêt s'exécutât tout de
même* ; sans cela, il se contrediroit, et la loi ne peut se
contredire. Cette manière de penser y a été de tout temps :
l'ordre que donna Assuérus d'exterminer les Juifs ne
pouvant être révoqué, on prit le parti de leur donner la
permission de se défendre*.
Il y a pourtant une chose que l'on peut quelquefois
opposer à la volonté du prince': c'est la religion. On
abandonnera son père, on le tuera même, si le prince
l'ordonne : mais on ne boira pas de vin, s'il le veut et s'il
l'ordonne*. Les lois de la religion sont d'un précepte
supérieur, parce qu'elles sont données sur la tête du
1. Voyez Chardin. (M.) « l\ n*y a assurément, dit Chardin, aucun sou-
verain au monde si absolu que le roi de Perse, car on exécute toujours
exactement ce qu'il prononce, sans avoir égard ni au fond ni aux circon-
stances des choses, quoiqu'on voie clair comme le jour qu'il n*y a la plu-
part du temps nulle justice dans ses ordres et souvent même pas de sens
commun. Sitôt que le prince commande, on fait sur-le-champ tout ce qu'il
dit, et lors même qu*il ne sait ce qu'il fait ni ce qu'il dit, comme quand il
est ivre... Rien ne met à couvert des extravagances de ses caprices : ni pro-
bité, ni mérite, ni zèle, ni services rendus; un mouvement de sa fantaisie»
marqué par un mot de sa bouche ou par un signe de ses yeux, renverse à
rinstant les gens les mieux établis et les plus dignes de Tétre, les prive
des biens et de la vie, et tout cela sans aucune forme de procès, et sans
prendre aucun soin de vérifier le crime imputé. » Voyage en Perse, desc
du gouv., chap. ir.
2 Esiher, ch. ix . L'cdit accorda aux Juifs, non pas seulement la liberté de
se défendre, mais celle de se venger de leurs ennemis, ut dominarentwr
in hostibus suis. Ils en tuèrent un grand nombre, parmi lesquels les dix
fils d'Aman, dont ils pendirent les cadavres. C'est en mémoire de cette
vengeance inespérée que les Juifs établirent la fôte de Purim qu'ils célè-
brent encore aujourd'hui.
3. Voyez Chardin. (M.) Considérations sur la grandeur, etc. des Romains,
chap. XXII.
4. C'est-à-dire quand même il l'ordonnerait.
LIVRE m, CHAP. X. 439
prince comme sur celle des sujets ^ Mais, quant au droit
naturel, il n'en est pas de même; le prince est suppose^
n'être plus un homme.
Dans les États monarchiques et modérés la puissance
est bornée par ce qui en est le ressort; je veux dire
l'honneur, qui règne, comme un monarque, sur le prince
et sur le peuple. On n'ira point lui alléguer les lois de la
religion ; un courtisan se croiroit ridicule : on lui alléguera
sans cesse celles de l'honneur. De là résultent des modi-
fications nécessaires dans l'obéissance; l'honneur est
naturellement sujet à des bizarreries, et l'obéissance les
suivra toutes.
Quoique la manière d'obéir soit différente dans ces deux
gouvernements, le pouvoir est pourtant le même. De
quelque côté que le monarque se tourne, il emporte et
précipite la balance, et est obéi. Toute la différence
est que, dans la monarchie, le prince a des lumières,
et que les ministres y sont infiniment plus habiles et plus
rompus aux affaires que dans l'État despotique.
1. Inf., V, XIV; XII, XXIX.
CHAPITRE XL
RÉFLEXION SDR TOUT CBCl.
Tels sont les principes des trois gouvernements : ce
qui ne signifie pas que, dans une certaine république, on
soit vertueux; mais qu'on devroit l'être. Cela ne prouve
pas non plus que, dans une certaine monarchie, on ait de
l'honneur : et que, dans un État despotique particulier, on
ait de la crainte; mais qu'il faudroit en avoir : sans quoi
le gouvernement sera imparfait.
LIVRE QUATRIÈME.
QUE LES LOIS DE l'ÉDUCATION
DOIVENT ÊTRE RELATIVES AUX PRINCIPES
DU GOUVERNEMENT.
CHAPITRE PREMIER.
DBS LOIS DE l'Éducation.
Les lois de Téducation sont les premières que nous
recevons. Et, comme elles nous préparent à être citoyens,
chaque famille particulière doit être gouvernée sur le plan
de la grande famille qui les comprend toutes*.
Si le peuple en général a un principe, les parties qui le
composent, c'est-à-dire les familles, l'auront aussi. Les
lois de l'éducation seront donc différentes dans chaque
espèce de gouvernement. Dans les monarchies, elles auront
pour objet l'honneur; dans les républiques, la vertu;
dans le despotisme, la crainte.
i. « Pour conserver les États et leur assurer la durée, le moyen le plus
efficace et le plus négligé aujourdMmi, c'est d'élever la Jeunesse dans Tes-
prit du gouvernement. A quoi servent les lois les plus utiles et les plus
approuvées, si les citoyens n'y sont pas façonnés, B*ils ne reçoivent pas
une éducation républicaine pour vivro en république, ou oligarchique pour
vivre dans une oligarchie? Le vice du citoyen est le vice de l'État, u Aris-
tote. Politique, liv. V, chap. ii.
CHAPITRE II.
DE l'Éducation dans les monabchibs ^
Ce n'est point dans les maisons publiques où Ton
instruit l'enfance, que l'on reçoit dans les monarchies
la principale éducation; c'est lorsque l'on entre dans le
monde, que l'éducation en quelque façon commence. Là
est l'école de ce que l'on appelle Vhonneur, ce maître
universel qui doit partout nous conduire*.
C'est là que l'on voit et que l'on entend toujours dire
trois choses : « qu'il faut mettre dans les vertus une cer-
taine noblesse, dans les mœurs une certaine franchise,
dans les manières une certaine politesse. »
Les vertus qu'on nous y montre sont toujours moins
ce que l'on doit aux autres, que ce que l'on se doit à
soi-même : elles ne sont pas tant ce qui nous appelle vers
nos concitoyens, que ce qui nous en distingue*.
1. Conf., Lettres persanes, LXXXIXet XC.
2. Dans tout ce que Tauteur dit de la monarchie, il n*est question que
de la noblesse d'épée ou de robe et du clergé. U n*est jamais question de
cette sorte de gens qu^on a abandonnés dans tous les âges, c^est-à-dire du
peuple. Historiquement, Montesquieu a raison ; le peuple ne comptait pas
dans notre ancien régime, mais on sent combien son champ d*obsenration
est étroit, et combien de réflexions, justes en 1748, n^ont plus de portée
aujourd'hui que la vieille royauté repose depuis plus de quatre-vingts ans
dans la tombe .
3. Cest plutôt peindre des courtisans qu'une nation. (HELvérics.)
LIVRE IV, CHAP. Il: 443
On n'y juge pas les actions des hommes comme
bonnes, mais comme belles; comme justes S mais comme
grandes; comme raisonnables, mais comme extraordi-
naires.
Dès que l'honneur y peut trouver quelque chose de
noble, il est ou le juge qui les rend légitimes, ou le sophiste
qui les justifie.
Il permet la galanterie lorsqu'elle est unie à l'idée des
sentiments du cœur*, ou à l'idée de conquête; et c'est
la vraie raison pour laquelle les mœurs ne sont jamais si
pures dans les monarchies que dans les gouvernements
républicains.
11 permet la ruse lorsqu'elle est jointe à l'idée de
la grandeur de l'esprit ou de la grandeur des affaires,
comme dans la politique, dont les finesses ne l'offensent
pas.
Il ne défend l'adulation que lorsqu'elle est séparée de
l'idée d'une grande fortune, et n'est jointe qu'au sentiment
de sa propre bassesse.
K l'égard des mœurs, j'ai dit que l'éducation des
monarchies doit y mettre une certaine franchise. On
y veut donc de la vérité dans les discours. Mais est-ce par
amour pour elle? point du tout. On la veut, parce qu'un
homme qui est accoutumé à la dire parolt être hardi et
libre. En effet, un tel homme semble ne dépendre que
des choses, et non pas de la manière dont un autre les
reçoit.
C'est ce qui fait qu'autant qu'on y recommande cette
1. A. On y Juge les actions des hommes, non comme Justes, mais
comme grandes ; non comme raisonnables, etc.
2. A. B. Du sentiment du cœur.
444 DE L'ESPRIT DES LOIS.
espèce de franchise, autant on y méprise celle du peuple,
qui n'a que la vérité et la simplicité pour objet.
Enfîn, l'éducation dans les monarchies exige dans les
manières une certaine politesse. Les hommes, nés pour
vivre ensemble, sont nés aussi pour se plaire; et celui qui
n'observeroit pas les bienséances, choquant tous ceux avec
qui il vivroit, se décréditeroit au point qu'il deviendroit
incapable de faire aucun bien.
Mais ce n'est pas d'une source si pure, que la politesse
a coutume de tirer son origine. Elle naît de l'envie de se
distinguer. C'est par orgueil que nous sommes polis : nous
nous sentons flattés d'avoir des manières qui prouvent que
nous ne sommes pas dans la bassesse, et que nous n'avons
pas vécu avec cette sorte de gens que Ton a abandonnés
dans tous les âges*.
Dans les monarchies, la politesse est naturalisée à la
cour. Un homme excessivement grand rend tous les autres
petits. De là les égards que l'on doit à tout le monde; de
là naît la politesse, qui flatte autant ceux qui sont polis
que ceux à l'égard de qui ils le sont ; parce qu'elle fait
comprendre qu'on est de la cour, ou qu'on est digne d'en
être.
L'air de la cour consiste à quitter sa grandeur propre,
pour une grandeur empruntée. Celle-ci flatte plus un cour-
tisan que la sienne même. Elle donne une certaine mo-
destie superbe qui se répand au loin, mais dont l'orgueil
diminue insensiblement, à proportion delà distance où l'on
est de la source de cette grandeur.
On trouve à la cour une délicatesse de goût en toutes
choses, qui vient d'un usage continuel des superfluités
1. C'eat^-dire le peuple. Inf., XI, vi«
LIVRE IV, CHAP. II. U5
d'une grande fortune, de la variété, et surtout de la lassi-
tude des plaisirs, de la multiplicité, de la confusion même
des fantaisies, qui, lorsqu'elles sont agréables, y sont tou-
jours reçues.
C'est sur toutes ces choses que l'éducation se porte
pour faire ce qu'on appelle l'honnête homme ^ qui a
toutes les qualités et toutes les vertus que l'on demande
dans ce gouvernement.
Là l'honneur, se mêlant partout, entre dans toutes les
façons de penser et toutes les manières de sentir, et dirige
même les principes.
Cet honneur bizarre fait que les vertus ne sont que ce
qu'il veut, et comme il les veut: il met, de son chef, des
règles à tout ce qui nous est prescrit; il étend ou il borne
nos devoirs à sa fantaisie, soit qu'ils aient leur source
dans la religion, dans la politique, ou dans la morale.
Il n'y a rien dans la monarchie que les lois, la religion
et l'honneur prescrivent tant que l'obéissance aux volontés
du prince : mais cet honneur nous dicte que le prince ne
doit jamais nous prescrire une action qui nous déshonore,
parce qu'elle nous rendroit incapables de le servir.
Crillon * refusa d'assassiner le duc de Guise, mais il
offrit à Henri III de se battre contre lui. Après la Saint-Bar-
thêlemi, Charles IX ayant écrit à tous les gouverneurs de
faire massacrer les huguenots, le vicomte d'Orte% qui
commandoit dans Bayonne, écrivit au roi * : « Sire, je n'ai
1. L*honnôte homme, dans la langue du xvii* et du xviii» siècle, c'est
l'homme bien né et bien élevé. Les honnêtes gens formaient ce qu'on ap-
pelle aujourd'hui la bonne société.
2. A. B. Grillon.
3. A. B. Le vicomte Dorte.
4. Voyez V Histoire de d'Aubigné. (M.)
111. 10
446 DE L'ESPRIT DES LOIS.
trouvé parmi les habitants et les gens de guerre que de
bons citoyens, de braves soldats, et pas un bourreau; ainsi,
eux et moi, supplions Votre Majesté d'employer nos bras
et nos vies à choses faisables ». Ce grand et généreux cou-
rage regardoit une lâcheté comme une chose impossible.
Il n'y a rien que l'honneur prescrive plus à la noblesse
que de servir le prince à la guerre. En effet, c'est la pro-
fession distinguée, parce que ses hasards, ses succès et
ses malheurs même conduisent à la grandeur. Mais, en
ûnposant cette loi, l'honneur veut en être l'arbitre; et,
s'il se trouve choqué, il exige ou permet qu'on se retire
chez soi ^
Il veut qu'on puisse indifféremment aspirer aux emplois,
ou les refuser ; il tient cette liberté au-dessus de la fortune
môme.
L'honneur a donc ses règles suprêmes, et l'éducation
est obligée de s'y conformer*. Les principales sont, qu'il
nous est bien permis de faire cas de notre fortune, mais
qu'il nous est souverainement défendu d'en faire aucun de
notre vie*.
i. Lettres persanes, LXXXIX.
2. On dit ici ce qui est et non pas ce qui doit être : Thonnear est un
préjugé que la relifpon travaille tantôt à détruire, tantôt à régler. (M.)
— Quand on lit cette partie de Touvrage, on seroit tenté de croire que
M. de Montesquieu a donné V Esprit des lois, uniquement pour dépeindre
le ridicule du caractère françois, et pour ramener sa nation à des prin-
cipes plus solides et plus sensés. Il nous apprend ici dans une note qu*il
dit ce qui est, et non pas ce qui doit être ; or, ce qu*il dit ici des monar-
chies en général convient uniquement à celle de France. On Tauroit accusé
d'avoir fait une satire, si au lieu de parler en général, il n'eût indiqué que
sa nation. (Lukac.)
3. Bossuct, Discours sur Vhistoire universelle, IIP partie, chap. vi :
« Qu'est-ce qui rend notre noblesse si flère dans les combats et si hardie
dans les entreprises? C'est l'opinion, reçue dès l'enfance, et établie par le
sentiment unanime de la nation, qu'un gentilhomme sans cœur se dégrade
lui-même, et n'est pas digne de voir le Jour. ■
LIVRE IV, CHAP. II. U7
La seconde est que, lorsque nous avons été une fois
placés dans un rang, nous ne devons rien faire ni souffrir
qui fasse voir que nous nous tenons inférieurs à ce rang
même*.
La troisième, que les choses que l'honneur défend sont
plus rigoureusement défendues, lorsque les lois ne con-
courent point à les proscrire; et que celles qu'il exige sont
plus fortement exigées, lorsque les lois ne les demandent
pas*.
1. Inf., VII, XIX.
2. C'est à ce. titre que les dettes de Jeu sont considérées comme dei
dettes d'honneur. Ccst à ce titre également qu'un gentilhomme ne peut
refuser de se battre en duel, fallût-il pour cela violer la loi et s'exposer
réchafaud. Conf., Lettres persanes, XG.
CHAPITRE III.
DE LEDUCATION DANS LE GOUVERNEMENT
DESPOTIQUE.
Comme Téducatioa dans les monarchies ne travaille
qu'à élever le cœur, elle ne cherche qu'à l'abaisser dans
les États despotiques. 11 faut qu'elle y soit servile. Ce sera
un bien, même dans le commandement, de l'avoir eue
telle, personne n'y étant tyran sans être en même temps
esclave.
L'extrême obéissance* suppose de l'ignorance dans celui
qui obéit ; elle en suppose même dans celui qui commande ;
il n'a point à délibérer, à douter, ni à raisonner; il n'a
qu'à vouloir.
Dans les États despotiques, chaque maison est un em-
pire séparé. L'éducation, qui consiste principalement à
vivre avec les autres, y est donc très-bornée ; elle se ré-
duit à mettre la crainte dans le cœur, et à donner à l'esprit
la connoissance de quelques principes de religion fort
simples. Le savoir y sera dangereux, l'émulation funeste :
et, pour les vertus, Aristote ne peut croire qu'il y en sii
quelqu'une de propre aux esclaves* ; ce qui borneroit bien
l'éducation dans ce gouvernement.
1. G*est-à-dire Tobéissance ayeugle.
2. Politique, liv. I, ch. m. (M.) N*ayaat pointa de Tolonté, comment
Tesclave aurait-il de la vertu 7 Tout ce qu'on lui demande, c'est d*obéir avea-
glément, comme une Lrute.
LIVRE IV, CHAP, III. 149
L'éducation y est donc en quelque façon nulle. Il faut
ôter tout, afin de donner quelque chose; et commencer
par faire un mauvais sujet, pour faire un bon esclave.
Eh! pourquoi l'éducation s'attacheroit-elle à y former
un bon citoyen qui prit part au malheur public? S'il aimoit
l'État, il seroit tenté de relâcher les ressorts du gouver-
nement : s'il ne réussissoit pas, il se perdroit; s'il réus-
sissoit, il coun-oit risque de se perdre, lui, le prince, et
l'empire.
CHAPITRE IV.
DIFFÉRENCE DES EFFETS DE l'eDUCATION
CHEZ LES ANCIENS ET PARMI NOUS.
La plupart des peuples anciens vivoient dans des gou-
vernements qui ont la vertu pour principe; et, lorsqu'elle
y étoit dans sa force, on y faisoit des choses que nous ne
voyons plus aujourd'hui, et qui étonnent nos petites
&mes.
Leur éducation avoit un autre avantage sur la nôtre ;
elle n'étoit jamais démentie. Ëpaminondas, la dernière
année de sa vie, disoit, écoutoit, voyoit, faisoit les mêmes
choses que dans l'âge où il avoit commencé d'être instruit*
Aujourd'hui, nous recevons trois éducations différentes
ou contraires : celle de nos pères, celle de nos maîtres,
celle du monde. Ce qu'on nous dit dans la dernière ren-
verse toutes les idées des premières. Gela vient, en quelque
partie, du contraste qu'il y a parmi nous entre les enga-
gements de la religion et ceux du monde ; chose que les
anciens ne connoissoient pas ^
1. Machiavclt Discours sur Tite-Live, liv. I, chap. xii. J.-J. Rousseau
{Èmilê, liv. i) recoanolt aussi trois sortes d'éducation : celle de la nature,
celle des hommes, celle des choses. Le développement interne de nos facul-
tés et de nos organes est Téducation de la nature ; Tusage qu'on nous
apprend à faire de ce développement est l'éducation des hommes, et Tac-
quis de notre propre expérience sur les objets qui nous affectent est l'édu-
cation des choses. (Parrelle.)
CHAPITRE V.
DE L KDUCATION DANS LE GOUVERNEMENT
RÉPUBLICAIN.
C'est dans le gouvernement républicain que Ton a
besoin de toute la puissance de l'éducation*. La crainte
des gouvernements despotiques naît d'elle-même parmi
les menaces et les châtiments; l'honneur des monarchies
est favorisé par les passions, et les favorise à son tour :
mais la vertu politique' est un renoncement à soi-même,
qui est toujours une chose très-pénible.
On peut définir cette vertu, l'amour des lois et de la
patrie'. Cet amour, demandant une préférence continuelle
de l'intérêt public au sien propre, donne toutes les vertus
particulières; elles ne sont que cette préférence.
Cet amour est singulièrement affecté aux démocra-
ties*. Dans elles seules, le gouvernement est confié à
i. Dans un pays où le peuple est souverain, Téducation du moindre
citoyen est aussi importante que celle de l'héritier du trône dans une mo-
narchie.
*2. A. B. Mais la vertu est un renoncement, etc.
3. Bossuet, Discours sur l'histoire universelle, UV> partie, chap. vi, parle
comme Montesquieu. « Le fond d'un Romain, dit-il, étoit Tamour de sa
liberté et de sa patrie. Une de ces choses lui faisoit aimer l'autre, car,
parce qu'il aimoit sa liberté il aimoit aussi sa patrie comme une mère qui
le nourrissoit dans des sentiments également généreux et libres. Sous ce
nom de liberté, les Romains se figuroicnt, avec les Grecs, un État où per-
sonne ne fût sujet que de la loi, et où la loi fût plus puissante que les
hommes, n
4. Lettres persanes, LXXXIX.
45S DE L'ESPRIT DES LOIS.
chaque citoyen. Or, le gouvernement est comme toutes
les choses du monde ; pour le conserver, il faut l'aimer.
On n'a jamais ouï dire que les rois n'aimassent pas la
monarchie, et que les despotes haïssent le despotisme.
Tout dépend donc d'établir dans la république cet
amour; et c'est à l'inspirer que l'éducation doit être atten-
tive. Mais, pour que les enfants puissent l'avoir, il y a un
moyen sûr : c'est que les pères l'aient eux-mêmes.
On est ordinairement le maître de donner à ses enfants
ses connoissances; on l'est encore plus de leur donner
ses passions. -
Si cela n'arrive pas, c'est que ce qui a été fait dans la
maison paternelle est détruit par les impressions du
dehors.
Ce n'est point le peuple naissant qui dégénère; il ne se
perd que lorsque les hommes faits sont déjà corrompus.
CHAPITRE VI.
DE QUELQUES INSTITUTIONS DES GRECS.
Les anciens Grecs, pénétrés de la nécessité que les
peuples qui vivoient sous un gouvernement populaire
fussent élevés à la vertu, firent, pour l'inspirer, des insti-
tutions singulières. Quand vous voyez, dans la vie de
Lycurgue, les lois qu'il donna aux Lacédémoniens, vous
croyez lire l'histoire des Sévarambes*. Les lois de Crète
étoient l'original de celles de Lacédémone; et celles de
Platon en étoient la correction.
Je prie qu'on fasse un peu d'attention à l'étendue de
génie qu'il fallut à ces législateurs pour voir qu'en cho-
quant tous les usages reçus, en confondant toutes les
vertus*, ils montreroient à l'univers leur sagesse. Lycurgue,
mêlant le larcin' avec l'esprit de justice, le plus dur
esclavage avec l'extrême liberté, les sentiments les plus
atroces avec la plus grande modération, donna de la sta-
bilité à sa ville. 11 sembla lui ôter toutes les ressources,
i. L*histoire des Sévarambes, peuples de la terre australe, n*cst qu*uDe
médiocre copie de TCtopie de Thomas Morus; ce roman politique a paru
vers 1672. L'auteur est un nommé Vairasse d*Allais.
2. L'auteur parait avoir voulu dire que les Lacédémoniens confondoient
les vertus et les vices. (Ddpin.)
3. Ce larcin n'était qu'un maraudage militaire permis en certains temps
ani jeunes gens pour les habituer à la guerre. V. Rollin, Traité des éludes,
troisième partie. V. inf., XXIX, xiii.
454 DE L'ESPRIT DES LOIS.
les arts, le commerce, l'argent, les murailles : on y a de
l'ambition, sans espérance d'être mieux : on y a les senti-
ments naturels, et on n'y est ni enfant, ni mari, ni père :
la pudeur même est ôtée à la chasteté. C'est par ces
chemins que Sparte est menée à la grandeur et à la
gloire*; mais avec une telle infaillibilité de ses institu-
tions, qu'on n'obtenoit rien contre elle en gagnant des
batailles, si on ne parvenoit à lui ôter sa police *.
La Crète et la Laconie furent gouvernées par ces lois.
Lacédémone céda la dernière aux Macédoniens, et la
Crète' fut la dernière proie des Romains. Les Samnites
eurent ces mômes institutions*, et elles furent pour ces
Romains le sujet de vingt-quatre triomphes».
Cet extraordinaire que Ton voyoit dans les institutions
de la Grèce, nous l'avons vu dans la lie et la corruption
de nos temps modernes®. Un législateur honnête homme
a formé un peuple, où la probité paroît aussi naturelle que
la bravoure chez les Spartiates. M. Penn est un véritable
Lycurgue"'; et, quoique le premier ait eu la paix pour
1. La grandeur et la gloire de Sparte sont bien peu de chose pour qui-
conque n'est pas un admirateur aveugle de l'antiquité. De ce couvent de
soldats est-il sorti autre chose que la destruction et la ruine? Qu'est-ce que
la civilisalion doit à ces Barbares?
2. Philopœmen contraignit les Lacédémoniens d'abandonner la manière
de nourrir leurs enfants, sachant bien que, sans cela, ils auroicnt toujours
une âme grande et le cœur haut. Plutarque, Vie de Philopœmen, Voyex
Tite-Live, liv. XXXVIII. (M.)
3. F.lle défendit, pendant trois ans, ses lois et sa liberté. Voyez les livres
XCVIII, XCIX et G de Tite-Live, dans VEpitome de Florus. Elle fit plus de
résistance que les plus grands rois. (M.)
4. Grandeur et décadence des Bomains, c. i. Pour Montesquieu, les
Sabins et les Samnites sont les descendants des Lacédémoniens, descen-
dance que rien ne justifie.
5. Florus, liv. I, ch. xvi. (M.)
6. Infece Romuli, Cicéron, Lettres à Atticus, II, 1. (M.)
7. Je ne sais rien de plus contraire à Lycurgue qu'un législateur et un
LIVRE IV, CHAP. VI. 455
objet, comme l'autre a eu la guerre, ils se ressemblent
dans la voie singulière où ils ont mis leur peuple, dans
l'ascendant qu'ils ont eu sur des hommes libres, dans les
préjugés qu'ils ont vaincus , dans les passions qu'ils ont
soumises.
Le Paraguay peut nous fournir un autre exemple. On a
voulu en faire un crime à la Société^ qui regarde le plaisir
de commander comme le seul bien de la vie ; mais il sera
toujours beau de gouverner les hommes en les rendant
plus heureux'.
Il est glorieux pour elle d'avoir été la première qui ait
montré dans ces contrées l'idée de la religion jointe à
celle de l'humanité. En réparant les dévastations des
Espagnols, elle a commencé à guérir une des grandes
plaies qu'ait encore reçues le genre humain'.
Un sentiment exquis qu'a cette société* pour tout ce
qu'elle appelle honneur, son zèle pour une religion qui
humilie bien plus ceux qui l'écoutent que ceux qui la
prêchent, lui ont fait entreprendre de grandes choses; et
elle y a réussi. Elle a retiré des bois des peuples dispersés ;
elle leur a donné une subsistance assurée ; elle les a
peuple qui ont toute guerre en horreur. Je fais des vœux ardents pour que
Londres ne force point les bons Pensylvanicns à devenir aussi méchants
que nous et que les anciens Lacédémoniens qui firent le malheur de la
Grèce. (Voltaibe.)
1. Les Jésuites.
2. Les Indiens du Paraguay ne dépendent point d*un seigneur particu-
lier, ne payent qu'un cinquième des tributs, et ont des armes à feu pour
se défondre. (M.)
3. Sans doute, rien n'est plus beau que de gouverner pour faire des
heureux; et c'est dans cette vue que l'auteur appelle Tordre des Jésuites
la Société par excellence. Cependant M. de Bougainville nous apprend que
les Jésuites faisaient fouetter les pèret^ de famille dans le Paraguay. Fait-on
le bonheur des hommes en les traitant en esclaves et en enfants? (Voltairk.)
4. Les mots : qu*a cette société, manquent dans A. B.
456 DE L'ESPRIT DES LOIS.
vêtus : et, quand elle n'auroit fait par-là qu'augmenter
l'industrie parmi les hommes, elle auroit beaucoup fait^
Ceux qui voudront faire des institutions pareilles,
établiront la communauté de biens de la République de
Platon, ce respect qu'il demandoit pour les dieux, cette
séparation d'avec les étrangers pour la conservation des
mœurs, et la cité faisant le commerce, et non pas les
citoyens'; ils donneront nos arts sans notre luxe, et nos
besoins sans nos désirs.
Ils proscriront l'argent, dont l'effet est de grossir la
fortune des hommes au-delà des bornes que la nature y
avoit mises'; d'apprendre à conserver inutilement ce qu'on
avoit amassé de même ; de multiplier à l'infini les désirs,
et de suppléer à la nature, qui nous avoit donné des moyens
très-bornés d'irriter nos passions, et de nous corrompre les
uns les autres.
« Les Épidamniens*, sentant leurs mœurs se corrompre
i. « J'ai déjà ici (à Paris) des querelles à soutenir, tant contre les Jan-
séniaes que contre les Jésuites; voici ce qui y a donné lieu. Au ch. vi,
liv. IV de mon livre, J*ai parlé de rétablissement des Jésuites au Paraguajt
et j'ai dit que, quelques mauvaises couleurs qu'on ait voulu y donner, leur
conduiie à cet égard était très-louable; et les Jansénistes ont trouvé très-
mauvais que j'aie par là défendu ce qu*ils avoieot attaqué, et approuvé la
conduite des Jésuites : ce qui les a mis de très-mauvaise humeur. D'un
autre côté, les Jésuites ont trouvé que dans cet endroit même je ne parlois
pas d'(>ux avec assez de respect, et que je les accusois de manquer d*humi-
lité. Ainsi j'ai eu le destin de tous les gens modérés, et je me trouve être
comme les gens neutres que le grand Cosme de Médicis comparoit à ceux
qui habitent le second étage des maisons, qui sont incommodés par le
bruit d'en haut et par la fumée d'en bas. » (Montesquieu, Lettre à M. de
StainvUle, du t7 mai 47^,)
2. Où seront le zèle et Tattention continue de l'intérêt personnel?
(Helvétius.)
3. Voilà les chimères à la mode au xviii* siècle. On les retrouve dans
les œuvres de Mably. Ce sont elles qui par Babœuf ont enfanté le socia-
lisme de nos jours.
4. Plutarque, Demandé des choses grecques, ch. xxtx. (M.)
LIVRE IV, CHAP. VI. 457
par leur communication avec les Barbares, élurent un
magistrat pour faire tous les marchés au nom de la cité
et pour la cité * ». Pour lors, le commerce ne corrompt pas
la constitution, et la constitution ne prive pas la société
des avantages du commerce*.
i. C'est faire comme tous les peuples ignorants : appliquer le remède au
mal et non à la source du mal. (Helvétius.)
2. Mais elle ôte Témulation des commerçants et fait périr le commerce.
(LUZAC.)
Toute société qui fait de l'homme un simple instrument et ne lui laisse
aucune liberté est un déA jeté à la nature humaine. La colonie fondée par
Pcnn est devenue un grand État, parce que le législateur a laissé pleine
carrière à Tactivité des colons; qu'est-il resté des Missions du Paraguay?
CHAPITRE VIL
EN QUEL CAS CES INSTITUTIONS SINGULIERES
PEUVENT ETRE BONNES.
Ces sortes d'institutions peuvent convenir dans les
républiques, parce que la vertu politique* en est le prin-
cipe : mais, pour porter à l'honneur dans les monarchies,
ou pour inspirer de la crainte dans les États despotiques,
il ne faut pas tant de soins.
Elles ne peuvent d'ailleurs avoir lieu que dans un petit
État*, où l'on peut donner une éducation générale, et élever
tout un peuple comme une famille.
Les lois de Minos, de Lycurgue et de Platon, sup-
posent une attention singulière de tous les citoyens les uns
sur les autres. On ne peut se promettre cela dans la
confusion, dans les négligences, dans l'étendue des affaires
d'un grand peuple.
Il faut, comme on l'a dit', bannir l'argent dans ces
institutions^. Mais, dans les grandes sociétés, le nombre,
la variété, l'embarras, l'importance des affaires, la facilité
1. Politique manque dans A. B.
2. Comme étoient les villes de la Grèce. (M.)
3. Sup., ch. VI, page 156.
4. C'est vouloir traverser TOcéan sans bateau, ou défendre à la pluie
de tomber. (HELvéxius.)
LIVRE IV, CIIAP. VII. 139
des achats, la lenteur des échanges, demandent une me-
sure commune. Pour porter partout sa puissance, ou la
défendre partout, il faut avoir ce à quoi les hommes ont
attaché partout la puissance ^
i. En d'autres termes, si l'on veut faire violence à la nature des choses,
on fait de la société un couvent ou une caserne, et de riiomme un moine
ou un soldat. 11 serait bien à désirer qu*une meilleure éducation, une
connaissance plus exacte de l'antiquité nous corrige&t de ces préjugés qui
aveuglaient d'aussi grands esprits que Bossuet et Montesquieu. La stérilité
des institutions attribuées à Lycurgue, la fécondité du génie athénien,
devraient cependant nous éclairer sur la différence d'une colonie de soldats,
et d'une société de commerçants, de marins, de fabricants, de poètes et
d'artistes. Platon et Xénophon se sont servis des coutumes de Lacédémone
pour reprocher à la démocratie d'Athènes ses faiblesses et ses vices;
c'était leur droit; notre tort est d'avoir pris une satire pour la vérité.
CHAPITRE VIII.
EXPLICATION D UN PARADOXE DES ANCIENS
PAR RAPPORT AUX MOEURS.
Polybe, le judicieux Polybe, nous dit* que la musique
étoit nécessaire pour adoucir les mœurs des Arcades, qui
habitoient un pays où Tair est triste et froid ; que ceux de
Gynète, qui négligèrent la musique, surpassèrent en
cruauté tous les Grecs, et qu'il n'y a point de ville où Ton
ait vu tant de crimes. Platon' ne craint point de dire que
l'on ne peut faire de changement dans la musique, qui
n'en soit un dans la constitution de TÉtat. Aristote, qui
semble n'avoir fait sa Politique que pour opposer ses
sentiments à ceux de Platon, est pourtant d'accord avec lui
touchant la puissance de la musique sur les mœurs'.
Théophraste, Plutarque*, Strabon*, tous les anciens ont
pensé de même. Ge n'est point une opinion jetée sans
réflexion; c'est un des principes de leur politique*. G'est
i. Hist,, liv. IV, ch. XX et xxi.
2. De la République, liv. IV. Sous le nom do musique, les anciens
comprennent la poc^sic, Thistoire, Téloquence et la musique proprement
dite. V. Platon, République, liv. III.
3. Politique, liv. VIII, ch. v. On peut trouver bien rigoureux le juge-
ment de Montesquieu sur la Politique d*Aristote. Platon est un théoricien.
Je ne voudrais pas dire un rêveur ; Aristote est un observateur, et le pre-
mier des observateurs. 11 est naturel que sa froide raison fasse bon marché
des chimères de Platon. C'est la querelle do la science et de l'imagination.
4. Vie de Pélopidas, (M.) Et Vie de Lycurgue,
5. Liv. I. (M.) Strabon n'est cite ni dans A ni dans B.
6. Platon, liv. IV des Lois, dit que les préfectufes de la musique et de
LIVRE IV, CHAP. VIII. 464
ainsi qu'ils dounoient des lois; c'est ainsi qu'ils vouloient
qu'on gouvernât les cités.
Je crois que je pourrois expliquer ceci. Il faut se mettre
dans l'esprit que, dans les villes grecques, surtout celles
qui avoient pour principal objet la guerre, tous les travaux
et toutes les professions qui pouvoient conduire à gagner
de l'argent, étoient regardés comme indignes d'un homme
libre. « La plupart des arts, dit Xénophon*, corrompent le
corps de ceux qui les exercent; ils obligent de s'asseoir à
l'ombre, ou près du feu : on n'a de temps ni pour ses amis,
ni pour la république. » Ce ne fut que dans la corruption
de quelques démocraties, que les artisans parvinrent à
être citoyens. C'est ce qu'Aristote' nous apprend; et il
soutient qu'une bonne république ne leur donnera jamais
le droit de cité'.
L'agriculture étoit encore une profession servile *, et
ordinairement c'étoit quelque peuple vaincu qui l'exerçoit^:
les Ilotes, chez les Lacédémoniens ; les Périéciens, chez les
Cretois; les Pénestes, chez les Thessaliens; d'autres' peu-
ples esclaves, dans d'autres républiques.
la gymnastique sont les plus importants emplois de la cité; et, dans sa
République, liv. III, a Damon vous dira, dit-il, quels sont les sons capables
de faire naître la bassesse de Tàmc, Tinsolence, et les vertus contraires. » (M.)
1. Liv. V, Dits mémorables, [Économiques, ch. iv.] (M.)
2. Politique, liv. III, ch. iv. (M.)
3. Diophante, dit Aristotc, Politique, liv. II, ch. vu, établit autrefois &
Athènes que les artisans seroient esclaves du public. (M.)
4. Les anciens, ainsi que les modernes, attachèrent une idée de no-
blesse & Toisiveté, et c'est la source de tous les maux dans la politique et
dans la morale. (Helvétius.) Le citoyen chez les Grecs et les Romains, le
noble chez nos pères, ne devait s'occuper que de la guerre ; «out le reste
était métier d*esclave ou de vilain.
5. Aussi Platon et Aristote veulent-ils que les esclaves cultivent les
terres, Lois^ liv. VII; Politique, liv. VII, ch. x. Il est vrai que l'agriculture
n'étoit pas partout exercée par des esclaves, au contraire, comme dit Aris-
tote {Polit., liv. VI, ch. iv), les meilleures républiques étoient celles où les
m. 41
162 DÉ L'ESPRIT DES LOIS.
Enfin, tout bas commerce* étoit infâme chez les Grecs.
Il auroit fallu qu'un citoyen eût rendu des services à un
esclave, à un locataire, à un étranger : cette idée cho-
quoit l'esprit de la liberté grecque. Aussi Platon* veut-il,
dans ses Lois, qu'on punisse un citoyen qui feroit le
commerce.
On étoit donc fort embarrassé dans les républiques
grecques. On ne vouloit pas que les citoyens travaillassent
au commerce, à l'agriculture, ni aux arts; on ne vouloit
pas non plus qu'ils fussent oisifs'. Ils trouvoient une
occupation dans les exercices qui dépendoient de la
gymnastique, et dans ceux qui avoîent du rapport à la
guerre ^ L'institution ne leur en donnoit point d'autres. Il
faut donc regarder les Grecs comme une société d'athlètes
et de combattants. Or, ces exercices si propres à faire des
gens durs et sauvages % avoient besoin d'être tempérés
par d'autres qui pussent adoucir les mœurs. La musique,
qui tient à l'esprit par les organes du corps, étoit très-
propre à cela. C'est un milieu entre les exercices du
corps qui rendent les hommes durs", et les sciences de
citoyens s'y attachoient; mais cela n'arriva que par la corruption des
anciens gouvernements devenus démocratiques, car, dans les premiers
temps, les villes de Grèce vi voient dans Taristocratie. (M.)
1. Cauponalio, (M.) — Le droit romain sanctionnoit cet avilisse-
ment du commerce. La loi de Constantin conrond les femmes qui ont tenu
boutique do marchandises avec les esclaves, les cabaretiers, les femmes de
théâtre, et les filles de mauvais lieu. (Parrelle.)
2. Liv. II. (M.)
3. Aristote, Politique, lib. X. (M.)
A. Ars corporum exercendorum , gymnastica; variis certaminibui
terendorum, pœdotribica, Aristote, Politique, lib. VIII, ch. m. (M.)
5. Aristote dit que les enfants des Lacédémoniens, qui commençoient
ces exercices dès l'âge le plus tendre, en contractoient trop de férocité.
Politique, liv. VIII, ch. iv. (M.) Coof. République de Platon, liv. III.
6. A. B. Qui rendent les hommes rudes, etc.
LIVRE IV, CHAP. VIII. 463
spéculation qui les rendent sauvages. On ne peut pas dire
que la musique inspirât la vertu; cela seroit inconcevable:
mais elle empêchoit l'effet de la férocité de l'institution,
et faisoit que l'âme avoit dans l'éducation une part qu'elle
n'y auroit point eue.
Je suppose qu'il y ait parmi nous une société de gens
si passionnés pour la chasse, qu'ils s'en occupassent uni-
quement; il est sûr qu'ils en contracteroient une certaine
rudesse. Si ces mêmes gens venoient à prendre encore du
goût pour la musique, on trouveroit bientôt de la différence
dans leurs manières et dans leurs mœurs. Enfin, les exer-
cices des Grecs n'excitoient en eux qu'un genre de passions,
la rudesse, la colère, la cruauté. La musique les excite
toutes, et peut faire sentir à l'âme la douceur, la pitié, la
tendresse, le doux plaisir. Nos auteurs de morale, qui,
parmi nous, proscrivent si fort les théâtres, nous font assez
sentir le pouvoir que la musique a sur nos âmes.
Si à la société dont j'ai parlé, on ne donnoit que des
tambours et des airs de trompette, n'est-il pas vrai que l'on
parviendroit moins à son but, que si l'on donnoit une mu-
sique tendre? Les anciens avoient donc raison, lorsque,
dans certaines circonstances, ils préféroientpour les mœurs
un mode à un autre.
Mais, dira-t-on, pourquoi choisir la musique par pré-
férence? C'est que, de tous les plaisirs des sens, il n'y en
a aucun qui corrompe moins l'âme. Nous rougissons de
lire dans PlutarqueS que les Thébains, pour adoucir les
mœurs de leurs jeunes gens, établirent par les lois un
amour qui devroit être proscrit par toutes les nations du
monde.
1. vu de Pélopidas, ch. x. (M.) Cic, de Rép., IV, iv.
LIVRE CINQUIÈMEt.
QUE LES LOIS QUE LE LEGISLATEUR DONNE
DOIVENT ÊTRE RELATIVES
AU PRINCIPE DE GOUVERNEMENT.
CHAPITRE PREMIER.
IDEE DE CE LIVRE.
Nous venons de voir que les lois de l'éducation doivent
être relatives au principe de chaque gouvernement. Celles
que le législateur donne à toute la société, sont de même.
Ce rapport des lois avec ce principe, tend tous les ressorts
du gouvernement; et ce principe en reçoit, à son tour,
une nouvelle force. C'est ainsi que, dans les mouvements
physiques, l'action est toujours suivie d'une réaction.
Nous allons examiner ce rapport dans chaque gouver-
nement; et nous commencerons par l'État républicain, qui
a la vertu pour principe.
i.' Le livre VI de la Politique d'Aristote a le même objet que celui-ci.
(Parrelle.)
CHAPITRE II.
CE QUB c'est que LA VERTU DANS l'kTAT POLITIQUE.
La vertu, dans une république, est une chose très-
simple: c'est Tainour de la république ; c'est un sentiment,
et non une suite de connoissances; le dernier homme de
l'État peut avoir ce sentiment, comme le premier. Quand
le peuple a une fois de bonnes maximes, il e'y tient plus
longtemps, que ce qu'on appelle les honnêtes gens^ Il est
rare que la corruption commence par lui. Souvent il a tiré,
de la médiocrité de ses lumiëies un attachement plus fort
pour ce qui est établi.
L'amour de la patrie conduit à la bonté des mœurs,
et la bonté des mœurs mène à l'amour de la patrie. Moins
nous pouvons satisfaire nos passions particulières, plus
nous nous livrons aux générales. Pourquoi les moines
aiment-ils tant leur ordre? C'est justement par l'endroit
qui fait qu'il leur est insupportable. Leur règle les prive
de toutes les choses sur lesquelles les passions ordinaires
s'appuient : reste donc cette passion pour la règle même
qui les afflige. Plus elle est austère, c'est-à-dire, plus
elle retranche de leurs penchants, plus elle donne de
force à ceux qu'elle leur laisse.
1. V. sup., IV, u.
CHAPITRE III.
CE QUB G EST QUE L AMOUR DE LA REPUBLIQUE
DANS LA DÉMOCRATIE ^
L'amour de la république, dans une démocratie, est
celui de la démocratie ; l'amour de la démocratie est celui
de l'égalité.
L'amour de la démocratie est encore l'amour de la
frugalité. Chacun devant y avoir le même bonheur et les
mêmes avantages, y doit goûter les mêmes plaisirs, et
former les mêmes espérances; chose qu'on ne peut attendre
que de la frugalité générale.
L'amour de l'égalité, dans une démocratie, borne
l'ambition au seul désir, au seul bonheur de rendre à sa
patrie de plus grands services que les autres citoyens.
Ils ne peuvent pas lui rendre tous des services égaux;
mais ils doivent tous également lui en rendre. En nais-
sant, on contracte envers elle une dette immense dont on
ne peut jamais s'acquitter *.
Ainsi les distinctions y naissent du principe de l'éga-
lité, lors même qu'elle paroît ôtée par des services heureux,
ou par des talents supérieurs.
L'amour de la frugalité borne le désir d'avoir à l'at-
1 . Entendez toujours la démocratie antique.
2. Tout homme naU débiteur, a dit Bacon.
LIVRE V, CHAP. III. 467
tention que demande le nécessaire pour sa famille et
même le superflu pour sa patrie. Les richesses donnent
une puissance dont un citoyen ne peut pas user pour lui;
car il ne seroit pas égal. Elles procurent des délices dont
il ne doit pas jouir non plus parce qu'elles choqueroient
l'égalité tout de même ^
Aussi les bonnes démocraties, en établissant la fru-
galité domestique, ont-elles ouvert la porte aux dépenses
publiques, comme on fit à Athènes et à Rome. Pour lors la
magnificence et la profusion naissoient du fonds de la fru-
galité même : et, comme la religion demande qu'on ait les
mains pures pour faire des offrandes aux dieux,' les lois
vouloient des mœurs frugales pour que l'on pût donner à
sa patrie.
Le bon sens et le bonheur des particuliers consiste
beaucoup dans la m(^diocrité de leurs talents et de leurs
fortunes*. Une république où les lois auront formé beau-
coup de gens médiocres, composée de gens sages, se gou-
vernera sagement ; composée de gens heureux, elle sera
très-heureuse.
1. A. Parce qu'elles choqueroient aus» Tégalité.
2. Mcdiocrité dans la fortune, cela s'entend quand on a vu des riches,
mais dans les talents, c*est parler en grand seigneur, et non en sage qui
croit qu*il y a bien et mal, vice et vertu. (Helvéiics.)
CHAPITRE IV.
COMMENT ON INSPIRE l'AMOUR DE L*BGALITÉ
ET DE LA FRUGALITÉ.
L'amour de Tégalité et celui de la frugalité sont extrê-
mement excités par l'égalité et la frugalité même, quand
on vit dans une société où les lois ont établi l'une et
l'autre.
Dans les monarchies et les États despotiques, personne
n'aspire à Tégalité; cela ne vient pas même dans l'idée;
chacun y tend à la supériorité. Les gens des conditions
' les plus basses ne désirent d'en sortir que pour être les
maîtres des autres.
11 en est de même de la frugalité. Pour l'aimer, il faut
en jouir. Ce ne seront point ceux qui sont corrompus par
les délices qui aimeront la vie frugale; et, si cela avoit
été naturel ou ordinaire, Alcibiade n'auroitpas fait l'admi-
ration de l'univers ^ Ce ne seront pas non plus ceux qui
i . Je ne prétends point faire des critiques grammaticales à un homme
de génie, mais j'aurais souhaité qu'un écrivain si spirituel et si m&le se fût
servi d'une autre expression que celle de jouir de la finAgalité. J'aurais
désiré bien davantage qu'il n'eût point dit qu'Alclbiade fut admiré de Vuni-
vers pour s'être conformé dans Lacédémone à la sobriété des Spartiates. Il
ne faut pas, à mon avis, prodiguer ainsi les applaudissements de l'univers.
(Voltaire.)
Jouir de la frugalité est une phrase hardie, mais qu'on peut défendre,
car elle exprime une idée Juste; quant à l'univers, la critique est mieux
LIVRE V, CHAP. IV. 469
envient ou qui admirent le luxe des autres qui aimeront
la frugalité : des gens qui n'ont devant les yeux que des
hommes riches, ou des hommes misérables comme eux,
détestent leur misère, sans aimer ou connaître ce qui fait
le terme de la misère.
C'est donc une maxime très-vraie que, pour que Ton
aime l'égalité et la frugalité dans une république, il faut
que les lois les y aient établies.
fondée, mais il faut faire la part du tempérament de Montesquieu et de son
amour pour Tantiquité classique. Il comprend, il admire les Grecs et les
Romains avec un tout autre génie que Voltaire, beaucoup plus ami des
modernes que des anciens.
CHAPITRE V.
COMMENT LES LOIS ETABLISSENT LEGALITE
DANS LA DÉMOCRATIE.
Quelques législateurs anciens, comme Lycurgue et
Romulus, partagèrent également les terres. Cela ne pou-
Yoit avoir lieu que dans la fondation d'une république
nouvelle; ou bien lorsque l'ancienne loi étoit si corrompue,
et les esprits dans une telle disposition, que les pauvres
se croyoient obligés de chercher, et les riches obligés de
souffrir un pareil remède.
Si, lorsque le législateur fait un pareil partage, il ne
donne pas des lois pour le maintenir, il ne fait qu'une
constitution passagère ; rinégalitc entrera par le côté que
les lois n'auront pas défendu, et la république sera perdue.
11 faut donc que Ton règle, dans cet objet, les dots des
femmes, les donations, les successions, les testaments,
enfin toutes les manières de contracter. Car, s'il étoit per-
mis de donner son bien à qui on voudroit et comme on
voudroit, chaque volonté particulière troubleroît la dispo-
sition de la loi fondamentale.
Selon, qui permettoit à Athènes de laisser son bien à
qui on vouloit par testament, pourvu qu'on n'eût point
d'enfants*, contredisoit les lois anciennes, qui ordonnoient
i. Plutarque, VU de Solon. (M.)
LIVRE V, CHAP. V. 171
que les biens restassent dans la famille du testateur '. Il
contredisoit les siennes propres ; car, en supprimant les
dettes, il avoit cherché l'égalité.
C'étoit une bonne loi pour la démocratie, que celle qui
défendoît d'avoir deux hérédités*. Elle prenoit son origine
du partage égal des terres et des portions données à
chaque citoyen. La loi n'avoit pas voulu qu'un seul homme
eût plusieurs portions.
La loi qui ordonnoit que le plus proche parent épousât
l'héritière, naissoit d'une source pareille. Elle est donnée
chez les Juifs après un pareil partage. Platon', qui fonde
ses lois sur ce partage, la donne de même; et c'étoit une
loi athénienne.
Il y avoit à Athènes une loi, dont je ne sache pas que
personne ait connu l'esprit. 11 étoit permis d'épouser sa
sœur consanguine, et non pas sa sœur utérine^. Cet usage
tiroit son origine des républiques, dont l'esprit étoit de
ne pas mettre sur la même tête deux portions de fonds de
terre, et par conséquent deux hérédités. Quand un homme
épousoit sa sœur du côté du père, il ne pouvoit avoir
qu'une hérédité, qui étoit celle de son père : mais, quand
il épousoit sa sœur utérine, il pourroit arriver que le père
1. Plutarque, Vie de Solon. (M.)
2. Philolaûs de Corintlie établit à Athènes [lisez : àThèbes] que le nombre
des portions de terre et celui des hérédités seroit toujours le même. (Aris-
tote, Politique, liv. II, chap. xii. (M.)
3. Répubtique, liv. VUI. (M.) Lois, liv. XL
4. Cornélius Nepos, in prœfat, [Neque enim Cimoni fuit turp^, Athénien'
sium summo viro, sororem germanam habere in fnatrimonio, quippe
quum cives ejus eodem uterenlur instituto, At id quidem nostns moribus
nefas habetur]. Cet usage étoit des premiers temps. Aussi Abraham dit-il de
Sara : Elle est ma sœur, fille de mon père, et non de ma mère, [Genèse,
chap. xx]. Les mômes raisons avoieut fait établir une même loi chez diffé*
rcnts peuples. (M.)
47Ï DE L'ESPRIT DES LOIS.
de cette sœur, n'ayant pas d'enfants mâles, lui laissât sa
succession ; et que par conséquent son frère qui l'avoit
épousée, en eût deux.
Qu'on ne m'objecte pas ce que dit Philon\ que, quoi-
qu'à Athènes on épousât sa sœur consanguine, et non pas
sa sœur utérine, on pouvoit à Lacédémone épouser sa sœur
utérine, et non pas sa sœur consanguine. Car je trouve
dans Strabon', que quand à Lacédémone une sœur épou-
soît son frère, elle avoit pour sa dot la moitié de la por-
tion du frère. Il est clair que cette seconde loi étoit fsdte
pour prévenir les mauvaises suites de la première. Pour
empêcher que le bien de la famille de la sœur ne passât
dans celle du frère, on donnoit en dot à la sœur la moitié
du bien du frère.
Sénèque', parlant de Silanus qui avoit épousé sa sœur,
dit qu'à Athènes la permission étoit restreinte, et qu'elle
étoit générale àAlexandrie. Dans le gouvernement d'un seul,
il n'étoit guère question de maintenir le partage des biens.
Pour maintenir ce partage des terres dans la démo-
cratie, c'étoit une bonne loi que celle qui vouloit qu'un père
qui avoit plusieurs enfants en choisit un pour succéder à
sa portion*, et donnât les autres en adoption à quelqu'un
qui n'eût point d'enfants, afin que le nombre des citoyens
1. De specialibus legibus quœ pertinent adprœcepta DecalogL (M.)
2. Liv. X. (M.) Strabon parle, d*après Thistonea Éphore, des lois de
Crète et non de celles de Sparte.
3. Ath^nis dimidium licet,Alexandriœ totum. Sénèque, de morte Clau-
dit. (M.) — Sénôque, parlant de Silanus, dit simplement : Oro per quod
sororem, festivissimam omnium puellarum, quam omnes Venerem voca-
rent, maluit Junonem vocare. Cela ne signifie point que Sil&nus ait épousé
sa sœur, mais qu*on le soupçonnait d'inceste, et nous savons par Tacite
{Ann., XII, iv) que c'était là une calomnie inventée par Vitellius. Jamais à
Rome le mariage entre frères et sœurs n'a été permis.
4. Platon fait une pareille loi, liv. III des Lois, (M.)
LIVRE V, CHAP. V. 473
pût toujours se maintenir égal à celui des partages^
Phaléas de Ghalcédoine' avoit imaginé une façon de
rendre égales les fortunes dans une république où elles
ne Tétoient pas. 11 vouloit que les riches donnassent des
dots aux pauvres, et n'en reçussent pas; et que les pauvres
reçussent de l'argent pour leurs filles, et n'en donnassent pas.
Mais je ne sache point qu'aucune république se soit accom-
modée d'un règlement pareil. Il met les citoyens sous des
conditions, dont les différences sont si frappantes, qu ils
halroient cette égalité même que Ton chercheroit à intro-
duire. Il est bon quelquefois que les lois ne paroissent
pas aller si directement au but qu'elles se proposent.
Quoique, dans la démocratie, l'égalité réelle soit l'âme
de l'État, cependant elle est si difficile à établir, qu'une
exactitude extrême à cet égard ne conviendroit pas tou-
jours. Il suffit que l'on établisse un cens' qui réduise ou
fixe les différences à un certain point ; après quoi, c'est à
des lois particulières à égaliser, pour ainsi dire, les inéga-
lités, par les charges qu'elles imposent aux riches, et le
soulagement qu'elles accordent aux pauvres. Il n'y a que
les richesses médiocres qui puissent donner ou souffrir ces
sortes de compensations : car, pour les fortunes immodérées,
tout ce qu'on ne leur accorde pas de puissance et d'hon-
neur, elles le regardent comme une injure.
Toute inégalité dans la démocratie doit être tirée de
1. Est-ce qu'il n*y a pas plus d'enfants que de pères. (Helvétids.)
S. Aristote, Politique, liv. H, cbap. vu. (M.)
3. Solon fit quatre classes : la première, de ceux qui avoient cinq cents
mines de revenu, tant en grains qu'en fruits liquides; la seconde, de ceux
qui en avoient trois cents, et pouvoient entretenir un cheval ; la troisième,
de ceux qui n'en avoient que deux cents ; la quatrième, de tous ceux qui
vi voient de leurs bra?. Plutarque, Vie de Solon, (H.)
474 DE L'ESPRIT DES LOIS.
la nature de la démocratie et du principe même de Féga-
lité. Par exemple, on y peut craindre que des gens qui
auroient besoin d'un travail continuel pour vivre, ne fus-
sent trop appauvris par une magistrature, ou qu'ils n'en
négligeassent les fonctions ; que des artisans ne s'enor-
gueillissent ; que des affranchis trop nombreux ne devinssent
plus puissants que les anciens citoyens. Dans ces cas l'é-
galité entre les citoyens * peut être ôtée dans la démocra-
tie pour l'utilité de la démocratie. Mais ce n'est qu'une
égalité apparente que l'on ôte : car un homme ruiné par
une magistrature, seroit dans une pire condition que les
autres citoyens; et ce même homme, qui seroit obligé d'en
négliger les fonctions, mettroit les autres citoyens dans
une condition pire que la sienne ; et ainsi du reste.
1. So'on exclut des charges tous ceux du quatrième cens. (M.) Plutarque,
Vie de Solon, c. xi .
CHAPITRE VI.
GOMMENT LES LOIS DOIVENT ENTRETENIR LA FRUGALITE
DANS LA DÉMOCRATIE.
Il ne suffit pas, dans une bonne démocratie, que les
portions de terre soient égales; il faut qu'elles soient
petites, comme chez les Romains. « A Dieu ne plaise,
disoit Curius à ses soldats S qu'un citoyen estime peu de
terre, ce qui est suffisant pour nourrir un homme. »
Comme l'égalité des fortunes entretient la frugalité,
la frugalité maintient l'égalité des fortunes. Ces choses,
quoique différentes, sont telles qu'elles ne peuvent
subsister Tune sans l'autre; chacune d'elles est la cause
et l'effet ; si l'une se retire de la démocratie, l'autre la suit
toujours.
11 est vrai que, lorsque la démocratie est fondée sur
le commerce, il peut fort bien arriver que des particuliers
y aient de grandes richesses, et que les mœurs n'y soient
pas corrompues. C'est que l'esprit de commerce entraîne
avec soi celui de frugalité, d'économie, de modération, de
travail, de sagesse, de tranquillité, d'ordre et de règle.
Ainsi, tandis que cet esprit subsiste, les richesses qu'il
produit n'ont aucun mauvais effet. Le mal arrive, lorsque
i. Us demandoient une plus grande portion de la terre conquise. Plu-
tarque, OEuvres morales, Dits notables des anciens rois et capitaines. (M.)
476 DE L'ESPRIT DES LOIS.
l'excès des richesses détruit cet esprit de commerce ; on
voit tout à coup naître les désordres de l'inégalité, qui ne
s'étoient pas encore fait sentir*.
Pour maintenir l'esprit de commerce, il faut que les
principaux citoyens le fassent eux-mêmes; que cet esprit
règne seul, et ne soit point croisé par un autre; que toutes
les lois le favorisent ; que ces mêmes lois, par leurs dispo-
sitions, divisant les fortunes à mesure que le commerce
les grossit, mettent chaque citoyen pauvre dans une assez
grande aisance, pour pouvoir travailler comme les autres;
et chaque citoyen riche dans une telle médiocrité, qu'il
ait besoin de son travail pour conserver ou pour acquérir.
C'est une très-bonne loi, dans une république com-
merçante, que celle qui donne à tous les. enfants une
portion égale dans la succession des pères*. Il se trouve
par là que, quelque fortune que le père ait faite, ses
enfants, toujours moins riches que lui, sont portés à fuir
le luxe, et à travailler comme lui. Je ne parle que des répu-
bliques commerçantes; car, pour celles qui ne le sont pas,
le législateur a bien d'autres règlements à faire'.
Il y avoit dans la Grèce deux sortes de républiques : les
unes étoient militaires, comme Lacédémone; d'autres
étoient commerçantes, comme Athènes. Dans les unes on
vouloit que les citoyens fussent oisifs ; dans les autres on
1. Parce qae dans ce cas Texcès des richesses change rémulaUoii de se
surpasser en affaires en une émulation de se surpasser de condition. Les
emplois ne sont plus considérés comme des charges onéreuses, mais comme
des moyens qui peuvent nous élever à des distinctions. On commence par
mépriser le peuple, et on finit pas mépriser le commerçant. Voilà l'inéga-
lité. (LuzAC.)
2. Inf., ch. VIII.
3. On y doit borner beaucoup les dots des femmes. (M.) Plutarquc, Vie
de Solon, c. xiii.
LIVRE V, CHAP. VI. 477
cherchoit à donner de l'amour pour le travail. Solon fit un
crime de l'oisiveté, et voulut que chaque citoyen rendît
compte de la manière dont il gagnoit sa vie*. En effet, dans
une bonne démocratie où l'on ne doit dépenser que pour
le nécessaire, chacun doit l'avoir; car de qui le recevroit-
onî
1 Comment chaque Athénien étoit-il obligé de rendre compte de la
manière dont il gagnoit sa vie, si les républiques grecques ne vouloicnt pas
que leurs citoyens s*appliquassent au commerce, à Tagriculturc ni aux
arts?(GROSLBy.)
m U
CHAPITRE VII.
AUTRES MOYENS DE FAVORISER LE PRINCIPE
DE LA DÉMOCRATIE.
On ne peut pas établir un partage égal des teiTes
dans toutes les démocraties ^ Il y a des circonstances où
un tel arrangement seroit impraticable, dangereux, et
choqueroit même la constitution. On n'est pas toujours
obligé de prendre les voies extrêmes. Si Ton voit, dans
une démocratie, que ce partage, qui doit maintenir les
mœurs, n'y convienne pas, il faut avoir recours à d'autres
moyens.
Si l'on établit un corps fixe qui soit par lui-même
la règle des mœurs, un sénat où Tâge, la vertu, la
gravité, les services donnent entrée; les sénateurs, exposés
à la vue du peuple comme les simulacres des dieux, inspi-
reront des sentiments qui seront portés dans le sein de
toutes les familles.
Il faut surtout que ce sénat s'attache aux institutions
anciennes, et fasse en sorte que le peuple et les magistrats
ne s'en départent jamais.
Il y a beaucoup à gagner, en fait de mœurs, à garder
les coutumes anciennes. Comme les peuples corrompus
font rarement de grandes choses, qu'ils n'ont guère établi
1. Pas plus que fixer exactement la môme population. (HEiAéTius.)
LIVRE V, CHAP. VII. 479
de sociétés, fondé de villes, donné de lois^; et qu'au con-
traire ceux qui avoient des mœurs simples et austères ont
fait la plupart des établissements ; rappeler les hommes
aux maximes anciennes, c'est ordinairement les ramener à
la vertu.
De plus, s'il y a eu quelque révolution, et que Ton ait
donné à TÉiat une forme nouvelle, cela n'a guère pu se
faire qu'avec des peines et des travaux infinis, et rarement
avec l'oisiveté et des mœurs corrompues. Ceux même qui
ont fait la révolution ont voulu la faire goûter, et ils
n'ont guère pu y réussir que par de bonnes lois. Les
institutions anciennes sont donc ordinairement des correc-
tions, et les nouvelles, des abus. Dans le cours d'un long
gouvernement, on va au mal par une pente insensible, et
on ne remonte au bien que par un effort.
On a douté si les membres du sénat dont nous parlons,
doivent être à vie, ou choisis pour un temps. Sans doute
qu'ils doivent être choisis pour la vie, comme cela se
pratiquoit à Rome', à Lacédémone*, et à Athènes même.
Car il ne faut pas confondre ce qu'on appeloit le sénat à
Athènes, qui étoit un corps qui changeoit tous les trois
mois, avec l'Aréopage, dont les membres éloient établis
pour la vie, comme des modèles perpétuels.
Maxime générale. Dans un sénat fait pour être la
règle, et, pour ainsi dire, le dépôt des mœurs, les
sénateurs doivent être élus pour la vie. Dans un sénat
1. A. B. Donné des lois.
2. Les magistrats y étoicnt annuels, et les sénateurs pour la vie. (M.)
3. Lycurgue, dit Xénophon, De republ. Lacedœm., cap. x, S ^ et 2,
voulut « qu*on élût les sénateurs parmi les vieillards, pour qu'ils ne se
négligeassent pas même à la fin de la vie ; et en les établissant Juges du
courage des jeunes gens, il a rendu la vieillesse de ceux-là plus honorable
que la force de ceux-ci. » (M.)
480 D£ L'ESPRIT DES LOIS.
fait pour préparer les affaires, les sénateurs peuvent
changer.
L'esprit, dit Aristote, vieillit comme le corps ^ Cette
réflexion n'est bonne qu'à l'égard d'un magistrat unique,
et ne peut être appliquée à une assemblée de sénateurs.
Outre l'Aréopage, il y avoit à Athènes des gardiens des
mœurs et des gardiens des Iois^ A Lacédémone, tous les
vieillards étoient censeurs. A Rome, deux magistrats parti-
culiers avoient la censure. Comme le sénat veille sur le
peuple, il faut que des censeurs aient les yeux sur le peuple
et sur le sénat. Il faut qu'ils rétablissent dans la république
tout ce qui a été corrompu, qu'ils notent la tiédeur, jugent
les négligences, et corrigent les fautes, comme les lois
punissent les crimes.
La loi romaine qui vouloit que l'accusation de l'adultère
fût publiques étoit admirable pour maintenir la pureté des
mœurs ; elle intimidoit les femmes, elle intimidoit aussi
ceux qui dévoient veiller sur elles*.
Rien ne maintient plus les mœurs qu'une extrême
subordination des jeunes gens envers les vieillards. Les
uns et les autres seront contenus, ceux-là par le respect
qu'ils auront pour les vieillards, et ceux-ci par le respect
qu'ils auront pour eux-mêmes.
Rien ne donne plus de force aux lois, que la subordi-
nation extrême des citoyens aux magistrats. « La grande
différence que Lycurgue a mise entre Lacédémone et les
autres cités, dit Xénophon^ consiste en ce qu'il a surtout
1. Politique, liv. II, c. ix.
2. L* Aréopage lui-même étoit soumis à la censure. (M.)
3. C'est-à-dire permise à tout le monde.
4. Inf., VII, X.
5. République de Lacédémone, cliap. viii. (M.)
LIVRE \% CHAP. VII. 484
fait que les citoyens obéissent aux lois; ils courent lorsque
le magistrat les appelle. Mais, à Athènes, un homme
riche seroit au désespoir que Ton crût qu'il dépendit du
magistrat. »
L'autorité paternelle est encore très-utile pour main-
tenir les mœurs. Nous avons déjà dit que, dans une répu-
blique, il n'y a pas une force si réprimante, que dans les
autres gouvernements. Il faut donc que les lois cherchent
à y suppléer : elles le font par l'autorité paternelle.
A Rome, les pères avoient droit de vie et de mort sur
leurs enfants*. A Lacédémone, chaque père avoit droit de
corriger l'enfant d'un autre.
La puissance paternelle se perdit à Rome avec la répu-
blique. Dans les monarchies, où l'on n'a que faire de
mœurs si pures, on veut que chacun vive sous la puis-
sance des magistrats.
Les lois de Rome, qui avoient accoutumé les jeunes
gens à la dépendance, établirent une longue minorité.
Peut-être avons-nous eu tort de prendre cet usage : dans
une monarchie on n'a pas besoin de tant de contrainte '.
Cette même subordination dans la république, y pour-
roit demander que le père restât, pendant sa vie, le maître
des biens de ses enfants, comme il fut réglé à Rome. Mais
cela n'est pas de l'esprit de la monarchie '•
1. On peut voir dans l'histoire romaine avec quel avantage pour la
république on se servit de cette puissance. Je ne parlerai que du temps de
la plus grande corruption. Aulus Fulvius s'étoit mis en chemin pour aller
trouver Catilina; son père le rappela et le fit mourir. Salluste, de bello
CoUil., cap. XXXIX. Plusieurs autres citoyens firent de même. Dion,
liv. XXXVII, ch. xxxvi. (M.)
2. Dans le midi de la France la minorité durait juBqu*à vingt-cinq ans
3. Lettres persanes, CXXIX.
CHAPITRE VIII.
COMMENT LES LOIS DOIVENT SB RAPPORTER AU PRINCIPE
DU GOUVERNEMENT DANS l'a RISTOCRATI E .
Si, dans raristocratie, le peuple est vertueux, on y
jouira à peu près du bonheur du gouvernement populaire,
et l'État deviendra puissant. Mais, comme il est rare que là
où les fortunes des hommes sont si inégales, il y ait beau-
coup de vertu, il faut que les lois tendent à donner, autant
qu elles peuvent, un esprit de modération, et cherchent
à rétablir cette égalité que la constitution de TÉtat ôte
nécessairement.
L'esprit de modération est ce qu'on appelle la vertu
dans r aristocratie; il y lient la place de l'esprit d'égalité
dans l'État populaire.
Si le faste et la splendeur qui environnent les rois font
une partie de leur puissance, la modestie et la simplicité
des manières font la force des nobles aristocratiques*.
Quand ils n'affectent aucune distinction, quand ils se con-
fondent avec le peuple, quand ils sont vêtus comme lui.
1 De nos jours, les Vénitiens, qui, à bien des égards, se sont conduits
très-sagement, décidèrent, sur une dispute entre un noble Vénitien et un
gentilhomme de terre Terme, pour une préséance dans une éi;lise, que, hors
de Venise, un noble Vénitien n*avoit point de prééminence sur un autre
citoyen. (M.)
LIVRE V, CHAP. VIII. 483
quand ils lui font partager tous leurs plaisirs, il oublie sa
foiblesse.
Chaque gouvernement a sa nature et son principe. Il
ne faut donc pas que l'aristocratie prenne la nature et le
principe de la monarchie ; ce qui arriveroit, si les nobles
avoient quelques prérogatives personnelles et particulières,
distinctes de celles de leur corps. Les privilèges doivent être
pour le sénat, et le simple respect pour les sénateurs.
Il y a deux sources principales de désordres dans les
Étals aristocratiques : mnégalité extrême entre ceux qui
gouvernent et ceux qui sont gouvernés ; et la même iné-
galité entre les différents membres du corps qui gouverne.
De ces deux inégalités résultent des haines et des jalousies
que les lois doivent prévenir ou arrêter.
La première inégalité se trouve principalement lorsque
les privilèges des principaux ne sont honorables que parce
qu'ils sont honteux au peuple. Telle fut à Rome la loi qui
défendoît aux patriciens de s'unir par mariage aux plé-
béiens* ; ce qui n'avoit d'autre effet que de rendre, d'un
côté, les patriciens plus superbes, et de l'autre plus odieux.
Il faut voir les avantages qu'en tirèrent les tribuns dans
leurs harangues *.
Cette inégalité se trouvera encore, si la condition des
citoyens est différente par rapport aux subsides; ce qui
arrive de quatre manières : lorsque les nobles se donnent
le privilège de n'en point payer; lorsqu'ils font des fraudes
pour s'en exempter'; lorsqu'ils les appellent à eux, sous
1. Elle fut mise par les décemvirs dans les deux dernières tables. Voyez
Denys d^Halicarnasse, liv. X. (M.)
2. Cette dernière phrase n*est pas dans la première édition.
3. Comme dans quelques aristocraties de nos Jours. Rien n'afToiblit tant
lltat. (M.)
484 DE L'ESPRIT DES LOIS.
prétexte de rétributions ou d'appointements pour les em-
plois qu'ils exercent ; enfin quand ils rendent le peuple
tributaire, et se partagent les impôts qu'ils lèvent sur lui.
Ce dernier cas est rare; une aristocratie, en cas pareil, est
le plus dur de tous les gouvernements.
Pendant que Rome inclina vers l'aristocratie, elle évita
très-bien ces inconvénients. Les magistrats ne tiroient
jamais d'appointements de leur magistrature. Les prin-
cipaux de la République furent taxés comme les au-
tres ; ils le furent même plus ; et quelquefois ils le furent
seuls. Enfin, bien loin de se partager les revenus de
l'État, tout ce qu'ils purent tirer du trésor public, tout
ce que la fortune leur envoya de richesses, ils le dis-
tribuèrent au peuple * pour se faire pardonner leurs
honneurs ".
C'est une maxime fondamentale, qu'autant que les
distributions faites au peuple ont de pernicieux effets dans
la démocratie, autant en ont-elles de bons dans le gouver-
nement aristocratique. Les premières font perdre Fesprit
de citoyen, les autres y ramènent.
Si Ton ne distribue point les revenus au peuple, il faut
lui faire voir qu'ils sont bien administrés : les lui montrer,
c'est, en quelque manière, l'en faire jouir. Cette chaîne
d'or que l'on tendoit à Venise, les richesses que l'on portoit
à Rome dans les triomphes, les trésors que l'on gardoit
dans le temple de Saturne, étoient véritablement les ri-
chesses du peuple.
11 est surtout essentiel, dans l'aristocratie, que les
i. En tout rargent est funeste quand il n'est pas le prix du travail.
(Helvétius.)
2. Voyez dans Strabon, liv. XIV, comment les Rhodiens se conduisirent
à cet égard. (M.)
LIVRE V, CHAP. VIII. 485
nobles ne lèvent pas les tributs. Le premier ordre de l'État
ne s'en mëloit point à Rome; on en chargea le second, et
cela même eut dans la suite de grands inconvénients. Dans
une aristocratie où les nobles lèveroient les tributs, tous
les particuliers seroient à la discrétion des gens d'affaires ;
il n'y auroit point de tribunal supérieur qui les corrigeât.
Ceux d'entre eux préposés pour ôter les abus, aimeroient
mieux jouir des abus. Les nobles seroient comme les princes
des États despotiques, qui confisquent les biens de qui il
leur platt.
Bientôt les profits qu'on y feroit seroient regardés
comme un patrimoine, que l'avarice étendroit à sa fantaisie.
On feroit tomber les fermes \ on réduiroit à rien les revenus
publics. C'est par là que quelques États, sans avoir reçu
d'échec qu'on puisse remarquer, tombent dans une foi-
blesse dont les voisins sont surpris, et qui étonne les ci-
toyens même*.
Il faut que les lois leur défendent aussi le commerce :
des marchands si accrédités feroient toutes sortes de mo-
nopoles. Le commerce est la profession des gens égaux ;
et, parmi les États despotiques, les plus misérables sont
ceux où le prince est marchand.
Les lois de Venise' défendent aux nobles le commerce
qui pourroit leur donner, même innocemment, des richesses
exorbitantes.
Les lois doivent employer les moyens les plus efficaces
pour que les nobles rendent justice au peuple. Si elles
1. A. B. On baisseroit les fermes, etc.
2. Kst-ce une allusion à Venise ou à Gênes?
3. Amelot de la Houssaye, Du gouvernement de Venise, partie III. La loi
Claudia défendoit aux sénateurs d'avoir en mer aucun vaisseau qui tint
plus de quarante muids. Tite-Live, liv. XXI, c. lxiii. (M.)
186 DE L'ESPRIT DES LOIS.
n'ont point établi un tribun*, il faut qu'elles soient un
tribun elles-mêmes.
Toute sorte d'asile contre l'exécution des lois perd
l'aristocratie ; et la tyrannie en est tout près *.
Elles doivent mortifier, dans tous les temps, l'orgueil
de la domination. Il faut qu'il y ait, pour un temps ou
pour toujours, un magistrat qui fasse trembler les nobles,
comme les éphores à Lacédémone, et les inquisiteurs d'État
à Venise, magistratures qui ne sont soumises à aucunes
formalités. Ce gouvernement a besoin de ressorts bien
violents. Une bouche de pierre' s'ouvre à tout délateur à
Venise; vous diriez que c'est celle de la tyrannie.
Ces magistratures tyrannîques dans l'aristocratie ont
du rapport à la censure de la démocratie, qui, par sa
nature, n'est pas moins indépendante*. En effet, les cen-
seurs ne doivent point être recherchés sur les choses qu'ils
ont faites pendant leur censure; il faut leur donner de la
confiance, jamais du découragement. Les Romains étoient
admirables ; on pouvoît faire rendre à tous les magis-
trats'^ raison de leur conduite, excepté aux censeurs®.
Deux choses sont pernicieuses dans l'aristocratie : la
pauvreté extrême des nobles, et leurs richesses exorbitantes.
Pour prévenir leur pauvreté, il faut surtout les obliger de
1. A B. Si elles n*ont point un tribun, etc.
2. A. B. En est tout auprès.
3. Les délateurs y jettent leurs billets. ( M.)
i. Leur censure est secrète; celle des Romains étoit publique. (Hcl\é-
TIOS.)
5. Voyez Tite-Live, liv. XLIX. Un censeur ne pouvoit pas même ôtrc
troublé par un censeur : chacun faisoit sa note sans prendre Tavis de son
collègue, et quand on fit autrement, la censure fut, pour ainsi dire, ren-
versée. (M.) Conf., Cicéron, pro Cltientio, cbap. XLir, xuii.
6. A Athènes, les légistes, qui faisoient rendre compte à tous les magis-
trats, ne rendoicnt point compte eux-mêmes. (M.)
LIVRE V, CHAP. VIII. 187
bonne heure à payer leurs dettes. Pour modérer leurs
richesses, il faut des dispositions sages et insensibles; non
pas des confiscations, des lois agraires, des abolitions de
dettes S qui font des maux infinis.
Les lois doivent ôter le droit d'ainesse entre le^
nobles*, afin que, par le partage continuel des successions,
les fortunes se remettent toujours dans l'égalité.
11 ne faut point de substitutions, de retraits lignagers,
de majorats, d'adoptions. Tous les moyens inventés pour
perpétuer la grandeur des familles dans les États monar-
chiques, ne sauroient être d'usage dans l'aristocratie'.
Quand les lois ont égalisé les familles, il leur reste à
maintenir l'union entre elles. Les différends des nobles
doivent être promptement décidés ; sans cela, les contesta-
tions entre les personnes deviennent des contestations
entre les familles. Des arbitres peuvent terminer les procès,
ou les empêcher de naître.
Enfin, il ne faut point que les lois favorisent les distinc-
tions que la vanité met entre les familles, sous prétexte
qu'elles sont plus nobles ou plus anciennes; cela doit être
mis au rang des petitesses des particuliers.
On n'a qu'à jeter les yeux sur Lacédémone; on verra
comment les éphores surent mortifier les foiblesses des
rois, celles des grands et celles du peuple.
1. A. Ni des lois agraires, ni des abolitions de dettes, qui, etc.
2. Cela est ainsi établi à Venise. Amolot de la Houssaye,p.30 et 31. (M.)
3. 11 semble que l'objet de quelques aristocraties soit moins de mainie-
nir rÉtat, que ce qu^elles appellent leur Noblesse. (M.)
CHAPITRE IX.
COMMENT LES LOIS SONT RELATIVES A LEUR PRINCIPE
DANS LA MONARCHIE.
L'honneur étant le principe de ce gouvernement, les
lois doivent s'y rapporter.
Il faut qu'elles y travaillent à soutenir cette Noblesse,
dont rhonneur est, pour ainsi dire, l'enfant et le père.
Il faut qu'elles la rendent héréditaire, non pas pour
être le terme entre le pouvoir du prince et la foiblesse du
peuple, mais le lien de tous les deux^
Les substitutions, qui conservent les biens dans les
familles, seront très-utiles dans ce gouvernement, quoi-
qu'elles ne conviennent pas dans les autres.
Le retrait lignager rendra aux familles nobles les terres
que la prodigalité d'un parent aura aliénées.
Les terres nobles auront des privilèges, comme les
personnes. On ne peut pas séparer la dignité du monarque
de celle du royaume ; on ne peut guère séparer non plus
la dignité du noble de celle de son fief.
1. Jamais en France la Noblesse n*a protégé la foiblesse du peaple.
C*est la royauté qui a pris ce rôle et qui s*est servi des communes pour
abaisser les Grands. Montesquieu est aveuglé par ses préjugés. Il dit ce
que la Noblesse aurait pu et dû faire; mais ce qu*elle n*a point fait. Dès
lors à quoi bon ces privilèges qui n'ont fait qu^encourager Torgneil et la
paresse 7
LIVRE V, CHAP. IX. 489
Toutes ces prérogatives seront particulières à la No-
blesse, et ne passeront point au peuple, si Ton ne veut
choquer le principe du gouvernement, si Ton ne veut
diminuer la force de la Noblesse et celle du peuple.
Les substitutions gênent le commerce; le retrait ligna-
ger fait une infmité de procès nécessaires; et tous les fonds
du royaume vendus sont au moins, en quelque façon,
sans maître pendant un an*. Des prérogatives attachées
à des fiefs donnent un pouvoir très à charge à ceux
qui les souffrent. Ce sont des inconvénients particuliers
de la Noblesse, qui disparoissent devant l'utilité générale
qu'elle procure*. Mais quand on les communique au
peuple, on choque inutilement tous les principes*.
On peut, dans les monarchies, permettre de laisser la
plus grande partie de ses biens à un de ses enfants; cette
permission n'est même bonne que là *.
Il faut que les lois favorisent tout le commerce* que la
constitution de ce gouvernement peut donner; afin que les
sujets puissent, sans périr, satisfaire aux besoins toujours
renaissants du prince et de sa cour.
Il faut qu'elle mettent un certain ordre dans la manière
1. On avait ua an et un jour pour exercer le retrait lignager.
2. Quelle a jamais été en France cette utilité générale?
3. Le principe, que je n'entends pas dérendre, était que la noblesse
tenait à la terre autant qu'à la personne. Une fois les roturiers admis à
acquérir des terres nobles, il était naturel qu'ils possédassent les privilèges
de la noblesse en ce qui touchait les terres possédées.
4. Pour rendre Talné un mauvais sujet, et les cadets des aventuriers.
(Helvétius.)
5. Elle ne le permet qu'au peuple. Voyez la loi troisième, au Code, D$
comm. et merccUaribus, qui est pleine de bon sens. (H.) — En d'autres
termes : il n'est pas de commerce qu'on ne puisse faire dans une monar-
chie ; mais il est certaines classes privilégiées auxquelles il faut interdire
le commerce et l'industrie. Ce fut là une des erreurs de l'ancien régime et
la cause de préjugés qui ne sont pas entièrement effacés dans notre pays.
490 DE L'ESPRIT DES LOIS.
de lever les tributs, afin qu'elle ne soit pas plus pesante
que les charges même.
La pesanteur des charges produit d'abord le travail ;
le travail, l'accablement; Taccablement, l'esprit de pa-
resse*.
1. V. inf. le chapitre : Dis dettes publiques, XXO, x\ii.
CHAPITRE X.
DE LA PROMPTITUDE DE L EXECUTION
DANS LA MONARCHIE.
Le gouvernement monarchique a un grand avantage
sur le républicain : les affaires étant menées par un seul,
il y a plus de promptitude dans l'exécution. Mais, comme
cette promptitude pourroit dégénérer en rapidité, les lois y
mettront une certaine lenteur. Elles ne doivent pas seule-
ment favoriser la nature de chaque constitution, mais
encore remédier aux abus qui pourroient résulter de cette
même nature.
Le cardinal de Richelieu* veut que Ton évite, dans
les monarchies, les épines des compagnies, qui forment
des difficultés sur tout *. Quand cet homme n'auroit pas eu
le despotisme dans le cœur, il l'auroit eu dans la tête.
Les corps qui ont le dépôt des lois' n'obéissent jamais
mieux que quand ils vont à pas tardifs, et qu'ils apportent,
dans les affaires du prince, cette réflexion qu'on ne peut
guère attendre du défaut de lumières de la cour sur les lois
de l'État, ni de la précipitation de ses Conseils*.
1. Testament politique. (M.)
2. Lettres persanes, CXL.
3. Les Parlements, la Cour dos comptes, etc.
4. Barbaris cunctalio servilis; statim exequi regium videlur. Tacite,
Annal., liv. V, chap. xxxii. (M.) Sup. II, iv.
492 DE L'ESPRIT DES LOIS.
Que seroit devenue la plus belle monarchie du monde',
si les magistrats, par leurs lenteurs, par leurs plaintes,
par leurs prières, n'avoient arrêté le cours des vertus
même de ses rois, lorsque ces monarques, ne consultant
que leur grande âme, auroient voulu récompenser sans
mesure des services rendus avec un courage et une fidé-
lité aussi sans mesure'?
1 . La monarchie française.
2. Lettres persanes, CXXIV.
CHAPITRE XI.
DE L EXCELLENCE
DU GOUVERNEMENT MONARCHIQUE ^
Le gouvernement monarchique a un grand avantage
sur le despotique. Comme il est de sa nature qu'il y ait
sous le prince plusieurs ordres qui tiennent à la constitu-
tion, rÉtat est plus fixe, la constitution plus inébranlable,
la personne de ceux qui gouvernent plus assurée.
Cicéron' croit que rétablissement des tribuns de Rome
fut le salut de la république. « En effet, dit-il, la force du
peuple qui n'a point de chef, est plus terrible. Un chef
sent que l'affaire roule sur lui, il y pense ; mais le peuple,
dans son impétuosité, ne connolt point le péril où il se
jette. » On peut appliquer cette réflexion à un État despo-
tique, qui est un peuple sans tribuns ; et à une monarchie,
où le peuple a, en quelque façon, des tribuns*.
En effet, on voit partout que, dans les mouvements du
gouvernement despotique, le peuple, mené par lui-même,
1. Daus ce chapitre il n'est question que de la monarchie française.
2. Liy. ni des lois, chap. x. Nimia potestas est iribunorum plebis? —
— Quis negat? Sed vis populi muUo sœvior multoque vehemenlior,
quœ, ducem quod habet, interdum lenior est quam si nullum haberet. ùux
enim suo se periculo progredi cogitât; populi impetus periculi notionem
sui non habet. (M.) ^ Le secret du gouvernement parlementaire est dans
cette vérité d'observation que défend Cicéron.
3. Ces tribuns, dans la monarchie française, étaient les Parlements,
plus remuants que redoutables.
m. 43
494 DE L'ESPRIT DES LOIS.
porte toujours les choses aussi loin qu'elles peuvent aller;
tous les désordres qu'il commet sont extrêmes ; au lieu
que, dans les monarchies, les choses sont très-rarement
portées à l'excès. Les chefs craignent pour eux-mêmes ; ils
ont peur d'être abandonnés; les puissances intermédiaires
dépendantes ^ ne veulent pas que le peuple prenne trop le
dessus. Il est rare que les ordres de l'État soient entière-
ment corrompus. Le prince tient à ces ordres : et les sédi-
tieux, qui n'ont ni la volonté ni l'espérance de renverser
l'État, ne peuvent ni ne veulent renverser le prince.
Dans ces circonstances, les gens qui ont de la sagesse
et de l'autorité s'entremettent ; on prend des tempéra-
ments, on s'arrange, on se corrige ; les lois reprennent leur
vigueur et se font écouter.
Aussi toutes nos histoires sont- elles pleines de guerres
civiles sans révolutions; celles des États despotiques sont
pleines de révolutions sans guerres civiles.
Ce X qui ont écrit l'histoire des guerres civiles de
quelques États, ceux même qui les ont fomentées, prouvent
assez combien l'autorité que les princes laissent à de
certains ordres pour leur service, leur doit être peu sus-
pecte; puisque, dans l'égarement même', ils ne soupi-
roient qu'après les lois et leur devoir, et retardoient la
fougue et l'impétuosité des factieux plus qu'ils ne pou-
voient la servir*.
1. Voyez ci-dessus la première note du livre II, chap. iv. (M.) — U est
certain que lo Parlement se servait fort habilement des souffrances, des
plaintes, des droits populaires pour forcer la cour à lui céder ; mais il ne
Aiisait guère cause commune avec le peuple, pour lequel il avait plus de
dédain que de respect.
2. A. B. Dans leur égarement même, ils, etc.
3. Mémoires du cardinal de Retz et autres histoires. (IL) U s*agit id du
parlement de Paris.
LIVRE V, CHAP. XI. 495
Le cardinal de Richelieu, pensant peut-être qu'il avoit
trop avili les ordres de TÉtat, a recours, pour le soutenir,
aux vertus du prince et de ses ministres' ; et il exige d'eux
tant de choses, qu'en vérité il n'y a qu'un ange qui puisse
avoir tant d'attention, tant de lumières, tant de fermeté»
tant de connoissances ; et on peut à peine se flatter que,
d'ici à la dissolution des monarchies, il puisse y avoir
un prince et des ministres pareils.
Comme les peuples qui vivent sous une bonne police
sont plus heureux que ceux qui, sans règle et sans chefs»
errent dans les forêts ; aussi les monarques qui vivent sous
les lois fondamentales de leur État S sont-ils plus heureux
que les princes despotiques, qui n'ont rien qui puisse régler
le cœur de leurs peuples, ni le leur.
i. Testament politique. (M.)
2. Pour Montesquieu les lois fondamentales de la monarchie française
sont avant tout les privilèges du clergé, de la noblesse et da Parlement*
Sup., U, IV.
CHAPITRE XII.
CONTINUATION DU MEHE SUJET.
Qu'on n'aille point chercher de la magnanimité dans
les États despotiques ; le prince n'y donneroit point uae
grandeur qu'il n'a pas lui-même : chez lui, il n'y a pas de
gloire.
C'est dans les monarchies que Ton verra autour du
prince les sujets recevoir ses rayons ; c'est là que chacun,
tenant, pour ainsi dire, un plus grand espace, peut exer-
cer ces vertus qui donnent à l'âme, non pas de l'indépen-
dance, mais de la grandeur.
CHAPITRE XIII.
IDEE DU DESPOTISME.
Quand les sauvages de la Louisiane veulent avoir du
fruit, ils coupent Tarbre au pied, et cueillent le fruit*.
Voilà le gouvernement despotique ••
1. Lettres édif,, recueil II, p. 315. (M.) Lettre du P. Marest.
2. Ce chapitre est court ; c'est un ancien proverbe espagnol. Le sage roi
Alphonse VI disait : Élague sans abattre. Cela est plus court encore. C'est
ce que Saavcdra répète dans ses méditations politiques. (Poda, no corta.)
C'est ce que don Ustariz, véritable homme d'État, ne cesse de recomman-
der dans sa Théorie pratique du commerce. « Le laboureur, quand il a
besoin de bois, coupe une branche, et non pas le pied de Tarbre. » (Vol-
TAIRR.)
CHAPITRE XIV.
COMUENT LES LOIS SONT RELATIVES AU PRINCIPE
DÛ GOUVERNEMENT DESPOTIQUE.
Le gouvernement despotique a pour principe la crainte :
mais à des peuples timides, ignorants, abattus, il ne faut
pas beaucoup de lois.
Tout y doit rouler sur deux ou trois idées ; il n'en faut
donc pas de nouvelles. Quand vous instruisez une bête,
vpus vous donnez bien de garde de lui faire changer de
maître, de leçon et d'allure; vous frappez son cerveau par
deux ou trois mouvements, et pas davantage.
Lorsque le prince est enfermé, il ne peut sortir du
séjour de la volupté sans désoler tous ceux qui l'y re-
tiennent. Ils ne peuvent souffrir que sa personne et son
pouvoir passent en d'autres mains*. Il fait donc rarement
la guerre en personne, et il n'ose guère la faire par ses
lieutenants.
Un prince pareil, accoutumé dans son palais à ne trouver
aucune résistance, s'indigne de celle qu'on lui fait les
armes à la main ; il est donc ordinairement conduit par la
colère ou par la vengeance. D'ailleurs il ne peut avoir
d'idée de la vraie gloire. Les guerres doivent donc s'y
i. Chardin, Voyage de Perse, Description du gouvernement, ch. ïs\
LIVRE V, CHAP. XIV. 499
faire dans toute leur fureur naturelle, et le droit des gens
y avoir moins d'étendue qu'ailleurs.
Un tel prince a tant de défauts qu'il faudroit craindre
d'exposer au grand jour sa stupidité naturelle. Il est caché,
et l'on ignore l'état où il se trouve. Par bonheur, les
hommes sont tels dans ce pays, qu'ils n'ont besoin que
d'un nom qui les gouverne.
Charles XII, étant à Bender*, trouvant quelque résis-
tance dans le sénat de Suède, écrivit qu'il leur enverroit
une de ses bottes pour commander. Cette botte auroit com-
mandé* comme un roi despotique.
Si le prince est prisonnier, il est censé être mort, et un
autre monte sur le trône. Les traités que fait le prisonnier
sont nuls; son successeur ne les ratifieroit pas. En effet,
comme il est les lois', l'État et le prince, et que sitôt
qu'il n'est plus le prince, il n'est rien; s'il n'étoit pas
censé mort, l'État seroit détruit.
Une des choses qui détermina le plus les Turcs à faire
leur paix séparée avec Pierre I*% fut que les Moscovites
dirent au vizir qu'en Suède on avoit mis un autre roi sur
le trône*.
La conservation de l'État n'est que la conservation du
prince, ou plutôt du palais où il est enfermé. Tout ce qui
ne menace pas directement ce palais ou la ville capitale, ne
fait point d'impression sur des esprits ignorants, orgueilleux
et prévenus ; et, quant à l'enchaînement des événements,
ils ne peuvent le suivre, le prévoir, y penser même. La
1. Charles MI n'éuit pas alors à Bender, mais à Démotica. (Dupin.)
3. A. B. Cette botte aurait gouverné, etc.
3. A. Cominc il est la loi, l'État, etc.
4. Suite de PuflTendorf, Histoire universelle, au traité de la Suède, ch.x.
(M.)
200 DE L'ESPRIT .DES LOIS.
politique, ses ressorts et ses lois y doivent être bor-
nées; et le gouvernement politique y est aussi simple
que le gouvernement civil*.
Tout se réduit à concilier le gouvernement politique et
civil avec le gouvernement domestique, les officiers de l'État
avec ceux du sérail.
Un pareil État sera dans la meilleure situation, lorsqu'il
pourra se regarder comme seul dans le monde ; qu'il sera
environné de déserts, et séparé des peuples qu'il appellera
barbares*. Ne pouvant compter sur la milice, il sera bon
qu'il détruise une partie de lui-même.
Comme le principe du gouvernement despotique est la
crainte, le but en est la tranquillité ; mais ce n'est point
une paix, c'est le silence de ces villes que l'ennemi est
près d'occuper.
La force n'étant pas dans l'État, mais dans l'armée qui
l'a fondé, il faudroit,pour défendre l'État, conserver cette
armée; mais elle est formidable au prince. Comment donc
concilier la sûreté de l'État avec la sûreté de la personne?
Voyez, je vous prie, avec quelle industrie le gouverne-
ment moscovite cherche à sortir du despotisme, qui lui est
plus pesant qu'aux peuples même. On a cassé les grands
corps de troupes'; on .a diminué les peines des crimes;
on a établi des tribunaux ; on a commencé à connoître les
lois ; on a instruit les peuples. Mais il y a des causes par-
ticulières, qui le ramèneront peut-être au malheur qu'il
vouloit fuir*.
Dans ces États, la religion a pi us d'influence que dans
1. Selon M. Chardin, il n'y a point de conseil d'État en Perse. (M.)
2. Chardin, Voyage de Perse, Description du gouvernement, ch. iv.
3. Les Strélitz.
4. A. B. Qu'il voudroit fuir. La correction est dans r édition de 1751.
LIVRE V, CHAP. XIV. 201
aucun autre ; elle est une crainte ajoutée à la crainte. Dans
les empires mahométans, c'est de la religion que les
peuples tirent en partie le respect étonnant qu'ils ont
pour leur prince.
C'est la religion qui corrige un peu la constitution
turque ^ Les sujets, qui ne sont pas attachés à la gloire et
à la grandeur de l'État par honneur, le sont par la force et
par le principe de la religion.
De tous les gouvernements despotiques, il n'y en a
point qui s'accable plus lui-même, que celui où le prince
se déclare propriétaire de tous les fonds de terre, et l'hé-
ritier de tous ses sujets. Il en résulte toujours l'abandon
de la culture des terres ; et, si d'ailleurs le prince est
marchand, toute espèce d'industrie est ruinée.
Dans ces États, on ne répare, on n'améliore rien*.
On ne bâtit de maisons que pour la vie', on ne fait point
de fossés, on ne plante point d'arbres; on tire tout de
la terre, on ne lui rend rien; tout est en friche, tout est
désert.
Pensez-vous que des lois qui ôtent la propriété des
fonds de terre et la succession des biens, diminueront
l'avarice et la cupidité des grands? Non : elles irriteront
cette cupidité et cette avarice. On sera porté à faire mille
vexations, parce qu'on ne croira avoir en propre que
l'or ou l'argent que l'on pourra voler ou cacher.
Pour que tout ne soit pas perdu, il est bon que l'avi-
dité du prince soit modérée par quelque coutume. Ainsi,
en Turquie, le prince se contente ordinairement de prendre
1. Sup., m, X.
2. Voyez Ricaut, État de l'empire ottoman [édit de 1678, in-12], p. 106,
(M.)
3. Lettres persanes, CXII.
%0t DE L'ESPRIT DES LOIS.
trois pour cent sur les successions^ des gens du peuple'.
Mais, comme le grand seigneur donne la plupart des terres
à sa milice, et en dispose à sa fantaisie ; comme il se sai-
sit de toutes les successions des ofliciers de l'empire;
comme, lorsqu'un homme meurt sans enfants mâles, le
grand seigneur a la propriété, et que les filles n'ont que
l'usurruit, il arrive que la plupart des biens de l'État sont
possédés d'une manière précaire.
Par la loi de Bantam % le roi prend la succession, même
la femme, les enfants et la maison^. Ouest obligé, pour
éluder la plus cruelle disposition de cette loi, de marier
les enfants à huit, neuf ou dix ans, et quelquefois plus
jeunes, afin qu'ils ne se trouvent pas faire une malheu-
reuse partie de la succession du père.
Dans les États où il n'y a point de lois fondamentales»
la succession à l'empire ne sauroit être fixe. La couronne
y est élective par le prince, dans sa famille, ou hors de sa
famille. En vain seroit-il établi que l'atné succéderoit; le
prince en pourroit toujours choisir un autre. Le successeur
est déclaré .par le prince lui-même, ou par ses ministres,
ou par une guerre civile. Ainsi cet État a une raison de
dissolution de plus qu'une monarchie.
Chaque prince de la famille royale ayant une égale
capacité pour être élu, il arrive que celui qui monte sur
1. Voyez, sur les successions des Turcs, Lacédémone ancienne et
moderne. Voyez aussi Ricaut, de l'Empire oUoman. (M.)
2. A. B. Le prince se contente de prendre un droit do trois pour cent
sur la valeur de la succession.
3. Bantam était un royaume situe dans Vile de Java. Les Hollandais en
firent la conquête vers la fin du xvu* siècle.
4. Recueil des voyages qui ont servi à Vétablissement de la compagnie
des Indes, t. I. La loi de Pégu est moins cruelle ; si on a des enfants, le roi
ne succède qu*aux deux tiers. Ibid., t. III, p. i. (^I.)
LIVRE V, CHAP. XIV. S03
le trône, fait d'abord étrangler ses frères, comme en Tur-
quie ; ou les fait aveugler, comme en Perse * ; ou les rend
fous, comme chez le Mogol : ou, si Ton ne prend point ces
précautions, comme à Maroc, chaque vacance de trône est
suivie d'une affreuse guerre civile.
Par les constitutions de Moscovie *, le czar peut choi-
sir qui il veut pour son successeur, soit dans sa famille,
soit hors de sa famille. Un tel établissement de succession
cause mille révolutions, et rend le trône aussi chancelant
que la succession est arbitraire. L'ordre de succession
étant une des choses qu'il importe le plus au peuple de
savoir, le meilleur est celui qui frappe le plus les yeux,
comme la naissance, et un certain ordre de naissance. Une
telle disposition arrête les brigues, étouffe Tambition ; on
ne captive plus Fesprit d'un prince foible, et Ton ne fait
pohit parler les mourants.
Lorsque la succession est établie par une loi fonda-
mentale, un seul prince est le successeur, et ses frères
n'ont aucun droit réel ou apparent de lui disputer la cou-
ronne. On ne peut présumer ni faire valoir une volonté
particulière du père. Il n'est donc pas plus question d'ar-
rêter ou de faire mourir le frère du roi, que quelque autre
sujet que ce soit.
Mais dans les États despotiques, où les frères du prince
sont également ses esclaves et ses rivaux, la prudence veut
que l'on s'assure de leurs personnes, surtout dans les
pays mahométans, où la religion regarde la victoire ou le
succès comme un jugement de Dieu; de sorte que per-
sonne n'y est souverain de droit', mais seulement de fait.
i. Chardin, Voyage de Perif, Description du gouvernement, cli. i et m.
2. Voyez les difTérentes constitutions, surtout celle de 1722. (M.)
3. A. B. Personne n*y est monarque de droit, etc.
ÎO/i DE L'ESPRIT DES LOIS.
L'ambition est bien plus irritée dans des États où des
princes du sang voient que, s'ils ne montent pas sur le
trône, ils seront enrermés ou mis à mort, que parmi nous
où les princes du sang jouissent d'une condition qui, si
elle n'est pas si satisfaisante pour l'ambition, l'est peut-
être plus pour les désirs modérés.
Les princes des États despotiques ont toujours abusé
du mariage. Ils prennent ordinairement plusieurs femmes,
surtout dans la partie du monde où le despotisme est, pour
ainsi dire, naturalisé, qui est l'Asie. Ils en ont tant d'en-
fants, qu'ils ne peuvent guère avoir d'affection pour eux,
ni ceux-ci pour leurs frères.
La famille régnante ressemble à l'État : elle est trop
foible, et son chef est trop fort ; elle paroît étendue, et
elle se réduit à rien, Artaxerxès* fit mourir tous ses en-
fants, pour avoir conjuré contre lui. 11 n'est pas vraisem-
blable que cinquante enfants conspirent contre leur père;
et encore moins qu'ils conspirent, parce qu'il n'a pas vou-
lu céder sa concubine à son fils aîné. Il est plus simple de
croire qu'il y a là quelque intrigue de ces sérails d'Orient;
de ces lieux où l'artifice, la méchanceté, la ruse, régnent
dans le silence, et se couvrent d'une épaisse nuit ; où un
vieux prince, devenu tous les jours plus imbécile, est le
premier prisonnier du palais.
Après tout ce que nous venons de dire, il sembleroit
que la nature humaine se souleveroit sans cesse contre le
gouvernement despotique. Mais, malgré l'amour des
hommes pour la liberté, malgré leur haine contre la vio-
lence, la plupart des peuples y sont soumis. Cela est aisé
1. Voyez Justin. (M.) Selon Justin, liv. X, chap. ii, Artaxerxès avait cent
quinze fils, dont cinquante conspirèrent contre lui et furent mis à mort.
(Crévier.)
LIVRE V, CHAP. XIV. J05
à comprendre. Pour former un gouvernement modéré, il
faut combiner les puissances*, les régler, les tempérer, les
faire agir ; donner, pour ainsi dire, un lest à l'une, pour
la mettre en état de résister à une autre ; c'est un chef-
d'œuvre de législation, que le hasard fait rarement, et
que rarement on laisse faire à la prudence. Un gouverne-
ment despotique, au contrante, saute, pour ainsi dire, aux
yeux; il est uniforme partout : comme il ne faut que des
passions pour l'établir, tout le monde est bon pour cela.
1. Oa dirait au]ourd*liui : les pouvoirs.
CHAPITRE XV.
CONTINUATION DU MEME SUJET.
Dans les climats chauds, où règne ordinairement le
despotisme, les passions se font plutôt sentir, et elles sont
aussi plus tôt amorties*; l'esprit y est plus avancé ; les pé-
rils de la dissipation des biens y sont moins grands ; il y
a moins de facilité de se distinguer, moins de commerce
entre les jeunes gens renfermés dans la maison; on s'y
marie de meilleure heure : on y peut donc être majeur plus
tôt que dans nos climats d'Europe. En Turquie, la majorité
commence à quinze ans*.
La cession des biens n*y peut avoir lieu. Dans un gou-
vernement où personne n'a de fortune assurée, on prête
plus à la personne qu'aux biens.
Elle entre naturellement dans les gouvernements mo-
dérés', et surtout dans les républiques, à cause de la plus
grande confiance que l'on doit avoir dans la probité des
citoyens, et de la douceur que doit inspirer une forme de
gouvernement que chacun semble s'être donnée lui-même.
Si dans la république romaine les législateurs avoient
1. Voyez le livre XIV des Lois, dans le rapport avec la tuUure du climat.
(M.)
2. La Guilletière, La,cédémone ancienne et nouvelle, p. 463. (H.)
3. 11 en est de môme des atermoiemoats daas les banqueroutes de
bonne foi. (M.)
_=j
LIVRE V, CHAP. XV. Î07
établi la cession de biens S on ne seroit pas tombé dans
tant de séditions et de discordes civiles, et on n'auroit
point essuyé les dangers des maux, ni les périls des
remèdes.
La pauvreté et l'incertitude des fortunes, dans les États
despotiques, y naturalisent Tusure ; chacun augmentant le
prix de son argent à proportion du péril qu'il y a à le
prêter. La misère vient donc de toutes parts dans ces pays
malheureux; tout y est ôté, jusqu'à la ressource des
emprunts.
Il arrive de là qu'un marchand n'y sauroit faire un
grand commerce ; il vit au jour la journée : s'il se chargeoit
de beaucoup de marchandises, il perdroit plus par les
intérêts qu'il donneroit pour les payer, qu'il ne gagneroit
sur les marchandises. Aussi les lois sur le commerce n'y
ont-elles guère de lieu; elles se réduisent à la simple
police.
Le gouvernement ne sauroit être injuste sans avoir
des mains qui exercent ses injustices ; or il est impossible
que ces mains ne s'emploient pour elles-mêmes. Le péculat
est donc naturel dans les États despotiques.
Ce crime y étant le crime ordinaire, les confiscations
y sont utiles. Par là on console le peuple; l'argent qu'on
en tire est un tribut considérable que le prince lèveroit
difficilement sur des sujets abîmés : il n'y a même dans
ce pays aucune famille qu'on veuille conserver.
Dans les États modérés, c'est toute autre chose. Les
confiscations rendroient la propriété des biens incertaine ;
1. Elle ne fut établie que par la loi Julie, De ce$sione bonorum. On évi-
toit la prison, et la cession de bien n'étoit pas ignominieuse. Cod., liy, U.
tit. XII ■. (M.)
■ ▲ B. On é?itoit la prison par la cession ignominieuse des biens.
208 DE L'ESPRIT DES LOIS.
elles dépouUleroient des enfants innocents ; elles détrui-
roient une famille, lorsqu'il ne s'agiroit que de punir un
coupable. Dans les républiques, elles feroient le mal d'ôter
l'égalité qui en fait l'âme, en privant un citoyen de son
nécessaire physique ^
Une loi romaine *veut qu'on ne confisque que dans le
cas de crime de lèse-majesté au premier chef*. 11 seroit
souvent très-sage de suivre l'esprit de cette loi, et de
borner les confiscations à de certains crimes *. Dans les
pays où une coutume locale a disposé des propres^ Bodin'
dit très-bien qu'il ne faudroit confisquer que les acquêts.
i. n me semble qu*on aimoit trop les confiscations dans la république
d'Athènes. (M.)
2. Authentique, Bona damnatorum, Cod., De bon. proscripL sêu
damn, (M.)
3. Ce sont les crimes contre la personne du prince et la sûreté de TÉtat.
4. Les admettre pour quelque crime que ce soit, c'est créer des tyrans
pour enrichir des délateurs. (Helvktius.)
5. De la Hépublique, liv. V, chap. m. (M.)
CHAPITRE XVI.
DE LA COMMUNICATION DU POUVOIR.
Dans le gouvernement despotique, le pouvoir passe
tout entier dans les mains de celui à qui on le confie. Le
vizir est le despote lui-même; et chaque officier particulier
est le vizir. Dans le gouvernement monarchique, le pouvoir
s'applique moins immédiatement; le monarque, en le don^
nant, le tempère*. Il fait une telle distribution de son au-
torité, qu'il n'en donne jamais une partie, qu'il n'en
retienne une plus grande*.
Ainsi, dans les États monarchiques, les gouverneurs
particuliers des villes ne relèvent pas tellement du gouver-
neur de la province, qu'ils ne relèvent du prince encore
davantage ; et les officiers particuliers des corps militaires
ne dépendent pas tellement du général, qu'ils ne dépen-
dent du prince encore plus.
Dans la plupart des Ëtats monarchiques, on a sage-
ment établi que ceux qui ont un commandement un peu
étendu ne soient attachés à aucun corps de milice; de
^'^s, sorte que, n'ayant de commandement que par une volonté
1. Ut esse Phœbi dulcius lumen solet
Jamjam cadentis*,. (M.) Senec, Troas, acte V, se. i, v. i.
2. B. Il fait une telle distribution de son autorité qu'il n*en donne
Jamais une plus grande.
m. U
«10 DE L'ESPRIT DES LOIS.
particulière du prince, pouvant être employés et ne l'être
pas, ils sont en quelque façon dans le service, et en
quelque façon dehors.
Ceci est incompatible avec le gouvernement despotique.
Car, si ceux qui n'ont pas un emploi actuel avoient néan-
moins des prérogatives et des titres, il y auroit dans l'État
des hommes grands par eux-mêmes; ce qui choqueroilla
nature de ce gouvernement.
Que si le gouverneur d'une ville étoit indépendant du
bâcha, il faudroit tous les jours des tempéraments pour les
accommoder ; chose absurde dans un gouvernement des-
potique. Et, de plus, le gouverneur particulier pouvant ne
pas obéir, comment l'autre pourroit-il répondre de sa pro-
vince sur sa tête ?
Dans ce gouvernement Tautorîté ne peut être balancée;
celle du moindre magistrat ne l'est pas plus que celle du
despote. Dans les pays modérés, la loi est partout sage,
elle est partout connue, et les plus petits magistrats peu-
vent la suivre. Mais dans le despotisme, où la loi n'est
que la volonté du prince, quand le prince seroit sage, com-
ment un magistrat pourroit-il suivre une volonté qu'il ne
connolt pas? Il faut qu'il suive la sienne.
11 y a plus : c'est que la loi n'étant que ce que le prince
veut, et le prince ne pouvant vouloir que ce qu'il connoit»
il faut bien qu'il y ait une infinité de gens qui veuillent
pour lui et comme lui.
Enfm, la loi étant la volonté momentanée du prince, il
est nécessaire que ceux qui veulent pour lui, veuillent
subitement comme lui.
CHAPITRE XVII.
DES PRESENTS.
C'est un usage, dans les pays despotiques*, que Ton
n'aborde qui que ce soit au-dessus de soi, sans lui faire un
présent, pas même les rois. L'empereur du Mogol* ne reçoit
point les requêtes de ses sujets, qu'il n'en ait reçu quelque
chose. Ces princes vont jusqu'à corrompre leurs propres
grâces*.
Cela doit être ainsi dans un gouvernement où personne
n'est citoyen ; dans un gouvernement où l'on est plein de
l'idée que le supérieur ne doit rien à l'inférieur; dans un
gouvernement où les hommes ne se croient liés que par les
châtiments que les uns exercent sur les autres; dans un
gouvernement où il y a peu d'affaires, et où il est rare
que l'on ait besoin de se présenter devant un grand, de
lui faire des demandes, et encore moins des plaintes.
Dans une république, les présents sont une chose
odieuse, parce que la vertu n'en a pas besoin. Dans une
1. A. B. C*est un usage reçu dans les pays despotiques, etc. La correc-
tion est déjà dans Tédition de 1751.
2. Bectuil des voyages qui ont servi à l'établissement de la Compagnie
des Indes, t. I, p. 80. (M.)
3. Cest là un usage oriental qui remonte à la plus haute antiquité, et
qui tient aux mœurs plutôt qtt*à la nature du gouvernement. Peut-être
même était-ce la première forme de l'impôt. Conf., Hérodote, lir. III,
chap. Luxix.
2<2 DE L'ESPRIT DES LOIS.
monarchie, l'honneur est un motif plus fort que les pré-
sents. Mais, dans l'État despotique, où il n'y a ni honneur
ni vertu, on ne peut être déterminé à agir que par l'espé-
rance des commodités de la vie.
C'est dans les idées de la république que Platon*
vouloit que ceux qui reçoivent des présents pour faire leur
devoir, fussent punis de mort. « II n'en faut prendre,
disoit-il, ni pour les choses bonnes, ni pour les mauvaises. »
G'étoit une mauvaise loi que cette loi romaine* qui
permettoit aux magistrats de prendre de petits présents',
pourvu qu'ils ne passassent pas cent écus dans toute l'année.
Ceux à qui on ne donne rien, ne désirent rien; ceux à qui
on donne un peu, désirent bientôt un peu plus, et ensuite
beaucoup. D'ailleurs, il est plus aisé de convaincre celui
qui, ne devant rien prendre, prend quelque chose, que
celui qui prend plus, lorsqu'il devroit prendre moins, et
qui trouve toujours, pour cela, des prétextes, des excuses,
des causes et des raisons plausibles*.
1. Liv. XII des Lois. (M.)
2. L. 6, S 2, Dig. ad leg, Jul. repet. (M.)
3. Munuscula. [Des épices]. (M.)
4. A. B. Des prétextes, des excu>es, des causes plausibles.
CHAPITRE XVIII.
DES RÉCOMPENSES QUE LE SOUVERAIN DONNE.
Dans les gouvernements despotiques, où, comme nous
avons dit, on n'est déterminé à agir que par l'espérance
des commodités de la vie, le prince qui récompense n'a
que de l'argent à donner. Dans une monarchie où l'hon-
neur règne seul, le prince ne récompenseroit que par des
distinctions, si les distinctions que l'honneur établit
n'étoient jointes à un luxe qui donne nécessairement des
besoins : le prince y récompense donc par des honneurs
qui mènent à la fortune. Mais, dans une république où la
vertu règne, motif qui se suffit à lui-même et qui exclut
tous les autres, l'État ne récompense que par des témoi-
gnages de cette vertu.
C'est une règle générale, que les grandes récompenses
dans une monarchie et dans une république sont un signe
de leur décadence ^ parce qu'elles prouvent que leurs prin-
cipes sont corrompus; que, d'un côté, l'idée de l'honneur
n'y a plus tant de force; que, de l'autre, la qualité de
citoyen s'est affoiblie.
Les plus mauvais empereurs romains ont été ceux qui
ont le plus donné : par exemple, Caligula, Claude, Néron,
Othon, Yitellius, Commode, Héliogabale et Caracalla. Les
meilleurs, comme Auguste, Vespasien, Antonin Pie, Marc-
Aurèle et Pertinax, ont été économes. Sous les bons empe-
reurs, l'État reprenoit ses principes; le trésor de l'honneur
suppléoit aux autres trésors.
CHAPITRE XIX.
NOUVELLES CONSEQUENCES DES PRINCIPES
DBS TROIS GOUVERNEUENTS.
Je ne puis me résoudre à finir ce livre sans faire
encore quelques applications de mes trois principes.
Première question. Les lois * doivent-elles forcer un
citoyen à accepter les emplois publics? Je dis qu'elles le
doivent dans le gouvernement républicain, et non pas dans
le monarchique. Dans le premier, les magistratures sont
des témoignages de vertu, des dépôts que la patrie conGe
à un citoyen, qui ne doit vivre, agir et penser que pour
elle ; il ne peut donc pas les refuser *. Dans le second, les
magistratures sont des témoignages d'honneur ; or telle
est la bizarrerie de l'honneur, qu'il se plaît à n'en accepter
aucun que quand il veut, et de la manière qu'il veut.
Le feu roi de Sardaigne ' punissoit ceux qui refusoient
les dignités et les emplois de son État ; il suivoit, sans le
savoir, des idées républicaines. Sa manière de gouverner,
d'ailleurs, prouve assez que ce n'étoit pas là son intention.
1. A. B. C*e8t une question de savoir si les lois doivent forcer, etc.
2. Platon, dans sa République, liv. VIII, met ces refus au nombre des
marques de la corruption de la république. Dans ses Lois, liv. VI, il veut
qu'on les punisse par une amende. A Venise, on les punit par Texil. (M.)
3. Victor Amédée. (M.} Premier roi do Sicile et de Sardaigne (1066-
1732J.
LIVRE V, CHAP. XIX. 215
Seconde question. Est-ce une bonne maxime qu'un
citoyen puisse être obligé d'accepter, dans l'armée, une
place inférieure à celle qu'il a occupée? On voyoit sou-
vent, chez les Romains, le capitaine servir, l'année d'après,
sous son lieutenants C'est que, dans les républiques, la
vertu demande qu'on fasse à l'État un sacrifice continuel
de soi-même et de ses répugnances. Mais, dans les monar-
chies, l'honneur, vrai ou faux, ne peut souffrir ce qu'il
appelle se dégrader *.
Dans les gouvernements despotiques, où l'on abuse
également de l'honneur, des postes et des rangs, on fait
indifféremment d'un prince un goujat, et d'un goujat un
prince.
Troisième question. Mettra-t-on sur une même tête
les emplois civils et militaires? Il faut les unir dans la
république, et les séparer dans la monarchie. Dans les
républiques, il seroit bien dangereux de faire de la pro-
fession des armes un état particulier, distingué de celui
qui a les fonctions civiles; et, dans les monarchies, il n'y
auroit pas moins de péril à donner les deux fonctions à la
môme personne.
On ne prend les armes, dans la république, qu'en qua-
lité de défenseur des lois et de la patrie; c'est parce que
l'on est citoyen qu'on se fait, pour un temps, soldat. S'il y
avoit deux états distingués, on feroit sentir à celui qui,
sous les armes, se croit citoyen, qu'il n'est que soldat.
Dans les monarchies, les gens de guerre n'ont pour
objet que la gloire, ou du moins l'honneur ou la fortune.
1. Quelques centurions ayant appelé au peuple pour demander remploi
quMls avoient eu : H est juste, mes compagnons, dit un centurion, que vous
regardiez comme honorables tous les postes où vous défendrez la ripu"
hlique. Tite-Li?e, liv. XLU, cap. xxxiv, (M.)
2. Sup., IV, II.
Î16 DE L'ESPRIT DES LOIS.
On doit bien se garder de donner les emplois civils à des
hommes pareils; il faut, au contraire, qu'ils soient con-
tenus par les magistrats civils, et que les mêmes gens
n*aient pas en même temps la conGance du peuple et la
force pour en abuser *.
Voyez, dans une nation où la république se cache sous
la forme de la monarchie *, combien l'on craint un état
particulier de gens de guerre, et comment le guerrier
reste toujours citoyen, ou même magistrat, afin que ces
qualités soient un gage pour la patrie, et qu'on ne l'oublie
jamais.
Cette division de magistratures en civiles et militaires,
faite par les Romains après la perte de la république, ne
fut pas une chose arbitraire. Elle fut une suite du change-
ment de la constitution de Rome; elle étoit de la nature
du gouvernement monarchique ; et ce qui ne fut que com-
mencé sous Auguste', les empereurs suivants* furent
obligés de l'achever, pour tempérer le gouvernement mili-
taire.
Ainsi Procope, concurrent de Valens à l'empire, n'y
entendoit rien, lorsque, donnant à Hormisdas, prince du
sang royal de Perse, la dignité de proconsul *, il rendit
à cette magistrature le commandement des armées qu'elle
avoit autrefois; à moins qu'il n'eût des raisons particu-
lières. Dn homme qui aspire à la souveraineté cherche
1. IS'e imperium cul optimos nobilium transferretur, senalum militià
vetuU Gallienus; etiam adiré exercitum. Aurelius Victor, de Cœsaribus.
(M.)
2. L'Angleterre.
3. Auguste ôta aux sénateurs, proconsuls et gouverneurs, le droit de
porter les armes. Dion, liv. XXXIH. (M.)
4. Constantin. Voyez Zozime, liv. H. (M.)
5. Ammian Marcelliu, liv. XXVI. Et civilia, more veterum, et bella reC"
turo, (M.)
LIVRE V, CHAP. XIX. J47
moins ce qui est utile à l'État que ce qui Test à sa cause.
Quatrième question. Convient-il que les charges soient
vénales? Elles ne doivent pas l'être dans les États despoti-
ques, où il faut que les sujets soient placés ou déplacés
dans un instant par le prince.
Cette vénalité est bonne dans les États monarchiques,
parce qu'elle fait faire, comme un métier de famille, ce
qn'on ne voudroit pas entreprendre pour la vertu; qu'elle
destine chacun à son devoir, et rend les ordres de l'État
plus permanents. Suidas* dit très-bien qu'Anastase avoit
fait de l'empire une espèce d'aristocratie en vendant toutes
les magistratures.
Platon * ne peut souffrir cette vénalité. « C'est, dit-il,
comme si, dans un navire, on faisoit quelqu'un pilote ou
matelot pour son argent. Seroit-il possible que la règle fût
mauvaise dans quelque autre emploi que ce fût de la vie,
et bonne seulement pour conduire une république? » Mais
Platon parle d'une république fondée sur la vertu; et nous
parlons d'une monarchie. Or, dans une monarchie où,
quand les charges ne se vendroient pas par un règlement
public, l'indigence et l'avidité des courtisans les ven-
droient tout de même; le hasard donnera de meilleurs
sujets que le choix du prince \ Enfin, la manière de
1. C'est un extrait de Jean d'Ântioche qui nous a été gardé également
dans l'Extrait : Des vertus et des vices, de Constantin Porphyrogénète,
mais avec un changement dans le texte qui lui fait dire plus exactement
qu'Anastase pervertit tout ce qu'il y avait de bon dans le gouvernement.
J'emprunte cette remarque à Crévier.
2. Bépublique, liv. VIII. (M.)
3. Cette opinion, peu flatteuse pour notre ancienne monarchie, est par*
ticulière à Montesquieu. Les contemporains n'étaient point favorables à la
vénalité des charges; ils y voyaient un abus injustifiable. L'abbé de Saint-
Pierre l'avait très-vivement attaquée. V. les Rêves d'un homme de bien, Paris,
1775, p. 8.
218 DE L'ESPRIT DES LOIS.
s*avancer par les richesses inspire et entretient Tindos-
trie * ; chose dont cette espèce de gouvernement a grand
besoin *.
CiNQUiÈHE QUESTION, Dans qucl gouvernement faut-il
des censeurs? II en faut dans une république, où le prin-
cipe du gouvernement est la vertu. Ce ne sont pas seule-
ment les crimes qui détruisent la vertu, mais encore les
négligences, les fautes, une certaine tiédeur dans l'amour
de la patrie, des exemples dangereux, des semences de
corruption; ce qui ne choque point les lois, mais les
élude; ce qui ne les détruit pas, mais les aiïbiblit: tout
cela doit être corrigé par les censeurs.
On est étonné de la punition de cet Aréopagite, qui
avoit tué un moineau qui, poursuivi par un épervier,
s'étoit réfugié dans son sein. On est surpris que l'Aréo-
page ait fait mourir un enfant qui avoit crevé les yeux à
son oiseau '. Qu'on fasse attention qu'il ne s'agit point là
d'une condamnation pour crime, mais d'un jugement de
mœurs dans une république fondée sur les mœurs.
Dans les monarchies, il ne faut point de censeurs; elles
sont fondées sur l'honneur; et la nature de l'honneur est
d'avoir pour censeur tout l'univers*. Tout homme qui y
manque est soumis aux reproches de ceux même qui n'en
ont point.
Là, les censeurs seroient gâtés par ceux même qu'ils
devroient corriger. Ils ne seroient pas bons contre la cor-
ruption d'une monarchie; mais la corruption d'une monar-
chie seroit trop forte contre eux.
1. Ceci est pris du Testament politique de Richelieu.
2. Paresse de l*Espagne; oa y donne tous les emplois. (H.)
3. Cela est fou et injuste. (Helvétius.)
4. Sup., V, IV.
LIVRE V, CHAP. XIX. 249
On sent bien qu'il ne faut point de censeurs dans les
gouvernements despotiques. L'exemple de la Chine semble
déroger à cette règle ; mais nous verrons, dans la suite de
cet ouvrage, les raisons singulières de cet établissement*.
1. V. inf.Vm, XXI, et XIX, XVI.
LIVRE SIXIÈME.
CONSEQUENCES DES PRINCIPES
DES DIVERS GOUVERNEMENTS
PAR RAPPORT
A LA SIMPLICITÉ DES LOIS CIVILES ET CRIMINELLES,
LA FORME DES JUGEMENTS
ET l'Établissement des peines.
CHAPITRE PREMIER.
DE LA simplicité DES LOIS CIVILES DANS LES DIVERS
GOUVERNEMENTS.
Le gouvernement monarchique ne comporte pas des
lois aussi simples que le despotique. Il y faut des tribu-
naux. Ces tribunaux donnent des décisions ; elles doivent
être conservées ; elles doivent être apprises, pour que Ton
y juge aujourd'hui comme Ton y jugea hier, et que la
propriété et la vie des citoyens y soient assurées et fixes
comme la constitution même de l'État.
Dans une monarchie, Tadministration d'une justice qui
ne décide pas seulement de la vie et des biens, mais aussi
de Thonneur, demande des recherches scrupuleuses. La
délicatesse du juge augmente à mesure qu'il a un plus
grand dépôt, et qu'il prononce sur de plus grands intérêts.
LIVRE VI, CHAP. I. n\
Il ne faut donc pas être étonné de trouver dans les
lois de ces États tant de règles, de restrictions, d'exten-
sions, qui multiplient les cas particuliers, et semblent
faire un art de la raison même.
La différence de rang, d'origine, de condition, qui est
établie dans le gouvernement monarchique, entraîne sou-
vent des distinctions dans la nature des biens; et des lois
relatives à la constitution de cet État peuvent augmenter
le nombre de ces distinctions. Ainsi, parmi nous, les biens
sont propres, acquêts ou conquêts; dotaux, paraphernaux ;
paternels et maternels; meubles de plusieurs espèces;
libres, substitués ; du lignage ou non ; nobles en franc-
aleu, ou roturiers; renies foncières, ou constituées à prix
d'argent. Chaque sorte de bien est soumise à des règles
particulières; il faut les suivre pour en disposer : ce qui
ôte encore de la simplicité *.
Dans nos gouvernements, les fiefs sont devenus héré-
ditaires. Il a fallu que la Noblesse eût un certain bien,
c'est-à-dire que le fief eût une certaine consistance*, afin
que le propriétaire du fief fût en état de servir le prince.
Gela a dû produire bien des variétés : par exemple, il y
a des pays où l'on n'a pu partager les fiefs entre les
frères; dans d'autres, les cadets ont pu avoir leur sub-
sistance avec plus d'étendue.
Le monarque, qui connoît chacune de ses provinces,
peut établir diverses lois, ou souffrir différentes coutumes.
Mais le despote ne connoît rien, et ne peut avoir d'atten-
i. C'est un des grands bienfaits de la Révolution que d'avoir fait dis-
paraître toutes ces distinctions féodales. Cette égalité des biens a coupé
jusqu'à la racine les antiques privilèges de la Noblesse; elle a fait de la
France une démocratie.
2. B. l\ a fallu que la Noblesse eût une une certaine consistance, afin
que le propriétaire du fief fût en état de servir le prince.
«2 DE L'ESPRIT DES LOIS.
tion sur rien; il lui faut une allure générale; il gouverne
par une volonté rigide qui est partout la même; tout s'a*
planit sous ses pieds.
A mesure que les jugements des tribunaux se multi-
plient dans les monarchies, la jurisprudence se charge de
décisions qui quelquefois se contredisent, ou parce que
les juges qui se succèdent pensent différemment; ou
parce que les mêmes affaires sont tantôt bien, tantôt mal
défendues ; ou enfin par une infinité d'abus qui se glissent
dans tout ce qui passe par la main des hommes. C'est un
mal nécessaire, que le législateur corrige de temps en
temps, comme contraire même à l'esprit des gouverne-
ments modérés. Car, quand on est obligé de recourir aux
tribunaux, il faut que cela vienne de la nature de la
constitution, et non pas des contradictions et de Tincertî-
tude des lois.
Dans les gouvernements où il y a nécessairement des
distinctions dans les personnes, il faut qu'il y ait des
privilèges. Gela diminue encore la simplicité, et fait mille
exceptions.
Un des privilèges le moins à charge à la société, et
surtout à celui qui le donne, c'est de plaider devant un
tribunal plutôt que devant un autre ^ Voilà de nouvelles
affaires; c'est-à-dire, celles où il s'agit de savoir devant
quel tribunal il faut plaider *.
1. C*est ce qu*on appelait le droit de Committimus,
2. Y a-t-il au contraire un privilège plus onéreux à la société que de
voir des particuliers, des communautés riches et puissantes, jouir du droit
d'obliger leurs vassaux,Ieurs fermiers, leurs débiteurs enfin, ou leurs créan-
ciers, à venir des extrémités d*un grand royaume pour défendre leurs
droits dans la capitale? N'est-ce pas leur avoir accordé le droit de les rui-
ner, de les opprimer, de les réduire à Timpuissance d'obtenir la justice qui
leur est due? (Extraits du livre de VEsprit des lois, p. 330). — La Révolution
a corrigé cet abus.
LIVRE VI, CHAP. I. 2M
Les peuples des États despotiques sont dans un cas
bien différent. Je ne sais sur quoi, dans ces pays, le légis-
lateur pourroit statuer, ou le magistrat juger. Il suit de
ce que les terres appartiennent au prince, qu'il n'y a
presque point de lois civiles sur la propriété des terres.
Il suit du droit que le souverain a de succéder, qu'il n'y
en a pas non plus sur les successions. Le négoce exclusif
qu'il fait dans quelques pays, rend inutiles toutes sortes
de lois sur le commerce. Les mariages que Ton y con-
tracte avec des filles esclaves, font qu'il n'y a guère de
lois civiles sur les dots et sur les avantages des femmes.
11 résulte encore de cette prodigieuse multitude d'esclaves,
qu'il n'y a presque point de gens qui aient une volonté
propre, et qui par conséquent doivent répondre de leur
conduite devant un juge. La plupart des actions morales,
qui ne sont que les volontés du père, du mari, du maître,
se règlent par eux, et non par les magistrats.
J'oubliois de dire que ce que nous appelons l'honneur,
étant à peine connu dans ces États, toutes les affaires qui
regardent cet honneur, qui est un si grand chapitre
parmi nous, n'y ont point de lieu. Le despotisme se suffit
à lui-même; tout est vide autour de lui. Aussi, lorsque
les voyageurs nous décrivent les pays où il règne, rare-
ment nous parlent-ils de lois civiles *.
1. Au Mazulipatan, on n'a pu découvrir qu*il y eût de loi écrite. Voyez
c liecueil des voyages qui ont servi à Vétablissertient de la compagnie des
ndes, t. IV, part, i, p. 391. Les Indiens ne se règlent, dans les jugements,
que sur de certaines coutumes. Le Vedam [lisez les Védas] et autres livres
pareils ne contiennent point de lois civiles, mais des préceptes religieux.
Voyez Lettres édifiantes, quatorzième recueil. (M.) — Montesquieu se
trompe. Chez les Indiens, il y a une jurisprudence beaucoup plus dévelop-
pée qu*il ne Timagine. 11 en est de même chez les Turcs et les Arabes. Le
Coran est sans doute la loi principale, la source du droit ; mais il y a des
224 DE L'ESPRIT DES LOIS.
Toutes les occasions de dispute et de procès y sont
donc ôtées. C'est ce qui fait en partie qu'on y maltraite si
fort les plaideurs : l'injustice de leur demande paroit à
découvert, n'étant pas cachée, palliée, ou protégée par
une infinité de lois*.
Jurisconsultes sans nombre, et une Jurisprudence tout aussi subtile et
tout aussi ingénieuse que celle des Romains.
1. Il falloit ajouter : et de formes plus compliquées que les lois, (Helvé-
TIUS.)
CHAPITRE IL
DE LA SIMPLICITE DES LOIS CRI1IINELLE8
DANS LES DIVERS GOUVERNEMENTS.
On entend dire sans cesse qu'il faudroit que la justice
fût rendue partout comme en Turquie. 11 n'y aura donc
que les plus ignorants de tous les peuples qui auront vu
clair dans la chose du monde qu'il importe le plus aux
hommes de savoir?
Si vous examinez les formalités de la justice par rap-
port à la peine qu a un citoyen à se faire rendre son bien,
ou à obtenir satisfaction de quelque outrage, vous en
trouverez sans doute trop. Si vous les regardez dans le
rapport qu'elles ont avec la liberté et la sûreté des citoyens,
vous en trouverez souvent trop peu; et vous verrez que
les peines, les dépenses, les longueurs, les dangers même
de la justice, sont le prix que chaque citoyen donne pour sa
liberté *.
En Turquie, où l'on fait très-peu d'attention à la for-
tune, à la vie, à l'honneur des sujets, on termine prompte-
ment, d'une façon ou d'une autre, toutes les disputes. La
manière de les finir est indifférente, pourvu qu'on finisse.
Le bâcha, d'abord éclairci, fait distribuer, à sa fantaisie,
des coups de bâton sur la plante des pieds des plaideurs,
et les renvoie chez eux.
1. Inf., XXIX, 1.
III. 45
«6 DE L'ESPRIT DES LOIS.
Et il seroit bien dangereux que Ton y eût les passions
des plaideurs : elles supposent un désir ardent de se faire
rendre justice, une haine, une action dans l'esprit, une
constance à poursuivre. Tout cela doit être évité dans un
gouvernement où il ne faut avoir d'autre sentiment que la
crainte, et où tout mène tout à coup, et sans qu'on le
puisse prévoir, à des révolutions. Chacun doit connaître
qu'il ne faut point que le magistrat entende parler de
lui, et qu'il ne tient sa sûreté que de son anéantissement.
Mais, dans les États modérés, où la tète du moindre
citoyen est considérable, on ne lui ôte son honneur et ses
biens qu'après un long examen : on ne le prive de la vie
que lorsque la Patrie elle-même l'attaque ; et elle ne l'at-
taque qu'en lui laissant tous les moyens possibles de la
défendre.
Aussi, lorsqu'un homme se rend plus absolu \ songe-
t-il d'abord à simplifier les lois. On commence, dans cet
État, à être plus frappé des inconvénients particuliers,
que de la liberté des sujets dont on ne se soucie point du
tout.
On voit que dans les républiques il faut pour le
moins autant de formalités que dans les monarchies. Dans
l'un et dans l'autre gouvernement, elles augmentent en
raison du cas que l'on y fait de l'honneur, de la fortune,
de la vie, de la liberté des citoyens. .
Les hommes sont tous égaux dans le gouvernement
républicain; ils sont égaux dans le gouvernement despo-
tique : dans le premier, c'est parce qu'ils sont tout; dans
le second, c'est parce qu'ils ne sont rien.
1 . César, Cromwell et tant d*autres. (M.)
CHAPITRE III.
DANS QUELS GOUVERNEMENTS ET DANS QUELS CAS
ON DOIT JUGER
SELON UN TEXTE PRECIS DE LA LOI
Plus le gouvernement approche de la république, plus
la manière de juger devient fixe; et c'éloit un vice de la
république de Lacédémone, que les éphores jugeassent
arbitrairement, sans qu'il y eût des lois pour les diriger.
A Rome, les premiers consuls jugèrent comme les éphores* :
on en sentit les inconvénients, et l'on fit des lois précises.
Dans les États despotiques, il n'y a point de loi : le
juge est lui-même sa règle. Dans les États monarchiques,
il y a une loi : et là où elle est précise, le juge la suit; là
où elle ne l'est pas, il en cherche l'esprit. Dans le gou-
vernement républicain il est de la nature de la constitu-
tion que les juges suivent la lettre de la loi. II n'y a point
de citoyen contre qui on puisse interpréter une loi, quand
il s'agit de ses biens, de son honneur, ou de sa vie*.
A Rome, les juges prononçoient seulement que l'accusé
étoit coupable d'un certain crime, et la peine se trouvoit
dans la loi, comme on le voit dans diverses lois qui furent
1. II y avait des coutumes, mores mc^jorum, qui n'étaient paa moins
certaines que des lois.
2. Beccaria, Des délits et des pemes, chap. iv.
tu DE L'ESPRIT DES LOIS.
faites S De même, en Angleterre ', les jurés décident si
l'accusé est coupable, ou non, du fait qui a été porté de-
vant eux; et, s'il est déclaré coupable, le juge prononce
la peine que la loi inflige pour ce fait : et, pour cela, il
ne lui faut que des yeux '.
1. Inf., XI, XVIII.
2. A. B. En Angleterre, les jurés décident si le fait qui a été porté
devant eux est prouvé ou non, et s*il est prouvé, le Juge prononce, etc.
3. Inf., XI, VI.
CHAPITRE IV.
DE LA MANIERE DE FORMER LES JUGEMENTS.
De là suivent les différentes manières de former les
jugements. Dans les monarchies, les juges prennent la
manière des arbitres; ils délibèrent ensemble, ils se com-
muniquent leurs pensées, ils se concilient; on modifie son
avis pour le rendre conforme à celui d'un autre; les avis
les moins nombreux sont rappelés aux deux plus grands.
Cela n'est point de la nature de la république. A Rome et
dans les villes grecques, les juges ne se communiquoient
point : chacun donnoit son avis d'une de ces trois ma-
nières : J* absous^ Je condamne^ Il ne me paroit pas * :
c'est que le peuple jugeoit ou étoit censé juger. Mais le
peuple n'est pas jurisconsulte ; toutes ces modifications et
tempéraments des arbitres ne sont pas pour lui ; il faut
lui présenter un seul objet, un fait, et un seul fait, et qu'il
n'ait qu'à voir s'il doit condamner, absoudre, ou remettre
le jugement.
Les Romains, à l'exemple des Grecs, introduisirent
des formules d'actions *, et établirent la nécessité de di-
riger chaque affaire par l'action qui lui étoit propre. Cela
étoit nécessaire dans leur manière de juger: il falloit fixer
i. Non liquet. (M.) — A B. : Il ne me paroH pas clair.
2. Quas actiones, ne populus, prout vellet, institueret, certas solemnesque
esse voluerunt, L. 2, S 6> Digest., de orig, jur, (M.)
230 DE L'ESPRIT DES LOIS.
Tétat de la question, pour que le peuple l'eût toujours
devant les yeux. Autrement, dans le cours d'une grande
affaire, cet état de la question changeroit continuellement,
et on ne le reconnoîtroit plus.
De là il suivoit que les juges, chez les Romains, n*ac-
cordoient que la demande précise, sans rien augmenter,
diminuer, ni modifier. Mais les préteurs imaginèrent
d'autres formules d'actions qu'on appela de bonne foi *,
où la manière de prononcer étoit plus dans la disposition
du juge. Ceci étoit plus conforme à l'esprit de la monar-
chie. Aussi les jurisconsultes françois disent- ils : En
France, toutes les actions sont de bonne foi *.
1. Dans lesquelles on mettoit ces mots : ex bonà /Uftf. (M.)
2. On y condamne aux dépens celui-là même k qui on demande pins
qu*il ne doit, s'il n*a offert et consigné ce qu*il doit. (M.)
CHAPITRE V.
DANS QUEL GOUVE RNBMB NT LE SOUVERAIN
PEUT ETRE JUGE.
Machiavel * attribue la perte de la liberté de Florence
à ce que le peuple ne jugeoit pas en corps, comme à
Rome, des crimes de lèse-majesté commis contre lui. II y
avoit pour cela huit juges établis : Maisy dit Machiavel,
peu sont corrompus par peu. J'adopterois bien la maxime
de ce grand homme ; mais comme dans ces cas l'intérêt
politique force, pour ainsi dire, l'intérêt civil (car c'est
toujours un inconvénient que le peuple juge lui-même ses
offenses), il faut, pour y remédier, que les lois pourvoient,
autant qu'il est en elles, à la sûreté des particuliers.
Dans cette idée, les législateurs de Rome firent deux
choses : ils permirent aux accusés de s'exiler * avant le
jugement', et ils voulurent que les biens des condamnés
fussent consacrés, pour que le peuple n'en eût pas la con-
fiscation. On verra, dans le livre XI, les autres limitations
que l'on mit à la puissance que le peuple avoit de juger.
Solon sut bien prévenir l'abus que le peuple pourroit
i. Discours sur la première décade de Tite-Live, lir. I, chap. vu. (M.)
2. Cela est bien expliqué dans Toraison de Cicéron, pro Cœcina, à la
fin, ch. c. (M.)
3. Cétoit une loi d^Athènes, comme il parolt par DémosUiènes. Socrate
refusa de s^en servir. (M.)
232 DE L'ESPRIT DES LOIS.
faire de sa puissance dans le jugement des crimes : il
voulut que l'Aréopage revît l'affaire ; que, s'il croyoit l'ac-
cusé injustement absous ^ il l'accusât de nouveau devant
le peuple; que, s'il le croyoit injustement condamné^, il
arrêtât l'exécution, et lui fit rejuger l'affaire : loi admirable,
qui soumettoit le peuple à la censure de la magistrature
qu'il respectoit le plus, et à la sienne même !
Il sera bon de mettre quelque lenteur dans des affaires
pareilles, surtout du moment que l'accusé sera prisonnier,
afin que le peuple puisse se calmer et juger de sang-
froid.
Dans les États despotiques, le prince peut juger lui-
même. 11 ne le peut dans les monarchies' : la constitution
seroit détruite, les pouvoirs intermédiaires dépendants,
anéantis: on verroit cesser toutes les formalités des juge-
ments ; la crainte s'empareroit de tous les esprits ; on ver-
roit la pâleur sur tous les visages; plus de confiance, plus
d'honneur, plus d'amour, plus de sûreté, plus de monar-
chie.
Voici d'autres réflexions. Dans les États monarchiques*
le prince est la partie qui poursuit les accusés et les fait
punir ou absoudre; s'il jugeoit lui-même, il seroit le juge
et la partie.
Dans ces mêmes États, le prince a souvent les confis-
cations : s'il jugeoit les crimes, il seroit encore le juge et
la partie.
1 . Démosthènes, Sur la Couronne, p. 494, édit. de Francfort, de l'an 1G04.
(M.)
2. Voyez Philostrate, Vie des sophistes, liv. I; Vie d^Eschines, (M.)
3. Machiavel, qa*on ne sauroit accuser d'avoir voulu restreindre les pré-
rogatives de la souveraineté, professe la même doctrine. V. le Prince,
chap. XIX. (Parrbllb.)
LIVRE VI, CHAP. V* «3
De plus, il perdroit le plus bel attribut de sa souve-
raineté, qui est celui de faire grâce ^ ; il seroit insensé qu'il
fît et défit ses jugements ; il ne voudroit pas être en con-
tradiction avec lui-même. Outre que cela confondroît
toutes les idées, on ne sauroit si un homme seroit absous
ou s'il recevroit sa grâce.
Lorsque Louis XIII voulut être juge dans le procès du
duc de la Valette *, et qu'il appela pour cela dans son
cabinet quelques officiers du parlement et quelques con-
seillers d'État, le roi les ayant forcés d'opiner sur le décret
de prise-de-corps, le président de Bellièvre dit : « Qu'il
voyoit dans cette affaire une chose étrange, un prince
opiner au procès d'un de ses sujets; que les rois ne
s'étoient réservé que les grâces, et qu'ils renvoyoient les
condamnations vers leurs officiers. Et Votre Majesté vou-
droit bien voir sur la sellette un homme devant Elle, qui,
par son jugement, iroit dans une heure à la mort 1 Que la
face du prince, qui porte les grâces, ne peut soutenir cela;
que sa vue seule levoit les interdits des églises; qu'on ne
devoit sortir que content de devant le prince. » Lorsqu'on
jugea le fonds, le même président dit dans son avis :
ce Cela est un jugement sans exemple, voire contre tous
les exemples du passé jusqu'à huy, qu'un roi de France
ait condamné en qualité de juge, par son avis, un gentil-
homme à mort'. »
%
1. Platon [Lettre VIII] ne pense pas que les rois, qui sont, dit-it«
prêtres, puissent assister au jugement où Ton condamne à la mort, k Texil,
à la prison. (M.)
2. Voyez la relation du procès fait à M. le duc de la Valette. Elle est
imprimée dans les Mémoires de Montrésor, t. II, p. 62. (M.)
3. Cela fut changé dans la suite. Voyez la même relation, t. Il, p. 236. (M.)
— C'étoit originairement un droit de la pairie, qu'un pair accusé criminel-
lement fût jugé par le roi, son principal pair. François II avoit opiné dans
le procès contre le prince de Condé, oncle d'Henri IV. Charles VU avoit
S34 DE L'ESPRIT DES LOIS.
Les jugements rendus par le prince seroient une source
intarissable d'injustices et d'abus; les courtisans extorque-
roient, par leur importunité, ses jugements. Quelques
empereurs romains eurent la fureur de juger ; nuls règnes
n'étonnèrent plus l'univers par leurs injustices.
Claude^ dit Tacite S ayant attiré à lui le jugement des
affaires et les fonctions des magistrats, donna occasion à
toutes sortes de rapines, n Aussi Néron, parvenant à l'em-
pire après Claude, voulant se concilier les esprits, déclara-
t-il : « Qu'il se garderoit bien d'être le juge de toutes les
affaires, pour que les accusateurs et les accusés, dans les
murs d'un palais, ne fussent pas exposés à l'inique pouvoir
de quelques affranchis *. »
u Sous le règne d'Arcadius, dit Zozime ', la nation des
calomniateurs se répandit, entoura la cour et l'infecta.
Lorsqu'un homme étoit mort, on supposoit qu'il n'avoit
point laissé d'enfants*; on donnoit ses biens par un res-
crit. Car, comme le prince étoit étrangement stupide, et
l'impératrice entreprenante à l'excès, elle servoit l'insa-
tiable avarice de ses domestiques et de ses confidentes; de
sorte que, pour les gens modérés, il n'y avoit rien de plus
désirable que la mort. »
« Il y avoit autrefois, dit Procope •, fort peu de gens à
la cour; mais, sous Justinien, comme les juges n'avoient
donné sa voix dans le procès du duc d^Âlcnçon ; et le Parlement même
l'avoit assuré que c'étoit son devoir d*être k la tête des juges. Aujourd'hui,
la présence du roi au jugement d'un pair, pour le condamner, paraltroit on
acte de tyrannie. (Voltaire.)
1. Annahs, liv. XI, c. v. (M.)
2. Tacite, Annales, liv. Xm,c. iv. (M.) A, par erreur sans doute, dit:
Vunique pouvoir, etc.
3. HUt., liv. V. (M.)
4. Même désordre sous Théodose le Jeune. (M.)
5. Histoire secrète. (M.)
LIVRE VI, CHAP. V. «35
plus la liberté de rendre justice, leurs tribunaux étoient
déserts, tandis que le palais du prince retentissoit des
clameurs des parties qui y sollicitoient leurs affaires. »
Tout le monde sait comment on y vendoit les jugements,
et même les lois.
Les lois sont les yeux du prince; il voit par elles ce
qu'il ne pourroit pas Yoir sans elles. Veut-il faire la fonc-
tion des tribunaux? il travaille non pas pour lui, mais
pour ses séducteurs contre lui.
CHAPITRE VI.
QUE, DANS LA MONARCHIE, LES MINISTRES
NE DOIVENT PAS JUGER.
C'est encore un grand inconvénient, dans la monar-
chie, que les ministres du prince jugent eux-mêmes les
affaires contentieuses. Nous voyons encore aujourd'hui des
États* où il y a des juges sans nombre pour décider les
affaires fiscales, et où les ministres, qui le croiroit! veu-
lent encore les juger. Les réflexions viennent en foule; je
ne ferai que celle-ci.
Il y a, par la nature des choses, une espèce de contra-
diction entre le Conseil du monarque et ses tribunaux. Le
Conseil des rois doit être composé de peu de personnes,
et les tribunaux de judicature en demandent beaucoup.
La raison en est que, dans le premier, on doit prendre les
affaires avec une certaine passion et les suivre de même;
ce qu'on ne peut guère espérer que de quatre ou cinq
hommes qui en font leur affaire. Il faut au contraire des
tribunaux de judicature de sang-froid, et à qui toutes les
affaires soient en quelque façon indifférentes.
1. La France.
CHAPITRE VII.
DU MAGISTRAT UNIQUE.
Un tel magistrat ne peut avoir lieu que dans le gou-
vernement despotique*. On voit, dans l'histoire romaine»
à quel point un juge unique peut abuser de son pouvoir.
Gomment Appius, sur son tribunal, n'auroit-il pas méprisé
les lois, puisqu'il viola même celle qu'il avoit faite*?
Tite-Live nous apprend l'inique distinction du décemvir.
Il avoit aposté un homme qui réclamoit devant lui Virginie
comme son esclave; les parents de Virginie lui deman-
dèrent qu'en vertu de sa loi on la leur remît jusqu'au
jugement définitif. Il déclara que sa loi n'avoit été faite
qu'en faveur du père, et que, Virginius étant absent, elle
ne pouvoit avoir d'application '.
i. Rome et TAngleterre ont donné la preuve du contraire. L'exemple
d'Appius ne prouve rien, parce qu*Appius, juge et législateur tout ensemble,
n*était en outre soumis à aucune responsabilité. C'est un cas particulier.
2. Voyez la loi 2, S 2i, Dig. de orig. jur, (M.)
3. Quod pater puellœ abesset, locum injuriœ esse rcUus. Tite-Live,
décade I, liv. UI, c. xuv. (Ed.)
CHAPITRE VIII.
DBS ACCUSATIONS DANS LES DIVERS GOUVERNEMENTS.
A Rome *» il étoit permis à un citoyen d'en accuser un
autre. Cela étoit établi selon l'esprit de la république, où
chaque citoyen doit avoir pour le bien public un zèle
sans bornes; où chaque citoyen est censé tenir tous les
droits de la patrie dans ses mains ^. On suivit, sous les
empereurs, les maximes de la république; et d'abord on
vit paroltre un genre d'hommes funestes, une troupe de
délateurs. Quiconque avoit bien des vices et bien des
talents, une âme bien basse et un esprit ambitieux, cher-
choit un criminel dont la condamnation pût plaire au
prince; c'étoit la voie pour aller aux honneurs et à la for-
tune ', chose que nous ne voyons point parmi nous.
Nous avons aujourd'hui une loi admirable : c'est celle
qui veut que le prince, établi pour faire exécuter les lois,
prépose un officier dans chaque tribunal * : pour pour-
suivre, en son nom, tous les crimes : de sorte que la fonc-
tion des délateurs est inconnue parmi nous; et, si ce
1. Et dans bien d*autres cités. (M.)
2. tt Le droit d^accuscr ouvre une issue aux humeurs qui naissent dans
une ville contre chaque citoyen. » Machiavel, Discours sur TU»-Live, liv. l,
chap. VII.
3. Voyez, dans Tacite, les récompenses accordées à ces délateurs. Ann.,
liv. IV, c. XXX. (M.)
4. Le procureur général et le procureur du roi
LIVRE VI, CHAP. VIII. 239
vengeur public était soupçonné d'abuser de son ministère,
on l'obligerait de nommer son dénonciateur *.
Dans les lois de Platon *, ceux qui négligent d'avertir
les magistrats, ou de leur donner du secours, doivent être
punis. Cela ne conviendroit point aujourd'hui. La partie
publique veille pour les citoyens; elle agit, et ils sont
tranquilles*.
1 V. Beajamia Constant, Comment, sur Filangieri, III* partie, cbap. i.
2. Uv. IX. (M.)
3. L'accusation remise aux mains des citoyens suppose une société toute
difTércntc de la nôtre. Nous n'avons pas le loisir des citoyens d'Athènes ou
de Rome, et il est douteux qu'on courût les hasards d'une poursuite si on
n'y avait point un intérêt particulier et souvent peu avouable. Si l'esprit de
la république veut que chaque citoyen ait pour U bien public un zèle sans
bornes, la nature du cœur humain, plus infaillible dans son action que l'es-
prit du gouvernement civil, exige que chaque homme ait un zèle de préfé-
rence et sans bornes pour l'intérêt de ses passions. Ainsi l'institution de la
liberté des accusations, au lieu de favoriser le bien public, excite et favo-
rise d'abord Tinté rôt des passions particulières. (Servan.)
Cependant l'exemple de l'Angleterre prouve que, dans un pays libre, oh
peut permettre certaines accusations publiques, ne fût-ce que pour préve-
nir la faiblesse ou la connivence du pouvoir. Sur ce point, il y a peut-être
quelque chose à prendre des anciens.
CHAPITRE IX.
DE hk SBVÉRITB DES PEINES
DANS LES DIVERS GOUVERNEMENTS *•
La sévérité des peines convient mieux au gouverne-
ment despotique, dont le principe est la terreur, qu'à la
monarchie et à la république, qui ont pour ressort l'hon-
neur et la vertu.
Dans les Etats modérés, l'amour de la patrie, la honte
et la crainte du blâme, sont des motifs réprimants, qui
peuvent arrêter bien des crimes. La plus grande peine
d'une mauvaise action sera d'en être convaincu. Les lois
civiles y corrigeront donc plus aisément, et n'auront pas
besoin de tant de force.
Dans ces États, un bon législateur s'attachera moins à
punir les crimes qu à les prévenir; il s'appliquera plus à
donner desm œurs qu'à infliger des supplices.
C'est une remarque perpétuelle des auteurs chinois *,
que plus, dans leur empire, on voyoit augmenter les sup-
plices, plus la révolution étoit prochaine. C'est qu'on
augmentoit les supplices à mesure qu'on manquoit de
mœurs.
i. Lettres persanes, LXXX et Cil.
2. Je ferai voir dans la suite que la Chine, à cet égard, est dans le eu
d'une république ou d*uncJmonarcliic. (M.) Inf., VJII, xxiT^XiX, xvit-xiLi.
LIVRE VI, CHAP. IX. S4I
Il seroit aisé de prouver que, dans tous ou presque
tous les États d'Europe, les peines ont diminué ou aug-
menté à mesure qu'on s'est plus approché ou plus éloigné
de la liberté.
Dans les pays despotiques on est si malheureux, que
Ton y craint plus la mort qu'on ne regrette la vie; les
supplices y doivent donc être plus rigoureux. Dans les
États modérés,' on craint plus de perdre la vie qu'on ne
redoute la mort eu elle-même; les supplices qui ôtent
simplement la vie y soAt donc suffisants.
Les hommes extrêmement heureux, et les hommes
extrêmement malheureux S sont également portés à la
dureté; témoin les moines et les conquérants. 11 n'y
a que la médiocrité et le mélange de la bonne et de la
mauvaise fortune, qui donnent de la douceur et de la
pitié.
Ce que l'on voit dans les hommes en particulier se
trouve dans les diverses nations. Chez les peuples sau-
vages qui mènent une vie très- dure, et chez les peuples
des gouvernements despotiques où il n'y a qu'un homme
exorbitamment favorisé de la fortune, tandis que tout le
reste en est outragé, on est également cruel. La douceur
règne dans les gouvernements modérés.
Lorsque nous lisons, dans les histoires, les exemples de
la justice atroce des sultans, nous sentons avec une espèce
de douleur les maux de la nature humaine.
Dans les gouvernements modérés, tout, pour un bon
législateur, peut servir à former des peines. N'est-il pas
bien extraordinaire qu'à Sparte une des principales f&t
1 . A. B. Les hommes extrêmement heureux et extrêmement malhea-
ux, etc.
m. 46
ut DE L'ESPRIT DES LOIS.
de ne pouvoir prêter sa femme à un autre, ni recevoir
celle d'un autre, de n'être jamais dans sa maison qu'avec
des vierges? En un mot, tout ce que la loi appelle une
peine est eiTectivement une peine.
CHAPITRE X.
PES ANCIENNES LOIS FRANÇOISES.
C'est bien dans les anciennes lois françoises que l'on
trouve l'esprit de la monarchie*. Dans les cas où il s'agit
de peines pécuniaires, les non nobles sont moins punis que
les nobles*. C'est tout le contraire dans les crimes'; le
noble perd l'honneur et réponse en cour, pendant que le
vilain, qui n'a point d'honneur, est puni en son corps.
i. A. B. Oa trouve bien dans les anciennes lois françoises l'esprit de la
monarchie.
2. « Si, comme pour briser un arrêt, les non nobles doivent une amende
de quarante sols, et les nobles de soixante livres. » Somme rurale, liv. II,
p. 198, édit. goth. de Tan 1512; et Beaumanoir, chap. lxi, p. 309. (M.)
3. Voyez le Conseil de Pierre Desfontaines, chap. xiii, surtout Tarticle 22.
(M.)
CHAPITRE XL
QUE LORSQC^UN PEUPLE EST VERTUEUX
IL FAUT PEU DE PEINES.
Le peuple romain avoit de la probité. Cette probité eut
tant de force, que souvent le législateur n'eut besoin que
de lui montrer le bien pour le lui faire suivre. II sembloit
qu'au lieu d'ordonnances il sufllsoit de lui donner des
conseils.
Les peines des lois royales et celle des lois des douze
Tables furent presque toutes ôtées dans la république, soit
par une suite de la loi Valérienne*, soit par une consé-
quence de la loi Porcie '. On ne remarqua pas que la répu-
blique en fût plus mal réglée, et il n'en résulta aucune
lésion de police.
Cette loi Valérienne, qui défendoit aux magistrats toute
voie de fait contre un citoyen qui avoit appelé au peuple,
n'infligeoit à celui qui y contreviendroit que la peine
d'être réputé méchant ^
1 . Ello fut faite par Valerius Publicola, bientôt après l*expulsion des
rois; elle fut renouvelée deux fois, toujours par des magistrats de la même
famille, comme le dit Titc-Live, liv. X, c. ix. \\ n*étoit pas question de lui
donner plus de force, mais d*eii perfectionner les dispositions. DUigenlius
sanctam, dit Tite-Live, îbid. (M.)
2. Lex Porcia pro tergo civium lala. Elle fut faite en 454 de la fonda-
tion de Rome. (M.)
3. Nihil ultra quam improbe factum adjecit. Tite-Live, ibid. (M.) Il
faudrait savoir quelle était la sanction de cette déclaration. N*était-ce pas
un cas de responsabilité pour le magistrat, à sa sortie de fonction? Ou
n'y avait-il point là quelque flétrissure religieuse?
CHAPITRE XII.
DE LA PUISSANCE DES PEINES.
L'expérience a fait remarquer que, dans les pays où les
peines sont douces, l'esprit du citoyen en est frappé,
comme il Test ailleurs par les grandes.
Quelque inconvénient se fait-il sentir dans un État : un
gouvernement violent veut soudain le corriger ; et, au lieu
de songer à faire exécuter les anciennes lois, on établit une
peine cruelle qui arrête le mal sur-le-champ. Mais on use
le ressort du gouvernement : l'imagination se fait à cette
grande peine, comme elle s'étoit faite à la moindre; et
comme on diminue la crainte pour celle-ci. Ton est bientôt
forcé d'établir l'autre dans tous les cas. Les vols sur les
grands chemins étoient communs dans quelques États * ; on
voulut les arrêter ; on inventa le supplice de la roue, qui
les suspendit pendant quelque temps. Depuis ce temps on
a volé comme auparavant sur les grands chemins.
De nos jours la désertion fut très-fréquente; on éta-
blit la peine de mort contre les déserteurs, et la désertion
n'est pas diminuée *. La raison en est bien naturelle : un
soldat, accoutumé tous les jours à exposer sa vie, en
méprise ou se flatte d'en mépriser le danger. 11 est tous
les jours accoutumé à craindre la honte : il falloit donc
1. C'est de la France qu'il est question. V. înf., cbap. xvi.
S. A. B. £t la désertion ne fat pas diminuée.
246 DE L'ESPRIT DES LOIS
laisser une peine ^ qui faisoit porter une flétrissure pen-
dant la vie. On a prétendu augmenter la peine, et on l'a
réellement diminuée.
Il ne faut point mener les hommes par les voies
extrêmes; on doit être ménager des moyens que la nature
nous donne pour les conduire. Qu'on examine la cause de
tous les relâchements, on verra qu'elle vient de l'impunité
des crimes, et non pas de la modération des peines.
Suivons la nature, qui a donné aux hommes la honte
comme leur fléau, et que la plus grande partie de la peine
soit rinfamie de la souffrir.
Que, s'il se trouve des pays où la honte ne soit pas une
suite du supplice, cela vient de la tyrannie, qui a infligé
les mêmes peines aux scélérats et aux gens de bien.
Et si vous en voyez d'autres où les hommes ne sont
retenus que par des supplices cruels, comptez encore que
cela vient en grande partie de la violence du gouverne-
ment, qui a employé ces supplices pour des fautes légères.
Souvent un législateur qui veut corriger un mal ne
songe qu'à cette correction ; ses yeux sont ouverts sur cet
objet, et fermés sur les inconvénients. Lorsque le mal est
une fois corrigé, on ne voit plus que la dureté du législa-
teur; mais il reste un vice dans l'État, que cette dureté a
produit; les esprits sont corrompus, ils se sont accoutumés
au despotisme.
Lysandre* ayant remporté la victoire sur les Athé-
niens, on jugea les prisonniers; on accusa les Athéniens
d'avoir précipité tous les captifs de deux galères, et résolu,
en pleine assemblée, de couper le poing aux prisonniers
i. Oa fendoit le nez, on coupoit les oreilles. (M.) V. les Mémoires de
de rintendant Foucault, publiées par M. Baudry.
2. Xénophon, Histoire, liv II, ch. ii. S 20-22. (M.)
LIVRE VI, CHAP. XII. 247
qu'ils feroient. Ils furent tous égorgés, excepté Adymante,
qui s*étoit opposé à ce décret. Ly sandre reprocha k
Philoclès, avant de le faire mourir, qu'il avoit dépravé les
esprits, et fait des leçons de cruauté à toute la Grèce.
a Les Argiens, dit Plutarque S ayant fait mourir quinze
cents de leurs citoyens, les Athéniens firent apporter
les sacrifices d'expiation ', afin qu'il plût aux dieux de
détourner du cœur des Athéniens une si cruelle pensée '. »
Il y a deux genres de corruption : l'un, lorsque le
peuple n'observe point les lois; l'autre, lorsqu'il est cor-
rompu par les lois; mal incurable, parce qu'il est dans le
remède même.
1. OEuvres moral &s. De ceux qui manicDt les a^ffaires (l*État,ch. xiv. (M.)
2. Le texte dit plus clairement que les Âthéoiens firent porter la tIc-
time d'expiation autour de rassemblée. On sait que dans les cérémonies
d*expiation générale, on portoit la victime autour de rassemblée de ceux
qu*on vouloit purifier. (Gravier.)
3. Cette dernière phrase est une addition d'Amyot. Il parolt plutôt que
rintention des Athéniens était de se purifier d'une souillure dont la tache
rejaillissoit de dessus les Argiens sur tous les peuples do la Grèce. (Caé-
Tiia.)
CHAPITRE XIII.
IMPUISSANCE DES LOIS JAPONOISES.
Les peines outrées peuvent corrompre le despotisme
môme. Jetons les yeux sur le Japon *.
On y punit de mort presque tous les crimes', parce que
la désobéissance à un si grand empereur que celui du
Japon, est un crime énorme. 11 n'est pas question de cor-
riger le coupable, mais de venger le prince. Ces idées sont
tirées de la servitude, et viennent surtout de ce que l'em-
pereur étant propriétaire de tous les biens, presque tous
les crimes se font directement contre ses intérêts.
On punit de mort les mensonges qui se font devant
les magistrats'; chose contraire à la défense naturelle.
Ce qui n'a point l'apparence d'un crime est là sévère-
ment puni ; par exemple, un homme qui hasarde de l'ar-
gent au jeu est puni de mort.
11 est vrai que le caractère étonnant de ce peuple opi-
niâtre, capricieux, déterminé, bizarre, et qui brave tous
les périls et tous les malheurs, semble, à la première vue,
absoudre ses législateurs de l'atrocité de leurs lois. Mais,
des gens qui naturellement méprisent la mort, et qui s'ou-
1. Inf.,Xir, 14. etXlV, 15.
2. Voyez Kempfer. (M.)
3 Becueil des voyages qui ont servi à l'étahlissemeiU de la compagmê
des Indes, t. III, part, ii, p. 428. (M.)
LIVRE VI, CHAP. XIII. 949
vrent le ventre pour la moindre fantaisie, sont-ils corrigés
ou arrêtés par la vue continuelle des supplices? Et ne s'y
familiarisent-ils pas?
Les Relations nous disent, au sujet de l'éducation des
Japonois, qu'il faut traiter les enfants avec douceur, parce
qu'ils s'obstinent contre les peines; que les esclaves ne
doivent point être trop rudement traités, parce qu'ils se
mettent d'abord en défense. Par l'esprit qui doit régner
dans le gouvernement domestique, n'auroit-on pas pu
juger de celui qu'on devoit porter dans le gouvernement
politique et civil ?
Un législateur sage auroit cherché à ramener les esprits
par un juste tempérament des peines et des récompenses;
par des maximes dd philosophie, de morale et de religion,
assorties à ces caractères; par la juste application des règles
de l'honneur; par le supplice de la honte*; par la jouis-
sance d'un bonheur constant et d'une douce tranquillité ;
et, s'il âvoit craint* que les esprits, accoutumés à n'être
arrêtés que par une peine cruelle, ne pussent plus l'être
par une plus douce, il auroit agi ' d'une manière sourde
et insensible; il auroit, dans les cas particuliers les plus
graciablcs, modéré la peine du crime, jusqu'à ce qu'il eût
pu parvenir à la modifier dans tous les cas.
Mais le despotisme ne connoit point ces ressorts ; il ne
mène pas par ces voies. Il peut abuser de lui*, mais c'est
tout ce qu'il peut faire. Au Japon, il a fait un effort, il est
devenu plus cruel que lui-même.
1. Par le supplice de la honte, n*est pas dans A. B.
2. Ce dernier paragraphe n*est pas dans A. B.
3. Remarquez bien ceci comme une maxime de pratique dans les cas où
les esprits ont été gâtés par des peines trop rigoureuses. (M.)
4. A. B. De lui-même.
Î50 DE L'ESPRIT DES LOIS.
Des âmes, partout elTarouchées et rendues plus atroces,
n'ont pu être conduites que par une atrocité plus grande.
Voilà l'origine, voilà l'esprit des lois du Japon. Mais
elles ont eu plus de fureur que de force. Elles ont réussi à
détruire le christianisme; mais des efforts si inouis sont
une preuve de leur impuissance. Elles ont voulu établir
une bonne police, et leur foiblesse a paru encore mieux.
11 faut lire la relation de Tentrevue de l'empereur et du
deyro à Méaco*. Le nombre de ceux qui y furent étouffés,
ou tués par des garnements, fut incroyable; on enleva les
jeunes filles et les garçons ; on les retrouvoit tous les jours
exposés dans des lieux publics, à des heures indues, tout
nus, cousus dans des sacs de toile, afin qu'ils ne connus-
sent pas les lieux par où ils avoient passé ; on vola tout ce
qu'on voulut; on fendit le ventre à des chevaux pour faire
tomber ceux qui les montoient; on renversa des voitures
pour dépouiller les dames. Les Hollandois, à qui l'on dit
qu'ils ne pouvoient passer la nuit sur des échafauds sans
être assassinés, en descendirent, etc.
Je passerai vite sur un autre trait. L'empereur, adonné
à des plaisirs infâmes , ne se marioit point : il couroit
risque de mourir sans successeur. Le deyro lui envoya
deux filles très-belles : il en épousa une par respect, mais
il n'eut aucun commerce avec elle. Sa nourrice fit cher-
cher les plus belles femmes de l'empire; tout étoit inutile;
la fille d*un armurier étonna son goût '; il se détermina,
il en eut un fils. Les dames de la cour, indignées de ce
qu'il leur avoit préféré une personne d'une si basse nais-
sance, étouffèrent l'enfant. Ce crime fut caché à Tempe-
i. Recwil des voyages qui ont servi à rétablissement es la compagnie
des Indes, t. V, p. 2.(Bi.)
2. Ihid. (M.)
LIVRE VI, CHAP. XIII. J54
reur, il auroit versé un torrent de sang. L'atrocité des
lois en empêche donc l'exécution. Lorsque la peine est
sans mesure, on est souvent obligé de lui préférer l'im-
punité.
CHAPITRE XIV.
DE l'esprit du sénat DE ROUE.
Sous le consulat d'Acilius Glabrio et de Pison, on fit
la loi Acilia* pour arrêter les brigues. Dion dit* que le
sénat engagea les consuls à la proposer, parce que le tri-
bun C. Cornélius avoît résolu de faire établir des peines
terribles contre ce crime, à quoi le peuple étoit fort porté.
Le sénat pensoit que des peines immodérées jetteroient
bien la terreur dans les esprits; mais qu'elles auroient
cet effet qu'on ne trouveroit plus personne pour accuser
ni pour condamner; au lieu qu'en proposant des peines
modiques, on auroit des juges et des accusateurs.
1. Les coupables étoient condamnés à une amende; ils ne pouvoient plas
être admis dans l'ordre dts sénateurs, et nommés à aucune magistrature.
Dion, liv. XXXVl, chap. xxi. (M.J
2. Ibid. (M.)
CHAPITRE XV.
DBS LOIS DES ROMAINS A L EGARD DBS PEINES.
Je me trouve fort dans mes maximes, lorsque j'ai pour
moi les Romains ; et je crois que les peines tiennent à la
nature du gouvernement, lorsque je vois ce grand peuple
changer à cet égard de lois civiles, à mesure qu'il chan-
geoit de lois politiques.
Les lois royales, faites pour un peuple composé de
fugitifs, d'esclaves et de brigands, furent très-sévères.
L'esprit de la république auroit demandé que les décem-
virs n'eussent pas mis ces lois dans leurs douze Tables;
mais des gens qui aspiroient à la tyrannie n'avoient
garde de suivre l'esprit de la république.
Tite-Live * dit, sur le supplice de Métius Suffétius,
dictateur d'Albe, qui fut condamné par Tullus Hostilius à
être tiré par deux chariots, que ce fut le^ premier et le
dernier supplice où l'on témoigna avoir perdu la mémoire
de l'humanité. Il se trompe ; la loi des douze Tables est
pleine de dispositions très-cruelles •.
Celle qui découvre le mieux le dessein des décemvirs,
est la peine capitale, prononcée contre les auteurs des
1. Liv. I, chap. xxviii. (M.)
2. Oa y trouve le supplice du feu, des peines presque toujours capitales,
le vol puni de mort, etc. (M.)
254 *DE L'ESPRIT DES LOIS.
libelles, et les poètes. Cela n'est guère du génie de la
république, où le peuple aime à voir les grands humiliés.
Mais des gens qui vouloient renverser la liberté crai-
gnoient des écrits qui pouvoient rappeler l'esprit de la
liberté *.
Après l'expulsion des décemvirs, presque toutes les
lois qui avoient fixé les peines furent ôtées. On ne les
abrogea pas expressément; mais la loi Porcia ayant dé-
fendu de mettre à mort un citoyen romain, elles n'eurent
plus d'application.
Voilà le temps auquel on peut rappeler ce que Tite-
Live ' dit des Romains, que jamais peuple n'a plus aimé
la modération des peines ^
Que si l'on ajoute à la douceur des peines, le droit
qu'avoit un accusé de se retirer avant le jugement*, on
verra bien que les Romains avoient suivi cet esprit que
j'ai dit être naturel à la république.
Sylla, qui confondit la tyrannie, l'anarchie et la liberté,
fit les lois Cornéliennes. Il sembla ne faire des règlements
que pour établir des crimes. Ainsi, qualifiant une infinité
d'actions du nom de meurtre, il trouva partout des meur-
triers; et, par une pratique qui ne fut que trop suivie, il
tendit des pièges, sema des épines, ouvrit des abîmes sur
le chemin de tous les citoyens.
Presque toutes les lois de Sylla ne portoient que l'in-
terdiction de l'eau et du feu. César y ajouta la confisca-
tion des biens ^ parce que les riches gardant, dans l'exil,
i. Sylla, animé du même esprit qae les décemvirs, augmenta, comme
eux, les peines contre les écrivains satiriques. (M.)
2. Liv. I, chap. xxviii. (M.)
3. Pour eux; mais les esclaves, mais leurs enfants? (HELvih-iis.)
4. C'est-à-dire de quitter Rome et d'abdiquer son droit de citoyen.
5. Pœnas facinorum auxit, cùm locupletes §o fctcilius scelere se obligO'
LIVRE VI, CHAP. XV. 255
leur patrimoine, ils étoient plus hardis à commettre des
crimes.
Les empereurs ayant établi un gouvernement militaire,
ils sentirent bientôt qu'il n'étoit pas moins terrible contre
eux que contre les sujets ; ils cherchèrent à le tempérer ;
ils crurent avoir besoin des dignités et du respect qu'on
avoit pour elles.
On s'approcha un peu de la monarchie, et l'on divisa
les peines en trois classes * : celles qui regardoient les pre-
mières personnes de l'État*, et qui étoient assez douces;
celles qu'on infligeoit aux personnes d'un rang inférieur ',
et qui étoient plus sévères; enfin, celles qui ne concer-
noient que les conditions basses *, et qui furent les plus
rigoureuses.
Le féroce et insensé Maximin irrita, pour ainsi dire,
le gouvernement militaire qu'il auroit fallu adoucir. Le
sénat apprenoit, dit Capitolin *, que les uns avoient été
mis en croix, les autres exposés aux bêtes, ou enfermés
dans des peaux de bêtes récemment tuées, sans aucun
égard pour les dignités. Il sembloit vouloir exercer la
discipline militaire, sur le modèle de laquelle il prétendoit
régler les affaires civiles.
On trouvera dans les Considérations sur la grandeur
des Romains y et leur décadence •, comment Constantin
rent, quod irUegris patrimoniis exularent, Suétone, in Julio Cœsare,
C. LUI. (M.)
1. Voyez la loi 3, S legis, ad legem CorneL d$ sicariis, et un très-grand
nombre d'autres, au Digeste et au Code. (M.)
2. Suhlimiores. (M.)
3. Medios, (M.)
4. Infimes L. 3, S '^^û. ad leg,, CorneL de sicanis, (M.)
5. Jul. Cap., Maximini duo, c. viu. (M.)
6. Chap. XVII. (M.)
256 DE L'ESPRIT DES LOIS.
changea le despotirae militaire en un despotisme militaire
et civil, et s'approcha de la monarchie. On y peut suivre
les diverses révolutions de cet État S et voir comment on
y passa de la rigueur à l'indolence, et de Tiodolence à
l'impunité.
1. A. B. On y peut suirre les diverses révolutions de cet État, comment
on y passa, etc.
CHAPITRE XVI.
DE LA JUSTE PROPORTION DES PEINES
AVEC LE CRIME.
Il est essentiel que les peines aient de l'harmonie
entre elles, parce qu'il est essentiel que l'on évite plutôt
un grand crime qu'un moindre, ce qui attaque plus la
société, que ce qui la choque moins.
« Un imposteurs qui se disoit Constantin Ducas, sus-
cita un grand soulèvement à Constantinople. Il fut pris et
condamné au fouet; mais, ayant accusé des personnes
considérables, il fut condamné, comme calomniateur, à
être brûlé. » Il est singulier qu'on eût ainsi propor-
tionné les peines entre le crime de lèse-majesté et celui
de calomnie *.
Cela fait souvenir d'un mot de Charles II, roi d'Angle-
terre. Il vit, en passant, un homme au pilori; il demanda
pourquoi il étoit là '. « Sire, lui dit-on, c'est parce qu'il
a fait des libelles contre vos ministres. » — « Le grand
i. Jlistoire de Nicéphore, patriarche de Constantinople. (M.)
2. Il est probable qu*on le fouetta pour le livrer au mépris de la popu-
lace, et qu*on punit le crime de lèse-majesté sous le prétexte de la calom-
nie. Il 8*agit. non pas d*une loi, mais d*un fait particulier. Onn*en peut rien
conclure sur la proportion dos peines.
3. A. B. Pourquoi l*a-t-on mis là, dit-il. — Sire, lui répondit-OD, il a fait
des écrits satiriques contre vos ministres,
m. 47
258 DE L'ESPRIT DES LOIS.
sot! dit le roi : que ne les écri voit-il contre moi? on ne
lui auroit rien fait. »
« Soixante-dix personnes conspirèrent contre Tempe-
reur Basile^ ; il les fit fustiger; on leur brûla les cheveux
et le poil. Un cerf l'ayant pris avec son bois par la cein-
ture, quelqu'un de sa suite tira son épée, coupa sa cein-
ture et le délivra ; il lui fit trancher la tête, parce qu'il
avoit, disoit-il, tiré Tépée contre lui. » Qui pourroit penser
que, sous le même prince, on eût rendu ces deux juge-
ments ?
C'est un grand mal, parmi nous', de faire subir la
même peine à celui qui vole sur un grand chemin, et à
celui qui vole et assassine. 11 est visible que, pour la sûreté
publique, il faudroit mettre quelque différence dans la
peine.
A la Chine, les voleurs cruels sont coupés en morceaux ',
les autres non : cette différence fait que l'on y vole, mais
qu'on n'y assassine pas»
En Moscovie, où la peine des voleurs et celle des assas-
sins sont les mêmes, on assassine* toujours. Les morts, y
dit-on, ne racontent rien.
Quand il n'y a point de différence dans la peine, il faut
en mettre dans l'espérance de la grâce. En Angleterre, on
n'assassine point, parce que les volem*s peuvent espérer
d'être transportés dans les colonies, non pas les assas-
sins \
C'est un grand ressort des gouvernements modérés
1. Histoire de Nicéphore. (M.)
S» En France.
3. Le P. Da Halde, 1. 1, p. 6. (M.)
4. État présent de la grande Russie, par Peny (M.)
5. A. Mais non les assassina.
LIVRE VI, CHAP. XVI. Î59
que les lettres de grâce. Ce pouvoir que le prince a de
pardonner, exécuté avec sagesse, peut avoir d'admirables
effets*. Le principe du gouvernement despotique, qui ne
pardonne pas, et à qui on ne pardonne jamais, le prive de
ces avantages.
1. U faut prendre cette assertion avec quelque tempérament. V. inf.
cbap. XXI*
CHAPITRE XVII.
DK LA TOETUEB OU QUESTION CONTEE LES CRIMINELS'.
Parce que les hommes sont méchants, la loi est obligée
de les supposer meilleurs qu*ils ne sont. Ainsi la déposition
de deux témoins suffit dans la punition de tous les crimes*
La loi les croit, comme s'ils parloient par la bouche de
la vérité. L'on juge aussi que tout enfant, conçu pendant
le mariage, est légitime; la loi a confiance en la mère
comme si elle étoit la pudicité même. Mais la questioriy
contre les criminels n'est pas dans un cas forcé comme
ceux-ci. Nous voyons aujourd'hui une nation * très-bien
policée la rejeter sans inconvénient. Elle n'est donc pas
nécessaire par sa nature '.
Tant d'habiles gens et tant de beaux génies ont écrit
contre cette pratique*, que je n'ose parler après eux\
i. A. B. De la question ou torture, etc.
2. La nation angloise. (M.)
3. Les citoyens d'Athènes ne pouvolent être mis à la quesUon (Lysias,
Orat. m Argorat.)^ excepté dans le crime de lèse-majesté. On donnoit la
question trente jours après la condamnation. (Curius Fortunatus, Rhetor,
scoL, liy. II.) U n*y avoit pas de question préparatoire. Quant aux Romains,
la loi 3 et 4 ad leg, Juliam majest. fait voir que la naissance, la dignité, la
profession de la milice garantissoient de la question, si ce n'est dans le cas
de crime de lèse-majesté. Voyez les sages restrictions que les lois des
Wisigoths mettoient à cette pratique. (M.)
4. A. B. Ont écrit contre Tusage de la torture, que, etc. La coirectioa
est faite dans Tédition de 1751.
5. Augustin Nicolas, conseiller au parlement de Besançon, doit être cité
LIVRE VI, CHAP. XVIK 261
J'alloîs dire qu elle poiirroit convenir dans les gouverne-
ments despotiques, où tout ce qui inspire la crainte entre
plus dans les ressorts du gouvernement; j'allois dire que
les esclaves chez les Grecs et chez les Romains. •• Mais
j'entends la voix de la nature qui crie contre moi.
au premier rang. Son petit livre intitulé : Si la torture est un moyen sûr
à vérifier [e.f crimes secrets, publié en 1681, est un de nos meilleurs écrits
de jurisprudence criminelle. Parmi les adversaires de la torture, il faut
également citer Ayrault, notre grand criminaliste.
CHAPITRE XVIII.
DES PEINES PÉCUNIAIRES ET DES PEINES
CORPORELLES.
Nos pères, les Germains, n'admettoient guère que des
peines pécuniaires. Ces hommes guerriers et libres esti-
moient que leur sang ne devoit être versé que les armes à
la main. Les JaponoisS au contraire, rejettent ces sortes
de peines, sous prétexte que les gens riches éluderoient la
punition. Mais les gens riches ne craignent-ils pas de
perdre leurs biens? Les peines pécuniaires ne peuvent-elles
pas se proportionner aux fortunes? Et, enfin, ne peut-on
pas joindre Tinfamie à ces peines?
Un bon législateur prend un juste milieu; il n'ordonne
pas toujours des peines pécuniaires; il n'inflige pas tou-
jours des peines corporelles.
i. Voyez Kempfer. (M.)
CHAPITRE XIX.
DE LA LOI DU TALION.
Les États despotiques, qui aiment les lois simples,
usent beaucoup de la loi du talion ^ Les États modérés la
reçoivent quelquefois; mais il y a cette différence, que les
premiers la font exercer rigoureusement, et que les autres
lui donnent presque toujours des tempéraments.
La loi des douze Tables en admettoit deux ; elle ne
condamnoit au talion que lorsqu'on n'avoit pu apaiser
celui quiseplaignoit*. On pouvoit, après la condamnation,
payer les dommages et intérêts', et la peine corporelle se
convertissoit en peine pécuniaire*.
i. Elle est établie dans VAlcoran, Voyez le chapitre De la vache. (M.)
2. Si membrum rupit, ni cum eo pacit, talio esto. Aulu-Gelle, liv. XX,
chap. I. (M.)
3. /6id.(M.)
Voyez aussi la loi des Wisigoths, lly. VI, tit. iv, S 3 et 5. (M.)
CHAPITRE XX.
DE LA PUNITION DES PEEE8 POUR LEURS ENFANTS.
On punit à la Chine les pères pour les fautes de leurs
enfants. G'étoit l'usage du Pérou*. Ceci est encore tiré des
idées despotiques.
On a beau dire qu'on punit à la Chine le père pour
n'avoir pas fait usage de ce pouvoir paternel que la nature
a établi, et que les lois même y ont augmenté ; cela sup-
pose toujours qu'il n'y a point d'honneur chez les Chinois.
Parmi nous, les pères, dont les enfants sont condamnés
au supplice, et les enfants* dont les pères ont subi le
même sort, sont aussi punis par la honte, qu'ils le se-
roient à la Chine par la perte de la vie '•
i. Voyez Garcilasso, Histoire des guerres civiles des Espagnols. (M.)
2. Au lieu de les punir, disoit Platon, il faut les louer de ne pas ressem-
bler à leur père. (Liv. IX des Lois). (M.)
3. Dans l'ancienne France, un préjugé, enraciné dans les mœurs, consi-
dérait comme déshonorés et presque comme infâmes le» enfants de ceux
qui avaient été condamnés au dernier supplice. Quelquefois môme les Par-
lements condamnaient ces malheureux au bannissement.
CHAPITRE XXI.
DE LA CLEMENCE DU PRINCE.
La clémence est la qualité distinctive des monarques.
Dans la république, où Ton a pour principe la vertu,
elle est moins nécessaire. Dans TÉtat despotique, où règne
la crainte, elle est moins en usage, parce qu'il faut conte-
nir les grands de TÉtat par des exemples de sévérité. Dans
les monarchies, où Ton est gouverné par l'honneur, qui
souvent exige ce que la loi défend*, elle est plus nécessaire*.
La disgrâce y est un équivalent à la peine ; les formalités
même des jugements y sont des punitions. C'est là que la
honte vient de tous côtés pour former des genres particu-
liers de peine.
Les grands y sont si fort punis par la disgrâce, par la
perte souvent imaginaire de leur fortune, de leur crédit,
de leurs habitudes, de leurs plaisirs, que la rigueur à leur
égard est inutile; elle ne peut servir qu'à ôter aux sujets
l'amour qu'ils ont pour la personne du prince, et le respect
qu'ils doivent avoir pour les places.
Comme l'instabilité des grands est de la nature du
gouvernement despotique, leur sûreté entre dans la nature
de la monarchie.
i. En cas de duel, par exemple.
2. L*auteur ne parie que de la cour et de la noblesse de France. U oublie
quelle était la dureté des peines pour le peuple, et combien la clémence du
prince était rarement mise en jeu, quand ii ne 8*agissait point des grands.
t66 DE L'ESPRIT DES LOIS.
Les monarques ont tant à gagner par la clémence, elle
est suivie de tant d'amour, ils en tirent tant de gloire, que
c'est presque toujours un bonheur pour eux d'avoir Toc-
casion* de l'exercer; et on le peut presque toujours dans
nos contrées.
On leur disputera peut-être quelque branche de l'au-
torité, presque jamais l'autorité entière ; et si quelquefois
ils combattent pour la couronne, ils ne combattent point
pour la vie.
Mais, dira-t-on, quand faut-il punir? quand faut-il par-
donner? C'est une chose qui se fait mieux sentir qu'elle ne
peut se prescrire. Quand la clémence a des dangers, ces
dangers sont très-visibles; on la distingue aisément de
cette foiblesse qui mène le prince au mépris et à Tim-
puissance même de punir.
L'empereur Maurice* prit la résolution de ne verser
jamais le sang de ses sujets. Anastase* ne punissoît point
les crimes. Isaac l'Ange jura que, de son règne, il ne fe-
roit mourir personne. Les empereurs grecs avoient oublié
que ce n'étoit pas en vain qu'ils portoient l'épée.
1. A. D*avoir une occasion, etc.; B. D*aToir occasion, etc.
2. Evagre, Histoire.
3. Fragment de Suidas [qui se retrouve] dans Gonst. Porphyrogéaète.
(M.) Le sens de l'original est qu*Ânastase donnait les charges h des sajets
indignes. L'ancienne version latine de Suidas a trompé M. de Montesquieu.
(CnÉVIBR.)
LIVRE SEPTIÈME.
CONSÉQUENCES DES DIFFERENTS PRINCIPES
DES TROIS GOUVERNEMENTS
PAR RAPPORT AUX LOIS SOMPTUAIRES, AU LUXE
ET A LA CONDITION DES FEMMES.
CHAPITRE PREMIER.
DU LUXE *.
Le luxe est toujours en proportion avec l'inégalité des
fortunes. Si, dans un État, les richesses sont également
partagées*, il n'y aura point de luxe; car il n'est fondé que
sur les conimodités qu'on se donne par le travail des
autres.
Pour que les richesses restent également partagées, il
faut que la loi ne donne à chacun que le nécessaire phy-
i. Qu*est-cc que le luxe dans la langue de Montesquieu? D^ordinaire, on
donne ce nom aux dépenses stériles, aux plaisirs d'éclat ; mais Montesquieu
donne ce nom à tout ce qui dépasse le nécessaire physique. C'est une
conception étroite et fausse. Si les hommes s'en étaient tenus au nécessaire,
physique ils ne seraient jamais sortis de la barbarie. Je préfère de beau-
coup la définition de Tabbé de Saint-Pierre. «Le mauvais usage du superflu,
c'est ce que Rappelle luxe. » (Rêves tTun homme de bien, p. 225.)
S. C'est une hypothèse chimérique. Il y a des couvents où chaque
moine n'a que le nécessaire physique ; mais il n'y a pas de société qui
▼ive dans de pareilles conditions. Dès qu'un homme travaille et économise,
il y a inégalité dans le partage des richesses.
268 DE L*ESPRIT DES LOIS.
sique. Si l'on a au delà, les uns dépenseront, les autres
acquerront, et rinégalité s'établira.
Supposant le nécessaire physique égal à une somme
donnée, le luxe de ceux qui n'auront que le nécessaire
sera égal à zéro; celui qui aura le double aura un luxe
égal à un ; celui qui aura le double du bien de ce dernier
aura un luxe égal à trois; quand on aura encore le double*
on aura un luxe égal à sept; de sorte que le bien du par-
ticulier qui suit, étant toujours supposé double de celui
du précédent, le luxe croîtra du double plus une unité,
dans cette progression 0, 1, 3, 7, 15, 81, 63, 127.
Dans la république de Platon*, le luxe auroit pu se
calculer au juste. Il y avoit quatre sortes de cens établis.
Le premier étoit précisément le terme où finissoit la pau-
vreté'; le second étoit double, le troisième triple, le qua-
trième quadruple du premier. Dans le premier cens, le
luxe étoit égal à zéro; il étoit égal à un dans le second, i
deux dans le troisième, à trois dans le quatrième ; et il
suivoit ainsi la proportion arithmétique.
En considérant le luxe des divers peuples les uns à
l'égard des autres, il est dans chaque État en raison
composée de l'inégalité des fortunes qui est entre les
citoyens, et de l'inégalité des richesses des divers États.
En Pologne, par exemple, les fortunes sont d'une inégalité
extrême; mais la pauvreté du total empêche qu'il y ait
autant de luxe que dans un État plus riche.
i. A. B. Quand on aura encore un doublé, etc.
2. Le premier cens étoit le sort héréditaire en terres, et Platon ne toq-
loit pas qu'on pût avoir, en autres effets, plus du triple du sort héréditaire.
Voyez ses Lois, liv. IV. (M.)
3. Suivant Platon. Qui peut dire le terme où finit la pauvreté? Elle est
relative aux charges de la famille, au nombre des enfants, à la condition
de rindividu, etc.
LIVRE VII, CHAP. I. 169
Le luxe est encore en proportion avec la grandeur des
villes, et surtout de la capitale ; en sorte qu'il est en raison
composée des richesses de l'État, de l'inégalité des for-
tunes des particuliers et du nombre d'hommes qu'on as-
semble dans de certains lieux.
Plus il y a d'hommes ensemble, plus ils sont vains et
sentent naître en eux l'envie de se signaler par de petites
choses ^ S'ils sont en si grand nombre que la plupart
soient inconnus les uns aux autres, l'envie de se distinguer
redouble, parce qu'il y a plus d'espérance de réussir. Le
luxe donne cette espérance; chacun prend les marques de
la condition qui précède la sienne. Mais à force de vouloir
se distinguer, tout devient égal, et on ne se distingue
plus : comme tout le monde veut se faire regarder, on ne
"emarque personne.
Il résulte de tout cela une incommodité générale. Ceux
qui excellent dans une profession mettent à leur art le
prix qu'ils veulent; les plus petits talents suivent cet
exemple; il n'y a plus d'harmonie entre les besoins et les
moyens. Lorsque je suis forcé de plaider, il est nécessaire
que je puisse payer un avocat; lorsque je suis malade,
il faut que je puisse avoir un médecin.
Quelques gens ont pensé qu'en assemblant tant de
peuple dans une capitale, on diminuoit le commerce, parce
que les hommes ne sont plus à une certaine distance les
uns des autres. Je ne le crois pas ; on a plus de désirs, plus
de besoins, plus de fantaisies quand on est ensemble.
i.Dans une grande ville, dit [Mandeville], Tauteur de la Fable des abeilles,
t. I, p. 133, on s*habillc au-dessus de sa qualité, pour être estimé plus
qu'on n*est par la multitude. C'est un plaisir pour un esprit foible, presque
aussi grand que celui de l'accomplissement de ses désirs. (Bi.) — Ce sont
les yeux des autres qui nous ruinent, a dit Franklin.
CHAPITRE II.
DES LOIS SOVPTUAIRES DANS LA DEMOCRATIE'.
Je viens de dire* que, dans les républiques où les
richesses sont également partagées, il ne peut point y avoir
de luxe; et comme on a vu au livre cinquième* que cette
égalité de distribution faisoit Texcellence d'une république,
il suit que moins il y a de luxe dans une république, plus
elle est parfaite. Il n'y en avoit point chez les premiers
Romains; il n'y en avoit point chez les Lacédémonîens ;
et dans les républiques où l'égalité n'est pas tout à fait
perdue, l'esprit de commerce, de travail et de vertu fait
que chacun y peut et que chacun y veut vivre de son
propre bien, et que par conséquent il y a peu de luxe.
Les lois du nouveau partage des champs, demandées
avec tant d'instance dans quelques républiques, étoient
salutaires par leur nature. Elles ne sont dangereuses que
comme action subite. En ôtant tout à coup les richesses
aux uns, et augmentant de même celles des autres, elles
font dans chaque famille une révolution, et en doivent
produire une générale dans l'État.
t. Que signifie ce chapitre entier? L'égalité des richesses est une chi-
mère ; le partage des terres ne vaut rien, ni comme action, ni comme loL
(Helvétids.)
2. A. B. Nous avons dit.
3. Chap. m et iv. (M.) Les mots ion a vu au livn cinquième, ne sont
pas dans les premières éditions.
LIVRE VII, CHAP. II. J74
A mesure que le luxe s'établit dans une république,
Tesprit se tourne vers l'intérêt particulier. A des gens à qui
il ne faut rien que le nécessaire, il ne reste à désirer que
la gloire de la patrie et la sienne propre. Mais une âme
corrompue par le luxe a bien d'autres désirs. Bientôt elle
devient ennemie des lois qui la gênent. Le luxe que la
garnison de Rhége commença à connoître, fit qu'elle en
égorgea les habitants.
Sitôt que les Romains furent corrompus, leurs désirs
devinrent immenses*. On en peut juger par le prix qu'ils
mirent aux choses. Une cruche de vin de Falerne- se ven-
doit cent deniers romains ; un baril de chair salée du Pont
en coûtoit quatre cents ; un bon cuisinier, quatre talents : les
jeunes garçons n'avoient point de prix. Quand, par une
impétuosité^ générale, tout le monde se portoit à la volupté,
que devenoit la vertu?
1. Les Romains parrinrcnt à la fortune comme d'insolents parvenus;
ils en jouirent de môme. (Helvétios.)
2. Fragment du livre xxxvi de Diodore, rapporté par Const Porphyrog.,
Extrait des verttis et des vices. (M.)
3. Cum maximus omnium impetus ad luxuriam esset. Ibid. (M.)
CHAPITRE III.
DES LOIS SOUPTUAIRBS DANS L ARISTOCRATIE •
L'aristocratie mal constituée a ce malheur, que les
nobles y ont les richesses, et que cependant ils ne doivent
pas dépenser; le luxe contraire à l'esprit de modération
en doit être banni. Il n'y a donc que des gens très-pauvres
qui ne peuvent pas recevoir, et des gens très-riches qui ne
peuvent pas dépenser.
 Venise, les lois forcent les nobles à la modestie^ Ils
se sont tellement accoutumés à l'épargne, qu'il n'y a que
les courtisanes qui puissent leur faire donner de l'argent.
On se sert de cette voie pour entretenir l'industrio*; les
femmes les plus méprisables y dépensent sans danger,
pendant que leurs tributaires y mènent la vie du monde
la plus obscure.
Les bonnes républiques grecques avoient, à cet égard,
des institutions admirables. Les riches employoient leur
i . « La noblesse ne sauroit pas même s'habiller à sa fantaisie, ni se feire
servir chez elle par caprice. Aucun ne sauroit s'exempter du service
public, à moins d'être malade ou de prendre le petit colet. Il faut senrir
aussitôt que le gouvernement l'ordonne. Il vous tire de la campagne, de
la ville, de vos propres affaires et de vos plaisirs même toutes les fois
qu'il le trouve bon. » Catanéo, La source, la force et U viritabU esprit
des lois, p. ^221.
2. Cela seroit bien à rebours du ton sens. (Helvétids.)
LIVRE YII, CHAP. III. J73
argent en fêtes, en chœurs de musique, en chariots, en
chevaux pour la course, en magistratures onéreuses. Les
richesses y étoient aussi à charge que la pauvreté'.
1. Si, dans une république, Tindustrie et le travail produisent Tabon-
dance, et par l'abondance le luxe, et que ce luxe fasse vivre nombre de
citoyens et d'habitants, ce moyen ne vaudra-t-il pas les fètos, les chœurs
de musique, les chariots et les chevaux pour la course, et toutes les admi-
rables institutions des républiques grecques que notre auteur admire?
(LUZAC.)
III. 48
CHAPITRE IV.
DBS LOIS SOMPTUAIRES DANS LES MONARCHIES.
« Les Suions\ nation germanique, rendent honneur
aux richesses, dit Tacite'; ce qui fait qu'ils vivent sous le
gouvernement d'un seul. » Cela signifie bien que le luxe
est singulièrement propre aux monarchies, et qu il n'y faut
point de lois somptuaires.
Gomme, par la constitution des monarchies, les richesses
y^sont inégalement partagées, il faut bien qu'il y ait du
luxe. Si les riches n'y dépensent pas beaucoup, les pauvres
mourront de faim. Il faut même que les riches y dépensent
à proportion de l'inégalité des fortunes, et que, comme
nous avons dit, le luxe y augmente dans cette proportion.
Les richesses particulières n'ont augmenté que parce
qu'elles ont ôté à une> partie des citoyens le nécessaire
physique'; il faut donc qu'il leur soit rendu.
Ainsi, pour que l'État monarchique se soutienne,
1. Les Suions occupèrent cette partie de TEarope que nous connaissons
aujourd'hui sous le nom de Suède.
2. De moribus Gtrmanorum, c. xliv. (If.)
3. C'est une erreur constante chez Montesquieu de croire que la
richesse du monde est une quantité fixe, et qu'on ne peut donner à l'un
sans ôter à l'autre. Qui ne voit au contraire que la richesse se crée tous
les Jours par le travail? Plus un pays est riche, plus il a de capitaux, et
plus il y a de chances pour le pau?re de sortir de sa misère, non pas en
prenant une part de la richesse d'autrui, mais en unissant son traviil an
capital d'autrui pour produire une richesse nouvelle.
LIVRE VII, CHAP. IV. 175
le luxe doit aller en croissant, du laboureur à l'artisan, au
négociant» aux nobles, aux magistrats, aux grands sei-
gneurs, aux traitants principaux, aux princes; sans quoi
tout seroit perdu.
Dans le sénat de Rome, composé de graves magistrats,
de jurisconsultes et d* hommes pleins de l'idée des pre-
miers temps, on proposa, sous Auguste, la correction des
mœurs et du luxe des femmes. Il est curieux de voir dans
Dion^ avec quel art il éluda les demandes importunes de
ces sénateurs. C'est qu'il fondoit une monarchie, et dissol-
voit une république.
Sous Tibère, les édiles proposèrent dans le sénat le
rétablissement des anciennes lois somptuaires*. Ce prince,
qui avoit des lumières, s'y opposa : « L'État ne pourroit
subsister, disoit-il, dans la situation où sont les choses.
Comment Rome pourroit-elle vivre? comment pourroient
vivre les provinces? Nous avions de la frugalité lorsque
nous étions citoyens d'une seule ville; aujourd'hui nous
consommons les richesses de tout l'univers ; on fait tra-
vailler pour nous les maîtres et les esclaves. » Il voyoit bien
qu'il ne falloit plus de lois somptuaires.
Lorsque, sous le même empereur, on proposa au sénat
de défendie aux gouverneurs de mener leurs femmes dans
les provinces, à cause des dérèglements qu'elles y appor-
toient, cela fut rejeté. On dit a que les exemples de la
dureté des anciens avoient été changés en une façon de
vivre plus agréable' ». On sentit qu'il falloit d'autres
mœurs.
1. Dion Cassius, liv. LIV, c. xvi. (M.)
2. Tacite, Annales, liv. HI, c. xxxiv. (U.)
3. MuUa duritiei veterum melius et lœtius mutaia* Tacite, AnnaUt,
liT. ni, ixm. (H.)
tu DE L'ESPRIT DES LOIS.
Le luxe est donc nécessaire dans les États monarchi-
ques; il l'est encore dans les États despotiques. Dans les
premiers, c'est un usage que l'on fait de ce qu'on possède
de liberté : dans les autres, c'est un abus qu'on fait des
avantages de sa servitude; lorsqu'un esclave' choisi par son
maître pour tyranniser ses autres esclaves, incertain pour
le lendemain de la fortune de chaque jour, n'a d'autre féli-
cité que celle d'assouvir l'orgueil, les désirs et les voluptés
de chaque jour.
Tout ceci mène à une réOexion. Les républiques
finissent par le luxe; les monarchies, par la pauvreté*.
i. A. De sa senritude ; un esclave choisi par son maître, etc.
2. OpulerUiaparituramox egestcUem. Florus, Ut. III, c. xii. (M.) La mo-
narchie ou plutôt l'empire romain a fini par la ruine universelle; mais on
ne voit pas pourquoi une monarchie, dans laquelle le peuple vit d'agricul-
ture, de commerce et d'industrie, finirait par la pauvreté. Quand la
monarchie française est tombée en 1789, elle était au plus liant degré de
prospérité matérielle.
CHAPITRE V.
DANS QUELS CAS LES LOIS SOUPTUAIRES SONT UTILES
DANS UNE MONARCHIE.
Ce fut dans l'esprit de la république, ou dans quelques
cas particuliers, qu'au milieu du xiii^ siècle on fit en
Aragon des lois somptuaires. Jacques I" ordonna que le
roi, ni aucun de ses sujets, ne pourroient manger plus de
deux sortes de viandes à chaque repas, et que chacune ne
seroit préparée que d'une seule manière, à moins que ce
ne fût du gibier qu'on eût tué soi-même*.
On a fait aussi de nos jours, en Suède, des lois somp-
tuaires; mais elles ont un objet différent de celles
d'Aragon.
Un État peut faire des lois somptuaires dans l'objet
d'une frugalité absolue; c'est l'esprit des lois somptuaires
des républiques; et la nature de la chose fait voir que ce
fut l'objet de celles d'Aragon.
Les lois somptuaires peuvent avoir aussi pour objet
une frugalité relative, lorsqu'un État, sentant que des
marchandises étrangères d'un trop haut prix demande-
roient une telle exportation des siennes, qu'il se priveroit
plus de ses besoins par celles-ci, qu'il n'en satisferoit par
celles-là, en défend absolument l'entrée; et c'est l'esprit
i. Constitution de Jacques I*', de Tan 1234, art. 6, dans Marca Hispor
nica, p. 1429. (M.)
278 DE L'ESPRIT DES LOIS.
des lois que l'on a faites de nos jours en Suède \ Ce sont
les seules lois somptuaires qui conviennent aux monar-
chies.
En général, plus un État est pauvre, plus il est ruiné
par son luxe relatif; et plus, par conséquent, il lui faut de
lois somptuaires relatives. Plus un État est riche, plus son
luxe relatif l'enrichit; et il faut bien se garder d'y faire
des lois somptuaires relatives. Nous expliquerons mieux
ceci dans le livre sur le commerce*. 11 n'est ici question
que du luxe absolu.
1. On y a défendu les ?ins exquis et autres marchandises précieuses. (U.)
9. Lettres persanes, GVL Voyez inf., liv. XX, chap. xx. (M.)
CHAPITRE VI.
DU LUXE A LA CHINE.
Des raisons particulières demandent des lois somp-
tuaires dans quelques États. Le peuple, par la force du
climat, peut devenir si nombreux, et d'un autre côté les
moyens de le faire subsister peuvent être si incertains,
qu'il est bon de l'appliquer tout entier à la culture des
terres. Dans ces États le luxe est dangereux, et les lois
somptuaires y doivent être rigoureuses. Ainsi, pour savoir
s'il faut encourager le luxe ou le proscrire, on doit d'abord
jeter les yeux sur le rapport qu'il y a entre le nombre du
peuple, et la facilité de le faire vivre. En Angleterre le sol
produit beaucoup plus de grain qu'il ne faut pour nourrir
ceux qui cultivent les terres, et ceux qui procurent les
vêtements* ; il peut donc y avoir des arts frivoles, et par
conséquent du luxe. En France il croît assez de bled pour
la nourriture des laboureurs et de ceux qui sont employés
aux manufactures. De plus, le commerce avec les étran-
gers peut rendre pour des choses frivoles tant de choses
nécessaires, qu'on n'y doit guère craindre le luxe.
A la Chine, au contraire, les femmes sont si fécondes*,
1. C'est le contraire aujourd'hui, et qui oserait dire que rAngleterre est
plus pauvre qu*au dernier siècle?
2. Lettres persanes, GXIX.
280 DE L'ESPRIT DES LOIS.
et Tespëce humaine s'y multiplie à un tel point, que les
terres, quelque cultivées qu'elles soient, suffisent à peine
pour la nourriture des habitants. Le luxe y est donc perni-
cieux, et Tesprit de travail et d'économie y est aussi requis
que dans quelque république que ce soit^ Il faut qu'on
s'attach 3 aux arts nécessaires, et qu'on fuie ceux de la
volupté.
Voilà l'esprit des belles ordonnances des empereurs
chinois. « Nos anciens, dit un empereur de la famille des
Tang', tenoient pour maxime que, s'il y avoit un homme
qui ne labourât point, une femme qui ne s'occupât
point à filer, quelqu'un souQroit le froid ou la faim dans
l'empire... » Et sur ce principe, il fit détruire une infi-
nité de monastères de bonzes.
Le troisième empereur de la vingt-unième dynastie',
à qui on apporta des pierres précieuses trouvées dans une
mine, la fit fermer, ne voulant pas fatiguer son peuple à
travailler pour une chose qui ne pouvoit ni le nourrir ni
le vêtir.
« Notre luxe est si grand, dit Kiay venti «, que le peuple
orne de broderies les souliers des jeunes garçons et des
filles, qu'il est obligé de vendre. » Tant d'hommes étant
occupés à faire des habits pour un seul, le moyen qu'il n'y
ait bien des gens qui manquent d'habits'? Il y a dix
hommes qui mangent le revenu des terres, contre un labou-
1. Le luxe y a toujours été arrêté. (M.)
2. Dans une ordonnance rapportée pa le P. du Halde, tome II, p. 497.
(M.)
3. Histoire de la Chine, vingt-unième dynastie, dans TouTrage du P. da
Halde, t. I. (M.)
4. Dans un discours rapporté par le P. du Halde, t. II, p. 418. (M.)
5. Ceci est une erreur économique. Ceux qui font des habita pour les
autres ne les font pas pour rien. Ils gagnent un «alaire qui leur permet d6
irivre, c'est-à-dire de se loger, de se nourrir et de 8*babiUer.
LIVRE VII, CHAP. VI. S84
reur : le moyen qu'il n'y ait bien des gens qui manquent
d'aliments * ?
1. Si dix hommes mangent ce revenu des terres comme fonctionnaires
ou rentiers, sans doute le laboureur .sera écrasé par l*impôt; mais si ces
dix liommes travaillent de leur côté et produisent des valeurs de commerce
et d'échange, le prix du bled montera, et au besoin on en fera venir du
dehors. Comment y aura-t-il des gens qui manquent d*aliments, quand le
pays sera plus riche, et le travail plus abondant?
CHAPITRE VII.
FATALE CONSEQUENCE DU LUXE A LA CHINE.
On voit dans l'histoire de la Chine qu'elle a eu vingt-
deux dynasties qui se sont succédé; c'est-à-dire qu'elle
a éprouvé vingt-deux révolutions générales, sans compter
une infinité de particulières. Les trois premières dynasties
durèrent assez longtemps, parce qu'elles furent sagement
gouvernées, et que l'empire étoit moins étendu qu'il ne le
fut depuis. Mais on peut dire en général que toutes ces
dynasties commencèrent assez bien. La vertu, l'attention,
la vigilance, sont nécessaires à la Chine ; elles y étoient
dans le commencement des dynasties, et elles manquoient à
la fin. En eiïet, il étoit naturel que des empereurs, nourris
dans les fatigues de la guerre, qui parvenoient à faire
descendre du trône une famille noyée dans les délices,
conservassent la vertu qu'ils avoient éprouvée si utile, et
craignissent les voluptés qu'ils avoient vues si funestes.
Mais, après ces trois ou quatre premiers princes, la cor-
ruption, le luxe, l'oisiveté, les délices, s'emparent des suc-
cesseurs; ils s'enferment dans le palais, leur esprit s'aOToi-
blit, leur vie s'accourcit, la famille décline; les gi-ands
s'élèvent, les eunuques s'accréditent, on ne met sur le
trône que des enfants ; le palais devient ennemi de l'em-
pire; un peuple oisif qui l'habite ruine celui qui travaille,
LIVRE VII, CHAP. VII. 183
Tempereur est tué ou détruit par un usurpateur, qui fonde
une famille, dont le troisième ou quatrième successeur ya
dans le même palais se renfermer encore ^
i. Ce n*estpas seulement Thistoire de la Chine, c'est Thistoire de tous
les despotismes d*Orient. Qui sait même si Montesquieu ne songeait pas à
la monarchie française, et si l'exemple de la Chine n*était pas un avis au
lecteur?
CHAPITRE VIII.
DE LA CONTINENCE PUBLIQUE ^
II y a tant d'imperfections attachées à la perte de la
vertu dans les femmes, toute leur âme en est si fort
dégradée, ce point principal ôté en fait tomber tant
d'autres, que l'on peut regarder, dans un État populaire,
l'incontinence publique comme le dernier des malheurs, et
la certitude d'un changement dans la constitution.
Aussi les bons législateurs y ont-ils exigé des femmes
une certaine gravité de mœurs. Ils ont proscrit de leurs
républiques non-seulement le vice, mais Tapparence même
du vice. Ils ont banni jusqu'à ce commerce de galanterie
qui produit l'oisiveté, qui fait que les femmes corrompent
avant même d'être corrompues, qui donne un prix à tous
les riens, et rabaisse ce qui est important, et qui fait qoe
l'on ne se conduit plus que sur les maximes du ridicule,
que les femmes entendent si bien à établir.
i. Inf.,XVI,xii.
CHAPITRE IX.
DE LA CONDITION DES FEMMES DANS LES DIVERS
GOUVERNEMENTS.
Les femmes ont peu de retenue dans les monarchies,
parce que la distinction des rangs les appelant à la cour,
elles y vont prendre cet esprit de liberté qui est à peu
près le seul qu'on y tolère *. Chacun se sert de leurs agré-
ments et de leurs passions pour avancer sa fortune * ; et
comme leur foiblesse ne leur permet pas l'orgueil, mais
la vanité, le luxe y règne toujours avec elles *.
Dans les États despotiques, les femmes n'introduisent
point le luxe; mais elles sont elles-mêmes un objet du
luxe. Elles doivent être extrêmement esclaves. Chacun
suit l'esprit du gouvernement, et porte chez soi ce qu'il
voit établi ailleurs. Comme les lois y sont sévères et
exécutées sur-le-champ , on a peur que la liberté des
femmes n'y fasse des affaires. Leurs brouilleries, leurs
indiscrétions , leurs répugnances, leurs penchants, leurs
jalousies, leurs piques, cet art qu'ont les petites âmes
d'intéresser les grandes, n'y sauroient être sans consé-
quence *.
i. A. B. Qui est le seul qu*on y tolère.
2. Lettres persanes, CVII.
3. N*y a-t-il pas aossi de Thonneur pour les femmes dans la monarchie?
Je suis trop pauvre pour être votre femme, disait Catherine de Rohan à
Henri IV, mais de trop bonne maison pour être votre maîtresse.
A. Inf., XVI, 9.
S86 DE L'ESPRIT DES LOIS.
De pluSf Gomme dans ces États les princes se jouent
de la nature humaine, ils ont plusieurs femmes, et mille
considérations les obligent de les renfermer.
Dans les républiques, les femmes sont libres par les
lois, et captivées par les mœurs ^ ; le luxe en est banni,
et avec lui la corruption et les vices.
Dans les villes grecques, où Ton ne vivoit pas sous
cette religion qui établit que, chez les hommes même, la
pureté des mœurs est une partie de la vertu; dans les
villes grecques, où un vice aveugle régnoit d'une manière
effrénée, où l'amour n'avoit qu'une forme que Ton n'ose
dire, tandis que la seule amitié s'étoit retirée dans le ma-
riage * ; la vertu, la simplicité, la chasteté des femmes, y
étoient telles, qu'on n'a guère jamais vu de peuple qui ait
eu à cet égard une meilleure police '.
i. A. Et retenues par les mœurs.
2. Quant au vrai amour, dit Plutarquc, les femmes n*y ont aacane
part. OEuvres morcUes, traité de VAmour, p. 600. Il parloit comme son
siècle. Voyez Xénophon, au dialogue intitulé Hieron. (M.) — Ce n*est point
Plutarque qui dit cela, mais un des personnages du dialogue.
3. A Athènes, il y avoit un magistrat particulier qui veilloit sur la con-
duite des femmes. (M.)
CHAPITRE X.
DU TRIBUNAL DOMESTIQUE CHEZ LES ROMAINS.
Les Romains n'avoîent pas, comme les Grecs, des ma-
gistrats particuliers qui eussent inspection sur la conduite
des femmes. Les censeurs n'avoîent l'œil sur elles que
comme sur le reste de la république. L'institution du tri-
bunal domestique * suppléa à la magistrature établie chez
les Grecs ••
Le mari assembloit les parents de la femme, et la
jugeoit devant eux ^ Ce tribunal maintenoit les mœurs
dans la république. Mais ces mômes mœurs maintenoient
ce tribunal. Il devoit juger non-seulement de la violation
des lois, mais aussi de la violation des mœurs. Or, pour
juger de la violation des mœurs, il faut en avoir.
Les peines de ce tribunal dévoient être arbitraires, et
1 . Romulas institua ce tribunal, comme il parolt par Denys d*HaIicar-
uasse, liv. II, p. 96. (M.)
2. Voyez dans Tite-Uve, liv. XXXIX, Tusage que Ton fit de ce tribunal
lors de la conjuration des bacchanales : on appela conjuration contre la
république, des assemblées où Ton corrompoit les mœurs des femmes et des
jeunes gens. (M.)
3. Il parolt par Denys d*Halicarnasse, liv. II, que par institution de
Romulus, le mari, dans les cas ordinaires, Jugeoit seul devant les parents
de la femme ; et que, dans les grands crimes, il la Jugeoit avec cinq d*entre
eux. Aussi Ulpicn, au titre VI, S 0, 12 et 13, distingue-t-il, dans les Juge-
ments des mœurs, celles qu*il appelle graves, d'avec celles qui Tétoient
moins: mores graviores, mores leviores. (M.)
288 DE L'ESPRIT DES LOIS.
Tétoient en effet; car, tout ce qui regarde les mœurs, tout
ce qui regarde les règles de la modestie, ne peut guère
être compris sous un code de lois. Il est aisé de régler
par des lois ce qu'on doit aux autres; il est difficile d'y
comprendre tout ce qu'on se doit à soi-même ^
Le tribunal domestique regardoit la conduite géné-
rale des femmes. Mais il y avoit un crime qui, outre
l'animadverslon de ce tribunal, étoit encore soumis à une
accusation publique : c'étoit l'adultère ; soit que, dans une
république, une si grande violation de mœurs intéressât
le gouvernement ; soit que le dérèglement de la femme
pût faire soupçonner celui du mari ; soit enfin que l'on
craignit que les honnêtes gens mêmes n'aimassent mieux
cacher ce crime que le punir, l'ignorer que le venger*.
1. C*est la distinction du droit et de la morale. La loi, faite pour le
maintien de la société, ne peut s'occuper que des actes qui troublent U
société, sous peine de dégénérer en tyrannie.
2. Sup. V, VII.
CHAPITRE XI.
COMMENT LES INSTITUTIONS CHANGERENT A ROME
AVEC LE GOUVERNEMENT.
Comme le tribunal domestique supposoit des mœurs,
raccusatîon publique en supposoit aussi ; et cela fit que
ces deux choses tombèrent avec les mœurs, et finirent
avec la république *.
L'établissement des questions perpétuelles, c'est-à-dire,
du partage de la juridiction entre les préteurs, et la cou-
tume qui s'introduisit de plus en plus que ces préteurs
jugeassent eux-mêmes ' toutes les affaires, afibiblirent
l'usage du tribunal domestique; ce qui parolt par la sur-
prise des historiens, qui regardent comme des faits sin-
guliers et comme un renouvellement de la pratique
ancienne, les jugements que Tibère fit rendre par ce
tribunal '.
L'établissement de la monarchie et le changement des
mœurs firent encore cesser l'accusation publique. On pou-
voit craindre qu'un malhonnête homme, piqué des mépris
d'une femme, indigné de ses refus, outré de sa vertu
même, ne formât le dessein de la perdre. La loi Julia
i . Judicio de moribus {quod antea quidem in antiquis legUnu posUum
erat, non autem frequentabcUur) penitus abolUo, L. li, S^i ^od. de repud, (M )
2. Judicia exiraordinaria. (M.)
3. Tacite, Annales, II, 50.
111. 49
890 DE L'ESPRIT DES LOIS.
ordonna qu'on ne pourrait accuser une femme d'adultère,
qu'après avoir accusé son mari de favoriser ses dérègle-
ments; ce qui restreignit beaucoup cette accusation, et
l'anéantit pour ainsi dire ^
Sixte-Quint sembla vouloir renouveler l'accusation
publique '. Mais il ne faut qu'un peu de réflexion pour
voir que cette loi, dans une monarchie telle que la sienne,
étoit encore plus déplacée que dans toute autre.
1. Constantin Tôta entièrement : « C'est une chose indigne^ disoit-U,
que des mariages tranquilles soient troublés par Taudace des étrangers. »
(M.)
2. Sixte V ordonna qu'un mari qui n*iroit point se plaindre à lui des
débauches de sa femme, seroitpuni de mort. Voyez Leti, Vie de SixUV.{ià')
— C'étoit raisonner comme un moine. (Hblvbtius.)
CHAPITRÉ XII.
DE LA TUTELLE DES FEMMES CHEZ LES ROMAINS.
Les institutions des Romains mettoient les femmes
dans une perpétuelle tutelle, à moins qu'elles ne fussent
sous l'autorité d'un mari *. Cette tutelle étoit donnée au
plus proche des parents par mâles; et il paroit, par une
expression vulgaire *, qu'elles éioient très-génées. Cela
étoit bon pour la république, et n'étoit point nécessaire
dans la monarchie '.
11 paroi t, par les divers codes des lois des barbares «
que les femmes, chez les premiers Germains, étoient aussi
dans une perpétuelle tutelle ^ Cet usage passa dans les
monarchies qu'ils fondèrent; mais il ne subsista pas.
1. Nisi convenissent in nianum viri, (M.)
2. Ne sis mihi patruus oro, (M.)
3. La loi Papienne ordonna, sous Auguste, que les femmes qui auroient
eu trois enfants, seroient hors de cette tutelle. (M.)
4. Cette tutelle s*appelloit chez les Germains Mundeburdium, (H.)
CHAPITRE XIII.
DES PEINES ETABLIES PAR LES EMPERBUaS
CONTRE LES DÉBAUCHES DES FEMMES.
La loi Julia établit une peine contre l'adultère. Mais,
bien loin que cette loi, et celles que l'on fit depuis là-
dessus, fussent une marque de la bonté des mœurs,
elles furent au contraire une marque de leur dépra-
vation.
Tout le système politique à l'égard des femmes
changea dans la monarchie. Il ne fut plus question d'éta-
blir chez elles la pureté des mœurs, mais de punir leurs
crimes. On ne faisoit de nouvelles lois pour punir ces
crimes, que parce qu'on ne punissoit plus les violations,
qui n'étoient point ces crimes.
L'aflreux débordement des mœurs obligeoit bien les
empereurs de faire des lois pour arrêter à un certain
point l'ioipudicité ; mais leur intention ne fut pas de
corriger les mœurs en général. Des faits positifs, rappor-
tés par les historiens, prouvent plus cela que toutes ces
lois ne sauroient prouver le contraire. On peut voir dans
Dion la conduite d'Auguste à cet égard, et comment il
éluda, et dans sa préture et dans sa censure, les demandes
qui lui furent faites ^
1. Comme on lui eut amené un Jeune homme qui avoit épousé une
femme avec laquelle il avoit eu auparavant un mauvais commerce, il
LIVRE VII, CHAP. XIII. 293
On trouve bien dans les historiens des jugements
rigides, rendus, sous Auguste et sous Tibère, contre Tim-
pudicité de quelques dames romaines ; mais en nous fai-
sant connoltre l'esprit de ces règnes, ris nous font con-
noître l'esprit de ces jugements.
Auguste et Tibère songèrent principalement à punir
les débauches de leurs patentes. Ils ne punissoient point
le dérèglement des mœurs, mais un certain crime d'im-
piété ou de lèse-majesté * qu'ils avoient inventé, utile
pour le respect, utile pour leur vengeance. De là vient que
les auteurs romains * s'élèvent si fort contre cette tyrannie.
La peine de la loi Julia étoit légère '. Les empereurs
voulurent que, dans les jugements, on augmentât la peine
de la loi qu'ils avoient faite. Cela fut le sujet des invectives
des historiens. Ils n'examinoient pas si les femmes méri-
toient d'être punies, mais si l'on avoit violé la loi pour les
punir.
Une des principales tyrannies de Tibère * fut l'abus
qu'il fit des anciennes lois. Quand il voulut punir quelque
hésita longtemps, ii*osaiit ni approuver, ni panir ces choses. Enfin, repre-
nant ses esprits : « Les séditions ont été cause de grands maux, dit-il,
oublions-les. » (Dion, liv. UV, ch. xvt.) Les sénateurs lui ayant demandé
des règlements sur les mœurs des femmes, il éluda cette demande, en
leur disant qu*ils corrigeassent leurs femmes, comme il corrigeoit la sienne.
Sur quoi ils le prièrent de leur dire comment il en usoit avec sa femme ;
(question, ce me semble, fort indiscrète). (M.)
1. Culpam inter viros et feminas vulgatan}, gravi nomine lœsarum
religionum, ac violatœ majestatis appellando, clementiam majorum sttasque
ipse leges egrediebatur. Tacite, Annales, liv. III^ c. ixtv. (M.)
2. A. Les auteurs latins, etc.
3. Cette loi est rapportée au Digeste; mais on n*y a pas mis la peine.
On juge qu'elle n'ctoit que do la relégatioo, puisque celle de l'inceste
n'étoitque de la déportation. L. Si quis viduam, ff. de quest, (M.) Tacite,
Annales, U, c. l.
4. Proprium id Tiberio fuit, scelera nuper reperta priscis verbis obte-
gère. Tacite, Annales, liv. IV, ch. xix. (M.)
294 DE L'ESPRIT DES LOIS.
dame romaine au delà de la peine portée par la loi Julia,
il rétablit contre elle le tribunal domestique *.
Ces dispositions, à Tégard des femmes, ne regardoient
que les familles des sénateurs, et non pas celles du peuple.
On vouloit des prétextes aux accusations contre les grands ;
et les déportements des femmes en pouvoient fournir sans
nombre.
Enfin ce que j'ai dit, que la bonté des mœurs n'est
pas le principe du gouvernement d'un seul *, ne se vérifia
jamais mieux que sous ces premiers empereurs ; et si l'on
en doutoit, on n'auroit qu'à lire Tacite, Suétone, Juvénal
et Martial.
1. Adultéra graviorem pœnam deprecatus, ut,exemplo maiorwn, pro-
pinquis suis ultra ducentesimum lapidem removeretur, suasU, Adultero
Manlio Italia (ttque Africa interdictum est. T&cite, Annales, liv. H, c. l.
(M.) C'était un adoucissement de la peine que demandait TibërOi non point
uue aggravation.
2. n a trop dMntérôt à favoriser la corruption; rien ne distrait autant
de toute affaire publique. (Hblvétids.)
CHAPITRE XIV.
LOIS SOMPTUAIRES CHEZ LES ROMAINS.
Nous avons parlé de rincontînence publique, parce
quelle est jointe avec le luxe, qu'elle en est toujours sui-
vie, et qu'elle le suit toujours. Si vous laissez en liberté
les mouvements du cœur, comment pourrez-vous gêner
les foiblesses de l'esprit?
A Rome, outre les institutions générales, les censeurs
firent faire, par les magistrats, plusieurs lois particulières,
pour maintenir les femmes dans la frugalité. Les lois Fan-
nienne^ Licinienne et Oppienne eurent cet objet*. Il faut
voir dans Tite-Live * comment le sénat fut agité, lors-
qu'elles demandèrent la révocation de la loi Oppienne.
Yalère-Maxime met l'époque du luxe chez les Romains à
l'abrogation de cette loi.
1. n n*e8t dit nulle part que ces trois lois aient été portées à la sollici-
tation ou réquisition des censeurs. Les consuls ou tribuns qui les por-
tèrent, agirent d*office, et sans avoir besoin d*ètre excités par le ministère
des censeurs. Les lois Fannia et Licinia ne regardoient point spécialement
les femmes. Elles régloient et modéroient la dépense de la table. (CttfviBB.)
2. Décade IV, liv. IV. (M.)
CHAPITRE XV.
DES DOTS ET DES AVANTAGES NUPTIAUX
DANS LES DIVERSES CONSTITUTIONS.
Les dots doivent être considérables dans les monarchies,
afin que les maris puissent soutenir leur rang et le luxe
établi*. Elles doivent être médiocres dans les républiques,
où le luxe ne doit pas régner*. Elles doivent être à peu
près nulles dans les États despotiques, où les femmes sont,
en quelque façon, esclaves.
La communauté des biens, introduite par les lois fran-
çoises entre le mari et la femme, est très-convenable dans
le gouvernement monarchique, parce qu'elle intéresse les
femmes aux affaires domestiques, et les rappelle, comme
malgré elles, au soin de leur maison. Elle Test moins dans
la république, où les femmes ont plus de vertu. Elle seroit
absurde dans les États despotiques, où presque toujours les
femmes sont elles-mêmes une partie de la propriété du
maître.
Comme les femmes, par leur état, sont assez portées au
1. Inf., XXVII, 1 à la fin. Je répète une observation que]*ai déjà fkite.
Dans tout ce que Montesquieu dit de la monarchie, c'est-à-dire de la France ;
il ne s'occupe que des classes privilégiées. Le peuple n'existe pas pour lui,
non plus que pour ses contemporains.
S. Marseille fut la plus sage des républiques de son temps ; les dots ne
pouvoient passer cent écus en argent, et cinq en habits, dit Strabon, Ut. IV.
(M).
LIVRE VII, CHAP. XV. Î97
mariage, les gains que la loi leur donne sur les biens de
leur mari sont inutiles ^ Mais ils seroient très-pernicieux
dans une république, parce que leurs richesses particulières
produisent le luxe. Dans les États despotiques, les gains de
noces doivent être leur subsistance, et rien de plus.
1 . Celui qui concourt au profit doit y avoir part. (Helv^tius.) Il ne peut
pas être inutile d*as8urer l'eiistence de la femme qui a le malheur de perdre
son mari.C*est ce que font les contrats de mariage. Pourquoi la loi serait-
elle moins prévoyante pour ceux qui ne font pas de contrat?
CHAPITRE XVI.
BELLE COUTUME DES SAMNITES*.
Les Samnites avoient une coutume qui, dans une petite
république, et surtout dans la situation où étoit la leur,
devoit produire d'admirables effets. On assembloit tous les
jeunes gens, et on les jugeoit. Celui qui étoit déclaré le
meilleur de tous, prenoit pour sa femme la fille qu'il vou-
loit; celui qui avoit les suffrages après lui choisissoit
encore; et ainsi de suite*. Il étoit admirable de ne regar-
der entre les biens des garçons que les belles qualités,
et les services rendus à la patrie*. Celui qui étoit le plus
riche de ces sortes de biens choisissoit une fille dans
toute la nation. L'amour, la beauté, la chasteté, la vertu,
la naissance, les richesses même, tout cela étoit, pour
ainsi dire, la dot de la vertu. Il seroit diflicile d'imaginer
une récompense plus noble, plus grande, moins i chargea
un petit État, plus capable d'agir sur l'un et l'autre sexe.
Les Samnites descendoient des Lacédémoniens ; et
Platon, dont les institutions ne sont que la perfection des
lois de Lycurgue, donna à peu près une pareille loi S
1. L*autear a pris ici les Sanites, peuple de la Sarmatie, pour les Sam-
nites, peuple d*lulie. Stobée les appelle Sunitœ, (Ddpin.)
2. Fragm. de Nicolas de Damas, tiré de Stobée, dans le Recml de
Constantin Porphyrogéaète. (M.)
3. Il n*eût pas été moins admirable de consulter la Jeune fille avant de
lui donner un époux.
4. Il leur permet même de se voir plus fréquemment. (M.)
CHAPITRE XVII.
DE l'administration DES FEMMES.
Il est contre la raison et contre la nature que les
femmes soient maîtresses dans la maison, comme cela étoit
établi chez les Égyptiens * ; mais il ne l'est pas qu'elles
gouvernent un empire. Dans le premier cas, Tétat de
foiblesse où elles sont ne leur permet pas la préémi-
nence : dans le second, leur foiblesse même leur donne
plus de douceur et de modération ; ce qui peut faire un
bon gouvernement, plutôt que les vertus dures et féroces.
Dans les Indes, on se trouve très- bien du gouverne-
ment des femmes; et il est établi que, si les mâles ne
viennent pas d*une mère du même sang, les filles qui ont
une mère du sang royal, succèdent*. On leur donne un
certain nombre dç personnes pour les aider à porter le
poids du gouvernement. Selon M. Smith', on se trouve
aussi très-bien du gouvernement des femmes en Afrique.
Si l'on ajoute à cela l'exemple de la Moscovie et de l'An-
gleterre^, on verra qu'elles réussissent également, et dans
le gouvernement modéré, et dans le gouvernement despo-
tique.
1. Lettres persan$ê,XXX\lll i Temple de Gnide, chant m.
2. Lettres édifiantes, 14« recueil. (M.)
3. Voyage de Guinée, seconde partie, p. 165 de la traduction; sur le
royaume d^Angona, sur la côte d*Or. (M.)
4. Elisabeth et Anne en Angleterre ; la première Catherine, Anne et
Elisabeth en MoscoTie.
LIVRE HUITIEME.
DE LA CORRUPTION DES PRINCIPES
DES TROIS GOUVERNEMENTS.
CHAPITRE PREMIER.
IDÉE GENERALE DE CE LIVRE.
La corruption de chaque gouvernement commence
presque toujours par celle des principes.
CHAPITRE II.
DB LA COERUPTION DU PRINCIPE DB LA DBMOGRATIB.
Le principe de la démocratie se corrompt, non-seule-
ment lorsqu'on perd l'esprit d'égalité, mais encore quand
on prend l'esprit d'égalité extrême, et que chacun veut
être égal à ceux qu'il choisit pour lui commander. Pour
lors le peuple, ne pouvant souffrir le pouvoir même qu'il
confie, veut tout faire par lui-même, délibérer pour le sé-
nat, exécuter pour les magistrats, et dépouiller tous les
juges.
II ne peut plus y avoir de vertu dans la république. Le
peuple veut faire les fonctions des magistrats ; on ne les
respecte donc plus. Les délibérations du sénat n'ont plus
de poids* ; on n'a donc plus d'égards pour les sénateurs, et
par conséquent pour les vieillards. Que si l'on n'a pas du
respect pour les vieillards, on n'en aura pas non plus pour
les pères ; les maris ne méritent pas plus de déférence, ni
les maîtres plus de soumission. Tout le monde parviendra
à aimer ce libertinage ; la gêne du commandement fati-
guera comme celle de l'obéissance. Les femmes, les enfants,
les esclaves n'auront de soumission pour personne. II n'y
aura plus de mœurs, plus d'amour de l'ordre, enfin plus
de vertu.
1. A. B. Ne sont plus pesées. La correction est dans l'édition de 1751.
302 DE L'ESPRIT DES LOIS.
On voit, dans le Banquet de Xénophon\ une peintore
bien naïve d'une république où le peuple a abusé de l'éga-
lité. Chaque convive donne à son tour la raison pourquoi
il est content de lui. « Je suis content de moi, dit Gharmides,
à cause de ma pauvreté. Quand j'étois riche, j'étois obligé
de faire ma cour aux calomniateurs, sachant bien que
j'étois plus en état de recevoir du mal d'eux que de leur
en faire : la république me demandoit toujours quelque
nouvelle somme : je ne pouvois m' absenter. Depuis que je
suis, pauvre, j'ai acquis de l'autorité; personne ne me
menace, je menace les autres; je puis m'en aller ou rester.
Déjà les riches se lèvent de leurs places, et me cèdent le
pas. Je suis un roi, j'étois esclave; je payois un tribut à
la république, aujourd'hui elle me nourrit ; je ne crains
plus de perdre, j'espère d'acquérir. »
Le peuple tombe dans ce malheur, lorsque ceux
à qui il se confie, voulant cacher leur propre corruption,
cherchent à le corrompre. Pour qu'il ne voie pas leur
ambition, ils ne lui parlent que de sa grandeur ; pour qu'il
n'aperçoive pas leur avarice, ils flattent sans cesse la
sienne.
La corruption augmentera parmi les corrupteurs, et elle
augmentera parmi ceux qui sont déjà corrompus. Le peuple
se distribuera tous les deniers publics ; et, comme il aura
joint à sa paresse la gestion des affaires, il voudra joindre
à sa pauvreté les amusements du luxe. Mais, avec sa paresse
et son luxe, il n'y aura que le trésor public qui puisse être
un objet pour lui.
Il ne faudra pas s'étonner si l'on voit les suffrages
se donner pour de l'argent. On ne peut donner beaucoup
1. Chap. IV. Platon, Rép., li?. VIII.
LIVRE VIII, ÇHAP.iIIvi 303
au peuple, sans retirer encore p^us; 4a ^s.mais* pour
retirer de lui, il faut re^vjarser r^tat^;Pias, il^piiroUra
tirer d'avantage de sa liberté, plus il s'.approçhera db
moment où il doit la perdre. Il, se .forjpae ^e, petits
tyrans qui ont tous les vicçs d'ua seul. Bientôt ce qui
reste de liberté devient insuppor^bl,e;W:^ul.i.yr&D
s'élève; et le peuple perd tout, jusqu'aux avantages de sa
corruption. - • ;
La démocratie a donc deux excès à. éviter : l'es^riit
d'inégalité, qui la mène à l'aristoaratie, ou au gouverne-^
ment d'un seul ; et l'esprit d'égalité extrême, qui la conduit'
au despotisme d'un seul, comme le despotisme d'un seul
finit par la conquête.
Il est vrai que ceux qui corrompirent les républiques
grecques ne devinrent pas toujours tyrans. C'est qu'ils
s'étoient plus attachés à l'éloquence qu'à Tart militaire :
outre qu'il y avoit dans le cœur de tous les Grecs une haine
implacable contre ceux qui renversoient le gouvernement
républicain; ce qui fit que l'anarchie dégénéra en anéan-
tissement, au lieu de se changer en tyrannie.
Mais Syracuse, qui se trouva placée au milieu d'un grand
nombre de petites oligarchies changées en tyrannies ^ Syra-
cuse, qui avoit un sénat* dont il n'est presque jamais fait
mention dans l'histoire, essuya des malheurs que la cor-
ruption ordinaire ne donne pas. Cette ville, toujours dans
la licence' ou dans l'oppression, également travaillée par
1 . Voyez PluUrquc, dans les Vies de Timoléon et de Dion. (M.)
S. Ce8t celui des six cents, dont parle Diodore, liv. XIX, ch. ▼. (M.)
3. Ayant chassé les tyrans, ils firent citoyens des étrangers et des sol-
dats mercenaires, ce qui caasa des guerres civiles. Aristote, Politique,
liv. V, chap. III. Le peuple ayant été cause de la victoire sur les Athéniens,
la république fut changée, ibid., chap. iv. La passion de deux jeunes magis-
trats, dont Tun enleva à Tautre un jeune garçon, et celui-ci lui débaucha
304 DE L'ESPRIT DES LOIS.
sa liberté et par sa servitude, reœvant toujours Tune et
l'autre comme une temtpéte, et malgré sa puissance au
dehors, toujours déterminée à une révolution par la plos
petite force étrangère, avoit dans son sein un peuple im-
mense, qui n'eut jamais que cette cruelle alternative de se
donner un tyran, ou de l'être lui-même ^
sa femme, fit changer la forme de cette répubUque^ Ibid,, li?. VU, chip.n.
(M.)
i. Dans ces pages admirables, dans ce tableau des excès qai perdent li
démocratie, Montesquieu, comme Gtcéroo, 8*èst|io spire de Platoo, que, plos
d'une fois, il s'est contenté de traduire. Platon, Eép., iiv. VIII; Cicéroo, it
Rep,, Iiv. I, c xuii, luv.
CHAPITRE III.
DE l'esprit d'Égalité extrême.
Autant que le ciel est éloigné de la terre, autant le
véritable esprit d'égalité Test-il de l'esprit d'égalité
extrême. Le premier ne consiste point à faire en sorte que
tout le monde commande, ou que personne ne soit com-
mandé; mais à obéir et à commander à ses égaux. Il ne
cherche pas à n'avoir point de maître, mais à n'avoir que
ses égaux pour maîtres.
Dans l'état de nature, les hommes naissent bien
dans l'égalité ; mais il n'y sauroient rester. La société la
leur fait perdre, et ils ne redeviennent égaux que par les
lois*.
Telle est la différence entre la démocratie réglée et
celle qui ne l'est pas, que, dans la première, on n'est égal
que comme citoyen, et que, dans l'autre, on est encore
égal comme magistrat, comme sénateur, comme juge,
comme père, comme mari, comme maître*
La place naturelle de la vertu est auprès de la liberté ;
mais elle ne se trouve pas plus auprès de la liberté extrême
qu'auprès de la servitude.
1. Sup., I, II et ui.
m. to
CHAPITRE IV.
CAUSE PAETIGULIEEB DE LA GOEEUPTION DU PEUPLE.
Les grands succès, surtout ceux auxquels le peuple con-
tribue beaucoup, lui donnent un tel orgueil, qu*il n'est plus
possible de le conduire. Jaloux des magistrats, il le de-
vient de la magistrature ; ennemi de ceux qui gouvernent,
il l'est bientôt de la constitution. C'est sdnsi que la victoire
de Salamine sur les Perses corrompit la république
d'Athènes * ; c'est ainsi que la défaite des Athéniens perdit
la république de Syracuse *.
Celle de Marseille n'éprouva jamais ces grands passages
de l'abaissement à la grandeur : aussi se gouverna-t-elle
toujours avec sagesse ; aussi conserva*t-elle ses principes.
1. Aristote, PolUique, II?. V, chap. iv. (M.)
2. Ibid, (M.)
CHAPITRE V.
DE LA CORRUPTION DU PRINCIPE DE L'ARISTOCRATIE.
L'aristocratie se corrompt Ioi*sque le pouvoir des nobles
devient arbitraire : il ne peut plus y avoir de vertu dans
ceux qui gouvernent, ni dans ceux qui sont gouvernés.
Quand les familles régnantes observent les lois, c'est
une monarchie qui a plusieurs monarques, et qui est trë»-
bonne par sa nature ; presque tous ces monarques sont
liés par les lois. Mais quand elles ne les observent pas,
c'est un État despotique qui a plusieurs despotes.
Dans ce cas la république ne subsiste qu'à l'égard des
nobles, et entre eux seulement. Elle est dans le corps qui
gouverne, et l'État despotique est dans le corps qui est
gouverné ; ce qui fait les deux corps du monde les plus
désunis.
L'extrême corruption est lorsque les nobles deviennent
héréditaires^; ils ne peuvent plus guère avoir de modéra-
tion. S'ils sont en petit nombre, leur pouvoir est plus grand,
mais leur sûreté diminue : s'ils sont en plus grand nombre,
leur pouvoir est moindre, et leur sûreté plus grande : en
sorte que le pouvoir va croissant, et la sûreté diminuant,
jusqu'au despote, sur la tête duquel est l'excès du pouvoir
et du danger.
1. L*ari8tocratie se change en oligarchie. (M.)
308 DE L'ESPRIT DES LOIS.
Le grand nombre des nobles dans l'aristocratie héré-
ditaire rendra donc le gouvernement moins violent; mais
comme il y aura peu de vertu, on tombera dans un es-
prit de nonchalance, de paresse, d'abandon, qui fera que
l'État n'aura plus de force ni de ressorte
Une aristocratie peut maintenir la force de son prin-
cipe, si les lois sont telles qu'elles fassent plus sentir aux
nobles les périls et les fatigues du commandement que ses
délices; et si l'État est dans une telle situation qu'il ait
quelque chose à redouter; et que la sûreté vienne du de-
dans, et l'incertitude du dehors.
Gomme une certaine confiance fait la gloire et la sû-
reté d'une monarchie, il faut au contraire qu'une répu-
blique redoute quelque chose*. La crainte des Perses main-
tint les lois chez les Grecs. Garthage et Rome s'intimidèrent
l'une l'autre, et s'affermirent. Ghose singulière! plus ces
États ont de sûreté, plus, comme des eaux trop tranquilles,
ils sont sujets à se corrompre.
i . Venise est une des républiques qui a le mieux corrigé, par ses lois,
les inconyénionts de Taristocratie héréditaire. (M.)
2. Justin attribue à la mort d*Épaminondas Textinction de la vertu à
Athènes. N*ayant plus d'émulation, ils dépensèrent leurs revenus en fêtes,
frequmtius coanam quam castra visenUs. Pour lors, les BAacédoniens sor-
tirent de Tobscurité. Liv. VI, ch. ix. (M.)
CHAPITRE VI.
DE LA GOEEUPTION DU PRINCIPE DE LA MONARCHIE.
Comme les démocraties se perdent lorsque le peuple
dépouille le sénat, les magistrats et les juges de leurs fono
tions, les monarchies se corrompent lorsqu'on ôte peu à
peu les prérogatives des corps ou les privilèges des villes ^
Dans le premier cas, on va au despotisme de tous ; dans
l'autre, au despotisme d'un seul.
(( Ce qui perdit les dynasties de Tsin et de Souï, dit
un auteur chinois, c'est qu'au lieu de se borner, comme
les anciens, à une inspection générale, seule digne du sou-
verain, les princes voulurent gouverner tout immédiate-
ment par eux-mêmes*. » L'auteur chinois nous donne ici
la cause de la corruption de presque toutes les monarchies.
La monarchie se perd, lorsqu'im prince croit qu'il
montre plus sa puissance en changeant l'ordre des choses
qu'en le suivant; lorsqu'il ôte les fonctions naturelles des
uns pour les donner arbitrairement à d'autres, et lorsqu'il
est plus amoureux de ses fantaisies que de ses volontés.
La monarchie se perd, lorsque le prince, rapportant
1. C'est ce que firent les Valois et les Bourbons.
2. Compilation d^ouvrages faits sous les Ming, rapportés par le P. du
Halde. Description de la Chine, t. II, p. 648. (M.) En d^aatres termes : les
monarchies tempérées périssent par la centralisation. On voit qu'en parlant
de la Chine, c'est la monarchie française que vise Montesquieu.
340 DE L'ESPRIT DES LOIS.
tout uniquement à lui, appelle l'Ëtat à sa capitale, la c^i-
taie à sa cour, et la cour à sa seule personne ^
Enfin elle se perd, lorsqu'un prince méconnolt son au-
torité, sa situation, l'amour de ses peuples ; et lorsqu'il ne
sent pas bien qu'un monarque doit se juger en sûreté,
comme un despote doit se croire en péril.
i. AlloBion plus que transparente à la politi<iae de Louis XIV.
CHAPITRE VII.
CONTINUATION DU MÊME SUJET.
Le principe de la monarchie se torrompt lorsque les
premières dignités sont les marques de la première servi-
tude, lorsqu'on ôte aux grands le respect des peuples, et
qu'on les rend de vils instruments du pouvoir arbitraire.
Il se corrompt encore plus, lorsque l'honneur a été mis
en contradiction avec les honneurs, et que Ton peut être
à la fois couvert d'infamie* et de dignités*.
Il se corrompt lorsque le prince change sa justice en
sévérité ; lorsqu'il met, comme les empereurs romains, une
tète de Méduse sur sa poitrine ' ; lorsqu'il prend cet air
menaçant et terrible que Commode faisoit donner à ses
statues*.
1. Sous le règne de Tibère on éleva des statues, et Ton donna les orne-
ments triomphanx aux délateurs : ce qui avilit tellement ces honneurs, que
ceux qui les avoient mérités les dédaignèrent. Fragment de Dion,
liv. LVIII, ch. XIV, tiré de VExtrait des vertus et des vices, de Gonst. Por-
phyrog. Voyez dans Tacite comment Néron, sur la découverte et la puni-
tion d'une prétendue conjuration, donna à Petronius Turpilianus, à Nerva,
à Tigellinus, les ornements triomphaux. Annales, liv. XV, ch. lxxii. Voyez
aussi comment les généraux dédaignèrent de faire la guerre, parce qu'ils
en méprisoient les honneurs. Pervulgatis triumphi insignibus. Tacite,
Annales, liv. XIII, ch. lui. (M.)
2. Est-ce une allusion au cardinal Dubois?
3. Dans cet état, le prince savoit bien quel étoit le principe de son
gouvernement. (M.)
4. Hérodien. (M.) Livre I, Vie de Commode,
342 DE L'ESPRIT DES LOIS.
Le principe de la monarchie se corrompt lorsque des
âmes singulièrement lâches tirent vanité de la grandeur
que pourroit avoir leur servitude; et qu'elles croient que
ce qui fait que l'on doit tout au prince, fait que Ton ne
doit rien à sa patrie.
Mais s'il est vrai (ce que l'on a vu dans tous les temps]
qu'à mesure que le pouvoir du monarque devient immense,
sa sûreté diminue; corrompre ce pouvoir, jusqu'à le faire
changer de nature, n'est-ce pas un crime de lèse-majesté^
contre lui '•
1. A. B. Un crime de majesté, etc.
S. Benjamia Constant, De l'esprit de conquête, liv. II, chap. xt, a repris
et soutenu avec éloquence ces idées de Montesquieu, Cours de droit a»-
sUtutionnel, t. II, p ^44.
CHAPITRE VIII.
DANGER DE LA CORRUPTION DU PRINCIPE
DU GOUVERNEMENT MONARCHIQUE.
L'inconvénient n'est pas lorsque l'État passe d'un gou-
veraement modéré à un gouvernement modéré, comme
de la république à la monarchie, ou de la monarchie à la
république; mais quand il tombe et se précipite du gou-
vernement modéré au despotisme.
La plupart des peuples d'Europe sont encore gouver-
nés par les mœurs. Mais si par un long abus du pouvoir,
si par une grande conquête, le despotisme s'établissoit à
un certain point, il n'y auroit pas de mœurs ni de climat
qui tinssent ; et, dans cette belle partie du monde, la na-
ture humaine soufTriroit, au moins pour un temps, les in-
sultes qu'on lui fait dans les trois autres.
CHAPITRE IX.
COMBIEN LA NOBLESSE EST POBTEE
A DÉFENDEE LE TBÔNE.
La noblesse angloise s'ensevelit avec Charles V'
sous les débris du trône ; et, avant cela, lorsque Philippe II
fit entendre aux oreilles des François le mot de liberté,
la couronne fut toujours soutenue par cette noblesse, qui
tient à honneur d'obéir à un roi, mais qui regarde
comme la souveraine infamie de partager la puissance avec
le peuple*.
On a vu la maison d'Autriche travailler sans relâche à
opprimer la noblesse hongroise. Elle ignoroit de quel prix
elle lui seroit quelque jour. Elle cherchoit chez ces peuples
de l'argent qui n'y étoit pas; elle ne voyoît pas des
hommes qui y étoient. Lorsque tant de princes partageoîeni
entre eux ses États, toutes les pièces de sa monarchie,
immobiles et sans action, tomboient, pour ainsi dire, les
unes sur les autres. Il n'y avoit de vie que dans cette no-
blesse, qui s'indigna, oublia tout pour combattre, et crut
qu'il étoit de sa gloire de périr et de pardonner*.
1. Ce sentiment n'éuit pas moins Tîf en 1789, et ce ne fkit pas une des
moindres causes qai hâtèrent la chute de la monarchie.
2. Allusion au Moriamur pro rege nostro Maria Tkeresa, et à la can-
daite de la noblesse de Hongrie dans la guerre de la succession d*Aotriche,
i741-i748.
CHAPITRE X.
DE LA CORBUPTION DU PRINCIPE DU GOUVERNEMENT
DESPOTIQUE.
Le principe du gouvernement despotique se corrompt
sans cesse, parce qu'il est corrompu par sa nature. Les
autres gouvernements périssent, parce que des accidents
particuliers en violent le principe : celui-ci périt par son
vice intérieur, lorsque quelques causes accidentelles
n'empêchent point son principe de se corrompre. Il ne se
maintient donc que quand des circonstances tirées du cli-
mat, de la religion, de la situation ou du génie du peuple,
le forcent à suivre quelque ordre, et à souffrir quelque
règle. Ces choses forcent sa nature sans la changer; sa
férocité reste; elle est pour quelque temps apprivoisée.
CHAPITRE XL
fiFFBTS NATURELS DE hk BONTÉ ET DE LA COEEUPTION
DES PRINCIPES.
Lorsque les principes du gouvernement sont une fois
corrompus, les meilleures lois deviennent mauvaises, et
se tournent contre l'État; lorsque les principes en sont
sains, les mauvaises ont l'effet des bonnes ; la force du
principe entraine tout.
Les Cretois, pour tenir les premiers magistrats dans la
dépendance des lois, employoientun moyen bien singulier:
c'étoit celui de V insurrection. Due partie des citoyens se
soulevoit\ mettoit en fuite les magistrats, et les obligeoit
de rentrer dans la condition privée. Cela étoit censé fait en
conséquence de la loi. Une institution pareille, qui établissoit
la sédition pour empêcher l'abus du pouvoir, sembloit devoir
renverser quelque république que ce f&t ; elle ne détruisit
pas celle de Crète. Voici pourquoi* :
Lorsque les anciens vouloient parler d'un peuple qui
avoit le plus grand amour pour la patrie, ils citoient les
Cretois. La patrie, disoit Platon', nom si tendre aux
Cretois. Ils l'appelloient d'un nom qui exprime l'amour
1. Aristote, Polittque, liv. Il, chap. i.
2. On se réunissoit toujours d'abord contre les ennemis du dehors, oe
qui B*appeloit syncrétistM, Plutarque, OEuvres morales, p. 88. (If.)
3. République, liv. IX. (M.)
LIVRE VIII, CHAP. XL 347
d'une mère pour ses enfants ^ Or, l'amour de la patrie
corrige tout.
Les lois de Pologne ont aussi leur insurrection. Mais
les inconvénients qui en résultent font bien voir que le
seul peuple de Crète étoit en état d'employer avec succès
un pareil remède.
Les exercices de la gymnastique établis chez les Grecs
ne dépendirent pas moins de la bonté du principe du gou-
vernement. « Ce furent les Lacédémoniens et les Cretois,
dit Platon*, qui ouvrirent ces académies fameuses, qui leur
firent tenir dans le monde un rang si distingué. La pudeur
s'alarma d'abord; mais elle céda à l'utilité publique. » Du
temps de Platon, ces institutions étoient admirables' ; elles
se rapportoient à un grand objet, qui étoit l'art militaire.
Mais, lorsque les Grecs n'eurent plus de vertu, elles dé-
truisirent l'art militaire même ; on ne descendit plus sur
l'arène pour se former, mais pour se corrompre*.
Plutarque nous dif^ que, de son temps, les Romains
pensoient que ces jeux avoient été la principale cause de
1. Plutarque, OEuvres morales, au traité : Si l'homme d'àg$ doit se
mêler des affaires publiques. (M.)
2. Bépublique, lib. V. (M.)
3. La gymnastique se divisoit en deux parties : la danse et la lutte. On
Toyoit en Crète les danses armées des Curetés; à Lacédémone, celles de
Castor et de Pollux.; à Athènes, les danses armées de Pallas, très-propres
pour ceux qui ne sont pas encore en âge d*aller à la guerre. La lutte est
rimage de la guerre, dit Platon, des Lois, liv. VII. Il loue Tantiquité de
n*avoir établi que deux danses : la pacifique et la pyrrhique. Voyez com-
ment cette dernière danse s*appliquoit à Tart militaire. Platon, ibid. (M.)
4. Aut libidinosœ
Ledœas Lacedemonis palestras.
(Hartul, lib. IV, epig. 55. (M.)
5. OEuvres morales, au traité : Des demandes des chous romaines.
Question xl. (M.)
318 DE L*ESPRiT DES LOIS.
la servitude où étoient tombés les Grecs. G'étoit, au con-
traire, la servitude des Grecs qui avoit corrompu ces exer-
cices. Du temps de PlutarqueS les parcs où Ton combattoit
à nud, et les jeux de la lutte, rendoient les jeunes gens
lâches, les portoient à un amour infâme, et n'en faisoient
que des baladins ; mais du temps d'Épaminondas, Texercice
de la lutte faisoit gagner aux Thébains la bataille de
Leuctres*.
Il y a peu de lois qui ne soient bonnes, lorsque TÉtat
n'a point perdu ses principes; et, comme disoit Épicure'
en parlant des richesses : « Ce n'est point la liqueur qui
est corrompue, c'est le vase*.»
1. Plutarque, ibid, (M.)
2. Plutarque, OEuvres morales, Propos de tabU, \iv. II. Question v.
(M.) — Sur qui gagnèrent-ils cette bataille? Sur les Lacédémoniens qui
B*exerçaient à la gymnastique depuis quatre cents ans. (B. Constant, Com-
mentaire sur Filangieri, IV* partie, chap. i.)
3. A. Et Je puis bien dire ici ce que disait Épicure, etc.
Sincerum rUsi vas, quodcumque infundis acescit.
( HOBACB.)
CHAPITRE XII.
CONTII^IUATION DU MÊME SUJBT.
On prenoit à Rome les juges dans l'ordre des sénateurs.
Les Gracques transportèrent cette prérogative aux cheva-
liers. Drusus la donna aux sénateurs et aux chevaliers ;
Sylla, aux sénateurs seuls; Cotta, aux sénateurs, aux
chevaliers et aux trésoriers de l'épargne ^ César exclut ces
derniers. Antoine fit des décuries de sénateurs, de cheva-
liers et de centurions.
Quand une république est corrompue, on ne peut remé-
dier à aucun des maux qui naissent, qu'en ôtant la cor-
ruption et en rappelant les principes : toute autre correction
est ou inutile ou un nouveau mal. Pendant que Rome
conserva ses principes, les jugements purent être sans abus
entre les mains des sénateurs ; mais quand elle fut cor-
rompue, à quelque corps que ce fût qu'on transportât les
jugements, aux sénateurs, aux chevaliers, aux trésoriers
de l'épargne, à deux de ces corps, à tous les trois ensemble,
à quelque autre corps que ce fût, on étoit toujours mal.
Les chevaliers n'avoient pas plus de vertu que les séna-
teurs, les trésoriers de l'épargne pas plus que les cheva-
liers, et ceux-ci aussi peu que les centurions.
Lorsque le peuple de Rome eut obtenu qu'il auroit part
1. Tribuni cerariù
3S0 DE L'ESPRIT DES LOIS.
aux magistratures patriciennes, il étoit naturel de penser
que ses flatteurs alioient être les arbitres du gouvernement.
Non : l'on vit ce peuple, qui rendoit les magistratures
communes aux plébéiens, élire toujours des patriciens.
Parce qu'il étoit vertueux, il étoit magnanime; parce
qu'il étoit libre, il dédaignoit le pouvoir^. Mais lorsqu'il
eut perdu ses prmcipes, plus il eut de pouvoir, moins il
eut de ménagements; jusqu'à ce qu'enfin, devenu son
propre tyran et son propre esclave, il perdit la force de la
liberté pour tomber dans la foiblesse de la licence.
1. Grandeur et décadence des Romains, chap. viii.
CHAPITRE XIII.
EFFET DU SERMENT CHEZ UN PEUPLE VERTUEUX.
Il n'y a point eu de peuple, dit Tite-LiveS où la dis-
solution se soit plus tard introduite que chez les Romains,
et où la modération et la pauvreté aient été plus longtemps
honorées.
Le serment eut tant de force chez ce peuple, que rien
ne l'attacha plus aux lois. Il fit bien des fois pour l'ob-
server ce qu'il n'auroit jamais fait pour la gloire ni pour
la patrie*.
Quintius Cincinnatus, consul, ayant voulu lever une
armée dans la ville contre les Èques et les Voisques, les
tribuns s'y opposèrent. «Eh bien, dit-il, que tous ceux qui
ont fait serment au consul de l'année précédente marchent
sous mes enseignes'.» En vain les tribuns s'écrièrent-ils
qu'on n'étoit plus lié par ce serment ; que, quand on l'a-
voit fait, Quintius étoit un homme privé : le peuple fut
1. Liv. LInprœfat. ÇSl.)
2. Considérations sur la grandeur et la décadence des Romains, chap.i.
3. Tite-Live,liv. 111, c. XX. (M.)— Quintius n*eut garde de tenir ua pareil
discours. Si ceux k qui il parloit eussent prêté serment au consul de
Vannée précédente, ils auroient été libres de leur engagement, car, dans les
premiers temps de la République, les Romains ne s*unrôloient que pour
une campagne. Mais Cincinnatus étoit consul substitué en la place do
P. Valerius qui avait été tué au commencement de Tannée; et ce sont les
soldats de P. Valerius qu'il rappelle au drapeau. (Crévier.)
111. 24
322 DE L'ESPRIT DES LOIS,
plus religieux que ceux qui se méloient de le conduire; il
n'écouta ni les distinctions ni les interprétations des tri-
buns.
Lorsque le même peuple voulut se retirer sur le Mont-
Sacré, il se sentit retenir par le serment qu'il avoit fait
aux consuls de les suivre à la guerre ^ Il forma le dessein
de les tuer; on lui fit entendre que le serment n'en sub-
sisteroit pas moins. On peut juger de l'idée qu'il avoit
de la violation du serment, par le crime qu'il vouloit com-
mettre.
Âpres la bataille de Cannes, le peuple, effrayé, voulut
se retirer en Sicile* : Scipion lui fit jurer qu'il resteroit à
Rome; la crainte de violer leur serment surmonta toute
autre crainte. Rome étoit un vaisseau tenu par deux ancres
dans la tempête : la religion et les mœurs.
1. Tite-Uve, liv. II, c. xxxii. (M.)
2. Jamais peuple n*a formé un dessein aussi chimérique. Il s'agissait
simplement de jeunes officiers qui, désespérant de la République, voulaient
se retirer auprès de quelque roi étranger. Voyez Tite-Liye, XXII, c. un.
CHAPITRE XIV.
COMMENT LE PLUS PETIT CHANGEMENT
DANS LA CONSTITUTION ENTRAINE LA RUINE
DES PRINCIPES.
Aristote* nous parle de la république de Carthage
couiiue d'une république très-bien réglée. Polybe nous dit
qu'à la seconde guerre punique* il y avoit à Carthage cet
inconvénient, que le sénat avoit perdu presque toute son
autorité. Tite-Live' nous apprend que lorsqu'Annibal re-
tourna à Carthage, il trouva que les magistrats et les
principaux citoyens détournoient à leur profit les revenus
publics, et abusoient de leur pouvoir. La vertu des ma-
gistrats tomba donc avec l'autorité du sénat ; tout coula du
même principe.
On connolt les prodiges de la censure chez les Romains.
11 y eut un temps où elle devint pesante; mais on la sou-
tint, parce qu'il y avoit plus de luxe que de corruption.
Claudius l'affoiblit; et par cet aflbiblissemenf, la corrup-
tion devint encore plus grande que le luxe; et la censure*
1 . Politique, liv. H, ch. xi.
2. Environ cent ans après. (M.) Polybî^, Hist., liv. VI.
3. Tite-Live, liv. XXUI, chap. xlvi.
4. Voyez Dion, liv. XXXVlll; la vie de Cicéron dans Plutarque; CicéroQ
à Alticus, liv. IV, lettres x et xv; Ascoiiius sur Ciccron, de diviniticne,
(M.)
324 DE L'ESPRIT DES LOIS.
s'abolit, pour ainsi dire, d'elle-même ^ Troublée, de-
mandée, reprise, quittée, elle fut entièrement inter-
rompue jusqu'au temps où elle devint inutile, je veux dire
les règnes d'Auguste et de Claude*.
1. A. B.S*abolit d'elle-même.— Les premières éditions ajoatentennote:
Les Tribuns les empÂchërent de faire le cens, et s'opposèrent à lear élec-
tion. Voyez Cicéron à Attîcus, liv. IV, lettres x et iv. (M.)
2. Cette dernière phrase n'est ni dans A ni dans B.
CHAPITRE XV.
UOYENS TRES-EFFICACES POUR LA CONSERVATION
DES TROIS PRINCIPES
Je ne pourrai me faire entendre que lorsqu'on aura lu
les quatre chapitres suivants.
CHAPITRE XVI.
PROPRIÉTÉS DISTINGTIVES DE LA RÉPUBLIQUE.
Il est de la nature d'une république qu'elle n'ait qu'un
petit territoire; sans cela elle ne peut guère subsister*.
Dans une grande république, il y a de grandes fortunes,
et par conséquent peu de modération dans les esprits : il
y a de trop grands dépôts à mettre entre les mains d'un
citoyen; les intérêts se particularisent; un homme sent
d'abord qu'il peut être heureux, grand, glorieux, sans sa
patrie ; et bientôt, qu'il peut être seul grand sur les ruines
de sa patrie.
Dans une grande république, le bien commun est sa-
crifié à mille considérations; il est subordonné à des excep-
tions ; il dépend des accidents. Dans une petite, le bien
public est mieux senti, mieux connu, plus près de chaque
citoyen ; les abus y sont moins étendus, et par conséquent
moins protégés.
Ce qui fit subsister si longtemps Lacédémone, c'est
1 . Cela était de la nature des républiques de Tantiquité, en un temps
où les États n'étaient que des cités qui se gouvernaient elles-mêmes en
délibérant sur la place publique. Aujourd'hui l'exemple de rAmérique nous
a donné d'autres idées. Mais aux derniers siècles l'exemple manquait; et
pour Machiavel comme pour Montesquieu, qui n'avaient devant les yeux
que la chute de la république romaine dès qu'elle s'était agrandie, c'était
un axiome reçu qu'une république ne peut vivre que sur un petit terri-
toire.
LIVRE VIII, CHAP. XVI. 327
qu'après toutes ses guerres, elle resta toujours avec son
territoire. Le seul but de Lacédémone étoit la liberté ; le
seul avantage de sa liberté, c'éloit la gloire.
Ce fut l'esprit des républiques grecques de se contenter
de leurs terres, comme de leurs lois. Athènes prit de
l'ambition, et en donna à Lacédémone : mais ce fut
plutôt pour commander à des peuples libres, que pour
gouverner des esclaves; plutôt pour être à la tète de
l'union, que pour la rompre. Tout fut perdu lorsqu'une
monarchie s'éleva; gouvernement dont l'esprit est plus
tourné vers l'agrandissement.
Sans des circonstances particulières*, il est difficile
que tout autre gouvernement que le républicain puisse
subsister dans une seule ville. Un prince d'un si petit État
chercheroit naturellement à opprimer, parce qu'il auroit
une grande puissance et peu de moyens pour en jouir, ou
pour la faire respecter : il fouleroit donc beaucoup ses
peuples. D'un autre côté, un tel prince seroit aisément
opprimé par une force étrangère, ou même par une force
domestique; le peuple pourroit à tous les instants
s'assembler et se réunir contre lui. Or, quand un prince
d'une ville est chassé de sa ville, le procès est fmi; s'il a
plusieurs villes, le procès n'est que commencé.
1. Comme quand un petit souverain se maintient entre deux grands
États par leur Jalousie mutuelle; mais il n*existe que précairement. (M.)
CHAPITRE XVIK
PROPRIETES DISTINGTIVBS DE LA MONARCHIE.
Un État monarchique doit être d'une grandeur médiocre.
S'il étoit petit, il se formeroit en république; s'il étoit fort
étendu, les principaux de l'État, grands par eux-mêmes,
n'étant point sous les yeux du prince, ayant leur cour
hors de sa cour, assurés d'ailleurs contre les exécutions
promptes par les lois et par les mœurs, pourroient cesser
d'obéir ; ils ne craindroient pas une punition trop lente et
trop éloignée*.
Aussi Gharlemagne eut-il à peine fondé son empire,
qu'il fallut le diviser; soit que les gouverneurs des
provinces n'obéissent pas; soit que, pour les faire mieux
obéir, il fût nécessaire de partager l'empire en plusieurs
royaumes.
Après la mort d'Alexandre, son empire fut partagé.
Comment ces grands de Grèce et de iMacédoine, libres, ou
du moins chefs des conquérants répandus dans cette vaste
conquête, auroient-ils pu obéir?
1. Montesquieu songeait à l*empire de Gharlemagne, et au temps où il
n*jr avait ni routes, ni navigation ; mais auJourd*hni le problème est changé.
Avec les chemins de fer, les télégraphes, la mer couverte de navires, il est
plus aisé au président des États-Unis de tenir un continent sous sa main,
qu*il ne Tétait à Louis le Gros de maintenir Corbeil dans Tobéissance.
La question d*étendue de territoire n*est plus aujourd*hui une question
de gouvernement, à moins qu'il ne s^Agisse d*un pays aussi vaste que la
Chine et aussi étranger aux merveilles de Tindustrie moderne Inf., IX, vi.
LIVRE VIII, CHAP. XVII. 329
Après la mort d* Attila, son empire fut dissous : tant de
rois qui n'étoient plus contenus, ne pouvoient point re-
prendre des chaînes.
Le prompt établissement du pouvoir sans bornes est le
remède qui, dans ces cas, peut prévenir la dissolution :
nouveau malheur après celui de Tagrandissement!
Les fleuves courent se mêler dans la mer : les monar-
chies vont se perdre dans le despotisme ^
1. Montesquieu nous parle toujours de la monarchie française de son
temps. Il n'y a pas de raison pour qu'une monarchie constitutionnelle, qui
est, à vrai dire, une espèce de république, ne gouverne pas, sans danger
pour elle-même, des peuples nombreux. Voyez ce que fait TAngieterre.
CHAPITRE XVIII.
QUE LA MOXARCHIE D ESPAGNE ETOIT DANS UN CAS
PARTICULIER.
Qu'on ne cite point l'exemple de l'Espagne; elle
prouve plutôt ce que je dis. Pour garder l'Amérique,
elle fit ce que le despotisme même ne fait pas ; elle en
détruisit les habitants*. Il fallut, pour conserver sa colo-
nie, qu'elle la tînt dans la dépendance de sa subsistance
même.
Elle essaya le despotisme dans les Pays-Bas; et si tôt
qu'elle l'eut abandonné, ses embarras augmentèrent. D'un
côte, les Wallons ne vouloient pas être gouvernés par les
Espagnols; et de l'autre, les soldats espagnols ne vouloient
pas obéir aux oflîciers wallons*.
Elle ne se maintint. dans l'Italie, qu'à force de l'enri-
chir et de se ruiner : car ceux qui auroient voulu se dé-
faire du roi d'Espagne, n'étoient pas pour cela d'humeur à
renoncer à son argent.
1. A. B. Tous les habitants. —Cela est exagéré. Il y eut d^abomîDables
massacres, mais on ne détruisit pas tous les Indiens. Ils existent encore
aujourd'hui au Mexique et ailleurs.
2. Voyez V Histoire des Provinces-Unies, par M. le Oerc. (M.)
CHAPITRE XIX.
PROPRIETES DI8TINCTIVES DU GOUVERNEMENT
DESPOTIQUE.
Un grand empire suppose une autorité despotique
dans celui qui gouverne. Il faut que la promptitude des
résolutions supplée à la distance des lieux où elles sont
envoyées; que la crainte empêche la négligence du gou-
verneur ou du magistrat éloigné; que la loi soit dans une
seule tête; et qu'elle change sans cesse, comme les acci-
dents, qui se multiplient toujours dans l'État, à proportion
de sa grandeur.
CHAPITRE XX.
CONSEQUENCE DES CHAPITRES PRECEDENTS.
Que si la propriété naturelle des petits États est d'être
gouvernés en république ; celle des médiocres, d'être sou-
mis à un monarque ; celle des grands empires, d'être
dominés par un despote ; il suit que, pour conserver les
principes du gouvernement établi, il faut maintenir TÉtat
dans la grandeur qu'il avoit déjà ; et que cet État chan-
gera d'esprit, à mesure qu'on rétrécira, ou qu'on étendra
ses limites.
CHAPITRE XXI.
DE L EMPIRE DE LA CHINE
Avant Je finir ce livre, je répondrai à une objection
qu'on peut faire sur tout ce que j'ai dit jusqu'ici.
Nos missionnaires nous parlent du vaste empire de la
Chine, comme d'un gouvernement admirable, qui mêle
ensemble dans son principe la crainte, l'honneur et la
vertu. J'ai donc posé une distinction vaine, lorsque j'ai
établi les principes des trois gouvernements.
J'ignore ce que c'est que cet honneur dont on parle
chez des peuples à qui on ne fait rien faire qu'à coups de
bâton*.
De plus, il s'en faut beaucoup que nos commerçants
nous donnent l'idée de cette vertu dont nous parlent nos
missionnaires : on peut les consulter sur les brigandages
des mandarins'.
i. Au dernier siècle, les Jésuites avaient fait de la Chine une peinture
81 séduisante, qu*il y eut une admiration universelle pour cet empire patriar-
cal. Les philosophes du xviii* siècle se servent de la Chine, comme Tacite
se sert de la Germanie, pour écraser les contemporains. Montesquieu n*a
pas donné dans cette erreur ; il se défiait des lettres du Père Parennin, et
ne pouvait pas comprendre Tunion de la vertu et de l'honneur avec un
pouvoir absolu. l\ n*est pas besoin de dire si Montesquieu avait raison.
2. C'est le bâton qui gouverne la Chine, dit le P. du Halde. Disc, de la
Chine, t. II, p. 134. (M.)
3. Voyez, entre autres^ la relation de Lange. (M.)
33/i DE L'ESPRIT DES LOIS.
Je prends encore à témoin le grand homme myiord
Anson*.
D'ailleurs, les lettres du P. Parennin sur le procès que
l'empereur fit faire à des princes du sang néophytes* qui
lui avoient déplu, nous font voir un plan de tyrannie con-
stamment suivi, et des injures faites à la nature humaine
avec règle, c'est-à-dire de sang-froid.
Nous avons encore les lettres de M. de Mairan et du
même P. Parennin sur le gouvernement de la Chine. Après
des questions et des réponses très-sensées, le merveilleux
s'est évanoui.
Ne pourroit-il pas se faire que les missionnaires au*
roient été trompés par une apparence d'ordre; qu'ils au-
roient été frappés de cet exercice continuel de la volonté
d'un seul, par lequel ils sont gouvernés eux-mêmes, et qu'ils
aiment tant à trouver dans les cours des rois des Indes,
parce que n'y allant que pour y faire de grands change-
ments, il leur est plus aisé de convaincre les princes qu'ils
peuvent tout faire que de persuader aux peuples qu'ils
peuvent tout souffrir*.
Enfin, il y a souvent quelque chose de vrai dans les
erreurs même. Des circonstances particulières, et peut-
être uniques, peuvent faire que le gouvernement de la
Chine ne soit pas aussi corrompu qu'il devroit l'être. Des
1 . Cette phrase ii*est ni dans A ni dans B. — Lorsque parut le Vouage
autour du monde de l*amiral Anson *, Montesquieu a^écria : Ali ! je l'ai
toujours dit que les Chinois n*étaient pas si honnêtes gens qu'ont voulu le
faire croire les Lettres édifiantes, {Lettre à ra66« de Gucuco, de 1755.)
2. De la famille de Sourniama, Lettres édifiantes, 18* recueil. (M.)
3. Voyez dans le P. du Halde comment les missionnaires se serrirent
de Tautorité de Canhi pour faire taire les mandarins, qui disoient toujours
que, par les lois du pays, un culte étranger ne pouvoit être établi dans
l*cmpire. (M.)
a La tradactioo française est de 1749, in-4*. Seconde édition, 1754, 4 yol, in-12.
LIVRE VIII, CHAP. XXI. 33'i
causes, tirées* la plupart du physique du climat, ont pu
forcer les causes morales dans ce pays, et faire des espèces
de prodiges.
Le climat de la Chine est tel qu'il favorise prodigieu-
sement la propagation de l'espèce humaine*. Les femmes
y sont d'une fécondité si grande, que l'on ne voit rien de
pareil sur la terre. La tyrannie la plus cruelle n'y arrête
point le progrès de la propagation. Le prince n'y peut pas
dire comme Pharaon : Opprimons-les avec sagesse, il se-
roit plutôt réduit à former le souhait de Néron, que le
genre humain n'eût qu'une tête*. Malgré la tyrannie, la
Chine, par la force du climat, se peuplera toujours, et
triomphera de la tyrannie.
La Chine, comme tous les pays où croît le riz®, est
sujette à des famines fréquentes. Lorsque le peuple meurt
de faim, il se disperse pour chercher de quoi vivre ; il se
forme de toutes parts des bandes de trois, quatre ou cinq
voleurs. La plupart sont d'abord exterminées ; d'autres se
grossissent et sont exterminées encore. Mais, dans un si
grand nombre de provinces, et si éloignées, il peut arri-
ver que quelque troupe fasse fortune. Elle se maintient,
se fortifie, se forme en corps d'armée, va droit à la capi-
tale, et le chef monte sur le trône.
Telle est la nature de la chose, que le mauvais gou-
vernement y est d'abord puni. Le désordre y naît soudain,
parce que ce peuple prodigieux y manque de subsistance.
Ce qui fait que, dans d'autres pays, on revient si difficile-
ment des abus, c'est qu'ils n'y ont pas des effets sensi-
i. Sup., VJI, Vf, et LeUres persanes, CCX.
2. C'est Caligula à qui Ton prête ce vœu abominable: Ulinam populus
Homanus unam cervicem haheret. Suétone, Caligula, c. \i\,
3. Voyez ci-après, llv. XXHI, chap. xiv. (M.)
336 DE L'ESPRIT DES LOIS.
bles*; le prince n'y est pas averti d'une manière prompte
et éclatante, comme il Test à la Chine.
Il ne sentira point, comme nos princes, que, s'il gou-
verne mal, il sera moins heureux dans l'autre vie, moins
puissant et moins riche dans celle-ci. 11 saura que, si son
gouvernement n'est pas bon, il perdra l'empire et la vie.
Comme, malgré les expositions d'enfants, le peuple
augmente toujours à la Chine*, il faut un travail infati-
gable pour faire produire aux terres de quoi le nourrir :
cela demande une grande attention de la part du gouver-
nement'. 11 est à tous les instants intéressé à ce que tout
le monde puisse travailler sans crainte d'être frustré de
ses peines. Ce doit moins être un gouvernement civil qu'un
gouvernement domestique*.
Voilà ce qui a produit les règlements dont on parle
tant. On a voulu faire régner les lois avec le despotisme;
mais ce qui est joint avec le despotisme n'a plus de force.
En vain ce jiespotisme, pressé par ses malheurs, a-t-il
voulu s'enchaîner; il s'arme de ses chaînes, et devient
plus terrible encore.
La Chine est donc un État despotique, dont le principe
est la crainte. Peut-être que dans les premières dynasties,
l'empire n'étant pas si étendu, le gouvernement déclinoit
un peu de cet esprit. Mais aujourd'hui cela n'est pas.
1. A. 6. Des effets d'abord sensibles. Corrigé dans Tédition de 1751.
2. Voyez lo mémoire d*un Tsongtou, pour qu^on défriche, Lettres édif',
21« rccueU. (M.)
3. A. B. Cela demande du gouvernement une attention qu*0Q n*a poia^
ailleurs.
4. Montesquieu a raison. La Chine est un gouvernement pateroel et
administratif, réglé par la coutume. Mais ce gouvernement suigeneris^^
rentre en rien dans la classification de VEsprit des Lois, C'est ce q^u
explique rembarras, et quelquefois Timpatience, de Tauteur.
SECONDE PARTIE.
LIVRE NEUVIÈME.
DES LOIS DANS LE RAPPORT QU'ELLES ONT
AVEC LA FORCE DEFENSIVE.
CHAPITRE PREMIER.
COMMENT LES REPUBLIQUES POURVOIENT
A LEUR SURETE.
Si une république est petite, elle est détruite par une
force étrangère ; si elle est grande, elle se détruit par un
vice intérieur*.
Ce double inconvénient infecte également les démocra-
ties et les aristocraties, soit qu'elles soient bonnes, soit
qu'elles soient mauvaises. Le mal est dans la chose même ;
il n'y a aucune forme qui puisse y remédier.
Ainsi il y a grande apparence que les hommes auroient
été à la fin obligés de vivre toujours sous le gouverne-
ment d'un seul, s'ils n'avoient imaginé une manière de
1. Fato potentiœ, non sua vi nixœ, Tacite. (Note de A.) (M.) L'auteur
a en vue d'un côté les petites républiques de la Grèce, et de l'autre la
grande république romaine
111. tt
338 DE L'£SPRIT DES LOIS.
constitution qui a tous les avantages intérieurs du gouver-
nement républicain, et la force extérieure du monarchique.
Je parle de la république fédérative.
Cette forme de gouvernement est une convention par
laquelle plusieurs Corps politiques consentent à devenir
citoyens d'un État plus grand qu'ils veulent former. C'e^t
une société de sociétés, qui en font une nouvelle, qui peut
s'agrandir par de nouveaux associés qui se sont unis ^
Ce furent ces associations qui firent fleurir si long-
temps le corps de la Grèce. Par elles les Romains atta-
quèrent l'univers, et par elles seules l'univers se défendit
contre eux ; et quand Rome fut parvenue au comble de sa
grandeur, ce fut par des associations derrière le Danube
et le Rhin, associations que la frayeur avoit fait faire, que
les Barbares purent lui résister.
C'est par là que la Hollande*, l'Allemagne, les Ligues
suisses, sont regardées en Europe comme des républiques
éternelles.
Les associations des villes étoient autrefois* plus né-
cessaires qu'elles ne le sont aujourd'hui. Une cité sans
i. A. S*agrandir par de nouveaux associés, Jusqu'à ce que sa puissance
suffise à la sûreté de ceux qui se sont unis.
2. Elle est formée par environ cinquante républiques, toutes différentes
les unes des autres. Ëtat des Provinces-Unies, par M. Janissoo. CM.) —
Il y a cinquante-six villes dans les sept Provinces-Unies, et comme chaque
ville a droit de voter dans sa province pour former les suffrages aux états
généraux, Montesquieu aura pris chaque ville pour une république. (Vol-
taire.)— Montesquieu ne s'est pas trompé : il a mieux compris que Voltaire
le gouvernement de la république des Provinces-Unies. — « Les états
généraux, dit M. de Laveleye, devaient en référer aux états provinciaux ;
ceux-ci aux villes et aux ordres quMIs représentaient ; de sorte qu'en réalité
la souveraineté était exercée directement par les cinquante-six bonnes villes
et par les différents corps de noblesse des sept provinces. {La forme du
gouvernement dans la république des Provinces-Unies, Revue des Deux
Mondes du 15 août 1874.)
3. C'est-à-dire dans Tantiquité.
LIVRE IX, CHAP. I. 339
puissance couroit de plus grands périls. La conquête lui
faisoit perdre, non-seulement la puissance exécutrice et la
législative, comme aujourd'hui ; mais encore tout ce qu'il
y a de propriété parmi les hommes*. *
Cette sorte de république, capable de résister à la force
extérieure, peut se maintenir dans sa grandeur sans que
l'intérieur se corrompe : la forme de cette société prévient
tous les inconvénients.
Celui qui voudroit usurper ne pourroit guère être éga-
lement accrédité dans tous les États confédérés. S'il se
rendoit trop puissant dans l'un, il alarmeroit tous les
autres; s'il subjuguoit une partie, celle qui seroit libre
encore pourroit lui résister avec des forces indépendantes
de celles qu'il auroit usurpées, et l'accabler avant qu'il
eût achevé de s'établir.
S'il arrive quelque sédition chez un des membres con-
fédérés, les autres peuvent l'apaiser. Si quelques abus
s'introduisent quelque part, ils sont corrigés par les par-
ties saines. Cet État peut périr d'un côté sans périr de
l'autre; la confédération peut être dissoute, et les confé-
dérés rester souverains.
Composé de petites républiques, il jouit de la bonté
du gouvernement intérieur de chacune; et, à l'égard du
dehors, il a, par la force de l'association, tous les avan-
tages des grandes monarchies *.
1. Liberté civile, biens, femmes, enfants, temples et sépultures
même. (M.)
2. En peignant la Hollande qu*il avait sous les yeux, Montesquieu
donne par avance la fidèle image des États-Unis.
CHAPITRE II.
QUE LA CONSTITUTION FEDEBATIVE
DOIT ÊTRE COMPOSÉE d'ETATS DE MEME NATURE
SUBTOUT d'États républicains.
Les Cananéens furent, détruits, parce que c'étoient de
petites monarchies qui ne s'étoient point confédérées, et
qui ne se défendirent pas en commun. C'est que la nature
des petites monarchies n'est pas la confédération ^
La république fédérative d'Allemagne est composée de
villes libres et de petits États soumis à des princes*. L'ex-
périence fait voir qu'elle est plus imparfaite que celle de
Hollande et de Suisse.
L'esprit de la monarchie* est la guerre et l'agrandis-
sement; l'esprit de la république est la paix et la modé-
ration. Ces deux sortes de gouvernements ne peuvent que
d'une manière forcée subsister dans une république fédé-
rative.
1. Une raison plus naturelle, c'est qu*il n^est pas si facile de réduire
différentes têtes à Tunisson que différents membres. (Luzac.)
2. Je ne pense pas que M. de Montesquieu ait raison de comprendre
TAllemagne parmi les républiques fédératives, avec la Hollande et les Suisses;
je trouve trop de différence de celle-ci aux deux autres, et cette différence
n'a pas même besoin de démonstration. (Pecqdbt, Analyse raisonnée d$
l'Esprit des lois, p. 49.)
3. Entendez : de la monarchie française ou de la monarchie espagnole
aux XVI' et xYii* siècles.
LIVRE IX, CHAP. II. 341
Aussi voyons-nous dans l'histoire romaine que lorsque
les Véiens eurent choisi un roi, toutes les petites répu-
bliques de Toscane ^ les abandonnèrent. Tout fut perdu en
Grèce, lorsque les rois de Macédoine obtinrent une place
parmi les Amphictyons.
La république fédérative d'Allemagne, composée de
princes et de villes libres, subsiste parce qu'elle a un
chef*, qui est en quelque façon le magistrat de l'union,
et en quelque façon le monarque.
1. D*Étrurio. Montesquieu appelle toujours les Étrusques des Toscans.
2. L*enipereur.
CHAPITRE III.
AUTRES CHOSES REQUISES DANS LA RÉPUBLIQUE
FÉDÉRATIVE.
Dans la république de Hollande, une province ne peut
faire une alliance sans le consentement des autres ^ Cette
loi est très-bonne, et même nécessaire dans la république
fédérative. Elle manque dans la constitution germanique,
où elle préviendroit les malheurs qui y peuvent arriver à
tous les membres, par l'imprudence, Tambiiion, ou l'ava-
rice d'un seul. Une république qui s'est unie par une con-
fédération politique s'est donnée entière, et n'a plus rien
à donner.
Il est difficile que les États qui s'associent soient de
même grandeur, et aient une puissance égale. La répu-
blique des Lyciens * étoît une association de vingt-trois
villes; les grandes avoient trois voix dans le conseil com-
mun ; les médiocres, deux ; les petites, une. La république
de Hollande est composée de sept provinces, grandes ou
petites, qui ont chacune une voix.
Les villes de Lycie' payoient les charges selon la pro-
i. Si l'auteur avait pris la peine de consulter les Quœstiones juris
publici de Bynkershoeck, il auroit vu quMl avance ici une chose qu'il aoroit
eu bien de la peine à prouver. (Luzag.)
2. Strabon, liv. XIV. (M.)
3. Ibid. (M.)
LIVRE IX, CHAP. m. 343
portion des suffrages. Les provinces de Hollande ne peu-
vent suivre celte proportion; il faut qu'elles suivent celle
de leur puissance.
En Lycie \ les juges et les magistrats des villes étoient
élus par le conseil commun, et selon la proportion que
nous avons dite. Dans la république de Hollande, ils ne
sont point élus par le conseil commun, et chaque ville
nomme ses magistrats*. S'il falloit donner un modèle d'une
belle république fédérative, je prendrois la république de
Lycie'.
1. Strabon, liv.XIV.(\l.)
2. LY'lection ne se fait point également dans les difrérentos provinces de
la république de Hollande; et môme clic ne se fait point de la même
manière dans toutes les villes d'une même province. (Luzac.)
3. On a trouvé dans les papiers de Washington des notes sur la Lycie,
qui ne sont, suivant toute apparence, qu*un extrait de ce chapitre. Ce
qui n'est pas moins curieux, c*est que parmi toutes les confédérations an-
ciennes ou modernes, c'est à la constitution de la Lycie que ressemble le
plus celle des États-Unis.
CHAPITRE IV.
COMMENT LES ETATS DESPOTIQUES POURVOIENT
A LEUR SURETE.
Gomme les républiques pourvoient à leur sûreté en
s' unissant, les États despotiques le font en se séparant, et
en se tenant, pour ainsi dire, seuls. Ils sacrifient une
partie du pays, ravagent les frontières, et les rendent dé-
sertes ; le corps de l'empire devient inaccessible.
Il est reçu en géométrie que plus les corps ont d'éten-
due, plus leur circonférence est relativement petite.
Cette pratique de dévaster les frontières est donc plustolé-
rable dans les grands États que dans les médiocres.
Cet État fait contre lui-même tout le mal que pour-
roit faire un cruel ennemi, mais un ennemi qu'on ne
pourroit arrêter.
L'État despotique se conserve par une autre sorte de
séparation, qui se fait en mettant les provinces éloignées
entre les mains d'un prince qui en soit feudataire^ Le
Mogol, la Perse, les empereurs de la Chine ont leurs feu-
dataires; et les Turcs se sont très-bien trouvés d'avoir
mis entre leurs ennemis et eux, les Tartares, les Mol-
daves, les Valaques, et autrefois les Transilvains.
1. Ceci n*e8t point particulier aux États despotiques. Voyex les Anglais
et les Hollandais dans les Indes.
CHAPITRE V.
COMMENT LA MONARCHIE POURVOIT A SA SURETE.
La monarchie ne se détruit pas elle-même comme
rÉtat despotique; mais un État d'une grandeur médiocre
pourroit être d'abord envahi. Elle a donc des places
fortes qui défendent ses frontières, et des armées pour
défendre ses places for-tes*. Le plus petit terrain s'y dis-
pute avec art, avec courage, avec opiniâtreté. Les États
despotiques font entre eux des invasions ; il n'y a que les
monarchies qui fassent la guerre ^
Les places fortes appartiennent aux monarchies ; les
États despotiques craignent d'en avoir. Ils n'osent les con-
fier à personne ; car personne n'y aime l'État et le prince.
i . Les sages républiques ont tout cela, et font de même tout ce que les
monarques les plus sensés peuvent faire. (Luzac.)
2. En d'autres termes : les Turcs font des invasions, la France fait la
guerre.
CHAPITRE VI.
DE LA FORCE DEFENSIVE DES ETATS EN GENERAL.
Pour qu'un État soit dans sa force, il faut que sa
grandeur soit telle, qu'il y ait un rapport de la vitesse
avec laquelle on peut exécuter contre lui quelque entre-
prise, et la promptitude qu'il peut employer pour la rendre
vaine. Comme celui qui attaque» peut d'abord paroftre
partout, il faut que celui qui défend puisse se montrer
partout aussi ; et par conséquent que l'étendue de l'État
soit médiocre, afin qu'elle soit proportionnée au degré de
vitesse que la nature a donné aux hommes pour se trans-
porter d'un lieu à un autre.
La France et l'Espagne sont précisément de la gran-
deur requise. Les forces se communiquent si bien qu'elles
se portent d'abord là où l'on veut; les armées s'y joignent,
et passent rapidement d'une frontière à l'autre ; et Ton
n'y craint aucune des choses qui ont besoin d'un cer-
tain temps pour être exécutées.
En France, par un bonheur admirable, la capitale se
trouve plus près des différentes frontières justement à
proportion de leur foiblesse ; et le prince y voit mieux
chaque partie de son pays, à mesure qu'elle est plus
exposée.
Mais lorsqu'un vaste État, tel que la Perse, est atta-
qué, il faut plusieurs mois pour que les troupes disper-
LIVRE IX, CHAF. VI. 347
sées puissent s'assembler; et on ne force pas leur marche
pendant tant de temps, comme on fait pendant quinze
jours. Si l'armée qui est sur la frontière est battue, elle
est sûrement dispersée, parce que ses retraites ne sont
pas prochaines. L'armée victorieuse, qui ne trouve pas de
résistance, s'avance à grandes journées, parolt devant la
capitale et en forme le siège, lorsque à peine les gouver-
neurs des provinces peuvent être avertis d'envoyer du
secours. Ceux qui jugent la révolution prochaine la
hâtent en n'obéissant pas. Car des gens, fidèles unique-
ment parce que la punition est proche, ne le sont plus dès
qu'elle est éloignée; ils travaillent à leurs intérêts par-
ticuliers. L'empire se dissout, la capitale est prise, et
le conquérant dispute les provinces avec les gouverneurs.
La vraie puissance d'un prince ne consiste pas tant
dans la facilité qu'il y a à conquérir que dans la diffi-
culté qu'il y a à l'attaquer ; et, si j'ose parler ainsi, dans
l'immutabilité de sa condition. Mais l'agrandissement des
États leur fait montrer de nouveaux côtés par où on peut
les prendre.
Ainsi, comme les monarques doivent avoir de la
sagesse pour augmenter leur puissance, ils ne doivent
pas avoir moins de prudence afin de la borner. En fai-
sant cesser les inconvénients de la petitesse, il faut qu'ils
aient toujours l'œil sur les inconvénients de la grandeur.
CHAPITRE VII.
RÉFLEXIONS.
Les ennemis d'un grand prince qui a si longtemps
régné* l'ont mille fois accusé, plutôt, je crois, sur leurs
craintes que sur leurs raisons, d'avoir formé et conduit
le projet de la monarchie universelle. S'il y avoit réussi,
rien n'auroit été plus fatal à l'Europe, à ses anciens
sujets, à lui, à sa famille. Le ciel , qui connolt les vrais
avantages, l'a mieux servi par des défaites qu'il n'auroit
fait par des victoires. Au lieu de le rendre le seul roi de
l'Europe, il le favorisa plus en le rendant le plus puissant
de tous.
Sa nation qui, dans les pays étrangers, n'est jamais
touchée que de ce qu'elle a quitté; qui, en partant de
chez elle, regarde la gloire comme le souverain bien, et
dans les pays éloignés, comme un obstacle à son retour ;
qui indispose par ses bonnes qualités même, parce qu'elle
parolt y joindre du mépris ; qui peut supporter les bles-
sures, les périls, les fatigues, et non pas la perte de ses
plaisirs; qui n'aime rien tant que sa gaieté, et se console
de la perte d'une bataille lorsqu'elle a chanté le général',
1. Louis XIV.
2. A. B. Et se console de la perte d*ane bataille à chanter le général.
Inf., XIX, V.
LIVRE IX, CHAP. Vil. 349
n'auroît jamais été * jusqu'au bout d'une entreprise qui ne
peut manquer dans un pays sans manquer dans tous les
autres, ni manquer un moment sans manquer pour tou-
jours.
1. A. Cette nation, dis-Je, n*auroit jamais été. (M.)
CHAPITRE VIII.
CAS OU LA FORCE DEFENSIVE D UN ETAT EST INFERIECBE
A SA FORCE OFFENSIVE.
C*étoit le mot du sire de Coucy au roi Charles V, a que
les Ânglois ne sont jamais si foibles, ni si aisés à vaincre
que chez eux ». C'est ce qu'on disoit des Romains; c'est
ce qu'éprouvèrent les Carthaginois ; c'est ce qui arrivera
à toute puissance qui a envoyé au loin des armées pour
réunir par la force de la discipline et du pouvoir mili-
taire ceux qui sont divisés chez eux par des intérêts
politiques ou civils. L'État se trouve foible à cause du
mal qui reste toujours, et il a été encore aflbibli par le
remède.
La maxime du sire de Coucy est une exception à la
règle générale qui veut qu'on n'entreprenne point des
guerres lointaines. Et cette exception confirme bien la
règle, puisqu'elle n'a lieu que contre ceux qui ont eux-
mêmes violé la règle*.
1. A. B. Puisqu'elle n*a lieu que contre ceux qui les ont eux-mêmes
entreprises.
CHAPITRE IX.
DE LA FORCE RELATIVE DES ETATS.
Toute grandeur, toute force, toute puissance est rela-
tive. Il faut bien prendre garde qu'en cherchant à aug-
menter la grandeur réelle, on ne diminue la grandeur
relative.
Vers le milieu du règne de Louis XIV, la France fut
au plus haut point de sa grandeur relative. L'Allemagne
n'avoit point encore les grands monarques qu'elle a eus
depuis. L'Italie étoit dans le même cas. L'Ecosse et l'An-
gleterre ne formoient point un corps de monarchie.
L'Aragon n'en formoit pas un avec la Castille ; les parties
séparées de l'Espagne en étoient aflbiblies, et l'alToi-
blissoient. La Moscovie n'étoit pas plus connue en Europe
que la Crimée.
CHAPITRE X.
DE LA FOIBLBSSE DES ETATS VOISINS.
Lorsqu'on a pour voisin un État qui est dans sa déca-
dence S on doit bien se garder de hâter sa ruine, parce
qu'on est, à cet égard, dans la situation la plus heureuse
où Ton puisse être ; n'y ayant rien de si commode pour un
prince que d'être auprès d'un autre qui reçoit pour lui
tous les coups et tous les outrages de la fortune. Et il est
rare que par la conquête d'un pareil État on augmente
autant en puissance réelle qu'on a perdu en puissance
relative.
1. Est-ce une allasion à l'Espagne ?
LIVRE DIXIÈME.
DES LOIS DANS LE RAPPORT QU'ELLES ONT
AVEC LA FORCE OFFENSIVE.
CHAPITRE PREMIER.
DE LA FORGE OFFENSIVE.
La force offensive est réglée par le droit des gens, qui
est la loi politique des nations considérées dans le rapport
qu'elles ont les unes avec les autres.
m. n
CHAPITRE IL
DE LA GUERRE.
La vie des États est comme celle des hommes. Ceux-ci
ont droit de tuer dans le cas de la défense naturelle ;
ceux-là ont droit de faire la guerre pour leur propre con-
servation.
Dans le cas de la défense naturelle, j'ai droit de tuer,
parce que ma vie est à moi, comme la vie de celui qui
m'attaque est à lui : de même un État fait la guerre, parce
que 8a conservation est juste comme toute autre conser-
vation.
Entre les citoyens le droit de la défense naturelle
n'emporte point avec lui la nécessité de l'attaque. Au lieu
d'attaquer, ils n'ont qu'à recourir aux tribunaux. Ils ne
peuvent donc exercer le droit de cette défense que dans
les cas momentanés où l'on seroit perdu si l'on attendoii
le secours des lois. Mais, entre les sociétés, le droit de la
défense naturelle entraine quelquefois la nécessité d'atta-
quer, lorsqu'un peuple voit qu'une plus longue paix en
mettroit un autre en état de le détruire, et que l'attaque
est dans ce moment le seul moyen d'empêcher cette
destruction*.
1. Beau prétexte aux ambitieux pour faire la guerre, suivant leur pas-
sion ou leur caprice.
LIVRE X, CHAP. II. 333
Il suit de là que les petites sociétés ont plus souvent
le droit de faire la guerre que les grandes, parce qu'elles
sont plus souvent dans le cas de craindre d'être détruites.
Le droit de la gueiTe dérive donc de la nécessité et du
juste rigide ^ Si ceux qui dirigent la conscience ou les
conseils des princes* ne se tiennent pas là, tout est
perdu ; et lorsqu'on se fondera sur des principes arbi-
traires de gloire, de bienséance, d'utilité, des flots de
sang inonderont la terre.
Que Ton ne parle pas surtout de la gloire du prince ;
sa gloire seroit son orgueil ; c'est une passion et non pas
un droit légitime.
Il est vrai que la réputation de sa puissance pourroit
augmenter les forces de son État; mais la réputation de sa
justice les augmenteroit tout de même.
1. « Il n*y a que deux sortes de guerres justes : les unes qui se font pour
repousser un ennemi qui attaque; les autres pour secourir un allié qui est
attaque. » Lettres persanes, XCVI.
2. Confesseurs et ministres.
CHAPITRE m.
DU DROIT DE CONQUETE '.
Du droit de la guerre dérive celui de conquête, qui eu
est la conséquence*; il en doit donc suivre l'esprit.
Lorsqu'un peuple est conquis, le droit que le conqué-
rant a sur lui suit quatre sortes de lois : la loi de la
nature, qui fait que tout tend à la conservation des espèces;
la loi de la lumière naturelle, qui veut que nous fassions
à autrui ce que nous voudrions qu'on nous fit; la loi qui
forme les sociétés politiques, qui sont telles que la nature
n'en a point borné la durée; enfin la loi tirée de la chose
même. La conquête est une acquisition ; l'esprit d'acqui-
sition porte avec lui l'esprit de conservation et d'usage,
et non pas celui de destruction.
Un État qui en a conquis un autre le traite d'une des
quatre manières suivantes : il continue à le gouverner
selon ses lois, et ne prend pour lui que l'exercice du gou-
vernement politique et civil ; ou il lui donne un nouveau
gouvernement politique et civil ; ou il détruit la société,
et la disperse dans d'autres; ou enfin il extermine tous
les citoyens.
La première manière est conforme au droit des gens
1. Lettres persanes, XCV.
2 Sup., I, iri.
LIVRE X, CHAP. III. 357
que nous suivons aujourd'hui; la quatrième est plus
conforme au droit des gens des Romains : sur quoi je
laisse à juger à quel point nous sommes devenus meilleurs.
Il faut rendre ici hommage à nos temps modernes, à la
raison présente, à la religion d'aujourd'hui, à notre philo-
sophie, à nos mœui-s.
Les auteurs de notre droit public, fondés sur les his-
toires anciennes, étant sortis des cas rigides*, sont tombés
dans de grandes erreurs. Ils ont donné dans l'arbitraire ;
ils ont supposé dans les conquérants un droit, je ne sais
quel, de tuer : ce qui leur a fait tirer des conséquences
terribles comme le principe, et établir des maximes que
les conquérants eux-mêmes, lorsqu'ils ont eu le moindre
sens, n'ont jamais prises. Il est clair qtie, lorsque la con-
quête est faite, le conquérant n'a plus le droit de tuer,
puisqu'il n'est plus dans le cas de la défense naturelle, et
de sa propre conservation.
Ce qui les a fait penser ainsi, c'est qu'ils ont cru que
le conquérant avoit droit de détruire la société* : d'où
ils ont conclu qu'il avoit celui de détruire les hommes qui
la composent ; ce qui est une conséquence faussement
tirée d*un faux principe. Car, de ce que la société seroit
anéantie, il ne s'ensuivroit pas que les hommes qui la
forment dussent aussi être anéantis. La société est l'union
des hommes, et non pas les hommes; le citoyen peut
périr, et l'homme rester.
Du droit de tuer dans la conquête, les politiques ont
tiré le droit de réduire en servitude; mais la conséquence
est aussi mal fondée que le principe.
On n'a droit de réduire en servitude que lorsqu'elle
1. C'est-à-dire, du Juste rigide, sup., ch. ir.
2. On dirait aujourd*hui la nation ou TÉtat.
358 DE L'ESPRIT DES LOIS.
est nécessaire pour la conservation de la conquête. L'objet
de la conquête est la conservation : la servitude n*est
jamais l'objet de la conquête ; mais il peut arriver qu'elle
soit un moyen nécessaire pour aller à la conservation.
Dans ce cas, il est contre la nature de la chose que
cette servitude soit éternelle. Il faut que le peuple esclave
puisse devenir sujet. L'esclavage dans la conquête est
une chose d'accident. Lorsqu'après un certain espace de
temps, toutes les parties de l'État conquérant se sont liées
avec celles de l'État conquis, par des coutumes, des ma-
riages, des lois , des associations, et une certaine confor-
mité d'esprit, la servitude doit cesser. Car les droits du
conquérant ne sont fondés que sur ce que ces choses-là
ne sont pas, et qu'il y a un éloignement entre les deux
nations, tel que l'une ne peut pas prendre confiance en
l'autre.
Ainsi, le conquérant qui réduit le peuple en servitude
doit toujours se réserver des moyens (et ces moyens sont
sans nombre) pour l'en faire sortir.
Je ne dis point ici des choses vagues. Nos pères*, qui
conquirent l'empire romain, en agirent ainsi. Les lois
qu'ils firent dans le feu, dans l'action, dans l'impétuosité,
dans l'orgueil de la victoire, ils les adoucirent ; leurs lois
étoient dures, ils les rendirent impartiales. Les Bourgui-
1. Je crois qu*on peut me permettre ici une réflexion. Plus d*un écri-
vain qui se fait historien en compilant au hasard (je ne parle pas d*iin
homme comme Montesquieu) , plus d'un historien, dis-je, après avoir
appelé sa nation la première nation du monde, Paris, la première ville du
monde, le fauteuil à bras où s'assied son roi, le premier trône du monde,
ne fait point difficulté de dire : nous, nos aïeux, nos pères, quand il
parle des Francs, qui vinrent des marais d'au delà le Rhin et la Meuse
piller les Gaules et s'en emparer. L'abbé Vély dit : Nous. Hé ! mon ami,
es-tu bien sûr que tu descandes d'un Franc? Pourquoi ne serais-tu pas
d'une pauvre famille gauloise? (Voltaire.)
LIVRE X, CHAP. III. 359
gnons, les Gotbs et les Lombards vouloient toujours que
les Romains fussent le peuple vaincu ; les lois d'Euric, de
Gondebaud et de Rotharis firent du Barbare et du Romain
des concitoyens*.
Charlemagne, pour dompter les Saxons, leur ôta
l'ingénuité et la propriété des biens. Louis le Débonnaire
les affranchit * : il ne fit rien de mieux dans tout son règne.
Le temps et la servitude avoient adouci leurs mœurs ; ils
lui furent toujours fidèles ^
1. Voyez le code des lois des Barbares, et le livre XXVIII ci-après. (M.)
2. Voyez Tauteur incertain de la vie de Louis le Débonnaire, dans le
liecueil de Duchcsne, t. II, p. 296. (M.)
3. A. B. n'ont point ce dernier paragraphe.
CHAPITRE IV.
QUELQUES AVANTAGES DU PEUPLE CONQUIS.
Au lieu de tirer du droit de conquête des conséquences
si fatales, les politiques auroient mieux fait de parler des
avantages que ce droit peut quelquefois apporter au peuple
vaincu. Ils les auroient mieux sentis, si notre droit des
gens étoit exactement suivi, et s*il étoit établi dans toute
la terre.
Les États que l'on conquiert ne sont pas ordinairement
dans la force de leur institution. La corruption s*y est
introduite; les lois y ont cessé d*étre exécutées ; le gou-
vernement est devenu oppresseur. Qui peut douter qu'un
État pareil ne gagnât et ne tirât quelques avantages de la
conquête même, si elle n'étoit pas destructrice M Dn gou-
vernement parvenu au point où il ne peut plus se réfor-
mer lui-même, que perdroit-il à être refondu * ? Un con-
quérant qui entre chez un peuple, où, par mille ruses et
mille artifices, le riche s'est insensiblement pratiqué une
infinité de moyens d'usurper ; où le malheureux qui gémit,
voyant ce qu'il croyoit des abus devenir des lois, est dans
l'oppression, et croit avoir tort de la sentir; un conqué-
1. A. B. Destructive. Corrigé dans TéditioD de 1751.
2. A. B. Ne perdroit pas beaucoup à être refondu. Corrigé dans réditioo
de 1751.
LIVRE X, CHAP. IV. 361
rant, dis-je, peut dérouter tout, et la tyrannie sourde est
la première chose qui souffre la violence*.
On a vu, par exemple, des États opprimés par les trai-
tants, être soulagés par le conquérant, qui n'avoit ni les
engagements ni les besoins qu avoit le prince légitime.
Les abus se trouvoient corrigés, sans même que le con-
quérant les corrigeât*.
Quelquefois la frugalité de la nation conquérante l'a
mise en état de laisser aux vaincus le nécessaire, qui leur
étoit ôté sous le prince légitime.
Une conquête peut détruire les préjugés nuisibles, et
mettre, si j'ose parler ainsi, une nation sous un meilleur
génie '.
Quel bien les Espagnols ne pouvoient-ils pas faire aux
Mexicains? Ils avoient à leur donner une religion douce ;
ils leur apportèrent une superstition furieuse. Ils auroient
pu rendre libres les esclaves ; et ils rendirent esclaves les
hommes libres. Us pouvoient les éclairer sur l'abus des
sacrifices humains; au lieu de cela, ils les exterminèrent.
Je n'aurois jamais fini si je voulois raconter tous les biens
qu'ils ne firent pas, et tous les maux qu'ils firent.
C'est à un conquérant à réparer une partie des maux
qu'il a faits. Je définis ainsi le droit de conquête : un
droit nécessaire, légitime et malheureux, qui laisse tou-
jours à payer une dette immense, pour s'acquitter envers
la nature humaine.
1. C'est-à-dire qui admette, qui justifie.
2. Inf., XIII, XVI.
3. Montesquieu n*a pas Tair de soupçonner que pour un peuple conquis,
rien ne peut remplacer la nationalité détruite et Tindépendance perdue. Quel
bien-être peut compenser une misère morale de cette espèce?
CHAPITRE V.
GÉLOX, ROI DE SYRACUSE.
Le plus beau traité de paix dont l'histoire ait parlé est,
je crois, celui que Gélon fît avec les Carthaginois. II voulut
qu'ils abolissent la coutume d'immoler leurs enfants*.
Chose admirable ! Après avoir défait trois cent mille Car-
thaginois, il exigeoit une condition qui n'étoit utile qu'à
eux, ou plutôt il stipuloit pour le genre humain*.
Les Bactriens faisoient manger leurs pères vieux à de
grands chiens : Alexandre le leur défendit ^ ; et ce fut un
triomphe qu'il remporta sur la superstition^.
1. Voyez le Recueil de M. de Barbeyrac [Histoire des anciens traités,
Amsterdam, 1739 ], art 112. (H.)
2. A. n stipuloit pour la nature humaine.
3. Strabon, liv. XT.
4. A. B. N'ont point ce paragraphe.
CHAPITRE VI.
d'une république qui conquiert!.
11 est contre la nature de la chose que, dans une con-
stitution fédérative, un État confédéré conquière sur l'autre,
comme nous avons vu de nos jours chez les Suisses*.
Dans les républiques fédératives mixtes, où l'association
est entre de petites républiques et de petites monarchies,
cela choque moins.
11 est encore contre la nature de la chose qu'une
république démocratique conquière des villes qui ne sau-
roient entrer dans la sphère de la démocratie. Il faut que
le peuple conquis puisse jouir des privilèges de la souve-
raineté, comme les Romains l'établirent au commencement.
On doit borner la conquête au nombre des citoyens que
Ton fixera pour la démocratie'*.
Si une démocratie conquiert un peuple pour le gou-
verner comme sujet, elle exposera sa propre liberté, parce
1. Hume a défendu les mômes idées dans ses Essais moraux et poU^
tiques, IV* Essai: Que la politique peut être réduite en forme de science.
2. Pour le Tockembourg. (M.) Tockembourg ou Toggenburg, vallée de
la Suisse dans le canton de Saint-Gall. Au xv" siècle, Schwytz et Zurich se
disputèrent ce petit pays, par une guerre dite de Toggenburg. De 1706
à 1718, les habitants de la vallée soutinrent contre Tabbaye de Saint-Gall
une seconde guerre de Toggenburg qui amena leur affranchissement.
3. Sup., II, II, note 1.
364 DE L'ESPRIT DES LOIS.
qu'elle confiera une trop grande puissance aux magistrats
qu'elle enverra dans l'État conquis.
Dans quel danger n'eût pas été la république de Car-
thage, si Annibal avoit pris Rome? Que n'eût-il pas fait
dans sa ville après la victoire, lui qui y causa tant de
révolutions après sa défaite ^ ?
Ilannon n'auroit jamais pu persuader au sénat de ne
point envoyer de secours à Annibal, s'il n'avoit fait parler
que sa jalousie. Ce sénat, qu'Aristote nous dit avoir été
si sage (chose que la prospérité de cette république nous
prouve si bien), ne pouvoit être déterminé que par des
raisons sensées. II auroit fallu être trop stupide pour ne
pas voir qu'une armée, à trois cents lieues de là, faisoit
des pertes nécessaires qui dévoient être réparées.
Le parti d'Hannon vouloit qu'on livrât Annibal aux
Romains*. On ne pouvoit pour lors craindre les Romains,
on craignoit donc Annibal.
On ne pouvoit croire, dit-on, les succès* d*Annibal ;
mais comment en douter? Les Carthaginois, répandus par
toute la terre, ignoroient-ils ce qui se passoit en Italie?
C'est parce qu'ils ne l'ignoroient pas, qu'on ne vouloit pas
envoyer de secours à Annibal.
Hannon devient plus ferme après Trébie, après Tra-
simëne, après Cannes : ce n'est point son incrédulité qui
augmente, c'est sa crainte*.
i. Il étoit à la tète d'une faction. (M.) Tite-Live, XXXIII, xlvi.
2. Hanaon vouloit livrer Annibal aux Romains, comme Caton vouloit
qu*on livrât César aux Gaulois. (M.)
3. A. Le succès.
4. Comparez Saint-Évremond, Réflexions sur les Romains, cbap. vu.
CHAPITRE VIL
CONTINUATION DU MEME SUJET.
Il y a encore un inconvénient aux conquêtes faites par
les démocraties. Leur gouvernement est toujours odieux
aux États assujettis. Il est monarchique par la fiction;
mais, dans la vérité, il est plus dur que le monarchique,
comme l'expérience de tous les temps et de tous les pays
Ta fait voir.
Les peuples conquis y sont dans un état triste ; ils ne
jouissent ni des avantages de la république, ni de ceux
de la monarchie.
Ce que j'ai dit de l'État populaire se peut appliquer
à l'aristocratie.
CHAPITRE VIII.
CONTINUATION DU MEME SUJET.
Ainsi, quand une république tient quelque peuple sous
sa dépendance, il faut qu'elle cherche à réparer les incon-
vénients qui naissent de la nature de la chose, en lui
donnant un bon droit politique et de bonnes lois civiles.
Une république d'Italie tenoit des insulaires sous son
obéissance * ; mais son droit politique et civil à leur
égard étoit vicieux. On se souvient de cet acte d'am-
nistie, qui porte qu'on ne les condamneroit plus à des
peines afllictives sur la conscience informée du gouver-
neur*. On a vu souvent des peuples demander des privi-
lèges : ici le souverain accorde le droit de toutes les
nations'.
1 . Gônes commandait à la Corse.
2. Du 18 octobre 1738, imprimé à Gèaes, chez Francbclli. Vietamo al
noslro gênerai governatore in detta isola, di condannare m avtnire sola-
fnente ex informatà conscientià persona alcuna nazionale in pena affliUiva,
Potrà ben si far arreslare ed incarcerare k persone che gli saranno sot-
pette; salvo di renderne poi a noi conto sollecilamente, art. VI. Voyez aussi
la Gazette d*Âmsterdam du 23 décembre 1738. (M.)
3. A. On se souvient de ce traité dans lequel elle lear promet qo*oa ne
les feroit plus mourir sur la conscience informée du gouverneur. On a tu
souvent des peuples demander des privilèges. Ici le peuple demande, ici le
souverain accorde, etc. — B. On se souvient de cet acte d*amnistie, où il est
dit quMls ne seront plus condamnés à des peines afflictives sur la conscienct
informée du souverain. On a vu, etc.
CHAPITRE IX.
d'une monarchie qui conquiert autour d'elle.
Si une monarchie peut agir longtemps avant que
Tagrandissement l'ait alîoiblie, elle deviendra redoutable,
et sa force durera tout autant qu'elle sera pressée par
les monarchies voisines.
Elle ne doit donc conquérir que pendant qu'elle reste
dans les limites naturelles à son gouvernement. La pru-
dence veut qu'elle s'arrête sitôt qu'elle passe ces limites.
Il faut, dans cette sorte de conquête, laisser les choses
comme on les a trouvées : les mêmes tribunaux, les mêmes
lois, les mêmes coutumes, les mêmes privilèges; rien ne
doit être changé que l'armée et le nom du souverain.
Lorsque la monarchie a étendu ses limites par la con-
quête de quelques provinces voisines, il faut qu'elle les
traite avec une grande douceur.
Dans une monarchie qui a travaillé longtemps à con-
quérir, les provinces de son ancien domaine seront ordi-
nairement très-foulées. Elles ont à souffrir les nouveaux
abus et les anciens; et souvent une vaste capitale, qui
engloutit tout, les a dépeuplées*. Or si, après avoir con-
1. A. B. U faut qu'elles aient à souffrir et les nouveaux abus et les
anciens, et qu'une vaste capitale qui engloutit tout les dépeuple.
Montesquieu a adouci le teite primitif pour qu'on n'y vit pas une allu-
sion trop directe à la monarchie française et à Paris.
368 DE L'ESPRIT DES LOIS.
quis autour de ce domaine, on traitoit les peuples vaincus
comme on fait ses anciens sujets, TÉtat seroit perdu ; ce
que les provinces conquises enverroient de tributs à la
capitale ne leur reviendroit plus ; les frontiërss seroient
ruinées, et par conséquent plus foibles; les peuples en
seroient mal affectionnés ; la subsistance des armées, qui
doivent y rester et agir, seroit plus précaire.
Tel est l'état nécessaire d'une monarchie conquérante;
un luxe affreux dans la capitale, la misère dans les pro-
vinces qui s'en éloignentS l'abondance aux extrémités. U
en est comme de notre planète, le feu est au centre, la
verdure à la surface, une terre aride, froide et stérile,
entre les deux.
i . A. Qui 8*en éloignent un peu.
CHAPITRE X.
D UNE MONARCHIE QUI CONQUIERT
UNE AUTRE MONARCHIE.
Quelquefois une monarchie en conquiert une autre.
Plus celle-ci sera petite, mieux on la contiendra par des
forteresses ; plus elle sera grande, mieux on la conservera
par des colonies*.
1. Machiavel, le Prince, chap. m.
m. 34
CHAPITRE XL
DES MOEURS DU PEUPLE VAINCU.
Dans ces Jconquêtes, il ne suffit pas de laisser à la
nation vaincue ses lois ; il est peut-être plus nécessaire de
lui laisser ses mœurs, parce qu'un peuple connolt, aime
et défend toujours plus ses mœurs que ses lois.
Les François ont été chassés neuf fois de l'Italie, à
cause, disent les historiens S de leur insolence à l'égard
des femmes et des filles. C'est trop pour une nation d'avoir
à souffrir la fierté du vainqueur, et encore son inconti-
nence, et encore son indiscrétion, sans doute plus
fâcheuse, parce qu'elle multiplie à l'infini les outrages \
1. Parcourez V Histoire de Vunivers, par M. Puffcndorff. (M.)
2. A. B. Des outrages.
CHAPITRE XII.
D CNE LOI DE GTRUS.
Je ne regarde pas comme une bonne loi celle que fit
Cyrus pour que les Lydiens ne pussent exercer aue des
professions viles, ou des professions infâmes. On va au
plus pressé; on songe aux révoltes, et non pas aux inva-
sions. Mais les invasions viendront bientôt; les deux peu-
ples sunissent, ils se corrompent tous les deux. J'aimerois
mieux maintenir par les lois la rudesse du peuple vain-
queur qu'entretenir par elles la mollesse du peuple
vaincu.
Aristodème, tyran de Cumes\ chercha à énerver le
courage de la jeunesse. II voulut que les garçons laissas-
sent croître leurs cheveux, comme les filles ; qu'ils les
ornassent de fleurs, et portassent des robes de différentes
couleurs jusqu'aux talons; que, lorsqu'ils alloient chez
leurs maîtres de danse et de musique, des femmes leur
portassent des parasols, des parfums et des éventails; que,
dans le bain, elles leur donnassent des peignes et des
miroirs. Cette éducation duroit jusqu'à l'âge de vingt ans.
Cela ne peut convenir qu*à un petit tyran, qui expose sa
souveraineté pour défendre sa vie.
i. Dcnys d'Halicarnasse, liv. VII. (M.)
CHAPITRE XIII».
CHARLES XII K
Ce prince, qui ne fit usage que de ses seules forces,
détermina sa chute en formant des desseins qui ne pou-
voient être exécutés que par une longue guerre; ce que
son royaume ne pouvoit soutenir.
Ce n'étoit pas un État qui fût dans la décadence qu'il
entreprit de renverser, mais un empire naissant. Les
Moscovites se servirent de la guerre qu'il leur faisoit,
comme d'une école. A chaque défaite ils s'approchoientde
la victoire ; et, perdant au dehors, ils apprenoient à se
défendre au dedans.
Charles se cioyoit le maître du monde dans les déserts
de la Pologne, où il erroit, et dans lesquels la Suède étoit
comme répandue , pendant que son principal ennemi se
fortifioit contre lui, le serroit, s'établissoit sur la mer
Baltique, détruisoit ou prenoit la Livonie.
La Suède ressembloit à un fleuve dont on coupoit les
eaux dans sa source, pendant qu'on les détournoit dans
son cours.
Ce ne. fut point Pultava* qui perdit Charles : s'il n'avoit
pas été détruit dans ce lieu, il l'auroit été dans un autre.
Les accidents de la fortune se réparent aisément ; on ne
1. Dan 3 A. B., co chapitre est placé ap^s celui d'Alexandre.
2. Lettres persanes, CXWll.
3. A. B. Pultova.
LIVRE X, CHAP. Xllf. 373
peut pas parer* à des événements qui naissent continuel-
lement de la nature des choses*.
Mais la nature ni la fortune ne furent jamais si fortes
contre lui que lui-même.
Il ne se régloit point sur la disposition actuelle des
choses, mais sur un certain modèle qu'il avoit pris ;
encore le suivit-il très-mal. II n'étoit point Alexandre;
mais il auroit été le meilleur soldat d'Alexandre.
Le projet d'Alexandre ne réussit que parce qu'il étoît
sensé. Les mauvais succès des Perses dans les invasions
qu'ils firent de la Grèce, les conquêtes d'Agésilas et la
retraite des Dix mille avoient fait connoitre au juste la
supériorité des Grecs dans leur manière de combattre, et
dans le genre de leurs armes ; et l'on savoit bien que les
Perses étoient trop grands pour se corriger.
Ils ne pouvoient plus affoiblir la Grèce par des divisions;
elle étoît alors réunie sous un chef, qui ne pouvoit avoir
de meilleur moyen pour lui cacher sa servitude que de
l'éblouir par la destruction de ses ennemis éternels et par
l'espérance de la conquête de l'Asie.
Un empire cultivé par la nation du monde la plus
industrieuse, et qui travailloit les terres par principe de
religion, fertile et abondant en toutes choses, donnoit à
un ennemi toutes sortes de facilités pour y subsister.
On pouvoit juger par l'orgueil de ces rois, toujours
vainement mortifiés par leurs défaites, qu'ils précipiteroîent
leur chute en donnant toujours des batailles, et que la
flatterie ne permettroit jamais qu'ils pussent douter de leur
grandeur.
i. A. B. Mais comment parer, etc.
2. V. les Considérations sur la grandeur et la décadence des Romains,
ehap. XVIII, p. 273.
374 DE L'ESPRIT DES LOIS.
Et non-seulement le projet étoit sage, mais il fat
sagement exécuté. Alexandre, dans la rapidité de ses
actions, dans le feu de ses passions mêmes, avoit, si j'ose
me sei-vir de ce terme, une saillie de raison qui le con-
duisoit, et que ceux qui ont voulu faire un roman de son
histoire, et qui avoient l'esprit plus gâté que lui, n'ont pu
nous dérober. Parlons-en tout à notre aise^..
1. Cette dernière phrase n'est ni dans A ni dans B.
CHAPITRE XIV.
ALEXANDRE ^
Il ne partit ■ qu'après avoir assuré la Macédoine
contre les peuples barbares qui en étoient voisins, et
achevé d'accabler les Grecs ; il ne se servit de cet acca-
blement que pour l'exécution de son entreprise; il rendit
impuissante la jalousie des Lacédémoniens ; il attaqua les
provinces maritimes; il fit suivre à son armée de terre les
côtes de la mer, pour n'être point séparé de sa flotte; il
se servit admirablement bien de la discipline contre le
nombre; il ne manqua point de subsistances; et s'il est
vrai que la victoire lui donna tout, il fit aussi tout pour se
procurer la victoire.
Dans le commencement de son entreprise', c'est-à-
dire dans un temps où un échec pouvoit le renverser, il
mit peu de chose au hasard; quand la fortune le mit au-
1. Montesquieu est un des premiers écrivains modernes qui, suivant
Tcxpression de Servan, ait rétabli Alexandre dans ses droits à Tadmiration
de la postérité. Il a été suivi par Voltairo, et par Robertson dans son Histoire
d'Amérique.
2. A. B. Alexandre flJt une grande conquête. Voyons comment il se con-
duisit. Ou a assez parlé de sa valeur, parlons de sa prudence.
Les mesures qu*il prit furent justes. Il ne partit qu*après avoir achevé
d*accabler les Grecs ; il ne se servit de cet accablement que pour Texécution
de son entreprise; il ne laissa rien derrière lui contre lui; il attaqua les pro-
vinces maritimes, etc.
3. Ce paragraphe et loa deux suivanti manquent dans A. B.
376 DE L'ESPRIT DES LOIS.
dessus des événements, la témérité fut quelquefois un de
ses moyens. Lorsqu'avant son départ, il marche contre les
Triballiens et les Illyriens, vous voyez une guerre* comme
celle que César fit depuis dans les Gaules. Lorsqu'il est
de retour dans la Grèce*, c'est comme malgré lui qu'il
prend et détruit Thèbes : campé auprès de leur ville, il
attend que les Thébains veuillent faire la paix; ils préci-
pitent eux-mêmes leur ruine. Lorsqu'il s'agit de combattre*
les forces maritimes des Perses, c'est plutôt Parménion
qui a de l'audace; c'est plutôt Alexandre qui a de la
sagesse. Son industrie fut de séparer les Perses des côtes
de la mer, et de les réduire à abandonner eux-mêmes leur
marine, dans laquelle ils étoient supérieurs. Tyr étoit, par
principe, attachée aux Perses, qui ne pouvoient se passer
de son commerce et de sa marine; Alexandre la détruisit.
Il prit l'Egypte que Darius avoit laissée dégarnie de
troupes pendant qu'il assembloit des armées innombrables
dans un autre univers.
Le passage du Granique fit qu'Alexandre se rendit
maître des colonies grecques ; la bataille d'Issus lui donna
Tyr et l'Egypte ; la bataille d'Arbelles lui donna toute la
terre.
Après la bataille d'Issus, il laisse fuir Darius, et ne
s'occupe qu'à aflermir et à régler ses conquêtes; après la
bataille d'Arbelles, il le suit de si près^, qu'il ne lui laisse
aucune retraite dans son empire. Darius n'entre dans ses
villes et dans ses provinces que pour en sortir : les
marches d'Alexandre sont si rapides, que vous croyez voir
1. Voyez Arrien,I>0 «rped. Alex., lib. I. (M.)
2. Ibid. (M.)
3. Ibid. (M.)
4. Voyez ÂrricDi Dû êxped, Alex», lib. lU. (H.)
LIVRE X, CHAP. XIY, 3T7
l'empire de Tunivers plutôt le prix de la course, comme
dans les jeux de la Grèce, que le prix de la victoire.
C'est ainsi qu'il fit ses conquêtes* ; voyons comment
il les conserva,
II résista à ceux qui vouloient qu'il traitât' les Grecs
comme maîtres, et les Perses comme esclaves ; il ne
songea qu'à unir les deux nations, et à faire perdre les
distinctions du peuple conquérant et du peuple vaincu. Il
abandonna, après la conquête, tous les préjugés qui lui
avoient servi à la faire. Il prit les mœurs des Perses, pour
ne pas désoler les Perses en leur faisant prendre les
mœurs des Grecs. C'est ce qui fit qu'il marqua tant de
respect pour la femme et pour la mère de Darius, ^t qu'il
montra tant de continence'. Qu'est-ce que ce conquérant
qui est pleuré de tous les peuples qu'il a soumis? Qu'est-
ce que cet usurpateur, sur la mort duquel la famille qu'il
a renversée du trône verse des larmes? C'est un trait de
cette vie, dont les historiens ne nous disent pas que quelque
autre conquérant puisse se vanter*.
Rien n'affermit plus une conquête que l'union qui se
fait des deux peuples par les mariages •. Alexandre prit
des femmes de la nation qu'il avoit vaincue ; il voulut que
ceux de sa cour' en prissent aussi; le reste des Macédo-
niens suivit cet exemple. Les Francs et les Bourguignons^
1. A. B. Voilà comment il fit ses conquêtes; il faut Toir comment il les
conserva.
2. C'étoit le conseil d*Aristote. Plutarque, OEwores moraUs : Dû la for-
tune d'Alexandre, (M.)
3. A. B. Ajoutent : C'est ce qui le fit tant regretter des Perses.
4. A. B. Se puisse vanter.
5. A. B. Par des mariages.
6. Voyes Arrien, l>0 ftrped. Alex,, lib. VU. (M.)
7. Voyez la loi des Bourguignons, tiu XII, art. v. (M.)
378 DE L'ESPRIT DES LOIS.
permirent ces mariages; les Wisigoths les défendirent^ en
Espagne, et ensuite ils les permirent; les Lombards ne
les permirent pas seulement, mais même les favorisèrent*.
Quand les Romains voulurent affoiblir la Macédoine, ils y
établirent qu*il ne pourroit se faire d'union par mariages
entre les peuples des provinces.
Alexandre, qui cherchoit à unir les deux peuples,
songea à faire dans la Perse un grand nombre de colonies
grecques. 11 bâtit une infmité de villes, et il cimenta si
bien toutes les parties de ce nouvel empire, qu'après sa
mort, dans le trouble et la confusion des plus affreuses
guerres civiles, après que les Grecs se furent pour ainsi
dire anéantis eux-mêmes, aucune province de Perse ne se
révolta.
Pour ne point épuiser ^ la Grèce et la Macédoine , il
envoya à Alexandrie une colonie de juifs * : il ne lui
importoit quelles mœurs eussent ces peuples, pourvu
qu'ils lui fussent fidèles.
IP ne laissa pas seulement aux peuples vaincus leurs
mœurs, il leur laissa encore leurs lois civiles, et souvent
même les rois et les gouverneurs qu'il avoit trouvés. Il
mettoit les Macédoniens^ à la tête des troupes, et les
gens du pays à la tête du gouvernement ; aimant mieux
courir le risque de quelque infidélité particulière (ce qui
1. Voyez la loi des Wisigoths, liv. 10, tît. i, S ii qui abroge la loi an-
cienno, qui avoit plus d'égards, y est-il dit, à la différence des nations que
des conditions. (M.)
2. Voyez la loi des Lombards, liv. II, tît. vu, S i ot 2. (M.)
3. A. B. Pour ne point trop épuiser, etc.
4. Les rois de Syrie, abandonnant le plan des fondateurs de Tempire,
voulurent obliger les Juifs à prendre les mœurs des Grecs; ce qui donna à
leur État de terribles secousses. (M.) Cette note figure dans le texte de A. B.
5. Tout ce qui suit jusqu'à la fin du chapitre manque dans A. B.
6. Voyez Arrien, De exped, Alex., lib. II ( et autres. (Si.)
LIVRE X, CHAP. XIV. 379
lui arriva quelquefois) que d'une révolte générale. 11 res-
pecta les traditions anciennes et tous les monuments de
la gloire ou de la vanité des peuples. Les rois de Perse
avoient détruit les temples des Grecs, des Babyloniens et
des Égyptiens ; il les rétablit * ; peu de nations se sou-
mirent à lui, sur les autels desquelles il ne fit des sacrifices.
Il sembloit qu'il n'eût conquis que pour être le monarque
particulier de chaque nation, et le premier citoyen de chaque
ville. Les Romains conquirent tout pour tout détruire:
il voulut tout conquérir pour tout conserver; et quelque
pays qu'il parcourût, ses premières idées, ses premiers
desseins furent toujours de faire quelque chose qui pût en
augmenter la prospérité et la puissance. Il en trouva les
premiers moyens dans la grandeur de son génie ; les se-
conds, dans sa frugalité et son économie particulière*; Us
troisièmes dans son immense prodigalité pour les grandes
choses. Sa main se fermoit pour les dépenses privées ; elle
s'ouvroit pour les dépenses publiques. Falloit-il régler sa
maison, c'étoit un Macédonien ; falloit-il payer les dettes
des soldats, faire part de sa conquête aux Grecs, faire
la fortune de chaque homme de son armée, il étoit
Alexandre.
Il fit deux mauvaises actions : il brûla Persépolis, et
tua Glitus. Il les rendit célèbres par son repentir : de
sorte qu'on oublia ses actions criminelles, pour se souve-
nir de son respect pour la vertu ; de sorte qu'elles furent
considérées plutôt comme des malheurs que comme des
choses qui lui fussent propres ; de sorte que la postérité
trouve la beauté de son âme presque à côté de ses em-
i. Voyez Anrien, De exped, Alex. (M.)
2. Ibid^ lib. VU. (M.)
380 ' DB L'ESPRIT DES LOIS.
portements et de ses foiblesses ; de sorte qu'il fallut le
plaindre, et qu'il n'étoit plus possible de le haTr.
Je vais le comparer à César. Quand César voulut
imiter les rois d'Asie, il désespéra les Romains pour une
chose de pure ostentation ; quand Alexandre voulut imiter
les rois d'Asie, il fit une chose qui entroit dans le plan de
sa conquête.
CHAPITRE XV,
NOUVEAUX MOYENS DE CONSERVER LA GONQUéTB.
Lorsqu'un monarque conquiert un grand État, il y a
une pratique admirable, également propre à modérer le
despotisme et à conserver la conquête ; les conquérants de
la Chine l'ont mise en usage.
Pour ne point désespérer le peuple vaincu, et ne point
enorgueillir le vainqueur , pour empêcher que le gouver-
nement ne devienne militaire, et pour contenir les deux
peuples dans le devoir, la famille tartare, qui règne pré-
sentement à la Chine, a établi que chaque corps de troupes,
dans les provinces, seroit composé de moitié Chinois
et moitié Tartares, afin que la jalousie entre les deux
nations les contienne dans le devoir. Les tribunaux sont
aussi moitié chinois , moitié tartares. Cela produit plu-
sieurs bons effets : 1" les deux nations se contiennent
l'une l'autre ; 2° elles gardent toutes les deux la puissance
militaire et civile, et Tune n'est pas anéantie par l'autre ;
3" la nation conquérante peut se répandre partout sans
s'affoiblir et se perdre ; elle devient capable de résister
aux guerres civiles et étrangères. Institution si sensée, que
c'est le défaut d'une pareille qui a perdu presque tous
ceux qui ont conquis sur la terre.
CHAPITRE XVI.
d'un RTAT despotique qui COKaUIERT.
Lorsque la conquête est immense, elle suppose le des-
potisme *• Pour lors l'armée répandue dans les provinces
ne suffit pas. II faut qu'il y ait toujours autour du pnoce
un corps particulièrement affidé, toujours prêt à fondre
sur la partie de l'empire qui pourroit s'ébranler. Cette
milice doit contenir les autres, et faire trembler tous ceux
à qui on a été obligé de laisser quelque autorité dans
l'empire. Il y a autour de l'empereur de la Chine un
gros corps de Tartares toujours prêt pour le besoin. Chex
le Mogol, chez les Turcs, au Japon, il y a un corps à la
solde du prince', indépendamment de ce qui est entretenu
du revenu des terres *. Ces forces particulières tiennent
en respect les générales.
1. Sup. VIII, XVII ; inf., XVII, vi.
2. Los janissaires chez les Turcs.
3. Les sipahis et les timariots en Turquie.
CHAPITRE XVII.
CONTINUATION DD UÈUE SUJBT.
Nous avons dit que les États que le monarque despo-
tique conquiert doivent être feudataîres. Les historiens
s'épuisent en éloges sur la générosité des conquérants qui
ont rendu la couronne aux princes qu'ils ayoient vaincus.
Les Romains étoient donc bien généreux, qui faisoient par-
tout des rois, pour avoir des instruments de servitude*.
Une action pareille est un acte nécessaire. Si le conqué-
rant garde l'État conquis, les gouverneurs qu'il enverra
ne sauront contenir les sujets, ni lui-même ses gouver-
neurs. Il sera obligé de dégarnir de troupes son ancien
patrimoine pour garantir le nouveau. Tous les malheurs
des deux États seront communs; la guerre civile de l'un
sera la guerre civile de l'autre. Que si, au contraire, le
conquérant rend le trône au prince légitime, il aura un
allié nécessaire qui, avec les forces qui lui seront propres,
augmentera les siennes. Nous venons de voir Schah-
Nadir conquérir les trésors du Mogol, et lui laisser l'In-
doustan *.
1. Tac, Agricola, c. xiv. Vetere ac jam pridem recepta populi romani
consuetudine, ut habererU instrumenta servitutis et reges. (H.)
2. Considérations sur la grandeur des Rommns, cb. iv, à la fin.
FIN DU TROISIÈME VOLUME.
TABLE DES MATIÈRES
CONTENUES DANS LE TROISIEME VOLUME.
Pagef.
Introduction i
Analyse haisonnée de l'esprit des lois, par Bertolini. ... 1
Analyse de l*ssprit des lois, par d'Alembert 63
DE L'ESPRIT DES LOIS.
Préface 83
Avertissement 87
PREMIÈRE PARTIE.
LIVRE PREMIER.
des lois en général.
Chap. I. Des lois dans le rapport qu'elles ont avec les divers
êtres 89
Chap. IL Des lois de la nature 94
Chap. IH. Des lois positives 97
III. 25
386 TABLE DES MATIÈRES.
LIVRE DEUXIÈME.
DES LOIS QUI DÉRIVENT DIRECTEMENT DE LA RATCIE
DU GOUVERNEMENT.
Chap. I. De U nature des trois divers gouvernements. 101
Chap. II. Da gouvernement républicain et des lois relatives à la
démocratie IflS
Chap. Ilf. Des lois relatives à la nature de raristocratie 110
Chap. IV. Des lois dans leur rapport avec la nature du gouverne-
ment monarchique^ lU
Chap. V. Des lois relatives à la nature de l'État despotique. ... 118
LIVRE TROISIÈME.
DES PRINCIPES DES TROIS GOUVERNEMENTS.
Chap. I. Différence de la nature du gouvernement et de son prin-
cipe 120
Chap. II. Du principe des divers gouvernements 121
Chap. llf. Du principe de la démocratie IS
Chap. IV. Du principe de l'aristocratie 126
Chap. V. Que la vertu n*est point le principe du gouvernemeot
monarchique 128
Chap. VI. Comment on supplée à la vertu dans le gouvernement
monarchique 131
Chap. VII. Du principe de la monarchie 132
Chap. VIII. Que Thonneur n'est point le principe des États despo-
tiques 133
Chap. IX. Du principe du gouvernement despotique 135
Chap. X. Différence de Tobéissance dans les gouvernements mo-
dérés et dans les gouvernements despotiques 137
Chap. XI. Réflexion sur tout ceci 140
LIVRE QUATRIÈME.
QUE LES LOIS DE L'ÉDUCATION DOIVENT ÊTRE RELATIVES
AUX PRINCIPES DU GOUVERNEMENT.
Chap. I. Des lois de l'éducation i^l
Chap. II. De l'éducation dans les monarchies 142
1. A. B. Des lois dans leur rapport i la nature du gouvernement monarchiqno.
TABLE DES MATIÈRES. 387
Page».
CnAP. Iir. De réducation dans le gouTernement despotique. . . . 148
CiiAP. IV. Différence des effets de l'éducation chez les anciens et
parmi noas 150
Chap. V. De réducation dans le gouvernement républicain.. . . 151
CiiAP. VI. De quelques institutions des Grecs. 153
Chap. VII. En quel cas ces institutions singulières peuvent être
bonnes 158
Cmap. VIII. Explication d'un paradoxe des anciens, par rapport aux
mœurs 160
LIVRE CINQUIEME.
QUE LES LOIS QUE LE LEGISLATEUR DONNE, DOIVENT ÊTRE
RELATIVES AU PRINCIPE DU GOUVERNEMENT.
Chap. I. Idée de ce livre 164
Chap. II. Ce que c'est que la vertu dans TÉtat politique .... 165
Chap. III. Ce que c'est que Tamour de la république dans la
démocratie 166
Chap. IV. Comment on inspire Tamour de l'égalité et de la fru-
galité 168
Chap. V. Comment les lois établissent l'égalité dans la démo-
cratie 170
Chap. VI. Comment les lois doivent entretenir la frugalité dans
la démocratie 175
Chap. Vil. Antres moyens de favoriser le principe de la démo-
cratie 178
Chap. VIII. Comment les lois doivent se rapporter au principe du
gouvernement dans l'aristocratie 182
Chap. IX. Comment les lois sont relatives à leur principe dans
la monarchie 188
Chap. X. Do la promptitude de l'exécution dans la monarchie.. 101
Chap. XI. De Texcellencc du gouvernement monarchique. . . . 193
CuAP. XII. Continuation du même sujet. 106
Chap. XIII. Idée du despotisme 107
Chap. XIV. Comment les lois sont relatives au principe du gou-
vernement despotique 108
Chap. XV. Continuation du même sujet. 206
Chap. XVI. De la communication du pouvoir 200
Chap. XVII. Des présents 211
Chap. XVIII. Des récompenses que le souverain donne 213
Chap. XIX. Nouvelles conséquences des principes des trois gou-
vernements 214
388 TABLE DES MATIERES.
LIVRE SIXIÈME
CONSEQUENCES DBS PRINCIPES DES DIVERS GOCVERNEMENTS,
PAR RAPPORT A LA SIMPLICITE DES LOIS CIVILES
ET CRIMINELLES, LA FORME DBS JUGEMENTS ET L^ÉTABLISSBMERT
DBS PEINES.
Pages.
Chap. I. De la simplicité des lois civiles dans les divers gou-
vernements 290
Chap. II. De la simplicité des lois criminelles dans les divers
gouvernements 225
Chap. III. Dans quels gouvernements et dans quels cas on doit
Juger selon un teite précis de la loi 2i7
Chap. IV. Delà manière do former les Jugements 229
Chap. V. Dans quel gouvernement le souverain peut être juge. 231
Chap. VI* Que, dans la monarchie, les ministres ne doivent
pas Juger 236
Chap. VII. Du magistrat unique 237
Chap. VIII, Des accusations dans les divers gouvernements. . . 238
Chap. IX. De la sévérité des peines dans lesdivcrs gouverne-
ments 240
Chap. X. Des anciennes lois françoises 243
Chap. XI. Que lorsqu*un peuple est vertueux il faut peu de
peines 244
Chap. XII. De la puissance des peines 245
Chap. XIII. Impuissance dos lois Japonoises 248
Chap. XIV. De Tcsprit du sénat de Rome 252
Chap. XV. Des lois des Romains à Pégard des peines 253
Chap. XVI. De la Juste proportion des peines avec le crime. . . ^^
Chap. XVII. De la torture ou question contre les criminels'. . . ^0
Chap. XVIII. Des peines pécuniaires et des peines corporelles. . S63
Chap. XIX. De la loi du Ulion ^
Chap. XX. De la punition des pères pour leurs enfants 264
Chap. XXI. De la clémence du prince S65
1. a. B. De la question ou torture contre les criminels.
TABLE DES MATIÈRES. 3S9
LIVRE SEPTIÈME.
CONSiÎQDElfCBS DES DIFFERENTS PRINCIPES
DBS TROIS GOUVERNEMENTS
PAR RAPPORT AUX. LOIS SOMPTUAIRES, AU LUX.B
ET A LA CONDITION DBS FEMMES.
PagM.
Chap. I. Du luxe 267
Chap. II. Des lois somptuaires dans la démocratie 270
Chap. III. Des lois somptuaires dans l'aristocratie 272
Chap. IV. Des lois somptuaires dans les monarchies 274
Chap. V. Dans quels cas les lois somptuaires sont utiles dans
une monarchie 277
Chap. VI. Du luxe à la Chine 279
Chap. VII. Fatale conséquence du luxe à la Chine 282
Chap. VIII. De la continence publique 284
Chap. IX. De la condition des femmes dans les divers gouver-
nements 285
Chap. X. Du tribunal domestique chez les Romains 287
Chap. XI. Comment les institutions changèrent à Rome avec le
gouvernement 280
Chap. XII. De la tutelle des femmes chez les Romains 291
Chap. XIII. Des peines établies par les empereurs contre les
débauches des femmes 292
Chap. XIV. Lois somptuaires chez les Romains 295
Chap. XV. Des dots et des avantages nuptiaux dans les diverses
constitutions 296
Chap. XVI. Belle coutume des Samnites 298
Chap. XVII. De Tadministration des femmes 299
LIVRE HUITIÈME.
DE LA CORRUPTION DES PRINCIPES DES TROIS GOUVERNEMENTS.
Idée générale de ce livre 300
De la corruption du principe de la démocratie. • . . 301
De Tesprit d'égalité extrême 305
Cause particulière de la corruption du peuple. . . 306
De la corruption du principe de l'aristocratie. . . . 307
De la corruption du principe de la monarchie. • . . 309
Continuation du même sujet. 311
Chap.
I.
Chap.
II.
Chap.
III.
Chap.
IV.
Chap.
V.
Chap.
VI.
Chap.
VII
393 TABLE DES MATIÈRES.
Chap. VIII. Danger de la corniptioa du principe da gouTerne-
ment monarchique 313
Chap. IX. Combien la noblesse est portée à défendre le trône. . 314
Chap. X. De la corruption du principe du gouvernemeot despo-
tique 315
Chap. XL Effets naturels de la bonté et de la corruption des
principes 316
Chap. XII. Continuation du môme sujet 319
Chap. XIH. Effet du serment chez un peuple vertueux 3il
Chap. XIV. Comment le plus petit changement dans la constitution
entraîne la ruine des principes 3^
Chap. XV. Moyens très-efficaces pour la conservation des trois
principes 325
Chap. XVI. Propriétés distinctives de la république 326
Chap. XVII. Propriétés distinctives de la monarchie 328
Chap. XVIII. Que la monarchie d'Espagne étoit dans un cas par-
ticulier 330
Chap. XIX. Propriétés distinctives du gouvernement despotique. 331
Chap. XX. Conséquence des chapitres précédents 332
Chap. XXI. De Tempire de la Chine 333
SECONDE PARTIE.
LIVRE NEUVIÈME.
DBS LOIS DANS LE RAPPORT QU'ELLES ONT
AVEC LA FORCE DÉFENSIVE.
Chap. I. Comment les républiques pourvoient à leur sûreté. . . 337
Chap. IL Que la constitution fédérative doit être composée d'É-
tats de même nature, surtout d'États républicains. . 310
Chap. III. Autres choses requises dans la république fédérative. . 342
Chap. IV. Comment les États despotiques pourvoient à leur sû-
reté 314
Chap. V. Comment la monarchie pourvoit à sa sûreté 345
Chap. VI. De la force défensive des États en général 346
C-hap. VII. Reflexions 348
Chap. VIII. Cas où la force défensive d*un État est inférieure à sa
force offensive 350
Chap. IX. De la force relative des États 351
Chap. X. De la foiblesse des États voisins 352
TABLE DES MATIÈRES. 39f
LIVRE DIXIÈME.
DBS LOIS DANS LB RAPPORT QIJ*ELLES ONT
AVBG LA FORGB OFFENSIVE.
Pages.
Chap. I. De la force offensive 353
Chap. II. De la guerre 354
Chap. III. Du droit de conquête 356
Chap. IV. Quelques avantages du peuple conquis 360
Chap. V. Gélon, roi de Syracuse 362.
Chap. VI. D*une république qui conquiert 363
Chap. VII. Continuation du mémo sujet 365
Chap. VIII. Continuation du môme sujet 366
Chap. IX. D*une monarchie qui conquiert autour d*elle. . . . 367
Chap. X. D*nne monarchie qui conquiert une autre monarchie. 360
Chap. XI. Des mœurs du peuple vaincu 370
Chap. XII. D'une loi de Cyrus 371
Chap. XIII. Charles XII 372
Chap. XIV. Alexandre 375
Chap. XV. Nouveaux moyens de conserver la conquête 381
Chap. XVI. D*un État despotique qui conquiert 382
Chap. XVII. Continuation du même sujet 383
FIN DB LA TABLE DU TROISifelfB VOLUME.
PARIS. - Impr. J. CLATE. - A. QUAXTIS «t C, m* 8«-Bonolt. [409J
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API? 2 5 iaii