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Full text of "Œuvres complètes de Montesquieu, avec les variantes des premières éditions"

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CHEFS-D'ŒUVRE 



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LITTERATURE 

FRANÇAISE 

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ŒUVRES COMPLÈTES 



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MONTESQUIEU 



TOME TROISIÈME 



CHEFS-D'ŒUVRE 



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LITTERATURE 

FRANÇAISE 

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ŒUVRES COMPLÈTES 



OB 



MONTESQUIEU 



TOME TROISIÈME 



ŒUVRES COMPLETES 

DE 

MONTESQUIEU 

^ ' I AVEC 

LES VARIANTES DES PREMIÈRES ÉDITIONS 

UK CHOIX DK8 MBILLEUB8 COMMBXTAIRE8 

ET DES NOTES NOUVELLES 

PAR 

EDOUARD LABOULAYE 



Dl L IMSTITUT 



TOME TROISIÈME 

DE L'ESPRIT DES LOIS 
Livres I — X 




PARIS 

GARNIER FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS 

6, HUK DK8 SAIMTS-PkRBS 



1876 



\ 



THB HIW YORK 
PUBUC UBRART] 

814289 A 

ASTOR. LENOX AHO , 
TlU>Eti POUN DATIONS 
H 1936 L 



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V 

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DE 

L'ESPRIT DES LOIS 



LIVRES I à X 



INTRODUCTION 



L'ESPRIT DES LOIS 



Les livres ont leur histoire, comme ils ont leur destinée. 
Cette histoire n'est pas ce qui intéresse le moins les amis des 
lettres. On est curieux de savoir comment, dans quelles cir- 
constances, au travers de quelles épreuves un homme tel que 
Montesquieu a conçu, rédigé, publié un livre qui a remué et 
en quelque façon agrandi Tesprit humain. Quand on se reporte 
à la date de VEsprit des lois, on est frappé de la hardiesse et 
de la nouveauté de l'entreprise ; on comprend la surprise et 
l'admiration des contemporains. En 1753, La Beaumelle ne 
craignait point de dire que u VEsprit des lois était le plus beau 
livre qui eût encore été fait de main d'homme * ». Voltaire 
s'écriait que a le genre humain avait perdu ses titres et que 
Montesquieu les avait retrouvés ». C'était un concert uni- 
versel ; les adversaires mêmes de l'auteur ne pouvaient résister 
à la séduction ; ils avouaient qu'entre les livres qui ont fait 
du bruit, de leur temps, aucun n'avait eu un succès aussi écla- 
tant que VEsprit des lois. « Plusieurs, ditCrévier, le regardent 
comme un oracle, et ne le citent qu'avec des témoignages de 

1. Lettres sur VEsprit des lois, publiées à la suite de VExtrait du 
livre de VEsprit des lois, Amsterdam, 1753, 1q-12, p. 388. 

m. a 



II INTRODUCTION 

vénération, et nul lecteur intelligent ne peut lui refuser, à bien 
des égards, une estime distinguée ^ » Ainsi, au témoignage des 
ennemis comme des amis, 1 apparition de VEsprit des lois a 
été un des événements du xvm* siècle ; il est donc utile de 
connaître ce qui a précédé cette publication, et ce qui Ta suivie. 



§ I. QUAND ET COMMENT l'ESPRIT DES LOIS A -T-IL ÉTÉ 
COMPOSÉ? CARACTÈRE DE l'oUVRAGE. 

Au mois de mars 1749, c'est-à-dire peu de temps après la 
publication de VEsprit des lois, Montesquieu écrit au grand 
prieur Solar, ambassadeur de Malte à Rome : 

« Je suis bien use que tous soyez content de VEsprit des lois.,. Il est 
vrai que le sujet est beau et grand ; je dois bien craindre quUl n*ait été 
plus grand que moi. Au sortir du collège, on me mit dans les mains des 
li?res de droit; j'en cherchai Tesprit; j'ai travaillé; je ne faisois rien qui 
yaille ^. Il y a vingt ans que je découvris mes principes ; ils sont très- 
simples ; un autre qui auroit autant travaillé que moi auroit fait mieux que 
moi; mais j'avoue que cet ouvrage a pensé me tuer; je vais me reposer, je 
no travaillerai plus. » 

Dans la préface de VEsprit des /ois, Montesquieu s'exprime 
presque en mêmes termes : 

« J'ai bien des fois commencé, et bien des fois abandonné cet ouvrage ; 
j'ai mille fois envoyé aux vents les feuilles que j'avois écrites; Je sentois 

1. Grévier, Observations sur VEsprit des lois, Paris, 1764, p. 1. 

« Bien des gens regardent ce livre comme le meilleur qui ait paru 
depuis longtemps. Je crois que c'est le plus curieux, le plus étendu, le 
plus intéressant ; mais ce n'est pas le mieux fait, n (La Porte, Obs» sur 
VEsprit des lois, p. 12.) 

2. ft Dès l'âge de vingt ans, Montesquieu préparoit les matériaux de 
VEsprit des lois, par un extrait raisonné des immenses volumes qui com- 
posent le Corps du droit civil,. M. de Secondât, digne fils de ce grand 
homme, conserve dans sa bibliothèque 6 volumes in-4® manuscrits, sous 
le titre de Matériaux de VEsprit des lois. » [Dictionnaire historique, article 
publié en tête de l'édition de Bastien. Paris, 1788, 5 yol in-8°.) 



A L'ESPRIT DES LOIS. m 

tous les jours les mains paternelles tomber ; je suivois mon objet sans for- 
mer de dessein ; je ne connoissois ni les règles ni les exceptions ; je ne 
trouYois la yérité que pour la perdre. Mais quand fai découvert mes pria- 
cipês, tout ce que je cherchais est venu d moi, et dans le cours de vingt 
années, j'ai vu mon ouvrage commencer, croître, s'avancer et finir. » 

Quels sont ces principes qui doivent nous donner la clef 
de VEsprit des lois? Il est singulier qu'aucun des critiques de 
Montesquieu ne se soit donné la peine de le chercher. Cepen- 
dant, dans cette même préface, Tauteuren signale toute im- 
portance : 

« J'ai d*abord examiné les hommes, et j'ai cru que, dans cette infinie 
diyersité de lois et de mœurs, ils n'étoient pas uniquement conduits par 
leurs fantaisies. 

Il J'ai posé les principes, et J*ai vu les cas particuliers s*y plier comme 
d'eux-mêmes ; les histoires de toutes les nations n'en être que les suites, et 
chaque loi particulière liée avec une autre loi, ou dépendre d'une autre 
plus générale. 

« Je n'ai point tiré mes principes de mes préjugés, mais de la nature 
des choses. » 

Après une déclaration aussi nette, il est évident qu'on ne 
peut saisir la pensée de Tauteur si Ton n'a sans cesse devant 
les yeux ces principes, tirés de la nature des choses, qui ont 
dirigé Montesquieu dans ses recherches, et qui constituent la 
véritable originalité de VEsprit des lois. A première vue ce 
livre présente Timage de la confusion ; on a peine à s'y re- 
connaître ; ne serait-ce pas parce qu'on avance sur un terrain 
nouveau sans en posséder la carte? C'est cette carte que 
Montesquieu lui-même tracera pour nous, et que nous essaye- 
rons de mettre entre les mains du lecteur. 

A l'origine, l'ouvrage devait être divisé en cinq parties * ; 
on voit même qu'en 1747 Montesquieu voulait publier son 
livre en cinq volumes, qui devaient être suivis d'un sixième 
de supplément *. 

i. Lettre à Vabhé de Guasco, du 20 février 1747. 
% Lettre à monseigneur CeraH, du 31 mars 1747. 



IV INTRODUCTION 

Quelles étaient ces cinq parties dont les premières ni les der- 
nières éditions ne gardent aucune trace? Une édition publiée 
en 1750, et que Montesquieu reconnaît pour la plus exacte», 
nous donne une division en six parties*. Il n'est pas difficile 
d'y reconnaître les cinq parties primitives et le supplément : 

Première partie, livres I-VIII. Des lois en général. Nature 
et principes des trois gouvernements. 

Seconde partie, livres IX-XIII. Armée, liberté politique, 
impôts. 

Troisième partie, livres XIV-XIX. Climat, terrain, mœurs 
et manières. 

Quatrième partie^ livres XX-XXllI, commerce, monnaie, 
population. 

Cinquième partie, livres XXIV-XXVI. Religion, rapport des 
lois religieuses et des lois politiques et civiles. 

Sixième partie, livres XXVll-XXXl. Histoire des lois ro- 
maines touchant les successions, des lois françaises et des 
lois féodales. 

Laissons pour un moment cette dernière partie qui a été 
ajoutée par Montesquieu, quand l'Esprit des lois était achevé, 
il est facile maintenant de reconnaître ce que l'auteur entend 
par ces principes ou lois supérieures qui dominent les fan- 
taisies humaines. Ces éléments avec lesquels le législateur 
est tenu de compter, c'est le gouvernement (nature, prin- 
cipes, institutions, ce qui comprend la première et la 
seconde partie) , c'est le climat et les mœurs, c'est le com- 
merce, c'est la religion, toutes choses qui ne sont pas dans 
la main des hommes, et qu'on ne peut changer du jour au 
lendemain. 

Que ce soient là les principes de Montesquieu, on n'en peut 



1. Lettre àGrosley, 

2. A Paris, chez Huart, libraire, rue Saint-Jacques, près la fontaine 
Sainte Séverin, 3 vol. in-12. C'est, je crois, la même édition que celle de 
Barillot et fils (Genève), qui porte la date de 1750 et de 1751. 



A L'ESPRIT DES LOIS. v 

douter quand on lit le titre de VEsprit des lois, tel qu'il est 
donné dans toutes les éditions publiées du vivant de 
l'auteur, titre^maladroitement supprimé dans les éditions mo- 
dernes. 

De l'Esprit des lois, ou du rapport que les lois doivent avoir avec la 
constitution de chaque gouvernement, les mœurs, le climat, la religion, le 
commerce, etc. A quoi Vauteur a ajouté des recherches nouvelles sur les 
lois romaines touchant les successions, sur les lois françoises et sur les 
lois féodales i. 

Ouvrons maintenant ce beau traité. Au troisième cha- 
pitre du premier livre, nous lirons le passage suivant qui aura 
pour nous une clarté saisissante. C'est la pensée même de 
VEsprit des lois : 

« La loi, en général, est la raison humaine en tant qu'elle goa?erne 
tous les peuples de la terre; et les lois politiques et civiles de chaque 
nation ne doivent être que les cas particuliers où s'applique cette raison 
humaine. 

« Elles doivent être tellement propres au peuple pour lequel elles sont 
laites, que c'est un grand hasard si ceUes d'une nation peuvent convenir à 
une autre. 

« Il faut qu'elles se rapportent à la nature et au principe du gouverne^ 
ment qui est étabU ou qu'on veut établir; soit qu'elles le forment, comme 
font les lois politiques; soit qu'elles le maintiennent, comme font les lois 
civiles. 

« Elles doivent être relatives au physique du pays, au climat glacé, brû- 
lant ou tempéré ; à la qualité du terrain, à sa situation, à sa grandeur ; 
au genre de vie des peuples, laboureurs, chasseurs ou pasteurs ; elles 
doivent se rapporter au degré de liberté que la constitution peut souffrir; 
à la religion des habitants, à leurs inclinations, à leurs richesses, à leur 
nombre, à leur commerce, à leurs mœurs, à leurs manières. Enfin elles ont 
des rapports entre elles, elles en ont avec leur origine, avec l'objet du 
législateur, avec Tordre des choses sur lesquelles elles sont établies. Cest 
dans toutes ces vues qu*il faut tes considérer. 

« Cest ce que j'entreprends de faire dans cet ouvrage. J'examinerai 
tous ces rapports; ils forment tous ensemble ce que Von appelle L'Esparr 

DES LOIS. » 



i. J'ai rétabli dans cette édition le titre de l'édition de 1749, pour con- 
server au livre sa vraie physionomie. 



VI INTRODUCTION 

Là est la découverte de Montesquieu, là est la grandeur, 
et ce qu'il appelle la majeslé de son sujet. 

Avant lui comment traitait-on la politique et la législation? 
Les magistrats et les jurisconsultes de profession tiraient leurs 
solutions du droit romain qu'ils nommaient la raison écrite. 
Ceux qui voulaient s'élever un peu plus haut faisaient appel 
à la philosophie, ou à l'imagination, et s'amusaient à bâtir des 
systèmes de droit naturel. Qu'était-ce que ce droit naturel, 
saisi directement par la raison, disait-on, et qui n'en variait 
pas moins avec chaque inventeur ? C'était le droit romain 
dépouillé de ses formules, soit qu'on l'alliât à la philoso- 
phie, comme faisait Wolf , et toute l'école de Leibnitz, soit 
qu'on le tempérât par la morale chrétienne, à l'exemple de 
Domat et de d'Aguesseau ; mais quelle que fût la diversité 
du point de vue, aucun de ses écrivains ne doutait qu'on ne 
put faire une législation applicable à tous les peuples de la 
terre. Aussi traitaient-ils le droit comme une vérité mathé- 
matique, et en déduisaient-ils des conclusions par la mé- 
thode des géomètres. 

Montesquieu, au contraire, a compris qu'il est chimérique 
de faire abstraction de l'espace et du temps. Le législateur ne 
trouve pas devant lui table rase ; il ne peut ni créer, ni pétrir 
à son gré le peuple auquel il veut donner des lois. 

Ce peuple a un gouvernement, des institutions, une reli- 
gion, des mœurs, des habitudes, des intérêts: autant d'élé- 
ments que le législateur est tenu de respecter. En deux mots, 
il y a une justice première, éternelle, que l'esprit humain 
entrevoit, en appelant l'expérience et la raison à son aide ; 
mais pour appliquer cette justice idéale, il faut tenir compte 
des divers rapports qui existent entre les hommes. Toute loi 
humaine est donc relative et changeante ; c'est à Dieu seul 
qu'appartient l'absolu. 

Classer les éléments multiples qui donnent au droit de 
chaque peuple un caractère particulier, c'était une vue de 
génie, une conception nouvelle, en contradiction avec les idées 
ou les préjugés du temps. Montesquieu en avait conscience 



A L'ESPRIT DES LOIS. vu 

quand il écrivait en tête de son livre cette fière devise : 
Prolem sifie maire crealam. Personne ne lui avait donné 
l'exemple, au moins parmi les modernes, et il ouvrait une 
voie nouvelle à ceux qui viendraient après lui \ 

Ce n'est pas à dire cependant que tout fût neuf dans les 
idées que Montesquieu mettait au jour. Il y avait longtemps 
qu'Hippocrate, suivi par Aristote, avait remarqué Tinfluence 
du climat sur le caractère des nations. Il suffit également 
d'ouvrir la Polilique d'Aristote pour voir que les anciens con- 
naissaient mieux que nous Faction de la liberté et de Tédu- 
cation sur les mœurs des peuples, mais en deux points, 
Montesquieu est créateur. Avant lui, personne que je sache 
n'avait eu la hardiesse d'étudier l'influence politique des 
religions; sous Louis XIV on ne lui eût pas pardonné une telle 
audace. Faire la part du commerce et de l'industrie était chose 
moins téméraire, mais non pas moins nouvelle. De ce côté, Mon- 
tesquieu doit être considéré comme un des fondateurs de l'éco- 
nomie politique. 11 s'est trompé en plus d'un point; il a partagé 
les préjugés de son temps quand il a défendu le système protec- 
teur, et déclaré que la liberté du commerce en serait la servitude *; 
mais sans parler de ses intérçssantes réflexions sur le change 

1. On a prêté un autre sens à cette devise. Montesquieu aurait voulu 
dire qu*une œuvre comme la sienne était fille de la liberté, et que cepen- 
dant elle était née dans un pays où la lit)crté n*cxistait pas. Cette interpré- 
tation paraît trop ingénieuse pour être vraie. 

Les éditeurs des OEuvres posthumes de Montesquieu, 1 vol. in-i'i, 
Paris, an VI, p. 2i0, donnent à Tépigraphe un sens qui se rapproche du 
nôtre. « On a dit que Montesquieu, arrivé à Paris, consulta Helvétius sur 
VEsprit des lois avant de le publier. Celui-ci ne fut pas satisfait de ce que 
Tautcur avait composé avec les préjugés, et do ce que Fauteur n^avait pas 
coupé dans le vif. l\ communique au président Hénault le manuscrit : 
celui-ci dit que Pouvrago n'est pas achevé, quoique les matériaux soient 
sublimes. H. Silhouette, plus hardi que les deux autres, lui conseille de 
brûler Touvrage. Notre philosophe, pour toute réponse, ajoute cette épi- 
graphe : Prolem sine matre creatam, et renvoie à Fimprimeur. » La Place, 
Pièces intéressantes et peu connues, t. V, p. 387, conte à peu près la 
m6me histoire. 

2. Hsprit des lois, XX, ii. 



VIII INTRODUCTION 

et son rôle politique *, il a senti que les révolutions du com- 
merce atlei^aient la société tout entière, et en modifiaient 
les idées et les institutions. C'était une vue particulière qui 
avait occupé longtemps Montesquieu *; aussi y attachait-il une 
grande importance, et avait-il eu soin de faire dresser une 
carte géographique pour servir à rintelligence des articles qui 
concernent le commerce ', carte qu'on a eu tort de supprimer 
dans les éditions modernes, car elle seule permst de suivre 
et de comprendre l'auteur, quand il recherche les principales 
différences du commerce des anciens avec celui de son temps *. 

Une fois qu'on connaît le plan suivi par Montesquieu, il est 
aisé de résoudre un problème, que trop peu de gens se sont 
posé, avant de critiquer VEsprit des lois. Qu'est-ce que Mon- 
tesquieu a voulu faire? Une histoire du droit, c est-à-dire 
une explication du passé, servant de leçon à l'avenir? Une 
philosophie de la politique, c'est-à-dire un système établissant 
des règles invariables à l'usage des gouvernements futurs? 
C'est en ce dernier sens qu'on l'entend et qu'on le cite d'or- 
dinaire; il est difficile de se méprendre plus complètement 
sur la pensée de l'auteur. 

Dès le début, Montesquieu s'est plaint qu'on ne voulait pas 
l'entendre. Ce n'est pas mon livre qu'on critique, disait-il, 
c'est celui qu'on a dans la tête; et il ajoutait : 

« Comment a-t-on pu manquer ainsi le sujet et le but d*un ouvrage 
qa*on avoit devant les yeux? Ceux qui auront quelques lumières ven'ont, 
du premier coup d*œi1, que cet ouvrage a pour objet les lois, les coutumes 
et les divers usages de tous les peuples de la terre. On peut dire que le 
sqjet en est immense, puisqu*il embrasse toutes les institutions qui sont 
reçues parmi les hommes; puisque l'auteur distingue ces institutions; 
qu*il examine celles qui conviennent le plus à la société, et à chaque société; 
qu'il en cherche l'origine ; qu'il en découvre les causes physiques et mo- 
rales; quil examine celles qui ont un degré de bonté par elles-mêmes, et 

i. Esprit des lois, XXII, x et xvi. 

2. ibid., XXI, xvni, notel. 

3. Titre de Tédition de 1749. 

4. Voyez le livre XXI tout entier. 



A L'ESPRIT DES LOIS. ix 

celles qui n*en ont aacun ; que de deux pratiques pernicieuses il cherche 
celle qui Test plus et celle qui Test moins; qu'il y discute celles qui 
peuvent a?oir de bons effets à un certain égard et de mauvais dans un 
autre. Il a cru ses recherches utiles, parce que le bon sens consiste beau- 
coup d connoUre les nuances des choses ^ 



En d'autres termes, Montesquieu a fait rentrer le droit et 
la politique dans la classe des sciences expérimentales; et il 
a créé du même coup l'histoire du droit et la législation com- 
parée. 

Cette conception nous explique un des points les plus 
obscurs de V Esprit des lois. 

On a souvent reproché à Montesquieu sa division des 
gouvernements. Aristote avait introduit dans la science une 
division d'une simplicité parfaite. Le philosophe reconnaît 
trois espèces de gouvernement : celui d'un seul, celui de 
quelques-uns, celui du plus grand nombre. Mais le chiffre des 
gouvernants ne fait pas le vice ou la bonté d'un régime; 
c'est là une erreur grossière, quoique fort à la mode aujour- 
d'hui; un gouvernement est bon quand il a pour objet l'in- 
térêt et le bonheur général ; il est mauvais quand il ne fait 
que servir l'égoïsme de ceux qui ont le pouvoir en main. 
Aristote distingue donc la royauté de la tyrannie qui n'est que 
la corruption ou la perversion de la royauté. Il oppose égale- 
ment l'aristocratie à l'oligarchie, et la république à la déma- 
gogie. 

Au lieu d'adopter cette classification naturelle, Montesquieu 
rompt avec la tradition, et distingue trois espèces de gouver- 
nement : le Républicain, dans lequel il fait entrer tant bien 
que mal la démocratie et l'aristocratie, le Monarchique et le 
Despotique, u Le gouvernement républicain est celui où le 
peuple en corps, ou seulement une partie du peuple a la 
souveraine puissance ; le monarchique, celui où un seul gou- 
verne, mais par des lois fixes et établies; au lieu que dans le 

1. Défense de V Esprit des lois, seconde partie, Idées générales. 



X INTRODUCTION 

despotique, un seul, sans loi et sans règle, entraîne tout par 
sa volonté et ses caprices '. » 

Il ne faut pas de longues réflexions pour voir que cette 
division est peu régulière; elle ne satisfait pas l'esprit comme 
les catégories d'Aristote. Rien de plus aisé que de condamner 
Montesquieu; mais d'où vient qu'un si beau génie n'ait pas 
suivi le chemin battu? Est-ce désir de ne pas imiter Aristote? 
Est-ce manie de se distinguer? Cela est puéril et indigne de 
l'auteur. Non, il y a une raison que je crois avoir trouvée. Les 
Lettres persanes vont nous expliquer l'Esprit des lois. Ce n'est 
pas en ce point seulement qu'elles en sont le commentaire le 
plus sûr. 

Dans la CXXXI* lettre persane, datée de 1719, par consé- 
quent antérieure de vingt-neuf ans à la publication de i'' Esprit 
des lois, Rhédi écrit de Venise à son ami Rica : 



« Une des choses qui a le plus exercé ma curiosité en arrivant en 
Europe, c*est Thistoireet Torigine des RépubUques... 

« L'amour de la liberté, la haine des rois, conserva longtemps la Grèce 
dans rindépendance, et étendit au loin le gouvernement républicain. Les 
villes grecques trouvèrent des alliés dans TAsie Mineure ; elles y envoyèrent 
des colonies aussi libres qu'elles, qui leur servirent de remparts contre les 
entreprises des rois de Perse. Ce n*est pas tout : la Grèce peupla l'Italie ; 
ritalie, TEspagne, et peut-être les Gaules... Ces colonies grecques appor- 
tèrent avec elles un esprit de liberté qu'elles avoient pris dans ces deux 
pays. Aussi on ne voit guère, dans ces temps reculés, de monarchie dans 
ritalie, TEspagne, les Gaules. 

... <( Tout ceci se passoit en Europe; car, pour l'Asie et V Afrique, elles 
ont toujours été accablées par le despotisme, si vous en exceptez quelques 
villes de TAsio Mineure dont nous avons parlé, et la république de Car- 
thage en Afrique. 

... « // semble que la liberté soit faite pour le génie des peuples d'EU' 
rope, et la servitude pour celui des peuples d'Asie, 

n César opprime la république romaine, et la soumet à un pouvoir arbi- 
traire. 

a L'Europe gémit longtemps sous un gouvernement militaire et violent, 
et la douceur romaine fut changée en une cruelle oppression. 

« Cependant une infinité do nations inconnues sortirent du Nord, se 

1. Esprit des lois, II, i. 



A L'ESPRIT DES LOIS. xi 

répandirent comme des torrents dans les provinces romaines, et troayant 
aaunt de facilités à faire des conquêtes qu*à exercer leurs pirateries, elles 
démembrèrent TEmpire et fondèrent des royaumes. Ces peuples étaient 
libres, et ih bomoient si fort Vautorité de leurs rois, quMls n*étoient pro- 
prement que des chefs ou dos généraux... Quelques-uns môme de ces 
peuples, comme les Vandales en Afrique, les Goths en Espagne, déposoient 
leurs rois dès qu'ils n'en étoient pas satisfaits, et chez les autres Tautorité 
du prince étoit bornée de mille manières diiïérentes ; un grand nombre de 
seigneurs la partageoient avec lui ; les guerres n*étoicnt entreprises que de 
leur consentement ; les dépouilles étoient partagées entre le chef et les 
soldats; aucun impôt en faveur du prince; Us lois étoient faites dans les 
assemblées de la nation. Voilà le principe fondamental de tous ces États 
qui se formèrent des débris de Tempire romain. » 



Il y aurait plus d'une réserve à faire sur certains passages 
de cette lettre; il faut être Persan pour parler de la douceur 
romaine, pour croire que la Grèce a peuplé l'Italie, et que 
l'Italie à son tour a peuplé l'Espagne et peut-être les Gaules; 
mais le fonds des idées est vrai. C'est chez les Grecs et les 
Romains qu'il faut chercher la République, telle que l'entend 
Montesquieu; le despotisme a toujours régné en Orient, et 
c'est seulement en Europe et après l'invasion germanique 
qu'on a vu naître des monarchies tempérées. Voici les trois 
espèces de gouvernement, suivant V Esprit des lois. La classi- 
fication de Montesquieu n'est pas philosophique comme celle 
d'Aristote; elle est historique. L'antiquité classique, l'Orient, 
l'Europe moderne, et surtout la France, voilà les trois grandes 
masses que l'auteur a pris pour sujet de ses études; voilà ce 
qu'il ne faut jamais oublier quand on lit l'Esprit des lois. Les 
observations sont particulières, et par conséquent les réflexions 
ne sont justes que dans la limite des faits observés. Rien de 
plus aisé que de prendre Montesquieu en défaut, si l'on veut 
en faire un théoricien, dictant des lois à l'humanité. Mais on 
admirera toujours sa profondeur et sa finesse, si on veut 
entrer dans l'esprit de son livre, et si on traduit la République 
par Athènes ou Rome, le Despotisme par la Turquie, et la 
Monarchie par la France. 

Les Principes, qui distinguent chacun de ces gouvernements, 



XII INTRODUCTION 

ne peuvent laisser aucun doute sur la pensée de Montesquieu. 
La vertu, ou Tamour de la patrie et de Tégalité, était bien 
Tàme des républiques grecques et romaines; la crainte est le 
grand ressort du despotisme oriental; Vhoîineur, ce dévoue- 
ment à la personne, ce sentiment singulier qui est plein de 
grandeur, et qui cependant n'exclut pas la bassesse, ne se 
trouve que chez les peuples qui ont passé par la féodalité et 
la chevalerie. 11 n'y avait pas de point d'honneur chez les 
Romains; il n'y en a pas chez les Turcs, les Grecs, ni les 
Juifs. L'observation est juste et vraie, mais ce n'est pas la loi 
universelle de toutes les royautés possibles que constate Mon- 
tesquieu; ce qu'il nous donne, c'est le secret de la vieille 
monarchie; ce qu'il nous explique, et ce que personne n'avait 
indiqué avant lui, c'est comment en France la liberté des 
esprits et des cœurs a pu se concilier avec la servitude des 
institutions. 

Maintenant que nous savons ce que c'est que l'Esprit des 
lois, il nous est aisé de comprendre comment Montesquieu a 
pu s'écrier : « Je le dis, et il me semble que je n'ai fait cet 
ouvrage que pour le prouver : l'esprit de modération doit être 
celui du législateur ^ )) Chez lui la modération ne tient pas 
seulement à la largeur des idées, à une bonté native, elle est 
le fruit de sa méthode, le dernier mot de ses recherches. Un 
théoricien qui tire de son cerveau une constitution de toutes 
pièces, prête volontiers au monde l'absolu de sa pensée. Rien 
ne lui semble plus naturel que de plier les hommes à sa 
guise; toute plainte est une révolte, toute résistance un ob- 
stacle qu'il faut briser. En politique, tout faiseur de systèmes 
est doublé d'un despote. Il n'en est pas de môme pour celui 
qui étudie l'inûnie variété des choses humaines; il ne lui faut 
pas longtemps pour voir que dans la société, comme dans la 
nature, tout se tient, et qu'il est difficile de toucher à la 
moindre partie sans ébranler lensemble. Montesquieu est 

i. EspriMM lois, XXIX, I. 



A L'ESPRIT DES LOIS. xiii 

souvent revenu sur cette vérité, qu'on doit considérer comme 
le fondement de la politique. 

« Je nVcris point pour censurer ce qui est établi dans quelque pays que 
ce soit. Chaque nation trouvera ici les raisons de ses maximes ; et on en 
tirera naturellement cette conséquence quMl n'appartient de proposer des 
changements qu*à ceux qui sont assez heureusement nés pour pénétrer 
d'un coup de génie toute la constitution d'un État. 

« Il n'est pas indifférent que le peuple soit éclairé... Dans un temps 
d'ignorance, on n'a aucun doute, môme lorsqu'on fait les plus gi^anda 
maux ; dans un temps de lumière, on tremble encore lorsqu'on fait les plus 
grands biens. On sent les abus anciens, on en voit la correction ; mais on 
voit encore les abus de la correction môme^. On laisse le mal si l'on craint 
le pire ; on laisse le bien si on est en doute du mieux. On ne regarde les 
parties que pour Juger du tout ensemble. On examine toutes les causes pour 
en voir tous les résultats '. » 

Cette timidité ne pouvait plaire aux philosophes du 
xvui* siècle. Confiants dans l'infaillibilité de leur propre rai- 
son, ils regardaient le passé et le présent avec un souverain 
mépris; ils comptaient bien renverser tous les abus et régé- 
nérer le monde d'un seul coup. Helvétius, écrivant à Montes- 
quieu, ne peut comprendre qu'un si beau génie s'enfonce dans 
la poussière des lois vandales et visigothes; il le compare 
(( au héros de Milton, pataugeant au milieu du chaos, et sortant 
victorieux des ténèbres ». Au fond, Helvétius considère l* Esprit 
des lois comme une œuvre arriérée et sans portée. « Avec le 
genre d'esprit de Montaigne, écrit-il à Saurin, le président a 
conservé ses préjugés d'homme de robe et de gentilhomme; 
c'est la source de toutes ses erreurs. » Le jour où les lumières 
de la philosophie auront éclairé le monde et dissipé les pré- 
jugés, c( notre ami Montesquieu, dépouillé de son titre de 
sage et de législateur, ne sera plus qu'homme de robe, gentil- 
homme et bel esprit. Voilà ce qui m'afflige pour lui et pour 
Thumanité qu'il aurait pu mieux servir. » 

1. « De corrections en corrections d'abus, au lieu de rectifier les 
choses, on parvient à les anéantir, i Arsace et Isménie. 

2. Préface de l* Esprit des lois. 



XIV INTRODUCTION 

L'opinion d'Helvétius a été celle des révolutionnaires les 
plus ardents; mais une cruelle expérience a montré ce qu'il 
y avait de chimérique et de dangereux dans ces théories qui 
charmaient nos pères. Les événements n'ont que trop justifié 
la prudence de Montesquieu. 

Il faut avouer néanmoins que FEsprit des lois a vieilli, par 
des raisons que l'auteur n'a pu prévoir. A peine Montesquieu 
avait-il achevé son livre, qu'une idée puissante faisait son 
entrée dans le monde et renouvelait la science. C'est l'idée 
du progrès, ou pour mieux dire l'idée de développement et de 
vie. L'Esprit des lois a paru en ITiiS, et c'est en 1750 que Turgot 
prononçait en Sorbonne son Discours sur les progrès successifs 
de l*esprit humain. Dans cette œuvre d'un jeune homme, il y a 
une conception et une méthode nouvelle; c'est le point du 
partage entre les études anciennes et la science moderne. 
Sans doute Montesquieu n'ignore pas que les sociétés humaines 
ne sont pas immobiles; les anciens avaient déjà remarqué 
que les peuples ont leur enfance, leur âge mûr et leur vieil- 
lesse; Florus a écrit là-dessus une belle page qui a inspiré 
les Considérations sur les causes de la grandeur et de la déca- 
dence des Romains; mais ce que Pascal avait pressenti, ce que 
l'abbé de Saint-Pierre avait indiqué*, ce que Montesquieu 
n'a pas vu, c'est qu'au-dessus de ces faits particuliers, il 
y a une loi universelle. L'humanité est toujours en marche; 
le développement est la vie même des nations; et une insti- 
tution qui était bonne hier est mauvaise aujourd'hui, parce 
qu'hier elle était vivante et qu'aujourd'hui elle est morte. 

S'il en est ainsi, s'il faut tenir grand compte du temps, 



1. Nous Bommes beaucoup plus sages que nos pères il y a deux mille 
ans, et nos enfants nous surpasseront autant que nous surpassons nos 
ancêtres, sMls travaillent comme nous utilement pour leur postérité, s'ils 
inventent comme nous, et ils inventeront, si le gouvernement, pai* de longs 
intervalles de paix, et par des récompenses distribuées avec justice, favo- 
rise les inventions utiles à la société. Les rêves d'un homme de Inen, p. 55. 
L'abbé de Saint-Pierre est mort en 1743. 



A L'ESPRIT DES LOIS. xv 

et noter à leur date les idées qui se succèdent dans le monde, 
et qui changent la face de la terre, on doit sentir qu'on ne 
peut étudier en bloc Athènes, Sparte et Rome pour en tirer 
ridéal de la République. 11 faut diviser par pays, par époque, 
si Ton veut éviter de généraliser hors de propos, et d'arriver 
à des conclusions qui étonnent le lecteur, mais ne portent 
point la conviction dans son âme. C'est là qu'est aujourd'hui 
pour nous le défaut le plus sensible de V Esprit des lois. On y 
trouve une foule d'observations justes et fines, mais l'ensemble 
est confus, et on se refuse à suivre l'auteur dans une voie 
obscure et depuis longtemps abandonnée. 

Il est un autre principe qui joue en ce moment un grand 
rôle dans la science, et que Montesquieu n'a pas connu. Je 
veux parler de la race. Chose remarquable ! un pressentiment, 
un instinct de génie attirait ce grand esprit vers l'Orient. On 
lui a reproché son trop de confiance dans des Relations sus- 
pectes ; il n'avait pas d'autres ressources à sa disposition ; il 
lui fallait deviner l'Inde, sa religion et ses lois. Aujourd'hui 
la connaissance du sanscrit nous ouvre un horizon nouveau ; 
l'Inde nous a révélé la fraternité des peuples aryens, indiens, 
persans, grecs, romains, celtes, Scandinaves, germains, 
slaves, etc. ; elle nous a donné le secret de leurs langues et 
de leurs croyances primitives, elle nous permettra bientôt 
d'établir sur des bases solides l'histoire commune des pre- 
mières institutions. Cette histoire, si elle rencontre des mains 
habiles, sera une des grandes découvertes du xix« siècle; mais 
on voit dans quel lointain elle refoulera l'œuvre de Montes- 
quieu. 

Pour être justes, reconnaissons que s'il est un livre qui ait 
frayé le chemin à la science moderne, ce livre est V Esprit des 
lois. En distinguant par grandes masses les étapes de la civi- 
lisation, Montesquieu amenait nécessairement ses successeurs 
à considérer les choses de plus près, et à étudier le dévelop- 
pement intérieur de chaque peuple et de chaque institution. 

Quels que soient les défauts de VEsprit des lois, défauts 



XVI INTRODUCTION 

qui tiennent au temps et non pas à l'homme, on ne saurait 
estimer trop haut les services que ce Code de la raison et de la 
liberté, comme le nommait Voltaire *, a rendus à la civilisation. 
L'adoucissement des lois pénales est son œuvre. En combat- 
tant la barbarie des lois criminelles, Beccaria n'est que 
l'humble disciple de Montesquieu. Qui ne connaît la (rès- 
humble remontrance adressée aux Inquisiteurs d'Espagne et de 
Portugal^, admirable plaidoyer en faveur de la tolérance. 
II faut remonter jusqu*à Pascal pour trouver une aussi poi- 
gnante ironie. Qui n'a lu le discours sur l'esclavage des 
nègres ' ? Peut-on oublier ces paroles terribles : « De petits 
esprits exagèrent trop l'injustice que l'on fait aux Africains. 
Car, si elle étoit telle qu'ils le disent, ne seroit-il pas venu 
dans la tête des princes d'Europe, qui font entre eux tant de 
conventions inutiles, d'en faire une générale en faveur de la 
miséricorde et de la pitié ? » 

C'est Montesquieu, personne ne l'ignore, qui a fait con- 
naître à nos pères le gouvernement représentatif. Il leur a 
révélé l'Angleterre politique ; il leur a fait comprendre des 
institutions jusque-là fort légèrement jugées; il leur a appris 
que la division et la balance des pouvoirs était la condition de 
la liberté. On l'a souvent combattu, on l'a plus souvent mal 
compris ; mais ce n'est jamais au bénéfice de la liberté qu'on 
s'est écarté des idées qu'il a défendues. 

Je n'insiste pas sur ce point trop connu ; ce qu'on sait 
moins, c'est l'influence de Montesquieu sur la Constitution 
fédérale des États-Unis. Qu'on lise le troisième chapitre du 
neuvième livre de VEsprit des lois, on y trouvera le premier 
germe de l'Union. C'est la république de Lycie que Montes- 
quieu propose comme modèle d'une belle république fèdèrative; 
et cela par la raison qu'on y observe la proportion des suf- 



1. Commentaires sur V Esprit des lois. Avertissement 

2. Esprit des Lois, XXV, xiii. 

3. Esprit des Lois, \\, v. 



A L'ESPRIT DES LOIS. xvii 

fragcs pour régler le vote, les magistratures et les impôts. En 
d'autres termes, ce ne soat point de petits États, inégaux en 
richesse et en population, qui obtiennent une représentation 
égale, comme cela avait lieu dans les Pays-Bas ; l'autorité du 
peuple domine la souveraineté factice des provinces ; l'Union 
remporte sur les États. 

C'est le problème que les Américains avaient à résoudre 
en 1787. Consultèrent-ils Montesquieu? Oui, sans doute. On a 
conservé des notes de Washington sur les différentes Consti- 
tutions fédératives ; on a été surpris de voir que le général, 
qui n'était pas un grand érudit, avait remarqué la constitution 
de Lycie. 11 est évident qu'il avait emprunté sa science à 
l'Ecrit des lois. 

Telle est la fécondité du génie. Trop souvent ce n'est pas 
dans sa patrie qu*un grand homme est prophète; on le mécon- 
naît, on le jalouse ; mais les vérités qu*il établit sont comme 
autant de phares qui portent au loin leur lumière et leurs 
bienfaits. Et si on cherchait quel est au dernier siècle l'homme 
dont les idées ont eu l'influence la plus étendue et la plus 
heureuse, celui qui a le mieux éclairé et pacifié les esprits en 
leur donnant le goût de la justice et de la liberté, je ne crains 
pas de dire que le cri public répondrait par le nom de 
Montesquieu. 



§ II. Publication de l'Esprit des lois. 

On sait qu'au xviip siècle on ne pouvait publier en France 
un livre qui touchât à la religion, à la politique, aux finances, 
au gouvernement. La police ne tolérait que les ouvrages inno- 
cents, c'est-à-dire ceux qui restaient dans l'ornière tradition- 
nelle, et ne pouvaient ni contrarier un préjugé, ni ébranler 
un abus. Pour les autres, il fallait les imprimer à l'étranger, 
si l'on ne se souciait pas d'avoir affaire à la Sorbonne, au Par- 
lement ou à la Bastille. Montesquieu en savait quelque chose ; 
III. b 



XVIII INTRODUCTION 

les Lettres persanes, les Considérations sur la grandeur et la 
décadence des Romains n'avaient pu paraître qu'en Hollande. 
Et l'auteur avait eu soin de cacher son nom pour éviter des 
tracasseries, ou des ennuis plus grands. 

Espérait-il être plus heureux avec C Esprit des lois? je ne 
le crois guère. Malesherbes, dit-on, aurait voulu qu'on publiât 
en France un livre qui faisait honneur à la nation; on ne voit 
pas que l'auteur y ait songé. 

Même en imprimant son livre à l'étranger, et sous le voile 
de l'anonyme, Montesquieu ne se dissimulait point qu'en 
France on pouvait lui demander compte de sa hardiesse ^ 
Cette crainte l'obligeait à voiler sa pensée ; c'est ce qui expli- 
que comment cet esprit si net, si clair, si vif, a trop souvent 
l'air de parler par énigmes, en laissant au lecteur le soin de 
deviner le mot qu'il serait dangereux de prononcer. 

Les contemporains ne s'y trompaient pas, on en peut juger 
par ce passage de d'Alembert : 

« Nous disons de robscurité que Ton peut se permettre dans un tel 
ouvrage, la môme chose que du défaut d'ordre. Ce qui seroît obscur pour 
les lecteurs vulgaires, ne Test pas pour ceux que Tauteur a eus en vue; (fat/- 
leurs l'obscurité volontaire n'en est pat une. M. de Montesquieu ayant à 
présenter quelquefois des vérités importantes, dont renoncé absolu et direct 
auroitpu blesser sans fruit, a eu la prudence de les envelopper; et, par cet 
innocent artifice, les a voilées à ceux à qui elles seroient nuisibles, sans 
qu'elles fussent perdues pour les sages. * ». 

1. Le livre avait beau être imprimé à Pétranger, sous le voile de Tano- 
nyme, le gouvernement qui laissait Touvrage circuler en France ne s^en 
croyait pas moins le droit de demander à Fauteur des suppressions ou 
des cartons; trop heuteux Técrivain quand on s*en tenait là. Une lettre 
publiée par M. Parrelle, dans Tédition Lefèvre, nous garde une réponse de 
Montesquieu à M. d'Argenson directeur de la librairie, qui lui avait ordonné 
d'envoyer à Paris les cartons de l'Esprit des lois. Cette lettre, qu'on trouvera 
dans la Correspondance, est datée de Genève le 17 février 1749. Elle est 
signée db Montesquieu. Jamais à notre connaissance Montesquieu n'a signé 
de cette façon, et il n'était pas à Genève en 1749. Le fond de la lettre n'a 
rien d'invraisemblable, mais il y a là un petit mystère qu'il faudrait ex- 
pliquer, 

2. Éloge de Montesquieu. 



i 



A L'ESPRIT DES LOIS. xix 

De là vient que Montesquieu exprime presque toujours son 
opinion sous forme conditionnelle quand il parle de la France 
ou de rAngleterre. Alors môme que son jugement est arrêté, 
il le cache sous une hypothèse qui n'engage à rien, et qu'on 
peut toujours désavouer. Qu'on lise, par exemple, deux de ses 
plus beaux essais, le chapitre sixième du livre onze, intitulé : 
De la Conslilution d'Angleterre, et le chapitre vingt-septième du 
livre dix-neuf, intitulé : Comment les lois peuvent contribuer à 
former les mœurs, les manières et le caractère dune nation, on 
sentira la portée de cette observation. Dans ce dernier cha- 
pitre, qui contient une étude très-fme des mœurs anglaises, l'An- 
gleterre n'est pas même nommée ; les réflexions les plus justes 
y sont enveloppées d'un nuage dont il n'est pas toujours aisé 
de les tirer. Au milieu du xvni* siècle, Montesquieu, par une 
vue de génie, a prédit la grandeur future de l'Amérique du 
Nord ; il en donne la raison ; mais pour reconnaître la prophé- 
tie, il faut y regarder de près, car voici comment elle est 
faite : 



« Si cette nation (Montesquieu ne dit nulle part le nom de cette nation 
babitoit une lie.., si elle envoyoit au loin des colonies, elle le feroit plus 
pour étendre son commerce que sa domination. 

« Comme on aime à établir ailleurs ce qu^on trouve établi chez soi, 
elle donneroit au peuple de ses colonies la forme de son gouvernement pro- 
pre; et ce gouvernement portant avec lui la prospérité, on verroit se former 
de grands peuples dans les forêts mêmes qu'elle enverroit habiter*. 



Je crois, avec d'Alembert, qu'au dernier siècle, la 
société lettrée qui lisdÀi T Esprit des lois devinait aisément ces 
allusions transparentes; peut-être même y trouvait-elle un 
plaisir raffiné. Mais la science ne s'accommode pas d'énigmes 
et de sous-entendus ; il n'y a jamais trop de clarté pour elle ; 
ce qu'elle aime, c'est la vérité toute nue. Ces épigrammes 
demi-voilées, c'est de l'Esprit sur les lois, comme disait la 

1. Esprit des Lois, XIX. xxvii. 



XX INTRODUCTION 

maligne M"« Du Deffant ; et tout cela a vieilli, car rien ne se 
fane plus vite que le bel esprit. 

Montesquieu avait une excuse; il lui semblait inutile 
de braver un pouvoir ombrageux. Ce qu'il y a de singulier, 
c'est qu'en ce point il ait fait école. Ce qui chez lui était 
un défaut calculé est devenu un tic chez ses imitateurs. 
Benjamin Constant, dans le plus profond de ses écrits: 
De V esprit de conquête et de Vusurpation; Daunou, dans ses 
Garanties individuelles ; Tocqueville , dans sa Démocratie en 
Amérique, tourmentent leur langage pour parler de l'Em- 
pire, de la Restauration, de la République, comme si ja- 
mais l'Empire , la Restauration , la République n'avaient 
existé. Avec plus de simplicité et moins de travail, Benja- 
min Constant et Tocqueville auraient fait chacun un chef- 
d œuvre, tandis que dans leurs écrits, si remarquables 
qu'ils soient d'ailleurs , la forme embrouille et obscurcit la 
pensée. 

Revenons à Montesquieu. Il y avait longues années que 
l'Esprit des lois était commencé, et que l'auteur en lisait des 
chapitres à ses amis, lorsqu'il se décida à achever et à publier 
l'œuvre de toute sa vie. Enfermé à la Brède en ITiiS et 1744, 
n'ayant pas un sou pour aller à Paris, « dans cette ville qui 
dévore les provinces, et que l'on prétend donner des plaisirs 
parce qu'elle fait oublier la vie », il travaille sans relâche ; 
mais sa vie avance, et l'ouvrage recule à cause de son immen- 
site *. En 1745, le livre prend flgure. Au mois de février, Mon- 
tesquieu invite son cher Guasco à venir chez un autre de ses 
amis, le président Barbot, pour commencer la lecture du 
grand ouvrage; a il n'y aura, dit-il, que vous avec le prési- 
dent et mon fils ; vous y aurez pleine liberté de juger et de 
critiquer*. » 

Au commencement de 1746, Montesquieu est à Paris, 



1. Lettre à Monseigneur Cerati, du 16 Janvier 1745. 

2. Lettre à rat)bé de Guasco, du 10 février 1745. 



A L'ESPRIT DES LOIS. xxi 

l'œuvre est fort avancée, et Tabbé de Guasco se chargera do 
faire imprimer V Esprit des lois en Hollande. 

« Vous avez bien deyiQé,écritMontesquieuaufldèleabbé, et depuis trois 
jours ]*ai fait Touvrage de trois mois; de sorte que si vous êtes ici au mois 
d'avril, je pourrai vous donner la commission dont vous voulez bien vous 
charger pour la Hollande, suivant le plan que nous avons fait. Je sais à cette 
heure ce que j'ai à faire. De trente points je vous en donnerai vingt-six > ; 
or, pendant que vous travaillerez de votre côté, je vous en rrai les quatre 
autres* ». 

Mais l'auteur n'a pas songé à la dissipation des dîners et 
des soupers de Paris, car au mois d'août l'ouvrage n'est pas 
prêt, et Montesquieu ne veut plus que l'impression se fasse 
en Hollande, « encore moins en Angleterre, qui est une enne- 
mie avec laquelle il ne faut avoir de commerce qu'à coups de 
canon * ». Le 6 décembre, il écrit à Guasco : 

« Mon cher abbé, je vous ai dit jusqu'ici des choses vagues^ et en voici 
de précises. Je désire de donner mon ouvrage le plus tôt qu'il se pourra. Je 
commencerai demain à donner la dernière main au premier volume, c'est- 
àrdire aux treize premiers livres^, et je compte que vous pourrez les recevoir 
dans cinq ou six semaines. Comme j'ai des raisons très-fortes pour ne point 
tùter de la Hollande, et encore moins de l'Angleterre >, je vous prie de me 
dire si vous comptez toujours de faire le tour de la Suisse avant le voyage 
des deux autres pays. En ce cas il faut que vous quittiez sur-le-champ les 
délices du Languedoc; et j'enverrai le paquet à Lyon, où vous le trouverez à 
votre passage. Je vous laisse le choix entre Genève, Solcure et BÂlc. Pendant 
que vous feriez le voyage, et que Ton commenceroit à travailler sur le premier 
volume, je travaillerai au second, et j'aurai soin de vous le faire tenir 
aussitôt que vous mêle marqueriez; celui-ci sera de dix livres' et le troisième 
de sepf; ce seront des volumes in-4°. J'attends votre réponse liMiessus, et 
si je puis compter que vous partirez sur-le-champ, sans vous arrêter ni à 
droite ni à gauche. Je souhaite ardemment que mon ouvrago ait un parrain 
tel que vous. » 

i. Ces points sont les livres terminés. Montesquieu emploie sans doute 
ces termes figurés pour dépister la trop grande curiosité de la poste. 

2. Lettre à Vabbé de Guasco, de Paris 1746. 

3. Lettre à Vabbé de Guasco, de Paris 1746, 

4. Ces treize premiers livres contiennent tout ce qui concerne le gouver- 
nement. 

5. La France était en guerre avec l'Angleterre. 

6. Livres XIV — XXIII, climat, terrain, commerce et population, 

7. Uvres XXIV — XXIU, religion, etc. 



XXII INTRODUCTION 

En 1747, nouveau retard et nouveau changement. C'est 
toujours Tabbé de Guasco qui fera imprimer Touvrage, 
mais Montesquieu est d'avis de le faire imprimer en cinq 
volumes in-12 (toujours sa division); il se réserve d'y ajouter 
quelque jour un sixième volume qui contiendra un supplé- 
ment. « Je suis accablé de lassitude, écrivait-il à Monseigneur 
Cerati, je compte me reposer le reste de mes jours ^ » 

Enfin, au mois de mai 1747, près de partir pour la Lor- 
raine, et craignant de fatiguer son ami, Montesquieu remet 
le manuscrit de l'Esprit des lois à M. Sarrasin, résident de 
Genève en France. C'est Barillot qui sera chargé de l'impres- 
sion ; c'est Jacob Vernet, professeur en théologie et ministre 
de l'Église de Genève, qui reverra les épreuves. 

Montesquieu avait connu J. Vernet à Rome, et leur liaison 
n'avait jamais été interrompue. Vernet accepta la charge déli- 
cate que lui offrait le grand écrivain ; et tant que dura l'im- 
pression du livre, il fut en correspondance régulière avec 
l'auteur, qui lui envoyait courrier par courrier ses additions 
et ses corrections. Le biographe de J. Vernet * nous dit qu'il 
a eu entre les mains ces premières variantes de VEsprit des 
/oiS. «Elles sont curieuses, ajoute-t-il; Montesquieu avoit si 
fortement médité son sujet, qu'il n'eut aucune idée impor- 
tante à modifier; mais il étoit singulièrement attentif au choix 
des tours et des expressions; il prioit souvent son éditeur de 
faire substituer un certain mot à un autre, et dans ces légers 
changements, qui ëtoient presque toujours motivés, on voit 
avec quel goût il les composoit. » 

Ce n'était pas seulement par délicatesse de goût que Mon- 
tesquieu pesait chaque mot; c'était aussi par prudence. Sem- 
blable en ce point, comme en beaucoup d'autres, à son 
compatriote Montaigne, l'auteur de VEsprii des lois, le plus 

1. Lettre du SI mars 1747. 

2. Mémoire historique sur la vie et les ouvrages de M. J. Vernet, pro- 
fesseur en théologie, etc. Paris et Genève, 1790. L'auteur est, dit-on, 
M. Saladin. 



A L'ESPRIT DES LOIS. xxiii 

modéré et le plus fin des philosophes^ comme rappelle Voltaire, 
n'avait aucune envie de jouer le rôle de martyr. S'il avançait 
les idées les plus hardies, c'était en les enveloppant des 
formes les plus modestes; c'était en appelant à son aide toutes 
les ressources du langage le plus ingénieux. Il n'y a guère 
qu'en France qu'un auteur peut mettre le lecteur de moitié 
dans ses malices, et s'en faire un complice d'autant plus sûr 
qu'il est plus intelligent. Les étrangers, qui s'arrêtent à la 
surface, se méprennent aisément sur la pensée d'écrivains tels 
que Montaigne, Montesquieu et Voltaire. Macaulay, par 
exemple, en comparant Machiavel et Montesquieu, avec cet 
aplomb qui ne l'abandonne jamais, a prouvé qu'on peut, en 
qualité d'Anglais, se croire un politique infaillible, et ne rien 
comprendre à la finesse et à la profondeur de l* Esprit des lois, 

Montesquieu avait placé à la tête de son second volume 
une Invocation aux Muses. Ce morceau ne trouva point grâce 
devant Jacob Vernet ; il engagea l'auteur à le supprimer. 
Avait-on jamais mis un grain de poésie dans un ouvrage 
sérieux? Cela ne s'était jamais fait; donc cela ne devait 
pas se faire. Montesquieu résista; puis, suivant son habi- 
tude, il céda. Toute discussion lui était désagréable. En 
général on trouve que Vernet eut raison et qu'il a fait 
preuve de bon goût; je ne suis point de cet avis. Dans 
cette effusion poétique je reconnais le caractère original de 
Montesquieu, la marque qui le distingue de tous ceux qui 
ont écrit sur le droit public. Aussi ai-je rétabli ce chapitre à 
la place que lui avait donnée l'auteur. Ai-je bien ou mal fait, 
le lecteur en jugera. 

Il y avait un autre chapitre sur les lettres de cachet. Celui- 
là, Vernet voulait le conserver; Montesquieu le supprima. 11 
jugea sans doute que la critique atteignait trop directement 
le roi de France et ses ministres, et recula devant sa propre 
hardiesse. Par malheur pour nous, Vernet n'avait pas gardé 

i. Leitm sur Rabelais, etc. Lettre VIL 



XXIV INTRODUCTION 

copie de ce chapitre curieux • ; tout au plus pourrait-on le 
retrouver dans les papiers que conserve avec un soin jaloux 
la famille de Montesquieu. 

Pour en finir avec Jacob Vernet, disons qu'à en croire 
Guasco, il ne se fît aucun scrupule de changer quelques 
mots; il lie les croyait point français, parce qu*Us n'étaient point 
en français de Genève^, dit le malicieux Italien, qui pourrait 
bien répéter un mot de Montesquieu ; ce dont V auteur fut fart 
piqué, ajoute-t-il, et il les fil corriger dans rèdition de Paris. 

L'impression marchait lentement, car le 28 mars 17/i8, 
Montesquieu écrit à M«' Cerati : 

« A regard de mon oun'age Je vous dirai mon secret. On l'imprime dans 
les pays étrangers; Je continue à tous dire ceci dans un grand secret. Il 
aura deux volumes in-4, dont il y en a un d'imprimé ; mais on ne le 
débitera que lorsque Tautre sera fait. Sitôt qu*on le débitera, vous en aurei 
un que Je mettrai entre vos mains comme l'hommage que je vous fais de 
mes terres. J*ai pensé me tuer <lepuis trois mois, afin d*achever un morceau 
que je veux y mettre, qui sera un livre de Torigino et des révolutions de 
nos lois civiles en France >. Cela formera trois heures de lecture ; mais je 
vous assure que cela m*a coûté tant de travail que mes cheveux en sont 
blanchis. Il faudrait pour que mon ouvrage fût complet que je pusse ajouter 
deux livres sur les lois féodales *. Je crois avoir fait des découvertes sur une 
matière la plus obscure que nous ayons, qui est pourtant une magnifique 
matière. Si je puis être en repos à ma campagne pendant trois mois, je 
compte que je donnerai la dernière main à ces deux livres, sinon mon 
ouvrage s'en passera. » 

S III. De l'effet produit par l'Esprit des lois. 
Premières attaques. 

DÉFENSE DE l'ESPRIT DES LOIS. — La SoRBONNE. 

La Congrégation de l'index. 

Revenu à la Brède au printemps de 1748, Montesquieu 
écrivit ses deux livres sur les lois féodales, et les envoya à l'im- 

1. Sclopis, Recherches sur V Esprit des Uns, Turin, 18j7, p. 121. 

2. Note de la lettre du 30 mai 1747. 

3. C*est le livre XXVUI, qui n'a pas moins de quarante-cinq chapitres. 

4. Ce sont les livres XXX et XXXI. 



A L'ESPRIT DES LOIS. xxv 

primeur assez tôtpourque l'Esprit des lois enfin achevé, parût 
à Genève vers la fin de Tannée. L'ouvrage, qui ne porte ni date 
ni nom d'auteur, fut publié par Barillot et fils en deux 
volumes in-4". 11 s'en fit presque aussitôt un second tirage 
qu'on reconnaît à Verrata placé à la fin du tome premier. 

Comment le livre fut-il reçu du public? Avec plus de 
curiosité que de faveur, si l'on en croit d'Alembert. 

« A peine l'Esprit des lois parut-il, qiiHl fut recherché avec empresse- 
ment, sur la réputation de l'auteur; mais, quoique M. de Montesquieu eût 
écrit pour le bien du peuple, il ne dcvoit pas avoir le peuple pour juge; la 
profondeur de Tobjet étoit une suite de son importance même. Cependant 
les traits qui étoient répandus dans Touvrage, et qui auroicnt été déplacés 
s*ils n^étoient pas nés du fond du sujet, persuadèrent à trop de personnes 
qu'il étoit écrit pour elles. On cherchoit un livre agréable, et on ne trouvoit 
qu'un livre utile dont on ne pouvoit d*ailleurs, sans quelque attention, sai- 
sir Tensemble et les détails. On traita légèrement TEsprit des lois; le titre 
même fut un sujet de plaisanterie > : enfin Vun des plus beaux monuments 
lUtéraires qui soient sortis de notre nation fut regardé d'(tbord par elle 
avec assex d'indifférence. 

« Il fallut que les véritables juges eussent eu le temps de le lire ; bien- 
tôt ils ramenèrent la multitude toujours prompte à changer d*avis. Lapar^ 
tie du public qui enseigne dicta à la partie qui écoute ce qu'elle devoit 
penser et dire, et le suffrage des hommes éclairés, joint aux écfios qui le 
répétèrent, ne forma plus qu^une voix dans toute l'Europe >. 

N'en déplaise à d'Alembert, qui ne perd jamais l'occasion 
d'ériger les philosophes ses confrères en grands pontifes, on 
n'eut pas besoin que la partie du public qui enseigne dictât à 
la partie qui écoute ce quelle devoit penser et dire; il y avait en 
France assez de goût et d'esprit pour que de simples femmes 
fussent en état d'apprécier l'œuvre de Montesquieu, avant que 
loracle eût parlé. On en peut juger par la lettre de M«« Geof- 
frin, qui nous fait connaître tout au moins l'opinion d'un des 
plus aimables salons de Paris : 

c Paris, U janyier 1749. 

« Je ne vous sais aucun gré, mon cher président, de penser à moi au 
milieu de vos loups et de vos éperviers ; c'est bien assurément ce que vous 

1. M. de Montesquieu, disoit-on, devoit intituler son livre : De V Esprit sur 
Us lois. (Note de d'Alembert.) 

i. D'Alembert, Éloge de Montesquieu. 



XXVI INTRODUCTION 

avez de mieux à faire que de tous distraire à cette compagnie ; mais c*est 
à vous de me remercier de ce que ]e veut bien interrompre une lecture 
délicieuse pour vous écrire. Cette lecture est un livre nouveau, dont il n y 
a que fort peu d*exemplaires à Paris, que l'on s'arrache et qu'on dévore. Je 
ne veux pas vous en dire le titre, encore moins la matière qu'il traite; je 
vous laisse le plaisir de le deviner. Je n'entreprendrai pas non plus de 
vous en faire Tanalysc; cela seroit au-dessus de mes forces; mais je vous 
dirai simplement ce que j'en pense. Tout le monde est capable de recevoir 
une impression ; et quand on a été aflfecté, on peut rendre la manière dont 
on l'a été. Ce livre me parait le chef-d'œuvre de l'esprit, de la philosophie, 
de la métaphysique et du savoir; il est écrit avec élégance, finesse, justesse 
et noblesse. Le choix du sujet est une preuve du génie de l'auteur, et la 
façon de le traiter en fait connaître l'étendue. Il a peint dans cet ouvrage 
la pureté de ses mœurs et la douceur de sa société. La préface est char- 
mante; on croit l'entendre dans la conversation. Ce livre a deux avantages 
qui lui sont particuliers : le premier, c'est qu'il ne peut pas être jugé par 
les sots : il est hors de leur portée ; le second, c'est qu'il satisfait l'amour- 
propre des gens qui seront capables de le lire ; il laisse l'action à leur 
esprit. L'auteur ne vous dit que ce qu*il croit nécessaire de vous dire; il 
vous donne à penser presque autant qu'il vous en dit, et vous voyes qu'il 
en a pensé mille fois davantage. Il dit dans sa préface : Qui pourrait dire 
tout sans un mortel ennui? C'est un écueil que tous les auteurs les plus 
célèbres en métaphysique et en morale n'ont pas su éviter; on voit qu'ils 
ont retourné leur sac. Il ne leur est rien resté sur les matières qu'ils ont 
traitées ; ils les ont épuisées, et ils ne supposent et ne demandent à leurs 
lecteurs que la faculté de les entendre ; ils ne leur laissent pas croire qu'ils 
les soupçonnent de la moindre intelligence pour aller plus loin que ce 
qu'on leur montre. Je m'aperçois que je suis prête à tomber dans l'incon- 
vénient que je reproche à ces messieurs : il ne faut pas aussi vider mon 
suc. Je veux que vous puissiez croire que je pense encore mieux que je ne 
dis sur ce livre divin. Je scrois bien glorieuse si ce que je vous en ai dit 
vous donnoit envie de le lire. Mais comme vous pourriez n'avoir pas assez 
de confiance en mes lumières pour entreprendre cette lecture sur ma parole, je 
vais, pour vous déterminer, vous dire un j ugement que M. d'Aube > en porte : 
« Il trouve ce livre plat et superficiel, et prétend qu'il a été fait des 

1. Richer d'Aube, né à Rouen veri 1688, mort à Paris le 12 octobre 1752, 
avait publié en 1743 un Essai sur les principes du droit et de la morale, 
en un vol. in-4°. Il prétendait que Montesquieu lui avait pris toutes les 
idées qu'il a développées dans l Esprit des lois, D'Aube, neveu de Fonte- 
nelie, n'est plus connu aujourd'hui que par le vers de Rulhière : 

Monsieur d'Aube, 
Qu'ont ardeur de dispate éveillait avant l'aube. 

et par l'épigramme de Voltaire : Sur la mort de M, d*Auhe, neveu deM.de 

Fontenelle : 

Qui frappe là? dit Lucifer. 

— Ouvrez, c'est d'àube —Tout l'enfer 



A L'ESPRIT DES LOIS. xxvii 

éplnchures du sien. Il a dit à un benêt d*impriniear qui est venu lui 
demander sMl devoit imprimer ce livre, qu*il s'en donn&t bien de garde, 
qu*il en seroit pour ses frais. Après vous avoir dit tout cela, tout est dit ; 
il ne me reste plus qu*à vous assurer, mon cher président, de toute ma 
tendresse et du désir que j'ai de vous revoir i. » 

Si l'on rapproche de cette lettre ce que Montesquieu écrit 
le 27 mai 1750 au marquis de Stainville, qu'en un an et 
demi on a fait vingt-deux éditions de son livre * et qu'il est 
traduit dans presque toutes les langues, on sentira que 
d'Âlembert a été un peu loin quand il reproche à nos pères 
leur indifférence. Il a pris une plaisanterie de M"® Du Deffant 
pour l'opinion de la France. La vérité est, au contraire, qu au 
dernier siècle aucun livre ne fut accueilli avec plus de faveur 
que VEsprit des lois. 

Il y eut bientôt des critiques; il était difficile qu'il n'y 
en eût pas. En 17/i8, au milieu du silence universel, quand 
on vivait encore sur la tradition du grand règne, un Français, 
un magistrat, un philosophe, portait une main hardie sur 
Tarche sainte du gouvernement, et faisait de la religion 
même l'objet de ses études et de ses critiques. C'était une 
témérité, presque un crime, aux yeux de ces hommes (et ils 
sont nombreux) qui ne permettent pas qu'on touche à leurs 
croyances, ou qu'on trouble leurs préjugés. 

Un des premiers qui entra eu lice fut un certain abbé de 
Bonnaire. Son livre est intitulé : L* Esprit des lois quintessenciè 
par une suite de lettres analytiques, 2 vol. in-12. Ce sont des 
lettres familières, écrites dans ce] style grossier et bouffon. 



A ce nom fait et l'abandonne. 
— Oh ! oh I dit d'Aube ; en ce pays 
On me reçoit comme à Paris : 
Quand j'allais yoir quelqu'un, je ne trouvais personne. 

1. Cette lettre a été publiée pour la première fois par M. Âuguis, dans 
808 Révélations indiscrètes du xviii* siècle, Paris, 1814. 

2. De 1748 à 1750, M. Viaa (Montesquieu, Bibliographie de ses œuvres, 
par Louis Dangeau) ne compte que douze éditions, ce qui est déjà consi- 
dérable; mais il y a eu peut-être plusieurs éditions sous la même date. 



XXVIII INTRODUCTION 

auquel on reconnaît le pédant de sacristie. Montesquieu est 
traité de politique qui déraisonne, de rèflèchisseur volage, 
d'auteur vagabond, de rhéteur sophiste. « C'est un don Qui- 
chotte; c'est un homme à chimères, qui se joue de la raison, 
des mœurs et de la religion ; qui cède à Tenvie de faire briller 
son esprit aux dépens de son cœur, et dont le moindre défaut 
est d'avoir la tête entièrement renversée, etc. » Ce sont tou- 
jours les mômes impertinences. On dirait que l'ignorance est 
un titre de noblesse qui donne le droit d'insulter la science 
comme une parvenue. 

Personne ne prit la peine de répondre à l'abbé de Bon- 
uaire, sauf Boulanger de Rivery, qui le traita assez mal dans 
son Apologie de VEsprii des lois en rèpome aux observations 
de M. de la Porte. Montesquieu ne fit aucune attention à une 
critique qui ne prouvait que la sottise de l'écrivain». 

Il n'en fut pas de même quand il fut attaqué par les Nou- 
velles ecclésiastiques. C'était une feuille janséniste qui eut une 
certaine célébrité au siècle dernier. Le gazctier ecclésiastique, 
qui voyait dans l'Esprit des lois une de ces productions que 
la bulle Unigenitus a si fort multipliées, publia deux articles 
dans les numéros du 9 et du 16 octobre 1749 : le premier 
afin de prouver que Montesquieu était athée, calomnie ridi- 
cule qui ne pouvait tromper personne; le second afin de 
démontrer qu'il éiait déiste, ce qui peut-être n'était pas 
aussi loin de la vérité". 

Au début Montesquieu ne parut pas s'inquiéter de tout 
ce bruit. « Quant à mon livre de l'Esprit des lois, écri- 
vait-il à MK*" Cerati, j'entends quelques frelons qui bour- 
donnent autour de moi ; mais si les abeilles y cueillent un 
peu de miel, cela me suffit '. » Ce fut son ami l'abbé de 

1. Êlie Luzac, dans ses Remarques d^un anonyme sur l'Esprit des lois, 
a cité plus d'une fois l'ouvrage de Tabbô de Bonnaire. 

2. Ces deux articles furent réimprimés et publiés séparément sous le 
titre é*Examen critique de l'Esprit des lois. 

3. Lettre du 2 novembre 1749* 



A L'ESPRIT DES LOIS. xxix 

Guasco qui le poussa, Vépie dans les reins ^ à réfuter des 
accusations qui n'étaient pas sans péril. « En méprisant de 
pareils dangers, écrit d'Âlembert, M. de Montesquieu auroit 
cru les mériter, et l'importance de Tobjet lui ferma les yeux 
sur la valeur de ses adversaires *. » 

La Défense de VEsprit des lois parut à Genève au commen- 
cement de Tannée 1750. Elle ne portait pas de nom d'au- 
teur, mais on sentait l'ongle du lion. Comme le disait Mon- 
tesquieu, « ce qui y plaît est de voir, non pas mettre les 
vénérables théologiens à terre, mais de les y voir couler dou- 
cement ' ». L'effet de cette réponse fut considérable. 

« Cet oavrage, nous dit d'Alembert, par la modération, la yérité, la 
finesse de plaisanterie qui y régnent, doit être regardé comme un modèle 
en ce genre. M. de Montesquieu, chargé par son adversaire dMmputations 
atroces, pouToit le rendre odieux sans peine ; il fit mieux, il le rendit ridi- 
cule. S*ii faut tenir compte à Tagresseur d'un bien qu*il a fait sans le vou- 
loir, nous lui devons une éternelle reconnaissance de nous avoir procuré 
ce chef-d'œuvre. Mais ce qui ajoute encore au mérite de ce morceau pré- 
cieux, c'est que Tauteur s'y est peint lui-même sans y penser; ceux qui 
l'ont connu croient l'entendre, et la postérité s'assurera, en lisant sa 
Défense, que sa conversation n'étoit pas inférieure à ses écrits ; éloge que 
bien peu de grands hommes ont mérité *. » 

Jamais réi>onse n'a désarmé un ennemi. Le gazetier 
ecclésiastique revint à la charge dans les numéros du 2li avril 
et du 1" mai 1750 *. Il maintint tous les reproches qu'il avait 
faits à l'auteur. SurlesunsM.de Montesquieu essayait en vain 
de se justifier ; sur les autres il n'osait même pas tenter de se 
défendre. Suivait une longue liste d'objections accompagnées 
du mot : pas de réponse. C'est le refrain ordinaire. Quel est 
le journal qui n'ait pas toujours raison ? 

i. Leitre du 4 octobre 4752. 

3. Eloge de Montesquieu. 

3. Lettre à il»* du Deffant, 13 septembre 175$. 

4. Eloge de Montesquieu, 

h. Ces deux articles ont été aussi publiés à part sous le titre de 
Eéponse à la Défense de VEsprit des lois. 



XXX INTRODUCTION 

Dès que la querelle prenait une couleur théologique, Vol- 
taire ne pouvait se tenir à l'écart. Ddins\e Remerciementsincère 
à un homme charitable, il jetta à pleines mains le ridicule sur 
les feuilles jansénistes. Ce n'était pas le moyen d'apaiser les 
passions, à supposer que dans la France, divisée en deux 
camps, on fût disposé à écouter la raison. L'Esprit des lois 
fut dénoncé à l'Assemblée du clergé, à la Sorbonne, à la Cour 
de Rome. On voulait abattre par un coup de force un adver- 
saire qu'il n'était pas facile de réduire au silence par la 
discussion. 

A l'Assemblée du clergé l'accusateur ne fut rien de moins 
que l'archevêque de Sens, Languet de Gergy, l'historien et le 
panégyriste de Marie Alacoque. L'archevêque était le confrère 
de Montesquieu à l'Académie française, mais il n'était pas 
homme à s'arrêter devant une si petite considération quand 
il s'agissait de servir l'Église. « Il avoit fait de grandes écri- 
tures, nous dit Montesquieu, écritures qui rouloient principa- 
lement sur ce que je n'avois point parlé de la Révélation, 
en quoi il erroît et dans le raisonnement et dans le fait. * » 
Le zèle de l'archevêque ne fut pas récompensé, l'Assemblée 
du clergé laissa tomber la dénonciation. 

La Sorbonne n'y mit guère moins de prudence. Sur les 
plaintes violentes du journal janséniste, qui accusait haute- 
ment le clergé de France, et surtout la faculté de théologie, 
de montrer pour la cause de Dieu une indifférence coupable, 
la Sorbonne nomma à diverses reprises des députés pour 
examiner CEsprit des lois. Ils y trouvèrent, dit-on, dix-huit 
chefs d'accusation ; mais l'affaire en resta là ; il n'y eut point 
de jugement. On voit néanmoins que plus d'une fois la fa- 
culté fut sur le point de se prononcer, u M. de Montesquieu, 
écrit Maupertuis, eut sur cela des inquiétudes, dont j'ai été 
le témoin et le dépositaire ; il n'étoit pas menacé de moins 
que de voir condamner son livre, et d'être obligé à une ré- 

1. L$Ure au duc d$ Niv$rnou, du 8 ocU>bre 1750. 



A L'ESPRIT DES LOIS. xxxi 

tractation ou à des modifications toujours fâcheuses '. » Cette 
perpétuelle menace d'une censure agaçait Montesquieu. 
« La Sorbonne, écrivait-il en 1753, cherche toujours à 
m'attaquer; il y a deux ans qu'elle travaille sans savoir 
guère comment s'y prendre. Si elle me fait mettre à ses 
trousses, je crois que j'achèverai de Tensevelin; j'en serois 
bien fâché, car j*aime la paix par-dessus toutes choses'.» 

A la mort de Montesquieu, en 1755, la Sorbonne n'avait 
rien fait encore, mais les amis de Montesquieu n'étaient point 
rassurés; on craignait une condamnation d'autant plus facile 
à prononcer que l'écrivain ne serait plus là pour se défendre, 
et qu'en condamnant le livre on n'atteindrait pas la personne 
de l'auteur. Il y avait là un péril que le parti philosophique 
essayait de conjurer. C'est ainsi que j'explique un passage de 
VÈloge de Montesquieu. Dans un langage entortillé, mais qui 
contient autant de flatteries que de menaces, d'Alembert 
invite la Sorbonne à laisser dormir ses foudres vieillies: 

« Il 8*agi88oit de la religion ; une délicatesse louable a fait prendre à la 
faculté le parti d'examiner V Esprit des lois. Quoiqu'elle s'en occupe depuis 
plusieurs années, elle n'a rien prononcé jusqu'ici; et fût-il échappé à M. de 
Montesquieu quelques inadvertances légères, presque inévitables dans une 
carrière si vaste, Pattention longue et scrupuleuse qu'elles auraient de- 
mandée de la part du corps le plus éclairé de l'Église prauveroit au moins 
combien elles seroient excusables. Mais ce corps, plein de prudence, ne 
précipitera rien dans une si importante matière. Il connolt les bornes de 
la raison et de la foi ; il sait que l'ouvrage d'un homme de lettres ne doit 
point être examiné comme celui d'un théologien...; que d'ailleurs nous 
vivons dans un siècle malheureiAX, où les intérêts de la religion ont besoin 
^étre ménagés, et qu'on peut lui nuire auprès des simples, en répandant 
mal à propos, sur des génies du premier ordre, le soupçon d'incrédulité; 
qu'enfin, malgré cette accusation injuste, M. de Montesquieu fut toujours 
estimé, recherché et accueilli par tout ce que l'Église a de plus respectable 
et de plus grand. Eût-il conservé auprès des gens de bien la considération 
dont il Jouîssoit, s'ils l'eussent regardé comme un écrivain dangereux? » 

i. Éloge de Montesquieu, tome I, p. 10. 

2. On venait de pubUer le Tombeau de la Sorbonne, pièce attribuée à 
Voltaire. 

3. LeUre à Vabbé de Guasco, du S mars 1755. 



xxxii INTRODUCTION 

Tandis que la Sorbonne prolongeait ces hésitations qui ne 
devaient pas finir, on dénonçait l'Esprii des lois à Rome, on 
demandait que ce livre suspect fût déféré à la congrégation 
de VIndex. Une lettre adressée le 8 octobre 1750 au duc de 
Nivernois, ambassadeur de France à Rome, prouve que Mon- 
tesquieu s'était ému de cette nouvelle menace. Il avait beau 
répéter que son livre était un livre de politique et non de 
théologie, une pareille excuse ne pouvait désarmer ses adver- 
saires. Ce qu'on lui reprochait était justement de considérer 
la religion au point de vue politique; il n'en fallait pas davan- 
tage pour alarmer une Église qui n'entend pas qu'on la dis- 
cute, et qui prétend que, de droit divin, le dernier mot en 
toutes choses lui appartient. 

Montesquieu offrait de corriger, ou tout au moins d'adoucir 
les passages qui blessaient les consciences timorées ; mais il 
ne connaissait pas les gens auxquels il avait affaire. On pre- 
nait acte de son bon vouloir, et on lui laissait entendre que 
la congrégation se contenterait de condamner les premières 
éditions. C'était plus qu'il n'en pouvait supporter ; ces tracas- 
series l'excédaient; aussi s'en explique-t-il nettement dans 
sa lettre au duc de Nivernois : 



a Je Yois, dit-il, que les geas qui, te déterminant par la bonté de leur 
cœur, désirent de plaire à tout le monde et de ne déplaire k personne, ne 
font guère fortune dans ce monde. Sur la nouvelle qui me vint que quel- 
ques gens avoient dénoncé mon livre à la congrégation de VIndex, je pensai 
que, quand cette congrégation connoltrait le sens dans lequel J'ai dit des 
choses qu*on me reproche, quand elle verroit que ceux qui ont attaqué mon 
livre en France ne se sont attiré que de Tindignation et du mépris, on me 
laisseroit en repos à Rome, et que moi, de mon côté, dans les éditions que 
je ferois, je changerois les expressions qui ont pu faire quelque peine aux 
gens simples ; ce qui est une chose à laquelle je suis naturellement porté ; 
de sorte que quand monseigneur Bottari m*a envoyé ses objections, j*y ai 
toujours aveuglément adhéré^ et ai mis sous mes pieds toute sorte d'amour- 
propre à cet égard. Or, à présent je vois qu'on se sert de ma déférence 
même pour opérer une condamnation. Votre Excellence remarquera que si 
mes premières éditions contenoient quelques hérésies, j*avoue que des 
explications dans une édition suivante ne devroient pas empêcher la con- 
damnation des premières} mais ici ce n'est point du tout le cas; il est ques- 



A L'ESPRIT DES LOIS. xxxiii 

tion de quelques termes qui, dans certains pays, ne paroissent pas assez 
modérés, ou que des gens simples regardent comme équivoques ; dans ce 
cas je dis que des modifications ou éclaircissements dans une édition sui- 
yante, et dans une apologie déjà TaiteS suffisent Ainsi Votre Excellence voit 
que, par le tour que cette affaire prend, je me fais plus de mal que l'on ne 
peut m*en faire, et que le mal qu'on peut me faire cessera d'en être un, 
sitAt que moi, jurisconsulte françois, je le regarderai avec cette indifférence 
quê (sic) mes confrères, les jurisconsultes françois, ont regardé les procédés 
de la congrégation dans tous les temps. » 



Ces dernières paroles sont d'un magistrat et d'un gallican. 
Jamais, dans notre ancienne monarchie, on n'a tenu compte 
des décisions que i>ouvait prendre la congrégation de V Index. 
C'était là une de ces vieilles libertés auxquelles nos pères 
tenaient avec raison, car elle leur servait à défendre l'in- 
dépendance nationale et la liberté de l'esprit humain contre 
les prétentions ultramontaines. Que serait devenue la science, 
que serait devenue la France elle-même, si l'on s'était résigné 
à passer sous le joug de quelques théologiens, serviteurs dé- 
voués des entreprises romaines? 

Montesquieu ajoute fièrement : « Je crois qu'il n'est point 
de rintérêt de la cour de Rome de flétrir un livre de droit 
que toute l'Europe a déjà adopté ; ce n*esl rien de le con- 
damner, il faut le détruire. » Cri d'un grand homme qui sent 
ce qu'il vaut. 

Cependant, à la fin de sa lettre, il baisse le ton et demande 
qu'on lui épargne un nouvel ennui : « Il me parolt, dit-il, 
que le parti que Votre Excellence a pris de tirer l'affaire en 
longueur est, sans difliculté, le meilleur, et peut conduire 
beaucoup à faire traiter l'affaire par voie d'impegno.* » Éviter 
tout éclat, telle devait être la politique d'un homme qui cher- 



i. Allusion à la Défense de V Esprit des lois. 

2. Le mot signifie transaction, arrangement amiable. Cependant à en 
croire Alberti^ dans son dictionnaire italien publié au siècle dernier, ce 
mot aurait été employé par les écrivains français dans un sens tout opposé, 
pour exprimer la résolution de ne pas céder. J'estime que Montesquieu se 
ser du mot impegno dans le premier sens. 

III. c 



XXXIV INTRODUCTION 

chait le repos, en comptant sur Tavenir pour justifier Tœuvre 
qu'il léguait à la postérité. 

Il serait intéressant de connaître les détails de cette né- 
gociation, où Montesquieu paraît avoir déployé cette finesse 
qui lui avait donné le goût de la diplomatie. Les pièces sont 
à Rome, mais on ne les a jamais publiées. Tout ce que nous 
savons, grâce à M. Sclopis\ c'est que le cardinal Passionei, un 
savant homme, se fit l'avocat de Tauteur auprès de monseigneur 
Bottari chargé de l'examen du livre. Une lettre adressée par 
Montesquieu au cardinal, et accompagnée d'une feuille d'é- 
claircissements, est entre les mains de M. Camille Angelini, 
à Rome ; M. Sclopis en donne une analyse, faite pour exciter 
la curiosité du public : 

« Cette lettre, dit-il, est du 2 juin 1750. Montesquieu y témoigne le désir 
le plus vifd*évlter que son livre soit mis à VIndex; il espère que Ton verra 
« que 8*il (Bottari) a trouvé quelquefois des termes qui n*exprimoient pas 
« assez, ou qui exprimoient trop, ou dos endroits qui n*ctoient pas assez 
« développés, Je suis cependant presque toujours d*accord avec cet illustre 
« prélat (Bottari). » 11 ajoute qu'il s*en remet au jugement des deux 
prélats, et que s'il désire que partout on soit content de lui, ce désir est 
infiniment plus ardent d Végard de Rome, 

« Dans les éclaircissements ajouté^, on reproduit à peu près les mêmes 
considérations que ceUcs qui se lisent dans la Défense de l'Esprit des lois, 
qui était alors au moment d*ôtre publiée. Montesquieu déclare encore que 
cr comme il veut éviter même de scandaliser les simples, il supprimera et 
« expliquera dans une nouvelle édition, qu'il ne tardera pas à donner, les 
« endroits qu'on &*est efforcé de rendre suspects par une explication sinis- 
« tre. » Il demande qu'on suspende le jugement jusqu'à ce que Ton puisse 
avoir sous les yeux les réponses de fauteur et la nouvelle édition; enfin il 
parle de sa position dans le monde, et il insiste pour qu*on soit moins 
prompt à flétrir son livre et à condamner ses sentiments, qui ont toujours 
été et seront toujours ceux de la plus saine et de la plus pure doctrine, et 
exempts de tout soupçon k cet égard. » 

Malgré celte déférence, malgré les efforts du duc de Niver- 
nois, le livre ne put échapper à la censure romaine. M. Vian 
nous apprend que, le 3 mars 1752, la congrégation de VIndex 

i. Recherches sur l'Esprit des lois, p. 152. 



A L'ESPRIT DES LOIS. xxxv 

condamna V Esprit des bis; il ajoute que, suivant toute 
apparence, cette censure décida Montesquieu à ne plus 
donner, de son vivant, une nouvelle édition de son livre. Il 
serait bon d'éclaircir ce fait peu connu de la mise à VIndex; 
je remarque que les contemporains les mieux informés n'en 
parlent point. D'Alembert, qui s'étend sur les critiques des 
Nouvelles ecclésiastiques, et qui fait la leçon à la Sorbonne, 
ne dit pas un mot de VIndex. Est-ce ignorance, est-ce calcul ? 
il serait intéressant de le savoir. 

Ce qui me ferait croire que la condamnation de VIndex ne 
reçut pas une grande publicité, c'est que le 4 juin 1752, trois 
mois après le jugement du tribunal romain, les Nouoelles 
ecclésiastiques recommencent le feu contre VEsprit des lois, 
en attribuant à Montesquieu une brochure intitulée : Suile de 
la Défense de VEsprit des lois ^ Le gazetier janséniste saisit 
ce prétexte pour dire des injures atroces à l'ennemi qu'il veut 
terrasser. Dans cet article, que je ne connais, il est vrai, que 
par une lettre de Montesquieu, du k octobre 1752, il n'est 
pas question de VIndex et de sa censure. Gomment un journal 
religieux aurait-il perdu une si belle occasion ? 

Montesquieu applaudit à la Suite de la Défense de VEsprit 
des lois, a faite, dit-il, par un protestant, écrivain habile, 
et quia infmiment d'esprit ». Mais quant à lui, il ne veut pas 
répondre, a haïssant à la mort de faire encore parler de 
lui... Mon principe, ajoute-t-il, est de ne point me remettre 
sur les rangs avec des gens méprisables. » Il avait raison ; on 
ne discute qu'avec des adversaires de bonne foi. Quant aux 
fanatiques, ou aux écrivains à gages qui font de la calomnie 
un métier, c'est une duperie que de se prêter à leur jeu. Le 
seul moyen de les confondre, c'est d'opposer à leurs insultes 
le silence et le mépris. 



1. Cette brochure, pubUée à Berlin en 1751, était de La Beaumelle. C'était 
une réponse à la réplique des Nouvelles ecclésiastiques, publiée en 1750, 
dont J*ai parlé plus haut. 



XXXVI INTRODUCTION 

En suivant jusqu'au bout Thistoire de ces querelles théolo- 
giques, j'ai laissé de côté des critiques plus sincères et plus 
modérées. De 1749 à 1755 il en parut un certain nombre 
dont il est bon de dire quelques mots* 

L'oi^ane des jésuites, le Journal de TrévotAX, s'occupa de 
VEsprit des lois k diverses reprises*. En avril 1751, par 
exemple, il insiste sur ce qu'à son avis il y a d'insuffisant 
dans la théorie de Montesquieu : 

« Il Dous semble, dit rartîde, qu'on aurait pu et dû ajouter à VEsprU 
des lois un supplément, dont oe livre a un besoin absolu. L'amour de la 
patrie, le point d'bonneur, la crainte du châtiment : voilà toutes les forces 
dont M. de Montesquieu arme la législation des empires, selon les diffé- 
rentes formes qui caractérisent leurs gouvernemenU. Tout cet appareil dmit 
on soutient la législation se réduit donc à des moyens qui ne peuvent 
émouvoir que lintcrèt national des peuples, allumer Tambition des nobles, 
intimider Taudace des faibles. Il n*y a rien là qui puisse lier la conscience 
aux lois, et étendre Tintérât de les observer au delà des limites t>ù se ren- 
ferme la durée de cette vie. Ces appuis n*étant qu'extérieurs et passagers, 
leur insuffisance est évidente... Nous ne manquons point d^ccrivains 
qui ont élevé Tédifice de la législation sur des fondements plus stables, et 
qui Pont fortifié d'une sanction divine *. 

La réponse à cette critique me paraît facile. Montesquieu 
parle du caractère politique qui dislingue les législations, et 
qui tient à la forme des gouvernements. Le Journal de Trè- 
roux parle du caractère moral et religieux qui est commun 
aux lois de tous les peuples. Entre ces deux faisons de consi- 
dérer les choses, il n'y a aucune contradiction; on peut 
aisément les concilier. Du reste, si j'ai cité ce pa^sage, c'est 
pour montrer que le Journal de Trévoux discute avec conve- 
nance, et ne croit pas que traîner un écrivain dans la boue 
soit une manière de le réfuter. 

En 1751, labbéde la Porte, critique fameux en son temps, 

I. Dans les ÊclaircisstnuiUs joints à la fV.-Viw dt rEsrrii <f« iois 
Montesquieu répond i une îettw insonSe dans le JivwriMl de Trro»Hx au 
mois 4'avnl 1749. 

i C'est probablement une allusion à De mai et i d'A^ues£<iu. 



A L'ESPRIT DES LOIS. xxxvii 

publia des Observations sur r Esprit des lois, ou l'art de le lire, 
de r entendre et d'en juger \ avec l'épigraphe : 

Que in nemora, aut quos agor in specus *. 

Le titre dit bien ce que Técrivain s'est proposé de faire. 
Le livre contient autant d'éloge que de blâme. D'une part 
l'Esprit des lois est l'ouvrage « le plus curieux, le plus étendu, 
le plus intéressant qui ait paru depuis longtemps » ; c'est 
un livre qui contient de l'or en masse ; c'est un Pérou, c'est 
un tableau moral de l'univers. D'autre part, c'est tin laby- 
rinthe où l'on se perd ; c'est le portefeuille d'un homme d'es- 
prit, mais ce n'est qu'un portefeuille, « c'est-à-dire un amas 
de pièces décousues, un tas de morceaux détachés -, enfin une 
infinité d'excellents matériaux, dont on pouvait faire un trôs- 
bon livre... » On n'aperçoit « qu'une infinité de petits anneaux, 
dont les uns sont d'or à la vérité, les autres de diamants et 
de pierres les plus rares et les plus précieuses ; mais enfin ce 
ne sont que des anneaux qui ne forment point une chahie^, » 
Il faut reconnaître que Tabbé de la Porte n'est pas le seul 
qui ait adressé de pareils reproches à l'Esprit des lois. 

En dehors de ces réflexions sur l'absence de méthode, 
l'abbé de la Porte divise sa critique en cinq articles : reli- 
gion, morale, politique, jurisprudence et commerce. Sur 
chaque point il s'efforce de prouver que l'Esprit des lois 
rapi>orte tout au climat et au gouvernement. C'est aller plus 
loin que Tauteur ; aussi Montesquieu a-t-il pu dire avec 
raison : « L'abbé de la Porte m'a critiqué sans m'entendre *. » 
Quelques-unes des observations ne manquent pas de finesse; 
mais l'œuvre est médiocre ; je n'en ai pu rien tirer pour mon 
commentaire. Montesquieu, en appelant l'auteur le futile 
La Porte, Ta jugé d'un mot. 

i. Un Yol. in-12, aous la rabrique d'Amsterdam, chei Pierre Mortier. 

2. Horace. Od. XDC. Liy. m. 

3. Observations, page 49. 

4. Lettre du V juin 47Si. 



XXXVIII INTRODUCTION 

A celte critique de peu de valeur on fit cependant deux 
réponses. L'une est intitulée : Apologie de rEsprit des lois, ou 
réponse aux obsei-vatiom de M. de la Porte, C'est une brochure 
de cent quarante pages dont l'auteur est Boulanger de Rivery. 
La défense est aussi insignifiante que lattaque ' . 

Il n'en est point de même d'un autre écrit qui porte pour 
titre : « Réponse aux Observations sur l'Esprit des lois. L'auteur 
de ce livre était un jeune négociant de Bordeaux, M, Risteau, 
qui devint plus tard un des directeurs de la compagnie des 
Indes. Montesquieu faisait grand cas de ce travail ; il avouait 
même qu'il eût été fort embarrassé de répondre à certaines 
objections, que son jeune défenseur avait réfutées de manière 
à ne laisser aucune place à la réplique ". Cette appréciation 
donne un certain prix à la Réponse de M. Risteau. Du reste, 
elle n'est pas rare. On l'a réimprimée à la suite des Lettres 
familières, Paris, 1767, et en dernier lieu dans l'édition des 
Œuvres complètes de Montesquieu, publiée par Dalibon, Paris, 
1827. 

Dans les Observations de l'abbé de la Porte on trouve un 
passage obscur, ainsi conçu : 

« Je n*entreprendrai pas de réfuter le sentiment de M. de Montesquieu 
sur la levée des impôts; un homme du métier Ta fait, dit-on, avec beaucoup 
de force ; mais Vouvrc^ge est fort rare, et quoique fait pour le public il n'a 
été vu Jusqu'à présent que par un très-petit nombre d'amis particuliers, à 
qui, par un privilège spécial, on a bien voulu en procurer la lecture. Tout 
le monde sait que l'auteur est un homme de très-grand mérite ; il a écrit 
pour la défense de sa cause, et de celle d'une compagnie riche, nombreuse 
et puissante*. Un combat entre lui et l'auteur de V Esprit des lois, seroit 
pour le moins aussi intéressant que celui d'Argant et de Tancrède^. » 

Cet adversaire redoutable, suivant l'abbé de la Porte, était 
M. Dupin, fermier général, qui avait fait imprimer à un très- 

1 . « Le célèbre abb5 y fit une légère réponse. » OEuvres posthutnesde Mon* 
lesquieu, p. 241, note des éditeurs. 

2. OEuvres posthumes de Montesquieu, in-12, p. 213. Note des éditeurs. 

3. La Compagnie des Fermiers généraux. 

4. Observations, etc., p. 151. 



A L'ESPRIT DES LOIS. xxxix 

petit nombre d'exemplaires, en deux volumes in-8«, des : Re- 
marques sur quelques parties d'un livre intitulé VEsprit des 
loisK u Ainsi, écrivait Montesquieu, me voilà cité au tribunal 
de la maltôte, comme j'ai été cité à celui du Journal de Tré- 
voux '. )) Le livre avait fait grand bruit avant sa naissance ; 
on prétend même que Montesquieu se serait adressé à madame 
de Pompadour pour en empêcher la publication. Les écrivains 
du xvm» siècle étaient assez chatouilleux à Pendroit de la 
critique, pour qu'une pareille démarche n'ait en soi rien 
d'impossible; Voltaire en a fait bien d'autres. Mais jusqu'à 
preuve du contraire rien n'autorise à accuser Montesquieu 
de cette faiblesse. Dans sa correspondance, il ne parait nulle- 
ment effrayé des critiques de celui qu'il appelle le pesant 
Dupin •. 

Ce qui semble vrai, c'est que, par un motif que nous igno- 
rons, M. Dupin supprima son livre, dont les exemplaires sont 
devenus une rareté bibliographique ; mais à l'aide des pères 
jésuites Berthier et Plesse, il le refondit en trois volumes 
sous le titre d'Observations sur un livre intitulé l'Esprit des lois, 
divisées en trois parties ^. 

Ce livre, dont Voltaire s'est servi dans son Commentaire 
sur l'Esprit des lois, a les qualités et les défauts des Observa-' 
lions de Crévier dont nous parlerons plus loin. C'est l'œuvre 
de savants estimables qui ne se font faute de reprendre Montes- 
quieu sur l'inexactitude d'un grand nombre de citations, et 
sur les conséquences qu'il en tire ; mais le mérite de l'Esprit 
des lois leur échappe, ou plutôt l'originalité et la hardiesse 
de Montesquieu les effraye. Ils appartiennent à cette école de 



1. Paris 1740, chez Benjamin Serpentîa, 

2. Lettr$ à l'abbé Venuti, Paris, 47 SO, 

3. Lettre à l'abbé de Guasco, Paris, 175 

4. Trois volumes petit in-8, sans date, ni nom d^auteur on imprimeur. On 
croit que l*ou?rage parut en 1753. La préface, que l'on attribue k madame 
Dupin, est de J.-J. Rousseau, son secrétaire. V le livre VII des Confessions* 



XL INTRODUCTION 

gens timorés qui sanctifient les abus quand ils sont anciens, 
et ne permettent pas qu*on maltraite les Pharaons de peur que 
la critique ne retombe sur la royauté française. C'est ainsi que 
Dupin en veut aux Romains d'avoir chassé Tarquin le Su- 
perbe : (( L'exil des Tarquins, dit-il, en délivrant Rome de 
ses tyrans domestiques, accrut au dehors le nombre de ses 
ennemis. 11 lui fit perdre ses alliés ; et cette ville, destinée à 
être la maîtresse du monde, fut près de rentrer dans le 
néant d'où elle étoit sortie deux cent quarante-trois ans au- 
paravant. D'ailleurs cet exemple, puisé dans les temps orageux 
d*un État naissant, ne justifiera jamais V attentat des sujets contre 
leur souverain '. » 

Rencontre -t-il sur son chemin un passage où Montes- 
quieu parle de la dictature, sans même la juger, Thonnête 
fermier général profite de l'occasion pour célébrer la mo- 
narchie. « L'excellence du gouvernement d'un seul est si 
bien démontrée, dans les républiques mêmes, que sitôt que 
Rome se voyoit menacée de quelque danger, elle créoit un 
dictateur, magistrat qui exerçoit un pouvoir tout à fait mo- 
narchique, et plus étendu que celui des rois qui avaient fondé 
cet empire*.» 

Réduire l'histoire du monde à l'apologie de la royauté 
française, c'est un système commode ; mais on peut douter 
que de pareils critiques, malgré la pureté de leur foi monar- 
chique, eussent qualité j)Our corriger et réformer Montes- 
quieu. Ce qu'ils ont prouvé le plus clairement, c'est la peti- 
tesse de leur esprit. 

Peut-être faudrait-il parler des observations que Grosley 
adressa à Montesquieu en 1750. Elles frappèrent le président. 
Il y fit une réponse, qu'on nous a conservée. De cette 
réponse môme il a tiré un chapitre de l'Espi*it des tow'. 



1. Observations sur le livre Xf, chap. xii. 

2. Ibid., liv. XI, ch. xvi. 

3. Livre XV, ch. ix, dans l'Édition de 1758. 



A LTSPRIT DES LOIS. xli 

Mais je ne crois pas que ces observations aient été imprimées 
du vivant de Montesquieu. 

Tout le bruit qui se faisait autour de son livre avait attristé 
le président. Il se plaignait de n'être pas compris ; il sentait 
qu'il était trop sérieux pour la frivolité des salons de Paris. 

« S'il m'est permis de prédire la fortune de mon oavrage, écrit-il dans 
une note qui nous a été conservée S il sera plus approuvé que lu. De 
pareilles lectures peuvent être un plaisir, elles ne sont jamais un amuse- 
sèment. J*avois conçu le dessoin de donner plus d*étendue et de profondeur 
à quelques endroiu de mon Esprit: J*en suis devenu incapable ; mes lec- 
tures m*ont affoibli les yeux, et il me semble que ce qu*il me reste encore 
de lumière n'est que Taurore du Jour où ils se fermeront pour Jamais. » 

Pour être complet, il me resterait à indiquer quelques 
ouvrages publiés du vivant de Montesquieu, mais dont il ne 
parle pas dans ce qui nous reste de sa correspondance. Telles 
sont les cinq lettres de La Beaumelle sur l'Esprit des lois. 
C'est une apologie enthousiaste du livre et de l'auteur. La 
partie la plus curieuse est celle où La Beaumelle, qui vivait 
alors à Copenhague, démontre que la royauté absolue du 
Danemark n'a rien de commun avec le despotisme, tel que 
Tentend Montesquieu. 

Ces lettres ont paru en 1753, à la suite d'un ouvrage inti- 
tulé : Extrait du livre de VEsprit des lois, chapitre par cha- 
pitre, avec des remarques sur quelques endroits particuliers de 
ce livre, et une idée de toutes les critiques qui en ont élè faites*. 
Ces remarques, qu'on attribue à Forbonnais, sont d'un esprit 
modéré et craintif. Le critique est un partisan de l'abbé Du 
Bos, un Français de bonne souche qui n'admire que son pays, 
et qui regarde avec effroi les désordres de la liberté anglaise. 
La hardiesse de Montesquieu l'effraye, mais il se sent attiré 
vers ce grand esprit, et n'en parle qu'avec respect. 

Citerai-je encore l'essai du comte G. de Cataneo, gen- 

i. Pensées de Montesquieu, 

1. Un volume in-i2, Amsterdam, chez Arkstée et Merkus, 1753. 



xLii INTRODUCTION 

tilhomme vénitien au service de Frédéric II ? La source, la 
force et le véritable esprit des lois , pour servir de réponse au 
livre de l'Esprit des lois et de l* Homme machine^, est une 
œuvre insigniûante et prétentieuse, écrite dans une langue 
qui n'est ni du français, ni de l'italien. Tout en déclarant, 
dans son jargon, que le style de V Esprit des lois est un tor- 
rent de lait, détrempé d'excellent vin de Champagne, Cataneo 
cherche à se faire valoir en montrant qu'il en sait plus long 
que Montesquieu, et que s'il avait fait VEsprit des lois, il l'au- 
rait compris tout autrement. C'est le défaut général des cri- 
tiques de VEsprit des lois; on est trop souvent tenté de leur 
appliquer le mot si fin et si juste de Montesquieu, écrivant 
à l'abbé de Guasco : u A l'égard du plan que le petit ministre 
de Wurtemberg voudrait que j'eusse suivi dans un ouvrage 
qui porte le titre d'Esprit des lois, répondez-lui que mon 
intention a été de faire mon ouvrage et non pas le sien*. » 



§ IV. Comment l'Esprit des lois fut-il reçu 
A l'étranger? 

« Pendant que les insectes tourmentaient M. de Montes- 
quieu dans son propre pays » (on reconnaît le style de d'Alem- 
bert), l'Europe entière accueillait avec faveur le nouveau 
chef-d'œuvre du maître. L'étranger, qui n'est pas mêlé aux 
petites jalousies locales, est toujours mieux placé pour juger 
un livre; son impartialité lui permet de jouer à quelques 
égards le rôle de la postérité. A Vienne seulement, on eut 
des inquiétudes ; le bruit courait que les Jésuites avaient eu 
le crédit de faire défendre la vente de VEsprit des lois, 
« sachant bien, écrit Montesquieu, que je n'y étois pas pour 
dire mes raisons; tout cela dans l'objet de pouvoir dire à 

1. Un vol. in-X^ de 2^i pages. A 1a Haye, chez M. F. L, Varon, libraire 
dans le PooU, 1753. 

2. Lettre à Vabbé de Guasco, Paris, 1750. 



A L'ESPRIT DES LOIS. xliii 

Paris que ce livre est bien pernicieuic, puisqu'il a été défendu 
à Vienne, de se prévaloir de Fautorité d'une si grande cour, 
et de faire usage du respect et de cette espèce de culte que 
toute l'Europe rend à Tlmpératrice*. » Tout n'était pas faux 
dans cette nouvelle ; les Jésuites s'étaient remués pour empê- 
cher l'entrée de VEsprit des lois en Autriche; mais Van Swie- 
ten, premier médecin de la cour, et à ce titre, chose bizarre, 
bibliothécaire impérial, et président du comité de censure, ne 
voulut point se prêter à cette proscription littéraire ; il eut 
l'honneur de protéger Montesquieu. 

En Prusse, on n'avait pas à craindre ces misérables tra- 
casseries. L'Académie de Berlin , dont Montesquieu faisait 
partie, était pleine de Français qui admiraient leur illustre 
confrère. Le secrétaire de l'Académie de Berlin, Formey, ûls 
de Français réfugiés, publia un extrait ou analyse de VEsprit 
des lois des plus flatteurs, à en juger par la lettre que Mon- 
tesquieu lui écrivit en 1751. « Je n'ai lu que très-tard le bel 
extrait de VEsprit des lois qui est dans la Dibliotfièque impar^ 
tiale, que j'ai fait venir de Hollande sur la seule réputation 
de votre nom, ayant toujours recherché vos écrits, comme 
Von a coutume de chercher la lumière!.,. Les grands hommes 
comme vous sont recherches, on se jette à leur tête, etc. )> A la 
distance où nous sommes, il paraît singulier d'entendre un 
pareil éloge ; on songe involontairement que Montesquieu 
vivait au bord de la Garonne ; mais Formey, aujourd'hui fort 
oublié, a eu son moment de gloire. C'était un de ces cri- 
tiques laborieux qui font Téducation du public en lui appre- 
nant à connaître et à admirer les bons livres. Maltraité en 
France, Montesquieu devait être d'autant plus heureux de 
trouver des juges à Berlin. 

Là-bas, d'ailleurs, régnait un roi philosophe , ou , pour 
mieux dire, un prince rusé qui savait habilement tourner au 
profit de son ambition l'admiration naïve des philosophes 

i. Lettre à M. de Stainville, du 27 mat 1750. 



XLiv INTRODUCTION 

français. Tandis qu'à Versailles des ministres imbéciles 
croyaient sauver la religion et la société en empêchant VEs- 
prit des lois ou la Henriade de paraître en France, le grand 
Frédéric jouait avec Voltaire et ses amis une comédie, dont 
tout le bénéûce était pour lui. S'il flattait les apôtres des idées 
nouvelles, il recevait en échange un vernis de popularité qui 
lui permettait de tenter les coups de main les plus criminels, 
avec la complicité de ceux qui disposaient de l'opinion. Ce 
n'était pas de ce protecteur des lettres que Montesquieu avait 
rien à craindre ; il n'en pouvait attendre que des compliments ; 
mais Usbck était trop fin pour être la dupe du philosophe 
de Sans-Souci. « Les rois, écrit-il, seront peut-être les der- 
niers qui me liront ; peut-être même ne me liront-ils pas du 
tout. Je sais cependant qu'il en est un dans le monde qui m'a 
lu, et M. de Maupertuis m'a mandé qu'il avoit trouvé des 
choses où il n'étoit pas de mon avis. Je lui ai répondu que je 
parierois bien que je mettrois le doigt sur ces choses *. » 
Peut-être n'est-il pas difficile de deviner ce qui n'agréait point 
au roi de Prusse. Frédéric II disait à Hertzberg que « Montes- 
quieu ni Tacite ne pourraient jamais être traduits en alle- 
mand' » ; il connaissait son peuple. L'amour de la liberté, la 
haine du despotisme, le fier sentiment de l'honneur, tout cela 
est un langage étranger qui n'éveille point d'écho sur la terre 
d'Arminius. Les princes y ont mis bon ordre, à commencer 
par Frédéric ; il est plus commode de commander à des sol- 
dats que de régner sur des citoyens. 

En Angleterre, le succès de l'Espnt des lois fut très-grand. 
Dès l'année 1750, Thomas Nugent en publia une excellente 
traduction*. Il était naturel que les Anglais reçussent avec 
faveur un livre qui faisait l'éloge non-seulement de leur 
Constitution, mais de leur caractère et de leurs mœurs. Mon- 



1. Lettre à l'abbé de Guasco, du H mars 1750. 

2. Vie de Frédéric II, t, 9, pag. 68, édit. de i79i. 

3. LeUre à Thomas Nugent, du 48 octobre 4750. 



A L'ESPRIT DES LOIS. xlv 

tesquieu avait passé deux ans à Londres, il avait fait sa cour 
à la reine Anne, il avait vécu dans Tintimité de lord Ghes- 
terfield et des hommes politiques les plus considérables, il 
avait étudié avec soin et sur place le plus libre pays qui soit 
au monde ^ comment n'aurait-on pas été touché de ses juge- 
ments? Si dédaigneux des autres nations que soient les 
Anglais, les écrivains français jouaient un assez grand rôle 
au dernier siècle pour qu a Londres môme on ne fût pas 
indifférent à Topinion d'un homme tel que Montesquieu. En 
revanche, l'éloge des institutions anglaises blessa profondé- 
ment cette nombreuse classe de Français qui se faisait gloire 
de n'avoir que du mépris pour tout ce qui était étranger. « A 
force d'être ami des hommes, écrivait Crévier, l'auteur de 
VEspril des lois cesse d'aimer autant qu'il le doit sa patrie... 
L'Anglois doit être flatté en lisant cet ouvrage, mais cette lec- 
ture n'est capable que de mortifier les bons François *. » Mon- 
tesquieu avait prévu cette accusation dangereuse ; c'est ce qui 
explique, comme je l'ai dit plus haut, l'obscurité de certains 
passages de VEspril des lois. Cette obscurité est un calcul. 

Le fameux chapitre de la ConsUtuUon d'Angleterre nous 
apprend peu de chose aujourd'hui ; on a tant écrit sur ce 
sujet épuisé, mais en 1748 c'était une nouveauté. La Consti- 
tution anglaise n'est pas rédigée en articles comme nos consti- 
tutions modernes ; elle repose sur un ensemble de lois, 
d'usages, de précédents qui remontent d'âge en âge jusqu'à 
la Grande -Charte. Se reconnaître dans ce dédale était au der- 
nier siècle le privilège des jurisconsultes parlementaires. 
Locke, dans son traité du Gouvernement civil avait commencé 
à séculariser la science, mais Montesquieu est le premier qui, 
par un exposé systématique, ait mis les principes de la Con- 
stitution anglaise à la portée de tout le monde ; il est le pre- 
mier qui ait porté le flambeau dans cette œuvre massive, et 



1. Notes sur V Angleterre. 

% Observations sur VEsprit des lois, p. 9, 



xLvi INTRODUCTION 

qui ait montré que ces vieux remparts féodaux abritaient la 
liberté la plus large et la mieux réglée ^ Il avait fallu un 
coup de génie pour réunir tant d'éléments épars et en faire 
admirer la puissante unité. C'était presque une révélation. 
Aussi ne doit-on pas s'étonner qu'un jurisconsulte métho- 
dique comme était Blackstone se soit fait le disciple de 
Montesquieu, et quïl le cite comme une autorité. Si Ion en 
croit un écrivain du dernier siècle, Blackstone n'aurait pas 
été le seul qui donnât à Montesquieu droit de cité parmi 
les jurisconsultes anglais, u On sait, dit Lenglet, qu'il se 
trouve toujours un exemplaire de l'Espni des lois sur une 
table de la Chambre des communes*. » J'ignore où Lenglet a 
pris ce fait singulier. S'il est vrai, ce dont je doute, c'est le 
plus bel hommage qu'un publiciste ait jamais reçu. On a 
traité Montesquieu en législateur. 

Du reste les Anglais étaient mieux placés que nous pour 
goûter certaines qualités de ce génie puissant. Si par la grâce 
et la finesse de son langage Montesquieu est Français, et 
même Gascon, il faut reconnaître que par le fond des idées, 
il est de l'école anglaise. On sent en lui la modération et la 
solidité de ces hommes d'État qui traitent la politique non 
comme une passion, non comme une religion, mais comme 
une affaire. Il a, lui aussi, le respect de la tradition et le 
goût de la liberté ; ce n'est pas de la violence, c'est de la . 
raison et de- la justice qu'il attend la réforme des abus et le 
progrès de la civilisation. Lord Chesterfield, son ami, lui a 
rendu sur ce point un hommage mérité '. C'est le jugement 
le plus vrai que les contemporains aient porté sur Montes- 
quieu. Disons, pour être équitables, qu'en 1755, c'est en 



\.La Constitution d' Angleterre du Genevois Delolme, ouvrage qui est à 
vrai dire le développement des deux chapitres de Montesquieu sur TÂn- 
gleterre, n*a paru qu'en 1771. 

2. Lenglet. Essais ou observations sur Montesquieu, PtsisilSlf pag. 120. 

3. Cet éloge, contenu dans VEveninç'Post, nous a été conservé par 
d*Alembert. 



A L'ESPRIT DES LOIS. xlvii 

Angleterre seulement qu'on pouvait parler avec cette fran- 
chise. 

Le 10 de ce mois (février 1755) est mort à Paris, universellement et 
sincèrement regretté, Charles Secondât baron de Montesquieu, et président 
à mortier du Parlement de Bordeaux. Ses vertus ont fait honneur à la 
nature humaine, et ses écrits à la jurisprudence. Ami du genre humain, il 
en soutint énergiquement les droits incontestables et inaltérables; il le fit 
même dans sa patrie, dont il regretta toujours les préjugés en fait de reli- 
gion et de gouvernement; il essaya et non sans succès de les écarter. Il 
connaissait bien, et il admirait avec raison Theureuse constitution de notre 
pays, où des lois fixes et connues empêchent également la monarchie de 
dégénérer en despotisme, et la liberté de dégénérer en licence. Ses écrits 
assurent la célébrité de son nom ; ils lui survivront aussi longtemps que la 
droite raison, la morale, et le véritable esprit des lois seront compris, res- 
pectés, défendus. » 

Mais, dans toute l'Europe, ce fut Tltalie qui accueillit 
VEsprit des lois avec le plus d'enthousiasme. Montesquieu 
y avait beaucoup d'amis, et d'ailleurs quel pays était mieux 
fait pour goûter tant de raison, assaisonnée de tant d'esprit '? 

Il faut bien, écrit-il à Tabbé Venati, que je vous donne des nouvelles 
d'Italie sur VEsprit det lois. M. le duc de Nivernois en écrivit il y a trois 
semaines à M. de Forçai quier, d*une manière que je ne saurois vous répéter 
sans rougir. Il y a deux jours qu*il en reçut une autre dans laquelle il 
marque, que dès qu'il parut à Turin, le roi de Sardaigne> le lut. Il ne 
m'est pas permis non plus de répéter ce qu'il en dit : je vous dirai seu- 
lement le fait : c'est qu'il le donna pour le lire à son fils le duc de Savoie, qui 
l'a lu deux fois : Le marquis de Breil me mande qu'il lui a dit qu'il 
vouloit la Ure toute sa vie*. 

11 y eut cependant une protestation à Turin. Le père Ger- 
dil, savant barnabite qui fut plus tard cardinal, et manqua 
d'être pape, essaya de réfuter Montesquieu*; il le lit avec 

1. Pour plus de détails, voyei les Recherches sur VEsprit des lois du 
comte Sclopis, pag. 123 et suiv. 

2. Charles Emmanuel III, père de Victor Âmédée III. 

3. Lettre de 47SO. 

4. Dans un discours prononcé le 5 novembre 1750 à Turin, et qui a 
pour titre : Virtutem politicam ad optimum statum non minw Regno quam 



XLViii INTRODUCTION 

modération et bon goût. « La critique du père Gerdil, écri- 
vait Montesquieu, est faite par un homme qui méritcroit de 
m'entendre, et puis de me critiquer'. » C'était là sa plainte 
ordinaire, et cette fois encore il avait raison. 

A Florence, en 1754, un magistrat fort instruit, l'auditeur 
Bertolini, fit en français une analyse raisonnée de l'Esprit des 
lois*, qui fut loin de déplaire k Montesquieu'. Ce n'était à 
l'origine qu'une préface. Bertolini voulait, au moyen de 
notes, jointes à VEsprlt des lois, montrer la conformité de 
penser de Tauteur avec les plus grands génies de tous les 
âges. Je ne crois pas que cette édition ait jamais été publiée. 
Vanalyse raisonnée, moins serrée que celle de d'Alembert, 
ne manque pas d'intérêt. Elle nous révèle un détail à peu 
près ignoré aujourd'hui. « Montesquieu, dit Bertolini, ne 
paroU avoir fait son ouvrage que pour s'opposer aux senti- 
ments de l'abbé de Saint-Pierre, comme Aristote ne composa 
sa Politique que pour combattre celle de Platon. » Aujourd'hui 
personne ne lit les rêves de lexcellent abbé. Mais il a eu 
son heure de célébrité, et je crois qu'en effet Montesquieu 
l'a plus d'une fois combattu sans le nommer. 

Il y avait dans ce travail un passage où Bertolini disait 
que Montesquieu avait mieux fait sentir aux Anglais la beauté 
de leur gouvernement que leurs auteurs mêmes. La modestie 
de Montesquieu s'effaroucha de cet éloge, et il le fit retran- 
cher. « Si les Anglois, dit-il, trouvent que cela soit ainsi, eux 
qui connaissent mieux leurs livres que nous, on peut être 
sûr qu'ils auront la générosité de le dire; ainsi renvoyons- 
leur cette question *. » 

Beipublicœ necessariam esse. M. Sclopis ea donne l'analyse dans ses curieuses 
Recherches sur VEsprit des lois, p. 138. 

1. Lettre à Guasco, du ,8 aoûtiVoi. 

2i En tête de ce volume nous donnons cette analyse raisonnée qui a 
été publiée pour la première fois en France dans les OEuvres posthumes de 
Montesquieu, Paris, 1798, in-12. 

3. Lettre de Montesquieu, du 51 décembre 17 5i. 

4. Lettre à Bertolini, 31 décembre 17S4, 



A L'ESPRIT DES LOIS. xlix 

On fit plusieurs traductions de l'Esprit des lois^. En 1750, 
Montesquieu parle d'une traduction qu'on faisait à Naples'; 
en 175Û, il remercie Tabbé de Guasco qui, dès l'année 17Z|7, 
avait entrepris une œuvre semblable. « Je suis fort aise, lui 
écrit-il, que S. A. R. Monseigneur le duc de Savoie agrée la 
dédicace de votre traduction italienne, et très-flatté que 
mon ouvrage paroisse en Italie sous de si grands auspices. 
J'ai achevé de lire cette traduction, et j'ai trouvé partout mes 
pensées rendues aussi clairement que fidèlement. Votre 
épître dédicatoire est aussi très-bien '. » Malheureusement, 
cette traduction n'a pas été imprimée; il faut le regretter, 
car elle nous aurait conservé un chapitre qui n'est pas dans 
l'édition française. Au mois de juillet 1747, Montesquieu écrit 
à son ami qu'il a retranché de son livre un chapitre sur le 
Stathoudérat, qui aurait peut-être été mal reçu en France au 
moment où l'Angleterre, en guerre avec nous, venait de faire 
nommer le prince d'Orange. « Cela n'empêchera pas, écrit 
Montesquieu, que je ne vous donne dans la suite ce chapitre 
pour la traduction italienne que vous avez entreprise. » 
Guasco a eu entre les mains ces pages retranchées; il nous 
dit que l'auteur faisait voir la nécessité d'un stathoudérat 
comme partie intégrante de la constitution de la République. 
Ne serait-ce pas une bonne fortune que de retrouver cette 
opinion de Montesquieu? 

En Italie, on ne se contenta pas de lire VEsprit des lois, 
on s'en inspira; Beccaria et Filangieri sont les élèves de 
Montesquieu. Il est vrai que dans la Science de la législation, 
Filangieri combat plus d'une fois son maître ; il se plaint que 
l'auteur de l'Esprit des lois n'ait raisonné que sur les choses 
telles qu'elles sont, ou qu'elles ont été, sans examiner com- 
ment elles auraient dû être; en deux mots, il veut unir la 

1. n en est une qui a effacé toutes les autres, c*est celle qui a été 
publiée à Naples en 1777 avec les notes du savant Genovesi. 

2. Lettré au duc de Nivernois. 

3. Lettre à Guasco, du 9 décembre 4754, 

m. d 



L INTRODUCTION 

théorie à la pratique; mais quelles que soient ses critiques, il 
est imprégné des idées de Montesquieu, et on peut dire sans 
crainte que l'œuvre du Français a enfanté celle du Napoli- 
tain. Quant à Beccaria, il se plaît en toute occasion à avouer 
Montesquieu pour son maître : Alla leltura dello Spirilo delk 
Leggi, écrit Beccaria à Tabbé Morellet, dehbo gran parle délie 
mie idee^K Beccaria a eu cette rare fortune que les pages 
éloquentes de son petit livre ont emporté la réforme que 
Montesquieu avait préparée. On ne sait pas assez ce qu'était 
au dernier siècle la barbarie des lois criminelles. Qu'on lise 
les traités de Muyard de Vouglans, ou de Jousse, qu'on 
parcoure l'ordonnance criminelle de Marie-Thérèse, la grande 
Reine^, ordonnance qui cependant était une réforme, on sera 
épouvanté de cette cruauté qui n'a pas conscience d'elle- 
même. C'est Louis XVI, c'est la Révolution qui ont chassé de 
nos lois toutes ces horreurs ; mais qu'on ne s'y trompe pas, 
c'est Montesquieu qui le premier apprit à l'Europe à rougir 
de toutes ces abominations. 

En parlant de l'accueil que lEsprit des lois reçut à l'étran- 
ger, du vivant de Montesquieu, il me sera permis d'aller un 
peu plus loin, et de signaler le singulier hommage qu'on lui 
rendit en Russie, douze ans après sa mort. On connaît 
ïînstruclion donnèepar Catherine II, impératrice el législatrice 
de toutes les Russies, à la commission établie pour travailler à 
la rédaction d'un nouveau Code de lois. C'est en 1767 que 
Catherine, non moins habile que Frédéric II à captiver l'opi- 
nion, imagina de se présenter à l'Europe comme l'apôtre de 
la civilisation et des idées modernes. VlnstruUion, publiée 
en russe et en allemand à l'Imprimerie impériale de Moscou, 
parut en français à Lausanne, durant Tannée 1769. En tête 
de l'ouvrage, une gravure représente le médaillon de Cathe- 
rine, accompagné de l'inscription suivante, qui n'a pas été 



i. Sclopis, Afc/i«rc/ie5, p. 131. 

2. ExpreBsion de Montesquieu dans la lettre à Bertolini. 



A L'ESPRIT DES LOIS. li 

faite par un ennemi : Catharina H, semper Âugusta, Imperii 
Ross, legislatrix humanissima, populorum conservatrix, bono 
publico nala, seris nepotibus colenda. L'avant-propos des édi- 
teurs reproduit une lettre de Frédéric II à sa sœur, lettre 
dans laquelle le roi de Prusse, en prince galant, place Tlm- 
pératrice entre Lycurgue et Selon. Rien ne manque à la 
mise en scène, aussi le succès fut-il complet; tous les philo- 
sophes du temps exaltèrent à Tenvi la Simiramis du Nord. 

Je ne veux point diminuer Catherine. J'admettrai si Ton 
veut que, séduite par le génie de Montesquieu, frappée par 
le succès de Bcccaria, qu'en ce moment môme elle invitait 
à venir en Russie, Tlmpérairice a voulu réformer les lois de 
son empire et en chasser la barbarie; mais il faut reconnaître 
que V Instruction, quel qu'en soit l'auteur, n'est que le cahier 
d'un écoHer. Dans ses cinq cent vingt-cinq paragraphes, on 
ne trouve guère que des extraits de V Esprit des lois et du 
Traité des délits et des peines. C'est un résumé, fait avec les 
paroles mêmes des auteurs, et l'on se demande ce que les 
commissaires pouvaient tirer d'articles tels que ceux-ci : 
Art. 1^1, a La nature et le climat dominent presque seuls les 
nations sauvages. » Art. 48. « Les manières gouvernent la 
Chine. » Art. 49. « Les lois tyrannisent le Japon. » Art. 50. 
u Les mœurs donnoient autrefois le ton dans Lacédémone. » 
Art. 51. u Les maximes du gouvernement et les mœurs 
anciennes le donnoient dans Rome, etc. » 

Ce que l'Impératrice ou ses conseillers ont le mieux 
compris, c'est ce que Montesquieu a dit de l'étendue des 
empires. Art. 10. a Un empire étendu suppose naturellement 
un pouvoir illimité dans la personne qui le gouverne. La 
promptitude dans la décision des affaires qui surviennent des 
endroits éloignés doit compenser leur lenteur à parvenir, 
suite nécessaire de cet éloignement. » Voilà les prémisses 
posées par Montesquieu, dans le chapitre xix du huitième livre 
de r Esprit des lois; voici la conséquence tirée par Cathe- 
rine : Art. 11. « Toute autre forme de gouvernement ne 



LU INTRODUCTION 

seroit pas seulement nuisible à la Russie ; elle entraînerait à 
la fin sa destruction totale. » C'est de cette façon que Mon- 
tesquieu, arrangé ad usum imperii, devient l'apologiste du 
pouvoir absolu. Qui s'en douterait en le lisant? 

Malgré tout, il y a un hommage flatteur dans cette tenta- 
tive de Catherine II. Pour réformer son peuple, pour faire 
régner l'humanité dans ses États, l'Impératrice sentait qu'elle 
ne pouvait s'adresser qu'à Montesquieu, etàBeccariason élève. 
C'était beaucoup que de se proposer de si bons modèles 
en 1767; il fallut plus longtemps pour qu'en France l'auto- 
rité royale rendit justice à Montesquieu. 

S V. DES COMMENTAIRES PUBLIÉS DEPUIS LA MORT 
DE MONTESQUIEU JUSQU'a NOS JOURS. 

Les premiers travaux qui ont paru sur VEsprii des lois 
après la mort de Montesquieu, sont des analyses qui ont pour 
objet de mieux faire comprendre l'objet de ce grand ouvrage. 
Telle avait été la pensée de Bertolini, en 1754, telle fut celle de 
d'Alembert, lorsqu'on 1755 il publia à la suite de l'éloge de 
Montesquieu une analyse de PEsprit des lois. Ce résumé, un 
peu froid, un peu sec, et qui témoigne peu de critique chez 
d'Alembert, a du moins le mérite de la clarté et de l'exacti- 
tude ; aussi la plupart des éditeurs l'ont-ils conservé comme 
une introduction à l'œuvre de Montesquieu. 

En 1758, Antoine Pecquet, grand maître des eaux et forêts 
de Rouen, publia à Paris une Analyse raisonnée de l'Esprit des 
lois du président de Montesquieu '. L'auteur s'est proposé de 
faire connaître exactement le plan de l'Esprit des lois, plan 
qui a échappé à plus d'un lecteur. Il a cru y réussir en ren- 

1. Ua vol in-i2. Pecquet avait déjà publié VEsprit des maximes poU^ 
tiques, 2 vol. in-12. Dans cet ouvrage il avait discuté tout ce qui, dans le 
IX* et le X* livre de VEsprit d$s lois, concerne le rapport des lois avec la 
force défensive et offensive des États. Pecquet s*était fait une certaine répu- 
tation de Jurisconsulte par ses Lois forestières, 2 vol. in-4<'. 



A L'ESPRIT DES LOIS. lui 

versant Tordre que Montesquieu a suivi dans les chapitres de 
son livre ; il a espéré que par ce moyen il répondrait à des 
objections, faites par des hommes qui ne saisissent pas la 
liaison des idées, ou qui se plaisent à tout critiquer « comme 
si c'étoit un moyen de se venger d'une supériorité qui blesse 
leur amour-propre ', »> L'intention de Pecquet était bonne; 
mais l'exécution est médiocre ; il y a peu de chose à tirer de 
son analyse, quoiqu'elle soit faite avec soin, et qu'elle con- 
tienne quelques réflexions judicieuses. 

D'Alembert et Pecquet sont des admirateurs de Montes- 
quieu ; on n'en peut dire autant de Crévier, qui publia en 
1764 des Observations sur le livre de VEsprit des lois *. Cré- 
vier, professeur de rhétorique au collège de Beauvais, s'était 
fait un certain nom au dernier siècle comme continuateur de 
Rollin ; mais il n'était pas de taille à se mesurer avec Mon- 
tesquieu, et il n avait rien de ce qu'il faut pour le juger avec 
équité. Pédant et dévot, il reprend la succession des Nouvelles 
ecclésiastiques et de Dupin, pour traiter de la façon la plus 
dure un auteur qui, à son avis, manque de patriotisme, 
d'érudition, de logique, et qui n'est qu'un ennemi de l'ortho- 
doxie chrétienne ; ennemi d'autant plus dangereux qu'il est 
plus caché. A VEsprit des lois il oppose le traité de droit 
naturel que le chancelier d'Aguesseau a mis en tête de son 
Instiiuiion au droit public. M. d'Aguesseau, voilà pour lui 
l'écrivain vraiment illustre, le philosophe chrétien « qui a 
une supériorité infinie sur celui qui n'a suivi qu'une raison 
aveugle'.» 

Les Observations sont divisées en deux parties. S 1. Défaut 
d'exactitude sur les faits historiques et dans l'interprétation 
des textes. § IL Faux principes en matière de métaphysique, 
de morale et de religion. 



1. Avertissement^ p. VI. 

2. Paris, chez Desaint, un yoL ia-lS. 

3. Observations, p. 155. 



Liv INTRODUCTION 

Dans la première partie de sa critique, Crévier a souvent 
raison. Faible dans Tappréciation des faits, et n'ayant pas le coup 
d'œil politique de Montesquieu (on ne s'en aperçoit que trop 
en lisant son Histoire des Empereurs)^ il connaît mieux les textes, 
et n'a point cette vivacité d'imagination qui a quelquefois 
entraîné l'auteur de l'Esprit des lois à voir dans Tite-Live ou 
Tacite ce qui n'y était pas. Nous avons tiré plus d'une note 
de Crévier, quoiqu'à vrai dire elles ne changent rien à la 
physionomie générale du livre, mais il est toujours bon de 
corriger une erreur*. 

Quant à la seconde partie des Observations, elle est amère 
et violente, sans sortir des lieux communs à l'usage des dévots. 
Crévier veut bien admettre que Montesquieu montre de 
l'équité et de la douceur, et qu'il est plein d'humanité, mais 
il ne peut comprendre qu'un homme de bon sens ose mettre 
en doute la perfection de l'ordre établi. C'est la vanité qui a 
égaré Montesquieu. Il a voulu ne point suivre les routes 
battues. Pour s'éloigner de la façon de penser commune, il a 
recherché le paradoxe ; il a craint une religion qui l'humi- 
liait *. » Chose curieuse, c'est le langage que le jésuite Routh 
met dans la bouche de Montesquieu mourant ; langage démenti 
par tous les amis qui veillèrent le président à son lit de mort. 

« Il avoua, dit le père Routh, que c'était le goût du neuf, du singulier, 
le désir do passer pour un génie supérieur aux préjugés et aux maximes 
communes, Tenvie de plaire et de mériter les applaudissements de ces per- 
sonnes qui donnent le ton à Testime publique, et qui n'accordent Jamais 
plus sûrement la leur que quand on semble les autoriser à secouer le ]oug 
de toute dépendance et de toute contrainte, qui lui avoient mis les armes à 
la main contre la religion s. » 

i . Deux érudits allemands se sont plu à relever les inexactitudes de Montes- 
quieu. Le premier est J. Â. Ernesti, dans ses Animadversiones philologicœ in 
librum francicum de causis legum ; le second est Ghr. G. Heyne, dans ses 
Opu$cula AccLdemica. Comme Crévier ils ont souvent raison dans le détail ; 
mais toutes ces critiques ont peu de portée, et n'affaiblissent guère les 
jugements et les vues de Montesquieu. 

2. Observations, p. 11 . 

3. De la lettre publiée par le père Routh après la mort de Montesquieu 



A L'ESPRIT DES LOIS. lv 

On peut assurer que Montesquieu n'a jamais tenu un dis- 
cours sembable ; mais il n'est pas le seul à qui on ait prêté 
de pareils sentiments. Le Journal de Trévoux, le père Routh, 
Crévier et bien d'autres n'ont jamais vu qu'un téméraire, un 
fou, un criminel, dans le philosophe qui a l'audace de cher- 
cher la vérité par le seul effort de sa raison. 

Aussi faut-il voir de quel ton le professeur de rhétorique 
traite Tauteur de l'Esprit des lois. Associer la philosophie à 
la raison pour expliquer l'adoucissement du droit des gens, 
c'est de l'indifférence. Examiner et comparer les diverses 
religions du monde, c'est ignoble. Le christianisme exclut 
toute comparaison : il ne peut être comparé qu'à lui-même '. 
Faire l'éloge de Julien, «cet empereur qui n'avait nulle dignité 
dans sa conduite ni dans son style », c'est une honte; l'élever 
au-dessus de Théodose, c'est de l'indécence '. Défendre la 
tolérance universelle, c'est de l'irréligion caractérisée ; traiter 
Machiavel et Bayle de grands hommes, c'est montrer qu'on 
a un faible pour tous ceux qui ont fait profession d'impiété'. 

Le tout finit par une malédiction contre les nouveaux philo- 
sophes, « fléaux plus pernicieux au genre humain que les Ta- 
merlan et les Attila^ » ; malédiction accompagnée, suivant Tu- 
sage, d'une prière, « afin que ces apôtres d'irréligion reconnais- 
sent enfin leur aveuglement déplorable, et édifient la société 
par une abjuration sincère de leurs dogmes funestes ». C'est 
tout le mal que vous souhaite un chrétien, qui se souvient que 
vous êtes ses frères, et qui a appris de la loi de Jésus-Christ 
à vouloir le bien véritable de ceux qui font les plus grands 
maux. Bealus vir cujus est nomen Domini spes ejus, et non 
respexit in vanitales et insanias falsas, (Ps. xxxix, v. 5.) La 

Je ne conoais que ce passage. Je remprunte à l'édition des œuvres de 
Montesquieu publiée par Bastion, Paris, 1788, 1. 1, Préface, p. 12. 

1. Observations, p. 247. 

2. Observations, p. 270. 

3. Observations, p. 271, 273. 

4. Observations, p. 303. 



LVi INTRODUCTION 

bénédiction, a dit M«» de Gasparin, est la dernière vengeance 
des dévots. 

Tel est le pamphlet de cet honnête pharisien, il avoue 
qu'au début il a été fasciné par les beautés éclatantes de 
VEsprit des lois, mais que « les conseils d'un grand magistrat 
en qui les lumières égalent Tamour de la vertu, l'ont éclairé 
et lui ont fait voir distinctement les taches énormes qu'il 
n'avait aperçues qu'à travers une lueur éblouissante '. » Les 
éloges que Crévier prodigue au chancelier permettent de 
croire que ce grand magistrat, qui n'admirait point Montes- 
quieu, pourrait bien être d'Aguesseau. Il est vrai que le chan- 
celier mourut en 1751, treize ans avant la publication des 
Observations, mais l'ouvrage était de plus ancienne date, et 
suivant toute apparence il a été commencé dès l'apparition 
de VEsprit des lois. Autrement on ne s'expliquerait pas pour- 
quoi les critiques de Crévier portent sur l'édition de 1749, et 
visent des passages supprimés ou modifiés dans les éditions 
suivantes. 

Quoi qu'il en soit, on s'attendait dans un certain parti àce 
que le jugement d'un érudit tel que Crévier fit un grand 
effet sur le public. On en peut juger par la curieuse appro- 
bation donnée par le censeur : 

« J'ai lu par ordre de Monseigneur le Chancelier les Observations manu- 
scrites de M. Crévier sur le livre de l'Esprit des lois. Le nom d*un auteur 
qui a fait ses preuves est un heureux préjugé. Cet ouvrage ne perdra rien à 
l'examen; il m*a paru Judicieux et solide. S*U avoit été plus tôt entre les 
mains du public, la séduction auroit fait moins de progrès. 

< JOLLY. 

« En Sorbonne, le 7 mai 1763. « 

Hélas ! le monde est incorrigible : c'est en vain que les 
sages, levant les bras au ciel, conjurent le temps d'arrêter sa 
marche impitoyable et de retourner vers le passé : la séduc- 
tion de la raison n'a pas cessé de faire des progrès. D'Agues- 

1. Obseroations, p. 14. 



A L'ESPRIT DES LOIS. lvii 

seau est entré dans le sanctuaire où reposent ces écrivains 
vénérables qu'on ne lit guère, Montesquieu a été le législa- 
teur des peuples modernes. Il leur a fait aimer la liberté 
politique, la liberté de la presse, le jury, la tolérance univer- 
selle, choses abominables, venins terribles, qui devraient 
emporter notre société, si, comme Mithridate, elle n'avait pris 
lliabitude et le goût de ces poisons, qui ne tuent que ceux 
qui en ont peur. 

L'année môme oùCrévier pubVmt ses Observations, il parut 
à Amsterdam une édition de r Esprit des lois, avec des remar- 
qaes poliliques et philosophiques d'an anonyme *, Cet anonyme 
est Élic Luzac, qui appartenait à une famille de réfugiés 
français. 

Protestant et républicain, Élie Luzac ne partage point les 
préjugés de Crévier ; il rend justice à V Esprit des lois, qu'il 
proclame un livre unique dans son espèce * ; mais, comme la 
plupart des critiques de Montesquieu, il ne saisit point la pensée 
de Tauteur; quelquefois même il a de la peine à en com- 
prendre le langage. Cette parole vive, fine, ironique, le 
déroute ; il signale comme des défauts ces traits de caractère 
qui font le charme de l'Esprit des lois, en nous montrant 
Thomme et en nous faisant oublier l'auteur. 

Au fond Élic Luzac en veut à Montesquieu de n'avoir pas 
fait une œuvre méthodique, avec définitions, divisions, prin- 
cipes et conséquences, et il s'efforce de corriger, autant qu'il 
est en lui, ce défaut qui empêche lEsprit des lois de ressem- 
bler au Droit naturel d'Heineccius. 11 ne lui vient pas à Tidée 
que ce livre, qui l'intéresse et qui le choque, pourrait bien avoir 
quelque chose de la liberté, et du décousu de Montaigne. 
Pour lui, l'Esprit des lois est un traité de droit public qui dit 
à tous les peuples ce qui doit être. A ce point de vue le livre 



1. Chez Arkstée et Merkus, 4 yoI. in-li, 1764. Il y en a uae aatre édi- 
tion de 1773.. 
3. Avertissement. 



LViii INTRODUCTION 

est assurément très-imparfait, car l'auteur s'est proposé un 
objet tout différent. Quand Montesquieu parle des lois fonda* 
mentales de la monarchie, des rangs intermédiaires, du dépôt 
des lois ', c'est-à-dire de la royauté française, des trois ordres 
et du parlement, Élie Luzac cherche à tâtons comment on 
pourrait ramener à un principe universel ces observations, 
qui, en elles-mêmes, sont plus claires que le jour. C'est bien 
autre chose quand il en arrive au chapitre de VÉducation 
dans les monarchies ', et à la définition de l'honneur. Ces 
pages ingénieuses qui nous donnent le secret de la grandeur 
et de la bassesse des nobles français, sont de l'hébreu pour 
l'éditeur hollandais. « Ce passage, dit- il ironiquement, doit 
être bien beau pour ceux qui l'entendent *, et cependant il 
n'est point de français qui ne comprenne aisément et qui 
n'admire tout ce qu'il y a de justesse dans les réflexions de 
Montesquieu. 

Néanmoins le commentaire d'Élie Luzac n'est pas sans 
mérite, c'est l'œuvre d'un homme instruit, d'un critique de 
bonne foi ; nous en avons tiré plus d'une observation. Tout ce 
qu'il dit sur la Hollande est digne d'attention. Du reste il s'est 
à peine occupé des derniers livres qui touchent à l'histoire du 
droit romain et du droit français; et de ce côté son commentaire 
est incomplet. 

En 1767, Richer, avocat au Parlement, celui-là môme qui 
en 1758 avait été choisi par la famille de Montesquieu pour 
donner une édition définitive des Œuvres complètes, avec les 
corrections et additions de l'auteur, Richer, dis-je, publia 
une nouvelle édition de r Esprit des lois en k volumes in-12, 
et la fit précéder d'un avertissement dans lequel il répondait 
assez aigrement à Crévier et à l'anonyme. Cet avertissement, 
qui a été reproduit dans plusieurs éditions, a peu d'intérêt 



1. Esprit des lois, II, iv. 

2. Esprit des lois, IV, ii. 

3. Tome I, p. 57. 



A L'ESPRIT DES LOIS. Ltx 

aujourd'hui. Chemin faisant, Richer réfute, sans le nommer, 
Tavocat Linguet, qui, dans sa Théorie des lois civiles, s'était 
amusé à faire l'apologie du despotisme oriental. Il y a de 
beaux esprits qui cherchent à se faire un nom en rompant en 
visière aux idées reçues ; ils s'imaginent qu'à force d'audace 
on peut remplacer la science par des paradoxes, et en 
imposer au public. Linguet est le roi du genre; on ne peut 
lui refuser ni talent ni courage; mais ces fusées qui éblouis- 
sent un instant la foule s'éteignent bientôt dans la plus pro- 
fonde obscurité. Que reste-t-il de ces volumes que Linguet 
entassait avec une facilité sans pareille? Que reste-t-il de 
l'homme lui-même, malgré sa vie aventureuse et sa fin tra- 
gique? Rien qu'un nom équivoque, et connu à peine des 
curieux. 

Voltaire et Helvétius ont voulu, eux aussi, commenter 
VEsprit des lois, Montesquieu avait peu de goût pour le pre- 
mier, il s'en est expliqué plusieurs fois, avec quelque dureté. 
(( Voltaire, dit-il, dans ses Pemées, est comme les moines, qui 
n'écrivent pas pour le sujet qu'ils traitent, mais pour la gloire 
de leur ordre ; Voltaire écrit pour son couvent. » C'est la même 
opinion qu'il exprime en 1752 dans une lettre au fidèle 
Guasco : « Quant à Voltaire , il a trop d'esprit pour m'en- 
tendre. Tous les livres qu'il lit, il les fait; après quoi il 
approuve ou critique ce qu'il a fait, n On peut trouver ce 
jugement sévère, mais il contient un fond de vérité. Montes- 
quieu a saisi le défaut de son rival. Qu'on lise les Dialogues 
de I^A. B. C, ou le Commentaire sur VEsprit des lois, publié 
en 1778, on verra bientôt que Voltaire se parle et se répond 
à lui-même. 11 a, comme toujours, un esprit prodigieux, il 
sème à pleines mains des plaisanteries qui ne manquent pas 
toujours de justesse, mais l'œuvre n'est pas sérieuse; Voltaire 
est à côté du sujet. Du reste il en eut conscience ; il se lassa 
vite de lutter avec un aussi rude jouteur. Son commentaire 
n'est qu'une ébauche inachevée. 

Helvétius était l'ami de Montesquieu, mais ne lui res- 



Lx INTRODUCTION 

semblait guère. Il est môme difficile d'imaginer un genre 
d'esprit plus différent. « Dans chaque homme, a dit Goleridge, 
il y a un Platon ou un Âristote, mais jamais Platon n'est 
Aristote, ni Aristote n'est Platon. » Vérité profonde, sous la 
forme d'un paradoxe. On dirait qu'il y a deux sortes d'esprits 
parmi les hommes. Les uns se plaisent dans les pures con- 
ceptions de l'intelligence; les autres ne connaissent que les 
faits, et se bornent à généraliser leurs observations. Les pre- 
miers, malgré leur prétention d3 n'en appeler qu'à la raison, 
sont souvent dupes de leur imagination et de leurs souve- 
nirs; les seconds vont souvent trop loin dans leurs conclu- 
sions; mais les deux écoles ne s'entendent guère, et leur 
rapprochement a plus d'apparence que de vérité. Helvétius 
était de ceux qui trouvent à priori la solution de tous les 
problèmes. Pour lui l'intérêt personnel explique tout : poli- 
tique, morale, législation. Le passé ni l'avenir n'ont rien à lui 
apprendre; c'est un algébriste qui possède une formule 
absolue. A quoi bon étudier l'histoire? c'est un labeur sans 
objet; c'est du temps perdu. Aussi le prend -il de haut avec 
son cher Président, et ne lui ménage -t-il pas les critiques. 
Helvétius était un galant homme, quelques-unes de ses 
réflexions sont justes ' ; mais il n'était pas fait pour entendre 
Montesquieu, et encore moins pour rivaliser avec lui. Les 
livres de VEspiHt et de r Homme, qui devaient remplacer 
VEsprit des lois, sont depuis longtemps oubliés. 

La Harpe et Servan ont tous deux parlé de VEsprit des 
lois : La Harpe,- dans sa seconde manière, quand la révolution 
l'eut dégoûté du parti philosophique; Servan, en s'occupant 
des lois criminelles et de leur réforme ; tous deux avec une 
vive admiration de Montesquieu. 



1. Ces notes, qui 8*AiTètent au VIII* livre de PEsprit dss loiSj ont été 
pubUées par rabl>é de la Roche, dans Té dation des OEuvres de MorUeS' 
quieu, imprimées chez Pierrd Didot, en Tan III. Elles ont été reproduites 
dans rédition Dalibon ; J*ai conservé celles qui m*ont paru avoir de l'in- 
térêt. 



A L'ESPRIT DES LOIS, lxi 

Condorcet a publié des Obset'vaHons sur le XXIX* livre de 
l'Esprit des lois, intitulé : De la manière de composer les lois. 
Condorcet réfuie Montesquieu, qu'il traite avec sévérité, et 
s'amuse à refaire le livre qu'il critique. M. Destutt de Tracy a 
publié les Observations de Condorcet à la suite de son propre 
commentaire. 11 y trouve une grande force de dialectique et une 
supériorité de vues; c'est chose naturelle : Condorcet etDestutt 
de Tracy sont de l'école philosophique. Pour moi, j'en ai tiré 
peu de chose; j'ai trouvé dans ces Observations plus de 
morgue que de justesse. Sans être le plus grand philosophe de 
son temps, comme le prétend M, de Tracy, Condorcet n'est pas 
un esprit ordinaire ; mais tout entier à son credo, il ne com- 
prend ni ne parle la langue de Montesquieu. 

11 serait injuste d'oublier les Observations sur Montesquieu, 
publiées en 1787 par M. Lenglet, avocat au Parlement de 
l'Académie d'Arras'. C'est une analyse de V Esprit des lois; 
elle ne manque pas de mérite. L'auteur a pris pour devise de 
son livre une phrase empruntée à la Défense de V Esprit des lois. 
a Dans les livres de raisonnement, on ne tient rien, si on ne 
tient toute la chaîne. » Il s'est proposé de répondre à ceux 
qui accusaient Montesquieu d'un défaut de méthode; il a 
essayé de mettre en pleine lumière le pian de son grand 
ouvrage. On ne peut dire qu'il y ait tout à fait réussi; mais 
l'intention était bonne. Lenglet est un de ceux qui ont le 
mieux saisi la pensée de Montesquieu. 

En 1806, M. Destutt de Tracy, sénateur, écrivit pour Jeffer- 
son un Commentaire sur VEsprit des lois. L'ouvrage parut à 
Philadelphie en 1811; l'auteur ne comptait pas le publier en 

1. Uoayrage a reparu ea i792 avec un nouveau titre et une autre pré- 
face. Le titre porte : Essais ou Observations sur Montesquieu, par E. Len- 
glet, Juge au tribunal de Bapaume. Paris, chez Froillé, 1 vol. in-8<* 
de 120 pages. 

Je ne connais que par une note de M. Sclopis, VEsprit de VEsprit 
des lois, par M. le marquis de Maleteste, conseiller au parlement de Dijon. 
1 vol., Londres (Paris), 1781. Suivant M. Sclopis, c*6st un extrait analy- 
tique de VEsprit des lois. 



LXii INTRODUCTION 

Europe; la police impériale y eût mis bon ordre. Plus tard il 
en courut une copie inexacte qui fut imprimée à Liège, et 
réimprimée à Paris. En 1819, M. de Tracy, devenu pair de 
France, en donna une édition plus correcte. « Puisque tout le 
monde imprime mon ouvrage, sans mon aveu, dit -il dans 
l'avertissement, j'aime mieux qu'il paraisse tel que je l'ai 
composé. » 

L'ouvrage fit sensation dans le public; on n'était plus 
habitué à tant de hardiesse politique. Au fond, ce que pro- 
posait l'auteur, comme le seul gouvernement avoué par la 
raison; c'était la République. La France n*en était pas là 
en 1819. 

A ne considérer M. de Tracy que comme un commentateur 
de Montesquieu , on peut lui faire le même reproche qu'à 
Helvétius. 11 a le dédain de l'histoire, et ne croit qu'à la raison 
et à la logique. Il fait de la politique par théories générales, et 
sans se soucier des cas particuliers. Avec un pareil procédé 
tous les problèmes disparaissent, ou pour mieux dire on passe 
à côté. Montesquieu étudie la nature et le principe des gou- 
vernements. De Tracy répond gravement : a II y a deux 
espèces de gouvernements; ceux qui sont fondés sur les 
droits généraux des hommes, et ceux qui se prétendent 
fondés sur des droits particuliers, — Le principe des gouver- 
nements fondés sur les droits des hommes, est la raison. » 
Très-bien ; nous voici fort avancés dans la connaissance des 
empires et des législations. Et quelles lois donneront ces 
gouvernements, fondés sur la raison? Écoutons l'oracle : a Les 
gouvernements fondés sur la raison n'oat qu'à laisser agir la 
nature. — Les lois positives doivent être conséquentes aux 
lois de notre nature. Voilà VEspnt des lois, » En vérité, si 
M. de Tracy avait voiilu prouver qu'il ne comprenait pas un 
mot de ce que Montesquieu a voulu dire et faire, s'y se- 
rait-il pris autrement? 

Est-ce à dire que le livre de M. de Tracy soit Sans mérite? 
iNon sans doute. Qu'on oublie l'intitulé de l'ouvrage, qu'on 



A L'ESPRIT DES LOIS. lxiii 

n'y cherche pas un commentaire sur VEsprlt des ois, mais 
simplement un essai de politique, la théorie d'un disciple de 
Condillac et de Condorcet, on le lira avec intérêt. C'est une 
apologie du régime représentatif par un homme qui n'aime 
pas TAnglcterre, mais qui a traversé les erreurs politiques de 
la révolution, et qui a profité de cette rude expérience. Néan- 
moins les réflexions économiques valent mieux que les juge- 
ments politiques; on y retrouve l'auteur des Éléments d'idéo- 
logie qui ont eu leur jour de succès. Le plus grand défaut 
de M. de Tracy, c'est Tàpreté de ses opinions; on y sent le 
sectaire, ou plutôt l'écolier qui croit aveuglément ce que son 
maître lui a dit. Quand il proclame que Vimpôi est toujours 
un mal, il est permis de trouver qu'il va trop loin ; car enfin 
la sécurité et le bien-être d'un pays ont un prix qu'on peut 
calculer; il y a là pour chaque citoyen un service rendu par 
l'État qui peut excéder de beaucoup le sacrifice exigé. Est-il 
plus raisonnable.de déclarer que « moins les idées religieuses 
ont de force dans un pays, plus on y est vertueux, heureux, 
libre et paisible? » N'est-ce pas confondre les querelles du 
clergé avec les bienfaits de la religion? Est-ce surtout au len- 
demain de 1792 qu'on peut donner à Thistoire un pareil 
démenti? 

Depuis quatre-vingts ans nous souffrons de l'esprit révo- 
lutionnaire; qu'est-ce que cet esprit? Y a-t-il seulement des 
passions mauvaises qui poussent au renversement des insti- 
tutions; n'y a-t-il pas un mélange d'erreurs qui égarent de 
très-honnêtes gens? A mon avis, l'esprit révolutionnaire tient 
à l'école dont M, de Tracy est un des adeptes les plus 
dévoués. Ces théories vagues que chacun imagine à son gré, 
inspirent le dégoût de ce qui existe, en promettant à ceux 
qui souffrent un règne, de justice et de bonheur qui 
n'appartient pas à l'homme ici-bas. Tous ces adorateurs 
de l'absolu sont des mécontents incorrigibles; tout au con- 
traire, un disciple de Montesquieu ne sera jamais un révolu- 
tionnaire. Pourquoi? C'est qu'avec Montesquieu on descend 



LXiv INTRODUCTION 

des nuages; on est sur la terre, au milieu des choses, en face 
des difficultés réelles. La politique n'est pas un rêve plus ou 
moins ingénieux; c'est la science et l'art du gouvernement; 
science d'observation, pratique des plus délicates, mais qui par 
cela même a une tout autre grandeur que les fantaisies des 
théoriciens les plus hardis. Les systèmes passent, l'observa- 
tion reste; c'est là ce qui fait l'immense supériorité de Mon- 
tesquieu sur tous ces critiques qu'on ne lit plus. 

Parlerai-je de la Réfutation de la doctrine de Montesquieu 
sur la balance des pouvoirs, publié en 1816 par M. le comte 
de Saint-Roman, pair de France"? Le nom de Montesquieu est 
là comme une enseigne pour appeler l'attention du lecteur; 
au fond, le livre n'est qu'une apologie de la royauté absolue 
contre les fausses maximes de liberté qui déjà se trouvent 
chez le respectable RoUin, chez l'éloquent Massillon, chez le 
vertueux Fénelon. Montesquieu, dit naïvement le noble 
pair, n'a écrit que de pures spéculations. Lui-même en 
aurait reconnu l'erreur s'il eût pensé qu'on dût les mettre 
en pratique '. » Un peu plus loin nous apprenons que « ce 
seroit faire une injure grossière à la suprême sagesse qui a 
dicté la charte et qui nous l'a donnée (c'est du roi Louis XVIII 
et non pas de Dieu qu'il s'agit), que de lui faire partager les 
spéculations bizarres et les pensées hasardées d'un publiciste 
justement célèbre, mais dont les idées, dans l'immensité de 
ses travaux, ne portent pas toutes également l'empreinte de 
la réflexion et de la profondeur^ ». On m'excusera de n'avoir 
rien tiré d'un pareil commentaire. M. de Saint-Roman était 
un pur royaliste; il avait bien le droit de reprocher à Mon- 
tesquieu et à Chateaubriand de faire tomber la France dans 
les pièges de la démocratie, a Pour tout dire, en un mot 
s'écriait-il, nous revenons en 1793, ou, à bien parler, nous 



i. Un vol. in-8o. 

2. liéfulation, etc.« p. 98. 

3. Ibid., p. 107, 



A L'ESPRIT DES LOIS. lxv 

n'en sommes pas sortis un seul instant ^. » On voit qu'un 
même article de foi fait depuis soixante ans la sagesse et la 
vertu de toutes les générations de conservateurs. On se passe 
de main en main Thorreur de la démocratie et Tamour du 
pouvoir absolu. 

Au dernier siècle on commentait volontiers Montesquieu ; 
c'était une façon de se fortifier en luttant avec ce grand 
esprit. Plusieurs de ces commentaires sont restés en manu- 
scrit, et n'étaient pas faits pour la publicité; il en est un qu'on 
a signalé depuis longtemps, et qui se recommande tout au 
moins par le nom de son auteur. M. de Boisgelin, qui fut 
archevêque d'Aix, membre de l'Académie française, député 
aux états-généraux, et qui mourut en \SOk archevêque de 
Tours et cardinal, avait dans sa jeunesse fait un ample com- 
mentaire de l'Esprit des lois. Plus d'une fois on a pensé à 
l'imprimer. Dernièrement M. de Carné avait commencé 
dans le Correspondant à nous parler de l'auteur, en nous pro- 
mettant de nous faire connaître, au moins en partie, le com- 
mentaire. Des membres de la famille se sont opposés à cette 
publication. On doit le regretter; il eût été intéressant de voir 
quelles étaient vers 1760 les idées d'un jeune prêtre instruit 
et libéral; mais je n'imagine pas que ce commentaire puisse 
éclairer Montesquieu d'une lumière nouvelle. M. de Boisgelin 
a été un prélat des plus distingués, mais ce n'est pas un 
esprit original, et ce qu'il a écrit est mort avec lui. 

M. le comte Sclopis a publié en 1857 les extraits d'un 
commentaire commencé par Ripert Monclar'. Procureur 
général au Parlement d'Aix, Ripert, marquis de Monclar', 



1. Réfutation, etc., p. 238. 

2. Recherches historiques et critiquer sur VEsprit des tois, de Montes- 
quieu, par Frédéric Sclopis, Turin, 1857, în-S*. Édition tirée à soixante 
exemplaires. Cest la réimpression d*un travail inséré dans les Mémoires 
de rAcadimie de Turin, 

3. Né à Apt en 1711, mort en 1773. Ses œuvres complètes forment 8 vol. 
in^». 

III. e 



Lxvi INTRODUCTION 

est un des magistrats les plus remarquables du xviii* siècle. 
Il fut un des premiers à réclamer pour les protestants un état 
civil, c'est-à-dire la fin d'une odieuse et lâche persécution. 
Son réquisitoire contre les jésuites, lors de la suppression de 
la société, est resté célèbre. Monclar avait écrit de bons mé- 
moires sur les finances, et on lui offrit, dit-on, la place de 
contrôleur général. Par ses idées, par ses études, par son 
caractère, il est de la génération à laquelle appartient Mon- 
tesquieu. Il serait intéressant d'écrire sa biographie; elle 
nous ferait connaître une partie du xviu' siècle, qu'on a tort 
de laisser dans Tombre. Nous n'avons que trop de détails sur 
Louis XV et sa cour; nous ne savons presque rien de la vie 
laborieuse que menaient ces magistrats de province, qui lut- 
taient contre les prétentions des ministres, des financiers, du 
clergé. Montesquieu n'est pas un génie solitaire, qui s'est 
formé en dehors de toute influence. C'est un magistrat, un 
parlementaire, en même temps qu'un politique et un philo- 
sophe. H ne faut pas le détacher du corps qu'il a honoré, il 
en a conservé Tesprit et quelquefois môme les préjugés. 

Quant au travail de M. de Monclar, travail qui s'arrête 
avec le xr livre de VEsprit des lois, il nous montre en quelle 
estime les contemporains tenaient Montesquieu, et en même 
temps il nous prouve que le procureur général de Provence 
était un esprit, je ne dirai pas de même force, mais de même 
trempe que le président de Bordeaux. Par malheur ce com- 
mentaire est trop court, et se tient trop dans les définitions 
pour que nous en ayons rien tiré d'utile à notre commentaire. 
Le jugement d'ensemble sur Montesquieu est curieux; on y 
sent le jurisconsulte qui ne pardonne pas à l'auteur d'avoir 
sacrifié à l'histoire et à la philosophie, a Ce n'est pas, dit-il, 
que je veuille accuser l'auteur d'indifférence pour la morale; 
son cœur, qu'il a peint dans cet ouvrage, n'est pas moins esti- 
mable que son esprit; mais son livre n'instruit point assez sur les 
bornes du juste et de l'injuste. Il traite volontiers la difiiculté 
par les inconvénients et les conséquences, et il examine trop 



A L'£SPRIT DES LOIS. lxvii 

souvent ces questions sur les règles d'une prudence qui ne 
connaîtrait ni bien, ni mal moral. En un mot, on trouve dans 
l'auteur de l Esprit des lois, Thomme de génie, le philosophe, 
l'historien; on n'y trouve point assez le jurisconsulte nourri des 
principes du droit public. » 

C'est toujours le même critique. Montesquieu fait une 
histoire du droit, et juge les lois par leurs conséquences; on 
lui reproche de ne point juger le législateur, en vertu des 
principes supérieurs du droit public et de la morale. C'est lui 
reprocher de n'avoir pas fait un traité de droit naturel ; mais 
s'il avait fait cela il n'aurait pas renouvelé la science par un 
changement de méthode; il aurait été Wolf, Hubcr, ou 
Bynkershoeck, et non point Montesquieu ^ 

S VI. De notre commentaire, et dans quel esprit 
IL est conçu. 

En donnant une nouvelle édition de l'Esprit des lois, je 
n'ai nullement songé à l'encombrer de toutes les notes et de 
tous les commentaires qu'on a publiés depuis plus d'un siècle. 
La plupart de ces notes, je l'ai déjà dit, n*ont d'autre objet que 
de refaire l'œuvre du maître, à un point de vue qui n'est pas le 
sien. Que prouvent, par exemple, les réflexions d'Helvétius? Ce 
sont des leçons adressées à Montesquieu pour lui démontrer 
qu'il n'a rien entendu au sujet qu'il a traité. C'est pousser 
trop loin la morgue philosophique ; il n'y a là rien qui soit 
de nature à instruire ou à intéresser la lecteur. 

J'ai compris tout autrement l'utilité d'un commentaire; 
j'ai voulu qu'il ne servît qu'à éclaircir la pensée de Tau- 

1. « Le grand ouvrage de Montesquieu devrait être classé, rigoureuse- 
xneot parlant, plutôt parmi les livres d'histoire et de politique que parmi 
ceux de législation et de jurisprudence, si Ton s'en tient aux définitions 
ordinaires de ces deux sciences. » Rien de plus Juste que cette réflexion 
d'un homme qui a publié un des meilleurs Uvres qu'on ait faits sur V Esprit 
des lois. Je veux parler de M. le comte Sclopis. 



Lxviii INTRODUCTION 

teur. Sur ce terrain j'ai tiré proût de tous les commentaires 
et notes que j'ai cités plus haut; mais naturellement les cri- 
tiques les plus modestes et les moins ambitieuses, comme 
celles de Parrelle», sont celles qui m'ont le plus servi. 

Je donne d'abord les variantes des principales éditions 
qui ont précédé le texte définitif publié par Richer en 1758. 
Ces variantes ne nous enseignent pas seulement avec quel 
soin Montesquieu corrigeait son style; elles nous montrent 
comment il a adouci certaines assertions, comme il a déve- 
loppé certains chapitres; elles nous associent en quelque 
façon au travail de l'auteur. Quelquefois aussi elles nous 
gardent un texte primitif qui vaut mieux que celui qu'a 
adouci la prudence de l'auteur, ou peut-être la timidité du 
dernier éditeur. 

Quant aux notes, je me suis surtout proposé de préciser 
les réflexions de Montesquieu, d'indiquer à quoi et à qui elles 
s'appliquent, de percer le nuage dans lequel l'auteur enve- 
loppe sa pensée, et de rendre à ses observations le caractère 
concret qui leur appartient. 

On pourra me reprocher d'affaiblir ainsi ce qu'on est 
habitué à considérer comme des vues générales; on dira que 
je réduis V Esprit des lois à des réflexions sur l'antiquité, 
l'Orient, la France, l'Angleterre; cela est vrai; mais on 
rouvera peut-être qu'en ramenant Montesquieu plus près de 
nous, je lui rends sa vraie physionomie. On reconnaîtra en lui 
le compatriote de Montaigne, on s'intéressera davantage à des 
observations qui paraîtront d'autant plus justes qu'elles sont 
plus exactement limitées. 

C'est au lecteur à juger si je me suis trompé, ou si, au 
contraire, je ne lui rends pas Montesquieu plus accessible et 
plus aimable. Je n'ai pas cherché à me faire de V Esprit des 
lois un piédestal pour prêcher une nouvelle politique urbi 



1. ParreUe a mis ses notes dans Tédition qu'il a donnée des OEuvtbs 
complètes de Montesquieu. Lefèvre, 1826, in-8°. 



A L'ESPRIT DES LOIS. lxix 

etorhi,m^ seule ambition a été de restituer à ce chef-d'œuvre 
sa fraîcheur première. C'est à ce titre que j'ai osé mettre mes 
réflexions au-dessous de celles de ce grand homme, comme 
ces pèlerins qui se sont inscrits au pied du colosse de Mcm- 
non, et qui ont ainsi, par hasard, transmis leur nom obscur 
à la postérité, grâce à l'éternité du monument sur lequel ils 
Tont gravé. 

Edouard Laboulatb. 

QUtigny, juillet 1876. 



DE L'ESPRIT 



DES LOIS 



ANALYSE RAISONNÉE 



DE 



L'ESPRIT DES LOIS 



PAR RERTOLINI 
1754 



III. 



ANALYSE RAISONNÉE 



DE 



L'ESPRIT DES LOIS 

PAR BERTOLINI ' 



L'auteur des Considcraiions sur les causes de la grandeur 
des Romains et de leur décadence a publié un ouvrage de 
législation. Une parfaite harmonie, un heureux enchaînement, 
une exacte ressemblance, et, pour ainsi dire, un même air 
majestueux de famille entre ces deux originaux, ont indiqué 
d'abord les mômes mains paternelles. C'est ainsi que Platon, 
Cicéron, et autres grands hommes, après avoir développé les 
ressorts des gouvernements, s'attachèrent à donner des règles 
de législation ; tant il est vrai que la durée et la prospérité 
des États sont inséparables de la bonté des lois, et que de 
pareilles opérations sont réservées à des hommes rares et 
d'une extrême vigueur de génie, capables de tracer le plan 
des empires et d'en jeter les fondements. 

L'objet de l'ouvrage ne sauroit être plus intéressant : on 
ne cherche qu'à augmenter les connoissances de ceux qui 
commandent, sur ce qu'ils doivent prescrire, et à faire trouver 
à ceux qui obéissent un nouveau plaisir à obéir. 

1. Voyes rintroduction à F Esprit dês Lois, chap. iv. 



4 ANALYSE RAISONNÉE 

Il est aisé de remplir un objet aussi bienfaisant, quand on 
se propose des principes également bienfaisants. La paix et le 
désir de vivre en société, puisés dans les lois de la nature; le 
système, autant dangereux qu'absurde, de Tétat naturel de 
guerre, anéanti; le droit des gens établi sur ce grand prin- 
cipe, que les nations doivent se faire dans la paix le plus de 
bien, et dans la guerre le moins de mal qu'il est possible; 
Tesprit de conquête et d'agrandissement, décrié; des flétris- 
sures perpétuelles sur le despotisme; de Thorreur contre les 
grands coups d'autorité; la félicité publique fondée sur le 
rapport d'amour entre le souverain et les sujets; enfin des 
maximes propres à faire naître la candeur des mœurs et la 
douceur des lois : voilà les principaux traits de cet ouvrage, 
qui forment son esprit général, ou plutôt le triomphe de la 
modération et de la sûreté. 

Notre auteur considère d'abord les lois dans la vue la plus 
universelle, c'est-à-dire ces lois générales et immuables qui, 
dans la relation qu'elles ont avec les divers êtres physiques* 
s'observent, sans aucune exception, avec un ordre, une régu- 
larité et une promptitude infinie. 

Il fait descendre du ciel les lois primitives dans la relation 
qu'elles ont avec les êtres intelligents. Comme ces lois doivent 
leur origine non aux institutions humaines, mais à l'auteur de 
la nature, on est charmé d'y voir résider la vérité, sans que 
leurs traits vieillissent jamais. 

Il examine les lois par rapport à l'homme considéré avant 
l'établissement des sociétés, et par conséquent dans l'état de 
nature. Il les cherche telles qu'on les a fixées après que les 
hommes se sont liés en société, dans les rapports, ou de na- 
tion à nation, ce qui forme le droit des gens; ou du souverain 
aux sujets, ce qui établit le droit politique; ou de citoyen à 
citoyen, ce qui constitue le droit civil. Notre auteur a trop de 
pénétration pour ne pas apercevoir la suprême influence de 
ces notions, qui dominent sur le corps entier de son ouvrage : 
aussi est-il attentif à porter une lumière toute nouvelle sur 



DE L'ESPRIT DES LOIS. 5 

cette matière qui, malgré les éclaircissements de tant d'ha- 
biles gens, ne laissoit pas d'être encore de nos jours déûgurée 
par des absurdités. 

Après ces notions préliminaires, la constitution des gou- 
vernements, leur force Offensive et défensive, la liberté, le 
physique du climat et du terroir, J'csprit général de la nation, 
le commerce, la population, .sont les principaux chefs aux- 
quels notre auteur rapporte la législation '. C'est de ces rap- 
ports primitifs qu'une infinité d'autres coulent comme de 
leur source. 

Pour ce qui est de la constitution, il fixe trois espèces de 
gouvernements : républicain, monarchique et despotique. Il en 
découvre la nature, et il montre les lois fondamentales qui en 
dérivent. Ces lois partent d'elles-mêmes d'une si grande uni- 
versalité, qu'on peut les regarder comme la base de la consti- 
tution.. Comme c'est par ces lois fondamentales qu'il faut 
régler la puissance souveraine, les droits. des sujets et les 
fonctions des magistrats, aussi est-ce dans la juste fixation de 
ces mêmes lois que notre auteur s'est signalé. J'oserai presque 
dire que ses théories n'ont pas produit une admiration 
stérile. Il ne s'arrête pas à des préjugés; il va directement 
au but des choses, tirant ces lois de la nature de chaque 
constitution. C'est ainsi qu'un auteur judicieux établit des 
principes. 

Comme chaque espèce de gouvernement, outre ses lois 
fondamentales qui lui sont propres, a besoin aussi de ressorts 
particuliers qui maintiennent et soutiennent sa constitution et 
la fassent agir, notre auteur, avec un esprit de justesse et de 

1. J*ai cni à propos, en renvoyant le lecteur à Toriginal, de me taire, 
dans mon travail, à l'égard des lois civiles de la monarchie françoise et de 
ses lois féodales, matières difficiles, épineuses, et qui demandent des con- 
noiasances locales et sans nombre. J'en ai agi de môme au sujet des lois 
par rapport à la religion. £h ! comment un écrivain subalterne oseroit-il 
lever ses mains tremblantes pour cueillir des fruits d'un arbre qui a sa ra- 
cine dans le ciel 7 Je n*ai rien dit non plus sur quelques exemples. Néan- 
moins toutes les grosses masses y restent. (Bbrtoukii.) 



6 ANALYSE RAISONNÉE 

précision incomparable, recherche, examine et découvre ces 
ressorts dans la nature même de chaque gouvernement; res- 
sorts qu'il appelle principes. La vertu politique, c'est-à-dire 
Tamour de la patrie et de Tégalité, fait agir le gouvernement 
républicain ; Vhonneur est le mobile du gouvernement monar- 
chique; la crainte entraîne tout dans le gouvernement des- 
potique. Ces principes ont tantdevues,et ilsinfluent si immé- 
diatement sur la constitution, qu'on peut les considérer comme 
la clef d'une infinité de lois. Notre auteur découvre d'un si 
beau point de vue les détails immenses des lois. 

C'est à ce principe qu'il rapporte les lois de l'éducation. 
En effet, c'est par là que les grands politiques et les sages 
législateurs ont tracé le plan de leur législation, ayant tou- 
jours regardé l'éducation comme l'âme, Tordre, le conseil, la 
vigueur du gouvernement. C'est surtout lorsqu'il parle de 
l'éducation propre au gouvernement monarchique, qu'il fouille 
dans les replis les plus secrets du cœur humain, afin de pou- 
voir dévoiler les ressorts de l'honneur, et développer les 
semences de ses bizarreries. 11 remonte à l'antiquité la plus 
reculée pour y chercher des exemples frappants de cette vertu 
politique si nécessaire à former un vrai républicain. 11 nous 
fait trouver des points fixes dans ces institutions singulières 
que, sans ses éclaircissements, on auroit crues n'être que 
l'ouvrage d'une spéculation oisive, ou de quelque esprit 
inquiet. 

Notre auteur, sûr de la possession de ses immenses 
richesses, se plait à faire toujours entrevoir des germes de 
pensées cachées, que la méditation du lecteur fait éclore. La 
chaîne précieuse des idées qui se suivent, même sans se 
montrer, paroît indiquer dans ce livre sur l'éducation que ce 
seroit l'endroit propre pour rendre hommage à cette philo- 
sophie qui, débarrassée de toutes questions frivoles, ou plus 
curieuses qu'utiles, n'a pour objet que la recherche du vrai 
bien et les principes de la saine morale; par conséquent cette 
philosophie saine et bienfaisante qui, avec des yeux de mère. 



DE L'ESPRIT DES LOIS. 7 

n*a d^autre soin que de cultiver un esprit et une âme qui 
doit être vigilante, qui doit être sage, qui doit être juste pour 
la société; cette philosophie, qui a une force et une efficace 
de vive loi, parce qu'elle forme le bon prince, le bon magis- 
trat, le bon sujet, le bon patriote, le bon parent et, pour tout 
dire, le citoyen vertueux. Sans cette philosophie, Alexandre 
n'auroit jamais civilisé tant de peuples. Inspirés par cette 
philosophie, les enfants de ces contrées barbares faisoient 
leur passe-temps de lire les vers d'Homère, et de chanter les 
tragédies de Sophocle et d'Euripide. Sans cette philosophie, 
Épaminondas n'auroit pas fait Tadmiration de Tunivers. 

Notre auteur, après avoir jeté des fondements si solides à 
regard de l'éducation, suivant toujours de près les principes 
de chaque gouvernement, rapporte à une théorie si féconde 
et si générale de ces mêmes principes les lois que le législa- 
teur veut donner à toute la société. 

Chose singulière! toutes promptes et étendues que sont 
les vues de notre auteur, elles ne sauroient ici le décharger 
de la plus laborieuse attention. Comme il a l'habileté suprême 
de distinguer quand il faut seulement indiquer, quand il faut 
enseigner, quand il faut diriger, ce n'est qu'après des recherches 
sans nombre et compliquées, inséparables d'un grand travail 
et d'une application suivie, qu'il découvre ici toutes les faces 
de ces objets de législation, et leurs différences les plus dé- 
licates. C'est ainsi que dans une beauté achevée du corps 
humain, qui consiste dans la juste proportion de ses parties, 
celles qui doivent avoir plus de force ont aussi plus de 
grosseur, celles qui doivent être plus déliées sont à mesure 
plus déchargées. 

Ainsi c'est avec la dernière exactitude que notre auteur, 
en conformité des principes du gouvernement républicain, 
où il est souverainement important que la volonté particulière 
ne trouble pas la disposition de la loi fondamentale, montre 
les lois propres à favoriser la subordination aux magistrats, le 
respect pour les vieillards, la puissance paternelle, l'attache- 



8 ANALYSE RAISONNÉE 

ment aux anciennes institutions, la bonté des mœurs. H règle 
aussi le partage des terres, les dots, les manières de contrac- 
ter, les donations, les testaments, les successions, pour con- 
server l'égalité qui est Tâme de ce gouvernement. 

Et comme les lois romaines, malgré la révolution des 
empires, seront toujours à plusieurs égards le modèle de 
toute législation sensée, notre auteur, pour faire mieux sentir 
rétroite liaison des lois de succession avec la nature du gou- 
vernement, remonte jusqu'à l'origine de Rome pour chercher 
sous des toits rustiques, et dans le partage du petit territoire 
d'un peuple naissant, composé de pâtres, les lois civiles à ce 
sujet, dont le changement tint toujours à celui de la consti- 
tution ^ Ici, comme partout ailleurs, on est convaincu que 
la politique, la philosophie, la jurisprudence, par leur secours 
mutuel, portent des lumières là où l'on n'entrevoyoit que de 
faibles lueurs. 

Les prééminences, les rangs, les distinctions, la noblesse, 
entrent dans l'essence de la monarchie. C'est donc des prin- 
cipes de ce gouvernement qu*il fait descendre Jes lois qui con- 
cernent les privilèges, des terres nobles, les fiefs, les retraits 
lignagers, les substitutions et autres prérogatives, qu^on ne 
sauroit par conséquent communiquer au peuple sans diminuer 
la force de la noblesse et celle du peuple môme, et sans cho- 
quer inutilement tous les principes. 

Notre auteur est charmé de reconnoître ici Texcellence des 
principes du gouvernement monarchique, et ses avantages sur 
les autres espèces de gouvernements : les différents ordres qui 
tiennent à la constitution la rendent inébranlable au point de 
voir ses ressorts remis en équilibre au moment môme de leur 
dérèglement. 

11 développe les lois qui sont relatives à ce mouvement de 



i. L'article des lois romaines sur les successions, qui seul dans Torigi- 
nal forme le Uvre XXVII, non sans interruption, trouve ici naturellement 
sa place après le chapitre v du livre V, où je Tai mis. (Bbrtolini.) 



DE L'ESPRIT DES LOIS. 9 

rapidité, à ces violences, à cette affreuse tranquillité, à cette 
léthargie, à cet esclavage du gouvernement despotique : il se 
déchaîne contre ces caprices, ces fureurs, ces vengeances, cette 
avarice, ces volontés rigides, momentanées et subites d'un 
visir qui est tout, tandis que les autres ne sont rien : il trace 
avec les couleurs les plus noires une peinture si naïve des 
fantaisies, des indignations, des inconstances, des imbécillités, 
des voluptés, de cette paresse et de cet abandon de tout, d'un 
despote, ou plutôt du premier prisonnier enfermé dans son 
palais, que, nous inspirant de l'horreur contre cette espèce de 
gouvernement, il parait nous avertir tacitement combien nous 
sommes obligés de rendre grâces au ciel de nous avoir fait 
naître dans nos contrées heureuses, où les souverains, toujours 
agissants, toujours travaillants, et menant une vie appliquée, ne 
sont occupés que du bien-être de leurs sujets, comme un bon 
père de famille est attentif au bien de ses enfants. 

C'est en tirant les conséquences de ces mômes principes, 
par rapport à la manière de former les jugements, qu*il sait 
tendre les pièges les plus adroits au despotisme, heureusement 
inconnu aux sages gouvernements de nos jours, où un corps 
permanent de plusieurs juges est le seul dépositaire de la vie, 
de Thonncur et des biens de chaque citoyen; où les souverains, 
laissant aux mêmes juges le pouvoir de punir, se réservent 
celui de faire grâce, qui est le plus bel attribut de la souverai- 
neté ; et où les ministres, sans se mêler des affaires conten- 
ticuses, veillent nuit et jour aux grands intérêts de l'État, 
n'exigeant d'autre récompense de leurs travaux que le pouvoir 
de faire des heureux. Notre auteur, pour inspirer par le con- 
traste plus de respect pour ces corps augustes, ou, pour mieux 
dire, pour ces sanctuaires de justice, de vérité, de sagesse, 
nous rappelle avec horreur le jugement d'Âppius, ce magistrat 
inique qui abusa de son pouvoir jusqu'à violer la loi faite par 
lui-môme. 

11 nous met entre les mains des trésors inestimables à 
l'égard de l'éiablissement des peines. Il nous montre que la 



40 ANALYSE RAISONNÉE 

douceur et la modération sont les vertus propres des grandes 
âmes, nées pour faire le bonheur des peuples. Il faut en con- 
venir, les connoissances rendent les hommes doux, la raison 
perte à Thumanité, et il n'y a que les préjugés qui y fassent 
renoncer. 

Ainsi, ce n^est pas ici un de ces législateurs qui, avec un 
air irrité et terrible, avec des yeux pleins d'un feu sombre» 
lance des regards farouches, menace, tonne, et porte l'épou- 
vante partout, et ne sachant être juste sans outrer la justice 
même, ni bienfaisant sans avoir été oppresseur, prend tou- 
jours les voies extrêmes pour agir avec violence au lieu de 
juger, pour faire des outrages au lieu de punir, pour exter- 
miner tout par le glaive au lieu de régler. 

C'est un bon législateur qui cherche plutôt à corriger qu'à 
mortifier, plutôt à humilier qu'à déshonorer, plutôt à pré- 
venir des crimes qu'à les punir, plutôt à inspirer des mœurs 
qu'à infliger des supplices, plutôt à obliger à vivre selon les 
règles de la société qu'à retrancher de la société : c'est un 
sage magistrat qui sait distinguer les cas où il faut être 
neutre, et ceux où il faut être protecteur; parce qu'il a assez 
d'esprit et de cœur pour saisir le point critique et délicat 
auquel la justice finit et où commence l'oppression, qui, 
étant exercée à l'ombre de la justice et de sang-froid, 
seroit la source la plus empoisonnée d'une tyrannie sourde 
et inexorable : c'est un père tendre et compatissant, qui 
sait trouver ce sage milieu entre Tindolence et la dureté, je 
veux dire la clémence. 

11 n'est pas indifférent que je fasse ici une remarque. 
Quand notre auteur parle des peines, il ne faut pas attendre 
de lui des interprétations, des déclarations, des axiomes et 
des décisions, comme on voit dans les livres des juriscon- 
sultes : ce seroit n'avoir pas une idée juste de son ouvrage 
que de le regarder dans un point de vue si borné. Notre au- 
teur, ici comme partout ailleurs, aspire à quelque chose de 
plus haut, de plus noble et de plus étendu; il n*enseigne 



DE L'ESPRIT DES LOIS. 44 

point en simple jurisconsulte qui s'arrête à examiner en détail 
ce qui est juste ou injuste dans les affaires contentieuses; son 
dessein est de découvrir tous les objets différents de législa- 
tion, qu'il a dû embrasser d'une vue générale. Ainsi le grand 
ressort de son ouvrage est la science du gouvernement, qui 
réunit toutes les sciences, tous les arts, toutes les connois- 
sances, toutes les lois, en un mot tout ce qui peut être utile à 
la société. 

C'est lorsqu'il traite du luxe propre au gouvernement 
républicain, et lorsqu'il parle de la condition des femmes, qu'il 
sait accorder d'une manière merveilleuse la politique avec la 
pureté des mœurs. Pour preuve de cette heureuse concilia- 
tion, il sufBroit de rappeler ici le bel éloge que notre auteur 
fait des coutumes de ces peuples où l'amour, la beauté, la 
chasteté, la vertu, la naissance, les richesses môme, tout cela 
étoit, pour ainsi dire, la dot de la vertu. 

On est charmé de la juste apologie que notre auteur fait 
de l'administration des femmes, jusqu'à les placer sur le 
trône, non par leurs grâces, par leurs talents, mais par leur 
humanité, mais par leur douceur, mais par leurs sentiments 
tendres et compatissants qui assurent la modération dans le 
gouvernement. En effet, quel beau règne que celui de l'au- 
guste souveraine Marie^Thérèse I Non, le ciel n'a jamais confié 
la tutelle des peuples à une princesse plus vertueuse et plus 
digne de les gouverner. 

L'influence des principes de chaque gouvernement est si 
grande, et ils ont tant de force sur la constitution, que c'est 
par leur corruption que tout gouvernement doit périr. Sparte, 
dont les institutions furent avec raison regardées comme l'ou- 
vrage des dieux, périt par la corruption de ses principes. 
Dès lors ce ne furent plus les mômes vues, les mêmes désirs, 
les mêmes craintes, les mômes précautions, les mêmes soins, 
les mêmes travaux. Rien ne se rapporta plus au bien général, 
personne ne respira plus la gloire et la liberté. Ce fut par la 
corruption de ses principes qu'Athènes, malgré sa police, ses 



\t ANALYSE RAISONNÉE 

mœurs et les belles institutions de Selon, reçut des plaies 
profondes, sans pouvoir retrouver aucun vestige de cette 
ancienne politique mâle et vigoureuse, qui savoit préparer les 
bons succès et réparer les mauvais. Dès lors Athènes, autre- 
fois si peuplée d'ambassadeurs qui venoient en foule réclamer 
sa protection ; Athènes, superbe par le nombre de ses vais- 
seaux, de ses troupes, de ses arsenaux, par l'empire de la 
mer, fut réduite à combattre, non pour la prééminence sur 
les Grecs, mais pour la conservation de ses foyers. Quel spec- 
tacle affreux de voir des scélérats qui conspiroient à la ruine 
de la patrie, prétendre aux honneurs rendus à Thémistocle, 
et aux héros qui moururent aux batailles de Marathon et de 
Platée I Cela fit que des citoyens impies, et vendus aux puis- 
sances ennemies lorsqu'elles prospéroient, se promenoient 
avec un visage content et serein dans les places publiques; et, 
au récit des événements heureux pour la patrie, ils n'étoient 
point honteux de trembler, de ^émir, de baisser les yeux vers 
la terre. Cela fit qu'on vit paroître sur la tribune, des flat- 
teurs, des prévaricateurs, des mercenaires, pour proposer des 
décrets aussi fastueux que lâches et scandaleux, qui dégra- 
doient la cité et la couvroient d'opprobre. Ce fut enfin par la 
corruption de ces principes que tout fut perdu à Rome. Rome, 
cette ville réputée éternelle, qu'on vénéroit comme un temple; 
Rome, dont le sénat étoit respecté comme une assemblée de 
rois, où Ton voyoit les rois étrangers se prosterner et baiser 
le pas de la porte, appelant les sénateurs leurs patrons, leurs 
souverains, leurs dieux; Rome enfin, dont le gouvernement 
étoit regardé comme le plus grand et le plus beau chef- 
d'œuvre qui fut jamais parmi les humains, perdit par la cor- 
ruption de ses principes la force de son institutiou. Plus de 
patrie, plus de lois, plus de mœurs, plus de déférence, plus 
d'intérêt pul)lic, plus de devoirs. Les citoyens, qui le diroit! 
à la vue même du Capitole et de ses dieux, déserteurs de la 
foi de leurs pères, ne sentant plus de répugnance pour l'es- 
clavage, s'apprivoisèrent avec la tyrannie, contents de jouir 



DE L'ESPRIT DES LOIS. 13 

d'an repos indigne du nom romain, de la république, de leurs 
ancêtres. C'est de ce débordement de corruption générale 
d'une république mourante qu'on vit naîire successivement, 
tantôt une anarchie générale, où l'on donna le nom de rigueur 
aux maximes, de gêne à la subordination, d'opiniâtreté à la 
raison, aux lumières, à l'examen, de passion et de haine à 
l'attention contre les abus et à une justice intrépide, et par là 
l'inertie tint lieu de sagesse; tantôt un gouvernement dur et 
militaire qui ôta les prérogatives des corps et les privilèges 
des peuples vaincus, qui conduisit tout immédiatement par 
lui-même, changea tout Tordre des choses, confondit l'infamie 
et les dignités, avilit tous les honneurs jusqu'à être le partage 
de quelques esclaves ou de quelques gladiateurs; tantôt une 
tyrannie réfléchie, qui ne respira que des ordres cruels, des 
délateurs, des amitiés infidèles, et l'oppression des innocents; 
tantôt un despotisme idiot et stupide, auquel on faisoit accroire 
que cet abattement affreux de Rome, de Tltalie, des provinces, 
des nations, étoit une paix et une tranquillité du monde romain. 

Comme la corruption de chaque gouvernement marche 
d'un pas égal avec celle de ses principes^ c'est avec sa main 
de maître que notre auteur propose les moyens propres pour 
maintenir la force de ces principes, qu'il montre la nécessité 
de les rappeler quand on s'en est éloigné, et qu'il va cher- 
cher les remèdes jusque dans le maintien de l'État, dans la 
grandeur qui est naturelle et proportionnée à chaque espèce 
de gouvernement. 

Ici, que de raisons de nous féliciter de nos temps mo- 
dernes, de la raison présente, de notre religion, de notre 
philosophie, et, pour tout dire, de nos mœurs qui, comme a 
remarqué notre auteur, forment le grand ressort de nos gou- 
vernements, et en éloignent la corruption I Quel bonheur pour 
nous que la bonté des mœurs soit l'âme de la constitution, 
qui, indépendamment de tout autre principe, règle tout, et 
que par la douceur de ces mœurs chacun aille au bien com- 
mun, en assurant sa félicité particulière! 



U ANALYSE RAISONNES 

Il faut Tavouer, ce ne furent point ces vertus humaioes, 
ce faux honneur, cette crainte servile, qui maintinrent et ûrent 
agir toutes les parties du corps politique de l'État sous les 
Tite, les Nerva, les Marc-Àurèle, les Trajan, les Antonin : ce 
furent les mœurs qui ont toujours autanf contribué à la liberté 
que les lois. Une belle carrière à remplir pour un lecteur 
attentif seroit de développer ce principe fécond et intéres- 
sant, que notre auteur n'a laissé renfermé dans son germe 
que pour le plaisir que les seules grandes âmes goûtent à 
trouver des compagnons de leurs travaux. On peut dire de 
notre auteur que tout, jusqu'à ses négligences, se ressent de 
son caractère. 

Après la constitution, la force défensive et offensive du 
gouvernement forme une des principales branches de la 
législation. Comme la raison et l'expérience se sont toujours 
trouvées d'accord à montrer que l'agrandissement du terri- 
toire au delà de ses justes bornes n'est pas l'augmentation 
des forces réelles de TÉtat, mais plutôt une diminution de sa 
puissance, notre auteur, après avoir indiqué les moyens 
propres à pourvoir à la sûreté de la monarchie, c'est-à-dire à 
la force défensive, fait sentir à ceux à qui la monarchie a 
confié sa puissance, ses forces, le sort de ses États, combien 
il faut qu'ils soient circonspects à ne porter pas trop loin leur 
zèle pour la gloire du maître, étant plus de son intérêt qu'il 
augmente son influence au lieu d'augmenter la jalousie, et 
qu'il devienne plutôt Tobjet du respect de ses voisins que de 
leurs craintes. 

Pour ce qui est de la force défensive des républiques, 
notre auteur la voit là où on l'a toujours trouvée, c'est-à-dire 
dans ces associations fédératives de plusieurs républiques, qui 
ont toujours assuré à cette forme de gouvernement la prospé- 
rité au dedans et la considération au dehors. 

Je ne saurois quitter ce sujet sans faire ici une re- 
marque. Notre auteur, qui ne paroît avoir fait son ouvrage 
que pour s'opposer aux sentiments de l'abbé de Saint- 



DE L'ESPRIT DES LOIS. 45 

Pierre ^, comme Aristote ne composa sa Politique que pour com- 
battre celle de Platon, soutient que cette constitution fédérative 
ne sauroit subsister à moins qu'elle ne soit composée d'États de 
môme nature, surtout d'États républicains ; principe entièrement 
opposé au plau de la diète européenne de Tabbé de Saint- 
Pierre. Ce n'est pas à moi à prononcer sur cette question : je 
ne ferai que rappeler ici les suffrages respectables des Grotius, 
des Leibnitz et, qui plus est, de Henri le Grand; suffrages 
qui font connoltre que le projet de Tabbé de Saint-Pierre ne 
devoit pas être regardé comme un rêve. Peut-être le monde 
est-il à cet égard encore trop jeune pour établir en politique 
certaines maximes dont la fausse impossibilité ne paroîtra 
qu'aux yeux de la postérité; mais qu'il me soit du moins 
permis de nous féliciter de la présente situation de TEurope, 
qui ne sauroit être mieux disposée pour embrasser un si beau 
plan. Un meilleur droit des gens, la science de ce droit et 
celle des intérêts des souverains mises en système; la bonne 
philosophie, Tétude des langues vivantes, la langue françoise 
devenue la langue de TEurope; un esprit général de commerce, 
qui a fait que la connoissance des mœurs de toutes les nations a 
pénétré partout, qui a éteint Tesprit de conquête et entretient 
celui de la paix, dont à présent jouit tout l'univers; les places 
de commerce, les foires, le change, un luxe des productions 
des pays étrangers, les banques publiques, les compagnies de 
commerce, les grands chemins bien entretenus, la navigation 
facilitée et étendue, les postes, les papiers politiques, le goût 
des voyages, l'hospitalité, les bons règlements de santé; l'équi- 
libre mis en système; les alliances, les traités de commerce, 
une parfaite harmonie entre les souverains'; les ministres 
étrangers résidant aux cours, les consuls ; les universités, les 
académies, les correspondances littéraires, des savants étran- 

1. Chose BinguUère! ces deux auteurs, par dos chemins différents et 
souvent opposés, vont au même but : Je veux dire à la douceur et à la mo- 
dération. (BlKTOLmi.) 

2. Cet écrit fut composé en 1754, temps d*une paix générale en Europe. 



46 ANALYSE RAISONNÉE 

gers appelés et entretenus par des souverains, Tart de l'impri- 
merie, le théâtre français et la musique italienne répandus 
partout; mais, qui plus est, la modération, les mœurs et les 
lumières, qui forment le caractère général de tous les souve- 
rains de nos jours, et, pour comble de prospérité, le chef ^ 
visible de notre religion, grand prince, et, pour mieux 
employer les expressions de notre auteur^ : « l'homme le plus 
propre à honorer la nature humaine et à représenter la 
divine : » toutes ces combinaisons forment une si étroite 
liaison de TEurope entière, que par ce grand nombre de rap- 
ports on peut dire qu'elle ne compose qu'un seul État, et 
qu'elle n'est, pour ainsi dire, qu'une grande famille dont tous 
les membres sont unis par une parfaite harmonie. Cette liaison 
peut être regardée comme un heureux présage, et presque un 
traité préliminaire du grand traité définitif de la diète euro-- 
péenne. Heureux les minisires qui auront l'honneur de cette 
signature, et plus heureux les souverains qui auront celui de 
la ratification, en stipulant par ce traité le bonheur éternel 
du genre humain I C'est après cette signature qu'il faut éri- 
ger un mausolée à l'abbé de Saint-Pierre pour éterniser sa 
mémoire, en y gravant ces vers d'Euripide : 

(( Paix, mère des richesses, la plus aimable des divi- 
nités, que je vous désire avec ardeur I Que vous tardez à 
venir I Que je crains que la vieillesse ne me surprenne avant 
que je puisse voir le temps heureux où tout retentira de nos 
chansons, et où, couronnés de fleurs, nous célébrerons des 
festins I » 

A la force défensive de chaque État est liée la force offen- 
sive. Celle-ci est réglée par le droit des gens; c'est-à-dire par 
cette loi politique qui établit les rapports que les différentes 
nations ont entre elles. Le droit de la guerre et celui de con- 



i. Le pape Benoit XIV, Prosper Lambertini. 

2. Grandeur et décadence des Romains, cbapitro xv. (Portrait de Tra- 
Jan.) 



DE L'ESPRIT DES LOIS. 47 

quête forment le principal objet de ce droit des gens. Je le 
dis, toujours à la louange de notre auteur, l'ouvrage du cœur 
donne ici, comme partout ailleurs, son caractère à l'ouvrage 
de Tesprit. Pour preuve de cela, il ne faut que rappeler ici sa 
belle, haute, sage et grande définition du droit de conquête; 
« droit nécessaire, dit-il, légitime et malheureux, qui laisse 
toujours à payer une dette immense pour s'acquitter avec la 
nature humaine. » De là cette belle conséquence, que le droit 
de conquête porte avec lui le droit de conservation, non celui 
de destruction; de là les droits barbares et insensés de tuer 
Tennemi après la conquête, et de le réduire en servitude, tant 
décriés; de là cette nécessité de laisser aux peuples vaincus 
leurs lois et, ce qui est plus important, leurs mœurs et leurs 
coutumes, qu^on ne sauroit changer sans de grandes secousses ; 
de là enûn ces pratiques admirables pour joindre les deux 
peuples par des nœuds indissolubles d'une amitié réciproque. 
Une chaîne de conséquences aussi justes que bienfaisantes 
nous oblige de rendre ici hommage à notre droit des gens, ou 
plutôt à celui de la raison qui, toujours éloignée des préjugés 
destructeurs, sait développer les idées éternelles et constantes 
du vrai et du faux, du juste et de l'injuste, pour démontrer 
les moyens propres à diminuer les maux et augmenter les 
biens des sociétés; objet qui constitue le sublime de la raison 
humaine. 

Il y auroit une grande imperfection dans cet ouvrage, si on 
n'y avoit en même temps considéré les lois dans leur rapport 
avec le droit le plus précieux que nous tenions de la nature, 
je veux dire la liberté. Mais il ne faudroit d'autre preuve du 
génie de notre auteur que ses théories étendues et lumi- 
neuses sur cette partie de législation; théories qu'il tire 
également de la majesté du sujet et de ses profondes con- 
noissances. 

Il examine d'abord les lois qui forment la liberté politique 
dans son rapport le plus important, je veux dire relativement 
à la constitution. Pour que le lecteur ne puisse abuser des 
III. t 



48 ANALYSE RAISONNÉE 

termes, il donne une juste déGnition du mot de liberté : il en 
réveille Tidée la plus conforme à la nature de la chose ; et 
comme cette liberté est inséparable de Tordre civil, de l'har- 
monie tant requise dans la société, et, pour tout dire, de la 
subordination aux lois, notre auteur ne la cherche point dans 
ces gouvernements que des préjugés font appeler libres , 
parce que le peuple y parolt faire ce qu'il veut, confondant 
ainsi les idées de licence et de liberté; mais il voit le triomphe 
de la liberté dans ces gouvernements où les différents pouvoirs 
sont distribués de façon que la force de l'un tient la force de 
Tautre en tel équilibre, qu*aucun d'eux n'emporte la balance. 
Il ne faudroit que ces justes réflexions de notre auteur sur 
cette distribution des différents pouvoirs pour prouver que les 
affaires politiques bien approfondies se réduisent, comme les 
autres sciences, à des combinaisons et, pour ainsi dire, à des 
calculs très-exacts. Ainsi, autant nous avons lieu de nous 
féliciter des progrès de la raison humaine de nos jours, qui a 
fait que l'autorité ne sauroit craindre les talents, autant avons- 
nous raison de plaindre l'excès d'idiotisme de quelques-uns 
de nos aïeux, ou plutôt le comble d'orgueil de leurs petites 
âmes, qui se croyoient dégradées en s'asservissant aux règles, 
et, dédaignant d'acquérir des connoissances, avoient la har- 
diesse de se croire en état de pouvoir conduire tout avec le 
seul bon sens, qui, dépourvu de principes, ne leur offroit que 
la confiance de n'avoir jamais des contradicteurs, suite de 
l'abus de Tautorité. De là ces torrents d'erreurs, ces lois 
gauches, absurdes, contradictoires, si mal assorties, et, s'il 
est permis do lâcher le mot, plus insensées que les colonnes 
où elles furent affichées; de là enfin ces établissements qui 
naquirent, vieillirent, moururent presque dans le môme 
instant. On sentira mieux ceci en réunissant des traits parse- 
més dans l'ouvrage de notre auteur sur la conduite aveugle du 
despotisme oriental, f Le despote, dit-il, n'a point à délibérer 
ni à raisonner; il n'a qu'à vouloir ^ Dans ce despotisme il est 

i. Liv. IV, chap. m. 



DE L'ESPRIT DES LOIS. 19 

également pernicieux qu*oa raisonne bien ou mal, et il suffi- 
roit qu'on raisonnât pour que le principe de ce gouvernement 
fût choqué *. Le savoir y est dangereux *. Comme il ne faut 
que des passions pour établir ce gouvernement, tout le monde 
est bon pour cela; et le despote, malgré sa stupidité naturelle, 
n'a besoin que d'un nom pour gouverner les hommes •. » 

C'est par cette sage distribution des pouvoirs que les poli- 
tiques grecs et romains calculèrent les degrés de liberté des 
anciennes constitutions. Ils regardèrent cet équilibre comme 
le chef-d'œuvre de la législation : ils en furent même si éton- 
nés, que j'oserois dire qu'ils n'imaginèrent le concours des 
dieux avec les hommes dans la fondation de leurs cités que 
pour faire l'éloge de cette espèce de gouvernement. C'est dans 
ce point de vue que VHistoire de Polybe a été toujours regar- 
dée comme le livre des philosophes, des grands capitaines et 
des maîtres du monde. Ainsi notre auteur, semblable à Michel- 
Ange, qui cherchoit la belle nature dans les débris de l'anti- 
quité, parcourt les annales et les monuments de Rome nais- 
sante^ et de Rome florissante, où il décèle des liaisons jusqu'à 
présent inconnues, qui lui font voir dans le plus beau jour 
cette harmonie des pouvoirs qui formèrent une conciliation si 
admirable des différents corps; harmonie qui mérita d'être 
regardée comme la source principale de la liberté politique 
de cette capitale de Tunivers. 

Le plaisir qu'on ressent à rapprocher l'antiquité de nos 
temps modernes fait que notre auteur se plait à chercher 
aussi cet équilibre des pouvoirs dans la constitution de TAn- 
glelerre, formée et établie pour maintenir la balance entre 
les prérogatives de la couronne et la liberté d3S sujets, et 
pour conserver le tout. En effet, où doit-on chercher cette 
liberté, si ce n'est dans un État où le corps législatif étant 

i. Liv. XIX, chap. ivu. 
3. Ibid. 

3. Lit. V, ch. xiT. 

4. Et veteris Rommsublimem interrogat umbram. 



20 ANALYSE RAISONNÉE 

composé de, deux parties, c'est-à-dire du grand conseil de ia 
nation et du corps qui représente le peuple, l'une enchaîne 
l'autre par la faculté d'empêcher, et toutes les deux sont 
liées par la puissance exécutrice, comme celle-ci est liée par 
la législative? 

Comme c'est des décombres d'un édifice gothique que 
notre auteur déterre le beau concert des pouvoirs intermé- 
diaires subordonnés et dépendants du souverain dans les mo- 
narchies que nous connoissons, il fait aussi descendre ce beau 
système, ou, pour mieux dire, ce juste équilibre de la consti- 
tution de l'Angleterre, des forêts des anciens Germains; 
système que notre auteur a développé, dans le détail immense 
de ses relations, par des réflexions d'un homme d'État. 

Après avoir examiné la liberté politique dans son rapport 
avec la constitution, c'est-à-dire dans cet heureux milieu 
entre la licence et la servitude, qui forme le caractère dis- 
tinctif du gouvernement modéré, notre auteur fait voir cette 
môme liberté dans le rapport qu'elle a avec le citoyen. Il a 
cherché avec succès le premier rapport dans la sage distribu- 
tion des pouvoirs, il a trouvé le second dans la sûreté des 
citoyens. 

La vie et la propriété des' citoyens doivent être assurées 
comme la constitution même. Cette sûrelé à Tégard de la vie 
peut être extrêmement attaquée dans les accusations publiques 
et privées, et, à l'égard de la propriété, dans la levée des tri- 
buts. C'est donc dans Texamen des jugements criminels et 
dans la sagesse à régler la levée des tributs que notre auteur 
s'est occupé : deux objets qui forment les principales branches 
de la société. 

Les crimes blessent ou la religion, ou les mœurs, ou la 
tranquillité, ou la sûreté des citoyens. C'est un grand ressort 
dans les lois criminelles que cette juste fixation des classes 
des crimes, qui ne pouvoit demeurer stérile entre les mains 
de notre auteur. 11 connoissoit trop que sans ces bornes 
immuables les erreurs doivent se multiplier tour à tour avec 



DE L'ESPRIT DES LOIS. 21 

les volumes; et, dans cette confusion d'idées, il fallolt que de 
si grands intérêts dépendissent quelquefois de l'arbitraire des 
juges, et souvent des contradictions des praticiens. 

C'est par le secours de cette tliéorie qu'il guérit de ces 
idées superstitieuses qui, dans les jugements criminels, frap- 
poient d'un môme coup et la religion et la liberté : mais il en 
agit avec tant de circonspection et de sagesse , qu'on diroit 
qu'il ne fait que lever avec ménagement le voile que d'autres 
déchirèrent d'une main hardie, faisant ainsi naître un nou- 
veau mal du remède même. Ces sortes d'emportements, indé- 
pendamment de leur injustice et de leur imprudence, seroient 
de nos jours un sujet de raillerie, vu les progrès de la raison 
humaine. 

C'est en partant de ces principes qu'il nous fait voir com- 
bien on a besoin, dans la punition de certains crimes, de 
toute la modération, de toute la prévoyance, de toute la 
sagesse, en leur laissant pourtant toutes les flétrissures. 

Le merveilleux concert de la politique avec la bonté des 
mœurs, qui domine toujours dans cet ouvrage, parott ici plus 
lumineux lorsque notre auteur nous fait sentir avec un secret 
plaisir que les mœurs du souverain favorisent autant la liberté 
que les lois. 

Enfin c'est en tirant chaque peine de la nature des crimes 
qu'il nous rappelle avec horreur le violent abus de donner au- 
trefois le nom de crimes de lèse-majesté à des actions qui ne le 
sont pas; abus qui donna des secousses terribles à la liberté 
des citoyens de Rome, sous ces empereurs également subtils 
et cruels à imaginer des prétextes odieux pour faire périr les 
gens de bien et éluder les lois les plus salutaires. 

Notre auteur, dans ce livre, qui forme le tableau le plus 
intéressant que l'on puisse présenter à l'humanité, nous 
mène, sans rien dire, à une réflexion. Comme il est résulté 
des biens sans nombre d'avoir suivi la législation romaine , il 
y a aussi des cas où l'on bénira à jamais nos sages législateurs 
pour s*en être éloignés. En effet, combien n*a-t-on pas gagné 



U ANALYSE RAISONNÉE 

à nous guérir des préjugés de la plupart de nos pères qui, 
pleins de cette idée fastueuse d'une législation dominatrice sur 
toute la terre, adoptèrent aveuglément les dispositions de ces 
mêmes empereurs qui, en manifestant leurs volontés par ces 
édits de majesté, semblaient avoir voulu en même temps 
déclarer leur inimitié envers la nature humaine I 

Notre auteur, ayant ainsi développé les ressorts de la légis- 
lation par rapport à la sûreté de la vie, s'attache à examiner 
les lois propres à assurer la propriété. C'est surtout dans la 
levée des tributs que cette propriété doit être assurée : c'est 
là le triomphe de la liberté politique par rapport au citoyen : 
le souverain lui-même, étant le plus grand citoyen de TÉtat, 
est le plus intéressé à favoriser la sûreté à cet égard. 

Les vices d'administration dans la levée des tributs nais- 
sent, ou de leur excès, ou de leur répartition disproportionnée, 
ou des vexations dans la perception : vices qui blessent égale- 
ment la sûreté, et d'où par conséquent dérive cette maladie 
de langueur qui afllige tant les peuples. 

Ainsi notre auteur, après avoir démontré le faux raisonne- 
ment de ceux qui disent que la grandeur des tributs est 
bonne par elle-même pour empêcher tout excès, fait voir com- 
bien il importe à un sage législateur d'avoir égard aux besoins 
des citoyens, afin de bien régler cette portion qu'on ôte, pour 
la sûreté publique, de la portion qu'on laisse aux sujets. 11 
veut que ces besoins soient réels, non imaginaires : c'est 
pourquoi il se déchaîne contre ces projets qui flattent tant 
ceux qui les forment, parce qu'ils ne voient qu'un bien qui 
n'est que momentané, sans s'apercevoir qu'ils obèrent par là 
l'État pour toujours. 

Nctre auteur ùxe la proportion des tributs en raison de la 
liberté des sujets. Tout ce qu'il dit se plie à ces principes. 
Comme il a posé que les revenus de l'État ne sont que cette 
portion que chaque citoyen donne de son bien pour avoir la 
sûreté de la portion dont il doit jouir, il est de la nature de la 
chose de lever les tributs à proportion de la liberté, et de les 



DE L'ESPRIT DES LOIS. 23 

modérer à mesure que la servitude augmente. 11 y a, dit-il, 
ici une espèce de compensation : dans les gouvernements 
modérés, la liberté est un dédommagement de la pesanteur 
des tributs, pourvu qud par l'excès des tributs on n*abuse pas 
de la liberté môme ; dans les gouvernements despotiques on 
regarde comme un équivalent pour la liberté la modicité des 
tributs. 

De là il s'ensuit que, dans les pays où l'esclavage de la 
glèbe est établi, on ne sauroit être trop circonspect à ne point 
augmenter les tributs pour ne point augmenter la servitude. 

Pour ne point choquer cette proportion, notre auteur fait 
ainsi voir combien il importe que la nature des tributs soit 
relative à chaque espèce de gouvernement, telle sorte d'impôt 
convenant plus aux peuples libres, telle autre aux peuples 
esclaves. 

Enfin, avec le guide de ces principes, notre auteur cherche 
à couper les nerfs à toute vexation, proposant les remèdes 
propres à guérir mille maladies du corps politique à cet égard. 
Ces principes sont si féconds, qu'un lecteur attentif en peut 
tirer des conséquences à perte de vue. 

Jusqu'ici notre auteur a examiné Tesprit de la législation 
dans ses rapports intrinsèques, je veux dire dans ses relations 
avec la constitution, avec la force défensive et offensive du 
gouvernement, el avec la liberté. Il considère ensuite les rap- 
ports extrinsèques, je veux dire les relations avec le physique 
du climat et du terroir, avec l'esprit général de la nation, le 
commerce, la population. 

La raison, l'expérience, les livres et les relations de tous 
les temps et de tous les lieux ont avoué d'un cri général l'in- 
fluence du physique, particulièrement du climat, sur les 
mœurs et le caractère des hommes, de façon que celui qui 
oseroit seulement en douter seroit regardé comme un imbécile. 

Ainsi notre auteur fait voir les lois dans leur rapport par- 
ticulier avec la nature du climat; et, comme une des grandes 
beautés de cet ouvrage est qu'un ordre merveilleux, quoique 



24 ANALYSE RAISONNÊE 

caché, donne à chaque chose une place qu'on ne sauroit lui 
ôter, c'est à l'occasion de l'examen que fait notre auteur de 
cette relation des lois avec la nature du climat, qu'il traite de 
l'esclavage civil, domestique et politique. 

L'esclavage civil, dit notre auteur, est l'établissement d'un 
droit qui rend un homme tellement propre à un autre homme, 
qu'il est le maître absolu de sa vie et de ses biens. L'escla- 
vage domestique est cette servitude des femmes, établie non 
pour la famille, mais dans la famille. L'esclavage politique 
est cette servitude des nations qui sont dominées par un gou- 
vernement despotique. C'est surtout dans l'examen de cette 
espèce d'esclavage politique que notre auteur excelle par des 
réflexions neuves et lumineuses. 

On diroit que tout ce que notre auteur dit des lois dans 
leur rapport avec la nature du climat, surtout à l'égard de l'es- 
clavage, est dicté plus par le cœur que par l'esprit, plus par un 
sentiment pour la religion que par des vues politiques; tant 
on y cherche à exciter le travail des hommes et à encourager 
l'industrie; tant on y recommande l'humanité, la douceur, la 
prévoyance, l'amour pour la partie de la nation môme la plus 
vile; tant on y est attentif à inspirer la pureté des mœurs. 

Chose singulière! on s'est d'abord déchaîné, par une impé- 
tuosité générale, contre notre auteur sur ce chapitre. Mais, ou 
il ne faut avoir lu cet ouvrage que par sauts, ou il faut très-peu 
d'équité pour accuser ici notre auteur. 

Je ne présume pas assez de moi pour m'arroger le titre de 
défenseur de notre auteur. Il s'est déjà justifié lui-môme, et 
il Ta fait avec cette modération propre à un esprit né pour 
dominer sur les autres. C'est un de ces habiles athlètes qui ne 
terrassent pas leurs adversaires, mais qui leur serrent si fort 
la main, qu'ils sont obligés de demander grâce et de quitter 
la partie. 

D'ailleurs, comme, dans un ouvrage de raisonnement, des 
paroles et des phrases, et souvent des pages entières ne signi- 
fient rien par elles-mêmes, et dépendent de la liaison qu'elles 



DE L'ESPRIT DES LOIS. 25 

ont avec les autres choses, en rapprochant ici les idées qui 
paroissent éloignées, on justifie l'ouvrage par l'ouvrage môme. 

Bien loin que notre auteur ait jamais prétendu justifier les 
effets physiques du climat, il a fait au contraire une protes- 
tation authentique « qu'il ne justifie pas les usages, mais 
qu'il en rend les raisons ^ ». 

Il rend cette justice à notre religion qu'elle sait triompher 
du climat et des lois qui en résultent, a C'est, dit-il ', le chris- 
tianisme qui dans nos climats a ramené cet âge heureux où il 
n'y avoit ni maître ni esclave, n Et ailleurs* il remarque 
que (( nous aimons, en fait de religion, tout ce qui suppose un 
eff'ort )). Il le prouve par l'exemple du célibat, qui a été plus 
agréable aux peuples à qui, par le climat, il sembloit convenir 
le moins. 

Il rend hommage à notre religion, qui, a malgré la gran- 
deur de l'empire et le vice du climat, a empêché le despotisme 
de s'établir en Ethiopie, et a porté au milieu de l'Afrique les 
mœurs de l'Europe * ». 

Et, comme il est convaincu que les bonnes maximes, les 
bonnes lois, la vraie religion, sont indépendantes par elles- 
mêmes de tout effet physique quelconque, que ce qui est bon 
dans un pays est bon dans un autre, et qu'une chose ne peut 
être mauvaise dans un pays sans l'être dans un autre, il s'est 
attaché à faire sentir la nécessité des bonnes lois pour vaincre 
les effets contraires du climat. 

C'est pourquoi, en parlant du caractère des Indiens, il dit : 
« Comme une bonne éducation est plus nécessaire aux enfants 
qu'à ceux dont l'esprit est dans sa maturité, de même les 
peuples de ces climats ont plus besoin d'un législateur sage 
que les peuples du nôtre, etc." ». 

1. Liv. XVI, ch. IV. 

2. y V. XV, cb. vu. 

3. Liv. XXV, ch. iv. 

4. Liv. XXIV, ch. m. 

5. Liv. XIV, ch. m. 



«6 ANALYSE RAISONNÉE 

Là-dessus il nous fait sentir une vérité importante : savoir, 
que les mauvais législateurs sont ceux qui ont favorisé les 
vices du climat, et les bons ceux qui s'y sont opposés ^ 

11 dit aussi que plus le climat porte les hommes à fuir la 
culture des terres, plus la religion et les lois doivent y exciter '. 
Il fait là-dessus Téloge des institutions chinoises, qui ont une 
attention particulière à exciter les peuples au labourage'; et il 
remarque que pour cet effet, dans le midi de l'Europe, il 
seroit bon de donner des prix aux laboureurs qui auroient le 
mieux cultivé leurs terres *. 

11 veut que là où le vin est contraire au climat, et par con- 
séquent à la santé, Texcès en soit plus sévèrement puni *. 

Lorsqu'il parle de Tesclavage relatif au climat, il dit qu'il 
n*y a point de climat sur la terre où l'on ne pût engager au 
travail des hommes libres, et il se plaint de ce que, les lois 
étant mauvaises, on a trouvé des hommes paresseux, et de 
ce que, les hommes étant paresseux, on les a mis dans l'es- 
clavage ^. Il faut, selon lui, que les lois civiles cherchent à 
ôter d'un côté les abus de l'esclavage, et de l'autre les dan- 
gers'. 

11 déplore le malheur des pays mahométans, où la plus 
grande partie de la uaiion n'est faite que pour servir à la 
volupté de l'autre; l'esclavage, selon lui, ne devant être que 
pour l'utilité, et non pour la volupté, a Car, dit-il, les lois de 
la pudicité étant du droit naturel, elles doivent être senties 
par toutes les nations du monde *. » 

Lorsqu'il parle de la polygamie qu'on trouve dans certains 
climats, il proteste qu'il ne fait qu'en rendre les raisons, et 

1. Liv. XIV, ch. V. 

2. Ibid., ch. VI. 

3. Ibid., ch. VIII. 

4. Jbid., ch. IX. 

5. Ibid,, ch. X. 

6. Liv. XV, ch. VIII. 

7. Ibid., ch. XI. 

8. Jbid,, ch. XII. 



DE L'ESPRIT DES LOIS. 27 

qu^il se garde bien d'en justifier les usages ^ Il prouve que la 
polygamie n'est utile ni au genre humait), ni à aucun des deux 
sexes; au contraire, qu'elle est par sa nature et en elle-même 
une chose mauvaise, et il en fait sentir les funestes suites *. 

Enfin il fait voir que quand la puissance physique de cer- 
tains climats viole la loi naturelle des deux sexes, c'est au 
législateur à faire des lois civiles qui forcent la nature du 
climat, et rétablissent les lois primitives de la pudeur natu- 
relle '. 

Si les lois doivent être relatives aux divers climats, glacés, 
brûlants ou tempérés, surtout pour s'opposer à leurs vices, il 
faut aussi qu*elles se rapportent à la nature du terroir. Notre 
auteur, en les examinant dans ce second rapport, ouvre un des 
plus beaux spectacles de la nature, qui, dans ses variétés 
mêmes, ne laisse pas de suivre une espèce de méthode. H 
nous fait voir comment cette sage ordonnatrice a su faire 
dépendre souvent la liberté, les mœurs, le droit civil, le droit 
politique, le droit des gens, le nombre des habitants, leur 
industrie, leur courage, de la qualité du terroir, soit fertile, 
stérile, inculte ou marécageux; de sa situation, soit des mon- 
tagnes, des plaines ou des îles; du genre de vie des peuples, 
soit laboureurs, chasseurs ou pasteurs. Il pénètre si à fond 
dans les rapports différents des lois avec la qualité du terroir, 
qu'on diroit que la nature aime à lui couûer ses plus intimes 
secrets. 

Pour faire mieux sentir ces rapports, notre auteur se 
dépayse. Tantôt il suit les hordes des Tartares; tantôt il se 
promène dans les immenses plaines des Arabes, au milieu de 
leurs troupeaux; tantôt il se plaît à voir chez les sauvages de 
l'Amérique les femmes qui cultivent autour de la cabane 
un morceau de terre, tandis que leurs maris s'occupent à la 



i . Liv. XVI, ch. IV, 

2. Ibid,, ch. VI. 

3. Ibid,, ch. XII. 



28 ANALYSE RAISONNÉE 

chasse et à la poche; enfin il s^arrêie dans les bois et dans les 
marécages des anciens Germains. A la naïve peinture qu'il 
trace de ces peuples, simples pasteurs, sans industrie, ne 
tenant à leur terre que par des cases de jonc, on diroit qu'en 
instruisant le lecteur il a voulu Tégayer par la vue d'un beau 
paysage du Poussin, pour le délasser après une pénible et 
sérieuse méditation. C'est ainsi que la raison même ne 
dédaigne point de plaire. 

Il est beau de voir ici avec quel succès notre auteur sait 
rapprocher l'admirable ouvrage de Tacite sur les Mœurs des 
Germains avec les débris dispersés des lois barbares, et, par 
une heureuse conciliation de ces précieux monuments, qui 
paroissoient n'avoir rien de commun entre eux, porter une 
lumière nouvelle à cette loi salique, dont il a raison de dire 
que tant de gens ont parlé, et que si peu de gens ont lue. Il 
faut l'avouer, rien n'est plus capable de nous faire repentir de 
cette négligence où nous sommes tombés à l'égard de l'étude 
des anciens, que le profit que notre auteur sait tirer de ces 
beaux restes de l'antiquité. 

C'est aussi en suivant de près ces lois pastorales des Ger- 
mains, si liées à la nature du terroir, que notre auteur sait 
donner la vie à un amas de faits confus du moyen âge, fai- 
sant, pour ainsi dire, sortir d'une noble poussière les lois 
politiques des fondateurs de la monarchie française. 

De tout ceci il faut conclure que c'est sur les sauvages et 
sur les peuples qui ne cultivent point les terres que la nature 
et le climat dominent presque seuls; c'est ce que notre auteur 
a déclaré plus précisément ailleurs ^ 11 a donc voulu dire, et il 
a dit expressément, que le physique du climat et du territoire 
ne sauroit avoir aucune influence sur ces contrées policées, 
où il est obligé de céder à la vraie religion, aux lois, aux 
maximes du gouvernement, aux exemples, aux mœurs, aux 
manières. 

1. Liv. XIX, ch. IV. 



DE L'ESPRIT DES LOIS. Î9 

Il avoue d'ailleurs que, parmi ce nombre de causes, il y en 
a toujours une dans chaque nation qui agit avec plus de force 
que les autres, de façon que celles-ci sont obligées de lui 
céder. 

Cette cause dominatrice forme le caractère presque indé- 
lébile de chaque nation, et la gouverne à son insu par des 
ressorts mystérieux. C'est par ces grands traits qu'on distingue 
une nation d'une autre. Choquer ces traits distinctifs, et, 
selon le langage de notre auteur, cet esprit général, ce seroit 
exercer une tyrannie qui, selon lui, quoique de simp^^ opinion, 
ne laisseroit pas de produire des effets aussi funestes que la 
tyrannie féelle, c'est-à-dire la violence du gouvernement. 

Notre auteur a bien senti l'importance de ce grand rapport 
des lois avec Vesprit général, les mœurs, les manières, qui 
régnent plus impérieusement que les lois, vu leur grande 
influence sur la façon de penser, de sentir et d'agir de toute 
une nation. Il a vu combien il faut être circonspect à n'appor- 
ter aucun changement à cet esprit général, afin qu'en gênant 
les vices politiques, on ne gêne pas les vertus politiques, qui 
souvent en dérivent. Aussi s'est-il occupé entièrement à déve- 
lopper toutes ces relations. 

Il veut qu'on procède lentement et par degrés à détromper 
les peuples de leurs erreurs fortifiées par le temps, vu le 
grand danger auquel on exposeroit l'État par une réforme 
subite. Ce même changement des mœurs et des manières, 
lorsqu'il est nécessaire, ne doit être fait que par d'autres 
mœurs et d'autres manières, et jamais par des lois, à cause 
de la grande différence qu'il y a entre les lois et les mœurs, 
celles-là ne tenant qu'aux institutions particulières et précises 
du législateur, celles-ci aux institutions de la nation en 
général. De là il s'ensuit que, comme on ne sauroit empêcher 
les crimes que par des peines, on ne peut aussi changer les 
manières que par des exemples. 

11 fait aussi sentir combien il faut être attentif à ne point 
gêner par des lois les manières et les mœurs du peuple, lors-* 



30 ANALYSE RAISONNÉE 

qu'elles ne sont pas contraires aux principes du gouvernement, 
pour ne point gêner ses verlus. 

Cest à ce sujet qu^il présente un tableau aussi impartial 
que frappant du caractère de ses compatriotes. Cette gaité, 
cette vivacité, pour me servir des expressions de notre auteur, 
sont des fautes légères qui disparoissent devant cette franchise, 
cette générosité, ce point d'honneur, ce courage, d'où il 
résulte des avantages suprêmes. Quelques-uns mêmes de ces 
vices, particulièrement cet empressement de plaire, ce goût 
pour le monde, et surtout pour le commerce des femme, aug- 
mentent rindustrie, les manufactures, la politesse, le goût 
général de ce peuple. Ainsi prétendre corriger ces vices, ce 
seroit choquer Tesprit générai au grand préjudice de la nation. 
Il en faut agir comme ces architectes de Tantiquité qui, vou- 
lant démolir les maisons attenantes aux temples de leurs 
dieux, laissoient debout les parties des édifices qui y tou- 
choient, de peur de toucher aux choses sacrées. 

Gomme, dans les institutions ordinaires, il y a quelque 
cause qui agit avec plus de force que les autres, ce qui forme, 
selon notre auteur, Vesprit général de la nation, dans quel- 
ques institutions singulières on a confondu toutes ces causes, 
quoique entièrement séparées-, savoir, les lois, les mœurs, 
les manières, etc. Notre auteur trouve cette union dans les 
institutions anciennes de Lycurgue; et, comme Téloignement 
des lieux fait à notre égard le môme effet que celui du temps, 
il cherche avec succès les raisons d'une pareille union dans 
les institutions des législateurs de la Chine. Il pénètre à fond 
les principes de la constitution de ce vaste empire, et l'objet 
particulier de son gouvernement, pour faire mieux sentir le 
rapport intime des choses qui paroltroient d'ailleurs très-indif- 
férentes, comme les cérémonies et les rites, à la constitution 
fondamentale. 

Il nous montre comment les lois en général sont relatives 
aux mœurs, et par conséquent combien la bonté des mœurs 
inOue sur la simplicité des lois. C'est la découverte d'une mine 



DE L'ESPRIT DES LOIS. 34 

bien riche que de savoir bien démêler les théories, que notre 
auteur ne fait qu'indiquer ici, pour bien connottre le véritable 
esprit des lois romaines, liées si étroitement aux mœurs. 

En effet, quelle différence entre les lois faites pour ces 
premiers Romains qui ne se portoient pas moins au bien par 
inclination que par la crainte des lois, et ne disputoient entre 
eux que de vertu, et entre ces dispositions qu'on fut obligé 
d'opposer au luxe, à Tavarice et à Torgueil d'un peuple qui, 
lors de la corruption du gouvernement, se portoit à toutes 
sortes d'excès, foulant aux pieds les choses divines et hu- 
maines ! 

Si les lois sont protégées par les mœurs, les mœurs sont 
aussi secourues par les lois. Notre auteur, qui a su pénétrer à 
fond les effets de cette action réciproque, doué d'un génie 
assez vaste pour embrasser toutes les différentes relations, 
prévoit le caractère, les mœurs et les manières qui ont résulté 
des lois et de la constitution de TAngleterre, dont il a développé 
ailleurs les principes jusqu'à se rendre maître des événements 
à venir, semblable à Tacite, qui prévit, plusieurs siècles au- 
paravant, les causes de la chute de l'empire romain. 

A la vue du tableau qu'il nous présente de cette nation et 
de ses peuples, qu'il regarde plutôt comme des confédérés 
que comme des concitoyens, on diroit qu'il a adopté leurs 
passions, leurs inclinations, leurs terreurs, leurs animosités, 
leurs foiblesses, leurs espérances, leurs querelles, leurs ja- 
lousies, leurs haines, leurs vaines clameurs, leurs injures, qui, 
bien loin de faire tort à l'harmonie de la constitution, con- 
courent à l'accord total de toutes ses parties. 

Il voit comment les lois de ce pays libre ont dû contribuer 
à cet esprit de commerce, à ce sacrifice de ses intérêts pour 
la défense de la liberté publique, à ce crédit sur des richesses 
même de fiction, à la force offensive et défensive du gouver- 
nement, à cette grande influence de la nation sur les affaires 
de ses voisins; à cette bonne foi tant requise dans les négo- 
ciations. 



32 ANALYSE RAISONNÉE 

Il prédit œ qui a dû résulter par rapport aux rangs, aux 
dignités, au luxe, à cette estime des qualités réelles, c'est-à- 
dire des richesses et du mérite personnel. 

Enfin il aperçoit comment a pu se former cet esprit d'éloi- 
gnement de toute politesse fondée sur Toisiveté, ce mélange 
de fierté et de mauvaise honte, cette humeur inquiète au 
milieu des prospérités, cette modestie et cette timidité des 
femmes, cette préférence du véritable esprit à tout ce qui 
n'est que du ressort du goût, cette étude de politique jusqu'à 
prétendre calculer tous les événements, cette liberté de raison- 
ner. Il connoit même le caractère de la nation dans ses ou- 
vrages d'esprit. 

Le portrait que notre auteur vient de donner d'une nation 
si commerçante de l'Europe, d'une nation qui, selon lui, fait 
môme céder ses intérêts politiques à ceux du commerce, d'une 
nation où il fut si chéri et si respecté, le conduit à l'examen 
des lois dans le rapport qu'elles ont avec le commerce con- 
sidéré dans sa nature et dans ses distinctions, dans les révo- 
lutions qu'il a eues dans le monde, et dans sa relation avec 
l'usage de la monnoie. 

Je l'ai dit, cet ouvrage ne parolt fait que pour inspirer de la 
modération, de Thumanité et des mœurs. Ainsi il est beau 
d'apprendre ici que l'esprit du commerce est de guérir des 
préjugés destructeurs, de produire la douceur des mœurs, et 
de porter les nations à la paix, vu que toutes les unions sont 
fondées sur des besoins mutuels. 

Il est aussi consolant pour quelques peuples malheureux 
d'être ici assurés qu'étant pauvres, non à cause de la dureté 
du gouvernement, mais parce qu'ils ont dédaigné ou parce qu'ils 
n'ont pas connu les commodités de la vie, ils peuvent malgré 
cela faire de grandes choses, parce que leur pauvreté fait une 
partie de leur liberté. 

De là on voit combien l'esprit de commerce est lié à la 
constitution. Dans le gouvernement d'un seul, il est fondé sur 
le luxe; dans le gouvernement républicain, il est ordinairement 



DE L'ESPRIT DES LOIS. 33 

fondé sur réconomie. Par couséquent, comme dans ce dernier 
gouvernement l'esprit de commerce entraîne avec lui celui de 
frugalité, de modération, de travail, de sagesse, de tranquil* 
lité, d'ordre et de règle, il est aisé de comprendre comment il 
peut arriver que les grandes richesses des particuliers n'y 
corrompent point les mœurs. 

Cest en développant les ressorts de ce commerce d'écono- 
mie que notre auteur approfondit les principes qui rendent 
certains établissements plus propres au gouvernement de plu- 
sieurs qu'à celui d'un seul; tels que les compagnies, les ban- 
ques, les ports francs : principes qui ne laissent pourtant pas 
d'avoir leur limitation, lorsqu'on les examine sans les séparer 
de la sage administration de ceux qui sont à la tête des affaires 
même dans le gouvernement d'un seul. 

Les grandes vérités que notre auteur établit ici pour se con- 
duire dans les matières du commerce font voir combien on 
auroit tort de regarder les sciences comme incompatibles avec 
les affaires, surtout lorsqu'il fixe la juste idée de la liberté en 
fait de commerce, si éloignée de cette faculté qui seroit plutôt 
une servitude ; lorsqu'il nous fait sentir combien, pour le main- 
tien de cette liberté, il est important que l'État soit neutre entre 
sa douane et son commerce; lorsqu'il nous apprend que, dans 
ce genre d'affaires, la loi doit faire plus de cas de l'aisance pu- 
blique que de la liberté d'un citoyen; enfin lorsqu'il montre 
que, comme le pays qui possède le plus d'effets mobiliers de 
l'univers, savoir, de l'argent, des billets, des lettres de change, 
des actions sur les compagnies, des vaisseaux et des marchan- 
dises, gagne à faire le commerce, au contraire le pays qui est 
dépourvu de ces effets, et qui par conséquent est obligé d'en- 
voyer toujours moins qu'il ne reçoit, se mettant lui-môme 
hors d'équilibre, perd à faire le commerce, et s'appauvrit. 

Ces théories capitales ne pouvoient guère demeurer sté- 
riles entre les mains de notre auteur : ainsi c'est par leur 
secours qu'il dicte des dispositions très-sensées sur le sujet du 
commerce, sans pourtant être gêné par une exactitude servile. 
m. * 3 



34 ANALYSE RAISONNEE 

Ici notre auteur, conduit plus, si j'ose le dire, par un esprit 
citoyen que philosophique, se hâte d'aller au fait. Il veut que 
la méditation du lecteur se charge de placer d'autres vérités 
dans la chaîne de celles qu'il établit sur des fondements solides. 
Il l'emporte dans ce qui est essentiel au sujet, sans le fatiguer 
par de longs détours; il suppose qu'il sait tout cela ^ : on diroit 
que sa modestie se platt à partager avec le lecteur attentif la 
gloire de l'invention. 

Comme notre auteur sait être savant sans rougir, ainsi que 
quelques-uns de nos pères, d'être philosophe, il sait être phi- 
losophe sans rougir, comme la plupart des esprits de nos jours, 
d'être savant. Ainsi, s'accommodant de ce sage milieu, c'est par 
le concours mutuel d'un jugement subtil et délié dans les 
sciences les plus abstraites, et d'un choix des matériaux tirés 
d'une vaste érudition, qu'il excelle et triomphe dans tout son 
ouvrage, surtout ici lorsqu'il examine les lois par rapportjanx 
révolutions que le commerce a eues dans le monde. 

Il est agréable, et ce plaisir renferme beaucoup d'instruc- 
tion, de voir, à l'aide de ses éclaircissements, comment cer- 
taines causes physiques, telles que la qualité du terroir ou du 
climat, comment la différence des besoins des peuples, soit 
simples, soit volupteux, leur paresse, leur industrie, ont pu 
fixer, dans tous les âges, la nature du commerce dans quelques 
contrées. 

C'est aussi un spectacle digne des recherches d'un génie du 
premier ordre, comme celui de notre auteur, de voir le com- 
merce, tantôt détruit, tantôt gêné, tantôt favorisé, fuir des lieux 
où il étoit opprimé, se reposer où on le laissoit respirer, ré- 
gner aujourd'hui où l'on ne voyoit que des déserts, des mers 
et des rochers, et là où il régnoit, n'y avoir que des déserts; 
changements qui ont rendu la terre si peu semblable à elle- 
même. 

,i. Semper ad eventum festinat, et in médias res, 

Non secus ac notas, auditorem rapit 

HoR.| d^ArUpoeU 



DE L'ESPRIT DES LOIS. 35 

Ainsi notre auteur, se jetant avec un courage héroïque dans 
ces abîmes des siècles les plus reculés, parcourt la terre. Il ne 
voit qu'un vaste désert dans cette heureuse contrée de la Gol- 
chide, qu'on auroit peine à croire avoir été du temps des Ro- 
mains le marché de toutes les nations du monde. 

Il déplore le malheureux sort des empires de l'Asie. Il 
visite la partie de la Perse qui est au nord-est, THyrcanie, la 
Margiane, la Bactriane, etc. A peine voit-il passer la charrue 
sur les fondements de tant de villes jadis florissantes. 11 passe 
au nord de cet empire, c'est-à-dire à l'isthme qui sépare la 
mer Caspienne du Pont-Euxin, et il n'y trouve presque aucun 
vestige de ce grand nombre de villes et de nations dont il 
étoit couvert. 

Il est étonné de ne voir plus ces communications des 
grands empires des Assyriens, des Mèdes, des Perses, avec les 
parties de TOrient et de l'Occident les plus reculées. L'Oxus 
ne va plus à la mer Caspienne; des nations destructrices 
l'ont détourné. Il le voit se perdre dans des sables arides. 
Le Jaxarte ne va plus jusqu'à la mer. Le pays entre le Pont- 
Euxin et la mer Caspienne n'est qu'un désert. 

Notre auteur, au milieu de ces vastes désolations qui ne 
laissent plus voir que des ruines ou quelques débris de la 
dévastation, nous rappelle le commerce de luxe que les em- 
pires de TÀsie faisoient, tandis que les Tyriens, proOtant des 
avantages que les nations intelligentes prennent sur les peuples 
ignorants, étoient occupés du commerce d'économie de toute 
la terre. 

Il parcourt l'Egypte, qui, sans être jalouse des flottes des 
antres nations, contente de son terroir fertile, ne faisoit guère 
de commerce au dehors. 

Il remarque que les Juifs, occupés de l'agriculture, ne 
négocioient que par occasion ; que les Phéniciens, sans com- 
merce de luxe, se rendirent nécessaires à toutes les nations 
par leur frugalité, par leur habileté, leur industrie, leurs 
périls, leurs fatigues; qu'avant Alexandre les nations voisines 



36 ANALYSE RAISONNÉE 

de la mer Rouge ne négocioient que sur cette mer et sur celle 
d'Afrique. 

Il nous ramène aux beaux siècles d'Athènes, qui, ayant 
l'empire de la mer, donna la loi au roi de Perse, et abattit les 
forces maritimes de la Syrie et de la Phénicie. 

Il est frappé de l'heureuse situation de Corinthe, de son 
commerce, de ses richesses, comme aussi des causes de la 
prospérité de la Grèce, des jeux qu'elle donnoit à Punivers, 
des temples où les rois envoyoient des offrandes, de ses fêtes, 
de ses oracles, de ses arts incomparables. 

Il envisage la navigation de Darius sur Tlndus et sur la 
mer des Indes, plutôt comme une fantaisie d'un prince qui 
vouloit montrer sa puissance que comme le projet réglé d'un 
sage monarque qui veut l'employer. 

Il considère la révolution causée dans le commerce par 
quatre événements arrivés sous Alexandre : la prise de Tyr, la 
conquête de TÉgypte, celle des Indes, et la découverte de la 
mer qui est au midi de ce pays. 

La relation d*Hannon lui sert de guide pour reconnoUre 
la puissance et la richesse de Garthage, qui, étant maîtresse 
des côtes de l'Afrique, s'étendit le long de celles de l'Océan. 
Il est enchanté de la simplicité de cette relation d'Hannon, 
qui, ennemi de toute parure, étoit, comme les grands capi- 
taines, plus glorieux de ce qu'il faisoit que de ce qu'il écri- 
voit. Ici il n'oublie pas le commerce d'économie de Marseille, 
qui augmenta sa gloire après la ruine de Garthage. 

En parcourant les nations de l'antiquité, notre auteur nous 
fait connoître, à travers différents siècles, la nature, l'étendue, 
les bornes de leur commerce, avec un discernement si délicat, 
que des faits même connus prennent entre ses mains un 
nouvel intérêt; et, trop convaincu que, pour mieux instruire 
le lecteur, il faut modifier le ton uniforme de l'instruction et 
ménager des surprises agréables, tantôt, portant jusqu'au 
prodige l'union des sciences et des lettres, il est charmé de 
nous rappeler la belle peinture tracée par Homère de ces 



DE L'ESPRIT DES LOIS. 37 

contrées que les malheurs d'Ulysse ont rendues si célèbres; 
tantôt, occupé des pratiques purement mécaniques, il nous 
explique les causes physiques des différents degrés de vitesse 
des navires, suivant leur différente grandeur et leur différente 
force; d'où vient que nos navires vont presque à tous vents, 
et que ceux des anciens n'alloient presque qu'à un seul, et 
comment on mesuroit les charges qu'ils pouvoient porter. Ici 
il nous fait reconnoltre la situation et le commerce ancien 
d'Athènes vis-à-vis de la situation et du commerce présent de 
l'Angleterre ; là il nous fait contempler le projet de Séleucus 
de joindre le Pont-Euxin à la mer Caspienne; et, parmi les 
grands desseins d'Alexandre, il s'arrête à admirer Alexandrie, 
ville que ce conquérant fonda dans la vue de s'assurer de 
l'Egypte, devenue le centre de l'univers. Par ces remarques 
variées, mais toujours intéressantes, on diroit que notre au- 
teur, dans son tour de la terre, faisant pour ainsi dire repa- 
roltre à nos yeux tout ce que le torrent des âges avoit ren- 
versé, en agit comme le czar Pierre, qui, dans ses voyages de 
l'Europe, cherchoit à connottre les établissements utiles des 
différents pays, et à s'instruire des principales parties des 
gouvernements, de leurs forces, de leurs revenus, de leurs 
richesses, de leur commerce. A Paris, parmi tant de mer- 
veilles de cette ville enchanteresse, ou, pour mieux dire, dans 
cette école de toutes les nations, tandis qu'il se plaisoit à 
contempler les peintures du Louvre, il prenoit jusque entre 
ses bras l'auguste personne du roi encore enfant, pour le 
garantir de la foule, de la manière la plus tendre. A Amster- 
dam, au milieu de ces dépositaires, et, pour ainsi dire, de ces 
facteurs du commerce de toute la terre, il aimoit à travailler 
dans le chantier pour apprendre la construction des vaisseaux. 
En Angleterre, il étudioit comment cette nation a su, non 
moins par son commerce que par son gouvernement, se rendre 
la gardienne de la liberté de TEurope. De retour en Russie, il 
forma le dessein hardi de la jonciion des deux mers dans 
cette langue de terre où le Tanaîs s'approche du Volga, et il 



38 ANALYSE RAISONNÉE 

jeta les fondements de Pétersbourg dans la ?ue de former ud 
entrepôt du commerce de Tunivers. 

Notre auteur, tout plein qu'il est de ces deux idées : Tune, 
que le commerce est la source de la conservation et de 
l'agrandissement des états, l'autre, que les Romains avoient 
la meilleure police du monde, avoue néanmoins que les Ro- 
mains furent éloignés du commerce par leur gloire, par leur 
constitution politique, par leur droit des gens, par leur droit 
civil. A la ville, ils n'étoient occupés que de guerres d^élec- 
tions, de brigues; à la campagne, que d*agriculture : dans 
les provinces, un gouvernement dur et tyrannlque étoit in- 
compatible avec le commerce. Cela fit qu'ils n'eurent jamais 
de jalousies de commerce. Ils attaquèrent Carthage comme 
puissance rivale, et non comme nation commerçante. En 
effet, à Rome, dans la force de son institution, les fortunes 
étoient à peu près égales : à Carthage, des particuliers avoient 
des richesses de rois. Comme les Romains ne faisoient cas 
que des troupes de terre, les gens de mer n' étoient ordinaire- 
ment que des affranchis. Leur politique fut de se séparer de 
toutes les nations non assujetties : la crainte de leur porter 
l'art de vaincre fit négliger l'art de s'enrichir. Leur commerce 
intérieur étoit celui de l'importation des bleds; ce qui étoit un 
objet important, non de commerce, mais d'une sage police 
pour la subsistance du peuple de Rome. Le négoce de l'Arabie 
heureuse et celui des Indes furent presque les deux seules 
branches du commerce extérieur. Mais ce négoce ne se soute- 
noit que par l'argent des Romains; et si les marchandises de 
l'Arabie et des Indes se vendoient à Rome le centuple, ce 
profit des Romains se faisoit sur les Romains mêmes, et n'en- 
richissoit point l'empire; quoique à\\n autre côté on puisse 
dire que ce commerce procuroit aux Romains une grande 
navigation, c'est-à-dire une grande puissance; que des mar- 
chandises nouvelles augmentoient le commerce intérieur, 
favorisoient les arts, entretenoient l'industrie; que le nombre 
des citoyens se multiplioit à proportion des nouveaux moyens 



DB L'ESPRIT DES LOIS. 39 

de subsistance; que ce nouveau commerce produisoit le luxe; 
que le luxe à Rome étoit nécessaire, puisqu'il falloit qu'une 
ville qui attiroit à elle toutes les richesses de Tunivers les 
rendit par son luxe. 

Notre auteur, suivant de siècle en siècle la marche du 
commerce, le trouve plus avili après la destruction des 
Romains eu Occident par l'invasion de leur empire. Un déluge 
de barbares, comme par une crise violente de la nature, 
renouvela pour ainsi dire la face de la terre ; bientôt il n'y eut 
presque plus de commerce en Europe. La noblesse, qui régnoit 
partout, ne s'en mettoit pas en peine. Les barbares le regar- 
dèrent comme un objet de leurs brigandages. Quelques restes 
de leurs lois insensées, qui subsistent encore de nos jours, 
montrent la grossièreté de leur origine. 

Depuis Taffoiblissement des Romains en Orient, lors des 
conquêtes des mahométans, TÉgypte, ayant ses souverains 
particuliers, continua de faire le commerce : maltresse des 
marchandises des Indes, elle attira les richesses de tous les 
autres pays. 

A travers cette barbarie le commerce se fit jour en Europe. 
Notre auteur le voit, pour ainsi dire, sortir du sein de la 
vexation et de la barbarie. Les Juifs, proscrits de chaque pays, 
inventèrent les lettres de change : par ce moyen ils sauvèrent 
leurs effets, et rendirent leurs retraites fixes. Il remarque que 
depuis cette invention les grands coups d'autorité ne sont, 
indépendamment de l'horreur qu'ils inspirent, que des impru- 
dences, et qu'on a reconnu par expérience qu'il n'y a plus que 
la bonté du gouvernement qui donne de la prospérité. C'est 
toujours par ces sages réflexions que notre auteur sait pré- 
senter au trône les plus utiles vérités, dont il est doux de 
rappeler le précieux souvenir dans nos contrées, où le lien 
de tendresse entre les princes et les sujets ne sauroit être plus 
fort. Notre auteur, il est vrai, a caché son nom; mais on le 
découvre dans le plus grand jour par ces traits frappants de 
sagesse, de modération, de bienfaisance, qui le font regarder 



40 ANALYSE RAISONNÉE 

comme Pâme de la probité même. Il en agit comme Phidias 
qui, n'ayant pas écrit son nom sur le bouclier de Minerve, y 
grava son portrait. 

Notre auteur, attentif à développer la naissance» le pro- 
grès, la transmigration, la décadence et le rétablissement du 
commerce, est enûn ravi de la découverte de deux nouveaux 
mondes. G*est le commerce qui, à Taide de la boussole, fît 
trouver l'Asie et l'Afrique, dont ou ne connoissoit que quel- 
ques bords, et l'Amérique, dont on ne connoissoit rien du 
tout. L'Italie, hélas I notre belle Italie, ne fut plus au centre 
du monde commerçant : elle fut réduite dans un coin. Mais 
qu'il me soit permis de faire une remarque patriotique. 
Comme heureusement le germe des grands génies de cette 
belle contrée n'est pas éteint, et, ce qui est plus, comme les 
vues et les desseins de ceux qui la gouvernent sont toujours 
d'accord avec la félicité publique, elle a lieu d'espérer de 
recueillir les fruits de la découverte faite par ses enfants. 

Les Espagnols découvroient et conquéroient du côté de 
l'Occident; les Portugais, du côté de l'Orient; mais les autres 
natiODS de l'Europe ne les laissèrent pas jouir tranquillement 
de leurs conquêtes. Les Espagnols regardèrent les terres 
découvertes comme des objets de conquête; leà autres nations 
trouvèrent qu'elles étoient des objets de commerce, et, par 
des compagnies de négociants et des colonies, y formèrent 
une puissance accessoire, sans préjudice de l'État principal. 

Notre auteur fait voir l'utilité et l'objet des colonies de nos 
jours; en quoi les nôtres diffèrent de celles des anciens. Il 
explique leurs lois fondamentales, surtout pour les tenir dans 
la dépendance de la métropole : il relève la sagesse de ces lois 
par le contraste de la conduite des Carthaginois qui, pour 
rendre quelques nations conquises plus dépendantes, par un 
débordement d'ambition qui les dégradoit de l'humanité, 
défendirent, sous peine de la vie, de planter, de semer, et de 
rien faire de semblable; défense dont on ne peut se souvenir 
sans exécration. 



DE L'ESPRIT DES LOIS. 44 

Il se félicite de ce que l'Europe, par cette découverte du 
Nouveau-MoDde, est parvenue à un si haut degré de puis- 
sance, qu'elle fait le commerce et la navigation des trois 
autres parties du monde. L'Amérique a lié à l'Europe TAsie et 
l'Afrique. Elle fournit à la première la matière de son com- 
merce avec cette vaste partie de PAsie qu'on appelle les Indes 
orientales : le métal, si utile au commerce comme signe, fut 
la base du plus grand commerce de l'univers comme marchan- 
dise. La navigation de l'Afrique devint nécessaire, fournis- 
sant des hommes pour le travail des mines et des terres de 
l'Amérique. 

Comme les Indes, au lieu d'être dans la dépendance de 
l'Espagne, sont devenues le principal, notre auteur n'est point 
surpris que l'Espagne, devenue accessoire, se soit appauvrie, 
malgré les richesses immenses tirées de l'Amérique, et, qui 
plus est, malgré son ciel pur et serein, et malgré ses richesses 
naturelles. Le travail des mines du Mexique et du Pérou 
détruit la culture des terres d'Espagne. vous qui êtes à la 
tête des affaires, vous qui êtes les dépositaires des sentiments 
des princes et les interprètes de leur amour, écoutez ce grand 
principe de notre auteur : « C'est une mauvaise espèce de 
richesse qu'un tribut d'accident, et qui ne dépend pas de l'in- 
dustrie de la nation, du nombre de ses habitants, ni de la cul- 
ture de ses terres. » 

Notre auteur propose ici une question à examiner; savoir, 
si l'Espagne ne pouvant faire le commerce des Indes par elle- 
même, il ne vaudroit pas mieux qu'elle le rendit libre aux 
étrangers; ce qui pourtant, selon lui, ne devroit pas être 
séparé des autres considérations, surtout du danger d'un grand 
changement, des inconvénients qu'on prévoit, et qui souvent 
sont moins dangereux que ceux qu'on ne peut pas prévoir. 

Notre auteur, après avoir traité des lois dans leur rapport 
avec le commerce considéré dans sa nature et ses distinctions, 
et avec le commerce considéré dans ses révolutions, examine 
les lois dans leur rapport avec la monnoie. 



42 ANALYSE RAISONNÉE 

Il commence par expliquer la raison de l'usage de la mon- 
noie, qui est la nécessité des échanges, vu Tinégalité des pro- 
ductions de chaque pays; sa nature, qui est de représenter la 
valeur des marchandises comme signe; sa forme, qui est 
Tempreinte de chaque État. Il examine ensuite dans quel rap- 
port la monnole doit être, pour la prospérité de TÉtat, avec les 
choses qu'elle représente. 11 distingue les monnoies réelles 
des monnoies idéales. Les réelles sont, dit-il, d'un certain 
poids et d'un certain titre ; elles deviennent idéales lorsqu'on 
retranche une partie du métal de chaque pièce en lui laissant 
le môme nom. Pour que le commerce fleurisse, les lois doi- 
vent faire employer des monnoies réelles, éloignant toute opé- 
ration qui puisse les rendre idéales, à moins de vouloir donner 
à l'état de terribles secousses ; témoin les plaies profondes et 
cruelles qui saignent encore dans quelques pays. 

Notre auteur nous instruit que Tor et l'argent augmentent 
chez les nations policées, soit qu'elles tirent ces métaux de 
chez elles, soit qu'elles aillent les chercher là où ils sont, et 
qu'ils diminuent chez les nations barbares. 

11 fait voir que Targent des mines de l'Amérique est une 
marchandise de plus que l'Europe reçoit en troc, et qu'elle 
envoie en troc aux Indes. Ainsi une plus grande quantité d'or 
et d'argent est favorable, si on regarde ces métaux comme 
marchandises ; elle ne l'est point lorsqu'on les regarde comme 
signes, parce que leur abondance choque leur qualité de 
signes, qui est beaucoup fondée sur la rareté. Ainsi c'est en 
raison de la quantité de ces métaux que l'intérêt de l'argent 
est diminué ou augmenté. 

11 nous montre une grande vérité ; savoir, que le prince 
ne peut pas plus fixer la valeur des marchandises qu'ordonner 
que le rapport, par exemple, d'un à dix soit égal à celui d'un 
à vingt : car l'établissement d'un prix des choses dépend fon- 
damentalement de la raison totale des choses au total des 
signes. 

Il passe à l'article du change. Comme tout est du ressort 



DE L'ESPRIT DES LOIS. 43 

de Tesprit lumineux de notre auteur, de sorte que la matière 
qu'il traite successivement parolt celle qu'il sait le mieux, il 
examine, il analyse, il approfondit tout ce qui a rapport au 
change. Le change, dit-il, est une fixation de la valeur 
actuelle et momentanée des monnoies. Il est formé par Tabon- 
dance et la rareté relatives des monnoies des divers pays. Il 
entre dans un grand détail pour montrer les variations du 
change, comment il attire les richesses d'un État dans un 
autre ; il fait voir ses différentes positions, ses différents effets. 
Pour se faire mieux entendre, souvent il ne dédaigne pas les 
détails les plus minutieux, dont il profite pour s'élever aux 
vues générales; il sait quelquefois même semer, pour ainsi 
dire, des fleurs sur les plus sèches et les plus épineuses 
recherches de cette matière de calcul, et il est consolant de 
voir élever entre ses mains ces mômes recherches à un rang 
si éminent, qu'on les honore aujourd'hui du nom de sciences. 

Notre auteur, toujours persuadé que l'érudition choisie, 
bien loin de s'opposer à la science du gouvernement, lui prête 
un grand secours, à l'aide des précieux monuments de l'anti- 
quité, examine la conduite des Romains sur les monnoies. Il 
reconnolt que, quand ils firent des changements là-dessus, 
lors de la première et de la seconde guerre punique, ils agi- 
rent avec sagesse; mais qu'on n'en doit pas faire un exemple 
de nos jours, vu les différentes circonstances. La monnoie 
haussa et baissa à Rome, à mesure que l'or et l'argent devin- 
rent plus ou moins rares. Ainsi les Romains, dans leurs opéra- 
tions sur les monnoies, ne firent que ce que demandoit la 
nature des choses. 

Du temps de la république, on procéda par voie de retran- 
chement; l'État conGoit au peuple ses besoins sans le séduire. 
Sous les empereurs, on procéda par voie d'alliage. Ces 
princes, réduits au désespoir par leurs libéralités mêmes, altérè- 
rent la monnoie. Ces opérations violentes, pratiquées pendant 
que l'empire était affaissé sous un mauvais gouvernement, ne 
sauroient avoir lieu dans ce temps-ci, où, indépendamment de 



44 ANALYSE RAISONNÉE 

la modération et de la douceur des gouvernemeots de nos 
jours, le change a appris à comparer toutes les monnoîes du 
monde, et à les mettre à leur juste valeur. Le titre des mon- 
noies ne peut plus être un secret. Si un Éiat commence le 
billon, tout le monde continue, et le fait pour lui. Les espèces 
fortes sortent d'abord, et on les lui renvoie foibles. Ainsi ces 
sortes de violences ne feroient que dessécher les racines du 
commerce, et éteindre le germe même de son existence. Le 
change empêche les grands coups d'autorité, et rend inutiles 
les lois qui blesseroient la liberté de disposer de ses effets; 
enfin le change gêne le despotisme. 

Les banquiers sont faits pour changer de l'argent, et non 
pas pour en prêter. Ainsi notre auteur les trouve utiles lorsque 
le prince ne s*en sert que pour changer, et comme le prince 
ne fait que de grosses affaires, le moindre profit fait un grand 
objet pour le banquier même. Si, au contraire, on les emploie 
à faire des avances, ils chargent le prince de gros intérêts, 
sans qu'on puisse les accuser d'usure. 

L'esprit supérieur de notre auteur ramène tout aux pre- 
miers principes; il aperçoit dans chaque matière l'origine des 
abus et leur remède. Ainsi, parlant des dettes de TÉtat, après 
avoir fait sentir l'importance de ne point confondre un papier 
circulant qui représente la monnoie, avec un papier qui repré- 
sente la dette d'une nation, il fait voir les conséquences de 
ces dettes et les moyens de les payer sans fouler ni l'État ni 
les particuliers, et sans détruire la confiance publique, dont 
on a un souverain besoin, étant la seule et vraie richesse de 
l'État. 11 fait aussi sentir combien il est essentiel que l'État 
accorde une singulière protection à ses créanciers, si on ne 
veut jeter la nation dans les convulsions les plus dangereuses 
et sans remède. 

Quant au prêt de Fargent à intérêt, il remarque que, si cet 
intérêt est trop haut, le négociant, qui voit qu'il lui coûteroit 
plus en intérêt qu'il ne pourroit gagner dans le commerce, 
n'entreprend rien. Si l'intérêt est trop bas, personne ne prête. 



DE L'ESPRIT DES LOIS. 45 

et le négociant n'entreprend rien non plus; ou, si on prête, 
l'usure s'introduit avec mille inconvénients. 

11 trouve aussi, d'après les grands jurisconsultes, la raison 
de la grandeur de Tusure maritime dans les périls de la mer 
et dans la facilité que le commerce donne à l'emprunteur de 
faire promptement de grandes affaires et en grand nombre, au 
lieu que les usures de terre, n'étant fondées sur aucune de ces 
deux raisons, sont ou proscrites par les législateurs, ou 
réduites à de justes bornes. 

Les continuels et brusques changements que des lois 
extrêmes causèrent à Rome, tantôt en retranchant les capitaux, 
tantôt en diminuant ou défendant les intérêts, tantôt en ôtant 
les contraintes par corps, tantôt en abolissant les dettes, natu- 
ralisèrent l'usure chez les Romains : car les créanciers, voyant 
le peuple leur débiteur, leur législateur, leur juge, n'eurent 
plus de conGance dans les contrats. Comme les lois ne furent 
point ménagées, cela fit que tous les moyens honnêtes de prêter 
et d'emprunter furent abolis à Rome ; qu'une usure affreuse, 
toujours foudroyée et toujours renaissante, s'y établit : tant il 
est vrai que les lois extrêmes, même dans le bien, font naître 
le mal extrême. 

Notre auteur indique le taux de l'intérêt dans les différents 
temps de la république romaine : il en recherche les lois rela- 
tives. Gomme les législateurs portèrent les choses à l'excès, 
on trouva une infinité de moyens pour les éluder : ainsi il en 
fallut faire beaucoup d'autres pour les confirmer, corriger, 
tempérer. 

Il est surprenant de voir comment notre auteur, supérieur 
même aux préjugés qu'un certain respect pour l'antiquité 
pourroit justifier, sait relever l'erreur de Tacite, quoiqu'il soit 
un de ses auteurs de préférence, lorsqu'il prit pour une loi 
des Douze Tables une loi qui fut faite par les tribuns Duillius 
et Menenius, environ quatre-vingt-quinze ans après la loi des 
Douze Tables : cette loi fut la première qui fixa à Rome le taux 
de l'usure. 



46 ANALYSE RAISONN&E 

11 finit cette matière par une maxime dTlpien : Celui-là 
paie moins, qui paie plus tard. « Cela décide, dit-il, la ques- 
tion si l'intérêt est légitime ; c'est-à-dire si le créancier peut 
vendre le temps, et le débiteur Tacheter. » 

La population tient, par la nature de la chose, au com- 
merce. 11 y a, pour ainsi dire, une action et réaction entre ces 
deux agents. Ainsi notre auteur, faisant sentir l'enchaînement de 
ces deux objets et leur influence mutuelle, après avoir examiné 
la matière du commerce dans tous ses rapports, n^est pas 
moins attentif à développer les lois relatives au nombre des 
hommes et à leur multiplication, et quel est le vœu de la 
nature. 

Il commence par remarquer que la propagation des bétes 
est constante, mais que celle des hommes est toujours trou- 
blée par les passions, par les fantaisies, par le luxe; que 
l'obligation naturelle qu'a le père de nourrir ses enfants a 
fait établir le mariage, qui déclare celui qui doit remplir cette 
obligation. 

Notre auteur, toujours attentif à inspirer la pureté des 
moeurs, nous fait voir combien les conjonctions illicites 
choquent la propagation de l^espèce : car le père, qui a Tobli- 
gation de nourrir et d'élever les enfants, n'est point fixe; les 
femmes soumises à la prostitution publique ne sauroient avoir 
la confiance de la loi : d'où il s'ensuit que la continence 
publique favorise la propagation de l'espèce. 

La raison, dit notre auteur, nous dicte que quand il y a 
un mariage, les enfants suivent la condition du père; quand 
il n'y en a point, ils ne peuvent concerner que la mère. 

La propagation est très-favorisée par la loi qui fixe la 
famille dans la suite des personnes du même sexe. La famille 
est une sorte de propriété. Un homme qui a des enfants du 
sexe qui ne la perpétue pas, n'est jamais content qu'il n'en ait 
de celui qui la perpétue. 

11 nous parle de divers ordres de femmes légitimes; il 
traite des bâtards. Il observe comment, dans les républiques 



DE L'ESPRIT DES LOIS. 47 

anciennes, on faisoit des lois sur l'état des bâtards, par rap- 
port à la constitution. Telle république recevoit pour citoyens 
les bâtards, afin d'augmenter sa puissance contre les grands; 
telle autre, comme Athènes, retrancha les bâtards du nombre 
des citoyens, pour avoir une plus grande portion de bled. Dans 
plusieurs villes, dans la disette de citoyens, les bâtards suc- 
cédoient; dans l'abondance, ils ne succédoient pas. 

11 fonde le consentement des pères pour le mariage sur 
leur puissance, leur amour, leur raison, leur prudence; mais 
il croit qu'il convient quelquefois d'y mettre des restrictions. 

Comme la nature porte assez au mariage, il trouve inutile 
d'y encourager, à moins qu'elle ne soit arrêtée par la diffi- 
colté de la subsistance, par la dureté du gouvernement, par 
l'excès des impôts, qui font regarder aux cultivateurs leurs 
champs moius comme le fondement de leur nourriture que 
comme un prétexte à la vexation. Ainsi notre auteur nous fait 
sentir combien la population dépend de la sûreté, de la modé- 
ration, de la douceur du gouvernement : tant il est vrai que 
chaque page de son ouvrage n'inspire que des sentiments 
paternels, surtout pour les cultivateurs, qu'on doit regarder 
comme la base de l'édifice politique. 

Il nous fait voir comment la propagation dépend du nombre 
relatif des filles et des garçons : il développe la raison de la 
grande propagation dans les ports de mer; comment elle est 
plus ou moins grande, suivant les différentes productions de 
la terre, les pays de pâturages étant peu peuplés, les terres à 
bled davantage, les vignobles encore plus ; qu'elle est en raison 
du partage égal des terres, ou en raison des arts, lorsque les 
terres sont inégalement distribuées ; comment elle dépend de 
la fécondité du climat, sans besoin des lois, comme à la 
Chine; comment elle tient à la nature du gouvernement, 
comme dans les républiques de la Grèce, où les législateurs 
n'eurent pour objet que le bonheur des citoyens au dedans et 
une puissance au dehors. Ainsi, avec un petit territoire et une 
grande félicité, il étoit facile que la population devînt si con- 



48 ANALYSE RAISONNËE 

sidérable, que les politiques grecs crurent devoir s'attacher à 
régler le nombre des citoyens. 

Notre auteur, soutenant pour ainsi dire son vol, mesure 
comme un aigle la terre d'un œil ferme, et, à Faide des mo- 
numents de l'antiquité, il voit que l'Italie, la Sicile, l'Asie 
Mineure, l'Espagne, la Germanie, étaient, à peu près comme 
la Grèce, pleines de petits peuples, et regorgeoient d'habi- 
tants ; ainsi on n'y avoit pas besoin de lois pour en augmenter 
le nombre; mais, comme toutes ces petites républiques furent 
englouties dans une grande, on vit insensiblement l'univers 
se dépeupler. 

Gomme les Romains furent le peuple du monde le plus 
sage, et que, pour réparer ses pertes, il eut besoin du secours 
des lois, notre auteur, profitant de l'histoire et de la jurispru- 
dence, si liées à l'esprit de conseil et aux talents de l'admi- 
nistration, recueille les lois que les Romains firent à ce sujet. 

11 proteste de ne point parler ici de l'attention que les 
Romains eurent pour réparer la perte des citoyens à mesure 
qu'ils en perdirent, faisant des associations, donnant les droits 
de cité, et trouvant une pépinière de citoyens dans leurs 
esclaves : il se borne à parler de ce qu'ils firent pour réparer 
la perte des hommes. 

Jamais les vues de sagesse et de prévoyance qui dictèrent 
ces lois n'ont eu une application plus nécessaire que dans les 
circonstances de nos jours. Ainsi il n'est point indifférent que 
je suive pas à pas notre auteur dans leur origine, leurs motifs, 
leurs avantages, leur suite, leurs infractions. Notre auteur a 
été très-exact à en recueillir toutes les vues, et assez sage 
pour en choisir les plus essentielles. 

Les anciennes lois de Rome cherchèrent à déterminer les 
citoyens au mariage. Les censeurs y eurent l'œil, et, selon les 
besoins, ils y engagèrent et par la honte et par les peines. 

La corruption des mœurs dégoûta du mariage, et détruisit 
la censure elle-même. 

Le nombre des citoyens fut assez diminué par les discordes 



DE L'ESPRIT DES LOIS. 49 

civiles, le triumvirat, les proscriptions, qui, si j'ose le dire, 
remplirent Rome d'un deuil général et d'un désastre uni- 
versel. 

Pour y remédier, César et Auguste rétablirent la censure, 
et se firent censeurs eux-mêmes. Ils firent aussi des règle- 
ments favorables au mariage. 

César donna des récompenses à ceux qui avoient beaucoup 
d'enfants. Attaquant les femmes par la vanité, il défendit à 
celles qui avoient moins de quarante-cinq ans, et qui n'avoient 
ni mari ni enfants, de porter des pierreries et de se servir de 
litière. 

Auguste augmenta les récompenses et imposa des peines 
nouvelles. 11 fit sentir aux Romains que la cité ne consistoit 
point dans les maisons, les portiques, les places publiques, 
mais dans le nombre des hommes, qui sont les premiers 
biens, et les biens les plus précieux de TÉtat. Il leur reprochoit 
le célibat où ils vivoient pour vivre dans le libertinage, a Cha- 
cun de vous, s'écrioil-il, a des compagnes de sa table et de 
son Ut, et vous ne cherchez que la paix dans vos dérèglements. » 

Pour y remédier, il donna la loi qu'on nomma Julia Pappia 
Pappxa, du nom des consuls. Notre auteur la regarde avec 
raison comme un code de lois, ou un corps systématique de 
tous les règlements qu'on pouvoit faire à cet égard. Elle fut, 
dit-il, la plus belle partie des lois civiles des Romains. 

On y accorda au mariage et au nombre des enfants les 
prérogatives, c'est-à-dire tous les honneurs et toutes les pré- 
lances que les Romains accordoient par respect à la vieillesse. 

On donna quelques prérogatives au mariage seul, indé- 
pendamment des enfants qui en pourroient naître ; ce qu'on 
appela le droit des maris. 

On donna d'autres prérogatives à ceux qui avoient des 
enfants ; ce qu'on appela droit d'enfants. 

On en donna de plus grandes à ceux qui avoient trois 
enfants ; ce qu'on appela droit de trois enfants. 

Notre auteur nous avertit de ne point confondre ces trois 
III. 4 



50 ANALYSE RAISONNÉE 

choses. « Il y avoit, dit-il, des privilèges dont les gens mariés 
jouissoient toujours, comme, par exemple, une place particu- 
lière au théâtre; il y en avoit dont ils ne jouissoient que 
lorsque des gens qui avoient des enfants, ou qui en avoient 
plus qu'eux, ne les leur ôtoient pas. » 

Les gens mariés qui avoient le plus grand nombre d*en- 
fants étoient préférés, soit dans la poursuite des honneurs, 
soit dans leur exercice. 

Le consul qui avoit le plus d*enfants prenoit le premier les 
faisceaux; il avoit le choix des provinces. 

Le sénateur qui avoit le plus d^enfants étoit écrit le pre- 
mier dans le catalogue des sénateurs; il disoit son avis le 
premier. 

L'on pouvoit parvenir avant Tàge aux magistratures, chaque 
enfant donnant la dispense d'un an. 

Le nombre de trois enfants exemptoit de toutes charges 
personnelles. 

Les femmes ingénues, qui avoient trois enfants, et les affran- 
chies qui en avoient quatre, sortoient de la tutelle perpétuelle 
établie par les lois. 

Outre les récompenses, il y avoit des peines. Les voici : 

Ceux qui n'étoient point mariés ne pouvoient rien recevoir 
par le testament des étrangers. 

Ceux qui étoient mariés, mais n*avoient point d'enfants, 
ne recevoient que la moitié. 

Le mari et la femme, par une exemption de la loi qui 
iimitoit leurs dispositions réciproques par testament, pou- 
voient se donner le tout, s*ils avoient des enfants l'un de 
l'autre; s'ils n'en avoient point, ils pouvoient recevoir la 
dixième partie de la succession à cause du mariage ; et sMls 
avoient des enfants d'un autre mariage, ils pouvoient se donner 
autant de dixièmes qu'ils avoient d'enfants. 

Si un mari s'absentoit d'auprès de sa femme pour autre 
cause que pour les affaires de la république, il ne pouvoit en 
être l'héritier. 



DE L'ESPRIT DES LOIS. 51 

La loi donnoit à uq mari ou à une femme qui survivoit, 
deux ans pour se remarier, et un an et demi pour le divorce. 

Les pères qui ne vouloient pas marier leurs enfants, ou 
donner des maris à leurs filles, y étoient contraints par le 
magistrat. 

On défendit les fiançailles lorsque le mariage devoit être 
différé de plus de deux ans; et comme on ne pouvoit épouser 
une fille qu'à douze ans, on ne pouvoit la fiancer qu'à dix, car 
la loi ne vouloit pas que Ton pût jouir Inuiilement, et sous 
prétexte de fiançailles, des privilèges des gens mariés. 

Il étoit défendu à un homme qui avoit soixante ans d'épou- 
ser une femme qui en avoit cinquante, car on ne vouloit point 
de mariages inutiles après tant de privilèges. 

La même raison déclara inégal le mariage d'une femme 
qui avoit plus de cinquante ans avec un homme qui en avoit 
moins de soixante. 

Pour que l'on ne fût pas borné dans le choix, Auguste 
permit à tous les ingénus qui n'étoient pas sénateurs d'épouser 
des affranchies. 

La loi pappienne interdisoit aux sénateurs le mariage avec 
les affranchies, ou avec les femmes de théâtre. 

Du temps d'Ulpien, la loi défendoit aux ingénus d'épouser 
des femmes de mauvaise vie, des femmes de théâtre, des 
femmes condamnées par un jugement public. Du temps de la 
république, ces lois étoient inconnues; car la censure corri- 
geoit ces désordres, ou les empéchoit de naître. 

Les peines contre ceux qui se marioient contre la défense 
des lois, étoient les mêmes que celles contre ceux qui ne se 
marioient point du tout. 

Les lois par lesquelles Auguste adjugea au trésor public 
les successions et les legs de ceux qu'elles déclaroient inca- 
pables, parurent plutôt fiscales que politiques et civiles. Ainsi 
le dégoût pour le mariage s'augmenta. Gela fit qu'on fut obligé 
tantôt de diminuer les récompenses des délateurs, tantôt d'ar- 
rêter leurs brigandages, tantôt de modifier ces lois odieuses. 



52 ANALYSE RAISONNÉE 

D*ailleurs, les empereurs, dans la suite, les énervèrent par 
les privilèges des droits de maris, d'enfants, de trois enfants, 
par la dispense des peines. On donna le privilège des maris 
aux soldats. Auguste fut exempté des lois qui limitoient la 
faculté d'affranchir, et de celle qui bornoit la faculté de léguer. 

Les sectes de philosophie introduisirent un esprit d'éloi- 
gnement pour les affaires. Ces fatales semences produisirent 
réloignement pour les soins d'une famille, et par conséquent 
la destruction de l'espèce humaine. 

Les lois de Constantin ôtèrent les peines des lois pap- 
piennes, et exemptèrent tant ceux qui n'étoient point mariés 
que ceux qui, étant mariés, n'avoient point d'enfants. 

Théodose le jeune abrogea les lois décimaires, qui don- 
noient une plus grande extension aux dons que le mari et la 
femme pouvoient se faire à proportion du nombre des enfants, 
comme on l'a remarqué ci-dessus. 

Justinien déclara valables tous les mariages que les lois 
pappiennes avoient défendus. 

Par les lois anciennes, la faculté naturelle que chacun a 
de se marier et d'avoir des enfants ne pouvoit être ôtée. Ainsi 
la loi pappienne aunuloit la condition de ne se point marier 
apposée à un legs, et le serment de ne se point marier et de 
n'avoir point d'enfants, que le patron faisoit faire à son affran- 
chi; mais on vit émaner des constitutions des empereurs des 
clauses qui contredisent ce droit ancien. 

Il n'y a point une loi expresse qui abroge les privilèges et 
les honneurs que les lois anciennes accordoient aux mariages 
et au nombre des enfants ; mais depuis qu'on accorda, comme 
firent les lois de Justinien, des avantages à ceux qui ne se 
remarioient pas, il ne pouvoit plus y avoir des privilèges et des 
honneurs pour le mariage. Ici notre auteur, rendant hommage 
au célibat qui a pour motif la religion, déplore amèrement le 
célibat introduit par le libertinage, qui fait qu'une inCnité de 
gens riches et voluptueux fuient le mariage pour la commo- 
dité de leurs dérèglements. 



DE L'ESPRIT DES LOIS. 53 

Notre auteur, avant de finir ce sujet, n'oublie pas cette loi 
abominable de l'exposition des enfants. 11 nous fait remarquer 
qu'il n'y avoit aucune loi romaine qui permit cette action 
d(§naturée, et que la loi des douze tables ne changea rien aux 
institutions des premiers Romains, qui eurent à cet égard une 
police assez bonne, mais qu'on ne suivit plus lorsque le luxe 
ôta l'aisance, lorsque les richesses partagées furent appelées 
pauvreté, lorsque le père crut avoir perdu ce qu'il donna à sa 
famille, et qu'il distingua cette famille de la propriété. 

Pour nous faire mieux connoUre l'état de l'univers après 
la destruction des Romains, notre auteur observe que leurs 
règlements, faits pour augmenter le nombre des citoyens, 
eurent, comme les autres lois qui élevèrent Rome à cette gran- 
deur, leur effet pendant que la république, dans la force de 
son institution, n'eut à réparer que les pertes qu'elle faisoit 
par son courage, par sa fermeté, par son amour pour la gloire, 
et par sa vertu même. En réparant ces pertes, les Romains 
croyoient défendre leurs lois, leur patrie, leurs temples, leurs 
dieux pénates, leurs sépulcres, leur liberté, leurs biens. Mais 
sitôt que les lois les plus sages ne purent remédier aux pertes 
causées par une corruption générale, capable de rendre ce 
grand empire une solitude, pour qu'il ne restât, pour ainsi 
dire, personne pour en déplorer la chute, et l'extinction du 
nom romain, dès lors un déluge de nations gothes, gétiques, 
sarrasines et tartares coupa, pour ainsi dire, le nerf de ce 
corps immense et de cette machine monstrueuse; bientôt des 
peuples barbares n'eurent à détruire que des peuples barbares. 

Dans l'état où étoit l'Europe après cette affreuse cata- 
strophe, et après un coup aussi surprenant, on n'auroit pas cru 
qu'elle pût se rétablir, surtout lorsque sous Charlemagne elle 
ne forma plus qu'un vaste empire. Mais il arriva un change- 
ment par rapport au nombre des hommes. L'Europe, après 
Charlemagne, par la nature du gouvernement d'alors, se par- 
tagea en une inûnité de petites souverainetés. Chaque sei- 
gneur n'étant en sûreté que par le nombre des habitants de 



54 ANALYSE RAISONNÉE 

son village ou de sa ville, où il résidoit, s'attacha à faire fleurir 
son pays; ce qui réussit tellement que, malgré les irrégula- 
rités du gouvernement, le défaut de connoissances sur le com- 
merce, le grand nombre de guerres et de querelles, il y eut 
dans la plupart des contrées de l'Europe plus de peuple qu'il 
n'y en a aujourd^h ui : témoin les prodigieuses armées des 
croisés. 

La navigation, qui depuis deux siècles est augmentée en 
Europe, a procuré des habitants et en a fait perdre. Il ne faut 
pas juger de l'Europe comme d'un État particulier qui feroit 
seul une grande navigation : cet État augmenteroit de peuple, 
parce que toutes les nations voisines viendroient prendre part 
à cette navigation ; il y arriveroit des matelots de tous côtés. 
Mais TEurope, séparée du reste du monde par des déserts, 
par la religion, étant presque partout entourée des pays ma- 
hométans, ne se répare pas ainsi. 

De tout ceci notre auteur a raison de conclure que l'Europe 
a besoin de lois qui favorisent la propagation, laquelle, étant 
la partie la plus malade de la plupart des gouvernements de 
nos jours, mérite le plus de secours. 

Notre auteur, bien loin de trouver ces secours dans des 
établissements singuliers, et encore moins dans les récom- 
penses des prodiges, comme seroit celle des privilèges de 
douze enfants, ne demande que des récompenses et des peines 
générales, comme demandoient les Romains, et il ne cherche 
que la nature dans les sillons des campagnes et dans les 
cabanes des laboureurs. 

On diroit qu'il fait descendre les princes de la majesté du 
trône pour les conduire dans ces contrées malheureuses où la 
nature est aussi défigurée que les hommes qui y séjournent. 
Spectateur de l'abandon de ces pays, dont les plaies paroissent 
incurables seulement à ceux qui ne connoissent pas la force 
de sages lois, et pénétré des plaintes, des gémissements, de 
l'esprit de nonchalance de ces habitants pâles, débiles, exté- 
nués, portant sur leur visage l'empreinte de leur infortune. 



DE L'ESPRIT DES LOIS. 55 

il propose des remèdes et des règles si sensées, qu'on diroit 
qu'elles ont été dictées par l'énergie d'une âme qui ne désire 
que le bien. Gomme ce seul article, rempli de vues égale- 
ment éclairées et bienfaisantes, renferme, pour ainsi dire, le 
code d'administration publique le plus sage que puisse former 
un prince qui se sent plutôt le père que le maître de ses 
peuples, on me saura gré de ce que je le répète ici. « Lors- 
qu'un État se trouve dépeuplé par des accidents particuliers, 
des guerres, des pestes, des famines, il y a des ressources : 
les hommes qui restent peuvent conserver l'esprit de travail 
et d'industrie; ils peuvent chercher à réparer leurs malheurs, 
et devenir plus industrieux par leur calamité même. Le mal 
presque incurable est lorsque la dépopulation vient de longue 
main par un vice intérieur et un mauvais gouvernement. Les 
hommes y ont péri par une maladie insensible et habituelle : 
nés dans la langueur et dans la misère, dans la violence ou 
les préjugés du gouvernement, ils se sont vu détruire sou- 
vent sans sentir les causes de leur destruction, etc. 

c( Pour rétablir un État aussi dépeuplé, on attendroit en 
vain des secours des enfants qui pourroient y naître. Il n'est 
plus temps : les hommes, dans leurs déserts, sont sans cou- 
rage et sans industrie. Avec des terres pour nourrir un peuple, 
on a à peine de quoi nourrir une famille. Le bas peuple, 
dans ces pays, n'a pas môme de part à leur misère, c'est- 
à-dire aux friches dont ils sont remplis. Le prince, les villes, 
les grands, quelques citoyens principaux, sont devenus insen- 
siblement propriétaires de toute la contrée : elle est inculte; 
mais les familles détruites leur en ont laissé les pâtures, et 
l'homme de travail n'a rien. 

« Dans cette situation, il faudroit faire dans toute l'étendue 
de l'empire ce que les Romains faisoient dans une partie du 
leur : pratiquer dans la disette des habitants ce qu'ils obser- 
voient dans l'abondance, distribuer des terres à toutes les 
familles qui n'ont rien, leur procurer les moyens de les dé- 
fricher et de les cultiver. Cette distribution devroit se faire à 



56 ANALYSE RAISONNÉE 

mesure qu*il y auroit un homme pour la recevoir, de sorte 
qu'il n'y eût point de moment perdu pour le travail. » 

Que d'heureuses conséquences naissent des principes et 
des moyens que notre auteur propose dans cet article pour 
exciter au travail, encourager Tagriculture, et trouver des bras 
et des charrues qui fertilisent les terres abandonnées I II fait 
sentir, avec son grand discernement, qui frappe toujours au 
but des choses, que la grande prospérité ou les désastres d'un 
pays dépendent de la bonté ou de la corruption du gouverne- 
ment; que, sans la propriété, qui est, pour ainsi dire, la mère 
nourrice de Tagriculture, tout est perdu : chose qu'il a remar- 
quée ailleurs par la pratique opposée des pays orientaux, où 
le despotisme, ôtant Tesprit de propriété, cause l'abandon de 
la culture des terres, a On ne bâtit, dit-il, de maisons que 
pour la vie ; on ne fait point de fossés, on ne plante point 
d'arbres; on tire tout de la terre, on ne lui rend rien ; tout est 
en friche, tout est désert. » Notre auteur, toujours affectionné 
au bien public, nous montre que ces domaines étendus, sans 
bornes, sont le fléau de la culture des terres. Enfin il fait voir 
que rien n'annouce plus un gouvernement paternel qu'une 
attention non interrompue pour exciter au travail. Ces 
grandes vérités, si l'on en est bien pénétré, sont capables de 
ranimer l'agriculture et la population dans les fanges des 
marécages mômes. 

Cet amour du travail, et par conséquent cette horreur de 
l'oisiveté, que notre auteur inspire, lui font faire une remarque 
que peut-être le commun des hommes ne comprend pas, et 
qui cependant n'est que trop vraie ; savoir : que la population 
dans quelques circonstances peut être favorisée, dans quelques 
autres elle peut être affoiblie par l'établissement des hôpitaux. 
Il s'en faut bien que notre auteur, avec cette humanité éclai- 
rée qui marche à la tête de chaque page de son ouvrage, ne 
reconnoisse que la vraie indigence est quelque chose de sacré, 
que les vrais pauvres doivent être respectés comme des gens 
revêtus d'un caractère public, et que par conséquent leur sub- 



DE L'ESPRIT DES LOIS. 67 

sistance est la dette la plus ancienne et la plus privilégiée de 
rÉtat; mais il n'a que trop raison de dire que Tindigence 
même ne doit pas être regardée comme un mal, puisqu'elle a 
des ressources honnêtes pour ceux qui ne craignent pas le 
travail; ainsi il n'a pas tort de dire que les hôpitaux sont 
nécessaires dans les pays de commerce, où, comme beaucoup 
de gens n'ont que leur ajrt, l'État doit secourir les vieillards, 
les malades, les orphelins. Les richesses, dit-il, supposent une 
industrie ; mais comme, dans un si grand nombre de bran- 
ches de commerce, il est impossible qu'il n'y en ait toujours 
quelqu'une qui souffre, l'État doit apporter un prompt secours 
aux ouvriers qui sont dans la nécessité; laquelle étant momen- 
tanée, il ne faut que des secours de même nature, c'est-à-dire 
des secours passagers. Mais quand la nation est pauvre, la 
pauvreté particulière dérive de la misère générale; Tous les 
hôpitaux du monde ne peuvent guérir cette pauvreté particu- 
culière : au contraire, l'esprit de paresse qu'ils inspirent aug- 
mente la pauvreté générale, et par conséquent la particulière; 
témoin quelques pays remplis d* hôpitaux, où tout le monde 
est à son aise, excepté ceux qui ont de l'industrie, qui culti- 
vent les arts et qui font le commerce. 

Notre auteur, pour perfectionner son ouvrage, perfection 
qui consistoit à ramener le tout à des règles générales, comme 
à un point, pour ainsi dire, de ralliement, s'attache à prendre 
comme par la main et conduire avec sûreté ceux que le ciel a 
assez aimés pour les choisir pour donner des lois. Ainsi, après 
avoir envisagé tous les différents rapports des lois, relative- 
ment à la constitution, à la liberté civile, à la liberté politique, 
à la force offensive, à la force défensive, au climat, au terroir, 
à l'esprit général, au commerce, à la population, il examine 
les lois dans leurs rapports avec les différents ordres des 
choses sur lesquelles elles statuent. Comme rien assurément 
n'égale la grandeur et l'importance de cet objet, digne d'un 
génie mâle et sublime, on diroit que notre auteur prend ici un 
nouvel essor, et tente des routes nouvelles. 



58 ANALYSB RAISONNÉE 

11 fait l'énumération des différentes branches des droits 
qui gouvernent les hommes : droit divin, droit naturel, droit 
ecclésiastique, droit des gens, droit politique, droit de con- 
quête, droit civil, droit domestique. 

Comme il reconnoît que la sublimité de la raison humaine 
consiste à savoir bien auquel de ces différents ordres se rap- 
portent principalement les choses sur lesquelles on doit sta- 
tuer, et à ne point confondre les divers droits qui doivent 
gouverner les hommes, il pose les limites et le point auquel 
tel droit doit s'arrêter, et tel autre doit commencer. Ces 
bornes sont tellement nécessaires à la solidité de TédiGce dans 
la législation, que sans elle on énerveroit cette science la 
plus importante, par des questions minutieuses, capables de 
jeter dans un chaos toute opération des lois. 

Ainsi le sujet de ce livre est, ce me semble, le côté le plus 
lumineux de notre auteur. Il s'y distingue par l'ensemble des 
vues générales, et y excelle par le détail des divers droits qui 
concernent les successions, les devoirs des pères, des maris, 
des maîtres, des esclaves; les mariages, Tempire de la cité, 
la propriété des biens, Tinviolabilité des ambassadeurs, les 
traités publics; les crimes seulement à corriger et non à 
punir; les obligations faites dans des circonstances parti- 
culières. 

A travers ce détail, tout y annonce un génie accoutumé à 
envisager les objets sous toutes les faces, mais qui sait voir 
tout en grand, et montrer dans une seule pensée des choses 
qui en indiquent un grand nombre d'autres. En remontant à 
la source des lois divines, des lois de la nature, qui sont 
l'image de l'ordre et de la sagesse éternelle, des lois ecclé- 
siastiques, des lois politiques, des lois des nations entre elles, 
notre auteur fixe, pour ainsi dire, des lignes de démarcation 
entre les différents droits, pour que le législateur puisse statuer 
avec sûreté sur les plus grandes affaires, selon leur différent 
ordre. Il apprend à ménager les droits sacrés de la couronne 
et de réglise; à ne point décider des successions et des droits 



DE L'ESPRIT DES LOIS. 59 

des royaumes par les mêmes maximes sar lesquelles on décide 
des successions et des droits entre particuliers; à ne point con- 
fondre les règles qui concernent la propriété avec celles qui 
naissent de la liberté, c'est-à-dire de l'empire de la cité; à 
distinguer avec une sage modération les violations de simple 
police, qu'on ne fait que corriger, des grandes violations des 
lois, qu'on doit punir. Il sépare les principes des lois civiles 
et politiques de ceux qui dérivent du droit des gens, inspi- 
rant ainsi du respect pour les prérogatives sacrées et réci- 
proques des nations. Pour faire apercevoir les vues illimitées 
de notre auteur à ce sujet, je ne rapporterai qu'un seul trait. 
(( Si les ambassadeurs abusent, dit-il, de leur être représen- 
tatif, on le fait cesser en les renvoyant chez eux; on peut 
même les accuser devant leur maître, qui devient par là leur 
juge ou leur complice. » Ces deux mots renferment plus de 
choses que tous les volumes des publicistes qui traitent la 
grande question du juge compétent des ambassadeurs. 

Après la fixation de ces limites entre les différents droits 
qui gouvernent les hommes, notre auteur couronne son travail 
par des règles très-sages, relatives à la manière de composer 
les lois. Il veut un style concis, simple, sans ostentation ; une 
expression directe; des paroles qui réveillent chez tous les 
hommes les mêmes idées; point d'expressions vagues; point 
de subtilité, la loi n'étant que la raison simple d'un père de 
famille; point d'exceptions, de limitations, de modifications; 
point de lois inutiles; point de lois qu'on puisse éluder; point 
de changement dans une loi sans une raison suffisante. Il re- 
commande que la raison de la loi soit digne d'elle; que la loi 
ne choque point la nature des choses. Il fait aussi consister 
le génie du législateur à savoir dans quels cas il faut des diffé- 
rences, et il nous avertit de bien distinguer une décision, et 
souvent une faveur particulière de quelque rescrit, d'avec une 
constitution générale. 

Notre auteur exige dans un législateur, non-seulement un 
génie étendu, mais, ce qui importe le plus, un cœur bon; car 



60 ANALYSE RAISONNÉE 

un législateur est, si j*ose le dire, Tange tutélaire des États. 

Ainsi la candeur doit former le caractère de la loi. H veut 
que l'esprit de modération soit celui du législateur, et il n'a 
que trop raison; car un sage législateur doit savoir arrêter 
même le bien dans le point où commence Texcès; et il doit 
éviter de mener les hommes par les voies extrêmes. Il se 
plaint amèrement de ce que les lois rencontrent presque tou- 
jours les préjugés, et, ce qui est pire, les passions des légis- 
lateurs. 

EnQn notre auteur développe l'esprit de quelques lois 
grecques et romaines, pour nous faire mieux connoltre d'autres 
principes dans la manière de composer les lois. Ainsi il re- 
marque que des lois qui paroissent s'éloigner des vues du 
législateur y sont souvent conformes; que des lois qui parois- 
sent les mêmes n'ont pas toujours le même effet, ou n'ont 
pas toujours le même motif, ou sont quelquefois différentes; 
que des lois qui paroissent contraires ilérivent quelquefois 
du même esprit. 11 nous enseigne de quelle manière deux 
lois diverses peuvent être comparées; qu'il ne faut pas 
séparer les lois de Tobjet pour lequel elles sont faites, ni des 
circonstances qui les ont occasionnées; qu'il est bon quel- 
quefois qu'une loi se corrige elle-même. 

Voilà l'économie de cet ouvrage magnifique. A la peinture 
que je viens de tracer, quelque foible qu'elle soit, il est aisé 
de voir que dans ce livre de VEsprit des Lois régnent la pré- 
cision, la justesse, un ordre merveilleux; ordre peut-être 
caché aux yeux de ceux qui ne sauroient marcher que de con- 
séquence en conséquence, toujours guidés par des défmiiions, 
des divisions, des avant-propos, des distinctions, mais qui 
parolt dans tout son jour aux esprits attentifs, capables de 
suppléer d'eux-mêmes les conséquences qui naissent des prin- 
cipes, et assez habiles pour rapprocher et joindre dans la 
chaîne des vérités établies celles qui s'ensuivent, qui, aux 
yeux des connoisseurs, ne sont, pour ainsi dire, couvertes que 
d'un voile transparent. 



DE L'ESPRIT DES LOIS. 64 

SoD Stylé majestueux, plein de sens, mais toujours concis, 
fait aussi voir combieu notre auteur a compté sur la médita- 
tion du lecteur. Les grandes beautés qui éclatent dans ses 
expressions ne sauroient être mieux senties que par ceux qui 
se sont familiarisés avec la lecture des anciens ; tant notre au- 
teur sait conserver partout un certain air antique, dont le ca- 
ractère étoit de réunir une force digne de la majesté du sujet, 
avec les grâces les plus naïves et les nuances les plus délicates. 
Je n'exagère point lorsque je dis qu'en lisant Polybe, César 
et Tacite, après Touvrage de notre auteur, il ne me paroît pas 
que je change de lecture. C'est ainsi qu'en nous promenant 
dans notre galerie royale... parmi une foule d'étrangers, on 
ne croit pas changer d'objet en tournant l'œil, des statues des 
Grecs à celles de Michel-Ange, et de la Vénus de la Tribune, 
à celle du Titien. 

Après avoir parlé de l'ouvrage de notre auteur, j'aurois 
mauvaise grâce à entretenir le lecteur de mon travail ; c'est 
au lecteur équitable à en juger par le travail même, pourvu 
qu'il mette à part, pour un moment, l'ouvrage de notre auteur, 
comme l'on cachoit les simulacres des dieux. 

Mon dessein est de montrer la conformité de penser de 
notre auteur avec les plus grands génies de tous les âges^ 
Mais à Dieu ne plaise que par là j'aie voulu porter atteinte à 
la plus précieuse prérogative de son ouvrage, qui consiste dans 
cet esprit créateur I 11 faut l'avouer, il étoit réservé à l'ex- 
trême vigueur du génie de notre auteur de former un si beau 
système par le précieux enchaînement de pensées détachées, 
et qu'on a regardées jusqu'à présent comme des matériaux 
épars et comme étrangers. Ainsi ma science, vis-à-vis de 
celle de notre auteur, qui est vraiment créatrice, mérite à 
peine le nom de science, n'étant, pour ainsi dire, que de 
seconde main : j'allois presque dire que je ne suis qu'un 
voyageur qui, à la vue d'une grande pyramide, se plaît 
à examiner la charpente qui a servi pour l'élever. 

i. Fardes notes sur VEsprit des Lois, [qui n*ODt jamais paru.] 



62 ANALYSE RAISONNÉE. 

J'espère que notre auteur agréera mon intention. S'il y 
trouve quelque chose qui soit conforme à ses souhaits, je me 
trouverai le plus heureux des mortels; car c'est le comble du 
bonheur que de travailler pour le progrès de la raison humaine, 
unique objet de notre auteur et de son ouvrage immortel. 



ANALYSE 

DE 

L'ESPRIT DES LOIS 

PAR D'ALEMBERT 
1755 



ANALYSE 



DE 



L'ESPRIT DES LOIS 



PAR D'ALEMBERT* 



POUR SERVIR DE SUITE A L ELOGE DE MONTESQUIEU. 



La plupart des gens de lettres qui ont parlé de V Esprit des 
Lois s'étant plus attachés à le critiquer qu'à en donner une 
idée juste, nous allons tâcher de suppléer à ce qu'ils auroient 
dû faire, et d'en développer le plan, le caractère et Tobjet. 
Ceux qui en trouveront l'analyse trop longue jugeront peut- 
être, après l'avoir lue, qu'il n'y avoit que ce seul moyen de 
bien faire saisir la méthode de l'auteur. On doit se souvenir 
d'ailleurs que Thistoire des écrivains célèbres n'est que celle 
de leurs pensées et de leurs travaux, et que cette partie de 
leur éloge en est la plus essentielle et la plus utile. 

Les hommes, dans l'état de nature, abstraction faite de 
toute religion, ne connaissant, dans les différends qu'ils peu- 
vent avoir, d'autre loi que celle des animaux, le droit du plus 

1. Cette iifia(yM,qui accompagoait VÈhge de MotUesqweu mis en tête 
du cinquième volume de VEncychpédU, parut en 1755. Depuis lors on l'a 
considérée comme une introduction naturelle à VEsprit des Lois, et on Ta 
jointe à la plupart des éditions de Montesquieu. 

III. 5 



66 ANALYSE 

fort, on doit regarder rétablissement des sociétés comme une 
espèce de traité contre ce droit injuste; traité destiné à éta- 
blir entre les différentes parties du genre humain une sorte 
de balance. Mais il en est de l'équilibre moral comme du phy- 
sique : il est rare qu'il soit parfait et durable ; et les traités 
du genre humain sont, comme les traités entre nos princes, 
une semence continuelle de divisions. L'intérêt, le besoin et 
le plaisir ont rapproché les hommes; mais ces mômes motifs 
les poussent sans cesse à vouloir jouir des avantages de la 
société sans en porter les charges; et c'est en ce sens qu'on 
peut dire, avec l'auteur, que les hommes, dès qu'ils sont en 
société, sont en état de guerre. Car la guerre suppose, dans 
ceux qui se la font, sinon l'égalité de force, au moins l'opi- 
nion de cette égalité ; d'où natt le désir et l'espoir mutuel de 
se vaincre. Or, dans l'état de société, si la balance n'est 
jamais parfaite entre les hommes, elle n'est pas non plus trop 
inégale : au contraire, ou ils n'auroient rien à se disputer 
dans rétat de nature, ou, si la nécessité les y obligeoit, on ne 
verroît que la foiblesse fuyant devant la force, des oppresseurs 
sans combat, et des opprimés sans résistance. 

Voilà donc les hommes réunis et armés tout à la fois, 
s'embrassant d'un côté, si on peut parler ainsi, et cherchant 
de l'autre à se blesser mutuellement. Les lois sont le lien plus 
ou moins efficace destiné à suspendre ou à retenir leurs coups ; 
mais l'étendue prodigieuse du globe que nous habitons, la 
nature différente des régions de la terre et des peuples qui la 
couvrent, ne permettant pas que tous les hommes vivent sous 
un seul et même gouvernement, le genre humain a dû se par- 
tager en un certain nombre d'États, distingués par la différence 
des lois auxquelles ils obéissent. Un seul gouvernement n'au- 
roit fait du genre humain qu'un corp3 exténué et languissant, 
étendu sans vigueur sur la surface de la terre : les différents 
États sont autant de corps agiles et robustes qui, en se don- 
nant la main les uns aux autres, n'en forment qu'un, et dont 
l'action réciproque entretient partout le mouvement et la vie. 



DE L'ESPRIT DES LOIS. 67 

On peut distinguer trois sortes de gouvernements : le répu- 
blicain, le monarchique, le despotique. Dans le républicain, 
le peuple en coips a la souveraine puissance. Dans le monar- 
chique, un seul gouverne par des lois fondamentales. Dans le 
despotique, on ne connoit d'autre loi que la volonté du maître, 
ou plutôt du tyran. Ce n'est pas à dire qu'il n'y ait dans Puni- 
vers que ces trois espèces d'États; ce n'est pas à dire môme 
qu'il y ait des États qui appartiennent uniquement et rigou- 
reusement à quelqu'une de ces formes; la plupart sont, pour 
ainsi dire, mi-partis ou nuancés les uns des autres. Ici, la 
monarchie incline au despotisme; là, le gouvernement monar- 
chique est combiné avec le républicain; ailleurs, ce n'est pas 
le peuple entier, c'est seulement une partie du peuple qui fait 
les lois. Mais la division précédente n'en est pas moinà exacte 
et moins juste. Les trois espèces de gouvernements qu'elle 
renferme sont tellement distinguées qu'elles n'ont proprement 
rien de commun ; et d'ailleurs tous les États que nous connais- 
sons participent de l'une ou de l'autre. Il étoit donc nécessaire 
de former de ces trois espèces des classes particulières, et de 
s'appliquer à déterminer les lois qui leur sont propres. 11 sera 
facile ensuite de modifier ces lois dans l'application à quelque 
gouvernement que ce soit, selon qu'il appartiendra plus ou 
moins à ces différentes formes. 

Dans les divers États, les lois doivent être relatives à leur 
nature, c'est-à-dire à ce qui les constitue; et à leur principe, 
c'est-à-dire à ce qui les soutient et les fait agir; distinction 
importante, la clef d'une infinité de lois, et dont l'auteur tire 
bien des conséquences. 

Les principales lois relatives à la nature de la démocratie 
sont que le peuple y soit, à certains égards, le monarque, à 
d'autres, le sujet; qu'il élise et juge ses magistrats; et que les 
magistrats, en certaines occasions, décident. La nature de 
la monarchie demande qu'il y ait entre le monarque et le 
peuple beaucoup de pouvoirs et de rangs intermédiaires, 
et un corps dépositaire des lois, médiateur entre les sujets 



68 ANALYSE 

et le prince. La nature du despotisme exige que le tyran 
exerce son autorité, ou par lui seul, ou par un seul qui le re- 
présente. 

Quant au principe des trois gouvernements, celui de la 
démocratie est l'amour de la république, c'est-à-dire de 
l'égalité. Dans les monarchies, où un seul est le dispensateur 
des distinctions et des récompenses, et où l'on s'accoutume 
à confondre l'État avec ce seul homme, le principe est 
l'honneur, c'est-à-dire l'ambition et l'amour de l'estime. 
Sous le despotisme enfin, c'est la crainte. Plus ces principes 
sont en vigueur, plus le gouvernement est stable; plus 
ils s'altèrent et se corrompent, plus il incline à sa destruction. 
Quand l'auteur parle de l'égalité dans les démocraties, 
il n'entend pas une égalité extrême, absolue, et par conséquent 
chimérique ; il entend cet heureux équilibre qui rend tous les 
citoyens également soumis aux lois, et également intéressés 
à les observer. 

Dans chaque gouvernement les lois de l'éducation doivent 
être relatives au principe. On entend ici par éducation celle 
qu'on reçoit en entrant dans le monde, et non celle des parents 
et des maîtres, qui souvent y est contraire, surtout dans cer- 
tains États. Dans les monarchies, l'éducation doit avoir pour 
objet Turbanité et les égards réciproques : dans les États des- 
potiques, la terreur et l'avilissement des esprits : dans les 
républiques, on a besoin de toute la puissance de l'éducation; 
elle doit inspirer un sentiment noble, mais pénible, le renon- 
cement à soi-même, d'où naît l'amour de la patrie. 

Les lois que le législateur donne doivent être conformes au 
principe de chaque gouvernement : dans la république, entre- 
tenir l'égalité et la frugalité ; dans la monarchie, soutenir la 
noblesse sans écraser le peuple ; sous le gouvernement despo- 
tique, tenir également tous les États dans le silence. On ne 
doit point accuser M. de Montesquieu d'avoir ici tracé aux 
souverains les principes du pouvoir arbitraire, dont le nom 
seul est odieux aux princes justes, et à plus forte raison au 



DE L'ESPRIT DES LOIS. 69 

citoyen sage et vertueux. Cest travailler à l'anéantir que de 
montrer ce qu'il faut faire pour le conserver. La perfection de 
ce gouvernement en est la ruine ; et le code exact de la tyran- 
nie, tel que l'auteur le donne, est en même temps la satire et 
le fléau le plus redoutable des tyrans. A l'égard des autres 
gouvernements, ils ont chacun leurs avantages : le républicain 
est plus propre aux petits États; le monarchique aux grands; 
le républicain plus sujet aux excès, le monarchique aux 
abus; le républicain apporte plus de maturité dans l'exécution 
des lois, le monarchique plus de promptitude. 

La différence des principes des trois gouvernements doit en 
produire dans le nombre et l'objet des lois, dans la forme des 
jugements et la nature des peines. La constitution des monar- 
chies étant invariable et fondamentale, exige plus de lois 
civiles et de tribunaux, afln que la justice soit rendue d'une 
manière plus uniforme et moins arbitraire. Dans les États mo- 
dérés, soit monarchies, soit républiques, on ne sauroit apporter 
trop de formalités aux lois criminelles. Les peines doivent 
non-seulement être en proportion avec le crime, mais encore 
les plus douces qu'il est possible, surtout dans la démocratie : 
l'opinion attachée aux peines fera souvent plus d'effet que leur 
grandeur même. Dans les républiques, il faut juger selon la 
loi, parce qu'aucun particulier n'est le maître de l'altérer. Dans 
les monarchies, la clémence du souverain peut quelquefois 
radoucir; mais les crimes ne doivent jamais y être jugés que 
par les magistrats expressément chargés d'en connoltre. Enfin, 
c'est principalement dans les démocraties que les lois doivent 
être sévères contre le luxe, le relâchement des mœurs et la 
séduction des femmes. Leur douceur et leur foiblesse même 
les rendent assez propres à gouverner dans les monarchies; 
et l'histoire prouve que souvent elles ont porté la couronne 
avec gloire. 

M. de Montesquieu, ayant ainsi parcouru chaque gouverne- 
ment en particulier, les examine ensuite dans le rapport qu'ils 
peuvent avoir les uns aux autres, mais seulement sous le point 



10 ANALYSE 

de vue le plus général, c'est-à-dire sous celui qui est unique- 
ment relatif à leur nature et à leur principe. Envisagés de 
cette manière, les États ne peuvent avoir d'autres rapports que 
celui de se défendre ou d'attaquer. Les républiques devant, 
par leur nature, renfermer un petit État, elles ne peuvent se 
défendre sans alliance; mais c'est avec des républiques qu'elles 
doivent s'allier. La force défensive de la monarchie consiste 
principalement à avoir des frontières hors d'insulte. Les États 
ont, comme les hommes, le droit d'attaquer pour leur propre 
conservation : du droit de la guerre dérive celui de conquête; 
droit nécessaire, légitime et malheureux, « qui laisse toujours 
à payer une dette immense pour s'acquitter envers la nature 
humaine », et dont la loi générale est de faire aux vaincus le 
moins de mal qu'il est possible. Les républiques peuvent moins 
conquérir que les monarchies : des conquêtes immenses suppo- 
sent le despotisme, ou rassurent. Un des grands principes de 
l'esprit de conquête doit être de rendre meilleure, autant qu'il 
est possible, la condition du peuple conquis : c'est satisfaire 
tout à la fois la loi naturelle et la maxime d'État. Rien n'est plus 
beau que le traité de paix de Gélon avec les Carthaginois, par 
lequel il leur défendit d'immoler à l'avenir leurs propres 
enfants. Les Espagnols, en conquérant le Pérou, auroient dû 
obliger de même les habitants à ne plus immoler des hommes 
à leurs dieux; mais ils crurent plus avantageux d'immoler ces 
peuples mêmes. Ils n'eurent plus pour conquête qu'un vaste 
désert; ils furent forcés à dépeupler leur pays, et s'affoiblirent 
pour toujours par leur propre victoire. On peut être obligé 
quelquefois de changer les lois du peuple vaincu; rien ne peut 
jamais obliger de lui ôter ses mœurs, ou même ses coutumes, 
qui sont souvent toutes ses mœurs. Mais le moyen le plus sûr 
de conserver une conquête, c'est de mettre, s'il est possible, 
le peuple vaincu au niveau du peuple conquérant, de lui ac- 
corder les mêmes droits et les mêmes privilèges : c'est ainsi 
qu'en ont souvent usé les Romains; c'est ainsi surtout qu'en 
usa César à l'égard des Gaulois. 



DE L'ESPRIT DES LOIS. 74 

Jusqu'ici, en considérant chaque gouvernement tant en 
iui-môme que dans son rapport aux autres, nous n'avons 
eu égard ni à ce qui doit leur être commun, ni aux circon- 
stances particulières, tirées ou de la nature du pays, ou du 
génie des peuples : c'est ce qu'il faut maintenant développer. 

La loi commune de tous les gouvernements, du moins des 
gouvernements modérés, et par conséquent justes, est la li- 
berté politique dont chaque citoyen doit jouir. Cette liberté 
n'est point la licence absurde défaire tout ce qu'on veut, mais 
le pouvoir de faire tout ce que les lois permettent. Elle peut 
être envisagée, ou dans son rapport à la constitution, ou dans 
son rapport au citoyen. 

Il y a dans la constitution de chaque État deux sortes de 
pouvoirs : la puissance législative et l'exécutrice; et cette 
dernière a deux objets: Tintérleur de l'État et le dehors. C'est 
de la distribution légitime et de la répartition convenable de 
ces différentes espèces de pouvoirs que dépend la plus grande 
perfection de la liberté politique par rapport à la constitution. 
M. de Montesquieu en apporte pour preuve la constitution de 
la république romaine et celle de l'Angleterre. Il trouve le 
principe de celle-ci dans cette loi fondamentale du gouverne- 
ment des anciens Germains, que les affaires peu importantes y 
étoient décidées par les chefs, et que les grandes étoient 
portées au tribunal de la nation, après avoir auparavant été 
agitées par les chefs. M. de Montesquieu n'examine point si 
les Anglois jouissent ou non de cette extrême liberté politique 
que leur constitution leur donne; il lui suffit qu'elle soit établie 
par leurs lois. 11 est encore plus éloigné de vouloir faire la 
satire des autres États : il croit au contraire que Fexcès, même 
dans le bien, n'est pas toujours désirable; que la liberté ex- 
trême a ses inconvénients comme l'extrême servitude; et qu'en 
général la nature humaine s'accommode mieuxd'unÉtat moyen. 

La liberté politique, considérée par rapport au citoyen, 
consiste dans la siireté où il est, à l'abri des lois; ou du moins 
dans l'opinion de cette sûreté, qui fait qu'un citoyen n'en 



7J ANALYSE 

craint point un autre. C'est principalement par la nature et la 
proportion des peines que cette liberté s'établit ou se détruit. 
Les crimes contre la religion doivent être punis par la priva- 
tion des biens que la religion procure; les crimes contre les 
mœurs, par la bonté ; les crimes contre la tranquillité publique, 
par la prison ou Texil ; les crimes contre la sûreté, par les 
supplices. Les écrits doivent être moins punis que les actions; 
jamais les simples pensées ne doivent Tétre. Accusations non 
juridiques, espions, lettres anonymes, toutes ces ressources de 
la tyrannie, également honteuses à ceux qui en sont Tinstrument 
et à ceux qui s'en servent, doivent être proscrites dans un bon 
gouvernement monarchique. 11 n'est permis d'accuser qu'en 
face de la loi, qui punit toujours ou l'accusé ou le calomniateur. 
Dans tout autre cas, ceux qui gouvernent doivent dire avec 
l'empereur Constance : u Nous ne saurions soupçonner celui à 
qui il a manqué un accusateur, lorsqu'il ne lui manquoit pas 
un ennemi.» C'est une très-bonne institution que celle d'une 
partie publique qui se charge, au nom de l'État, de poursuivre 
les crimes, et qui ait toute l'utilité des délateurs sans en avoir 
les vils intérêts, les inconvénients et l'infamie. 

La grandeur des impôts doit être en proportion directe 
avec la liberté. Ainsi, dans les démocraties, ils peuvent être 
plus grands qu'ailleurs, sans être onéreux, parce que chaque 
citoyen les regarde comme un tribut qu'il se paie à lui-même, 
et qui assure la tranquillité et le sort de chaque membre. De 
plus, dans un État démocratique, l'emploi infidèle des deniers 
publics est plus difficile, parce qu'il est plus aisé de le con- 
noltre et de le punir; le dépositaire en devant compte, pour 
ainsi dire, au premier citoyen qui l'exige. 

Dans quelque gouvernement que ce soit, l'espèce de tri- 
buts la moins onéreuse est celle qui est établie sur les mar- 
chandises, parce que le citoyen paie sans s'en apercevoir. La 
quantité excessive de troupes, en temps de paix, n'est qu'un 
prétexte pour charger le peuple d'impôts, un moyen d'énerver 
l'État, et un instrument de servitude. La régie des tributs, 



DE L'ESPRIT DES LOIS. 73 

qui en fait rentrer le produit en entier dans le fisc public, 
est, sans comparaison, moins à charge au peuple, et par con- 
séquent plus avantageuse, lorsqu'elle peut avoir lieu, que la 
ferme de ces mêmes tributs, qui laisse toujours entre les 
mains de quelques particuliers une partie des revenus de 
l'État. Tout est perdu surtout (ce sont ici les termes de l'au- 
teur) lorsque la profession de traitant devient honorable ; et 
elle le devient dès que le luxe est en vigueur. Laisser quelques 
hommes se nourrir de la substance publique pour les dépouiller 
à leur tour, comme on l'a autrefois pratiqué dans certains 
États, c'est réparer une injustice par une autre, et faire deux 
maux au lieu d'un. 

Venons maintenant, avec M. de Montesquieu, aux circon- 
stances particulières indépendantes de la nature du gouverne- 
ment, et qui doivent en modifier les lois. Les circonstances qui 
viennent de la nature du pays sont de deux sortes : les unes 
ont rapport au climat, les autres au terrain. Personne ne doute 
que le climat n'influe sur la disposition habituelle des corps, 
et par conséquent sur les caractères; c'est pourquoi les lois 
doivent se conformer au physique du climat dans les choses 
indifférentes, et au contraire le combattre dans les effets vi- 
cieux. Ainsi, dans les pays où l'usage du vin est nuisible, c'est 
une très-bonne loi que celle qui l'interdit ; dans le(l pays où 
la chaleur du climat porte à la paresse, c'est une très-bonne 
loi que celle qui encourage au travail. Lo gouvernement 
peut donc corriger les effets du climat ; et cela suffît pour 
mettre VEsprit des Lois à couvert du reproche très-injuste qu'on 
lui a fait d'attribuer tout au froid et à la chaleur; car, outre 
que la chaleur et le froid ne sont pas la seule chose par la- 
quelle les climats soient distingués, il seroit aussi absurde de 
nier certains effets du climat que de vouloir lui attribuer tout. 

L'usage des esclaves, établi dans les pays chauds de l'Asie 
et de l'Amérique, et réprouvé dans les climats tempérés de 
l'Europe, donne sujet à l'auteur de traiter de l'esclavage civil. 
Les hommes n'ayant pas plus de droit sur la liberté que sur 



74 ANALYSE 

la vie les uds des autres, il s'ensuit que Tesclavage, générale- 
ment parlant, est contre la loi naturelle. En effet, le droit 
d'esclavage ne peut venir ni de la guerre, puisqu'il ne pour- 
roit être alors fondé que sur le rachat de la vie, et qu'il n'y a 
plus de droit sur la vie de ceux qui n'attaquent plus; ni delà 
vente qu'un homme fait de lui-même à un autre, puisque tout 
citoyen, étant redevable de sa vie à PÉtat, lui est, à plus forte 
raison, redevable de sa liberté, et par conséquent n'est pas le 
maître de la vendre. D'ailleurs quel seroit le prix de cette 
vente? Ce ne peut être l'argent donné au vendeur, puisqu'an 
moment qu'on se rend esclave toutes les possessions appar- 
tiennent au maître : or une vente sans prix est aussi chimérique 
^u'un contrat sans condition. Il n'y a peut-être jamais eu 
qu'une loi juste en faveur de Tesclavage : c'étoit la loi romaine 
qui rendoit le débiteur esclave du créancier; encore cette loi» 
pour être équitable, devoit borner la servitude quant au de- 
gré et quant au temps. L'esclavage peut tout au plus être 
toléré dans les États despotiques, où les hommes libres, trop 
foibles contre le gouvernement, cherchent à devenir pour 
leur propre utilité les esclaves de ceux qui tyrannisent l'État ; 
ou bien dans les climats dont la chaleur énerve si fort le corps 
et affoiblit tellement le courage, que les hommes n'y sont 
portés à un devoir pénible que par la crainte du châtiment. 

A côté de l'esclavage civil on peut placer la servitude do- 
mestique, c'est-à-dire celle où les femmes sont dans certains 
climats. Elle peut avoir lieu dans ces contrées de l'Asie où 
elles sont en état d'habiter avec les hommes avant que de 
pouvoir faire usage de leur raison; nubiles par la loi du cli- 
mat, enfants par celle de la nature. Cette sujétion devient 
encore plus nécessaire dans les pays où la polygamie est 
établie; usage que M. de Montesquieu ne prétend pas justifier 
dans ce qu'il a de contraire à la religion, mais qui, dans les 
lieux où il est reçu (et à ne parler que politiquement), peutêtre 
fondé jusqu'à un certain point, ou sur la nature du pays, ou 
sur le rapport du nombre des femmes au nombre des hommes. 



DE L'ESPRIT DES LOIS. 75 

M. de Montesquieu parle à cette occasion de la répudiation et 
du divorce; et il établit sur de bonnes raisons que la répu- 
diation» une fois admise, devrait être permise aux femmes 
comme aux hommes. 

Si le climat a tant d*influence sur la servitude domestique 
et civile, il n'en a pas moins sur la servitude politique ; c'est- 
à-dire sur celle qui soumet un peuple à un autre. Les peuples 
du nord sont plus forts et plus courageux que ceux du midi : 
ceux-ci doivent donc en général être subjugués, ceux-là con- 
quérants; ceux-ci esclaves, ceux-là libres. C'est aussi ce que 
l'histoire confirme : l'Asie a été conquise onze fois par les peuples 
du nord; l'Europe a souffert beaucoup moins de révolutions. 

A l'égard des lois relatives à la nature du terrain, il est 
clair que la démocratie convient mieux que la monarchie aux 
pays stériles, où la terre a besoin de toute l'industrie des 
hommes. La liberté d'ailleurs est, en ce cas, une espèce 
de dédommagement de la dureté du travail. Il faut plus de 
lois pour un peuple agriculteur que pour un peuple qui 
nourrit des troupeaux, pour celui-ci que pour un peuple 
chasseur, pour un peuple qui fait usage de la monnoie que 
pour celui qui l'ignore. 

Enfin, on doit avoir égard au génie particulier de la nation. 
La vanité, qui grossit les objets, est un bon ressort pour le 
gouvernement; Torgueil, qui les déprise, est un ressort dan- 
gereux. Le législateur doit respecter, jusqu'à un certain point, 
les préjugés, les passions, les abus. Il doit imiter Solon, qui 
avoit donné aux Athéniens, non les meilleures lois en elles- 
mêmes, mais les meilleures qu'ils pussent avoir : le caractère 
de ces peuples demandoit des lois plus faciles; le caractère 
dur des Lacédémoniens, des lois plus sévères. Les lois sont 
un mauvais moyen pour changer les manières et les usages; 
c'est par les récompenses et l'exemple qu'il faut tâcher d'y 
parvenir. Il est pourtant vrai en même temps que les lois 
d'un peuple, quand on n'affecte pas d'y choquer grossière- 
ment et directement ses mœurs, doivent influer insensible- 



76 ANALYSE 

ment sur elles, soit pour les affermir, soit pour les changer. 
Après avoir approfondi de cette manière la nature et Tes- 
prit des lois par rapport aux différentes espèces de pays et de 
peuples, l'auteur revient de nouveau à considérer les États les 
uns par rapport aux autres. D'abord en les comparant entre 
eux d'une manière générale, il n'avoit pu les envisager que 
par rapport au mal qu'ils peuvent se faire; ici il les envisage 
par rapport aux secours mutuels qu'ils peuvent se donner; or 
ces secours sont principalement fondés sur le commerce. Si 
l'esprit de commerce produit naturellement un esprit d'in- 
térêt opposé à la sublimité des vertus morales, il rend aussi 
un peuple naturellement juste, et en éloigne l'oisiveté et le 
brigandage. Les nations libres qui vivent sous des gouverne- 
ments modérés doivent s'y livrer plus que les nations esclaves. 
Jamais une nation ne doit exclure de son commerce une autre 
nation sans de grandes raisons. Au reste, la liberté en ce 
genre n'est pas une faculté absolue accordée aux négociants 
de faire ce qu'ils veulent; faculté qui leur seroit souvent 
préjudiciable : elle consiste à ne gêner les négociants qu'en 
faveur du commerce. Dans la monarchie, la noblesse ne doit 
point s'y adonner, encore moins le prince. Enfin il est des na- 
tions auxquelles le commerce est désavantageux : ce ne sont 
pas celles qui n'ont besoin de rien, mais celles qui ont besoin 
de tout : paradoxe que l'auteur rend sensible par l'exemple 
de la Pologne, qui manque de tout, excepté du bled, et qui, 
par le commerce qu'elle en fait, prive les paysans de leur 
nourriture pour satisfaire au luxe des seigneurs. M. de Mon- 
tesquieu, à Toccasion des lois que le commerce exige, fait 
l'histoire de ses différentes révolutions ; et cette partie de son 
livre n'est ni la moins intéressante, ni la moins curieuse. 11 
compare l'appauvrissement de l'Espagne par la découverte de 
l'Amérique au sort de ce prince imbécile de la fable, prêt à 
mourir de faim pour avoir demandé aux dieux que tout ce 
qu'il toucheroit se convertît en or. L'usage de la monnoie 
étant une partie considérable de l'objet du commerce, et son 



DE L'ESPRIT DES LOIS. 77 

principal instrument, il a cm devoir, en conséquence, traiter 
des opérations sur la monnoie, du change, du paiement des 
dettes publiques, du prêt à intérêt, dont il fixe les lois et les 
limites, et qu'il ne confond nullement avec les excès si juste- 
ment condamnés de l'usure. 

La population et le nombre des habitants ont avec le com- 
merce un rapport immédiat ; et les mariages ayant pour objet 
la population, M. de Montesquieu approfondit ici cette impor 
tante matière. Ce qui favorise le plus la propagation est la 
continence publique; Texpérience prouve que les conjonctions 
illicites y contribuent peu, et même y nuisent. On a établi 
avec justice pour les mariages le consentement des pères : 
cependant on y doit mettre des restrictions; car la loi doit en 
général favoriser les mariages. La loi qui défend le mariage 
des mères avec les ûls est (indépendamment des préceptes de 
la religion) une très-bonne loi civile; car, sans parler de plu- 
sieurs autres raisons, les contractants étant d'âge très-diffé« 
rent, ces sortes de mariages peuvent rarement avoir la 
propagation pour objet. La loi qui défend le mariage du père 
avec la fille est fondée sur les mêmes motifs : cependant (à ne 
parler que civilement) elle n*est pas si indispensablement 
nécessaire que l'autre à Tobjet de la population, puisque la 
vertu d'engendrer finit beaucoup plus tard dans les hommes : 
aussi Tusage contraire a-t-il eu lieu chez certains peuples que 
la lumière du christianisme n'a point éclairés. Comme la 
nature porte d'elle-même au mariage, cest un mauvais 
gouvernement que celui où on aura besoin d'y encourager. La 
liberté, la sûreté, la modération des impôts, la proscription du 
luxe, sont les vrais principes et les vrais soutiens de la popu- 
lation ; cependant on peut avec succès faire des lois pour 
encourager les mariages, quand, malgré la corruption, il reste 
encore des ressorts dans le peuple qui l'attachent à sa patrie. 
Rien n'est plus beau que les lois d'Auguste pour favoriser 
la propagation de l'espèce. Par malheur il fit ses lois dans 
la décadence, ou plutôt dans la chute de la république; 



78 ANALYSE 

et les citoyens découragés dévoient prévoir qu*îls ne met- 
troient plus au monde que des esclaves : aussi l'exécution de 
ces lois fut-elle bien foible durant tout le temps des empereurs 
païens. Constantin enfin les abolit en se faisant chrétien; 
comme si le christianisme a voit pour but de dépeupler la so- 
ciété, en conseillant à un petit nombre la perfection du célibat! 

L'établissement des hôpitaux, selon Pesprit dans lequel 
il est fait, peut nuire à la population, ou la favoriser. 
Il peut et il doit même y avoir des hôpitaux dans un 
État dont la plupart des citoyens n'ont que leur industrie 
pour ressource, parce que cette industrie peut quelquefois 
être malheureuse; mais les secours que ces hôpitaux donnent 
ne doivent être que passagers, pour ne point encourager la 
mendicité et la fainéantise. Il faut commencer par rendre le 
peuple riche, et bâtir ensuite des hôpitaux pour les besoins 
imprévus et pressants. Malheureux les pays où la multitude des 
hôpitaux et des monastères, qui ne sont que des hôpitaux 
perpétuels, fait que tout le monde est à son aise, excepté ceux 
qui travaillent! 

M. de Montesquieu n*a encore parlé que des lois humaines. 
Il passe maintenant à celles de la religion qui, dans presque 
tous les États, font un objet si essentiel du gouvernement 
Partout il fait l'éloge du christianisme, il en montre les avan- 
tages et la grandeur; il cherche à le faire aimer; il soutient 
qu'il n'est pas impossible, comme Bayle Ta prétendu, qu'une 
société de parfaits chrétiens forme un État subsistant et 
durable; mais il s'est cru permis aussi d'examiner ce 
que les différentes religions (humainement parlant) peuvent 
avoir de conforme ou de contraire au génie et à la situation 
des peuples qui les professent. C'est dans ce point de 
vue qu'il faut lire tout ce qu'il a écrit sur cette matière, 
et qui a été l'objet de tant de déclamations injustes. Il 
est surprenant surtout que, dans un siècle qui en appelle 
tant d'autres barbares, on lui ait fait un crime de ce qu'il 
dit de la tolérance : comme si c'étoit approuver une religion 



DE L'ESPRIT DES LOIS. 79 

que de la tolérer; comme si enfin PÉvangile môme ne 
proscrivoit pas tout autre moyen de le répandre que la 
douceur et la persuasion. Ceux en qui la superstition n'a pas 
éteint tout sentiment de compassion et de justice ne pourront 
lire sans être attendris la remontrance aux inquisiteurs, ce 
tribunal odieux qui outrage la religion en paroissant la venger. 
Enfin, après avoir traité en particulier des différentes 
espèces de lois que les hommes peuvent avoir, il ne reste plus 
qu'à les comparer toutes ensemble , et à les examiner dans 
leur rapport avec les choses sur lesquelles elles statuent. Les 
hommes sont gouvernés par différentes espèces de lois : par 
le droit naturel, commun à chaque individu ; par le droit divin, 
qui est celui de la religion; par le droit ecclésiastique, qui est 
celui de la police de la religion ; par le droit civil, qui est celui 
des membres d'une môme société; par le droit politique, qui 
est celui du gouvernement de cette société; par le droit des 
gens, qui est celui des sociétés les unes par rapport aux autres. 
Ces droits ont chacun leurs objets distingués, qu'il faut bien 
se garder de confondre. On ne doit jamais régler par Tun ce 
qui appartient à Tautre, pour ne point mettre de désordre ni 
d'injustice dans les principes qui gouvernent les hommes. Il 
faut enfin que les principes qui prescrivent le genre des lois, 
et qui en circonscrivent Tobjet, régnent aussi dans la ma- 
nière de les composer. L'esprit de modération doit, autant 
qu'il est possible, en dicter toutes les dispositions. Des lois 
bien faites seront conformes à l'esprit du législateur, même 
en paroissant s'y opposer. Telle étoit la fameuse loi de Selon 
par laquelle tous ceux qui ne prenoient point de part dans les 
séditions étoient déclarés infâmes. Elle prévenoit les séditions, 
ou les rendoit utiles, en forçant tous les membres de la répu- 
blique à s'occuper de ses vrais intérêts. L'ostracisme môme 
étoit une très-bonne loi ; car, d'un côté, elle étoit honorable 
au citoyen qui en étoit l'objet, et prévenoit, de l'autre, les 
effets de l'ambition : il falloit d'ailleurs un très-grand nombre 
de suffrages, et on ne pouvoit bannir que tous les cinq ans. 



80 ANALYSE 

Souvent les lois qui paroissent les mêmes n*ont ni le môme 
motif, ni le môme effet, ni la môme équité; la forme du gou- 
vernement, les conjonctures, et le génie du peuple, changent 
tout. EnQn le style des lois doit ôtre simple et grave. Elles 
peuvent se dispenser de motiver, parce que le motif est sup- 
posé exister dans l'esprit du législateur; mais quand elles 
motivent, ce doit ôtre sur des principes évidents. Elles ne doi- 
vent pas ressembler à cette loi qui, défendant aux aveugles de 
plaider, apporte pour raison qu'ils ne peuvent pas voir les 
ornements de la magistrature. 

M. de Montesquieu, pour montrer par des exemples l'appli- 
cation de ses principes, a choisi deux différents peuples, 
le plus célèbre de la terre, et celui dont l'histoire nous inté- 
resse le plus, les Romains et les François. 11 ne s'attache qu'à 
une partie de la jurisprudence du premier, celle qui regarde 
les successions. A Tégard des François, il entre dans le plus 
grand détail sur Torigine et les révolutions de leurs lois civiles, 
et sur les différents usages abolis ou subsistants qui en ont été 
la suite. 11 s'étend principalement sur les lois féodales, cette 
espèce de gouvernement inconnu à toute l'antiquité, qui le 
sera peut-être pour toujours aux siècles futurs, et qui a fait 
tant de biens et tant de maux. Il discute surtout ces lois dans 
le rapport qu'elles ont à l'établissement et aux révolutions de 
la monarchie françoise. 11 prouve contre M. l'abbé Dubos que 
les Francs sont réellement entrés en conquérants dans les 
Gaules, et qu'il n'est pas vrai, comme cet auteur le prétend, 
qu'ils aient été appelés par les peuples pour succéder aux 
droits des empereurs romains qui les opprimoient. Détail pro- 
fond, exact et curieux, mais dans lequel il nous est impossible 
de le suivre. 

Telle est l'analyse générale, mais très-informe et très- 
imparfaite, de l'ouvrage de M. de Montesquieu. Nous l'avons 
séparée du reste de son Éloge, pour ne pas trop interrompre 
la suite de notre récit. 



DE L'ESPRIT 

DES LOIS 

OU DU RAPPORT QUE LES LOIS DOIVENT AVOIR 

AVEC LA CONSTITUTION DE CHAQUE GOUVERNEMENT 

LES MOEURS, LE CLIMAT, 

LA RELIGION, LE COMMERCE, ETC. 

A QUOI L'aUTBUR a AJOUTé 

DES EBGHBRCHBS NOUVELLES SUR LES LOIS ROMAINES 

TOUCHANT LES SUCCESSIONS 

SUE LES LOIS FRANÇAISES ET SUE LES LOIS 

FEODALES 

NOUVELLE ÉDITION 

COKKIOÉB PAR l'aUTBUR 

ET ADGlIBlITiE D'dNB TABLE DBS MATIÈRES ET D'UNE CARTE 
GEOGRAPHIQUE, POUR SERVIR 

A l'intelligence des articles qui concernent le COMIIERCB 

TOME PREMIER 

Prolem sine matre ereatam. 



A GENÈVE 

CHEZ BARILLOT ET FILS 
MDCCXLIX 



m. 



PREFACE. 



Si dans le nombre infini de choses qui sont dans ce livre, il y 
en avoit quelqu'une qui, contre mon attente, pût offenser, il n'y 
en a pas du moins qui y ait été mise avec mauvaise intention. Je 
n'ai point naturellement l'esprit désapprobateur. Platon remercioit 
le ciel de ce qu'il étoit né du temps de Socrate; et moi, Je lui 
rends grâces de ce qu'il m'a fait naître dans le gouvernement où 
je vis, et de ce qu'il a voulu que J'obéisse à ceux qu'il m'a fait 
aimer. 

Je demande une grâce que je crains qu'on ne m'accorde pas: 
c'est de ne pas juger, par la lecture d'un moment, d'un travail de 
vingt années; d'approuver ou de condamner le livre entier, et 
non pas quelques phrases. Si l'on veut chercher le dessein de 
l'auteur, on ne le peut bien ^ découvrir que dans le dessein de 
l'ouvrage. 

J'ai d'abord examiné les hommes, et J'ai cru que, dans cette 
infinie diversité de lois et de mœurs, ils n*étoient pas uniquement 
conduits par leurs fantaisies. 

J'ai posé les principes, et J'ai vu les cas particuliers s'y plier 
comme d'eux-mêmes; les histoires de toutes les nations n'en être 
que les suites; et chaque loi particulière liée avec une autre loi, 
ou dépendre d'une autre plus générale. 

Quand j'ai été rappelé à l'antiquité, J'ai cherché à en prendre 



'. A. B. On ne pent le bien décoaTiir. 

Je désigne par A les deox éditions de 1748, et par B l'édition de 1*749 in-4*. Qoant 
aox autres éditions qne J'anrai occasion de citer, j'en donnerai la date i chaque 
citation. 



84 PRÉFACE. 

Tesprit, pour ne pas regarder comme semblables des cas réelle- 
ment différents; et ne pas manquer les différences de ceux qui 
paroissent semblables. 

Je n*ai point tiré mes principes de mes préjugés, mais de la 
nature des choses. 

Ici, bien des vérités ne se feront sentir qu'après qu'on aura 
TU la chaîne qui les lie à d'autres. Plus on réfléchira sur les 
détails, plus on sentira la certitude des principes. Ces détails 
même. Je ne les ai pas tous donnés : car, qui pourroit dire tout 
sans un mortel ennui 7 

On ne trouvera point ici ces traits saillants qui semblent 
caractériser les ouvrages d'aujourd'hui. Pour peu qu'on voie les 
choses avec une certaine étendue, les saillies s'évanouissent; elles 
ne naissent d'ordinaire que parce que Tesprit se Jette tout d'un 
côté, et abandonne tous les autres. 

Je n'écris point pour censurer ce qui est établi dans quelque 
pays que ce soit. Chaque nation trouvera ici les raisons de ses 
maximes; et on en tirera naturellement cette conséquence, qu'il 
n'appartient de proposer des changements qu'à ceux qui sont 
assez heureusement nés pour pénétrer d'un coup de génie toute 
la constitution d'un État. 

Il n'est pas indifférent que le peuple soit éclairé. Les préjugés 
des magistrats ont commencé par être les préjugés de la nation. 
Dans un temps d'ignorance on n'a aucun doute, même lorsqu'on 
fait les plus grands maux; dans un temps de lumière, on tremble 
encore lorsqu'on fait les plus grands biens. On sent les abus 
anciens, on en voit la correction; mais on voit encore les abus 
de la correction même. On laisse le mal, si l'on craint le pire; on 
laisse le bien, si on est en doute du mieux. On ne regarde les 
parties que pour Juger du tout ensemble; on examine toutes les 
causes pour voir tous les résultats. 

Si Je pouvois faire en sorte que tout le monde eût de nouvelles 
raisons pour aimer ses devoirs, son prince, sa patrie, ses lois; 
qu'on pût mieux sentir son bonheur dans chaque pays, dans 
chaque gouvernement, dans chaque poste où l'on se trouve, Je me 
croirois le plus heureux des mortels. 

Si je pouvois faire en sorte que ceux qui commandent aug- 
mentassent leurs connaissances sur ce qu'ils doivent prescrire, et 



PRÉFACE. 85 

que ceux qui obéissent trouvassent un nouveau plaisir à ol>éir, Je 
me croirois le plus heureux des mortels. 

Je me croirois le plus heureux des mortels, si je pouvois faire 
que les hommes pussent se guérir de leurs préjugés, rappelle ici 
préjugés, non pas ce qui fait qu^on ignore de certaines choses, mais 
ce qui fait qu*on sMgnore soi-même. 

(Test en cherchant à instruire les hommes, que Ton peut pra- 
iquer cette vertu générale qui comprend Tamour de tous. 
L'homme, cet être flexible, se pliant, dans la société, aux pensées 
et aux impressions des autres, est également capable de connottre 
sa propre nature lorsqu'on la lui montre, et d'en perdre jusqu'au 
sentiment lorsqu'on la lui dérobe. 

J'ai bien des fois commencé, et bien des fois abandonné cet 
ouvrage; j'ai mille fois envoyé aux ^ vents les feuilles que j'avois 
écrites; je sentois tous les jours les mains paternelles tomber*; 
je suivois mon objet sans former de dessein; je ne connoissois ni 
les règles ni les exceptions; je ne trouvois la vérité que pour la 
perdre. Mais, quand j'ai découvert mes principes, tout ce que je 
cherchois est venu à moi; et, dans le cours de vingt années, j'ai 
vu mon ouvrage commencer, croître, s'avancer et finir. 

Si cet ouvrage a du succès, je le devrai beaucoup à la majesté 
de mon sujet ; cependant je ne crois pas avoir totalement man- 
qué de génie. Quand j'ai vu ce que tant de grands hommes, en 
France, en Angleterre et en Allemagne', ont écrit avant moi, j'ai 
été dans l'admiration; mais je n'ai point perdu le courage : « Et 
moi aussi, je suis peintre^, » ai-je dit avec le Gorrège. 

I. iMdilnia venti*. (M.) 

>. Bis patriœ cecidere manut (M.) 

K A. Ba France et en Allemagne. 
*. Ed io anche son pittore. (M.) 



AVERTISSEMENT 

DE L'AUTEUR* 



Pour TintelIlgeDce des quatre premiers livres de cet ouvrage, 
il faut observer que ce que j'appelle la vertu dans la république 
est l'amour de la patrie, c'est-à-dire Tamour de Tégallté. Ce n*est 
point une vertu morale, ni une vertu chrétienne, c'est la vertu 
politique; et celle-ci est le ressort qui fait mouvoir le gouverne- 
ment républicain, comme FAonn^ur est le ressort qui fait mouvoir 
la monarchie. J'ai donc appelé vertu politique l'amour de la 
patrie et de l'égalité. J'ai eu des idées nouvelles; il a bien fallu 
trouver de nouveaux mots, ou donner aux anciens de nouvelles 
acceptions. Ceux qui n'ont pas compris ceci m'ont fait dire des 
choses absurdes, et qui seroient révoltantes dans tous les pays 
du monde; parce que, dans tous les pays du monde, on veut de 
la morale*. 

2». Il faut faire attention qu'il y a une très-grande différence 
entre dire qu'une certaine qualité, modification de l'ame, ou 
vertu, n'est pas le ressort qui fait agir un gouvernement, et dire 
qu'elle n'est point dans ce gouvernement. Si je disois : telle roue, 
tel pignon, ne sont point le ressort qui fait mouvoir cette montre, 
en concluroit-on qu'ils ne sont point dans la montre? Tant s'en 
faut que les vertus morales et chrétiennes soient exclues de la 
monarchie, que même la vertu politique ne Test pas. En un mot, 

^ Cet Avertiuement n'est point dans les premières éditions. Il a été fait ponr 
répondre anx critiques du temps, qui regardaient comme une insulte au gouveme- 
ment, et presque comme un crime de lèse-majesté, qu'un Français du xviii* siècle ne- 
fit pas de la vertu le principe de la monarchie. 

> Conf. Éelairei$$mtnU sur rStprit des Lois; à la suite de la Défeme. 



88 AVERTISSEMENT DE L'AUTEUR. 

rhonnear est dans la république, quoique la vertu politique en 
soit le ressort; la vertu politique est dans la monarchie, quoique 
l'honneur en soit le ressort. 

Enfin, rhonune de bien dont il est question dans le livre ITI, 
chapitre v, n'est pas Thomme de bien chrétien, mais l'homme de 
bien politique, qui a la vertu politique dont j'ai parlé. C'est 
l'homme qui aime les lois de son pays, et qui agit par l'amour 
des lois de son pays. J'ai donné un nouveau jour à toutes ces 
choses dans cette édition-ci, en fixant encore plus les idées; et, 
dans la plupart des endroits où je me suis servi du mot de vertu^ 
j'ai mis vertu politique^. 



^ On a toogoan argumenté contre Montesquieu comme s'il eût dit qu'il n'y avait 
que de la vertu dans les républiques et que de l'honneur dans les monarchies, ou qu'il 
n'j avait d'honneur que dans cello-ci et de vertu que dans celle-là; mais il n'a dit ni 
l'un ni l'antre, et il est même fort étrange qu'on l'ait supposé, car c'était aussi le sup- 
poser capable d'une très-grande absurdité ; mais la malveillance n'j regarde paa de si 
près. (La Harpb.) 

Montesquieu s'est fait une langue scientifique. Les mots vertUf honneur, monoT' 
chie, etc., ont chez lui un sens particulier trè»>nettement défini. Pour comprendre Mon- 
tesquieu, et surtout pour le critiquer, il faut avant tout en étudier le dictionnaire. 



DE 

L'ESPRIT DES LOIS 

PREMIÈRE PARTIE^ 

LIVRE PREMIER 

DES LOIS EN GÉNÉRAL 



CHAPITRE PREMIER. 

DES LOIS DANS LE RAPPORT QU'ELLES ONT 
AVEC LES DIVERS ÊTRES. 

Les lois, dans la signification la plus étendue, sont les 
rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses* : 
et, dans ce sens, tous les êtres ont leurs lois; la Divinité' 

i. Nous donnons d'après Tédition in-i2, 3 vol., Genève, 1751, la divi- 
sion de VEtprit det Uns en six parties. Sur Pintérât de cette division^ 
▼. snp. Vlntrodiiction, S 1 • 

2. V. la Défense dé l'Esprit des Uns, première partie, première objection. 
« L'anteuT a eu en vue d'attaquer le système de Hobbes, système terrible, 
qui, faisant dépendre toutes les vertus et tous les vices de rétablissement 
des lois que les hommes se sont faites, et voulant prouver que les humains 
naissent tous en état de guerre, et que la première loi naturelle est la 
guerre de tous contre tous, renverse, comme Spinosa, et toute religion et 
toute morale. » 

3. La loi, dit Plutarque, est la reine de tous mortels et immortels. Au 
traité : Qu'il est reqms qu'un prince soU savant, (M.) Biais Plutarque dit 
lui-même qu'il n*est ici que Pécho de Pindare. 



90 DE L'ESPRIT DES LOIS. 

a ses lois; le monde matériel a ses lois; les intelligenœs 
supérieures à l'homme ont leurs lois; les bétes ont leurs 
lois; l'homme a ses lois. 

Ceux qui ont dit qu'une fatalité aveugle a produit 
tous les effets que nous voyons dans le monde, ont dit une 
grande absurdité ; car quelle plus grande absurdité 
qu'une fatalité aveugle qui auroit produit des êtres intel- 
ligents ? 

Il y a donc une raison primitive; et les lois sont les 
rapports qui se trouvent entre elle et les différents êtres, 
et les rapports de ces divers êtres entre eux^ 

Dieu a du rapport avec l'univers, comme créateur et 
comme conservateur : les lois selon lesquelles il a créé 
sont celles selon lesquelles il conserve. Il agit selon ces 
règles, parce qu'il les connolt; il les connolt parce qu'il les 
a faites ; il les a faites, parce qu'elles ont du rapport avec 
sa sagesse et sa puissance. 

Gomme nous voyons que le monde, formé par le 
mouvement de la matière, et privé d'intelligence, subsiste 
toujours*, il faut que ses mouvements aient des lois 
invariables'; et, si Ton pouvait imaginer un autre monde 
que celui-ci, il auroit des règles constantes, ou il seroit 
détruit. 

Ainsi la création, qui parolt être un acte arbitraire, 
suppose des règles aussi invariables que la fatalité des 
athées ^ Il seroit absurde de dire que le créateur, sans ces 

i. UUre$ persan$8, LXXXIII. 

2. C'est-à-dire continue de subsister. 

3. Lettres persanes, XCVII. 

4. « II n'est question ici que des règles du mouvement que Tauteur 
' dit avoir été établies par Dieu ; elles sont invariables, ces règles, et tonte 

la physique le dit avec lui; elles sont invariables, parce que Dieu a voulu 
qu'elles fussent telles et qu'il a voulu conserver le monde. » Défense de 
r Esprit des lois, première partie, troisième objection. 



LIVRE I, CHAP. I. 91 

règleSt pourroit gouverner le monde, puisque le monde 
ne subsisteroit pas sans elles. 

Ces règles sont un rapport constamment établi. Entre 
un corps mû et un autre corps mû, c'est suivant les 
rapports de la masse et de la vitesse que tous les mouve- 
ments sont reçus, augmentés, diminués, perdus; chaque 
diversité est uniformité^ chaque changement est constance. 

Les êtres particuliers intelligents peuvent avoir des 
lois qu'il ont faites ; mais ils en ont aussi qu'il n'ont pas 
faites. Avant qu'il y eût des êtres intelligents, ils étoient 
possibles; ils avoient donc des rapports possibles, et par 
conséquent des lois poësibles. Avant qu'il y eût des lois 
faites, il y avoit des rapports de justice possibles. Dire 
qu'il n'y a rien de juste ni d'injuste que ce qu'ordonnent 
ou défendent les lois positives, c'est dire qu'avant qu'on 
eût tracé de cercle, tous les rayons n'étoient pas égaux ^ 

Il faut donc avouer des rapports d'équité antérieurs à la 
loi positive qui les établit* : comme, par exemple, que 
supposé qu'il y eût des sociétés d'hommes, il seroit juste 
de se conformer à leurs lois; que, s'il y avoit des êtres 
intelligents qui eussent reçu quelque bienfait d'un autre 
être, ils devroient en avoir de la reconnoissance ; que, si 
un être intelligent avoit créé un être intelligent, le créé 
devroit rester dans la dépendance qu'il a eue dès son 
origine; qu'un être intelligent, qui a fait du mal à un 
être intelligent, mérite de recevoir le même mal', et ainsi 
du reste. v 

Mais il s'en faut bien que le monde intelligent soit 

i. Ce raisonnement bien développé est très-bon pour réfuter Gaméades 
et ceux qui soutiennent qu*il n*y a rien de juste ni d'injuste que ce qui est 
déclaré tel par les lois positives. (Lczac.) 

2. C*e8t-lHlire qui leur donne un caractère légal. 

3 Inf., VI, xix. 



os DE L'ESPRIT DES LOIS. 

aussi bien gouverné que le monde physique'. Car, quoique 
celui-là ait aussi des lois qui, par leur nature, sont 
invariables, il ne les suit pas constamment comme le 
monde physique suit les siennes. La raison en est que les 
êtres particuliers intelligents sont bornés par leur nature, 
et par conséquent sujets à Terreur; et, d'un autre côté, 
il est de leur nature qu'ils agissent par eux-mêmes. 
Ils ne suivent donc pas constamment leurs lois primitives ; 
et celles même qu'ils se donnent, ils ne les suivent pas 
toujours. 

On ne sait si les bêtes sont gouvernées par les lois 
générales du mouvement, ou par une motion particulière. 
Quoi qu'il en soit, elles n'ont point avec Dieu de rapport 
plus intime que le reste du monde matériel; et le senti- 
ment ne leur sert que dans le rapport qu'elles ont entre 
elles, ou avec d'autres êtres particuliers, ou avec elles- 
mêmes. 

Par l'attrait du plaisir, elles conservent leur être 
particulier; et, par le même attrait, elles conservent 
leur espèce. Elles ont des lois naturelles, parce qu'elles 
sont unies par le sentiment; elles n'ont point de lois 
positives, parce qu'elles ne sont point unies par la con- 
noissance. Elles ne suivent pourtant pas invariablement 
leurs lois naturelles : les plantes, en qui nous ne remar- 
quons ni connoissance ni sentiment, les suivent mieux. 

Les bêtes n'ont point les suprêmes avantages que nous 
avons; elles en ont que nous n'avons pas. Elles n'ont 
point nos espérances, mais elles n'ont pas nos craintes; 
elles subissent comme nous la mort, mais c'est sans la 



1. Le monde de la liberté est gouverné aatrement que le monde phy- 
sique, mais n*est-ce pas notre igaorance qui nous fait croire quUl est moins 
bien gouverné? 



LIVRE I, CHAP. I. 93 

connoltre; la plupart même se conservent mieux que 
nous, et ne font pas un aussi mauvais usage de leurs 
passions. 

L'homme, comme être physique, est, ainsi que les 
autres corps, gouverné par des lois invariables. Comme 
être intelligent, il viole sans cesse les lois que Dieu a 
établies S et change celles qu'il établit lui-même. II faut 
qu'il se conduise; et cependant il est un être borné; 
il est sujet à l'ignorance et à l'erreur, comme toutps les 
intelligences finies; les foibles connoissances qu'il a, 
il les perd encore : comme créature sensible, il devient 
sujet à mille passions. Un tel être pouvoit, à tous les 
instants, oublier son créateur ; Dieu l'a rappelé à lui par 
les lois de la religion^. Un tel être pouvoit, à tous les 
instants, s'oublier lui-même ; les philosophes l'ont averti 
par les lois de la morale. Fait pour vivre dans la société, 
il y pouvoit oublier les autres; les législateurs l'ont 
rendu à ses devoirs par les lois politiques et civiles*. 

i. Inf., XXVI, XIV. 

2. MfensB de l'Esprit des lois, première partie, II, septième et huitième 
objections. 



CHAPITRE II. 



DES LOIS DE LA NATURE. 



Avant toutes ces lois, sont celles de la nature, ainsi 
nommées, parce qu'elles dérivent uniquement de la con- 
stitution de notre être. Pour les connoître bien, il faut con- 
sidérer un homme avant rétablissement des sociétésS Les 
lois de la nature seront celles qu'il recevroit dans un état 
pareil. 

Cette loi qui, en imprimant dans nous-mêmes l'idée 
d'un créateur, nous porte vers lui, est la première des 
lois naturelles par son importance, et non pas dans l'ordre 
de ces lois. L'homme, dans l'état de nature, auroit plutôt 
la faculté de connoître, qu'il n'auroit des connoissances. 
Il est clair que ses premières idées ne seroient point des 
idées spéculatives : il songeroit à la conservation de son 
être, avant de chercher l'origine de son être*. Un homme 
pareil ne sentiroit d'abord que sa foiblesse ; sa timidité se- 
roit extrême : et, si l'on avoit là-dessus besoin de l'expé- 

i. C*e8t une supposition chimérique, et les conclusions qu'on en tire 
sont de pores imaginations. Montesquieu lui-même a fait Justice de ces 
rôveries. Lettres persanes, XCIV. 

2. • Il me semble que nous ne pouvons nous cacher que nous sentons 
avant de connoître et de comprendre. Loin d'Insulter au Créateur, c'est 
entrer dans ses vues, poisqu^il a voulu que le sentiment de notre exis- 
tence nous en fit rechercher l'origine. » (Extrait du livre de VEsprU des 
lois, p. 3.) Conf., Défense de l*Esprit des lois, première partie, II, sixième 
objection. 



LIVRE I, CHAF. II. 95 

rience, Ton a trouvé dans les forêts des hommes sauvages' ; 
tout les fait trembler, tous les fait fuir. 

Dans cet état, chacun se sent inférieur ; à peine chacun 
se sent-il égal. On ne chercheroit donc point à s'attaquer, 
et la paix seroit la première loi naturelle*. 

Le désir que Hobbes donne d'abord aux hommes de se 
subjuguer les uns les autres, n'est pas raisonnable'. L'idée 
de l'empire et de la domination est si composée, et dépend 
de tant d'autres idées, que ce ne seroit pas celle qu'il au- 
roit d'abord. 

Hobbes demande* a pourquoi, si les hommes ne sont pas 
naturellement en état de guerre, ils vont toujours armés? 
et pourquoi ils ont des clefs pour fermer leurs maisons? » 
Mais on ne sent pas que l'on attribue aux hommes, avant 
l'établissement des sociétés, ce qui ne peut leur arriver 
qu'après cet établissement, qui leur fait trouver des mo- 
tifs pour s'attaquer et pour se défendre. 

Au sentiment de sa foiblesse, l'homme joindroit le sen- 
timent de ses besoins. Ainsi une autre loi naturelle seroit 
celle qui lui inspireroit de chercher à se nourrir. 

J'ai dit que la crainte porteroit les hommes à se fuir: 
mais les marques d'une crainte réciproque les engageroient 
bientôt à s'approcher. D'ailleurs, il y seroient portés* par 
le plaisir qu'un animal sent à l'approche d'un animal de 
son espèce. De plus, ce charme que les deux sexes s'in- 
spirent par leur différence, augmenteroit ce plaisir; et la 



i. Témoin le sauvage qui fut trouvé dans les forêts de Hanover, et quo 
Ton vit en Angleterre sous le règne de George I*'. (M.) 

2. C'est une pure hypothèse. 

3. Hobbes vivoit an milieu des guerres civiles. (Hblvétius.) 

4. In prœf. Ub. d» Cive. 

5. A. B. Ils y seroient portés d'ailleurs par le plaisir qu'un animal sent 
à rapproche d'un animal de même espèce. 



9o DE L'ESPRIT DES LOIS. 

prière naturelle qu'ils se font toujours l'un à l'autre, seroit 
une troisième loi. 

Outre le sentiment que les hommes ont d'abord, ils 
parviennent encore à avoir des connoissances ; ainsi ils ont 
un second lien que les autres animaux n'ont pas. Us ont 
donc un nouveau motif de s'unir; et le désir de vivre en 
société est une quatrième loi naturelle ^ 

1 Arifttote, Politique, liv. I, chap. i. 



CHAPITRE III. 



DES LOIS POSITIVES. 



Sitôt que les hommes sont en société, ils perdent le 
sentiment de leur foiblesse ; l'égalité, qui étoit entre eux, 
cesse, et l'état de guerre commence ^ 

Chaque société particulière vient à sentir sa force; ce 
qui produit un état de guerre de nation à nation. Les parr- 
ticuliers, dans chaque société, commencent à sentir leur 
force : ils cherchent à tourner en leur faveur les principaux 
avantages de cette société ; ce qui fait entre eux un état 
de guerre. 

Ces deux sortes d'état de guerre font établir les lois 
parmi les hommes. Considérés comme* habitants d'une si 
grande planète, qu'il est nécessaire qu'il y ait différents 
peuples, ils ont des lois dans le rapport que ces peuples 
ont entre eux; et c'est le droit des gens. Considérés 
comme vivants dans une société qui doit être maintenue, 
ils ont des lois dans le rapport qu'ont ceux qui gouvernent, 
avec ceux qui sont gouvernés ; et c'est le droit politique. 
Ils en ont encore dans le rapport que tous les citoyens ont 
entre eux; et c'est le droit civil. 

Le droit des gens est naturellement fondé sur ce prin- 

i. L*état de société ne fait pas, ou da moins ne devroit pas faire cesser 
régalité; elle deTroit l'assurer et la défendre. (HeLviénDS.) 

m. 7 



98 DE L'ESPRIT DES LOIS. 

cipe : que les diverses nations doivent se faire, dans la 
paix, le plus de bien, et, dans la guerre, le moins de mal 
qu*il est possible, sans nuire à leurs véritables intérêts. 

L'objet de la guerre, c'est la victoire; celui de la vic- 
toire, la conquête*; celui de la conquête, la conservation*. 
De ce principe et du précédent doivent dériver toutes les 
lois qui forment le droit des gens. 

Toutes les nations ont un droit des gens ; et les Iroquois 
même, qui mangent leurs prisonniers, en ont un. lis en- 
voient et reçoivent des ambassades; ils connoissent des 
droits de la guerre et de la paix : le mal est que ce droit 
des gens n'est pas fondé sur les vrais principes. 

Outre le droit des gens, qui regarde toutes les sociétés, 
il y a un droit politique pour chacune. Une société ne 
sauroit subsister sans un gouvernement. La réunion de 
toutes les forces particulières^ dit très-bien Gravina, forme 
ce quon appelle Tétat politique. 

La force générale peut être placée entre les mains 
ai un seuly ou entre les mains de plusieurs. Quelques-uns' 
ont pensé que, la nature ayant établi le pouvoir paternel, 
le gouvernement d'un seul étoit le plus conforme à 



i. Montesquiea raisonne suivant les idées de son temps, idées aussi 
vieilles que le monde. AuJourd*lmi, avec le progrès du travail, avec des 
notions plus justes sur le droit des nations et des individus, on ne peut 
plus dire que la conquête soit Tobjet de la victoire pour un peuple civilisé. 
Dos conquêtes, faites au mépris du vœu des populations, sont le pur règne 
de la force, c*cst-à-dire un brigandage qui ne peut engendrer aucun droit. 
Montesquieu lui-même a vu cette vérité du nouveau droit des gens, et Ta 
nettement exprimée dans les Lettres persanes, XCV. 

2. L*objct de la guerre est la réparation d*un tort qu*on nous a fait et 
une sûreté convenable pour la suite. Celui qui fait la guerre pour un autre 
motif agit contre le droit des gcus. (Llzag) 

3. C'est la doctrine de Filmer dans le Patriarcha, Filmer a été réfuté 
par Locke dans son traité du Gouvernement civil, V. aussi J.-J. Rousseau, 
dans le Contrat social. 



LIVRE I, CHAP. III. 99 

la nature. Mais l'exemple du pouvoir paternel ne prouve 
rien. Car, si le pouvoir du père a du rapport au gouver- 
nement d'un seul, après la mort du père, le pouvoir des 
frères ou, après la mort des frères, celui des cousins 
germains ont du rapport au gouvernement de plusieurs. 
La puissance politique comprend nécessairement l'union 
de plusieurs familles. 

Il vaut mieux dire que le gouvernement le plus con- 
forme à la nature est celui dont la disposition particulière 
se rapporte mieux à la disposition du peuple pour lequel 
il est établi. 

Les forces particulières ne peuvent se réunir sans 
que toutes les volontés se réunissent. La réunion de ces 
volontés^ dit encore très-bien Gravina, est ce qu'on appelle 

l'ÉTAT CIVIL. 

La loi, en général, est la raison humaine, en tant 
qu'elle gouverne tous les peuples de la terre ; et les lois 
politiques et civiles de chaque nation ne doivent être que 
les cas particuliers od s'applique cette raison humaine. 

Elles doivent être tellement propres au peuple pour 
lequel elles sont faites, que c'est un très-grand hasard 
si celles d'une nation peuvent convenir à une autre. 

Il faut qu'elles se rapportent à la nature et au principe 
du gouvernement qui est établi, ou qu'on veut établir; 
soit qu'elles le forment, comme font les lois politiques; 
soit qu'elles le maintiennent, comme font les lois civiles. 

Elles doivent être relatives au physique du pays; au 
climat glacé, brûlant ou tempéré ; à la qualité du terrain, 
à sa situation, à sa grandeur; au genre de vie des 
peuples, laboureurs, chasseurs ou pasteurs ; elles doivent 
se rapporter au degré de liberté que la constitution peut 
souffrir ; à la religion des habitants, à leurs inclinations. 



814289 A 



400 DE L'ESPRIT DES LOIS. 

à leurs richesses, à leur nombre, à leur commerce, à 
leurs mœurs, à leurs manières. Enfin elles ont des 
rapports entre elles; elles en ont avec leur origine, avec 
l'objet du législateur, avec l'ordre des choses sur lesquelles 
elles sont établies ^ C'est dans toutes ces vues qu'il faut 
les considérer. 

C'est ce que j'entreprends de faire dans cet ouvrage. 
J'examinerai tous ces rapports : ils forment tous ensemble 
ce que l'on appelle I'esprit des lois. 

Je n'ai point séparé les lois politiques des civiles : car, 
comme je ne traite point des lois, mais de l'esprit des lois, 
et que cet esprit consiste dans les divers rapports que les 
lois peuvent avoir avec diverses choses, j'ai dû moins suivre 
l'ordre naturel des lois, que celui de ces rapports et de 
ces choses. 

J'examinerai d'abord les rapports que les lois ont avec 
la nature et avec le principe de chaque gouvernement : et, 
comme ce principe a sur les lois une suprême influence, je 
m'attacherai à le bien connoltre; et, si je puis une fois 
l'établir, on en verra couler les lois comme de leur source. 
Je passerai ensuite aux autres rapports, qui semblent 
être plus particuliers. 

1. L'édition de V Esprit des lois de 1751 a nettement distingué ces 
sujets divers par des divisions conservées dans la Table des livres et cha- 
pitres. Nous les avons rétablies dans cette nouvelle édition. 



LIVRE DEUXIÈME. 

DES LOIS QUI DERIVENT DIRECTEMENT 
DE LA NATURE DU GOUVERNEMENT. 



CHAPITRE PREMIER. 

DE LA NATURE DBS TROIS DIVERS GOUVERNEMENTS. 

Il y a trois espèces de gouvernements : le républicain, 
le MONARCHIQUE et le DESPOTIQUE. PouT en découvrir la 
nature, il suffit de l'idée qu'en ont les hommes les moins 
instruits. Je suppose trois définitions \ ou plutôt trois 
faits* : l'un que u le gouvernement républicain est celui 
où le peuple en corps, ou seulement une partie du peuple 
a la souveraine puissance ; le monarchique, celui où un 
seul gouverne, mais par des lois fixes et établies ; au lieu 
que, dans le despotique, un seul, sans loi et sans règle, 
entraîne tout par sa volonté et par ses caprices ». 

Voilà ce que j'appelle la nature de chaque gouverne- 
ment. Il faut voir quelles sont les lois qui suivent direc- 
tement de cette nature, et qui par conséquent sont les 
premières lois fondamentales. 

i. A. Les moins instruits, qui suppose trois définitions, etc. 
2. Sur cette division singulière, voyez Lettres persanes, CXXXI,et notre 
introduction à VEsprU des lois. 



CHAPITRE II. 



DU GOUVERNEMENT REPUBLICAIN ET DES LOIS 
RELATIVES A LA DEMOCRATIE'. 



Lorsque, dans la république, le peuple en corps a la 
souveraine puissance, c'est une Démocratie^. Lorsque la 
souveraine puissance est entre les mains d'une partie du 
peuple, cela s'appelle une Aristocratie. 

Le peuple, dans la démocratie, est, à certains égards, 
le monarque ; à certains autres, il est le sujet. 

Il ne peut être monarque que par ses suffrages qui 
sont ses volontés. La volonté du souverain est le sou- 
verain lui-même. Les lois qui établissent le droit de 
suffrage sont donc fondamentales dans ce gouvernement. 
En effet, il est aussi important d'y régler comment, par 
qui, à qui, sur quoi, les suffrages doivent être donnés, 

1. Voyez sur ce chapitre Aristotc dans sa Politiqu», liv. VI, chap. n. Il 
y expose les lois fondamentales de la constitution démocratique. Co même 
livre, où il examine cette question : « Quels doivent être les principes des 
lois dans leurs rapports avec les différentes espèces de gouvernement? » 
pourroit avoir fourni à Montesquieu Tidée mère de son immortel ouvrage. 
(Parrbllb.) 

2. Par démocratie entendez que Montesquieu parle d'Athènes et de 
Rome. Et quand il dit : « Il est essentiel de fixer le nombre des citoyens 
qui doivent former les assemblées... Dans Tctat populaire on divise le peu- 
ple en de certaines classes, etc.», traduisez par : voilà ce qu*on faisait dans 
les républiques d*Athènes et de Rome. N'oubliez pas surtout que les 
réflexions de Tauteur ne sont Justes que dans la mesure des faits observés. 



LIVRE II, CHAP. II. 403 

qu'il Test dans une monarchie de savoir quel est le mo- 
narque, et de quelle manière il doit gouverner. 

Libanius* dit que à Athènes un étranger qui se mêloit 
dans V assemblée du peuple ^ étoit puni de mort. C'est 
qu'un tel homme usurpoit le droit de souveraineté. 

II est essentiel de fixer le nombre des citoyens qui 
doivent former les assemblées; sans cela, on pourroit 
ignorer si le peuple a parlé, ou seulement une partie du 
peuple. A Lacédémone, il falloit dix mille citoyens. 
A Rome, née dans la petitesse pour aller à la grandeur ; 
à Rome, faite pour éprouver toutes les vicissitudes de la 
fortune; à Rome, qui avoit tantôt presque tous ses citoyens 
hors de ses murailles, tantôt toute Tltalie et une partie 
de la terre dans ses murailles, on n'avoit point fixé 
ce nombre ' ; et ce fut une des grandes causes de sa 
ruine. 

Le peuple qui a la souveraine puissance doit faire 
par lui-même tout ce qu'il peut bien faire ; et ce qu'il ne 
peut pas bien faire, il faut qu'il le fasse par ses ministres. 

Ses ministres ne sont point à lui s'il ne les nomme : 
c'est donc une maxime fondamentale de ce gouvernement, 
que le peuple nomme ses ministres, c'est-à-dire ses ma- 
gistrats. 

Il a besoin, comme les monarques, et même plus 
qu'eux, d'être conduit par un conseil ou sénat'. Mais, 
pour qu'il y ait confiance, il faut qu'il en élise les 
membres; soit qu'il les choisisse lui-même, comme à 
Athènes ; ou par quelque magistrat qu'il a établi pour les 



i. Déclamations 17 et 18. (M.) 

2. Voyez les Considérations sur les causes de la grandeur des Romains 
et de leur décadence, ch. ix. (M.) 

3. Aristote, Politique, liv. VI, chap. ii 



404 DB L'ESPRIT DBS LOIS. 

élire, comme cela se pratiquoit à Rome dans quelques 
occasions ^ 

Le peuple est admirable pour choisir ceux à qui il doit 
confier quelque partie de son autorité. Il n'a à se déter- 
miner que par des choses qu'il ne peut ignorer, et des faits 
qui tombent sous les sens. II sait très-bien qu'un homme 
a été souvent à la guerre, qu'il y a eu tels ou tels succès; 
il est donc très-capable d'élire un général. Il sait qu'un 
juge est assidu ; que beaucoup de gens se retirent de son 
tribunal content de lui; qu'on ne l'a pas convaincu de 
corruption; en voilà assez pour qu'il élise un préteur. Il a 
été frappé de la magnificence ou des richesses d'un 
citoyen; cela suffit pour qu'il puisse choisir un édile. 
Toutes ces choses sont des faits dont il s'instruit mieux 
dans la place publique, qu'un monarque dans son palais*. 
Mais saura-t-il conduire une affaire, connaître les lieux, 
les occasions, les moments, en profiter? Non : il ne le saura 
pas. 

Si l'on pouvoit douter de la capacité naturelle qu'a le 
peuple pour discerner le mérite, il n'y auroit qu'à jeter 

1. A Rome, les sénateurs ont toajours été choisis par un magistrat à qui 
le peuple en avait donné le pouvoir : consul, censeur, empereur. Mais sous 
la République les magistrats curules avaient siège au Sénat et y restaient 
à Texpiration de leurs fonctions Jusqu*au prochain cens où d'ordinaire le 
censeur les inscrivait parmi les sénateurs. En fait, le peuple nommait donc 
indirectement la plus grande partie des sénateurs. 

2. Tout cela a pu être vrai à Athènes et à Rome, au beaa temps de la 
République, c'est-à-dire dans de petites cités, composées d'hommes libres, 
en d'autres termes d'une véritable aristocratie qui pouvait tenir dans l'é- 
troite enceinte de TAgora ou du Forum. Aujourd'hui on est-il de même 
P9ur nos grands États et môme nos grandes villes 7 Pour ne parler que 
de l'élection des Juges, qui ne sait qu'aux États-Unis, dans les États parti- 
culiers, elle a donné de si mauvais résultats qu'en plus d'un pays on a ea 
la sagesse d'y renoncer? Mais s'il s'agit de choisir des députés la questioa 
change, et Montesquieu a raison. V. Benjamin Constant. Esquisiê d'une con- 
ttUution, ch. iv. Cours de droit constitutionnel, t. I. 



LIVRE II, GHAP. II. 405 

les yeux sur cette suite continuelle de choix étonnants 
que firent les Athéniens et les Romains; ce qu'on n*attri- 
buera pas sans doute au hasard. 

On sait qu'à Rome, quoique le peuple se fût donné le 
droit d'élever aux charges les plébéiens, il ne pouvoit se 
résoudre à les élire* ; et quoiqu'à Athènes on pût, par la 
loi d'Aristide, tirer les magistrats de toutes les classes, il 
n'arriva jamais, dit Xénophon*, que le bas peuple de- 
mandât celles qui pouvoient intéresser son salut ou sa 
gloire. 

Comme la plupart des citoyens, qui ont assez de suffi- 
sance pour élire, n'en ont pas assez pour être élus ; de 
même le peuple, qui a assez de capacité pour se faire 
rendre compte de la gestion des autres, n'est pas propre 
à gérer par lui-même. 

Il faut que les afl'aires aillent, et qu'elles aillent un 
certain mouvement qui ne soit ni trop lent ni trop vite. 
Mais le peuple a toujours trop d'action, ou trop peu. 
Quelquefois avec cent mille bras il renverse tout ; quel- 
quefois avec cent mille pieds il ne va que comme les 
insectes. 

Dans l'État populaire, on divise le peuple en de cer- 
taines classes. C'est dans la manière de faire cette division 
que les grands législateurs se sont signalés ; et c'est de là 
qu'ont toujours dépendu la durée de la démocratie et sa 
prospérité. 

Servius Tullius suivit, dans la composition de ses 
classes, l'esprit de l'aristocratie. Nous voyons, dans Tite- 



i. Machiavel, Discours sur Tite-Live, li?. I, ch. zlvii. Considérations 
sur la grandeur et la décadsncê des Romains, chap. viii. 
2. Pages 601 et 692, édition de WecheliuB, do Tan 1596. (M.) 



406 DE L'ESPRIT DES LOIS. 

Live* et dans Denys d'Halicarnasse* comment il mît le 
droit de suffrage entre les mains des principaux citoyens. 
Il avoit divisé le peuple de Rome en cent quatre-vingt- 
treize centuries, qui formoient six classes. Et, mettant les 
riches, mais en plus petit nombre, dans les premières 
centuries ; les moins riches, mais en plus grand nombre, 
dans les suivantes, il jeta toute la foule des indigents dans 
la dernière; et chaque centurie n'ayant qu'une voix', 
c*étoient les moyens et les richesses qui donnoient le 
suffrage, plutôt que les personnes. 

Solon divisa le peuple d'Athènes en quatre classes. 
Conduit par l'esprit de la démocratie» il ne les fit pas pour 
fixer ceux qui dévoient élire, mais ceux qui pouvoient être 
élus; et, laissant à chaque citoyen le droit d'élection, 
il voulut* que, dans chacune de ces quatre classes, on put 
élire des juges; mais que ce ne fût que dans les trois pre- 
mières, où étoient les citoyens aisés, qu'on pût prendre 
les magistrats*. 

Comme la division de ceux qui ont droit de suffrage, 
est, dans la république, une loi fondamentale, la manière 
de le donner est une autre loi fondamentale. 

Le suffrage par le sort est de la nature de la démocra- 
tie"; le suffrage par choix est de celle de l'aristocratie. 

i. Liv. I. (M.) 

2. Liv. IV, art. 15 et sui?. (M.) 

3. Voyez dans les Considérations sur les causes de la grandeur des 
Romains et de leur décadence, ch. ix, comment cet esprit de Servius Tul- 
liuB se conserva dans la République. (M.) 

4. Denys d'Halic, Éloge d'Isocrate, page 97, tome D, édition de Weche« 
lius, Pollux, liv. Vni, ch. x, art. 130. (M ) 

5. Aristote, Politique, liv. II, chap. xii. 

6. Aristote, Politique, liv. IV, chap. ix. C'était le système adopté par 
quelques cités grecques pour nommer à certaines fonctions publiques, mais 
il est difficile de voir dans un moyen aussi grossier une façon d*élire qui 
soit de la nature de la démocratie. 



LIVRE II, CHÂP. II. 407 

Le sort est une façon d'élire qui n'afflige personne ; 
il laisse à chaque citoyen une espérance raisonnable de 
servir sa patrie. 

Mais, comme il est défectueux par lui-même, c'est à 
le régler et à le corriger que les grands législateurs se 
sont surpassés. 

Selon établit à Athènes que Ton nommeroît par choix à 
tous les emplois militaires, et que les sénateurs et les juges 
seroient élus par le sort. 

Il voulut que l'on donnât par choix les magistratures 
civiles qui exigeoient une grande dépense, et que les autres 
fussent données par le sort. 

Mais, pour corriger le sort, il régla qu'on ne pourroit 
élire que dans le nombre de ceux qui se présenteroient : 
que celui qui auroit été élu seroii examiné par des juges S 
et que chacun pourroit l'accuser d'en être indigne • : cela 
tenoit en même temps du sort et du choix. Quand on avoit 
fini le temps de sa magistrature, il falloit essuyer un autre 
jugement sur la manière dont on s'étoit comporté. Les gens 
sans capacité dévoient avoir bien de la répugnance à 
donner leur nom pour être tirés au sort. 

La loi qui fixe la manière de donner les billets de 
suffrage, est encore une loi fondamentale dans la démocra- 
tie. C'est une grande question, si les suffrages doivent être 
publics ou secrets*. Gicéron* écrit que les lois • qui les 

1. Voyez l'oraison de Démosthëne, De falsà légat,, et roraison contre 
Timarque. (M.) 

2. On tiroit même pour chaqae place deux billets : l'un qui donnoit la 
place, l'autre qui nommoit celui qui devoit succéder, en cas que le premier 
fût rejeté. (M.) 

3. Question de temps et de lieu qu'on ne peut résoudre par une for- 
mule générale. 

4. Liv. I et m des Lois. (M.) 

5. Elles s'appeloient lois tabulaires [lois tabellaires]. On donnoit à 



408 DE L'ESPRIT DES LOIS. 

rendirent secrets dans les derniers temps de la république 
romaine, furent une des grandes causes de sa chute. Gomme 
ceci se pratique diversement dans différentes républiques, 
voici, je crois, ce qu'il en faut penser. 

Sans doute que, lorsque le peuple donne ses suffrages, 
ils doivent être publics* ; et ceci doit être regardé comme 
une loi fondamentale de la démocratie. Il faut que le 
petit peuple soit éclairé par les principaux, et contenu 
par la gravité de certains personnages. Ainsi, dans la 
république romaine, en rendant les suffrages secrets, on 
détruisit tout ; il ne fut plus possible d'éclairer une popu- 
lace qui se perdoit. Mais lorsque dans une aristocratie le 
corps des nobles donne les suffrages*, ou dans une démo- 
cratie le sénat • ; comme il n'est là question que de pré- 
venir les brigues, les suffrages ne sauroient être trop 
secrets. 

La brigue est dangereuse dans un sénat ; elle est dan- 
gereuse dans un corps de nobles : elle ne l'est pas dans 
le peuple, dont la nature est d'agir par passion *. Dans les 

chaque citoyen deux tables [tablettes] ou bulletins : la première marquée 
d*un A, pour dire antiquo; l'autre d'un U et d'un R, uti rogas. (M.) Cela 
est vrai lorsque le peuple avait à délibérer sur une loi qui lui était pro- 
posée; mais on sent bien qui la pratique devait être différente, lorsqu'il 
s'agissait de l'élection des magistrats, et qu'alors il fallait donner à chaque 
citoyen autant de bulletins qu'il se présentait de candidats. (CaéviER). 

1. A Athènes, on levoit les mains. (M.) Porrexerunt manus, et psephisma 
natum est. Cic, pro Flacco, c. vu. 

2. Comme à Venise. (M.) 

3. Les trente tyrans d'Athènes voulurent que les suffrages des Aréopa-' 
gites fussent publics, pour les diriger à leur fantaisie. Lysias, Orat. contra 
Agorat,, cap. viii. (M.) 

4. Il y a des époques où l'on redoute tout ce qui ressemble à de l'éner- 
gie : c'est quand la tyrannie veut s'établir et que la servitude croit en pro- 
fiter. Alors on vante la douceur, la souplesse, les talents occultes, les 
qualités privées; mais ce sont des époques d'affaiblissement moral. Aux 
hommes qui commandent l'attention, qui attirent le respect» qui ont acquis 



LIVRE II, GHAP. II. 409 

États où il n'a point de part au gouvernement, il s'échauf- 
fera pour un acteur, comme il auroit fait pour les affaires'. 
Le malheur d'une république, c'est lorsqu'il n'y a plus de 
brigues; et cela arrive lorsqu'on a corrompu le peuple à 
prix d'argent : il devient de sang-froid, il s'affectionne à 
l'argent, mais il ne s'affectionne plus aux affaires : sans 
souci du gouvernement et de ce qu'on y propose, il attend 
tranquillement son salaire. 

C'est encore une loi fondamentale de la démocratie, que 
le peuple seul fasse des lois. Il y a pourtant mille occa- 
sions où il est nécessaire que le sénat puisse statuer ; il 
est même souvent à propos d'essayer une loi avant de réta- 
blir. La constitution de Rome et celle d'Athènes étoient 
très-sages. Les arrêts du sénat • avoient force de loi pen- 
dant un an ; ils ne devenoient perpétuels que par la 
volonté du peuple. 

des droits à rostime, à la confiance, à la reconnaissance da peuple, appar- 
tiennent les choix de ce peuple, et ces hommes plus énergiques seront aussi 
plus modérés. B. Constant. Principes de politique, cïu v. Cours de droit 
const,, tome I, page 46. 

1. Infra, XIX, m. 

2. Voyez Denys d*Halicarnasse, lir. IV et IX. (M.) Pose dire que ce pré- 
tendu essai d*une loi avant que d*en fixer la stabilité est une chimère, et 
qu*on n'en peut pas citer un seul exemple dans toute la suite de l'histoire de 
la république romaine. Il est vrai que dans les choses d'administration qui 
doivent varier suivant les circonstances, le sénat faisoit souvent des règle- 
menu annuels, comme lorsqu'il distribuoit les départements entre les deux 
consuls, et déterminoit le nombre des légions qui dévoient être mises en cam- 
pagne, etc. Les passages de Denys d*Halicamasse ne disent que cela et ne 
doivent pas être autrement entendus, mais, par rapport aux lois, le droit du 
sénat était d'en délibérer le premier, et de donner son avis au peuple dont 
il éclairoit ainsi les suffrages, mais qui prenoit son parti comme il lui plaisoit, 
et proDonçoit en souverain. (CatviEa). 



CHAPITRE III. 



DES LOIS RELATIVES A LA NATURE 
DE l'aristocratie. 

Dans raristocratie S la souveraine puissance est entre 
les mains d'un certain nombre de personnes. Ce sont elles 
qui font les lois et qui les font exécuter ; et le reste du 
peuple n'est tout au plus à leur égard que, comme dans 
une monarchie, les sujets sont à l'égard du monarque. 

On n'y doit point donner le suffrage par sort; on n'en 
auroit que les inconvénients. En effet, dans un gouverne- 
ment qui a déjà établi les distinctions les plus affligeantes, 
quand on seroit choisi par le sort, on n'en seroit pas moins 
odieux : c'est le noble qu'on envie, et non pas le magistrat. 

Lorsque les nobles sont en grand nombre, il faut un 
sénat qui règle les affaires que le corps des nobles ne sau- 
roit décider, et qui prépare celles dont il décide. Dans ce 
cas, on peut .dire que l'aristocratie est en quelque sorte 
dans le sénat, la démocratie dans le corps des nobles, et 
que le peuple n'est rien *. 

Ce sera une chose très-heureuse dans l'aristocratie, 
si, par quelque voie indirecte, on fait sortir le peuple de 

1. C^est Venise que Montesquieu a sous les yeux quand il parle de Taris- 
tocratie. 

2. C'est la constitution de Venise : le grand conseil ou corps des nobles, 
et le sénat» 



LIVRE H, GHÂP. III. 414 

son anéantissement : ainsi à Gènes la banque de Saint- 
George, qui est administrées en grande partie, par les 
principaux du peuple*, donne à celui-ci une certaine in- 
fluence dans le gouvernement, qui en faittoute la prospérité. 

Les sénateurs ne doivent point avoir le droit de rem- 
placer ceux qui manquent dans le sénat; rien ne seroit 
plus capable de perpétuer les abus. À Rome, qui fut dans 
les premiers temps, une espèce d'aristocratie, le sénat ne 
se suppléoit pas lui-même; les sénateurs nouveaux étoient 
nommés • par les censeurs. 

Une autorité exorbitante, donnée tout à coup à un 
citoyen dans une république, forme une monarchie, ou 
plus qu'une monarchie. Dans celle-ci les lois ont pourvu 
à la constitution, ou s'y sont accommodées; le principe 
du gouvernement arrête le monarque; mais, dans une 
république où un citoyen se fait donner * un pouvoir exor- 
bitant, l'abus de ce pouvoir est plus grand, parce que les 
lois, qui ne l'ont point prévu, n'ont rien fait pour l'arrêter. 

L'exception à cette règle est lorsque la constitution de 
l'État est telle qu'il a besoin d'une magistrature qui ait un 
pouvoir exorbitant. Telle étoit Rome avec ses dictateurs, 
telle est Venise avec ses inquisiteurs d'État; ce sont des 
magistratures terribles, qui ramènent violemment l'État à 
la liberté S Mais, d'où vient que ces magistratures se 



i. A. B. La banque de Saint-George, qui est dirigée par le peuple, lui 
donne une certaine influence, etc. 

2. Voyez M. Addisson, Voyages dltalie, page 16. (M.) Hume. Essais 
moraux et politiques, IV« essai. Machiavel, Délie Istorie florentine, Hb VIII. 

3. Ils le furent d'abord par les consuls. (M.) Sup. ch. ii. 

4. C'est ce qui renversa la république romaine. Voyez les Considéra- 
tions sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence, 
ch. Mv et XVI. (M.) 

5. Inf. V, Y III ; XI, vi. 



411 DE L'ESPRIT DES LOIS. 

trouvent si différentes dans ces deux républiques? C'est 
que Rome défendoit les restes de son aristocratie contre 
le peuple; au lieu que Venise se sert de ses inquisiteurs 
d'État pour maintenir son aristocratie contre les nobles ^ 
De là il suivoit qu'à Rome la dictature ne devoit durer que 
peu de temps; parce que le peuple agit par sa fougue, et 
non pas par ses desseins. Il falloit que cette magistrature 
s'exerçât avec éclat, parce qu'il s'agissoit d'intimider le 
peuple, et non pas de le punir; que le dictateur ne fût 
créé que pour une seule affaire, et n'eût une autorité sans 
bornes qu'à raison de cette affaire, parce qu'il étoit tou- 
jours créé pour un cas imprévu. A Venise, au contraire, 
il faut une magistrature permanente : c'est là que les 
desseins peuvent être commencés, suivis, suspendus, 
repris; que l'ambition d'un seul devient celle d'une famille, 
et l'ambition d'une famille celle de plusieurs. On a besoin 
d'une magistrature cachée, parce que les crimes qu'elle 
punit, toujours profonds, se forment dans le secret et 
dans le silence. Cette magistrature doit avoir une inquisi- 
tion générale, parce qu'elle n'a pas à arrêter les maux 
que l'on connolt, mais à prévenir même ceux que l'on ne 
connoît pas. Enfin, cette dernière est établie pour venger 
les crimes qu'elle soupçonne; et la première employoit 
plus les menaces que les punitions pour les crhnes, même 
avoués par leurs autems. 

Dans toute magistrature, il faut compenser la gran- 
deur de la puissance par la brièveté de sa durée *. Un an 
est le temps que la plupart des législateurs ont fixé; un 



i. On disait par proverbe à Venise que mille nobles esclaves com- 
mandent à des millions de personnes libres. Cataneo, La source, la force 
et le véritable Esprit des Lois. La Haye 1753, page 220. 

3. Aristote, Politique, liv. V, chap. viii. 



LIVRE II, GHAP. III. 443 

temps plus long seroit dangereux, un plus court seroit 
contre la nature de la chose. Qui est-ce qui voudroit gou- 
verner ainsi ses afiaires domestiques? À Raguse S le chef 
de la république change tous les mois; les autres officiers, 
toutes les semaines; le gouverneur du château, tous les 
jours. Ceci ne peut avoir lieu que dans une petite répu- 
blique * environnée de puissances formidables, qui cor- 
romproient aisément de petits magistrats. 

La meilleure aristocratie est celle où la partie du peuple 
ui n'a point de part à la puissance, est si petite et si 
pauvre, que la partie dominante n'a aucun intérêt à l'op- 
primer. Ainsi, quand Antipater ' établit à Athènes que 
ceux qui n'auroient pas deux mille drachmes seroient 
exclus du droit de suffrage, il forma la meilleure aristo- 
cratie qui f&t possible; parce que ce cens étoit si petit 
qu'il n'excluoit que peu de gens, et personne qui eût 
quelque considération dans la cité. 

Les familles aristocratiques doivent donc être peuple 
autant qu'il est possible. Plus une aristocratie approchera 
de la démocratie, plus elle sera parfaite ; et elle le deviendra 
moins, à mesure qu'elle approchera de la monarchie. 

La plus imparfaite de toutes est celle où la partie du 
peuple qui obéit, est dans l'esclavage civil de celle qui 
commande, conmie l'aristocratie de Pologne, où les 
paysans sont esclaves de la noblesse. 

1. Voyages de Toarnefort. (M.) 

2. A Lucques, les magistrats ne sont établis que pour deux mois. (M.) 

3. Diodore, lir. XVill, page 601, édition de Rhodoman. (H.) Voyez les 
ÊclcûrcissemenU sur l'Esprit des Lois, ch. ii, à la suite de \h Défense. Mon- 
tesquieu y répond aux critiques du Journal de Trévoux. V. inf. XXIV, 
ch. XXIV. 



III. 



CHAPITRE IV. 



Les pouvoirs intermédiaires, subordonnés et dépen- 
dants, constituent la nature du gouvernement monar- 
chique, c'est-à-dire de celui où un seul gouverne par 
des lois fondamentales •. J'ai dit les pouvoirs intermé- 
diaires, subordonnés et dépendants : en effet, dans la 
monarchie, le prince est la source de tout pouvoir poli- 
tique et civil. Ces lois fondamentales supposent nécessaire- 
ment des canaux moyens par où coule la puissance : car, 
s'il n'y a dans l'État que la volonté momentanée et capri- 



1. A. B. Dans leur rapport à la nature, etc. 

2. La monarchie pour Montesquieu, c'est le gouyernement de la France. 

3. Pour nos anciens Jurisconsultes, il y avait en France un certain nom- 
bre de lois fondamentales que nos rois se déclaraient eux-mêmes dans 
Vlieureuse impuissance de changer. Telle était la loi salique qui excluait 
les femmes de la couronne. Telle était la division des ordres, telle était en- 
core la maxime que Timpôt doit être voté par les États généraux. A la fin da 
dernier siècle on a publié sous le titre de JtfoonmM (2u Droit public français, 
deux volumes inA'* afin de prouver que ces lois fondamentales garantis- 
saient les droits les plus précieux d'un peuple libre. Par malheur ces lois, 
ou plutôt ces coutumes fondamentales, étaient un beau prétexte à remon- 
trances, quand le parlement éUit en veine d'opposition; mais si Ton 
cherche quel* moyen le sujet opprimé, rançonné, emprisonné sans Juge- 
ment, dépouillé sans indemnité, avait de se faire rendre Justice; on 
s'aperçoit bientôt que faute d'une constitution politique ces lois fonda- 
mentales n'étaient qu'un vain mot. Elles servaient au clergé, à la noblesse 
et au parlement pour défendre leurs privilèges; mais prétendre qu'il y avait 
des libertés en France et des garanties contre l'arbitraire, avant 1789, c'est 
un peu abuser du droit qu'on a de se moquer des gens. Inf. V, ii. 



LIVRE II, CHAP. IV. 445 

cieuse d'un seul, rien ne peut être fixe, et par conséquent 
aucune loi fondamentale. 

Le pouvoir intermédiaire subordonné le plus naturel 
est celui de la noblesse. Elle entre en quelque façon dans 
l'essence de la monarchie, dont la maxime fondamentale 
est : point de monarque^ point de noblesse; point de no- 
blesse^ point de monarque ^ Mais on a un despote. 

Il y a des gens qui avoient imaginé, dans quelques 
États en Europe, d'abolir toutes les justices des seigneurs. 
Ils ne voyoient pas qu'ils vouloient faire ce que le parle- 
ment d'Angleterre a fait. Abolissez dans une monarchie 
les prérogatives des seigneurs, du clergé, de la noblesse 
et des villes; vous aurez bientôt un État populaire, ou 
bien un État despotique '• 

Les tribunaux d'un grand État en Europe ' frappent 
sans cesse, depuis plusieurs siècles, sur la juridiction 
patrimoniale des seigneurs, et sur l'ecclésiastique. Nous 
ne voulons pas censurer des magistrats si sages; mais 
nous laissons à décider jusqu'à quel point la constitution 
en peut être changée. 

Je ne suis point entêté des privilèges des ecclésias- 
tiques; mais je voudrois qu'on fixât bien une fois leur 
juridiction. Il n'est point question de savoir si on a eu 
raison de l'établir, mais si elle est établie, si elle fait 
une partie des lois du pays, et si elle y est partout rela- 
tive; si, entre deux pouvoirs que l'on reconnolt indépen- 
dants, les conditions ne doivent pas être réciproques ; et 
s'il n'est pas égal à un bon sujet de défendre la justice du 

i. Cette maxime rappelle celle de Charles I*' d'Angleterre qui disait : 
Point d'évéque, point d$ monarque. No cross, no crown. 

S. La RévolaUoa française n'a que trop Justifié cette obserration* 
3. La France. 



446 DE L'ESPRIT DES LOIS. 

prince, ou les limites qu'elle s'est de tout temps prescrites *. 

Autant que le pouvoir du clergé est dangereux dans 
une république, autant est-il convenable dans une monar- 
chie, surtout dans celles qui vont au despotisme. Où en 
seroient l'Espagne et le Portugal depuis la perte de leurs 
lois, sans ce pouvoir qui arrête seul la puissance arbi- 
traire ? Barrière toujours bonne, lorsqu'il n'y en a point 
d'autre : car, comme le despotisme cause à la nature 
humaine des maux effroyables, le mal même qui le limite 
est un bien. 

Comme la mer, qui semble vouloir couvrir toute la 
terre ', est arrêtée par les herbes et les moindres graviers 
qui se trouvent sur le rivage ; ainsi les monarques, dont le 
pouvoir paroît sans bornes, s'arrêtent par les plus petits 
obstacles, et soumettent leur fierté naturelle à la plainte 
et à la prière. 

Les Ânglois, pour favoriser la liberté, ont 6 té toutes 
les puissances intermédiaires qui formoient leur monar- 
chie. Us ont bien raison de conserver cette liberté ; s'ils 
venoient à la perdre, ils seroient un des peuples les plus 
esclaves de la terre. 

M. Law ', par une ignorance égale de la constitution 
républicaine et de la monarchique, fut un des plus grands 
promoteurs du despotisme que l'on eut encore vus en 
Europe. Outre les changements qu'il fit, si brusques, si 
inusités, si inouïs, il vouloit ôter les rangs intermédiaires, 
et anéantir les corps politiques : il dissolvoit ^ la monar- 

1. V. VÊloge de Hootesqaiea, par Maupertois, dans notre édition, 
tome I, page 23. 

2. A. B. Couvrir la terre. 

3. Lettres persanes, CXLVL 

4. Ferdinand, roi d'Aragon, se fit grand maître des ordres, et cela seul 
altéra la constitution. (M.) 



LIVRE II, CHAP. IV. H7 

cbie par ses chimériques remboarsements, et sembloit 
vouloir racheter la constitution même. 

Il ne suffit pas qu'il y ait, dans une monarchie, des 
rangs intermédiaires ; il faut encore un dépôt de lois. Ce 
dépôt ne peut être que dans les corps politiques, qui 
annoncent les lois lorsqu'elles sont faites et les rappellent 
lorsqu'on les oublie ^ L'ignorance naturelle à la noblesse, 
son inattention, son mépris pour le gouvernement civil, 
exigent qu'il y ait un corps qui fasse sans cesse sortir les 
lois de la poussière où elles seroient ensevelies. Le Conseil 
du prince n'est pas un dépôt convenable *. 11 est, par sa 
nature, le dépôt de la volonté momentanée du prince qui 
exécute, et non pas le dépôt des lois fondamentales. De 
plus, le Conseil du monarque change sans cesse ; il n'est 
point permanent; il ne sauroit être nombreux; il n'a point 
à un assez haut degré la confiance du peuple : il n'est 
donc pas en état de Féclairer dans les temps difficiles, ni 
de le ramener à l'obéissance. 

Dans les États despotiques, où il n'y a point de lois 
fondamentales, il n'y a pas non plus de dépôt de lois. De 
là vient que, dans ces pays, la religion a ordinairement 
tant de force', c'est qu'elle forme une espèce de dépôt et 
de permanence ; et, si ce n'est pas la religion, ce sont les 
coutumes qu'on y vénère, au lieu des lois. 



1. En d'autres termes, il faut des parlements avec le droit d'enregistre- 
ment et de remontrances. 

2. Le Conseil d*État était l'agent le plus direct de la volonté royale, et 
l'ennemi naturel du parlement. C'était par des Arrêts du Conseil que 
Louis XIV et Louis XV faisaient la loi dans leur royaume, et paralysaient 
au besoin l'autorité du parlement. 

3. Inf. m, X. V. XIV. 



CHAPITRE V. 



DBS LOIS RELATIVES À LÀ NATURE 

DE l'État despotique i. 



Il résulte de la nature du pouvoir despotique que 
rhomme seul qui l'exerce le fasse de même exercer par 
un seul. Un homme à qui ses cinq sens disent sans cesse 
qu'il est tout, et que les autres ne sont rien, est naturelle- 
ment paresseux, ignorant, voluptueux. Il abandonne donc 
les affaires. Mais, s'il les confioit à plusieurs, il y auroit 
des disputes entre eux; on feroit des brigues pour être le 
premier esclave; le prince seroit obligé de rentrer dans 
l'administration. Il est donc plus simple qu'il l'abandonne 
à un vizir* qui aura d'abord la même puissance que lui. 
L'établissement d'un vizir est, dans cet État, une loi 
fondamentale. 

On dit qu'un pape, à son élection, pénétré de son inca- 
pacité, fit d'abord des difficultés infinies. Il accepta enfin, 
et livra à son neveu toutes les affaires. Il étoit dans l'ad- 
miration, et disoit : « Je n'aurois jamais cru que cela eût 
été si aisé. » Il en est de même des princes d'Orient. 

1. Pour MoDtesquiea le despotisme c'est l'Orient, et plus particulière- 
ment la Turquie et la Perse, la Turquie étudiée dans Ricaut, la Perse étu- 
diée dans Chardin et Tavernier. 

2. Les rois d'Orient ont toujours des vizirs, dit H. Chardin. (M.) 



LIVRE II, CHAP. V. 149 

Lorsque de cette prison, où des eunuques leur ont affoibli 
le cœur et l'esprit, et souvent leur ont laissé ignorer leur 
état même, on les tire pour les placer sur le trône, ils 
sont d'abord étonnés; mais, quand ils ont fait un vizir, et 
que dans leur sérail ils se sont livrés aux passions les 
plus brutales; lorsqu'au milieu d'une cour abattue ils ont 
suivi leurs caprices les plus stupides, ils n'auroient jamais 
cru que cela eût été si aisé. 

Plus l'empire est étendu, plus le sérail s'agrandit, et 
plus, par conséquent, le prince est enivré de plaisirs. Ainsi, 
dans ces États, plus le prince a de peuples à gouverner, 
moins il pense au gouvernement; plus les affaires y sont 
grandes, et moins on y délibère sur les affaires. 



LIVRE TROISIÈME. 



DES PRINCIPES DES TROIS GOUVERNEMENTS. 



CHAPITRE PREMIER. 

DIFFÉRENCE DE LA NATURE DU GOUVERNEMENT 
ET DE SON PRINCIPE. 

Après avoir examiné quelles sont les lois relatives à la 
nature de chaque gouvernement, il faut voir celles qui- le 
sont à son principe. 

Il y a cette différence * entre la nature du gouverne- 
ment et son principe, que sa nature est ce qui le fait être 
tel, et son principe ce qui le fait agir *. L'une est sa struc- 
ture particulière, et l'autre les passions humaines qui le 
font mouvoir. 

Or les lois ne doivent pas être moins relatives au prin- 
cipe de chaque gouvernement qu'à sa nature. Il faut 
donc chercher quel est ce principe. C'est ce que je vais 
faire dans ce livre-ci. 

!. Cette distinction est très-importante, et J*en tirerai bien des consé- 
quences; elle est la clef d'une infinité de lois. (M.) 

2. Je n'examine point si le mot principe est employé ici avec justesse, 
et présente une idée assez claire; si celui de ressort ne vaudroit pas mieux. 
(CnéviER.) Montesquieu lui-même se sert de ce mot ressort comme syno- 
nyme de principe; V, Sup. Avertissement de V Auteur, et tn/l cb. m, 
cb. IX; Ht. VI, ch. IX. 



CHAPITRE IL 



DU PRINCIPE DES DIVERS GOUVERNE MENTS. 

J'ai dit que la nature du gouvemement républicain est 
que le peuple en corps, ou de certaines familles, y aient 
la souveraine puissance : celle du gouvemement monar- 
chique, que le prince y ait la souveraine puissance, mais 
qu'il l'exerce selon des lois établies : celle du gouveme- 
ment despotique, qu'un seul y gouverne selon ses volontés 
et ses caprices. Il ne m'en faut pas davantage pour trouver 
leurs trois principes; ils en dérivent naturellement. Je 
commencerai par le gouvernement républicain, et je par- 
lerai d'abord du démocratique. 



CHAPITRE III. 



DU PRINCIPE DE LA DEMOCRATIE. 

11 ne faut pas beaucoup de probité pour qu'un gouver- 
nement monarchique ou un gouvernement despotique se 
maintienne ou se soutienne. La force des lois dans l'un, le 
bras du prince toujours levé dans l'autre, règlent ou con- 
tiennent tout. Mais, dans un état populaire, il faut un 
ressort de plus, qui est la vertu *. 

Ce que je dis est confirmé par le corps entier de l'his- 
toire, et est très-conforme à la nature des choses. Car il 
est clair que dans une monarchie, où celui qui fait exécuter 
les lois se juge au-dessus des lois, on a besoin de moins 
de vertu que dans un gouvernement populaire, où celui 
qui fait exécuter les lois sent qu'il y est soumis lui-môme, 
et qu'il en portera le poids. 

Il est clair encore que le monarque qui, par mauvais 
conseil ou par négligence, cesse de faire exécuter les lois, 

1. Tout gouvernement est ua ordre, et nul ordre ne s*établit que sur la 
morale. Or le gouvernement républicain dépend principalement de l'es- 
prit et du caractère du plus grand nombre, comme le gouvernement royal 
dépend éminemment du caractère d'un seul, du roi ou du ministre qui 
règne. Si le caractère général n'est pas bon, la chose publique sera donc 
mauvaise, comme le royaume ira mal si le prince est mauvais ; avec cette 
différence que les vices du prince passent avec lui, et peuvent être com- 
pensés par un successeur meilleur que lui, au lieu que rien n'arrête la cor- 
ruption d'une république. (U Harpe.) 



LIVRE III, CHAP. III. «3 

peut aisément réparer le mal: il n'a qu'à changer de Con- 
seil, ou se corriger de cette négligence même. Mais lorsque, 
dans un gouvernement populaire, les lois ont cessé d'être 
exécutées, comme cela ne peut venir que de la corruption 
de la république, TÉtat est déjà perdue 

Ce fut un assez beau spectacle, dans le siècle passé, 
de voir les efforts impuissants des Anglois pour établir 
parmi eux la démocratie. Comme ceux qui avoient part 
aux affaires n'avoient point de vertu, que leur ambition 
étoit irritée par le succès de celui qui avoit le plus osé *, 
que l'esprit d'une faction n'étoit réprimé que par l'esprit 
d'une autre, le gouvernement changeoit sans cesse; le 
peuple étonné cherchoit la démocratie et ne la trouvoit 
nulle part. Enfin, après bien des mouvements, des chocs 
et des secousses, il fallut se reposer dans le gouvernement 
même qu'on avoit proscrit '. 

Quand Sylla voulut rendre à Rome la liberté *, elle ne 
put plus la recevoir; elle n avoit plus qu'un foible reste 
de vertu, et, comme elle en eut toujours moins, au lieu 
de se réveiller après César, Tibère, Caïus, Claude, Néron, 
Domitien, elle fut toujours plus esclave; tous les coups 
portèrent sur les tyrans, aucun sur la tyrannie '. 

Les politiques grecs, qui vivoient dans le gouverne- 
ment populaire, ne reconnoissoient d'autre force qui pût 



1. Aristote, Politique, liv. V, chap. viii. 

2. Cromwell. (M.) 

3. C'est Thistoire de la Révolution française. Quand un peuple rompt 
brnsquement avec le passé, il est bientôt ramené en arrière par une ri^ac- 
tien violente. Ce sont les mœurs qu'ils faut changer quand on veut faire 
une révolution durable, et non point le gouvernement. 

4. Voyez le Dialogue de Sylla et d'Ëucra e, où Montesquieu soutient 
avec tant d'éclat, le paradoxe que Sylla voulut rendre la liberté à Rome. 

5. Sur le sens du mot tyrannie dans VEsprit des Lois, V, inf. XIV, xiii 
à la note. 



4U DE L'ESPRIT DES LOIS. 

les soutenir que celle de la vertu*. Ceux d*aujourd'hui ne 
nous parlent que de manufactures, de commerce, de 
finances, de richesses et de luxe même'. 

Lorsque cette vertu cesse, l'ambition entre dans les 
cœurs qui peuvent la recevoir, et l'avarice entre dans tous. 
Les désirs changent d'objets : ce qu'on aimoit, on ne 
l'aime plus; on étoit libre avec les lois, on veut être libre 
contre elles ; chaque citoyen est comme un esclave échappé 
de la maison de son maître; ce qui étoit maxime^ on l'ap- 
pelle rigueur; ce qui étoit règle ^ on l'appelle gine; ce 
qui y étoit attention^ on l'appelle crainte. C'est la frugalité 
qui y est l'avarice, et non pas le désir d'avoir. Autrefois le 
bien des particuliers faisoit le trésor public ; mais pour 
lors le trésor public devient le patrimoine des particuliers. 
La république est une dépouille; et sa force n'est plus 
que le pouvoir de quelques citoyens et la licence de tous. 

Athènes eut dans son sein les mêmes forces pendant 
qu'elle domina avec tant de gloire, et pendant qu'elle 
servit avec tant de honte. Elle avoit vingt mille citoyens ' 
loi-squ'elle défendit les Grecs contre les Perses, qu'elle 
disputa l'empire à Lacédémone, et qu'elle attaqua la Sicile. 
Elle en avoit vingt mille lorsque Démétrius de Phalère 
les dénombra* comme dans un marché l'on compte les 
esclaves. Quand Philippe osa dominer dans la Grèce, quand 



1. Aristote, PolitiqtUf IW. II, ch8p. ii. 

2. C'est quo les Grecs ne vivaient que de la guerre, et que les peuples 
modernes vivent pacifiquement d'agriculture, de commerce et dlodustrie. 
C'est l'esprit du temps, c'est la civilisation qui a changé ; la forme du gou- 
vernement n'y est pour rien. Conf. Benjamin Constant, de VEtprit de 
conquête, II"»* partie, ch. vi. Cours de D, C, tome II, page 207. 

3. Plutarque, in Pericle; Platon, i» Critia. (M.) 

4. Il s'y trouva vingtrun mille citoyens, dix mille étrangers, quatre 
cent mille esclaves. Voyez Athénée, liv. VI. (H.) 



LIVRE III, CIIAP. III. 4S5 

il parut aux portes d'Athènes \ elle n'avoit encore perdu 
que le temps. On peut voir dans Démosthène quelle 
peine il fallut pour la réveiller : on y craignoit Philippe, 
non pas comme Tennemi de la liberté, mais des plaisirs '. 
Cette ville, qui avoit résisté à tant de défaites, qu'on avoit 
vue renaître après ses destructions, fut vaincue à Ché- 
ronée, et le fut pour toujours. Qu'importe que Philippe 
renvoie tous les prisonniers'? Il ne renvoie pas des 
hommes. II étoit toujours aussi aisé de triompher des 
forces d*Athènes qu'il étoit difficile * de triompher de sa 
vertu. 

Comment Carthage auroit-elle pu se soutenir? Loreque 
Annibal, devenu préteur, voulut empêcher les magistrats 
de piller la république, n'allèrent-ils pas l'accuser devant 
les Romains? Malheureux, qui vouloient être citoyens sans 
qu'il y eût de cité, et tenir leurs richesses de la main de 
leurs destructeurs! Bientôt Rome leur demanda pour 
otages trois cents de leurs principaux citoyens; elle se fit 
livrer les armes et les vaisseaux, et ensuite leur déclara 
la guerre. Par les choses que fit le désespoir dans Car- 
thage désarmée •, on peut juger de ce qu'elle auroit pu 
faire avec sa vertu, lorsqu'elle avoit ses forces. 

1. Elle a?oit vingt mille citoyens. Voyez Démosthène, in Àristog. (M.) 

2. Ils avoient fait une loi pour punir de mort celui qui proposeroit de 
convertir aux usages de la guerre Targeut destiné pour les thé&tres. (M.) 

3. A. B. Renvoie les prisonniers. La correction est dans Tédition in-12 
de 1751. 

4. A. B. Qu*il auroit été difficile, etc. 

5. Cette guerre dura trois ans. (M.) Tite-Uve, XXXIII, xlvi. 



CHAPITRE IV. 



DU PRINCIPE DE L ARISTOCRATIE . 

Comme il faut de la vertu dans le gouvernement popu- 
laire, il en faut aussi dans l'aristocratique. II est vrai 
qu'elle n'y est pas si absolument requise. 

Le peuple, qui est à l'égard des nobles ce que les 
sujets sont à l'égard du monarque, est contenu par leurs 
lois. Il a donc moins besoin de vertu que le peuple de la 
démocratie. Mais comment les nobles seront-ils contenus? 
Ceux qui doivent faire exécuter les lois contre leurs collè- 
gues sentiront d'abord qu'ils agissent contre eux-mêmes. 
Il faut donc de la vertu dans ce corps, par la nature de 
la constitution. 

Le gouvernement aristocratique a par lui-même une 
certaine force que la démocratie n'a pas. Les nobles y 
forment un corps, qui, par sa prérogative et pour son 
intérêt particulier, réprime le peuple : il suffit qu'il y ait 
des lois, pour qu'à cet égard elles soient exécutées. 

Mais autant qu'il est aisé à ce corps de réprimer les 
autres, autant est-il difficile qu'il se réprime lui-même *. 
Telle est la nature de cette constitution, qu'il semble 

1. Les crimes publics y pourront être punis, parce que c*est Taffaire de 
tous : les crimes particuliers n*y seront pas punis, parce que Taffaire de 
tous est de ne les pas punir. (M.) Sur cette distinction des crimes publics 
et des crimes particuliers, yoyez le chapitre qui suit. 



LIVRE III, CHAP. IV. iV 

qu'elle mette les mêmes gens sous la puissance des lois, 
et qu'elle les en retire. 

Or, un corps pareil ne peut se réprimer que de deux 
manières : ou par une grande vertu, qui fait que les 
nobles se trouvent en quelque façon égaux à leur peuple, 
ce qui peut former une grande république; ou par une 
vertu moindre, qui est une certaine modération qui rend 
les nobles au moins égaux à eux-mêmes, ce qui fait leur 
conservation. 

La modération est donc l'âme de ces gouvernements. 
J'entends celle qui est fondée sur la vertu, non pas celle 
qui vient d'une lâcheté et d'une paresse de Tâme ^ 

1. C'est Venise que l'auteor a sous les yeux en écrivant ce chapitre. 



CHAPITRE V. 



QUE LA VERTU NEST POINT LE PRINCIPE 
DU GOUVERNEKENT KONARGHIQUE . 

Dans les monarchies, la politique fait faire les grandes 
choses avec le moins de vertu qu'elle peut ^ ; comme, dans 
les plus belles machines, l'art emploie aussi peu de mou- 
vements, de forces et de roues qu'il est possible. 

L'État subsiste indépendamment de l'amour pour la 
patrie, du désir de la vraie gloire, du renoncement à soi- 
même, du sacrifice de ses plus chers intérêts, et de toutes 
ces vertus héroïques que nous trouvons dans les anciens, 
et dont nous avons seulement entendu parler. 

Les lois y tiennent la place de toutes ces vertus, dont 
on n'a aucun besoin ; l'État vous en dispense * : une action 
qui se fait sans bruit, y est en quelque façon sans consé- 
quence. 

Quoique tous les crimes soient publics par leur na- 
ture, on distingue pourtant les crimes véritablement 
publics d'avec les crimes privés, ainsi appelés, parce qu'ils 
offensent plus un particulier, que la société entière '• 

Or, dans les républiques, les crimes privés sont plus 
publics, c'est-à-dire choquent plus la constitution de 

1. Par vertu, entendez toujours le patriotisme, l*amoar de la liberté. 

2. Lettres persanes, lettre XIV. 

3. Inf., XI, xviii. 



LIVRE III, CHAP. V. 4S9 

l'État, que les particuliers ; et, dans les monarchies, les 
crimes publics sont plus privés, c'est-à-dire choquent 
plus les fortunes particulières que la constitution de l'État 
même. 

Je supplie qu'on ne s'oiïense pas de ce que j'ai dit; 
je parle après toutes les histoires. Je sais très-bien qu'il 
n'est pas rare qu'il y ait des princes vertueux; mais je 
dis que, dans une monarchie, il est très-difficile que le 
peuple le soit'. 

Qu'on lise ce que les historiens de tous les temps ont 
dit sur la cour des monarques; qu'on se rappelle les' 
conversations des hommes de tous les pays sur le misé- 
rable caractère des courtisans : ce ne sont point des choses 
de spéculation, mais d'une triste expérience. 

L'ambition dans l'oisiveté, la bassesse dans l'orgueil, 
le désir de s'enrichir sans travail, l'aversion pour la vérité, 
la flatterie, la trahison, la perfidie, l'abandon de tous ses 
engagements, le mépris des devoirs du citoyen, la crainte 
de la vertu du prince, l'espérance de ses foiblesses *, et 
plus que tout cela, le ridicule perpétuel jeté sur la vertu, 
forment, je crois ', le caractère du plus grand nombre 
des courtisans, marqué dans tous les lieux et dans tous 
les temps. Or il est très-malaisé que la plupart des 
principaux^ d'un État soient malhonnêtes gens, et que les 
inférieurs soient gens de bien ; que ceux-là soient trom- 
peurs, et que ceux-ci consentent à n'être que dupes. 

1. Je parle ici de la verta politique, qui est la vertu morale, dans le 
sens qu'elle se dirige au bien général ; fort peu des vertus morales particu- 
lières, et point du tout de cette vertu qui a du rapport aux vérités révé- 
lées. On verra bien ceci au liv. V, ch. ii. (M.) 

2. Lettres persanes, CVII. 

3. A. B. Sont, ]e crois, le caractôre de la plupart des courtisans^ 

4. A. B. Or il est très-malaisé que les principaux d*ua État, etc. 

III. 9 



430 DE L'ESPRIT DES LOIS. 

Que si, dans le peuple, il se trouve quelque malheu- 
reux honnête homme ^, le cardinal de Richelieu, dans son 
testament politique ', insinue qu'un monarque doit se 
garder de s'en servir '. Tant il est vrai que la vertu n'est 
pas le ressort de ce gouvernement I Certainement elle n'en 
est point exclue; mais elle n'en est pas le ressort *• 

1. Entendez ceci dans le seiisde la note précédente. [Sap.,p.l29, n. 1.] 
(H.) V. VAvertissetMnL 

2. Ce livre a été fait sous les yeux et sur les mémoires du cardinal de 

Richelieu, par MM. de Bourseis et de , qui lui étoient attachés. 

(Note des premières éditions.) (M.) 

3. Il ne laut pas, y est-il dit, se servir des gens de bas lieu : ils sont 
trop austères et trop difficiles. (Testament, ch. iv.) (M 

4. Cette dernière phrase manque dans A. B. 



CHAPITRE VI. 

GOMIIBNT ON SUPPLEE A LA VERTU 
DANS LE GOUVERNEKENT MONARCHIQUE. 

Je me hâte, et je marche à grands pas, afin qu'on ne 
croie pas que je fasse une satire du gouvernement monar- 
chique. Non ; s'il manque d'un ressort, il en a un autre : 
L'honneur, c'est-à-dire le préjugé de chaque personne 
et de chaque condition, prend la place de la vertu poli- 
tique dont j'ai parlé ', et la représente partout. Il y peut 
inspirer les plus belles actions; il peut, joint à la force 
des lois, conduire au but du gouvernement comme la 
vertu même. 

Ainsi, dans les monarchies bien réglées, tout le monde 

sera à peu près bon citoyen, et on trouvera rarement 

quelqu'un qui soit homme de bien ; car, pour être homme 

de bien *, il faut avoir intention de l'être ', et aimer l'État 

moins pour soi que pour lui-même *• 

i. A. B. Prend la place de la vertu et la représente, etc. 
:S. Ce mot, homme de \mn, ne s*entend ici que dans un sens poli- 
tique. (M.) 

3. Voyez la note 1 de la page 129. (M.) 

4. Ce dernier membre de phrase : et aimer VÊtat, etc., manque dans 
A.B. 



CHAPITRE VIL 

DU PRINCIPE DE LA MONARCHIE. 

Le gouvernement monarchique suppose, comme nous 
avons dit, des prééminences, des rangs, et même une 
noblesse d'origine. La nature de Y honneur est de deman- 
der des préférences et des distinctions; il est donc, par 
la chose même, placé dans ce gouvernement. 

L'ambition est pernicieuse dans une république. Elle 
a de bons effets dans la monarchie; elle donne la vie à ce 
gouvernement; et on y a cet avantage, qu'elle n'y est 
pas dangereuse, parce qu'elle y peut être sans cesse ré- 
primée. 

Vous diriez qu'il en est comme du système de l'uni- 
vers, où il y a une force qui éloigne sans cesse du centre 
tous les corps, et une force de pesanteur qui les y ramène. 
L'honneur fait mouvoir toutes les parties du corps poli- 
tique; il les lie par son action même; et il se trouve que 
chacun va au bien commun, croyant aller à ses intérêts 
particuliers. 

Il est vrai que, philosophiquement parlant, c'est un 
honneur faux qui conduit toutes les parties de l'État; 
mais cet honneur faux est aussi utile au public, que le 
vrai le seroit aux particuliers qui pourroient l'avoir. 

Et n'est-ce pas beaucoup d'obliger les hommes à faire 
toutes les actions difficiles, et qui demandent de la force, 
sans autre récompense que le bruit de ces actions? 



CHAPITRE VIII. 



QUE l'honneur N*EST POINT LE PRINCIPE 
DES ÉTATS DESPOTIQUES. 

Ce n'est point Yhonneur qui est le principe des Étals 
despotiques : les hommes y étant tous égaux, on n'y peut 
se préférer aux autres; les hommes y étant tous esclaves, 
on n'y peut se préférer à rien. 

De plus, comme l'honneur a ses lois et ses règles, et 
qu'il ne sauroit plier; qu'il dépend bien de son propre 
caprice, et non pas de celui d'un autre, il ne peut se trou- 
ver que dans des États où la constitution est fixe, et qui 
ont des lois certaines ^ 

Comment seroit-il souffert chez le despote? Il fait 
gloire de mépriser la vie, et le despote n'a de force que 
parce qu'il peut l'ôter. Comment pourroit-il souffrir le 
despote? Il a des règles suivies et des caprices soutenus; 
le despote n'a aucune règle, et ses caprices détruisent 
tous les autres. 



1. L^honneur était la loi de la noblesse française, et en un sens le 
principe de notre ancienne monarchie. C'était Thcritage moral de la féoda- 
lité et de la chevalerie. Mais il ne faut pas faire de l'honneur le principe 
nécessaire de la monarchie : il y a en Europe de très-grands États monar- 
chiques qui n*ont jamais eu qu'une noblesse misérable et famélique, chez 
laquelle on chercherait en vain la délicatesse, la susceptibilité, l'indépen- 
dance, la générosité du vieil honneur français ou espagnol. 



434 DE L'ESPRIT DES LOIS. 

L'honneur, inconnu aux États despotiques, où même 
souvent on n'a pas de mot pour l'exprimer \ règne dans 
les monarchies; il y donne la vie atout le corps politique, 
aux lois et aux vertus même. 

1. Voyez Perry, p. 447. (M.) 



CHAPITRE IX. 



DU PRINCIPE DU GOUVERNEMENT DESPOTIQUE. 

Comme il faut de la vertu dans une république, et dans 
une monarchie, de Thonneur, il faut de la crainte dans 
un gouvernement despotique : pour la vertu, elle n'y est 
point nécessaire, et l'honneur y seroit dangereux. 

Le pouvoir immense du prince y passe tout entier à 
ceux à qui il le confie. Des gens capables de s'estimer 
beaucoup eux-mêmes seroîent en état d'y faire des révolu- 
tions. II faut donc que la crainte y abatte tous les cou- 
rages, et y éteigne jusqu'au moindre sentiment d'am- 
bition. 

Un gouvernement modéré peut, tant qu'il veut, et 
sans péril, relâcher ses ressorts. Il se maintient par ses 
lois et par sa force même. Mais lorsque, dans le gouver- 
nement despotique, le prince cesse un moment de lever 
le bras; quand il ne peut pas anéantir à l'instant ceux qui 
ont les premières places *, tout est perdu : car le ressort 
du gouvernement, qui est la crainte, n'y étant plus, le 
peuple n'a plus de protecteur. 

C'est apparemment dans ce sens que des cadis ont 
soutenu que le grand seigneur n'étoit point obligé de 

1. Comme il arrire souveut dans Taristocratie militaire. (M.) 



436 DE L'£SPRIT DES LOIS. 

tenir sa parole ou son serment, lorsqu'il bornoit par là son 
autorité *. 

Il faut que le peuple soit jugé par les lois, et les grands 
par la fantaisie du prince; que la tète du dernier sujet 
soit en sûreté, et celle des bachis toujours exposée '. On 
ne peut parler sans frémir de ces gouvernements mon- 
strueux. Le sophi de Perse, détrôné de nos jours par 
Mirivéis, vit le gouvernement périr* avant la conquête, 
parce qu'il n'avoit pas versé assez de sang '. 

L'histoire nous dit que les horribles cruautés de Dorai- 
tien effrayèrent les gouverneurs, au point que le peuple 
se rétablit un peu sous son règne *. C'est ainsi qu'un 
torrent, qui ravage tout d'un côté, laisse de l'autre des 
campagnes où l'œil voit de loin quelques prairies. 

1. Ricaut, de l'Empire oUomanf liv. I, ch. ii. (M.), Ricaut, secrétaire 
du comte de Winchelsey, ambassadeur extraordinaire de Charles II auprès 
du sultan Mahomet IV, est la grande autorité de Montesquieu pour tout ce 
qui regarde la politique et les institutions turques. Ricaut, qui resta cinq ans 
à Constantinople et qui parlait la langue du pays, est un observateur judi- 
cieux. Son livre public en 1669 a été traduit de Tanglais par Briotet publié 
à Amsterdam en 1678, sous le titre : VHistoire de Vétat présent de Vempire 
ottoman, contenant les maximes politiques des Turcs, les principaux points 
de la religion mahométane, leur discipline militaire, avec une supputation 
exacte de leurs forces par terre et par mer, et des revenus de VÉtat, 

2. « Toutes les fois que Je sors de devant le roi, disoit un seigneur 
persan, je tàte si j'ai encore la tête sur les épaules, et j*y regarde même 
dans le miroir, dès que je suis revenu au logis. » Chardin, Voyiige en 
Perse, description du gouvernement, chap. ii. 

3. Voyez Thistoire de cette révolution, par le père du Cerceau. (M.) 

4. Suét., Domit., c. viii. Son gouvernement étoit militaire; ce qui est 
une des espèces du gouvernement despotique. (M.) 



CHAPITRE X. 



DIFFERENCE DE LOBEISSANCE 

DANS LES GOUVERNEMENTS MODERES 

ET DANS LES GOUVERNEMENTS 

DESPOTIQUES. 

Dans les États despotiques la nature du gouvernement 
demande une obéissance extrême; et la volonté du prince» 
une fois connue, doit avoir aussi infailliblement son effet 
qu'une boule jetée contre une autre doit avoir le sien. 

Il n'y a point de tempérament, de modifications, 
d'accommodements, de termes, d'équivalents, de pourpar- 
lers, de remontrances ; rien d'égal ou de meilleur à 
proposer ; l'homme est une créature qui obéit à une créa- 
ture qui veut. 

On n'y peut pas plus* représenter ses craintes sur un 
événement futur, qu'excuser ses mauvais succès sur le 
caprice de la fortune. Le partage des hommes, comme 
des bêtes, y est l'instinct, l'obéissance, le châtiment. 

Il ne sert de rien d'opposer* les sentiments naturels, le 
respect pour un père, la tendresse pour ses enfants et ses 
femmes, les lois de l'honneur, l'état de sa santé ; on a reçu 
Tordre, et cela suffit. 

i. A. Dans un tel pays on ne peut pas plus représenter, etc. La correc- 
tion est faite dans rédition de 1751. 

3. A. D*opposcr alors les sentiments, etc. 



438 DE L'ESPRIT DES LOIS. 

En Perse, lorsque le roi a condamné quelqu'un, on ne 
peut plus lui en parler, ni demander grâce. S'il étoit ivre 
ou hors de sens, il faudroit que l'arrêt s'exécutât tout de 
même* ; sans cela, il se contrediroit, et la loi ne peut se 
contredire. Cette manière de penser y a été de tout temps : 
l'ordre que donna Assuérus d'exterminer les Juifs ne 
pouvant être révoqué, on prit le parti de leur donner la 
permission de se défendre*. 

Il y a pourtant une chose que l'on peut quelquefois 
opposer à la volonté du prince': c'est la religion. On 
abandonnera son père, on le tuera même, si le prince 
l'ordonne : mais on ne boira pas de vin, s'il le veut et s'il 
l'ordonne*. Les lois de la religion sont d'un précepte 
supérieur, parce qu'elles sont données sur la tête du 



1. Voyez Chardin. (M.) « l\ n*y a assurément, dit Chardin, aucun sou- 
verain au monde si absolu que le roi de Perse, car on exécute toujours 
exactement ce qu'il prononce, sans avoir égard ni au fond ni aux circon- 
stances des choses, quoiqu'on voie clair comme le jour qu'il n*y a la plu- 
part du temps nulle justice dans ses ordres et souvent même pas de sens 
commun. Sitôt que le prince commande, on fait sur-le-champ tout ce qu'il 
dit, et lors même qu*il ne sait ce qu'il fait ni ce qu'il dit, comme quand il 
est ivre... Rien ne met à couvert des extravagances de ses caprices : ni pro- 
bité, ni mérite, ni zèle, ni services rendus; un mouvement de sa fantaisie» 
marqué par un mot de sa bouche ou par un signe de ses yeux, renverse à 
rinstant les gens les mieux établis et les plus dignes de Tétre, les prive 
des biens et de la vie, et tout cela sans aucune forme de procès, et sans 
prendre aucun soin de vérifier le crime imputé. » Voyage en Perse, desc 
du gouv., chap. ir. 

2 Esiher, ch. ix . L'cdit accorda aux Juifs, non pas seulement la liberté de 
se défendre, mais celle de se venger de leurs ennemis, ut dominarentwr 
in hostibus suis. Ils en tuèrent un grand nombre, parmi lesquels les dix 
fils d'Aman, dont ils pendirent les cadavres. C'est en mémoire de cette 
vengeance inespérée que les Juifs établirent la fôte de Purim qu'ils célè- 
brent encore aujourd'hui. 

3. Voyez Chardin. (M.) Considérations sur la grandeur, etc. des Romains, 
chap. XXII. 

4. C'est-à-dire quand même il l'ordonnerait. 



LIVRE m, CHAP. X. 439 

prince comme sur celle des sujets ^ Mais, quant au droit 
naturel, il n'en est pas de même; le prince est suppose^ 
n'être plus un homme. 

Dans les États monarchiques et modérés la puissance 
est bornée par ce qui en est le ressort; je veux dire 
l'honneur, qui règne, comme un monarque, sur le prince 
et sur le peuple. On n'ira point lui alléguer les lois de la 
religion ; un courtisan se croiroit ridicule : on lui alléguera 
sans cesse celles de l'honneur. De là résultent des modi- 
fications nécessaires dans l'obéissance; l'honneur est 
naturellement sujet à des bizarreries, et l'obéissance les 
suivra toutes. 

Quoique la manière d'obéir soit différente dans ces deux 
gouvernements, le pouvoir est pourtant le même. De 
quelque côté que le monarque se tourne, il emporte et 
précipite la balance, et est obéi. Toute la différence 
est que, dans la monarchie, le prince a des lumières, 
et que les ministres y sont infiniment plus habiles et plus 
rompus aux affaires que dans l'État despotique. 

1. Inf., V, XIV; XII, XXIX. 



CHAPITRE XL 



RÉFLEXION SDR TOUT CBCl. 



Tels sont les principes des trois gouvernements : ce 
qui ne signifie pas que, dans une certaine république, on 
soit vertueux; mais qu'on devroit l'être. Cela ne prouve 
pas non plus que, dans une certaine monarchie, on ait de 
l'honneur : et que, dans un État despotique particulier, on 
ait de la crainte; mais qu'il faudroit en avoir : sans quoi 
le gouvernement sera imparfait. 



LIVRE QUATRIÈME. 

QUE LES LOIS DE l'ÉDUCATION 

DOIVENT ÊTRE RELATIVES AUX PRINCIPES 

DU GOUVERNEMENT. 



CHAPITRE PREMIER. 

DBS LOIS DE l'Éducation. 

Les lois de Téducation sont les premières que nous 
recevons. Et, comme elles nous préparent à être citoyens, 
chaque famille particulière doit être gouvernée sur le plan 
de la grande famille qui les comprend toutes*. 

Si le peuple en général a un principe, les parties qui le 
composent, c'est-à-dire les familles, l'auront aussi. Les 
lois de l'éducation seront donc différentes dans chaque 
espèce de gouvernement. Dans les monarchies, elles auront 
pour objet l'honneur; dans les républiques, la vertu; 
dans le despotisme, la crainte. 

i. « Pour conserver les États et leur assurer la durée, le moyen le plus 
efficace et le plus négligé aujourdMmi, c'est d'élever la Jeunesse dans Tes- 
prit du gouvernement. A quoi servent les lois les plus utiles et les plus 
approuvées, si les citoyens n'y sont pas façonnés, B*ils ne reçoivent pas 
une éducation républicaine pour vivro en république, ou oligarchique pour 
vivre dans une oligarchie? Le vice du citoyen est le vice de l'État, u Aris- 
tote. Politique, liv. V, chap. ii. 



CHAPITRE II. 



DE l'Éducation dans les monabchibs ^ 

Ce n'est point dans les maisons publiques où Ton 
instruit l'enfance, que l'on reçoit dans les monarchies 
la principale éducation; c'est lorsque l'on entre dans le 
monde, que l'éducation en quelque façon commence. Là 
est l'école de ce que l'on appelle Vhonneur, ce maître 
universel qui doit partout nous conduire*. 

C'est là que l'on voit et que l'on entend toujours dire 
trois choses : « qu'il faut mettre dans les vertus une cer- 
taine noblesse, dans les mœurs une certaine franchise, 
dans les manières une certaine politesse. » 

Les vertus qu'on nous y montre sont toujours moins 
ce que l'on doit aux autres, que ce que l'on se doit à 
soi-même : elles ne sont pas tant ce qui nous appelle vers 
nos concitoyens, que ce qui nous en distingue*. 

1. Conf., Lettres persanes, LXXXIXet XC. 

2. Dans tout ce que Tauteur dit de la monarchie, il n*est question que 
de la noblesse d'épée ou de robe et du clergé. U n*est jamais question de 
cette sorte de gens qu^on a abandonnés dans tous les âges, c^est-à-dire du 
peuple. Historiquement, Montesquieu a raison ; le peuple ne comptait pas 
dans notre ancien régime, mais on sent combien son champ d*obsenration 
est étroit, et combien de réflexions, justes en 1748, n^ont plus de portée 
aujourd'hui que la vieille royauté repose depuis plus de quatre-vingts ans 
dans la tombe . 

3. Cest plutôt peindre des courtisans qu'une nation. (HELvérics.) 



LIVRE IV, CHAP. Il: 443 

On n'y juge pas les actions des hommes comme 
bonnes, mais comme belles; comme justes S mais comme 
grandes; comme raisonnables, mais comme extraordi- 
naires. 

Dès que l'honneur y peut trouver quelque chose de 
noble, il est ou le juge qui les rend légitimes, ou le sophiste 
qui les justifie. 

Il permet la galanterie lorsqu'elle est unie à l'idée des 
sentiments du cœur*, ou à l'idée de conquête; et c'est 
la vraie raison pour laquelle les mœurs ne sont jamais si 
pures dans les monarchies que dans les gouvernements 
républicains. 

11 permet la ruse lorsqu'elle est jointe à l'idée de 
la grandeur de l'esprit ou de la grandeur des affaires, 
comme dans la politique, dont les finesses ne l'offensent 
pas. 

Il ne défend l'adulation que lorsqu'elle est séparée de 
l'idée d'une grande fortune, et n'est jointe qu'au sentiment 
de sa propre bassesse. 

K l'égard des mœurs, j'ai dit que l'éducation des 
monarchies doit y mettre une certaine franchise. On 
y veut donc de la vérité dans les discours. Mais est-ce par 
amour pour elle? point du tout. On la veut, parce qu'un 
homme qui est accoutumé à la dire parolt être hardi et 
libre. En effet, un tel homme semble ne dépendre que 
des choses, et non pas de la manière dont un autre les 
reçoit. 

C'est ce qui fait qu'autant qu'on y recommande cette 



1. A. On y Juge les actions des hommes, non comme Justes, mais 
comme grandes ; non comme raisonnables, etc. 

2. A. B. Du sentiment du cœur. 



444 DE L'ESPRIT DES LOIS. 

espèce de franchise, autant on y méprise celle du peuple, 
qui n'a que la vérité et la simplicité pour objet. 

Enfîn, l'éducation dans les monarchies exige dans les 
manières une certaine politesse. Les hommes, nés pour 
vivre ensemble, sont nés aussi pour se plaire; et celui qui 
n'observeroit pas les bienséances, choquant tous ceux avec 
qui il vivroit, se décréditeroit au point qu'il deviendroit 
incapable de faire aucun bien. 

Mais ce n'est pas d'une source si pure, que la politesse 
a coutume de tirer son origine. Elle naît de l'envie de se 
distinguer. C'est par orgueil que nous sommes polis : nous 
nous sentons flattés d'avoir des manières qui prouvent que 
nous ne sommes pas dans la bassesse, et que nous n'avons 
pas vécu avec cette sorte de gens que Ton a abandonnés 
dans tous les âges*. 

Dans les monarchies, la politesse est naturalisée à la 
cour. Un homme excessivement grand rend tous les autres 
petits. De là les égards que l'on doit à tout le monde; de 
là naît la politesse, qui flatte autant ceux qui sont polis 
que ceux à l'égard de qui ils le sont ; parce qu'elle fait 
comprendre qu'on est de la cour, ou qu'on est digne d'en 
être. 

L'air de la cour consiste à quitter sa grandeur propre, 
pour une grandeur empruntée. Celle-ci flatte plus un cour- 
tisan que la sienne même. Elle donne une certaine mo- 
destie superbe qui se répand au loin, mais dont l'orgueil 
diminue insensiblement, à proportion delà distance où l'on 
est de la source de cette grandeur. 

On trouve à la cour une délicatesse de goût en toutes 
choses, qui vient d'un usage continuel des superfluités 

1. C'eat^-dire le peuple. Inf., XI, vi« 



LIVRE IV, CHAP. II. U5 

d'une grande fortune, de la variété, et surtout de la lassi- 
tude des plaisirs, de la multiplicité, de la confusion même 
des fantaisies, qui, lorsqu'elles sont agréables, y sont tou- 
jours reçues. 

C'est sur toutes ces choses que l'éducation se porte 
pour faire ce qu'on appelle l'honnête homme ^ qui a 
toutes les qualités et toutes les vertus que l'on demande 
dans ce gouvernement. 

Là l'honneur, se mêlant partout, entre dans toutes les 
façons de penser et toutes les manières de sentir, et dirige 
même les principes. 

Cet honneur bizarre fait que les vertus ne sont que ce 
qu'il veut, et comme il les veut: il met, de son chef, des 
règles à tout ce qui nous est prescrit; il étend ou il borne 
nos devoirs à sa fantaisie, soit qu'ils aient leur source 
dans la religion, dans la politique, ou dans la morale. 

Il n'y a rien dans la monarchie que les lois, la religion 
et l'honneur prescrivent tant que l'obéissance aux volontés 
du prince : mais cet honneur nous dicte que le prince ne 
doit jamais nous prescrire une action qui nous déshonore, 
parce qu'elle nous rendroit incapables de le servir. 

Crillon * refusa d'assassiner le duc de Guise, mais il 
offrit à Henri III de se battre contre lui. Après la Saint-Bar- 
thêlemi, Charles IX ayant écrit à tous les gouverneurs de 
faire massacrer les huguenots, le vicomte d'Orte% qui 
commandoit dans Bayonne, écrivit au roi * : « Sire, je n'ai 



1. L*honnôte homme, dans la langue du xvii* et du xviii» siècle, c'est 
l'homme bien né et bien élevé. Les honnêtes gens formaient ce qu'on ap- 
pelle aujourd'hui la bonne société. 

2. A. B. Grillon. 

3. A. B. Le vicomte Dorte. 

4. Voyez V Histoire de d'Aubigné. (M.) 

111. 10 



446 DE L'ESPRIT DES LOIS. 

trouvé parmi les habitants et les gens de guerre que de 
bons citoyens, de braves soldats, et pas un bourreau; ainsi, 
eux et moi, supplions Votre Majesté d'employer nos bras 
et nos vies à choses faisables ». Ce grand et généreux cou- 
rage regardoit une lâcheté comme une chose impossible. 

Il n'y a rien que l'honneur prescrive plus à la noblesse 
que de servir le prince à la guerre. En effet, c'est la pro- 
fession distinguée, parce que ses hasards, ses succès et 
ses malheurs même conduisent à la grandeur. Mais, en 
ûnposant cette loi, l'honneur veut en être l'arbitre; et, 
s'il se trouve choqué, il exige ou permet qu'on se retire 
chez soi ^ 

Il veut qu'on puisse indifféremment aspirer aux emplois, 
ou les refuser ; il tient cette liberté au-dessus de la fortune 
môme. 

L'honneur a donc ses règles suprêmes, et l'éducation 
est obligée de s'y conformer*. Les principales sont, qu'il 
nous est bien permis de faire cas de notre fortune, mais 
qu'il nous est souverainement défendu d'en faire aucun de 
notre vie*. 

i. Lettres persanes, LXXXIX. 

2. On dit ici ce qui est et non pas ce qui doit être : Thonnear est un 
préjugé que la relifpon travaille tantôt à détruire, tantôt à régler. (M.) 
— Quand on lit cette partie de Touvrage, on seroit tenté de croire que 
M. de Montesquieu a donné V Esprit des lois, uniquement pour dépeindre 
le ridicule du caractère françois, et pour ramener sa nation à des prin- 
cipes plus solides et plus sensés. Il nous apprend ici dans une note qu*il 
dit ce qui est, et non pas ce qui doit être ; or, ce qu*il dit ici des monar- 
chies en général convient uniquement à celle de France. On Tauroit accusé 
d'avoir fait une satire, si au lieu de parler en général, il n'eût indiqué que 
sa nation. (Lukac.) 

3. Bossuct, Discours sur Vhistoire universelle, IIP partie, chap. vi : 
« Qu'est-ce qui rend notre noblesse si flère dans les combats et si hardie 
dans les entreprises? C'est l'opinion, reçue dès l'enfance, et établie par le 
sentiment unanime de la nation, qu'un gentilhomme sans cœur se dégrade 
lui-même, et n'est pas digne de voir le Jour. ■ 



LIVRE IV, CHAP. II. U7 

La seconde est que, lorsque nous avons été une fois 
placés dans un rang, nous ne devons rien faire ni souffrir 
qui fasse voir que nous nous tenons inférieurs à ce rang 
même*. 

La troisième, que les choses que l'honneur défend sont 
plus rigoureusement défendues, lorsque les lois ne con- 
courent point à les proscrire; et que celles qu'il exige sont 
plus fortement exigées, lorsque les lois ne les demandent 
pas*. 

1. Inf., VII, XIX. 

2. C'est à ce. titre que les dettes de Jeu sont considérées comme dei 
dettes d'honneur. Ccst à ce titre également qu'un gentilhomme ne peut 
refuser de se battre en duel, fallût-il pour cela violer la loi et s'exposer 
réchafaud. Conf., Lettres persanes, XG. 



CHAPITRE III. 



DE LEDUCATION DANS LE GOUVERNEMENT 
DESPOTIQUE. 

Comme Téducatioa dans les monarchies ne travaille 
qu'à élever le cœur, elle ne cherche qu'à l'abaisser dans 
les États despotiques. 11 faut qu'elle y soit servile. Ce sera 
un bien, même dans le commandement, de l'avoir eue 
telle, personne n'y étant tyran sans être en même temps 
esclave. 

L'extrême obéissance* suppose de l'ignorance dans celui 
qui obéit ; elle en suppose même dans celui qui commande ; 
il n'a point à délibérer, à douter, ni à raisonner; il n'a 
qu'à vouloir. 

Dans les États despotiques, chaque maison est un em- 
pire séparé. L'éducation, qui consiste principalement à 
vivre avec les autres, y est donc très-bornée ; elle se ré- 
duit à mettre la crainte dans le cœur, et à donner à l'esprit 
la connoissance de quelques principes de religion fort 
simples. Le savoir y sera dangereux, l'émulation funeste : 
et, pour les vertus, Aristote ne peut croire qu'il y en sii 
quelqu'une de propre aux esclaves* ; ce qui borneroit bien 
l'éducation dans ce gouvernement. 

1. G*est-à-dire Tobéissance ayeugle. 

2. Politique, liv. I, ch. m. (M.) N*ayaat pointa de Tolonté, comment 
Tesclave aurait-il de la vertu 7 Tout ce qu'on lui demande, c'est d*obéir avea- 
glément, comme une Lrute. 



LIVRE IV, CHAP, III. 149 

L'éducation y est donc en quelque façon nulle. Il faut 
ôter tout, afin de donner quelque chose; et commencer 
par faire un mauvais sujet, pour faire un bon esclave. 

Eh! pourquoi l'éducation s'attacheroit-elle à y former 
un bon citoyen qui prit part au malheur public? S'il aimoit 
l'État, il seroit tenté de relâcher les ressorts du gouver- 
nement : s'il ne réussissoit pas, il se perdroit; s'il réus- 
sissoit, il coun-oit risque de se perdre, lui, le prince, et 
l'empire. 



CHAPITRE IV. 

DIFFÉRENCE DES EFFETS DE l'eDUCATION 
CHEZ LES ANCIENS ET PARMI NOUS. 

La plupart des peuples anciens vivoient dans des gou- 
vernements qui ont la vertu pour principe; et, lorsqu'elle 
y étoit dans sa force, on y faisoit des choses que nous ne 
voyons plus aujourd'hui, et qui étonnent nos petites 
&mes. 

Leur éducation avoit un autre avantage sur la nôtre ; 
elle n'étoit jamais démentie. Ëpaminondas, la dernière 
année de sa vie, disoit, écoutoit, voyoit, faisoit les mêmes 
choses que dans l'âge où il avoit commencé d'être instruit* 

Aujourd'hui, nous recevons trois éducations différentes 
ou contraires : celle de nos pères, celle de nos maîtres, 
celle du monde. Ce qu'on nous dit dans la dernière ren- 
verse toutes les idées des premières. Gela vient, en quelque 
partie, du contraste qu'il y a parmi nous entre les enga- 
gements de la religion et ceux du monde ; chose que les 
anciens ne connoissoient pas ^ 

1. Machiavclt Discours sur Tite-Live, liv. I, chap. xii. J.-J. Rousseau 
{Èmilê, liv. i) recoanolt aussi trois sortes d'éducation : celle de la nature, 
celle des hommes, celle des choses. Le développement interne de nos facul- 
tés et de nos organes est Téducation de la nature ; Tusage qu'on nous 
apprend à faire de ce développement est l'éducation des hommes, et Tac- 
quis de notre propre expérience sur les objets qui nous affectent est l'édu- 
cation des choses. (Parrelle.) 



CHAPITRE V. 



DE L KDUCATION DANS LE GOUVERNEMENT 
RÉPUBLICAIN. 

C'est dans le gouvernement républicain que Ton a 
besoin de toute la puissance de l'éducation*. La crainte 
des gouvernements despotiques naît d'elle-même parmi 
les menaces et les châtiments; l'honneur des monarchies 
est favorisé par les passions, et les favorise à son tour : 
mais la vertu politique' est un renoncement à soi-même, 
qui est toujours une chose très-pénible. 

On peut définir cette vertu, l'amour des lois et de la 
patrie'. Cet amour, demandant une préférence continuelle 
de l'intérêt public au sien propre, donne toutes les vertus 
particulières; elles ne sont que cette préférence. 

Cet amour est singulièrement affecté aux démocra- 
ties*. Dans elles seules, le gouvernement est confié à 

i. Dans un pays où le peuple est souverain, Téducation du moindre 
citoyen est aussi importante que celle de l'héritier du trône dans une mo- 
narchie. 

*2. A. B. Mais la vertu est un renoncement, etc. 

3. Bossuet, Discours sur l'histoire universelle, UV> partie, chap. vi, parle 
comme Montesquieu. « Le fond d'un Romain, dit-il, étoit Tamour de sa 
liberté et de sa patrie. Une de ces choses lui faisoit aimer l'autre, car, 
parce qu'il aimoit sa liberté il aimoit aussi sa patrie comme une mère qui 
le nourrissoit dans des sentiments également généreux et libres. Sous ce 
nom de liberté, les Romains se figuroicnt, avec les Grecs, un État où per- 
sonne ne fût sujet que de la loi, et où la loi fût plus puissante que les 
hommes, n 

4. Lettres persanes, LXXXIX. 



45S DE L'ESPRIT DES LOIS. 

chaque citoyen. Or, le gouvernement est comme toutes 
les choses du monde ; pour le conserver, il faut l'aimer. 

On n'a jamais ouï dire que les rois n'aimassent pas la 
monarchie, et que les despotes haïssent le despotisme. 

Tout dépend donc d'établir dans la république cet 
amour; et c'est à l'inspirer que l'éducation doit être atten- 
tive. Mais, pour que les enfants puissent l'avoir, il y a un 
moyen sûr : c'est que les pères l'aient eux-mêmes. 

On est ordinairement le maître de donner à ses enfants 
ses connoissances; on l'est encore plus de leur donner 
ses passions. - 

Si cela n'arrive pas, c'est que ce qui a été fait dans la 
maison paternelle est détruit par les impressions du 
dehors. 

Ce n'est point le peuple naissant qui dégénère; il ne se 
perd que lorsque les hommes faits sont déjà corrompus. 



CHAPITRE VI. 



DE QUELQUES INSTITUTIONS DES GRECS. 

Les anciens Grecs, pénétrés de la nécessité que les 
peuples qui vivoient sous un gouvernement populaire 
fussent élevés à la vertu, firent, pour l'inspirer, des insti- 
tutions singulières. Quand vous voyez, dans la vie de 
Lycurgue, les lois qu'il donna aux Lacédémoniens, vous 
croyez lire l'histoire des Sévarambes*. Les lois de Crète 
étoient l'original de celles de Lacédémone; et celles de 
Platon en étoient la correction. 

Je prie qu'on fasse un peu d'attention à l'étendue de 
génie qu'il fallut à ces législateurs pour voir qu'en cho- 
quant tous les usages reçus, en confondant toutes les 
vertus*, ils montreroient à l'univers leur sagesse. Lycurgue, 
mêlant le larcin' avec l'esprit de justice, le plus dur 
esclavage avec l'extrême liberté, les sentiments les plus 
atroces avec la plus grande modération, donna de la sta- 
bilité à sa ville. 11 sembla lui ôter toutes les ressources, 

i. L*histoire des Sévarambes, peuples de la terre australe, n*cst qu*uDe 
médiocre copie de TCtopie de Thomas Morus; ce roman politique a paru 
vers 1672. L'auteur est un nommé Vairasse d*Allais. 

2. L'auteur parait avoir voulu dire que les Lacédémoniens confondoient 
les vertus et les vices. (Ddpin.) 

3. Ce larcin n'était qu'un maraudage militaire permis en certains temps 
ani jeunes gens pour les habituer à la guerre. V. Rollin, Traité des éludes, 
troisième partie. V. inf., XXIX, xiii. 



454 DE L'ESPRIT DES LOIS. 

les arts, le commerce, l'argent, les murailles : on y a de 
l'ambition, sans espérance d'être mieux : on y a les senti- 
ments naturels, et on n'y est ni enfant, ni mari, ni père : 
la pudeur même est ôtée à la chasteté. C'est par ces 
chemins que Sparte est menée à la grandeur et à la 
gloire*; mais avec une telle infaillibilité de ses institu- 
tions, qu'on n'obtenoit rien contre elle en gagnant des 
batailles, si on ne parvenoit à lui ôter sa police *. 

La Crète et la Laconie furent gouvernées par ces lois. 
Lacédémone céda la dernière aux Macédoniens, et la 
Crète' fut la dernière proie des Romains. Les Samnites 
eurent ces mômes institutions*, et elles furent pour ces 
Romains le sujet de vingt-quatre triomphes». 

Cet extraordinaire que Ton voyoit dans les institutions 
de la Grèce, nous l'avons vu dans la lie et la corruption 
de nos temps modernes®. Un législateur honnête homme 
a formé un peuple, où la probité paroît aussi naturelle que 
la bravoure chez les Spartiates. M. Penn est un véritable 
Lycurgue"'; et, quoique le premier ait eu la paix pour 



1. La grandeur et la gloire de Sparte sont bien peu de chose pour qui- 
conque n'est pas un admirateur aveugle de l'antiquité. De ce couvent de 
soldats est-il sorti autre chose que la destruction et la ruine? Qu'est-ce que 
la civilisalion doit à ces Barbares? 

2. Philopœmen contraignit les Lacédémoniens d'abandonner la manière 
de nourrir leurs enfants, sachant bien que, sans cela, ils auroicnt toujours 
une âme grande et le cœur haut. Plutarque, Vie de Philopœmen, Voyex 
Tite-Live, liv. XXXVIII. (M.) 

3. F.lle défendit, pendant trois ans, ses lois et sa liberté. Voyez les livres 
XCVIII, XCIX et G de Tite-Live, dans VEpitome de Florus. Elle fit plus de 
résistance que les plus grands rois. (M.) 

4. Grandeur et décadence des Bomains, c. i. Pour Montesquieu, les 
Sabins et les Samnites sont les descendants des Lacédémoniens, descen- 
dance que rien ne justifie. 

5. Florus, liv. I, ch. xvi. (M.) 

6. Infece Romuli, Cicéron, Lettres à Atticus, II, 1. (M.) 

7. Je ne sais rien de plus contraire à Lycurgue qu'un législateur et un 



LIVRE IV, CHAP. VI. 455 

objet, comme l'autre a eu la guerre, ils se ressemblent 
dans la voie singulière où ils ont mis leur peuple, dans 
l'ascendant qu'ils ont eu sur des hommes libres, dans les 
préjugés qu'ils ont vaincus , dans les passions qu'ils ont 
soumises. 

Le Paraguay peut nous fournir un autre exemple. On a 
voulu en faire un crime à la Société^ qui regarde le plaisir 
de commander comme le seul bien de la vie ; mais il sera 
toujours beau de gouverner les hommes en les rendant 
plus heureux'. 

Il est glorieux pour elle d'avoir été la première qui ait 
montré dans ces contrées l'idée de la religion jointe à 
celle de l'humanité. En réparant les dévastations des 
Espagnols, elle a commencé à guérir une des grandes 
plaies qu'ait encore reçues le genre humain'. 

Un sentiment exquis qu'a cette société* pour tout ce 
qu'elle appelle honneur, son zèle pour une religion qui 
humilie bien plus ceux qui l'écoutent que ceux qui la 
prêchent, lui ont fait entreprendre de grandes choses; et 
elle y a réussi. Elle a retiré des bois des peuples dispersés ; 
elle leur a donné une subsistance assurée ; elle les a 

peuple qui ont toute guerre en horreur. Je fais des vœux ardents pour que 
Londres ne force point les bons Pensylvanicns à devenir aussi méchants 
que nous et que les anciens Lacédémoniens qui firent le malheur de la 
Grèce. (Voltaibe.) 

1. Les Jésuites. 

2. Les Indiens du Paraguay ne dépendent point d*un seigneur particu- 
lier, ne payent qu'un cinquième des tributs, et ont des armes à feu pour 
se défondre. (M.) 

3. Sans doute, rien n'est plus beau que de gouverner pour faire des 
heureux; et c'est dans cette vue que l'auteur appelle Tordre des Jésuites 
la Société par excellence. Cependant M. de Bougainville nous apprend que 
les Jésuites faisaient fouetter les pèret^ de famille dans le Paraguay. Fait-on 
le bonheur des hommes en les traitant en esclaves et en enfants? (Voltairk.) 

4. Les mots : qu*a cette société, manquent dans A. B. 



456 DE L'ESPRIT DES LOIS. 

vêtus : et, quand elle n'auroit fait par-là qu'augmenter 
l'industrie parmi les hommes, elle auroit beaucoup fait^ 

Ceux qui voudront faire des institutions pareilles, 
établiront la communauté de biens de la République de 
Platon, ce respect qu'il demandoit pour les dieux, cette 
séparation d'avec les étrangers pour la conservation des 
mœurs, et la cité faisant le commerce, et non pas les 
citoyens'; ils donneront nos arts sans notre luxe, et nos 
besoins sans nos désirs. 

Ils proscriront l'argent, dont l'effet est de grossir la 
fortune des hommes au-delà des bornes que la nature y 
avoit mises'; d'apprendre à conserver inutilement ce qu'on 
avoit amassé de même ; de multiplier à l'infini les désirs, 
et de suppléer à la nature, qui nous avoit donné des moyens 
très-bornés d'irriter nos passions, et de nous corrompre les 
uns les autres. 

« Les Épidamniens*, sentant leurs mœurs se corrompre 

i. « J'ai déjà ici (à Paris) des querelles à soutenir, tant contre les Jan- 
séniaes que contre les Jésuites; voici ce qui y a donné lieu. Au ch. vi, 
liv. IV de mon livre, J*ai parlé de rétablissement des Jésuites au Paraguajt 
et j'ai dit que, quelques mauvaises couleurs qu'on ait voulu y donner, leur 
conduiie à cet égard était très-louable; et les Jansénistes ont trouvé très- 
mauvais que j'aie par là défendu ce qu*ils avoieot attaqué, et approuvé la 
conduite des Jésuites : ce qui les a mis de très-mauvaise humeur. D'un 
autre côté, les Jésuites ont trouvé que dans cet endroit même je ne parlois 
pas d'(>ux avec assez de respect, et que je les accusois de manquer d*humi- 
lité. Ainsi j'ai eu le destin de tous les gens modérés, et je me trouve être 
comme les gens neutres que le grand Cosme de Médicis comparoit à ceux 
qui habitent le second étage des maisons, qui sont incommodés par le 
bruit d'en haut et par la fumée d'en bas. » (Montesquieu, Lettre à M. de 
StainvUle, du t7 mai 47^,) 

2. Où seront le zèle et Tattention continue de l'intérêt personnel? 
(Helvétius.) 

3. Voilà les chimères à la mode au xviii* siècle. On les retrouve dans 
les œuvres de Mably. Ce sont elles qui par Babœuf ont enfanté le socia- 
lisme de nos jours. 

4. Plutarque, Demandé des choses grecques, ch. xxtx. (M.) 



LIVRE IV, CHAP. VI. 457 

par leur communication avec les Barbares, élurent un 
magistrat pour faire tous les marchés au nom de la cité 
et pour la cité * ». Pour lors, le commerce ne corrompt pas 
la constitution, et la constitution ne prive pas la société 
des avantages du commerce*. 



i. C'est faire comme tous les peuples ignorants : appliquer le remède au 
mal et non à la source du mal. (Helvétius.) 

2. Mais elle ôte Témulation des commerçants et fait périr le commerce. 

(LUZAC.) 

Toute société qui fait de l'homme un simple instrument et ne lui laisse 
aucune liberté est un déA jeté à la nature humaine. La colonie fondée par 
Pcnn est devenue un grand État, parce que le législateur a laissé pleine 
carrière à Tactivité des colons; qu'est-il resté des Missions du Paraguay? 



CHAPITRE VIL 



EN QUEL CAS CES INSTITUTIONS SINGULIERES 
PEUVENT ETRE BONNES. 



Ces sortes d'institutions peuvent convenir dans les 
républiques, parce que la vertu politique* en est le prin- 
cipe : mais, pour porter à l'honneur dans les monarchies, 
ou pour inspirer de la crainte dans les États despotiques, 
il ne faut pas tant de soins. 

Elles ne peuvent d'ailleurs avoir lieu que dans un petit 
État*, où l'on peut donner une éducation générale, et élever 
tout un peuple comme une famille. 

Les lois de Minos, de Lycurgue et de Platon, sup- 
posent une attention singulière de tous les citoyens les uns 
sur les autres. On ne peut se promettre cela dans la 
confusion, dans les négligences, dans l'étendue des affaires 
d'un grand peuple. 

Il faut, comme on l'a dit', bannir l'argent dans ces 
institutions^. Mais, dans les grandes sociétés, le nombre, 
la variété, l'embarras, l'importance des affaires, la facilité 



1. Politique manque dans A. B. 

2. Comme étoient les villes de la Grèce. (M.) 

3. Sup., ch. VI, page 156. 

4. C'est vouloir traverser TOcéan sans bateau, ou défendre à la pluie 
de tomber. (HELvéxius.) 



LIVRE IV, CIIAP. VII. 139 

des achats, la lenteur des échanges, demandent une me- 
sure commune. Pour porter partout sa puissance, ou la 
défendre partout, il faut avoir ce à quoi les hommes ont 
attaché partout la puissance ^ 



i. En d'autres termes, si l'on veut faire violence à la nature des choses, 
on fait de la société un couvent ou une caserne, et de riiomme un moine 
ou un soldat. 11 serait bien à désirer qu*une meilleure éducation, une 
connaissance plus exacte de l'antiquité nous corrige&t de ces préjugés qui 
aveuglaient d'aussi grands esprits que Bossuet et Montesquieu. La stérilité 
des institutions attribuées à Lycurgue, la fécondité du génie athénien, 
devraient cependant nous éclairer sur la différence d'une colonie de soldats, 
et d'une société de commerçants, de marins, de fabricants, de poètes et 
d'artistes. Platon et Xénophon se sont servis des coutumes de Lacédémone 
pour reprocher à la démocratie d'Athènes ses faiblesses et ses vices; 
c'était leur droit; notre tort est d'avoir pris une satire pour la vérité. 



CHAPITRE VIII. 



EXPLICATION D UN PARADOXE DES ANCIENS 
PAR RAPPORT AUX MOEURS. 

Polybe, le judicieux Polybe, nous dit* que la musique 
étoit nécessaire pour adoucir les mœurs des Arcades, qui 
habitoient un pays où Tair est triste et froid ; que ceux de 
Gynète, qui négligèrent la musique, surpassèrent en 
cruauté tous les Grecs, et qu'il n'y a point de ville où Ton 
ait vu tant de crimes. Platon' ne craint point de dire que 
l'on ne peut faire de changement dans la musique, qui 
n'en soit un dans la constitution de TÉtat. Aristote, qui 
semble n'avoir fait sa Politique que pour opposer ses 
sentiments à ceux de Platon, est pourtant d'accord avec lui 
touchant la puissance de la musique sur les mœurs'. 
Théophraste, Plutarque*, Strabon*, tous les anciens ont 
pensé de même. Ge n'est point une opinion jetée sans 
réflexion; c'est un des principes de leur politique*. G'est 

i. Hist,, liv. IV, ch. XX et xxi. 

2. De la République, liv. IV. Sous le nom do musique, les anciens 
comprennent la poc^sic, Thistoire, Téloquence et la musique proprement 
dite. V. Platon, République, liv. III. 

3. Politique, liv. VIII, ch. v. On peut trouver bien rigoureux le juge- 
ment de Montesquieu sur la Politique d*Aristote. Platon est un théoricien. 
Je ne voudrais pas dire un rêveur ; Aristote est un observateur, et le pre- 
mier des observateurs. 11 est naturel que sa froide raison fasse bon marché 
des chimères de Platon. C'est la querelle do la science et de l'imagination. 

4. Vie de Pélopidas, (M.) Et Vie de Lycurgue, 

5. Liv. I. (M.) Strabon n'est cite ni dans A ni dans B. 

6. Platon, liv. IV des Lois, dit que les préfectufes de la musique et de 



LIVRE IV, CHAP. VIII. 464 

ainsi qu'ils dounoient des lois; c'est ainsi qu'ils vouloient 
qu'on gouvernât les cités. 

Je crois que je pourrois expliquer ceci. Il faut se mettre 
dans l'esprit que, dans les villes grecques, surtout celles 
qui avoient pour principal objet la guerre, tous les travaux 
et toutes les professions qui pouvoient conduire à gagner 
de l'argent, étoient regardés comme indignes d'un homme 
libre. « La plupart des arts, dit Xénophon*, corrompent le 
corps de ceux qui les exercent; ils obligent de s'asseoir à 
l'ombre, ou près du feu : on n'a de temps ni pour ses amis, 
ni pour la république. » Ce ne fut que dans la corruption 
de quelques démocraties, que les artisans parvinrent à 
être citoyens. C'est ce qu'Aristote' nous apprend; et il 
soutient qu'une bonne république ne leur donnera jamais 
le droit de cité'. 

L'agriculture étoit encore une profession servile *, et 
ordinairement c'étoit quelque peuple vaincu qui l'exerçoit^: 
les Ilotes, chez les Lacédémoniens ; les Périéciens, chez les 
Cretois; les Pénestes, chez les Thessaliens; d'autres' peu- 
ples esclaves, dans d'autres républiques. 

la gymnastique sont les plus importants emplois de la cité; et, dans sa 
République, liv. III, a Damon vous dira, dit-il, quels sont les sons capables 
de faire naître la bassesse de Tàmc, Tinsolence, et les vertus contraires. » (M.) 

1. Liv. V, Dits mémorables, [Économiques, ch. iv.] (M.) 

2. Politique, liv. III, ch. iv. (M.) 

3. Diophante, dit Aristotc, Politique, liv. II, ch. vu, établit autrefois & 
Athènes que les artisans seroient esclaves du public. (M.) 

4. Les anciens, ainsi que les modernes, attachèrent une idée de no- 
blesse & Toisiveté, et c'est la source de tous les maux dans la politique et 
dans la morale. (Helvétius.) Le citoyen chez les Grecs et les Romains, le 
noble chez nos pères, ne devait s'occuper que de la guerre ; «out le reste 
était métier d*esclave ou de vilain. 

5. Aussi Platon et Aristote veulent-ils que les esclaves cultivent les 
terres, Lois^ liv. VII; Politique, liv. VII, ch. x. Il est vrai que l'agriculture 
n'étoit pas partout exercée par des esclaves, au contraire, comme dit Aris- 
tote {Polit., liv. VI, ch. iv), les meilleures républiques étoient celles où les 

m. 41 



162 DÉ L'ESPRIT DES LOIS. 

Enfin, tout bas commerce* étoit infâme chez les Grecs. 
Il auroit fallu qu'un citoyen eût rendu des services à un 
esclave, à un locataire, à un étranger : cette idée cho- 
quoit l'esprit de la liberté grecque. Aussi Platon* veut-il, 
dans ses Lois, qu'on punisse un citoyen qui feroit le 
commerce. 

On étoit donc fort embarrassé dans les républiques 
grecques. On ne vouloit pas que les citoyens travaillassent 
au commerce, à l'agriculture, ni aux arts; on ne vouloit 
pas non plus qu'ils fussent oisifs'. Ils trouvoient une 
occupation dans les exercices qui dépendoient de la 
gymnastique, et dans ceux qui avoîent du rapport à la 
guerre ^ L'institution ne leur en donnoit point d'autres. Il 
faut donc regarder les Grecs comme une société d'athlètes 
et de combattants. Or, ces exercices si propres à faire des 
gens durs et sauvages % avoient besoin d'être tempérés 
par d'autres qui pussent adoucir les mœurs. La musique, 
qui tient à l'esprit par les organes du corps, étoit très- 
propre à cela. C'est un milieu entre les exercices du 
corps qui rendent les hommes durs", et les sciences de 



citoyens s'y attachoient; mais cela n'arriva que par la corruption des 
anciens gouvernements devenus démocratiques, car, dans les premiers 
temps, les villes de Grèce vi voient dans Taristocratie. (M.) 

1. Cauponalio, (M.) — Le droit romain sanctionnoit cet avilisse- 
ment du commerce. La loi de Constantin conrond les femmes qui ont tenu 
boutique do marchandises avec les esclaves, les cabaretiers, les femmes de 
théâtre, et les filles de mauvais lieu. (Parrelle.) 

2. Liv. II. (M.) 

3. Aristote, Politique, lib. X. (M.) 

A. Ars corporum exercendorum , gymnastica; variis certaminibui 
terendorum, pœdotribica, Aristote, Politique, lib. VIII, ch. m. (M.) 

5. Aristote dit que les enfants des Lacédémoniens, qui commençoient 
ces exercices dès l'âge le plus tendre, en contractoient trop de férocité. 
Politique, liv. VIII, ch. iv. (M.) Coof. République de Platon, liv. III. 

6. A. B. Qui rendent les hommes rudes, etc. 



LIVRE IV, CHAP. VIII. 463 

spéculation qui les rendent sauvages. On ne peut pas dire 
que la musique inspirât la vertu; cela seroit inconcevable: 
mais elle empêchoit l'effet de la férocité de l'institution, 
et faisoit que l'âme avoit dans l'éducation une part qu'elle 
n'y auroit point eue. 

Je suppose qu'il y ait parmi nous une société de gens 
si passionnés pour la chasse, qu'ils s'en occupassent uni- 
quement; il est sûr qu'ils en contracteroient une certaine 
rudesse. Si ces mêmes gens venoient à prendre encore du 
goût pour la musique, on trouveroit bientôt de la différence 
dans leurs manières et dans leurs mœurs. Enfin, les exer- 
cices des Grecs n'excitoient en eux qu'un genre de passions, 
la rudesse, la colère, la cruauté. La musique les excite 
toutes, et peut faire sentir à l'âme la douceur, la pitié, la 
tendresse, le doux plaisir. Nos auteurs de morale, qui, 
parmi nous, proscrivent si fort les théâtres, nous font assez 
sentir le pouvoir que la musique a sur nos âmes. 

Si à la société dont j'ai parlé, on ne donnoit que des 
tambours et des airs de trompette, n'est-il pas vrai que l'on 
parviendroit moins à son but, que si l'on donnoit une mu- 
sique tendre? Les anciens avoient donc raison, lorsque, 
dans certaines circonstances, ils préféroientpour les mœurs 
un mode à un autre. 

Mais, dira-t-on, pourquoi choisir la musique par pré- 
férence? C'est que, de tous les plaisirs des sens, il n'y en 
a aucun qui corrompe moins l'âme. Nous rougissons de 
lire dans PlutarqueS que les Thébains, pour adoucir les 
mœurs de leurs jeunes gens, établirent par les lois un 
amour qui devroit être proscrit par toutes les nations du 
monde. 

1. vu de Pélopidas, ch. x. (M.) Cic, de Rép., IV, iv. 



LIVRE CINQUIÈMEt. 

QUE LES LOIS QUE LE LEGISLATEUR DONNE 

DOIVENT ÊTRE RELATIVES 

AU PRINCIPE DE GOUVERNEMENT. 



CHAPITRE PREMIER. 



IDEE DE CE LIVRE. 

Nous venons de voir que les lois de l'éducation doivent 
être relatives au principe de chaque gouvernement. Celles 
que le législateur donne à toute la société, sont de même. 
Ce rapport des lois avec ce principe, tend tous les ressorts 
du gouvernement; et ce principe en reçoit, à son tour, 
une nouvelle force. C'est ainsi que, dans les mouvements 
physiques, l'action est toujours suivie d'une réaction. 

Nous allons examiner ce rapport dans chaque gouver- 
nement; et nous commencerons par l'État républicain, qui 
a la vertu pour principe. 

i.' Le livre VI de la Politique d'Aristote a le même objet que celui-ci. 
(Parrelle.) 



CHAPITRE II. 

CE QUB c'est que LA VERTU DANS l'kTAT POLITIQUE. 



La vertu, dans une république, est une chose très- 
simple: c'est Tainour de la république ; c'est un sentiment, 
et non une suite de connoissances; le dernier homme de 
l'État peut avoir ce sentiment, comme le premier. Quand 
le peuple a une fois de bonnes maximes, il e'y tient plus 
longtemps, que ce qu'on appelle les honnêtes gens^ Il est 
rare que la corruption commence par lui. Souvent il a tiré, 
de la médiocrité de ses lumiëies un attachement plus fort 
pour ce qui est établi. 

L'amour de la patrie conduit à la bonté des mœurs, 
et la bonté des mœurs mène à l'amour de la patrie. Moins 
nous pouvons satisfaire nos passions particulières, plus 
nous nous livrons aux générales. Pourquoi les moines 
aiment-ils tant leur ordre? C'est justement par l'endroit 
qui fait qu'il leur est insupportable. Leur règle les prive 
de toutes les choses sur lesquelles les passions ordinaires 
s'appuient : reste donc cette passion pour la règle même 
qui les afflige. Plus elle est austère, c'est-à-dire, plus 
elle retranche de leurs penchants, plus elle donne de 
force à ceux qu'elle leur laisse. 

1. V. sup., IV, u. 



CHAPITRE III. 



CE QUB G EST QUE L AMOUR DE LA REPUBLIQUE 
DANS LA DÉMOCRATIE ^ 

L'amour de la république, dans une démocratie, est 
celui de la démocratie ; l'amour de la démocratie est celui 
de l'égalité. 

L'amour de la démocratie est encore l'amour de la 
frugalité. Chacun devant y avoir le même bonheur et les 
mêmes avantages, y doit goûter les mêmes plaisirs, et 
former les mêmes espérances; chose qu'on ne peut attendre 
que de la frugalité générale. 

L'amour de l'égalité, dans une démocratie, borne 
l'ambition au seul désir, au seul bonheur de rendre à sa 
patrie de plus grands services que les autres citoyens. 
Ils ne peuvent pas lui rendre tous des services égaux; 
mais ils doivent tous également lui en rendre. En nais- 
sant, on contracte envers elle une dette immense dont on 
ne peut jamais s'acquitter *. 

Ainsi les distinctions y naissent du principe de l'éga- 
lité, lors même qu'elle paroît ôtée par des services heureux, 
ou par des talents supérieurs. 

L'amour de la frugalité borne le désir d'avoir à l'at- 

1 . Entendez toujours la démocratie antique. 

2. Tout homme naU débiteur, a dit Bacon. 



LIVRE V, CHAP. III. 467 

tention que demande le nécessaire pour sa famille et 
même le superflu pour sa patrie. Les richesses donnent 
une puissance dont un citoyen ne peut pas user pour lui; 
car il ne seroit pas égal. Elles procurent des délices dont 
il ne doit pas jouir non plus parce qu'elles choqueroient 
l'égalité tout de même ^ 

Aussi les bonnes démocraties, en établissant la fru- 
galité domestique, ont-elles ouvert la porte aux dépenses 
publiques, comme on fit à Athènes et à Rome. Pour lors la 
magnificence et la profusion naissoient du fonds de la fru- 
galité même : et, comme la religion demande qu'on ait les 
mains pures pour faire des offrandes aux dieux,' les lois 
vouloient des mœurs frugales pour que l'on pût donner à 
sa patrie. 

Le bon sens et le bonheur des particuliers consiste 
beaucoup dans la m(^diocrité de leurs talents et de leurs 
fortunes*. Une république où les lois auront formé beau- 
coup de gens médiocres, composée de gens sages, se gou- 
vernera sagement ; composée de gens heureux, elle sera 
très-heureuse. 



1. A. Parce qu'elles choqueroient aus» Tégalité. 

2. Mcdiocrité dans la fortune, cela s'entend quand on a vu des riches, 
mais dans les talents, c*est parler en grand seigneur, et non en sage qui 
croit qu*il y a bien et mal, vice et vertu. (Helvéiics.) 



CHAPITRE IV. 

COMMENT ON INSPIRE l'AMOUR DE L*BGALITÉ 
ET DE LA FRUGALITÉ. 

L'amour de Tégalité et celui de la frugalité sont extrê- 
mement excités par l'égalité et la frugalité même, quand 
on vit dans une société où les lois ont établi l'une et 
l'autre. 

Dans les monarchies et les États despotiques, personne 

n'aspire à Tégalité; cela ne vient pas même dans l'idée; 

chacun y tend à la supériorité. Les gens des conditions 

' les plus basses ne désirent d'en sortir que pour être les 

maîtres des autres. 

11 en est de même de la frugalité. Pour l'aimer, il faut 
en jouir. Ce ne seront point ceux qui sont corrompus par 
les délices qui aimeront la vie frugale; et, si cela avoit 
été naturel ou ordinaire, Alcibiade n'auroitpas fait l'admi- 
ration de l'univers ^ Ce ne seront pas non plus ceux qui 

i . Je ne prétends point faire des critiques grammaticales à un homme 
de génie, mais j'aurais souhaité qu'un écrivain si spirituel et si m&le se fût 
servi d'une autre expression que celle de jouir de la finAgalité. J'aurais 
désiré bien davantage qu'il n'eût point dit qu'Alclbiade fut admiré de Vuni- 
vers pour s'être conformé dans Lacédémone à la sobriété des Spartiates. Il 
ne faut pas, à mon avis, prodiguer ainsi les applaudissements de l'univers. 
(Voltaire.) 

Jouir de la frugalité est une phrase hardie, mais qu'on peut défendre, 
car elle exprime une idée Juste; quant à l'univers, la critique est mieux 



LIVRE V, CHAP. IV. 469 

envient ou qui admirent le luxe des autres qui aimeront 
la frugalité : des gens qui n'ont devant les yeux que des 
hommes riches, ou des hommes misérables comme eux, 
détestent leur misère, sans aimer ou connaître ce qui fait 
le terme de la misère. 

C'est donc une maxime très-vraie que, pour que Ton 
aime l'égalité et la frugalité dans une république, il faut 
que les lois les y aient établies. 

fondée, mais il faut faire la part du tempérament de Montesquieu et de son 
amour pour Tantiquité classique. Il comprend, il admire les Grecs et les 
Romains avec un tout autre génie que Voltaire, beaucoup plus ami des 
modernes que des anciens. 



CHAPITRE V. 



COMMENT LES LOIS ETABLISSENT LEGALITE 
DANS LA DÉMOCRATIE. 

Quelques législateurs anciens, comme Lycurgue et 
Romulus, partagèrent également les terres. Cela ne pou- 
Yoit avoir lieu que dans la fondation d'une république 
nouvelle; ou bien lorsque l'ancienne loi étoit si corrompue, 
et les esprits dans une telle disposition, que les pauvres 
se croyoient obligés de chercher, et les riches obligés de 
souffrir un pareil remède. 

Si, lorsque le législateur fait un pareil partage, il ne 
donne pas des lois pour le maintenir, il ne fait qu'une 
constitution passagère ; rinégalitc entrera par le côté que 
les lois n'auront pas défendu, et la république sera perdue. 

11 faut donc que Ton règle, dans cet objet, les dots des 
femmes, les donations, les successions, les testaments, 
enfin toutes les manières de contracter. Car, s'il étoit per- 
mis de donner son bien à qui on voudroit et comme on 
voudroit, chaque volonté particulière troubleroît la dispo- 
sition de la loi fondamentale. 

Selon, qui permettoit à Athènes de laisser son bien à 
qui on vouloit par testament, pourvu qu'on n'eût point 
d'enfants*, contredisoit les lois anciennes, qui ordonnoient 

i. Plutarque, VU de Solon. (M.) 



LIVRE V, CHAP. V. 171 

que les biens restassent dans la famille du testateur '. Il 
contredisoit les siennes propres ; car, en supprimant les 
dettes, il avoit cherché l'égalité. 

C'étoit une bonne loi pour la démocratie, que celle qui 
défendoît d'avoir deux hérédités*. Elle prenoit son origine 
du partage égal des terres et des portions données à 
chaque citoyen. La loi n'avoit pas voulu qu'un seul homme 
eût plusieurs portions. 

La loi qui ordonnoit que le plus proche parent épousât 
l'héritière, naissoit d'une source pareille. Elle est donnée 
chez les Juifs après un pareil partage. Platon', qui fonde 
ses lois sur ce partage, la donne de même; et c'étoit une 
loi athénienne. 

Il y avoit à Athènes une loi, dont je ne sache pas que 
personne ait connu l'esprit. 11 étoit permis d'épouser sa 
sœur consanguine, et non pas sa sœur utérine^. Cet usage 
tiroit son origine des républiques, dont l'esprit étoit de 
ne pas mettre sur la même tête deux portions de fonds de 
terre, et par conséquent deux hérédités. Quand un homme 
épousoit sa sœur du côté du père, il ne pouvoit avoir 
qu'une hérédité, qui étoit celle de son père : mais, quand 
il épousoit sa sœur utérine, il pourroit arriver que le père 



1. Plutarque, Vie de Solon. (M.) 

2. Philolaûs de Corintlie établit à Athènes [lisez : àThèbes] que le nombre 
des portions de terre et celui des hérédités seroit toujours le même. (Aris- 
tote, Politique, liv. II, chap. xii. (M.) 

3. Répubtique, liv. VUI. (M.) Lois, liv. XL 

4. Cornélius Nepos, in prœfat, [Neque enim Cimoni fuit turp^, Athénien' 
sium summo viro, sororem germanam habere in fnatrimonio, quippe 
quum cives ejus eodem uterenlur instituto, At id quidem nostns moribus 
nefas habetur]. Cet usage étoit des premiers temps. Aussi Abraham dit-il de 
Sara : Elle est ma sœur, fille de mon père, et non de ma mère, [Genèse, 
chap. xx]. Les mômes raisons avoieut fait établir une même loi chez diffé* 
rcnts peuples. (M.) 



47Ï DE L'ESPRIT DES LOIS. 

de cette sœur, n'ayant pas d'enfants mâles, lui laissât sa 
succession ; et que par conséquent son frère qui l'avoit 
épousée, en eût deux. 

Qu'on ne m'objecte pas ce que dit Philon\ que, quoi- 
qu'à Athènes on épousât sa sœur consanguine, et non pas 
sa sœur utérine, on pouvoit à Lacédémone épouser sa sœur 
utérine, et non pas sa sœur consanguine. Car je trouve 
dans Strabon', que quand à Lacédémone une sœur épou- 
soît son frère, elle avoit pour sa dot la moitié de la por- 
tion du frère. Il est clair que cette seconde loi étoit fsdte 
pour prévenir les mauvaises suites de la première. Pour 
empêcher que le bien de la famille de la sœur ne passât 
dans celle du frère, on donnoit en dot à la sœur la moitié 
du bien du frère. 

Sénèque', parlant de Silanus qui avoit épousé sa sœur, 
dit qu'à Athènes la permission étoit restreinte, et qu'elle 
étoit générale àAlexandrie. Dans le gouvernement d'un seul, 
il n'étoit guère question de maintenir le partage des biens. 

Pour maintenir ce partage des terres dans la démo- 
cratie, c'étoit une bonne loi que celle qui vouloit qu'un père 
qui avoit plusieurs enfants en choisit un pour succéder à 
sa portion*, et donnât les autres en adoption à quelqu'un 
qui n'eût point d'enfants, afin que le nombre des citoyens 



1. De specialibus legibus quœ pertinent adprœcepta DecalogL (M.) 

2. Liv. X. (M.) Strabon parle, d*après Thistonea Éphore, des lois de 
Crète et non de celles de Sparte. 

3. Ath^nis dimidium licet,Alexandriœ totum. Sénèque, de morte Clau- 
dit. (M.) — Sénôque, parlant de Silanus, dit simplement : Oro per quod 
sororem, festivissimam omnium puellarum, quam omnes Venerem voca- 
rent, maluit Junonem vocare. Cela ne signifie point que Sil&nus ait épousé 
sa sœur, mais qu*on le soupçonnait d'inceste, et nous savons par Tacite 
{Ann., XII, iv) que c'était là une calomnie inventée par Vitellius. Jamais à 
Rome le mariage entre frères et sœurs n'a été permis. 

4. Platon fait une pareille loi, liv. III des Lois, (M.) 



LIVRE V, CHAP. V. 473 

pût toujours se maintenir égal à celui des partages^ 
Phaléas de Ghalcédoine' avoit imaginé une façon de 
rendre égales les fortunes dans une république où elles 
ne Tétoient pas. 11 vouloit que les riches donnassent des 
dots aux pauvres, et n'en reçussent pas; et que les pauvres 
reçussent de l'argent pour leurs filles, et n'en donnassent pas. 
Mais je ne sache point qu'aucune république se soit accom- 
modée d'un règlement pareil. Il met les citoyens sous des 
conditions, dont les différences sont si frappantes, qu ils 
halroient cette égalité même que Ton chercheroit à intro- 
duire. Il est bon quelquefois que les lois ne paroissent 
pas aller si directement au but qu'elles se proposent. 

Quoique, dans la démocratie, l'égalité réelle soit l'âme 
de l'État, cependant elle est si difficile à établir, qu'une 
exactitude extrême à cet égard ne conviendroit pas tou- 
jours. Il suffit que l'on établisse un cens' qui réduise ou 
fixe les différences à un certain point ; après quoi, c'est à 
des lois particulières à égaliser, pour ainsi dire, les inéga- 
lités, par les charges qu'elles imposent aux riches, et le 
soulagement qu'elles accordent aux pauvres. Il n'y a que 
les richesses médiocres qui puissent donner ou souffrir ces 
sortes de compensations : car, pour les fortunes immodérées, 
tout ce qu'on ne leur accorde pas de puissance et d'hon- 
neur, elles le regardent comme une injure. 

Toute inégalité dans la démocratie doit être tirée de 



1. Est-ce qu'il n*y a pas plus d'enfants que de pères. (Helvétids.) 

S. Aristote, Politique, liv. H, cbap. vu. (M.) 

3. Solon fit quatre classes : la première, de ceux qui avoient cinq cents 
mines de revenu, tant en grains qu'en fruits liquides; la seconde, de ceux 
qui en avoient trois cents, et pouvoient entretenir un cheval ; la troisième, 
de ceux qui n'en avoient que deux cents ; la quatrième, de tous ceux qui 
vi voient de leurs bra?. Plutarque, Vie de Solon, (H.) 



474 DE L'ESPRIT DES LOIS. 

la nature de la démocratie et du principe même de Féga- 
lité. Par exemple, on y peut craindre que des gens qui 
auroient besoin d'un travail continuel pour vivre, ne fus- 
sent trop appauvris par une magistrature, ou qu'ils n'en 
négligeassent les fonctions ; que des artisans ne s'enor- 
gueillissent ; que des affranchis trop nombreux ne devinssent 
plus puissants que les anciens citoyens. Dans ces cas l'é- 
galité entre les citoyens * peut être ôtée dans la démocra- 
tie pour l'utilité de la démocratie. Mais ce n'est qu'une 
égalité apparente que l'on ôte : car un homme ruiné par 
une magistrature, seroit dans une pire condition que les 
autres citoyens; et ce même homme, qui seroit obligé d'en 
négliger les fonctions, mettroit les autres citoyens dans 
une condition pire que la sienne ; et ainsi du reste. 



1. So'on exclut des charges tous ceux du quatrième cens. (M.) Plutarque, 
Vie de Solon, c. xi . 



CHAPITRE VI. 



GOMMENT LES LOIS DOIVENT ENTRETENIR LA FRUGALITE 
DANS LA DÉMOCRATIE. 

Il ne suffit pas, dans une bonne démocratie, que les 
portions de terre soient égales; il faut qu'elles soient 
petites, comme chez les Romains. « A Dieu ne plaise, 
disoit Curius à ses soldats S qu'un citoyen estime peu de 
terre, ce qui est suffisant pour nourrir un homme. » 

Comme l'égalité des fortunes entretient la frugalité, 
la frugalité maintient l'égalité des fortunes. Ces choses, 
quoique différentes, sont telles qu'elles ne peuvent 
subsister Tune sans l'autre; chacune d'elles est la cause 
et l'effet ; si l'une se retire de la démocratie, l'autre la suit 
toujours. 

11 est vrai que, lorsque la démocratie est fondée sur 
le commerce, il peut fort bien arriver que des particuliers 
y aient de grandes richesses, et que les mœurs n'y soient 
pas corrompues. C'est que l'esprit de commerce entraîne 
avec soi celui de frugalité, d'économie, de modération, de 
travail, de sagesse, de tranquillité, d'ordre et de règle. 
Ainsi, tandis que cet esprit subsiste, les richesses qu'il 
produit n'ont aucun mauvais effet. Le mal arrive, lorsque 

i. Us demandoient une plus grande portion de la terre conquise. Plu- 
tarque, OEuvres morales, Dits notables des anciens rois et capitaines. (M.) 



476 DE L'ESPRIT DES LOIS. 

l'excès des richesses détruit cet esprit de commerce ; on 
voit tout à coup naître les désordres de l'inégalité, qui ne 
s'étoient pas encore fait sentir*. 

Pour maintenir l'esprit de commerce, il faut que les 
principaux citoyens le fassent eux-mêmes; que cet esprit 
règne seul, et ne soit point croisé par un autre; que toutes 
les lois le favorisent ; que ces mêmes lois, par leurs dispo- 
sitions, divisant les fortunes à mesure que le commerce 
les grossit, mettent chaque citoyen pauvre dans une assez 
grande aisance, pour pouvoir travailler comme les autres; 
et chaque citoyen riche dans une telle médiocrité, qu'il 
ait besoin de son travail pour conserver ou pour acquérir. 

C'est une très-bonne loi, dans une république com- 
merçante, que celle qui donne à tous les. enfants une 
portion égale dans la succession des pères*. Il se trouve 
par là que, quelque fortune que le père ait faite, ses 
enfants, toujours moins riches que lui, sont portés à fuir 
le luxe, et à travailler comme lui. Je ne parle que des répu- 
bliques commerçantes; car, pour celles qui ne le sont pas, 
le législateur a bien d'autres règlements à faire'. 

Il y avoit dans la Grèce deux sortes de républiques : les 
unes étoient militaires, comme Lacédémone; d'autres 
étoient commerçantes, comme Athènes. Dans les unes on 
vouloit que les citoyens fussent oisifs ; dans les autres on 



1. Parce qae dans ce cas Texcès des richesses change rémulaUoii de se 
surpasser en affaires en une émulation de se surpasser de condition. Les 
emplois ne sont plus considérés comme des charges onéreuses, mais comme 
des moyens qui peuvent nous élever à des distinctions. On commence par 
mépriser le peuple, et on finit pas mépriser le commerçant. Voilà l'inéga- 
lité. (LuzAC.) 

2. Inf., ch. VIII. 

3. On y doit borner beaucoup les dots des femmes. (M.) Plutarquc, Vie 
de Solon, c. xiii. 



LIVRE V, CHAP. VI. 477 

cherchoit à donner de l'amour pour le travail. Solon fit un 
crime de l'oisiveté, et voulut que chaque citoyen rendît 
compte de la manière dont il gagnoit sa vie*. En effet, dans 
une bonne démocratie où l'on ne doit dépenser que pour 
le nécessaire, chacun doit l'avoir; car de qui le recevroit- 
onî 



1 Comment chaque Athénien étoit-il obligé de rendre compte de la 
manière dont il gagnoit sa vie, si les républiques grecques ne vouloicnt pas 
que leurs citoyens s*appliquassent au commerce, à Tagriculturc ni aux 
arts?(GROSLBy.) 



m U 



CHAPITRE VII. 



AUTRES MOYENS DE FAVORISER LE PRINCIPE 
DE LA DÉMOCRATIE. 

On ne peut pas établir un partage égal des teiTes 
dans toutes les démocraties ^ Il y a des circonstances où 
un tel arrangement seroit impraticable, dangereux, et 
choqueroit même la constitution. On n'est pas toujours 
obligé de prendre les voies extrêmes. Si Ton voit, dans 
une démocratie, que ce partage, qui doit maintenir les 
mœurs, n'y convienne pas, il faut avoir recours à d'autres 
moyens. 

Si l'on établit un corps fixe qui soit par lui-même 
la règle des mœurs, un sénat où Tâge, la vertu, la 
gravité, les services donnent entrée; les sénateurs, exposés 
à la vue du peuple comme les simulacres des dieux, inspi- 
reront des sentiments qui seront portés dans le sein de 
toutes les familles. 

Il faut surtout que ce sénat s'attache aux institutions 
anciennes, et fasse en sorte que le peuple et les magistrats 
ne s'en départent jamais. 

Il y a beaucoup à gagner, en fait de mœurs, à garder 
les coutumes anciennes. Comme les peuples corrompus 
font rarement de grandes choses, qu'ils n'ont guère établi 

1. Pas plus que fixer exactement la môme population. (HEiAéTius.) 



LIVRE V, CHAP. VII. 479 

de sociétés, fondé de villes, donné de lois^; et qu'au con- 
traire ceux qui avoient des mœurs simples et austères ont 
fait la plupart des établissements ; rappeler les hommes 
aux maximes anciennes, c'est ordinairement les ramener à 
la vertu. 

De plus, s'il y a eu quelque révolution, et que Ton ait 
donné à TÉiat une forme nouvelle, cela n'a guère pu se 
faire qu'avec des peines et des travaux infinis, et rarement 
avec l'oisiveté et des mœurs corrompues. Ceux même qui 
ont fait la révolution ont voulu la faire goûter, et ils 
n'ont guère pu y réussir que par de bonnes lois. Les 
institutions anciennes sont donc ordinairement des correc- 
tions, et les nouvelles, des abus. Dans le cours d'un long 
gouvernement, on va au mal par une pente insensible, et 
on ne remonte au bien que par un effort. 

On a douté si les membres du sénat dont nous parlons, 
doivent être à vie, ou choisis pour un temps. Sans doute 
qu'ils doivent être choisis pour la vie, comme cela se 
pratiquoit à Rome', à Lacédémone*, et à Athènes même. 
Car il ne faut pas confondre ce qu'on appeloit le sénat à 
Athènes, qui étoit un corps qui changeoit tous les trois 
mois, avec l'Aréopage, dont les membres éloient établis 
pour la vie, comme des modèles perpétuels. 

Maxime générale. Dans un sénat fait pour être la 
règle, et, pour ainsi dire, le dépôt des mœurs, les 
sénateurs doivent être élus pour la vie. Dans un sénat 

1. A. B. Donné des lois. 

2. Les magistrats y étoicnt annuels, et les sénateurs pour la vie. (M.) 

3. Lycurgue, dit Xénophon, De republ. Lacedœm., cap. x, S ^ et 2, 
voulut « qu*on élût les sénateurs parmi les vieillards, pour qu'ils ne se 
négligeassent pas même à la fin de la vie ; et en les établissant Juges du 
courage des jeunes gens, il a rendu la vieillesse de ceux-là plus honorable 
que la force de ceux-ci. » (M.) 



480 D£ L'ESPRIT DES LOIS. 

fait pour préparer les affaires, les sénateurs peuvent 
changer. 

L'esprit, dit Aristote, vieillit comme le corps ^ Cette 
réflexion n'est bonne qu'à l'égard d'un magistrat unique, 
et ne peut être appliquée à une assemblée de sénateurs. 

Outre l'Aréopage, il y avoit à Athènes des gardiens des 
mœurs et des gardiens des Iois^ A Lacédémone, tous les 
vieillards étoient censeurs. A Rome, deux magistrats parti- 
culiers avoient la censure. Comme le sénat veille sur le 
peuple, il faut que des censeurs aient les yeux sur le peuple 
et sur le sénat. Il faut qu'ils rétablissent dans la république 
tout ce qui a été corrompu, qu'ils notent la tiédeur, jugent 
les négligences, et corrigent les fautes, comme les lois 
punissent les crimes. 

La loi romaine qui vouloit que l'accusation de l'adultère 
fût publiques étoit admirable pour maintenir la pureté des 
mœurs ; elle intimidoit les femmes, elle intimidoit aussi 
ceux qui dévoient veiller sur elles*. 

Rien ne maintient plus les mœurs qu'une extrême 
subordination des jeunes gens envers les vieillards. Les 
uns et les autres seront contenus, ceux-là par le respect 
qu'ils auront pour les vieillards, et ceux-ci par le respect 
qu'ils auront pour eux-mêmes. 

Rien ne donne plus de force aux lois, que la subordi- 
nation extrême des citoyens aux magistrats. « La grande 
différence que Lycurgue a mise entre Lacédémone et les 
autres cités, dit Xénophon^ consiste en ce qu'il a surtout 



1. Politique, liv. II, c. ix. 

2. L* Aréopage lui-même étoit soumis à la censure. (M.) 

3. C'est-à-dire permise à tout le monde. 

4. Inf., VII, X. 

5. République de Lacédémone, cliap. viii. (M.) 



LIVRE \% CHAP. VII. 484 

fait que les citoyens obéissent aux lois; ils courent lorsque 
le magistrat les appelle. Mais, à Athènes, un homme 
riche seroit au désespoir que Ton crût qu'il dépendit du 
magistrat. » 

L'autorité paternelle est encore très-utile pour main- 
tenir les mœurs. Nous avons déjà dit que, dans une répu- 
blique, il n'y a pas une force si réprimante, que dans les 
autres gouvernements. Il faut donc que les lois cherchent 
à y suppléer : elles le font par l'autorité paternelle. 

A Rome, les pères avoient droit de vie et de mort sur 
leurs enfants*. A Lacédémone, chaque père avoit droit de 
corriger l'enfant d'un autre. 

La puissance paternelle se perdit à Rome avec la répu- 
blique. Dans les monarchies, où l'on n'a que faire de 
mœurs si pures, on veut que chacun vive sous la puis- 
sance des magistrats. 

Les lois de Rome, qui avoient accoutumé les jeunes 
gens à la dépendance, établirent une longue minorité. 
Peut-être avons-nous eu tort de prendre cet usage : dans 
une monarchie on n'a pas besoin de tant de contrainte '. 

Cette même subordination dans la république, y pour- 
roit demander que le père restât, pendant sa vie, le maître 
des biens de ses enfants, comme il fut réglé à Rome. Mais 
cela n'est pas de l'esprit de la monarchie '• 

1. On peut voir dans l'histoire romaine avec quel avantage pour la 
république on se servit de cette puissance. Je ne parlerai que du temps de 
la plus grande corruption. Aulus Fulvius s'étoit mis en chemin pour aller 
trouver Catilina; son père le rappela et le fit mourir. Salluste, de bello 
CoUil., cap. XXXIX. Plusieurs autres citoyens firent de même. Dion, 
liv. XXXVII, ch. xxxvi. (M.) 

2. Dans le midi de la France la minorité durait juBqu*à vingt-cinq ans 

3. Lettres persanes, CXXIX. 



CHAPITRE VIII. 



COMMENT LES LOIS DOIVENT SB RAPPORTER AU PRINCIPE 
DU GOUVERNEMENT DANS l'a RISTOCRATI E . 

Si, dans raristocratie, le peuple est vertueux, on y 
jouira à peu près du bonheur du gouvernement populaire, 
et l'État deviendra puissant. Mais, comme il est rare que là 
où les fortunes des hommes sont si inégales, il y ait beau- 
coup de vertu, il faut que les lois tendent à donner, autant 
qu elles peuvent, un esprit de modération, et cherchent 
à rétablir cette égalité que la constitution de TÉtat ôte 
nécessairement. 

L'esprit de modération est ce qu'on appelle la vertu 
dans r aristocratie; il y lient la place de l'esprit d'égalité 
dans l'État populaire. 

Si le faste et la splendeur qui environnent les rois font 
une partie de leur puissance, la modestie et la simplicité 
des manières font la force des nobles aristocratiques*. 
Quand ils n'affectent aucune distinction, quand ils se con- 
fondent avec le peuple, quand ils sont vêtus comme lui. 



1 De nos jours, les Vénitiens, qui, à bien des égards, se sont conduits 
très-sagement, décidèrent, sur une dispute entre un noble Vénitien et un 
gentilhomme de terre Terme, pour une préséance dans une éi;lise, que, hors 
de Venise, un noble Vénitien n*avoit point de prééminence sur un autre 
citoyen. (M.) 



LIVRE V, CHAP. VIII. 483 

quand ils lui font partager tous leurs plaisirs, il oublie sa 
foiblesse. 

Chaque gouvernement a sa nature et son principe. Il 
ne faut donc pas que l'aristocratie prenne la nature et le 
principe de la monarchie ; ce qui arriveroit, si les nobles 
avoient quelques prérogatives personnelles et particulières, 
distinctes de celles de leur corps. Les privilèges doivent être 
pour le sénat, et le simple respect pour les sénateurs. 

Il y a deux sources principales de désordres dans les 
Étals aristocratiques : mnégalité extrême entre ceux qui 
gouvernent et ceux qui sont gouvernés ; et la même iné- 
galité entre les différents membres du corps qui gouverne. 
De ces deux inégalités résultent des haines et des jalousies 
que les lois doivent prévenir ou arrêter. 

La première inégalité se trouve principalement lorsque 
les privilèges des principaux ne sont honorables que parce 
qu'ils sont honteux au peuple. Telle fut à Rome la loi qui 
défendoît aux patriciens de s'unir par mariage aux plé- 
béiens* ; ce qui n'avoit d'autre effet que de rendre, d'un 
côté, les patriciens plus superbes, et de l'autre plus odieux. 
Il faut voir les avantages qu'en tirèrent les tribuns dans 
leurs harangues *. 

Cette inégalité se trouvera encore, si la condition des 
citoyens est différente par rapport aux subsides; ce qui 
arrive de quatre manières : lorsque les nobles se donnent 
le privilège de n'en point payer; lorsqu'ils font des fraudes 
pour s'en exempter'; lorsqu'ils les appellent à eux, sous 



1. Elle fut mise par les décemvirs dans les deux dernières tables. Voyez 
Denys d^Halicarnasse, liv. X. (M.) 

2. Cette dernière phrase n*est pas dans la première édition. 

3. Comme dans quelques aristocraties de nos Jours. Rien n'afToiblit tant 
lltat. (M.) 



484 DE L'ESPRIT DES LOIS. 

prétexte de rétributions ou d'appointements pour les em- 
plois qu'ils exercent ; enfin quand ils rendent le peuple 
tributaire, et se partagent les impôts qu'ils lèvent sur lui. 
Ce dernier cas est rare; une aristocratie, en cas pareil, est 
le plus dur de tous les gouvernements. 

Pendant que Rome inclina vers l'aristocratie, elle évita 
très-bien ces inconvénients. Les magistrats ne tiroient 
jamais d'appointements de leur magistrature. Les prin- 
cipaux de la République furent taxés comme les au- 
tres ; ils le furent même plus ; et quelquefois ils le furent 
seuls. Enfin, bien loin de se partager les revenus de 
l'État, tout ce qu'ils purent tirer du trésor public, tout 
ce que la fortune leur envoya de richesses, ils le dis- 
tribuèrent au peuple * pour se faire pardonner leurs 
honneurs ". 

C'est une maxime fondamentale, qu'autant que les 
distributions faites au peuple ont de pernicieux effets dans 
la démocratie, autant en ont-elles de bons dans le gouver- 
nement aristocratique. Les premières font perdre Fesprit 
de citoyen, les autres y ramènent. 

Si Ton ne distribue point les revenus au peuple, il faut 
lui faire voir qu'ils sont bien administrés : les lui montrer, 
c'est, en quelque manière, l'en faire jouir. Cette chaîne 
d'or que l'on tendoit à Venise, les richesses que l'on portoit 
à Rome dans les triomphes, les trésors que l'on gardoit 
dans le temple de Saturne, étoient véritablement les ri- 
chesses du peuple. 

11 est surtout essentiel, dans l'aristocratie, que les 

i. En tout rargent est funeste quand il n'est pas le prix du travail. 
(Helvétius.) 

2. Voyez dans Strabon, liv. XIV, comment les Rhodiens se conduisirent 
à cet égard. (M.) 



LIVRE V, CHAP. VIII. 485 

nobles ne lèvent pas les tributs. Le premier ordre de l'État 
ne s'en mëloit point à Rome; on en chargea le second, et 
cela même eut dans la suite de grands inconvénients. Dans 
une aristocratie où les nobles lèveroient les tributs, tous 
les particuliers seroient à la discrétion des gens d'affaires ; 
il n'y auroit point de tribunal supérieur qui les corrigeât. 
Ceux d'entre eux préposés pour ôter les abus, aimeroient 
mieux jouir des abus. Les nobles seroient comme les princes 
des États despotiques, qui confisquent les biens de qui il 
leur platt. 

Bientôt les profits qu'on y feroit seroient regardés 
comme un patrimoine, que l'avarice étendroit à sa fantaisie. 
On feroit tomber les fermes \ on réduiroit à rien les revenus 
publics. C'est par là que quelques États, sans avoir reçu 
d'échec qu'on puisse remarquer, tombent dans une foi- 
blesse dont les voisins sont surpris, et qui étonne les ci- 
toyens même*. 

Il faut que les lois leur défendent aussi le commerce : 
des marchands si accrédités feroient toutes sortes de mo- 
nopoles. Le commerce est la profession des gens égaux ; 
et, parmi les États despotiques, les plus misérables sont 
ceux où le prince est marchand. 

Les lois de Venise' défendent aux nobles le commerce 
qui pourroit leur donner, même innocemment, des richesses 
exorbitantes. 

Les lois doivent employer les moyens les plus efficaces 
pour que les nobles rendent justice au peuple. Si elles 



1. A. B. On baisseroit les fermes, etc. 

2. Kst-ce une allusion à Venise ou à Gênes? 

3. Amelot de la Houssaye, Du gouvernement de Venise, partie III. La loi 
Claudia défendoit aux sénateurs d'avoir en mer aucun vaisseau qui tint 
plus de quarante muids. Tite-Live, liv. XXI, c. lxiii. (M.) 



186 DE L'ESPRIT DES LOIS. 

n'ont point établi un tribun*, il faut qu'elles soient un 
tribun elles-mêmes. 

Toute sorte d'asile contre l'exécution des lois perd 
l'aristocratie ; et la tyrannie en est tout près *. 

Elles doivent mortifier, dans tous les temps, l'orgueil 
de la domination. Il faut qu'il y ait, pour un temps ou 
pour toujours, un magistrat qui fasse trembler les nobles, 
comme les éphores à Lacédémone, et les inquisiteurs d'État 
à Venise, magistratures qui ne sont soumises à aucunes 
formalités. Ce gouvernement a besoin de ressorts bien 
violents. Une bouche de pierre' s'ouvre à tout délateur à 
Venise; vous diriez que c'est celle de la tyrannie. 

Ces magistratures tyrannîques dans l'aristocratie ont 
du rapport à la censure de la démocratie, qui, par sa 
nature, n'est pas moins indépendante*. En effet, les cen- 
seurs ne doivent point être recherchés sur les choses qu'ils 
ont faites pendant leur censure; il faut leur donner de la 
confiance, jamais du découragement. Les Romains étoient 
admirables ; on pouvoît faire rendre à tous les magis- 
trats'^ raison de leur conduite, excepté aux censeurs®. 

Deux choses sont pernicieuses dans l'aristocratie : la 
pauvreté extrême des nobles, et leurs richesses exorbitantes. 
Pour prévenir leur pauvreté, il faut surtout les obliger de 

1. A B. Si elles n*ont point un tribun, etc. 

2. A. B. En est tout auprès. 

3. Les délateurs y jettent leurs billets. ( M.) 

i. Leur censure est secrète; celle des Romains étoit publique. (Hcl\é- 

TIOS.) 

5. Voyez Tite-Live, liv. XLIX. Un censeur ne pouvoit pas même ôtrc 
troublé par un censeur : chacun faisoit sa note sans prendre Tavis de son 
collègue, et quand on fit autrement, la censure fut, pour ainsi dire, ren- 
versée. (M.) Conf., Cicéron, pro Cltientio, cbap. XLir, xuii. 

6. A Athènes, les légistes, qui faisoient rendre compte à tous les magis- 
trats, ne rendoicnt point compte eux-mêmes. (M.) 



LIVRE V, CHAP. VIII. 187 

bonne heure à payer leurs dettes. Pour modérer leurs 
richesses, il faut des dispositions sages et insensibles; non 
pas des confiscations, des lois agraires, des abolitions de 
dettes S qui font des maux infinis. 

Les lois doivent ôter le droit d'ainesse entre le^ 
nobles*, afin que, par le partage continuel des successions, 
les fortunes se remettent toujours dans l'égalité. 

11 ne faut point de substitutions, de retraits lignagers, 
de majorats, d'adoptions. Tous les moyens inventés pour 
perpétuer la grandeur des familles dans les États monar- 
chiques, ne sauroient être d'usage dans l'aristocratie'. 

Quand les lois ont égalisé les familles, il leur reste à 
maintenir l'union entre elles. Les différends des nobles 
doivent être promptement décidés ; sans cela, les contesta- 
tions entre les personnes deviennent des contestations 
entre les familles. Des arbitres peuvent terminer les procès, 
ou les empêcher de naître. 

Enfin, il ne faut point que les lois favorisent les distinc- 
tions que la vanité met entre les familles, sous prétexte 
qu'elles sont plus nobles ou plus anciennes; cela doit être 
mis au rang des petitesses des particuliers. 

On n'a qu'à jeter les yeux sur Lacédémone; on verra 
comment les éphores surent mortifier les foiblesses des 
rois, celles des grands et celles du peuple. 

1. A. Ni des lois agraires, ni des abolitions de dettes, qui, etc. 

2. Cela est ainsi établi à Venise. Amolot de la Houssaye,p.30 et 31. (M.) 

3. 11 semble que l'objet de quelques aristocraties soit moins de mainie- 
nir rÉtat, que ce qu^elles appellent leur Noblesse. (M.) 



CHAPITRE IX. 



COMMENT LES LOIS SONT RELATIVES A LEUR PRINCIPE 
DANS LA MONARCHIE. 

L'honneur étant le principe de ce gouvernement, les 
lois doivent s'y rapporter. 

Il faut qu'elles y travaillent à soutenir cette Noblesse, 
dont rhonneur est, pour ainsi dire, l'enfant et le père. 

Il faut qu'elles la rendent héréditaire, non pas pour 
être le terme entre le pouvoir du prince et la foiblesse du 
peuple, mais le lien de tous les deux^ 

Les substitutions, qui conservent les biens dans les 
familles, seront très-utiles dans ce gouvernement, quoi- 
qu'elles ne conviennent pas dans les autres. 

Le retrait lignager rendra aux familles nobles les terres 
que la prodigalité d'un parent aura aliénées. 

Les terres nobles auront des privilèges, comme les 
personnes. On ne peut pas séparer la dignité du monarque 
de celle du royaume ; on ne peut guère séparer non plus 
la dignité du noble de celle de son fief. 

1. Jamais en France la Noblesse n*a protégé la foiblesse du peaple. 
C*est la royauté qui a pris ce rôle et qui s*est servi des communes pour 
abaisser les Grands. Montesquieu est aveuglé par ses préjugés. Il dit ce 
que la Noblesse aurait pu et dû faire; mais ce qu*elle n*a point fait. Dès 
lors à quoi bon ces privilèges qui n'ont fait qu^encourager Torgneil et la 
paresse 7 



LIVRE V, CHAP. IX. 489 

Toutes ces prérogatives seront particulières à la No- 
blesse, et ne passeront point au peuple, si Ton ne veut 
choquer le principe du gouvernement, si Ton ne veut 
diminuer la force de la Noblesse et celle du peuple. 

Les substitutions gênent le commerce; le retrait ligna- 
ger fait une infmité de procès nécessaires; et tous les fonds 
du royaume vendus sont au moins, en quelque façon, 
sans maître pendant un an*. Des prérogatives attachées 
à des fiefs donnent un pouvoir très à charge à ceux 
qui les souffrent. Ce sont des inconvénients particuliers 
de la Noblesse, qui disparoissent devant l'utilité générale 
qu'elle procure*. Mais quand on les communique au 
peuple, on choque inutilement tous les principes*. 

On peut, dans les monarchies, permettre de laisser la 
plus grande partie de ses biens à un de ses enfants; cette 
permission n'est même bonne que là *. 

Il faut que les lois favorisent tout le commerce* que la 
constitution de ce gouvernement peut donner; afin que les 
sujets puissent, sans périr, satisfaire aux besoins toujours 
renaissants du prince et de sa cour. 

Il faut qu'elle mettent un certain ordre dans la manière 

1. On avait ua an et un jour pour exercer le retrait lignager. 

2. Quelle a jamais été en France cette utilité générale? 

3. Le principe, que je n'entends pas dérendre, était que la noblesse 
tenait à la terre autant qu'à la personne. Une fois les roturiers admis à 
acquérir des terres nobles, il était naturel qu'ils possédassent les privilèges 
de la noblesse en ce qui touchait les terres possédées. 

4. Pour rendre Talné un mauvais sujet, et les cadets des aventuriers. 
(Helvétius.) 

5. Elle ne le permet qu'au peuple. Voyez la loi troisième, au Code, D$ 
comm. et merccUaribus, qui est pleine de bon sens. (H.) — En d'autres 
termes : il n'est pas de commerce qu'on ne puisse faire dans une monar- 
chie ; mais il est certaines classes privilégiées auxquelles il faut interdire 
le commerce et l'industrie. Ce fut là une des erreurs de l'ancien régime et 
la cause de préjugés qui ne sont pas entièrement effacés dans notre pays. 



490 DE L'ESPRIT DES LOIS. 

de lever les tributs, afin qu'elle ne soit pas plus pesante 
que les charges même. 

La pesanteur des charges produit d'abord le travail ; 
le travail, l'accablement; Taccablement, l'esprit de pa- 
resse*. 

1. V. inf. le chapitre : Dis dettes publiques, XXO, x\ii. 



CHAPITRE X. 



DE LA PROMPTITUDE DE L EXECUTION 
DANS LA MONARCHIE. 

Le gouvernement monarchique a un grand avantage 
sur le républicain : les affaires étant menées par un seul, 
il y a plus de promptitude dans l'exécution. Mais, comme 
cette promptitude pourroit dégénérer en rapidité, les lois y 
mettront une certaine lenteur. Elles ne doivent pas seule- 
ment favoriser la nature de chaque constitution, mais 
encore remédier aux abus qui pourroient résulter de cette 
même nature. 

Le cardinal de Richelieu* veut que Ton évite, dans 
les monarchies, les épines des compagnies, qui forment 
des difficultés sur tout *. Quand cet homme n'auroit pas eu 
le despotisme dans le cœur, il l'auroit eu dans la tête. 

Les corps qui ont le dépôt des lois' n'obéissent jamais 
mieux que quand ils vont à pas tardifs, et qu'ils apportent, 
dans les affaires du prince, cette réflexion qu'on ne peut 
guère attendre du défaut de lumières de la cour sur les lois 
de l'État, ni de la précipitation de ses Conseils*. 

1. Testament politique. (M.) 

2. Lettres persanes, CXL. 

3. Les Parlements, la Cour dos comptes, etc. 

4. Barbaris cunctalio servilis; statim exequi regium videlur. Tacite, 
Annal., liv. V, chap. xxxii. (M.) Sup. II, iv. 



492 DE L'ESPRIT DES LOIS. 

Que seroit devenue la plus belle monarchie du monde', 
si les magistrats, par leurs lenteurs, par leurs plaintes, 
par leurs prières, n'avoient arrêté le cours des vertus 
même de ses rois, lorsque ces monarques, ne consultant 
que leur grande âme, auroient voulu récompenser sans 
mesure des services rendus avec un courage et une fidé- 
lité aussi sans mesure'? 



1 . La monarchie française. 

2. Lettres persanes, CXXIV. 



CHAPITRE XI. 



DE L EXCELLENCE 
DU GOUVERNEMENT MONARCHIQUE ^ 

Le gouvernement monarchique a un grand avantage 
sur le despotique. Comme il est de sa nature qu'il y ait 
sous le prince plusieurs ordres qui tiennent à la constitu- 
tion, rÉtat est plus fixe, la constitution plus inébranlable, 
la personne de ceux qui gouvernent plus assurée. 

Cicéron' croit que rétablissement des tribuns de Rome 
fut le salut de la république. « En effet, dit-il, la force du 
peuple qui n'a point de chef, est plus terrible. Un chef 
sent que l'affaire roule sur lui, il y pense ; mais le peuple, 
dans son impétuosité, ne connolt point le péril où il se 
jette. » On peut appliquer cette réflexion à un État despo- 
tique, qui est un peuple sans tribuns ; et à une monarchie, 
où le peuple a, en quelque façon, des tribuns*. 

En effet, on voit partout que, dans les mouvements du 
gouvernement despotique, le peuple, mené par lui-même, 

1. Daus ce chapitre il n'est question que de la monarchie française. 

2. Liy. ni des lois, chap. x. Nimia potestas est iribunorum plebis? — 
— Quis negat? Sed vis populi muUo sœvior multoque vehemenlior, 
quœ, ducem quod habet, interdum lenior est quam si nullum haberet. ùux 
enim suo se periculo progredi cogitât; populi impetus periculi notionem 
sui non habet. (M.) ^ Le secret du gouvernement parlementaire est dans 
cette vérité d'observation que défend Cicéron. 

3. Ces tribuns, dans la monarchie française, étaient les Parlements, 
plus remuants que redoutables. 

m. 43 



494 DE L'ESPRIT DES LOIS. 

porte toujours les choses aussi loin qu'elles peuvent aller; 
tous les désordres qu'il commet sont extrêmes ; au lieu 
que, dans les monarchies, les choses sont très-rarement 
portées à l'excès. Les chefs craignent pour eux-mêmes ; ils 
ont peur d'être abandonnés; les puissances intermédiaires 
dépendantes ^ ne veulent pas que le peuple prenne trop le 
dessus. Il est rare que les ordres de l'État soient entière- 
ment corrompus. Le prince tient à ces ordres : et les sédi- 
tieux, qui n'ont ni la volonté ni l'espérance de renverser 
l'État, ne peuvent ni ne veulent renverser le prince. 

Dans ces circonstances, les gens qui ont de la sagesse 
et de l'autorité s'entremettent ; on prend des tempéra- 
ments, on s'arrange, on se corrige ; les lois reprennent leur 
vigueur et se font écouter. 

Aussi toutes nos histoires sont- elles pleines de guerres 
civiles sans révolutions; celles des États despotiques sont 
pleines de révolutions sans guerres civiles. 

Ce X qui ont écrit l'histoire des guerres civiles de 
quelques États, ceux même qui les ont fomentées, prouvent 
assez combien l'autorité que les princes laissent à de 
certains ordres pour leur service, leur doit être peu sus- 
pecte; puisque, dans l'égarement même', ils ne soupi- 
roient qu'après les lois et leur devoir, et retardoient la 
fougue et l'impétuosité des factieux plus qu'ils ne pou- 
voient la servir*. 



1. Voyez ci-dessus la première note du livre II, chap. iv. (M.) — U est 
certain que lo Parlement se servait fort habilement des souffrances, des 
plaintes, des droits populaires pour forcer la cour à lui céder ; mais il ne 
Aiisait guère cause commune avec le peuple, pour lequel il avait plus de 
dédain que de respect. 

2. A. B. Dans leur égarement même, ils, etc. 

3. Mémoires du cardinal de Retz et autres histoires. (IL) U s*agit id du 
parlement de Paris. 



LIVRE V, CHAP. XI. 495 

Le cardinal de Richelieu, pensant peut-être qu'il avoit 
trop avili les ordres de TÉtat, a recours, pour le soutenir, 
aux vertus du prince et de ses ministres' ; et il exige d'eux 
tant de choses, qu'en vérité il n'y a qu'un ange qui puisse 
avoir tant d'attention, tant de lumières, tant de fermeté» 
tant de connoissances ; et on peut à peine se flatter que, 
d'ici à la dissolution des monarchies, il puisse y avoir 
un prince et des ministres pareils. 

Comme les peuples qui vivent sous une bonne police 
sont plus heureux que ceux qui, sans règle et sans chefs» 
errent dans les forêts ; aussi les monarques qui vivent sous 
les lois fondamentales de leur État S sont-ils plus heureux 
que les princes despotiques, qui n'ont rien qui puisse régler 
le cœur de leurs peuples, ni le leur. 

i. Testament politique. (M.) 

2. Pour Montesquieu les lois fondamentales de la monarchie française 
sont avant tout les privilèges du clergé, de la noblesse et da Parlement* 
Sup., U, IV. 



CHAPITRE XII. 



CONTINUATION DU MEHE SUJET. 

Qu'on n'aille point chercher de la magnanimité dans 
les États despotiques ; le prince n'y donneroit point uae 
grandeur qu'il n'a pas lui-même : chez lui, il n'y a pas de 
gloire. 

C'est dans les monarchies que Ton verra autour du 
prince les sujets recevoir ses rayons ; c'est là que chacun, 
tenant, pour ainsi dire, un plus grand espace, peut exer- 
cer ces vertus qui donnent à l'âme, non pas de l'indépen- 
dance, mais de la grandeur. 



CHAPITRE XIII. 



IDEE DU DESPOTISME. 



Quand les sauvages de la Louisiane veulent avoir du 
fruit, ils coupent Tarbre au pied, et cueillent le fruit*. 
Voilà le gouvernement despotique •• 

1. Lettres édif,, recueil II, p. 315. (M.) Lettre du P. Marest. 

2. Ce chapitre est court ; c'est un ancien proverbe espagnol. Le sage roi 
Alphonse VI disait : Élague sans abattre. Cela est plus court encore. C'est 
ce que Saavcdra répète dans ses méditations politiques. (Poda, no corta.) 
C'est ce que don Ustariz, véritable homme d'État, ne cesse de recomman- 
der dans sa Théorie pratique du commerce. « Le laboureur, quand il a 
besoin de bois, coupe une branche, et non pas le pied de Tarbre. » (Vol- 

TAIRR.) 



CHAPITRE XIV. 



COMUENT LES LOIS SONT RELATIVES AU PRINCIPE 
DÛ GOUVERNEMENT DESPOTIQUE. 

Le gouvernement despotique a pour principe la crainte : 
mais à des peuples timides, ignorants, abattus, il ne faut 
pas beaucoup de lois. 

Tout y doit rouler sur deux ou trois idées ; il n'en faut 
donc pas de nouvelles. Quand vous instruisez une bête, 
vpus vous donnez bien de garde de lui faire changer de 
maître, de leçon et d'allure; vous frappez son cerveau par 
deux ou trois mouvements, et pas davantage. 

Lorsque le prince est enfermé, il ne peut sortir du 
séjour de la volupté sans désoler tous ceux qui l'y re- 
tiennent. Ils ne peuvent souffrir que sa personne et son 
pouvoir passent en d'autres mains*. Il fait donc rarement 
la guerre en personne, et il n'ose guère la faire par ses 
lieutenants. 

Un prince pareil, accoutumé dans son palais à ne trouver 
aucune résistance, s'indigne de celle qu'on lui fait les 
armes à la main ; il est donc ordinairement conduit par la 
colère ou par la vengeance. D'ailleurs il ne peut avoir 
d'idée de la vraie gloire. Les guerres doivent donc s'y 

i. Chardin, Voyage de Perse, Description du gouvernement, ch. ïs\ 



LIVRE V, CHAP. XIV. 499 

faire dans toute leur fureur naturelle, et le droit des gens 
y avoir moins d'étendue qu'ailleurs. 

Un tel prince a tant de défauts qu'il faudroit craindre 
d'exposer au grand jour sa stupidité naturelle. Il est caché, 
et l'on ignore l'état où il se trouve. Par bonheur, les 
hommes sont tels dans ce pays, qu'ils n'ont besoin que 
d'un nom qui les gouverne. 

Charles XII, étant à Bender*, trouvant quelque résis- 
tance dans le sénat de Suède, écrivit qu'il leur enverroit 
une de ses bottes pour commander. Cette botte auroit com- 
mandé* comme un roi despotique. 

Si le prince est prisonnier, il est censé être mort, et un 
autre monte sur le trône. Les traités que fait le prisonnier 
sont nuls; son successeur ne les ratifieroit pas. En effet, 
comme il est les lois', l'État et le prince, et que sitôt 
qu'il n'est plus le prince, il n'est rien; s'il n'étoit pas 
censé mort, l'État seroit détruit. 

Une des choses qui détermina le plus les Turcs à faire 
leur paix séparée avec Pierre I*% fut que les Moscovites 
dirent au vizir qu'en Suède on avoit mis un autre roi sur 
le trône*. 

La conservation de l'État n'est que la conservation du 
prince, ou plutôt du palais où il est enfermé. Tout ce qui 
ne menace pas directement ce palais ou la ville capitale, ne 
fait point d'impression sur des esprits ignorants, orgueilleux 
et prévenus ; et, quant à l'enchaînement des événements, 
ils ne peuvent le suivre, le prévoir, y penser même. La 



1. Charles MI n'éuit pas alors à Bender, mais à Démotica. (Dupin.) 
3. A. B. Cette botte aurait gouverné, etc. 

3. A. Cominc il est la loi, l'État, etc. 

4. Suite de PuflTendorf, Histoire universelle, au traité de la Suède, ch.x. 
(M.) 



200 DE L'ESPRIT .DES LOIS. 

politique, ses ressorts et ses lois y doivent être bor- 
nées; et le gouvernement politique y est aussi simple 
que le gouvernement civil*. 

Tout se réduit à concilier le gouvernement politique et 
civil avec le gouvernement domestique, les officiers de l'État 
avec ceux du sérail. 

Un pareil État sera dans la meilleure situation, lorsqu'il 
pourra se regarder comme seul dans le monde ; qu'il sera 
environné de déserts, et séparé des peuples qu'il appellera 
barbares*. Ne pouvant compter sur la milice, il sera bon 
qu'il détruise une partie de lui-même. 

Comme le principe du gouvernement despotique est la 
crainte, le but en est la tranquillité ; mais ce n'est point 
une paix, c'est le silence de ces villes que l'ennemi est 
près d'occuper. 

La force n'étant pas dans l'État, mais dans l'armée qui 
l'a fondé, il faudroit,pour défendre l'État, conserver cette 
armée; mais elle est formidable au prince. Comment donc 
concilier la sûreté de l'État avec la sûreté de la personne? 

Voyez, je vous prie, avec quelle industrie le gouverne- 
ment moscovite cherche à sortir du despotisme, qui lui est 
plus pesant qu'aux peuples même. On a cassé les grands 
corps de troupes'; on .a diminué les peines des crimes; 
on a établi des tribunaux ; on a commencé à connoître les 
lois ; on a instruit les peuples. Mais il y a des causes par- 
ticulières, qui le ramèneront peut-être au malheur qu'il 
vouloit fuir*. 

Dans ces États, la religion a pi us d'influence que dans 

1. Selon M. Chardin, il n'y a point de conseil d'État en Perse. (M.) 

2. Chardin, Voyage de Perse, Description du gouvernement, ch. iv. 

3. Les Strélitz. 

4. A. B. Qu'il voudroit fuir. La correction est dans r édition de 1751. 



LIVRE V, CHAP. XIV. 201 

aucun autre ; elle est une crainte ajoutée à la crainte. Dans 
les empires mahométans, c'est de la religion que les 
peuples tirent en partie le respect étonnant qu'ils ont 
pour leur prince. 

C'est la religion qui corrige un peu la constitution 
turque ^ Les sujets, qui ne sont pas attachés à la gloire et 
à la grandeur de l'État par honneur, le sont par la force et 
par le principe de la religion. 

De tous les gouvernements despotiques, il n'y en a 
point qui s'accable plus lui-même, que celui où le prince 
se déclare propriétaire de tous les fonds de terre, et l'hé- 
ritier de tous ses sujets. Il en résulte toujours l'abandon 
de la culture des terres ; et, si d'ailleurs le prince est 
marchand, toute espèce d'industrie est ruinée. 

Dans ces États, on ne répare, on n'améliore rien*. 
On ne bâtit de maisons que pour la vie', on ne fait point 
de fossés, on ne plante point d'arbres; on tire tout de 
la terre, on ne lui rend rien; tout est en friche, tout est 
désert. 

Pensez-vous que des lois qui ôtent la propriété des 
fonds de terre et la succession des biens, diminueront 
l'avarice et la cupidité des grands? Non : elles irriteront 
cette cupidité et cette avarice. On sera porté à faire mille 
vexations, parce qu'on ne croira avoir en propre que 
l'or ou l'argent que l'on pourra voler ou cacher. 

Pour que tout ne soit pas perdu, il est bon que l'avi- 
dité du prince soit modérée par quelque coutume. Ainsi, 
en Turquie, le prince se contente ordinairement de prendre 

1. Sup., m, X. 

2. Voyez Ricaut, État de l'empire ottoman [édit de 1678, in-12], p. 106, 
(M.) 

3. Lettres persanes, CXII. 



%0t DE L'ESPRIT DES LOIS. 

trois pour cent sur les successions^ des gens du peuple'. 
Mais, comme le grand seigneur donne la plupart des terres 
à sa milice, et en dispose à sa fantaisie ; comme il se sai- 
sit de toutes les successions des ofliciers de l'empire; 
comme, lorsqu'un homme meurt sans enfants mâles, le 
grand seigneur a la propriété, et que les filles n'ont que 
l'usurruit, il arrive que la plupart des biens de l'État sont 
possédés d'une manière précaire. 

Par la loi de Bantam % le roi prend la succession, même 
la femme, les enfants et la maison^. Ouest obligé, pour 
éluder la plus cruelle disposition de cette loi, de marier 
les enfants à huit, neuf ou dix ans, et quelquefois plus 
jeunes, afin qu'ils ne se trouvent pas faire une malheu- 
reuse partie de la succession du père. 

Dans les États où il n'y a point de lois fondamentales» 
la succession à l'empire ne sauroit être fixe. La couronne 
y est élective par le prince, dans sa famille, ou hors de sa 
famille. En vain seroit-il établi que l'atné succéderoit; le 
prince en pourroit toujours choisir un autre. Le successeur 
est déclaré .par le prince lui-même, ou par ses ministres, 
ou par une guerre civile. Ainsi cet État a une raison de 
dissolution de plus qu'une monarchie. 

Chaque prince de la famille royale ayant une égale 
capacité pour être élu, il arrive que celui qui monte sur 



1. Voyez, sur les successions des Turcs, Lacédémone ancienne et 
moderne. Voyez aussi Ricaut, de l'Empire oUoman. (M.) 

2. A. B. Le prince se contente de prendre un droit do trois pour cent 
sur la valeur de la succession. 

3. Bantam était un royaume situe dans Vile de Java. Les Hollandais en 
firent la conquête vers la fin du xvu* siècle. 

4. Recueil des voyages qui ont servi à Vétablissement de la compagnie 
des Indes, t. I. La loi de Pégu est moins cruelle ; si on a des enfants, le roi 
ne succède qu*aux deux tiers. Ibid., t. III, p. i. (^I.) 



LIVRE V, CHAP. XIV. S03 

le trône, fait d'abord étrangler ses frères, comme en Tur- 
quie ; ou les fait aveugler, comme en Perse * ; ou les rend 
fous, comme chez le Mogol : ou, si Ton ne prend point ces 
précautions, comme à Maroc, chaque vacance de trône est 
suivie d'une affreuse guerre civile. 

Par les constitutions de Moscovie *, le czar peut choi- 
sir qui il veut pour son successeur, soit dans sa famille, 
soit hors de sa famille. Un tel établissement de succession 
cause mille révolutions, et rend le trône aussi chancelant 
que la succession est arbitraire. L'ordre de succession 
étant une des choses qu'il importe le plus au peuple de 
savoir, le meilleur est celui qui frappe le plus les yeux, 
comme la naissance, et un certain ordre de naissance. Une 
telle disposition arrête les brigues, étouffe Tambition ; on 
ne captive plus Fesprit d'un prince foible, et Ton ne fait 
pohit parler les mourants. 

Lorsque la succession est établie par une loi fonda- 
mentale, un seul prince est le successeur, et ses frères 
n'ont aucun droit réel ou apparent de lui disputer la cou- 
ronne. On ne peut présumer ni faire valoir une volonté 
particulière du père. Il n'est donc pas plus question d'ar- 
rêter ou de faire mourir le frère du roi, que quelque autre 
sujet que ce soit. 

Mais dans les États despotiques, où les frères du prince 
sont également ses esclaves et ses rivaux, la prudence veut 
que l'on s'assure de leurs personnes, surtout dans les 
pays mahométans, où la religion regarde la victoire ou le 
succès comme un jugement de Dieu; de sorte que per- 
sonne n'y est souverain de droit', mais seulement de fait. 

i. Chardin, Voyage de Perif, Description du gouvernement, cli. i et m. 

2. Voyez les difTérentes constitutions, surtout celle de 1722. (M.) 

3. A. B. Personne n*y est monarque de droit, etc. 



ÎO/i DE L'ESPRIT DES LOIS. 

L'ambition est bien plus irritée dans des États où des 
princes du sang voient que, s'ils ne montent pas sur le 
trône, ils seront enrermés ou mis à mort, que parmi nous 
où les princes du sang jouissent d'une condition qui, si 
elle n'est pas si satisfaisante pour l'ambition, l'est peut- 
être plus pour les désirs modérés. 

Les princes des États despotiques ont toujours abusé 
du mariage. Ils prennent ordinairement plusieurs femmes, 
surtout dans la partie du monde où le despotisme est, pour 
ainsi dire, naturalisé, qui est l'Asie. Ils en ont tant d'en- 
fants, qu'ils ne peuvent guère avoir d'affection pour eux, 
ni ceux-ci pour leurs frères. 

La famille régnante ressemble à l'État : elle est trop 
foible, et son chef est trop fort ; elle paroît étendue, et 
elle se réduit à rien, Artaxerxès* fit mourir tous ses en- 
fants, pour avoir conjuré contre lui. 11 n'est pas vraisem- 
blable que cinquante enfants conspirent contre leur père; 
et encore moins qu'ils conspirent, parce qu'il n'a pas vou- 
lu céder sa concubine à son fils aîné. Il est plus simple de 
croire qu'il y a là quelque intrigue de ces sérails d'Orient; 
de ces lieux où l'artifice, la méchanceté, la ruse, régnent 
dans le silence, et se couvrent d'une épaisse nuit ; où un 
vieux prince, devenu tous les jours plus imbécile, est le 
premier prisonnier du palais. 

Après tout ce que nous venons de dire, il sembleroit 
que la nature humaine se souleveroit sans cesse contre le 
gouvernement despotique. Mais, malgré l'amour des 
hommes pour la liberté, malgré leur haine contre la vio- 
lence, la plupart des peuples y sont soumis. Cela est aisé 

1. Voyez Justin. (M.) Selon Justin, liv. X, chap. ii, Artaxerxès avait cent 
quinze fils, dont cinquante conspirèrent contre lui et furent mis à mort. 
(Crévier.) 



LIVRE V, CHAP. XIV. J05 

à comprendre. Pour former un gouvernement modéré, il 
faut combiner les puissances*, les régler, les tempérer, les 
faire agir ; donner, pour ainsi dire, un lest à l'une, pour 
la mettre en état de résister à une autre ; c'est un chef- 
d'œuvre de législation, que le hasard fait rarement, et 
que rarement on laisse faire à la prudence. Un gouverne- 
ment despotique, au contrante, saute, pour ainsi dire, aux 
yeux; il est uniforme partout : comme il ne faut que des 
passions pour l'établir, tout le monde est bon pour cela. 

1. Oa dirait au]ourd*liui : les pouvoirs. 



CHAPITRE XV. 



CONTINUATION DU MEME SUJET. 

Dans les climats chauds, où règne ordinairement le 
despotisme, les passions se font plutôt sentir, et elles sont 
aussi plus tôt amorties*; l'esprit y est plus avancé ; les pé- 
rils de la dissipation des biens y sont moins grands ; il y 
a moins de facilité de se distinguer, moins de commerce 
entre les jeunes gens renfermés dans la maison; on s'y 
marie de meilleure heure : on y peut donc être majeur plus 
tôt que dans nos climats d'Europe. En Turquie, la majorité 
commence à quinze ans*. 

La cession des biens n*y peut avoir lieu. Dans un gou- 
vernement où personne n'a de fortune assurée, on prête 
plus à la personne qu'aux biens. 

Elle entre naturellement dans les gouvernements mo- 
dérés', et surtout dans les républiques, à cause de la plus 
grande confiance que l'on doit avoir dans la probité des 
citoyens, et de la douceur que doit inspirer une forme de 
gouvernement que chacun semble s'être donnée lui-même. 

Si dans la république romaine les législateurs avoient 

1. Voyez le livre XIV des Lois, dans le rapport avec la tuUure du climat. 
(M.) 

2. La Guilletière, La,cédémone ancienne et nouvelle, p. 463. (H.) 

3. 11 en est de môme des atermoiemoats daas les banqueroutes de 
bonne foi. (M.) 



_=j 



LIVRE V, CHAP. XV. Î07 

établi la cession de biens S on ne seroit pas tombé dans 
tant de séditions et de discordes civiles, et on n'auroit 
point essuyé les dangers des maux, ni les périls des 
remèdes. 

La pauvreté et l'incertitude des fortunes, dans les États 
despotiques, y naturalisent Tusure ; chacun augmentant le 
prix de son argent à proportion du péril qu'il y a à le 
prêter. La misère vient donc de toutes parts dans ces pays 
malheureux; tout y est ôté, jusqu'à la ressource des 
emprunts. 

Il arrive de là qu'un marchand n'y sauroit faire un 
grand commerce ; il vit au jour la journée : s'il se chargeoit 
de beaucoup de marchandises, il perdroit plus par les 
intérêts qu'il donneroit pour les payer, qu'il ne gagneroit 
sur les marchandises. Aussi les lois sur le commerce n'y 
ont-elles guère de lieu; elles se réduisent à la simple 
police. 

Le gouvernement ne sauroit être injuste sans avoir 
des mains qui exercent ses injustices ; or il est impossible 
que ces mains ne s'emploient pour elles-mêmes. Le péculat 
est donc naturel dans les États despotiques. 

Ce crime y étant le crime ordinaire, les confiscations 
y sont utiles. Par là on console le peuple; l'argent qu'on 
en tire est un tribut considérable que le prince lèveroit 
difficilement sur des sujets abîmés : il n'y a même dans 
ce pays aucune famille qu'on veuille conserver. 

Dans les États modérés, c'est toute autre chose. Les 
confiscations rendroient la propriété des biens incertaine ; 

1. Elle ne fut établie que par la loi Julie, De ce$sione bonorum. On évi- 
toit la prison, et la cession de bien n'étoit pas ignominieuse. Cod., liy, U. 
tit. XII ■. (M.) 

■ ▲ B. On é?itoit la prison par la cession ignominieuse des biens. 



208 DE L'ESPRIT DES LOIS. 

elles dépouUleroient des enfants innocents ; elles détrui- 
roient une famille, lorsqu'il ne s'agiroit que de punir un 
coupable. Dans les républiques, elles feroient le mal d'ôter 
l'égalité qui en fait l'âme, en privant un citoyen de son 
nécessaire physique ^ 

Une loi romaine *veut qu'on ne confisque que dans le 
cas de crime de lèse-majesté au premier chef*. 11 seroit 
souvent très-sage de suivre l'esprit de cette loi, et de 
borner les confiscations à de certains crimes *. Dans les 
pays où une coutume locale a disposé des propres^ Bodin' 
dit très-bien qu'il ne faudroit confisquer que les acquêts. 

i. n me semble qu*on aimoit trop les confiscations dans la république 
d'Athènes. (M.) 

2. Authentique, Bona damnatorum, Cod., De bon. proscripL sêu 
damn, (M.) 

3. Ce sont les crimes contre la personne du prince et la sûreté de TÉtat. 

4. Les admettre pour quelque crime que ce soit, c'est créer des tyrans 
pour enrichir des délateurs. (Helvktius.) 

5. De la Hépublique, liv. V, chap. m. (M.) 



CHAPITRE XVI. 



DE LA COMMUNICATION DU POUVOIR. 



Dans le gouvernement despotique, le pouvoir passe 
tout entier dans les mains de celui à qui on le confie. Le 
vizir est le despote lui-même; et chaque officier particulier 
est le vizir. Dans le gouvernement monarchique, le pouvoir 
s'applique moins immédiatement; le monarque, en le don^ 
nant, le tempère*. Il fait une telle distribution de son au- 
torité, qu'il n'en donne jamais une partie, qu'il n'en 
retienne une plus grande*. 

Ainsi, dans les États monarchiques, les gouverneurs 
particuliers des villes ne relèvent pas tellement du gouver- 
neur de la province, qu'ils ne relèvent du prince encore 
davantage ; et les officiers particuliers des corps militaires 
ne dépendent pas tellement du général, qu'ils ne dépen- 
dent du prince encore plus. 

Dans la plupart des Ëtats monarchiques, on a sage- 
ment établi que ceux qui ont un commandement un peu 
étendu ne soient attachés à aucun corps de milice; de 
^'^s, sorte que, n'ayant de commandement que par une volonté 

1. Ut esse Phœbi dulcius lumen solet 

Jamjam cadentis*,. (M.) Senec, Troas, acte V, se. i, v. i. 

2. B. Il fait une telle distribution de son autorité qu'il n*en donne 
Jamais une plus grande. 

m. U 



«10 DE L'ESPRIT DES LOIS. 

particulière du prince, pouvant être employés et ne l'être 
pas, ils sont en quelque façon dans le service, et en 
quelque façon dehors. 

Ceci est incompatible avec le gouvernement despotique. 
Car, si ceux qui n'ont pas un emploi actuel avoient néan- 
moins des prérogatives et des titres, il y auroit dans l'État 
des hommes grands par eux-mêmes; ce qui choqueroilla 
nature de ce gouvernement. 

Que si le gouverneur d'une ville étoit indépendant du 
bâcha, il faudroit tous les jours des tempéraments pour les 
accommoder ; chose absurde dans un gouvernement des- 
potique. Et, de plus, le gouverneur particulier pouvant ne 
pas obéir, comment l'autre pourroit-il répondre de sa pro- 
vince sur sa tête ? 

Dans ce gouvernement Tautorîté ne peut être balancée; 
celle du moindre magistrat ne l'est pas plus que celle du 
despote. Dans les pays modérés, la loi est partout sage, 
elle est partout connue, et les plus petits magistrats peu- 
vent la suivre. Mais dans le despotisme, où la loi n'est 
que la volonté du prince, quand le prince seroit sage, com- 
ment un magistrat pourroit-il suivre une volonté qu'il ne 
connolt pas? Il faut qu'il suive la sienne. 

11 y a plus : c'est que la loi n'étant que ce que le prince 
veut, et le prince ne pouvant vouloir que ce qu'il connoit» 
il faut bien qu'il y ait une infinité de gens qui veuillent 
pour lui et comme lui. 

Enfm, la loi étant la volonté momentanée du prince, il 
est nécessaire que ceux qui veulent pour lui, veuillent 
subitement comme lui. 



CHAPITRE XVII. 



DES PRESENTS. 



C'est un usage, dans les pays despotiques*, que Ton 
n'aborde qui que ce soit au-dessus de soi, sans lui faire un 
présent, pas même les rois. L'empereur du Mogol* ne reçoit 
point les requêtes de ses sujets, qu'il n'en ait reçu quelque 
chose. Ces princes vont jusqu'à corrompre leurs propres 
grâces*. 

Cela doit être ainsi dans un gouvernement où personne 
n'est citoyen ; dans un gouvernement où l'on est plein de 
l'idée que le supérieur ne doit rien à l'inférieur; dans un 
gouvernement où les hommes ne se croient liés que par les 
châtiments que les uns exercent sur les autres; dans un 
gouvernement où il y a peu d'affaires, et où il est rare 
que l'on ait besoin de se présenter devant un grand, de 
lui faire des demandes, et encore moins des plaintes. 

Dans une république, les présents sont une chose 
odieuse, parce que la vertu n'en a pas besoin. Dans une 

1. A. B. C*est un usage reçu dans les pays despotiques, etc. La correc- 
tion est déjà dans Tédition de 1751. 

2. Bectuil des voyages qui ont servi à l'établissement de la Compagnie 
des Indes, t. I, p. 80. (M.) 

3. Cest là un usage oriental qui remonte à la plus haute antiquité, et 
qui tient aux mœurs plutôt qtt*à la nature du gouvernement. Peut-être 
même était-ce la première forme de l'impôt. Conf., Hérodote, lir. III, 
chap. Luxix. 



2<2 DE L'ESPRIT DES LOIS. 

monarchie, l'honneur est un motif plus fort que les pré- 
sents. Mais, dans l'État despotique, où il n'y a ni honneur 
ni vertu, on ne peut être déterminé à agir que par l'espé- 
rance des commodités de la vie. 

C'est dans les idées de la république que Platon* 
vouloit que ceux qui reçoivent des présents pour faire leur 
devoir, fussent punis de mort. « II n'en faut prendre, 
disoit-il, ni pour les choses bonnes, ni pour les mauvaises. » 

G'étoit une mauvaise loi que cette loi romaine* qui 
permettoit aux magistrats de prendre de petits présents', 
pourvu qu'ils ne passassent pas cent écus dans toute l'année. 
Ceux à qui on ne donne rien, ne désirent rien; ceux à qui 
on donne un peu, désirent bientôt un peu plus, et ensuite 
beaucoup. D'ailleurs, il est plus aisé de convaincre celui 
qui, ne devant rien prendre, prend quelque chose, que 
celui qui prend plus, lorsqu'il devroit prendre moins, et 
qui trouve toujours, pour cela, des prétextes, des excuses, 
des causes et des raisons plausibles*. 

1. Liv. XII des Lois. (M.) 

2. L. 6, S 2, Dig. ad leg, Jul. repet. (M.) 

3. Munuscula. [Des épices]. (M.) 

4. A. B. Des prétextes, des excu>es, des causes plausibles. 



CHAPITRE XVIII. 

DES RÉCOMPENSES QUE LE SOUVERAIN DONNE. 

Dans les gouvernements despotiques, où, comme nous 
avons dit, on n'est déterminé à agir que par l'espérance 
des commodités de la vie, le prince qui récompense n'a 
que de l'argent à donner. Dans une monarchie où l'hon- 
neur règne seul, le prince ne récompenseroit que par des 
distinctions, si les distinctions que l'honneur établit 
n'étoient jointes à un luxe qui donne nécessairement des 
besoins : le prince y récompense donc par des honneurs 
qui mènent à la fortune. Mais, dans une république où la 
vertu règne, motif qui se suffit à lui-même et qui exclut 
tous les autres, l'État ne récompense que par des témoi- 
gnages de cette vertu. 

C'est une règle générale, que les grandes récompenses 
dans une monarchie et dans une république sont un signe 
de leur décadence ^ parce qu'elles prouvent que leurs prin- 
cipes sont corrompus; que, d'un côté, l'idée de l'honneur 
n'y a plus tant de force; que, de l'autre, la qualité de 
citoyen s'est affoiblie. 

Les plus mauvais empereurs romains ont été ceux qui 
ont le plus donné : par exemple, Caligula, Claude, Néron, 
Othon, Yitellius, Commode, Héliogabale et Caracalla. Les 
meilleurs, comme Auguste, Vespasien, Antonin Pie, Marc- 
Aurèle et Pertinax, ont été économes. Sous les bons empe- 
reurs, l'État reprenoit ses principes; le trésor de l'honneur 
suppléoit aux autres trésors. 



CHAPITRE XIX. 



NOUVELLES CONSEQUENCES DES PRINCIPES 
DBS TROIS GOUVERNEUENTS. 

Je ne puis me résoudre à finir ce livre sans faire 
encore quelques applications de mes trois principes. 

Première question. Les lois * doivent-elles forcer un 
citoyen à accepter les emplois publics? Je dis qu'elles le 
doivent dans le gouvernement républicain, et non pas dans 
le monarchique. Dans le premier, les magistratures sont 
des témoignages de vertu, des dépôts que la patrie conGe 
à un citoyen, qui ne doit vivre, agir et penser que pour 
elle ; il ne peut donc pas les refuser *. Dans le second, les 
magistratures sont des témoignages d'honneur ; or telle 
est la bizarrerie de l'honneur, qu'il se plaît à n'en accepter 
aucun que quand il veut, et de la manière qu'il veut. 

Le feu roi de Sardaigne ' punissoit ceux qui refusoient 
les dignités et les emplois de son État ; il suivoit, sans le 
savoir, des idées républicaines. Sa manière de gouverner, 
d'ailleurs, prouve assez que ce n'étoit pas là son intention. 



1. A. B. C*e8t une question de savoir si les lois doivent forcer, etc. 

2. Platon, dans sa République, liv. VIII, met ces refus au nombre des 
marques de la corruption de la république. Dans ses Lois, liv. VI, il veut 
qu'on les punisse par une amende. A Venise, on les punit par Texil. (M.) 

3. Victor Amédée. (M.} Premier roi do Sicile et de Sardaigne (1066- 
1732J. 



LIVRE V, CHAP. XIX. 215 

Seconde question. Est-ce une bonne maxime qu'un 
citoyen puisse être obligé d'accepter, dans l'armée, une 
place inférieure à celle qu'il a occupée? On voyoit sou- 
vent, chez les Romains, le capitaine servir, l'année d'après, 
sous son lieutenants C'est que, dans les républiques, la 
vertu demande qu'on fasse à l'État un sacrifice continuel 
de soi-même et de ses répugnances. Mais, dans les monar- 
chies, l'honneur, vrai ou faux, ne peut souffrir ce qu'il 
appelle se dégrader *. 

Dans les gouvernements despotiques, où l'on abuse 
également de l'honneur, des postes et des rangs, on fait 
indifféremment d'un prince un goujat, et d'un goujat un 
prince. 

Troisième question. Mettra-t-on sur une même tête 
les emplois civils et militaires? Il faut les unir dans la 
république, et les séparer dans la monarchie. Dans les 
républiques, il seroit bien dangereux de faire de la pro- 
fession des armes un état particulier, distingué de celui 
qui a les fonctions civiles; et, dans les monarchies, il n'y 
auroit pas moins de péril à donner les deux fonctions à la 
môme personne. 

On ne prend les armes, dans la république, qu'en qua- 
lité de défenseur des lois et de la patrie; c'est parce que 
l'on est citoyen qu'on se fait, pour un temps, soldat. S'il y 
avoit deux états distingués, on feroit sentir à celui qui, 
sous les armes, se croit citoyen, qu'il n'est que soldat. 

Dans les monarchies, les gens de guerre n'ont pour 
objet que la gloire, ou du moins l'honneur ou la fortune. 

1. Quelques centurions ayant appelé au peuple pour demander remploi 
quMls avoient eu : H est juste, mes compagnons, dit un centurion, que vous 
regardiez comme honorables tous les postes où vous défendrez la ripu" 
hlique. Tite-Li?e, liv. XLU, cap. xxxiv, (M.) 

2. Sup., IV, II. 



Î16 DE L'ESPRIT DES LOIS. 

On doit bien se garder de donner les emplois civils à des 
hommes pareils; il faut, au contraire, qu'ils soient con- 
tenus par les magistrats civils, et que les mêmes gens 
n*aient pas en même temps la conGance du peuple et la 
force pour en abuser *. 

Voyez, dans une nation où la république se cache sous 
la forme de la monarchie *, combien l'on craint un état 
particulier de gens de guerre, et comment le guerrier 
reste toujours citoyen, ou même magistrat, afin que ces 
qualités soient un gage pour la patrie, et qu'on ne l'oublie 
jamais. 

Cette division de magistratures en civiles et militaires, 
faite par les Romains après la perte de la république, ne 
fut pas une chose arbitraire. Elle fut une suite du change- 
ment de la constitution de Rome; elle étoit de la nature 
du gouvernement monarchique ; et ce qui ne fut que com- 
mencé sous Auguste', les empereurs suivants* furent 
obligés de l'achever, pour tempérer le gouvernement mili- 
taire. 

Ainsi Procope, concurrent de Valens à l'empire, n'y 
entendoit rien, lorsque, donnant à Hormisdas, prince du 
sang royal de Perse, la dignité de proconsul *, il rendit 
à cette magistrature le commandement des armées qu'elle 
avoit autrefois; à moins qu'il n'eût des raisons particu- 
lières. Dn homme qui aspire à la souveraineté cherche 

1. IS'e imperium cul optimos nobilium transferretur, senalum militià 
vetuU Gallienus; etiam adiré exercitum. Aurelius Victor, de Cœsaribus. 
(M.) 

2. L'Angleterre. 

3. Auguste ôta aux sénateurs, proconsuls et gouverneurs, le droit de 
porter les armes. Dion, liv. XXXIH. (M.) 

4. Constantin. Voyez Zozime, liv. H. (M.) 

5. Ammian Marcelliu, liv. XXVI. Et civilia, more veterum, et bella reC" 
turo, (M.) 



LIVRE V, CHAP. XIX. J47 

moins ce qui est utile à l'État que ce qui Test à sa cause. 

Quatrième question. Convient-il que les charges soient 
vénales? Elles ne doivent pas l'être dans les États despoti- 
ques, où il faut que les sujets soient placés ou déplacés 
dans un instant par le prince. 

Cette vénalité est bonne dans les États monarchiques, 
parce qu'elle fait faire, comme un métier de famille, ce 
qn'on ne voudroit pas entreprendre pour la vertu; qu'elle 
destine chacun à son devoir, et rend les ordres de l'État 
plus permanents. Suidas* dit très-bien qu'Anastase avoit 
fait de l'empire une espèce d'aristocratie en vendant toutes 
les magistratures. 

Platon * ne peut souffrir cette vénalité. « C'est, dit-il, 
comme si, dans un navire, on faisoit quelqu'un pilote ou 
matelot pour son argent. Seroit-il possible que la règle fût 
mauvaise dans quelque autre emploi que ce fût de la vie, 
et bonne seulement pour conduire une république? » Mais 
Platon parle d'une république fondée sur la vertu; et nous 
parlons d'une monarchie. Or, dans une monarchie où, 
quand les charges ne se vendroient pas par un règlement 
public, l'indigence et l'avidité des courtisans les ven- 
droient tout de même; le hasard donnera de meilleurs 
sujets que le choix du prince \ Enfin, la manière de 



1. C'est un extrait de Jean d'Ântioche qui nous a été gardé également 
dans l'Extrait : Des vertus et des vices, de Constantin Porphyrogénète, 
mais avec un changement dans le texte qui lui fait dire plus exactement 
qu'Anastase pervertit tout ce qu'il y avait de bon dans le gouvernement. 
J'emprunte cette remarque à Crévier. 

2. Bépublique, liv. VIII. (M.) 

3. Cette opinion, peu flatteuse pour notre ancienne monarchie, est par* 
ticulière à Montesquieu. Les contemporains n'étaient point favorables à la 
vénalité des charges; ils y voyaient un abus injustifiable. L'abbé de Saint- 
Pierre l'avait très-vivement attaquée. V. les Rêves d'un homme de bien, Paris, 
1775, p. 8. 



218 DE L'ESPRIT DES LOIS. 

s*avancer par les richesses inspire et entretient Tindos- 
trie * ; chose dont cette espèce de gouvernement a grand 
besoin *. 

CiNQUiÈHE QUESTION, Dans qucl gouvernement faut-il 
des censeurs? II en faut dans une république, où le prin- 
cipe du gouvernement est la vertu. Ce ne sont pas seule- 
ment les crimes qui détruisent la vertu, mais encore les 
négligences, les fautes, une certaine tiédeur dans l'amour 
de la patrie, des exemples dangereux, des semences de 
corruption; ce qui ne choque point les lois, mais les 
élude; ce qui ne les détruit pas, mais les aiïbiblit: tout 
cela doit être corrigé par les censeurs. 

On est étonné de la punition de cet Aréopagite, qui 
avoit tué un moineau qui, poursuivi par un épervier, 
s'étoit réfugié dans son sein. On est surpris que l'Aréo- 
page ait fait mourir un enfant qui avoit crevé les yeux à 
son oiseau '. Qu'on fasse attention qu'il ne s'agit point là 
d'une condamnation pour crime, mais d'un jugement de 
mœurs dans une république fondée sur les mœurs. 

Dans les monarchies, il ne faut point de censeurs; elles 
sont fondées sur l'honneur; et la nature de l'honneur est 
d'avoir pour censeur tout l'univers*. Tout homme qui y 
manque est soumis aux reproches de ceux même qui n'en 
ont point. 

Là, les censeurs seroient gâtés par ceux même qu'ils 
devroient corriger. Ils ne seroient pas bons contre la cor- 
ruption d'une monarchie; mais la corruption d'une monar- 
chie seroit trop forte contre eux. 

1. Ceci est pris du Testament politique de Richelieu. 

2. Paresse de l*Espagne; oa y donne tous les emplois. (H.) 

3. Cela est fou et injuste. (Helvétius.) 

4. Sup., V, IV. 



LIVRE V, CHAP. XIX. 249 

On sent bien qu'il ne faut point de censeurs dans les 
gouvernements despotiques. L'exemple de la Chine semble 
déroger à cette règle ; mais nous verrons, dans la suite de 
cet ouvrage, les raisons singulières de cet établissement*. 

1. V. inf.Vm, XXI, et XIX, XVI. 



LIVRE SIXIÈME. 



CONSEQUENCES DES PRINCIPES 

DES DIVERS GOUVERNEMENTS 

PAR RAPPORT 

A LA SIMPLICITÉ DES LOIS CIVILES ET CRIMINELLES, 

LA FORME DES JUGEMENTS 

ET l'Établissement des peines. 



CHAPITRE PREMIER. 

DE LA simplicité DES LOIS CIVILES DANS LES DIVERS 
GOUVERNEMENTS. 

Le gouvernement monarchique ne comporte pas des 
lois aussi simples que le despotique. Il y faut des tribu- 
naux. Ces tribunaux donnent des décisions ; elles doivent 
être conservées ; elles doivent être apprises, pour que Ton 
y juge aujourd'hui comme Ton y jugea hier, et que la 
propriété et la vie des citoyens y soient assurées et fixes 
comme la constitution même de l'État. 

Dans une monarchie, Tadministration d'une justice qui 
ne décide pas seulement de la vie et des biens, mais aussi 
de Thonneur, demande des recherches scrupuleuses. La 
délicatesse du juge augmente à mesure qu'il a un plus 
grand dépôt, et qu'il prononce sur de plus grands intérêts. 



LIVRE VI, CHAP. I. n\ 

Il ne faut donc pas être étonné de trouver dans les 
lois de ces États tant de règles, de restrictions, d'exten- 
sions, qui multiplient les cas particuliers, et semblent 
faire un art de la raison même. 

La différence de rang, d'origine, de condition, qui est 
établie dans le gouvernement monarchique, entraîne sou- 
vent des distinctions dans la nature des biens; et des lois 
relatives à la constitution de cet État peuvent augmenter 
le nombre de ces distinctions. Ainsi, parmi nous, les biens 
sont propres, acquêts ou conquêts; dotaux, paraphernaux ; 
paternels et maternels; meubles de plusieurs espèces; 
libres, substitués ; du lignage ou non ; nobles en franc- 
aleu, ou roturiers; renies foncières, ou constituées à prix 
d'argent. Chaque sorte de bien est soumise à des règles 
particulières; il faut les suivre pour en disposer : ce qui 
ôte encore de la simplicité *. 

Dans nos gouvernements, les fiefs sont devenus héré- 
ditaires. Il a fallu que la Noblesse eût un certain bien, 
c'est-à-dire que le fief eût une certaine consistance*, afin 
que le propriétaire du fief fût en état de servir le prince. 
Gela a dû produire bien des variétés : par exemple, il y 
a des pays où l'on n'a pu partager les fiefs entre les 
frères; dans d'autres, les cadets ont pu avoir leur sub- 
sistance avec plus d'étendue. 

Le monarque, qui connoît chacune de ses provinces, 
peut établir diverses lois, ou souffrir différentes coutumes. 
Mais le despote ne connoît rien, et ne peut avoir d'atten- 

i. C'est un des grands bienfaits de la Révolution que d'avoir fait dis- 
paraître toutes ces distinctions féodales. Cette égalité des biens a coupé 
jusqu'à la racine les antiques privilèges de la Noblesse; elle a fait de la 
France une démocratie. 

2. B. l\ a fallu que la Noblesse eût une une certaine consistance, afin 
que le propriétaire du fief fût en état de servir le prince. 



«2 DE L'ESPRIT DES LOIS. 

tion sur rien; il lui faut une allure générale; il gouverne 
par une volonté rigide qui est partout la même; tout s'a* 
planit sous ses pieds. 

A mesure que les jugements des tribunaux se multi- 
plient dans les monarchies, la jurisprudence se charge de 
décisions qui quelquefois se contredisent, ou parce que 
les juges qui se succèdent pensent différemment; ou 
parce que les mêmes affaires sont tantôt bien, tantôt mal 
défendues ; ou enfin par une infinité d'abus qui se glissent 
dans tout ce qui passe par la main des hommes. C'est un 
mal nécessaire, que le législateur corrige de temps en 
temps, comme contraire même à l'esprit des gouverne- 
ments modérés. Car, quand on est obligé de recourir aux 
tribunaux, il faut que cela vienne de la nature de la 
constitution, et non pas des contradictions et de Tincertî- 
tude des lois. 

Dans les gouvernements où il y a nécessairement des 
distinctions dans les personnes, il faut qu'il y ait des 
privilèges. Gela diminue encore la simplicité, et fait mille 
exceptions. 

Un des privilèges le moins à charge à la société, et 
surtout à celui qui le donne, c'est de plaider devant un 
tribunal plutôt que devant un autre ^ Voilà de nouvelles 
affaires; c'est-à-dire, celles où il s'agit de savoir devant 
quel tribunal il faut plaider *. 

1. C*est ce qu*on appelait le droit de Committimus, 

2. Y a-t-il au contraire un privilège plus onéreux à la société que de 
voir des particuliers, des communautés riches et puissantes, jouir du droit 
d'obliger leurs vassaux,Ieurs fermiers, leurs débiteurs enfin, ou leurs créan- 
ciers, à venir des extrémités d*un grand royaume pour défendre leurs 
droits dans la capitale? N'est-ce pas leur avoir accordé le droit de les rui- 
ner, de les opprimer, de les réduire à Timpuissance d'obtenir la justice qui 
leur est due? (Extraits du livre de VEsprit des lois, p. 330). — La Révolution 
a corrigé cet abus. 



LIVRE VI, CHAP. I. 2M 

Les peuples des États despotiques sont dans un cas 
bien différent. Je ne sais sur quoi, dans ces pays, le légis- 
lateur pourroit statuer, ou le magistrat juger. Il suit de 
ce que les terres appartiennent au prince, qu'il n'y a 
presque point de lois civiles sur la propriété des terres. 
Il suit du droit que le souverain a de succéder, qu'il n'y 
en a pas non plus sur les successions. Le négoce exclusif 
qu'il fait dans quelques pays, rend inutiles toutes sortes 
de lois sur le commerce. Les mariages que Ton y con- 
tracte avec des filles esclaves, font qu'il n'y a guère de 
lois civiles sur les dots et sur les avantages des femmes. 
11 résulte encore de cette prodigieuse multitude d'esclaves, 
qu'il n'y a presque point de gens qui aient une volonté 
propre, et qui par conséquent doivent répondre de leur 
conduite devant un juge. La plupart des actions morales, 
qui ne sont que les volontés du père, du mari, du maître, 
se règlent par eux, et non par les magistrats. 

J'oubliois de dire que ce que nous appelons l'honneur, 
étant à peine connu dans ces États, toutes les affaires qui 
regardent cet honneur, qui est un si grand chapitre 
parmi nous, n'y ont point de lieu. Le despotisme se suffit 
à lui-même; tout est vide autour de lui. Aussi, lorsque 
les voyageurs nous décrivent les pays où il règne, rare- 
ment nous parlent-ils de lois civiles *. 



1. Au Mazulipatan, on n'a pu découvrir qu*il y eût de loi écrite. Voyez 
c liecueil des voyages qui ont servi à Vétablissertient de la compagnie des 
ndes, t. IV, part, i, p. 391. Les Indiens ne se règlent, dans les jugements, 
que sur de certaines coutumes. Le Vedam [lisez les Védas] et autres livres 
pareils ne contiennent point de lois civiles, mais des préceptes religieux. 
Voyez Lettres édifiantes, quatorzième recueil. (M.) — Montesquieu se 
trompe. Chez les Indiens, il y a une jurisprudence beaucoup plus dévelop- 
pée qu*il ne Timagine. 11 en est de même chez les Turcs et les Arabes. Le 
Coran est sans doute la loi principale, la source du droit ; mais il y a des 



224 DE L'ESPRIT DES LOIS. 

Toutes les occasions de dispute et de procès y sont 
donc ôtées. C'est ce qui fait en partie qu'on y maltraite si 
fort les plaideurs : l'injustice de leur demande paroit à 
découvert, n'étant pas cachée, palliée, ou protégée par 
une infinité de lois*. 

Jurisconsultes sans nombre, et une Jurisprudence tout aussi subtile et 
tout aussi ingénieuse que celle des Romains. 

1. Il falloit ajouter : et de formes plus compliquées que les lois, (Helvé- 

TIUS.) 



CHAPITRE IL 



DE LA SIMPLICITE DES LOIS CRI1IINELLE8 
DANS LES DIVERS GOUVERNEMENTS. 

On entend dire sans cesse qu'il faudroit que la justice 
fût rendue partout comme en Turquie. 11 n'y aura donc 
que les plus ignorants de tous les peuples qui auront vu 
clair dans la chose du monde qu'il importe le plus aux 
hommes de savoir? 

Si vous examinez les formalités de la justice par rap- 
port à la peine qu a un citoyen à se faire rendre son bien, 
ou à obtenir satisfaction de quelque outrage, vous en 
trouverez sans doute trop. Si vous les regardez dans le 
rapport qu'elles ont avec la liberté et la sûreté des citoyens, 
vous en trouverez souvent trop peu; et vous verrez que 
les peines, les dépenses, les longueurs, les dangers même 
de la justice, sont le prix que chaque citoyen donne pour sa 
liberté *. 

En Turquie, où l'on fait très-peu d'attention à la for- 
tune, à la vie, à l'honneur des sujets, on termine prompte- 
ment, d'une façon ou d'une autre, toutes les disputes. La 
manière de les finir est indifférente, pourvu qu'on finisse. 
Le bâcha, d'abord éclairci, fait distribuer, à sa fantaisie, 
des coups de bâton sur la plante des pieds des plaideurs, 
et les renvoie chez eux. 

1. Inf., XXIX, 1. 

III. 45 



«6 DE L'ESPRIT DES LOIS. 

Et il seroit bien dangereux que Ton y eût les passions 
des plaideurs : elles supposent un désir ardent de se faire 
rendre justice, une haine, une action dans l'esprit, une 
constance à poursuivre. Tout cela doit être évité dans un 
gouvernement où il ne faut avoir d'autre sentiment que la 
crainte, et où tout mène tout à coup, et sans qu'on le 
puisse prévoir, à des révolutions. Chacun doit connaître 
qu'il ne faut point que le magistrat entende parler de 
lui, et qu'il ne tient sa sûreté que de son anéantissement. 

Mais, dans les États modérés, où la tète du moindre 
citoyen est considérable, on ne lui ôte son honneur et ses 
biens qu'après un long examen : on ne le prive de la vie 
que lorsque la Patrie elle-même l'attaque ; et elle ne l'at- 
taque qu'en lui laissant tous les moyens possibles de la 
défendre. 

Aussi, lorsqu'un homme se rend plus absolu \ songe- 
t-il d'abord à simplifier les lois. On commence, dans cet 
État, à être plus frappé des inconvénients particuliers, 
que de la liberté des sujets dont on ne se soucie point du 
tout. 

On voit que dans les républiques il faut pour le 
moins autant de formalités que dans les monarchies. Dans 
l'un et dans l'autre gouvernement, elles augmentent en 
raison du cas que l'on y fait de l'honneur, de la fortune, 
de la vie, de la liberté des citoyens. . 

Les hommes sont tous égaux dans le gouvernement 
républicain; ils sont égaux dans le gouvernement despo- 
tique : dans le premier, c'est parce qu'ils sont tout; dans 
le second, c'est parce qu'ils ne sont rien. 

1 . César, Cromwell et tant d*autres. (M.) 



CHAPITRE III. 



DANS QUELS GOUVERNEMENTS ET DANS QUELS CAS 

ON DOIT JUGER 

SELON UN TEXTE PRECIS DE LA LOI 

Plus le gouvernement approche de la république, plus 
la manière de juger devient fixe; et c'éloit un vice de la 
république de Lacédémone, que les éphores jugeassent 
arbitrairement, sans qu'il y eût des lois pour les diriger. 
A Rome, les premiers consuls jugèrent comme les éphores* : 
on en sentit les inconvénients, et l'on fit des lois précises. 

Dans les États despotiques, il n'y a point de loi : le 
juge est lui-même sa règle. Dans les États monarchiques, 
il y a une loi : et là où elle est précise, le juge la suit; là 
où elle ne l'est pas, il en cherche l'esprit. Dans le gou- 
vernement républicain il est de la nature de la constitu- 
tion que les juges suivent la lettre de la loi. II n'y a point 
de citoyen contre qui on puisse interpréter une loi, quand 
il s'agit de ses biens, de son honneur, ou de sa vie*. 

A Rome, les juges prononçoient seulement que l'accusé 
étoit coupable d'un certain crime, et la peine se trouvoit 
dans la loi, comme on le voit dans diverses lois qui furent 

1. II y avait des coutumes, mores mc^jorum, qui n'étaient paa moins 
certaines que des lois. 

2. Beccaria, Des délits et des pemes, chap. iv. 



tu DE L'ESPRIT DES LOIS. 

faites S De même, en Angleterre ', les jurés décident si 
l'accusé est coupable, ou non, du fait qui a été porté de- 
vant eux; et, s'il est déclaré coupable, le juge prononce 
la peine que la loi inflige pour ce fait : et, pour cela, il 
ne lui faut que des yeux '. 

1. Inf., XI, XVIII. 

2. A. B. En Angleterre, les jurés décident si le fait qui a été porté 
devant eux est prouvé ou non, et s*il est prouvé, le Juge prononce, etc. 

3. Inf., XI, VI. 



CHAPITRE IV. 



DE LA MANIERE DE FORMER LES JUGEMENTS. 

De là suivent les différentes manières de former les 
jugements. Dans les monarchies, les juges prennent la 
manière des arbitres; ils délibèrent ensemble, ils se com- 
muniquent leurs pensées, ils se concilient; on modifie son 
avis pour le rendre conforme à celui d'un autre; les avis 
les moins nombreux sont rappelés aux deux plus grands. 
Cela n'est point de la nature de la république. A Rome et 
dans les villes grecques, les juges ne se communiquoient 
point : chacun donnoit son avis d'une de ces trois ma- 
nières : J* absous^ Je condamne^ Il ne me paroit pas * : 
c'est que le peuple jugeoit ou étoit censé juger. Mais le 
peuple n'est pas jurisconsulte ; toutes ces modifications et 
tempéraments des arbitres ne sont pas pour lui ; il faut 
lui présenter un seul objet, un fait, et un seul fait, et qu'il 
n'ait qu'à voir s'il doit condamner, absoudre, ou remettre 
le jugement. 

Les Romains, à l'exemple des Grecs, introduisirent 
des formules d'actions *, et établirent la nécessité de di- 
riger chaque affaire par l'action qui lui étoit propre. Cela 
étoit nécessaire dans leur manière de juger: il falloit fixer 

i. Non liquet. (M.) — A B. : Il ne me paroH pas clair. 
2. Quas actiones, ne populus, prout vellet, institueret, certas solemnesque 
esse voluerunt, L. 2, S 6> Digest., de orig, jur, (M.) 



230 DE L'ESPRIT DES LOIS. 

Tétat de la question, pour que le peuple l'eût toujours 
devant les yeux. Autrement, dans le cours d'une grande 
affaire, cet état de la question changeroit continuellement, 
et on ne le reconnoîtroit plus. 

De là il suivoit que les juges, chez les Romains, n*ac- 
cordoient que la demande précise, sans rien augmenter, 
diminuer, ni modifier. Mais les préteurs imaginèrent 
d'autres formules d'actions qu'on appela de bonne foi *, 
où la manière de prononcer étoit plus dans la disposition 
du juge. Ceci étoit plus conforme à l'esprit de la monar- 
chie. Aussi les jurisconsultes françois disent- ils : En 
France, toutes les actions sont de bonne foi *. 

1. Dans lesquelles on mettoit ces mots : ex bonà /Uftf. (M.) 

2. On y condamne aux dépens celui-là même k qui on demande pins 
qu*il ne doit, s'il n*a offert et consigné ce qu*il doit. (M.) 



CHAPITRE V. 



DANS QUEL GOUVE RNBMB NT LE SOUVERAIN 
PEUT ETRE JUGE. 

Machiavel * attribue la perte de la liberté de Florence 
à ce que le peuple ne jugeoit pas en corps, comme à 
Rome, des crimes de lèse-majesté commis contre lui. II y 
avoit pour cela huit juges établis : Maisy dit Machiavel, 
peu sont corrompus par peu. J'adopterois bien la maxime 
de ce grand homme ; mais comme dans ces cas l'intérêt 
politique force, pour ainsi dire, l'intérêt civil (car c'est 
toujours un inconvénient que le peuple juge lui-même ses 
offenses), il faut, pour y remédier, que les lois pourvoient, 
autant qu'il est en elles, à la sûreté des particuliers. 

Dans cette idée, les législateurs de Rome firent deux 
choses : ils permirent aux accusés de s'exiler * avant le 
jugement', et ils voulurent que les biens des condamnés 
fussent consacrés, pour que le peuple n'en eût pas la con- 
fiscation. On verra, dans le livre XI, les autres limitations 
que l'on mit à la puissance que le peuple avoit de juger. 

Solon sut bien prévenir l'abus que le peuple pourroit 

i. Discours sur la première décade de Tite-Live, lir. I, chap. vu. (M.) 

2. Cela est bien expliqué dans Toraison de Cicéron, pro Cœcina, à la 
fin, ch. c. (M.) 

3. Cétoit une loi d^Athènes, comme il parolt par DémosUiènes. Socrate 
refusa de s^en servir. (M.) 



232 DE L'ESPRIT DES LOIS. 

faire de sa puissance dans le jugement des crimes : il 
voulut que l'Aréopage revît l'affaire ; que, s'il croyoit l'ac- 
cusé injustement absous ^ il l'accusât de nouveau devant 
le peuple; que, s'il le croyoit injustement condamné^, il 
arrêtât l'exécution, et lui fit rejuger l'affaire : loi admirable, 
qui soumettoit le peuple à la censure de la magistrature 
qu'il respectoit le plus, et à la sienne même ! 

Il sera bon de mettre quelque lenteur dans des affaires 
pareilles, surtout du moment que l'accusé sera prisonnier, 
afin que le peuple puisse se calmer et juger de sang- 
froid. 

Dans les États despotiques, le prince peut juger lui- 
même. 11 ne le peut dans les monarchies' : la constitution 
seroit détruite, les pouvoirs intermédiaires dépendants, 
anéantis: on verroit cesser toutes les formalités des juge- 
ments ; la crainte s'empareroit de tous les esprits ; on ver- 
roit la pâleur sur tous les visages; plus de confiance, plus 
d'honneur, plus d'amour, plus de sûreté, plus de monar- 
chie. 

Voici d'autres réflexions. Dans les États monarchiques* 
le prince est la partie qui poursuit les accusés et les fait 
punir ou absoudre; s'il jugeoit lui-même, il seroit le juge 
et la partie. 

Dans ces mêmes États, le prince a souvent les confis- 
cations : s'il jugeoit les crimes, il seroit encore le juge et 
la partie. 



1 . Démosthènes, Sur la Couronne, p. 494, édit. de Francfort, de l'an 1G04. 
(M.) 

2. Voyez Philostrate, Vie des sophistes, liv. I; Vie d^Eschines, (M.) 

3. Machiavel, qa*on ne sauroit accuser d'avoir voulu restreindre les pré- 
rogatives de la souveraineté, professe la même doctrine. V. le Prince, 
chap. XIX. (Parrbllb.) 



LIVRE VI, CHAP. V* «3 

De plus, il perdroit le plus bel attribut de sa souve- 
raineté, qui est celui de faire grâce ^ ; il seroit insensé qu'il 
fît et défit ses jugements ; il ne voudroit pas être en con- 
tradiction avec lui-même. Outre que cela confondroît 
toutes les idées, on ne sauroit si un homme seroit absous 
ou s'il recevroit sa grâce. 

Lorsque Louis XIII voulut être juge dans le procès du 
duc de la Valette *, et qu'il appela pour cela dans son 
cabinet quelques officiers du parlement et quelques con- 
seillers d'État, le roi les ayant forcés d'opiner sur le décret 
de prise-de-corps, le président de Bellièvre dit : « Qu'il 
voyoit dans cette affaire une chose étrange, un prince 
opiner au procès d'un de ses sujets; que les rois ne 
s'étoient réservé que les grâces, et qu'ils renvoyoient les 
condamnations vers leurs officiers. Et Votre Majesté vou- 
droit bien voir sur la sellette un homme devant Elle, qui, 
par son jugement, iroit dans une heure à la mort 1 Que la 
face du prince, qui porte les grâces, ne peut soutenir cela; 
que sa vue seule levoit les interdits des églises; qu'on ne 
devoit sortir que content de devant le prince. » Lorsqu'on 
jugea le fonds, le même président dit dans son avis : 
ce Cela est un jugement sans exemple, voire contre tous 
les exemples du passé jusqu'à huy, qu'un roi de France 
ait condamné en qualité de juge, par son avis, un gentil- 
homme à mort'. » 

% 

1. Platon [Lettre VIII] ne pense pas que les rois, qui sont, dit-it« 
prêtres, puissent assister au jugement où Ton condamne à la mort, k Texil, 
à la prison. (M.) 

2. Voyez la relation du procès fait à M. le duc de la Valette. Elle est 
imprimée dans les Mémoires de Montrésor, t. II, p. 62. (M.) 

3. Cela fut changé dans la suite. Voyez la même relation, t. Il, p. 236. (M.) 
— C'étoit originairement un droit de la pairie, qu'un pair accusé criminel- 
lement fût jugé par le roi, son principal pair. François II avoit opiné dans 
le procès contre le prince de Condé, oncle d'Henri IV. Charles VU avoit 



S34 DE L'ESPRIT DES LOIS. 

Les jugements rendus par le prince seroient une source 
intarissable d'injustices et d'abus; les courtisans extorque- 
roient, par leur importunité, ses jugements. Quelques 
empereurs romains eurent la fureur de juger ; nuls règnes 
n'étonnèrent plus l'univers par leurs injustices. 

Claude^ dit Tacite S ayant attiré à lui le jugement des 
affaires et les fonctions des magistrats, donna occasion à 
toutes sortes de rapines, n Aussi Néron, parvenant à l'em- 
pire après Claude, voulant se concilier les esprits, déclara- 
t-il : « Qu'il se garderoit bien d'être le juge de toutes les 
affaires, pour que les accusateurs et les accusés, dans les 
murs d'un palais, ne fussent pas exposés à l'inique pouvoir 
de quelques affranchis *. » 

u Sous le règne d'Arcadius, dit Zozime ', la nation des 
calomniateurs se répandit, entoura la cour et l'infecta. 
Lorsqu'un homme étoit mort, on supposoit qu'il n'avoit 
point laissé d'enfants*; on donnoit ses biens par un res- 
crit. Car, comme le prince étoit étrangement stupide, et 
l'impératrice entreprenante à l'excès, elle servoit l'insa- 
tiable avarice de ses domestiques et de ses confidentes; de 
sorte que, pour les gens modérés, il n'y avoit rien de plus 
désirable que la mort. » 

« Il y avoit autrefois, dit Procope •, fort peu de gens à 
la cour; mais, sous Justinien, comme les juges n'avoient 



donné sa voix dans le procès du duc d^Âlcnçon ; et le Parlement même 
l'avoit assuré que c'étoit son devoir d*être k la tête des juges. Aujourd'hui, 
la présence du roi au jugement d'un pair, pour le condamner, paraltroit on 
acte de tyrannie. (Voltaire.) 

1. Annahs, liv. XI, c. v. (M.) 

2. Tacite, Annales, liv. Xm,c. iv. (M.) A, par erreur sans doute, dit: 
Vunique pouvoir, etc. 

3. HUt., liv. V. (M.) 

4. Même désordre sous Théodose le Jeune. (M.) 

5. Histoire secrète. (M.) 



LIVRE VI, CHAP. V. «35 

plus la liberté de rendre justice, leurs tribunaux étoient 
déserts, tandis que le palais du prince retentissoit des 
clameurs des parties qui y sollicitoient leurs affaires. » 
Tout le monde sait comment on y vendoit les jugements, 
et même les lois. 

Les lois sont les yeux du prince; il voit par elles ce 
qu'il ne pourroit pas Yoir sans elles. Veut-il faire la fonc- 
tion des tribunaux? il travaille non pas pour lui, mais 
pour ses séducteurs contre lui. 



CHAPITRE VI. 



QUE, DANS LA MONARCHIE, LES MINISTRES 
NE DOIVENT PAS JUGER. 

C'est encore un grand inconvénient, dans la monar- 
chie, que les ministres du prince jugent eux-mêmes les 
affaires contentieuses. Nous voyons encore aujourd'hui des 
États* où il y a des juges sans nombre pour décider les 
affaires fiscales, et où les ministres, qui le croiroit! veu- 
lent encore les juger. Les réflexions viennent en foule; je 
ne ferai que celle-ci. 

Il y a, par la nature des choses, une espèce de contra- 
diction entre le Conseil du monarque et ses tribunaux. Le 
Conseil des rois doit être composé de peu de personnes, 
et les tribunaux de judicature en demandent beaucoup. 
La raison en est que, dans le premier, on doit prendre les 
affaires avec une certaine passion et les suivre de même; 
ce qu'on ne peut guère espérer que de quatre ou cinq 
hommes qui en font leur affaire. Il faut au contraire des 
tribunaux de judicature de sang-froid, et à qui toutes les 
affaires soient en quelque façon indifférentes. 

1. La France. 



CHAPITRE VII. 



DU MAGISTRAT UNIQUE. 



Un tel magistrat ne peut avoir lieu que dans le gou- 
vernement despotique*. On voit, dans l'histoire romaine» 
à quel point un juge unique peut abuser de son pouvoir. 
Gomment Appius, sur son tribunal, n'auroit-il pas méprisé 
les lois, puisqu'il viola même celle qu'il avoit faite*? 
Tite-Live nous apprend l'inique distinction du décemvir. 
Il avoit aposté un homme qui réclamoit devant lui Virginie 
comme son esclave; les parents de Virginie lui deman- 
dèrent qu'en vertu de sa loi on la leur remît jusqu'au 
jugement définitif. Il déclara que sa loi n'avoit été faite 
qu'en faveur du père, et que, Virginius étant absent, elle 
ne pouvoit avoir d'application '. 

i. Rome et TAngleterre ont donné la preuve du contraire. L'exemple 
d'Appius ne prouve rien, parce qu*Appius, juge et législateur tout ensemble, 
n*était en outre soumis à aucune responsabilité. C'est un cas particulier. 

2. Voyez la loi 2, S 2i, Dig. de orig. jur, (M.) 

3. Quod pater puellœ abesset, locum injuriœ esse rcUus. Tite-Live, 
décade I, liv. UI, c. xuv. (Ed.) 



CHAPITRE VIII. 



DBS ACCUSATIONS DANS LES DIVERS GOUVERNEMENTS. 

A Rome *» il étoit permis à un citoyen d'en accuser un 
autre. Cela étoit établi selon l'esprit de la république, où 
chaque citoyen doit avoir pour le bien public un zèle 
sans bornes; où chaque citoyen est censé tenir tous les 
droits de la patrie dans ses mains ^. On suivit, sous les 
empereurs, les maximes de la république; et d'abord on 
vit paroltre un genre d'hommes funestes, une troupe de 
délateurs. Quiconque avoit bien des vices et bien des 
talents, une âme bien basse et un esprit ambitieux, cher- 
choit un criminel dont la condamnation pût plaire au 
prince; c'étoit la voie pour aller aux honneurs et à la for- 
tune ', chose que nous ne voyons point parmi nous. 

Nous avons aujourd'hui une loi admirable : c'est celle 
qui veut que le prince, établi pour faire exécuter les lois, 
prépose un officier dans chaque tribunal * : pour pour- 
suivre, en son nom, tous les crimes : de sorte que la fonc- 
tion des délateurs est inconnue parmi nous; et, si ce 

1. Et dans bien d*autres cités. (M.) 

2. tt Le droit d^accuscr ouvre une issue aux humeurs qui naissent dans 
une ville contre chaque citoyen. » Machiavel, Discours sur TU»-Live, liv. l, 
chap. VII. 

3. Voyez, dans Tacite, les récompenses accordées à ces délateurs. Ann., 
liv. IV, c. XXX. (M.) 

4. Le procureur général et le procureur du roi 



LIVRE VI, CHAP. VIII. 239 

vengeur public était soupçonné d'abuser de son ministère, 
on l'obligerait de nommer son dénonciateur *. 

Dans les lois de Platon *, ceux qui négligent d'avertir 
les magistrats, ou de leur donner du secours, doivent être 
punis. Cela ne conviendroit point aujourd'hui. La partie 
publique veille pour les citoyens; elle agit, et ils sont 
tranquilles*. 

1 V. Beajamia Constant, Comment, sur Filangieri, III* partie, cbap. i. 

2. Uv. IX. (M.) 

3. L'accusation remise aux mains des citoyens suppose une société toute 
difTércntc de la nôtre. Nous n'avons pas le loisir des citoyens d'Athènes ou 
de Rome, et il est douteux qu'on courût les hasards d'une poursuite si on 
n'y avait point un intérêt particulier et souvent peu avouable. Si l'esprit de 
la république veut que chaque citoyen ait pour U bien public un zèle sans 
bornes, la nature du cœur humain, plus infaillible dans son action que l'es- 
prit du gouvernement civil, exige que chaque homme ait un zèle de préfé- 
rence et sans bornes pour l'intérêt de ses passions. Ainsi l'institution de la 
liberté des accusations, au lieu de favoriser le bien public, excite et favo- 
rise d'abord Tinté rôt des passions particulières. (Servan.) 

Cependant l'exemple de l'Angleterre prouve que, dans un pays libre, oh 
peut permettre certaines accusations publiques, ne fût-ce que pour préve- 
nir la faiblesse ou la connivence du pouvoir. Sur ce point, il y a peut-être 
quelque chose à prendre des anciens. 



CHAPITRE IX. 

DE hk SBVÉRITB DES PEINES 
DANS LES DIVERS GOUVERNEMENTS *• 



La sévérité des peines convient mieux au gouverne- 
ment despotique, dont le principe est la terreur, qu'à la 
monarchie et à la république, qui ont pour ressort l'hon- 
neur et la vertu. 

Dans les Etats modérés, l'amour de la patrie, la honte 
et la crainte du blâme, sont des motifs réprimants, qui 
peuvent arrêter bien des crimes. La plus grande peine 
d'une mauvaise action sera d'en être convaincu. Les lois 
civiles y corrigeront donc plus aisément, et n'auront pas 
besoin de tant de force. 

Dans ces États, un bon législateur s'attachera moins à 
punir les crimes qu à les prévenir; il s'appliquera plus à 
donner desm œurs qu'à infliger des supplices. 

C'est une remarque perpétuelle des auteurs chinois *, 
que plus, dans leur empire, on voyoit augmenter les sup- 
plices, plus la révolution étoit prochaine. C'est qu'on 
augmentoit les supplices à mesure qu'on manquoit de 
mœurs. 



i. Lettres persanes, LXXX et Cil. 

2. Je ferai voir dans la suite que la Chine, à cet égard, est dans le eu 
d'une république ou d*uncJmonarcliic. (M.) Inf., VJII, xxiT^XiX, xvit-xiLi. 



LIVRE VI, CHAP. IX. S4I 

Il seroit aisé de prouver que, dans tous ou presque 
tous les États d'Europe, les peines ont diminué ou aug- 
menté à mesure qu'on s'est plus approché ou plus éloigné 
de la liberté. 

Dans les pays despotiques on est si malheureux, que 
Ton y craint plus la mort qu'on ne regrette la vie; les 
supplices y doivent donc être plus rigoureux. Dans les 
États modérés,' on craint plus de perdre la vie qu'on ne 
redoute la mort eu elle-même; les supplices qui ôtent 
simplement la vie y soAt donc suffisants. 

Les hommes extrêmement heureux, et les hommes 
extrêmement malheureux S sont également portés à la 
dureté; témoin les moines et les conquérants. 11 n'y 
a que la médiocrité et le mélange de la bonne et de la 
mauvaise fortune, qui donnent de la douceur et de la 
pitié. 

Ce que l'on voit dans les hommes en particulier se 
trouve dans les diverses nations. Chez les peuples sau- 
vages qui mènent une vie très- dure, et chez les peuples 
des gouvernements despotiques où il n'y a qu'un homme 
exorbitamment favorisé de la fortune, tandis que tout le 
reste en est outragé, on est également cruel. La douceur 
règne dans les gouvernements modérés. 

Lorsque nous lisons, dans les histoires, les exemples de 
la justice atroce des sultans, nous sentons avec une espèce 
de douleur les maux de la nature humaine. 

Dans les gouvernements modérés, tout, pour un bon 
législateur, peut servir à former des peines. N'est-il pas 
bien extraordinaire qu'à Sparte une des principales f&t 



1 . A. B. Les hommes extrêmement heureux et extrêmement malhea- 
ux, etc. 

m. 46 



ut DE L'ESPRIT DES LOIS. 

de ne pouvoir prêter sa femme à un autre, ni recevoir 
celle d'un autre, de n'être jamais dans sa maison qu'avec 
des vierges? En un mot, tout ce que la loi appelle une 
peine est eiTectivement une peine. 



CHAPITRE X. 



PES ANCIENNES LOIS FRANÇOISES. 

C'est bien dans les anciennes lois françoises que l'on 
trouve l'esprit de la monarchie*. Dans les cas où il s'agit 
de peines pécuniaires, les non nobles sont moins punis que 
les nobles*. C'est tout le contraire dans les crimes'; le 
noble perd l'honneur et réponse en cour, pendant que le 
vilain, qui n'a point d'honneur, est puni en son corps. 

i. A. B. Oa trouve bien dans les anciennes lois françoises l'esprit de la 
monarchie. 

2. « Si, comme pour briser un arrêt, les non nobles doivent une amende 
de quarante sols, et les nobles de soixante livres. » Somme rurale, liv. II, 
p. 198, édit. goth. de Tan 1512; et Beaumanoir, chap. lxi, p. 309. (M.) 

3. Voyez le Conseil de Pierre Desfontaines, chap. xiii, surtout Tarticle 22. 
(M.) 



CHAPITRE XL 



QUE LORSQC^UN PEUPLE EST VERTUEUX 
IL FAUT PEU DE PEINES. 

Le peuple romain avoit de la probité. Cette probité eut 
tant de force, que souvent le législateur n'eut besoin que 
de lui montrer le bien pour le lui faire suivre. II sembloit 
qu'au lieu d'ordonnances il sufllsoit de lui donner des 
conseils. 

Les peines des lois royales et celle des lois des douze 
Tables furent presque toutes ôtées dans la république, soit 
par une suite de la loi Valérienne*, soit par une consé- 
quence de la loi Porcie '. On ne remarqua pas que la répu- 
blique en fût plus mal réglée, et il n'en résulta aucune 
lésion de police. 

Cette loi Valérienne, qui défendoit aux magistrats toute 
voie de fait contre un citoyen qui avoit appelé au peuple, 
n'infligeoit à celui qui y contreviendroit que la peine 
d'être réputé méchant ^ 

1 . Ello fut faite par Valerius Publicola, bientôt après l*expulsion des 
rois; elle fut renouvelée deux fois, toujours par des magistrats de la même 
famille, comme le dit Titc-Live, liv. X, c. ix. \\ n*étoit pas question de lui 
donner plus de force, mais d*eii perfectionner les dispositions. DUigenlius 
sanctam, dit Tite-Live, îbid. (M.) 

2. Lex Porcia pro tergo civium lala. Elle fut faite en 454 de la fonda- 
tion de Rome. (M.) 

3. Nihil ultra quam improbe factum adjecit. Tite-Live, ibid. (M.) Il 
faudrait savoir quelle était la sanction de cette déclaration. N*était-ce pas 
un cas de responsabilité pour le magistrat, à sa sortie de fonction? Ou 
n'y avait-il point là quelque flétrissure religieuse? 



CHAPITRE XII. 



DE LA PUISSANCE DES PEINES. 

L'expérience a fait remarquer que, dans les pays où les 
peines sont douces, l'esprit du citoyen en est frappé, 
comme il Test ailleurs par les grandes. 

Quelque inconvénient se fait-il sentir dans un État : un 
gouvernement violent veut soudain le corriger ; et, au lieu 
de songer à faire exécuter les anciennes lois, on établit une 
peine cruelle qui arrête le mal sur-le-champ. Mais on use 
le ressort du gouvernement : l'imagination se fait à cette 
grande peine, comme elle s'étoit faite à la moindre; et 
comme on diminue la crainte pour celle-ci. Ton est bientôt 
forcé d'établir l'autre dans tous les cas. Les vols sur les 
grands chemins étoient communs dans quelques États * ; on 
voulut les arrêter ; on inventa le supplice de la roue, qui 
les suspendit pendant quelque temps. Depuis ce temps on 
a volé comme auparavant sur les grands chemins. 

De nos jours la désertion fut très-fréquente; on éta- 
blit la peine de mort contre les déserteurs, et la désertion 
n'est pas diminuée *. La raison en est bien naturelle : un 
soldat, accoutumé tous les jours à exposer sa vie, en 
méprise ou se flatte d'en mépriser le danger. 11 est tous 
les jours accoutumé à craindre la honte : il falloit donc 

1. C'est de la France qu'il est question. V. înf., cbap. xvi. 
S. A. B. £t la désertion ne fat pas diminuée. 



246 DE L'ESPRIT DES LOIS 

laisser une peine ^ qui faisoit porter une flétrissure pen- 
dant la vie. On a prétendu augmenter la peine, et on l'a 
réellement diminuée. 

Il ne faut point mener les hommes par les voies 
extrêmes; on doit être ménager des moyens que la nature 
nous donne pour les conduire. Qu'on examine la cause de 
tous les relâchements, on verra qu'elle vient de l'impunité 
des crimes, et non pas de la modération des peines. 

Suivons la nature, qui a donné aux hommes la honte 
comme leur fléau, et que la plus grande partie de la peine 
soit rinfamie de la souffrir. 

Que, s'il se trouve des pays où la honte ne soit pas une 
suite du supplice, cela vient de la tyrannie, qui a infligé 
les mêmes peines aux scélérats et aux gens de bien. 

Et si vous en voyez d'autres où les hommes ne sont 
retenus que par des supplices cruels, comptez encore que 
cela vient en grande partie de la violence du gouverne- 
ment, qui a employé ces supplices pour des fautes légères. 

Souvent un législateur qui veut corriger un mal ne 
songe qu'à cette correction ; ses yeux sont ouverts sur cet 
objet, et fermés sur les inconvénients. Lorsque le mal est 
une fois corrigé, on ne voit plus que la dureté du législa- 
teur; mais il reste un vice dans l'État, que cette dureté a 
produit; les esprits sont corrompus, ils se sont accoutumés 
au despotisme. 

Lysandre* ayant remporté la victoire sur les Athé- 
niens, on jugea les prisonniers; on accusa les Athéniens 
d'avoir précipité tous les captifs de deux galères, et résolu, 
en pleine assemblée, de couper le poing aux prisonniers 

i. Oa fendoit le nez, on coupoit les oreilles. (M.) V. les Mémoires de 
de rintendant Foucault, publiées par M. Baudry. 
2. Xénophon, Histoire, liv II, ch. ii. S 20-22. (M.) 



LIVRE VI, CHAP. XII. 247 

qu'ils feroient. Ils furent tous égorgés, excepté Adymante, 
qui s*étoit opposé à ce décret. Ly sandre reprocha k 
Philoclès, avant de le faire mourir, qu'il avoit dépravé les 
esprits, et fait des leçons de cruauté à toute la Grèce. 

a Les Argiens, dit Plutarque S ayant fait mourir quinze 
cents de leurs citoyens, les Athéniens firent apporter 
les sacrifices d'expiation ', afin qu'il plût aux dieux de 
détourner du cœur des Athéniens une si cruelle pensée '. » 

Il y a deux genres de corruption : l'un, lorsque le 
peuple n'observe point les lois; l'autre, lorsqu'il est cor- 
rompu par les lois; mal incurable, parce qu'il est dans le 
remède même. 

1. OEuvres moral &s. De ceux qui manicDt les a^ffaires (l*État,ch. xiv. (M.) 

2. Le texte dit plus clairement que les Âthéoiens firent porter la tIc- 
time d'expiation autour de rassemblée. On sait que dans les cérémonies 
d*expiation générale, on portoit la victime autour de rassemblée de ceux 
qu*on vouloit purifier. (Gravier.) 

3. Cette dernière phrase est une addition d'Amyot. Il parolt plutôt que 
rintention des Athéniens était de se purifier d'une souillure dont la tache 
rejaillissoit de dessus les Argiens sur tous les peuples do la Grèce. (Caé- 
Tiia.) 



CHAPITRE XIII. 



IMPUISSANCE DES LOIS JAPONOISES. 

Les peines outrées peuvent corrompre le despotisme 
môme. Jetons les yeux sur le Japon *. 

On y punit de mort presque tous les crimes', parce que 
la désobéissance à un si grand empereur que celui du 
Japon, est un crime énorme. 11 n'est pas question de cor- 
riger le coupable, mais de venger le prince. Ces idées sont 
tirées de la servitude, et viennent surtout de ce que l'em- 
pereur étant propriétaire de tous les biens, presque tous 
les crimes se font directement contre ses intérêts. 

On punit de mort les mensonges qui se font devant 
les magistrats'; chose contraire à la défense naturelle. 

Ce qui n'a point l'apparence d'un crime est là sévère- 
ment puni ; par exemple, un homme qui hasarde de l'ar- 
gent au jeu est puni de mort. 

11 est vrai que le caractère étonnant de ce peuple opi- 
niâtre, capricieux, déterminé, bizarre, et qui brave tous 
les périls et tous les malheurs, semble, à la première vue, 
absoudre ses législateurs de l'atrocité de leurs lois. Mais, 
des gens qui naturellement méprisent la mort, et qui s'ou- 

1. Inf.,Xir, 14. etXlV, 15. 

2. Voyez Kempfer. (M.) 

3 Becueil des voyages qui ont servi à l'étahlissemeiU de la compagmê 
des Indes, t. III, part, ii, p. 428. (M.) 



LIVRE VI, CHAP. XIII. 949 

vrent le ventre pour la moindre fantaisie, sont-ils corrigés 
ou arrêtés par la vue continuelle des supplices? Et ne s'y 
familiarisent-ils pas? 

Les Relations nous disent, au sujet de l'éducation des 
Japonois, qu'il faut traiter les enfants avec douceur, parce 
qu'ils s'obstinent contre les peines; que les esclaves ne 
doivent point être trop rudement traités, parce qu'ils se 
mettent d'abord en défense. Par l'esprit qui doit régner 
dans le gouvernement domestique, n'auroit-on pas pu 
juger de celui qu'on devoit porter dans le gouvernement 
politique et civil ? 

Un législateur sage auroit cherché à ramener les esprits 
par un juste tempérament des peines et des récompenses; 
par des maximes dd philosophie, de morale et de religion, 
assorties à ces caractères; par la juste application des règles 
de l'honneur; par le supplice de la honte*; par la jouis- 
sance d'un bonheur constant et d'une douce tranquillité ; 
et, s'il âvoit craint* que les esprits, accoutumés à n'être 
arrêtés que par une peine cruelle, ne pussent plus l'être 
par une plus douce, il auroit agi ' d'une manière sourde 
et insensible; il auroit, dans les cas particuliers les plus 
graciablcs, modéré la peine du crime, jusqu'à ce qu'il eût 
pu parvenir à la modifier dans tous les cas. 

Mais le despotisme ne connoit point ces ressorts ; il ne 
mène pas par ces voies. Il peut abuser de lui*, mais c'est 
tout ce qu'il peut faire. Au Japon, il a fait un effort, il est 
devenu plus cruel que lui-même. 



1. Par le supplice de la honte, n*est pas dans A. B. 

2. Ce dernier paragraphe n*est pas dans A. B. 

3. Remarquez bien ceci comme une maxime de pratique dans les cas où 
les esprits ont été gâtés par des peines trop rigoureuses. (M.) 

4. A. B. De lui-même. 



Î50 DE L'ESPRIT DES LOIS. 

Des âmes, partout elTarouchées et rendues plus atroces, 
n'ont pu être conduites que par une atrocité plus grande. 

Voilà l'origine, voilà l'esprit des lois du Japon. Mais 
elles ont eu plus de fureur que de force. Elles ont réussi à 
détruire le christianisme; mais des efforts si inouis sont 
une preuve de leur impuissance. Elles ont voulu établir 
une bonne police, et leur foiblesse a paru encore mieux. 

11 faut lire la relation de Tentrevue de l'empereur et du 
deyro à Méaco*. Le nombre de ceux qui y furent étouffés, 
ou tués par des garnements, fut incroyable; on enleva les 
jeunes filles et les garçons ; on les retrouvoit tous les jours 
exposés dans des lieux publics, à des heures indues, tout 
nus, cousus dans des sacs de toile, afin qu'ils ne connus- 
sent pas les lieux par où ils avoient passé ; on vola tout ce 
qu'on voulut; on fendit le ventre à des chevaux pour faire 
tomber ceux qui les montoient; on renversa des voitures 
pour dépouiller les dames. Les Hollandois, à qui l'on dit 
qu'ils ne pouvoient passer la nuit sur des échafauds sans 
être assassinés, en descendirent, etc. 

Je passerai vite sur un autre trait. L'empereur, adonné 
à des plaisirs infâmes , ne se marioit point : il couroit 
risque de mourir sans successeur. Le deyro lui envoya 
deux filles très-belles : il en épousa une par respect, mais 
il n'eut aucun commerce avec elle. Sa nourrice fit cher- 
cher les plus belles femmes de l'empire; tout étoit inutile; 
la fille d*un armurier étonna son goût '; il se détermina, 
il en eut un fils. Les dames de la cour, indignées de ce 
qu'il leur avoit préféré une personne d'une si basse nais- 
sance, étouffèrent l'enfant. Ce crime fut caché à Tempe- 

i. Recwil des voyages qui ont servi à rétablissement es la compagnie 
des Indes, t. V, p. 2.(Bi.) 
2. Ihid. (M.) 



LIVRE VI, CHAP. XIII. J54 

reur, il auroit versé un torrent de sang. L'atrocité des 
lois en empêche donc l'exécution. Lorsque la peine est 
sans mesure, on est souvent obligé de lui préférer l'im- 
punité. 



CHAPITRE XIV. 



DE l'esprit du sénat DE ROUE. 

Sous le consulat d'Acilius Glabrio et de Pison, on fit 
la loi Acilia* pour arrêter les brigues. Dion dit* que le 
sénat engagea les consuls à la proposer, parce que le tri- 
bun C. Cornélius avoît résolu de faire établir des peines 
terribles contre ce crime, à quoi le peuple étoit fort porté. 
Le sénat pensoit que des peines immodérées jetteroient 
bien la terreur dans les esprits; mais qu'elles auroient 
cet effet qu'on ne trouveroit plus personne pour accuser 
ni pour condamner; au lieu qu'en proposant des peines 
modiques, on auroit des juges et des accusateurs. 

1. Les coupables étoient condamnés à une amende; ils ne pouvoient plas 
être admis dans l'ordre dts sénateurs, et nommés à aucune magistrature. 
Dion, liv. XXXVl, chap. xxi. (M.J 

2. Ibid. (M.) 



CHAPITRE XV. 



DBS LOIS DES ROMAINS A L EGARD DBS PEINES. 

Je me trouve fort dans mes maximes, lorsque j'ai pour 
moi les Romains ; et je crois que les peines tiennent à la 
nature du gouvernement, lorsque je vois ce grand peuple 
changer à cet égard de lois civiles, à mesure qu'il chan- 
geoit de lois politiques. 

Les lois royales, faites pour un peuple composé de 
fugitifs, d'esclaves et de brigands, furent très-sévères. 
L'esprit de la république auroit demandé que les décem- 
virs n'eussent pas mis ces lois dans leurs douze Tables; 
mais des gens qui aspiroient à la tyrannie n'avoient 
garde de suivre l'esprit de la république. 

Tite-Live * dit, sur le supplice de Métius Suffétius, 
dictateur d'Albe, qui fut condamné par Tullus Hostilius à 
être tiré par deux chariots, que ce fut le^ premier et le 
dernier supplice où l'on témoigna avoir perdu la mémoire 
de l'humanité. Il se trompe ; la loi des douze Tables est 
pleine de dispositions très-cruelles •. 

Celle qui découvre le mieux le dessein des décemvirs, 
est la peine capitale, prononcée contre les auteurs des 

1. Liv. I, chap. xxviii. (M.) 

2. Oa y trouve le supplice du feu, des peines presque toujours capitales, 
le vol puni de mort, etc. (M.) 



254 *DE L'ESPRIT DES LOIS. 

libelles, et les poètes. Cela n'est guère du génie de la 
république, où le peuple aime à voir les grands humiliés. 
Mais des gens qui vouloient renverser la liberté crai- 
gnoient des écrits qui pouvoient rappeler l'esprit de la 
liberté *. 

Après l'expulsion des décemvirs, presque toutes les 
lois qui avoient fixé les peines furent ôtées. On ne les 
abrogea pas expressément; mais la loi Porcia ayant dé- 
fendu de mettre à mort un citoyen romain, elles n'eurent 
plus d'application. 

Voilà le temps auquel on peut rappeler ce que Tite- 
Live ' dit des Romains, que jamais peuple n'a plus aimé 
la modération des peines ^ 

Que si l'on ajoute à la douceur des peines, le droit 
qu'avoit un accusé de se retirer avant le jugement*, on 
verra bien que les Romains avoient suivi cet esprit que 
j'ai dit être naturel à la république. 

Sylla, qui confondit la tyrannie, l'anarchie et la liberté, 
fit les lois Cornéliennes. Il sembla ne faire des règlements 
que pour établir des crimes. Ainsi, qualifiant une infinité 
d'actions du nom de meurtre, il trouva partout des meur- 
triers; et, par une pratique qui ne fut que trop suivie, il 
tendit des pièges, sema des épines, ouvrit des abîmes sur 
le chemin de tous les citoyens. 

Presque toutes les lois de Sylla ne portoient que l'in- 
terdiction de l'eau et du feu. César y ajouta la confisca- 
tion des biens ^ parce que les riches gardant, dans l'exil, 

i. Sylla, animé du même esprit qae les décemvirs, augmenta, comme 
eux, les peines contre les écrivains satiriques. (M.) 

2. Liv. I, chap. xxviii. (M.) 

3. Pour eux; mais les esclaves, mais leurs enfants? (HELvih-iis.) 

4. C'est-à-dire de quitter Rome et d'abdiquer son droit de citoyen. 

5. Pœnas facinorum auxit, cùm locupletes §o fctcilius scelere se obligO' 



LIVRE VI, CHAP. XV. 255 

leur patrimoine, ils étoient plus hardis à commettre des 
crimes. 

Les empereurs ayant établi un gouvernement militaire, 
ils sentirent bientôt qu'il n'étoit pas moins terrible contre 
eux que contre les sujets ; ils cherchèrent à le tempérer ; 
ils crurent avoir besoin des dignités et du respect qu'on 
avoit pour elles. 

On s'approcha un peu de la monarchie, et l'on divisa 
les peines en trois classes * : celles qui regardoient les pre- 
mières personnes de l'État*, et qui étoient assez douces; 
celles qu'on infligeoit aux personnes d'un rang inférieur ', 
et qui étoient plus sévères; enfin, celles qui ne concer- 
noient que les conditions basses *, et qui furent les plus 
rigoureuses. 

Le féroce et insensé Maximin irrita, pour ainsi dire, 
le gouvernement militaire qu'il auroit fallu adoucir. Le 
sénat apprenoit, dit Capitolin *, que les uns avoient été 
mis en croix, les autres exposés aux bêtes, ou enfermés 
dans des peaux de bêtes récemment tuées, sans aucun 
égard pour les dignités. Il sembloit vouloir exercer la 
discipline militaire, sur le modèle de laquelle il prétendoit 
régler les affaires civiles. 

On trouvera dans les Considérations sur la grandeur 
des Romains y et leur décadence •, comment Constantin 



rent, quod irUegris patrimoniis exularent, Suétone, in Julio Cœsare, 

C. LUI. (M.) 

1. Voyez la loi 3, S legis, ad legem CorneL d$ sicariis, et un très-grand 
nombre d'autres, au Digeste et au Code. (M.) 

2. Suhlimiores. (M.) 

3. Medios, (M.) 

4. Infimes L. 3, S '^^û. ad leg,, CorneL de sicanis, (M.) 

5. Jul. Cap., Maximini duo, c. viu. (M.) 

6. Chap. XVII. (M.) 



256 DE L'ESPRIT DES LOIS. 

changea le despotirae militaire en un despotisme militaire 
et civil, et s'approcha de la monarchie. On y peut suivre 
les diverses révolutions de cet État S et voir comment on 
y passa de la rigueur à l'indolence, et de Tiodolence à 
l'impunité. 

1. A. B. On y peut suirre les diverses révolutions de cet État, comment 
on y passa, etc. 



CHAPITRE XVI. 



DE LA JUSTE PROPORTION DES PEINES 
AVEC LE CRIME. 

Il est essentiel que les peines aient de l'harmonie 
entre elles, parce qu'il est essentiel que l'on évite plutôt 
un grand crime qu'un moindre, ce qui attaque plus la 
société, que ce qui la choque moins. 

« Un imposteurs qui se disoit Constantin Ducas, sus- 
cita un grand soulèvement à Constantinople. Il fut pris et 
condamné au fouet; mais, ayant accusé des personnes 
considérables, il fut condamné, comme calomniateur, à 
être brûlé. » Il est singulier qu'on eût ainsi propor- 
tionné les peines entre le crime de lèse-majesté et celui 
de calomnie *. 

Cela fait souvenir d'un mot de Charles II, roi d'Angle- 
terre. Il vit, en passant, un homme au pilori; il demanda 
pourquoi il étoit là '. « Sire, lui dit-on, c'est parce qu'il 
a fait des libelles contre vos ministres. » — « Le grand 



i. Jlistoire de Nicéphore, patriarche de Constantinople. (M.) 

2. Il est probable qu*on le fouetta pour le livrer au mépris de la popu- 
lace, et qu*on punit le crime de lèse-majesté sous le prétexte de la calom- 
nie. Il 8*agit. non pas d*une loi, mais d*un fait particulier. Onn*en peut rien 
conclure sur la proportion dos peines. 

3. A. B. Pourquoi l*a-t-on mis là, dit-il. — Sire, lui répondit-OD, il a fait 
des écrits satiriques contre vos ministres, 

m. 47 



258 DE L'ESPRIT DES LOIS. 

sot! dit le roi : que ne les écri voit-il contre moi? on ne 
lui auroit rien fait. » 

« Soixante-dix personnes conspirèrent contre Tempe- 
reur Basile^ ; il les fit fustiger; on leur brûla les cheveux 
et le poil. Un cerf l'ayant pris avec son bois par la cein- 
ture, quelqu'un de sa suite tira son épée, coupa sa cein- 
ture et le délivra ; il lui fit trancher la tête, parce qu'il 
avoit, disoit-il, tiré Tépée contre lui. » Qui pourroit penser 
que, sous le même prince, on eût rendu ces deux juge- 
ments ? 

C'est un grand mal, parmi nous', de faire subir la 
même peine à celui qui vole sur un grand chemin, et à 
celui qui vole et assassine. 11 est visible que, pour la sûreté 
publique, il faudroit mettre quelque différence dans la 
peine. 

A la Chine, les voleurs cruels sont coupés en morceaux ', 
les autres non : cette différence fait que l'on y vole, mais 
qu'on n'y assassine pas» 

En Moscovie, où la peine des voleurs et celle des assas- 
sins sont les mêmes, on assassine* toujours. Les morts, y 
dit-on, ne racontent rien. 

Quand il n'y a point de différence dans la peine, il faut 
en mettre dans l'espérance de la grâce. En Angleterre, on 
n'assassine point, parce que les volem*s peuvent espérer 
d'être transportés dans les colonies, non pas les assas- 
sins \ 

C'est un grand ressort des gouvernements modérés 



1. Histoire de Nicéphore. (M.) 
S» En France. 

3. Le P. Da Halde, 1. 1, p. 6. (M.) 

4. État présent de la grande Russie, par Peny (M.) 

5. A. Mais non les assassina. 



LIVRE VI, CHAP. XVI. Î59 

que les lettres de grâce. Ce pouvoir que le prince a de 
pardonner, exécuté avec sagesse, peut avoir d'admirables 
effets*. Le principe du gouvernement despotique, qui ne 
pardonne pas, et à qui on ne pardonne jamais, le prive de 
ces avantages. 

1. U faut prendre cette assertion avec quelque tempérament. V. inf. 
cbap. XXI* 



CHAPITRE XVII. 



DK LA TOETUEB OU QUESTION CONTEE LES CRIMINELS'. 

Parce que les hommes sont méchants, la loi est obligée 
de les supposer meilleurs qu*ils ne sont. Ainsi la déposition 
de deux témoins suffit dans la punition de tous les crimes* 
La loi les croit, comme s'ils parloient par la bouche de 
la vérité. L'on juge aussi que tout enfant, conçu pendant 
le mariage, est légitime; la loi a confiance en la mère 
comme si elle étoit la pudicité même. Mais la questioriy 
contre les criminels n'est pas dans un cas forcé comme 
ceux-ci. Nous voyons aujourd'hui une nation * très-bien 
policée la rejeter sans inconvénient. Elle n'est donc pas 
nécessaire par sa nature '. 

Tant d'habiles gens et tant de beaux génies ont écrit 
contre cette pratique*, que je n'ose parler après eux\ 

i. A. B. De la question ou torture, etc. 

2. La nation angloise. (M.) 

3. Les citoyens d'Athènes ne pouvolent être mis à la quesUon (Lysias, 
Orat. m Argorat.)^ excepté dans le crime de lèse-majesté. On donnoit la 
question trente jours après la condamnation. (Curius Fortunatus, Rhetor, 
scoL, liy. II.) U n*y avoit pas de question préparatoire. Quant aux Romains, 
la loi 3 et 4 ad leg, Juliam majest. fait voir que la naissance, la dignité, la 
profession de la milice garantissoient de la question, si ce n'est dans le cas 
de crime de lèse-majesté. Voyez les sages restrictions que les lois des 
Wisigoths mettoient à cette pratique. (M.) 

4. A. B. Ont écrit contre Tusage de la torture, que, etc. La coirectioa 
est faite dans Tédition de 1751. 

5. Augustin Nicolas, conseiller au parlement de Besançon, doit être cité 



LIVRE VI, CHAP. XVIK 261 

J'alloîs dire qu elle poiirroit convenir dans les gouverne- 
ments despotiques, où tout ce qui inspire la crainte entre 
plus dans les ressorts du gouvernement; j'allois dire que 
les esclaves chez les Grecs et chez les Romains. •• Mais 
j'entends la voix de la nature qui crie contre moi. 

au premier rang. Son petit livre intitulé : Si la torture est un moyen sûr 
à vérifier [e.f crimes secrets, publié en 1681, est un de nos meilleurs écrits 
de jurisprudence criminelle. Parmi les adversaires de la torture, il faut 
également citer Ayrault, notre grand criminaliste. 



CHAPITRE XVIII. 

DES PEINES PÉCUNIAIRES ET DES PEINES 
CORPORELLES. 

Nos pères, les Germains, n'admettoient guère que des 
peines pécuniaires. Ces hommes guerriers et libres esti- 
moient que leur sang ne devoit être versé que les armes à 
la main. Les JaponoisS au contraire, rejettent ces sortes 
de peines, sous prétexte que les gens riches éluderoient la 
punition. Mais les gens riches ne craignent-ils pas de 
perdre leurs biens? Les peines pécuniaires ne peuvent-elles 
pas se proportionner aux fortunes? Et, enfin, ne peut-on 
pas joindre Tinfamie à ces peines? 

Un bon législateur prend un juste milieu; il n'ordonne 
pas toujours des peines pécuniaires; il n'inflige pas tou- 
jours des peines corporelles. 

i. Voyez Kempfer. (M.) 



CHAPITRE XIX. 



DE LA LOI DU TALION. 



Les États despotiques, qui aiment les lois simples, 
usent beaucoup de la loi du talion ^ Les États modérés la 
reçoivent quelquefois; mais il y a cette différence, que les 
premiers la font exercer rigoureusement, et que les autres 
lui donnent presque toujours des tempéraments. 

La loi des douze Tables en admettoit deux ; elle ne 
condamnoit au talion que lorsqu'on n'avoit pu apaiser 
celui quiseplaignoit*. On pouvoit, après la condamnation, 
payer les dommages et intérêts', et la peine corporelle se 
convertissoit en peine pécuniaire*. 

i. Elle est établie dans VAlcoran, Voyez le chapitre De la vache. (M.) 

2. Si membrum rupit, ni cum eo pacit, talio esto. Aulu-Gelle, liv. XX, 
chap. I. (M.) 

3. /6id.(M.) 

Voyez aussi la loi des Wisigoths, lly. VI, tit. iv, S 3 et 5. (M.) 



CHAPITRE XX. 



DE LA PUNITION DES PEEE8 POUR LEURS ENFANTS. 

On punit à la Chine les pères pour les fautes de leurs 
enfants. G'étoit l'usage du Pérou*. Ceci est encore tiré des 
idées despotiques. 

On a beau dire qu'on punit à la Chine le père pour 
n'avoir pas fait usage de ce pouvoir paternel que la nature 
a établi, et que les lois même y ont augmenté ; cela sup- 
pose toujours qu'il n'y a point d'honneur chez les Chinois. 
Parmi nous, les pères, dont les enfants sont condamnés 
au supplice, et les enfants* dont les pères ont subi le 
même sort, sont aussi punis par la honte, qu'ils le se- 
roient à la Chine par la perte de la vie '• 

i. Voyez Garcilasso, Histoire des guerres civiles des Espagnols. (M.) 

2. Au lieu de les punir, disoit Platon, il faut les louer de ne pas ressem- 
bler à leur père. (Liv. IX des Lois). (M.) 

3. Dans l'ancienne France, un préjugé, enraciné dans les mœurs, consi- 
dérait comme déshonorés et presque comme infâmes le» enfants de ceux 
qui avaient été condamnés au dernier supplice. Quelquefois môme les Par- 
lements condamnaient ces malheureux au bannissement. 



CHAPITRE XXI. 



DE LA CLEMENCE DU PRINCE. 

La clémence est la qualité distinctive des monarques. 
Dans la république, où Ton a pour principe la vertu, 
elle est moins nécessaire. Dans TÉtat despotique, où règne 
la crainte, elle est moins en usage, parce qu'il faut conte- 
nir les grands de TÉtat par des exemples de sévérité. Dans 
les monarchies, où Ton est gouverné par l'honneur, qui 
souvent exige ce que la loi défend*, elle est plus nécessaire*. 
La disgrâce y est un équivalent à la peine ; les formalités 
même des jugements y sont des punitions. C'est là que la 
honte vient de tous côtés pour former des genres particu- 
liers de peine. 

Les grands y sont si fort punis par la disgrâce, par la 
perte souvent imaginaire de leur fortune, de leur crédit, 
de leurs habitudes, de leurs plaisirs, que la rigueur à leur 
égard est inutile; elle ne peut servir qu'à ôter aux sujets 
l'amour qu'ils ont pour la personne du prince, et le respect 
qu'ils doivent avoir pour les places. 

Comme l'instabilité des grands est de la nature du 
gouvernement despotique, leur sûreté entre dans la nature 
de la monarchie. 

i. En cas de duel, par exemple. 

2. L*auteur ne parie que de la cour et de la noblesse de France. U oublie 
quelle était la dureté des peines pour le peuple, et combien la clémence du 
prince était rarement mise en jeu, quand ii ne 8*agissait point des grands. 



t66 DE L'ESPRIT DES LOIS. 

Les monarques ont tant à gagner par la clémence, elle 
est suivie de tant d'amour, ils en tirent tant de gloire, que 
c'est presque toujours un bonheur pour eux d'avoir Toc- 
casion* de l'exercer; et on le peut presque toujours dans 
nos contrées. 

On leur disputera peut-être quelque branche de l'au- 
torité, presque jamais l'autorité entière ; et si quelquefois 
ils combattent pour la couronne, ils ne combattent point 
pour la vie. 

Mais, dira-t-on, quand faut-il punir? quand faut-il par- 
donner? C'est une chose qui se fait mieux sentir qu'elle ne 
peut se prescrire. Quand la clémence a des dangers, ces 
dangers sont très-visibles; on la distingue aisément de 
cette foiblesse qui mène le prince au mépris et à Tim- 
puissance même de punir. 

L'empereur Maurice* prit la résolution de ne verser 
jamais le sang de ses sujets. Anastase* ne punissoît point 
les crimes. Isaac l'Ange jura que, de son règne, il ne fe- 
roit mourir personne. Les empereurs grecs avoient oublié 
que ce n'étoit pas en vain qu'ils portoient l'épée. 

1. A. D*avoir une occasion, etc.; B. D*aToir occasion, etc. 

2. Evagre, Histoire. 

3. Fragment de Suidas [qui se retrouve] dans Gonst. Porphyrogéaète. 
(M.) Le sens de l'original est qu*Ânastase donnait les charges h des sajets 
indignes. L'ancienne version latine de Suidas a trompé M. de Montesquieu. 

(CnÉVIBR.) 



LIVRE SEPTIÈME. 

CONSÉQUENCES DES DIFFERENTS PRINCIPES 

DES TROIS GOUVERNEMENTS 

PAR RAPPORT AUX LOIS SOMPTUAIRES, AU LUXE 

ET A LA CONDITION DES FEMMES. 



CHAPITRE PREMIER. 

DU LUXE *. 

Le luxe est toujours en proportion avec l'inégalité des 
fortunes. Si, dans un État, les richesses sont également 
partagées*, il n'y aura point de luxe; car il n'est fondé que 
sur les conimodités qu'on se donne par le travail des 
autres. 

Pour que les richesses restent également partagées, il 
faut que la loi ne donne à chacun que le nécessaire phy- 

i. Qu*est-cc que le luxe dans la langue de Montesquieu? D^ordinaire, on 
donne ce nom aux dépenses stériles, aux plaisirs d'éclat ; mais Montesquieu 
donne ce nom à tout ce qui dépasse le nécessaire physique. C'est une 
conception étroite et fausse. Si les hommes s'en étaient tenus au nécessaire, 
physique ils ne seraient jamais sortis de la barbarie. Je préfère de beau- 
coup la définition de Tabbé de Saint-Pierre. «Le mauvais usage du superflu, 
c'est ce que Rappelle luxe. » (Rêves tTun homme de bien, p. 225.) 

S. C'est une hypothèse chimérique. Il y a des couvents où chaque 
moine n'a que le nécessaire physique ; mais il n'y a pas de société qui 
▼ive dans de pareilles conditions. Dès qu'un homme travaille et économise, 
il y a inégalité dans le partage des richesses. 



268 DE L*ESPRIT DES LOIS. 

sique. Si l'on a au delà, les uns dépenseront, les autres 
acquerront, et rinégalité s'établira. 

Supposant le nécessaire physique égal à une somme 
donnée, le luxe de ceux qui n'auront que le nécessaire 
sera égal à zéro; celui qui aura le double aura un luxe 
égal à un ; celui qui aura le double du bien de ce dernier 
aura un luxe égal à trois; quand on aura encore le double* 
on aura un luxe égal à sept; de sorte que le bien du par- 
ticulier qui suit, étant toujours supposé double de celui 
du précédent, le luxe croîtra du double plus une unité, 
dans cette progression 0, 1, 3, 7, 15, 81, 63, 127. 

Dans la république de Platon*, le luxe auroit pu se 
calculer au juste. Il y avoit quatre sortes de cens établis. 
Le premier étoit précisément le terme où finissoit la pau- 
vreté'; le second étoit double, le troisième triple, le qua- 
trième quadruple du premier. Dans le premier cens, le 
luxe étoit égal à zéro; il étoit égal à un dans le second, i 
deux dans le troisième, à trois dans le quatrième ; et il 
suivoit ainsi la proportion arithmétique. 

En considérant le luxe des divers peuples les uns à 
l'égard des autres, il est dans chaque État en raison 
composée de l'inégalité des fortunes qui est entre les 
citoyens, et de l'inégalité des richesses des divers États. 
En Pologne, par exemple, les fortunes sont d'une inégalité 
extrême; mais la pauvreté du total empêche qu'il y ait 
autant de luxe que dans un État plus riche. 



i. A. B. Quand on aura encore un doublé, etc. 

2. Le premier cens étoit le sort héréditaire en terres, et Platon ne toq- 
loit pas qu'on pût avoir, en autres effets, plus du triple du sort héréditaire. 
Voyez ses Lois, liv. IV. (M.) 

3. Suivant Platon. Qui peut dire le terme où finit la pauvreté? Elle est 
relative aux charges de la famille, au nombre des enfants, à la condition 
de rindividu, etc. 



LIVRE VII, CHAP. I. 169 

Le luxe est encore en proportion avec la grandeur des 
villes, et surtout de la capitale ; en sorte qu'il est en raison 
composée des richesses de l'État, de l'inégalité des for- 
tunes des particuliers et du nombre d'hommes qu'on as- 
semble dans de certains lieux. 

Plus il y a d'hommes ensemble, plus ils sont vains et 
sentent naître en eux l'envie de se signaler par de petites 
choses ^ S'ils sont en si grand nombre que la plupart 
soient inconnus les uns aux autres, l'envie de se distinguer 
redouble, parce qu'il y a plus d'espérance de réussir. Le 
luxe donne cette espérance; chacun prend les marques de 
la condition qui précède la sienne. Mais à force de vouloir 
se distinguer, tout devient égal, et on ne se distingue 
plus : comme tout le monde veut se faire regarder, on ne 
"emarque personne. 

Il résulte de tout cela une incommodité générale. Ceux 
qui excellent dans une profession mettent à leur art le 
prix qu'ils veulent; les plus petits talents suivent cet 
exemple; il n'y a plus d'harmonie entre les besoins et les 
moyens. Lorsque je suis forcé de plaider, il est nécessaire 
que je puisse payer un avocat; lorsque je suis malade, 
il faut que je puisse avoir un médecin. 

Quelques gens ont pensé qu'en assemblant tant de 
peuple dans une capitale, on diminuoit le commerce, parce 
que les hommes ne sont plus à une certaine distance les 
uns des autres. Je ne le crois pas ; on a plus de désirs, plus 
de besoins, plus de fantaisies quand on est ensemble. 

i.Dans une grande ville, dit [Mandeville], Tauteur de la Fable des abeilles, 
t. I, p. 133, on s*habillc au-dessus de sa qualité, pour être estimé plus 
qu'on n*est par la multitude. C'est un plaisir pour un esprit foible, presque 
aussi grand que celui de l'accomplissement de ses désirs. (Bi.) — Ce sont 
les yeux des autres qui nous ruinent, a dit Franklin. 



CHAPITRE II. 



DES LOIS SOVPTUAIRES DANS LA DEMOCRATIE'. 

Je viens de dire* que, dans les républiques où les 
richesses sont également partagées, il ne peut point y avoir 
de luxe; et comme on a vu au livre cinquième* que cette 
égalité de distribution faisoit Texcellence d'une république, 
il suit que moins il y a de luxe dans une république, plus 
elle est parfaite. Il n'y en avoit point chez les premiers 
Romains; il n'y en avoit point chez les Lacédémonîens ; 
et dans les républiques où l'égalité n'est pas tout à fait 
perdue, l'esprit de commerce, de travail et de vertu fait 
que chacun y peut et que chacun y veut vivre de son 
propre bien, et que par conséquent il y a peu de luxe. 

Les lois du nouveau partage des champs, demandées 
avec tant d'instance dans quelques républiques, étoient 
salutaires par leur nature. Elles ne sont dangereuses que 
comme action subite. En ôtant tout à coup les richesses 
aux uns, et augmentant de même celles des autres, elles 
font dans chaque famille une révolution, et en doivent 
produire une générale dans l'État. 

t. Que signifie ce chapitre entier? L'égalité des richesses est une chi- 
mère ; le partage des terres ne vaut rien, ni comme action, ni comme loL 
(Helvétids.) 

2. A. B. Nous avons dit. 

3. Chap. m et iv. (M.) Les mots ion a vu au livn cinquième, ne sont 
pas dans les premières éditions. 



LIVRE VII, CHAP. II. J74 

A mesure que le luxe s'établit dans une république, 
Tesprit se tourne vers l'intérêt particulier. A des gens à qui 
il ne faut rien que le nécessaire, il ne reste à désirer que 
la gloire de la patrie et la sienne propre. Mais une âme 
corrompue par le luxe a bien d'autres désirs. Bientôt elle 
devient ennemie des lois qui la gênent. Le luxe que la 
garnison de Rhége commença à connoître, fit qu'elle en 
égorgea les habitants. 

Sitôt que les Romains furent corrompus, leurs désirs 
devinrent immenses*. On en peut juger par le prix qu'ils 
mirent aux choses. Une cruche de vin de Falerne- se ven- 
doit cent deniers romains ; un baril de chair salée du Pont 
en coûtoit quatre cents ; un bon cuisinier, quatre talents : les 
jeunes garçons n'avoient point de prix. Quand, par une 
impétuosité^ générale, tout le monde se portoit à la volupté, 
que devenoit la vertu? 

1. Les Romains parrinrcnt à la fortune comme d'insolents parvenus; 
ils en jouirent de môme. (Helvétios.) 

2. Fragment du livre xxxvi de Diodore, rapporté par Const Porphyrog., 
Extrait des verttis et des vices. (M.) 

3. Cum maximus omnium impetus ad luxuriam esset. Ibid. (M.) 



CHAPITRE III. 



DES LOIS SOUPTUAIRBS DANS L ARISTOCRATIE • 

L'aristocratie mal constituée a ce malheur, que les 
nobles y ont les richesses, et que cependant ils ne doivent 
pas dépenser; le luxe contraire à l'esprit de modération 
en doit être banni. Il n'y a donc que des gens très-pauvres 
qui ne peuvent pas recevoir, et des gens très-riches qui ne 
peuvent pas dépenser. 

 Venise, les lois forcent les nobles à la modestie^ Ils 
se sont tellement accoutumés à l'épargne, qu'il n'y a que 
les courtisanes qui puissent leur faire donner de l'argent. 
On se sert de cette voie pour entretenir l'industrio*; les 
femmes les plus méprisables y dépensent sans danger, 
pendant que leurs tributaires y mènent la vie du monde 
la plus obscure. 

Les bonnes républiques grecques avoient, à cet égard, 
des institutions admirables. Les riches employoient leur 



i . « La noblesse ne sauroit pas même s'habiller à sa fantaisie, ni se feire 
servir chez elle par caprice. Aucun ne sauroit s'exempter du service 
public, à moins d'être malade ou de prendre le petit colet. Il faut senrir 
aussitôt que le gouvernement l'ordonne. Il vous tire de la campagne, de 
la ville, de vos propres affaires et de vos plaisirs même toutes les fois 
qu'il le trouve bon. » Catanéo, La source, la force et U viritabU esprit 
des lois, p. ^221. 

2. Cela seroit bien à rebours du ton sens. (Helvétids.) 



LIVRE YII, CHAP. III. J73 

argent en fêtes, en chœurs de musique, en chariots, en 
chevaux pour la course, en magistratures onéreuses. Les 
richesses y étoient aussi à charge que la pauvreté'. 

1. Si, dans une république, Tindustrie et le travail produisent Tabon- 
dance, et par l'abondance le luxe, et que ce luxe fasse vivre nombre de 
citoyens et d'habitants, ce moyen ne vaudra-t-il pas les fètos, les chœurs 
de musique, les chariots et les chevaux pour la course, et toutes les admi- 
rables institutions des républiques grecques que notre auteur admire? 

(LUZAC.) 



III. 48 



CHAPITRE IV. 



DBS LOIS SOMPTUAIRES DANS LES MONARCHIES. 

« Les Suions\ nation germanique, rendent honneur 
aux richesses, dit Tacite'; ce qui fait qu'ils vivent sous le 
gouvernement d'un seul. » Cela signifie bien que le luxe 
est singulièrement propre aux monarchies, et qu il n'y faut 
point de lois somptuaires. 

Gomme, par la constitution des monarchies, les richesses 
y^sont inégalement partagées, il faut bien qu'il y ait du 
luxe. Si les riches n'y dépensent pas beaucoup, les pauvres 
mourront de faim. Il faut même que les riches y dépensent 
à proportion de l'inégalité des fortunes, et que, comme 
nous avons dit, le luxe y augmente dans cette proportion. 
Les richesses particulières n'ont augmenté que parce 
qu'elles ont ôté à une> partie des citoyens le nécessaire 
physique'; il faut donc qu'il leur soit rendu. 

Ainsi, pour que l'État monarchique se soutienne, 

1. Les Suions occupèrent cette partie de TEarope que nous connaissons 
aujourd'hui sous le nom de Suède. 

2. De moribus Gtrmanorum, c. xliv. (If.) 

3. C'est une erreur constante chez Montesquieu de croire que la 
richesse du monde est une quantité fixe, et qu'on ne peut donner à l'un 
sans ôter à l'autre. Qui ne voit au contraire que la richesse se crée tous 
les Jours par le travail? Plus un pays est riche, plus il a de capitaux, et 
plus il y a de chances pour le pau?re de sortir de sa misère, non pas en 
prenant une part de la richesse d'autrui, mais en unissant son traviil an 
capital d'autrui pour produire une richesse nouvelle. 



LIVRE VII, CHAP. IV. 175 

le luxe doit aller en croissant, du laboureur à l'artisan, au 
négociant» aux nobles, aux magistrats, aux grands sei- 
gneurs, aux traitants principaux, aux princes; sans quoi 
tout seroit perdu. 

Dans le sénat de Rome, composé de graves magistrats, 
de jurisconsultes et d* hommes pleins de l'idée des pre- 
miers temps, on proposa, sous Auguste, la correction des 
mœurs et du luxe des femmes. Il est curieux de voir dans 
Dion^ avec quel art il éluda les demandes importunes de 
ces sénateurs. C'est qu'il fondoit une monarchie, et dissol- 
voit une république. 

Sous Tibère, les édiles proposèrent dans le sénat le 
rétablissement des anciennes lois somptuaires*. Ce prince, 
qui avoit des lumières, s'y opposa : « L'État ne pourroit 
subsister, disoit-il, dans la situation où sont les choses. 
Comment Rome pourroit-elle vivre? comment pourroient 
vivre les provinces? Nous avions de la frugalité lorsque 
nous étions citoyens d'une seule ville; aujourd'hui nous 
consommons les richesses de tout l'univers ; on fait tra- 
vailler pour nous les maîtres et les esclaves. » Il voyoit bien 
qu'il ne falloit plus de lois somptuaires. 

Lorsque, sous le même empereur, on proposa au sénat 
de défendie aux gouverneurs de mener leurs femmes dans 
les provinces, à cause des dérèglements qu'elles y appor- 
toient, cela fut rejeté. On dit a que les exemples de la 
dureté des anciens avoient été changés en une façon de 
vivre plus agréable' ». On sentit qu'il falloit d'autres 
mœurs. 



1. Dion Cassius, liv. LIV, c. xvi. (M.) 

2. Tacite, Annales, liv. HI, c. xxxiv. (U.) 

3. MuUa duritiei veterum melius et lœtius mutaia* Tacite, AnnaUt, 
liT. ni, ixm. (H.) 



tu DE L'ESPRIT DES LOIS. 

Le luxe est donc nécessaire dans les États monarchi- 
ques; il l'est encore dans les États despotiques. Dans les 
premiers, c'est un usage que l'on fait de ce qu'on possède 
de liberté : dans les autres, c'est un abus qu'on fait des 
avantages de sa servitude; lorsqu'un esclave' choisi par son 
maître pour tyranniser ses autres esclaves, incertain pour 
le lendemain de la fortune de chaque jour, n'a d'autre féli- 
cité que celle d'assouvir l'orgueil, les désirs et les voluptés 
de chaque jour. 

Tout ceci mène à une réOexion. Les républiques 
finissent par le luxe; les monarchies, par la pauvreté*. 

i. A. De sa senritude ; un esclave choisi par son maître, etc. 

2. OpulerUiaparituramox egestcUem. Florus, Ut. III, c. xii. (M.) La mo- 
narchie ou plutôt l'empire romain a fini par la ruine universelle; mais on 
ne voit pas pourquoi une monarchie, dans laquelle le peuple vit d'agricul- 
ture, de commerce et d'industrie, finirait par la pauvreté. Quand la 
monarchie française est tombée en 1789, elle était au plus liant degré de 
prospérité matérielle. 



CHAPITRE V. 



DANS QUELS CAS LES LOIS SOUPTUAIRES SONT UTILES 
DANS UNE MONARCHIE. 

Ce fut dans l'esprit de la république, ou dans quelques 
cas particuliers, qu'au milieu du xiii^ siècle on fit en 
Aragon des lois somptuaires. Jacques I" ordonna que le 
roi, ni aucun de ses sujets, ne pourroient manger plus de 
deux sortes de viandes à chaque repas, et que chacune ne 
seroit préparée que d'une seule manière, à moins que ce 
ne fût du gibier qu'on eût tué soi-même*. 

On a fait aussi de nos jours, en Suède, des lois somp- 
tuaires; mais elles ont un objet différent de celles 
d'Aragon. 

Un État peut faire des lois somptuaires dans l'objet 
d'une frugalité absolue; c'est l'esprit des lois somptuaires 
des républiques; et la nature de la chose fait voir que ce 
fut l'objet de celles d'Aragon. 

Les lois somptuaires peuvent avoir aussi pour objet 
une frugalité relative, lorsqu'un État, sentant que des 
marchandises étrangères d'un trop haut prix demande- 
roient une telle exportation des siennes, qu'il se priveroit 
plus de ses besoins par celles-ci, qu'il n'en satisferoit par 
celles-là, en défend absolument l'entrée; et c'est l'esprit 

i. Constitution de Jacques I*', de Tan 1234, art. 6, dans Marca Hispor 
nica, p. 1429. (M.) 



278 DE L'ESPRIT DES LOIS. 

des lois que l'on a faites de nos jours en Suède \ Ce sont 
les seules lois somptuaires qui conviennent aux monar- 
chies. 

En général, plus un État est pauvre, plus il est ruiné 
par son luxe relatif; et plus, par conséquent, il lui faut de 
lois somptuaires relatives. Plus un État est riche, plus son 
luxe relatif l'enrichit; et il faut bien se garder d'y faire 
des lois somptuaires relatives. Nous expliquerons mieux 
ceci dans le livre sur le commerce*. 11 n'est ici question 
que du luxe absolu. 

1. On y a défendu les ?ins exquis et autres marchandises précieuses. (U.) 
9. Lettres persanes, GVL Voyez inf., liv. XX, chap. xx. (M.) 



CHAPITRE VI. 



DU LUXE A LA CHINE. 



Des raisons particulières demandent des lois somp- 
tuaires dans quelques États. Le peuple, par la force du 
climat, peut devenir si nombreux, et d'un autre côté les 
moyens de le faire subsister peuvent être si incertains, 
qu'il est bon de l'appliquer tout entier à la culture des 
terres. Dans ces États le luxe est dangereux, et les lois 
somptuaires y doivent être rigoureuses. Ainsi, pour savoir 
s'il faut encourager le luxe ou le proscrire, on doit d'abord 
jeter les yeux sur le rapport qu'il y a entre le nombre du 
peuple, et la facilité de le faire vivre. En Angleterre le sol 
produit beaucoup plus de grain qu'il ne faut pour nourrir 
ceux qui cultivent les terres, et ceux qui procurent les 
vêtements* ; il peut donc y avoir des arts frivoles, et par 
conséquent du luxe. En France il croît assez de bled pour 
la nourriture des laboureurs et de ceux qui sont employés 
aux manufactures. De plus, le commerce avec les étran- 
gers peut rendre pour des choses frivoles tant de choses 
nécessaires, qu'on n'y doit guère craindre le luxe. 

A la Chine, au contraire, les femmes sont si fécondes*, 

1. C'est le contraire aujourd'hui, et qui oserait dire que rAngleterre est 
plus pauvre qu*au dernier siècle? 

2. Lettres persanes, GXIX. 



280 DE L'ESPRIT DES LOIS. 

et Tespëce humaine s'y multiplie à un tel point, que les 
terres, quelque cultivées qu'elles soient, suffisent à peine 
pour la nourriture des habitants. Le luxe y est donc perni- 
cieux, et Tesprit de travail et d'économie y est aussi requis 
que dans quelque république que ce soit^ Il faut qu'on 
s'attach 3 aux arts nécessaires, et qu'on fuie ceux de la 
volupté. 

Voilà l'esprit des belles ordonnances des empereurs 
chinois. « Nos anciens, dit un empereur de la famille des 
Tang', tenoient pour maxime que, s'il y avoit un homme 
qui ne labourât point, une femme qui ne s'occupât 
point à filer, quelqu'un souQroit le froid ou la faim dans 
l'empire... » Et sur ce principe, il fit détruire une infi- 
nité de monastères de bonzes. 

Le troisième empereur de la vingt-unième dynastie', 
à qui on apporta des pierres précieuses trouvées dans une 
mine, la fit fermer, ne voulant pas fatiguer son peuple à 
travailler pour une chose qui ne pouvoit ni le nourrir ni 
le vêtir. 

« Notre luxe est si grand, dit Kiay venti «, que le peuple 
orne de broderies les souliers des jeunes garçons et des 
filles, qu'il est obligé de vendre. » Tant d'hommes étant 
occupés à faire des habits pour un seul, le moyen qu'il n'y 
ait bien des gens qui manquent d'habits'? Il y a dix 
hommes qui mangent le revenu des terres, contre un labou- 

1. Le luxe y a toujours été arrêté. (M.) 

2. Dans une ordonnance rapportée pa le P. du Halde, tome II, p. 497. 
(M.) 

3. Histoire de la Chine, vingt-unième dynastie, dans TouTrage du P. da 
Halde, t. I. (M.) 

4. Dans un discours rapporté par le P. du Halde, t. II, p. 418. (M.) 

5. Ceci est une erreur économique. Ceux qui font des habita pour les 
autres ne les font pas pour rien. Ils gagnent un «alaire qui leur permet d6 
irivre, c'est-à-dire de se loger, de se nourrir et de 8*babiUer. 



LIVRE VII, CHAP. VI. S84 

reur : le moyen qu'il n'y ait bien des gens qui manquent 
d'aliments * ? 



1. Si dix hommes mangent ce revenu des terres comme fonctionnaires 
ou rentiers, sans doute le laboureur .sera écrasé par l*impôt; mais si ces 
dix liommes travaillent de leur côté et produisent des valeurs de commerce 
et d'échange, le prix du bled montera, et au besoin on en fera venir du 
dehors. Comment y aura-t-il des gens qui manquent d*aliments, quand le 
pays sera plus riche, et le travail plus abondant? 



CHAPITRE VII. 



FATALE CONSEQUENCE DU LUXE A LA CHINE. 

On voit dans l'histoire de la Chine qu'elle a eu vingt- 
deux dynasties qui se sont succédé; c'est-à-dire qu'elle 
a éprouvé vingt-deux révolutions générales, sans compter 
une infinité de particulières. Les trois premières dynasties 
durèrent assez longtemps, parce qu'elles furent sagement 
gouvernées, et que l'empire étoit moins étendu qu'il ne le 
fut depuis. Mais on peut dire en général que toutes ces 
dynasties commencèrent assez bien. La vertu, l'attention, 
la vigilance, sont nécessaires à la Chine ; elles y étoient 
dans le commencement des dynasties, et elles manquoient à 
la fin. En eiïet, il étoit naturel que des empereurs, nourris 
dans les fatigues de la guerre, qui parvenoient à faire 
descendre du trône une famille noyée dans les délices, 
conservassent la vertu qu'ils avoient éprouvée si utile, et 
craignissent les voluptés qu'ils avoient vues si funestes. 
Mais, après ces trois ou quatre premiers princes, la cor- 
ruption, le luxe, l'oisiveté, les délices, s'emparent des suc- 
cesseurs; ils s'enferment dans le palais, leur esprit s'aOToi- 
blit, leur vie s'accourcit, la famille décline; les gi-ands 
s'élèvent, les eunuques s'accréditent, on ne met sur le 
trône que des enfants ; le palais devient ennemi de l'em- 
pire; un peuple oisif qui l'habite ruine celui qui travaille, 



LIVRE VII, CHAP. VII. 183 

Tempereur est tué ou détruit par un usurpateur, qui fonde 
une famille, dont le troisième ou quatrième successeur ya 
dans le même palais se renfermer encore ^ 

i. Ce n*estpas seulement Thistoire de la Chine, c'est Thistoire de tous 
les despotismes d*Orient. Qui sait même si Montesquieu ne songeait pas à 
la monarchie française, et si l'exemple de la Chine n*était pas un avis au 
lecteur? 



CHAPITRE VIII. 

DE LA CONTINENCE PUBLIQUE ^ 

II y a tant d'imperfections attachées à la perte de la 
vertu dans les femmes, toute leur âme en est si fort 
dégradée, ce point principal ôté en fait tomber tant 
d'autres, que l'on peut regarder, dans un État populaire, 
l'incontinence publique comme le dernier des malheurs, et 
la certitude d'un changement dans la constitution. 

Aussi les bons législateurs y ont-ils exigé des femmes 
une certaine gravité de mœurs. Ils ont proscrit de leurs 
républiques non-seulement le vice, mais Tapparence même 
du vice. Ils ont banni jusqu'à ce commerce de galanterie 
qui produit l'oisiveté, qui fait que les femmes corrompent 
avant même d'être corrompues, qui donne un prix à tous 
les riens, et rabaisse ce qui est important, et qui fait qoe 
l'on ne se conduit plus que sur les maximes du ridicule, 
que les femmes entendent si bien à établir. 

i. Inf.,XVI,xii. 



CHAPITRE IX. 



DE LA CONDITION DES FEMMES DANS LES DIVERS 
GOUVERNEMENTS. 

Les femmes ont peu de retenue dans les monarchies, 
parce que la distinction des rangs les appelant à la cour, 
elles y vont prendre cet esprit de liberté qui est à peu 
près le seul qu'on y tolère *. Chacun se sert de leurs agré- 
ments et de leurs passions pour avancer sa fortune * ; et 
comme leur foiblesse ne leur permet pas l'orgueil, mais 
la vanité, le luxe y règne toujours avec elles *. 

Dans les États despotiques, les femmes n'introduisent 
point le luxe; mais elles sont elles-mêmes un objet du 
luxe. Elles doivent être extrêmement esclaves. Chacun 
suit l'esprit du gouvernement, et porte chez soi ce qu'il 
voit établi ailleurs. Comme les lois y sont sévères et 
exécutées sur-le-champ , on a peur que la liberté des 
femmes n'y fasse des affaires. Leurs brouilleries, leurs 
indiscrétions , leurs répugnances, leurs penchants, leurs 
jalousies, leurs piques, cet art qu'ont les petites âmes 
d'intéresser les grandes, n'y sauroient être sans consé- 
quence *. 

i. A. B. Qui est le seul qu*on y tolère. 

2. Lettres persanes, CVII. 

3. N*y a-t-il pas aossi de Thonneur pour les femmes dans la monarchie? 
Je suis trop pauvre pour être votre femme, disait Catherine de Rohan à 
Henri IV, mais de trop bonne maison pour être votre maîtresse. 

A. Inf., XVI, 9. 



S86 DE L'ESPRIT DES LOIS. 

De pluSf Gomme dans ces États les princes se jouent 
de la nature humaine, ils ont plusieurs femmes, et mille 
considérations les obligent de les renfermer. 

Dans les républiques, les femmes sont libres par les 
lois, et captivées par les mœurs ^ ; le luxe en est banni, 
et avec lui la corruption et les vices. 

Dans les villes grecques, où Ton ne vivoit pas sous 
cette religion qui établit que, chez les hommes même, la 
pureté des mœurs est une partie de la vertu; dans les 
villes grecques, où un vice aveugle régnoit d'une manière 
effrénée, où l'amour n'avoit qu'une forme que Ton n'ose 
dire, tandis que la seule amitié s'étoit retirée dans le ma- 
riage * ; la vertu, la simplicité, la chasteté des femmes, y 
étoient telles, qu'on n'a guère jamais vu de peuple qui ait 
eu à cet égard une meilleure police '. 

i. A. Et retenues par les mœurs. 

2. Quant au vrai amour, dit Plutarquc, les femmes n*y ont aacane 
part. OEuvres morcUes, traité de VAmour, p. 600. Il parloit comme son 
siècle. Voyez Xénophon, au dialogue intitulé Hieron. (M.) — Ce n*est point 
Plutarque qui dit cela, mais un des personnages du dialogue. 

3. A Athènes, il y avoit un magistrat particulier qui veilloit sur la con- 
duite des femmes. (M.) 



CHAPITRE X. 



DU TRIBUNAL DOMESTIQUE CHEZ LES ROMAINS. 

Les Romains n'avoîent pas, comme les Grecs, des ma- 
gistrats particuliers qui eussent inspection sur la conduite 
des femmes. Les censeurs n'avoîent l'œil sur elles que 
comme sur le reste de la république. L'institution du tri- 
bunal domestique * suppléa à la magistrature établie chez 
les Grecs •• 

Le mari assembloit les parents de la femme, et la 
jugeoit devant eux ^ Ce tribunal maintenoit les mœurs 
dans la république. Mais ces mômes mœurs maintenoient 
ce tribunal. Il devoit juger non-seulement de la violation 
des lois, mais aussi de la violation des mœurs. Or, pour 
juger de la violation des mœurs, il faut en avoir. 

Les peines de ce tribunal dévoient être arbitraires, et 

1 . Romulas institua ce tribunal, comme il parolt par Denys d*HaIicar- 
uasse, liv. II, p. 96. (M.) 

2. Voyez dans Tite-Uve, liv. XXXIX, Tusage que Ton fit de ce tribunal 
lors de la conjuration des bacchanales : on appela conjuration contre la 
république, des assemblées où Ton corrompoit les mœurs des femmes et des 
jeunes gens. (M.) 

3. Il parolt par Denys d*Halicarnasse, liv. II, que par institution de 
Romulus, le mari, dans les cas ordinaires, Jugeoit seul devant les parents 
de la femme ; et que, dans les grands crimes, il la Jugeoit avec cinq d*entre 
eux. Aussi Ulpicn, au titre VI, S 0, 12 et 13, distingue-t-il, dans les Juge- 
ments des mœurs, celles qu*il appelle graves, d'avec celles qui Tétoient 
moins: mores graviores, mores leviores. (M.) 



288 DE L'ESPRIT DES LOIS. 

Tétoient en effet; car, tout ce qui regarde les mœurs, tout 
ce qui regarde les règles de la modestie, ne peut guère 
être compris sous un code de lois. Il est aisé de régler 
par des lois ce qu'on doit aux autres; il est difficile d'y 
comprendre tout ce qu'on se doit à soi-même ^ 

Le tribunal domestique regardoit la conduite géné- 
rale des femmes. Mais il y avoit un crime qui, outre 
l'animadverslon de ce tribunal, étoit encore soumis à une 
accusation publique : c'étoit l'adultère ; soit que, dans une 
république, une si grande violation de mœurs intéressât 
le gouvernement ; soit que le dérèglement de la femme 
pût faire soupçonner celui du mari ; soit enfin que l'on 
craignit que les honnêtes gens mêmes n'aimassent mieux 
cacher ce crime que le punir, l'ignorer que le venger*. 

1. C*est la distinction du droit et de la morale. La loi, faite pour le 
maintien de la société, ne peut s'occuper que des actes qui troublent U 
société, sous peine de dégénérer en tyrannie. 

2. Sup. V, VII. 



CHAPITRE XI. 



COMMENT LES INSTITUTIONS CHANGERENT A ROME 
AVEC LE GOUVERNEMENT. 

Comme le tribunal domestique supposoit des mœurs, 
raccusatîon publique en supposoit aussi ; et cela fit que 
ces deux choses tombèrent avec les mœurs, et finirent 
avec la république *. 

L'établissement des questions perpétuelles, c'est-à-dire, 
du partage de la juridiction entre les préteurs, et la cou- 
tume qui s'introduisit de plus en plus que ces préteurs 
jugeassent eux-mêmes ' toutes les affaires, afibiblirent 
l'usage du tribunal domestique; ce qui parolt par la sur- 
prise des historiens, qui regardent comme des faits sin- 
guliers et comme un renouvellement de la pratique 
ancienne, les jugements que Tibère fit rendre par ce 
tribunal '. 

L'établissement de la monarchie et le changement des 
mœurs firent encore cesser l'accusation publique. On pou- 
voit craindre qu'un malhonnête homme, piqué des mépris 
d'une femme, indigné de ses refus, outré de sa vertu 
même, ne formât le dessein de la perdre. La loi Julia 

i . Judicio de moribus {quod antea quidem in antiquis legUnu posUum 
erat, non autem frequentabcUur) penitus abolUo, L. li, S^i ^od. de repud, (M ) 

2. Judicia exiraordinaria. (M.) 

3. Tacite, Annales, II, 50. 

111. 49 



890 DE L'ESPRIT DES LOIS. 

ordonna qu'on ne pourrait accuser une femme d'adultère, 
qu'après avoir accusé son mari de favoriser ses dérègle- 
ments; ce qui restreignit beaucoup cette accusation, et 
l'anéantit pour ainsi dire ^ 

Sixte-Quint sembla vouloir renouveler l'accusation 
publique '. Mais il ne faut qu'un peu de réflexion pour 
voir que cette loi, dans une monarchie telle que la sienne, 
étoit encore plus déplacée que dans toute autre. 

1. Constantin Tôta entièrement : « C'est une chose indigne^ disoit-U, 
que des mariages tranquilles soient troublés par Taudace des étrangers. » 
(M.) 

2. Sixte V ordonna qu'un mari qui n*iroit point se plaindre à lui des 
débauches de sa femme, seroitpuni de mort. Voyez Leti, Vie de SixUV.{ià') 
— C'étoit raisonner comme un moine. (Hblvbtius.) 



CHAPITRÉ XII. 



DE LA TUTELLE DES FEMMES CHEZ LES ROMAINS. 

Les institutions des Romains mettoient les femmes 
dans une perpétuelle tutelle, à moins qu'elles ne fussent 
sous l'autorité d'un mari *. Cette tutelle étoit donnée au 
plus proche des parents par mâles; et il paroit, par une 
expression vulgaire *, qu'elles éioient très-génées. Cela 
étoit bon pour la république, et n'étoit point nécessaire 
dans la monarchie '. 

11 paroi t, par les divers codes des lois des barbares « 
que les femmes, chez les premiers Germains, étoient aussi 
dans une perpétuelle tutelle ^ Cet usage passa dans les 
monarchies qu'ils fondèrent; mais il ne subsista pas. 

1. Nisi convenissent in nianum viri, (M.) 

2. Ne sis mihi patruus oro, (M.) 

3. La loi Papienne ordonna, sous Auguste, que les femmes qui auroient 
eu trois enfants, seroient hors de cette tutelle. (M.) 

4. Cette tutelle s*appelloit chez les Germains Mundeburdium, (H.) 



CHAPITRE XIII. 



DES PEINES ETABLIES PAR LES EMPERBUaS 
CONTRE LES DÉBAUCHES DES FEMMES. 

La loi Julia établit une peine contre l'adultère. Mais, 
bien loin que cette loi, et celles que l'on fit depuis là- 
dessus, fussent une marque de la bonté des mœurs, 
elles furent au contraire une marque de leur dépra- 
vation. 

Tout le système politique à l'égard des femmes 
changea dans la monarchie. Il ne fut plus question d'éta- 
blir chez elles la pureté des mœurs, mais de punir leurs 
crimes. On ne faisoit de nouvelles lois pour punir ces 
crimes, que parce qu'on ne punissoit plus les violations, 
qui n'étoient point ces crimes. 

L'aflreux débordement des mœurs obligeoit bien les 
empereurs de faire des lois pour arrêter à un certain 
point l'ioipudicité ; mais leur intention ne fut pas de 
corriger les mœurs en général. Des faits positifs, rappor- 
tés par les historiens, prouvent plus cela que toutes ces 
lois ne sauroient prouver le contraire. On peut voir dans 
Dion la conduite d'Auguste à cet égard, et comment il 
éluda, et dans sa préture et dans sa censure, les demandes 
qui lui furent faites ^ 

1. Comme on lui eut amené un Jeune homme qui avoit épousé une 
femme avec laquelle il avoit eu auparavant un mauvais commerce, il 



LIVRE VII, CHAP. XIII. 293 

On trouve bien dans les historiens des jugements 
rigides, rendus, sous Auguste et sous Tibère, contre Tim- 
pudicité de quelques dames romaines ; mais en nous fai- 
sant connoltre l'esprit de ces règnes, ris nous font con- 
noître l'esprit de ces jugements. 

Auguste et Tibère songèrent principalement à punir 
les débauches de leurs patentes. Ils ne punissoient point 
le dérèglement des mœurs, mais un certain crime d'im- 
piété ou de lèse-majesté * qu'ils avoient inventé, utile 
pour le respect, utile pour leur vengeance. De là vient que 
les auteurs romains * s'élèvent si fort contre cette tyrannie. 

La peine de la loi Julia étoit légère '. Les empereurs 
voulurent que, dans les jugements, on augmentât la peine 
de la loi qu'ils avoient faite. Cela fut le sujet des invectives 
des historiens. Ils n'examinoient pas si les femmes méri- 
toient d'être punies, mais si l'on avoit violé la loi pour les 
punir. 

Une des principales tyrannies de Tibère * fut l'abus 
qu'il fit des anciennes lois. Quand il voulut punir quelque 



hésita longtemps, ii*osaiit ni approuver, ni panir ces choses. Enfin, repre- 
nant ses esprits : « Les séditions ont été cause de grands maux, dit-il, 
oublions-les. » (Dion, liv. UV, ch. xvt.) Les sénateurs lui ayant demandé 
des règlements sur les mœurs des femmes, il éluda cette demande, en 
leur disant qu*ils corrigeassent leurs femmes, comme il corrigeoit la sienne. 
Sur quoi ils le prièrent de leur dire comment il en usoit avec sa femme ; 
(question, ce me semble, fort indiscrète). (M.) 

1. Culpam inter viros et feminas vulgatan}, gravi nomine lœsarum 
religionum, ac violatœ majestatis appellando, clementiam majorum sttasque 
ipse leges egrediebatur. Tacite, Annales, liv. III^ c. ixtv. (M.) 

2. A. Les auteurs latins, etc. 

3. Cette loi est rapportée au Digeste; mais on n*y a pas mis la peine. 
On juge qu'elle n'ctoit que do la relégatioo, puisque celle de l'inceste 
n'étoitque de la déportation. L. Si quis viduam, ff. de quest, (M.) Tacite, 
Annales, U, c. l. 

4. Proprium id Tiberio fuit, scelera nuper reperta priscis verbis obte- 
gère. Tacite, Annales, liv. IV, ch. xix. (M.) 



294 DE L'ESPRIT DES LOIS. 

dame romaine au delà de la peine portée par la loi Julia, 
il rétablit contre elle le tribunal domestique *. 

Ces dispositions, à Tégard des femmes, ne regardoient 
que les familles des sénateurs, et non pas celles du peuple. 
On vouloit des prétextes aux accusations contre les grands ; 
et les déportements des femmes en pouvoient fournir sans 
nombre. 

Enfin ce que j'ai dit, que la bonté des mœurs n'est 
pas le principe du gouvernement d'un seul *, ne se vérifia 
jamais mieux que sous ces premiers empereurs ; et si l'on 
en doutoit, on n'auroit qu'à lire Tacite, Suétone, Juvénal 
et Martial. 



1. Adultéra graviorem pœnam deprecatus, ut,exemplo maiorwn, pro- 
pinquis suis ultra ducentesimum lapidem removeretur, suasU, Adultero 
Manlio Italia (ttque Africa interdictum est. T&cite, Annales, liv. H, c. l. 
(M.) C'était un adoucissement de la peine que demandait TibërOi non point 
uue aggravation. 

2. n a trop dMntérôt à favoriser la corruption; rien ne distrait autant 
de toute affaire publique. (Hblvétids.) 



CHAPITRE XIV. 



LOIS SOMPTUAIRES CHEZ LES ROMAINS. 

Nous avons parlé de rincontînence publique, parce 
quelle est jointe avec le luxe, qu'elle en est toujours sui- 
vie, et qu'elle le suit toujours. Si vous laissez en liberté 
les mouvements du cœur, comment pourrez-vous gêner 
les foiblesses de l'esprit? 

A Rome, outre les institutions générales, les censeurs 
firent faire, par les magistrats, plusieurs lois particulières, 
pour maintenir les femmes dans la frugalité. Les lois Fan- 
nienne^ Licinienne et Oppienne eurent cet objet*. Il faut 
voir dans Tite-Live * comment le sénat fut agité, lors- 
qu'elles demandèrent la révocation de la loi Oppienne. 
Yalère-Maxime met l'époque du luxe chez les Romains à 
l'abrogation de cette loi. 

1. n n*e8t dit nulle part que ces trois lois aient été portées à la sollici- 
tation ou réquisition des censeurs. Les consuls ou tribuns qui les por- 
tèrent, agirent d*office, et sans avoir besoin d*ètre excités par le ministère 
des censeurs. Les lois Fannia et Licinia ne regardoient point spécialement 
les femmes. Elles régloient et modéroient la dépense de la table. (CttfviBB.) 

2. Décade IV, liv. IV. (M.) 



CHAPITRE XV. 



DES DOTS ET DES AVANTAGES NUPTIAUX 
DANS LES DIVERSES CONSTITUTIONS. 

Les dots doivent être considérables dans les monarchies, 
afin que les maris puissent soutenir leur rang et le luxe 
établi*. Elles doivent être médiocres dans les républiques, 
où le luxe ne doit pas régner*. Elles doivent être à peu 
près nulles dans les États despotiques, où les femmes sont, 
en quelque façon, esclaves. 

La communauté des biens, introduite par les lois fran- 
çoises entre le mari et la femme, est très-convenable dans 
le gouvernement monarchique, parce qu'elle intéresse les 
femmes aux affaires domestiques, et les rappelle, comme 
malgré elles, au soin de leur maison. Elle Test moins dans 
la république, où les femmes ont plus de vertu. Elle seroit 
absurde dans les États despotiques, où presque toujours les 
femmes sont elles-mêmes une partie de la propriété du 
maître. 

Comme les femmes, par leur état, sont assez portées au 

1. Inf., XXVII, 1 à la fin. Je répète une observation que]*ai déjà fkite. 
Dans tout ce que Montesquieu dit de la monarchie, c'est-à-dire de la France ; 
il ne s'occupe que des classes privilégiées. Le peuple n'existe pas pour lui, 
non plus que pour ses contemporains. 

S. Marseille fut la plus sage des républiques de son temps ; les dots ne 
pouvoient passer cent écus en argent, et cinq en habits, dit Strabon, Ut. IV. 
(M). 



LIVRE VII, CHAP. XV. Î97 

mariage, les gains que la loi leur donne sur les biens de 
leur mari sont inutiles ^ Mais ils seroient très-pernicieux 
dans une république, parce que leurs richesses particulières 
produisent le luxe. Dans les États despotiques, les gains de 
noces doivent être leur subsistance, et rien de plus. 

1 . Celui qui concourt au profit doit y avoir part. (Helv^tius.) Il ne peut 
pas être inutile d*as8urer l'eiistence de la femme qui a le malheur de perdre 
son mari.C*est ce que font les contrats de mariage. Pourquoi la loi serait- 
elle moins prévoyante pour ceux qui ne font pas de contrat? 



CHAPITRE XVI. 



BELLE COUTUME DES SAMNITES*. 

Les Samnites avoient une coutume qui, dans une petite 
république, et surtout dans la situation où étoit la leur, 
devoit produire d'admirables effets. On assembloit tous les 
jeunes gens, et on les jugeoit. Celui qui étoit déclaré le 
meilleur de tous, prenoit pour sa femme la fille qu'il vou- 
loit; celui qui avoit les suffrages après lui choisissoit 
encore; et ainsi de suite*. Il étoit admirable de ne regar- 
der entre les biens des garçons que les belles qualités, 
et les services rendus à la patrie*. Celui qui étoit le plus 
riche de ces sortes de biens choisissoit une fille dans 
toute la nation. L'amour, la beauté, la chasteté, la vertu, 
la naissance, les richesses même, tout cela étoit, pour 
ainsi dire, la dot de la vertu. Il seroit diflicile d'imaginer 
une récompense plus noble, plus grande, moins i chargea 
un petit État, plus capable d'agir sur l'un et l'autre sexe. 

Les Samnites descendoient des Lacédémoniens ; et 
Platon, dont les institutions ne sont que la perfection des 
lois de Lycurgue, donna à peu près une pareille loi S 

1. L*autear a pris ici les Sanites, peuple de la Sarmatie, pour les Sam- 
nites, peuple d*lulie. Stobée les appelle Sunitœ, (Ddpin.) 

2. Fragm. de Nicolas de Damas, tiré de Stobée, dans le Recml de 
Constantin Porphyrogéaète. (M.) 

3. Il n*eût pas été moins admirable de consulter la Jeune fille avant de 
lui donner un époux. 

4. Il leur permet même de se voir plus fréquemment. (M.) 



CHAPITRE XVII. 



DE l'administration DES FEMMES. 

Il est contre la raison et contre la nature que les 
femmes soient maîtresses dans la maison, comme cela étoit 
établi chez les Égyptiens * ; mais il ne l'est pas qu'elles 
gouvernent un empire. Dans le premier cas, Tétat de 
foiblesse où elles sont ne leur permet pas la préémi- 
nence : dans le second, leur foiblesse même leur donne 
plus de douceur et de modération ; ce qui peut faire un 
bon gouvernement, plutôt que les vertus dures et féroces. 

Dans les Indes, on se trouve très- bien du gouverne- 
ment des femmes; et il est établi que, si les mâles ne 
viennent pas d*une mère du même sang, les filles qui ont 
une mère du sang royal, succèdent*. On leur donne un 
certain nombre dç personnes pour les aider à porter le 
poids du gouvernement. Selon M. Smith', on se trouve 
aussi très-bien du gouvernement des femmes en Afrique. 
Si l'on ajoute à cela l'exemple de la Moscovie et de l'An- 
gleterre^, on verra qu'elles réussissent également, et dans 
le gouvernement modéré, et dans le gouvernement despo- 
tique. 

1. Lettres persan$ê,XXX\lll i Temple de Gnide, chant m. 

2. Lettres édifiantes, 14« recueil. (M.) 

3. Voyage de Guinée, seconde partie, p. 165 de la traduction; sur le 
royaume d^Angona, sur la côte d*Or. (M.) 

4. Elisabeth et Anne en Angleterre ; la première Catherine, Anne et 
Elisabeth en MoscoTie. 



LIVRE HUITIEME. 

DE LA CORRUPTION DES PRINCIPES 
DES TROIS GOUVERNEMENTS. 



CHAPITRE PREMIER. 

IDÉE GENERALE DE CE LIVRE. 

La corruption de chaque gouvernement commence 
presque toujours par celle des principes. 



CHAPITRE II. 

DB LA COERUPTION DU PRINCIPE DB LA DBMOGRATIB. 

Le principe de la démocratie se corrompt, non-seule- 
ment lorsqu'on perd l'esprit d'égalité, mais encore quand 
on prend l'esprit d'égalité extrême, et que chacun veut 
être égal à ceux qu'il choisit pour lui commander. Pour 
lors le peuple, ne pouvant souffrir le pouvoir même qu'il 
confie, veut tout faire par lui-même, délibérer pour le sé- 
nat, exécuter pour les magistrats, et dépouiller tous les 
juges. 

II ne peut plus y avoir de vertu dans la république. Le 
peuple veut faire les fonctions des magistrats ; on ne les 
respecte donc plus. Les délibérations du sénat n'ont plus 
de poids* ; on n'a donc plus d'égards pour les sénateurs, et 
par conséquent pour les vieillards. Que si l'on n'a pas du 
respect pour les vieillards, on n'en aura pas non plus pour 
les pères ; les maris ne méritent pas plus de déférence, ni 
les maîtres plus de soumission. Tout le monde parviendra 
à aimer ce libertinage ; la gêne du commandement fati- 
guera comme celle de l'obéissance. Les femmes, les enfants, 
les esclaves n'auront de soumission pour personne. II n'y 
aura plus de mœurs, plus d'amour de l'ordre, enfin plus 
de vertu. 

1. A. B. Ne sont plus pesées. La correction est dans l'édition de 1751. 



302 DE L'ESPRIT DES LOIS. 

On voit, dans le Banquet de Xénophon\ une peintore 
bien naïve d'une république où le peuple a abusé de l'éga- 
lité. Chaque convive donne à son tour la raison pourquoi 
il est content de lui. « Je suis content de moi, dit Gharmides, 
à cause de ma pauvreté. Quand j'étois riche, j'étois obligé 
de faire ma cour aux calomniateurs, sachant bien que 
j'étois plus en état de recevoir du mal d'eux que de leur 
en faire : la république me demandoit toujours quelque 
nouvelle somme : je ne pouvois m' absenter. Depuis que je 
suis, pauvre, j'ai acquis de l'autorité; personne ne me 
menace, je menace les autres; je puis m'en aller ou rester. 
Déjà les riches se lèvent de leurs places, et me cèdent le 
pas. Je suis un roi, j'étois esclave; je payois un tribut à 
la république, aujourd'hui elle me nourrit ; je ne crains 
plus de perdre, j'espère d'acquérir. » 

Le peuple tombe dans ce malheur, lorsque ceux 
à qui il se confie, voulant cacher leur propre corruption, 
cherchent à le corrompre. Pour qu'il ne voie pas leur 
ambition, ils ne lui parlent que de sa grandeur ; pour qu'il 
n'aperçoive pas leur avarice, ils flattent sans cesse la 
sienne. 

La corruption augmentera parmi les corrupteurs, et elle 
augmentera parmi ceux qui sont déjà corrompus. Le peuple 
se distribuera tous les deniers publics ; et, comme il aura 
joint à sa paresse la gestion des affaires, il voudra joindre 
à sa pauvreté les amusements du luxe. Mais, avec sa paresse 
et son luxe, il n'y aura que le trésor public qui puisse être 
un objet pour lui. 

Il ne faudra pas s'étonner si l'on voit les suffrages 
se donner pour de l'argent. On ne peut donner beaucoup 

1. Chap. IV. Platon, Rép., li?. VIII. 



LIVRE VIII, ÇHAP.iIIvi 303 

au peuple, sans retirer encore p^us; 4a ^s.mais* pour 
retirer de lui, il faut re^vjarser r^tat^;Pias, il^piiroUra 
tirer d'avantage de sa liberté, plus il s'.approçhera db 
moment où il doit la perdre. Il, se .forjpae ^e, petits 
tyrans qui ont tous les vicçs d'ua seul. Bientôt ce qui 
reste de liberté devient insuppor^bl,e;W:^ul.i.yr&D 
s'élève; et le peuple perd tout, jusqu'aux avantages de sa 
corruption. - • ; 

La démocratie a donc deux excès à. éviter : l'es^riit 
d'inégalité, qui la mène à l'aristoaratie, ou au gouverne-^ 
ment d'un seul ; et l'esprit d'égalité extrême, qui la conduit' 
au despotisme d'un seul, comme le despotisme d'un seul 
finit par la conquête. 

Il est vrai que ceux qui corrompirent les républiques 
grecques ne devinrent pas toujours tyrans. C'est qu'ils 
s'étoient plus attachés à l'éloquence qu'à Tart militaire : 
outre qu'il y avoit dans le cœur de tous les Grecs une haine 
implacable contre ceux qui renversoient le gouvernement 
républicain; ce qui fit que l'anarchie dégénéra en anéan- 
tissement, au lieu de se changer en tyrannie. 

Mais Syracuse, qui se trouva placée au milieu d'un grand 
nombre de petites oligarchies changées en tyrannies ^ Syra- 
cuse, qui avoit un sénat* dont il n'est presque jamais fait 
mention dans l'histoire, essuya des malheurs que la cor- 
ruption ordinaire ne donne pas. Cette ville, toujours dans 
la licence' ou dans l'oppression, également travaillée par 

1 . Voyez PluUrquc, dans les Vies de Timoléon et de Dion. (M.) 
S. Ce8t celui des six cents, dont parle Diodore, liv. XIX, ch. ▼. (M.) 
3. Ayant chassé les tyrans, ils firent citoyens des étrangers et des sol- 
dats mercenaires, ce qui caasa des guerres civiles. Aristote, Politique, 
liv. V, chap. III. Le peuple ayant été cause de la victoire sur les Athéniens, 
la république fut changée, ibid., chap. iv. La passion de deux jeunes magis- 
trats, dont Tun enleva à Tautre un jeune garçon, et celui-ci lui débaucha 



304 DE L'ESPRIT DES LOIS. 

sa liberté et par sa servitude, reœvant toujours Tune et 
l'autre comme une temtpéte, et malgré sa puissance au 
dehors, toujours déterminée à une révolution par la plos 
petite force étrangère, avoit dans son sein un peuple im- 
mense, qui n'eut jamais que cette cruelle alternative de se 
donner un tyran, ou de l'être lui-même ^ 

sa femme, fit changer la forme de cette répubUque^ Ibid,, li?. VU, chip.n. 
(M.) 

i. Dans ces pages admirables, dans ce tableau des excès qai perdent li 
démocratie, Montesquieu, comme Gtcéroo, 8*èst|io spire de Platoo, que, plos 
d'une fois, il s'est contenté de traduire. Platon, Eép., iiv. VIII; Cicéroo, it 
Rep,, Iiv. I, c xuii, luv. 



CHAPITRE III. 



DE l'esprit d'Égalité extrême. 

Autant que le ciel est éloigné de la terre, autant le 
véritable esprit d'égalité Test-il de l'esprit d'égalité 
extrême. Le premier ne consiste point à faire en sorte que 
tout le monde commande, ou que personne ne soit com- 
mandé; mais à obéir et à commander à ses égaux. Il ne 
cherche pas à n'avoir point de maître, mais à n'avoir que 
ses égaux pour maîtres. 

Dans l'état de nature, les hommes naissent bien 
dans l'égalité ; mais il n'y sauroient rester. La société la 
leur fait perdre, et ils ne redeviennent égaux que par les 
lois*. 

Telle est la différence entre la démocratie réglée et 
celle qui ne l'est pas, que, dans la première, on n'est égal 
que comme citoyen, et que, dans l'autre, on est encore 
égal comme magistrat, comme sénateur, comme juge, 
comme père, comme mari, comme maître* 

La place naturelle de la vertu est auprès de la liberté ; 
mais elle ne se trouve pas plus auprès de la liberté extrême 
qu'auprès de la servitude. 

1. Sup., I, II et ui. 



m. to 



CHAPITRE IV. 



CAUSE PAETIGULIEEB DE LA GOEEUPTION DU PEUPLE. 

Les grands succès, surtout ceux auxquels le peuple con- 
tribue beaucoup, lui donnent un tel orgueil, qu*il n'est plus 
possible de le conduire. Jaloux des magistrats, il le de- 
vient de la magistrature ; ennemi de ceux qui gouvernent, 
il l'est bientôt de la constitution. C'est sdnsi que la victoire 
de Salamine sur les Perses corrompit la république 
d'Athènes * ; c'est ainsi que la défaite des Athéniens perdit 
la république de Syracuse *. 

Celle de Marseille n'éprouva jamais ces grands passages 
de l'abaissement à la grandeur : aussi se gouverna-t-elle 
toujours avec sagesse ; aussi conserva*t-elle ses principes. 

1. Aristote, PolUique, II?. V, chap. iv. (M.) 

2. Ibid, (M.) 



CHAPITRE V. 



DE LA CORRUPTION DU PRINCIPE DE L'ARISTOCRATIE. 

L'aristocratie se corrompt Ioi*sque le pouvoir des nobles 
devient arbitraire : il ne peut plus y avoir de vertu dans 
ceux qui gouvernent, ni dans ceux qui sont gouvernés. 

Quand les familles régnantes observent les lois, c'est 
une monarchie qui a plusieurs monarques, et qui est trë»- 
bonne par sa nature ; presque tous ces monarques sont 
liés par les lois. Mais quand elles ne les observent pas, 
c'est un État despotique qui a plusieurs despotes. 

Dans ce cas la république ne subsiste qu'à l'égard des 
nobles, et entre eux seulement. Elle est dans le corps qui 
gouverne, et l'État despotique est dans le corps qui est 
gouverné ; ce qui fait les deux corps du monde les plus 
désunis. 

L'extrême corruption est lorsque les nobles deviennent 
héréditaires^; ils ne peuvent plus guère avoir de modéra- 
tion. S'ils sont en petit nombre, leur pouvoir est plus grand, 
mais leur sûreté diminue : s'ils sont en plus grand nombre, 
leur pouvoir est moindre, et leur sûreté plus grande : en 
sorte que le pouvoir va croissant, et la sûreté diminuant, 
jusqu'au despote, sur la tête duquel est l'excès du pouvoir 
et du danger. 

1. L*ari8tocratie se change en oligarchie. (M.) 



308 DE L'ESPRIT DES LOIS. 

Le grand nombre des nobles dans l'aristocratie héré- 
ditaire rendra donc le gouvernement moins violent; mais 
comme il y aura peu de vertu, on tombera dans un es- 
prit de nonchalance, de paresse, d'abandon, qui fera que 
l'État n'aura plus de force ni de ressorte 

Une aristocratie peut maintenir la force de son prin- 
cipe, si les lois sont telles qu'elles fassent plus sentir aux 
nobles les périls et les fatigues du commandement que ses 
délices; et si l'État est dans une telle situation qu'il ait 
quelque chose à redouter; et que la sûreté vienne du de- 
dans, et l'incertitude du dehors. 

Gomme une certaine confiance fait la gloire et la sû- 
reté d'une monarchie, il faut au contraire qu'une répu- 
blique redoute quelque chose*. La crainte des Perses main- 
tint les lois chez les Grecs. Garthage et Rome s'intimidèrent 
l'une l'autre, et s'affermirent. Ghose singulière! plus ces 
États ont de sûreté, plus, comme des eaux trop tranquilles, 
ils sont sujets à se corrompre. 

i . Venise est une des républiques qui a le mieux corrigé, par ses lois, 
les inconyénionts de Taristocratie héréditaire. (M.) 

2. Justin attribue à la mort d*Épaminondas Textinction de la vertu à 
Athènes. N*ayant plus d'émulation, ils dépensèrent leurs revenus en fêtes, 
frequmtius coanam quam castra visenUs. Pour lors, les BAacédoniens sor- 
tirent de Tobscurité. Liv. VI, ch. ix. (M.) 



CHAPITRE VI. 



DE LA GOEEUPTION DU PRINCIPE DE LA MONARCHIE. 

Comme les démocraties se perdent lorsque le peuple 
dépouille le sénat, les magistrats et les juges de leurs fono 
tions, les monarchies se corrompent lorsqu'on ôte peu à 
peu les prérogatives des corps ou les privilèges des villes ^ 
Dans le premier cas, on va au despotisme de tous ; dans 
l'autre, au despotisme d'un seul. 

(( Ce qui perdit les dynasties de Tsin et de Souï, dit 
un auteur chinois, c'est qu'au lieu de se borner, comme 
les anciens, à une inspection générale, seule digne du sou- 
verain, les princes voulurent gouverner tout immédiate- 
ment par eux-mêmes*. » L'auteur chinois nous donne ici 
la cause de la corruption de presque toutes les monarchies. 

La monarchie se perd, lorsqu'im prince croit qu'il 
montre plus sa puissance en changeant l'ordre des choses 
qu'en le suivant; lorsqu'il ôte les fonctions naturelles des 
uns pour les donner arbitrairement à d'autres, et lorsqu'il 
est plus amoureux de ses fantaisies que de ses volontés. 

La monarchie se perd, lorsque le prince, rapportant 

1. C'est ce que firent les Valois et les Bourbons. 

2. Compilation d^ouvrages faits sous les Ming, rapportés par le P. du 
Halde. Description de la Chine, t. II, p. 648. (M.) En d^aatres termes : les 
monarchies tempérées périssent par la centralisation. On voit qu'en parlant 
de la Chine, c'est la monarchie française que vise Montesquieu. 



340 DE L'ESPRIT DES LOIS. 

tout uniquement à lui, appelle l'Ëtat à sa capitale, la c^i- 
taie à sa cour, et la cour à sa seule personne ^ 

Enfin elle se perd, lorsqu'un prince méconnolt son au- 
torité, sa situation, l'amour de ses peuples ; et lorsqu'il ne 
sent pas bien qu'un monarque doit se juger en sûreté, 
comme un despote doit se croire en péril. 

i. AlloBion plus que transparente à la politi<iae de Louis XIV. 



CHAPITRE VII. 



CONTINUATION DU MÊME SUJET. 

Le principe de la monarchie se torrompt lorsque les 
premières dignités sont les marques de la première servi- 
tude, lorsqu'on ôte aux grands le respect des peuples, et 
qu'on les rend de vils instruments du pouvoir arbitraire. 

Il se corrompt encore plus, lorsque l'honneur a été mis 
en contradiction avec les honneurs, et que Ton peut être 
à la fois couvert d'infamie* et de dignités*. 

Il se corrompt lorsque le prince change sa justice en 
sévérité ; lorsqu'il met, comme les empereurs romains, une 
tète de Méduse sur sa poitrine ' ; lorsqu'il prend cet air 
menaçant et terrible que Commode faisoit donner à ses 
statues*. 

1. Sous le règne de Tibère on éleva des statues, et Ton donna les orne- 
ments triomphanx aux délateurs : ce qui avilit tellement ces honneurs, que 
ceux qui les avoient mérités les dédaignèrent. Fragment de Dion, 
liv. LVIII, ch. XIV, tiré de VExtrait des vertus et des vices, de Gonst. Por- 
phyrog. Voyez dans Tacite comment Néron, sur la découverte et la puni- 
tion d'une prétendue conjuration, donna à Petronius Turpilianus, à Nerva, 
à Tigellinus, les ornements triomphaux. Annales, liv. XV, ch. lxxii. Voyez 
aussi comment les généraux dédaignèrent de faire la guerre, parce qu'ils 
en méprisoient les honneurs. Pervulgatis triumphi insignibus. Tacite, 
Annales, liv. XIII, ch. lui. (M.) 

2. Est-ce une allusion au cardinal Dubois? 

3. Dans cet état, le prince savoit bien quel étoit le principe de son 
gouvernement. (M.) 

4. Hérodien. (M.) Livre I, Vie de Commode, 



342 DE L'ESPRIT DES LOIS. 

Le principe de la monarchie se corrompt lorsque des 
âmes singulièrement lâches tirent vanité de la grandeur 
que pourroit avoir leur servitude; et qu'elles croient que 
ce qui fait que l'on doit tout au prince, fait que Ton ne 
doit rien à sa patrie. 

Mais s'il est vrai (ce que l'on a vu dans tous les temps] 
qu'à mesure que le pouvoir du monarque devient immense, 
sa sûreté diminue; corrompre ce pouvoir, jusqu'à le faire 
changer de nature, n'est-ce pas un crime de lèse-majesté^ 
contre lui '• 

1. A. B. Un crime de majesté, etc. 

S. Benjamia Constant, De l'esprit de conquête, liv. II, chap. xt, a repris 
et soutenu avec éloquence ces idées de Montesquieu, Cours de droit a»- 
sUtutionnel, t. II, p ^44. 



CHAPITRE VIII. 



DANGER DE LA CORRUPTION DU PRINCIPE 
DU GOUVERNEMENT MONARCHIQUE. 

L'inconvénient n'est pas lorsque l'État passe d'un gou- 
veraement modéré à un gouvernement modéré, comme 
de la république à la monarchie, ou de la monarchie à la 
république; mais quand il tombe et se précipite du gou- 
vernement modéré au despotisme. 

La plupart des peuples d'Europe sont encore gouver- 
nés par les mœurs. Mais si par un long abus du pouvoir, 
si par une grande conquête, le despotisme s'établissoit à 
un certain point, il n'y auroit pas de mœurs ni de climat 
qui tinssent ; et, dans cette belle partie du monde, la na- 
ture humaine soufTriroit, au moins pour un temps, les in- 
sultes qu'on lui fait dans les trois autres. 



CHAPITRE IX. 



COMBIEN LA NOBLESSE EST POBTEE 
A DÉFENDEE LE TBÔNE. 

La noblesse angloise s'ensevelit avec Charles V' 
sous les débris du trône ; et, avant cela, lorsque Philippe II 
fit entendre aux oreilles des François le mot de liberté, 
la couronne fut toujours soutenue par cette noblesse, qui 
tient à honneur d'obéir à un roi, mais qui regarde 
comme la souveraine infamie de partager la puissance avec 
le peuple*. 

On a vu la maison d'Autriche travailler sans relâche à 
opprimer la noblesse hongroise. Elle ignoroit de quel prix 
elle lui seroit quelque jour. Elle cherchoit chez ces peuples 
de l'argent qui n'y étoit pas; elle ne voyoît pas des 
hommes qui y étoient. Lorsque tant de princes partageoîeni 
entre eux ses États, toutes les pièces de sa monarchie, 
immobiles et sans action, tomboient, pour ainsi dire, les 
unes sur les autres. Il n'y avoit de vie que dans cette no- 
blesse, qui s'indigna, oublia tout pour combattre, et crut 
qu'il étoit de sa gloire de périr et de pardonner*. 

1. Ce sentiment n'éuit pas moins Tîf en 1789, et ce ne fkit pas une des 
moindres causes qai hâtèrent la chute de la monarchie. 

2. Allusion au Moriamur pro rege nostro Maria Tkeresa, et à la can- 
daite de la noblesse de Hongrie dans la guerre de la succession d*Aotriche, 
i741-i748. 



CHAPITRE X. 



DE LA CORBUPTION DU PRINCIPE DU GOUVERNEMENT 
DESPOTIQUE. 

Le principe du gouvernement despotique se corrompt 
sans cesse, parce qu'il est corrompu par sa nature. Les 
autres gouvernements périssent, parce que des accidents 
particuliers en violent le principe : celui-ci périt par son 
vice intérieur, lorsque quelques causes accidentelles 
n'empêchent point son principe de se corrompre. Il ne se 
maintient donc que quand des circonstances tirées du cli- 
mat, de la religion, de la situation ou du génie du peuple, 
le forcent à suivre quelque ordre, et à souffrir quelque 
règle. Ces choses forcent sa nature sans la changer; sa 
férocité reste; elle est pour quelque temps apprivoisée. 



CHAPITRE XL 

fiFFBTS NATURELS DE hk BONTÉ ET DE LA COEEUPTION 
DES PRINCIPES. 

Lorsque les principes du gouvernement sont une fois 
corrompus, les meilleures lois deviennent mauvaises, et 
se tournent contre l'État; lorsque les principes en sont 
sains, les mauvaises ont l'effet des bonnes ; la force du 
principe entraine tout. 

Les Cretois, pour tenir les premiers magistrats dans la 
dépendance des lois, employoientun moyen bien singulier: 
c'étoit celui de V insurrection. Due partie des citoyens se 
soulevoit\ mettoit en fuite les magistrats, et les obligeoit 
de rentrer dans la condition privée. Cela étoit censé fait en 
conséquence de la loi. Une institution pareille, qui établissoit 
la sédition pour empêcher l'abus du pouvoir, sembloit devoir 
renverser quelque république que ce f&t ; elle ne détruisit 
pas celle de Crète. Voici pourquoi* : 

Lorsque les anciens vouloient parler d'un peuple qui 
avoit le plus grand amour pour la patrie, ils citoient les 
Cretois. La patrie, disoit Platon', nom si tendre aux 
Cretois. Ils l'appelloient d'un nom qui exprime l'amour 

1. Aristote, Polittque, liv. Il, chap. i. 

2. On se réunissoit toujours d'abord contre les ennemis du dehors, oe 
qui B*appeloit syncrétistM, Plutarque, OEuvres morales, p. 88. (If.) 

3. République, liv. IX. (M.) 



LIVRE VIII, CHAP. XL 347 

d'une mère pour ses enfants ^ Or, l'amour de la patrie 
corrige tout. 

Les lois de Pologne ont aussi leur insurrection. Mais 
les inconvénients qui en résultent font bien voir que le 
seul peuple de Crète étoit en état d'employer avec succès 
un pareil remède. 

Les exercices de la gymnastique établis chez les Grecs 
ne dépendirent pas moins de la bonté du principe du gou- 
vernement. « Ce furent les Lacédémoniens et les Cretois, 
dit Platon*, qui ouvrirent ces académies fameuses, qui leur 
firent tenir dans le monde un rang si distingué. La pudeur 
s'alarma d'abord; mais elle céda à l'utilité publique. » Du 
temps de Platon, ces institutions étoient admirables' ; elles 
se rapportoient à un grand objet, qui étoit l'art militaire. 
Mais, lorsque les Grecs n'eurent plus de vertu, elles dé- 
truisirent l'art militaire même ; on ne descendit plus sur 
l'arène pour se former, mais pour se corrompre*. 

Plutarque nous dif^ que, de son temps, les Romains 
pensoient que ces jeux avoient été la principale cause de 

1. Plutarque, OEuvres morales, au traité : Si l'homme d'àg$ doit se 
mêler des affaires publiques. (M.) 

2. Bépublique, lib. V. (M.) 

3. La gymnastique se divisoit en deux parties : la danse et la lutte. On 
Toyoit en Crète les danses armées des Curetés; à Lacédémone, celles de 
Castor et de Pollux.; à Athènes, les danses armées de Pallas, très-propres 
pour ceux qui ne sont pas encore en âge d*aller à la guerre. La lutte est 
rimage de la guerre, dit Platon, des Lois, liv. VII. Il loue Tantiquité de 
n*avoir établi que deux danses : la pacifique et la pyrrhique. Voyez com- 
ment cette dernière danse s*appliquoit à Tart militaire. Platon, ibid. (M.) 

4. Aut libidinosœ 

Ledœas Lacedemonis palestras. 

(Hartul, lib. IV, epig. 55. (M.) 

5. OEuvres morales, au traité : Des demandes des chous romaines. 
Question xl. (M.) 



318 DE L*ESPRiT DES LOIS. 

la servitude où étoient tombés les Grecs. G'étoit, au con- 
traire, la servitude des Grecs qui avoit corrompu ces exer- 
cices. Du temps de PlutarqueS les parcs où Ton combattoit 
à nud, et les jeux de la lutte, rendoient les jeunes gens 
lâches, les portoient à un amour infâme, et n'en faisoient 
que des baladins ; mais du temps d'Épaminondas, Texercice 
de la lutte faisoit gagner aux Thébains la bataille de 
Leuctres*. 

Il y a peu de lois qui ne soient bonnes, lorsque TÉtat 
n'a point perdu ses principes; et, comme disoit Épicure' 
en parlant des richesses : « Ce n'est point la liqueur qui 
est corrompue, c'est le vase*.» 

1. Plutarque, ibid, (M.) 

2. Plutarque, OEuvres morales, Propos de tabU, \iv. II. Question v. 
(M.) — Sur qui gagnèrent-ils cette bataille? Sur les Lacédémoniens qui 
B*exerçaient à la gymnastique depuis quatre cents ans. (B. Constant, Com- 
mentaire sur Filangieri, IV* partie, chap. i.) 

3. A. Et Je puis bien dire ici ce que disait Épicure, etc. 

Sincerum rUsi vas, quodcumque infundis acescit. 

( HOBACB.) 



CHAPITRE XII. 



CONTII^IUATION DU MÊME SUJBT. 

On prenoit à Rome les juges dans l'ordre des sénateurs. 
Les Gracques transportèrent cette prérogative aux cheva- 
liers. Drusus la donna aux sénateurs et aux chevaliers ; 
Sylla, aux sénateurs seuls; Cotta, aux sénateurs, aux 
chevaliers et aux trésoriers de l'épargne ^ César exclut ces 
derniers. Antoine fit des décuries de sénateurs, de cheva- 
liers et de centurions. 

Quand une république est corrompue, on ne peut remé- 
dier à aucun des maux qui naissent, qu'en ôtant la cor- 
ruption et en rappelant les principes : toute autre correction 
est ou inutile ou un nouveau mal. Pendant que Rome 
conserva ses principes, les jugements purent être sans abus 
entre les mains des sénateurs ; mais quand elle fut cor- 
rompue, à quelque corps que ce fût qu'on transportât les 
jugements, aux sénateurs, aux chevaliers, aux trésoriers 
de l'épargne, à deux de ces corps, à tous les trois ensemble, 
à quelque autre corps que ce fût, on étoit toujours mal. 
Les chevaliers n'avoient pas plus de vertu que les séna- 
teurs, les trésoriers de l'épargne pas plus que les cheva- 
liers, et ceux-ci aussi peu que les centurions. 

Lorsque le peuple de Rome eut obtenu qu'il auroit part 

1. Tribuni cerariù 



3S0 DE L'ESPRIT DES LOIS. 

aux magistratures patriciennes, il étoit naturel de penser 
que ses flatteurs alioient être les arbitres du gouvernement. 
Non : l'on vit ce peuple, qui rendoit les magistratures 
communes aux plébéiens, élire toujours des patriciens. 
Parce qu'il étoit vertueux, il étoit magnanime; parce 
qu'il étoit libre, il dédaignoit le pouvoir^. Mais lorsqu'il 
eut perdu ses prmcipes, plus il eut de pouvoir, moins il 
eut de ménagements; jusqu'à ce qu'enfin, devenu son 
propre tyran et son propre esclave, il perdit la force de la 
liberté pour tomber dans la foiblesse de la licence. 

1. Grandeur et décadence des Romains, chap. viii. 



CHAPITRE XIII. 



EFFET DU SERMENT CHEZ UN PEUPLE VERTUEUX. 

Il n'y a point eu de peuple, dit Tite-LiveS où la dis- 
solution se soit plus tard introduite que chez les Romains, 
et où la modération et la pauvreté aient été plus longtemps 
honorées. 

Le serment eut tant de force chez ce peuple, que rien 
ne l'attacha plus aux lois. Il fit bien des fois pour l'ob- 
server ce qu'il n'auroit jamais fait pour la gloire ni pour 
la patrie*. 

Quintius Cincinnatus, consul, ayant voulu lever une 
armée dans la ville contre les Èques et les Voisques, les 
tribuns s'y opposèrent. «Eh bien, dit-il, que tous ceux qui 
ont fait serment au consul de l'année précédente marchent 
sous mes enseignes'.» En vain les tribuns s'écrièrent-ils 
qu'on n'étoit plus lié par ce serment ; que, quand on l'a- 
voit fait, Quintius étoit un homme privé : le peuple fut 

1. Liv. LInprœfat. ÇSl.) 

2. Considérations sur la grandeur et la décadence des Romains, chap.i. 

3. Tite-Live,liv. 111, c. XX. (M.)— Quintius n*eut garde de tenir ua pareil 
discours. Si ceux k qui il parloit eussent prêté serment au consul de 
Vannée précédente, ils auroient été libres de leur engagement, car, dans les 
premiers temps de la République, les Romains ne s*unrôloient que pour 
une campagne. Mais Cincinnatus étoit consul substitué en la place do 
P. Valerius qui avait été tué au commencement de Tannée; et ce sont les 
soldats de P. Valerius qu'il rappelle au drapeau. (Crévier.) 

111. 24 



322 DE L'ESPRIT DES LOIS, 

plus religieux que ceux qui se méloient de le conduire; il 
n'écouta ni les distinctions ni les interprétations des tri- 
buns. 

Lorsque le même peuple voulut se retirer sur le Mont- 
Sacré, il se sentit retenir par le serment qu'il avoit fait 
aux consuls de les suivre à la guerre ^ Il forma le dessein 
de les tuer; on lui fit entendre que le serment n'en sub- 
sisteroit pas moins. On peut juger de l'idée qu'il avoit 
de la violation du serment, par le crime qu'il vouloit com- 
mettre. 

Âpres la bataille de Cannes, le peuple, effrayé, voulut 
se retirer en Sicile* : Scipion lui fit jurer qu'il resteroit à 
Rome; la crainte de violer leur serment surmonta toute 
autre crainte. Rome étoit un vaisseau tenu par deux ancres 
dans la tempête : la religion et les mœurs. 

1. Tite-Uve, liv. II, c. xxxii. (M.) 

2. Jamais peuple n*a formé un dessein aussi chimérique. Il s'agissait 
simplement de jeunes officiers qui, désespérant de la République, voulaient 
se retirer auprès de quelque roi étranger. Voyez Tite-Liye, XXII, c. un. 



CHAPITRE XIV. 



COMMENT LE PLUS PETIT CHANGEMENT 

DANS LA CONSTITUTION ENTRAINE LA RUINE 

DES PRINCIPES. 

Aristote* nous parle de la république de Carthage 
couiiue d'une république très-bien réglée. Polybe nous dit 
qu'à la seconde guerre punique* il y avoit à Carthage cet 
inconvénient, que le sénat avoit perdu presque toute son 
autorité. Tite-Live' nous apprend que lorsqu'Annibal re- 
tourna à Carthage, il trouva que les magistrats et les 
principaux citoyens détournoient à leur profit les revenus 
publics, et abusoient de leur pouvoir. La vertu des ma- 
gistrats tomba donc avec l'autorité du sénat ; tout coula du 
même principe. 

On connolt les prodiges de la censure chez les Romains. 
11 y eut un temps où elle devint pesante; mais on la sou- 
tint, parce qu'il y avoit plus de luxe que de corruption. 
Claudius l'affoiblit; et par cet aflbiblissemenf, la corrup- 
tion devint encore plus grande que le luxe; et la censure* 



1 . Politique, liv. H, ch. xi. 

2. Environ cent ans après. (M.) Polybî^, Hist., liv. VI. 

3. Tite-Live, liv. XXUI, chap. xlvi. 

4. Voyez Dion, liv. XXXVlll; la vie de Cicéron dans Plutarque; CicéroQ 
à Alticus, liv. IV, lettres x et xv; Ascoiiius sur Ciccron, de diviniticne, 
(M.) 



324 DE L'ESPRIT DES LOIS. 

s'abolit, pour ainsi dire, d'elle-même ^ Troublée, de- 
mandée, reprise, quittée, elle fut entièrement inter- 
rompue jusqu'au temps où elle devint inutile, je veux dire 
les règnes d'Auguste et de Claude*. 

1. A. B.S*abolit d'elle-même.— Les premières éditions ajoatentennote: 
Les Tribuns les empÂchërent de faire le cens, et s'opposèrent à lear élec- 
tion. Voyez Cicéron à Attîcus, liv. IV, lettres x et iv. (M.) 

2. Cette dernière phrase n'est ni dans A ni dans B. 



CHAPITRE XV. 



UOYENS TRES-EFFICACES POUR LA CONSERVATION 
DES TROIS PRINCIPES 

Je ne pourrai me faire entendre que lorsqu'on aura lu 
les quatre chapitres suivants. 



CHAPITRE XVI. 

PROPRIÉTÉS DISTINGTIVES DE LA RÉPUBLIQUE. 

Il est de la nature d'une république qu'elle n'ait qu'un 
petit territoire; sans cela elle ne peut guère subsister*. 
Dans une grande république, il y a de grandes fortunes, 
et par conséquent peu de modération dans les esprits : il 
y a de trop grands dépôts à mettre entre les mains d'un 
citoyen; les intérêts se particularisent; un homme sent 
d'abord qu'il peut être heureux, grand, glorieux, sans sa 
patrie ; et bientôt, qu'il peut être seul grand sur les ruines 
de sa patrie. 

Dans une grande république, le bien commun est sa- 
crifié à mille considérations; il est subordonné à des excep- 
tions ; il dépend des accidents. Dans une petite, le bien 
public est mieux senti, mieux connu, plus près de chaque 
citoyen ; les abus y sont moins étendus, et par conséquent 
moins protégés. 

Ce qui fit subsister si longtemps Lacédémone, c'est 

1 . Cela était de la nature des républiques de Tantiquité, en un temps 
où les États n'étaient que des cités qui se gouvernaient elles-mêmes en 
délibérant sur la place publique. Aujourd'hui l'exemple de rAmérique nous 
a donné d'autres idées. Mais aux derniers siècles l'exemple manquait; et 
pour Machiavel comme pour Montesquieu, qui n'avaient devant les yeux 
que la chute de la république romaine dès qu'elle s'était agrandie, c'était 
un axiome reçu qu'une république ne peut vivre que sur un petit terri- 
toire. 



LIVRE VIII, CHAP. XVI. 327 

qu'après toutes ses guerres, elle resta toujours avec son 
territoire. Le seul but de Lacédémone étoit la liberté ; le 
seul avantage de sa liberté, c'éloit la gloire. 

Ce fut l'esprit des républiques grecques de se contenter 
de leurs terres, comme de leurs lois. Athènes prit de 
l'ambition, et en donna à Lacédémone : mais ce fut 
plutôt pour commander à des peuples libres, que pour 
gouverner des esclaves; plutôt pour être à la tète de 
l'union, que pour la rompre. Tout fut perdu lorsqu'une 
monarchie s'éleva; gouvernement dont l'esprit est plus 
tourné vers l'agrandissement. 

Sans des circonstances particulières*, il est difficile 
que tout autre gouvernement que le républicain puisse 
subsister dans une seule ville. Un prince d'un si petit État 
chercheroit naturellement à opprimer, parce qu'il auroit 
une grande puissance et peu de moyens pour en jouir, ou 
pour la faire respecter : il fouleroit donc beaucoup ses 
peuples. D'un autre côté, un tel prince seroit aisément 
opprimé par une force étrangère, ou même par une force 
domestique; le peuple pourroit à tous les instants 
s'assembler et se réunir contre lui. Or, quand un prince 
d'une ville est chassé de sa ville, le procès est fmi; s'il a 
plusieurs villes, le procès n'est que commencé. 

1. Comme quand un petit souverain se maintient entre deux grands 
États par leur Jalousie mutuelle; mais il n*existe que précairement. (M.) 



CHAPITRE XVIK 



PROPRIETES DISTINGTIVBS DE LA MONARCHIE. 

Un État monarchique doit être d'une grandeur médiocre. 
S'il étoit petit, il se formeroit en république; s'il étoit fort 
étendu, les principaux de l'État, grands par eux-mêmes, 
n'étant point sous les yeux du prince, ayant leur cour 
hors de sa cour, assurés d'ailleurs contre les exécutions 
promptes par les lois et par les mœurs, pourroient cesser 
d'obéir ; ils ne craindroient pas une punition trop lente et 
trop éloignée*. 

Aussi Gharlemagne eut-il à peine fondé son empire, 
qu'il fallut le diviser; soit que les gouverneurs des 
provinces n'obéissent pas; soit que, pour les faire mieux 
obéir, il fût nécessaire de partager l'empire en plusieurs 
royaumes. 

Après la mort d'Alexandre, son empire fut partagé. 
Comment ces grands de Grèce et de iMacédoine, libres, ou 
du moins chefs des conquérants répandus dans cette vaste 
conquête, auroient-ils pu obéir? 

1. Montesquieu songeait à l*empire de Gharlemagne, et au temps où il 
n*jr avait ni routes, ni navigation ; mais auJourd*hni le problème est changé. 
Avec les chemins de fer, les télégraphes, la mer couverte de navires, il est 
plus aisé au président des États-Unis de tenir un continent sous sa main, 
qu*il ne Tétait à Louis le Gros de maintenir Corbeil dans Tobéissance. 
La question d*étendue de territoire n*est plus aujourd*hui une question 
de gouvernement, à moins qu'il ne s^Agisse d*un pays aussi vaste que la 
Chine et aussi étranger aux merveilles de Tindustrie moderne Inf., IX, vi. 



LIVRE VIII, CHAP. XVII. 329 

Après la mort d* Attila, son empire fut dissous : tant de 
rois qui n'étoient plus contenus, ne pouvoient point re- 
prendre des chaînes. 

Le prompt établissement du pouvoir sans bornes est le 
remède qui, dans ces cas, peut prévenir la dissolution : 
nouveau malheur après celui de Tagrandissement! 

Les fleuves courent se mêler dans la mer : les monar- 
chies vont se perdre dans le despotisme ^ 

1. Montesquieu nous parle toujours de la monarchie française de son 
temps. Il n'y a pas de raison pour qu'une monarchie constitutionnelle, qui 
est, à vrai dire, une espèce de république, ne gouverne pas, sans danger 
pour elle-même, des peuples nombreux. Voyez ce que fait TAngieterre. 



CHAPITRE XVIII. 



QUE LA MOXARCHIE D ESPAGNE ETOIT DANS UN CAS 
PARTICULIER. 

Qu'on ne cite point l'exemple de l'Espagne; elle 
prouve plutôt ce que je dis. Pour garder l'Amérique, 
elle fit ce que le despotisme même ne fait pas ; elle en 
détruisit les habitants*. Il fallut, pour conserver sa colo- 
nie, qu'elle la tînt dans la dépendance de sa subsistance 
même. 

Elle essaya le despotisme dans les Pays-Bas; et si tôt 
qu'elle l'eut abandonné, ses embarras augmentèrent. D'un 
côte, les Wallons ne vouloient pas être gouvernés par les 
Espagnols; et de l'autre, les soldats espagnols ne vouloient 
pas obéir aux oflîciers wallons*. 

Elle ne se maintint. dans l'Italie, qu'à force de l'enri- 
chir et de se ruiner : car ceux qui auroient voulu se dé- 
faire du roi d'Espagne, n'étoient pas pour cela d'humeur à 
renoncer à son argent. 

1. A. B. Tous les habitants. —Cela est exagéré. Il y eut d^abomîDables 
massacres, mais on ne détruisit pas tous les Indiens. Ils existent encore 
aujourd'hui au Mexique et ailleurs. 

2. Voyez V Histoire des Provinces-Unies, par M. le Oerc. (M.) 



CHAPITRE XIX. 



PROPRIETES DI8TINCTIVES DU GOUVERNEMENT 
DESPOTIQUE. 

Un grand empire suppose une autorité despotique 
dans celui qui gouverne. Il faut que la promptitude des 
résolutions supplée à la distance des lieux où elles sont 
envoyées; que la crainte empêche la négligence du gou- 
verneur ou du magistrat éloigné; que la loi soit dans une 
seule tête; et qu'elle change sans cesse, comme les acci- 
dents, qui se multiplient toujours dans l'État, à proportion 
de sa grandeur. 



CHAPITRE XX. 



CONSEQUENCE DES CHAPITRES PRECEDENTS. 

Que si la propriété naturelle des petits États est d'être 
gouvernés en république ; celle des médiocres, d'être sou- 
mis à un monarque ; celle des grands empires, d'être 
dominés par un despote ; il suit que, pour conserver les 
principes du gouvernement établi, il faut maintenir TÉtat 
dans la grandeur qu'il avoit déjà ; et que cet État chan- 
gera d'esprit, à mesure qu'on rétrécira, ou qu'on étendra 
ses limites. 



CHAPITRE XXI. 



DE L EMPIRE DE LA CHINE 



Avant Je finir ce livre, je répondrai à une objection 
qu'on peut faire sur tout ce que j'ai dit jusqu'ici. 

Nos missionnaires nous parlent du vaste empire de la 
Chine, comme d'un gouvernement admirable, qui mêle 
ensemble dans son principe la crainte, l'honneur et la 
vertu. J'ai donc posé une distinction vaine, lorsque j'ai 
établi les principes des trois gouvernements. 

J'ignore ce que c'est que cet honneur dont on parle 
chez des peuples à qui on ne fait rien faire qu'à coups de 
bâton*. 

De plus, il s'en faut beaucoup que nos commerçants 
nous donnent l'idée de cette vertu dont nous parlent nos 
missionnaires : on peut les consulter sur les brigandages 
des mandarins'. 



i. Au dernier siècle, les Jésuites avaient fait de la Chine une peinture 
81 séduisante, qu*il y eut une admiration universelle pour cet empire patriar- 
cal. Les philosophes du xviii* siècle se servent de la Chine, comme Tacite 
se sert de la Germanie, pour écraser les contemporains. Montesquieu n*a 
pas donné dans cette erreur ; il se défiait des lettres du Père Parennin, et 
ne pouvait pas comprendre Tunion de la vertu et de l'honneur avec un 
pouvoir absolu. l\ n*est pas besoin de dire si Montesquieu avait raison. 

2. C'est le bâton qui gouverne la Chine, dit le P. du Halde. Disc, de la 
Chine, t. II, p. 134. (M.) 

3. Voyez, entre autres^ la relation de Lange. (M.) 



33/i DE L'ESPRIT DES LOIS. 

Je prends encore à témoin le grand homme myiord 
Anson*. 

D'ailleurs, les lettres du P. Parennin sur le procès que 
l'empereur fit faire à des princes du sang néophytes* qui 
lui avoient déplu, nous font voir un plan de tyrannie con- 
stamment suivi, et des injures faites à la nature humaine 
avec règle, c'est-à-dire de sang-froid. 

Nous avons encore les lettres de M. de Mairan et du 
même P. Parennin sur le gouvernement de la Chine. Après 
des questions et des réponses très-sensées, le merveilleux 
s'est évanoui. 

Ne pourroit-il pas se faire que les missionnaires au* 
roient été trompés par une apparence d'ordre; qu'ils au- 
roient été frappés de cet exercice continuel de la volonté 
d'un seul, par lequel ils sont gouvernés eux-mêmes, et qu'ils 
aiment tant à trouver dans les cours des rois des Indes, 
parce que n'y allant que pour y faire de grands change- 
ments, il leur est plus aisé de convaincre les princes qu'ils 
peuvent tout faire que de persuader aux peuples qu'ils 
peuvent tout souffrir*. 

Enfin, il y a souvent quelque chose de vrai dans les 
erreurs même. Des circonstances particulières, et peut- 
être uniques, peuvent faire que le gouvernement de la 
Chine ne soit pas aussi corrompu qu'il devroit l'être. Des 

1 . Cette phrase ii*est ni dans A ni dans B. — Lorsque parut le Vouage 
autour du monde de l*amiral Anson *, Montesquieu a^écria : Ali ! je l'ai 
toujours dit que les Chinois n*étaient pas si honnêtes gens qu'ont voulu le 
faire croire les Lettres édifiantes, {Lettre à ra66« de Gucuco, de 1755.) 

2. De la famille de Sourniama, Lettres édifiantes, 18* recueil. (M.) 

3. Voyez dans le P. du Halde comment les missionnaires se serrirent 
de Tautorité de Canhi pour faire taire les mandarins, qui disoient toujours 
que, par les lois du pays, un culte étranger ne pouvoit être établi dans 
l*cmpire. (M.) 

a La tradactioo française est de 1749, in-4*. Seconde édition, 1754, 4 yol, in-12. 



LIVRE VIII, CHAP. XXI. 33'i 

causes, tirées* la plupart du physique du climat, ont pu 
forcer les causes morales dans ce pays, et faire des espèces 
de prodiges. 

Le climat de la Chine est tel qu'il favorise prodigieu- 
sement la propagation de l'espèce humaine*. Les femmes 
y sont d'une fécondité si grande, que l'on ne voit rien de 
pareil sur la terre. La tyrannie la plus cruelle n'y arrête 
point le progrès de la propagation. Le prince n'y peut pas 
dire comme Pharaon : Opprimons-les avec sagesse, il se- 
roit plutôt réduit à former le souhait de Néron, que le 
genre humain n'eût qu'une tête*. Malgré la tyrannie, la 
Chine, par la force du climat, se peuplera toujours, et 
triomphera de la tyrannie. 

La Chine, comme tous les pays où croît le riz®, est 
sujette à des famines fréquentes. Lorsque le peuple meurt 
de faim, il se disperse pour chercher de quoi vivre ; il se 
forme de toutes parts des bandes de trois, quatre ou cinq 
voleurs. La plupart sont d'abord exterminées ; d'autres se 
grossissent et sont exterminées encore. Mais, dans un si 
grand nombre de provinces, et si éloignées, il peut arri- 
ver que quelque troupe fasse fortune. Elle se maintient, 
se fortifie, se forme en corps d'armée, va droit à la capi- 
tale, et le chef monte sur le trône. 

Telle est la nature de la chose, que le mauvais gou- 
vernement y est d'abord puni. Le désordre y naît soudain, 
parce que ce peuple prodigieux y manque de subsistance. 
Ce qui fait que, dans d'autres pays, on revient si difficile- 
ment des abus, c'est qu'ils n'y ont pas des effets sensi- 



i. Sup., VJI, Vf, et LeUres persanes, CCX. 

2. C'est Caligula à qui Ton prête ce vœu abominable: Ulinam populus 
Homanus unam cervicem haheret. Suétone, Caligula, c. \i\, 

3. Voyez ci-après, llv. XXHI, chap. xiv. (M.) 



336 DE L'ESPRIT DES LOIS. 

bles*; le prince n'y est pas averti d'une manière prompte 
et éclatante, comme il Test à la Chine. 

Il ne sentira point, comme nos princes, que, s'il gou- 
verne mal, il sera moins heureux dans l'autre vie, moins 
puissant et moins riche dans celle-ci. 11 saura que, si son 
gouvernement n'est pas bon, il perdra l'empire et la vie. 

Comme, malgré les expositions d'enfants, le peuple 
augmente toujours à la Chine*, il faut un travail infati- 
gable pour faire produire aux terres de quoi le nourrir : 
cela demande une grande attention de la part du gouver- 
nement'. 11 est à tous les instants intéressé à ce que tout 
le monde puisse travailler sans crainte d'être frustré de 
ses peines. Ce doit moins être un gouvernement civil qu'un 
gouvernement domestique*. 

Voilà ce qui a produit les règlements dont on parle 
tant. On a voulu faire régner les lois avec le despotisme; 
mais ce qui est joint avec le despotisme n'a plus de force. 
En vain ce jiespotisme, pressé par ses malheurs, a-t-il 
voulu s'enchaîner; il s'arme de ses chaînes, et devient 
plus terrible encore. 

La Chine est donc un État despotique, dont le principe 
est la crainte. Peut-être que dans les premières dynasties, 
l'empire n'étant pas si étendu, le gouvernement déclinoit 
un peu de cet esprit. Mais aujourd'hui cela n'est pas. 



1. A. 6. Des effets d'abord sensibles. Corrigé dans Tédition de 1751. 

2. Voyez lo mémoire d*un Tsongtou, pour qu^on défriche, Lettres édif', 
21« rccueU. (M.) 

3. A. B. Cela demande du gouvernement une attention qu*0Q n*a poia^ 
ailleurs. 

4. Montesquieu a raison. La Chine est un gouvernement pateroel et 
administratif, réglé par la coutume. Mais ce gouvernement suigeneris^^ 
rentre en rien dans la classification de VEsprit des Lois, C'est ce q^u 
explique rembarras, et quelquefois Timpatience, de Tauteur. 



SECONDE PARTIE. 

LIVRE NEUVIÈME. 

DES LOIS DANS LE RAPPORT QU'ELLES ONT 
AVEC LA FORCE DEFENSIVE. 



CHAPITRE PREMIER. 

COMMENT LES REPUBLIQUES POURVOIENT 
A LEUR SURETE. 

Si une république est petite, elle est détruite par une 
force étrangère ; si elle est grande, elle se détruit par un 
vice intérieur*. 

Ce double inconvénient infecte également les démocra- 
ties et les aristocraties, soit qu'elles soient bonnes, soit 
qu'elles soient mauvaises. Le mal est dans la chose même ; 
il n'y a aucune forme qui puisse y remédier. 

Ainsi il y a grande apparence que les hommes auroient 
été à la fin obligés de vivre toujours sous le gouverne- 
ment d'un seul, s'ils n'avoient imaginé une manière de 

1. Fato potentiœ, non sua vi nixœ, Tacite. (Note de A.) (M.) L'auteur 
a en vue d'un côté les petites républiques de la Grèce, et de l'autre la 
grande république romaine 

111. tt 



338 DE L'£SPRIT DES LOIS. 

constitution qui a tous les avantages intérieurs du gouver- 
nement républicain, et la force extérieure du monarchique. 
Je parle de la république fédérative. 

Cette forme de gouvernement est une convention par 
laquelle plusieurs Corps politiques consentent à devenir 
citoyens d'un État plus grand qu'ils veulent former. C'e^t 
une société de sociétés, qui en font une nouvelle, qui peut 
s'agrandir par de nouveaux associés qui se sont unis ^ 

Ce furent ces associations qui firent fleurir si long- 
temps le corps de la Grèce. Par elles les Romains atta- 
quèrent l'univers, et par elles seules l'univers se défendit 
contre eux ; et quand Rome fut parvenue au comble de sa 
grandeur, ce fut par des associations derrière le Danube 
et le Rhin, associations que la frayeur avoit fait faire, que 
les Barbares purent lui résister. 

C'est par là que la Hollande*, l'Allemagne, les Ligues 
suisses, sont regardées en Europe comme des républiques 
éternelles. 

Les associations des villes étoient autrefois* plus né- 
cessaires qu'elles ne le sont aujourd'hui. Une cité sans 

i. A. S*agrandir par de nouveaux associés, Jusqu'à ce que sa puissance 
suffise à la sûreté de ceux qui se sont unis. 

2. Elle est formée par environ cinquante républiques, toutes différentes 
les unes des autres. Ëtat des Provinces-Unies, par M. Janissoo. CM.) — 
Il y a cinquante-six villes dans les sept Provinces-Unies, et comme chaque 
ville a droit de voter dans sa province pour former les suffrages aux états 
généraux, Montesquieu aura pris chaque ville pour une république. (Vol- 
taire.)— Montesquieu ne s'est pas trompé : il a mieux compris que Voltaire 
le gouvernement de la république des Provinces-Unies. — « Les états 
généraux, dit M. de Laveleye, devaient en référer aux états provinciaux ; 
ceux-ci aux villes et aux ordres quMIs représentaient ; de sorte qu'en réalité 
la souveraineté était exercée directement par les cinquante-six bonnes villes 
et par les différents corps de noblesse des sept provinces. {La forme du 
gouvernement dans la république des Provinces-Unies, Revue des Deux 
Mondes du 15 août 1874.) 

3. C'est-à-dire dans Tantiquité. 



LIVRE IX, CHAP. I. 339 

puissance couroit de plus grands périls. La conquête lui 
faisoit perdre, non-seulement la puissance exécutrice et la 
législative, comme aujourd'hui ; mais encore tout ce qu'il 
y a de propriété parmi les hommes*. * 

Cette sorte de république, capable de résister à la force 
extérieure, peut se maintenir dans sa grandeur sans que 
l'intérieur se corrompe : la forme de cette société prévient 
tous les inconvénients. 

Celui qui voudroit usurper ne pourroit guère être éga- 
lement accrédité dans tous les États confédérés. S'il se 
rendoit trop puissant dans l'un, il alarmeroit tous les 
autres; s'il subjuguoit une partie, celle qui seroit libre 
encore pourroit lui résister avec des forces indépendantes 
de celles qu'il auroit usurpées, et l'accabler avant qu'il 
eût achevé de s'établir. 

S'il arrive quelque sédition chez un des membres con- 
fédérés, les autres peuvent l'apaiser. Si quelques abus 
s'introduisent quelque part, ils sont corrigés par les par- 
ties saines. Cet État peut périr d'un côté sans périr de 
l'autre; la confédération peut être dissoute, et les confé- 
dérés rester souverains. 

Composé de petites républiques, il jouit de la bonté 
du gouvernement intérieur de chacune; et, à l'égard du 
dehors, il a, par la force de l'association, tous les avan- 
tages des grandes monarchies *. 

1. Liberté civile, biens, femmes, enfants, temples et sépultures 
même. (M.) 

2. En peignant la Hollande qu*il avait sous les yeux, Montesquieu 
donne par avance la fidèle image des États-Unis. 



CHAPITRE II. 



QUE LA CONSTITUTION FEDEBATIVE 
DOIT ÊTRE COMPOSÉE d'ETATS DE MEME NATURE 

SUBTOUT d'États républicains. 



Les Cananéens furent, détruits, parce que c'étoient de 
petites monarchies qui ne s'étoient point confédérées, et 
qui ne se défendirent pas en commun. C'est que la nature 
des petites monarchies n'est pas la confédération ^ 

La république fédérative d'Allemagne est composée de 
villes libres et de petits États soumis à des princes*. L'ex- 
périence fait voir qu'elle est plus imparfaite que celle de 
Hollande et de Suisse. 

L'esprit de la monarchie* est la guerre et l'agrandis- 
sement; l'esprit de la république est la paix et la modé- 
ration. Ces deux sortes de gouvernements ne peuvent que 
d'une manière forcée subsister dans une république fédé- 
rative. 



1. Une raison plus naturelle, c'est qu*il n^est pas si facile de réduire 
différentes têtes à Tunisson que différents membres. (Luzac.) 

2. Je ne pense pas que M. de Montesquieu ait raison de comprendre 
TAllemagne parmi les républiques fédératives, avec la Hollande et les Suisses; 
je trouve trop de différence de celle-ci aux deux autres, et cette différence 
n'a pas même besoin de démonstration. (Pecqdbt, Analyse raisonnée d$ 
l'Esprit des lois, p. 49.) 

3. Entendez : de la monarchie française ou de la monarchie espagnole 
aux XVI' et xYii* siècles. 



LIVRE IX, CHAP. II. 341 

Aussi voyons-nous dans l'histoire romaine que lorsque 
les Véiens eurent choisi un roi, toutes les petites répu- 
bliques de Toscane ^ les abandonnèrent. Tout fut perdu en 
Grèce, lorsque les rois de Macédoine obtinrent une place 
parmi les Amphictyons. 

La république fédérative d'Allemagne, composée de 
princes et de villes libres, subsiste parce qu'elle a un 
chef*, qui est en quelque façon le magistrat de l'union, 
et en quelque façon le monarque. 

1. D*Étrurio. Montesquieu appelle toujours les Étrusques des Toscans. 

2. L*enipereur. 



CHAPITRE III. 

AUTRES CHOSES REQUISES DANS LA RÉPUBLIQUE 
FÉDÉRATIVE. 

Dans la république de Hollande, une province ne peut 
faire une alliance sans le consentement des autres ^ Cette 
loi est très-bonne, et même nécessaire dans la république 
fédérative. Elle manque dans la constitution germanique, 
où elle préviendroit les malheurs qui y peuvent arriver à 
tous les membres, par l'imprudence, Tambiiion, ou l'ava- 
rice d'un seul. Une république qui s'est unie par une con- 
fédération politique s'est donnée entière, et n'a plus rien 
à donner. 

Il est difficile que les États qui s'associent soient de 
même grandeur, et aient une puissance égale. La répu- 
blique des Lyciens * étoît une association de vingt-trois 
villes; les grandes avoient trois voix dans le conseil com- 
mun ; les médiocres, deux ; les petites, une. La république 
de Hollande est composée de sept provinces, grandes ou 
petites, qui ont chacune une voix. 

Les villes de Lycie' payoient les charges selon la pro- 

i. Si l'auteur avait pris la peine de consulter les Quœstiones juris 
publici de Bynkershoeck, il auroit vu quMl avance ici une chose qu'il aoroit 
eu bien de la peine à prouver. (Luzag.) 

2. Strabon, liv. XIV. (M.) 

3. Ibid. (M.) 



LIVRE IX, CHAP. m. 343 

portion des suffrages. Les provinces de Hollande ne peu- 
vent suivre celte proportion; il faut qu'elles suivent celle 
de leur puissance. 

En Lycie \ les juges et les magistrats des villes étoient 
élus par le conseil commun, et selon la proportion que 
nous avons dite. Dans la république de Hollande, ils ne 
sont point élus par le conseil commun, et chaque ville 
nomme ses magistrats*. S'il falloit donner un modèle d'une 
belle république fédérative, je prendrois la république de 
Lycie'. 

1. Strabon, liv.XIV.(\l.) 

2. LY'lection ne se fait point également dans les difrérentos provinces de 
la république de Hollande; et môme clic ne se fait point de la même 
manière dans toutes les villes d'une même province. (Luzac.) 

3. On a trouvé dans les papiers de Washington des notes sur la Lycie, 
qui ne sont, suivant toute apparence, qu*un extrait de ce chapitre. Ce 
qui n'est pas moins curieux, c*est que parmi toutes les confédérations an- 
ciennes ou modernes, c'est à la constitution de la Lycie que ressemble le 
plus celle des États-Unis. 



CHAPITRE IV. 



COMMENT LES ETATS DESPOTIQUES POURVOIENT 
A LEUR SURETE. 

Gomme les républiques pourvoient à leur sûreté en 
s' unissant, les États despotiques le font en se séparant, et 
en se tenant, pour ainsi dire, seuls. Ils sacrifient une 
partie du pays, ravagent les frontières, et les rendent dé- 
sertes ; le corps de l'empire devient inaccessible. 

Il est reçu en géométrie que plus les corps ont d'éten- 
due, plus leur circonférence est relativement petite. 
Cette pratique de dévaster les frontières est donc plustolé- 
rable dans les grands États que dans les médiocres. 

Cet État fait contre lui-même tout le mal que pour- 
roit faire un cruel ennemi, mais un ennemi qu'on ne 
pourroit arrêter. 

L'État despotique se conserve par une autre sorte de 
séparation, qui se fait en mettant les provinces éloignées 
entre les mains d'un prince qui en soit feudataire^ Le 
Mogol, la Perse, les empereurs de la Chine ont leurs feu- 
dataires; et les Turcs se sont très-bien trouvés d'avoir 
mis entre leurs ennemis et eux, les Tartares, les Mol- 
daves, les Valaques, et autrefois les Transilvains. 

1. Ceci n*e8t point particulier aux États despotiques. Voyex les Anglais 
et les Hollandais dans les Indes. 



CHAPITRE V. 



COMMENT LA MONARCHIE POURVOIT A SA SURETE. 

La monarchie ne se détruit pas elle-même comme 
rÉtat despotique; mais un État d'une grandeur médiocre 
pourroit être d'abord envahi. Elle a donc des places 
fortes qui défendent ses frontières, et des armées pour 
défendre ses places for-tes*. Le plus petit terrain s'y dis- 
pute avec art, avec courage, avec opiniâtreté. Les États 
despotiques font entre eux des invasions ; il n'y a que les 
monarchies qui fassent la guerre ^ 

Les places fortes appartiennent aux monarchies ; les 
États despotiques craignent d'en avoir. Ils n'osent les con- 
fier à personne ; car personne n'y aime l'État et le prince. 

i . Les sages républiques ont tout cela, et font de même tout ce que les 
monarques les plus sensés peuvent faire. (Luzac.) 

2. En d'autres termes : les Turcs font des invasions, la France fait la 
guerre. 



CHAPITRE VI. 



DE LA FORCE DEFENSIVE DES ETATS EN GENERAL. 

Pour qu'un État soit dans sa force, il faut que sa 
grandeur soit telle, qu'il y ait un rapport de la vitesse 
avec laquelle on peut exécuter contre lui quelque entre- 
prise, et la promptitude qu'il peut employer pour la rendre 
vaine. Comme celui qui attaque» peut d'abord paroftre 
partout, il faut que celui qui défend puisse se montrer 
partout aussi ; et par conséquent que l'étendue de l'État 
soit médiocre, afin qu'elle soit proportionnée au degré de 
vitesse que la nature a donné aux hommes pour se trans- 
porter d'un lieu à un autre. 

La France et l'Espagne sont précisément de la gran- 
deur requise. Les forces se communiquent si bien qu'elles 
se portent d'abord là où l'on veut; les armées s'y joignent, 
et passent rapidement d'une frontière à l'autre ; et Ton 
n'y craint aucune des choses qui ont besoin d'un cer- 
tain temps pour être exécutées. 

En France, par un bonheur admirable, la capitale se 
trouve plus près des différentes frontières justement à 
proportion de leur foiblesse ; et le prince y voit mieux 
chaque partie de son pays, à mesure qu'elle est plus 
exposée. 

Mais lorsqu'un vaste État, tel que la Perse, est atta- 
qué, il faut plusieurs mois pour que les troupes disper- 



LIVRE IX, CHAF. VI. 347 

sées puissent s'assembler; et on ne force pas leur marche 
pendant tant de temps, comme on fait pendant quinze 
jours. Si l'armée qui est sur la frontière est battue, elle 
est sûrement dispersée, parce que ses retraites ne sont 
pas prochaines. L'armée victorieuse, qui ne trouve pas de 
résistance, s'avance à grandes journées, parolt devant la 
capitale et en forme le siège, lorsque à peine les gouver- 
neurs des provinces peuvent être avertis d'envoyer du 
secours. Ceux qui jugent la révolution prochaine la 
hâtent en n'obéissant pas. Car des gens, fidèles unique- 
ment parce que la punition est proche, ne le sont plus dès 
qu'elle est éloignée; ils travaillent à leurs intérêts par- 
ticuliers. L'empire se dissout, la capitale est prise, et 
le conquérant dispute les provinces avec les gouverneurs. 

La vraie puissance d'un prince ne consiste pas tant 
dans la facilité qu'il y a à conquérir que dans la diffi- 
culté qu'il y a à l'attaquer ; et, si j'ose parler ainsi, dans 
l'immutabilité de sa condition. Mais l'agrandissement des 
États leur fait montrer de nouveaux côtés par où on peut 
les prendre. 

Ainsi, comme les monarques doivent avoir de la 
sagesse pour augmenter leur puissance, ils ne doivent 
pas avoir moins de prudence afin de la borner. En fai- 
sant cesser les inconvénients de la petitesse, il faut qu'ils 
aient toujours l'œil sur les inconvénients de la grandeur. 



CHAPITRE VII. 



RÉFLEXIONS. 



Les ennemis d'un grand prince qui a si longtemps 
régné* l'ont mille fois accusé, plutôt, je crois, sur leurs 
craintes que sur leurs raisons, d'avoir formé et conduit 
le projet de la monarchie universelle. S'il y avoit réussi, 
rien n'auroit été plus fatal à l'Europe, à ses anciens 
sujets, à lui, à sa famille. Le ciel , qui connolt les vrais 
avantages, l'a mieux servi par des défaites qu'il n'auroit 
fait par des victoires. Au lieu de le rendre le seul roi de 
l'Europe, il le favorisa plus en le rendant le plus puissant 
de tous. 

Sa nation qui, dans les pays étrangers, n'est jamais 
touchée que de ce qu'elle a quitté; qui, en partant de 
chez elle, regarde la gloire comme le souverain bien, et 
dans les pays éloignés, comme un obstacle à son retour ; 
qui indispose par ses bonnes qualités même, parce qu'elle 
parolt y joindre du mépris ; qui peut supporter les bles- 
sures, les périls, les fatigues, et non pas la perte de ses 
plaisirs; qui n'aime rien tant que sa gaieté, et se console 
de la perte d'une bataille lorsqu'elle a chanté le général', 



1. Louis XIV. 

2. A. B. Et se console de la perte d*ane bataille à chanter le général. 
Inf., XIX, V. 



LIVRE IX, CHAP. Vil. 349 

n'auroît jamais été * jusqu'au bout d'une entreprise qui ne 
peut manquer dans un pays sans manquer dans tous les 
autres, ni manquer un moment sans manquer pour tou- 
jours. 

1. A. Cette nation, dis-Je, n*auroit jamais été. (M.) 



CHAPITRE VIII. 



CAS OU LA FORCE DEFENSIVE D UN ETAT EST INFERIECBE 
A SA FORCE OFFENSIVE. 

C*étoit le mot du sire de Coucy au roi Charles V, a que 
les Ânglois ne sont jamais si foibles, ni si aisés à vaincre 
que chez eux ». C'est ce qu'on disoit des Romains; c'est 
ce qu'éprouvèrent les Carthaginois ; c'est ce qui arrivera 
à toute puissance qui a envoyé au loin des armées pour 
réunir par la force de la discipline et du pouvoir mili- 
taire ceux qui sont divisés chez eux par des intérêts 
politiques ou civils. L'État se trouve foible à cause du 
mal qui reste toujours, et il a été encore aflbibli par le 
remède. 

La maxime du sire de Coucy est une exception à la 
règle générale qui veut qu'on n'entreprenne point des 
guerres lointaines. Et cette exception confirme bien la 
règle, puisqu'elle n'a lieu que contre ceux qui ont eux- 
mêmes violé la règle*. 

1. A. B. Puisqu'elle n*a lieu que contre ceux qui les ont eux-mêmes 
entreprises. 



CHAPITRE IX. 



DE LA FORCE RELATIVE DES ETATS. 

Toute grandeur, toute force, toute puissance est rela- 
tive. Il faut bien prendre garde qu'en cherchant à aug- 
menter la grandeur réelle, on ne diminue la grandeur 
relative. 

Vers le milieu du règne de Louis XIV, la France fut 
au plus haut point de sa grandeur relative. L'Allemagne 
n'avoit point encore les grands monarques qu'elle a eus 
depuis. L'Italie étoit dans le même cas. L'Ecosse et l'An- 
gleterre ne formoient point un corps de monarchie. 
L'Aragon n'en formoit pas un avec la Castille ; les parties 
séparées de l'Espagne en étoient aflbiblies, et l'alToi- 
blissoient. La Moscovie n'étoit pas plus connue en Europe 
que la Crimée. 



CHAPITRE X. 



DE LA FOIBLBSSE DES ETATS VOISINS. 

Lorsqu'on a pour voisin un État qui est dans sa déca- 
dence S on doit bien se garder de hâter sa ruine, parce 
qu'on est, à cet égard, dans la situation la plus heureuse 
où Ton puisse être ; n'y ayant rien de si commode pour un 
prince que d'être auprès d'un autre qui reçoit pour lui 
tous les coups et tous les outrages de la fortune. Et il est 
rare que par la conquête d'un pareil État on augmente 
autant en puissance réelle qu'on a perdu en puissance 
relative. 

1. Est-ce une allasion à l'Espagne ? 



LIVRE DIXIÈME. 

DES LOIS DANS LE RAPPORT QU'ELLES ONT 
AVEC LA FORCE OFFENSIVE. 



CHAPITRE PREMIER. 

DE LA FORGE OFFENSIVE. 

La force offensive est réglée par le droit des gens, qui 
est la loi politique des nations considérées dans le rapport 
qu'elles ont les unes avec les autres. 



m. n 



CHAPITRE IL 



DE LA GUERRE. 



La vie des États est comme celle des hommes. Ceux-ci 
ont droit de tuer dans le cas de la défense naturelle ; 
ceux-là ont droit de faire la guerre pour leur propre con- 
servation. 

Dans le cas de la défense naturelle, j'ai droit de tuer, 
parce que ma vie est à moi, comme la vie de celui qui 
m'attaque est à lui : de même un État fait la guerre, parce 
que 8a conservation est juste comme toute autre conser- 
vation. 

Entre les citoyens le droit de la défense naturelle 
n'emporte point avec lui la nécessité de l'attaque. Au lieu 
d'attaquer, ils n'ont qu'à recourir aux tribunaux. Ils ne 
peuvent donc exercer le droit de cette défense que dans 
les cas momentanés où l'on seroit perdu si l'on attendoii 
le secours des lois. Mais, entre les sociétés, le droit de la 
défense naturelle entraine quelquefois la nécessité d'atta- 
quer, lorsqu'un peuple voit qu'une plus longue paix en 
mettroit un autre en état de le détruire, et que l'attaque 
est dans ce moment le seul moyen d'empêcher cette 
destruction*. 

1. Beau prétexte aux ambitieux pour faire la guerre, suivant leur pas- 
sion ou leur caprice. 



LIVRE X, CHAP. II. 333 

Il suit de là que les petites sociétés ont plus souvent 
le droit de faire la guerre que les grandes, parce qu'elles 
sont plus souvent dans le cas de craindre d'être détruites. 

Le droit de la gueiTe dérive donc de la nécessité et du 
juste rigide ^ Si ceux qui dirigent la conscience ou les 
conseils des princes* ne se tiennent pas là, tout est 
perdu ; et lorsqu'on se fondera sur des principes arbi- 
traires de gloire, de bienséance, d'utilité, des flots de 
sang inonderont la terre. 

Que Ton ne parle pas surtout de la gloire du prince ; 
sa gloire seroit son orgueil ; c'est une passion et non pas 
un droit légitime. 

Il est vrai que la réputation de sa puissance pourroit 
augmenter les forces de son État; mais la réputation de sa 
justice les augmenteroit tout de même. 

1. « Il n*y a que deux sortes de guerres justes : les unes qui se font pour 
repousser un ennemi qui attaque; les autres pour secourir un allié qui est 
attaque. » Lettres persanes, XCVI. 

2. Confesseurs et ministres. 



CHAPITRE m. 

DU DROIT DE CONQUETE '. 

Du droit de la guerre dérive celui de conquête, qui eu 
est la conséquence*; il en doit donc suivre l'esprit. 

Lorsqu'un peuple est conquis, le droit que le conqué- 
rant a sur lui suit quatre sortes de lois : la loi de la 
nature, qui fait que tout tend à la conservation des espèces; 
la loi de la lumière naturelle, qui veut que nous fassions 
à autrui ce que nous voudrions qu'on nous fit; la loi qui 
forme les sociétés politiques, qui sont telles que la nature 
n'en a point borné la durée; enfin la loi tirée de la chose 
même. La conquête est une acquisition ; l'esprit d'acqui- 
sition porte avec lui l'esprit de conservation et d'usage, 
et non pas celui de destruction. 

Un État qui en a conquis un autre le traite d'une des 
quatre manières suivantes : il continue à le gouverner 
selon ses lois, et ne prend pour lui que l'exercice du gou- 
vernement politique et civil ; ou il lui donne un nouveau 
gouvernement politique et civil ; ou il détruit la société, 
et la disperse dans d'autres; ou enfin il extermine tous 
les citoyens. 

La première manière est conforme au droit des gens 

1. Lettres persanes, XCV. 
2 Sup., I, iri. 



LIVRE X, CHAP. III. 357 

que nous suivons aujourd'hui; la quatrième est plus 
conforme au droit des gens des Romains : sur quoi je 
laisse à juger à quel point nous sommes devenus meilleurs. 
Il faut rendre ici hommage à nos temps modernes, à la 
raison présente, à la religion d'aujourd'hui, à notre philo- 
sophie, à nos mœui-s. 

Les auteurs de notre droit public, fondés sur les his- 
toires anciennes, étant sortis des cas rigides*, sont tombés 
dans de grandes erreurs. Ils ont donné dans l'arbitraire ; 
ils ont supposé dans les conquérants un droit, je ne sais 
quel, de tuer : ce qui leur a fait tirer des conséquences 
terribles comme le principe, et établir des maximes que 
les conquérants eux-mêmes, lorsqu'ils ont eu le moindre 
sens, n'ont jamais prises. Il est clair qtie, lorsque la con- 
quête est faite, le conquérant n'a plus le droit de tuer, 
puisqu'il n'est plus dans le cas de la défense naturelle, et 
de sa propre conservation. 

Ce qui les a fait penser ainsi, c'est qu'ils ont cru que 
le conquérant avoit droit de détruire la société* : d'où 
ils ont conclu qu'il avoit celui de détruire les hommes qui 
la composent ; ce qui est une conséquence faussement 
tirée d*un faux principe. Car, de ce que la société seroit 
anéantie, il ne s'ensuivroit pas que les hommes qui la 
forment dussent aussi être anéantis. La société est l'union 
des hommes, et non pas les hommes; le citoyen peut 
périr, et l'homme rester. 

Du droit de tuer dans la conquête, les politiques ont 
tiré le droit de réduire en servitude; mais la conséquence 
est aussi mal fondée que le principe. 

On n'a droit de réduire en servitude que lorsqu'elle 

1. C'est-à-dire, du Juste rigide, sup., ch. ir. 

2. On dirait aujourd*hui la nation ou TÉtat. 



358 DE L'ESPRIT DES LOIS. 

est nécessaire pour la conservation de la conquête. L'objet 
de la conquête est la conservation : la servitude n*est 
jamais l'objet de la conquête ; mais il peut arriver qu'elle 
soit un moyen nécessaire pour aller à la conservation. 

Dans ce cas, il est contre la nature de la chose que 
cette servitude soit éternelle. Il faut que le peuple esclave 
puisse devenir sujet. L'esclavage dans la conquête est 
une chose d'accident. Lorsqu'après un certain espace de 
temps, toutes les parties de l'État conquérant se sont liées 
avec celles de l'État conquis, par des coutumes, des ma- 
riages, des lois , des associations, et une certaine confor- 
mité d'esprit, la servitude doit cesser. Car les droits du 
conquérant ne sont fondés que sur ce que ces choses-là 
ne sont pas, et qu'il y a un éloignement entre les deux 
nations, tel que l'une ne peut pas prendre confiance en 
l'autre. 

Ainsi, le conquérant qui réduit le peuple en servitude 
doit toujours se réserver des moyens (et ces moyens sont 
sans nombre) pour l'en faire sortir. 

Je ne dis point ici des choses vagues. Nos pères*, qui 
conquirent l'empire romain, en agirent ainsi. Les lois 
qu'ils firent dans le feu, dans l'action, dans l'impétuosité, 
dans l'orgueil de la victoire, ils les adoucirent ; leurs lois 
étoient dures, ils les rendirent impartiales. Les Bourgui- 

1. Je crois qu*on peut me permettre ici une réflexion. Plus d*un écri- 
vain qui se fait historien en compilant au hasard (je ne parle pas d*iin 
homme comme Montesquieu) , plus d'un historien, dis-je, après avoir 
appelé sa nation la première nation du monde, Paris, la première ville du 
monde, le fauteuil à bras où s'assied son roi, le premier trône du monde, 
ne fait point difficulté de dire : nous, nos aïeux, nos pères, quand il 
parle des Francs, qui vinrent des marais d'au delà le Rhin et la Meuse 
piller les Gaules et s'en emparer. L'abbé Vély dit : Nous. Hé ! mon ami, 
es-tu bien sûr que tu descandes d'un Franc? Pourquoi ne serais-tu pas 
d'une pauvre famille gauloise? (Voltaire.) 



LIVRE X, CHAP. III. 359 

gnons, les Gotbs et les Lombards vouloient toujours que 
les Romains fussent le peuple vaincu ; les lois d'Euric, de 
Gondebaud et de Rotharis firent du Barbare et du Romain 
des concitoyens*. 

Charlemagne, pour dompter les Saxons, leur ôta 
l'ingénuité et la propriété des biens. Louis le Débonnaire 
les affranchit * : il ne fit rien de mieux dans tout son règne. 
Le temps et la servitude avoient adouci leurs mœurs ; ils 
lui furent toujours fidèles ^ 

1. Voyez le code des lois des Barbares, et le livre XXVIII ci-après. (M.) 

2. Voyez Tauteur incertain de la vie de Louis le Débonnaire, dans le 
liecueil de Duchcsne, t. II, p. 296. (M.) 

3. A. B. n'ont point ce dernier paragraphe. 



CHAPITRE IV. 



QUELQUES AVANTAGES DU PEUPLE CONQUIS. 

Au lieu de tirer du droit de conquête des conséquences 
si fatales, les politiques auroient mieux fait de parler des 
avantages que ce droit peut quelquefois apporter au peuple 
vaincu. Ils les auroient mieux sentis, si notre droit des 
gens étoit exactement suivi, et s*il étoit établi dans toute 
la terre. 

Les États que l'on conquiert ne sont pas ordinairement 
dans la force de leur institution. La corruption s*y est 
introduite; les lois y ont cessé d*étre exécutées ; le gou- 
vernement est devenu oppresseur. Qui peut douter qu'un 
État pareil ne gagnât et ne tirât quelques avantages de la 
conquête même, si elle n'étoit pas destructrice M Dn gou- 
vernement parvenu au point où il ne peut plus se réfor- 
mer lui-même, que perdroit-il à être refondu * ? Un con- 
quérant qui entre chez un peuple, où, par mille ruses et 
mille artifices, le riche s'est insensiblement pratiqué une 
infinité de moyens d'usurper ; où le malheureux qui gémit, 
voyant ce qu'il croyoit des abus devenir des lois, est dans 
l'oppression, et croit avoir tort de la sentir; un conqué- 



1. A. B. Destructive. Corrigé dans TéditioD de 1751. 

2. A. B. Ne perdroit pas beaucoup à être refondu. Corrigé dans réditioo 
de 1751. 



LIVRE X, CHAP. IV. 361 

rant, dis-je, peut dérouter tout, et la tyrannie sourde est 
la première chose qui souffre la violence*. 

On a vu, par exemple, des États opprimés par les trai- 
tants, être soulagés par le conquérant, qui n'avoit ni les 
engagements ni les besoins qu avoit le prince légitime. 
Les abus se trouvoient corrigés, sans même que le con- 
quérant les corrigeât*. 

Quelquefois la frugalité de la nation conquérante l'a 
mise en état de laisser aux vaincus le nécessaire, qui leur 
étoit ôté sous le prince légitime. 

Une conquête peut détruire les préjugés nuisibles, et 
mettre, si j'ose parler ainsi, une nation sous un meilleur 
génie '. 

Quel bien les Espagnols ne pouvoient-ils pas faire aux 
Mexicains? Ils avoient à leur donner une religion douce ; 
ils leur apportèrent une superstition furieuse. Ils auroient 
pu rendre libres les esclaves ; et ils rendirent esclaves les 
hommes libres. Us pouvoient les éclairer sur l'abus des 
sacrifices humains; au lieu de cela, ils les exterminèrent. 
Je n'aurois jamais fini si je voulois raconter tous les biens 
qu'ils ne firent pas, et tous les maux qu'ils firent. 

C'est à un conquérant à réparer une partie des maux 
qu'il a faits. Je définis ainsi le droit de conquête : un 
droit nécessaire, légitime et malheureux, qui laisse tou- 
jours à payer une dette immense, pour s'acquitter envers 
la nature humaine. 



1. C'est-à-dire qui admette, qui justifie. 

2. Inf., XIII, XVI. 

3. Montesquieu n*a pas Tair de soupçonner que pour un peuple conquis, 
rien ne peut remplacer la nationalité détruite et Tindépendance perdue. Quel 
bien-être peut compenser une misère morale de cette espèce? 



CHAPITRE V. 

GÉLOX, ROI DE SYRACUSE. 

Le plus beau traité de paix dont l'histoire ait parlé est, 
je crois, celui que Gélon fît avec les Carthaginois. II voulut 
qu'ils abolissent la coutume d'immoler leurs enfants*. 
Chose admirable ! Après avoir défait trois cent mille Car- 
thaginois, il exigeoit une condition qui n'étoit utile qu'à 
eux, ou plutôt il stipuloit pour le genre humain*. 

Les Bactriens faisoient manger leurs pères vieux à de 
grands chiens : Alexandre le leur défendit ^ ; et ce fut un 
triomphe qu'il remporta sur la superstition^. 

1. Voyez le Recueil de M. de Barbeyrac [Histoire des anciens traités, 
Amsterdam, 1739 ], art 112. (H.) 

2. A. n stipuloit pour la nature humaine. 

3. Strabon, liv. XT. 

4. A. B. N'ont point ce paragraphe. 



CHAPITRE VI. 

d'une république qui conquiert!. 

11 est contre la nature de la chose que, dans une con- 
stitution fédérative, un État confédéré conquière sur l'autre, 
comme nous avons vu de nos jours chez les Suisses*. 
Dans les républiques fédératives mixtes, où l'association 
est entre de petites républiques et de petites monarchies, 
cela choque moins. 

11 est encore contre la nature de la chose qu'une 
république démocratique conquière des villes qui ne sau- 
roient entrer dans la sphère de la démocratie. Il faut que 
le peuple conquis puisse jouir des privilèges de la souve- 
raineté, comme les Romains l'établirent au commencement. 
On doit borner la conquête au nombre des citoyens que 
Ton fixera pour la démocratie'*. 

Si une démocratie conquiert un peuple pour le gou- 
verner comme sujet, elle exposera sa propre liberté, parce 



1. Hume a défendu les mômes idées dans ses Essais moraux et poU^ 
tiques, IV* Essai: Que la politique peut être réduite en forme de science. 

2. Pour le Tockembourg. (M.) Tockembourg ou Toggenburg, vallée de 
la Suisse dans le canton de Saint-Gall. Au xv" siècle, Schwytz et Zurich se 
disputèrent ce petit pays, par une guerre dite de Toggenburg. De 1706 
à 1718, les habitants de la vallée soutinrent contre Tabbaye de Saint-Gall 
une seconde guerre de Toggenburg qui amena leur affranchissement. 

3. Sup., II, II, note 1. 



364 DE L'ESPRIT DES LOIS. 

qu'elle confiera une trop grande puissance aux magistrats 
qu'elle enverra dans l'État conquis. 

Dans quel danger n'eût pas été la république de Car- 
thage, si Annibal avoit pris Rome? Que n'eût-il pas fait 
dans sa ville après la victoire, lui qui y causa tant de 
révolutions après sa défaite ^ ? 

Ilannon n'auroit jamais pu persuader au sénat de ne 
point envoyer de secours à Annibal, s'il n'avoit fait parler 
que sa jalousie. Ce sénat, qu'Aristote nous dit avoir été 
si sage (chose que la prospérité de cette république nous 
prouve si bien), ne pouvoit être déterminé que par des 
raisons sensées. II auroit fallu être trop stupide pour ne 
pas voir qu'une armée, à trois cents lieues de là, faisoit 
des pertes nécessaires qui dévoient être réparées. 

Le parti d'Hannon vouloit qu'on livrât Annibal aux 
Romains*. On ne pouvoit pour lors craindre les Romains, 
on craignoit donc Annibal. 

On ne pouvoit croire, dit-on, les succès* d*Annibal ; 
mais comment en douter? Les Carthaginois, répandus par 
toute la terre, ignoroient-ils ce qui se passoit en Italie? 
C'est parce qu'ils ne l'ignoroient pas, qu'on ne vouloit pas 
envoyer de secours à Annibal. 

Hannon devient plus ferme après Trébie, après Tra- 
simëne, après Cannes : ce n'est point son incrédulité qui 
augmente, c'est sa crainte*. 

i. Il étoit à la tète d'une faction. (M.) Tite-Live, XXXIII, xlvi. 

2. Hanaon vouloit livrer Annibal aux Romains, comme Caton vouloit 
qu*on livrât César aux Gaulois. (M.) 

3. A. Le succès. 

4. Comparez Saint-Évremond, Réflexions sur les Romains, cbap. vu. 



CHAPITRE VIL 



CONTINUATION DU MEME SUJET. 

Il y a encore un inconvénient aux conquêtes faites par 
les démocraties. Leur gouvernement est toujours odieux 
aux États assujettis. Il est monarchique par la fiction; 
mais, dans la vérité, il est plus dur que le monarchique, 
comme l'expérience de tous les temps et de tous les pays 
Ta fait voir. 

Les peuples conquis y sont dans un état triste ; ils ne 
jouissent ni des avantages de la république, ni de ceux 
de la monarchie. 

Ce que j'ai dit de l'État populaire se peut appliquer 
à l'aristocratie. 



CHAPITRE VIII. 



CONTINUATION DU MEME SUJET. 

Ainsi, quand une république tient quelque peuple sous 
sa dépendance, il faut qu'elle cherche à réparer les incon- 
vénients qui naissent de la nature de la chose, en lui 
donnant un bon droit politique et de bonnes lois civiles. 

Une république d'Italie tenoit des insulaires sous son 
obéissance * ; mais son droit politique et civil à leur 
égard étoit vicieux. On se souvient de cet acte d'am- 
nistie, qui porte qu'on ne les condamneroit plus à des 
peines afllictives sur la conscience informée du gouver- 
neur*. On a vu souvent des peuples demander des privi- 
lèges : ici le souverain accorde le droit de toutes les 
nations'. 

1 . Gônes commandait à la Corse. 

2. Du 18 octobre 1738, imprimé à Gèaes, chez Francbclli. Vietamo al 
noslro gênerai governatore in detta isola, di condannare m avtnire sola- 
fnente ex informatà conscientià persona alcuna nazionale in pena affliUiva, 
Potrà ben si far arreslare ed incarcerare k persone che gli saranno sot- 
pette; salvo di renderne poi a noi conto sollecilamente, art. VI. Voyez aussi 
la Gazette d*Âmsterdam du 23 décembre 1738. (M.) 

3. A. On se souvient de ce traité dans lequel elle lear promet qo*oa ne 
les feroit plus mourir sur la conscience informée du gouverneur. On a tu 
souvent des peuples demander des privilèges. Ici le peuple demande, ici le 
souverain accorde, etc. — B. On se souvient de cet acte d*amnistie, où il est 
dit quMls ne seront plus condamnés à des peines afflictives sur la conscienct 
informée du souverain. On a vu, etc. 



CHAPITRE IX. 



d'une monarchie qui conquiert autour d'elle. 

Si une monarchie peut agir longtemps avant que 
Tagrandissement l'ait alîoiblie, elle deviendra redoutable, 
et sa force durera tout autant qu'elle sera pressée par 
les monarchies voisines. 

Elle ne doit donc conquérir que pendant qu'elle reste 
dans les limites naturelles à son gouvernement. La pru- 
dence veut qu'elle s'arrête sitôt qu'elle passe ces limites. 

Il faut, dans cette sorte de conquête, laisser les choses 
comme on les a trouvées : les mêmes tribunaux, les mêmes 
lois, les mêmes coutumes, les mêmes privilèges; rien ne 
doit être changé que l'armée et le nom du souverain. 

Lorsque la monarchie a étendu ses limites par la con- 
quête de quelques provinces voisines, il faut qu'elle les 
traite avec une grande douceur. 

Dans une monarchie qui a travaillé longtemps à con- 
quérir, les provinces de son ancien domaine seront ordi- 
nairement très-foulées. Elles ont à souffrir les nouveaux 
abus et les anciens; et souvent une vaste capitale, qui 
engloutit tout, les a dépeuplées*. Or si, après avoir con- 

1. A. B. U faut qu'elles aient à souffrir et les nouveaux abus et les 
anciens, et qu'une vaste capitale qui engloutit tout les dépeuple. 

Montesquieu a adouci le teite primitif pour qu'on n'y vit pas une allu- 
sion trop directe à la monarchie française et à Paris. 



368 DE L'ESPRIT DES LOIS. 

quis autour de ce domaine, on traitoit les peuples vaincus 
comme on fait ses anciens sujets, TÉtat seroit perdu ; ce 
que les provinces conquises enverroient de tributs à la 
capitale ne leur reviendroit plus ; les frontiërss seroient 
ruinées, et par conséquent plus foibles; les peuples en 
seroient mal affectionnés ; la subsistance des armées, qui 
doivent y rester et agir, seroit plus précaire. 

Tel est l'état nécessaire d'une monarchie conquérante; 
un luxe affreux dans la capitale, la misère dans les pro- 
vinces qui s'en éloignentS l'abondance aux extrémités. U 
en est comme de notre planète, le feu est au centre, la 
verdure à la surface, une terre aride, froide et stérile, 
entre les deux. 

i . A. Qui 8*en éloignent un peu. 



CHAPITRE X. 



D UNE MONARCHIE QUI CONQUIERT 
UNE AUTRE MONARCHIE. 

Quelquefois une monarchie en conquiert une autre. 
Plus celle-ci sera petite, mieux on la contiendra par des 
forteresses ; plus elle sera grande, mieux on la conservera 
par des colonies*. 

1. Machiavel, le Prince, chap. m. 



m. 34 



CHAPITRE XL 



DES MOEURS DU PEUPLE VAINCU. 

Dans ces Jconquêtes, il ne suffit pas de laisser à la 
nation vaincue ses lois ; il est peut-être plus nécessaire de 
lui laisser ses mœurs, parce qu'un peuple connolt, aime 
et défend toujours plus ses mœurs que ses lois. 

Les François ont été chassés neuf fois de l'Italie, à 
cause, disent les historiens S de leur insolence à l'égard 
des femmes et des filles. C'est trop pour une nation d'avoir 
à souffrir la fierté du vainqueur, et encore son inconti- 
nence, et encore son indiscrétion, sans doute plus 
fâcheuse, parce qu'elle multiplie à l'infini les outrages \ 

1. Parcourez V Histoire de Vunivers, par M. Puffcndorff. (M.) 

2. A. B. Des outrages. 



CHAPITRE XII. 



D CNE LOI DE GTRUS. 



Je ne regarde pas comme une bonne loi celle que fit 
Cyrus pour que les Lydiens ne pussent exercer aue des 
professions viles, ou des professions infâmes. On va au 
plus pressé; on songe aux révoltes, et non pas aux inva- 
sions. Mais les invasions viendront bientôt; les deux peu- 
ples sunissent, ils se corrompent tous les deux. J'aimerois 
mieux maintenir par les lois la rudesse du peuple vain- 
queur qu'entretenir par elles la mollesse du peuple 
vaincu. 

Aristodème, tyran de Cumes\ chercha à énerver le 
courage de la jeunesse. II voulut que les garçons laissas- 
sent croître leurs cheveux, comme les filles ; qu'ils les 
ornassent de fleurs, et portassent des robes de différentes 
couleurs jusqu'aux talons; que, lorsqu'ils alloient chez 
leurs maîtres de danse et de musique, des femmes leur 
portassent des parasols, des parfums et des éventails; que, 
dans le bain, elles leur donnassent des peignes et des 
miroirs. Cette éducation duroit jusqu'à l'âge de vingt ans. 
Cela ne peut convenir qu*à un petit tyran, qui expose sa 
souveraineté pour défendre sa vie. 

i. Dcnys d'Halicarnasse, liv. VII. (M.) 



CHAPITRE XIII». 



CHARLES XII K 

Ce prince, qui ne fit usage que de ses seules forces, 
détermina sa chute en formant des desseins qui ne pou- 
voient être exécutés que par une longue guerre; ce que 
son royaume ne pouvoit soutenir. 

Ce n'étoit pas un État qui fût dans la décadence qu'il 
entreprit de renverser, mais un empire naissant. Les 
Moscovites se servirent de la guerre qu'il leur faisoit, 
comme d'une école. A chaque défaite ils s'approchoientde 
la victoire ; et, perdant au dehors, ils apprenoient à se 
défendre au dedans. 

Charles se cioyoit le maître du monde dans les déserts 
de la Pologne, où il erroit, et dans lesquels la Suède étoit 
comme répandue , pendant que son principal ennemi se 
fortifioit contre lui, le serroit, s'établissoit sur la mer 
Baltique, détruisoit ou prenoit la Livonie. 

La Suède ressembloit à un fleuve dont on coupoit les 
eaux dans sa source, pendant qu'on les détournoit dans 
son cours. 

Ce ne. fut point Pultava* qui perdit Charles : s'il n'avoit 
pas été détruit dans ce lieu, il l'auroit été dans un autre. 
Les accidents de la fortune se réparent aisément ; on ne 

1. Dan 3 A. B., co chapitre est placé ap^s celui d'Alexandre. 

2. Lettres persanes, CXWll. 

3. A. B. Pultova. 



LIVRE X, CHAP. Xllf. 373 

peut pas parer* à des événements qui naissent continuel- 
lement de la nature des choses*. 

Mais la nature ni la fortune ne furent jamais si fortes 
contre lui que lui-même. 

Il ne se régloit point sur la disposition actuelle des 
choses, mais sur un certain modèle qu'il avoit pris ; 
encore le suivit-il très-mal. II n'étoit point Alexandre; 
mais il auroit été le meilleur soldat d'Alexandre. 

Le projet d'Alexandre ne réussit que parce qu'il étoît 
sensé. Les mauvais succès des Perses dans les invasions 
qu'ils firent de la Grèce, les conquêtes d'Agésilas et la 
retraite des Dix mille avoient fait connoitre au juste la 
supériorité des Grecs dans leur manière de combattre, et 
dans le genre de leurs armes ; et l'on savoit bien que les 
Perses étoient trop grands pour se corriger. 

Ils ne pouvoient plus affoiblir la Grèce par des divisions; 
elle étoît alors réunie sous un chef, qui ne pouvoit avoir 
de meilleur moyen pour lui cacher sa servitude que de 
l'éblouir par la destruction de ses ennemis éternels et par 
l'espérance de la conquête de l'Asie. 

Un empire cultivé par la nation du monde la plus 
industrieuse, et qui travailloit les terres par principe de 
religion, fertile et abondant en toutes choses, donnoit à 
un ennemi toutes sortes de facilités pour y subsister. 

On pouvoit juger par l'orgueil de ces rois, toujours 
vainement mortifiés par leurs défaites, qu'ils précipiteroîent 
leur chute en donnant toujours des batailles, et que la 
flatterie ne permettroit jamais qu'ils pussent douter de leur 
grandeur. 

i. A. B. Mais comment parer, etc. 

2. V. les Considérations sur la grandeur et la décadence des Romains, 
ehap. XVIII, p. 273. 



374 DE L'ESPRIT DES LOIS. 

Et non-seulement le projet étoit sage, mais il fat 
sagement exécuté. Alexandre, dans la rapidité de ses 
actions, dans le feu de ses passions mêmes, avoit, si j'ose 
me sei-vir de ce terme, une saillie de raison qui le con- 
duisoit, et que ceux qui ont voulu faire un roman de son 
histoire, et qui avoient l'esprit plus gâté que lui, n'ont pu 
nous dérober. Parlons-en tout à notre aise^.. 

1. Cette dernière phrase n'est ni dans A ni dans B. 



CHAPITRE XIV. 

ALEXANDRE ^ 

Il ne partit ■ qu'après avoir assuré la Macédoine 
contre les peuples barbares qui en étoient voisins, et 
achevé d'accabler les Grecs ; il ne se servit de cet acca- 
blement que pour l'exécution de son entreprise; il rendit 
impuissante la jalousie des Lacédémoniens ; il attaqua les 
provinces maritimes; il fit suivre à son armée de terre les 
côtes de la mer, pour n'être point séparé de sa flotte; il 
se servit admirablement bien de la discipline contre le 
nombre; il ne manqua point de subsistances; et s'il est 
vrai que la victoire lui donna tout, il fit aussi tout pour se 
procurer la victoire. 

Dans le commencement de son entreprise', c'est-à- 
dire dans un temps où un échec pouvoit le renverser, il 
mit peu de chose au hasard; quand la fortune le mit au- 

1. Montesquieu est un des premiers écrivains modernes qui, suivant 
Tcxpression de Servan, ait rétabli Alexandre dans ses droits à Tadmiration 
de la postérité. Il a été suivi par Voltairo, et par Robertson dans son Histoire 
d'Amérique. 

2. A. B. Alexandre flJt une grande conquête. Voyons comment il se con- 
duisit. Ou a assez parlé de sa valeur, parlons de sa prudence. 

Les mesures qu*il prit furent justes. Il ne partit qu*après avoir achevé 
d*accabler les Grecs ; il ne se servit de cet accablement que pour Texécution 
de son entreprise; il ne laissa rien derrière lui contre lui; il attaqua les pro- 
vinces maritimes, etc. 

3. Ce paragraphe et loa deux suivanti manquent dans A. B. 



376 DE L'ESPRIT DES LOIS. 

dessus des événements, la témérité fut quelquefois un de 
ses moyens. Lorsqu'avant son départ, il marche contre les 
Triballiens et les Illyriens, vous voyez une guerre* comme 
celle que César fit depuis dans les Gaules. Lorsqu'il est 
de retour dans la Grèce*, c'est comme malgré lui qu'il 
prend et détruit Thèbes : campé auprès de leur ville, il 
attend que les Thébains veuillent faire la paix; ils préci- 
pitent eux-mêmes leur ruine. Lorsqu'il s'agit de combattre* 
les forces maritimes des Perses, c'est plutôt Parménion 
qui a de l'audace; c'est plutôt Alexandre qui a de la 
sagesse. Son industrie fut de séparer les Perses des côtes 
de la mer, et de les réduire à abandonner eux-mêmes leur 
marine, dans laquelle ils étoient supérieurs. Tyr étoit, par 
principe, attachée aux Perses, qui ne pouvoient se passer 
de son commerce et de sa marine; Alexandre la détruisit. 
Il prit l'Egypte que Darius avoit laissée dégarnie de 
troupes pendant qu'il assembloit des armées innombrables 
dans un autre univers. 

Le passage du Granique fit qu'Alexandre se rendit 
maître des colonies grecques ; la bataille d'Issus lui donna 
Tyr et l'Egypte ; la bataille d'Arbelles lui donna toute la 
terre. 

Après la bataille d'Issus, il laisse fuir Darius, et ne 
s'occupe qu'à aflermir et à régler ses conquêtes; après la 
bataille d'Arbelles, il le suit de si près^, qu'il ne lui laisse 
aucune retraite dans son empire. Darius n'entre dans ses 
villes et dans ses provinces que pour en sortir : les 
marches d'Alexandre sont si rapides, que vous croyez voir 



1. Voyez Arrien,I>0 «rped. Alex., lib. I. (M.) 

2. Ibid. (M.) 

3. Ibid. (M.) 

4. Voyez ÂrricDi Dû êxped, Alex», lib. lU. (H.) 



LIVRE X, CHAP. XIY, 3T7 

l'empire de Tunivers plutôt le prix de la course, comme 
dans les jeux de la Grèce, que le prix de la victoire. 

C'est ainsi qu'il fit ses conquêtes* ; voyons comment 
il les conserva, 

II résista à ceux qui vouloient qu'il traitât' les Grecs 
comme maîtres, et les Perses comme esclaves ; il ne 
songea qu'à unir les deux nations, et à faire perdre les 
distinctions du peuple conquérant et du peuple vaincu. Il 
abandonna, après la conquête, tous les préjugés qui lui 
avoient servi à la faire. Il prit les mœurs des Perses, pour 
ne pas désoler les Perses en leur faisant prendre les 
mœurs des Grecs. C'est ce qui fit qu'il marqua tant de 
respect pour la femme et pour la mère de Darius, ^t qu'il 
montra tant de continence'. Qu'est-ce que ce conquérant 
qui est pleuré de tous les peuples qu'il a soumis? Qu'est- 
ce que cet usurpateur, sur la mort duquel la famille qu'il 
a renversée du trône verse des larmes? C'est un trait de 
cette vie, dont les historiens ne nous disent pas que quelque 
autre conquérant puisse se vanter*. 

Rien n'affermit plus une conquête que l'union qui se 
fait des deux peuples par les mariages •. Alexandre prit 
des femmes de la nation qu'il avoit vaincue ; il voulut que 
ceux de sa cour' en prissent aussi; le reste des Macédo- 
niens suivit cet exemple. Les Francs et les Bourguignons^ 



1. A. B. Voilà comment il fit ses conquêtes; il faut Toir comment il les 
conserva. 

2. C'étoit le conseil d*Aristote. Plutarque, OEwores moraUs : Dû la for- 
tune d'Alexandre, (M.) 

3. A. B. Ajoutent : C'est ce qui le fit tant regretter des Perses. 

4. A. B. Se puisse vanter. 

5. A. B. Par des mariages. 

6. Voyes Arrien, l>0 ftrped. Alex,, lib. VU. (M.) 

7. Voyez la loi des Bourguignons, tiu XII, art. v. (M.) 



378 DE L'ESPRIT DES LOIS. 

permirent ces mariages; les Wisigoths les défendirent^ en 
Espagne, et ensuite ils les permirent; les Lombards ne 
les permirent pas seulement, mais même les favorisèrent*. 
Quand les Romains voulurent affoiblir la Macédoine, ils y 
établirent qu*il ne pourroit se faire d'union par mariages 
entre les peuples des provinces. 

Alexandre, qui cherchoit à unir les deux peuples, 
songea à faire dans la Perse un grand nombre de colonies 
grecques. 11 bâtit une infmité de villes, et il cimenta si 
bien toutes les parties de ce nouvel empire, qu'après sa 
mort, dans le trouble et la confusion des plus affreuses 
guerres civiles, après que les Grecs se furent pour ainsi 
dire anéantis eux-mêmes, aucune province de Perse ne se 
révolta. 

Pour ne point épuiser ^ la Grèce et la Macédoine , il 
envoya à Alexandrie une colonie de juifs * : il ne lui 
importoit quelles mœurs eussent ces peuples, pourvu 
qu'ils lui fussent fidèles. 

IP ne laissa pas seulement aux peuples vaincus leurs 
mœurs, il leur laissa encore leurs lois civiles, et souvent 
même les rois et les gouverneurs qu'il avoit trouvés. Il 
mettoit les Macédoniens^ à la tête des troupes, et les 
gens du pays à la tête du gouvernement ; aimant mieux 
courir le risque de quelque infidélité particulière (ce qui 

1. Voyez la loi des Wisigoths, liv. 10, tît. i, S ii qui abroge la loi an- 
cienno, qui avoit plus d'égards, y est-il dit, à la différence des nations que 
des conditions. (M.) 

2. Voyez la loi des Lombards, liv. II, tît. vu, S i ot 2. (M.) 

3. A. B. Pour ne point trop épuiser, etc. 

4. Les rois de Syrie, abandonnant le plan des fondateurs de Tempire, 
voulurent obliger les Juifs à prendre les mœurs des Grecs; ce qui donna à 
leur État de terribles secousses. (M.) Cette note figure dans le texte de A. B. 

5. Tout ce qui suit jusqu'à la fin du chapitre manque dans A. B. 

6. Voyez Arrien, De exped, Alex., lib. II ( et autres. (Si.) 



LIVRE X, CHAP. XIV. 379 

lui arriva quelquefois) que d'une révolte générale. 11 res- 
pecta les traditions anciennes et tous les monuments de 
la gloire ou de la vanité des peuples. Les rois de Perse 
avoient détruit les temples des Grecs, des Babyloniens et 
des Égyptiens ; il les rétablit * ; peu de nations se sou- 
mirent à lui, sur les autels desquelles il ne fit des sacrifices. 
Il sembloit qu'il n'eût conquis que pour être le monarque 
particulier de chaque nation, et le premier citoyen de chaque 
ville. Les Romains conquirent tout pour tout détruire: 
il voulut tout conquérir pour tout conserver; et quelque 
pays qu'il parcourût, ses premières idées, ses premiers 
desseins furent toujours de faire quelque chose qui pût en 
augmenter la prospérité et la puissance. Il en trouva les 
premiers moyens dans la grandeur de son génie ; les se- 
conds, dans sa frugalité et son économie particulière*; Us 
troisièmes dans son immense prodigalité pour les grandes 
choses. Sa main se fermoit pour les dépenses privées ; elle 
s'ouvroit pour les dépenses publiques. Falloit-il régler sa 
maison, c'étoit un Macédonien ; falloit-il payer les dettes 
des soldats, faire part de sa conquête aux Grecs, faire 
la fortune de chaque homme de son armée, il étoit 
Alexandre. 

Il fit deux mauvaises actions : il brûla Persépolis, et 
tua Glitus. Il les rendit célèbres par son repentir : de 
sorte qu'on oublia ses actions criminelles, pour se souve- 
nir de son respect pour la vertu ; de sorte qu'elles furent 
considérées plutôt comme des malheurs que comme des 
choses qui lui fussent propres ; de sorte que la postérité 
trouve la beauté de son âme presque à côté de ses em- 



i. Voyez Anrien, De exped, Alex. (M.) 
2. Ibid^ lib. VU. (M.) 



380 ' DB L'ESPRIT DES LOIS. 

portements et de ses foiblesses ; de sorte qu'il fallut le 
plaindre, et qu'il n'étoit plus possible de le haTr. 

Je vais le comparer à César. Quand César voulut 
imiter les rois d'Asie, il désespéra les Romains pour une 
chose de pure ostentation ; quand Alexandre voulut imiter 
les rois d'Asie, il fit une chose qui entroit dans le plan de 
sa conquête. 



CHAPITRE XV, 

NOUVEAUX MOYENS DE CONSERVER LA GONQUéTB. 

Lorsqu'un monarque conquiert un grand État, il y a 
une pratique admirable, également propre à modérer le 
despotisme et à conserver la conquête ; les conquérants de 
la Chine l'ont mise en usage. 

Pour ne point désespérer le peuple vaincu, et ne point 
enorgueillir le vainqueur , pour empêcher que le gouver- 
nement ne devienne militaire, et pour contenir les deux 
peuples dans le devoir, la famille tartare, qui règne pré- 
sentement à la Chine, a établi que chaque corps de troupes, 
dans les provinces, seroit composé de moitié Chinois 
et moitié Tartares, afin que la jalousie entre les deux 
nations les contienne dans le devoir. Les tribunaux sont 
aussi moitié chinois , moitié tartares. Cela produit plu- 
sieurs bons effets : 1" les deux nations se contiennent 
l'une l'autre ; 2° elles gardent toutes les deux la puissance 
militaire et civile, et Tune n'est pas anéantie par l'autre ; 
3" la nation conquérante peut se répandre partout sans 
s'affoiblir et se perdre ; elle devient capable de résister 
aux guerres civiles et étrangères. Institution si sensée, que 
c'est le défaut d'une pareille qui a perdu presque tous 
ceux qui ont conquis sur la terre. 



CHAPITRE XVI. 

d'un RTAT despotique qui COKaUIERT. 

Lorsque la conquête est immense, elle suppose le des- 
potisme *• Pour lors l'armée répandue dans les provinces 
ne suffit pas. II faut qu'il y ait toujours autour du pnoce 
un corps particulièrement affidé, toujours prêt à fondre 
sur la partie de l'empire qui pourroit s'ébranler. Cette 
milice doit contenir les autres, et faire trembler tous ceux 
à qui on a été obligé de laisser quelque autorité dans 
l'empire. Il y a autour de l'empereur de la Chine un 
gros corps de Tartares toujours prêt pour le besoin. Chex 
le Mogol, chez les Turcs, au Japon, il y a un corps à la 
solde du prince', indépendamment de ce qui est entretenu 
du revenu des terres *. Ces forces particulières tiennent 
en respect les générales. 

1. Sup. VIII, XVII ; inf., XVII, vi. 

2. Los janissaires chez les Turcs. 

3. Les sipahis et les timariots en Turquie. 



CHAPITRE XVII. 



CONTINUATION DD UÈUE SUJBT. 

Nous avons dit que les États que le monarque despo- 
tique conquiert doivent être feudataîres. Les historiens 
s'épuisent en éloges sur la générosité des conquérants qui 
ont rendu la couronne aux princes qu'ils ayoient vaincus. 
Les Romains étoient donc bien généreux, qui faisoient par- 
tout des rois, pour avoir des instruments de servitude*. 
Une action pareille est un acte nécessaire. Si le conqué- 
rant garde l'État conquis, les gouverneurs qu'il enverra 
ne sauront contenir les sujets, ni lui-même ses gouver- 
neurs. Il sera obligé de dégarnir de troupes son ancien 
patrimoine pour garantir le nouveau. Tous les malheurs 
des deux États seront communs; la guerre civile de l'un 
sera la guerre civile de l'autre. Que si, au contraire, le 
conquérant rend le trône au prince légitime, il aura un 
allié nécessaire qui, avec les forces qui lui seront propres, 
augmentera les siennes. Nous venons de voir Schah- 
Nadir conquérir les trésors du Mogol, et lui laisser l'In- 
doustan *. 

1. Tac, Agricola, c. xiv. Vetere ac jam pridem recepta populi romani 
consuetudine, ut habererU instrumenta servitutis et reges. (H.) 

2. Considérations sur la grandeur des Rommns, cb. iv, à la fin. 

FIN DU TROISIÈME VOLUME. 



TABLE DES MATIÈRES 

CONTENUES DANS LE TROISIEME VOLUME. 



Pagef. 

Introduction i 

Analyse haisonnée de l'esprit des lois, par Bertolini. ... 1 
Analyse de l*ssprit des lois, par d'Alembert 63 



DE L'ESPRIT DES LOIS. 

Préface 83 

Avertissement 87 

PREMIÈRE PARTIE. 

LIVRE PREMIER. 

des lois en général. 

Chap. I. Des lois dans le rapport qu'elles ont avec les divers 

êtres 89 

Chap. IL Des lois de la nature 94 

Chap. IH. Des lois positives 97 

III. 25 



386 TABLE DES MATIÈRES. 



LIVRE DEUXIÈME. 

DES LOIS QUI DÉRIVENT DIRECTEMENT DE LA RATCIE 
DU GOUVERNEMENT. 

Chap. I. De U nature des trois divers gouvernements. 101 

Chap. II. Da gouvernement républicain et des lois relatives à la 

démocratie IflS 

Chap. Ilf. Des lois relatives à la nature de raristocratie 110 

Chap. IV. Des lois dans leur rapport avec la nature du gouverne- 
ment monarchique^ lU 

Chap. V. Des lois relatives à la nature de l'État despotique. ... 118 

LIVRE TROISIÈME. 

DES PRINCIPES DES TROIS GOUVERNEMENTS. 

Chap. I. Différence de la nature du gouvernement et de son prin- 
cipe 120 

Chap. II. Du principe des divers gouvernements 121 

Chap. llf. Du principe de la démocratie IS 

Chap. IV. Du principe de l'aristocratie 126 

Chap. V. Que la vertu n*est point le principe du gouvernemeot 

monarchique 128 

Chap. VI. Comment on supplée à la vertu dans le gouvernement 

monarchique 131 

Chap. VII. Du principe de la monarchie 132 

Chap. VIII. Que Thonneur n'est point le principe des États despo- 
tiques 133 

Chap. IX. Du principe du gouvernement despotique 135 

Chap. X. Différence de Tobéissance dans les gouvernements mo- 
dérés et dans les gouvernements despotiques 137 

Chap. XI. Réflexion sur tout ceci 140 

LIVRE QUATRIÈME. 

QUE LES LOIS DE L'ÉDUCATION DOIVENT ÊTRE RELATIVES 
AUX PRINCIPES DU GOUVERNEMENT. 

Chap. I. Des lois de l'éducation i^l 

Chap. II. De l'éducation dans les monarchies 142 

1. A. B. Des lois dans leur rapport i la nature du gouvernement monarchiqno. 



TABLE DES MATIÈRES. 387 

Page». 

CnAP. Iir. De réducation dans le gouTernement despotique. . . . 148 
CiiAP. IV. Différence des effets de l'éducation chez les anciens et 

parmi noas 150 

Chap. V. De réducation dans le gouvernement républicain.. . . 151 

CiiAP. VI. De quelques institutions des Grecs. 153 

Chap. VII. En quel cas ces institutions singulières peuvent être 

bonnes 158 

Cmap. VIII. Explication d'un paradoxe des anciens, par rapport aux 

mœurs 160 



LIVRE CINQUIEME. 

QUE LES LOIS QUE LE LEGISLATEUR DONNE, DOIVENT ÊTRE 
RELATIVES AU PRINCIPE DU GOUVERNEMENT. 

Chap. I. Idée de ce livre 164 

Chap. II. Ce que c'est que la vertu dans TÉtat politique .... 165 
Chap. III. Ce que c'est que Tamour de la république dans la 

démocratie 166 

Chap. IV. Comment on inspire Tamour de l'égalité et de la fru- 
galité 168 

Chap. V. Comment les lois établissent l'égalité dans la démo- 
cratie 170 

Chap. VI. Comment les lois doivent entretenir la frugalité dans 

la démocratie 175 

Chap. Vil. Antres moyens de favoriser le principe de la démo- 
cratie 178 

Chap. VIII. Comment les lois doivent se rapporter au principe du 

gouvernement dans l'aristocratie 182 

Chap. IX. Comment les lois sont relatives à leur principe dans 

la monarchie 188 

Chap. X. Do la promptitude de l'exécution dans la monarchie.. 101 

Chap. XI. De Texcellencc du gouvernement monarchique. . . . 193 

CuAP. XII. Continuation du même sujet. 106 

Chap. XIII. Idée du despotisme 107 

Chap. XIV. Comment les lois sont relatives au principe du gou- 
vernement despotique 108 

Chap. XV. Continuation du même sujet. 206 

Chap. XVI. De la communication du pouvoir 200 

Chap. XVII. Des présents 211 

Chap. XVIII. Des récompenses que le souverain donne 213 

Chap. XIX. Nouvelles conséquences des principes des trois gou- 
vernements 214 



388 TABLE DES MATIERES. 



LIVRE SIXIÈME 

CONSEQUENCES DBS PRINCIPES DES DIVERS GOCVERNEMENTS, 

PAR RAPPORT A LA SIMPLICITE DES LOIS CIVILES 

ET CRIMINELLES, LA FORME DBS JUGEMENTS ET L^ÉTABLISSBMERT 

DBS PEINES. 



Pages. 
Chap. I. De la simplicité des lois civiles dans les divers gou- 

vernements 290 

Chap. II. De la simplicité des lois criminelles dans les divers 

gouvernements 225 

Chap. III. Dans quels gouvernements et dans quels cas on doit 

Juger selon un teite précis de la loi 2i7 

Chap. IV. Delà manière do former les Jugements 229 

Chap. V. Dans quel gouvernement le souverain peut être juge. 231 
Chap. VI* Que, dans la monarchie, les ministres ne doivent 

pas Juger 236 

Chap. VII. Du magistrat unique 237 

Chap. VIII, Des accusations dans les divers gouvernements. . . 238 
Chap. IX. De la sévérité des peines dans lesdivcrs gouverne- 
ments 240 

Chap. X. Des anciennes lois françoises 243 

Chap. XI. Que lorsqu*un peuple est vertueux il faut peu de 

peines 244 

Chap. XII. De la puissance des peines 245 

Chap. XIII. Impuissance dos lois Japonoises 248 

Chap. XIV. De Tcsprit du sénat de Rome 252 

Chap. XV. Des lois des Romains à Pégard des peines 253 

Chap. XVI. De la Juste proportion des peines avec le crime. . . ^^ 

Chap. XVII. De la torture ou question contre les criminels'. . . ^0 

Chap. XVIII. Des peines pécuniaires et des peines corporelles. . S63 

Chap. XIX. De la loi du Ulion ^ 

Chap. XX. De la punition des pères pour leurs enfants 264 

Chap. XXI. De la clémence du prince S65 



1. a. B. De la question ou torture contre les criminels. 



TABLE DES MATIÈRES. 3S9 



LIVRE SEPTIÈME. 

CONSiÎQDElfCBS DES DIFFERENTS PRINCIPES 

DBS TROIS GOUVERNEMENTS 

PAR RAPPORT AUX. LOIS SOMPTUAIRES, AU LUX.B 

ET A LA CONDITION DBS FEMMES. 

PagM. 

Chap. I. Du luxe 267 

Chap. II. Des lois somptuaires dans la démocratie 270 

Chap. III. Des lois somptuaires dans l'aristocratie 272 

Chap. IV. Des lois somptuaires dans les monarchies 274 

Chap. V. Dans quels cas les lois somptuaires sont utiles dans 

une monarchie 277 

Chap. VI. Du luxe à la Chine 279 

Chap. VII. Fatale conséquence du luxe à la Chine 282 

Chap. VIII. De la continence publique 284 

Chap. IX. De la condition des femmes dans les divers gouver- 
nements 285 

Chap. X. Du tribunal domestique chez les Romains 287 

Chap. XI. Comment les institutions changèrent à Rome avec le 

gouvernement 280 

Chap. XII. De la tutelle des femmes chez les Romains 291 

Chap. XIII. Des peines établies par les empereurs contre les 

débauches des femmes 292 

Chap. XIV. Lois somptuaires chez les Romains 295 

Chap. XV. Des dots et des avantages nuptiaux dans les diverses 

constitutions 296 

Chap. XVI. Belle coutume des Samnites 298 

Chap. XVII. De Tadministration des femmes 299 



LIVRE HUITIÈME. 

DE LA CORRUPTION DES PRINCIPES DES TROIS GOUVERNEMENTS. 



Idée générale de ce livre 300 

De la corruption du principe de la démocratie. • . . 301 

De Tesprit d'égalité extrême 305 

Cause particulière de la corruption du peuple. . . 306 

De la corruption du principe de l'aristocratie. . . . 307 

De la corruption du principe de la monarchie. • . . 309 

Continuation du même sujet. 311 



Chap. 


I. 


Chap. 


II. 


Chap. 


III. 


Chap. 


IV. 


Chap. 


V. 


Chap. 


VI. 


Chap. 


VII 



393 TABLE DES MATIÈRES. 

Chap. VIII. Danger de la corniptioa du principe da gouTerne- 

ment monarchique 313 

Chap. IX. Combien la noblesse est portée à défendre le trône. . 314 
Chap. X. De la corruption du principe du gouvernemeot despo- 
tique 315 

Chap. XL Effets naturels de la bonté et de la corruption des 

principes 316 

Chap. XII. Continuation du môme sujet 319 

Chap. XIH. Effet du serment chez un peuple vertueux 3il 

Chap. XIV. Comment le plus petit changement dans la constitution 

entraîne la ruine des principes 3^ 

Chap. XV. Moyens très-efficaces pour la conservation des trois 

principes 325 

Chap. XVI. Propriétés distinctives de la république 326 

Chap. XVII. Propriétés distinctives de la monarchie 328 

Chap. XVIII. Que la monarchie d'Espagne étoit dans un cas par- 
ticulier 330 

Chap. XIX. Propriétés distinctives du gouvernement despotique. 331 

Chap. XX. Conséquence des chapitres précédents 332 

Chap. XXI. De Tempire de la Chine 333 



SECONDE PARTIE. 
LIVRE NEUVIÈME. 

DBS LOIS DANS LE RAPPORT QU'ELLES ONT 
AVEC LA FORCE DÉFENSIVE. 



Chap. I. Comment les républiques pourvoient à leur sûreté. . . 337 
Chap. IL Que la constitution fédérative doit être composée d'É- 
tats de même nature, surtout d'États républicains. . 310 
Chap. III. Autres choses requises dans la république fédérative. . 342 
Chap. IV. Comment les États despotiques pourvoient à leur sû- 
reté 314 

Chap. V. Comment la monarchie pourvoit à sa sûreté 345 

Chap. VI. De la force défensive des États en général 346 

C-hap. VII. Reflexions 348 

Chap. VIII. Cas où la force défensive d*un État est inférieure à sa 

force offensive 350 

Chap. IX. De la force relative des États 351 

Chap. X. De la foiblesse des États voisins 352 



TABLE DES MATIÈRES. 39f 



LIVRE DIXIÈME. 

DBS LOIS DANS LB RAPPORT QIJ*ELLES ONT 
AVBG LA FORGB OFFENSIVE. 

Pages. 

Chap. I. De la force offensive 353 

Chap. II. De la guerre 354 

Chap. III. Du droit de conquête 356 

Chap. IV. Quelques avantages du peuple conquis 360 

Chap. V. Gélon, roi de Syracuse 362. 

Chap. VI. D*une république qui conquiert 363 

Chap. VII. Continuation du mémo sujet 365 

Chap. VIII. Continuation du môme sujet 366 

Chap. IX. D*une monarchie qui conquiert autour d*elle. . . . 367 

Chap. X. D*nne monarchie qui conquiert une autre monarchie. 360 

Chap. XI. Des mœurs du peuple vaincu 370 

Chap. XII. D'une loi de Cyrus 371 

Chap. XIII. Charles XII 372 

Chap. XIV. Alexandre 375 

Chap. XV. Nouveaux moyens de conserver la conquête 381 

Chap. XVI. D*un État despotique qui conquiert 382 

Chap. XVII. Continuation du même sujet 383 



FIN DB LA TABLE DU TROISifelfB VOLUME. 



PARIS. - Impr. J. CLATE. - A. QUAXTIS «t C, m* 8«-Bonolt. [409J 



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