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Full text of "Œuvres complètes de Buffon avec la nomenclature Linnéenne et la classification de Cuvier"

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Natural  History  Muséum  Library 


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ŒUVRES 

CO  >1  PLÛTES 

DE  BIJFFON 


TOME  II 


ZD. 


PARIS. 


J.  CLAYE,  IMPRIMEUR 


rue 


SAINT  - BEN  OIT  , 7 


ŒUVRES 


COMPLÈTES 

DE  BUFFON 

i-b. 

AVEC  LA  NOMENCLATURE  LINNÉENNE  ET  LA  CLASSIFICATION  DE  CUVIER 

Revues  sur  l'édition  in-4°  de  l'Imprimerie  Royale 
ET  ANNOTÉES 


TA  R 

M.  FLOURENS 

SECRÉTAIRE  PERPÉTUEL  DE  L’ACADEMIE  DES  SCIENCES,  MEMBRE  DE  L'ACADEMIE  FRANÇAISE 
PROFESSEUR  AU  MUSEUM  D’HISTOIRE  NATURELLE,  ETC. 


TOME  DEUXIÈME 

L’ HQ  MME  - LES  QUADRUPÈDES 


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N0 14 


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HISTOIRE  NATURELLE 

DE  L’HOMME. 1 

C©Q 


DE  LA  NATURE  DE  L’HOMME. 

Quelque  intérêt  que  nous  ayons  à nous  connaître  nous-mêmes,  je  ne  sais 
si  nous  ne  connaissons  pas  mieux  tout  ce  qui  n’est  pas  nous.  Pourvus  par 
la  nature  d’organes  uniquement  destinés  à notre  conservation,  nous  ne  les 
employons  qu’à  recevoir  les  impressions  étrangères,  nous  ne  cherchons 
qu’à  nous  répandre  au  dehors  et  à exister  hors  de  nous;  trop  occupés  à 
multiplier  les  fonctions  de  nos  sens  et  à augmenter  l’étendue  extérieure  de 
notre  être,  rarement  faisons-nous  usage  de  ce  sens  intérieur  qui  nous 
réduit  à nos  vraies  dimensions  et  qui  sépare  de  nous  tout  ce  qui  n’en  est 
pas;  c’est  cependant  de  ce  sens  dont  il  faut  nous  servir, 2 si  nous  voulons 
nous  connaître;  c’est  le  seul  par  lequel  nous  puissions  nous  juger;  mais 
comment  donner  à ce  sens  son  activité  et  toute  son  étendue?  comment 
dégager  notre  âme  dans  laquelle  il  réside  de  toutes  les  illusions  de  notre 
esprit?  Nous  avons  perdu  l'habitude  de  l’employer,  elle  est  demeurée  sans 
exercice  au  milieu  du  tumulte  de  nos  sensations  corporelles,  elle  s’est  des- 
séchée par  le  feu  de  nos  passions;  le  cœur,  l’esprit,  les  sens,  tout  a tra- 
vaillé contre  elle. 

Cependant  inaltérable  dans  sa  substance,  impassible  par  son  essence, 
elle  est  toujours  la  même;  sa  lumière  offusquée  a perdu  son  éclat  sans 
rien  perdre  de  sa  force;  elle  nous  éclaire  moins,  mais  elle  nous  guide  aussi 
sûrement  : recueillons  pour  nous  conduire  ces  rayons  qui  parviennent 
encore  jusqu’à  nous,  l’obscurité  qui  nous  environne  diminuera,  et  si  la 
route  n’est  pas  également  éclairée  d’un  bout  à l’autre,  au  moins  aurons- 
nous  un  flambeau  avec  lequel  nous  marcherons  sans  nous  égarer. 

Le  premier  pas,  et  le  plus  difficile  que  nous  ayons  à faire  pour  parvenir 
à la  connaissance  de  nous-mêmes,  est  de  reconnaître  nettement  la  nature 

1.  Cette  première  partie  de  I’Histoire  naturelle  de  l’homme  forme  la  seconde  partie  du  second 
volume  de  l’édition  in-4»  de  l’Imprimerie  royale , volume  publié  en  1749. 

2.  « C’est  cependant  de  ce  sens  dont  il  faut  nous  servir.  » Irrégularité  de  langage , déjà 
remarquée.  (Voyez  la  note  de  la  page  9,  dans  le  Ier  volume.) 

u.  9-  1 


2 


DE  LA  NATURE 


des  deux  substances  qui  nous  composent*  : dire  simplement  que  l’une  est 
inétendue,  immatérielle,  immortelle,  et  que  l’autre  est  étendue,  matérielle 
et  mortelle,  se  réduit  à nier  de  l’une  ce  que  nous  assurons  de  l’autre; 
quelle  connaissance  pouvons-nous  acquérir  par  cette  voie  de  négation?  ces 
expressions  privatives  ne  peuvent  représenter  aucune  idée  réelle  et  posi- 
tive; mais  dire  que  nous  sommes  certains  de  l’existence  de  la  première,  et 
peu  assurés  de  l’existence  de  l’autre,  que  la  substance  de  l’une  est  simple, 
indivisible,  et  qu’elle  n’a  qu’une  forme,  puisqu’elle  ne  se  manifeste  que 
par  une  seule  modification  qui  est  la  pensée,  que  l'autre  est  moins  une 
substance  qu’un  sujet  capable  de  recevoir  des  espèces  de  formes  relatives 
à celles  de  nos  sens,  toutes  aussi  incertaines,  toutes  aussi  variables  que  la 
nature  même  de  ces  organes,  c’est  établir  quelque  chose,  c’est  attribuer 
à l’une  et  à l’autre  des  propriétés  différentes,  c’est  leur  donner  des  attributs 
positifs  et  suffisants  pour  parvenir  au  premier  degré  de  connaissance  de 
l’une  et  de  l’autre,  et  commencer  à les  comparer. 

Pour  peu  qu’on  ait  réfléchi  sur  l’origine  de  nos  connaissances,  il  est 
aisé  de  s’apercevoir  que  nous  ne  pouvons  en  acquérir  que  par  la  voie 
de  la  comparaison;  ce  qui  est  absolument  incomparable  est  entièrement 
incompréhensible;  Dieu  est  le  seul  exemple  que  nous  puissions  donner  ici, 
il  ne  peut  être  compris  parce  qu’il  ne  peut  être  comparé  ; mais  tout  ce  qui 
est  susceptible  de  comparaison,  tout  ce  que  nous  pouvons  apercevoir  par 
des  faces  différentes,  tout  ce  que  nous  pouvons  considérer  relativement, 
peut  toujours  être  du  ressort  de  nos  connaissances;  plus  nous  aurons  de 
sujets  de  comparaison,  de  côtés  différents,  de  points  particuliers  sous  les- 
quels nous  pourrons  envisager  notre  objet,  plus  aussi  nous  aurons  de 
moyens  pour  le  connaître  et  de  facilité  à réunir  les  idées  sur  lesquelles 
nous  devons  fonder  notre  jugement. 

L’existence  de  notre  âme  nous  est  démontrée,  ou  plutôt  nous  ne  faisons 
qu’un  cette  existence  et  nous  : être  et  penser  sont  pour  nous  la  même  chose2; 
cette  vérité  est  intime  et  plus  qu’intuitive,  elle  est  indépendante  de  nos 
sens,  de  notre  imagination,  de  notre  mémoire  et  de  toutes  nos  autres 
facultés  relatives.  L’existence  de  notre  corps  et  des  autres  objets  extérieurs 
est  douteuse  pour  quiconque  raisonne  sans  préjugé,  car  cette  étendue  en 
longueur,  largeur  et  profondeur,  que  nous  appelons  notre  corps,  et  qui 
semble  nous  appartenir  de  si  près,  qu’est-elle  autre  chose  sinon  un  rap- 
port de  nos  sens?  les  organes  matériels  de  nos  sens,  que  sont-ils  eux-mêmes, 
sinon  des  convenances  avec  ce  qui  les  affecte?  et  notre  sens  intérieur,  notre 

1.  Buffon  commence  comme  Descartes.  Toute  la  philosophie  de  Descartes  roule  sur  la  distinc- 
tion précise  du  métaphysique  et  du  physique  , de  l 'esprit  et  de  la  matière,  de  l'âme  et  du  corps. 
(Voyez  mon  Histoire  des  travaux  et  des  idées  de  Buffon.) 

2 « Je  ne  suis  donc,  précisément  parlant , qu’une  chose  qui  pense Je  ne  suis  point 

a cet  assemblage  de  membres  que  l’on  appelle  le  corps  humain.  » (Descartes  : Méditation 
seconde.  ) 


DE  L’HOMME. 


3 


âme  a-t-elle  rien  de  semblable,  rien  qui  lui  soit  commun  avec  la  nature  de 
ces  organes  extérieurs?  la  sensation  excitée  dans  notre  âme  par  la  lumière 
ou  par  le  son  ressemble-t-elle  à cette  matière  ténue  qui  semble  propager  la 
lumière,  ou  bien  à ce  trémoussement  que  le  son  produit  dans  l'air?  ce  sont 
nos  yeux  et  nos  oreilles  qui  ont  avec  ces  matières  toutes  les  convenances 
nécessaires,  parce  que  ces  organes  sont  en  effet  de  la  même  nature  que  cette 
matière  elle-même;  mais  la  sensation  que  nous  éprouvons  n’a  rien  de  com- 
mun , rien  de  semblable;  cela  seul  ne  suffirait-il  pas  pour  nous  prouver  que 
notre  âme  est,  en  effet,  d’une  nature  différente  de  celle  de  la  matière? 

Nous  sommes  donc  certains  que  la  sensation  intérieure  est  tout  à fait 
différente  de  ce  qui  peut  la  causer,  et  nous  voyons  déjà  que,  s’il  existe  des 
choses  hors  de  nous,  elles  sont  en  elles-mêmes  tout  à fait  différentes  de  ce 
que  nous  les  jugeons,  puisque  la  sensation  ne  ressemble  en  aucune  façon 
à ce  qui  peut  la  causer;  dès  lors  ne  doit-on  pas  conclure  que  ce  qui  cause 
nos  sensations  est  nécessairement  et  par  sa  nature  toute  autre  chose  que  ce 
que  nous  croyons?  cette  étendue  que  nous  apercevons  par  les  yeux,  cette 
impénétrabilité  dont  le  toucher  nous  donne  une  idée,  toutes  ces  qualités 
réunies  qui  constituent  la  matière,  pourraient  bien  ne  pas  exister,  puisque 
notre  sensation  intérieure , et  ce  qu'elle  nous  représente  par  l’étendue , 
l’impénétrabilité,  etc.,  n’est  nullement  étendu  ni  impénétrable,  et  n’a  même 
rien  de  commun  avec  ces  qualités. 

Si  l’on  fait  attention  que  notre  âme  est  souvent  pendant  le  sommeil  et 
l’absence  des  objets  affectée  de  sensations,  que  ces  sensations  sont  quel- 
quefois fort  différentes  de  celles  qu’elle  a éprouvées  par  la  présence  de 
ces  mêmes  objets  en  faisant  usage  des  sens,  ne  viendra-t-on  pas  à penser 
que  cette  présence  des  objets  n’est  pas  nécessaire  à l’existence  de  ces  sen- 
sations, et  que  par  conséquent  notre  âme  et  nous  pouvons  exister  tout 
seuls  et  indépendamment  de  ces  objets?  car  dans  le  sommeil  et  après  la 
mort  notre  corps  existe,  il  a même  tout  le  genre  d’existence  qu’il  peut 
comporter,  il  est  le  même  qu’il  était  auparavant;  cependant  l’âme  ne 
s’aperçoit  plus  de  l’existence  du  corps,  il  a cessé  d’être  pour  nous  : or  je 
demande  si  quelque  chose  qui  peut  être,  et  ensuite  n’être  plus,  si  cette 
chose  qui  nous  affecte  d’une  manière  toute  différente  de  ce  qu’elle  est,  ou 
de  ce  qu’elle  a été,  peut  être  quelque  chose  d’assez  réel  pour  que  nous  ne 
puissions  pas  douter  de  son  existence. 

Cependant  nous  pouvons  croire  qu’il  y a quelque  chose  hors  de  nous, 
mais  nous  n’en  sommes  pas  sûrs,  au  lieu  que  nous  sommes  assurés  de 
l’existence  réelle  de  tout  ce  qui  est  en  nous  ; celle  de  notre  âme  est  donc 
certaine,  et  celle  de  notre  corps  paraît  douteuse1,  dès  qu’on  vient  à penser 

1 « Je  connus  de  là,  dit  Descartes, que  ce  moi,  c’est-à-dire  l’àme,  par  laquelle  je 

« suis  ce  que  je  suis , était  entièrement  distincte  du  corps , et  même  qu’elle  est  plus  aisée  à con- 
« naître  que  lui...  » ( Discours  de  la  méthode , ive  partie.) 


i 


DE  LA  NATURE 


que  la  matière  pourrait  bien  nôtre  qu’un  mode  de  notre  âme,  une  de  ses 
façons  de  voir;  notre  âme  voit  de  cette  façon  quand  nous  veillons,  elle 
voit  d’une  autre  façon  pendant  le  sommeil,  elle  verra  d’une  manière  bien 
plus  dilfércnte  encore  après  notre  mort,  et  tout  ce  qui  cause  aujourd’hui 
ses  sensations,  la  matière  en  général , pourrait  bien  11e  pas  plus  exister 
pour  elle  alors  que  notre  propre  corps  qui  ne  sera  plus  rien  pour  nous. 

Mais  admettons  cette  existence  de  la  matière,  et  quoiqu’il  soit  impossible 
de  la  démontrer,  prêtons-nous  aux  idées  ordinaires,  et  disons  qu’elle  existe, 
et  qu’elle  existe  même  comme  nous  la  voyons;  nous  trouverons,  en  com- 
parant notre  âme  avec  cet  objet  matériel,  des  différences  si  grandes,  des 
oppositions  si  marquées,  que  nous  ne  pourrons  pas  douter  un  instant 
quelle  11e  soit  d’une  nature  totalement  différente  et  d’un  ordre  infiniment 
supérieur. 

Notre  âme  n’a  qu’une  forme  très-simple,  très-générale,  très-constante; 
cette  forme  est  la  pensée';  il  nous  est  impossible  d’apercevoir  notre  âme 
autrement  que  par  la  pensée  ; cette  forme  n’a  rien  de  divisible,  rien  d’étendu, 
rien  d’impénétrable,  rien  de  matériel,  donc  le  sujet  de  cette  forme,  notre 
âme,  est  indivisible2  et  immatériel  : notre  corps,  au  contraire,  et  tous 
les  autres  corps,  ont  plusieurs  formes;  chacune  de  ces  formes  est  compo- 
sée, divisible,  variable,  destructible,  et  toutes  sont  relatives  aux  différents 
organes  avec  lesquels  nous  les  apercevons;  notre  corps,  et  toute  la  matière, 
n’a  donc  rien  de  constant,  rien  de  réel , rien  de  général  par  où  nous  puis- 
sions la  saisir  et  nous  assurer  de  la  connaître.  Un  aveugle  n’a  nulle  idée 
de  l’objet  matériel  qui  nous  représente  les  images  des  corps;  un  lépreux, 
dont  la  peau  serait  insensible,  n’aurait  aucune  des  idées  que  le  toucher  fait 
naître  ; un  sourd  ne  peut  connaître  les  sons  : qu’on  détruise  successive- 
ment ces  trois  moyens  de  sensation  dans  l’homme  qui  en  est  pourvu, 
l’âme  n’en  existera  pas  moins,  ses  fonctions  intérieures  subsisteront,  et  la 
pensée  se  manifestera  toujours  au  dedans  de  lui-même;  ôtez,  au  contraire, 
toutes  ces  qualités  à la  matière,  ôtez-lui  ses  couleurs,  son  étendue,  sa  soli- 
dité, et  toutes  les  autres  propriétés  relatives  à nos  sens,  vous  l’anéantirez; 
notre  âme  est  donc  impérissable,  et  la  matière  peut  et  doit  périr. 

Il  en  est  de  même  des  autres  facultés  de  notre  âme , comparées  à celles 
de  notre  corps  et  aux  propriétés  les  plus  essentielles  à toute  matière.  L’âme 
veut  et  commande,  le  corps  obéit  tout  autant  qu’il  le  peutj  l’âme  s’unit 
intimement  à tel  objet  qu’il  lui  plaît;  la  distance,  la  grandeur,  la  figure, 
rien  ne  peut  nuire  à cette  union  ; lorsque  l’âme  la  veut,  elle  se  fait,  et  se  fait 

ü.  « Je  reconnus  de  là  que  j’étais  une  substance  dont  toute  l’essence  ou  la  nature  n’est  que  de 
« penser...  » ( Discours  de  la  méthode  , ive  partie.) 

2.  « Je  remarque  ici , premièrement,  qu’il  y a une  grande  différence  entre  l’esprit  et  le  corps, 
a en  ce  que  le  corps , de  sa  nature , est  toujours  divisible , et  que  l’esprit  est  entièrement  indivi- 
1 sible.  » (Descartea:  Méditation  sixième.) 


DE  L: HOMME. 


5 


en  un  instant;  le  corps  ne  peut  s’unir  à rien,  il  est  blessé  de  tout  ce  qui  le 
touche  de  trop  près,  il  lui  faut  beaucoup  de  temps  pour  s’approcher  d’un 
autre  corps  : tout  lui  résiste , tout  est  obstacle,  son  mouvement  cesse  au 
moindre  choc.  La  volonté  n’est-elle  donc  qu’un  mouvement  corporel , et  la 
contemplation  un  simple  attouchement?  Comment  cet  attouchement  pour- 
rait-il se  faire  sur  un  objet  éloigné,  sur  un  sujet  abstrait?  Comment  ce  mou- 
vement pourrait-il  s’opérer  en  un  instant  indivisible?  A-t-on  jamais  conçu 
de  mouvement  sans  qu’il  y eût  de  l’espace  et  du  temps?  La  volonté,  si  c’est 
un  mouvement,  n’est  donc  pas  un  mouvement  matériel , et  si  l’union  de 
l’âme  à son  objet  est  un  attouchement,  un  contact,  cet  attouchement  ne  se 
fait-il  pas  au  loin?  ce  contact  n’est-il  pas  une  pénétration?  qualités  abolu- 
ment  opposées  à celles  de  la  matière,  et  qui  ne  peuvent  par  conséquent 
appartenir  qu’à  un  être  immatériel. 

Mais  je  crains  de  m’être  déjà  trop  étendu  sur  un  sujet  que  bien  des  gens 
regarderont  peut-être  comme  étranger  à notre  objet  : des  considérations  sur 
l’âme  doivent-elles  se  trouver  dans  un  livre  d’histoire  naturelle?  J’avoue 
que  je  serais  peu  touché  de  cette  réflexion , si  je  me  sentais  assez  de  force 
pour  traiter  dignement  des  matières  aussi  élevées,  et  que  je  n’ai  abrégé  mes 
pensées  que  par  la  crainte  de  ne  pouvoir  comprendre  ce  grand  sujet  dans 
toute  son  étendue.  Pourquoi  vouloir  retrancher  de  l’histoire  naturelle  de 
l’homme  l’histoire  de  la  partie  lapins  noble  de  son  être?  Pourquoi  l’avilir 
mal  à propos  et  vouloir  nous  forcer  à ne  le  voir  que  comme  un  animal, 
tandis  qu’il  est  en  effet  d’une  nature  très-différente,  très-distinguée  et  si 
supérieure  à celle  des  bêtes,  qu’il  faudrait  être  aussi  peu  éclairé  qu’elles  le 
sont  pour  pouvoir  les  confondre  ? 

Il  est  vrai  que  l’homme  ressemble  aux  animaux  par  ce  qu’il  a de  maté- 
riel, et  qu’en  voulant  le  comprendre  dans  l'énumération  de  tous  les  êtres 
naturels,  on  est  forcé  de  le  mettre  dans  la  classe  des  animaux  ; mais,  comme 
je  l’ai  déjà  fait  sentir,  la  nature  n’a  ni  classes  ni  genres,  elle  ne  comprend 
que  des  individus;  ces  genres  et  ces  classes  sont  l’ouvrage  de  notre  esprit, 
ce  ne  sont  que  des  idées  de  convention,  et  lorsque  nous  mettons  l’homme 
dans  l’une  de  ces  classes,  nous  ne  changeons  pas  la  réalité  de  son  être, 
nous  ne  dérogeons  point  à sa  noblesse,  nous  n’altérons  pas  sa  condition, 
enfin  nous  n’ôtons  rien  à la  supériorité  de  la  nature  humaine  sur  celle  des 
brutes,  nous  ne  faisons  que  placer  l’homme  avec  ce  qui  lui  ressemble  le 
plus , en  donnant  même  à la  partie  matérielle  de  son  être  le  premier 
rang. 

En  comparant  l’homme  avec  l’animal,  on  trouvera  dans  l’un  et  dans 
l’autre  un  corps,  une  matière  organisée,  des  sens,  de  la  chair  et  du  sang , 
du  mouvement  et  une  infinité  de  choses  semblables;  mais  toutes  ces  res- 
semblances sont  extérieures  et  ne  suffisent  pas  pour  nous  faire  prononcer 
que  la  nature  de  l’homme  est  semblable  à celle  de  l’animal  : pour  juger  de 


6 


DE  LA  NATURE 


la  nature  de  l’un  et  de  l’autre , il  faudrait  connaître  les  qualités  intérieures 
de  l’animal  aussi  bien  que  nous  connaissons  les  nôtres,  et  comme  il  n’est 
pas  possible  que  nous  ayons  jamais  connaissance  de  ce  qui  se  passe  à l’inté- 
rieur de  l’animal,  comme  nous  ne  saurons  jamais  de  quel  ordre,  de  quelle 
espèce  peuvent  être  ses  sensations  relativement  à celles  de  l’homme , nous 
ne  pouvons  juger  que  par  les  effets;  nous  ne  pouvons  que  comparer  les 
résultats  des  opérations  naturelles  de  l’un  et  de  l’autre. 

Voyons  donc  ces  résultats  en  commençant  par  avouer  toutes  les  ressem- 
blances particulières , et  en  n’examinant  que  les  différences,  même  les  plus 
générales.  On  conviendra  que  le  plus  stupide  des  hommes  suffit  pour  con- 
duire le  plus  spirituel  des  animaux;  il  le  commande  et  le  fait  servir  à ses 
usages,  et  c’est  moins  par  force  et  par  adresse  que  par  supériorité  de  nature, 
et  parce  qu’il  a un  projet  raisonné,  un  ordre  d’actions  et  une  suite  de 
moyens  par  lesquels  il  contraint  l’animal  à lui  obéir,  car  nous  ne  voyons 
pas  que  les  animaux  qui  sont  plus  forts  et  plus  adroits  commandent  aux 
autres  et  les  fassent  servir  à leur  usage  : les  plus  forts  mangent  les  plus 
faibles,  mais  cette  action  ne  suppose  qu’un  besoin,  un  appétit , qualités  fort 
différentes  de  celle  qui  peut  produire  une  suite  d’actions  dirigées  vers  le 
même  but.  Si  les  animaux  étaient  doués  de  cette  faculté,  n’en  verrions-nous 
pas  quelques-uns  prendre  l’empire  sur  les  autres  et  les  obliger  à leur  cher- 
cher la  nourriture,  à les  veiller,  à les  garder,  à les  soulager  lorsqu’ils  sont 
malades  ou  blessés?  or  il  n’y  a parmi  tous  les  animaux  aucune  marque  de 
cette  subordination,  aucune  apparence  que  quelqu'un  d’entre  eux  connaisse 
ou  sente  la  supériorité  de  sa  nature  sur  celle  des  autres;  par  conséquent  on 
doit  penser  qu’ils  sont  en  effet  tous  de  même  nature  , et  en  même  temps  on 
doit  conclure  que  celle  de  l’homme  est  non-seulement  fort  au-dessus  de  celle 
de  l’animal,  mais  qu’elle  est  aussi  tout  à fait  différente. 

L’homme  rend  par  un  signe  extérieur  ce  qui  se  passe  au  dedans  de  lui; 
il  communique  sa  pensée  parla  parole  : ce  signe  est  commun  à toute  l’es- 
pèce humaine;  l’homme  sauvage  parle  comme  l’homme  policé,  et  tous  deux 
parlent  naturellement,  et  parlent  pour  se  faire  entendre  ; aucun  des  animaux 
n’a  ce  signe  de  la  pensée  : ce  n’est  pas,  comme  on  le  croit  communément  , 
faute  d’organes'  ; la  langue  du  singe  a paru  aux  anatomistes  “ aussi  parfaite 
que  celle  de  l’homme;  le  singe  parlerait  donc,  s’il  pensait;  si  l’ordre  de  ses 
pensées  avait  quelque  chose  de  commun  avec  les  nôtres,  il  parlerait  notre 
langue,  et  en  supposant  qu’il  n’eût  que  des  pensées  de  singe,  il  parlerait  aux 


a.  Voyez  les  descriptions  de  M.  Perrault  dans  son  Histoire  des  animaux. 

1.  « C’est  une  chose  bien  remarquable  qu’il  n’y  a point  d’hommes  si  hébétés  et  si  stupides,... 
« qu’ils  ne  soient  capables  d’arranger  ensemble  diverses  paroles,  et  d’en  composer  un  discours 
« par  lequel  ils  fassent  entendre  leurs  pensées  ; et  qu’au  contraire  il  n’y  a point  d’autre  animal , 
« tant  parfait  et  tant  heureusement  né  qu’il  puisse  être , qui  fasse  le  semblable.  Ce  qui  n’arrive 
a pas  de  ce  qu’ils  ont  faute  d’organes » (Descartes,  Discours  de  la  méthode , ve  partie.  ) 


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DE  L’HOMME. 

autres  singes  ; mais  on  ne  les  a jamais  vus  s'entretenir  ou  discourir  ensem- 
ble ; ils  n’ont  donc  pas  même  un  ordre  , une  suite  de  pensées  à leur  façon , 
bien  loin  d’en  avoir  de  semblables  aux  nôtres;  il  ne  se  passe  à leur  inté- 
rieur rien  de  suivi,  rien  d’ordonné,  puisqu’ils  n’expriment  rien  par  des 
signes  combinés  et  arrangés;  ils  n’ont  donc  pas  la  pensée,  même  au  plus 
petit  degré. 

Il  est  si  vrai  que  ce  n’est  pas  faute  d’organes  que  les  animaux  ne  parlent 
pas,  qu’on  en  connaît  de  plusieurs  espèces  auxquels  on  apprend  à prononcer 
des  mots , et  même  à répéter  des  phrases  assez  longues , et  peut-être  y en 
aurait-il  un  grand  nombre  d’autres  auxquels  on  pourrait,  si  l’on  voulait 
s’en  donner  la  peine,  faire  articuler  quelques  sonsa  ; mais  jamais  on  n’est 
parvenu  à leur  faire  naître  l’idée  que  ces  mots  expriment;  ils  semblent  ne 
les  répéter,  et  même  ne  les  articuler,  que  comme  un  écho  ou  une  machine 
artificielle  les  répéterait  ou  les  articulerait  : ce  ne  sont  pas  les  puissances 
mécaniques  ou  les  organes  matériels,  mais  c’est  la  puissance  intellectuelle, 
c’est  la  pensée  qui  leur  manque. 

C’est  donc  parce  qu’une  langue  suppose  une  suite  de  pensées , que  les 
animaux  n’en  ont  aucune  ; car  quand  même  on  voudrait  leur  accorder 
quelque  chose  de  semblable  à nos  premières  appréhensions  et  à nos  sen- 
sations les  plus  grossières  et  les  plus  machinales , il  paraît  certain  qu’ils 
sont  incapables  de  former  cette  association  d’idées,  qui  seule  peut  produire 
la  réflexion,  dans  laquelle  cependant  consiste  l’essence  de  la  pensée;  c’est 
parce  qu’ils  ne  peuvent  joindre  ensemble  aucune  idée  qu’ils  ne  pensent  ni 
ne  parlent;  c’est  par  la  même  raison  qu’ils  n’inventent  et  ne  perfectionnent 
rien  ; s’ils  étaient  doués  de  la  puissance  de  réfléchir,  même  au  plus  petit 
degré,  ils  seraient  capables  de  quelque  espèce  de  progrès,  ils  acquerraient 
plus  d’industrie,  les  castors  d’aujourd’hui  bâtiraient  avec  plus  d’art  et  de 
solidité  que  ne  bâtissaient  les  premiers  castors,  l’abeille  perfectionnerait 
encore  tous  les  jours  la  cellule  qu’elle  habite;  car  si  on  suppose  que  cette 
cellule  est  aussi  parfaite  qu’elle  peut  l’être,  on  donne  à cet  insecte  plus  d’es- 
prit que  nous  n’en  avons,  on  lui  accorde  une  intelligence  supérieure  à la 
nôtre,  par  laquelle  il  apercevrait  tout  d’un  coup  le  dernier  point  de  perfec- 
tion auquel  il  doit  porter  son  ouvrage , tandis  que  nous-mêmes  ne  voyons 
jamais  clairement  ce  point,  et  qu’il  nous  faut  beaucoup  de  réflexion,  de 
temps  et  d’habitude  pour  perfectionner  le  moindre  de  nos  arts. 

D’où  peut  venir  cette  uniformité  dans  tous  les  ouvrages  des  animaux? 
pourquoi  chaque  espèce  ne  fait-elle  jamais  que  la  même  chose,  de  la  même 
façon,  et  pourquoi  chaque  individu  ne  la  fait-il  ni  mieux  ni  plus  mal  qu’un 
autre  individu?  y a-t-il  de  plus  forte  preuve  que  leurs  opérations  ne  sont 
que  des  résultats  mécaniques  et  purement  matériels?  car  s’ils  avaient  la 

a.  M.  Leibniz  fait  mention  d’un  chien  auquel  on  avait  appris  à prononcer  quelques  mots 
allemands  et  français 


8 


DE  LA  NATURE 


moindre  étincelle  de  la  lumière  qui  nous  éclaire,  on  trouverait  au  moins  de 
la  variété  si  l’on  ne  voyait  pas  de  la  perfection  dans  leurs  ouvrages , chaque 
individu  de  la  même  espèce  ferait  quelque  chose  d’un  peu  différent  de  ce 
qu’aurait  fait  un  autre  individu;  mais  non,  tous  travaillent  sur  le  même 
modèle,  l’ordre  de  leurs  actions  est  tracé  dans  l’espèce  entière1,  il  n’appar- 
tient. point  à l’individu  , et  si  l’on  voulait  attribuer  une  âme  aux  animaux , 
on  serait  obligé  à n’en  faire  qu’une  pour  chaque  espèce  , à laquelle  chaque 
individu  participerait  également  ; cette  âme  serait  donc  nécessairement 
divisible,  par  conséquent  elle  serait  matérielle  et  fort  différente  de  la 
nôtre. 

Car  pourquoi  mettons-nous  au  contraire  tant  de  diversité  et  de  variété 
dans  nos  productions  et  dans  nos  ouvrages?  Pourquoi  l’imitation  servile 
nous  coûte-t-elle  plus  qu’un  nouveau  dessein?  c’est  parce  que  notre  âme  est 
à nous,  qu’elle  est  indépendante  de  celle  d’un  autre,  que  nous  n’avons  rien 
de  commun  avec  notre  espèce  que  la  matière  de  notre  corps , et  que  ce  n’est 
en  effet  que  par  les  dernières  de  nos  facultés  que  nous  ressemblons  aux 
animaux. 

Si  les  sensations  intérieures  appartenaient  à la  matière  et  dépendaient 
des  organes  corporels,  ne  verrions-nous  pas  parmi  les  animaux  de  même 
espèce,  comme  parmi  les  hommes , des  différences  marquées  dans  leurs 
ouvrages?  ceux  qui  seraient  le  mieux  organisés  ne  feraient-ils  pas  leurs 
nids,  leurs  cellules  ou  leurs  coques  d’une  manière  plus  solide,  plus  élégante, 
plus  commode?  et  si  quelqu'un  avait  plus  de  génie  qu’un  autre,  pourrait-il 
ne  le  pas  manifester  de  cette  façon?  Or  tout  cela  n’arrive  pas  et  n’est  jamais 
arrivé,  le  plus  ou  le  moins  de  perfection  des  organes  corporels  n’influe 
donc  pas  sur  la  nature  des  sensations  intérieures  ; n’en  doit-on  pas  conclure 
que  les  animaux  n’ont  point  de  sensations  de  cette  espèce,  qu’elles  ne  peu- 
vent appartenir  à la  matière,  ni  dépendre  pour  leur  nature  des  organes  cor- 
porels? Ne  faut-il  pas  par  conséquent  qu’il  y ait  en  nous  une  substance  dif- 
férente de  la  matière,  qui  soit  le  sujet  et  la  cause  qui  produit  et  reçoit  ces 
sensations? 

Mais  ces  preuves  de  l’immatérialité  de  notre  âme  peuvent  s’étendre  encore 
plus  loin.  Nous  avons  dit  que  la  nature  marche  toujours  et  agit  en  tout  par 
degrés  imperceptibles  et  par  nuances;  cette  vérité,  qui  d’ailleurs  ne  souffre 
aucune  exception,  se  dément  ici  tout  à fait;  il  y a une  distance  infinie  entre 
les  facultés  de  l’homme  et  celles  du  plus  parfait  animal , preuve  évidente 
que  l’homme  est  d’une  différente  nature,  que  seul  il  fait  une  classe  à part, 
de  laquelle  il  faut  descendre  en  parcourant  un  espace  infini  avant  que  d'ar- 
river à celle  des  animaux,  car  si  l’homme  était  de  l’ordre  des  animaux,  il  y 


5 . L'ordre  de  leurs  actions  est  tracé  dans  l’espèce  entière.  Expression  heureuse  et  profonde. 
( Voyez  mon  ouvrage  intitulé  : De  l'instinct  et  de  l'intelligence  des  animaux.  ) 


DE  L’HOMME. 


0 


aurait  dans  la  nature  un  certain  nombre  d’êtres  moins  parfaits  que  l’homme 
et  plus  parfaits  que  l’animal , par  lesquels  on  descendrait  insensiblement  et 
par  nuances  de  l’homme  au  singe;  mais  cela  n’est  pas , on  passe  tout  d’un 
coup  de  l’être  pensant  à l’être  matériel,  de  la  puissance  intellectuelle  à la 
force  mécanique,  de  l’ordre  et  du  dessein  au  mouvement  aveugle,  de  la 
réflexion  à l’appétit. 

En  voilà  plus  qu’il  n’en  faut  pour  nous  démontrer  l’excellence  de  notre 
nature,  et  la  distance  immense  que  la  bonté  du  Créateur  a mise  entre 
l’homme  et  la  bête;  l’homme  est  un  être  raisonnable  , l’animal  est  un  être 
sans  raison;  et  comme  il  n’y  a point  de  milieu  entre  le  positif  et  le  négatif, 
comme  il  n’y  a point  d’êtres  intermédiaires  entre  l’être  raisonnable  et  l’être 
sans  raison,  il  est  évident  que  l’homme  est  d’une  nature  entièrement  diffé- 
rente de  celle  de  l’animal,  qu’il  ne  lui  ressemble  que  par  l’extérieur,  et 
que  le  juger  par  cette  ressemblance  matérielle,  c’est  se  laisser  tromper 
par  l’apparence  et  fermer  volontairement  les  yeux  à la  lumière  qui  doit  nous 
la  faire  distinguer  de  la  réalité. 

Après  avoir  considéré  l’homme  intérieur,  et  avoir  démontré  la  spiritua- 
lité de  son  âme,  nous  pouvons  maintenant  examiner  l’homme  extérieur  et 
faire  l’histoire  de  son  corps;  nous  en  avons  recherché  l’origine  dans  les 
chapitres  précédents,  nous  avons  expliqué  sa  formation  et  son  développe- 
ment, nous  avons  amené  l’homme  jusqu’au  moment  de  sa  naissance;  repre- 
nons-le  où  nous  l’avons  laissé , parcourons  les  différents  âges  de  sa  vie , et 
conduisons-le  à cet  instant  où  il  doit  se  séparer  de  son  corps,  l’abandonner 
et  le  rendre  à la  masse  commune  de  la  matière  à laquelle  il  appartient1. 


DE  L’ENFANCE. 

Si  quelque  chose  est  capable  de  nous  donner  une  idée  de  notre  faiblesse, 
c’est  l’état  où  nous  nous  trouvons  immédiatement  après  la  naissance  : inca- 
pable de  faire  encore  aucun  usage  de  ses  organes  et  de  se  servir  de  ses  sens , 
l’enfant  qui  naît  a besoin  de  secours  de  toute  espèce,  c’est  une  image  de 
misère  et  de  douleur;  il  est  dans  ces  premiers  temps  plus  faible  qu’aucun 
des  animaux  ; sa  vie  incertaine  et  chancelante  paraît  devoir  finir  à chaque 
instant  ; il  ne  peut  se  soutenir  ni  se  mouvoir  ; à peine  a-t-il  la  force  néces- 
saire pour  exister  et  pour  annoncer  par  des  gémissements  les  souffrances 
qu’il  éprouve,  comme  si  la  nature  voulait  l’avertir  qu’il  est  né  pour  souffrir, 

1.  Tout  ce  qu’il  y a de  supérieur  par  la  pensée , dans  ce  chapitre , vient  de  Descartes.  Buffon , 
qui  est  au  premier  rang  comme  écrivain , n’est  qu’au  second  comme  philosophe.  Ici  il  suit  Des- 
cartes ; ailleurs  il  suivra  Locke , et  s’égarera  quelquefois  avec  lui. 


10 


DE  L’ENFANCE. 


et  qu’il  ne  vient  prendre  place  dans  l’espèce  humaine  que  pour  en  partager 
les  infirmités  et  les  peines. 

Ne  dédaignons  pas  de  jeter  les  yeux  sur  un  état  par  lequel  nous  avons 
tous  commencé  ; voyons-nous  au  berceau,  passons  même  sur  le  dégoût  que 
peut  donner  le  détail  des  soins  que  cet  état  exige,  et  cherchons  par  quels 
degrés  cette  machine  délicate , ce  corps  naissant  et  à peine  vivant , vient  à 
prendre  du  mouvement,  de  la  consistance  et  des  forces. 

L’enfant  qui  naît  passe  d'un  élément  dans  un  autre  : au  sortir  de  l’eau 
qui  l’environnait  de  toutes  parts  dans  le  sein  de  sa  mère,  il  se  trouve  exposé 
à l’air,  et  il  éprouve  dans  l’instant  les  impressions  de  ce  fluide  actif;  l’air 
agit  sur  les  nerfs  de  l’odorat  et  sur  les  organes  de  la  respiration  ; cette  action 
produit  une  secousse,  une  espèce  d’éternuement  qui  soulève  la  capacité  de 
la  poitrine  et  donne  à l’air  la  liberté  d’entrer  dans  les  poumons;  il  dilate 
leurs  vésicules  et  les  gonfle,  il  s'y  échauffe  et  s’y  raréfie  jusqu’à  un  certain 
degré,  après  quoi  le  ressort  des  fibres  dilatées  réagit  sur  ce  fluide  léger  et 
le  fait  sortir  des  poumons.  Nous  n’entreprendrons  pas  d’expliquer  ici  les 
causes  du  mouvement  alternatif  et  continuel  de  la  respiration , nous  nous 
bornerons  à parler  des  effets  ; cette  fonction  est  essentielle  à l’homme  et  à 
plusieurs  espèces  d’animaux  : c’est  ce  mouvement  qui  entretient  la  vie;  s’il 
cesse,  l’animal  périt;  aussi  la  respiration  ayant  une  fois  commencé,  elle  ne 
finit  qu’à  la  mort;  et  dès  que  le  fœtus  respire  pour  la  première  fois,  il  con- 
tinue à respirer  sans  interruption  : cependant  on  peut  croire  avec  quelque 
fondement  que  le  trou  ovale  ne  se  ferme  pas  tout  à coup  au  moment  de  fa 
naissance1 , et  que  par  conséquent  une  partie  du  sang  doit  continuer  à 
passer  par  cette  ouverture;  tout  le  sang  ne  doit  donc  pas  entrer  d’abord 
dans  les  poumons,  et  peut-être  pourrait-on  priver  de  l’air  l’enfant  nouveau- 
né  pendant  un  temps  considérable,  sans  que  cette  privation  lui  causât  la 
mort.  Je  fis  il  v a environ  dix  ans  une  expérience  sur  de  petits  chiens,  qui 
semble  prouver  la  possibilité  de  ce  que  je  viens  de  dire  ; j'avais  pris  la  pré- 
caution de  mettre  la  mère,  qui  était  une  grosse  chienne  de  l’espèce  des  plus 
grands  lévriers,  dans  un  baquet  rempli  d’eau  chaude , et  l’ayant  attachée 
de  façon  que  les  parties  de  derrière  trempaient  dans  l’eau,  elle  mit  bas  trois 
chiens  dans  cette  eau,  et  ces  petits  animaux  se  trouvèrent  au  sortir  de  leurs 
enveloppes  dans  un  liquide  aussi  chaud  que  celui  d’où  ils  sortaient  ; on 
aida  la  mère  dans  l’accouchement,  on  accommoda  et  on  lava  dans  cette  eau 
les  petits  chiens,  ensuite  on  les  fit  passer  dans  un  plus  petit  baquet  rempli 
de  lait  chaud,  sans  leur  donner  le  temps  de  respirer.  Je  les  fis  mettre  dans 
du  lait  au  lieu  de  les  laisser  dans  l’eau,  afin  qu’ils  pussent  prendre  de  la 
nourriture,  s’ils  en  avaient  besoin  ; on  les  retint  dans  le  lait  où  ils  étaient 

1.  Le  trou  ovale  ne  se  ferme,  en  effet,  qu’un  certain  temps  après  la  naissance.  Mes  observa- 
tions m’ont  appris  que  le  trou  ovale  du  chien , par  exemple,  ne  se  ferme  que  23  jours  après  la 
naissance  ; celui  du  lapin  16;  celui  du  cochon  d'Inde  12 , etc. 


DE  L’ENFANCE. 


If 


plongés,  et  ils  y demeurèrent  pendant  plus  d’une  demi-heure;  après  quoi 
les  ayant  retirés  les  uns  après  les  autres,  je  les  trouvai  tous  trois  vivants  ; 
ils  commencèrent  à respirer  et  à rendre  quelque  humeur  par  la  gueule  ; je 
les  laissai  respirer  pendant  une  demi-heure , et  ensuite  on  les  replongea 
dans  le  lait  que  l’on  avait  fait  réchauffer  pendant  ce  temps  ; je  les  y laissai 
pendant  une  seconde  demi-heure  , et  les  ayant  ensuite  retirés , il  y en  avait 
deux  qui  étaient  vigoureux,  et  qui  ne  paraissaient  pas  avoir  souffert  de  la 
privation  de  l’air,  mais  le  troisième  paraissait  être  languissant;  je  ne  jugeai 
pas  à propos  de  le  replonger  une  seconde  fois,  je  le  fis  porter  à la  mère; 
elle  avait  d’abord  fait  ces  trois  chiens  dans  l’eau,  et  ensuite  elle  en  avait 
encore  fait  six  autres.  Ce  petit  chien  qui  était  né  dans  l’eau,  qui  d’abord 
avait  passé  plus  d’une  demi-heure  dans  le  lait  avant  d’avoir  respiré,  et 
encore  une  autre  demi-heure  après  avoir  respiré,  n’en  était  pas  fort  incom- 
modé, car  il  fut  bientôt  rétabli  sous  la  mère,  et  il  vécut  comme  les  autres. 
Des  six  qui  étaient  nés  dans  l’air  j’en  fis  jeter  quatre,  de  sorte  qu’il  n’en  res- 
tait alors  à la  mère  que  deux  de  ces  six,  et  celui  qui  était  né  dans  l’eau.  Je 
continuai  ces  épreuves  sur  les  deux  autres  qui  étaient  dans  le  lait,  je  les 
laissai  respirer  une  seconde  fois  pendant  une  heure  environ , ensuite  je  les  fis 
mettre  de  nouveau  dans  le  lait  chaud,  où  ils  se  trouvèrent  plongés  pour  la 
troisième  fois;  je  ne  sais  s’ils  en  avalèrent  ou  non;  ils  restèrent  dans  ce 
liquide  pendant  une  demi-heure,  et  lorsqu’on  les  en  tira,  ils  paraissaient 
être  presque  aussi  vigoureux  qu’auparavant;  cependant  les  ayant  fait  porter 
à la  mère,  l’un  des  deux  mourut  le  même  jour,  mais  je  ne  pus  savoir  si 
c’était  par  accident,  ou  pour  avoir  souffert  dans  le  temps  qu’il  était  plongé 
dans  la  liqueur  et  qu’il  était  privé  de  l’air  ; l’autre  vécut  aussi  bien  que  le 
premier,  et  ils  prirent  tous  deux  autant  d’accroissement  que  ceux  qui  n’a- 
vaient pas  subi  cette  épreuve.  Je  n’ai  pas  suivi  ces  expériences  plus  loin, 
mais  j’en  ai  assez  vu  pour  être  persuadé  que  la  respiration  n’est  pas  aussi 
absolument  nécessaire  à l’animal  nouveau-né  qu’à  l’adulte  et  qu’il  serait 
peut-être  possible,  en  s’y  prenant  avec  précaution,  d’empêcher  de  cette 
façon  le  trou  ovale  de  se  fermer,  et  de  faire  par  ce  moyen  d’excellents  plon- 
geurs et  des  espèces  d’animaux  amphibies  qui  vivraient  également  dans 
l’air  et  dans  l’eau . 

L'air  trouve  ordinairement,  en  entrant  pour  la  première  fois  dans  les 
poumons  de  l’enfant,  quelque  obstacle  causé  par  la  liqueur  qui  s’est  amas- 
sée dans  la  trachée-artère;  cet  obstacle  est  plus  ou  moins  grand  à pro- 
portion de  la  viscosité  de  cette  liqueur,  mais  l’enfant  en  naissant  relève 
sa  tête  qui  était  penchée  en  avant  sur  sa  poitrine,  et  par  ce  mouvement 

1.  Il  est  certain  que  l’animal  nouveau-né  peut  se  passer  de  respiration , d 'air,  un  peu  plus 
longtemps  que  l’animal  adulte  ; mais  il  est  certain  aussi  que , quelque  précaution  que  l’on  prit , 
on  n’arriverait  ni  à empêcher  le  trou  ovale  de  se  fermer , ni  à faire  des  animaux  amphibies , des 
animaux  qui  vivraient  également  dans  l’air  et  dans  l'eau. 


42 


DE  L’ENFANCE. 


il  allonge  le  canal  de  la  trachée-artère  ; l’air  trouve  place  dans  ce  c mal 
au  moyen  de  cet  agrandissement,  il  force  la  liqueur  dans  l’intérieur  du 
poumon,  et,  en  dilatant  les  bronches  de  ce  viscère,  il  distribue  sur  leurs 
parois  la  mucosité  qui  s’opposait  à son  passage;  le  superflu  de  cette  humi- 
dité est  bientôt  desséché  par  le  renouvellement  de  l’air,  ou  si  l’enfant  en 
est  incommodé,  il  tousse,  et  enfin  il  s’en  débarrasse  par  l’expectoration; 
on  la  voit  couler  de  sa  bouche,  car  il  n’a  pas  encore  la  force  de  cracher. 

Comme  nous  ne  nous  souvenons  de  rien  de  ce  qui  nous  arrive  alors, 
nous  ne  pouvons  guère  juger  du  sentiment  que  produit  l'impression  de 
l’air  sur  l’enfant  nouveau-né;  il  paraît  seulement  que  les  gémissements  et 
les  cris  qui  se  font  entendre  dans  le  moment  qu’il  respire  sont  des  signes 
peu  équivoques  de  la  douleur  que  l’action  de  l’air  lui  fait  ressentir.  L’en- 
fant est  en  effet,  jusqu’au  moment  de  sa  naissance,  accoutumé  à la  douce 
chaleur  d’un  liquide  tranquille,  et  on  peut  croire  que  l’action  d’un  fluide, 
dont  la  température  est  inégale,  ébranle  trop  violemment  les  fibres  déli- 
cates de  son  corps;  il  paraît  être  également  sensible  au  chaud  et  au  froid; 
il  gémit  en  quelque  situation  qu’il  se  trouve,  et  la  douleur  paraît  être  sa 
première  et  son  unique  sensation. 

La  plupart  des  animaux  ont  encore  les  yeux  fermés  pendant  quelques 
jours  après  leur  naissance;  l’enfant  les  ouvre  aussitôt  qu’il  est  né,  mais  ils 
sont  fixes  et  ternes;  on  n’y  voit  pas  ce  brillant  qu’ils  auront  dans  la  suite, 
ni  le  mouvement  qui  accompagne  la  vision  ; cependant  la  lumière  qui  les 
frappe  semble  faire  impression,  puisque  la  prunelle,  qui  a déjà  jusqu’à 
une  ligne  et  demie  ou  deux  de  diamètre,  s’étrécit  ou  s’élargit  à une  lumière 
plus  forte  ou  plus  faible,  en  sorte  qu’on  pourrait  croire  qu’elle  produit 
déjà  une  espèce  de  sentiment,  mais  ce  sentiment  est  fort  obtus  ; Je  nou- 
veau-né ne  distingue  rien,  car  ses  yeux  même,  en  prenant  du  mouve- 
ment, ne  s’arrêtent  sur  aucun  objet;  l’organe  est  encore  imparfait,  la 
cornée  est  ridée,  et  peut-être  la  rétine  est-elle  aussi  trop  molle  pour  rece- 
voir les  images  des  objets  et  donner  la  sensation  de  la  vue  distincte.  Il 
paraît  en  être  de  même  des  autres  sens;  ils  n’ont  pas  encore  pris  une  cer- 
taine consistance  nécessaire  à leurs  opérations,  et  lors  même  qu’ils  sont 
arrivés  à cet  état  il  se  passe  encore  beaucoup  de  temps  avant  que  l’enfant 
puisse  avoir  des  sensations  justes  et  complètes.  Les  sens  sont  des  espèces 
d’instruments  dont  il  faut  apprendre  à se  servir;  celui  de  la  vue,  qui 
paraît  être  le  plus  noble  et  le  plus  admirable,  est  en  même  temps  le  moins 
sûr  et  le  plus  illusoire;  ses  sensations  ne  produiraient  que  des  jugements 
faux,  s’ils  n’étaient  à tout  instant  rectifiés  par  le  témoignage  du  toucher; 
celui-ci  est  le  sens  solide,  c’est  la  pierre  de  touche  et  la  mesure  de  tous 
les  autres  sens,  c’est  le  seul  qui  soit  absolument  essentiel  à l’animal,  c’est 
celui  qui  est  universel  et  qui  est  répandu  dans  toutes  les  parties  de  son 
corps;  cependant  ce  sens  même  n’est  pas  encore  parfait  dans  l’enfant  au 


DE  L’ENFANCE. 


13 


moment  de  sa  naissance;  il  donne,  à la  vérité,  des  signes  de  douleur  par 
ses  gémissements  et  ses  cris,  mais  il  n’a  encore  aucune  expression  pour 
marquer  le  plaisir;  il  ne  commence  à rire  qu’au  bout  de  quarante  jours; 
c’est  aussi  le  temps  auquel  il  commence  à pleurer,  car  auparavant  les  cris 
et  les  gémissements  ne  sont  point  accompagnés  de  larmes.  Il  ne  paraît 
donc  aucun  signe  des  passions  sur  le  visage  du  nouveau-né;  les  parties  de 
la  face  n’ont  pas  même  toute  la  consistance  et  tout  le  ressort  nécessaire 
à cette  espece  d’expression  des  sentiments  de  l’âme  : toutes  les  autres 
parties  du  corps,  encore  faibles  et  délicates,  n’ont  que  des  mouvements 
incertains  et  mal  assurés;  il  ne  peut  pas  se  tenir  debout,  ses  jambes  et  ses 
cuisses  sont  encore  pliées  par  l'habitude  qu’il  a contractée  dans  le  sein  de 
sa  mère;  il  n’a  pas  la  force  d’étendre  les  bras  ou  de  saisir  quelque  chose 
avec  la  main;  si  on  l’abandonnait,  il  resterait  couché  sur  le  dos  sans  pou- 
voir se  retourner. 

En  réfléchissant  sur  ce  que  nous  venons  de  dire,  il  paraît  que  la  douleur 
que  l’enfant  ressent  dans  les  premiers  temps,  et  qu'il  exprime  par  des  gémis- 
sements, n’est  qu’une  sensation  corporelle,  semblable  à celle  des  animaux 
qui  gémissent  aussi  dès  qu’ils  sont  nés,  et  que  les  sensations  de  l’ânie  ne 
commencent  à se  manifester  qu’au  bout  de  quarante  jours,  car  le  rire  et 
les  larmes  sont  des  produits  de  deux  sensations  intérieures,  qui  toutes 
deux  dépendent  de  l’action  de  l’âme.  La  première  est  une  émotion  agréable 
qui  ne  peut  naître  qu’à  la  vue  ou  par  le  souvenir  d’un  objet  connu,  aimé 
et  désiré;  l’autre  est  un  ébranlement  désagréable,  mêlé  d’attendrissement 
et  d’un  retour  sur  nous-mêmes;  toutes  deux  sont  des  passions  qui  sup- 
posent des  connaissances,  des  comparaisons  et  des  réflexions;  aussi  le  rire 
et  les  pleurs  sont-ils  des  signes  particuliers  à l’espèce  humaine  pour  expri- 
mer le  plaisir  ou  la  douleur  de  l’âme;  tandis  que  les  cris,  les  mouvements 
et  les  autres  signes  des  douleurs  et  des  plaisirs  du  corps  sont  communs  à 
l’hemme  et  à la  plupart  des  animaux. 

Mais  revenons  aux  parties  matérielles  et  aux  affections  du  corps.  La 
grandeur  de  l’enfant  né  à terme  est  ordinairement  de  vjngt-un  pouces1;  il 
en  naît  cependant  de  beaucoup  plus  petits,  et  il  y en  a même  qui  n’ont 
que  quatorze  pouces,  quoiqu’ils  aient  atteint  le  terme  de  neuf  mois;  quel- 
ques autres,  au  contraire,  ont  plus  de  vingt-un  pouces.  La  poitrine  des 
enfants  de  vingt-un  pouces,  mesurée  sur  la  longueur  du  sternum , a près 
de  trois  pouces,  et  seulement  deux  lorsque  l’enfant  n’en  a que  quatorze. 
A neuf  mois  le  fœtus  pèse  ordinairement  douze  livres,  et  quelquefois  jus- 
qu’à quatorze;  la  tête  du  nouveau-né  est  plus  grosse  à proportion  que  le 
reste  du  corps,  et  cette  disproportion,  qui  était  encore  beaucoup  plus 
grande  dans  le  premier  âge  du  fœtus,  ne  disparaît  qu’après  la  première 


1.  Voyez  ia  note  de  la  page  634  du  précédent  volume. 


U 


DE  L’ENFANCE. 


enfance;  la  peau  de  l’enfant  qui  naît  est  fort  fine;  elle  paraît  rougeâtre, 
parce  qu’elle  est  assez  transparente  pour  laisser  paraître  une  nuance  faible 
de  la  couleur  du  sang;  on  prétend  même  que  les  enfants  dont  la  peau  esl 
la  plus  rouge  en  naissant  sont  ceux  qui  dans  la  suite  auront  la  peau  la 
plus  belle  et  la  plus  blanche. 

La  forme  du  corps  et  des  membres  de  l’enfant  qui  vient  de  naître  n’est 
pas  bien  exprimée;  toutes  les  parties  sont  trop  arrondies,  elles  paraissent 
même  gonflées  lorsque  l’enfant  se  porte  bien  et  qu’il  ne  manque  pas  d’em- 
bonpoint. Au  bout  de  trois  jours,  il  survient  ordinairement  une  jaunisse, 
et  dans  ce  même  temps  il  y a du  lait  dans  les  mamelles  de  l’enfant,  qu’on 
exprime  avec  les  doigts;  la  surabondance  des  sucs  et  le  gonflement  de 
toutes  les  parties  du  corps  diminuent  ensuite  peu  à peu  à mesure  que  l’en- 
fant prend  de  l’accroissement. 

On  voit  palpiter  dans  quelques  enfants  nouveau-nés  le  sommet  de  la 
tête  à l’endroit  de  la  fontanelle,  et  dans  tous  on  y peut  sentir  le  battement 
des  sinus  ou  des  artères  du  cerveau1,  si  on  y porte  la  main.  Il  se  forme 
au-dessus  de  cette  ouverture  une  espèce  de  croûte  ou  de  gale,  quelquefois 
fort  épaisse,  et  qu’on  est  obligé  de  frotter  avec  des  brosses  pour  la  faire 
tomber  à mesure  qu’elle  se  sèche  : il  semble  que  cette  production,  qui  se 
fait  au-dessus  de  l’ouverture  du  crâne,  ait  quelque  analogie  avec  celle 
des  cornes  des  animaux,  qui  tirent  aussi  leur  origine  d’une  ouverture  du 
crâne  et  de  la  substance  du  cerveau.  Nous  ferons  voir  dans  la  suite  que 
toutes  les  extrémités  des  nerfs  deviennent  solides  lorsqu’elles  sont  exposées 
à l’air,  et  que  c’est  cette  substance  nerveuse  qui  produit  les  ongles , les 
ergots,  les  cornes2,  etc. 

La  liqueur  contenue  dans  l’amnios  laisse  sur  l’enfant  une  humeur  vis- 
queuse blanchâtre,  et  quelquefois  assez  tenace  pour  qu’on  soit  obligé  de 
la  détremper  avec  quelque  liqueur  douce  afin  de  la  pouvoir  enlever;  on  a 
toujours  dans  ce  pays-ci  la  sage  précaution  de  ne  laver  l’enfant  qu’avec 
des  liqueurs  tièdes;  cependant  des  nations  entières,  celles  même  qui  habi- 
tent les  climats  froids,  sont  dans  l’usage  de  plonger  leurs  enfants  dans 
l’eau  froide  aussitôt  qu’ils  sont  nés,  sans  qu’il  leur  en  arrive  aucun  mal; 
on  dit  même  que  les  Lapones  laissent  leurs  enfants  dans  la  neige  jusqu'à 
ce  que  le  froid  les  ait  saisis  au  point  d’arrêter  la  respiration,  et  qu’alors 
elles  les  plongent  dans  un  bain  d’eau  chaude;  ils  n’en  sont  pas  même 

1.  Le  cerveau  a deux  mouvements  : l’un  qui  répond  au  battement  des  artères,  et  qui  en 

dépend;  et  l’autre , beaucoup  plus  connu,  qui  répond  aux  mouvements  de  la  respiration.  Le 
cerveau  s’abaisse  pendant  l'inspiration , temps  où  le  sang  afflue  vers  la  poitrine  ; et  il  s’élève 
pendant  Y expiration , temps  où  le  sang  reflue  vers  le  cerveau.  (Voyez  mes  Recherches  sur  les 
mouvements  du  cerveau  : Ann.  des  sc.  nat.  : an.  1849  , page  5.)  , 

2.  La  croûte  qui  se  forme  au-dessus  de  la  fontanelle  n’a  aucun  rapport  avec  les  cornes  des 
animaux  ; les  cornes  des  animaux  ne  tirent  point  leur  substance  du  cerveau;  et  ce  n’est  pas  la 
substance  nerveuse  qui  produit  les  ongles,  les  ergots,  les  cornes,  etc. 


DE  L’ENFANCE. 


45 


quittes  pour  être  lavés  avec  si  peu  de  ménagement  au  moment  de  leur 
naissance,  on  les  lave  encore  de  la  même  façon  trois  fois  chaque  jour  pen- 
dant la  première  année  de  leur  vie,  et  dans  les  suivantes  on  les  baigne 
trois  fois  chaque  semaine  dans  l’eau  froide.  Les  peuples  du  Nord  sont  per- 
suadés que  les  bains  froids  rendent  les  hommes  plus  forts  et  plus  robustes, 
et  c’est  par  cette  raison  qu’ils  les  forcent  de  bonne  heure  à en  contracter 
l’habitude.  Ce  qu’il  y a de  vrai,  c’est  que  nous  ne  connaissons  pas  assez 
jusqu’où  peuvent  s’étendre  les  limites  de  ce  que  notre  corps  est  capable  de 
souffrir,  d’acquérir  ou  de  perdre  par  l’habitude  : par  exemple,  les  Indiens 
de  l’isthme  de  l’Amérique  se  plongent  impunément  dans  l’eau  froide  pour 
se  rafraîchir  lorsqu’ils  sont  en  sueur  ; leurs  femmes  les  y jettent  quand  ils 
sont  ivres  pour  faire  passer  leur  ivresse  plus  promptement  ; les  mères  se 
baignent  avec  leurs  enfants  dans  l’eau  froide  un  instant  après  leur  accou- 
chement; avec  cet  usage,  que  nous  regarderions  comme  fort  dangereux, 
ces  femmes  périssent  très-rarement  par  les  suites  des  couches,  au  lieu  que 
malgré  tous  nos  soins  nous  en  voyons  périr  un  grand  nombre  parmi  nous. 

Quelques  instants  après  sa  naissance  l’enfant  urine,  c’est  ordinairement 
lorsqu’il  sent  la  chaleur  du  feu  ; quelquefois  il  rend  en  même  temps  le 
méconium,  ou  les  excréments  qui  se  sont  formés  dans  les  intestins  pendant 
le  temps  de  son  séjour  dans  la  matrice  ; cette  évacuation  ne  se  fait  pas 
toujours  aussi  promptement,,  souvent  elle  est  retardée,  mais  si  elle  n’arri- 
vait pas  dans  l’espace  du  premier  jour,  il  serait  à craindre  que  l’enfant 
ne  s’en  trouvât  incommodé  et  qu’il  ne  ressentît  des  douleurs  de  colique; 
dans  ce  cas  on  tâche  de  faciliter  cette  évacuation  par  quelques  moyens. 
Le  méconium  est  de  couleur  noire;  on  connaît  que  l’enfant  en  est  absolu- 
lument  débarrassé  lorsque  les  excréments  qui  succèdent  ont  une  autre 
couleur;  ils  deviennent  blanchâtres;  ce  changement  arrive  ordinairement 
le  deuxième  ou  le  troisième  jour;  alors  leur  odeur  est  beaucoup  plus  mau- 
vaise que  n’est  celle  du  méconium,  ce  qui  prouve  que  la  bile  et  les  sucs 
amers  du  corps  commencent  à s’y  mêler. 

Cette  remarque  paraît  confirmer  ce  que  nous  avons  dit  ci-devant  dans 
le  chapitre  du  développement  du  foetus,  au  sujet  de  la  manière  dont  il  se 
nourrit;  nous  avons  insinué  que  ce  devait  être  par  intussusception,  et  qu’il 
ne  prenait  aucune  nourriture  par  la  bouche  ; ceci  semble  prouver  que  l’es- 
tomac et  les  intestins  ne  font  aucune  fonction  dans  le  fœtus,  du  moins 
aucune  fonction  semblable  à celles  qui  s’opèrent  dans  la  suite  lorsque  la 
respiration  a commencé  à donner  du  mouvement  au  diaphragme  et  à toutes 
les  parties  intérieures  sur  lesquelles  il  peut  agir,  puisque  ce  n’est  qu’alors 
que  se  fait  la  digestion  et  le  mélange  de  la  bile  et  du  suc  pancréatique  avec 
la  nourriture  que  l’estomac  laisse  passer  aux  intestins;  ainsi,  quoique  la 
sécrétion  de  la  bile  et  du  suc  du  pancréas  se  fasse  dans  le  fœtus,  ces 
liqueurs  demeurent  alors  dans  leurs  réservoirs  et  ne  passent  point  dans 


46 


DE  L’ENFANCE. 


les  intestins,  parce  qu’ils  sont,  aussi  bien  que  l’estomac,  sans  mouvement 
• et  sans  action,  par  rapport  à la  nourriture  ou  aux  excréments  qu’ils  peu- 
vent contenir. 

On  ne  fait  pas  téter  l’enfant  aussitôt  qu’il  est  né;  on  lui  donne  aupara- 
vant le  temps  de  rendre  la  liqueur  et  les  glaires  qui  sont  dans  son  estomac, 
et  le  méconium  qui  est  dans  ses  intestins  : ces  matières  pourraient  faire 
aigrir  le  lait  et  produire  un  mauvais  effet;  ainsi  on  commence  par  lui  faire 
avaler  un  peu  de  vin  sucré  pour  fortifier  son  estomac  et  procurer  les  éva- 
cuations qui  doivent  le  disposer  à recevoir  de  la  nourriture  et  à la  digérer; 
ce  n’est  que  dix  ou  douze  heures  après  la  naissance  qu’il  doit  téter  pour 
la  première  fois. 

A peine  l’enfant  est-il  sorti  du  sein  de  sa  mère,  à peine  jouit-il  de  la 
liberté  de  mouvoir  et  d’étendre  ses  membres,  qu’on  lui  donne  de  nouveaux 
liens,  on  l’emmaillotte,  on  le  couche  la  tête  fixe  et  les  jambes  allongées, 
les  bras  pendants  à côté  du  corps,  il  est  entouré  de  linges  et  de  bandages 
de  toute  espèce  qui  ne  lui  permettent  pas  de  changer  de  situation;  heureux! 
si  on  ne  l’a  pas  serré  au  point  de  l’empêcher  de  respirer,  et  si  on  a eu  la 
précaution  de  le  coucher  sur  le  côté,  afin  que  les  eaux  qu’il  doit  rendre 
par  la  bouche  puissent  tomber  d’elles-mêmes,  car  il  n’aurait  pas  la  liberté 
de  tourner  la  tête  sur  le  côté  pour  en  faciliter  l’écoulement.  Les  peuples 
qui  se  contentent  de  couvrir  ou  de  vêtir  leurs  enfants,  sans  les  mettre  au 
maillot,  ne  font-ils  pas  mieux  que  nous?  les  Siamois , les  Japonais , les 
Indiens,  les  nègres,  les  sauvages  du  Canada,  ceux  de  Virginie,  du  Brésil, 
et  la  plupart  des  peuples  de  la  partie  méridionale  de  l’Amérique,  couchent 
les  enfants  nus  sur  des  lits  de  coton  suspendus,  ou  les  mettent  dans  des 
espèces  de  berceaux  couverts  et  garnis  de  pelleteries.  Je  crois  que  ces 
usages  ne  sont  pas  sujets  à autant  d’inconvénients  que  le  nôtre;  on  ne 
peut  pas  éviter,  en  emmaillottant  les  enfants,  de  les  gêner  au  point  de  leur 
faire  ressentir  de  la  douleur;  les  efforts  qu’ils  font  pour  se  débarrasser 
sont  plus  capables  de  corrompre  l’assemblage  de  leur  corps  que  les  mau- 
vaises situations  où  ils  pourraient  se  mettre  eux-mêmes  s’ils  étaient  en 
liberté.  Les  bandages  du  maillot  peuvent  être  comparés  aux  corps  que  l’on 
fait  porter  aux  filles  dans  leur  jeunesse;  cette  espèce  de  cuirasse,  ce  vête- 
ment incommode  qu’on  a imaginé  pour  soutenir  la  taille  et  l’empêcher  de 
se  déformer,  cause  cependant  plus  d’incommodités  et  de  difformités  qu’il 
n’en  prévient. 

Si  le  mouvement  que  les  enfants  veulent  se  donner  dans  le  maillot  peut 
leur  être  funeste,  l’inaction  dans  laquelle  cet  état  les  retient  peut  aussi  leur 
être  nuisible.  Le  défaut  d’exercice  est  capable  de  retarder  l’accroissement 
des  membres  et  de  diminuer  les  forces  du  corps  ; ainsi  les  enfants,  qui  ont 
la  liberté  de  mouvoir  leurs  membres  à leur  gré,  doivent  être  plus  forts  que 
ceux  qui  sont  emmaillottés;  c’était  pour  cette  raison  que  les  anciens  Péru- 


DE  L’ENFANCE. 


17 


viens  laissaient  les  bras  libres  aux  enfants  dans  un  maillot  fort  large;  lors- 
qu’ils les  en  tiraient,  ils  les  mettaient  en  liberté  dans  un  trou  fait  en  terre 
et  garni  de  linges,  dans  lequel  il  les  descendaient  jusqu’à  la  moitié  du 
corps;  de  cette  façon  ils  avaient  les  bras  libres,  et  ils  pouvaient  mouvoir 
leur  tète  et  fléchir  leur  corps  à leur  gré  sans  tomber  et  sans  se  blesser  ; 
dès  qu’ils  pouvaient  faire  un  pas,  on  leur  présentait  la  mamelle  d’un  peu 
loin  comme  un  appât  pour  les  obliger  à marcher.  Les  petits  nègres  sont 
quelquefois  dans  une  situation  bien  plus  fatigante  pour  téter;  ils  embras- 
sent une  des  hanches  de  la  mère  avec  leurs  genoux  et  leurs  pieds,  et  ils 
la  serrent  si  bien  qu’ils  peuvent  s’y  soutenir  sans  le  secours  des  bras  de  la 
mère;  ils  s’attachent  à la  mamelle  avec  leurs  mains,  et  ils  la  sucent  con- 
stamment sans  se  déranger  et  sans  tomber,  malgré  les  différents  mouve- 
ments de  la  mère,  qui  pendant  ce  temps  travaille  à son  ordinaire.  Ces 
enfants  commencent  à marcher  dès  le  second  mois,  ou  plutôt  à se  traî- 
ner sur  les  genoux  et  sur  les  mains  ; cet  exercice  leur  donne  pour  la  suite 
la  facilité  de  courir  dans  cette  situation  presque  aussi  vite  que  s'ils  étaient 
sur  leurs  pieds. 

Les  enfants  nouveau- nés  dorment  beaucoup,  mais  leur  sommeil  est 
souvent  interrompu;  ils  ont  aussi  besoin  de  prendre  souvent  de  la  nourri- 
ture; on  les  fait  téter  pendant  la  journée  de  deux  heures  en  deux  heures, 
et  pendant  la  nuit  à chaque  fois  qu’ils  se  réveillent.  Us  dorment  pendant 
la  plus  grande  partie  du  jour  et  de  la  nuit  dans  les  premiers  temps  de  leur 
vie;  ils  semblent  même  n’être  éveillés  que  par  la  douleur  ou  par  la  faim; 
aussi  les  plaintes  et  les  cris  succèdent  presque  toujours  à leur  sommeil  : 
comme  ils  sont  obligés  de  demeurer  dans  la  même  situation  dans  le  ber- 
ceau, et  qu’ils  sont  toujours  contraints  par  les  entraves  du  maillot,  cette 
situation  devient  fatigante  et  douloureuse  après  un  certain  temps  ; ils  sont 
mouillés  et  souvent  refroidis  par  leurs  excréments,  dont  l’âcreté  offense 
la  peau  qui  est  fine  et  délicate,  et  par  conséquent  très-sensible.  Dans  cet 
état,  les  enfants  ne  font  que  des  efforts  impuissants,  ils  n’ont  dans  leur 
faiblesse  que  l’expression  des  gémissements  pour  demander  du  soulage- 
ment; on  doit  avoir  la  plus  grande  attention  à les  secourir,  ou  plutôt  il  faut 
prévenir  tous  ces  inconvénients  en  changeant  une  partie  de  leurs  vêtements 
au  moins  deux  ou  trois  fois  par  jour,  et  même  dans  la  nuit.  Ce  soin  est  si 
nécessaire  que  les  sauvages  mêmes  y sont  attentifs,  quoique  le  linge  manque 
aux  sauvages  et  qu’il  ne  leur  soit  pas  possible  de  changer  aussi  souvent  de 
pelleterie  que  nous  pouvons  changer  de  linge;  ils  suppléent  à ce  défaut  en 
mettant  dans  les  endroits  convenables  quelque  matière  assez  commune 
pour  qu’ils  ne  soient  pas  dans  la  nécessité  de  l’épargner.  Dans  la  partie 
septentrionale  de  l’Amérique , on  met  au  fond  des  berceaux  une  bonne 
quantité  de  cette  poudre  que  l’on  tire  du  bois  qui  a été  rongé  des  vers,  et 
que  l’on  appelle  communément  vermoulu;  les  enfants  sont  couchés  sur 
h.  2 


48 


DE  L’ENFANCE. 


cette  poudre  et  recouverts  de  pelleteries.  On  prétend  que  cette  sorte  de  lit 
est  aussi  douce  et  aussi  molle  que  la  plume;  mais  ce  n’est  pas  pour  flatter 
la  délicatesse  des  enfants  que  cet  usage  est  introduit,  c’est  seulement  pour 
les  tenir  propres  : en  effet,  cette  poudre  pompe  l’humidité,  et  après  un 
certain  temps  on  la  renouvelle.  En  Virginie  on  attache  les  enfants  nus  sur 
une  planche  garnie  de  coton , qui  est  percée  pour  l’écoulement  des  excré- 
ments; le  froid  de  ce  pays  devrait  contrarier  cette  pratique,  qui  est  presque 
générale  en  Orient,  et  surtout  en  Turquie;  au  reste  cette  précaution  sup- 
prime toute  sorte  de  soins,  c’est  toujours  le  moyen  le  plus  sûr  de  prévenir 
les  effets  de  la  négligence  ordinaire  des  nourrices  : il  n’y  a que  la  tendresse 
maternelle  qui  soit  capable  de  cette  vigilance  continuelle,  de  ces  petites 
attentions  si  nécessaires;  peut-on  l’espérer  de  nourrices  mercenaires  et 
grossières  ? 

Les  unes  abandonnent  leurs  enfants  pendant  plusieurs  heures  sans  avoir 
la  moindre  inquiétude  sur  leur  état;  d’autres  sont  assez  cruelles  pour  n’être 
pas  touchées  de  leurs  gémissements;  alors  ces  petits  infortunés  entrent 
dans  une  sorte  de  désespoir,  ils  font  tous  les  efforts  dont  ils  sont  capables, 
ils  poussent  des  cris  qui  durent  autant  que  leurs  forces;  enfin  ces  excès 
leur  causent  des  maladies,  ou  au  moins  les  mettent  dans  un  état  de  fatigue 
et  d’abattement  qui  dérange  leur  tempérament  et  qui  peut  même  influer 
sur  leur  caractère.  Il  est  un  usage  dont  les  nourrices  nonchalantes  et  pares- 
seuses abusent  souvent;  au  lieu  d’employer  des  moyens  efficaces  pour  sou- 
lager l’enfant,  elles  se  contentent  d’agiter  le  berceau  en  le  faisant  balancer 
sur  les  côtés  ; ce  mouvement  lui  donne  une  sorte  de  distraction  qui  apaise 
ses  cris;  en  continuant  le  même  mouvement  on  l’étourdit,  et  à la  fin  on 
l’endort;  mais  ce  sommeil  forcé  n’est  qu’un  palliatif  qui  ne  détruit  pas  la 
cause  du  mal  présent;  au  contraire,  on  pourrait  causer  un  mal  réel  aux 
enfants  en  les  berçant  pendant  un  trop  long  temps,  on  les  ferait  vomir  ; 
peut-être  aussi  que  cette  agitation  est  capable  de  leur  ébranler  la  tête  et 
d’y  causer  du  dérangement. 

Avant  que  de  bercer  les  enfants,  il  faut  être  sûr  qu’il  ne  leur  manque  rien, 
et  on  ne  doit  jamais  les  agiter  au  point  de  les  étourdir  ; si  on  s’aperçoit 
qu’ils  ne  dorment  pas  assez,  il  suffit  d’un  mouvement  lent  et  égal  pour  les 
assoupir;  on  ne  doit  donc  les  bercer  que  rarement,  car  si  on  les  y accou- 
tume, ils  ne  peuvent  plus  dormir  autrement.  Pour  que  leur  santé  soit  bonne, 
il  faut  que  leur  sommeil  soit  naturel  et  long;  cependant  s’ils  dormaient 
trop,  il  serait  à craindre  que  leur  tempérament  n’en  souffrît  : dans  ce  cas  il 
faut  les  tirer  du  berceau  et  les  éveiller  par  de  petits  mouvements,  leur  faire 
entendre  des  sons  doux  et  agréables,  leur  faire  voir  quelque  chose  de  bril- 
lant. C’est  à cet  âge  que  l’on  reçoit  les  premières  impressions  des  sens  : elles 
sont  sans  doute  plus  importantes  que  l’on  ne  croit  pour  le  reste  de  la  vie. 

Les  yeux  des  enfants  se  portent  toujours  du  côté  le  plus  éclairé  de  l’en- 


DE  L’ENFANCE. 


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droit  qu’ils  habitent , et  s’il  n’y  a que  l’un  de  leurs  yeux  qui  puisse  s’y  fixer, 
l’autre  n’étant  pas  exercé  n’acquerra  pas  autant  de  force  : pour  prévenir  cet 
inconvénient,  il  faut  placer  le  berceau  de  façon  qu’il  soit  éclairé  par  les 
pieds,  soit  que  la  lumière  vienne  d’une  fenêtre  ou  d’un  flambeau;  dans 
cette  position  les  deux  yeux  de  l’enfant  peuvent  la  recevoir  en  même  temps, 
et  acquérir  par  l’exercice  une  force  égale  : si  l’un  des  yeux  prend  plus  de 
force  que  l’autre,  l’enfant  deviendra  louche,  car  nous  avons  prouvé  que 
l'inégalité  de  force  dans  les  yeux  est  la  cause  du  regard  louche.  (Voyez  les 
Mémoires  de  l’Académie  des  Sciences , année  1743  '.) 

La  nourrice  ne  doit  donner  à l’enfant  que  le  lait  de  ses  mamelles  pour 
toute  nourriture,  au  moins  pendant  les  deux  premiers  mois  ; il  ne  faudrait 
même  lui  faire  prendre  aucun  autre  aliment  pendant  le  troisième  et  le  qua- 
trième mois,  surtout  lorsque  son  tempérament  est  faible  et  délicat.  Quelque 
robuste  que  puisse  être  un  enfant,  il  pourrait  en  arriver  de  grands  incon- 
vénients, si  on  lui  donnait  d’autre  nourriture  que  le  lait  de  la  nourrice  avant 
la  fin  du  premier  mois.  En  Hollande,  en  Italie,  en  Turquie,  et  en  général 
dans  tout  le  Levant,  on  ne  donne  aux  enfants  que  le  lait  des  mamelles  pen- 
dant un  an  entier;  les  sauvages  du  Canada  les  allaitent  jusqu’à  l’âge  de 
quatre  ou  cinq  ans,  et  quelquefois  jusqu’à  six  ou  sept  ans  : dans  ce  pays-ci, 
comme  la  plupart  des  nourrices  n’ont  pas  assez  de  lait  pour  fournir  à l’ap- 
pétit de  leurs  enfants,  elles  cherchent  à l’épargner,  et  pour  cela  elles  leur 
donnent  un  aliment  composé  de  farine  et  de  lait,  même  dès  les  premiers 
jours  de  leur  naissance  ; cette  nourriture  apaise  la  faim , mais  l’estomac  et 
les  intestins  de  ces  enfants  étant  à peine  ouverts,  et  encore  trop  faibles 
pour  digérer  un  aliment  grossier  et  visqueux , ils  souffrent , deviennent 
malades,  et  périssent  quelquefois  de  cette  espèce  d’indigestion. 

Le  lait  des  animaux  peut  suppléer  au  défaut  de  celui  des  femmes  : si  les 
nourrices  en  manquaient  dans  certains  cas , ou  s’il  y avait  quelque  chose 
à craindre  pour  elles  de  la  part  de  l’enfant , on  pourrait  lui  donner  à téter 
le  mamelon  d’un  animal , afin  qu’il  reçût  le  lait  dans  un  degré  de  chaleur 
toujours  égal  et  convenable,  et  surtout  afin  que  sa  propre  salive  se  mêlât 
avec  le  lait  pour  en  faciliter  la  digestion , comme  cela  se  fait,  par  le  moyen 
de  la  succion , parce  que  les  muscles  qui  sont  alors  en  mouvement  font  couler 
la  salive  en  pressant  les  glandes  et  les  autres  vaisseaux.  J’ai  connu  à la 
campagne  quelques  paysans  qui  n’ont  pas  eu  d’autres  nourrices  que  des 
brebis,  et  ces  paysans  étaient  aussi  vigoureux  que  les  autres. 

Après  deux  ou  trois  mois  , lorsque  l’enfant  a acquis  des  forces,  on  com- 
mence à lui  donner  une  nourriture  un  peu  plus  solide  ; on  fait  cuire  de  la 
farine  avec  du  lait,  c’est  une  sorte  de  pain  qui  dispose  peu  à peu  son  esto- 
mac à recevoir  le  pain  ordinaire  et  les  autres  aliments  dont  il  doit  se  nourrir 
dans  la  suite. 

1.  Voyez  aussi  le  xi®  volume  de  cette  édition. 


20 


DE  L’ENFANCE. 


Pour  parvenir  à l’usage  des  aliments  solides,  on  augmente  peu  à peu  la 
consistance  des  aliments  liquides  : ainsi,  après  avoir  nourri  l’enfant  avec  de 
la  farine  délayée  et  cuite  dans  du  lait,  on  lui  donne  du  pain  trempé  dans 
une  liqueur  convenable.  Les  enfants  dans  la  première  année  de  leur  âge  sont 
incapables  de  broyer  les  aliments;  les  dents  leur  manquent,  ils  n’en  ont 
encore  que  le  germe  enveloppé  dans  des  gencives  si  molles,  que  leur  faible 
résistance  ne  ferait  aucun  effet  sur  des  matières  solides.  On  voit  certaines 
nourrices,  surtout  dans  le  bas  peuple,  qui  mâchent  des  aliments  pour  les 
faire  avaler  ensuite  à leurs  enfants.  Avant  que  de  réfléchir  sur  cette  pratique, 
écartons  toute  idée  de  dégoût , et  soyons  persuadés  qu’à  cet  âge  les  enfants 
ne  peuvent  en  avoir  aucune  impression  ; en  effet  ils  ne  sont  pas  moins  avides 
de  recevoir  leur  nourriture  de  la  bouche  de  la  nourrice  que  de  ses  mamel- 
les; au  contraire,  il  semble  que  la  nature  même  ait  introduit  cet  usage  dans 
plusieurs  pays  fort  éloignés  les  uns  des  autres  : il  est  en  Italie  , en  Turquie 
et  dans  presque  toute  l’Asie  ; on  le  retrouve  en  Amérique , dans  les  Antilles, 
au  Canada,  etc.  Je  le  crois  fort  utile  aux  enfants  et  très-convenable  à leur 
état,  c’est  le  seul  moyen  de  fournir  à leur  estomac  toute  la  salive  qui  est 
nécessaire  pour  la  digestion  des  aliments  solides  : si  la  nourrice  mâche  du 
pain,  sa  salive  le  détrempe  et  en  fait  une  nourriture  bien  meilleure  que  s’il 
était  détrempé  avec  toute  autre  liqueur  ; cependant  cette  précaution  ne  peut 
être  nécessaire  que  jusqu’à  ce  qu’ils  puissent  faire  usage  de  leurs  dents, 
broyer  les  aliments  et  les  détremper  de  leur  propre  salive. 

Les  dents  que  l’on  appelle  incisives  sont  au  nombre  de  huit,  quatre  au- 
devant  de  chaque  mâchoire;  leurs  germes  se  développent  ordinairement 
les  premiers  ; communément  ce  n’est  pas  plus  tôt  qu’à  l’âge  de  sept  mois , 
souvent  à celui  de  huit  ou  dix  mois,  et  d’autres  fois  à la  fin  de  la  première 
année  : ce  développement  est  quelquefois  très-prématuré;  on  voit  assez 
souvent  des  enfants  naître  avec  des  dents  assez  grandes  pour  déchirer  le  sein 
de  leurs  nourrices;  on  a aussi  trouvé  des  dents  bien  formées  dans  des  fœtus 
longtemps  avant  le  terme  ordinaire  de  la  naissance. 

Le  germe  des  dents  est  d’abord  contenu  dans  l’alvéole  et  recouvert  parla 
gencive;  en  croissant  il  pousse  des  racines  au  fond  de  l’alvéole,  et  il  s’étend 
du  côté  de  la  gencive.  Le  corps  de  la  dent  presse  peu  à peu  contre  cette 
membrane  et  la  distend  au  point  de  la  rompre  et  de  la  déchirer  pour  passer 
au  travers  ; cette  opération,  quoique  naturelle,  ne  suit  pas  les  lois  ordinaires 
de  la  nature,  qui  agit  à tout  instant  dans  le  corps  humain  sans  y causer  la 
moindre  douleur,  et  même  sans  exciter  aucune  sensation;  ici  il  se  fait  un 
effort  violent  et  douloureux  qui  est  accompagné  de  pleurs  et  de  cris,  et  qui 
a quelquefois  des  suites  fâcheuses  ; les  enfants  perdent  d’abord  leur  gaieté 
et  leur  enjouement , on  les  voit  tristes  et  inquiets  : alors  leur  gencive  est 
rouge  et  gonflée , et  ensuite  elle  blanchit  lorsque  la  pression  est  au  point 
d’intercepter  le  cours  du  sang  dans  les  vaisseaux;  ils  y portent  le  doigt  à 


DE  L’ENFANCE.  21 

tout  moment  pour  tâcher  d’apaiser  la  démangeaison  qu’ils  y ressentent;  on 
leur  facilite  ce  petit  soulagement  en  mettant  au  bout  de  leur  hochet  un  mor- 
ceau d’ivoire  ou  de  corail,  ou  de  quelque  autre  corps  dur  et  poli;  ils  le 
portent  d’eux-mèmes  à leur  bouche,  ils  le  serrent  entre  les  gencives  à l’en- 
droit douloureux  : cet  effort  opposé  à celui  de  la  dent  relâche  la  gencive  et 
calme  la  douleur  pour  un  instant;  il  contribue  aussi  à l’amincissement  de 
la  membrane  de  la  gencive,  qui , étant  pressée  des  deux  côtés  à la  fois,  doit 
se  rompre  plus  aisément;  mais  souvent  cette  rupture  ne  se  fait  qu’avec 
beaucoup  de  peine  et  de  danger.  La  nature  s’oppose  à elle-même  ses  pro- 
pres forces;  lorsque  les  gencives  sont  plus  fermes  qu’à  l’ordinaire  par  la 
solidité  des  fibres  dont  elles  sont  tissues,  elles  résistent  plus  longtemps  à la 
pression  de  la  dent,  alors  l’effort  est  si  grand  de  part  et  d’autre  qu’il  cause 
une  inflammation  accompagnée  de  tous  ses  symptômes , ce  qui  est,  comme 
on  le  sait , capable  de  causer  la  mort  : pour  prévenir  ces  accidents  on  a 
recours  à l’art,  on  coupe  la  gencive  sur  la  dent;  au  moyen  de  cette  petite 
opération  la  tension  et  l’inflammation  de  la  gencive  cessent,  et  la  dent  trouve 
un  libre  passage. 

Les  dents  canines  sont  à côté  des  incisives  au  nombre  de  quatre , elles 
sortent  ordinairement  dans  le  neuvième  ou  le  dixième  mois.  Sur  la  fin  de 
la  première  ou  dans  le  courant  de  la  seconde  année , on  voit  paraître  seize 
autres  dents  que  l’on  appelle  molaires  ou  mâchelières,  quatre  à côté  de 
chacune  des  canines.  Ces  termes  pour  la  sortie  des  dents  varient;  on  pré- 
tend que  celles  de  la  mâchoire  supérieure  paraissent  ordinairement  plus 
tôt;  cependant  il  arrive  aussi  quelquefois  qu’elles  sortent  plus  tard  que 
celles  de  la  mâchoire  inférieure. 

Les  dents  incisives , les  canines  et  les  quatre  premières  mâchelières  tom- 
bent naturellement  dans  la  cinquième,  la  sixième  ou  la  septième  année, 
mais  elles  sont  remplacées  par  d’autres  qui  paraissent  dans  la  septième 
année,  souvent  plus  tard,  et  quelquefois  elles  ne  sortent  qu’à  l’âge  de 
puberté;  la  chute  de  ces  seize  dents  est  causée  par  le  développement  d’un 
second  germe  placé  au  fond  de  l’alvéole,  qui  en  croissant  les  pousse  au 
dehors;  ce  germe  manque  aux  autres  mâchelières,  aussi  ne  tombent-elles 
que  par  accident,  et  leur  perte  n’est  presque  jamais  réparée  '. 

Il  y a encore  quatre  autres  dents  qui  sont  placées  à chacune  des  deux 
extrémités  des  mâchoires;  ces  dents  manquent  à plusieurs  personnes;  leur 
développement  est  plus  tardif  que  celui  des  autres  dents  , il  ne  se  fait  ordi- 
nairement qu’à  l’âge  de  puberté  , et  quelquefois  dans  un  âge  beaucoup  plus 
avancé  : on  les  a nommées  dents  de  sagesse  ; elles  paraissent  successivement 

1.  L’homme  a 32  dents.  L’enfant,  à deux  ans , en  a 20  : 8 incisives , 4 canines , et  8 molaires. 
Ces  20  dents  tombent  successivement  vers  la  septième  année,  et  sont  remplacées  par  d’autres. 
Des  12  arrière-molaires , qui  ne  doivent  pas  tomber,  il  y en  a 4 qui  paraissent  de  4 à 5 ans,  et 
4 de  8 à 9 ; les  4 dernières  ne  paraissent  que  beaucoup  plus  tard 


22 


DE  L’ENFANCE. 


l’une  après  l’autre  ou  deux  en  même  temps,  indifféremment  en  haut  ou  en 
bas,  et  le  nombre  des  dents  en  général  ne  varie  que  parce  que  celui  des 
dents  de  sagesse  n’est  pas  toujours  le  même  : de  là  vient  la  différence  de 
vingt-huit  à trente-deux  dans  le  nombre  total  des  dents;  on  croit  avoir 
abservé  que  les  femmes  en  ont  ordinairement  moins  que  les  hommes. 

Quelques  auteurs  ont  prétendu  que  les  dents  croissaient  pendant  tout  le 
cours  de  la  vie,  et  qu’elles  augmenteraient  en  longueur  dans  l'homme , 
comme  dans  de  certains  animaux,  à mesure  qu’il  avancerait  en  âge,  si  le 
frottement  des  aliments  ne  les  usait  pas  continuellement;  mais  cette  opinion 
paraît  être  démentie  par  l’expérience,  car  les  gens  qui  ne  vivent  que  d’ali- 
ments liquides  n’ont  pas  les  dents  plus  longues  que  ceux  qui  mangent  des 
choses  dures,  et  si  quelque  chose  est  capable  d’user  les  dents,  c’est  leur 
frottement  mutuel  des  unes  contre  les  autres  plutôt  que  celui  des  aliments; 
d’ailleurs  on  a pu  se  tromper  au  sujet  de  l’accroissement  des  dents  de  quel- 
ques animaux,  en  confondant  les  dents  avec  les  défenses;  par  exemple,  les 
défenses  des  sangliers  croissent  pendant  toute  la  vie  de  ces  animaux;  il  en 
est  de  même  de  celles  de  l’éléphant,  mais  il  est  fort  douteux  que  leurs  dents 
prennent  aucun  accroissement  lorsqu’elles  sont  une  fois  arrivées  à leur 
grandeur  naturelle  *.  Les  défenses  ont  beaucoup  plus  de  rapport  avec  les 
cornes  qu’avec  les  dents1  2,  mais  ce  n’est  pas  ici  le  lieu  d’examiner  ces  diffé- 
rences; nous  remarquerons  seulement  que  les  premières  dents  ne  sont  pas 
d’une  substance  aussi  solide  que  l’est  celle  des  dents  qui  leur  succèdent  ; ces 
premières  dents  n’ont  aussi  que  fort  peu  de  racine,  elles  ne  sont  pas  infixées 
dans  la  mâchoire,  et  elles  s’ébranlent  très-aisément. 

Bien  des  gens  prétendent  que  les  cheveux  que  l’enfant  apporte  en  naissant 
sont  toujours  bruns , mais  que  ces  premiers  cheveux  tombent  bientôt , et 
qu’ils  sont  remplacés  par  d’autres  de  couleur  différente;  je  ne  sais  si  cette 
remarque  est  vraie  : presque  tous  les  enfants  ont  les  cheveux  blonds,  et  sou- 
vent presque  blancs;  quelques-uns  les  ont  roux,  et  d’autres  les  ont  noirs, 
mais  tous  ceux  qui  doivent  être  un  jour  blonds,  châtains  ou  bruns,  ont  les 
cheveux  plus  ou  moins  blonds  dans  le  premier  âge.  Ceux  qui  doivent  être 
blonds  ont  ordinairement  les  yeux  bleus,  les  roux  ont  les  yeux  d’un  jaune 
ardent,  les  bruns  d’un  jaune  faible  et  brun;  mais  ces  couleurs  ne  sont  pas 
bien  marquées  dans  les  yeux  des  enfants  qui  viennent  de  naître  ; ils  ont 
alors,  presque  tous,  les  yeux  bleus. 

Lorsqu’on  laisse  crier  les  enfants  trop  fort  et  trop  longtemps,  ces  efforts 
leur  causent  des  descentes  qu’il  faut  avoir  grand  soin  de  rétablir  prompte- 
ment par  un  bandage,  ils  guérissent  aisément  par  ce  secours;  mais  si  l’on 

1.  Les  dents  ordinaires  cessent  de  croître,  dès  que  leurs  racines  sont  ossifiées  ; les  défenses  du 
sanglier,  de  l’éléphant,  les  incisives  du  lapin,  du  lièvre,  etc.,  croissent  toujours,  parce  que 
leur  racine  ne  s'ossifie  jamais. 

2.  Les  défenses  n’ont  aucun  rapport  avec  les  cornes  : ce  sont  de  véritables  dents. 


DE  L’ENFANCE. 


23 


négligeait  cette  incommodité , ils  seraient  en  danger  de  la  garder  toute  leur 
vie.  Les  bornes  que  nous  nous  sommes  prescrites  ne  permettent  pas  que 
nous  parlions  des  maladies  particulières  aux  enfants;  je  ne  ferai  sur  cela 
qu’une  remarque,  c’est  que  les  vers  et  les  maladies  vermineuses  auxquelles 
ils  sont  sujets  ont  une  cause  bien  marquée  dans  la  qualité  de  leurs  aliments  ; 
le  lait  est  une  espèce  de  chyle,  une  nourriture  dépurée  qui  contient  par 
conséquent  plus  de  nourriture  réelle , plus  de  cette  matière  organique  1 et 
productive  dont  nous  avons  tant  parlé,  et  qui,  lorsqu’elle  n’est  pas  digérée 
par  l'estomac  de  l’enfant  pour  servir  à sa  nutrition  et  à l’accroissement  de 
son  corps,  prend,  par  l’activité  qui  lui  est  essentielle  , d’autres  formes , et 
produit  des  êtres  animés,  des  vers  en  si  grande  quantité  que  l’enfant  est 
souvent  en  danger  d’en  périr.  En  permettant  aux  enfants  de  boire  de  temps 
en  temps  un  peu  de  vin,  on  préviendrait  peut-être  une  partie  des  mauvais 
effets  que  causent  les  vers;  car  les  liqueurs  fermentées  s’opposent  à leur 
génération,  elles  contiennent  fort  peu  de  parties  organiques  et  nutritives,  et 
c’est  principalement  par  son  action  sur  les  solides  que  le  vin  donne  des 
forces  ; il  nourrit  moins  le  corps  qu’il  ne  le  fortifie  : au  reste,  la  plupart 
des  enfants  aiment  le  vin,  ou  du  moins  s’accoutument  fort  aisément  à en 
boire. 

Quelque  délicat  que  l’on  soit  dans  l’enfance , on  est  à cet  âge  moins  sen- 
sible au  froid  que  dans  tous  les  autres  temps  de  la  vie;  la  chaleur  inté- 
rieure est  apparemment  plus  grande  ; on  sait  que  le  pouls  des  enfants  est 
bien  plus  fréquent  que  celui  des  adultes 2 : cela  seul  suffirait  pour  faire  pen- 
ser que  la  chaleur  intérieure  est  plus  grande  dans  la  même  proportion,  et 
l’on  ne  peut  guère  douter  que  les  petits  animaux  n’aient  plus  de  chaleur  que 
les  grands  par  cette  même  raison,  car  la  fréquence  du  battement  du  cœur  et 
des  artères  est  d’autant  plus  grande  que  l’animal  est  plus  petit3;  cela  s’ob- 
serve dans  les  différentes  espèces,  aussi  bien  que  dans  la  même  espèce;  le 
pouls  d’un  enfant4  ou  d’un  homme  de  petite  stature  est  plus  fréquent  que 
celui  d’une  personne  adulte  ou  d’un  homme  de  haute  taille;  le  pouls  d’un 
bœuf  est  plus  lent  que  celui  d’un  homme,  celui  d’un  chien  est  plus  fréquent, 

1.  Sur  cette  matière  organique,  qui,  selon  Buffon,  produit  les  vers , voyez  les  notes  1 et  2 du 
précédent  volume,  page  600. 

2.  Le  pouls  des  enfants  est  plus  fréquent  que  celui  de  l’ homme  adulte,  et,  par  suite,  la 
production  de  la  chaleur  intérieure  plus  grande  ; mais  la  déperdition  de  cette  chaleur  s’opère 
aussi  (à  travers  une  peau  si  fine  et  des  tissus  si  tendres)  infiniment  plus  vite,  ce  qui  fait  que 
V enfant  est  plus  sensible  au  froid , et  qu’il  est  plus  essentiel  de  l’en  garantir. 

3.  « Dans  le  muscardin,  le  pouls  bat  175  fois  par  minute  ; dans  le  cochon  d’Inde,  140  ; dans  le 

«lapin,  120;  dans  le  chat,  110; dans  l’âne,  50;  dans  le  cheval,  36;  dans  le  bœuf, 

« 38;  etc.,  etc.  » (Burdach  : Traité  de  physiologie , t.  VI,  page  289,  traduct.  franc.) 

4.  «Dans  le  fœtus,  le  cœur  bat  150  fois  par  minute  : le  nombre  des  pulsations  tombe  à 
« 115  pendant  la  première  année  de  la  vie,  à 110  durant  la  seconde,  à 100  durant  la  troisième  , 
« à 86  jusqu’à  l’àge  de  sept  ans,  à 80  pendant  la  seconde  enfance,  à 75  dans  la  jeunesse,  à 70 
« et  jusqu’à  65  dans  1 âge  avancé,  à 50  dans  la  vieillesse.  » ( Burdach  : Traité  de  physiologie , 
t.  VI,  page  288.) 


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DE  L’ENFANCE. 


et  les  battements  du  cœur  d’un  animal  encore  plus  petit,  comme  d’un  moi- 
neau, se  succèdent  si  promptement  qu’à  peine  peut-on  les  compter. 

La  vie  de  l’enfant  est  fort  chancelante  jusqu’à  l’âge  de  trois  ans,  mais 
dans  les  deux  ou  trois  années  suivantes  elle  s’assure,  et  l’enfant  de  six  ou 
sept  ans  est  plus  assuré  de  vivre,  qu’on  ne  l’est  à tout  autre  âge  : en  consul- 
tant les  nouvelles  tables  ° qu’on  a faites  à Londres  sur  les  degrés  de  la  mor- 
talité du  genre  humain  dans  les  différents  âges,  il  paraît  que  d’un  certain 
nombre  d’enfants  nés  en  même  temps,  il  en  meurt  plus  d’un  quart  dans  la 
première  année,  plus  d’un  tiers  en  deux  ans,  et  au  moins  la  moitié  dans  les 
trois  premières  années.  Si  ce  calcul  était  juste , on  pourrait  donc  parier 
lorsqu’un  enfant  vient  au  monde  qu’il  ne  vivra  que  trois  ans,  observation 
bien  triste  pour  l’espèce  humaine;  car  on  croit  vulgairement  qu’un  homme 
qui  meurt  à vingt-cinq  ans  doit  être  plaint  sur  sa  destinée  et  sur  le  peu  de 
durée  de  sa  vie , tandis  que  suivant  ces  tables  la  moitié  du  genre  humain 
devrait  périr  avant  l’âge  de  trois  ans;  par  conséquent  tous  les  hommes  qui 
ont  vécu  plus  de  trois  ans,  loin  de  se  plaindre  de  leur  sort,  devraient  se 
regarder  comme  traités  plus  favorablement  que  les  autres  par  le  Créateur. 
Mais  cette  mortalité  des  enfants  n’est  pas  à beaucoup  près  aussi  grande  par- 
tout qu’elle  l’est  à Londres  ; car  M.  Dupré  de  Saint-Maur  s’est  assuré  par 
un  grand  nombres  d’observations  faites  en  France  qu’il  faut  sept  ou  huit 
années  pour  que  la  moitié  des  enfants  nés  en  même  temps  soit  éteinte  ; on 
peut  donc  parier  en  ce  pays  qu’un  enfant  qui  vient  de  naître  vivra  sept  ou 
huit  ans.  Lorsque  l’enfant  a atteint  l’âge  de  cinq,  six  ou  sept  ans,  il  paraît 
par  ces  mêmes  observations  que  sa  vie  est  plus  assurée  qu’à  tout  autre  âge, 
car  on  peut  parier  pour  quarante-deux  ans  de  vie  de  plus,  au  lieu  qu’à 
mesure  que  l’on  vit  au  delà  de  cinq,  six  ou  sept  ans,  le  nombre  des  années 
que  l’on  peut  espérer  de  vivre  va  toujours  en  diminuant,  de  sorte  qu’à 
douze  ans  on  ne  peut  plus  parier  que  pour  trente-neuf  ans,  à vingt  ans  pour 
trente-trois  ans  et  demi,  à trente  ans  pour  vingt-huit  années  de  vie  de  plus, 
et  ainsi  de  suite  jusqu’à  quatre-vingt-cinq  ans  qu’on  peut  encore  parier  rai- 
sonnablement de  vivre  trois  ans.  (Voyez,  ci-après,  les  Tables.) 

Il  y a quelque  chose  d’assez  remarquable  dans  l’accroissement  du  corps 
humain  : le  fœtus  dans  le  sein  de  la  mère  croît  toujours  de  plus  en  plus 
jusqu’au  moment  de  la  naissance;  l’enfant  au  contraire  croît  toujours  de 
moins  en  moins  jusqu’à  l’âge  de  puberté , auquel  il  croit , pour  ainsi  dire , 
tout  à coup,  et  arrive  en  fort  peu  de  temps  à la  hauteur  qu’il  doit  avoir 
pour  toujours.  Je  ne  parle  pas  du  premier  temps  après  la  conception,  ni  de 
l’accroissement  qui  succède  immédiatement  à la  formation  du  fœtus;  je 
prends  le  fœtus  à un  mois,  lorsque  toutes  ses  parties  sont  développées; 
il  a un  pouce  de  hauteur  alors,  à deux  mois  deux  pouces  un  quart,  à trois 


a.  Voyez  les  tables  de  M.  Simpson,  publiées  à Londres , en  1742. 


DE  L’ENFANCE. 


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mois  trois  pouces  et  demi,  à quatre  mois  cinq  pouces  et  plus,  à cinq  mois 
six  pouces  et  demi  ou  sept  pouces,  à six  mois  huit  pouces  et  demi  ou  neuf 
pouces,  à sept  mois  onze  pouces  et  plus,  à huit  mois  quatorze  pouces,  à 
neuf  mois  dix-huit  pouces.  Toutes  ces  mesures  varient  beaucoup  dans  les 
différents  sujets,  et  ce  n’est  qu’en  prenant  les  termes  moyens  que  je  les 
ai  déterminées;  par  exemple,  il  naît  des  enfants  de  vingt-deux  pouces  et 
de  quatorze,  j’ai  pris  dix-huit  pouces  pour  le  terme  moyen;  il  en  est  de 
même  des  autres  mesures;  mais  quand  il  y aurait  des  variétés  dans  chaque 
mesure  particulière,  cela  serait  indifférent  à ce  que  j’en  veux  conclure;  le 
résultat  sera  toujours  que  le  fœtus  croît  de  plus  en  plus  en  longueur,  tant 
qu’il  est  dans  le  sein  de  sa  mère;  mais  s’il  a dix-huit  pouces  en  naissant,  il 
ne  grandira  pendant  les  douze  mois  suivants  que  de  six  ou  sept  pouces  au 
plus,  c’est-à-dire  qu’à  la  fin  de  la  première  année  il  aura  vingt-quatre  ou 
vingt-cinq  pouces,  à deux  ans  il  n’en  aura  que  vingt-huit  ou  vingt-neuf,  à 
trois  ans  trente  ou  trente-deux  au  plus,  et  ensuite  il  ne  grandira  guère  que 
d’un  pouce  et  demi  ou  deux  pouces  par  an  jusqu’à  l’àge  de  puberté  : ainsi 
le  fœtus  croît  plus  en  un  mois,  sur  la  fin  de  son  séjour  dans  la  matrice,  que 
l’enfant  ne  croît  en  un  an  jusqu’à  cet  âge  de  puberté  où  la  nature  semble 
faire  un  effort  pour  achever  de  développer  et  de  perfectionner  son  ouvrage, 
en  le  portant,  pour  ainsi  dire,  tout  à coup  au  dernier  degré  de  son  accrois- 
sement. 

Tout  le  monde  sait  combien  il  est  important  pour  la  santé  des  enfants  de 
choisir  de  bonnes  nourrices;  il  est  absolument  nécessaire  qu’elles  soient 
saines  et  qu’elles  se  portent  bien;  on  n’a  que  trop  d’exemples  de  la  com- 
munication réciproque  de  certaines  maladies  de  la  nourrice  à l’enfant,  et 
de  l’enfant  à la  nourrice  ; il  y a eu  des  villages  entiers  dont  tous  les  habi- 
tants ont  été  infectés  du  virus  vénérien  que  quelques  nourrices  malades 
avaient  communiqué  en  donnant  à d’autres  femmes  leurs  enfants  à allaiter. 

Si  les  mères  nourrissaient  leurs  enfants,  il  y a apparence  qu’ils  en 
seraient  plus  forts  et  plus  vigoureux;  le  lait  de  leur  mère  doit  leur  con- 
venir mieux  que  le  lait  d’une  autre  femme,  car  le  fœtus  se  nourrit  dans  la 
matrice  d’une  liqueur  laiteuse  qui  est  fort  semblable  au  lait  qui  se  forme 
dans  les  mamelles1;  l’enfant  est  donc  déjà,  pour  ainsi  dire,  accoutumé  au 
lait  de  sa  mère,  au  lieu  que  le  lait  d’une  autre  nourria  est  une  nourriture 
nouvelle  pour  lui,  et  qui  est  quelquefois  assez  différent;  de  la  première 
pour  qu’il  ne  puisse  pas  s’y  accoutumer,  car  on  voit  des  enfants  qui  ne 
peuvent  s’accommoder  du  lait  de  certaines  femmes;  ils  maigrissent,  ils 
deviennent  languissants  et  malades  ; dès  qu’on  s’en  aperçoit,  il  faut  prendre 
une  autre  nourrice;  si  l’on  n’a  pas  cette  attention,  ils  périssent  en  fort  peu 
de  temps. 


1.  Voyez  la  note  1 de  la  page  644  du  volume  précédent. 


26 


DE  L’ENFANCE. 


Je  11e  puis  m’empêcher  d’observer  ici  que  l’usage  où  l’on  est  de  rassem- 
bler un  grand  nombre  d’enfants  dans  un  même  lieu,  comme  dans  les  hôpi- 
taux des  grandes  villes,  est  extrêmement  contraire  au  principal  objet  qu’on 
doit  se  proposer,  qui  est  de  les  conserver;  la  plupart  de  ces  enfants  péris- 
sent par  une  espèce  de  scorbut  ou  par  d’autres  maladies  qui  leur  sont 
communes  à tous,  auxquelles  ils  ne  seraient  pas  sujets  s’ils  étaient  élevés 
séparément  les  uns  des  autres,  ou  du  moins  s’ils  étaient  distribués  en  plus 
petit  nombre  dans  différentes  habitations  à la  ville,  et  encore  mieux  à la 
campagne.  Le  même  revenu  suffirait  sans  doute  pour  les  entretenir,  et  on 
éviterait  la  perte  d’une  infinité  d’hommes  qui,  comme  l’on  sait,  sont  la  vraie 
richesse  d’un  État. 

Les  enfants  commencent  à bégayer  à douze  ou  quinze  mois;  la  voyelle 
qu’ils  articulent  le  plus  aisément  est  l’A,  parce  qu’il  ne  faut  pour  cela 
qu’ouvrir  les  lèvres  et  pousser  un  son  ; l’E  suppose  un  petit  mouvement  de 
plus , la  langue  se  relève  en  haut  en  même  temps  que  les  lèvres  s’ouvrent; 
il  en  est  de  même  de  II,  la  langue  se  relève  encore  plus,  et  s’approche  des 
dents  de  la  mâchoire  supérieure;  l’O  demande  que  la  langue  s’abaisse  et 
que  les  lèvres  se  serrent;  il  faut  quelles  s’allongent  un  peu , et  qu’elles  se 
serrent  encore  plus  pour  prononcer  l’U.  Les  premières  consonnes  que  les 
enfants  prononcent  sont  aussi  celles  qui  demandent  le  moins  de  mouve- 
ment dans  les  organes;  le  B,  l’M  et  le  P sont  les  plus  aisées  à articuler;  il 
ne  faut  pour  le  B et  le  P que  joindre  les  deux  lèvres  et  les  ouvrir  avec 
vitesse,  et  pour  l’M  les  ouvrir  d’abord  et  ensuite  les  joindre  avec  vitesse: 
l’articulation  de  toutes  les  autres  consonnes  suppose  des  mouvements  plus 
compliqués  que  ceux-ci,  et  il  y a un  mouvement  de  la  langue  dans  le  C, 
le  D,  le  G,  l’L,  l’N,  le  Q,  l’R,  l’S  et  le  T;  il  faut  pour  articuler  l’F  un  son 
continué  plus  longtemps  que  pour  les  autres  consonnes;  ainsi,  de  toutes  les 
voyelles  l’A  est  la  plus  aisée,  et  de  toutes  les  consonnes  le  B,  le  P et  l’M 
sont  aussi  les  plus  faciles  à articuler;  il  n’est  donc  pas  étonnant  que  les 
premiers  mots  que  les  enfants  prononcent  soient  composés  de  cette  voyelle 
et  de  ces  consonnes,  et  l’on  doit  cesser  d’être  surpris  de  ce  que  dans  toutes 
les  langues  et  chez  tous  les  peuples  les  enfants  commencent  toujours  par 
bégayer  baba,  marna,  papa;  ces  mots  ne  sont,  pour  ainsi  dire,  que  les  sons 
les  plus  naturels  à l'homme,  parce  qu’ils  sont  les  plus  aisés  à articuler;  les 
lettres  qui  les  composent,  ou  plutôt  les  caractères  qui  les  représentent,  doi- 
vent exister  chez  tous  les  peuples  qui  ont  l’écriture  ou  d’autres  signes  pour 
représenter  les  sons. 

On  doit  seulement  observer  que  les  sons  de  quelques  consonnes  étant  à 
peu  près  semblables,  comme  celui  du  B et  du  P,  celui  du  C et  de  l’S,  ou 
du  K ou  Q dans  de  certains  cas,  celui  du  D et  du  T,  celui  de  l’F  et  du  Y, 
celui  du  G et  du  J,  ou  du  G et  du  K,  celui  de  l’L  et  de  l’R,  il  doit  y avoir 
beaucoup  de  langues  où  ces  différentes  consonnes  ne  se  trouvent  pas,  mais 


DE  LA  PUBERTÉ. 


27 


1)  y aura  toujours  un  B ou  un  P,  un  C ou  un  S,  un  C ou  bien  un  K ou  un  Q 
clans  d'autres  cas,  un  D ou  un  T,  un  F ou  un  Y,  un  G ou  un  J,  un  L ou  un 
R,  et  il  ne  peut  guère  y avoir  moins  de  six  ou  sept  consonnes  dans  le  plus 
petit  de  tous  les  alphabets,  parce  que  ces  six  ou  sept  sons  ne  supposent  pas 
des  mouvements  bien  compliqués,  et  qu’ils  sont  tous  très-sensiblement 
différents  entre  eux.  Les  enfants  qui  n’articulent  pas  aisément  l’R  y substi- 
tuent L,  au  lieu  du  T ils  articulent  le  D , parce  qu’en  effet  ces  premières 
lettres  supposent  dans  les  organes  des  mouvements  plus  difficiles  que  les 
dernières;  et  c’est  de  cette  différence  et  du  choix  des  consonnes,  plus  ou 
moins  difficiles  à exprimer,  que  vient  la  douceur  ou  la  dureté  d’une  lan- 
gue; mais  il  est  inutile  de  nous  étendre  sur  ce  sujet. 

Il  y a des  enfants  qui  à deux  ans  prononcent  distinctement  et  répètent 
tout  ce  qu’on  leur  dit;  mais  la  plupart  ne  parlent  qu’à  deux  ans  et  demi, 
et  très-souvent  beaucoup  plus  tard  ; on  remarque  que  ceux  qui  commen- 
cent à parler  fort  tard  ne  parlent  jamais  aussi  aisément  que  les  autres  ; 
ceux  qui  parlent  de  bonne  heure  sont  en  état  d’apprendre  à lire  avant  trois 
ans;  j’en  ai  connu  quelques-uns  qui  avaient  commencé  à apprendre  à lire 
à deux  ans,  qui  lisaient  à merveille  à quatre  ans.  Au  reste,  on  ne  peut 
guère  décider  s’il  est  fort  utile  d’instruire  les  enfants  d’aussi  bonne  heure; 
on  a tant  d’exemples  du  peu  de  succès  de  ces  éducations  prématurées,  on 
a vu  tant  de  prodiges  de  quatre  ans,  de  huit  ans,  de  douze  ans,  de  seize 
ans,  qui  n’ont  été  que  des  sots  ou  des  hommes  fort  communs  à vingt-cinq 
ou  à trente  ans,  qu’on  serait  porté  à croire  que  la  meilleure  de  toutes  les 
éducations  est  celle  qui  est  la  plus  ordinaire,  celle  par  laquelle  on  ne  force 
pas  la  nature,  celle  qui  est  la  moins  sévère,  celle  qui  est  la  plus  proportion- 
née, je  ne  dis  pas  aux  forces,  mais  à la  faiblesse  de  l’enfant. 


DE  LA  PUBERTÉ. 

La  puberté  accompagne  l’adolescence  et  précède  la  jeunesse.  Jusqu’alors 
la  nature  ne  paraît  avoir  travaillé  que  pour  la  conservation  et  l’accroisse- 
ment de  son  ouvrage,  elle  ne  fournit  à l’enfant  que  ce  qui  lui  est  néces- 
saire pour  se  nourrir  et  pour  croître;  il  vit,  ou  plutôt  il  végète  d’une  vie 
particulière,  toujours  faible,  renfermée  en  lui-même  et  qu’il  ne  peut  com- 
muniquer; mais  bientôt  les  principes  de  vie  se  multiplient,  il  a non-seule- 
ment tout  ce  qu’il  lui  faut  pour  être,  mais  encore  de  quoi  donner  l’existence 
à d’autres;  cette  surabondance  de  vie,  source  de  la  force  et  de  la  santé, 
ne  pouvant  plus  être  contenue  au  dedans,  cherche  à se  répandre  au  dehors; 
elle  s’annonce  par  plusieurs  signes  : l’âge  de  la  puberté  est  le  printemps  de 
la  nature,  la  saison  des  plaisirs.  Pourrons-nous  écrife  l’histoire  de  cet 


28 


DE  LA  PUBERTÉ. 


âge  avec  assez  de  circonspection  pour  ne  réveiller  dans  l'imagination  que 
des  idées  philosophiques?  La  puberté,  les  circonstances  qui  l’accompa- 
gnent, la  circoncision,  la  castration,  la  virginité,  l’impuissance,  sont 
cependant  trop  essentielles  à l’histoire  de  l’homme  pour  que  nous  puis- 
sions supprimer  les  faits  qui  y ont  rapport;  nous  tâcherons  seulement 
d’entrer  dans  ces  détails  avec  cette  sage  retenue  qui  fait  la  décence  du 
style,  et  de  les  présenter  comme  nous  les  avons  vus  nous-mêmes,  avec 
cette  indifférence  philosophique  qui  détruit  tout  sentiment  dans  l’expres- 
sion, et  ne  laisse  aux  mots  que  leur  simple  signification. 

La  circoncision  est  un  usage  extrêmement  ancien  et  qui  subsiste  encore 
dans  la  plus  grande  partie  de  l’Asie.  Chez  les  Hébreux  cette  opération  devait 
se  faire  huit  jours  après  la  naissance  de  l’enfant;  en  Turquie  on  ne  la  fait 
pas  avant  l’âge  de  sept  ou  huit  ans,  et  même  on  attend  souvent  jusqu’à  onze 
ou  douze;  en  Perse  c’est  à l’âge  de  cinq  ou  six  ans  : on  guérit  la  plaie  en  y 
appliquant  des  poudres  caustiques  ou  astringentes,  et  particulièrement  du 
papier  brûlé,  qui  est,  dit  Chardin,  le  meilleur  remède;  il  ajoute  que  la  cir- 
concision fait  beaucoup  de  douleur  aux  personnes  âgées,  qu’elles  sont  obli- 
gées de  garder  la  chambre  pendant  trois  semaines  ou  un  mois,  et  que  quel- 
quefois elles  en  meurent. 

Aux  îles  Maldives  on  circoncit  les  enfants  à l’âge  de  sept  ans,  et  on  les 
baigne  dans  la  mer  pendant  six  ou  sept  heures  avant  l’opération , pour  ren- 
dre la  peau  plus  tendre  et  plus  molle.  Les  Israélites  se  servaient  d’un  cou- 
teau de  pierre;  les  Juifs  conservent  encore  aujourd’hui  cet  usage  dans  la 
plupart  de  leurs  synagogues , mais  les  Mahométans  se  servent  d’un  couteau 
de  fer  ou  d’un  rasoir. 

Dans  de  certaines  maladies  on  est  obligé  de  faire  une  opération  pareille 
à la  circoncision.  (Voyez  YAncit.  de  Dionis,  dém.  4.  ) On  croit  que  les  Turcs, 
et  plusieurs  autres  peuples  chez  qui  la  circoncision  est  en  usage,  auraient 
naturellement  le  prépuce  trop  long  si  l’on  n’avait  pas  la  précaution  de  le 
couper.  La  Boulaye  dit  qu’il  a vu  dans  les  déserts  de  Mésopotamie  et  d’Ara- 
bie, le  long  des  rivières  du  Tigre  et  de  l’Euphrate,  quantité  de  petits  garçons 
arabes  qui  avaient  le  prépuce  si  long,  qu’il  croit  que  sans  le  secours  de  la 
circoncision  ces  peuples  seraient  inhabiles  à la  génération. 

La  peau  des  paupières  est  aussi  plus  longue  chez  les  Orientaux  que  chez 
les  autres  peuples,  et  cette  peau  est , comme  l’on  sait,  d’une  substance  sem- 
blable à celle  du  prépuce  ; mais  quel  rapport  y a-t-il  entre  l’accroissement  de 
ces  deux  parties  si  éloignées? 

Une  autre  circoncision  est  celle  des  filles;  elle  leur  est  ordonnée  comme 
aux  garçons  en  quelques  pays  d’Arabie  et  de  Perse , comme  vers  le  golfe 
Persique  et  vers  la  mer  Rouge;  mais  ces  peuples  ne  circoncisent  les  filles 
que  quand  elles  ont  passé  l’âge  de  la  puberté , parce  qu’il  n’y  a rien  d’excé- 
dant avant  ce  temps-là.  Dans  d’autres  climats  cet  accroissement  trop  grand 


DE  LA  PUBERTÉ. 


29 


des  nymphes  est  bien  plus  prompt,  et  il  est  si  général  chez  de  certains  peu- 
ples, comme  ceux  de  la  rivière  de  Bénin,  qu’ils  sont  dans  l’usage  de  circon- 
cire toutes  les  fdles,  aussi  bien  que  les  garçons,  huit  ou  quinze  jours  après 
leur  naissance  ; cette  circoncision  des  fdles  est  même  très-ancienne  en  Afri- 
que : Hérodote  en  parle  comme  d’une  coutume  des  Éthiopiens. 

La  circoncision  peut  donc  être  fondée  sur  la  nécessité,  et  cet  usage  a du 
moins  pour  objet  la  propreté , mais  l’infibulation  et  la  castration  ne  peu- 
vent avoir  d'autre  origine  que  la  jalousie;  ces  opérations  barbares  et  ridi- 
cules ont  été  imaginées  par  des  esprits  noirs  et  fanatiques  qui,  par  une  basse 
envie  contre  le  genre  humain,  ont  dicté  des  lois  tristes  et  cruelles,  où  la 
privation  fait  la  vertu  et  la  mutilation  le  mérite. 

L’infibulation  pour  les  garçons  se  fait  en  tirant  le  prépuce  en  avant;  on 
le  perce  et  on  le  traverse  par  un  gros  fil  que  l’on  y laisse  jusqu’à  ce  que  les 
cicatrices  des  trous  soient  faites;  alors  on  substitue  au  fil  un  anneau  assez 
grand  qui  doit  rester  en  place  aussi  longtemps  qu’il  plaît  à celui  qui  a 
ordonné  l’opération,  et  quelquefois  toute  la  vie.  Ceux  qui  parmi  les  moines 
orientaux  font  vœu  de  chasteté  portent  un  très-gros  anneau  pour  se  mettre 
dans  l’impossibilité  d’y  manquer.  Nous  parlerons  dans  la  suite  de  l’infibu- 
lation des  filles  : on  ne  peut  rien  imaginer  de  bizarre  et  de  ridicule  sur  ce 
sujet  que  les  hommes  n’aient  mis  en  pratique , ou  par  passion , ou  par 
superstition. 

Dans  l’enfance  il  n’y  a quelquefois  qu’un  testicule  dans  le  scrotum  , et 
quelquefois  point  du  tout;  on  ne  doit  cependant  pas  toujours  juger  que  les 
jeunes  gens  qui  sont  dans  l’un  ou  l’autre  de  ces  cas  soient  en  effet  privés  de 
ce  qui  paraît  leur  manquer;  il  arrive  assez  souvent  que  les  testicules  sont 
retenus  dans  l’abdomen  ou  engagés  dans  les  anneaux  des  muscles , mais 
souvent  ils  surmontent  avec  le  temps  les  obstacles  qui  les  arrêtent,  et  ils 
descendent  à leur  place  ordinaire  ; cela  se  fait  naturellement  à l’âge  de  huit 
ou  dix  ans,  ou  même  à l’âge  de  puberté;  ainsi  on  ne  doit  pas  s’inquiéter 
pour  les  enfants  qui  n’ont  point  de  testicules  ou  qui  n’en  ont  qu’un.  Les 
adultes  sont  rarement  dans  le  cas  d’avoir  les  testicules  cachés,  apparem- 
ment qu’à  l’âge  de  puberté  la  nature  fait  un  effort  pour  les  faire  paraître  au 
dehors;  c’est  aussi  quelquefois  par  l’effet  d’une  maladie  ou  d’un  mouve- 
ment violent,  tel  qu’un  saut  ou  une  chute,  etc.  Quand  même  les  testicules 
ne  se  manifestent  pas.  On  n’en  est  pas  moins  propre  à la  génération  ; on  a 
même  observé  que  ceux  qui  sont  dans  cet  état  ont  plus  de  vigueur  que  les 
autres. 

Il  se  trouve  des  hommes  qui  n’ont  réellement  qu’un  testicule,  ce  défaut 
ne  nuit  point  à la  génération  ; l’on  a remarqué  que  le  testicule  qui  est  seul 
est  alors  beaucoup  plus  gros  qu’à  l’ordinaire  : il  y a aussi  des  hommes  qui 
en  ont  trois  ; ils  sont,  dit-on,  beaucoup  plus  vigoureux  et  plus  forts  de  corps 
que  les  autres.  On  peut  voir  par  l’exemple  des  animaux  combien  ces  parties 


30 


DR  LA  PUBERTÉ. 


contribuent  à la  force  et  au  courage  ; quelle  différence  entre  un  bœuf  et  un 
taureau,  un  bélier  et  un  mouton,  un  coq  et  un  chapon  ! 

L’usage  de  la  castration  des  hommes  est  fort  ancien  et  assez  généralement 
répandu  : c’était  la  peine  de  l’adultère  chez  les  Égyptiens;  il  y avait  beau- 
coup d’eunuques  chez  les  Romains;  aujourd’hui,  dans  toute  l’Asie  et  dans 
une  partie  de  l’Afrique,  on  se  sert  de  ces  hommes  mutilés  pour  garder  les 
femmes.  En  Italie  cette  opération  infâme  et  cruelle  n’a  pour  objet  que  la 
perfection  d’un  vain  talent.  Les  Hottentots  coupent  un  testicule  dans  l’idée 
que  ce  retranchement  les  rend  plus  légers  à la  course;  dans  d’autres  pays 
les  pauvres  mutilent  leurs  enfants  pour  éteindre  leur  postérité,  et  afin 
que  ces  enfants  ne  se  trouvent  pas  un  jour  dans  la  misère  et  dans  l’af- 
lliction  où  ils  se  trouvent  eux-mêmes  lorsqu’ils  n’ont  pas  de  pain  à leur 
donner. 

Il  y a plusieurs  espèces  de  castration  ; ceux  qui  n’ont  en  vue  que  la  perfec- 
tion de  la  voix  se  contentent  de  couper  les  deux  testicules,  mais  ceux  qui 
sont  animés  par  la  défiance  qu’inspire  la  jalousie  ne  croiraient  pas  leurs 
femmes  en  sûreté  si  elles  étaient  gardées  par  des  eunuques  de  cette  espèce, 
ils  ne  veulent  que  ceux  auxquels  on  a retranché  toutes  les  parties  exté- 
rieures de  la  génération. 

L’amputation  n’est  pas  le  seul  moyen  dont  on  se  soit  servi;  autrefois  on 
empêchait  l’accroissement  des  testicules,  et  on  les  détruisait,  pour  ainsi 
dire,  sans  aucune  incision;  l’on  baignait  les  enfants  dans  l’eau  chaude  et 
dans  des  décoctions  de  plantes,  et  alors  on  pressait  et  on  froissait  les  testi- 
cules assez  longtemps  pour  en  détruire  l’organisation;  d’autres  étaient  dans 
l'usage  de  les  comprimer  avec  un  instrument  : on  prétend  que  cette  sorte 
de  castration  ne  fait  courir  aucun  risque  pour  la  vie. 

L’amputation  des  testicules  n’est  pas  fort  dangereuse,  on  peut  la  faire  à 
tout  âge,  cependant  on  préfère  le  temps  de  l’enfance;  mais  l’amputation 
entière  des  parties  extérieures  de  la  génération  est  le  plus  souvent  mortelle, 
si  on  la  fait  après  l’âge  de  quinze  ans,  et  en  choisissant  l’âge  le  plus  favo- 
rable, qui  est  depuis  sept  ans  jusqu’à  dix,  il  y a toujours  du  danger.  La 
difficulté  qu’il  y a de  sauver  ces  sortes  d’eunuques  dans  l’opération  les  rend 
bien  plus  chers  que  les  autres;  Tavernier  dit  que  les  premiers  coûtent  cinq 
ou  six  fois  plus  que  les  autres  en  Turquie  et  en  Perse;  Chardin  observe  que 
l’amputation  totale  est  toujours  accompagnée  de  la  plus  vive  douleur,  qu’on 
la  fait  assez  sûrement  sur  les  jeunes  enfants,  mais  qu'elle  est  très-dange- 
reuse passé  l’âge  de  quinze  ans,  qu’il  en  réchappe  à peine  un  quart,  et  qu’il 
faut  six  semaines  pour  guérir  la  plaie  ; Pietro  délia  Yalle  dit  au  contraire 
que  ceux  à qui  on  fait  cette  opération  en  Perse  pour  punition  du  viol  et 
d’autres  crimes  du  même  genre  en  guérissent  fort  heureusement,  quoique 
avancés  en  âge,  et  qu’on  n’applique  que  de  la  cendre  sur  la  plaie.  Nous  ne 
savons  pas  si  ceux  qui  subissaient  autrefois  la  même  peine  en  Égypte , 


31 


DE  LA  PUBERTÉ. 

comme  le  rapporte  Diodore  de  Sicile,  s'en  tiraient  aussi  heureusement. 
Selon  Thévenot,  il  périt  toujours  un  grand  nombre  des  nègres  que  les  Turcs 
soumettent  à cette  opération,  quoiqu’ils  prennent  des  enfants  de  huit  ou 
dix  ans. 

Outre  ces  eunuques  nègres,  il  y a d’autres  eunuques  à Constantinople, 
dans  toute  la  Turquie,  en  Perse,  etc.,  qui  viennent  pour  la  plupart  du 
royaume  de  Golconde,  de  la  presqu’île  en  deçà  du  Gange,  des  royaumes 
d’Àssan,  d’Araean,  de  Pégu  et  de  Malabar  où  le  teint  est  gris,  du  golfe  de 
Bengale,  où  ils  sont  de  couleur  olivâtre;  il  y en  a de  blancs  de  Géorgie  et 
de  Circassie,  mais  en  petit  nombre.  Tavernier  dit  qu’étant  au  royaume  de 
Golconde  en  1657,  on  y fit  jusqu’à  vingt-deux  mille  eunuques.  Les  noirs 
viennent  d’Afrique,  principalement  d’Éthiopie;  ceux-ci  sont  d’autant  plus 
recherchés  et  plus  chers  qu’ils  sont  plus  horribles;  on  veut  qu’ils  aient  le 
nez  fort  aplati,  le  regard  affreux,  les  lèvres  fort  grandes  et  fort  grosses,  et 
surtout  les  dents  noires  et  écartées  les  unes  des  autres.  Ces  peuples  ont 
communément  les  dents  belles,  mais  ce  serait  un  défaut  pour  un  eunuque 
noir,  qui  doit  être  un  monstre  hideux. 

Les  eunuques  auxquels  on  n’a  ôté  que  les  testicules  ne  laissent  pas  de 
sentir  de  l’irritation  dans  ce  qui  leur  reste,  et  d’en  avoir  le  signe  extérieur, 
même  plus  fréquemment  que  les  autres  hommes;  cette  partie  qui  leur  reste 
n’a  cependant  pris  qu’un  très-petit  accroissement,  car  elle  demeure  à peu 
près  dans  le  même  état  où  elle  était  avant  l’opération;  un  eunuque,  fait  à 
l’âge  de  sept  ans,  est  à cet  égard  à vingt  ans  comme  un  enfant  de  sept  ans  ; 
ceux  au  contraire  qui  n’ont  subi  l’opération  que  dans  le  temps  de  la  puberté 
ou  un  peu  plus  tard  sont  à peu  près  comme  les  autres  hommes. 

Il  y a des  rapports  singuliers,  dont  nous  ignorons  les  causes,  entre 
les  parties  de  la  génération  et  celles  de  la  gorge  ; les  eunuques  n’ont 
point  de  barbe,  leur  voix,  quoique  forte  et  perçante,  n’est  jamais  d’un 
ton  grave;  souvent  les  maladies  secrètes  se  montrent  à la  gorge.  La 
correspondance  qu’ont  certaines  parties  du  corps  humain  avec  d’autres 
fort  éloignées  et  fort  différentes,  et  qui  est  ici  si  marquée,  pourrait  s’obser- 
ver bien  plus  généralement , mais  on  ne  fait  pas  assez  d’attention  aux  effets 
lorsqu’on  ne  soupçonne  pas  quelles  en  peuvent  être  les  causes  ; c’est  sans 
doute  par  cette  raison  qu’on  n’a  jamais  songé  à examiner  avec  soin  ces  cor- 
respondances dans  le  corps  humain,  sur  lesquelles  cependant  roule  une 
grande  partie  du  jeu  de  la  machine  animale  : il  y a dans  les  femmes  une 
grande  correspondance  entre  la  matrice,  les  mamelles  et  la  tête  ; combien 
n’en  trouverait-on  pas  d’autres  si  les  grands  médecins  tournaient  leurs  vues 
de  ce  côté-là?  il  me  paraît  que  cela  serait  peut-être  plus  utile  que  la  nomen- 
clature de  l’anatomie.  Ne  doit-on  pas  être  bien  persuadé  que  nous  ne  con- 
naîtrons jamais  les  premiers  principes  de  nos  mouvements?  les  vrais  ressorts 
de  notre  organisation  ne  sont  pas  ces  muscles , ces  veines , ces  artères , ces 


32 


DE  LA  PUBERTÉ. 

nerfs  que  l’on  décrit  avec  tant  d’exactitude  et  de  soin1;  il  réside,  comme  nous 
l’avons  dit,  des  forces  intérieures2  dans  les  corps  organisés,  qui  ne  suivent 
point  du  tout  les  lois  de  la  mécanique  grossière  que  nous  avons  imaginée, 
et  à laquelle  nous  voudrions  tout  réduire  : au  lieu  de  chercher  à connaître 
ces  forces  par  leurs  effets,  on  a tâché  d’en  écarter  jusqu’à  l’idée,  on  a voulu 
les  bannir  de  la  philosophie,  elles  ont  reparu  cependant  et  avec  plus  d’éclat 
que  jamais  dans  la  gravitation,  dans  les  affinités  chimiques,  dans  les  phéno- 
mènes de  l’électricité,  etc.  ; mais  malgré  leur  évidence  et  leur  universalité , 
comme  elles  agissent  à l’intérieur,  comme  nous  ne  pouvons  les  atteindre  que 
par  le  raisonnement , comme  en  un  mot  elles  échappent  à nos  yeux , nous 
avons  peine  à les  admettre,  nous  voulons  toujours  juger  par  l’extérieur, 
nous  nous  imaginons  que  cet  extérieur  est  tout,  il  semble  qu’il  ne  nous 
soit  pas  permis  de  pénétrer  au  delà,  et  nous  négligeons  tout  ce  qui  pourrait 
nous  y conduire. 

Les  anciens,  dont  le  génie  était  moins  limité  et  la  philosophie  plus  éten- 
due, s’étonnaient  moins  que  nous  des  faits  qu’ils  ne  pouvaient  expliquer; 
ils  voyaient  mieux  la  nature  telle  quelle  est  : une  sympathie,  une  corres- 
pondance singulière  n’était  pour  eux  qu’un  phénomène,  et  c’est  pour  nous 
un  paradoxe  dès  que  nous  ne  pouvons  le  rapporter  à nos  prétendues  lois 
du  mouvement;  ils  savaient  que  la  nature  opère  par  des  moyens  inconnus 
la  plus  grande  partie  de  ses  effets;  ils  étaient  bien  persuadés  que  nous  ne 
pouvons  pas  faire  l’énumération  de  ces  moyens  et  de  ces  ressources  de  la 
nature,  qu’il  est  par  conséquent  impossible  à l’esprit  humain  de  vouloir  la 
limiter  en  la  réduisant  à un  certain  nombre  de  principes  d’action  et  de 
moyens  d’opération;  il  leur  suffisait,  au  contraire,  d’avoir  remarqué  un 
certain  nombre  d’effets  relatifs  et  du  même  ordre  pour  constituer  une  cause. 

Qu’avec  les  anciens  on  appelle  sympathie  cette  correspondance  singu- 
lière des  différentes  parties  du  corps,  ou  qu’avec  les  modernes  on  la  con- 
sidère comme  un  rapport  inconnu  dans  l’action  des  nerfs,  cette  sympathie 
ou  ce  rapport  existe  dans  toute  l’économie  animale,  et  l’on  ne  saurait  trop 
s’appliquer  à en  observer  les  effets,  si  l’on  veut  perfectionner  la  théorie 
de  la  médecine;  mais  ce  n’est  pas  ici  le  lieu  de  m’étendre  sur  ce  sujet 
important.  J’observerai  seulement  que  cette  correspondance  entre  la  voix 
et  les  parties  de  la  génération  se  reconnaît  non-seulement  dans  les  eunu- 
ques, mais  aussi  dans  les  autres  hommes,  et  même  dans  les  femmes  ; la 
voix  change  dans  les  hommes  à l’âge  de  puberté,  et  les  femmes  qui  ont  la 
voix  forte  sont  soupçonnées  d’avoir  plus  de  penchant  à l’amour,  etc. 

1.  Buffon  met  très-bien  ici  au-dessus  de  toute  anatomie  le  grand  et  véritable  objet  de  la  phy- 
siologie : l’étude  des  forces. 

2.  Les  vraies  forces  intérieures  de  l’organisation  sont  les  forces  du  système  nerveux.  Voyez, 
sur  le  démêlement  et  la  localisation  de  ces  forces,  mon  ouvrage  intitulé  : Recherches  expéri- 
mentales sur  les  propriétés  et  Ips  fonctions  du  système  nerveux. 


DE  LA  PUBERTÉ. 


33 


Le  premier  signe  de  la  puberté  est  une  espèce  d’engourdissement  aux 
aines,  qui  devient  plus  sensible  lorsque  l’on  marche  ou  lorsque  l’on  plie 
le  corps  en  avant;  souvent  cet  engourdissement  est  accompagné  de  dou- 
leurs assez  vives  dans  toutes  les  jointures  des  membres;  ceci  arrive  presque 
toujours  aux  jeunes  gens  qui  tiennent  un  peu  du  rachitisme;  tous  ont 
éprouvé  auparavant,  ou  éprouvent  en  même  temps  une  sensation  jus- 
qu’alors inconnue  dans  les  parties  qui  caractérisent  le  sexe;  il  s’y  élève 
une  quantité  de  petites  proéminences  d’une  couleur  blanchâtre;  ces  petits 
boutons  sont  les  germes  d’une  nouvelle  production , de  cette  espèce  de 
cheveux  qui  doivent  voiler  ces  parties;  le  son  de  la  voix  change,  il  devient 
rauque  et  inégal  pendant  un  espace  de  temps  assez  long,  après  lequel  il 
se  trouve  plus  plein,  plus  assuré,  plus  fort  et  plus  grave  qu’il  n’était  aupa- 
ravant; ce  changement  est  très-sensible  dans  les  garçons,  et  s’il  l'est  moins 
dans  les  tilles  c’est  parce  que  le  son  de  leur  voix  est  naturellement  plus 
aigu. 

Ces  signes  de  puberté  sont  communs  aux  deux  sexes;  mais  il  y en  a de 
particuliers  à chacun;  l’éruption  des  menstrues,  l’accroissement  du  sein 
pour  les  femmes;  la  barbe  et  l’émission  de  la  liqueur  séminale  pour  les 
hommes  : il  est  vrai  que  ces  signes  ne  sont  pas  aussi  constants  les  uns  que 
les  autres;  la  barbe,  par  exemple,  ne  paraît  pas  toujours  précisément  au 
temps  de  la  puberté;  il  y a même  des  nations  entières  où  les  hommes  n’ont 
presque  point  de  barbe;  et  il  n’y  a,  au  contraire,  aucun  peuple  chez 
qui  la  puberté  des  femmes  ne  soit  marquée  par  l’accroissement  des  ma- 
melles. 

Dans  toute  l’espèce  humaine  les  femmes  arrivent  à la  puberté  plus  tôt  que 
les  mâles  ; mais  chez  les  différents  peuples  l’âge  de  puberté  est  différent  et 
semble  dépendre  en  partie  de  la  température  du  climat  et  de  la  qualité  des 
aliments;  dans  les  villes  et  chez  les  gens  aisés,  les  enfants  accoutumés  à 
des  nourritures  succulentes  et  abondantes  arrivent  plus  tôt  à cet  état;  à la 
campagne  et  dans  le  pauvre  peuple,  les  enfants  sont  plus  tardifs,  parce  qu’ils 
sont  mal  et  trop  peu  nourris,  il  leur  faut  deux  ou  trois  années  de  plus  ; 
dans  toutes  les  parties  méridionales  de  l’Europe  et  dans  les  villes,  la  plupart 
des  filles  sont  pubères  à douze  ans  et  les  garçons  à quatorze;  mais  dans  les 
provinces  du  nord  et  dans  les  campagnes,  à peine  les  filles  le  sont-elles  à 
quatorze  et  les  garçons  à seize. 

Si  l’on  demande  pourquoi  les  filles  arrivent  plus  tôt  à l’état  de  puberté 
que  les  garçons,  et  pourquoi  dans  tous  les  climats,  froids  ou  chauds,  les 
femmes  peuvent  engendrer  de  meilleure  heure  que  les  hommes,  nous 
croyons  pouvoir  satisfaire  à cette  question  en  répondant  que  comme  les 
hommes  sont  beaucoup  plus  grands  et  plus  forts  que  les  femmes , comme 
ils  ont  le  corps  plus  solide,  plus  massif,  les  os  plus  durs,  les  muscles  plus 
fermes,  la  chair  plus  compacte,  on  doit  présumer  que  le  temps  nécessaire 

II.  3 


31 


DE  LA  PUBERTE. 


à l’accroissement  de  leur  corps  doit  être  plus  long  que  le  temps  qui  est 
nécessaire  à l’accroissement  de  celui  des  femelles;  et  comme  ce  ne  peut 
être  qu’après  cet  accroissement  pris  en  entier,  ou  du  moins  en  grande 
partie,  que  le  superflu  de  la  nourriture  organique  commence  à être  ren- 
voyé de  toutes  les  parties  du  corps  dans  les  parties  de  la  génération  des 
deux  sexes,  il  arrive  que  dans  les  femmes  la  nourriture  est  renvoyée  plus 
tôt  que  dans  les  hommes,  parce  que  leur  accroissement  se  fait  en  moins 
de  temps,  puisqu’en  total  il  est  moindre,  et  que  les  femmes  sont  réellement 
plus  petites  que  les  hommes. 

Dans  les  climats  les  plus  chauds  de  l’Asie,  de  l’Afrique  et  de  l’Amérique, 
la  plupart  des  fdles  sont  pubères  à dix  et  même  à neut  ans;  l’écoulement 
périodique,  quoique  moins  abondant  dans  ces  pays  chauds,  paraît  cepen- 
dant plus  tôt  que  dans  les  pays  froids  : l’intervalle  de  cet  écoulement  est  à 
à peu  près  le  même  dans  toutes  les  nations,  et  il  y a sur  cela  plus  de  diver- 
sité d’individu  à individu  que  de  peuple  à peuple  ; car  dans  le  même  climat 
et  dans  la  même  nation  il  y a des  femmes  qui  tous  les  quinze  jours  sont 
sujettes  au  retour  de  cette  évacuation  naturelle,  et  d’autres  qui  ont  jusqu’à 
cinq  et  six  semaines  de  libres;  mais  ordinairement  l’intervalle  est  d’un 
mois,  à quelques  jours  près. 

La  quantité  de  l’évacuation  paraît  dépendre  de  la  quantité  des  aliments 
et  de  celle  de  la  transpiration  insensible.  Les  femmes  qui  mangent  plus  que 
les  autres  et  qui  ne  font  point  d’exercice  ont  des  menstrues  plus  abon- 
dantes; celles  des  climats  chauds,  où  la  transpiration  est  plus  grande  que 
dans  les  pays  froids,  en  ont  moins.  Hippocrate  en  avait  estimé  la  quantité 
à la  mesure  de  deux  émines,  ce  qui  fait  neuf  onces  pour  le  poids  : il  est 
surprenant  que  cette  estimation  qui  a été  faite  en  Grèce  ait  été  trouvée  trop 
forte  en  Angleterre,  et  qu’on  ait  prétendu  la  réduire  à trois  onces  et  au-des- 
sous; mais  il  faut  avouer  que  les  indices  que  l’on  peut  avoir  sur  ce  fait 
sont  fort  incertains;  ce  qu’il  y a de  sûr  c’est  que  cette  quantité  varie  beau- 
coup dans  les  différents  sujets  et  dans  les  différentes  circonstances;  on 
pourrait  peut-être  aller  depuis  une  ou  deux  onces  jusqu’à  une  livre  et  plus. 
La  durée  de  l’écoulement  est  de  trois,  quatre  ou  cinq  jours  dans  la  plu- 
part des  femmes,  et  de  six,  sept  et  même  huit  dans  quelques-unes  : la 
surabondance  de  la  nourriture  et  du  sang  est  la  cause  matérielle  des  men- 
strues; les  symptômes  qui  précèdent  leur  écoulement  sont  autant  d’in- 
dices certains  de  plénitude,  comme  la  chaleur,  la  tension,  le  gonflement, 
et  même  la  douleur  que  les  femmes  ressentent,  non-seulement  dans  les 
endroits  mêmes  où  sont  les  réservoirs,  et  dans  ceux  qui  les  avoisinent, 
mais  aussi  dans  les  mamelles;  elles  sont  gonflées,  et  l’abondance  du  sang 
y est  marquée  par  la  couleur  de  leur  aréole  qui  devient  alors  plus  fon- 
cée; les  yeux  sont  chargés,  et  au-dessous  de  l’orbite  la  peau  prend  une 
teinte  de  bleu  ou  de  violet;  les  joues  se  colorent,  la  tête  est  pesante  et 


DE  LA  PUBERTE. 


35 


douloureuse,  et,  en  général,  tout  le  corps  est  dans  un  état  d’accablement 
causé  par  la  surcharge  du  sang. 

C’est  ordinairement  à l’âge  de  puberté  que  le  corps  achève  de  prendre 
son  accroissement  en  hauteur;  les  jeunes  gens  grandissent  presque  tout 
à coup  de  plusieurs  pouces;  mais  de  toutes  les  parties  du  corps  celles  où 
l’accroissement  est  le  plus  prompt  et  le  plus  sensible  sont  les  parties  de  la 
génération  dans  l’un  et  l’autre  sexe;  mais  cet  accroissement  n’est  dans 
les  mâles  qu’un  développement,  une  augmentation  de  volume,  au  lieu 
que  dans  les  femelles  il  produit  souvent  un  rétrécissement  auquel  on  a 
donné  différents  noms  lorsqu’on  a parlé  des  signes  de  la  virginité. 

Les  hommes  jaloux  des  primautés  en  tout  genre  ont  toujours  fait  grand 
cas  de  tout  ce  qu’ils  ont  cru  pouvoir  posséder  exclusivement  et  les  premiers; 
c’est  cette  espèce  de  folie  qui  a fait  un  être  réel  de  la  virginité  des  filles. 
La  virginité,  qui  est  un  être  moral,  une  vertu  qui  ne  consiste  que  dans  la 
pureté  du  cœur,  est  devenue  un  objet  physique  dont  tous  les  hommes  se 
sont  occupés;  ils  ont  établi  sur  cela  des  opinions,  des  usages,  des  céré- 
monies, des  superstitions,  et  même  des  jugements  et  des  peines;  les  abus 
les  plus  illicites,  les  coutumes  les  plus  déshonnêtes,  ont  été  autorisés;  on 
a soumis  à l’examen  de  matrones  ignorantes,  et  exposé  aux  yeux  de  méde- 
cins prévenus  les  parties  les  plus  secrètes  de  la  nature,  sans  songer  qu’une 
pareille  indécence  est  un  attentat  contre  la  virginité , que  c’est  la  violer 
que  de  chercher  à la  reconnaître,  que  toute  situation  honteuse,  tout  état 
indécent  dont  une  fille  est  obligée  de  rougir  intérieurement  est  une  vraie 
défloration. 

Je  n’espère  pas  réussir  à détruire  les  préjugés  ridicules  qu’on  s’est  for- 
més sur  ce  sujet;  les  choses  qui  font  plaisir  à croire  seront  toujours  crues, 
quelque  vaines  et  quelque  déraisonnables  qu’elles  puissent  être;  cepen- 
dant, comme  dans  une  histoire  on  rapporte  non-seulement  la  suite  des 
événements  et  les  circonstances  des  faits,  mais  aussi  l’origine  des  opinions 
et  des  erreurs  dominantes,  j’ai  cru  que  dans  l’histoire  de  l’homme  je  ne 
pourrais  me  dispenser  de  parler  de  l’idole  favorite  à laquelle  il  sacrifie, 
d’examiner  quelles  peuvent  être  les  raisons  de  son  culte,  et  de  rechercher 
si  la  virginité  est  un  être  réel,  ou  si  ce  n’est  qu’une  divinité  fabuleuse. 

Fallope,  Yésale,  Diemerbroek,  Riolan,  Bartholin,  Heister,  Ruysch,  et 
quelques  autres  anatomistes,  prétendent  que  la  membrane  de  l’hymen  est 
une  partie  réellement  existante,  qui  doit  être  mise  au  nombre  des  parties 
de  la  génération  des  femmes,  et  ils  disent  que  cette  membrane  est  charnue, 
qu’elle  est  fort  mince  dans  les  enfants,  plus  épaisse  dans  les  filles  adultes, 
qu’elle  est  située  au-dessous  de  l’orifice  de  l’urètre,  qu’elle  ferme  en  partie 
l’entrée  du  vagin,  que  cette  membrane  est  percée  d’une  ouverture  ronde, 
quelquefois  longue,  etc.,  que  l’on  pourrait  à peine  y faire  passer  un  pois 
dans  l’enfance  et  une  grosse  fève  dans  l’âge  de  puberté.  L’hymen,  selon 


36 


DE  LA  PUBERTÉ. 


M.  Wmslow,  est  un  repli  membraneux  plus  ou  moins  circulaire,  plus  ou 
moins  large,  plus  ou  moins  égal,  quelquefois  semi-lunaire,  qui  laisse  une 
ouverture  très -petite  dans  les  unes,  plus  grande  dans  les  autres,  etc. 
Ambroise  Paré,  Dulaurent,  Graaf,  Pineus,  Dionis,  Mauriceau,  Palfyn,  et 
plusieurs  autres  anatomistes  aussi  fameux  et  tout  au  moins  aussi  accré- 
dités que  les  premiers  que  nous  avons  cités,  soutiennent,  au  contraire, 
que  la  membrane  de  l’hymen  n’est  qu’une  chimère,  que  cette  partie  n’est 
point  naturelle  aux  filles,  et  ils  s’étonnent  de  ce  que  les  autres  en  ont  parlé 
comme  d’une  chose  réelle  et  constante  ; ils  leur  opposent  une  multitude 
d’expériences  par  lesquelles  ils  se  sont  assurés  que  cette  membrane  n’existe 
pas  ordinairement;  ils  rapportent  les  observations  qu’ils  ont  faites  sur  un 
grand  nombre  de  filles  de  différents  âges,  qu’ils  ont  disséquées  et  dans 
lesquelles  ils  n’ont  pu  trouver  cette  membrane;  ils  avouent  seulement 
qu’ils  ont  vu  quelquefois,  mais  bien  rarement,  une  membrane  qui  unissait 
des  protubérances  charnues  qu’ils  ont  appelées  caroncules  myrtiformes; 
mais  ils  soutiennent  que  cette  membrane  était  contre  l’état  naturel.  Les 
anatomistes  ne  sont  pas  plus  d’accord  entre  eux  sur  la  qualité  et  le  nombre 
de  ces  caroncules;  sont-elles  seulement  des  rugosités  du  vagin?  sont-elles 
des  parties  distinctes  et  séparées?  sont-elles  des  restes  de  la  membrane  de 
l’hymen?  le  nombre  en  est-il  constant?  n’y  en  a-t-il  qu’une  seule  ou  plu- 
sieurs dans  l’état  de  virginité?  chacune  de  ces  questions  a été  faite,  et 
chacune  a été  résolue  différemment. 

Cette  contrariété  d’opinions,  sur  un  fait  qui  dépend  d'une  simple  inspec- 
tion, prouve  que  les  hommes  ont  voulu  trouver  dans  la  nature  ce  qui 
n’était  que  dans  leur  imagination,  puisqu’il  y a plusieurs  anatomistes  qui 
disent  de  bonne  foi  qu’ils  n’ont  jamais  trouvé  d’hymen  ni  de  caroncules 
dans  les  filles  qu’ils  ont  disséquées,  même  avant  l’âge  de  puberté,  puisque 
ceux  qui  soutiennent,  au  contraire,  que  cette  membrane  et  ces  caroncules 
existent,  avouent  en  même  temps  que  ces  parties  ne  sont  pas  toujours  les 
mêmes,  qu’elles  varient  de  forme,  de  grandeur  et  de  consistance  dans  les 
différents  sujets;  que  souvent  au  lieu  de  l’hymen  il  n’y  a qu’une  caron- 
cule, que  d’autres  fois  il  y en  a deux  ou  plusieurs  réunies  par  une  mem- 
brane, que  l’ouverture  de  cette  membrane  est  de  différente  forme,  etc. 
Quelles  sont  les  conséquences  qu’on  doit  tirer  de  toutes  ces  observations? 
qu’en  peut-on  conclure,  sinon  que  les  causes  du  prétendu  rétrécissement 
de  l’entrée  du  vagin  ne  sont  pas  constantes , et  que  lorsqu’elles  existent 
elles  n’ont  tout  au  plus  qu’un  effet  passager  qui  est  susceptible  de  diffé- 
rentes modifications?  L’anatomie  laisse,  comme  l’on  voit,  une  incertitude 
entière  sur  l’existence  de  cette  membrane  de  l’hymen  et  de  ces  caroncules; 
elle  nous  permet  de  rejeter  ces  signes  de  la  virginité,  non-seulement 
comme  incertains,  mais  même  comme  imaginaires;  il  en  est  de  même  d’un 
autre  signe  plus  ordinaire,  mais  qui  cependant  est  tout  aussi  équivoque. 


DE  LA  PUBERTÉ. 


37 

c’est  le  sang  répandu;  on  a cru  dans  tous  les  temps  que  l’effusion  de  sang 
était  une  preuve  réelle  de  la  virginité;  cependant  il  est  évident  que  ce 
prétendu  signe  est  nul  dans  toutes  les  circonstances  où  l’entrée  du  vagin 
a pu  être  relâchée  ou  dilatée  naturellement.  Aussi  toutes  les  lilles,  quoique 
non  déflorées,  ne  répandent  pas  du  sang;  d’autres,  qui  le  sont  en  effet.,  ne 
laissent  pas  d’en  répandre;  les  unes  en  donnent  abondamment  et  plusieurs 
fois,  d’autres  très-peu  et  une  seule  fois,  d’autres  point  du  tout;  cela  dépend 
de  l’âge,  de  la  santé,  de  la  conformation , et  d’un  grand  nombre  d’autres 
circonstances  : nous  nous  contenterons  d’en  rapporter  quelques-unes  en 
même  temps  que  nous  tâcherons  de  démêler  sur  quoi  peut  être  fondé  tout 
ce  qu’on  raconte  des  signes  physiques  de  la  virginité. 

Il  arrive  dans  les  parties  de  l’un  et  de  l’autre  sexe  un  changement  consi- 
dérable dans  le  temps  de  la  puberté;  celles  de  l'homme  prennent  un 
prompt  accroissement,  et  ordinairement  elles  arrivent  en  moins  d’un  an 
ou  deux  à l’état  où  elles  doivent  rester  pour  toujours;  celles  de  la  femme 
croissent  aussi  dans  le  même  temps  de  la  puberté;  les  nymphes  surtout, 
qui  étaient  auparavant  presque  insensibles,  deviennent  plus  grosses,  plus 
apparentes,  et  même  elles  excèdent  quelquefois  les  dimensions  ordinaires; 
l’écoulement  périodique  arrive  en  même  temps,  et  toutes  ces  parties  se 
trouvant  gonflées  par  l’abondance  du  sang,  et  étant  dans  un  état  d’accrois- 
sement, elles  se  tuméfient,  elles  se  serrent  mutuellement,  et  elles  s’atta- 
chent les  unes  aux  autres  dans  tous  les  points  où  elles  se  touchent  immé- 
diatement; l’orifice  du  vagin  se  trouve  ainsi  plus  rétréci  qu’il  ne  l’était, 
quoique  le  vagin  lui-même  ait  pris  aussi  de  l’accroissement  dans  le  même 
temps;  la  forme  de  ce  rétrécissement  doit,  comme  l’on  voit,  être  fort  dif- 
férente dans  les  différents  sujets  et  dans  les  différents  degrés  de  l’accrois- 
sement de  ces  parties  : aussi  paraît-il,  par  ce  qu’en  disent  les  anatomistes, 
qu’il  y a quelquefois  quatre  protubérances  ou  caroncules,  quelquefois  trois 
ou  deux , et  que  souvent  il  se  trouve  une  espèce  d’anneau  circulaire  ou 
semi-lunaire,  ou  bien  un  froncement,  une  suite  de  petits  plis;  mais  ce 
qui  n’est  pas  dit  par  les  anatomistes,  c’est  que,  quelque  forme  que  prenne 
ce  rétrécissement,  il  n’arrive  que  dans  le  temps  de  la  puberté.  Les  petites 
filles  que  j’ai  eu  occasion  de  voir  disséquer  n’avaient  rien  de  semblable, 
et  ayant  recueilli  des  faits  sur  ce  sujet,  je  puis  avancer  que , quand  elles 
ont  commerce  avec  les  hommes  avant  la  puberté,  il  n’y  a aucune  effusion 
de  sang,  pourvu  qu’il  n’y  ait  pas  une  disproportion  trop  grande  ou  des 
efforts  trop  brusques;  au  contraire,  lorsqu’elles  sont  en  pleine  puberté  et 
dans  le  temps  de  l’accroissement  de  ces  parties  il  y a très-souvent  effusion 
de  sang  pour  peu  qu’on  y touche,  surtout  si  elles  ont  de  l’embonpoint  et 
si  les  règles  vont  bien;  car  celles  qui  sont  maigres  ou  qui  ont  des  fleurs 
blanches  n’ont  pas  ordinairement  cette  apparence  de  virginité;  et  ce  qui 
prouve  évidemment  que  ce  n’est  en  effet  qu’une  apparence  trompeuse, 


38 


DE  LA  PUBERTÉ. 


c’est  qu’elle  se  répète  même  plusieurs  fois,  et  après  des  intervalles  de  temps 
assez  considérables  ; une  interruption  de  quelque  temps  fait  renaître  cette 
prétendue  virginité,  et  il  est  certain  qu’une  jeune  personne  qui  dans  les 
premières  approches  aura  répandu  beaucoup  de  sang  en  répandra  encore 
après  une  absence,  quand  même  le  premier  commerce  aurait  duré  pendant 
plusieurs  mois  et  qu’il  aurait  été  aussi  intime  et  aussi  fréquent  qu’on  le 
peut  supposer  : tant  que  le  corps  prend  de  l'accroissement,  l’effusion  de 
sang  peut  se  répéter,  pourvu  qu’il  y ait  une  interruption  de  commerce 
assez  longue  pour  donner  le  temps  aux  parties  de  se  réunir  et  de  reprendre 
leur  premier  état  ; et  il  est  arrivé  plus  d’une  fois  que  des  fdles  qui  avaient 
eu  plus  d’une  faiblesse  n’ont  pas  laissé  de  donner  ensuite  à leur  mari 
cette  preuve  de  leur  virginité  sans  autre  artifice  que  celui  d’avoir  renoncé 
pendant  quelque  temps  à leur  commerce  illégitime.  Quoique  nos  mœurs 
aient  rendu  les  femmes  trop  peu  sincères  sur  cet  article,  il  s’en  est  trouvé 
plus  d’une  qui  ont  avoué  les  faits  que  je  viens  de  rapporter  ; il  y en  a dont 
la  prétendue  virginité  s’est  renouvelée  jusqu’à  quatre  et  même  cinq  fois 
dans  l’espace  de  deux  ou  trois  ans  : il  faut  cependant  convenir  que  ce 
renouvellement  n’a  qu’un  temps,  c’est  ordinairement  de  quatorze  à dix- 
sept,  ou  de  quinze  à dix-huit  ans;  dès  que  le  corps  a achevé  de  prendre  son 
accroissement,  les  choses  demeurent  dans  l’état  où  elles  sont,  et  elles  ne 
peuvent  paraître  différentes  qu’en  employant  des  secours  étrangers  et  des 
artifices  dont  nous  nous  dispenserons  de  parler. 

Ces  filles,  dont  la  virginité  se  renouvelle,  ne  sont  pas  en  aussi  grand 
nombre  que  celles  à qui  la  nature  a refusé  cette  espèce  de  faveur:  pour  peu 
qu’il  y ait  de  dérangement  dans  la  santé,  que  l’écoulement  périodique  se 
montre  mal  et  difficilement,  que  les  parties  soient  trop  humides  et  que  les 
fleurs  blanches  viennent  à les  relâcher,  il  ne  se  fait  aucun  rétrécissement, 
aucun  froncement;  ces  parties  prennent  de  l’accroissement,  mais  étant 
continuellement  humectées,  elles  n’acquièrent  pas  assez  de  fermeté  pour 
se  réunir,  il  ne  se  forme  ni  caroncules,  ni  anneau,  ni  plis,  l’on  ne  trouve 
que  peu  d’obstacles  aux  premières  approches,  et  elles  se  font  sans  aucune 
effusion  de  sang. 

Rien  n’est  donc  plus  chimérique  que  les  préjugés  des  hommes  à cet  égard, 
et  rien  de  plus  incertain  que  ces  prétendus  signes  de  la  virginité  du  corps: 
une  jeune  personne  aura  commerce  avec  un  homme  avant  l’âge  de  puberté, 
et  pour  la  première  fois,  cependant  elle  ne  donnera  aucune  marque  de  cette 
virginité;  ensuite  la  même  personne  après  quelque  temps  d’interruption, 
lorsqu’elle  sera  arrivée  à la  puberté,  ne  manquera  guère,  si  elle  se  porte 
bien,  d’avoir  tous  ces  signes  et  de  répandre  du  sang  dans  de  nouvelles 
approches;  elle  ne  deviendra  pucelle  qu’après  avoir  perdu  sa  virginité,  elle 
pourra  même  le  devenir  plusieurs  fois  de  suite  et  aux  mêmes  conditions  ; 
une  autre  au  contraire  qui  sera  vierge  en  effet  ne  sera  pas  pucelle,  ou  du 


DE  LA  PUBERTÉ. 


39 


moins  n’en  aura  pas  la  moindre  apparence.  Les  hommes  devraient  donc 
bien  se  tranquilliser  sur  tout  cela  au  lieu  de  se  livrer,  comme  ils  le  font 
souvent,  à des  soupçons  injustes  ou  à de  fausses  joies,  selon  qu’ils  s'ima- 
ginent avoir  rencontré. 

Si  l’on  voulait  avoir  un  signe  évident  et  infaillible  de  virginité  pour  les 
filles , il  faudrait  le  chercher  parmi  ces  nations  sauvages  et  barbares  qui , 
n’ayant  point  de  sentiments  de  vertu  et  d'honneur  à donner  à leurs  enfants 
par  une  bonne  éducation,  s’assurent  de  la  chasteté  de  leurs  tilles  par  un 
moyen  que  leur  a suggéré  la  grossièreté  de  leurs  mœurs.  Les  Éthiopiens 
et  plusieurs  autres  peuples  de  l’Afrique,  les  habitants  du  Pégu  et  de  l’Arabie 
Pétrée,  et  quelques  autres  nations  de  l’Asie,  aussitôt  que  leurs  filles  sont 
nées,  rapprochent  par  une  sorte  de  couture  les  parties  que  la  nature  a sépa- 
rées, et  ne  laissent  libre  que  l’espace  qui  est  nécessaire  pour  les  écoule- 
ments naturels  ; les  chairs  adhèrent  peu  à peu  à mesure  que  l’enfant  prend 
son  accroissement,  de  sorte  que  l’on  est  obligé  de  les  séparer  par  une  inci- 
sion lorsque  le  temps  du  mariage  est  arrivé  ; on  dit  qu’ils  emploient  pour 
cette  infibulation  des  femmes  un  fil  d'amiante,  parce  que  cette  matière  n’est 
pas  sujette  à la  corruption.  Il  y a certains  peuples  qui  passent  seulement  un 
anneau;  les  femmes  sont  soumises,  comme  les  filles,  à cet  usage  outrageant 
pour  la  vertu  ; on  les  force  de  même  à porter  un  anneau,  la  seule  différence 
est  que  celui  des  filles  ne  peut  s’ôter,  et  que  celui  des  femmes  a une  espèce 
de  serrure  dont  le  mari  seul  a la  clef.  Mais  pourquoi  citer  des  nations  bar- 
bares, lorsque  nous  avons  de  pareils  exemples  aussi  près  de  nous?  La  déli- 
catesse dont  quelques-uns  de  nos  voisins  se  piquent  sur  la  chasteté  de 
leurs  femmes  est-elle  autre  chose  qu’une  jalousie  brutale  et  criminelle? 

Quel  contraste  dans  les  goûts  et  dans  les  mœurs  des  différentes  nations! 
quelle  contrariété  dans  leur  façon  de  penser  ! Après  ce  que  nous  venons  de 
rapporter  sur  le  cas  que  la  plupart  des  hommes  font  de  la  virginité, sur  les 
précautions  qu’ils  prennent  et  sur  les  moyens  honteux  qu’ils  se  sont  avisés 
d’employer  pour  s’en  assurer,  imaginerait-on  que  d’autres  peuples  la  mépri- 
sent , et  qu’ils  regardent  comme  un  ouvrage  servile  la  peine  qu’il  faut 
prendre  pour  l’ôter? 

La  superstition  a porté  certains  peuples  à céder  les  prémices  des  vierges 
aux  prêtres  de  leurs  idoles,  ou  à en  faire  une  espèce  de  sacrifice  à l’idole 
même;  les  prêtres  des  royaumes  de  Cochin  et  de  Calicut  jouissent  de  ce 
droit,  et  chez  les  Canarins  de  Goa  les  vierges  sont  prostituées  de  gré  ou  de 
force  par  leurs  plus  proches  parents  à une  idole  de  fer,  la  superstition 
aveugle  de  ces  peuples  leur  fait  commettre  ces  excès  dans  des  vues  de  reli- 
gion ; des  vues  purement  humaines  en  ont  engagé  d’autres  à livrer  avec 
empressement  leurs  filles  à leurs  chefs,  à leurs  maîtres,  à leurs  seigneurs  ; 
les  habitants  des  îles  Canaries,  du  royaume  de  Congo,  prostituent  leurs  filles 
de  cette  façon  sans  qu’elles  en  soient  déshonorées  : c’est  à peu  près  la  même 


40 


DE  LA  PUBERTE 


chose  en  Turquie  et  en  Perse,  et  dans  plusieurs  autres  pays  de  l’Asie  et  de 
l’Afrique,  où  les  plus  grands  seigneurs  se  trouvent  trop  honorés  de  recevoir 
de  la  main  de  leur  maître  les  femmes  dont  il  s’est  dégoûté. 

Au  royaume  d’Aracan  et  aux  îles  Philippines , un.  homme  se  croirait 
déshonoré  s’il  épousait  une  fille  qui  n’eût  pas  été  déflorée  par  un  autre,  et 
ce  n’est  qu’à  prix  d’argent  que  l’on  peut  engager  quelqu’un  à prévenir 
l’époux.  Dans  la  province  de  Thibet,  les  mères  cherchent  des  étrangers  et 
les  prient  instamment  de  mettre  leurs  filles  en  état  de  trouver  des  maris  ; 
les  Lapons  préfèrent  aussi  les  filles  qui  ont  eu  commerce  avec  des  étrangers; 
ils  pensent  qu’elles  ont  plus  de  mérite  que  les  autres,  puisqu’elles  ont  su 
plaire  à des  hommes  qu’ils  regardent  comme  plus  connaisseurs  et  meilleurs 
juges  de  la  beauté  qu’ils  ne  le  sont  eux-mêmes.  A Madagascar  et  dans  quel- 
ques autres  pays,  les  filles  les  plus  libertines  et  les  plus  débauchées  sont 
celles  qui  sont  le  plus  tôt  mariées;  nous  pourrions  donner  plusieurs  autres 
exemples  de  ce  goût  singulier,  qui  ne  peut  venir  que  de  la  grossièreté  ou 
de  la  dépravation  des  mœurs. 

L’état  naturel  des  hommes  après  la  puberté  est  celui  du  mariage;  un 
homme  ne  doit  avoir  qu’une  femme,  comme  une  femme  ne  doit  avoir  qu’un 
homme;  cette  loi  est  celle  de  la  nature,  puisque  le  nombre  des  femelles  est 
à peu  près  égal  à celui  des  mâles;  ce  ne  peut  donc  être  qu’en  s’éloignant 
du  droit  naturel,  et  par  la  plus  injuste  de  toutes  les  tyrannies,  que  les 
hommes  ont  établi  des  lois  contraires  ; la  raison,  l’humanité,  la  justice, 
réclament  contre  ces  sérails  odieux  où  l’on  sacrifie  à la  passion  brutale  ou 
dédaigneuse  d’un  seul  homme  la  liberté  et  le  cœur  de  plusieurs  femmes 
dont  chacune  pourrait  faire  le  bonheur  d’un  autre  homme.  Ces  tyrans  du 
genre  humain  en  sont-ils  plus  heureux?  Environnés  d’eunuques  et  de  fem- 
mes inutiles  à eux-mêmes  et  aux  autres  hommes,  ils  sont  assez  punis,  ils 
ne  voient  que  les  malheureux  qu’ils  ont  faits. 

Le  mariage,  tel  qu’il  est  établi  chez  nous  et  chez  les  autres  peuples  rai- 
sonnables et  religieux,  est  donc  l’état  qui  convient  à l'homme  et  dans 
lequel  il  doit  faire  usage  des  nouvelles  facultés  qu’il  a acquises  par  la 
puberté,  qui  lui  deviendraient  à charge,  et  même  quelquefois  funestes,  s’il 
s’obstinait  à garder  le  célibat.  Le  trop  long  séjour  de  la  liqueur  séminale 
dans  ses  réservoirs  peut  causer  des  maladies  dans  l’un  et  dans  l’autre  sexe, 
ou  du  moins  des  irritations  si  violentes  que  la  raison  et  la  religion  seraient 
à peine  suffisantes  pour  résister  à ces  passions  impétueuses  : elles  rendraient 
l’homme  semblable  aux  animaux  qui  sont  furieux  et  indomptables  lors- 
qu’ils ressentent  ces  impressions. 

L’effet  extrême  de  cette  irritation  dans  les  femmes  est  la  fureur  utérine: 
c’est  une  espèce  de  manie  qui  leur  trouble  l’esprit  et  leur  ôte  toute  pudeur; 
les  discours  les  plus  lascifs,  les  actions  les  plus  indécentes,  accompagnent 
cette  triste  maladie  et  en  décèlent  l’origine.  J’ai  vu,  et  je  l’ai  vu  comme  un 


DE  LA  PUBERTÉ. 


il 


phénomène,  une  fille  de  douze  ans  très-brune,  d’un  teint  vif  et  fort  coloré , 
d’une  petite  taille,  mais  déjà  formée,  avec  de  la  gorge  et  de  l’embonpoint, 
faire  les  actions  les  plus  indécentes  au  seul  aspect  d’un  homme;  rien  n’é- 
tait capable  de  l’en  empêcher,  ni  la  présence  de  sa  mère,  ni  les  remon- 
trances, ni  les  châtiments;  elle  ne  perdait  cependant  pas  la  raison,  et  son 
accès,  qui  était  marqué  au  point  d’en  être  affreux,  cessait  dans  le  moment 
qu’elle  demeurait  seule  avec  des  femmes.  Aristote  prétend  que  c’est  à cet 
âge  que  l'irritation  est  la  plus  grande  et  qu’il  faut  garder  le  plus  soigneuse- 
ment les  filles  : cela  peut  être  vrai  pour  le  climat  où  il  vivait,  mais  il  paraît 
que  dans  les  pays  plus  froids  le  tempérament  des  femmes  ne  commence  à 
prendre  de  l’ardeur  que  beaucoup  plus  tard. 

Lorsque  la  fureur  utérine  est  à un  certain  degré,  le  mariage  ne  la  calme 
point;  il  y a des  exemples  de  femmes  qui  en  sont  mortes.  Heureusement  la 
force  de  la  nature  cause  rarement  toute  seule  ces  funestes  passions,  lors 
même  que  le  tempérament  y est  disposé;  il  faut,  pour  qu’elles  arrivent  à 
cette  extrémité,  le  concours  de  plusieurs  causes,  dont  la  principale  est  une 
imagination  allumée  par  le  feu  des  conversations  licencieuses  et  des  images 
obscènes.  Le  tempérament  opposé  est  infiniment  plus  commun  parmi  les 
femmes;  la  plupart  sont  naturellement  froides  ou  tout  au  moins  fort  tran- 
quilles sur  le  physique  de  cette  passion  ; il  y a aussi  des  hommes  auxquels 
la  chasteté  ne  coûte  rien  : j’en  ai  connu  qui  jouissaient  d’une  bonne  santé, 
et  qui  avaient  atteint  l’âge  de  vingt-cinq  et  trente  ans  sans  que  la  nature 
leur  eût  fait  sentir  des  besoins  assez  pressants  pour  les  déterminer  à les  satis- 
faire en  aucune  façon. 

Au  reste,  les  excès  sont  plus  à craindre  que  la  continence  : le  nombre  des 
hommes  immodérés  est  assez  grand  pour  en  donner  des  exemples;  les  uns 
ont  perdu  la  mémoire,  les  autres  ont  été  privés  de  la  vue,  d’autres  sont 
devenus  chauves,  d’autres  ont  péri  d’épuisement  : la  saignée  est,  comme 
l’on  sait,  mortelle  en  pareil  cas.  Les  personnes  sages  ne  peuvent  trop  avertir 
les  jeunes  gens  du  tort  irréparable  qu’ils  font  à leur  santé  ; combien  n’y  en 
a-t-il  pas  qui  cessent  d’être  hommes,  ou  du  moins  qui  cessent  d’en  avoir  les 
facultés,  avant  l’âge  de  trente  ans!  Combien  d’autres  prennent  à quinze  et  à 
dix-huit  ans  les  germes  d’une  maladie  honteuse  et  souvent  incurable! 

Nous  avons  dit  que  c’était  ordinairement  à l’âge  de  puberté  que  le  corps 
achevait  de  prendre  son  accroissement  : il  arrive  assez  souvent  dans  la  jeu- 
nesse que  de  longues  maladies  font  grandir  beaucoup  plus  qu’on  ne  gran- 
dirait si  l’on  était  en  santé  ; cela  vient,  à ce  que  je  crois,  de  ce  que  les 
organes  extérieurs  de  la  génération  étant  sans  action  pendant  tout  le  temps 
de  la  maladie,  la  nourriture  organique  n’y  arrive  pas,  parce  qu’aucune 
irritation  ne  l’y  détermine , et  que  ces  organes  étant  dans  un  état  de  fai- 
blesse et  de  langueur  ne  font  que  peu  ou  point  de  sécrétion  de  liqueur  sémi- 
nale; dès  lors  ces  particules  organiques,  restant  dans  la  masse  du  sang, 


4 2 


DE  LA  PUBERTÉ. 


doivent  continuer  à développer  les  extrémités  des  os,  à peu  près  comme  il 
arrive  dans  les  eunuques  : aussi  voit-on  très-souvent  des  jeunes  gens  après 
de  longues  maladies  être  beaucoup  plus  grands,  mais  plus  mal  faits  qu’ils 
n’étaient;  les  uns  deviennent  contrefaits  des  jambes,  d’autres  deviennent 
bossus,  etc. , parce  que  les  extrémités  encore  ductiles  de  leurs  os  se  sont 
développées  plus  qu'il  ne  fallait  par  le  superflu  des  molécules  organiques, 
qui  dans  un  état  de  santé  n’aurait  été  employé  qu’à  former  la  liqueur  sémi- 
nale. 

L’obÿet  du  mariage  est  d’avoir  des  enfants , mais  quelquefois  cet  objet  ne 
se  trouve  pas  rempli;  dans  les  différentes  causes  de  la  stérilité  il  y en  a de 
communes  aux  hommes  et  aux  femmes,  mais  comme  elles  sont  plus  appa- 
rentes dans  les  hommes,  on  les  leur  attribue  pour  l’ordinaire.  La  stérilité 
est  causée  dans  l’un  et  dans  l’autre  sexe,  ou  par  un  défaut  de  conformation, 
ou  par  un  vice  accidentel  dans  les  organes;  les  défauts  de  conformation  les 
plus  essentiels  dans  les  hommes  arrivent  aux  testicules  ou  aux  muscles  érec- 
teurs;  la  fausse  direction  du  canal  de  l’urètre,  qui  quelquefois  est  détourné 
à côté  ou  mal  percé,  est  aussi  un  défaut  contraire  à la  génération,  mais  il 
faudrait  que  ce  canal  fût  supprimé  en  entier  pour  la  rendre  impossible  ; 
l’adhérence  du  prépuce  par  le  moyen  du  frein  peut  être  corrigée,  et  d’ail- 
leurs ce  n’est  pas  un  obstacle  insurmontable.  Les  organes  des  femmes  peu- 
vent aussi  être  mal  conformés;  la  matrice  toujours  fermée  ou  toujours 
ouverte  serait  un  défaut  également  contraire  à la  génération  ; mais  la  cause 
de  stérilité  la  plus  ordinaire  aux  hommes  et  aux  femmes,  c’est  l’altération 
de  la  liqueur  séminale  dans  les  testicules;  on  peut  se  souvenir  de  l’observa- 
tion de  Vallisnieri  que  j’ai  citée  ci-devant , qui  prouve  que  les  liqueurs  des 
testicules  des  femmes  étant  corrompues,  elles  demeurent  stériles;  il  en  est 
de  même  de  celles  de  l’homme  : si  la  sécrétion  par  laquelle  se  forme  la 
semence  est  viciée,  cette  liqueur  ne  sera  plus  féconde;  et  quoiqu’à  l’exté- 
rieur tous  les  organes  de  part  et  d’autre  paraissent  bien  disposés,  il  n’y  aura 
aucune  production. 

Dans  les  cas  de  stérilité  on  a souvent  employé  différents  moyens  pour 
reconnaître  si  le  défaut  venait  de  l’homme  ou  de  la  femme  : l’inspection  est 
le  premier  de  ces  moyens,  et  il  suffit  en  effet,  si  la  stérilité  est  causée  par  un 
défaut  extérieur  de  conformation;  mais  si  les  organes  défectueux  sont  dans 
l’intérieur  du  corps,  alors  on  ne  reconnaît  le  défaut  des  organes  que  par  la 
nullité  des  effets.  Il  y a des  hommes  qui  à la  première  inspection  parais- 
sent être  bien  conformés,  auxquels  cependant  le  vrai  signe  de  la  bonne 
conformation  manque  absolument;  il  y en  a d’autres  qui  n’ont  ce  signe  que 
si  imparfaitement  ou  si  rarement,  que  c’est  moins  un  signe  certain  de  la 
virilité  qu’un  indice  équivoque  de  l’impuissance. 

Tout  le  monde  sait  que  le  mécanisme  de  ces  parties  est  indépendant  de 
la  volonté  : on  ne  commande  pointa  ces  organes,  l’àme  ne  peut  les  régir  -} 


DR  LA  PUBERTÉ. 


43 


c’est  du  corps  humain  la  partie  la  plus  animale,  elle  agit  en  effet  par  une 
espèce  d’instinct  dont  nous  ignorons  les  vraies  causes  : combien  de  jeunes 
gens  élevés  dans  la  pureté,  et  vivant  dans  la  plus  parfaite  innocence  et  dans 
l’ignorance  totale  des  plaisirs,  ont  ressenti  les  impressions  les  plus  vives, 
sans  pouvoir  deviner  quelle  en  était  la  cause  et  l’objet!  Combien  de  gens  au 
contraire  demeurent  dans  la  plus  froide  langueur  malgré  tous  les  efforts  de 
leurs  sens  et  de  leur  imagination,  malgré  la  présence  des  objets,  malgré 
tous  les  secours  de  l’art  de  la  débauche  ! 

Cette  partie  de  notre  corps  est  donc  moins  à nous  qu’aucune  autre;  elle 
agit  ou  elle  languit  sans  notre  participation,  ses  fonctions  commencent  et 
finissent  dans  de  certains  temps,  à un  certain  âge;  tout  cela  se  fait  sans 
nos  ordres,  et  souvent  contre  notre  consentement.  Pourquoi  donc  l'homme 
ne  traite-t-il  pas  cette  partie  comme  rebelle,  ou  du  moins  comme  étrangère? 
Pourquoi  semble-t-il  lui  obéir?  est-ce  parce  qu’il  ne  peut  lui  commander? 

Sur  quel  fondement  étaient  donc  appuyées  ces  lois  si  peu  réfléchies  dans 
le  principe  et  si  déshonnêtes  dans  l’exécution?  Comment  le  congrès  a-t-il 
pu  être  ordonné  par  des  hommes  qui  doivent  se  connaître  eux-mêmes  et 
savoir  que  rien  ne  dépend  moins  d’eux  que  l’action  de  ces  organes,  par 
des  hommes  qui  ne  pouvaient  ignorer  que  toute  émotion  de  l’àme , et 
surtout  la  honte,  sont  contraires  à cet  état,  et  que  la  publicité  et  l’appareil 
seuls  de  cette  épreuve  étaient  plus  que  suffisants  pour  qu'elle  fût  sans 
succès  ? 

Au  reste,  la  stérilité  vient  plus  souvent  des  femmes  que  des  hommes,  lors- 
qu’il n’y  a aucun  défaut  de  conformation  à l’extérieur  ; car,  indépendam- 
ment de  l’effet  des  fleurs  blanches  qui,  quand  elles  sont  continuelles,  doi- 
vent causer  ou  du  moins  occasionner  la  stérilité,  il  me  paraît  qu’il  y a 
une  autre  cause  à laquelle  on  n’a  pas  fait  attention. 

On  a vu,  par  mes  expériences  (chap.  vi) , que  les  testicules  des  femelles 
donnent  naissance  à des  espèces  de  tubérosités  naturelles  que  j’ai  appelées 
corps  glanduleux;  ces  corps  qui  croissent  peu  à peu,  et  qui  servent  à filtrer, 
à perfectionner  et  à contenir  la  liqueur  séminale,  sont  dans  un  état  de 
changement  continuel;  ils  commencent  par  grossir  au-dessous  de  la  mem- 
brane du  testicule,  ensuite  ils  la  percent,  ils  se  gonflent,  leur  extrémité 
s’ouvre  d’elle-même,  elle  laisse  distiller  la  liqueur  séminale  pendant  un 
certain  temps,  après  quoi  ces  corps  glanduleux  s’affaissent  peu  à peu,  se 
dessèchent,  se  resserrent  et  s’oblitèrent  enfin  presque  entièrement;  ils  ne 
laissent  qu’une  petite  cicatrice  rougeâtre  à l’endroit  où  ils  avaient  pris  nais- 
sance. Ces  corps  glanduleux  ne  sont  pas  sitôt  évanouis  qu'il  en  pousse 
d’autres,  et  même  pendant  l’affaissement  des  premiers  il  s’en  forme  de 
nouveaux,  en  sorte  que  les  testicules  des  femelles  sont  dans  un  état  de  tra- 
vail continuel , ils  éprouvent  des  changements  et  des  altérations  considé- 
rables; pour  peu  qu’il  y ait  donc  de  dérangement  dans  cet  organe,  soit  par 


44 


DE  LÀ  PUBERTÉ. 

l'épaississement  des  liqueurs , soit  par  la  faiblesse  des  vaisseaux  , il  ne 
pourra  plus  faire  ses  fonctions,  il  n’y  aura  plus  de  sécrétion  de  liqueur 
séminale , ou  bien  cette  même  liqueur  sera  altérée , viciée  , corrompue , ce 
qui  causera  nécessairement  la  stérilité. 

Il  arrive  quelquefois  que  la  conception  devance  les  signes  de  la  puberté  ; 
il  y a beaucoup  de  femmes  qui  sont  devenues  mères  avant  que  d’avoir  eu 
la  moindre  marque  de  l’écoulement  naturel  à leur  sexe  ; il  y en  a même 
quelques-unes  qui , sans  être  jamais  sujettes  à cet  écoulement  périodique, 
ne  laissent  pas  d’engendrer;  on  peut  en  trouver  des  exemples  dans  nos 
climats  sans  les  chercher  jusque  dans  le  Brésil , où  des  nations  entières  se 
perpétuent,  dit-on,  sans  qu’aucune  femme  ait  d’écoulement  périodique: 
ceci  prouve  encore  bien  clairement  que  le  sang  des  menstrues  n’est  qu’une 
matière  accessoire  à la  génération , qu’elle  peut  être  suppléée , que  la 
matière  essentielle  et  nécessaire  est  la  liqueur  séminale  de  chaque  individu; 
on  sait  aussi  que  la  cessation  des  règles,  qui  arrive  ordinairement  à quarante 
ou  cinquante  ans,  ne  met  pas  toutes  les  femmes  hors  d’état  de  concevoir  ; il 
y en  a qui  ont  conçu  à soixante  et  soixante  et  dix  ans,  et  même  dans  un 
âge  plus  avancé.  On  regardera,  si  l’on  veut,  ces  exemples,  quoique  assez 
fréquents,  comme  des  exceptions  à la  règle;  mais  ces  exceptions  suffisent 
pour  faire  voir  que  la  matière  des  menstrues  n’est  pas  essentielle  à la 
génération. 

Dans  le  cours  ordinaire  de  la  nature,  les  femmes  ne  sont  en  état  de  conce- 
voir qu’après  la  première  éruption  des  règles,  et  la  cessation  de  cet  écoule- 
ment à un  certain  âge  les  rend  stériles  pour  le  reste  de  leur  vie.  L’âge 
auquel  l’homme  peut  engendrer  n’a  pas  des  termes  aussi  marqués  ; il  faut 
que  le  corps  soit  parvenu  à un  certain  point  d’accroissement  pour  que  la 
liqueur  séminale  soit  produite;  il  faut  peut-être  un  plus  grand  degré  d’ac- 
croissement pour  que  l’élaboration  de  cette  liqueur  soit  parfaite  ; cela  arrive 
ordinairement  entre  douze  et  dix-huit  ans  : mais  l’âge  où  l’homme  cesse 
d’être  en  état  d’engendrer  ne  semble  pas  être  déterminé  par  la  nature  ; à 
soixante  ou  soixante  et  dix  ans,  lorsque  la  vieillesse  commence  à énerver 
le  corps,  la  liqueur  séminale  est  moins  abondante,  et  souvent  elle  n’est  plus 
prolifique;  cependant  on  a plusieurs  exemples  de  vieillards  qui  ont  engen- 
dré jusqu’à  quatre-vingts  et  quatre-vingt-dix  ans  ; les  recueils  d’observa- 
tions sont  remplis  de  faits  de  cette  espèce. 

Il  y a aussi  des  exemples  de  jeunes  garçons  qui  ont  engendré  à l’âge  de  ! 
neuf,  dix  et  onze  ans,  et  de  petites  filles  qui  ont  conçu  à sept,  huit  et  neuf 
ans;  mais  ces  fait  sont  extrêmement  rares,  et  on  peut  les  mettre  au  nombre 
des  phénomènes  singuliers.  Le  signe  extérieur  de  la  virilité  commence 
dans  la  première  enfance;  mais  cela  seul  ne  suffit  pas,  il  faut  de  plus  la 
production  de  la  liqueur  séminale  pour  que  la  génération  s’accomplisse, 
et  cette  production  ne  se  fait  que  quand  le  corps  a pris  la  plus  grande  partie 


DE  LA  PUBERTÉ. 


45 


de  son  accroissement.  La  première  émission  est  ordinairement  accompa- 
gnée de  quelque  douleur,  parce  que  la  liqueur  n’est  pas  encore  bien  fluide; 
elle  est  d’ailleurs  en  très-petite  quantité,  et  presque  toujours  inféconde 
dans  le  commencement  de  la  puberté. 

Quelques  auteurs  ont  indiqué  deux  signes  pour  reconnaître  si  une  femme 
a conçu:  le  premier  est  un  saisissement  ou  une  sorte  d’ébranlement  qu’elle 
ressent,  disent-ils,  dans  tout  le  corps  au  moment  de  la  conception,  et  qui 
même  dure  pendant  quelques  jours;  le  second  est  pris  de  l’orifice  de  la 
matrice,  qu’ils  assurent  être  entièrement  fermé  après  la  conception;  mais 
il  me  paraît  que  ces  signes  sont  au  moins  bien  équivoques,  s’ils  ne  sont 
pas  imaginaires - 

Le  saisissement  qui  arrive  au  moment  de  la  conception  est  indiqué  par 
Hippocrate  dans  ces  termes  : « Liquidé  constat  harum  rerum  peritis,  quôd 
« mulier,  ubi  concepit,  statim  inhorrescit  ac  dentibus  stridet,  et  articulum 
« reliquumque  corpus  convulsio  prehendit.  » C’est  donc  une  sorte  de  frisson 
que  les  femmes  ressentent  dans  tout  le  corps  au  moment  de  la  conception 
selon  Hippocrate,  et  le  frisson  serait  assez  fort  pour  faire  choquer  les  dents 
les  unes  contre  les  autres  comme  dans  la  fièvre.  Galien  explique  ce  symp- 
tôme par  un  mouvement  de  contraction  ou  de  resserrement  dans  la  matrice, 
et  il  ajoute  que  des  femmes  lui  ont  dit  qu’elles  avaient  eu  cette  sensation 
au  moment  où  elles  avaient  conçu;  d’autres  auteurs  l’expriment  par  un 
sentiment  vague  de  froid  qui  parcourt  tout  le  corps,  et  ils  emploient  aussi 
le  mot  d ’horror  et  d’ horripilatio ; la  plupart  établissent  ce  fait,  comme 
Galien,  sur  le  rapport  de  plusieurs  femmes.  Ce  symptôme  serait  donc  un 
effet  de  la  contraction  de  la  matrice  qui  se  resserrerait  au  moment  de  la 
conception,  et  qui  fermerait  par  ce  moyen  son  orifice,  comme  Hippocrate 
l’a  exprimé  par  ces  mots  : « Quæ  in  utero  gerunt,  barum  os  uteri  clausum 
« est,  » ou,  selon  un  autre  traducteur  : « Quæcumque  sunt  gravidæ,  illis 
« os  uteri  connivet.  » Cependant  les  sentiments  sont  partagés  sur  les 
changements  qui  arrivent  à l’orifice  interne  de  la  matrice  après  la  concep- 
tion : les  uns  soutiennent  que  les  bords  de  cet  orifice  se  rapprochent  de 
façon  qu’il  ne  reste  aucun  espace  vide  entre  eux,  et  c’est  dans  ce  sens  qu’ils 
interprètent  Hippocrate  ; d’autres  prétendent  que  ces  bords  ne  sont  exac- 
tement rapprochés  qu’après  les  deux  premiers  mois  de  la  grossesse , mais 
ils  conviennent  qu’immédiatement  après  la  conception  l’orifice  est  fermé 
par  l’adhérence  d’une  humeur  glutineuse,  et  ils  ajoutent  que  la  matrice 
qui,  hors  de  la  grossesse,  pourrait  recevoir  par  son  orifice  un  corps  de  la 
grosseur  d’un  pois,  n’a  plus  d’ouverture  sensible  après  la  conception,  et 
que  cette  différence  est  si  marquée  qu’une  sage-femme  habile  peut  la  recon- 
naître ; cela  supposé,  on  pourrait  donc  constater  l’état  de  la  grossesse  dans 
les  premiers  jours.  Ceux  qui  sont  opposés  à ce  sentiment  disent  que  si 
1 orifice  de  la  matrice  était  fermé  après  la  conception,  il  serait  impossible 


46 


DE  LA  PUBERTÉ. 

qu’il  y eût  de  superfétation1.  On  peut  répondre  à cette  objection  qu’il  est 
très-possible  que  la  liqueur  séminale  pénètre  à travers  les  membranes  de 
la  matrice,  que  même  la  matrice  peut  s’ouvrir  pour  la  superfétation  dans 
de  certaines  circonstances,  et  que  d’ailleurs  les  superfétations  arrivent  si 
rarement  qu’elles  ne  peuvent  faire  qu’une  légère  exception  à la  règle  géné- 
rale. D’autres  auteurs  ont  avancé  que  le  changement  qui  arriverait  à l’ori- 
fice de  la  matrice  ne  pourrait  être  marqué  que  dans  les  femmes  qui  auraient 
déjà  mis  des  enfants  au  monde,  et  non  pas  dans  celles  qui  auraient  conçu 
pour  la  première  fois;  il  est  à croire  que  dans  celles-ci  la  différence  sera 
moins  sensible,  mais  quelque  grande  qu’elle  puisse  être,  en  doit-on  con- 
clure que  ce  signe  est  réel,  constant  et  certain?  ne  faut-il  pas  du  moins 
avouer  qu’il  n’est  pas  assez  évident?  L’étude  de  l’anatomie  et  l’expérience 
ne  donnent  sur  ce  sujet  que  des  connaissances  générales  qui  sont  fautives 
dans  un  examen  particulier  de  cette  nature  ; il  en  est  de  même  du  saisis- 
sement ou  du  froid  convulsif  que  certaines  femmes  ont  dit  avoir  ressenti 
au  moment  de  la  conception  : comme  la  plupart  des  femmes  n’éprouvent 
pas  le  même  symptôme,  que  d’autres  assurent  au  contraire  avoir  ressenti 
une  ardeur  brûlante  causée  par  la  chaleur  de  la  liqueur  séminale  du  mâle, 
et  que  le  plus  grand  nombre  avouent  n'avoir  rien  senti  de  tout  cela,  on 
doit  en  conclure  que  ces  signes  sont  très-équivoques , et  que  lorsqu’ils 
arrivent  c’est  peut-être  moins  un  effet  de  la  conception  que  d’autres  causes 
qui  paraissent  plus  probables. 

J’ajouterai  un  fait  qui  prouve 2 que  l’orifice  de  la  matrice  ne  se  ferme 
pas  immédiatement  après  la  conception,  ou  bien  que  s’il  se  ferme  la  liqueur 
séminale  du  mâle  entre  dans  la  matrice  en  pénétrant  à travers  le  tissu  de 
ce  viscère.  Une  femme  de  Charles-Town , dans  la  Caroline  méridionale, 
accoucha  en  1714  de  deux  jumeaux  qui  vinrent  au  monde  tout  de  suite 
l’un  après  l’autre  ; il  se  trouva  que  l’un  était  un  enfant  nègre  et  l’autre  un 
enfant  blanc,  ce  qui  surprit  beaucoup  les  assistants.  Ce  témoignage  évi- 
dent de  l’infidélité  de  cette  femme  à l’égard  de  son  mari  la  força  d’avouer 
qu’un  nègre  qui  la  servait  était  entré  dans  sa  chambre  un  jour  que  son 
mari  venait  de  la  quitter  et  de  la  laisser  dans  son  lit,  et  elle  ajouta  pour 
s’excuser  que  ce  nègre  l’avait  menacée  de  la  tuer  et  qu’elle  avait  été  con- 
trainte de  le  satisfaire.  (Voyez  Lectures  on  muscular  motion,  by  M.  Par- 
sons. London,  1745,  p.  79.)  Ce  fait  ne  prouve-t-il  pas  aussi  que  la  con- 
ception de  deux  ou  de  plusieurs  jumeaux  ne  se  fait  pas  toujours  dans 
le  même  temps?  et  ne  paraît-il  pas  favoriser  beaucoup  mon  opinion  sur 

i Voyez  la  note  4 de  la  page  633  du  Ier  volume.  Voyez  aussi  les  notes  de  ce  Ier  volume  tou-  1 
chant  les  erreurs,  reproduites  dans  ce  chapitre-ci,  sur  les  corps  glanduleux , sur  la  liqueur 
séminale  des  femelles  , etc. , etc. 

2.  Fait  qui  prouve  : ce  fait  prouverait  sans  doute,  mais  il  faudrait  qu’il  frit  prouvé.  (Voyez 
la  note  2 de  la  page  601  du  premier  v.  lume.) 


DE  LA  PUBERTÉ. 


47 

la  pénétration  de  la  liqueur  séminale  au  travers  du  tissu  de  la  matrice  ? 

La  grossesse  a encore  un  grand  nombre  de  symptômes  équivoques  aux- 
quels on  prétend  communément  la  reconnaître  dans  les  premiers  mois, 
savoir,  une  douleur  légère  dans  la  région  de  la  matrice  et  dans  les  lombes, 
un  engourdissement  dans  tout  le  corps  et  un  assoupissement  continuel] 
une  mélancolie  qui  rend  les  femmes  tristes  et  capricieuses,  des  douleurs  de' 
dents,  le  mal  de  tete,  des  vertiges  qui  offusquent  la  vue,  le  rétrécissement 
des  prunelles,  les  yeux  jaunes  et  injectés,  les  paupières  affaissées,  la  pâleur 
et  les  taches  du  visage,  le  goût  déprave,  le  dégoût,  les  vomissements,  les 
crachements,  les  symptômes  hystériques,  les  fleurs  blanches,  la  cessation  de 
l’écoulement  périodique  ou  son  changement  en  hémorragie,  la  sécrétion  du 
lait,  dans  les  mamelles,  etc.  Nous  pourrions  encore  rapporter  plusieurs 
autres  symptômes  qui  ont  ete  indiques  comme  des  signes  de  la  grossesse, 
mais  qui  ne  sont  souvent  que  les  effets  de  quelques  maladies. 

Mais  laissons  aux  médecins  cet  examen  à faire;  nous  nous  écarterions 
trop  de  notre  sujet  si  nous  voulions  considérer  chacune  de  ces  choses  en  par- 
ticulier : pourrions-nous  même  le  faire  d’une  manière  avantageuse,  puisqu’il 
n 5 en  a pas  une  qui  ne  demandât  une  longue  suite  d’observations  bien 
faites?  Il  en  est  ici  comme  d une  infinité  d’autres  sujets  de  physiologie  et 
d économie  animale  : à 1 exception  d’un  petit  nombre  d’hommes  rares"  qui 
ont  répandu  de  la  lumière  sur  quelques  points  particuliers  de  ces  sciences, 
la  plupart  de^  auteurs,  qui  en  ont  écrit,  les  ont  traitées  d’une  manière  si 
vague  et  les  ont  expliquées  par  des  rapports  si  éloignés  et  par  des  hypo- 
thèses si  fausses,  qu’il  aurait  mieux  valu  n’en  rien  dire  du  tout  ; il  n’y  a 
aucune  matière  sur  laquelle  on  ait  plus  raisonné,  sur  laquelle  on  ait  ras- 
semblé plus  de  faits  et  d observations;  mais  ces  raisonnements,  ces  faits  et 
ces  observations  sont  ordinairement  si  mal  digérés  et  entassés  avec  si  peu 
de  connaissance,  qu’il  n’est  pas  surprenant  qu’on  n’en  puisse  tirer  aucune 
lumière,  aucune  utilité. 


DE  L’AGE  VIRIL. 

DESCRIPTION  DE  L’HOMME. 

Le  corps  achève  de  prendre  son  accroissement  en  hauteur  à l’âge  de  la 
puberté  et  pendant  les  premières  années  qui  succèdent  à cet  âge;  il  y a 
des  jeunes  gens  qui  ne  grandissent  plus  après  la  quatorzième  ou  la  quinzième 

, Je,mpts  dafs  ce  nombre  l’auteur  de  V Anatomie  d’Heister;  de  tous  les  ouvrages  que  j’ai 
l'Onoe^iby^'1^310  °°^e’  n en  a*  P0'11*'  trouvé  qui  m’ait  paru  mieux  fait  et  plus  d’accord  avec  la 


DE  L’AGE  VIRIL. 


48 

année,  d’autres  croissent  jusqu’à  vingt-deux  ou  vingt-trois  ans;  presque 
tous  dans  ce  temps  sont  minces  de  corps,  la  taille  est  effilée,  les  cuisses  et 
les  jambes  sont  menues,  toutes  les  parties  musculeuses  ne  sont  pas  encore 
remplies  comme  elles  le  doivent  être,  mais  peu  à peu  la  chair  augmente, 
les  muscles  se  dessinent,  les  intervalles  se  remplissent,  les  membres  se  mou- 
lent et  s’arrondissent,  et  le  corps  est  avant  l’âge  de  trente  ans  dans  les 
hommes  à son  point  de  perfection  pour  les  proportions  de  sa  forme. 

Les  femmes  parviennent  ordinairement  beaucoup  plus  tôt  à ce  point  de 
perfection  ; elles  arrivent  d'abord  plus  tôt  à l’âge  de  puberté  ; leur  accrois- 
sement qui , dans  le  total , est  moindre  que  celui  des  hommes , se  fait  aussi 
en  moins  de  temps;  les  muscles,  les  chairs  et  toutes  les  autres  parties  qui 
composent  leur  corps,  étant  moins  fortes,  moins  compactes,  moins  solides 
que  celles  du  corps  de  l’homme,  il  faut  moins  de  temps  pour  quelles  arri- 
vent à leur  développement  entier,  qui  est  le  point  de  perfection  pour  la 
forme  : aussi  le  corps  de  la  femme  est  ordinairement  à vingt  ans  aussi  par- 
faitement formé  que  celui  de  l’homme  l’est  à trente. 

Le  corps  d’un  homme  bien  fait  doit  être  carré,  les  muscles  doivent  être 
durement  exprimés,  le  contour  des  membres  fortement  dessiné , les  traits 
du  visage  bien  marqués.  Dans  la  femme  tout  est  plus  arrondi,  les  formes 
sont  plus  adoucies,  les  traits  plus  fins  ; l’homme  a la  force  et  la  majesté,  les 
grâces  et  la  beauté  sont  l’apanage  de  l’autre  sexe. 

Tout  annonce  dans  tous  deux  les  maîtres  de  la  terre;  tout  marque  dans 
l’homme,  même  à l’extérieur,  sa  supériorité  sur  tous  les  êtres  vivants;  il  se 
soutient  droit  et  élevé,  son  attitude  est  celle  du  commandement,  sa  tête 
regarde  le  ciel  et  présente  une  face  auguste  1 sur  laquelle  est  imprimé  le 
caractère  de  sa  dignité;  l’image  de  l’âme  y est  peinte  par  la  physionomie, 
l’excellence  de  sa  nature  perce  à travers  les  organes  matériels  et  anime  d’un 
feu  divin  les  traits  de  son  visage  ; son  port  majestueux,  sa  démarche  ferme 
et  hardie  annoncent  sa  noblesse  et  son  rang;  il  ne  touche  à la  terre  que  par 
ses  extrémités  les  plus  éloignées,  il  ne  la  voit  que  de  loin,  et  semble  la 
dédaigner  ; les  bras  ne  lui  sont  pas  donnés  pour  servir  de  piliers  d’appui  à 
la  masse  de  son  corps  ; sa  main  ne  doit  pas  fouler  la  terre,  et  perdre  par  des 
frottements  réitérés  la  finesse  du  toucher,  dont  elle  est  le  principal  organe; 
le  bras  et  la  main  sont  faits  pour  servir  à des  usages  plus  nobles,  pour  exé- 
cuter les  ordres  de  la  volonté,  pour  saisir  les  choses  éloignées,  pour  écarter 
les  obstacles,  pour  prévenir  les  rencontres  et  le  choc  de  ce  qui  pourrait 
nuire,  pour  embrasser  et  retenir  ce  qui  peut  plaire,  pour  le  mettre  à portée 
des  autres  sens. 

Lorsque  l’âme  est  tranquille,  toutes  les  parties  du  visage  sont  dans  un 

1.  Sa  tête  regarde  le  ciel  et  présente  une  face  auguste....  Imitation  des  beaux  vers  d’Ovide  : 
Os  homini  sublime  dédit,  cœlumque  tueri 
Jussit,  et  erectos  ad  sidéra  tollere  vuitus. 


DE  L’AGE  VIRIL. 


49 


état  de  repos:  leur  proportion,  leur  union,  leur  ensemble,  marquent  encore 
assez  la  douce  harmonie  des  pensées,  et  répondent  au  calme  de  l’intérieur; 
mais  lorsque  l’âme  est  agitée,  la  face  humaine  devient  un  tableau  vivant  où 
les  passions  sont  rendues  avec  autant  de  délicatesse  que  d’énergie,  où  chaque 
mouvement  de  l’âme  est  exprimé  par  un  trait,  chaque  action  par  un  carac- 
tère dont  l’impression  vive  et  prompte  devance  la  volonté,  nous  décèle  et 
rend  au  dehors  par  des  signes  pathétiques  les  images  de  nos  secrètes 
agitations. 

C’est  surtout  dans  les  yeux  qu’elles  se  peignent  et  qu’on  peut  les  recon- 
naître; l’œil  appartient  à l’âme  plus  qu’aucun  autre  organe,  il  semble  y 
toucher  et  participer  à tous  ses  mouvements,  il  en  exprime  les  passions  les 
plus  vives  et  les  émotions  les  plus  tumultueuses,  comme  les  mouvements 
les  plus  doux  et  les  sentiments  les  plus  délicats;  il  les  rend  dans  toute  leur 
îoiee,  dans  toute  leur  pureté , tels  qu’ils  viennent  de  naître , il  les  transmet 
par  des  traits  rapides  qui  portent  dans  une  autre  âme  le  feu,  l’action,  l’image 
de  celle  dont  ils  partent,  l’œil  reçoit  et  réfléchit  en  même  temps  la  lumière 
de  la  pensée  et  la  chaleur  du  sentiment  : c’est  le  sens  de  l’esprit  et  la  langue 
de  l’intelligence. 

Les  personnes  qui  ont  la  vue  courte,  ou  qui  sont  louches,  ont  beaucoup 
moins  de  cette  âme  extérieure  qui  réside  principalement  dans  les  yeux;  ces 
defauts  détruisent  la  physionomie  et  rendent  désagréables  ou  difformes  les 
plus  beaux  visages;  comme  l’on  n’y  peut  reconnaître  que  les  passions  fortes 
et  qui  mettent  en  jeu  les  autres  parties,  et  comme  l’expression  de  l’esprit  et 
de  la  finesse  du  sentiment  ne  peut  s’y  montrer,  on  juge  ces  personnes  défa- 
vorablement lorsqu’on  ne  les  connaît  pas,  et  quand  on  les  connaît,  quelque 
spirituelles  quelles  puissent  être,  on  a encore  de  la  peine  à revenir  du  pre- 
mier jugement  qu’on  a porté  contre  elles. 

Nous  sommes  si  fort  accoutumés  à ne  voir  les  choses  que  par  l’extérieur, 
que  nous  ne  pouvons  plus  reconnaître  combien  cet  extérieur  influe  sur  nos 
jugements,  même  les  plus  graves  et  les  plus  réfléchis  ; nous  prenons  l’idée 
d’un  homme,  et  nous  la  prenons  par  sa  physionomie  qui  ne  dit  rien,  nous 
jugeons  dès  lors  qu’il  ne  pense  rien;  il  n’y  a pas  jusqu’aux  habits  et  à la 
coiffure  qui  n’inlïuent  sur  notre  jugement;  un  homme  sensé  doit  regarder 
ses  vêtements  comme  faisant  partie  de  lui-même,  puisqu’ils  en  font  en  effet 
partie  aux  yeux  des  autres,  et  qu’ils  entrent  pour  quelque  chose  dans  l’idée 
totale  qu’on  se  forme  de  celui  qui  les  porte. 

La  vivacité  ou  la  langueur  du  mouvement  des  yeux  fait  un  des  princi- 
paux caractères  de  la  physionomie,  et  leur  couleur  contribue  à rendre  ce 
caractère  plus  marqué.  Les  différentes  couleurs  des  yeux  sont  l’orangé 
foncé,  le  jaune,  le  vert,  le  bleu,  le  gris,  et  le  gris  mêlé  de  blanc;  la  sub- 
stance de  l’iris  est  veloutée  et  disposée  par  filets  et  par  flocons  : les  filets 
-on t dirigés  vers  le  milieu  de  la  prunelle  comme  des  rayons  qui  tendent  à 
XL  4 


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un  centre,  les  flocons  remplissent  les  intervalles  qui  sont  entre  les  filets , et 
quelquefois  les  uns  et  les  autres  sont  disposés  d’une  manière  si  régulière,  que 
le  hasard  a fait  trouver  dans  les  yeux  de  quelques  personnes  des  figures  qui 
semblaient  avoir  été  copiées  sur  des  modèles  connus.  Ces  filets  et  ces  flocons 
tiennent  les  uns  aux  autres  par  des  ramifications  très-fines  et  très-déliées; 
aussi  la  couleur  n’est  pas  si  sensible  dans  ces  ramifications  que  dans  le 
corps  des  filets  et  des  flocons,  qui  paraissent  toujours  être  d’une  teinte  plus 
foncée. 

Les  couleurs  les  plus  ordinaires  dans  les  yeux  sont  l’orangé  et  le  bleu  , 
et  le  plus  souvent  ces  couleurs  se  trouvent  dans  le  même  œil.  Les  yeux,  que 
l’on  croit  être  noirs,  ne  sont  que  d’un  jaune  brun  ou  d’orangé  foncé;  il  ne 
faut,  pour  s’en  assurer,  que  les  regarder  de  près,  car  lorsqu’on  les  voit  à 
quelque  distance , ou  lorsqu’ils  sont  tournés  à contre-jour,  ils  paraissent 
noirs,  parce  que  la  couleur  jaune  brun  tranche  si  fort  sur  le  blanc  de  l’œil , 
qu’on  la  juge  noire  par  l’opposition  du  blanc.  Les  yeux  qui  sont  d’un  jaune 
moins  brun  passent  aussi  pour  des  yeux  noirs,  mais  on  ne  les  trouve  pas 
si  beaux  que  les  autres,  parce  que  cette  couleur  tranche  moins  sur  le 
blanc;  il  y a aussi  des  yeux  jaunes  et  jaune  clair  : ceux-ci  ne  paraissent  pas 
noirs,  parce  que  ces  couleurs  ne  sont  pas  assez  foncées  pour  disparaître 
dans  l’ombre.  On  voit  très-communément  dans  le  même  œil  des  nuances 
d’orangé,  de  jaune,  de  gris  et  de  bleu  ; dès  qu’il  y a du  bleu,  quelque  léger 
qu’il  soit,  il  devient  la  couleur  dominante;  cette  couleur  paraît  par  filets 
dans  toute  l’étendue  de  l’iris,  et  l’orangé  est  par  flocons  autour  et  à quel- 
que petite  distance  de  la  prunelle;  le  bleu  efface  si  fort  cette  couleur  que 
l’œil  paraît  tout  bleu,  et  on  ne  s’aperçoit  du  mélange  de  l’orangé  qu’en  le 
regardant  de  près.  Les  plus  beaux  yeux  sont  ceux  qui  paraissent  noirs  ou 
bleus  ; la  vivacité  et  le  feu  qui  font  le  principal  caractère  des  yeux  éclatent 
davantage  dans  les  couleurs  foncées  que  dans  les  demi-teintes  de  couleur; 
les  yeux  noirs  ont  donc  plus  de  force  d’expression  et  plus  de  vivacité* 
mais  il  y a plus  de  douceur  et  peut-être  plus  de  finesse  dans  les  yeux  bleus; 
on  voit  dans  les  premiers  un  feu  qui  brille  uniformément,  parce  que  le  fond, 
qui  nous  paraît  de  couleur  uniforme,  renvoie  partout  les  mêmes  reflets; 
mais  on  distingue  des  modifications  dans  la  lumière  qui  anime  les  yeux 
bleus,  parce  qu’il  y a plusieurs  teintes  de  couleur  qui  produisent  des  reflets 
différents. 

Il  y a des  yeux  qui  se  font  remarquer  sans  avoir,  pour  ainsi  dire,  de  cou- 
leur, ils  paraissent  être  composés  différemment  des  autres  : l’iris  n’a  que  des 
nuances  de  bleu  ou  de  gris  si  faibles  qu’elles  sont  presque  blanches  dans 
quelques  endroits,  les  nuances  d’orangé  qui  s’y  rencontrent  sont  si  légères 
qu’on  les  distingue  à peine  du  gris  et  du  blanc,  malgré  le  contraste  de  ces 
couleurs  ; le  noir  de  la  prunelle  est  alors  trop  marqué,  parce  que  la  couleur 
de  l’iris  n’est  pas  assez  foncée;  on  ne  voit,  pour  ainsi  dire,  que  la  prunelle 


DE  L’AGE  VIRIL. 


51 

isolée  au  milieu  de  l’œil,  ces  yeux  ne  disent  rien,  et  le  regard  en  parait  être 
fixe  ou  effaré. 

Il  y a aussi  des  yeux  dont  la  couleur  de  l'iris  tire  sur  le  vert  ; cette  cou- 
leur est  plus  rare  que  le  bleu,  le  gris,  le  jaune  et  le  jaune  brun;  il  se  trouve 
aussi  des  personnes  dont  les  deux  yeux  ne  sont  pas  de  la  même  couleur. 
Celte  variété  qui  se  trouve  dans  la  couleur  des  yeux  est  particulière  à l’es- 
pèce humaine , à celle  du  cheval , etc.  ; dans  la  plupart  des  autres  espèces 
d’animaux,  la  couleur  des  yeux  de  tous  les  individus  est  la  même  : les  yeux 
des  bœufs  sont  bruns , ceux  des  moutons  sont  couleur  d’eau , ceux  des  chè- 
vres sont  gris,  etc.  Aristote,  qui  fait  cette  remarque,  prétend  que  dans  les 
hommes  les  yeux  gris  sont  les  meilleurs,  que  les  bleus  sont  les  plus  faibles, 
que  ceux  qui  sont  avancés  hors  de  l’orbite  ne  voient  pas  d’aussi  loin  que 
ceux  qui  y sont  enfoncés,  que  les  yeux  bruns  ne  voient  pas  si  bien  que  les 
autres  dans  l’obscurité. 

Quoique  l’œil  paraisse  se  mouvoir  comme  s’il  était  tiré  de  différents 
côtés,  il  n’a  cependant  qu’un  mouvement  de  rotation  autour  de  son  centre, 
par  lequel  la  prunelle  paraît  s’approcher  ou  s’éloigner  des  angles  de  l’œil , 
et  s’élever  ou  s’abaisser.  Les  deux  yeux  sont  plus  près  l’un  de  l’autre  dans 
l’homme  que  dans  tous  les  autres  animaux;  cet  intervalle  est  même  si  consi- 
dérable dans  la  plupart  des  espèces  d’animaux  qu'il  n’est  pas  possible  qu’ils 
voient  le  même  objet  des  deux  yeux  à la  fois,  à moins  que  cet  objet  ne  soit 
à une  grande  distance. 

Après  les  yeux,  les  parties  du  visage  qui  contribuent  le  plus  à marquer 
la  physionomie  sont  les  sourcils  : comme  ils  sont  d’une  nature  différente  des 
autres  parties,  ils  sont  plus  apparents  par  ce  contraste  et  frappent  plus 
qu’aucun  autre  trait;  les  sourcils  sont  une  ombre  dans  le  tableau,  qui  en 
relève  les  couleurs  et  les  formes.  Les  cils  des  paupières  font  aussi  leur  effet; 
lorsqu’ils  sont  longs  et  garnis,  les  yeux  en  paraissent  plus  beaux  et  le  regard 
plus  doux;  il  n’y  a que  l’homme  et  le  singe  qui  aient  des  cils  aux  deux  pau- 
pières ; les  autres  animaux  n’en  ont  point  à la  paupière  inférieure  , et  dans 
l’homme  même  il  y en  a beaucoup  moins  à la  paupière  inférieure  qu’à  la 
supérieure;  le  poil  des  sourcils  devient  quelquefois  si  long  dans  la  vieil- 
lesse, qu’on  est  obligé  de  le  couper.  Les  sourcils  n’ont  que  deux  mouve- 
ments qui  dépendent  des  muscles  du  front , l’un  par  lequel  on  les  élève,  et 
l’autre  par  lequel  on  les  fronce  et  on  les  abaisse  en  les  approchant  l’un  de 
l’autre. 

Les  paupières  servent  à garantir  les  yeux  et  à empêcher  la  cornée  de  se 
dessécher;  la  paupière  supérieure  se  relève  et  s’abaisse,  l’inférieure  n’a  que 
peu  de  mouvement,  et  quoique  le  mouvement  des  paupières  dépende  de  la 
volonté , cependant  l’on  n’est  pas  maître  de  les  tenir  élevées  lorsque  le  som- 
meil presse,  ou  lorsque  les  yeux  sont  fatigués;  il  arrive  aussi  très-souvent  à 
celte  partie  des  mouvements  convulsifs  et  d’autres  mouvements  involon- 


DE  L’AGE  VIRIL. 


et 

taires,  desquels  on  ne  s’aperçoit  en  aucune  façon  ; dans  les  oiseaux  et  les 
quadrupèdes  amphibies  la  paupière  inférieure  est  celle  qui  a du  mouvement, 
et  les  poissons  n’ont  de  paupières  ni  en  haut  ni  en  bas. 

Le  front  est  une  des  grandes  parties  de  la  face  et  l’une  de  celles  qui  contri- 
buent le  plus  à la  beauté  de  sa  forme  ; il  faut  qu’il  soit  d’une  juste  propor- 
tion, qu’il  ne  soit  ni  trop  rond,  ni  trop  plat,  ni  trop  étroit,  ni  trop  court,  et 
qu’il  soit  régulièrement  garni  de  cheveux  au-dessus  et  aux  côtés.  Tout  le 
monde  sait  combien  les  cheveux  font  à la  physionomie  : c’est  un  défaut  que 
d’être  chauve;  l’usage  de  porter  des  cheveux  étrangers,  qui  est  devenu  si 
général,  aurait  dû  se  borner  à cacher  les  têtes  chauves,  car  cette  espèce  de 
coiffure  empruntée  altère  la  vérité  de  la  physionomie  et  donne  au  visage  un 
air  différent  de  celui  qu’il  doit  avoir  naturellement;  on  jugerait  beaucoup 
mieux  les  visages  si  chacun  portait  ses  cheveux  et  les  laissait  flotter  libre- 
ment. La  partie  la  plus  élevée  de  la  tête  est  celle  qui  devient  chauve  la  pre- 
mière, aussi  bien  que  celle  qui  est  au-dessus  des  tempes;  il  est  rare  que  les 
cheveux  qui  accompagnent  le  bas  des  tempes  tombent  en  entier,  non  plus 
que  ceux  de  la  partie  inférieure  du  derrière  de  la  tête.  Au  reste,  il  n'y  a que 
les  hommes  qui  deviennent  chauves  en  avançant  en  âge  : les  femmes  con- 
servent toujours  leurs  cheveux,  et,  quoiqu’ils  deviennent  blancs  comme 
ceux  des  hommes  lorsqu’elles  approchent  de  la  vieillesse,  ils  tombent  beau- 
coup moins  ; les  enfants  et  les  eunuques  11e  sont  pas  plus  sujets  à être  chauves 
que  les  femmes,  aussi  les  cheveux  sont-ils  plus  grands  et  plus  abondants 
dans  la  jeunesse  qu’ils  ne  le  sont  à tout  autre  âge.  Les  plus  longs  cheveux 
tombent  peu  à peu;  à mesure  qu’on  avance  en  âge,  ils  diminuent  et  se  des- 
sèchent; ils  commencent  à blanchir  par  la  pointe;  dès  qu’ils  sont  devenus 
blancs,  ils  sont  moins  forts  et  se  cassent  plus  aisément.  On  a des  exemples  de 
jeunes  gens  dont  les  cheveux,  devenus  blancs  par  l'effet  d’une  grande  mala- 
die, ont  ensuite  repris  leur  couleur  naturelle  peu  à peu,  lorsque  leur  santé 
a été  parfaitement  rétablie.  Aristote  et  Pline  disent  qu’aucun  homme  ne 
devient  chauve  avant  d’avoir  fait  usage  des  femmes,  à l’exception  de  ceux 
qui  sont  chauves  dès  leur  naissance.  Les  anciens  écrivains  ont  appelé  les 
habitants  de  l’ile  de  Mycone  têtes  chauves;  on  prétend  que  c’était  un  défaut 
naturel  à ces  insulaires,  et  comme  une  maladie  endémique  avec  laquelle  ils 
venaient  presque  tous  au  monde.  (Voyez  la  Description  des  îles  de  l’ Archi- 
pel par  happer,  p.  35 L — Voyez  aussi  le  second  volume  de  l’édition  de 
Pline  par  le  P.  Ilardouin,  p.  541.) 

Le  nez  est  la  partie  la  plus  avancée  et  le  trait  le  plus  apparent  du  visage; 
mais  comme  il  n’a  que  très-peu  de  mouvement  et  qu’il  n’en  prend  ordinai- 
rement que  dans  les  plus  furies  passions,  il  fait  plus  à la  beauté  qu’à  la  phy- 
sionomie, et  à moins  qu’il  ne  soit  fort  disproportionné  ou  très-difforme,  on 
11e  le  remarque  pas  autant  que  les  autres  parties  qui  ont  du  mouvement, 
comme  la  bouche  ou  les  yeux.  La  forme  du  nez  et  sa  position  plus  avancée 


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6: 


que  celle  de  toutes  les  autres  parties  de  la  face  sont  particulières  à l’espèce 
humaine,  car  la  plupart  des  animaux  ont  des  narines  ou  naseaux  avec  la 
cloison  qui  les  sépare,  mais  dans  aucun  le  nez  ne  fait  un  trait  élevé  et  avancé; 
les  singes  même  n’ont,  pour  ainsi  dire,  que  des  narines,  ou  du  moins  leur 
nez,  qui  est  posé  comme  celui  de  l'homme,  est  si  plat  et  si  court  qu’on  ne 
doit  pas  le  regarder  comme  une  partie  semblable;  c’est  par  cet  organe  que 
l'homme  et  la  plupart  des  animaux  respirent  et  sentent  les  odeurs.  Les 
oiseaux  n’ont  point  de  narines  : ils  ont  seulement  deux  trous  ou  deux  con- 
duits pour  la  respiration  et  l’odorat,  au  lieu  que  les  animaux  quadrupèdes 
ont  des  naseaux  ou  des  narines  cartilagineuses  comme  les  nôtres. 

La  bouche  et  les  lèvres  sont  après  les  yeux  les  parties  du  visage  qui  ont 
le  plus  de  mouvement  et  d’expression  ; les  passions  influent  sur  ces  mouve- 
ments, la  bouche  en  marque  les  différents  caractères  par  les  différentes 
formes  qu’elle  prend  ; l’organe  de  la  voix  anime  encore  cette  partie  et  la 
rend  plus  vivante  que  toutes  les  autres  ; la  couleur  vermeille  des  lèvres,  la 
blancheur  de  l’émail  des  dents  tranchent  avec  tant  d’avantage  sur  les  autres 
couleurs  du  visage  qu’elles  paraissent  en  faire  le  point  de  vue  principal  ; 
on  fixe,  en  effet,  les  yeux  sur  la  bouche  d’un  homme  qui  parle,  et  on  les 
y arrête  plus  longtemps  que  sur  toutes  les  autres  parties;  chaque  mot, 
chaque  articulation,  chaque  son,  produisent  des  mouvements  différents 
dans  les  lèvres  : quelque  variés  et  quelque  rapides  que  soient  ces  mou- 
vements, on  pourrait  les  distinguer  tous  les  uns  des  autres;  on  a vu  des 
sourds  en  connaître  si  parfaitement  les  différences  et  les  nuances  succes- 
sives, qu’ils  entendaient  parfaitement  ce  qu’on  disait  en  voyant  comme  on 
le  disait. 

La  mâchoire  inférieure  e;t  la  seule  qui  ait  du  mouvement  dans  l’homme 
et  dans  tous  les  animaux,  sans  en  excepter  même  le  crocodile,  quoique  Aris- 
tote assure  en  plusieurs  endroits  que  la  mâchoire  supérieure  de  cet  animal 
est  la  seule  qui  ait  du  mouvement,  et  que  la  mâchoire  inférieure  à laquelle, 
dit-il,  la  langue  du  crocodile  est  attachée  soit  absolument  immobile  : j’ai 
voulu  vérifier  ce  fait,  et  j’ai  trouvé,  en  examinant  le  squelette  d’un  crocodile, 
que  c’est  au  contraire  la  seule  mâchoire  inférieure  qui  est  mobile,  et  que  la 
supérieure  est,  comme  dans  tous  les  autres  animaux,  jointe  aux  autres  os 
de  la  tète,  sans  qu’il  y ait  aucune  articulation  qui  puisse  la  rendre  mobile. 
Dans  le  fœtus  humain,  la  mâchoire  inférieure  est,  comme  dans  le  singe, 
beaucoup  plus  avancée  que  la  mâchoire  supérieure;  dans  l’adulte,  il  serait 
également  difforme  qu’elle  fût  trop  avancée  ou  trop  reculée  : elle  doit  être 
à peu  près  de  niveau  avec  la  mâchoire  supérieure.  Dans  les  instants  les 
plus  vifs  des  passions,  la  mâchoire  a souvent  un  mouvement  involontaire, 
comme  dans  les  mouvements  où  l’âme  n’est  affectée  de  rien  : la  douleur,  le 
plaisir,  l’ennui  font  également  bâiller,  mais  il  est  vrai  qu’on  bâille  vivement 
et  que  cette  espèce  de  convulsion  est  très-prompte  dans  la  douleur  et  le  plai- 


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DE  L’AGE  VIRIL. 


sir,  au  lieu  que  le  bâillement  de  l’ennui  en  porte  le  caractère  par  la  lenteur 
avec  laquelle  il  se  fait. 

Lorsqu’on  vient  à penser  tout  à coup  à quelque  chose  qu’on  désire  ardem- 
ment ou  qu’on  regrette  vivement,  on  ressent  un  tressaillement  ou  un  serre- 
ment intérieur  ; ce  mouvement  du  diaphragme  agit  sur  les  poumons,  les 
élève  et  occasionne  une  inspiration  vive  et  prompte  qui  forme  le  soupir;  et 
lorsque  l'âme  a réfléchi  sur  la  cause  de  son  émotion  et  qu’elle  ne  voit  aucun 
moyen  de  remplir  son  désir  ou  de  faire  cesser  ses  regrets,  les  soupirs  se 
répètent,  la  tristesse,  qui  est  la  douleur  de  l’âme,  succède  à ces  premiers 
mouvements,  et  lorsque  cette  douleur  de  l’âme  est  profonde  et  subite,  elle 
fait  couler  les  larmes,  et  l’air  entre  dans  la  poitrine  par  secousses  : il  se  fait 
plusieurs  inspirations  réitérées  par  une  espèce  de  secousse  involontaire; 
chaque  inspiration  fait  un  bruit  plus  fort  que  celui  du  soupir,  c’est  ce  qu’on 
appelle  sangloter;  les  sanglots  se  succèdent  plus  rapidement  que  les  soupirs, 
et  le  son  de  la  voix  se  fait  entendre  un  peu  dans  le  sanglot  ; les  accents  en 
sont  encore  plus  marqués  dans  le  gémissement,  c’est  une  espèce  de  sanglot 
continué  dont  le  son  lent  se  fait  entendre  dans  l’inspiration  et  dans  l’expira- 
tion ; son  expression  consiste  dans  la  continuation  et  la  durée  d’un  ton 
plaintif  formé  par  des  sons  inarticulés  : ces  sons  du  gémissement  sont  plus 
ou  moins  longs,  suivant  le  degré  de  tristesse,  d’affliction  et  d’abattement  qui 
les  cause,  mais  ils  sont  toujours  répétés  plusieurs  fois;  le  temps  de  l’inspira- 
tion est  celui  de  l’intervalle  de  silence  qui  est  entre  les  gémissements,  et 
ordinairement  ces  intervalles  sont  égaux  pour  la  durée  et  pour  la  distance. 
Le  cri  plaintif  est  un  gémissement  exprimé  avec  force  et  à haute  voix;  quel- 
quefois ce  cri  se  soutient  dans  toute  son  étendue  sur  le  même  ton  : c’est  sur- 
tout lorsqu’il  est  fort  élevé  et  très-aigu  ; quelquefois  aussi  il  finit  par  un  ton 
plus  bas  ; c’est  ordinairement  lorsque  la  force  du  cri  est  modérée. 

Le  ris  est  un  son  entrecoupé  subitement  et  à plusieurs  reprises  par  une 
sorte  de  trémoussement  qui  est  marqué  à l’extérieur  par  le  mouvement  du 
ventre  qui  s’élève  et  s’abaisse  précipitamment;  quelquefois,  pour  faciliter 
ce  mouvement,  on  penche  la  poitrine  et  la  tête  en  avant  : la  poitrine  se  res- 
serre et  reste  immobile,  les  coins  de  la  bouche  s’éloignent  du  côté  des  joues 
qui  se  trouvent  resserrées  et  gonflées;  l’air,  à chaque  fois  que  le  ventre 
s’abaisse,  sort  de  la  bouche  avec  bruit,  et  l’on  entend  un  éclat  de  la  voix  qui 
se  répète  plusieurs  fois  de  suite,  quelquefois  sur  le  même  ton,  d’autres  fois 
sur  des  tons  différents  qui  vont  en  diminuant  à chaque  répétition. 

Dans  le  ris  immodéré  et  dans  presque  toutes  les  passions  violentes,  les 
lèvres  sont  fort  ouvertes;  mais  dans  des  mouvements  de  l’âme  plus  doux 
et  plus  tranquilles,  les  coins  de  la  bouche  s’éloignent  sans  qu’elle  s’ouvre, 
les  joues  se  gonflent,  et  dans  quelques  personnes  il  se  forme  sur  chaque  joue, 
à une  petite  distance  des  coins  de  la  bouche,  un  léger  enfoncement  que  l’on 
appelle  la  fossette  : c’est  un  agrément  qui  se  joint  aux  grâces  dont  le  souris 


DE  L’AGE  VIRIL.  55 

est  ordinairement  accompagné.  Le  souris  est  une  marque  de  bienveillance, 
d’applaudissement  et  de  satisfaction  intérieure;  c’est  aussi  une  façon  d’expri- 
mer le  mépris  et  la  moquerie,  mais  dans  ce  souris  malin  on  serre  davantage 
les  lèvres  l’une  contre  l’autre  par  un  mouvement  de  la  lèvre  inférieure. 

Les  joues  sont  des  parties  uniformes  qui  n’ont  par  elles-mêmes  aucun 
mouvement,  aucune  expression,  si  ce  n’est  par  la  rougeur  ou  la  pâleur  qui 
les  couvre  involontairement  dans  des  passions  différentes;  ces  parties  for- 
ment le  contour  de  la  face  et  l’union  des  traits,  elles  contribuent  plus  à la 
beauté  du  visage  qu’à  l’expression  des  passions  : il  en  est  de  même  du  men- 
ton, des  oreilles  et  des  tempes. 

On  rougit  dans  la  honte  , la  colère,  l’orgueil , la  joie;  on  pâlit  dans  la 
crainte,  l’effroi  et  la  tristesse;  cette  altération  de  la  couleur  du  visage  est 
absolument  involontaire,  elle  manifeste  l’état  de  l’âme  sans  son  consente- 
ment; c’est  un  effet  du  sentiment  sur  lequel  la  volonté  n’a  aucun  empire; 
elle  peut  commander  à tout  le  reste,  car  un  instant  de  réflexion  suffit  pour 
qu'on  puisse  arrêter  les  mouvements  musculaires  du  visage  dans  les  pas- 
sions, et  même  pour  les  changer,  mais  il  n’est  pas  possible  d’empêcher  le 
changement  de  couleur,  parce  qu’il  dépend  d’un  mouvement  du  sang  occa- 
sionné par  l’action  du  diaphragme,  qui  est  le  principal  organe  du  sentiment 
intérieur1. 

La  tête  en  entier  prend  dans  les  passions  des  positions  et  des  mouvements 
différents  ; elle  est  abaissée  en  avant  dans  l’humilité , la  honte , la  tristesse  ; 
penchée  à côté  dans  la  langueur,  la  pitié;  élevée  dans  l’arrogance;  droite  et 
fixe  dans  l’opiniâtreté  ; la  tête  fait  un  mouvement  en  arrière  dans  l’étonne- 
ment, et  plusieurs  mouvements  réitérés  de  côté  et  d’autre  dans  le  mépris, 
la  moquerie,  la  colère  et  l’indignation. 

Dans  l’affliction,  la  joie,  l’amour,  la  honte,  la  compassion,  les  yeux  se 
gonflent  tout  à coup,  une  humeur  surabondante  les  couvre  et  les  obscurcit, 
il  en  coule  des  larmes  ; l’effusion  des  larmes  est  toujours  accompagnée  d’une 
tension  des  muscles  du  visage,  qui  fait  ouvrir  la  bouche  ; l’humeur  qui  se 
forme  naturellement  dans  le  nez  devient  plus  abondante,  les  larmes  s’y 
joignent  par  des  conduits  intérieurs,  elles  ne  coulent  pas  uniformément,  et 
elles  semblent  s’arrêter  par  intervalles. 

Dans  la  tristesse  a,  les  deux  coins  de  la  bouche  s’abaissent,  la  lèvre  infé- 
rieure remonte,  la  paupière  est  abaissée  à demi , la  prunelle  de  l’œil  est 
élevée  et  à moitié  cachée  par  la  paupière , les  autres  muscles  de  la  face 
sont  relâchés,  de  sorte  que  l’intervalle  qui  est  entre  la  bouche  et  les  yeux 

a.  Voyez  la  dissertation  de  M.  Parsons,  qui  a pour  titr e:Human  physionomy  explain’d. 
London,  1747. 

1.  Lacaze  et  Bordeu  faisaient  aussi  du  diaphragme  le  principal  organe  du  sentiment  inté- 
rieur. Le  principal  organe  du  sentiment  intérieur  est  le  cerveau.  Ce  n’est  qu’à  l’occasion  de 
1 impression  reçue  par  le  cerveau  que  le  diaphragme  agit. 


56 


DE  L’AGE  VIRIL. 


est  plus  grand  qu’à  l’ordinaire,  et  par  conséquent  le  visage  paraît  allongé. 

Dans  la  peur,  la  terreur,  l'effroi,  l’horreur,  le  front  se  ride,  les  sourcils 
s’élèvent  , la  paupière  s’ouvre  autant  qu’il  est  possible,  elle  surmonte  la  pru- 
nelle et  laisse  paraître  une  partie  du  blanc  de  l’œil  au-dessus  de  la  pru- 
nelle, qui  est  abaissée  et  un  peu  cachée  par  la  paupière  inférieure;  la  bouche 
est  en  même  temps  fort  ouverte,  les  lèvres  se  retirent  et  laissent  paraître  les 
dents  en  haut  et  en  bas. 

Dans  le  mépris  et  la  dérision,  la  lèvre  supérieure  se  relève  d’un  côté  et 
laisse  paraître  les  dents,  tandis  que  de  l'autre  côté  elle  a un  petit  mouve- 
ment comme  pour  sourire  , le  nez  se  fronce  du  même  côté  que  la  lèvre  s’est 
élevée,  et  le  coin  de  la  bouche  recule;  l’œil  du  même  côté  est  presque  fermé, 
tandis  que  l’autre  est  ouvert  à l’ordinaire,  mais  les  deux  prunelles  sont 
abaissées  comme  lorsqu’on  regarde  du  haut  en  bas. 

Dans  la  jalousie , l’envie , la  malice  , les  sourcils  descendent  et  se  fron- 
cent, les  paupières  s’élèvent  et  les  prunelles  s’abaissent,  la  lèvre  supérieure 
s’élève  de  chaque  côté,  tandis  que  les  coins  de  la  bouche  s’abaissent  un  peu, 
et  que  le  milieu  de  la  lèvre  inférieure  se  relève  pour  joindre  le  milieu  de  la 
lèvre  supérieure. 

Dans  le  ris,  les  deux  coins  de  la  bouche  reculent  et  s’élèvent  un  peu,  la 
partie  supérieure  des  joues  se  relève,  les  yeux  se  ferment  plus  ou  moins,  la 
lèvre  supérieure  s’élève,  l’inférieure  s’abaisse  ; la  bouche  s’ouvre  et  la  peau 
du  nez  se  fronce  dans  les  ris  immodérés. 

Les  bras,  les  mains  et  tout  le  corps  entrent  aussi  dans  l’expression  des 
passions;  les  gestes  concourent  avec  les  mouvements  du  visage  pour  expri- 
mer les  différents  mouvements  de  l’âme.  Dans  la  joie,  par  exemple,  les 
yeux,  la  tête,  les  bras  et  tout  le  corps  sont  agités  par  des  mouvements 
prompts  et  variés;  dans  la  langueur  et  la  tristesse  les  yeux  sont  abaissés , la 
tête  est  penchée  sur  le  côté,  les  bras  sont  pendants  et  tout  le  corps  est  immo- 
bile; dans  l’admiration,  la  surprise,  l’étonnement,  tout  mouvement  est  sus- 
pendu , on  reste  dans  une  même  attitude.  Cette  première  expression  des 
passions  est  indépendante  de  la  volonté  , mais  il  y a une  autre  sorte  d’ex- 
pression qui  semble  être  produite  par  une  réflexion  de  l’esprit  et  par  le  com- 
mandement de  la  volonté  qui  fait  agir  les  yeux  , la  tête  , les  bras  et  tout  Je 
corps  : ces  mouvements  paraissent  être  autant  d’efforts  que  fait  l’âme  pour 
défendre  le  corps,  ce  sont  au  moins  autant  de  signe  ssecondaires  qui  répè- 
tent les  passions,  et  qui  pourraient  seuls  les  exprimer;  par  exemple,  dans 
l’amour,  dans  le  désir,  dans  l’espérance,  on  lève  la  tête  et  les  yeux  vers  le 
ciel,  comme  pour  demander  le  bien  que  l’on  souhaite;  on  porte  la  tête  et 
le  corps  en  avant,  comme  pour  avancer,  en  s’approchant , la  possession  de 
l’objet  désiré;  on  étend  les  bras,  on  ouvre  les  mains  pour  l’embrasser  et  le 
saisir  : au  contraire  dans  la  crainte,  dans  la  haine,  dans  l’horreur,  nous 
avançons  les  bras  avec  précipitation , comme  pour  repousser  ce  qui  fait 


DE  L’AGE  VIRIL. 


57 


l'objet  (le  notre  aversion,  nous  détournons  les  yeux  et  la  tête,  nous  recu- 
lons pour  l’éviter,  nous  fuyons  pour  nous  en  éloigner.  Ces  mouvements  sont 
si  prompts  qu’ils  paraissent  involontaires;  mais  c’est  un  effet  de  l’habi- 
tude qui  nous  trompe , car  ces  mouvements  dépendent  de  la  réflexion , 
et  marquent  seulement  la  perfection  des  ressorts  du  corps  humain  par  la 
promptitude  avec  laquelle  tous  les  membres  obéissent  aux  ordres  de  la 
volonté. 

Comme  toutes  les  passions  sont  des  mouvements  de  l’âme,  la  plupart 
relatifs  aux  impressions  des  sens,  elles  peuvent  être  exprimées  par  les  mou- 
vements du  corps,  et  surtout  par  ceux  du  visage  ; on  peut  juger  de  ce  qui 
se  passe  à l'intérieur  par  l’action  extérieure,  et  connaître  à l’inspection  des 
changements  du  visage  la  situation  actuelle  de  l’âme  ; mais  comme  l’âme  n’a 
point  de  forme  qui  puisse  être  relative  à aucune  forme  matérielle,  on  ne  peut 
pas  la  juger  par  la  figure  du  corps  ou  par  la  forme  du  visage  ; un  corps 
mal  fait  peut  renfermer  une  fort  belle  âme,  et  l’on  ne  doit  pas  juger  du  bon 
ou  du  mauvais  naturel  d’une  personne  par  les  traits  de  son  visage,  car  ces 
traits  n’ont  aucun  rapport  avec  la  nature  de  l’âme,  aucune  analogie  sur 
laquelle  on  puisse  fonder  des  conjectures  raisonnables. 

Les  anciens  étaient  cependant  fort  attachés  à cette  espèce  de  préjugé,  et 
dans  tous  les  temps  il  y a eu  des  hommes  qui  ont  voulu  faire  une  science 
divinatoire  de  leurs  prétendues  connaissances  en  physionomie,  mais  il  est 
bien  évident  qu’elles  ne  peuvent  s’étendre  qu’à  deviner  les  mouvements  de 
l’âme  par  ceux  des  yeux,  du  visage  et  du  corps,  et  que  la  forme  du  nez,  de 
la  bouche  et  des  autres  traits,  ne  fait  pas  plus  à la  forme  de  l’âme,  au  natu- 
rel de  la  personne,  que  la  grandeur  ou  la  grosseur  des  membres  fait  à la 
pensée.  Un  homme  en  sera-t-il  plus  spirituel  parce  qu’il  aura  le  nez  bien 
fait?  en  sera-t-il  moins  sage  parce  qu’il  aura  les  yeux  petits  et  la  bouche 
grande?  Il  faut  donc  avouer  que  tout  ce  que  nous  ont  dit  les  physionomistes 
est  destitué  de  tout  fondement , et  que  rien  n’est  plus  chimérique  que  les 
inductions  qu’ils  ont  voulu  tirer  de  leurs  prétendues  observations  métopo- 
scopiques. 

Les  parties  de  la  tête  qui  font  le  moins  à la  physionomie  et  à l’air  du 
visage  sont  les  oreilles  ; elles  sont  placées  à côté  et  cachées  par  les  cheveux: 
cette  partie,  qui  est  si  petite  et  si  peu  apparente  dans  l’homme,  est  fort  remar- 
quable dans  la  plupart  des  animaux  quadrupèdes,  elle  fait  beaucoup  à l’air 
de  la  tête  de  l’animal,  elle  indique  même  son  état  de  vigueur  ou  d’abatte- 
ment, elle  a des  mouvements  musculaires  qui  dénotent  le  sentiment  et 
répondent  à l’action  intérieure  de  l’animal.  Les  oreilles  de  l’homme  n’ont 
ordinairement  aucun  mouvement  volontaire  ou  involontaire,  quoiqu’il  y 
ait  des  muscles  qui  y aboutissent  ; les  plus  petites  oreilles  sont,  à ce  qu’on 
prétend,  les  plus  jolies,  mais  les  plus  grandes  et  qui  sont  en  même  temps 
bien  bordées  sont  celles  qui  entendent  le  mieux.  Il  y a des  peuples  qui  en 


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DE  L’AGE  VIRIL. 


agrandissent  prodigieusement  le  lobe  en  le  perçant  et  en  y mettant  des  mor- 
ceaux de  bois  ou  de  métal , qu’ils  remplacent  successivement  par  d’autres 
morceaux  plus  gros,  ce  qui  fait  avec  le  temps  un  trou  énorme  dans  le  lobe 
de  l’oreille,  qui  croit  toujours  à proportion  que  le  trou  s’élargit  ; j’ai  vu  de 
ces  morceaux  de  bois  qui  avaient  plus  d’un  pouce  et  demi  de  diamètre,  qui 
venaient  des  Indiens  de  l’Amérique  méridionale  : ils  ressemblent  à des  dames 
de  trictrac.  On  ne  sait  sur  quoi  peut  être  fondée  cette  coutume  singulière 
de  s’agrandir  si  prodigieusement  les  oreilles;  il  est  vrai  qu’on  ne  sait  guère 
mieux  d’où  peut  venir  l’usage  presque  général  dans  toutes  les  nations  de 
percer  les  oreilles,  et  quelquefois  les  narines,  pour  porter  des  boucles,  des 
anneaux,  etc. , à moins  que  d’en  attribuer  l’origine  aux  peuples  encore  sau- 
vages et  nus  qui  ont  cherché  à porter  de  la  manière  la  moins  incommode 
les  choses  qui  leur  ont  paru  les  plus  précieuses,  en  les  attachant  à cette 
partie. 

La  bizarrerie  et  la  variété  des  usages  paraissent  encore  plus  dans  la 
manière  différente  dont  les  hommes  ont  arrangé  les  cheveux  et  la  barbe  : 
les  uns,  comme  les  Turcs,  coupent  leurs  cheveux  et  laissent  croître  leur 
barbe;  d’autres,  comme  la  plupart  des  Européens,  portent  leurs  cheveux 
ou  des  cheveux  empruntés  et  rasent  leur  barbe  ; les  sauvages  se  l’arrachent 
et  conservent  soigneusement  leurs  cheveux  ; les  nègres  se  rasent  la  tête  par 
figures,  tantôt  en  étoiles,  tantôt  à la  façon  des  religieux,  et  plus  communé- 
ment encore  par  bandes  alternatives,  en  laissant  autant  de  plein  que  de  rasé, 
et  ils  font  la  même  chose  à leurs  petits  garçons  ; les  Talapoins  de  Siam  font 
raser  la  tête  et  les  sourcils  aux  enfants  dont  on  leur  confie  l’éducation  ; 
chaque  peuple  a sur  cela  des  usages  différents  : les  uns  font  plus  de  cas  de 
la  barbe  de  la  lèvre  supérieure  que  de  celle  du  menton  ; d’autres  préfèrent 
celle  des  joues  et  celle  du  dessous  du  visage;  les  uns  la  frisent;  les  autres  la 
portent  lisse.  Il  n’y  a pas  bien  longtemps  que  nous  portions  les  cheveux  du 
derrière  de  la  tête  épars  et  flottants,  aujourd’hui  nous  les  portons  dans  un 
sac;  nos  habillements  sont  différents  de  ceux  de  nos  pères  : la  variété  dans  la 
manière  de  se  vêtir  est  aussi  grande  que  la  diversité  des  nations,  et  ce  qu’il 
y a de  singulier,  c’est  que  de  toutes  les  espèces  de  vêtements  nous  avons 
choisi  Tune  des  plus  incommodes,  et  que  notre  manière,  quoique  générale- 
ment imitée  par  tous  les  peuples  de  l’Europe,  est  en  même  temps  de  toutes 
les  manières  de  se  vêtir  celle  qui  demande  le  plus  de  temps,  celle  qui  me 
paraît  être  le  moins  assortie  à la  nature. 

Quoique  les  modes  semblent  n’avoir  d’autre  origine  que  le  caprice  et  la 
fantaisie,  les  caprices  adoptés  et  les  fantaisies  générales  méritent  d’être  exa- 
minés : les  hommes  ont  toujours  fait  et  feront  toujours  cas  de  tout  ce  qui 
peut  fixer  les  yeux  des  autres  hommes  et  leur  donner  en  même  temps  des 
idées  avantageuses  de  richesse,  de  puissance,  de  grandeur,  etc.;  la  valeur 
de  ces  pierres  brillantes , qui  de  tout  temps  ont  été  regardées  comme  des 


DE  L’AGE  VIRIL. 


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ornements  précieux,  n’est  fondée  que  sur  leur  rareté  et  sur  leur  éclat  éblouis- 
sant; il  en  est  de  même  de  ces  métaux  éclatants  dont  le  poids  nous  paraît  si 
léger  lorsqu’il  est  réparti  sur  tous  les  plis  de  nos  vêtements  pour  en  faire  la 
parure  : ces  pierres,  ces  métaux  sont  moins  des  ornements  pour  nous  que 
des  signes  pour  les  autres,  auxquels  ils  doivent  nous  remarquer  et  recon- 
naître nos  richesses  ; nous  tâchons  de  leur  en  donner  une  plus  grande  idée 
en  agrandissant  la  surface  de  ces  métaux,  nous  voulons  fixer  leurs  yeux  ou 
plutôt  les  éblouir;  combien  peu  y en  a-t-il,  en  effet,  qui  soient  capables  de 
séparer  la  personne  de  son  vêtement  et  de  juger  sans  mélange  l’homme  et  le 
métal  ! 

Tout  ce  qui  est  rare  et  brillant  sera  donc  toujours  de  mode,  tant  que  les 
hommes  tireront  plus  d’avantage  de  l’opulence  que  de  la  vertu,  tant  que  les 
moyens  de  paraître  considérable  seront  si  différents  de  ce  qui  mérite  seul 
d’être  considéré  : l’éclat  extérieur  dépend  beaucoup  de  la  manière  de  se 
vêtir;  cette  manière  prend  des  formes  différentes,  selon  les  différents  points 
de  vue  sous  lesquels  nous  voulons  être  regardés;  l'homme  modeste,  ou  qui 
veut  le  paraître,  veut  en  même  temps  marquer  cette  vertu  par  la  simplicité 
de  son  habillement;  l’homme  glorieux  ne  néglige  rien  de  ce  qui  peut  étayer 
son  orgueil  ou  flatter  sa  vanité  ; on  le  reconnaît  à la  richesse  ou  à la 
recherche  de  ses  ajustements. 

Un  autre  point  de  vue  que  les  hommes  ont  assez  généralement  est  de 
rendre  leur  corps  plus  grand,  plus  étendu  : peu  contents  du  petit  espace 
dans  lequel  est  circonscrit  notre  être,  nous  voulons  tenir  plus  de  place  en  ce 
monde  que  la  nature  ne  peut  nous  en  donner;  nous  cherchons  à agrandir 
notre  figure  par  des  chaussures  élevées,  par  des  vêtements  renflés;  quel- 
que amples  qu’ils  puissent  être,  la  vanité  qu’ils  couvrent  n’est-elle  pas  encore 
plus  grande?  Pourquoi  la  tête  d’un  docteur  est-elle  environnée  d’une  quan- 
tité énorme  de  cheveux  empruntés,  et  que  celle  d’un  homme  du  bel  air  en 
est  si  légèrement  garnie?  L’un  veut  qu’on  juge  de  l’étendue  de  sa  science 
par  la  capacité  physique  de  cette  tête  dont  il  grossit  le  volume  apparent,  et 
l’autre  ne  cherche  à le  diminuer  que  pour  donner  l’idée  de  la  légèreté  de  son 
esprit. 

Il  y a des  modes  dont  l’origine  est  plus  raisonnable  : ce  sont  celles  où 
l’on  a eu  pour  but  de  cacher  des  défauts  et  de  rendre  la  nature  moins  dés- 
agréable. A prendre  les  hommes  en  général,  il  y a beaucoup  plus  de  figures 
défectueuses  et  de  laids  visages  que  de  personnes  belles  et  bien  faites  : les 
modes  qui  ne  sont  que  l’usage  du  plus  grand  nombre,  usage  auquel  le  reste 
se  soumet,  ont  donc  été  introduites,  établies  par  ce  grand  nombre  de  per- 
sonnes intéressées  à rendre  leurs  défauts  plus  supportables.  Les  femmes  ont 
coloré  leur  visage  lorsque  les  roses  de  leur  teint  se  sont  flétries,  et  lorsqu’une 
pâleur  naturelle  les  rendait  moins  agréables  que  les  autres  ; cet  usage  est 
presque  universellement  répandu  chez  tous  les  peuples  de  la  terre;  celui  de 


CO 


DE  L’AGE  VIRIL. 


se  blanchir  les  cheveux a avec  de  la  poudre  et  de  les  enfler  par  la  frisure, 
quoique  beaucoup  moins  général  et  bien  plus  nouveau,  parait  avoir  été  ima- 
giné pour  faire  sortir  davantage  les  couleurs  du  visage  et  en  accompagner 
plus  avantageusement  la  forme. 

Mais  laissons  les  choses  accessoires  et  extérieures,  et,  sans  nous  occuper 
plus  longtemps  des  ornements  et  de  la  draperie  du  tableau,  revenons  à la 
figure.  La  tête  de  l'homme  est  à l’extérieur  et  à l’intérieur  d’une  forme  diffé- 
rente de  celle  de  la  tête  de  tous  les  autres  animaux,  à l’exception  du  singe, 
dans  lequel  cette  partie  est  assez  semblable;  il  a cependant  beaucoup  moins 
de  cerveau  et  plusieurs  autres  différences  dont  nous  parlerons  dans  la  suite. 
Le  corps  de  presque  tous  les  animaux  quadrupèdes  vivipares  est  en  entier 
couvert  de  poils  : le  derrière  de  la  tête  de  l’homme  est,  jusqu’à  l’âge  de 
puberté,  la  seule  partie  de  son  corps  qui  en  soi!  couverte,  et  elle  en  est  plus 
abondamment  garnie  que  la  tête  d’aucun  animal.  Le  singe  ressemble  encore 
à l'homme  par  les  oreilles,  par  les  narines,  par  les  dents  : il  y a une  très- 
grande  diversité  dans  la  grandeur,  la  position  et  le  nombre  des  dents  des 
diffe  e its  animaux  ; les  uns  en  ont  en  haut  et  en  bas,  d’autres  n’en  ont 
qu’à  la  mâchoire  inférieure;  dans  les  uns  les  dents  sont  séparées  les  unes 
des  autres,  dans  d’autres  elles  sont  continues  et  réunies;  le  palais  de  cer- 
tains poissons  n’est  qu’une  espèce  de  masse  osseuse  très-dure  et  garnie  d’un 
très-grand  nombre  de  pointes  qui  font  l’office  de  dents6. 

Dans  presque  tous  les  animaux,  la  partie  par  laquelle  ils  prennent  la  nour- 
riture est  ordinairement  solide  ou  armée  de  quelques  corps  durs  : dans 
l’homme,  les  quadrupèdes  et  les  poissons,  les  dents,  le  bec  dans  les  oiseaux , 
les  pinces,  les  scies,  etc.,  dans  les  insectes,  sont  des  instruments  d’une 
matière  dure  et  solide  avec  lesquels  tous  ces  animaux  saisissent  et  broient 
leurs  aliments;  toutes  ces  parties  dures  tirent  leur  origine  des  nerfs,  comme 
les  ongles,  les  cornes1,  etc.  Nous  avons  dit  que  la  substance  nerveuse  prend 
de  la  solidité  et  une  grande  dureté  dès  qu’elle  se  trouve  exposée  à l’air  : la 
bouche  est  une  partie  divisée,  une  ouverture  dans  le  corps  de  l’animal  ; il 


a.  Los  Papous , habitants  de  la  Nouvelle-Guinée,  qui  sont  des  peuples  sauvages,  ne  laissent 
pas  de  faire  grand  cas  de  leur  barbe  et  de  leurs  cheveux,  et  de  les  poudrer  avec  de  la  chaux. 
Voyez  Recueil  des  Voyages  qui  ont  servi  à l’étabhssement  de  la  Compagnie  des  Indes , t.  IV  , 
page  637. 

b.  On  trouve  dans  le  Journal  des  Savants,  année  1675,  un  extrait  de  VIstoria.  anatomica 
deli’  ossa  del  corpo  humano , di  Bernard.no  Genga , etc. , par  lequel  il  parait  que  cet  auteur 
prétend  qu’il  s’est  trouvé  plusieurs  personnes  qui  n’avaient  qu’une  seule  dent  qui  occupait  toute 
la  mâchoire,  sur  laquelle  on  voyait  de  petites  lignes  distinctes  par  le  moyen  desquelles  il  sem- 
blait qu’il  y en  eût  eu  plusieurs  : il  dit  avoir  trouvé,  dans  le  cimetière  de  l’hôpital  du  Saint- 
Esprit  de  Rome,  une  tête  qui  n’avait  point  de  mâchoire  inférieure,  et  que  dans  la  supérieure  il 
n’y  avait  que  trois  dents,  savoir,  deux  molaires  dont  chacune  était  divisée  en  cinq  avec  les 
racines  séparées , et  l’autre  formait  les  quatre  dents  incisives  et  les  deux  qu’on  appelle  canines , 
page  251. 

1.  Voyez  la  note  2 de  la  page  14. 


DE  L’AGE  VIRIL. 


Cl 


_jst  donc  naturel  d’imaginer  que  les  nerfs  qui  y aboutissent  doivent  prendre 
à leurs  extrémités  de  la  dureté  et  de  la  solidité  et  produire  par  conséquent 
les  dents,  les  palais  osseux,  les  becs,  les  pinces  et  toutes  les  autres  parties 
dures  que  nous  trouvons  dans  tous  les  animaux,  comme  ils  produisent  aux 
autres  extrémités  du  corps  auxquelles  ils  aboutissent  les  ongles,  les  cornes, 
les  ergots,  et  même,  à la  surlace,  les  poils,  les  plumes,  les  écailles,  etc. 

Le  col  soutient  la  tête  et  la  réunit  avec  le  corps  : cette  partie  est  bien  plus 
considérable  dans  la  plupart  des  animaux  quadrupèdes  quelle  ne  l’est  dans 
l’homme;  les  poissons  et  les  autres  animaux  qui  n’ont  point  de  poumons 
semblables  aux  nôtres  n’ont  point  de  col.  Les  oiseaux  sont,  en  général , les 
animaux  dont  le  col  est  le  plus  long  ; dans  les  espèces  d’oiseaux  qui  ont  les 
pattes  courtes,  le  col  est  aussi  assez  court,  et  dans  celles  où  les  pattes  sont 
fort  longues,  le  col  est  aussi  d’une  très-grande  longueur.  Aristote  dit  que  les 
oiseaux  de  proie  qui  ont  des  serres  ont  tous  le  col  court. 

La  poitrine  de  l'homme  est  à l’extérieur  conformée  différemment  de  celle 
des  autres  animaux  : elle  est  plus  large  à proportion  du  corps,  et  il  n’y  a 
que  l'homme  et  le  singe  dans  lesquels  on  trouve  ces  os  qui  sont  immédiate- 
ment au-dessus  du  col  et  qu’on  appelle  les  clavicules  '.  Les  deux  mamelles 
sont  posées  sur  la  poitrine  : celles  des  femmes  sont  plus  grosses  et  plus  émi- 
nentes que  celles  des  hommes,  cependant  elles  paraissent  être  à peu  près  de 
la  même  consistance  et  leur  organisation  est  assez  semblable,  car  les 
mamelles  des  hommes  peuvent  former  du  lait  comme  celles  des  femmes  ; 
on  a plusieurs  exemples  de  ce  fait,  et  c’est  surtout  à l’âge  de  puberté  que 
cela  arrive.  J’ai  vu  un  jeune  homme  de  quinze  ans  faire  sortir  d’une  de  ses 
mamelles  plus  d’une  cuillerée  d’une  liqueur  laiteuse,  ou  plutôt  de  véritable 
lait.  Il  y a dans  les  animaux  une  grande  variété  dans  la  situation  et  dans  le 
nombre  des  mamelles  : les  uns,  comme  le  singe,  l’éléphant,  n’en  ont  que 
deux  qui  sont  posées  sur  le  devant  de  la  poitrine  ou  à côté  ; d’autres  en  ont 
quatre,  comme  l’ours;  d’autres,  comme  les  brebis,  n’en  ont  que  deux  placées 
entre  les  cuisses;  d’autres  ne  les  ont  ni  sur  la  poitrine,  ni  entre  les  cuisses, 
mais  sur  le  ventre,  comme  les  chiennes,  les  truies,  etc.,  qui  en  ont  un  grand 
nombre;  les  oiseaux  n’ont  point  de  mamelles,  non  plus  que  tous  les  autres 
animaux  ovipares1 2;  les  poissons  vivipares 3,  comme  la  baleine,  le  dauphin, 
le  lamentin,  etc.,  ont  aussi  des  mamelles  et  du  lait.  La  forme  des  mamelles 

1.  La  clavicule  existe  dans  l’ homme , dans  les  singes  , dans  les  chauve-souris , dans  les  écu- 
reuils , les  rais , les  castors , les  porcs-épics , etc. , etc.  ; les  chiens , les  chats  , les  belettes , les 
O'trs , etc. , n'ont  qn’un  vestige  de  clavicule  suspendu  dans  les  cliairs;  la  clavicule  manque 
entièrement  dans  tous  les  animaux  à sabots  : les  éléphants  , les  pachydermes , les  ruminants  et 
les  solipèdes.  Les  oiseaux  ont  une  clavicule  double , etc. , etc.  ( Voyez  mon  Histoire  d s travaux 
de  G.  Cuv.er,  au  chapitre  sur  YOs/éologie  comparée.) 

2.  Les  quadrupèdes  vivip  ires  ont  seuls  des  mamelles.  C'est  pourquoi  Linné  (voulant  les  dis- 
tinguer,  par  un  nom  précis,  et  par  un  s ul  nom , des  quadrupèdes  o ipares)  les  nomma  main- 
mulia,  ou,  comme  nous  disons  en  français,  mammifères. 

3.  Voyez  la  note  1 de  la  page  472  du  L r volume. 


62 


DE  L’AGE  VIRIL. 


varie  dans  les  différentes  espèces  d’animaux  et  dans  la  même  espèce,  sui- 
vant les  différents  âges.  On  prétend  que  les  femmes  dont  les  mamelles  ne 
sont  pas  bien  rondes,  mais  en  forme  de  poire,  sont  les  meilleures  nourrices, 
parce  que  les  enfants  peuvent  alors  prendre  dans  leur  bouche  non-seulement 
Je  mamelon,  mais  encore  une  partie  même  de  l’extrémité  de  la  mamelle.  Au 
reste,  pour  que  les  mamelles  des  femmes  soient  bien  placées,  il  faut  qu’il  y 
ait  autant  d’espace  de  l’un  des  mamelons  à l’autre  qu’il  y en  a depuis  le  marne 
Ion  jusqu’au  milieu  de  la  fossette  des  clavicules,  en  sorte  que  ces  trois  point? 
fassent  un  triangle  équilatéral. 

Au-dessous  de  la  poitrine  est  le  ventre,  sur  lequel  l’ombilic  ou  le  nombril 
est  apparent  et  bien  marqué,  au  lieu  que  dans  la  plupart  des  espèces  d’ani- 
maux il  est  presque  insensible  et  souvent  même  entièrement  oblitéré;  les 
singes  même  n’ont  qu’une  espèce  de  callosité  ou  de  dureté  à la  place  du 
nombril. 

Les  bras  de  l’homme  ne  ressemblent  point  du  tout  aux  jambes  de  devant 
des  quadrupèdes,  non  plus  qu’aux  ailes  des  oiseaux;  le  singe  est  le  seul  de 
tous  les  animaux  qui  ait  des  bras  et  des  mains,  mais  ces  bras  sont  plus  gros- 
sièrement formés  et  dans  des  proportions  moins  exactes  que  le  bras  et  la 
main  de  l’homme;  les  épaules  sont  aussi  beaucoup  plus  larges  et  d’une 
forme  très-différente  dans  l’homme  de  ce  qu’elles  sont  dans  tous  les  autres 
animaux;  le  haut  des  épaules  est  la  partie  du  corps  sur  laquelle  l’homme 
peut  porter  les  plus  grands  fardeaux. 

La  forme  du  dos  n’est  pas  fort  différente  dans  l’homme  de  ce  qu’elle  est 
dans  plusieurs  animaux  quadrupèdes;  la  partie  des  reins  est  seulement  plus 
musculeuse  et  plus  forte;  mais  les  fesses,  qui  sont  les  parties  les  plus  infé- 
rieures du  tronc,  n’appartiennent  qu’à  l’espèce  humaine  : aucun  des  ani- 
maux quadrupèdes  n’a  de  fesses  ; ce  que  l’on  prend  pour  cette  partie  sont 
leurs  cuisses.  L’homme  est  le  seul  qui  se  soutienne  dans  une  situation  droite 
et  perpendiculaire  ; c’est  à cette  position  des  parties  inférieures  qu’est  relatif 
ce  renflement  au  haut  des  cuisses  qui  forme  les  fesses. 

Le  pied  de  l'homme  est  aussi  très-différent  de  celui  de  quelque  animal  que 
ce  soit  et  même  de  celui  du  singe  : le  pied  du  singe  est  plutôt  une  main 
qu’un  pied,  les  doigts  en  sont  longs  et  disposés  comme  ceux  de  la  main, 
celui  du  milieu  est  plus  grand  que  les  autres,  comme  dans  la  main;  ce  pied 
du  singe  n’a  d’ailleurs  point  de  talon  semblable  à celui  de  l’homme  : l’assiette 
du  pied  est  aussi  plus  grande  dans  l’homme  que  dans  tous  les  animaux  qua- 
drupèdes, et  les  doigts  du  pied  servent  beaucoup  à maintenir  l’équilibre  du 
corps  et  à assurer  ses  mouvements  dans  la  démarche,  la  course,  la 
danse,  etc. 

Les  ongles  sont  plus  petits  dans  l’homme  que  dans  tous  les  autres  ani- 
maux ; s’ils  excédaient  beaucoup  les  extrémités  des  doigts,  ils  nuiraient  à 
l’usage  de  la  main.  Les  sauvages,  qui  les  laissent  croître,  s’en  servent  pour 


DE  L’AGE  VIRIL. 


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déchirer  la  peau  des  animaux  ; mais,  quoique  leurs  ongles  soient  plus  forts 
et  plus  grands  que  les  nôtres,  ils  ne  le  sont  point  assez  pour  qu’on  puisse  les 
comparer  en  aucune  façon  à la  corne  ou  aux  ergots  du  pied  des  animaux. 

On  n’a  rien  observé  de  parfaitement  exact  dans  le  détail  des  proportions 
du  corps  humain  : non-seulement  les  mêmes  parties  du  corps  n’ont  pas  les 
mêmes  dimensions  proportionnelles  dans  deux  personnes  différentes,  mais 
souvent,  dans  la  même  personne,  une  partie  n’est  pas  exactement  semblable 
à la  partie  correspondante  : par  exemple,  souvent  le  bras  ou  la  jambe  du 
côté  droit  n’a  pas  exactement  les  mêmes  dimensions  que  le  bras  ou  la  jambe 
du  côté  gauche,  etc.  Il  a donc  fallu  des  observations  répétées  pendant  long- 
temps pour  trouver  un  milieu  entre  ces  différences,  afin  d’établir  au  juste 
les  dimensions  des  parties  du  corps  humain  et  de  donner  une  idée  des  pro- 
portions qui  font  ce  que  l’on  appelle  la  belle  nature  ; ce  n’est  pas  par  la  com- 
paraison du  corps  d’un  homme  avec  celui  d’un  autre  homme,  ou  par  des 
mesures  actuellement  prises  sur  un  grand  nombre  de  sujets  qu’on  a pu 
acquérir  cette  connaissance,  c’est  par  les  efforts  qu’on  a faits  pour  imiter  et 
copier  exactement  la  nature,  c’esi  à l’art  du  dessin  qu’on  doit  tout  ce  que 
l’on  peut  savoir  en  ce  genre;  le  sentiment  et  le  goût  ont  fait  ce  que  la  méca- 
nique ne  pouvait  faire  : on  a quitté  la  règle  et  le  compas  pour  s’en  tenir  au 
coup  d’œil,  on  a réalisé  sur  le  marbre  toutes  les  formes,  tous  les  contours  de 
toutes  les  parties  du  corps  humain,  et  on  a mieux  connu  la  nature  par  la 
représentation  que  par  la  nature  même;  dès  qu’il  y a eu  des  statues,  on  a 
mieux  jugé  de  leur  perfection  en  les  voyant  qu'en  les  mesurant.  C’est  par  un 
grand  exercice  de  l’art  du  dessin  et  par  un  sentiment  exquis  que  les  grands 
statuaires  sont  parvenus  à faire  sentir  aux  autres  hommes  les  justes  propor- 
tions des  ouvrages  de  la  nature.  Les  anciens  ont  fait  de  si  belles  statues,  que 
d’un  commun  accord  on  les  a regardées  comme  la  représentation  exacte  du 
corps  humain  le  plus  parfait.  Ces  statues,  qui  n’étaient  que  des  copies  de 
l’homme,  sont  devenues  des  originaux,  parce  que  ces  copies  n’étaient  pas 
faites  d’après  un  seul  individu,  mais  d’après  l’espèce  humaine  entière  bien 
observée,  et  si  bien  vue  qu’on  n’a  pu  trouver  aucun  homme  dont  le  corps 
fût  aussi  bien  proportionné  que  ces  statues  : c’est  donc  sur  ces  modèles  que 
l’on  a pris  les  mesures  du  corps  humain;  nous  les  rapporterons  ici  comme 
les  dessinateurs  les  ont  données.  On  divise  ordinairement  la  hauteur  du 
corps  en  dix  parties  égales,  que  l’on  appelle  faces  en  terme  d’art,  parce  que 
la  lace  de  l’homme  a été  le  premier  modèle  de  ces  mesures;  on  distingue 
aussi  trois  parties  égales  dans  chaque  face,  c’est-à-dire  dans  chaque  dixième 
partie  de  la  hauteur  du  corps;  cette  seconde  division  vient  de  celle  que  l’on 
a faite  de  la  face  humaine  en  trois  parties  égales.  La  première  commence 
au-dessus  du  front  à la  naissance  des  cheveux,  et  finit  à la  racine  du  nez; 
le  nez  fait  la  seconde  partie  de  la  face,  et  la  troisième,  en  commençant  au- 
dessous  du  nez,  va  jusqu’au-dessous  du  menton  : dans  les  mesures  du  reste 


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DE  L’AGE  VIRIL. 


du  corps,  on  désigne  quelquefois  la  troisième  partie  d'une  face,  ou  une  tren- 
tième partie  de  toute  la  hauteur,  par  le  mot  de  nez  ou  de  longueur  de  nez. 
La  première  face  dont  nous  venons  de  parler,  qui  est  toute  la  face  de 
l'homme,  ne  commence  qu’à  la  naissance  des  cheveux,  qui  e.d  au-dessus 
du  front  : depuis  ce  point  jusqu’au  sommet  de  la  tête,  il  y a encore  un  tiers 
de  face  de  hauteur,  ou,  ce  qui  est  la  même  chose,  une  hauteur  égale  à celle 
du  nez;  ainsi,  depuis  le  sommet  de  la  tête  jusqu’au  has  du  menton,  c'est-à- 
dire  dans  la  hauteur  de  la  tète,  il  y a une  face  et  un  tiers  de  face;  entre  le 
has  du  menton  et  la  fossette  des  clavicules,  qui  est  au-dessus  de  la  poitrine, 
il  y a deux  tiers  de  face;  ainsi  la  hauteur,  depuis  le  dessus  de  la  poitrine 
jusqu’au  sommet  de  la  tête,  fait  deux  fois  la  longueur  de  la  face,  ce  qui  est 
la  cinquième  partie  de  toute  la  hauteur  du  corps;  depuis  la  fossette  des  cla- 
vicules jusqu’au  bas  des  mamelles,  on  compte  une  face;  au-dessous  des 
mamelles  commence  la  quatrième  face,  qui  finit  au  nombril,  et  la  cinquième 
va  à l’endroit  où  se  fait  la  bifurcation  du  tronc,  ce  qui  fait  en  tout  la  moitié 
de  la  hauteur  du  corps.  On  compte  deux  faces  dans  la  longueur  de  la  cuisse 
jusqu’au  genou  ; le  genou  fait  une  demi-face,  qui  est  la  moitié  de  la  hui- 
tième; il  y a deux  faces  dans  la  longueur  de  la  jambe,  depuis  le  has  du 
genou  jusqu’au  cou-de-pied,  ce  qui  fait  en  tout  neuf  faces  et  demie,  et  depuis 
le  cou-de-pied  jusqu’à  la  plante  du  pied,  il  y a une  demi-face  qui  complète 
les  dix  faces  dans  lesquelles  on  a divisé  toute  la  hauteur  du  corps.  Cette  divi- 
sion a été  faite  pour  le  commun  des  homme  - ; mais  pour  ceux  qui  sont  d’une 
taille  haute  et  fort  au-dessus  du  commun,  il  se  trouve  environ  une  demi-face 
de  plus  dans  la  partie  du  corps  qui  est  entre  les  mamelles  et  la  bifurcation 
du  tronc  : c’est  donc  cette  hauteur  de  surplus  dans  cet  endroit  du  corps  qui 
fait  la  belle  taille;  alors  la  naissance  de  la  bifurcation  du  tronc  ne  se  ren- 
contre pas  précisément  au  milieu  de  la  hauteur  du  corps,  mais  un  peu  au- 
dessous.  Lorsqu’on  étend  les  bras  de  façon  qu’ils  soient  tous  deux  sur  une 
même  ligne  droite  et  horizontale,  la  distance  qui  se  trouve  entre  les  extré- 
mités des  grands  doigts  des  mains  est  égale  à la  hauteur  du  corps.  Depuis  la 
fossette  qui  est  entre  les  clavicules  jusqu’à  l’emboîture  de  l’os  de  l’épaule 
avec  celui  du  bras,  il  y a une  face;  lorsque  le  bras  est  appliqué  contre  le 
corps  et  plié  en  avant,  on  y compte  quatre  faces,  savoir,  deux  entre  l’emboî- 
ture  de  l’épaule  et  l’extrémité  du  coude  et  deux  autres  depuis  le  coude  jus- 
qu’à la  première  naissance  du  petit  doigt,  ce  qui  fait  cinq  faces,  et  cinq  pour 
le  côté  de  l’autre  bras;  c’e^t  en  tout  dix  faces,  c’est-à-dire  une  longueur 
égale  à toute  la  hauteur  du  corps  ; il  reste  cependant  à l’extrémité  de  chaque 
main  la  longueur  des  doigts,  qui  est  d’environ  une  demi-face,  mais  il  faut 
faire  attention  que  cette  demi-face  se  perd  dans  les  emboîtures  du  coude  et  de 
l’épaule  lorsque  les  bras  sont  étendus.  La  main  a une  face  de  longueur,  le 
pouce  a un  tiers  de  face  ou  une  longueur  de  nez,  de  même  que  le  plus  long 
doigt  du  pied;  la  longueur  du  dessous  du  pied  est  égale  à une  sixième  partie 


DE  L’AGE  VIRIL. 


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de  la  hauteur  du  corps  en  entier.  Si  l’on  voulait  vérifier  ces  mesures  de  lon- 
gueur sur  un  seul  homme,  on  les  trouverait  fautives  à plusieurs  égards  par- 
les raisons  que  nous  en  avons  données  ; il  serait  encore  bien  plus  difficile  de 
déterminer  les  mesures  de  la  grosseur  des  différentes  parties  du  corps  : 
l’embonpoint  ou  la  maigreur  change  si  fort  ces  dimensions,  et  le  mouvement 
des  muscles  les  fait  varier  dans  un  si  grand  nombre  de  positions,  qu’il  est 
presque  impossible  de  donner  là-dessus  des  résultats  sur  lesquels  on  puisse 
compter. 

Dans  l’enfance,  les  parties  supérieures  du  corps  sont  plus  grandes  que  les 
parties  inférieures;  les  cuisses  et  les  jambes  ne  font  pas  à beaucoup  près  la 
moitié  de  la  hauteur  du  corps;  à mesure  que  l’enfant  avance  en  âge,  ces 
parties  inférieures  prennent  plus  d’accroissement  que  les  parties  supé- 
rieures, et  lorsque  l’accroissement  de  tout  le  corps  est  entièrement  achevé  , 
les  cuisses  et  les  jambes  font  à peu  près  la  moitié  de  la  hauteur  du  corps. 

Dans  les  femmes,  la  partie  antérieure  de  la  poitrine  est  plus  élevée  que 
dans  les  hommes,  en  sorte  qu’ordinairement  la  capacité  de  la  poitrine,  for- 
mée par  les  côtes,  a plus  d’épaisseur  dans  les  femmes  et  plus  de  largeur 
dans  les  hommes,  proportionnellement  au  reste  du  corps  ; les  hanches  des 
femmes  sont  aussi  beaucoup  plus  grosses,  parce  que  les  os  des  hanches  et 
ceux  qui  y sont  joints,  et  qui  composent  ensemble  cette  capacité  qu’on  appelle 
le  bassin,  sont  plus  larges  qu’ils  ne  le  sont  dans  les  hommes;  cette  différence 
dans  la  conformation  de  la  poitrine  et  du  bassin  est  assez  sensible  pour  être 
reconnue  fort  aisément,  et  elle  suffit  pour  faire  distinguer  le  squelette  d’une 
femme  de  celui  d’un  homme. 

La  hauteur  totale  du  corps  humain  varie  assez  considérablement;  la 
grande  taille  pour  les  hommes  est  depuis  cinq  pieds  quatre  ou  cinq  pouces 
jusqu’à  cinq  pieds  huit  ou  neuf  pouces;  la  taille  médiocre  est  depuis  cinq 
pieds  ou  cinq  pieds  un  pouce  jusqu’à  cinq  pieds  quatre  pouces,  et  la  petite 
taille  est  au-dessous  de  cinq  pieds  : les  femmes  ont  en  général  deux  ou  trois 
pouces  de  moins  que  les  hommes  ; nous  parlerons  ailleurs  des  géants  et 
des  nains. 

Quoique  le  corps  de  l’homme  soit  à l’extérieur  plus  délicat  que  celui 
d’aucun  des  animaux,  il  est  cependant  très-nerveux,  et  peut-être  plus  fort 
par  rapport  à son  volume  que  celui  des  animaux  les  plus  forts  ; car  si  nous 
voulons  comparer  la  force  du  lion  à celle  de  l’homme,  nous  devons  consi- 
dérer que  cet  animal  étant  armé  de  griffes  et  de  dents,  l’emploi  qu’il  fait  de 
ses  forces  nous  en  donne  une  fausse  idée , nous  attribuons  à sa  force  ce  qui 
n’appartient  qu’à  ses  armes;  celles  que  l’homme  a reçues  de  la  nature  ne 
sont  point  offensives  : heureux  si  l’art  ne  lui  en  eût  pas  mis  à la  main  de 
plus  terribles  que  les  ongles  du  lion  ! 

Mais  il  y a une  meilleure  manière  de  comparer  la  force  de  l’homme  avec 
celle  des  animaux,  c’est  par  le  poids  qu’il  peut  porter;  on  assure  que  les 

II.  5 


G6 


DE  L’AGE  VIRIL. 


porte-faix  ou  crocheteurs  de  Constantinople  portent  des  fardeaux  de  neuf 
cents  livres  pesant;  je  me  souviens  d’avoir  lu  une  expérience  de  M.  Desagu- 
liers  au  sujet  de  la  force  de  l’homme  : il  fit  faire  une  espèce  de  harnais  par 
le  moyen  duquel  il  distribuait  sur  toutes  les  parties  du  corps  d’un  homme 
debout  un  certain  nombre  de  poids , en  sorte  que  chaque  partie  du  corps 
supportait  tout  ce  qu’elle  pouvait  supporter  relativement  aux  autres,  et 
qu’il  n’y  avait  aucune  partie  qui  ne  fût  chargée  comme  elle  devait  l’être; 
on  portait  au  moyen  de  cette  machine,  sans  être  fort  surchargé,  un  poids 
de  deux  milliers  : si  on  compare  cette  charge  avec  celle  que , volume  pour 
volume,  un  cheval  doit  porter,  on  trouvera  que  comme  le  corps  de  cet  ani- 
mal a au  moins  six  ou  sept  fois  plus  de  volume  que  celui  d’un  homme , on 
pourrait  donc  charger  un  cheval  de  douze  à quatorze  milliers,  ce  qui  est 
un  poids  énorme  en  comparaison  des  fardeaux  que  nous  faisons  porter  à cet 
animal , même  en  distribuant  le  poids  du  fardeau  aussi  avantageusement 
qu’il  nous  est  possible. 

On  peut  encore  juger  de  la  force  par  la  continuité  de  l’exercice  et  par  la 
légèreté  des  mouvements  ; les  hommes  qui  sont  exercés  à la  course  devan- 
cent les  chevaux,  ou  du  moins  soutiennent  ce  mouvement  bien  plus  long- 
temps ; et  même  dans  un  exercice  plus  modéré , un  homme  accoutumé  à 
marcher  fera  chaque  jour  plus  de  chemin  qu’un  cheval,  et  s’il  ne  fait  que 
le  même  chemin,  lorsqu’il  aura  marché  autant  de  jours  qu’il  sera  nécessaire 
pour  que  le  cheval  soit  rendu,  l’homme  sera  encore  en  état  de  continuer  sa 
route  sans  en  être  incommodé.  Les  charters  d’Ispahan,  qui  sont  des  coureurs 
de  profession,  font  trente-six  lieues  en  quatorze  ou  quinze  heures.  Les  voya- 
geurs assurent  que  les  Hottentots  devancent  les  lions  à la  course,  que  les 
sauvages  qui  vont  à la  chasse  de  l’orignal  poursuivent  ces  animaux,  qui  sont 
aussi  légers  que  des  cerfs,  avec  tant  de  vitesse  qu’ils  les  lassent  et  les  attra- 
pent. On  raconte  mille  autres  choses  prodigieuses  de  la  légèreté  des  sau- 
vages à la  course,  et  des  longs  voyages  qu’ils  entreprennent  et  qu’ils  achèvent 
à pied  dans  les  montagnes  les  plus  escarpées,  dans  les  pays  les  plus  difficiles, 
où  il  n’y  a aucun  chemin  battu,  aucun  sentier  tracé  ; ces  hommes  font,  dit- 
on,  des  voyages  de  mille  et  douze  cents  lieues  en  moins  de  six  semaines  ou 
deux  mois.  Y a-t-il  aucun  animal,  à l’exception  des  oiseaux  qui  ont  en 
effet  les  muscles  plus  forts  à proportion  que  tous  les  autres  animaux , y 
a-t-il , dis-je , aucun  animal  qui  pût  soutenir  cette  longue  fatigue  ? l’homme 
civilisé  ne  connaît  pas  ses  forces,  il  ne  sait  pas  combien  il  en  perd  par  la 
mollesse , et  combien  il  pourrait  en  acquérir  par  l’habitude  d’un  fort 
exercice. 

11  se  trouve  cependant  quelquefois  parmi  nous  des  hommes  d’une  force a 

a.  « Nos  quoque  vidimus  Atbanatum  nomme  prodigiosæ  ostentationis  quingenario  thorace 
«plumbeo  indutum,  cothurnisque  quingentorum  pondo  calcatum,  per  scenam  ingredi.  » Plin., 
vol.  LI , lib.  vii,  p.  39. 


DE  L’AGE  VIRIL. 


67 


extraordinaire,  mais  ce  don  de  la  nature,  qui  leur  serait  précieux  s’ils  étaient 
dans  le  cas  de  l’employer  pour  leur  défense  ou  pour  des  travaux  utiles , est 
un  très-petit  avantage  dans  une  société  policée  où  l’esprit  fait  plus  que  le 
corps,  et  où  le  travail  de  la  main  ne  peut  être  que  celui  des  hommes  du 
dernier  ordre. 

Les  femmes  ne  sont  pas , à beaucoup  près , aussi  fortes  que  les  hommes , 
et  le  plus  grand  usage  ou  le  plus  grand  abus  que  l’homme  ait  fait  de  sa 
force , c’est  d’avoir  asservi  et  traité  souvent  d’une  manière  tyrannique 
cette  moitié  du  genre  humain,  faite  pour  partager  avec  lui  les  plaisirs  et 
les  peines  de  la  vie.  Les  sauvages  obligent  leurs  femmes  à travailler  conti- 
nuellement; ce  sont  elles  qui  cultivent  la  terre,  qui  font  l’ouvrage  pénible, 
tandis  que  le  mari  reste  nonchalamment  couché  dans  son  hamac ,'  dont  il 
ne  sort  que  pour  aller  à la  chasse  ou  à la  pêche,  ou  pour  se  tenir  debout 
dans  la  même  attitude  pendant  des  heures  entières;  car  les  sauvages  ne 
savent  ce  que  c’est  que  de  se  promener,  et  rien  ne  les  étonne  plus  dans  nos 
manières  que  de  nous  voir  aller  en  droite  ligne  et  revenir  ensuite  sur  nos 
pas  plusieurs  fois  de  suite  ; ils  n’imaginent  pas  qu’on  puisse  prendre  cette 
peine  sans  aucune  nécessité,  et  se  donner  ainsi  du  mouvement  qui  n’aboutit 
à rien.  Tous  les  hommes  tendent  à la  paresse,  mais  les  sauvages  des  pays 
chauds  sont  les  plus  paresseux  de  tous  les  hommes,  et  les  plus  tyranniques 
à l’égard  de  leurs  femmes  par  les  services  qu’ils  en  exigent  avec  une  dureté 
vraiment  sauvage  :•  chez  les  peuples  policés  , les  hommes,  comme  les  plus 
forts,  ont  dicté  des  lois  où  les  femmes  sont  toujours  plus  lésées,  à propor- 
tion de  la  grossièreté  des  mœurs,  et  ce  n’est  que  parmi  les  nations  civili- 
sées jusqu’à  la  politesse  que  les  femmes  ont  obtenu  cette  égalité  de  condition 
qui  cependant  est  si  naturelle  et  si  nécessaire  à la  douceur  de  la  société; 
aussi  cette  politesse  dans  les  mœurs  est-elle  leur  ouvrage  ; elles  ont  opposé 
à la  force  des  armes  victorieuses , lorsque  par  leur  modestie  elles  nous  ont 
appris  à reconnaître  l’empire  de  la  beauté,  avantage  naturel  plus  grand  que 
celui  de  la  force,  mais  qui  suppose  l’art  de  le  faire  valoir.  Car  les  idées  que 
les  différents  peuples  ont  de  la  beauté  sont  si  singulières  et  si  opposées  qu’il 
y a tout  lieu  de  croire  que  les  femmes  ont  plus  gagné  par  l’art  de  se  faire 
désirer,  que  par  ce  don  même  de  la  nature,  dont  les  hommes  jugent  si 
différemment  ; ils  sont  bien  plus  d’accord  sur  la  valeur  de  ce  qui  est  en 
effet  l’objet  de  leurs  désirs;  le  prix  de  la  chose  augmente  par  la  difficulté 
d’en  obtenir  la  possession.  Les  femmes  ont  eu  de  la  beauté,  dès  qu’elles  ont 
su  se  respecter  assez  pour  se  refuser  à tous  ceux  qui  ont  voulu  les  attaquer 
par  d’autres  voies  que  par  celles  du  sentiment,  et  du  sentiment  une  fois  né 
la  politesse  des  mœurs  a dû  suivre. 

Les  anciens  avaient  des  goûts  de  beauté  différents  des  nôtres;  les  petits 
fronts , les  sourcils  joints  ou  presque  point  séparés  étaient  des  agréments 
dans  le  visage  d’une  femme  : on  fait  encore  aujourd’hui  grand  cas  en  Perse 


68 


DE  L’AGE  VIRIL. 


des  gros  sourcils  qui  se  joignent;  dans  quelques  pays  des  Indes  il  faut  pour 
être  belle  avoir  les  dents  noires  et  les  cheveux  blancs , et  l’une  des  princi- 
pales occupations  des  femmes  aux  îles  Mariannes  est  de  se  noircir  les  dents 
avec  des  herbes , et  de  se  blanchir  les  cheveux  à force  de  les  laver  avec  de 
certaines  eaux  préparées.  A la  Chine  et  au  Japon,  c’est  une  beauté  que 
d’avoir  le  visage  large,  les  yeux  petits  et  couverts,  le  nez  camus  et  large,  les 
pieds  extrêmement  petits,  le  ventre  fort  gros,  etc.  Il  y a des  peuples,  parmi 
les  Indiens  de  l’Amérique  et  de  l’Asie,  qui  aplatissent  la  tête  de  leurs  enfants 
en  leur  serrant  le  front  et  le  derrière  de  la  tête  entre  des  planches , afin  de 
rendre  leur  visage  beaucoup  plus  large  qu’il  ne  le  serait  naturellement  ; 
d’autres  aplatissent  la  tête  et  l’allongent  en  la  serrant  par  les  côtés,  d’autres 
l’aplatissent  par  le  sommet,  d’autres  enfin  la  rendent  la  plus  ronde  qu’ils 
peuvent;  chaque  nation  a des  préjugés  différents  sur  la  beauté,  chaque 
homme  a même  sur  cela  ses  idées  et  son  goût  particulier;  ce  goût  est  appa- 
remment relatif  aux  premières  impressions  agréables  qu’on  a reçues  de 
certains  objets  dans  le  temps  de  l’enfance,  et  dépend  peut-être  plus  de  l’ha- 
bitude et  du  hasard  que  de  la  disposition  de  nos  organes.  Nous  verrons, 
lorsque  nous  traiterons  du  développement  des  sens,  sur  quoi  peuvent  être 
fondées  les  idées  de  beauté  en  général  que  les  yeux  peuvent  nous  donner. 


DE  LA  VIEILLESSE  ET  DE  LA  MORT. 

Tout  change  dans  la  nature,  tout  s’altère,  tout  périt;  le  corps  de  l’homme 
n’est  pas  plus  tôt  arrivé  à son  point  de  perfection  qu’il  commence  à déchoir  : 
le  dépérissement  est  d’abord  insensible  ; il  se  passe  même  plusieurs  années 
avant  que  nous  nous  apercevions  d’un  changement  considérable  ; cependant 
nous  devrions  sentir  le  poids  de  nos  années  mieux  que  les  autres  ne  peuvent 
en  compter  le  nombre  ; et  comme  ils  ne  se  trompent  pas  sur  notre  âge  en  le 
jugeant  par  les  changements  extérieurs,  nous  devrions  nous  tromper  encore 
moins  sur  l’effet  intérieur  qui  les  produit,  si  nous  nous  observions  mieux, 
si  nous  nous  flattions  moins , et  si  dans  tout  les  autres  ne  nous  jugeaient  pas 
toujours  beaucoup  mieux  que  nous  ne  nous  jugeons  nous-mêmes. 

Lorsque  le  corps  a acquis  toute  son  étendue  en  hauteur  et  en  largeur 
par  le  développement  entier  de  toutes  ses  parties,  il  augmente  en  épaisseur; 
le  commencement  de  cette  augmentation  est  le  premier  point  de  son  dépé- 
rissement, car  cette  extension  n’est  pas  une  continuation  de  développement 
ou  d’accroissement  intérieur  de  chaque  partie  par  lesquels  le  corps  conti- 
nuerait de  prendre  plus  d’étendue  dans  toutes  ses  parties  organiques , et  par 
conséquent  plus  de  force  et  d’activité  , mais  c’est  une  simple  addition  de 
matière  surabondante  qui  enfle  le  volume  du  corps  et  le  charge  d’un  poids  inu- 


DE  LA  VIEILLESSE  ET  DE  LA  MORT. 


69 


tile.  Cette  matière  est  la  graisse  qui  survient  ordinairement  à trente-cinq  ou 
quarante  ans;  et,  à mesure  qu’elle  augmente,  le  corps  a moins  de  légèreté 
et  de  liberté  dans  ses  mouvements,  ses  facultés  pour  la  génération  diminuent, 
ses  membres  s’appesantissent,  il  n’acquiert  de  l’étendue  qu’en  perdant  de  la 
force  et  de  l’activité. 

D’ailleurs,  les  os  et  les  autres  parties  solides  du  corps,  ayant  pris  toute 
leur  extension  en  longueur  et  en  grosseur,  continuent  d’augmenter  en  soli- 
dité ; les  sucs  nourriciers  qui  y arrivent,  et  qui  étaient  auparavant  employés 
à en  augmenter  le  volume  par  le  développement,  ne  servent  plus  qu’à  l’aug- 
mentation de  la  masse,  en  se  fixant  dans  l’intérieur  de  ces  parties;  les  mem- 
branes deviennent  cartilagineuses , les  cartilages  deviennent  osseux , les  os 
deviennent  plus  solides , toutes  les  fibres  plus  dures , la  peau  se  dessèche , 
les  rides  se  forment  peu  à peu,  les  cheveux  blanchissent,  les  dents  tombent , 
le  visage  se  déforme,  le  corps  se  courbe,  etc.  Les  premières  nuances  de  cet 
état  se  font  apercevoir  avant  quarante  ans,  elles  augmentent  par  degrés 
assez  lents  jusqu’à  soixante,  par  degrés  plus  rapides  jusqu’à  soixante  et  dix; 
la  caducité  commence  à cet  âge  de  soixante  et  dix  ans , elle,  va  toujours  en 
augmentant;  la  décrépitude  suit,  et  la  mort  termine  ordinairement  avant 
l’âge  de  quatre-vingt-dix  ou  cent  ans  la  vieillesse  et  la  vie. 

Considérons  en  particulier  ces  différents  objets  ; et  de  la  même  façon  que 
nous  avons  examiné  les  causes  de  l’origine  et  du  développement  de  notre 
corps,  examinons  aussi  celles  de  son  dépérissement  et  de  sa  destruction.  Les 
os,  qui  sont  les  parties  les  plus  solides  du  corps,  ne  sont  dans  le  commence- 
ment que  des  filets  d’une  matière  ductile  qui  prend  peu  à peu  de  la  consi- 
stance et  de  la  dureté  ; on  peut  considérer  les  os  dans  leur  premier  état 
comme  autant  de  filets  ou  de  petits  tuyaux  creux  revêtus  d’une  membrane 
en  dehors  et  en  dedans;  cette  double  membrane  fournit  la  substance  qui 
doit  devenir  osseuse,  ou  le  devient  elle-même  en  partie  *,  car  le  petit  inter- 
valle qui  est  entre  ces  deux  membranes , c’est-à-dire  entre  le  périoste  inté- 
rieur et  le  périoste  extérieur,  devient  bientôt  une  lame  osseuse  : on  peut 
concevoir  en  partie  comment  se  fait  la  production  et  l’accroissement  des  os 
et  des  autres  parties  solides  du  corps  des  animaux,  par  la  comparaison  de  la 
manière  dont  se  forment  le  bois  et  les  autres  parties  solides  des  végétaux. 
Prenons  pour  exemple  une  espèce  d’arbre  dont  le  bois  conserve  une  cavité 
à son  intérieur,  comme  un  figuier  ou  un  sureau,  et  comparons  la  formation 
du  bois  de  ce  tuyau  creux  de  sureau  avec  celle  de  l’os  de  la  cuisse  d’un 
animal , qui  a de  même  une  cavité  : la  première  année , lorsque  le  bouton 
qui  doit  former  la  branche  commence  à s’étendre , ce  n’est  qu’une  matière 
ductile  qui  par  son  extension  devient  un  filet  herbacé,  et  qui  se  développe 

1.  Cette  double  membrane,  qui  devient  osseuse,  est  le  double  périoste  ( externe  et  interne). 
Buffon  suit  ici,  sur  la  formation  des  os,  la  théorie  de  Duhamel,  qui  est  la  vraie.  (Voyez  mon 
ouvrage  intitulé  : Théorie  expérimentale  de  la  formation  des  os.  — Paris,  1847.) 


70 


DE  LA  VIEILLESSE 


sous  la  forme  d’un  petit  tuyau  rempli  de  moelle;  l’extérieur  de  ce  tuyau  est 
revêtu  d’une  membrane  fibreuse,  et  les  parois  intérieures  de  la  cavité  sont 
aussi  tapissées  d’une  pareille  membrane  : ces  membranes , tant  l’extérieure 
que  l’intérieure,  sont,  dans  leur  très-petite  épaisseur,  composées  de  plu- 
sieurs plans  superposés  de  fibres  encore  molles  qui  tirent  la  nourriture 
nécessaire  à l’accroissement  du  tout  ; ces  plans  intérieurs  de  fibres  se  dur- 
cissent peu  à peu  par  le  dépôt  de  la  sève  qui  y arrive,  et  la  première  année 
il  se  forme  une  lame  ligneuse  entre  les  deux  membranes;  cette  lame  est 
plus  ou  moins  épaisse  à proportion  de  la  quantité  de  sève  nourricière  qui  a 
été  pompée  et  déposée  dans  l’intervalle  qui  sépare  la  membrane  extérieure 
de  la  membrane  intérieure  ; mais  quoique  ces  deux  membranes  soient  deve- 
nues solides  et  ligneuses  par  leurs  surfaces  intérieures,  elles  conservent  à 
leurs  surfaces  extérieures  de  la  souplesse  et  de  la  ductilité , et  l’année  sui- 
vante, lorsque  le  bouton  qui  est  à leur  sommet  commun  vient  à prendre  de 
l’extension,  la  sève  monte  par  ces  fibres  ductiles  de  chacune  de  ces  mem- 
branes, et  en  se  déposant  dans  les  plans  intérieurs  de  leurs  fibres,  et  même 
dans  la  lame  ligneuse  qui  les  sépare,  ces  plans  intérieurs  deviennent  ligneux 
comme  les  autres  qui  ont  formé  la  première  lame  , et  en  même  temps  cette 
première  lame  augmente  en  densité  ; il  se  fait  donc  deux  couches  nouvelles 
de  bois,  l’une  à la  face  extérieure,  et  l’autre  à la  face  intérieure  de  la  pre- 
mière lame,  ce  qui  augmente  l’épaisseur  du  bois  et  rend  plus  grand  l’inter- 
valle qui  sépare  les  deux  membranes  ductiles;  l’année  suivante  elles  s’é- 
loignent encore  davantage  par  deux  nouvelles  couches  de  bois  qui  se  collent 
contre  les  trois  premières,  l’une  à l’extérieur  et  l’autre  à l’intérieur,  et  de 
cette  manière  le  bois  augmente  toujours  en  épaisseur  et  en  solidité  ; la  cavité 
intérieure  augmente  aussi  à mesure  que  la  branche  grossit,  parce  que  la 
membrane  intérieure  croît,  comme  l’extérieure,  à mesure  que  tout  le  reste 
s’étend  : elles  ne  deviennent  toutes  deux  ligneuses  que  dans  la  partie  qui 
touche  au  bois  déjà  formé.  Si  l’on  ne  considère  donc  que  la  petite  branche 
qui  a été  produite  pendant  la  première  année , ou  bien  si  l’on  prend  un 
intervalle  entre  deux  nœuds,  c’est-à-dire  la  production  d’une  seule  année, 
on  trouvera  que  cette  partie  de  la  branche  conserve  en  grand  la  même  figure 
qu’elle  avait  en  petit;  les  nœuds  qui  terminent  et  séparent  les  productions 
de  chaque  année  marquent  les  extrémités  de  l’accroissement  de  cette  partie 
de  la  branche  : ces  extrémités  sont  les  points  d’appui  contre  lesquels  se  fait 
l’action  des  puissances  qui  servent  au  développement  et  à l’extension  des 
parties  contiguës  qui  se  développent  l’année  suivante  ; les  boutons  supé- 
rieurs poussent  et  s’étendent  en  réagissant  contre  ce  point  d’appui , et  for- 
ment une  seconde  partie  de  la  branche  de  la  même  façon  que  s’est  formée 
la  première,  et  ainsi  de  suite  tant  que  la  branche  croît. 

La  manière  dont  se  forment  les  os  serait  assez  semblable  à celle  que  je 
viens  de  décrire,  si  les  points  d’appui  de  l’os  au  lieu  d’être  à ses  extrémités. 


ET  DE  LA  MORT. 


71 


comme  dans  le  bois,  ne  se  trouvaient  au  contraire  dans  la  partie  du  milieu, 
comme  nous  allons  tâcher  de  le  faire  entendre.  Dans  les  premiers  temps,  les 
os  du  fœtus  ne  sont  encore  que  des  filets  d’une  matière  ductile  que  l’on  aper- 
çoit aisément  et  distinctement  à travers  la  peau  et  les  autres  parties  exté- 
rieures, qui  sont  alors  extrêmement  minces  et  presque  transparentes  : l’os 
de  la  cuisse,  par  exemple,  n’est  qu’un  petit  filet  fort  court  qui , comme  le 
filet  herbacé  dont  nous  venons  de  parler,  contient  une  cavité  ; ce  petit  tuyau 
creux  est  fermé  aux  deux  bouts  par  une  matière  ductile  et  il  est  revêtu  à sa 
surface  extérieure  et  à l’intérieur  de  sa  cavité  de  deux  membranes  composées 
dans  leur  épaisseur  de  plusieurs  plans  de  fibres  toutes  molles  et  ductiles  ; à 
mesure  que  ce  petit  tuyau  reçoit  des  sucs  nourriciers,  les  deux  extrémités 
s’éloignent  de  la  partie  du  milieu  : cette  partie  reste  toujours  à la  même 
place,  tandis  que  toutes  les  autres  s’en  éloignent  peu  à peu  des  deux  côtés1  ; 
elles  ne  peuvent  s’éloigner  dans  cette  direction  opposée  sans  réagir  sur  cette 
partie  du  milieu  ; les  parties  qui  environnent  ce  point  du  milieu  prennent 
donc  plus  de  consistance,  plus  de  solidité,  et  commencent  à s’ossifier  les  pre- 
mières : la  première  lame  osseuse  est  bien,  comme  la  première  lame  ligneuse, 
produite  dans  l’intervalle  qui  sépare  les  deux  membranes,  c’est-à-dire  entre 
le  périoste  extérieur  et  le  périoste  qui  tapisse  les  parois  de  la  cavité  inté- 
rieure, mais  elle  ne  s’étend  pas,  comme  la  lame  ligneuse,  dans  toute  la  lon- 
gueur de  la  partie  qui  prend  de  l’extension.  L’intervalle  des  deux  périostes 
devient  osseux,  d’abord  dans  la  partie  du  milieu  de  la  longueur  de  l’os; 
ensuite  les  parties  qui  avoisinent  le  milieu  sont  celles  qui  s’ossifient,  tandis 
que  les  extrémités  de  l’os  et  les  parties  qui  avoisinent  ces  extrémités  restent 
ductiles  et  spongieuses;  et  comme  la  partie  du  milieu  est  celle  qui  est  la  pre- 
mière ossifiée,  et  que  quand  une  fois  une  partie  est  ossifiée  elle  11e  peut  plus 
s’étendre,  il  n’est  pas  possible  qu’elle  prenne  autant  de  grosseur  que  les 
autres  : la  partie  du  milieu  doit  donc  être  la  partie  la  plus  menue  de  l’os, 
car  les  autres  parties  et  les  extrémités,  11e  se  durcissant  qu’après  celle  du 
milieu,»  elles  doivent  prendre  plus  d’accroissement  et  de  volume,  et  c’est  par 
cette  raison  que  la  partie  du  milieu  des  os  est  plus  menue  que  toutes  les. 
autres  parties,  et  que  les  têtes  des  os  qui  se  durcissent  les  dernières  et  qui 
sont  les  parties  les  plus  éloignées  du  milieu  sont  aussi  les  parties  les  plus 
grosses  de  l’os2.  Nous  pourrions  suivre  plus  loin  cette  théorie  sur  la  figure 

1.  Cette  partie  reste  toujours  à la  même  place,  et  les  autres  ne  s’en  éloignent  pas;  elles  ne 
réagissent  donc  pas  contre  elle.  L’os  ne  croit  en  longueur,  comme  en  grosseur,  que  par  addi- 
tions successives.  11  croit  en  longueur  par  couches  juxtaposées , comme  il  croit  en  grosseur 
par  couches  superposées.  ( Voyez  mon  ouvrage  intitulé  : Théorie  expérimentale  de  la  formation 
des  os.  ) 

2.  Toutes  les  parties  de  l’os,  les  têtes  comme  le  milieu,  se  forment,  sont  résorbées,  se 
reforment  plusieurs  fois  pendant  le  développement  de  l’os.  Le  vrai  et  merveilleux  mécanisme 
de  la  formation  de  l'os  est  la  mutation  continuelle  de  la  matière.  (Voyez  mon  ouvrage  sur  la. 
formation  des  os.  ) 


72 


DE  LA  VIEILLESSE 


des  os;  mais  pour  ne  pas  nous  éloigner  de  notre  principal  objet,  nous  nous 
contenterons  d’observer  qu’indépendamment  de  cet  accroissement  en  lon- 
gueur qui  se  fait,  comme  l’on  voit,  d’une  manière  dilférente  de  celle  dont 
se  fait  l’accroissement  du  bois,  l’os  prend  en  même  temps  un  accroissement 
en  grosseur  qui  s’opère  à peu  près  de  la  même  manière  que  celui  du  bois, 
car  la  première  lame  osseuse  est  produite  par  la  partie  intérieure  du  périoste, 
et  lorsque  cette  première  lame  osseuse  est  formée  entre  le  périoste  intérieur 
et  le  périoste  extérieur,  il  s’en  forme  bientôt  deux  autres  qui  se  collent  de 
chaque  côté  de  la  première,  ce  qui  augmente  en  même  temps  la  circonfé- 
rence de  l’os  et  le  diamètre  de  sa  cavité,  et  les  parties  intérieures  des  deux 
périostes  continuant  ainsi  à s’ossifier,  l’os  continue  à grossir  par  l’addition 
de  toutes  ces  couches  osseuses  produites  par  les  périostes,  de  la  même  façon 
que  le  bois  grossit  par  l’addition  des  couches  ligneuses  produites  par  les 
écorces. 

Mais  lorsque  l’os  est  arrivé  à son  développement  entier,  lorsque  les 
périostes  ne  fournissent  plus  de  matière  ductile  capable  de  s’ossifier,  ce  qui 
arrive  lorsque  l’animal  a pris  son  accroissement  en  entier,  alors  les  sucs 
nourriciers  qui  étaient  employés  à augmenter  le  volume  de  l’os  ne  servent 
plus  qu’à  en  augmenter  la  densité;  ces  sucs  se  déposent  dans  l’intérieur  de 
l’os;  il  devient  plus  solide,  plus  massif,  plus  pesant  spécifiquement,  comme 
on  peut  le  voir  par  la  pesanteur  et  la  solidité  des  os  d’un  bœuf,  comparées 
à la  pesanteur  et  à la  solidité  des  os  d'un  veau,  et  enfin  la  substance  de  l’os 
devient  avec  le  temps  si  compacte  qu’elle  ne  peut  plus  admettre  les  sucs 
nécessaires  à cette  espèce  de  circulation  qui  fait  la  nutrition  de  ces  parties; 
dès  lors  cette  substance  de  l’os  doit  s’altérer,  comme  le  bois  d’un  vieil  arbre 
s’altère  lorsqu’il  a une  fois  acquis  toute  sa  solidité  : cette  altération  dans  la 
substance  même  des  os  est  une  des  premières  causes  qui  rendent  nécessaire 
le  dépérissement  de  notre  corps. 

Les  cartilages,  qu’on  peut  regarder  comme  des  os  mous  et  imparfaits1, 
reçoivent,  comme  les  os,  des  sucs  nourriciers  qui  en  augmentent  peu  à peu 
îa  densité  : ils  deviennent  plus  solides  à mesure  qu’on  avance  en  âge,  et 
dans  la  vieillesse  ils  se  durcissent  presque  jusqu’à  l’ossification,  ce  qui  rend 
les  mouvements  des  jointures  du  corps  très-difficiles  et  doit  enfin  nous  priver 
de  l’usage  de  nos  membres  et  produire  une  cessation  totale  du  mouvement 
extérieur,  seconde  cause  très-immédiate  et  très-nécessaire  d’un  dépérisse- 
ment plus  sensible  et  plus  marqué  que  le  premier,  puisqu’il  se  manifeste 
par  la  cessation  des  fonctions  extérieures  de  notre  corps. 

Les  membranes,  dont  la  substance  a bien  des  choses  communes  avec  celle 
des  cartilages,  prennent  aussi,  à mesure  qu’on  avanoe  en  âge,  plus  de  den- 

1.  Expressions  très-justes.  Les  cartilages  sont  des  os  mous  et  imparfaits.  Il  y a,  dans  la 
formation  de  l’os,  deux  degrés  distincts  : d’abord,  le  périoste  s’épaissit,  se  gonfle,  devient  car- 
tilage; et  puis  le  cartilage  se  durcit,  s'ossifie,  devient  os.  (Voyez  mon  ouvrage  déjà  cité.) 


ET  DE  LA  MORT. 


73 


site  et  de  sécheresse  : par  exemple,  celles  qui  environnent  les  os  cessent 
d’être  ductiles  de  bonne  heure  ; dès  que  l’accroissement  du  corps  est  achevé, 
c’est-à-dire  dès  l’âge  de  dix-huit  ou  vingt  ans,  elles  ne  peuvent  plus  s’étendre, 
elles  commencent  donc  à augmenter  en  solidité  et  continuent  à devenir  plus 
denses  à mesure  qu’on  vieillit  ; il  en  est  de  même  des  fibres  qui  composent 
les  muscles  et  la  chair  : plus  on  vit,  plus  la  chair  devient  dure;  cependant, 
à en  juger  par  l’attouchement  extérieur,  on  pourrait  croire  que  c’est  tout 
le  contraire,  car  dès  qu’on  a passé  l’âge  de  la  jeunesse,  il  semble  que  la 
chair  commence  à perdre  de  sa  fraîcheur  et  de  sa  fermeté,  et  à mesure  qu’on 
avance  en  âge  il  paraît  qu’elle  devient  toujours  plus  molle.  Il  faut  faire  atten- 
tion que  ce  n’est  pas  de  la  chair,  mais  de  la  peau  que  cette  apparence 
dépend  : lorsque  la  peau  est  bien  tendue,  comme  elle  l’est  en  effet  tant  que 
les  chairs  et  les  autres  parties  prennent  de  l’augmentation  de  volume,  la 
chair,  quoique  moins  solide  qu’elle  ne  doit  le  devenir,  paraît  ferme  au  tou- 
cher; cette  fermeté  commence  à diminuer  lorsque  la  graisse  recouvre  les 
chairs,  parce  que  la  graisse,  surtout  lorsqu’elle  est  trop  abondante,  forme 
une  espèce  de  couche  entre  la  chair  et  la  peau  : cette  couche  de  graisse  que 
recouvre  la  peau,  étant  beaucoup  plus  molle  que  la  chair  sur  laquelle  la 
peau  portait  auparavant,  on  s’aperçoit  au  toucher  de  cette  différence  et  la 
chair  paraît  avoir  perdu  de  sa  fermeté;  la  peau  s’étend  et  croît  à mesure  que 
la  graisse  augmente,  et  ensuite,  pour  peu  qu’elle  diminue,  la  peau  se  plisse 
et  la  chair  paraît  être  alors  fade  et  molle  au  toucher  : ce  n’est  donc  pas  la 
chair  elle-même  qui  se  ramollit,  mais  c’est  la  peau  dont  elle  est  couverte  qui, 
n’étant  plus  assez  tendue,  devient  molle,  car  la  chair  prend  toujours  plus  de 
dureté  à mesure  qu’on  avance  en  âge  ; on  peut  s’en  assurer  par  la  compa- 
raison de  la  chair  des  jeunes  animaux  avec  celle  de  ceux  qui  sont  vieux  ; 
l’une  est  tendre  et  délicate,  et  l’autre  est  si  sèche  et  si  dure  qu’on  ne  peut  en 
manger. 

La  peau  peut  toujours  s’étendre  tant  que  le  volume  du  corps  augmente; 
mais  lorsqu’il  vient  à diminuer,  elle  n’a  pas  tout  le  ressort  qu’il  faudrait 
pour  se  rétablir  en  entier  dans  son  premier  état  ; il  reste  alors  des  rides  et  des 
plis  qui  ne  s’effacent  plus  : les  rides  du  visage  dépendent  en  partie  de  cette 
cause,  mais  il  y a dans  leur  production  une  espèce  d’ordre  relatif  à la  forme, 
aux  traits  et  aux  mouvements  habituels  du  visage.  Si  l’on  examine  bien  le 
visage  d’un  homme  de  vingt-cinq  ou  trente  ans,  on  pourra  déjà  y découvrir 
l’origine  de  toutes  les  rides  qu’il  aura  dans  sa  vieillesse  ; il  ne  faut  pour  cela 
que  voir  le  visage  dans  un  état  de  violente  action,  comme  est  celle  du  ris, 
des  pleurs,  ou  seulement  celle  d’une  forte  grimace  : tous  les  plis  qui  se 
formeront  dans  ces  différentes  actions  seront  un  jour  des  rides  ineffa- 
çables; elles  suivent,  en  effet,  la  disposition  des  muscles  et  se  gravent  plus 
ou  moins  par  l’habitude  plus  ou  moins  répétée  des  mouvements  qui  en 
dépendent. 


74 


DE  LA  VIEILLESSE 


A mesure  qu’on  avance  en  âge,  les  os,  les  cartilages,  les  membranes,  la 
chair,  la  peau  et  toutes  les  fibres  du  corps  deviennent  donc  plus  solides,  plus 
dures,  plus  sèches  ; toutes  les  parties  se  retirent,  se  resserrent,  tous  les  mou- 
vements deviennent  plus  lents,  plus  difficiles  ; la  circulation  des  fluides  se  fait 
avec  moins  de  liberté,  la  transpiration  diminue,  les  sécrétions  s’altèrent,  la 
digestion  des  aliments  devient  lente  et  laborieuse,  les  sucs  nourriciers  sont 
moins  abondants,  et,  ne  pouvant  être  reçus  dans  la  plupart  des  fibres  deve- 
nues trop  solides,  ils  ne  servent  plus  à la  nutrition  ; ces  parties  trop  solides 
sont  des  parties  déjà  mortes,  puisqu’elles  cessent  de  se  nourrir  ; le  corps 
meurt  donc  peu  à peu  et  par  parties,  son  mouvement  diminue  par  degrés, 
la  vie  s’éteint  par  nuances  successives,  et  la  mort  n’est  que  le  dernier  terme 
de  cette  suite  de  degrés,  la  dernière  nuance  de  la  vie. 

Comme  les  os,  les  cartilages,  les  muscles  et  toutes  les  autres  parties  qu» 
composent  le  corps  sont  moins  solides  et  plus  molles  dans  les  femmes  que 
dans  les  hommes  , il  faudra  plus  de  temps  pour  que  ces  parties  prennent 
cette  solidité  qui  cause  la  mort;  les  femmes,  par  conséquent,  doivent  vieillir 
plus  que  les  hommes  : c’est  aussi  ce  qui  arrive,  et  on  peut  observer,  en  con- 
sultant les  tables  qu’on  a faites  sur  la  mortalité  du  genre  humain,  que  quand 
les  femmes  ont  passé  un  certain  âge  elles  vivent  ensuite  plus  longtemps  que 
les  hommes  du  même  âge  ; on  doit  aussi  conclure  de  ce  que  nous  avons  dit 
que  les  hommes,  qui  sont  en  apparence  plus  faibles  que  les  autres  et  qui 
approchent  plus  de  la  constitution  des  femmes,  doivent  vivre  plus  long- 
temps que  ceux  qui  paraissent  être  les  plus  forts  et  les  plus  robustes,  et 
de  même  on  peut  croire  que  dans  l’un  et  l’autre  sexe  les  personnes  qui 
n’ont  achevé  de  prendre  leur  accroissement  que  fort  tard  sont  celles  qui 
doivent  vivre  le  plus,  car  dans  ces  deux  cas  les  os,  les  cartilages  et  toutes  les 
fibres  arriveront  plus  tard  à ce  degré  de  solidité  qui  doit  produire  leur 
destruction. 

Cette  cause  de  la  mort  naturelle  est  générale  et  commune  à tous  les  ani- 
maux et  même  aux  végétaux  : un  chêne  ne  périt  que  parce  que  les  parties 
les  plus  anciennes  du  bois,  qui  sont  au  centre,  deviennent  si  dures  et  si  com- 
pactes qu’elles  ne  peuvent  plus  recevoir  de  nourriture  ; l’humidité  qu’elles 
contiennent,  n’ayant  plus  de  circulation  et  n’étant  pas  remplacée  par  une 
sève  nouvelle,  fermente,  se  corrompt  et  altère  peu  à peu  les  fibres  du  bois; 
elles  deviennent  rouges,  elles  se  désorganisent,  enfin  elles  tombent  en 
poussière. 

La  durée  totale  de  la  vie  peut  se  mesurer  en  quelque  façon  par  celle  du 
temps  de  l’accroissement1;  un  arbre  ou  un  animal  qui  prend  en  peu  de 
temps  tout  son  accroissement  périt  beaucoup  plus  tôt  qu’un  autre  auquel  il 

1.  Vue  très-remarquable.  Un  certain  rapport  se  trouve  en  effet,  dans  chaque  espèce,  entre 
la  durée  de  la  vie  et  la  durée  de  l’accroissement.  Mais  quel  est  ce  rapport?  C’est  ce  que  Buffon 
nous  dira  bientôt,  ou  , du  moins,  essaiera  bientôt  de  nous  dire. 


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ET  DE  LA  MORT. 


75 


faut  plus  de  temps  pour  croître.  Dans  les  animaux,  comme  dans  les  végé- 
taux, l’accroissement  en  hauteur  est  celui  qui  est  achevé  le  premier;  un 
chêne  cesse  de  grandir  longtemps  avant  qu’il  cesse  de  grossir  : l’homme  croît 
en  hauteur  jusqu’à  seize  ou  dix-huit  ans,  et  cependant  le  développement 
entier  de  toutes  les  parties  de  son  corps  en  grosseur  n’est  achevé  qu’à  trente 
ans  : les  chiens  prennent  en  moins  d’un  an  leur  accroissement  en  longueur, 
et  ce  n’est  que  dans  la  seconde  année  qu’ils  achèvent  de  prendre  leur  gros- 
seur. L’homme,  qui  est  trente  ans  à croître,  vit  quatre-vingt-dix  ou  cent 
ans;  le  chien,  qui  ne  croît  que  pendant  deux  ou  trois  ans,  ne  vit  aussi  que 
dix  ou  douze  ans  ; il  en  est  de  même  de  la  plupart  des  autres  animaux  : les 
poissons,  qui  ne  cessent  de  croître  qu’au  bout  d’un  très-grand  nombre  d’an- 
nées, vivent  des  siècles1,  et  comme  nous  l’avons  déjà  insinué,  cette  longue 
durée  de  leur  vie  doit  dépendre  de  la  constitution  particulière  de  leurs 
arêtes, qui  ne  prennent  jamais  autant  de  solidité  que  les  os  des  animaux  ter- 
restres. Nous  examinerons  dans  l’histoire  particulière  des  animaux  s’il  y a 
des  exceptions  à cette  espèce  de  règle  que  suit  la  nature  dans  la  proportion 
de  la  durée  de  la  vie  à celle  de  l’accroissement,  et  si  en  effet  il  est  vrai  que 
les  corbeaux2 et  les  cerfs3  vivent,  comme  on  le  prétend,  un  si  grand  nombre 
d’années  : ce  qu’on  peut  dire  en  général,  c’est  que  les  grands  animaux 
vivent  plus  longtemps  que  les  petits,  parce  qu’ils  sont  plus  de  temps  à 
croître. 

Les  causes  de  notre  destruction  sont  donc  nécessaires,  et  la  mort  est  iné- 
vitable : il  ne  nous  est  pas  plus  possible  d’en  reculer  le  terme  fatal , que  de 
changer  les  lois  de  la  nature.  Les  idées  que  quelques  visionnaires  ont  eues 
sur  la  possibilité  de  perpétuer  la  vie  par  des  remèdes  auraient  dû  périr  avec 
eux,  si  l’amour-propre  n’augmentait  pas  toujours  la  crédulité  au  point  de  se 
persuader  ce  qu’il  y a même  de  plus  impossible,  et  de  douter  de  ce  qu’il  y a 
de  plus  vrai,  de  plus  réel  et  de  plus  constant  ; la  panacée,  quelle  qu’en  fût 
la  composition,  la  transfusion  du  sang  et  les  autres  moyens  qui  ont  été  pro- 
posés pour  rajeunir  ou  immortaliser  le  corps , sont  au  moins  aussi  chimé- 
riques que  la  fontaine  de  Jouvence  est  fabuleuse. 

Lorsque  le  corps  est  bien  constitué,  peut-être  est-il  possible  de  le  faire 
durer  quelques  années  de  plus  en  le  ménageant;  il  se  peut  que  la  modéra- 
tion dans  les  passions,  la  tempérance  et  la  sobriété  dans  les  plaisirs,  contri- 
buent à la  durée  de  la  vie,  encore  cela  même  paraît-il  fort  douteux;  il  est 
peut-être  nécessaire  que  le  corps  fasse  l’emploi  de  toutes  ses  forces  , qu’il 
consomme  tout  ce  qu’il  peut  consommer,  qu’il  s’exerce  autant  qu’il  en  est 
capable,  que  gagnera-t-on  dès  lors  par  la  diète  et  par  la  privation?  Il  y a 
des  hommes  qui  ont  vécu  au  delà  du  terme  ordinaire,  et,  sans  parler  de  ces 

1.  Voyez  la  note  3 de  la  page  593  du  Ier  volume. 

2.  Voyez  l 'Histoire  du  corbeau. 

3.  Voyez  l’Histoire  du  cerf. 


DE  LA  VIEILLESSE 


76 

deux  vieillards  dont  il  est  fait  mention  dans  les  Transactions  philosophiques, 
dont  l’un  a vécu  cent  soixante-cinq  ans , et  l’autre  cent  quarante-quatre  , 
nous  avons  un  grand  nombre  d’exemples  d’hommes  qui  ont  vécu  cent  dix, 
et  même  cent  vingt  ans;  cependant  ces  hommes  ne  s’étaient  pas  plus  ména- 
gés que  d’autres,  au  contraire,  il  paraît  que  la  plupart  étaient  des  paysans 
accoutumés  aux  plus  grandes  fatigues,  des  chasseurs , des  gens  de  travail , 
des  hommes  en  un  mot  qui  avaient  employé  toutes  les  forces  de  leur  corps , 
qui  en  avaient  même  abusé,  s’il  est  possible  d’en  abuser  autrement  que  par 
l’oisiveté  et  la  débauche  continuelle. 

. D’ailleurs  si  l’on  fait  réflexion  que  l’Européen,  le  nègre,  le  Chinois,  l’Amé- 
ricain, l’homme  policé,  l’homme  sauvage,  le  riche,  le  pauvre,  l’habitant  de 
la  ville , celui  de  la  campagne , si  différents  entre  eux  par  tout  le  reste , se 
ressemblent  à cet  égard , et  n’ont  chacun  que  la  même  mesure , le  même 
intervalle  de  temps  à parcourir  depuis  la  naissance  à la  mort;  que  la  diffé- 
rence des  races,  des  climats,  des  nourritures,  des  commodités,  n’en  fait 
aucune  à la  durée  de  la  vie  ; que  les  hommes  qui  ne  se  nourrissent  que  de 
chair  crue  ou  de  poisson  sec,  de  sagou  ou  de  riz,  de  cassave  ou  de  racines , 
vivent  aussi  longtemps  que  ceux  qui  se  nourrissent  de  pain  ou  de  mets  pré- 
parés; on  reconnaîtra  encore  plus  clairement  que  la  durée  de  la  vie  ne 
dépend  ni  des  habitudes  , ni  des  mœurs , ni  de  la  qualité  des  aliments , que 
rien  ne  peut  changer  les  lois  de  la  mécanique,  qui  règlent  le  nombre  de 
nos  années,  et  qu’on  ne  peut  guère  les  altérer  que  par  des  excès  de  nourri- 
ture ou  par  de  trop  grandes  diètes. 

S’il  y a quelque  différence  tant  soit  peu  remarquable  dans  la  durée  de 
la  vie,  il  semble  qu’on  doit  l’attribuer  à la  qualité  de  l’air.  On  a observé 
que  dans  les  pays  élevés  il  se  trouve  communément  plus  de  vieillards  que 
dans  les  lieux  bas;  les  montagnes  d’Ecosse,  de  Galles,  d’Auvergne,  de 
Suisse,  ont  fourni  plus  d’exemples  de  vieillesses  extrêmes  que  les  plaines  de 
Hollande,  de  Flandre,  d’Allemagne  et  de  Pologne  ; mais  à prendre  le  genre 
humain  en  général,  il  n’y  a,  pour  ainsi  dire,  aucune  différence  dans  la 
durée  de  la  vie  ; l’homme  qui  ne  meurt  point  de  maladies  accidentelles  vit 
partout  quatre-vingt-dix  ou  cent  ans  ; nos  ancêtres  n’ont  pas  vécu  davan- 
tage, et  depuis  le  siècle  de  David  ce  terme  n’a  point  du  tout  varié.  Si  l’on 
nous  demande  pourquoi  la  vie  des  premiers  hommes  était  beaucoup  plus 
longue,  pourquoi  ils  vivaient  neuf  cents,  neuf  cent  trente,  et  jusqu’à  neuf 
cent  soixante  et  neuf  ans , nous  pourrions  peut-être  en  donner  une  raison , 
en  disant  que  les  productions  de  la  terre  dont  ils  faisaient  leur  nourriture 
étaient  alors  d’une  naturé  différente  de  ce  quelles  sont  aujourd’hui.  La  sur- 
face du  globe  devait  être,  comme  on  l’a  vu  (volume  Ier,  Théorie  de  la  Terre), 
beaucoup  moins  solide  et  moins  compacte  dans  les  premiers  temps  après  la 
création  qu’elle  ne  l’est  aujourd’hui,  parce  que  la  gravité  n’agissant  que 
depuis  peu  de  temps , les  matières  terrestres  n’avaient  pu  acquérir  en  aussi 


ET  DE  LA  MORT. 


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peu  d’années  la  consistance  et  la  solidité  qu’elles  ont  eues  depuis  ; les  pro- 
ductions de  la  terre  devaient  être  analogues  à cet  état;  la  surface  de  la  terre 
étant  moins  compacte,  moins  sèche,  tout  ce  qu'elle  produisait  devait  être 
plus  ductile,  plus  souple,  plus  susceptible  d’extension;  il  se  pouvait  donc 
que  l’accroissement  de  toutes  les  productions  de  la  nature,  et  même  celui 
du  corps  de  l’homme,  ne  se  fit  pas  en  aussi  peu  de  temps  qu’il  se  fait  aujour- 
d’hui; les  os,  les  muscles,  etc.,  conservaient  peut-être  plus  longtemps  leur 
ductilité  et  leur  mollesse , parce  que  toutes  les  nourritures  étaient  elles- 
mêmes  plus  molles  et  plus  ductiles  : dès  lors  toutes  les  parties  du  corps  n’ar- 
rivaient à leur  développement  entier  qu’aprèsun  grand  nombre  d’années, 
la  génération  ne  pouvait  s’opérer  par  conséquent  qu’après  cet  accroisse- 
ment pris  en  entier,  ou  presque  en  entier,  c’est-à-dire  à cent  vingt  ou  cent 
trente  ans,  et  la  durée  de  la  vie  était  proportionnelle  à celle  du  temps  de 
l’accroissement,  comme  elle  l’est  encore  aujourd’hui;  car  en  supposant  que 
1 âge  de  puberté  des  premiers  hommes,  l’âge  auquel  ils  commençaient  à 
pouvoir  engendrer  fût  celui  de  cent  trente  ans,  l’âge  auquel  on  peut  engen- 
drer aujourd’hui  étant  celui  de  quatorze  ans , il  se  trouvera  que  le  nombre 
des  années  de  la  vie  des  premiers  hommes  et  de  ceux  d’aujourd’hui  sera 
dans  la  même  proportion,  puisqu’en  multipliant  chacun  de  ces  deux  nom- 
bres par  le  même  nombre,  par  exemple,  par  sept  *,  on  verra  que  la  vie  des 
hommes  d’aujourd’hui  étant  de  quatre-vingt-dix-huit  ans,  celle  des  hommes 
d’alors  devait  être  de  neuf  cent  dix  ans;  il  se  peut  donc  que  la  durée  de  la 
vie  de  l’homme  ait  diminué  peu  à peu  à mesure  que  la  surface  de  la  terre 
a pris  plus  de  solidité  par  l’action  continuelle  de  la  pesanteur,  et  que  les 
siècles  qui  se  sont  écoulés  depuis  la  création  jusqu’à  celui  de  David , ayant 
suffi  pour  faire  prendre  aux  matières  terrestres  toute  la  solidité  qu’elles 
peuvent  acquérir  par  la  pression  de  la  gravité , la  surface  de  la  terre  soit 
depuis  ce  temps-là  demeurée  dans  le  même  état,  qu’elle  ait  acquis  dès  lors 
toute  la  consistance  qu’elle  devait  avoir  à jamais , et  que  tous  les  termes  de 

1.  Buffon  dit , à propos  du  cerf  : « Comme  il  est  cinq  ou  six  ans  à croître , il  vit  aussi  sept  fois 
« cinq  ou  six  ans,  c’est-à-dire  trente-cinq  ou  quarante  ans.  » Il  dit  à propos  du  cheval  : « La 
« durée  de  la  vie  des  chevaux  est , comme  dans  toutes  les  autres  espèces  d’animaux , propor- 
« tionnée  à la  durée  du  temps  de  leur  accroissement;  l’homme , qui  est  quatorze  ans  à croître  , 
« peut  vivre  six  ou  sept  fois  autant  de  temps , c’est-à-dire  quatre-vingt-dix  ou  cent  ans  : le 
« cheval , dont  l’accroissement  se  fait  en  quatre  ans , peut  vivre  six  ou  sept  fois  autant , c’est- 
« à-dire  vingt-cinq  ou  trente  ans.  » 

On  remarquera  toutes  les  hésitations  de  Buffon.  Il  dit  ici  que  \'homme  est  quatorze  ans  à 
croître;  il  disait  tout  à l’heure  (page  75  ) seize  ou  dix-huit.  Il  dit  que  le  cerf  est  cinq  ou  six 
ans  à croître,  et  le  cheval  quatre,  et  pourtant  le  cerf  et  le  cheval  vivent  également  vingt-cinq 
ou  trente  ans.  De  quoi  s’agit-il?  De  savoir  combien  de  fois  la  durée  de  l’accroissement  se  trouve 
comprise  dans  la  durée  de  la  vie.  Il  fallait  donc  commencer  par  déterminer  d’une  manière  sûre 
la  durée  précise  de  V accroissement  ; et  c’est  ce  que  Buffon  n’a  pas  fait.  Je  m’occupe  depuis  plu- 
sieurs années  d’une  suite  de  recherches  sur  les  durées  comparées  de  V accroissement  et  de  la  vie, 
soit  dans  l 'homme,  soit  dans  quelques-uns  de  nos  animaux  domestiques.  Ce  travail,  qui 
demande  beaucoup  de  temps,  n’est  pas  encore  terminé. 


78 


DE  LA  VIEILLESSE 


l’accroissement  de  ses  productions  aient  été  fixés  aussi  bien  que  celui  de  la 
durée  de  la  vie. 

Indépendamment  des  maladies  accidentelles  qui  peuvent  arriver  à tout 
âge,  et  qui  dans  la  vieillesse  deviennent  plus  dangereuses  et  plus  fréquentes, 
les  vieillards  sont  encore  sujets  à des  infirmités  naturelles , qui  ne  viennent 
que  du  dépérissement  et  de  l’affaissement  de  toutes  les  parties  de  leur  corps; 
les  puissances  musculaires  perdent  leur  équilibre,  la  tête  vacille,  la  main 
tremble , les  jambes  sont  chancelantes  ; la  sensibilité  des  nerfs  diminuant , 
les  sens  deviennent  obtus,  le  toucher  même  s’émousse  ; mais  ce  qu’on  doit 
regarder  comme  une  très-grande  infirmité,  c’est  que  les  vieillards  fort  âgés 
sont  ordinairement  inhabiles  à la  génération  : cette  impuissance  peut  avoir 
deux  causes  toutes  deux  suffisantes  pour  la  produire  ; l’une  est  le  défaut  de 
tension  dans  les  organes  extérieurs , et  l’autre  l’altération  de  la  liqueur 
séminale.  Le  défaut  de  tension  peut  aisément  s’expliquer  par  la  conforma- 
tion et  la  texture  de  l’organe  même  : ce  n’est,  pour  ainsi  dire,  qu’une  mem- 
brane vide,  ou  du  moins  qui  ne  contient  à l’intérieur  qu’un  tissu  cellulaire 
et  spongieux,  elle  prête,  s’étend  et  reçoit  dans  ses  cavités  intérieures  une 
grande  quantité  de  sang  qui  produit  une  augmentation  de  volume  apparent 
et  un  certain  degré  de  tension  ; l’on  conçoit  bien  que  dans  la  jeunesse 
cette  membrane  a toute  la  souplesse  requise  pour  pouvoir  s’étendre  et  obéir 
aisément  à l’impulsion  du  sang,  et  que  pour  peu  qu’il  soit  porté  vers  cette 
partie  avec  quelque  force,  il  dilate  et  développe  aisément  cette  membrane 
molle  et  flexible;  mais  à mesure  qu’on  avance  en  âge,  elle  acquiert,  comme 
toutes  les  autres  parties  du  corps,  plus  de  solidité,  elle  perd  de  sa  souplesse 
et  de  sa  flexibilité  ; dès  lors  en  supposant  même  que  l’impulsion  du  sang  se 
fît  avec  la  même  force  que  dans  la  jeunesse,  ce  qui  est  une  autre  question 
que  je  réexamine  point  ici , cette  impulsion  ne  serait  pas  suffisante  pour  dila- 
ter aussi  aisément  cette  membrane  devenue  plus  solide , et  qui  par  consé- 
quent résiste  davantage  à cette  action  du  sang;  et  lorsque  cette  membrane 
aura  pris  encore  plus  de  solidité  et  de  sécheresse,  rien  ne  sera  capable  de 
déployer  ses  rides  et  de  lui  donner  cet  état  de  gonflement  et  de  tension 
nécessaire  à l’acte  de  la  génération. 

A l’égard  de  l’altération  de  la  liqueur  séminale,  ou  plutôt  de  son  infécon- 
dité dans  la  vieillesse,  on  peut  aisément  concevoir  que  la  liqueur  séminale 
ne  peut  être  prolifique  que  lorsqu’elle  contient,  sans  exception,  des  molé- 
cules organiques  renvoyées  de  toutes  les  parties  du  corps;  car,  comme  nous 
l’avons  établi,  la  production  du  petit  être  organisé  semblable  au  grand 
(voyez  ci-devant  chap.  n,  m,  etc.)  ne  peut  se  faire  que  par  la  réunion  de 
toutes  ces  molécules  renvoyées  de  toutes  les  parties  du  corps  de  l’individu; 
mais  dans  les  vieillards  fort  âgés,  les  parties  qui,  comme  les  os,  les  carti- 
lages, etc.,  sont  devenues  trop  solides,  11e  pouvant  plus  admettre  de  nourri- 
ture, ne  peuvent  par  conséquent  s’assimiler  cette  matière  nutritive,  ni  la 


1 


ET  DE  LA  MORC. 


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renvoyer  après  l’avoir  modelée  et  rendue  telle  qu’elle  doit  être.  Les  os  et  les 
autres  parties  devenues  trop  solides  ne  peuvent  donc  ni  produire  ni  renvoyer 
des  molécules  organiques  de  leur  espèce  : ces  molécules  manqueront  par 
conséquent  dans  la  liqueur  séminale  de  ces  vieillards,  et  ce  défaut  suffit  pour 
la  rendre  inféconde,  puisque  nous  avons  prouvé  que  pour  que  la  liqueur 
séminale  soit  prolifique,  il  est  nécessaire  qu’elle  contienne  des  molécules 
renvoyées  de  toutes  les  parties  du  corps , afin  que  toutes  ces  parties  puis- 
sent, en  effet , se  réunir  d’abord  et  se  réaliser  ensuite  au  moyen  de  leur 
développement. 

En  suivant  ce  raisonnement,  qui  me  paraît  fondé,  et  en  admettant  la  sup- 
position que  c’est,  en  effet,  par  l’absence  des  molécules  organiques  qui  ne 
peuvent  être  renvoyées  de  celles  des  parties  qui  sont  devenues  trop  solides, 
que  la  liqueur  séminale  des  hommes  fort  âgés  cesse  d’être  prolifique,  on  doit 
penser  que  ces  molécules  qui  manquent  peuvent  être  quelquefois  remplacées 
par  celles  de  la  femelle  (voyez  ci-devant  chap.  x)  si  elle  est  jeune,  et  dans  ce 
cas  la  génération  s’accomplira,  c’est  aussi  ce  qui  arrive.  Les  vieillards 
décrépits  engendrent,  mais  rarement,  et  lorsqu’ils  engendrent  ils  ont  moins 
de  part  que  les  autres  hommes  à leur  propre  production  ; de  là  vient  aussi 
que  de  jeunes  personnes  qu’on  marie  avec  des  vieillards  décrépits,  et  dont 
la  taille  est  déformée,  produisent  souvent  des  monstres,  des  enfants  contre- 
faits, plus  défectueux  encore  que  leur  père.  Mais  ce  n’est  pas  ici  le  lieu  de 
nous  étendre  sur  ce  sujet. 

La  plupart  des  gens  âgés  périssent  par  le  scorbut,  l’hydropisie,  ou  par 
d’autres  maladies  qui  semblent  provenir  du  vice  du  sang,  de  l’altération  de 
la  lymphe,  etc.  Quelque  influence  que  les  liquides  contenus  dans  le  corps 
humain  puissent  avoir  sur  son  économie,  on  peut  penser  que  ces  liqueurs, 
n’étant  que  des  parties  passives  et  divisées,  elles  ne  font  qu’obéir  à l’impul- 
sion des  solides,  qui  sont  les  vraies  parties  organiques  et  actives1,  desquelles 
le  mouvement,  la  qualité  et  même  la  quantité  des  liquides  doivent  dépendre 
en  entier.  Dans  la  vieillesse,  le  calibre  des  vaisseaux  se  resserre,  le  ressort 
des  muscles  s’affaiblit , les  filtres  sécrétoires  s’obstruent,  le  sang,  la  lym- 
phe et  les  autres  humeurs  doivent  par  conséquent  s’épaissir,  s’altérer,  s’ex- 
travaser et  produire  les  symptômes  des  différentes  maladies  qu’on  a coutume 
de  rapporter  au  vice  des  liqueurs,  comme  à leur  principe,  tandis  que  la 
première  cause  est  en  effet  une  altération  dans  les  solides,  produite  par  leur 
dépérissement  naturel,  ou  par  quelque  lésion  et  quelque  dérangement  acci- 
dentels. Il  est  vrai  que,  quoique  le  mauvais  état  des  liquides  provienne  d’un 
vice  organique  dans  les  solides,  les  effets  qui  résultent  de  cette  altération  des 


1.  C’est  un  enchaînement  d 'actions  réciproques.  11  faut  d’ailleurs  distinguer.  Il  y a les  liquides 
qui  sont  produits  : ceux-ci  dépendent  de  l’état  des  solides , et  il  y a les  liquides  qui  produisent  : 
le  fluide  nourricier , le  sang,  par  exemple.  Comment  douter  de  l’influence  du  sang  sur  les  par- 
ties que  nourrit  le  sang  ? 


80 


DE  LA  VIEILLESSE 


liqueurs  se  manifestent  par  des  symptômes  prompts  et  menaçants,  parce  que 
les  liqueurs  étant  en  continuelle  circulation  et  en  grand  mouvement,  pour 
peu  qu’elles  deviennent  stagnantes  par  le  trop  grand  rétrécissement  des 
vaisseaux,  ou  que  parleur  relâchement  forcé  elles  se  répandent  en  s’ouvrant 
de  fausses  routes,  elles  ne  peuvent  manquer  de  se  corrompre  et  d’attaquer 
en  même  temps  les  parties  les  plus  faibles  des  solides,  ce  qui  produit  sou- 
vent des  maux  sans  remède,  ou  du  moins  elles  communiquent  à toutes  les 
parties  solides  qu’elles  abreuvent  leur  mauvaise  qualité,  ce  qui  doit  en 
déranger  le  tissu  et  en  changer  la  nature;  ainsi  les  moyens  de  dépérisse- 
ment se  multiplient,  le  mal  intérieur  augmente  de  plus  en  plus  et  amène  à 
la  hâte  l’instant  de  la  destruction. 

Toutes  les  causes  de  dépérissement  que  nous  venons  d’indiquer  agissent 
continuellement  sur  notre  être  matériel  et  le  conduisent  peu  à peu  à sa  dis- 
solution; la  mort,  ce  changement  d’état  si  marqué,  si  redouté,  n’est  donc 
dans  la  nature  que  la  dernière  nuance  d’un  état  précédent;  la  succession 
nécessaire  du  dépérissement  de  notre  corps  amène  ce  degré , comme  tous 
les  autres  qui  ont  précédé;  la  vie  commence  à s’éteindre  longtemps  avant 
qu’elle  s’éteigne  entièrement,  et  dans  le  réel  il  y a peut-être  plus  loin  de  la 
caducité  à la  jeunesse,  que  de  la  décrépitude  à la  mort,  car  on  ne  doit  pas  ici 
considérer  la  vie  comme  une  chose  absolue,  mais  comme  une  quantité  sus- 
ceptible d’augmentation  et  de  diminution.  Dans  l’instant  de  la  formation  du 
fœtus,  cette  vie  corporelle  n’est  encore  rien  ou  presque  rien  ; peu  à peu  elle 
augmente,  elle  s’étend,  elle  acquiert  de  la  consistance  à mesure  que  le  corps 
croît,  se  développe  et  se  fortifie;  dès  qu’il  commence  à dépérir,  la  quantité 
devie  diminue;  enfin  lorsqu’il  se  courbe,  se  dessèche  et  s’affaisse,  elle 
décroît,  elle  se  resserre  , elle  se  réduit  à rien  ; nous  commençons  de  vivre 
par  degrés,  et  nous  finissons  de  mourir  comme  nous  commençons  de  vivre. 

Pourquoi  donc  craindre  la  mort,  si  l’on  a assez  bien  vécu  pour  n’en  pas 
craindre  les  suites?  Pourquoi  redouter  cet  instant,  puisqu’il  est  préparé  par 
une  infinité  d’autres  instants  du  même  ordre , puisque  la  mort  est  aussi  natu- 
relle que  la  vie,  et  que  l’une  et  l’autre  nous  arrivent  de  la  même  façon  sans 
que  nous  le  sentions,  sans  que  nous  puissions  nous  en  apercevoir?  Qu’on 
interroge  les  médecins  et  les  ministres  de  l’Église , accoutumés  à observer 
les  actions  des  mourants  et  à recueillir  leurs  derpiers  sentiments  ; ils  con- 
viendront qu’à  l’exception  d’un  très-petit  nombre  de  maladies  aiguës,  où 
l’agitation  causée  par  des  mouvements  convulsifs  semble  indiquer  les  souf- 
frances du  malade,  dans  toutes  les  autres  on  meurt  tranquillement,  douce- 
ment et  sans  douleur1  ; et  même  ces  terribles  agonies  effraient  plus  les 
spectateurs  qu’elles  ne  tourmentent  le  malade  , car  combien  n’en  a-t-on  pas 

1.  Buffon  veut  i>rouver  qUe  l'homme  meurt  tranquillement , doucement  et  sans  douleur. 
Barthez  va  jusqu’à  dire  que  l’homme  goûte  un  certain  plaisir  à mourir.  ( Nouv.  élém.  de  la 
sci.  de  l'hom.,  t.  II,  p.  33'».  ) Mais  qu’importe  ? Ce  n’est  pas  la  douleur,  c’est  Y anéantissement  que 


ET  DE  LA  MORT. 


81 


vu  qui  après  avoir  été  à cette  dernière  extrémité,  n’avaient  aucun  souvenir 
de  ce  qui  s’était  passé,  non  plus  que  de  ce  qu'ils  avaient  senti  ! Us  avaient 
réellement  cessé  d’être  pour  eux  pendant  ce  temps,  puisqu’ils  sont  obligés 
de  rayer  du  nombre  de  leurs  jours  tous  ceux  qu’ils  ont  passés  dans  cet  état 
duquel  il  ne  leur  reste  aucune  idée. 

La  plupart  des  hommes  meurent  donc  sans  le  savoir,  et  dans  le  petit 
nombre  de  ceux  qui  conservent  de  la  connaissance  jusqu’au  dernier  soupir, 
il  ne  s’en  trouve  peut-être  pas  un  qui  ne  conserve  en  même  temps  de  l’espé- 
rance, et  qui  ne  se  flatte  d’un  retour  vers  la  vie;  la  nature  a , pour  le  bon- 
heur de  l’homme,  rendu  ce  sentiment  plus  fort  que  la  raison.  Un  malade 
dont  le  mal  est  incurable,  qui  peut  juger  son  état  par  des  exemples  fréquents 
et  familiers , qui  en  est  averti  par  les  mouvements  inquiets  de  sa  famille, 
par  les  larmes  de  ses  amis,  par  la  contenance  ou  l’abandon  des  médecins, 
n’en  est  pas  plus  convaincu  qu’il  touche  à sa  dernière  heure;  l’intérêt  est 
si  grand  qu’on  ne  s’en  rapporte  qu’à  soi;  on  n’en  croit  pas  les  jugements  des 
autres,  on  les  regarde  comme  des  alarmes  peu  fondées;  tant  qu’on  se  sent 
et  qu’on  pense,  on  ne  réfléchit,  on  ne  raisonne  que  pour  soi,  et  tout  est  mort 
que  l’espérance  vit  encore. 

Jetez  les  yeux  sur  un  malade  qui  vous  aura  dit  cent  fois  qu’il  se  sent  atta- 
qué à mort,  qu’il  voit  bien  qu’il  ne  peut  pas  en  revenir,  qu’il  est  prêt  à 
expirer,  examinez  ce  qui  se  passe  sur  son  visage  lorsque  par  zèle  ou  par 
indiscrétion  quelqu’un  vient  à lui  annoncer  que  sa  fin  est  prochaine  en 
effet;  vous  le  verrez  changer  comme  celui  d’un  homme  auquel  on  annonce 
une  nouvelle  imprévue;  ce  malade  ne  croit  donc  pas  ce  qu’il  dit  lui-même, 
tant  il  est  vrai  qu’il  n’est  nullement  convaincu  qu’il  doit  mourir  ; il  a seule- 
ment quelque  doute,  quelque  inquiétude  sur  son  état,  mais  il  craint  toujours 
beaucoup  moins  qu’il  n’espère,  et  si  l’on  ne  réveillait  pas  ses  frayeurs  par 
ces  tristes  soins  et  cet  appareil  lugubre  qui  devancent  la  mort,  il  ne  la  verrait 
point  arriver. 

La  mort  n’est  donc  pas  une  chose  aussi  terrible  que  nous  nous  l’imagi 
nons,  nous  la  jugeons  mal  de  loin;  c’est  un  spectre  qui  nous  épouvante  à 
une  certaine  distance , et  qui  disparaît  lorsqu’on  vient  à en  approcher  de 
près;  nous  n’en  avons  donc  que  des  notions  fausses,  nous  la  regardons 
non-seulement  comme  le  plus  grand  malheur,  mais  encore  comme  un  mal 
accompagné  de  la  plus  vive  douleur  et  des  plus  pénibles  angoisses;  nous 
avons  même  cherché  à grossir  dans  notre  imagination  ces  funestes  images  , 
et  à augmenter  nos  craintes  en  raisonnant  sur  la  nature  de  la  douleur.  Elle 
doit  être  extrême,  a-t-on  dit,  lorsque  l’âme  se  sépare  du  corps;  elle  peut 


l’homme  redoute.  Ce  qu’il  faut  prouver  à l’homme  pour  le  fortifier  contre  la  mort , c’est  qu’il  ne 
meurt  de  lui  que  la  partie  la  plus  misérable  et  la  plus  grossière  : envehppe  étrangère , et  dont 
l union,  disait  naguère  et  disait  si  admirablement  Buffon,  nous  est  inconnue  et  la  présence 
nuisible.  (1er  Yol.  p.  /,26.) 

11. 


6 


82 


DE  LA  VIEILLESSE 


aussi  être  de  très-longue  durée,  puisque  le  temps  n’ayant  d’autre  mesure  que 
la  succession  de  nos  idées,  un  instant  de  douleur  très-vive  pendant  lequel 
ces  idées  se  succèdent  avec  une  rapidité  proportionnée  à la  violence  du  mal, 
peut  nous  paraître  plus  long  qu’un  siècle  pendant  lequel  elles  coulent  len- 
tement et  relativement  aux  sentiments  tranquilles  qui  nous  affectent  ordi- 
nairement. Quel  abus  de  la  philosophie  dans  ce  raisonnement  ! il  ne  mérite- 
rait pas  d’être  relevé  s’il  était  sans  conséquence , mais  il  influe  sur  le 
malheur  du  genre  humain,  il  rend  l’aspect  de  la  mort  mille  fois  plus  affreux 
qu’il  ne  peut  être,  et  n’y  eût-il  qu’un  très-petit  nombre  de  gens  trompés  par 
l’apparence  spécieuse  de  ces  idées,  il  serait  toujours  utile  de  les  détruire  et 
d’en  faire  voir  la  fausseté. 

Lorsque  l’âme  vient  s’unir  à notre  corps  avons-nous  un  plaisir  excessif, 
une  joie  vive  et  prompte  qui  nous  transporte  et  nous  ravisse?  non , cette 
union  se  fait  sans  que  nous  nous  en  apercevions , la  désunion  doit  s’en  faire 
de  même  sans  exciter  aucun  sentiment;  quelle  raison  a-t-on  pour  croire 
que  la  séparation  de  l’âme  et  du  corps  ne  puisse  se  faire  sans  une  douleur 
extrême?  quelle  cause  peut  produire  cette  douleur  ou  l’occasionner?  la  fera- 
t-on  résider  dans  l’âme  ou  dans  le  corps?  la  douleur  de  l’âme  ne  peut  être 
produite  que  par  la  pensée,  celle  du  corps  est  toujours  proportionnée  à sa 
force  et  à sa  faiblesse;  dans  l’instant  de  la  mort  naturelle  le  corps  est  plus 
faible  que  jamais , il  ne  peut  donc  éprouver  qu’une  très-petite  douleur,  si 
même  il  en  éprouve  aucune. 

Maintenant  supposons  une  mort  violente;  un  homme,  par  exemple,  dont 
la  tête  est  emportée  par  un  boulet  de  canon,  souffre-t-il  plus  d’un  instant? 
a-t-il  dans  l’intervalle  de  cet  instant  une  succession  d’idées  assez  rapide  pour 
que  cette  douleur  lui  paraisse  durer  une  heure,  un  jour,  un  siècle?  c’est  ce 
qu’il  faut  examiner. 

J’avoue  que  la  succession  de  nos  idées  est  en  effet , par  rapport  à nous, 
la  seule  mesure  du  temps , et  que  nous  devons  le  trouver  plus  court  ou  plus 
long , selon  que  nos  idées  coulent  plus  uniformément  ou  se  croisent  plus 
irrégulièrement  ; mais  celte  mesure  a une  unité  dont  la  grandeur  n’est  point 
arbitraire  ni  indéfinie,  elle  est  au  contraire  déterminée  par  la  nature  même, 
et  relative  à notre  organisation  : deux  idées  qui  se  succèdent,  ou  qui  sont 
seulement  différentes  l’une  de  l’autre,  ont  nécessairement  entre  elles  un 
certain  intervalle  qui  les  sépare  ; quelque  prompte  que  soit  la  pensée , il 
faut  un  petit  temps  pour  qu’elle  soit  suivie  d’une  autre  pensée , cette  succes- 
sion ne  peut  se  faire  dans  un  instant  indivisible;  il  en  est  de  même  du  senti- 
ment , il  faut  un  certain  temps  pour  passer  de  la  douleur  au  plaisir,  ou 
même  d’une  douleur  à une  autre  douleur  ; cet  intervalle  de  temps  qui  sépare 
nécessairement  nos  pensées,  nos  sentiments,  est  l’unité  dont  je  parle  : il  ne 
peut  être  ni  extrêmement  long,  ni  extrêmement  court,  il  doit  même  être  à 
peu  près  égal  dans  sa  durée,  puisqu’elle  dépend  de  la  nature  de  notre  âme 


ET  DE  LA  MORT. 


83 


et  de  l’organisation  de  notre  corps  dont  les  mouvements  ne  peuvent  avoir 
qu’un  certain  degré  de  vitesse  déterminé  ; il  ne  peut  donc  y avoir  dans  le 
même  individu  des  successions  d’idées  plus  ou  moins  rapides  au  degré  qui 
serait  nécessaire  pour  produire  cette  différence  énorme  de  durée  qui  d’une 
minute  de  douleur  ferait  un  siècle,  un  jour,  une  heure. 

Une  douleur  très-vive,  pour  peu  qu’elle  dure,  conduit  à l’évanouissement 
ou  à la  mort.  Nos  organes,  n’ayant  qu’un  certain  degré  de  force,  ne  peuvent 
résister  que  pendant  un  certain  temps  à un  certain  degré  de  douleur  ; si  elle 
devient  excessive  elle  cesse,  parce  qu’elle  est  plus  forte  que  le  corps  qui, 
ne  pouvant  la  supporter,  peut  encore  moins  la  transmettre  à l’àme  avec 
laquelle  il  ne  peut  correspondre  que  quand  les  organes  agissent;  ici  l’action 
des  organes  cesse,  le  sentiment  intérieur  qu’ils  communiquent  à l’âme  doit 
donc  cesser  aussi. 

Ce  que  je  viens  de  dire  est  peut-être  plus  que  suffisant  pour  prouver  que 
l’instant  de  la  mort  n’est  point  accompagné  d’une  douleur  extrême  ni  de 
longue  durée  ; mais  pour  rassurer  les  gens  les  moins  courageux , nous 
ajouterons  encore  un  mot.  Une  douleur  excessive  ne  permet  aucune 
réflexion,  cependant  on  a vu  souvent  des  signes  de  réflexion  dans  le  moment 
même  d’une  mort  violente  ; lorsque  Charles  XII  reçut  le  coup  qui  termina 
dans  un  instant  ses  exploits  et  sa  vie,  il  porta  la  main  sur  son  épée  : cette 
douleur  mortelle  n’était  donc  pas  excessive,  puisqu’elle  n’excluait  pas  la 
réflexion  ; il  se  sentit  attaqué,  il  réfléchit  qu’il  fallait  se  défendre,  il  ne  souf- 
frit donc  qu’autant  que  l’on  souffre  par  un  coup  ordinaire  : on  ne  peut  pas 
dire  que  cette  action  ne  fût  que  le  résultat  d’un  mouvement  mécanique,  car 
nous  avons  prouvé  à l’article  des  passions  (voyez  ci-devant  la  Description 
de  l’homme ) que  leurs  mouvements,  même  les  plus  prompts , dépendent 
toujours  de  la  réflexion,  et  ne  sont  que  des  effets  d’une  volonté  habituelle 
de  l’âme. 

Je  ne  me  suis  un  peu  étendu  sur  ce  sujet  que  pour  tâcher  de  détruire  un 
préjugé  si  contraire  au  bonheur  de  l’homme;  j’ai  vu  des  victimes  de  ce 
préjugé,  des  personnes  que  la  frayeur  de  la  mort  a fait  mourir  en  effet,  des 
femmes  surtout  que  la  crainte  de  la  douleur  anéantissait  ; ces  terribles 
alarmes  semblent  même  n 'être  faites  que  pour  des  personnes  élevées  et 
devenues  par  leur  éducation  plus  sensibles  que  les  autres , car  le  commun 
des  hommes,  surtout  ceux  de  la  campagne,  voient  la  mort  sans  effroi. 

La  vraie  philosophie  est  de  voir  les  choses  telles  qu’elles  sont  ; le  senti- 
ment intérieur  serait  toujours  d’accord  avec  cette  philosophie,  s’il  n’était 
perverti  par  les  illusions  de  notre  imagination  et  par  l'habitude  malheureuse 
que  nous  avons  prise  de  nous  forger  des  fantômes  de  douleur  et  de  plaisir. 
11  n y a rien  de  terrible  ni  rien  de  charmant  que  de  loin, mais  pour  s’en 
assurer  il  faut  avoir  le  courage  ou  la  sagesse  de  voir  l’un  et  l’autre  de  près. 

Si  quelque  chose  peut  confirmer  ce  que  nous  avons  dit  au  sujet  de  la 


8i 


DE  LA  VIEILLESSE 


cessation  graduelle  de  la  vie,  et  prouver  encore  mieux  que  sa  fin  n’arrive 
que  par  nuances,  souvent  insensibles , c’est  l’incertitude  des  signes  de  la 
mort;  qu’on  consulte  les  recueils  d’observations,  et  en  particulier  celles  que 
MM.  Winslow  et  Bruliier  nous  ont  données  sur  ce  sujet,  on  sera  convaincu 
qu’entre  la  mort  et  la  vie  il  n’y  a souvent  qu’une  nuance  si  faible,  qu’on 
ne  peut  l’apercevoir  même  avec  toutes  les  lumières  de  l’art  de  la  médecine 
et  de  l’observation  la  plus  attentive.  Selon  eux,  « le  coloris  du  visage,  la 
« chaleur  du  corps,  la  mollesse  des  parties  flexib'es,  sont  des  signes  incer- 
« tains  d’une  vie  encore  subsistante,  comme  la  pâleur  du  visage,  le  froid  du 
« corps,  la  raideur  des  extrémités,  la  cessation  des  mouvements  et  l’aboli- 
« tion  des  sens  externes  sont  des  signes  très-équivoques  d’une  mort  cer- 
« taine1  » : il  en  est  de  même  de  la  cessation  apparente  du  pouls  et  de  la 
respiration,  ces  mouvements  sont  quelquefois  tellement  engourdis  et  assou- 
pis qu’il  n’est  pas  possible  de  les  apercevoir;  on  approche  un  miroir  ou 
une  lumière  de  la  bouche  du  malade,  si  le  miroir  se  ternit,  ou  si  la  lumière 
vacille,  on  conclut  qu’il  respire  encore;  mais  souvent  ces  effets  arrivent  par 
d’autres  causes,  lors  même  que  le  malade  est  mort  en  effet,  et  quelquefois 
ils  n’arrivent  pas,  quoiqu’il  soit  encore  vivant;  ces  moyens  sont  donc  très- 
équivoques  : on  irrite  les  narines  par  des  sternutatoires,  des  liqueurs  péné- 
trantes; on  cherche  à réveiller  les  organes  du  tact  par  des  piqûres,  des 
brûlures,  etc.  ; on  donne  des  lavements  de  fumée,  on  agite  les  membres  par 
des  mouvements  violents,  on  fatigue  l’oreille  par  des  sons  aigus  et  des  cris, 
on  scarifie  les  omoplates,  le  dedans  des  mains  et  la  plante  des  pieds;  on  y 
applique  des  fers  rouges,  de  la  cire  d’Espagne  brûlante,  etc. , lorsqu'on  veut 
être  bien  convaincu  de  la  certitude  de  la  mort  de  quelqu’un  ; mais  il  y a des 
cas  où  toutes  ces  épreuves  sont  inutiles,  et  on  a des  exemples,  surtout  de 
personnes  cataleptiques,  qui,  les  ayant  subies  sans  donner  aucun  signe  de 
vie,  sont  ensuite  revenues  d’elles-mêmes,  au  grand  étonnement  des  spec- 
tateurs. 

Rien  ne  prouve  mieux  combien  un  certain  état  de  vie  ressemble  à l'état 
de  la  mort;  rien  aussi  ne  serait  plus  raisonnable  et  plus  selon  l’humanité, 
que  de  se  presser  moins  qu’on  ne  fait  d’abandonner,  d’ensevelir  et  d’en- 
terrer les  corps  ; pourquoi  n’attendre  que  dix,  vingt  ou  vingt-quatre  heures, 
puisque  ce  temps  ne  suffit  pas  pour  distinguer  une  mort  vraie  d’une  mort 
apparente , et  qu’on  a des  exemples  de  personnes  qui  sont  sorties  de  leur 
tombeau  au  bout  de  deux  ou  trois  jours?  Pourquoi  laisser  avec  indifférence 
précipiter  les  funérailles  des  personnes  mêmes  dont  nous  aurions  ardem- 
ment désiré  de  prolonger  la  vie?  Pourquoi  cet  usage,  au  changement  duquel 
tous  les  hommes  sont  également  intéressés,  subsiste-t-il?  ne  suffit-il  pas 

1.  Le  signe  de  mort , réputé  aujourd’hui  le  moins  incertain,  est  la  cessation  des  battements 
du  cœur,  cessation  prolongée  et  constatée  au  moyen  de  Y auscultation.  ( Voyez  le  Compte-rendu 
des  séan.  de  l’Acad.  des  sci. , t.  XXVI , p.  565.  ) 


ET  DE  LA  MORT 


85 


qu’il  y ait  eu  quelquefois  de  l’abus  par  les  enterrements  précipités  , pour 
nous  engager  à les  différer  et  à suivre  les  avis  des  sages  médecins,  qui  nous 
disent®  « qu’il  est  incontestable  que  le  corps  est  quelquefois  tellement  privé 
« de  toute  fonction  vitale,  et  que  le  souffle  de  vie  y est  quelquefois  tellement 
« caché,  qu’il  ne  paraît  en  rien  différent  de  celui  d’un  mort;  que  la  charité 
« et  la  religion  veulent  qu’on  détermine  un  temps  suffisant  pour  attendre 
« que  la  vie  puisse,  si  elle  subsiste  encore,  se  manifester  par  des  signes, 
« qu’autrement  on  s’expose  à devenir  homicide  en  enterrant  des  personnes 
« vivantes  : or,  disent-ils,  c’est  ce  qui  peut  arriver,  si  l’on  en  croit  la  plus 
« grande  partie  des  auteurs,  dans  l’espace  de  trois  jours  naturels  ou  de 
« soixante-douze  heures  ; mais  si  pendant  ce  temps  il  ne  paraît  aucun  signe 
« de  vie , et  qu’au  contraire  les  corps  exhalent  une  odeur  cadavéreuse , 
« on  a une  preuve  infaillible  de  la  mort,  et  on  peut  les  enterrer  sans 
« scrupule.  » 

Nous  parlerons  ailleurs  des  usages  des  différents  peuples  au  sujet  des 
obsèques,  des  enterrements,  des  embaumements,  etc.;  la  plupart  même  de 
ceux  qui  sont  sauvages  font  plus  d’attention  que  nous  à ces  derniers  in- 
stants; ils  regardent  comme  le  premier  devoir  ce  qui  n’est  chez  nous  qu’une 
cérémonie;  ils  respectent  leurs  morts,  ils  les  vêtissent,  ils  leur  parlent,  ils 
récitent  leurs  exploits,  louent  leurs  vertus;  et  nous  qui  nous  piquons  d’être 
sensibles,  nous  ne  sommes  pas  même  humains,  nous  fuyons,  nous  les 
abandonnons,  nous  ne  voulons  pas  les  voir,  nous  n’avons  ni  le  courage  ni 
la  volonté  d’en  parler,  nous  évitons  même  de  nous  trouver  dans  les  lieux 
qui  peuvent  nous  en  rappeler  l’idée  : nous  sommes  donc  trop  indifférents 
ou  trop  faibles. 

Après  avoir  fait  l’histoire  de  la  vie  et  de  la  mort  par  rapport  à l’individu, 
considérons  l’une  et  l’autre  dans  l’espèce  entière.  L’homme,  comme  l’on 
sait,  meurt  à tout  âge,  et  quoiqu’en  général  on  puisse  dire  que  la  durée 
de  sa  vie  est  plus  longue  que  celle  de  la  vie  de  presque  tous  les  animaux  , 
on  ne  peut  pas  nier  qu’elle  ne  soit  en  même  temps  plus  incertaine  et  plus 
variable.  On  a cherché  dans  ces  derniers  temps  à connaître  les  degrés  de 
ces  variations,  et  à établir  par  des  observations  quelque  chose  de  fixe  sur  la 
mortalité  des  hommes  à différents  âges  ; si  ces  observations  étaient  assez 
exactes  et  assez  multipliées,  elles  seraient  d’une  très-grande  utilité  pour  la 
connaissance  de  la  quantité  du  peuple,  de  sa  multiplication,  de  la  consom- 
mation des  denrées,  de  la  répartition  des  impôts,  etc.  Plusieurs  personnes 
habiles  ont  travaillé  sur  cette  matière  ; et  en  dernier  lieu  M.  de  Parcieux  , 
de  l’Académie  des  Sciences,  nous  a donné  un  excellent  ouvrage  qui  ser- 
vira de  règle  à l’avenir  au  sujet  des  tontines  et  des  rentes  viagères;  mais 

a.  Voyez  la  Dissertation  de  M.  Winslow  sur  l’incertitude  des  signes  de  la  Mort , page  84,  où 
ces  paroles  sont  rapportées  d’après  Terilli , qu’il  appelle  l’Esculape  vénitien. 


86  DE  LA  VIEILLESSE 

comme  son  projet  principal  a été  de  calculer  la  mortalité  des  rentiers , et 
qu’en  général  les  rentiers  à vie  sont  des  hommes  d’élite  dans  un  État,  on 
ne  peut  pas  en  conclure  pour  la  mortalité  du  genre  humain  en  entier  ; les 
tables  qu’il  a données  dans  le  même  ouvrage  sur  la  mortalité  dans  les  dif- 
férents ordres  religieux  sont  aussi  très-curieuses,  mais  étant  bornées  à un 
certain  nombre  d’hommes  qui  vivent  différemment  des  autres,  elles  ne  sont 
pas  encore  suffisantes  pour  fonder  des  probabilités  exactes  sur  la  durée 
générale  de  la  vie.  MM.  Halley,  Graunt,  Kersboom,  Sympson,  etc.,  ont 
aussi  donné  des  tables  de  la  mortalité  du  genre  humain,  et  ils  les  ont  fon- 
dées sur  le  dépouillement  des  registres  mortuaires  de  quelques  paroisses 
de  Londres,  de  Breslau,  etc,;  mais  il  me  paraît  que  leurs  recherches, 
quoique  très-amples  et  d’un  très-long  travail,  ne  peuvent  donner  que  des 
approximations  assez  éloignées  sur  la  mortalité  du  genre  humain  en  géné- 
ral. Pour  faire  une  bonne  table  de  cette  espèce,  il  faut  dépouiller  non-seule- 
ment les  registres  des  paroisses  d’une  ville  comme  Londres,  Paris,  etc.,  où 
il  entre  des  étrangers,  et  d’où  il  sort  des  natifs,  mais  encore  ceux  des  cam- 
pagnes, afin  qu’ajoutant  ensemble  tous  les  résultats,  les  uns  compensent 
les  autres;  c’est  ce  que  M.  Dupré  de  Saint-Maur  de  l’Académie  française  a 
commencé  à exécuter  sur  douze  paroisses  de  la  campagne  et  trois  paroisses 
de  Paris  ; il  a bien  voulu  me  communiquer  les  tables  qu’il  en  a faites , 
pour  les  publier;  je  le  fais  d’autant  plus  volontiers,  que  ce  sont  les  seules 
sur  lesquelles  on  puisse  établir  les  probabilités  de  la  vie  des  hommes  en 
général  avec  quelque  certitude. 


ET  DE  LA  MORT, 


87 


PAROISSES. 

MORTS 

AN 

NÉES  DE 

LA  V 

IE. 

ANNÉES  DE 

LA  VIE. 

1 

2 

3 

4 

5 

6 

7 

8 

9 

10 

Clemonl 

1391 

578 

73 

36 

29 

16 

16 

14 

10 

8 

4 

Brinon 

1141 

441 

75 

31 

27 

10 

16 

9 

9 

8 

5 

Jouy 

588 

231 

43 

11 

13 

5 

8 

4 

6 

1 

0 

Lestiou 

223 

89 

16 

9 

7 

1 

4 

3 

J 

1 

1 

Vendeuvre 

672 

156 

58 

18 

19 

10 

11 

8 

10 

3 

2 

Saint-Agil 

954 

359 

64 

30 

21 

20 

11 

4 

7 

<? 

7 

Thury 

262 

103 

31 

8 

4 

3 

2 

2 

2 

1 

2 

Saint-Amant 

748 

170 

61 

24 

11 

12 

15 

3 

6 

8 

6 

Montigny 

833 

346 

57 

19 

25 

16 

21 

9 

7 

5 

5 

Villeneuve 

131 

14 

3 

5 

1 

1 

0 

0 

0 

0 

0 i 

Goussainville 

1615 

565 

184 

63 

38 

34 

21 

17 

15 

12 

8 

Ivry 

2247 

686 

298 

96 

6L 

50 

29 

34 

26 

13 

19 

Total  des  morts . 

10805 

1 ! 

Séparation  des  10,805 

morts  1 

dans  les  années  de  la  vie  où  > 

3738 

963 

350 

256 

178 

154 

107 

99 

62 

59 

ils  sont  décédés. 

Morts  avant  la  fin  de  leur  pre-  ) 

mière,  seconde  année 

etc.,  > 

3738  4701 

5051 

5307 

5485 

5639 

5746 

5845 

5907 

5966 

sur  10,805  sépultures.  J 

Nombre  des  personnes  entrées  ] 

dans  leur  première,  seconde  ' 

10805 

7067 

6104 

5754 

5498 

5320 

5166 

5059 

4960 

4898 

année,  etc.,  sur  10,805.  ] 

Saint-André 

1728 

201 

122 

94 

82 

50 

35 

28 

14 

8 

7 

Saint-Hippolyte. . . . 

2516 

754 

361 

127 

64 

60 

55 

25 

16 

20 

8 

Saint-Nicolas 

8945 

1761 

932 

414 

298 

221 

162 

147 

111 

64 

40 

Total  des  morts. 

13189 

i 

Séparation  des  13,189  morts] 

dans  les  années  de  la  vie  où  <■ 

2716 

1415 

635 

444 

331 

252 

200 

141 

92 

55 

ils  sont  décédés. 

Morts  avant  la  fin  de  leur  pre- 1 

mière,  seconde  année 

etc., 

2716 

4131 

4766 

5210 

5541 

5793 

5993 

6134 

6226 

6281 

sur  13,i89  sépultures. 

Nombre  des  personnes  entrées  ] 

dans  leur  première,  seconde 

13189 

10473 

9058 

8423 

7979 

7648 

7396 

7196 

7055 

6963 

année,  etc.,  sur  13,189.  1 

Séparation  de  23,994mortssur] 

les  trois  paroisses  de  Paris, 

6454 

2378 

985 

700 

509 

406 

307 

240 

154 

114 

et  sur  les  douze  villages. 

Morts  avant  la  fin  de  leur  pre- 1 

miere,  seconde  année 

6454 

8832 

9817 

10517 

11026  11432  11639 

11979 

12133 

12247 

sur  23,994  sépultures. 

Nombre  des  personnes  entrées 

dans  leur  première,  seconde 

23994 

17540 

15162 

14177 

12477  12968  12562  12255  12015 

11861 

année,  etc.,  sur  23,994. 

88 


DE  LA  VIEILLESSE 


PAROISSES. 

MORTS 

ANNÉES  DE 

LA  VIE. 

ANNÉES  DE 

LÀ  VIE. 

11 

12 

13 

14 

15 

16 

17 

18 

19 

20 

Clemont 

1391 

1 

6 

5 

6 

5 

5 

6 

6 

10 

3 

13 

Brinon 

1141 

2 

12 

2 

6 

4 

5 

9 

4 

5 

14 

Jouy 

388 

3 

0 

3 

3 

1 

6 

4 

4 

3 

5 

Lestiou 

223 

0 

1 

0 

1 

1 

1 

1 

0 

0 

0 

Vandeuvre 

672 

1 

3 

3 

4 

5 

6 

3 

3 

4 

7 

Saint-Agil 

934 

3 

3 

3 

3 

5 

2 

7 

8 

5 

6 

Thury 

262 

0 

0 

0 

0 

1 

0 

1 

1 

1 

1 

Saint^Amant 

748 

4 

4 

2 

5 

1 

5 

3 

6 

1 

4 

Montigny 

833 

2 

4 

4 

2 

4 

2 

2 

3 

3 

5 

Villeneuve 

131 

0 

1 

0 

O 

1 

0 

2 

4 

0 

1 

Goussainville 

1615 

5 

5 

9 

5 

5 

2 

5 

10 

9 

10 

Ivry 

2247 

9 

1 

6 

4 

4 

8 

7 

4 

14 

10 

12 

Total  des  morts. 

10805 

Séparation  des  10,805 

morts 

dans  les  années  de  la  vie  où 

35 

44 

36 

38 

41 

42 

47 

67 

44 

78 

ils  sont  décédés. 

Morts  avant  la  fin  de  leur  11e,] 

12e  année,  etc.,  sur  10,805 

6001 

6045 

6081 

6119 

6160 

6202 

6249 

6316 

6360 

6438 

sépultures. 

Nombre  des  personnes  entrées 

dansleurlie,  12e  année, etc., 

4839 

4804 

4760 

4724 

4686 

4645 

4603 

4556 

4489 

4445 

sur  10,805. 

Saint-André 

1728 

! 

3 

9 

6 

7 

10 

13 

13 

11 

10 

7 

Saint-Hippolyte 

2516 

9 

9 

6 

7 

6 

5 

7 

9 

7 

3 

Saint-Nicolas 

8945 

34 

l 

38 

25 

21 

33 

37 

37 

28 

44 

53 

Total  des  morts. 

13189 

Séparation  des  13,189 

morts  | 

dans  les  années  de  la  vie  où 

46 

56 

37 

35 

49 

55 

57 

48 

61 

63 

ils  sont  décédés. 

Morts  avec  la  fin  de  leur  lie, 

12«  année,  etc.,  sur  13,189' 

6327 

6383 

6420 

6455 

6504 

6559 

6616 

6664 

6725 

6788 

sépultures. 

Nombre  des  personnes  entrées 

dansleurlie , 1 2e  année,  etc., 

6908 

6862 

6806 

6769 

6734 

6685 

6630 

6573 

6525 

6164 

sur  13,189. 

Séparation  des  23 ,994  morts  sur 

les  trois  paroisses  de  Paris, 

81 

100 

73 

73 

90 

97 

104 

115 

105 

141 

et  sur  les  douze  villages. 

Morts  avant  la  fin  de  leur  11e, 

12e  année,  etc.,  sur  23,994 

12328  12428 

12501 

12574 

12664 

12761 

12865 

12980 

13085  13226 

j sépultures. 

Nombre  des  personnes  entrées 

dans  leur  1 1 e 1 2e  année, etc., 

11747  11666 

11566  11493 

11420 

11330 

11233 

11129 

11014  10909 

sur  23,994. 

ET  DE  LA  MORT. 


89 


PAROISSES. 

MORTS 

ANNÉES  DE 

LA  VIE. 

ANNÉES  DE 

LÀ  VIE. 

21 

22 

23 

24 

25 

26 

27 

28 

29 

30 

Clemont 

1391 

| 

8 

9 

10 

7 

22 

9 

13 

10 

7 

24 

Brinon 

1141 

8 

14 

7 

11 

24 

9 

7 

13 

6 

28 

Jouy 

588 

2 

4 

4 

4 

5 

2 

2 

3 

4 

8 

Lestiou 

2-23 

0 

0 

3 

0 

1 

1 

1 

3 

1 

1 

Vandeuvre 

672 

4 

6 

8 

6 

22 

3 

5 

10 

1 

28 

Sain1>-Agil 

954 

4 

6 

3 

6 

11 

10 

4 

9 

2 

16 

Thury 

262 

1 

3 

1 

1 

2 

2 

0 

5 

2 

2 

Saint-Amant 

748 

7 

6 

6 

4 

5 

4 

4 

3 

3 

8 | 

Montigny 

833 

4 

3 

10 

8 

7 

3 

3 

3 

0 

6 

Villeneuve 

131 

1 

4 

1 

O 

1 

0 

2 

1 

1 

2 

Goussainville 

1615 

6 

10 

5 

6 

11 

9 

9 

8 

10 

10 

Ivry 

2247 

6 

15 

10 

9 

10 

14 

5 

9 

5 

13 

Total  des  morts. 

10805 

Séparation  des  10.S05 

morts 

dans  les  années  de  la  vie  où 

51 

80 

68 

62 

121 

66 

55 

77 

42 

146 

ils  sont  décédés. 

Morts  avant  la  fin  de  leur  21e,  1 

22®  année,  etc.,  sur  10,805 

6480 

6569 

6637 

6699 

6820 

6886 

6941 

7018 

7060 

7206 

sépultures. 

Nombre  des  personnes  entrées  | 

dansleur21e,  22®  année, etc., 

4367 

4316 

4236 

4168 

4106 

3985 

3919 

3864 

3787 

3745 

sur  10,805. 

Saint-André 

1728 

1 

9 

17 

11 

9 

9 

S 

17 

13 

11 

21 

Saint-Hippolyte  — 

2516 

2 

8 

7 

9 

10 

13 

10 

10 

9 

7 

j Saint-Nicolas 

8945 

31 

56 

48 

41 

59 

47 

53 

51 

34 

63 

Total  des  morts. 

13189 

Séparation  des  13,189 

morts  1 

dans  les  années  de  la 

vie  où 

42 

81 

66 

59 

78 

68 

80 

74 

54 

91 

ils  sont  décédés. 

Morts  avant  la  fin  de  leur  21e, 

22e  année,  etc.,  sur  13,189 

6830 

6911 

6977 

7036 

7114 

7182 

7262 

7336 

7390 

7481 

sépultures. 

Nombre  des  personnes  entrées 

dansleur21e,  22e  année, etc.. 

6401 

6359 

6278 

6212 

6153 

6075 

6007 

5927 

5853 

5799 

sur  13,189. 

Séparation  des  23 ,994  morts  sur 

les  trois  paroisses  de  Paris, 

93 

161 

134 

121 

199 

134 

135 

151 

96 

237 

et  sur  les  douze  villages. 

Morts  avant  la  fin  de  leur  21e, 

22e  année,  etc.,  sur  23,994 

,13319  13480 

13614  13735 

13934 

'.068 

14203 

14354 

14450 

14687 

sépultures. 

Nombre  des  personnes  entrées 

dans  leur  21e, 22e  année, etc., 

10768 

10675 

10514 

10380 

10259 

1 060 

9926 

9793 

9640 

9544 

sur  23,994. 

90 


DE  LA  VIEILLESSE 


PAROISSES. 

MORTS 

ANNÉES  DE 

LA  YIE. 

ANNÉES  DE 

LA  VIE. 

31 

32 

33 

34 

35 

36 

37 

38 

39 

40 

Clemonl 

1391 

4 

13 

14 

8 

17 

12 

18 

15 

3 

41 

Brinon 

1141 

6 

15 

3 

4 

20 

8 

8 

8 

6 

37 

Jouy 

588 

2 

5 

4 

3 

13 

6 

7 

4 

1 

20 

Lestiou 

223 

4 

4 

3 

1 

6 

4 

4 

1 

1 

4 

Vendeuvre 

672 

2 

9 

1 

3 

17 

5 

5 

4 

0 

41 

Saint-Agil 

954 

8 

7 

2 

5 

18 

9 

4 

5 

1 

22 

Thury.  

262 

0 

3 

1 

0 

7 

0 

1 

2 

2 

4 

Saint-Amant 

748 

2 

8 

6 

5 

7 

4 

5 

5 

3 

20 

Montigny 

833 

1 

10 

3 

4 

8 

4 

1 

2 

0 

8 

Villeneuve 

131 

1 

2 

1 

0 

6 

5 

0 

5 

0 

7 

Goussainville 

1615 

4 

14 

6 

7 

8 

8 

5 

2 

7 

14 

Ivry 

2247 

8 

11 

18 

10 

19 

12 

13 

23 

3 

27 

Total  des  morts. 

10805 

1 

Séparation  des  10,805 

morts  ] 

dans  les  années  de  la  vie  où 

42 

101 

62 

50 

146 

77 

71 

76 

27 

245 

ils  sont  décédés. 

Morts  avant  la  fin  de  leur  31®,  ( 

32e  année,  etc.,  sur  10,805 

7248 

7349 

7411 

7461 

7607 

7684 

7755 

7831 

7858 

8103 

sépultures. 

Nombre  des  personnes  entrées 

dans  leur  31e,  32e  année, 

3599 

3557 

3456 

3394 

3344 

3198 

3121 

3050 

2974 

2947 

etc.,  sur  10,805. 

Saint-André 

1728 

6 

10 

17 

15 

21 

14 

S 

19 

< 

26 

Saint-Hippolyte 

2516 

9 

12 

13 

13 

16 

21 

15 

13 

10 

24 

Saint-Nicolas 

8945 

25 

57 

41 

54 

82 

75 

58 

59 

46 

109 

Total  des  morts . 

13189 

Séparation  des  13,189  morts  \ 

dans  les  années  de  la  vie  où  > 

40 

79 

71 

82 

119 

110 

81 

84 

60 

159 

ils  sont  décédés. 

Morts  avant  la  fin  de  leur  31®,  ] 

32®  année,  etc.,  sur  13,189  } 

7521 

7600 

7671 

7753 

7872 

7982 

8063 

8147 

8207 

8366 

sépultures. 

Nombre  des  personnes  entrées  j 

dans  leur  31e,  32®  année,  > 

5708 

5668 

5589 

5518 

5436 

5317 

5207 

5126 

5042 

4982 

etc.,  sur  13,189. 

Séparation  de  23,994 mortssur  1 

les  trois  paroisses  de  Paris,  I 

82 

180 

133 

132 

265 

187, 

158 

160 

87 

404 

et  sur  les  douze  villages.  ( 

Morts  avant  la  fin  de  leur  31®,  ) 

32®  année,  etc.,  sur  23,994  > 

14769 

14949 

15082 

15214 

15479  15666  15818  15978  16065 

16469 

sépultures. 

Nombre  des  personnes  entrées  ) 

dans  leur  31®,  32®  année,  > 

9307 

9245 

9045 

8912 

8770 

8515 

8328 

8176 

8016 

7929 

etc.,  sur  23,994. 

ET  DE  LA  MORT 


91 


PAROISSES. 

MORTS 

ANNÉES  DE 

LA  VIE. 

ANNÉES  DE 

LA  VIE. 

41 

42 

43 

44 

45 

46 

47 

48 

49 

50 

Clemont 

1391 

4 

10 

10 

6 

20 

5 

8 

5 

6 

31 

Brinon 

1141 

6 

8 

3 

6 

11 

5 

6 

9 

0 

23 

Jouy 

588 

0 

3 

0 

4 

13 

3 

4 

2 

0 

20 

Lestiou 

223 

0 

2 

2 

0 

3 

3 

0 

3 

3 

5 

Vandeuvre 

672 

1 

3 

2 

2 

14 

5 

3 

1 

0 

31 

Saint-Agil 

934 

2 

8 

7 

3 

14 

1 

3 

3 

0 

24 

Thury 

262 

1 

3 

1 

4 

3 

0 

0 

0 

O 

3 

Saint-Amant 

748 

1 

6 

2 

4 

13 

3 

4 

6 

0 

23 

Montigny 

833 

3 

6 

5 

4 

13 

6 

1 

6 

1 

10 

Villeneuve 

131 

0 

3 

1 

O 

2 

1 

2 

3 

0 

7 

Goussainville 

1615 

10 

11 

4 

5 

11 

9 

5 

12 

6 

15 

Ivry 

2247 

7 

19 

7 

14 

22 

10 

7 

12 

6 

24 

Total  des  morts. 

10805 

Séparation  des  10,805 

morts  ) 

dans  les  années  de  la  vie  où  > 

35 

82 

44 

52 

139 

51 

43 

62 

22 

216 

ils  sont  décédés. 

Morts  avant  la  fin  de  leur  41e,  j 

42e  année,  etc.,  sur  10,805  > 

8138 

8220 

8264 

8316 

8455 

8506 

8549 

8611 

8633 

8849 

sépultures. 

Nombre  des  personnes  entrées  J 

dansleur41e, 42e année, etc.,  > 

2702 

2667 

2585 

2541 

2489 

2350 

2299 

2256 

2194 

2172 

sur  10,805. 

Saint-André 

1728 

5 

19 

12 

10 

24 

21 

9 

13 

10 

24 

Saint-Hippolyte.... 

2516 

4 

18 

14 

9 

33 

14 

13 

15 

12 

20 

Saint^Nicolas 

8945 

37 

73 

58 

45 

111 

54 

47 

68 

50 

120 

Total  des  morts. 

13189 

Séparation  des  13,189 

morts  1 

dans  les  années  de  la  vie  où  > 

46 

110 

84 

64 

168 

89 

69 

96 

72 

164 

ils  sont  décédés. 

Morts  avant  la  fin  de  leur  41e,  ) 

42e  année,  etc.,  sur  13,189  V 

8412 

8522 

8606 

8670 

8838 

8927 

8996 

9092 

9164 

9328 

sepnltures. 

Nombre  des  personnes  entrées  ) 

dansleur41e,42eannée,etc.,  t 

4823 

4777 

4667 

4583 

4519 

4351 

4262 

4193 

4097 

4025 

sur  13,189. 

Séparation  des  23 ,994 morts  sur 

les  trois  paroisses  de  Paris, 

81 

192 

128 

116 

307 

140 

112 

158 

94 

380 

et  sur  les  douze  villages. 

Morts  avant  la  fin  de  leur  41e, 

42e  année,  etc.,  sur  23,994 

16550  16742 

16870 

16986 

17293 

17433 

17545 

17703 

17797  18177 

sépultures. 

Nombre  des  personnes  entrées 

dans  leur  41e, 42e  année, etc., 

7525 

7444 

7252 

7124 

7008 

6701 

6561 

6449 

6291 

6197 

sur  23,991. 

92 


DE  LA  VIEILLESSE 


PAROISSES. 

ANNÉES  DE 

LA  VIE. 

ANNÉES  DE 

LA  VIE. 

MORTS 

51 

52 

53 

54 

55 

56 

57 

58 

59 

60 

Clemont 

1391 

0 

5 

5 

5 

14 

5 

5 

4 

4 

52 

Brinon 

1141 

1 

3 

3 

2 

10 

6 

2 

3 

0 

24 

Jouy 

588 

2 

3 

2 

5 

7 

4 

5 

2 

0 

20 

Lestiou 

223 

1 

1 

0 

0 

2 

2 

0 

3 

0 

2 

Vendeuvre 

672 

0 

2 

1 

1 

13 

1 

1 

2 

0 

35 

Saint-Agil 

954 

3 

9 

2 

2 

10 

3 

5 

3 

3 

22 

Thury 

262 

0 

0 

1 

1 

4 

0 

1 

3 

1 

6 

Saint-Amant 

748 

1 

4 

4 

4 

6 

5 

4 

7 

2 

27 

Montigny 

833 

2 

5 

2 

5 

10 

3 

4 

9 

2 

13 

Villeneuve 

131 

2 

1 

0 

1 

0 

3 

1 

2 

1 

4 

Goussainville 

1615 

4 

9 

5 

9 

6 

10 

10 

10 

3 

24 

Ivry 

2247 

6 

14 

13 

9 

29 

12 

13 

13 

3 

40 

Total  des  morts. 

10805 

| | 

| 

Séparation  des  10,805 

morts  ] 

dans  les  années  de  la  vie  où 

22 

56 

38 

44 

111 

54 

51 

61 

19 

269 

ils  sont  décédés. 

Morts  avant  la  fin  de  leur  51®,  t 

52®  année,  etc.,  sur,  10,805 

8871 

8927 

8965 

9009 

9120 

9174 

9225 

9286 

9305 

9574 

sépultures. 

Nombre  des  personnes  entrées  ' 

dans  leur  51e,  52®  année, 

1956 

1934 

1878 

1840 

1796 

1685 

1631 

1580 

1519 

1500 

etc.,  sur  10,805. 

Saint-André 

1728 

7 

18 

8 

10 

19 

11 

15 

17 

11 

46 

Saint-Hippolyte 

2516 

10 

19 

6 

10 

25 

9 

15 

18 

12 

35 

Saint-Nicolas 

8945 

40 

59 

49 

46 

125 

56 

48 

86 

48 

184 

Total  des  morts. 

13189 

Séparation  des  13,189  morts  \ 

dans  les  années  de  la  vie  où  > 

57 

96 

63 

66 

169 

76 

78 

121 

71 

265 

ils  sont  décédés. 

ons  avan  'la  fin  de  leur  51®,  ) 

i 

52®  année,  etc.,  sur  13,189  1 

9385 

9481 

9544 

9610 

9779 

9855 

9933  10054  10125 

10390 

sépultures. 

Nombre  des  personnes  entrées  1 

dans  leur  51®,  52®  année,  > 

3861 

3804 

3708 

3645 

3579 

3410 

3334 

3256 

3135 

3064 

etc.,  sur  13,189. 

Séparation  de  23,994  mortssur  1 

1 

les  trois  paroisses  de  Paris,  t 

79 

152 

101 

110 

280 

130 

1291 

182; 

90 

534 

et  sur  les  douze  villages.  1 

| 

I 

Morts  avant  la  fin  de  leur  51®,  ) 

1 

! 

52®  année,  etc.,  sur  23,994  > 

18256 

18408 

18509 

18619 

18899 

19029  19158 

19340  19430 

19964 

sépultures, 

i 

1 

Nombre  des  personnes  entrées  ) 

dans  leur  51®,  52®  année,  > 

5817 

5738 

5586 

5485 

5375 

5095 

4965 

4836 

4654 

4564 

etc.,  sur  23,994. 

ET  DE  LA  MORT. 


93 


PAROISSES. 

ANNÉES  DE 

LA  VIE. 

ANNÉES  DE 

LA  VIE. 

61 

62 

63 

64 

65 

66 

67 

68 

69 

70 

Clemont 

1391 

1 

2 

6 

5 

2 

5 

5 

3 

4 

1 

11 

Brinon 

1141 

1 

3 

4 

7 

7 

6 

3 

6 

0 

6 

Jouy 

S88 

0 

5 

2 

4 

5 

2 

1 

1 

1 

3 

Lestiou 

223 

0 

0 

1 

0 

3 

1 

1 

0 

1 

0 

Vandeuvre 

672 

0 

0 

1 

1 

5 

3 

0 

2 

1 

9 

Saint-Agil 

934 

3 

2 

7 

5 

7 

3 

6 

5 

2 

19 

Thury 

262 

0 

3 

2 

2 

2 

1 

3 

1 

0 

7 

Saint-Amant 

748 

0 

4 

3 

4 

12 

7 

5 

6 

6 

18 

Montigny 

883 

3 

7 

5 

5 

7 

6 

2 

5 

1 

9 

Villeneuve 

131 

3 

0 

1 

1 

2 

3 

0 

1 

0 

4 

Goussainville 

1615 

6 

9 

7 

6 

13 

17 

13 

15 

5 

16 

Ivry 

2247 

3 

I 

12 

12 

11 

14 

21 

5 

23 

7 

31 

Total  des  morts. 

10805 

Séparation  des  10,805 

morts  1 

dans  les  années  de  la  vie  où 

21 

51 

50 

48 

82 

75 

42 

69 

25 

133 

Us  sont  décédés. 

Morts  avant  la  fin  de  leur  61e,  1 

62«  année,  etc.,  sur  10,805  / 

9595 

9646 

9696 

9744 

9826 

9901 

9943 

10012 

10037 

10170 

sépultures. 

Nombre  des  personnes  entrées  ) 

dansleur61e, 62e  année, etc.,  1 

1231 

1210 

1159 

1109 

1061 

979 

904 

862 

793 

768 

sur  10,805. 

Saint-André 

1728 

11 

21 

19 

17 

20 

27 

21 

25 

9 

36 

Saint-Hippolyte  — 

2516 

7 

28 

21 

23 

25 

19 

12 

20 

13 

35  I 

Saint-Nicolas 

8945 

42 

77 

71 

73 

95 

95 

67 

115 

50 

177 

Total  des  morts. 

13189 

Séparation  des  13,189  morts  1 

1 

dans  les  années  de  la  vie  où  > 

60 

126 

111 

113 

140 

141 

100 

160 

72 

248 

ils  sont  décédés. 

Morts  avant  la  fin  de  leur  61e,  1 

62e  année,  etc.,  sur  13,189  > 

10450 

10576 

10687 

10800 

10940 

11081 

11181 

11341 

11413 

11661 

sépultures. 

Nombre  des  personnes  entrées  ) 

dansleur6ie  62e  année, etc.. 

2799 

2739 

2613 

2502 

2389 

2249 

2108 

2008 

1848 

1776 

sur  13,189. 

Séparation  des  23,994morts  sur 

les  trois  paroisses  de  Paris, 

81 

177 

161 

161 

122 

216 

142 

229 

97 

381 

et  sur  les  douze  villages. 

Morts  avant  la  fin  de  leur  61e, 

62e  année,  etc.,  sur  23,994 

20045  20222 

20383  20544 

20766 

20982 

21124 

21353 

21450  21831 

sépultures. 

Nombre  des  personnes  entrées 

dans  leur  Gi  e,62e  année, etc., 

4030 

3949 

3772 

3611 

3450 

3228 

3012 

2870 

2641 

2544 

sur  23,994. 

94 


DE  LA  VIEILLESSE 


PAROISSES. 

MORTS 

AN 

NÉES  DE 

LA  V 

IE. 

ANNÉES  DE 

LA  VIE. 

71 

72 

| 73 
1 

74 

75 

76 

77 

78 

79 

80 

Clemont 

1391 

1 

3 

1 

3 

5 

1 

1 

2 

2 

6 

Brinon 

1141 

2 

12 

2 

0 

4 

2 

0 

3 

0 

3 

Jouy 

588 

1 

2 

0 

1 

1 

0 

0 

0 

0 

2 

1 Lestiou 

223 

0 

2 

0 

0 

0 

0 

0 

0 

0 

1 

Vendeuvre 

672 

1 

4 

0 

0 

3 

0 

1 

0 

0 

7 

Saint-Agil 

954 

1 

11 

5 

5 

8 

0 

3 

4 

0 

6 

Tliury 

262 

0 

2 

1 

0 

0 

0 

1 

0 

0 

3 

Saint-Amant 

748 

3 

10 

2 

2 

13 

2 

4 

4 

2 

17 

Montigny 

833 

2 

8 

3 

2 

9 

1 

4 

2 

0 

5 

Villeneuve 

131 

0 

3 

0 

0 

0 

0 

2 

1 

1 

1 

Goussainville 

1615 

8 

22 

12 

12 

16 

6 

6 

8 

1 

17 

Ivry 

2247 

6 

21 

11 

19 

24 

12 

11 

14 

9 

19 

Total  des  morts. 

10805 

| j 

Séparation  des  10,805 

morts  , 

dans  les  années  de  la  vie  où 

25 

100 

37 

44 

88 

24 

33 

38 

15 

89 

ils  sont  décédés. 

Morts  avant  la  fin  de  leur  71®, 

72®  année,  etc.,  sur  10,805 

10195  10295 

10332 

10376 

10464 

10488  10521 

10559 

10574 

10663 

sépultures. 

J 

j Nombre  des  personnes  entrées 

dans  leur  71e,  72«  année, 

635 

610 

510 

473 

429 

341 

317 

284 

246 

231 

etc.,  sur  10,805. 

Saint-André 

1728 

9 

25 

14 

19 

20 

16 

10 

25 

8 

17  j 

Saint-Hippolyte. . . . 

2516 

10 

28 

5 

15 

23 

11 

18 

15 

8 

18 

Saint-Nicolas 

8945 

64 

118 

53 

90 

127 

63 

59 

69 

30 

121 

Total  des  morts. 

13189 

1 

Séparation  des  13,189  morts  1 

dans  les  années  de  la  vie  où  > 

83 

171 

72 

124 

170 

90 

87 

109 

46 

156 

ils  sont  décédés. 

1 

Morts  avant  la  fin  de  leur  71®,  ) 

! 

i 

72®  année,  etc.,  sur  13,189  > 

11744 

11915 

11987  12111  12281  12371 

12458  12567 

12613 

12769 

sépultures. 

1 

Nombre  des  personnes  entrées  1 

dans  leur  71®,  72®  année,  > 

1528 

1445 

1274 

1202 

1078 

908 

818 

731 

622 

576 

etc.,  sur  13,189. 

1 

Séparation  de  23,994 mortssnr  1 

1 

1 

1 

les  trois  paroisses  de  Paris,  ! 

108 

271 

109 

168 

258 

114 

120 

61 

245 

et  sur  les  douze  villages.  ( 

147  j 

Morts  avant  la  fin  de  leur  71®,| 

1 

1 

1 

72®  année,  etc.,  sur  23,994  > 

21939 

22210 

22319 

22487 

22745  22859  22979 

23126  23187 

23432 

sépultures, 

| 

1 

1 

{ Nombre  des  personnes  entrées  ) 

j 

I 

1 

dans  leur  71®,  72®  année,! 

2160 

2155 

1784 

1675 

1507 1 

1249 

1135 

1015 

868 

807 

etc.,  sur  23,994. 

1 

1 

ET  DE  LA  MORT. 


95 


PAROISSES. 

MORTS 

AN 

fNÉES  DE 

LA  A 

IE. 

ANNÉES  DE 

LA  VIE. 

81 

82 

83 

84 

85 

86 

87 

88 

89 

90 

Clemout 

1391 

0 

0 

0 

3 

0 

1 

0 

0 

1 

Brinou 

1141 

1 

Jouy 

588 

0 

0 

0 

O 

0 

O 

0 

1 

Lestiou 

223 

0 

0 

0 

0 

1 

Vendeuvre 

672 

0 

0 

0 

0 

0 

0 

i 

1 

Saint-Agil 

954 

0 

0 

0 

0 

0 

0 

0 

0 

0 

2 

Thury 

262 

Saint-Amant 

748 

1 

3 

1 

3 

4 

0 

1 

2 

0 

4 

Montigny 

833 

1 

4 

1 

1 

0 

0 

0 

0 

0 

1 

Villeneuve 

131 

0 

0 

0 

0 

0 

0 

0 

0 

1 

Goussainville 

1615 

6 

9 

5 

7 

2 

4 

4 

2 

2 

Ivry 

2247 

7 

14 

4 

7 

5 

4 

2 

3 

1 

2 

Total  des  morts . 

10805 

1 

Séparation  des  10,805 

morts  ) 

dans  les  années  de  la  vie  où  > 

16 

30 

11 

21 

12 

9 

8 

9 

5 

9 

ils  sont  décédés. 

Morts  avant  la  tin  de  leur  8 le,  j 

82e  année,  etc.,  sur  10,805  > 

10679  10709  10720 

10741 

10753 

10762 

10770 

10779 

10784 

10793 

sépultures. 

Nombre  des  personnes  entrées  j 

dans  leur  81e,  82e  année,  / 

142 

126 

96 

85 

64 

52 

43 

35 

26 

21 

etc.,  sur  10,805. 

) 

Saint-André 

1728 

4 

10 

8 

7 

3 

7 

4 

5 

2 

4 

Saint-Hippolyte 

2516 

4 

S 

16 

4 

10 

4 

1 

4 

2 

2 

Saint-Nicolas 

8945 

32 

41 

37 

25 

35 

19 

20 

25 

4 

17 

Total  des  morts. 

13189 

! 

Séparation  des  13,189  morts') 

dans  les  années  de  la  vie  où  I 

40 

56 

61 

36 

48 

30 

25 

34 

8 

23 

ils  sont  décédés. 

1 

Morts  avant  la  fin  de  leur  81e,  ) 

1 

82e  année,  etc.,  sur  13,189  t 

12809  12865 

12926  12962  13010 

13040 

13065  13099 

13107 

13130 

sépultures. 

1 

Nombre  des  personnes  entrées  ) 

1 

dans  leur  81e,  82e  année,  > 

420 

380 

324 

227 

179 

149 

124 

90 

82 

etc.,  sur  13,189. 

263  j 

Séparation  de  23,994 mortssur  ) 

1 

les  trois  paroisses  de  Paris,  l 

56 

86 

72 

57 

50 

39 

33 

43 

13 

32 

et  sur  les  douze  villages. 

Morts  avant  la  lin  de  leur  8 le,  ) 

82e  année,  etc.,  sur  23,994  > 

23488 

23574 

23646 

23703 

23763  23802  23835 

23878  23891 

23923 

sépultures. 

Nombre  des  personnes  entrées  i 

dans  leur  8le,  82e  année,? 

562 

506 

420 

348 

291 

231 

192 

159 

116 

103 

etc.,  sur  23,994. 

96 


DE  LA  VIEILLESSE 


PAROISSES. 

MORTS 

ANNÉES  DE 

LA  VIE. 

ANNÉES  DE 

LA  VIE. 

91 

92 

93 

94 

95 

96 

97 

98 

99 

100 

Clemont 

1391 

1 

Brinon 

1141 

1 

| 

Jûuy... 

588 

I 

Lestiou 

2-23 

Vandeuvre 

672 

Saint-Agil 

934 

0 

0 

0 

0 

0 

0 

0 

0 

0 

1 

Tliury 

262 

Saint-Amant 

748 

1 

1 

0 

0 

2 

1 

0 

3 

Montigny 

833 

Villeneuve 

131 

Goussainville 

1615 

Ivry 

2247 

0 

2 

0 

0 

1 

Total  des  morts . 

10805 

i 

1 

Séparation  des  10,805 

morts 

dans  les  années  de  la  vie  où 

1 

3 

0 

0 

3 

1 

0 

3 

0 

1 

ils  sont  décédés. 

Morts  avant  la  fin  de  leur  91®,  | 

92e  année,  etc.,  sur  10,805  / 

10794 

10797 

10797 

10797 

10800 

10801 

10801 

10804 

10804 

10805 

sépultures. 

Nombre  des  personnes  entrées 

dansleur9le,  92e  année, etc., 

12 

11 

8 

8 

8 

5 

4 

4 

1 

1 

sur  10,805. 

Saint-André 

1728 

0 

2 

1 

2 

0 

1 

1 

0 

0 

o ; 

Saint-Hippolyte 

2516 

2 

2 

1 

1 

2 

1 

0 

1 

Saint-Nicolas 

8945 

5 

9 

5 

4 

5 

2 

1 

4 

1 

4 

Total  des  morts. 

13189 

Séparation  des  13,189 

morts  ) 

1 

dans  les  années  de  la  vie  où  > 

7 

13 

7 

7 

7 

4 

2 

5 

1 

4 

ils  sont  décédés. 

Morts  avant  la  fin  de  leur  9le,  j 

| 

92e  année,  etc.,  sur  13,189} 

13137 

13150 

13157 

13164 

13171 

13175 

13177 

13182 

13183 

13187 

sépultures. 

Nombre  des  personnes  entrées  ) 

dansleurùle ,92e année, etc.,  I 

59 

52 

39 

32 

25 

18 

14 

12 

7 

6 

sur  13,189. 

Séparation  des23,994mortssur  i 

les  trois  paroisses  de  Paris, 

8 

16 

7 

7 

10 

5 

2 

8 

1 

5 

et  sur  les  douze  villages.  1 

Morts  avant  la  fin  de  leur  91e, 

| 

92e  année,  etc.,  sur  23,994 

23931  23947 

23954  23961 

23971 

23976 

23978 

239S6, 

23987  23992 

sépultures. 

1 

Nombre  des  personnes  entrées  j 

1 

1 

dansleurOie  92e année, etc., 

71  i 

63 

47 

41 

33 

23 

18 

161 

8 j 

7 

sur  23,994. 

1 

1 

1 

ET  DE  LA  MORT. 


97 

On  peut  tirer  plusieurs  connaissances  utiles  de  cette  table  que  M.  Dupré 
a faite  avec  beaucoup  de  soin,  mais  je  me  bornerai  ici  à ce  qui  regarde  les 
degrés  de  probabilité  delà  durée  de  la  vie.  On  peut  observer  que  dans  les 
colonnes  qui  répondent  à 10,  20,  30,  40,  50,  60,  70,  80  ans,  et  aux 
autres  nombres  ronds , comme  25 , 35 , etc. , il  y a dans  les  paroisses  de 
campagne  beaucoup  plus  de  morts  que  dans  les  colonnes  précédentes  ou 
suivantes  : cela  vient  de  ce  que  les  curés  ne  mettent  pas  sur  leurs  registres 
l’âge  au  juste,  mais  à peu  près  ; la  plupart  des  paysans  ne  savent  pas  leur 
âge  à deux  ou  trois  années  près  ; s’ils  meurent  à 58  ou  59  ans,  on  écrit 
60  ans  sur  le  registre  mortuaire;  il  en  est  de  même  des  autres  termes  en 
nombres  ronds,  mais  cette  irrégularité  peut  aisément  s’estimer  par  la  loi  de 
la  suite  des  nombres,  c’est-à-dire  par  la  manière  dont  ils  se  succèdent  dans 
la  table  : ainsi  cela  ne  fait  pas  un  grand  inconvénient. 

Par  la  table  des  paroisses  de  la  campagne  il  paraît  que  la  moitié  de  tous 
les  enfants  qui  naissent  meurent  à peu  près  avant  l’âge  de  quatre  ans  révo- 
lus; par  celle  des  paroisses  de  Paris  il  paraît  au  contraire  qu’il  faut  seize 
ans  pour  éteindre  la  moitié  des  enfants  qui  naissent  en  même  temps  : cette 
grande  différence  vient  de  ce  qu’on  ne  nourrit  pas  à Paris  tous  les  enfants 
qui  y naissent,  même  à beaucoup  près.  On  les  envoie  dans  les  campagnes, 
où  il  doit  par  conséquent  mourir  plus  de  personnes  en  bas  âge  qu’à  Paris; 
mais  en  estimant  les  degrés  de  mortalité  par  les  deux  tables  réunies,  ce  qui 
me  paraît  approcher  beaucoup  de  la  vérité,  j’ai  calculé  les  probabilités  de  ln 
durée  de  la  vie  comme  il  suit  : 


d llù. 

0 

1 

2 

3 

4 

3 

6 

7 

8 

9 

10 

11 

12 

13 

14 

13 

16 

17 

18 

19 

20 

21 

22 

23 

24 

25 

26 

27 

28 


DE  LA  VIEILLESSE 


TABLE 

DES  PROBABILITÉS  DE  LA  DURÉE  DE  LA  VIE. 


DURÉE 

DE  LA  VIE. 

AGE. 

DURÉE 

DE  LA  VIE. 

AGE. 

DURÉE 

DE  LA  VIE. 

années. 

mois. 

ans. 

années. 

mois. 

ans. 

années. 

mois.  | 

8 

0 

29 

28 

6 

58 

12 

3 

33 

0 

30 

28 

0 

59 

11 

8 

38 

0 

31 

27 

6 

60 

11 

1 

40 

0 

32 

26 

11 

61 

10 

6 

41 

0 

33 

26 

3 

62 

10 

0 

41 

6 

84 

25 

7 

63 

9 

6 

42 

0 

35 

25 

0 

64 

9 

0 

42 

3 

36 

24 

5 

65 

8 

6 

41 

6 

37 

23 

10 

66 

8 

0 

40 

10 

38 

23 

3 

67 

7 

6 

40 

2 

39 

22 

8 

68 

7 

0 

39 

6 

40 

22 

1 

69 

6 

• 7 

38 

9 

41 

21 

6 

70 

6 

2 

38 

1 

42 

20 

11 

71 

5 

8 

37 

S 

43 

20 

4 

72 

5 

4 

36 

9 

44 

19 

9 

73 

5 

0 

36 

0 

45 

19 

3 

74 

4 

9 

35 

4 

46 

18 

9 

75 

4 

6 

34 

8 

47 

18 

2 

76 

4 

O 

34 

0 

48 

17 

8 

77 

4 

1 

33 

5 

49 

17 

2 

78 

3 

11 

32 

11 

50 

16 

7 

79 

3 

9 

32 

4 

51 

16 

0 

80 

3 

7 

31 

10 

52 

15 

6 

81 

3 

5 

31 

3 

53 

15 

0 

82 

3 

3 

30 

9 

54 

14 

6 

83 

3 

2 

3(1 

2 

55 

14 

0 

84 

3 

1 

29 

7 

56 

13 

5 

85 

3 

0 

29 

0 

57 

12 

10 

ET  DE  LA  MORT. 


99 


On  voit  par  cette  table  qu’on  peut  espérer  raisonnablement,  c'est-à-dire, 
parier  un  contre  un  qu’un  enfant  qui  vient  de  naître,  ou  qui  a zéro  d’âge, 
vivra  huit  ans;  qu’un  enfant  qui  a déjà  vécu  un  an,  ou  qui  a un  an  d’âge, 
vivra  encore  trente-trois  ans;  qu’un  enfant  de  deux  ans  révolus  vivra 
encore  trente-huit  ans;  qu’un  homme  de  vingt  ans  révolus  vivra  encore 
trente-trois  ans  cinq  mois  ; qu’un  homme  de  trente  ans  vivra  encore  vingt- 
huit  ans,  et  ainsi  de  tous  les  autres  âges. 

On  observera  1°  que  l’âge  auquel  on  peut  espérer  une  plus  longue  durée 
de  vie  est  l’âge  de  sept  ans,  puisqu’on  peut  parier  un  contre  un  qu’un  enfant 
de  cet  âge  vivra  encore  42  ans  3 mois;  2°  qu’à  l’âge  de  douze  ou  treize  ans 
on  a vécu  le  quart  de  sa  vie,  puisqu’on  ne  peut  légitimement  espérer  que  38 
ou  39  ans  déplus,  et  de  même  qu’à  l’âge  de  28  ou  29  ans  on  a vécu  la  moitié 
de  sa  vie,  puisqu’on  n’a  plus  que  28  ans  à vivre,  et  enfin  qu’avant  50  ans 
on  a vécu  les  trois  quarts  de  sa  vie,  puisqu’on  n’a  plus  que  16  ou  17  ans  à 
espérer.  Mais  ces  vérités  physiques  si  mortifiantes  en  elles-mêmes  peuvent  se 
compenser  par  des  considérations  morales  : un  homme  doit  regarder  comme 
milles  les  15  premières  années  de  sa  vie;  tout  ce  qui  lui  est  arrivé,  tout  ce 
qui  s’est  passé  dans  ce  long  intervalle  de  temps  est  efiacé  de  sa  mémoire, 
ou  du  moins  a si  peu  de  rapport  avec  les  objets  et  les  choses  qui  l’ont  occupé 
depuis,  qu’il  ne  s’y  intéresse  en  aucune  façon;  ce  n’est  pas  la  même  succes- 
sion d’idées,  ni,  pour  ainsi  dire,  la  même  vie  ; nous  ne  commençons  à vivre 
moralement  que  quand  nous  commençons  à ordonner  nos  pensées,  à les 
tourner  vers  un  certain  avenir,  et  à prendre  une  espèce  de  consistance, 
un  état  relatif  à ce  que  nous  devons  être  dans  la  suite.  En  considérant  la 
durée  de  la  vie  sous  ce  point  de  vue  qui  est  le  plus  réel,  nous  trouverons 
dans  la  table  qu’à  l’âge  de  25  ans  on  n’a  vécu  que  le  quart  de  sa  vie,  qu’à 
l’âge  de  38  ans  on  n’en  a vécu  que  la  moitié,  et  que  ce  n’est  qu’à  l’âge  de 
56  ans  qu’on  a vécu  les  trois  quarts  de  sa  vie  *. 


i . « Près  d’un  sixième  des  enfants  meurent  dans  la  première  année  ; un  cinquième  ne  par- 
ce vient  pas  à l’àge  de  deux  ans , un  quart  à l’âge  de  quatre  ans , et  un  tiers  à l’âge  de  qua- 
« torze  ans.  Il  en  reste  la  moitié  à quarante-deux  ans , le  tiers  à soixante-deux  ans , le  quart  à 
« soixante-neuf  ans,  le  cinquième  à soixante  et  treize  ans,  et  le  sixième  à soixante  et  quinze 
« ans. ..  En  France,  il  nait  annuellement  970,000  enfants  : sur  ce  nombre , il  en  parvient  à l’âge 

« de  vingt  ans  613,981 La  somme  de  toutes  les  populations  partielles  donne  36,243,357  pour 

« la  population  entière  de  la  France.  Cette  population  correspond  aux  070,000  naissances  qui 
« ont  annuellement  lieu  en  France.  » ( Voyez  Y Ann  du  Bur.  des  longit.  ) 


DES  SENS 


i 


DU  SENS  DE  LA  VUE. 

Après  avoir  donné  la  description  des  différentes  parties  qui  composent  le 
corps  humain,  examinons  ses  principaux  organes;  voyons  le  développement 
et  les  fonctions  des  sens,  cherchons  à reconnaître  leur  usage  dans  toute  son 
étendue,  et  marquons  en  même  temps  les  erreurs  auxquelles  nous  sommes, 
pour  ainsi  dire,  assujettis  par  la  nature. 

Les  yeux  paraissent  être  formés  de  fort  bonne  heure  dans  le  fœtus  ; ce 
sont  même  des  parties  doubles  celles  qui  paraissent  se  développer  les  pre- 
mières dans  le  petit  poulet,  et  j’ai  observé  sur  des  œufs  de  plusieurs  espèces 
d’oiseaux  et  sur  des  œufs  de  lézards  que  les  yeux  étaient  beaucoup  plus  gros 
et  plus  avancés  dans  leur  développement  que  toutes  les  autres  parties  doubles 
de  leur  corps  : il  est  vrai  que  dans  les  vivipares,  et  en  particulier  dans  le 
fœtus  humain,  ils  ne  sont  pas  à beaucoup  près  aussi  gros  à proportion  qu’ils 
le  sont  dans  les  embryons  des  ovipares,  mais  cependant  ils  sont  plus  formés 
et  ils  paraissent  se  développer  plus  promptement  que  toutes  les  autres  parties 
du  corps.  Il  en  est  de  même  de  l’organe  de  l’ouïe  : les  osselets  de  l’oreille 
sont  entièrement  formés  dans  le  temps  que  d’autres  os  qui  doivent  devenir 
beaucoup  plus  grands  que  ceux-ci  n’ont  pas  encore  acquis  les  premiers 
degrés  de  leur  grandeur  et  de  leur  solidité;  dès  le  cinquième  mois,  les  osse- 
lets de  l’oreille  sont  solides  et  durs  ; il  ne  reste  que  quelques  petites  parties 
qui  sont  encore  cartilagineuses  dans  le  marteau  et  dans  l’enclume  ; l’étrier 
achève  de  prendre  sa  forme  au  septième  mois,  et  dans  ce  peu  de  temps  tous 
ces  osselets  ont  entièrement  acquis  dans  le  fœtus  la  grandeur,  la  forme  et  la 
dureté  qu’ils  doivent  avoir  dans  l’adulte. 

Il  paraît  donc  que  les  parties  auxquelles  il  aboutit  une  plus  grande  quan- 
tité de  nerfs  sont  les  premières  qui  se  développent.  Nous  avons  dit  que  la 
vésicule  qui  contient  le  cerveau,  le  cervelet  et  les  autres  parties  simples 2 du 
milieu  de  la  tête,  est  ce  qui  paraît  le  premier,  aussi  bien  que  l’épine  du  dos, 
ou  plutôt  la  moelle  allongée  qu’elle  contient  : cette  moelle  allongée,  prise 
dans  toute  sa  longueur,  est  la  partie  fondamentale  du  corps  et  celle  qui  est 
la  première  formée3;  les  nerfs  sont  donc  ce  qui  existe  le  premier,  et  les 

1.  Cette  seconde  partie  de  Y Histoire  naturelle  de  l'homme  forme  la  seconde  partie  du  troisième 
volume  de  l’édition  in-4°  de  l’Imprimerie  royale,  volume  publié  en  1749. 

2.  Voyez  la  note  de  la  page  628  du  Ier  volume. 

3.  Selon  Harvey,  c’est  le  cœur  qui  est  le  premier  formé  (Ier  vol. , p.  483)  ; selon  Malpigni, 
c’est  la  tête  et  l 'épine  du  dos  ( Ier  vol.,  p.  487  ).  On  peut  croire  que  les  ébauches  de  toutes  les  par- 
ties sont  formées  en  même  temps  ; mais , de  toutes  les  parties , celle  qui  m’a  paru  se  développer 
la  première  est  en  effet , comme  le  dit  ici  Buffon , après  Malpighi , le  système  nerveux  central  : 
'e  cerveau  et  la  moelle  épinière. 


DU  SENS  DE  LA.  VUE. 


101 


organes  auxquels  il  aboutit  un  grand  nombre  de  différents  nerfs,  comme  les 
oreilles,  ou  ceux  qui  sont  eux-mêmes  de  gros  nerfs  épanouis,  comme  les 
yeux,  sont  aussi  ceux  qui  se  développent  le  plus  promptement  et  les 
premiers. 

Si  l’on  examine  les  yeux  d’un  enfant  quelques  heures  ou  quelques  jours 
après  sa  naissance,  on  reconnaît  aisément  qu’il  n’en  fait  encore  aucun  usage; 
cet  organe  n’ayant  pas  encore  assez  de  consistance,  les  rayons  de  la  lumière 
ne  peuvent  arriver  que  confusément  sur  la  rétine  ; ce  n’est  qu’au  bout  d’un 
mois  ou  environ  qu’il  paraît  que  l’œil  a pris  de  la  solidité  et  le  degré  de  ten- 
sion nécessaire  pour  transmettre  ces  rayons  dans  l’ordre  que  suppose  la 
vision;  cependant  alors  même,  c’est-à-dire  au  bout  d’un  mois,  les  yeux  des 
enfants  ne  s’arrêtent  encore  sur  rien  : ils  les  remuent  et  les  tournent  indiffé- 
remment, sans  qu’on  puisse  remarquer  si  quelques  objets  les  affectent  réel- 
lement; mais  bientôt,  c’est-à-dire  à six  ou  sept  semaines,  ils  commencent  à 
arrêter  leurs  regards  sur  les  choses  les  plus  brillantes,  à tourner  souvent  les 
yeux  et  à les  fixer  du  côté  du  jour,  des  lumières  ou  des  fenêtres;  cependant 
l’exercice  qu’ils  donnent  à cet  organe  ne  fait  que  le  fortifier  sans  leur  donner 
encore  aucune  notion  exacte  des  différents  objets,  car  le  premier  défaut  du 
sens  de  la  vue  est  de  représenter  tous  les  objets  renversés1.  Les  enfants, 
avant  que  de  s’être  assurés  par  le  toucher  de  la  position  des  choses  et  de 
celle  de  leur  propre  corps,  voient  en  bas  tout  ce  qui  est  en  haut,  et  en  haut 
tout  ce  qui  est  en  bas  : ils  prennent  donc  par  les  yeux  une  fausse  idée  de  la 
position  des  objets.  Un  second  défaut,  et  qui  doit  induire  les  enfants  dans  une 
autre  espèce  d’erreur  ou  de  faux  jugement,  c’est  qu’ils  voient  d’abord  tous 
les  objets  doubles2,  parce  que  dans  chaque  œil  il  se  forme  une  image  du  même 
objet  : ce  ne  peut  encore  être  que  par  l’expérience  du  toucher  qu’ils  acquiè- 
rent la  connaissance  nécessaire  pour  rectifier  cette  erreur  et  qu’ils  appren- 
nent en  effet  à juger  simples  les  objets  qui  leur  paraissent  doubles.  Cette 
erreur  de  la  vue,  aussi  bien  que  la  première,  est  dans  la  suite  si  bien  recti- 
fiée par  la  vérité  du  toucher,  que,  quoique  nous  voyions  en  effet  tous  les 

1.  Rien  n’est  moins  prouvé  que  cette  assertion.  Dans  la  question,  depuis  si  longtemps  agitée, 
de  la  vision  droite  ou  renversée , le  premier  point  est  de  savoir  si  nous  voyons  les  objets  dans 
l’œil , ou  hors  de  l’œil. 

Condillac  prétend  que  la  sensation , produite  dans  l’œil  : « reste  dans  l’œil , et  ne  s’étend 
«point  au  delà.  » ( Traité  des  sensations.  — Extrait  raisonné.  — Précis  de  la  première 
partie.  ) Il  est  facile  de  s’assurer,  par  des  observations  faites  sur  de  jeunes  animaux,  que  dès 
que  le  petit  animal  voit,  il  voit  les  objets  hors  de  l’œil,  et  les  voit  où  ils  sont.  Le  petit  poulet,  à 
peine  éclos,  voit  un  grain  de  blé  où  ce  grain  se  trouve,  puisque  son  bec  frappe  juste.  Un  petit 
ruminant,  à peine  né,  se  met  à courir  et  ne  se  heurte  point  contre  les  objets.  Le  petit  cheval 
fait  de  même.  (Voyez  mon  livre  sur  l 'Instinct  et  l’intelligence  des  animaux,  au  chapitre 
intitulé  : Rôle  des  sens.  ) 

2.  Seconde  assertion,  qui  n’est  pas  mieux  prouvée  que  la  première.  Toutes  les  fois  que  l’objet 
se  peint  sur  des  parties  correspondantes  des  deux  rétines,  nous  voyons  l’objet  simple.  Si  nous 
pressons  légèrement  de  côté  l’un  des  deux  yeux,  l’objet  parait  double,  parce  que  les  deux  images 
ne  tombent  plus  sur  des  parties  correspondantes  des  deux  rétines. 


102 


DU  SENS  DE  LA  VUE. 


objets  doubles  et  renversés,  nous  nous  imaginons  cependant  les  voir  réelle- 
ment simples  et  droits,  et  que  nous  nous  persuadons  que  cette  sensation  par 
laquelle  nous  voyons  les  objets  simples  et  droits,  qui  n’est  qu’un  jugement 
de  notre  âme  occasionné  par  le  toucher,  est  une  appréhension  réelle  pro- 
duite par  le  sens  de  la  vue  : si  nous  étions  privés  du  toucher,  les  yeux  nous 
tromperaient  donc  non-seulement  sur  la  position,  mais  aussi  sur  le  nombre 
des  objets. 

La  première  erreur  est  une  suite  de  la  conformation  de  l’œil,  sur  le  fond 
duquel  les  objets  se  peignent  dans  une  situation  renversée,  parce  que  les 
rayons  lumineux  qui  forment  les  images  de  ces  mêmes  objets  ne  peuvent 
entrer  dans  l’œil  qu’en  se  croisant  dans  la  petite  ouverture  de  la  pupille.  On 
aura  une  idée  bien  claire  de  la  manière  dont  se  fait  ce  renversement  des 
images,  si  l’on  fait  un  petit  trou  dans  un  lieu  fort  obscur  : on  verra  que  les 
objets  du  dehors  se  peindront  sur  la  muraille  de  cette  chambre  obscure  dans 
une  situation  renversée,  parce  que  tous  les  rayons  qui  partent  des  différents 
points  de  l’objet  ne  peuvent  pas  passer  par  le  petit  trou  dans  la  position  et 
dans  l’étendue  qu’ils  ont  en  partant  de  l’objet,  puisqu’il  faudrait  alors  que  le 
trou  fût  aussi  grand  que  l’objet  même;  mais  comme  chaque  partie,  chaque 
point  de  l’objet  renvoie  des  images  de  tous  côtés,  et  que  les  rayons  qui 
forment  ces  images  partent  de  tous  les  points  de  l’objet  comme  d’autant  de 
centres,  il  ne  peut  passer  par  le  petit  trou  que  ceux  qui  arrivent  dans  des 
directions  différentes  ; le  petit  trou  devient  un  centre  pour  l'objet  entier, 
auquel  les  rayons  de  la  partie  d’en  haut  arrivent  aussi  bien  que  ceux  de  la 
partie  d’en  bas,  sous  des  directions  convergentes  : par  conséquent  ils  so 
croisent  dans  ce  centre  et  peignent  ensuite  les  objets  dans  une  situation 
renversée .- 

Il  est  aussi  fort  aisé  de  se  convaincre  que  nous  voyons  réellement  tous  les 
objets  doubles,  quoique  nous  les  jugions  simples  : il  ne  faut  pour  cela  que 
regarder  le  même  objet,  d’abord  avec  l’œil  droit,  on  le  verra  correspondre  à 
quelque  point  d’une  muraille  ou  d’un  plan  que  nous  supposons  au  delà  de 
l’objet;  ensuite,  en  le  regardant  avec  l’œil  gauche,  on  verra  qu’il  correspond 
à un  autre  point  de  la  muraille,  et  enfin,  en  le  regardant  des  deux  yeux,  on 
le  verra  dans  le  milieu,  entre  les  deux  points  auxquels  il  correspondait  aupa- 
ravant1 : ainsi,  il  se  forme  une  image  dans  chacun  de  nos  yeux,  nous  voyons 
l’objet  double,  c’est-à-dire  nous  voyons  une  image  de  cet  objet  à droite  et 
une  image  à gauche,  et  nous  le  jugeons  simple  et  dans  le  milieu  parce  que 
nous  avons  rectifié  par  le  sens  du  toucher  cette  erreur  de  la  vue.  De  même  si 
l’on  regarde  des  deux  yeux  deux  objets  qui  soient  à peu  près  dans  la  même 

1.  Dans  cette  expérience,  l’objet  est  toujours  vu  à sa  place  : seulement,  chaque  œil  n’en  voit 
pleinement  que  la  moitié  qui  est  de  son  côté.  Si  en  effet , tandis  que  nous  regardons  un  objet  avec 
les  deux  yeux , nous  en  fermons  un , l’autre  est  aussitôt  obligé  de  se  tourner  plus  complètement 
vers  l’objet  pour  le  voir  tout  entier. 


DU  SENS  DE  LA  VUE. 


103 


direction  par  rapport  à nous,  en  fixant  les  yeux  sur  le  premier,  qui  est  le 
plus  voisin,  on  le  verra  simple,  mais  en  même  temps  on  verra  double  celui 
qui  est  le  plus  éloigné  ; et  au  contraire,  si  l’on  fixe  ses  yeux  sur  celui-ci,  qui 
est  le  plus  éloigné,  on  le  verra  simple,  tandis  qu’on  verra  double  en  même 
temps  l’objet  le  plus  voisin  1 : ceci  prouve  encore  évidemment  que  nous 
voyons  en  effet  tous  les  objets  doubles,  quoique  nous  les  jugions  simples, 
et  que  nous  les  voyons  où  ils  ne  sont  pas  réellement,  quoique  nous  les 
jugions  où  ils  sont  en  effet.  Si  le  sens  du  toucher  ne  rectifiait  donc  pas  le 
sens  de  la  vue  dans  toutes  les  occasions,  nous  nous  tromperions  sur  la  posi- 
tion des  objets,  sur  leur  nombre  et  encore  sur  leur  lieu2  ; nous  les  jugerions 
renversés,  nous  les  jugerions  doubles,  et  nous  les  jugerions  à droite  et  à 
gauche  du  lieu  qu’ils  occupent  réellement;  et  si  au  lieu  de  deux  yeux  nous 
en  avions  cent,  nous  jugerions  toujours  les  objets  simples,  quoique  nous  les 
vissions  multipliés  cent  fois. 

Il  se  forme  donc  dans  chaque  œil  une  image  de  l’objet,  et  lorsque  ces 
deux  images  tombent  sur  les  parties  de  la  rétine  qui  sont  correspondantes, 
c’est-à-dire  qui  sont  toujours  affectées  en  même  temps , les  objets  nous 
paraissent  simples , parce  que  nous  avons  pris  l’habitude  de  les  juger  tels  ; 
mais  si  les  images  des  objets  tombent  sur  des  parties  de  la  rétine  qui  ne  sont 
pas  ordinairement  affectées  ensemble  et  en  même  temps,  alors  les  objets 
nous  paraissent  doubles,  parce  que  nous  n’avons  pas  pris  l’habitude  de 
rectifier  cette  sensation,  qui  n’est  pas  ordinaire3;  nous  sommes  alors  dans 
le  cas  d’un  enfant  qui  commence  à voir  et  qui  juge  en  effet  d’abord  les  objets 
doubles.  M.  Cheselden  rapporte  dans  son  Anatomie,  page  342,  qu’un  homme 
étant  devenu  louche  par  l’effet  d’un  coup  à la  tête,  vit  les  objets  doubles 
pendant  fort  longtemps,  mais  que  peu  à peu  il  vint  à juger  simples  ceux  qui 
lui  étaient  les  plus  familiers , et  qu’enfin  après  bien  du  temps  il  les  jugea 
tous  simples  comme  auparavant,  quoique  ses  yeux  eussent  toujours  la  mau- 
vaise disposition  que  le  coup  avait  occasionnée.  Cela  ne  prouve-t-il  pas 
encore  bien  évidemment  que  nous  voyons  en  effet  les  objets  doubles,  et  que 
ce  n’est  que  par  l’habitude4  que  nous  les  jugeons  simples?  et  si  l’on  demande 

1.  Mais , s’il  en  est  ainsi,  si  le  même  objet  est  tantôt  vu  simple , et  tantôt  vu  double , que  fait 
donc  le  toucher  à la  vue?  Pourquoi  corrige-t-il  la  vue  dans  un  cas,  et  ne  la  corrige-t-il  pas  dans 
l’autre  ? Pourquoi  la  corrige-t-il  une  fois  pour  l’objet  le  plus  éloigné , et  une  autre  fois  pour  l’objet 
le  plus  proche  ? 

a.  Un  homme,  qui  serait  privé  du  sens  du  toucher,  se  tromperait  donc  sur  tout,  sur  la 
position  des  objets,  sur  leur  nombre,  sur  leur  lieu.  Buffon  l’assure.  D’Alembert  écrivait  après 
Buffon , et  voici  ce  qu’il  écrivait  : « Rien  n’est  moins  satisfaisant,  il  faut  l’avouer,  que  les  rai- 
« sonnements  des  philosophes  sur  les  moyens  par  lesquels  l’œil  juge  de  la  distance , de  la  gran- 
« deur  apparente  des  objets,  etc.,  etc.  » ( Éléments  de  philosophie,  ch.  xviii.  Optique.  ) 

3.  Les  objets  paraissent  doubles,  et  le  paraissent  en  dépit  du  jugement  : voilà  le  fait.  Ce 
qui  reste  à prouver,  c’est  l’assertion  de  Buffon,  savoir,  que  l'habitude  parviendrait  à rectifier 
cette  sensation. 

4.  Est-ce  par  Yliabitude?  N’est-ce  pas,  au  contraire,  parce  que  l’œil  louche  parvient  à se 
placer  de  manière  que  l’image  tombe  enfin  sur  les  points  correspondants  des  deux  rétines  ? 


104 


DU  SENS  DE  LA  VUE. 


pourquoi  il  faut  si  peu  de  temps  aux  enfants  pour  apprendre  à les  juger 
simples,  et  qu’il  en  faut  tant  à des  personnes  avancées  en  âge,  lorsqu’il  leur 
arrive  par  accident  de  les  voir  doubles,  comme  dans  l’exemple  que  nous 
venons  de  citer,  on  peut  répondre  que  les  enfants  n’avant  aucune  habitude 
contraire  à celle  qu’ils  acquièrent,  il  leur  faut  moins  de  temps  pour  rectifier 
leurs  sensations , mais  que  les  personnes  qui  ont  pendant  20 , 30  ou  40  ans 
vu  les  objets  simples , parce  qu’ils  tombaient  sur  deux  parties  correspon- 
dantes de  la  rétine , et  qui  les  voient  doubles  parce  qu’ils  ne  tombent  plus 
sur  ces  mêmes  parties,  ont  le  désavantage  d’une  habitude  contraire  à celle 
qu’ils  veulent  acquérir,  et  qu’il  faut  peut-être  un  exercice  de  20,  30  ou 
40  ans  pour  effacer  les  traces  de  cette  ancienne  habitude  de  juger;  et  l’on 
peut  croire  que  s’il  arrivait  à des  gens  âgés  un  changement  dans  la  direction 
des  axes  optiques  de  l’œil,  et  qu’ils  vissent  les  objets  doubles,  leur  vie  ne 
serait  plus  assez  longue  pour  qu’ils  pussent  rectifier  leur  jugement  en  effa- 
çant les  traces  de  la  première  habitude,  et  que  par  conséquent  ils  verraient 
tout  le  reste  de  leur  vie  les  objets  doubles. 

Nous  ne  pouvons  avoir  par  le  sens  de  la  vue  aucune  idée  des  distances; 
sans  le  toucher  tous  les  objets  nous  paraîtraient  être  dans  nos  yeux1,  parce 
que  les  images  de  ces  objets  y sont  en  effet;  et  un  enfant  qui  n’a  encore  rien 
touché  doit  être  affecté  comme  si  tous  ces  objets  étaient  en  lui-même  ; il  les 
voit  seulement  plus  gros  ou  plus  petits,  selon  qu’ils  s’approchent  ou  qu’ils 
s’éloignent  de  ses  yeux;  une  mouche  qui  s’approche  de  son  œil  doit  lui 
paraître  un  animal  d’une  grandeur  énorme;  un  cheval  ou  un  bœuf  qui  en 
est  éloigné  lui  paraît  plus  petit  que  la  mouche  : ainsi  il  ne  peut  avoir  par  ce 
sens  aucune  connaissance  de  la  grandeur  relative  des  objets,  parce  qu’il  n’a 
aucune  idée  de  la  distance  à laquelle  il  les  voit  ; ce  n’est  qu’après  avoir 
mesuré  la  distance  en  étendant  la  main  ou  en  transportant  son  corps  d’un 
lieu  à un  autre,  qu’il  peut  acquérir  cette  idée  de  la  distance  et  de  la  grandeur 
des  objets  : auparavant  il  ne  connaît  point  du  tout  cette  distance , et  il  ne 
peut  juger  de  la  grandeur  d’un  objet  que  par  celle  de  l’image  qu’il  forme 
dans  son  œil.  Dans  ce  cas  le  jugement  de  la  grandeur  n’est  produit  que  par 
l’ouverture  de  l’angle  formé  par  les  deux  rayons  extrêmes  de  la  partie  supé- 
rieure et  de  la  partie  inférieure  de  l’objet  : par  conséquent  il  doit  juger 
grand  tout  ce  qui  est  près,  et  petit  tout  ce  qui  est  loin  de  lui;  mais  après 
avoir  acquis  par  le  toucher  ces  idées  de  distance,  le  jugement  de  la  gran- 
deur des  objets  commence  à se  rectifier;  on  ne  se  fie  plus  à la  première 
appréhension  qui  nous  vient  par  les  yeux  pour  juger  de  cette  grandeur,  on 
lâche  de  connaître  la  distance,  on  cherche  en  même  temps  à reconnaître 
l’objet  par  sa  forme,  et  ensuite  on  juge  de  sa  grandeur. 

11  n’est  pas  douteux  que  dans  une  file  de  vingt  soldats,  le  premier,  dont 
je  suppose  qu’on  soit  fort  près,  ne  nous  parût  beaucoup  plus  grand  que  le 


1.  Voyez  la  note  1 de  la  page  101. 


DU  SENS  DE  LA  VUE. 


105 


dernier  si  nous  en  jugions  seulement  par  les  yeux,  et  si  par  le  toucher  nous 
n’avions  pas  pris  l’habitude  de  juger  également  grand  le  même  objet,  ou  des 
objets  semblables,  à différentes  distances.  Nous  savons  que  le  dernier  soldat 
est  un  soldat  comme  le  premier,  dès  lors  nous  le  jugeons  de  la  même  gran- 
deur1, comme  nous  jugerions  que  le  premier  serait  toujours  de  la  même 
grandeur  quand  il  passerait  de  la  tête  à la  queue  de  la  file  ; et  comme  nous 
avons  l’habitude  de  juger  le  même  objet  toujours  également  grand  à toutes 
les  distances  ordinaires  auxquelles  nous  pouvons  en  reconnaître  aisément 
la  forme,  nous  ne  nous  trompons  jamais  sur  cette  grandeur  que  quand  la 
distance  devient  trop  grande,  ou  bien  lorsque  l’intervalle  de  cette  distance 
n’est  pas  dans  la  direction  ordinaire  ; car  une  distance  cesse  d’être  ordi- 
naire pour  nous  toutes  les  fois  qu’elle  devient  trop  grande,  ou  bien  qu’au 
lieu  de  la  mesurer  horizontalement  nous  la  mesurons  du  haut  en  bas  ou  du 
bas  en  haut.  Les  premières  idées  de  la  comparaison  de  grandeur  entre  les 
objets  nous  sont  venues  en  mesurant , soi^  avec  la  main  , soit  avec  le  corps 
en  marchant,  la  distance  de  ces  objets  relativement  à nous  et  entre  eux  : 
toutes  ces  expériences  par  lesquelles  nous  avons  rectifié  les  idées  de  gran- 
deur que  nous  en  donnait  le  sens  de  la  vue  ayant  été  faites  horizontalement , 
nous  n’avons  pu  acquérir  la  même  habitude  de  juger  de  la  grandeur  des 
objets  élevés  ou  abaissés  au-dessous  de  nous , parce  que  ce  n’est  pas  dans 
cette  direction  que  nous  les  avons  mesurés  par  le  toucher,  et  c’est  par  cette 
raison  et  faute  d’habitude  à juger  les  distances  dans  cette  direction,  que  lors- 
que nous  nous  trouvons  au-dessus  d’une  tour  élevée,  nous  jugeons  les 
hommes  et  les  animaux  qui  sont  au-dessous  beaucoup  plus  petits  que  nous 
ne  les  jugerions  en  effet  à une  distance  égale  qui  serait  horizontale,  c’est-à- 
dire  dans  la  direction  ordinaire.  Il  en  est  de  même  d’un  coq  ou  d’une  boule 
qu'on  voit  au-dessus  d’un  clocher  ; ces  objets  nous  paraissent  être  beaucoup 
plus  petits  que  nous  ne  les  jugerions  être  en  effet  si  nous  les  voyions  dans 
la  direction  ordinaire  et  à la  même  distance  horizontalement  à laquelle  nous 
les  voyons  verticalement. 

Quoique  avec  un  peu  de  réflexion  il  soit  aisé  de  se  convaincre  de  la  vérité 
de  tout  ce  que  nous  venons  de  dire  au  sujet  du  sens  de  la  vue,  il  ne  sera 
cependant  pas  inutile  de  rapporter  ici  les  faits  qui  peuvent  la  confirmer. 
M.  Cheselden,  fameux  chirurgien  de  Londres,  ayant  fait  l’opération  de  la 
cataracte  à un  jeune  homme  de  treize  ans,  aveugle  de  naissance,  et  ayant 
réussi  à lui  donner  le  sens  de  la  vue,  observa  la  manière  dont  ce  jeune 
homme  commençait  à voir,  et  publia  ensuite  dans  les  Transactions  philoso- 
phiques, n°  402,  et  dans  le  55e  article  du  Tailler,  les  remarques  qu’il  avait 

1 . Il  faut  distinguer  ici  ce  qui  vient  de  Y œil  de  ce  qui  vient  de  Yesprit.  L’œil  voit , l’esprit  juge. 
De  deux  hommes,  dont  l’un  est  près  de  nous  et  l’autre  loin,  l’œil  voit  le  dernier  plus  petit  que 
le  premier.  Dès  que  l’esprit  a reconnu  que  le  dernier  est  un  homme,  l’esprit  le  juge  de  grandeur 
d'homme. 


106 


DU  SENS  DE  LA  VUE. 


faites  à ce  sujet.  Ce  jeune  homme,  quoique  aveugle,  ne  l’était  pas  absolu- 
ment et  entièrement  : comme  la  cécité  provenait  d’une  cataracte,  il  était 
dans  le  cas  de  tous  les  aveugles  de  cette  espèce  qui  peuvent  toujours  distin- 
guer le  jour  de  la  nuit  ; il  distinguait  même  à une  forte  lumière  le  noir,  le 
blanc  et  le  rouge  vif  qu’on  appelle  écarlate,  mais  il  ne  voyait  ni  n’entrevoyait 
en  aucune  façon  la  forme  des  choses  ; on  ne  lui  fit  l’opération  d’abord  que 
sur  l’un  des  yeux.  Lorsqu’il  vit  pour  la  première  fois,  il  était  si  éloigné  de 
pouvoir  juger  en  aucune  façon  des  distances,  qu’il  croyait  que  tous  les 
objets  indifféremment  touchaient  ses  yeux  (ce  fut  l’expression  dont  il  se 
servit)  comme  les  choses  qu’il  palpait  touchaient  sa  peau.  Les  objets  qui 
lui  étaient  le  plus  agréables  étaient  ceux  dont  la  forme  était  unie  et  la  figure 
régulière,  quoiqu’il  ne  pût  encore  former  aucun  jugement  sur  leur  forme, 
ni  dire  pourquoi  ils  lui  paraissaient  plus  agréables  que  les  autres;  il  n’avait 
eu  pendant  le  temps  de  son  aveuglement  que  des  idées  si  faibles  des  couleurs 
qu’il  pouvait  distinguer  alors  à une  forte  lumière,  qu’elles  n’avaient  pas 
laissé  des  traces  suffisantes  pour  qu’il  pût  les  reconnaître  lorsqu’il  les  vit  en 
elfet;  il  disait  que  ces  couleurs  qu’il  voyait  n’étaient  pas  les  mêmes  que 
celles  qu’il  avait  vues  autrefois  ; il  ne  connaissait  la  forme  d’aucun  objet, 
et  il  ne  distinguait  aucune  chose  d’une  autre,  quelque  différentes  qu’elles 
pussent  être  de  figure  ou  de  grandeur  : lorsqu’on  lui  montrait  les  choses 
qu’il  connaissait  auparavant  par  le  toucher,  il  les  regardait  avec  attention, 
et  les  observait  avec  soin  pour  les  reconnaître  une  autre  fois;  mais  comme 
il  avait  trop  d’objets  à retenir  à la  fois,  il  en  oubliait  la  plus  grande  partie, 
et  dans  le  commencement  qu’il  apprenait  (comme  il  disait)  à voir  et  à 
connaître  les  objets,  il  oubliait  mille  choses  pour  une  qu’il  retenait.  Il  était 
fort  surpris  que  les  choses  qu’il  avait  le  mieux  aimées  n’étaient  pas  celles 
qui  étaient  le  plus  agréables  à ses  yeux;  il  s’attendait  à trouver  les  plus 
belles  les  personnes  qu’il  aimait  le  mieux.  Il  se  passa  plus  de  deux  mois 
avant  qu’il  pût  reconnaître  que  les  tableaux  représentaient  des  corps  solides; 
jusqu’alors  il  ne  les  avait  considérés  que  comme  des  plans  différemment 
colorés,  et  des  surfaces  diversifiées  par  la  variété  des  couleurs;  mais  lors- 
qu’il commença  à reconnaître  que  ces  tableaux  représentaient  des  corps 
solides,  il  s’attendait  à trouver  en  effet  des  corps  solides  en  touchant  la  toile 
du  tableau,  et  il  fut  extrêmement  étonné,  lorsqu’en  touchant  les  parties  qui 
par  la  lumière  et  les  ombres  lui  paraissaient  rondes  et  inégales,  il  les  trouva 
plates  et  unies  comme  le  reste;  il  demandait  quel  était  donc  le  sens  qui  le 
trompait,  si  c’était  la  vue,  ou  si  c’était  le  toucher.  On  lui  montra  alors  un 
petit  portrait  de  son  père,  qui  était  dans  la  boîte  de  la  montre  de  sa  mère; 
il  dit  qu’il  connaissait  bien  que  c’était  la  ressemblance  de  son  père,  mais  il 
demandait  avec  un  grand  étonnement  comment  il  était  possible  qu’un  visage 
aussi  large  pût  tenir  dans  un  si  petit  lieu,  que  cela  lui  paraissait  aussi  impos- 
sible que  de  faire  tenir  un  boisseau  dans  une  pinte.  Dans  les  commence- 


DU  SENS  DE  LA  VUE. 


107 


ments  il  ne  pouvait  supporter  qu’une  très-petite  lumière,  et  il  voyait  tous 
les  objets  extrêmement  gros;  mais  à mesure  qu’il  voyait  des  choses  plus 
grosses  en  effet,  il  jugeait  les  premières  plus  petites  : il  croyait  qu’il  n’y 
avait  rien  au  delà  des  limites  de  ce  qu’il  voyait;  il  savait  bien  que  la  cham- 
bre dans  laquelle  il  était  ne  faisait  qu’une  partie  de  la  maison , cependant  il 
ne  pouvait  concevoir  comment  la  maison  pouvait  paraître  plus  grande  que 
sa  chambre.  Avant  qu’on  lui  eût  fait  l’opération,  il  n’espérait  pas  un  grand 
plaisir  du  nouveau  sens  qu’on  lui  promettait,  et  il  n’était  touché  que  de 
l’avantage  qu’il  aurait  de  pouvoir  apprendre  à lire  et  à écrire  ; il  disait,  par 
exemple,  qu’il  ne  pouvait  pas  avoir  plus  de  plaisir  à se  promener  dans  le 
jardin,  lorsqu’il  aurait  ce  sens,  qu’il  en  avait,  parce  qu’il  s’y  promenait 
librement  et  aisément,  et  qu’il  en  connaissait  tous  les  différents  endroits;  il 
avait  même  très-bien  remarqué  que  son  état  de  cécité  lui  avait  donné  un 
avantage  sur  les  autres  hommes,  avantage  qu’il  conserva  longtemps  après 
avoir  obtenu  le  sens  de  la  vue,  qui  était  d’aller  la  nuit  plus  aisément  et  plus 
sûrement  que  ceux  qui  voient.  Mais  lorsqu’il  eut  commencé  à se  servir  de 
ce  nouveau  sens,  il  était  transporté  de  joie,  il  disait  que  chaque  nouvel  objet 
était  un  délice  nouveau,  et  que  son  plaisir  était  si  grand  qu’il  ne  pouvait 
l’exprimer.  Un  an  après  on  le  mena  à Epsom,  où  la  vue  est  très-belle  et 
très-étendue  ; il  parut  enchanté  de  ce  spectacle,  et  il  appelait  ce  paysage  une 
nouvelle  façon  de  voir.  On  lui  fit  la  même  opération  sur  l’autre  œil  plus  d’un 
an  après  la  première , et  elle  réussit  également;  il  vit  d’abord  de  ce  second 
œil  les  objets  beaucoup  plus  grands  qu’il  ne-  les  voyait  de  l’autre,  mais 
cependant  pas  aussi  grands  qu’il  les  avait  vus  du  premier  œil;  et  lorsqu’il 
regardait  le  même  objet  des  deux  yeux  à la  fois,  il  disait  que  cet  objet  lui 
paraissait  une  fois  plus  grand  qu’avec  son  premier  œil  tout  seul , mais  il  ne 
le  voyait  pas  double  l,  ou  du  moins  on  ne  put  pas  s’assurer  qu’il  eût  vu 
d’abord  les  objets  doubles,  lorsqu’on  lui  eut  procuré  l’usage  de  son  second 
œil. 

M.  Cheselden  rapporte  quelques  autres  exemples  d’aveugles  qui  ne  se 
souvenaient  pas  d’avoir  jamais  vu,  et  auxquels  il  avait  fait  la  même  opéra- 
tion, et  il  assure  que  lorsqu’ils  commençaient  à apprendre  à voir  ils  avaient 
dit  les  mêmes  choses  que  le  jeune  homme  dont  nous  venons  de  parler,  mais 
à la  vérité  avec  moins  de  détail,  et  qu’il  avait  observé  sur  tous  que  comme 
ils  n’avaient  jamais  eu  besoin  de  faire  mouvoir  leurs  yeux  pendant  le  temps 
de  leur  cécité,  ils  étaient  fort  embarrassés  d’abord  pour  leur  donner  du 
mouvement  et  pour  les  diriger  sur  un  objet  en  particulier , et  que  ce  n’était 
que  peu  à peu,  par  degrés  et  avec  le  temps,  qu’ils  apprenaient  à conduire 

1 . Il  ne  le  voyait  pas  double  : ceci  ne  s’accorde  pas  trop  avec  ce  qu’assurait  tout  à l’heure 
l’uifon  ( p.  101  ) : « qu’on  voit  d’abord  tous  les  objets  doubles.  » Au  reste,  toute  cette  observation 
di'  Cheselden  aurait  grand  besoin  d’être  répétée,  et  surtout  soumise  aune  analyse  nouvelle. 

( Voyez,  ci-après , la  note  2 de  la  page  109.1 


108 


DU  SENS  DE  LA  VUE. 


leurs  yeux  et  à les  diriger  sur  les  objets  qu’ils  désiraient  de  considérei 

Lorsque  par  des  circonstances  particulières  nous  ne  pouvons  avoir  une 
idée  juste  de  la  distance,  et  que  nous  ne  pouvons  juger  des  objets  que  par 
la  grandeur  de  l’angle  ou  plutôt  de  l’image  qu’ils  forment  dans  nos  yeux, 
nous  nous  trompons  alors  nécessairement  sur  la  grandeur  de  ces  objets; 
tout  le  monde  a éprouvé  qu’en  voyageant  la  nuit,  on  prend  un  buisson  dont 
on  est  près  pour  un  grand  arbre  dont  on  est  loin,  ou  bien  on  prend  un  grand 
arbre  éloigné  pour  un  buisson  qui  est  voisin  : de  même  si  on  ne  connaît  pas 
les  objets  par  leur  forme,  et  qu’on  ne  puisse  avoir  par  ce  moyen  aucune  idée 
de  distance,  on  se  trompera  encore  nécessairement;  une  mouche  qui  pas- 
sera avec  rapidité  à quelques  pouces  de  distance  de  nos  yeux  nous  paraîtra 
dans  ce  cas  être  un  oiseau  qui  en  serait  à une  très-grande  distance  ; un 
cheval  qui  serait  sans  mouvement  dans  le  milieu  d’une  campagne,  et  qui 
serait  dans  une  altitude  semblable,  par  exemple,  à celle  d’un  mouton , ne 
nous  paraîtra  pas  plus  gros  qu’un  mouton  , tant  que  nous  ne  reconnaîtrons 
pas  que  c’est  un  cheval  ; mais  dès  que  nous  l’aurons  reconnu,  il  nous  paraî- 
tra dans  l’instant  gros  comme  un  cheval , et  nous  rectifierons  sur-le-champ 
notre  premier  jugement. 

Toutes  les  fois  qu’on  se  trouvera  donc  la  nuit  dans  des  lieux  inconnus  où 
l’on  ne  pourra  juger  de  la  distance,  et  où  l’on  ne  pourra  reconnaître  la 
forme  des  choses  à cause  de  l’obscurité,  on  sera  en  danger  de  tomber  à tout 
instant  dans  l’erreur  au  sujet  des  jugements  que  l’on  fera  sur  les  objets  qui 
se  présenteront  : c’est  de  là  que  vient  la  frayeur  et  l’espèce  de  crainte  inté- 
rieure que  l’obscurité  de  la  nuit  fait  sentir  à presque  tous  les  hommes  ; c’est 
sur  cela  qu’est  fondée  l’apparence  des  spectres  et  des  figures  gigantesques  et 
épouvantables  que  tant  de  gens  disent  avoir  vues  ; on  leur  répond  commu- 
nément que  ces  figures  étaient  dans  leur  imagination , cependant  elles  pou- 
vaient être  réellement  dans  leurs  yeux,  et  il  est  très-possible  qu’ils  aient  en 
effet  vu  ce  qu’ils  disent  avoir  vu , car  il  doit  arriver  nécessairement , toutes 
les  fois  qu’on  ne  pourra  juger  d’un  objet  que  par  l’angle  qu’il  forme  dans 
l’œil  , que  cet  objet  inconnu  grossira  et  grandira  à mesure  qu’on  en  sera 
plus  voisin,  et  que  s’il  a paru  d’abord  au  spectateur  qui  ne  peut  connaître  ce 
qu’il  voit,  ni  juger  à quelle  distance  il  le  voit,  que  s’il  a paru,  dis-je,  d’abord 
de  la  hauteur  de  quelques  pieds  lorsqu’il  était  à la  distance  de  vingt  ou 
trente  pas,  il  doit  paraître  haut  de  plusieurs  toises  lorsqu’il  n’en  sera  plus 
éloigné  que  de  quelques  pieds,  ce  qui  doit  en  effet  l’étonner  et  l’effrayer, 

a.  On  trouvera  un  grand  nombre  de  faits  très-intéressants  au  sujet  des  aveugles-nés  dans 
un  petit  ouvrage  qui  vient  de  paraître,  et  qui  a pour  titre  : Lettre  sur  les  aveugles , à l'usage  de 
ceux  qui  voient.  L’auteur  1 y a répandu  partout  une  métaphysique  très-fine  et  très-vraie , par 
laquelle  il  rend  raison  de  toutes  les  différences  que  doit  produire  dans  l’esprit  d’un  homme  la 
privation  absolue  du  sens  de  la  vue, 

1.  Diderot. 


DU  SENS  DE  LA  VUE. 


(09 


jusqu’à  ce  qu’enfui  il  vienne  à toucher  l’objet  ou  à le  reconnaître,  car  dans 
l’instant  même  qu’il  reconnaîtra  ce  que  c’est,  cet  objet  qui  lui  paraissait 
jigantesque  diminuera  tout  à coup,  et  ne  lui  paraîtra  plus  avoir  que  sa 
grandeur  réelle1;  mais  si  l'on  fuit,  ou  qu’on  n’ose  approcher,  il  est  certain 
qu’on  n’aura  d’autre  idée  de  cet  objet  que  celle  de  l’image  qu’il  formait  dans 
l’œil,  et  qu’on  aura  réellement  vu  une  figure  gigantesque  ou  épouvantable 
par  la  grandeur  et  par  la  forme.  Le  préjugé  des  spectres  est  donc  fondé  dans 
la  nature,  et  ces  apparences  ne  dépendent  pas,  comme  le  croient  les  philo- 
sophes, uniquement  de  l'imagination. 

Lorsque  nous  ne  pouvons  prendre  une  idée  de  la  distance  par  la  compa- 
raison de  l’intervalle  intermédiaire  qui  est  entre  nous  et  les  objets , nous 
tâchons  de  reconnaître  la  forme  de  ces  objets  pour  juger  de  leur  grandeur  ; 
mais  lorsque  nous  connaissons  cette  forme,  et  qu’en  même  temps  nous 
voyons  plusieurs  objets  semblables  et  de  cette  même  forme,  nous  jugeons 
que  ceux  qui  sont  les  plus  éclairés  sont  les  plus  voisins,  et  que  ceux  qui  nous 
paraissent  les  plus  obscurs  sont  les  plus  éloignés,  et  ce  jugement  produit 
quelquefois  des  erreurs  et  des  apparences  singulières.  Dans  une  file  d’ob- 
jets disposés  sur  une  ligne  droite,  comme  le  sont,  par  exemple,  les  lanternes 
sur  le  chemin  de  Versailles  en  arrivant  à Paris , de  la  proximité  ou  de  l’éloi- 
gnement desquelles  nous  ne  pouvons  juger  que  par  le  plus  ou  le  moins  de 
lumière  qu’elles  envoient  à notre  œil,  il  arrive  souvent  que  l’on  voit  toutes 
ces  lanternes  à droite  au  lieu  de  les  voir  à gauche,  où  elles  sont  réellement; 
lorsqu’on  les  regarde  de  loin,  comme  d’un  demi-quart  de  lieue.  Ce  chan- 
gement de  situation  de  gauche  à droite  est  une  apparence  trompeuse , et 
qui  est  produite  par  la  cause  que  nous  venons  d’indiquer  ; car,  comme  le 
spectateur  n’a  aucun  autre  indice  de  la  distance  où  il  est  de  ces  lanternes 
que  la  quantité  de  lumière  qu’elles  lui  envoient,  il  juge  que  la  plus  brillante 
de  ces  lumières  est  la  première  et  celle  de  laquelle  il  est  le  plus  voisin  : or 
s’il  arrive  que  les  premières  lanternes  soient  plus  obscures,  ou  seulement 
si  dans  la  file  de  ces  lumières  il  s’en  trouve  une  seule  qui  soit  plus  brillante 
et  plus  vive  que  les  autres,  cette  lumière  plus  vive  paraîtra  au  spectateur 
comme  si  elle  était  la  première  de  la  file,  et  il  jugera  dès  lors  que  les  autres, 
qui  cependant  la  précèdent  réellement,  la  suivent  au  contraire  : or  cette 
transposition  apparente  ne  peut  se  faire,  ou  plutôt  se  marquer,  que  par  le 
changement  de  leur  situation  de  gauche  à droite;  car  juger  devant  ce  qui 
est  derrière  dans  une  longue  file,  c’est  voir  à droite  ce  qui  est  à gauche,  ou 
à gauche  ce  qui  est  à droite. 

Voilà  les  défauts  principaux  du  sens  de  la  vue,  et  quelques-unes  des 
erreurs  que  ces  défauts  produisent2;  examinons  à présent  la  nature,  les 

1.  Voyez  la  note  de  la  page  105. 

2.  Bnt'fun  vient  d’exposer  sa  théorie  de  la  vision.  Elle  est  toute  empreinte  des  idées  pliiloso- 
pniques  qui  régnaient  à l’époque  où  il  l’écrivait.  Cundillac  fait  aussi  beaucoup  de  reproches  au 


410 


DU  SENS  DE  LA  VUE. 


propriétés  et  l’étendue  de  cet  organe  admirable , par  lequel  nous  communi- 
quons avec  les  objets  les  plus  éloignés.  La  vue  n’est  qu’une  espèce  de 
toucher,  mais  bien  différente  du  toucher  ordinaire  : pour  toucher  quelque 
chose  avec  le  corps  ou  avec  la  main,  il  faut  ou  que  nous  nous  approchions 
de  cette  chose  ou  qu’elle  s’approche  de  nous,  afin  d’être  à portée  de  pouvoir 
la  palper,  mais  nous  la  pouvons  toucher  des  yeux  à quelque  distance  qu’elle 
soit,  pourvu  qu’elle  puisse  renvoyer  une  assez  grande  quantité  de  lumière 
pour  faire  impression  sur  cet  organe,  ou  bien  qu’elle  puisse  s’y  peindre  sous 
un  angle  sensible.  Le  plus  petit  angle  sous  lequel  les  hommes  puissent 
voir  les  objets  est  d’environ  une  minute  : il  est  rare  de  trouver  des  yeux 
qui  puissent  apercevoir  un  objet  sous  un  angle  plus  petit  ; cet  angle  donne , 
pour  la  plus  grande  distance  à laquelle  les  meilleurs  yeux  peuvent  aperce- 
voir un  objet,  environ  3,436  fois  le  diamètre  de  cet  objet  : par  exemple, 
on  cessera  de  voir  à 3,436  pieds  de  distance  un  objet  haut  et  large  d’un 
pied  ; on  cessera  de  voir  un  homme  haut  de  cinq  pieds  à la  distance  de 
17,180  pieds  ou  d’une  lieue  et  un  tiers  de  lieue,  en  supposant  même  que  ces 
objets  soient  éclairés  du  soleil.  Je  crois  que  cette  estimation  que  l’on  a faite 
de  la  portée  des  yeux  est  plutôt  trop  forte  que  trop  faible,  et  qu’il  y a 
en  effet  peu  d’hommes  qui  puissent  apercevoir  les  objets  à d’aussi  grandes 
distances. 

Mais  il  s’en  faut  bien  qu’on  ait  par  cette  estimation  une  idée  juste  de  la 
force  et  de  l’étendue  de  la  portée  de  nos  yeux,  car  il  faut  faire  attention  à 
une  circonstance  essentielle  dont  la  considération  prise  généralement  a,  ce 
me  semble,  échappé  aux  auteurs  qui  ont  écrit  sur  l’optique,  c’est  que  la 
portée  de  nos  yeux  diminue  ou  augmente  à proportion  de  la  quantité  de 
lumière  qui  nous  environne,  quoiqu’on  suppose  que  celle  de  l'objet  reste 
toujours  la  même;  en  sorte  que  si  le  même  objet,  que  nous  voyons  pendant 
le  jour  à la  distance  de  3,436  fois  son  diamètre,  restait  éclairé  pendant  la 
nuit  de  la  même  quantité  de  lumière  dont  il  l’était  pendant  le  jour,  nous 
pourrions  l’apercevoir  à une  distance  cent  fois  plus  grande,  de  la  même 
façon  que  nous  apercevons  la  lumière  d’une  chandelle  pendant  la  nuit  à 


sens  de  la  vue;  il  rectifie , de  même,  la  vue  par  le  loucher , etc.  Cette  théorie  ne  repose  d’ailleurs 
que  sur  des  idées  philosophiques  et  des  faits  physiques.  La  physiologie  ne  comptait  pas  encore  ; 
on  connaissait  à peine  le  rôle  des  organes  des  sens  : de  Y œil,  de  Y oreille,  etc.  ; et  le  rôle  du  cer- 
veau était  inconnu . 

J’ai  prouvé , par  mes  expériences,  qu’il  y a,  dans  la  vision,  deux  choses  essentiellement  dis- 
tinctes : le  rôle  du  sens  etcelui  du  cerveau , la  sensation  et  la  perception.  La  sensation  se  fait 
dans  Y œil,  Va  perception  se  fait  dans  le  cerveau. 

A proprement  parler,  ce  n’est  pas  l’œil  qui  voit,  c’est  le  cerveau. 

Si  on  enlève  à un  animal  les  lobes  ou  hémisphères  cérébraux  (siège  de  le.  perception , de 
Y intelligence) , rien  n’est  changé  dans  Y œil  : l’objet  continue  à se  peindre  sur  la  rétine,  Y iris 
reste  contractile,  le  nerf  optique  excitable,  et  cependant  l’animal  ne  voit  plus.  Il  n’y  a plus  vision, 
parce  qu’il  n’y  a plus  perception.  (Voyez  mes  Recherches  expérimentales  sur  les  propriétés  et  les 
fonctions  du  système  nerveux.  ) 


DU  SENS  DE  LA  VUE. 


lil 


plus  de  deux  lieues,  c’est-à-dire,  en  supposant  le  diamètre  de  celte  lumière 
égal  à un  pouce,  à plus  de  316,800  fois  la  longueur  de  son  diamètre,  au 
lieu  que  pendant  le  jour,  et  surtout  à midi,  on  n’apercevra  pas  cette  lumière 
à plus  de  dix  ou  douze  mille  fois  la  longueur  de  son  diamètre,  c’est-à-dire, 
à plus  de  deux  cents  toises,  si  nous  la  supposons  éclairée  aussi  bien  que  nos 
yeux  par  la  lumière  du  soleil.  Il  en  est  de  même  d’un  objet  brillant  sur 
lequel  la  lumière  du  soleil  se  réfléchit  avec  vivacité;  on  peut  l’apercevoir 
pendant  le  jour  à une  distance  trois  ou  quatre  fois  plus  grande  que  les  autres 
objets,  mais  si  cet  objet  était  éclairé  pendant  la  nuit  de  la  même  lumière 
dont  il  l’était  pendant  le  jour,  nous  l’apercevrions  à une  distance  infiniment 
plus  grande  que  nous  n’apercevons  les  autres  objets  ; on  doit  donc  conclure 
que  la  portée  de  nos  yeux  est  beaucoup  plus  grande  que  nous  ne  l’avons 
supposée  d’abord,  et  que  ce  qui  empêche  que  nous  ne  distinguions  les 
objets  éloignés  est  moins  le  défaut  de  lumière,  ou  la  petitesse  de  l’angle  sous 
lequel  ils  se  peignent  dans  notre  œil,  que  l’abondance  de  cette  lumière  dans 
les  objets  intermédiaires  et  dans  ceux  qui  sont  les  plus  voisins  de  notre  œil, 
qui  causent  une  sensation  plus  vive  et  empêchent  que  nous  nous  aperce- 
vions de  la  sensation  plus  faible  que  causent  en  même  temps  les  objets  éloi- 
gnés. Le  fond  de  l’œil  est  comme  une  toile  sur  laquelle  se  peignent  les  objets; 
ce  tableau  a des  parties  plus  brillantes,  plus  lumineuses,  plus  colorées  que 
les  autres  parties;  quand  les  objets  sont  fort  éloignés,  ils  ne  peuvent  se 
représenter  que  par  des  nuances  très-faibles  qui  disparaissent  lorsqu’elles 
sont  environnées  de  la  vive  lumière  avec  laquelle  se  peignent  les  objets 
voisins  ; cette  faible  nuance  est  donc  insensible  et  disparaît  dans  le  tableau, 
mais  si  les  objets  voisins  et  intermédiaires  n’envoient  qu’une  lumière  plus 
faible  que  celle  de  l’objet  éloigné,  comme  cela  arrive  dans  l’obscurité  lors- 
qu’on regarde  une  lumière,  alors  la  nuance  de  l’objet  éloigné  étant  plus 
vive  que  celle  des  objets  voisins,  elle  est  sensible  et  paraît  dans  le  tableau, 
quand  même  elle  serait  réellement  beaucoup  plus  faible  qu’auparavant.  De 
là  il  suit  qu’en  se  mettant  dans  l’obscurité,  on  peut  avec  un  long  tuyau 
noirci  faire  une  lunette  d’approche  sans  verre,  dont  l’effet  ne  laisserait  pas 
que  d’être  fort  considérable  pendant  le  jour  ; c'est  aussi  par  celte  raison 
que  du  fond  d’un  puits  ou  d’une  cave  profonde  on  peut  voir  les  étoiles  en 
plein  midi,  ce  qui  était  connu  des  anciens,  comme  il  paraît  parce  passage 
d’Aristote  : « Manu  enim  admotâ  aut  per  fistulam  longiùs  cernet.  Quidam 
« ex  foveis  puteisque  interdum  stellas  conspiciunt.  » 

On  peut  donc  avancer  que  notre  œil  a assez  de  sensibilité  pour  pouvoir 
être  ébranlé  et  affecté  d’une  manière  sensible  par  des  objets  qui  ne  forme- 
raient un  angle  que  d’une  seconde,  et  moins  d’une  seconde,  quand  ces  objets 
ne  réfléchiraient  ou  n’enverraient  à l’œil  qu’autant  de  lumière  qu’ils  en  réflé- 
chissaient lorsqu’ils  étaient  aperçus  sous  un  angle  d’une  minute,  et  que  par 
conséquent  la  puissance  de  cet  organe  est  bien  plus  grande  qu’elle  ne  paraît 


112 


DU  SENS  DE  LA  VUE. 


d’abord;  mais  si  ces  objets,  sans  former  un  plus  grand  angle,  avaient  une 
plus  grande  intensité  de  lumière,  nous  les  apercevrions  encore  de  beaucoup 
plus  loin.  Une  petite  lumière  fort  vive,  comme  celle  d'une  étoile  d’artifice, 
se  verra  de  beaucoup  plus  loin  qu’une  lumière  plus  obscure  et  plus  grande, 
comme  celle  d’un  flambeau.  Il  y a donc  trois  choses  à considérer  pour  déter- 
miner la  distance  à laquelle  nous  pouvons  apercevoir  un  objet  éloigné  : la 
première  est  la  grandeur  de  l’angle  qu’il  forme  dans  notre  œil,  la  seconde  le 
degré  de  lumière  des  objets  voisins  et  intermédiaires  que  l’on  voit  en  même 
temps,  et  la  troisième  l’intensité  de  lumière  de  l’objet  lui-même;  chacune 
de  ces  causes  influe  sur  l’effet  de  la  vision,  et  ce  n’est  qu’en  les  estimant  et  en 
les  comparant  qu’on  peut  déterminer  dans  tous  les  cas  la  distance  à laquelle 
on  peut  apercevoir  tel  ou  tel  objet  particulier 1 . On  peut  donner  une  preuve 
sensible  de  celte  influence  qu’a  sur  la  vision  l’intensité  de  lumière.  On  sait 
que  les  lunettes  d’approche  et  les  microscopes  sont  des  instruments  de  même 
genre,  qui  tous  deux  augmentent  l’angle  sous  lequel  nous  apercevons  les 
objets,  soit  qu’ils  soient  en  effet  très-petits,  soit  qu’ils  nous  paraissent  être 
tels  à cause  de  leur  éloignement.  Pourquoi  donc  les  lunettes  d’approche 
font-elles  si  peu  d’effet  en  comparaison  des  microscopes,  puisque  la  plus 
longue  et  la  meilleure  lunette  grossit  à peine  mille  fois  l'objet,  tandis  qu’un 
bon  microscope  semble  le  grossir  un  million  de  fois  et  plus2?  Il  est  bien 
clair  que  cette  différence  ne  vient  que  de  l’intensité  de  la  lumière,  et  que 
si  l’on  pouvait  éclairer  les  objets  éloignés  avec  une  lumière  additionnelle , 
comme  on  éclaire  les  objets  qu’on  veut  observer  au  microscope,  on  les 
verrait  en  effet  infiniment  mieux,  quoiqu’on  les  vît  toujours  sous  le  même 
angle,  et  que  les  lunettes  feraient  sur  les  objets  éloignés  le  même  effet  que 
les  microscopes  font  sur  les  petits  objets;  mais  ce  n’est  pas  ici  le  lieu  de 
m’étendre  sur  les  conséquences  utiles  et  pratiques  qu’on  peut  tirer  de  cette 
réflexion. 

La  portée  de  la  vue,  ou  la  distance  à laquelle  on  peut  voir  le  même  objet, 
est  assez  rarement  la  même  pour  chaque  œil  : il  y a peu  de  gens  qui  aient  les 
deux  yeux  également  forts;  lorsque  cette  inégalité  de  force  est  à un  certain 
degré,  on  ne  se  sert  que  d’un  œil,  c’est-à-dire  de  celui  dont  on  voit  le  mieux  : 
c’est  cette  inégalité  de  portée  de  vue  dans  les  yeux  qui  produit  le  regard 

1 . Il  faut  bien  distinguer  ici  ce  qui  regarde  la  vue  nette  de  ce  qui  tient  à la  me  distincte.  « La 
((  netteté  des  images  semble  être  indépendante  de  la  distance  des  objets  ; car  nous  voyons  nette- 
« ment  à quelques  pouces 'de  distance,  et  nous  voyons  nettement  encore  à quelques  pieds,  à 
« quelques  toises,  à quelques  lieues  même,  et  jusqu’à  plusieurs  millions  de  lieues  : l’image  d’une 

« étoile  est  aussi  nette  que  celle  d’une  étincelle  que  nous  avons  sous  les  yeux La  distance  de  la 

« vision  distincte  est  d’environ  10  pouces  pour  les  vues  moyennes;  elle  est  de  plusieurs  pieds 
h pour  les  vues  presbytes,  et  seulement  de  quelques  pouces  pour  les  myopes.  » (Pouillet  : Élé- 
ments de  physique.  ) 

2.  Il  est  presque  inutile  de  rappeler  que  le  pouvoir  grossissant  du  microscope  dépend  de  la 
l'orme,  des  rapports , etc. , des  lentilles  oculaires  et  objectives. 


DU  SENS  DE  LA  VUE. 


113 


louche,  comme  je  l’ai  prouvé  dans  ma  dissertation  sur  le  strabisme  '.  (Voyez 
les  Mémoires  de  l’ Académie,  année  1743.)  Lorsque  les  deux  yeux  sont 
d’égale  force  et  que  l’on  regarde  le  même  objet  avec  les  deux  yeux,  il 
semble  qu’on  devrait  le  voir  une  fois  mieux  qu’avec  un  seul  œil  ; cependant 
la  sensation  qui  résulte  de  ces  deux  espèces  de  vision  paraît  être  la  même. 
Il  n’y  a pas  de  différence  sensible  entre  les  sensations  qui  résultent  de  l’une 
et  de  l’autre  façon  de  voir,  et,  après  avoir  fait  sur  cela  des  expériences,  on  a 
trouvé  qu’avec  deux  yeux  égaux  en  force  on  voyait  mieux  qu’avec  un  seul 
œil,  mais  d’une  treizième  partie  seulement®,  en  sorte  qu’avec  les  deux  yeux 
on  voit  l’objet  comme  s’il  était  éclairé  de  treize  lumières  égales,  au  lieu 
qu’avec  un  seul  œil  on  ne  le  voit  que  comme  s’il  était  éclairé  de  douze 
lumières.  Pourquoi  y a-t-il  si  peu  d’augmentation?  pourquoi  ne  voit-on  pas 
une  fois  mieux  avec  les  deux  yeux  qu’avec  un  seul?  comment  se  peut-il  que 
cette  cause,  qui  est  double,  produise  un  effet  simple  ou  presque  simple?  J’ai 
cru  qu’on  pouvait  donner  une  réponse  à cette  question,  en  regardant  la  sen- 
sation comme  une  espèce  de  mouvement  communiqué  aux  nerfs.  On  sait  que 
les  deux  nerfs  optiques  se  portent,  au  sortir  du  cerveau,  vers  la  partie  anté- 
rieure de  la  tête,  où  ils  se  réunissent,  et  qu’ ensuite  ils  s’écartent  l’un  de 
l’autre  en  faisant  un  angle  obtus  avant  que  d’arriver  aux  yeux.  Le  mouve- 
ment, communiqué  à ces  nerfs  par  l’impression  de  chaque  image,  formée 
dans  chaque  œil  en  même  temps,  ne  peut  pas  se  propager  jusqu’au  cerveau, 
où  je  suppose  que  se  fait  le  sentiment,  sans  passer  par  la  partie  réunie  de  ces 
deux  nerfs  : dès  lors  ces  deux  mouvements  se  composent  et  produisent  le 
même  effet  que  deux  corps  en  mouvement  sur  les  deux  côtés  d’un  carré 
produisent  sur  un  troisième  corps,  auquel  ils  font  parcourir  la  diagonale  ; 
or,  si  l’angle  avait  environ  cent  quinze  ou  cent  seize  degrés  d’ouverture,  la 
diagonale  du  losange  serait  au  côté  comme  treize  à douze,  c’est-à-dire  comme 
la  sensation  résultante  des  deux  yeux  est  à celle  qui  résulte  d’un  seul  œil  : 
les  deux  nerfs  optiques  étant  donc  écartés  l’un  de  l’autre  à peu  près  de  cette 
quantité,  on  peut  attribuer  à cette  position  la  perte  de  mouvement  ou  de 
sensation  qui  se  fait  dans  la  vision  des  deux  yeux  à la  fois,  et  cette  perte  doit 
être  d'autant  plus  grande  que  l’angle  formé  par  les  deux  nerfs  optiques  est 
plus  ouvert. 

Il  y a plusieurs  raisons  qui  pourraient  faire  penser  que  les  personnes  qui 
ont  la  vue  courte  voient  les  objets  plus  grands  que  les  autres  hommes  ne  les 
voient;  cependant  c’est  tout  le  contraire  : ils  les  voient  certainement  plus 
petits.  J’ai  la  vue  courte  et  l’œil  gauche  plus  fort  que  l’œil  droit  ; j’ai  mille 

a.  Voyez  le  Traité  de  M.  Jurin,  qui  a pour  titre  : Essay  on  distinct  and  indistinct  vision. 

1.  On  trouvera  cette  Dissertation  dans  le  xie  volume  de  cette  édition.  Selon  Buffon,  c’est  l'iné- 
galité de  portée  de  vue  dans  les  yeux  qui  produit  le  regard  louche;  c’est  l’inégalité  des  muscles 
qui  meuvent  l’œil,  suivant  une  opinion  récente.  On  louche  comme  on  boite  : par  inégalité  des 
muscles.  Je  reviendrai  sur  ce  point,  à propos  du  mémoire  même  de  Buffon  sur  le  Strabisme. 

il.  $ 


m 


DU  SENS  DE  LA  VUE. 


fois  éprouvé  qu'en  regardant  le  même  objet,  comme  les  lettres  d'un  livre,  à 
la  même  distance,  successivement  avec  l'un  et  ensuite  avec  l’autre  œil,  celui 
dont  je  vois  le  mieux  et  le  plus  loin  est  aussi  celui  avec  lequel  les  objets  me 
paraissent  les  plus  grands,  et  en  tournant  l’un  des  yeux  pour  voir  le  même 
objet  double,  l’image  de  l’œil  droit  est  plus  petite  que  celle  de  l’œil  gauche  ; 
ainsi  je  ne  puis  pas  douter  que  plus  on  a la  vue  courte,  et  plus  les  objets 
paraissent  être  petits.  J’ai  interrogé  plusieurs  personnes  dont  la  force  ou  la 
portée  de  chacun  de  leurs  yeux  était  fort  inégale  : elles  m’ont  toutes  assuré 
qu’elles  voyaient  les  objets  bien  plus  grands  avec  le  bon  qu’avec  le  mauvais 
œil.  Je  crois  que,  comme  les  gens  qui  ont  la  vue  courte  sont  obligés  de  regar- 
der de  très-près  et  qu’ils  ne  peuvent  voir  distinctement  qu’un  petit  espace  ou 
un  petit  objet  à la  fois,  ils  se  font  une  unité  de  grandeur  plus  petite  que  les 
autres  hommes  dont  les  yeux  peuvent  embrasser  distinctement  un  plus 
grand  espace  à la  fois,  et  que  par  conséquent  ils  jugent  relativement  à cette 
unité  tous  les  objets  plus  petits  que  les  autres  hommes  ne  les  jugent.  On 
explique  la  cause  de  la  vue  courte  d’une  manière  assez  satisfaisante  par  le 
trop  grand  renflement  des  humeurs  réfringentes  de  l’œil  ; mais  cette  cause 
n’est  pas  unique,  et  l’on  a vu  des  personnes  devenir  tout  d’un  coup  myopes 
par  accident,  comme  le  jeune  homme  dont  parle  M.  Smith  dans  son  Optique , 
page  10  des  notes,  tome  II,  qui  devint  myope  tout  à coup  en  sortant  d’un 
bain  froid,  dans  lequel  cependant  il  ne  s’était  pas  entièrement  plongé,  et 
depuis  ce  temps-là  il  fut  obligé  de  se  servir  d’un  verre  concave.  On  ne  dira 
pas  que  le  cristallin  et  l'humeur  vitrée  aient  pu  tout  d’un  coup  se  renfler 
assez  pour  produire  cette  différence  dans  la  vision,  et  quand  même  on  vou- 
drait le  supposer,  comment  concevra-t-on  que  ce  renflement  considérable, 
et  qui  a été  produit  en  un  instant,  ait  pu  se  conserver  toujours  au  même 
point?  En  effet,  la  vue  courte  peut  provenir  aussi  bien  de  la  position  respec- 
tive des  parties  de  l’œil,  et  surtout  de  la  rétine,  que  de  la  forme  des  humeurs 
réfringentes  ; elle  peut  provenir  d’un  degré  moindre  de  sensibilité  dans  la 
rétine,  d’une  ouverture  moindre  dans  la  pupille,  etc.;  mais  il  est  vrai  que 
pour  ces  deux  dernières  espèces  de  vues  courtes  les  verres  concaves  seraient 
inutiles  et  même  nuisibles.  Ceux  qui  sont  dans  les  deux  premiers  cas  peu- 
vent s’en  servir  utilement,  mais  jamais  ils  ne  pourront  voir  avec  le  verre 
concave,  qui  leur  convient  le  mieux,  les  objets  aussi  distinctement  ni 
d’aussi  loin  que  les  autres  hommes  les  voient  avec  les  yeux  seuls,  parce  que, 
comme  nous  venons^de  le  dire,  tous  les  gens  qui  ont  la  vue  courte  voient 
les  objets  plus  petits  que  les  autres;  et  lorsqu’ils  font  usage  du  verre  concave, 
l’image  de  l’objet  diminuant  encore,  ils  cesseront  de  voir  dès  que  cette  image 
deviendra  trop  petite  pour  faire  une  trace  sensible  sur  la  rétine  ; par  consé- 
quent ils  ne  verront  jamais  d’aussi  loin  avec  ce  verre  que  les  autres  hommes 
voient  avec  les  yeux  seuls. 

Les  enfants,  ayant  les  yeux  plus  petits  que  les  personnes  adultes,  doivent 


DU  SENS  DE  LA  VUE. 


p& 

aussi  voir  les  objets  plus  petits,  parce  que  le  plus  grand  angle  que  puisse 
faire  un  objet  clans  l’œil  est  proportionné  à la  grandeur  du  fond  de  l’œil,  et  si 
l’on  suppose  que  le  tableau  entier  des  objets  qui  se  peignent  sur  la  rétine 
est  d’un  demi-pouce  pour  les  adultes,  il  ne  sera  que  d’un  tiers  ou  d’un  quart 
de  pouce  pour  les  enfants  : par  conséquent  ils  ne  verront  pas  non  plus 
d’aussi  loin  que  les  adultes,  puisque  les  objets  leur  paraissant  plus  petits,  ils 
doivent  nécessairement  disparaître  plus  tôt  ; mais  comme  la  pupille  des 
enfants  est  ordinairement  plus  large,  à proportion  du  reste  de  l’œil,  que  la 
pupille  des  personnes  adultes,  cela  peut  compenser  en  partie  reflet  que  pro- 
duit la  petitesse  de  leurs  yeux  et  leur  faire  apercevoir  les  objets  d’un  peu 
plus  loin  ; cependant  il  s’en  faut  bien  que  la  compensation  soit  complète, 
car  on  voit  par  expérience  que  les  enfants  ne  lisent  pas  de  si  loin  et  ne  peu- 
vent pas  apercevoir  les  objets  éloignés  d’aussi  loin  que  les  personnes  adultes. 
La  cornée,  étant  très  très-flexible  à cet  âge,  prend  très-aisément  la  convexité 
nécessaire  pour  voir  de  plus  près  ou  de  plus  loin,  et  ne  peut  par  conséquent 
être  la  cause  de  leur  vue  plus  courte,  et  il  me  paraît  qu’elle  dépend  unique- 
ment de  ce  que  leurs  yeux  sont  plus  petits. 

Il  n’est  donc  pas  douteux  que  si  toutes  les  parties  de  l’œil  souffraient  en 
même  temps  une  diminution  proportionnelle,  par  exemple  de  moitié,  on  ne 
vît  tous  les  objets  une  fois  plus  petits.  Les  vieillards,  dont  les  yeux,  dit-on, 
se  dessèchent,  devraient  avoir  la  vue  plus  courte  ; cependant  c’est  tout  le 
contraire,  ils  voient  de  plus  loin  et  cessent  de  voir  distinctement  de  près  : 
cette  vue  plus  longue  ne  provient  donc  pas  uniquement  de  la  diminution  ou 
de  l’aplatissement  des  humeurs  de  l’œil,  mais  plutôt  d’un  changement  de 
position  entre  les  parties  de  l’œil , comme  entre  la  cornée  et  le  cristallin , ou 
bien  entre  l’humeur  vitrée  et  la  rétine,  ce  qu’on  peut  entendre  aisément  en 
supposant  que  la  cornée  devienne  plus  solide  à mesure  qu’on  avance  en 
âge,  car  alors  elle  ne  pourra  pas  prêter  aussi  aisément,  ni  prendre  la  plus 
grande  convexité  qui  est  nécessaire  pour  voir  les  objets  qui  sont  près,  et 
elle  se  sera  un  peu  aplatie  en  se  desséchant  avec  l’âge,  ce  qui  suffit  seul  pour 
qu’on  puisse  voir  de  plus  loin  les  objets  éloignés. 

On  doit  distinguer  dans  la  vision  deux  qualités  qu’on  regarde  ordinaire- 
ment comme  la  même;  on  confond  mal  à propos  la  vue  claire  avec  la  vue 
distincte1,  quoique  réellement  l’une  soit  bien  différente  de  l’autre  : on  voit 
clairement  un  objet  toutes  les  fois  qu’il  est  assez  éclairé  pour  qu’on  puisse  le 
reconnaître  en  général;  on  ne  le  voit  distinctement  que  lorsqu’on  approche 
d’assez  près  pour  en  distinguer  toutes  les  parties.  Lorsqu’on  aperçoit  une 
tour  ou  un  clocher  de  loin,  on  voit  clairement  cette  tour  ou  ce  clocher  dès 
qu’on  peut  assurer  que  c’est  une  tour  ou  un  clocher;  mais  on  ne  les  voit  dis- 
tinctement que  quand  on  en  est  assez  près  pour  reconnaître  non-seulement 


1.  Voyez  la  note  2 de  la  page  109. 


116 


DU  SENS  DE  LA  VUE. 


la  hauteur,  la  grosseur,  mais  les  parties  mêmes  dont  l’objet  est  composé, 
comme  l’ordre  d’architecture,  les  matériaux,  les  fenêtres,  etc.  On  peut  donc 
voir  clairement  un  objet  sans  le  voir  distinctement,  et  on  peut  le  voir  distinc- 
tement sans  le  voir  en  même  temps  clairement,  parce  que  la  vue  distincte  ne 
peut  se  porter  que  successivement  sur  les  différentes  parties  de  l’objet.  Les 
vieillards  ont  la  vue  claire  et  non  distincte  : ils  aperçoivent  de  loin  les  objets 
assez  éclairés  ou  assez  gros  pour  tracer  dans  l’œil  une  image  d’une  certaine 
étendue  ; ils  ne  peuvent,  au  contraire,  distinguer  les  petits  objets,  comme  les 
caractères  d’un  livre,  à moins  que  l’image  n’en  soit  augmentée  par  le  moyen 
d’un  verre  qui  grossit.  Les  personnes  qui  ont  la  vue  courte  voient,  au  con- 
traire, très-distinctement  les  petits  objets  et  ne  voient  pas  clairement  les 
grands,  pour  peu  qu’ils  soient  éloignés,  à moins  qu’ils  n’en  diminuent  l’image 
par  le  moyen  d’un  verre  qui  rapetisse.  Une  grande  quantité  de  lumière  est 
nécessaire  pour  la  vue  claire  ; une  petite  quantité  de  lumière  suffit  pour  la 
vue  distincte  : aussi  les  personnes  qui  ont  la  vue  courte  voient-elles  à propor- 
tion beaucoup  mieux  la  nuit  que  les  autres. 

Lorsqu’on  jette  les  yeux  sur  un  objet  trop  éclatant  ou  qu’on  les  fixe  et  les 
arrête  trop  longtemps  sur  le  même  objet,  l’organe  en  est  blessé  et  fatigué,  la 
vision  devient  indistincte,  et  l’image  de  l’objet  ayant  frappé  trop  vivement  ou 
occupé  trop  longtemps  la  partie  de  la  rétine  sur  laquelle  elle  se  peint,  elle  y 
forme  une  impression  durable,  que  l’œil  semble  porter  ensuite  sur  tous  les 
autres  objets  : je  ne  dirai  rien  ici  des  effets  de  cet  accident  de  la  vue  ; on  en 
trouvera  l’explication  dans  ma  dissertation  sur  les  couleurs  accidentelles. 
(Voyez  les  Mémoires  de  l’Académie,  année  1 743 . 1 ) Il  me  suffira  d’observer 
que  la  trop  grande  quantité  de  lumière  est  peut-être  tout  ce  qu’il  y a de  plus 
nuisible  à l’œil,  que  c’est  une  des  principales  causes  qui  peuvent  occasionner 
la  cécité.  On  en  a des  exemples  fréquents  dans  les  pays  du  nord,  où  la  neige, 
éclairée  par  le  soleil,  éblouit  les  yeux  des  voyageurs  au  point  qu’ils  sont 
obligés  de  se  couvrir  d’un  crêpe  pour  n’être  pas  aveuglés.  Il  en  est  de  même 
des  plaines  sablonneuses  de  l’Afrique  : la  réflexion  de  la  lumière  y est  si  vive 
qu’il  n’est  pas  possible  d’en  soutenir  l’effet  sans  courir  le  risque  de  perdre 
la  vue;  les  personnes  qui  écrivent  ou  qui  lisent  trop  longtemps  de  suite  doi- 
vent donc,  pour  ménager  leurs  yeux,  éviter  de  travailler  à une  lumière  trop 
forte  ; il  vaut  beaucoup  mieux  faire  usage  d’une  lumière  trop  faible,  l’œil  s’y 
accoutume  bientôt  : on  ne  peut  tout  au  plus  que  le  fatiguer  en  diminuant  la 
quantité  de  lumière,,  et  on  ne  peut  manquer  de  le  blesser  en  la  multipliant. 

1 . Voyez  aussi  le  xie  volume  (le  cette  édition. 


DU  SENS  DE  L’OUIE. 


Ml 


DU  SENS  DE  L’OUIE. 

Comme  le  sens  de  l’ouïe  a de  commun  avec  celui  de  la  vue  de  nous  donner 
la  sensation  des  choses  éloignées,  il  est  sujet  à des  erreurs  semblables  et  il 
doit  nous  tromper  toutes  les  fois  que  nous  ne  pouvons  pas  rectifier  par  le 
toucher  les  idées  qu’il  produit  : de  la  même  façon  que  le  sens  de  la  vue  ne 
nous  donne  aucune  idée  de  la  distance  des  objets,  le  sens  de  l’ouïe  ne  nous 
donne  aucune  idée  de  la  distance  des  corps  qui  produisent  le  son  ; un  grand 
bruit  fort  éloigné  et  un  petit  bruit  fort  voisin  produisent  la  même  sensation, 
et  à moins  qu’on  n’ait  déterminé  la  distance  par  les  autres  sens,  on  ne  sait 
point  si  ce  qu’on  a entendu  est  en  effet  un  grand  ou  un  petit  bruit. 

Toutes  les  fois  qu’on  entend  un  son  inconnu,  on  ne  peut  donc  pas  juger  par- 
ce son  de  la  distance,  non  plus  que  de  la  quantité  d’action  du  corps  qui  le 
produit  ; mais  dès  que  nous  pouvons  rapporter  ce  son  à une  unité  connue, 
c’est-à-dire  dès  que  nous  pouvons  savoir  que  ce  bruit  est  de  telle  ou  telle 
espèce,  nous  pouvons  juger  alors  à peu  près  non-seulement  de  la  distance, 
mais  encore  de  la  quantité  d’action  : par  exemple,  si  l’on  entend  un  coup  de 
canon  ou  le  son  d’une  cloche,  comme  ces  effets  sont  des  bruits  qu’on  peut 
comparer  avec  des  bruits  de  même  espèce  qu’on  a autrefois  entendus , on 
pourra  juger  grossièrement  de  la  distance  à laquelle  on  se  trouve  du  canon 
ou  de  la  cloche,  et  aussi  de  leur  grosseur,  c’est-à-dire  de  la  quantité 
d’action. 

Tout  corps  qui  en  choque  un  autre  produit  un  son,  mais  ce  son  est  simple 
dans  les  corps  qui  ne  sont  pas  élastiques,  au  lieu  qu’il  se  multiplie  dans  ceux 
qui  ont  du  ressort.  Lorsqu’on  frappe  une  cloche  ou  un  timbre  de  pendule, 
un  seul  coup  produit  d’abord  un  son  qui  se  répète  ensuite  par  les  ondulations 
du  corps  sonore  et  se  multiplie  réellement  autant  de  fois  qu’il  y a d’oscilla- 
tions ou  de  vibrations  dans  le  corps  sonore.  Nous  devrions  donc  juger  ces 
sons  non  pas  comme  simples,  mais  comme  composés,  si  par  l’habitude  nous 
n’avions  pas  appris  à juger  qu’un  coup  ne  produit  qu’un  son.  Je  dois  rap- 
porter ici  une  chose  qui  m’arriva  il  y a trois  ans.  J’étais  dans  mon  lit  à demi 
endormi;  ma  pendule  sonna  et  je  comptai  cinq  heures,  c’est-à-dire  j’enten- 
dis distinctement  cinq  coups  de  marteau  sur  le  timbre  : je  me  levai  sur-le- 
champ,  et  ayant  approché  la  lumière,  je  vis  qu’il  n’était  qu’une  heure,  et  la 
pendule  n’avait  en  effet  sonné  qu’une  heure,  car  la  sonnerie  n’était  point 
dérangée;  je  conclus,  après  un  moment  de  réflexion,  que  si  l’on  ne  savait 
pas  par  expérience  qu’un  coup  ne  doit  produire  qu’un  son,  chaque  vibration 
du  timbre  serait  entendue  comme  un  différent  son  et  comme  si  plusieurs 
c#ups  se  succédaient  réellement  sur  le  corps  sonore.  Dans  le  moment  que 
j’entendis  sonner  ma  pendule,  j’étais  dans  le  cas  où  serait  quelqu’un  qui 
entendrait  pour  la  première  fois  et  qui,  n’ayant  aucune  idée  de  la  manière 


418 


DU  SENS  DE  L’OUIE. 


dont  se  produit  le  son,  jugerait  de  la  succession  des  différents  sons  sans 
préjugé  aussi  bien  que  sans  règle,  et  par  la  seule  impression  qu’ils  font  sur 
l’organe,  et  dans  ce  cas  il  entendrait  en  effet  autant  de  sons  distincts  qu’il  y 
a de  vibrations  successives  dans  le  corps  sonore. 

C’est  la  succession  de  tous  ces  petits  coups  répétés,  ou,  ce  qui  revient  au 
même,  c’est  le  nombre  des  vibrations  du  corps  élastique  qui  fait  le  ton  du 
son;  il  n’y  a point  de  ton  dans  un  son  simple  ; un  coup  de  fusil,  un  coup  de 
fouet , un  coup  de  canon,  produisent  des  sons  différents  qui  cependant  n’ont 
aucun  ton;  il  en  est  de  même  de  tous  les  autres  sons  qui  ne  durent  qu’un 
instant.  Le  ton  consiste  donc  dans  la  continuité  du  même  son  pendant  un 
certain  temps;  cette  continuité  de  son  peut  être  opérée  de  deux  manières 
différentes  : la  première  et  la  plus  ordinaire  est  la  succession  des  vibrations 
dans  les  corps  élastiques  et  sonores,  et  la  seconde  pourrait  être  la  répé- 
tition prompte  et  nombreuse  du  même  coup  sur  les  corps  qui  sont  inca- 
pables de  vibrations1,  car  un  corps  à ressort  qu’un  seul  coup  ébranle  et  met 
en  vibration  agit  à l’extérieur  et  sur  notre  oreille  comme  s’il  était  en  effet 
frappé  par  autant  de  petits  coups  égaux  qu’il  fait  de  vibrations;  chacune  de 
ces  vibrations  équivaut  à un  coup,  et  c’est  ce  qui  fait  la  continuité  de  ce  son 
et  ce  qui  lui  donne  un  ton  ; mais  si  l’on  veut  trouver  cette  même  continuité 
de  son  dans  un  corps  non  élastique  et  incapable  de  former  des  vibrations, 
il  faudra  le  frapper  de  plusieurs  coups  égaux,  successifs  et  très-prompts  : 
c’est  le  seul  moyen  de  donner  un  ton  au  son  que  produit  ce  corps,  et  la  répé- 
tition de  ces  coups  égaux  pourra  faire  dans  ce  cas  ce  que  fait  dans  l’autre 
la  succession  des  vibrations. 

En  considérant  sous  ce  point  de  vue  la  production  du  son  et  des  différents 
tons  qui  le  modifient,  nous  reconnaîtrons  que  puisqu’il  ne  faut  que  la  répé- 
tition de  plusieurs  coups  égaux  sur  un  corps  incapable  de  vibrations  pour 
produire  un  ton , si  l’on  augmente  le  nombre  de  ces  coups  égaux  dans  le 
même  temps,  cela  ne  fera  que  rendre  le  ton  plus  égal  et  plus  sensible,  sans 
rien  changer  ni  au  son  ni  à la  nature  du  ton  que  ces  coups  produiront , mais 
qu’au  contraire  si  on  augmente  la  force  des  coups  égaux,  le  son  deviendra 
plus  fort  et  le  ton  pourra  changer  : par  exemple , si  la  force  des  coups  est 
double  de  la  première  elle  produira  un  effet  double,  c’est-à-dire  un  son  une 
fois  plus  fort  que  le  premier,  dont  le  ton  sera  à l’octave  ; il  sera  une  fois  plus 
grave,  parce  qu’il  appartient  à un  son  qui  est  une  fois  plus  fort,  et  qu’il 
n’est  que  l’effet  continué  d’une  force  double:  si  la  force,  au  lieu  d’être 
double  de  la  première,  est  plus  grande  dans  un  autre  rapport,  elle  produira 
des  sons  plus  forts  dans  le  même  rapport,  qui  par  conséquent  auront  chacun 
des  tons  proportionnels  à cette  quantité  de  force  du  son,  ou,  ce  qui  revient 

1.  Tout  corps  est  capable  de  vibrations;  mais,  pour  qu’il  donne  un  son  net  et  continu,  il  faut 
qu’il  soit  mis  dans  un  certain  état  vibratoire.  Si  je  frappe,  par  exemple , une  table  de  bois  avec 
mon  doigt,  je  n’obtiens  qu’un  bruit  confus  et  qui  ne  dure  qu’un  moment. 


DU  SENS  DE  L’OUIE. 


<19 


au  même,  de  la  force  des  coups  qui  le  produisent,  et  non  pas  de  la  fréquence 
plus  ou  moins  grande  de  ces  coups  égaux. 

Ne  doit-on  pas  considérer  les  corps  élastiques  qu’un  seul  coup  met  en 
vibration  comme  des  corps  dont  la  figure  ou  la  longueur  détermine  préci- 
sément la  force  de  ce  coup,  et  la  borne  à ne  produire  que  tel  son  qui  ne  peut 
être  ni  plus  fort  ni  plus  faible?  Qu’on  frappe  sur  une  cloche  un  coup  une 
fois  moins  fort  qu’un  autre  coup,  on  n’entendra  pas  d’aussi  loin  le  son  de 
cette  cloche,  mais  on  entendra  toujours  le  même  ton;  il  en  est  de  même 
d’une  corde  d’instrument,  la  même  longueur  donnera  toujours  le  même 
ton  : dès  lors  ne  doit-on  pas  croire  que  dans  l’explication  qu’on  a donnée 
de  la  production  des  différents  tons  par  le  plus  ou  le  moins  de  fréquence 
des  vibrations , on  a pris  l’effet  pour  la  cause  ? car  les  vibrations  dans  les 
corps  sonores  ne  pouvant  faire  que  ce  que  font  les  coups  égaux  répétés  sur 
des  corps  incapables  de  vibrations,  la  plus  grande  ou  la  moindre  fréquence 
de  ces  vibrations  ne  doit  pas  plus  faire  à l’égard  des  tons  qui  en  résultent , 
que  la  répétition  plus  ou  moins  prompte  des  coups  successifs  doit  foire  au 
ton  des  corps  non  sonores  : or,  cette  répétition  plus  ou  moins  prompte  n’y 
change  rien  ; la  fréquence  des  vibrations  ne  doit  donc  rien  change]  non  plus, 
et  le  ton  qui  dans  le  premier  cas  dépend  de  la  force  du  coup,  dépendions 
le  second  de  la  masse  du  corps  sonore  : s’il  est  une  fois  plus  gros  dans  la 
même  longueur,  ou  une  fois  plus  long  dans  la  même  grosseur,  le  ton  sera 
une  fois  plus  grave,  comme  il  l’est  lorsque  le  coup  est  donné  avec  une  fois 
plus  de  force  sur  un  corps  incapable  de  vibrations. 

Si  donc  l’on  frappe  un  corps  incapable  de  vibrations  avec  une  masse  dou- 
ble, il  produira  un  son  qui  sera  double , c’est-à-dire , à l’octave  en  bas  du 
premier,  car  c’est  la  même  chose  que  si  l’on  frappait  le  même  corps  avee 
deux  masses  égales,  au  lieu  de  ne  le  frapper  qu’avec  une  seule,  ce  qui 
ne  peut  manquer  de  donner  au  son  une  fois  plus  d’intensité.  Supposons 
donc  qu’on  frappe  deux  corps  incapables  de  vibrations , l’un  avec  une  seule 
masse,  et  l’autre  avec  deux  masses  chacune  égale  à la  première,  le  premier 
de  ces  corps  produira  un  son  dont  l’intensité  ne  sera  que  la  moitié  de  celle 
du  son  que  produira  le  second;  mais  si  l’on  frappe  l’un  de  ces  corps  avec 
deux  masses  et  l'autre  avec  trois , alors  ce  premier  corps  produira  un  son 
dont  l’intensité  sera  moindre  d’un  tiers  que  celle  du  son  que  produira  le 
second  corps;  et  de  même  si  l’on  frappe  l’un  de  ces  corps  avec  trois  masses 
égales  et  l’autre  avec  quatre,  le  premier  produira  un  son  dont  l’intensité 
sera  moindre  d’un  quart  que  celle  du  son  produit  par  le  second  : or  de  toutes 
les  comparaisons  possibles  de  nombre  à nombre,  celles  que  nous  foisons  le 
plus  facilement  sont  celles  d’un  à deux,  d’un  à trois  , d’un  à quatre,  etc.  ; et 
de  tous  les  rapports  compris  entre  le  simple  et  le  double,  ceux  que  nous 
apercevons  le  plus  aisément  sont  ceux,  de  deux  contre  un,  de  trois  contre 
deux,  de  quatre  contre  trois,  etc.;  ainsi  nous  ne  pouvons  pas  manquer,  en 


120 


DU  SENS  DE  L’OUIE. 


jugeant  les  sons,  de  trouver  que  l’octave  est  le  son  qui  convient  ou  qui  s’ac- 
corde le  mieux  avec  le  premier,  et  qu’ ensuite  ce  qui  s’accorde  le  mieux  est 
la  quinte  et  la  quarte , parce  que  ces  tons  sont  en  effet  dans  cette  propor- 
tion; car  supposons  que  les  parties  osseuses  de  l’intérieur  des  oreilles  soient 
des  corps  durs  et  incapables  de  vibrations,  qui  reçoivent  les  coups  frappés 
par  ces  masses  égales  , nous  rapporterons  beaucoup  mieux  à une  certaine 
unité  de  son,  produit  par  une  de  ces  masses,  les  autres  sons  qui  seront  pro- 
duits par  des  masses  dont  les  rapports  seront  à la  première  masse  comme 
là2,ou2à3,ou3à4,  parce  que  ce  sont  en  effet  les  rapports  que  l’âme 
aperçoit  le  plus  aisément.  En  considérant  donc  le  son  comme  sensation  , on 
peut  donner  la  raison  du  plaisir  que  font  les  sons  harmoniques;  il  consiste 
dans  la  proportion  du  son  fondamental  aux  autres  sons  : si  ces  autres  sons 
mesurent  exactement  et  par  grandes  parties  le  son  fondamental,  ils  seront 
toujours  harmoniques  et  agréables;  si  au  contraire  ils  sont  incommensu- 
rables ou  seulement  commensurables  par  petites  parties , ils  seront  dis- 
cordants et  désagréables. 

On  pourrait  me  dire  qu’on  ne  conçoit  pas  trop  comment  une  proportion 
peut  causer  du  plaisir,  et  qu’on  ne  voit  pas  pourquoi  tel  rapport,  parce  qu’il 
est  exact,  est  plus  agréable  que  tel  autre  qui  ne  peut  pas  se  mesurer  exacte- 
ment. Je  répondrai  que  c’est  cependant  dans  cette  justesse  de  proportion 
que  consiste  la  cause  du  plaisir,  puisque  toutes  les  fois  que  nos  sens  sont 
ébranlés  de  cette  façon  il  en  résulte  un  sentiment  agréable,  et  qu’au  con- 
traire ils  sont  toujours  affectés  désagréablement  par  la  disproportion.  On 
peut  se  souvenir  de  ce  que  nous  avons  dit  au  sujet  de  l’aveugle-né  auquel 
M.  Cheselden  donna  la  vue  en  lui  abattant  la  cataracte  : les  objets  qui' lui 
étaient  les  plus  agréables  lorsqu’il  commençait  à voir  étaient  les  formes 
régulières  et  unies;  les  corps  pointus  et  irréguliers  étaient  pour  lui  des 
objets  désagréables  ; il  n’est  donc  pas  douteux  que  l’idée  de  la  beauté  et  le 
sentiment  du  plaisir,  qui  nous  arrive  par  les  yeux,  ne  naisse  de  la  proportion 
et  de  la  régularité;  il  en  est  de  même  du  toucher,  les  formes  égales,  rondes 
et  uniformes  nous  font  plus  de  plaisir  à toucher  que  les  angles,  les  pointes 
et  les  inégalités  des  corps  raboteux  ; le  plaisir  du  toucher  a donc  pour  cause, 
aussi  bien  que  celui  de  la  vue,  la  proportion  des  corps  et  des  objets  : pour- 
quoi le  plaisir  de  l’oreille  ne  viendrait-il  pas  de  ia  proportion  des  sons? 

Le  son  a,  comme  la  lumière,  non-seulement  la  propriété  de  se  propager 
au  loin,  mais  encore  celle  de  se  réfléchir  ; les  lois  de  cette  réflexion  du  son 
ne  sont  pas  à la  vérité  aussi  bien  connues  que  celles  de  la  réflexion  de  la 
lumière 1 ; on  est  seulement  assuré  qu’il  se  réfléchit  à la  rencontre  des  corps 
durs.  Une  montagne,  un  bâtiment,  une  muraille  réfléchissent  le  son,  quel- 

1.  Depuis  l’époque  où  Buffon  écrivait  ceci,- on  a fait  bien  des  recherches  et  bien  des  décou- 
vertes sur  toutes  les  parties  de  Y acoustique.  Voyez  les  Traités  de  physique  de  MM.  Biot, 
Pouillet , etc. , et.  surtout  les  belles  exoérieuces  de  M.  Savart 


DU  SENS  DE  L’OUJE. 


\ï\ 


quefois  si  parfaitement,  qu’on  croit  qu’il  vient  réellement  de  ce  côté  opposé, 
et  lorsqu’il  se  trouve  des  concavités  dans  ces  surfaces  planes,  ou  lorsqu’elles 
sont  elles-mêmes  régulièrement  concaves,  elles  forment  un  écho  qui  est  une 
réflexion  du  son  plus  parfaite  et  plus  distincte  ; les  voûtes  dans  un  bâtiment, 
les  rochers  dans  une  montagne,  les  arbres  dans  une  forêt,  forment  presque 
toujours  des  échos  : les  voûtes,  parce  qu’elles  ont  une  figure  concave  régu- 
lière, les  rochers,  parce  qu’ils  forment  des  voûtes  et  des  cavernes,  ou  qu’ils 
sont  disposés  en  forme  concave  et  régulière,  et  les  arbres,  parce  que  dans 
le  grand  nombre  de  pieds  d’arbres  qui  forment  la  forêt,  il  y en  a presque 
toujours  un  certain  nombre  qui  sont  disposés  et  plantés  les  uns  à l’égard  des 
autres,  de  manière  qu’ils  forment  une  espèce  de  figure  concave. 

La  cavité  intérieure  de  l’oreille  paraît  être  un  écho  où  le  son  se  réfléchit 
avec  la  plus  grande  précision  ; cette  cavité  est  creusée  dans  la  partie  pier- 
reuse de  l’os  temporal,  comme  une  concavité  dans  un  rocher;  le  son  se 
répète  et  s’articule  dans  cette  cavité,  et  ébranle  ensuite  la  partie  solide  de 
la  lame  du  limaçon  ; cet  ébranlement  se  communique  à la  partie  membra- 
neuse de  cette  lame  ; cette  partie  membraneuse  est  une  expansion  du  nerf 
auditif,  qui  transmet  à l’âme  ces  différents  ébranlements  dans  l’ordre  où 
elle  les  reçoit  : comme  les  parties  osseuses  sont  solides  et  insensibles,  elles 
ne  peuvent  servir  qu’à  recevoir  et  réfléchir  le  son;  les  nerfs  seuls  sont 
capables  d’en  produire  la  sensation.  Or  dans  l’organe  de  l’ouïe  la  seule 
partie  qui  soit  nerf1  est  cette  portion  de  la  lame  spirale;  tout  le  reste  est 
solide,  et  c’est  par  cette  raison  que  je  fais  consister  dans  cette  partie  l’or- 
gane immédiat  du  son  : on  peut  même  le  prouver  par  les  réflexions  sui- 
vantes. 

L’oreille  extérieure  n’est  qu’un  accessoire  à l’oreille  intérieure  : sa  conca- 
vité, ses  plis,  peuvent  servir  à augmenter  la  quantité  du  son,  mais  on  entend 
encore  fort  bien  sans  oreilles  extérieures  ; on  le  voit  par  les  animaux  aux- 
quels on  les  a coupées.  La  membrane  du  tympan , qui  est  ensuite  la  partie 
la  plus  extérieure  de  cet  organe,  n’est  pas  plus  essentielle  que  l’oreille  exté- 
rieure à la  sensation  du  son  ; il  y a des  personnes  dans  lesquelles  cette  mem- 
brane est  détruite  en  tout  ou  en  partie,  qui  ne  laissent  pas  d’entendre  fort 
distinctement  : on  voit  des  gens  qui  font  passer  de  la  bouche  dans  l’oreille 
et  font  sortir  au  dehors  de  la  fumée  de  tabac,  des  cordons  de  soie , des  lames 
de  plomb,  etc.,  et  qui  cependant  ont  le  sens  de  l’ouïe  tout  aussi  bon  que  les 
autres.  Il  en  est  encore  à peu  près  de  même  des  osselets  de  l'oreille , ils  ne 
sont  pas  absolument  nécessaires  à l’exercice  du  sens  de  l’ouïe;  il  est  arrivé 
plus  d’une  fois  que  ces  osselets  se  sont  cariés  et  sont  même  sortis  de  l’oreille 
par  morceaux  après  des  suppurations,  et  ces  personnes,  qui  n’avaient  plus 

1.  Le  vrai  organe  de  l’ouïe  est,  en  effet,  le  nerf,  ou  l’expansion  nerveuse,  du  limaçon. 
(Voyez  mon  ouvrage  intitulé  : Recherches  expérimentales  sur  les  propriétés  et  les  fonctions  du 
système  nerveux.  ) 


V 22 


DU  SENS  DE  L’OUIE. 


d’osselets,  ne  laissaient  pas  d’entendre1;  d’ailleurs  on  sait  que  ces  osselets  ne 
se  trouvent  pas  dans  les  oiseaux2,  qui  cependant  ont  l’ouïe  très-fine  et  très- 
bonne;  les  canaux  semi-circulaires3  paraissent  être  plus  nécessaires  : ce 
sont  des  espèces  de  tuyaux  courbés  dans  l’os  pierreux,  qui  semblent  servir 
à diriger  et  conduire  les  parties  sonores  jusqu’à  la  partie  membraneuse 
du  limaçon  sur  laquelle  se  fait  l’action  du  son  et  la  production  de  la  sen- 
sation. 

Une  incommodité  des  plus  communes  dans  la  vieillesse  est  la  surdité  : 
cela  se  peut  expliquer  fort  naturellement  par  le  plus  de  densité  que  doit 
prendre  la  partie  membraneuse  de  la  lame  du  limaçon;  elle  augmente  en 
solidité  à mesure  qu’on  avance  en  âge  : dès  qu’elle  devient  trop  solide  on  a 
l’oreille  dure,  et  lorsqu’elle  s’ossifie4  on  est  entièrement  sourd,  parce  qu’alors 
il  n’y  a plus  aucune  partie  sensible  dans  l’organe  qui  puisse  transmettre  la 
sensation  du  son.  La  surdité  qui  provient  de  cette  cause  est  incurable,  mais 
elle  peut  aussi  quelquefois  venir  d’une  cause  plus  extérieure  ; le  canal  audi- 
tif peut  se  trouver  rempli  et  bouché  par  des  matières  épaisses  : dans  ce  cas 
il  me  semble  qu’on  pourrait  guérir  la  surdité,  soit  enseringuant  des  liqueurs 
ou  en  introduisant  même  des  instruments  dans  ce  canal  ; et  il  y a un  moyen 
fort  simple  pour  reconnaître  si  la  surdité  est  intérieure  ou  si  elle  n’est  qu’ex- 
térieure , c’est-à-dire  pour  reconnaître  si  la  lame  spirale  est  en  effet  insen- 
sible, ou  bien  si  c’est  la  partie  extérieure  du  canal  auditif  qui  est  bouchée  ; 
il  ne  faut  pour  cela  que  prendre  une  petite  montre  à répétition,  la  mettre 
dans  la  bouche  du  sourd  et  la  faire  sonner;  s’il  entend  ce  son , sa  surdité 
sera  certainement  causée  par  un  embarras  extérieur  auquel  il  est  toujours 
possible  de  remédier  en  partie. 

J'ai  aussi  remarqué  sur  plusieurs  personnes  qui  avaient  l’oreille  et  la 
voix  fausses,  qu’elles  entendaient  mieux  d’une  oreille  que  d’une  autre  : on 
peut  se  souvenir  de  ce  que  j’ai  dit  au  sujet  des  yeux  louches;  la  cause  de  ce 
défaut  est  l’inégalité  de  force  ou  de  portée  dans  les  yeux  ; une  personne 
louche  ne  voit  pas  d’aussi  loin  avec  l’œil  qui  se  détourne  qu’avec  l’autre; 
l’analogie  m’a  conduit  à faire  quelques  épreuves  sur  des  personnes  qui  ont 

1.  Dans  mes  expériences  sur  Y audition,  j’ai  enlevé  ces  osselets,  et  l’animal  n’a  pas  laissé 
d'entendre.  ( Voyez  mon  ouvrage , ci-dessus  cité.) 

2.  Il  y a,  dans  les  oiseaux,  un  osselet  très-remarquable , et  qui  représente  les  deux  princi- 
paux osselets  des  mammifères  : le  marteau  et  l 'étrier. 

3.  La  fonction  des  canaux  semi-circulaires , demeurée  jusqu’à  moi  tout  à fait  inconnue,  est 
très-singulière,  et  se  rapporte  à la  direction  des  mouvements.  La  section  d’un  canal  horizontal, 
par  exemple , détermine  un  mouvement  de  droite  à gauche  et  de  gauche  à droite  ; la  section 
d’un  canal  antéro-postérieur , un  mouvement  d’avant  en  arrière  ; la  section  d’un  canal  postero- 
antérieur,  un  mouvement  d’arrière  en  avant,  etc.,  etc.  (Voyez  mes  Recherches  expérimentales 
sur  les  propriétés  et  les  fonctions  du  système  nerveux.  ) 

4.  Le  nerf,  l'expansion  nerveuse  proprement  dite,  ne  s’ossifie  pas.  Le  nerf  acoustique,  comme 
le  nerf  optique,  comme  tous  les  autres,  dépérit  à mesure  que  l’âge  avance;  et,  avec  le  dépéris- 
sement du  nerf,  la  fonction  se  perd. 


DU  SENS  DE  L’OUIE. 


4 23 


la  voix  fausse,  et  jusqu’à  présent  j’ai  trouvé  qu’elles  avaient  en  effet  une 
oreille  meilleure  que  l’autre1;  elles  reçoivent  donc  à la  fois  par  les  deux 
oreilles  deux  sensations  inégales,  ce  qui  doit  produire  une  discordance  dans 
le  résultat  total  delà  sensation,  et  c’est  par  cette  raison  qu’entendant  tou- 
jours faux,  ils  chantent  faux  nécessairement,  et  sans  pouvoir  même  s’en 
apercevoir.  Ces  personnes,  dont  les  oreilles  sont  inégales  en  sensibilité,  se 
trompent  souvent  sur  le  côté  d’où  vient  le  son;  si  leur  bonne  oreille  est  à 
droite,  le  son  leur  paraîtra  venir  beaucoup  plus  souvent  du  côté  droit  que 
du  côté  gauche.  Au  reste,  je  ne  parle  ici  que  des  personnes  nées  avec  ce 
défaut  ; ce  n’est  que  dans  ce  cas  que  l’inégalité  de  sensibilité  des  deux  oreilles 
leur  rend  l’oreille  et  la  voix  fausses,  car  ceux  auxquels  cette  différence  n’ar- 
rive que  par  accident,  et  qui  viennent  avec  l’àge  à avoir  une  des  oreilles 
plus  dure  que  l’autre,  n’auront  pas  pour  cela  l’oreille  et  la  voix  fausses , 
parce  qu’ils  avaient  auparavant  les  oreilles  également  sensibles,  qu’ils  ont 
commencé  par  entendre  et  chanter  juste,  et  que  si  dans  la  suite  leurs  oreilles 
deviennent  inégalement  sensibles  et  produisent  une  sensation  de  faux,  ils 
la  rectifient  sur-le-champ  par  l’habitude  où  ils  ont  toujours  été  d’entendre 
juste  et  déjuger  en  conséquence. 

Les  cornets  ou  entonnoirs  servent  à ceux  qui  ont  l’oreille  dure,  comme 
les  verres  convexes  servent  à ceux  dont  les  yeux  commencent  à baisser 
lorsqu’ils  approchent  de  la  vieillesse;  ceux-ci  ont  la  rétine  et  la  cornée  plus 
dure  et  plus  solide,  et  peut-être  aussi  les  humeurs  de  l’œil  plus  épaisses  et 
plus  denses;  ceux-là  ont  la  partie  membraneuse  de  la  lame  spirale  plus 
solide  et  plus  dure,  il  leur  faut  donc  des  instruments  qui  augmentent  la 
quantité  des  parties  lumineuses  ou  sonores  qui  doivent  frapper  ces  organes  : 
les  verres  convexes  et  les  cornets  produisent  cet  effet.  Tout  le  monde  connaît 
ces  longs  cornets  avec  lesquels  on  porte  la  voix  à des  distances  assez  grandes; 
on  pourrait  aisément  perfectionner  cette  machine , et  la  rendre  à l’égard  de 
l’oreille  ce  qu’est  ladunette  d’approche  à l’égard  des  yeux  ; mais  il  est  vrai 
qu’on  ne  pourrait  se  servir  de  ce  cornet  d’approche  que  dans  des  lieux 
solitaires  où  toute  la  nature  serait  dans  le  silence,  car  les  bruits  voisins  se 
confondent  avec  les  sons  éloignés  beaucoup  plus  que  la  lumière  des  objets 
qui  sont  dans  le  même  cas.  Cela  vient  de  ce  que  la  propagation  de  la  lumière 
se  fait  toujours  en  ligne  droite,  et  que  quand  il  se  trouve  un  obstacle  inter- 
médiaire elle  est  presque  totalement  interceptée,  au  lieu  que  le  son  se  pro- 
page à la  vérité  en  ligne  droite,  mais  quand  il  rencontre  un  obstacle  inter- 
médiaire, il  circule  autour  de  cet  obstacle  et  ne  laisse  pas  d’arriver  ainsi 

1 . Personne , en  ce  cas , n’aurait  la  voix  juste , car  il  n’est  personne , ou  presque  personne , 
qui  n’ait  une  oreille  meilleure  que  l’autre.  Personne  ne  verrait  juste , car  il  n’est  personne  qui 
n’ait  un  œil  plus  fort  que  l’autre.  Bicliat  qui,  sur  ce  point,  admire  fort  Buffon,  va  bien  plus 
loin  que  Buffon  : on  ne  déraisonne,  selon  Bicliat,  que  parce  qu’on  a les  deux  hémisphères 
cérébraux  d’une  grandeur  inégale.  ( Rech . phys.  sur  la  vie  et  la  mort , art.  m , Différence  des 
deux  vies.  ) 


-124 


DU  SENS  DE  L’OUIE. 


obliquement  à l’oreille  presque  en  aussi  grande  quantité  que  s’il  n’eût  pas 
changé  de  direction. 

L’ouïe  est  bien  plus  nécessaire  à l’homme  qu’aux  animaux  ; ce  sens  n’est 
dans  ceux-ci  qu’une  propriété  passive  capable  seulement  de  leur  transmettre 
les  impressions  étrangères.  Dans  l’homme  c’est  non-seulement  une  pro- 
priété passive,  mais  une  faculté  qui  devient  active  par  l’organe  de  la  parole 
c’est  en  effet  par  ce  sens  que  nous  vivons  en  société  , que  nous  recevons  la 
pensée  des  autres,  et  que  nous  pouvons  leur  communiquer  la  nôtre  : les 
organes  de  la  voix  seraient  des  instruments  inutiles  s’ils  n’étaient  mis  en 
mouvement  par  ce  sens;  un  sourd  de  naissance  est  nécessairement  muet, 
il  ne  doit  avoir  aucune  connaissance  des  choses  abstraites  et  générales  1 . Je 
dois  rapporter  ici  l’histoire  abrégée  d’un  sourd  de  cette  espèce,  qui  entendit 
tout  à coup  pour  la  première  fois  à l’âge  de  vingt-quatre  ans,  telle  qu’on  la 
trouve  dans  le  volume  de  Y Académie,  année  1703,  page  18. 

« M.  Félibien,  de  l’ Académie  des  Inscriptions,  fit  savoir  à l’ Académie  des 
« Sciences  un  événement  singulier,  peut-être  inouï , qui  venait  d’arriver  à 
« Chartres.  Un  jeune  homme  de  vingt-trois  à vingt-quatre  ans,  fils  d’un 
« artisan,  sourd  et  muet  de  naissance , commença  tout  d’un  coup  à parler, 
« au  grand  étonnement  de  toute  la  ville  ; on  sut  de  lui  que  quelque  trois 
« ou  quatre  mois  auparavant  il  avait  entendu  le  son  des  cloches  et  avait  été 
« extrêmement  surpris  de  cette  sensation  nouvelle  et  inconnue  ; ensuite  il 
« lui  était  sorti  une  espèce  d’eau  de  l’oreille  gauche,  et  il  avait  entendu  par- 
ce faitement  des  deux  oreilles  ; il  fut  ces  trois  ou  quatre  mois  à écouter  sans 
« rien  dire,  s’accoutumant  à répéter  tout  bas  les  paroles  qu’il  entendait,  et 
« s’affermissant  dans  la  prononciation  et  dans  les  idées  attachées  aux  mots; 
« enfin  il  se  crut  en  état  de  rompre  le  silence,  et  il  déclara  qu’il  parlait, 
«quoique  ce  ne  fût  encore  qu’ imparfaitement  ; aussitôt  des  théologiens 
« habiles  l’interrogèrent  sur  son  état  passé,  et  leurs  principales  questions 
« roulèrent  sur  Dieu,  sur  l’âme,  sur  la  bonté  ou  la  malice  morale  des 
« actions;  il  ne  parut  pas  avoir  poussé  ses  pensées  jusque-là  ; quoiqu’il  fût 
« né  de  parents  catholiques,  qu’il  assistât  à la  messe,  qu’il  fût  instruit  à 
« faire  le  signe  de  la  croix  et  à se  mettre  à genoux  dans  la  contenance  d’un 
« homme  qui  prie,  il  n’avait  jamais  joint  à tout  cela  aucune  intention,  ni 
« compris  celle  que  les  autres  y joignaient;  il  ne  savait  pas  bien  dislincte- 
« ment  ce  que  c’était  que  la  mort,  et  il  n’y  pensait  jamais;  il  menait  une  vie 
« purement  animale,  tout  occupé  des  objets  sensibles  et  présents,  et  du  peu 
« d’idées  qu’il  recevait  par  les  yeux  ; il  ne  tirait  pas  même  de  la  comparaison 
« de  ces  idées  tout  ce  qu’il  semble  qu’il  en  aurait  pu  tirer  : ce  n’est  pas  qu’il 
« n’eût  naturellement  de  l’esprit,  mais  l’esprit  d’un  homme  privé  du  com- 
« merce  des  autres  est  si  peu  exercé  et  si  peu  cultivé,  qu’il  ne  pense  qu’au- 

1.  Proposition  très-contestable.  La  parole  vient  de  la  faculté  qu’a  l’esprit  de  connaître  les 
choses  abstraites  et  générales,  mais  cette  faculté  ne  vient  pas  de  la  parole. 


DU  SENS  DE  L’OUIE. 


« tant  qu’il  y est  indispensablement  forcé  par  les  objets  extérieurs  ; le 
ce  plus  grand  fonds  des  idées  des  hommes  est  dans  leur  commerce  réei- 
« proque.  » 

Il  serait  cependant  très-possible  de  communiquer  aux  sourds  ces  idées 
qui  leur  manquent,  et  même  de  leur  donner  des  notions  exactes  et  précises 
des  choses  abstraites  et  générales  par  des  signes  et  par  l’écriture 1 ; un  sourd 
de  naissance  pourrait  avec  le  temps  et  des  secours  assidus  lire  et  com- 
prendre tout  ce  qui  serait  écrit,  et  par  conséquent  écrire  lui-même  et  se 
faire  entendre  sur  les  choses  même  les  plus  compliquées;  il  y en  a,  dit-on, 
dont  on  a suivi  l’éducation  avec  assez  de  soin  pour  les  amener  à un  point 
plus  difficile  encore,  qui  est  de  comprendre  le  sens  des  paroles  par  le  mou- 
vement des  lèvres  de  ceux  qui  les  prononcent;  rien  ne  prouverait  mieux 
combien  'les  sens  se  ressemblent  au  fond,  et  jusqu’à  quel  point  ils  peuvent 
se  suppléer;  cependant  il  me  paraît  que  comme  la  plus  grande  partie  des 
sons  se  forment  et  s’articulent  au  dedans  de  la  bouche  par  des  mouvements 
de  la  langue  qu’on  n’aperçoit  pas  dans  un  homme  qui  parle  à la  manière 
ordinaire,  un  sourd  et  muet  ne  pourrait  connaître  de  cette  façon  que  le  petit 
nombre  des  syllabes  qui  sont  en  effet  articulées  par  le  mouvement  des  lèvres. 

Nous  pouvons  citer  à ce  sujet  un  fait  tout  nouveau  , duquel  nous  venons 
d’être  témoins.  M.  Rodrigue  Pereire,  portugais,  ayant  cherché  les  moyens 
les  plus  faciles  pour  faire  parler  les  sourds  et  muets  de  naissance,  s’est  exercé 
assez  longtemps  dans  cet  art  singulier  pour  le  porter  à un  grand  point 
de  perfection;  il  m’amena  il  y a environ  quinze  jours  son  élève  M.  d’Azy 
d’Étavigny;  ce  jeune  homme,  sourd  et  muet  de  naissance,  est  âgé  d’envi- 
ron 19  ans  ; M.  Pereire  entreprit  de  lui  apprendre  à parler,  à lire,  etc. , au 
mois  de  juillet  1746  ; au  bout  de  quatre  mois,  il  prononçait  déjà  des  syllabes 
et  des  mots,  et  après  dix  mois  il  avait  l’intelligence  d’environ  treize  cents 
mots,  et  il  les  prononçait  tous  assez  distinctement.  Cette  éducation  si  heu- 
reusement commencée  fut  interrompue  pendant  neuf  mois  par  l’absence  du 
maître,  et  il  ne  reprit  son  élève  qu’au  mois  de  février  1748;  il  le  retrouva 
bien  moins  instruit  qu’il  ne  l’avait  laissé  ; sa  prononciation  était  devenue 
très-vicieuse,  et  la  plupart  des  mots  qu’il  avait  appris  étaient  déjà  sortis  de 
sa  mémoire,  parce  qu’il  ne  s’en  était  pas  servi  pendant  un  assez  long  temps 
pour  qu’ils  eussent  fait  des  impressions  durables  et  permanentes.  M.  Pereire 
commença  donc  à l’instruire,  pour  ainsi  dire,  de  nouveau  au  mois  de 
février  1748,  et  depuis  ce  temps-là  il  ne  l’a  pas  quitté  jusqu’à'ce  jour  (au 
mois  de  juin  1749) . Nous  avons  vu  ce  jeune  sourd  et  muet  à l’iine  de  nos 
assemblées  de  l’Académie,  on  lui  a fait  plusieurs  questions  par  écrit,  il  y 

1.  Un  contemporain  de  Buffon,  l’abbé  de  l’Épée,  jetait  déjà  les  premières  bases  d’un  admi- 
rable mode  d’instruction , perfectionné  de  nos  jours  par  l’abbé  Sicard. 

Qui  ne  connaît  les  savants  élèves  de  l’abbé  Sicard  : les  Massieu,  les  Clerc,  les  Berthier,  etc.,  etc., 
ces  hommes  qui,  par  le  courage  de  l’intelligence,  ont  vaincu  la  nature? 


126 


DU  SENS  DE  L’OUIE. 


a très-bien  répondu,  tant  par  l’écriture  que  par  la  parole  ; il  a à la  vérité  la 
prononciation  lente  et  le  son  de  la  voix  rude,  mais  cela  ne  peut  guère  être 
autrement,  puisque  ce  n’est  que  par  l’imitation  que  nous  amenons  peu  à peu 
nos  organes  à former  des  sons  précis,  doux  et  bien  articulés,  et  comme  ce 
jeune  sourd  et  muet  n’a  pas  même  l’idée  d’un  son,  et  qu’il  n’a  par  consé- 
quent jamais  tiré  aucun  secours  de  l’imitation,  sa  voix  ne  peut  manquer 
d’avoir  une  certaine  rudesse  que  l’art  de  son  maître  pourra  bien  corriger 
peu  à peu  jusqu’à  un  certain  point.  Le  peu  de  temps  que  le  maître  a employé 
à cette  éducation , et  les  progrès  de  l’élève  qui , à la  vérité  , paraît  avoir  de 
la  vivacité  et  de  l’esprit,  sont  plus  que  suffisants  pour  démontrer  qu’on  peut 
avec  de  l’art  amener  tous  les  sourds  et  muets  de  naissance  au  point  de  com- 
mercer avec  les  autres  hommes,  car  je  suis  persuadé  que  si  l’on  eût  com- 
mencé à instruire  ce  jeune  sourd  dès  l’âge  de  sept  ou  huit  ans , il  serait 
actuellement  au  même  point  où  sont  les  sourds  qui  ont  autrefois  parlé,  et 
qu’il  aurait  un  aussi  grand  nombre  d’idées  que  les  autres  hommes  en  ont 
communément. 


DES  SENS  EN  GÉNÉRAL. 

Le  corps  animal  est  composé  de  plusieurs  matières  différentes  dont  les 
unes,  comme  les  os,  la  graisse,  le  sang,  la  lymphe,  etc.,  sont  insensibles, 
et  dont  les  autres,  comme  les  membranes1  et  les  nerfs,  paraissent  être  des 
matières  actives  desquelles  dépendent  le  jeu  de  toutes  les  parties  et  l’action 
de  tous  les  membres;  les  nerfs  surtout  sont  l’organe  immédiat  du  sentiment 
qui  se  diversifie  et  change,  pour  ainsi  dire,  de  nature  suivant  leur  différente 
disposition,  en  sorte  que,  selon  leur  position,  leur  arrangement,  leur  qua- 
lité, ils  transmettent  à l’âme  des  espèces  différentes  de  sentiments,  qu’on  a 
distinguées  par  le  nom  de  sensations,  qui  semblent,  en  effet,  n’avoir  rien  de 
semblable  entre  elles.  Cependant,  si  l’on  fait  attention  que  tous  ces  sens 
externes  ont  un  sujet  commun  et  qu’ils  ne  sont  tous  que  des  membranes  ner- 
veuses différemment  disposées  et  placées,  que  les  nerfs  sont  l’organe  général 
du  sentiment2,  que,  dans  le  corps  animal,  nulle  autre  matière  que  les  nerfs 
n’a  cette  propriété  de  produire  le  sentiment,  on  sera  porté  à croire  que,  les 
sens  ayant  tous  un  principe  commun  et  n’étant  que  des  formes  variées  de  la 
même  substance,  n’étant  en  un  mot  que  des  nerfs  différemment  ordonnés 
et  disposés,  les  sensations  qui  en  résultent  ne  sont  pas  aussi  essentiellement 
différentes  entre  elles  qu’elles  le  paraissent. 

L’œil  doit  être  regardé  comme  une  expansion  du  nerf  optique,  ou  plutôt 
l’œil  lui-même  n’est  que  l’épanouissement  d’un  faisceau  de  nerfs,  qui,  étant 

1.  Les  membranes  ne  sont  sensibles  que  par  les  nerfs. 

2.  Ils  en  sont  non-seulement  Y organe  général,  mais  l 'organe  exclusif. 


DES  SENS  EN  GÉNÉRAL. 


127 


exposé  à l'extérieur  plus  qu’aucun  autre  nerf,  est  aussi  celui  qui  a le  senti- 
ment le  plus  vif  et  le  plus  délicat  : il  sera  donc  ébranlé  par  les  plus  petites 
parties  de  la  matière,  telles  que  sont  celles  de  la  lumière,  et  il  nous  donnera 
par  conséquent  une  sensation  de  toutes  les  substances  les  plus  éloignées, 
pourvu  qu’elles  soient  capables  de  produire  ou  de  réfléchir  ces  petites  parti- 
cules de  matière.  L’oreille,  qui  n’est  pas  un  organe  aussi  extérieur  que  l’œil, 
et  dans  lequel  il  n’y  a pas  un  aussi  grand  épanouissement  de  nerfs,  n’aura 
pas  le  même  degré  de  sensibilité  et  ne  pourra  pas  être  affectée  par  des  parties 
de  matière  aussi  petites  que  celles  de  la  lumière,  mais  elle  le  sera  par  des 
parties  plus  grosses,  qui  sont  celles  qui  forment  le  son,  et  nous  donnera 
encore  une  sensation  des  choses  éloignées  qui  pourront  mettre  en  mouve- 
ment ces  parties  de  matière  : comme  elles  sont  beaucoup  plus  grosses  que 
celles  de  la  lumière  et  qu’elles  ont  moins  de  vitesse,  elles  ne  pourront 
s’étendre  qu’à  de  petites  distances,  et  par  conséquent  l’oreille  ne  nous  don- 
nera la  sensation  que  de  choses  beaucoup  moins  éloignées  que  celles  dont 
l’œil  nous  donne  la  sensation.  La  membrane  qui  est  le  siège  de  l’odorat, 
étant  encore  moins  fournie  de  nerfs  que  celle  qui  fait  le  siège  de  l’ouïe,  elle 
ne  nous  donnera  la  sensation  que  des  parties  de  matière  qui  sont  plus  grosses 
et  moins  éloignées,  telles  que  sont  les  particules  odorantes  des  corps,  qui 
sont  probablement  celles  de  l’huile  essentielle  qui  s’en  exhale  et  surnage, 
pour  ainsi  dire,  dans  l’air,  comme  les  corps  légers  nagent  dans  l’eau  ; et 
comme  les  nerfs  sont  encore  en  moindre  quantité  et  qu’ils  sont  plus  divisés 
sur  le  palais  et  sur  la  langue,  les  particules  odorantes  ne  sont  pas  assez  fortes 
pour  ébranler  cet  organe  : il  fout  que  ces  parties  huileuses  ou  salines  se 
détachent  des  autres  corps  et  s’arrêtent  sur  la  langue  pour  produire  une  sen- 
sation qu’on  appellele  goût  et  qui  diffère  principalement  de  l’odorat,  parce 
que  ce  dernier  sens  nous  donne  la  sensation  des  choses  à une  certaine  dis- 
tance et  que  le  goût  ne  peut  nous  la  donner  que  par  une  espèce  de  contact 
qui  s’opère  au  moyen  de  la  fonte  de  certaines  parties  de  matière,  telles  que 
les  sels,  les  huiles,  etc.  Enfin,  comme  les  nerfs  sont  le  plus  divisés  qu'il  est 
possible  et  qu’ils  sont  très-légèrement  parsemés  dans  la  peau,  aucune  partie 
aussi  petite  que  celles  qui  forment  la  lumière  ou  les  sons,  les  odeurs  ou  les 
saveurs,  ne  pourra  les  ébranler  ni  les  affecter  d’une  manière  sensible,' et  il 
faudra  de  très-grosses  parties  de  matière,  c’est-à-dire  des  corps  solides,  pour 
qu’ils  puissent  en  être  affectés  : aussi  le  sens  du  toucher  ne  nous  donne 
aucune  sensation  des  choses  éloignées,  mais  seulement  de  celles  dont  le 
contact  est  immédiat. 

Il  me  paraît  donc  que  la  différence  qui  est  entre  nos  sens  ne  vient  que  de  la 
position  plus  ou  moins  extérieure  des  nerfs  et  de  leur  quantité  plus  ou  moins 
grande  1 dans  les  différentes  parties  qui  constituent  les  organes.  C’est  par  cette 

1.  Il  y a,  dans  chaque  nerf  des  sens,  une  sensibilité  propre.  Buffon  ne  voit  ici  qu’une  qucs— 


128 


DES  SENS  EN  GÉNÉRAL. 


raison  qu’un  nerf  ébranlé  par  un  coup  ou  découvert  par  une  blessure  nous 
donne  souvent  la  sensation  de  la  lumière  sans  que  l’œil  y ait  part,  comme  on 
a souvent  aussi,  par  la  même  cause,  des  tintements  et  des  sensations  de  sons, 
quoique  l’oreille  ne  soit  affectée  par  rien  d’extérieur  *. 

Lorsque  les  petites  particules  de  la  matière  lumineuse 2 ou  sonore  3 se  trou- 
vent réunies  en  très-grande  quantité,  elles  forment  une  espèce  de  corps  solide 
qui  produit  différentes  espèces  de  sensations,  lesquelles  ne  paraissent  avoir 
aucun  rapport  avec  les  premières,  car  toutes  les  fois  que  les  parties  qui  com- 
posent la  lumière  sont  en  très-grande  quantité,  alors  elles  affectent  non-seu- 
lement les  yeux,  mais  aussi  toutes  les  parties  nerveuses  de  la  peau,  et  elles 
produisent  dans  l’œil  la  sensation  de  la  lumière  et  dans  le  reste  du  corps  la 
sensation  de  la  chaleur,  qui  est  une  autre  espèce  de  sentiment  différent  du 
premier,  quoiqu’il  soit  produit  par  la  même  cause4.  La  chaleur  n’est  donc 
que  le  toucher  de  la  lumière  qui  agit  comme  corps  solide  ou  comme  une 
masse  de  matière  en  mouvement  ; on  reconnaît  évidemment  l’action  de  cette 
masse  en  mouvement  lorsqu’on  expose  des  matières  légères  au  foyer  d’un 
bon  miroir  ardent  : l’action  de  la  lumière  réunie  leur  communique,  avant 
même  que  de  les  échauffer,  un  mouvement  qui  les  pousse  et  les  déplace  ; la 
chaleur  agit  donc  comme  agissent  les  corps  solides  sur  les  autres  corps,  puis- 
qu’elle est  capable  de  les  déplacer  en  leur  communiquant  un  mouvement 
d’impulsion. 

De  même,  lorsque  les  parties  sonores  se  trouvent  réunies  en  très-grande 
quantité,  elles  produisent  une  secousse  et  un  ébranlement  très-sensibles,  et 
cet  ébranlement  est  fort  différent  de  l’action  du  son  sur  l’oreille.  Une  violente 
explosion,  un  grand  coup  de  tonnerre  ébranle 5 les  maisons,  nous  frappe  et 
communique  une  espèce  de  tremblement  à tous  les  corps  voisins  : le  son  agit 
donc  aussi  comme  corps  solide6  sur  les  autres  corps,  car  ce  n’est  pas  l’agita- 
tion de  position,  de  quantité,  de  mécanisme.  Il  ne  voit  pas  qu’il  s’agit  d’une  question  de  pro- 
priété, de  force.  11  oublie  ce  qu'il  a si  éloquemment  dit  ailleurs  : « Il  réside  des  forces  intérieures 
« dans  les  corps  organisés,  qui  ne  suivent  point  du  tout  les  lois  de  la  mécanique  grossière  que 
« nous  avons  imaginée,  et  à laquelle  nous  voudrions  tout  réduire  » ( page  52  ). 

1.  Ces  étincelles  vues  par  l’œil,  ces  tintements  d’oreille , à l'occasion  d’une  douleur  très-vive, 
sont  l’effet  de  la  sympathie  profonde  qui  unit  entre  elles  toutes  les  parties  sensibles , toutes  les 
parties  nerveuses. 

2.  Matière  lumineuse.  Pour  expliquer  la  transmission  de  la  lumière.  Newton  supposait  une 
émanation  réelle  de  corpuscules  matériels,  lancés  par  les  corps  lumineux.  On  explique  aujour- 
d’hui cette  transmission  par  les  ondulations  d’un  fluide  élastique  (de  Yéther),  répandu  partout. 

3.  Matière  sonore.  Il  n’y  a pas  de  matière  sonore.  La  cause  du  son  est  tout  entière  dans  le 
mouvement  vibratoire  des  corps  sonores.  Le  grand  propagateur  du  son  est  l’air.  Si  l’on  frappe 
un  corps  dans  le  vide  , aucun  bruit  ne  se  fait  entendre. 

4.  La  chaleur  et  la  lumière  sont-elles  deux  matières  différentes  ? Sont-elles  une  seule  matière? 
Sont-elles  même  de  la  matière?  C’est  ce  qui  n’est  pas,  à beaucoup  près , décidé  encore. 

5.  Il  y a,  dans  un  coup  de  tonnerre,  le  bruit  et  Y ébranlement.  Le  bruit  est  l’effet  de  Yair 
mis  en  vibration  par  l’étincelle  électrique.  L'ébranlement  est  l’effet  direct  de  la  force  électrique. 

6.  Ce  n’est  pas  le  son,  matière  particulière  , c’est  le  corps  sonore,  c’est  le  corps  vibrant  qui 
agit  comme  corps  solide.  (Voyez,  ci-dessus,  la  note  3.) 


DES  SENS  EN  GÉNÉRAL. 


129 


tion  de  l’air  qui  cause  cet  ébranlement 1 , puisque  clans  le  temps  qu’il  se  fait 
on  ne  remarque  pas  qu’il  soit  accompagné  de  vent,  et  que  d’ailleurs,  quelque 
violent  que  fût  le  vent,  il  ne  produirait  pas  d’aussi  fortes  secousses.  C’est  par 
celte  action  des  parties  sonores  qu’une  corde  en  vibration  en  fait  remuer  une 
autre,  et  c’est  par  ce  toucher  du  son  que  nous  sentons  nous-mêmes,  lorsque 
le  bruit  est  violent,  une  espèce  de  trémoussement  fort  différent  de  la  sensa- 
tion du  son  par  l’oreille,  quoiqu’il  dépende  de  la  même  cause. 

Toute  la  différence  qui  se  trouve  dans  nos  sensations  ne  vient  donc  que 
du  nombre  plus  ou  moins  grand  et  de  la  position  plus  ou  moins  extérieure 
des  nerfs,  ce  qui  fait  que  les  uns  de  ces  sens  peuvent  être  affectés  par  de 
petites  particules  de  matière  qui  émanent  des  corps,  comme  l’œil , l’oreille 
et  l’odorat;  les  autres  par  des  parties  plus  grosses  qui  se  détachent  des  corps 
au  moyen  du  contact,  comme  le  goût,  et  les  autres  par  les  corps  ou  même 
par  les  émanations  des  corps,  lorsqu’elles  sont  assez  réunies  et  assez  abon- 
dantes pour  former  une  espèce  de  masse  solide , comme  le  toucher  qui 
nous  donne  des  sensations  de  la  solidité,  de  la  fluidité  et  de  la  chaleur  des 
corps. 

Un  fluide  diffère  d’un  solide  parce  qu’il  n’a  aucune  partie  assez  grosse 
pour  que  nous  puissions  la  saisir  et  la  toucher  par  différents  côtés  à la  fois  : 
c’est  ce  qui  fait  aussi  que  les  fluides  sont  liquides  ; les  particules  qui  les  com- 
posent ne  peuvent  être  touchées  par  les  particules  voisines  que  dans  un 
point  ou  un  si  petit  nombre  de  points,  qu’aucune  partie  ne  peut  avoir  d’adhé- 
rence avec  une  autre  partie.  Les  corps  solides  réduits  en  poudre,  même 
impalpable,  ne  perdent  pas  absolument  leur  solidité  parce  que  les  parties, 
se  touchant  par  plusieurs  côtés,  conservent  de  l’adhérence  entre  elles,  et 
c’est  ce  qui  fait  qu’on  en  peut  faire  des  masses  et  les  serrer  pour  en  palper 
une  grande  quantité  à la  fois. 

Le  sens  du  toucher  est  répandu  dans  le  corps  entier,  mais  il  s’exerce 
différemment  dans  les  différentes  parties.  Le  sentiment  qui  résulte  du  tou- 
cher ne  peut  être  excité  que  par  le  contact  et  l’application  immédiate  de  la 
superficie  de  quelque  corps  étranger  sur  celle  de  notre  propre  corps  : qu’on 
applique  contre  la  poitrine  ou  sur  les  épaules  d’un  homme  un  corps  étran- 
ger, il  le  sentira,  c’est-à-dire  il  saura  qu’il  y a un  corps  étranger  qui  le 
touche,  mais  il  n’aura  aucune  idée  de  la  forme  de  ce  corps  parce  que  la  poi- 
trine ou  les  épaules  ne  touchant  le  corps  que  dans  un  seul  plan,  il  ne  pourra 
en  résulter  aucune  connaissance  de  la  figure  de  ce  corps  ; il  en  est  de  même 
de  toutes  les  autres  parties  du  corps  qui  ne  peuvent  pas  s’ajuster  sur  la  sur- 
face des  corps  étrangers  et  se  plier  pour  embrasser  à la  fois  plusieurs  parties 
de  leur  superficie  ; ces  parties  de  notre  corps  ne  peuvent  donc  nous  donner 
aucune  idée  juste  de  leur  forme  ; mais  celles  qui,  comme  la  main,  sont  divi- 

1.  Voyez  la  note  b de  la  page  précédente. 

il. 


9 


130  DES  SENS  EN  GÉNÉRAL. 

sées  en  plusieurs  petites  parties  flexibles  et  mobiles,  et  qui  peuvent  par  con- 
séquent s’appliquer  en  même  temps  sur  les  différents  plans  de  la  superficie 
des  corps,  sont  celles  qui  nous  donnent  en  effet  les  idées  de  leur  forme  et  de 
leur  grandeur. 

Ce  n’est  donc  pas  uniquement  parce  qu’il  y a une  plus  grande  quantité  de 
houppes  nerveuses  à l’extrémité  des  doigts  que  dans  les  autres  parties  du 
corps,  ce  n’est  pas,  comme  on  le  prétend  vulgairement,  parce  que  la  main 
a le  sentiment  plus  délicat  qu’elle  est  en  effet  le  principal  organe  du  tou- 
cher : on  pourrait  dire,  au  contraire,  qu'il  y a des  parties  plus  sensibles  et 
dont  le  toucher  est  plus  délicat,  comme  les  yeux,  la  langue,  etc.;  mais  c est 
uniquement  parce  que  la  main  est  divisée  en  plusieurs  parties  toutes  mobiles, 
toutes  flexibles,  toutes  agissantes  en  même  temps  et  obéissantes  à la  volonté, 
qu’elle  est  le  seul  organe  qui  nous  donne  des  idées  distinctes  de  la  forme  des 
corps.  Le  toucher  n’est  qu’un  contact  de  superficie  : qu’on  suppute  la  super- 
ficie de  la  main  et  des  cinq  doigts,  on  la  trouvera  plus  grande  à proportion 
que  celle  de  toute  autre  partie  du  corps,  parce  qu’il  n’y  en  a aucune  qui  soit 
autant  divisée;  ainsi  elle  a d’abord  l’avantage  de  pouvoir  présenter  aux  corps 
étrangers  plus  de  superficie;  ensuite  les  doigts  peuvent  s’étendre,  se  rac- 
courcir, se  plier,  se  séparer,  se  joindre  et  s’ajuster  à toutes  sortes  de  sur- 
faces, autre  avantage  qui  suffirait  pour  rendre  cette  partie  l'organe  de  ce 
sentiment  exact  et  précis  qui  est  nécessaire  pour  nous  donner  l’idée  de  la 
forme  des  corps.  Si  la  main  avait  encore  un  plus  grand  nombre  de  parties, 
qu’elle  fût,  par  exemple,  divisée  en  vingt  doigts,  que  ces  doigts  eussent  un 
plus  grand  nombre  d’articulations  et  de  mouvements,  il  n’est  pas  douteux 
que  le  sentiment  du  toucher  ne  fût  infiniment  plus  parfait  dans  cette  confor- 
mation qu’il  ne  l’est,  parce  que  cette  main  pourrait  alors  s’appliquer  beau- 
coup plus  immédiatement  et  plus  précisément  sur  les  différentes  surfaces  des 
corps;  et  si  nous  supposions  quelle  fût  divisée  en  une  infinité  de  parties 
toutes  mobiles  et  flexibles,  et  qui  pussent  toutes  s’appliquer  en  même  temps 
sur  tous  les  points  de  la  surface  des  corps,  un  pareil  organe  serait  une  espèce 
de  géométrie  universelle  (si  je  puis  m’exprimer  ainsi)  par  le  secours  de 
laquelle  nous  aurions,  dans  le  moment  même  de  l’attouchement,  des  idées 
exactes  et  précises  de  la  figure  de  tous  les  corps  et  de  la  différence,  même 
infiniment  petite,  de  ces  figures.  Si , au  contraire,  la  main  était  sans  doigts, 
elle  ne  pourrait  nous  donner  que  des  notions  trcs-imparfaites  de  la  forme 
des  choses  les  plus  palpables,  et  nous  n’aurions  qu’une  connaissance  très- 
confuse  des  objets  qui  nous  environnent,  ou  du  moins  il  nous  faudrait  beau- 
coup plus  d’expériences  et  de  temps  pour  les  acquérir. 

Les  animaux  qui  ont  des  mains  paraissent  être  les  plus  spirituels 1 : les 

1.  Spirituels.  Expression  peu  juste.  Buffon  dira  ailleurs  plus  exactement  : « L’éléphant 
« approche  de  l’homme  par  l’intelligence , autant  au  moins  que  la  matière  peut  approcher  de 
« l’esprit  » ( Histoire  de  l’éléphant  ). 


131 


DES  SENS  EN  GÉNÉRAL. 

singes  font  des  choses  si  semblables  aux  actions  mécaniques  de  l’homme, 
qu’il  semble  qu’elles  aient  pour  cause  la  même  suite  de  sensations  corpo- 
relles : tous  les  autres  animaux  qui  sont  privés  de  cet  organe  ne  peuvent 
avoir  aucune  connaissance  assez  distincte  de  la  forme  des  choses  ; comme 
ils  ne  peuvent  rien  saisir  et  qu’ils  n’ont  aucune  partie  assez  divisée  et  assez 
flexible  pour  pouvoir  s’ajuster  sur  la  superficie  des  corps,  ils  n’ont  certaine- 
ment aucune  notion  précise  de  la  forme  non  plus  que  de  la  grandeur  de  ces 
corps  ; c’est  pour  cela  que  nous  les  voyons  souvent  incertains  ou  effrayés  à 
l’aspect  des  choses  qu’ils  devraient  le  mieux  connaître  et  qui  leur  sont  les 
plus  familières.  Le  principal  organe  de  leur  toucher  est  dans  leur  museau, 
parce  que  cette  partie  est  divisée  en  deux  par  la  bouche  et  que  la  langue  est 
une  autre  partie  qui  leur  sert  en  même  temps  pour  toucher  les  corps  qu’on 
leur  voit  tourner  et  retourner  avant  que  de  les  saisir  avec  les  dents.  O11  peut 
aussi  conjecturer  que  les  animaux  qui,  comme  les  seiches,  les  polypes  et 
d’autres  insectes  l,  ont  un  grand  nombre*de  bras  ou  de  pattes2  qu’ils  peuvent 
réunir  et  joindre,  et  avec  lesquels  ils  peuvent  saisir  par  différents  endroits 
les  corps  étrangers , que  ces  animaux,  dis-je,  ont  de  l’avantage  sur  les  autres 
et  qu’ils  connaissent  et  choisissent  beaucoup  mieux  les  choses  qui  leur  con- 
viennent. Les  poissons  dont  le  corps  est  couvert  d’écailles  et  qui  ne  peuvent 
se  plier  doivent  être  les  plus  stupides  de  tous  les  animaux,  car  ils  ne  peuvent 
avoir  aucune  connaissance  de  la  forme  des  corps,  puisqu’ils  n’ont  aucun 
moyen  de  les  embrasser,  et  d’ailleurs  l’impression  du  sentiment  doit  être 
très-faible  et  le  sentiment  fort  obtus,  puisqu’ils  ne  peuvent  sentir  qu’à  travers 
les  écailles  : ainsi  tous  les  animaux  dont  le  corps  n’a  point  d’extrémités 
qu’on  puisse  regarder  comme  des  parties  divisées,  telles  que  les  bras,  les 
jambes,  les  pattes,  etc.,  auront  beaucoup  moins  de  sentiment  par  le  toucher 
que  les  autres  ; les  serpents  sont  cependant  moins  stupides  que  les  poissons 
parce  que,  quoiqu’ils  n’aient  point  d’extrémités  et  qu’ils  soient  recouverts 
d’une  peau  dure  et  écailleuse,  ils  ont  la  faculté  de  plier  leur  corps  en  plu- 
sieurs sens  sur  les  corps  étrangers,  et  par  conséquent  de  les  saisir  en  quelque 
façon  et  de  les  toucher  beaucoup  mieux  que  ne  peuvent  le  faire  les  poissons 
dont  le  corps  ne  peut  se  plier. 

Les  deux  grands  obstacles  à l’exercice  du  sens  du  toucher  sont  donc  pre- 
mièrement  l’uniformité  de  la  forme  du  corps  de  l’animal,  ou,  ce  qui  est  la 
même  chose,  le  défaut  de  parties  différentes,  divisées  et  flexibles,  et  secon- 
dement le  revêtement  de  la  peau,  soit  par  du  poil,  de  la  plume,  des  écailles, 
des  taies,  des  coquilles,  etc.;  plus  ce  revêtement  sera  dur  et  solide,  et  moins 
le  sentiment  du  toucher  pourra  s’exercer  ; plus,  au  contraire,  la  peau  sera 
One  et  déliée,  et  plus  le  sentiment  sera  vif  et  exquis.  Les  femmes  ont,  entre 

1.  Voyez  la  note  2 de  la  page  1S3  du  l”  volume. 

2.  Idées  puériles.  L'intelligence  ne  tient  pas  aux  bras  ou  aux  pattes  : la  seiche  et  le  polype  sont 
fort  au-dessous  du  poisson. 


13-2  DES  SENS  EN  GÉNÉRAL, 

autres  avantages  sur  les  hommes,  celui  d’avoir  la  peau  plus  belle  et  le  tou- 
cher plus  délicat. 

Le  fœtus,  dans  le  sein  de  la  mère,  a la  peau  très-déliée  ; il  doit  donc  sentir 
vivement  toutes  les  impressions  extérieures;  mais  comme  il  nage  dans  une 
liqueur  et  que  les  liquides  reçoivent  et  rompent  l’action  de  toutes  les  causes 
qui  peuvent  occasionner  des  chocs,  il  ne  peut  être  blessé  que  rarement  et-seu- 
lement  par  des  coups  ou  des  efforts  très-violents  ; il  a donc  fort  peu  d'exercice 
de  cette  partie  même  du  toucher  qui  ne  dépend  que  de  la  finesse  de  la  peau 
et  qui  est  commune  atout  le  corps  : comme  il  ne  fait  aucun  usage  de  ses 
mains,  il  ne  peut  avoir  de  sensations  ni  acquérir  aucune  connaissance  dans 
le  sein  de  sa  mère,  à moins  qu’on  ne  veuille  supposer  qu’il  peut  toucher  avec 
ses  mains  différentes  parties  de  son  corps,  comme  son  visage,  sa  poitrine,  ses 
genoux,  car  on  trouve  souvent  les  mains  du  fœtus  ouvertes  ou  fermées, 
appliquées  contre  son  visage. 

Dans  l’enfant  nouveau-né,  les  mains  restent  aussi  inutiles  que  dans  le 
fœtus  parce  qu’on  11e  lui  donne  la  liberté  de  s’en  servir  qu’au  bout  de  six  ou 
sept  semaines  : les  bras  sont  emmaillottés  avec  tout  le  reste  du  corps  jusqu'à 
ce  terme,  et  je  11e  sais  pourquoi  cette  manière  est  en  usage.  Il  est  certain 
qu’on  retarde  par  là  le  développement  de  ce  sens  important,  duquel  toutes 
nos  connaissances  dépendent,  et  qu’on  ferait  bien  de  laisser  à l’enfant  le 
libre  usage  de  ses  mains  dès  le  moment  de  sa  naissance  : il  acquerrait  plus 
tôt  les  premières  notions  de  la  forme  des  choses,  et  qui  sait  jusqu’à  quel  point 
ces  premières  idées  influent  sur  les  autres?  Un  homme  n’a  peut-être  beau- 
coup plus  d’esprit  qu’un  autre  que  pour  avoir  fait,  dans  sa  première  enfance, 
un  plus  grand  et  un  plus  prompt  usage  de  ce  sens  *.  Dès  que  les  enfants 
ont  la  liberté  de  se  servir  de  leurs  mains,  ils  ne  tardent  pas  à en  faire  un 
grand  usage;  ils  cherchent  à toucher  tout  ce  qu’on  leur  présente;  on 
les  voit  s’amuser  et  prendre  plaisir  à manier  les  choses  que  leur  petite 
main  peut  saisir  : il  semble  qu’ils  cherchent  à connaître  la  forme  des 
corps  en  les  touchant  de  tous  côtés  et  pendant  un  temps  considérable; 
ils  s’amusent  ainsi,  ou  plutôt  ils  s’instruisent  de  choses  nouvelles.  Nous- 
mêmes  dans  le  reste  de  la  vie,  si  nous  y faisons  réflexion,  nous  amusons- 
nous  autrement  qu’en  faisant  ou  en  cherchant  à faire  quelque  chose  de 
nouveau? 

C’est  par  le  toucher  seul  que  nous  pouvons  acquérir  des  connaissances 
complètes  et  réelles,  c’est  ce  sens  qui  rectifie  tous  les  autres  sens  dont  les 

1 . Helvétius  prétend  que  l’homme  ne  doit  qu’à  ses  mains  la  supériorité  qu’il  a sur  les  bêtes. 
Buffon  devait  laisser  cette  idée  à Helvétius.  Il  disait  naguère  (page  4),  et  infiniment  mieux: 
« Un  aveugle-né  n’a  nulle  idée  de  l’objet  matériel  qui  nous  représente  les  images  des  corps; 
;■  un  lépreux  dont  la  peau  serait  insensible  n’aurait  aucune  des  idées  que  le  toucher  fait  naître  ; 
« un  sourd  11e  peut  connaitre  les  sons  : qu’011  détruise  successivement  ces  trois  moyens  de 
« sensation  dans  l’homme  qui  en  est  pourvu , l’àme  n’en  existera  pas  moins , ses  fonctions 
« intérieures  subsisteront,  et  la  pensée  se  manifestera  toujours  au  dedans  de  lui-même.  » 


DES  SENS  EN  GÉNÉRAL. 


4 33 


effets  ne  seraient  que  des  illusions  et  ne  produiraient  que  des  erreurs  dans 
notre  esprit,  si  le  toucher  ne  nous  apprenait  à juger.  Mais  comment  se  fait  le 
développement  de  ce  sens  important?  Comment  nos  premières  connaissances 
arrivent-elles  à notre  âme?  n’avons-nous  pas  oublié  tout  ce  qui  s’est  passé 
dans  les  ténèbres  de  notre  enfance?  Comment  retrouverons-nous  la  première 
trace  de  nos  pensées?  n’y  a-t-il  pas  même  de  la  témérité  à vouloir  remonter 
jusque-là?  Si  la  chose  était  moins  importante,  on  aurait  raison  de  nous 
blâmer;  mais  elle  est  peut-être  plus  que  toute  autre  digne  de  nous  occuper, 
et  ne  sait-on  pas  qu’on  doit  faire  des  efforts  toutes  les  fois  qu’on  veut 
atteindre  à quelque  grand  objet? 

J'imagine  donc  un  homme  tel  qu’on  peut  croire  qu’était  le  premier  homme 
au  moment  de  la  création , c’est-à-dire , un  homme  dont  le  corps  et  les 
organes  seraient  parfaitement  formés,  mais  qui  s'éveillerait  tout  neuf  pour 
lui-même  et  pour  tout  ce  qui  l’environne.  Quels  seraient  ses  premiers  mou- 
vements, ses  premières  sensations,  ses  premiers  jugements?  Si  cet  homme 
voulait  nous  faire  l’histoire  de  ses  premières  pensées,  qu’aurait-il  à nous 
dire?  quelle  serait  cette  histoire?  Je  ne  puis  me  dispenser  de  le  faire  parler 
lui-même,  afin  d’en  rendre  les  faits  plus  sensibles  : ce  récit  philosophique  l, 
qui  sera  court,  ne  sera  pas  une  digression  inutile. 

« Je  me  souviens  de  cet  instant  plein  de  joie  et  de  trouble,  où  je  sentis 
« pour  la  première  fois  ma  singulière  existence  ; je  ne  savais  ce  que  j’étais  , 
« où  j’étais,  d’où  je  venais.  J’ouvris  les  yeux,  quel  surcroît  de  sensation  ! 
« la  lumière,  la  voûte  céleste,  la  verdure  de  la  terre,  le  cristal  des  eaux, 
« tout  m’occupait , m’animait , et  me  donnait  un  sentiment  inexprimable  de 
« plaisir;  je  crus  d’abord  que  tous  ces  objets  étaient  en  moi  et  faisaient 
« partie  de  moi-même. 

« Je  m’affermissais  dans  cette  pensée  naissante  lorsque  je  tournai  les  yeux 
i vers  l’astre  de  la  lumière;  son  éclat  me  blessa,  je  fermai  involontairement 
« la  paupière,  et  je  sentis  une  légère  douleur.  Dans  ce  moment  d’obscurité 
« je  crus  avoir  perdu  presque  tout  mon  être. 

« Affligé , saisi  d’étonnement , je  pensais  à ce  grand  changement , quand 
« tout  à coup  j’entends  des  sons  ; le  chant  des  oiseaux,  le  murmure  des  airs, 
« formaient  un  concert  dont  la  douce  impression  me  remuait  jusqu’au  fond 

1.  Ce  récit  philosophique  est  le  résumé  des  idées  de  Buffon  sur  les  sens. 

Condillac , philosophe  qui  a fait  un  système , imagine  une  statue  qu’il  doue  successivement  de 
chaque  sens.  A chaque  sens  nouveau , la  statue  raisonne  beaucoup,  et  très-métaphysiquement, 
très-subtilement , et  toujours  conformément  au  système. 

Buffon  imagine  un  homme  d’une  nature  puissante , brillante,  plein  de  feu,  de  vie,  de  génie, 
qui  sent  sa  grandeur,  qui  s’enchante  de  son  existence , et  très-semblable  à lui , Buffon  : « mar- 
« chant  la  tète  haute  et  levée  vers  le  ciel , etc.  » 

La  statue  de  Condillac  raisonne  trop  et  trop  tôt.  L’homme  de  Buffon  sent  plus  qu’il  ne  rai- 
sonne. Ou  plutôt  Buffon  transforme  le  raisonnement  en  émotion,  en  passion,  en  poétiques 
images;  et  c’est  ici  le  cas  de  dire  de  lui  ce  qu’il  a si  éloquemment  dit  (t.  Ier,  page  465)  de 
Platon:  Ce  philosophe  est  un  peintre  d’idées. 


134  DES  SENS  EN  GÉNÉRAL. 

« de  l’âme;  j’écoutai  longtemps,  et  je  me  persuadai  bientôt  que  cette  harmo- 
« nie  était  moi. 

« Attentif,  occupé  tout  entier  de  ce  nouveau  genre  d’existence,  j’oubliais 
« déjà  la  lumière,  cette  autre  partie  de  mon  être  que  j’avais  connue  la  pre- 
« mière,  lorsque  je  rouvris  les  yeux.  Quelle  joie  de  me  retrouver  en  pos- 
« session  de  tant  d’objets  brillants!  mon  plaisir  surpassa  tout  ce  que  j’avais 
« senti  la  première  fois,  et  suspendit  pour  un  temps  le  charmant  effet  des 
« sons. 

« Je  fixai  mes  regards  sur  mille  objets  divers,  je  m’aperçus  bientôt  que 
« je  pouvais  perdre  et  retrouver  ces  objets,  et  que  j’avais  la  puissance  de 
« détruire  et  de  reproduire  à mon  gré  cette  belle  partie  de  moi-même,  et 
« quoiqu’elle  me  parût  immense  en  grandeur  par  la  quantité  des  accidents 
« de  lumière  et  par  la  variété  des  couleurs,  je  crus  reconnaître  que  tout 
« était  contenu  dans  une  portion  de  mon  être. 

« Je  commençais  à voir  sans  émotion  et  à entendre  sans  trouble,  lors- 
« qu’un  air  léger,  dont  je  sentis  la  fraîcheur,  m’apporta  des  parfums  qui 
« me  causèrent  un  épanouissement  intime  et  me  donnèrent  un  sentiment 
« d’amour  pour  moi-même. 

« Agité  par  toutes  ces  sensations,  pressé  par  les  plaisirs  d’une  si  belle 
« et  si  grande  existence,  je  me  levai  tout  d’un  coup,  et  je  me  sentis  trans- 
« porté  par  une  force  inconnue. 

« Je  ne  fis  qu’un  pas  ; la  nouveauté  de  ma  situation  me  rendit  immobile , 
« ma  surprise  fut  extrême,  je  crus  que  mon  existence  fuyait;  le  mouvement 
« que  j’avais  fait  avait  confondu  les  objets , je  m’imaginais  que  tout  était 
« en  désordre. 

« Je  portai  la  main  sur  ma  tête , je  touchai  mon  front  et  mes  yeux , je 
« parcourus  mon  corps,  ma  main  me  parut  être  alors  le  principal  organe 
« de  mon  existence  ; ce  que  je  sentais  dans  cette  partie  était  si  distinct  et  si 
« complet,  la  jouissance  m’en  paraissait  si  parfaite  en  comparaison  du  plai- 
« sir  que  m’avaient  causé  la  lumière  et  les  sons,  que  je  m’attachai  tout 
« entier  à cette  partie  solide  de  mon  être , et  je  sentis  que  mes  idées  pre- 
« liaient  de  la  profondeur  et  de  la  réalité. 

« Tout  ce  que  je  touchais  sur  moi  semblait  rendre  à ma  main  senti- 
« ment  pour  sentiment,  et  chaque  attouchement  produisait  dans  mon  âme 
« une  double  idée. 

« Je  ne  fus  pas  longtemps  sans  m’apercevoir  que  cette  faculté  de  sentir 
« était  répandue  dahs  toutes  les  parties  de  mon  être;  je  reconnus  bientôt 
« les  limites  de  mon  existence , qui  m’avait  paru  d’abord  immense  en 
« étendue. 

« J’avais  jeté  les  yeux  sur  mon  corps,  je  le  jugeais  d’un  volume  énorme 
« et  si  grand,  que  tous  les  objets  qui  avaient  frappé  mes  yeux  ne  me  parais- 
« saient  être  en  comparaison  que  des  points  lumineux. 


DES  SENS  EN  GÉNÉRAL. 


135 


« Je  m’examinai  longtemps,  je  me  regardais  avec  plaisir,  je  suivais  ma 
« main  de  l’œil,  et  j’observais  ses  mouvements  ; j’eus  sur  tout  cela  les  idées 
« les  plus  étranges,  je  croyais  que  le  mouvement  de  ma  main  n’était  qu’une 
« espèce  d’existence  fugitive,  une  succession  de  choses  semblables;  je  l’ap- 
« prochai  de  mes  yeux,  elle  me  parut  alors  plus  grande  que  tout  mon  corps, 
« et  elle  fit  disparaître  à ma  vue  un  nombre  infini  d’objets. 

« Je  commençai  à soupçonner  qu’il  y avait  de  l’illusion  dans  cette  sensa- 
« tion  qui  me  venait  par  les  yeux  ; j’avais  vu  distinctement  que  ma  main 
« n’était  qu’une  petite  partie  de  mon  corps,  et  je  ne  pouvais  comprendre 
« qu’elle  fût  augmentée  au  point  de  me  paraître  d’une  grandeur  démesurée  ; 
« je  résolus  donc  de  ne  me  fier  qu’au  toucher,  qui  ne  m’avait  pas  encore 
«.  trompé , et  d'être  en  garde  sur  toutes  les  autres  façons  de  sentir  et 
« d’être. 

«Cette  précaution  me  fut  utile;  je  m’étais  remis  en  mouvement  et  je 
« marchais  la  tête  haute  et  levée  vers  le  ciel  ; je  me  heurtai  légèrement 
« contre  un  palmier  ; saisi  d’effroi,  je  portai  ma  main  sur  ce  corps  étranger, 
« je  le  jugeai  tel,  parce  qu’il  ne  me  rendit  pas  sentiment  pour  sentiment;  je 
« me  détournai  avec  une  espèce  d’horreur,  et  je  connus  pour  la  première 
« fois  qu’il  y avait  quelque  chose  hors  de  moi. 

« Plus  agité  par  cette  nouvelle  découverte  que  je  ne  l’avais  été  par  toutes 
« les  autres,  j’eus  peine  à me  rassurer,  et  après  avoir  médité  sur  cet  événe- 
« ment  je  conclus  que  je  devais  juger  des  objets  extérieurs  comme  j’avais 
« jugé  des  parties  de  mon  corps,  et  qu’il  n’y  avait  que  le  toucher  qui  pût 
« m’assurer  de  leur  existence. 

« Je  cherchai  donc  à toucher  tout  ce  que  je  voyais,  je  voulais  toucher 
« le  soleil,  j’étendais  les  bras  pour  embrasser  l’horizon,  et  je  ne  trouvais 
« que  le  vide  des  airs. 

« A chaque  expérience  que  je  tentais,  je  tombais  de  surprise  en  surprise , 
« car  tous  les  objets  me  paraissaient  être  également  près  de  moi , et  ce  ne 
« fut  qu’après  une  infinité  d’épreuves  que  j’appris  à me  servir  de  mes  yeux 
« pour  guider  ma  main  ; et  comme  elle  me  donnait  des  idées  toutes  diffé- 
« rentes  des  impressions  que  je  recevais  par  le  sens  de  la  vue,  mes  sensations 
« n’étant  pas  d’accord  entre  elles,  mes  jugements  n’en  étaient  que  plus 
« imparfaits,  et  le  total  de  mon  être  n’était  encore  pour  moi-même  qu’une 
« existence  en  confusion. 

« Profondément  occupé  de  mol,  de  ce  que  j’étais,  de  ce  que  je  pouvais 
« être,  les  contrariétés  que  je  venais  d’éprouver  m’humilièrent;  plus  je 
« réfléchissais,  plus  il  se  présentait  de  doutes  : lassé  de  tant  d’incertitudes , 
« fatigué  des  mouvements  de  mon  âme,  mes  genoux  fléchirent  et  je  me 
« trouvai  dans  une  situation  de  repos.  Cet  état  de  tranquillité  donna  de 
« nouvelles  forces  à mes  sens;  j’étais  assis  à l’ombre  d’un  bel  arbre,  des 
« fruits  d’une  couleur  vermeille  descendaient  en  forme  de  grappe  à la  portée 


136 


DES  SENS  EN  GÉNÉRAL. 

« de  ma  main;  je  les  touchai  légèrement,  aussitôt  ils  se  séparèrent  de  la 
« branche,  comme  la  figue  s’en  sépare  dans  le  temps  de  sa  maturité. 

« J’avais  saisi  un  de  ces  fruits,  je  m’imaginais  avoir  fait  une  conquête,  et 
« je  me  glorifiais  de  la  faculté  que  je  sentais  de  pouvoir  contenir  dans  ma 
« main  un  autre  être  tout  entier;  sa  pesanteur,  quoique  peu  sensible,  me 
« parut  une  résistance  animée  que  je  me  faisais  un  plaisir  de  vaincre. 

« J’avais  approché  ce  fruit  de  mes  yeux,  j’en  considérais  la  forme  et  les 
« couleurs  ; une  odeur  délicieuse  me  le  fit  approcher  davantage,  il  se  trouva 
« près  de  mes  lèvres,  je  tirais  à longues  inspirations  le  parfum,  et  goûtais 
« à longs  traits  les  plaisirs  de  l’odorat;  j’étais  intérieurement  rempli  de  cet 
« air  embaumé , ma  bouche  s’ouvrit  pour  l’exhaler,  elle  se  rouvrit  pour  en 
«reprendre,  je  sentis  que  je  possédais  un  odorat  intérieur  plus  fin,  plus 
« délicat  encore  que  le  premier  : enfin  je  goûtai. 

« Quelle  saveur  ! quelle  nouveauté  de  sensation  ! Jusque-là  je  n’avais  eu 
« que  des  plaisirs,  le  goût  me  donna  le  sentiment  de  la  volupté,  l’intimité 
« de  la  jouissance  fit  naître  l’idée  de  la  possession,  je  crus  que  la  substance 
« de  ce  fruit  était  devenue  la  mienne,  et  que  j’étais  le  maître  de  trans- 
« former  les  êtres. 

« Flatté  de  cette  idée  de  puissance , incité  par  le  plaisir  que  j’avais  senti , 
« je  cueillis  un  second  et  un  troisième  fruit , et  je  ne  me  lassais  pas  d’exer- 
« cer  ma  main  pour  satisfaire  mon  goût;  mais  une  langueur  agréable  s’em- 
« parant  peu  à peu  de  tous  mes  sens,  appesantit  mes  membres  et  suspendit 
« l’activité  de  mon  âme;  je  jugeai  de  son  inaction  par  la  mollesse  de  mes 
« pensées  ; mes  sensations  émoussées  arrondissaient  tous  les  objets  et  ne 
« me  présentaient  que  des  images  faibles  et  mal  terminées;  dans  cet  instant 
« mes  yeux,  devenus  inutiles,  se  fermèrent, et  ma  tête  n’étant  plus  soutenue 
« par  la  force  des  muscles,  pencha  pour  trouver  un  appui  sur  le  gazon. 

« Tout  fut  effacé,  tout  disparut,  la  trace  de  mes  pensées  fut  interrompue, 
« je  perdis  le  sentiment  de  mon  existence  : ce  sommeil  fut  profond , mais  je 
« ne  sais  s’il  fut  de  longue  durée,  n’ayant  point  encore  l’idée  du  temps,  et 
« ne  pouvant  le  mesurer;  mon  réveil  ne  fut  qu’une  seconde  naissance,  et 
« je  sentis  seulement  que  j’avais  cessé  d’être. 

« Cet  anéantissement  que  je  venais  d’éprouver  me  donna  quelque  idée  de 
« crainte,  et  me  fit  sentir  que  je  ne  devais  pas  exister  toujours. 

« J’eus  une  autre  inquiétude  : je  ne  savais  si  je  n’avais  pas  laissé  dans  le 
« sommeil  quelque  partie  de  mon  être  ; j’essayai  mes  sens,  je  cherchai  à me 
« reconnaître. 

« Mais  tandis  que  je  parcourais  des  yeux  les  bornes  de  mon  corps  pour 
« m’assurer  que  mon  existence  m’était  demeurée  tout  entière,  quelle  fut  ma 
« surprise  de  voir  à mes  côtés  une  forme  semblable  à la  mienne  ! je  la  pris 
« pour  un  autre  moi-même  : loin  d’avoir  rien  perdu  pendant  que  j’avais 
« cessé  d’être,  je  crus  m’être  doublé. 


137 


DES  SENS  EN  GÉNÉRAL. 

« Je  portai  ma  main  sur  ce  nouvel  être,  quel  saisissement  ! ce  n’était  pas 
« moi,  mais  c’était  plus  que  moi,  mieux  que  moi;  je  crus  que  mon  existence 
« allait  changer  de  lieu  et  passer  tout  entière  à cette  seconde  moitié  de 
« moi-même. 

« Je  la  sentis  s’animer  sous  ma  main,  je  la  vis  prendre  de  la  pensée  dans 
« mes  yeux  ; les  siens  firent  couler  dans  mes  veines  une  nouvelle  source  de 
« vie,  j’aurais  voulu  lui  donner  tout  mon  être;  cette  volonté  vive  acheva 
« mon  existence,  je  sentis  naître  un  sixième  sens. 

« Dans  cet  instant  l’astre  du  jour,  sur  la  fin  de  sa  course,  éteignit  son 
« flambeau;  je  m’aperçus  à peine  que  je  perdais  le  sens  de  la  vue,  j’existais 
« trop  pour  craindre  de  cesser  d’être,  et  ce  fut  vainement  que  l’obscurité  où 
« je  me  trouvais  me  rappela  l’idée  de  mon  premier  sommeil.  » 


VARIÉTÉS  DANS  L’ESPÈCE  HUMAINE*. 


Tout  ce  que  nous  avons  dit  jusqu’ici  de  la  génération  de  l’homme,  de  sa 
formation,  de  son  développement,  de  son  état  dans  les  différents  âges  de  sa 
vie,  de  ses  sens  et  de  la  structure  de  son  corps,  telle  qu’on  la  connaît  par  les 
dissections  anatomiques,  ne  fait  encore  que  l’histoire  de  l’individu  ; celle 
de  l’espèce  demande  un  détail  particulier,  dont  les  faits  principaux  ne  peu- 
vent se  tirer  que  des  variétés  qui  se  trouvent  entre  les  hommes  des  différents 
climats.  La  première  et  la  plus  remarquable  de  ces  variétés  est  celle  de  la 
couleur1 2;  la  seconde  est  celle  de  la  forme  et  de  la  grandeur,  et  la  troisième 
est  celle  du  naturel  des  différents  peuples  : chacun  de  ces  objets,  considéré 
dans  toute  son  étendue,  pourrait  fournir  un  ample  traité  ; mais  nous  nous 
bornerons  à ce  qu’il  y a de  plus  général  et  de  plus  avéré. 

En  parcourant,  dans  cette  vue,  la  surface  de  la  terre,  et  en  commençant 

1.  De  ce  beau  chapitre  date  Y anthropologie. 

« Avant  Buffon,  Yhistoire  naturelle  de  l'homme  n’existait  pas.  On  étudiait  l’homme  individu; 

« on  n’étudiait  pas  l’homme  espèce Ici  Buffon  joint  à une  érudition  admirable  une  sagacité 

« plus  admirable  encore.  « La  critique , a dit  un  écrivain  plein  de  sens , est  l’art  d’examiner  les 
<(  preuves.  » Jamais  cet  art  n’avait  été  porté  plus  loin.  Buffon  rassemble  tout  ce  qu’ont  dit  les 
« voyageurs,  les  naturalistes , les  géographes;  il  compare  entre  eux  tous  ces  auteurs,  de  si 
« différente  nature  ; il  les  juge , il  les  corrige  ; il  démêle , dans  leurs  récits , le  vrai  du  faux  ; ce 
« qu’ils  n’ont  vu  qu’avec  les  yeux  du  corps , il  le  voit  avec  les  yeux  de  l’esprit,  et  par  cela  seul 
((  il  le  voit  mieux  ; chacun  d’eux  n’a  vu , d’ailleurs,  que  quelques  traits  épars  ; Buffon  voit  tout  : 
« il  rapproche  ce  qu’ils  ont  séparé  ; il  sépare  ce  qu’ils  ont  confondu  ; et  de  ces  mille  faits  petits , 
« obscurs,  perdus  dans  leurs  livres,  il  tire  une  science  entière,  et  qui  est  immense.  » (Voyez 
mon  Histoire  des  travaux  et  des  idées  de  Buffon.  ) 

2.  La  première  et  la  plus  remarquable  de  ces  variétés,  ou  (comme  nous  dirions  aujourd’hui) 
le  plus  remarquable  de  ces  caractères,  n’est  pas  la  couleur;  c’est  la  forme  du  crâne.  Voyez  mon 
Histoire  des  travaux  et  des  idées  de  Buffon.  Voyez  aussi  mon  Éloge  historique  de  Blumenbach. 


138 


VARIÉTÉS  DANS  L’ESPÈCE  HUMAINE. 

par  le  Nord,  on  trouve  en  Laponie  et  sur  les  côtes  septentrionales  de  la  Tar- 
tarie  une  race  d’hommes  de  petite  stature,  d’une  figure  bizarre,  dont  la  phy- 
sionomie est  aussi  sauvage  que  les  mœurs.  Ces  hommes,  qui  paraissent  avoir 
dégénéré  de  l’espèce  humaine,  ne  laissent  pas  que  d’être  assez  nombreux  et 
d’occuper  de  très-vastes  contrées.  Les  Lapons  danois,  suédois,  moscovites  et 
indépendants,  les  Zembliens,  les  Borandiens,  les  Samoïèdes,  les  Tartares 
septentrionaux,  et  peut-être  les  Ostiaques  dans  l’ancien  continent,  les  Groen- 
landais  et  les  sauvages  au  nord  des  Esquimaux,  dans  l’autre  continent,  sem- 
blent être  tous  de  la  même  race  qui  s’est  étendue  et  multipliée  le  long  des 
côtes  des  mers  septentrionales,  dans  des  déserts  et  sous  un  climat  inhabi- 
table pour  toutes  les  autres  nations.  Tous  ces  peuples  ont  le  visage  large  et 
plat® , le  nez  camus  et  écrasé,  l’iris  de  l’œil  jaune-brun  et  tirant  sur  le  noir b , 
les  paupières  retirées  vers  les  tempes c , les  joues  extrêmement  élevées,  la 
bouche  très-grande,  le  bas  du  visage  étroit,  les  lèvres  grosses  et  relevées,  la 
voix  grêle,  la  tête  grosse,  les  cheveux  noirs  et  lisses,  la  peau  basanée;  ils 
sont  très-petits,  trapus,  quoique  maigres;  la  plupart  n’ont  que  quatre  pieds 
de  hauteur,  et  les  plus  grands  n’en  ont  que  quatre  et  demi.  Cette  race  est, 
comme  l’on  voit,  bien  différente  des  autres  ; il  semble  que  ce  soit  une  espèce 
particulière  dont  tous  les  individus  ne  sont  que  des  avortons,  car  s’il  y a des 
différences  parmi  ces  peuples,  elles  ne  tombent  que  sur  le  plus  ou  le  moins 
de  difformité  : par  exemple,  les  Borandiens  sont  encore  plus  petits  que  les 
Lapons;  ils  ont  l’iris  de  l’œil  de  la  même  couleur,  mais  le  blanc  est  d’un 
jaune  plus  rougeâtre;  ils  sont  aussi  plus  basanés  et  ils  ont  les  jambes  grosses, 
au  lieu  que  les  Lapons  les  ont  menues.  Les  Samoïèdes  sont  plus  trapus  que 
les  Lapons;  ils  ont  la  tête  plus  grosse,  le  nez  plus  large  et  le  teint  plus 
obscur,  les  jambes  plus  courtes,  les  genoux  plus  en  dehors,  les  cheveux  plus 
longs  et  moins  de  barbe.  Les  Groenlandais  ont  encore  la  peau  plus  basanée 
qu’aucun  des  autres  ; ils  sont  couleur  d’olive  foncée  : on  prétend  même  qu’il 
y en  a parmi  eux  d’aussi  noirs  que  les  Éthiopiens.  Chez  tous  ces  peuples,  les 
femmes  sont  aussi  laides  que  les  hommes  et  leur  ressemblent  si  fort  qu’on 
ne  les  distingue  pas  d’abord  : celles  de  Groenland  sont  de  fort  petite  taille, 
mais  elles  ont  le  corps  bien  proportionné  ; elles  ont  aussi  les  cheveux  plus 
noirs  et  la  peau  moins  douce  que  les  femmes  samoïèdes;  leurs  mamelles 
sont  molles  et  si  longues,  qu’elles  donnent  à téter  à leurs  enfants  par-dessus 
l’épaule;  le  bout  de  ces  mamelles  est  noir  comme  du  charbon,  et  la  peau  de 
leur  corps  est  couleur  olivâtre  très-foncée.  Quelques  voyageurs  disent 
qu’elles  n’ont  de  poil  que  sur  la  tête  et  qu’elles  ne  sont  pas  sujettes  à l’éva- 
cuation périodique  qui  est  ordinaire  à leur  sexe  ; elles  ont  le  visage  large,  les 

a.  Voyez  le  Voyage  de  Regnard , t.  I de  ses  Œuvres , page  169.  Voyez  aussi  II  Genio  vagante 
del  conte  Aurelio  degli  Anzi.  In  Parma,  1691.  Et  les  Voyages  du  Nord  faits  par  les  Hollandais. 

b.  Voyez  Linnœi  Fauna  Suecica.  Stokholm,  1746,  page  1. 

c.  Voyez  la  Martinière , page  39. 


139 


VARIÉTÉS  DANS  L’ESPÈCE  HUMAINE. 

yeux  petits,  très-noirs  et  très-vifs,  les  pieds  courts  aussi  bien  que  les  mains, 
et  elles  ressemblent  pour  le  reste  aux  femmes  samoïèdes.  Les  sauvages  qui 
sont  au  nord  des  Esquimaux,  et  même  dans  la  partie  septentrionale  de  File 
de  Terre-Neuve,  ressemblent  à ces  Groenlandais  : ils  sont,  comme  eux,  de 
très-petite  stature,  leur  visage  est  large  et  plat,  ils  ont  le  nez  camus,  mais 
les  yeux  plus  gros  que  les  Lapons a. 

Non-seulement  ces  peuples  se  ressemblent  par  la  laideur,  la  petitesse  de 
la  taille,  la  couleur  des  cheveux  et  des  yeux,  mais  ils  ont  aussi  tous  à peu 
près  les  mêmes  inclinations  et  les  mêmes  mœurs  : ils  sont  tous  également 
grossiers,  superstitieux,  stupides.  Les  Lapons  danois  ont  un  gros  chat  noir 
auquel  ils  disent  tous  leurs  secrets  et  qu’ils  consultent  dans  toutes  leurs 
affaires,  qui  se  réduisent  à savoir  s’il  faut  aller  ce  jour-là  à la  chasse  ou  à 
la  pêche.  Chez  les  Lapons  suédois,  il  y a dans  chaque  famille  un  tambour 
pour  consulter  le  diable,  et,  quoiqu’ils  soient  robustes  et  grands  coureurs,  ils 
sont  si  peureux,  qu’on  n’a  jamais  pu  les  faire  aller  à la  guerre.  Gustave- 
Adolphe  avait  entrepris  d’en  faire  un  régiment,  mais  il  ne  put  jamais  en 
venir  à bout  : il  semble  qu’ils  ne  peuvent  vivre  que  dans  leur  pays  et  à leur 
façon.  Ils  se  servent,  pour  courir  sur  la  neige,  de  patins  fort  épais  de  bois  de 
sapin,  longs  d’environ  deux  aunes  et  larges  d’un  demi-pied  ; ces  patins  sont 
relevés  en  pointe  sur  le  devant  et  percés  dans  le  milieu  pour  y passer  un  cuir 
qui  tient  le  pied  ferme  et  immobile;  ils  courent  sur  la  neige  avec  tant  de 
vitesse  qu’ils  attrapent  aisément  les  animaux  les  plus  légers  à la  course;  ils 
portent  un  bâton  ferré,  pointu  d’un  bout  et  arrondi  de  l’autre  : ce  bâton  leur 
sert  à se  mettre  en  mouvement,  à se  diriger,  se  soutenir,  s’arrêter,  et  aussi 
à percer  les  animaux  qu’ils  poursuivent  à la  course  ; ils  descendent  avec  ces 
patins  les  fonds  les  plus  précipités  et  montent  les  montagnes  les  plus  escar- 
pées. Les  patins  dont  se  servent  les  Samoïèdes  sont  bien  plus  courts  et  n’ont 
que  deux  pieds  de  longueur.  Chez  les  uns  et  les  autres,  les  femmes  s’en  ser- 
vent comme  les  hommes;  ils  ont  aussi  tous  l’usage  de  l’arc,  de  l’arbalète, 
et  on  prétend  que  les  Lapons  moscovites  lancent  un  javelot  avec  tant  de 
force  et  de  dextérité,  qu’ils  sont  sûrs  de  mettre  à trente  pas  dans  un  blanc 
de  la  largeur  d’un  écu,  et  qu’à  cet  éloignement  ils  perceraient  un  homme 
d’outre  en  outre;  ils  vont  tous  à la  chasse  de  l’hermine,  du  loup-cervier,  du 
renard,  de  la  marte,  pour  en  avoir  les  peaux,  et  ils  changent  ces  pelleteries 
contre  de  l’eau-dc-vie  et  du  tabac,  qu’ils  aiment  beaucoup.  Leur  nourriture 
est  du  poisson  sec,  de  la  chair  de  renne  ou  d’ours,  leur  pain  n’est  que  de  la 
farine  d’os  de  poisson  broyée  et  mêlée  avec  de  l’écorce  tendre  de  pin  ou  de 
bouleau;  la  plupart  ne  font  aucun  usage  du  sel  ; leur  boisson  est  de  l’huile  de 
baleine  et  de  l’eau,  dans  laquelle  ils  laissent  infuser  des  grains  de  genièvre. 
Ils  n’ont,  pour  ainsi  dire,  aucune  idée  de  religion  ni  d’un  Être  suprême;  la 


a.  Voyez  le  Recueil  des  voyages  du  Nord , 1716 , t.  I , page  1 30 , et  t.  III , page  6. 


uo 


VARIÉTÉS  DANS  L’ESPÈCE  HUMAINE. 

plupart  sont  idolâtres  et  tous  sont  très-superstitieux  ; ils  sont  plus  grossiers 
que  sauvages,  sans  courage,  sans  respect  pour  soi-même,  sans  pudeur  : ce 
peuple  abject  n’a  de  mœurs  qu’assez  pour  être  méprisé.  Ils  se  baignent  nus 
et  tous  ensemble,  filles  et  garçons,  mères  et  fils,  frères  et  sœurs,  et  ne  crai- 
gnent point  qu’on  les  voie  dans  cet  état;  en  sortant  de  ces  bains  extrême- 
ment chauds,  ils  vont  se  jeter  dans  une  rivière  très-froide.  Ils  offrent  aux 
étrangers  leurs  femmes  et  leurs  filles,  et  tiennent  à grand  honneur  qu’on 
veuille  bien  coucher  avec  elles  ; cette  coutume  est  également  établie  chez  les 
Samoïèdes,  les  Borandiens,  les  Lapons  et  les  Groenlandais.  Les  Lapones  sont 
habillées  l'hiver  de  peaux  de  rennes,  et  l’été  de  peaux  d’oiseaux  qu’elles  ont 
écorchés;  l’usage  du  linge  leur  est  inconnu.  Les  Zembliennes  ont  le  nez  et 
les  oreilles  percés  pour  porter  des  pendants  de  pierre  bleue;  elles  se  font 
aussi  des  raies  bleues  au  front  et  au  menton  ; leurs  maris  se  coupent  la 
barbe  en  rond  et  ne  portent  point  de  cheveux.  Les  Groenlandaises  s’habil- 
lent de  peaux  de  chien  de  mer;  elles  se  peignent  aussi  le  visage  de  bleu  et 
de  jaune,  et  portent  des  pendants  d’oreilles.  Tous  vivent  sous  terre  ou  dans 
des  cabanes  presque  entièrement  enterrées  et  couvertes  d’écorces  d’arbres 
ou  d’os  de  poisson  ; quelques-uns  font  des  tranchées  souterraines  pour  com- 
muniquer de  cabane  en  cabane  chez  leurs  voisins  pendant  l'hiver.  Une 
nuit  de  plusieurs  mois  les  oblige  à conserver  de  la  lumière  dans  ce  séjour 
par  des  espèces  de  lampes  qu’ils  entretiennent  avec  la  même  huile  de  baleine 
qui  leur  sert  de  boisson.  L’été  ils  ne  sont  guère  plus  à leur  aise  que  l’hiver, 
car  ils  sont  obligés  de  vivre  continuellement  dans  une  épaisse  fumée  : c’est 
le  seul  moyen  qu’ils  aient  imaginé  pour  se  garantir  de  la  piqûre  des  mou- 
cherons, plus  abondants  peut-être  dans  ce  climat  glacé  qu’ils  ne  le  sont  dans 
les  pays  les  plus  chauds.  Avec  cette  manière  de  vivre  si  dure  et  si  triste,  ils 
ne  sont  presque  jamais  malades  et  ils  parviennent  tous  à une  vieillesse 
extrême  : les  vieillards  sont  même  si  vigoureux  qu’on  a peine  à les  distin- 
guer d’avec  les  jeunes;  la  seule  incommodité  à laquelle  ils  soient  sujets,  et 
qui  est  fort  commune  parmi  eux,  est  la  cécité;  comme  ils  sont  continuelle- 
ment éblouis  par  l’éclat  de  la  neige  pendant  l’hiver,  l’automne  et  le  prin- 
temps, et  toujours  aveuglés  par  la  fumée  pendant  l’été,  la  plupart  perdent 
les  yeux  en  avançant  en  âge. 

Les  Samoïèdes,  les  Zembliens,  les  Borandiens,  les  Lapons,  les  Groenlan- 
dais et  les  sauvages  du  Nord  au-dessus  des  Esquimaux,  sont  donc  tous  des 
hommes  de  même  espèce1,  puisqu’ils  se  ressemblent  par  la  forme,  par  la 
taille,  par  la  couleur,  par  les  mœurs  et  même  par  la  bizarrerie  des  cou- 
tumes : celle  d’offrir  aux  étrangers  leurs  femmes  et  d’être  fort  flattés  qu’on 
veuille  bien  en  faire  usage  peut  venir  de  ce  qu’ils  connaissent  leur  propre 
difformité  et  la  laideur  de  leurs  femmes;  ils  trouvent  apparemment  moins 

1.  Le  mot  précis  serait  ici  : môme  race.  Les  diverses  races  d’hommes  ne  font  qu’une  seule 
et  même  espèce. 


VARIÉTÉS  DANS  L'ESPÈCE  HUMAINE. 


141 


laides  celles  que  les  étrangers  n’ont  pas  dédaignées.  Ce  qu’il  y a de  certain, 
c’est  que  cet  usage  est  général  chez  tous  ces  peuples,  qui  sont  cependant  fort 
éloignés  les  uns  des  autres  et  même  séparés  par  une  grande  mer,  et  qu’on  le 
retrouve  chez  lesTartares  de  Crimée,  chez  les  Calmoucks  et  plusieurs  autres 
peuples  de  Sibérie  et  de  Tartarie  qui  sont  presque  aussi  laids  que  ces  peu- 
ples du  Nord,  au  lieu  que  dans  toutes  les  nations  voisines,  comme  à la  Chine, 
en  Perse0,  où  les  femmes  sont  belles,  les  hommes  sont  jaloux  à l’excès. 

En  examinant  tous  les  peuples  voisins  de  cette  longue  bande  de  terre 
qu’occupe  la  race  lapone,  on  trouvera  qu’ils  n’ont  aucun  rapport  avec  cette 
race;  il  n’y  a que  les  Ostiaques  et  les  Tonguses  qui  leur  ressemblent  ; ces 
peuples  touchent  aux  Samoïèdes  du  côté  du  midi  et  du  sud-est.  Les 
Samoïèdes  et  les  Borandiens  ne  ressemblent  point  aux  Russiens;  les  Lapons 
ne  ressemblent  en  aucune  façon  aux  Finnois,  aux  Gotlis,  aux  Danois,  aux 
Norvégiens;  les  Groenlandais  sont  tout  aussi  différents  des  sauvages  du 
Canada  ; ces  autres  peuples  sont  grands,  bien  faits,  et  quoiqu’ils  soient  assez 
différents  entre  eux,  ils  le  sont  infiniment  plus  des  Lapons.  Mais  les  Ostia- 
ques semblent  être  des  Samoïèdes  un  peu  moins  laids  et  moins  raccourcis 
que  les  autres,  car  ils  sont  petits  et  mal  faits6  ; ils  vivent  de  poisson  ou  de 
viande  crue,  ils  mangent  la  chair  de  toutes  les  espèces  d’animaux  sans  aucun 
apprêt,  ils  boivent  plus  volontiers  du  sang  que  de  l’eau  ; ils  sont  pour  la 
plupart  idolâtres  et  errants,  comme  les  Lapons  et  les  Samoïèdes;  enfin  ils 
me  paraissent  faire  la  nuance  entre  la  race  lapone  et  la  race  tartare,  ou, 
pour  mieux  dire,  les  Lapons,  les  Samoïèdes,  les  Borandiens,  les  Zembliens, 
et  peut-être  les  Groenlandais  et  les  Pygmées  du  nord  de  l’Amérique  sont  des 
Tartares  dégénérés  autant  qu’il  est  possible  ; les  Ostiaques  sont  des  Tartares 
qui  ont  moins  dégénéré;  les  Tonguses  encore  moins  que  les  Ostiaques, 
parce  qu’ils  sont  moins  petits  et  moins  mal  faits,  quoique  tout  aussi  laids. 
Les  Samoïèdes  et  les  Lapons  sont  environ  sous  le  68  ou  69e  degré  de  latitude, 
mais  les  Ostiaques  et  les  Tonguses  habitent  sous  le  60e  degré  ; les  Tartares, 
qui  sont  au  55e  degré  le  long  du  Volga,  sont  grossiers,  stupides  et  brutaux; 
ils  ressemblent  aux  Tonguses,  qui  n’ont,  comme  eux,  presque  aucune  idée 
de  religion  : ils  ne  veulent  pour  femmes  que  des  filles  qui  ont  eu  commerce 
avec  d’autres  hommes. 

La  nation  tartare 1 , prise  en  général,  occupe  des  pays  immenses  en  Asie  ; 

a.  La  Boullaye  dit  qu’après  la  mort  des  femmes  du  Schah  l’on  ne  sait  où  elles  sont  enterrées, 
afin  de  lui  ôter  tout  sujet  de  jalousie,  de  même  que  les  anciens  Égyptiens  ne  voulaient  point 
faire  embaumer  leurs  femmes  que  quatre  ou  cinq  jours  après  leur  mort,  de  crainte  que  les  chi- 
rurgiens n’eussent  quelque  tentation.  Voyage  de  la  Boullaye,  page  110. 

b.  Voyez  le  Voyage  d’Evertisbrand'2,  pages  212,  217,  etc-,  et  les  nouveaux  Mémoires  sur  l'état 
de  la  Russie,  1725  , t.  I , page  270. 

1.  La  nation  Tartare  est,  pou*  Buffon , le  type  de  la  race  jaune  ou  asiatique,  de  la  race 
mongole  ou  mongolique  de  Blumenbach,  de  Cuvier,  etc.  ( Voyez  mon  Histoire  des  travaux  et  des 
idées  de  Ruffon.) 

2.  Everard  Ysbrantz. 


U 2 


VARIÉTÉS  DANS  L’ESPÈCE  HUMAINE. 

elle  est  répandue  dans  toute  l’étendue  de  terre  qui  est  depuis  la  Russie 
jusqu’à  Kamtchatka,  c’est-à-dire,  dans  un  espace  de  onze  ou  douze  cents 
lieues  en  longueur  sur  plus  de  sept  cent  cinquante  lieues  de  largeur,  ce  qui 
fait  un  terrain  plus  de  vingt  fois  plus  grand  que  celui  de  la  France.  Les  Tar- 
tares  bornent  la  Chine  du  côté  du  nord  et  de  l’ouest,  les  royaumes  de 
Boutan,  d’Ava,  l’empire  du  Mogol  et  celui  de  Perse  jusqu’à  la  mer  Caspienne 
du  côté  du  nord;  ils  se  sont  aussi  répandus  le  long  du  Yolga  et  de  la  côte 
occidentale  de  la  mer  Caspienne  jusqu’au  Daghestan;  ils  ont  pénétré  jus- 
qu’à la  côte  septentrionale  de  la  mer  Noire,  et  ils  se  sont  établis  dans  la 
Crimée  et  dans  la  petite  Tartarie,  près  de  la  Moldavie  et  de  l’Ukraine.  Tous 
ces  peuples  ont  le  haut  du  visage  fort  large  et  ridé,  même  dans  leur  jeu- 
nesse, le  nez  court  et  gros,  les  yeux  petits  et  enfoncés  a,  les  joue^  fort  éle- 
vées, le  bas  du  visage  étroit,  le  menton  long  et  avancé,  la  mâchoire  supé- 
rieure enfoncée , les  dents  longues  et  séparées , les  sourcils  gros  qui  leur 
couvrent  les  yeux,  les  paupières  épaisses,  la  face  plate,  le  teint  basané  et 
olivâtre,  les  cheveux  noirs;  ils  sont  de  stature  médiocre,  mais  très-forts  et 
très-robustes;  ils  n’ont  que  peu  de  barbe,  et  elle  est  par  petits  épis  comme 
celle  des  Chinois;  ils  ont  les  cuisses  grosses  et  les  jambes  courtes  : les  plus 
laids  de  tous  sont  les  Calmoucks,  dont  l’aspect  a quelque  chose  d’effroyable; 
ils  sont  tous  errants  et  vagabonds,  habitant  sous  des  tentes  de  toile,  de 
de  feutre,  de  peaux  ; ils  mangent  la  chair  de  cheval , de  chameau , etc. , 
crue  ou  un  peu  mortifiée  sous  la  selle  de  leurs  chevaux  ; ils  mangent  aussi 
du  poisson  desséché  au  soleil.  Leur  boisson  la  plus  ordinaire  est  du  lait  de 
jument  fermenté  avec  de  la  farine  de  millet;  ils  ont  presque  tous  la  tête 
rasée,  à l’exception  du  toupet  qu’ils  laissent  croître  assez  pour  en  faire  une 
tresse  de  chaque  côté  du  visage.  Les  femmes,  qui  sont  aussi  laides  que  les 
hommes,  portent  leurs  cheveux;  elles  les  tressent  et  y attachent  de  petites 
plaques  de  cuivre  et  d’autres  ornements  de  cette  espèce;  la  plupart  de  ces 
peuples  n’ont  aucune  religion,  aucune  retenue  dans  leurs  mœurs,  aucune 
décence  ; ils  sont  tous  voleurs , et  ceux  du  Daghestan  qui  sont  voisins  des 
pays  policés  font  un  grand  commerce  d’esclaves  et  d’hommes,  qu’ils  enlè- 
vent par  force  pour  les  vendre  ensuite  aux  Turcs  et  aux  Persans.  Leurs 
principales  richesses  consistent  en  chevaux  : il  y en  a peut-être  plus  en 
Tartarie  qu’en  aucun  autre  pays  du  monde.  Ces  peuples  se  font  une  habitude 
de  vivre  avec  leurs  chevaux,  ils  s’en  occupent  continuellement;  ils  les  dres- 
sent avec  tant  d’adresse  et  les  exercent  si  souvent,  qu’il  semble  que  ces 
animaux  n’aient  qu’un  même  esprit  avec  ceux  qui  les  manient , car  non- 
seulement  ils  obéissent  parfaitement  au  moindre  mouvement  de  la  bride, 
mais  ils  sentent , pour  ainsi  dire , l’intention  et  la  pensée  de  celui  qui 
les  monte. 

j 

a.  Voyez  les  Voyages  de  Rubruquis,  de  Marc  Paul,  de  Jean  Struys,  du  P.  Avril,  etc. 


143 


VARIÉTÉS  DANS  L’ESPÈCE  HUMAINE. 

Pour  connaître  les  différences  particulières  qui  se  trouvent  clans  cette 
race  tartare,  il  ne  faut  que  comparer  les  descriptions  que  les  voyageurs  ont 
faites  de  chacun  des  différents  peuples  qui  la  composent1.  Les  Calmoucks 
qui  habitent  dans  le  voisinage  de  la  mer  Caspienne,  entre  les  Moscovites  et 
les  grands Tartares , sont,  selon  Tavernier,  des  hommes  robustes,  mais  les 
plus  laids  et  les  plus  difformes  qui  soient  sous  le  ciel  ; ils  ont  le  visage  si 
plat  et  si  large  que  d’un  œil  à l'autre  il  y a l’espace  de  cinq  ou  six  doigts; 
leurs  yeux  sont  extraordinairement  petits,  et  le  peu  qu’ils  ont  de  nez  est 
si  plat  qu’on  n’y  voit  que  deux  trous  au  lieu  de  narines;  ils  ont  les  genoux 
tournés  en  dehors  et  les  pieds  en  dedans.  Les  Tartares  du  Daghestan  sont, 
après  les  Calmoucks,  les  plus  laids  de  tous  les  Tartares  ; les  petits  Tartares 
ou  Tartares  Nogais,  qui  habitent  près  de  la  mer  Noire,  sont  beaucoup  moins 
laids  que  les  Calmoucks,  mais  ils  ont  cependant  le  visage  large , les  yeux 
petits,  et  la  forme  du  corps  semblable  à celle  des  Calmoucks  ; et  on  peut 
croire  que  cette  race  de  petits  Tartares  a perdu  une  partie  de  sa  laideur, 
parce  qu’ils  se  sont  mêlés  avec  les  Circassiens,  les  Moldaves  et  les  autres 
peuples  dont  ils  sont  voisins.  Les  Tartares  Yagolistes  en  Sibérie  ont  le  visage 
large  comme  les  Calmoucks,  le  nez  court  et  gros,  les  yeux  petits,  et,  quoique 
leur  langage  soit  différent  de  celui  des  Calmoucks , ils  ont  tant  de  ressem- 
blance qu’on  doit  les  regarder  comme  étant  de  la  même  race.  Les  Tartares 
Bratski  sont,  selon  le  P.  Avril,  de  la  même  race  que  les  Calmoucks.  A 
mesure  qu’on  avance  vers  l’orient  dans  la  Tartarie  indépendante,  les  traits 
des  Tartares  se  radoucissent  un  peu , mais  les  caractères  essentiels  à leur 
race  restent  toujours;  et  enfin  les  Tartares  Mongoux,  qui  ont  conquis  la 
Chine,  et  qui  de  tous  ces  peuples  étaient  les  plus  policés,  sont  encore  aujour- 
d’hui ceux  qui  sont  les  moins  laids  et  les  moins  mal  faits;  ils  ont  cependant, 
comme  tous  les  autres,  les  yeux  petits,  le  visage  large  et  plat,  peu  de  barbe, 
mais  toujours  noire  ou  rousse  “,  le  nez  écrasé  et  court,  le  teint  basané, 
mais  moins  olivâtre.  Les  peuples  du  Thibet  et  des  autres  provinces  méridio- 
nales de  la  Tartarie  sont,  aussi  bien  que  les  Tartares  voisins  de  la  Chine, 
beaucoup  moins  laids  que  les  autres.  M.  Sanchez , premier  médecin  des 
armées  russiennes,  homme  distingué  par  son  mérite  et  par  l’étendue  de  ses 
connaissances,  a bien  voulu  me  communiquer  par  écrit  les  remarques  qu’il 
a faites  en  voyageant  en  Tartarie. 

Dans  les  années  173-5,  1736  et  1737,  il  a parcouru  l’Ukraine,  les  bords 
du  Don  jusqu’à  la  mer  de  Zabache  et  les  confins  du  Cuban  jusqu’à  Azoff;  il 
a traversé  les  déserts  qui  sont  entre  les  pays  de  Crimée  et  de  Backmut  ; il  a 

a Voyez  Palafox,  page  444. 

1.  Buffoii  indique  ici,  dans  un  cas  particulier,  son  procédé  général,  le  procédé  qu’il  emploie 
partout  dans  cette  Histoire  de  l’homme.  Il  compare  (et  compare  avec  une  sûreté  de  discernement 
merveilleuse)  les  descriptions  que  les  voyageurs  ont  faites  de  chacun  des  différents  peuples,  de 
chacune  des  diverses  races  qui  composent  l 'espèce  humaine , 


U'i  VARIÉTÉS  DANS  L’ESPÈCE  HUMAINE. 

vu  lesCalmoucks  qui  habitent,  sans  avoir  de  demeure  fixe,  depuis  le  royaume 
de  Cazan  jusqu’aux  bords  du  Don  ; il  a aussi  vu  les  Tartares  de  Crimée  et  de 
Nogai,  qui  errent  dans  les  déserts  qui  sont  entre  la  Crimée  et  l’Ukraine  , et 
aussi  les  Tartares  Kergissi  et  Tcheremissi , qui  sont  au  nord  d’Astracan, 
depuis  Je  50e  jusqu’au  60e  degré  de  latitude.  11  a observé  que  les  Tartares  de 
Crimée  et  de  la  province  de  Cuban  jusqu’à  Astracan  sont  de  taille  mé- 
diocre, qu’ils  ont  les  épaules  larges,  le  liane  étroit,  les  membres  nerveux, 
les  yeux  noirs  et  le  teint  basané;  les  Tartares  Kergissi  et  Tcheremissi  sont 
plus  petits  et  plus  trapus,  ils  sont  moins  agiles  et  plus  grossiers,  ils  ont  aussi 
les  yeux  noirs,  le  teint  basané,  le  visage  encore  plus  large  que  les  premiers. 
Il  observe  que  parmi  ces  Tartares  on  trouve  plusieurs  hommes  et  femmes 
qui  ne  leur  ressemblent  point  du  tout  ou  qui  ne  leur  ressemblent  qu’im- 
parfaitement , et  dont  quelques-uns  sont  aussi  blancs  que  les  Polonais. 
Comme  il  y a parmi  ces  nations  plusieurs  esclaves,  hommes  et  femmes, 
enlevés  en  Pologne  et  en  Russie,  que  leur  religion  leur  permet  la  polygamie 
et  la  multiplicité  des  concubines,  et  que  leurs  sultans  ou  murzas,  qui  sont 
les  nobles  de  ces  nations,  prennent  leurs  femmes  en  Circassie  et  en  Géorgie , 
les  enfants  qui  naissent  de  ces  alliances  sont  moins  laids  et  plus  blancs  que 
les  autres . Il  y a même  parmi  ces  Tartares  un  peuple  entier  dont  les  hommes 
et  les  femmes  sont  d’une  beauté  singulière  : ce  sont  les  Kabardinski. 
M.  Sanchez  dit  en  avoir  rencontré  trois  cents  à cheval  qui  venaient  au 
service  de  la  Russie,  et  il  assure  qu’il  n’a  jamais  vu  de  plus  beaux  hommes, 
et  d’une  figure  plus  noble  et  plus  mâle;  ils  ont  le  visage  beau,  frais  et  ver- 
meil, les  yeux  grands,  vifs  et  noirs,  la  taille  haute  et  bien  prise;  il  dit  que  le 
lieutenant  général  de  Serapikin,  qui  avait  demeuré  longtemps  en  Kabarda, 
lui  avait  assuré  que  les  femmes  étaient  aussi  belles  que  les  hommes;  mais 
cette  nation,  si  différente  des  Tartares  qui  l’environnent,  vient  originaire- 
ment de  l’Ukraine,  à ce  que  dit  M.  Sanchez,  et  a été  transportée  en  Kabarda 
il  y a environ  150  ans. 

Ce  sang  tartare  s’est  mêlé  d’un  côté  avec  les  Chinois  et  de  l’autre  avec  les 
Russes  orientaux;  et  ce  mélange  n’a  pas  fait  disparaître  en  entier  les  traits 
de  cette  race,  car  il  y a parmi  les  Moscovites  beaucoup  de  visages  tartares, 
et  quoique  en  général  cette  nation  soit  du  même  sang  que  les  autres  nations 
européennes,  on  y trouve  cependant  beaucoup  d’individus  qui  ont  la  forme 
du  corps  carrée,  les  cuisses  grosses  et  les  jambes  courtes  comme  les  Tar- 
tares; mais  les  Chinois  ne  sont  pas  à beaucoup  près  aussi  différents  des 
Tartares  que  le  sont  les  Moscovites,  et  il  n’est  pas  même  sûr  qu’ils  soient 
d’une  autre  race  ; la  seule  chose  qui  pourrait  le  faire  croire  , c’est  la  diffé- 
rence totale  du  naturel,  des  mœurs  et  des  coutumes  de  ces  deux  peuples. 
Les  Tartares  en  général  sont  naturellement  fiers,  belliqueux,  chasseurs; 
ils  aiment  la  fatigue,  l’indépendance;  ils  sont  durs  et  grossiers  jusqu’à  la 
brutalité.  Les  Chinois  ont  des  mœurs  tout  opposées;  ce  sont  des  peuples 


VARIÉTÉS  DANS  L’ESPÈCE  HUMAINE.  4 45 

mous,  pacifiques,  indolents,  superstitieux,  soumis,  dépendants  jusqu’à  l’es- 
clavage, cérémonieux,  complimenteurs  jusqu’à  la  fadeur  et  à l’excès;  mais 
si  on  les  compare  aux  Tartares  par  la  figure  et  par  les  traits , on  y trouvera 
des  caractères  d’une  ressemblance  non  équivoque. 

Les  Chinois,  selon  Jean  Hugon,  ont  les  membres  bien  proportionnés,  et 
sont  gros  et  gras  ; ils  ont  le  visage  large  et  rond,  les  yeux  petits,  les  sourcils 
grands,  les  paupières  élevées,  le  nez  petit  et  écrasé:  ils  n’ont  que  sept  ou 
huit  épis  de  barbe  noire  à chaque  lèvre,  et  fort  peu  au  menton  : ceux  qui 
habitent  les  provinces  méridionales  sont  plus  bruns  et  ont  le  teint  plus 
basané  que  les  autres;  ils  ressemblent  par  la  couleur  aux  peuples  de  la  Mau- 
ritanie et  aux  Espagnols  les  plus  basanés,  au  lieu  que  ceux  qui  habitent  les 
provinces  du  milieu  de  l’empire  sont  blancs  comme  les  Allemands.  Selon 
Dampier  et  quelques  autres  voyageurs,  les  Chinois  ne  sont  pas  tous  à beau- 
coup près  gros  et  gras,  mais  il  est  vrai  qu’ils  font  grand  cas  de  la  grosse 
taille  et  de  l’embonpoint.  Ce  voyageur  dit  même,  en  parlant  des  habitants 
de  l’ile  Saint-Jean  sur  les  côtes  de  la  Chine,  que  les  Chinois  sont  grands, 
droits  et  peu  chargés  de  graisse,  qu’ils  ont  le  visage  long  et  le  front  haut, 
les  yeux  petits,  le  nez  assez  large  et  élevé  dans  le  milieu , la  bouche  ni 
grande  ni  petite,  les  lèvres  assez  déliées,  le  teint  couleur  de  cendre,  les 
cheveux  noirs , qu’ils  ont  peu  de  barbe,  qu’ils  l’arrachent  et  n’en  laissent 
venir  que  quelques  poils  au  menton  et  à la  lèvre  supérieure.  Selon  Le  Gen- 
til , les  Chinois  n’ont  rien  de  choquant  dans  la  physionomie  ; ils  sont  natu- 
rellement blancs,  surtout  dans  les  provinces  septentrionales;  ceux  que  la 
nécessité  oblige  de  s’exposer  aux  ardeurs  du  soleil  sont  basanés , surtout 
dans  les  provinces  du  Midi;  ils  ont  en  général  les  yeux  petits  et  ovales , le 
nez  court,  la  taille  épaisse  et  d’une  hauteur  médiocre  : il  assure  que  les 
femmes  lont  tout  ce  qu’elles  peuvent  pour  faire  paraître  leurs  yeux  petits , 
et  que  les  jeunes  fdles  instruites  par  leur  mère  se  tirent  continuellement  les 
paupières  afin  d’avoir  les  yeux  petits  et  longs , ce  qui,  joint  à un  nez  écrasé 
et  à des  oreilles  longues,  larges,  ouvertes  et  pendantes,  les  rend  beautés 
parfaites  ; il  prétend  qu’elles  ont  le  teint  beau,  les  lèvres  fort  vermeilles,  la 
bouche  bien  faite,  les  cheveux  fort  noirs,  mais  que  l’usage  du  bétel  leur 
noircit  les  dents,  et  que  celui  du  fard  dont  elles  se  servent  leur  gâte  si  fort  la 
peau  qu’elles  paraissent  vieilles  avant  l’âge  de  trente  ans. 

Palafox  assure  que  les  Chinois  sont  plus  blancs  que  les  Tartares  orientaux 
leurs  voisins,  qu’ils  ont  aussi  moins  de  barbe,  mais  qu’au  reste  il  y a peu  de 
différence  entre  les  visages  de  ces  deux  nations  ; il  dit  qu’il  est  très-rare  de 
voir  à la  Chine  ou  aux  Philippines  des  yeux  bleus,  et  que  jamais  on  n’en  a 
vu  dans  ce  pays  qu’aux  Européens  ou  à des  personnes  nées  dans  ces  climats 
de  parents  européens. 

Inigo  de  Biervillas  prétend  que  les  femmes  chinoises  sont  mieux  faites 
que  les  hommes  : ceux-ci,  selon  lui,  ont  le  visage  large  et  le  teint  assez 
il.  10 


146 


VARIÉTÉS  DANS  L’ESPÈCE  HUMAINE. 

jaune,  le  nez  gros  et  fait  à peu  près  comme  une  nèfle,  et  pour  la  plupart 
écrasé,  la  taille  épaisse  à peu  près  comme  celle  des  Hollandais;  les  femmes, 
au  contraire,  ont  la  taille  dégagée,  quoiqu’elles  aient  presque  toutes  de  l'em- 
bonpoint, le  teint  et  la  peau  admirables,  les  yeux  les  plus  beaux  du  monde; 
mais  à la  vérité  il  y en  a peu , dit-il,  qui  aient  le  nez  bien  fait , parce  qu’on 
le  leur  écrase  dans  leur  jeunesse. 

Les  voyageurs  hollandais  s’accordent  tous  à dire  que  les  Chinois  ont,  en 
général,  le  visage  large,  les  yeux  petits,  le  nez  camus  et  presque  point  de 
barbe  ; que  ceux  qui  sont  nés  à Canton  et  tout  le  long  de  la  côte  méridio- 
nale sont  aussi  basanés  que  les  habitants  de  Fez  en  Afrique,  mais  que  ceux 
des  provinces  intérieures  sont  blancs  pour  la  plupart.  Si  nous  comparons 
maintenant  les  descriptions  de  tous  ces  voyageurs  que  nous  venons  de  citer 
avec  celles  que  nous  avons  faites  des  Tartares,  nous  ne  pourrons  guère  dou- 
ter que,  quoiqu’il  y ait  de  la  variété  dans  la  forme  du  visage  et  de  la  taille 
des  Chinois,  ils  n’aient  cependant  beaucoup  plus  de  rapport  avec  les  Tartares 
qu’avec  aucun  autre  peuple,  et  que  ces  différences  et  cette  variété  ne  vien- 
nent du  climat  et  du  mélange  des  races  : c’est  le  sentiment  de  Chardin. 

« Les  petits  Tartares,  dit  ce  voyageur,  ont  communément  la  taille  plus 
« petite  de  quatre  pouces  que  la  nôtre,  et  plus  grosse  à proportion  ; leur  teint 
« est  rouge  et  basané;  leurs  visages  sont  plats,  larges  et  carrés;  ils  ont  le 
« nez  écrasé  et  les  yeux  petits.  Or,  comme  ce  sont  là  tout  à fait  les  traits  des 
« habitants  de  la  Chine,  j’ai  trouvé,  après  avoir  bien  observé  la  chose  durant 
« mes  voyages,  qu’il  y a la  même  configuration  de  visage  et  de  taille  dans 
« tous  les  peuples  qui  sont  à l’orient  et  au  septentrion  de  la  mer  Caspienne 
« et  à l’orient  de  la  presqu’île  de  Malaca,  ce  qui  depuis  m’a  fait  croire  que 
« ces  divers  peuples  sortent  tous  d’une  même  souche,  quoiqu’il  paraisse  des 
« différences  dans  leur  teint  et  dans  leurs  mœurs,  car,  pour  ce  qui  est  du 
« teint,  la  différence  vient  de  la  qualité  du  climat  et  de  celle  des  aliments, 
« et  à l’égard  des  mœurs  la  différence  vient  aussi  de  la  nature  du  terroir 
« et  de  l’opulence  plus  ou  moins  grande a . » 

Le  père  Parennin,  qui,  comme  l’on  sait,  a demeuré  si  longtemps  à la 
Chine  et  en  a si  bien  observé  les  peuples  et  les  mœurs,  dit  que  les  voisins 
des  Chinois  du  côté  de  l’occident  depuis  le  Thibet  en  allant  au  nord  jusqu’à 
Chamo,  semblent  être  différents  des  Chinois  par  les  mœurs,  par  la  langue, 
par  les  traits  du  visage  et  par  la  configuration  extérieure;  que  ce  sont  gens 
ignorants,  grossiers  ^ fainéants,  défauts  rares  parmi  les  Chinois;  que,  quand 
il  vient  quelqu’un  de  ces  Tartares  à Pékin  et  qu’on  demande  aux  Chinois  la 
raison  de  cette  différence,  ils  disent  que  cela  vient  de  l’eau  et  de  la  terre, 
c’est-à-dire  de  la  nature  du  pays  qui  opère  ce  changement  sur  le  corps  et 
même  sur  l’esprit  des  habitants.  Il  ajoute  que  cela  paraît  encore  plus  vrai  à 
la  Chine  que  dans  tous  les  autres  pays  qu’il  ait  vus,  et  qu’il  se  souvient 

a.  Voyez  les  Voyages  de  Chardin.  Amsterdam . 1711 , t.  III , page  86. 


147 


VARIÉTÉS  DANS  L’ESPÈCE  HUMAINE. 

qu’ayant  suivi  l’empereur  jusqu’au  48e  degré  de  latitude  nord  dans  la  Tar- 
tarie,  il  y trouva  des  Chinois  de  Nankin  qui  s’y  étaient  établis , et  que  leurs 
enfants  y étaient  devenus  de  vrais  Mongoux,  ayant  la  tête  enfoncée  dans  les 
épaules,  les  jambes  cagneuses,  et  dans  tout  l’air  une  grossièreté  et  une  mal- 
propreté qui  rebutait.  (Voyez  la  Lettre  du  P.  Parennin,  datée  de  Pékin  le 
28  septembre  1735.  Recueil  xxiv  des  Lettres  édifiantes.) 

Les  Japonais  sont  assez  semblables  aux  Chinois  pour  qu’on  puisse  les 
regarder  comme  ne  faisant  qu’une  seule  et  même  race  d’hommes;  ils  son* 
seulement  plus  jaunes  ou  plus  bruns,  parce  qu’ils  habitent  un  climat  plut 
méridional;  en  général,  ils  sont  de  forte  complexion,  ils  ont  la  taille  ramas- 
sée, le  visage  large  et  plat,  le  nez  de  même,  les  yeux  petits  a , peu  de  barbe, 
les  cheveux  noirs  ; ils  sont  d’un  naturel  fort  altier,  aguerris,  adroits,  vigou- 
reux, civils  et  obligeants,  parlant  bien,  féconds  en  compliments,  mais  incon- 
stants et  fort  vains;  ils  supportent  avec  une  constance  admirable  la  faim,  la 
soif,  le  froid,  le  chaud,  les  veilles,  la  fatigue  et  toutes  les  incommodités  de 
la  vie,  de  laquelle  ils  ne  font  pas  grand  cas;  ils  se  servent,  comme  les  Chi- 
nois, de  petits  bâtons  pour  manger,  et  font  aussi  plusieurs  cérémonies  ou 
plutôt  plusieurs  grimaces  et  plusieurs  mines  fort  étranges  pendant  le  repas; 
ils  sont  laborieux  et  très-habiles  dans  les  arts  et  dans  tous  les  métiers;  ils 
ont,  en  un  mot,  à très-peu  près  le  même  naturel,  les  mêmes  mœurs  et  les 
mêmes  coutumes  que  les  Chinois. 

L’une  des  plus  bizarres,  et  qui  est  commune  à ces  deux  nations,  est  de 
rendre  les  pieds  des  femmes  si  petits,  qu’elles  ne  peuvent  presque  se  soute- 
nir. Quelques  voyageurs  disent  qu’à  la  Chine,  quand  une  tille  a passé  l’âge 
de  trois  ans,  on  lui  casse  le  pied,  en  sorte  que  les  doigts  sont  rabattus  sous 
la  plante,  qu’on  y applique  une  eau  forte  qui  brûle  les  chairs  et  qu’on  l'en- 
veloppe de  plusieurs  bandages  jusqu’à  ce  qu’il  ait  pris  son  pli;  ils  ajoutent 
que  les  femmes  ressentent  cette  douleur  pendant  toute  leur  vie,  quelles 
peuvent  à peine  marcher,  et  que  rien  n’est  plus  désagréable  que  leur 
démarche;  que  cependant  elles  souffrent  cette  incommodité  avec  joie,  et 
que,  comme  c’est  un  moyen  de  plaire,  elles  tâchent  de  se  rendre  le  pied  aussi 
petit  qu’il  leur  est  possible.  D’autres  voyageurs  ne  disent  pas  qu’on  leur 
casse  le  pied  dans  leur  enfance,  mais  seulement  qu’on  le  serre  avec  tant  de 
violence  qu’on  l’empêche  de  croître,  et  ils  conviennent  assez  unanimement 
qu’une  femme  de  condition,  ou  seulement  une  jolie  femme,  à la  Chine,  doit 
avoir  le  pied  assez  petit  pour  trouver  trop  aisée  la  pantoufle  d’un  enfant  de 
six  ans. 

Les  Japonais  et  les  Chinois  sont  donc  une  seule  et  même  race  d’hommes 
qui  se  sont  très-anciennement  civilisés  et  qui  diffèrent  des  Tartares  plus  par 
les  mœurs  que  par  la  figure.  La  bonté  du  terrain,  la  douceur  du  climat,  le 
voisinage  de  la  mer  ont  pu  contribuer  à rendre  ces  peuples  policés,  tandis 

a.  Voyez  les  Voyages  de  Jean  Struys.  Rouen , 1719 , 1. 1 , page  112. 


4 48  VARIÉTÉS  DANS  L’ESPÈCE  HUMAINE. 

que  les  Tartares,  éloignés  de  la  mer  et  du  commerce  des  autres  nations,  et 
séparés  des  autres  peuples  du  côté  du  midi  par  de  hautes  montagnes,  sont 
demeurés  errants  dans  leurs  vastes  déserts  sous  un  ciel  dont  la  rigueur, 
surtout  du  côté  du  nord,  ne  peut  être  supportée  que  par  des  hommes  durs 
et  grossiers.  Le  pays  d’Yeço,  qui  est  au  nord  du  Japon,  quoique  situé  sous 
un  climat  qui  devrait  être  tempéré,  est  cependant  très-froid,  très-stérile  et 
très-montueux  : aussi  les  habitants  de  cette  contrée  sont-ils  tout  différents 
des  Japonais  et  des  Chinois;  ils  sont  grossiers,  brutaux,  sans  mœurs,  sans 
arts  ; ils  ont  le  corps  court  et  gros,  les  cheveux  longs  et  hérissés,  les  yeux 
noirs,  le  front  plat,  le  teint  jaune,  mais  un  peu  moins  que  celui  des  Japonais; 
ils  sont  fort  velus  sur  le  corps  et  même  sur  le  visage  ; ils  vivent  comme  des 
sauvages  et  se  nourrissent  de  lard  de  haleine  et  d’huile  de  poisson  ; ils  sont 
très-paresseux,  très-malpropres  dans  leurs  vêtements  : les  enfants  vont 
presque  nus  ; les  femmes  n’ont  trouvé,  pour  se  parer,  d’autre  moyen  que 
de  se  peindre  de  bleu  les  sourcils  et  les  lèvres;  les  hommes  n’ont  d’autre 
plaisir  que  d’aller  à la  chasse  des  loups-marins,  des  ours,  des  élans,  des 
rennes,  et  à la  pêche  de  la  baleine  ; il  y en  a cependant  qui  ont  quelques 
coutumes  japonaises,  comme  celle  de  chanter  d’une  voix  tremblante  ; mais, 
en  général,  ils  ressemblent  plus  aux  Tartares  septentrionaux  ou  aux 
Samoïèdes  qu’aux  Japonais. 

Maintenant , si  l’on  examine  les  peuples  voisins  de  la  Chine  au  midi  et  à 
l’occident,  on  trouvera  que  les  Cochinchinois,  qui  habitent  un  pays  mon- 
tueux  et  plus  méridional  que  la  Chine,  sont  plus  basanés  et  plus  laids  que 
les  Chinois,  et  que  les  Tunquinois,  dont  le  pays  est  meilleur,  et  qui  vivent 
sous  un  climat  moins  chaud  que  les  Cochinchinois,  sont  mieux  faits  et  moins 
laids.  Selon  Dampier,  les  Tunquinois  sont,  en  général,  de  moyenne  taille; 
ils  ont  le  teint  basané  comme  les  Indiens,  mais  avec  cela  la  peau  si  belle  et 
si  unie  qu’on  peut  s’apercevoir  du  moindre  changement  qui  arrive  sur  leur 
visage  lorsqu’ils  pâlissent  ou  qu'ils  rougissent,  ce  qu’on  ne  peut  pas  recon- 
naître sur  le  visage  des  autres  Indiens.  Ils  ont  communément  le  visage  plat 
et  ovale,  le  nez  et  les  lèvres  assez  bien  proportionnés,  les  cheveux  noirs, 
longs  et  fort  épais  ; ils  se  rendent  les  dents  aussi  noires  qu’il  leur  est  pos- 
sible. Selon  les  Relations  qui  sont  à la  suite  des  Voyages  de  Tavernier, 
les  Tunquinois  sont  de  belle  taille  et  d’une  couleur  un  peu  olivâtre  ; ils  n’ont 
pas  le  nez  et  le  visage  si  plats  que  les  Chinois , et  ils  sont  en  général  mieux 
faits. 

Ces  peuples,  comme  l’on  voit,  ne  diffèrent  pas  beaucoup  des  Chinois  : ils 
ressemblent  par  la  couleur  à ceux  des  provinces  méridionales;  s’ils  sont 
plus  basanés,  c’est  parce  qu’ils  habitent  sous  un  climat  plus  chaud,  et  quoi- 
qu’ils aient  le  visage  moins  plat  et  le  nez  moins  écrasé  que  les  Chinois,  on 
peut  les  regarder  comme  des  peuples  de  même  origine. 

Il  en  est  de  même  des  Siamois,  des  Péguans,  des  habitants  d’Aracan,  de 


VARIÉTÉS  DANS  L’ESPÈCE  HUMAINE. 


149 


Laos,  etc.  : tous  ces  peuples  ont  les  traits  assez  ressemblants  à ceux  des  Chi- 
nois, et  quoiqu’ils  en  diffèrent  plus  ou  moins  par  la  couleur,  ils  ne  diffèrent 
cependant  pas  tant  des  Chinois  que  des  autres  Indiens.  Selon  La  Louhère,  les 
Siamois  sont  plutôt  petits  que  grands,  ils  ont  le  corps  bien  fait;  la  figure  de 
leur  visage  tient  moins  de  l’ovale  que  du  losange,  il  est  large  et  élevé  par 
le  haut  des  joues,  et  tout  d’un  coup  leur  front  se  rétrécit  et  se  termine 
autant  en  pointe  que  leur  menton;  ils  ont  les  yeux  petits  et  fendus  oblique- 
ment, le  blanc  de  l’œil  jaunâtre,  les  joues  creuses  parce  qu’elles  sont  trop 
élevées  par  le  haut,  la  bouche  grande,  les  lèvres  grosses  et  les  dents  noir- 
cies ; leur  teint  est  grossier  et  d’un  brun  mêlé  de  rouge,  d’autres  voyageurs 
disent  d’un  gris  cendré,  à quoi  le  haie  continuel  contribue  autant  que  la 
naissance;  ils  ont  le  nez  court  et  arrondi  par  le  bout,  les  oreilles  plus 
grandes  que  les  nôtres,  et  plus  elles  sont  grandes,  plus  ils  les  estiment.  Ce 
goût  pour  les  longues  oreilles  est  commun  à tous  les  peuples  de  l’Orient  ; 
mais  les  uns  tirent  leurs  oreilles  par  le  bas  pour  les  allonger,  sans  les  percer 
qu’autant  qu’il  le  faut  pour  y attacher  des  boucles  ; d’autres,  comme  au 
pays  de  Laos,  en  agrandissant  le  trou  si  prodigieusement  qu’on  pourrait 
presque  y passer  le  poing,  en  sorte  que  leurs  oreilles  descendent  jusque  sur 
les  épaules.  Pour  les  Siamois,  ils  ne  les  ont  qu’un  peu  plus  grandes  que  les 
nôtres,  et  c’est  naturellement  et  sans  artifice  ; leurs  cheveux  sont  gros, 
noirs  et  plats  : les  hommes  et  les  femmes  les  portent  si  courts  qu’ils  ne  leur 
descendent  qu’à  la  hauteur  des  oreilles  tout  autour  de  la  tête.  Ils  mettent 
sur  leurs  lèvres  une  pommade  parfumée  qui  les  fait  paraître  encore  plus 
pâles  qu’elles  ne  le  seraient  naturellement;  ils  ont  peu  de  barbe  et  ils  arra- 
chent le  peu  qu’ils  en  ont;  ils  ne  coupent  point  leurs  ongles,  etc.  Struys  dit 
que  les  femmes  siamoises  portent  des  pendants  d'oreilles  si  massifs  et  si 
pesants,  que  les  trous  où  ils  sont  attachés  deviennent  assez  grands  pour  y 
passer  le  pouce  ; il  ajoute  que  le  teint  des  hommes  et  des  femmes  est  basané, 
que  leur  taille  n’est  pas  avantageuse,  mais  qu’elle  est  bien  prise  et  dégagée, 
et  qu’en  général  les  Siamois  sont  doux  et  polis.  Selon  le  Père  Tachard,  les 
Siamois  sont  très-dispos  : ils  ont  parmi  eux  d’habiles  sauteurs  et  des  fai- 
seurs de  tours  d’équilibre  aussi  agiles  que  ceux  d’Europe;  il  dit  que  la  cou- 
tume de  se  noircir  les  dents  vient  de  l’idée  qu’ont  les  Siamois,  qu’il  ne  con- 
vient point  à des  hommes  d’avoir  les  dents  blanches  comme  les  animaux, 
que  c’est  pour  cela  qu’ils  se  les  noircissent  avec  une  espèce  de  vernis  qu’il 
faut  renouveler  de  temps  en  temps,  et  que,  quand  ils  appliquent  ce  vernis, 
ils  sont  obligés  de  se  passer  de  manger  pendant  quelques  jours,  afin  db 
donner  le  temps  à cette  drogue  de  s’attacher. 

Les  habitants  des  royaumes  de  Pégu,  d’Aracan,  ressemblent  assez  aux 
Siamois  et  ne  diffèrent  pas  beaucoup  des  Chinois  par  la  forme  du  corps,  ni 
par  la  physionomie  : ils  sont  seulement  plus  noirs  “;  ceux  d’Àracan  estiment 

a.  Vide  primam  partem  Indice  Orientalis  per  Pigafettam.  Francofurti,  1598  , page  IG. 


450 


VARIÉTÉS  DANS  L’ESPECE  HUMAINE. 

un  front  large  et  plat,  et  pour  le  rendre  tel,  ils  appliquent  une  plaque  de 
plomb  sur  le  front  des  enfants  qui  viennent  de  naître.  Ils  ont  les  narines 
larges  et  ouvertes,  les  yeux  petits  et  vifs,  et  les  oreilles  si  allongées  qu’elles 
leur  pendent  jusque  sur  les  épaules;  ils  mangent  sans  dégoût  des  souris, 
des  rats,  des  serpents  et  du  poisson  corrompu a . Les  femmes  y sont  passa- 
blement blanches,  et  portent  les  oreilles  aussi  allongées  que  celles  des 
hommes  b.  Les  peuples  d’Achen,  qui  sont  encore  plus  au  nord  que  ceux 
d’Aracan,  ont  aussi  le  visage  plat  et  la  couleur  olivâtre  ; ils  sont  grossiers  et 
laissent  aller  leurs  enfants  tout  nus  ; les  fdles  ont  seulement  une  plaque 
d’argent  sur  leurs  parties  naturelles.  (Voyez  le  Recueil  des  Voyages  de  la 
Compagnie  Hollandaise,  t.  IV,  p.  63,  et  le  Voyage  de  Mandelslo,  t.  II, 
p.  328.) 

Tous  ces  peuples,  comme  l’on  voit,  ne  diffèrent  pas  beaucoup  des  Chinois 
et  tiennent  encore  des  Tartares  les  petits  yeux,  le  visage  plat,  la  couleur 
olivâtre  ' ; mais,  en  descendant  vers  le  midi,  les  traits  commencent  à chan- 
ger d’une  manière  plus  sensible,  ou  du  moins  à se  diversifier.  Les  habitants 
de  la  presqu’île  de  Malaca2  et  de  l’île  de  Sumatra  sont  noirs,  petits,  vifs  et 
bien  proportionnés  dans  leur  petite  taille  ; ils  ont  même  l’air  fier,  quoiqu’ils 
soient  nus  de  la  ceinture  en  haut,  à l’exception  d’une  petite  écharpe  qu’ils 
portent  tantôt  sur  l'une  et  tantôt  sur  l’autre  épaule0 . Ils  sont  naturellement 
braves  et  même  redoutables  lorsqu’ils  ont  pris  de  l’opium,  dont  ils  font  sou- 
vent usage  et  qui  leur  cause  une  espèce  d’ivresse  furieuse d . Selon  Dampier, 
les  habitants  de  Sumatra  et  ceux  de  Malaca  sont  de  la  même  race;  ils  parlent 
à peu  près  la  même  langue  ; ils  ont  tous  l’humeur  fière  et  hautaine,  ils  ont 
la  taille  médiocre,  le  visage  long,  les  yeux  noirs,  le  nez  d’une  grandeur 
médiocre,  les  lèvres  minces  et  les  dents  noircies  par  le  fréquent  usage  du 
bétel e . Dans  l’île  de  Pugniatan  ou  Pissagan,  à seize  lieues  en  deçà  de  Suma- 
tra, les  naturels  sont  de  grande  taille  et  d’un  teint  jaune,  comme  celui  des 
Brésiliens  ; ils  portent  de  longs  cheveux  fort  lisses  et  vont  absolument  nus  f. 
Ceux  des  îles  Nicobar,  au  nord  de  Sumatra,  sont  d’une  couleur  basanée  et 
jaunâtre,  et  ils  vont  aussi  presque  nus» . Dampier  dit  que  les  naturels  de  ces 
îles  Nicobar  sont  grands  et  bien  proportionnés,  qu’ils  ont  le  visage  assez 
long,  les  cheveux  noirs  et  lisses,  et  le  nez  d’une  grandeur  médiocre;  que  les, 
femmes  n’ont  point  de  sourcils,  qu’apparemment  elles  se  les  arrachent,  etc. 

a.  Voyez  les  Voyages  de  Jean  Ovington.  Paris,  1725,  t.  II,  p.  274. 

b.  Voyez  le  Recueil  des  voyages  de  la  Comp.  Holl.  Amsterd  , 1702.  t.  VI,  p.  251. 

,c.  Voyez  les  Voyages  de Gherardini.  Paris,  1700,  p.  46  et  suiv. 

d.  Voyez  les  Lettres  édifiantes , Recueilli,  p.  60. 

e.  Voyez  les  Voyages  de  Guill.  Dampier.  Rouen , 1715  , t.  III , p.  156. 

f.  Voyez  le  Recueil  de  la  Comp.  de  Holl.  Amsterd. , 1702 , t.  I , p.  281 

g.  Voyez  les  Lettres  édifiantes  , Recueil  II,  p.  172. 

1.  Ce  sont  là  les  vrais  caractères  du  sang  tartare , ce  type  de  la  grande  race  jaune  ou  asia- 
tique. ( Voyez  la  note  1 de  la  page  141.  ) 

2.  Première  indication  de  la  race  malaie  de  Blumenbacli. 


VARIÉTÉS  DANS  L’ESPÈCE  HUMAINE.  15) 

Les  habitants  de  l’île  de  Sombrero  au  nord  de  Nicobar  sont  fort  noirs,  et  ité 
se  bigarrent  le  visage  de  diverses  couleurs,  comme  de  vert,  de  jaune,  etc. 
(Yoyez  Yïïistoire  générale  des  Voyages;  Paris,  1746,  t.  I,  p.  387.)  Ces 
peuples  de  Malaca,  de  Sumatra  et  des  petites  îles  voisines,  quoique  différents 
entre  eux,  le  sont  encore  plus  des  Chinois,  des  Tartares,  etc.,  et  semblent 
être  issus  d’une  autre  race 1 ; cependant  les  habitants  de  Java,  qui  sont  voi- 
sins de  Sumatra  et  de  Malaca,  ne  leur  ressemblent  point  et  sont  assez  sem- 
blables aux  Chinois,  à la  couleur  près,  qui  est,  comme  celle  des  Malais, 
rouge,  mêlée  de  noir  ; ils  sont  assez  semblables,  dit  Pigafetta a , aux  habitants 
du  Brésil  ; ils  sont  d’une  forte  complexion  et  d’une  taille  carrée;  ils  ne  sont 
ni  trop  grands,  ni  trop  petits,  mais  bien  musclés;  ils  ont  le  visage  plat*  les 
joues  pendantes  et  gonflées,  les  sourcils  gros  et  inclinés,  les  yeux  petits,  la 
barbe  noire  ; ils  en  ont  fort  peu  et  fort  peu  de  cheveux,  qui  sont  très-courts 
et  très-noirs.  Le  P.  Tachard  dit  que  ces  peuples  de  Java  sont  bien  faits  et 
robustes,  qu’ils  paraissent  vifs  et  résolus,  et  que  l’extrême  chaleur  du  climat 
les  oblige  à aller  presque  nus6 . Dans  les  Lettres  édifiantes,  on  trouve  que 
ces  habitants  de  Java  ne  sont  ni  noirs  ni  blancs,  mais  d’un  rouge  pourpré, 
et  qu’ils  sont  doux,  familiers  et  caressants c . François  Légat  rapporte  que 
les  femmes  de  Java,  qui  ne  sont  pas  exposées  comme  les  hommes  aux  grandes 
ardeurs  du  soleil,  sont  moins  basanées  qu’eux,  et  qu’elles  ont  le  visage  beau, 
le  sein  élevé  et  bien  fait,  le  teint  uni  et  beau,  quoique  brun,  la  main  belle, 
l’air  doux,  les  yeux  vifs,  le  rire  agréable,  et  qu’il  y en  a qui  dansent  fort 
joliment d . La  plus  grande  partie  des  voyageurs  hollandais  s’accordent  à dire 
que  les  habitants  naturels  de  cette  île,  dont  ils  sont  actuellement  les  posses- 
seurs et  les  maîtres,  sont  robustes,  bien  faits,  nerveux  et  bien  musclés; 
qu’ils  ont  le  visage  plat,  les  joues  larges  et  élevées,  de  grandes  paupières,  de 
petits  yeux,  les  mâchoires  grandes,  les  cheveux  longs,  le  teint  basané,  et 
qu’ils  n’ont  que  peu  de  barbe,  qu’ils  portent  les  cheveux  et  les  ongles  fort 
longs,  et  qu’ils  se  font  limer  les  dents e . Dans  une  petite  île  qui  est  en  face  de 
celle  de  Java,  les  femmes  ont  le  teint  basané,  les  yeux  petits,  la  bouche 
grande,  le  nez  écrasé,  les  cheveux  noirs  et  longs  f . Par  toutes  ces  relations, 
on  peut  juger  que  les  habitants  de  Java  ressemblent  beaucoup  aux  Tartares 
et  aux  Chinois,  tandis  que  les  Malais  et  les  peuples  de  Sumatra  et  des  petites 
îles  voisines  en  diffèrent  et  par  les  traits  et  par  la  forme  du  corps,  ce  qui  a 
pu  arriver  très-naturellement,  car  la  presqu’île  de  Malaca  et  les  îles  de 

a.  Vid.  Indice  Orientalis,  'partent  primant , p.  51. 

b.  Voyez  le  premier  ouvrage  du  P.  Tachard.  Paris,  1686,  p.  134. 

c.  Voyez  les  Lettres  édifiantes.  Recueil XVI,  p.  13. 

d.  Voyez  les  Voyages  de  François  Légat.  Amsterd.,  1708  , t.  II , p.  130. 

e.  Voyez  le  Recueil  des  voyages  de  la  Comp.  de  Holl.  Amsterd  , 1702,  t.  I,  p.  392.  Voyez 
aussi  les  Voyages  de  Mandelslo , t.  II,  p.  344. 

f.  Voyez  les  Voyages  de  Le  Gentil.  Paris,  1725 , t.  III,  p.  92. 

1.  Voyez  la  note  2 de  la  page  précédente. 


152  VARIÉTÉS  DANS  L’ESPECE  HUMAINE. 

Sumatra  et  de  Java,  aussi  bien  que  toutes  les  autres  îles  de  l’Archipel  indien, 
doivent  avoir  été  peuplées  par  les  nations  des  continents  voisins  et  même 
par  les  Européens,  qui  s’y  sont  habitués  depuis  plus  de  deux  cent  cinquante 
ans,  ce  qui  fait  qu’on  doit  y trouver  une  très-grande  variété  dans  les  hommes, 
soit  pour  les  traits  du  visage  et  la  couleur  de  la  peau , soit  pour  la  forme  du 
corps  et  la  proportion  des  membres;  par  exemple,  il  y a dans  cette  île  de 
Java  une  nation  qu’on  appelle  Chacrelas  ',  qui  est  toute  différente  non-seule- 
ment des  autres  habitants  de  cette  île,  mais  même  de  tous  les  autres  Indiens. 
Ces  Chacrelas  sont  blancs  et  blonds;  ils  ont  les  yeux  faibles  et  ne  peuvent 
supporter  le  grand  jour  ; au  contraire,  ils  voient  bien  la  nuit  : le  jour  ils 
marchent  les  yeux  baissés  et  presque  fermés  “ . Tous  les  habitants  des  îles 
Moluques  sont,  selon  François  Pyrard,  semblables  à ceux  de  Sumatra  et  de 
Java  pour  les  mœurs,  la  façon  de  vivre,  les  armes,  les  habits,  le  langage,  la 
couleur,  etc.6.  Selon  Mandelslo,  les  hommes  des  Moluques  sont  plutôt 
noirs  que  basanés,  et  les  femmes  le  sont  moins  ; ils  ont  tous  les  cheveux 
noirs  et  lisses,  les  yeux  gros,  les  sourcils  et  les  paupières  larges,  le  corps  fort 
et  robuste;  ils  sont  adroits  et  agiles,  ils  vivent  longtemps,  quoique  leurs 
cheveux  deviennent  blancs  de  bonne  heure.  Ce  voyageur  dit  aussi  que 
chaque  île  a son  langage  particulier,  et  qu’on  doit  croire  qu’elles  ont  été 
peuplées  par  différentes  nations c.  Selon  lui,  les  habitants  de  Bornéo  et  de 
Baly  ont  le  teint  plutôt  noir  que  basané  d-,  mais,  selon  les  autres  voyageurs, 
ils  sont  seulement  bruns  comme  les  autres  Indiens e . Gemelli-Careri  dit  que 
les  habitants  de  Ternate  sont  de  la  même  couleur  que  les  Malais,  c’est-à-dire 
un  peu  plus  bruns  que  ceux  des  Philippines  ; que  leur  physionomie  est  belle, 
que  les  hommes  sont  mieux  faits  que  les  femmes,  et  que  les  uns  et  les  autres 
ont  grand  soin  de  leurs  cheveux  f.  Les  voyageurs  hollandais  rapportent  que 
les  naturels  de  l’île  de  Banda  vivent  fort  longtemps  et  qu’ils  y ont  vu  un 
homme  âgé  de  130  ans  et  plusieurs  autres  qui  approchaient  de  cet  âge; 
qu’en  général  ces  insulaires  sont  fort  fainéants,  que  les  hommes  ne  font  que 
se  promener  et  que  ce  sont  les  femmes  qui  travaillent  ».  Selon  Dampier,  les 
naturels  originaires  de  l’île  de  Timor,  qui  est  l’une  des  plus  voisines  de  la 
Nouvelle-Hollande,  ont  la  taille  médiocre,  le  corps  droit,  les  membres 

a.  Voyez  les  Voyages  de  François  Légat.  AmstercL. , 1708,  t.  II,  p.  137. 

b.  Voyez  les  Voyages  de  François  Pyrard.  Paris,  16J9,  t.  II,  p.  178. 

c.  Voyez  les  Voyages  de  Mandelslo,  t.  II , p.  378. 

d.  Voyez  ibid,  t.  II,  p.  3(33  et  366. 

e.  Voyez  le  Recueil  des  Voyages  de  la  Comp.  de  Holl. , t.  II , p.  120. 

f.  Voyez  les  Voyages  de  Gemelli-Careri , t.  V,  p.  224. 

g.  Voyez  le  Recueil  des  Voyages  de  la  Comp.  de  Holl. , 1. 1,  p.  566. 

1.  Chacrelas  ou  Albinos.  L’ albinisme  n’est  point  un  caractère  de  race  ; c’est  une  maladie  de 
la  peau.  11  y a des  albinos  dans  toutes  les  races  : dans  la  race  jaune,  ce  sont  les  chacrelas  de 
Java;  dans  la  race  noire,  ce  sont  les  albinos  proprement  dits,  les  nègres-blancs  ; il  y a des 
albinos  dans  la  race  blanche  elle-même,  etc.  (Voyez,  plus  loin,  Y Addition  de  Buffon  sur  les 
Blafards  et  Nègres-blancs.  ) 


VARIÉTÉS  DANS  L’ESPÈCE  HUMAINE. 


153 


déliés,  le  visage  long,  les  cheveux  noirs  et  pointus,  et  la  peau  fort  noire;  ils 
sont  adroits  et  agiles,  mais  paresseux  au  suprême  degré® . Il  dit  cependant 
que,  dans  la  même  île,  les  habitants  de  la  baie  de  Laphao  sont  pour  la  plu- 
part basanés  et  de  couleur  de  cuivre  jaune,  et  qu’ils  ont  les  cheveux  noirs  et 
tout  plats*. 

Si  l’on  remonte  vers  le  nord,  on  trouve  Manille  et  les  autres  îles  Phi- 
lippines, dont  le  peuple  est  peut-être  le  plus  mêlé  de  l’univers,  par  les 
alliances  qu’ont  faites  ensemble  les  Espagnols,  les  Indiens,  les  Chinois  , les 
Malabares,  les  Noirs,  etc.  Ces  Noirs,  qui  vivent  dans  les  rochers  et  les  bois 
de  cette  île,  diffèrent  entièrement  des  autres  habitants;  quelques-uns  ont 
les  cheveux  crépus,  comme  les  nègres  d’Angola,  les  autres  les  ont  longs; 
la  couleur  de  leur  visage  est  comme  celle  des  autres  nègres  : quelques-uns 
sont  un  peu  moins  noirs  ; on  en  a vu  plusieurs  parmi  eux  qui  avaient  des 
queues  longues  de  quatre  ou  cinq  pouces1,  comme  les  insulaires  dont  parle 
Ptolomée.  (Voyez  les  Voyages  de  Gemelli-Careri.  Paris,  1719,  t.  V,  p.  G8.) 
Ce  voyageur  ajoute  que  des  jésuites,  très-dignes  de  foi,  lui  ont  assuré  que 
dans  l'ile  de  Mindoro,  voisine  de  Manille , il  y a une  race  d’hommes  appelés 
Manghiens,  qui  tous  ont  des  queues  de  quatre  ou  cinq  pouces  de  longueur, 
et  même  que  quelques-uns  de  ces  hommes  à queue  avaient  embrassé  la  foi 
catholique  (voyez  ici.,  t.  V,  p.  92) , et  que  ces  Manghiens  ont  le  visage  de 
couleur  olivâtre  et  les  cheveux  longs  (voyez  id. , t.  V,  p.  298).  Dampier 
dit  que  les  habitants  de  File  de  Mindanao,  qui  est  une  des  principales  et  des 
plus  méridionales  des  Philippines,  sont  de  taille  médiocre,  qu’ils  ont  les 
membres  petits,  le  corps  droit  et  la  tête  menue,  le  visage  ovale,  le  front  plat, 
les  yeux  noirs  et  peu  fendus,  le  nez  court,  la  bouche  assez  grande,  les  lèvres 
petites  et  rouges,  les  dents  noires  et  fort  saines , les  cheveux  noirs  et  lisses , 
le  teint  tanné,  mais  tirant  plus  sur  le  jaune  clair  que  celui  de  certains  autres 
Indiens;  que  les  femmes  ont  le  teint  plus  clair  que  les  hommes;  qu’elles 
sont  aussi  mieux  faites,  qu’elles  ont  le  visage  plus  long,  et  que  leurs  traits 
sont  assez  réguliers,  si  ce  n’est  que  leur  nez  est  lort  court  et  tout  à fait  plat 
entre  les  yeux  ; qu’elles  ont  les  membres  très-petits,  les  cheveux  noirs  et 
longs , et  que  les  hommes  en  général  sont  spirituels  et  agiles,  mais  fainéants 
et  larrons.  On  trouve  dans  les  Lettres  édifiantes  que  les  habitants  des  Phi- 
lippines ressemblent  aux  Malais,  qui  ont  autrefois  conquis  ces  îles  ; qu’ils 
ont,  comme  eux,  le  nez  petit,  les  yeux  grands,  la  couleur  olivâtre-jaune,  et 
que  leurs  coutumes  et  leurs  langues  sont  à peu  près  les  mêmes  0 . 

Au  nord  de  Manille  on  trouve  File  Formose , qui  n’est  pas  éloignée  de  la 


а.  Voyez  les  Voyages  de  Dampier.  Rouen,  1715,  t.  V,  p.  631. 

б.  Voyez  ibid,  t.  I,  p.  52. 

c.  Voyez  les  Lettres  édifiantes , Recueil  II,  p.  140. 

1.  Plusieurs  voyageurs  disent  avoir  vu  des  hommes  à queue.  Aucun  anatomiste  n’en  a vu. 
Le  nombre  des  vertèbres  est  fixe  dans  chaque  espèce. 


154 


VARIÉTÉS  DANS  L’ESPÈCE  HUMAINE. 

côte  de  la  province  de  Fokien  à la  Chine  ; ces  insulaires  ne  ressemblent  cepen- 
dant pas  aux  Chinois.  Selon  Struys,  les  hommes  y sont  de  petite  taille,  par- 
ticulièrement ceux  qui  habitent  les  montagnes  : la  plupart  ont  le  visage 
large  ; les  femmes  ont  les  mamelles  grosses  et  pleines,  et  de  la  barbe  comme 
les  hommes;  elles  ont  les  oreilles  fort  longues,  et  elles  en  augmentent  encore 
la  longueur  par  certaines  grosses  coquilles  qui  leur  servent  de  pendants  : 
elles  ont  les  cheveux  fort  noirs  et  fort  longs,  le  teint  jaune-noir  : il  y en  a 
aussi  de  jaunes-blanches  et  de  tout  à fait  jaunes  ; ces  peuples  sont  fort  fai- 
néants; leurs  armes  sont  le  javelot  et  l’arc  dont  ils  tirent  très-bien  ; ils  sont 
aussi  excellents  nageurs,  et  ils  courent  avec  une  vitesse  incroyable.  C’est 
dans  cette  île  où  1 Struys  dit  avoir  vu  de  ses  propres  yeux  un  homme  qui 
avait  une  queue  longue  de  plus  d’un  pied,  toute  couverte  d’un  poil  roux , 
et  fort  semblable  à celle  d’un  bœuf;  cet  homme  à queue  assurait  que  ce 
défaut,  si  c’en  était  un,  venait  du  climat,  et  que  tous  ceux  de  la  partie  méri- 
dionale de  cette  île  avaient  des  queues  comme  lui  a,  Je  ne  sais  si  ce  que  dit 
Struys  des  habitants  de  cette  île  mérite  une  entière  confiance , et  surtout 
si  le  dernier  fait  est  vrai;  il  me  paraît  au  moins  exagéré  et  différent  de 
ce  qu’ont  dit  les  autres  voyageurs  au  sujet  de  ces  hommes  à queue,  et 
même  de  ce  qu’en  ont  dit  Ptolomée , que  j’ai  cité  ci-dessus , et  Marc  Paul , 
dans  sa  description  géographique  imprimée  à Paris  en  1556  , où  il  rapporte 
que  dans  le  royaume  de  Lamhry  il  y a des  hommes  qui  ont  des  queues  de  la 
longueur  de  la  main,  qui  vivent  dans  les  montagnes.  Il  paraît  que  Struys 
s’appuie  de  l’autorité  de  Marc  Paul , comme  Gemelli-Careri  de  celle  de 
Ptolomée,  et  la  queue  qu’il  dit  avoir  vue  est  fort  différente  pour  les  dimen- 
sions de  celles  que  les  autres  voyageurs  donnent  aux  Noirs  de  Manille,  aux 
habitants  de  Lamhry,  etc.  L’éditeur  des  Mémoires  de  Plasmanasar  sur  l’île 
de  Formose  ne  parle  point  de  ces  hommes  extraordinaires  et  si  différents 
des  autres;  il  dit  même  que,  quoiqu’il  fasse  fort  chaud  dans  cette  île,  les 
femmes  y sont  fort  belles  et  fort  blanches , surtout  celles  qui  ne  sont  pas 
obligées  de  s’exposer  aux  ardeurs  du  soleil  ; qu’elles  ont  un  grand  soin  de 
se  laver  avec  certaines  eaux  préparées  pour  se  conserver  le  teint  ; qu’elles 
ont  le  même  soin  de  leurs  dents,  qu’elles  tiennent  blanches  autant  qu’elles 
le  peuvent  , au  lieu  que  les  Chinois  et  les  Japonais  les  ont  noires  par  l’usage 
du  bétel;  que  les  hommes  ne  sont  point  de  grande  taille,  mais  qu’ils  ont 
en  grosseur  ce  qui  leur  manque  en  grandeur  ; qu’ils  sont  communément 
vigoureux,  infatigables,  bons  soldats,  fort  adroits,  etc.  b.  Les  voyageurs 
hollandais  ne  s’accordent  point,  avec  ceux  que  je  viens  de  citer,  au  sujet 
des  habitants  de  Formose  : Mandelslo,  aussi  bien  que  ceux  dont  les  relations 

fl.  Voyez  les  Voyages  de  Jean  Struys.  Rouen,  1719,  t.  1 , p.  100. 

b.  Voyez  la  Description  de  Vile  Formose , dressée  sur  les  Mémoires  de  George  Plasmanasar, 
parle  sieur  N.  F.  D.  B.  R.  Amsterd. , 1705,  p.  103  et  suiv. 

1.  C'est  dans  cette  île  où.  . (Voyez  la  note  de  la  page  26  du  Ier  volume.) 


VARIÉTÉS  DANS  L’ESPÈCE  HUMAINE.  155- 

ont  été  publiées  dans  le  Recueil  des  voyages  qui  ont  servi  à l’établissement 
de  la  Compagnie  des  Indes  de  Hollande , disent  que  ces  insulaires  sont  fort 
grands  et  beaucoup  plus  hauts  de  taille  que  les  Européens  ; que  la  couleur 
de  leur  peau  est  entre  le  blanc  et  le  noir,  ou  d’un  brun  tirant  sur  le  noir; 
qu’ils  ont  le  corps  velu  ; que  les  femmes  y sont  de  petite  taille,  mais  qu’elles 
sont  robustes,  grasses  et  assez  bien  faites.  La  plupart  des  écrivains  qui  ont 
parlé  de  l’île  Formose  n’ont  donc  fait  aucune  mention  de  ces  hommes  à 
queue,  et  ils  diffèrent  beaucoup  entre  eux  dans  la  description  qu’ils  donnent 
de  la  forme  et  des  traits  de  ces  insulaires,  mais  ils  semblent  s’accorder  sur 
un  fait  qui  n’est  peut-être  pas  moins  extraordinaire  que  le  premier  : c’est 
que  dans  cette  île  il  n’est  pas  permis  aux  femmes  d’accoucher  avant  trente- 
cinq  ans,  quoiqu’il  leur  soit  libre  de  se  marier  longtemps  avant  cet  âge. 
Rechteren  parle  de  cette  coutume  dans  les  termes  suivants  : « D’abord  que 
« les  femmes  sont  mariées,  elles  ne  mettent  point  d’enfants  au  monde,  il 
«faut  au  moins  pour  cela  qu'elles  aient  35  ou  37  ans;  quand  elles  sont 
« grosses,  leurs  prêtresses  vont  leur  fouler  le  ventre  avec  les  pieds  s’il  le 
« faut,  et  les  font  avorter  avec  autant  ou  plus  de  douleur  qu’elles  n’en  souf- 
« friraient  en  accouchant  : ce  serait  non-seulement  une  honte , mais  même 
« un  gros  péché  de  laisser  venir  un  enfant  avant  l’âge  prescrit.  J’en  ai  vu 
« qui  avaient  déjà  fait  quinze  ou  seize  fois  périr  leur  fruit , et  qui  étaient 
« grosses  pour  la  dix-septième  fois,  lorsqu’il  leur  était  permis  de  mettre  un 
« enfant  au  monde  “ . » 

Les  îles  Marianes  ou  des  Larrons,  qui  sont , comme  l’on  sait,  les  îles  les 
plus  éloignées  du  côté  de  l’orient,  et,  pour  ainsi  dire,  les  dernières  terres 
de  notre  hémisphère,  sont  peuplées  d’hommes  très-grossiers.  Le  P.  Gobien 
dit  qu’avant  l’arrivée  des  Européens  ils  n’avaient  jamais  vu  de  feu,  que  cet 
élément  si  nécessaire  leur  était  entièrement  inconnu,  qu’ils  ne  furent  jamais 
si  surpris  que  quand  ils  en  virent  pour  la  première  fois,  lorsque  Magellan 
descendit  dans  l’une  de  leurs  îles:  ils  ont  le  teint  basané,  mais  cependant 
moins  brun  et  plus  clair  que  celui  des  habitants  des  Philippines;  ils  sont 
plus  forts  et  plus  robustes  que  les  Européens;  leur  taille  est  haute,  et  leur 
corps  est  bien  proportionné  ; quoiqu’ils  ne  se  nourrissent  que  de  racines, 
de  fruits  et  de  poisson,  ils  ont  tant  d’embonpoint  qu’ils  en  paraissent 
enflés , mais  cet  embonpoint  ne  les  empêche  pas  d’être  souples  et  agiles. 
Ils  vivent  longtemps,  et  ce  n’est  pas  une  chose  extraordinaire  que  de  voir 
chez  eux  des  personnes  âgées  de  cent  ans , et  cela  sans  avoir  jamais  été 
malades6.  Gemelli-Careri  dit  que  les  habitants  de  ces  îles  sont  tous  d’une 
figure  gigantesque , d’une  grosse  corpulence  et  d’une  grande  force  ; 
qu’ils  peuvent  aisément  lever  sur  leurs  épaules  un  poids  de  cinq  cents 

a.  Voyez  les  Voyages  de  Rechteren  dans  le  Recueil  des  voyages  de  la  Comp.  Hollandaise, 
t.  V,  p.  96. 

I.  Voyez  l'Histoire  des  îles  Marianes , par  le  P.  Charles  le  Gohien,  1700. 


436  VARIÉTÉS  DANS  L’ESPÈCE  HUMAINE. 

livres  a.  Ils  ont  pour  la  plupart  les  cheveux  crépus  b,  le  nez  gros,  de  grands 
yeux  et  la  couleur  du  visage  comme  les  Indiens.  Les  habitants  de  Guan , 
l’une  de  ces  Iles,  ont  les  cheveux  noirs  et  longs,  les  yeux  ni  trop  gros  ni 
trop  petits,  le  nez  grand,  les  lèvres  grosses,  les  dents  assez  blanches,  le 
visage  long,  l’air  féroce;  ils  sont  très-robustes  et  d’une  taille  fort  avanta- 
geuse : on  dit  même  qu’ils  ont  jusqu’à  sept  pieds  de  hauteur  e. 

Au  midi  des  îles  Marianes  et  à l’orient  des  îles  Moluques,  on  trouve  la 
terre  des  Papous  1 et  la  Nouvelle-Guinée,  qui  paraissent  être  les  parties  les 
plus  méridionales  des  terres  australes.  Selon  Argensola , ces  Papous  sont 
noirs  comme  les  Cafres;  ils  ont  les  cheveux  crépus,  le  visage  maigre  et  fort 
désagréable , et  parmi  ce  peuple  si  noir  on  trouve  quelques  gens  qui  sont 
aussi  blancs  et  aussi  blonds  que  les  Allemands;  ces  blancs  ont  les  yeux  très- 
faibles  et  très-délicats  d 2.  On  trouve  dans  la  relation  de  la  navigation  aus- 
trale de  Le  Maire  une  description  des  habitants  de  cette  contrée , dont  je 
vais  rapporter  les  principaux  traits.  Selon  ce  voyageur,  ces  peuples  sont 
fort  noirs,  sauvages  et  brutaux;  ils  portent  des  anneaux  aux  deux  oreilles, 
aux  deux  narines,  et  quelquefois  aussi  à la  cloison  du  nez,  et  des  bracelets 
de  nacre  de  perle  au-dessus  des  coudes  et  aux  poignets,  et  ils  se  couvrent  la 
tête  d’un  bonnet  d’écorce  d’arbre  peinte  de  différentes  couleurs  ; ils  sont 
puissants  et  bien  proportionnés  dans  leur  taille  ; ils  ont  les  dents  noires,  assez 
de  barbe,  et  les  cheveux  noirs,  courts  et  crépus,  qui  n’approchent  cependant 
pas  autant  de  la  laine  que  ceux  des  nègres  ; ils  sont  agiles  à la  course,  ils  se 
servent  de  massues  et  de  lances,  de  sabres  et  d’autres  armes  faites  de  bois 
dur,  l’usage  du  fer  leur  étant  inconnu;  ils  se  servent  aussi  de  leurs  dents 
comme  d’armes  offensives,  et  mordent  comme  les  chiens.  Ils  mangent  du 
bétel  et  du  piment  mêlé  avec  de  la  chaux  , qui  leur  sert  aussi  à poudrer 
leur  barbe  et  leurs  cheveux.  Les  femmes  sont  affreuses,  elles  ont  de  lon- 
gues mamelles  qui  leur  tombent  sur  le  nombril,  le  ventre  extrêmement 
gros,  les  jambes  fort  menues,  les  bras  de  même,  des  physionomies  de  singe, 
de  vilains  traits  % etc.  Dampier  dit  que  les  habitants  de  l’île  Sabala  dans  la 
Nouvelle-Guinée  sont  une  sorte  d’indiens  fort  basanés,  qui  ont  les  cheveux 
noirs  et  longs,  et  qui  par  les  manières  ne  diffèrent  pas  beaucoup  de  ceux  de 
l’île  Mindanao  et  des  autres  naturels  de  ces  îles  orientales;  mais  qu’outre 

a.  Voyez  les  Voyages  de  Gemelli-Careri,  t.  V,  p.  298. 

b.  Voyez  les  Lettres  édifiantes , Recueil  XVIII , p.  198. 

c.  Voyez  les  Voyages  de  Dampier,  1. 1,  p.  378.  Voyez  aussi  le  Voyage  autour  du  monde  de 
Cowley. 

d.  Voyez  l’Histoire  delà  conquête  des  îles  Moluques.  Amsterd.,  1706,  t.  I,  p.  148. 

e.  Voyez  la  Navigation  australe  de  Jacques  Le  Maire,  t.  IV  du  Recueil  des  voyages  qui  ont 
servi  à l’établissement  de  la  Compagnie  des  Indes  de  Hollande , p.  648. 

1.  « Les  Papous  sont-ils  des  nègres  anciennement  égarés  sur  la  mer  des  Indes?»  (Cuvier  : 
Règne  animal,  t.  I,  p.  84.) 

2.  Voyez  la  note  de  la  page  152. 


VARIÉTÉS  DANS  L’ESPÈCE  HUMAINE. 


4 57 


ceux-là,  qui  paraissent  être  les  principaux  de  l'ile,  il  y a aussi  des  nègres,  et 
que  ces  nègres  de  la  Nouvelle-Guinée  ont  les  cheveux  crépus  et  cotonnés  a; 
que  les  habitants  d’une  autre  île  qu’il  appelle  Garret-Denys,  sont  noirs  , 
vigoureux  et  bien  taillés  ; qu’ils  ont  la  tète  grosse  et  ronde,  les  cheveux  frisés 
et  courts;  qu’ils  les  coupent  de  différentes  manières  et  les  teignent  aussi  de 
différentes  couleurs  : de  rouge,  de  blanc,  de  jaune  ; qu’ils  ont  le  visage 
rond  et  large  avec  un  gros  nez  plat:  que  cependant  leur  physionomie  11e 
serait  pas  absolument  désagréable  s’ils  ne  se  défiguraient  pas  le  visage  par 
une  espèce  de  cheville  de  la  grosseur  du  doigt  et  longue  de  quatre  pouces, 
dont  ils  traversent  les  deux  narines,  en  sorte  que  les  deux  bouts  touchent 
à l’os  des  joues,  qu'il  ne  paraît  qu’un  petit  brin  de  nez  autour  de  ce  bel 
ornement,  et  qu’ils  ont  aussi  de  gros  trous  aux  oreilles  où  ils  mettent  des 
chevilles  comme  au  nez  b. 

Les  habitants  de  la  côte  de  la  Nouvelle-Hollande,  qui  est  à 16  degrés 
15  minutes  de  latitude  méridionale  et  au  midi  de  l'ile  de  Timor,  sont  peut- 
être  les  gens  du  monde  les  plus  misérables  et  ceux  de  tous  les  humains  qui 
approchent  le  plus  des  brutes  : ils  sont  grands,  droits  et  menus;  ils  ont  les 
membres  longs  et  déliés,  la  tête  grosse,  le  frond  rond,  les  sourcils  épais; 
leurs  paupières  sont  toujours  à demi  fermées  : ils  prennent  cette  habitude 
dès  leur  enfance  pour  garantir  leurs  yeux  des  moucherons  qui  les  incommo- 
dent beaucoup,  et  comme  ils  n’ouvrent  jamais  les  yeux,  ils  ne  sauraient  voir 
de  loin,  à moins  qu'ils  ne  lèvent  la  tête  comme  s’ils  voulaient  regarder 
quelque  chose  au-dessus  d’eux.  Ils  ont  le  nez  gros,  les  lèvres  grosses  et  la 
bouche  grande  ; ils  s’arrachent  apparemment  les  deux  dents  du  devant  de  la 
mâchoire  supérieure,  car  elles  manquent  à tous,  tant  aux  hommes  qu’aux 
femmes,  aux  jeunes  et  aux  vieux  ; ils  n’ont  point  de  barbe  : leur  visage  est 
long,  d’un  aspect  très-désagréable,  sans  un  seul  trait  qui  puisse  plaire  ; leurs 
cheveux  ne  sont  pas  longs  et  lisses  comme  ceux  de  presque  tous  les  Indiens, 
mais  ils  sont  courts,  noirs  et  crépus  comme  ceux  des  nègres;  leur  peau  est 
noire  comme  celle  des  nègres  de  Guinée.  Ils  n’ont  point  d’habits,  mais  seu- 
lement un  morceau  d’écorce  d’arbre  attaché  au  milieu  du  corps  en  forme  de 
ceinture,  avec  une  poignée  d’herbes  longues  au  milieu  ; ils  n’ont  point  de 
maisons,  ils  couchent  à l’air  sans  aucune  couverture  et  n’ont  pour  lit  que 
la  terre  ; ils  demeurent  en  troupe  de  vingt  ou  trente,  hommes,  femmes  et 
enfants,  tout  cela  pêle-mêle.  Leur  unique  nourriture  est  un  petit  poisson 
qu’ils  prennent  en  faisant  des  réservoirs  de  pierre  dans  de  petits  bras  de  mer; 
ils  n’ont  ni  pain,  ni  grains,  ni  légumes,  etc. c 

Les  peuples  d’une  autre  côte  de  la  Nouvelle-Hollande,  à 22  ou  23  degrés 
latitude  sud,  semblent  être  de  la  même  race  que  ceux  dont  nous  venons  de 

a.  Voyez  les  Voyages  de  Dampier,  t.  V,  p.  82. 

b.  Voyez  idem,  t.  V,  p,  102. 

c.  Voyez  idem , t.  II , p.  171. 


158  VARIÉTÉS  DANS  L’ESPÈCE  HUMAINE. 

parler  : ils  sont  extrêmement  laids,  ils  ont  de  même  le  regard  de  travers,  la 
peau  noire,  les  cheveux  crépus,  le  corps  grand  et  délié a. 

Il  paraît,  par  toutes  ces  descriptions,  que  les  îles  et  les  côtes  de  l’océan 
Indien  sont  peuplées  d’hommes  très-différents  entre  eux.  Les  habitants  de 
Malaca,  de  Sumatra  et  des  îles  Nicobar  semblent  tirer  leur  origine  des  Indiens 
de  la  presqu’île  de  l’Inde;  ceux  de  Java,  des  Chinois,  à l’exception  de  ces 
hommes  blancs  et  blonds  qu’on  appelle  Chacrelas,  qui  doivent  venir  des 
Européens  1 ; ceux  des  îles  Moluques  paraissent  aussi  venir  pour  la  plupart 
des  Indiens  de  la  presqu’île  ; mais  les  habitants  de  l’ile  de  Timor,  qui  est  la 
plus  voisine  de  la  Nouvelle-Hollande,  sont  à peu  près  semblables  aux  peuples 
de  cette  contrée.  Ceux  de  l’île  Formose  et  des  îles  Marianes  se  ressemblent 
par  la  hauteur  de  la  taille,  la  force  et  les  traits  : ils  paraissent  former  une 
race  à part,  différente  de  toutes  les  autres  qui  les  avoisinent.  Les  Papous  et 
les  autres  habitants  des  terres  voisines  de  la  Nouvelle-Guinée  sont  de  vrais 
noirs  et  ressemblent  à ceux  d’Afrique2,  quoiqu’ils  en  soient  prodigieusement 
éloignés  et  que  cette  terre  soit  séparée  du  continent  de  l’Afrique  par  un  inter- 
valle de  plus  de  2,200  lieues  de  mer.  Les  habitants  de  la  Nouvelle-Hollande 
ressemblent  aux  Hottentots;  mais  avant  que  de  tirer  des  conséquences  de  tous 
ces  rapports,  et  avant  que  de  raisonner  sur  ces  différences,  il  est  nécessaire 
de  continuer  notre  examen  en  détail  des  peuples  de  l’Asie  et  de  l’Afrique. 

Les  Mogols  et  les  autres  peuples  de  la  presqu’île  de  l’Inde  ressemblent 
assez  aux  Européens  par  la  taille  et  par  les  traits,  mais  ils  en  diffèrent  plus 
ou  moins  par  la  couleur.  Les  Mogols  sont  olivâtres,  quoiqu’en  langue 
indienne  mogol  veuille  dire  blanc.  Les  femmes  y sont  extrêmement  propres 
et  elles  se  baignent  très-souvent,  elles  sont  de  couleur  olivâtre  comme  les 
hommes  et  elles  ont  les  jambes  et  les  cuisses  fort  longues  et  le  corps  assez 
court,  ce  qui  est  le  contraire  des  femmes  européennes 6 . Tavernier  dit  que 
lorsqu’on  a passé  Lahor  et  le  royaume  de  Cachemire,  toutes  les  femmes 
du  Mogol  naturellement  n’ont  de  poil  en  aucune  partie  du  corps,  et  que 
les  hommes  n’ont  que  très-peu  de  barbe 0 . Selon  Thevenot,  les  femmes 
mogoles  sont  assez  fécondes,  quoique  très-chastes;  elles  accouchent  aussi 
fort  aisément,  et  on  en  voit  quelquefois  marcher  par  la  ville  dès  le  lendemain 
qu’elles  sont  accouchées  ; il  ajoute  qu’au  royaume  de  Decan  on  marie  les 
enfants  extrêmement  jeunes;  dès  que  le  mari  a dix  ans  et  la  femme  huit,  les 
parents  les  laissent  coucher  ensemble,  et  il  y en  a qui  ont  des  enfants  à cet 
âge;  mais  les  femmes  qui  ont  des  enfants  de  si  bonne  heure  cessent  ordi- 
nairement d’en  avoir  après  l’âge  de  trente  ans,  et  elles  deviennent  extrême- 

ci.  Voyez  les  Voyages  de  Dampier , t.  IV,  p.  134. 

b.  Voyez  les  Voyages  de  la  Boullaye  le  Gouz.  Paris,  1657,  p.  153. 

c.  Voyez  les  Voyages  de  Tavernier.  Rouen,  1713,  t.  III,  p.  80. 

1.  Voyez  la  note  de  la  page  152. 

2.  Voyez  la  note  1 de  la  page  156. 


VARIÉTÉS  DANS  L’ESPÈCE  HUMAINE.  159 

ment  ridées  “ . Parmi  ces  femmes,  il  y en  a qui  se  font  découper  la  chair  en 
fleurs,  comme  quand  on  applique  des  ventouses  ; elles  peignent  ces  fleurs  de 
diverses  couleurs  avec  du  jus  de  racines,  de  manière  que  leur  peau  paraît 
comme  une  étoffe  à fleurs  b. 

Les  Bengalais  sont  plus  jaunes  que  lesMogols;  ils  ont  aussi  des  mœurs 
toutes  différentes  ; les  femmes  sont  beaucoup  moins  chastes  : on  prétend 
même  que,  de  toutes  les  femmes  de  l’Inde,  ce  sont  les  plus  lascives.  On  fait 
à Bengale  un  grand  commerce  d’esclaves  mâles  et  femelles;  on  y fait  aussi 
beaucoup  d’eunuques,  soit  de  ceux  auxquels  on  n’ôte  que  les  testicules,  soit 
de  ceux  à qui  on  fait  l'amputation  tout  entière.  Ces  peuples  sont  beaux  et 
bien  faits,  ils  aiment  le  commerce  et  ont  beaucoup  de  douceur  dans  les 
mœurs0.  Les  habitants  de  la  côte  de  Coromandel  sont  plus  noirs  que  les 
Bengalais,  ils  sont  aussi  moins  civilisés  ; les  gens  du  peuple  vont  presque 
nus.  Ceux  de  la  côte  de  Malabar  sont  encore  plus  noirs,  ils  ont  tous  les  che- 
veux noirs,  lisses  et  fort  longs,  ils  sont  de  la  taille  des  Européens  ; les 
femmes  portent  des  anneaux  d’or  au  nez  ; les  hommes,  les  femmes  et  les 
filles  se  baignent  ensemble  et  publiquement  dans  des  bassins  au  milieu  des 
villes;  les  femmes  sont  propres  et  bien  faites,  quoique  noires,  ou  du  moins 
très-brunes;  on  les  marie  dès  l’âge  de  huit  ansd . Les  coutumes  de  ces  diffé- 
rents peuples  de  l’Inde  sont  toutes  fort  singulières  et  même  bizarres.  Les 
banians  ne  mangent  de  rien  de  ce  qui  a eu  vie,  ils  craignent  même  de  tuer 
le  moindre  insecte,  pas  même  les  poux  qui  les  rongent;  ils  jettent  du  riz  et 
des  fèves  dans  la  rivière  pour  nourrir  les  poissons,  et  des  graines  sur  la  terre 
pour  nourrir  les  oiseaux  et  les  insectes  : quand  ils  rencontrent  ou  un  chas- 
seur ou  un  pêcheur,  ils  le  prient  instamment  de  se  désister  de  son  entreprise, 
et  si  on  est  sourd  à leurs  prières,  ils  offrent  de  l’argent  pour  le  fusil  et  poul- 
ies filets,  et  quand  on  refuse  leurs  offres,  ils  troublent  l’eau  pour  épouvanter 
les  poissons  et  crient  de  toute  leur  force  pour  faire  fuir  le  gibier  et  les 
oiseaux  e.  Les  naires  de  Calicut  sont  des  militaires  qui  sont  tous  nobles  et 
qui  n’ont  d’autre  profession  que  celle  des  armes;  ce  sont  des  hommes  beaux 
et  bien  faits,  quoiqu'ils  aient  le  teint  de  couleur  olivâtre;  ils  ont  la  taille 
élevée  et  ils  sont  hardis,  courageux  et  très-adroits  à manier  les  armes;  ils 
s’agrandissent  les  oreilles  au  point  qu’elles  descendent  jusque  sur  leurs 
épaules  et  quelquefois  plus  bas.  Ces  naires  ne  peuvent  avoir  qu’une  femme, 
mais  les  femmes  peuvent  prendre  autant  de  maris  qu’il  leur  plaît.  Le 
P.  Tachard,  dans  sa  lettre  au  P.  delà  Chaise,  datée  de  Pondichéry  du  16 
février  1702,  dit  que  dans  les  castes  ou  tribus  nobles  une  femme  peut  avoir 

a.  Voyez  les  Voyages  de  Thevenot,  t.  III , p.  246. 

b.  Voyez  les  Voyages  de  Tavernier,  t.  III,  p.  34. 

c.  Voyez  les  Voyages  de  Pyrard,  p.  354. 

d.  \oyez  le  Recueil  des  Voyages.  Amsterd. , 1702,  t.  VI,  p 461, 

e.  Voyages  de  Jean  Struijs,  t.  II,  p.  223. 


ICO  VARIÉTÉS  DANS  L’ESPÈCE  HUMAINE. 

légitimement  plusieurs  maris,  qu’il  s’en  est  trouvé  qui  en  avaient  eu  tout  à 
la  fois  jusqu’à  dix,  qu’elles  regardaient  comme  autant  d’esclaves  quelles 
s’étaient  soumis  par  leur  beauté a . Cette  liberté  d’avoir  plusieurs  maris  est 
un  privilège  de  noblesse  que  les  femmes  de  condition  font  valoir  autant 
qu’elles  peuvent,  mais  les  bourgeoises  ne  peuvent  avoir  qu’un  mari  : il  est 
vrai  qu’elles  adoucissent  la  dureté  de  leur  condition  par  le  commerce  qu’elles 
ont  avec  les  étrangers,  auxquels  elles  s’abandonnent  sans  aucune  crainte  de 
leurs  maris  et  sans  qu’ils  osent  leur  rien  dire.  Les  mères  prostituent  leurs 
filles  le  plus  jeunes  qu’elles  peuvent.  Ces  bourgeois  de  Calicut  ou  Moucois 
semblent  être  d’une  autre  race  que  les  nobles  ou  noires,  car  ils  sont,  hommes 
et  femmes,  plus  laids,  plus  jaunes,  plus  mal  faits  et  de  plus  petite  taille  b. 
Il  y a parmi  les  naires  de  certains  hommes  et  de  certaines  femmes  qui  ont 
les  jambes  aussi  grosses  que  le  corps  d’un  autre  homme;  cette  difformité 
n’est  point  une  maladie,  elle  leur  vient  de  naissance;  il  y en  a qui  n’ont 
qu’une  jambe  et  d’autres  qui  les  ont  toutes  les  deux  de  cette  grosseur  mons- 
trueuse; la  peau  de  ces  jambes  est  dure  et  rude  comme  une  verrue  : avec 
cela  ils  ne  laissent  pas  d’être  fort  dispos.  Cette  race  1 d’hommes  à grosses 
jambes  s’est  plus  multipliée  parmi  les  naires  que  dans  aucun  autre  peuple 
des  Indes;  on  en  trouve  cependant  quelques-uns  ailleurs,  et  surtout  à 
Ceylan c , où  l’on  dit  que  ces  hommes  à grosses  jambes  sont  de  la  race  de 
saint  Thomas. 

Les  habitants  de  Ceylan  ressemblent  assez  à ceux  de  la  côte  de  Malabar; 
ils  ont  les  oreilles  aussi  larges,  aussi  basses  et  aussi  pendantes,  ils  sont  seu- 
lement moins  noirs d , quoiqu’ils  soient  cependant  fort  basanés;  ils  ont  l’air 
doux  et  sont  naturellement  fort  agiles,  adroits  et  spirituels;  ils  ont  tous  les 
cheveux  très-noirs,  les  hommes  les  portent  fort  courts;  les  gens  du  peuple 
sont  presque  nus,  les  femmes  ont  le  sein  découvert  : cet  usage  est  même 
assez  général  dans  l’Inde  e.  Il  y a des  espèces  de  sauvages  dans  l'île  de 
Ceylan,  qu’on  appelle  Bedas;  ils  demeurent  dans  la  partie  septentrionale  de 
l’île  et  n’occupent  qu’un  petit  canton  ; ces  Bedas  semblent  être  une  espèce 
d’hommes  toute  différente  de  celle  de  ces  climats,  ils  habitent  un  petit  pays 
tout  couvert  de  bois  si  épais  qu’il  est  fort  difficile  d’y  pénétrer,  et  ils  s’y  tien- 
nent si  bien  cachés  qu’on  a de  la  peine  à en  découvrir  quelques-uns;  ils  sont 
blancs  comme  les  Européens,  il  y en  a même  quelques-uns  qui  sont  roux  ; 
ils  ne  parlent  pas  la  langue  de  Ceylan,  et  leur  langage  n’a  aucun  rapport 
avec  toutes  les  langues  des  Indes;  ils  n’ont  ni  villages,  ni  maisons,  ni  com- 

a.  Voyez  les  Lettres  édifiantes.  Recueil  II , p.  188. 

b.  Voyez  les  Voyages  de  François  Pyrard , p.  411  et  suiv. 

c.  Voyez  idem,  p.  416  et  suiv.  Voyez  aussi  le  Recueil  des  Voyages  qui  ont  servi  à rétablisse- 
ment de  la  Compagnie  des  Indes  de  Hull.,  t.  IV,  p.  362,  et  le  Voyage  de  Jean  Huguens. 

d.  Vide  Philip.  Pigafettœ  Indiœ  Orient,  par tern  primam , 1398,  p.  39. 

e.  Voyez  le  Recueil  des  voyages,  etc. , t.  VII , p.  19. 

1.  Ce  n’est  point  une  race.  Voyez  la  note  que  je  place  à la  fin  de  ce  chapitre. 


461 


VARIÉTÉS  DANS  L’ESPÈCE  HUMAINE. 

munication  avec  personne;  leurs  armes  sont  l’arc  et  les  flèches,  avec  lesquels 
ils  tuent  beaucoup  de  sangliers,  de  cerfs,  etc.;  ils  ne  font  jamais  cuire  leur 
viande,  mais  ils  la  confisent  dans  du  miel,  qu’ils  ont  en  abondance.  On  ne 
sait  point  l’origine  de  cette  nation  qui  n’est  pas  fort  nombreuse,  et  dont  les 
familles  demeurent  séparées  les  unes  des  autres  °.  Il  me  paraît  que  ces 
Bedas  de  Ceylan,  aussi  bien  que  les  Chacrelas  de  Java,  pourraient  bien  être 
de  race  européenne,  d’autant  plus  que  ces  hommes  blancs  et  blonds  sont  en 
très-petit  nombre.  Il  est  très-possible  que  quelques  hommes  et  quelques 
femmes  européennes  aient  été  abandonnés  autrefois  dans  ces  îles,  ou  qu’ils 
y aient  abordé  dans  un  naufrage,  et  que,  dans  la  crainte  d’être  maltraités 
des  naturels  du  pays,  ils  soient  demeurés  eux  et  leurs  descendants  dans  les 
bois  et  dans  les  lieux  les  plus  escarpés  des  montagnes,  où  ils  continuent  à 
mener  la  vie  de  sauvages,  qui  peut-être  a ses  douceurs  lorsqu’on  y est 
accoutumé. 

On  croit  que  les  Maldivois  viennent  des  habitants  de  l’île  de  Ceylan; 
cependant  ils  ne  leur  ressemblent  pas,  car  les  habitants  de  Ceylan  sont  noirs 
et  mal  formés,  au  lieu  que  les  Maldivois  sont  bien  formés  et  proportionnés, 
et  qu’il  y a peu  de  différence  d’eux  aux  Européens,  à l’exception  qu’ils  sont 
d’une  couleur  olivâtre  ; au  reste,  c’est  un  peuple  mêlé  de  toutes  les  nations. 
Ceux  qui  habitent  du  côté  du  nord  sont  plus  civilisés  que  ceux  qui  habitent 
ces  îles  au  sud  : ces  derniers  ne  sont  pas  même  si  bien  faits  et  sont  plus 
noirs;  les  femmes  y sont  assez  belles,  quoique  de  couleur  olivâtre  , il  y en 
a aussi  quelques-unes  qui  sont  aussi  blanches  qu’en  Europe;  toutes  ont  les 
cheveux  noirs,  ce  qu’ils  regardent  comme  une  beauté;  l’art  peut  bien  y 
contribuer,  car  ils  tâchent  de  les  faire  devenir  de  cette  couleur,  en  tenant  la 
tête  rase  à leurs  filles  jusqu’à  l’âge  de  huit  ou  neuf  ans.  Ils  rasent  aussi  leurs 
garçons,  et  cela  tous  les  huit  jours,  ce  qui  avec  le  temps  leur  rend  à tous 
les  cheveux  noirs , car  il  est  probable  que  sans  cet  usage  ils  ne  les  auraient 
pas  tous  de  cette  couleur,  puisqu’on  voit  de  petits  enfants  qui  les  ont  à demi 
blonds.  Une  autre  beauté  pour  les  femmes  est  de  les  avoir  fort  longs  et  fort 
épais;  ils  se  frottent  la  tête  et  le  corps  d’huile  parfumée  : au  reste,  leurs 
cheveux  ne  sont  jamais  frisés,  mais  toujours  lisses;  les  hommes  y sont  velus 
par  le  corps  plus  qu’on  ne  l’est  en  Europe.  Les  Maldivois  aiment  l’exercice 
et  sont  industrieux  dans  les  arts  ; ils  sont  superstitieux  et  fort  adonnés  aux 
femmes;  elles  cachent  soigneusement  leur  sein,  quoiqu’elles  soient  extra- 
ordinairement débauchées  et  qu’elles  s’abandonnent  fort  aisément;  elles 
sont  fort  oisives  et  se  font  bercer  continuellement;  elles  mangent  à tout 
moment  du  bétel,  qui  est  une  herbe  fort  chaude,  et  beaucoup  d’épices  à 
leurs  repas;  pour  les  hommes , ils  sont  beaucoup  moins  vigoureux  qu’il  ne 
conviendrait  à leurs  femmes.  (Voyez  les  Voyages  de  Pyrard,  p.  120  et  324.) 

a.  Voyez  l'Histoire  de  Ceylan , par  Ribeyro , 1701 , p.  177  et  suiv.  „ 

«•  ^ _ Vi 


4 62 


VARIÉTÉS  DANS  L’ESPÈCE  HUMAINE. 

Les  habitants  de  Carabaye  ont  le  teint  gris  ou  couleur  de  cendre , les  uns 
pins,  les  autrds  moins,  et  ceux  qui  sont  voisins  de  la  mer  sont  plus  noirs 
que  les  autres  a : ceux  de  Guzarate  sont  jaunâtres  b.  Les  Canarins , qui  sont 
les  Indiens  de  Goa  et  des  îles  voisines,  sont  olivâtres  0 . 

Les  voyageurs  hollandais  rapportent  que  les  habitants  de  Guzarate  sont 
jaunâtres,  les  uns  plus  que  les  autres;  qu’ils  sont  de  même  taille  que  les 
Européens;  que  les  femmes  , qui  ne  s’exposent  que  très-rarement  aux 
ardeurs  du  soleil,  sont  un  peu  plus  blanches  que  les  hommes,  et  qu’il 
y en  a quelques-unes  qui  sont  à peu  près  aussi  blanches  que  les  Portu- 
gaises d. 

Mandelslo  en  particulier  dit  que  les  habitants  de  Guzarate  sont  tous  basa- 
nés ou  de  couleur  olivâtre  plus  ou  moins  foncée,  selon  le  climat  où  ils 
demeurent;  que  ceux  du  côté  du  midi  le  sont  le  plus,  que  les  hommes  y 
sont  forts  et  bien  proportionnés,  qu’ils  ont  le  visage  large  et  les  yeux  noirs; 
que  les  femmes  sont  de  petite  taille,  mais  propres  et  bien  faites,  qu’elles  por- 
tent les  cheveux  longs;  quelles  ont  aussi  des  bagues  aux  narines  et  de 
grands  pendants  d’oreilles  (page  195).  Il  y a parmi  eux  fort  peu  de  bossus 
ou  de  boiteux  ; quelques-uns  ont  le  teint  plus  clair  que  les  autres , mais  ils 
ont  tous  les  cheveux  noirs  et  lisses.  Les  anciens  habitants  de  Guzarate  sont 
aisés  à reconnaître  ; on  les  distingue  des  autres  par  leur  couleur  qui  est 
beaucoup  plus  noire;  ils  sont  aussi  plus  stupides  et  plus  grossiers.  [Idem , 
t.  II,  p.  222.) 

La  ville  de  Goa  est,  comme  l’on  sait,  le  principal  établissement  des  Portu- 
gais dans  les  Indes,  et  quoiqu’elle  soit  beaucoup  déchue  de  son  ancienne 
splendeur,  elle  ne  laisse  pas  d’être  encore  une  ville  riche  et  commerçante; 
c’est  le  pays  du  monde  où  il  se  vendait  autrefois  le  plus  d’esclaves  ; on  y 
trouvait  à acheter  des  fdles  et  des  femmes  fort  belles  de  tous  les  pays  des 
Indes;  ces  esclaves  savent  pour  la  plupart  jouer  des  instruments,  coudre 
et  broder  en  perfection  ; il  y en  a de  blanches , d’olivâtres , de  basanées , et 
de  toutes  couleurs  ; celles  dont  les  Indiens  sont  le  plus  amoureux  sont  les 
fdles  Cafres  de  Mosambique,  qui  sont  toutes  noires.  « C’est,  dit  Pyrard, 
« une  chose  remarquable  entre  tous  ces  peuples  Indiens,  tant  mâles  que 
«femelles,  et  que  j’ai  remarquée,  que  leur  sueur  ne  pue  point  où  les 
« nègres  d’Afrique,  tant  en  deçà  que  delà  le  Cap  de  Bonne-Espérance,  sen- 
« tent  de  telle  sorte  quand  ils  sont  échauffés,  qu’il  est  impossible  d’appro- 
« cher  d’eux,  tant  ils  puent  et  sentent  mauvais  comme  des  poireaux  verts.  » 
Il  ajoute  que  les  femmes  indiennes  aiment  beaucoup  les  hommes  blancs 

a.  Voyez  Pigafettœ  Indice  Orientalis , partent  primam , p.  34. 

b.  Voyez  les  Voyages  de  la  Boullaye  le  Gouz,  p.  225. 

c.  Voyez  idem , ibid. 

d.  Voyez  le  Recueil  des  Voyages  qui  ont  servi  à l'établissement  de  la  Compagnie  des  Indes  de 
Holl. , t.  VI,  p.  405. 


VARIÉTÉS  DANS  L’ESPECE  HUMAINE.  163 

d’Europe,  et  qu’elles  les  préfèrent  aux  blancs  des  Indes,  et  à tous  les  autres 
Indiens a. 

Les  Persans  sont  voisins  des  Mogols  et  ils  leur  ressemblent  assez  ; ceux 
surtout  qui  habitent  les  parties  méridionales  de  la  Perse  ne  diffèrent  presque 
pas  des  Indiens;  les  habitants  d’Ormus,  ceux  de  la  province  de  Bascie  et  de 
Balascie  sont  très-bruns  et  très-basanés;  ceux  de  la  province  de  Chesimur  et 
de  autres  parties  de  la  Perse,  où  la  chaleur  n’est  pas  aussi  grande  qu’à 
Ormus , sont  moins  bruns,  et  enfin  ceux  des  provinces  septentrionales  sont 
assez  blancs b.  Les  femmes  des  îles  du  golfe  Persique  sont,  au  rapport  des 
voyageurs  hollandais,  brunes  ou  jaunes  et  fort  peu  agréables  ; elles  ont  le 
visage  large  et  de  vilains  yeux;  elles  ont  aussi  des  modes  et  des  coutumes 
semblables  à celles  des  femmes  indiennes,  comme  celles  de  se  passer  dans 
le  cartilage  du  nez  des  anneaux,  et  une  épingle  d’or  au  travers  de  la  peau  du 
nez  près  des  yeux  c ; mais  il  est  vrai  que  cet  usage  de  se  percer  le  nez  pour 
porter  des  bagues  et  d’autres  joyaux  s.’est  étendu  beaucoup  plus  loin,  car  il 
y a beaucoup  de  femmes  chez  les  Arabes  qui  ont  une  narine  percée  pour 
y passer  un  grand  anneau,  et  c’est  une  galanterie  chez  ces  peuples  de  baiser 
la  bouche  de  leurs  femmes  à travers  ces  anneaux,  qui  sont  quelquefois  assez 
grands  pour  enfermer  toute  la  bouche  dans  leur  rondeur  d. 

Xénophon,  en  parlant  des  Persans,  dit  qu’ils  étaient  la  plupart  gros  et 
gras;  Marcellin  dit  au  contraire  que  de  son  temps  ils  étaient  maigres  et 
secs.  Olearius,  qui  fait  cette  remarque,  ajoute  qu’ils  sont  aujourd’hui, 
comme  du  temps  de  ce  dernier  auteur,  maigres  et  secs , mais  qu’ils  ne  lais- 
sent pas  d’être  forts  et  robustes  ; selon  lui , ils  ont  le  teint  olivâtre,  les  cheveux 
noirs  et  le  nez  aquilin  e.  Le  sang  de  Perse,  dit  Chardin,  est  naturellement 
grossier;  cela  se  voit  aux  Guèbres,  qui  sont  le  reste  des  anciens  Persans  ; ils 
sont  laids , mal  faits , pesants , ayant  la  peau  rude  et  le  teint  coloré  : cela  se 
voit  aussi  dans  les  provinces  les  plus  proches  de  l’Inde,  où  les  habitants  ne 
sont  guère  moins  mal  faits  que  les  Guèbres,  parce  qu’ils  ne  s’allient  qu’entre 
eux;  mais  dans  le  reste  du  royaume  le  sang  persan  est  présentement  devenu 
fort  beau  par  le  mélange  du  sang  géorgien  et  circassien  : ce  sont  les  deux 
nations  du  monde  où  la  nature  forme  de  plus  belles  personnes.  Aussi  il  n’y 
a presque  aucun  homme  de  qualité  en  Perse  qui  ne  soit  né  d’une  mère 
géorgienne  ou  circassienne  ; le  roi  lui-même  est  ordinairement  Géorgien  ou 
Circassien  d’origine  du  côté  maternel  ; et  comme  il  y a un  grand  nombre 
d’années  que  ce  mélange  a commencé  de  se  faire,  le  sexe  féminin  est  embelli 

а.  Voyez  la  deuxième  partie  du  Voyage  de  Pyrard , t.  il,  p.  64  et  suiv. 

б.  Voyez  la  Description  des  provinces  orientales , par  Marc  Paul.  Paris,  1569,  p.  22  et  39. 
Voyez  aussi  le  Voyage  de  Pyrard,  t.  II,  p.  256. 

c-  Voyez  le  Recueil  des  voyages  de  la  Compagnie  de  Holl.  Amsterd. , 1702,  t.  V,  p.  191. 

d.  Voyez  le  Voyage  fait  par  ordre  du  roi  dans  la  Palestine,  par  M.  D.  L.  R.  Paris,  1717, 
p.  260. 

e.  Voyez  le  Voyage  d’Olearius.  Paris,  1656,  t.  I,  p.  501. 


WA  VARIÉTÉS  DANS  L’ESPÈCE  HUMAINE. 

comme  l’autre,  elles  Persanes  sont  devenues  fort  belles  et  fort  bien  faites, 
quoique  ce  ne  soit  pas  au  point  des  Géorgiennes.  Pour  les  hommes,  ils  sont 
communément  hauts,  droits,  vermeils  , vigoureux  , de  bon  air  et  de  belle 
apparence.  La  bonne  température  de  leur  climat  et  la  sobriété  dans  laquelle 
on  les  élève  ne  contribuent  pas  peu  à leur  beauté  corporelle  ; ils  ne  la  tien- 
nent pas  de  leurs  pères,  car,  sans  le  mélange  dont  je  viens  de  parler,  les 
gens  de  qualité  de  Perse  seraient  les  plus  laids  hommes  du  monde,  puis- 
qu’ils sont  originaires  de  la  Tartarie , dont  les  habitants  sont,  comme  nous 
l’avons  dit,  laids,  mal  faits  et  grossiers;  ils  sont  au  contraire  fort  polis  et 
ont  beaucoup  d’esprit;  leur  imagination  est  vive,  prompte  et  fertile, leur 
mémoire  aisée  et  féconde  ; ils  ont  beaucoup  de  disposition  pour  les  sciences 
et  les  arts  libéraux  et  mécaniques,  ils  en  ont  aussi  beaucoup  pour  les  armes; 
ils  aiment  la  gloire,  ou  la  vanité  qui  en  est  la  fausse  image  ; leur  naturel  est 
pliant  et  souple,  leur  esprit  facile  et  intrigant;  ils  sont  galants,  même  volup- 
tueux ; ils  aiment  le  luxe,  la  dépense, .et  ils  s’y  livrent  jusqu’à  la  prodigalité, 
aussi  n’entendent-ils  ni  l’économie  ni  le  commerce.  (Voyez  les  Voyages  de 
Chardin.  Amst.,  1711,  t.  II,  p.  34.) 

Ils  sont  en  général  assez  sobres , et  cependant  immodérés  dans  la  quan- 
tité de  fruits  qu’ils  mangent;  il  est  fort  ordinaire  de  leur  voir  manger  un 
mande  melons,  c’est-à-dire  douze  livres  pesant  ; il  y en  a même  qui  en  man- 
gent trois  ou  quatre  mans  : aussi  en  meurt-il  quantité  par  les  excès  des 
fruits  a. 

On  voit  en  Perse  une  grande  quantité  de  belles  femmes  de  toutes  cou- 
leurs, car  les  marchands  qui  les  amènent  de  tous  les  côtés  choisissent  les 
plus  belles.  Les  blanches  viennent  de  Pologne,  de  Moscovie,  de  Circassie,  de 
Géorgie  et  des  frontières  de  la  grande  Tartarie  ; les  basanées  des  terres  du 
Grand  Mogol  et  de  celles  du  roi  de  Golconde  et  du  roi  de  Visapour  ; et,  pour 
les  noires,  elles  viennent  de  la  côte  de  Melinde  et  de  celles  de  la  merRouge  \ 
Les  femmes  du  peuple  ont  une  singulière  superstition  : celles  qui  sont  sté- 
riles s’imaginent  que  pour  devenir  fécondes  il  faut  passer  sous  les  corps 
morts  des  criminels  qui  sont  suspendus  aux  fourches  patibulaires;  elles 
croient  que  le  cadavre  d’un  mâle  peut  influer,  même  de  loin , et  rendre 
une  femme  capable  de  faire  des  enfants.  Lorsque  ce  remède  singulier  ne 
leur  réussit  pas,  elles  vont  chercher  les  canaux  des  eaux  qui  s’écoulent  des 
bains,  elles  attendent  le  temps  où  il  y a dans  ces  bains  un  grand  nombre 
d’hommes,  alors  elles  traversent  plusieurs  fois  l’eau  qui  en  sort,  et  lorsque 
cela  ne  leur  réussit  pas  mieux  que  la  première  recette , elles  se  déterminent 
enfin  à avaler  la  partie  du  prépuce  qu’on  retranche  dans  la  circoncision  : 
c’est  le  souverain  remède  contre  la  stérilité  c. 

а.  Voyez  les  Voyages  de  Thévenot.  Paris,  1664,  t.  II,  p.  181. 

б.  Voyez  les  Voyages  de  Tavernier.  Rouen,  1713,  t.  II,  p.  368. 

c.  Voyez  les  Voyages  de  Gemelli-Careri.  Paris,  1719,  t.  II,  p.  200. 


165 


VARIÉTÉS  DANS  L’ESPÈCE  HUMAINE. 

Les  peuples  de  la  Perse,  de  la  Turquie,  de  l’Arabie,  de  l’Égypte  et  de  toute 
la  Barbarie  peuvent  être  regardés  comme  une  même  nation  qui,  dans  le 
temps  de  Mahomet  et  de  ses  successeurs,  s’est  extrêmement  étendue,  a envahi 
des  terrains  immenses  et  s’est  prodigieusement  mêlée  avec  les  peuples  natu- 
rels de  tous  ces  pays.  Les  Persans,  les  Turcs,  les  Maures,  se  sont  policés  jus- 
qu’à un  certain  point,  mais  les  Arabes  sont  demeurés  pour  la  plupart  dans 
un  état  d'indépendance  qui  suppose  le  mépris  des  lois;  ils  vivent,  comme 
les  Tartares,  sans  règle,  sans  police  et  presque  sans  société;  le  larcin,  le 
rapt,  le  brigandage,  sont  autorisés  par  leurs  chefs;  ils  se  font  honneur  de 
leurs  vices,  ils  n’ont  aucun  respect  pour  la  vertu,  et  de  toutes  les  conven- 
tions humaines  ils  n’ont  admis  que  celles  qu’ont  produites  le  fanatisme  et 
la  superstition. 

Ces  peuples  sont  fort  endurcis  au  travail;  ils  accoutument  aussi  leurs  che- 
vaux à la  plus  grande  fatigue,  ils  ne  leur  donnent  à boire  et  à manger  qu’une 
seule  fois  en  vingt-quatre  heures  ; aussi  ces  chevaux  sont-ils  très-maigres, 
mais  en  même  temps  ils  sont  très-prompts  à la  course,  et  pour  ainsi  dire 
infatigables.  Les  Arabes  pour  la  plupart  vivent  misérablement  : ils  n’ont 
ni  pain  ni  vin,  ils  ne  prennent  pas  la  peine  de  cultiver  la  terre;  au  lieu  de 
pain,  ils  se  nourrissent  de  quelques  graines  sauvages  qu’ils  détrempent  et 
pétrissent  avec  le  lait  de  leur  bétail  a.  Ils  ont  des  troupeaux  de  chameaux, 
de  moutons  et  de  chèvres  qu’ils  mènent  paître  çà  et  là  dans  les  lieux  où  ils 
trouvent  de  l’herbe  ; ils  y plantent  leurs  tentes,  qui  sont  faites  de  poil  de 
chèvre,  et  ils  y demeurent  avec  leurs  femmes  et  leurs  enfants  jusqu’à  ce  que 
l’herbe  soit  mangée,  après  quoi  ils  décampent  pour  aller  en  chercher 
ailleurs b.  Avec  une  manière  de  vivre  aussi  dure  et  une  nourriture  aussi 
simple,  les  Arabes  ne  laissent  pas  d’être  très-robustes  et  très-forts  ; ils  sont 
même  d’une  assez  grande  taille  et  assez  bien  faits,  mais  ils  ont  le  visage  et  le 
corps  brûlés  de  l’ardeur  du  soleil,  car  la  plupart  vont  tout  nus  ou  ne  portent 
qu’une  mauvaise  chemise  c.  Ceux  des  côtes  de  l’Arabie  heureuse  et  de  l’île 
de  Socotora  sont  plus  petits  ; ils  ont  le  teint  couleur  de  cendre  ou  fort  basané 
et  ils  ressemblent  pour  la  forme  aux  Abyssins  d.  Les  Arabes  sont  dans 
l’usage  de  se  faire  appliquer  une  couleur  bleue  foncée  aux  bras,  aux  lèvres 
et  aux  parties  les  plus  apparentes  du  corps;  ils  mettent  cette  couleur  par 
petits  points  et  la  font  pénétrer  dans  la  chair  avec  une  aiguille  faite  exprès  : 
la  marque  en  est  ineffaçable  e . Cette  coutume  singulière  se  retrouve  chez 
les  nègres  qui  ont  eu  commerce  avec  les  Mahométans. 

Chez  les  Arabes  qui  demeurent  dans  les  déserts  sur  les  frontières  de  Tre- 

а.  Voyez  les  Voyages  de  Villamont.  Lyon,  1620 , p.  603. 

б.  Voyez  les  Voyages  de  Thévenot.  Paris,  1664 , t.  I , p.  330. 

c.  Voyez  les  Voyages  de  Villamont , p.  604. 

d.  Vide  Philip.  Pigafetlæ  Ind.  Or.  part.  prim.  Francofurti,  1598,  p.  25.  Voyez  aussi  la  suite 
des  Voyages  d’Olearius  , t.  II,  p.  108. 

e.  Voyez  les  Voyages  de  Pielro  délia  Valle.  Rouen,  1745,  t.  II , p.  269. 


16(5 


VARIÉTÉS  DANS  L’ESPÈCE  HUMAINE. 


mecen  et  cle  Tunis,  les  filles,  pour  paraître  plus  belles,  se  font  des  chiffres 
de  couleur  bleue  sur  tout  le  corps  avec  la  pointe  d’une  lancette  et  du  vitriol, 
et  les  Africaines  en  font  autant  à leur  exemple,  mais  non  pas  celles  qui 
demeurent  dans  les  villes,  car  elles  conservent  la  même  blancheur  de  visage 
avec  laquelle  elles  sont  venues  au  monde  ; quelques-unes  seulement  se  pei- 
gnent une  petite  fleur  ou  quelque  autre  chose  aux  joues,  au  front  ou  au 
menton,  avec  de  la  fumée  de  noix  de  galle  et  du  safran,  ce  qui  rend  la 
marque  fort  noire;  elles  se  noircissent  aussi  les  sourcils.  (Voyez  Y Afrique 
de  Marmol,  p.  88, 1. 1.  ) La  Boullaye  dit  que  les  femmes  des  Arabes  du  désert 
ont  les  mains,  les  lèvres  et  le  menton  peints  de  bleu,  que  la  plupart  ont  des 
anneaux  d’or  ou  d’argent  au  nez,  de  trois  pouces  de  diamètre,  qu’elles  sont 
assez  laides  parce  qu’elles  sont  perpétuellement  au  soleil,  mais  qu’elles  nais- 
sent blanches;  que  les  jeunes  lîlles  sont  très -agréables,  qu’elles  chantent 
sans  cesse  et  que  leur  chant  n’est  pas  triste  comme  celui  des  Turques  ou  des 
Persanes,  mais  qu'il  est  bien  plus  étrange  parce  qu’elles  poussent  leur  haleine 
de  toute  leur  force  et  qu’elles  articulent  extrêmement  vite.  (Voyez  les 
Voyages  de  la  Boullaye  le  Gouz,  p.  318.) 

« Les  princesses  et  les  dames  arabes,  dit  un  autre  voyageur,  qu’on  m’a 
« montrées  par  le  coin  d’une  tente,  m’ont  paru  fort  belles  et  bien  faites  : on 
« peut  juger  par  celles-ci  et  par  ce  qu’on  m’en  a dit  que  les  autres  ne  le 
« sont  guère  moins;  elles  sont  fort  blanches,  parce  qu’elles  sont  toujours  à 
«.  couvert  du  soleil.  Les  femmes  du  commun  sont  extrêmement  halées,  outre 
« la  couleur  brune  et  basanée  qu’elles  ont  naturellement;  je  les  ai  trouvées 
« fort  laides  dans  toute  leur  figure  et  je  n’ai  rien  vu  en  elles  que  les  agré- 
« ments  ordinaires  qui  accompagnent  une  grande  jeunesse.  Ces  femmes  se 
« piquent  les  lèvres  avec  des  aiguilles  et  mettent  par-dessus  de  la  poudre  à 
« canon  mêlée  avec  du  fiel  de  bœuf  qui  pénètre  la  peau  et  les  rend  bleues  et 
« livides  pour  tout  le  reste  de  leur  vie  ; elles  font  des  petits  points  de  la  même 
« façon  aux  coins  de  leur  bouche,  aux  côtés  du  menton  et  sur  les  joues; 
« elles  noircissent  le  bord  de  leurs  paupières  d'une  poudre  noire  composée 
« avec  de  la  tutie,  et  tirent  une  ligne  de  ce  noir  au  dehors  du  coin  de  l’œil 
« pour  le  faire  paraître  plus  fendu,  car  en  général  la  principale  beauté  des 
« femmes  de  l’Orient  est  d’avoir  de  grands  yeux  noirs,  bien  ouverts  et  rele- 
« vés  à fleur  de  tête.  Les  Arabes  expriment  la  beauté  d’une  femme  en  disant 
« qu’elle  a les  yeux  d’une  gazelle  : toutes  leurs  chansons  amoureuses  ne 
« parlent  que  des  yeux  noirs  et  des  yeux  de  gazelle,  et  c’est  à cet  animal 
<c  qu’ils  comparent  toujours  leurs  maîtresses;  effectivement,  il  n’y  a rien  de 
« si  joli  que  ces  gazelles;  on  voit  surtout  en  elles  une  certaine  crainte  inno- 
« cente  qui  ressemble  fort  à la  pudeur  et  à la  timidité  d’une  jeune  fille.  Les 
« dames  et  les  nouvelles  mariées  noircissent  leurs  sourcils  et  les  font  joindre 
« sur  le  milieu  du  front;  elles  se  piquent  aussi  les  bras  et  les  mains,  formant 
« plusieurs  sortes  de  figures  d’animaux,  de  fleurs,  etc.;  elles  se  peignent  les 


VARIÉTÉS  DANS  L’ESPÈCE  HUMAINE. 


1G7 


« ongles  d’une  couleur  rougeâtre,  et  les  hommes  peignent  aussi  de  la  même 
« couleur  les  crins  et  la  queue  de  leurs  chevaux  ; elles  ont  les  oreilles  per- 
« cées  en  plusieurs  endroits  avec  autant  de  petites  boucles  et  d’anneaux  ; 
« elles  portent  des  bracelets  aux  bras  et  aux  jambes.  » (Yoyez  le  Voyage  fait 
par  ordre  du  Roi  dans  la  Palestine,  par  II.  D.  L.  R.,  p.  260.) 

Au  reste,  tous  les  Arabes  sont  jaloux  de  leurs  femmes,  et  quoiqu’ils  les 
achètent  ou  qu’ils  les  enlèvent,  ils  les  traitent  avec  douceur  et  même  avec 
quelque  respect. 

Les  Égyptiens,  qui  sont  si  voisins  des  Arabes,  qui  ont  la  même  religion  et 
qui  sont  comme  eux  soumis  à la  domination  des  Turcs,  ont  cependant  des 
coutumes  fort  différentes  de  celles  des  Arabes  : par  exemple,  dans  toutes  les 
villes  et  villages  le  long  du  Nil,  on  trouve  des  filles  destinées  aux  plaisirs 
des  voyageurs,  sans  qu’ils  soient  obligés  de  les  payer  ; c’est  l’usage  d’avoir 
des  maisons  d’hospitalité  toujours  remplies  de  ces  filles,  et  les  gens  riches 
se  font  en  mourant  un  devoir  de  piété  de  fonder  ces  maisons  et  de  les  peu- 
pler de  filles  qu’ils  font  acheter  dans  cette  vue  charitable  : lorsqu’elles  accou- 
chent d’un  garçon,  elles  sont  obligées  de  l’élever  jusqu’à  l’âge  de  trois  ou 
quatre  ans,  après  quoi  elles  le  portent  au  patron  de  la  maison  ou  à ses  héri- 
tiers, qui  sont  obligés  de  recevoir  l’enfant  et  qui  s’en  servent  dans  la  suite 
comme  d’un  esclave;  mais  les  petites  filles  restent  toujours  avec  leur  mère 
et  servent  ensuite  à les  remplacer  Les  Égyptiennes  sont  fort  brunes,  elles 
ont  les  yeux  vifs6  ; leur  taille  est  au-dessous  de  la  médiocre,  la  manière  dont 
elles  sont  vêtues  n’est  point  du  tout  agréable,  et  leur  conversation  est  fort 
ennuyeuse c;  au  reste,  elles  font  beaucoup  d’enfants,  et  quelques  voyageurs 
prétendent  que  la  fécondité  occasionnée  par  l’inondation  du  Nil  ne  se  borne 
pas  à la  terre  seule,  mais  qu’elle  s’étend  aux  hommes  et  aux  animaux  ; ils 
disent  qu’on  voit,  par  une  expérience  qui  ne  s’est  jamais  démentie,  que  les 
eaux  nouvelles  rendent  les  femmes  fécondes,  soit  qu’elles  en  boivent,  soit 
qu’elles  se  contentent  de  s’y  baigner;  que  c’est  dans  les  premiers  mois  qui 
suivent  l’inondation,  c’est-à-dire  aux  mois  de  juillet  et  d’août,  qu’elles  con- 
çoivent ordinairement  et  que  les  enfants  viennent  au  monde  dans  les  mois 
d’avril  et  de  mai;  qu’à  l’égard  des  animaux,  les  vaches  portent  presque  tou- 
jours deux  veaux  à la  fois,  les  brebis  deux  agneaux,  etc.  d.  On  ne  sait  pas 
trop  comment  concilier  ce  que  nous  venons  de  dire  de  ces  bénignes  influences 
du  Nil  avec  les  maladies  fâcheuses  qu’il  produit;  car  M.  Granger  dit  que  l’air 
de  l’Egypte  est  malsain,  que  les  maladies  des  yeux  y sont  très-fréquentes,  et 
si  difficiles  à guérir  que  presque  tous  ceux  qui  en  sont  attaqués  perdent  la 
vue  ; qu’il  y a plus  d’aveugles  en  Égypte  qu’en  aucun  autre  pays,  et  que, 

a.  Voyez  les  Voyages  de  Paul  Lucas.  Paris,  1704,  p.  363 , etc. 

b.  Voyez  les  Voyages  de  Gemelli-C areri , t.  I , p.  190. 

c.  Voyez  les  Voyages  du  P.  Vansleb.  Paris,  1677,  p.  43. 

d.  Voyez  les  Voyages  du  sieur  Lucas.  Rouen,  1719,  p.  83. 


i 


VARIÉTÉS  DANS  L’ESPÈCE  HUMAINE. 


168 

dans  le  temps  de  la  crue  du  Nil,  la  plupart  des  habitants  sont  attaqués  de 
dyssenteries  opiniâtres  causées  par  les  eaux  de  ce  fleuve,  qui  dans  ce  temps-là 
sont  fort  chargées  de  sels  “. 

Quoique  les  femmes  soient  communément  assez  petites  en  Égypte,  les 
hommes  sont  ordinairement  de  haute  taille  b.  Les  uns  et  les  autres  sont, 
généralement  parlant,  de  couleur  olivâtre,  et  plus  on  s’éloigne  du  Caire  en 
remontant,  plus  les  habitants  sont  basanés,  jusque-là  que  ceux  qui  sont  aux 
confins  de  la  Nubie  sont  presque  aussi  noirs  que  les  Nubiens  mêmes.  Les 
défauts  les  plus  naturels  aux  Egyptiens  sont  l’oisiveté  et  la  poltronnerie;  ils 
ne  font  presque  autre  chose  tout  le  jour  que  boire  du  café,  fumer,  dormir  ou 
demeurer  oisifs  en  une  place,  ou  causer  dans  les  rues;  ils  sont  fort  ignorants, 
et  cependant  pleins  d’une  vanité  ridicule.  Les  Coptes  eux-mêmes  ne  sont 
pas  exempts  de  ces  vices,  et  quoiqu’ils  ne  puissent  pas  nier  qu’ils  n’aient 
perdu  leur  noblesse,  les  sciences,  l’exercice  des  armes,  leur  propre  histoire 
et  leur  langue  même,  et  que  d’une  nation  illustre  et  vaillante  ils  ne  soient 
devenus  un  peuple  vil  et  esclave,  leur  orgueil  va  néanmoins  jusqu’à  mépri- 
ser les  autres  nations  et  à s’offenser  lorsqu’on  leur  propose  de  faire  voyager 
leurs  enfants  en  Europe  pour  y être  élevés  dans  les  sciences  et  dans  les 
arts  c. 

Les  nations  nombreuses  qui  habitent  les  côtes  de  la  Méditerranée  depuis 
l’Égypte  jusqu’à  l’Océan,  et  toute  la  profondeur  des  terres  de  Barbarie  jus- 
qu’au mont  Atlas  et  au  delà,  sont  des  peuples  de  différente  origine  : les 
naturels  du  pays,  les  Arabes,  les  Vandales,  les  Espagnols,  et  plus  ancienne- 
ment les  Romains  et  les  Égyptiens,  ont  peuplé  cette  contrée  d’hommes  assez 
différents  entre  eux  : par  exemple,  les  habitants  des  montagnes  d’Auress  ont 
un  air  et  une  physionomie  différente  de  celle  de  leurs  voisins;  leur  teint, 
loin  d’être  basané,  est  au  contraire  blanc  et  vermeil,  et  leurs  cheveux  sont 
d’un  jaune  foncé,  au  lieu  que  les  cheveux  de  tous  les  autres  sont  noirs,  ce 
qui,  selon  M.  Shaw,  peut  faire  croire  que  ces  hommes  blonds  descendent 
des  Vandales,  qui,  après  avoir  été  chassés,  trouvèrent  moyen  de  se  rétablir 
dans  quelques  endroits  de  ces  montagnes  d.  Les  femmes  du  royaume  de 
Tripoli  ne  ressemblent  point  aux  Égyptiennes,  dont  elles  sont  voisines  : elles 
sont  grandes  et  elles  font  même  consister  la  beauté  à avoir  la  taille  excessi- 
vement longue  ; elles  se  font,  comme  les  femmes  arabes,  des  piqûres  sur  le 
visage,  principalement  aux  joues  et  au  menton  ; elles  estiment  beaucoup  les 
cheveux  roux,  comme  en  Turquie,  et  elles  font  même  peindre  en  vermillon 
les  cheveux  de  leurs  enfants  e. 

a.  Voyez  le  Voyage  de  M.  Granger.  Paris,  1745  , p.  21. 

h.  Voyez  les  Voyages  de  Pietro  délia  Valle , t.  I , p.  401. 

c.  Voyez  les  Voyages  du  sieur  Lucas,  t.  III,  p.  194;  el.  la  Relation  d’un  voyage  fait  en 
Égypte , par  le  P.  Vansleb  , p.  42. 

d.  Voyez  les  Voyages  de  il/.  Sliaiv.  La  Haye,  1743,  t.  I,  p.  168. 

e.  Voyez  YÉlat  des  royaumes  de  Barbarie.  La  Haye,  1701. 


VARIÉTÉS  DANS  L’ESPÈCE  HUMAINE. 


169 


En  général , les  femmes  maures  affectent  toutes  de  porter  les  cheveux  longs 
jusque  sur  les  talons;  celles  qui  n’ont  pas  beaucoup  de  cheveux  ou  qui  ne 
les  ont  pas  si  longs  que  les  autres  en  portent  de  postiches,  et  toutes  les 
tressent  avec  des  rubans  ; elles  se  teignent  le  poil  des  paupières  avec  de  la 
poudre  de  mine  de  plomb  ; elles  trouvent  que  la  couleur  sombre  que  cela 
donne  aux  yeux  est  une  beauté  singulière.  Cette  coutume  est  fort  ancienne 
et  assez  générale,  puisque  les  femmes  grecques  et  romaines  se  brunis- 
saient les  yeux  comme  les  femmes  de  l'Orient.  ( Voyage  de  M.  Shaw,  t.  I, 
P-  382.) 

La  plupart  des  femmes  maures  passeraient  pour  belles,  même  en  ce  pays- 
ci  ; leurs  enfants  ont  le  plus  beau  teint  du  monde  et  le  corps  fort  blanc  : 
il  est  vrai  que  les  garçons  qui  sont  exposés  au  soleil  brunissent  bientôt, 
mais  les  filles  qui  se  tiennent  à la  maison  conservent  leur  beauté  jusqu’à 
l’âge  de  trente  ans  quelles  cessent  communément  d'avoir  des  enfants;  en 
récompense  elles  en  ont  souvent  à onze  ans , et  se  trouvent  quelquefois 
grand’mères  à vingt-deux,  et  comme  elles  vivent  aussi  longtemps  que  les 
femmes  européennes,  elles  voient  ordinairement  plusieurs  générations. 
(Idem,  t.  I,p.  395.) 

On  peut  remarquer,  en  lisant  la  description  de  ces  différents  peuples  dans 
Marmol,  que  les  habitants  des  montagnes  de  la  Barbarie  sont  blancs , au  lieu 
que  les  habitants  des  côtes  de  la  mer  et  des  plaines  sont  basanés  et  très- 
bruns.  Tl  dit  expressément  que  les  habitants  de  Capez,  ville  du  royaume 
de  Tunis  sur  la  Méditerranée,  sont  de  pauvres  gens  fort  noirs®;  que  ceux 
qui  habitent  le  long  de  la  rivière  de  Dara  dans  la  province  d’Escure,  au 
royaume  de  Maroc,  sont  fort  basanés  6 ; qu’au  contraire  les  habitants  de 
Zarhou  et  des  montagnes  de  Fez  du  côté  du  mont  Atlas,  sont  fort  blancs,  et 
il  ajoute  que  ces  derniers  sont  si  peu  sensibles  au  froid  qu’au  milieu  des 
neiges  et  des  glaces  de  ces  montagnes  ils  s’habillent  très-légèrement  et  vont 
tête  nue  toute  Tannée  c ; et  à l’égard  des  habitants  de  la  Numidie,  il  dit  qu’ils 
sont  plutôt  basanés  que  noirs , que  les  femmes  y sont  même  assez  blanches 
et  ont  beaucoup  d’embonpoint,  quoique  les  hommes  soient  maigres  d,  mais 
que  les  habitants  du  Guaden  dans  le  fond  de  la  Numidie , sur  les  frontières 
du  Sénégal,  sont  plutôt  noirs  que  basanés  e , au  lieu  que  dans  la  province  de 
Dara  les  femmes  sont  belles,  fraîches,  et  que  partout  il  y a une  grande  quan- 
tité d’esclaves  nègres  de  l’un  et  de  l’autre  sexe  f. 

Tous  les  peuples  qui  habitent  entre  le  20e  et  le  30e  ou  le  35e  degré  de  lati- 
tude nord  dans  l’ancien  continent,  depuis  l’empire  du  Mogol  jusqu’en  Bar- 

a.  Voyez  Y Afrique  de  Marmol , t.  II,  p.  536. 

b.  Voyez  Y Afrique  de  Marmol,  t.  II,  p.  125. 

c.  Idem,  t.  II,  p.  198  et  305. 

d.  Idem , t.  III,  p.  6. 

e.  Idem,  t.  III,  p.  7. 

f.  Idem,  t.  III,  p 11. 


170 


VARIÉTÉS  DANS  L’ESPÈCE  HUMAINE. 


barie,  et  même  depuis  le  Gange  jusqu’aux  côtes  occidentales  du  royaume  de 
Maroc,  ne  sont  donc  pas  fort  différents  les  uns  des  autres,  si  l’on  excepte 
les  variétés  particulières  occasionnées  par  le  mélange  d’autres  peuples  plus 
septentrionaux  qui  ont  conquis  ou  peuplé  quelques-unes  de  ces  vastes  con- 
trées. Cette  étendue  de  terre  sous  les  mêmes  parallèles  est  d’environ  deux 
mille  lieues  ; les  hommes  en  général  y sont  bruns  et  basanés,  mais  ils  sont 
en  même  temps  assez  beaux  et  assez  bien  faits.  Si  nous  examinons  mainte- 
nant ceux  qui  habitent  sous  un  climat  plus  tempéré , nous  trouverons  que 
les  habitants  des  provinces  septentrionales  du  Mogol  et  de  la  Perse,  les 
Arméniens,  les  Turcs,  les  Géorgiens,  les  Mingréliens,  les  Circassiens,  les 
Grecs  et  tous  les  peuples  de  l’Europe  , sont  les  hommes  les  plus  beaux  , les 
plus  blancs  et  les  mieux  faits  de  toute  la  terre,  et  que  quoiqu’il  y ait  fort  loin 
de  Cachemire  en  Espagne,  ou  de  la  Circassie  à la  France,  il  ne  laisse  pas  d’y 
avoir  une  singulière  ressemblance  entre  ces  peuples  si  éloignés  les  uns  des 
autres,  mais  situés  à peu  près  à une  égale  distance  de  l’équateur 1 . Les  Cache- 
miriens,  dit  Bernier,  sont  renommés  pour  la  beauté  ; ils  sont  aussi  bien  faits 
que  les  Européens  et  ne  tiennent  en  rien  du  visage  tartare  ; ils  n’ont  point  ce 
nez  écaché  et  ces  petits  yeux  de  cochon  qu’on  trouve  chez  leurs  voisins  ; les 
femmes  surtout  sont  très-belles  : aussi  la  plupart  des  étrangers  nouveau- 
venus  à la  cour  du  Mogol  se  fournissent  de  femmes  cachemiriennes  afin 
d’avoir  des  enfants  qui  soient  plus  blancs  que  les  Indiens,  et  qui  puissent 
aussi  passer  pour  vrais  Mogols  a.  Le  sang  de  Géorgie  est  encore  plus  beau 
que  celui  de  Cachemire  ; on  ne  trouve  pas  un  laid  visage  dans  ce  pays,  et  la 
nature  a répandu  sur  la  plupart  des  femmes  des  grâces  qu’on  ne  voit  pas 
ailleurs  : elles  sont  grandes,  bien  faites,  extrêmement  déliées  à la  ceinture, 
elles  ont  le  visage  charmant b.  Les  hommes  sont  aussi  fort  beaux  p;  ils  ont 
naturellement  de  l’esprit  et  ils  seraient  capables  des  sciences  et  des  arts,  mais 
leur  mauvaise  éducation  les  rend  très-ignorants  et  très-vicieux , et  il  n’y  a 
peut-être  aucun  pays  dans  le  monde  où  le  libertinage  et  l’ivrognerie  soient  à 
un  si  haut  point  qu’en  Géorgie.  Chardin  dit  que  les  gens  d’église,  comme  les 
autres,  s’enivrent  très-souvent  et  tiennent  chez  eux  de  belles  esclaves  dont 
ils  font  des  concubines;  que  personne  n’en  est  scandalisé,  parce  que  la  cou- 
tume en  est  générale  et  même  autorisée,  et  il  ajoute  que  le  préfet  des  Capu- 
cins lui  a assuré  avoir  ouï  dire  au  Catholicos  (on  appelle  ainsi  le  patriarche 
de  Géorgie)  que  celui  qui  aux  grandes  fêtes  , comme  Pâques  et  Noël  , ne 
s’enivre  pas  entièrement,  ne  passe  pas  pour  chrétien  et  doit  être  excom- 
munié d.  Avec  tous  ces  vices,  les  Géorgiens  ne  laissent  pas  d’être  civils, 

a.  Voyez  les  Voyages  de  Bernier.  Amsterdam  , 1710 , t.  II , p.  281. 

b.  Voyez  les  Voyages  de  Chardin,  première  partie.  Londres,  1686  , p.  204. 

0.  Voyez  II  Genio  vagante  del  conte  Aurelio  degli  Anzi.  In  Parma,  1691 , t.  I , p.  170. 

d.  Voyez  les  Voyages  de  Chardin , p.  205. 

1.  Buflon  vient  de  terminer  l’étude  de  la  race  mongolique  ou  jaune.  Il  commence  ici  l’étude 
de  la  race  caucasique  ou  blanche. 


VARIÉTÉS  DANS  L’ESPÈCE  HUMAINE.  171 

humains,  graves  et  modérés;  ils  ne  se  mettent  que  très-rarement  en  colère, 
quoiqu’ils  soient  ennemis  irréconciliables  lorsqu’ils  ont  conçu  de  la  haine 
contre  quelqu’un. 

Les  femmes,  dit  Struys,  sont  aussi  fort  belles  et  fort  blanches  en  Circassie, 
et  elles  ont  le  plus  beau  teint  et  les  plus  belles  couleurs  du  monde  ; leur 
front  est  grand  et  uni,  et  sans  le  secours  de  l’art  elles  ont  si  peu  de  sourcils 
qu’on  dirait  que  ce  n’est  qu’un  fdet  de  soie  recourbé;  elles  ont  les  yeux 
grands,  doux  et  pleins  de  feu,  le  nez  bien  fait,  les  lèvres  vermeilles,  la 
bouche  riante  et  petite , et  le  menton  comme  il  doit  être  pour  achever  un 
parfait  ovale;  elles  ont  le  cou  et  la  gorge  parfaitement  bien  faits,  la  peau 
blanche  comme  neige,  la  taille  grande  et  aisée,  les  cheveux  du  plus  beau 
noir;  elles  portent  un  petit  bonnet  d’étoffe  noire,  sur  lequel  est  attaché  un 
bourrelet  de  même  couleur  ; mais  ce  qu’il  y a de  ridicule,  c’est  que  les  veuves 
portent  à la  place  de  ce  bourrelet  une  vessie  de  bœuf  ou  de  vache  des  plus 
enflées,  ce  qui  les  défigure  merveilleusement.  L’été,  les  femmes  du  peuple 
ne  portent  qu’une  simple  chemise  qui  est  ordinairement  bleue,  jaune  ou 
rouge,  et  cette  chemise  est  ouverte  jusqu’à  mi-corps;  elles  ont  le  sein  par- 
faitement bien  fait,  elles  sont  assez  libres  avec  les  étrangers,  mais  cependant 
fidèles  à leurs  maris,  qui  n’en  sont  point  jaloux.  (Voyez  les  Voyages  de 
Struys,  t.  II,  p.  75.) 

Tavernier  dit  aussi  que  les  femmes  de  la  Comanie  et  de  la  Circassie  sont , 
comme  celles  de  Géorgie,  très-belles  et  très-bien  faites  ; qu’elles  paraissent 
toujours  fraîches  jusqu’à  l’àge  de  quarante-cinq  ou  cinquante  ans;  qu’elles 
sont  toutes  fort  laborieuses,  et  qu’elles  s’occupent  souvent  des  travaux  les 
plus  pénibles;  ces  peuples  ont  conservé  la  plus  grande  liberté  dans  le 
mariage,  car  s’il  arrive  que  le  mari  ne  soit  pas  content  de  sa  femme  et  qu’il 
s’en  plaigne  le  premier,  le  seigneur  du  lieu  envoie  prendre  la  femme,  la  fait 
vendre,  et  en  donne  une  autre  à l’homme  qui  s’en  plaint;  et  de  même  si  la 
femme  se  plaint  la  première,  on  la  laisse  libre  et  on  lui  ôte  son  mari  “. 

Les  Mingréliens  sont,  au  rapport  des  voyageurs,  tout  aussi  beaux  et  aussi 
bien  faits  que  les  Géorgiens  ou  les  Circassiens,  et  il  semble  que  ces  trois 
peuples  ne  fassent  qu’une  seule  et  même  race  d’hommes.  « Il  y a en  Mingré- 
« lie,  dit  Chardin,  des  femmes  merveilleusement  bien  faites,  d’un  air  majes- 
« tueux,  de  visage  et  de  taille  admirables  ; elles  ont  outre  cela  un  regard 
« engageant  qui  caresse  tous  ceux  qui  les  regardent  : les  moins  belles  et 
« celles  qui  sont  âgées  se  fardent  grossièrement  et  se  peignent  tout  le  visage, 
« sourcils,  joues,  front,  nez,  menton  ; les  autres  se  contentent  de  se  peindre 
« les  sourcils;  elles  se  parent  le  plus  qu’elles  peuvent.  Leur  habit  est  sem- 
« blable  à celui  des  Persanes;  elles  portent  un  voile  qui  ne  couvre  que  le 
« dessus  et  le  derrière  de  la  tête  ; elles  ont  de  l’esprit,  elles  sont  civiles  et 


a Voyez  les  Voyages  de  Tavernier.  Rouen,  1713,  t.  I , p.  469. 


m VARIÉTÉS  DANS  L’ESPÈCE  HUMAINE. 

« affectueuses , mais  en  même  temps  très-perfides,  et  il  n’y  a point  de 
« méchanceté  qu’elles  ne  mettent  en  usage  pour  se  faire  des  amants , pour 
« les  conserver  ou  pour  les  perdre.  Les  hommes  ont  aussi  bien  de  mau- 
« vaises  qualités  : ils  sont  tous  élevés  au  larcin,  ils  l’étudient,  ils  en  font 
« leur  emploi , leur  plaisir  et  leur  honneur  ; ils  content  avec  une  satisfaction 
« extrême  les  vols  qu’ils  ont  faits,  ils  en  sont  loués,  ils  en  tirent  leur  plus 
« grande  gloire;  l’assassinat.,  le  vol,  le  mensonge,  c’est  ce  qu'ils  appellent 
«de  belles  actions;  le  concubinage,  la  bigamie,  l’inceste,  sont  des  habi- 
te tudes  vertueuses  en  Mingrélie;  l’on  s’y  enlève  les  femmes  les  uns  aux 
« autres,  on  y prend  sans  scrupule  sa  tante,  sa  nièce,  la  tante  de  safemme; 
« on  épouse  deux  ou  trois  femmes  à la  fois,  et  chacun  entretient  autant  de 
« concubines  qu’il  veut.  Les  maris  sont  très-peu  jaloux,  et  quand  un  homme 
« prend  sa  femme  sur  le  fait  avec  son  galant,  il  a droit  de  le  contraindre 
« à payer  un  cochon,  et  d’ordinaire  il  ne  prend  pas  d’autre  vengeance  ; le 
« cochon  se  mange  entre  eux  trois.  Ils  prétendent  que  c’est  une  très-bonne 
« et  très-louable  coutume  d’avoir  plusieurs  femmes  et  plusieurs  concubines, 
« parce  qu’on  engendre  beaucoup  d’enfants  qu’on  vend  argent  comptant, 
« on  qu’on  échange  pour  des  bardes  et  pour  des  vivres.  » ('Voyez  les  Voya- 
ges de  Chardin,  p.  77  et  suiv.  ) 

Au  reste  ces  esclaves  ne  sont  pas  fort  chers,  car  les  hommes  âgés  depuis 
vingt-cinq  ans  jusqu’à  quarante  ne  coûtent  que  quinze  écus  ; ceux  qui  sont 
plus  âgés,  huit  ou  dix;  les  belles  filles  d’entre  treize  et  dix-huit  ans , vingt 
écus,  les  autres  moins  ; les  femmes  douze  écus,  et  les  enfants  trois  ou  quatre. 
(Idem,  p.  105.) 

Les  Turcs,  qui  achètent  un  très-grand  nombre  de  ces  esclaves,  sont  un 
peuple  composé  de  plusieurs  autres  peuples  : les  Arméniens,  les  Géorgiens, 
les  Turcomans,  se  sont  mêlés  avec  les  Arabes,  les  Égyptiens,  et  même  avec 
les  Européens  dans  le  temps  des  croisades;  il  n’est  donc  guère  possible  de 
reconnaître  les  habitants  naturels  de  l’Asie  Mineure,  de  la  Syrie  et  du  reste 
de  la  Turquie  : tout  ce  qu’on  peut  dire,  c’est  qu’en  général  les  Turcs  sont 
des  hommes  robustes  et  assez  bien  faits  ; il  est  même  assez  rare  de  trouver 
parmi  eux  des  bossus  et  des  boiteux  a.  Les  femmes  sont  aussi  ordinairement 
belles,  bien  faites  et  sans  défaut  ; elles  sont  fort  blanches  parce  qu’elles  sor- 
tent peu,  et  que  quand  elles  sortent  elles  sont  toujours  voilées  6. 

« Il  n’y  a femme  de  laboureur  ou  de  paysan  en  Asie , dit  Belon , qui  n’ait 
« le  teint  frais  comme  une  rose,  la  peau  délicate  et  blanche,  si  polie  et  si 
« bien  tendue  qu’il  semble  toucher  du  velours;  elles  se  servent  de  terre  de 
« Chio  qu’elles  détrempent  pour  en  faire  une  espèce  d’onguent  dont  elles  se 
« frottent  tout  le  corps  en  entrant  au  bain , aussi  bien  que  le  visage  et  les 
« cheveux.  Elles  se  peignent  aussi  les  sourcils  en  noir,  d’autres  se  les  font 


a.  Voyez  le  Voyage  de  Thévenot.  Paris,  1664,  t.  I,  p.  55. 

b.  Idem  , t.  1 , p.  105. 


173 


VARIÉTÉS  DANS  L’ESPÈCE  HUMAINE. 

« abattre  avec  du  rusma,  et  se  font  de  faux  sourcils  avec  de  la  teinture  noire; 
« elles  les  font  en  forme  d’arc  et  élevés  en  croissant  : cela  est  beau  à voir  de 
« loin,  mais  laid  lorsqu’on  regarde  de  près;  cet  usage  est  pourtant  de  toute 
«ancienneté.»  (Voyez  les  Observations  de  Pierre  Selon.  Paris,  1555  , 
page  199.)  Il  ajoute  que  les  Turcs,  hommes  et  femmes,  ne  portent  de  poil 
en  aucune  partie  du  corps,  excepté  les  cheveux  et  la  barbe  ; qu’ils  se  servent 
du  rusma  pour  l’ôter,  qu’ils  mêlent  moitié  autant  de  chaux  vive  qu’il  y a de 
rusma,  et  qu’ils  détrempent  le  tout  dans  de  l’eau  ; qu’en  entrant  dans  le  bain 
on  applique  cette  pommade,  qu’on  la  laisse  sur  la  peau  à peu  près  autant  de 
temps  qu’il  en  faut  pour  cuire  un  œuf;  dès  que  l’on  commence  à suer  dans 
ce  bain  chaud  le  poil  tombe  de  lui-même  en  le  lavant  seulement  d’eau  chaude 
avec  la  main,  et  la  peau  demeure  lisse  et  polie  sans  aucun  vestige  de  poil. 
[Idem,  p.  198 . ) Il  dit  encore  qu’il  y a en  Égypte  un  petit  arbrisseau  nommé 
Alcanna,  dent  les  feuilles  desséchées  et  mises  en  poudre  servent  à teindre 
en  jaune;  les  femmes  de  toute  la  Turquie  s’en  servent  pour  se  teindre  les 
mains,  les  pieds  et  les  cheveux  en  couleur  jaune  ou  rouge  ; ils  teignent  aussi 
de  la  même  couleur  les  cheveux  des  petits  enfants,  tant  mâles  que  femelles, 
et  les  crins  de  leurs  chevaux;  etc.  [Idem,  p.  136.) 

Les  femmes  turques  se  mettent  de  la  tutie  brûlée  et  préparée  dans  les 
yeux  pour  les  rendre  plus  noirs  ; elles  se  servent  pour  cela  d’un  petit  poin- 
çon d’or  ou  d’argent  qu’elles  mouillent  de  leur  salive  pour  prendre  cette 
poudre  noire  et  la  faire  passer  doucement  entre  leurs  paupières  et  leurs 
prunelles  “ ; elles  se  baignent  aussi  très-souvent,  elles  se  parfument  tous  les 
jours,  et  il  n’y  a rien  quelles  ne  mettent  en  usage  pour  conserver  ou  pour 
augmenter  leur  beauté;  on  prétend  cependant  que  les  Persanes  se  recher- 
chent encore  plus  sur  la  propreté  que  les  Turques  ; les  hommes  sont  aussi  de 
différents  goûts  sur  la  beauté;  les  Persans  veulent  des  brunes,  et  les  Turcs 
des  rousses b. 

On  a prétendu  que  les  juifs,  qui  tous  sortent  originairement  de  la  Syrie  et 
de  la  Palestine,  ont  encore  aujourd’hui  le  teint  brun  comme  ils  l’avaient 
autrefois;  mais,  comme  le  remarque  fort  bien  Misson , c’est  une  erreur  de 
dire  que  tous  les  juifs  sont  basanés;  cela  n’est  vrai  que  des  juifs  portugais. 
Ces  gens-là  se  mariant  toujours  les  uns  avec  les  autres,  les  enfants  ressem- 
blent à leurs  père  et  mère,  et  leur  teint  brun  se  perpétue  ainsi  avec  peu  de 
diminution  partout  oû  ils  habitent,  même  dans  les  pays  du  nord;  mais  les 
juifs  allemands,  comme,  par  exemple,  ceux  de  Prague,  n’ont  pas  le  teint 
plus  basané  que  tous  les  autres  Allemands  c. 

Aujourd’hui  les  habitants  de  la  Judée  ressemblent  aux  autres  Turcs; 
seulement  ils  sont  plus  bruns  que  ceux  de  Constantinople  ou  des  côtes  de 

a.  Voyez  la  Nouvelle  relation  du  Levant , par  M.  P.  A.  Paris,  1667  , p.  355. 

b.  Voyez  le  Voyage  de  la  Boullaye , p.  110. 

c.  Voyez  les  Voyages  de  Misson , 1717,  t.  II,  p.  225. 


174 


VARIÉTÉS  DANS  L’ESPÈCE  HUMAINE. 

la  mer  Noire,  comme  les  Arabes  sont  aussi  plus  bruns  que  les  Syriens,  parce 
qu’ils  sont  plus  méridionaux. 

Il  en  est  de  même  chez  les  Grecs  ; ceux  de  la  partie  septentrionale  de  la 
Grèce  sont  fort  blancs,  ceux  des  îles  ou  des  provinces  méridionales  sont 
bruns  : généralement  parlant,  les  femmes  grecques  sont  encore  plus  belles 
et  plus  vives  que  les  Turques,  et  elles  ont  de  plus  l’avantage  d’une  beaucoup 
plus  grande  liberté.  Gemelli-Careri  dit  que  les  femmes  de  l’île  de  Chio  sont 
blanches,  belles,  vives  et  fort  familières  avec  les  hommes,  que  les  fdles 
voient  les  étrangers  fort  librement , et  que  toutes  ont  la  gorge  entièrement 
découverte  a.  Il  dit  aussi  que  les  femmes  grecques  ont  les  plus  beaux  che- 
veux du  monde,  surtout  dans  le  voisinage  de  Constantinople , mais  il  re- 
marque que  ces  femmes,  dont  les  cheveux  descendent  jusqu’aux  talons, 
n’ont  pas  les  traits  aussi  réguliers  que  les  autres  Grecques  b. 

Les  Grecs  regardent  comme  une  très-grande  beauté  dans  les  femmes 
d’avoir  de  grands  et  de  gros  yeux  et  les  sourcils  fort  élevés,  et  ils  veulent 
que  les  hommes  les  aient  encore  plus  gros  et  plus  grands  c.  On  peut  remar- 
quer, dans  tous  les  bustes  antiques,  les  médailles,  etc.,  des  anciens  Grecs , 
que  les  yeux  sont  d’une  grandeur  excessive  en  comparaison  de  celle  des 
yeux  dans  les  bustes  et  les  médailles  romaines. 

Les  habitants  des  îles  de  l'Archipel  sont  presque  tous  grands  nageurs  et 
très-bons  plongeurs.  Thévenot  dit  qu’ils  s’exercent  à tirer  les  éponges  du 
fond  de  la  mer,  et  même  les  bardes  et  les  marchandises  des  vaisseaux  qui 
se  perdent,  et  que  dans  l’île  de  Samos  on  ne  marie  pas  les  garçons  qu’ils 
ne  puissent  plonger  sous  l’eau  à huit  brasses  au  moins  d ; Dapper  dit  vingt 
brasses  % et  il  ajoute  que  dans  quelques  îles , comme  dans  celle  de  Nicarie, 
ils  ont  une  coutume  assez  bizarre  qui  est  de  se  parler  de  loin,  surtout  à la 
campagne,  et  que  ces  insulaires  ont  la  voix  si  forte  qu’ils  se  parlent  ordinai- 
rement d’un  quart  de  lieue,  et  souvent  d’une  lieue,  en  sorte  que  la  con- 
versation est  coupée  par  de  grands  intervalles,  la  réponse  n’arrivant  que 
plusieurs  secondes  après  la  question. 

Les  Grecs,  les  Napolitains,  les  Siciliens,  les  habitants  de  Corse,  de  Sar- 
daigne, et  les  Espagnols  étant  situés  à peu  près  sous  le  même  parallèle,  sont 
assez  semblables  pour  le  teint  : tous  ces  peuples  sont  plus  basanés  que  les 
Français,  les  Anglais,  les  Allemands,  les  Polonais,  les  Moldaves,  les  Circas- 
siens,  et  tous  les  autres  habitants  du  nord  de  l’Europe  jusqu’en  Laponie, 
où,  comme  nous  l’avons  dit  au  commencement,  on  trouve  une  autre  espèce 
d’hommes.  Lorsqu’on  fait  le  voyage  d’Espagne,  on  commence  à s’apercevoir 


a.  Voyez  les  Voyages  de  Gemelli-Careri.  Paris,  1719, 1. 1,  p.  110. 

I.  Idem , t.  I,  p.  373. 

c.  Voyez  les  Observations  de  Belon,  p.  200. 

d.  Voyez  le  Voyage  de  Thévenot.  1. 1,  p.  206. 

e.  Voyez  la  Description  des  îles  de  l'Archipel , par  Dapper.  Amsterd.,  1703,  p.  1G3. 


175 


VARIÉTÉS  DANS  L’ESPÈCE  HUMAINE. 

dès  Bayonne  de  la  différence  de  couleur;  les  femmes  ont  le  teint  un  peu  plus 
brun,  elles  ont  aussi  les  yeux  plus  brillants  a. 

Les  Espagnols  sont  maigres  et  assez  petits;  ils  ont  la  taille  fine,  la  tête 
belle,  les  traits  réguliers,  les  yeux  beaux,  les  dents  assez  bien  rangées,  mais 
ils  ont  le  teint  jaune  et  basané;  les  petits  enfants  naissent  fort  blancs  et  sont 
fort  beaux , mais  en  grandissant  leur  teint  change  d’une  manière  surpre- 
nante : l'air  les  jaunit,  le  soleil  les  brûle,  et  il  est  aisé  de  reconnaître  un  Espa- 
gnol de  toutes  les  autres  nations  européennes  b.  On  a remarqué  que  dans 
quelques  provinces  d’Espagne,  comme  aux  environs  de  la  rivière  de  Bidas- 
soa , les  habitants  ont  les  oreilles  d’une  grandeur  démesurée  c. 

Les  hommes  à cheveux  noirs  ou  bruns  commencent  à être  rares  en  Angle- 
terre, en  Flandre,  en  Hollande  et  dans  les  provinces  septentrionales  de  l’Al- 
lemagne ; on  n’en  trouve  presque  point  en  Danemark,  en  Suède,  en  Pologne. 
Selon  M.  Linnæus,  les  Goths  sont  de  haute  taille;  ils  ont  les  cheveux  lisses, 
blonds,  argentés,  et  l’iris  de  l’œil  bleuâtre  : Gothi  corpore proceriore,  capil- 
lis  albidis  redis , oculorum  iridibus  cinereo-cœridescentibus . Les  Finnois  ont 
le  corps  musculeux  et  charnu,  les  cheveux  blonds-jaunes  et  longs,  l’iris  de 
l’œil  jaune  foncé  : Fennones  corpore  toroso,  capillis  / lavis  prolixis,  oculo- 
rum  iridibus  fuscis  d. 

Les  femmes  sont  fort  fécondes  en  Suède;  Rudbeck  dit  qu’elles  y font  ordi- 
nairement huit,  dix  ou  douze  enfants,  et  qu’il  n’est  pas  rare  qu’elles  en  fas- 
sent dix-huit,  vingt,  vingt-quatre,  vingt-huit  et  jusqu’à  trente  ; il  dit  de  plus 
qu’il  s’y  trouve  souvent  des  hommes  qui  passent  cent  ans,  que  quelques-uns 
vivent  jusqu’à  cent  quarante  ans,  et  qu’il  y en  a même  eu  deux,  dont  l’un  a 
vécu  cent  cinquante-six  et  l’autre  cent  soixante-un  ans  e.  Mais  il  est  vrai  que 
cet  auteur  est  un  enthousiaste  au  sujet  de  sa  patrie,  et  que,  selon  lui,  la 
Suède  est  à tous  égards  le  premier  pays  du  monde.  Cette  fécondité  dans  les 
femmes  ne  suppose  pas  qu’elles  aient  plus  de  penchant  à l’amour;  les 
hommes  mêmes  sont  beaucoup  plus  chastes  dans  les  pays  froids  que  dans  les 
climats  méridionaux.  On  est  moins  amoureux  en  Suède  qu’en  Espagne  ou 
en  Portugal,  et  cependant  les  femmes  y font  beaucoup  plus  d’enfants.  Tout 
le  monde  sait  que  les  nations  du  Nord  ont  inondé  toute  l’Europe  au  point 
que  les  historiens  ont  appelé  le  Nord  : officina  gentium. 

L’auteur  des  voyages  historiques  de  l’Europe  dit  aussi,  comme  Rudbeck, 
que  les  hommes  vivent  ordinairement  en  Suède  plus  longtemps  que  dans  la 
plupart  des  autres  royaumes  de  l’Europe,  et  qu’il  en  a vu  plusieurs  qu’on 
lui  assurait  avoir  plus  de  cent  cinquante  ans  f.  Il  attribue  cette  longue  durée 

a.  Voyez  la  Relation  du  voyage  d'Espagne.  Paris,  1691,  p.  4. 

b.  Idem , p.  187. 

c.  Voyez  la  Relation  du  voyage  d’Esipagne.  Paris,  1691 , p.  326. 

d.  Vide  Linnœi  Faunam  Suecicam  Stockholm,  1746,  p.  1. 

e.  Vide  Olaii  Rudbeldi  Atlantica.  Upsal,  1684. 

f.  Voyez  les  Voyages  historiques  de  l’Europe.  Paris,  1693,  t.  VIII,  p.  229. 


1 76 


VARIÉTÉS  DANS  L’ESPÈCE  HUMAINE. 

de  la  vie  des  Suédois  à la  salubrité  de  l’air  de  ce  climat;  il  dit  à peu  près  la 
même  chose  du  Danemark  : selon  lui,  les  Danois  sont  grands  et  robustes, 
d’un  teint  vif  et  coloré,  et  ils  vivent  fort  longtemps  à cause  de  la  pureté  de 
l’air  qu’ils  respirent  ; les  femmes  sont  aussi  fort  blanches,  assez  bien  faites  et 
très-fécondes  a. 

Avant  le  czar  Pierre  Ier,  les  Moscovites  étaient,  dit-on,  encore  presque 
barbares  ; le  peuple,  né  dans  l’esclavage,  était  grossier,  brutal,  cruel,  sans 
courage  et  sans  mœurs.  Ils  se  baignaient  très-souvent  hommes  et  femmes 
pêle-mêle  dans  des  étuves  échauffées  à un  degré  de  chaleur  insoutenable 
pour  tout  autre  que  pour  eux  ; ils  allaient  ensuite,  comme  les  Lapons,  se 
jeter  dans  l’eau  froide  au  sortir  de  ces  bains  chauds.  Ils  se  nourrissaient  fort 
mal;  leurs  mets  favoris  n’étaient  que  des  concombres  ou  des  melons 
d’Astracan  qu’ils  mettaient  pendant  l’été  confire  avec  de  l’eau,  de  la  farine 
et  du  sel b.  Ils  se  privaient  de  quelques  viandes,  comme  de  pigeons  ou  de 
veau,  par  des  scrupules  ridicules;  cependant,  dès  ce  temps-là  même,  les 
femmes  savaient  se  mettre  du  rouge,  s’arracher  les  sourcils,  se  les  peindre 
ou  s’en  former  d'artificiels  ; elles  savaient  aussi  porter  des  pierreries,  parer 
leurs  coiffures  de  perles,  se  vêtir  d’étoffes  riches  et  précieuses  : ceci  ne 
prouve-t-il  pas  que  la  barbarie  commençait  à finir,  et  que  leur  souverain  n’a 
pas  eu  autant  de  peine  à les  policer  que  quelques  auteurs  ont  voulu  l’insi- 
nuer? Ce  peuple  est  aujourd’hui  civilisé,  commerçant,  curieux  des  arts  et 
des  sciences,  aimant  les  spectacles  et  les  nouveautés  ingénieuses.  Il  ne  suffit 
pas  d’un  grand  homme  pour  faire  ces  changements,  il  faut  encore  que  ce 
grand  homme  naisse  à propos. 

Quelques  auteurs  ont  dit  que  l’air  de  Moscovie  est  si  bon  qu’il  n’y  a jamais 
eu  de  peste;  cependant  les  annales  du  pays  rapportent  qu’en  1421,  et  pen- 
dant les  six  années  suivantes,  la  Moscovie  fût  tellement  affligée  de  maladies 
contagieuses  que  la  constitution  des  habitants  et  de  leurs  descendants  en  fut 
altérée,  peu  d’hommes  depuis  ce  temps  arrivant  à l’àge  de  cent  ans,  au  lieu 
qu’auparavant  il  y en  avait  beaucoup  qui  allaient  au  delà  de  ce  terme  c. 

Les  Ingriens  et  les  Caréliens  qui  habitent  les  provinces  septentrionales  de 
la  Moscovie,  et  qui  sont  les  naturels  du  pays  des  environs  de  Pétersbourg, 
sont  des  hommes  vigoureux  et  d’une  constitution  robuste  ; ils  ont  pour  la 
plupart  les  cheveux  blancs  ou  blonds  d;  ils  ressemblent  assez  aux  Finnois  et 
ils  parlent  la  même  langue,  qui  n’a  aucun  rapport  avec  toutes  les  autres 
langues  du  Nord. 

En  réfléchissant  sur  la  description  historique  que  nous  venons  de  faire  de 
tous  les  peuples  de  l’Europe  et  de  l’Asie,  il  parait  que  la  couleur  dépend 

a.  Voyez  les  Voyages  historiques  de  l’Europe.  Paris,  1693,  t.  VIII,  p.  279  et  280. 

b.  Voyez  la  Relation  curieuse  de  Moscovie.  Paris,  1698,  p.  181. 

c.  Voyez  le  Voyage  d’un  ambassadeur  de  l’empereur  Léopold  au  czar  Michaelovoits.  Leyde, 

1688,  p.  220. 

d.  Voyez  les  Nouveaux  mémoires  sur  l'état  de  la  grande  Russie.  Paris,  1725,  t.  II,  p.  64. 


VARIÉTÉS  DANS  L’ESPÈCE  HUMAINE. 


■177 


beaucoup  du  climat,  sans  cependant  qu’on  puisse  dire  qu'elle  en  dépende 
entièrement 1 ; il  y a en  effet  plusieurs  causes  qui  doivent  influer  sur  la 
couleur  et  même  sur  la  forme  du  corps  et  des  traits  des  différents  peuples  : 
l’une  des  principales  est  la  nourriture,  et  nous  examinerons  dans  la  suite  les 
changements  qu’elle  peut  occasionner.  Une  autre  qui  ne  laisse  pas  de  pro- 
duire son  effet  sont  les  mœurs  ou  la  manière  de  vivre  ; un  peuple  policé  qui 
vit  dans  une  certaine  aisance,  qui  est  accoutumé  à une  vie  réglée,  douce  et 
tranquille,  qui  par  les  soins  d’un  bon  gouvernement  est  à l’abri  d’une  cer- 
taine misère  et  ne  peut  manquer  des  choses  de  première  nécessité,  sera  par 
cette  seule  raison  composé  d’hommes  plus  forts,  plus  beaux  et  mieux  faits 
qu’une  nation  sauvage  et  indépendante,  où  chaque  individu,  ne  tirant  aucun 
secours  de  la  société,  est  obligé  de  pourvoir  à sa  subsistance,  de  souffrirai  ter- 
nativement  la  faim  ou  les  excès  d’une  nourriture  souvent  mauvaise,  de  s’épui- 
ser de  travaux  ou  de  lassitude,  d’éprouver  les  rigueurs  du  climat  sans  pou- 
voir s’en  garantir,  d’agir  en  un  mot  plus  souvent  comme  animal  que  comme 
homme.  En  supposant  ces  deux  différents  peuples  sous  un  même  climat,  on 
peut  croire  que  les  hommes  de  la  nation  sauvage  seraient  plus  basanés,  plus 
laids,  plus  petits,  plus  ridés  que  ceux  de  la  nation  policée.  S’ils  avaient  quel- 
que avantage  sur  ceux-ci , ce  serait  par  la  force  ou  plutôt  par  la  dureté  de 
leur  corps  ; il  pourrait  se  faire  aussi  qu’il  y eût  dans  cette  nation  sauvage 
beaucoup  moins  de  bossus,  de  boiteux,  de  sourds,  de  louches,  etc.  Ces  hom- 
mes défectueux  vivent  et  même  se  multiplient  dans  une  nation  policée  où 
l’on  se  supporte  les  uns  les  autres,  où  le  fort  ne  peut  rien  contre  le  faible, 
où  les  qualités  du  corps  font  beaucoup  moins  que  celles  de  l’esprit  ; mais 
dans  un  peuple  sauvage , comme  chaque  individu  ne  subsiste,  ne  vit,  ne  se 
défend  que  par  ses  qualités  corporelles,  son  adresse  et  sa  force , ceux  qui 
sont  malheureusement  nés  faibles,  défectueux,  ou  qui  deviennent  incom- 
modés, cessent  bientôt  de  faire  partie  de  la  nation. 

J’admettrais  donc  trois  causes  qui  toutes  trois  concourent  à produire  les 
variétés  que  nous  remarquons  dans  les  différents  peuples  de  la  terre.  La 
première  est  l’influence  du  climat;  la  seconde,  qui  tient  beaucoup  à la  pre- 
mière, est  la  nourriture  ; et  la  troisième,  qui  tient  peut-être  encore  plus  à la 
première  et  à la  seconde,  sont  les  mœurs  ; mais  avant  que  d’exposer  les  rai- 
sons sur  lesquelles  nous  croyons  devoir  fonder  cette  opinion,  il  est  néces- 
saire de  donner  la  description  des  peuples  de  l’Afrique  et  de  l’Amérique , 
comme  nous  avons  donné  celle  des  autres  peuples  de  la  terre. 

Nous  avons  déjà  parlé  des  nations  de  toute  la  partie  septentrionale  de 
l’Afrique,  depuis  la  mer  Méditerranée  jusqu’au  tropique  ; tous  ceux  qui  sont 
au  delà  du  tropique  depuis  la  mer  Rouge  jusqu’à  l’Océan , sur  une  largeur 
d’environ  cent  ou  cent  cinquante  lieues,  sont  encore  des  espèces  de  Maures, 
mais  si  basanés  qu’ils  paraissent  presque  tout  noirs;  les  hommes  surtout 

1.  Voyez,  ci-après , une  note  sur  la  structure  de  la  peau  dans  les  diverses  races  humaines. 

n.  <2 


m 


VARIÉTÉS  DANS  L’ESPÈCE  HUMAINE. 


sont  extrêmement  bruns;  les  femmes  sont  un  peu  plus  blanches,  bien  faites 
et  assez  belles  ; il  y a parmi  ces  Maures  une  grande  quantité  de  mulâtres  qui 
sont  encore  plus  noirs  qu’eux,  parce  qu’ils  ont  pour  mères  des  négresses 
que  les  Maures  achètent,  et  desquelles  ils  ne  laissent  pas  d’avoir  beaucoup 
d’enfants  a.  Au  delà  de  cette  étendue  de  terrain,  sous  le  17e  ou  18e  degré  de 
latitude  nord  et  au  même  parallèle,  on  trouve  les  nègres  du  Sénégal  et  ceux 
de  la  Nubie,  les  uns  sur  la  mer  Océane  et  les  autres  sur  la  mer  Rouge  ; et 
ensuite  tous  les  autres  peuples  de  l’Afrique  qui  habitent  depuis  ce  18e  degré 
de  latitude  nord  jusqu’au  18e  degré  latitude  sud , sont  noirs,  à l’exception 
des  Éthiopiens  ou  Abyssins  : il  paraît  donc  que  la  portion  du  globe,  qui  est 
départie  par  la  nature  à cette  race  d’hommes , est  une  étendue  de  terrain 
parallèle  à l’équateur,  d’environ  neuf  cents  lieues  de  largeur  sur  une  lon- 
gueur bien  plus  grande,  surtout  au  nord  de  l’équateur;  et  au  delà  des  18  ou 
20  degrés  de  latitude  sud  les  hommes  ne  sont  plus  des  nègres,  comme  nous 
le  dirons  en  parlant  des  Cafres  et  des  Hottentots. 

On  a été  longtemps  dans  l’erreur  au  sujet  de  la  couleur  et  des  traits  du 
visage  des  Éthiopiens,  parce  qu’on  les  a confondus  avec  les  Nubiens  leurs 
voisins,  qui  sont  cependant  d’une  race  différente.  Marmol  dit  que  les  Éthio- 
piens sont  absolument  noirs,  qu’ils  ont  le  visage  large  et  le  nez  plat b;  les 
voyageurs  hollandais  disent  la  même  chose  % cependant  la  vérité  est  qu’ils 
sont  différents  des  Nubiens  par  la  couleur  et  par  les  traits  : la  couleur  natu- 
relle des  Éthiopiens  est  brune  ou  olivâtre,  comme  celle  des  Arabes  méri- 
dionaux, desquels  ils  ont  probablement  tiré  leur  origine.  Ils  ont  la  taille 
haute,  les  traits  du  visage  bien  marqués,  les  yeux  beaux  et  bien  fendus,  le 
nez  bien  fait,  les  lèvres  petites  et  les  dents  blanches  ; au  lieu  que  les  habi- 
tants de  la  Nubie  ont  le  nez  écrasé,  les  lèvres  grosses  et  épaisses,  et  le  visage 
fort  noir d.  Ces  Nubiens,  aussi  bien  que  les  Barberins  leurs  voisins  du  côté 
de  l’occident,  sont  des  espèces  de  nègres,  assez  semblables  à ceux  du 
Sénégal. 

Les  Éthiopiens  sont  un  peuple  à demi  policé  ; leurs  vêtements  sont  de 
toile  de  coton,  et  les  plus  riches  en  ont  de  soie  ; leurs  maisons  sont  basses  et 
mal  bâties,  leurs  terres  sont  fort  mal  cultivées,  parce  que  les  nobles  mépri- 
sent, maltraitent  et  dépouillent , autant  qu’ils  le  peuvent,  les  bourgeois  et 
les  gens  du  peuple;  ils  demeurent  cependant  séparément  les  uns  des  autres 
dans  des  bourgades  ou  des  hameaux  différents , la  noblesse  dans  les  uns  , la 
bourgeoisie  dans  les  autres,  et  les  gens  du  peuple  encore  dans  d’autres 
endroits.  Ils  manquent  de  sel  et  ils  l’achètent  au  poids  de  l’or;  ils  aiment 
assez  la  viande  crue,  et  dans  les  festins  le  second  service,  qu’ils  regardent 

a.  Voyez  l’Afrique  de  Marmol,  t.  III , p.  29  et  33. 

b.  Voyez  l’Afrique  de  Marmol,  t.  III,  p.  68  et  69. 

c.  Voyez  le  Recueil  des  Voyages  de  la  Compagnie  des  Indes  de  Holl.,  t.  IV,  p.  33. 

d.  Voyez  les  Lettres  édifiantes.  Recueil  IV,  p.  349. 


179 


VARIÉTÉS  DANS  L’ESPÈCE  HUMAINE. 

comme  le  plus  délicat,  est  en  effet  de  viandes  crues  ; ils  ne  boivent  point  de 
vin,  quoiqu’ils  aient  des  vignes;  leur  boisson  ordinaire  est  faite  avec  des 
tamarins  et  a un  goût  aigrelet.  Ils  se  servent  de  chevaux  pour  voyager  et 
de  mulets  pour  porter  leurs  marchandises;  ils  ont  très-peu  de  connaissance 
des  sciences  et  des  arts,  car  leur  langue  n’a  aucune  règle,  et  leur  manière 
d’écrire  est  très-peu  perfectionnée  ; il  leur  faut  plusieurs  jours  pour  écrire 
une  lettre,  quoique  leurs  caractères  soient  plus  beaux  que  ceux  des  Arabes 
Ils  ont  une  manière  singulière  de  saluer,  ils  se  prennent  la  main  droite  les 
uns  aux  autres  et  se  la  portent  mutuellement  à la  bouche  ; ils  prennent  aussi 
l’écharpe  de  celui  qu’ils  saluent  et  ils  se  l’attachent  autour  du  corps,  de  sorte 
que  ceux  qu’on  salue  demeurent  à moitié  nus,  car  la  plupart  ne  portent  que 
cette  écharpe  avec  un  caleçon  de  coton  6. 

On  trouve  dans  la  relation  du  voyage  autour  du  monde,  de  l’amiral  Drack, 
un  fait  qui,  quoique  très-extraordinaire,  ne  me  paraît  pas  incroyable  : il  y a, 
dit  ce  voyageur,  sur  les  frontières  des  déserts  de  l’Éthiopie,  un  peuple  qu’on 
a appelé  Acridophages,  ou  mangeurs  de  sauterelles  ; ils  sont  noirs,  maigres, 
très-légers  à la  course  et  plus  petits  que  les  autres.  Au  printemps , certains 
vents  chauds  qui  viennent  de  l’occident  leur  amènent  un  nombre  infini  de 
sauterelles;  comme  ils  n’ont  ni  bétail  ni  poisson,  ils  sont  réduits  à vivre 
de  ces  sauterelles  qu’ils  ramassent  en  grande  quantité  ; ils  les  saupoudrent 
de  sel  et  ils  les  gardent  pour  se  nourrir  pendant  toute  l’année;  cette  mau- 
vaise nourriture  produit  deux  effets  singuliers  : le  premier  est  qu’ils  vivent 
à peine  jusqu’à  l’âge  de  quarante  ans,  et  le  second  c’est  que  lorsqu’ils  appro- 
chent de  cet  âge  il  s’engendre  dans  leur  chair  des  insectes  ailés  qui  d’abord 
leur  causent  une  démangeaison  vive,  et  se  multiplient  en  si  grand  nombre, 
qu’en  très-peu  de  temps  toute  leur  chair  en  fourmille;  ils  commencent  par 
leur  manger  le  ventre,  ensuite  la  poitrine,  et  les  rongent  jusqu’aux  os;  en 
sorte  que  tous  ces  hommes,  qui  ne  se  nourrissent  que  d’insectes,  sont  à leur 
tour  mangés  par  des  insectes.  Si  ce  fait  était  bien  avéré,  il  fournirait  matière 
à d’amples  réflexions  *. 

Il  y a de  vastes  déserts  de  sable  en  Éthiopie,  et  dans  cette  grande  pointe 
de  terre  qui  s’étend  jusqu’au  cap  Gardafu.  Ce  pays,  qu’on  peut  regarder- 
comme  la  partie  orientale  de  l’Éthiopie , est  presque  entièrement  inhabité  ; 
au  midi  l’Éthiopie  est  bornée  par  les  Bédouins  et  par  quelques  autres  peu- 
ples qui  suivent  la  loi  mahométane,  ce  qui  prouve  encore  que  les  Éthiopiens 


a Voyez  le  Recueil  des  Voyages  de  la  Compagnie  des  Indes  de  Holl.,  t.  IV,  p.  34. 

6.  Voyez  les  Lettres  édifiantes.  Recueil  IV,  p.  349. 

1.  Ces  hommes  qui,  après  s’ètre  nourris  d'insectes,  sont  à leur  tour  mangés  par  des  insectes, 
ressemblent  fort  à l 'ivrogne  dont  le  cadavre  produisit  une  foule  de  moucherons  semblables  à 
ceux  qui  sortent  du  marc  du  vin  ( t.  Ier  p.  671  ).  — Si  ce  fait  était  avéré,  il  fournirait  matière 
à d’amples  réflexions  : c’est-à-dire  qu’on  en  pourrait  conclure  la  forme  permanente  et  indestruc- 
tible des  molécules  nutritives  et  organiques.  Buffon  n’oublie  jamais  ses  molécules  organiques. 


■180 


VARIÉTÉS  DANS  L’ESPECE  HUMAINE. 


sont  originaires  d’Arabie  : ils  n’en  sont  en  effet  séparés  que  par  le  détroit  de 
Bab-el-Mandel  ; il  est  donc  assez  probable  que  les  Arabes  auront  autrefois 
envahi  l’Éthiopie,  et  qu’ils  en  auront  chassé  les  naturels  du  pays  qui  auront 
été  forcés  de  se  retirer  vers  le  nord  dans  la  Nubie.  Ces  Arabes  se  sont  même 
étendus  le  long  de  la  côte  de  Mélinde , car  les  habitants  de  cette  côte  ne  sont 
que  basanés  et  ils  sont  Mahométans  de  religion  a.  Ils  ne  sont  pas  non  plus 
tout  à fait  noirs  dans  le  Zanguebar;  la  plupart  parlent  arabe  et  sont  vêtus  de 
toile  de  coton.  Ce  pays  d’ailleurs , quoique  dans  la  zone  torride,  n’est  pas 
excessivement  chaud  ; cependant  les  naturels  ont  les  cheveux  noirs  et  crépus 
comme  les  nègres  6 ; on  trouve  même  sur  toute  cette  côte,  aussi  bien  qu’à 
Mozambique  et  à Madagascar,  quelques  hommes  blancs,  qui  sont,  à ce  qu’on 
prétend,  Chinois  d’origine,  et  qui  s’y  sont  habitués  dans  le  temps  que  les 
Chinois  voyageaient  dans  toutes  les  mers  de  l’Orient,  comme  les  Européens 
y voyagent  aujourd’hui  : quoi  qu’il  en  soit  de  cette  opinion  qui  me  paraît 
hasardée,  il  est  certain  que  les  naturels  de  cette  côte  orientale  de  l’Afrique 
sont  noirs  d’origine,  et  que  les  hommes  basanés  ou  blancs  qu’on  y trouve 
viennent  d’ailleurs.  Mais  pour  se  former  une  idée  juste  des  différences  qui 
se  trouvent  entre  ces  peuples  noirs,  il  est  nécessaire  de  les  examiner  plus 
particulièrement. 

Il  paraît  d’abord,  en  rassemblant  les  témoignages  des  voyageurs,  qu’il  y 
a autant  de  variétés  dans  la  race  des  noirs  que  dans  celle  des  blancs  ; les 
noirs  ont,  comme  les  blancs,  leurs  Tartares  et  leurs  Circassiens;  ceux  de 
Guinée  sont  extrêmement  laids,  et  ont  une  odeur  insupportable;  ceux  de 
Sofala  et  de  Mozambique  sont  beaux  et  n’ont  aucune  mauvaise  odeur.  Il 
est  donc  nécessaire  de  diviser  les  noirs  en  différentes  races1,  et  il  me  semble 
qu’on  peut  les  réduire  à deux  principales,  celle  des  Nègres  et  celle  des  Cafres  : 
dans  la  première  je  comprends  les  noirs  de  Nubie,  du  Sénégal,  du  cap  Vert, 
de  Gambie,  de  Sierra-Léona,  de  la  côte  des  Dents,  de  la  côte  d’Or,  de  celle  de 
Juda,  de  Bénin,  de  Gabon,  deLowango,  de  Congo,  d’Angola  et  de  Benguela 
jusqu’au  cap  Nègre;  dans  la  seconde  je  mets  les  peuples  qui  sont  au  delà  du 
cap  Nègre  jusqu’à  la  pointe  de  l’Afrique,  où  ils  prennent  le  nom  de  Hotten- 
tots, et  aussi  tous  les  peuples  de  la  côte  orientale  de  l’Afrique,  comme  ceux 
de  la  terre  de  Natal,  de  Sofala,  du  Monomotapa,de  Mozambique,  de  Mélinde; 
les  noirs  de  Madagascar  et  des  îles  voisines  seront  aussi  des  Cafres  et  non 
pas  des  Nègres.  Ces  deux  espèces  d’hommes  noirs  se  ressemblent  plus  par  la 
couleur  que  par  les  traits  du  visage;  leurs  cheveux,  leur  peau,  l’odeur  de 
leur  corps,  leurs  mœurs  et  leur  naturel  sont  aussi  très-différents. 

Ensuite  en  examinant  en  particulier  les  différents  peuples  qui  composent 

a.  Voyez  Indice  Orientalis,  partem  pr imam, per  Philipp.  Pigafettam.  Francofurti,  1598,  p.  56. 

b.  Voyez  l'Afrique  de  Marmol,  p.  107. 

1 Races.  Le  mot  précis  serait  ici  sous-races.  ( Voyez  mon  Histoire  des  travaux  et  des  idées  de 
Bu  ff on.) 


VARIÉTÉS  DANS  L’ESPÈCE  HUMAINE. 


181 

chacune  de  ces  races  noires,  nous  y verrons  autant  de  variétés  que  dans  les 
races  blanches,  et  nous  y trouverons  toutes  les -nuances  du  brun  au  noir, 
comme  nous  avons  trouvé  dans  les  races  blanches  toutes  les  nuances  du 
brun  au  blanc. 

Commençons  donc  par  les  pays  qui  sont  au  nord  du  Sénégal  ; et  en  suivant 
toutes  les  côtes  de  l’Afrique,  considérons  tous  les  différents  peuples  que  les 
voyageurs  ont  reconnus,  et  desquels  ils  ont  donné  quelque  description  : 
d’abord  il  est  certain  que  les  naturels  des  îles  Canaries  ne  sont  pas  des 
Nègres,  puisque  les  voyageurs  assurent  que  les  anciens  habitants  de  ces  îles 
étaient  bien  faits,  d’une  belle  taille,  d’une  forte  complexion;  que  les  femmes 
étaient  belles  et  avaient  les  cheveux  fort  beaux  et  fort  fins , et  que  ceux  qui 
habitaient  la  partie  méridionale  de  chacune  de  ces  îles  étaient  plus  olivâtres 
que  ceux  qui  demeuraient  dans  la  partie  septentrionale  a.  Duret,  page  72  de 
la  relation  de  son  voyage  à Lima,  nous  apprend  que  les  anciens  habitants  de 
file  de  Ténériffe  étaient  une  nation  robuste  et  de  haute  taille,  mais  maigre 
et  basanée,  que  la  plupart  avaient  le  nez  plat b.  Ces  peuples,  comme  l’on 
voit,  n’ont  rien  de  commun  avec  les  Nègres,  si  ce  n’est  le  nez  plat  ; ceux  qui 
habitent  dans  le  continent  de  l’Afrique  à la  même  hauteur  de  ces  îles  sont 
des  Maures  assez  basanés,  mais  qui  appartiennent,  aussi  bien  que  ces  insu- 
laires, à la  race  des  blancs. 

Les  habitants  du  cap  Blanc  sont  encore  des  Maures  qui  suivent  la  loi 
mahométane;  ils  ne  demeurent  pas  longtemps  dans  un  même  lieu , ils  sont 
errants,  comme  les  Arabes,  de  place  en  place,  selon  les  pâturages  qu’ils  y 
trouvent  pour  leur  bétail  dont  le  lait  leur  sert  de  nourriture;  ils  ont  des 
chevaux,  des  chameaux,  des  bœufs,  des  chèvres,  des  moutons;  ils  commer- 
cent avec  les  Nègres,  qui  leur  donnent  huit  ou  dix  esclaves  pour  un  cheval, 
et  deux  ou  trois  pour  un  chameau  c ; c’est  de  ces  Maures  que  nous  tirons  la 
gomme  arabique,  ils  en  font  dissoudre  dans  le  lait  dont  ils  se  nourrissent,  ils 
ne  mangent  que  très-rarement  de  la  viande,  et  ils  ne  tuent  guère  leurs  bes- 
tiaux que  quand  ils  les  voient  près  de  mourir  de  vieillesse  ou  de  maladie  d. 

Ces  Maures  s’étendent  jusqu’à  la  rivière  du  Sénégal,  qui  les  sépare  d’avec 
les  Nègres;  les  Maures,  comme  nous  venons  de  le  dire,  ne  sont  que  basanés, 
ils  habitent  au  nord  du  fleuve;  les  Nègres  sont  au  midi  et  sont  absolument 
.noirs  ; les  Maures  sont  errants  dans  la  campagne  ; les  Nègres  sont  séden- 
taires et  habitent  dans  des  villages  ; les  premiers  sont  libres  et  indépen- 
jdants,  les  seconds  ont  des  rois  qui  les  tyrannisent  et  dont  ils  sont  esclaves; 
les  Maures  sont  assez  petits,  maigres  et  de  mauvaise  mine,  avec  de  l’esprit 


a.  Voyez  l’Histoire  de  la  première  découverte  des  Canaries , par  Bontier  et  Jean  le  Verrière. 
Paris,  1630,  p.  251. 

b.  Voyez  l’Histoire  générale  des  voyages,  par  M.  l’abbé  Prévôt.  Paris,  1746,  t.  Il,  p.  230. 
e.  Voyez  le  Voyage  du  sieur  Le  Maire  sous  M.  Dancourt.  Paris , 1695 , p.  46  et  47. 

d.  Idem,  p.  66. 


m VARIÉTÉS  DANS  L’ESPÈCE  HUMAINE. 

et  de  la  finesse  ; les  Nègres  au  contraire  sont  grands,  gros,  bien  faits,  mais 
niais  et  sans  génie;  enfin  le  pays  habité  par  les  Maures  n’est  que  du  sable  si 
stérile  qu’on  n’y  trouve  de  la  verdure  qu’en  très-peu  d’endroits,  au  lieu  que 
le  pays  des  Nègres  est  gras,  fécond  en  pâturages,  en  millet  et  en  arbres  tou- 
jours verts  qui  à la  vérité  ne  portent  presque  aucun  fruit  bon  à manger. 

On  trouve  en  quelques  endroits,  au  nord  et  au  midi  du  fleuve,  une  espèce 
d’hommes  qu’on  appelle  Foules , qui  semblent  faire  la  nuance  entre  les 
Maures  et  les  Nègres,  et  qui  pourraient  bien  n’être  que  des  mulâtres  pro- 
duits par  le  mélange  des  deux  nations;  ces  Foules  ne  sont  pas  tout  à fait 
noirs  comme  les  Nègres,  mais  ils  sont  bien  plus  bruns  que  les  Maures  et 
tiennent  le  milieu  entre  les  deux;  ils  sont  aussi  plus  civilisés  que  les  Nègres, 
ils  suivent  la  loi  de  Mahomet  comme  les  Maures,  et  reçoivent  assez  bien  les 
étrangers  a. 

Les  îles  du  cap  Yert  sont  de  même  toutes  peuplées  de  mulâtres  venus  des 
premiers  Portugais  qui  s’y  établirent,  et  des  Nègres  qu’ils  y trouvèrent  : on 
les  appelle  Nègres  couleur  de  cuivre,  parce  qu’en  effet,  quoiqu’ils  ressem- 
blent assez  aux  Nègres  par  les  traits,  ils  sont  cependant  moins  noirs,  ou  plu- 
tôt ils  sont  jaunâtres;  au  reste  ils  sont  bien  faits  et  spirituels,  mais  fort 
paresseux  ; ils  ne  vivent,  pour  ainsi  dire,  que  de  chasse  et  de  pêche  ; ils  dres- 
sent leurs  chiens  à chasser  et  à prendre  les  chèvres  sauvages  ; ils  font  part 
de  leurs  femmes  et  de  leurs  filles  aux  étrangers,  pour  peu  qu’ils  veuillent  les 
payer;  ils  donnent  aussi  pour  des  épingles,  ou  d’autres  choses  de  pareille 
valeur,  de  fort  beaux  perroquets  très-faciles  à apprivoiser,  de  belles  coquilles, 
appelées  Porcelaines,  et  même  de  l’ambre  gris,  etc.  b. 

Les  premiers  Nègres  qu’on  trouve  sont  donc  ceux  qui  habitent  le  bord 
méridional  du  Sénégal  ; ces  peuples,  aussi  bien  que  ceux  qui  occupent  toutes 
les  terres  comprises  entre  cette  rivière  et  celle  de  Gambie  s’appellent  Jalofes; 
ils  sont  tous  fort  noirs,  bien  proportionnés  et  d’une  taille  assez  avanta- 
geuse : les  traits  de  leur  visage  sont  moins  durs  que  ceux  des  autres  Nègres; 
il  y en  a , surtout  des  femmes , qui  ont  les  traits  fort  réguliers  ; ils  ont  aussi 
les  mêmes  idées  que  nous  de  la  beauté,  car  ils  veulent  de  beaux  yeux,  une 
petite  bouche,  des  lèvres  proportionnées,  et  un  nez  bien  fait;  il  n’y  a que 
sur  le  fond  du  tableau  qu’ils  pensent  différemment  : il  faut  que  la  couleur 
soit  très-noire  et  très-luisante;  ils  ont  aussi  la  peau  très-fine  et  très-douce, 
et  il  y a parmi  eux  d’aussi  belles  femmes,  à la  couleur  près,  que  dans  aucun 
autre  pays  du  monde;  elles  sont  ordinairement  très-bien  faites,  très-gaies, 
très-vives  et  très-portées  à l’amour;  elles  ont  du  goût  pour  tous  les  hommes, 
et  particulièrement  pour  les  blancs,  qu’elles  cherchent  avec  empressement, 

a.  Voyez  le  Voyage  du,  sieur  Le  Maire  sous  M.  Dancourt.  Paris,  1695,  p.  75.  Voyez  aussi 
Y Afrique  de  Marmol,  t.  I,  p.  34. 

b.  Voyez  les  Voyages  de  Roberls , p.  387;  ceux  de  Jean  Struys,  t.  I,  p.  11;  et  ceux  d’Innigo 
•de  Biervillas,  p.  15. 


VARIÉTÉS  DANS  L’ESPÈCE  HUMAINE.  183 

tant  pour  se  satisfaire,  que  pour  en  obtenir  quelque  présent  ; leurs  maris  ne 
s'opposent  point  à leur  penchant  pour  les  étrangers,  et  ils  n’en  sont  jaloux 
que  quand  elles  ont  commerce  avec  des  hommes  de  leur  nation  ; ils  se  bat- 
tent même  souvent,  à ce  sujet,  à coups  de  sabre  ou  de  couteau,  au  lieu  qu’ils 
offrent  souvent  aux  étrangers  leurs  femmes,  leurs  filles  ou  leurs  sœurs,  et 
tiennent  à honneur  de  n’être  pas  refusés.  Au  reste,  ces  femmes  ont  toujours 
la  pipe  à la  bouche,  et  leur  peau  ne  laisse  pas  d’avoir  aussi  une  odeur  dés- 
agréable lorsqu’elles  sont  échauffées,  quoique  l’odeur  de  ces  Nègres  du 
Sénégal  soit  beaucoup  moins  forte  que  celle  des  autres  Nègres;  elles  aiment 
beaucoup  à sauter  et  à danser  au  bruit  d’une  calebasse,  d’un  tambour  ou 
d’un  chaudron  ; tous  les  mouvements  de  leurs  danses  sont  autant  de  pos- 
tures lascives  et  de  gestes  indécents  ; elles  se  baignent  souvent  et  elles  se 
liment  les  dents  pour  les  rendre  plus  égales;  la  plupart  des  filles,  avant  que 
de  se  marier,  se  font  découper  et  broder  la  peau  de  différentes  figures  d’ani- 
maux, de  fleurs,  etc. 

Les  Négresses  portent  presque  toujours  leurs  petits  enfants  sur  le  dos 
pendant  qu’elles  travaillent  ; quelques  voyageurs  prétendent  que  c’est  par 
cette  raison  que  les  Nègres  ont  communément  le  ventre  gros  et  le  nez  aplati  : 
la  mère,  en  se  haussant  et  baissant  par  secousses,  fait  donner  du  nez  contre 
son  dos  à l’enfant,  qui,  pour  éviter  le  coup,  se  retire  en  arrière  autant  qu’il 
le  peut,  en  avançant  le  ventre  a.  Ils  ont  tous  les  cheveux  noirs  et  crépus 
comme  de  la  laine  frisée;  c’est  aussi  par  les  cheveux  et  par  la  couleur  qu’ils 
diffèrent  principalement  des  autres  hommes,  car  leurs  traits  ne  sont  peut- 
être  pas  si  différents  de  ceux  des  Européens  que  le  visage  tartare  l’est  du 
visage  français.  Le  P.  du  Tertre  dit  expressément  que  si  presque  tous  les 
Nègres  sont  camus,  c’est  parce  que  les  pères  et  mères  écrasent  le  nez  à leurs 
enfants,  qu’ils  leur  pressent  aussi  les  lèvres  pour  les  rendre  plus  grosses,  et 
que  ceux  auxquels  on  ne  fait  ni  l’une  ni  l’autre  de  ces  opérations  ont  les 
traits  du  visage  aussi  beaux,  le  nez  aussi  élevé,  et  les  lèvres  aussi  minces  que 
les  Européens  ; cependant  ceci  ne  doit  s’entendre  que  des  Nègres  du  Séné- 
gal, qui  sont  de  tous  les  Nègres  les  plus  beaux  et  les  mieux  faits , et  il  paraît 
que  dans  presque  tous  les  autres  peuples  nègres  les  grosses  lèvres  et  le  nez 
large  et  épaté  sont  des  traits  donnés  par  la  nature , qui  ont  servi  de  modèle 
à l’art,  qui  est  chez  eux  en  usage  d’aplatir  le  nez  et  de  grossir  les  lèvres  à 
ceux  qui  sont  nés  avec  cette  perfection  de  moins. 

Les  Négresses  sont  fort  fécondes  et  accouchent  avec  beaucoup  de  facilité 
et  sans  aucun  secours;  les  suites  de  leurs  couches  ne  sont  point  fâcheuses , 
et  il  ne  leur  faut  qu’un  jour  ou  deux  de  repos  pour  se  rétablir;  elles  sont 

a.  Voyez  le  Voyage  du  sieur  Le  Maire,  sous  M.  Dancourt.  Paris,  1695,  p.  144  jusqu’à  155. 
Voyez  aussi  la  troisième  partie  de  l’Histoire  des  choses  mémorables  advenues  aux  Indes,  etc., 
par  le  P.  du  Jaric.  Bordeaux,  1614  , p.  364;  et  l’Histoire  des  Antilles , par  le  P.  du  Tertre. 
Paris,  1667,  p.  493  jusqu’à  537. 


■184 


VARIÉTÉS  DANS  L’ESPÈCE  HUMAINE. 

très-bonnes  nourrices,  et  elles  ont  une  très-grande  tendresse  pour  leurs 
enfants  • elles-  sont  aussi  beaucoup  plus  spirituelles  et  plus  adroites  que  les 
hommes  ; elles  cherchent  même  à se  donner  des  vertus,  comme  celles  de  la 
discrétion  et  de  la  tempérance.  Le  P.  du  Jaric  dit  que,  pour  s’accoutumer  à 
manger  et  parler  peu,  les  Négresses  jalofes  prennent  de  l’eau  le  matin  et  la 
tiennent  dans  leur  bouche  pendant  tout  le  temps  qu’elles  s’occupent  à leurs 
affaires  domestiques,  et  qu’elles  ne  la  rejettent  que  quand  l’heure  du  pre- 
mier repas  est  arrivée  a. 

Les  Nègres  de  l’île  de  Gorée  et  de  la  côte  du  cap  Vert  sont,  comme  ceux 
du  bord  du  Sénégal,  bien  faits  et  très-noirs  ; ils  font,  un  si  grand  cas  de  leur 
couleur,  qui  est  en  effet  d’un  noir  d’ébène  profond  et  éclatant,  qu’ils  mépri- 
sent les  autres  Nègres  qui  ne  sont  pas  si  noirs,  comme  les  blancs  méprisent 
les  basanés;  quoiqu’ils  soient  forts  et  robustes,  ils  sont  très-paresseux;  ils 
n’ont  point  de  blé,  point  de  vin,  point  de  fruits,  ils  ne  vivent  que  de  poisson 
et  de  millet;  ils  ne  mangent  que  très-rarement  de  la  viande,  et  quoiqu’ils 
aient  fort  peu  de  mets  à choisir  ils  ne  veulent  point  manger  d’herbes,  et  ils 
comparent  les  Européens  aux  chevaux , parce  qu'ils  mangent  de  l’herbe; 
au  reste,  ils  aiment  passionnément  l’eau-de-vie,  dont  ils  s’enivrent  souvent; 
ils  vendent  leurs  enfants,  leurs  parents,  et  quelquefois  ils  se  vendent  eux- 
mêmes  pour  en  avoir  b.  Ils  vont  presque  nus,  leur  vêtement  ne  consiste  que 
dans  une  toile  de  coton  qui  les  couvre  depuis  la  ceinture  jusqu’au  milieu  de 
la  cuisse  : c’est  tout  ce  que  la  chaleur  du  pays  leur  permet,  disent-ils,  de 
porter  sur  eux  c ; la  mauvaise  chère  qu’ils  font  et  la  pauvreté  dans  laquelle 
ils  vivent  ne  les  empêchent  pas  d’être  contents  et  très-gais;  ils  croient  que 
leur  pays  est  le  meilleur  et  le  plus  beau  climat  de  la  terre,  qu’ils  sont  eux- 
mêmes  les  plus  beaux  hommes  de  l’univers, parce  qu’ils  sont  les  plus  noirs, 
et  si  leurs  femmes  ne  marquaient  pas  du  goût  pour  les  blancs  ils  en  feraient 
fort  peu  de  cas  à cause  de  leur  couleur. 

Quoique  les  Nègres  de  Sierra-Léona  ne  soient  pas  tout  à fait  aussi  noirs 
que  ceux  du  Sénégal,  ils  ne  sont  cependant  pas,  comme  le  dit  Struys  (tomel, 
page  22) , d’une  couleur  roussàtre  et  basanée;  ils  sont,  comme  ceux  de 
Guinée,  d’un  noir  un  peu  moins  foncé  que  les  premiers  ; ce  qui  a pu  trom- 
per ce  voyageur,  c’est  que  ces  Nègres  de  Sierra-Léona  et  de  Guinée  se 
peignent  souvent  tout  le  corps  de  rouge  et  d’autres  couleurs;  ils  se  peignent 
aussi  le  tour  des  yeux  de  blanc,  de  jaune,  de  rouge,  et  se  font  des  marques 
et  des  raies  de  différentes  couleurs  sur  le  visage  ; ils  se  font  aussi  les  uns  et 
les  autres  déchiqueter  la  peau  pour  y imprimer  des  figures  de  bêtes  ou  de 
plantes;  les  femmes  sont  encore  plus  débauchées  que  celles  du  Sénégal  : il 
y en  a un  très-grand  nombre  qui  sont  publiques,  et  cela  ne  les  déshonore  en 

a.  Voyez  la  troisième  partie  de  l’Histoire  par  le  Père  du  Jaric , p.  365. 

b.  Voyez  le  Voyage  de  31.  de  Gennes  , par  M.  Froger.  Paris  , 1698  , p.  15  et  suiv. 

c.  Voyez  les  Lettres  édifiantes.  Recueil  XI,  p.  18  et  49. 


VARIÉTÉS  DANS  L’ESPÈCE  HUMAINE.  185 

aucune  façon;  ces  Nègres,  hommes  et  femmes,  vont  toujours  la  tète  décou- 
verte ; ils  se  rasent  ou  se  coupent  les  cheveux,  qui  sont  fort  courts,  de  plu- 
sieurs manières  différentes,  ils  portent  des  pendants  d’oreilles  qui  pèsent  jus- 
qu’à trois  ou  quatre  onces  : ces  pendants  d’oreilles  sontdesdents, des  coquilles, 
des  cornes,  des  morceaux  de  bois,  etc.  ; il  y en  a aussi  qui  se  font  percer  la 
lèvre  supérieure  ou  les  narines  pour  y suspendre  de  pareils  ornements; 
leur  vêtement  consiste  en  une  espèce  de  tablier  fait  d’écorce  d’arbre  et 
quelques  peaux  de  singe  qu'ils  portent  par-dessus  ce  tablier  ; ils  attachent  à 
ces  peaux  des  sonnailles  semblables  à celles  que  portent  nos  mulets  ; ils 
couchent  sur  des  nattes  de  jonc,  et  ils  mangent  du  poisson  ou  de  la  viande 
lorsqu’ils  peuvent  en  avoir;  mais  leur  principale  nourriture  sont  des  ignames 
et  des  bananes  a.  Ils  n’ont  aucun  goût  que  celui  des  femmes,  et  aucun  désir 
que  celui  de  ne  rien  faire;  leurs  maisons  ne  sont  que  de  misérables  chau- 
mières; ils  demeurent  très-souvent  dans  des  lieux  sauvages  et  dans  des 
terres  stériles,  tandis  qu’il  ne  tiendrait  qu’à  eux  d’habiter  de  belles  vallées, 
des  collines  agréables  et  couvertes  d’arbres,  et  des  campagnes  vertes,  fer- 
tiles et  entrecoupées  de  rivières  et  de  ruisseaux  agréables  ; mais  tout  cela 
ne  leur  fait  aucun  plaisir,  ils  ont  la  même  indifférence  presque  sur  tout  : les 
chemins  qui  conduisent  d’un  lieu  à un  autre  sont  ordinairement  deux  fois 
plus  longs  qu’il  ne  faut  ; ils  ne  cherchent  point  à les  rendre  plus  courts,  et 
quoiqu’on  leur  en  indique  les  moyens  ils  ne  pensent  jamais  à passer  par  le 
plus  court,  ils  suivent  machinalement  le  chemin  battu  b,  et  se  soucient  si 
peu  de  perdre  ou  d’employer  leur  temps , qu’ils  ne  le  mesurent  jamais. 

Quoique  les  Nègres  de  Guinée  soient  d’une  santé  ferme  et  très-bonne , 
rarement  arrivent-ils  cependant  à une  certaine  vieillesse  : un  Nègre  de  cin- 
quante ans  est  dans  son  pays  un  homme  fort  vieux,  ils  paraissent  l’être  dès 
l’âge  de  quarante;  l’usage  prématuré  des  femmes  est  peut-être  la  cause  de 
la  brièveté  de  leur  vie  : les  enfants  sont  si  débauchés  et  si  peu  contraints  par 
les  pères  et  mères,  que  dès  leur  plus  tendre  jeunesse  ils  se  livrent  à tout  ce 
que  la  nature  leur  suggère  c : rien  n’est  si  rare  que  de  trouver  dans  ce 
peuple  quelque  fille  qui  puisse  se  souvenir  du  temps  auquel  elle  a cessé 
d’être  vierge. 

Les  habitants  de  l’île  Saint-Thomas,  de  l’île  d’Anabon,  etc. , sont  des 
Nègres  semblables  à ceux  du  continent  voisin  ; ils  y sont  seulement  en  bien 
plus  petit  nombre,  parce  que  les  Européens  les  ont  chassés  et  qu’ils  n’ont 
gardé  que  ceux  qu’ils  ont  réduits  en  esclavage.  Ils  vont  nus,  hommes  et 
femmes,  à l’exception  d’un  petit  tablier  de  coton  d.  Mandelslo  dit  que  les 

а.  Vide  Indice  Orienlalis , partent  secundam , in  qua  Johannis  Hugonis  Linstcotani  navi- 
gatio , etc.  Francofurti , 1599 , p.  11  et  12. 

б.  Voyez  le  Voyage  de  Guinée,  par  Guill.  Bosman.  Utreclit,  1705,  p.  143. 

c.  Voyez  idem,  p.  118. 

d.  Voyez  les  Voyages  de  Pyrard  , p.  16. 


186 


VARIÉTÉS  DANS  L’ESPÈCE  HUMAINE. 


Européens  qui  se  sont  habitués  ou  qui  s’habituent  actuellement  dans  cette 
île  de  Saint-Thomas,  qui  n’est  qu’à  un  degré  et  demi  de  l’équateur,  conser- 
vent leur  couleur  et  demeurent  blancs  jusqu’à  la  troisième  génération,  et  il 
semble  insinuer  qu’après  cela  ils  deviennent  noirs;  mais  il  ne  me  paraît  pas 
que  ce  changement  puisse  se  faire  en  aussi  peu  de  temps. 

Les  Nègres  de  la  côte  de  Juda  et  d’Arada  sont  moins  noirs  que  ceux  de 
Sénégal  et  de  Guinée,  et  même  que  ceux  de  Congo  ; ils  aiment  beaucoup  la 
chair  de  chien  et  la  préfèrent  à toutes  les  autres  viandes  : ordinairement  la 
première  pièce  de  leurs  festins  est  un  chien  rôti  ; le  goût  pour  la  chair  de 
chien  n’est  pas  particulier  aux  Nègres,  les  sauvages  de  l’Amérique  septen- 
trionale et  quelques  nations  tartares  ont  le  même  goût;  on  dit  même  qu’en 
Tartarie  on  châtre  les  chiens  pour  les  engraisser  et  les  rendre  meilleurs  à 
manger.  (Voyez  les  Nouveaux  Voyages  des  II  es,  Paris,  1722,  t.  IV,  p.  165.) 

Selon  Pigafetta,  et  selon  l’auteur  du  Voyage  de  Drack,  qui  paraît  avoir 
copié  mot  à mot  Pigafetta  sur  cet  article , les  Nègres  de  Congo  sont  noirs, 
mais  les  uns  plus  que  les  autres,  et  moins  que  les  Sénégalais;  ils  ont  pour 
la  plupart  les  cheveux  noirs  et  crépus,  mais  quelques-uns  les  ont  roux;  les 
hommes  sont  de  grandeur  médiocre,  les  uns  ont  les  yeux  bruns  et  les  autres 
couleur  de  vert  de  mer;  ils  n’ont  pas  les  lèvres  si  grosses  que  les  autres 
Nègres,  et  les  traits  de  leur  visage  sont  assez  semblables  à ceux  des  Euro- 
péens a. 

Ils  ont  des  usages  très-singuliers  dans  certaines  provinces  de  Congo  : par 
exemple,  lorsque  quelqu’un  meurt  à Lowango  ils  placent  le  cadavre  sur 
une  espèce  d’amphithéâtre  élevé  de  six  pieds,  dans  la  posture  d’un  homme 
qui  est  assis  les  mains  appuyées  sur  les  genoux;  ils  l’habillent  de  ce  qu’ils 
ont  de  plus  beau  et  ensuite  ils  allument  du  feu  devant  et  derrière  le  cadavre  ; 
à mesure  qu’il  se  dessèche  et  que  les  étoffes  s’imbibent , ils  le  couvrent 
d’autres  étoffes  jusqu’à  ce  qu’il  soit  entièrement  desséché,  après  quoi  ils  le 
portent  en  terre  avec  beaucoup  de  pompe.  Dans  celle  de  Malimha,  c’est  la 
femme  qui  anoblit  le  mari  : quand  le  roi  meurt  et  qu’il  ne  laisse  qu’une  fille, 
elle  est  maîtresse  absolue  du  royaume,  pourvu  néanmoins  qu’elle  ait  atteint 
l’âge  nubile  ; elle  commence  par  se  mettre  en  marche  pour  faire  le  tour  de 
son  royaume  ; dans  tous  les  bourgs  et  villages  où  elle  passe  tous  les  hommes 
sont  obligés  à son  arrivée  de  se  mettre  en  haie  pour  la  recevoir,  et  celui 
d’entre  eux  qui  lui  plaît  le  plus  va  passer  la  nuit  avec  elle  ; au  retour  de  son 
voyage  elle  fait  venir  celui  de  tous  dont  elle  a été  le  plus  satisfaite,  et  elle 
l’épouse  ; après  quoi  elle  cesse  d’avoir  aucun  pouvoir  sur  son  peuple,  toute 
l’autorité  étant  dès  lors  dévolue  à son  mari.  J’ai  tiré  ces  faits  d’une  relation 
qui  m’a  été  communiquée  par  M.  de  La  Brosse,  quia  écrit  les  principales 
choses  qu’il  a remarquées  dans  un  voyage  qu’il  fit  à la  côte  d’Angola 

a.  Vide  Indice.  Orienlalis,  partem  primam,  p.  S.  Voyez  aussi  le  Voyage  de  l’amiral  Drack, 
p.  110. 


VARIÉTÉS  DANS  L’ESPÈCE  HUMAINE. 


187 


en  1738;  il  ajoute  un  fait  qui  n’est  pas  moins  singulier:  « Ces  Nègres,  dit-il, 
« sont  extrêmement  vindicatifs,  je  vais  en  donner  une  preuve  convaincante  : 
« ils  envoient  à chaque  instant  à tous  nos  comptoirs  demander  de  l’eau- 
» de-vie  pour  le  roi  et  pour  les  principaux  du  lieu;  un  jour  qu’on  refusa  de 
• leur  en  donner  on  eut  tout  lieu  de  s’en  repentir , car  tous  les  officiers 
« français  et  anglais  ayant  fait  une  partie  de  pêche  dans  un  petit  lac  qui  est 
« au  bord  de  la  mer,  et  ayant  fait  tendre  une  tente  sur  le  bord  du  lac  pour  y 

manger  leur  pêche,  comme  ils  étaient  à se  divertir  à la  fin  du  repas,  il  vint 
« sept  à huit  nègres  en  palanquins,  qui  étaient  les  principaux  de  Lowango, 
« qui  leur  présentèrent  la  main  pour  les  saluer  selon  la  coutume  du  pays; 
« ces  nègres  avaient  frotté  leurs  mains  avec  une  herbe  qui  est  un  poison 
« très-subtil,  et  qui  agit  dans  l’instant  lorsque  malheureusement  on  touche 
« quelque  chose  ou  que  l’on  prend  du  tabac  sans  s’être  auparavant  lavé  les 
« mains;  ces  nègres  réussirent  si  bien  dans  leur  mauvais  dessein,  qu’il 
« mourut  sur-le-champ  cinq  capitaines  et  trois  chirurgiens  du  nombre  des- 
« quels  était  mon  capitaine,  etc.  » 

Lorsque  ces  Nègres  de  Congo  sentent  de  la  douleur  à la  tête  ou  dans 
quelque  autre  partie  du  corps,  ils  font  une  légère  blessure  à l’endroit  dou- 
loureux; et  ils  appliquent  sur  cette  blessure  une  espèce  de  petite  corne 
percée,  au  moyen  de  laquelle  ils  sucent  comme  avec  un  chalumeau  le  sang 
jusqu’à  ce  que  la  douleur  soit  apaisée  a. 

Les  Nègres  du  Sénégal,  de  Gambie,  du  cap  Yert,  d’Angola  et  de  Congo  , 
sont  d’un  plus  beau  noir  que  ceux  de  la  côte  de  Juda , d’Issigni , d’Arada  et 
des  lieux  circonvoisins  : ils  sont  tous  bien  noirs  quand  ils  se  portent  bien  , 
mais  leur  teint  change  dès  qu'ils  sont  malades;  ils  deviennent  alors  couleur 
de  bistre,  ou  même  couleur  de  cuivre  b.  On  préfère  dans  nos  îles  les  Nègres 
d’Angola  à ceux  du  cap  Yert  pour  la  force  du  corps,  mais  ils  sentent  si 
mauvais  lorsqu’ils  sont  échauffés,  que  l’air  des  endroits  par  où  ils  ont  passé 
en  est  infecté  pendant  plus  d’un  quart  d’heure;  ceux  du  cap  Yert  n’ont  pas 
une  odeur  si  mauvaise  à beaucoup  près  que  ceux  d’Angola,  et  ils  ont  aussi 
la  peau  plus  belle  et  plus  noire,  le  corps  mieux  fait,  les  traits  du  visage 
moins  durs,  le  naturel  plus  doux  et  la  taille  plus  avantageuse  c.  Ceux  de 
Guinée  sont  aussi  très-bons  pour  le  travail  de  la  terre  et  pour  les  autres  gros 
ouvrages;  ceux  du  Sénégal  ne  sont  pas  si  forts,  mais  ils  sont  plus  propres 
pour  le  service  domestique,  et  plus  capables  d’apprendre  des  métiers  d.  Le 
P.  Charlevoix  dit  que  les  Sénégalais  sont  de  tous  les  Nègres  les  mieux  faits, 
les  plus  aisés  à discipliner  et  les  plus  propres  au  service  domestique;  que 
les  Bambaras  sont  les  plus  grands,  mais  qu’ils  sont  fripons  ; que  les  Aradas 

a.  Vide  Indiæ  Orient.,  partent  primant  , per  Philipp.  Pigafettam,  p.  51. 

b.  Voyez  les  Nouveaux  voyages  aux  îles  de  l’Amérique.  Paris,  1722,  t.  IV,  p.  138. 

c.  Voyez  l’Histoire  des  Antilles  , du  P.  du  Tertre.  Paris,  1667,  p.  493. 

d.  Voyez  les  Nouveaux  voyages  aux  lies , t.  IV , p.  116. 


188  VARIÉTÉS  DANS  L’ESPÈCE  HUMAINE. 

sont  ceux  qui  entendent  le  mieux  la  culture  des  terres  ; que  les  Congos  sont 
les  plus  petits,  qu’ils  sont  fort  habiles  pêcheurs,  mais  qu’ils  désertent  aisé- 
ment ; que  les  Nagos  sont  les  plus  humains,  les  Mondongos  les  plus  cruels, 
les  Mimes  les  plus  résolus,  les  plus  capricieux  et  les  plus  sujets  à se  déses- 
pérer, et  que  les  nègres  créoles,  de  quelque  nation  qu’ils  tirent  leur  origine, 
ne  tiennent  de  leurs  pères  et  mères  que  l’esprit  de  servitude  et  la  couleur, 
qu’ils  sont  plus  spirituels,  plus  raisonnables,  plus  adroits,  mais  plus  fai- 
néants et  plus  libertins  que  ceux  qui  sont  venus  d’Afrique.  Il  ajoute  que  tous 
les  Nègres  de  Guinée  ont  l'esprit  extrêmement  borné,  qu’il  y en  a même 
plusieurs  qui  paraissent  être  tout  à fait  stupides;  qu’on  en  voit  qui  ne  peu- 
vent jamais  compter  au  delà  de  trois,  que  d’eux-mêmes  ils  ne  pensent  à 
rien,  qu’ils  n’ont  point  de  mémoire,  que  le  passé  leur  est  aussi  inconnu  que 
l’avenir;  que  ceux  qui  ont  de  l’esprit  font  d’assez  bonnes  plaisanteries  et 
saisissent  assez  bien  le  ridicule;  qu’au  reste  ils  sont  très-dissimulés  et  qu’ils 
mourraient  plutôt  que  de  dire  leur  secret  ; qu’ils  ont  communément  le  natu- 
rel fort  doux,  qu’ils  sont  humains,  dociles,  simples,  crédules,  etmême  super- 
stitieux ; qu’ils  sont  assez  fidèles,  assez  braves,  et  que  si  on  voulait  les  dis- 
cipliner et  les  conduire,  on  en  ferait  d’assez  bons  soldats  “. 

Quoique  les  Nègres  aient  peu  d’esprit,  ils  ne  laissent  pas  d’avoir  beaucoup 
de  sentiment  : ils  sont  gais  ou  mélancoliques,  laborieux  ou  fainéants,  amis 
ou  ennemis,  selon  la  manière  dont  on  les  traite;  lorsqu’on  les  nourrit  bien 
et  qu’on  ne  les  maltraite  pas,  ils  sont  contents,  joyeux,  prêts  à tout  faire,  et 
la  satisfaction  de  leur  âme  est  peinte  sur  leur  visage;  mais  quand  on  les  traite 
mal  ils  prennent  le  chagrin  fort  à cœur  et  périssent  quelquefois  de  mélan- 
colie; ils  sont  donc  fort  sensibles  aux  bienfaits  et  aux  outrages,  et  ils  portent 
une  haine  mortelle  contre  ceux  qui  les  ont  maltraités;  lorsqu’au  contraire 
ils  s’affectionnent  à un  maître,  il  n’y  a rien  qu’ils  ne  fussent  capables  de  faire 
pour  lui  marquer  leur  zèle  et  leur  dévouement.  Ils  sont  naturellement 
compatissants  et  même  tendres  pour  leurs  enfants  , pour  leurs  amis,  pour 
leurs  compatriotes  6 ; ils  partagent  volontiers  le  peu  qu’ils  ont  avec  ceux 
qu’ils  voient  dans  le  besoin,  sans  même  les  connaître  autrement  que  par 
leur  indigence.  Us  ont  donc,  comme  l’on  voit,  le  cœur  excellent,  ils  ont  le 
germe  de  toutes  les  vertus.  Je  ne  puis  écrire  leur  histoire  sans  m’attendrir 
sur  leur  état  : ne  sont-ils  pas  assez  malheureux  d’être  réduits  à la  servitude, 
d’être  obligés  de  toujours  travailler  sans  pouvoir  jamais  rien  acquérir?  faut- 
il  encore  les  excéder,  les  frapper,  et  les  traiter  comme  des  animaux?  L’hu- 
manité se  révolte  contre  ces  traitements  odieux  que  l’avidité  du  gain  a mis 
en  usage,  et  qu’elle  renouvellerait  peut-être  tous  les  jours,  si  nos  lois 
n’avaient  pas  mis  un  frein  à la  brutalité  des  maîtres  , et  resserré  les  limites 
delà  misère  de  leurs  esclaves.  On  les  force  de  travail,  on  leur  épargne  la 

a.  Voyez  F Histoire  de  Saint-Domingue , parle  Père  Charlevoix.  Paris,  1730. 

b.  Voyez  l 'Histoire  des  Antilles,  p.  483  jusqu’à  533. 


VARIÉTÉS  DANS  L’ESPECE  HUMAINE. 


189 


nourriture,  même  la  plus  commune;  ils  supportent,  dit-on,  très-aisément  la 
faim  ; pour  vivre  trois  jours  il  ne  leur  faut  que  la  portion  d’un  Européen 
pour  un  repas;  quelque  peu  qu’ils  mangent  et  qu’ils  dorment,  ils  sont  tou- 
jours également  durs,  également  forts  au  travail a.  Comment  des  hommes  à 
qui  il  reste  quelque  sentiment  d’humanité  peuvent-ils  adopter  ces  maximes, 
en  faire  un  préjugé,  et  chercher  à légitimer  par  ces  raisons  les  excès  que  la 
soif  de  l’or  leur  fait  commettre?  Mais  laissons  ces  hommes  durs,  et  revenons 
à notre  objet. 

On  ne  connaît  guère  les  peuples  qui  habitent  les  côtes  et  l’intérieur  des 
terres  de  l’Afrique,  depuis  le  cap  Nègre  jusqu’au  cap  des  Voltes , ce  qui  fait 
une  étendue  d’environ  quatre  cents  lieues  : on  sait  seulement  que  ces  hommes 
sont  beaucoup  moins  noirs  que  les  autres  Nègres,  et  ils  ressemblent  assez 
aux  Hottentots,  desquels  ils  sont  voisins  du  côté  du  midi.  Ces  Hottentots  au 
contraire  sont  bien  connus , et  presque  tous  les  voyageurs  en  ont  parlé  : ce 
ne  sont  pas  des  Nègres,  mais  des  Cafres,  qui  ne  seraient  que  basanés  s’ils  ne 
se  noircissaient  pas  la  peau  avec  des  graisses  et  des  couleurs.  M.  Kolbe,  qui 
a fait  une  description  si  exacte  de  ces  peuples,  les  regarde  cependant  comme 
des  Nègres;  il  assure  qu’ils  ont  tous  les  cheveux  courts,  noirs,  frisés  et  lai- 
neux comme  ceux  des  Nègres b,  et  qu’il  n'a  jamais  vu  un  seul  Hottentot 
avec  des  cheveux  longs  : cela  seul  ne  suffit  pas,  ce  me  semble,  pour  qu’on 
doive  les  regarder  comme  de  vrais  Nègres;  d’abord  ils  en  diffèrent  absolu- 
ment par  la  couleur.  M.  Kolbe  dit  qu’ils  sont  couleur  d’olive,  et  jamais 
noirs,  quelque  peine  qu’ils  se  donnent  pour  le  devenir  ; ensuite,  il  me  paraît 
assez  difficile  de  prononcer  sur  leurs  cheveux,  puisqu’ils  ne  les  peignent  ni 
ne  les  lavent  jamais,  qu’ils  les  frottent  tous  les  jours  d’une  très-grande 
quantité  de  graisse  et  de  suie  mêlées  ensemble,  et  qu’il  s’y  amasse  tant  de 
poussière  et  d’ordure  que,  se  collant  à la  longue  les  uns  aux  autres,  ils  res- 
semblent à la  toison  d’un  mouton  noir  remplie  de  crotte  c.  D'ailleurs,  leur 
naturel  est  différent  de  celui  des  Nègres  : ceux-ci  aiment  la  propreté,  sont 
sédentaires  et  s’accoutument  aisément  au  joug  de  la  servitude  ; les  Hotten- 
tots au  contraire  sont  de  la  plus  affreuse  malpropreté  ; il  sont  errants , indé- 
pendants et  très-jaloux  de  leur  liberté  ; ces  différences  sont,  comme  l’on  voit, 
plus  que  suffisantes  pour  qu’on  doive  les  regarder  comme  un  peuple  diffé- 
rent des  Nègres  que  nous  avons  décrits. 

Gama,  qui  le  premier  doubla  le  cap  de  Bonne-Espérance  et  fraya  la  route 
des  Indes  aux  nations  européennes,  arriva  à la  baie  de  Sainte-Hélène  le 
4 novembre  1497  ; il  trouva  que  les  habitants  étaient  fort  noirs , de  petite 
taille  et  de  fort  mauvaise  mine  d,  mais  il  ne  dit  pas  qu’ils  fussent  naturelle- 

a.  Voyez  l'Histoire  de  Saint-Domingue , p.  498  et  suiv. 

b.  Description  du  Cap  de  Bonne-Espérance,  par  M.  Kolbe.  Amsterdam,  1741  , p.  95. 

c.  Voyez  idem,  p.  92. 

d.  Voyez  l'Histoire  générale  des  voyages , par  M.  l’abbé  Prévôt , 1. 1,  p.  22. 


190 


VARIÉTÉS  DANS  L’ESPÈCE  HUMAINE. 

ment  noirs  comme  les  Nègres,  et  sans  doute  ils  ne  lui  ont  paru  fort  noirs 
que  par  la  graisse  et  la  suie  dont  ils  se  frottent  pour  tâcher  de  se  rendre  tels; 
ce  voyageur  ajoute  que  l’articulation  de  leurs  voix  ressemblait  à des  soupirs, 
qu’ils  étaient  vêtus  de  peaux  de  bêtes,  que  leurs  armes  étaient  des  bâtons 
durcis  au  feu,  armés  par  la  pointe  d’une  corne  de  quelque  animal,  etc. 
ces  peuples  n’avaient  donc  aucun  des  arts  en  usage  chez  les  Nègres. 

Les  voyageurs  hollandais  disent  que  les  sauvages  qui  sont  au  nord  du 
Cap  sont  des  hommes  plus  petits  que  les  Européens,  qu’ils  ont  le  teint  roux- 
brun  , quelques-uns  plus  roux  et  d’autres  moins,  qu’ils  sont  fort  laids  et 
qu’ils  cherchent  à se  rendre  noirs  par  de  la  couleur  qu’ils  s’appliquent  sur 
le  corps  et  sur  le  visage,  que  leur  chevelure  est  semblable  à celle  d’un 
pendu  qui  a demeuré  quelque  temps  au  gibet 6.  Ils  disent  dans  un  autre 
endroit  que  les  Hottentots  sont  de  la  couleur  des  mulâtres , qu’ils  ont  le 
visage  difforme,  qu’ils  sont  d’une  taille  médiocre,  maigres  et  fort  légers 
à la  course  ; que  leur  langage  est  étrange,  et  qu’ils  gloussent  comme  les 
coqs-d’Inde  c.  Le  P.  Tachard  dit  que  quoiqu’ils  aient  communément  les 
cheveux  presque  aussi  cotonneux  que  ceux  des  Nègres,  il  y en  a cependant 
plusieurs  qui  les  ont  plus  longs  et  qui  les  laissent  flotter  sur  leurs  épaules; 
il  ajoute  même  que  parmi  eux  il  s’en  trouve  d’aussi  blancs  que  les  Euro- 
péens, mais  qu’ils  se  noircissent  avec  de  la  graisse  et  de  la  poudre  d’une 
certaine  pierre  noire  dont  ils  se  frottent  le  visage  et  tout  le  corps;  que  leurs 
femmes  sont  naturellement  fort  blanches, mais  qu’afin  de  plaire  à leurs  maris 
elles  se  noircissent  comme  eux  d.  Owington  dit  que  les  Hottentots  sont  plus 
basanés  que  les  autres  Indiens,  qu’il  n’y  a point  de  peuple  qui  ressemble 
tant  aux  Nègres  par  la  couleur  et  par  les  traits,  que  cependant  ils  ne  sont 
pas  si  noirs,  que  leurs  cheveux  ne  sont  pas  si  crépus,  ni  leur  nez  si  plat  \ 
Par  tous  ces  témoignages  il  est  aisé  de  voir  que  les  Hottentots  ne  sont  pas 
de  vrais  Nègres,  mais  des  hommes  qui  dans  la  race  des  noirs  commencent 
à se  rapprocher  du  blanc,  comme  les  Maures  dans  la  race  blanche  com- 
mencent à s’approcher  du  noir  ; ces  Hottentots  sont  au  reste  des  espèces  de 
sauvages  fort  extraordinaires;  les  femmes  surtout,  qui  sont  beaucoup  plus 
petites  que  les  hommes,  ont  une  espèce  d’excroissance  ou  de  peau  dure  et 
large  qui  leur  croît  au-dessus  de  l’os  pubis,  et  qui  decend  jusqu’au  milieu 
des  cuisses  en  forme  dp  tablier  f 1 ; Thévenot  dit  la  même  chose  des  femmes 

a.  Voyez  l 'Histoire  générale  des  voyages , par  M.  l’abbé  Prévôt,  1. 1 , p.  22. 

b.  Voyez  le  Recueil  des  Voyages  de  la  Compagnie  de  Holl. , p.  218. 

c.  Voyez  le  Voyage  de  Spilberg  , p.  443.  • 

d.  Voyez  le  Premier  voyage  du  P.  Tachard.  Paris,  1686,  p.  108. 

e.  Voyez  le  Voyage  de  Jean  Ovington.  Paris,  1725,  p.  194. 

f.  Voyez  la  Description  du  Cap,  par  M.Kolbe,t.  I,  p.  91  ; voy.  aussi  le  Voyage  de  C ourlai,  p.  291. 

1.  Ce  tablier  n’appartieut  point  aux  femmes  Hottentoies , mais  bien  aux  femmes  Boschis- 
manes.  (Voyez,  dans  les  Mém.  du  Mus.  d'hist.  nat.,  t.  III,  une  note  de  M.  Cuvier  sur  une 
femme  Boschismane , qui  mourut  à Paris , et  que  l’on  avait  surnommée  la  Vénus-Hottentote. ) 


VARIÉTÉS  DANS  L’ÉSPÈCE  HUMAINE. 


191 


égyptiennes,  mais  qu’elles  ne  laissent  pas  croître  cette  peau  et  qu’elles  la 
brûlent  avec  des  fers  chauds  : je  doute  que  cela  soit  aussi  vrai  des  Égyp- 
tiennes que  des  Hottentotes.  Quoi  qu’il  en  soit,  toutes  les  femmes  naturelles 
du  Cap  sont  sujettes  à cette  monstrueuse  difformité,  qu’elles  découvrent  à 
ceux  qui  ont  assez  de  curiosité  ou  d’intrépidité  pour  demander  à la  voir  ou 
à la  toucher.  Les  hommes  de  leur  côté  sont  tous  à demi  eunuques,  mais  il 
est  vrai  qu’ils  ne  naissent  pas  tels  et  qu’on  leur  ôte  un  testicule  ordinaire- 
ment à l’âge  de  huit  ans,  et  souvent  plus  tard.  M.  Kolbe  dit  avoir  vu  faire 
cette  opération  à un  jeune  Hottentot  de  dix-huit  ans  ; les  circonstances  dont 
cette  cérémonie  est  accompagnée  sont  si  singulières,  que  je  ne  puis  m’em- 
pêcher de  les  rapporter  ici  d’après  le  témoin  oculaire  que  je  viens  de  citer. 

Après  avoir  bien  frotté  le  jeune  homme  de  la  graisse  des  entrailles  d’une 
brebis  qu’on  vient  de  tuer  exprès,  on  le  couche  à terre  sur  le  dos;  on  lui  lie  les 
mains  et  les  pieds,  et  trois  ou  quatre  de  ses  amis  le  tiennent;  alors  le  prêtre 
( car  c’est  une  cérémonie  religieuse  ) , armé  d’un  couteau  bien  tranchant,  fait 
une  incision,  enlève  le  testicule  gauche  a et  remet  à la  place  une  boule  de 
graisse  de  la  même  grosseur,  qui  a été  préparée  avec  quelques  herbes  médi- 
cinales; il  coud  ensuite  la  plaie  avec  l’os  d’un  petit  oiseau  qui  lui  sert  d’ai- 
guille et  un  filet  de  nerf  de  mouton  ; cette  opération  étant  finie  on  délie  le 
patient,  mais  le  prêtre  avant  que  de  le  quitter  le  frotte  avec  de  la  graisse 
toute  chaude  de  la  brebis  tuée,  ou  plutôt  il  lui  en  arrose  tout  le  corps  avec 
tant  d’abondance,  que  lorsqu’elle  est  refroidie  elle  forme  une  espèce  de 
croûte;  il  le  frotte  en  même  temps  si  rudement,  que  le  jeune  homme,  qui 
ne  souffre  déjà  que  trop,  sue  à grosses  gouttes  et  fume  comme  un  chapon 
qu’on  rôtit;  ensuite  l’opérateur  fait  avec  ses  ongles  des  sillons  dans  cette 
croûte  de  suif  d’une  extrémité  du  corps  à l’autre,  et  pisse  dessus  aussi  copieu- 
sement qu’il  le  peut,  après  quoi  il  recommence  à le  frotter  encore,  et  il 
recouvre  avec  la  graisse  les  sillons  remplis  d’urine.  Aussitôt  chacun  aban- 
donne le  patient,  on  le  laisse  seul  plus  mort  que  vif;  il  est  obligé  de  se  traî- 
ner comme  il  peut  dans  une  petite  hutte  qu’on  lui  a bâtie  exprès  tout  proche 
du  lieu  où  s’est  faite  l’opération  ; il  y périt  ou  il  y recouvre  la  santé  sans 
qu’on  lui  donne  aucun  secours , et  sans  aucun  autre  rafraîchissement  ou 
nourriture  que  la  graisse  qui  lui  couvre  tout  le  corps  et  qu’il  peut  lécher 
s’il  le  veut  : au  bout  de  deux  jours  il  est  ordinairement  rétabli,  alors  il  peut 
sortir  et  se  montrer,  et  pour  prouver  qu’il  est  en  effet  parfaitement  guéri , 
il  se  met  à courir  avec  autant  de  légèreté  qu’un  cerf b. 

Tous  les  Hottentots  ont  le  nez  fort  plat  et  fort  large  : ils  ne  l’auraient 
cependant  pas  tel  si  les  mères  ne  se  faisaient  un  devoir  de  leur  aplatir  le  nez 
peu  de  temps  après  leur  naissance;  elles  regardent  un  nez  proéminent 
comme  une  difformité;  ils  ont  aussi  les  lèvres  fort  grosses,  surtout  la  supé- 

а.  Tavernier  dit  que  c’est  le  testicule  droit , t.  IV,  p.  297. 

б.  Voyez  la  Description  du  Cap,  par  M.  Kolbe,  p.  275. 


192 


VARIÉTÉS  DANS  L’ESPÈCE  HUMAINE. 

rieure  , les  dents  fort  blanches,  les  sourcils  épais,  la  tête  grosse , le  corps 
maigre,  les  membres  menus;  ils  ne  vivent  guère  passé  quarante  ans  : la 
malpropreté  clans  laquelle  ils  se  plaisent  et  croupissent,  et  les  viandes  infec- 
tées et  corrompues  dont  ils  font  leur  principale  nourriture , sont  sans  doute 
les  causes  qui  contribuent  le  plus  au  peu  de  durée  de  leur  vie.  Je  pourrais 
m’étendre  bien  davantage  sur  la  description  de  ce  vilain  peuple,  mais  comme 
presque  tous  les  voyageurs  en  ont  écrit  fort  au  long , je  me  contenterai  d’y 
renvoyer  a.  Seulement  je  ne  dois  pas  passer  sous  silence  un  fait  rapporté 
par  Tavernier,  c’est  que  les  Hollandais  ayant  pris  une  petite  fdle  hottentote 
peu  de  temps  après  sa  naissance , et  l’ayant  élevée  parmi  eux,  elle  devint 
aussi  blanche  qu’une  Européenne,  et  il  présume  que  tout  ce  peuple  serait 
assez  blanc  s’il  n’était  pas  dans  l’usage  de  se  barbouiller  continuellement 
avec  des  drogues  noires. 

En  remontant  le  long  de  la  côte  de  l’Afrique  au  delà  du  cap  de  Bonne- 
Espérance,  on  trouve  la  terre  de  Natal  ; les  habitants  sont  déjà  différents 
des  Hottentots,  ils  sont  beaucoup  moins  malpropres  et  moins  laids,  ils  sont 
aussi  naturellement  plus  noirs,  ils  ont  le  visage  en  ovale,  le  nez  bien  pro- 
portionné, les  dents  blanches,  lamine  agréable,  les  cheveux  naturellement 
frisés,  mais  ils  ont  aussi  un  peu  de  goût  pour  la  graisse,  car  ils  portent  des 
bonnets  faits  de  suif  de  bœuf,  et  ces  bonnets  ont  huit  à dix  pouces  de  hau- 
teur; ils  emploient  beaucoup  de  temps  à les  faire,  car  il  faut  pour  cela  que 
le  suif  soit  bien  épuré  : ils  ne  l’appliquent  que  peu  à peu,  et  le  mêlent  si 
bien  dans  leurs  cheveux  qu’il  ne  se  défait  jamais  \ M.  Kolbe  prétend  qu’ils 
ont  le  nez  plat , même  de  naissance  et  sans  qu’on  le  leur  aplatisse , et  qu’ils 
diffèrent  aussi  des  Hottentots  en  ce  qu’ils  ne  bégaient  point,  qu’ils  ne  frap- 
pent pas  leur  palais  de  leur  langue  comme  ces  derniers,  qu’ils  ont  des  mai- 
sons, qu’ils  cultivent  la  terre,  y sèment  une  espèce  de  maïs  ou  blé  de  Tur- 
quie dont  ils  font  de  la  bière,  boisson  inconnue  aux  Hottentots  c . 

Après  la  terre  de  Natal  on  trouve  celle  de  Sofala  et  du  Monomotapa  ; selon 
Pigafetta,  les  peuples  de  Sofala  sont  noirs,  mais  plus  grands  et  plus  gros  que 
les  autres  Cafres.  C’est  aux  environs  de  ce  royaume  de  Sofala  que  cet  auteur 
place  les  Amazones  d,  mais  rien  n’est  plus  incertain  que  ce  qu’on  a débité 
sur  le  sujet  de  ces  femmes  guerrières.  Ceux  du  Monomotapa  sont,  au  rap- 
port des  voyageurs  hollandais , assez  grands , bien  faits  dans  leur  taille , 
noirs  et  de  bonne  complexion  ; les  jeunes  filles  vont  nues  et  ne  portent 

a.  Voyez  la  Description  du  Cap , par  M.  Kolbe;  le  Recueil  des  Voyages  de  la  Compagnie  Hol- 
landaise ; le  Voyage  de  Robert  Lade,  traduit  par  M.  l’abbé  Prévôt,  t.  I , p.  88;  le  Voyage  de 
Jean  Ovington;  celui  de  la  Loubère,  t.  II,  p.  134;  le  Premier  voyage  du  P.  Tachard,  p.  95  ; 
celui  d’Innigo  de  Biervillas,  première  partie , p.  34;  ceux  de  Tavernier,  t.  IV,  p.  296;  ceux  de 
François  Légat,  t.  II,  p.  154;  ceux  de  Dampier,  t.  II , p.  255,  etc. 

b.  Voyez  les  Voyages  de  Dampier,  t.  II , page  393. 

c.  Description  du  Cap,  1. 1 , page  136. 

d.  Vide  Indice  Orientalis , partent  primant , page  54. 


VARIÉTÉS  DANS  L’ESPÈCE  HUMAINE. 


193 


qu’un  morceau  de  toile  de  coton  ; mais  dès  quelles  sont  mariées  elles  pren- 
nent des  vêtements  “.  Ces  peuples,  quoique  assez  noirs,  sont  différents  des 
Nègres  ; ils  n’ont  pas  les  traits  si  durs  ni  si  laids,  leur  corps  n’a  point  de 
mauvaise  odeur,  et  ils  ne  peuvent  supporter  la  servitude  ni  le  travail . Le 
P.  Charlevoix  dit  qu’on  a vu  en  Amérique  de  ces  noirs  du  Monomotapa  et 
de  Madagascar,  qu’ils  n’ont  jamais  pu  servir,  et  qu’ils  y périssent  même  en 
fort  peu  de  temps  6. 

Ces  peuples  de  Madagascar  et  de  Mozambique  sont  noirs,  les  uns  plus  et 
les  autres  moins;  ceux  de  Madagascar  ont  les  cheveux  du  sommet  de  la  tête 
moins  crépus  que  ceux  de  Mozambique  : ni  les  uns  ni  les  autres  ne  sont  de 
vrais  Nègres,  et  quoique  ceux  de  la  côte  soient  fort  soumis  aux  Portugais, 
ceux  de  l’intérieur  du  continent  sont  fort  sauvages  et  jaloux  de  leur  liberté; 
ils  vont  tous  absolument  nus,  hommes  et  femmes;  ils  se  nourrissent  de  chair 
d’éléphant  et  font  commerce  de  l’ivoire  c.  Il  y a des  hommes  de  différentes 
espèces  à Madagascar,  surtout  des  noirs  et  des  blancs  «qui,  quoique  fort 
basanés, semblent  être  d’une  autre  race;  les  premiers  ont  les  cheveux  noirs 
et  crépus,  les  seconds  les  ont  moins  noirs,  moins  frisés  et  plus  longs  : 
l’opinion  commune  des  voyageurs  est  que  ces  blancs  tirent  leur  origine  des 
Chinois;  mais,  comme  le  remarque  fort  bien  François  Cauche,  il  y a plus 
d’apparence  qu’ils  sont  de  race  européenne,  car  il  assure  que,  de  tous  ceux 
qu’il  a vus,  aucun  n'avait  le  nez  ni  le  visage  plats  comme  les  Chinois;  il 
dit  aussi  que  ces  blancs  le  sont  plus  que  les  Castillans,  que  leurs  cheveux 
sont  longs,  et  qu’à  l’égard  des  noirs,' ils  ne  sont  pas  camus  comme  ceux  du 
continent,  et  qu’ils  ont  les  lèvres  assez  minces;  il  y a aussi  dans  cette  île  une 
grande  quantité  d’hommes  de  couleur  olivâtre  ou  basanée  ; ils  proviennent 
apparemment  du  mélange  des  noirs  et  des  blancs.  Le  voyageur  que  je  viens 
de  citer  dit  que  ceux  de  la  baie  de  Saint-Augustin  sont  basanés,  qu’ils  n’ont 
point  de  barbe,  qu’ils  ont  les  cheveux  longs  et  lisses,  qu’ils  sont  de  haute 
taille  et  bien  proportionnés,  et  enfin  qu’ils  sont  tous  circoncis,  quoiqu’il  y 
ait  grande  apparence  qu’ils  n’ont  jamais  entendu  parler  de  la  loi  de  Maho- 
met, puisqu’ils  n’ont  ni  temples,  ni  mosquées,  ni  religion  d.  Les  Français 
ont  été  les  premiers  qui  aient  abordé  et  fait  un  établissement  dans  cette  ile, 
qui  ne  fut  pas  soutenu  e ; lorsqu’ils  y descendirent , ils  y trouvèrent  les  hom- 
mes blancs  dont  nous  venons  de  parler,  et  ils  remarquèrent  que  les  noirs, 
qu’on  doit  regarder  comme  les  naturels  du  pays,  avaient  du  respect  pour 


а.  Voyez  le  Recueil  des  Voyages  de  la  Compagnie  Hollandaise , t.  III , page  625  ; voyez  aussi 
le  Voyage  de  l’Amiral  Drack , seconde  partie,  page  99;  et  celui  de  Jean  Mocquet,  page  266. 

б.  Voyez  l’Histoire  de  Saint-Domingue , page  499. 

c.  Voyez  le  Recueil  des  Voyages,  t.  III,  page  623;  le  Voyage  de  Mocquet,  page  265;  et  la 
Navigation  de  Jean  Hugues  Lintscot  1,  page  20. 

d.  Voyez  le  Voyage  de  François  Cauche.  Paris,  1671,  page  4b. 

e.  Voyez  le  Voyage  de  Flacour.  Paris,  1661. 

1.  Liüschoten. 


xi. 


13 


194 


VARIÉTÉS  DANS  L’ESPÈCE  HUMAINE. 


ces  blancs a . Cette  île  de  Madagascar  est  extrêmement  peuplée  et  fort  abon- 
dante en  pâturages  et  en  bétail  ; les  hommes  et  les  femmes  sont  fort  débau- 
chés, et  celles  qui  s’abandonnent  publiquement  ne  sont  pas  déshonorées; 
ils  aiment  tous  beaucoup  à danser,  à chanter  et  à se  divertir,  et,  quoiqu’ils 
soient  fort  paresseux,  ils  ne  laissent  pas  d’avoir  quelque  connaissance  des 
arts  mécaniques  : ils  ont  des  laboureurs,  des  forgerons,  des  charpentiers  , 
des  potiers,  et  même  des  orfèvres  ; ils  n’ont  cependant  aucune  commodité 
dans  leurs  maisons,  aucuns  meubles;  ils  couchent  sur  des  nattes,  ils  man- 
gent la  chair  presque  crue  et  dévorent  même  le  cuir  de  leurs  bœufs  après 
avoir  fait  un  peu  griller  le  poil  ; ils  mangent  aussi  la  cire  avec  le  miel  ; les 
gens  du  peuple  vont  presque  tôut  nus  ; les  plus  riches  ont  des  caleçons  ou 
des  jupons  de  coton  et  de  soie  b. 

Les  peuples  qui  habitent  l’intérieur  de  l’Afrique  ne  nous  sent  pas  assez 
connus  pour  pouvoir  les  décrire  : ceux  que  les  Arabes  appellent  Zingues 
sont  des  noirs  presque  sauvages.  Marmol  dit  qu’ils  multiplient  prodigieuse- 
ment et  qu’ils  inonderaient  tous  les  pays  voisins,  si  de  temps  en  temps  il  n’y 
avait  pas  une  grande  mortalité  parmi  eux,  causée  par  des  vents  chauds. 

Il  paraît,  par  tout  ce  que  nous  venons  de  rapporter,  que  les  Nègres  pro- 
prement dits  sont  différents  des  Cafres  qui  sont  des  noirs  d’une  autre 
espèce  ; mais  ce  que  ces  descriptions  indiquent  encore  plus  clairement , 
c’est  que  la  couleur  dépend  principalement  du  climat1,  et  que  les  traits 
dépendent  beaucoup  des  usages  où  sont  les  différents  peuples  de  s’écraser  le 
nez,  de  se  tirer  les  paupières,  de  s’allonger  les  oreilles,  de  se  grossir  les 
lèvres,  de  s’aplatir  le  visage 2,  etc.  Rien  ne  prouve  mieux  combien  le  climat 
influe  sur  la  couleur,  que  de  trouver  sous  le  même  parallèle,  à plus  de  mille 
lieues  de  distance,  des  peuples  aussi  semblables  que  le  sont  les  Sénégalais  et 
les  Nubiens,  et  de  voir  que  les  Hottentots, qui  n’ont  pu  tirer  leur  origine  que 
de  nations  noires,  sont  cependant  les  plus  blancs  de  tous  ces  peuples  de 
l’Afrique,  parce  qu’en  effet  ils  sont  dans  le  climat  le  plus  froid  de  cette  partie 
du  monde;  et  si  l’on  s’étonne  de  ce  que  sur  les  bords  du  Sénégal  on  trouve 
d’un  côté  une  nation  basanée  et  de  l’autre  côté  une  nation  entièrement  noire, 
on  peut  se  souvenir  de  ce  que  nous  avons  déjà  insinué  au  sujet  des  effets 
delà  nourriture;  ils  doivent  influer  sur  la  couleur  comme  sur  les  autres 


а.  Voyez  la  relation  d’un  Voyage  fait  aux  Indes,  par  M.  Delon.  Amsterdam , 1699. 

б.  Voyez  le  Voyage  de  Flacour,  page  90;  celui  deStruys,  t.  I,  page  32;  celui  de  Pyrard, 
page  38. 

1.  La  couleur  dépend  essentiellement  du  climat , c’est-à-dire  de  la  chaleur  et  de  la  lumière. 
(Voyez  mon  Histoire  des  travaux  et  des  idées  de  Buffon.  ) 

2.  Les  traits  ne  dépendent  point  des  usages  ; mais  les  usages  viennent  souvent  renforcer  les 
traits.  Buffon  disait  très-bien , il  n’y  a qu’un  moment  : « Les  grosses  lèvres  et  le  nez  large  et 
« épaté  sont  des  traits  donnés  par  la  nature , qui  ont  servi  de  modèle  à l’art , qui  est  chez  ces 
« peuples  en  usage,  d’aplatir  le  nez  et  grossir  les  lèvres  à ceux  qui  sont  nés  avec  cette  perfec- 
a tion  de  moins  » (p.  183). 


VARIÉTÉS  DANS  L’ESPÈCE  HUMAINE.  195 

habitudes  du  corps  ; et  si  on  en  veut  un  exemple,  on  peut  en  donner  un  tiré 
des  animaux,  que  tout  le  monde  est  en  état  de  vérifier  : les  lièvres  de  plaines 
et  des  endroits  aquatiques  ont  la  chair  bien  plus  blanche  que  ceux  de  mon- 
tagnes et  des  terrains  secs;  et  dans  le  même  lieu  ceux  qui  habitent  la  prairie 
sont  tout  différents  de  ceux  qui  demeurent  sur  les  collines;  la  couleur  de  la 
chair  vient  de  celle  du  sang  et  des  autres  humeurs  du  corps  sur  la  qualité 
desquelles  la  nourriture  doit  nécessairement  influer. 

L’origine  des  noirs  a dans  tous  les  temps  fait  une  grande  question  : les 
anciens , qui  ne  connaissaient  guère  que  ceux  de  Nubie , les  regardaient 
comme  faisant  la  dernière  nuance  des  peuples  basanés  *,  et  ils  les  confon- 
daient avec  les  Éthiopiens  et  les  autres  nations  de  cette  partie  de  l’Afrique, 
qui,  quoique  extrêmement  bruns,  tiennent  plus  de  la  race  blanche  que  de 
la  race  noire;  ils  pensaient  donc  que  la  différente  couleur  des  hommes  ne 
provenait  que  de  la  différence  du  climat,  et  que  ce  qui  produisait  la  noirceur 
de  ces  peuples  était  la  trop  grande  ardeur  du  soleil,  à laquelle  ils  sont  per- 
pétuellement exposés  : cette  opinion,  qui  est  fort  vraisemblable,  a souffert 
de  grandes  difficultés  lorsqu’on  reconnut  qu’au  delà  de  la  Nubie,  dans  un 
climat  encore  plus  méridional,  et  sous  l’équateur  même,  comme  à Mélinde 
et  à Mombaze,  la  plupart  des  hommes  ne  sont  pas  noirs  comme  les  Nubiens, 
mais  seulement  fort  basanés,  et  lorsqu’on  eut  observé  qu’en  transportant 
des  noirs  de  leur  climat  brillant  dans  des  pays  tempérés,  ils  n’ont  rien  perdu 
de  leur  couleur  et  l’ont  également  communiquée  à leurs  descendants  ; mais 
si  l’on  fait  attention  d’un  côté  à la  migration  des  différents  peuples,  et  de 
l’autre  au  temps  qu’il  faut  peut-être  pour  noircir  ou  pour  blanchir  une  race, 
on  verra  que  tout  peut  se  concilier  avec  le  sentiment  des  anciens , car  les 
habitants  naturels  de  cette  partie  de  l’Afrique  sont  les  Nubiens,  qui  sont 
noirs  et  originairement  noirs,  et  qui  demeureront  perpétuellement  noirs 
tant  qu’ils  habiteront  le  même  climat  et  qu’ils  ne  se  mêleront  pas  avec  les 
blancs  ; les  Éthiopiens  au  contraire,  les  Abyssins,  et  même  ceux  de  Mélinde, 
qui  tirent  leur  origine  des  blancs , puisqu’ils  ont  la  même  religion  et  les 
mêmes  usages  que  lesArabes,  et  qu’ils  leur  ressemblent  par  la  couleur,  sont 
à la  vérité  encore  plus  basanés  que  les  Arabes  méridionaux,  mais  cela  même 
prouve  que  dans  une  même  race  d’hommes  le  plus  ou  moins  de  noir  dépend 
de  la  plus  ou  moins  grande  ardeur  du  climat  ; il  faut  peut-être  plusieurs 
siècles  et  une  succession  d’un  grand  nombre  de  générations  pour  qu’une 
race  blanche  prenne  par  nuances  la  couleur  brune  et  devienne  enfin  tout  à 
fait  noire;  mais  il  y a apparence  qu’avec  le  temps  un  peuple  blanc  trans- 
porté du  nord  à l’équateur  pourrait  devenir  brun  et  même  tout  à fait  noir1 2, 

1.  La  dernière  nuance  : expression  très-juste.  Le  peuple,  qui  fait  la  dernière  nuance  du 
basané , touche  au  peuple  qui  commence  la  première  nuance  du  nègre. 

2.  Expérience  qui  serait  très-importante;  mais  qui,  comme  le  dit  Buffon,  demanderait  en  effet 
plusieurs  siècles  et  une  succession  d’un  grand  nombre  de  générations. 


4 96 


VARIÉTÉS  DANS  L’ESPÈCE  HUMAINE. 

surtout  &i  ce  même  peuple  changeait  de  mœurs  et  ne  se  servait  pour  nourri- 
ture que  des  productions  du  pays  chaud  dans  lequel  il  aurait  été  transporté. 

L’objection  qu'on  pourrait  faire  contre  cette  opinion,  et  qu’on  voudrait 
tirer  de  la  différence  des  traits,  ne  me  paraît  pas  bien  forte,  car  on  peut 
répondre  qu’il  y a moins  de  différence  entre  les  traits  d’un  Nègre  qu’on 
n’aura  pas  défiguré  dans  son  enfance  et  les  traits  d’un  Européen,  qu’entre 
ceux  d’un  Tartare  ou  d’un  Chinois  et  ceux  d’un  Circassien  ou  d’un  Grec; 
et  à l’égard  des  cheveux,  leur  nature  dépend  si  fort  de  celle  de  la  peau,  qu’on 
ne  doit  les  regarder  que  comme  faisant  une  différence  très-accidentelle, 
puisqu’on  trouve  dans  le  même  pays  et  dans  la  même  ville  des  hommes  qui, 
quoique  blancs,  ne  laissent  pas  d’avoir  les  cheveux  très-différents  les  uns 
des  autres,  au  point  qu’on  trouve,  même  en  France,  des  hommes  qui  les 
ont  aussi  courts  et  aussi  crépus  que  les  Nègres,  et  que  d’ailleurs  on  voit 
que  le  climat,  le  froid  et  le  chaud,  influent  si  fort  sur  la  couleur  des  cheveux 
des  hommes  et  du  poil  des  animaux,  qu’il  n’y  a point  de  cheveux  noirs  dans 
les  royaumes  du  Nord,  et  que  les  écureuils,  les  lièvres , les  belettes  et  plu- 
sieurs autres  animaux  y sont  blancs  ou  presque  blancs,  tandis  qu’ils  sont 
bruns  ou  gris  dans  les  pays  moins  froids;  cette  différence  qui  est  produite 
par  l’influence  du  froid  ou  du  chaud  est  même  si  marquée,  que  dans  la  plu- 
part des  pays  du  Nord,  comme  dans  la  Suède,  certains  animaux,  comme  les 
lièvres,  sont  tout  gris  pendant  l’été  et  tout  blancs  pendant  l’hiver  a. 

Mais  il  y a une  autre  raison  beaucoup  plus  forte  contre  cette  opinion , et 
qui  d’abord  paraît  invincible,  c’est  qu’on  a découvert  un  continent  entier, 
un  nouveau  monde,  dont  la  plus  grande  partie  des  terres  habitées  se  trouvent 
situées  dans  la  zone  torride,  et  où  cependant  il  ne  se  trouve  pas  un  homme 
noir1,  tous  les  habitants  de  cette  partie  de  la  terre  étant  plus  ou  moins 
rouges,  plus  ou  moins  basanés  ou  couleur  de  cuivre  : car  on  aurait  dû 
trouver  aux  îles  Antilles,  au  Mexique,  au  royaume  de  Santa-Fé,  dans  la 
Guyane,  dans  le  pays  des  Amazones  et  dans  le  Pérou,  des  Nègres  ou  du 
moins  des  peuples  noirs,  puisque  ces  pays  de  l’Amérique  sont  situés  sous  la 
même  latitude  que  le  Sénégal,  la  Guinée  et  le  pays  d’Angola  en  Afrique. 
On  aurait  dû  trouver  au  Brésil,  au  Paraguay,  au  Chili,  des  hommes  sem- 
blables au  Cafres,  aux  Hottentots,  si  le  climat  ou  la  distance  du  pôle  était 
la  cause  de  la  couleur  des  hommes.  Mais  avant  que  d’exposer  ce  qu’on  peut 
dire  sur  ce  sujet,  nous  croyons  qu’il  est  nécessaire  de  considérer  tous  les 

a.  Lepus  apud  nos  œstate  cinereus,  hieme  semper  albus.  Limiæi  Fauna  Suecica,  page  8. 

1.  Il  ne  s’y  trouve  pas  un  homme  noir  ; mais  il  s’y  en  trouve  de  rouges,  ou  plutôt  de  cuivrés. 

Or,  ces  hommes  cuivrés,  ces  hommes  routes  ont  le  même  appareil  pigmentai,  le  même 
pigmentum  que  les  nègres  : seulement  ce  pigmentum  est  rouge  ou  cuivré,  au  lieu  d’être  noir. 

Voyez  mes  Recherches  sur  la  structure  comparée  de  la  peau  dans  les  diverses  races 
humaines  : Compte-rendu  des  séanc.  de  l’Acad.  des  sci. , t.  XVII,  p.  335.  — Voyez  aussi  mon 
Histoire  des  travaux  et  des  idées  de  Buffon.  ) 


VARIÉTÉS  DANS  L’ESPÈCE  HUMAINE. 


197 


différents  peuples  de  l’Amérique  comme  nous  avons  considéré  ceux  des 
autres  parties  du  monde  ; après  quoi  nous  serons  plus  en  état  de  faire  de 
justes  comparaisons  et  d’en  tirer  des  résultats  généraux. 

En  commençant  par  le  nord  on  trouve,  comme  nous  l’avons  dit , dans  les 
parties  les  plus  septentrionales  de  l’Amérique,  des  espèces  de  Lapons  sem- 
blables à ceux  d’Europe  ou  aux  Samoïèdes  d’Asie;  et  quoiqu’ils  soient  peu 
nombreux  en  comparaison  de  ceux-ci , ils  ne  laissent  pas  d’être  répandus 
dans  une  étendue  de  terre  fort  considérable.  Ceux  qui  habitent  les  terres 
du  détroit  de  Davis  sont  petits,  d’un  teint  olivâtre,  ils  ont  les  jambes  courtes 
et  grosses,  ils  sont  habiles  pêcheurs,  ils  mangent  leur  poisson  et  leur  viande 
crus;  leur  boisson  est  de  l’eau  pure  ou  du  sang  de  chien  de  mer;  ils  sont 
fort  robustes  et  vivent  fort  longtemps  “.  Yoilà,  comme  l’on  voit,  la  figure, 
la  couleur  et  les  mœurs  des  Lapons,  et  ce  qu’il  y a de  singulier,  c’est  que 
de  même  qu’on  trouve  auprès  des  Lapons  en  Europe  les  Finnois , qui  sont 
blancs,  beaux,  assez  grands  et  assez  bien  faits,  on  trouve  aussi  auprès  de 
ces  Lapons  d’Amérique  une  autre  espèce  d’hommes  qui  sont  grands,  bien 
faits  et  assez  blancs,  avec  les  traits  du  visage  fort  réguliers  6 . Les  sauvages 
de  la  baie  d’Hudson  et  du  nord  de  la  terre  de  Labrador  ne  paraissent  pas 
être  de  la  même  race  que  les  premiers,  quoiqu’ils  soient  laids,  petits , mal 
faits;  ils  ont  le  visage  presque  entièrement  couvert  de  poil  comme  les  sau- 
vages du  pays  d’Yéço  au  nord  du  Japon  ; ils  habitent  l’été  sous  des  tentes 
faites  de  peaux  d’orignal  ou  de  caribou  c;  l’hiver  ils  vivent  sous  terre  comme 
les  Lapons  et  les  Samoïèdes,  et  se  couchent  comme  eux  tous  pêle-mêle  sans 
aucune  distinction  ; ils  vivent  aussi  fort  longtemps,  quoiqu’ils  ne  se  nour- 
rissent que  de  chair  ou  de  poisson  crus  d.  Les  sauvages  de  Terre-Neuve  res- 
semblent assez  à ceux  du  détroit  de  Davis  : ils  sont  de  petite  taille,  ils  n’ont 
que  peu  ou  point  de  barbe,  leur  visage  est  large  et  plat,  leurs  yeux  gros, 
et  ils  sont  généralement  assez  camus.  Le  voyageur  qui  en  donne  cette 
description  dit  qu’ils  ressemblent  assez  bien  aux  sauvages  du  continent 
septentrional  et  des  environs  du  Groenland  e. 

Au-dessous  de  ces  sauvages  qui  sont  répandus  dans  les  parties  les  plus 
septentrionales  de  l’Amérique,  on  trouve  d’autres  sauvages  plus  nombreux 
et  tout  différents  des  premiers  : ces  sauvages  sont  ceux  du  Canada  et  de 
toute  la  profondeur  des  terres  jusqu’aux  Assiniboïls;  ils  sont  tous  assez 
grands,  robustes,  forts  et  assez  bien  faits;  ils  ont  tous  les  cheveux  et  les 
yeux  noirs,  les  dents  très-blanches,  le  teint  basané,  peu  de  barbe,  et  point 


a.  Voyez  l’Histoire  naturelle  des  iles.  Rotterdam,  1558,  page  189. 

b.  Idem , ibidem. 

c.  C’est  le  nom  qu’on  donne  au  Renne  en  Amérique. 

d.  Voyez  le  Voyage  de  Robert  Lade , traduit  par  M.  l’abbé  Prévôt.  Paris,  1744,  t.  Il , page  309 
et  suivantes. 

e.  Voyez  le  Recueil  des  voyages  au  nord.  Rouen  , 1716 , t.  III , page  7. 


498 


VARIÉTÉS  DANS  L’ESPÈCE  HUMAINE. 

ou  presque  point  de  poil  en  aucune  partie  du  corps 1 ; ils  sont  durs  et  infati- 
gables à la  marche,  très-légers  à la  course;  ils  supportent  aussi  aisément  la 
faim  que  les  plus  grands  excès  de  nourriture;  ils  sont  hardis,  courageux, 
fiers,  graves  et  modérés  ; enfin  ils  ressemblent  si  fort  aux  Tartares  orientaux 
par  la  couleur  de  la  peau,  des  cheveux  et  des  yeux,  par  le  peu  de  barbe  et 
de  poil,  et  aussi  par  le  naturel  et  les  mœurs,  qu’on  les  croirait  issus  de  cette 
nation,  si  on  ne  les  regardait  pas  comme  séparés  les  uns  des  autres  par 
une  vaste  mer;  ils  sont  aussi  sous  la  même  latitude,  ce  qui  prouve  encore 
combien  le  climat  influe  sur  la  couleur  et  même  sur  la  figure  des  hommes. 
En  un  mot,  on  trouve  dans  le  nouveau  continent,  comme  dans  l’ancien, 
d’abord  des  hommes  au  nord  semblables  aux  Lapons , et  aussi  des  hommes 
blancs  et  à cheveux  blonds,  semblables  aux  peuples  du  nord  de  l’Europe, 
ensuite  des  hommes  velus  semblables  aux  sauvages  d’Yéço,  et  enfin  les  sau- 
vages du  Canada  et  de  toute  la  Terre-Ferme,  jusqu'au  golfe  du  Mexique,  qui 
ressemblent  aux  Tartares  par  tant  d’endroits  qu’on  ne  douterait  pas  qu’ils 
ne  fussent  Tartares  en  effet,  si  l’on  n’était  embarrassé  sur  la  possibilité  de  la 
migration  ; cependant  si  l’on  fait  attention  au  petit  nombre  d’hommes  qu’on 
a trouvés  dans  cette  étendue  immense  des  terres  de  l’Amérique  septentrio- 
nale, et  qu’aucun  de  ces  hommes  n’était  encore  civilisé,  on  ne  pourra  guère 
se  refuser  à croire  que  toutes  ces  nations  sauvages  ne  soient  de  nouvelles 
peuplades  produites  par  quelques  individus  échappés  d’un  peuple  plus  nom- 
breux. Il  est  vrai  qu’on  prétend  que  dans  l’Amérique  septentrionale,  en  la 
prenant  depuis  le  nord  jusqu’aux  îlesLucayes  et  au  Mississipi , il  ne  reste  pas 
actuellement  la  vingtième  partie  du  nombre  des  peuples  naturels  qui  y 
étaient  lorsqu’on  en  fit  la  découverte , et  que  ces  nations  sauvages  ont  été 
ou  détruites  ou  réduites  à un  si  petit  nombre  d’hommes  que  nous  ne  devons 
pas  tout  à fait  en  juger  aujourd’hui  comme  nous  en  aurions  jugé  dans  ce 
temps  ; mais  quand  même  on  accorderait  que  l’Amérique  septentrionale 
avait  alors  vingt  fois  plus  d’habitants  qu’il  n’en  reste  aujourd’hui,  cela  n’em- 
pêche pas  qu’on  ne  dût  la  considérer  dès  lors  comme  une  terre  déserte  ou 
si  nouvellement  peuplée,  que  les  hommes  n’avaient  pas  encore  eu  le  temps 
de  s’y  multiplier.  M.  Fabry,  que  j’ai  cité  a,  et.  qui  a fait  un  très-long  voyage 
dans  la  profondeur  des  terres  au  nord-ouest  du  Mississipi  où  personne 
n’avait  encore  pénétré,  et  où  par  conséquent  les  nations  sauvages  n’ont  pas 
été  détruites,  m’a  assuré  que  cette  partie  de  l’Amérique  est  si  déserte  qu’il 
a souvent  fait  cent  et  deux  cents  lieues  sans  trouver  une  face  humaine  ni 
aucun  autre  vestige  qui  pût  indiquer  qu’il  y eût  quelque  habitation  voisine 

a T.  Ier,  p.  181. 

1.  M.  Prichard  dit  très-bien,  à cette  occasion  : « Blumenbach  suppose  que  l’habitude  de  s’épiler 
« pendant  plusieurs  générations  peut  avoir  produit  à la  fin  cette  variété  (la  rareté  des  poils 
« sur  le  corps  ),  mais  elle  est  trop  générale  pour  être  attribuée  à une  cause  aussi  accidentelle.  » 

( Hist.  nat.  cle  l’homme,  1. 1 , p.  133 , traduc.  franc.,  par  M.  Roulin.  ) 


199 


VARIÉTÉS  DANS  L’ESPÈCE  HUMAINE. 

des  lieux  qu'il  parcourait , et  lorsqu'il  rencontrait  quelques-unes  de  ces 
habitations,  c’était  toujours  à des  distances  extrêmement  grandes  les  unes 
des  autres,  et  dans  chacune  il  n’y  avait  souvent  qu'une  seule  famille  , quel- 
quefois deux  ou  trois,  mais  rarement  plus  de  vingt  personnes  ensemble,  et 
ces  vingt  personnes  étaient  éloignées  de  cent  lieues  de  vingt  autres  personnes. 
Il  est  vrai  que  le  long  des  fleuves  et  des  lacs  que  l’on  a remontés  ou  suivis , 
on  a trouvé  des  nations  sauvages  composées  d'un  bien  plus  grand  nombre 
d’hommes,  et  qu’il  en  reste  encore  quelques-unes  qui  ne  laissent  pas  d’être 
assez  nombreuses  pour  inquiéter  quelquefois  les  habitants  de  nos  colonies; 
mais  ces  nations  les  plus  nombreuses  se  réduisent  à trois  ou  quatre  mille 
personnes,  et  ces  trois  ou  quatre  mille  personnes  sont  répandues  dans  un 
espace  de  terrain  souvent  plus  grand  que  tout  le  royaume  de  France  : de 
sorte  que  je  suis  persuadé  qu’on  pourrait  avancer,  sans  craindre  de  se  trom- 
per, que  dans  une  seule  ville  comme  Paris  il  y a plus  d’hommes  qu'il  n’y  a 
de  sauvages  dans  toute  cette  partie  de  l’Amérique  septentrionale  comprise 
entre  la  mer  du  Nord  et  la  mer  du  Sud,  depuis  le  golfe  du  Mexique  jusqu’au 
nord,  quoique  cette  étendue  de  terre  soit  beaucoup  plus  grande  que  toute 
l’Europe. 

La  multiplication  des  hommes  tient  encore  plus  à la  société  qu’à  la  nature, 
et  les  hommes  ne  sont  si  nombreux  en  comparaison  des  animaux  sauvages 
que  parce  qu’ils  se  sont  réunis  en  société,  qu'ils  se  sont  aidés,  défendus, 
secourus  mutuellement.  Dans  cette  partie  de  l’Amérique  dont  nous  venons 
de  parler,  les  bisons®  sont  peut-être  plus  abondants  que  les  hommes  ; mais 
de  la  même  façon  que  le  nombre  des  hommes  ne  peut  augmenter  considé- 
rablement que  par  leur  réunion  en  société , c’est  le  nombre  des  hommes 
déjà  augmenté  à un  certain  point  qui  produit  presque  nécessairement  la 
société;  il  est  donc  à présumer  que,  comme  l’on  n’a  trouvé  dans  toute  cette 
partie  de  l’Amérique  aucune  nation  civilisée,  le  nombre  des  hommes  y était 
encore  trop  petit,  et  leur  établissement  dans  ces  contrées  trop  nouveau  pour 
qu’ils  aient  pu  sentir  la  nécessité  ou  même  les  avantages  de  se  réunir  en 
société  ; car  quoique  ces  nations  sauvages  eussent  des  espèces  de  mœurs  ou 
de  coutumes  particulières  à chacune,  et  que  les  unes  fussent  plus  ou  moins 
farouches,  plus  ou  moins  cruelles,  plus  ou  moins  courageuses,  elles  étaient 
toutes  également  stupides,  également  ignorantes , également  dénuées  d’arts 
et  d’industrie. 

Je  ne  crois  donc  pas  devoir  m’étendre  beaucoup  sur  ce  qui  a rapport  aux 
coutumes  de  ces  nations  sauvages  : tous  lès  auteurs  qui  en  ont  parlé  n’ont 
pas  fait  attention  que  ce  qu’ils  nous  donnaient  pour  des  usages  constants,  et 
pour  les  mœurs  d’une  société  d’hommes,  n’était  que  des  actions  parti- 
culières à quelques  individus  souvent  déterminés  par  les  circonstances  ou 


a . Espèce  de  bœufs  sauvages  différents  de  nos  bœufs 


200 


VARIÉTÉS  DANS  L’ESPÈCE  HUMAINE. 

par  le  caprice;  certaines  nations,  nous  disent-ils , mangent  leurs  ennemis  , 
d’autres  les  brûlent,  d’autres  les  mutilent,  les  unes  sont  perpétuellement  en 
guerre,  d’autres  cherchent  à vivre  en  paix  ; chez  les  unes  on  tue  son  père 
lorsqu’il  a atteint  un  certain  âge,  chez  les  autres  les  pères  et  mères  mangent 
leurs  enfants.  Toutes  ces  histoires  sur  lesquelles  les  voyageurs  se  sont  éten- 
dus avec  tant  de  complaisance  se  réduisent  à des  récits  de  faits  particuliers, 
et  signifient  seulement  que  tel  sauvage  a mangé  son  ennemi,  tel  autre  l’a 
brûlé  ou  mutilé,  tel  autre  a tué  ou  mangé  son  enfant,  et  tout  cela  peut 
se  trouver  dans  une  seule  nation  de  sauvages  comme  dans  plusieurs  nations, 
car  toute  nation  où  il  n’y  a ni  règle,  ni  loi,  ni  maître,  ni  société  habi- 
tuelle, est  moins  une  nation  qu’un  assemblage  tumultueux  d’hommes  bar- 
bares et  indépendants,  qui  n’obéissent  qu’à  leurs  passions  particulières, 
et  qui,  ne  pouvant  avoir  un  intérêt  commun,  sont  incapables  de  se  diri- 
ger vers  un  même  but  et  de  se  soumettre  à des  usages  constants,  qui 
tous  supposent  une  suite  de  desseins  raisonnés  et  approuvés  par  le  plus 
grand  nombre. 

La  même  nation,  dira-t-on,  est  composée  d’hommes  qui  se  reconnaissent, 
qui  parlent  la  même  langue,  qui  se  réunissent,  lorsqu’il  le  faut,  sous  un 
chef,  qui  s’arment  de  même,  qui  hurlent  de  la  même  façon,  qui  se  barbouil- 
lent de  la  même  couleur;  oui,  si  ces  usages  étaient  constants,  s’ils  ne  se 
réunissaient  pas  souvent  sans  savoir  pourquoi,  s’ils  ne  se  séparaient  pas 
sans  raison,  si  leur  chef  ne  cessait  pas  de  letre  par  son  caprice  ou  par  le 
leur,  si  leur  langue  même  n’était  pas  si  simple  quelle  leur  est  presque 
commune  à tous. 

Comme  ils  n’ont  qu’un  très-petit  nombre  d’idées,  ils  n’ont  aussi  qu’une 
très-petite  quantité  d’expressions,  qui  toutes  ne  peuvent  rouler  que  sur  les 
choses  les  plus  générales  et  les  objets  les  plus  communs;  et  quand  même  la 
plupart  de  ces  expressions  seraient  différentes,  comme  elles  se  réduisent  à 
un  fort  petit  nombre  de  termes,  ils  ne  peuvent  manquer  de  s'entendre  en 
très-peu  de  temps,  et  il  doit  être  plus  facile  à un  sauvage  d’entendre  et  de 
parler  toutes  les  langues  des  autres  sauvages,  qu’il  ne  l’est  à un  homme 
d’une  nation  policée  d’apprendre  celle  d’une  autre  nation  également 
policée. 

Autant  il  est  donc  inutile  de  se  trop  étendre  sur  les  coutumes  et  les  mœurs 
de  ces  prétendues  nations,  autant  il  serait  peut-être  nécessaire  d’éxaminer 
la  nature  de  l’individu  ; l’homme  sauvage  est  en  effet  de  tous  les  animaux  le 
plus  singulier,  le  moins  connu,  et  le  plus  difficile  à décrire;  mais  nous  dis- 
tinguons si  peu  ce  que  la  nature  seule  nous  a donné,  de  ce  que  l’éducation, 
l’imitation,  l’art  et  l’exemple  nous  ont  communiqué,  ou  nous  le  confondons 
si  bien,  qu’il  neserait  pas  étonnant  que  nous  nous  méconnussions  totalement 
au  portrait  d’un  sauvage,  s’il  nous  était  présenté  avec  les  vraies  couleurs  et 
les  seuls  traits  naturels  qui  doivent  en  faire  le  caractère. 


VARIÉTÉS  DANS  L’ESPÈCE  HUMAINE. 


201 


Un  sauvage  absolument  sauvage1,  tel  que  l’enfant  élevé  avec  les  ours,  ilont 
parle  Connor  a,  le  jeune  homme  trouvé  dans  les  forêts  d’Hanower,  ou  la 
petite  'fille  trouvée  dans  les  bois  en  France,  seraient  un  spectacle  curieux 
pour  un  philosophe;  il  pourrait,  en  observant  son  sauvage,  évaluer  au  juste 
la  force  des  appétits  de  la  nature , il  y verrait  l’âme  a découvert , il  en  dis- 
tinguerait tous  les  mouvements  naturels,  et  peut-être  y reconnaîtrait-il  plus 
de  douceur,  de  tranquillité  et  de  calme  que  dans  la  sienne  ; peut-être  verrait- 
il  clairement  que  la  vertu  appartient  à l’homme  sauvage  plus  qu’à  l’homme 
civilisé,  et  que  le  vice  n’a  pris  naissance  que  dans  la  société  2. 

Mais  revenons  à notre  principal  objet  ; si  l’on  n’a  rencontré  dans  toute 
l’Amérique  septentrionale  que  des  sauvages,  on  a trouvé  au  Mexique  et  au 
Pérou  des  hommes  civilisés,  des  peuples  policés,  soumis  à des  lois  et  gou- 
vernés par  des  rois  ; ils  avaient  de  l’industrie,  des  arts  et  une  espèce  de  reli- 
gion; ils  habitaient  dans  des  villes  où  l’ordre  et  la  police  étaient  maintenus 
par  l’autorité  du  souverain.  Ces  peuples,  qui  d’ailleurs  étaient  assez  nom- 
breux, ne  peuvent  pas  être  regardés  comme  des  nations  nouvelles  ou  des 
hommes  provenus  de  quelques  individus  échappés  des  peuples  de  l’Europe 
ou  de  l’Asie,  dont  ils  sont  si  éloignés;  d’ailleurs,  si  les  sauvages  de  l’ Amé- 
rique septentrionale  ressemblent  aux  Tartares  parce  qu’ils  sont  situés  sous 
la  même  latitude  , ceux-ci  qui  sont,  comme  les  Nègres,  sous  la  zone  tor- 
ride, ne  leur  ressemblent  point:  quelle  est  donc  l’origine  de  ces  peuples , et 
quelle  est  aussi  la  vraie  cause  de  la  différence  de  couleur  dans  les  hommes  , 
puisque  celle  de  l’influence  du  climat  se  trouve  ici  tout  à fait  démentie 3? 

Avant  que  de  satisfaire , autant  que  je  le  pourrai , à ces  questions  , il  faut 
continuer  notre  examen,  et  donner  la  description  de  ces  hommes  qui  parais- 
sent en  effet  si  différents  de  ce  qu’ils  devraient  être,  si  la  distance  du  pôle 
était  la  cause  principale  de  la  variété  qui  se  trouve  dans  l’espèce  humaine; 
nous  avons  déjà  donné  celle  des  sauvages  du  nord  et  des  sauvages  du 
Canada  ceux  de  la  Floride,  du  Mississipi  et  des  autres  parties  méridionales 

a.  Évang.  med .,  page  133  , etc. 

b.  Voyez  à ce  sujet  les  Voyages  du  baron  de  la  ïïontan.  La  Haye  , 1702;  la  Relation  de  la 
Gaspésie , par  le  P.  le  Clercq , récollet.  Paris,  1691 , pages  44  et  392  ; la  Description  de  la  Nou- 
velle France  par  le  P.  Charlevoix.  Paris , 1744  , t.  I , pages  16  et  suivantes  , t.  III , pages  24 , 
302 , 310  , 323;  les  Lettres  édifiantes , Recueil  XXIII,  pages  203 , 242;  et  le  Voyage  au  pays  des 
Hurons , par  Gabriel  SabarcL  Théodat , récollet.  Paris,  1632  , pages  128  et  178  ; le  Voyage  de  la 
Nouvelle  France,  par  Dierville.  Rouen , 1708,  page  122  jusqu’à  191,  et  les  Découvertes  de  M.  de 
la  Salle , publiées  par  M.  le  chevalier  Tonti.  Paris , 1697,  pages  24 , 58  , etc. 

1.  Ces  sauvages  absolument  sauvages , dont  va  parler  Buffon , n’étaient  pas  des  sauvages, 
mais  des  idiots.  Voyez  , dans  mon  Éloge  de  Blumenbach , l’histoire  du  jeune  homme  trouvé 
dans  les  forêts  de  Hanovre. 

2.  Buffon  oublie  ce  qu’il  vient  de  dire  : que  Y homme  sauvage  est  le  plus  singulier  des  animaux. 

Il  disait  tout  à l’heure  (p.  188)  plus  justement  : le  Nègre  a le  germe  de  toutes  les  vertus. 

Oui,  sans  doute;  mais,  ce  germe,  c’est  la  société,  et  la  société  seule,  c’est-à-dire  l’humanité 
réunie  et  le  concert  des  bons  instincts , qui  le  développe. 

*.  Elle  ne  se  trouve  point  démentie.  Voyez  la  note  de  la  page  196. 


202  VARIÉTÉS  DANS  L’ESPÈCE  HUMAINE. 

du  continent  de  l’Amérique  septentrionale  sont  plus  basanés  que  ceux  du 
Canada,  sans  cependant  qu’on  puisse  dire  qu’ils  soient  bruns;  l’huile  et  les 
couleurs  dont  ils  se  frottent  le  corps  les  font  paraître  plus  olivâtres  qu’ils  ne 
le  sont  en  effet.  Coréal  dit  que  les  femmes  de  la  Floride  sont  grandes,  fortes 
et  de  couleur  olivâtre  comme  les  hommes,  qu’elles  ont  les  bras,  les  jambes 
et  le  corps  peints  de  plusieurs  couleurs  qui  sont  ineffaçables,  parce  qu’elles 
ont  été  imprimées  dans  les  chairs  par  le  moyen  de  plusieurs  piqûres,  et  que 
la  couleur  olivâtre  des  uns  et  des  autres  ne  vient  pas  tant  de  l’ardeur  du 
soleil  que  de  certaines  huiles  dont,  pour  ainsi  dire,  ils  se  vernissent  la  peau; 
il  ajoute  que  ces  femmes  sont  fort  agiles,  qu’elles  passent  à la  nage  de 
grandes  rivières  en  tenant  même  leur  enfant  avec  le  bras , et  qu’elles  grim- 
pent avec  une  pareille  agilité  sur  les  arbres  les  plus  élevés  a : tout  cela  leur 
est  commun  avec  les  femmes  sauvages  du  Canada  et  des  autres  contrées  de 
l’Amérique.  L’auteur  de  l’Histoire  naturelle  et  morale  des  Antilles  dit  que 
les  Apalachites,  peuples  voisins  delà  Floride,  sont  des  hommes  d’une  assez 
grande  stature,  de  couleur  olivâtre,  et  bien  proportionnés,  qu’ils  ont  tous 
les  cheveux  noirs  et  longs,  et  il  ajoute  que  les  Caraïbes  ou  sauvages  des 
îles  Antilles  sortent  de  ces  sauvages  de  la  Floride,  et  qu’ils  se  souviennent 
même  par  tradition  du  temps  de  leur  migration  b. 

Les  naturels  des  îles  Lucayes  sont  moins  basanés  que  ceux  de  Saint- 
Domingue  et  de  l’île  de  Cuba,  mais  il  reste  si  peu  des  uns  et  des  autres 
aujourd’hui,  qu’on  ne  peut  guère  vérifier  ce  que  nous  en  ont  dit  les  pre- 
miers voyageurs  qui  ont  parlé  de  ces  peuples  ; ils  ont  prétendu  qu’ils  étaient 
fortnombreuxet  gouvernés  par  des  espèces  de  chefs  qu’ils  appelaient  Caciques, 
qu’ils  avaient  aussi  des  espèces  de  prêtres  , de  médecins  ou  de  devins;  mais 
tout  cela  est  assez  apocryphe,  et  importe  d’ailleurs  assez  peu  à notre  histoire. 
Les  Caraïbes  en  général  sont,  selon  le  P.  du  Tertre,  des  hommes  d’une  belle 
taille  et  de  bonne  mine;  ils  sont  puissants,  forts  et  robustes,  très-dispos  et 
très-sains  ; il  y enaplusieurs  qui  ont  le  front  plat  et  le  nez  aplati;  mais  cette 
forme  du  visage  et  du  nez  ne  leur  est  pas  naturelle,  ce  sont  les  pères  et 
mères  qui  aplatissent  ainsi  la  tête  de  l’enfant  quelque  temps  après  qu’il  est 
né  1 ; cette  espèce  de  caprice  qu’ont  les  sauvages  d’altérer  la  ligure  naturelle 
de  la  tête  est  assez  générale  dans  toutes  les  nations  sauvages  : presque  tous 
les  Caraïbes  ont  les  yeux  noirs  et  assez  petits,  mais  la  disposition  de  leur 
front  et  de  leur  visage  les  fait  paraître  assez  gros;  ils  ont  les  dents  belles, 
blanches  et  bien  rangées,  les  cheveux  longs  et  lisses,  et  tous  les  ont  noirs , 
on  n’en  a jamais  vu  un  seul  avec  des  cheveux  blonds;  ils  ont  la  peau 

a.  Voyez  le  Voyage  de  Coréal.  Paris , 1722 , t.  I , page  36. 

b.  Voyez  Y Histoire  naturelle  et  morale  des  îles  Antilles.  Roterd.,  1658 , pages  351  et  356 

1.  « Le  front  plat  était  considéré  par  un  grand  nombre  de  tribus  comme  une  beauté,  et  cette 
« étrange  idée  est  ce  qui  a conduit  à l’habitude  de  mouler  la  tète  au  moyen  d’une  compression 
« exercée  dans  l’enfance.  » (Prichard  : Ilist.  nat.  de  l'homme , t.  II , p.  86  ; trad.  franc.  ) 


VARIÉTÉS  DANS  L’ESPÈCE  HUMAINE. 


203 


basanée  ou  couleur  d’olive,  et  même  le  blanc  des  yeux  en  tient  un  peu; 
cette  couleur  basanée  leur  est  naturelle  et  ne  provient  pas  uniquement , 
comme  quelques  auteurs  l’ont  avancé,  du  rocou  dont  ils  se  frottent  conti- 
nuellement, puisque  l’on  a remarqué  que  les  enfants  de  ces  sauvages,  qu’on 
a élevés  parmi  les  Européens  et  qui  ne  se  frottaient  jamais  de  ces  couleurs, 
ne  laissaient  pas  d’être  basanés  et  olivâtres  comme  leurs  pères  et  mères; 
tous  ces  sauvages  ont  l’air  rêveur,  quoiqu’ils  ne  pensent  à rien  ; ils  ont  aussi 
le  visage  triste  et  ils  paraissent  être  mélancoliques;  ils  sont  naturellement 
doux  et  compatissants,  quoique  très-cruels  à leurs  ennemis;  ils  prennent 
assez  indifféremment  pour  femmes  leurs  parentes  ou  des  étrangères  ; leurs 
cousines  germaines  leur  appartiennent  de  droit,  et  on  en  a vu  plusieurs  qui 
avaient  en  même  temps  les  deux  sœurs  ou  la  mère  et  la  fille,  et  même  leur 
propre  fille;  ceux  qui  ont  plusieurs  femmes  les  voient  tour  à tour  chacune 
pendant  un  mois,  ou  un  nombre  de  jours  égal,  et  cela  suffit  pour  que  ces 
femmes  n’aient  aucune  jalousie  ; ils  pardonnent  assez  volontiers  l’adultère 
à leurs  femmes,  mais  jamais  à celui  qui  les  a débauchées.  Ils  se  nourrissent 
de  burgaux,  de  crabes,  de  tortues,  de  lézards,  de  serpents  et  de  poissons 
qu’ils  assaisonnent  avec  du  piment  et  de  la  farine  de  manioc  a.  Comme  ils 
sont  extrêmement  paresseux  et  accoutumés  à la  plus  grande  indépendance, 
ils  détestent  la  servitude,  et  on  n’a  jamais  pu  s’en  servir  comme  on  se  sert 
des  Nègres;  il  n’y  a rien  qu’ils  ne  soient  capables  de  faire  pour  se  remettre 
en  liberté,  et  lorsqu’ils  voient  que  cela  leur  est  impossible,  ils  aiment  mieux 
se  laisser  mourir  de  faim  et  de  mélancolie  que  de  vivre  pour  travailler;  on 
s’est  quelquefois  servi  des  Arrouagues,  qui  sont  plus  doux  que  les  Caraïbes, 
mais  ce  n’est  que  pour  la  chasse  et  pour  la  pêche,  exercices  qu'ils  aiment, 
et  auxquels  ils  sont  accoutumés  dans  leur  pays;  et  encore  faut-il,  si  l’on 
veut  conserver  ces  esclaves  sauvages,  les  traiter  avec  autant  de  douceur  au 
moins  que  nous  traitons  nos  domestiques  en  France  ; sans  cela  ils  s’enfuient 
ou  périssent  de  mélancolie.  Il  en  est  à peu  près  de  même  des  esclaves  brési- 
liens, quoique  ce  soient  de  tous  les  sauvages  ceux  qui  paraissent  être  les 
moins  stupides,  les  moins  mélancoliques  et  les  moins  paresseux;  cependant 
on  peut  en  les  traitant  avec  bonté  les  engager  à tout  faire,  si  ce  n’est  de 
travailler  à la  terrre,  parce  qu’ils  s’imaginent  que  la  culture  de  la  terre  est 
ce  qui  caractérise  l’esclavage. 

Les  femmes  sauvages  sont  toutes  plus  petites  que  les  hommes;  celles  des 
Caraïbes  sont  grasses  et  assez  bien  faites;  elles  ont  les  yeux  et  les  cheveux 
noirs,  le  tour  du  visage  rond,  la  bouche  petite,  les  dents  fort  blanches,  l’air 
plus  gai,  plus  riant  et  plus  ouvert  que  les  hommes:  elles  ont  cependant  de 
la  modestie  et  sont  assez  réservées  ; elles  se  barbouillent  de  rocou , mais 
elles  ne  se  font  pas  des  raies  noires  sur  le  visage  et  sur  le  corps  comme  les 

a.  Voyez  l’Histoire  générale  des  Antilles,  par  le  P.  du  Tertre,  t.  II,  page  4S3  jusqu’à  48?. 
Voyez  aussi  les  Nouveaux  voyages  aux  îles.  Paris , 1722. 


204  VARIÉTÉS  DANS  L’ESPÈCE  HUMAINE. 

hommes  ; elles  ne  portent  qu’un  petit  tablier  de  huit  ou  dix  pouces  de  lar- 
geur sur  cinq  à six  pouces  de  hauteur  ; ce  tablier  est  ordinairement  de  toile 
de  coton  couverte  de  petits  grains  de  verre;  ils  ont  cette  toile  et  cette  rassade 
des  Européens,  qui  en  font  commerce  avec  eux.  Ces  femmes  portent  aussi 
plusieurs  colliers  de  rassade  qui  leur  environnent  le  cou  et  descendent  sur 
leur  sein  ; elles  ont  des  bracelets  de  même  espèce  aux  poignets  et  au-dessus 
des  coudes,  et  des  pendants  d’oreilles  de  pierre  bleue  ou  de  grains  de  verre 
enfdés  : un  dernier  ornement  qui  leur  est  particulier,  et  que  les  hommes 
n’ont  jamais,  c’est  une  espèce  de  brodequins  de  toile  de  coton,  garnis  de 
rassade,  qui  prend  depuis  la  cheville  du  pied  jusqu’au-dessus  du  gras  de 
la  jambe  ; dès  que  les  filles  ont  atteint  l’âge  de  puberté  on  leur  donne  un 
tablier,  et  on  leur  fait  en  même  temps  des  brodequins  aux  jambes  qu'elles 
ne  peuvent  jamais  ôter;  ils  sont  si  serrés  qu’ils  ne  peuvent  ni  monter  ni 
descendre,  et  comme  ils  empêchent  le  bas  de  la  jambe  de  grossir,  les  mol- 
lets deviennent  beaucoup  plus  gros  et  plus  fermes  qu’ils  ne  le  seraient 
naturellement a. 

Les  peuples  qui  habitent  actuellement  le  Mexique  et  la  Nouvelle-Espagne 
sont  si  mêlés,  qu’à  peine  trouve-t-on  deux  visages  qui  soient  de  la  même 
couleur  ; il  y a dans  la  ville  de  Mexico  des  blancs  d’Europe,  des  Indiens  du 
nord  et  du  sud  de  l’Amérique,  des  Nègres  d’Afrique,  des  mulâtres,  des 
métis,  en  sorte  qu’on  y voit  des  hommes  de  toutes  les  nuances  de  couleur 
qui  peuvent  être  entre  le  blanc  et  le  noir  b.  Les  naturels  du  pays  sont  fort 
bruns  et  de  couleur  d’olive,  bien  faits  et  dispos  ; ils  ont  peu  de  poil,  même 
aux  sourcils,  ils  ont  cependant  tous  les  cheveux  fort  longs  et  fort  noirs  c. 

Selon  àVafer,  les  habitants  de  l’isthme  de  l’Amérique  sont  ordinairement 
de  bonne  taille  et  d’une  jolie  tournure  ; ils  ont  la  jambe  fine,  les  bras  bien 
faits,  la  poitrine  large,  ils  sont  actifs  et  légers  à la  course;  les  femmes  sont 
petites  et  ramassées,  et  n’ont  pas  la  vivacité  des  hommes,  quoique  les  jeunes 
aient  de  l’embonpoint,  la  taille  jolie  et  l’œil  vif  : les  uns  et  les  autres  ont  le 
visage  rond , le  nez  gros  et  court , les  yeux  grands , et  pour  la  plupart  gris , 
pétillants  et  pleins  de  feu,  surtout  dans  la  jeunesse,  le  front  élevé,  les  dents 
blanches  et  bien  rangées,  les  lèvres  minces,  la  bouche  d’une  grandeur 
médiocre,  et  en  gros  tous  les  traits  assez  réguliers.  Ils  ont  aussi  tous , hotr,- 
mes  et  femmes,  les  cheveux  noirs,  longs,  plats  et  rudes,  et  les  hommes 
auraient  de  la  barbe  s’ils  ne  se  la  faisaient  arracher;  ils  ont  le  teint  basané, 
de  couleur  de  cuivre  jaune  ou  d’orange , et  les  sourcils  noirs  comme  du 
jais. 

Ces  peuples  que  nous  venons  de  décrire  ne  sont  pas  les  seuls  habitants 
naturels  de  l’Isthme;  on  trouve  parmi  eux  des  hommes  tout  différents;  et 

а.  Voyez  les  Nouveaux  voyages  aux  îles  , t.  II , page  8 et  suiv. 

б.  Voyez  les  Lettres  édifiantes.  Recueil  XI , page  119 

c.  Voyez  les  Voyages  de  Corëal , t.  I , page  116. 


VARIÉTÉS  DANS  L’ESPÈCE  HUMAINE. 


205 


quoiqu’ils  soient  en  très-petit  nombre,  ils  méritent  d'être  remarqués  : ces 
hommes  sont  blancs,  mais  ce  blanc  n’est  pas  celui  des  Européens,  c’est 
plutôt  un  blanc  de  lait  qui  approche  beaucoup  de  la  couleur  du  poil  d’un 
cheval  blanc;  leur  peau  est  aussi  toute  couverte,  plus  ou  moins,  d’une 
espèce  de  duvet  court  et  blanchâtre,  mais  qui  n’est  pas  si  épais  sur  les  joues 
et  sur  le  front,  qu’on  ne  puisse  aisément  distinguer  la  peau;  leurs  sourcils 
sont  d’un  blanc  de  lait,  aussi  bien  que  leurs  cheveux,  qui  sont  très-beaux, 
de  la  longueur  de  sept  à huit  pouces  et  à demi  frisés.  Ces  Indiens,  hommes 
et  femmes,  ne  sont  pas  si  grands  que  les  autres,  et  ce  qu'ils  ont  encore  de 
très-singulier,  c’est  que  leurs  paupières  sont  d'une  figure  oblongue,  ou  plu- 
tôt en  forme  de  croissant  dont  les  pointes  tournent  en  bas  ; ils  ont  les  yeux 
si  faibles  qu’ils  ne  voient  presque  pas  en  plein  jour;  ils  ne  peuvent  sup- 
porter la  lumière  du  soleil,  et  ne  voient  bien  qu’à  celle  de  la  lune  : ils  sont 
d’une  complexion  fort  délicate  en  comparaison  des  autres  Indiens;  ils  crai- 
gnent les  exercices  pénibles;  ils  dorment  pendant  le  jour  et  ne  sortent  que 
la  nuit;  et  lorsque  la  lune  luit,  ils  courent  dans  les  endroits  les  plus  som- 
bres des  forêts  aussi  vite  que  les  autres  le  peuvent  faire  de  jour,  à cela  près 
qu’ils  ne  sont  ni  aussi  robustes  ni  aussi  vigoureux.  Au  reste,  ces  hommes 
ne  forment  pas  une  race  particulière  et  distincte,  mais  il  arrive  quelquefois 
qu’un  père  et  une  mère  qui  sont  tous  deux  couleur  de  cuivre  jaune  ont  un 
enfant  tel  que  nous  venons  de  le  décrire.  Wafer,  qui  rapporte  ces  faits , dit 
qu’il  a vu  lui-même  un  de  ces  enfants  qui  n’avait  pas  encore  un  an  a. 

Si  cela  est,  cette  couleur  et  cette  habitude  singulière  du  corps  de  ces 
Indiens  blancs  ne  seraient  qu’une  espèce  de  maladie  qu’ils  tiendraient  de 
leurs  pères  et  mères  ; mais  en  supposant  que  ce  dernier  fait  ne  fut  pas  bien 
avéré,  c’est-à-dire  qu’au  lieu  de  venir  des  Indiens  jaunes  ils  fissent  une  race 
à part,  alors  ils  ressembleraient  aux  Chacrelas  de  Java,  et  aux  Bedas  .de 
Ceylan,  dont  nous  c.vons  parlé  ; ou  si  ce  fait  est  bien  vrai , et  que  ces  blancs 
naissent  en  effet  de  pères  et  mères  couleur  de  cuivre,  on  pourra  croire  que 
les  Chacrelas  et  les  Bedas  viennent  aussi  de  pères  et  mères  basanés,  et  que 
tous  ces  hommes  blancs  qu’on  trouve  à de  si  grandes  distances  les  uns  des 
autres  sont  des  individus  qui  ont  dégénéré  de  leur  race  par  quelque  cause 
accidentelle 1 . 

J’avoue  que  cette  dernière  opinion  me  paraît  la  plus  vraisemblable,  et 
que  si  les  voyageurs  nous  eussent  donné  des  descriptions  aussi  exactes  des 
Bedas  et  des  Chacrelas  que  Wafer  l’a  fait  des  Dariens , nous  eussions  peut- 
être  reconnu  qu’ils  ne  pouvaient  pas,  plus  que  ceux-ci,  être  d’origine  euro- 
péenne. Ce  qui  me  paraît  appuyer  beaucoup  cette  manière  de  penser,  c’est 
que  parmi  les  Nègres  il  naît  aussi  des  blancs  de  pères  et  mères  noirs  ; on 

a.  Voyez  les  Voyages  de  Dampier,  t.  IV,  page  252. 

1.  Et  c’est,  en  effet,  là  ce  qui  est  : ces  individus  dégénérés  sont  des  albinos.  (Voyez  la  note 
de  la  page  152.  ) 


306  VARIÉTÉS  DANS  L’ESPÈCE  HUMAINE. 

trouve  la  description  de  deux  de  ces  Nègres  blancs  dans  l’histoire  de  l’Aca- 
démie ; j’ai  vu  moi-même  l’un  des  deux , et  on  assure  qu'il  s’en  trouve  un 
assez  grand  nombre  en  Afrique  parmi  les  autres  Nègres  Ce  que  j’en  ai  vu, 
indépendamment  de  ce  qu’en  disent  les  voyageurs,  ne  me  laisse  aucun  doute 
sur  leur  origine;  ces  nègres  blancs  sont  des  nègres  dégénérés  de  leur  race, 
ce  ne  sont  pas  une  espèce  d’hommes  particulière  et  constante , ce  sont  des 
individus  singuliers  qui  ne  font  qu’une  variété  accidentelle  : en  un  mot, 
ils  sont  parmi  les  Nègres  ce  que  Wafer  dit  que  nos  Indiens  blancs  sont 
parmi  les  Indiens  jaunes,  et  ce  que  sont  apparemment  les  Chacrelas  et  les 
Bedas  parmi  les  Indiens  bruns  : ce  qu’il  y a de  plus  singulier,  c’est  que 
cette  variation  de  la  nature  ne  se  trouve  que  du  noir  au  blanc,  et  non  pas 
du  blanc  au  noir,  car  elle  arrive  chez  les  Nègres,  chez  les  Indiens  les  plus 
bruns,  et  aussi  chez  les  Indiens  les  plus  jaunes,  c’est-à-dire  dans  toutes  les 
races  d’hommes  qui  sont  les  plus  éloignées  du  blanc,  et  il  n’arrive  jamais 
chez  les  blancs  qu’il  naisse  des  individus  noirs;  une  autre  singularité,  c’est 
que  tous  ces  peuples  des  Indes  orientales,  de  l’Afrique  et  de  l’Amérique, 
chez  lesquels  on  trouve  ces  hommes  blancs,  sont  tous  sous  la  même  lati- 
tude : l’isthme  de  Darien,  le  pays  des  Nègres  et  Ceylan  sont  absolument  sous 
le  même  parallèle.  Le  blanc  paraît  donc  être  la  couleur  primitive  de  la 
nature,  que  le  climat,  la  nourriture  et  les  mœurs  altèrent  et  changent, 
même  jusqu’au  jaune,  au  brun  ou  au  noir,  et  qui  reparaît  dans  de  certaines 
circonstances,  mais  avec  une  si  grande  altération  qu’il  ne  ressemble  point 
au  blanc  primitif,  qui  en  effet  a été  dénaturé  par  les  causes  que  nous  venons 
d’indiquer. 

En  tout,  les  deux  extrêmes  se  rapprochent  presque  toujours  : la  nature, 
aussi  parfaite  qu’elle  peut  l’être,  a fait  les  hommes  blancs  , et  la  nature 
altérée  autant  qu’il  est  possible  les  rend  encore  blancs;  mais  le  blanc  natu- 
rel ou  blanc  de  l’espèce  est  fort  différent  du  blanc  individuel  ou  accidentel; 
on  en  voit  des  exemples  dans  les  plantes  aussi  bien  que  dans  les  hommes  et 
les  animaux  : la  rose  blanche,  la  giroflée  blanche , etc.,  sont  bien  diffé- 
rentes, même  pour  le  blanc,  des  roses  ou  des  giroflées  rouges,  qui  dans 
l'automne  deviennent  blanches,  lorsqu’elles  ont  souffert  le  froid  des  nuits 
et  les  petites  gelées  de  cette  saison. 

Ce  qui  peut  encore  faire  croire  que  ces  hommes  blancs  ne  sont  en  effet 
que  des  individus  qui  ont  dégénéré  de  leur  espèce,  c’est  qu’ils  sont  tous 
beaucoup  moins  forts  et  moins  vigoureux  que  les  autres,  et  qu’ils  ont  les 
yeux  extrêmement  faibles  ; on  trouvera  ce  dernier  fait  moins  extraordinaire, 
lorsqu’on  se  rappellera  que  parmi  nous  les  hommes  qui  sont  d’un  blond 
blanc  ont  ordinairement  les  yeux  faibles;  j’ai  aussi  remarqué  qu’ils  avaient 
souvent  l’oreille  dure  ; et  on  prétend  que  les  chiens  qui  sont  absolument 


a.  Voyez  la  Vénus  physique.  Paris,  1745. 


VARIÉTÉS  DANS  L’ESPÈCE  HUMAINE.  -207 

blancs  et  sans  aucune  tache  sont  sourds  ; je  ne  sais  si  cela  est  généralement 
vrai,  je  puis  seulement  assurer  que  j’en  ai  vu  plusieurs  qui  l’étaient  en 
effet. 

Les  Indiens  du  Pérou  sont  aussi  couleur  de  cuivre  comme  ceux  de 
l’Isthme,  surtout  ceux  qui  habitent  le  bord  de  la  mer  et  les  terres  basses, 
car  ceux  qui  demeurent  dans  les  pays  élevés,  comme  entre  les  deux  chaînes 
des  Cordillères,  sont  presque  aussi  blancs  que  les  Européens  : les  uns  sont 
à une  lieue  de  hauteur  au-dessus  des  autres,  et  cette  différence  d’élévation 
sur  le  globe  fait  autant  qu’une  différence  de  mille  lieues  en  latitude  pour 
la  température  du  climat G En  effet,  tous  les  Indiens  naturels  de  la  Terre- 
Ferme,  qui  habitent  le  long  de  la  rivière  des  x\mazones  et  le  continent  de  la 
Guyane,  sont  basanés  et  de  couleur  rougeâtre,  plus  ou  moins  claire  : la 
diversité  de  la  nuance,  dit  M.  de  la  Condamine,  a vraisemblablement  pour 
cause  principale  la  différente  température  de  l’air  des  pays  qu’ils  habitent, 
variée  depuis  la  plus  grande  chaleur  de  la  zone  torride  jusqu’au  froid  causé 
par  le  voisinage  de  la  neige0.  Quelques-uns  de  ces  sauvages,  comme  les 
Omaguas,  aplatissent  le  visage  de  leurs  enfants , en  leur  serrant  la  tête 
entre  deux  planches  b ; quelques  autres  se  percent  les  narines,  les  lèvres  ou 
les  joues,  pour  y passer  des  os  de  poissons,  des  plumes  d’oiseaux  et  d’autres 
ornements  : la  plupart  se  percent  les  oreilles , se  les  agrandissent  prodi- 
gieusement, et  remplissent  le  trou  du  lobe  d’un  gros  bouquet  de  fleurs  ou 
d’herbes  qui  leur  sert 'de  pendants  d’oreilles  c.  Je  ne  dirai  rien  de  ces  ama- 
zones dont  on  a tant  parlé,  on  peut  consulter  à ce  sujet  ceux  qui  en  ont  écrit, 
et  après  les  avoir  lus,  ou  n’y  trouvera  rien  d’assez  positif  pour  constater 
l’existence  actuelle  de  ces  femmes  d. 

Quelques  voyageurs  font  mention  d’une  nation  dans  la  Guyane , dont  les 
hommes  sont  plus  noirs  que  tous  les  autres  Indiens  : les  Arras,  dit  Raleigh, 
sont  presque  aussi  noirs  que  les  Nègres;  ils  sont  fort  vigoureux,  et  ils  se 
servent  de  flèches  empoisonnées.  Cet  auteur  parle  aussi  d’une  autre  nation 

a.  Voyez  le  Voyage  de  l’Amérique  méridionale , en  descendant  la  rivière  des  Amazones , par 
M.  de  la  Condamine.  Paris , 1745 , page  49. 

b.  Idem,  page  72. 

c.  Idem , page  48  et  suiv. 

d.  Voyez  le  Voyage  de  M.  de  la  Condamine,  p.  101  jusqu’à  113  ; la  Relation  de  la  Guyane  par 
Walter  Raleigh,  t.  II  des  Voyages  de  Coréal  ; p.  25,  la  Relation  du  P.  d'Acuna,  traduite  par 
Gomberville.  Paris , 1682,  vol.  I , p.  237  ; les  Lettres  édifiantes,  Recueil  X,  p.  241,  et  Recueil  XII, 
p.  213  ; les  Voyages  de  Mocquet,  p.  101  jusqu’à  105  , etc. 

1.  « Lorsque,  du  niveau  de  la  mer,  on  s’élève  au  sommet  des  hautes  montagnes , l’on  voit 
« changer  graduellement  l’aspect  du  sol  ;.  ...  des  végétaux  d’une  espèce  très-différente  succèdent 

« à ceux  des  plaines ; avec  l’aspect  de  la  végétation  varient  aussi  les  formes  des  animaux...  ; 

« tous  diffèrent  selon  la  hauteur  du  sol C’est  ainsi  que  l’observateur , s’éloignant  du  centre 

« de  la  terre  d’une  quantité  qui  parait  infiniment  petite  si  on  la  compare  an  rayon , se  trans- 
« porte,  pour  ainsi  dire,  dans  un  monde  nouveau,  et  découvre  plus  de  variations  dans 
« l’aspect  du  sol  et  les  modifications  de  l’atmosphère , qu’il  n’en  découvrirait  en  passant  d’une 
« latitude  à une  autre.  » ( Humboldt  : Tableau  pliysiq.  des  rég.  équat.,  p.  37  et  39.  ) 


208  . VARIÉTÉS  DANS  L’ESPÈCE  HUMAINE. 

d’indiens  qui  ont  le  cou  si  court  et  les  épaules  si  élevées,  que  leurs  yeux 
paraissent  être  sur  leurs  épaules,  et  leur  bouche  dans  leur  poitrine  cette 
difformité  si  monstrueuse  n’est  sûrement  pas  naturelle,  et  il  y a grande 
apparence  que  ces  sauvages  qui  se  plaisent  tant  à défigurer  la  nature  en 
aplatissant,  en  arrondissant,  en  allongeant  la  tête  de  leurs  enfants,  auront 
aussi  imaginé  de  leur  faire  rentrer  le  cou  dans  les  épaules;  il  ne  faut  pour 
donner  naissance  à toutes  ces  bizarreries  que  l’idée  de  se  rendre,  par  ces 
difformités,  plus  effroyables  et  plus  terribles  à leurs  ennemis.  Les  Scythes, 
autrefois  aussi  sauvages  que  le  sont  aujourd’hui  les  Américains , avaient 
apparemment  les  mêmes  idées  qu’ils  réalisaient  de  la  même  façon  ; et  c’est 
ce  qui  a sans  doute  donné  lieu  à ce  que  les  anciens  ont  écrit  au  sujet  des 
hommes  acéphales,  cynocéphales,  etc. 

Les  sauvages  du  Brésil  sont  à peu  près  de  la  taille  des  Européens,  mais 
plus  forts,  plus  robustes  et  plus  dispos  ; ils  ne  sont  pas  sujets  à autant  de 
maladies , et  ils  vivent  communément  plus  longtemps;  leurs  cheveux,  qui 
sont  noirs,  blanchissent  rarement  dans  la  vieillesse  ; ils  sont  basanés,  et 
d’une  couleur  brune  qui  tire  un  peu  sur  le  rouge;  ils  ont  la  tête  grosse,  les 
épaules  larges  et  les  cheveux  longs;  ils  s’arrachent  la  barbe,  le  poil  du 
corps,  et  même  les  sourcils  et  les  cils,  ce  qui  leur  donne  un  regard  extra- 
ordinaire et  farouche  ; ils  se  percent  la  lèvre  de  dessous  pour  y passer  un 
petit  os  poli  comme  de  l’ivoire,  ou  une  pierre  verte  assez  grosse;  les  mères 
écrasent  le  nez  de  leurs  enfants  peu  de  temps  après  la  naissance;  ils  vont 
tous  absolument  nus,  et  se  peignent  le  corps  de  différentes  couleurs  6.  Ceux 
qui  habitent  dans  les  terres  voisines  des  côtes  de  la  mer  se  sont  un  peu  civi- 
lisés par  le  commerce  volontaire  ou  forcé  qu’ils  ont  avec  les  Portugais;  mais 
ceux  de  l’intérieur  des  terres  sont  encore,  pour  la  plupart,  absolument 
sauvages;  ce  n’est  pas  même  par  la  force,  et  en  voulant  les  réduire  à un 
dur  esclavage,  qu’on  vient  à bout  de  les  policer;  les  Missions  ont  formé 
plus  d’hommes  dans  ces  nations  barbares  que  les  armées  victorieuses  des 
princes  qui  les  ont  subjuguées.  Le  Paraguay  n’a  été  conquis  que  de  cette 
façon;  la  douceur,  le  bon  exemple,  la  charité  et  l’exercice  de  la  vertu, 
constamment  pratiqués  par  les  missionnaires,  ont  touché  ces  sauvages,  et 
vaincu  leur  défiance  et  leur  férocité;  ils  sont  venus  souvent  d’eux-mêmes 
demander  à connaître  la  loi  qui  rendait  les  hommes  si  parfaits;  ils  se 
sont  soumis  à cette  loi  et  réunis  en  société  : rien  ne  fait  plus  d’honneur  à la 
religion  que  d’avoir  civilisé  ces  nations  et  jeté  les  fondements  d’un  empire, 
sans  autres  armes  que  celles  de  la  vertu . 

a.  Voyez  le  second  tome  des.  Voyages  de  Coréal,  p.  58  et  59. 

b.  Voyez  le  Voyage  fait  au  Brésil,  par  Jean  de  Léry,  Paris,  1578  , p.  108;  le  Voyage  de 
Coréal,  t.  I,  p.  163  et  suiv.;  les  Mémoires  pour  servir  à l’histoire  des  Indes , 1702,  p.  2S7  ; 
F Histoire  des  Indes  de  Maffée.  Paris,  1665  , p.  71  ; la  seconde  partie  des  Voyages  de  Pyrard, 
t.  II , p.  337  ; les  Lettres  édifiantes , Recueil  XV,  p.  351 , etc. 


VARIÉTÉS  DANS  L'ESPÈCE  HUMAINE.  209 

Les  habitants  de  cette  contrée  du  Paraguay  ont  communément  la  taille 
assez  belle  et  assez  élevée  ; ils  ont  le  visage  un  peu  long  et  la  couleur  oli- 
vâtre a.  Il  règne  quelquefois  parmi  eux  une  maladie  extraordinaire  ; c’est 
une  espèce  de  lèpre  qui  leur  couvre  tout  le  corps,  et  y forme  une  croûte 
semblable  à des  écailles  de  poisson;  cette  incommodité  ne  leur  cause  aucune 
douleur,  ni  même  aucun  autre  dérangement  dans  la  santé  b. 

Les  Indiens  du  Chili  sont,  au  rapport  de  M.  Frezier,  d’une  couleur  basa- 
née qui  tire  un  peu  sur  celle  du  cuivre  rouge,  comme  celle  des  Indiens  du 
Pérou  ; cette  couleur  est  différente  de  celle  des  mulâtres  : comme  ils  vien- 
nent d’un  blanc  et  d’une  négresse,  ou  d’une  blanche  et  d’un  nègre,  leur 
couleur  est  brune,  c’est-à-dire  mêlée  de  blanc  et  de  noir,  au  lieu  que  dans 
tout  le  continent  de  l’Amérique  méridionale  les  Indiens  sont  jaunes,  ou 
plutôt  rougeâtres.  Les  habitants  du  Chili  sont  de  bonne  taille  : ils  ont  les 
membres  gros,  la  poitrine  large,  le  visage  peu  agréable  et  sans  barbe 1 , les 
yeux  petits,  les  oreilles  longues , les  cheveux  noirs,  plats  et  gros  comme  du 
crin;  ils  s’allongent  les  oreilles,  et  ils  s’arrachent  la  barbe  avec  des  pinces 
faites  de  coquilles;  la  plupart  vont  nus,  quoique  le  climat  soit  froid;  ils 
portent  seulement  sur  leurs  épaules  quelques  peaux  d’animaux.  C’est  à 
l’extrémité  du  Chili,  vers  les  terres  Magellaniques , que  se  trouve,  à ce 
qu’on  prétend,  une  race  d’hommes  dont  la  taille  est  gigantesque;  M.  Frezier 
dit  avoir  appris  de  plusieurs  Espagnols  qui  avaient  vu  quelques-uns  de  ces 
hommes,  qu’ils  avaient  quatre  varres  de  hauteur,  c’est-à-dire  neuf  ou  dix 
pieds;  selon  lui,  ces  géants,  appelés  Patagons2,  habitent  le  côté  de  l’est  de  la 
côte  déserte  dont  les  anciennes  relations  ont  parlé,  qu’on  a ensuite  traitées 
de  fables,  parce  que  l’on  a vu  au  détroit  de  Magellan  des  Indiens  dont  la 
taille  ne  surpassait  pas  celle  des  autres  hommes.  C’est,  dit-il,  ce  qui  a pu 
tromper  Froger  dans  sa  relation  du  voyage  de  M.  de  Gennes  ; car  quelques 
vaisseaux  ont  vu  en  même  temps  les  uns  et  les  autres  : en  1709  les  gens  du 
vaisseau  le  Jacques,  de  Saint-Malo,  virent  sept  de  ces  géants  dans  la  baie 
Grégoire,  et  ceux  du  vaisseau  le  Saint-Pierre , de  Marseille , en  virent  six , 
dont  ils  s’approchèrent  pour  leur  offrir  du  pain,  du  vin  et  de  l’eau-de-vie, 
qu’ils  refusèrent,  quoiqu’ils  eussent  donné  à ces  matelots  quelques  flèches, 
et  qu’ils  les  eussent  aidés  à échouer  le  canot  du  navire  c . Au  reste,  comme 


a.  Voyez  les  Voyages  de  Coréal,  1. 1,  p.  240  et  259  ; les  Lettres  édifiantes.  Recueil  XI,  p.  391  ; 
Recueil  XII,  p.  6. 

b.  Voyez  les  Lettres  édifiantes , Recueil  XXV,  p.  122. 

c.  Voyez  le  Voyage  de  M.  Frezier.  Paris , 1732 , p.  75  et  suiv. 

1.  La  barbe  des  Américains,  dit  M.  Aie.  D’Orbigny,  est  rare,  lisse,  noire,  et  pousse  très-tard. 
( L’homme  américain , 1. 1 , p.  245.  ) 

2.  « La  taille  moyenne  des  Patagons  ne  s’élève  pas  au-dessus  de  cinq  pieds  quatre  pouces, 
« et  nous  n’en  avons  pas  trouvé  un  seul  qui  dépassât  cinq  pieds  onze  pouces.  Les  femmes 
« sont  à proportion  aussi  grandes  et  surtout  aussi  fortes  que  les  hommes.  » ( Voyez  M.  Aie. 
D'Orbigny  : L’homme  américain , t.  II,  p.  69. 

il. 


210  VARIÉTÉS  DANS  L’ESPÈCE  HUMAINE. 

M.  Frezier  ne  dit  pas  avoir  vu  lui-même  aucun  de  ces  géants,  et  que  les 
relations  qui  en  parlent  sont  remplies  d’exagérations  sur  d’autres  choses, 
on  peut  encore  douter  qu’il  existe  en  effet  une  race  d’hommes  toute  com- 
posée de  géants,  surtout  lorsqu’on  leur  supposera  dix  pieds  de  hauteur; 
car  le  volume  du  corps  d’un  tel  homme  serait  huit  fois  plus  considérable 
que  celui  d’un  homme  ordinaire  ; il  semble  que  la  hauteur  ordinaire  des 
hommes  étant  de  cinq  pieds,  les  limites  ne  s’étendent  guère  qu’à  un  pied 
au-dessus  et  au-dessous  ; un  homme  de  six  pieds  est  en  effet  un  très- 
grand  homme,  et  un  homme  de  quatre  pieds  est  très-petit  ; les  géants  et 
les  nains  qui  sont  au-dessus  et  au-dessous  de  ces  termes  de  grandeur  doi- 
vent être  regardés  comme  des  variétés  individuelles  et  accidentelles,  et 
non  pas  comme  des  différences  permanentes  qui  produiraient  des  races 
constantes. 

A reste,  si  ces  géants  des  terres  Magellaniques  existent,  ils  sont  en  fort 
petit  nombre , car  les  habitants  des  terres  du  détroit  et  des  îles  voisines 
sont  des  sauvages  d’une  taille  médiocre;  ils  sont  de  couleur  olivâtre,  ils 
ont  la  poitrine  large,  le  corps  assez  carré,  les  membres  gros,  les  cheveux 
noirs  et  plats  “;  en  un  mot,  ils  ressemblent  par  la  taille  à tous  les  autres 
hommes,  et  par  la  couleur  et  les  cheveux  aux  autres  Américains. 

Il  n’y  a donc,  pour  ainsi  dire,  dans  tout  le  nouveau  continent , qu’une 
seule  et  même  race  d’hommes  ‘,  qui  tous  sont  plus  ou  moins  basanés  ; et  à 
l’exception  du  nord  de  l’Amérique,  où  il  se  trouve  des  hommes  semblables 
aux  Lapons,  et  aussi  quelques  hommes  à cheveux  blonds,  semblables  aux 
Européens  du  Nord,  tout  le  reste  de  cette  vaste  partie  du  monde  ne  con- 
tient que  des  hommes  parmi  lesquels  il  n’y  a presque  aucune  diversité , au 
lieu  que  dans  l’ancien  continent  nous  avons  trouvé  une  prodigieuse  variété 
dans  les  différents  peuples.  Il  me  paraît  que  la  raison  de  cette  uniformité 
dans  les  hommes  de  l’Amérique  vient  de  ce  qu’ils  vivent  tous  de  la  même 
façon  ; tous  les  Américains  naturels  étaient,  ou  sont  encore,  sauvages  ou 
presque  sauvages  ; les  Mexicains  et  les  Péruviens  étaient  si  nouvellement 
policés  qu’ils  ne  doivent  pas  faire  une  exception.  Quelle  que  soit  donc 
l’origine  de  ces  nations  sauvages,  elle  paraît  leur  être  commune  à toutes  ; 
tous  les  Américains  sortent  d’une  même  souche,  et  ils  ont  conservé  jusqu’à 
présent  les  caractères  de  leur  race  sans  grande  variation,  parce  qu'ils  sont 
tous  demeurés  sauvages,  qu’ils  ont  tous  vécu  à peu  près  de  la  même  façon, 
que  leur  climat  n’est  pas  à beaucoup  près  aussi  inégal  pour  le  froid  et 

a.  Voyez  le  Voyage  du  Cap  Narbrugh,  second  volume  deCoréal,  p.  231  et  284;  l’Histoire 
de  la  conquête  des  Moluques , par  Argensola,  t.  I,  p.  35  et  255;  le  Voyage  de  M.  de  Gennes,  par 
Froger,  p.  97;  le  Recueil  des  Voyages  qui  ont  servi  à l'établissement  de  la  Comp.  de  Holl.,  t.  I, 
p.  651  ; les  Voyages  du  capitaine  Wood,  cinquième  volume  de  Dampier,  p.  179 , etc. 

1.  « La  race  américaine,  si  l’on  excepte  les  Esquimaux,  est  partout  la  même,  depuis  le 
« 15e  degré  de  latitude  nord  jusqu’au  55e  degré  de  latitude  sud.  » (Humboldt  : Tab.  de  la  nat. 
1. 1 , p.  17.  Traductiou  de  M.  GalusM.j 


VARIÉTÉS  DANS  L’ESPÈCE  HUMAINE. 


211 


pour  le  chaud  que  celui  de  l’ancien  continent,  et  qu’étant  nouvellement 
établis  dans  leur  pays,  les  causes  qui  produisent  des  variétés  n’ont  pu 
agir  assez  longtemps  pour  opérer  des  effets  bien  sensibles. 

Chacune  des  raisons  que  je  viens  d’avancer  mérite  d’être  considérée  eit 
particulier.  Les  Américains  sont  des  peuples  nouveaux  : il  me  semble  qu’on 
n’en  peut  pas  douter  lorsqu’on  fait  attention  à leur  petit  nombre,  à leur 
ignorance  et  au  peu  de  progrès  que  les  plus  civilisés  d’entre  eux  avaient 
faits  dans  les  arts;  car  quoique  les  premières  relations  de  la  découverte  et 
des  conquêtes  de  Amérique  nous  parlent  du  Mexique,  du  Pérou,  de  Saint- 
Domingue,  etc. , comme  de  pays  très-peuplés,  et  qu’elles  nous  disent  que 
les  Espagnols  ont  eu  à combattre  partout  des  armées  très-nombreuses,  il 
est  aisé  de  voir  que  ces  faits  sont  fort  exagérés,  premièrement  par  le  peu 
de  monuments  qui  restent  de  la  prétendue  grandeur  de  ces  peuples;  secon- 
dement par  la  nature  même  de  leur  pays  qui , quoique  peuplé  d’Euro- 
péens plus  industrieux  sans  doute  que  ne  l’étaient  les  naturels,  est  cepen- 
dant encore  sauvage,  inculte,  couvert  de  bois,  et  n’est  d’ailleurs  qu'un 
groupe  de  montagnes  inaccessibles,  inhabitables,  qui  ne  laissent  par  con- 
séquent que  de  petits  espaces  propres  à être  cultivés  et  habités  ; troisième- 
ment, par  la  tradition  même  de  ces  peuples  sur  le  temps  qu’ils  se  sont 
réunis  en  société  : les  Péruviens  ne  comptaient  que  douze  rois,  dont  le 
premier  avait  commencé  à les  civiliser  a ; ainsi  il  n’y  avait  pas  trois  cents 
ans  qu’ils  avaient  cessé  d’être,  comme  les  autres,  entièrement  sauvages; 
quatrièmement,  par  le  petit  nombre  d’hommes  qui  ont  été  employés  à faire 
la  conquête  de  ces  vastes  contrées  : quelque  avantage  que  la  poudre  à canon 
pût  leur  donner,  ils  n’auraient  jamais  subjugué  ces  peuples,  s’ils  eussent  été 
nombreux;  une  preuve  de  ce  que  j’avance,  c’est  qu’on  n’a  jamais  pu 
conquérir  le  pays  des  Nègres  ni  les  assujettir , quoique  les  effets  de  la 
poudre  fussent  aussi  nouveaux  et  aussi  terribles  pour  eux  que  pour  les 
Américains;  la  facilité  avec  laquelle  on  s’est  emparé  de  l’Amérique  me 
paraît  prouver  qu’elle  était  très-peu  peuplée,  et  par  conséquent  nouvelle- 
ment habitée. 

Dans  le  nouveau  continent  la  température  des  différents  climats  est  bien 
plus  égale  que  dans  l’ancien  continent  ; c’est  encore  par  l’effet  de  plusieurs 
causes  : il  fait  beaucoup  moins  chaud  sous  la  zone  torride,  en  Amérique, 
que  sous  la  zone  torride  en  Afrique  ; les  pays  compris  sous  cette  zone , en 
Amérique , sont  le  Mexique  , la  Nouvelle-Espagne , le  Pérou  , la  terre  des 
Amazones,  le  Brésil  et  la  Guyane.  La  chaleur  n’est  jamais  fort  grande  au 
Mexique,  à la  Nouvelle-Espagne  et  au  Pérou,  parce  que  ces  contrées  sont 
des  terres  extrêmement  élevées  au-dessus  du  niveau  ordinaire  de  la  surface 
du  globe  ; le  thermomètre,  dans  les  grandes  chaleurs,  ne  monte  pas  si  haut 


o.  Voyez  l’Histoire  des  Incas,  par  Garcilasso,  etc.  Paris,  1744. 


212 


VARIÉTÉS  DANS  L’ESPÈCE  HUMAINE. 

au  Pérou  qu’en  France;  la  neige  qui  couvre  le  sommet  des  montagnes 
refroidit  l’air,  et  cette  cause,  qui  n’est  qu’un  effet  de  la  première,  influe 
beaucoup  sur  la  température  de  ce  climat.  Aussi  les  habitants,  au  lieu  d’être 
noirs  ou  très-bruns,  sont  seulement  basanés  ; dans  la  terre  des  Amazones, 
,'il  y a une  prodigieuse  quantité  d’eaux  répandues,  de  fleuves  et  de  forêts; 
d’air  y est  donc  extrêmement  humide,  et  par  conséquent  beaucoup  plus  frais 
i qu’il  ne  le  serait  dans  un  pays  plus  sec  ; d’ailleurs  on  doit  observer  que  le 
vent  d’est,  qui  souffle  constamment  entre  les  tropiques,  n’arrive  au  Brésil, 
à la  terre  des  Amazones  et  à la  Guyane,  qu’après  avoir  traversé  une  vaste 
mer  sur  laquelle  il  prend  de  la  fraîcheur  qu’il  porte  ensuite  sur  toutes  les 
terres  orientales  de  l’Amérique  équinoxiale  ; c’est  par  cette  raison,  aussi 
bien  que  par  la  quantité  des  eaux  et  des  forêts  et  par  l’abondance  et  la  con- 
tinuité des  pluies,  que  ces  parties  de  l’Amérique  sont  beaucoup  plus  tem- 
pérées qu’elles  ne  le  seraient  en  effet  sans  ces  circonstances  particulières. 
Mais  lorsque  le  vent  d’est  a traversé  les  terres  basses  de  l’Amérique,  et  qu’il 
arrive  au  Pérou , il  a acquis  un  degré  de  chaleur  plus  considérable  : aussi 
ferait-il  plus  chaud  au  Pérou  qu’au  Brésil  ou  à la  Guyane,  si  l’élévation  de 
cette  contrée  et  les  neiges  qui  s’y  trouvent  ne  refroidissaient  pas  Pair  et 
n’ôtaient  pas  auvent  d’est  toute  la  chaleur  qu’il  peut  avoir  acquise  en  tra- 
versant les  terres;  il  lui  en  reste  cependant  assez  pour  influer  sur  la  couleur 
des  habitants,  car  ceux  qui  par  leur  situation  y sont  le  plus  exposés  sont 
les  plus  jaunes,  et  ceux  qui  habitent  les  vallées  entre  les  montagnes  , et  qui 
sont  à l’abri  de  ce  vent,  sont  beaucoup  plus  blancs  que  les  autres.  D'ailleurs 
ce  vent,  qui  vient  frapper  contre  les  hautes  montagnes  des  Cordillères , doit 
se  réfléchir  à d’assez  grandes  distances  dans  les  terres  voisines  de  ces  mon- 
tagnes , et  y porter  la  fraîcheur  qu’il  a prise  sur  les  neiges  qui  couvrent 
leurs  sommets  ; ces  neiges  elles-mêmes  doivent  produire  des  vents  froids 
dans  les  temps  de  leur  fonte.  Toutes  ces  causes  concourant  donc  à rendre 
le  climat  de  la  zone  torride  en  Amérique  beaucoup  moins  chaud,  il  n’est 
point  étonnant  qu’on  n’y  trouve  pas  des  hommes  noirs,  ni  même  bruns, 
comme  on  en  trouve  sous  la  zone  torride  en  Afrique  et  en  Asie  , où  les  cir- 
constances sont  fort  différentes,  comme  nous  le  dirons  tout  à l’heure  : soit 
que  l’on  suppose  donc  que  les  habitants  de  l’Amérique  soient  très-ancien- 
nement naturalisés  dans  leur  pays,  ou  qu’ils  y soient  venus  plus  nouvelle- 
ment, on  ne  devait  pas  y trouver  des  hommes  noirs,  puisque  leur  zone  tor- 
ride est  un  climat  tempéré. 

La  dernière  raison  que  j’ai  donnée  de  ce  qu’il  se  trouve  peu  de  variété 
dans  les  hommes  en  Amérique,  c’est  l’uniformité  dans  leur  manière  de 
vivre  ; tous  étaient  sauvages  ou  très-nouvellement  civilisés,  tous  vivaient  ou 
avaient  vécu  de  la  même  façon  : en  supposant  qu’ils  eussent  tous  une  ori- 
gine commune,  les  races  s’étaient  dispersées  sans  s’être  croisées;  chaque 
famille  faisait  une  nation  toujours  semblable  à elle-même , et  presque  sem- 


213 


VARIÉTÉS  DANS  L’ESPÈCE  HUMAINE. 

blable  aux  autres,  parce  que  le  climat  et  la  nourriture  étaient  aussi  à peu 
près  semblables  ; ils  n’avaient  aucun  moyen  de  dégénérer  ni  de  se  perfec- 
tionner, ils  ne  pouvaient  donc  que  demeurer  toujours  les  mêmes,  et  partout 
à peu  près  les  mêmes. 

Quant  à leur  première  origine,  je  ne  doute  pas,  indépendamment  même 
des  raisons  théologiques,  qu’elle  ne  soit  la  même  que  la  nôtre;  la  ressem- 
blance des  sauvages  de  l’Amérique  septentrionale  avec  lesTartares  orientaux 
doit  faire  soupçonner  qu’ils  sortent  anciennement  de  ces  peuples;  les  nou- 
velles découvertes  que  les  Russes  ont  faites,  au  delà  du  Kamtschatka,  de 
plusieurs  terres  et  de  plusieurs  îles  qui  s’étendent  jusqu’à  la  partie  de  l’ouest 
du  continent  de  l’Amérique,  ne  laisseraient  aucun  doute  sur  la  possibilité 
de  la  communication,  si  ces  découvertes  étaient  bien  constatées  et  que  ces 
terres  fussent  à peu  près  contiguës  ; mais  en  supposant  même  qu’il  y ait 
des  intervalles  de  mer  assez  considérables,  n’est-il  pas  très-possible  que  des 
hommes  aient  traversé  ces  intervalles,  et  qu’ils  soient  allés  d’eux-mêmes 
chercher  ces  nouvelles  terres,  ou  qu’ils  y aient  été  jetés  par  la  tempête?  Il 
y a peut-être  un  plus  grand  intervalle  de  mer  entre  les  îles  Marianes  et  le 
Japon  qu’entre  aucune  des  terres  qui  sont  au  delà  du  Kamtschatka  et  celle 
de  l’Amérique,  et  cependant  les  îles  Marianes  se  sont  trouvées  peuplées 
d’hommes  qui  ne  peuvent  venir  que  du  continent  oriental.  Je  serais  donc 
porté  à croire  que  les  premiers  hommes  qui  sont  venus  en  Amérique  ont 
abordé  aux  terres  qui  sont  au  nord-ouest  de  la  Californie  ; que  le  froid 
excessif  de  ce  climat  les  obligea  à gagner  les  parties  plus  méridionales  de 
leur  nouvelle  demeure,  qu’ils  se  fixèrent  d’abord  au  Mexique  et  au  Pérou, 
d’où  ils  se  sont  ensuite  répandus  dans  toutes  les  parties  de  l’Amérique  sep- 
tentrionale et  méridionale;  car  le  Mexique  et  le  Pérou  peuvent  être  regardés 
comme  les  terres  les  plus  anciennes  de  ce  continent , et  les  plus  ancienne- 
ment peuplées,  puisqu’elles  sont  les  plus  élevées  et  les  seules  où  l’on  ait 
trouvé  des  hommes  réunis  en  société.  On  peut  aussi  présumer  avec  une  très- 
grande  vraisemblance  que  les  habitants  du  nord  de  l’Amérique  au  détroit 
de  Davis,  et  des  parties  septentrionales  de  la  terre  de  Labrador,  sont  venus 
du  Groenland,  qui  n’est  séparé  de  l’Amérique  que  par  la  largeur  de  ce 
détroit , qui  n’est  pas  fort  considérable;  car,  comme  nous  l’avons  dit,  ces 
sauvages  du  détroit  de  Davis  et  ceux  du  Groenland  se  ressemblent  parfaite- 
ment; et  quant  à la  manière  dont  le  Groenland  aura  été  peuplé,  on  peut 
croire,  avec  tout  autant  de  vraisemblance,  que  les  Lapons  y auront  passé 
depuis  le  cap  Nord,  qui  n’en  est  éloigné  que  d’environ  cent  cinquante  lieues; 
et  d’ailleurs  comme  l'île  d’Islande  est  presque  contiguë  au  Groenland,  que 
cette  île  n’est  pas  éloignée  des  Orcades  septentrionales , qu’elle  a été  très- 
anciennement  habitée  et  même  fréquentée  des  peuples  de  l’Europe , que  les 
Danois  avaient  même  fait  des  établissements  et  formé  des  colonies  dans  le 
Groenland,  il  ne  serait  pas  étonnant  qu’on  trouvât  dans  ce  pays  des  hommes 


214 


VARIÉTÉS  DANS  L’ESPÈCE  HUMAINE. 

blancs  et  à cheveux  blonds,  qui  tireraient  leur  origine  de  ces  Danois;  et  il  y 
a quelque  apparence  que  les  hommes  blancs  qu’on  trouve  aussi  au  détroit 
de  Davis  viennent  de  ces  blancs  d’Europe  qui  se  sont  établis  dans  les  terres 
du  Groenland,  d'où  ils  auront  aisément  passé  en  Amérique,  en  traversant  le 
petit  intervalle  de  mer  qui  forme  le  détroit  de  Davis.  0 
Autant  il  y a d’uniformité  dans  la  couleur  et  dans  la  forme  des  habitants 
naturels  de  l’Amérique , autant  on  trouve  de  variété  dans  les  peuples  de 
l’Afrique  : cette  partie  du  monde  est  très -anciennement  et  très -abon- 
damment peuplée  ; le  climat  y est  brûlant,  et  cependant  d’une  température 
très-inégale  suivant  les  différentes  contrées  ; et  les  mœurs  des  différents 
peuples  sont  aussi  toutes  différentes , comme  on  a pu  le  remarquer  par 
les  descriptions  que  nous  en  avons  données.  Toutes  ces  causes  ont  donc 
concouru  pour  produire  en  Afrique  une  variété  dans  les  hommes  plus 
grande  que  partout  ailleurs;  car  en  examinant  d’abord  la  différence  de 
la  température  des  contrées  africaines , nous  trouverons  que  la  chaleur 
n’étant  pas  excessive  en  Barbarie  et  dans  toute  l’étendue  des  terres  voi- 
sines de  la  mer  Méditerranée,  les  hommes  y sont  blancs  et  seulement 
un  peu  basanés;  toute  cette  terre  de  la  Barbarie  est  rafraîchie  , d’un  côté 
par  l’air  de  la  mer  Méditerranée , et  de  l’autre  par  les  neiges  du  mont 
Atlas;  elle  est  d’ailleurs  située  dans  la  zone  tempérée  en  deçà  du  tropique  : 
aussi  tous  les  peuples  qui  sont  depuis  l’Égypte  jusqu’aux  îles  Canaries 
sont  seulement  un  peu  plus  ou  un  peu  moins  basanés.  Au  delà  du  tro- 
pique , et  de  l’autre  côté  du  mont  Atlas , la  chaleur  devient  beaucoup 
plus  grande  et  les  hommes  sont  très-bruns,  mais  ils  ne  sont  pas  encore 
noirs;  ensuite,  au  17e  ou  18e  degré  de  latitude  nord,  on  trouve  le  Sénégal 
et  la  Nubie,  dont  les  habitants  sont  tout  à fait  noirs,  aussi  la  chaleur  y 
est-elle  excessive;  on  sait  qu’au  Sénégal  elle  est  si  grande  que  la  liqueur 
du  thermomètre  monte  jusqu’à  38  degrés,  tandis  qu’en  France  elle  ne  monte 
que  très-rarement  à 30  degrés,  et  qu’au  Pérou,  quoique  situé  sous  la  zone 
torride,  elle  est  presque  toujours  au  même  degré,  et  ne  s’élève  presque 
jamais  au-dessus  de  25  degrés.  Nous  n’avons  pas  d’observations  faites  avec 
le  thermomètre  en  Nubie,  mais  tous  les  voyageurs  s’accordent  à dire  que 
la  chaleur  y est  excessive  : les  déserts  sablonneux  qui  sont  entre  la  haute 
Égypte  et  la  Nubie  échauffent  l’air  au  point  que  lèvent  du  nord  des  Nubiens 
doit  être  un  vent  brûlant;  d’autre  côté,  le  vent  d’est  qui  règne  le  plus  ordi- 
nairement entre  les  tropiques  n’arrive  en  Nubie  qu’ après  avoir  parcouru 
les  terres  de  l’Arabie,  sur  lesquelles  il  prend  une  chaleur  que  le  petit  inter- 
valle de  la  mer  Rouge  ne  peut  guère  tempérer;  on  ne  doit  donc  pas  être 
surpris  d’y  trouver  les  hommes  tout  à fait  noirs  ; cependant  ils  doivent  l’être 
encore  plus  au  Sénégal,  car  le  vent  d’est  ne  peut  y arriver  qu’ après  avoir 
parcouru  toutes  les  terres  de  l’Afrique  dans  leur  plus  grande  largeur,  ce  qui 
doit  le  rendre  d’une  chaleur  insoutenable.  Si  l’on  prend  donc  en  général 


VARIÉTÉS  DANS  L’ESPÈCE  HUMAINE. 


"215 


toute  la  partie  de  l’Afrique  qui  est  comprise  entre  les  tropiques  où  le  vent 
d’est  souffle  plus  constamment  qu’aucun  autre , on  concevra  aisément  que 
toutes  les  côtes  occidentales  de  cette  partie  du  monde  doivent  éprouver  et 
éprouvent  en  effet  une  chaleur  bien  plus  grande  que  les  côtes  orientales, 
parce  que  le  vent  d’est  arrive  sur  les  côtes  orientales  avec  la  fraîcheur 
qu’il  a prise  en  parcourant  une  vaste  mer,  au  lieu  qu’il  prend  une  ardeur 
brûlante  en  traversant  les  terres  de  l’Afrique  avant  que  d’arriver  aux 
côtes  occidentales  de  cette  partie  du  monde  : aussi  les  côtes  du  Sénégal,  de 
Sierra-Léona,  de  la  Guinée,  en  un  mot,  toutes  les  terres  occidentales  de 
l’Afrique  qui  sont  situées  sous  la  zone  torride  sont  les  climats  les  plus 
chauds  de  la  terre,  et  il  ne  fait  pas  à beaucoup  près  aussi  chaud  sur  les  côtes 
orientales  de  l’Afrique,  comme  à Mozambique,  àMombaze,  etc.  Je  ne  doute 
donc  pas  que  ce  ne  soit  par  cette  raison  qu’on  trouve  les  vrais  Nègres,  c’est- 
à-dire  les  plus  noirs  de  tous  les  Noirs,  dans  les  terres  occidentales  de 
l’Afrique,  et  qu’au  contraire  on  trouve  les  Cafres,  c’est-à-dire  des  Noirs 
moins  noirs,  dans  les  terres  orientales  : la  différence  marquée  qui  est  entre 
ces  deux  espèces  de  Noirs  vient  de  celle  de  la  chaleur  de  leur  climat , qui 
n’est  que  très-grande  dans  la  partie  de  l'orient,  mais  excessive  dans  celle  de 
l’occident  en  Afrique.  Au  delà  du  tropique  du  côté  du  sud  la  chaleur  est 
considérablement  diminuée,  d’abord  par  la  hauteur  de  la  latitude,  et  aussi 
parce  que  la  pointe  de  l’Afrique  se  rétrécit,  et  que  cette  pointe  de  terre  étant 
environnée  de  la  mer  de  tous  côtés,  l’air  doit  y être  beaucoup  plus  tempéré 
qu’il  ne  le  serait  dans  le  milieu  d’un  continent  : aussi  les  hommes  de  cette 
contrée  commencent  à blanchir,  et  sont  même  naturellement  plus  blancs 
que  noirs,  comme  nous  l’avons  dit  ci-dessus.  Rien  ne  me  paraît  prouver  plus 
clairement  que  le  climat  est  la  principale  cause  de  la  variété  dans  l’espèce 
humaine  que  cette  couleur  des  Hottentots,  dont  la  noirceur  ne  peut  avoir 
été  affaiblie  que  par  la  température  du  climat;  et  si  l’on  joint  à cette  preuve 
toutes  celles  qu’on  doit  tirer  des  convenances  que  je  viens  d’exposer,  il  me 
semble  qu’on  n’en  pourra  plus  douter. 

Si  nous  examinons  tous  les  autres  peuples  qui  sont  sous  la  zone  torride 
au  delà  de  l’Afrique , nous  nous  confirmerons  encore  plus  dans  cette  opi- 
nion : les  habitants  des  Maldives,  de  Ceylan,  de  la  pointe  de  la  presqu’île  de 
l’Imle,  de  Sumatra,  de  Malaca,  de  Bornéo,  de  Célèbes,  des  Philippines,  etc., 
sont  tous  extrêmement  bruns,  sans  être  absolument  noirs,  parce  que  toutes 
ces  terres  sont  des  îles  ou  des  presqu’îles;  la  mer  tempère  dans  ces  climats 
l’ardeur  de  l’air,  qui  d’ailleurs  ne  peut  jamais  être  aussi  grande  que  dans 
l’intérieur  ou  sur  les  côtes  occidentales  de  l’Afrique , parce  que  le  vent  d’est 
ou  d’ouest  qui  règne  alternativement  dans  cette  partie  du  globe  n’arrive  sur 
ces  terres  de  l’archipel  Indien  qu’après  avoir  passé  sur  des  mers  d’une  très- 
vaste  étendue.  Toutes  ces  îles  ne  sont  donc  peuplées  que  d’hommes  bruns, 
parce  que  la  chaleur  n’y  est  pas  excessive  ; mais  dans  la  Nouvelle- Guinée, 


216 


VARIÉTÉS  DANS  L’ESPÈCE  HUMAINE. 


ou  terre  des  Papous  ’,  on  retrouve  des  hommes  noirs  et  qui  paraissent  être 
de  vrais  Nègres  par  les  descriptions  des  voyageurs,  parce  que  ces  terres 
forment  un  continent  du  côté  de  l’est,  et  que  le  vent  qui  traverse  ces  terres 
est  beaucoup  plus  ardent  que  celui  qui  règne  dans  l’océan  Indien.  Dans  la 
Nouvelle-Hollande,  où  l’ardeur  du  climat  n’est  pas  si  grande  parce  que  cette 
terre  commence  à s’éloigner  de  l’équateur,  on  retrouve  des  peuples  moins 
noirs  et  assez  semblables  aux  Hottentots  ; ces  Nègres  et  ces  Hottentots,  que 
l’on  trouve  sous  la  même  latitude,  à une  si  grande  distance  des  autres  Nègres 
et  des  autres  Hottentots,  ne  prouvent-ils  pas  que  leur  couleur  ne  dépend 
que  de  l’ardeur  du  climat2?  car  on  ne  peut  pas  soupçonner  qu’il  y ait  jamais 
eu  de  communication  de  l’Afrique  à ce  continent  austral , et  cependant  on  y 
retrouve  les  mêmes  espèces  d’hommes,  parce  qu’on  y trouve  les  circon- 
stances qui  peuvent  occasionner  les  mêmes  degrés  de  chaleur.  Un  exemple 
pris  des  animaux  pourra  confirmer  encore  tout  ce  que  je  viens  de  dire  : on 
a observé  qu’en  Dauphiné  tous  les  cochons  sont  noirs,  et  qu’au  contraire 
de  l’autre  côté  du  Rhône  en  Yivarais , où  il  fait  plus  froid  qu’en  Dauphiné , 
tous  les  cochons  sont  blancs  ; il  n’y  a pas  d’apparence  que  les  habitants  de 
ces  deux  provinces  se  soient  accordés  pour  n’élever  les  uns  que  des  cochons 
noirs,  et  les  autres  des  cochons  blancs,  et  il  me  semble  que  cette  différence 
ne  peut  venir  que  de  celle  de  la  température  du  climat,  combinée  peut-être 
avec  celle  de  la  nourriture  de  ces  animaux. 

Les  Noirs  qu’on  a trouvés,  mais  en  fort  petit  nombre , aux  Philippines  et 
dans  quelques  autres  îles  de  l’océan  Indien , viennent  apparemment  de  ces 
Papous  ou  Nègres  de  la  Nouvelle-Guinée , que  les  Européens  ne  connaissent 
que  depuis  environ  cinquante  ans.  Dampier  découvrit  en  1700  la  partie  la 
plus  orientale  de  cette  terre , à laquelle  il  donna  le  nom  de  Nouvelle-Bre- 
tagne, maison  ignore  encore  l’étendue  de  cette  contrée  ; on  sait  seulement 
qu’elle  n’est  pas  fort  peuplée  dans  les  parties  qu’on  a reconnues. 

On  ne  trouve  donc  des  Nègres  que  dans  les  climats  de  la  terre  où  toutes 
les  circonstances  sont  réunies  pour  produire  une  chaleur  constante  et  tou- 
jours excessive;  cette  chaleur  est  si  nécessaire,  non-seulement  à la  produc- 
tion, mais  même  à la  conservation  des  Nègres,  qu’on  a observé  dans  nos 
îles  où  la  chaleur,  quoique  très-forte,  n’est  pas  comparable  à celle  du  Séné- 
gal, que  les  enfants  nouVeau-nés  des  Nègres  sont  si  susceptibles  des  impres- 
sions de  l’air,  que  l’on  est  obligé  de  les  tenir  pendant  les  neuf  premiers  jours 
après  leur  naissance  dans  des  chambres  bien  fermées  et  bien  chaudes;  si 
l’on  ne  prend  pas  ces  précautions  et  qu’on  les  expose  à l’air  au  moment  de 
leur  naissance,  il  leur  survient  une  convulsion  à la  mâchoire  qui  les  empêche 
de  prendre  de  la  nourriture,  et  qui  les  fait  mourir.  M.  Littré,  qui  fit  en  1702 
la  dissection  d’un  Nègre , observa  que  le  bout  du  gland , qui  n’était  pas  cou- 

1.  Voyez  la  note  1 de  la  page  156. 

2.  Voyez  la  note  1 de  la  page  194. 


217 


VARIÉTÉS  DANS  L’ESPÈCE  HUMAINE. 

vert  du  prépuce  , était  noir  comme  toute  la  peau , et  que  le  reste,  qui  était 
couvert,  était  parfaitement  blanc  a : cette  observation  prouve  que  l’action  de 
l’air  est  nécessaire  pour  produire  la  noirceur  de  la  peau  des  Nègres  ; leurs 
enfants  naissent  blancs,  ou  plutôt  rouges,  comme  ceux  des  autres  hommes, 
mais  deux  ou  trois  jours  après  qu’ils  sont  nés  la  couleur  change,  ils  parais- 
sent d’un  jaune  basané  qui  se  brunit  peu  à peu,  et  au  septième  ou  huitième 
jour  ils  sont  déjà  tout  noirs.  On  sait  que  deux  ou  trois  jours  après  la  nais- 
sance tous  les  enfants  ont  une  espèce  de  jaunisse  : cette  jaunisse  dans  les 
blancs  n’a  qu’un  effet  passager,  et  ne  laisse  à la  peau  aucune  impression  ; 
dans  les  Nègres,  au  contraire,  elle  donne  à la  peau  une  couleur  ineffaçable, 
et  qui  noircit  toujours  de  plus  en  plus.  M.  Kolbe  dit  avoir  remarqué  que  les 
enfants  des  Hottentots,  qui  naissent  blancs  comme  ceux  d’Europe,  deve- 
naient olivâtres  par  l’effet  de  cette  jaunisse  qui  se  répand  dans  toute  la  peau 
trois  ou  quatre  jours  après  la  naissance  de  l’enfant,  et  qui  dans  la  suite  ne 
disparaît  plus.  Cependant  cette  jaunisse  et  l’impression  actuelle  de  l’air  ne 
me  paraissent  être  que  des  causes  occasionnelles  de  la  noirceur,  et  non  pas 
la  cause  première;  car  on  remarque  que  les  enfants  des  Nègres  ont,  dans  le 
moment  même  de  leur  naissance,  du  noir  à la  racine  des  ongles  et  aux  parties 
génitales  : l’action  de  l’air  et  la  jaunisse  serviront , si  l’on  veut,  à étendre 
celte  couleur,  mais  il  est  certain  que  le  germe  de  la  noirceur  est  commu- 
niqué aux  enfants  par  les  pères  et  mères,  qu’en  quelque  pays  qu’un  Nègre 
vienne  au  monde  il  sera  noir  comme  s’il  était  né  dans  son  propre  pays,  et 
que  s’il  y a quelque  différence  dès  la  première  génération,  elle  est  si  insen- 
sible qu’on  ne  s’en  est  pas  aperçu.  Cependant  cela  ne  suffit  pas  pour  qu’on 
soit  en  droit  d’assurer  qu’après  un  certain  nombre  de  générations  cette  cou- 
leur ne  changerait  pas  sensiblement;  il  y a au  contraire  toutes  les  raisons 
du  monde  pour  présumer  que,  comme  elle  ne  vient  originairement  que  de 
l’ardeur  du  climat  et  de  l’action  longtemps  continuée  de  la  chaleur,  elle 
s’effacerait  peu  à peu  par  la  température  d’un  climat  froid , et  que  par 
conséquent  si  l’on  transportait  des  Nègres'dans  une  province  du  Nord,  leurs 
descendants  à la  huitième,  dixième  ou  douzième  génération,  seraient  beau- 
coup moins  noirs  que  leurs  ancêtres,  et  peut-être  aussi  blancs  que  les  peu- 
ples originaires  du  climat  froid  où  ils  habiteraient f. 

Les  anatomistes  ont  cherché  dans  quelle  partie  de  la  peau  résidait  la  cou- 
leur noire  des  Nègres  : les  uns  prétendent  que  ce  n’est  ni  dans  le  corps  de 
la  peau  ni  dans  l’épiderme,  mais  dans  la  membrane  réticulaire  qui  se 
trouve  entre  l’épiderme  et  la  peau  6 ; que  cette  membrane  lavée  et  tenue 
dans  l’eau  tiède  pendant  fort  longtemps  ne  change  pas  de  couleur  et  reste 
toujours  noire,  au  lieu  que  la  peau  et  la  surpeau  paraissent  être  à peu  près 

a.  Voyez  l’Histoire  de  l’Académie  des  Sciences , année  1702,  p.  32. 

b.  Voyez  Y Histoire  de  l’Académie  des  Sciences , année  1702,  p.  32. 

1.  Voyez  la  note  2 de  la  page  195. 


218 


VARIÉTÉS  DANS  L’ESPÈCE  HUMAINE. 

aussi  blanches  que  celles  des  autres  hommes1.  Le  docteur  Towns,  et  quel- 
ques autres,  ont  prétendu  que  le  sang  des  Nègres  était  beaucoup  plus  noir 
que  celui  des  Blancs;  je  n’ai  pas  été  à portée  de  vérifier  ce  fait,  que  je 
serais  assez  porté  à croire,  car  j’ai  remarqué  que  les  hommes,  parmi  nous, 
qui  ont  le  teint  basané,  jaunâtre  et  brun,  ont  le  sang  plus  noir  que  les  autres, 
et  ces  auteurs  prétendent  que  la  couleur  des  Nègres  vient  de  celle  de  leur 
sang  a.  M.  Barrère2,  qui  paraît  avoir  examiné  la  chose  de  plus  près  qu’au- 
cun autre  b,  dit,  aussi  bien  que  M.  Winslow  c,  que  l’épiderme  des  Nègres 
est  noir,  et  que  s’il  a paru  blanc  à ceux  qui  l’ont  examiné,  c’est  parce  qu'il 
est  extrêmement  mince  et  transparent , mais  qu’il  est  réellement  aussi  noir 
que  de  la  corne  noire  qu’on  aurait  réduite  à une  aussi  petite  épaisseur  : 
ils  assurent  aussi  que  la  peau  des  Nègres  est  d’un  rouge  brun  approchant 
du  noir;  cette  couleur  de  l’épiderme  et  de  la  peau  des  Nègres  est  produite, 
selon  M.  Barrère,  par  la  bile,  qui  dans  les  Nègres  n’est  pas  jaune,  mais 
toujours  noire  comme  de  l’encre,  comme  il  croit  s’en  être  assuré  sur  plu- 
sieurs cadavres  de  Nègres  qu’il  a eu  occasion  de  disséquer  à Cayenne  : la 
bile  teint  en  effet  la  peau  des  hommes  blancs  en  jaune  lorsqu’elle  se  répand, 
et  il  y a apparence  que,  si  elle  était  noire,  elle  la  teindrait  en  noir;  mais  dès 
que  l’épanchement  de  bile  cesse,  la  peau  reprend  sa  blancheur  naturelle  : 
il  faudrait  donc  supposer  que  la  bile  est  toujours  répandue  dans  les  Nègres, 
ou  bien  que,  comme  le  dit  M.  Barrère,  elle  fût  si  abondante  qu’elle  se 
séparât  naturellement  dans  l’épiderme  en  assez  grande  quantité  pour  lui 
donner  cette  couleur  noire.  Au  reste,  il  est  probable  que  la  bile  et  le  sang 
sont  plus  bruns  dans  les  Nègres  que  dans  les  Blancs , comme  la  peau  est 
aussi  plus  noire;  mais  l’un  de  ces  faits  ne  peut  pas  servir  à expliquer  la 
cause  de  l’autre,  car  si  l’on  prétend  que  c’est  le  sang  ou  la  bile  qui,  par  leur 
noirceur,  donnent  cette  couleur  à la  peau,  alors  au  lieu  de  demander  pour- 
quoi les  Nègres  ont  la  peau  noire,  on  demandera  pourquoi  ils  ont  la  bile 
ou  le  sang  noir;  ce  n’est  donc  qu’éloigner  la  question,  au  lieu  de  la  résoudre. 

a.  Voyez  l’Écrit  du  docteur  Towns , adressé  à la  Société  royale  de  Londres. 

b.  Voyez  la  Dissertation  sur  la  couleur  des  nègres , par  M.  Barrère.  Paris , 1741. 

c.  Voyez  Exposition  anatomique  du  corps  humain , par  M.  Winslow,  p.  489. 

1.  J’ai  trouvé  dans  la  peau  du  Nègre  et  de  l’Américain,  entre  l’épiderme  et  le  derme , une 
couche  de  matière  sécrétée  ou  pigmentale,  noire  dans  le  Nègre,  rouge  ou  plutôt  couleur  de 
cuivre  dans  l’Américain,  Cette  couche  pigmentale , siège  de  la  couleur  dans  les  races  humaines 
colorées , manque  dans  l’homme  de  race  blanche , et  cependant  telle  est  ici  l’unité  profonde  des 
caractères  que  j’ai  retrouvé  jusque  dans  l’homme  de  race  blanche  un  germe  de  la  couche  pig- 
mentale. Le  mamelon  de  l’homme  blanc  est  coloré , et  il  doit  sa  couleur  à une  couche  pigmen- 
tale, toute  semblable  à la  couche  pigmentale  de  l’Américain  et  du  Nègre.  Voyez  mes  Recherches 
sur  la  structure  comparée  de  la  peau  dans  les  diverses  races  humaines.  (Compte-rendu  des 
séan.  de  l’Acad.  des  Sci. , t.  XVII , p.  335.  ) 

2.  Pierre  Barrère,  médecin  et  naturaliste  ( déjà  cité , p.  322  du  Ier  volume,  pour  sa  Disserta- 
tion sur  l’origine  des  pierres  figurées , comme  il  l’est  ici  pour  sa  Dissertation  sur  la  couleur  des 
nègres.  ) Il  avait  séjourné  pendant  trois  années  à Cayenne  et  à la  Guyane.  Mort  en  1755 


VARIÉTÉS  DANS  L’ESPÈCE  HUMAINE. 


219 


Pour  moi,  j’avoue  qu’il  m’a  toujours  paru  que  la  même  cause  qui  nous  bru- 
nit lorsque  nous  nous  exposons  au  grand  air  et  aux  ardeurs  du  soleil , cette 
cause  qui  fait  que  les  Espagnols  sont  plus  bruns  que  les  Français,  et  les 
Maures  plus  que  les  Espagnols,  fait  aussi  que  les  Nègres  le  sont  plus  que  les 
Maures  : d’ailleurs  nous  ne  voulons  pas  chercher  ici  comment  cette  cause 
agit,  mais  seulement  nous  assurer  qu’elle  agit,  et  que  ses  effets  sont  d’au- 
tant plus  grands  et  plus  sensibles  qu’elle  agit  plus  fortement  et  plus  long- 
temps. 

La  chaleur  du  climat  est  la  principale  cause  de  la  couleur  noire 1 : lors- 
que cette  chaleur  est  excessive,  comme  au  Sénégal  et  en  Guinée,  les  hommes 
sont  tout  à fait  noirs  ; lorsqu’elle  est  un  peu  moins  forte , comme  sur  les 
côtes  orientales  de  l’Afrique,  les  hommes  sont  moins  noirs;  lorsqu’elle  com- 
mence à devenir  un  peu  plus  tempérée,  comme  en  Barbarie,  au  Mogol , en 
Arabie,  etc.,  les  hommes  ne  sont  que  bruns;  et  enfin  lorsqu'elle  est  tout  à 
fait  tempérée,  comme  en  Europe  et  en  Asie,  les  hommes  sont  blancs;  on  y 
remarque  seulement  quelques  variétés  qui  ne  viennent  que  de  la  manière 
de  vivre;  par  exemple,  tous  les  Tartares  sont  basanés,  tandis  que  les  peuples 
d’Europe  qui  sont  sous  la  même  latitude  sont  blancs.  On  doit,  ce  me  semble, 
attribuer  cette  différence  à ce  que  les  Tartares  sont  toujours  exposés  à l'air, 
qu’ils  n’ont  ni  villes  ni  demeures  fixes,  qu’ils  couchent  sur  la  terre,  qu’ils 
vivent  d’une  manière  dure  et  sauvage  : cela  seul  suffit  pour  qu’ils  soient 
moins  blancs  que  les  peuples  de  l’Europe  auxquels  il  ne  manque  rien  de  tout 
ce  qui  peut  rendre  la  vie  douce.  Pourquoi  les  Chinois  sont-ils  plus  blancs 
que  les  Tartares,  auxquels  ils  ressemblent  d’ailleurs  par  tous  les  traits  du 
visage?  c’est  parce  qu’ils  habitent  dans  des  villes,  parce  qu’ils  sont  policés , 
parce  qu’ils  ont  tous  les  moyens  de  se  garantir  des  injures  de  l’air  et  de  la 
terre,  et  que  les  Tartares  y sont  perpétuellement  exposés. 

Mais  lorsque  le  froid  devient  extrême,  il  produit  quelques  effets  sem- 
blables à ceux  de  la  chaleur  excessive  ; les  Samoïèdes,  les  Lapons,  les  Groen- 
landais,  sont  fort  basanés.  On  assure  même , comme  nous  l’avons  dit , qu’il 
se  trouve  parmi  les  Groenlandais  des  hommes  aussi  noirs  que  ceux  de 
l'Afrique  ; les  deux  extrêmes,  comme  l’on  voit,  se  rapprochent  encore  ici  : 
un  froid  très-vif  et  une  chaleur  brûlante  produisent  le  même  effet  sur  la 
peau,  parce  que  l’une  et  l’autre  de  ces  deux  causes  agissent  par  une  qualité 
qui  leur  est  commune.  Cette  qualité  est  la  sécheresse  qui , dans  un  air  très- 
froid  , peut  être  aussi  grande  que  dans  un  air  chaud  ; le  froid , comme  le 
chaud,  doit  dessécher  la  peau,  l’altérer  et  lui  donner  cette  couleur  basanée 
que  l’on  trouve  dans  les  Lapons.  Le  froid  resserre,  rapetisse  et  réduit  à un 
moindre  volume  toutes  les  productions  de  la  nature;  aussi  les  Lapons,  qui 


1.  «La  chaleur  du  climat  est  la  principale  cause  de  la  couleur  noire.  » Voyez,  dans  mon 
Histoire  des  travaux  et  des  idées  de  Buffon , les  raisons  sur  lesquelles  je  me  fonde  pour  appuyer 
et  adopter  cette  opinion. 


220 


VARIÉTÉS  DANS  L’ESPÈCE  HUMAINE. 

sont  perpétuellement  exposés  à la  rigueur  du  plus  grand  froid,  sont  les  plus 
petits  de  tous  les  hommes.  Rien  ne  prouve  mieux  l’influence  du  climat  que 
cette  race  lapone  qui  se  trouve  placée  tout  le  long  du  cercle  polaire  dans 
une  très-longue  zone,  dont  la  largeur  est  bornée  par  l’étendue  du  climat 
excessivement  froid,  et  finit  dès  qu’on  arrive  dans  un  pays  un  peu  plus 
tempéré. 

Le  climat  le  plus  tempéré  est  depuis  le  40e  degré  jusqu’au  50e;  c’est 
aussi  sous  cette  zone  que  se  trouvent  les  hommes  les  plus  beaux  et  les  mieux 
faits;  c’est  sous  ce  climat  qu’on  doit  prendre  l’idée  de  la  vraie  couleur  natu- 
relle de  l’homme;  c’est  là  où1  l’on  doit  prendre  le  modèle  ou  l’unité  à 
laquelle  il  faut  rapporter  toutes  les  autres  nuances  de  couleur  et  de  beauté; 
les  deux  extrêmes  sont  également  éloignés  du  vrai  et  du  beau  : les  pays 
policés  situés  sous  cette  zone  sont  la  Géorgie,  la  Circassie,  l'Ukraine , la  Tur- 
quie d’Europe,  la  Hongrie,  l’Allemagne  méridionale,  l’Italie,  la  Suisse,  la 
France  et  la  partie  septentrionale  de  l’Espagne  ; tous  ces  peuples  sont  aussi 
les  plus  beaux  et  les  mieux  faits  de  toute  la  terre. 

On  peut  donc  regarder  le  climat  comme  la  cause  première  et  presque 
unique  de  la  couleur  des  hommes 2 ; mais  la  nourriture , qui  fait  à la  couleur 
beaucoup  moins  que  le  climat,  fait  beaucoup  à la  forme.  Des  nourritures 
grossières,  malsaines  ou  mal  préparées  peuvent  faire  dégénérer  l’espèce 
humaine  : tous  les  peuples  qui  vivent  misérablement  sont  laids  et  mal  faits; 
chez  nous-mêmes  les  gens  de  la  campagne  sont  plus  laids  que  ceux  des 
villes,  et  j’ai  souvent  remarqué  que  dans  les  villages  où  la  pauvreté  est 
moins  grande  que  dans  les  autres  villages  voisins,  les  hommes  y sont  aussi 
mieux  faits  et  les  visages  moins  laids.  L’air  et  la  terre  influent  beaucoup  sur 
la  forme  des  hommes,  des  animaux , des  plantes  : qu’on  examine  dans  le 
même  canton  les  hommes  qui  habitent  les  terres  élevées,  comme  les  coteaux 
ou  le  dessus  des  collines,  et  qu’on  les  compare  avec  ceux  qui  occupent  le 
milieu  des  vallées  voisines,  on  trouvera  que  les  premiers  sont  agiles,  dispos, 
bien  faits,  spirituels,  et  que  les  femmes  y sont  communément  jolies,  au  lieu 
que  dans  le  plat  pays,  où  la  terre  est  grosse,  l’air  épais,  et  l’eau  moins  pure, 
les  paysans  sont  grossiers,  pesants,  mal  faits,  stupides,  et  les  paysannes 
presque  toutes  laides. sQu’on  amène  des  chevaux  d’Espagne  ou  de  Barbarie 
en  France,  il  ne  sera  pas  possible  de  perpétuer  leur  race;  ils  commencent  à 
dégénérer  dès  la  première  génération,  et  à la  troisième  ou  quatrième  ces 
chevaux  de  race  barbe  ou  espagnole , sans  aucun  mélange  avec  d’autres 
races,  ne  laisseront  pas  de  devenir  des  chevaux  français3  : en  sorte  que, 
pour  perpétuer  les  beaux  chevaux,  on  est  obligé  de  croiser  les  races,  en 

\ . C’est  là  où...  Voyez  la  note  de  la  p.  26  du  Ier  Vol. 

2.  Voyez  la  note  de  la  page  précédente. 

3.  Buffon  développera  plus  complètement , dans  la  seconde  partie  de  ce  volume,  ses  idées  sur 
l’art  de  former  et  de  conserver  les  races.  J’ajouterai  alors  quelques  notes. 


VARIÉTÉS  DANS  É’ESPËCE  HUMAINE. 


221 


faisant  venir  de  nouveaux  étalons  d'Espagne  ou  de  Barbarie.  Le  climat  et 
la  nourriture  influent  donc  sur  la  forme  des  animaux  d’une  manière  si 
marquée,  qu’on  ne  peut  pas  douter  de  leurs  effets;  et  quoiqu’ils  soient 
moins  prompts,  moins  apparents  et  moins  sensibles  sur  les  hommes,  nous 
devons  conclure  par  analogie  que  ces  effets  ont  lieu  dans  l’espèce  humaine, 
et  qu’ils  se  manifestent  par  les  variétés  qu’on  y trouve. 

Tout  concourt  donc  à prouver  que  le  genre  humain  n’est  pas  composé 
d’espèces  essentiellement  différentes  entre  elles;  qu’au  contraire  il  n’y  a eu 
originairement  qu’une  seule  espèce  d’hommes  *,  qui,  s’étant  multipliée  et 
répandue  sur  toute  la  surface  de  la  terre,  a subi  différents  changements  par 
l’influence  du  climat,  par  la  différence  de  la  nourriture,  par  celle  de  la 
manière  de  vivre,  par  les  maladies  épidémiques,  et  aussi  par  le  mélange 
varié  à l’infini  des  individus  plus  ou  moins  ressemblants  ; que  d’abord  ces 
altérations  n’étaient  pas  si  marquées,  et  ne  produisaient  que  des  variétés 
individuelles;  quelles  sont  ensuite  devenues  variétés  de  l’espèce,  parce 
qu’elles  sont  devenues  plus  générales,  plus  sensibles  et  plus  constantes  par 
l’action  continuée  de  ces  mêmes  causes  ; qu’elles  se  sont  perpétuées  et 
qu’elles  se  perpétuent  de  génération  en  génération , comme  les  difformités 
ou  les  maladies  des  pères  et  mères  passent  à leurs  enfants;  et  qu’enfin , 
comme  elles  n’ont  été  produites  originairement  que  par  le  concours  de 
causes  extérieures  et  accidentelles,  qu’elles  n’ont  été  confirmées  et  rendues 
constantes  que  par  le  temps  et  l’action  continuée  de  ces  mêmes  causes,  il  est 
très-probable  qu’elles  disparaîtraient  aussi  peu  à peu , et  avec  le  temps , ou 
même  qu’elles  deviendraient  différentes  de  ce  qu’elles  sont  aujourd’hui,  si 
ces  mêmes  causes  ne  subsistaient  plus , ou  si  elles  venaient  à varier  dans 
d’autres  circonstances  et  par  d’autres  combinaisons 2. 

1.  Non-seulement  il  n’y  a eu  originairement  qu’une  seule  espèce  d’hommes,  mais  aujourd'hui 
encore  il  n’y  en  a qu’une  : car  toutes  les  races , qui  composent  cette  espèce , sont  fécondes  entre 
elles  et  d’une  fécondité  continue.  ( Voyez  mon  Éloge  historique  de  Blumenbach  et  mon  Histoire 
des  travaux  et  des  idées  de  Buffon.  ) 

2.  Buffon  vient  de  rassembler  dans  ces  trois  ou  quatre  dernières  pages  tout  ce  que  renferme 
de  meilleur  et  de  plus  sensé  ce  beau  chapitre  de  l'Histoire  de  l’homme.  Quel  que  soit  le  sujet  qu’il 
traite,  à mesure  qu’il  avance , ses  idées,  de  plus  en  plus  travaillées,  s’étendent  et  se  rectifient. 
Il  avait  le  génie  des  grandes  pensées,  et  c’est  par  la  généralisation  que  ses  conceptions  s’épurent. 
Il  ne  s’agit  plus  ici  de  races  d 'hommes  à queue  ( p.  1S3),  ou  à grosses  jambes  ( p.  160  ).  Buffon 
voit  clairement  que  la  grande  cause  des  variétés  humaines  est  le  climat  ( c’est-à-dire  la  chaleur, 
la  lumière,  la  nourriture,  etc.  );  il  voit  que  les  climats  excessifs  donnent  les  races  extrêmes  ; que 
les  climats  tempérés  donnent  seuls  le  vrai  type  du  beau  humain  ; que  les  variétés , les  races  ne 
sont  donc  qu’accidentelles  et  secondaires  ; et  que  par  conséquent  la  primitive  et  suprême  loi  est 
Vunité physique  de  l’homme. 


FIN  DE  l’histoire  NATURELLE  DE  L’HOMME, 


‘K5‘- 


ADDITIONS 

A 

L’HISTOIRE  NATURELLE  DE  L’HOMME.1 


ADDITION 

a l’article  de  l’enfance,  page  16. 

I.  — Enfants  nouveau-nés  auxquels  on  est  obligé  (le  couper  le  filet  de  la  langue. 

On  doit  donner  à teter  aux  enfants  dix  ou  douze  heures  après  leur  naissance  ; mais  il 
y a quelques  enfants  qui  ont  le  filet  de  la  langue  si  court,  que  cette  espèce  de  bride  les 
empêche  de  teter,  et  l’on  est  obligé  découper  ce  filet  ; ce  qui  est  d’autant  plus  difficile 
qu’il  est  plus  court,  parce  qu’on  ne  peut  pas  lever  le  bout  de  la  langue  pour  bien  voir 
ce  que  l’on  coupe.  Cependant  lorsque  le  filet  est  coupé , il  faut  donner  à teter  à l’enfant 
tout  de  suite  après  l’opération , car  il  est  arrivé  quelquefois  que  faute  de  cette  attention , 
l’enfant  avale  sa  langue  à force  de  sucer  le  sang  qui  coule  de  la  petite  plaie  qu’on  lui  a 
faite  a. 


II.  — Sur  l'usage  du  maillot  et  des  corps. 

J’ai  dit,  page  16,  que  les  bandages  du  maillot,  ainsi  que  les  corps  qu’on  fait  porter 
aux  enfants  et  aux  filles  dans  leur  jeunesse,  peuvent  corrompre  l’assemblage  du  corps 
et  produire  plus  de  difformités  qu’ils  n’en  préviennent.  On  commence  heureusement 
à revenir  un  peu  de  cet  usage  préjudiciable , et  l’on  ne  saurait  trop  répéter  ce  qui 
a été  dit  à ce  sujet  par  les  plus  savants  anatomistes.  M.  Winslow  a observé  dans  plu- 
sieurs femmes  et  filles  de  condition,  que  les  côtes  inférieures  se  trouvaient  plus  basses, 
et  que  les  portions  cartilagineuses  de  ces  côtes  étaient  plus  courbées  que  dans  les  filles 
du  bas  peuple;  il  jugea  que  cette  différence  ne  pouvait  venir  que  de  l’usage  habituel  des 
corps  qui  sont  d’ordinaire  extrêmement  serrés  par  en  bas.  Il  explique  et  démontre  par 
de  très-bonnes  raisons  tous  les  inconvénients  qui  en  résultent;  la  respiration  gênée  par 
le  serrement  des  côtes  inférieures  et  par  la  voûte  forcée  du  diaphragme  trouble  la  circu- 
lation, occasionne  des  palpitations,  des  vertiges,  des  maladies  pulmonaires,  etc.  ; la 
compression  forcée  de  l’estomac,  du  foie  et  de  la  rate,  peut  aussi  produire  des  acci- 
dents plus  ou  moins  fâcheux  par  rapport  aux  nerfs , comme  des  faiblesses , des  suffoca- 
tions , des  tremblements,  etc.  b. 

Mais  ces  maux  intérieurs  ne  sont  pas  les  seuls  que  l’usage  des  corps  occasionne  ; bien 
loin  de  redresser  les  tailles  défectueuses , ils  ne  font  qu’en  augmenter  les  défauts , et 

a Voyez  les  Observations  de  M.  Petit , sur  les  maladies  des  enfants  nouveau-nés.  Mémoires 
de  l’Académie  des  Sciences,  année  1742,  p.  254. 

b.  Mémoires  de  l’Académie  des  Sciences,  année  1741 , p.  36  et  suiv. 

1.  Ces  Additions  forment  la  seconde  partie  du  ive  volume  des  Suppléments  de  l’édilion  in-4° 
de  l’Imprimerie  royale,  volume  publié  en  1777 


ADDITIONS  A L’HISTOIRE  DE  L’IIOMME. 


223 


toutes  les  personnes  sensées  devraient  proscrire  dans  leurs  familles  l'usage  du  maillot 
pour  leurs  enfants  , et  plus  sévèrement  encore  l’usage  des  corps  pour  leurs  filles , sur- 
tout avant  qu’elles  aient  atteint  leur  accroissement  en  entier. 

III.  — Sur  l' accroissement  successif  des  enfants,  page  24  et  25. 

Voici  la  table  de  l’accroissement  successif  d’un  jeune  homme  de  la  plus  belle  venue, 
né  le  11  avril  1759,  et  qui  avait, 

Pieds.  Pruces.  Lignes. 

Au  moment  de  sa  naissance 1 7 » 

A six  mois,  c’est-à-dire , le  11  octobre  suivant , il  avait 2 » » 

Ainsi  son  accroissement  depuis  la  naissance  dans  les  premiers  six  mois  a été 
de  cinq  pouces. 

A un  an,  c’est-à-dire,  le  11  avril  1760 , il  avait 2 3 » 

Ainsi  son  accroissement  pendant  ce  second  semestre  a été  de  trois  pouces. 

A dix-huit  mois,  c’est-à-dire,  le  11  octobre  1760  , il  avait 2 6 » 

.Ainsi  il  avait  augmenté  dans  le  troisième  semestre  de  trois  pouces. 

A deux  ans,  c’est-à-dire,  le  11  avril  1761 , il  avait 2 9 3 

Et  par  conséquent  il  a augmenté  dans  le  quatrième  semestre  de  trois  pouces 
trois  lignes. 

A deux  ans  et  demi,  c’est-à-dire,  le  11  octobre  1761 , il  avait 2 10  3 f 

Ainsi  il  n’a  augmenté  dans  ce  cinquième  semestre  que  d’un  pouce  et  une 
demi-ligne. 

A trois  ans , c’est-à-dire,  le  11  avril  1762 , il  avait 3 » 6 

U avait  par  conséquent  augmenté  dans  ce  sixième  semestre  de  deux  pouces 
deux  lignes  et  demie. 

A trois  ans  et  demi,  c’est-à-dire,  le  11  octobre  1762 , il  avait 3 1 1 

Et  par  conséquent  il  n’avait  augmenté  dans  ce  septième  semestre  que  de  sept 

lignes. 

A quatre  ans , c’est-à-dire , le  11  avril  1 763  , il  avait 3 2 1 0 ■; 

II  avait  donc  augmenté  dans  ce  huitième  semestre  d’un  pouce  neuf  lignes  et 
demie. 

A quatre  ans  sept  mois,  c’estrà-dire , le  11  novembre  1763 , il  avait 3 4 5 \ 

Et  avait  augmenté  dans  ces  sept  mois  d’un  pouce  sept  lignes. 

A cinq  ans,  c’est-à-dire,  le  11  avril  1764,  il  avait 3 5 3 

Il  avait  donc  augmenté  dans  ces  cinq  mois  de  neuf  lignes  et  demie. 

A cinq  ans  sept  mois , c’est-à-dire , le  11  novembre  1764 , il  avait 3 6 8 

Il  avait  donc  augmenté  dans  ces  sept  mois  d’un  pouce  cinq  lignes. 

A six  ans,  c’est-à-dire,  le  11  avril  1765 , il  avait 3 7 6-; 

Il  a augmenté  dans  ces  cinq  mois  de  dix  lignes  et  demie. 

A six  ans  six  mois  dix-neuf  jours , c’est-à-dire , le  30  octobre  1765  , il  avait.  3 9 5 

Et  par  conséquent  il  avait  grandi  dans  ces  six  mois  dix-neuf  jours  d’un  pouce 
dix  lignes  et  demie. 

A sept  ans , c’est-à-dire , le  1 1 avril  1766 , il  avait 3 9 11 

il  n’avait  par  conséquent  grandi  dans  ces  cinq  mois  onze  jours  que  de  six 
lignes. 

A sept  ans  trois  mois,  c’est-à-dire , le  11  juillet  1766 , il  avait 3 10  11 

Ainsi  dans  ces  trois  mois  il  a grandi  d’un  pouce. 

A sept  ans  et  demi , c’est-à-dire , le  1 1 octobre  1766 , il  avait ..  3 11  7 

Ainsi  dans  ces  trois  mois  il  a grandi  de  huit  lignes. 

A huit  ans , c’est-à-dire , le  11  avril  1767  , il  avait 4 » 4 

Et  par  conséquent  il  n’a  grandi  dans  ces  six  mois  que  de  neuf  lignes. 

A huit  ans  et  demi,  c’est-à-dire,  le  11  octobre  1767  , il  avait 4 1 7 j 

Et  par  conséquent  il  avait  grandi  dans  ces  six  mois  d’un  pouce  trois  lignes  et 
demie. 


224 


ADDITIONS 


Pieds.  Pouces.  Lignes. 


A neuf  ans,  c’est-à-dire,  le  11  avril  1762,  il  avait 4 2 7 j 

Et  par  conséquent  dans  ces  six  mois  il  a grandi  d’un  pouce. 

A neuf  ans  sept  mois  douze  jours,  c’est-à-dire,  le  23  novembre  1768,  il 

avait  — 4 3 9 

Et  par  conséquent  il  avait  augmenté  dans  ces  sept  mois  douze  jours  d’un 
pouce  deux  lignes. 

A dix  ans , c’est-à-dire,  le  11  avril  1769  , il  avait 4 4 5 -y 

Il  avait  donc  grandi  dans  ces  quatre  mois  dix-huit  jours  de  huit  lignes. 

A onze  ans  et  demi , c’est-à-dire,  le  11  octobre  1770 , il  avait 4 6 11 

Et  par  conséquent  il  a grandi  dans  dix-huit  mois  de  deux  pouces  cinq  lignes 
et  demie. 

A douze  ans,  c’est-à-dire,  le  11  avril  1771 , il  avait 4 7 5 

Et  par  conséquent  il  n’a  grandi  dans  ces  six  mois  que  de  six  lignes. 

A douze  ans  huit  mois,  c’est-à-dire,  le  11  décembre  1771 , il  avait 4 8 11 

Et  par  conséquent  il  a grandi  dans  ces  huit  mois  d’un  pouce  six  lignes. 

A treize  ans,  c’est-à-dire,  le  11  avril  1772,  il  avait 4 9 4^ 

Ainsi  dans  ces  quatre  mois  il  a grandi  de  cinq  lignes  et  demie. 

A treize  ans  et  demi , c’est-à-dire,  le  11  octobre  1 772 , il  avait 4 10  7 

11  avait  donc  grandi  dans  ces  six  mois  d’un  pouce  deux  lignes  et  demie. 

A quatorze  ans , c’est-à-dire , le  11  avril  1773 , il  avait 5 » 2 

Il  avait  donc  grandi  dans  ces  six  mois  d’un  pouce  sept  lignes. 

A quatorze  ans  six  mois  dix  jours , c’est-à-dire , le  21  octobre  1773  , il  avait.  5 2 6 

Et  par  conséquent  il  a grandi  dans  ces  six  mois  dix  jours  de  deux  pouces 
quatre  lignes. 

A quinze  ans  deux  jours  , c’esbà-dire,  le  13  avril  1774  , il  avait 5 4 8 

Il  a donc  grandi  dans  ces  cinq  mois  dix-huit  jours  de  deux  pouces  deux 
lignes. 

A quinze  ans  six  mois  huit  jours , c’est-à-dire  , le  19  octobre  1774  , il  avait.  .557 
11  n’a  donc  grandi  dans  ces  six  mois  six  jours  que  de  onze  lignes. 

A seize  ans  trois  mois  huit  jours , c’est-à-dire , le  19  juillet  1775  , il  avait. ...  5 7 » -j 

11  a donc  grandi  dans  ces  neuf  mois  d’un  pouce  cinq  lignes  et  demie. 

A seize  ans  six  mois  six  jours,  c’est-à-dire  , le  17  octobre  1775  , il  avait 5 7 9 

11  a donc  grandi  dans  ces  deux  mois  vingt-huit  jours  de  huit  lignes  et  demie . 

A dix-sept  ans  deux  jours , c’est-à-dire , le  13  avril  1776 , il  avait 5 8 2 

Il  n’avait  donc  grandi  dans  ces  six  mois  deux  jours  que  de  cinq  lignes. 

A dix-sept  ans  un  mois  neuf  jours , c’est-à-dire , le  20  mai  1776 , il  avait 5 8 5 f 

Il  avait  donc  grandi  dans  un  mois  sept  jours  de  trois  lignes  trois  quarts. 

A dix-sept  ans  cinq  mois  cinq  jours , c’est-à-dire,  le  16  septembre  1776,  il 

avait 5 8 10  -j- 

lavait  donc  grandi  dans  ces  trois  mois  vingt-six  jours  de  quatre  lignes  un 
quart. 

A dix-sept  ans  sept  mois  et  quatre  jours,  c’est-à-dire , le  11  novembre  1776 , 

il  avait 5 9 » 

Toujours  mesuré  pieds  nus  et  de  la  même  manière , et  il  n’a  par  conséquent 
grandi  dans  ces  deux  derniers  mois  que  d’une  ligne  et  demie. 


Depuis  ce  temps , c’est-à-dire  depuis  quatre  mois  et  demi,  la  taille  de  ce  grand  jeune 
homme  est,  pour  ainsi  dire,  stationnaire,  et  M.  son  père  a remarqué  que  pour  peu  qu’il 
ait  voyagé,  couru,  dansé  la  veille  du  jour  où  l’on  prend  sa  mesure,  il  est  au-dessous  des 
neuf  pouces  le  lendemain  matin;  cette  mesure  se  prend  toujours  avec  la  même  toise, 
la  même  équerre  et  par  la  même  personne.  Le  30  janvier  dernier,  après  avoir  passé 
toute  la  nuit  au  bal , il  avait  perdu  dix-huit  bonnes  lignes;  il  n’avait  dans  ce  moment 
que  cinq  pieds  sept  pouces  six  lignes  faibles  ; diminution  bien  considérable  que  néan- 
moins vingt-quatre  heures  de  repos  ont  rétablie. 


A L’HISTOIRE  DE  L’HOMME. 


225 


Il  parait,  eu  comparant  l’accroissement  pendant  les  semestres  d’ete  à celui  des 
semestres  d’hiver,  que  jusqu'à  l’âge  de  cinq  ans,  la  somme  moyenne  de  l’accroissement 
pendant  l’hiver  est  égale  à la  somme  de  l’accroissement  pendant  l’été. 

Mais  en  comparant  l’accroissement  pendant  les  semestres  d’été  à l’accroissement  des 
semestres  d’hiver,  depuis  l’âge  de  cinq  ans  jusqu’à  dix,  on  trouve  une  très-grande  dif- 
férence, car  la  somme  moyenne  des  accroissements  pendant  Tété  est  de  sept  pouces  une 
ligne,  tandis  que  la  somme  des  accroissements  pendant  l’hiver  n’est  que  de  quatre 
pouces  une  ligne  et  demie. 

Et  lorsque  Ton  compare,  dans  les  années  suivantes,  l’accroissement  pendant  l’hiver 
à celui  de  Tété,  la  différence  devient  moins  grande  ; mais  il  me  semble  néanmoins  qu’on 
peut  conclure  de  cette  observation  que  l’accroissement  du  corps  est  bien  plus  prompt 
en  été  qu’en  hiver,  et  que  la  chaleur,  qui  agit  généralement  sur  le  développement  de  tous 
les  êtres  organisés,  influe  considérablement  sur  l’accroissement  du  corps  humain.  Il 
serait  à désirer  que  plusieurs  personnes  prissent  la  peine  de  faire  une  table  pareille  à 
celle-ci  sur  l’accroissement  de  quelques-uns  de  leurs  enfants.  On  en  pourrait  déduire 
des  conséquences  que  je  ne  crois  pas  devoir  hasarder  d’après  ce  seul  exemple  ; il  m’a  été 
fourni  par  M.  Gueneau  de  Montbeillard , qui  s’est  donné  le  plaisir  de  prendre  toutes  ces 
mesures  sur  son  fils. 

On  a vu  des  exemples  d’un  accroissement  très-prompt  dans  quelques  individus  ; l’His- 
toire de  l’Académie  fait  mention  d’un  enfant  des  environs  de  Falaise  en  Normandie  qui, 
n’étant  pas  plus  gros  ni  plus  grand  qu’un  enfant  ordinaire  en  naissant,  avait  grandi 
d’un  dçmi-pied  chaque  année,  jusqu’à  l’âge  de  quatre  ans  où  il  était  parvenu  à trois 
pieds  et  demi  de  hauteur,  et  dans  les  trois  années  suivantes  il  avait  encore  grandi  de  qua- 
torze pouces  quatre  lignes,  en  sorte  qu’il  avait,  à l’âge  de  sept  ans,  quatre  pieds  huit 
pouces  quatre  lignes,  étant  sans  souliers  a.  Mais  cet  accroissement  si  prompt  dans  le 
premier  âge  de  cet  enfant  s’est  ensuite  ralenti  ; car  dans  les  trois  années  suivantes  il  n’a 
crû  que  de  trois  pouces  deux  lignes,  en  sorte  qu’à  l’âge  de  dix  ans  il  n’avait  que  quatre 
pieds  onze  pouces  six  ligues,  et  dans  les  deux  années  suivantes  il  n’a  cru  que  d’un  pouce 
de  plus;  en  sorte  qu’à  douze  ans  il  avait  en  tout  cinq  pieds  six  lignes.  Mais  comme  ce 
grand  enfant  était  en  même  temps  d’une  force  extraordinaire  et  qu’il  avait  des  signes 
de  puberté  dès  l’âge  de  cinq  à six  ans,  on  pourrait  présumer  qu’ayant  abusé  des  forces 
prématurées  de  son  tempérament,  son  accroissement  s’était  ralenti  par  cette  cause  b. 

Un  autre  exemple  d’un  très-prompt  accroissement  est  celui  d’un  enfant  né  en  Angle- 
terre, et  dont  il  est  parlé  dans  les  Transactions  philosophiques,  n°  475,  art.  n. 

Cet  enfant,  âgé  de  deux  ans  et  dix  mois,  avait  trois  pieds  huit  pouces  et  demi. 

A trois  ans  un  mois,  c’est-à-dire  trois  mois  après,  il  avait  trois  pieds  onze  pouces. 

11  pesait  alors  quatre  stones,  c’est-à-dire  56  livres. 

Le  père  et  la  mère  étaient  de  taille  commune  , et  l’enfant,  quand  il  vint  au  monde, 
n’avait  rien  d’extraordinaire  : seulement  les  parties  de  la  génération  étaient  d’une  gran- 
deur remarquable.  A trois  ans  la  verge  en  repos  avait  trois  pouces  de  longueur,  et  en 
action  quatre  pouces  trois  dixièmes,  et  toutes  les  parties  de  la  génération  étaient  accom- 
pagnées d’un  poil  épais  et  frisé. 

A cet  âge  de  trois  ans  il  avait  la  voix  mâle,  l’intelligence  d’un  enfant  de  cinq  à six 
ans,  et  il  battait  et  terrassait  ceux  de  neuf  ou  dix  ans. 

11  eût  été  à désirer  qu’on  eût  suivi  plus  loin  l’accroissement  de  cet  enfant  si  précoce, 
mais  je  n’ai  rien  trouvé  de  plus  à ce  sujet  dans  les  Transactions  philosophiques. 

Piine  parle  d’un  enfant  de  deux  ans  qui  avait  trois  coudées,  c'est-à-dire  quatre  pieds 


n.  Histuire  de  l'Académie  des  Sciences  , année  1736,  p.  55. 
b Ibid,  année  1741 , p.  21. 

n. 


15 


226 


ADDITIONS 


et  demi  ; cet  eufant  marchait  lentement , il  était  encore  sans  raison , quoiqu’il  fût  déjà 
pubère,  avec  une  voix  mâle  et  forte;  il  mourut  tout  à coup  à l’àge  de  trois  ans  par  une 
contraction  convulsive  de  tous  ses  membres.  Pline  ajoute  avoir  vu  lui-méme  un  accrois- 
sement à peu  près  pareil  dans  le  fils  de  Corneille  Tacite,  chevalier  romain,  à l’exception 
de  la  puberté  qui  lui  manquait,  et  il  semble  que  ces  individus  précoces  fussent  plus  com- 
muns autrefois  qu’ils  ne  le  sont  aujourd’hui , car  Pline  dit  expressément  que  les  Grecs 
les-appelaient  ectrapelos , mais  qu’ils  n’ont  point  de  nom  dans  la  langue  latine.  Pline , 
lib.  vu,  cap.  16. 


ADDITION 

a l’article  de  la  puberté,  page  27. 

Dans  l’histoire  de  la  nature  entière,  rien  ne  nous  touche  de  plus  près  que  l'histoire 
de  l’homme,  et  dans  cette  histoire  physique  de  l’homme,  rien  n’est  plus  agréable  et  plus 
piquant  que  le  tableau  fidèle  de  ces  premiers  moments  où  l’homme  se  peut  dire  homme. 
L’âge  de  la  première  et  de  la  seconde  enfance  d’abord  ne  nous  présente  qu’un  état  de 
misère  qui  demande  toute  espèce  de  secours,  et  ensuite  un  état  de  faiblesse  qu’il  faut 
soutenir  par  des  soins  continuels.  Tant  pour  l’esprit  que  pour  le  corps , l'enfant  n’est 
rien  ou  n’est  que  peu  de  chose  jusqu’à  l’âge  de  puberté  ; mais  cet  âge  est  l’aurore  de  nos 
premiers  beaux  jours,  c’est  le  moment  où  toutes  les  facultés,  tant  corporelles  qu’intel- 
lectuelles, commencent  à entrer  en  plein  exercice  ; où  les  organes  ayant  acquis  tout  leur 
développement,  le  sentiment  s’épanouit  comme  une  belle  fleur  qui  bientôt  doit  produire 
le  fruit  précieux  de  la  raison.  En  ne  considérant  ici  que  le  corps  et  les  sens,  l’existence 
de  l’homme  ne  nous  paraîtra  complète  que  quand  il  peut  la  communiquer;  jusqu’alors 
sa  vie  n’est  pour  ainsi  dire  qu’une  végétation,  il  n’a  que  ce  qu’il  faut  pour  être  et  pour 
croître , toutes  les  puissances  intérieures  de  son  corps  se  réduisent  à sa  nutrition  et  à 
son  développement;  les  principes  de  vie  qui  consistent  dans  les  molécules  organiques 
vivantes  qu’il  tire  des  aliments  ne  sont  employés  qu’à  maintenir  la  nutrition  , et  sont 
tous  absorbés  par  l’accroissement  du  moule  qui  s’étend  dans  toutes  ses  dimensions; 
mais  lorsque  cet  accroissement  du  corps  est  à peu  près  à son  point,  ces  mêmes  molé- 
cules organiques  vivantes,  qui  ne  sont  plus  employées  à l’extension  du  moule,  forment 
une  surabondance  de  vie  qui  doit  se  répandre  au  dehors  pour  se  communiquer  : le  vœu 
de  la  nature  n’est  pas  de  renfermer  notre  existence  en  nous-mêmes;  par  la  même  loi 
qu’elle  a soumis  tous  les  êtres  à la  mort,  elle  les  a consolés  par  la  faculté  de  se  repro- 
duire ; elle  veut  donc  que  cette  surabondance  de  matière  vivante  se  répande  et  soit 
employée  à de  nouvelles  vies,  et  quand  on  s’obstine  à contrarier  la  nature,  il  en  arrive 
souvent  de  funestes  effets,  dont  il  est  bon  de  donner  quelques  exemples. 

Extrait  d’un  mémoire'adressé  à M.  deBuffon  par  M.***,  le  1er  octobre  1774. 

« Je  naquis  de  parents  jeunes  et  robustes;  je  passai  du  sein  de  ma  mère  entre  ses 
•«  bras  pour  y être  nourri  de  son  lait  ; mes  organes  et  mes  membres  se  développèrent 
« rapidement,  je  n’éprouvai  aucune  des  maladies  de  l’enfance.  J’avais  de  la  facilité  pour 
<>  apprendre  et  beaucoup  d’acquis  pour  mon  âge.  A peine  avais-je  onze  ans  que  la  force 
« et  la  maturité  précoce  de  mon  tempérament  me  firent  sentir  vivement  les  aiguillons 
<>  d’une  passion  qui  communément  ne  se  déclare  que  plus  tard.  Sans  doute  je  me  serais 
« livré  dès  lors  au  plaisir  qui  m’entraînait;  mais  prémuni  par  les  leçons  de  mes  parents 
« qui  me  destinaient  à l’état  ecclésiastique,  envisageant  ces  plaisirs  comme  des  crimes, 
« je  me  contins  rigoureusement,  en  avouant  néanmoins  à mon  père  que  l’état  ecclésias- 
« tique  n’était  point  ma  vocation;  mais  il  fut  sourd  à mes  représentations,  et  il  fortifia 


A L’HISTOIRE  DE  L’HOMME. 


227 


« ses  vues  par  le  choix  d'un  directeur,  dont  Tunique  occupation  était  de  former  de 
« jeunes  ecclésiastiques,  il  me  remit  entre  ses  mains  ; je  ne  lui  laissai  pas  ignorer  l’op- 
« position  que  je  me  sentais  pour  la  continence  ; il  me  persuada  que  je  n’en  aurais  que 
« plus  de  mérite,  et  je  fis  de  bonne  foi  le  vœu  de  n’y  jamais  manquer.  Je  m’efforcais 
« de  chasser  les  idées  contraires  et  d’étouffer  mes  désirs  : je  ne  me  permettais  aucun 
« mouvement  qui  eut  trait  à l’inclination  de  la  nature;  je  captivai  mes  regards  et  ne  les 
■■  portai  jamais  sur  une  personne  du  sexe  ; j’imposai  la  même  loi  à mes  autres  sens  ; 
« cependant  le  besoin  de  la  nature  se  faisait  sentir  si  vivement  que  je  faisais  des  efforts 
* incroyables  pour  y résister,  et  de  cette  opposition,  de  ce  combat  intérieur,  il  résul- 
« tait  une  stupeur,  une  espèce  d'agonie  qui  me  rendait  semblable  à un  automate , et 
m’ôtait jusqu’à  la  faculté  de  penser.  La  nature,  autrefois  si  riante  à mes  yeux,  ne 
« m’offrait  plus  que  des  objets  tristes  et  lugubres  ; cette  tristesse,  dans  laquelle  je  vivais, 
« éteignit  en  moi  le  désir  de  m’instruire,  et  je  parvins  stupidement  à l’âge  auquel  il  fut 

■ question  de  se  décider  pour  la  prêtrise  : cet  état  n’exigeant  pas  de  moi  une  pratique 
« de  la  continence  plus  parfaite  que  celle  que  j’avais  déjà  observée,  je  me  rendis  aux 
« pieds  des  autels  avec  cette  pesanteur  qui  accompagnait  toutes  mes  actions;  après  mon 
« vœu , je  me  crus  néanmoins  lié  plus  étroitement  à celui  de  chasteté,  et  à l’observance 
« de  ce  vœu  auquel  je  n’avais  ci-devant  été  obligé  que  comme  simple  chrétien.  Il  y 
« avait  une  chose  qui  m’avait  fait  toujours  beaucoup  de  peine;  l’attention  avec  laquelle 
" je  veillais  sur  moi  pendant  le  jour  empêchait  les  images  obscènes  de  faire  sur  mon 
- imagination  une  impression  assez  vive  et  assez  longue  pour  émouvoir  les  organes  de 
« la  génération  au  point  de  procurer  l’évacuation  de  l’humeur  séminale;  mais  pendant 
» le  sommeil  la  nature  obtenait  son  soulagement,  ce  qui  me  paraissait  un  désordre  qui 
« m’affligeait  vivement,  parce  que  je  craignais  qu’il  n’y  eût  de  ma  faute,  en  sorte  que  je 
« diminuai  considérablement  ma  nourriture;  je  redoublai  surtout  mon  attention  et  ma 
« vigilance  sur  moi-même,  au  point  que  pendant  le  sommeil,  la  moindre  disposition 
« qui  tendait  à ce  désordre  m’éveillait  sur-le-champ , et  je  l’évitais  en  me  levant  en 
“ sursaut.  Il  y avait  un  mois  que  je  vivais  dans  ce  redoublement  d’attention , et  j’étais 
« dans  la  trente-deuxième  année  de  mon  âge,  lorsque  tout  à coup  cette  continence  forcée 
« porta  dans  tous  mes  sens  une  sensibilité  ou  plutôt  une  irritation  que  je  n’avais  jamais 
« éprouvée  : étant  allé  dans  une  maison , je  portai  mes  regards  sur  deux  personnes  du 
« sexe  qui  firent  sur  mes  yeux  et  de  là  dans  mon  imagination  une  si  forte  impression 
« qu’elles  me  parurent  vivement  enluminées  et  resplendissantes  d’un  feu  semblable  à 
« des  étincelles  électriques;  une  troisième  femme,  qui  était  auprès  des  deux  autres,  ne 
« me  fit  aucun  effet,  et  j’en  dirai  ci-après  la  raison  ; je  la  voyais  telle  qu’elle  était,  c’est- 
« à-dire  sans  apparence  d’étincelles  ni  de  feu.  Je  me  retirai  brusquement,  croyant  que 

■ cette  apparence  était  un  prestige  du  démon  ; dans  le  reste  de  la  journée,  mes  regards 
11  ayant  rencontré  quelques  autres  personnes  du  sexe , j’eus  les  mêmes  illusions.  Le 
« lendemain  je  vis  dans  la  campagne  des  femmes  qui  me  causèrent  les  mêmes  iinpres- 
« sions,  et  lorsque  je  fus  arrivé  à la  ville , voulant  me  rafraîchir  à l’auberge , le  vin,  le 
« pain  et  tous  les  autres  objets  me  paraissaient  troubles  et  même  dans  une  situation 
« renversée.  Le  jour  suivant,  environ  une  demi-heure  après  le  repas,  je  sentis  tout  à coup 
" dons  tous  mes  membres  une  contraction  et  une  tension  violentes  , accompagnées  d’un 
« mouvement  affreux  et  convulsif,  semblable  à celui  dont  sont  suivies  les  attaques 
« d’épilepsie  les  plus  violentes.  A cet  état  convulsif  succéda  le  délire;  la  saignée  ne 
; m’apporta  aucun  soulagement;  les  bains  froids  ne  me  calmèrent  que  pour  un  instant  : 
« dès  que  la  chaleur  fut  revenue,  mon  imagination  fut  assaillie  par  une  foule  d’images 
« obscènes  que  lui  suggérait  le  besoin  de  la  nature.  Cet  état  de  délire  convulsif  dura 
11  plusieurs  jours , et  mon  imagination  toujours  occupée  de  ces  mêmes  objets  , auxquels 
« se  mêlèrent  des  chimères  de  toute  espèce,  et  surtout  des  fureurs  guerrières,  dans  les- 


228 


ADDITIONS 


« quelles  je  pris  les  quatre  colonnes  de  mon  lit,  dont  je  ne  lis  qu'un  paquet,  et  en  lançai 
« une  avec  tant  de  force  contre  la  porte  de  ma  chambre,  que  je  la  lis  sortir  des  gonds; 
« mes  parents  m’enchaînèrent  les  mains  et  me  lièrent  le  corps.  La  vue  de  mes  chaînes, 
« qui  étaient  de  fer,  lit  une  impression  si  forte  sur  mon  imagination  que  je  restai  plus 
« de  quinze  jours  sans  pouvoir  fixer  mes  regards  sur  aucune  pièce  de  fer  sans  une 
« extrême  horreur.  Au  bout  de  quinze  jours,  comme  je  paraissais  plus  tranquille , on 
« me  délivra  de  mes  chaînes,  et  j’eus  ensuite  un  sommeil  assez  calme,  mais  qui  fut 
« suivi  d’un  accès  de  délire  aussi  violent  que  les  précédents.  Je  sortis  de  mon  lit  brus- 
« quement,  et  j’avais  déjà  traversé  les  cours  et  le  jardin,  lorsque  des  gens  accourus 
■<  vinrent  me  saisir  ; je  me  laissai  ramener  sans  grande  résistance;  mon  imagination  était, 
« dans  ce  moment  et  les  jours  suivants,  si  fort  exaltée,  que  je  dessinais  des  plans  et  des 
« compartiments  sur  le  sol  de  ma  chambre;  j’avais  le  coup  d’œil  si  juste  et  la  main  si 
« assurée  , que  sans  aucun  instrument  je  les  traçais  avec  une  justesse  étonnante  ; mes 
« parents  et  d’autres  gens  simples,  étonnés  de  me  voir  un  talent  que  je  n’avais  jamais 
«>  cultivé,  et  d’ailleurs  ayant  vu  beaucoup  d’autres  singularités  dans  le  cours  de  ma 
« maladie,  s’imaginèrent  qu’il  y avait  dans  tout  cela  du  sortilège  , et  en  conséquence  ils 
« firent  venir  des  charlatans  de  toute  espèce  pour  me  guérir  ; mais  je  les  reçus  fort 
« mal , car  quoiqu’il  y eût  toujours  chez  moi  de  l’aliénation  , mon  esprit  et  mon  carac- 
« tère  avaient  déjà  pris  une  tournure  différente  de  celle  que  m’avait  donnée  ma  triste 
« éducation.  Je  n’étais  plus  d’humeur  à croire  les  fadaises  dont  j’avais  été  infatué;  je 
« tombai  donc  impétueusement  sur  ces  guérisseurs  de  sorciers  et  je  les  mis  eu  fuite. 
« J’eus  en  conséquence  plusieurs  accès  de  fureur  guerrière  dans  lesquelles  j’imaginai 
« être  successivement  Achille,  César  et  Henri  IV.  J’exprimais  par  mes  paroles  et  par 
>>  mes  gestes  leurs  caractères , leur  maintien  et  leurs  principales  opérations  de  guerre , 
« au  point  que  tous  les  gens  qui  m’environnaient  en  étaient  stupéfiés. 

« Peu  de  temps  après  je  déclarai  que  je  voulais  me  marier;  il  me  semblait  voir  devant 
•<  moi  des  femmes  de  toutes  les  nations  et  de  toutes  les  couleurs:  des  blanches,  des 
< rouges,  des  jaunes,  des  vertes,  des  basanées,  etc.,  quoique  je  n’eusse  jamais  su  qu  i! 
« y eût  des  femmes  d’autres  couleurs  que  des  blanches  et  des  noires;  mais  j’ai  depuis 
« reconnu,  à ce  trait  et  à plusieurs  autres,  que  par  le  genre  de  maladie  que  j’avais,  mes 
« esprits  exaltés  au  suprême  degré,  il  se  faisait  une  secrète  transmutation  d’eux  aux 
« corps  qui  étaient  dans  la  nature,  ou  de  ceux-ci  à moi,  qui  semblait  me  faire  deviner 
« ce  qu’elle  avait  de  secret;  ou  peut-être  que  mon  imagination,  dans  son  extrême  acti- 
« vité,  ne  laissant  aucune  image  à parcourir,  devait  rencontrer  tout  ce  qu’il  y a dans  la 
« nature,  et  c’est  ce  qui,  je  pense,  aura  fait  attribuer  aux  fous  le  don  de  la  devination. 
« Quoi  qu’il  en  soit,  le  besoin  de  la  nature  pressant,  et  n’étant  plus,  comme  auparavant, 
« combattu  par  mon  opinion , je  fus  obligé  d’opter  entre  toutes  ces  femmes  ; j’en  choisis 
« d’abord  quelques-unes  qui  répondaient  au  nombre  des  différentes  nations  que  j’ima- 
« ginais  avoir  vaincues  dans  mes  accès  de  fureur  guerrière;  il  me  semblait  devoir 
« épouser  chacune  de  ces  femmes  selon  les  lois  et  les  coutumes  de  sa  nation  : il  y eu 
« avait  une  que  je  regardais  comme  la  reine  de  toutes  les  autres;  c’était,  une  jeune 
« demoiselle  que  j’avais  vue  quatre  jours  avant  le  commencement  de  ma  maladie  ; j’en 
« étais  dans  ce  moment  éperdument  amoureux , j’exprimais  mes  désirs  tout  haut  de  la 
« manière  la  plus  vive  et  la  plus  énergique  ; je  n’avais  cependant  jamais  lu  aucun  roman 
« d’amour,  de  ma  vie  je  n’avais  fait  aucune  caresse  ni  même  donné  un  baiser  à une 
« femme  ; je  parlais  néanmoins  très-indécemment  de  mon  amour  à tout  le  monde,  sans 
« songer  à mon  état  de  prêtre  : j’étais  fort  surpris  de  ce  que  mes  parents  blâmaient  mes 
« propos  et  condamnaient  mon  inclination.  Un  sommeil  assez  tranquille  suivit  cet  état 
« de  crise  amoureuse,  pendant  laquelle  je  n’avais  senti  que  du  plaisir,  et  après  ce  sont- 
« meil  revinrent  le  sens  et  la  raison.  Réllechissant  alors  sur  la  cause  de  ma  maladie,  je 


A L’HISTOIRE  DE  L’HOMME. 


229 


« vis  clairement  qu’elle  avait  été  causée  par  la  surabondance  et  la  rétention  forcée  de 
« l’humeur  séminale,  et  voici  les  réflexions  que  je  fis  sur  le  changement  subit  de  mon 
« caractère  et  de  toutes  mes  pensées. 

« 1°  Une  bonne  nature  et  un  excellent  tempérament,  toujours  contredits  dans  leurs 
« inclinations  et  refusés  à leurs  besoins , durent  s’aigrir  et  s’indisposer,  d’où  il  arriva 
>•  que  mon  caractère,  naturellement  porté  à la  joie  et  à la  gaieté,  se  tourna  au  chagrin 
« et  à la  tristesse,  qui  couvrirent  mon  âme  d’épaisses  ténèbres,  et,  engourdissant  toutes 
« ses  facultés  d’un  froid  mortel , étouffèrent  les  germes  des  talents  que  j’avais  senti 
« pointer  dans  ma  première  jeunesse,  dont  j’ai  dû  depuis  retrouver  les  traces,  mais, 
« hélas  ! presque  effacées  faute  de  culture. 

« 2°  J’aurais  eu  bien  plus  tôt  la  maladie  différée  à l’âge  de  trente-deux  ans,  si  la  nature 

et  mon  tempérament  n’eussent  été  souvent  et  comme  périodiquement  soulagés  par 

l’évacuation  de  l’humeur  séminale  procurée  par  l’illusion  et  les  songes  de  la  nuit  ; en 
< effet,  ces  sortes  d’évacuations  étaient  toujours  précédées  d’une  pesanteur  de  corps  et 
« d’esprit,  d’une  tristesse  et  d’un  abattement  qui  m’inspiraient  une  espèce  de  fureur, 
<>  qui  approchait  du  désespoir  d'Origène,  car  j’avais  été  tenté  mille  fois  de  me  faire  la 
« même  opération. 

« 3°  Ayant  redoublé  mes  soins  et  ma  vigilance  pour  éviter  l’unique  soulagement  que 
« se  procurait  furtivement  la  nature,  l'humeur  séminale  dut  augmenter  et  s’échauffer, 
« et,  d’après  cette  abondance  et  effervescence,  se  porter  aux  yeux  qui  sont  le  siège  et 
>>  les  interprètes  des  passions,  surtout  de  l’amour,  comme  on  le  voit  dans  les  animaux, 
« dont  les  yeux,  dans  l’acte,  deviennent  étincelants.  L’humeur  séminale  dut  produire 
« le  même  effet  dans  les  miens,  et  les  parties  de  feu  dont  elle  était  pleine,  portant 
« vivement  contre  la  vitre  de  mes  yeux , durent  y exciter  un  mouvement  violent  et 
« rapide,  semblable  à celui  qu’excite  la  machine  électrique,  d’où  il  dut  résulter  le  même 
<■  effet  et  les  objets  me  paraître  enflammés , non  pas  tous  indifféremment , mais  ceux 
« qui  avaient  rapport  avec  mes  dispositions  particulières,  ceux  de  qui  émanaient  cer- 
« tains  corpuscules  qui , formant  une  continuité  entre  eux  et  moi , nous  mettaient  dans 
« une  espèce  de  contact  ; d'où  il  arriva  que  des  trois  premières  femmes  que  je  vis  toutes 
« trois  ensemble,  il  n’y  en  eut  que  deux  qui  firent  sur  moi  cette  impression  singulière, 
« et  c’est  parce  que  la  troisième  était  enceinte  qu’elle  ne  me  donna  point  de  désirs,  et 
« que  je  ne  la  vis  que  telle  qu’elle  était. 

« 4°  L’humeur  devenant  de  jour  en  jour  plus  abondante,  et  ne  trouvant  point  d’issue, 
« par  la  résolution  constante  où  j’étais  de  garder  la  continence,  porta  tout  d'un  coup  à 
« la  tête,  et  y causa  le  délire  suivi  de  convulsions. 

« On  comprendra  aisément  que  cette  même  humeur  trop  abondante , jointe  à une 
« excellente  organisation,  devait  exalter  mon  imagination  ; toute  ma  vie  n’avait  été  qu’un 
« effort  vers  la  vertu  de  la  chasteté;  la  passion  de  l’amour,  qui  d’après  mes  disposi- 
« tions  naturelles  aurait  dû  se  faire  sentir  la  première,  fut  la  dernière  à me  conquérir  ; 
« ce  n’est  pas  qu’elle  n’eût  formé  la  première  de  violentes  attaques  contre  mon  âme; 
“ mais  mon  état,  toujours  présent  à ma  mémoire,  faisait  que  je  la  regardais  avec  hor- 
« reur,  et  ce  ne  fut  que  quand  j’eus  entièrement  oublié  mon  état,  et  au  bout  des  six 
» mois  que  dura  ma  maladie,  que  je  me  livrai  à cette  passion,  et  que  je  ne  repoussai 
“ pas  les  images  qui  pouvaient  la  satisfaire. 

« Au  reste,  je  ne  me  flatte  pas  d’avoir  donné  une  idee  juste,  ni  un  détail  exact  de 
<<  l’excès  et  de  la  multiplicité  des  maux  et  des  douleurs  qu'a  soufferts  en  moi  la  nature 
« dans  le  cours  de  ma  malheureuse  jeunesse,  ni  même  dans  cette  dernière  crise;  j’en 
“ ai  rapporté  fidèlement  les  traits  principaux;  et  après  cette  étonnante  maladie,  me 
« considérant  moi-même,  je  ne  vis  qu’un  triste  et  infortuné  mortel , honteux  et  confus 
" de  son  état,  mis  entre  le  marteau  et  l’enclume,  en  opposition  avec  les  devoirs  de 


230 


ADDITIONS 


« religion  et  la  nécessité  de  nature*,  menacé  de  maladie  s’il  refusait  celle-ci , de  honte 
« et  d’ignominie  s’il  abandonnait  celui-là  : affreuse  alternative!  Aussi  fus-je  tenté  de 
« maudire  le  jour  qui  m’avait  rendu  la  lumière;  plus  d’une  fois  je  m’écriai  avec  Job  : 
« Lux  cur  data  misero  ! » 

Je  termine  ici  l’extrait  de  ce  mémoire  de  M.*** , qui  m’est  venu  voir  de  fort  loin  pour 
m'en  certifier  les  faits;  c’est  un  homme  bien  fait,  très-vigoureux  de  corps  et  en  même 
temps  spirituel , honnête  et  très-religieux;  je  ne  puis  donc  douter  de  sa  véracité.  J'ai 
vu  sous  mes  yeux  l’exemple  d’un  autre  ecclésiastique  qui,  désespéré  de  manquer  trop 
souvent  aux  devoirs  de  son  état,  s’est  fait  lui-même  l’opération  d’Origène.  La  rétention 
trop  longue  de  la  liqueur  séminale  peut  donc  causer  de  grands  maux  d’esprit  et  de 
corps,  la  démence  et  l’épilepsie;  car  la  maladie  de  M.  ***  n’était  qu’un  délire  épileptique 
qui  a duré  six  mois.  La  plupart  des  animaux  entrent  en  fureur  dans  le  temps  du  rut, 
ou  tombent  en  convulsion  lorsqu'ils  ne  peuvent  satisfaire  ce  besoin  de  nature;  les  per- 
roquets , les  serins , les  bouvreuils  et  plusieurs  autres  oiseaux  éprouvent  tous  les  effets 
d’une  véritable  épilepsie  lorsqu’ils  sont  privés  de  leurs  femelles.  On  a souvent  remar- 
qué dans  les  serins  que  c’est  au  moment  qu’ils  chantent  le  plus  fort.  Or,  comme  je  l’ai 
dit  a , le  chant  est  dans  les  oiseaux  l’expression  vive  du  sentiment  d’amour;  un  serin 
séparé  de  sa  femelle,  qui  la  voit  sans  pouvoir  l’approcher,  ne  cesse  de  chanter,  et  tombe 
enfin  tout  à coup  faute  de  jouissance  ou  plutôt  de  l’émission  de  cette  liqueur  de  vie, 
dont  la  nature  ne  veut  pas  qu’on  renferme  la  surabondance , et  qu’au  contraire  elle  a 
destinée  à se  répandre  au  dehors , et  passer  de  corps  en  corps. 

Mais  ce  n’est  que  dans  la  force  de  l’âge  et  pour  les  hommes  vigoureux  que  cette  éva- 
cuation est  absolument  nécessaire  ; elle  n’est  même  salutaire  qu’aux  hommes  qui  savent 
se  modérer;  pour  peu  qu’on  se  trompe  en  prenant  ses  désirs  pour  des  besoins,  il  résulte 
plus  de  mal  de  la  jouissance  que  de  la  privation  : on  a peut-être  mille  exemples  de  geus 
perdus  par  les  excès,  pour  un  seul  malade  de  continence.  Dans  le  commun  des  hommes, 
dès  que  l’on  a passé  cinquante-cinq  ou  soixante  ans,  on  peut  garder  eu  conscience  et 
sans  grand  tourment  cette  liqueur,  qui,  quoique  aussi  abondante,  est  bien  moins  pro- 
vocante que  dans  la  jeunesse;  c’est  même  un  baume  pour  l’âge  avancé;  nous  finissons 
à tous  égards  comme  nous  avons  commencé.  L’on  sait  que  dans  l’enfance , et  jusqu’à 
la  pleine  puberté,  il  y a de  l’érection  sans  aucune  émission;  la  même  chose  se  trouve 
dans  la  vieillesse,  l’érection  se  fait  encore  sentir  assez  longtemps  après  que  le  besoin 
de  l’évacuation  a cessé , et  rien  ne  fait  plus  de  mal  aux  vieillards  que  de  se  laisser  trom- 
per par  ce  premier  signe  qui  ne  devrait  pas  leur  en  imposer,  car  il  n’est  jamais  aussi 
plein  ni  aussi  parfait  que  dans  la  jeunesse,  il  ne  dure  que  peu  de  minutes,  il  n’est  point 
accompagné  de  ces  aiguillons  de  la  chair,  qui  seuls  nous  font  sentir  le  vrai  besoin  de 
nature  dans  la  vigueur  de  l’âge  ; ce  n’est  ni  le  toucher  ni  la  vue  qu'on  est  le  plus  pressé 
de  satisfaire,  c’est  un  sens  différent,  un  sens  intérieur  et  particulier  bien  éloigné  du 
siège  des  autres  sens  , par  lequel  la  chair  se  sent  vivante , non-seulement  dans  les  par- 
ties de  la  génération , mais  dans  toutes  celles  qui  les  avoisinent  : dès  que  ce  sentiment 
n’existe  plus,  la  chair  est  morte  au  plaisir,  et  la  continence  est  plus  salutaire  que  nui- 
sible. 

a.  Histoire  naturelle  des  oiseaux , t.  I.  Discours  sur  la  nature  des  oiseaux. 


A L’HISTOIRE  DE  L’HOMME. 


231 


ADDITION 

a l’article  de  la  description  de  l’homme,  PAGES  66  ET  67. 

I.  — Hommes  d'une  grosseur  extraor  clin  aire. 

Il  se  trouve  quelquefois  des  hommes  d'une  grosseur  extraordinaire  ; l’Angleterre 
nous  en  fournit  plusieurs  exemples.  Dans  un  voyage  que  le  roi  Georges  II  fit  en  1724 
pour  visiter  quelques-unes  de  ses  provinces , on  lui  présenta  un  homme  du  comté  de 
Lincoln,  qui  pesait  cinq  cent  quatre-vingt-trois  livres  poids  de  marc;  la  circonférence 
de  son  corps  était  de  dix  pieds  anglais,  et  sa  hauteur  de  six  pieds  quatre  pouces  ; il 
mangeait  dix-huit  livres  de  bœuf  par  jour;  il  est  mort  avant  l’âge  de  vingt-neuf  ans, 
et  il  a laissé  sept  enfants  ®. 

Dans  Tannée  1750,  le  10  novembre,  un  Anglais  nommé  Édouard  Brimht,  marchand, 
mourut  âgé  de  vingt-neuf  ans  à Malder  en  Essex;  il  pesait  six  cent  neuf  livres  poids 
anglais,  et  cinq  cent  cinquante-sept  livres  poids  de  Nuremberg  ; sa  grosseur  était  si 
prodigieuse,  que  sept  personnes  d’une  taille  médiocre  pouvaient  tenir  ensemble  dans 
son  habit  et  le  boutonner  b . 

Un  exemple  encore  plus  récent  est  celui  qui  est  rapporté  dans  la  Gazette  anglaise  du 
24  juin  1775,  dont  voici  l’extrait  : 

« M.  Sponer  est  mort  dans  la  province  deWarwick.  On  le  regardait  comme  l’homme 
« le  plus  gros  d’Angleterre,  car  quatre  ou  cinq  semaines  avant  sa  mort  il  pesait  qua- 
« rante  stones  neuf  livres  (c’est-à-dire,  649  livres  ) ; il  était  âgé  de  cinquante-sept  ans, 
« et  il  n’avait  pas  pu  se  promener  à pied  depuis  plusieurs  années  ; mais  il  prenait  l’air 
« dans  une  charrette  aussi  légère  qu’il  était  pesant,  attelée  d’un  bon  cheval  ; mesuré 
« après  sa  mort,  sa  largeur  d’une  épaule  à l’autre  était  de  quatre  pieds  trois  pouces  : il 
« a été  amené  au  cimetière  dans  sa  charrette  de  promenade.  On  fit  le  cercueil  beaucoup 
« trop  long,  à dessein  de  donner  assez  de  place  aux  personnes  qui  devaient  porter  le 
« corps , de  la  charrette  à l’église,  et  de  là  à la  fosse.  Treize  hommes  portaient  ce  corps, 
« six  à chaque  côté  et  un  à l’extrémité.  La  graisse  de  cet  homme  sauva  sa  vie  il  y a 
■ quelques  années;  il  était  à la  foire  d’Atherston,  où  s’étant  querellé  avec  un  juif,  celui- 
« ci  lui  donna  un  coup  de  canif  dans  le  ventre;  mais  la  lame  étant  courte,  ne  lui 
« perça  pas  les  boyaux,  et  même  elle  n’était  pas  assez  longue  pour  passer  au  travers  de 
« la  graisse.  » 

On  trouve  encore  dans  les  Transactions  philosophiques , n°  479,  art.  2,  un  exemple 
de  deux  frères,  dont  l’un  pesait  trente-cinq  stones,  c’est-à-dire  quatre  cent  quatre- 
vingt-dix  livres  , et  l’autre  trente-quatre  stones,  c’est-à-dire  quatre  cent  soixante-seize 
livres,  à quatorze  livres  le  stone. 

Nous  n’avons  pas  d’exemples  en  France  d’une  grosseur  aussi  monstrueuse;  je  me 
suis  informé  des  plus  gros  hommes,  soit  à Paris,  soit  en  province,  et  jamais  leur  poids 
n’a  été  de  plus  de  trois  cent  soixante,  et  tout  au  plus  trois  cent  quatre-vingts  livres, 
encore  ces  exemples  sont-ils  très-rares  : le  poids  d’un  homme  de  cinq  pieds  six  pouces 
doit  être  de  cent  soixante  à cent  quatre-vingts  livres;  il  est  déjà  gros  s’il  pèse  deux 
cents  livres,  trop  gros  s’il  en  pèse  deux  cent  trente  , et  beaucoup  trop  épais  s’il  pèse 
deux  cent  cinquante  et  au-dessus  ; le  poids  d’un  homme  de  six  pieds  de  hauteur  doit 
être  de  deux  cent  vingt  livres;  il  sera  déjà  gros,  relativement  à sa  taille,  s’il  pèse  deux 

a.  Voyez  les  Gazettes  anglaises.  Décembre  1724. 

b.  Linn.  Natur.  syslem.  Édit,  allemande.  Nuremberg,  1773  , Ier  vol,  p.  104,  avec  la  figure 
de  ce  très-gros  homme  , pl.  2. 


232 


ADDITIONS 


cent  soixante,  trop  gros  à deux  cerit  quatre-vingts,  énorme  à trois  cents  et  au-dessus. 
Et  si  l’on  suit  cette  même  proportion,  un  homme  de  six  pieds  et  demi  de  hauteur  peut 
peser  deux  cent  quatre-vingt-dix  livres  sans  paraître  trop  gros , et  un  géant  de  sept 
pieds  de  grandeur  doit  pour  être  bien  proportionné  peser  au  moins  trois  cent  cinquanie 
livres  ; un  géant  de  sept  pieds  et  demi,  plus  de  quatre  cent  cinquante  livres  -,  et  enfin  un 
géant  de  huit  pieds  doit  peser  cinq  cent  vingt  ou  cinq  cent  quarante  livres  , si  la  gros- 
seur de  son  corps  et  de  ses  membres  est  dans  les  mêmes  proportions  que  celles  d'un 
homme'bien  fait. 

GÉANTS. 

II.  — Exemples  de  géants  d'environ  sept  pieds  de  grandeur,  et  au-dessus. 

Le  géant  qu’on  a vu  à Paris  en  1735,  et  qui  avait  six  pieds  huit  pouces  huit  lignes, 
était  né  en  Finlande  sur  les  confins  de  la  Laponie  méridionale,  dans  un  village  peu 
éloigné  de  Tornéo. 

Le  géant  de  Toresby  en  Angleterre , haut  de  sept  pieds  cinq  pouces  anglais. 

Le  géant,  portier  du  duc  de  Wurtemberg  en  Allemagne,  de  sept  pieds  et  demi  du 
Rhin. 

Trois  autres  géants  vus  en  Angleterre,  l’un  de  sept  pieds  six  pouces,  l’autre  de  sept 
pieds  sept  pouces,  et  le  troisième  de  sept  pieds  huit  pouces. 

Le  géant  Cajanus  en  Finlande,  de  sept  pieds  huit  pouces  du  Rhin,  ou  huit  pieds 
mesure  de  Suède. 

Un  paysan  suédois  de  même  grandeur,  de  huit  pieds  mesure  de  Suede. 

Un  garde  du  duc  de  Brunswick-Hanovre  , de  huit  pieds  six  pouces  d’Amsterdam 

Le  géant  Gilli , de  Trente  dans  le  Tyrol , de  huit  pieds  deux  pouces,  mesure  sué- 
doise. 

Un  Suédois , garde  du  roi  de  Prusse , de  huit  pieds  six  pouces , mesure  de  Suède. 

Tous  ces  géants  sont  cités,  avec  d’autres  moins  grands,  par  M.  Schreber,  Hist.  des 
quadrup.  Erlang. , 1775,  t.  I,  p.  35  et  36. 

Goliath,  de  Geth  altitudinis  sex  cubitorum  et  palmi , I Reg.  , c.  xvii,  v.  4.  En 
donnant  à la  coudée  dix-huit  pouces  de  hauteur,  le  géant  Goliath  avait  neuf  pieds  quaire 
pouces  de  grandeur. 

« Soins  quippe  Og  rex  Bazan  restiterat  de  stirpe  gigantum  : monstratus  lectus  ejus 

«<  ferreus  qui  est  in  Rabath novem  cubitos  habens  longitudinis  et  quatuor  latitu- 

« dinis  ad  mensuram  cubiti  virilis  manus.  » Deuteron. , c.  ni , v.  11. 

IM.  Le  Cat,  dans  un  mémoire  lu  à l’Académie  de  Rouen,  fait  mention  des  géants  cités 
dans  l’Écriture  sainte  et  par  les  auteurs  profanes.  Il  dit  avoir  vu  lui-même  plusieurs 
géants  de  sept  pieds,  et  quelques-uns  de  huit,  entre  autres  le  géant  qui  se  faisait  voir  à 
Piouen  en  1735,  qui  avait  huit  pieds  quelques  pouces.  Il  cite  la  fille  géane,  vue  par 
Goropius,  qui  avait  dix  pieds  de  hauteur;  le  corps  d’Oreste,  qui,  selon  les  Grecs,  avait 
onze  pieds  et  demi  (Pline  dit  sept  coudées,  c’est-à-dire  dix  pieds  et  demi). 

Le  géant  Gabara  , presque  contemporain  de  Pline  , qui  avait  plus  de  dix  pieds,  aussi 
bien  que  le  squelette  de  Secondilla  et  de  Pusio,  conservés  dans  les  jardins  de  Salluste. 
M.  Le  Cat  cite  aussi  l’Écossais  Funnam,  qui  avait  onze  pieds  et  demi.  Il  fait  ensuite 
mention  des  tombeaux  où  l’on  a trouvé  des  os  de  géants  de  quinze,  dix-huit , vingt, 
trente  et  trente-deux  pieds  de  hauteur;  mais  il  paraît  certain  que  ces  grands  ossements 
ne  sont  pas  des  os  humains,  et  qu’ils  appartiennent  à de  grands  animaux,  tels  que 
l’éléphant,  la  girafe,  le  cheval  ; car  il  y a eu  des  temps  où  l’on  enterrait  les  guerriers 
avec  leur  cheval , peut-être  avec  leur  éléphant  de  guerre. 


A L’HISTOIRE  DE  L'HOMME. 


23 


NAINS. 

III.  — Exemples  au  sujet  des  Nains. 

Le  nommé  Bébé  du  roi  de  Pologne  (Stanislas)  avait  trente-trois  pouces  de  Paris,  la 
taille  droite  et  bien  proportionnée  jusqu’à  l’âge  de  quinze  ou  seize  ans  qu’elle  com- 
mença à devenir  contrefaite;  il  marquait  peu  de  raison.  11  mourut  Tan  1764,  à l'âge  de 
vingt-trois  ans. 

Un  autre  qu’on  a vu  à Paris  en  1760  : c’était  un  gentilhomme  polonais  qui  , à l’âge 
de  vingt-deux  ans  , n’avait  que  la  hauteur  de  vingt-huit  pouces  de  Paris  , mais  le  corps 
bien  fait  et  l’esprit  vif,  et  il  possédait  plusieurs  langues.  11  avait  un  frère  aîné  qui 
n’avait  que  trente- quatre  pouces  de  hauteur. 

Un  autre  à Bristol,  qui,  en  1751,  à l’âge  de  quinze  ans,  n’avait  que  trente  et  un  ponces 
anglais  ; il  était  accablé  de  tous  les  accidents  de  la  vieillesse  ; et  de  dix-neuf  livres  qu’il 
avait  pesé  dans  sa  septième  année,  il  n'en  pesait  plus  que  treize. 

Un  paysan  de  Frise,  qui  en  1751  se  fit  voir  pour  de  l’argent  à Amsterdam  ; il  n'avait, 
à l’âge  de  vingt-six  ans,  que  la  hauteur  de  vingt-neuf  pouces  d’Amsterdam. 

Un  nain  de  Norfolk,  qui  se  fit  voir  dans  la  même  année  à Londres , avait  à l’âge  de 
vingt-deux  ans  trente-huit  pouces  anglais  , et  pesait  vingt-sept  livres  et  demie.  Trans- 
actions philosophiques  , n°  495. 

On  a des  exemples  de  nains  qui  n’avaient  que  deux  pieds  « , vingt  et  un  et  dix-huit 
pouces &;  et  même  d’un  qui , à l’âge  de  trente-sept  ans , n’avait  que  seize  pouces  c. 

Dans  les  Transactions  philosophiques,  n°  467,  art.  10,  il  est  parlé  d’un  nain  âgé  de 
vingt-deux  ans,  qui  ne  pesait  que  trente-quatre  livres  étant  tout  habillé,  et  qui  n’avait 
que  trente-huit  pouces  de  hauteur  avec  ses  souliers  et  sa  perruque. 

« Marcum  Maximum  et  Marcum  Tullium,  équités  romanos  binum  cubitorum  fuisse 
« auctor  est  M.  Yarro,  et  ipsi  vidimus  in  loculis  asservatos.  » Plin.,  lib.  vu,  cap.  xvi. 

Dans  tout  ordre  de  productions,  la  nature  nous  offre  les  mêmes  rapports  en  plus  et 
en  moins;  les  nains  doivent  avoir  avec  l’homme  ordinaire  les  mêmes  proportions  en 
diminution  que  les  géants  en  augmentation.  Un  homme  de  quatre  pieds  et  demi  de 
hauteur  ne  doit  peser  que  quatre-vingt-dix  ou  quatre-vingt-quinze  livres  ; un  homme 
de  quatre  pieds,  soixante-cinq  ou  tout  au  plus  soixante-dix  livres;  un  nain  de  trois 
pieds  et  demi,  quarante-cinq  livres  ; un  de  trois  pieds,  vingt-huit  ou  trente  livres,  si  leur 
corps  et  leurs  membres  sont  bien  proportionnés  , ce  qui  est  tout  aussi  rare  en  petit  qu’en 
grand;  car  il  arrive  presque  toujours  que  les  géants  sont  trop  minces  et  les  nains  trop 
épais  : ils  ont  surtout  la  tête  beaucoup  trop  grosse,  les  cuisses  et  les  jambes  trop  courtes, 
au  lieu  que  les  géants  ont  communément  la  tête  petite,  les  cuisses  et  les  jambes  trop 
longues.  Le  géant  disséqué  en  Prusse  avait  une  vertèbre  de  plus  que  les  autres  hommes, 
et  il  y a quelque  apparence  que  dans  les  géants  bien  faits  le  nombre  des  vertèbres  est 
plus  grand  que  dans  les  autres  hommes.  IJ  serait  à désirer  qu’on  fit  la  même  recherche 
sur  les  nains,  qui  peut-être  ont  quelques  vertèbres  de  moins. 

En  prenant  cinq  pieds  pour  la  mesure  commune  de  la  taille  des  hommes,  sept  pieds 
pour  celle  des  géants , et  trois  pieds  pour  celle  des  nains , on  trouvera  encore  des  géants 
plus  grands  et  des  nains  plus  petits.  J’ai  vu  moi-même  des  géants  de  sept  pieds  et  demi 
et  de  sept  pieds  huit  pouces  ; j’ai  vu  des  nains  qui  n’avaient  que  vingt-huit  et  trente 
pouces  de  haut  ; il  paraît  donc  qu’on  doit  fixer  les  limites  de  la  nature  actuelle,  pour 


a.  Cardanus , De  subtil,  p.  3S7. 

b.  Journal  de  Med.  et  Telliamed. 

c.  Iiirch , Ilist.  ofthe  R.  Soc.,  t.  IV,  p.  500. 


234 


ADDITIONS 


la  grandeur  du  corps  hnmain,  depuis  deux  pieds  et  demi  jusqu’à  huit  pieds  de  hau- 
teur ; et  quoique  cet  intervalle  soit  bien  considérable , et  que  la  différence  paraisse 
énorme , elle  est  cependant  encore  plus  grande  dans  quelques  espèces  d’animaux , tels 
que  les  chiens;  un  enfant  qui  vient  de  naître  est  plus  grand , relativement  à un  géant, 
qu’un  bichon  de  Malte  adulte  ne  l’est  en  comparaison  du  chien  d’Albanie  ou  d’Irlande. 

IV.  — Nourriture  de  l'homme  dans  les  différents  climats. 

En  Europe  et  dans  la  plupart  des  climats  tempérés  de  l’un  et  de  l’autre  continent , le 
pain , la  viande , le  lait,  les  œufs,  les  légumes  et  les  fruits,  sont  les  aliments  ordinaires 
de  l’homme  ; et  le  vin,  le  cidre  et  la  bière  sa  boisson  , car  l’eau  pure  ne  suffirait  pas 
aux  hommes  de  travail  pour  maintenir  leurs  forces. 

Dans  les  climats  les  plus  chauds,  le  sagou,  qui  est  la  moelle  d'un  arbre,  sert  de  pain, 
et  les  fruits  des  palmiers  suppléent  au  défaut  de  tous  les  autres  fruits;  on  mange  aussi 
beaucoup  de  dattes  en  Égypte , en  Mauritanie , en  Perse , et  le  sagou  est  d’un  usage 
commun  dans  les  Indes  méridionales , à Sumatra , Malacca  , etc.  Les  figues  sont  l’ali- 
ment le  plus  commun  en  Grèce,  en  Morée  et  dans  les  îles  de  l’Archipel , comme  les  châ- 
taignes dans  quelques  provinces  de  France  et  d’Italie. 

Dans  la  plus  grande  partie  de  l’Asie,  en  Perse,  en  Arabie,  en  Égypte,  et  de  là  jusqu'à 
la  Chine,  le  riz  fait  la  principale  nourriture. 

Dans  les  parties  les  plus  chaudes  de  l’Afrique,  le  grand  et  le  petit  millet  sont  la  nour- 
riture des  Nègres. 

Le  maïs  dans  les  contrées  tempérées  de  l’Amérique. 

Dans  les  îles  de  la  mer  du  Sud , le  fruit  d’un  arbre  appelé  l 'arbre  de  pain. 

A Californie,  le  fruit  appelé  Pitahaïa. 

La  cassave  dans  toute  l’Amérique  méridionale,  ainsi  que  les  pommes  de  terre,  les 
ignames  et  les  patates. 

Dans  les  pays  du  Nord,  la  bistorte,  surtout  chez  les  Samoièdes  et  les  Jakutes. 

La  saranne  au  Kamtschatka. 

En  Islande  et  dans  les  pays  encore  plus  voisins  du  Nord,  on  fait  bouillir  des  mouss 
et  du  varec. 

Les  Nègres  mangent  volontiers  de  l’éléphant  et  des  chiens. 

Les  Tartares  de  l’Asie  et  les  Patagons  de  l’Amérique  vivent  egalement  de  la  chair  de 
leurs  chevaux. 

Tous  les  peuples  voisins  des  mers  du  Nord  mangent  la  chair  des  phoques,  des  morses 
et  des  ours. 

Les  Africains  mangent  aussi  la  chair  des  panthères  et  des  lions. 

Dans  tous  les  pays  chauds  de  l’un  et  de  l’autre  continent,  on  mange  de  presque  toutes 
les  espèces  de  singes. 

Tous  les  habitants  dqs  côtes  de  la  mer,  soit  dans  les  pays  chauds,  soit  dans  les  climats 
froids,  mangent  plus  de  poisson  que  de  chair.  Les  habitants  des  îles  Orcades,  les 
Islandais,  les  Lapons,  les  Groënlandais,  ne  vivent  pour  ainsi  dire  que  de  poisson. 

Le  lait  sert  de  boisson  à quantité  de  peuples  ; les  femmes  Tartares  ne  boivent  que  du 
lait  de  jument  ; le  petit-lait,  tiré  du  lait  de  vache,  est  la  boisson  ordinaire  en  Islande. 

Il  serait  à désirer  qu’on  rassemblât  un  plus  grand  nombre  d’observations  exactes  sur 
la  différence  des  nourritures  de  l’homme  dans  les  climats  divers,  et  qu’on  pût  faire  la 
comparaison  du  régime  ordinaire  des  différents  peuples  ; il  en  résulterait  de  nouvelles 
lumières  sur  la  cause  des  maladies  particulières,  et  pour  ainsi  dire  indigènes  dans 
chaque  climat. 


A L'HISTOIRE  DE  L'HOMME. 


235 


ADDITION 

a l’article  de  la  vieillesse  et  de  la  mort,  page  76. 

' .T’ai  cité,  d’après  les  Transactions  philosophiques,  deux  vieillesses  extraordinaires, 
l’une  de  cent  soixante-cinq  ans  et  l’autre  de  cent  quarante-quatre.  On  vient  d’imprimer 
en  danois  la  vie  d’un  Norwégien , Christian-Jacobsen  Drachenberg , qui  est  mort  en 
1772,  âgé  de  cent  quarante-six  ans;  il  était  né  le  18  novembre  1626,  et  pendant  presque 
toute  sa  vie  il  a servi  et  voyagé  sur  mer,  ayant  meme  subi  l’esclavage  en  Barbarie  pen- 
daut  près  de  seize  ans;  il  a fini  par  se  marier  à l’àge  de  cent  onze  ans  <*. 

Un  autre  exemple  est  celui  du  vieillard  de  Turin,  nommé  André-Brisio  de  Bra,qui  a 
vécu  cent  vingt-deux  ans  sept  mois  et  vingt-cinq  jours , et  qui  aurait  probablement 
vécu  plus  longtemps,  car  il  a péri  par  accident,  s’étant  fait  une  forte  contusion  à la  tête 
en  tombant;  il  n’avait  à cent  vingt-deux  ans  encore  aucune  des  infirmités  de  la  vieil- 
lesse; c’était  un  domestique  actif,  et  qui  a continué  son  service  jusqu’à  cet  âge  b. 

Un  quatrième  exemple  est  celui  du  sieur  de  Lahaye  qui  a vécu  cent  vingt  ans;  il  était 
né  en  France,  il  avait  fait  par  terre,  et  presque  toujours  à pied,  le  voyage  des  Indes,  de 
la  Chine,  de  la  Perse  et  de  l’Égypte  c;  cet  homme  n’avait  atteint  la  puberté  qu’à  l’âge 
de  cinquante  ans,  il  s’est  marié  à soixante-dix  ans  et  a laissé  cinq  enfants. 

Exemple  que  j’ai  pu  recueillir  cle  personnes  qui  ont  vécu  cent  dix  ans  et  au  delà. 

Guillaume  Lecomte , berger  de  profession,  mort  subitement  le  17  janvier  1776  en  la 
paroisse  de  Theuville-aux-Maillots,  dans  le  pays  de  Caux,  âgé  de  cent  dix  ans;  il  s’était 
marié  en  secondes  noces  à quatre-vingts  ans.  Journal  de  Politique  et  de  Littérature , 
15  mars  1776,  art.  Paris. 

Dans  la  nomenclature  d’un  professeur  de  Dantzick,  nommé  Hanovius,  on  cite  un 
médecin  impérial,  nommé  Cramers,  qui  avait  vu  à Temeswar  deux  frères,  l’un  de  cent 
dix  ans,  l’autre  de  cent  douze  ans,  qui  tous  deux  devinrent  pères  à cet  âge.  Idem , 15 
février  1775,  page  197. 

La  nommée  Marie  Cocu,  morte  vers  le  nouvel  an  1776  à Websboroug,  en  Irlande,  à 
l’âge  de  cent  douze  ans. 

Le  sieur  Istwan  Horwaths , chevalier  de  l’ordre  royal  et  militaire  de  Saint-Louis, 
ancien  capitaine  de  hussards  au  service  de  France,  mort  à Sar-Albe,  en  Lorraine,  le 

4 décembre  1775,  âgé  de  cent  douze  ans  dix  mois  et  vingt-six  jours  ; il  était  né  à Raab, 
en  Hongrie,  le  8 janvier  1663 , et  avait  passé  en  France,  en  1712 , avec  le  régiment  de 
Berchény;  il  se  retira  du  service  en  1756.  Il  a joui  jusqu’à  la  fin  de  sa  vie  de  la  santé 
la  plus  robuste,  que  l’usage  peu  modéré  des  liqueurs  fortes  n’a  pu  altérer.  Les  exercices 
du  corps  et  surtout  la  chasse,  dont  il  se  délassait  par  l’usage  des  bains,  étaient  pour  lui 
des  plaisirs  vifs;  quelque  temps  avant  sa  mort,  il  entreprit  un  voyage  très-long  et  le  fit 
à cheval.  Journal  de  Politique  et  de  Littérature , 15  mars  1776,  art.  Paris. 

Rosine  Jwiwarowska,  morte  à Minsk,  en  Lithuanie,  âgée  de  cent  treize  ans.  Idem , 

5 mai  1776,  ibid. 

Le  26  novembre  1773  , il  est  mort  dans  la  paroisse  de  Frise  , au  village  d’Oldeborn  , 
une  veuve  nommée  Fockjd  Johannes,  âgée  de  cent  treize  ans  seize  jours;  elle  a con- 
servé tous  ses  sens  jusqu’à  sa  mort.  Journal  Histor.  et  Polit.,  30  décembre  1773,  p.  47. 

La  nommée  Jenneken  Maghbargh,  veuve  Faus , morte  le  2 février  1776  à la  maison 

а.  Gazette  de  France,  du  vendredi  11  novembre  1774,  article  de  Varsovie. 

б.  Ibid,  du  lundi  14  novembre  1774,  article  de  Turin. 

c.  Ibid,  du  18  février  1774,  article  de  La  Haye. 


236 


ADDITIONS 


de  charité  de  Zutphen,  dans  la  province  de  Gueldres,  à l’âge  de  cent  treize  ans  et  sept 
mois  ; elle  avait  toujours  joui  de  la  santé  la  plus  ferme  , et  n’avait  perdu  la  vue  qu’un 
an  avant  sa  mort.  Journal  de  Politique  et  de  Littérature,  15  mars  1776,  art.  Paris. 

Le  nommé  Patrick  Meriton  , cordonnier  à Dublin  , paraît  encore  fort  robuste , quoi- 
qu’il soit  actuellement  (en  1773)  âgé  de  cent  quatorze  ans  : il  a été  marié  onze  fois,  et 
la  femme  qu’il  a présentement  a soixante-dix-huit  ans.  Journal  Historique  et  Poli- 
tique, 10  septembre  1773,  art.  Londres. 

Marguerite  Bonefaut  est  morte  à Wear-Gifford,  au  comté  de  Devon,  le  26  mars  1774, 
âgée  de  cent  quatorze  ans.  Idem,  10  avril  1774,  page  50. 

M.  Eastemann,  procureur,  mort  à Londres,  le  1 1 janvier  1776,  à l’âge  de  cent  quinze 
ans.  Journal  de  Politique  et  de  Littérature , 15  mars  1776,  art.  Paris. 

Térence  Gallabar,  mort  le  2 1 février  1776,  dans  la  paroisse  de  Killymon,  près  de  Dun- 
gannon,  en  Irlande,  âgé  de  cent  seize  ans  et  quelques  mois.  lb.,  5 mai  1776,  art.  Paris. 

David  Bian,  mort  au  mois  de  mars  1776  , à Tismerane,  dans  le  comté  de  Clark,  en 
Irlande,  à l’âge  de  cent  dix-sept  ans.  Idem , ibidem. 

A Villejack,  en  Hongrie,  un  paysan  nommé  Marsk  Jonas  est  mort  le  20  janvier  1775, 
âgé  de  cent  dix-neuf  ans,  sans  jamais  avoir  été  malade.  11  n’avait  été  marié  qu’une  fois, 
et  n’a  perdu  sa  femme  qu'il  y a deux  ans.  Idem,  15  février  1775,  page  197. 

Éléonore  Spicer  est  morte  au  mois  de  juillet  1773,  à Accomak,  dans  la  Virginie,  âgée 
de  cent  vingt-un  ans.  Cette  femme  n’avait  jamais  bu  aucune  liqueur  spiritueuse,  et  a 
conservé  l’usage  de  ses  sens  jusqu’au  dernier  terme  de  sa  vie.  Journal  Historique  et 
Politique , 30  décembre  1773,  page  47. 

Les  deux  vieillards  cités  dans  les  Transactions  philosophiques,  âgés  l’un  de  cent  qua- 
rante-quatre ans  et  l’autre  de  cent  soixante-cinq  ans.  Hist.  Nat.,  tome  II , in-4°,  p.  571 

Hanovius,  professeur  de  Dantziçk,  fait  mention  dans  sa  nomenclature  d’un  vieillard 
mort  à l’âge  de  cent  quatre-vingt-quatre  ans. 

Et  encore  d’un  vieillard  trouvé  en  Valachie,  qui,  selon  lui , était  âgé  de  cent  quatre- 
vingt  dix  ans.  Journal  de  Politique  et  de  Littérature,  15  février  1775,  page  197. 

D’après  des  registres  où  l’on  inscrivait  la  naissance  et  la  mort  de  tous  les  citoyens 
du  temps  des  Romains,  il  paraît  que  l’on  trouva  dans  la  moitié  seulement  du  pays, 
compris  entre  les  Apennins  et  le  Pu  , plusieurs  vieillards  d’un  âge  fort  avancé  ; savoir, 
à Parme,  trois  vieillards  de  cent  vingt  ans  et  deux  de  cent  trente;  à Brixillun,  un  de 
cent  vingt-cinq  ; à Plaisance,  un  de  cent  trente-un  ; à Faventin,  une  femme  de  cent  trente 
deux  ; à Bologne,  un  homme  de  cent  cinquante;  à Rimini,un  homme  et  une  femme  de 
cent  trente-sept;  dans  les  collines  autour  de  Plaisance,  six  personnes  de  cent  dix  ans, 
quatre  de  cent  vingt,  et  une  de  cent  cinquante  : enfin,  dans  la  huitième  partie  de  l’Italie 
seulement , d’après  un  dénombrement  authentique  fait  par  les  censeurs,  on  trouva  cin- 
quante-quatre hommes  âgés  de  cent  ans;  vingt-sept  âgés  de  cent  dix  ans;  deux  de  cent 
vingt-cinq  ; quatre  de  cent,  trente  ; autant  de  cent  trente-cinq  ou  cent  trente-sept,  et  trois 
de  cent  quarante,  sans  compter  celui  de  Bologne  âgé  d’un  siècle  et  demi.  Pline  observe 
que  l’empereur  Claude,  alors  régnant,  fut  curieux  de  constater  ce  dernier  fait  : on  le 
vérifia  avec  le  plus  grand  soin , et,  après  la  plus  scrupuleuse  recherche,  on  trouva  qu’il 
était  exact.  Journal  de  Politique  et  de  Littérature,  15  février  1775,  page  197. 

11  y a dans  les  animaux,  comme  dans  l’espèce  humaine,  quelques  individus  privilé- 
giés dont  la  vie  s’étend  presque  au  double  du  terme  ordinaire,  et  je  puis  citer  l’exemple 
d’un  cheval  qui  a vécu  plus  de  cinquante  ans  ; la  note  m’en  a été  donnée  par  M.  le  duc 
de  la  Rochefoucault  qui  non-seulement  s’intéresse  au  progrès  des  sciences,  mais  les 
cultive  avec  grand  succès. 

« En  1734,  M.  le  duc  de  Saint-Simon  étant  à Frescati  en  Lorraine  vendit  à son  cousin, 


237 


A L'HISTOIRE  DE  L'HOMME. 

« évêque  de  Metz,  un  cheval  normand  qu’il  réformait  de  son  attelage,  comme  étant  plus 

■ vieux  que  les  autres  : ce  cheval  ne  marquant  plus  à la  dent,  M.  de  Saint-Simon 
■=  assura  son  cousin  qu’il  n’avait  que  dix  ans  , et  c'est  de  cette  assurance  dont  on  part 

pour  fixer  la  naissance  du  cheval  à l’année  1724. 

« Cet  animal  était  bien  proportionné  et  de  belle  taille,  si  ce  n’est  l’encolure,  qu’il 
» avait  un  peu  trop  épaisse. 

« M.  l'évêque  de  Metz  (Saint-Simon)  employa  ce  cheval  jusqu’en  1760  à traîner  une 

■ voiture  dont  son  maître  d’hôtel  se  servait  pour  aller  à Metz  chercher  les  provisions 
de  la  table;  il  faisait  tous  les  jours  au  moins  deux  fois,  et  quelquefois  quatre,  le 

« chemin  de  Frescati  à Metz  , qui  est  de  3600  toises. 

« M.  l’évêque  de  Metz  étant  mort  en  1760,  ce  cheval  fut  employé  jusqu’à  l’arrivée 
« de  M.  l’évêque  actuel,  en  1762  , et  sans  aucun  ménagemeut , à tous  les  travaux  du 
“ jardin , et  à conduire  souvent  un  cabriolet  du  concierge. 

« M.  l’évêque  actuel,  à son  arrivée  à Frescati,  employa  ce  cheval  au  même  usage  que 
« son  prédécesseur  ; et  comme  on  le  faisait  fort  souvent  courir,  on  s’aperçut  en  1766 
que  son  flanc  commençait  à s'altérer,  et  dès  lors  M.  l’évêque  cessa  de  l’employer  à 
« conduire  la  voiture  de  son  maître  d'hôtel , et  ne  le  fit  plus  servir  qu’à  traîner  une 
ratissoire  dans  les  allées  du  jardin.  11  continua  ce  travail  jusqu’en  1772 , depuis  la 
- pointe  du  jour  jusqu’à  l’entrée  de  la  nuit,  excepté  le  temps  des  repas  des  ouvriers. 
" On  s’aperçut  alors  que  ce  travail  lui  devenait  trop  pénible , et  on  lui  fit  faire  un  petit 
tombereau,  de  moitié  moins  grand  que  les  tombereaux  ordinaires,  dans  lequel  il  traî- 
nait tous  les  jours  du  sable,  de  la  terre,  du  fumier,  etc.  M.  l’évêque,  qui  ne  voulait 
><  pas  qu’on  laissât  cet  animal  sans  rien  faire,  dans  la  crainte  qu’il  ne  mourut  bientôt, 
« et  voulant  le  conserver,  recommanda  que  pour  peu  que  le  cheval  parût  fatigué , on  le 
« laissât  reposer  pendant  vingt-quatre  heures;  mais  on  a été  rarement  dans  ce  cas  : il 
« a continué  à bien  manger,  à se  conserver  gras  , et  à se  bien  porter  jusqu’à  la  fin  de 
<*  l’automne  1773,  qu’il  commença  à ne  pouvoir  presque  plus  broyer  son  avoine  , et  à 
« la  rendre  presque  entière  dans  ses  excréments.  Il  commença  à maigrir;  M.  l’évêque 
« ordonna  qu'on  lui  fit  concasser  son  avoine,  et  le  cheval  parut  reprendre  de  l’em- 
" bonpoint  pendant  l’hiver  ; mais  au  mois  de  février  1774,  il  avait  beaucoup  de  peine  à 
• traîner  son  petit  tombereau  deux  ou  trois  heures  par  jour,  et  maigrissait  à vue  d’œil. 

Enfin  le  mardi  de  la  semaine  sainte,  dans  le  moment  où  on  venait  de  l’atteler,  il  se 
“ laissa  tomber  au  premier  pas  qu’il  voulut  faire;  on  eut  peine  à le  relever;  on  le 
" ramena  à l’écurie  où  il  se  coucha  sans  vouloir  manger,  se  plaignit,  enfla  beaucoup  et 
« mourut  le  vendredi  suivant,  répandant  une  infection  horrible. 

« Ce  cheval  avait  toujours  bien  mangé  son  avoine  et  fort  vite  ; il  n’avait  pas,  à sa 
« mort,  les  dents  plus  longues  que  ne  les  ont  ordinairement  les  chevaux  à douze  ou 
« quinze  ans;  les  seules  marques  de  vieillesse  qu’il  donnait  étaient  les  jointures  et  arti- 
K eulations  des  genoux  , qu’il  avait  un  peu  grosses,  beaucoup  de  poils  blancs  et  les 
« salières  fort  enfoncées  : il  n’a  jamais  eu  les  jambes  engorgées.  » 

Voilà  donc,  dans  l’espèce  du  cheval,  l’exemple  d’un  individu  qui  a vécu  cinquante 
ans,  c'est-à-dire  le  double  du  temps  de  la  vie  ordinaire  de  ces  animaux;  l’analogie 
confirme  en  général  ce  que  nous  ne  connaissions  que  par  quelques  faits  particulier  s, 
c’est  qu’il  doit  se  trouver  dans  toutes  les  espèces,  et  par  conséquent  dans  l’espèce 
humaine  comme  dans  celle  du  cheval,  quelques  individus  dont  la  vie  se  prolonge  au 
double  de  la  vie  ordinaire,  c’est-à-dire  à cent  soixante  ans  au  lieu  de  quatre-vingts.  Ces 
privilèges  de  la  nature  sont  à la  vérité  placés  de  loin  en  loin  pour  le  temps,  et  à de 
grandes  distances  dans  l’espace  : ce  sont  les  gros  lots  dans  la  loterie  universelle  de  la 
vie;  néanmoins  ils  suffisent  pour  donner  aux  vieillards,  même  les  plus  âgés,  l’espé- 
rance d’un  âge  encore  plus  grand. 


238 


ADDITIONS 


Nous  avons  dit  qu’une  raison  pour  vivre  est  d’avoir  vécu  , et  nous  l’avons  démontré 
par  l’échelle  des  probabilités  de  la  durée  de  la  vie  ; cette  probabilité  est  à la  vérité  d’au- 
tant plus  petite  que  l’âge  est  plus  grand;  mais  lorsqu’il  est  complet,  c’est-à-dire  à qua- 
tre-vingts ans,  cette  même  probabilité  qui  décroît  de  moins  en  moins,  devient  pour 
ainsi  dire  stationnaire  et  lixe.  Si  l’on  peut  parier  un  contre  un  qu’un  homme  de  qua- 
tre-vingts ans  vivra  trois  ans  de  plus , on  peut  le  parier  de  même  pour  un  homme  de 
quatre-vingt-trois,  de  quatre-vingt-six,  et  peut-être  encore  de  même  pour  un  homme 
de  quatre-vingt-dix  ans.  Nous  avons  donc  toujours  dans  l’âge  , même  le  plus  avancé , 
l’espérance  légitime  de  trois  années  de  vie.  Et  trois  années  ne  sont -elles  pas  une  vie 
complète,  ne  suffisent-elles  pas  à tous  les  projets  d’un  homme  sage  ? nous  ne  sommes 
donc  jamais  vieux,  si  notre  moral  n’est  pas  trop  jeune;  le  philosophe  doit  dès  lors 
regarder  la  vieillesse  comme  un  préjugé,  comme  une  idée  contraire  au  bonheur  de 
l’homme, et  qui  ne  trouble  pas  celui  des  animaux.  Les  chevaux  de  dix  ans,  qui  voyaient 
travailler  ce  cheval  de  cinquante  ans  , ne  le  jugeaient  pas  plus  près  qu’eux  de  la  mort  : 
ce  n’est  que  par  notre  arithmétique  que  nous  en  jugeons  autrement  ; mais  cette  même 
arithmétique  bien  entendue  nous  démontre  que  dans  notre  grand  âge  nous  sommes 
toujours  à trois  ans  de  distance  de  la  mort,  tant  que  nous  nous  portons  bien  ; que  vous 
autres  jeunes  gens  vous  en  êtes  souvent  bien  plus  près,  pour  peu  que  vous  abusiez  des 
forces  de  votre  âge;  que  d’ailleurs,  et  tout  abus  égal , c’est-à-dire  proportionnel,  nous 
sommes  aussi  sûrs  à quatre-vingts  ans  de  vivre  encore  trois  ans , que  vous  Têtes  à trente 
ans  d’en  vivre  vingt-six.  Chaque  jour  que  je  me  lève  en  bonne  santé,  n'ai-je  pas  la  jouis- 
sance de  ce  jour  aussi  présente,  aussi  plénière  que  la  vôtre?  Si  je  conforme  mes  mou- 
vements , mes  appétits , mes  désirs  aux  seules  impulsions  de  la  sage  nature,  ne  suis-je 
pas  aussi  sage  et  plus  heureux  que  vous  ? ne  suis-je  pas  même  plus  sûr  de  mes  projets, 
puisqu’elle  me  défend  de  les  étendre  au  delà  de  trois  ans  ? et  la  vue  du  passé  qui  cause 
les  regrets  des  vieux  fous  ne  m’offre-t-elle  pas  au  contraire  des  jouissances  de  mémoire, 
des  tableaux  agréables , des  images  précieuses  , qui  valent  bien  vos  objets  de  plaisir  ? 
car  elles  sont  douces  ces  images,  elles  sont  pures,  elles  ne  portent  dans  l’âme  qu'un 
souvenir  aimable;  les  inquiétudes , les  chagrins,  toute  la  triste  cohorte  qui  accompagne 
vos  jouissances  de  jeunesse,  disparaissent  dans  le  tableau  qui  me  les  représente;  les 
regrets  doivent  disparaître  de  même,  ils  ne  sont  que  les  derniers  élans  de  cette  folle 
vanité  qui  ne  vieillit  jamais. 

N’oublions  pas  un  autre  avantage,  ou  du  moins  une  forte  compensation  pour  le  bon- 
heur dans  l’âge  avancé  : c’est  qu’il  y a plus  de  gain  au  moral  que  de  perte  au  physique; 
tout  au  moral  est  acquis , et  si  quelque  chose  au  physique  est  perdu , on  en  est  pleine- 
ment dédommagé.  Quelqu’un  demandait  au  philosophe  Fontenelle , âgé  de  quatre-vingt- 
quinze  ans , quelles  étaient  les  vingt  années  de  sa  vie  qu’il  regrettait  le  plus , il  répondit 
qu’il  regrettait  peu  de  chose,  que  néanmoins  l’âge  où  il  avait  été  le  plus  heureux  était 
de  cinquante-cinq  à soixante-quinze  ans  ; il  lit  cet  aveu  de  bonne  foi,  et  il  prouva  son 
dire  par  des  vérités  sensibles  et  consolantes.  A cinquante-cinq  ans  la  fortune  est  établie, 
la  réputation  faite,  la, considération  obtenue,  l’état  de  la  vie  fixe,  les  prétentions  éva- 
nouies ou  remplies,  les  projets  avortés  ou  mûris,  la  plupart  des  passions  calmées,  ou 
du  moins  refroidies,  la  carrière  à peu  près  remplie  pour  les  travaux  que  chaque  homme 
doit  à la  société,  moins  d’ennemis  ou  plutôt  moins  d’envieux  nuisibles,  parce  que  le 
contre-poids  du  mérite  est  connu  par  la  voix  du  public  ; tout  concourt  dans  le  moral 
à l’avantage  de  l’âge,  jusqu’au  temps  où  les  infirjnités  et  les  autres  maux  physiques 
viennent  à troubler  la  jouissance  tranquille  et  douce  de  ces  biens  acquis  par  la  sagesse, 
qui  seuls  peuvent  faire  notre  bonheur. 

L'idée  la  plus  triste,  c’est-à-dire  la  plus  contraire  au  bonheur  de  l’homme,  est  la 
vue  fixe  de  sa  prochaine  fin  : cette  idée  fait  le  malheur  de  la  plupart  des  vieillards, 


A L’HISTOIRE  DE  L’HOMME. 


23  9 


même  de  ceux  qui  se  portent  le  mieux  et  qui  11e  sont  pas  encore  dans  un  âge  fort  avancé; 
je  les  prie  de  s’en  rapporter  à moi  ; ils  ont  encore  à soixante-dix  ans  l’espérance  légi- 
time de  six  ans  deux  mois , à soixante-quinze  ans  l’espérance  tout  aussi  légitime  de 
quatre  ans  six  mois  de  vie  ; enfin,  à quatre-vingts  et  même  à quatre-vingt-six  ans,  celle 
de  trois  années  de  plus;  il  n’y  a donc  de  fin  prochaine  que  pour  ces  âmes  faibles  qui 
se  plaisent  à la  rapprocher  ; néanmoins  le  meilleur  usage  que  l’homme  puisse  faire  de 
la  vigueur  de  son  esprit,  c’est  d’agrandir  les  images  de  tout  ce  qui  peut  lui  plaire  en 
les  rapprochant,  et  de  diminuer  au  contraire,  en  les  éloignant,  tous  les  objets  dés- 
agréables, et  surtout  les  idées  qui  peuvent  faire  son  malheur;  et  souvent  il  suffit  pour 
cela  devoir  les  choses  telles  qu’elles  sont  en  effet.  La  vie,  ou  si  l’on  veut  la  continuité 
de  notre  existence,  ne  nous  appartient  qu’autant  que  nous  la  sentons;  or,  ce  sentiment 
de  l’existence  n’est-il  pas  détruit  par  le  sommeil  ? Chaque  nuit  nous  cessons  d’être , et 
dès  lors  nous  ne  pouvons  regarder  la  vie  comme  une  suite  non  interrompue  d’existences 
senties,  ce  n’est  point  une  trame  continue,  c’est  un  fil  divisé  par  des  nœuds  ou  plutôt 
par  des  coupures  qui  toutes  appartiennent  à la  mort  : chacune  nous  rappelle  l’idée  du 
dernier  coup  de  ciseau,  chacune  nous  représente  ce  que  c’est  que  de  cesser  d’être; 
pourquoi  donc  s’occuper  de  la  longueur  plus  ou  moins  grande  de  cette  chaîne  qui  se 
rompt  chaque  jour  ? Pourquoi  11e  pas  regarder  et  la  vie  et.  la  mort  pour  ce  qu’elles  sont 
en  effet?  Mais  comme  il  y a plus  de  cœurs  pusillanimes  que  d’âmes  fortes,  l’idée  delà 
mort  se  trouve  toujours  exagérée,  sa  marche  toujours  précipitée,  ses  approches  trop 
redoutées  , et  son  aspect  insoutenable;  on  ne  pense  pas  que  l’on  anticipe  malheureuse- 
ment sur  son  existence  toutes  les  fois  que  l’on  s’affecte  de  la  destruction  de  son  corps; 
car  cesser  d’être  n’est  rien , mais  la  crainte  est  la  mort  de  l’âme.  Je  ne  dirai  pas  avec  le 
stoïcien,  Mors  hominl  summum  bonum  Dits  denegatum  , je  ne  la  vois  ni  comme  un 
grand  bien  ni  comme  un  grand  mal,  et  j’ai  tâché  de  la  représenter  telle  qu’elle  est 
(page  80  et  suiv.)  ; j'y  renvoie  mes  lecteurs,  par  le  désir  que  j’ai  de  contribuer  à leur 
bonheur. 


ADDITION 

A l’article  DU  SENS  DE  LA  VUE,  PAGE  100,  SUR  LA  CAUSE  DU  STRABISME 
OU  DES  YEUX  LOUCHES  '. 

Le  strabisme  est  non-seulement  un  défaut,  mais  une  difformité  qui  détruit  la  physio- 
nomie, et  rend  désagréables  les  plus  beaux  visages;  cette  difformité  consiste  dans  la 
fausse  direction  de  l’un  des  yeux,  en  sorte  que  quand  un  œil  pointe  à l’objet,  l’autre  s’en 
écarte  et  se  dirige  vers  un  autre  point.  Je  dis  que  ce  defaut  consiste  dans  la  fausse  direc- 
tion de  l’un  des  yeux,  parce  qu’en  effet  les  yeux  n’ont  jamais  tous  deux  ensemble  cette 
mauvaise  disposition,  et  que  si  on  peut  mettre  les  deux  yeux  dans  cet  état  en  quelque 
cas,  cet  état  ne  peut  durer  qu’un  instant  et  ne  peut  pas  devenir  une  habitude. 

Le  strabisme  ou  le  regard  louche  ne  consiste  donc  que  dans  l’écart  de  l’un  des  yeux, 
tandis  que  l’autre  paraît  agir  indépendamment  de  celui-là. 

On  attribue  ordinairement  cet  effet  à un  défaut  de  correspondance  entre  les  muscles 
de  chaque  œil  ; la  différence  du  mouvement  de  chaque  œil  vient  de  la  différence  du 
mouvement  de  leurs  muscles  qui,  n’agissant  pas  de  concert,  produisent  la  fausse  direc- 
tion des  yeux  louches  ; d’autres  prétendent  (et  cela  revient  à peu  près  au  même)  qu’il  y 

1.  J’avais  eu  le  projet  de  réserver  le  mémoire  suivant  sur  le  strabisme  pour  le  xie  volume  de 
cette  édition , volume  dans  lequel  je  me  propose  de  réunir  plusieurs  mémoires  de  Buffon  sur 
divers  sujets.  (Voyez  la  note  de  la  p.  113.)  Je  le  laisse  ici , parce  qu’il  se  lie  essentiellement  à 
l 'article  du  sens  de  la  vue. 


ADDITIONS 


240 

a équilibre  entre  les  muscles  des  deux  yeux,  que  cette  égalité  de  force  est  la  cause  de  la 
direction  des  deux  yeux  eusemble  vers  l’objet,  et  que  c’est  par  le  défaut  de  cet  équilibre 
que  les  deux  yeux  ne  peuvent  se  diriger  vers  le  même  point  1 . 

M.  de  la  Hire  et  plusieurs  autres  après  lui  ont  pensé  que  le  strabisme  n’est  pas  causé 
par  le  défaut  d’équilibre  ou  de  correspondance  entre  les  muscles,  mais  qu’il  provient 
d’un  défaut  dans  la  rétine  ; ils  ont  prétendu  que  l’endroit  de  la  rétine  qui  répond  à l’ex- 
trémité de  Taxe  optique  était  beaucoup  plus  sensible  que  tout  le  reste  de  la  rétine.  Les 
objets,  ont-ils  dit,  ne  se  peignent  distinctement  que  dans  cette  partie  plus  sensible,  et  si 
cette  partie  ne  se  trouve  pas  correspondre  exactement  à l’extrémité  de  l’axe  optique, 
dans  l’un  ou  l’autre  des  deux  yeux,  ils  s’écarteront  et  produiront  le  regard  louche  par 
la  nécessité  où  l’on  sera  dans  ce  cas  de  les  tourner  de  façon  que  leurs  axes  optiques 
puissent  atteindre  cette  partie  plus  sensible  et  mal  placée  de  la  rétine.  Mais  cette  opinion 
a été  réfutée  par  plusieurs  physiciens  et  en  particulier  par  M.  Jurin  a.  En  effet  il  semble 
que  M.  de  la  Hire  n’ait  pas  fait  attention  à ce  qui  arrive  aux  personnes  louches  lors- 
qu’elles ferment  le  bon  œil , car  alors  l’œil  louche  ne  reste  pas  dans  la  même  situation, 
comme  cela  devrait  arriver  si  cette  situation  était  nécessaire  pour  que  l’extrémité  de  l'axe 
optique  atteignît  la  partie  la  plus  sensible  de  la  rétine  ; au  contraire,  cet  œil  se  redresse 
pour  pointer  directement  à l’objet  et  pour  chercher  à le  voir  ; par  conséquent  l’œil  ne 
s’écarte  pas  pour  trouver  cette  partie  prétendue  plus  sensible  de  la  rétine,  et  il  faut  cher- 
cher une  autre  cause  à cet  effet.  M.  Jurin  en  rapporte  quelques  causes  particulières,  et 
il  semble  qu’il  réduit  le  strabisme  à une  simple  mauvaise  habitude  dont  on  peut  se  guérir 
dans  plusieurs  cas;  il  fait  voir  aussi  que  le  défaut  de  correspondance  ou  d’équilibre 
entre  les  muscles  des  deux  yeux  ne  doit  pas  être  regardé  comme  la  cause  de  cette  fausse 
direction  des  yeux  ; et,  en  effet,  ce  n’est  qu’une  circonstance  qui  même  n’accompagne 
ce  défaut  que  dans  de  certains  cas. 

Mais  la  cause  la  plus  générale,  la  plus  ordinaire  du  strabisme,  et  dont  personne  que 
je  sache  n’a  fait  mention,  c’est  l’inégalité  de  force  dans  les  yeux.  Je  vais  faire  voir  que 
cette  inégalité,  lorsqu’elle  est  d’un  certain  degré,  doit  nécessairement  produire  le  regard 
louche,  et  que  dans  ce  cas,  qui  est  assez  commun,  ce  défaut  n’est  pas  une  mauvaise 
habitude  dont  on  puisse  se  défaire , mais  une  habitude  nécessaire  qu’on  est  obligé  de 
conserver  pour  pouvoir  se  servir  de  ses  yeux. 

Lorsque  les  yeux  sont  dirigés  vers  le  même  objet,  et  qu’on  regarde  des  deux  yeux 
cet  objet,  si  tous  deux  sont  d’égale  force,  il  paraît  plus  distinct  et  plus  éclairé  que  quand 
on  le  regarde  avec  un  seul  œil.  Des  expériences  assez  aisées  à répéter  ont  appris  à 
M.  Jurin  6 que  cette  différence  de  vivacité  de  l’objet,  vu  de  deux  yeux  égaux  en  force 
ou  d’un  seul  œil,  est  d’environ  une  treizième  partie,  c’est-à-dire  qu’un  objet  vu  des  deux- 
yeux  parait  comme  s’il  était  éclairé  de  treize  lumières  égales,  et  que  l’objet  vu  d’un  seul 
œil  parait  comme  s’il  était  éclairé  de  douze  lumières  seulement,  les  deux  yeux  étant  sup- 
posés parfaitement  égaux  en  force,  mais  lorsque  les  yeux  sont  de  force  inégale,  j’ai 
trouvé  qu’il  en  était  tout  autrement;  un  petit  degré  d’inégalité  fera  que  l’objet  vu  de 
l’œil  le  plus  fort  sera  qussi  distinctement  aperçu  que  s’il  était  vu  des  deux  yeux;  un  peu 

a.  Essay  upun  distinct  and  indistinct  vision,  etc.  Optique  de  Smith,  à la  fin  du  second 

volume.  , 

b.  Idem,  ibidem. 

1 . On  est  revenu , de  nos  jours , à l’explication  du  strabisme  par  l’action  musculaire  ; mais  ce 
n’est  plus  par  le  défaut  de  concert  ou  d'équilibre  entre  les  muscles  qu’on  l'explique  ; c’est  par 
F inégalité  des  muscles.  ( Voyez  la  note  de  la  page  113.  — Voyez  aussi  le  Compte-rendu  de  Y Aca- 
démie des  sci.  : t.  X,  p.  838 , et  t.  XI,  p.  87.  — Voyez  en  outre , sur  l’ensemble  de  la  théorie  de 
la  vision,  un  travail  récent  et  très-rem»”‘?,.’able  de  M.  Wheatstone  : A nn.  de  chim.  et  de  physiq 
3e  série,  t.  II , p.  330. ) 


A L’HISTOIRE  DE  L’HOMME. 


211 


plus  d’inégalité  rendra  l’objet,  quand  il  sera  vu  des  deux  yeux,  moins  distinct  que  s’il 
est  vu  du  seul  œil  le  plus  fort;  et  enfin  une  plus  grande  inégalité  rendra  l’objet  vu  des 
deux  yeux  si  confus,  que,  pour  l’apercevoir  distinctement,  on  sera  obligé  de  tourner  l’œil 
faible  et  de  le  mettre  dans  une  situation  où  il  ne  puisse  pas  nuire. 

Pour  être  convaincu  de  ce  que  je  viens  d’avancer,  il  faut  observer  que  les  limites  de  la 
vue  distincte  sont  assez  étendues  dans  la  vision  de  deux  yeux  égaux  ; j’entends  par 
limites  de  la  vue  distincte  les  bornes  de  l’intervalle  de  distance  dans  lequel  un  objet  est 
vu  distinctement;  par  exemple,  si  une  personne  qui  a les  yeux  également  forts  peut  lire 
un  petit  caractère  d’impression  à huit  pouces  de  distance,  à vingt  pouces  et  à toutes  les 
distances  intermédiaires,  et  si,  en  approchant  plus  près  de  huit  ou  en  éloignant  au 
delà  de  vingt  pouces,  elle  ne  peut  lire  avec  facilité  ce  même  caractère,  dans  ce  cas  les 
limites  de  la  vue  distincte  de  cette  personne  seront  huit  et  vingt  pouces , et  l’intervalle 
de  douze  pouces  sera  l’étendue  de  la  vue  distincte.  Quand  on  passe  ces  limites,  soit  au- 
dessus,  soit  au-dessous,  il  se  forme  une  pénombre  qui  rend  les  caractères  confus  et  quel- 
quefois vacillants , mais  avec  des  yeux  de  force  inégale , ces  limites  de  la  vue  distincte 
sont  fort  resserrées  ; car  supposons  que  l’un  des  yeux  soit  de  moitié  plus  faible  que 
l’autre , c’est-à-dire  que , quand  avec  un  œil  on  voit  distinctement  depuis  huit  jusqu’à 
vingt  pouces , on  ne  puisse  voir  avec  l’autre  œil  que  depuis  quatre  pouces  jusqu’à  dix  , 
alors  la  vision  opérée  par  les  deux  yeux  sera  distincte  et  confuse  depuis  dix  jusqu’à 
vingt,  et  depuis  huit  jusqu’à  quatre,  en  sorte  qu’il  ne  restera  qu’un  intervalle  de  deux 
pouces , savoir,  depuis  huit  jusqu’à  dix,  où  la  vision  pourra  se  faire  distinctement , parce 
que,  dans  tous  les  autres  intervalles , la  netteté  de  l’image  de  l’objet  vu  par  le  bon  œil 
est  ternie  par  la  confusion  de  l’image  du  même  objet  vu  par  le  mauvais  œil  ; or,  cet 
intervalle  de  deux  pouces  de  vue  distincte , en  se  servant  des  deux  yeux  , n’est  que  la 
sixième  partie  de  l’intervalle  de  douze  pouces , qui  est  l’intervalle  de  la  vue  distincte , 
en  ne  se  servant  que  du  bon  œil  ; donc  il  y a un  avantage  de  cinq  contre  un  à se  servir 
du  bon  œil  seul , et  par  conséquent  à écarter  l’autre. 

On  doit  considérer  les  objets  qui  frappent  nos  yeux  comme  placés  indifféremment  et 
au  hasard  à toutes  les  distances  différentes  auxquelles  nous  pouvons  les  apercevoir; 
dans  ces  distances  différentes  il  faut  distinguer  celles  où  ces  mêmes  objets  se  peignent 
distinctement  à nos  yeux  et  celles  où  nous  ne  les  voyons  que  confusément;  toutes  les  fois 
que  nous  n’apercevons  que  confusément  les  objets,  les  yeux  font  effort  pour  les  voir 
d’une  manière  plus  distincte,  et  quand  les  distances  ne  sont  pas  de  beaucoup  trop  petites 
ou  trop  grandes , cet  effort  ne  se  fait  pas  vainement.  Mais  en  ne  faisant  attention  ici 
qu’aux  distances  auxquelles  on  aperçoit  distinctement  les  objets , on  sent  aisément  que 
plus  il  y a de  ces  points  de  distance,  plus  aussi  la  puissance  des  yeux , par  rapport  aux 
objets,  est  étendue  ; et  qu’au  contraire  plus  ces  intervalles  de  vue  distincte  sont  petits , 
et  plus  la  puissance  de  voir  nettement  est  bornée  ; et  lorsqu’il  y aura  quelque  cause  qui 
rendra  ces  intervalles  plus  petits,  les  yeux  feront  effort  pour  les  étendre,  car  il  est 
naturel  de  penser  que  les  yeux , comme  toutes  les  autres  parties  d’un  corps  organisé , 
emploient  tous  les  ressorts  de  leur  mécanique  pour  agir  avec  le  plus  grand  avantage  ; 
ainsi,  dans  le  cas  où  les  deux  yeux  sont  de  force  inégale,  l’intervalle  de  vue  distincte  se 
trouvant  plus  petit  en  se  servant  des  deux  yeux  qu’en  ne  se  servant  que  d’un  œil , les 
yeux  chercheront  à se  mettre  dans  la  situation  la  plus  avantageuse , et  cette  situation  la 
plus  avantageuse  est  que  l’œil  le  plus  fort  agisse  seul  et  que  le  plus  faible  se  détourne. 

Pour  exprimer  tous  les  cas , supposons  que  a — c exprime  l’intervalle  de  la  vision 

b c 

distincte  pour  le  bon  œil , et  b - l’intervalle  de  la  vision  distincte  pour  l’œil  faible, 

b — c exprimera  "intervalle  de  la  vision  distincte  des  deux  yeux  ensemble , et  l’inéga- 

»-V 

lité  de  force  des  yeux  sera  t - _ -j- , et  le  nombre  des  cas  où  l’on  se  servira  du  bon 

l(.  “ 16 


242  ADDITIONS 

œil  sera  a—  b,  et  le  nombre  des  cas  où  l’on  se  servira  des  deux  yeux  sera  b — c;  égalant 
ces  deux  quantités,  on  aura  a-~b~b-—c  ou  b—  a Substituant  cette  valeur  de  b 

~ fl  -p  C — ~ ü c.  — 

dans  l’expression  de  l’inégalité , on  aura  1 J~ITo ou  ~Tâ~  Pour  'a  mesure 

de  l’inégalité,  lorsqu’il  y a autant  d’avantage  à se  servir  des  deux  yeux  qu’à  ne  se  servir 
que  du  bon  œil  tout  seul.  Si  l’inégalité  est  plus  grande  que  on  doit  contracter 

l’habitude  de  ne  se  servir  que  d’un  œil  ; et  si  cette  inégalité  est  plus  petite , on  se  ser- 
vira des  deux  yeux.  Dans  l’exemple  précédent,  a — 20,  c — S ; ainsi  l’inégalité  des  yeux 
doit  être  = au  plus  , pour  qu’on  puisse  se  servir  ordinairement  des  deux  yeux  ; si 
cette  inégalité  était  plus  grande,  on  serait  obligé  de  tourner  l’œil  faible  pour  ne  se  servir 
que  du  bon  œil  seul. 

On  peut  observer  que  dans  toutes  les  vues  dont  les  intervalles  sont  proportionnels  à 
ceux  de  cet  exemple,  le  degré  d’inégalité  sera  toujours-^.  Par  exemple,  si,  au  lieu 
d’avoir  un  intervalle  de  vue  distincte  du  bon  œil  depuis  huit  pouces  jusqu’à  vingt 
pouces,  cet  intervalle  n’était,  que  depuis  six  pouces  à quinze  pouces,  ou  depuis  quatre 
pouces  à dix,  ou  etc.,  ou  bien  encore  si  cet  intervalle  était  depuis  dix  pouces  à vingt-cinq, 
ou  depuis  douze  pouces  à trente,  ou  etc.,  le  degré  d’inégalité  qui  fera  tourner  l’œil  faible 
sera  toujours  Mais  si  l’intervalle  absolu  de  la  vue  distincte  du  bon  œil  augmente  des 
deux  côtés,  en  sorte  qu’au  lieu  de  voir  depuis  six  pouces  jusqu’à  quinze,  ou  depuis  huit 
jusqu’à  vingt,  ou  depuis  dix  jusqu’à  vingt-cinq , ou  etc.,  on  voie  distinctement  depuis 
quatre  pouces  et  demi  jusqu’à  dix-huit,  ou  depuis  six  pouces  jusqu’à  vingt-quatre,  ou 
depuis  sept  pouces  et  demi  jusqu’à  trente,  ou  etc.,  alors  il  faudra  un  plus  grand  degré 
d’inégalité  pour  faire  tourner  l’œil;  on  trouve  par  la  formule  que  cette  inégalité  doit 
être  pour  tous  ces  cas  = f. 

11  suit  de  ce  que  nous  venons  de  dire  qu'il  y a des  cas  où  un  homme  peut  avoir  la 
vue  beaucoup  plus  courte  qu’un  autre,  et  cependant  être  moins  sujet  à avoir  les  yeux 
louches,  parce  qu’il  faudra  une  plus  grande  inégalité  de  force  dans  ses  yeux  que  dans 
ceux  d’une  personne  qui  aurait  la  vue  plus  longue;  cela  paraît  assez  paradoxe,  cepen- 
dant cela  doit  être  : par  exemple,  à un  homme  qui  ne  voit  distinctement  du  bon  œii 
que  depuis  un  pouce  et  demi  jusqu’à  six  pouces,  il  faut  f d’inégalité  pour  qu’il  soit  forcé 
de  tourner  le  mauvais  œil , tandis  qu’il  ne  faut  que  ^ d’inégalité  pour  mettre  dans  ce 
cas  un  homme  qui  voit  distinctement  depuis  huit  pouces  jusqu’à  vingt  pouces.  On  en 
verra  aisément  la  raison  si  l’on  fait  attention  que  dans  toutes  les  vues , soit  courtes , 
soit  longues,  dont  les  intervalles  sont  proportionnels  à l’intervalle  de  huit  pouces  à 
vingt  pouces,  la  mesure  réelle  de  cet  intervalle  est-jf  ou  f , au  lieu  que  dans  toutes  les 
vues  dont  les  intervalles  sont  proportionnels  à l’intervalle  de  six  pouces  à vingt-quatre, 
ou  d’un  pouce  et  demi  à six  pouces , la  mesure  réelle  est  f , et  c’est  cette  mesure  réelle 

qui  produit  celle  de  l’inégalité , car  cette  mesure  étant  toujours  — ' ‘ a celle  de  l’iné- 
galité est  2 J-,  comme  on  Ta  vu  ci-dessus. 

Pour  avoir  la  vue  parfaitement  distincte,  il  est  donc  nécessaire  que  les  yeux  soient 
absolument  d’égale  force,  car  si  les  yeux  sont  inégaux,  on  ne  pourra  pas  se  servir  des 
deux  yeux  dans  un  assez  grand  intervalle,  et  même  dans  l’intervalle  de  vue  distincte 
qui  reste  en  employant  les  deux  yeux,  les  objets  seront  moins  distincts.  On  a remarqué 
au  commencement  de  ce  mémoire  qu’avec  deux  yeux  égaux  on  voit  plus  distinctement 
qu’avec  un  œil  d’environ  une  treizième  partie;  mais  au  contraire,  dans  l’intervalle  de 
vue  distincte  de  deux  yeux  inégaux,  les  objets,  au  lieu  de  paraître  plus  distincts  en 
employant  les  deux  .yeux , paraissent  moins  nets  et  plus  mal  terminés  que  quand  on  ne 


A L’HISTOIRE  DE  L’HOMME. 


243 


se  sert  que  d’un  seul  œil;  par  exemple,  si  l’on  voit  distinctement  un  petit  caractère 
d’impression  depuis  huit  pouces  jusqu’à  vingt  avec  l’œil  le  plus  fort,  et  qu’avec  l’œil 
faible  on  11e  voie  distinctement  ce  même  caractère  que  depuis  huit  jusqu’à  quinze 
pouces,  on  n’aura  que  sept  pouces  de  vue  distincte  en  employant  les  deux  yeux;  mais 
comme  l’image  qui  se  formera  dans  le  bon  œil  sera  plus  forte  que  celle  qui  se  formera 
dans  l’œil  faible , la  sensation  commune  qui  résultera  de  cette  vision  ne  sera  pas  aussi 
nette  que  si  on  n’avait  employé  que  le  bon  œil.  J’aurai  peut-être  occasion  d’expliquer 
ceci  plus  au  long , mais  il  me  suffit  à présent  de  faire  sentir  que  cela  augmente  encore 
le  désavantage  des  yeux  inégaux. 

Mais  , dira-t-on,  il  n’est  pas  sûr  que  l’inégalité  de  force  dans  les  yeux  doive  produire 
le  strabisme;  il  peut  se  trouver  des  louches  dont  les  deux  yeux  soient  d’égale  force  ; 
d’ailleurs  cette  inégalité  répand  à la  vérité  de  la  confusion  sur  les  objets,  mais  cette 
confusion  ne  doit  pas  faire  écarter  l’œil  faible , car  de  quelque  côté  qu’on  le  tourne , il 
reçoit  toujours  d’autres  images  qui  doivent  troubler  la  sensation  autant  que  la  trou- 
blerait l’image  indistincte  de  l’objet  qu’on  regarde  directement. 

Je  vais  répondre  à la  première  objection  par  des  faits  : j’ai  examiné  la  force  des  yeux 
de  plusieurs  enfants  et  de  plusieurs  personnes  louches,  et  comme  la  plupart  des  enfants 
ne  savaient  pas  lire,  j’ai  présenté  à plusieurs  distances  à leurs  yeux  des  points  ronds, 
des  points  triangulaires  et  des  point  carrés,  et  en  leur  fermant  alternativement  l’un  des 
yeux,  j’ai  trouvé  que  tous  avaient  les  yeux  de  force  inégale;  j’en  ai  trouvé  dont  les 
yeux  étaient  inégaux  au  point  de  ne  pouvoir  distinguer  à quatre  pieds  avec  l’œil  faible 
la  forme  de  i’objet  qu’ils  voyaient  distinctement  à douze  pieds  avec  le  bon  œil  ; d’au- 
tres à la  vérité  n’avaient  pas  les  yeux  aussi  inégaux  qu’il  est  nécessaire  pour  devenir 
louches,  mais  aucun  n’avait  les  yeux  égaux,  et  il  y avait  toujours  une  différence  très- 
sensible  dans  la  distance  à laquelle  ils  apercevaient  les  objets,  et  l’œil  louche  s’est  tou- 
jours trouvé  le  plus  faible.  J’ai  observé  constamment  que  quand  on  couvre  le  bon  œil , 
et  que  ces  louches  ne  peuvent  voir  que  du  mauvais , cet  œil  pointe  et  se  dirige  vers 
l’objet  aussi  régulièrement  et  aussi  directement  qu’un  œil  ordinaire  : d’où  il  est  aisé  de 
conclure  qu’il  n’y  a point  de  défaut  dans  les  muscles,  ce  qui  se  confirme  encore  par 
l’observation  toute  aussi  constante  que  j’ai  faite  en  examinant  le  mouvement  de  ce  mau- 
vais œil , et  en  appuyant  le  doigt  sur  la  paupière  du  bon  œil  qui  était  fermé , et  par 
lequel  j’ai  reconnu  que  le  bon  œil  suivait  tous  les  mouvements  du  mauvais  œil , ce  qui 
achève  de  prouver  qu’il  n’y  a point  de  défaut  de  correspondance  ou  d’équilibre  dans  les 
muscles  des  yeux. 

La  seconde  objection  demande  un  peu  plus  de  discussion  : je  conviens  que  de  quel- 
que côté  qu’on  tourne  le  mauvais  œil,  il  11e  laisse  pas  d’admettre  des  images  qui  doivent 
un  peu  troubler  la  netteté  de  l’image  reçue  par  le  bon  œil  ; mais  ces  images  étant  abso- 
lument différentes , et  n’ayant  rien  de  commun  ni  par  la  grandeur  ni  par  la  figure 
avec  l’objet  sur  lequel  est  fixé  le  bon  œil,  la  sensation  qui  en  résulte  est,  pour  ainsi 
dire,  beaucoup  plus  sourde  que  ne  serait  celle  d’une  image  semblable.  Pour  le  faire 
voir  bien  clairement , je  vais  rapporter  un  exemple  qui  ne  m’est  que  trop  familier  : j’ai 
le  défaut  d'avoir  la  vue  fort  courte  et  les  yeux  un  peu  inégaux,  mon  œil  droit  étant  un 
peu  plu3  faible  que  le  gauche  ; pour  lire  de  petits  caractères  ou  une  mauvaise  écriture , 
et  même  pour  voir  bien  distinctement  les  petits  objets  à une  lumière  faible,  je  ne  me 
sers  que  d’un  œil  ; j’ai  observé  mille  et  mille  fois  qu’en  me  servant  de  mes  deux  yeux 
pour  lire  un  petit  caractère,  je  vois  toutes  les  lettres  mal  terminées,  et  en  tournant  l’œil 
droit  pour  ne  me  servir  que  du  gauche,  je  vois  l’image  de  ces  lettres  tourner  aussi  et 
se  séparer  de  l’image  de  l’œil  gauche,  en  sorte  que  ces  deux  images  me  paraissent  dans 
différents  plans  : celle  de  l’œil  droit  n’est  pas  plus  tôt  séparée  de  celle  de  l’œil  gauche, 
que  celle-ci  reste  très-nette  et  très-distincte  ; et  si  l’œil  droit  reste  dirigé  sur  un  autre 


ADDITIONS 


2 a 

endroit  du  livre,  cet  endroit  étant  différent  du  premier,  il  me  paraît  dans  un  différent 
plan , et  n’ayant  rien  de  commun  il  ne  m’affecte  point  du  tout , et  ne  trouble  en  aucune 
façon  la  vision  distincte  de  l’œil  gauche.  Cette  sensation  de  l’œil  droit  est  encore  plus 
insensible  si  mon  œil,  comme  cela  m’arrive  ordinairement  en  lisant,  se  porte  au  delà  de 
la  justification  du  livre  et  tombe  sur  la  marge,  car  dans  ce  cas  l’objet  de  la  marge  étant 
d’un  blanc  uniforme,  à peine  puis-je  m’apercevoir,  en  y réfléchissant , que  mon  œil 
droit  voit  quelque  chose.  11  paraît  ici  qu’en  écartant  l’œil  faible  , l’objet  prend  plus  de 
netteté  ; mais  ce  qui  va  directement  contre  l’objection , c’est  que  les  images  qui  sont  dif- 
férentes de  celle  de  l’objet  ne  troublent  point  du  tout  la  sensation,  tandis  que  les  images 
semblables  à l’objet  la  troublent  beaucoup,  lorsqu’elles  ne  peuvent  pas  se  réunir  entiè- 
rement. Au  reste , cette  impossibilité  de  réunion  parfaite  des  images  des  deux  yeux 
dans  les  vues  courtes  comme  la  mienne  vient  souvent  moins  de  l’inégalité  de  force  dans 
les  yeux  que  d’une  autre  cause  : c’est  la  trop  grande  proximité  des  deux  prunelles,  ou , 
ce  qui  revient  au  même,  l’angle  trop  ouvert  des  deux  axes  optiques,  qui  produit  en 
partie  ce  défaut  de  réunion.  On  sent  bien  que  plus  on  approche  un  petit  objet  des  yeux, 
plus  aussi  l’intervalle  des  deux  prunelles  diminue;  mais  comme  il  y a des  bornes  à 
cette  diminution,  et  que  les  yeux  sont  posés  de  façon  qu’ils  ne  peuvent  faire  un  angle 
plus  grand  que  de  soixante  degrés  tout  au  plus  par  les  deux  rayons  visuels , il  suit  que 
toutes  les  fois  qu’on  regarde  de  fort  près  avec  les  deux  yeux,  la  vue  est  fatiguée  et  moins 
distincte  qu’en  ne  regardant  que  d’un  seul  œil  ; mais  cela  n’empêche  pas  que  l’inégalité 
de  force  dans  les  yeux  ne  produise  le  même  effet , et  que  par  conséquent  il  n’y  ait 
beaucoup  d’avantage  à écarter  l’œil  faible,  et  l’écarter  de  façon  qu’il  reçoive  une  image 
différente  de  celle  dont  l’œil  le  plus  fort  est  occupé. 

S’il  reste  encore  quelques  scrupules  à cet  égard  il  est  aisé  de  les  lever  par  une  expé- 
rience très-facile  à faire  : je  suppose  qu’on  ait  les  yeux  égaux  ou  à peu  près  égaux , il 
n’y  a qu’à  prendre  un  verre  convexe  et  le  mettre  à un  demi-pouce  de  l’un  des  yeux , 
on  rendra  par  là  cet  œil  fort  inégal  en  force  à l’autre  ; si  l’on  veut  lire  avec  les  deux 
yeux , on  s’apercevra  d’une  confusion  dans  les  lettres  , causée  par  cette  inégalité , la- 
quelle confusion  disparaîtra  dans  l’instant  qu’on  fermera  l’œil  offusqué  par  le  verre,  et 
qu’on  ne  regardera  plus  que  d’un  œil. 

Je  sais  qu’il  y a des  gens  qui  prétendent  que  quand  même  on  a les  yeu:  parfaitement 
égaux  en  force,  on  ne  voit  ordinairement  que  d’un  œil,  mais  c’est  une  idée  sans  fonde- 
ment qui  est  contraire  à l’expérience;  on  a vu  ci-devant  qu’on  voit  mieux  des  deux  yeux 
que  d’un  seul  lorsqu’on  les  a égaux  ; il  n’est  donc  pas  naturel  de  penser  qu’on  cherche- 
rait à mal  voir  en  ne  se  servant  que  d’un  œil , lorsqu’on  peut  voir  mieux  en  se  servant 
des  deux.  11  y a plus,  c’est  qu’on  a un  autre  avantage  très-considérable  à se  servir  des 
deux  yeux  lorsqu’ils  sont  de  force  égale  ou  peu  inégale;  cet  avantage  consiste  à voir 
une  plus  grande  étendue , une  plus  grande  partie  de  l’objet  qu’on  regarde  ; si  ou  voit 
un  globe  d’un  seul  œil  on  n’en  apercevra  que  la  moitié  ; si  on  le  regarde  avec  les  deux 
yeux  on  en  verra  plus  de  la  moitié , et  il  est  aisé  de  donner  pour  les  distances  ou  les 
grosseurs  différentes  la  quantité  qu’on  voit  avec  les  deux  yeux  de  plus  qu’avec  un  seul 
œil  ; ainsi  on  doit  se  servir,  et  on  se  sert  en  effet  dans  tous  les  cas,  des  deux  yevx  lors- 
qu’ils sont  égaux  ou  peu  inégaux. 

Au  reste,  je  ne  prétends  pas  que  l’inégalité  de  force  dans  les  yeux  soit  la  seule  cause 
du  regard  louche;  il  peut  y avoir  d’autres  causes  de  ce  défaut,  mais  je  les  regarde 
comme  des  causes  accidentelles,  et  je  dis  seulement  que  l’inégalité  de  force  dans  les 
yeux  est  une  espèce  de  strabisme  inné,  la  plus  ordinaire  de  toutes,  et  si  commune  que 
tous  les  louches  que  j’ai  examinés  sont  dans  le  cas  de  cette  inégalité;  je  dis,  de  plus  , 
que  c’est  une  cause  dont  l’effet  est  nécessaire  : de  sorte  qu’il  n’est  peut-être  pas  pos- 
sible de  guérir  de  ce  défaut  une  personne  dont  les  yeux  sont  de  force  trop  inégale.  J’ai 


A L’HISTOIRE  DE  L’HOMME.  2ÎS 

observé,  en  examinant  la  portée  des  yeux  de  plusieurs  enfants  qui  n’étaient  pas  louclies, 
qu’ils  ne  voient  pas  si  loin  à beaucoup  près  que  les  adultes  , et  que,  proportion  gardée , 
ils  ne  peuvent  voir  distinctement  d’aussi  près  : de  sorte  qu’en  avançant  en  âge,  l’inter- 
valle absolu  de  la  vue  distincte  augmente  des  deux  côtés,  et  c’est  une  des  raisons  pour- 
quoi il  y a parmi  les  enfants  plus  de  louches  que  parmi  les  adultes , parce  que  s’il  ne 
leur  faut  que  -jfc  ou  même  beaucoup  moins  d’inégalité  dans  les  yeux  pour  les  rendre 
louches,  lorsqu’ils  n’ont  qu’un  petit  intervalle  absolu  de  vue  distincte,  il  leur  faudra 
une  plus  grande  inégalité,  comme  -f  ou  davantage,  pour  les  rendre  louches  quand  l’in- 
tervalle absolu  de  vue  distincte  sera  augmenté  : en  sorte  qu’ils  doivent  se  corriger  de  ce 
défaut  en  avançant  en  âge. 

Mais  quand  les  yeux,  quoique  de  force  inégale,  n’ont  pas  cependant  le  degré  d’iné- 
galité que  nous  avons  déterminé  par  la  formule  ci-dessus , on  peut  trouver  un  remède 
au  strabisme  ; il  me  paraît  que  le  plus  simple , le  plus  naturel  et  peut-être  le  plus  effi- 
cace de  tous  les  moyens , est  de  couvrir  le  bon  œil  pendant  un  temps  : l’œil  difforme 
serait  obligé  d’agir  et  de  se  tourner  directement  vers  les  objets , et  prendrait  en  peu  de 
temps  ce  mouvement  habituel.  J’ai  ouï  dire  que  quelques  oculistes  s’étaient  servis  assez 
heureusement  de  cette  pratique  ; mais  avant  que  d’en  faire  usage  sur  une  personne , il 
faut  s’assurer  du  degré  d’inégalité  des  yeux , parce  qu’elle  ne  réussira  jamais  que  sur 
des  yeux  peu  inégaux.  Ayant  communiqué  cette  idée  à plusieurs  personnes , et  entre 
autres  à M.  Bernard  de  Jussieu , à qui  j’ai  lu  cette  partie  de  mon  mémoire , j’ai  eu  le 
plaisir  de  voir  mon  opinion  confirmée  par  une  expérience  qu’il  m’indiqua , et  qui  est 
rapportée  par  M.  Allen , médecin  anglais , dans  son  Synopsis  universæ  Medicinæ. 

Il  suit  de  tout  ce  que  nous  venons  de  dire  que,  pour  avoir  la  vue  parfaitement  bonne, 
il  faut  avoir  les  yeux  absolument  égaux  en  force;  que,  de  plus , il  faut  que  l’intervalle 
absolu  soit  fort  grand , en  sorte  qu’on  puisse  voir  aussi  bien  de  fort  près  que  de  fort 
loin,  ce  qui  dépend  de  la  facilité  avec  laquelle  les  yeux  se  contractent  ou  se  dilatent , et 
changent  de  figure  selon  le  besoin;  car  si  les  yeux  étaient  solides,  on  ne  pourrait  avoir 
qu’un  très-petit  intervalle  de  vue  distincte.  Il  suit  aussi  de  nos  observations  qu’un 
borgne,  à qui  il  reste  un  bon  œil , voit  mieux  et  plus  distinctement  que  le  commun  des 
hommes,  parce  qu’il  voit  mieux  que  tous  ceux  qui  ont  les  yeux  un  peu  inégaux,  et  défaut 
pour  défaut , il  vaudrait  mieux  être  borgne  que  louche,  si  ce  premier  défaut  n’était  pas 
accompagné  et  d’une  plus  grande  difformité  et  d’autres  incommodités.  Il  suit  encore 
évidemment  de  tout  ce  que  nous  avons  dit  que  les  louches  ne  voient  jamais  que  d’un 
œil,  et  qu’ils  doivent  ordinairement  tourner  le  mauvais  œil  tout  près  de  leur  nez,  parce 
que  dans  cette  situation  la  direction  de  ce  mauvais  œil  est  aussi  écartée  qu’elle  peut 
l’être  de  la  direction  du  bon  œil;  à la  vérité,  en  écartant  ce  mauvais  œil  du  côté  de 
l’angle  externe , la  direction  serait  aussi  éloignée  que  dans  le  premier  cas  ; mais  il  y a 
un  avantage  de  tourner  l’œil  du  côté  du  nez , parce  que  le  nez  fait  un  gros  objet  qui , à 
à cette  très-petite  distance  de  l’œil,  paraît  uniforme  et  cache  la  plus  grande  partie  des 
objets  qui  pourraient  être  aperçus  du  mauvais  œil , et  par  conséquent  cette  situation  du 
mauvais  œil  est  la  moins  désavantageuse  de  toutes. 

On  peut  ajouter  à cette  raison , quoique  suffisante , une  autre  raison  tirée  de  l’obser- 
vation queM.  Winslow  a faite  sur  l’inégalité  de  la  largeur  de  l’iris  «;  il  assure  que  l’iris 
est  plus  étroite  du  côté  du  nez  et  plus  large  du  côté  des  tempes,  en  sorte  que  la  prunelle 
n’est,  point  au  milieu  de  l’iris,  mais  qu’elle  est  plus  près  de  la  circonférence  extérieure  du 
côté  du  nez  ; la  prunelle  pourra  donc  s’approcher  de  l’angle  interne , et  il  y aura  par 
conséquent  plus  d’avantage  à tourner  l’œil  du  côté  du  nez  que  de  l’autre  côté,  et  le  champ 
de  l’œil  sera  plus  petit  dans  cette  situation  que  dans  aucune  autre. 


a.  Voyez  les  Mémoires  de  l'Académie  des  Sciences , année  1721. 


246 


ADDITIONS 


Je  ne  vois  donc  pas  qn’on  puisse  trouver  de  remède  aux  yeux  louches , lorsqu’ils  sont 
tels  à cause  de  leur  trop  grande  inégalité  de  force;  la  seule  chose  qui  me  parait  raison- 
nable à proposer  serait  de  raccourcir  la  vue  de  l’œil  le  plus  fort , afin  que , les  yeux  se 
trouvant  moins  inégaux,  on  fût  en  état  de  les  diriger  tous  deux  vers  le  même  point, 
sans  troubler  la  vision  autant  qu’elle  l’était  auparavant;  il  suffirait,  par  exemple,  à un 
homme  qui  a ~ d’inégalité  de  force  dans  les  yeux , auquel  cas  il  est  nécessairement 
louche,  il  suffirait,  dis-je,  de  réduire  cette  inégalité  à pour  qu’il  cessât  de  l’être.  On 
y parviendrait  peut-être  en  commençant  par  couvrir  le  bon  œil  pendant  quelque  temps 
afin  de  rendre  au  mauvais  œil  la  direction  et  toute  la  force  que  le  défaut  d’habitude  à 
s’en  servir  peut  lui  avoir  ôtée,  et  ensuite  en  faisant  porter  des  lunettes  dont  le  verre 
opposé  au  mauvais  œil  sera  plan,  et  le  verre  du  bon  œil  serait  convexe  : insensiblement 
cet  œil  perdrait  de  sa  force,  et  serait  par  conséquent  moins  en  état  d’agir  indépendam- 
ment de  l’autre. 

En  observant  les  mouvements  des  yeux  de  plusieurs  personnes  louches,  j'ai  remarqué 
que  dans  tous  les  cas  les  prunelles  des  deux  yeux  ne  laissent  pas  de  se  suivre  assez  exac- 
tement, et  que  l’angle  d’inclinaison  des  deux  axes  de  l’œil  est  presque  toujours  le  même, 
au  lieu  que  dans  les  yeux  ordinaires , quoiqu’ils  se  suivent  très-exactement , cet  angle 
est  plus  petit  ou  plus  grand,  à proportion  de  l’éloignement  ou  de  la  proximité  des  objets , 
cela  seul  suffirait  pour  prouver  que  les  louches  ne  voient  que  d’un  œil. 

Mais  il  est  aisé  de  s’en  convaincre  entièrement  par  une  épreuve  facile:  faites  placer 
la  personne  louche  à un  beau  jour,  vis-à-vis  une  fenêtre;  présentez  à ses  yeux  un  petit 
objet,  comme  une  plume  à écrire,  et  dites-lui  de  la  regarder;  examinez  ses  yeux,  vous 
reconnaîtrez  aisément  l’œil  qui  est  dirigé  vers  l’objet;  couvrez  cet  œil  avec  la  main,  et 
sur-le-champ  la  personne  qui  croyait  voir  des  deux  yeux  sera  fort  étonnée  de  ne  plus  voir 
la  plume,  et  elle  sera  obligée  de  redresser  son  autre  œil  et  de  le  diriger  vers  cet  objet 
pour  l’apercevoir;  cette  observation  est  générale  pour  tous  les  louches  : ainsi  il  est  sûr 
qu’ils  ne  voient  que  d’un  œil. 

Il  y a des  personnes  qui , sans  être  absolument  louches,  ne  laissent  pas  d’avoir  une 
fausse  direction  dans  l’un  des  yeux,  qui  cependant  n’est  pas  assez  considérable  pour 
causer  une  grande  difformité  : leurs  deux  prunelles  vont  ensemble,  mais  les  deux  axes 
optiques,  au  lieu  d’être  inclinés  proportionnellement  à la  distance  des  objets,  demeurent 
toujours  un  peu  plus  ou  un  peu  moins  inclinés,  ou  même  presque  parallèles;  ce  défaut, 
qui  est  assez  commun  et  qu’on  peut  appeler  un  faux  trait  dans  les  yeux , a souvent 
pour  cause  l’inégalité  de  force  dans  les  yeux,  et  s’il  provient  d’autre  chose,  comme  de 
quelque  accident  ou  d’une  habitude  prise  au  berceau , on  peut  s’en  guérir  facilement. 
11  est  à remarquer  que  ces  espèces  de  louches  ont  dû  voir  les  objets  doubles  dans  le  com- 
mencement qu’ils  ont  contracté  cette  habitude,  de  la  même  façon  qu’en  voulant  tourner 
les  yeux  comme  les  louches,  on  voit  les  objets  doubles  avec  deux  bons  yeux. 

En  effet  tous  les  hommes  voient  les  objets  doubles  puisqu’ils  ont  deux  yeux,  dans 
chacun  desquels  se  peint  une  image,  et  ce  n’est  que  par  expérience  et  par  habitude  qu’on 
apprend  à les  juger  simples  ’,  de  la  même  façon  que  nous  jugeons  droits  les  objets  qui 
cependant  sont  renversés  sur  la  rétine1 2  ; toutes  les  fois  que  les  deux  images  tombent  sur 
les  points  correspondants  des  deux  rétines  sur  lesquels  elles  ont  coutume  de  tomber, 
nous  jugeons  les  objets  simples,  mais  dès  que  l’une  ou  l’autre  des  images  tombe  sur  un 
autre  point,  nous  les  jugeons  doubles.  Un  homme  qui  a dans  les  yeux  la  fausse  direc- 
tion, ou  le  faux  trait  dont  nous  venons  de  parler,  a dû  voir  les  objets  doubles  d’abord, 
et  ensuite  par  l’habitude  il  les  a jugés  simples , tou"  de  même  que  nous  jugeons  les 

1.  Voyez  la  note  2 de  la  page  101. 

2.  Voyez  la  note  1 de  la  même  page. 


A L’HISTOIRE  DE  L’HOMME. 


217 


objets  simples,  quoique  nous  les  voyions  en  effet  tous  doubles  : ceci  est  confirmé  par  une 
observation  de  M Folkes,  rapportée  dans  les  notes  de  M.  Smith  «;  il  assure  qu’un 
homme,  étant  devenu  louche  par  un  coup  violent  à la  tête,  vit  les  objets  doubles  pen- 
dant quelque  temps,  mais  qu’enfin  il  était  parvenu  à les  voir  simples  comme  aupara- 
vant, quoiqu’il  se  servît  de  ses  deux  yeux  à la  fois.  M.  Folkes  ne  dit  pas  si  cet  homme 
était  entièrement  louche , il  est  à croire  qu’il  ne  l’était  que  légèrement , sans  quoi  il 
n’aurait  pas  pu  se  servir  de  ses  deux  yeux  pour  regarder  le  même  objet.  J’ai  fait  moi- 
même  une  observation  à peu  près  pareille  sur  une  dame  qui , à la  suite  d’une  maladie 
accompagnée  de  grands  maux  de  tête,  a vu  les  objets  doubles  pendant  près  de  quatre 
mois;  et  cependant  elle  ne  paraissait  pas  être  louche,  sinon  dans  des  instants,  car 
comme  cette  double  sensation  l’incommodait  beaucoup,  elle  était  venue  au  point  d’être 
louche,  tantôt  d’un  œil  et  tantôt  de  l’autre,  afin  de  voir  les  objets  simples,  mais  peu  à 
peu  ses  yeux  se  sont  fortifiés  avec  sa  santé,  et  actuellement  elle  voit  les  objets  simples, 
et  ses  yeux  sont  parfaitement  droits. 

Parmi  le  grand  nombre  de  personnes  louches  que  j’ai  examinées,  j’en  ai  trouvé  plu- 
sieurs dont  le  mauvais  œil,  au  lieu  de  se  tourner  du  côté  du  nez,  comme  cela  arrive  le 
plus  ordinairement,  se  tourne  au  contraire  du  côté  des  tempes;  j’ai  observé  que  ces 
louches  n’ont  pas  les  yeux  aussi  inégaux  en  force  que.  les  louches  dont  l’œil  est  tourné 
vers  le  nez  ; cela  m’a  fait  penser  que  c’est  là  le  cas  de  la  mauvaise  habitude  prise  au  ber- 
ceau , dont  parlent  les  médecins , et  en  effet  on  conçoit  aisément  que  si  le  berceau  est 
tourné  de  façon  qu’il  présente  le  côté  au  grand  jour  des  fenêtres,  l’œil  de  l’enfant,  qui 
sera  du  côté  de  ce  grand  jour,  tournera  du  côté  des  tempes  pour  se  diriger  vers  la 
lumière,  au  lieu  qu’il  est  assez  difficile  d’imaginer  comment  il  pourrait  se  faire  que 
l’œil  se  tournât  du  côté  du  nez , à moins  qu’on  ne  dît  que  c’est  pour  éviter  cette  trop 
grande  lumière  ; quoi  qu’il  en  soit , on  peut  toujours  remédier  à ce  défaut  dès  que  les 
yeux  ne  sont  pas  de  force  trop  inégale,  en  couvrant  le  bon  œil  pendant  une  quinzaine 
de  jours. 

Il  est  évident,  par  tout  ce  que  nous  avons  dit  ci-dessus,  qu’on  ne  peut  pas  être  louche 
des  deux  yeux  à la  fois  ; pour  peu  qu’on  ait  réfléchi  sur  la  conformation  de  l’œil  et  sur 
les  usages  de  cet  organe,  on  sera  persuadé  de  l’impossibilité  de  ce  fait,  et  l’expérience 
achèvera  d’en  convaincre  ; mais  il  y a des  personnes  qui,  sans  être  louches  des  deux 
yeux  à la  fois , sont  alternativement  quelquefois  louches  de  l’un  et  ensuite  de  l’autre 
œil , et  j’ai  fait  cette  remarque  sur  trois  personnes  différentes  : ces  trois  personnes 
avaient  les  yeux  de  force  inégale,  mais  il  ne  paraissait  pas  qu’il  y eût  plus  de  ^ d’in- 
égalité de  force  dans  les  yeux  de  la  personne  qui  les  avait  le  plus  inégaux.  Pour  regarder 
les  objets  éloignés,  elles  se  servaient  de  l'œil  le  plus  fort , et  l’autre  œil  tournait  vers 
le  nez  ou  vers  les  tempes;  et  pour  regarder  les  objets  trop  voisins,  comme  des  carac- 
tères d’impression  à une  petite  distance,  ou  des  objets  brillants,  comme  la  lumière  d’une 
chandelle , elles  se  servaient  de  l’œil  le  plus  faible  , et  l’autre  se  tournait  vers  l’un  ou 
l’autre  des  angles.  Après  les  avoir  examinées  attentivement,  je  reconnus  que  ce  défaut 
provenait  d’une  autre  espèce  d’inégalité  dans  les  yeux;  ces  personnes  pouvaient  lire 
très-distinctement  à deux  et  à trois  pieds  de  distance  avec  l’un  des  yeux , et  ne  pou- 
vaient pas  lire  plus  près  de  quinze  ou  dix-huit  pouces  avec  ce  même  œil , tandis  qu’avec 
l’autre  œil  elles  pouvaient  lire  à quatre  pouces  de  distance  et  à vingt  et  trente  pouces; 
cette  espèce  d’inégalité  faisait  qu’elles  ne  se  servaient  que  de  l’œil  le  plus  fort,  toutes 
les  fois  qu’elles  voulaient  apercevoir  des  objets  éloignés,  et  qu’elles  étaient  forcées  d’em- 
ployer l’œil  le  plus  faible  pourvoir  les  objets  trop  voisins.  Je  11e  crois  pas  qu’on  puisse 
remédier  à ce  défaut , si  ce  n’est  en  portant  des  lunettes , dont  l’un  des  verres  serait 


a.  A compleat  systhem  of  Optiks,  vol.  II. 


248 


ADDITIONS 


convexe  et  l’autre  concave , proportionnellement  à la  force  ou  à la  faiblesse  de  chaque 
œil  ; mais  il  faudrait  avoir  fait  sur  cela  plus  d’expériences  que  je  n’en  ai  fait,  pour  être 
sûr  de  quelque  succès. 

J’ai  trouvé  plusieurs  personnes  qui , sans  être  louches , avaient  les  yeux  fort  inégaux 
en  force;  lorsque  cette  inégalité  est  très-considérable,  comme,  par  exemple,  de  f ou 
de  alors  l’œil  faible  ne  se  détourne  pas , parce  qu’il  ne  voit  presque  point , et  on  est 
dans  le  cas  des  borgnes  dont  l’œil  obscurci  ou  couvert  d’une  taie  ne  laisse  pas  de  suivre 
les  mouvements  du  bon  œil  ; ainsi , dès  que  l’inégalité  est  trop  petite  ou  de  beaucoup 
trop  grande,  les  yeux  ne  sont  pas  louches,  ou,  s’ils  le  sont,  on  peut  les  rendre  droits 
eii  couvrant , dans  les  deux  cas,  le  bon  œil  pendant  quelque  temps  ; mais  si  l’inégalité 
est  d’un  tel  degré  que  l’un  des  yeux  ne  serve  qu’à  offusquer  l’autre  et  en  troubler  la 
sensation,  on  sera  louche  d’un  seul  œil  sans  remède  ; et  si  l’inégalité  est  telle  que  l’un 
des  yeux  soit  presbyte,  tandis  que  l’autre  est  myope,  on  sera  louche  des  deux  yeux  alter- 
nativement, et  encore  sans  aucun  remède. 

J’ai  vu  quelques  personnes  que  tout  le  monde  disait  être  louches , qui  le  paraissaient 
en  effet , et  qui  cependant  ne  l’étaient  pas  réellement , mais  dont  les  yeux  avaient  un 
autre  défaut,  peut-être  plus  grand  et  plus  difforme  : les  deux  yeux  vont  ensemble,  ce 
qui  prouve  qu’ils  ne  sont  pas  louches,  mais  ils  sont  vacillants,  et  ils  se  tournent  si  rapi- 
dement et  si  subitement  qu’on  ne  peut  jamais  reconnaître  le  point  vers  lequel  ils  sont 
dirigés.  Cette  espèce  de  vue  égarée  n’empêche  pas  d’apercevoir  les  objets , mais  c’est 
toujours  d’une  manière  indistincte  ; ces  personnes  lisent  avec  peine , et  lorsqu’on  les 
regarde,  l’on  est  fort  étonné  de  n’apercevoir  quelquefois  que  le  blanc  des  yeux,  tandis 
qu’elles  disent  vous  voir  et  vous  regarder,  mais  ce  sont  des  coups  d’œil  imperceptibles 
par  lesquels  elles  aperçoivent;  et  quand  on  les  examine  de  près , on  distingue  aisément 
tous  les  mouvements  dont  les  directions  sont  inutiles,  et  tous  ceux  qui  leur  servent  à 
reconnaître  les  objets. 

Avant  de  terminer  ce  mémoire,  il  est  bon  d’observer  une  chose  essentielle  au  jugement 
qu’on  doit  porter  sur  le  degré  d’inégalité  de  force  dans  les  yeux  des  louches  ; j’ai  reconnu 
dans  toutes  les  expériences  que  j’ai  faites  que  l’œil  louche,  qui  est  toujours  le  plus 
faible,  acquiert  de  la  force  par  l'exercice , et  que  plusieurs  personnes  dont  je  jugeais  le 
strabisme  incurable,  parce  que  par  les  premiers  essais  j’avais  trouvé  un  trop  grand  degré 
d’inégalité,  ayant  couvert  leur  bon  œil  seulement  pendant  quelques  minutes,  et  ayant  par 
conséquent  été  obligées  d’exercer  le  mauvais  œil  pendant  ce  petit  temps , elles  étaient 
elles-mêmes  surprises  de  ce  que  ce  mauvais  œil  avait  gagné  beaucoup  de  force,  en 
sorte  que  mesure  prise  après  cet  exercice , de  la  portée  de  cet  œil , je  la  trouvais  plus 
étendue,  et  je  jugeais  le  strabisme  curable  : ainsi , pour  prononcer  avec  quelque  espèce 
de  certitude  sur  le  degré  d’inégalité  des  yeux  et  sur  la  possibilité  de  remédier  au  défaut 
des  yeux  louches , il  faut  auparavant  couvrir  le  bon  œil  pendant  quelque  temps , afin 
d’obliger  le  mauvais  œil  à faire  de  l’exercice  et  reprendre  toutes  ses  forces;  après  quoi 
on  sera  bien  plus  en  état  de  juger  des  cas  où  l’on  peut  espérer  que  le  remède  simple 
que  nous  proposons  pourra  réussir. 


ADDITION 

A l’article  du  sens  de  l’ouïe,  page  120. 

J’ai  dit  dans  cet  article  qu’en  considérant  le  son  comme  sensation , on  peut  donner 
la  raison  du  plaisir  que  font  les  sons  harmoniques,  et  qu’ils  consistent  dans  la  propor- 
tion du  son  fondamental  aux  autres  sons.  Mais  je  ne  crois  pas  que  la  nature  ait  déter- 


A L’HISTOIRE  DE  L’HOMME. 


249 


miné  cette  proportion  dans  le  rapport  que  M.  Rameau  établit  pour  principe.  Ce  grand 
musicien , dans  son  Traité  de  l’harmonie , déduit  ingénieusement  son  système  d’une 
hypothèse  qu’il  appelle  le  principe  fondamental  de  la  musique  : cette  hypothèse  est  que 
le  son  n’est  pas  simple,  mais  composé,  en  sorte  que  l’impression  qui  résulte  dans  notre 
oreille  d’un  son  quelconque  n’est  jamais  une  impression  simple  qui  nous  fait  entendre 
ce  seul  son,  mais  une  impression  composée  qui  nous  fait  entendre  plusieurs  sons  ; que 
c'est  là  ce  qui  fait  la  différence  du  son  et  du  bruit  ; que  le  bruit  ne  produit  dans  l’oreille 
qu’une  impression  simple,  au  lieu  que  le  son  produit  toujours  une  impression  com- 
posée. « Toute  cause,  dit  l’auteur,  qui  produit  sur  mon  oreille  une  impression  unique 
« et  simple  me  fait  entendre  du  bruit  ; toute  cause  qui  produit  sur  mon  oreille  une 
« impression  composée  de  plusieurs  autres  me  fait  entendre  du  son.  » Et  de  quoi  est 
composée  cette  impression  d’un  seul  son,  de  ut  par  exemple?  Elle  est  composée  : 1°  du 
sou  même  de  ?/£,  que  l’auteur  appelle  le  son  fondamental  ; 2°  de  deux  autres  sons  très- 
aigus,  dont  l’un  est  la  douzième  au-dessus  du  son  fondamental , c’est-à-dire  l’octave  de 
sa  quinte  en  montant , et  l’autre  la  dix-septième  majeure  au-dessus  de  ce  même  son 
fondamental , c’est-à-dire  la  double  octave  de  sa  tierce  majeure  en  montant.  Cela  étant 
une  fois  admis , M.  Rameau  en  déduit  tout  le  système  de  la  musique,  et  il  explique  la 
formation  de  l’échelle  diatonique,  les  règles  du  mode  majeur,  l’origine  du  mode  mineur, 
les  différents  genres  de  musique,  qui  sont  le  diatonique,  le  chromatique  et  l’enharmo- 
nique : ramenant  tout  à ce  système , il  donne  des  règles  plus  fixes  et  moins  arbitraires 
que  toutes  celles  qu’on  a données  jusqu’à  présent  pour  la  composition. 

C’est  en  cela  que  consiste  la  principale  utilité  du  travail  de  M.  Rameau.  Qu’il  existe 
en  effet  dans  un  son  trois  sons , savoir,  le  son  fondamental , la  douzième  et  la  dix-sep- 
tième, ou  que  l’auteur  les  y suppose  , cela  revient  au  même  pour  la  plupart  des  consé- 
quences qu’on  en  peut  tirer,  et  je  ne  serais  pas  éloigné  de  croire  que  M.  Rameau , au 
lieu  d’avoir  trouvé  ce  principe  dans  la  nature,  l’a  tiré  des  combinaisons  de  la  pratique 
de  son  art  : il  a vu  qu’aVec  cette  supposition  il  pouvait  tout  expliquer,  dès  lors  il  l’a 
adoptée,  et  a cherché  à la  trouver  dans  la  nature.  Mais  y existe-t-elle?  toutes  les  fois 
qu’on  entend  un  son,  est-il  bien  vrai  qu’on  entend  trois  sons  différents?  Personne  avant 
M.  Rameau  ne  s’en  était  aperçu;  c’est  donc  un  phénomène  qui  tout  au  plus  n’existe 
dans  la  nature  que  pour  des  oreilles  musiciennes  : l’auteur  semble  en  convenir,  lors- 
qu’il dit  que  ceux  qui  sont  insensibles  au  plaisir  de  la  musique  n’entendent  sans  doute 
que  le  son  fondamental , et  que  ceux  qui  ont  l’oreille  assez  heureuse  pour  entendre  eu 
même  temps  le  son  fondamental  et  les  sons  concomitants  sont  nécessairement  très- 
serisibles  aux  charmes  de  l’harmonie.  Ceci  est  une  seconde  supposition  qui , bien  loin 
de  confirmer  la  première  hypothèse,  ne  peut  qu’en  faire  douter.  La  condition  essentielle 
d’un  phénomène  physique  et  réellement  existant  dans  la  nature  est  d’être  général  et 
généralement  aperçu  de  tous  les  hommes  ; mais  ici  on  avoue  qu’il  n’y  a qu’un  petit 
nombre  de  personnes  qui  soient  capables  de  le  reconnaître  ; l’auteur  dit  qu’il  est  le  pre- 
mier qui  s’en  soit  aperçu,  que  les  musiciens  même  ne  s’en  étaient  pas  doutés.  Ce  phé- 
nomène n’est  donc  pas  général  ni  réel,  il  n’existe  que  pour  M.  Rameau  et  pour  quelques 
oreilles  également  musiciennes. 

Les  expériences  par  lesquelles  l’auteur  a voulu  se  démontrer  à lui-même  qu’un  son  est 
accompagné  de  deux  autres  sons,  dont  l’un  est  la  douzième  et  l’autre  la  dix-septième 
au-dessus  de  ce  même  son , ne  me  paraissent  pas  concluantes  ; car  M.  Rameau  con- 
viendra que,  dans  tous  les  sons  aigus  et  même  dans  tous  les  sons  ordinaires , il  n’est 
pas  possible  d’entendre  en  même  temps  la  douzième  et  la  dix-septième  en  haut,  et  il  est 
obligé  d’avouer  que  ces  sons  concomitants  ne  s’entendent  que  dans  les  sons  graves , 
comme  ceux  d’une  grosse  cloche  ou  d’une  longue  corde;  l’expérience,  comme  l’on  voit, 
au  lieu  de  donner  ici  un  fait  général,  ne  donne  même  pour  les  oreilles  musiciennes 


250 


ADDITIONS 


qu’un  effet  particulier,  et  encore  cet  effet  particulier  sera  différent  de  ce  que  prétend 
l’auteur  ; car  un  musicien,  qui  n’aurait  jamais  entendu  parler  du  système  deM.  Rameau, 
pourrait  bien  ne  point  entendre  la  douzième  et  la  dix-septième  dans  les  sons  graves  ; et 
quand  même  on  le  préviendrait  que  le  son  de  cette  grosse  cloche  qu’il  entend  n’est  pas 
un  son  simple , mais  composé  de  trois  sons , il  pourrait  convenir  qu’il  entend  en  effet 
trois  sons,  mais  il  dirait  que  ces  trois  sons  sont  le  son  fondamental , la  tierce  et  la 
quinte. 

Il  aurait  donc  été  plus  facile  à M.  Rameau  de  faire  recevoir  ces  derniers  rapports 
que  ceux  qu’il  emploie  : s’il  eût  dit  que  tout  son  est  de  sa  nature  composé  de  trois 
sons,  savoir,  le  son  fondamental,  la  tierce  et  la  quinte,  cela  eût  été  moins  difficile  à 
croire,  et  plus  aisé  à juger  par  l’oreille  que  ce  qu’il  affirme,  en  nous  disant  que  tout  son 
est  de  sa  nature  composé  du  son  fondamental , de  la  douzième  et  de  la  dix-septième; 
mais  comme  dans  cette  première  supposition  il  n’aurait  pu  expliquer  la  génération 
harmonique,  il  a préféré  la  seconde , qui  s’ajuste  mieux  avec  les  règles  de  son  art.  Per- 
sonne ne  l’a  en  effet  porté  à un  plus  haut  point  de  perfection  dans  la  théorie  et  dans 
la  pratique  que  cet  illustre  musicien , dont  le  talent  supérieur  a mérité  les  plus  grands 
éloges. 

La  sensation  de  plaisir  que  produit  l’harmonie  semble  appartenir  à tous  les  êtres 
doués  du  sens  de  l’ouïe.  Nous  avons  dit  « que  l’éléphant  a le  sens  de  l’ouïe  très-bon , 
qu’il  se  délecte  au  son  des  instruments  et  paraît  aimer  la  musique,  qu’il  apprend 
aisément  à marquer  la  mesure,  à se  remuer  en  cadence,  et  à joindre  à propos  quelques 
accents  au  bruit  des  tambours  et  au  son  des  trompettes , et  ces  faits  sont  attestés  par 
un  grand  nombre  de  témoignages. 

J’ai  vu  aussi  quelques  chiens  qui  avaient  un  goût  marqué  pour  la  musique , et  qui 
arrivaient  delà  basse-cour  ou  de  la  cuisine  au  concert,  y restaient  tout  le  temps  qu’il 
durait,  et  s’en  retournaient  ensuite  à leur  demeure  ordinaire.  J’en  ai  vu  d’autres  prendre 
assez  exactement  l’unisson  d’un  son  aigu  qu’on  leur  faisait  entendre  de  près  en  criant 
à leur  oreille.  Mais  cette  espèce  d’instinct  ou  de  faculté  n’appartient  qu’à  quelques  indi- 
vidus; la  plus  grande  partie  des  chiens  sont  indifférents  aux  sons  musicaux,  quoique 
presque  tous  soient  vivement  agités  par  un  grand  bruit , comme  celui  des  tambours , 
ou  des  voitures  rapidement  roulées. 

Les  chevaux,  ânes,  mulets,  chameaux,  boeufs  et  autres  bêtes  de  somme,  paraissent 
supporter  plus  volontiers  la  fatigue , et  s’ennuyer  moins  dans  leurs  longues  marches, 
lorsqu’on  les  accompagne  avec  des  instruments  ; c’est  par  la  même  raison  qu’on  leur 
attache  des  clochettes  ou  sonnailles  : l’on  chante  ou  l’on  siffle  presque  continuellement 
les  bœufs  pour  les  entretenir  en  mouvement  dans  leurs  travaux  les  plus  pénibles;  ils 
s’arrêtent  et  paraissent  découragés  dès  que  leurs  conducteurs  cessent  de  chanter  ou  de 
siffler;  il  y a même  certaines  chansons  rustiques  qui  conviennent  aux  bœufs  par  pré- 
férence à toutes  autres,  et  ces  chansons  renferment  ordinairement  les  noms  des  quatre 
ou  des  six  bœufs  qui  composent  l’attelage;  l’on  a remarqué  que  chaque  bœuf  paraît 
être  excité  par  son  nom  prononcé  dans  la  chanson.  Les  chevaux  dressent  les  oreilles  et 
paraissent  se  tenir  fiers  et  fermes  au  son  de  la  trompette,  etc. , comme  les  chiens  de 
chasse  s’animent  aussi  par  le  son  du  cor. 

On  prétend  que  les  marsouins,  les  phoques  et  les  dauphins  approchent  des  vaisseaux, 
lorsque  dans  un  temps  calme  on  y fait  une  musique  retentissante;  mais  ce  fait,  dont 
je  doute,  n’est  rapporté  par  aucun  auteur  grave. 

Plusieurs  espèces  d’oiseaux,  tels  que  les  serins,  linottes,  chardonnerets,  bouvreuils 
tarins , sont  très-susceptibles  des  impressions  musicales , puisqu’ils  apprennent  et  retien 


a.  Dans  l'Histoire  de  l’éléphant. 


A L’HISTOIRE  DE  L’HOMME. 


251 


nent  des  airs  assez  longs.  Presque  tous  les  autres  oiseaux  sont  aussi  modifiés  par  les 
sons  ; les  perroquets , les  geais,  les  pies,  les  sansonnets,  les  merles,  etc. , apprennent  à 
imiter  le  sifflet  et  même  la  parole;  ils  imitent  aussi  la  voix  et  les  cris  des  chiens,  des 
chats  et  des  autres  animaux. 

En  général , les  oiseaux  des  pays  habités  et  anciennement  policés  ont  la  voix  plus 
douce  ou  le  cri  moins  aigre  que  dans  les  climats  déserts  et  chez  les  nations  sauvages. 
Les  oiseaux  de  l’Amérique , comparés  à ceux  de  l’Europe  et  de  l’Asie , en  offrent  un 
exemple  frappant  : on  peut  avancer  avec  vérité  que  dans  le  nouveau  continent  il  ne 
s’est  trouvé  que  des  oiseaux  criards,  et  qu’à  l’exception  de  trois  ou  quatre  espèces,  telles 
que  celles  de  l’organiste  , du  scarlate  et  du  merle  moqueur,  presque  tous  les  autres 
oiseaux  de  cette  vaste  région  avaient  et  ont  encore  la  voix  choquante  pour  noire 
oreille. 

On  sait  que  la  plupart  des  oiseaux  chantent  d’autant  plus  fort  qu’ils  entendent  plus 
de  bruit  ou  de  son  dans  le  lieu  qui  les  renferme.  On  connaît  les  assauts  du  rossignol 
contre  la  voix  humaine,  et  il  y a mille  exemples  particuliers  de  l’instinct  musical  des 
oiseaux  , dont  on  n’a  pas  pris  la  peine  de  recueillir  les  détails. 

H y a même  quelques  insectes  qui  paraissent  être  sensibles  aux  impressions  de  la 
musique  : le  fait  des  araignées  qui  descendent  de  leur  toile  et  se  tiennent  suspendues, 
tant  que  le  son  des  instruments  continue,  et  qui  remontent  ensuite  à leur  place,  m’a  été 
attesté  par  un  assez  grand  nombre  de  témoins  oculaires  pour  qu’on  ne  puisse  guère  le 
révoquer  en  doute. 

Tout  le  monde  sait  que  c’est  en  frappant  sur  des  chaudrons  qu’on  rappelle  les  essaims 
fugitifs  des  abeilles,  et  que  Ton  fait  cesser  par  un  grand  bruit  la  strideur  incommode 
des  grillons. 

Sur  la  voix  des  animaux. 

Je  puis  me  tromper,  mais  il  m’a  paru  que  le  mécanisme  par  lequel  les  animaux  font 
entendre  leur  voix  est  différent  de  celui  de  la  voix  de  l’homme;  c’est  par  l’expiration 
que  l’homme  forme  sa  voix  : les  animaux  au  contraire  semblent  la  former  par  l’inspi- 
ration1. Les  coqs,  quand  ils  chantent,  s’étendent  autant  qu’ils  peuvent,  leur  cou  s’al- 
longe, leur  poitrine  s’élargit,  le  ventre  se  rapproche  des  reins,  et  le  croupion  s’abaisse  ; 
tout  cela  ne  convient  qu’à  une  forte  inspiration.  Un  agneau  nouvellement  né,  appelant 
sa  mère,  offre  une  attitude  toute  semblable;  il  en  est  de  même  d’un  veau  dans  les  pre- 
miers jours  de  sa  vie  : lorsqu’ils  veulent  former  leur  voix  le  cou  s’allonge  et  s’abaisse , 
de  sorte  que  la  trachée-artère  est  ramenée  presque  au  niveau  de  la  poitrine  : celle-ci 
s’élargit,  l’abdomen  se  relève  beaucoup,  apparemment  parce  que  les  intestins  restent 
presque  vides,  les  genoux  se  plient,  les  cuisses  s’écartent,  l’équilibre  se  perd,  et  le  petit 
animal  chancelle  en  formant  sa  voix  : tout  cela  paraît  être  l’effet  d’une  forte  inspiration. 
J’invite  les  physiciens  et  les  anatomistes  à vérifier  ces  observations,  qui  me  paraissent 
dignes  de  leur  attention. 

Il  paraît  certain  que  les  loups  et  les  chiens  ne  hurlent  que  par  inspiration  : on  peut 
s’en  assurer  aisément  en  faisant  hurler  un  petit  chien  près  du  visage  ; on  verra  qu’il 
tire  l’air  dans  sa  poitrine  au  lieu  de  le  pousser  au  dehors;  mais  lorsque  le  chien  aboie, 
il  ferme  la  gueule  à chaque  coup  de  voix , et  le  mécanisme  de  l’aboiement  est  différent 
de  celui  du  hurlement. 

1.  La  voix  des  animaux  se  forme  ordinairement  par  expiration,  comme  celle  de  l’homme.  11 
y a cependant  (dans  quelques  animaux  du  moins)  une  voix  inspiratoire,  tout  aussi  bien  qu’une 
voix  expiratoire. 'Le  braiment  de  l’àne,  par  exemple,  se  forme  alternativement  par  expiration 
et  inspiration. 


252 


ADDITIONS 


Sur  le  degré  de  chaleur  que  l'homme  et  les  animaux  peuvent  supporter. 

Quelques  physiciens  se  sont  convaincus  que  le  corps  de  l’homme  pouvait  résister  à un 
degré  de  chaud  fort  au-dessus  de  sa  propre  chaleur  : M.  Ellis  est , je  crois , le  premier 
qui  ait  fait  cette  observation  en  1758.  M.  l’abbé  Chappe  d’Auteroche  nous  a informé 
qu’en  Russie  l’on  chauffe  les  bains  à soixante  degrés  du  thermomètre  de  Réaumur. 

Et  en  dernier  lieu  le  docteur  Fordice  a construit  plusieurs  chambres  de  plain-pied, 
qu’il  a échauffées  par  des  tuyaux  de  chaleur  pratiqués  dans  le  plancher,  en  y versant 
encore  de  l’eau  bouillante.  Il  n’y  avait  point  de  cheminée  dans  ces  chambres  ni  aucun 
passage  à l’air,  excepté  par  les  fentes  de  la  porte. 

Dans  la  première  chambre,  la  plus  haute  élévation  du  thermomètre  était  à cent  vingt 
degrés,  la  plus  basse  à cent  dix.  (Il  y avait  dans  cette  chambre  trois  thermomètres 
placés  dans  différents  endroits.)  Dans  la  seconde  chambre,  la  chaleur  était  de  quatre- 
vingt-dix  à quatre-vingt-cinq  degrés.  Dans  la  troisième,  la  chaleur  était  modérée,  tandis 
que  l’air  extérieur  était  au-dessous  du  point  de  la  congélation.  Environ  trois  heures 
après  le  déjeuné,  le  docteur  Fordice  ayant  quitté  dans  la  première  chambre  tous  ses 
vêtements,  à l’exception  de' sa  chemise,  étayant  pour  chaussure  des  sandales  attachées 
avec  des  lisières,  entra  dans  la  seconde  chambre.  Il  y demeura  cinq  minutes  à quatre- 
vingt-dix  degrés  de  chaleur,  et  il  commença  à suer  modérément.  Il  entra  alors  dans  la 
première  chambre  et  se  tint  dans  la  partie  échauffée  à cent  dix  degrés.  Au  bout  d’une 
demi-minute  sa  chemise  devint  si  humide  qu’il  fut  obligé  de  la  quitter.  Aussitôt  l’eau 
coula  comme  un  ruisseau  sur  tout  son  corps.  Ayant  encore  demeuré  dix  minutes  dans 
cette  partie  de  la  chambre  échauffée  à cent  dix  degrés,  il  vint  à la  partie  échauffée  à 
cent  vingt  degrés , et  après  y avoir  resté  vingt  minutes  , il  trouva  que  le  thermomètre , 
sous  sa  langue  et  dans  ses  mains , était  exactement  à cent  degrés,  et  que  son  urine  était 
au  même  point.  Son  pouls  s’éleva  successivement  jusqu’à  donner  cent  quarante-cinq 
battements  dans  une  minute.  La  circulation  extérieure  s’accrut  grandement.  Les  veines 
devinrent  grosses , et  une  rougeur  enflammée  se  répandit  sur  tout  son  corps  : sa  respi- 
ration cependant  ne  fut  que  peu  affectée. 

Ici , dit  M.  Blagden,  le  docteur  Fordice  remarque  que  la  condensation  de  la  vapeur 
sur  son  corps,  dans  la  première  chambre,  était  très-probablement  la  principale  cause 
de  l’humidité  de  sa  peau.  Il  revint  enfin  dans  la  seconde  chambre , où  s’étant  plongé 
dans  l’eau  échauffée  à cent  degrés,  et  s’étant  bien  fait  essuyer,  il  se  fit  porter  en  chaise 
chez  lui.  La  circulation  ne  s’abaissa  entièrement  qu’au  bout  de  deux  heures.  Il  sortit 
alors  pour  se  promener  au  grand  air,  et  il  sentit  à peine  le  froid  de  la  saison 

M.  Tillet,  de  l’Académie  des  Sciences  de  Paris,  a voulu  reconnaître  par  des  expé- 
riences les  degrés  de  chaleur  que  l’homme  et  les  animaux  peuvent  supporter  : pour  cela 
il  fit  entrer  dans  un  four  une  fille  portant  un  thermomètre;  elle  soutint  pendant  assez 
longtemps  la  chaleur  intérieure  du  four  jusqu’à  cent  douze  degrés1. 

M.  de  Marantin,  ayant  répété  cette  expérience  dans  le  même  four,  trouva  que  les 
sœurs  de  la  fille  qu’on  vient  de  citer  soutinrent,  sans  être  incommodées,  une  chaleur  de 
cent  quinze  à cent  vingt  degrés  pendant  quatorze  ou  quinze  minutes , et  pendant  dix 
minutes  une  chaleur  de  cent  trente  degrés,  enfin , pendant  cinq  minutes  une  chaleur 

a.  Journal  anglais , mois  d’octobre  1775  , p.  19  et  sniv. 

1.  Sous  l’influence  de  ces  hautes  températures,  la  température  propre  du  corps  s’élève.  C’est 
ce  que  nous  ont  appris  les  expériences  de  MM.  Delaroche  et  Berger.  Dans  une  étuve  à 64°  cent., 
ces  deux  observateurs  virent  leur  température  s’élever  de  3°  environ  ; et , dans  une  étuve  à 70° , 
ils  la  virent  s’élever  de  4.  (Voyez  Delaroche  : Expér.  sur  les  effets  qu'une  forte  chaleur  produit 
dans  l'économie  animale.  ) 


A L’HISTOIRE  DE  L’HOMME. 


253 


cîe  cent  quarante  degrés.  L’une  de  ces  filles , qui  a servi  à cette  opération  de  M.  Maran- 
tin,  soutenait  la  chaleur  du  four  dans  lequel  cuisaient  des  pommes  et  de  la  viande  de 
boucherie  pendant  l’expérience.  Le  thermomètre  de  M.  Marantin  était  le  même  que  celui 
dont  s’était  servi  M.  Tillet;  il  était  à esprit-de-vin  ®. 

On  peut  ajouter  à ces  expériences  celles  qui  ont  été  faites  par  M.  Boërhave  sur  quel- 
ques oiseaux  et  animaux,  dont  le  résultat  semble  prouver  que  l’homme  est  plus  capable 
que  la  plupart  des  animaux  de  supporter  un  très-grand  degré  de  chaleur.  Je  dis  que  la 
plupart  des  animaux,  parce  que  M.  Boërhave  n’a  fait  ses  expériences  que  sur  des  oiseaux 
et  des  animaux  de  notre  climat,  et  qu’il  y a grande  apparence  que  les  éléphants,  les 
rhinocéros  et  les  autres  animaux  des  climats  méridionaux  pourraient  supporter  un 
plus  grand  degré  de  chaleur  que  l'homme.  C’est  par  cette  raison  que  je  ne  rapporte  pas 
ici  les  expériences  de  M.  Boërhave,  ni  celles  que  M.  Tillet  a faites  sur  les  poulets,  les 
lapins,  etc.,  quoique  très-curieuses.  ) 

On  trouve  dans  les  eaux  thermales  des  plantes  et  des  insectes  qui  y naissent  et 
croissent,  et  qui  par  conséquent  supportent  un  très-grand  degré  de  chaleur.  Les 
Chaud  es- Aigues,  en  Auvergne , ont  jusqu’à  soixante-cinq  degrés  de  chaleur  au  thermo- 
mètre de  Réaumur,  et  néanmoins  il  y a des  plantes  qui  croissent  dans  ces  eaux  : dans 
celles  de  Plombières,  dont  la  chaleur  est  de  quarante-quatre  degrés,  on  trouve  au  fond 
de  l’eau  une  espèce  de  tremella  différente  néanmoins  de  la  tremella  ordinaire,  et  qui 
paraît  avoir  comme  elle  un  certain  degré  de  sensibilité  ou  de  tremblement. 

Dans  l’île  de  Lucon , à peu  de  distance  de  la  ville  de  Manille  , est  un  ruisseau  consi- 
dérable d’une  eau  dont  la  chaleur  est  de  soixante-neuf  degrés,  et  dans  cette  eau  si  chaude 
il  y a non-seulement  des  plantes , mais  même  des  poissons  de  trois  à quatre  pouces  de 
longueur.  M.  Sonnerat,  correspondant  du  Cabinet,  m’a  assuré  qu’il  avait  vu  dans  le  lieu 
même  ces  plantes  et  ces  poissons,  et  il  m’a  écrit  ensuite  à ce  sujet  une  lettre  dont  voici 
l’extrait  : 

« En  passant  dans  un  petit  village  situé  à environ  quinze  lieues  de  Manille,  capitale 
« des  Philippines,  sur  les  bords  du  grand  lac  de  l’île  de  Lucon , je  trouvai  un  ruisseau 
« d’eau  chaude  ou  plutôt  d’eau  bouillante;  car  la  liqueur  du  thermomètre  de  M.  de 
« Réaumur  monta  à soixante-neuf  degrés.  Cependant  le  thermomètre  ne  fut  plongé  qu’à 
« une  lieue  de  la  source  : avec  un  pareil  degré  de  chaleur  la  plupart  des  hommes  juge- 
« ront  que  toute  production  de  la  nature  doit  s’éteindre  ; votre  système  et  ma  note  sui- 
« vante  prouveront  le  contraire.  Je  trouvai  trois  arbrisseaux  très-vigoureux  , dont  les 
« racines  trempaient  dans  cette  eau  bouillante  , et  dont  les  têtes  étaient  environnées  de 
« sa  vapeur,  si  considérable  que  les  hirondelles  qui  osaient  traverser  le  ruisseau  à la 
« hauteur  de  sept  à huit  pieds  tombaient  sans  mouvement;  l’un  de  ces  trois  arbrisseaux 
« était  un  Agnus  castus , et  les  deux  autres  des  Aspalathus.  Pendant  mon  séjour  dans 
« ce  village,  je  n’ai  bu  d’autre  eau  que  celle  de  ce  ruisseau  que  je  faisais  refroidir  ; je  lui 
« trouvai  un  petit  goût  terreux  et  ferrugineux  : le  gouvernement  espagnol,  ayant  cru 
« apercevoir  des  propriétés  dans  cette  eau , a fait  construire  différents  bains , dont  le 
« degré  de  chaleur  va  en  gradation,  selon  qu’ils  sont  éloignés  du  ruisseau.  Ma  surprise 
« fut  extrême,  lorsque  je  visitai  le  premier  bain,  de  trouver  des  êtres  vivants  dans  cette 
« eau  dont  le  degré  de  chaleur  ne  me  permit  pas  d’y  plonger  les  doigts;  je  fis  mes 
« efforts  pour  retirer  quelques-uns  de  ces  poissons,  mais  leur  agilité  et  la  maladresse 
« des  sauvages  rustiques  de  ce  canton  m’empêchèrent  de  pouvoir  en  prendre  un  pour 
« reconnaître  l’espèce  ; je  les  examinai  en  nageant , mais  les  vapeurs  de  l’eau  ne  me 
« permirent  pas  de  les  distinguer  assez  bien  pour  les  rapprocher  de  quelque  genre  ; je 
* les  reconnus  seulement  pour  des  poissons  à écailles  de  couleur  brunâtre  ; les  plus 


a.  Mémoires  de  l’Académie  des  Sciences,  année  1764,  p.  186  et  suiv. 


ADDITIONS 


2h  î 

« longs  avaient  environ  quatre  pouces Je  laisse  au  Pline  de  notre  siècle  à expliquer 

« cette  singularité  de  la  nature.  Je  n’aurais  point  osé  avancer  un  fait  qui  paraît  si 
« extraordinaire  à bien  des  personnes,  si  je  ne  pouvais  l’appuyer  du  certificat  de  M.  Pré- 
vost,  commissaire  de  la  marine,  qui  a parcouru  avec  moi  l’intérieur  de  l’île  de  Luçon.  » 


ADDITIONS 

A l’article  QUI  A POUR  TITRE  : VARIÉTÉS  DANS  L’ESPÈCE  HUMAINE,  PAGE  137. 

Dans  la  suite  entière  de  mon  ouvrage  sur  l’histoire  naturelle,  il  n’y  a peut-être  pas  un 
seul  des  articles  qui  soit  plus  susceptible  d’additions  et  même  de  corrections  que  celui 
des  variétés  de  l’espèce  humaine  ; j’ai  néanmoins  traité  ce  sujet  avec  beaucoup  d’étendue, 
et  j’y  ai  donné  toute  l’attention  qu’il  mérite;  mais  on  sent  bien  que  j’ai  été  obligé  de 
m’en  rapporter,  pour  la  plupart  des  faits,  aux  relations  des  voyageurs  les  plus  accré- 
dités; malheureusement  ces  relations,  fidèles  à de  certains  égards , ne  le  sont  pas  à 
d’autres;  les  hommes  qui  prennent  la  peine  d’aller  voir  des  choses  au  loin  croient  se 
dédommager  de  leurs  travaux  pénibles  en  rendant  ces  choses  plus  merveilleuses  ; à quoi 
bon  sortir  de  son  pays  si  l’on  n’a  rien  d’extraordinaire  à présenter  ou  à dire  à son 
retour  ? de  là  les  exagérations , les  contes  et  les  récits  bizarres  dont  tant  de  voyageurs 
ont  souillé  leurs  écrits  en  croyant  les  orner.  Un  esprit  attentif,  un  philosophe  instruit 
reconnaît  aisément  les  faits  purement  controuvés  qui  choquent  la  vraisemblance  ou 
l’ordre  de  la  nature;  il  distingue  de  même  le  faux  du  vrai,  le  merveilleux  du  vraisem- 
blable, et  se  met  surtout  en  garde  contre  l’exagération.  Mais  dans  les  choses  qui  11e  sont 
que  de  simple  description , dans  celles  où  l’inspection  et  même  le  coup  d’œil  suffirait 
pour  les  désigner,  comment  distinguer  les  erreurs  qui  semblent  ne  porter  que  sur  des 
faits  aussi  simples  qu’indifférents?  comment  se  refuser  à admettre  comme  vérités  tous 
ceux  que  le  relateur  assure,  lorsqu’on  n’aperçoit  pas  la  source  de  ses  erreurs,  et  même 
qu’on  ne  devine  pas  les  motifs  qui  ont  pu  le  déterminer  à dire  faux  ? ce  11’est  qu'avec 
le  temps  que  ces  sortes  d’erreurs  peuvent  être  corrigées , c’est-à-dire  lorsqu’un  grand 
nombre  de  nouveaux  témoignages  viennent  à détruire  les  premiers.  11  y a trente  ans 
que  j’ai  écrit  cet  article  des  variétés  de  l’espèce  humaine  ; il  s’est  fait  dans  cet  inter- 
valle de  temps  plusieurs  voyages  dont  quelques-uns  ont  été  entrepris  et  rédigés  par  des 
hommes  instruits;  c’est  d’après  les  nouvelles  connaissances  qui  nous  ont  été  rapportées 
que  je  vais  tâcher  de  réintégrer  les  choses  dans  la  plus  exacte  vérité,  soit  en  supprimant 
quelques  faits  que  j’ai  trop  légèrement  affirmés  sur  la  foi  des  premiers  voyageurs,  soit 
en  confirmant  ceux  que  quelques  critiques  ont  impugnés  et  niés  mal  à propos. 

Pour  suivre  le  même  ordre  que  je  me  suis  tracé  dans  cet  article , je  commencerai  par 
les  peuples  du  Nord.  J’ai  dit  que  les  Lapons,  les  Zembliens , les  Borandiens,  les 
Samoïèdes,  les  Tartares  septentrionaux,  et  peut-être  les  Ostiaques  dans  l’ancien  conti- 
nent , les  Groënlaudais  et  les  sauvages  au  nord  des  Esquimaux  dans  l’autre  continent, 
semblent  être  tous  d’une  seule  et  même  race  qui  s’est  étendue  et  multipliée  le  long  des 
côtes  des  mers  septentrionales , etc.  «.  M.  Klingstedt , dans  un  mémoire  imprimé  en 
1762,  prétend  que  je  me  suis  trompé  : 1°  en  ce  que  les  Zembliens  n’existent  qu’en  idée; 
il  est  certain,  dit-il,  que  le  pays  qu’on  appelle  la  nova  Zembla , ce  qui  signifie  en  langue 
russe  nouvelle  terre , n’a  guère  d’habitants.  Mais,  pour  peu  qu’il  y en  ait,  ne  doit-on 
pas  les  appeler  Zembliens  ? d’ailleurs  les  voyageurs  hollandais  les  ont  décrits  et  en  ont 
même  donné  les  portraits  gravés;  ils  ont  fait  un  grand  nombre  de  voyages  dans  cette 


a.  Voyez  p.  138. 


A L’HISTOIRE  DE  L’HOMME. 


265 

Nouvelle-Zemble , et  y ont  hiverné,  dès  1 596,  sur  la  côte  orientale,  à quinze  degrés  du 
pôle;  ils  font  mention  des  animaux  et  des  hommes  qu’ils  y ont  rencontrés;  je  ne  me 
suis  donc  pas  trompé,  et  il  est  plus  que  probable  que  c’est  M.  Klingstedt  qui  se  trompe 
lui-même  à cet  égard.  Néanmoins  je  vais  rapporter  les  preuves  qu’il  donne  de  son 

opinion. 

« La  Nouvelle  Zemble  est  une  île*  séparée  du  continent  par  le  détroit  de  Waigats,  sous 
« le  soixante-onzième  degré , et  qui  s’étend  en  ligne  droite  vers  le  nord  jusqu’au 

« soixante-quinzième L'ile  est  séparée  dans  son  milieu  par  un  canal  ou  détroit  qui 

« la  traverse  dans  toute  son  étendue,  en  tournant  vers  le  nord-ouest,  et  qui  tombe  dans 
« la  mer  du  Nord  du  côté  de  l’occident,  sous  le  soixante-treizième  degré  trois  minutes 
« de  latitude.  Ce  détroit  coupe  l'ile  en  deux  portions  presque  égales , on  ignore  s’il  est 
« quelquefois  navigable  ; ce  qu'il  y a de  certain  c’est  qu’on  l’a  toujours  trouvé  couvert 

de  glaces.  Le  pays  de  la  Nouvelle  Zemble , du  moins  autant  qu’on  en  connaît,  est  tout 
« à fait  désert  et  stérile , il  ne  produit  que  très-peu  d'herbes , et  il  est  entièrement 
. dépourvu  de  bois,  jusque-là  même  qu’il  manque  de  broussailles;  il  est  vrai  que  personne 
« n’a  encore  pénétré  dans  l’intérieur  de  l’ile  au  delà  de  cinquante  ou  soixante  verstes, 
« et  que  par  conséquent  on  ignore  si  dans  cet  intérieur  il  n’y  a pas  quelque  terroir 
a plus  fertile,  et  peut-être  des  habitants ; mais  comme  les  côtes  sont  fréquentées  tour 
« à tour  et  depuis  plusieurs  années  par  un  grand  nombre  de  gens  que  la  pêche  y attire 
« sans  qu’on  ait  jamais  découvert  la  moindre  trace  d’habitants,  et  qu'on  a remarqué 
« qu'on  n’y  trouve  d’autres  animaux  que  ceux  qui  se  nourrissent  des  poissons  que  la 
« mer  jette  sur  le  rivage,  ou  bien  de  mousse,  tels  que  les  ours  blancs,  les  renards  blancs 
« et  les  rennes,  et  peu  de  ces  autres  animaux  qui  se  nourrissent  de  baies,  de  racines  et 
« buurgeons  de  plantes  et  de  broussailles , il  est  très-probable  que  le  pays  ne  renferme 
« point  d’habitants , et  qu’il  est  aussi  peu  fourni  de  bois  dans  l’intérieur  que  sur  les 
« côtes.  On  doit  donc  présumer  que  le  petit  nombre  d’hommes  que  quelques  voyageurs 
« disent  y avoir  vus,  n’étaient  pas  des  naturels  du  pays,  mais  des  étrangers  qui,  pour  éviter 
« la  rigueur  du  climat , s’étaient  habillés  comme  les  Samoïèdes , parce  que  les  Russes 
« ont  coutume,  dans  ces  voyages,  de  se  couvrir  d’habillements  à la  façon  des 

« Samoïèdes Le  froid  de  la  Nouvelle  Zemble  est  très-modéré , en  comparaison  de 

« celui  de  Spitzberg  ; dans  cette  dernière  île  on  ne  jouit  pendant  les  mois  de  l’hiver 
« d’aucune  lueur  ou  crépuscule  ; ce  n’est  qu’à  la  seule  position  des  étoiles  qui  sont  con- 
« tinuellement  visibles  qu’on  peut  distinguer  le  jour  de  la  nuit,  au  lieu  que  dans  la 
« Nouvelle  Zemble  on  les  distingue  par  une  faible  lumière  qui  se  fait  toujours  remar- 
« quer  aux  heures  du  midi,  même  dans  les  temps  où  le  soleil  n’y  paraît  point. 

« Ceux  qui  ont  le  malheur  d’être  obligés  d’hiverner  dans  la  Nouvelle  Zemble  ne 
« périssent  pas,  comme  on  le  croit,  par  l’excès  du  froid,  mais  par  l’effet  des  brouillards 
« épais  et  malsains  occasionnés  souvent  par  la  putréfaction  des  herbes  et  des  mousses 
« du  rivage  de  la  mer,  lorsque  la  gelée  tarde  trop  à venir. 

■ On  sait  par  une  ancienne  tradition  qu’il  y a eu  quelques  familles  qui  se  réfugièrent 
« et  s’établirent  avec  leurs  femmes  et  enfants  dans  la  Nouvelle  Zemble,  du  temps  de 
« la  destruction  de  Nowogorod.  Sous  le  règne  du  czar  Iwan  Wasilewitz , un  paysan 
« serf  échappé,  appartenant  a la  maison  des  Stroganows,  s’y  était  aussi  retiré  avec  sa 
« femme  et  ses  eijfants,  et  les  Russes  connaissent  encore  jusqu’à  présent  les  endroits 
« où  ces  gens-là  ont  demeuré  et  les  indiquent  par  leurs  noms  ; mais  les  descendants  de 
« ces  malheureuses  familles  ont  tous  péri  en  un  même  temps , apparemment  par  l’in- 
« fection  des  mêmes  brouillards.  » 

On  voit  par  ce  récit  de  M.  Klingstedt  que  les  voyageurs  ont  rencontré  des  hommes 


1.  Voyez  la  note  2 de  la  page  113  du  Ier  volume. 


256 


ADDITIONS 


dans  la  Nouvelle-Zemble  ; dès  lors  n’ont-ils  pas  dû  prendre  ces  hommes  pour  les  naturels 
du  pays,  puisqu’ils  étaient  vêtus  à peu  près  comme  les  Samoïèdes?  ils  auront  donc 
appelé  Zembliens  ces  hommes  qu’ils  ont  vus  dans  la  Zemble  : cette  erreur,  si  c’en  est 
une,  est  fort  pardonnable  ; car  cette  île  étant  d’une  grande  étendue  et  très-voisine  du 
continent,  l’on  aura  bien  de  la  peine  à se  persuader  qu’elle  fût  entièrement  inhabitée 
avant  l’arrivée  de  ce  paysan  russe. 

2°  M.  Klingstedt  dit  que  je  ne  parais  pas  mieux  fondé  à l’égard  des  Borandiens , 
dont  on  ignore  jusqu’au  nom  même  dans  tout  le  Nord,  et  que  l'on  pourrait  d'ailleurs 
reconnaître  difficilement  à la  description  que  j’en  donne.  Ce  dernier  reproche  ne 
doit  pas  tomber  sur  moi  : si  la  description  des  Borandiens , donnée  par  les  voyageurs 
hollandais  dans  le  recueil  des  Voyages  du  Nord,  n’est  pas  assez  détaillée  pour  qu’on 
puisse  reconnaître  ce  peuple,  ce  n’est  pas  ma  faute  ; je  n’ai  pu  rien  ajouter  à leurs  indi- 
cations. Il  en  est  de  même  à l’égard  du  nom,  je  ne  l’ai  point  imaginé;  je  l’ai  trouvé, 
non-seulement  dans  ce  recueil  de  Voyages  que  M.  Klingstedt  aurait  dû  consulter,  mais 
encore  sur  des  cartes  et  sur  les  globes  anglais  de  M.  Senex,  membre  de  la  Société  royale 
de  Londres,  dont  les  ouvrages  ont  la  plus  grande  réputation,  tant  pour  l’exactitude  que 
que  pour  la  précision.  Je  ne  vois  donc  pas  jusqu’à  présent  que  le  témoignage  négatif  de 
M.  Klingstedt  seul  doive  prévaloir  contre  les  témoignages  positifs  des  auteurs  que  je 
viens  de  citer.  Mais  pour  le  mettre  plus  à portée  de  reconnaître  les  Borandiens , je  lui 
dirai  que  ce  peuple  dont  il  nie  l’existence  occupe  néanmoins  un  vaste  terrain  qui  n’est 
guère  qu’à  deux  cents  lieues  d’Archangel  à l’orient  ; que  la  bourgade  de  Boranda,  qui  a 
pris  ou  donné  le  nom  du  pays,  est  située  à vingt-deux  degrés  du  pôle  sur  la  côte  occi- 
dentale d’un  petit  golfe , dans  lequel  se  décharge  la  grande  rivière  de  Petzora  ; que  ce 
pays,  habité  par  les  Borandiens,  est  borné  au  nord  par  la  mer  Glaciale,  vis-à-vis  file  de 
Kolgo,  et  les  petites  îles  Toxar  et  Maurice;  au  couchant,  il  est  séparé  des  terres  de  la 
province  de  Jugori  par  d’assez  hautes  montagnes  ; au  midi,  il  confine  avec  les  provinces 
de  Zirania  et  de  Permia;  et  au  levant,  avec  les  provinces  de  Condoria  et  de  Montizar, 
lesquelles  confinent  elles-mêmes  avec  le  pays  des  Samoïèdes.  Je  pourrais  encore  ajouter 
qu’indépendamment  de  la  bourgade  de  Boranda  il  existe  dans  ce  pays  plusieurs  autres 
habitations  remarquables,  telles  que  Ustzilma,  Nicolaï,  Issemskaia  et  Petzora  ; qu’ enfin 
ce  même  pays  est  marqué  sur  plusieurs  cartes  par  le  nom  de  Petzora  sive  Borandai. 
Je  suis  étonné  que  M.  Klingstedt  et  M.  de  Voltaire,  qui  l’a  copié,  aient  ignoré  tout  cela 
et  m’aient  également  reproché  d’avoir  décrit  un  peuple  imaginaire  et  dont  on  ignorait 
même  le  nom.  M.  Klingstedt  a demeuré  pendant  plusieurs  années  à Archangel , où  les 
Lapons-Moscovites  et  les  Samoïèdes  viennent,  dit-il , tous  les  ans  en  assez  grand  nombre 
avec  leurs  femmes  et  enfants,  et  quelquefois  même  avec  leurs  rennes  pour  y amener  des 
huiles  de  poisson;  il  semble  dès  lors  qu’on  devrait  s’en  rapporter  à ce  qu’il  dit  sur  ces 
peuples,  et  d’autant  plus  qu’il  commence  sa  critique  par  ces  mots  : M.  de  Buffon  qui 
s’est  acquis  un  si  grand  nom  dans  la  république  des  lettres,  et  au  mérite  distingué 
duquel  je  rends  toute  la  justice  qui  lui  est  due , se  trompe , etc.  L’éloge  joint  à la 
critique  la  rend  plus  plausible,  en  sorte  que  M.  de  Voltaire  et  quelques  autres  personnes 
qui  ont  écrit  d’après  M.  Klingstedt  ont  eu  quelque  raison  de  croire  que  je  m’étais  en 
effet  trompé  sur  les  trois  points  qu’il  me  reproche.  Néanmoins  je  crois  avoir  démontré 
que  je  n’ai  fait  aucune  erreur  au  sujet  des  Zembliens,  et  que  je  n’ai  dit  que  la  vérité  au 
sujet  des  Borandiens.  Lorsqu’on  veut  critiquer  quelqu’un  dont  on  estime  les  ouvrages  et 
dont  on  fait  l’éloge,  il  faut  au  moins  s’instruire  assez  pour  être  de  niveau  avec  l’auteur 
que  l’on  attaque.  Si  M.  Klingstedt  eût  seulement  parcouru  tous  les  Voyages  du  Nord 
dont  j’ai  fait  l’extrait,  s’il  eût  recherché  les  journaux  des  voyageurs  hollandais  et  les 
globes  de  M.  Senex,  il  aurait  reconnu  que  je  n’ai  rien  avancé  qui  ne  fut  bien  fondé.  S’il 
eût  consulté  la  Géographie  du  roi  Ælfred,  ouvrage  écrit  sur  les  témoignages  des  anciens 


A LmSTOIRE  DE  L’HOMME. 


257 


voyageurs  Othere  et  Wulfstant  <*,  il  aurait  vu  que  les  peuples  que  j'ai  nommés  Boran- 
diens , d'après  les  indications  modernes,  s’appelaient  anciennement  Beormas  ou  Bora- 
nas , dans  le  temps  de  ce  roi  géographe;  que  de  Boranas  on  dérive  aisément  Boranda, 
et  que  c’est  par  conséquent  le  vrai  et  ancien  nom  de  ce  même  pays  qu’on  appelle  à 
présent  Petzora , lequel  est  situé  entre  les  Lapons-Moscovites  et  les  Samoïèdes,  dans  la 
partie  de  la  terre  coupée  par  le  cercle  polaire,  et  traversée  dans  sa  longueur  du  midi  au 
nord  par  le  fleuve  Petzora.  Si  l’on  ne  connaît  pas  maintenant  à Archangel  le  nom  des 
Borandiens,  il  ne  fallait  pas  en  conclure  que  c’était  un  peuple  imaginaire,  mais  seulement 
un  peuple  dont  le  nom  avait  changé,  ce  qui  est  souvent  arrivé,  non-seulement  pour  les 
nations  du  Nord,  mais  pour  plusieurs  autres,  comme  nous  aurons  occasion  de  le  remar- 
quer dans  la  suite,  même  pour  les  peuples  d’Amérique,  quoiqu’il  n’y  ait  pas  deux  cents 
ou  deux  cent  cinquante  ans  qu’on  y ait  imposé  ces  noms  qui  ne  subsistent  plus  aujour- 
dhui  b. 

3°  31.  Ivlingstedt  assure  que  j’ai  avancé  « une  chose  destituée  de  tout  fondement,  lors- 
« que  je  prends  pour  une  même  nation  les  Lapons , les  Samoïèdes  et  tous  les  peuples 
« tartares  du  Nord,  puisqu’il  ne  faut  que  faire  attention  à la  diversité  des  physiono- 
« mies,  des  mœurs  et  du  langage  même  de  ces  peuples  , pour  se  convaincre  qu’ils  sont 
« d’une  race  différente,  comme  j’aurai , dit-il , occasion  de  le  prouver  dans  la  suite.  » 
Ma  réponse  à cette  troisième  imputation  sera  satisfaisante  pour  tous  ceux  qui , comme 
moi , ne  cherchent  que  la  vérité  : je  n’ai  pas  pris  pour  une  même  nation  les  Lapons, 
les  Samoïèdes  et  les  Tartares  du  Nord,  puisque  je  les  ai  nommés  et  décrits  séparé- 
ment , que  je  n’ai  pas  ignoré  que  leurs  langues  étaient  différentes , et  que  j’ai  exposé  en 
particulier  leurs  usages  et  leurs  mœurs;  mais  ce  que  j’ai  seulement  prétendu  et  que  je 
soutiens  encore , c’est  que  tous  ces  hommes  du  cercle  arctique  sont  à peu  près  sem- 
blables entre  eux  ; que  le  froid  et  les  autres  influences  de  ce  climat  les  ont  rendus  très- 
différents  des  peuples  de  la  zone  tempérée;  qu’indépendamment  de  leur  courte  taille, 
ils  ont  tant  d’autres  rapports  de  ressemblance  entre  eux , qu’on  peut  les  considérer 
comme  étant  d’une  même  nature  ou  d'une  même  « race  qui  s’est  étendue  et  multipliée 
« le  long  des  côtes  des  mers  septentrionales , dans  des  déserts  et  sous  un  climat  inha- 
« bitable  pour  toutes  les  autres  nations  c.  » J’ai  pris  ici,  comme  l’on  voit,  le  mot  de 
race  dans  le  sens  le  plus  étendu,  et  M.  Ivlingstedt  le  prend  au  contraire  dans  le  sens  le 
plus  étroit;  ainsi  sa  critique  porte  à faux.  Les  grandes  différences  qui  se  trouvent  entre 
les  hommes  dépendent  de  la  diversité  des  climats1  ; c’est  dans  ce  point  de  vue  général 
qu’il  faut  saisir  ce  que  j’en  ai  dit  ; et  dans  ce  point  de  vue  il  est  très -certain  que  non- 
seulement  les  Lapons , les  Borandiens , les  Samoïèdes  et  les  Tartares  du  nord  de  notre 
continent,  mais  encore  les  Groënlandais  et  les  Esquimaux  de  l’Amérique , sont  tous  des 
hommes  dont  le  climat  a rendu  les  races  semblables , des  hommes  d’une  nature  égale- 
ment rapetissée  , dégénérée , et  qu’on  peut  dès  lors  regarder  comme  ne  faisant  qu’une 
seule  et  même  race  dans  l’espèce  humaine*. 

Maintenant  que  j’ai  répondu  à ces  critiques,  auxquelles  je  n’aurais  fait  aucune  atten- 
tion si  des  gens  célèbres  par  leurs  talents  ne  les  eussent  pas  copiées,  je  vais  rendre 

a.  Voyez  la  traduction  d’Orosius,  par  le  roi  Ælfred.  Note  sur  le  premier  chapitre  du  premier 
livre , par  M.  Forster,  de  la  Société  royale  de  Londres,  1773  , in-8°,  p.  241  et  suiv. 

b.  Un  exemple  remarquable  de  ces  changements  de  nom,  c’est  que  l’Ecosse  s’appelait  Iraland 
ou  Irland  dans  ce  même  temps  où  les  Borandiens  ou  Borandas  étaient  nommés  Beormas  ou 
Boranas. 

c.  Voyez  page  138. 

1.  Voyez  la  note  2 de  la  page  221. 

2.  Chacun  de  ces  mots  : espèce  et  race,  est  employé  ici  dans  son  acception  la  plus  juste.  (Voyez 
la  note  de  la  page  140.) 

11. 


17 


258  ADDITIONS 

compte  des  connaissances  particulières  que  nous  devons  à M.  Klingstedt  au  sujet  de  ces 
peuples  du  Nord. 

« Selon  lui , le  nom  de  Samoïède  n’est  connu  que  depuis  environ  cent  ans  ; le  com- 
« mencement  des  habitations  des  Samoïèdes  se  trouve  au  delà  de  la  rivière  de  Mezène, 

« à trois  ou  quatre  cents  verstes  d’Archangel Cette  nation  sauvage,  qui  n’est  pas 

« nombreuse,  occupe  néanmoins  l’étendue  de  plus  de  trente  degrés  en  longitude  le  long 
« des  côtes  de  l’océan  du  Nord  et  de  la  mer  Glaciale,  entre  les  soixante-sixième  et 
« soixante-dixième  degrés  de  latitude , à compter  depuis  la  rivière  de  Mezèue  jusqu'au 
« fleuve  Jeniscé , et  peut-être  plus  loin.  » 

J’observerai  qu’il  y a trente  degrés  environ  de  longitude,  pris  sur  le  cercle  polaire, 
depuis  le  fleuve  Jeniscé  jusqu’à  celui  de  Petzora  : ainsi  les  Samoïèdes  ne  se  trouvent  en 
effet  qu’après  les  Borandiens , lesquels  occupent  ou  occupaient  ci-devant  la  contrée  de 
Petzora;  on  voit  que  le  témoignage  même  de  M.  Klingstedt  confirme  ce  que  j’ai  avancé, 
et  prouve  qu’il  fallait  en  effet  distinguer  les  Borandiens , autrement  les  habitants  natu- 
rels du  district  de  Petzora , des  Samoïèdes  qui  sont  au  delà , du  côté  de  l’orient. 

« Les  Samoïèdes , dit  M.  Klingstedt , sont  communément  d'une  taille  au-dessous  de 
« la  moyenne  ; ils  ont  le  corps  dur  et  nerveux  , d’une  structure  large  et  carrée , les 
« jambes  courtes  et  menues,  les  pieds  petits,  le  cou  court  et  la  tête  grosse  à proportion 
« du  corps,  le  visage  aplati,  les  yeux  noirs,  et  l’ouverture  des  yeux  petite  mais  allongée, 
« le  nez  tellement  écrasé  que  le  bout  en  est  à peu  près  au  niveau  de  l’os  de  la  mâchoire 
« supérieure , qu’ils  ont  très-forte  et  élevée , la  bouche  grande  et  les  lèvres  minces. 
« Leurs  cheveux,  noirs  comme  le  jais,  sont  extrêmement  durs,  fort  lisses  et  pendants 
« sur  leurs  épaules  ; leur  teint  est  d’un  brun  fort  jaunâtre,  et  ils  ont  les  oreilles  grandes 
« et  rehaussées.  Les  hommes  n’ont  que  très-peu  ou  point  de  barbe  ni  de  poil , qu’ils 
« s’arrachent,  ainsi  que  les  femmes,  sur  toutes  les  parties  du  corps.  On  marie  les  filles 
« dès  l’âge  de  dix  ans , et  souvent  elles  sont  mères  à onze  ou  douze  ans  , mais  passé 
« l’âge  de  trente  ans  elles  cessent  d’avoir  des  enfants.  La  physionomie  des  femmes  res- 
« semble  parfaitement  à celle  des  hommes , excepté  qu’elles  ont  les  traits  un  peu  moins 
« grossiers,  le  corps  plus  mince,  les  jambes  plus  courtes  et  les  pieds  très-petits  ; elles 
« sont  sujettes,  comme  les  autres  femmes,  aux  évacuations  périodiques,  mais  faible- 
« ment  et  en  très-petite  quantité;  toutes  ont  les  mamelles  plates  et  petites,  molles  en 
« tout  temps,  lors  même  qu’elles  sont  encore  pucelles,  et  le  bout  de  ces  mamelles  est 
« toujours  noir  comme  du  charbon,  défaut  qui  leur  est  commun  avec  les  Lapones.  » 

Cette  description  de  M.  Klingstedt  s’accorde  avec  celle  des  autres  voyageurs  qui  ont 
parlé  des  Samoïèdes,  et  avec  ce  que  j’en  ai  dit  moi-même,  page  138;  elle  est  seulement 
plus  détaillée  et  paraît  plus  exacte  : c’est  ce  qui  m’a  engagé  à la  rapporter  ici.  Le  seul  fait 
qui  me  semble  douteux , c’est  que  dans  un  climat  aussi  froid  les  femmes  soient  mûres 
d’aussi  bonne  heure  ; si , comme  le  dit  cet  auteur,  elles  produisent  communément  dès 
l’âge  de  onze  ou  douze  ans,  il  ne  serait  pas  étonnant  qu’elles  cessent  de  produire  à 
trente  ans  ; mais  j’avoue  que  j’ai  peine  à me  persuader  ces  faits  qui  me  paraissent  con- 
traires à une  vérité  générale  et  bien  constatée,  c’est  que  plus  les  climats  sont  chauds, 
et  plus  la  production  des  femmes  est  précoce , comme  toutes  les  autres  productions  de 
la  nature. 

M.  Klingstedt  dit  encore  dans  la  suite  de  son  mémoire  que  les  Samoïèdes  ont  la  vue 
perçante,  l’ouïe  fine  et  la  main  sûre  ; qu’ils  tirent  de  l’arc  avec  une  justesse  admirable, 
qu’ils  sont  d’une  légèreté  extraordinaire  à la  course , et  qu’ils  ont  au  contraire  le  goût 
grossier,  l’odorat  faible,  le  tact  rude  et  émoussé. 

« La  chasse  leur  fournit  leur  nourriture  ordinaire  en  hiver,  et  la  pêche  en  été  ; leurs 
« rennes  sont  leurs  seules  richesses  ; ils  en  mangent  la  chair  toujours  crue,  et  en  boivent 
« avec  délices  le  sang  tout  chaud;  ils  ne  connaissent  point  l’usage  d’en  tirer  le  lait;  ils 


A L’HISTOIRE  DE  L’HOMME. 


259 


« mangent  aussi  le  poisson  cru.  Ils  se  font  des  tentes  couvertes  de  peaux  de  rennes , et 
« les  transportent  souvent  d’un  lieu  à un  autre  ; ils  n’habitent  pas  sous  terre , comme 
« quelques  écrivains  l’ont  assuré  ; ils  se  tiennent  toujours  éloignés  à quelque  distance 
« les  uns  des  autres , sans  jamais  former  de  société  ; ils  donnent  des  rennes  pour  avoir 
« les  filles  dont  ils  font  leurs  femmes  : il  leur  est  permis  d’en  avoir  autant  qu’il  leur 
« plaît;  la  plupart  se  bornent  à deux  femmes,  et  il  est  rare  qu'ils  en  aient  plus  de  cinq; 
« il  y a des  filles  pour  lesquelles  ils  paient  au  père  cent  et  jusqu’à  cent  cinquante  rennes, 
« mais  ils  sont  en  droit  de  renvoyer  leurs  femmes  et  de  reprendre  leurs  rennes , s’ils 
« ont  lieu  d’en  être  mécontents  ; si  la  femme  confesse  qu’elle  a eu  commerce  avec  quelque 
u homme  de  nation  étrangère,  ils  la  renvoient  immédiatement  à ses  parents  : ainsi  ils 
« n’offrent  pas,  comme  le  ditM.  de  Buffon,  leurs  femmes  et  leurs  filles  aux  étrangers.» 

Je  l’ai  dit  en  effet  d’après  les  témoignages  d’un  si  grand  nombre  de  voyageurs  que 
le  fait  ne  me  paraissait  pas  douteux.  Je  ne  sais  même  si  M.  Klingstedt  est  en  droit  de 
nier  ces  témoignages , n’ayant  vu  des  Samoïèdes  que  ceux  qui  viennent  à Archangel  ou 
dans  les  autres  lieux  de  la  Russie , et  n’ayant  pas  parcouru  leur  pays  comme  les  voya- 
geurs dont  j’ai  tiré  les  faits  que  j’ai  rapportés  fidèlement.  Dans  un  peuple  sauvage, 
stupide  et  grossier,  tel  que  M.  Klingstedt  peint  lui -même  ces  Samoïèdes,  lesquels  ne 
font  jamais  de  société,  qui  prennent  des  femmes  en  tel  nombre  qu’il  leur  plaît,  qui  les 
renvoient  lorsqu’elles  déplaisent,  serait-il  étonnant  de  les  voir  offrir  au  moins  celles-ci 
aux  étrangers  ? Y a-t-il  dans  un  tel  peuple  des  lois  communes , des  coutumes  con- 
stantes? Les  Samoïèdes , voisins  de  Jeniscé,  se  conduisent-ils  comme  ceux  des  environs 
de  Petzora,  qui  sont  éloignés  de  plus  de  quatre  cents  lieues?  M.  Klingstedt  n’a  vu  que 
ces  derniers,  il  n’a  jugé  que  sur  leur  rapport;  néanmoins  ces  Samoïèdes  occidentaux 
ne  connaissent  pas  ceux  qui  sont  à l’orient,  et  n’ont  pu  lui  en  donner  de  justes  informa- 
tions , et  je  persiste  à m’en  rapporter  aux  témoignages  précis  des  voyageurs  qui  ont 
parcouru  tout  le  pays;  je  puis  donner  un  exemple  à ce  sujet  que  M.  Klingstedt  ne  doit 
pas  ignorer,  car  je  le  tire  des  voyageurs  russes.  Au  nord  du  Kamtschatka  sont  les 
Koriaques  sédentaires  et  fixes,  établis  sur  toute  la  partie  supérieure  du  Kamtschatka 
depuis  la  rivière  Ouka  jusqu’à  celle  d’Anadir  : ces  Koriaques  sont  bien  plus  semblables 
aux  Kamtschadales  que  les  Koriaques  errants , qui  en  diffèrent  beaucoup  par  les  traits 
et  par  les  mœurs.  Ces  Koriaques  errants  tuent  leurs  femmes  et  leurs  amants  lorsqu’ils 
les  surprennent  en  adultère  ; au  contraire,  les  Koriaques  fixes  offrent  par  politesse  leurs 
femmes  aux  étrangers  , et  ce  serait  une  injure  de  leur  refuser  de  prendre  leur  place 
dans  le  lit  conjugal  a;  ne  peut-il  pas  en  être  de  même  chez  les  Samoïèdes,  dont  d’ail- 
leurs les  usages  et  les  mœurs  sont  à peu  près  les  mêmes  que  celles  des  Koriaques  ? 

Voici  maintenant  ce  que  M.  Klingstedt  dit  au  sujet  des  Lapons  : 

« Ils  ont  la  physionomie  semblable  à celle  des  Finnois , dont  on  ne  peut  guère  les 
« distinguer,  excepté  qu’i/s  ont  Vos  de  la  mâchoire  supérieure  un  peu  plus  fort  et  plus 
« élevé;  outre  cela , ils  ont  les  yeux  bleus,  gris  et  noirs,  ouverts  et  formés  comme  ceux 
<.  des  autres  nations  de  l’Europe;  leurs  cheveux  sont  de  différentes  couleurs,  quoiqu’ils 
« tirent  ordinairement  sur  le  brun  foncé  et  sur  le  noir;  ils  ont  le  corps  robuste  et  bien 
« fait  ; les  hommes  ont  la  barbe  fort  épaisse,  et  du  poil,  ainsi  que  les  femmes,  sur  toutes 
« les  parties  du  corps  où  la  nature  en  produit  ordinairement;  ils  sont  pour  la  plupart 
« A' une  taille  ait-dessous  de  la  médiocre  : enfin,  comme  il  y a beaucoup  d’affinité 
« entre  leur  langue  et  celle  des  Finnois , au  lieu  qu’à  cet  égard  ils  diffèrent  entièrement 
« des  Samoïèdes , c’est  une  preuve  évidente  que  ce  n’est  qu’aux  Finnois  que  les  Lapons 
« doivent  leur  origine.  Quant  aux  Samoïèdes,  ils  descendent  sans  doute  de  quelque 
« race  tartare  des  anciens  habitants  de  Sibérie On  a débité  beaucoup  de  fables  ou 

a-  Histoire  générale  des  voyages , vol.  XIX,  in-4°,  p.  350. 


SCO 


ADDITIONS 


« sujet  des  Lapons  : par  exemple,  on  a dit  qu’ils  lancent  le  javelot  avec  une  adresse 
« extraordinaire,  et  il  est  pourtant  certain  qu’au  moins  à présent  ils  en  ignorent  entiè- 
« rement  l’usage , de  même  que  celui  de  l’arc  et  des  flèches  : ils  ne  se  servent  que  de 
« fusils  dans  leurs  chasses.  La  chair  d'ours  ne  leur  sert  jamais  de  nourriture,  ils  ne 
« mangent  rien  de  cru,  pas  même  le  poisson,  mais  c’est  ce  que  font  toujours  les  Samoïè- 
« des  : ceux-ci  ne  font  aucun  usage  de  sel,  au  lieu  que  les  Lapons  en  mettent  dans  tous 
« leurs  aliments.  Il  est  encore  faux  qu’ils  fassent  de  la  farine  avec  des  os  de  poisson 
« broyés;  c’est  ce  qui  n’est  en  usage  que  chez  quelques  Finnois,  habitants  de  la  Caré- 
« lie,  au  lieu  que  les  Lapons  ne  se  servent  que  de  cette  substance  douce  et  tendre,  ou 
« de  cette  pellicule  fine  et  déliée  qui  se  trouve  sous  l’écorce  du  sapin,  et  dont  ils  font 
« provision  au  mois  de  mai  ; après  l’avoir  bien  fait  sécher  ils  la  réduisent  en  poudre, 
« et  en  mêlent  avec  la  farine  dont  ils  font  leur  pain.  L’huile  de  baleine  ne  leur  sert 
« jamais  de  boisson,  mais  il  est  vrai  qu’ils  emploient  aux  apprêts  de  leurs  poissons 
« l’huile  fraîche  qu’on  tire  des  foies  et  des  entrailles  de  la  morue,  huile  qui  n’est  point 
« dégoûtante,  et  n’a  aucune  mauvaise  odeur  tant  qu’elle  est  fraîche.  Les  hommes  et  les 
« femmes  portent  des  chemises , le  reste  de  leurs  habillements  est  semblable  à celui  des 

« Samoïèdes  qui  ne  connaissent  point  l’usage  du  linge Dans  plusieurs  relations  il 

« est  fait  mention  des  Lapons  indépendants,  quoique  je  ne  sache  guère  qu’il  y en  ait, 
« à moins  qu’on  ne  veuille  faire  passer  pour  tels  un  petit  nombre  de  familles  établies 
« sur  les  frontières,  qui  se  trouvent  dans  l’obligation  de  payer  le  tribut  à trois  souve- 
« rains.  Leurs  chasses  et  leurs  pêches , dont  ils  vivent  uniquement , demandent  qu’ils 
« changent  souvent  de  demeure;  ils  passent  sans  façon  d’un  territoire  à l’autre  : d’ail- 
<•  leurs,  c’est  la  seule  race  de  Lapons  entièrement  semblables  aux  autres  qui  n’aient  pas 
« encore  embrassé  le  christianisme,  et  qui  tiennent  encore  beaucoup  du  sauvage  : ce 
<>  n’est  que  chez  eux  que  se  trouvent  la  polygamie  et  des  usages  superstitieux...  Les  Fin- 
« nois  ont  habité,  dans  les  temps  reculés,  la  plus  grande  partie  des  contrées  du  Nord.» 

En  comparant  ce  récit  de  M.  Klingstedt  avec  les  relations  des  voyageurs  et  des  témoins 
qui  l’ont  précédé,  il  est  aisé  de  reconnaître  que  depuis  environ  un  siècle  les  Lapons  se 
sont  en  partie  civilisés;  ceux  que  l’on  appelle  Lapons-Moscovites , et  qui  sont  les  seuls 
qui  fréquentent  à Archangel,  les  seuls  par  conséquent  que  M.  Klingstedt  ait  vus,  ont 
adopté  en  entier  la  religion  et  en  partie  les  mœurs  russes  ; il  y a eu  par  conséquent  des 
alliances  et  des  mélanges.  Il  n’est  donc  pas  étonnant  qu’ils  n'aient  plus  aujourd’hui  les 
mêmes  superstitions,  les  mêmes  usages  bizarres  qu’ils  avaient  dans  le  temps  des  voya- 
geurs qui  ont  écrit  ; on  ne  doit  donc  pas  les  accuser  d’avoir  débité  des  fables  ; ils  ont 
dit,  et  j’ai  dit  d’après  eux,  ce  qui  était  alors  et  ce  qui  est  encore  chez  les  Lapons  sauvages  : 
on  n’a  pas  trouvé  et  l’on  ne  trouvera  pas  chez  eux  des  yeux  bleus  et  de  belles  femmes, 
■et  si  l’auteur  en  a vu  parmi  les  Lapons  qui  viennent  à Archangel , rien  ne  prouve  mieux 
le  mélange  qui  s’est  fait  avec  les  autres  nations,  car  les  Suédois  et  les  Danois  ont  aussi 
policé  leurs  plus  proches  voisins  Lapons;  et  dès  que  la  religion  s’établit  et  devient  com- 
mune à deux  peuples,  tous  les  mélanges  s’en  suivent,  soit  au  moral  pour  les  opinions, 
soit  au  physique  pour  les  actions. 

Tout  ce  que  nous  avons  dit  d’après  les  relations  faites  il  y a quatre-vingts  ou  cent 
ans  ne  doit  donc  s’appliquer  qu’aux  Lapons  qui  n’ont  pas  embrassé  le  christianisme  ; 
leurs  races  sont  encore  pures  et  leurs  ligures  telles  que  nous  les  avons  présentées.  Les 
Lapons,  dit  M.  Klingstedt,  ressemblent  par  la  physionomie  aux  autres  peuples  de  l’Eu- 
rope, et  particulièrement  aux  Finnois,  à l’exception  que  les  Lapons  ont  les  os  et  la 
mâchoire  supérieure  plus  élevés;  ce  dernier  trait  les  rejoint  aux  Samoïèdes  ; leur  taille 
au-dessous  de  la  médiocre  les  y réunit  encore,  ainsi  que  leurs  cheveux  noirs  ou  d’un 
brun  foncé  ; ils  ont  du  poil  et  de  la  barbe  parce  qu’ils  ont  perdu  l’usage  de  se  l’arracher 
comme  font  les  Samoïèdes.  Le  teint  des  uns  et  des  autres  est  de  la  même  couleur; 


A L’HISTOIRE  DE  L’HOMME. 


261 


les  mamelles  des  femmes  également  molles  et  les  mamelons  également  noirs  dans  les 
deux  nations.  Les  habillements  y sont  les  mêmes  ; le  soin  des  rennes,  lâchasse,  la  pêche,  la 
stupidité  et  la  paresse  la  même.  J’ai  donc  bien  le  droit  de  persister  à dire  que  les  Lapons 
et  les  Samoïèdes  ne  sont  qu’une  seule  et  même  espèce  ourace 1 d’hommes  très-différente 
de  ceux  de  la  zone  tempérée. 

Si  l’on  prend  la  peine  de  comparer  la  relation  récente  de  M.  Hœgstrœm  avec  le  récit 
de  M.  Ivlingstedt,  on  sera  convaincu  que,  quoique  les  usages  des  Lapons  aient  un  peu 
varié,  ils  sont  néanmoins  les  mêmes  en  général  qu’ils  étaient  jadis,  et  tels  que  les  pre- 
miers relateurs  les  ont  représentés  : 

« Ils  sont,  dit  M.  Hœgstrœm,  d'une  petite  taille,  d’un  teint  basané Les  femmes, 

« dans  le  temps  de  leurs  maladies  périodiques,  se  tiennent  à la  porte  des  tentes  et  mangent 

« seules Les  Lapons  furent  de  tout  temps  des  hommes  pasteurs,  ils  ont  de  grands 

« troupeaux  de  rennes  dont  ils  font  leur  nourriture  principale  ; il  n’y  a guère  de  familles 
« qui  ne  consomment  au  moins  un  renne  par  semaine,  et  ces  animaux  leur  fournissent 
« encore  du  lait  abondamment  dont  les  pauvres  se  nourrissent.  Ils  ne  mangent  pas  par 
« terre  comme  les  Groënlandais  et  lesKamtschadales,  mais  dans  des  plats  faits  de  gros 
« drap  ou  dans  des  corbeilles  posées  sur  une  table  ; ils  préfèrent  pour  leur  boisson  l’eau 

« de  neige  fondue  à celle  des  rivières Des  cheveux  noirs,  des  joues  enfoncées,  le  visage 

« large,  le  menton  pointu,  sont  les  traits  communs  aux  deux  sexes.  Les  hommes  ont  peu 

« de  barbe  et  la  taille  épaisse,  cependant  ils  sont  très-légers  à la  course Ils  habitent 

« sous  des  tentes  faites  de  peaux  de  rennes  ou  de  drap  ; ils  couchent  sur  des  feuilles, 

« sur  lesquelles  ils  étendent  une  ou  plusieurs  peaux  de  rennes Ce  peuple  en  général 

<•  est  errant  plutôt  que  sédentaire , il  est  rare  que  les  Lapons  restent  plus  de  quinze  jours 
« dans  le  même  endroit  ; aux  approches  du  printemps  la  plupart  se  transportent  avec 
« leurs  familles  à vingt  ou  trente  milles  de  distance  dans  la  montagne  pour  tâcher 

« d'éviter  de  payer  le  tribut Il  n’y  a aucun  siège  dans  leurs  tentes,  chacun  s’assied 

« par  terre ils  attellent  les  rennes  à des  traîneaux  pour  transporter  leurs  tentes  et 

« autres  effets,  ils  ont  aussi  des  bateaux  pour  voyager  sur  l’eau  et  pour  pêcher Leur 

« première  arme  est  Tare  simple  sans  poignée,  sans  mire,  d’environ  une  toise  de  lon- 

« gueur Ils  baignent  leurs  enfants  au  sortir  du  sein  de  leur  mère  dans  une  décoction 

« d’écorce  d’aulne Quand  les  Lapons  chantent,  on  dirait  qu’ils  hurlent,  ils  ne  font 

« aucun  usage  de  la  rime , mais  ils  ont  des  refrains  très-fréquents Les  femmes 

« lapones  sont  robustes,  elles  enfantent  avec  peu  de  douleur,  elles  baignent  souvent  leurs 
<«  enfants  en  les  plongeant  jusqu’au  cou  dans  l’eau  froide  : toutes  les  mères  nourrissent 
« leurs  enfants,  et  dans  le  besoin  elles  y suppléent  par  du  lait  de  renne...  La  superstition 
« de  ce  peuple  est  idiote,  puérile,  extravagante,  basse  et  honteuse;  chaque  personne,. 
« chaque  année,  chaque  mois,  chaque  semaine  a son  dieu;  tous,  même  ceux  qui  sont 
« chrétiens,  ont  des  idoles  ; ils  ont  des  formules  de  divination,  des  tambours  magiques,  et 
« certains  nœuds  avec  lesquels  ils  prétendent  lier  ou  délier  les  vents  a.  » 

On  voit  par  le  récit  de  ce  voyageur  moderne  qu’il  a vu  et  jugé  les  Lapons  différem- 
ment de  M.  Klingstedt,  et  plus  conformément  aux  anciennes  relations  ; ainsi  la  vérité 
est  qu’ils  sont  encore  à très-peu  près  tels  que  nous  les  avons  décrits.  M.  Hœgstrœm  dit, 
avec  tous  les  voyageurs  qui  l’ont  précédé  , que  les  Lapons  ont  peu  de  barbe  ; M.  Kling- 
stedt seul  assure  qu’ils  ont  la  barbe  épaisse  et  bien  fournie , et  donne  ce  fait  comme 
preuve  qu’ils  diffèrent  beaucoup  des  Samoïèdes;  il  en  est  de  même  de  la  couleur  des 

a.  Histoire  générale  des  voyages,  vol.  XIX,  p.  496  et  suiv. 

L Espèce  ou  race.  Ces  deux  mots  ne  sont  point  synonymes.  Il  s’en  faut  bien.  La  race  n’est 
qu’une  variété  de  l’espèce.  ( Voyez  la  note  de  la  page  140.)  Il  n’y  a qu’une  espèce  humaine;  et, 
dans  cette  espèce  unique,  il  y a plusieurs  races.  (Voyez  la  note  2 de  la  page  221.) 


262 


ADDITIONS 


cheveux  : tous  les  relateurs  s’accordent  à dire  que  leurs  cheveux  sont  noirs , le  seul 
M.  Klingstedt  dit  qu’il  se  trouve  parmi  les  Lapons  des  cheveux  de  toutes  couleurs  et 
des  yeux  bleus  et  gris  ; si  ces  faits  sont  vrais , ils  ne  démentent  pas  pour  cela  les  voya- 
geurs, ils  indiquent  seulement  que  M.  Klingstedt  a jugé  des  Lapons  en  général  par  le 
petit  nombre  de  ceux  qu’il  a vus , et  dont  probablement  ceux  aux  yeux  bleus  et  à che- 
veux blonds  proviennent  du  mélange  de  quelques  Danois,  Suédois  ou  Moscovites  blonds, 
avec  les  Lapons. 

M.  Hœgstrœm  s’accorde  avec  M.  Klingstedt  à dire  que  les  Lapons  tirent  leur  origine 
des  Finnois  : cela  peut  être  vrai , néanmoins  cette  question  exige  quelque  discussion 
Les  premiers  navigateurs  qui  aient  fait  le  tour  entier  des  côtes  septentrionales  de  l’Eu- 
rope sont  Othère  et  Wulfstan  dans  le  temps  du  roi  Ælfred,  Anglo-Saxon,  auquel  ils  en 
firent  une  relation  que  ce  roi  géographe  nous  a conservée,  et  dont  il  a donné  la  carte 
avec  les  noms  propres  de  chaque  contrée  dans  ce  temps , c’est-à-dire  dans  le  neuvième 
siècle  « : cette  carte  , comparée  avec  les  cartes  récentes , démontre  que  la  partie  occi- 
dentale des  côtes  de  Norwége,  jusqu’au  soixante-cinquième  degré  , s’appelait  alors  Hal- 
goland.  Le  navigateur  Othère  vécut  pendant  quelque  temps  chez  ces  Norwégiens,  qu’il 
appelle  Northmen.  De  là  il  continua  sa  route  vers  le  nord  , en  côtoyant  les  terres  de  la 
Laponie,  dont  il  nomme  la  partie  méridionale  Finna  , et  la  partie  boréale  Terfenna: 
il  parcourut  en  six  jours  de  navigation  trois  cents  lieues  , jusqu’auprès  du  cap  Nord  , 
qu’il  ne  put  doubler  d’abord  faute  d’un  vent  d’ouest;  mais  après  un  court  séjour  dans 
les  terres  voisines  de  ce  cap,  il  le  dépassa  et  dirigea  sa  navigation  à l’est  pendant  quatre 
jours,  ainsi  il  côtoya  le  cap  Nord  jusqu’au  delà  de  Wardhus ; ensuite  par  un  vent  de 
nord  il  tourna  vers  le  midi , et  ne  s’arrêta  qu’auprès  de  l’embouchure  d'une  grande 
rivière  habitée  par  des  peuples  appelés  Beormas , qui,  selon  son  rapport,  furent  les 
premiers  habitants  sédentaires  qu’il  eût  trouvés  dans  tout  le  cours  de  cette  navigation; 
n’ayant,  dit-il,  point  vu  d’habitants  fixes  sur  les  côtes  de  Finna  et  de  Terfenna  (c’est-à- 
dire  sur  toutes  les  côtes  de  la  Laponie) , mais  seulement  des  chasseurs  et  des  pêcheurs 
encore  en  assez  petit  nombre.  Nous  devons  observer  que  la  Laponie  s’appelle  encore 
aujourd’hui  Finmark  ou  Finnamark  en  danois  , et  que  dans  l’ancienne  langue  danoise 
mark  signifie  contrée.  Ainsi  nous  ne  pouvons  douter  qu’autrefois  la  Laponie  ne  se  soit 
appelée  Finna  : les  Lapons  par  conséquent  étaient  alors  les  Finnois,  et  c’est  probable- 
ment ce  qui  a fait  croire  que  les  Lapons  tiraient  leur  origine  des  Finnois.  Mais  si  l’on 
fait  attention  que  la  Finlande  d’aujourd’hui  est  située  entre  l’ancienne  terre  de  Finna 
(ou  Laponie  méridionale) , le  golfe  de  Bothnie , celui  de  Finlande  et  le  lac  Ladoga  , et 
que  cette  même  contrée  que  nous  nommons  maintenant  Finlande  s’appelait  alors  Cwen- 
land  , et  non  pas  Finmark  ou  Finland , on  doit  croire  que  les  habitants  de  Cwenland  , 
aujourd'hui  les  Finlandais  ou  Finnois,  étaient  un  peuple  différent  des  vrais  et  anciens 
Finnois,  qui  sont  les  Lapons  ; et  de  tout  temps  la  Cwenland  ou  Finlande  d’aujourd’hui 
n’étant  séparée  de  la  Suède  et  de  la  Livonie  que  par  des  bras  de  mer  assez  étroits,  les 
habitants  de  cette  contrée  ont  dû  communiquer  avec  ces  deux  nations  : aussi  les  Fin- 
landais actuels  sont -ils  semblables  aux  habitants  de  la  Suède  ou  de  la  Livonie , et  en 
même  temps  très-différents  des  Lapons  ou  Finnois  d’autrefois,  qui,  de  temps  immémo- 
rial , ont  formé  une  espèce  ou  race  particulière  d’hommes. 

A l’égard  des  Beormas  ou  Bormais,  il  y a,  comme  je  l’ai  dit,  toute  apparence  que 
ce  sont  les  Borandais  ou  Borandiens , et  que  la  grande  rivière  dont  parlent  Othère  et 
Wulfstan  est  le  fleuve  Petzora  et  non  la  Dwina  , car  ces  anciens  voyageurs  trouvèrent 
des  vaches  marines  sur  les  côtes  de  ces  Beormas  , et  même  ils  en  rapportèrent  des  dents 

a.  Voyez  cette  carte  à la  fin  des  notes  , sur  le  premier  chapitre  du  premier  livre  d’Ælfred  sur 
Orosius.  Londres,  1773  , in-8°. 


A L’HISTOIRE  DE  L’HOMME. 


263 


au  roi  Ælfred.  Or,  il  n’v  a point  de  morses  ou  vaches  marines  dans  la  mer  Baltique,  ni 
sur  les  côtes  occidentales , septentrionales  et  orientales  de  la  Laponie  ; on  ne  les  a trou- 
vées que  dans  la  mer  Blanche  et  au  delà  d’Archangel , dans  les  mers  de  la  Sibérie  sep- 
tentrionale, c’est-à-dire,  sur  les  côtes  des  Borandiens  et  des  Samoïèdes. 

Au  reste , depuis  un  siècle  , les  côtes  occidentales  de  la  Laponie  ont  été  bien  recon- 
nues et  même  peuplées  par  les  Danois;  les  côtes  orientales  l’ont  été  par  les  Russes , et 
celles  du  golfe  de  Bothnie  par  les  Suédois  : en  sorte  qu’il  ne  reste  en  propre  aux  Lapons 
qu’une  petite  partie  de  l’intérieur  de  leur  presqu’île. 

« A Ëgedesminde , dit  M.  P. , au  soixante-huitième  degré  dix  minutes  de  latitude , il 
« y a un  marchand , un  assistant  et  des  matelots  danois  qui  y habitent  toute  l’année. 
« Les  loges  des  Christians-Haab  et  de  Claus-Haven,  quoique  situées  à soixante  - huit 
« degrés  trente-quatre  minutes  de  latitude,  sont  occupées  par  deux  négociants  en  chef, 
« deux  aides  et  un  train  de  mousses  ; ces  loges,  dit  l’auteur,  touchent  l’embouchure  de 

« l’Eyssiord A Jacob-Haven,  au  soixante-neuvième  degré , cantonnent  en  tout  temps 

« deux  assistants  de  la  compagnie  du  Groenland,  avec  deux  matelots  et  un  prédicateur 

« pour  le  service  des  sauvages A Rittenbenk , au  soixante-neuvième  degré  trente- 

« sept  minutes,  est  l’établissement  fondé  en  1755  par  le  négociant  Dalager;  il  y a un 

« commis , des  pêcheurs , etc La  maison  de  pêche  de  Noogsoack , au  soixante- 

« onzième  degré  six  minutes , est  tenue  par  un  marchand  avec  un  train  convenable  ; et 
« les  Danois  qui  y séjournent  depuis  ce  temps  sont  sur  le  point  de  reculer  encore  de 
« quinze  lieues  vers  le  nord  leur  habitation.  « 

Les  Danois  se  sont  donc  établis  jusqu’au  soixante-onzième  ou  soixante-douzième 
degré , c’est-à-dire  à peu  de  distance  de  la  pointe  septentrionale  de  la  Laponie  ; et  de 
l’autre  côté  les  Russes  ont  les  établissements  de  Waranger  et  d’Ommegan , sur  la  côte 
orientale,  à la  même  hauteur  à peu  près  de  soixante-onze  et  soixante-douze  degrés, 
tandis  que  les  Suédois  ont  pénétré  fort  avant  dans  les  terres  au-dessus  du  golfe  de 
Bothnie , en  remontant  les  rivières  de  Calis , de  T'ornëo  , de  Kimi,  et  jusqu’au  soixante- 
huitième  degré , où  ils  ont  les  établissements  de  Lapyerf  et  Piala.  Ainsi  les  Lapons  sont 
resserrés  de  toutes  parts,  et  bientôt  ce  ne  sera  plus  un  peuple,  si,  comme  le  dit 
M.  Ivlingstedt,  ils  sont  dès  aujourd’hui  réduits  à douze  cents  familles. 

Quoique  depuis  longtemps  les  Russes  aillent  à la  pêche  des  baleines  jusqu’au  golfe 
Linchidolin , et  que  dans  ces  dernières  trente  ou  quarante  années  ils  aient  entrepris 
plusieurs  grands  voyages  en  Sibérie,  jusqu’au  Kamtschatka , je  ne  sache  pas  qu’ils 
aient  rien  publié  sur  la  contrée  de  la  Sibérie  septentrionale  au  delà  des  Samoïèdes , du 
côté  de  l’orient , c’est-à-dire  au  delà  du  fleuve  Jeniscé  ; cependant  il  y a une  vaste  terre 
située  sous  le  cercle  polaire , et  qui  s’étend  beaucoup  au  delà  vers  le  nord  , laquelle  est 
désignée  sous  le  nom  de  Piasida,  et  bornée  à l’occident  par  le  fleuve  Jeniscé  jusqu’à 
son  embouchure , à l’orient  par  le  golfe  Linchidolin , au  nord  par  les  terres  découvertes 
en  1664  par  Jelmorsem , auxquelles  on  a donné  le  nom  de  Jelmorland , et  au  midi  par 
les  Tartares  Tunguses  : celte  contrée , qui  s’étend  depuis  le  soixante-troisième  jusqu’au 
soixante-treizième  degré  de  hauteur,  contient  des  habitants  qui  sont  désignés  sous  le 
nom  de  Patati , lesquels , par  le  climat  et  par  leur  situation  le  long  des  côtes  de  la 
mer,  doivent  ressembler  beaucoup  aux  Lapons  et  aux  Samoïèdes;  ils  ne  sont  même 
séparés  de  ces  derniers  que  par  le  fleuve  Jeniscé , mais  je  n’ai  pu  me  procurer  aucune 
relation  ni  même  aucune  notice  sur  ces  peuples  Patates , que  les  voyageurs  ont  peut- 
être  réunis  avec  les  Samoïèdes  ou  avec  les  Tunguses. 

En  avançant  toujours  vers  l’orient , et  sous  la  même  latitude , on  trouve  encore  une 
grande  étendue  de  terre  située  sous  le  cercle  polaire , et  dont  la  pointe  s’étend  jusqu’au 
soixante-treizième  degré  ; cette  terre  forme  l’extrémité  orientale  et  septentrionale  de 
l’ancien  continent  : on  y a indiqué  des  habitants  soiis  le  nom  de  Schelati  et  Tsuktschi, 


264 


ADDITIONS 


dont  nous  ne  connaissons  presque  rien  que  le  nom  a.  Nous  pensons  néanmoins  que 
comme  ces  peuples  sont  au  nord  de  Kamtschatka,  les  voyageurs  russes  les  ont  réunis, 
dans  leurs  relations,  avec  les  Kamtschadales  et  les  Koriaques , dont  ils  nous  ont 
donné  de  bonnes  descriptions  qui  méritent  d’être  ici  rapportées. 

« Les  Kamtschadales,  dit  M.  Steller,  sont  petits  et  basanés;  ils  ont  les  cheveux 
« noirs,  peu  de  barbe  , le  visage  large  et  plat,  le  nez  écrasé,  les  traits  irréguliers,  les 
« yeux  enfoncés , la  bouche  grande  , les  lèvres  épaisses , les  épaules  larges , les  jambes 
« grêles  et  le  ventre  pendant  6.  » 

Cette  description , comme  Ton  voit , rapproche  beaucoup  les  Kamtschadales  des 
Samoïèdes  ou  des  Lapons  , qui  néanmoins  en  sont  si  prodigieusement  éloignés  qu’on 
ne  peut  pas  même  soupçonner  qu’ils  viennent  les  uns  des  autres , et  leur  ressemblance 
ne  peut  provenir  que  de  l’influence  du  climat  qui  est  le  même , et  qui  par  conséquent  a 
formé  des  hommes  de  même  espèce  à mille  lieues  de  distance  les  uns  des  autres. 

Les  Koriaques  habitent  la  partie  septentrionale  du  Kamtschatka;  ils  sont  errants 
comme  les  Lapons , et  ils  ont  des  troupeaux  de  rennes  qui  font  toutes  leurs  richesses. 
Ils  prétendent  guérir  les  maladies  en  frappant  sur  des  espèces  de  petits  tambours;  les 
plus  riches  épousent  plusieurs  femmes  qu’ils  entretiennent  dans  des  endroits  séparés, 
avec  des  rennes  qu’ils  leur  donnent.  Ces  Koriaques  errants  diffèrent  des  Koriaques  fixes 
ou  sédentaires,  non-seulement  par  les  mœurs,  mais  aussi  un  peu  par  les  traits;  les 
Koriaques  sédentaires  ressemblent  aux  Kamtschadales,  mais  les  Koriaques  errants  sont 
encore  plus  petits  de  taille,  plus  maigres,  moins  robustes,  moins  courageux;  ils  ont  le 
visage  ovale  , les  yeux  ombragés  de  sourcils  épais,  le  nez  court  et  la  bouche  grande;  les 
vêtements  des  uns  et  des  autres  sont  de  peaux  de  rennes,  et  les  Koriaques  errants  vivent 
sous  des  tentes  et  habitent  partout  où  il  y a de  la  mousse  pour  leurs  rennes  • . Il  paraît 
donc  que  cette  vie  errante  des  Lapons,  des  Samoïèdes  et  des  Koriaques,  tient  au  pâturage 
des  rennes  : comme  ces  animaux  font  non-seulement  tout  leur  bien,  mais  qu’ils  leur  sont 
utiles  et  très-nécessaires , ils  s’attachent  à les  entretenir  et  à les  multiplier  : ils  sont 
donc  forcés  de  changer  de  lieu  dès  que  leurs  troupeaux  en  ont  consommé  les  mousses. 

Les  Lapons,  les  Samoïèdes  et  les  Koriaques,  si  semblables  par  la  taille,  la  couleur, 
la  figure,  le  naturel  et  les  mœurs , doivent  donc  être  regardés  comme  une  même  espèce 
d’hommes , une  même  race  dans  l’espèce  humaine  prise  en  général  ',  quoiqu'il  soit  bien 

a.  « On  trouve  chez  ces  peuples  Tsuktschi,  au  nord  de  l’extrémité  de  l’Asie,  les  mêmes 
« mœurs  et  les  mêmes  usages,  que  Paul  dit  avoir  observés  chez  les  habitants  de  Camul.  Lors- 
« qu’un  étranger  arrive,  ces  peuples  viennent  lui  offrir  leurs  femmes  et  leurs  filles;  si  le  voya- 
« geur  ne  les  trouve  pas  assez  belles  et  assez  jeunes,  ils  en  vont  chercher  dans  les  villages 

« voisins Du  reste  ces  peuples  ont  l’âme  élevée;  ils  idolâtrent  l’indépendance  et  la  liberté, 

« ils  préfèrent  tous  la  mort  à l’esclavage.  » Voilà  la  seule  notice  sur  ces  peuples  Tsuktschi  que 
j’aie  pu  recueillir.  Journal  étranger.  Juillet  1762.  Extrait  du  voyage  d’Asie  en  Amérique  , par 
M.  Muller.  Londres,  1762.  . 

b.  Histoire  générale  des  Voyages , t.  XIX,  p.  276  et  suiv. 

c.  Ibid. , t.  XIX,  p.  349  et  suiv. 

1.  Une  même  espèce  d’hommes , une  même  race  dans  l’espèce  humaine.  On  remarquera  les 
hésitations  de  Buffon.  J’ai  fixé,  dans  ces  derniers  temps,  le  sens  précis  de  chacun  de  ces  mots 
collectifs  et,  si  je  puis  ainsi  dire,  principaux  : genre,  espèce,  race,  en  attachant  à chacun  un 
fait  distinct  et  certain. 

Le  fait  qui  caractérise  le  genre  est  la  fécondité  bornée  ; le  fait  qui  caractérise  l’espèce  est  la 
fécondité  continue;  la  race  n’est  qu’une  modification , qu’une  variété  de  l’espèce.  — Je  vois  aux 
races  trois  sources  diverses.  — Ilya  les  races  dues  aux  accidents,  et,  si  je  puis  ainsi  dire,  aux 
hasards  de  X organisation;  les  races  dues  aux  climats;  et  les  races  dues  au  croisement  des 
diverses  races  entre  elles.  ( Voyez  mon  livre  intitulé  : De  l’instinct  et  de  l’intelligence  des  ani- 
maux , au  chapitre  sur  l’Hérédité  des  modifications  acquises  et  sur  les  races.  ) 


A L’HISTOIRE  DE  L’HOMME. 


26b 


certain  qu'ils  ne  sont  pas  de  la  même  nation.  Les  rennes  des  Koriaques  ne  proviennent 
pas  des  rennes  lapones,  et  néanmoins  ce  sont  bien  des  animaux  de  même  espèce;  il 
en  est  de  même  des  Koriaques  et  des  Lapons,  leur  espèce  ou  race 1 est  la  même,  et,  sans 
provenir  l’une  de  l’autre,  elles  proviennent  également  de  leur  climat,  dont  les  influences 
sont  les  mêmes. 

Cette  vérité  peut  se  prouver  encore  par  la  comparaison  des  Groënlandais  avec  les 
Koriaques,  les  Samoïèdes  et  les  Lapons  : quoique  les  Groënlandais  paraissent  être  sépa- 
rés des  uns  et  des  autres  par  d’assez  grandes  étendues  de  mer,  ils  ne  leur  ressemblent 
pas  moins,  parce  que  le  climat  est  le  même  ; il  est  donc  très-inutile  pour  notre  objet  de 
rechercher  si  les  Groënlandais  tirent  leur  origine  des  Islandais  ou  des  Norv  égiens , 
comme  l'ont  avancé  plusieurs  auteurs,  ou  si,  comme  le  prétend  M.  P.2,  ils  viennent 
des  Américains  a ; car  de  quelque  part  que  les  hommes  d’un  pays  quelconque  tirent 
leur  première  origine , le  climat  où  ils  s’habitueront  influera  si  fort , à la  longue  , sur 
leur  premier  état  de  nature  , qu’apres  un  certain  nombre  de  générations  tous  ces  hom- 
mes se  ressembleront,  quand  même  ils  seraient  arrivés  de  différentes  contrées  fort 
éloignées  les  unes  des  autres , et  que  primitivement  ils  eussent  été  très-dissemblables 
entre  eux 5 : que  les  Groënlandais  soient  venus  des  Esquimaux  d’Amérique  ou  des  Islan- 
dais ; que  les  Lapons  tirent  leur  origine  desFinlandais  , des  Norvégiens  ou  des Russes; 
que  les  Samoïèdes  viennent  ou  non  des  Tartares,  et  les  Koriaques  des  Monguls  ou  des 
habitants  d’Yeco,  il  n'en  sera  pas  moins  vrai  que  tous  ces  peuples  distribués  sous  le 
cercle  arctique  ne  soient  devenus  des  hommes  de  même  espèce4  dans  toute  l’étendue  de 
ces  terres  septentrionales. 

Nous  ajouterons  à la  description  que  nous  avons  donnée  des  Groënlandais  quelques 
traits  tirés  de  la  relation  récente  qu’en  a donnée  M.  Crantz.  Ils  sont  de  petite  taille  ; il 
y en  a peu  qui  aient  cinq  pieds  de  hauteur  ; ils  ont  le  visage  large  et  plat , les  joues 
rondes,  mais  dont  les  os  s’élèvent  en  avant;  les  yeux  petits  et  noirs,  le  nez  peu  sail- 
lant, la  lèvre  inférieure  un  peu  plus  grosse  que  celle  d’en  haut,  la  couleur  olivâtre,  les 
cheveux  droits,  raides  et  longs;  ils  ont  peu  de  barbe,  parce  qu’ils  se  l’arrachent;  ils 
ont  aussi  la  tête  grosse,  mais  les  mains  et  les  pieds  petits,  ainsi  que  les  jambes  et  les 
bras , la  poitrine  élevée , les  épaules  larges  et  le  corps  bien  musclé  b.  Ils  sont  tous  chas- 
seurs ou  pêcheurs  et  ne  vivent  que  des  animaux  qu’ils  tuent;  les  veaux  marins  et  les 
rennes  font  leur  principale  nourriture  : ils  en  font  dessécher  la  chair  avant  de  la  man- 
ger, quoiqu’ils  en  boivent  le  sang  tout  chaud  ; ils  mangent  aussi  du  poisson  desséché , 
des  sarcelles  et  d’autres  oiseaux  qu’ils  font  bouillir  dans  de  l’eau  de  mer  ; ils  font  des 
espèces  d’omelettes  de  leurs  œufs , qu’ils  mêlent  avec  des  baies  de  buisson  et  de  l’an- 
géüque  dans  de  l’huile  de  veau  marin.  Ils  ne  boivent  pas  de  l’huile  de  baleine,  ils  ne 
s’en  servent  qu’à  brûler,  et  entretiennent  leurs  lampes  avec  cette  huile;  l’eau  pure  est 
leur  boisson  ordinaire  : les  mères  et  les  nourrices  ont  une  sorte  d’habillement  assez 
ample  par  derrière  pour  y porter  leurs  enfants;  ce  vêtement,  fait  de  pelleteries,  est 
chaud  et  tient  lieu  de  linge  et  de  berceau  : on  y met  l’enfant  nouveau-né  tout  nu.  Ils 
sont  en  général  si  malpropres  qu’on  ne  peut  les  approcher  sans  dégoût , ils  sentent  le 
poisson  pourri;  les  femmes,  pour  corrompre  cette  mauvaise  odeur,  se  lavent  avec  de 
l’urine , et  les  hommes  ne  se  lavent  jamais  : ils  ont  des  tentes  pour  l’été  et  des  espèces 
de  maisonnettes  pour  l’hiver,  et  la  hauteur  de  ces  habitations  n’est  que  de  cinq  ou  six 
pieds  : elles  sont  construites  ou  tapissées  de  peaux  de  veaux  marins  et  de  rennes  ; ces 

a.  Recherches  sur  les  Américains  , t.  I,  p.  33. 

b.  Crantz,  Historié  von  Groenland , t.  I , p.  178. 

1.  Espèce  ou  race.  ( Voyez  la  note  précédente.  ) — 2.  Pauvv. 

3.  Voyez  la  note  2 de  la  page  221 . — 4.  Voyez  la  note  de  la  page  264. 


266 


ADDITIONS 


peaux  leur  servent  aussi  de  lits  ; leurs  vitres  sont  des  boyaux  transparents  de  poissons 
de  mer.  Us  avaient  des  arcs,  et  ils  ont  maintenant  des  fusils  pour  la  chasse,  et  pour 
la  pêche,  des  harpons,  des  lances  et  des  javelines  armées  de  fer  ou  d’os  de  poisson, 
des  bateaux  même  assez  grands,  dont  quelques-uns  portent  des  voiles  faites  du  chanvre 
ou  du  lin  qu’ils  tirent  des  Européens  , ainsi  que  le  fer  et  plusieurs  autres  choses , en 
échange  des  pelleteries  et  des  huiles  de  poisson  qu’ils  leur  donnent.  Us  se  marient  com- 
munément à l’âge  de  vingt  ans,  et  peuvent,  s’ils  sont  aisés,  prendre  plusieurs  femmes. 
Le  divorce,  en  cas  de  mécontentement,  est  non -seulement  permis,  mais  d’un  usage 
commun  ; tous  les  enfants  suivent  la  mère  , et  même  après  sa  mort  ne  retournent  pas 
auprès  de  leur  père.  Au  reste,  le  nombre  des  enfants  n’est  jamais  grand;  il  est  rare 
qu’une  femme  en  produise  plus  de  trois  ou  quatre.  Elles  accouchent  aisément  et  se 
relèvent  dès  le  jour  même  pour  travailler.  Elles  . laissent  teter  leurs  enfants  jusqu’à 
trois  ou  quatre  ans.  Les  femmes,  quoique  chargées  de  l’éducation  de  leurs  enfants , des 
soins  de  la  préparation  des  aliments,  des  vêtements  et  des  meubles  de  toute  la  famille  , 
quoique  forcées  de  conduire  les  bateaux  à la  rame , et  même  de  construire  les  tentes 
d’été  et  les  huttes  d’hiver,  ne  laissent  pas  malgré  ces  travaux  continuels  de  vivre  beau- 
coup plus  longtemps  que  les  hommes  qui  ne  font  que  chasser  ou  pêcher.  M.  Crantz  dit 
qu’ils  ne  parviennent  guère  qu’à  l’âge  de  cinquante  ans,  tandis  que  les  femmes  vivent 
soixante  et  dix  à quatre-vingts  ans.  Ce  fait,  s’il  était  général  dans  ce  peuple , serait  plus 
singulier  que  tout  ce  que  nous  venons  d’en  rapporter. 

Au  reste,  ajoute  M.  Crantz,  je  suis  assuré  par  les  témoins  oculaires  que  les  Groen- 
landais  ressemblent  plus  aux  Kamtschadales,  aux  Tunguses  et  auxCalmoucks  de  l’Asie, 
qu’aux  Lapons  d’Europe.  Sur  la  côte  occidentale  de  l’Amérique  septentrionale,  vis-à-vis 
de  Kamtschatka  , on  a vu  des  nations  qui , jusqu’aux  traits  mêmes  , ressemblent  beau- 
coup aux  Kamtschadales  Les  voyageurs  prétendent  avoir  observé  en  général  dans 
tous  les  sauvages  de  l’Amérique  septentrionale,  qu’ils  ressemblent  beaucoup  aux  Tar- 
tares  orientaux,  surtout  par  les  yeux,  le  peu  de  poil  sur  le  corps  , et  la  chevelure  lon- 
gue , droite  et  touffue  b. 

Pour  abréger,  je  passe  sous  silence  les  autres  usages  et  les  superstitions  des  Groën- 
landais  que  M.  Crantz  expose  fort  au  long  ; il  suffira  de  dire  que  ces  usages,  soit  super- 
stitieux , soit  raisonnables , sont  assez  semblables  à ceux  des  Lapons,  des  Samoïèdes  et 
des  Ivoriaques;  plus  on  les  comparera  et  plus  on  reconnaîtra  que  tous  ces  peuples  voi- 
sins de  notre  pôle  ne  forment  qu’une  seule  et  même  espèce  d’hommes , c’est-à-dire,  une 
seule  race'  différente  de  toutes  les  autres  dans  l’espèce  humaine,  à laquelle  on  doit 
encore  ajouter  celle  des  Esquimaux  du  nord  de  l’Amérique  , qui  ressemblent  aux  Groën- 
landais , et  plus  encore  aux  Ivoriaques  du  Kamtschatka  , selon  M.  Steller. 

Pour  peu  qu’on  descende  au-dessous  du  cercle  polaire  en  Europe  , on  trouve  la  plus 
belle  race  de  l’humanité  : les  Danois , les  Norwégiens  , les  Suédois,  les  Finlandais,  les 
Paisses , quoiqu’un  peu  différents  entre  eux  , se  ressemblent  assez  pour  ne  faire  avec  les 
Polonais , les  Allemands , et  même  tous  les  autres  peuples  de  l’Europe,  qu’une  seule  et 
même  espèce  d’hommes  diversifiée  à l’infini  par  le  mélange  des  différentes  nations. 
Mais  en  Asie  on  trouve  au-dessous  de  la  zone  froide  une  race  aussi  laide  que  celle  de 
l’Europe  est  belle  : je  veux  parler  de  la  race  tartare  qui  s’étendait  autrefois  depuis  la 
Moscovie  jusqu’au  nord  de  la  Chine;  j’y  comprends  les  Ostiaques,  qui  occupent  de 
vastes  terres  au  midi  des  Samoïèdes,  les  Calmoucks,  les  Jakutes,  les  Tunguses,  et 
tous  les  Tartares  septentrionaux  , dont  les  mœurs  et  les  usages  ne  sont  pas  les  mêmes, 

a.  Crantz,  Historié  von  Groenland. , t.  I , p.  332  etsuiv. 

b.  Histoire  des  Quadrupèdes , par  Sclireber,  1. 1 , p.  27. 

i . Voyez  la  note  de  la  page  264. 


A L’HISTOIRE  DE  L’HOMME. 


267 


mais  qui  se  ressemblent  tous  par  la  ligure  du  corps  et  par  la  difformité  des  traits. 
Néanmoins , depuis  que  les  Russes  se  sont  établis  dans  toute  l’étendue  de  la  Sibérie  et 
dans  les  contrées  adjacentes  , il  y a eu  nombre  de  mélanges  entre  les  Russes  et  les 
Tartares,  et  ces  mélanges  ont  prodigieusement  changé  la  figure  et  les  mœurs  de  plu- 
sieurs peuples  de  cette  vaste  contrée.  Par  exemple , quoique  les  anciens  voyageurs  nous 
représentent  les  Ostiaques  comme  ressemblant  aux  Samoïèdes  ; quoiqu’ils  soient  encore 
errants  et  qu'ils  changent  de  demeure  comme  eux , suivant  le  besoin  qu’ils  ont  de  pour- 
voir à leur  subsistance  par  la  chasse  ou  par  la  pêche  ; quoiqu’ils  se  fassent  des  tentes 
et  des  huttes  de  la  même  façon  ; qu’ils  se  servent  aussi  d’arcs  , de  flèches  et  de  meubles 
d’écorce  de  bouleau;  qu'ils  aient  des  rennes  et.  des  femmes  autant  qu’ils  peuvent  en 
entretenir;  qu’ils  boivent  le  sang  des  animaux  tout  chaud;  qu’en  un  mot,  ils  aient 
presque  tous  les  usages  des  Samoïèdes,  néanmoins  MM.  Gmelin  et  Muller  assurent 
que  leurs  traits  diffèrent  peu  de  ceux  des  Russes  , et  que  leurs  cheveux  sont  toujours 
ou  blonds  ou  roux.  Si  les  Ostiaques  d’aujourd’hui  ont  les  cheveux  blonds , ils  ne  sont 
plus  les  mêmes  qu’ils  étaient  ci-devant,  car  tous  avaient  des  cheveux  noirs  et  les  traits 
du  visage  à peu  près  semblables  aux  Samoïèdes.  Au  reste  , ces  voyageurs  ont  pu  con- 
fondre le  blond  avec  le  roux , et  néanmoins  dans  la  nature  de  l’homme  ces  deux  cou- 
leurs doivent  être  soigneusement  distinguées , le  roux  n’étant  que  le  brun  ou  le  noir 
trop  exalté,  au  lieu  que  le  blond  est  le  blanc  coloré  d’un  peu  de  jaune,  et  l’opposé  du 
noir  ou  du  brun.  Cela  me  parait  d’autant  plus  vraisemblable,  que  les  Wotjackes  ou  Tar- 
tares vagolisses  ont  tous  les  cheveux  roux  au  rapport  de  ces  mêmes  voyageurs,  et  qu’en 
général  les  roux  sont  aussi  communs  dans  l’Orient  que  les  blonds  y sont  rares. 

A l’égard  des  Tunguses , il  paraît,  par  le  témoignage  de  MM.  Gmelin  et  Muller,  qu’ils 
avaient  ci-devant  des  troupeaux  de  rennes  et  plusieurs  usages  semblables  à ceux  des 
Samoïèdes  , et  qu’ aujourd’hui  ils  n’ont  plus  de  rennes  et  se  servent  de  chevaux.  Ils  ont, 
disent  ces  voyageurs , assez  de  ressemblance  avec  les  Calmoucks , quoiqu’ils  n’aient 
pas  la  face  aussi  large  et  qu’ils  soient  de  plus  petite  taille  ; ils  ont  tous  les  cheveux  noirs 
et  peu  de  barbe,  ils  l’arrachent  aussitôt  quelle  paraît,  ils  sont  errants  et  transportent 
leurs  tentes  et  leurs  meubles  avec  eux.  Ils  épousent  autant  de  femmes  qu’il  leur  plaît; 
ils  ont  des  idoles  de  bois  ou  d’argile,  auxquelles  ils  adressent  des  prières  pour  obtenir 
une  bonne  pêche  ou  une  chasse  heureuse  : ce  sont  les  seuls  moyens  qu’ils  aient  de  se 
procurer  leur  subsistance  a.  On  peut  inférer  de  ce  récit  que  les  Tunguses  font  la  nuance 
entre  la  race  des  Samoïèdes  et  celle  des  Tartares , dont  le  prototype , ou  si  l’on  veut  la 
caricature , se  trouve  chez  les  Calmoucks , qui  sont  les  plus  laids  de  tous  les  hommes. 
Au  reste , cette  vaste  partie  de  notre  continent , laquelle  comprend  la  Sibérie , et  s’étend 
de  Tobolsk  à Kamtschatka , et  de  la  mer  Caspienne  à la  Chine  , n’est  peuplée  que  de 
Tartares , les  uns  indépendants , les  autres  plus  ou  moins  soumis  à l’empire  de  Russie 
ou  bien  à celui  de  la  Chine;  mais  tous  encore  trop  peu  connus  pour  que  nous  puissions 
rien  ajouter  à ce  que  nous  en  avons  dit,  p.  141  et  suiv. 

Nous  passerons  des  Tartares  aux  Arabes  qui  ne  sont  pas  aussi  différents  par  les 
mœurs  qu’ils  le  sont  par  le  climat.  M.  Niebuhr , de  la  Société  royale  de  Gottingen,  a 
publié  une  relation  curieuse  et  savante  de  l’Arabie,  dont  nous  avons  tiré  quelques  faits 
que  nous  allons  rapporter.  Les  Arabes  ont  tous  la  même  religion  sans  avoir  les  mêmes 
mœurs  ; les  uns  habitent  dans  des  villes  ou  villages , les  autres  sous  des  tentes  en 
familles  séparées.  Ceux  qui  habitent  les  villes  travaillent  rarement  en  été  depuis  les 
onze  heures  du  matin  jusqu’à  trois  heures  du  soir,  à cause  de  la  grande  chaleur  ; pour 
l’ordinaire  ils  emploient  ce  temps  à dormir  dans  un  souterrain  où  le  vent  vient  d’en 
haut  par  une  espèce  de  tuyau , pour  faire  circuler  l’air.  Les  Arabes  tolèrent  toutes  les 
religions  et  en  laissent  le  libre  exercice  aux  Juifs,  aux  Chrétiens,  aux  Banians;  ils  sont 

o.  Relation  de  MM.  Gmelin  et  Muller.  Histoire  générale  des  Voyages , t.  XVIII,  p.  243. 


268 


ADDITIONS 


plus  affables  pour  les  étrangers,  plus  hospitaliers,  plus  généreux  que  les  Turcs. 
Quand  ils  sont  à table , ils  invitent  ceux  qui  surviennent  à manger  avec  eux  ; au  con- 
traire , les  Turcs  se  cachent  pour  manger , crainte  d’inviter  ceux  qui  pourraient  les 
trouver  à table. 

La  coiffure  des  femmes  Arabes,  quoique  simple,  est  galante  ; elles  sont  toutes  à demi 
ou  au  quart  voilées.  Le  vêtement  du  corps  est  encore  plus  piquant;  ce  n’est  qu’une 
chemise  sur  un  léger  caleçon,  le  tout  brodé  ou  garni  d’agréments  de  différentes  cou- 
leurs; elles  se  peignent  les  ongles  de  rouge,  les  pieds  et  les  mains  de  jaune-brun,  et 
les  sourcils  et  le  bord  des  paupières  de  noir  : celles  qui  habitent  la  campagne  dans  les 
plaines  ont  le  teint  et  la  peau  du  corps  d’un  jaune  foncé  ; mais  dans  les  montagnes  on 
trouve  de  jolis  visages,  même  parmi  les  paysannes.  L’usagede  l’inoculation,  si  nécessaire 
pour  conserver  la  beauté,  est  ancien  et  pratiqué  avec  succès  en  Arabie;  les  pauvres 
Arabes-Bédouins  qui  manquent  de  tout  inoculent  leurs  enfants  avec  une  épine,  faute 
de  meilleurs  instruments. 

En  général  les  Arabes  sont  fort  sobres,  et  même  ils  ne  mangent  pas  de  tout  à beau- 
coup près , soit  superstition  , soit  faute  d’appétit  ; ce  n’est  pas  néanmoins  délicatesse  de 
goût,  car  la  plupart  mangent  des  sauterelles;  depuis  Bab-el-Mandel  jusqu’à  Bara  on 
enfile  les  sauterelles  pour  les  porter  au  marché.  Ils  broient  leur  blé  entre  deux  pierres, 
dont  la  supérieure  se  tourne  avec  la  main.  Les  filles  se  marient  de  fort  bonne  heure , à 
neuf,  dix  et  onze  ans  dans  les  plaines,  mais  dans  les  montagnes  les  parents  les  obligent 
d’attendre  quinze  ans. 

« Les  habitants  des  villes  Arabes,  dit  M.  Niebuhr , surtout  de  celles  qui  sont  situées 
« sur  les  côtes  de  la  mer,  ou  sur  la  frontière,  ont , à cause  de  leur  commerce,  tellement 
« été  mêlés  avec  les  étrangers,  qu’ils  ont  perdu  beaucoup  de  leurs  mœurs  et  coutumes 
« anciennes  ; mais  les  Bédouins  , les  vrais  Arabes  , qui  ont  toujours  fait  plus  de  cas  de 
« leur  liberté  que  de  l’aisance  et  des  richesses,  vivent  eu  tribus  séparées  sous  des  tentes, 
« et  gardent  encore  la  même  forme  de  gouvernement , les  mêmes  mœurs  et  les  mêmes 
« usages  qu’avaient  leurs  ancêtres  dès  les  temps  les  plus  reculés.  Ils  appellent  en 
« général  tous  leurs  nobles  Schechs  ou  Schæcli ; quand  ces  Schechs  sont  trop  faibles 
« pour  se  défendre  contre  leurs  voisins,  ils  s’unissent  avec  d’autres,  et  choisissent  un 
« d’entre  eux  pour  leur  grand  Chef.  Plusieurs  des  Grands  élisent  enfin , de  l’aveu  des 
« petits  Schechs,  un  plus  puissant  encore,  qu’ils  nomment  Schech-el-kbir  ou  Schech-es- 

« Schiûch , et  alors  la  famille  de  ce  dernier  donne  son  nom  à toute  la  tribu L’on 

« peut  dire  qu’ils  naissent  tous  soldats,  et  qu’ils  sont  tous  pâtres.  Les  Chefs  des  grandes 
« tribus  ont  beaucoup  de  chameaux  qu’ils  emploient  à la  guerre , au  commerce  , etc.  ; 
« les  petites  tribus  élèvent  des  troupeaux  de  moutons  ; les  Schechs  vivent  sous  des 
« tentes , et  laissent  le  soin  de  l’agriculture  et  des  autres  travaux  pénibles  à leurs  sujets 
« qui  logent  dans  de  misérables  huttes.  Ces  Bédouins  , accoutumés  à vivre  en  plein  air, 
« ont  l’odorat  très-fin  : les  villes  leur  plaisent  si  peu  , qu’ils  ne  comprennent  pas  com- 
« ment  des  gens  qui  se  piquent  d’aimer  la  propreté  peuvent  vivre  au  milieu  d’un  air 

« si  impur Parmi  ces  peuples , l’autorité  reste  dans  la  famille  du  grand  ou  du  petit 

« Schech  qui  règne  , sans  qu’ils  soient  assujettis  à en  choisir  l’aîné;  ils  élisent  le  plus 
« capable  des  fils  ou  des  parents , pour  succéder  au  gouvernement  ; ils  paient  très-peu 
« ou  rien  à leurs  supérieurs.  Chacun  des  petits  Schechs  porte  la  parole  pour  sa  famille, 
« et  il  en  est  le  chef  et  le  conducteur  : le  grand  Schech  est  obligé  par  là  de  les  regarder 
« plus  comme  ses  alliés  que  comme  ses  sujets  ; car  si  son  gouvernement  leur  déplaît , 
« et  qu’ils  ne  puissent  pas  le  déposer,  ils  conduisent  leurs  bestiaux  dans  la  possession 
« d’une  autre  tribu  , qui  d’ordinaire  est  charmée  d’en  fortifier  son  parti.  Chaque  petit 
« Schech  est  intéressé  à bien  diriger  sa  famille , s’il  ne  veut  pas  être  déposé  ou  àban- 
« donné Jamais  ces  Bédouins  n’ont  pu  être  entièrement  subjugués  par  des  étran- 


A L'HISTOIRE  DE  L'HOMME. 


269 


« gers , mais  les  Arabes  d’auprès  de  Bagdad  , Mosul,  Orfa  , Darnask  et  Ilaleb,  sont 

« en  apparence  soumis  au  Sultan.  » 

Nous  pouvons  ajouter  à cette  relation  de  M.  Nieburh , que  toutes  les  contrées  de 
l’Arabie,  quoique  fort  éloignées  les  unes  des  autres,  sont  également  sujettes  à de 
grandes  chaleurs , et  jouissent  constamment  du  ciel  le  plus  serein  ; et  que  tous  les 
monuments  historiques  attestent  que  l’Arabie  était  peuplée  dès  la  plus  haute  antiquité. 
Les  Arabes,  avec  une  assez  petite  taille,  un  corps  maigre,  une  voix  grêle,  ont  un 
tempérament  robuste,  le  poil  brun,  le  visage  basané,  les  yeux  noirs  et  vifs,  une 
physionomie  ingénieuse , mais  rarement  agréable  : ils  attachent  de  la  dignité  à leur 
barbe , parlent  peu , sans  gestes , sans  s'interrompre  , sans  se  choquer  dans  leurs 
expressions;  ils  sont  flegmatiques,  mais  redoutables  dans  la  colère;  ils  ont  de  l’intel- 
ligence, et  même  de  l’ouverture  pour  les  sciences  qu’ils  cultivent  peu  : ceux  de  nos 
jours  n'ont  aucun  monument  de  génie.  Le  nombre  des  Arabes  établis  dans  le  désert 
peut  monter  à deux  millions  : leurs  habits,  leurs  tentes,  leurs  cordages,  leurs  tapis,  tout 
se  fait  avec  la  laine  de  leurs  brebis,  le  poil  de  leurs  chameaux  et  de  leurs  chèvres  a. 

Les  Arabes , quoique  flegmatiques  , le  sont  moins  que  leurs  voisins  les  Égyptiens  ; 
M.  le  chevalier  Bruce , qui  a vécu  longtemps  chez  les  uns  et  chez  les  autres,  m’assure 
que  les  Égyptiens  sont  beaucoup  plus  sobres  et  plus  mélancoliques  que  les  Arabes, 
qu’ils  se  sont  fort  peu  mêlés  les  uns  avec  les  autres , et  que  chacun  de  ces  deux  peuples 
conserve  séparément  sa  langue  et  ses  usages  : cet  illustre  voyageur , M.  Bruce,  m’a 
encore  donné  les  notes  suivantes  que  je  me  fais  un  plaisir  de  publier. 

A l’article  où  j’ai  dit  qu’en  Perse  et  en  Turquie  il  y a grande  quantité  de  belles 
femmes  de  toutes  couleurs , M.  Bruce  ajoute  qu’il  se  vend  tous  les  ans  à Moka  plus 
de  trois  mille  jeunes  Abyssines,  et  plus  de  mille  dans  les  autres  ports  de  l’Arabie, 
toutes  destinées  pour  les  Turcs.  Ces  Abyssines  ne  sont  que  basanées;  les  femmes 
noires  arrivent  des  côtes  de  la  mer  R.ouge , ou  bien  on  les  amène  de  l’intérieur  de 
l’Afrique,  et  nommément  du  district  de  Darfour;  car  quoiqu’il  y ait  des  peuples  noirs 
sur  les  côtes  de  la  mer  Rouge , ces  peuples  sont  tous  Mahométans , et  l’on  ne  vend 
jamais  les  Mahométans  , mais  seulement  les  Chrétiens  ou  Païens , les  premiers  venant 
de  l’Abyssinie , et  les  derniers  de  l’intérieur  de  l’Afrique. 

J’ai  dit  (page  165) , d’après  quelques  relations,  que  les  Arabes  sont  fort  endurcis  au 
travail  ; M.  Bruce  remarque,  avec  raison,  que  les  Arabes  étant  tous  pasteurs,  ils  n’ont 
point  de  travail  suivi , et  que  cela  ne  doit  s’entendre  que  des  longues  courses  qu’ils 
entreprennent,  paraissant  infatigables,  et  souffrant  la  chaleur,  la  faim  et  la  soif, 
mieux  que  tous  les  autres  hommes. 

J’ai  dit  ( page  165)  que  les  Arabes,  au  lieu  de  pain,  se  nourrissent  de  quelques 
graines  sauvages  qu’ils  détrempent  et  pétrissent  avec  le  lait  de  leur  bétail.  M.  Bruce 
m’a  appris  que  tous  les  Arabes  se  nourrissent  de  couscousoo , c’est  une  espèce  de  farine 
cuite  à l’eau;  ils  se  nourrissent  aussi  de  lait,  et  surtout  de  celui  des  chameaux;  ce 
n’est  que  dans  les  jours  de  fêtes  qu’ils  mangent  de  la  viande , et  cette  bonne  chère 
n’est  que  du  chameau  et  de  la  brebis.  A l’égard  de  leurs  vêtements,  M.  Bruce  dit  que 
tous  les  Arabes  riches  sont  vêtus , qu’il  n’y  a que  les  pauvres  qui  soient  presque  nus , 
mais  qu’en  Nubie  la  chaleur  est  si  grande  en  été,  qu’on  est  forcé  de  quitter  ses  vête- 
ments, quelque  légers  qu’ils  soient.  Au  sujet  des  empreintes  que  les  Arabes  se  font 
sur  la  peau , il  observe  qu’ils  font  ces  marques  ou  empreintes  avec  de  la  poudre  à tirer 
et  de  la  mine  de  plomb;  ils  se  servent  pour  cela  d’une  aiguille  et  non  d’une  lancette, 
li  n’y  a que  quelques  tribus  dans  l’Arabie  déserte  et  les  Arabes  de  Nubie  qui  se  pei- 
gnent les  lèvres;  mais  les  Nègres  de  la  Nubie  ont  tous  les  lèvres  peintes  ou  les  joues 

a.  Histoire  philosophique  et  politique.  Amsterdam,  1772,  1. 1,  p.  410  etsuiv. 


ADDITIONS 


270 

cicatrisées  et  empreintes  de  cette  même  poudre  noire.  Au  reste,  ces  différentes  impres- 
sions que  les  Arabes  se  font  sur  la  peau  désignent  ordinairement  leurs  différentes 
tribus. 

Sur  les  habitants  de  la  Barbarie  ( page  166),  M.  Bruce  assure  que  non-seulement 
les  enfants  des  Barbaresques  sont  fort  blancs  en  naissant,  mais  il  ajoute  un  fait  que 
je  n’ai  trouvé  nulle  part;  c’est  que  les  femmes  qui  habitent  dans  les  villes  de  Bar- 
barie sont  d’une  blancheur  presque  rebutante,  d’un  blanc  de  marbre  qui  tranche 
trop  avec  le  rouge  très-vif  de  leurs  joues , et  que  ces  femmes  aiment  la  musique  et  la 
danse  au  point  d’en  être  transportées  ; il  leur  arrive  même  de  tomber  en  convulsion  et 
en  syncope,  lorsqu’elles  s’y  livrent  avec  excès.  Ce  blanc  mat  des  femmes  de  Barbarie,  se 
trouve  quelquefois  en  Languedoc  et  sur  toutes  nos  côtes  de  la  Méditerranée.  J’ai  vu  plu- 
sieurs femmes  de  ces  provinces  avec  le  teint  blanc  mat  et  les  cheveux  bruns  ou  noirs. 

Au  sujet  des  Cophtes  (page  167),  M.  Bruce  observe  qu’ils  sont  les  ancêtres  des 
Égyptiens  actuels,  et  qu’ils  étaient  autrefois  Chrétiens  et  non  Mahométans;  que  plu- 
sieurs de  leurs  descendants  sont  encore  Chrétiens , et  qu'ils  sont  obligés  de  porter  une 
sorte  de  turban  différent  et  moins  honorable  que  celui  des  Mahométans.  Les  autres 
habitants  de  l’Égypte  sont  des  Arabes-Sarrasins  qui  ont  conquis  le  pays , et  se  sont 
mêlés  par  force  avec  les  naturels.  Ce  n’est  que  depuis  très-peu  d’années  ( dit  M.  Bruce) 
que  ces  maisons  de  piété  ou  plutôt  de  libertinage , établies  pour  le  service  des  voya- 
geurs , ont  été  supprimées  : ainsi  cet  usage  a été  aboli  de  nos  jours. 

Au  sujet  de  la  taille  des  Égyptiens  (page  167),  M.  Bruce  observe  que  la  différence 
de  la  taille  des  hommes  qui  sont  assez  grands  et  menus,  et  des  femmes  qui  générale- 
ment sont  courtes  et  trapues  en  Égypte,  surtout  dans  les  campagnes,  ne  vient  pas  de 
la  nature,  mais  de  ce  que  les  garçons  ne  portent  jamais  de  fardeaux  sur  la  tête,  au  lieu 
que  les  jeunes  filles  de  la  campagne  vont  tous  les  jours  plusieurs  fois  chercher  de  l’eau 
du  Nil,  qu’elles  portent  toujours  dans  une  jarre  sur  leur  tête,  ce  qui  leur  affaisse  le  cou 
et  la  taille , les  rend  trapues  et  plus  carrées  aux  épaules  ; elles  ont  néanmoins  les  bras 
et  les  jambes  bien  faits , quoique  fort  gros  ; elles  vont  presque  nues  , ne  portant  qu'un 
petit  jupon  très-court.  M.  Bruce  remarque  aussi  que , comme  je  l’ai  dit , le  nombre 
des  aveugles  en  Égypte  est  très-considérable,  et  qu'il  y a vingt-cinq  mille  personnes 
aveugles  nourries  dans  les  hôpitaux  de  la  seule  ville  du  Caire. 

Au  sujet  du  courage  des  Égyptiens  (page  168  ),M.  Bruce  observe  qu’ils  n’ont  jamais 
été  vaillants , qu’anciennement  ils  ne  faisaient  la  guerre  qu’en  prenant  à leur  solde  des 
troupes  étrangères;  qu’ils  avaient  une  si  grande  peur  des  Arabes,  que  pour  s’en 
défendre  ils  avaient  bâti  une  muraille  depuis  Pelusium  jusqu’à  Héliopolis , mais  que 
ce  grand  rempart  n’a  pas  empêché  les  Arabes  de  les  subjuguer.  Au  reste,  les  Égyptiens 
actuels  sont  très-paresseux , grands  buveurs  d’eau-de-vie , si  tristes  et  si  mélancoliques 
qu’ils  ont  besoin  de  plus  de  fêtes  qu’aucun  autre  peuple.  Ceux  qui  sont  Chrétiens  ont 
beaucoup  plus  de  haine  contre  les  Catholiques  romains  que  contre  les  Mahométans. 

Au  sujet  des  Nègres  (page  177),  M.  Bruce  m’a  fait  une  remarque  de  la  dernière 
importance;  c’est  qu’il  n’y  a de  Nègres  que  sur  les  côtes,  c’est-à-dire,  sur  les  terres 
basses  de  l’Afrique , et  que  dans  l’intérieur  de  cette  partie  du  monde , les  hommes 
sont  blancs , même  sous  l’Équateur , ce  qui  prouve  encore  plus  démonstrativement  que 
je  n’avais  pu  le  faire , qu’en  général  la  couleur  des  hommes  dépend  entièrement  de 
l’influence  et  de  la  chaleur  du  climat , et  que  la  couleur  noire  est  aussi  accidentelle 
dans  l’espèce  humaine  que  le  basané , le  jaune  ou  le  rouge  ; enfin  que  cette  couleur 
noire  ne  dépend  uniquement , comme  je  l’ai  dit , que  des  circonstances  locales  et  par- 
ticulières à certaines  contrées  où  la  chaleur  est  excessive. 

Les  Nègres  de  la  Nubie  (m’a  dit  M.  Bruce)  ne  s’étendent  pas  jusqu’à  la  mer  Rouge  ; 
toutes  les  côtes  de  cette  mer  sont  habitées  ou  par  les  Arabes  ou  par  leurs  d'ascendants. 


A L’HISTOIRE  DE  L'HOMME. 


271 


Dès  le  huitième  degré  de  latitude  nord  , commence  le  peuple  de  Galles  divisé  en  plu- 
sieurs tribus,  qui  s’étendent  peut-être  de  là  jusqu’aux  Hottentots,  et  ces  peuples  de 
Galles  sont  pour  la  plupart  blancs 2.  Dans  ces  vastes  contrées  , comprises  entre  le  dix- 
huitième  degré  de  latitude  nord  et  le  dix-huitième  degré  de  latitude  sud,  on  ne  trouve 
des  Nègres  que  sur  les  côtes  et  dans  les  pays  bas  voisins  de  la  mer,  mais  dans  l’inté- 
rieur où  les  terres  sont  élevées  et  montagneuses,  tous  les  hommes  sont  blancs.  Ils  sont 
même  presque  aussi  blancs  que  les  Européens  , parce  que  toute  cette  terre  de  l’intérieur 
de  l’Afrique  est  fort  élevée  sur  la  surface  du  globe , et  n’est  point  sujette  à d’excessives 
chaleurs  ; d’ailleurs  il  y tombe  de  grandes  pluies  continuelles  dans  certaines  saisons 
qui  rafraîchissent  encore  la  terre  et  l’air , au  point  de  faire  de  ce  climat  une  région 
tempérée.  Les  montagnes,  qui  s’étendent  depuis  le  tropique  du  Cancer  jusqu’à  la  pointe 
de  l’Afrique  , partagent  cette  grande  presqu’île  dans  sa  longueur , et  sont  toutes  habi- 
tées par  des  peuples  blancs , ce  n’est  que  dans  les  contrées  où  les  terres  s’abaissent 
que  l’on  trouve  des  Nègres;  or,  elles  se  dépriment  beaucoup  du  côté  de  l’occident  vers 
les  pays  de  Congo  , d’Angole , etc.,  et  tout  autant  du  côté  de  l’orient  vers  Mélinde  et 
Zanguebar  ; c’est  dans  ces  contrées  basses , excessivement  chaudes , que  se  trouvent 
des  hommes  noirs , les  Nègres  à l’occident  et  les  Cafres  à l’orient.  Tout  le  centre  de 
l’Afrique  est  un  pays  tempéré  et  assez  pluvieux , une  terre  très-élevée  et  presque  par- 
tout peuplée  d’hommes  blancs  ou  seulement  basanés  et  non  pas  noirs. 

Sur  les  Barbarins  (paye  1778) , M.  Bruce  fait  une  observation  ; il  dit  que  ce  nom  est 
équivoque  : les  habitants  deBarberenna,  que  les  voyageurs  ont  appelés  Barbarins,  et  qui 
habitent  le  haut  du  fleuve  Niger  ou  Sénégal,  sont  en  effet  des  hommes  noirs,  des  Nègres 
même  plus  beaux  que  ceux  du  Sénégal.  Mais  les  Barbarins  proprement  dits  sont  les  habi- 
tants du  pays  de  Berber  ou  Barabra,  situé  entre  le  seizième  et  le  vingt-deuxième  ou  le 
vingt-troisième  degrés  de  latitude  nord  ; ce  pays  s’étend  le  long  des  deux  bords  du  Nil,  et 
comprend  la  contrée  de  Dongola.  Or,  les  habitants  de  cette  terre,  qui  sontles  vrais  Barba- 
rins voisins  des  Nubiens,  ne  sont  pas  noirs  comme  eux;  ils  ne  sont  que  basanés  , ils  ont 
des  cheveux  et  non  pas  de  la  laine , leur  nez  n’est  point  écrasé,  leurs  lèvres  sont  minces, 
enfin  ils  ressemblent  aux  Abyssins  montagnards , desquels  ils  ont  tiré  leur  origine. 

A l’égard  de  ce  que  j’ai  dit  de  la  boisson  ordinaire  des  Éthiopiens  ou  Abyssins  , 
M.  Bruce  remarque  qu’ils  n’ont  point  l’usage  des  tamarins,  que  cet  arbre  leur  est 
même  inconnu.  Ils  ont  une  graine  qu’on  appelle  Teep  a , de  laquelle  ils  font  du  pain  ; 

a.  MANIÈRE  DE  FAIRE  LE  PAIN  AVEC  LA  GRAINE  DE  LA  PLANTE  APPELEE  TEEF,  EN  ABYSSINIE.  — 

11  faut  commencer  par  tamiser  la  graine  de  teef  et  en  ôter  tous  les  corps  étrangers , après  quoi 
Ton  en  fait  de  la  farine  ; ensuite  on  prend  une  cruche  dans  laquelle  on  met  un  morceau  de  levain 
de  la  grosseur  d’une  noix  ; ce  levain  doit  être  mis  dans  le  milieu  de  la  farine  dont  la  cruche  est 
remplie.  Si  Ton  fait  cette  opération  sur  les  sept  à huit  heures  du  soir,  il  faudra  le  lendemain 
matin,  à sept  on  huit  heures,  prendre  un  morceau  de  la  masse  déjà  devenue  levain,  proportionné 
à la  quantité  de  pain  que  Ton  veut  faire.  On  étend  la  pâte  en  l’aplatissant,  comme  un  gâteau 
fort  mince  sur  une  pierre  polie , sous  laquelle  il  y a du  feu  ; cette  pâte  ne  doit  être  ni  trop  liquide 
ni  trop  consistante,  et  il  vaut  mieux  qu’elle  soit  un  peu  trop  molle  que  d’être  trop  dure.  Onia 
couvre  ensuite  d’un  vase  ou  d’un  couvercle  élevé  de  paille,  et  en  huit  ou  dix  minutes  et  moins 
encore,  selon  le  feu , le  pain  est  cuit , et  on  l’expose  à l’air.  Les  Abyssins  mettent  du  levain  dans 
la  cruche  pour  la  première  fois  seulement,  après  quoi  ils  n’en  mettent  plus  ; la  seule  chaleur  de 
la  cruche  suffit  pour  faire  lever  le  pain.  Chaque  matin  ils  font  leur  pain  pour  le  jour  entier. 
( Note  communiquée  par  M.  le  chevalier  Bruce  à M.  de  Buffon.  ) 

1.  Galla. 

2.  « L’Afrique  n’a  que  deux  grandes  familles  de  peuples les  peuples  noirs  et  bruns , les 

« Éthiopiens  et  les  Libyens  des  anciens,  les  nègres  et  les  berbers  des  temps  modernes.  » (Ritter  r 
Géog.  gêner,  convp. , t.  III , p.  376.  ) 

3.  Poa  abyssinica  : espèce  de  graminée. 


ADDITIONS 


272 

ils  en  font  aussi  une  espèce  de  bière  en  la  laissant  fermenter  dans  l’eau , et  cette 
liqueur  a un  goût  aigrelet  qui  a pu  la  faire  confondre  avec  la  boisson  faite  de  tamarins. 

Au  sujet  de  la  langue  des  Abyssins,  que  j’ai  dit  ( page  179)  n’avoir  aucune  règle, 
M.  Bruce  observe  qu'il  y a à la  vérité  plusieurs  langues  en  Abyssinie,  mais  que 
toutes  ces  langues  sont  à peu  près  assujetties  aux  mêmes  règles  que  les  autres  langues 
orientales  : la  manière  d'écrire  des  Abyssins  est  plus  lente  que  celle  des  Arabes,  ils 
écrivent  néanmoins  presque  aussi  vite  que  nous.  Au  sujet  de  leurs  habillements  et 
de  leur  manière  de  se  saluer,  M.  Bruce  assure  que  les  Jésuites  ont  fait  des  contes 
dans  leurs  Lettres  édifiantes,  et  qu’il  n’y  a rien  de  vrai  de  tout  ce  qu’ils  disent  sur 
cela  : les  Abyssins  se  saluent  sans  cérémonie,  ils  ne  portent  point  d’écharpes,  mais 
des  vêtements  fort  amples,  dont  j’ai  vu  les  dessins  dans  les  portefeuilles  de  M.  Bruce. 

Sur  ce  que  j’ai  dit  des  Acridopliaçjes  ou  mangeurs  de  sauterelles  ( page  179), 
M.  Bruce  observe  qu’on  mange  des  sauterelles,  non-seulement  dans  les  déserts  voisins 
de  l’Abyssinie,  mais  aussi  dans  la  Libye  intérieure,  près  le  Palus-Tri tonides , et  dans 
quelques  endroits  du  royaume  de  Maroc.  Ces  peuples  font  frire  ou  rôtir  les  sauterelles 
avec  du  beurre;  ils  les  écrasent  ensuite  pour  les  mêler  avec  du  lait  et  en  faire  des 
gâteaux.  AI.  Bruce  dit  avoir  souvent  mangé  de  ces  gâteaux  sans  en  avoir  été  incommodé. 

J’ai  dit  {page  180)  que  vraisemblablement  les  Arabes  ont  autrefois  envahi  l’Éthiopie 
ou  Abyssinie , et  qu’ils  en  ont  chassé  les  naturels  du  pays.  Sur  cela  AI.  Bruce  observe 
que  les  historiens  Abyssins  qu’il  a lus  assurent  que  de  tout  temps,  ou  du  moins  très- 
anciennement,  l’Arabie  Heureuse  appartenait  au  contraire  à l’empire  d’Abyssinie;  et 
cela  s’est  en  effet  trouvé  vrai  à l’avénement  de  Atahomet.  Les  Arabes  ont  aussi  des 
époques  ou  dates  fort  anciennes  de  l’invasion  des  Abyssins  en  Arabie,  et  de  la  conquête 
de  leur  propre  pays.  Alais  il  est  vrai  qu’après  Mahomet  les  Arabes  se  sont  répandus 
dans  les  contrées  basses  de  l’Abyssinie,  les  ont  envahies  et  se  sont  étendus  le  long  des 
côtes  de  la  mer  jusqu’à  Alélinde  , sans  avoir  jamais  pénétré  dans  les  terres  élevées  de 
l’Éthiopie  ou  Haute-Abyssinie  : ces  deux  noms  n’expriment  que  la  même  région,  connue 
des  anciens  sous  le  nom  d’Éthiopie , et  des  modernes  sous  celui  d’Abyssinie. 

(Page  195.  ) J’ai  fait  une  erreur  en  disant  que  les  Abyssins  et  les  peuples  de  Alélinde 
ont  la  même  religion;  car  les  Abyssins  sont  chrétiens , et  les  habitants  de  Alélinde 
sont  mahométans , comme  les  Arabes  qui  les  ont  subjugués  ; cette  différence  de  religion 
semble  indiquer  que  les  Arabes  ne  se  sont  jamais  établis  à demeure  dans  la  Haute- 
Abyssinie. 

Au  sujet  des  Hottentots  et  de  cette  excroissance  de  peau  que  les  voyageurs  ont  appe- 
lée le  tablier  des  Hottentotes , et  que  Thévenot  dit  se  trouver  aussi  chez  les  Égyp- 
tiennes, M.  Bruce  assure,  avec  toute  raison,  que  ce  fait  n’est  pas  vrai  pour  les  Égyp- 
tiennes, et  très-douteux  pour  les  Hottentotes.  Voici  ce  qu’en  rapporte  Al.  le  vicomte 
de  Querhoënt  dans  le  journal  de  son  voyage  , qu’il  a eu  la  bonté  de  me  communiquer  «. 

« Il  est  faux  que  les  femmes  hottentotes  aient  un  tablier  naturel  qui  recouvre  les 
« parties  de  lëur  sexe;  tous  les  habitants  du  cap  de  Bonne-Espérance  assurent  le  con- 
« traire,  et  je  l’ai  ouï  dire  au  lord  Gordon , qui  était  allé  passer  quelque  temps  chez 
« ces  peuples  pour  en  être  certain;  mais  il  m’a  assuré  en  même  temps  que  toutes  les 
« femmes  qu’il  avait  vues  avaient  deux  protubérances  charnues  qui  sortaient  d’entre 
« les  grandes  lèvres  au-dessus  du  clitoris  , et  tombaient  d’environ  deux  ou  trois  travers 
« de  doigt  ; qu’au  premier  coup  d'œil  ces  deux  excroissances  ne  paraissaient  point  sépa- 
« rées.  Il  m’a  dit  aussi  que  quelquefois  ces  femmes  s’entouraient  le  ventre  de  quelque 
« membrane  d’animal , et  que  c’est  ce  qui  aura  pu  donner  lieu  à l’histoire  du  tablier. 

a.  Remarques  d'histoire  naturelle,  faites  à bord  du  vaisseau  du  Roi  la  Victoire,  pendant  les 
années  1773  et  1774  , par  M.  le  vicomte  de  Querhoënt , enseigne  de  vaisseau. 


A L’HISTOIRE  DE  L’HOMME. 


273 


« 11  est  fort  difficile  de  faire  cette  vérification  , elles  sont  naturellement  très-modestes, 
« il  faut  les  enivrer  pour  en  venir  à bout.  Ce  peuple  n’est  pas  si  excessivement  laid  que 
« la  plupart  des  voyageurs  veulent  le  faire  accroire  ; j’ai  trouvé  qu’il  avait  les  traits  plus 
« approchants  des  Européens  que  les  Nègres  d’Afrique.  Tous  les  Hottentots  que  j’ai  vus 
« étaient  d’une  taille  très-médiocre;  ils  sont  peu  courageux,  aiment  avec  excès  les 
<>  liqueurs  fortes  et  paraissent  fort  flegmatiques.  Un  Hottentot  et  sa  femme  passaient 
« dans  une  rue  l’un  auprès  de  l’autre , et  causaient  sans  paraître  émus  ; tout  d’un  coup 
« je  vis  le  mari  donner  à sa  femme  un  soufflet  si  fort  qu'il  l’étendit  par  terre;  il  parut 
« d’un  aussi  grand  sang-froid  après  cette  action  qu’auparavant  ; il  continua  sa  route 
« sans  faire  seulement  attention  à sa  femme  qui,  revenue  un  instant  après  de  son  étour- 
« dissement,  hâta  le  pas  pour  rejoindre  son  mari.  » 

Par  une  lettre  que  M.  de  Querhoënt  m’a  écrite  le  15  février  1775,  il  ajoute  : 

« J’eusse  désiré  vérifier  par  moi-même  si  le  tablier  des  Hottentotes  existe,  mais  c’est 
« une  chose  très-difficile , premièrement  par  la  répugnance  qu’elles  ont  de  se  laisser 
« voir  à des  étrangers  , et  en  second  lieu  par  la  grande  distance  qu’il  y a entre  leurs 
<>  habitations  et  la  ville  du  Cap  dont  les  Hottentots  s’éloignent  même  de  plus  en  plus  ; 
« tout  ce  que  je  puis  vous  dire  à ce  sujet , c’est  que  les  Hollandais  du  Cap  qui  m’en  ont 
« parlé  croient  le  contraire,  et  M.  Bergh,  homme  instruit,  m’a  assuré  qu’il  avait  eu  la 
« curiosité  de  le  vérifier  par  lui-même.  « 

Ce  témoignage  de  M.  Bergh  et  celui  de  M.  Gordon  me  paraissent  suffire  pour  faire 
tomber  ce  prétendu  tablier,  qui  m’a  toujours  paru  contre  tout  ordre  de  nature.  Le  fait , 
quoique  affirmé  par  plusieurs  voyageurs,  n’a  peut-être  d’autre  fondement  que  le  ventre 
pendant  de  quelques  femmes  malades  ou  mal  soignées  après  leurs  couches.  Mais  à 
l’égard  des  protubérances  entre  les  lèvres , lesquelles  proviennent  du  trop  grand  accrois- 
sement des  nymphes , c’est  un  défaut  connu  et  commun  au  plus  grand  nombre  des 
femmes  africaines.  Ainsi  l’on  doit  ajouter  foi  à ce  que  M.  de  Querhoënt  en  dit  ici 
d’après  M.  Gordon,  d’autant  qu’on  peut  joindre  à leurs  témoignages  celui  du  capitaine 
Cook.  Les  Hottentotes  ( dit-il  ) n’ont  pas  ce  tablier  de  chair  dont  on  a souvent  parlé  : un 
médecin  du  Cap  , qui  a guéri  plusieurs  de  ces  femmes  de  maladies  vénériennes  , assure 
qu’il  a seulement  vu  deux  appendices  de  chair  ou  plutôt  de  peau , tenant  à la  partie 
supérieure  des  lèvres,  et  qui  ressemblaient  en  quelque  sorte  aux  tettes  d’une  vache  , 
excepté  qu’elles  étaient  plates  ; il  ajoute  qu’elles  pendaient  devant  les  parties  naturelles 
et  qu’elles  étaient  de  différentes  longueurs  dans  diiférentes  femmes;  que  quelques-unes 
n’en  avaient  que  d’un  demi-pouce,  et  d’autres  de  trois  à quatre  pouces  de  long  1 <* . 

Sur  la  couleur  des  Nègres. 

Tout  ce  que  j’ai  dit  sur  la  cause  de  la  couleur  des  Nègres  me  paraît  de  la  plus  grande 
vérité  : c’est  la  chaleur  excessive  dans  quelques  contrées  du  globe  qui  donne  cette  cou- 
leur, ou  pour  mieux  dire  cette  teinture  aux  hommes,  et  cette  teinture  pénètre  à l’inté- 
rieur, car  le  sang  des  Nègres  est  plus  noir  que  celui  des  hommes  blancs.  Or  cette  cha- 
leur excessive  ne  se  trouve  dans  aucune  contrée  montagneuse , ni  dans  aucune  terre 
fort  élevée  sur  le  globe , et  c’est  par  cette  raison  que  sous  l’équateur  même  les  habitants 
du  Pérou  et  ceux  de  l’intérieur  de  l’Afrique  ne  sont  pas  noirs.  De  même  cette  chaleur 
excessive  ne  se  trouve  point  sous  l’équateur,  sur  les  côtes  ou  terres  basses  voisines  de 
la  mer  du  côté  de  l’orient,  parce  que  ces  terres  basses  sont  continuellement  rafraîchies 

a.  Voyage  du  capitaine  Cook , chap.  xn , p.  323  et  suiv. 

1 Voyez  la  note  de  la  page  190. 

<11,  18 


274 


ADDITIONS 


par  le  vent  d’est  qui  passe  sur  de  grandes  mers  avant  d’y  arriver  ; et  c’est  par  cette 
raison  que  les  peuples  de  la  Guyane , les  Brésiliens , etc.,  en  Amérique,  ainsi  que  les 
peuples  de  Mélinde  et  des  autres  côtes  orientales  de  l’Afrique , non  plus  que  les  habitants 
des  îles  méridionales  de  l’Asie,  ne  sont  pas  noirs.  Cette  chaleur  excessive  ne  se  trouve 
donc  que  sur  les  côtes  et  terres  basses  occidentales  de  l’Afrique,  où  le  vent  d’est  qui 
règne  continuellement,  ayant  à traverser  une  immense  étendue  de  terre,  ne  peut  que 
s’échauffer  en  passant , et  augmenter  par  conséquent  de  plusieurs  degrés  la  tempé- 
rature naturelle  de  ces  contrées  occidentales  de  l’Afrique.  C'est  par  cette  raison , c’est- 
à-dire  par  cet  excès  de  chaleur  provenant  des  deux  circonstances  combinées  de  la  dépres- 
sion des  terres  et  de  l’action  du  vent  chaud , que  sur  cette  côte  occidentale  de  l’Afrique 
on  trouve  les  hommes  les  plus  noirs.  Les  deux  mêmes  circonstances  produisent  à peu 
près  le  même  effet  en  Nubie  et  dans  les  terres  de  la  Nouvelle  - Guinée , parce  que 
dans  ces  deux  contrées  basses  le  vent  d’est  n’arrive  qu’après  avoir  traversé  une  vaste 
étendue  de  terre.  Au  contraire , lorsque  ce  même  vent  arrive  après  avoir  traversé 
de  grandes  mers  , sur  lesquelles  il  prend  de  la  fraîcheur,  la  chaleur  seule  de  la  zone 
torride , non  plus  que  celle  qui  provient  de  la  dépression  du  terrain , ne  suffisent 
pas  pour  produire  des  nègres , et  c’est  la  vraie  raison  pourquoi  il  ne  s’en  trouve  que 
dans  ces  trois  régions  sur  le  globe  entier,  savoir:  1°  le  Sénégal,  la  Guinée  et  les 
autres  côtes  occidentales  de  l’Afrique  ; 2°  la  Nubie  ou  Nigritie  ; 3°  la  terre  des  Papous 
ou  Nouvelle  - Guinée  ; ainsi  le  domaine  des  Nègres  n’est  pas  aussi  vaste,  ni  leur 
nombre  à beaucoup  près  aussi  grand  qu’on  pourrait  l’imaginer,  et  je  ne  sais  sur  quel 
fondement  M.  P.  prétend  que  le  nombre  des  Nègres  est  à celui  des  Blancs  comme  un 
est  à vingt-trois  a ; il  ne  peut  avoir  sur  cela  que  des  aperçus  bien  vagues , car,  autant 
que  je  puis  en  juger,  l’espèce  entière  des  vrais  nègres  est  beaucoup  moins  nombreuse; 
je  ne  crois  pas  même  qu’elle  fasse  la  centième  partie  du  genre  humain , puisque 
nous  sommes  maintenant  informés  que  l’intérieur  de  l’Afrique  est  peuplé  d'hommes 
blancs. 

M.  P.  prononce  affirmativement  sur  un  grand  nombre  de  choses  sans  citer  ses 
garants;  cela  serait  pourtant  à désirer,  surtout  pour  les  faits  importants. 

« Il  faut  absolument , dit-il , quatre  générations  mêlées  pour  faire  disparaître  entière- 
« ment  la  couleur  des  Nègres,  et  voici  l’ordre  que  la  nature  observe  dans  les  quatre 
« générations  mêlées  : 

« l°  D’un  nègre  et  d’une  femme  blanche  naît  le  mulâtre  à demi  noir,  à demi  blanc, 
« à longs  cheveux  ; 

« 2°  Du  mulâtre  et  de  la  femme  blanche  provient  le  quarteron  basané , à cheveux 
« longs; 

« 3°  Du  quarteron  et  d’une  femme  blanche  sort  l’octavon , moins  basané  que  le 
« quarteron  ; 

« 4°  De  l’octavon  et  d’une  femme  blanche  vient  un  enfant  parfaitement  blanc. 

« Il  faut  quatre  filiations  en  sens  inverse  pour  noircir  les  blancs. 

« 1°  D’un  blanc  et  d’une  négresse  sort  le  mulâtre  à longs  cheveux  ; 

« 2°  Du  mulâtre  et  de  la  négresse  vient  le  quarteron , qui  a trois  quarts  de  noir  et 
« un  quart  de  blanc  ; 

« 3°  Du  quarteron  et  d’une  négresse  provient  l’octavon , qui  a sept  huitièmes  de 
« noir  et  un  huitième  de  blanc  ; 

« 4°  De  cet  octavon  et  de  la  négresse  vient  enfin  le  vrai  nègre , à cheveux  entor- 
« tillés  b. 

a.  Recherches  sur  les  Américains , t.  I , p.  215. 

b.  Idem  , ibid. , t.  I,  p.  217. 


A L’HISTOIRE  DE  L’HOMME. 


275 


Je  ne  veux  pas  contredire  ces  assertions  de  M.  P. 1 , je  voudrais  seulement  qu’il  nous 
eût  appris  d’où  il  a tiré  ces  observations , d'autant  que  je  n’ai  pu  m’en  procurer  d'aussi 
précises  , quelques  recherches  que  j’aie  faites.  On  trouve  dans  Y Histoire  de  V Académie 
des  Sciences , année  1724 , page  17,  l’observation  ou  plutôt  la  notice  suivante  : 

« Tout  le  monde  sait  que  les  enfants  d'un  blanc  et  d’une  noire  ou  d’un  noir  et  d’une 
« blanche , ce  qui  est  égal , sont  d’une  couleur  jaune,  et  qu’ils  ont  des  cheveux  noirs, 
« courts  et  frisés;  on  les  appelle  mulâtres.  Les  enfants  d’un  mulâtre  et  d’une  noire  ou 
d'un  noir  ou  d'une  mulâtresse , qu’on  appelle  griffes  , sont  d’un  jaune  plus  noir  et 
« ont  les  cheveux  noirs , de  sorte  qu’il  semble  qu’une  nation  originairement  formée  de 
noirs  et  de  mulâtres  retournerait  au  noir  parfait.  Les  enfants  des  mulâtres  et  des 
« mulâtresses , qu’on  nomme  casques , sont  d’un  jaune  plus  clair  que  les  griffes,  et 
« apparemment  une  nation  qui  en  serait  originairement  formée  retournerait  au  blanc.  « 
Il  paraît  par  cette  notice , donnée  à l’Académie  par  M.  de  Hauterive , que  non- seu- 
lement tous  les  mulâtres  ont  des  cheveux  et  non  de  la  laine,  mais  que  les  griffes,  nés 
d’un  père  nègre  et  d’une  mulâtresse , ont  aussi  des  cheveux  et  point  de  laine , ce  dont 
je  doute  ; il  est  fâcheux  que  l’on  n’ait  pas  sur  ce  sujet  important  un  certain  nombre 
d’observations  bien  faites. 


Sur  les  Nains  de  Madagascar. 

Les  habitants  des  côtes  orientales  de  l'Afrique  et  de  l’ile  de  Madagascar,  quoique 
plus  ou  moins  noirs,  ne  sont  pas  nègres,  et  il  y a dans  les  parties  montagneuses  de 
cette  grande  île,  comme  dans  l’intérieur  de  l’Afrique,  des  hommes  blancs.  On  a même 
nouvellement  débité  qu’il  se  trouvait,  dans  le  centre  de  l’île  dont  les  terres  sont  les  plus 
élevées,  un  peuple  de  nains  blancs;  M.  Meunier,  médecin,  qui  a fait  quelque  séjour 
dans  cette  île,  m’a  rapporté  ce  fait,  et  j’ai  trouvé,  dans  les  papiers  de  feu  M.  Commerson, 
la  relation  suivante  : 

« Les  amateurs  du  merveilleux,  qui  nous  auront  sans  doute  su  mauvais  gré  d’avoir 
« réduit  à six  pieds  de  haut  la  taille  prétendue  gigantesque  des  Patagons,  acceptei'ont 
« peut-être  en  dédommagement  une  race  de  pygmées  qui  donne  dans  l’excès  opposé; 
« je  veux  parler  de  ces  demi-hommes  qui  habitent  les  hautes  montagnes  de  l’intérieur 
« dans  la  grande  île  de  Madagascar , et  qui  y forment  un  corps  de  nation  considérable 
« appelée  Quinios  ou  Kimos  en  langue  Madécasse.  Otez-leur  la  parole  ou  donnez-la 
« aux  singes  grands  et  petits,  ce  serait  le  passage  insensible  de  l’espèce  humaine  à la 
« gent  quadrupède.  Le  caractère  naturel  et  distinctif  de  ces  petits  hommes  est  d’être 
« blancs  ou  du  moins  plus  pâles  en  couleur  que  tous  les  noirs  connus;  d’avoir  les  bras 
« très-allongés,  de  façon  que  la  main  atteint  au-dessous  du  genou  sans  plier  le  corps,  et 
« pour  les  femmes  de  marquer  à peine  leur  sexe  par  les  mamelles,  excepté  dans  le  temps 
« qu’elles  nourrissent;  encore  veut-on  assurer  que  la  plupart  sont  forcées  de  recourir 
k au  lait  de  vache  pour  nourrir  leurs  nouveaux  nés.  Quant  aux  facultés  intellectuelles, 
« ces  Quimos  le  disputent  aux  autres  Malgaches  ( c’est  ainsi  qu’on  appelle  en  général  tous 
« les  naturels  de  Madagascar)  que  l’on  sait  être  fort  spirituels  et  fort  adroits , quoique 
« livrés  à la  plus  grande  paresse.  Mais  on  assure  que  les  Quimos , beaucoup  plus  actifs, 
« sont  aussi  plus  belliqueux;  de  façon  que  leur  courage  étant,  si  je  puis  m’exprimer 

1.  Pamv  n’était  qu’un  compilateur,  et  n’est  point  une  autorité  : il  devait , comme  dit  Buffon , 
citer  ses  garants.  Cependant  je  crois  que  ce  qu’il  dit  ici  est  fondé.  Mes  expériences  sur  le  croise- 
ment de  diverses  espèces  (expériences  que  je  poursuis  depuis  plusieurs  années)  m’ont  appris, 
tn effet,  qu’il  faut  quatre  générations  pour  faire  passer  une  espèce  dans  l’autre  : l’espèce  du 
S bien,  par  exemple , dans  celle  du  chacal  ou  du  loup , et  réciproquement. 


27(3 


ADDITIONS 


« ainsi , en  raison  double  de  leur  taille , ils  n’ont  jamais  pu  être  opprimés  par  leurs 
« voisins  qui  ont  souvent  maille  à partir  avec  eux.  Quoique  attaqués  avec  des  forces  et 
« des  armes  inégales  (car  ils  n’ont  pas  l’usage  de  la  poudre  et  des  fusils  comme  leurs 
<■  ennemis),  ils  se  sont  toujours  battus  courageusement  et  maintenus  libres  dans  leurs 
« rochers,  leur  difficile  accès  contribuant  sans  doute  beaucoup  à leur  conservation, 
« ils  y vivent  de  riz,  de  différents  fruits,  légumes  et  racines,  et  y élèvent  un  grand 
« nombre  de  bestiaux  (bœufs  à bosse  et  moutons  à grosse  queue),  dont  ils  empruntent 
« aussi  en  partie  leur  subsistance.  Ils  ne  communiquent  avec  les  différentes  castes 
« Malgaches  dont  ils  sont  environnés  ni  par  commerce , ni  par  alliances , ni  de  quel- 
« que  autre  manière  que  ce  soit , tirant  tous  leurs  besoins  du  sol  qu’ils  possèdent. 
« Comme  l’objet  de  toutes  les  petites  guerres,  qui  se  font  entre  eux  et  les  autres  habitants 
« de  cette  île , est  de  s’enlever  réciproquement  quelque  bétail  ou  quelques  esclaves , 
« la  petitesse  de  nos  Quimos,  les  mettant  presque  à l’abri  de  cette  dernière  injure,  ils 
« savent  par  amour  de  la  paix  se  résoudre  à souffrir  la  première  jusqu'à  un  certain 
« point;  c’est-à-dire  que,  quand  ils  voient  du  haut  de  leurs  montagnes  quelque  for- 
« midable  appareil  de  guerre  qui  s’avance  dans  la  plaine  , ils  prennent  d’eux-mêmes  le 
« parti  d’attacher  à l’entrée  des  défiles,  par  où  il  faudrait  passer  pour  aller  à eux, 
<>  quelque  superflu  de  leurs  troupeaux , dont  ils  font , disent-ils , volontairement  le 
« sacrifice  à l’indigence  de  leurs  frères  aînés;  mais  avec  protestation  en  même  temps 
« de  se  battre  à toute  outrance , si  l’on  passe  à main  armée  plus  avant  sur  leur  ter- 
« rain  : preuve  que  ce  n’est  pas  par  sentiment  de  faiblesse,  encore  moins  par  lâcheté 
« qu’ils  font  précéder  les  présents  ; leurs  armes  sont  la  zagaie  et  le  trait,  qu’ils  lancent 
« on  ne  peut  pas  plus  juste;  on  prétend  que  s’ils  pouvaient,  comme  ils  en  ont  grande 
« envie , s’aboucher  avec  les  Européens  et  en  tirer  des  fusils  et  des  munitions  de  guerre, 
« ils  passeraient  volontiers  de  la  défensive  à l’offensive  contre  leurs  voisins,  qui  seraient 
<>  peut-être  alors  trop  heureux  de  pouvoir  entretenir  la  paix. 

« A trois  ou  quatre  journées  du  fort  Dauphin  (qui  est  presque  dans  l’extrémité  du 
« sud  de  Madagascar  ),  les  gens  du  pays  montrent  avec  beaucoup  de  complaisance  une 
« suite  de  petits  mondrains  ou  tertres  de  terre  élevés  en  forme  de  tombeaux  qu’ils  assu- 
« rent  devoir  leur  origine  à un  grand  massacre  de  Quimos  défaits  en  plein  champ  par 
« leurs  ancêtres,  ce  qui  semblerait  prouver  que  nos  braves  petits  guerriers  ne  se  sont  pas 
« toujours  tenus  cois  et  reucoignés  dans  leurs  hautes  montagnes,  qu’ils  ont  peut-être 
<>  aspiré  à la  conquête  du  plat-pays , et  que  ce  n’est  qu’après  cette  défaite  calamiteuse 
« qu’ils  ont  été  obligés  de  regagner  leurs  âpres  demeures.  Quoi  qu’il  en  soit,  cette  tradi- 
« tion  constante  dans  ces  cantons , ainsi  qu’une  notion  généralement  répandue  par  tout 
« Madagascar,  de  l’existence  encore  actuelle  des  Quimos,  ne  permettent  pas  de  douter 
-a  qu’une  partie  au  moins  de  ce  qu’on  en  raconte  ne  soit  véritable.  Il  est  étonnant  que 
« tout  ce  qu’on  sait  de  cette  nation  ne  soit  que  recueilli  des  témoignages  de  celles  qui 
« les  avoisinent,  qu’on  n’ait  encore  aucunes  observations  faites  sur  les  lieux,  et  que, 
« soit  les  gouverneurs  des  îles  de  France  et  de  Bourbon , soit  les  commandants  parti- 
« culiers  des  différents  postes  que  nous  avons  tenus  sur  les  côtes  de  Madagascar,  n’aient 
« pas  entrepris  de  faire  pénétrer  à l’intérieur  des  terres  dans  le  dessein  de  joindre  cette 
« découverte  à tant  d’autres  qu’on  aurait  pu  faire  en  même  temps.  La  chose  a été  tentée 
« dernièrement,  mais  sans  succès  : l’homme  qu’on  y envoyait,  manquant  de  résolution, 
« abandonna  à la  seconde  journée  son  monde  et  ses  bagages  , et  n’a  laissé,  lorsqu’il  a 
« fallu  réclamer  ces  derniers,  que  le  germe  d’une  guerre  où  il  a péri  quelques  blancs  et 
« un  grand  nombre  de  noirs  ; la  mésintelligence  qui , depuis  lors , a succédé  à la  con- 
«>  fiance  qui  régnait  précédemment  entre  les  deux  nations , pourrait  bien  pour  la  troi- 
<>  sième  fois  devenir  funeste  à cette  poignée  de  Français  qu’on  a laissés  au  fort  Dauphin, 
« en  retirant  ceux  qui  y étaient  anciennement.  Je  dis  pour  la  troisième  fois,  parce  qu’il 


A L’HISTOIRE  DE  L’HOMME.  277 

■ y a déjà  eu  deux  Saint  - Bcirthélemi  complètement  exercées  sur  nos  garnisons  dans 

■ cette  île , sans  compter  celle  des  Portugais  et  des  Hollandais  qui  nous  y avaient 

■ précédés. 

« Pour  revenir  à nos  Quimos  et  en  terminer  la  note , j'attesterai , comme  témoin 
; oculaire,  que  dans  le  voyage  que  je  viens  de  faire  au  fort  Dauphin  (sur  la  fin  de  1770) 

■ M.  le  comte  deModave , dernier  gouverneur,  qui  m’avait  déjà  communiqué  une  partie 
. de  ces  observations , me  procura  enfin  la  satisfaction  de  me  faire  voir,  parmi  ses 
: esclaves,  une  femme  Quimose  âgée  d’environ  trente  ans , haute  de  trois  pieds  sept  à 

< huit  pouces  , dont  la  couleur  était  en  effet  de  la  nuance  la  plus  éclaircie  que  j’aie  vue 

< parmi  les  habitants  de  cette  île;  je  remarquai  quelle  était  très-membrue  dans  sa  petite 
i stature, ne  ressemblant  point  aux  petites  personnes  fluettes,  mais  plutôt  à une  femme 
> de  proportions  ordinaires  dans  le  détail , mais  seulement  raccourcie  dans  sa  hau- 

i teur ; que  les  bras  en  étaient  effectivement  très-longs  et  atteignant,  sans  qu’elle 

l se  courbât,  à la  rotule  du  genou;  que  ses  cheveux  étaient  courts  et  laineux,  la  phy- 

< sionomie  assez  bonne , se  rapprochant  plus  de  l’Européenne  que  de  la  Malgache , 
i qu’elle  avait  habituellement  l’air  riant , l’humeur  douce  et  complaisante  , et  le  bon 
• sens  commun  , à en  juger  par  sa  conduite  , car  elle  ne  savait  pas  parler  français. 

■ Quant  au  fait  des  mamelles , il  fut  aussi  vérifié , et  il  ne  s’en  trouva  que  le  bouton , 

■ comme  dans  une  fille  de  dix  ans  , sans  la  moindre  flaccidité  de  la  peau  qui  pût  faire 
; croire  qu’elles  fussent  passées.  Mais  cette  observation  seule  est  bien  loin  de  suffire 
; pour  établir  une  exception  à la  loi  commune  de  la  nature  : combien  de  filles  et  de 
; femmes  européennes  à la  fleur  de  leur  âge  n’offrent  que  trop  souvent  cette  défec- 
tueuse conformation...  Enfin,  peu  avant  notre  départ  de  Madagascar,  l’envie  de 
recouvrer  sa  liberté,  autant  que  la  crainte  d'un  embarquement  prochain,  portèrent  la 
petite  esclave  à s’enfuir  dans  les  bois  ; on  la  ramena  bien  quelques  jours  après  , mais 
tout  exténuée  et  presque  morte  de  faim,  parce  que  se  défiant  des  noirs  comme  des 
blancs  , elle  n’avait  vécu  pendant  son  marronnage  que  de  mauvais  fruits  et  de  racines 
crues;  c’est  vraisemblablement  autant  à cette  cause  qu’au  chagrin  d’avoir  perdu  de 
vue  les  pointes  des  montagnes  où  elle  était  née , qu’il  faut  attribuer  sa  mort , arrivée 
environ  un  mois  après  à Saint-Paul , île  de  Bourbon , où  le  navire  qui  nous  ramenait 
à l’île  de  France  a relâché  pendant  quelques  jours.  M.  de  Modave  avait  eu  cette 
Quimose  en  présent  d’un  chef  malgache;  elle  avait  passé  par  les  mains  de  plusieurs 

; maîtres,  ayant  été  ravie  fort  jeune  sur  les  confins  de  son  pays. 

><  Tout  considéré  , je  conclus  (autant  sur  cet  échantillon  que  sur  les  preuves  acces- 
: soires)  par  croire  assez  fermement  à cette  nouvelle  dégradation  de  l’espèce  humain 

; qui  a son  signalement  caractéristique  comme  ses  mœurs  propres Et  si  quel^yre. 

; trop  difficile  à persuader,  ne  veut  pas  se  rendre  aux  preuves  alléguées  (qu’o^pons 
; rait  vraiment  plus  multipliées) , qu’il  fasse  du  moins  attention  qu’il  existea  ce]ie  du 
i à l’extrémité  boréale  de  l’Europe que  la  diminution  de  notre  ta;jue  yUQ  et 

■ Lapon  est  à peu  près  graduée  comme  celle  du  Lapon  au  QuimoSjS  élevées  de  la 
: l’autre  habitent  les  zones  les  plus  froides,  ou  les  montagnes  lg'f0;s  p\us  exhaus- 

■ terre que  celles  de  Madagascar  sont  évidemment  trois  ou  <F(jix_huit  cents  toises 

i sées  que  celles  de  l’ile  de  France  , c’est-à-dire  d’environ  seiç  naturellement  sur  ces 

< au-dessus  du  niveau  de  la  mer les  végétaux  qui  croP  coimne  le  pin  et  le  bou- 

< plus  grandes  hauteurs  ne  semblent  être  que  des  avorh^^  a celle  des  plus  hum- 

< leau  nains  et  tant  d’autres , qui  de  la  classe  des  a^'  , icoies  ? c’est-à-dire  habitants 

< blés  arbustes  , par  là  seule  raison  qu’ils  sont  dev^  comble  la  témérité  que  de 

1 des  plus  hautes  montagnes qu’enfm  ce  naUjre  en  fixer  le  terme,  comme 

- vouloir,  avant  de  connaître  toutes  les  variété,  coins  ^ ,a  terre  à faire  SUr  toute 

« si  elle  ne  pouvait  pas  s’être  habituée  dar  ù 1 


278 


ADDITIONS 


« une  race  ce  qu’elle  ne  nous  paraît  avoir  qu’ébauché , comme  par  écart , sur  cer- 
« tains  individus  qu’on  a vus  parfois  ne  s’élever  qu’à  la  taille  des  poupées  ou  des 
« marionnettes.  » 

Je  me  suis  permis  de  donner  ici  cette  relation  en  entier  à cause  de  la  nouveauté, 
quoique  je  doute  encore  beaucoup  de  la  vérité  des  faits  allégués  et  de  l’existence  réelle 
d’un  peuple  de  trois  pieds  et  demi  de  taille  *,  cela  est  au  moins  exagéré;  il  en  sera  de  ces 
Quimos  de  trois  pieds  et  demi , comme  des  Patagons  de  douze  pieds;  ils  se  sont  réduits 
à sept  ou  huit  pieds  au  plus , et  les  Quimos  s’élèveront  au  moins  à quatre  pieds  ou 
quatre  pieds  trois  pouces  ; si  les  montagnes  où  ils  habitent  ont  seize  ou  dix-huit  cents 
toises  au-dessus  du  niveau  de  la  mer,  il  doit  y faire  assez  froid  pour  les  blanchir  et 
rapetisser  leur  taille  à la  même  mesure  que  celle  des  Groënlandais  ou  des  Lapons,  et  il 
serait  assez  singulier  que  la  nature  eût  placé  l’extrême  du  produit  du  froid  sur  l’espèce 
humaine  dans  des  contrées  voisines  de  l’équateur  ; car  on  prétend  qu’il  existe  dans  les 
montagnes  du  Tucuman  une  race  de  pygmées  de  trente  et  un  pouces  de  hauteur , au- 
dessus  du  pays  habité  par  les  Patagons.  On  assure  même  que  les  Espagnols  ont  trans- 
porté en  Europe  quatre  de  ces  petits  hommes  sur  la  fin  de  Tannée  1755  “.  Quelques 
voyageurs  parlent  aussi  d’une  autre  race  d’Américains  blancs  et  sans  aucun  poil  sur  le 
corps , qui  se  trouve  également  dans  les  terres  voisines  du  Tucuman  ; mais  tous  ces  faits 
ont  grand  besoin  d’être  vérifiés. 

Au  reste  , l’opinion  ou  le  préjugé  de  l’existence  des  pygmées  est  extrêmement  ancien  : 
Homère,  Hésiode  et  Aristote  en  font  également  mention.  M.  l’abbé  Banier  a fait  une 
savante  dissertation  sur  ce  sujet , qui  se  trouve  dans  la  collection  des  Mémoires  de 
l’Académie  des  belles-lettres,  tome  V,  page  101.  Après  avoir  comparé  tous  les  témoi- 
gnages des  anciens  sur  cette  race  de  petits  hommes,  il  est  d’avis  qu’ils  formaient  en 
effet  un  peuple  dans  les  montagnes  d’Éthiopie,  et  que  ce  peuple  était  le  même  que 
celui  que  les  historiens  et  les  géographes  ont  désigné  depuis  sous  le  nom  de  Péchiniens; 
mais  il  pense  avec  raison  que  ces  hommes,  quoique  de  très-petite  taille,  avaient  bien 
plus  d’une  ou  deux  coudées  de  hauteur,  et  qu’ils  étaient  à peu  près  de  la  taille  des 
Lapons.  Les  Quimos  des  montagnes  de  Madagascar  et  les  Péchiniens  d’Éthiopie  pour- 
raient bien  n’être  que  la  même  race  qui  s’est  maintenue  dans  les  plus  hautes  montagnes 
de  cette  partie  du  monde. 

Sur  les  Patagons. 

Nous  n’avons  rien  à ajouter  à ce  que  nous  avons  écrit  sur  les  autres  peuples  de 
l’ancien  continent  ; et  comme  nous  venons  de  parler  des  plus  petits  hommes , il  faut 
aussi  faire  mention  des  plus  grands  : ce  sont  certainement  les  Patagons 2 ; mais  comme 
il  y a encore  beaucoup  d’incertitudes  sur  leur  grandeur  et  sur  le  pays  qu’ils  habitent, 
je  crois  faire  plaisir  au  lecteur  en  lui  mettant  sous  les  yeux  un  extrait  fidèle  de  tout  ce 
qu’on  en  sait. 

« 11  est  bien  singulier,  dit  M.  Commerson,  qu’on  ne  veuille  pas  revenir  de  l’erreur 
« que  les  Patagons  soient  des  géants,  et  je  ne  puis  assez  m’étonner  que  des  gens  que 
“ j’aurais  pris  à témoin  du  contraire,  en  leur  supposant  quelque  amour  pour  la  vérité, 

a.  Voyez  les  notes  sur  la  dernière  édition  de  Lamotte-Levayer,  t.  IX,  p.  82. 

1.  « Les  Andrantsais  sont  des  peuples  pasteurs,  brutes  et  lâches.  Il  naît  quelquefois  des  nains 
« parmi  eux.  La  position  de  leur  pays  correspond  à celle  qu’on  assignait  au  pays  de  ces  pygmées 

« ou  kimos , dont  on  a parlé  comme  d’une  nation  de  nains M.  Fressange  dit  qu’il  n’a  vu 

« qu  un  seul  nain  madécasse,  et  il  assure  qu’ils  n’ont  jamais  formé  de  race.  » (Prichard  : 
Hist.  nat.  de  l’homme , t.  II,  p.  57.  ) 

2.  Voyez  la  note  2 de  la  page  209. 


A L'HISTOIRE  DE  L'HOMME. 


279 


« osent , contre  leur  propre  conscience,  déposer  vis-à-vis  du  public  d’avoir  vu  au  détroit 
a de  Magellan  ces  titans  prodigieux  qui  n’ont  jamais  existé  que  dans  l’imagination 

« échauffée  des  poètes  et  des  marins Ed  io  anche  : et  moi  aussi  je  les  ai  vus,  ces 

« Patagons!  je  me  suis  trouvé  au  milieu  de  plus  d’une  centaine  d’eux  (sur  la  lin  de 
« 1769)  avec  M.  de  Bougainville  et  M.  le  prince  de  Nassau  , que  j’accompagnai  dans 
« la  descente  qu’on  fit  à la  baie  Boucault  ; je  puis  assurer,  et  ces  messieurs  sont  trop 
« vrais  pour  ne  le  pas  certifier  de  même , que  les  Patagons  ne  sont  que  d’une  taille  un 
« peu  au-dessus  de  la  nôtre  ordinaire,  c’est-à-dire,  communément  de  cinq  pieds  huit 
« pouces  à six  pieds.  J’en  ai  vu  bien  peu  qui  excédassent  ce  terme,  mais  aucun  qui 
> passât  six  pieds  quatre  pouces.  Il  est  vrai  que  dans  cette  hauteur  ils  ont  presque  la 
« corpulence  de  deux  Européens , étant  très-larges  de  carrure  et  ayant  la  tête  et  les 
« membres  en  proportion.  Il  y a encore  bien  loin  de  là  au  gigantisme,  si  je  puis  meser- 
« vir  de  ce  terme  inusité , mais  expressif.  Outre  ces  Patagons  avec  lesquels  nous  restâmes 
« environ  deux  heures  à nous  accabler  mutuellement  de  marques  d’amitié,  nous  en 
« avons  vu  un  bien  plus  grand  nombre  d’autres  nous  suivre  au  galop  le  long  de  leurs 
« côtes;  ils  étaient  de  même  acabit  que  les  premiers.  Au  surplus,  il  ne  sera  pas  hors 
« de  propos  d’observer,  pour  porter  le  dernier  coup  aux  exagérations  qu’on  a débitées 
« sur  ces  sauvages  , qu’ils  vont  errants  comme  les  Scythes  et  sont  presque  sans  cesse  à 
« cheval.  Or,  leurs  chevaux  n’étant  que  de  race  espagnole,  c’est-à-dire  de  vrais  bidets, 
« comment  est-ce  qu’on  prétend  leur  a/fourcher  des  géants  sur  le  dos  ? Déjà  même 
« nos  Patagons  , quoique  réduits  à la  simple  toise  , sont-ils  obligés  d’étendre  les  pieds 
« en  avant , ce  qui  ne  les  empêche  pas  d’aller  toujours  au  galop  , soit  à la  montée , soit 
« à la  descente , leurs  chevaux  sans  doute  étant  formés  à cet  exercice  de  longue  main. 
« D’ailleurs  l’espèce  s’en  est  si  fort  multipliée  dans  les  gras  pâturages  de  l’Amérique 
« méridionale,  qu’on  ne  cherche  pas  à les  ménager. 

M.  de  Bougainville,  dans  la  curieuse  relation  de  son  grand  voyage,  confirme  les  faits 
que  je  viens  de  citer  d’après  M.  Commerson. 

'<  Il  paraît  attesté,  dit  ce  célèbre  voyageur,  par  le  rapport  uniforme  des  Français,  qui 
« n’eurent  que  trop  le  temps  de  faire  leurs  observations  sur  ce  peuple  des  Patagons, 
« qu’ils  sont,  en  général,  de  la  stature  la  plus  haute  et  de  la  complexion  la  plus  robuste 
« qui  soient  connues  parmi  les  hommes  : aucun  n’avait  au-dessous  de  cinq  pieds  cinq  à 
« six  pouces,  et  plusieurs  avaient  six  pieds.  Leurs  femmes  sont  presque  blanches  et 
« d’une  figure  assez  agréable;  quelques-uns  de  nos  gens  qui  ont  hasardé  d’aller  jusqu’à 
« leur  camp  y virent  des  vieillards  qui  portaient  encore  sur  leur  visage  l’apparence  de 
« la  vigueur  et  de  la  santé  «.  Dans  un  autre  endroit  de  sa  relation  , M.  de  Bougainville 
« dit  que  ce  qui  lui  a paru  être  gigantesque  dans  la  stature  des  Patagons  c’est  leur 
« énorme  carrure,  la  grosseur  de  leur  tête  et  l’épaisseur  de  leurs  membres;  ils  sont 
« robustes  et  bien  nourris  ; leurs  muscles  sont  tendus  et  leur  chair  ferme  et  soutenue; 
« leur  figure  n’est  ni  dure  ni  désagréable;  plusieurs  l’ont  jolie;  leur  visage  est  long  et 
« un  peu  plat  ; leurs  yeux  sont  vifs  et  leurs  dents  extrêmement  blanches,  seulement  trop 
« larges.  Ils  portent  de  longs  cheveux  noirs,  attachés  sur  le  sommet  de  la  tête.  Il  y en  a 
« qui  ont  sous  le  nez  des  moustaches  qui  sont  plus  longues  que  bien  fournies  ; leur 
« couleur  est  bronzée  comme  l’est , sans  exception , celle  de  tous  les  Américains , tant 
« de  ceux  qui  habitent  la  zone  torride  que  de  ceux  qui  naissent  sous  les  zones  tempérées 
« et  froides  de  ce  même  continent;  quelques-uns  de  ces  Patagons  avaient  les  joues 
« peintes  en  rouge  ; leur  langue  est  assez  douce  et  rien  n’annonce  en  eux  un  caractère 
« féroce.  Leur  habillement  est  un  simple  bragué  de  cuir  qui  leur  couvre  les  parties 
« naturelles,  et  un  grand  manteau  de  peau  de  guanaque  (lama)  ou  de  sourillos  (proba- 

a.  Voyage  autour  du  monde,  par  M.  de  Bougainville,  1. 1,  in-8°,  p.  87  et  88. 


280 


ADDITIONS 


« blement  le  zorilla,  espèce  de  moufette);  ce  manteau  est  attaché  autour  du  corps  avec 
« une  ceinture,  il  descend  jusqu’aux  talons,  et  ils  laissent  communément  retomber  en 
« bas  la  partie  faite  pour  couvrir  les  épaules;  de  sorte  que,  malgré  la  rigueur  du  climat, 
« ils  sont  presque  toujours  nus  de  la  ceinture  en  haut.  L’habitude  les  a sans  doute 
« rendus  insensibles  au  froid,  car  quoique  nous  fussions  ici  en  été,  dit  M.  de  Bougain- 
« ville,  le  thermomètre  de  Réaumur  n’y  avait  encore  monté  qu’un  seul  jour  à dix  degrés 

« au-dessus  de  la  congélation Les  seules  armes  qu'on  leur  ait  vues  sont  deux  cail- 

« loux  ronds  attachés  aux  deux  bouts  d’un  boyau  cordonné,  semblable  à ceux  dont  on 
« se  sert  dans  toute  cette  partie  de  l’Amérique.  Leurs  chevaux  petits  et  fort  maigres, 
« étaient  sellés  et  bridés  à la  manière  des  habitants  de  la  rivière  de  la  Plata.  Leur 
« nourriture  principale  paraît  être  la  chair  des  lamas  et  des  vigognes  ; plusieurs  en 
« avaient  des  quartiers  attachés  à leurs  chevaux;  nous  leur  en  avons  vu  manger  des 
« morceaux  crus.  Ils  avaient  aussi  avec  eux  des  chiens  petits  et  vilains,  lesquels,  ainsi 
« que  leurs  chevaux,  boivent  de  l’eau  de  mer,  l'eau  douce  étant  fort  rare  sur  cette  côte 
« et  même  dans  les  terres.  Quelques-uns  de  ces  Patagons  nous  dirent  quelques  mots 
« espagnols;  il  semble  que,  comme  les  Tartares,  ils  mènent  une  vie  errante  dans  les 
« plaines  immenses  de  l’Amérique  méridionale,  sans  cesse  à cheval , hommes,  femmes 
« et  enfants,  suivant  le  gibier  et  les  bestiaux  dont  les  plaines  sont  couvertes,  se  vêtant 
« et  se  cabanant  avec  des  peaux.  Je  terminerai  cet  article,  ajoute  M.  de  Bougainville,  en 
« disant  que  nous  avons  depuis  trouvé  dans  la  mer  Pacifique  une  nation  d’une  taille 
« plus  élevée  que  ne  l’est  celle  des  Patagons  a.  » Il  veut  parler  des  habitants  de  l’île 
d’Othaïti,  dont  nous  ferons  mention  ci-après. 

Ces  récits  de  MM.  Bougainville  et  Commerson  me  paraissent  très-fidèles,  mais  il  faut 
considérer  qu’ils  ne  parlent  que  des  Patagons  des  environs  du  détroit,  et  que  peut-être 
il  y en  a d’encore  plus  grands  dans  l’intérieur  des  terres.  Le  commodore  Bvron  assure 
qu’à  quatre  ou  cinq  lieues  de  l’entrée  du  détroit  de  Magellan , on  aperçut  une  troupe 
d’hommes , les  uns  à cheval , les  autres  à pied , qui  pouvaient  être  au  nombre  de  cinq 
cents  ; que  ces  hommes  n’avaient  point  d’armes,  et  que  les  ayant  invités  par  signes,  l’un 
d’entre  eux  vint  à sa  rencontre;  que  cet  homme  était  d’une  taille  gigantesque;  la  peau 
d’un  animal  sauvage  lui  couvrait  les  épaules;  il  avait  le  corps  peint  d’une  manière 
hideuse  ; l’un  de  ses  yeux  était  entouré  d’un  cercle  noir  et  l’autre  d’un  cercle  blanc.  Le 
reste  du  visage  était  bizarrement  sillonné  par  des  lignes  de  diverses  couleurs  : sa  hau- 
teur paraissait  avoir  sept  pieds  anglais. 

Ayant  été  jusqu’au  gros  de  la  troupe , on  vit  plusieurs  femmes  proportionnées  aux 
hommes  pour  la  taille;  tous  étaient  peints  et  à peu  près  de  la  même  grandeur;  leurs 
dents,  qui  ont  la  blancheur  de  l’ivoire,  sont  unies  et  bien  rangées.  La  plupart  étaient 
nus,  à l’exception  de  cette  peau  d’animal  qu’ils  portent  sur  les  épaules  avec  le  poil  en 
dedans;  quelques-uns  avaient  des  bottines,  ayant  à chaque  talon  une  cheville  de  bois 
qui  leur  sert  d’éperon.  Ce  peuple  parait  docile  et  paisible.  11  avaient  avec  eux  un  grand 
nombre  de  chiens  et  de  très-petits  chevaux , mais  très-vites  à la  course  ; les  brides  sont 
des  courroies  de  cuir  avec  un  bâton  pour  servir  de  mors;  leurs  selles  ressemblent  aux 
coussinets  dont  les  paysans"  se  servent  en  Angleterre.  Les  femmes  montent  à cheval 
comme  les  hommes  et  sans  étriers  b.  Je  pense  qu’il  n’y  a point  d’exagération  dans  ce 
récit , et  que  ces  Patagons , vus  par  Byron  , peuvent  être  un  peu  plus  grands  que  ceux 
qui  ont  été  vus  par  MM.  de  Bougainville  et  Commerson. 

Le  même  voyageur,  Byron,  rapporte  que,  depuis  le  cap  Monday  jusqu’à  la  sortie  du 
détroit,  on  voit  le  long  de  la  baie  Tuesday  d’autres  sauvages  très-stupides  et  nus 

a.  Voyage  autour  du  monde , par  le  commodore  Byron , chap.  ni,  p.  243  jusqu’à  247. 

b.  Idem,  ibid. , p.  34  et  suiv. 


A L'HISTOIRE  DE  L’HOMME. 


281 


malgré  la  rigueur  du  froid , ne  portant  qu’une  peau  de  loup  de  mer  sur  les  épaules  ; 
qu’ils  sont  doux  et  dociles;  qu’ils  vivent  de  chair  de  baleine,  etc.  a;  mais  il  ne  fait 
aucune  mention  de  leur  grandeur,  en  sorte  qu’il  est  à présumer  que  ces  sauvages  sont 
différents  des  Patagons,  et  seulement  de  la  taille  ordinaire  des  hommes. 

M.  P.  observe  avec  raison  le  peu  de  proportion  qui  se  trouve  entre  les  mesures  de 
ces  hommes  gigantesques , données  par  différents  voyageurs  : qui  croirait , dit-il , que 
les  différents  voyageurs  qui  parlent  des  Patagons  varient  entre  eux  de  quatre-vingt- 
quatre  pouces  sur  leur  taille  ? Cela  est  néanmoins  très-vrai. 


Selon  La  Giraudais,  ils  sont  hauts  d’environ. 6 pieds. 

Selon  Pigafetta 8 

Selon  Byron 9 

Selon  Harris 10 

Selon  Jautzon 11 

Selon  Argensola 13 


Ce  dernier  serait,  suivant  M.  P. , le  plus  menteur  de  tous,  et  M.  de  La  Giraudais  le 
seul  des  six  qui  fût  véridique  ; mais  indépendamment  de  ce  que  le  pied  est  fort  diffé- 
rent chez  les  différentes  nations  , je  dois  observer  que  Byron  dit  seulement  que  le  pre- 
mier Patagon  qui  s’approcha  de  lui  était  d’une  taille  gigantesque,  et  que  sa  hauteur 
paraissait  être  de  sept  pieds  anglais;  ainsi  la  citation  de  M.  P.  n’est  pas  exacte  à cet 
égard.  Samuel  Wallis , dont  on  a imprimé  la  relation  à la  suite  de  celle  de  Byron,  s’ex- 
prime avec  plus  de  précision.  Les  plus  grands,  dit-il , étant  mesurés  , se  trouvèrent 
avoir  six  pieds  sept  pouces;  plusieurs  autres  avaient  six  pieds  cinq  pouces,  mais  le  plus 
grand  nombre  n’avaient  que  cinq  pieds  dix  pouces  ; leur  teint  est  couleur  de  cuivre 
foncé;  ils  ont  les  cheveux  droits  etpresque  aussi  durs  que  les  soies  de  cochon...  Ils  sont 
bien  faits  et  robustes  ; ils  ont  de  gros  os , mais  leurs  pieds  et  leurs  mains  sont  d’une 

petitesse  remarquable Chacun  avait  à sa  ceinture  une  arme  de  trait  d’une  espèce 

singulière  : c’étaient  deux  pierres  rondes  couvertes  de  cuir  et  pesant  chacune  environ 
une  livre,  qui  étaient  attachées  aux  deux  bouts  d’une  corde  d’environ  huit  pieds  de 
long  ; ils  s’en  servent  comme  d’une  fronde  , en  tenant  une  des  pierres  dans  la  main  et 
faisant  tourner  l’autre  autour  de  la  tête  jusqu’à  ce  qu’elle  ait  acquis  une  force  suffi- 
sante ; alors  ils  la  lancent  contre  l’objet  qu’ils  veulent  atteindre;  ils  sont  si  adroits  à 
manier  cette  arme , qu’à  la  distance  de  quinze  verges  ils  peuvent  frapper  un  but  qui 
n’est  pas  plus  grand  qu’un  schelling.  Quand  ils  sont  à la  chasse  du  guanaque  (le  lama), 
ils  jettent  leur  fronde  de  manière  que  la  corde  rencontrant  les  jambes  de  l’animal  , les 
enveloppe  par  la  force  de  la  rotation  et  du  mouvement  des  pierres,  et  l’arrête  b. 

Le  premier  ouvrage  où  l’on  ait  fait  mention  des  Patagons  est  la  relation  du  voyage 
de  Magellan,  en  1519,  et  voici  ce  qui  se  trouve  sur  ce  sujet  dans  l’abrégé  qu’Harris  a 
fait  de  cette  relation. 

« Lorsqu’ils  eurent  passé  la  ligne  et  qu’ils  virent  le  pôle  austral , ils  continuèrent 
« leur  route  sud  et  arrivèrent  à la  côte  du  Brésil  environ  au  vingt-deuxième  degré;  ils 
« observèrent  que  tout  ce  pays  était  un  continent , plus  élevé  depuis  le  cap  Saint-Au- 
« gustin.  Ayant  continué  leur  navigation  encore  à deux  degrés  et  demi  plus  loin,  tou- 
« jours  sud , ils  arrivèrent  à un  pays  habité  par  un  peuple  fort  sauvage  et  d’une  stature 
« prodigieuse;  ces  géants  faisaient  un  bruit  effroyable,  plus  ressemblant  au  mugisse- 
« ment  des  bœufs  qu’à  des  voix  humaines.  Nonobstant  leur  taille  gigantesque,  ils  étaient 
« si  agiles  qu’aucun  Espagnol  ni  Portugais  ne  pouvait  les  atteindre  à la  course.  » 

a.  Voyage  autour  du  monde , par  le  commodore  Byron  , chap.  vu , p.  107. 

b.  Voyage  de  Samuel  Wallis , chap.  i,  p.  15. 


282 


ADDITIONS 


J’observerai  que  d’après  cette  relation  il  semble  que  ces  grands  hommes  ont  été  trou- 
vés à vingt-quatre  degrés  et  demi  de  latitude  sud;  cependant  à la  vue  de  la  carte,  il 
parait  qu’il  y a ici  de  l’erreur,  car  le  cap  Saint-Augustin  , que  la  relation  place  à vingt- 
deux  degrés  de  latitude  sud  , se  trouve  sur  la  carte  à dix  degrés , de  sorte  qu’il  est  dou- 
teux si  ces  premiers  géants  ont  été  rencontrés  à douze  degrés  et  demi  ou  à vingt-quatre 
degrés  et  demi;  car  si  c’est  à deux  degrés  et  demi  au  delà  du  cap  Saint-Auguslin  . ils 
ont  été  trouvés  à douze  degrés  et  demi;  mais  si  c’est  à deux  degrés  et  demi  ou  delà  de 
cette  partie  à l’endroit  de  la  côte  du  Brésil  que  l’auteur  dit  être  à vingt-deux  degrés,  ils 
ont  été  trouvés  à vingt-quatre  degrés  et  demi  : telle  est  l’exactitude  d’Harris.  Quoi  qu’il 
en  soit , la  relation  poursuit  ainsi  : 

« Ils  poussèrent  ensuite  jusqu’à  quarante-neuf  degrés  et  demi  de  latitude  sud , où  la 
« rigueur  du  temps  les  obligea  de  prendre  des  quartiers  d’hiver  et  d’y  rester  cinq  mois. 
« Ils  crurent  longtemps  le  pays  inhabité,  mais  enfin  un  sauvage  des  contrées  voisines 
« vint  les  visiter  ; il  avait  l’air  vif,  gai , vigoureux , chantant  et  dansant  tout  le  long  du 
« chemin.  Étant  arrivé  au  port,  il  s’arrêta  et  répandit  de  la  poussière  sur  sa  tête;  sur 
« cela  quelques  gens  du- vaisseau  descendirent,  allèrent  à lui,  et  ayant  répandu  de  même 
« de  la  poussière  sur  leur  tête , il  vint  avec  eux  au  vaisseau  sans  crainte  ni  soupçon  : sa 
« taille  était  si  haute  que  la  tête  d’un  homme  de  taille  moyenne  de  l’équipage  de 

« Magellan  ne  lui  allait  qu’à  la  ceinture , et  il  était  gros  à proportion 

« Magellan  fit  boire  et  manger  ce  géant,  qui  fut  fort  joyeux  jusqu’à  ce  qu’il  eût 
« regardé  par  hasard  un  miroir  qu’on  lui  avait  donné  avec  d’autres  bagatelles  ; il  tres- 
« saillit,  et  reculant  d’effroi  il  renversa  deux  hommes  qui  se  trouvaient  près  de  lui.  Il 
« fut  longtemps  à se  remettre  de  sa  frayeur.  Nonobstant  cela  il  se  trouva  si  bien  avec  les 
« Espagnols  que  ceux-ci  eurent  bientôt  la  compagnie  de  plusieurs  de  ces  géants  , dont 
« l’un  surtout  se  familiarisa  promptement,  et  montra  tant  de  gaieté  et  de  bonne  humeur, 
« que  les  Européens  se  plaisaient  beaucoup  avec  lui. 

« Magellan  eut  envie  de  faire  prisonniers  quelques-uns  de  ces  géants;  pour  cela  on 
« leur  emplit  les  mains  de  divers  colifichets  dont  ils  paraissaient  curieux , et  pendant 
« qu’ils  les  examinaient  on  leur  mit  des  fers  aux  pieds  ; ils  crurent  d’abord  que  c’était 
« une  autre  curiosité , et  parurent  s’amuser  du  cliquetis  de  ces  fers , mais  quand  ils  se 
« trouvèrent  serrés  et  trahis  , ils  implorèrent  le  secours  d’un  être  invisible  et  supérieur, 
« sous  le  nom  de  Setebos.  Dans  cette  occasion  leur  force  parut  proportionnée  à leur 
« stature  , car  l’un  d eux  surmonta  tous  les  efforts  de  neuf  hommes  , quoiqu’ils  l’eus- 
« sent  terrassé  et  qu’ils  lui  eussent  fortement  lié  les  mains  ; il  se  débarrassa  de  tous  ses 
« liens  et  s’échappa  malgré  tout  ce  qu’ils  purent  faire.  Leur  appétit  était  proportionné 
« aussi  à leur  taille;  Magellan  les  nomma  Patagons.  » 

Tels  sont  les  détails  que  donne  Harris  touchant  les  Patagons,  après  avoir,  dit-il,  pris 
les  plus  grandes  peines  à comparer  les  relations  des  divers  écrivains  espagnols  et  por- 
tugais. 

Il  est  ensuite  question  de  ces  géants  dans  la  relation  d’un  voyage  autour  du  monde 
par  Thomas  Cavendish , dont  voici  l’abrégé  par  le  même  Harris. 

« En  faisant  voile  du  cap  Trio  dans  le  Brésil , ils  arrivèrent  sur  la  côte  d’Amérique, 
« à quarante-sept  degrés  vingt  minutes  de  latitude  sud.  Ils  avancèrent  jusqu’au  port 
« Désiré,  à cinquante  degrés  de  latitude.  Là  les  sauvages  leur  blessèrent  deux  hommes 
« avec  des  flèches  qui  étaient  faites  de  roseau  et  armées  de  caillou.  C’étaient  des  gens 
« sauvages  et  grossiers , et,  à ce  qu’il  parut,  une  race  de  géants,  la  mesure  d’un  de 
« leurs  pieds  ayant  dix-huit  pouces  de  long  ; ce  qui,  en  suivant  la  proportion  ordinaire , 
« donne  environ  sept  pieds  et  demi  pour  leur  stature.  » 

Harris  ajoute  que  cela  s’accorde  parfaitement  avec  le  récit  de  Magellan;  mais,  dans 
son  abrégé  de  la  relation  de  Magellan , il  dit  que  la  tête  d’un  homme  de  taille  moyenne 


A L’HISTOIRE  DE  L’HOMME. 


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de  l’équipage  de  Magellan  n’atteignait  qu’à  la  ceinture  d’un  Patagon.  Or,  en  supposant 
que  cet  homme  eût  seulement  cinq  pieds  ou  cinq  pieds  deux  pouces  , cela  fait  au  moins 
huit  pieds  et  demi  pour  la  hauteur  du  Patagon.  II  dit,  à la  vérité,  que  Magellan  les 
nomma  Patagons,  parce  que  leur  stature  était  de  cinq  coudées  ou  sept  pieds  six  pouces , 
mais  si  cela  est  il  y a contradiction  dans  son  propre  récit  ; il  ne  dit  pas  non  plus  dans 
quelle  langue  le  mot  Patagon  exprime  cette  stature. 

Sebald  de  Yeert*,  Hollandais,  dans  son  voyage  autour  du  monde,  aperçut  dans  une 
île  voisine  du  détroit  de  Magellan  sept  canots  à bord  desquels  étaient  des  sauvages  qui 
lui  parurent  avoir  dix  à onze  pieds  de  hauteur. 

Dans  la  relation  du  voyage  de  George  Spilbergen , il  est  dit  que  sur  la  côte  de  la 
Terre-de-Feu,  qui  est  au  sud  du  détroit  de  Magellan,  ses  gens  virent  un  homme  d’une 
stature  gigantesque,  grimpant  sur  les  montagnes  pour  regarder  la  flotte;  mais  quoi- 
qu’ils allassent  sur  le  rivage  ils  ne  virent  point  d’autres  créatures  humaines  : seulement 
ils  virent  des  tombeaux  contenant  des  cadavres  de  taille  ordinaire  ou  même  au-dessous, 
et  les  sauvages  qu’ils  virent  de  temps  à autre  dans  des  canots  leur  parurent  au-des- 
sous de  six  pieds. 

Frézier  parle  de  géants  au  Chili , de  neuf  ou  dix  pieds  de  hauteur. 

M.  Le  Cat  rapporte  qu’au  détroit  de  Magellan,  le  17  décembre  1615  , on  vit  au  port 
Désiré  des  tombeaux  couverts  par  des  tas  de  pierres,  et  qu'ayant  écarté  ces  pierres  et 
ouvert  ces  tombeaux,  on  y trouva  des  squelettes  humains  de  dix  à onze  pieds. 

Le  P.  d’Acuna  parle  de  géants  de  seize  palmes  de  hauteur,  qui  habitent  vers  la 
source  de  la  rivière  de  Cuchigan. 

M.  de  Brosse,  premier  président  du  parlement  de  Bourgogne  a,  paraît  être  du  senti- 
ment de  ceux  qui  croient  à l’existence  des  géants  patagons  , et  il  prétend  avec  quelque 
fondement  que  ceux  qui  sont  pour  la  négative  n’ont  pas  vu  les  mêmes  hommes,  ni  dans 
les  mêmes  endroits. 

« Observons  d’abord,  dit-il,  que  la  plupart  de  ceux  qui  tiennent  pour  l’affirmative 
« parlent  des  peuples  patagons  habitants  des  côtes  de  l’Amérique  méridionale  à l’est  et 
« à l’ouest,  et  qu’au  contraire  la  plupart  de  ceux  qui  soutiennent  la  négative  parlent  des 
« habitants  du  détroit  à la  pointe  de  l’Amérique  sur  les  côtes  du  nord  et  du  sud.  Les 
« nations  de  l’un  et  de  l’autre  canton  ne  sont  pas  les  mêmes  ; si  les  premiers  ont  été 
« vus  quelquefois  dans  le  détroit , cela  n’a  rien  d’extraordinaire  à un  si  médiocre  éloi- 
« gnement  du  port  Saint-Julien,  où  il  paraît  qu’est  leur  habitation  ordinaire.  L’équi- 
« page  de  Magellan  les  y a vus  plusieurs  fois , a commercé  avec  eux , tant  à bord  des 
« navires  que  dans  leurs  propres  cabanes.  » 

M.  de  Brosse  fait  ensuite  mention  des  voyageurs  qui  disent  avoir  vu  ces  géants  pata- 
gons ; il  nomme  Loise , Sarmiente  , Nodal  parmi  les  Espagnols;  Cavendish  , Hawkins , 
Knivet  parmi  les  Anglais;  Sebald  de  Noort2,  Le  Maire,  Spilberg  parmi  les  Hollandais, 
noséquipages  des  vaisseaux  de  Marseille  et  de  Saint-Malo  parmi  les  Français  ; il  cite , 
comme  nous  venons  de  le  dire , des  tombeaux  qui  renfermaient  des  squelettes  de  dix  à 
onze  pieds  de  haut. 

« Ceci,  dit-il  avec  raison,  est  un  examen  fait  de  sang-froid  , où  l’épouvante  n’a  pu 

« grossir  les  objets Cependant  Narbrugh...  nie  formellement  que  leur  taille  soit 

« gigantesque...  son  témoignage  est  précis  à cet  égard,  ainsi  que  celui  de  Jacques  l’Her- 
« mite,  sur  les  naturels  de  la  Terre-de-Feu,  qu’il  dit  être  puissants,  bien  proportionnés, 
« à peu  près  de  la  même  grandeur  que  les  Européens  ; enfin , parmi  ceux  que  M.  de 
« Gennes  vit  au  port  de  Famine,  aucun  n’avait  six  pieds  de  haut. 

a.  Histoire  des  navigations  aux  terres  australes,  t.  II,  p.  327  etsuiv. 

1 Sebald  de  Weerdt.  — 2.  Olivier  de  Noort. 


ADDITIONS 


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« En  voyant  tous  ces  témoignages  pour  et  contre,  on  ne  peut  guère  se  défendre  de 
« croire  que  tous  ont  dit  vrai,  c’est-à-dire  que  chacun  a rapporté  les  choses  telles  qu’il 
« les  a vues  : d’où  il  faut  conclure  que  l’existence  de  cette  espèce  d'hommes  particulière 
« est  un  fait  réel,  et  que  ce  n’est  pas  assez,  pour  les  traiter  d’apocryphes , qu’une  partie 
« des  marins  n’aient  pas  aperçu  ce  que  les  autres  ont  fort  bien  vu.  C’est  aussi  l'opinion 
« de  M.  Frézier,  écrivain  judicieux,  qui  a été  à portée  de  rassembler  les  témoignages 
« sur  les  lieux  mêmes 

« Il  paraît  constant  que  les  habitants  des  deux  rives  du  détroit  sont  de  taille  ordi- 
« naire,  et  que  l’espèce  particulière  (les  Patagons  gigantesques ) faisait  il  y a deux 
« siècles  sa  demeure  habituelle  sur  les  côtes  de  l’est  et  de  l'ouest,  plusieurs  degrés 

« au-dessus  du  détroit  de  Magellan Probablement  la  trop  fréquente  arrivée  des 

« vaisseaux  sur  ce  rivage  les  a déterminés  depuis  à l’abandonner  tout  à fait,  ou  à n’y 
« venir  qu’en  certain  temps  de  l’année,  et  à faire,  comme  on  nous  le  dit,  leur  résidence 
« dans  l’intérieur  du  pays.  Anson  présume  qu’ils  habitent  dans  les  Cordillères,  vers  la 
« côte  d’occident,  d’où  ils  ne  viennent  sur  le  bord  oriental  que  par  intervalles  peu 
« fréquents,  tellement  que  si  les  vaisseaux  qui  depuis  plus  de  cent  ans  ont  touché  sur 
« la  côte  des  Patagons  n’en  ont  vu  que  si  rarement,  la  raison,  selon  les  apparences,  est 
" que  ce  peuple  farouche  et  timide  s’est  éloigné  du  rivage  de  la  mer  depuis  qu'il  y voit 
« venir  si  fréquemment  des  vaisseaux  d’Europe,  et  qu’il  s’est , à l’exemple  de  tant  d’au- 
« très  nations  indiennes,  retiré  dans  les  montagnes  pour  se  dérober  à la  vue  des  étran- 
« gers.  » 

On  a pu  remarquer  dans  mon  ouvrage  que  j’ai  toujours  paru  douter  de  l’existence 
réelle  de  ce  prétendu  peuple  de  géants.  On  ne  peut  être  trop  en  garde  contre  les  exagé- 
rations, surtout  dans  les  choses  nouvellement  découvertes  : néanmoins  je  serais  fort 
porté  à croire,  avec  M.  de  Brosse,  que  la  différence  de  grandeur  donnée  par  les  voya- 
geurs aux  Patagons  ne  vient  que  de  ce  qu’ils  n’ont  pas  vu  les  mêmes  hommes,  ni  dans 
les  mêmes  contrées,  et  que  tout  étant  bien  comparé,  il  en  résulte  que,  depuis  le  vingt- 
deuxième  degré  de  latitude  sud  jusqu’au  quarante  ou  quarante-cinquième,  il  existe  en 
effet  une  race  d’hommes  plus  haute  et  plus  puissante  qu’aucune  autre  dans  l'univers. 
Ces  hommes  ne  sont  pas  tous  des  géants,  mais  tous  sont  plus  hauts  et  beaucoup  plus 
larges  et  plus  carrés  que  les  autres  hommes  ; et  comme  il  se  trouve  des  géants,  presque 
dans  tous  les  climats,  de  sept  pieds  ou  sept  pieds  et  demi  de  grandeur,  il  n’est  pas  éton- 
nant qu’il  s’en  trouve  de  neuf  et  dix  pieds  parmi  les  Patagons. 

Des  Américains. 

A l’égard  des  autres  nations  qui  habitent  l’intérieur  du  nouveau  continent,  il  me 
paraît  que  M.  P.  prétend  et  affirme  sans  aucun  fondement,  qu'en  général  tous  les 
Américains,  quoique  légers  et  agiles  à la  course,  étaient  destitués  de  force,  qu'ils  suc- 
combaient sous  le  moindre  fardeau,  que  l’humidité  de  leur  constitution  est  cause 
qu’ils  n’ont  point  de  barbe'  et  qu’ils  ne  sont  chauves  que  parce  qu’ils  ont  le  tempéra- 
ment froid  (page  42);  et  plus  loin  il  dit  que  c’est  parce  que  les  Américains  n’ont  point 
de  barbe  qu’ils  ont,  comme  les  femmes,  de  longues  chevelures,  qu’on  n’a  pas  vu  un 
seul  Américain  à cheveux  crépus1  2 ou  bouclés,  qu’ils  ne  grisonnent  presque  jamais  et  ne 
perdent  leurs  cheveux  à aucun  âge  (page  60) , tandis  qu’il  vient  d’avancer  (page  42) 
que  l’humidité  de  leur  tempérament  les  rend  chauves,  tandis  qu’il  ne  devait  pas  igno- 
rer que  les  Caraïbes,  les  Iroquois,  les  Hurons,  les  Floridiens,  les  Mexicains,  les  Tlas- 

1.  Voyez  la  note  1 de  la  page  209. 

2.  « Les  Américains  ont  les  cheveux  épais,  noirs,  lisses,  longs,  descendant  très-bas  sur  le 
« front  et  résistant  à lage.  » ( Aie.  D’Orbigny  : L’homme  américain , t.  1 , p.  245.  ) 


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calteques,  les  Péruviens,  etc.,  étaient  des  hommes  nerveux,  robustes  et  même  plus 
courageux  que  l’infériorité  de  leurs  armes  à celles  des  Européens  ne  semblait  le  per- 
mettre. 

Le  même  auteur  donne  un  tableau  géuéalogique  des  générations  mêlées  des  Euro- 
péens et  des  Américains,  qui,  comme  celui  du  mélange  des  nègres  et  des  blancs, 
demanderait  caution  et  suppose  au  moins  des  garants  que  M.  P.  ne  cite  pas  ; il  dit  : 

« 1°  D'une  femme  européenne  et  d'un  sauvage  de  la  Guyane  naissent  les  métis  : 
« deux  quarts  de  chaque  espèce  ; ils  sont  basanés,  et  les  garçons  de  cette  première  com- 
a binaison  ont  de  la  barbe,  quoique  le  père  Américain  soit  imberbe  ; l’hybride  tient 
« donc  cette  singularité  du  sang  de  sa  mère  seule  ; 

« 2o  D'une  femme  européenne  et  d'un  métis  provient  l’espèce  quarteronne  : elle  est 
« moins  basanée,  parce  qu’il  n’y  a qu’un  quart  de  l’Américain  dans  cette  génération  ; 

<■  3°  D’une  femme  européenne  et  d’un  quarteron  ou  quart  d’homme  vient  l’espèce 
« octavone  qui  a une  huitième  partie  du  sang  américain  : elle  est  très-faiblement 
« halée,  mais  assez  pour  être  reconnue  d'avec  les  véritables  hommes  blancs  de  nos  cli- 
« mats  , quoiqu’elle  jouisse  des  mêmes  privilèges,  en  conséquence  de  la  bulle  du  pape 
« Clément  XI  ; 

« 4°  D'une  femme  européenne  et  de  l’octavon  mâle  sort  l’espèce  que  les  Espagnols 
« nomment  Puchuella.  Elle  est  totalement  blanche,  et  l’on  ne  peut  pas  la  discerner 
■■  d'avec  les  Européens.  Cette  quatrième  race,  qui  est  la  race  parfaite,  a les  yeux  bleus 
« ou  bruns,  les  cheveux  blonds  ou  noirs,  selon  qu’ils  ont  été  de  l’une  ou  de  l’autre  cou- 
« leur  dans  les  quatre  mères  qui  ont  servi  dans  cette  filiation  1 a.  » 

J’avoue  que  je  n’ai  pas  assez  de  connaissances  pour  pouvoir  confirmer  ou  infirmer  ces 
faits,  dont  je  douterais  moins  si  cet  auteur  n’en  eût  pas  avancé  un  très-grand  nombre 
d’autres  qui  se  trouvent  démentis  ou  directement  opposés  aux  choses  les  plus  connues 
et  les  mieux  constatées  ; je  ne  prendrai  la  peine  de  citer  ici  que  les  monuments  des 
Mexicains  et  des  Péruviens,  dont  il  nie  l’existence,  et  dont  néanmoins  les  vestiges 
existent  encore  et  démontrent  la  grandeur  et  le  génie  de  ces  peuples,  qu’il  traite  comme 
des  êtres  stupides,  dégénérés  de  l’espèce  humaine,  tant  pour  le  corps  que  pour  l’enten- 
dement. Il  paraît  que  M.  P.  a voulu  rapporter  à cette  opinion  tous  les  laits  ; il  les  choi- 
sit dans  cette  vue.  Je  suis  fâché  qu’un  homme  de  mérite,  et  qui  d’ailleurs  paraît  être 
instruit , se  soit  livré  à cet  excès  de  partialité  dans  ses  jugements,  et  qu’il  les  appuie  sur 
des  faits  équivoques.  N’a-t-il  pas  le  plus  grand  tort  de  blâmer  aigrement  les  voyageurs 
et  les  naturalistes  qui  ont  pu  avancer  quelques  faits  suspects,  puisque  lui-même  en 
donne  beaucoup  qui  sont  plus  que  suspects?  Il  admet  et  avance  ces  faits,  dès  qu’ils 
peuvent  favoriser  son  opinion  ; il  veut  qu’on  le  croie  sur  parole  et  sans  citer  de  garants  : 
par  exemple,  sur  ces  grenouilles2  qui  beuglent,  dit-il,  comme  des  veaux;  sur  la  chair  de 
l’iguane  qui  donne  le  mal  vénérien  à ceux  qui  la  mangent  ; sur  le  froid  glacial  de  la 
terre  à un  ou  deux  pieds  de  profondeur,  etc.  Il  prétend  que  les  Américains,  en  géné- 
ral , sont  des  hommes  dégénérés  ; qu’il  n’est  pas  aisé  de  concevoir  que  des  êtres,  au 
sortir  de  leur  création,  puissent  être  dans  un  état  de  décrépitude  ou  de  caducité  6,  et 
que  c’est  là  l’état  des  Américains  ; qu’il  n’y  a point  de  coquilles,  ni  d’autres  débris  de  la 
mer  sur  les  hautes  montagnes,  ni  même  sur  celles  de  moyenne  hauteur3  «;  qu’il  n’y 

a.  Recherches  sur  les  Américains  , t.  I , p.  241. 

b.  Idem , ibidem. , t.  I,  p.  24. 

c.  Idem,  ibidem,  p.  25. 

1.  Voyez  la  note  de  la  page  275. 

2.  Rana  mugiens.  C’est  la  plus  grande  de  toutes  les  espèces  connues.  Son  mugissement  et  si 
fort  qu’il  lui  a valu  le  nom  de  grenouille-taureau. 

3.  Voyez  la  note  2 de  la  page  39  du  Ier  volume. 


ADDITIONS 


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avait  point  de  bœufs 1 en  Amérique  avant  sa  découverte  a ; qu’il  n’y  a que  ceux  qui  n’ont 
pas  assez  réfléchi  sur  la  constitution  du  climat  de  l’Amérique  qui  ont  cru  qu’on  pouvait 
regarder  comme  très-nouveaux  les  peuples  de  ce  continent6;  qu’au  delà  du  quatre- 
vingtième  degré  de  latitude,  des  êtres  constitués  comme  nous  ne  sauraient  respirer  pen- 
dant les  douze  mois  de  l’année,  à cause  de  la  densité  de  l’atmosphère  c ; que  les  Pata- 
gons  sont  d’une  taille  pareille  à celle  des  Européens,  etc.  mais  il  est  inutile  de  faire 
un  plus  long  dénombrement  de  tous  les  faits  faux  ou  suspects  que  cet  auteur  s’est  per- 
mis d’avancer  avec  une  confiance  qui  indisposera  tout  lecteur  ami  de  la  vérité. 

L’imperfection  de  nature  qu’il  reproche  gratuitement  à l’Amérique  en  général  ne  doit 
porter  que  sur  les  animaux  de  la  partie  méridionale  de  ce  continent , lesquels  se  sont 
trouvés  bien  plus  petits 2 et  tous  différents 3 de  ceux  des  parties  méridionales  de  l’ancien 
continent  : 

« Et  cette  imperfection,  comme  le  dit  très-bien  le  judicieux 1 et  éloquent  auteur  de 
« Y Histoire  des  deux  Indes , ne  prouve  pas  la  nouveauté  de  cet  hémisphère,  mais  sa 
« renaissance  ; il  a du  être  peuplé  dans  le  même  temps  que  l’ancien,  mais  il  a pu  être 
« submergé  plus  tard  ; les  ossements  d’éléphants,  de  rhinocéros,  que  l’on  trouve  en 
« Amérique,  prouvent  que  ces  animaux  y ont  autrefois  habité  e . » 

Il  est  vrai  qu’il  y a quelques  contrées  de  l’Amérique  méridionale,  surtout  dans  les 
parties  basses  du  continent , telles  que  la  Guyane,  l’Amazone,  les  terres  basses  de 
l’Isthme,  etc.,  où  les  naturels  du  pays  paraissent  être  moins  robustes  que  les  Euro- 
péens ; mais  c’est  par  des  causes  locales  et  particulières.  A Carthagène,  les  habitants, 
soit  Indiens,  soit  étrangers,  vivent  pour  ainsi  dire  dans  un  bain  chaud  pendant  six  mois 
de  l’été;  une  transpiration  trop  forte  et  continuelle  leur  donne  la  couleur  pâle  et  livide 
des  malades.  Leurs  mouvements  se  ressentent  de  la  mollesse  du  climat , qui  relâche 
les  fibres.  On  s’en  aperçoit  même  par  les  paroles,  qui  sortent  de  leur  bouche  à voix 
basse  et  par  de  longs  et  fréquents  intervalles  t.  Dans  la  partie  de  l’Amérique,  située  sur 
les  bords  de  l’Amazone  et  du  Napo,  les  femmes  ne  sont  pas  fécondes  et  leur  stérilité 
augmente  lorsqu’on  les  fait  changer  de  climat;  elles  se  font  néanmoins  avorter  assez 
souvent.  Les  hommes  sont  faibles  et  se  baignent  trop  fréquemment  pour  pouvoir  acqué- 
rir des  forces  ; le  climat  n’est  pas  sain  et  les  maladies  contagieuses  y sont  fréquentes  9. 
Mais  on  doit  regarder  ces  exemples  comme  des  exceptions,  ou,  pour  mieux  dire,  des 
différences  communes  aux  deux  continents  ; car,  dans  l’ancien,  les  hommes  des  mon- 
tagnes et  des  contrées  élevées  sont  sensiblement  plus  forts  que  les  habitants  des  côtes 
et  des  autres  terres  basses.  En  général , tous  les  habitants  de  l’Amérique  septentrionale 
et  ceux  des  terres  élevées  dans  la  partie  méridionale,  telles  que  le  nouveau  Mexique,  le 
Pérou,  le  Chili,  etc.,  étaient  des  hommes  peut-être  moins  agissants,  mais  aussi  robustes 
que  les  Européens.  Nous  savons  par  un  témoignage  respectable,  par  le  célèbre  Franklin, 

а.  Recherches  sur  les  Américains , p.  133. 

б.  Idem , ibidem , p.  238. 

c.  Idem , ibidem , p.  296. 

d.  Idem,  ibidem. , 1. 1,  p.  351. 

e.  Histoire  philosophique  et  politique , t.  VI , p.  292. 

f.  Idem , ibidem.,  t.  III,  p.  292. 

g.  Idem,  ibidem,  p.  515. 

1.  Il  y ale  bison  et  le  bœuf  musqué , mais  il  n’y  avait  point  notre  bœuf. 

2.  Voyez  mes  notes  sur  les  Époques  de  la  nature. 

3.  Voyez , plus  loin , le  chapitre  de  Buffon  sur  les  animaux  propres  à chacun  des  deux  con- 
tinents. 

4.  Judicieux  n’est  pas  l’épithète  qui  semble  convenir  le  mieux  à Raynal  ; mais  ce  qu’il  dit  ici 
est  très-judicieux. 


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qu’en  vingt-huit  ans  la  population,  sans  secours  étrangers,  s’est  doublée  à Philadelphie; 
j’ai  donc  bien  de  la  peine  à me  rendre  à une  espèce  d’imputation  que  M.  Kahn  fait  à 
cette  heureuse  contrée.  Il  dit  « qu’à  Philadelphie  on  croirait  que  les  hommes  ne  sont 
pas  de  la  même  nature  que  les  Européens. 

« Selon  lui,  leur  corps  et  leur  raison  sont  bien  plus  tôt  formés  : aussi  vieillissent-ils 
de  meilleure  heure.  Il  n’est  pas  rare  d’v  voir  des  enfants  répondre  avec  tout  le  bon 
sens  d’un  âge  mûr,  mais  il  l’est  d’y  trouver  des  vieillards  octogénaires.  Cette  der- 
• nière  observation  ne  porte  que  sur  les  colons  ; car  les  anciens  habitants  parvien- 
nent  à une  extrême  vieillesse,  beaucoup  moins  pourtant  depuis  qu’ils  boivent  des 
« liqueurs  fortes.  Les  Européens  y dégénèrent  sensiblement.  Dans  la  dernière  guerre, 
> l’on  observa  que  les  enfants  des  Européens,  nés  en  Amérique,  n’étaient  pas  en  état  de 
' supporter  les  fatigues  de  la  guerre  et  le  changement  de  climat  comme  ceux  qui  avaient 
« été  élevés  en  Europe.  Dès  l âge  de  trente  ans  les  femmes  cessent  d’y  être  fécondes.  » 
Dans  un  pays  où  les  Européens  multiplient  si  promptement , où  la  vie  des  naturels 
du  pays  est  plus  longue  qu’ailleurs,  il  n’est  guère  possible  que  les  hommes  dégénèrent, 
et  je  crains  que  cette  observation  de  M.  Kalm  ne  soit  aussi  mal  fondée  que  celle  de  ces 
serpents  qui , selon  lui , enchantent  les  écureuils  et  les  obligent  par  la  force  du  charme 
de  venir  tomber  dans  leur  gueule  '. 

On  n’a  trouvé  que  des  hommes  forts  et  robustes  en  Canada  et  dans  toutes  les  autres 
contrées  de  l’Amérique  septentrionale;  toutes  les  relations  sont  d’accord  sur  cela;  les 
Californiens,  qui  ont  été  découverts  les  derniers,  sont  bien  faits  et  fort  robustes;  ils 
sont  plus  basanés  que  les  Mexicains,  quoique  sous  un  climat  plus  tempéré  6 ; mais  cette 
différence  provient  de  ce  que  les  côtes  de  la  Californie  sont  plus  basses  que  les  parties 
montagneuses  du  Mexique,  où  les  habitants  ont  d’ailleurs  toutes  les  commodités  de  la 
vie  qui  manquent  aux  Californiens. 

Au  nord  de  la  presqu’île  de  Californie , s’étendent  de  vastes  terres  découvertes  par 
Drake  en  1578,  auxquelles  il  a donné  le  nom  de  Nouvelle-Albion,  et  au  delà  des  terres 
découvertes  par  Drake,  d’autres  terres  dans  le  même  continent,  dont  les  côtes  ont  été 
vues  par  Martin  d’Aguilar  en  1603.  Cette  région  a été  reconnue  depuis  en  plusieurs 
endroits  des  côtes  du  quarantième  degré  de  latitude  jusqu’au  soixante-cinquième,  c’est- 
à-dire  à la  même  hauteur  que  les  terres  de  Kamtschatka,  par  les  capitaines  Tschirikow 
et  Behring  : ces  voyageurs  russes  ont  découvert  plusieurs  terres  qui  s’avancent  au  delà 
vers  la  partie  de  l’Amérique  qui  nous  est  encore  très-peu  connue.  M.  Krassinikoff,  pro- 
fesseur à Pétersbourg,  dans  sa  description  de  Kamtschatka,  imprimée  en  1749,  rapporte 
les  faits  suivants  : 

« Les  habitants  de  la  partie  de  l’Amérique  la  plus  voisine  de  Kamtschatka  sont  aussi 
« sauvages  que  les  Koriaques  ou  les  Tsuktschi  ; leur  stature  est  avantageuse;  ils  ont  les 
« épaules  larges  et  rondes,  les  cheveux  longs  et  noirs,  les  yeux  aussi  noirs  que  le  jais,  les 
« lèvres  grosses,  la  barbe  faible  et  le  cou  court.  Leürs  culottes  et  leurs  bottes,  qu’ils  font 
« de  peaux  de  veaux  marins,  et  leurs  chapeaux  faits  de  plantes  pliées  en  forme  de  parasols, 
« ressemblent  beaucoup  à ceux  des  Kamtschadales.  Ils  vivent  comme  eux  de  poisson, 
« de  veaux  marins  et  d’herbes  douces  qu’ils  préparent  de  même  ; ils  font  sécher  l’écorce 
« tendre  du  peuplier  et  du  pin,  qui  leur  sert  de  nourriture  dans  les  cas  de  nécessité  ; ces 

а.  Voyage  en  Amérique,  par  M.  Kalm.  Journal  étranger , juillet  1761. 

б.  Histoire  philosophique  et  politique,  t.  VI,  p.  312. 

1.  « Le  serpent  à sonnettes  fait  sa  principale  nourriture  d’oiseaux , d’écureuils , etc.  On  a cru 
« longtemps  qu’il  avait  le  pouvoir  de  les  engourdir  par  son  haleine  ou  même  de  les  charmer, 
« c’est-à-dire  de  les  contraindre  par  son  seul  regard  à tomber  dans  sa  gueule.  11  paraît  qu’il  lui 
« arrive  seulement  de  les  saisir  dans  les  mouvements  désordonnés  que  la  frayeur  de  son  aspect 
« leur  inspire.  » ( Cuvier  : Règne  animal,  t.  II , p.  88.  ) 


28» 


ADDITIONS 


« mêmes  usages  sont  connus,  non-seulement  à Kamtchatka  , mais  aussi  dans  toute  la 
« Sibérie  et  la  Russie  jusqu’à  Viatka;  mais  les  liqueurs  spiritueuses  et  le  tabac  ne  sont 
« point  connus  dans  cette  partie  nord-ouest  de  l’Amérique,  preuve  certaine  que  les  habi- 
« tants  n’ont  point  eu  précédemment  de  communication  avec  les  Européens.  Voici, 
« ajoute  M.  Krassinikoff,  les  ressemblances  qu'on  a remarquées  entre  les  Kamtscha- 
« dales  et  les  Américains  : 

« 1°  Les  Américains  ressemblent  aux  Kamtscbadales  par  la  figure; 

« 2°  Ils  mangent  de  l’herbe  douce  de  la  même  manière  que  les  Kamtscbadales, 
« chose  qu’on  n’a  point  remarquée  ailleurs; 

« 3°  Ils  se  servent  de  la  même  machine  de  bois  pour  allumer  le  feu  ; 

<•  4°  On  a plusieurs  motifs  pour  imaginer  qu’ils  se  servent  de  haches  faites  de  pierres 
« ou  d’os;  et  ce  n’est  pas  sans  fondement  que  Steller  imagine  qu’ils  avaient  autrefois 
« communication  avec  le  peuple  de  Kamtschatka; 

« 5°  Leurs  habits  et  leurs  chapeaux  ne  diffèrent  aucunement  de  ceux  des  Kamt- 
« schadales; 

« 6°  Ils  teignent  les  peaux  avec  le  jus  de  l’aune,  ainsi  que  çela  est  d’usage  à Kamt- 
<>  schatka; 

« 7°  Ils  portent  pour  armes  un  arc  et  des  flèches;  on  ne  peut  pas  dire  comment  l’arc 
« est  fait,  car  jamais  on  n’en  a vu  ; mais  les  flèches  sont  longues  et  bien  polies  : ce  qui 
« fait  croire  qu’ils  se  servent  d’outils  de  fer  » (Nota.  Ceci  paraît  être  en  contradiction 
avec  l’article  4.); 

« 8°  Ces  Américains  se  servent  de  canots  faits  de  peaux,  comme  les  Koriaki  et  Tsuk- 
« tschi,  qui  ont  quatorze  pieds  de  long  sur  deux  de  haut  : les  peaux  sont  de  chiens 
« marins,  teintes  d’une  couleur  rouge;  ils  se  servent  d’une  seule  rame  avec  laquelle  ils 
« vont  avec  tant  de  vitesse  que  les  vents  contraires  ne  les  arrêtent  guère,  même  quand 
« la  mer  est  agitée.  Leurs  canots  sont  si  légers  qu’ils  les  portent  d’une  seule  main; 

« 9°  Quand  les  Américains  voient  sur  leurs  côtes  des  gens  qu’ils  ne  connaissent  point, 
« ils  rament  vers  eux  et  font  un  grand  discours  ; mais  on  ignore  si  c’est  quelque  charme 
« ou  une  cérémonie  particulière  usitée  parmi  eux  à la  réception  des  étrangers,  car  l’un 
« et  l’autre  usage  se  trouvent  aussi  chez  les  Kurdes.  Avant  de  s’approcher  iis  se  pei- 
« gnent  le  visage  avec  du  crayon  noir,  et  se  bouchent  les  narines  avec  quelques  herbes. 
« Quand  ils  ont  quelque  étranger  parmi  eux,  ils  paraissent  affables  et  veulent  converser 
« avec  lui,  sans  détourner  les  yeux  de  dessus  les  siens.  Ils  le  traitent  avec  beaucoup  de 
« soumission  et  lui  présentent  du  gras  de  baleine , et  du  plomb  noir  avec  lequel  ils  se 
« barbouillent  le  visage,  sans  doute  parce  qu’ils  croient  que  ces  choses  sont  aussi 
« agréables  aux  étrangers  qu’à  eux-mêmes  a.  » 

J’ai  cru  devoir  rapporter  ici  tout  ce  qui  est  parvenu  à ma  connaissance  de  ces  peuples 
septentrionaux  de  la  partie  occidentale  du  nord  de  l’Amérique,  mais  j’imagine  que  les 
voyageurs  russes,  qui  ont  découvert  ces  terres  en  arrivant  par  les  mers  au  delà  de  Kamt- 
schatka, ont  donné  des  descriptions  plus  précises  de  cette  contrée,  à laquelle  il  semble 
qu’on  pourrait  également  arriverpar  l’autre  côté,  c’est-à-dire  par  la  baie  d’Hudson  ou 
par  celle  deBaffin.  Cette  voie  a cependant  été  vainement  tentée  par  la  plupart  des  nations 
commerçantes,  et  surtout  par  les  Anglais  et  les  Danois;  et  il  est  à présumer  que  ce  ser 
par  l’orient  qu’on  achèvera  la  découverte  de  l’occident,  soit  en  partant  de  Kamtschatka, 
soit  en  remontant  du  Japon  ou  des  îles  des  Larrons , vers  le  nord  et  le  nord-est  Car 
l’on  peut  présumer,  par  plusieurs  raisons  que  j’ai  rapportées  ailleurs,  que  les  deux  con- 
tinents sont  contigus,  ou  du  moins  très-voisins  vers  le  nord  à l’orient  de  l'Asie 

Je  n’ajouterai  rien  à ce  que  j’ai  dit  des  Esquimaux,  nom  sous  lequel  on  comprend  tous 


a.  Journal  étranger , mois  de  novembre  1701. 


A L’HISTOIRE  DE  L’HOMME. 


289 


les  sauvages  qui  se  trouvent  depuis  la  terre  de  Labrador  jusqu'au  nord  de  l’Amérique, 
et  dont  les  terres  se  joignent  probablement  à celles  du  Groenland.  On  a reconnu  que  les 
Esquimaux  ne  diffèrent  en  rien  des  Groënlandais,  et  je  11e  doute  pas,  dit  31.  P.,  que  les 
Danois,  en  s'approchant  davantage  du  pôle , ne  s’aperçoivent  un  jour  que  les  Esqui- 
maux et  les  Groënlandais  communiquent  ensemble.  Ce  même  auteur  présume  que  les 
Américains  occupaient  le  Groënland  avant  l'année  700  de  notre  ère,  et  il  appuie  sa  con- 
jecture sur  ce  que  les  Islandais  et  les  Norwégiens  trouvèrent,  dès  le  vme  siècle,  dans  le 
Groënland  des  habitants  qu'ils  nommèrent  Skralins.  Ceci  me  paraît  prouver  seulement 
que  le  Groënland  a toujours  été  peuplé,  et  qu'il  avait  comme  toutes  les  autres  contrées 
de  la  terre  ses  propres  habitants,  dont  l'espèce  ou  la  race  se  trouve  semblable  aux  Esqui- 
maux, aux  Lapons,  aux  Samoïèdes  et  auxKoriaques,  parce  que  tous  ces  peuples  sont  sous 
la  meme  zone,  et  que  tous  en  ont  reçu  les  mêmes  impressions.  La  seule  chose  singulière 
qu’il  y ait  par  rapport  au  Groënland,  c’est,  comme  je  l’ai  déjà  observé,  que  cette  partie 
de  la  terre  ayant  été  connue  il  y a bien  des  siècles,  et  même  habitée  par  des  colonies  de 
Norwége  du  côté  oriental  qui  est  le  plus  voisin  de  l’Europe , cette  même  côte  est  aujour- 
d’hui perdue  pour  nous,  inabordable  par  les  glaces,  et  quand  le  Groënland  a été  une 
seconde  fois  découvert  dans  des  temps  plus  modernes , cette  seconde  découverte  s’est 
faite  par  la  côte  d’occident  qui  fait  face  à l’Amérique,  et  qui  est  la  seule  que  nos  vais- 
seaux fréquentent  aujourd’hui. 

Si  nous  passons  de  ces  habitants  des  terres  arctiques  à ceux  qui , dans  l’autre  hémi- 
sphère, sont  les  moins  éloignés  du  cercle  antarctique,  nous  trouverons  que  sous  la  lati- 
tude de  cinquante  à cinquante-cinq  degrés  les  voyageurs  disent  que  le  froid  est  aussi 
grand  et  les  hommes  encore  plus  misérables  que  les  Groënlandais  ou  les  Lapons, 
qui  néanmoins  sont  de  vingt  degrés,  c’est-à-dire  de  six  cents  lieues  plus  près  de  leur 
pôle. 

« Les  habitants  de  la  Terre-de-Feu,  dit  M.  Cook,  logent  dans  des  cabanes  faites  gros- 
« sièrement  avec  des  pieux  plantés  en  terre,  inclinés  les  uns  vers  les  autres  par  leurs 
« sommets,  et  formant  une  espèce  de  cône  semblable  à nos  ruches.  Elles  sont  recou- 
« vertes  du  côté  du  vent  par  quelques  branchages  et  par  une  espèce  de  foin.  Du  côté 
« sous  le  vent,  il  y a une  ouverture  d’environ  la  huitième  partie  du  cercle , et  qui  sert 
« de  porte  et  de  cheminée...  Un  peu  de  foin  répandu  à terre  sert  tout  à la  fois  de  sièges 
« et  de  lits.  Tous  leurs  meubles  consistent  en  un  panier  à porter  à la  main,  un  sac  pen- 
« dant  sur  leur  dos,  et  la  vessie  de  quelque  animal  pour  contenir  de  l’eau. 

« Ils  sont  d’une  couleur  approchante  de  la  rouille  de  fer  mêlée  avec  de  l’huile  ; ils  ont 
« de  longs  cheveux  noirs  : les  hommes  sont  gros  et  mal  faits  ; leur  stature*est  de  cinq 
« pieds  huit  à dix  pouces,  les  femmes  sont  plus  petites  et  ne  passent  guère  cinq  pieds  ; 
« toute  leur  parure  consiste  dans  une  peau  de  guanaque  (lama)  ou  de  veau  marin  jetée 
« sur  leurs  épaules  dans  le  même  état  où  elle  a été  tirée  de  dessus  l’animal , un  mor- 
« ceau  de  la  même  peau  qui  leur  enveloppe  les  pieds  et  qui  se  ferme  comme  une  bourse 
« au-dessus  de  la  cheville,  et  un  petit  tablier  qui  tient  lieu  aux  femmes  de  la  feuille  de 
» figuier.  Les  hommes  portent  leur  manteau  ouvert  ; les  femmes  le  lient  autour  de  la 
« ceinture  avec  une  courroie  ; mais  quoiqu’elles  soient  à peu  près  nues,  elles  ont  un 
« grand  désir  de  paraître  belles  ; elles  peignent  leur  visage,  les  parties  voisines  des  yeux 
« communément  en  blanc,  et  le  reste  en  lignes  horizontales  rouges  et  noires  ; mais  tous 
« les  visages  sont  peints  différemment. 

« Les  hommes  et  les  femmes  portent  des  bracelets  de  grains,  tels  qu’ils  peuvent  les 
« faire  avec  de  petites  coquilles  et  des  os  ; les  femmes  en  ont  un  au  poignet  et  au  bas  de 
« la  jambe;  les  hommes  au  poignet  seulement. 

« Il  paraît  qu’ils  se  nourrissent  de  coquillages  ; leurs  côtes  sont  néanmoins  abondantes 
« en  veaux  marins,  mais  ils  n’ont  point  d’instruments  pour  les  prendre.  Leurs  armes 
H.  <9 


290  ADDITIONS 

« consistent  en  un  arc  et  des  flèches  qui  sont  d’un  bois  bien  poli,  et  dont  la  pointe  est 
« de  caillou. 

« Ce  peuple  parait  être  errant,  car  auparavant  on  avait  vu  des  huttes  abandonnées,  et 
« d’ailleurs  les  coquillages  étant  une  fois  épuisés  dans  un  endroit  de  la  côte,  ils  sont 
« obligés  d’aller  s’établir  ailleurs;  de  plus,  ils  n’ont  ni  bateaux,  ni  canots,  ni  rien  de 
« semblable.  En  tout,  ces  hommes  sont  les  plus  misérables  et  les  plus  stupides  des 
« créatures  humaines  ; leur  climat  est  si  froid  que  deux  Européens  y ont  péri  au  milieu 
« de  l’été  a.  » 

On  voit,  par  ce  récit,  qu’il  fait  bien  froid  dans  cette  Terre-de-Feu,  qui  n’a  été  ainsi 
appelée  que  pour  quelques  volcans  qu’on  y a vus  de  loin.  On  sait  d’ailleurs  que  Ton 
trouve  des  glaces  dans  ces  mers  australes  dès  le  quarante-septième  degré  en  quelques 
endroits,  et  en  général  on  ne  peut  guère  douter  que  l’hémisphère  austral  ne  soit  plus 
froid  que  le  boréal,  parce  que  le  soleil  y fait  un  peu  moins  de  séjour,  et  aussi  parce  que 
cet  hémisphère  austral  est  composé  de  beaucoup  plus  d’eau  que  de  terre,  tandis  que 
notre  hémisphère  boréal  présente  plus  de  terre  que  d’eau.  Quoi  qu’il  en  soit,  ces  hommes 
de  la  Terre-de-Feu,  où  Ton  prétend  que  le  froid  est  si  grand  et  où  ils  vivent  plus  misé- 
rablement qu’en  aucun  lieu  du  monde , n’ont  pas  perdu  pour  cela  les  dimensions  du 
corps  : et  comme  ils  n’ont  d’autres  voisins  que  les  Patagons,  lesquels , déduction  faite 
de  toutes  les  exagérations , sont  les  plus  grands  de  tous  les  hommes  connus , on  doit 
présumer  que  ce  froid  du  continent  austral  a été  exagéré,  puisque  ses  impressions  sur 
l’espèce  humaine  ne  se  sont  pas  marquées.  Nous  avons  vu,  par  les  observations  citées 
précédemment,  que  dans  la  Nouvelle-Zemble , qui  est  de  vingt  degrés  plus  voisine  du 
pôle  arctique  que  la  Terre-de-Feu  ne  Test  de  l’antarctique;  nous  avons  vu,  dis-je,  que 
ce  n’est  pas  la  rigueur  du  froid,  mais  l’humidité  malsaine  des  brouillards  qui  fait  périr 
les  hommes  : il  en  doit  être  de  même  et  à plus  forte  raison  dans  les  terres  environnées 
des  mers  australes,  où  la  brume  semble  voiler  l’air  dans  toutes  les  saisons,  et  le  rendre 
encore  plus  malsain  que  froid;  cela  me  paraît  prouvé  par  le  seul  fait  de  la  différence 
des  vêtements;  les  Lapons,  les  Groënlandais , les  Samoïèdes  et  tous  les  hommes  des 
contrées  vraiment  froides  à l’excès,  se  couvrent  tout  le  corps  de  fourrures,  tandis  que 
les  habitants  de  la  Terre-de-Feu  et  de  celles  du  détroit  de  Magellan  vont  presque  nus  et 
avec  une  simple  couverture  sur  les  épaules  ; le  froid  n’y  est  donc  pas  aussi  grand  que 
dans  les  terres  arctiques,  mais  l’humidité  de  l’air  doit  y être  plus  grande,  et  c’est  très- 
probablement  cette  humidité  qui  a fait  périr,  même  en  été,  les  deux  Européens  dont 
parle  M.  Cook. 

Insulaires  de  la  mer  du  Sud. 

A l’égard  des  peuplades  qui  se  sont  trouvées  dans  toutes  les  îles  nouvellement  décou- 
vertes dans  la  mer  du  Sud  et  sur  les  terres  du  continent  austral , nous  rapporterons 
simplement  ce  qu’en  ont  dit  les  voyageurs , dont  le  récit  semble  nous  démontrer  que 
les  hommes  de  nos  antipodes  sont,  comme  les  Américains,  tout  aussi  robustes  que  nous, 
et  qu’on  ne  doit  pas  plus  les  accuser  les  uns  que  les  autres  d’avoir  dégénéré. 

Dans  les  îles  de  la  mer  Pacifique,  situées  à quatorze  degrés  cinq  minutes  latitude 
sud , et  à cent  quarante-cinq  degrés  quatre  minutes  de  longitude  ouest  du  méridien  de 
Londres,  le  commodore  Byron  dit  avoir  trouvé  des  hommes  armés  dépiqués  de  seize 
pieds  au  moins  de  longueur,  qu’ils  agitaient  d’un  air  menaçant.  Ces  hommes  sont  d'une 
couleur  basanée,  bien  proportionnés  dans  leur  taille,  et  paraissent  joindre  à un  air  de 
vigueur  une  grande  agilité  ; je  ne  sache  pas , dit  ce  voyageur,  avoir  vu  des  hommes  si 

#.  Voyage  autour  du  monde , par  M.  Cook  , t.  il , p.  .281  et  suiv. 


A L’HISTOIRE  DE  L’HOMME. 


291 


légers  à la  course.  Dans  plusieurs  autres  îles  de  cette  même  mer,  et  particulièrement 
dans  celles  qu'il  a nommées  îles  du  prince  de  Galles , situées  à quinze  degrés  latitude 
sud,  et  cent  cinquante  et  un  degrés  cinquante-trois  minutes  longitude  ouest;  et  dans 
une  autre  à laquelle  son  équipage  donna  le  nom  d’ile  Byron , située  à dix-huit  degrés 
dix-huit  minutes  latitude  sud,  et  cent  soixante-treize  degrés  quarante-six  minutes  de 
longitude , ce  voyageur  trouva  des  peuplades  nombreuses.  Ces  insulaires , dit-il , sont 
d’une  taille  avantageuse,  bien  pris  et  bien  proportionnés  dans  tous  leurs  membres,  leur 
teint  est  bronzé , mais  clair,  les  traits  de  leur  visage  n'ont  rien  de  désagréable  : on  y 
remarque  un  mélange  d’intrépidité  et  d’enjouement  dont  on  est  frappé  ; leurs  cheveux , 
qu’ils  laissent  croître,  sont  noirs;  on  en  voit  qui  portent  de  longues  barbes,  d'autres 
qui  n’ont  que  des  moustaches,  et  d’autres  un  seul  petit  bouquet  à la  pointe  du  menton 

Dans  plusieurs  autres  îles,  toutes  situées  au  delà  de  l’équateur,  dans  cette  même  mer, 
le  capitaine  Carteret  dit  avoir  trouvé  des  hommes  en  très-grand  nombre , les  uns  dans 
des  espèces  de  villages  fortifiés  de  parapets  de  pierre,  les  autres  en  pleine  campagne, 
mais  tous  armés  d’arcs  , de  flèches  ou  de  lances  et  de  massues,  tous  très -vigoureux  et 
fort  agiles;  ces  hommes  vont  nus  ou  presque  nus,  et  il  assure  avoir  observé  dans  plu- 
sieurs de  ces  îles,  et  notamment  dans  celles  qui  se  trouvent  à onze  degrés  dix  minutes 
latitude  sud , et  à cent  soixante-quatre  degrés  quarante-trois  minutes  de  longitude , que 
les  naturels  du  pays  ont  la  tête  laineuse  comme  celle  des  Nègres,  mais  qu’ils  sont  moins 
noirs  que  les  Nègres  de  Guinée.  Il  dit  qu’il  en  est  de  même  des  habitants  de  l’île  d’Eg- 
mont,  qui  est  à dix  degrés  quarante  minutes  latitude  sud,  et  à cent  soixante  degrés 
quarante-neuf  minutes  de  longitude , et  encore  de  ceux  qui  se  trouvent  dans  les  îjes 
découvertes  par  Abel  Tasman , lesquelles  sont  situées  à quatre  degrés  trente-six  minutes 
latitude  sud,  et  cent  cinquante-quatre  degrés  dix-sept  minutes  de  longitude.  Elles  sont, 
dit  Carteret,  remplies  d'habitants  noirs  qui  ont  la  tête  laineuse  comme  les  nègres  d’Afri- 
que. Dans  les  terres  de  la  Nouvelle-Bretagne  il  trouva  de  même  que  les  naturels  du 
pays  ont  de  la  laine  à la  tête  comme  les  Nègres,  mais  qu’ils  n’en  ont  ni  le  nez  plat  ni 
les  grosses  lèvres.  Ces  derniers , qui  paraissent  être  de  la  même  race  que  ceux  des  îles 
précédentes , poudrent  leurs  cheveux  de  blanc  et  même  leur  barbe.  J’ai  remarqué  que 
cet  usage  de  la  poudre  blanche  sur  les  cheveux  se  trouve  chez  les  Papous,  qui  sont 
aussi  des  Nègres  assez  voisins  de  ceux  de  la  Nouvelle-Bretagne.  Cette  espèce  d’hommes 
noirs  à tête  laineuse  semble  se  trouver  dans  toutes  les  îles  et  terres  basses , entre  l’équa- 
teur et  le  tropique,  dans  la  mer  du  Sud.  Néanmoins , dans  quelques-unes  de  ces  îles , 
on  trouve  des  hommes  qui  n’ont  plus  de  laine  sur  la  tête  et  qui  sont  couleur  de  cuivre, 
c’est-à-dire,  plutôt  rouges  que  noirs,  avec  peu  de  barbe  et  de  grands  et  longs  cheveux 
noirs  ; ceux-ci  ne  sont  pas  entièrement  nus  comme  les  autres  dont  nous  avons  parlé  ; 
ils  portent  une  natte  en  forme  de  ceinture , et  quoique  les  îles  qu’ils  habitent  soient 
plus  voisines  de  l’équateur,  il  paraît  que  la  chaleur  n’y  est  pas  aussi  grande  que  dans 
toutes  les  terres  où  les  hommes  vont  absolument  nus , et  où  ils  ont  en  même  temps  de 
la  laine  au  lieu  de  cheveux  &. 

« Les  insulaires  d’Otahiti  (dit  Samuel  Wallis)  sont  grands,  bien  faits,  agiles,  dispos  et 
« d’une  figure  agréable.  La  taille  des  hommes  est  en  général  de  cinq  pieds  sept  pouces  à 
« cinq  pieds  dix  pouces  ; celle  des  femmes  est  de  cinq  pieds  six  pouces.  Le  teint  des 
« hommes  est  basané  , leurs  cheveux  sont  noirs  ordinairement , et  quelquefois  bruns , 
a roux  ou  blonds , ce  qui  est  digne  de  remarque,  parce  que  les  cheveux  de  tous  les 
« naturels  de  l’Asie  méridionale,  de  l’Afrique  et  de  l’Amérique  sont  noirs  ; les  enfants 
< des  deux  sexes  les  ont  ordinairement  blonds.  Toutes  les  femmes  sont  jolies,  et  quel- 

а.  Voyage  autour  du  monde , par  le  commodore  Byron , 1. 1 , chap.  vin  et  x. 

б.  Voyage  autour  du  monde,  par  Carteret,  chap.  iv,  v et  vu. 


292 


ADDITIONS 


c ques-unes  d’une  très-grande  beauté.  Ces  insulaires  ne  paraissent  pas  regarder  la  con- 
« tinence  comme  une  vertu  , puisque  leurs  femmes  vendent  leurs  faveurs  librement  en 
« public.  Leurs  pères,  leurs  frères  les  amenaient  souvent  eux-mêmes.  Ils  connaissent 
« le  prix  de  la  beauté,  car  la  grondeur  des  clous  qu'on  demandait  pour  la  jouissance 
« d’une  femme  était  toujours  proportionnée  à ses  charmes.  L’habillement  des  hommes 
<•  et  des  femmes  est  fait  d’une  espèce  d’étoffe  blanche  « qui  ressemble  beaucoup  au  gros 
« papier  de  la  Chine;  elle  est  fabriquée,  comme  le  papier,  avec  le  liber  ou  écorce  inté- 
« rieure  des  arbres  qu’on  a mise  en  macération.  Les  plumes , les  fleurs , les  coquillages 
« et  les  perles,  font  partie  de  leurs  ornements  : ce  sont  les  femmes  surtout  qui  portent 
« les  perles.  C’est  un  usage  reçu  pour  les  hommes  et  pour  les  femmes  de  se  peindre  les 
« fesses  et  le  derrière  des  cuisses  avec  des  lignes  noires  très-serrées,  et  qui  représentent 
« différentes  figures.  Les  garçons  et  les  filles  au-dessous  de  douze  ans  ne  portent  point 
« ces  marques.  » 

« 11  se  nourrissent  de  cochons,  de  volailles,  de  chiens  et  de  poissons  qu’ils  font  cuire, 
« d z fruits  à pain  de  bananes,  d’ignames,  et  d’un  autre  fruit  aigre  qui  n’est  pas  bon 
« en  lui-même,  mais  qui  donne  un  goût  fort  agréable  au  fruit  à pain  grillé,  avec  lequel 
« ils  le  mangent  souvent.  Il  y a beaucoup  de  rats  dans  l’île,  mais  on  ne  leur  en  a point 
« vu  manger.  Ils  ont  des  filets  pour  la  pêche.  Les  coquilles  leur  servent  de  couteaux. 
« Ils  n’ont  point  de  vases  ni  poteries  qui  aillent  au  feu.  Il  paraît  qu’ils  n’ont  point 
« d’autre  boisson  que  de  l’eau.  » 

M.  de  Bougainville  nous  a donné  des  connaissances  encore  plus  exactes  sur  ces  habi- 
tants de  l’île  d’Otahiti  ou  Taïti.  Il  paraît,  par  tout  ce  qu’en  dit  ce  célèbre  voyageur,  que 
les  Taïtiens  parviennent  à une  grande  vieillessse  sans  aucune  incommodité  et  sans  perdre 
la  finesse  de  leurs  sens. 

« Le  poisson  et  les  végétaux  , dit-il , sont  leurs  principales  nourritures  ; ils  mangent 
« rarement  de  la  viande  ; les  enfants  et  les  jeunes  filles  n’en  mangent  jamais  ; ils  ne  boi- 
« vent  que  de  l’eau,  l’odeur  du  vin  et  de  l’eau-de-vie  leur  donne  de  la  répugnance  ; ils 
« en  témoignent  aussi  pour  le  tabac,  pour  les  épiceries  et  pour  toutes  les  choses  fortes. 

« Le  peuple  de  Taïti  est  composé  de  deux  races  d’hommes  très-différentes,  qui  cepen- 
« dont  ont  la  même  langue,  les  mêmes  mœurs,  et  qui  paraissent  se  mêler  ensemble  sans 
« distinction.  La  première,  et  c’est  la  plus  nombreuse,  produit  des  hommes  de  la  plus 
« grande  taille  : il  est  ordinaire  d’en  voir  de  six  pieds  et  plus  ; ils  sont  bien  faits  et  bien 
« proportionnés.  Rien  ne  distingue  leurs  traits  de  ceux  des  Européens , et  s’ils  étaient 
« vêtus,  s’ils  vivaient  moins  à l’air  et  au  grand  soleil,  ils  seraient  aussi  blancs  que  nous  ; 
« en  général  leurs  cheveux  sont  noirs. 

« La  seconde  race  est  d’une  taille  médiocre,  avec  les  cheveux  crépus  et  durs  comme 
« du  crin,  la  couleur  et  les  traits  peu  différents  de  ceux  des  mulâtres;  les  uns  et  les 
« autres  se  laissent  croître  la  partie  inférieure  de  la  barbe  ; mais  ils  ont  tous  les  mous- 
« taches  et  le  haut  des  joues  rasés;  ils  laissent  aussi  toute  leur  longueur  aux  ongles, 
« excepté  à celui  du  doigt  du  milieu  de  la  main  droite.  Ils  ont  l’habitude  de  s’oindre  les 
« cheveux  ainsi  que  la  barbe  avec  l’huile  de  coco.  La  plupart  vont  nus  sans  autre  vête- 
« tuent  qu’une  ceinture  qui  leur  couvre  les  parties  naturelles  ; cependant  les  principaux 
« s'enveloppent  ordinairement  dans  une  grande  pièce  d’étoffe  qu'ils  laissent  tomber  jus- 
« qu’aux  genoux;  c’est  aussi  le  seul  habillement  des  femmes  : comme  elles  ne  vont 
« jamais  au  soleil  sans  être  couvertes,  et  qu’un  petit  chapeau  de  canne  garni  de  fleurs 
« défend  leur  visage  de  ses  rayons,  elles  sont  beaucoup  plus  blanches  que  les  hommes; 
« elles  ont  les  traits  assez  délicats;  mais  ce  qui  les  distingue  c’est  la  beauté  de  leur 

0.  On  peut  voir  au  Cabinet  du  Roi  une  toilette  entière  d’une  femme  d’Otahiti, 

1.  Jaquier  à feuilles,  découpées  ( a^tocarpus  incisa). 


A L'HISTOIRE  DE  L'HOMME. 


293 


« taille  et  les  contours  de  leur  corps,  qui  ne  sont  pas  déformés  comme  en  Europe  par 
« quinze  ans  de  la  torture  du  maillot  et  des  corps. 

« Au  reste,  tandis  qu'en  Europe  les  femmes  se  peignent  en  rouge  les  joues,  celles  de 
« Taïti  se  peignent  d'un  bleu  foncé  les  reins  et  les  fesses  ; c’est  une  parure  et  en  même 
« temps  une  marque  de  distinction.  Les  hommes  ainsi  que  les  femmes  ont  les  oreilles 
« percées  pour  porter  des  perles  ou  des  fleurs  de  toute  espèce  ; ils  sont  de  la  plus  grande 
„ propreté  et  se  baignent  sans  cesse.  Leur  unique  passion  est  l’amour  : le  grand  nombre 
•<  de  femmes  est  le  seul  luxe  des  riches  a.  » 

Voici  maintenant  l'extrait  de  la  description  que  le  capitaine  Cook  donne  de  cette  même 
île  d'Otahiti  et  de  ses  habitants  ; j’en  tirerai  les  faits  qu’on  doit  ajouter  aux  relations  du 
capitaine  Wallis  et  de  M.  de  Bougainville,  et  qui  les  confirment  au  point  de  n’en  pou- 
voir douter. 

« L’ile  d’Otahiti  est  environnée  par  un  récif  de  rochers  de  corail  6.  Les  maisons  n’y 
« forment  pas  de  villages  ; elles  sont  rangées  à environ  cinquante  verges  les  unes  des 
« autres;  cette  île , au  rapport  d’un  naturel  du  pays , peut  fournir  six  mille  sept  cents 
» combattants. 

« Ces  peuples  sont  d’une  taille  et  d’une  stature  supérieure  à celle  des  Européens.  Les 
« hommes  sont  grands , forts , bien  membrés  et  bien  faits.  Les  femmes  d un  rang  dis- 
« tingué  sont , en  général , au-dessus  de  la  taille  moyenne  de  nos  Européennes  ; mais 
« celles  d’une  classe  inférieure  sont  au-dessous,  et  quelques-unes  même  sont  très-petites, 
« ce  qui  vient  peut-être  de  leur  commerce  prématuré  avec  les  hommes. 

« Leur  teint  naturel  est  un  brun  clair  ou  olive  ; il  est  très-foncé  dans  ceux  qui  sont 
« exposés  à l’air  ou  au  soleil.  La  peau  des  femmes  d'une  classe  supérieure  est  délicate, 
" douce  et  polie;  la  forme  de  leur  visage  est  agréable,  les  os  des  joues  ne  sont  pas 
« élevés;  ils  n’ont  point  les  yeux  creux,  ni  le  front  proéminent  ; mais,  en  général,  ils  ont 
« le  nez  un  peu  aplati;  leurs  yeux,  et  surtout  ceux  des  femmes,  sont  pleins  dexpres- 
« sion , quelquefois  étincelants  de  feu  ou  remplis  d’une  douce  sensibilité  ; leurs  dents 
« sont  blanches  et  égales,  et  leur  haleine  pure. 

« Ils  ont  les  cheveux  ordinairement  raides  et  un  peu  rudes  : les  hommes  portent  leur 
« barbe  de  différentes  manières  ; cependant  ils  en  arrachent  toujours  une  très-grande 
« partie,  et  tiennent  le  reste  très-propie.  Les  deux  sexes  ont  aussi  la  coutume  d épiler 
« tous  les  poils  qui  croissent  sous  les  aisselles.  Leurs  mouvements  sont  remplis  de 
« vigueur  et  d’aisance,  leur  démarche  agréable,  leurs  manières  nobles  et  généreuses, 
« et  leur  conduite  entre  eux  et  envers  les  étrangers  affable  et  civile.  11  semble  qu  ils 
« sont  d’un  caractère  brave , sincère , sans  soupçon  ni  perfidie , et  sans  penchant  à la 
« vengeance  et  à la  cruauté;  mais  ils  sont  adonnés  au  vol.  On  a vu  dans  cette  île  des 
« personnes  dont  la  peau  était  d’un  blanc  mat;  ils  avaient  aussi  les  cheveux,  la  baibe, 
« les  sourcils  et  les  cils  blancs , les  yeux  rouges  et  faibles,  la  vue  courte,  la  ptau  tei- 
« gneuse  et  revêtue  d’une  espèce  de  duvet  blanc;  mais  il  paraît  que  ce  sont  de  mal- 
« heureux  individus  rendus  anomaux  par  maladies. 

« Les  flûtes  et  les  tambours  sont  leurs  seuls  instruments  : ils  font  peu  de  cas  de  la 
« chasteté  ; les  hommes  offrent  aux  étrangers  leurs  sœurs  ou  leurs  filles  par  civilité  ou 
« en  forme  de  récompense.  Ils  portent  la  licence  des  mœurs  et  de  la  lubricité  à un  point 
« que  les  autres  nations , dont  on  a parlé  depuis  le  commencement  du  monde  jusqu  à 
« présent,  n’avaient  pas  encore  atteint. 

■<  Le  mariage  chez  eux  n’est  qu’une  convention  entre  l’homme  et  la  femme  dont  les 


a.  Voyage  autour  du  monde  , par  M.  de  Bougainville,  t.  II,  in-8°,  p.  75  et  suiv. 

b.  Cette  expression,  rocher  de  corail , ne  signifie  autre  chose  qu’une  roche  rougeâtre  comme 
le  granit. 


294 


ADDITIONS 


« prêtres  ne  se  mêlent  point.  Ils  ont  adopté  la  circoncision  sans  autre  motif  que  celui 
« de  la  propreté  : cette  opération,  à proprement  parler,  ne  doit  pas  être  appelée  circon- 
« cision,  parce  qu’ils  ne  font  pas  au  prépuce  une  amputation  circulaire;  ils  le  fendent 
« seulement  à travers  la  partie  supérieure,  pour  empêcher  qu’il  ne  se  recouvre  sur  le 
« gland,  et  les  prêtres  seuls  peuvent  faire  cette  opération  a.  » 

Selon  le  même  voyageur,  les  habitants  de  l’île  Huaheine  , située  à seize  degrés  qua- 
rante-trois minutes  latitude  sud  et  à cent  cinquante  degrés  cinquante-deux  minutes 
longitude  ouest,  ressemblent  beaucoup  aux  Otahitiens  pour  la  figure,  l'habillement,  le 
langage  et  toutes  les  autres  habitudes.  Leurs  habitations,  ainsi  qu’à  Otahiti,  sont  com- 
posées seulement  d’un  toit  soutenu  par  des  poteaux.  Dans  cette  île,  qui  n’est  qu’à  trente 
lieues  d’Otahiti,  les  hommes  semblent  être  plus  vigoureux  et  d’une  stature  encore  plus 
grande  : quelques-uns  ont  jusqu’à  six  pieds  de  haut  et  plus;  les  femmes  y sont  très- 
jolies.  Tous  ces  insulaires  se  nourrissent  de  cocos,  d’ignames,  de  volailles,  de  cochons, 
qui  y sont  en  grand  nombre.  Et  ils  parlent  tous  la  même  langue,  et  cette  langue  des 
îles  de  la  mer  du  Sud  s’est  étendue  jusqu’à  la  Nouvelle-Zélande. 

Habitants  clés  terres  Australes. 

Pour  ne  rien  omettre  de  ce  que  l’on  connaît  sur  les  terres  australes,  je  crois  devoir 
donner  ici  par  extrait  ce  qu’il  y a de  plus  avéré  dans  les  découvertes  des  voyageurs  qui 
ont  successivement  reconnu  les  côtes  de  ces  vastes  contrées , et  finir  par  ce  qu’en  a dit 
M.  Cook  qui,  lui  seul,  a plus  fait  de  découvertes  que  tous  les  navigateurs  qui  l’ont 
précédé 

Il  paraît,  par  1a.  déclaration  que  fit  Gonneville  en  1503  à l’amirauté  6,  que  l’Australasie 
est  divisée  en  petits  cantons  gouvernés  par  des  rois  absolus,  qui  se  font  la  guerre  et  qui 
peuvent  mettre  jusqu’à  cinq  ou  six  cents  hommes  en  campagne  ; mais  Gonneville  nr 
donne  ni  la  latitude,  ni  la  longitude  de  cette  terre  dont  il  décrit  les  habitants. 

Par  la  relation  de  Fernand  de  Quiros,  on  voit  que  les  Indiens  de  l’île  appelée  île  de 
la  Belle-Nation  par  les  Espagnols,  laquelle  est  située  à treize  degrés  de  latitude  sud,  ont 
à peu  près  les  mêmes  mœurs  que  les  Otahitiens  ; ces  insulaires  sont  blancs,  beaux  et 
très-bien  faits;  on  ne  peut  même  trop  s’étonner,  dit-il,  de  la  blancheur  extrême  de  ce 
peuple  dans  un  climat  où  l’air  et  le  soleil  devraient  les  hâler  et  noircir  ; les  femmes 
effaceraient  nos  beautés  espagnoles  si  elles  étaient  parées  ; elles  sont  vêtues  de  la  cein- 
ture en  bas  de  fine  natte  de  palmier,  et  d’un  petit  manteau  de  même  étoffe  sur  les 
épaules 

Sur  la  côte  orientale  de  la  Nouvelle-Hollande,  que  Fernand  de  Quiros  appelle  terre 
du  Saint-Esprit,  il  dit  avoir  aperçu  des  habitants  de  trois  couleurs,  les  uns  tout  noirs, 
les  autres  fort  blancs  à cheveux  et  à barbe  rouges,  les  autres  mulâtres,  ce  qui  l’étonna 
fort,  et  lui  parut  un  indice  de  la  grande  étendue  de  cette  contrée.  Fernand  de  Quiros 
avait  bien  raison,  car  par  les  nouvelles  découvertes  du  grand  navigateur  M.  Cook,  l’on 
est  maintenant  assuré  que  cette  contrée  de  la  Nouvelle-Hollande  est  aussi  étendue  que 
l’Europe  entière.  Sur  la  même  côte,  à quelque  distance,  Quiros  vit  une  autre  nation  de 
plus  haute  taille  et  d’une  couleur  plus  grisâtre,  avec  laquelle  il  ne  fut  pas  possible  de 
conférer  ; ils  venaient  en  troupes  décocher  des  flèches  sur  les  Espagnols,  et  on  ne  pou- 
vait les  faire  retirer  qu’à  coups  de  mousquet  d . 

a.  Voyage  autour  du  monde , parle  capitaine  Cook,  t.  II,  chap.  xvii  etxvm. 

b.  Histoire  clés  navigations  aux  terres  australes,  par  M.  de  Brosse , 1. 1,  p.  108  et  suiv. 

c.  Idem,  t.  I , p.  318. 

d.  Idem  , t.  I , p.  325,  327  et  334. 


A L’HISTOIRE  DE  L’HOMME. 


295 


« Abel  Tasman  trouva  dans  les  terres  voisines  d’une  baie  dans  la  Nouvelle  Zélande,  à 
« quarante  degrés  cinquante  minutes  latitude  sud,  et  cent  quatre-vingt-onze  degrés  qua- 
« rante-une minutes  de  longitude,  des  habitants  qui  avaient  la  voix  rude  et  la  taille 
« grosse...  Ils  étaient  dune  couleur  entre  le  brun  et  le  jaune,  et  avaient  les  cheveux 
« noirs,  cà  peu  près  aussi  longs  et  aussi  épais  que  ceux  des  Japonais,  attachés  au  som- 

« met  de  la  tête  avec  une  plume  longue  et  épaisse  au  milieu Ils  avaient  le  milieu 

« du  corps  couvert,  les  uns  de  nattes,  les  autres  de  toile  de  coton;  mais  le  reste  du  corps 
« était  nu.  » 

J’ai  donné,  dans  le  troisième  volume  de  mon  ouvrage,  les  découvertes  de  Dampierre 
et  de  quelques  autres  navigateurs  au  sujet  de  la  Nouvelle-Hollande  et  de  la  Nouvelle- 
Zélande;  la  première  découverte  de  cette  dernière  terre  australe  a été  faite  en  1G42 
par  Abel  Tasman  et  Diemen,  qui  ont  donné  leurs  noms  à quelques  parties  des  côtes, 
mais  toutes  les  notions  que  nous  en  avions  étaient  bien  incomplètes  avant  la  belle  navi- 
gation de  M.  Cook. 

a La  taille  des  habitants  de  la  Nouvelle-Zélande,  dit  ce  grand  voyageur,  est  en  géné- 
« ral  égale  à celle  des  Européens  les  plus  grands , ils  ont  les  membres  charnus,  forts  et 
« bien  proportionnés  ; mais  ils  ne  sont  pas  aussi  gras  que  les  oisifs  insulaires  de  la  mer 
« du  Sud.  Ils  sont  alertes,  vigoureux  et  adroits  des  mains;  leur  teint  est  en  général 
« brun  ; il  y en  a peu  qui  l’aient  plus  foncé  que  celui  d’un  Espagnol  qui  a été  exposé  au 
« soleil,  et  celui  du  plus  grand  nombre  Test  beaucoup  moins.  » 

Je  dois  observer,  en  passant,  que  la  comparaison  que  fait  ici  M.  Cook  des  Espagnols 
aux  Zélandais,  est  d’autant  plus  juste  que  les  uns  sont  à très-peu  près  les  antipodes  des 
autres 

« Les  femmes , continue  M.  Cook , n’ont  pas  beaucoup  de  délicatesse  dans  les  traits , 
« néanmoins  leur  voix  est  d’une  grande  douceur  ; c’est  par  là  qu’on  les  distingue  des 
« hommes , leurs  habillements  étant  les  mêmes  : comme  les  femmes  des  autres  pays , 
« elles  ont  plus  de  gaieté,  d’enjouement  et  de  vivacité  que  les  hommes.  Les  Zélandais 
« ont  les  cheveux  et  la  barbe  noire;  leurs  dents  sontblanches  et  régulières;  ils  jouis- 
« sent  d’une  santé  robuste  et  il  y en  a de  fort  âgés.  Leur  principale  nourriture  est  le 
« poisson , qu’ils  ne  peuvent  se  procurer  que  sur  les  côtes , lesquelles  ne  leur  en  four- 
« nissent  en  abondance  que  pendant  un  certain  temps.  Ils  n’ont  ni  cochons,  ni  chèvres, 
« ni  volailles , et  ils  ne  savent  pas  prendre  les  oiseaux  en  assez  grand  nombre  pour  se 
<•.  nourrir;  excepté  les  chiens  qu’ils  mangent,  ils  n’ont  point  d’autres  subsistances  que 
« la  racine  de  fougère , les  ignames  et  les  patates...  Ils  sont  aussi  décents  et  modestes 
<«  que  les  insulaires  de  la  mer  du  Sud  sont  voluptueux  et  indécents,  mais  ils  11e  sont 
« pas  aussi  propres...,  parce  que,  ne  vivant  pas  dans  un  climat  aussi  chaud,  ils  ne  se 
« baignent  pas  si  souvent. 

« Leur  habillement  est,  au  premier  coup  d’œil,  tout  à fait  bizarre.  Il  est  composé  de 
« feuilles  d’une  espèce  de  glaïeul,  qui,  étant  coupées  en  trois  bandes,  sont  entrelacées 
« les  unes  dans  les  autres,  et  forment  une  sorte  d’étoffe  qui  tient  le  milieu  entre  le 
b réseau  et  le  drap  ; les  bouts  des  feuilles  s’élèvent  en  saillie,  comme  de  la  peluche  ou  les 
b nattes  que  Ton  étend  sur  nos  escaliers.  Deux  pièces  de  cette  étoffe  font  un  habille- 
« ment  complet  ; Tune  est  attachée  sur  les  épaules  avec  un  cordon,  et  pend  jusqu’aux 
« genoux  ; au  bout  de  ce  cordon , est  une  aiguille  d’os  qui  joint  ensemble  les  deux  par- 
« ties  de  ce  vêtement.  L’autre  pièce  est  enveloppée  autour  de  la  ceinture,  et  pend  presque 
« à terre.  Les  hommes  ne  portent  que  dans  certaines  occasions  cet  habit  de  dessous  ; 
« ils  ont  une  ceinture,  à laquelle  pend  une  petite  corde  destinée  à un  usage  très-singu- 
« lier.  Les  insulaires  de  la  mer  du  Sud  se  fendent  le  prépuce  pour  l’empêcher  de  cou- 
« vrir  le  gland;  les  Zélandais  ramènent,  au  contraire,  le  prépuce  sur  le  gland,  et,  afin 
« de  l’empêcher  de  se  retirer , ils  en  nouent  l’extrémité  avec  le  cordon  attaché  à leur 


296  ADDITIONS 

« ceinture,  et  le  gland  est  la  seule  partie  de  leur  corps  qu'ils  montrent  avec  une  honte 
« extrême.  » 

Cet  usage  plus  que  singulier  semble  être  fort  contraire  à la  propreté  ; mais  il  a un 
avantage,  c’est  de  maintenir  cette  partie  sensible  et  fraîche  plus  longtemps  ; car  l'on  a 
observé  que  tous  les  circoncis  et  même  ceux  qui  sans  être  circoncis  ont  le  prépuce 
court  perdent  dans  la  partie  qu’il  couvre  la  sensibilité  plutôt  que  les  autres  hommes. 

» Au  nord  de  la  Nouvelle-Zélande,  continue  M.  Cook,  il  y a des  plantations  d’ig- 
« names,  de  pommes  de  terre  et  de  cocos  ; on  n’a  pas  remarqué  de  pareilles  plantations 
« au  sud , ce  qui  fait  croire  que  les  habitants  de  cette  partie  du  sud  ne  doivent  vivre 
« que  de  racines  de  fougère  et  de  poisson.  11  paraît  qu’ils  n’ont  pas  d’autre  boisson  que 
« de  l’eau.  Ils  jouissent  sans  interruption  d'une  bonne  santé,  et  on  n’en  a pas  vu  un 
« seul  qui  parût  affecté  de  quelque  maladie.  Parmi  ceux  qui  étaient  entièrement  nus, 
<■  on  ne  s’est  pas  aperçu  qu’aucun  eut  la  plus  légère  éruption  sur  la  peau,  ni  aucune 
« trace  de  pustules  ou  de  boutons  ; ils  ont  d’ailleurs  un  grand  nombre  de  vieillards 
« parmi  eux  , dont  aucun  n’est  décrépit... 

« Ils  paraissent  faire  moins  de  cas  des  femmes  que  les  insulaires  de  la  mer  du  Sud  : 
« cependant  ils  mangent  avec  elles,  et  les Otahitiens  mangent  toujours  seuls;  mais  les 
<•  ressemblances  qu’on  trouve  entre  ce  pays  et  les  îles  de  la  mer  du  Sud,  relativement 
« aux  autres  usages,  sont  une  forte  preuve  que  tous  ces  insulaires  ont  la  même  origine. 
« La  conformité  du  langage  paraît  établir  ce  fait  d’une  manière  incontestable;  Tupia, 
<>  jeune  Otahitien  que  nous  avions  avec  nous,  se  faisait  parfaitement  entendre  des 
« Zélaudais  a.  » 

M.  Cook  pense  que  ces  peuples  ne  viennent  pas  de  l’Amérique , qui  est  située  à l’est 
de  ces  contrées  , et  il  dit  qu’à  moins  qu’il  n’y  ait  au  sud  un  continent  assez  étendu , il 
s’ensuivra  qu’ils  viennent  de  l’ouest.  Néanmoins  la  langue  est  absolument  différente 
dans  la  Nouvelle-Hollande  s qui  est  la  terre  la  plus  voisine  à l'ouest  de  la  Zélande;  et 
comme  cette  langue  d’Otahiti  et  des  autres  îles  de  la  mer  Pacifique,  ainsi  que  celle 
de  la  Zélande,  ont  plusieurs  rapports  avec  les  langues  de  l’Inde  méridionale,  on 
peut  présumer  que  toutes  ces  petites  peuplades  tirent  leur  origine  de  l’Archipel 
indien. 

« Aucun  des  habitants  de  la  Nouvelle-Hollande  ne  porte  le  moindre  vêtement,  ajoute 
« M.  Cook;  ils  parlaient  dans  un  langage  si  rude  et  si  désagréable,  que  Tupia  , jeune 
« Otahitien,  n’y  entendait  pasunseul  mot.  Ces  hommes  de  la  Nouvelle-Hollande  parais- 
« sent  hardis  ; ils  sont  armés  de  lances  et  semblent  s’occuper  de  la  pêche.  Leurs  lances 
« sont  de  la  longueur  de  six  à quinze  pieds  avec  quatre  branches , dont  chacune  est 

« très-pointue  et  armée  d'un  os  de  poisson En  général  ils  paraissent  d’un  naturel 

« fort  sauvage,  puisqu’on  ne  put  jamais  les  engager  de  se  laisser  approcher.  Cependant 
« on  parvint  pour  la  première  fois  à voir  de  près  quelques  naturels  du  pays  dans  les 
« environs  de  la  rivière  d’Endeavour.  Ceux-ci  étaient  armés  de  javelines  et  de  lances, 
« avaient  les  membres  d’une  petitesse  remarquable  ; ils  étaient  cependant  d’une  taille 
<•  ordinaire  pour  la  hauteur,;  leur  peau  était  couleur  de  suie  ou  de  chocolat  foncé  ; leurs 
« cheveux  étaient  noirs  sans  être  laineux,  mais  coupés  court  : les  uns  les  avaient  lisses 
« et  les  autres  bouclés...  Les  traits  de  leur  visage  n’étaient  pas  désagréables  ; ils  avaient 
« les  yeux  très-vifs , les  dents  blanches  et  unies , la  voix  douce  et  harmonieuse , et 
« répétaient  quelques  mots,  qu’on  leur  faisait  prononcer,  avec  beaucoup  de  facilité.  Tous 
« ont  un  trou  fait  à travers  le  cartilage  qui  sépare  les  deux  narines,  dans  lequel  ils 
« mettent  un  os  d’oiseau  de  près  de  la  grosseur  d’un  doigt  et  de  cinq  ou  six  pouces  de 
* long.  Ils  ont  aussi  des  trous  à leurs  oreilles  quoiqu’ils  n’aient  point  de  pendants  : 

a.  Voyage  autour  du  monde,  par  M.  Cook,  t.  TIl , chap.  x. 


A L’HISTOIRE  DE  L’HOMME. 


297 


a peut-être  y en  mettent-ils  que  l'on  n'a  pas  vus Par  après  on  s’est  aperçu  que  leur 

« peau  n’était  pas  aussi  brune  qu’elle  avait  paru  d'abord  : ce  que  l’on  avait  pris  pour 
« leur  teint  de  nature  n'était  que  l'effet  de  la  poussière  et  de  la  fumée  dans  laquelle  ils 
« sont  peut-être  obligés  de  dormir,  malgré  la  chaleur  du  climat,  pour  se  préserver  des 
« mosquites , insectes  très-incommodes.  Ils  sont  entièrement  nus , et  paraissent  être 
« d’une  activité  et  d'une  agilité  extrêmes... 

« Au  reste,  la  Nouvelle-Hollande...  est  beaucoup  plus  grande  qu’aucune  autre  contrée 
« du  monde  connu  qui  ne  porte  pas  le  nom  de  continent.  La  longueur  de  la  cote  sur 
b laquelle  on  a navigué , réduite  en  ligne  droite  , ne  comprend  pas  moins  de  vingt-sept 
« degrés  ; de  sorte  que  sa  surface  en  carré  doit  être  beaucoup  plus  grande  que  celle  de 
« toute  l’Europe. 

« Les  habitants  de  cette  vaste  terre  ne  paraissent  pas  nombreux  ; les  hommes  et  les 

« femmes  y sont  entièrement  nus On  n'aperçoit  sur  leur  corps  aucune  trace  de 

<>  maladie  ou  de  plaie,  mais  seulement  de  grandes  cicatrices  en  lignes  irrégulières,  qui 

semblaient  être  les  suites  des  blessures  qu’ils  s’étaient  faites  eux-mêmes  avec  un 
« instrument  obtus... 

« On  n'a  rien  vu  dans  tout  le  pays  qui  ressemblât  à un  village.  Leurs  maisons,  si 
« toutefois  on  peut  leur  donner  ce  nom,  sont  faites  avec  moins  d’industrie  que  celles 
» de  tous  les  autres  peuples  que  l'on  avait  vus  auparavant , excepté  celles  des  habitants 
« de  laTerre-de-Feu.  Ces  habitations  n'ont  que  la  hauteur  qu’il  faut  pour  qu’un  homme 
« puisse  se  tenir  debout  ; mais  elles  ne  sont  pas  assez  larges  pour  qu’il  puisse  s’y 
« étendre  de  sa  longueur  dans  aucun  sens.  Elles  sont  construites  en  forme  de  four, 
» avec  des  baguettes  flexibles  à peu  près  aussi  grosses  que  le  pouce  ; ils  enfoncent  les 
« deux  extrémités  de  ces  baguettes  dans  la  terre,  et  ils  les  recouvrent  ensuite  avec  des 
« feuilles  de  palmier  et  de  grands  morceaux  d’écorce.  La  porte  n’est  qu’une  ouverture 
« opposée  à l’endroit  où  l’on  fait  le  feu.  Ils  se  couchent  sous  ces  hangars  en  se  repliant 
« le  corps  en  rond,  de  manière  que  les  talons  de  l’un  touchent  la  tête  de  l’autre;  dans 
« cette  position  forcée  une  des  huttes  contient  trois  ou  quatre  personnes.  En  avançant 
« au  nord,  le  climat  devient  plus  chaud  et  les  cabanes  encore  plus  minces.  Une  horde 
« errante  construit  ces  cabanes  dans  les  endroits  qui  lui  fournissent  de  la  subsistance 
« pour  un  temps,  et  elle  les  abandonne  lorsqu’on  ne  peut  plus  y vivre.  Dans  les 
« endroits  où  ils  ne  sont  que  pour  une  nuit  ou  deux,  ils  couchent  sous  les  buissons  ou 
« dans  l’herbe,  qui  a près  de  deux  pieds  de  hauteur. 

« Ils  se  nourrissent  principalement  de  poisson  ; ils  tuent  quelquefois  des  kanguros 
« (grosses  gerboises1)  et  même  des  oiseaux...  Ils  font  griller  la  chair  sur  des  charbons, 
« ou  ils  la  font  cuire  dans  un  trou  avec  des  pierres  chaudes , comme  les  insulaires  de  la 
« mer  du  Sud.  » 

J’ai  cru  devoir  rapporter  par  extrait  cet  article  de  la  relation  du  capitaine  Cook,  parce 
qu’il  est  le  premier  qui  ait  donné  une  description  détaillée  de  cette  partie  du  monde. 

La  Nouvelle- Hollande  est  donc  une  terre  peut-être  plus  étendue  que  toute  notre 
Europe,  et  située  sous  un  ciel  encore  plus  heureux;  elle  ne  paraît  stérile  que  par  le 
défaut  de  population;  elle  sera  toujours  nulle  sur  le  globe  tant  qu’on  se  bornera  à la 
visite  des  côtes  et  qu’on  ne  cherchera  pas  à pénétrer  dans  l’intérieur  des  terres  , qui , 
par  leur  position  , semblent  promettre  toutes  les  richesses  que  la  nature  a plus  accumu- 
lées dans  les  pays  chauds  que  dans  les  contrées  froides  ou  tempérées. 

Par  la  description  de  tous  ces  peuples  nouvellement  découverts,  et  dont  nous  n’avions 

l.  Les  Icanguroos  ressemblent,  en  effet,  aux  gerboises  par  leurs  longues  jambes  de  derrière; 
mais  c’est  à peu  près  là  toute  la  ressemblance.  Les  kanguroos  sont  des  animaux  à bourse  ou 
marsupiaux,  et  propres  à la  Nouvelle-Hollande. 


298 


ADDITIONS 


pu  faire  l’énumération  dans  notre  article  des  variétés  de  l’espèce  humaine  «,  il  paraît 
que  les  grandes  différences , c’est-à-dire  les  principales  variétés,  dépendent  entièrement 
de  l’influence  du  climat  : on  doit  entendre  par  climat  non-seulement  la  latitude  plus  ou 
moins  élevée,  mais  aussi  la  hauteur  ou  la  dépression  des  terres,  leur  voisinage  ou  leur 
éloignement  des  mers  , leur  situation  par  rapport  aux  vents,  et  surtout  au  vent  d’est, 
toutes  les  circonstances  en  un  mot  qui  concourent  à former  la  température  de  chaque 
contrée;  car  c’est  de  cette  température1  plus  ou  moins  chaude  ou  froide,  humide  ou 
sèche,  que  dépend  non-seulement  la  couleur  des  hommes,  mais  l’existence  même  des 
espèces  d’animaux  et  de  plantes , qui  tous  affectent  de  certaines  contrées  et  ne  se  trou- 
vent pas  dans  d’autres  ; c’est  de  cette  même  température  que  dépend  par  conséquent  la 
différence  de  la  nourriture  des  hommes , seconde  cause  qui  influe  beaucoup  sur  leur 
tempérament,  leur  naturel,  leur  grandeur  et  leur  force. 

Sur  les  Blafards  et  Nègres  blancs. 

Mais,  indépendamment  des  grandes  variétés  produites  par  ces  causes  générales,  il  y 
en  a de  particulières,  dont  quelques-unes  me  paraissent  avoir  des  caractères  fort  bizarres, 
et  dont  nous  n’avons  pas  encore  pu  saisir  toutes  les  nuances.  Ces  hommes  blafards , 
dont  nous  avons  parlé,  et  qui  sont  différents  des  blancs,  des  noirs-nègres,  des  noirs- 
cafres , des  basanés , des  rouges , etc.,  se  trouvent  plus  répandus  que  je  ne  l’ai  dit;  on 
les  connaît  à Ceyîan  sous  le  nom  de  Bedas,  à Java  sous  celui  de  Chacrelas  ou  Kacrelas, 
à l’Ithsme  d’Amérique  sous  le  nom  d’Albinos,  dans  d’autres  endroits  sous  celui  de 
Dondos;  on  les  a aussi  appelés  Nègres  blancs  2:  il  s’en  trouve  aux  Indes  méridionales 
en  Asie,  à Madagascar  en  Afrique,  à Carthagène  et  dans  les  Antilles  en  Amérique; 
l’on  vient  de  voir  qu’on  en  trouve  aussi  dans  les  îles  de  la  mer  du  Sud  : on  serait  donc 
porté  à croire  que  les  hommes  de  toute  race  et  de  toute  couleur  produisent  quelquefois 
des  individus  blafards,  et  que  dans  tous  les  climats  chauds  il  y a des  races  sujettes  à 
cette  espèce  de  dégradation;  néanmoins,  par  toutes  les  connaissances  que  j’ai  pu  recueillir, 
il  me  paraît  que  ces  blafards  forment  plutôt  des  branches  stériles  de  dégénération  qu’une 
tige  ou  vraie  race  dans  l’espèce  humaine  ; car  nous  sommes  pour  ainsi  dire  assurés  que 
les  blafards  mâles  sont  inhabiles  ou  très-peu  habiles  à la  génération,  et  qu’ils  ne  pro- 
duisent pas  avec  leurs  femelles  blafardes,  ni  même  avec  les  négresses.  Néanmoins  on 
prétend  que  les  femelles  blafardes  produisent,  avec  les  nègres,  des  enfants  pies,  c’est- 
à-dire  marqués  de  taches  noires  et  blanches,  grandes  et  très-distinctes,  quoique  semées 
irrégulièrement.  Cette  dégradation  de  nature  paraît  donc  être  encore  plus  grande  dans 
les  mâles  que  dans  les  femelles , et  il  y a plusieurs  raisons  pour  croire  que  c’est  une 
espèce  de  maladie  ou  plutôt  une  sorte  de  détraction  dans  l’organisation  du  corps  qu’une 
affection  de  nature  qui  doive  se  propager  ; car  il  est  certain  qu’on  n’en  trouve  que  des 
individus  et  jamais  des  familles  entières  ; et  l’on  assure  que  quand  par  hasard  ces  indi- 
vidus produisent  des  enfants,  ils  se  rapprochent  de  la  couleur  primitive  de  laquelle  les 
pères  ou  mères  avaient  dégénéré.  On  prétend  aussi  que  les  Dondos  produisent  avec  les 
nègres  des  enfants  noirs,  et  que  les  Albinos  de  l’Amérique  avec  les  Européens  produi- 
sent des  mulâtres.  M.  Schreber,  dont  j’ai  tiré  ces  deux  derniers  faits,  ajoute  qu’on 
peut  encore  mettre  avec  les  Dondos  les  nègres  jaunes  ou  rouges  qui  ont  des  cheveux  de 

a.  Page  1 37  et  suiv. 

1.  La  température  dépend,  en  effet,  de  toutes  ces  causes  réunies;  et,  à son  tour,  elle  est  la 
cause  non-seulement  de  la  couleur  des  hommes  , mais  de  la  distribution  des  animaux  sur  le 
globe.  Ceci  est  une  des  grandes  vues  de  Buffon.  J’y  reviendrai  plus  tard.  ( A propos  des  animaux 
propres  à chacun  des  deux  continents.  ) 

2.  Voyez  la  note  de  la  page  152. 


A L’HISTOIRE  DE  L’HOMME. 


299 


cette  même  couleur,  et  dont  on  ne  trouve  aussi  que  quelques  individus  ; il  dit  qu’on  en 
a vu  en  Afrique  et  dans  file  de  Madagascar,  mais  que  personne  n’a  eucore  observé 
qu’avec  le  temps  ils  changent  de  couleur  et  deviennent  noirs  ou  bruns  «;  qu’enfin,  on 
les  a toujours  vus  constamment  conserver  leur  première  couleur;  mais  je  doute  beau- 
coup de  la  réalité  de  tous  ces  faits. 

« Les  blafards  du  Darien,  dit  M.  P.,  ont  tant  de  ressemblance  avec  les  nègres  blancs 
« de  l’Afrique  et  de  l'Asie , qu’on  est  obligé  de  leur  assigner  une  cause  commune  et 
« constante.  Les  Dondos  de  l’Afrique  et  les  IŸakerlaks  de  l’Asie  sont  remarquables  par 
« leur  taille  qui  excède  rarement  quatre  pieds  cinq  pouces  ; leur  teint  est  d’un  blanc 
« fade , comme  celui  du  papier  ou  de  la  mousseline  sans  la  moindre  nuance  d’in- 
« camat  ou  de  rouge;  mais  on  y distingue  quelquefois  de  petites  taches  lenticulaires 
a grises  ; leur  épiderme  n’est  point  oléagineux.  Ces  blafards  n’ont  pas  le  moindre  vestige 
« de  noir  sur  toute  la  surface  du  corps  ; ils  naissent  blancs  et  ne  noircissent  en  aucun 
« âge  ; ils  n’ont  point  de  barbe , point  de  poil  sur  les  parties  naturelles  ; leurs  cheveux 
« sont  laineux  et  frisés  en  Afrique , longs  et  traînants  en  Asie , ou  d’une  blancheur  de 
« neige,  ou  d’un  roux  tirant  sur  le  jaune;  leurs  cils  et  leurs  sourcils  ressemblent  aux 
« plumes  de  l’édredon , ou  au  plus  fin  duvet  qui  revêt  la  gorge  des  cygnes;  leur  iris  est 
« quelquefois  d’un  bleu  mourant  et  singulièrement  pâle  : d’autres  fois,  et  dans  d'autres 
« individus  de  la  même  espèce,  l’iris  est  d’un  jaune  vif,  rougeâtre  et  comme  sangui- 
« noient. 

« 11  n’est  pas  vrai  que  les  blafards  Albinos  aient  une  membrane  clignotante  ; la  pau- 
« pière  couvre  sans  cesse  une  partie  de  l’iris,  et  on  la  croit  destituée  du  muscle  élévateur, 
« ce  qui  ne  leur  laisse  apercevoir  qu’une  petite  section  de  l’horizon. 

« Le  maintien  des  blafards  annonce  la  faiblesse  et  le  dérangement  de  leur  constitu- 
« tion  viciée;  leurs  mains  sont  si  mal  dessinées  qu’on  devrait  les  nommer  des  pattes; 
« le  jeu  des  muscles  de  leur  mâchoire  inférieure  ne  s’exécute  aussi  qu’avec  difficulté  ; le 
« tissu  de  leurs  oreilles  est  plus  mince  et  plus  membraneux  que  celui  de  l’oreille  des 
« autres  hommes;  la  conque  manque  aussi  de  capacité,  et  le  lobe  est  allongé  et  pendant. 

« Les  blafards  du  nouveau  continent  ont  la  taille  plus  haute  que  les  blafards  de  Lan- 
« cien  ; leur  tête  n’est  pas  garnie  de  laine,  mais  de  cheveux  longs  de  sept  à huit  pouces , 
« blancs  et  peu  frisés;  ils  ont  l’épiderme  chargé  de  poils  follets  depuis  les  pieds  jusqu’à 
« la  naissance  des  cheveux  ; leur  visage  est  velu  ; leurs  yeux  sont  si  mauvais  qu’ils  ne 
« voient  presque  pas  en  plein  jour,  et  que  la  lumière  leur  occasionne  des  vertiges  et 
« des  éblouissements  : ces  blafards  n’existent  que  dans  la  zone  torride,  jusqu’au  dixième 
« degré  de  chaque  côté  de  l’équateur. 

« L’air  est  très-pernicieux  dans  toute  l’étendue  de  l’Isthme  du  nouveau  monde;  à 
« Carthagène  et  à Panama  les  négresses  accouchent  d’enfants  blafards  plus  souvent 
« qu’ailleurs  b. 

« Il  existe  à Darien  (dit  l’auteur,  vraiment  philosophe  ’,  de  l’Histoire  philosophique 
« et  politique  des  deux  Indes)  une  race  de  petits  hommes  blancs  dont  on  retrouve  l’es- 
« pèce  2 en  Afrique  et  dans  quelques  îles  de  l’Asie;  ils  sont  couverts  d’un  duvet  d’une 
« blancheur  de  lait  éclatante  ; ils  n’ont  point  de  cheveux , mais  de  la  laine  ; ils  ont  la 
■ prunelle  rouge;  ils  ne  voient  bien  que  la  nuit;  ils  sont  faibles,  et  leur  instinct  paraît 
<>  plus  borné  que  celui  des  autres  hommes  c 

a.  Histoire  naturelle  des  Quadrupèdes , par  M.  Sclireber,  t.  I,  p.  14  et  15. 

b.  Recherches  sur  les  Américains , t.  I,  p.  410  etsuiv. 

c.  Histoire  philosophique  et  politique  des  deux  Indes,  t.  III,  p.  151. 

1.  Voilà  bien  des  compliments  pour  Raynal.  Buffon  n’en  fait  pas  autant  à Voltaire. 

2.  Race  d’hommes  dont  T espèce.  Ce  n’est  point  une  race,  et  c’est  encore  moins  une  espèce. 
(Voyez  la  note  de  la  p.  152.  ) 


300 


ADDITIONS 


Nous  allons  comparer  à ces  descriptions  celle  que  j’ai  faite  moi-même  d'une  négresse, 
blanche  que  j’ai  eu  occasion  d’examiner  et  de  faire  dessiner  d’après  nature.  Cette  fille, 
nommée  Geneviève,  était  âgée  de  près  de  dix-huit  ans,  en  avril  1777,  lorsque  je  l’ai 
décrite;  elle  est  née  de  parents  nègres  dans  l’ile  de  la  Dominique,  ce  qui  prouve 
qu’il  naît  des  Albinos  non-seulement  à dix  degrés  de  l’équateur,  mais  jusqu'à  seize  et 
peut-être  vingt  degrés,  car  on  assure  qu’il  s’en  trouve  à Saint-Domingue  et  à Cuba.  Le 
père  et  la  mère  de  cette  négresse  blanche  avaient  été  amenés  de  la  côte  d'Or  en  Afri- 
que, et  tous  deux  étaient  parfaitement  noirs.  Geneviève  était  blanche  surtout  le  corps; 
elle  avait  quatre  pieds  onze  pouces  six  lignes  de  hauteur,  et  son  corps  était  assez  bien 
proportionné  a : ceci  s’accorde  avec  ce  que  dit  M.  P. , que  les  Albinos  d’Amérique  sont 
plus  grands  que  les  blafards  de  l’ancien  continent;  mais  la  tête  de  cette  négresse  blan- 
che n’était  pas  aussi  bien  proportionnée  que  le  corps;  en  la  mesurant,  nous  l’avons 
trouvée  trop  forte,  et  surtout  trop  longue;  elle  avait  neuf  pouces  neuf  lignes  de  hau- 
teur, ce  qui  fait  près  d’un  sixième  de  la  hauteur  entière  du  corps,  au  lieu  que  dans  un 
homme  et  une  femme  bien  proportionnés  , la  tête  ne  doit  avoir  qu’un  septième  et  demi 
de  la  hauteur  totale.  Le  cou  au  contraire  est  trop  court  et  trop  gros , n’ayant  que  dix- 
sept  lignes  de  hauteur,  et  douze  pouces  trois  lignes  de  circonférence.  La  longueur  des 
bras  est  de  deux  pieds  deux  pouces  trois  lignes  ; de  l’épaule  au  coude,  onze  pouces  dix 
lignes;  du  coude  au  poignet,  neuf  pouces  dix  lignes;  du  poignet  à l’extrémité  du  doigt 
du  milieu,  six  pouces  six  lignes,  et  en  totalité  les  bras  sont  trop  longs.  Tous  les  traits 
de  la  face  sont  absolument  semblables  à ceux  des  négresses  noires  : seulement  les 
oreilles  sont  placées  trop  haut,  le  haut  du  cartilage  de  l’oreille  s’élevant  au-dessus  de 
la  hauteur  de  l’œil,  tandis  que  le  bas  du  lobe  ne  descend  qu’à  la  hauteur  de  la  moitié 
du  nez;  or  le  bas  de  l’oreille  doit  être  au  niveau  du  bas  du  nez,  et  le  haut  de  l’oreille 
au  niveau  du  dessus  des  yeux  ; cependant  ces  oreilles  élevées  ne  paraissaient  pas  faire 
une  grande  difformité , et  elles  étaient  semblables  pour  la  forme  et  pour  l’épaisseur 
aux  oreilles  ordinaires;  ceci  ne  s’accorde  donc  pas  avec  ce  que  dit  M.  P.  , que  le  tissu 
de  l’oreille  de  ces  blafards  est  plus  mince  et  plus  membraneux  que  celui  de  l’oreille  des 
autres  hommes;  il  en  est  de  même  de  la  conque,  elle  ne  manquait  pas  de  capacité,  et 
le  lobe  n’était  pas  allongé  ni  pendant  comme  il  le  dit.  Les  lèvres  et  la  bouche,  quoique 
conformées  comme  dans  les  négresses  noires,  paraissent  singulières  par  le  défaut  de 
couleur  ; elles  sont  aussi  blanches  que  le  reste  de  la  peau,  et  sans  aucune  apparence  de 
rouge  ; en  général  la  couleur  de  la  peau  , tant  du  visage  que  du  corps  de  cette  négresse 
blanche , est  d’un  blanc  de  suif  qu’on  n’aurait  pas  encore  épuré  , ou  si  l'on  veut,  d’un 
blanc  mat  blafard  et  inanimé  ; cependant  on  voyait  une  teinte  légère  d’incarnat  sur  les 
joues  lorsqu’elle  s’approchait  du  feu,  ou  qu’elle  était  remuée  par  la  honte  qu’elle  avait 
de  se  faire  voir  nue.  J’ai  aussi  remarqué  sur  son  visage  quelques  petites  taches  à peine 
lenticulaires  de  couleur  roussâtre.  Les  mamelles  étaient  grosses,  rondes,  très-fermes  et 
bien  placées;  les  mamelons  d’un  rouge  assez  vermeil  ; l’aréole  qui  environne  les  mame- 
lons a seize  lignes  de  diamètre,  et  paraît  semée  de  petits  tubercules  couleur  de  chair; 
cette  jeune  fille  n’avait  point  fait  d’enfant,  et  sa  maîtresse  assurait  qu’elle  était  pucelle; 
elle  avait  très-peu  de  laine  aux  environs  des  parties  naturelles,  et  point  du  tout  sous  les 
aisselles  , mais  sa  tête  en  était  bien  garnie;  cette  laine  n’avait  guère  qu’un  pouce  et 
demi  de  longueur;  elle  est  rude,  touffue  et  frisée  naturellement,  blanche  à la  racine,  et 
roussâtre  à l’extrémité;  il  n’y  avait  pas  d’autre  laine,  poil  ou  duvet  sur  aucune  partie  de 

a.  Circonférence  du  corps  au-dessus  des  hanches  , 2 pieds  2 pouces  6 lignes;  circonférence  des 
hanches  à la  partie  la  plus  charnue,  2 pieds  11  pouces  ; hauteur  depuis  le  talon  au-dessus  des 
hanches , 3 pieds  ; depuis  la  hanche  au  genou , 1 pied  9 pouces  6 lignes;  du  genou  au  talon , 

1 pied  3 pouces  9 lignes;  longueur  du  pied,  9 pouces  5 lignes,  ce  qui  est  une  grandeur  démesurée 
en  comparaison  des  mains. 


TST'J  15 


A L'HISTOIRE  DE  L’HOMME. 


301 


son  corps.  Les  sourcils  sont  à peine  marqués  par  un  petit  duvet  blanc,  et  les  cils  sont 
un  peu  plus  apparents  ; les  yeux  ont  un  pouce  d’un  angle  à l’autre , et  la  distance  entre 
les  deux  yeux  est  de  quinze  lignes,  tandis  que  cet  intervalle  entre  les  yeux  doit  être  égal 
à la  grandeur  de  l’œil. 

Les  yeux  sont  remarquables  par  un  mouvement  très-singulier  : les  orbites  paraissent 
inclinées  du  côté  du  nez  , au  lieu  que  dans  la  conformation  ordinaire  les  orbites  sont 
plus  élevées  vers  le  nez  que  vers  les  tempes;  dans  cette  négresse,  au  contraire,  elles 
étaient  plus  élevées  du  côté  des  tempes  que  du  côté  du  nez,  et  le  mouvement  de  ses 
yeux,  que  nous  allons  décrire,  suivait  cette  direction  inclinée;  ses  paupières  n’étaient 
pas  plus  amples  quelles  le  sont  ordinairement  ; elle  pouvait  les  fermer,  mais  non  pas 
les  ouvrir  au  point  de  découvrir  le  dessus  de  la  prunelle,  en  sorte  que  le  muscle  élévateur 
paraît  avoir  moins  de  force  dons  ces  nègres  blancs  que  dans  les  autres  hommes;  ainsi 
les  paupières  ne  sont  pas  clignotantes,  mais  toujours  à demi  fermées.  Le  blanc  de 
l'œil  est  assez  pur,  la  pupille  et  la  prunelle  assez  larges  ; l’iris  est  composé  à l’inté- 
rieur, autour  de  la  pupille,  d’un  cercle  jaune  indéterminé,  et  ensuite  d’un  cercle 
mêlé  de  jaune  et  de  bleu,  et  enfin  d’un  cercle  d’un  bleu  foncé  qui  forme  la  circon- 
férence de  la  prunelle;  en  sorte  que,  vus  d’un  peu  loin,  les  yeux  paraissent  d’un  bleu 
sombre. 

Exposée  vis-à-vis  du  grand  jour,  cette  négresse  blanche  en  soutenait  la  lumière  sans 
clignotement  et  sans  en  être  offensée , elle  resserrait  seulement  l’ouverture  de  ses  pau- 
pières en  abaissant  un  peu  plus  celle  du  dessus.  La  portée  de  sa  vue  était  fort  courte , 
je  m’en  suis  assuré  par  des  monocles  et  des  lorgnettes  : cependant  elle  voyait  distincte- 
ment les  plus  petits  objets  en  les  approchant  près  de  ses  yeux  à trois  ou  quatre  pouces 
de  distance  ; comme  elle  ne  sait  pas  lire,  on  n’a  pas  pu  en  juger  plus  exactement  ; cette 
vue  courte  est  néanmoins  perçante  dans  l’obscurité  au  point  de  voir  presque  aussi  bien 
la  nuit  que  le  jour  ; mais  le  trait  le  plus  remarquable  dans  les  yeux  de  cette  négresse 
blanche  est  un  mouvement  d’oscillation  ou  de  balancement  prompt  et  continuel  par 
lequel  les  deux  yeux  s’approchent  ou  s’éloignent  régulièrement  tous  deux  ensemble 
alternativement  du  côté  du  nez  et  du  côté  des  tempes  ; on  peut  estimer  à deux  ou  deux 
lignes  et  demie  la  différence  des  espaces  que  les  yeux  parcourent  dans  ce  mouvement 
dont  la  direction  est  un  peu  inclinée  en  descendant  des  tempes  vers  le  nez;  cette  fille 
n’est  point  maîtresse  d’arrêter  le  mouvement  de  ses  yeux,  même  pour  un  moment  ; il 
est  aussi  prompt  que  celui  du  balancier  d’une  montre,  en  sorte  qu’elle  doit  perdre  et 
retrouver,  pour  ainsi  dire,  à chaque  instant  les  objets  qu’elle  regarde.  J’ai  couvert  suc- 
cessivement l’un  et  l’autre  de  ses  yeux  avec  mes  doigts  pour  reconnaître  s’ils  étaient 
d’inégale  force  ; elle  en  avait  un  plus  faible,  mais  l’inégalité  n’était  pas  assez  grande 
pour  produire  le  regard  louche,  et  j’ai  senti  .sous  mes  doigts  que  l’œil  fermé  et  couvert 
continuait  de  balancer  comme  celui  qui  était  découvert.  Elle  a les  dents  bien  rangées  et 
du  plus  bel  émail , l’haleine  pure,  point  de  mauvaise  odeur  de  transpiration  ni  d’huileux 
sur  la  peau  comme  les  négresses  noires  ; sa  peau  est  au  contraire  trop  sèche , épaisse 
et  dure.  Les  mains  ne  sont  pas  mal  conformées,  et  seulement  un  peu  grosses;  mais 
elles  sont  couvertes,  ainsi  que  le  poignet  et  une  partie  du  bras,  d’un  si  grand  nombre 
de  rides , qu’en  ne  voyant  que  ses  mains  on  les  aurait  jugées  appartenir  à une  vieille 
décrépite  de  plus  de  quatre-vingts  ans;  les  doigts  sont  gros  et  assez  longs;  les  ongles, 
quoique  un  peu  grands,  ne  sont  pas  difformes.  Les  pieds  et  la  partie  basse  des  jambes 
sont  aussi  couverts  de  rides,  tandis  que  les  cuisses  et  les  fesses  présentent  une  peau 
ferme  et  assez  bien  tendue.  La  taille  est  même  ronde  et  bien  prise,  et,  si  l’on  en  peut 
juger  par  l’habitude  entière  du  corps  , cette  fille  est  très  en  état  de  produire.  L’écoule- 
ment périodique  n’a  paru  qu’à  seize  ans,  tandis  que  dans  les  négresses  noires  c’est  ordi- 
nairement à neuf,  dix  et  onze  ans.  On  assure  qu’avec  un  nègre  noir  elle  produirait  un 


302 


ADDITIONS 


nègre  pie,  tel  que  celui  dont  nous  donnerons  bientôt  la  description;  niais  on  prétend 
en  même  temps  qu’avec  un  nègre  blanc  qui  lui  ressemblerait  elle  ne  produirait  rien, 
parce  qu’en  général  les  mâles  nègres  blancs  ne  sont  pas  proliliques. 

Au  reste , les  personnes  auxquelles  cette  négresse  blanche  appartient  m’ont  assuré 
que  presque  tous  les  nègres  mâles  et  femelles  qu’on  a tirés  de  la  côte  d’Or  en  Afrique 
pour  les  îles  de  la  Martinique,  de  la  Guadeloupe  et  de  la  Dominique,  ont  produit  dans 
ces  îles  des  nègres  blancs,  non  pas  en  grand  nombre,  mais  un  sur  six  ou  sept  enfants  ; 
le  père  et  la  mère  de  celle-ci  n’ont  eu  qu’elle  de  blanche,  et  fous  leurs  autres  enfants 
étaient  noirs.  Ces  nègres  blancs,  surtout  les  mâles , ne  vivent  pas  bien  longtemps , et  la 
différence  la  plus  ordinaire  entre  les  femelles  et  les  mâles  est  que  ceux-ci  ont  les  yeux 
rouges  et  la  peau  encore  plus  blafarde  et  plus  inanimée  que  les  femelles. 

Nous  croyons  devoir  inférer  de  cet  examen,  et  des  faits  ci-dessus  exposés,  que  ces 
blafards  ne  forment  point  une  race  réelle,  qui,  comme  celle  des  nègres  et  des  blancs, 
puisse  également  se  propager,  se  multiplier  et  conserver  à perpétuité,  par  la  génération, 
tous  les  caractères  qui  pourraient  la  distinguer  des  autres  races  ; on  doit  croire  au  con- 
traire, avec  assez  de  fondement,  que  cette  variété  n’est  pas  spécifique,  mais  individuelle; 
et  qu’elle  subit  peut-être  autant  de  changements  qu’elle  contient  d’individus  différents, 
ou  tout  au  moins  autant  que  les  divers  climats;  mais  ce  ne  sera  qu’en  multipliant  les 
observations  qu’on  pourra  reconnaître  les  nuances  et  les  limites  de  ces  différentes  va- 
riétés. 

Au  surplus , il  paraît  assez  certain  que  les  négresses  blanches  produisent  avec  les 
nègres  noirs  des  nègres  pies , c’est-à-dire , marqués  de  blanc  et  de  noir  par  grandes 
taches.  Je  donne  ici  la  figure  d’un  de  ces  nègres  pies  né  à Carthagène  en  Amérique  , 
et  dont  le  portrait  colorié  m’a  été  envoyé  par  M.  Taverne , ancien  bourguemestre  et 
subdélégué  de  Dunkerque , avec  les  renseignements  suivants , contenus  dans  une  lettre 
dont  voici  l’extrait  : 

« Je  vous  envoie,  Monsieur,  un  portrait  qui  s’est  trouvé  dans  une  prise  anglaise,  faite 
« dans  la  dernière  guerre  par  le  corsaire  la  Royale , dans  lequel  j’étais  intéressé. 
« C’est  celui  d’une  petite  fille  dont  la  couleur  est  mi-partie  de  noir  et  de  blanc  ; les  mains 
« et  les  pieds  sont  entièrement  noirs  ; la  tête  l’est  également,  à l’exception  du  menton, 
« jusques  et  compris  la  lèvre  inférieure  ; partie  du  front,  y compris  la  naissance  des 
« cheveux  ou  laine  au-dessus,  sont  également  blancs,  avec  une  tache  noire  au  milieu  de 
« la  tache  blanche  : tout  le  reste  du  corps,  bras,  jambes  et  cuisses,  sont  marqués  de 
« taches  noires  plus  ou  moins  grandes , et  sur  les  grandes  taches  noires  il  s’en  trouve 
« de  plus  petites  encore  plus  noires.  On  ne  peut  comparer  cet  enfant,  pour  la  forme  des 
« taches , qu’aux  chevaux  gris  ou  tigrés  ; le  noir  et  le  blanc  se  joignent  par  des  teintes 

imperceptibles  de  la  couleur  des  mulâtres. 

« Je  pense,  dit  M.  Taverne,  malgré  ce  que  porte  la  légende  anglaise  0 qui  est  au  bas 
« du  portrait  de  cet  enfant,  qu’il  est  provenu  de  l’union  d’un  blanc  et  d’une  négresse, 
« et  que  ce  n’est  que  pour  sauver  l’honneur  de  la  mère  et  de  la  Société  dont  elle  était 
<1  esclave,  qu’on  a dit  cet  enfant  né  de  parents  nègres.  6 

Réponse  de  M.  de  Buffon 

Montbard,  le  13  octobre  1772. 

Fai  reçu  , Monsieur , le  portrait  de  l’enfant  noir  et  blanc  que  vous  avez  eu  la  bonté 

a.  Au-dessous  du  portrait  de  cette  négresse-pie , on  lit  l’inscription  suivante  : « Marie  Sabina, 
«née  le  12  octobre  1736,  à Matuna,  plantation  appartenant  aux  jésuites  de  Carthagène  en 
« Amérique  , de  deux  nègres  esclaves , nommés  Martiniano  et  Padrona.  » 

b.  Extrait  d’une  lettre  de  M.  Taverne.  Dunkerque , le  10  septembre  1772. 


A L HISTOIRE  DE  L’HOMME. 


303 


de  m’envoyer,  et  j'en  ai  été  assez  émerveillé,  car  je  n’en  connaissais  pas  d’exemple  dans 
la  nature.  On  serait  d'abord  porté  à croire  avec  vous,  Monsieur,  que  cet  enfant,  né  d'une 
négresse , a eu  pour  père  un  blanc , et  que  de  là  vient  la  variété  de  ses  couleurs  ; mais 
lorsqu’on  fait  réflexion  qu’on  a mille  et  millions  d’exemples,  que  le  mélange  du  sang 
nègre  avec  le  blanc  n’a  jamais  produit  que  du  brun,  toujours  uniformément  répandu  , 
on  vient  à douter  de  cette  supposition , et  je  crois  qu’en  effet  on  serait  moins  mal  fondé 
à rapporter  l’origine  de  cet  enfant  à des  nègres,  dans  lesquels  il  y a des  individus  blancs 
ou  blafards,  c’est-à-dire,  d’un  blanc  tout  différent  de  celui  des  autres  hommes  blancs , 
car  ces  nègres  blancs  dont  vous  avez  peut-être  entendu  parler , Monsieur,  et  dont  j’ai 
fait  quelque  mention  dans  mon  livre,  ont  de  la  laine  au  lieu  de  cheveux,  et  tous  les  an- 
tres attributs  des  véritables  nègres,  à l’exceptiou  de  la  couleur  de  la  peau,  et  de  la  struc- 
ture des  yeux  que  ces  nègres  blancs  ont  très-faibles.  Je  penserais  donc  que  si  quelqu’un 
des  ascendants  de  cet  enfant  pie  était  un  nègre  blanc , la  couleur  a pu  reparaître  en 
partie  et  se  distribuer  comme  nous  la  voyons  sur  ce  portrait. 

Réponse  de  il/.  Taverne. 

Dunkerque,  le  29  octobre  1772. 

« Monsieur , l’original  du  portrait  de  l’enfant  noir  et  blanc  a été  trouvé  à bord  du 
« navire  le  Chrétien , de  Londres,  venant  de  la  Nouvelle- Angleterre  pour  aller  à Lon- 
« dres;  ce  navire  fut  pris  en  1746  par  le  vaisseau  nommé  le  comte  de  Maurepas , de 
« Dunkerque,  commandé  par  le  capitaine  François  Meyne. 

« L’origine  et  la  cause  de  la  bigarrure  de  la  peau  de  cet  enfant,  que  vous  avez  la 
« bonté  de  m’annoncer  par  la  lettre  dont  vous  m’avez  Honoré,  paraissent  très-probables  ; 
« un  pareil  phénomène  est  très-rare  et  peut-être  unique.  11  se  peut  cependant  que  dans 
« l’intérieur  de  l’Afrique , où  il  se  trouve  des  nègres  noirs  et  d’autres  blancs , le  cas  y 
« soit  plus  fréquent.  Il  me  reste  néanmoins  encore  un  doute  sur  ce  que  vous  me  faites 
« l’honneur  de  me  marquer  à cet  égard , et  malgré  mille  et  millions  d’exemples  que 
« vous  citez , que  le  mélange  du  sang  nègre  avec  le  blanc  n’a  jamais  produit  que  du 
« brun  toujours  uniformément  répandu,  je  crois  qu’à  l’exemple  des  quadrupèdes  les 
« hommes  peuvent  naître,  par  le  mélange  des  individus  noirs  et  blancs,  tantôt  bruns 
« comme  sont  les  mulâtres,  tantôt  tigrés  à petites  taches  noires  ou  blanchâtres , et  tan- 
« tôt  pies  à grandes  taches  ou  bandes  comme  il  est  arrivé  à l’enfant  ci-dessus  ; ce  que 
« nous  voyons  arriver  par  le  mélange  des  races  noires  et  blanches,  parmi  les  chevaux, 
« les  vaches , brebis , porcs  , chiens , chats , lapins , etc.  pourrait  également  arriver 
« parmi  les  hommes;  il  est  même  surprenant  que  cela  n’arrive  pas  plus  souvent.  La 
« laine  noire  dont  la  tête  de  cet  enfant  est  garnie  sur  la  peau  noire,  et  les  cheveux  blancs 
■■  qui  naissent  sur  les  parties  blanches  de  son  front , font  présumer  que  les  parties  noi- 
« res  proviennent  d’un  sang  nègre  et  les  parties  blanches  d’un  sang  blanc,  etc.» 

S’il  était  toujours  vrai  que  la  peau  blanche  fit  naître  des  cheveux , et  que  la  peau 
noire  produisît  de  la  laine,  on  pourrait  croire  en  effet  que  ces  nègres  pies  proviendraient 
du  mélange  d’une  négresse  et  d’un  blanc  ; mais  nous  ne  pouvons  savoir  par  l’inspection 
du  portrait  s’il  y a en  effet  des  cheveux  sur  les  parties  blanches  et  de  la  laine  sur  les 
parties  noires;  il  y a au  contraire  toute  apparence  que  les  unes  et  les  autres  de  ces  par- 
ties sont  couvertes  de  laine  ; ainsi  je  suis  persuadé  que  cet  enfant  pie  doit  sa  naissance 
à un  père  nègre  noir  et  à une  mère  négresse  blanche  *.  Je  le  soupçonnais  en  1772,  lors- 

1.  Ces  individus  blancs  ou  blafards  proviennent  tout  simplement  de  parents  nègres.  Des 
parents  nègres  produisent  quelquefois  des  individus  tout  à fait  blancs  : ce  sont  les  albinos , et 
quelquefois  des  individus  mi-partis  de  blanc  et  de  noir  : ce  sont  des  demi-albinos , des  albinos 
incomplets , ou  des  nègres-pies. 


304 


ADDITIONS 


que  j’ai  écrit  à M.  Taverne,  et  j’en  suis  maintenant  presque  assuré  par  les  nouvelles 
informations  que  j’ai  faites  à ce  sujet. 

Dans  les  animaux,  la  chaleur  du  climat  change  la  laine  en  poil.  On  peut  citer  pour 
exemple  les  brebis  du  Sénégal , les  bisons  ou  bœufs  à bosse  qui  sont  couverts  de  laine 
dans  les  contrées  froides,  et  qui  prennent  du  poil  rude,  comme  celui  de  nos  bœufs,  dans 
les  climats  chauds,  etc.  Mais  il  arrive  tout  le  contraire  dans  l’espèce  humaine  ; les  che- 
veux ne  deviennent  laineux  que  sur  les  nègres , c’est-à-dire  dans  les  contrées  les  plus 
chaudes  de  la  terre,  où  tous  les  animaux  perdent  leur  laine. 

On  prétend  que  parmi  les  blafards  des  différents  climats,  les  uns  ont  de  la  laine,  les 
autres  des  cheveux,  et  que  d’autres  n’ont  ni  laine  ni  cheveux,  mais  un  simple  duvet; 
que  les  uns  ont  l’iris  des  yeux  rouge,  et  d’autres  d’un  bleu  faible  ; que  tous,  en  général, 
sont  moins  vifs,  moins  forts  et  plus  petits  que  les  autres  hommes,  de  quelque  couleur 
qu’ils  soient;  que  quelques-uns  de  ces  blafards  ont  le  corps  et  les  membres  assez  bien 
proportionnés  ; que  d’autres  paraissent  difformes  par  la  longueur  des  bras  , et  surtout 
par  les  pieds  et  par  les  mains  dont  les  doigts  sont  trop  gros  ou  trop  courts.  Toutes  ces 
différences  rapportées  par  les  voyageurs  paraissent  indiquer  qu’il  y a des  blafards  de 
bien  des  espèces , et  qu’en  général  cette  dégénération  ne  vient  pas  d’un  type  de  nature, 
d’une  empreinte  particulière  qui  doive  se  propager  sans  altération  et  former  une  race 
constante,  mais  plutôt  d’une  désorganisation  de  la  peau  plus  commune  dans  les  pays 
chauds  qu’elle  ne  l'est  ailleurs  ; car  les  nuances  du  blanc  au  blafard  se  reconnaissent 
dans  les  pays  tempérés  et  même  froids.  Le  blanc  mat  et  fade  des  blafards  se  trouve  dans 
plusieurs  individus  de  tous  les  climats;  il  y a même  en  France  plusieurs  personnes  des 
deux  sexes  dont  la  peau  est  de  ce  blanc  inanimé  : cette  sorte  de  peau  ne  produit  jamais 
que  des  cheveux  et  des  poils  blancs  ou  jaunes.  Ces  blafards  de  notre  Europe  ont  ordi- 
nairement la  vue  faible,  le  tour  des  yeux  rouge,  l’iris  bleu,  la  peau  parsemée  de  taches 
grandes  comme  des  lentilles,  non-seulement  sur  le  visage,  mais  même  sur  le  corps  ; et 
cela  me  confirme  encore  dans  l’idée  que  les  blafards,  en  général,  ne  doivent  être  regardés 
que  comme  des  individus  plus  ou  moins  disgraciés  de  la  nature,  dont  le  vice  principal 
réside  dans  la  texture  de  la  peau. 

Nous  allons  donner  des  exemples  de  ce  que  peut  produire  cette  désorganisation  de  la 
peau.  On  a vu  en  Angleterre  un  homme  auquel  on  avait  donné  le  surnom  de  porc-épic  : 
il  est  né  en  17  J O dans  la  province  de  Suffolk.  Toute  la  peau  de  son  corps  était  chargée 
de  petites  excroissances  ou  verrues  en  forme  de  piquants  gros  comme  une  ficelle.  Le 
visage,  la  paume  des  mains,  la  plante  des  pieds  étaient  les  seules  parties  qui  n’eussent 
pas  de  piquants;  ils  étaient  d’un  brun  rougeâtre  et  en  même  temps  durs  et  élastiques, 
au  point  de  faire  du  bruit  lorsqu’on  passait  la  main  dessus  ; ils  avaient  un  demi-pouce 
de  longueur  dans  de  certains  endroits  et  moins  dans  d’autres  ; ces  excroissances  ou 
piquants  n’ont  paru  que  deux  mois  après  sa  naissance;  ce  qu’il  y avait  encore  de  singu- 
lier, c’est  que  ces  verrues  tombaient  chaque  hiver  pour  renaître  au  printemps.  Cet 
homme  , au  reste,  se  portait  très-bien;  il  a eu  six  enfants  qui  tous  six  ont  été  comme 
leur  père  couverts  de  ces  mêmes  excroissances.  On  peut  voir  la  main  d’un  de  ces  enfants 
gravée  dans  les  Glanures  de  M.  Edwards,  planche  212,  et  la  main  du  père  dans  les 
Transactions  philosophiques , volume  XL1X,  page  21. 

Nous  donnons  ici  la  figure  d’un  enfant  que  j’ai  fait  dessiner  sous  mes  yeux  , et 
qui  a été  vu  de  tout  Paris  dans  l’année  1774.  C’était  une  petite  fille  nommée  Anne 
Marie  Hérig,  née  le  lt  novembre  1770  à Dackstul,  comté  de  ce  nom,  dans  la  Lor- 
raine allemande,  à sept  lieues  de  Trêves.  Son  père,  sa  mère,  ni  aucun  de  ses  parents 
n’avaient  de  taches  sur  la  peau,  au  rapport  d’un  oncle  et  d’une  tante  qui  la  conduisaient; 
cette  petite  fille  avait  néanmoins  tout  le  corps,  le  visage  et  les  membres  parsemés  et 
couverts  en  beaucoup  d’endroits  détachés  plus  ou  moins  grandes,  dont  la  plupart  étaient 


i 


A L’HISTOIRE  DE  L’HOMME. 


303 


surmontées  d’un  poil  semblable  à du  poil  de  veau;  quelques  autres  endroits  étaient 
couverts  d'un  poil  plus  court  et  semblable  à du  poil  de  chevreuil  ; ces  taches  étaient 
toutes  de  couleur  fauve,  chair  et  poil  ; il  y avait  aussi  des  taches  sans  poil , et  la  peau 
dans  ces  endroits  nus  ressemblait  à du  cuir  tanné.  Telles  étaient  les  petites  taches 
rondes  et  autres,  grosses  comme  des  mouches,  que  cet  enfant  avait  aux  bras,  aux 
jambes,  sur  le  visage  et  sur  quelques  endroits  du  corps  : les  taches  velues  étaient  bien 
plus  grandes  ; il  y en  avait  sur  les  jambes,  les  cuisses,  les  bras  et  sur  le  front  ; ces  taches 
couvertes  de  beaucoup  de  poil  étaient  proéminentes,  c’est-à-dire  un  peu  élevées 
au-dessus  de  la  peau  nue.  Au  reste,  cette  petite  fille  était  d’une  figure  très-agréable  ; 
elle  avait  de  fort  beaux  yeux  , quoique  surmontés  de  sourcils  très-extraordinaires , car 
ils  étaient  mêlés  de  poils  humains  et  de  poil  de  chevreuil,  la  bouche  petite,  la  physio- 
nomie gaie , les  cheveux  bruns.  Elle  n’était  âgée  que  de  trois  ans  et  demi  lorsque  je 
l’observai  au  mois  de  juin  1774,  et  elle  avait  deux  pieds  sept-pouces  de  hauteur,  ce  qui 
est  la  taille  ordinaire  des  filles  de  cet  âge;  seulement  elle  avait  le  ventre  un  peu  plus 
gros  que  les  autres  enfants  ; elle  était  très-vive  et  se  portait  à merveille,  mais  mieux  en 
hiver  qu’en  été  ; car  la  chaleur  l’incommodait  beaucoup,  parce  qu’indépendamment  des 
taches  que  nous  venons  de  décrire , et  dont  le  poil  lui  échauffait  la  peau , elle  avait 
encore  l’estomac  et  le  ventre  couverts  d’un  poil  clair  assez  long,  d’une  couleur  fauve  du 
côté  droit  et  un  peu  moins  foncée  du  côté  gauche,  et  son  dos  semblait  être  couvert 
d’une  tunique  de  peau  velue  qui  n’était  adhérente  au  corps  que  dans  quelques  endroits, 
et  qui  était  formée  par  un  grand  nombre  de  petites  loupes  ou  tubercules  très-voisins  les 
uns  des  autres,  lesquels  prenaient  sous  les  aisselles  et  lui  couvraient  toute  la  partie  du 
dos  jusque  sur  les  reins.  Ces  espèces  de  loupes  ou  excroissances  d’une  peau  qui  était 
pour  ainsi  dire  étrangère  au  corps  de  cet  enfant,  ne  lui  faisaient  aucune  douleur  lors 
même  qu’on  les  pinçait;  elles  étaient  de  formes  différentes,  toutes  couvertes  de  poil  sur 
un  cuir  grenu  et  ridé  dans  quelques  endroits.  11  partait  de  ces  rides  des  poils  bruns 
assez  clair-semés , et  les  intervalles  entre  chacune  des  excroissances  étaient  garnis  d’un 
poil  brun  plus  long  que  l’autre  ; enfin , le  bas  des  reins  et  le  haut  des  épaules  étaient 
surmontés  d’un  poil  de  plus  de  deux  pouces  de  longueur  : ces  deux  endroits  du  corps 
étaient  les  plus  remarquables  par  la  couleur  et  la  quantité  du  poil;  car  celui  du  haut 
des  fesses,  des  épaules  et  de  l’estomac  était  plus  court , et  ressemblait  à du  poil  de  veau 
fin  et  soyeux,  tandis  que  les  longs  poils  du  bas  des  reins  et  du  dessus  des  épaules  étaient 
rudes  et  fort  bruns  : l’intérieur  des  cuisses,  le  dessous  des  fesses  et  les  parties  natu- 
relles , étaient  absolument  sans  poil  et  d’une  chair  très-blanche,  très-délicate  et  très- 
fraîche.  Toutes  les  parties  du  corps  qui  n’étaient  pas  tachées  présentaient  de  même  une 
peau  très-fine  et  même  plus  belle  que  celle  des  autres  enfants.  Les  cheveux  étaient 
châtain  brun  et  fins.  Le  visage,  quoique  fort  taché,  ne  laissait  pas  de  paraître  agréable 
par  la  régularité  des  traits  et  par  la  blancheur  de  la  peau.  Ce  n’était  qu’avec  répugnance 
que  cet  enfant  se  laissait  habiller,  tous  les  vêtements  lui  étant  incommodes  par  la 
grande  chaleur  qu’ils  donnaient  à son  petit  corps  déjà  vêtu  par  la  nature  : aussi  n’était-il 
nullement,  sensible  au  froid. 

A l’occasion  du  portrait  et  de  la  description  de  cette  petite  fille,  des  personnes  dignes 
de  foi  m’ont  assuré  avoir  vu  à Bar  une  femme  qui,  depuis  les  clavicules  jusqu’aux  ge- 
noux, est  entièrement  couverte  d’un  poil  de  veau  fauve  et  touffu  : cette  femme  a aussi 
plusieurs  poils  semés  sur  le  visage,  mais  on  n’a  pu  m’en  donner  une  meilleure  descrip- 
tion. Nous  avons  vu  à Paris,  dans  l’année  1774,  un  Russe,  dont  le  front  et  tout  le  visage 
étaient  couverts  d’un  poil  noir  comme  sa  barbe  et  ses  cheveux.  J’ai  dit  qu’on  trouve  de 
ces  hommes  à face  velue  à Yeço  et  dans  quelques  autres  endroits  ; mais,  comme  ils  sont 
en  petit  nombre,  on  doit  présumer  que  ce  n’est  point  une  race  particulière  ou  variété 
constante,  et  que  ces  hommes  à face  velue  ne  sont,  comme  les  blafards,  que  des  indivi- 
u.  20 


306 


ADDITIONS 


dus  dont  la  peau  est  organisée  différemment  de  celle  des  autres  hommes;  car  le  poil  et 
la  couleur  peuvent  être  regardés  comme  des  qualités  accidentelles  produites  par  des 
circonstances  particulières,  que  d’autres  circonstances  particulières,  et  souvent  si  légères 
qu’on  ne  les  devine  pas,  peuvent  néanmoins  faire  varier  et  même  changer  du  tout  au  tout. 

Mais,  pour  en  revenir  aux  nègres,  l’on  sait  que  certaines  maladies  leur  donnent  com- 
munément une  couleur  jaune  ou  pâle  et  quelquefois  presque  blanche  : leurs  brûlures 
et  leurs  cicatrices  restent  même  assez  longtemps  blanches  ; les  marques  de  leur  petite 
vérole  sont  d’abord  jaunâtres,  et  elles  ne  deviennent  noires  comme  le  reste  de  la  peau  que 
beaucoup  de  temps  après.  Les  nègres  en  vieillissant  perdent  une  partie  de  leur  couleur 
noire,  ils  pâlissent  ou  jaunissent,  leur  tête  et  leur  barbe  grisonnent;  M.  Schreber  ® 
prétend  qu’on  a trouvé  parmi  eux  plusieurs  hommes  tachetés,  et  que  même  en  Afrique 
les  mulâtres  sont  quelquefois  marqués  de  blanc,  de  brun  et  de  jaune;  enfin  que,  parmi 
ceux  qui  sont  bruns,  on  en  voit  quelques-uns  qui,  sur  un  fond  de  cette  couleur,  sont  mar- 
qués de  taches  blanches  : ce  sont  là,  dit-il,  les  véritables  chacrelas  auxquels  la  couleur  a 
fait  donner  ce  nom  par  la  ressemblance  qu'ils  ont  avec  l’insecte  du  même  nom  ; il  ajoute 
qu’on  a vu  aussi  à Tobolsk  et  dans  d’autres  contrées  de  la  Sibérie  des  hommes  mar- 
quetés de  brun  et  dont  les  taches  étaient  d’une  peau  rude,  tandis  que  le  reste  de  la  peau, 
qui  était  blanche,  était  fine  et  très-douce.  Un  de  ces  hommes  de  Sibérie  avait  même  les 
cheveux  blancs  d’un  côté  de  la  tète  et  de  l’autre  côté  ils  étaient  noirs,  et  on  prétend 
qu’ils  sont  les  restes  d’une  nation  qui  portait  le  nom  de  Piegaga  ou  Piestra-Horcla,  la 
horde  bariolée  ou  tigrée. 

Nous  croyons  qu’on  peut  rapporter  ces  hommes  tachés  de  Sibérie  à l'exemple  que 
nous  venons  de  donner  de  la  petite  fille  à poil  de  chevreuil  ; et  nous  ajouterons  à celui 
des  nègres  qui  perdent  leur  couleur  un  fait  bien  certain,  et  qui  prouve  que  dans  de  cer- 
taines circonstances  la  couleur  des  nègres  peut  changer  du  noir  au  blanc. 

« La  nommée  Françoise  (négresse),  cuisinière  du  colonel  Barnet , née  en  Virginie, 

âgée  d’environ  quarante  ans,  d’une  très-bonne  santé,  d’une  constitution  forte  et 
« robuste,  a eu  originairement  la  peau  tout  aussi  noire  que  l’Africain  le  plus  brûlé; 
« mais,  dès  l’âge  de  quinze  ans  environ,  elle  s’est  aperçue  que  les  parties  de  sa  peau,  qui 
« avoisinent  les  ongles  et  les  doigts,  devenaient  blanches.  Peu  de  temps  après,  le  tour  de 
« sa  bouche  subit  le  même  changement , et  le  blanc  a depuis  continué  à s’étendre  peu  à 
« peu  sur  le  corps,  en  sorte  que  toutes  les  parties  de  sa  surface  se  sont  ressenties  plus  ou 
« moins  de  cette  altération  surprenante. 

« Dans  l’état  présent , sur  les  quatre  cinquièmes  environ  de  la  surface  de  son  corps, 
« la  peau  est  blanche , douce  et  transparente  comme  celle  d’une  belle  Européenne , et 
« laisse  voir  agréablement  les  ramifications  des  vaisseaux  sanguins  qui  sont  dessous.  Les 
« parties  qui  sont  restées  noires  perdent  journellement  leur  noirceur  ; en  sorte  qu’il  est 
« vraisemblable  qu’un  petit  nombre  d’années  amènera  un  changement  total. 

« Le  cou  et  le  dos,  le  long  des  vertèbres,  ont  plus  conservé  de  leur  ancienne  couleur 
« que  tout  le  reste,  et  semblent  encore,  par  quelques  taches,  rendre  témoignage  de  leur 
« état  primitif.  La  tête,  la  face,  la  poitrine,  le  ventre,  les  cuisses,  les  jambes  et  les  bras, 
« ont  presque  entièrement  acquis  la  couleur  blanche  ; les  parties  naturelles  et  les  aissel- 
« les  ne  sont  pas  d’une  couleur  uniforme,  et  la  peau  de  ces  parties  est  couverte  de  poil 
" blanc  {lame)  où  elle  est  blanche,  et  de  poil  noir  où  elle  est  noire. 

« Toutes  les  fois  qu’on  a excité  en  elle  des  passions,  telles  que  la  colère,  la  honte,  etc., 
« on  a vu  sur-le-champ  son  visage  et  sa  poitrine  s’enflammer  de  rougeur.  Pareillement 
« lorsque  ces  endroits  du  corps  ont  été  exposés  à l’action  du  feu , on  y a vu  paraître 
« quelques  marques  de  rousseur. 

a.  Histoire  naturelle  des  Quadrupèdes , par  M.  Schreber.  Erlang,  1775,  t.  I,  in-4®. 


A L’HISTOIRE  DE  L’HOMME. 


307 


« Cette  femme  n'a  jamais  été  dans  le  cas  de  se  plaindre  d’une  douleur  qui  ait  duré 
« vingt-quatre  heures  de  suite;  seulement  elle  a eu  une  couche  il  y a environ  dix-sept 
« ans.  Elle  ne  se  souvient  pas  que  ses  règles  aient  jamais  été  supprimées,  hors  le  temps 
» de  sa  grossesse.  Jamais  elle  n'a  été  sujette  à aucune  maladie  de  la  peau , et  n’a  usé 
« d’aucun  médicament  appliqué  à l’extérieur,  auquel  on  puisse  attribuer  ce  changement 
« de  couleur.  Comme  on  sait  que  par  la  brûlure  la  peau  des  nègres  devient  blanche,  et 
* que  cette  femme  est  tous  les  jours  occupée  aux  travaux  de  la  cuisine,  on  pourrait  peut- 
« être  supposer  que  ce  changement  de  couleur  aurait  été  l’effet  de  la  chaleur;  mais  il 
« n’y  a pas  moyen  de  se  prêter  à cette  supposition  dans  ce  cas-ci,  puisque  cette  femme 
« a toujours  été  bien  habillée,  et  que  le  changement  est  aussi  remarquable  dans  les 
« parties  qui  sont  à l’abri  de  l’action  du  feu,  que  dans  celles  qui  y sont  les  plus  expo- 
« sées. 

« La  peau,  considérée  comme  émonctoire,  paraît  remplir  toutes  ses  fonctions  aussi 
« parfaitement  qu’il  est  possible,  puisque  la  sueur  traverse  indifféremment  avec  la  plus 
« grande  liberté  les  parties  noires  et  les  parties  blanches  a.  » 

Mais  s’il  y a des  exemples  de  femmes  ou  d’hommes  noirs  devenus  blancs,  je  ne  sache 
pas  qu’il  y en  ait  d’hommes  blancs  devenus  noirs  ; la  couleur  la  plus  constante  dans 
l’espèce  humaine  est  donc  le  blanc,  que  le  froid  excessif  des  climats  du  pôle  change  en 
gris  obscur,  et  que  la  chaleur  trop  forte  de  quelques  endroits  de  la  zone  torride  change 
en  noir;  les  nuances  intermédiaires,  c’est-à-dire,  les  teintes  de  basané,  de  jaune,  de 
rouge,  d’olive  et  de  brun,  dépendent  des  différentes  températures  et  des  autres  circon- 
stances locales  de  chaque  contrée;  l’on  ne  peut  donc  attribuer  qu’à  ces  mêmes  causes  la 
différence  dans  la  couleur  des  yeux  et  des  cheveux,  sur  laquelle  néanmoins  il  y a beau* 
coup  plus  d’uniformité  que  dans  la  couleur  de  la  peau  : car  presque  tous  les  hommes 
de  l’Asie,  de  l’Afrique  et  de  l’Amérique,  ont  les  cheveux  noirs  ou  bruns;  et  parmi  les 
Européens,  il  y a peut-être  encore  beaucoup  plus  de  bruns  que  de  blouds,  lesquels  sont 
aussi  presque  les  seuls  qui  aient  les  yeux  bleus  *. 

Sur  les  Monstres. 

À ces  variétés,  tant  spécifiques  qu’individuelles,  dans  l’espèce  humaine,  on  pourrait 
ajouter  les  monstruosités , mais  nous  ne  traitons  que  des  faits  ordinaires  de  la  nature 
et  non  des  accidents  ; néanmoins  nous  devons  dire  qu’on  peut  réduire  à trois  classes 
tous  les  monstres  possibles  : la  première  estceiie  des  monstres  par  excès,  la  seconde  des 

a.  Extrait  d’une  lettre  de  Mre  Jacques  Bâte  à M.  Alexandre  Williamson , en  date  du  26  juin 
1760.  Journal  étranger , mois  d’août  1760. 

1.  En  résumant  les  idées  de  Buffon  sur  Yhomme,  on  voit  qu’il  compte  quatre  races  prin- 
cipales dans  une  espèce  unique:  la  race  blanche,  la  noire,  la  jaune  et  la  rouge,  ou,  en 
d’autres  termes,  l 'européenne,  Y africaine  l’ asiatique , et  l’ américaine.  « L’homme,  dira-t-il 
« plus  loin  ( Histoire  du  lion),  blanc  en  Europe,  noir  en  Afrique,  jaune  en  Asie,  et  rouge  en 
« Amérique , n’est  que  le  même  homme  teint  de  la  couleur  du  climat.  » 

Après  Bufl’on,  sont  venus  Camper,  Blumenbach  , Cuvier. 

Aux  caractères  indiqués  par  Buffon,  Camper  a joint  le  caractère  tiré  de  la  forme  des  crânes. 
Blumenbach  a profondément  étudié  ce  dernier  et  essentiel  caractère.  Cuvier  semble  nous  ouvrir 
la  roule  qui  nous  permettra  de  suivre  les  rameaux  distincts  de  chaque  grande  race. 

1 Blumenbach  compte  cinq  races  : la  caucasique  ou  blanche , la  mongolique  ou  jaune,  Yéthio- 
pique  ou  noire , Y américaine  ou  rouge , et  la  malaie. 

Camper  et  Cuvier  n’en  comptent  que  trois  : celle  d’Europe , celle  d 'Asie  et  celle  d’Afrique. 

Cette  dernière  opinion  sur  le  nombre  des  races  humaines  est  la  mieux  fondée.  ( Voyez  mon 
Histoire  des  travaux  et  des  idées  de  Buffon  et  mon  Éloge  historique  de  Blumenbach.) 


308 


ADDITIONS 


monstres  par  défaut,  et  la  troisième  de  ceux  qui  le  sont  par  le  renversement  ou  la  fausse 
position  des  parties.  Dans  le  grand  nombre  d’exemples  qu’on  a recueillis  des  différents 
monstres  de  l’espèce  humaine,  nous  n’en  citerons  ici  qu’un  seul  de  chacune  de  ces  trois 
classes. 

Dans  la  première,  qui  comprend  tous  les  monstres  par  excès,  il  n’y  en  a pas  de  plus 
frappants  que  ceux  qui  ont  un  double  corps  et  forment  deux  personnes.  Le  26  octobre 
1701,  il  est  né  à Tzoni  en  Hongrie  deux  filles  qui  tenaient  ensemble  par  les  reins; 
elles  ont  vécu  vingt-un  ans  ; à l’âge  de  sept  ans,  on  les  amena  en  Hollande,  en  Angle- 
terre, en  France,  en  Italie,  en  Russie  et  presque  dans  toute  l’Europe  : âgées  de  neuf 
ans  , un  bon  prêtre  les  acheta  pour  les  mettre  au  couvent  à Pétersbourg,  où  elles 
sont  restées  jusqu’à  l’âge  de  vingt-un  ans,  c’est-à-dire,  jusqu’à  leur  mort  qui  arriva  le 
23  février  1723.  M.  Justus-Joannes  Tortos,  docteur  en  médecine,  a donné  à la  Société 
royale  de  Londres,  le  3 juillet  1757,  une  histoire  détaillée  de  ces  jumelles,  qu’il  avait 
trouvée  dans  les  papiers  de  son  beau-père,  Cari.  Rayger,  qui  était  le  chirurgien  ordi- 
naire du  couvent  où  elles  étaient. 

L’une  de  ces  jumelles  se  nommait  Hélène,  et  l’autre  Judith.  Dans  l’accouchement 
Hélène  parut  d’abord  jusqu’au  nombril,  et  trois  heures  après  on  tira  les  jambes,  et  avec 
elle  parut  Judith.  Hélène  devint  grande  et  était  fort  droite,  Judith  fut  plus  petite  et  un 
peu  bossue  ; elles  étaient  attachées  par  les  reins,  et  pour  se  voir  elles  ne  pouvaient  tour- 
ner que  la  tête.  11  n’y  avait  qu’un  anus  commun  : à les  voir  chacune  par-devant  lors- 
qu’elles étaient  arrêtées,  on  ne  voyait  rien  de  différent  des  autres  femmes.  Comme 
l’anus  était  commun,  il  n’y  avait  qu’un  même  besoin  pour  aller  à la  selle  ; mais  pour  le 
passage  des  urines,  cela  était  différent;  chacune  avait  ses  besoins,  ce  qui  leur  occasion- 
nait de  fréquentes  querelles,  parce  que  quand  le  besoin  prenait  à la  plus  faible,  et  que 
l’autre  ne  voulait  pas  s’arrêter,  celle-ci  l’emportait  malgré  elle;  pour  tout  le  reste  elles 
s’accordaient,  car  elles  paraissaient  s’aimer  tendrement.  A six  ans,  Judith  devint  per- 
cluse du  côté  gauche,  et  quoique  par  la  suite  elle  parût  guérie,  il  lui  resta  toujours  une 
impression  de  ce  mal,  et  l’esprit  lourd  etfaible.  Au  contraire,  Hélène  était  belle  et  gaie, 
elle  avait  de  l’intelligence  et  même  de  l’esprit.  Elles  ont  eu  en  même  temps  la  petite 
vérole  et  la  rougeole  ; mais  toutes  leurs  autres  maladies  ou  indispositions  leur  arrivaient 
séparément,  car  Judith  était  sujette  à une  toux  et  à la  fièvre,  au  lieu  que  Hélène  était 
d’une  bonne  santé;  à seize  ans  leurs  règles  parurent  presque  en  même  temps,  et  ont 
toujours  continué  de  paraître  séparément  à chacune.  Comme  elles  approchaient  de  vingt- 
deux  ans,  Judith  prit  la  fièvre,  tomba  en  léthargie  et  mourut  le  23 février;  la  pauvre 
Hélène  fut  obligée  de  suivre  son  sort  ; trois  minutes  avant  la  mort  de  Judith,  elle  tomba 
en  agonie  et  mourut  presque  en  même  temps.  En  les  disséquant  on  a trouvé  qu’elles 
avaient  chacune  leurs  entrailles  bien  entières,  et  même  que  chacune  avait  un  conduit 
séparé  pour  les  excréments,  lequel  néanmoins  aboutissait  au  même  anus  «. 

Les  monstres  par  défaut  sont  moins  communs  que  les  monstres  par  excès;  nous  ne 
pouvons  guère  en  donner  un  exemple  plus  remarquable  que  celui  de  l’enfant  que  nous 
avons  fait  représenter  d’après  une  tête  en  cire  qui  a été  faite  par  MUe  Biheron,  dont 
on  connaît  le  grand  talent  pour  le  dessin  et  la  représentation  des  sujets  anatomiques. 
Cette  tète  appartient  à M.  Dubourg,  habile  naturaliste  et  médecin  de  la  Faculté  de 
Paris;  elle  a été  modelée  d’après  un  enfant  femelle  qui  est  venu  au  monde  vivant  au 
mois  d’octobre  1766,  mais  qui  n’a  vécu  que  quelques  heures.  Je  n’en  donnerai  pas  la 
description  détaillée,  parce  qu’elle  a été  insérée  dans  les  journaux  de  ce  temps,  et  parti- 
culièrement dans  le  Mercure  de  France. 

Enfin,  dans  la  troisième  classe,  qui  contient  les  monstres  par  renversement  ou 

u Linn.,  Sys.  nat.,  édition  allemande,  1. 1, 


V 


Êd, . Jerotto  c Sc 


A L’HISTOIRE  DE  L’HOMME. 


309 


fausse  position  des  parties , les  exemples  sont  encore  plus  rares , parce  que  cette  espèce 
de  monstruosité  étant  intérieure  ne  se  découvre  que  dans  les  cadavres  qu’on  ouvre. 

« M.  Méry  fit  en  1688,  dans  l’Hôtel  royal  des  Invalides,  l'ouverture  du  cadavre  d’un 
« soldat  qui  était  âgé  de  soixante-douze  ans , et  il  y trouva  généralement  toutes  les 
<■  parties  internes  de  la  poitrine  et  du  bas -ventre  situées  à contre  - sens;  celles  qui 
« dans  l’ordre  commun  de  la  nature  occupent  le  côté  droit , étant  situées  au  côté  gau- 
« che,  et  celles  du  côté  gauche,  Tétant  au  droit;  le  cœur  était  transversalement  dans 
« la  poitrine;  sa  base,  tournée  du  côté  gauche,  occupait  justement  le  milieu,  tout  son 

« corps  et  sa  pointe  s’avançant  dans  le  côté  droit La  grande  oreillette  et  la  veine- 

« cave  étaient  placées  à la  gauche  et  occupaient  aussi  le  même  côté  dans  le  bas-ventre 
« jusqu’à  l’os  sacrum.....  Le  poumon  droit  n’était  divisé  qu’en  deux  lobes , et  le  gauche 
« en  trois. 

« Le  foie  était  placé  au  côté  gauche  de  l’estomac , son  grand  lobe  occupant  entière- 

« ment  Thypocondre  de  ce  côté-là La  rate  était  placée  dans  Thypocondre  droit , et 

« le  pancréas  se  portait  transversalement  de  droite  à gauche  au  duodénum  a.  » 

M.  Winslow  cite  deux  autres  exemples  d’une  pareille  transposition  de  viscères  : la 
première  observée  en  1650,  et  rapportée  par  Riolan  & ; la  seconde  observée  en  1657  sur 
le  cadavre  du  sieur  Audran , commissaire  du  régiment  des  Gardes  à Paris  » . Ces  ren- 
versements ou  transpositions  sont  peut-être  plus  fréquents  qu’on  ne  l’imagine  ; mais 
comme  ils  sont  intérieurs,  on  ne  peut  les  remarquer  que  par  hasard;  je  pense  néan- 
moins qu’il  en  existe  quelque  indication  au  dehors  : par  exemple,  les  hommes  qui  natu- 
rellement se  servent  de  la  main  gauche  de  préférence  à la  main  droite  pourraient  bien 
avoir  les  viscères  renversés  ’,  ou  du  moins  le  poumon  gauche  plus  grand  et  composé  de 
plus  de  lobes  que  le  poumon  droit  ; car  c’est  l’étendue  plus  grande  et  la  supériorité  de 
force  dans  le  poumon  droit2  qui  est  la  cause  de  ce  que  nous  nous  servons  de  la  main, 
du  bras  ou  de  la  jambe  droite  de  préférence  à la  main  ou  à la  jambe  gauche. 

Nous  finirons  par  observer  que  quelques  anatomistes , préoccupés  du  système  des 
germes  préexistants , ont  cru  de  bonne  foi  qu’il  y avait  aussi  des  germes  monstrueux 
préexistants  comme  les  autres  germes,  et  que  Dieu  avait  créé  ces  germes  monstrueux 
dès  le  commencement5;  mais  n’est-ce  pas  ajouter  une  absurdité  ridicule  et  indigne  du 
Créateur  à un  système  mal  conçu,  que  nous  avons  assez  réfuté  (volume  Ier, p.  617) , et 
qui  ne  peut  être  adopté  ni  soutenu  dès  qu’on  prend  la  peine  de  l’examiner4  ? 

a.  Mémoires  de  l’Académie  des  Sciences , année  1733,  p.  374  et  37b. 

b.  Disquisilio  de  transpositions  partium  naturalium  et  vitalium  in  corpore  humano. 

c.  Journal  de  dom  Pierre  de  Saint-Romual.  Paris,  1661 . 

1.  Idée  puérile , et  qui  n’a  pas  besoin  d’être  réfutée. 

2.  Idée  un  peu  moins  puérile,  mais  qui  n’est  pas  mieux  fondée. 

3.  C’était  l’opinion  du  grand  anatomiste  Winslow.  Il  soutint,  pendant  dix  ans,  les  germes 
monstrueux  préexistants  contre  Lémery  qui  ne  voulut  jamais,  et  avec  raison,  admettre  de 
monstres  que  par  des  causes  accidentelles  et  mécaniques. 

4.  Voyez,  sur  les  théories  nouvelles  relatives  à la  formation  des  monstres , mon  Éloge  hista<= 
rique  de  Geoffroy-Saint-Iiilaire, 


Résumé  des  principales  idées  de  Camper,  de  Blumenbach  et  de  Cuvier  sur  THomme. 

I.  De  Camper  et  de  la  ligne  faciale.  — Camper  est  le  premier,  je  l’ai  déjà  dit  (voyez  la  note 
de  la  p.  307)  . qui  ait  remarqué  les  différences  physiques  qui  se  trouvent  entre  les  têtes  des 
hommes. 

En  dessinant,  à côté  les  unes  des  autres,  des  tètes  d’homme  blanc,  d’homme  noir,  d’orang-. 


310 


ADDITIONS  A L’HISTOIRE  DE  L’HOMME. 


outang,  etc.,  il  vit  qu’une  ligne,  menée  du  front  à la  mâchoire  supérieure,  et  tombant  sur  les 
dents  incisives,  s’inclinait  de  plus  en  plus  (en  arrière  par  le  haut,  en  avant  parle  bas),  à 
mesure  qu’il  passait  de  l’homme  blanc  à l’homme  noir,  et  de  l’homme  noir  à la  brute. 

Cette  ligne,  menée  du  front  à la  mâchoire  supérieure,  est  la  ligne  faciale  : moyen  très-ingé- 
nieux , mais  très-incomplet , de  mesurer  les  crânes , et  dont  Camper  exagéra  beaucoup  l’im- 
portance. 

« La  ligne  faciale , dit  très-bien  Blumenbach , convient  seulement  pour  les  races  que  carac- 
« térise  la  direction  des  mâchoires , et  ne  peut  s’admettre  quand  la  largeur  de  la  face  forme  le 
« caractère  distinctif.  » 

II.  De  Blumenbach  et  de  l’étude  complète  du  crâne.  — En  tirant  parti  de  tous  les  caractères  que 
peut  fournir  la  forme  des  tètes  osseuses , Blumenbach  a établi,  comme  nous  l’avons  vu  ( note  de 
la  p.  307  ),  cinq  races  : la  caucasique,  qui  se  distingue  par  la  beauté  de  l’ovale  que  forme  sa  tète* 
la  mongolique,  par  ses  pommettes  saillantes  et  son  visage  plat;  Yéthiopique,  par  sa  tète  étroite  et 
son  nez  écrasé.  Blumenbach  n’a  pu  trouver  pour  ses  deux  autres  races  ( qui,  selon  moi,  ne 
sont  que  des  sous-races) , l’américaine  et  la  malaie , des  caractères  aussi  précis.  (Voyez  mon 
Éloge  historique  de  Blumenbach.  ) 

III.  De  Cuvier  et  de  la  filiation  des  rameaux  distincts  de  chaque  race.  — Cuvier  est,  de  tous 
les  hommes  de  nos  jours,  celui  qui  avait  le  plus  médité  sur  la  dernière  révolution  du  globe. 
Il  voit  le  genre  humain,  au  sortir  de  l’inondation  immense  qui  marqua  cette  catastrophe,  se 
répandre  en  rayonnant  de  trois  points  culminants,  le  Caucase,  les  monts  Altaï  et  VA  tlas  : 

1°  Le  Caucase,  d’où  a rayonné  la  race  caucasique , en  donnant  ses  trois  grands  rameaux  : 
le  rameau  araméen,  le  rameau  indien,  germain  et  pélasgique,  le  rameau  scythe,  et  toutes  leurs 
subdivisions; 

2°  Les  monts  Altaï,  d’où  a rayonné  la  race  mongolique , avec  ses  divers  rameaux  : les  Cal- 
moucks,  les  Kalkas , les  Chinois , les  Japonais , les  Mant  choux , etc.; 

3°  L’Atlas,  d’où  a rayonné  la  race  nègre  ou  éthiopique , avec  ses  différentes  peuplades,  tou- 
jours restées  barbares.  ( Voyez  Règne  animal , t.  I,  p.  80.) 





— 


HISTOIRE  NATURELLE 

DES  ANIMAUX. 

— —ceo- 


DISCOURS 

SUR  LA  NATURE  DES  ANIMAUX  l. 

Comme  ce  n’est  qu’en  comparant  que  nous  pouvons  juger,  que  nos  con- 
naissances roulent  même  entièrement  sur  les  rapports  que  les  choses  ont 
avec  celles  qui  leur  ressemblent  ou  qui  en  diffèrent,  et  que,  s’il  n’existait 
point  d’animaux,  la  nature  de  l’homme  serait  encore  plus  incompréhen- 
sible, après  avoir  considéré  l’homme  en  lui-même,  ne  devons-nous  pas  nous 
servir  de  cette  voie  de  comparaison?  Ne  faut-il  pas  examiner  la  nature  des 
animaux,  comparer  leur  organisation,  étudier  l’économie  animale  en  géné- 
ral, afin  d’en  faire  des  applications  particulières,  d’en  saisir  les  ressem- 
blances , rapprocher  les  différences,  et  de  la  réunion  de  ces  combinaisons 
tirer  assez  de  lumières  pour  distinguer  nettement  les  principaux  effets  de 
la  mécanique  vivante , et  nous  conduire  à la  science  importante  dont 
l’homme  même  est  l’objet? 

Commençons  par  simplifier  les  choses,  resserrons  l’étendue  de  notre  sujet, 
qui  d’abord  paraît  immense,  et  tâchons  de  le  réduire  à ses  justes  limites.  Les 
propriétés  qui  appartiennent  à l’animal,  parce  qu’elles  appartiennent  à toute 
matière,  ne  doivent  point  être  ici  considérées,  du  moins  d’une  manière  abso- 
lue. Le  corps  de  l’animal  est  étendu,  pesant,  impénétrable,  figuré,  capable 
d’être  mis  en  mouvement,  ou  contraint  de  demeurer  en  repos  par  l’action 
ou  par  la  résistance  des  corps  étrangers;  toutes  ces  propriétés,  qui  lui 
sont  communes  avec  le  reste  de  la  matière,  ne  sont  pas  celles  qui  caracté- 
risent la  nature  des  animaux,  et  ne  doivent  être  employées  que  d’une 
manière  relative,  en  comparant,  par  exemple,  la  grandeur,  le  poids,  la 
figure,  etc.,  d’un  animal,  avec  la  grandeur,  le  poids,  la  figure,  etc.,  d’un 
autre  animal. 

De  même  nous  devons  séparer,  de  la  nature  particulière  des  animaux,  les 
facultés  qui  sont  communes  à l’animal  et  au  végétal  : tous  deux  se  nourris- 

1.  Ce  Discours  sur  la  nature  des  animaux  ouvre  le  IV»  volume  de  l’édition  in- 4»  de  l’Impri- 
merie royale,  volume  publié  eu  1753. 


312 


DISCOURS  SUR  LA  NATURE  DES  ANIMAUX. 


sent,  se  développent  et  se  reproduisent;  nous  ne  devons  donc  pas  com- 
prendre dans  l’économie  animale  proprement  dite  ces  facultés  qui  appar- 
tiennent aussi  au  végétal,  et  c’est  par  cette  raison  que  nous  avons  traité  de 
la  nutrition,  du  développement,  de  la  reproduction,  et  même  de  la  généra- 
tion des  animaux,  avant  que  d’avoir  traité  de  ce  qui  appartient  en  propre  à 
l’animal,  ou  plutôt  de  ce  qui  n’appartient  qu’à  lui. 

Ensuite,  comme  on  comprend  dans  la  classe  des  animaux  plusieurs  êtres 
animés  dont  l’organisation  est  très-différente  de  la  nôtre  et  de  celle  des  ani- 
maux dont  le  corps  est  à peu  près  composé  comme  le  nôtre,  nous  devons 
éloigner  de  nos  considérations  cette  espèce  de  nature  animale  particulière,  et 
ne  nous  attacher  qu’à  celle  des  animaux  qui  nous  ressemblent  le  plus1: 
l’économie  animale  d’une  huître 2,  par  exemple,  ne  doit  pas  faire  partie  de 
celle  dont  nous  avons  à traiter. 

Mais  comme  l'homme  n’est  pas  un  simple  animal , comme  sa  nature  est 
supérieure  à celle  des  animaux,  nous  devons  nous  attacher  à démontrer  la 
cause  de  cette  supériorité,  et  établir,  par  des  preuves  claires  et  solides,  le 
degré  précis  de  cette  infériorité  de  la  nature  des  animaux,  afin  de  distinguer 
ce  qui  n’appartient  qu’à  l’homme  de  ce  qui  lui  appartient  en  commun  avec 
l’animal. 

Pour  mieux  voir  notre  objet,  nous  venons  de  le  circonscrire,  nous  en 
avons  retranché  toutes  les  extrémités  excédantes,  et  nous  n’avons  conservé 
que  les  parties  nécessaires.  Divisons-le  maintenant  pour  le  considérer  avec 
toute  l’attention  qu’il  exige , mais  divisons-le  par  grandes  masses  : avant 
d’examiner  en  détail  les  parties  de  la  machine  animale  et  les  fonctions  de 
chacune  de  ces  parties,  voyons  en  général  le  résultat  de  cette  mécanique , 
et  sans  vouloir  d’abord  raisonner  sur  les  causes , bornons-nous  à constater 
les  effets. 

L’animal  a deux  manières  d’être,  l’état  de  mouvement  et  l’état  de  repos, 
la  veille  et  le  sommeil,  qui  se  succèdent  alternativement  pendant  toute  la 
vie  : dans  le  premier  état,  tous  les  ressorts  de  la  machine  animale  sont  en 
action;  dans  le  second,  il  n’y  en  a qu’une  partie,  et  cette  partie,  qui  est  en 
action  pendant  le  sommeil,  est  aussi  en  action  pendant  la  veille.  Cette  partie 
est  donc  d’une  nécessité  absolue,  puisque  l’animal  ne  peut  exister  d’aucune 
façon  sans  elle;  cette  partie  est  indépendante  de  l’autre,  puisqu’elle  agit 
seule;  l’autre,  au  contraire,  dépend  de  celle-ci,  puisqu’elle  ne  peut  seule 
exercer  son  action  : l’une  est  la  partie  fondamentale  de  l’économie  animale, 

1.  On  voit  combien , en  tout  genre , les  premières  vues  ( même  les  premières  vues  d’un  grand 
génie)  sont  bornées.  Buffon  ne  concevait  encore  l 'économie  animale  que  dans  l'homme  et  dans 
les  animaux  voisins  de  l’homme.  L’anatomie  générale  , Yanatomie  comparée,  était  à naître. 

2.  Ce  mot  de  Buffon  sur  Vhuîire  ( qui  ne  doit  pas  faire  partie  de  l’économie  animale  dont 

il  traite)  justifie  bien  ce  que  j’ai  dit,  dans  YÉloge  de  Cuvier , des  animaux  à sang  blanc,  avant 
Cuvier  si  peu  étudiés  : « Les  animaux  à sang  blanc  formaient  en  quelque  sorte  un  règne 
« animal  nouveau , à peu  près  inconnu  aux  naturalistes » 


DISCOURS  SUR  LA  NATURE  DES  ANIMAUX. 


313 


puisqu’elle  agit  continuellement  et  sans  interruption  ; l’autre  est  une  partie 
moins  essentielle,  puisqu’elle  n’a  d’exercice  que  par  intervalles  et  d’une 
manière  alternative 

Cette  première  division  de  l’économie  animale  me  paraît  naturelle,  géné- 
rale et  bien  fondée;  l’animal  qui  dort  ou  qui  est  en  repos  est  une  machine 
moins  compliquée  et  plus  aisée  à considérer  que  l’animal  qui  veille  ou  qui 
est  en  mouvement.  Cette  différence  est  essentielle,  et  n’est  pas  un  simple 
changement  d’état,  comme  dans  un  corps  inanimé  qui  peut  également  et 
indifféremment  être  en  repos  ou  en  mouvement;  car  un  corps  inanimé,  qui 
est  dans  l’un  ou  l’autre  de  ces  états,  restera  perpétuellement  dans  cet  état,  à 
moins  que  des  forces  ou  des  résistances  étrangères  ne  le  contraignent  à en 
changer;  mais  c’est  par  s^s  propres  forces  que  l’animal  change  d’état;  il 
passe  du  repos  à l’action,  et  de  l’action  au  repos,  naturellement  et  sans  con- 
trainte : le  moment  de  Y éveil  revient  aussi  nécessairement  que  celui  du  som- 
meil, et  tous  deux  arriveraient  indépendamment  des  causes  étrangères, 
puisque  l’animal  ne  peut  exister  que  pendant  un  certain  temps  dans  l’un  ou 
dans  l’autre  état,  et  que  la  continuité  non  interrompue  de  la  veille  ou  du 
sommeil,  de  l’action  ou  du  repos,  amènerait  également  la  cessation  de  la 
continuité  du  mouvement  vital. 

Nous  pouvons  donc  distinguer  dans  l’économie  animale  deux  parties1 2, 
dont  la  première  agit  perpétuellement  sans  aucune  interruption , et  la 
seconde  n’agit  que  par  intervalles.  L’action  du  cœur  et  des  poumons  dans 
l’animal  qui  respire,  l’action  du  cœur  dans  le  fœtus,  paraissent  être  cette 
première  partie  de  l’économie  animale  : l’action  des  sens  et  le  mouvement 
du  corps  et  des  membres  semblent  constituer  la  seconde. 

Si  nous  imaginions  donc  des  êtres  auxquels  la  nature  n’eût  accordé  que 
cette  première  partie  de  l’économie  animale,  ces  êtres,  qui  seraient  nécessai- 
rement privés  de  sens  et  de  mouvement  progressif,  ne  laisseraient  pas  d’être 
des  êtres  animés,  qui  ne  différeraient  en  rien  des  animaux  qui  dorment.  Une 
huître,  un  zoophyte 3,  qui  ne  paraît  avoir  ni  mouvement  extérieur  sensible, 
ni  sens  externe,  est  un  être  formé  pour  dormir  toujours;  un  végétal  n’est 
dans  ce  sens  qu’un  animal  qui  dort,  et  en  général  les  fonctions  de  tout  être 


1.  On  voit  ici  le  premier  germe  de  la  grande  division  , établie  plus  tard  par  Bichat,  entre  la 
vie  organique  (la  vie  de  nutrition,  de  conservation,  de  reproduction ) et  la  vie  animale  (la 
vie  de  la  sensibilité , de  l 'instinct,  de  la  pensée,  du  mouvement  ).  (Voyez  Bichat  : Rech.  physi. 
sur  la  vie  et  la  mort.) 

2.  On  ne  pouvait  mieux  distinguer  les  deux  parties , ou , plus  exactement , mieux  marquer 
les  organes  propres  de  chacune  des  deux  vies  : dans  la  vie  organique,  le  cœur,  le  poumon,  etc.  ; 
dans  la  vie  animale  , X action  des  sens  et  le  mouvement  des  membres. 

3.  Une  huître  n’est  pas , dans  le  langage  précis  de  nos  jours , un  zoophyte.  Le  polype  est  un 
zoophyte.  L’huître  est  un  animal  d’une  structure  beaucoup  plus  compliquée  : c’est  un  mol- 
lusque. Une  huitre , un  zoophyte  ont  un  mouvement  extérieur,  très -sensible  : le  polype , par 
exemple , meut  ses  tentacules,  ses  bras,  il  se  meut  lui-mème  , etc.  ; l 'huître  ouvre  et  ferme  ses 
valves,  sa  fibre  musculaire  est  très -contractile  , etc. , etc. 


314 


DISCOURS  SUR  LA  NATURE  DES  ANIMAUX. 


organisé  qui  n’aurait  ni  mouvement , ni  sens,  pourraient  être  comparées 
aux  fonctions  d’un  animal  qui  serait  par  sa  nature  contraint  à dormir  per- 
pétuellement. 

Dans  l’animal,  l’état  de  sommeil  n’est  donc  pas  un  état  accidentel,  occa- 
sionné par  le  plus  ou  moins  grand  exercice  de  ses  fonctions  pendant  la  veille; 
cet  état  est  au  contraire  une  manière  d’être  essentielle,  et  qui  sert  de  base  à 
l’économie  animale.  C’est  par  le  sommeil  que  commence  notre  existence;  le 
fœtus  dort  presque  continuellement,  et  l’enfant  dort  beaucoup  plus  qu’il  ne 
veille. 

Le  sommeil,  qui  parait  être  un  état  purement  passif,  une  espèce  de  mort, 
est  donc  au  contraire  le  premier  état  de  l’animal  vivant  et  le  fondement  de 
la  vie;  ce  n’est  point  une  privation,  un  anéantissement,  c’est  une  manière 
d’être , une  façon  d’exister  tout  aussi  réelle  et  plus  générale  qu’aucune 
autre;  nous  existons  de  cette  façon  avant  d’exister  autrement  : tous  les  êtres 
organisés  qui  n’ont  point  de  sens  n’existent  que  de  cette  façon,  aucun 
n’existe  dans  un  état  de  mouvement  continuel , et  l’existence  de  tous  parti- 
cipe plus  ou  moins  à cet  état  de  repos. 

Si  nous  réduisons  l’animal  même  le  plus  parfait  à cette  partie  qui  agit 
seule  et  continuellement,  il  ne  nous  paraîtra  pas  différent  de  ces  êtres  aux- 
quels nous  avons  peine  à accorder  le  nom  d’animal;  il  nous  paraîtra,  quant 
aux  fonctions  extérieures,  presque  semblable  au  végétal;  car  quoique  l’or- 
ganisation intérieure  soit  différente  dans  l’animal  et  dans  le  végétal,  l’un  et 
l’autre  ne  nous  offriront  plus  que  les  mêmes  résultats  : ils  se  nourriront,  ils 
croîtront,  ils  se  développeront,  ils  auront  les  principes  d’un  mouvement 
interne,  ils  posséderont  une  vie  végétale;  mais  ils  seront  également  privés 
de  mouvement  progressif,  d’action,  de  sentiment,  et  ils  n’auront  aucun  signe 
extérieur,  aucun  caractère  apparent  de  vie  animale.  Mais  revêtons  cette  par- 
tie intérieure  d’une  enveloppe  convenable , c’est-à-dire , donnons-lui  des 
sens  et  des  membres,  bientôt  la  vie  animale  se  manifestera  ; et  plus  l’enve- 
loppe contiendra  de  sens,  de  membres  et  d’autres  parties  extérieures,  plus  la 
vie  animale  nous  paraîtra  complète,  et  plus  l’animal  sera  parfait.  C’est  donc 
par  cette  enveloppe  que  les  animaux  diffèrent  entre  eux:  la  partie  intérieure 
qui  fait  le  fondement  de  l’économie  animale  appartient  à tous  les  animaux 
sans  aucune  exception  , et  elle  est  à peu  près  la  même,  pour  la  forme,  dans 
l’homme  et  dans  les  animaux  qui  ont  de  la  chair  et  du  sang;  mais  l’enve- 
loppe extérieure  est  très-différente , et  c’est  aux  extrémités  de  cette  enve- 
loppe que  sont  les  plus  grandes  différences. 

Comparons,  pour  nous  faire  mieux  entendre,  le  corps  de  l’homme  avec 
celui  d’un  animal,  par  exemple,  avec  le  corps  du  cheval,  du  bœuf,  du 
cochon,  etc.  : la  partie  intérieure  qui  agit  continuellement,  c’est-à-dire  le 
cœur  et  les  poumons,  ou  plus  généralement  les  organes  de  la  circulation  et 
de  la  respiration,  sont  à peu  près  les  mêmes  dans  l’homme  et  dans  l’animal  ; 


DISCOURS  SUR  LA  NATURE  DES  ANIMAUX. 


315 


mais  la  partie  extérieure,  l’enveloppe,  est  fort  différente.  La  charpente  du 
corps  de  l'animal,  quoique  composée  de  parties  similaires  à celles  du  corps 
humain,  varie  prodigieusement  pour  le  nombre,  la  grandeur  et  la  position; 
les  os  y sont  plus  ou  moins  allongés,  plus  ou  moins  accourcis,  plus  ou  moins 
arrondis,  plus  ou  moins  aplatis;  etc.,  leurs  extrémités  sont  plus  ou  moins 
élevées,  plus  ou  moins  cavées  : plusieurs  sont  soudés  ensemble  ; il  y en  a 
même  quelques-uns  qui  manquent  absolument,  comme  les  clavicules;  il  y 
en  a d’autres  qui  sont  en  plus  grand  nombre,  comme  les  cornets  du  nez,  les 
vertèbres,  les  côtes,  etc.,  d’autres  qui  sont  en  plus  petit  nombre,  comme  les 
os  du  carpe,  du  métacarpe,  du  tarse,  du  métatarse,  les  phalanges,  etc.,  ce 
qui  produit  des  différences  très-considérables  dans  la  forme  du  corps  de  ces 
animaux,  relativement  à la  forme  du  corps  de  l’homme. 

De  plus,  si  nous  y faisons  attention,  nous  verrons  que  les  plus  grandes 
différences  sont  aux  extrémités,  et  que  c’est  par  ces  extrémités  que  le  corps 
de  l’homme  diffère  le  plus  du  corps  de  l’animal  ; car  divisons  le  corps 
en  trois  parties  principales,  le  tronc,  la  tête  et  les  membres  : la  tête  et 
les  membres,  qui  sont  les  extrémités  du  corps,  sont  ce  qu’il  y a de  plus  dif- 
férent dans  l’homme  et  dans  l’animal.  Ensuite,  en  considérant  les  extrémi- 
tés de  chacune  de  ces  trois  parties  principales,  nous  reconnaîtrons  que  la 
plus  grande  différence  dans  la  partie  du  tronc  se  trouve  à l’extrémité  supé- 
rieure et  inférieure  de  cette  partie,  puisque  dans  le  corps  de  l’homme  il  y a 
des  clavicules  en  haut,  au  lieu  que  ces  parties  manquent  dans  la  plupart  des 
animaux  : nous  trouverons  pareillement  à l’extrémité  inférieure  du  tronc 
un  certain  nombre  de  vertèbres  extérieures  qui  forment  une  queue  à l’ani- 
mal; et  ces  vertèbres  extérieures  manquent  à celte  extrémité  inférieure  du 
corps  de  l’homme.  De  même  l’extrémité  inférieure  de  la  tête,  les  mâchoires, 
et  l’extrémité  supérieure  de  la  tête,  les  os  du  front,  diffèrent  prodigieuse- 
ment dans  l’homme  et  dans  l’animal;  les  mâchoires  dans  la  plupart  des  ani- 
maux sont  fort  allongées,  et  les  os  frontaux  sont  au  contraire  fort  raccourcis. 
Enfin,  en  comparant  les  membres  de  l’animal  avec  ceux  de  l’homme,  nous 
reconnaîtrons  encore  aisément  que  c’est  par  leurs  extrémités  qu’ils  diffèrent 
le  plus  *,  rien  ne  se  ressemblant  moins  au  premier  coup  d’œil  que  la  main 
humaine  et  le  pied  d’un  cheval  ou  d’un  bœuf. 

En  prenant  donc  le  cœur  pour  centre  dans  la  machine  animale,  je  vois  que 
l’homme  ressemble  parfaitement  aux  animaux  par  l’économie  de  cette  par- 
tie et  des  autres  qui  en  sont  voisines;  mais  plus  on  s’éloigne  de  ce  centre, 
plus  les  différences  deviennent  considérables,  et  c’est  aux  extrémités  où1 2 
elles  sont  le  plus  grandes;  et  lorsque  dans  ce  centre  même  il  se  trouve 


1.  Tout  cela  est  très-juste.  Ce  sont  les  parties  superficielles , les  parties  extérieures , les  extré- 
mités qui  varient,  qui  changent  le  plus  d’un  animal  à l’autre.  Les  parties  intérieures,  les  par- 
ties centrales  sont  les  plus  constantes. 

2.  Voyez  la  note  de  la  p.  26  du  Ier  volume. 


3 1 G 


DISCOURS  SUR  LA  NATURE  DES  ANIMAUX. 


quelque  différence,  l’animal  est  alors  infiniment  plus  différent  de  l’homme; 
il  est,  pour  ainsi  dire,  d’une  autre  nature  l,  et  n’a  rien  de  commun  avec  les 
espèces  d’animaux  que  nous  considérons.  Dans  la  plupart  des  insectes,  par 
exemple,  l’organisation  de  cette  principale  partie  de  l’économie  animale  est 
singulière;  au  lieu  de  cœur  et  de  poumons  on  y trouve  des  parties  qui  ser- 
vent de  même  aux  fonctions  vitales,  et  que  par  cette  raison  l’on  a regardées 
comme  analogues  à ces  viscères,  mais  qui  réellement  en  sont  très-différentes, 
tant  par  la  structure  que  par  le  résultat  de  leur  action  : aussi  les  insectes 
diffèrent-ils,  autant  qu’il  est  possible,  de  l'homme  et  des  autres  animaux. 
Une  légère  différence  dans  ce  centre  de  l'économie  animale  est  toujours 
accompagnée  d’une  différence  infiniment  plus  grande  dans  les  parties  exté- 
rieures. La  tortue,  dont  le  cœur  est  singulièrement  conformé,  est  aussi  un 
animal  extraordinaire,  qui  ne  ressemble  à aucun  autre  animal. 

Que  l’on  considère  l’homme,  les  animaux  quadrupèdes,  les  oiseaux,  les 
cétacés,  les  poissons,  les  amphibies,  les  reptiles  : quelle  prodigieuse  variété 
dans  la  figure,  dans  la  proportion  de  leur  corps,  dans  le  nombre  et  dans  la 
position  de  leurs  membres,  dans  la  substance  de  leur  chair,  de  leurs  os,  de 
leurs  téguments  ! Les  quadrupèdes  ont  assez  généralement  des  queues,  des 
cornes  et  toutes  les  extrémités  du  corps  différentes  de  celles  de  l’homme  : 
les  cétacés  vivent  dans  un  autre  élément,  et,  quoiqu’ils  se  multiplient  par 
une  voie  de  génération  semblable  à celle  des  quadrupèdes,  ils  en  sont  très- 
différents  par  la  forme,  n’ayant  point  d’extrémités  inférieures;  les  oiseaux 
semblent  en  différer  encore  plus  par  leur  bec,  leurs  plumes,  leur  vol , et 
leur  génération  par  des  œufs;  les  poissons  et  les  amphibies  sont  encore  plus 
éloignés  de  la  forme  humaine;  les  reptiles  - n’ont  point  de  membres.  On 
trouve  donc  la  plus  grande  diversité  dans  toute  l’enveloppe  extérieure  : tous 
ont  au  contraire  à peu  près  la  même  conformation  intérieure;  ils  ont  tous 
un  cœur3,  un  foie4,  un  estomac,  des  intestins,  des  organes  pour  la  géné- 
ration 5 : ces  parties  doivent  donc  être  regardées  comme  les  plus  essentielles 
à l’économie  animale,  puisqu’elles  sont  de  toutes  les  plus  constantes  et  les 
moins  sujettes  à la  variété. 

1.  Les  parties  superficielles , les  parties  externes  , peuvent  changer  sans  que  la  nature 
de  l'animal  change  : lorsque  le  centre  change , tout  le  reste  change  On  reconnaît  ici  le 
germe  de  la  belle  loi  de  la  subordination  des  parties,  devenue,  par  les  travaux  de  Cuvier, 
la  base  de  toute  la  classification , de  toute  la  méthode.  (Voyez  mon  Histoire  des  travaux  de 
Cuvier.  ) 

2.  Les  serpents. 

3.  Ils  ont,  tous  un  cœur.  Rappelons-nous  toujours  que  Buffon  ne  parle  que  des  animaux  qui 
nous  ressemblent  le  plus  (p.  312  ).  A prendre  les  animaux  en  général , tous  n’ont  pas  un  cœur  : 
la  plupart  des  animaux  à sang  blanc,  les  polypes,  les  oursins , les  méduses,  etc.,  n’en  ont  point; 
les  insectes  mêmes  n’en  ont  qu'un  vestige , etc. 

4.  Il  faut  dire  du  foie  ce  qui  vient  d’ètre  dit  du  cœur.  La  plupart  des  animaux  à sang  blanc 
n’en  ont  pas. 

5.  Aristote  avait  déjà  remarqué  que  la  partie  la  plus  persistante  dans  les  animaux  était  le  canal 
digestif.  Les  organes  de  la  génération  se  retrouvent  jusque  dans  les  végétaux. 


DISCOURS  SUR  LA  NATURE  DES  ANIMAUX. 


347 

Mais  on  doit  observer  que  dans  l’enveloppe  même  il  y a aussi  des  parties 
plus  constantes  les  unes  que  les  autres;  les  sens,  surtout  certains  sens, 
ne  manquent  à aucun  de  ces  animaux.  Nous  avons  expliqué  dans  l’ar- 
ticle des  sens  quelle  peut  être  leur  espèce  de  toucher  : nous  ne  savons 
pas  de  quelle  nature  est  leur  odorat  et  leur  goût , mais  nous  sommes 
assurés  qu'ils  ont  tous  le  sens  de  la  vue,  et  peut-être  aussi  celui  de  l’ouïe. 
Les  sens  peuvent  donc  être  regardés  comme  une  autre  partie  essentielle  de 
l’économie  animale,  aussi  bien  que  le  cerveau  et  ses  enveloppes,  qui  se 
trouve  dans  tous  les  animaux  qui  ont  des  sens,  et  qui  en  effet  est  la  partie 
dont  les  sens  tirent  leur  origine,  et  sur  laquelle  ils  exercent  leur  première 
action.  Les  insectes  même,  qui  diffèrent  si  fort  des  autres  animaux  parle 
centre  de  l’économie  animale,  ont  une  partie  dans  la  tète,  analogue  au  cer- 
veau, et  des  sens  dont  les  fonctions  sont  semblables  à celles  des  autres 
animaux;  et  ceux  qui,  comme  les  huîtres,  paraissent  en  être  privés,  doi- 
vent être  regardés  comme  des  demi-animaux,  comme  des  êtres  qui  font  la 
nuance  entre  les  animaux  et  les  végétaux. 

Le  cerveau  et  les  sens  forment  donc  une  seconde  partie  essentielle  à l'éco- 
nomie animale  : le  cerveau  est  le  centre  de  l’enveloppe,  comme  le  cœur  est 
le  centre  de  la  partie  intérieure  de  l’animal l.  C’est  cette  partie  qui  donne  à 
toutes  les  autres  parties  extérieures  le  mouvement  et  l’action,  par  le  moyen 
de  la  moelle  de  l’épine,  et  des  nerfs,  qui  n’en  sont  que  le  prolongement;  et 
de  la  même  façon  que  le  cœur  et  toute  la  partie  intérieure  communiquent 
avec  le  cerveau  et  avec  toute  l’enveloppe  extérieure  par  les  vaisseaux  san- 
guins qui  s’y  distribuent,  le  cerveau  communique  aussi  avec  le  cœur  et  toute 
la  partie  intérieure  par  les  nerfs  qui  s’y  ramifient.  L’union  paraît  intime  et 
réciproque  ; et,  quoique  ces  deux  organes  aient  des  fonctions  absolument  dif- 
férentes les  unes  des  autres  lorsqu’on  les  considère  à part,  ils  ne  peuvent 
cependant  être  séparés  sans  que  l’animal  périsse  à l’instant2. 

Le  cœur  et  toute  la  partie  intérieure  agissent  continuellement,  sans  inter- 
ruption, et,  pour  ainsi  dire,  mécaniquement  et  indépendamment  d’aucune 
cause  extérieure;  les  sens  au  contraire  et  toute  l’enveloppe  n’agissent  que 
par  intervalles  alternatifs,  et  par  des  ébranlements  successifs  causés  par  les 

1.  On  ne  pouvait  mieux  placer  le  centre  de  chacune  des  deux  vies,  et  Biehat  n’a  pu  que 
répéter  Buffon  : le  centre  de  la  vie  organique  est  le  cœur  ; le  cerveau  est  le  centre  de  la  vie 

animale. 

2.  Il  faut  distinguer,  dans  le  cerveau,  les  parties  qui  servent  à V intelligence , les  parties 
qui  servent  aux  mouvements , et  celles  qui  servent  à la  vie.  Le  cerveau  proprement  dit  ( lobes 
on  hémisphères  cérébraux  ) est  le  siège  de  Yintelligence , le  cervelet  est  le  siège  du  principe  qui 
coordonne  les  mouvements  de  locomotion,  la  moelle  allongée  (et  plus  particulièrement,  dans 
la  moelle  allongée  , ce  que  j’appelle  le  nœud  vital  ) est  le  siège  du  principe  des  mouvements  de 
la  respiration,  et  par  suite  de  la  vie.  La  destruction  du  nœud  vital  abolit  sur-le-champ  la  respi- 
ration et  la  vie.  Un  animal  peut  survivre  au  contraire  , et  survit  en  effet  longtemps,  au  retran- 
chement du  cerveau  et  du  cervelet.  (Voyez  mes  Rech.  expér.  sur  les  propriétés  et  les  fonctions  du 
système  nerveux.  ) 


318 


DISCOURS  SUR  LA  NATURE  DES  ANIMAUX. 


objets  extérieurs.  Les  objets  exercent  leur  action  sur  les  sens;  les  sens  modi- 
fient cette  action  des  objets,  et  en  portent  l’impression  modifiée  dans  le  cer- 
veau, où  cette  impression  devient  ce  que  l’on  appelle  sensation;  le  cerveau, 
en  conséquence  de  cette  impression,  agit  sur  les  nerfs  et  leur  communique 
l’ébranlement  qu'il  vient  de  recevoir,  et  c’est  cet  ébranlement  qui  produit  le 
mouvement  progressif  et  toutes  les  autres  actions  extérieures  du  corps  et  des 
membres  de  l’animal.  Toutes  les  fois  qu'une  cause  agit  sur  un  corps,  on  sait 
que  ce  corps  agit  lui-même  par  sa  réaction  sur  cette  cause  : ici  les  objets 
agissent  sur  l’animal  par  le  moyen  des  sens,  et  l’animal  réagit  sur  les  objets 
par  ses  mouvements  extérieurs;  en  général  l’action  est  la  cause,  et  la  réac- 
tion l’effet. 

On  me  dira  peut-être  qu’ici  l’effet  n’est  point  proportionnel  à la  cause;  que 
dans  les  corps  solides  qui  suivent  les  lois  de  la  mécanique  la  réaction  est  tou- 
jours égale  à l’action;  mais  que  dans  le  corps  animal  il  paraît  que  le  mouve- 
ment extérieur  ou  la  réaction  est  incomparablement  plus  grande  que  l’action, 
et  que  par  conséquent  le  mouvement  progressif  et  les  autres  mouvements 
extérieurs  ne  doivent  pas  être  regardés  comme  de  simples  effets  de  l’impres- 
sion des  objets  sur  les  sens.  Mais  il  est  aisé  de  répondre  que,  si  les  effets  nous 
paraissent  proportionnels  à leurs  causes  dans  certains  cas  et  dans  certaines 
circonstances,  il  y a dans  la  nature  un  bien  plus  grand  nombre  de  cas  et  de 
circonstances  où  les  effets  ne  sont  en  aucune  façon  proportionnels  à leurs 
causes  apparentes.  Avec  une  étincelle,  on  enflamme  un  magasin  à poudre  et 
l’on  fait  sauter  une  citadelle  ; avec  un  léger  frottement  on  produit  par  l’élec- 
tricité un  coup  violent,  une  secousse  vive,  qui  se  fait  sentir  dans  l’instant 
même  à de  très-grandes  distances,  et  qu’on  n’affaiblit  point  en  la  partageant, 
en  sorte  que  mille  personnes  qui  se  touchent  ou  se  tiennent  par  la  main  en 
sont  également  affectées,  et  presque  aussi  violemment  que  si  le  coup  n’avait 
porté  que  sur  une  seule;  par  conséquent  il  ne  doit  pas  paraître  extraordinaire 
qu’une  légère  impression  sur  les  sens  puisse  produire  dans  le  corps  animal 
une  violente  réaction,  qui  se  manifeste  par  les  mouvements  extérieurs. 

Les  causes  que  nous  pouvons  mesurer,  et  dont  nous  pouvons  en  consé- 
quence estimer  au  juste  îa  quantité  des  effets,  ne  sont  pas  en  aussi  grand 
nombre  que  celles  dont  les  qualités  nous  échappent,  dont  la  manière  d’agir 
nous  est  inconnue,  et  dont  nous  ignorons  par  conséquent  la  relation  propor- 
tionnelle qu’elles  peuvent  avoir  avec  leurs  effets.  Il  faut,  pour  que  nous 
puissions  mesurer  une  cause,  qu’elle  soit  simple,  qu’elle  soit  toujours  la 
même,  que  son  action  soit  constante,  ou,  ce  qui  revient  au  même,  qu’elle  ne 
soit  variable  que  suivant  une  loi  qui  nous  soit  exactement  connue.  Or,  dans 
la  nature,  la  plupart  des  effets  dépendent  de  plusieurs  causes  différemment 
combinées,  de  causes  dont  l’action  varie,  de  causes  dont  les  degrés  d’acti- 
vité ne  semblent  suivre  aucune  règle,  aucune  loi  constante,  et  que  nous  ne 
pouvons  par  conséquent,  ni  mesurer,  ni  même  estimer  que  comme  on  estime 


DISCOURS  SUR  LA  NATURE  DES  ANIMAUX.  319 

des  probabilités,  en  tâchant  d’approcher  de  la  vérité  par  le  moyen  des  vrai- 
semblances. 

Je  ne  prétends  donc  pas  assurer  comme  une  vérité  démontrée,  que  le 
mouvement  progressif  et  les  autres  mouvements  extérieurs  de  l’animal  aient 
pour  cause,  et  pour  cause  unique,  l’impression  des  objets  sur  les  sens  : je  le 
dis  seulement  comme  une  chose  vraisemblable,  et  qui  me  paraît  fondée  sur 
de  bonnes  analogies;  car  je  vois  que  dans  la  nature  tous  les  êtres  organisés, 
qui  sont  dénués  de  sens  ‘,  sont  aussi  privés  du  mouvement  progressif-,  et 
que  tous  ceux  qui  en  sont  pourvus  ont  tous  aussi  cette  qualité  active  de  mou- 
voir leurs  membres  et  de  changer  de  lieu.  Je  vois  de  plus  qu’il  arrive  sou- 
vent que  cette  action  des  objets  sur  les  sens  met  à l'instant  l’animal  en 
mouvement,  sans  même  que  la  volonté  paraisse  y avoir  pris  part,  et  qu'il 
arrive  toujours,  lorsque  c’est  la  volonté  qui  détermine  le  mouvement,  quelle 
a été  elle-même  excitée  par  la  sensation  qui  résulte  de  l’impression  actuelle 
des  objets  sur  les  sens,  ou  de  la  réminiscence  d’une  impression  antérieure. 

Pour  le  faire  mieux  sentir,  considérons-nous  nous-mêmes,  et  analysons 
un  peu  le  physique  de  nos  actions.  Lorsqu’un  objet  nous  frappe  par  quelque 
sens  que  ce  soit,  que  la  sensation  qu'il  produit  est  agréable,  et  qu’il  fait 
naître  un  désir,  ce  désir  ne  peut  être  que  relatif  à quelques-unes  de  nos  qua- 
lités et  à quelques-unes  de  nos  manières  de  jouir;  nous  ne  pouvons  désirer 
cet  objet  que  pour  le  voir,  pour  le  goûter,  pour  l’entendre,  pour  le  sentir, 
pour  le  toucher;  nous  ne  le  désirons  que  pour  satisfaire  plus  pleinement  le 
sens  avec  lequel  nous  l’avons  aperçu,  ou  pour  satisfaire  quelques-uns  de  nos 
autres  sens  en  même  temps,  c’est-à-dire,  pour  rendre  la  première  sensation 
encore  plus  agréable,  ou  pour  en  exciter  une  autre,  qui  est  une  nouvelle 
manière  de  jouir  de  cet  objet  : car  si,  dans  le  moment  même  que  nous  l’aper- 
cevons, nous  pouvions  en  jouir  pleinement  et  par  tous  les  sens  à la  fois,  nous 
ne  pourrions  rien  désirer.  Le  désir  ne  vient  donc  que  de  ce  que  nous  sommes 
mal  situés  par  rapport  à l’objet  que  nous  venons  d’apercevoir,  nous  en 
sommes  trop  loin  ou  trop  près  : nous  changeons  donc  naturellement  de 
situation,  parce  qu’en  même  temps  que  nous  avons  aperçu  l’objet,  nous 
avons  aussi  aperçu  la  distance  ou  la  proximité  qui  fait  l’incommodité  de 
notre  situation,  et  qui  nous  empêche  d’en  jouir  pleinement.  Le  mouvement 
que  nous  faisons  en  conséquence  du  désir,  et  le  désir  lui-même,  ne  viennent 
donc  que  de  l’impression  qu’a  faite  cet  objet  sur  nos  sens. 

Que  ce  soit  un  objet  que  nous  ayons  aperçu  par  les  yeux  et  que  nous  dési- 
rions toucher,  s’il  est  à notre  portée  nous  étendons  le  bras  pour  l’atteindre* 
et  s’il  est  éloigné  nous  nous  mettons  en  mouvement  pour  nous  en  appro- 
cher. Un  homme  profondément  occupé  d’une  spéculation  ne  saisira-t-il  pas, 

1.  Nul  animal  n’est  absolument  dénué  de  sens  : ils  ont  tous  le  sens  du  toucher. 

2.  Tout  animal  a du  mouvement  : le  mouvement  progressif  n’est  qu’un  effet,  qu’une  suite  du 
mouvement  musculaire  et  intime. 


320 


DISCOURS  SUR  LA  NATURE  DES  ANIMAUX. 


s’il  agrand’faim,  le  pain  qu'il  trouvera  sous  sa  main?  il  pourra  même  le 
porter  à sa  bouche  et  le  manger  sans  s’en  apercevoir.  Ces  mouvements  sont 
une  suite  nécessaire  de  la  première  impression  des  objets;  ces  mouvements 
ne  manqueraient  jamais  de  succéder  à cette  impression,  si  d’autres  impres- 
sions qui  se  réveillent  en  même  temps  ne  s’opposaient  souvent  à cet  effet 
naturel,  soit  en  affaiblissant,  soit  en  détruisant  l’action  de  celte  première 
impression. 

Un  être  organisé  qui  n’a  point  de  sens,  une  huître,  par  exemple,  qui  pro- 
bablement n’a  qu’un  toucher  fort  imparfait1,  est  donc  un  être  privé,  non- 
seulement  de  mouvement  progressif , mais  même  de  sentiment 2 et  de  toute 
intelligence3,  puisque  l’un  ou  l’autre  produiraient  également  le  désir,  et  se 
manifesteraient  par  le  mouvement  extérieur.  Je  n’assurerai  pas  que  ces  êtres 
privés  de  sens  soient  aussi  privés  du  sentiment  même  de  leur  existence 4,  mais 
au  moins  peut-on  dire  qu’ils  ne  la  sentent  que  très-imparfaitement,  puisqu’ils 
ne  peuvent  apercevoir  ni  sentir  l’existence  des  autres  êtres. 

C’est  donc  l’action  des  objets  sur  les  sens  qui  fait  naître  le  désir,  et  c’est 
le  désir  qui  produit  le  mouvement  progressif.  Pour  le  faire  encore  mieux 
sentir,  supposons  un  homme,  qui,  dans  l’instant  où  il  voudrait  s’approcher 
d’un  objet,  se  trouverait  tout  à coup  privé  des  membres  nécessaires  à cette 
action,  cet  homme,  auquel  nous  retranchons  les  jambes,  tâcherait  de  mar- 
cher sur  ses  genoux;  ôtons-lui  encore  les  genoux  et  les  cuisses,  en  lui  con- 
servant toujours  le  désir  de  s’approcher  de  l’objet,  il  s’efforcera  alors  de 
marcher  sur  ses  mains;  privons-le  encore  des  bras  et  des  mains,  il  rampera, 
il  se  traînera,  il  emploiera  toutes  les  forces  de  son  corps  et  s’aidera  de  toute 
la  flexibilité  des  vertèbres  pour  se  mettre  en  mouvement,  il  s’accrochera  par 
le  menton  ou  avec  les  dents  à quelque  point  d’appui  pour  tâcher  de  changer 
de  lieu;  et  quand  même  nous  réduirions  son  corps  à un  point  physique,  à 
un  atome  globuleux,  si  le  désir  subsiste,  il  emploiera  toujours  toutes  ses 
forces  pour  changer  de  situation;  mais  comme  il  n’aurait  alors  d’autre 
moyen  pour  se  mouvoir  que  d’agir  contre  le  plan  sur  lequel  il  porte,  il  ne 
manquerait  pas  de  s’élever  plus  ou  moins  haut  pour  atteindre  à l'objet.  Le 
mouvement  extérieur  et  progressif  ne  dépend  donc  point  de  l’organisation 
et  de  la  figure  du  corps  et  des  membres,  puisque  de  quelque  manière  qu’un 
être  fut  extérieurement  conformé,  il  ne  pourrait  manquer  de  se  mouvoir, 
pourvu  qu’il  eût  des  sens  et  le  désir  de  les  satisfaire. 

C’est,  à la  vérité,  de  celte  organisation  extérieure  que  dépend  la  facilité,  la 
vitesse,  la  direction,  la  continuité,  etc.,  du  mouvement;  mais  la  cause,  le 


1 . Elle  a donc  un  sens. 

2.  L’huître  a la  sensibilité  physique. 

3.  L’huître  n’a  point  l 'intelligence , mais  elle  a des  instincts. 

4.  Mais  s’ils  n’ont  point  de  sens , comment  peuvent-ils  avoir  le  sentiment  de  leur  existence  0 
Le  sentiment  de  l’existence  est  un  fait  d’un  ordre  bien  supérieur  à la  simple  action  des  sens. 


DISCOURS  SUR  LA  NATURE  DES  ANIMAUX.  32! 

principe,  l'action , la  détermination , viennent  uniquement  du  désir  occasionné 
par  l’impression  des  objets  sur  les  sens  : car  supposons  maintenant  que,  la 
conformation  extérieure  étant  toujours  la  même,  un  homme  se  trouvât  privé 
successivement  de  ses  sens,  il  ne  changera  pas  de  lieu  pour  satisfaire  ses  yeux, 
s’il  est  privé  de  la  vue;  il  ne  s’approchera  pas  pour  entendre,  si  le  son  ne 
fait  aucune  impression  sur  son  organe;  il  ne  fera  jamais  aucun  mouvement 
pour  respirer  une  bonne  odeur  ou  pour  en  éviter  une  mauvaise,  si  son  odo- 
rat est  détruit;  il  en  est  de  même  du  toucher  et  du  goût,  si  ces  deux  sens  ne 
sont  plus  susceptibles  d’impression,  il  n’agira  pas  pour  les  satisfaire;  cet 
homme  demeurera  donc  en  repos,  et  perpétuellement  en  repos,  rien  ne 
pourra  le  faire  changer  de  situation  et  lui  imprimer  le  mouvement  progres- 
sif, quoique  par  sa  conformation  extérieure  il  fut  parfaitement  capable  de  se 
mouvoir  et  d’agir. 

Les  besoins  naturels,  celui,  par  exemple,  de  prendre  de  la  nourriture, 
sont  des  mouvements  intérieurs  dont  les  impressions  font  naître  le  désir, 
l’appétit,  et  même  la  nécessité;  ces  mouvements  intérieurs  pourront  donc 
produire  des  mouvements  extérieurs  dans  l’animal,  et  pourvu  qu’il  ne  soit 
pas  privé  de  tous  les  sens  extérieurs,  pourvu  qu’il  ait  un  sens  relatif  à ses 
besoins,  il  agira  pour  les  satisfaire.  Le  besoin  n’est  pas  le  désir;  il  en  diffère 
comme  la  cause  diffère  de  l’effet,  et  il  ne  peut  le  produire  sans  le  concours 
des  sens.  Toutes  les  fois  que  l’animal  aperçoit  quelque  objet  relatif  à ses 
besoins,  le  désir  ou  l’appétit  naît,  et  l’action  suit. 

Les  objets  extérieurs  exerçant  leur  action  sur  les  sens,  il  est  donc  néces- 
saire que  cette  action  produise  quelque  effet,  et  on  concevrait  aisément  que 
l’effet  de  cette  action  serait  le  mouvement  de  l’animal,  si  toutes  les  fois  que 
ses  sens  sont  frappés  de  la  même  façon,  le  même  effet,  le  même  mouvement 
succédait  toujours  à cette  impression;  mais  comment  entendre  cette  modi- 
fication de  l’action  des  objets  sur  l’animal,  qui  fait  naître  l’appétit  ou  la 
répugnance?  comment  concevoir  ce  qui  s'opère  au  delà  des  sens  à ce  terme 
moyen  entre  l’action  des  objets  et  l’action  de  l’animal  ? opération  dans 
laquelle  cependant  consiste  le  principe  de  la  détermination  du  mouvement, 
puisqu’elle  change  et  modifie  l’action  de  l’animal,  et  qu’elle  la  rend  quel- 
quefois nulle  malgré  l’impression  des  objets. 

Cette  question  est  d’autant  plus  difficile  à résoudre  qu’étant,  par  notre 
nature,  différents  des  animaux,  l’âme  a part  à presque  tous  nos  mouvements, 
et  peut-être  à tous,  et  qu’il  nous  est  très-difficile  de  distinguer  les  effets  de 
l’action  de  cette  substance  spirituelle  de  ceux  qui  sont  produits  par  les  seules 
forces  de  notre  être  matériel  : nous  ne  pouvons  en  juger  que  par  analogie 
et  en  comparant  à nos  actions  les  opérations  naturelles  des  animaux;  mais 
comme  cette  substance  spirituelle  n’a  été  accordée  qu’à  l’homme,  et  que  ce 
n’est  que  par  elle  qu’il  pense  et  qu’il  réfléchit;  que  l’animal  est,  au  con- 
traire, un  être  purement  matériel,  qui  ne  pense  ni  ne  réfléchit,  et  qui 
h.  2i 


322 


DISCOURS  SUR  LA  NATURE  DES  ANIMAUX. 


cependant  agit  et  semble  se  déterminer,  nous  ne  pouvons  pas  douter  que 
le  principe  de  la  détermination  du  mouvement  ne  soit  dans  l’animal  un  effet 
purement  mécanique  et  absolument  dépendant  de  son  organisation. 

Je  conçois  donc  que  dans  l’animal  l’action  des  objets  sur  les  sens  en 
produit  une  autre  sur  le  cerveau,  que  je  regarde  comme  un  sens  intérieur 
et  général 1 qui  reçoit  toutes  les  impressions  que  les  sens  extérieurs  lui 
transmettent.  Ce  sens  interne  est  non-seulement  susceptible  d’être  ébranlé 
par  l’action  des  sens  et  des  organes  extérieurs,  mais  il  est  encore,  par  sa 
nature,  capable  de  conserver  longtemps  l’ébranlement  que  produit  cette 
action  ; et  c’est  dans  la  continuité  de  cet  ébranlement  que  consiste  l’impres- 
sion, qui  est  plus  ou  moins  profonde  à proportion  que  cet  ébranlement 
dure  plus  ou  moins  de  temps. 

Le  sens  intérieur  diffère  donc  des  sens  extérieurs,  d’abord  par  la  pro- 
priété qu’il  a de  recevoir  généralement  toutes  les  impressions,  de  quelque 
nature  qu’elles  soient;  au  lieu  que  les  sens  extérieurs  ne  les  reçoivent  que 
d’une  manière  particulière  et  relative  à leur  conformation,  puisque  l’œil 
n’est  jamais  ni  pas  plus  ébranlé  par  le  son  que  l’oreille  par  la  lumière. 
Secondement,  ce  sens  intérieur  diffère  des  sens  extérieurs  par  la  durée  de 
l’ébranlement  que  produit  l’action  des  causes  extérieures  ; mais,  pour  tout 
le  reste,  il  est  de  la  même  nature  que  les  sens  extérieurs.  Le  sens  intérieur 
de  l’animal  est,  aussi  bien  que  ses  sens  extérieurs,  un  organe,  un  résultat 
de  mécanique,  un  sens  purement  matériel.  Nous  avons,  comme  l’animal, 
ce  sens  intérieur  matériel,  et  nous  possédons  de  plus  un  sens  d’une  nature 
supérieure  et  bien  différente  qui  réside  dans  la  substance  spirituelle  qui 
nous  anime  et  nous  conduit. 

Le  cerveau  de  l’animal  est  donc  un  sens  interne,  général  et  commun, 
qui  reçoit  également  toutes  les  impressions  que  lui  transmettent  les  sens 
externes,  c’est-à-dire  tous  les  ébranlements  que  produit  l’action  des  objets, 
et  ces  ébranlements  durent  et  subsistent  bien  plus  longtemps  dans  ce  sens 
interne  que  dans  les  sens  externes  : on  le  concevra  facilement,  si  l’on  fait 
attention  que  même  dans  les  sens  externes  il  y a une  différence  très-sen- 
sible dans  la  durée  de  leurs  ébranlements.  L’ébranlement  que  la  lumière 
produit  dans  l’œil  subsiste  plus  longtemps  que  l’ébranlement  de  l’oreille 
par  le  son  ; il  ne  faut,  pour  s’en  assurer,  que  réfléchir  sur  des  phénomènes 
fort  connus.  Lorsqu’on  tourne  avec  quelque  vitesse  un  charbon  allumé, 
ou  que  l’on  met  le  feu  à une  fusée  volante,  ce  charbon  allumé  forme  à nos 
yeux  un  cercle  de  feu,  et  la  fusée  volante  une  longue  trace  de  flamme.  On 
sait  que  ces  apparences  viennent  de  la  durée  de  l’ébranlement  que  la 
lumière  produit  sur  l’organe,  et  de  ce  que  l’on  voit  en  même  temps  la 
première  et  la  dernière  image  du  charbon  ou  de  la  fusée  volante  : or.  le 

1.  C’est  bien  là  en  effet  ce  qu’est  le  cerveau  : un  sens  intérieur  et  général , gui  reçoit  toutes 
les  impressions  que  les  sens  extérieurs  lui  transmettent. 


DISCOURS  SUR  LA  NATURE  DES  ANIMAUX.  323 

temps  entre  la  première  et  la  dernière  impression  ne  laisse  pas  d’ètre  sen- 
sible. Mesurons  cet  intervalle,  et  disons  qu’il  faut  une  demi-seconde,  ou, 
si  l’on  veut,  un  quart  de  seconde  pour  que  le  charbon  allumé  décrive  son 
cercle  et  se  retrouve  au  même  point  de  la  circonférence  ; cela  étant,  l’ébran- 
lement causé  par  la  lumière  dure  une  demi-seconde  ou  un  quart  de  seconde 
au  moins.  Mais  l’ébranlement  que  produit  le  son  n’est  pas,  à beaucoup 
près,  d’une  aussi  longue  durée,  car  l’oreille  saisit  de  bien  plus  petits  inter- 
valles de  temps;  on  peut  entendre  distinctement  trois  ou  quatre  fois  le 
même  son,  ou  trois  ou  quatre  sons  successifs  dans  l’espace  d’un  quart  de 
seconde,  et  sept  ou  huit  dans  une  demi-seconde,  et  la  dernière  impression 
ne  se  confond  point  avec  la  première  ; elle  en  est  distincte  et  séparée  ; au 
lieu  que  dans  l’œil  la  première  et  la  dernière  impression  semblent  être 
continues,  et  c’est  par  cette  raison  qu’une  suite  de  couleurs,  qui  se  succé- 
deraient aussi  vite  que  des  sons,  doit  se  brouiller  nécessairement,  et  ne  peut 
pas  nous  affecter  d’une  manière  distincte  comme  le  fait  une  suite  de  sons. 

Nous  pouvons  donc  présumer,  avec  assez  de  fondement,  que  les  ébranle- 
ments peuvent  durer  beaucoup  plus  longtemps  dans  le  sens  intérieur  qu’ils 
ne  durent  dans  les  sens  extérieurs,  puisque  dans  quelques-uns  de  ces  sens 
même  l’ébranlement  dure  plus  longtemps  que  dans  d’autres,  comme  nous 
venons  de  le  faire  voir  de  l’œil,  dont  les  ébranlements  sont  plus  durables 
que  ceux  de  l’oreille  : c’est  par  cette  raison  que  les  impressions  que  ce  sens 
transmet  au  sens  intérieur  sont  plus  fortes  que  les  impressions  transmises 
par  l’oreille,  et  que  nous  nous  représentons  les  choses  que  nous  avons  vues, 
beaucoup  plus  vivement  que  celles  que  nous  avons  entendues.  Il  paraît 
même  que  de  tous  les  sens  l’œil  est  celui  dont  les  ébranlements  ont  le  plus 
de  durée,  et  qui  doit  par  conséquent  former  les  impressions  les  plus  fortes, 
quoiqu’en  apparence  elles  soient  les  plus  légères  ; car  cet  organe  paraît  par 
sa  nature  participer  plus  qu’aucun  autre  à la  nature  de  l’organe  intérieur. 
On  pourrait  le  prouver  par  la  quantité  de  nerfs  qui  arrivent  à l’œil  ; il  en 
reçoit  presque  autant  lui  seul  que  l’ouïe,  l’odorat,  et  le  goût  pris  ensemble. 

L’œil  peut  donc  être  regardé  comme  une  continuation  du  sens  intérieur; 
ce  n’est,  comme  nous  l’avons  dit  à l’article  des  sens,  qu’un  gros  nerf  épa- 
noui, un  prolongement  de  l’organe  dans  lequel  réside  le  sens  intérieur  de 
l’animal  ; il  n’est  donc  pas  étonnant  qu’il  approche  plus  qu’aucun  autre  sens 
de  la  nature  de  ce  sens  intérieur  : en  effet,  non-seulement  ses  ébranlements 
sont  plus  durables,  comme  dans  le  sens  intérieur,  mais  il  a encore  des  pro- 
priétés éminentes  au-dessus  des  autres  sens,  et  ces  propriétés  sont  sembla- 
bles à celles  du  sens  intérieur. 

L’œil  rend  au  dehors  les  impressions  intérieures  ; il  exprime  le  désir  que 
l’objet  agréable  qui  vient  de  le  frapper  a fait  naître  ; c’est,  comme  le  sens 
intérieur,  un  sens  actif;  tous  les  autres  sens  au  contraire  sont  presque  pure- 
ment passifs,  ce  sont  de  simples  organes  faits  pour  recevoir  les  impressions 


DISCOURS  SUR  LA  NATURE  DES  ANIMAUX. 


32  i 

extérieures,  mais  incapables  de  les  conserver,  et  plus  encore  de  les  réfléchir 
au  dehors.  L’œil  les  réfléchit,  parce  qu’il  les  conserve;  et  il  les  conserve, 
parce  que  les  ébranlements  dont  il  estaffecté  sont  durables,  au  lieu  que  ceux 
des  autres  sens  naissent  et  finissent  presque  dans  le  même  instant. 

Cependant,  lorsqu’on  ébranle  très-fortement  et  très-longtemps  quelque 
sens  que  ce  soit,  l’ébranlement  subsiste  et  continue  longtemps  après  l'action 
de  l’objet  extérieur.  Lorsque  l’œil  est  frappé  par  une  lumière  trop  vive,  ou 
lorsqu’il  se  fixe  trop  longtemps  sur  un  objet,  si  la  couleur  de  cet  objet  est 
éclatante,  il  reçoit  une  impression  si  profonde  et  si  durable,  qu'il  porte 
ensuite  l'image  de  cet  objet  sur  tous  les  autres  objets.  Si  l’on  regarde  le 
soleil  un  instant,  on  verra  pendant  plusieurs  minutes,  et  quelquefois  pendant 
plusieurs  heures  et  même  plusieurs  jours,  l'image  du  disque  du  soleil  sur 
tous  les  autres  objets.  Lorsque  l’oreille  a été  ébranlée  pendant  quelques 
heures  de  suite  par  le  même  air  de  musique,  par  des  sons  forts  aux- 
quels on  aura  fait  attention,  comme  par  des  hautbois  ou  par  des  cloches, 
l’ébranlement  subsiste,  on  continue  d’entendre  les  cloches  et  les  hautbois  ; 
l’impression  dure  quelquefois  plusieurs  jours,  et  ne  s’efface  que  peu  à peu. 
De  même,  lorsque  l’odorat  et  le  goût  ont  été  affectés  par  une  odeur  très-forte 
et  par  une  saveur  très-désagréable,  on  sent  encore  longtemps  après  cette 
mauvaise  odeur  ou  ce  mauvais  goût  ; et  enfin  lorsqu’on  exerce  trop  le  sens 
du  toucher  sur  le  même  objet,  lorsqu’on  applique  fortement  un  corps  étran- 
ger sur  quelque  partie  de  notre  corps,  l’impression  subsiste  aussi  pendant 
quelque  temps,  et  il  nous  semble  encore  toucher  et  être  touché. 

Tous  les  sens  ont  donc  la  faculté  de  conserver  plus  ou  moins  les  impres- 
sions des  causes  extérieures,  mais  l’œil  l’a  plus-que  les  autres  sens  ; et  le  cer- 
veau, où  réside  le  sens  intérieur  de  l’animal,  a éminemment  cette  propriété  : 
non-seulement  il  conserve  les  impressions  qu’il  a reçues,  mais  il  en  propage 
Faction  en  communiquant  aux  nerfs  les  ébranlements.  Les  organes  des  sens 
extérieurs,  le  cerveau  qui  est  l’organe  du  sens  intérieur,  la  moelle  épinière, 
et  les  nerfs  qui  se  répandent  dans  toutes  les  parties  du  corps  animal,  doivent 
être  regardés  comme  faisant  un  corps  continu,  comme  une  machine  organi- 
que dans  laquelle  les  sens  sont  les  parties  sur  lesquelles  s’appliquent  les  for- 
ces ou  les  puissances  extérieures  ; le  cerveau  est  l’hypomochlion  ou  la  masse 
d’appui,  et  les  nerfs- sont  les  parties  que  Faction  des  puissances  met  en 
mouvement.  Mais  ce  qui  rend  cette  machine  si  différente  des  autres  machi- 
nes, c’est  que  l’hypomoclilion  est  non-seulement  capable  de  résistance  et  de 
réaction,  mais  qu’il  est  lui-même  actif,  parce  qu’il  conserve  longtemps  l’é- 
branlement qu'il  a reçu;  et  comme  cet  organe  intérieur,  le  cerveau  et  les 
membranes  qui  l’environnent,  est  d’une  très-grande  capacité  et  d’une  très- 
grande  sensibilité  ‘,  il  peut  recevoir  un  très-grand  nombre  d’ébranlements 

1.  Le  cerveau  proprement  dit  ( lobes  ou  hémisphères  cérébraux)  est  impassible , insensible. 
-Ou  peut  le  blesser , le  piquer,  le  brûler,  sans  que  l'animal  éprouve  aucune  douleur  La  sensibi- 


DISCOURS  SUR  LA  NATURE  DES  ANIMAUX. 


325 


successifs  et  contemporains,  et  les  conserver  dans  l’ordre  où  il  les  a reçus, 
parce  que  chaque  impression  n’ébranle  qu’une  partie  du  cerveau,  et  que  les 
impressions  successives  ébranlent  différemment  la  même  partie,  et  peuvent 
ébranler  aussi  des  parties  voisines  et  contiguës. 

Si  nous  supposions  un  animal  qui  n’eût  point  de  cerveau,  mais  qui  eût 
un  sens  extérieur  fort  sensible  et  fort  étendu,  un  œil,  par  exemple,  dont 
la  rétine  eût  une  aussi  grande  étendue  que  celle  du  cerveau , et  eût  en 
même  temps  cette  propriété  du  cerveau  de  conserver  longtemps  les  impres- 
sions qu'elle  aurait  reçues,  il  est  certain  qu’avec  un  tel  sens  l’animal  ver- 
rait en  même  temps,  non-seulement  les  objets  qui  le  frapperaient  actuelle- 
ment, mais  encore  tous  ceux  qui  l’auraient  frappé  auparavant,  parce  que 
dans  cette  supposition  les  ébranlements  subsistant  toujours,  et  la  capacité 
de  la  rétine  étant  assez  grande  pour  les  recevoir  dans  des  parties  différentes, 
il  apercevrait  également  et  en  même  temps  les  premières  et  les  dernières 
images  ; et  voyant  ainsi  le  passé  et  le  présent  du  même  coup  d’œil,  il  serait 
déterminé  mécaniquement  à faire  telle  ou  telle  action  en  conséquence  du 
degré  de  force  et  du  nombre  plus  ou  moins  grand  des  ébranlements  produits 
par  les  images  relatives  ou  contraires  à cette  détermination.  Si  le  nombre 
des  images  propres  à faire  naître  l’appétit  surpasse  celui  des  images  pro- 
pres à faire  naître  la  répugnance , l’animal  sera  nécessairement  déterminé 
à faire  un  mouvement  pour  satisfaire  cet  appétit  ; et  si  le  nombre  ou  la  force 
des  images  d’appétit  sont  égaux  au  nombre  ou  à la  force  des  images  de 
répugnance,  l’animal  ne  sera  pas  déterminé,  il  demeurera  en  équilibre 
entre  ces  deux  puissances  égales,  et  il  11e  fera  aucun  mouvement  ni  pour 
atteindre,  ni  pour  éviter.  Je  dis  que  ceci  se  fera  mécaniquement  et  sans 
que  la  mémoire  y ait  aucune  part  ; car  l’animal  voyant  en  même  temps 
toutes  les  images,  elles  agissent  par  conséquent  toutes  en  même  temps  : 
celles  qui  sont  relatives  à l’appétit  se  réunissent  et  s’opposent  à celles  qui 
sont  relatives  à la  répugnance,  et  c’est  par  la  prépondérance,  ou  plutôt  par 
l’excès  de  la  force  et  du  nombre  des  unes  ou  des  autres,  que  l’animal  serait, 
dans  cette  supposition,  nécessairement  déterminé  à agir  de  telle  ou  telle 
façon. 

Ceci  nous  fait  voir  que  dans  l’animal  le  sens  intérieur  ne  diffère  des  sens 
extérieurs  que  par  cette  propriété  qu’a  le  sens  intérieur  de  conserver  les 
ébranlements  l,  les  impressions  qu’il  a reçues;  cette  propriété  seule  est  suf- 
fisante pour  expliquer  toutes  les  actions  des  animaux  et  nous  donner  quel- 
que idée  de  ce  qui  se  passe  dans  leur  intérieur;  elle  peut  aussi  servir  à 

Uté  réside  exclusivement  dans  la  région  postérieure  de  la  moelle  épinière  et  dans  les  racines 
postérieures  des  nerfs.  Le  cerveau  est , à son  tour,  le  siège  exclusif  de  Y intelligence.  ( Voyez 
mes  Recherc.  expérim.  sur  les  propriétés  du  système  nerveux.  ) 

1.  Descartes  expliquait  tout  par  les  esprits  animaux  ; Buffon  va  tout  expliquer  par  les  ébran- 
lements. En  philosophie,  quand  on  a un  mot , on  croit  souvent  avoir  une  explication.  (Voyez 
mon  ouvrage  intitulé  : De  l'instinct  et  de  l'intelligence  des  animaux .) 


326 


DISCOURS  SUR  LA  NATURE  DES  ANIMAUX. 


démontrer  ta  différence  essentielle  et  infinie  qui  doit  se  trouver  entre  eux  et 
nous,  et  en  même  temps  à nous  faire  reconnaître  ce  que  nous  avons  de 
commun  avec  eux. 

Les  animaux  ont  les  sens  excellents;  cependant  ils  ne  les  ont  pas  géné- 
ralement tous  aussi  bons  que  l’homme,  et  il  faut  observer  que  les  degrés 
d’excellence  des  sens  suivent  dans  l’animal  un  autre  ordre  que  dans  l’homme1. 
Le  sens  le  plus  relatif  à la  pensée  et  à la  connaissance  est  le  toucher; 
l'homme , comme  nous  l’avons  prouvé  “,  a ce  sens  plus  parfait  que  les  ani- 
maux. L’odorat  est  le  sens  le  plus  relatif  à l’instinct,  à l’appétit  ; l’animal  a 
ce  sens  infiniment  meilleur  que  l’homme  : aussi  l’homme  doit  plus  connaître 
qu’appéter , et  l’animal  doit  plus  appéter  que  connaître.  Dans  l'homme,  le 
premier  des  sens  pour  l’excellence  est  le  toucher,  et  l’odorat  est  le  dernier; 
dans  l’animaî,  l’odorat  est  le  premier  des  sens,  et  ie  toucher  est  le  dernier  : 
cette  différence  est  relative  à la  nature  de  l’un  et  de  l’autre.  Le  sens  de 
la  vue  ne  peut  avoir  de  sûreté  et  ne  peut  servir  à la  connaissance  que 
par  le  secours  du  sens  du  toucher  : aussi  le  sens  de  la  vue  est-il  plus 
imparfait,  ou  plutôt  acquiert  moins  de  perfection  dans  l’animal  que  dans 
l’homme.  L’oreille,  quoique  peut-être  aussi  bien  conformée  dans  l’animal 
que  dans  l’homme,  lui  est  cependant  beaucoup  moins  utile  par  le  défaut 
de  la  parole , qui  dans  l’homme  est  une  dépendance  du  sens  de  l’ouïe , un 
organe  de  communication , organe  qui  rend  ce  sens  actif,  au  lieu  que  dans 
l’animal  l’ouïe  est  un  sens  presque  entièrement  passif.  L’homme  a donc  le 
toucher,  l’œil  et  l’oreille  plus  parfaits , et  l’odorat  plus  imparfait  que  l’ani- 
mal ; et  comme  le  goût  est  un  odorat  intérieur,  et  qu’il  est  encore  plus 
relatif  à l’appétit  qu’aucun  des  autres  sens,  on  peut  croire  que  l’animal  a 
aussi  ce  sens  plus  sûr  et  peut-être  plus  exquis  que  l’homme  : on  pourrait 
le  prouver  par  la  répugnance  invincible  que  les  animaux  ont  pour  certains 
aliments , et  par  l’appétit  naturel  qui  les  porte  à choisir,  sans  se  tromper, 
ceux  qui  leur  conviennent , au  lieu  que  l’homme,  s’il  n’était  averti , man- 
gerait le  fruit  du  mancenillier  comme  la  pomme , et  la  ciguë  comme  le 
persil. 

L’excellence  des  sens  vient  de  la  nature,  mais  l’art  et  l’habitude  peuvent 
leur  donner  aussi  un  plus  grand  degré  de  perfection  ; il  ne  faut  pour  cela 
que  les  exercer  souvent  et  longtemps  sur  les  mêmes  objets  : un  peintre, 
accoutumé  à considérer,  attentivement  les  formes,  verra  du  premier  coup 
d’œil  une  infinité  de  nuances  et  de  différences  qu’un  autre  homme  ne 
pourra  saisir  qu’avec  beaucoup  de  temps,  et  que  même  il  ne  pourra  peut- 
être  saisir.  Un  musicien,  dont  l’oreille  est  continuellement  exercée  à l’har- 
monie , sera  vivement  choqué  d’une  dissonance  : une  voix  fausse , un  son 

a.  Voyez  le  Traité  des  Sens , p.  126  et  suiv. 

1.  Ces  remarques  sur  l’excellence  relative  des  sens,  dans  l’animal  et  dans  Piomme,  sont 
fines,  neuves  et  vraies 


DISCOURS  SUR  LA  NATURE  DES  ANIMAUX. 


327 


aigre  l’offensera,  le  blessera;  son  oreille  est  un  instrument  qu’un  son  dis- 
cordant démonte  et  désaccorde.  L’œil  du  peintre  est  un  tableau  où  les 
nuances  les  plus  légères  sont  senties,  où  les  traits  les  plus  délicats  sont 
tracés.  On  perfectionne  aussi  les  sens,  et  même  l’appétit  des  animaux;  on 
apprend  aux  oiseaux  à répéter  des  paroles  et  des  chants;  on  augmente 
l’ardeur  d’un  chien  pour  la  chasse  en  lui  faisant  curée. 

Mais  cette  excellence  des  sens  et  la  perfection  même  qu’on  peut  leur 
donner  n’ont  des  effets  bien  sensibles  que  dans  l’animal  : il  nous  paraîtra 
d’autant  plus  actif  et  plus  intelligent  que  ses  sens  seront  meilleurs  ou  plus 
perfectionnés.  L’homme , au  contraire , n’en  est  pas  plus  raisonnable,  pas 
plus  spirituel  pour  avoir  beaucoup  exercé  son  oreille  et  ses  yeux.  On  ne 
voit  pas  que  les  personnes  qui  ont  les  sens  obtus,  la  vue  courte,  l’oreille 
dure,  l’odorat  détruit  ou  insensible,  aient  moins  d’esprit  que  les  autres  1 ; 
preuve  évidente  qu’il  y a dans  l’homme  quelque  chose  de  plus  qu’un  sens 
intérieur  animal  : celui-ci  n’est  qu’un  organe  matériel,  semblable  à l’or- 
gane des  sens  extérieurs,  et  qui  n’en  diffère  que  parce  qu’il  a la  propriété 
de  conserver  les  ébranlements  qu’il  a reçus;  l’âme  de  l’homme,  au  con- 
traire, est  un  sens  supérieur,  une  substance  spirituelle,  entièrement  diffé- 
rente, par  son  essence  et  par  son  action,  de  la  nature  des  sens  extérieurs. 

Ce  n’est  pas  qu’on  puisse  nier  pour  cela  qu’il  y ait  dans  l’homme  un  sens 
intérieur  matériel , relatif,  comme  dans  l’animal,  aux  sens  extérieurs  : l’in- 
spection seule  le  démontre.  La  conformité  des  organes  dans  l’un  et  dans 
l’autre,  le  cerveau  qui  est  dans  l’homme  comme  dans  l’animal,  et  qui 
même  est  d’une  plus  grande  étendue2,  relativement  au  volume  du  corps, 
suffisent  pour  assurer  dans  l’homme  l’existence  de  ce  sens  intérieur  maté- 
riel. Mais  ce  que  je  prétends,  c’est  que  ce  sens  est  infiniment  subordonné 
à l’autre;  la  substance  spirituelle  le  commande,  elle  en  détruit  ou  en  fait 
naître  l’action  : ce  sens,  en  un  mot,  qui  fait  tout  dans  l’animal,  ne  fait 
dans  l’homme  que  ce  que  le  sens  supérieur  n’empêche  pas;  il  fait  aussi  ce 
que  le  sens  supérieur  ordonne.  Dans  l’animal  ce  sens  est  le  principe  de  la 
détermination  du  mouvement  et  de  toutes  les  actions;  dans  l’homme  ce 
n’en  est  que  le  moyen  ou  la  cause  secondaire3. 

Développons,  autant  qu’il  nous  sera  possible,  ce  point  important;  voyons 
ce  que  ce  sens  intérieur  matériel  peut  produire  : lorsque  nous  aurons  fixé 
l’étendue  de  la  sphère  de  son  activité,  tout  ce  qui  n’y  sera  pas  compris 
dépendra  nécessairement  du  sens  spirituel  ; l’âme  fera  tout  ce  que  ce  sens 

1.  Voyez  la  note  de  la  page  132. 

2.  Le  cerveau  proprement  dit  est  d’une  plus  grande  étendue  dans  l'homme  que  dans  aucun 
animal  ; et , dans  les  animaux , à mesure  que  le  cerveau  diminue , l'intelligence  diminue  aussi. 
(Voyez  mes  Recherc.  expérim.  sur  les  prop.  et  les  fond,  dusyst.  nerveux.) 

3.  Toutes  ces  idées  sont  aussi  justes  qu’élevées.  Dans  l’animal,  le  cerveau  commande;  il  obéit 
dans  l’/iomme;  il  fait  tout,  dans  l’animal;  il  ne  fait  dans  l'homme  (distinction  profonde)  que 
ce  que  le  sens  supérieur  n’empêche  pas. 


328 


DISCOURS  SUR  LA  NATURE  DES  ANIMAUX. 


matériel  ne  peut  faire.  Si  nous  établissons  des  limites  certaines  entre  ces 
deux  puissances,  nous  reconnaîtrons  clairement  ce  qui  appartient  à cha- 
cune; nous  distinguerons  aisément  ce  que  les  animaux  ont  de  commun 
avec  nous,  et  ce  que  nous  avons  au-dessus  d’eux. 

Le  sens  intérieur  matériel  reçoit  également  toutes  les  impressions  que 
chacun  des  sens  extérieurs  lui  transmet;  ces  impressions  viennent  de  l’ac- 
tion des  objets  ; elles  ne  font  que  passer  par  les  sens  extérieurs,  et  ne  pro- 
duisent dans  ces  sens  qu’un  ébranlement  très-peu  durable,  et,  pour  ainsi 
dire,  instantané;  mais  elles  s’arrêtent  sur  le  sens  intérieur,  et  produisent 
dans  le  cerveau,  qui  en  est  l’organe,  des  ébranlements  durables  et  distincts. 
Ces  ébranlements  sont  agréables  ou  désagréables,  c’est-à-dire  sont  relatifs 
ou  contraires  à la  nature  de  l’animal,  et  font  naître  l’appétit  ou  la  répu- 
gnance, selon  l’état  et  la  disposition  présente  de  l’animal.  Prenons  un 
animal  au  moment  de  sa  naissance  : dès  que  par  les  soins  de  la  mère  il  se 
trouve  débarrassé  de  ses  enveloppes,  qu’il  a commencé  à respirer  et  que  le 
besoin  de  prendre  de  la  nourriture  se  fait  sentir,  l’odorat,  qui  est  le  sens 
de  l’appétit,  reçoit  les  émanations  de  l’odeur  du  lait  qui  est  contenu  dans 
les  mamelles  de  la  mère;  ce  sens,  ébranlé  par  les  particules  odorantes, 
communique  cet  ébranlement  au  cerveau,  et  le  cerveau  agissant  à son  tour 
sur  les  nerfs , l’animal  fait  des  mouvements  et  ouvre  la  bouche  pour  se 
procurer  cette  nourriture  dont  il  a besoin.  Le  sens  de  l’appétit  étant  bien 
plus  obtus  dans  l’homme  que  dans  l’animal,  l’enfant  nouveau-né  ne  sent 
que  le  besoin  de  prendre  de  la  nourriture;  il  l’annonce  par  des  cris;  mais 
il  ne  peut  se  la  procurer  seul,  il  n’est  point  averti  par  l’odorat,  rien  ne  peut 
déterminer  ses  mouvements  pour  trouver  celte  nourriture;  il  faut  l’ap- 
procher de  la  mamelle  et  la  lui  faire  sentir  et  toucher  avec  la  bouche  ; 
alors  ces  sens  ébranlés  communiqueront  leur  ébranlement  à son  cerveau, 
et  le  cerveau  agissant  sur  les  nerfs,  l’enfant  fera  les  mouvements  néces- 
saires pour  recevoir  et  sucer  cette  nourriture.  Ce  ne  peut  être  que  par 
l'odorat  et  par  le  goût,  c’est-à-dire  par  les  sens  de  l’appétit,  que  l’animal 
est  averti  de  la  présence  de  la  nourriture  et  du  lieu  où  il  faut  la  chercher  : 
ses  yeux  ne  sont  point  encore  ouverts,  et,  le  fussent-ils,  ils  seraient,  dans 
ces  premiers  instants,  inutiles  à la  détermination  du  mouvement.  L’œil, 
qui  çst  un  sens  plus  relatif  à la  connaissance  qu’à  l’appétit,  est  ouvert  dans 
l’homme  au  moment  de  sa  naissance,  et  demeure  dans  la  plupart  des 
animaux  fermé  pour  plusieurs  jours.  Les  sens  de  l’appétit,  au  contraire, 
sont  bien  plus  parfaits  et  bien  plus  développés  dans  l’animal  que  dans  l’en- 
fant : autre  preuve  que  dans  l'homme  les  organes  de  l’appétit  sont  moins 
parfaits  que  ceux  de  la  connaissance,  et  que  dans  l’animal  ceux  de  la  con- 
naissance le  sont  moins  que  ceux  de  l’appétit. 

Les  sens  relatifs  à l’appétit  sont  donc  plus  développés  dans  l’animal  qui 
vient  de  naître  que  dans  l’enfant  nouveau-né.  Il  en  est  de  même  du  mou- 


DISCOURS  SUR  LA  NATURE  DES  ANIMAUX.  329 

vement  progressif  et  de  tous  les  autres  mouvements  extérieurs  : l’enfant 
peut  à peine  mouvoir  ses  membres,  il  se  passera  beaucoup  de  temps  avant 
qu’il  ait  la  force  de  changer  de  lieu  ; le  jeune  animal,  au  contraire,  acquiert 
en  très-peu  de  temps  toutes  ces  facultés  : comme  elles  ne  sont  dans  l’animal 
que  relatives  à l’appétit,  que  cet  appétit  est  véhément  et  promptement 
développé , et  qu’il  est  le  principe  unique  de  la  détermination  de  tous  les 
mouvements;  que  dans  l'homme,  au  contraire,  l’appétit  est  faible,  ne  se 
développe  que  plus  tard,  et  ne  doit  pas  influer  autant  que  la  connaissance 
sur  la  détermination  des  mouvements,  l’homme  est  à cet  égard  plus  tardif 
que  l’animal. 

Tout  concourt  donc  à prouver,  même  dans  le  physique,  que  l’animal 
n’est  remué  que  par  l’appétit,  et  que  l’homme  est  conduit  par  un  principe 
supérieur  : s’il  y a toujours  eu  du  doute  sur  ce  sujet,  c’est  que  nous  ne 
concevons  pas  bien  comment  l’appétit  seul  peut  produire  dans  l’animal 
des  effets  si  semblables  à ceux  que  produit  chez  nous  la  connaissance;  et 
que  d’ailleurs  nous  ne  distinguons  pas  aisément  ce  que  nous  faisons  en 
vertu  de  la  connaissance,  de  ce  que  nous  ne  faisons  que  par  la  force  de 
l'appétit.  Cependant  il  me  semble  qu’il  n’est  pas  impossible  de  faire  dispa- 
raître cette  incertitude,  et  même  d’arriver  à la  conviction,  en  employant 
le  principe  que  nous  avons  établi.  Le  sens  intérieur  matériel,  avons-nous 
dit,  conserve  longtemps  les  ébranlements  qu’il  a reçus;  ce  sens  existe  dans 
l’animal,  et  le  cerveau  en  est  l’organe;  ce  sens  reçoit  toutes  les  impressions 
que  chacun  des  sens  extérieurs  lui  transmet  : lorsqu’une  cause  extérieure, 
un  objet,  de  quelque  nature  qu’il  soit,  exerce  donc  son  action  sur  les  sens 
extérieurs,  cette  action  produit  un  ébranlement  durable  dans  le  sens  inté- 
rieur, cet  ébranlement  communique  du  mouvement  à l’animal;  ce  mou- 
vement sera  déterminé,  si  l’impression  vient  des  sens  de  l’appétit,  car 
l’animal  avancera  pour  atteindre,  ou  se  détournera  pour  éviter  l'objet  de 
cette  impression,  selon  qu’il  en  aura  été  flatté  ou  blessé;  ce  mouvement 
peut  aussi  être  incertain,  lorsqu’il  sera  produit  par  les  sens  qui  ne  sont 
pas  relatifs  à l’appétit,  comme  l’œil  et  l’oreille.  L’animal  qui  voit  ou  qui 
entend  pour  la  première  fois  est,  à la  vérité,  ébranlé  par  la  lumière  ou  par 
le  son;  mais  l’ébranlement  ne  produira  d’abord  qu’un  mouvement  incer- 
tain, parce  que  l’impression  de  la  lumière  ou  du  son  n’est  nullement  rela- 
tive à l’appétit;  ce  n’est  que  par  des  actes  répétés,  et  lorsque  l’animal  aura 
joint  aux  impressions  du  sens  de  la  vue  ou  de  l’ouïe  celles  de  l’odorat,  du 
goût  ou  du  toucher,  que  le  mouvement  deviendra  déterminé,  et  qu’en 
voyant  un  objet  ou  en  entendant  un  son  il  avancera  pour  atteindre,  ou 
reculera  pour  éviter  la  chose  qui  produit  ces  impressions,  devenues  par 
l’expérience  relatives  à ses  appétits. 

Pour  nous  faire  mieux  entendre,  considérons  un  animal  instruit,  un 
chien,  par  exemple,  qui,  quoique  pressé  d’un  violent  appétit,  semble  n’oser 


330 


DISCOURS  SUR  LA  NATURE  DES  ANIMAUX. 


toucher  et  ne  touche  point  en  effet  à ce  qui  pourrait  le  satisfaire,  mais  en 
même  temps  fait  beaucoup  de  mouvements  pour  l’obtenir  de  la  main  de 
son  maître;  cet  animal  ne  paraît-il  pas  combiner  des  idées?  ne  parait-il  pas 
désirer  et  craindre,  en  un  mot  raisonner  à peu  près  comme  un  homme 
qui  voudrait  s’emparer  du  bien  d’autrui,  et  qui,  quoique  violemment  tenté, 
est  retenu  par  la  crainte  du  châtiment?  voilà  l’interprétation  vulgaire  de 
la  conduite  de  l’animal.  Comme  c’est  de  cette  façon  que  la  chose  se  passe 
chez  nous,  il  est  naturel  d’imaginer,  et  on  imagine,  en  effet,  qu’elle  se 
passe  de  même  dans  l’animal  : l’analogie,  dit-on,  est  bien  fondée,  puisque 
l’organisation  et  la  conformation  des  sens,  tant  à l’extérieur  qu’à  l’intérieur, 
sont  semblables  dans  l’animal  et  dans  l’homme.  Cependant  ne  devrions- 
nous  pas  voir  que,  pour  que  cette  analogie  fut  en  effet  bien  fondée,  il  faudrait 
quelque  chose  de  plus,  qu’il  faudrait  du  moins  que  rien  ne  pût  la  démentir, 
qu’il  serait  nécessaire  que  les  animaux  pussent  faire,  et  fissent,  dans  quel- 
ques occasions,  tout  ce  que  nous  faisons?  Or  le  contraire  est  évidemment 
démontré;  ils  n’inventent,  ils  ne  perfectionnent  rien,  ils  ne  réfléchissent 
par  conséquent  sur  rien,  ils  ne  font  jamais  que  les  mêmes  choses,  de  la 
même  façon  : nous  pouvons  donc  déjà  rabattre  beaucoup  de  la  force  de 
cette  analogie,  nous  pouvons  même  douter  de  sa  réalité,  et  nous  devons 
chercher  si  ce  n’est  pas  par  un  autre  principe  différent  du  nôtre  qu’ils 
sont  conduits,  et  si  leurs  sens  ne  suffisent  pas  pour  produire  leurs  actions, 
sans  qu’il  soit  nécessaire  de  leur  accorder  une  connaissance  de  réflexion. 

Tout  ce  qui  est  relatif  à leur  appétit  ébranle  très-vivement  leur  sens  inté- 
rieur, et  le  chien  se  jetterait  à l’instant  sur  l’objet  de  cet  appétit,  si  ce  même 
sens  intérieur  ne  conservait  pas  les  impressions  antérieures  de  douleur  dont 
cette  action  a été  précédemment  accompagnée  ; les  impressions  extérieures 
ont  modifié  l’animal,  cette  proie  qu’on  lui  présente  n’est  pas  offerte  à un 
chien  simplement,  mais  à un  chien  battu;  et  comme  il  a été  frappé  toutes  les 
fois  qu’il  s’est  livré  à ce  mouvement  d'appétit,  les  ébranlements  de  douleur 
se  renouvellent  en  même  temps  que  ceux  de  l’appétit  se  font  sentir,  parce 
que  ces  deux  ébranlements  se  sont  toujours  faits  ensemble.  L’animal  étant 
donc  poussé  tout  à la  fois  par  deux  impulsions  contraires  qui  se  détruisent 
mutuellement,  il  demeure  en  équilibre  entre  ces  deux  puissances  égales  ; la 
cause  déterminante  de  son  mouvement  étant  contre-balancée,  il  ne  se  mou- 
vra pas  pour  atteindre  à l’objet  de  son  appétit.  Mais  les  ébranlements  de 
l’appétit  et  de  la  répugnance,  ou,  si  l’on  veut,  du  plaisir  et  de  la  douleur, 
subsistant  toujours  ensemble  dans  une  opposition  qui  en  détruit  les  effets,  il 
se  renouvelle  en  même  temps  dans  le  cerveau  de  l’animal  un  troisième 
ébranlement,  qui  a souvent  accompagné  les  deux  premiers  ; c’est  l’ébranle- 
ment causé  par  l’action  de  son  maître,  de  la  main  duquel  il  a souvent  reçu 
ce  morceau  qui  est  l’objet  de  son  appétit;  et  comme  ce  troisième  ébranle- 
ment n’est  contre-balancé  par  rien  de  contraire,  il  devient  la  cause  détermi- 


DISCOURS  SUR  LA  NATURE  DES  ANIMAUX.  331 

nante  du  mouvement.  Le  eliien  sera  donc  déterminé  à se  mouvoir  vers  son 
maitre  et  à s’agiter  jusqu’à  ce  que  son  appétit  soit  satisfait  en  entier. 

On  peut  expliquer  de  la  même  façon  et  par  les  mêmes  principes  toutes  les 
actions  des  animaux  ',  quelque  compliquées  qu’elles  puissent  paraître,  sans 
qu'il  soit  besoin  de  leur  accorder,  ni  la  pensée,  ni  la  réflexion2  : leur  sens  inté- 
rieur suffit  pour  produire  tous  leurs  mouvements.  Il  ne  reste  plus  qu’une 
chose  à éclaircir,  c’est  la  nature  de  leurs  sensations,  qui  doivent  être,  sui- 
vant ce  que  nous  venons  d’établir,  bien  différentes  des  nôtres.  Les  animaux, 
nous  dira-t-on,  n’ont-ils  donc  aucune  connaissance?  leur  ôtez-vous  la  con- 
science de  leur  existence,  le  sentiment?  puisque  vous  prétendez  expliquer 
mécaniquement  toutes  leurs  actions,  ne  les  réduisez-vous  pas  à n’être  que 
de  simples  machines,  que  d’insensibles  automates? 

Si  je  me  suis  bien  expliqué,  on  doit  avoir  déjà  vu  que,  bien  loin  de  tout 
ôter  aux  animaux,  je  leur  accorde  tout,  à l’exception  de  la  pensée  et  delà 
réflexion  : ils  ont  le  sentiment,  ils  l’ont  même  à un  plus  haut  degré  que  nous 
ne  l’avons;  ils  ont  aussi  la  conscience  de  leur  existence  actuelle,  mais  ils 
n’ont  pas  celle  de  leur  existence  passée;  ils  ont  des  sensations,  mais  il  leur 
manque  la  faculté  de  les  comparer,  c’est-à-dire,  la  puissance  qui  produit  les 
idées;  car  les  idées  ne  sont  que  des  sensations  comparées3,  ou,  pour  mieux 
dire,  des  associations  de  sensations. 

Considérons  en  particulier  chacun  de  ces  objets.  Les  animaux  ont  le  sen- 
timent, même  plus  exquis  que  nous  ne  l’avons  : je  crois  ceci  déjà  prouvé 
par  ce  que  nous  avons  dit  de  l’excellence  de  ceux  de  leurs  sens  qui  sont  rela- 
tifs à l’appétit;  par  la  répugnance  naturelle  et  invincible  qu’ils  ont  pour  de 
certaines  choses,  et  l’appétit  constant  et  décidé  qu’ils  ont  pour  d’autres  cho- 
ses; par  cette  faculté  qu’ils  ont,  bien  supérieurement  à nous,  de  distinguer 
sur-le-champ  et  sans  aucune  incertitude  ce  qui  leur  convient  de  ce  qui  leur 
est  nuisible.  Les  animaux  ont  donc  comme  nous  de  la  douleur  et  du  plaisir; 
ils  ne  connaissent  pas  le  bien  et  le  mal,  mais  ils  le  sentent  : ce  qui  leur  est 
agréable  est  bon,  ce  qui  leur  est  désagréable  est  mauvais;  l’un  et  l’autre  ne 
sont  que  des  rapports  convenables  ou  contraires  à leur  nature,  à leur  orga- 
nisation. Le  plaisir  que  le  chatouillement  nous  donne,  la  douleur  que  nous 
cause  une  blessure,  sont  des  douleurs  et  des  plaisirs  qui  nous  sont  communs 
avec  les  animaux,  puisqu’ils  dépendent  absolument  d’une  cause  extérieure 
matérielle,  c’est-à-dire,  d’une  action  plus  ou  moins  forte  sur  les  nerfs  qui 
sont  les  organes  du  sentiment.  Tout  ce  qui  agit  mollement  sur  ces  organes, 
tout  ce  qui  les  remue  délicatement,  est  une  cause  de  plaisir;  tout  ce  qui  les 

1.  Oui , sans  doute  : expliquer  par  une  hypothèse  , par  un  mot  ; mais  ôtez  le  mot,  et  toute  la 
difficulté,  qui  n’était  que  masquée,  reparaît. 

2.  L’animal  n’a  ni  la  pensée,  ni  la  réflexion;  il  a un  certain  degré  à1 intelligence  et  des 
instincts.  (Voyez  mon  livre  sur  l’Instinct  et  l’intelligence  des  animaux.  ) 

3.  Les  idées  ne  sont  pas  des  sensations  comparées  : les  sensations  ne  sont  que  des  occasions 
d 'idées  pour  la  puissance  qui  compare  et  qui  pense. 


332 


DISCOURS  SUR  LA  NATURE  DES  ANIMAUX. 


ébranle  violemment,  tout  ce  qui  les  agite  fortement,  est  une  cause  de  dou- 
leur. Toutes  les  sensations  sont  donc  des  sources  de  plaisir  tant  qu’elles  sont 
douces,  tempérées  et  naturelles;  mais  dès  qu'elles  deviennent  trop  fortes, 
elles  produisent  la  douleur,  qui,  dans  le  physique,  est  l’extrême  plutôt  que 
le  contraire  du  plaisir. 

En  effet,  une  lumière  trop  vive,  un  feu  trop  ardeut,  un  trop  grand  bruit, 
une  odeur  trop  forte,  un  mets  insipide  ou  grossier,  un  frottement  dur,  nous 
blessent  ou  nous  affectent  désagréablement  ; au  lieu  qu’une  couleur  tendre, 
une  chaleur  tempérée,  un  son  doux,  un  parfum  délicat,  une  saveur  fine,  un 
attouchement  léger,  nous  flattent  et  souvent  nous  remuent  délicieusement. 
Tout  effleurement  des  sens  est  donc  un  plaisir,  et  toute  secousse  forte,  tout 
ébranlement  violent,  est  une  douleur  ; et  comme  les  causes  qui  peuvent  occa- 
sionner des  commotions  et  des  ébranlements  violents  se  trouvent  plus  rare- 
ment dans  la  nature  que  celles  qui  produisent  des  mouvements  doux  et  des 
effets  modérés;  que  d’ailleurs  les  animaux,  par  l’exercice  de  leurs  sens, 
acquièrent  en  peu  de  temps  les  habitudes  non-seulement  d’éviter  les  ren- 
contres offensantes,  et  de  s’éloigner  des  choses  nuisibles,  mais  même  de*dis- 
tinguer  les  objets  qui  leur  conviennent  et  de  s’en  approcher;  il  n’est  pas 
douteux  qu’ils  n’aient  beaucoup  plus  de  sensations  agréables  que  de  sensa- 
tions désagréables,  et  que  la  somme  du  plaisir  11e  soit  plus  grande  que  celle 
de  la  douleur. 

Si  dans  l’animal  le  plaisir  n’est  autre  chose  que  ce  qui  flatte  les  sens,  et 
que  dans  le  physique  ce  qui  flatte  les  sens  ne  soit  que  ce  qui  convient  à la 
nature;  si  la  douleur  au  contraire  n’est  que  ce  qui  blesse  les  organes  et  ce 
qui  répugne  à la  nature;  si,  en  un  mot,  le  plaisir  est  le  bien,  et  la  douleur  le 
mal  physique,  on  ne  peut  guère  douter  que  tout  être  sentant  n’ait  en  géné- 
ral plus  de  plaisir  que  de  douleur  : car  tout  ce  qui  est  convenable  à sa  nature, 
tout  ce  qui  peut  contribuer  à sa  conservation,  tout  ce  qui  soutient  son  exis- 
tence est  plaisir;  tout  ce  qui  tend  au  contraire  à sa  destruction,  tout  ce  qui 
peut  déranger  son  organisation,  tout  ce  qui  change  son  état  naturel, est  dou- 
leur. Ce  n’est  donc  que  par  le  plaisir  qu’un  être  sentant  peut  continuer 
d’exister;  et  si  la  somme  des  sensations  flatteuses,  c’est-à-dire,  des  effets 
convenables  à sa  nature,  ne  surpassait  pas  celle  des  sensations  douloureuses 
ou  des  effets  qui  lui  sont  contraires,  privé  de  plaisir,  il  languirait  d’abord 
faute  de  bien;  chargé  de  douleur,  il  périrait  ensuite  par  l’abondance  du 
mal. 

Dans  l’homme  le  plaisir  et  la  douleur  physiques  ne  font  que  la  moindre 
partie  de  ses  peines  et  de  ses  plaisirs  ; son  imagination  qui  travaille  conti- 
nuellement fait  tout,  ou  plutôt  ne  fait  rien  que  pour  son  malheur;  car  elle 
ne  présente  à l’àme  que  des  fantômes  vains  ou  des  images  exagérées,  et  la 
force  à s’en  occuper  : plus  agitée  par  ces  illusions  qu’elle  ne  le  peut  être  par 
les  objets  réels,  l’âme  perd  sa  faculté  de  juger,  et  même  son  empire,  elle  ne 


DISCOURS  SUR  LA  NATURE  DES  ANIMAUX.  333 

compare  que  des  chimères,  elle  ne  veut  plus  qu’en  second,  et  souvent  elle 
veut  l’impossible  ; sa  volonté  qu’elle  ne  détermine  plus,  lui  devient  donc  à 
charge,  ses  désirs  outrés  sont  des  peines,  et  ses  vaines  espérances  sont  tout 
au  plus  de  faux  plaisirs  qui  disparaissent  et  s’évanouissent  dès  que  le  calme 
succède,  et  que  lame  reprenant  sa  place  vient  à les  juger. 

Nous  nous  préparons  donc  des  peines  toutes  les  fois  que  nous  cherchons 
des  plaisirs;  nous  sommes  malheureux  dès  que  nous  désirons  d’être  plus 
heureux.  Le  bonheur  est  au  dedans  de  nous-mêmes,  il  nous  a été  donné  ; le 
malheur  est  au  dehors  et  nous  l’allons  chercher.  Pourquoi  ne  sommes-nous 
pas  convaincus  que  la  jouissance  paisible  de  notre  âme  est  notre  seul  et  vrai 
bien,  que  nous  ne  pouvons  l’augmenter  sans  risque  de  le  perdre,  que  moins 
nous  désirons  et  plus  nous  possédons,  qu’enfin  tout  ce  que  nous  voulons  au 
delà  de  ce  que  la  nature  peut  nous  donner  est  peine,  et  que  rien  n’est  plaisir 
que  ce  qu’elle  nous  offre  ? 

Or  la  nature  nous  a donné  et  nous  offre  encore  à tout  instant  des  plaisirs 
sans  nombre  ; elle  a pourvu  à nos  besoins,  elle  nous  a munis  contre  la  dou- 
leur; il  y a dans  le  physique  infiniment  plus  de  bien  que  de  mal  : ce  n’est 
donc  pas  la  réalité,  c’est  la  chimère  qu’il  faut  craindre;  ce  n’est  ni  la  dou- 
leur du  corps,  ni  les  maladies,  ni  la  mort,  mais  l’agitation  de  l’âme,  les 
passions  et  l’ennui  qui  sont  à redouter. 

Les  animaux  n’ont  qu’un  moyen  d’avoir  du  plaisir,  c’est  d’exercer  leur 
sentiment  pour  satisfaire  leur  appétit;  nous  avons  cette  même  faculté,  et 
nous  avons  de  plus  un  autre  moyen  de  plaisir,  c’est  d’exercer  notre  esprit, 
dont  l’appétit  est  de  savoir.  Cette  source  de  plaisirs  serait  la  plus  abondante 
et  la  plus  pure  si  nos  passions,  en  s’opposant  à son  cours,  ne  venaient  à la 
troubler;  elles  détournent  l’âme  de  toute  contemplation  ; dès  qu’elles  ont 
pris  le  dessus,  la  raison  est  dans  le  silence,  ou  du  moins  elle  n’élève  plus 
qu’une  voix  faible  et  souvent  importune,  le  dégoût  de  la  vérité  suit,  le 
charme  de  l’illusion  augmente,  l’erreur  se  fortifie , nous  entraîne  et  nous 
conduit  au  malheur  : car  quel  malheur  plus  grand  que  de  ne  plus  rien  voir 
tel  qu’il  est,  de  ne  plus  rien  juger  que  relativement  à sa  passion  , de  n’agir 
que  par  son  ordre,  de  paraître  en  conséquence  injuste  ou  ridicule  aux 
autres,  et  d’être  forcé  de  se  mépriser  soi-même  lorsqu’on  vient  à s’exa- 
miner ? 

Dans  cet  état  d’illusion  et  de  ténèbres , nous  voudrions  changer  la  nature 
même  de  notre  âme;  elle  ne  nous  a été  donnée  que  pour  connaître,  nous 
ne  voudrions  l’employer  qu’à  sentir;  si  nous  pouvions  étouffer  en  entier 
sa  lumière,  nous  n’en  regretterions  pas  la  perte,  nous  envierions  volontiers 
le  sort  des  insensés  : comme  ce  n’est  plus  que  par  intervalles  que  nous 
sommes  raisonnables,  et  que  ces  intervalles  de  raison  nous  sont  à charge 
et  se  passent  en  reproches  secrets,  nous  voudrions  les  supprimer;  ainsi 
marchant  toujours  d’illusions  en  illusions,  nous  cherchons  volontairement 


334 


DISCOURS  SUR  LA  NATURE  DES  ANIMAUX. 


à nous  perdre  de  vue  pour  arriver  bientôt  à ne  nous  plus  connaître,  et 
finir  par  nous  oublier. 

Une  passion  sans  intervalles  est  démence1,  et  l’état  de  démence  est  pour 
l’âme  un  état  de  mort.  De  violentes  passions  avec  des  intervalles  sont  des 
accès  de  folie,  des  maladies  de  l’âme  d’autant  plus  dangereuses  qu’elles  sont 
plus  longues  et  plus  fréquentes.  La  sagesse  n’est  que  la  somme  des  inter- 
valles de  santé  que  ces  accès  nous  laissent  ; cette  somme  n’est  point,  celle 
de  notre  bonheur,  car  nous  sentons  alors  que  notre  âme  a été  malade, 
nous  blâmons  nos  passions,  nous  condamnons  nos  actions.  La  folie  est  le 
germe  du  malheur,  et  c’est  la  sagesse  qui  le  développe2  ; la  plupart  de 
ceux  qui  se  disent  malheureux  sont  des  hommes  passionnés , c’est-à-dire 
des  fous,  auxquels  il  reste  quelques  intervalles  de  raison,  pendant  lesquels 
ils  connaissent  leur  folie,  et  sentent  par  conséquent  leur  malheur;  et  comme 
il  y a dans  les  conditions  élevées  plus  de  faux  désirs,  plus  de  vaines  pré- 
tentions, plus  de  passions  désordonnées,  plus  d’abus  de  son  âme,  que  dans 
les  états  inférieurs,  les  grands  sont  sans  doute  de  tous  les  hommes  les 
moins  heureux. 

Mais  détournons  les  yeux  de  ces  tristes  objets  et  de  ces  vérités  humi- 
liantes ; considérons  l’homme  sage,  le  seul  qui  soit  digne  d’être  considéré  : 
maître  de  lui-même,  il  l’est  des  événements;  content  de  son  état,  il  ne  veut 
être  que  comme  il  a toujours  été,  ne  vivre  que  comme  il  a toujours  vécu; 
se  suffisant  à lui-même,  il  n’a  qu’un  faible  besoin  des  autres,  il  ne  peut  leur 
être  à charge;  occupé  continuellement  à exercer  les  facultés  de  son  âme, 
il  perfectionne  son  entendement,  il  cultive  son  esprit,  il  acquiert  de  nou- 
velles connaissances,  et  se  satisfait  à tout  instant  sans  remords,  sans  dégoût, 
il  jouit  de  tout  l’univers  en  jouissant  de  lui-même. 

Un  tel  homme  est  sans  doute  l’être  le  plus  heureux  de  la  nature  : il  joint 
aux  plaisirs  du  corps,  qui  lui  sont  communs  avec  les  animaux,  les  joies  de 
l’esprit,  qui  n’appartiennent  qu’à  lui  : il  a deux  moyens  d’être  heureux, 
qui  s’aident  et  se  fortifient  mutuellement;  et, si  par  un  dérangement  de 
santé  ou  par  quelque  autre  accident  il  vient  à ressentir  de  la  douleur,  il 
souffre  moins  qu’un  autre,  la  force  de  son  âme  le  soutient,  la  raison  le 
console;  il  a même  de  la  satisfaction  en  souffrant,  c’est  de  se  sentir  assez 
fort  pour  souffrir. 

La  santé  de  l’homtne  est  moins  ferme  et  plus  chancelante  que  celle  d’au- 
cun des  animaux;  il  est  malade  plus  souvent  et  plus  longtemps;  il  périt 
à tout  âge,  au  lieu  que  les  animaux  semblent  parcourir  d’un  pas  égal 

1.  Ira  fur  or  brevis  est,  disaient  les  anciens.  Les  anciens  avaient  raison,  et  Buffon  aussi.  Dans 
un  Essai  physiologique  sur  la  folie,  je  me  suis  appliqué  à développer  cette  grande  vérité,  savoir  : 

Premièrement,  que  toute  passio»  inattentive , irréfléchie  , marche  vers  la  folie  ; 

Et,  secondement,  que  F attention,  bien  gouvernée,  est  le  moyen  sûr  de  prévenir  la  folie. 

2.  Qui  le  développe  : non;  mais  qui  le  fait  sentir. 


335 


DISCOURS  SUR  LA  NATURE  DES  ANIMAUX. 

et  ferme  l’espace  de  la  vie.  Cela  me  paraît  venir  de  deux  causes , qui , 
quoique  bien  différentes , doivent  toutes  deux  contribuer  à cet  effet.  La 
première  est  l’agitation  de  notre  âme;  elle  est  occasionnée  par  le  dérè- 
glement de  notre  sens  intérieur  matériel  ; les  passions  et  les  malheurs 
qu’elles  entraînent  influent  sur  la  santé  et  dérangent  les  principes  qui  nous 
animent  : si  l’on  observait  les  hommes,  on  verrait  que  presque  tous  mènent 
une  vie  timide  ou  contentieuse , et  que  la  plupart  meurent  de  chagrin. 
La  seconde  est  l’imperfection  de  ceux  de  nos  sens  qui  sont  relatifs  à l’ap- 
pétit. Les  animaux  sentent  bien  mieux  que  nous  ce  qui  convient  à leur 
nature , ils  ne  se  trompent  pas  dans  le  choix  de  leurs  aliments , ils  ne 
s’excèdent  pas  dans  leurs  plaisirs;  guidés  par  le  seul  sentiment  de  leurs 
besoins  actuels,  ils  se  satisfont  sans  chercher  à en  faire  naître  de  nouveaux. 
Nous,  indépendamment  de  ce  que  nous  voulons  tout  à l’excès,  indépendam- 
ment de  cette  espèce  de  fureur  avec  laquelle  nous  cherchons  à nous  détruire 
en  cherchant  à forcer  la  nature , nous  ne  savons  pas  trop  ce  qui  nous  con- 
vient ou  ce  qui  nous  est  nuisible,  nous  ne  distinguons  pas  bien  les  effets 
de  telle  ou  telle  nourriture,  nous  dédaignons  les  aliments  simples,  et  nous 
leur  préférons  des  mets  composés,  parce  que  nous  avons  corrompu  notre 
goût,  et  que  d’un  sens  de  plaisir  nous  en  avons  fait  un  organe  de  débauche, 
qui  n’est  flatté  que  de  ce  qui  l’irrite. 

Il  n’est  donc  pas  étonnant  que  nous  soyons,  plus  que  les  animaux,  sujets 
à des  infirmités,  puisque  nous  ne  sentons  pas  aussi  bien  qu’eux  ce  qui  nous 
est  bon  ou  mauvais,  ce  qui  peut  contribuer  à conserver  ou  à détruire  notre 
santé;  que  notre  expérience  est  à cet  égard  bien  moins  sûre  que  leur  senti- 
ment; que  d’ailleurs  nous  abusons  infiniment  plus  qu’eux  de  ces  mêmes 
sens  de  l’appétit  qu’ils  ont  meilleurs  et  plus  parfaits  que  nous,  puisque 
ces  sens  ne  sont  pour  eux  que  des  moyens  de  conservation  et  de  santé , et 
qu’ils  deviennent  pour  nous  des  causes  de  destruction  et  de  maladies.  L’in- 
tempérance détruit  et  fait  languir  plus  d’hommes,  elle  seule,  que  tous  les 
autres  fléaux  de  la  nature  humaine  réunis. 

Toutes  ces  réflexions  nous  portent  à croire  que  les  animaux  ont  le 
sentiment  plus  sûr  et  plus  exquis  que  nous  ne  l’avons;  car,  quand  même 
on  voudrait  m’opposer  qu’il  y a des  animaux  qu’on  empoisonne  aisément, 
que  d’autres  s’empoisonnent  eux-mêmes , et  que  par  conséquent  ces  ani- 
maux ne  distinguent  pas  mieux  que  nous  ce  qui  peut  leur  être  contraire  ; 
je  répondrai  toujours  qu’ils  ne  prennent  le  poison  qu’avec  l’appât  dont  il 
est  enveloppé,  ou  avec  la  nourriture  dont  il  se  trouve  environné;  que 
d’ailleurs  ce  n’est  que  quand  ils  n’ont  point  à choisir,  quand  la  faim  les 
presse  , et  quand  le  besoin  devient  nécessité,  qu’ils  dévorent  en  effet  tout 
ce  qu’ils  trouvent  ou  tout  ce  qui  leur  est  présenté,  et  encore  arrive-t-il 
que  la  plupart  se  laissent  consumer  d’inanition  et  périr  de  faim , plutôt 
que  de  prendre  des  nourritures  qui  leur  répugnent. 


336  DISCOURS  SUR  LA  NATURE  DES  ANIMAUX. 

Les  animaux  ont  donc  le  sentiment,  même  à un  plus  haut  degré  que 
nous  ne  l’avons;  je  pourrais  le  prouver  encore  par  l’usage  qu’ils  font  de 
ce  sens  admirable,  qui  seul  pourrait  leur  tenir  lieu  de  tous  les  autres  sens. 
La  plupart  des  animaux  ont  l’odorat  si  parfait,  qu’ils  sentent  de  plus  loin 
qu’ils  ne  voient;  non-seulement  ils  sentent  de  très- loin  les  corps  pré- 
sents et  actuels,  mais  ils  en  sentent  les  émanations  et  les  traces  longtemps 
après  qu’ils  sont  absents  et  passés.  Un  tel  sens  est  un  organe  universel  de 
sentiment;  c’est  un  œil  qui  voit  les  objets  non-seulement  où  ils  sont , mais 
même  partout  où  ils  ont  été;  c’est  un  organe  de  goût  par  lequel  l’animal 
savoure  non-seulement  ce  qu’il  peut  toucher  et  saisir,  mais  même  ce  qui 
est  éloigné  et  qu’il  ne  peut  atteindre  ; c’est  le  sens  par  lequel  il  est  le  plus 
tôt,  le  plus  souvent  et  le  plus  sûrement  averti , par  lequel  il  agit,  il  se  déter- 
mine, par  lequel  il  reconnaît  ce  qui  est  convenable  ou  contraire  à sa 
nature,  par  lequel  enfin  il  aperçoit,  sent  et  choisit  ce  qui  peut  satisfaire 
son  appétit. 

Les  animaux  ont  donc  les  sens  relatifs  à l’appétit  plus  parfaits  que  nous 
ne  les  avons,  et  par  conséquent  ils  ont  le  sentiment  plus  exquis  et  à un 
plus  haut  degré  que  nous  ne  l’avons;  ils  ont  aussi  la  conscience  de  leur 
existence  actuelle  , mais  ils  n’ont  pas  celle  de  leur  existence  passée.  Cette 
seconde  proposition  mérite  , comme  la  première , d’être  considérée;  je  vais 
tâcher  d’en  prouver  la  vérité. 

La  conscience  de  son  existence,  ce  sentiment  intérieur  qui  constitue  le 
moi,  est  composé  chez  nous  de  la  sensation  de  notre  existence  actuelle,  et 
du  souvenir  de  notre  existence  passée.  Ce  souvenir  est  une  sensation  tout 
aussi  présente  que  la  première,  elle  nous  occupe  même  quelquefois  plus  for- 
tement, et  nous  affecte  plus  puissamment  que  les  sensations  actuelles;  et 
comme  ces  deux  espèces  de  sensations  sont  différentes,  et  que  notre  âme  a la 
faculté  de  les  comparer  et  d’en  former  des  idées,  notre  conscience  d’exis- 
tence est  d’autant  plus  certaine  et  d’autant  plus  étendue,  que  nous  nous 
représentons  plus  souvent  et  en  plus  grand  nombre  les  choses  passées,  et 
que  par  nos  réflexions  nous  les  comparons  et  les  combinons  davantage  entre 
elles  et  avec  les  choses  présentes.  Chacun  conserve  dans  soi-même  un  certain 
nombre  de  sensations  relatives  aux  différentes  existences,  c’est-à-dire,  aux 
différents  états  où  l’on  s’est  trouvé  ; ce  nombre  de  sensations  est  devenu  une 
succession  et  a formé  une  suite  d’idées,  par  la  comparaison  que  notre  âme  a 
faite  de  ces  sensations  entre  elles.  C’est  dans  cette  comparaison  de  sensations 
que  consiste  l’idée  du  temps,  et  même  toutes  les  autres  idées  ne  sont,  comme 
nous  l’avons  déjà  dit,  que  des  sensations  comparées.  Mais  cette  suite  de  nos 
idées,  cette  chaîne  de  nos  existences,  se  présente  à nous  souvent  dans  un 
ordre  fort  différent  de  celui  dans  lequel  nos  sensations  nous  sont  arrivées  : 
c’est  l’ordre  de  nos  idées,  c'est-à-dire,  des  comparaisons  que  notre  âme  a 
faites  de  nos  sensations,  que  nous  voyons,  et  point  du  tout  l’ordre  de  ces 


DISCOURS  SUR  LA  NATURE  DES  ANIMAUX. 


337 


sensations,  et  c’est  en  cela  principalement  que  consiste  la  différence  des 
caractères  et  des  esprits;  car  de  deux  hommes  que  nous  supposerons  sem- 
blablement organisés,  et  qui  auront  été  élevés  ensemble  et  de  la  même  façon, 
l’un  pourra  penser  bien  différemment  de  l’autre,  quoique  tous  deux  aient 
reçu  leurs  sensations  dans  le  même  ordre;  mais  comme  la  trempe  de  leurs 
âmes  est  différente  , et  que  chacune  de  ces  âmes  a comparé  et  combiné  ces 
sensations  semblables,  d’une  manière  qui  lui  est  propre  et  particulière,  le 
résultat  général  de  ces  comparaisons,  c’est-à-dire,  les  idées,  l’esprit  et  le 
caractère  acquis,  seront  aussi  différents. 

Il  y a quelques  hommes  dont  l’activité  de  l’âme  est  telle  qu’ils  ne  reçoi- 
vent jamais  deux  sensations  sans  les  comparer  et  sans  en  former  par  con- 
séquent une  idée  ; ceux-ci  sont  les  plus  spirituels , et  peuvent,  suivant  les 
circonstances,  devenir  les  premiers  des  hommes  en  tout  genre.  J1  y en  a 
d’autres  en  assez  grand  nombre  dont  l’âme  moins  active  laisse  échapper 
toutes  les  sensations  qui  n’ont  pas  un  certain  degré  de  force,  et  ne  compare 
que  celles  qui  l’ébranlent  fortement  ; ceux-ci  ont  moins  d’esprit  que  les 
premiers,  et  d’autant  moins  que  leur  âme  se  porte  moins  fréquemment  à 
comparer  leurs  sensations  et  à en  former  des  idées;  d’autres  enfin,  et  c’est 
la  multitude,  ont  si  peu  de  vie  dans  l’âme,  et  une  si  grande  indolence  à 
penser,  qu’ils  ne  comparent  et  ne  combinent  rien,  rien  au  moins  du  pre- 
mier coup  d’œil  ; il  leur  faut  des  sensations  fortes  et  répétées  mille  et  mille 
fois,  pour  que  leur  âme  vienne  enfin  à en  comparer  quelqu’une  et  à former 
une  idée  : ces  hommes  sont  plus  ou  moins  stupides,  et  semblent  ne  différer 
des  animaux  que  par  ce  petit  nombre  d’idées  que  leur  âme  a tant  de  peine 
à produire. 

La  conscience  de  notre  existence  étant  donc  composée,  non-seulement  de. 
nos  sensations  actuelles,  mais  même  de  la  suite  d’idées  qu’a  fait  naître  la 
comparaison  de  nos  sensations  et  de  nos  existences  passées,  il  est  évident 
que  plus  on  a d’idées,  et  plus  on  est  sûr  de  son  existence  ; que  plus  on  a 
d’esprit,  plus  on  existe  ; qu’enfin  c’est  par  la  puissance  de  réfléchir  qu’a 
notre  âme,  et  par  cette  seule  puissance,  que  nous  sommes  certains  de  nos 
existences  passées  et  que  nous  voyons  nos  existences  futures,  l’idée  de  l’ave- 
nir n’étant  que  la  comparaison  inverse  du  présent  au  passé,  puisque  dans 
cette  vue  de  l’esprit  le  présent  est  passé,  et  l’avenir  est  présent. 

Cette  puissance  de  réfléchir  ayant  été  refusée  aux  animaux  ",  il  est  donc 
certain  qu’ils  ne  peuvent  former  d’idées,  et  que  par  conséquent  leur  con- 
science d’existence  est  moins  sûre  et  moins  étendue  que  la  nôtre  ; car  ils  ne 
peuvent  avoir  aucune  idée  du  temps,  aucune  connaissance  du  passé, 
aucune  notion  de  l’avenir  : leur  conscience  d’existence  est  simple,  elle 
dépend  uniquement  des  sensations  qui  les  affectent  actuellement,  et  consiste 
dans  le  sentiment  intérieur  que  ces  sensations  produisent. 

a.  Yoyez,  ci-devant,  page  1 et  suiv. 

il. 


22 


338 


DISCOURS  SUR  LA  NATURE  DES  ANIMAUX. 


Ne  pouvons-nous  pas  concevoir  ce  que  c’est  que  cette  conscience  d’exis- 
tence dans  les  animaux,  en  faisant  réflexion  sur  l’état  où  nous  nous  trouvons 
lorsque  nous  sommes  fortement  occupés  d’un  objet,  ou  violemment  agités 
par  une  passion  qui  ne  nous  permet  de  faire  aucune  réflexion  sur  nous- 
mêmes?  On  exprime  l’idée  de  cet  état  en  disant  qu’on  est  hors  de  soi,  et  l’on 
est  en  effet  hors  de  soi  dès  que  l’on  n’est  occupé  que  des  sensations  actuelles, 
et  l’on  est  d’autant  plus  hors  de  soi  que  ces  sensations  sont  plus  vives,  plus 
rapides,  et  qu’elles  donnent  moins  de  temps  à l’âme  pour  les  considérer; 
dans  cet  état  nous  nous  sentons,  nous  sentons  même  le  plaisir  et  la  douleur 
dans  toutes  leurs  nuances;  nous  avons  donc  alors  le  sentiment,  la  conscience 
de  notre  existence,  sans  que  notre  âme  semble  y participer.  Cet  état,  où  nous 
ne  nous  trouvons  que  par  instants,  est  l’état  habituel  des  animaux  : privés 
d’idées  et  pourvus  de  sensations,  ils  ne  savent  point  qu’ils  existent,  mais  ils 
le  sentent. 

Pour  rendre  plus  sensible  la  différence  que  j’établis  ici  entre  les  sensations 
et  les  idées,  et  pour  démontrer  en  même  temps  que  les  animaux  ont  des 
sensations  et  qu’ils  n’ont  point  d’idées,  considérons  en  détail  leurs  facultés 
et  les  nôtres,  et  comparons  leurs  opérations  à nos  actions.  Ils  ont,  comme 
nous,  des  sens,  et  par  conséquent  ils  reçoivent  les  impressions  des  objets 
extérieurs  ; ils  ont,  comme  nous,  un  sens  intérieur,  un  organe  qui  conserve 
les  ébranlements  causés  par  ces  impressions,  et  par  conséquent  ils  ont  des 
sensations  qui,  comme  les  nôtres,  peuvent  se  renouveler,  et  sont  plus  ou 
moins  fortes  et  plus  ou  moins  durables;  cependant  ils  n’ont  ni  l’esprit,  ni 
l’entendement,  ni  la  mémoire  comme  nous  l’avons,  parce  qu’ils  n’ont  pas 
la  puissance  de  comparer  leurs  sensations,  et  que  ces  trois  facultés  de  notre 
âme  dépendent  de  cette  puissance. 

Les  animaux  n’ont  pas  la  mémoire  ? le  contraire  paraît  démontré,  me 
dira-t-on;  ne  reconnaissent-ils  pas  après  une  absence  les  personnes  auprès 
desquelles  ils  ont  vécu,  les  lieux  qu’ils  ont  habités,  les  chemins  qu’ils  ont 
parcourus?  ne  se  souviennent-ils  pas  des  châtiments  qu’ils  ont  essuyés,  des 
caresses  qu’on  leur  a faites,  des  leçons  qu’on  leur  a données  ? Tout  semble 
prouver  qu’en  leur  ôtant  l’entendement  et  l’esprit,  on  ne  peut  leur  refuser  la 
mémoire,  et  une  mémoire  active,  étendue,  et  peut-être  plus  fidèle  que  la 
nôtre.  Cependant,  quelque  grandes  que  soient  ces  apparences,  et  quelque 
fort  que  soit  le  préjugé  qu’elles  ont  fait  naître,  je  crois  qu’on  peut  démon- 
trer qu’elles  nous  trompent  ; que  les  animaux  n’ont  aucune  connaissance  du 
passé,  aucune  idée  du  temps,  et  que  par  conséquent  ils  n’ont  pas  la  mémoire. 

Chez  nous,  la  mémoire  émane  de  la  puissance  de  réfléchir,  car  le  souve- 
nir que  nous  avons  des  choses  passées  suppose,  non-seulement  la  durée  des 
ébranlements  de  notre  sens  intérieur  matériel,  c’est-à-dire,  le  renouvelle- 
ment de  nos  sensations  antérieures,  mais  encore  les  comparaisons  que  notre 
âme  a faites  de  ces  sensations,  c’est-à-dire,  les  idées  qu’elle  en  a formées. 


DISCOURS  SUR  LA  NATURE  DES  ANIMAUX. 


339 


Si  la  mémoire  ne  consistait  que  dans  le  renouvellement  des  sensations  pas- 
sées, ces  sensations  se  représenteraient  à notre  sens  intérieur  sans  y laisser 
une  impression  déterminée  ; elles  se  présenteraient  sans  aucun  ordre,  sans 
liaison  entre  elles,  à peu  près  comme  elles  se  présentent  dans  l’ivresse  ou 
dans  certains  rêves,  où  tout  est  si  décousu,  si  peu  suivi,  si  peu  ordonné,  que 
nous  ne  pouvons  en  conserver  le  souvenir  ; car  nous  ne  nous  souvenons  que 
des  choses  qui  ont  des  rapports  avec  celles  qui  les  ont  précédées  ou  suivies  ; et 
toute  sensation  isolée,  qui  n’aurait  aucune  liaison  avec  les  autres  sensations, 
quelque  forte  qu’elle  pût  être,  ne  laisserait  aucune  trace  dans  notre  esprit  : 
or  c’est  notre  âme  qui  établit  ces  rapports  entre  les  choses,  par  la  compa- 
raison quelle  fait  des  unes  avec  les  autres;  c’est  elle  qui  forme  la  liaison 
de  nos  sensations  et  qui  ourdit  la  trame  de  nos  existences  par  un  fil  continu 
d’idées.  La  mémoire  consiste  donc  dans  une  succession  d’idées,  et  suppose 
nécessairement  la  puissance  qui  les  produit. 

Mais  pour  ne  laisser,  s-’il  est  possible,  aucun  doute  sur  ce  point  important, 
voyons  quelle  est  l’espèce  de  souvenir  que  nous  laissent  nos  sensations, 
lorsqu’elles  n’ont  point  été  accompagnées  d’idées.  La  douleur  et  le  plaisir 
sont  de  pures  sensations,  et  les  plus  fortes  de  toutes,  cependant  lorsque  nous 
voulons  nous  rappeler  ce  que  nous  avons  senti  dans  les  instants  les  plus  vifs 
de  plaisir  ou  de  douleur,  nous  ne  pouvons  le  faire  que  faiblement,  confusé- 
ment; nous  nous  souvenons  seulement  que  nous  avons  été  flattés  ou  blessés, 
mais  notre  souvenir  n’est  pas  distinct  ; nous  ne  pouvons  nous  représenter, 
ni  l’espèce,  ni  le  degré,  ni  la  durée  de  ces  sensations  qui  nous  ont  cepen- 
dant si  fortement  ébranlés,  et  nous  sommes  d’autant  moins  capables  de  nous 
les  représenter,  qu’elles  ont  été  moins  répétées  et  plus  rares.  Une  douleur, 
par  exemple,  que  nous  n’aurons  éprouvée  qu’une  fois,  qui  n’aura  duré  que 
quelques  instants,  et  qui  sera  différente  des  douleurs  que  nous  éprouvons 
habituellement,  sera  nécessairement  bientôt  oubliée,  quelque  vive  qu’elle 
ail  été;  et  quoique  nous  nous  souvenions  que  dans  cette  circonstance  nous 
avons  ressenti  une  grande  douleur,  nous  n’avons  qu’une  faible  réminis- 
cence de  la  sensation  même,  tandis  que  nous  avons  une  mémoire  nette  des 
circonstances  qui  l’accompagnaient  et  du  temps  où  elle  nous  est  arrivée. 

Pourquoi  tout  ce  qui  s’est  passé  dans  notre  enfance  est-il  presque  entiè- 
rement oublié?  et  pourquoi  les  vieillards  ont-ils  un  souvenir  plus  présent 
de  ce  qui  leur  est  arrivé  dans  le  moyen  âge  que  de  ce  qui  leur  arrive  dans 
leur  vieillesse?  y a-t-il  une  meilleure  preuve  que  les  sensations  toutes  seules 
ne  suffisent  pas  pour  produire  la  mémoire,  et  qu’elle  n’existe  en  effet  que 
dans  la  suite  des  idées  que  notre  âme  peut  tirer  de  ces  sensations?  car  dans 
l’enfance  les  sensations  sont  aussi  et  peut-être  plus  vives  et  plus  rapides 
que  dans  le  moyen  âge,  et  cependant  elles  ne  laissent  que  peu  ou  point  de 
traces,  parce  qu’à  cet  âge  la  puissance  de  réfléchir,  qui  seule  peut  former 
des  idées,  est  dans  une  inaction  presque-totale,  et  que  dans  les  moments  où 


310  DISCOURS  SUR  LA  NATURE  DES  ANIMAUX. 

elle  agit  elle  ne  compare  que  des  superficies,  elle  ne  combine  que  de  petites 
choses  pendant  un  petit  temps,  elle  ne  met  rien  en  ordre,  elle  ne  réduit 
rien  en  suite.  Dans  l’âge  mûr,  où  la  raison  est  entièrement  développée, 
parce  que  la  puissance  de  réfléchir  est  en  entier  exercice , nous  tirons  de 
nos  sensations  tout  le  fruit  qu’elles  peuvent  produire,  et  nous  nous  for- 
mons plusieurs  ordres  d’idées  et  plusieurs  chaînes  de  pensées  dont  chacune 
fait  une  trace  durable'sur  laquelle  nous  repassons  si  souvent  qu’elle  devient 
profonde,  ineffaçable,  et  que  plusieurs  années  après,  dans  le  temps  de 
notre  vieillesse,  ces  mêmes  idées  se  présentent  avec  plus  de  force  que  celles 
que  nous  pouvons  tirer  immédiatement  des  sensations  actuelles,  parce 
qu’alors  ces  sensations  sont  faibles,  lentes,  émoussées,  et  qu’à  cet  âge  l’âme 
même  participe  à la  langueur  du  corps.  Dans  l’enfance  le  temps  présent  est 
tout,  dans  l’âge  mûr  on  jouit  également  du  passé,  du  présent  et  de  l’avenir, 
et  dans  la  vieillesse  on  sent  peu  le  présent,  on  détourne  les  yeux  de  l’avenir, 
et  on  ne  vit  que  dans  le  passé.  Ces  différences  ne  dépendent-elles  pas  entiè- 
rement de  l’ordonnance  que  notre  âme  a faite  de  nos  sensations,  et  ne 
sont-elles  pas  relatives  au  plus  ou  moins  de  facilité  que  nous  avons  dans 
ces  différents  âges  à former,  à acquérir  et  à conserver  des  idées?  L’enfant 
qui  jase  et  le  vieillard  qui  radote  n’ont  ni  l’un  ni  l’autre  le  ton  de  la  raison, 
parce  qu’ils  manquent  également  d’idées  ; le  premier  ne  peut  encore  en 
former,  et  le  second  n’en  forme  plus. 

Un  imbécile,  dont  les  sens  et  les  organes  corporels  nous  paraissent  sains 
et  bien  disposés,  a comme  nous  des  sensations  de  toute  espèce;  il  les  aura 
aussi  dans  le  même  ordre,  s’il  vit  en  société  et  qu’on  l’oblige  à faire  ce  que 
font  les  autres  hommes;  cependant,  comme  ces  sensations  ne  lui  font  point 
naître  d’idées,  qu’il  n’y  a point  de  correspondance  entre  son  âme  et  son 
corps,  et  qu’il  ne  peut  réfléchir  sur  rien,  il  est  en  conséquence  privé  de  la 
mémoire  et  de  la  connaissance  de  soi-même.  Cet  homme  ne  diffère  en  rien 
de  l’animal  quant  aux  facultés  extérieures,  car,  quoiqu’il  ait  une  âme,  et 
que  par  conséquent  il  possède  en  lui  le  principe  de  la  raison,  comme  ce 
principe  demeure  dans  l’inaction  et  qu’il  ne  reçoit  rien  des  organes  cor- 
porels avec  lesquels  il  n’a  aucune  correspondance , il  ne  peut  influer  sur 
les  actions  de  cet  homme,  qui  dès  lors  ne  peut  agir  que  comme  un  animal 
uniquement  déterminé  par  ses  sensations  et  par  le  sentiment  de  son  exis- 
tence actuelle  et  de  ses  besoins  présents.  Ainsi  l’homme  imbécile  et  l’animal 
sont  des  êtres  dont  les  résultats  et  les  opérations  sont  les  mêmes  à tous 
égards,  parce  que  l’un  n’a  point  d’âme  et  que  l’autre  ne  s’en  sert  point; 
tous  deux  manquent  de  la  puissance  de  réfléchir,  et  n’ont  par  conséquent 
ni  entendement,  ni  esprit,  ni  mémoire,  mais  tous  deux  ont  des  sensations, 
du  sentiment  et  du  mouvement. 

Cependant,  me  répétera-t-on  toujours,  l’homme  imbécile  et  l’animal 
n’agissent-ils  pas  souvent  comme  s’ils  étaient  déterminés  par  la  connais- 


DISCOURS  SUR  LA  NATURE  DES  ANIMAUX. 


341 


sance  des  choses  passées?  ne  reconnaissent-ils  pas  les  personnes  avec  les- 
quelles ils  ont  vécu,  les  lieux  qu'ils  ont  habités,  etc.?  ces  actions  ne 
supposent-elles  pas  nécessairement  la  mémoire?  et  cela  ne  prouverait-il 
pas,  au  contraire,  qu’elle  n’émane  point  de  la  puissance  de  réfléchir? 

Si  l’on  a donné  quelque  attention  à ce  que  je  viens  de  dire,  on  aura 
déjà  senti  que  je  distingue  deux  espèces  de  mémoires  infiniment  différentes 
l’une  de  l’autre  par  leur  cause,  et  qui  peuvent  cependant  se  ressembler  en 
quelque  sorte  par  leurs  effets;  la  première  est  la  trace  de  nos  idées,  et  la 
seconde , que  j’appellerais  volontiers  réminiscence  1 plutôt  que  mémoire, 
n’est  que  le  renouvellement  de  nos  sensations,  ou  plutôt  des  ébranlements 
qui  les  ont  causées;  la  première  émane  de  l’âme,  et,  comme  je  l’ai  prouvé, 
elle  est  pour  nous  bien  plus  parfaite  que  la  seconde;  cette  dernière,  au 
contraire,  n’est  produite  que  par  le  renouvellement  des  ébranlements  du 
sens  intérieur  matériel , et  elle  est  la  seule  qu’on  puisse  accorder  à l’animal 
ou  à l’homme  imbécile  : leurs  sensations  antérieures  sont  renouvelées  par 
les  sensations  actuelles;  elles  se  réveillent  avec  toutes  les  circonstances  qui 
les  accompagnaient,  l’image  principale  et  présente  appelle  les  images 
anciennes  et  accessoires;  ils  sentent  comme  ils  ont  senti;  ils  agissent  donc 
comme  ils  ont  agi,  ils  voient  ensemble  le  présent  et  le  passé,  mais  sans  les 
distinguer,  sans  les  comparer,  et  par  conséquent  sans  les  connaître. 

Une  seconde  objection  qu’on  me  fera  sans  doute,  et  qui  n’est  cependant 
qu’une  conséquence  de  la  première,  mais  qu’on  ne  manquera  pas  de  donner 
comme  une  autre  preuve  de  l’existence  de  la  mémoire  dans  les  animaux, 
ce  sont  leurs  rêves.  Il  est  certain  que  les  animaux  se  représentent  dans  le 
sommeil  les  choses  dont  ils  ont  été  occupés  pendant  la  veille;  les  chiens 
jappent  souvent  en  dormant,  et  quoique  cet  aboiement  soit  sourd  et  faible 
on  y reconnaît  cependant  la  voix  de  la  chasse,  les  accents  de  la  colère,  les 
sons  du  désir  ou  du  murmure,  etc.;  on  ne  peut  donc  pas  douter  qu’ils 
n’aient  des  choses  passées  un  souvenir  très-vif,  très-actif,  et  différent  de 
celui  dont  nous  venons  de  parler,  puisqu’il  se  renouvelle  indépendamment 
d’aucune  cause  extérieure  qui  pourrait  y être  relative. 

Pour  éclaircir  cette  difficulté,  et  y répondre  d’une  manière  satisfaisante, 
il  faut  examiner  la  nature  de  nos  rêves,  et  chercher  s’ils  viennent  de  notre 
âme  ou  s’ils  dépendent  seulement  de  notre  sens  intérieur  matériel  : si  nous 
pouvions  prouver  qu’ils  y résident  en  entier,  ce  serait,  non-seulement  une 
réponse  à l’objection,  mais  une  nouvelle  démonstration  contre  l’entende- 
ment et  la  mémoire  des  animaux. 

Les  imbéciles,  dont  l’âme  est  sans  action,  rêvent  comme  les  autres 

1.  Buffon  distingue  la  réminiscence  de  la  mémoire  , comme  il  a distingué  la  sensation  de 
Vidée.  Et  toutes  ces  distinctions  secondaires  dérivent  de  la  grande  et  primitive  distinction  qu’il  a 
si  heureusement  établie  (p.  326)  entre  la  substance  spirituelle,  que  l’homme  a seul,  etlese/is 
intérieur  ma  tériel , que  l’animal  a comme  l’homme. 


312  DISCOURS  SUR  LA  NATURE  DES  ANIMAUX. 

hommes  : il  se  produit  donc  des  rêves  indépendamment  de  l’âme,  puisque 
dans  les  imbéciles  l’âme  ne  produit  rien.  Les  animaux,  qui  n’ont  point 
d’âme,  peuvent  donc  rêver  aussi  ; et  non-seulement  il  se  produit  des  rêves 
indépendamment  de  l’âme , mais  je  serais  fort  porté  à croire  que  tous 
les  rêves  en  sont  indépendants.  Je  demande  seulement  que  chacun  réflé- 
chisse sur  ses  rêves,  et  tâche  à reconnaître  pourquoi  les  parties  en  sont  si 
mal  liées  et  les  événements  si  bizarres  : il  m’a  paru  que  c’était  principa- 
lement parce  qu’ils  ne  roulent  que  sur  des  sensations  et  point  du  tout  sur 
des  idées.  L’idée  du  temps,  par  exemple,  n’y  entre  jamais;  on  se  repré- 
sente bien  les  personnes  que  l’on  n’a  pas  vues,  et  même  celles  qui  sont 
mortes  depuis  plusieurs  années,  on  les  voit  vivantes  et  telles  qu’elles 
étaient,  mais  on  les  joint  aux  choses  actuelles  et  aux  personnes  présentes, 
ou  à des  choses  et  à des  personnes  d’un  autre  temps;  il  en  est  de  même  de 
l’idée  du  lieu,  on  ne  voit  pas  où  elles  étaient;  les  choses  qu’on  se  repré- 
sente on  les  voit  ailleurs,  où  elles  ne  pouvaient  être  : si  l’âme  agissait,  il  ne 
lui  faudrait  qu’un  instant  pour  mettre  de  l’ordre  dans  cette  suite  décousue, 
dans  ce  chaos  de  sensations;  mais  ordinairement  elle  n’agit  point,  elle 
laisse  les  représentations  se  succéder  en  désordre,  et  quoique  chaque  objet 
se  présente  vivement,  la  succession  en  est  souvent  confuse  et  toujours  chi- 
mérique; et  s’il  arrive  que  l’âme  soit  à demi  réveillée  parTénormité  de 
ces  disparates,  ou  seulement  par  la  force  de  ces  sensations,  elle  jettera  sur- 
le-champ  une  étincelle  de  lumière  au  milieu  des  ténèbres,  elle  produira  une 
idée  réelle  dans  le  sein  même  des  chimères;  on  rêvera  que  tout  cela  pour- 
rait bien  n’être  qu’un  rêve,  je  devrais  dire  on  pensera,  car,  quoique  cette 
action  ne  soit  qu’un  petit  signe  de  l’âme1,  ce  n’est  point  une  sensation  ni 
un  rêve,  c’est  une  pensée,  une  réflexion,  mais  qui,  n’étant  pas  assez  forte 
pour  dissiper  l’illusion,  s’y  mêle,  en  devient  partie,  et  n'empêche  pas  les 
représentations  de  se  succéder;  en  sorte  qu’au  réveil  on  imagine  avoir  rêvé 
cela  même  qu’on  avait  pensé. 

Dans  les  rêves  on  voit  beaucoup,  on  entend  rarement,  on  ne  raisonne 
point,  on  sent  vivement,  les  images  se  suivent,  les  sensations  se  succèdent 
sans  que  l’âme  les  compare  ni  les  réunisse  ; on  n’a  donc  que  des  sensations 
et  point  d’idées,  puisque  les  idées  ne  sont  que  les  comparaisons  des  sensa- 
tions : ainsi  les  rêves  ne  résident  que  dans  le  sens  intérieur  matériel , l’âme 
ne  les  produit  point  ; ilâ  feront  donc  partie  de  ce  souvenir  animal , de  cette 
espèce  de  réminiscence  matérielle  dont  nous  avons  parlé  : la  mémoire  au 
contraire  ne  peut  exister  sans  l’idée  du  temps,  sans  la  comparaison  des 
idées  antérieures  et  des  idées  actuelles  ; et  puisque  ces  idées  n’entrent  point 
dans  les  rêves,  il  paraît  démontré  qu’ils  ne  peuvent  être  ni  une  conséquence, 
ni  un  effet,  ni  une  preuve  de  la  mémoire.  Mais  quand  même  on  voudrait 


1.  Analyse  psychologique,  aussi  fine  que  délicatement  exprimée. 


DISCOURS  SUR  LA  NATURE  DES  ANIMAUX. 


343 


soutenir  qu'il  y a quelquefois  des  rêves  d’idées  , quand  on  citerait  pour  le 
prouver  les  somnambules , les  gens  qui  parlent  en  dormant  et  disent  des 
choses  suivies,  qui  répondent  à des  questions,  etc.,  et  que  l’on  en  inférerait 
que  les  idées  ne  sont  pas  exclues  des  rêves,  du  moins  aussi  absolument  que 
je  le  prétends,  il  me  suffirait,  pour  ce  que  j’avais  éprouver,  que  le  renou- 
vellement des  sensations  puisse  les  produire;  car  dès  lors  les  animaux  n’au- 
ront que  des  rêves  de  cette  espèce,  et  ces  rêves  , bien  loin  de  supposer  la 
mémoire,  n’indiquent  au  contraire  que  la  réminiscence  matérielle. 

Cependant  je  suis  bien  éloigné  de  croire  que  les  somnambules , les  gens 
qui  parlent  en  dormant,  qui  répondent  à des  questions,  etc. , soient  en  effet 
occupés  d’idées  : l’àme  ne  me  paraît  avoir  aucune  part  à toutes  ces  actions, 
car  les  somnambules  vont,  viennent,  agissent  sans  réflexion,  sans  connais- 
sance de  leur  situation,  ni  du  péril,  ni  des  inconvénients  qui  accompagnent 
leurs  démarches;  les  seules  facultés  animales  sont  en  exercice,  et  même 
elles  n’y  sont  pas  toutes  ; un  somnambule  est,  dans  cet  état,  plus  stupide 
qu’un  imbécile,  parce  qu’il  n’y  a qu’une  partie  de  ses  sens  et  de  son  senti- 
ment qui  soit  alors  en  exercice  , au  lieu  que  l’imbécile  dispose  de  tous  ses 
sens,  et  jouit  du  sentiment  dans  toute  son  étendue.  Et  à l’égard  des  gens 
qui  parlent  en  dormant , je  ne  crois  pas  qu’ils  disent  rien  de  nouveau  ; la 
réponse  à certaines  questions  triviales  et  usitées , la  répétition  de  quelques 
phrases  communes,  ne  prouvent  pas  l’action  de  lame  : tout  cela  peut  s’opé- 
rer indépendamment  du  principe  de  la  connaissance  et  de  la  pensée.  Pour- 
quoi dans  le  sommeil  ne  parlerait-on  pas  sans  penser,  puisqu’en  s’exami- 
nant soi-même  lorsqu’on  est  le  mieux  éveillé,  on  s’aperçoit,  surtout  dans 
les  passions , qu’on  dit  tant  de  choses  sans  réflexion  ? 

A l’égard  delà  cause  occasionnelle  des  rêves,  qui  fait  que  les  sensations 
antérieures  se  renouvellent  sans  être  excitées  par  les  objets  présents  ou  par 
des  sensations  actuelles,  on  observera  que  l’on  ne  rêve  point  lorsque  le 
sommeil  est  profond , tout  est  alors  assoupi,  on  dort  en  dehors  et  en  dedans; 
mais  le  sens  intérieur  s’endort  le  dernier  et  se  réveille  le  premier,  parce  qu’il 
est  plus  vif,  plus  actif,  plus  aisé  à ébranler  que  les  sens  extérieurs  ; le  som- 
meil est  dès  lors  moins  complet  et  moins  profond , c’est  là  le  temps  des 
songes  illusoires;  les  sensations  antérieures,  surtout  celles  sur  lesquelles 
nous  n’avons  pas  réfléchi,  se  renouvellent;  le  sens  intérieur,  ne  pouvant  être 
occupé  par  des  sensations  actuelles  à cause  de  l’inaction  des  sens  externes , 
agit  et  s’exerce  sur  ses  sensations  passées;  les  plus  fortes  sont  celles  qu’il 
saisit  le  plus  souvent  : plus  elles  sont  fortes,  plus  les  situations  sont  exces- 
sives , et  c’est  par  cette  raison  que  presque  tous  les  rêves  sont  effroyables 
ou  charmants. 

Il  n’est  pas  même  nécessaire  que  les  sens  extérieurs  soient  absolument 
assoupis  pour  que  le  sens  intérieur  matériel  puisse  agir  de  son  propre  mou- 
vement, il  suffit  qu’ils  soient  sans  exercice.  Dans  l’habitude  où  nous  sommes 


344 


DISCOURS  SUR  LA  NATURE  DES  ANIMAUX. 


de  nous  livrer  régulièrement  à un  repos  anticipé , on  ne  s'endort  pas  tou- 
jours aisément;  le  corps  et  les  membres  mollement  étendus  sont  sans  mou- 
vement; les  yeux,  doublement  voilés  par  la  paupière  et  les  ténèbres,  ne  peu- 
vent s’exercer;  la  tranquillité  du  lieu  et  le  silence  de  la  nuit  rendent 
l'oreille  inutile;  les  autres  sens  sont  également  inactifs,  tout  est  en  repos, 
et  rien  n’est  encore  assoupi  : dans  cet  état,  lorsqu’on  ne  s’occupe  pas  d’idées 
et  que  l’àme  est  aussi  dans  l’inaction , l’empire  appartient  au  sens  intérieur 
matériel,  il  est  alors  la  seule  puissance  qui  agisse,  c’est  là  le  temps  des 
images  chimériques,  des  ombres  voltigeantes;  on  veille,  et  cependant  on 
éprouve  les  effets  du  sommeil  : si  l’on  est  en  pleine  santé , c’est  une  suite 
d’images  agréables,  d’illusions  charmantes;  mais,  pour  peu  que  le  corps  soit 
souffrant  ou  affaissé,  les  tableaux  sont  bien  différents  : on  voit  des  figures 
grimaçantes,  des  visages  de  vieilles,  des  fantômes  hideux  qui  semblent 
s’adresser  à nous,  et  qui  se  succèdent  avec  autant  de  bizarrerie  que  de 
rapidité;  c’est  la  lanterne  magique,  c’est  une  scène  de  chimères  qui  rem- 
plissent le  cerveau  vide  alors  de  toute  autre  sensation,  et  les  objets  de  cette 
scène  sont  d’autant  plus  vifs,  d’autant  plus  nombreux,  d’autant  plus  dés- 
agréables , que  les  autres  facultés  animales  sont  plus  lésées , que  les  nerfs 
sont  plus  délicats,  et  que  l’on  est  plus  faible,  parce  que  les  ébranlements 
causés  par  les  sensations  réelles  étant  dans  cet  état  de  faiblesse  ou  de  mala- 
die beaucoup  plus  forts  et  plus  désagréables  que  dans  l’état  de  santé,  les 
représentations  de  ces  sensations , que  produit  le  renouvellement  de  ces 
ébranlements,  doivent  aussi  être  plus  vives  et  plus  désagréables. 

Au  reste,  nous  nous  souvenons  de  nos  rêves,  par  la  même  raison  que 
nous  nous  souvenons  des  sensations  que  nous  venons  d’éprouver;  et  la  seule 
différence  qu’il  y ait  ici  entre  les  animaux  et  nous , c’est  que  nous  distin- 
guons parfaitement  ce  qui  appartient  à nos  rêves  de  ce  qui  appartient  à 
nos  idées  ou  à nos  sensations  réelles,  et  ceci  est  une  comparaison,  une 
opération  de  la  mémoire , dans  laquelle  entre  l’idée  du  temps;  les  animaux 
au  contraire,  qui  sont  privés  de  la  mémoire  et  de  cette  puissance  de  com- 
parer les  temps,  ne  peuvent  distinguer  leurs  rêves  de  leurs  sensations 
réelles,  et  l’on  peut  dire  que  ce  qu’ils  ont  rêvé  leur  est  effectivement 
arrivé. 

Je  crois  avoir  déjà  prouvé  d’une  manière  démonstrative , dans  ce  que 
j’ai  écrit a sur  la  nature  de  l’homme,  que  les  animaux  n’ont  pas  la  puissance 
de  réfléchir:  or  l’entendement  est,  non -seulement  une  faculté  de  cette 
puissance  de  réfléchir,  mais  c’est  l’exercice  même  de  cette  puissance,  c’en 
est  le  résultat,  c’est  ce  qui  la  manifeste;  seulement  nous  devons  distinguer 
dans  l’entendement  deux  opérations  différentes,  dont  la  première  sert  de 
base  à la  seconde  et  la  précède  nécessairement.  Cette  première  action  de 


a.  Page  1 et  suiv. 


DISCOURS  SUR  LA  NATURE  DES  ANIMAUX. 


345 


la  puissance  de  réfléchir  est  de  comparer  les  sensations  et  d’en  former  des 
idées,  et  la  seconde  est  de  comparer  les  idées  mêmes  et  d’en  former  des 
raisonnements  : par  la  première  de  ces  opérations,  nous  acquérons  des  idées 
particulières  et  qui  suffisent  à la  connaissance  de  toutes  les  choses  sensibles; 
par  la  seconde,  nous  nous  élevons  à des  idées  générales,  nécessaires  pour 
arriver  à l’intelligence  des  choses  abstraites.  Les  animaux  n’ont  ni  l’une 
ni  l’autre  de  ces  facultés,  parce  qu’ils  n’ont  point  d’entendement , et  l’en- 
tendement de  la  plupart  des  hommes  paraît  être  borné  à la  première  de 
ces  opérations. 

Car  si  tous  les  hommes  étaient  également  capables  de  comparer  des  idées, 
de  les  généraliser  et  d’en  former  de  nouvelles  combinaisons,  tous  manifes- 
teraient leur  génie  par  des  productions  nouvelles,  toujours  différentes  de 
celles  des  autres,  et  souvent  plus  parfaites;  tous  auraient  le  don  d’inventer, 
ou  du  moins  les  talents  de  perfectionner.  Mais  non  : réduits  à une  imita- 
tion servile,  la  plupart  des  hommes  ne  font  que  ce  qu’ils  voient  faire , ne 
pensent  que  de  mémoire  et  dans  le  même  ordre  que  les  autres  ont  pensé; 
les  formules , les  méthodes  , les  métiers , remplissent  toute  la  capacité  de 
leur  entendement,  et  les  dispensent  de  réfléchir  assez  pour  créer. 

L’imagination  est  aussi  une  faculté  de  l’âme  : si  nous  entendons  par  ce 
mot  imagination  la  puissance  que  nous  avons  de  comparer  des  images 
avec  des  idées,  de  donner  des  couleurs  à nos  pensées , de  représenter  et 
d’agrandir  nos  sensations,  de  peindre  le  sentiment,  en  un  mot  de  saisir 
vivement  les  circonstances  et  de  voir  nettement  les  rapports  éloignés  des 
objets  que  nous  considérons , cette  puissance  de  notre  âme  en  est  même 
la  qualité  la  plus  brillante  et  la  plus  active  : c’est  l’esprit  supérieur,  c’est  le 
génie,  les  animaux  en  sont  encore  plus  dépourvus  que  d’entendement  et  de 
mémoire;  mais  il  y a une  autre  imagination,  un  autre  principe  qui  dépend 
uniquement  des  organes  corporels,  et  qui  nous  est  commun  avec  les  ani- 
maux : c’est  cette  action  tumultueuse  et  forcée  qui  s’excite  au  dedans  de 
nous-mêmes  par  les  objets  analogues  ou  contraires  à nos  appétits;  c’est 
cette  impression  vive  et  profonde  des  images  de  ces  objets,  qui  malgré  nous 
se  renouvelle  à tout  instant  et  nous  contraint  d’agir  comme  les  animaux, 
sans  réflexion,  sans  délibération;  cette  représentation  des  objets,  plus  active 
encore  que  leur  présence,  exagère  tout,  falsifie  tout.  Cette  imagination  est 
l’ennemie  de  notre  âme,  c’est  la  source  de  l’illusion,  la  mère  des  passions 
qui  nous  maîtrisent,  nous  emportent  malgré  les  efforts  de  la  raison , et  nous 
rendent  le  malheureux  théâtre  d’un  combat  continuel , où  nous  sommes 
presque  toujours  vaincus. 


346 


DISCOURS  SUR  LA  NATURE  DES  ANIMAUX. 


Homo  duplex. 

L’homme  intérieur  est  double1;  il  est  composé  de  deux  principes  diffé- 
rents par  leur  nature,  et  contraires  par  leur  action.  L’âme,  ce  principe 
spirituel,  ce  principe  de  toute  connaissance,  est  toujours  en  opposition 
avec  cet  autre  principe  animal  et  purement  matériel  : le  premier  est  une 
lumière  pure  qu’accompagnent  le  calme  et  la  sérénité,  une  source  salutaire 
dont  émanent  la  science,  la  raison,  la  sagesse;  l’autre  est  une  fausse  lueur 
qui  ne  brille  que  par  la  tempête  et  dans  l’obscurité,  un  torrent  impétueux 
qui  roule  et  entraîne  à sa  suite  les  passions  et  les  erreurs. 

Le  principe  animal  se  développe  le  premier  : comme  il  est  purement 
matériel  et  qu’il  consiste  dans  la  durée  des  ébranlements  et  le  renouvelle- 
ment des  impressions  formées  dans  notre  sens  intérieur  matériel  par  les 
objets  analogues  ou  contraires  à nos  appétits,  il  commence  à agir  dès  que 
le  corps  peut  sentir  de  la  douleur  ou  du  plaisir,  il  nous  détermine  le  pre- 
mier et  aussitôt  que  nous  pouvons  faire  usage  de  nos  sens.  Le  principe 
spirituel  se  manifeste  plus  tard , il  se  développe,  il  se  perfectionne  au  moyen 
de  l’éducation;  c’est  par  la  communication  des  pensées  d’autrui  que  l’enfant 
en  acquiert  et  devient  lui-même  pensant  et  raisonnable,  et  sans  cette  com- 
munication il  ne  serait  que  stupide  ou  fantasque,  selon  le  degré  d’inaction 
ou  d’activité  de  son  sens  intérieur  matériel. 

Considérons  un  enfant  lorsqu’il  est  en  liberté  et  loin  de  l’œil  de  ses 
maîtres  : nous  pouvons  juger  de  ce  qui  se  passe  au  dedans  de  lui  par  le 
résultat  de  ses  actions  extérieures;  il  ne  pense  ni  ne  réfléchit  à rien,  il  suit 
indifféremment  toutes  les  routes  du  plaisir,  il  obéit  à toutes  les  impressions 
des  objets  extérieurs,  il  s’agite  sans  raison,  il  s’amuse,  comme  les  jeunes 
animaux,  à courir,  à exercer  son  corps,  il  va,  vient  et  revient  sans  dessein, 
sans  projet,  il  agit  sans  ordre  et  sans  suite;  mais  bientôt,  rappelé  par  la 
voix  de  ceux  qui  lui  ont  appris  à penser,  il  se  compose,  il  dirige  ses  actions, 
et  donne  des  preuves  qu’il  a conservé  les  pensées  qu’on  lui  a communi- 
quées. Le  principe  matériel  domine  donc  dans  l’enfance,  et  il  continuerait 
de  dominer  et  d’agir  presque  seul  pendant  toute  la  vie,  si  l’éducation  ne 
venait  à développer  le  principe  spirituel  et  à mettre  l’âme  en  exercice 2. 

Il  est  aisé,  en  rentrant  en  soi-même,  de  reconnaître  l’existence  de  ces 
deux  principes  : il  y a des  instants  dans  la  vie,  il  y a même  des  heures,  des 

1.  La  profondeur  et  l’éloquence  ont  donné  à cette  proposition,  fort  ancienne,  un  aspect  nou- 
veau. La  distinction  des  deux  hommes  fait  le  caractère  propre  de  la  philosophie  de  Buffon. 

Mou  Dieu  , quelle  guerre  cruelle 

Je  trouve  deux  hommes  en  moi 

Rac.  Cant.  11  , tiré  de  l’épilre  de  saint  Paul  aux  Rom. 

u Voilà  deux  hommes  que  je  connais  bien , » s’écria  Louis  XIV  lorsque  Racine  lui  lut  ce 
cantique. 

2 . On  n’a  jamais  fait  un  plus  magnifique  éloge  de  l’éducation. 


DISCOURS  SUR  LA  NATURE  DES  ANIMAUX. 


347 


jours,  des  saisons  où  nous  pouvons  juger,  non-seulement  de  la  certitude 
de  leur  existence,  mais  aussi  de  leur  contrariété  d'action.  Je  veux  parler 
de  ces  temps  d’ennui,  d’indolence,  de  dégoût,  où  nous  ne  pouvons  nous 
déterminer  à rien,  où  nous  voulons  ce  que  nous  ne  faisons  pas,  et  faisons 
ce  que  nous  ne  voulons  pas1  ; de  cet  état  ou  de  cette  maladie,  à laquelle  on 
adonné  le  nom  de  vapeurs,  état  où  se  trouvent  si  souvent  les  hommes  oisifs,, 
et  même  les  hommes  qu’aucun  travail  ne  commande.  Si  nous  nous  obser- 
vons dans  cet  état,  notre  moi  nous  paraîtra  divisé  en  deux  personnes,  dont 
la  première,  qui  représente  la  faculté  raisonnable,  blâme  ce  que  fait  la 
seconde,  mais  n’est  pas  assez  forte  pour  s’y  opposer  efficacement  et  la 
vaincre2;  au  contraire,  cette  dernière  étant  formée  de  toutes  les  illusions  de 
nos  sens  et  de  notre  imagination,  elle  contraint,  elle  enchaîne,  et  souvent 
elle  accable  la  première  et  nous  fait  agir  contre  ce  que  nous  pensons,  ou 
nous  force  à l’inaction,  quoique  nous  ayons  la  volonté  d’agir. 

Dans  le  temps  où  la  faculté  raisonnable  domine , on  s’occupe  tranquil- 
lement de  soi-même,  de  ses  amis,  de  ses  affaires;  mais  on  s’aperçoit  encore, 
ne  fùt-ce  que  par  des  distractions  involontaires,  de  la  présence  de  l’autre 
principe.  Lorsque  celui-ci  vient  à dominer  à son  tour,  on  se  livre  ardem- 
ment à la  dissipation,  à ses  goûts,  à ses  passions,  et  à peine  réfléchit-on  par 
instants  sur  les  objets  mêmes  qui  nous  occupent  et  qui  nous  remplissent 
tout  entiers.  Dans  ces  deux  états  nous  sommes  heureux;  dans  le  pre- 
mier nous  commandons  avec  satisfaction , et  dans  le  second  nous  obéis- 
sons encore  avec  plus  de  plaisir  : comme  il  rfy  a que  l’un  des  deux  prin- 
cipes qui  soit  alors  en  action , et  qu’il  agit  sans  opposition  de  la  part  de 
l’autre,  nous  ne  sentons  aucune  contrariété  intérieure,  notre  moi  nous 
paraît  simple,  parce  que  nous  n’éprouvons  qu’une  impulsion  simple,  et 
c’est  dans  cette  unité  d’action  que  consiste  notre  bonheur.  Car  pour  peu 
que  par  des  réflexions  nous  venions  à blâmer  nos  plaisirs,  ou  que  par  la 
violence  de  nos  passions  nous  cherchions  à haïr  la  raison , nous  cessons 
dès  lors  d’être  heureux;  nous  perdons  l’unité  de  notre  existence  en  quoi 
consiste  notre  tranquillité  : la  contrariété  intérieure  se  renouvelle,  les  deux 
personnes  se  représentent  en  opposition,  et  les  deux  principes  se  font 
sentir  et  se  manifestent  par  les  doutes,  les  inquiétudes  et  les  remords. 

De  là  on  peut  conclure  que  le  plus  malheureux  de  tous  les  états  est  celui 
où  ces  deux  puissances  souveraines  de  la  nature  de  l’homme  sont  toutes 
deux  en  grand  mouvement,  mais  en  mouvement  égal  et  qui  fait  équilibre; 
c’est  là  le  point  de  l’ennui  le  plus  profond  et  de  cet  horrible  dégoût  de 

1.  Je  ne  fais  pas  le  bien  que  j’aime , 

Et  je  fais  le  mal  que  je  hais. 

Rac.  Cant.  cité. 

2.  Video  meliora,  prolioque, 

Détériora  sequor 


Ovid. 


348  DISCOURS  SUR  LA  NATURE  DES  ANIMAUX. 

soi-même,  qui  ne  nous  laisse  d’autre  désir  que  celui  de  cesser  d’être,  et  ne 
nous  permet  qu’autant  d’action  qu’il  en  faut  pour  nous  détruire,  en  tour- 
nant froidement  contre  nous  des  armes  de  fureur. 

Quel  état  affreux!  je  viens  d’en  peindre  la  nuance  la  plus  noire;  mais 
combien  n’y  a-t-il  pas  d’autres  sombres  nuances  qui  doivent  la  précéder  ! 
Toutes  les  situations  voisines  de  cette  situation , tous  les  états  qui  appro- 
chent de  cet  état  d’équilibre,  et  dans  lesquels  les  deux  principes  opposés 
ont  peine  à se  surmonter,  et  agissent  en  même  temps  et  avec  des  forces 
presque  égales,  sont  des  temps  de  trouble,  d’irrésolution  et  de  malheur;  le 
corps  même  vient  à souffrir  de  ce  désordre  et  de  ces  combats  intérieurs;  il 
languit  dans  l’accablement,  ou  se  consume  par  l’agitation  que  cet  état 
produit. 

Le  bonheur  de  l’homme  consistant  dans  l’unité  de  son  intérieur,  11  est 
heureux  dans  le  temps  de  l’enfance,  parce  que  le  principe  matériel  domine 
seul  et  agit  presque  continuellement.  La  contrainte,  les  remontrances,  et 
même  les  châtiments,  ne  sont  que  de  petits  chagrins,  l’enfant  ne  les  ressent 
que  comme  on  sent  les  douleurs  corporelles,  le  fond  de  son  existence 
n’en  est  point  affecté,  il  reprend,  dès  qu’il  est  en  liberté,  toute  l’action, 
toute  la  gaieté  que  lui  donnent  la  vivacité  et  la  nouveauté  de  ses  sensations  : 
s’il  était  entièrement  livré  à lui-même,  il  serait  parfaitement  heureux;  mais 
ce  bonheur  cesserait,  il  produirait  même  le  malheur  pour  les  âges  suivants; 
on  est  donc  obligé  de  contraindre  l’enfant;  il  est  triste,  mais  nécessaire,  de 
le  rendre  malheureux  par  instants,  puisque  ces  instants  même  de  malheur 
sont  les  germes  de  tout  son  bonheur  à venir. 

Dans  la  jeunesse,  lorsque  le  principe  spirituel  commence  à entrer  en 
exercice  et  qu’il  pourrait  déjà  nous  conduire,  il  naît  un  nouveau  sens 
matériel  qui  prend  un  empire  absolu , et  commande  si  impérieusement  à 
toutes  nos  facultés  que  l’âme  elle-même  semble  se  prêter  avec  plaisir  aux 
passions  impétueuses  qu’il  produit  : le  principe  matériel  domine  donc 
encore,  et  peut-être  avec  plus  davantage  que  jamais;  car,  non-seulement 
il  efface  et  soumet  la  raison,  mais  il  la  pervertit  et  s’en  sert  comme  d’un 
moyen  de  plus  ; on  ne  pense  et  on  n’agit  que  pour  approuver  et  pour  satis- 
faire sa  passion.  Tant  que  cette  ivresse  dure  on  est  heureux;  les  con- 
tradictions et  les  peines  extérieures  semblent  resserrer  encore  l’unité  de 
l’intérieur,  elles  fortifient  la  passion,  elles  en  remplissent  les  intervalles 
languissants,  elles  réveillent  l’orgueil,  et  achèvent  de  tourner  toutes  nos 
vues  vers  le  même  objet  et  toutes  nos  puissances  vers  le  même  but. 

Mais  ce  bonheur  va  passer  comme  un  songe;  le  charme  disparaît,  le 
dégoût  suit,  un  vide  affreux  succède  à la  plénitude  des  sentiments  dont  on 
était  occupé.  L’âme,  au  sortir  de  ce  sommeil  léthargique,  a peine  à se  recon- 
naître ; elle  a perdu  par  l’esclavage  l’habitude  de  commander,  elle  n’en  a 
plus  la  force,  elle  regrette  même  la  servitude,  et  cherche  un  nouveau  maître, 


DISCOURS  SUR  LA  NATURE  DES  ANIMAUX.  319 

mi  nouvel  objet  de  passion  qui  disparaît  bientôt  à son  tour,  pour  être  suivi 
d’un  autre  qui  dure  encore  moins  : ainsi  les  excès  et  les  dégoûts  se  multi- 
plient, les  plaisirs  fuient,  les  organes  s’usent,  le  sens  matériel,  loin  de  pou- 
voir commander,  n’a  plus  la  force  d’obéir.  Que  reste-t-il  à l'homme  après 
une  telle  jeunesse?  un  corps  énervé,  une  âme  amollie,  et  l’impuissance  de 
se  servir  de  tous  deux. 

Aussi  a-t-on  remarqué  que  c’est  dans  le  moyen  âge  que  les  hommes  sont 
le  plus  sujets  à ces  langueurs  de  l’âme,  à cette  maladie  intérieure,  à cet  état 
de  vapeurs  dont  j’ai  parlé.  On  court  encore  à cet  âge  après  les  plaisirs  de  la 
jeunesse,  on  les  cherche  par  habitude  et  non  par  besoin;  et  comme  à mesure 
qu’on  avance  il  arrive  toujours  plus  fréquemment  qu’on  sent  moins  le 
plaisir  que  l’impuissance  d’en  jouir,  on  se  trouve  contredit  par  soi-même, 
humilié  par  sa  propre  faiblesse,  si  nettement  et  si  souvent,  qu’on  ne  peut 
s’empêcher  de  se  blâmer,  de  condamner  ses  actions,  et  de  se  reprocher 
même  ses  désirs. 

D’ailleurs,  c’est  à cet  âge  que  naissent  les  soucis  et  que  la  vie  est  la  plus 
contentieuse;  car  on  a pris  un  état,  c’est-à-dire  qu’on  est  entré  par  hasard 
ou  par  choix  dans  une  carrière  qu’il  est  toujours  honteux  de  ne  pas  fournir, 
et  souvent  très-dangereux  de  remplir  avec  éclat.  On  marche  donc  pénible- 
ment entre  deux  écueils  également  formidables,  le  mépris  et  la  haine,  on 
s’affaiblit  par  les  efforts  qu’on  fait  pour  les  éviter,  et  l’on  tombe  dans  le 
découragement;  car  lorsqu’à  force  d’avoir  vécu  et  d’avoir  reconnu,  éprouvé 
les  injustices  des  hommes,  on  a pris  l’habitude  d’y  compter  comme  sur  un 
mal  nécessaire,  lorsqu’on  s’est  enfin  accoutumé  à faire  moins  de  cas  de  leurs 
jugements  que  de  son  repos,  et  que  le  cœur  endurci  par  les  cicatrices 
mêmes  des  coups  qu’on  lui  a portés,  est  devenu  plus  insensible,  on  arrive 
aisément  à cet  état  d’indifférence,  à cette  quiétude  indolente,  dont  on  aurait 
rougi  quelques  années  auparavant.  La  gloire,  ce  puissant  mobile  de  toutes 
les  grandes  âmes,  et  qu’on  voyait  de  loin  comme  un  but  éclatant  qu’on 
s’efforcait  d’atteindre  par  des  actions  brillantes  et  des  travaux  utiles,  n’est 
plus  qu’un  objet  sans  attraits  pour  ceux  qui  en  ont  approché,  et  un  fantôme 
vain  et  trompeur  pour  les  autres  qui  sont  restés  dans  l’éloignement.  La 
paresse  prend  sa  place,  et  semble  offrir  à tous  des  routes  plus  aisées  et  des 
biens  plus  solides;  mais  le  dégoût  la  précède  et  l’ennui  la  suit,  l’ennui,  ce 
triste  tyran  de  toutes  les  âmes  qui  pensent,  contre  lequel  la  sagesse  peut 
moins  que  la  folie. 

C'est  donc  parce  que  la  nature  de  l’homme  est  composée  de  deux  prin- 
cipes opposés,  qu’il  a tant  de  peine  à se  concilier  avec  lui-même  ; c’est  de  là 
que  viennent  son  inconstance,  son  irrésolution,  ses  ennuis. 

Les  animaux  au  contraire,  dont  la  nature  est  simple  et  purement  maté- 
rielle, ne  ressentent,  ni  combats  intérieurs,  ni  opposition,  ni  trouble;  ils 
n’ont,  ni  nos  regrets,  ni  nos  remords,  ni  nos  espérances,  ni  nos  craintes. 


350  DISCOURS  SUR  LA  NATURE  DES  ANIMAUX. 

Séparons  de  nous  tout  ce  qui  appartient  à l’âme,  ôtons-nous  l’entende- 
ment, l’esprit  et  la  mémoire;  ce  qui  nous  restera  sera  la  partie  matérielle 
par  laquelle  nous  sommes  animaux;  nous  aurons  encore  des  besoins,  des 
sensations,  des  appétits,  nous  aurons  de  la  douleur  et  du  plaisir,  nous 
aurons  même  des  passions  ; car  une  passion  est-elle  autre  chose  qu’une 
sensation  plus  forte  que  les  autres,  et  qui  se  renouvelle  à tout  instant?  Or, 
nos  sensations  pourront  se  renouveler  dans  notre  sens  intérieur  matériel  ; 
nous  aurons  donc  toutes  les  passions,  du  moins  toutes  les  passions  aveu- 
gles que  l’âme,  ce  principe  de  la  connaissance,  ne  peut  ni  produire,  ni 
fomenter. 

C’est  ici  le  point  le  plus  difficile  : comment  pourrons-nous,  surtout  avec 
l’abus  que  l’on  a fait  des  termes,  nous  faire  entendre  et  distinguer  nette- 
ment les  passions  qui  n’appartiennent  qu’à  l’homme,  de  celles  qui  lui  sont 
communes  avec  les  animaux  ? est-il  certain,  est-il  croyable  que  les  animaux 
puissent  avoir  des  passions?  n'est-il  pas  au  contraire  convenu  que  toute 
passion  est  une  émotion  de  l’âme?  doit-on  par  conséquent  chercher  ailleurs 
que  dans  ce  principe  spirituel  les  germes  de  l’orgueil,  de  l’envie,  de  l’ambi- 
tion, de  l’avarice  et  de  toutes  les  passions  qui  nous  commandent? 

Je  ne  sais,  mais  il  me  semble  que  tout  ce  qui  commande  à l’âme  est  hors 
d’elle;  il  me  semble  que  le  principe  de  la  connaissance  n’est  point  celui  du 
sentiment  ; il  me  semble  que  le  germe  de  nos  passions  est  dans  nos  appétits, 
que  les  illusions  viennent  de  nos  sens  et  résident  dans  notre  sens  intérieur 
matériel,  que  d’abord  l’âme  n’y  a de  part  que  par  son  silence,  que  quand 
elle  s’y  prête  elle  est  subjuguée,  et  pervertie  lorsqu’elle  s’y  complaît. 

Distinguons  donc,  dans  les  passions  de  l’homme,  le  physique  et  le  moral  : 
l’un  est  la  cause,  l'autre  l’effet;  la  première  émotion  est  dans  le  sens  inté- 
rieur matériel,  l’âme  peut  la  recevoir,  mais  elle  ne  la  produit  pas.  Distin- 
guons aussi  les  mouvements  instantanés  des  mouvements  durables,  et  nous 
verrons  d'abord  que  la  peur,  l'horreur,  la  colère,  l’amour,  ou  plutôt  le  désir 
de  jouir,  sont  des  sentiments  qui,  quoique  durables,  ne  dépendent  que  de 
l’impression  des  objets  sur  nos  sens,  combinée  avec  les  impressions  subsis- 
tantes de  nos  sensations  antérieures,  et  que  par  conséquent  ces  passions 
doivent  nous  être  communes  avec  les  animaux.  Je  dis  que  les  impressions 
actuelles  des  objets  sont  combinées  avec  les  impressions  subsistantes  de  nos 
sensations  antérieures,  parce  que  rien  n’est  horrible,  rien  n’est  effrayant, 
rien  n’est  attrayant,  pour  un  homme  ou  pour  un  animal  qui  voit  pour  la 
première  fois.  On  peut  en  faire  l’épreuve  sur  de  jeunes  animaux  : j’en  ai  vu 
se  jeter  au  feu  la  première  fois  qu’on  les  y présentait;  ils  n’acquièrent  de 
l’expérience  que  par  des  actes  réitérés,  dont  les  impressions  subsistent  dans 
leur  sens  intérieur;  et  quoique  leur  expérience  ne  soit  point  raisonnée,  elle 
n’en  est  pas  moins  sûre,  elle  n’en  est  même  que  plus  circonspecte;  car  un 
grand  bruit,  un  mouvement  violent,  une  figure  extraordinaire,  qui  se  pré- 


DISCOURS  SUR  LA  NATURE  DES  ANIMAUX. 


351 

sente  ou  se  fait  entendre  subitement  et  pour  la  première  fois,  produit  dans 
l’animal  une  secousse  dont  l’effet  est  semblable-  aux  premiers  mouvements 
de  la  peur,  mais  ce  sentiment  n’est  qu’instantané  ; comme  il  ne  peut  se 
combiner  avec  aucune  sensation  précédente,  il  ne  peut  donner  à l’animal 
qu’un  ébranlement  momentané,  et  non  pas  une  émotion  durable,  telle  que 
la  suppose  la  passion  de  la  peur. 

Un  jeune  animal,  tranquille  habitant  des  forêts,  qui  tout  à coup  entend 
le  son  éclatant  d’un  cor,  ou  le  bruit  subit  et  nouveau  d’une  arme  à feu, 
tressaillit , bondit,  et  fuit  par  la  seule  violence  de  la  secousse  qu’il  vient 
d’éprouver.  Cependant  si  ce  bruit  est  sans  effet,  s’il  cesse,  l’animal  recon- 
naît d’abord  le  silence  ordinaire  de  la  nature,  il  se  calme,  s’arrête,  et  re- 
gagne à pas  égaux  sa  paisible  retraite.  Mais  l’âge  et  l’expérience  le  rendront 
bientôt  circonspect  et  timide,  dès  qu'à  l’occasion  d’un  bruit  pareil  il  se  sera 
senti  blessé,  atteint  ou  poursuivi  : ce  sentiment  de  peine  ou  cette  sensation 
de  douleur  se  conserve  dans  son  sens  intérieur;  et  lorsque  le  même  bruit 
se  fait  encore  entendre  elle  se  renouvelle,  et  se  combinant  avec  l’ébranle- 
ment actuel  elle  produit  un  sentiment  durable,  une  passion  subsistante, 
une  vraie  peur;  l’animal  fuit  et  fuit  de  toutes  ses  forces,  il  fuit  très-loin, 
il  fuit  longtemps , il  fuit  toujours , puisque  souvent  il  abandonne  à jamais 
son  séjour  ordinaire. 

La  peur  est  donc  une  passion  dont  l’animal  est  susceptible  , quoiqu’il 
n’ait  pas  nos  craintes  raisonnées  ou  prévues  ; il  en  est  de  même  de  l’horreur, 
de  la  colère,  de  l’amour,  quoiqu’il  n’ait  ni  nos  aversions  réfléchies,  ni  nos 
haines  durables,  ni  nos  amitiés  constantes.  L’animal  a toutes  ces  passions 
premières;  elles  ne  supposent  aucune  connaissance,  aucune  idée,  et  ne  sont 
fondées  que  sur  l’expérience  du  sentiment,  c’est-à-dire,  sur  la  répétition  des 
actes  de  douleur  ou  de  plaisir,  et  le  renouvellement  des  sensations  anté- 
rieures du  même  genre.  La  colère,  ou,  si  l’on  veut,  le  courage  naturel,  se 
remarque  dans  les  animaux  qui  sentent  leurs  forces,  c’est-à-dire,  qui  les 
ont  éprouvées,  mesurées,  et  trouvées  supérieures  à celles  des  autres;  la 
peur  est  le  partage  des  faibles , mais  le  sentiment  d’amour  leur  appartient 
à tous. 

Amour  ! désir  inné  ! âme  de  la  nature  ! principe  inépuisable  d’existence  ! 
puissance  souveraine  qui  peut  tout  et  contre  laquelle  rien  ne  peut , par  qui 
tout  agit,  tout  respire  et  tout  se  renouvelle!  divine  flamme!  germe  de  per- 
pétuité que  l’Éternel  a répandu  dans  tout  avec  le  souffle  de  vie  ! Précieux 
sentiment  qui  peux  seul  amollir  les  cœurs  féroces  et  glacés,  en  les  pénétrant 
d’une  douce  chaleur!  cause  première  de  tout  bien,  de  toute  société,  qui 
réunis  sans  contrainte  et  par  tes  seuls  attraits  les  natures  sauvages  et 
dispersées!  source  unique  et  féconde  de  tout  plaisir,  de  toute  volupté! 
Amour  ! pourquoi  fais-tu  l’état  heureux  de  tous  les  êtres  et  le  malheur  de 
l'homme? 


332  DISCOURS  SUR  LA  NATURE  DES  ANIMAUX. 

C’est  qu’il  n’y  a que  le  physique  de  cette  passion  qui  soit  bon;  c’est  que  , 
malgré  ce  que  peuvent  dire  les  gens  épris , le  moral  n’en  vaut  rien.  Qu’est- 
ce  en  effet  que  le  moral  de  l’amour?  la  vanité  : vanité  dans  le  plaisir  de  la 
conquête,  erreur  qui  vient  de  ce  qu’on  en  fait  trop  de  cas;  vanité  dans  le 
désir  de  la  conserver  exclusivement,  état  malheureux  qu’accompagne  tou- 
jours la  jalousie,  petite  passion  si  basse  qu’on  voudrait  la  cacher;  vanité 
dans  la  manière  d’en  jouir,  qui  fait  qu’on  ne  multiplie  que  ses  gestes  et  ses 
efforts  sans  multiplier  ses  plaisirs  ; vanité  dans  la  façon  même  de  la  perdre , 
on  veut  rompre  le  premier;  car  si  l’on  est  quitté,  quelle  humiliation!  et 
cette  humiliation  se  tourne  en  désespoir  lorsqu’on  vient  à reconnaître  qu’on 
a été  longtemps  dupe  et  trompé. 

Les  animaux  ne  sont  point  sujets  à toutes  ces  misères;  ils  ne  cherchent 
pas  des  plaisirs  où  il  ne  peut  y en  avoir  : guidés  par  le  sentiment  seul , ils 
ne  se  trompent  jamais  dans  leurs  choix  , leurs  désirs  sont  toujours  propor- 
tionnés à la  puissance  de  jouir,  ils  sentent  autant  qu’ils  jouissent,  et  ne 
jouissent  qu’autant  qu’ils  sentent;  l’homme  au  contraire,  en  voulant  inven- 
ter des  plaisirs  , n’a  fait  que  gâter  la  nature;  en  voulant  se  forcer  sur  le 
sentiment  il  ne  fait  qu’abuser  de  son  être,  et  creuser  dans  son  cœur  un  vide 
que  rien  ensuite  n’est  capable  de  remplir. 

Tout  ce  qu’il  y a de  bon  dans  l’amour  appartient  donc  aux  animaux  tout 
aussi  bien  qu’à  nous,  et  même,  comme  si  ce  sentiment  ne  pouvait  jamais 
être  pur,  ils  paraissent  avoir  une  petite  portion  de  ce  qu’il  y a de  moins  bon, 
je  veux  parler  de  la  jalousie.  Chez  nous,  cette  passion  suppose  toujours 
quelque  défiance  de  soi-même , quelque  connaissance  sourde  de  sa  propre 
faiblesse;  les  animaux  au  contraire  semblent  être  d’autant  plus  jaloux  qu’ils 
ont  plus  de  force,  plus  d’ardeur  et  plus  d’habitude  au  plaisir  : c’est  que  notre 
jalousie  dépend  de  nos  idées,  et  la  leur  du  sentiment;  ils  ont  joui,  ils  dési- 
rent de  jouir  encore,  ils  s’en  sentent  la  force,  ils  écartent  donc  tous  ceux 
qui  veulent  occuper  leur  place;  leur  jalousie  n’est  point  réfléchie,  ils  ne  la 
tournent  pas  contre  l’objet  de  leur  amour,  ils  ne  sont  jaloux  que  de  leurs 
plaisirs. 

Mais  les  animaux  sont-ils  bornés  aux  seules  passions  que  nous  venons  de 
décrire? la  peur,  la  colère , l’horreur,  l’amour  et  la  jalousie,  sont-elles  les 
seules  affections  durables  qu’ils  puissent  éprouver?  Il  me  semble  qu’indé- 
pendamment  de  ces  passions,  dont  le  sentiment  naturel,  ou  plutôt  l’expé- 
rience du  sentiment,  rend  les  animaux  susceptibles,  ils  ont  encore  des 
passions  qui  leur  sont  communiquées  et  qui  viennent  de  l’éducation , de 
l’exemple,  de  l’imitation  et  de  l’habitude  : ils  ont  leur  espèce  d’amitié,  leur 
espèce  d’orgueil , leur  espèce  d’ambition  ; et  quoiqu’on  puisse  déjà  s’être 
assuré,  par  ce  que  nous  avons  dit , que  dans  toutes  leurs  opérations  et  dans 
tous  les  actes  qui  émanent  de  leurs  passions  il  n’entre  ni  réflexion , ni 
pensée,  ni  même  aucune  idée , cependant  comme  les  habitudes  dont  nous 


DISCOURS  SUR  LA  NATURE  DES  ANIMAUX.  353 

parlons  sont  celles  qui  semblent  le  plus  supposer  quelque  degré  d’intelli- 
gence, et  que  c’est  ici  où  la  nuance  entre  eux  et  nous  est  la  plus  délicate 
et  la  plus  difficile  à saisir,  ce  doit  être  aussi  celle  que  nous  devons  examiner 
avec  le  plus  de  soin. 

Y a-t-il  rien  de  comparable  à l’attachement  du  chien  pour  la  personne  de 
son  maître?  On  en  a vu  mourir  sur  le  tombeau  qui  la  renfermait;  mais 
( sans  vouloir  citer  les  prodiges  ni  les  héros  d’aucun  genre)  quelle  fidélité 
à accompagner,  quelle  constance  à suivre,  quelle  attention  à défendre  son 
maître!  quel  empressement  à rechercher  ses  caresses!  quelle  docilité  à lui 
obéir  ! quelle  patience  à souffrir  sa  mauvaise  humeur  et  des  châtiments 
souvent  injustes!  Quelle  douceur  et  quelle  humilité  pour  tâcher  de  rentrer 
en  grâce!  que  de  mouvements,  que  d’inquiétudes , que  de  chagrin,  s’il  est 
absent  ! que  de  joie  lorsqu’il  se  retrouve  ! A tous  ces  traits  peut-on  mécon- 
naître l’amitié  ? se  marque-t-elle  même  parmi  nous  par  des  caractères  aussi 
énergiques  ? 

Il  en  est  de  cette  amitié  comme  de  celle  d’une  femme  pour  son  serin, 
d’un  enfant  pour  son  jouet,  etc.  : toutes  deux  sont  aussi  peu  réfléchies, 
toutes  deux  ne  sont  qu’un  sentiment  aveugle  ; celui  de  l’animal  est  seule- 
ment plus  naturel,  puisqu’il  est  fondé  sur  le  besoin,  tandis  que  l’autre  n’a 
pour  objet  qu’un  insipide  amusement  auquel  l’âme  n’a  point  de  part.  Ces 
habitudes  puériles  ne  durent  que  par  le  désœuvrement , et  n’ont  de  force 
que  par  le  vide  de  la  tête;  et  le  goût  pour  les  magots  et  le  culte  des  idoles, 
l’attachement  en  un  mot  aux  choses  inanimées  n’est-il  pas  le  dernier  degré 
de  la  stupidité  ? Cependant  que  de  créateurs  d’idoles  et  de  magots  dans  ce 
monde  ! que  de  gens  adorent  l’argile  qu’ils  ont  pétrie!  Combien  d’autres 
sont  amoureux  de  la  glèbe  qu’ils  ont  remuée  ! 

Il  s’en  faut  donc  bien  que  tous  les  attachements  viennent  de  l’âme,  et  que 
la  faculté  de  pouvoir  s’attacher  suppose  nécessairement  la  puissance  de 
penser  et  de  réfléchir,  puisque  c’est  lorsqu’on  pense  et  qu’on  réfléchit  le 
moins  que  naissent  la  plupart  de  nos  attachements  , que  c’est  encore  faute 
de  penser  et  de  réfléchir  qu’ils  se  confirment  et  se  tournent  en  habitude, 
qu’il  suffit  que  quelque  chose  flatte  nos  sens  pour  que  nous  l’aimions , et 
qu’enfin  il  ne  faut  que  s’occuper  souvent  et  longtemps  d’un  objet  pour 
en  faire  une  idole. 

Mais  l’amitié  suppose  cette  puissance  de  réfléchir  : c’est  de  tous  les 
attachements  le  plus  digne  de  l’homme  et  le  seul  qui  ne  le  dégrade  point. 
L'amitié  n’émane  que  de  la  raison,  l’impression  des  sens  n’y  fait  rien,  c’est 
l’âme  de  son  ami  qu’on  aime,  et  pour  aimer  une  âme  il  faut  en  avoir  une, 
il  faut  en  avoir  fait  usage,  l’avoir  connue , l’avoir  comparée  et  trouvée  de 
niveau  à ce  que  l’on  peut  connaître  de  celle  d’un  autre  : l’amitié  suppose 
donc  non-seulement  le  principe  de  la  connaissance , mais  l’exercice  actuel 
et  réfléchi  de  ce  principe. 


h. 


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DISCOURS  SUR  LA  NATURE  DES  ANIMAUX. 


Ainsi  l’amitié  n’appartient  qu’à  l’homme,  et  l’attachement  peut  apparte- 
nir aux  animaux  : le  sentiment  seul  suffit  pour  qu’ils  s’attachent  aux  gens 
qu’ils  voient  souvent , à ceux  qui  les  soignent,  qui  les  nourrissent,  etc.;  le 
seul  sentiment  suffit  encore  pour  qu’ils  s’attachent  aux  objets  dont  ils  sont 
forcés  de  s’occuper.  L’attachement  des  mères  pour  leurs  petits  ne  vient  que 
de  ce  qu’elles  ont  été  fort  occupées  à les  porter,  à les  produire,  à les  débar- 
rasser de  leurs  enveloppes,  et  qu’elles  le  sont  encore  à les  allaiter;  et  si 
dans  les  oiseaux  les  pères  semblent  avoir  quelque  attachement  pour  leurs 
petits  et  paraissent  en  prendre  soin  comme  les  mères,  c’est  qu’ils  se  sont 
occupés  comme  elles  de  la  construction  du  nid,  c’est  qu’ils  l’ont  habité, 
c’est  qu'ils  y ont  eu  du  plaisir  avec  leurs  femelles,  dont  la  chaleur  dure 
encore  longtemps  après  avoir  été  fécondées , au  lieu  que  dans  les  autres 
espèces  d’animaux  où  la  saison  des  amours  est  fort  courte,  où,  passé  cette 
saison,  rien  n’attache  plus  les  mâles  à leurs  femelles,  où  il  n’y  a point  de 
nid,  point  d’ouvrage  à faire  en  commun  , les  pères  ne  sont  pères  que  comme 
on  l’était  à Sparte , ils  n’ont  aucun  souci  de  leur  postérité. 

L’orgueil  et  l’ambition  des  animaux  tiennent  à leur  courage  naturel,  c’est- 
à-dire  au  sentiment  qu’ils  ont  de  leur  force,  de  leur  agilité,  etc.  : les  grands 
dédaignent  les  petits  et  semblent  mépriser  leur  audace  insultante.  On  aug- 
mente même  par  l’éducation  ce  sang-froid,  cet  à-propos  de  courage,  on 
augmente  aussi  leur  ardeur,  on  leur  donne  de  l’éducation  par  l’exemple , 
car  ils  sont  susceptibles  et  capables  de  tout , excepté  de  raison;  en  général, 
les  animaux  peuvent  apprendre  à faire  mille  fois  tout  ce  qu’ils  ont  fait 
une  fois,  à faire  de  suite  ce  qu’ils  ne  faisaient  que  par  intervalles , à faire 
pendant  longtemps  ce  qu’ils  ne  faisaient  que  pendant  un  instant,  à faire 
volontiers  ce  qu’ils  ne  faisaient  d’abord  que  par  force,  à faire  par  habitude 
ce  qu'ils  ont  fait  une  fois  par  hasard,  à faire  d’eux-mêmes  ce  qu’ils  voient 
faire  aux  autres.  L’imitation  est  de  tous  les  résultats  de  la  machine  animale 
le  plus  admirable,  c’en  est  le  mobile  le  plus  délicat  et  le  plus  étendu,  c’est 
ce  qui  copie  de  plus  près  la  pensée  ; et  quoique  la  cause  en  soit  dans  les 
animaux  purement  matérielle  et  mécanique,  c’est  par  ses  effets  qu'ils  nous 
étonnent  davantage.  Les  hommes  n’ont  jamais  plus  admiré  les  singes  que 
quand  ils  les  ont  vus  imiter  les  actions  humaines;  en  effet,  il  n’est  point  trop 
aisé  de  distinguer  certaines  copies  de  certains  originaux  ; il  y a si  peu  de 
gens  d’ailleurs  qui  voient  nettement  combien  il  y a de  distance  entre  faire 
et  contrefaire,  que  les  singes  doivent  être  pour  le  gros  du  genre  humain 
des  êtres  étonnants,  humiliants,  au  point  qu’on  ne  peut  guère  trouver  mau- 
vais qu’on  ait  donné  sans  hésiter  plus  d’esprit  au  singe , qui  contrefait  et 
copie  l’homme,  qu’à  l’homme  (si  peu  rare  parmi  nous)  qui  ne  fait  ni  ne 
copie  rien. 

Cependant  les  singes  sont  tout  au  plus  des  gens  à talents  que  nous  prenons 
pour  des  gens  d’esprit  : quoiqu’ils  aient  l'art  de  nous  imiter,  ils  n’en  sont 


DISCOURS  SUR  LA  NATURE  DES  ANIMAUX.  355 

pas  moins  de  la  nature  des  bêtes,  qui  toutes  ont  plus  ou  moins  le  talent  de 
l’imitation.  A la  vérité,  dans  presque  tous  les  animaux  ce  talent  est  borné 
à l’espèce  même,  et  ne  s’étend  point  au  delà  de  l’imitation  de  leurs  sem- 
blables, au  lieu  que  le  singe,  qui  n’est  pas  plus  de  notre  espèce  que  nous  ne 
sommes  de  la  sienne,  ne  laisse  pas  de  copier  quelques-unes  de  nos  actions  ; 
mais  c’est  parce  qu’il  nous  ressemble  à quelques  égards,  c’est  parce  qu’il 
est  extérieurement  à peu  près  conformé  comme  nous,  et  cette  ressemblance 
grossière  suffit  pour  qu’il  puisse  se  donner  des  mouvements,  et  même  des 
suites  de  mouvements  semblables  aux  nôtres,  pour  qu’il  puisse,  en  un  mot, 
nous  imiter  grossièrement;  en  sorte  que  tous  ceux  qui  ne  jugent  des  choses 
que  par  l’extérieur  trouvent  ici  comme  ailleurs  du  dessein,  de  l’intelligence 
et  de  l’esprit,  tandis  qu’en  effet  il  n’y  a que  des  rapports  de  figure,  de 
mouvement  et  d’organisation. 

C’est  par  les  rapports  de  mouvement  que  le  chien  prend  les  habitudes 
de  son  maître,  c’est  par  les  rapports  de  figure  que  le  singe  contrefait  les 
gestes  humains,  c’est  par  les  rapports  d’organisation  que  le  serin  répète 
des  airs  de  musique,  et  que  le  perroquet  imite  le  signe  le  moins  équivoque 
de  la  pensée,  la  parole,  qui  met  à l’extérieur  autant  de  différence  entre 
l’homme  et  l’homme  qu’entre  l’homme  et  la  bête,  puisqu’elle  exprime  dans 
les  uns  la  lumière  et  la  supériorité  de  l’esprit,  qu’elle  ne  laisse  apercevoir 
dans  les  autres  qu’une  confusion  d’idées  obscures  ou  empruntées,  et  que 
dans  l’imbécile  ou  le  perroquet  elle  marque  le  dernier  degré  de  la  stupi- 
dité, c’est-à-dire  l’impossibilité  où  ils  sont  tous  deux  de  produire  intérieu- 
rement la  pensée,  quoiqu’il  ne  leur  manque  aucun  des  organes  nécessaires 
pour  la  rendre  au  dehors. 

Il  est  aisé  de  prouver  encore  mieux  que  l’imitation  n’est  qu’un  effet  méca- 
nique, un  résultat  purement  machinal,  dont  la  perfection  dépend  de  la 
vivacité  avec  laquelle  le  sens  intérieur  matériel  reçoit  les  impressions  des 
objets,  et  de  la  facilité  de  les  rendre  au  dehors  par  la  similitude  et  la  sou- 
plesse des  organes  extérieurs.  Les  gens  qui  ont  les  sens  exquis,  délicats, 
faciles  à ébranler,  et  les  membres  obéissants,  agiles  et  flexibles,  sont,  toutes 
choses  égales  d’ailleurs,  les  meilleurs  acteurs,  les  meilleurs  pantomimes, 
les  meilleurs  singes  : les  enfants,  sans  y songer,  prennent  les  habitudes  du 
corps,  empruntent  les  gestes,  imitent  les  manières  de  ceux  avec  qui  ils 
vivent;  ils  sont  aussi  très-portés  à répéter  et  à contrefaire.  La  plupart  des 
jeunes  gens  les  plus  vifs  et  les  moins  pensants,  qui  ne  voient  que  par  les  yeux 
du  corps,  saisissent  cependant  merveilleusement  le  ridicule  des  figures; 
toute  forme  bizarre  les  affecte , toute  représentation  les  frappe , toute 
nouveauté  les  émeut;  l’impression  en  est  si  forte  qu’ils  représentent  eux- 
mêmes  , ils  racontent  avec  enthousiasme , ils  copient  facilement  et  avec 
grâce  ; ils  ont  donc  supérieurement  le  talent  de  l’imitation , qui  sup- 
pose l’organisation  la  plus  parfaite , les  dispositions  du  corps  les  plus 


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DISCOURS  SUR  LA  NATURE  DES  ANIMAUX. 


heureuses , et  auquel  rien  n’est  plus  opposé  qu’une  forte  dose  de  bon  sens. 

Ainsi,  parmi  les  hommes,  ce  sont  ordinairement  ceux  qui  réfléchissent  le 
moins  qui  ont  le  plus  ce  talent  de  l’imitation;  il  n’est  donc  pas  surprenant 
qu’on  le  trouve  dans  les  animaux  qui  ne  réfléchissent  point  du  tout;  ils 
doivent  même  l’avoir  à un  plus  haut  degré  de  perfection,  parce  qu’ils  n’ont 
rien  qui  s’y  oppose,  parce  qu’ils  n’ont  aucun  principe  par  lequel  ils  puissent 
avoir  la  volonté  d’être  différents  les  uns  des  autres.  C’est  par  notre  âme  que 
nous  différons  entre  nous,  c’est  par  notre  âme  que  nous  sommes  nous,  c’est 
d’elle  que  vient  la  diversité  de  nos  caractères  et  la  variété  de  nos  actions  : 
les  animaux,  au  contraire,  qui  n’ont  point  d’âme,  n’ont  point  le  moi  qui 
est  le  principe  de  la  différence,  la  cause  qui  constitue  la  personne;  ils  doi- 
vent donc,  lorsqu’ils  se  ressemblent  par  l’organisation  ou  qu’ils  sont  de  la 
même  espèce,  se  copier  tous,  faire  tous  les  mêmes  choses  et  de  la  même 
façon,  s’imiter  en  un  mot  beaucoup  plus  parfaitement  que  les  hommes 
ne  peuvent  s’imiter  les  uns  les  autres  ; et  par  conséquent  ce  talent  d’imi- 
tation, bien  loin  de  supposer  de  l’esprit  et  de  la  pensée  dans  les  animaux, 
prouve,  au  contraire,  qu’ils  en  sont  absolument  privés. 

C’est  par  la  même  raison  que  l’éducation  des  animaux,  quoique  fort 
iourte,  est  toujours  heureuse  ; ils  apprennent  en  très-peu  de  temps  presque 
tout  ce  que  savent  leurs  père  et  mère,  et  c’est  par  l’imitation  qu’ils  l’ap- 
prennent; ils  ont  donc,  non-seulement  l’expérience  qu’ils  peuvent  acquérir 
par  le  sentiment,  mais  ils  profitent  encore,  par  le  moyen  de  l’imitation,  de 
l’expérience  que  les  autres  ont  acquise.  Les  jeunes  animaux  se  modèlent 
sur  les  vieux;  ils  voient  que  ceux-ci  s’approchent  ou  fuient  lorsqu'ils  enten- 
dent certains  bruits,  lorsqu'ils  aperçoivent  certains  objets,  lorsqu’ils  sentent 
certaines  odeurs;  ils  s’approchent  aussi  ou  fuient  d’abord  avec  eux  sans 
autre  cause  déterminante  que  l'imitation,  et  ensuite  ils  s’approchent  ou 
fuient  d’eux-mêmes  et  tout  seuls,  parce  qu’ils  ont  pris  l’habitude  de  s’ap- 
procher ou  de  fuir  toutes  les  fois  qu’ils  ont  éprouvé  les  mêmes  sensations. 

Après  avoir  comparé  l’homme  à l’animal,  pris  chacun  individuellement, 
je  vais  comparer  l’homme  en  société  avec  l’animal  en  troupe,  et  rechercher 
en  même  temps  quelle  peut  être  la  cause  de  cette  espèce  d’industrie  qu’on 
remarque  dans  certains  animaux,  même  dans  les  espèces  les  plus  viles  et  les 
plus  nombreuses  : que  de  choses  ne  dit-on  pas  de  celle  de  certains  insectes! 
Nos  observateurs  admirent  à l’envi  l’intelligence  et  les  talents  des  abeilles; 
elles  ont,  disent-ils,  un  génie  particulier,  un  art  qui  n’appartient  qu’à  elles, 
l'art  de  se  bien  gouverner.  Il  faut  savoir  observer  pour  s’en  apercevoir  ; mais 
une  ruche  est  une  république  où  chaque  individu  ne  travaille  que  pour  la 
société,  où  tout  est  ordonné,  distribué,  réparti  avec  une  prévoyance,  une 
équité , une  prudence  admirables  ; Athènes  n’était  pas  mieux  conduite  ni 
mieux  policée  : plus  on  observe  ce  panier  de  mouches  et  plus  on  découvre 
de  merveilles,  un  fond  de  gouvernement  inaltérable  et  toujours  le  même, 


DISCOURS  SUR  LA  NATURE  DES  ANIMAUX. 


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un  respect  profond  pour  la  personne  en  place,  une  vigilance  singulière  pour 
son  service,  la  plus  soigneuse  attention  pour  ses  plaisirs,  un  amour  con- 
stant pour  la  patrie,  une  ardeur  inconcevable  pour  le  travail,  une  assiduité 
à l’ouvrage  que  rien  n’égale,  le  plus  grand  désintéressement  joint  à la  plus 
grande  économie,  la  plus  fine  géométrie  employée  à la  plus  élégante  archi- 
tecture, etc.  Je  ne  finirais  point  si  je  voulais  seulement  parcourir  les  annales 
de  cette  république , et  tirer  de  l’histoire  de  ces  insectes  tous  les  traits  qui 
ont  excité  l’admiration  de  leurs  historiens. 

C’est  qu’indépendamment  de  l’enthousiasme  qu’op  prend  pour  son  sujet, 
on  admire  toujours  d’autant  plus  qu’on  observe  davantage  et  qu’on  rai- 
sonne moins.  Y a-t-il,  en  effet,  rien  de  plus  gratuit  que  cette  admiration 
pour  les  mouches,  et  que  ces  vues  morales  qu’on  voudrait  leur  prêter,  que 
cet  amour  du  bien  commun  qu’on  leur  suppose,  que  cet  instinct  singulier 
qui  équivaut  à la  géométrie  la  plus  sublime,  instinct  qu’on  leur  a nouvel- 
lement accordé,  par  lequel  les  abeilles  résolvent  sans  hésiter  le  problème  de 
bâtir  le  plus  solidement  qu’il  soit  possible  dans  le  moindre  espace  possible, 
et  avec  la  plus  grande  économie  possible'?  que  penser  de  l’excès  auquel  on 
a porté  le  détail  de  ces  éloges?  car  enfin  une  mouche  ne  doit  pas  tenir  dans 
la  tête  d’un  naturaliste  plus  de  place  qu’elle  n’en  tient  dans  la  nature;  et 
cette  république  merveilleuse  ne  sera  jamais,  aux  yeux  de  la  raison,  qu’une 
foule  de  petites  bêtes  qui  n’ont  d’autre  rapport  avec  nous  que  celui  de  nous 
fournir  de  la  cire  et  du  miel. 

Ce  n’est  point  la  curiosité  que  je  blâme  ici , ce  sont  les  raisonnements  et 
les  exclamations  : qu’on  ait  observé  avec  attention  leurs  manœuvres,  qu’on 
ait  suivi  avec  soin  leurs  procédés  et  leur  travail,  qu’on  ait  décrit  exactement 
leur  génération,  leur  multiplication , leurs  métamorphoses,  etc.,  tous  ces 
objets  peuvent  occuper  le  loisir  d’un  naturaliste;  mais  c’est  la  morale, 
c’est  la  théologie1 2  des  insectes  que  je  ne  puis  entendre  prêcher;  ce  sont  les 
merveilles  que  les  observateurs  y mettent  et  sur  lesquelles  ensuite  ils  se 
récrient,  comme  si  elles  y étaient  en  effet,  qu’il  faut  examiner;  c’est  cette 
intelligence,  cette  prévoyance,  cette  connaissance  même  de  l’avenir  qu’on 
leur  accorde  avec  tant  de  complaisance,  et  que  cependant  on  doit  leur 
refuser  rigoureusement,  que  je  vais  tâcher  de  réduire  à sa  juste  valeur. 

Les  mouches  solitaires  n’ont,  de  l’aveu  de  ces  observateurs,  aucun  esprit 
en  comparaison  des  mouches  qui  vivent  ensemble  ; celles  qui  ne  forment 
que  de  petites  troupes  en  ont  moins  que  celles  qui  sont  en  grand  nombres 
et  les  abeilles,  qui  de  toutes  sont  peut-être  celles  qui  forment  la  société  la 
plus  nombreuse,  sont  aussi  celles  qui  ont  le  plus  de  génie.  Cela  seul  ne 

1.  Réaumur.  Voyez  la  Préface  de  son  Histoire  des  abeilles  (Ve  volume  de  ses  Mêm.  sur  les 
insectes  ) . 

2.  Lyonnet.  Voyez  l’ouvrage  de  Lesser,  intitulé  : Théologie  des  insectes.  Cet  ouvrage  venait 
d’ être  traduit  en  français,  et  Lyonnet  y avait  joint  des  remarques. 


358  DISCOURS  SUR  LA  NATURE  DES  ANIMAUX. 

suffit-il  pas  pour  faire  penser  que  cette  apparence  d’esprit  ou  de  génie  n’est 
qu’un  résultat  purement  mécanique,  une  combinaison  de  mouvement  pro- 
portionnelle au  nombre,  un  rapport  qui  n’est  compliqué  que  parce  qu’il 
dépend  de  plusieurs  milliers  d’individus?  Ne  sait-on  pas  que  tout  rapport, 
tout  désordre  même,  pourvu  qu’il  soit  constant,  nous  paraît  une  harmonie 
dès  que  nous  en  ignorons  les  causes,  et  que  de  la  supposition  de  cette  appa- 
rence d’ordre  à celle  de  l’intelligence  il  n’y  a qu’un  pas,  les  hommes  aimant 
mieux  admirer  qu’approfondir? 

On  conviendra  donc  d’abord , qu’à  prendre  les  mouches  une  à une,  elles 
ont  moins  de  génie  que  le  chien , le  singe  et  la  plupart  des  animaux  ; on 
conviendra  qu’ elles  ont  moins  de  docilité,  moins  d’attachement,  moins  de 
sentiment,  moins,  en  un  mot,  de  qualités  relatives  aux  nôtres  : dès  lors  on 
doit  convenir  que  leur  intelligence  apparente  ne  vient  que  de  leur  multi- 
tude réunie  ; cependant  cette  réunion  même  ne  suppose  aucune  intelli- 
gence, car  ce  n’est  point  par  des  vues  morales  qu’elles  se  réunissent,  c’est 
sans  leur  consentement  qu’elles  se  trouvent  ensemble.  Cette  société  n’est 
donc  qu’un  assemblage  physique  ordonné  par  la  nature,  et  indépendant  de 
toute  vue,  de  toute  connaissance,  de  tout  raisonnement.  La  mère  abeille 
produit  dix  mille  individus  tout  à, la  fois  et  dans  un  même  lieu;  ces  dix 
mille  individus,  fussent-ils  encore  mille  fois  plus  stupides  que  je  ne  le  sup- 
pose, seront  obligés,  pour  continuer  seulement  d’exister,  de  s’arranger  de 
quelque  façon  : comme  ils  agissent  tous  les  uns  contre  les  autres  avec  des 
forces  égales,  eussent-ils  commencé  par  se  nuire,  à force  de  se  nuire  ils 
arriveront  bientôt  à se  nuire  le  moins  qu’il  sera  possible , c’est-à-dire  à 
s’aider  ; ils  auront  donc  l’air  de  s’entendre  et  de  concourir  au  même  but. 
L’observateur  leur  prêtera  bientôt  des  vues  et  tout  l’esprit  qui  leur  manque; 
il  voudra  rendre  raison  de  chaque  action,  chaque  mouvement  aura  bientôt 
son  motif,  et  de  là  sortiront  des  merveilles  ou  des  monstres  de  raison- 
nement sans  nombre;  car  ces  dix  mille  individus,  qui  ont  été  tous  produits 
à la  fois,  qui  ont  habité  ensemble,  qui  se  sont  tous  métamorphosés  à peu 
près  en  même  temps,  ne  peuvent  manquer  de  faire  tous  la  même  chose,  et, 
pour  peu  qu’ils  aient  de  sentiment,  de  prendre  des  habitudes  communes, 
de  s’arranger,  de  se  trouver  bien  ensemble,  de  s’occuper  de  leur  demeure, 
d’y  revenir  après  s’en  être  éloignés,  etc.,  et  de  là  l’architecture,  la  géo- 
métrie, l’ordre,  la  prévoyance,  l’amour  de  la  patrie,  la  république  en  un 
mot,  le  tout  fondé,  comme  l’on  voit,  sur  l’admiration  de  l’observateur. 

La  nature  n’est-elle  pas  assez  étonnante  par  elle-même,  sans  chercher 
encore  à nous  surprendre  en  nous  étourdissant  de  merveilles  qui  n’y  sont  pas 
et  que  nous  y mettons?  Le  Créateur  n’est-il  pas  assez  grand  par  ses  ouvrages, 
et  croyons-nous  le  faire  plus  grand  par  notre  imbécillité?  ce  serait,  s’il  pou- 
vait l’être,  la  façon  de  le  rabaisser.  Lequel,  en  effet,  a de  l’Ètre  suprême  la 
plus  grande  idée,  celui  qui  le  voit  créer  l’univers,  ordonner  les  existences, 


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DISCOURS  SUR  LA  NATURE  DES  ANIMAUX. 

fonder  la  nature  sur  des  lois  invariables  et  perpétuelles , ou  celui  qui  le 
cherche  et  veut  le  trouver  attentif  à conduire  une  république  de  mouches; 
et  fort  occupé  de  la  manière  dont  se  doit  plier  l’aile  d’un  scarabée? 

Il  y a parmi  certains  animaux  une  espèce  de  société  qui  semble  dépendre 
du  choix  de  ceux  qui  la  composent,  et  qui  par  conséquent  approche  bien 
davantage  de  l’intelligence  et  du  dessein,  que  la  société  des  abeilles,  qui 
n’a  d’autre  principe  qu’une  nécessité  physique  : les  éléphants,  les  castors, 
les  singes,  et  plusieurs  autres  espèces  d’animaux  se  cherchent,  se  rassem- 
blent, vont  par  troupes,  se  secourent,  se  défendent,  s’avertissent  et  se  sou- 
mettent à des  allures  communes  : si  nous  ne  troublions  pas  si  souvent  ces 
sociétés,  et  que  nous  pussions  les  observer  aussi  facilement  que  celles  des 
mouches,  nous  y verrions  sans  doute  bien  d’autres  merveilles,  qui  cepen- 
dant ne  seraient  que  des  rapports  et  des  convenances  physiques.  Qu’on 
mette  ensemble  et  dans  un  même  lieu  un  grand  nombre  d’animaux  de 
même  espèce,  il  en  résultera  nécessairement  un  certain  arrangement,  un 
certain  ordre,  de  certaines  habitudes  communes,  comme  nous  le  dirons 
dans  l’histoire  du  daim,  du  lapin,  etc.  Or  toute  habitude  commune,  bien 
loin  d’avoir  pour  cause  le  principe  d’une  intelligence  éclairée,  ne  suppose, 
au  contraire,  que  celui  d’une  aveugle  imitation. 

Parmi  les  hommes , la  société  dépend  moins  des  convenances  physiques 
que  des  relations  morales.  L’homme  a d’abord  mesuré  sa  force  et  sa  fai- 
blesse, il  a comparé  son  ignorance  et  sa  curiosité,  il  a senti  que  seul  il  ne 
pouvait  suffire  ni  satisfaire  par  lui-même  à la  multiplicité  de  ses  besoins,  il 
a reconnu  l’avantage  qu’il  aurait  à renoncer  à l’usage  illimité  de  sa  volonté 
pour  acquérir  un  droit  sur  la  volonté  des  autres,  il  a réfléchi  sur  l’idée  du 
bien  et  du  mal,  il  l’a  gravée  au  fond  de  son  cœur  à la  faveur  de  la  lumière 
naturelle  qui  lui  a été  départie  par  la  bonté  du  Créateur,  il  a vu  que  la  soli- 
tude n’était  pour  lui  qu’un  état  de  danger  et  de  guerre,  il  a cherché  la 
sûreté  et  la  paix  dans  la  société,  il  y a porté  ses  forces  et  ses  lumières  pour 
les  augmenter  en  les  réunissant  à celles  des  autres  : cette  réunion  est  de 
l’homme  l’ouvrage  le  meilleur,  c’est  de  sa  raison  l’usage  le  plus  sage.  En 
effet  il  n’est  tranquille,  il  n’est  fort,  il  n’est  grand,  il  ne  commande  à l’uni- 
vers que  parce  qu’il  a su  se  commander  à lui-même,  se  dompter,  se  sou- 
mettre et  s’imposer  des  lois;  l’homme,  en  un  mot,  n’est  homme  que  parce 
qu’il  a su  se  réunir  à l’homme. 

Il  est  vrai  que  tout  a concouru  à rendre  l’homme  sociable;  car,  quoique 
les  grandes  sociétés,  les  sociétés  policées,  dépendent  certainement  de  l’usage 
et  quelquefois  de  l’abus  qu’il  a fait  de  sa  raison,  elles  ont  sans  doute  été 
précédées  par  de  petites  sociétés  qui  ne  dépendaient,  pour  ainsi  dire,  que 
de  la  nature.  Une  famille  est  une  société  naturelle,  d’autant  plus  stable, 
d’autant  mieux  fondée,  qu’il  y a plus  de  besoins,  plus  de  causes  d’attache- 
ment. Bien  différent  des  animaux,  l’homme  n’existe  presque  pas  encore 


360  DISCOURS  SUR  LA  NATURE  DES  ANIMAUX. 

lorsqu’il  vient  de  naître;  il  est  nu,  faible,  incapable  d’aucun  mouvement, 
privé  de  toute  action,  réduit  à tout  souffrir,  sa  vie  dépend  des  secours  qu’on 
lui  donne.  Cet  état  de  l’enfance  imbécile , impuissante,  dure  longtemps; 
la  nécessité  du  secours  devient  donc  une  habitude,  qui  seule  serait  capable 
de  produire  l’attachement  mutuel  de  l’enfant  et  des  père  et  mère;  mais 
comme  à mesure  qu’il  avance,  l’enfant  acquiert  de  quoi  se  passer  plus  aisé- 
ment de  secours,  comme  il  a physiquement  moins  besoin  d’aide,  que  les 
parents,  au  contraire,  continuent  à s’occuper  de  lui  beaucoup  plus  qu’il  ne 
s’occupe  d’eux,  il  arrive  toujours  que  l’amour  descend  beaucoup  plus  qu’il 
ne  remonte  : l’attachement  des  père  et  mère  devient  excessif,  aveugle, 
idolâtre,  et  celui  de  l’enfant  reste  tiède  et  ne  reprend  des  forces  que  lorsque 
la  raison  vient  à développer  le  germe  de  la  reconnaissance. 

Ainsi  la  société,  considérée  même  dans  une  seule  famille,  suppose  dans 
l’homme  la  faculté  raisonnable;  la  société,  dans  les  animaux  qui  semblent 
se  réunir  librement  et  par  convenance , suppose  l’expérience  du  sentiment; 
et  la  société  des  bêtes  qui,  comme  les  abeilles,  se  trouvent  ensemble  sans 
s’être  cherchées  , ne  suppose  rien  : quels  qu’en  puissent  être  les  résultats, 
il  est  clair  qu’ils  n’ont  été  ni  prévus,  ni  ordonnés,  ni  conçus  par  ceux  qui 
les  exécutent,  et  qu’ils  ne  dépendent  que  du  mécanisme  universel  et  des  lois 
du  mouvement  établies  par  le  Créateur.  Qu’on  mette  ensemble  dans  le  même 
lieu  dix  mille  automates  animés  d’une  force  vive  et  tous  déterminés,  par  la 
ressemblance  parfaite  de  leur  forme  extérieure  et  intérieure , et  par  la  con- 
formité de  leurs  mouvements,  à faire  chacun  la  même  chose  dans  ce  même 
lieu  , il  en  résultera  nécessairement  un  ouvrage  régulier;  les  rapports  d’éga- 
lité, de  similitude , de  situation , s’y  trouveront,  puisqu’ils  dépendent  de 
ceux  de  mouvement  que  nous  supposons  égaux  et  conformes;  les  rapports 
de  juxtaposition,  d’étendue,  de  figure , s’y  trouveront  aussi  puisque  nous 
supposons  l’espace  donné  et  circonscrit;  et  si  nous  accordons  à ces  auto- 
mates le  plus  petit  degré  de  sentiment,  celui  seulement  qui  est  nécessaire 
pour  sentir  son  existence,  tendre  à sa  propre  conservation,  éviter  les  choses 
nuisibles,  appéter  les  choses  convenables , etc.  , l’ouvrage  sera  non-seule- 
ment régulier,  proportionné,  situé,  semblable,  égal,  mais  il  aura  encore 
l'air  de  la  symétrie,  de  la  solidité,  de  la  commodité,  etc. , au  plus  haut  point 
de  perfection,  parce  qu’en  le  formant,  chacun  de  ces  dix  mille  individus  a 
cherché  à s'arrange?  de  la  manière  la  plus  commode  pour  lui,  et  qu’il  a en 
même  temps  été  forcé  d’agir  et  de  se  placer  de  la  manière  la  moins  incom- 
mode aux  autres. 

Dirai-je  encore  un  mot  ? ces  cellules  des  abeilles,  ces  hexagones  tant  van- 
tés, tant  admirés,  me  fournissent  une  preuve  de  plus  contre  l’enthousiasme 
et  l’admiration  1 : cette  figure,  toute  géométrique  et  toute  régulière  qu’elle 

\.  Tous  ces  petits  traits  d’ironie  sont  dirigés  contre  Réaumur.  Réaumur  tenait  alors,  en 
France  , le  sceptre  de  l’histoire  naturelle  : Buffon  allait  bientôt  le  lui  ravir. 


DISCOURS  SUR  LA  NATURE  DES  ANIMAUX. 


361 


nous  paraît  et  qu’elle  est  en  effet  dans  la  spéculation , n’est  ici  qu’un  résultat 
mécanique  et  assez  imparfait  qui  se  trouve  souvent  dans  la  nature , et  que 
l’on  remarque  même  dans  ses  productions  les  plus  brutes  ; les  cristaux  et 
plusieurs  autres  pierres,  quelques  sels,  etc.,  prennent  constamment  cette 
figure  dans  leur  formation.  Qu’on  observe  les  petites  écailles  de  la  peau 
d’une  roussette,  on  verra  qu’elles  sont  hexagones,  parce  que  chaque  écaille 
croissant  en  même  temps  se  fait  obstacle , et  tend  à occuper  le  plus  d’espace 
qu’il  est  possible  dans  un  espace  donné  : on  voit  ces  mêmes  hexagones  dans 
le  second  estomac  des  animaux  ruminants , on  les  trouve  dans  les  graines , 
dans  leurs  capsules,  dans  certaines  fleurs,  etc.  Qu’on  remplisse  un  vaisseau 
de  pois,  ou  plutôt  de  quelque  autre  graine  cylindrique,  et  qu’on  le  ferme 
exactement,  après  y avoir  versé  autant  d’eau  que  les  intervalles  qui  restent 
entre  ces  graines  peuvent  en  recevoir;  qu’on  fasse  bouillir  cette  eau , tous 
ces  cylindres  deviendront  des  colonnes  à six  pans.  On  en  voit  clairement  la 
raison,  qui  est  purement  mécanique  : chaque  graine,  dont  la  figure  est 
cylindrique , tend  par  son  renflement  à occuper  le  plus  d’espace  possible 
dans  un  espace  donné , elles  deviennent  donc  toutes  nécessairement  hexa- 
gones par  la  compression  réciproque.  Chaque  abeille  cherche  à occuper  de 
même  le  plus  d’espace  possible  dans  un  espace  donné  ; il  est  donc  nécessaire 
aussi , puisque  le  corps  des  abeilles  est  cylindrique , que  leurs  cellules  soient 
hexagones,  par  la  même  raison  des  obstacles  réciproques1. 

On  donne  plus  d’esprit  aux  mouches  dont  les  ouvrages  sont  les  plus 
réguliers  ; les  abeilles  sont , dit-on , plus  ingénieuses  que  les  guêpes , que 
les  frelons,  etc. , qui  savent  aussi  l’architecture,  mais  dont  les  constructions 
sont  plus  grossières  et  plus  irrégulières  que  celles  des  abeilles.  On  ne  veut 
pas  voir,  ou  l’on  ne  se  doute  pas  que  cette  régularité  plus  ou  moins  grande 
dépend  uniquement  du  nombre  et  de  la  figure,  et  nullement  de  l’intelligence 
de  ces  petites  bêtes  : plus  elles  sont  nombreuses,  plus  il  y a de  forces  qui 
agissent  également  et  qui  s’opposent  de  même,  plus  il  y a par  conséquent 
de  contrainte  mécanique , de  régularité  forcée  et  de  perfection  apparente 
dans  leurs  productions. 

Les  animaux  qui  ressemblent  le  plus  à l'homme  par  leur  figure  et  par 
leur  organisation  seront  donc,  malgré  les  apologistes  des  insectes,  main- 
tenus dans  la  possession  où  ils  étaient , d’êtres  supérieurs  à tous  les  autres 
pour  les  qualités  intérieures;  et  quoiqu’elles  soient  infiniment  différentes 
de  celles  de  l’homme,  qu’elles  ne  soient,  comme  nous  l’avons  prouvé,  que 
des  résultats  de  l’exercice  et  de  l’expérience  du  sentiment,  ces  animaux  sont 

1.  Par  la  raison  des  obstacles  réciproques Voilà  bien  l’abus  du  mécanisme , porté  à sa 

dernière  limite.  Mais , quand  même  la  compression  réciproque  expliquerait  les  cellules  des 
abeilles,  expliquerait- elle  la  toile  de  l’araignée,  le  cocon  du  ver  à soie,  etc.,  etc.?  Il  faudra 
toujours  en  venir  à une  force  particulière  et  distincte  du  pur  mécanisme,  à une  force  propre  à 
l’animal,  en  un  mot  à Yinslinct.  (Voyez  mon  livre  intitulé:  De  l'instinct  et  de  l’intelligence 
des  animaux.  ) 


362 


DISCOURS  SUR  LA  NATURE  DES  ANIMAUX. 


par  ces  facultés  mêmes  fort  supérieurs  aux  insectes;  et  comme  tout  se  fait 
et  que  tout  est  par  nuance  dans  la  nature,  on  peut  établir  une  échelle  pour 
juger  des  degrés  des  qualités  intrinsèques  de  chaque  animal,  en  prenant  pour 
premier  terme  la  partie  matérielle  de  l’homme  , et  plaçant  successivement 
les  animaux  à différentes  distances,  selon  qu’en  effet  ils  en  approchent  ou 
s’en  éloignent  davantage,  tant  par  la  forme  extérieure  que  par  l’organisation 
intérieure  : en  sorte  que  le  singe,  le  chien,  l’éléphant  et  les  autres  quadru- 
pèdes seront  au  premier  rang  ; les  cétacés , qui , comme  les  quadrupèdes  et 
l’homme,  ont  de  la  chair  et  du  sang,  qui  sont  comme  eux  vivipares , seront 
au  second,  les  oiseaux  au  troisième,  parce  qu’à  tout  prendre  ils  diffèrent  de 
l’homme  plus  que  les  cétacés  et  que  les  quadrupèdes  ; et  s’il  n’y  avait  pas 
des  êtres  qui , comme  les  huîtres  ou  les  polypes,  semblent  en  différer  autant 
qu’il  est  possible,  les  insectes  seraient  avec  raison  les  bêtes  du  dernier  rang. 

Mais,  si  les  animaux  sont  dépourvus  d’entendement,  d’esprit  et  de  mé- 
moire, s’ils  sont  privés  de  toute  intelligence,  si  toutes  leurs  facultés  dépen- 
dent de  leurs  sens,  s’ils  sont  bornés  à l’exercice  et  à l’expérience  du  senti- 
ment seul,  d’où  peut  venir  cette  espèce  de  prévoyance  qu’on  remarque 
dans  quelques-uns  d’entre  eux?  Le  seul  sentiment  peut-il  faire  qu’ils  ramas- 
sent des  vivres  pendant  l’été  pour  subsister  pendant  l’hiver?  Ceci  ne  sup- 
pose-t-ilpas  une  comparaison  des  temps,  une  notion  de  l’avenir,  une  inquié- 
tude raisonnée?  Pourquoi  trouve-t-on  à la  fin  de  l’automne,  dans  le  trou 
d’un  mulot , assez  de  gland  pour  le  nourrir  jusqu’à  l’été  suivant?  Pourquoi 
cette  abondante  récolte  de  cire  et  de  miel  dans  les  ruches?  Pourquoi  les 
fourmis  font-elles  des  provisions?  Pourquoi  les  oiseaux  feraient-ils  des  nids, 
s’ils  ne  savaient  pas  qu’ils  en  auront  besoin  pour  y déposer  leurs  œufs  et  y 
élever  leurs  petits  , etc.  , et  tant  d’autres  faits  particuliers  que  l’on  raconte 
de  la  prévoyance  des  renards , qui  cachent  leur  gibier  en  différents  endroits 
pour  le  retrouver  au  besoin  et  s’en  nourrir  pendant  plusieurs  jours;  de  la 
subtilité  raisonnée  des  hiboux,  qui  savent  ménager  leur  provision  de  souris 
en  leur  coupant  les  pattes  pour  les  empêcher  de  fuir  1 ; de  la  pénétration 
merveilleuse  des  abeilles,  qui  savent  d’avance  que  leur  reine  doit  pondre 
dans  un  tel  temps  tel  nombre  d’œufs  d’une  certaine  espèce  dont  il  doit  sortir 
des  vers  de  mouches  mâles,  et  tel  autre  nombre  d’œufs  d’une  autre  espèce 
qui  doivent  produire  les  mouches  neutres , et  qui , en  conséquence  de  cette 
connaissance  de  l’avenir,  construisent  tel  nombre  d’alvéoles  plus  grandes 
pour  les  premières,  et  tel  autre  nombre  d’alvéoles  plus  petites  pour  les 
secondes?  etc. , etc. , etc. 

1.  On  se  souvient  de  la  fahle  de  La  Fontaine  : Les  souris  et  le  chat-huant.  Le  fait  était  assez 
prouvé  pour  un  fabuliste. 

Voyez  que  d’arguments  il  fit  : 

Quand  ce  peuple  est  pris  , il  s’enfuit; 

Donc  il  faut  le  croquer  aussitôt  qu’on  le  happe. 

Tout  ! il  est  impossible 


DISCOURS  SUR  LA  NATURE  DES  ANIMAUX.  363 

Avant  que  de  répondre  à ces  questions , et  même  de  raisonner  sur  ces 
faits,  il  faudrait  être  assuré  qu'ils  sont  réels  et  avérés , il  faudrait  qu’au  lieu 
d’avoir  été  racontés  par  le  peuple  ou  publiés  par  des  observateurs  amou- 
reux du  merveilleux,  ils  eussent  été  vus  par  des  gens  sensés,  et  recueillis 
par  des  philosophes  : je  suis  persuadé  que  toutes  les  prétendues  merveilles 
disparaîtraient,  et  qu’en  y réfléchissant  on  trouverait  la  cause  de  chacun 
de  ces  effets  en  particulier.  Mais  admettons  pour  un  instant  la  vérité  de  tous 
ces  faits;  accordons,  avec  ceux  qui  les  racontent,  le  pressentiment,  la  pré- 
vision, la  connaissance  même  de  l’avenir  aux  animaux,  en  résultera-t-il  que 
ce  soit  un  effet  de  leur  intelligence  ? Si  cela  était , elle  serait  bien  supé- 
rieure à la  nôtre , car  notre  prévoyance  est  toujours  conjecturale , nos 
notions  sur  l’avenir  ne  sont  que  douteuses , toute  la  lumière  de  notre  âme 
suffît  à peine  pour  nous  faire  entrevoir  les  probabilités  des  choses  futures  ; 
dès  lors  les  animaux  qui  envoient  la  certitude,  puisqu’ils  se  déterminent 
d’avance  et  sans  jamais  se  tromper,  auraient  en  eux  quelque  chose  de  bien 
supérieur  au  principe  de  notre  connaissance,  ils  auraient  une  âme  bien  plus 
pénétrante  et  bien  plus  clairvoyante  que  la  nôtre.  Je  demande  si  cette 
conséquence  ne  répugne  pas  autant  à la  religion  qu’à  la  raison. 

Ce  ne  peut  donc  être  par  une  intelligence  semblable  à la  nôtre  que  les 
animaux  aient  une  connaissance  certaine  de  l’avenir,  puisque  nous  n’en 
avons  que  des  notions  très-douteuses  et  très-imparfaites  : pourquoi  donc 
leur  accorder  si  légèrement  une  qualité  si  sublime?  pourquoi  nous  dégra- 
der mal  à propos?  ne  serait-il  pas  moins  déraisonnable,  supposé  qu’on  ne 
pût  pas  douter  des  faits,  d’en  rapporter  la  cause  à des  lois  mécaniques 
établies,  comme  toutes  les  autres  lois  de  la  nature , par  la  volonté  du  Créa- 
teur? La  sûreté  avec  laquelle  on  suppose  que  les  animaux  agissent,  la  cer- 
titude de  leur  détermination,  suffirait  seule  pour  qu’on  dût  en  conclure  que 
ce  sont  les  effets  d’un  pur  mécanisme.  Le  caractère  de  la  raison  le  plus  mar- 
qué, c’est  le  doute,  c’est  la  délibération,  c’est  la  comparaison;  mais  des 
mouvements  et  des  actions  qui  n’annoncent  que  la  décision  et  la  certitude, 
prouvent  en  même  temps  le  mécanisme  et  la  stupidité. 

Cependant , comme  les  lois  de  la  nature , telles  que  nous  les  connaissons , 
n’en  sont  que  les  effets  généraux,  et  que  les  faits  dont  il  s’agit  ne  sont  au 
contraire  que  des  effets  très-particuliers,  il  serait  peu  philosophique  et  peu 
digne  de  l’idée  que  nous  devons  avoir  du  Créateur1,  de  charger  mal  à propos 
sa  volonté  de  tant  de  petites  lois , ce  serait  déroger  à sa  toute-puissance  et 
à la  noble  simplicité  de  la  nature  que  de  l’embarrasser  gratuitement  de 
cette  quantité  de  statuts  particuliers,  dont  l’un  ne  serait  fait  que  pour  les 

1.  C’est  parce  que  nous  nous  faisons  du  Créateur  une  idée  trop  bornée,  c’est  parce  que  nous 
le  jugeons  relativement  à nous , que  nous  supposons,  très-gratuitement , qu'il  serait  embarrassé 
par  une  grande  quantité  de  statuts.  11  faut  bien  pourtant  qu’il  ait  fait  ces  statuts,  puisque 
chaque  animal  a sa  nature  propre , son  caractère  particulier,  ses  instincts  divers. 


DISCOURS  SUR  LA  NATURE  DES  ANIMAUX. 


364 

mouches,  l’autre  pour  les  hiboux,  l’autre  pour  les  mulots,  etc.  Ne  doit-on 
pas  au  contraire  faire  tous  ses  efforts  pour  ramener  ces  effets  particuliers 
aux  effets  généraux;  et,  si  cela  n’était  pas  possible,  mettre  ces  faits  en 
réserve  et  s’abstenir  de  vouloir  les  expliquer  jusqu’à  ce  que,  par  de  nou- 
veaux faits  et  par  de  nouvelles  analogies , nous  puissions  en  connaître  les 
causes? 

Yoyons  donc  en  effet  s’ils  sont  inexplicables,  s’ils  sont  si  merveilleux, 
s’ils  sont  même  avérés.  La  prévoyance  des  fourmis  n’était  qu’un  préjugé1: 
on  la  leur  avait  accordée  en  les  observant,  on  la  leur  a ôtée  en  les  obser- 
vant mieux;  elles  sont  engourdies  tout  l’hiver,  leurs  provisions  ne  sont  donc 
que  des  amas  superflus , amas  accumulés  sans  vues , sans  connaissance  de 
l’avenir,  puisque  par  cette  connaissance  même  elles  en  auraient  prévu 
toute  l’inutilité.  N’est-il  pas  très-naturel  que  des  animaux  qui  ont  une 
demeure  fixe  où  ils  sont  accoutumés  à transporter  les  nourritures  dont 
ils  ont  actuellement  besoin  et  qui  flattent  leur  appétit,  en  transportent 
beaucoup  plus  qu’il  ne  leur  en  faut,  déterminés  par  le  sentiment  seul  et  par 
le  plaisir  de  l’odorat  ou  de  quelques  autres  de  leurs  sens,  et  guidés  par 
l’habitude  qu’ils  ont  prise  d’emporter  leurs  vivres  pour  les  manger  en 
repos?  Cela  même  ne  démontre-t-il  pas  qu’ils  n’ont  que  du  sentiment  et 
point  de  raisonnement?  C’est  par  la  même  raison  que  les  abeilles  ramassent 
beaucoup  plus  de  cire  et  de  miel  qu’il  ne  leur  en  faut  ; ce  n’est  donc  point 
du  produit  de  leur  intelligence,  c’est  des  effets  de  leur  stupidité  que  nous 
profitons;  car  l’intelligence  les  porterait  nécessairement  à ne  ramasser  qu’à 
peu  près  autant  qu’elles  ont  besoin,  et  à s’épargner  la  peine  de  tout  le  reste, 
surtout  après  la  triste  expérience  que  ce  travail  est  en  pure  perte,  qu’on  leur 
enlève  tout  ce  quelles  ont  de  trop , qu’enfin  cette  abondance  est  la  seule 
cause  de  la  guerre  qu’on  leur  fait,  et  la  source  de  la  désolation- et  du  trouble 
de  leur  société.  Il  est  si  vrai  que  ce  n’est  que  par  sentiment  aveugle  qu’elles 
travaillent,  qu’on  peut  les  obliger  à travailler,  pour  ainsi  dire  , autant  que 
l’on  veut  : tant  qu’il  y a des  fleurs  qui  leur  conviennent  dans  le  pays  qu’elles 
habitent , elles  ne  cessent  d’en  tirer  le  miel  et  la  cire;  elles  ne  discontinuent 
leur  travail  et  ne  finissent  leur  récolte  que  parce  qu’elles  ne  trouvent  plus 
rien  à ramasser.  On  a imaginé  de  les  transporter  et  de  les  faire  voyager  dans 
d’autres  pays  où  il  y a encore  des  fleurs,  alors  elles  reprennent  le  travail, 

1.  La  prévoyance  des  fourmis  n’est  point  un  préjugé.  Il  est  très-vrai  que  ce  n’est  pas  pour 
s’en  nourrir  que  les  fourmis  amassent  du  blé , de  l’orge,  de  l’avoine,  etc.  Elles  se  servent  de  ces 
grains  pour  la  construction  de  leur  habitation.  Mais  la  merveille  n’est  pas  diminuée  pour  cela. 
Au  lieu  de  se  faire  des  provisions  de  grains , elles  se  font  des  provisions  d 'insectes , et  même 
d’insectes  vivants.  Elles  amassent  des  pucerons.  « Ces  pucerons,  dit  Pierre  Hufcer  (avec  ce 
« ton  un  peu  emphatique  qui,  selon  Buffon,  est  le  tonde  tous  les  observateurs),  ces  pucerons 
« sont  leur  trésor;  une  fourmilière  est  plus  ou  moins  riche  selon  qu’elle  a plus  ou  moins  de 
« pucerons  : c’est  leur  bétail,  ce  sont  leurs  vaches  et  leurs  chèvres,  etc.  » ( P.  Huber.  Rech . sur  les 
mœurs  des  fourmis.  ) 


DISCOURS  SUR  LA  NATURE  DES  ANIMAUX.  365 

elles  continuent  à ramasser,  à entasser  jusqu’à  ce  que  les  fleurs  de  ce  nou- 
veau canton  soient  épuisées  ou  flétries;  et  si  on  les  porte  dans  un  autre  qui 
soit  encore  fleuri,  elles  continueront  de  même  à recueillir,  à amasser  : leur 
travail  n’est  donc  point  une  prévoyance  ni  une  peine  qu  elles  se  donnent 
dans  la  vue  de  faire  des  provisions  pour  elles,  c’est  au  contraire  un  mouve- 
ment dicté  par  le  sentiment,  et  ce  mouvement  dure  et  se  renouvelle  autant 
et  aussi  longtemps  qu’il  existe  des  objets  qui  y sont  relatifs. 

Je  me  suis  particulièrement  informé  des  mulots , et  j’ai  vu  quelques-uns 
de  leurs  trous;  ils  sont  ordinairement  divisés  en  deux  : dans  l’un  ils  font 
leurs  petits , dans  l’autre  ils  entassent  tout  ce  qui  flatte  leur  appétit.  Lors- 
qu’ils font  eux-mêmes  leurs  trous , ils  ne  les  font  pas  grands  , et  alors  ils  ne 
peuvent  y placer  qu’une  assez  petite  quantité  de  graines;  mais  lorsqu’ils 
trouvent  sous  le  tronc  d’un  arbre  un  grand  espace  , ils  s’y  logent  et  ils  le 
remplissent , autant  qu’ils  peuvent , de  blé,  de  noix,  de  noisettes,  de  glands , 
selon  le  pays  qu’ils  habitent  : en  sorte  que  la  provision , au  lieu  d’être  pro- 
portionnée au  besoin  de  l’animal , ne  l’est  au  contraire  qu’à  la  capacité  du 
lieu. 

Yoilà  donc  déjà  les  provisions  des  fourmis  , des  mulots , des  abeilles  , 
réduites  à des  tas  inutiles,  disproportionnés  et  ramassés  sans  vues  ; voilà  les 
petites  lois  particulières  de  leur  prévoyance  supposée  ramenées  à la  loi  réelle 
et  générale  du  sentiment;  il  en  sera  de  même  de  la  prévoyance  des  oiseaux. 
Il  n’est  pas  nécessaire  de  leur  accorder  la  connaissance  de  l’avenir,  ou  de 
recourir  à la  supposition  d’une  loi  particulière  que  le  Créateur  aurait  établie 
en  leur  faveur,  pour  rendre  raison  de  la  construction  de  leurs  nids;  ils  sont 
conduits  par  degrés  à les  faire,  ils  trouvent  d’abord  un  lieu  qui  convient, 
ils  s’y  arrangent , ils  y portent  ce  qui  le  rendra  plus  commode  ; ce  nid  n’est 
qu’un  lieu  qu’ils  reconnaîtront,  qu’ils  habiteront  sans  inconvénient  et  où  ils 
séjourneront  tranquillement  : l’amour  est  le  sentiment  qui  les  guide  et  les 
excite  à cet  ouvrage,  ils  ont  besoin  mutuellement  l’un  de  l’autre,  ils  se  trou- 
vent bien  ensemble,  ils  cherchent  à se  cacher,  à se  dérober  au  reste  de  l’uni- 
vers, devenu  pour  eux  plus  incommode  et  plus  dangereux  que  jamais;  ils 
s’arrêtent  donc  dans  les  endroits  les  plus  touffus  des  arbres,  dans  les  lieux 
les  plus  inaccessibles  ou  les  plus  obscurs;  et  pour  s’y  soutenir,  pour  y 
demeurer  d’une  manière  moins  incommode,  ils  entassent  des  feuilles,  ils 
arrangent  de  petits  matériaux  , et  travaillent  à l’envi  à leur  habitation  com- 
mune : les  uns,  moins  adroits  ou  moins  sensuels,  ne  font  que  des  ouvrages 
grossièrement  ébauchés , d’autres  se  contentent  de  ce  qu’ils  trouvent  tout 
fait,  et  n’ont  pas  d’autre  domicile  que  les  trous  qui  se  présentent  ou  les  pots 
qu’on  leur  offre.  Toutes  ces  manœuvres  sont  relatives  à leur  organisation  et 
dépendantes  du  sentiment  qui  ne  peut,  à quelque  degré  qu’il  soit,  produire 
le  raisonnement,  et  encore  moins  donner  cette  prévision  intuitive,  cette 
connaissance  certaine  de  l’avenir,  qu’on  leur  suppose. 


366 


DISCOURS  SUR  LA  NATURE  DES  ANIMAUX. 


On  peut  le  prouver  par  des  exemples  familiers  : non-seulement  ces  ani- 
maux ne  savent  pas  ce  qui  doit  arriver,  mais  ils  ignorent  même  ce  qui  est 
arrivé.  Une  poule  ne  distingue  pas  ses  œufs  de  ceux  d’un  autre  oiseau , elle 
ne  voit  point  que  les  petits  canards  qu’elle  vient  de  faire  éclore  ne  lui  appar- 
tiennent point,  elle  couve  des  œufs  de  craie , dont  il  ne  doit  rien  résulter, 
avec  autant  d’attention  que  ses  propres  œufs;  elle  ne  connaît  donc  ni  le 
passé,  ni  l’avenir,  et  se  trompe  encore  sur  le  présent.  Pourquoi  les  oiseaux 
de  basse-cour  ne  font-ils  pas  des  nids  comme  les  autres?  serait-ce  parce  que 
le  mâle  appartient  à plusieurs  femelles,  ou  plutôt  n’est-ce  pas  qu’étant 
domestiques , familiers  et  accoutumés  à être  à l’abri  des  inconvénients  et 
des  dangers , ils  n’ont  aucun  besoin  de  se  soustraire  aux  yeux,  aucune  habi- 
tude de  chercher  leur  sûreté  dans  la  retraite  et  dans  la  solitude  ? Cela  même 
pourrait  encore  se  prouver  par  le  fait,  car,  dans  la  même  espèce,  l’oiseau  sau- 
vage fait  souvent  ce  que  l’oiseau  domestique  ne  fait  point;  la  gelinotte  et  la 
cane  sauvage  font  des  nids,  la  poule  et  la  cane  domestiques  n’en  font  point. 
Les  nids  des  oiseaux,  les  cellules  des  mouches  , les  provisions  des  abeilles, 
des  fourmis,  des  mulots,  ne  supposent  donc  aucune  intelligence  dans  l’ani- 
mal , et  n’émanent  pas  de  quelques  lois  particulièrement  établies  pour 
chaque  espèce,  mais  dépendent,  comme  toutes  les  autres  opérations  des 
animaux,  du  nombre,  de  la  figure  , du  mouvement,  de  l’organisation  et 
du  sentiment , qui  sont  les  lois  de  la  nature,  générales  et  communes  à tous 
les  êtres  animés. 

Il  n’est  pas  étonnant  que  l’homme,  qui  se  connaît  si  peu  lui-même  , qui 
confond  si  souvent  ses  sensations  et  ses  idées,  qui  distingue  si  peu  le  pro- 
duit de  son  âme  de  celui  de  son  cerveau,  se  compare  aux  animaux,  et  n’ad- 
mette entre  eux  et  lui  qu’une  nuance  dépendante  d’un  peu  plus  ou  d’un  peu 
moins  de  perfection  dans  les  organes;  il  n’est  pas  étonnant  qu’il  les  fasse 
raisonner,  s’entendre  et  se  déterminer  comme  lui,  et  qu’il  leur  attribue 
non-seulement  les  qualités  qu’il  a , mais  encore  celles  qui  lui  manquent. 
Mais  que  l’homme  s’examine,  s’analyse  et  s’approfondisse,  il  reconnaîtra 
bientôt  la  noblesse  de  son  être , il  sentira  l’existence  de  son  âme , il  cessera 
de  s’avilir,  et  verra  d’un  coup  d’œil  la  distance  infinie  que  l’Être  suprême  a 
mise  entre  les  bêtes  et  lui. 

Dieu  seul  connaît  le  passé,  le  présent  et  l’avenir;  il  est  de  tous  les  temps, 
et  voit  dans  tous  les  temps  : l’homme , dont  la  durée  est  de  si  peu  d’in- 
stants, ne  voit  que  ces  instants;  mais  une  puissance  vive,  immortelle, 
compare  ces  instants,  les  distingue,  les  ordonne;  c’est  par  elle  qu’il  connaît 
le  présent,  qu’il  juge  du  passé  et  qu’il  prévoit  l’avenir.  Otez  à l’homme  cette 
lumière  divine , vous  effacez , vous  obscurcissez  son  être , il  ne  restera  que 
l’animal;  il  ignorera  le  passé,  ne  soupçonnera  pas  l’avenir,  et  ne  saura 
même  ce  que  c’est  que  le  présent. 


LES  ANIMAUX  DOMESTIQUES. 


307 


LES  ANIMAUX  DOMESTIQUES 


L’homme  change  l’état  naturel  des  animaux  en  les  forçant  à lui  obéir1, 
et  les  faisant  servir  à son  usage  : un  animal  domestique  est  un  esclave  dont 
on  s’amuse  , dont  on  se  sert , dont  on  abuse , qu’on  altère , qu’on  dépayse  et 
que  l’on  dénature,  tandis  que  l’animal  sauvage,  n’obéissant  qu’à  la  nature, 
ne  connaît  d’autres  lois  que  celles  du  besoin  et  de  la  liberté.  L’histoire  d’un 
animal  sauvage  est  donc  bornée  à un  petit  nombre  de  faits  émanés  de  la 
simple  nature,  au  lieu  que  l'histoire  d’un  animal  domestique  est  compliquée 
de  tout  ce  qui  a rapport  à l’art  que  l’on  emploie  pour  l’apprivoiser  ou  poul- 
ie subjuguer;  et  comme  on  ne  sait  pas  assez  combien  l’exemple,  la  con- 
trainte, la  force  de  l’habitude,  peuvent  influer  sur  les  animaux  et  changer 
leurs  mouvements,  leurs  déterminations,  leurs  penchants,  le  but  d’un  natu- 
raliste doit  être  de  les  observer  assez  pour  pouvoir  distinguer  les  faits  qui 
dépendent  de  l’instinct,  de  ceux  qui  ne  viennent  que  de  l’éducation  , recon- 
naître ce  qui  leur  appartient  et  ce  qu’ils  ont  emprunté,  séparer  ce  qu’ils 
font  de  ce  qu’on  leur  fait  faire,  et  ne  jamais  confondre  l’animal  avec  l’esclave, 
la  bête  de  somme  avec  la  créature  de  Dieu. 

L’empire  de  l’homme  sur  les  animaux  est  un  empire  légitime  qu’aucune 
révolution  ne  peut  détruire;  c’est  l’empire  de  l’esprit  sur  la  matière,  c’est 
non-seulement  un  droit  de  nature,  un  pouvoir  fondé  sur  des  lois  inalté- 
rables , mais  c’est  encore  un  don  de  Dieu , par  lequel  l’homme  peut  recon- 
naître à tout  instant  l’excellence  de  son  être;  car  ce  n’est  pas  parce  qu’il  est 
le  plus  parfait,  le  plus  fort  ou  le  plus  adroit  des  animaux  qu’il  leur  com- 
mande : s’il  n’était  que  le  premier  du  même  ordre,  les  seconds  se  réuni- 
raient pour  lui  disputer  l’empire  ; mais  c’est  par  supériorité  de  nature  que 
l’homme  règne  et  commande;  il  pense,  et  dès  lors  il  est  maître  des  êtres 
qui  ne  pensent  point. 

Il  est  maître  des  corps  bruts , qui  ne  peuvent  opposer  à sa  volonté  qu’une 
lourde  résistance  ou  qu’une  inflexible  dureté,. que  sa  main  sait  toujours 
surmonter  et  vaincre  en  les  faisant  agir  les  uns  contre  les  autres;  il  est 
maître  des  végétaux,  que  par  son  industrie  il  peut  augmenter,  diminuer, 
renouveler,  dénaturer,  détruire  ou  multiplier  à l’infini;  il  est  maître  des 
animaux,  parce  que  non-seulement  il  a comme  eux  du  mouvement  et  du 
sentiment , mais  qu’il  a de  plus  la  lumière  de  la  pensée,  qu’il  connaît  les  fins 
et  les  moyens , qu’il  sait  diriger  ses  actions , concerter  ses  opérations , mesu- 

1.  L’homme  ne  change  pas  l’état  naturel  des  animaux  pour  se  les  soumettre  ; il  profite , au 
contraire,  de  cet  état  naturel.  Certains  animaux  vivent  en  société  et  par  troupes.  L’homme  a 
profité  de  cet  instinct  de  sociabilité.  Tous  les  animaux,  devenus  domestiques , étaient  primiti- 
vement des  animaux  sociables.  (Voyez  mon  livre  intitulé  : De  l'instinct  et  de  l’intelligence  des 
animaux,  au  chapitre  sur  la  Domesticité.) 


368  LES  ANIMAUX  DOMESTIQUES. 

rer  ses  mouvements , vaincre  la  force  par  l’esprit , et  la  vitesse  par  l’emploi 
du  temps. 

Cependant,  parmi  les  animaux,  les  uns  paraissent  être  plus  ou  moins 
familiers,  plus  ou  moins  sauvages,  plus  ou  moins  doux , plus  ou  moins 
féroces  : que  l’on  compare  la  docilité  et  la  soumission  du  chien  avec  la  fierté 
et  la  férocité  du  tigre , l’un  paraît  être  l’ami  de  l’homme  et  l’autre  son 
ennemi  ; son  empire  sur  les  animaux  n’est  donc  pas  absolu  : combien  d’es- 
pèces savent  se  soustraire  à sa  puissance  par  la  rapidité  de  leur  vol , par  la 
légèreté  de  leur  course,  par  l’obscurité  de  leur  retraite , par  la  distance  que 
met  entre  eux  et  l’homme  l’élément  qu’ils  habitent!  Combien  d’autres  espèces 
lui  échappent  par  leur  seule  petitesse  ! et  enfin  combien  y en  a-t-il  qui , bien 
loin  de  reconnaître  leur  souverain,  l’attaquent  à force  ouverte!  sans  parler 
de  ces  insectes  qui  semblent  l'insulter  par  leurs  piqûres,  de  ces  serpents 
dont  la  morsure  porte  le  poison  et  la  mort , et  de  tant  d’autres  bêtes  immon- 
des , incommodes,  inutiles,  qui  semblent  n’exister  que  pour  former  la 
nuance  entre  le  mal  et  le  bien , et  faire  sentir  à l’homme  combien , depuis  sa 
chute,  il  est  peu  respecté. 

C’est  qu’il  faut  distinguer  l’empire  de  Dieu  du  domaine  de  l’homme  : 
Dieu,  créateur  des  êtres,  est  seul  maître  de  la  nature;  l’homme  ne  peut 
rien  sur  le  produit  de  la  création , il  ne  peut  rien  sur  les  mouvements 
des  corps  célestes , sur  les  révolutions  de  ce  globe  qu’il  habite  ; il  ne 
peut  rien  sur  les  animaux  , les  végétaux , les  minéraux  en  général  ; 
il  ne  peut  rien  sur  les  espèces,  il  ne  peut  que  sur  les  individus;  car 
les  espèces  en  général  et  la  matière  en  bloc  appartiennent  à la  nature, 
ou  plutôt  la  constituent;  tout  se  passe,  se  suit,  se  succède,  se  renou- 
velle et  se  meut  par  une  puissance  irrésistible;  l’homme,  entraîné  lui- 
même  par  le  torrent  des  temps,  ne  peut  rien  pour  sa  propre  durée  ; lié 
par  son  corps  à la  matière , enveloppé  dans  le  tourbillon  des  êtres  , il  est 
forcé  de  subir  la  loi  commune  , il  obéit  à la  même  puissance , et , comme 
tout  le  reste , il  naît , croît  et  périt. 

Mais  le  rayon  divin  dont  l’homme  est  animé  l’ennoblit  et  l’élève  au-dessus 
de  tous  les  êtres  matériels;  cette  substance  spirituelle,  loin  d’être  sujette  à 
la  matière,  a le  droit  de  la  faire  obéir,  et  quoiqu’elle  ne  puisse  pas  com- 
mander à la  nature  entière , elle  domine  sur  les  êtres  particuliers.  Dieu , 
source  unique  de  toute. lumière  et  de  toute  intelligence,  régit  l’univers  et  les 
espèces  entières  avec  une  puissance  infinie  : l’homme,  qui  n’a  qu’un  rayon 
de  cette  intelligence,  n’a  de  même  qu’une  puissance  limitée  à de  petites 
portions  de  matière,  et  n’est  maître  que  des  individus; 

C'est  donc  par  les  talents  de  l’esprit,  et  non  par  la  force  et  par  les  autres 
qualités  de  la  matière  , que  l’homme  a su  subjuguer  les  animaux  : dans  les 
premiers  temps  ils  devaient  être  tous  également  indépendants;  l’homme, 
devenu  criminel  et  féroce,  était  peu  propre  à les  apprivoiser,  il  a fallu  du 


TSÎ017 


DES  ANIMAUX  DOMESTIQUES.  369 

temps  pour  les  approcher,  pour  les  reconnaître,  pour  les  choisir,  pour  les 
dompter;  il  a fallu  qu’il  fût  civilisé  lui-même  pour  savoir  instruire  et  com- 
mander, et  l’empire  sur  les  animaux  , comme  tous  les  autres  empires , n'a 
été  fondé  qu’après  la  société. 

C’est  d’elle  que  l’homme  tient  sa  puissance,  c’est  par  elle  qu’il  a perfec- 
tionné sa  raison , exercé  son  esprit  et  réuni  ses  forces  ; auparavant  l’homme 
était  peut-être  l’animal  le  plus  sauvage  et  le  moins  redoutable  de  tous  : 
nu,  sans  armes  et  sans  abri , la  terre  n’était  pour  lui  qu’un  vaste  désert 
peuplé  de  monstres,  dont  souvent  il  devenait  la  proie;  et  même  longtemps 
après,  l’histoire  nous  dit  que  les  premiers  héros  n’ont  été  que  des  destruc- 
teurs de  bêtes. 

Mais  lorsque  avec  le  temps  l’espèce  humaine  s’est  étendue,  multipliée, 
répandue,  et  qu’à  la  faveur  des  arts  et  de  la  société  l’homme  a pu  marcher 
en  force  pour  conquérir  l’univers,  il  a fait  reculer  peu  à peu  les  bêtes  féro- 
ces, il  a purgé  la  terre  de  ces  animaux  gigantesques  dont  nous  trouvons 
encore  les  ossements  énormes1,  il  a détruit  ou  réduit  à un  petit  nombre  d’in- 
dividus les  espèces  voraces  et  nuisibles , il  a opposé  les  animaux  aux  ani- 
maux, et  subjuguant  les  uns  par  adresse , domptant  les  autres  par  la  force , 
ou  les  écartant  par  le  nombre,  et  les  attaquant  tous  par  des  moyens  rai- 
sonnés, il  est  parvenu  à se  mettre  en  sûreté  et  à établir  un  empire  qui  n’est 
borné  que  par  les  lieux  inaccessibles , les  solitudes  reculées , les  sables  brû- 
lants, les  montagnes  glacées,  les  cavernes  obscures,  qui  servent  de  retraites 
au  petit  nombre  d’espèces  d’animaux  indomptables. 


LE  CHEVAL.  * 

La  plus  noble  conquête  que  l'homme  ait  jamais  faite  est  celle  de  ce  fier  et 
fougueux  animal  qui  partage  avec  lui  les  fatigues  de  la  guerre  et  la  gloire  des 
combats  : aussi  intrépide  que  son  maître,  le  cheval  voit  le  péril  et  l’affronte, 
il  se  fait  au  bruit  des  armes,  il  l’aime,  il  le  cherche  et  s’anime  de  la  même 
ardeur;  il  partage  aussi  ses  plaisirs  ; à la  chasse,  aux  tournois,  à la  course, 
il  brille,  il  étincelle  ; mais  docile  autant  que  courageux,  il  ne  se  laisse  point 
emporter  à son  feu,  il  sait  réprimer  ses  mouvements,  non-seulement  il 
fléchit  sous  la  main  de  celui  qui  le  guide,  mais  il  semble  consulter  ses  désirs, 
et  obéissant  toujours  aux  impressions  qu’il  en  reçoit,  il  se  précipite,  se 
modère  ou  s’arrête,  et  n’agit  que  pour  y satisfaire  ; c’est  une  créature  qui 

1.  Les  animaux  gigantesques  dont  nous  trouvons  encore  les  ossements  énormes  ont  été 
détruits  par  les  révolutions  du  globe  et  non  par  la  force  de  l’homme.  ( Voyez  mes  notes  sur  les 
Epoques  de  la  nature.  ) 

Equus  caballus.  (Linn.  ) — Ordre  des  Pachydermes  ; famille  des  Solipédes;  genre  Cheval. 
(Cu  v.  ) 


n. 


370 


LE  CHEVAL. 


renonce  à son  être  pour  n’exister  que  par  la  volonté  d’un  autre,  qui  sait 
même  la  prévenir , qui  par  la  promptitude  et  la  précision  de  ses  mouve- 
ments l’exprime  et  l’exécute , qui  sent  autant  qu’on  le  désire , et  ne  rend 
qu’autant  qu’on  veut;  qui  se  livrant  sans  réserve  ne  se  refuse  à rien,  sert 
de  toutes  ses  forces , s’excède , et  même  meurt  pour  mieux  obéir. 

Yoilà  le  cheval  dont  les  talents  sont  développés,  dont  l’art  a perfectionné 
les  qualités  naturelles,  qui  dès  le  premier  âge  a été  soigné  et  ensuite  exercé, 
dressé  au  service  de  l’homme  ; c’est  par  la  perte  de  sa  liberté  que  commence 
son  éducation , et  c’est  par  la  contrainte  qu’elle  s’achève  : l’esclavage  ou  la 
domesticité  de  ces  animaux  est  même  si  universelle,  si  ancienne,  que  nous 
ne  les  voyons  que  rarement  dans  leur  état  naturel;  ils  sont  toujours  cou- 
verts de  harnais  dans  leurs  travaux;  on  ne  les  délivre  jamais  de  tous  leurs 
liens,  même  dans  les  temps  du  repos,  et  si  on  les  laisse  quelquefois  errer  en 
liberté  dans  les  pâturages,  ils  y portent  toujours  les  marques  de  la  ser- 
vitude, et  souvent  les  empreintes  cruelles  du  travail  et  de  la  douleur;  la 
bouche  est  déformée  par  les  plis  que  le  mors  a produits,  les  flancs  sont 
entamés  par  des  plaies,  ou  sillonnés  de  cicatrices  faites  par  l’éperon;  la 
corne  des  pieds  est  traversée  par  des  clous,  l’attitude  du  corps  est  encore 
gênée  par  l’impression  subsistante  des  entraves  habituelles,  on  les  en  déli- 
vrerait en  vain , ils  n’en  seraient  pas  plus  libres  : ceux  même  dont  l’escla- 
vage est  le  plus  doux,  qu’on  ne  nourrit , qu’on  n’entretient  que  pour  le  luxe 
et  la  magnificence,  et  dont  les  chaînes  dorées  servent  moins  à leur  parure 
qu’à  la  vanité  de  leur  maître , sont  encore  plus  déshonorés  par  l’élégance 
de  leur  toupet , par  les  tresses  de  leurs  crins,  par  l’or  et  la  soie  dont  on  les 
couvre,  que  par  les  fers  qui  sont  sous  leurs  pieds. 

La  nature  est  plus  belle  que  l’art , et  dans  un  être  animé  la  liberté  des 
mouvements  fait  la  belle  nature  : voyez  ces  chevaux  qui  se  sont  multipliés 
dans  les  contrées  de  l’Amérique  Espagnole,  et  qui  y vivent  en  chevaux 
libres  : leur  démarche,  leur  course,  leurs  sauts,  ne  sont  ni  gênés  ni  mesu- 
rés; fiers  de  leur  indépendance,  ils  fuient  la  présence  de  l’homme,  ils  dédai- 
gnent ses  soins,  ils  cherchent  et  trouvent  eux-mêmes  la  nourriture  qui  leur 
convient  ; ils  errent , ils  bondissent  en  liberté  dans  des  prairies  immenses, 
où  ils  cueillent  les  productions  nouvelles  d’un  printemps  toujours  nouveau  ; 
sans  habitation  fixe,  sans  autre  abri  que  celui  d’un  ciel  serein , ils  respirent 
un  air  plus  pur  que  celui  de  ces  palais  voûtés  où  nous  les  renfermons  en 
pressant  les  espaces  qu’ils  doivent  occuper;  aussi  ces  chevaux  sauvages  sont- 
ils  beaucoup  plus  forts,  plus  légers  , plus  nerveux  que  la  plupart  des  che- 
vaux domestiques  1 ; ils  ont  ce  que  donne  la  nature,  la  force  et  la  noblesse, 

1.  Buffon  est  emporté  ici  par  le  mouvement  de  sa  phrase.  On  verra  tout  à l’heure  (p.  372) 
que  les  chevaux , redevenus  sauvages  en  Amérique , ont  dégénéré.  L’action  de  la  domesticité 
tend  toujours,  en  effet,  à développer  : elle  accroît  la  taille  de  tous  les  animaux  qu’on  soumet  à 
son  influence,  etc.,  etc. 


LE  CHEVAL. 


371 


les  autres  n’ont  que  ce  que  l’art  peut  donner,  l’adresse  et  l’agrément. 

Le  naturel  de  ces  animaux  n’est  point  féroce1,  ils  sont  seulement  fiers  et 
sauvages  ; quoique  supérieurs  par  la  force  à la  plupart  des  autres  animaux, 
jamais  ils  ne  les  attaquent,  et  s’ils  en  sont  attaqués  ils  les  dédaignent , les 
écartent  ou  les  écrasent;  ils  vont  aussi  par  troupes  et  se  réunissent  pour 
le  seul  plaisir  d’être  ensemble,  car  ils  n’ont  aucune  crainte,  mais  ils  pren- 
nent de  l’attachement  les  uns  pour  les  autres  : comme  l’herbe  et  les  végé- 
taux suffisent  à leur  nourriture,  qu’ils  ont  abondamment  de  quoi  satisfaire 
leur  appétit,  et  qu’ils  n’ont  aucun  goût  pour  la  chair  des  animaux2,  ils  ne 
leur  font  point  la  guerre,  ils  ne  se  la  font  point  entre  eux,  ils  ne  se  disputent 
pas  leur  subsistance,  ils  n’ont  jamais  occasion  de  ravir  une  proie  ou  de 
s’arracher  un  bien,  sources  ordinaires  de  querelles  et  de  combats  parmi  les 
autres  animaux  carnassiers3;  ils  vivent  donc  en  paix,  parce  que  leurs  appé- 
tits sont  simples  et  modérés , et  qu’ils  ont  assez  pour  ne  se  rien  envier. 

Tout  cela  peut  se  remarquer  dans  les  jeunes  chevaux  qu’on  élève  ensem- 
ble et  qu’on  mène  en  troupeaux;  ils  ont  les  mœurs  douces  et  les  qualités 
sociales , leur  force  et  leur  ardeur  ne  se  marquent  ordinairement  que  par 
des  signes  d’émulation  ; ils  cherchent  à se  devancer  à la  course,  à se  faire  et 
même  s’animer  au  péril  en  se  défiant  à traverser  une  rivière , sauter  un 
fossé , et  ceux  qui  dans  ces  exercices  naturels  donnent  l’exemple,  ceux  qui 
d’eux-mêmes  vont  les  premiers,  sont  les  plus  généreux,  les  meilleurs  , et 
souvent  les  plus  dociles  et  les  plus  souples  lorsqu’ils  sont  une  fois  domptés. 

Quelques  anciens  auteurs  parlent  des  chevaux  sauvages , et  citent  même 
les  lieux  où  ils  se  trouvaient;  Hérodote  dit  que  sur  les  bords  de  l’Hypanis  en 
Scythie  il  y avait  des  chevaux  sauvages  qui  étaient  blancs,  et  que  dans  la 
partie  septentrionale  de  la  Thrace,  au  delà  du  Danube,  il  y en  avait  d’autres 
qui  avaient  le  poil  long  de  cinq  doigts  par  tout  le  corps  ; Aristote  cite  la 
Syrie,  Pline  les  pays  du  Nord,  Strabon  les  Alpes  et  l’Espagne  comme  des 
lieux  où  Ton  trouvait  des  chevaux  sauvages.  Parmi  les  modernes.  Cardan 
dit  la  même  chose  de  l’Ecosse  et  des  Orcades  a,  Olaiis  de  la  Moscovie , Dap- 
per  de  Pile  de  Chypre,  où  il  y avait,  dit-il b,  des  chevaux  sauvages  qui  étaient 
beaux  et  qui  avaient  de  la  force  et  de  la  vitesse , Struys  0 de  l’île  de  May  au 
cap  Yert,  où  il  y avait  des  chevaux  sauvages  fort  petits  ; Léon  l’Africain  d 
rapporte  aussi  qu’il  y avait  des  chevaux  sauvages  dans  les  déserts  de  l’Afri- 
que et  de  l’Arabie,  et  il  assure  qu’il  a vu  lui-même  dans  les  solitudes  de 

а.  Vid.  Aldrovand.  de  quadrupedib.  soliped.  lit). , i,  p.  19. 

б.  Voyez  la  Description  des  îles  de  l’Archipel , p.  50. 

c.  Voyez  les  Voyages  de  Jean  Struys.  Rouen  , 1719  , t.  I,  p.  11. 

d.  De  Africæ  descriptione , part,  n,  vol.  II , p.  750  et  751. 

1.  Féroce:  non,  sans  doute. 

2.  On  dirait  que  Ruffon  leur  en  fait  un  mérite.  Mais  ni  la  conformation  de  leurs  dents , ni 
celle  de  leur  estomac  et  de  leurs  intestins  ne  comporteraient  ce  goût  pour  la  chair  des  animaux. 

3.  Autres  animaux  carnassiers  : mais  le  cheval  n’est  pas  un  animal  carnassier. 


372 


LE  CHEVAL. 


Nu  mi  die  un  poulain  dont  le  poil  était  blanc  et  la  crinière  crépue.  Marmol 8 
confirme  ce  fait  en  disant  qu’il  y en  a quelques-uns  dans  les  déserts  de 
l’Arabie  et  de  la  Libye,  qu’ils  sont  petits  et  de  couleur  cendrée,  qu’il  y en 
a aussi  de  blancs,  qu’ils  ont  la  crinière  et  les  crins  fort  courts  et  hérissés, 
et  que  les  chiens  ni  les  chevaux  domestiques  ne  peuvent  les  atteindre  à la 
course  ; on  trouve  aussi  dans  les  Lettres  édifiantes  b qu’à  la  Chine  il  y a des 
chevaux  sauvages  fort  petits.  \ 

Comme  toutes  les  parties  de  l’Europe  sont  aujourd’hui  peuplées  et  presque 
également  habitées,  on  n’y  trouve  plus  de  chevaux  sauvages,  et  ceux  que 
l’on  voit  en  Amérique  sont  des  chevaux  domestiques  et  européens  d’origine, 
que  les  Espagnols  y ont  transportés,  et  qui  se  sont  multipliés  dans  les  vastes 
déserts  de  ces  contrées  inhabitées  ou  dépeuplées;  car  cette  espèce  d’ani- 
maux manquait  au  Nouveau-Monde.  L’étonnement  et  la  frayeur  que  mar- 
quèrent les  habitants  du  Mexique  et  du  Pérou  à l’aspect  des  chevaux  et  des 
cavaliers  firent  assez  voir  aux  Espagnols  que  ces  animaux  étaient  absolu- 
ment inconnus  dans  ces  climats;  ils  en  transportèrent  donc  un  grand 
nombre,  tant  pour  leur  service  et  leur  utilité  particulière,  que  pour  en 
propager  l’espèce , ils  en  lâchèrent  dans  plusieurs  îles,  et  même  dans  le 
continent , où  ils  se  sont  multipliés  comme  les  autres  animaux  sauvages. 

M.  de  la  Salle  c en  a vu  en  1685  dans  l’Amérique  septentrionale,  près  de 
la  baie  Saint-Louis;  ces  chevaux  paissaient  dans  les  prairies,  et  ils  étaient  si 
farouches,  qu’on  ne  pouvait  les  approcher.  L’auteur  d de  l’Histoire  des  aven- 
turiers flibustiers  dit  « qu’on  voit  quelquefois  dans  l’ile  Saint-Domingue  des 
« troupes  de  plus  de  cinq  cents  chevaux  qui  courent  tous  ensemble , et  que 
« lorsqu’ils  aperçoivent  un  homme  ils  s’arrêtent  tous  , que  l’un  d’eux  s’ap- 
« proche  à une  certaine  distance,  souffle  des  naseaux,  prend  la  fuite,  et 
« que  tous  les  autres  le  suivent;  » il  ajoute  qu’il  ne  sait  si  ces  chevaux  ont 
dégénéré  en  devenant  sauvages,  mais  qu’il  ne  les  a pas  trouvés  aussi  beaux 
<que  ceux  d’Espagne,  quoiqu’ils  soient  de  cette  race;  « ils  ont,  dit-il , la  tête 
« fort  grosse  aussi  bien  que  les  jambes,  qui  de  plus  sont  raboteuses;  ils 
« ont  aussi  les  oreilles  et  le  cou  longs  ; les  habitants  du  pays  les  appri- 
« voisent  aisément  et  les  font  ensuite  travailler,  les  chasseurs  leur  font 
« porter  leurs  cuirs;  on  se  sert  pour  les  prendre  de  lacs  de  corde  qu’on 
« tend  dans  les  endroits  où  ils  fréquentent;  ils  s’y  engagent  aisément,  et 
«s’ils  se  prennent  par  le  cou  ils  s’étranglent  eux-mêmes,  à moins  qu’on  < 
« n’arrive  assez  tôt  pour  les  secourir;  on  les  arrête  par  le  corps  et  les  jambes, 

« et  on  les  attache  à des  arbres,  où  on  les  laisse  pendant  deux  jours  sans 


a.  Voyez  Y Afrique  de  Marmol.  Paris,  1667,  t.  I,  p.  50. 

b.  Voyez  les  Lettres  édifiantes.  Recueil  XXVI,  p.  371. 

c.  Voyez  les  Dernières  découvertes  dans  l’Amérique  septentrionale  de  M.  de  la  Salle,  mises 
au  jour  par  M.  le  chevalier  Tonti.  Paris,  1697,  p.  250. 

d.  Voyez  Y Histoire  des  aventuriers  flibustiers,  par  Oexmeliu.  Paris,  1686  , t.  I,  p.  110  et  li  1. 


LE  CHEVAL. 


373 


« boire  ni  manger  : cette  épreuve  suffit  pour  commencer  à les  rendre  dociles, 
« et  avec  le  temps  ils  le  deviennent  autant  que  s’ils  n’eussent  jamais  été 
« farouches,  et  même,  si  par  quelque  hasard  ils  se  retrouvent  en  liberté, 
« ils  ne  deviennent  pas  sauvages  une  seconde  fois,  ils  reconnaissent  leurs 
• « maîtres,  et  se  laissent  approcher  et  reprendre  aisément a.  » 

Cela  prouve  que  ces  animaux  sont  naturellement  doux  et  très-disposés 
à se  familiariser  avec  l’homme  et  à s’attacher  à lui  : aussi  n’arrive-t-il 
jamais  qu'aucun  d’eux  quitte  nos  maisons  pour  se  retirer  dans  les  forêts  ou 
dans  les  déserts;  ils  marquent  au  contraire  beaucoup  d’empressement  pour 
revenir  au  gîte,  où  cependant  ils  ne  trouvent  qu’une  nourriture  grossière, 
toujours  la  même,  et  ordinairement  mesurée  sur  l’économie  beaucoup  plus 
que  sur  leur  appétit;  mais  la  douceur  de  l’habitude  leur  tient  lieu  de  ce 
qu’ils  perdent  d’ailleurs  ; après  avoir  été  excédés  de  fatigue,  le  lieu  du  repos 
est  un  lieu  de  délices,  ils  le  sentent  de  loin , ils  savent  le  reconnaître  au 
milieu  des  plus  grandes  villes,  et  semblent  préférer  en  tout  l’esclavage  à 
la  liberté;  ils  se  font  même  une  seconde  nature  des  habitudes  auxquelles 
on  les  a forcés  ou  soumis,  puisqu’on  a vu  des  chevaux,  abandonnés  dans 
les  bois , hennir  continuellement  pour  se  faire  entendre  , accourir  à la  voix 
des  hommes,  et  en  même  temps  maigrir  et  dépérir  en  peu  de  temps  , quoi- 
qu’ils eussent  abondamment  de  quoi  varier  leur  nourriture  et  satisfaire 
leur  appétit. 

Leurs  mœurs  viennent  donc  presque  en  entier  de  leur  éducation , et 
cette  éducation  suppose  des  soins  et  des  peines  que  l’homme  ne  prend  pour 
aucun  autre  animal,  mais  dont  il  est  dédommagé  par  les  services  continuels 
que  lui  rend  celui-ci.  Dès  le  temps  du  premier  âge  on  a soin  de  séparer  les 
poulains  de  leur  mère  ; on  les  laisse  teter  pendant  cinq,  six  ou  tout  au  plus 
sept  mois,  car  l’expérience  a fait  voir  que  ceux  qu’on  laisse  teter  dix  ou 
onze  mois  ne  valent  pas  ceux  qu’on  sèvre  plus  tôt,  quoiqu’ils  prennent  ordi- 
nairement plus  de  chair  et  de  corps  : après  ces  six  ou  sept  mois  de  lait,  on 
les  sèvre  pour  leur  faire  prendre  une  nourriture  plus  solide  que  le  lait,  on 
leur  donne  du  son  deux  fois  par  jour  et  un  peu  de  foin,  dont  on  augmente 
la  quantité  à mesure  qu’ils  avancent  en  âge,  et  on  les  garde  dans  l’écurie 


a.  M.  de  Garsault  donne  un  autre  moyen  d’apprivoiser  les  chevaux  farouches.  « Quand  on  n’a 
« point  apprivoisé,  dit-il,  les  poulains  dès  leur  tendre  jeunesse , il  arrive  souvent  que  l’approche 
« et  l’attouchement  de  l’homme  leur  causent  tant  de  frayeur,  qu’ils  s’en  défendent  à coups  de 
« dents  et  de  pieds,  de  façon  qu’il  est  presque  impossible  de  les  panser  et  de  les  ferrer;  si  la 
« patience  et  la  douceur  ne  suffisent  pas , il  faut,  pour  les  apprivoiser,  se  servir  du  moyen  qu’on 

< emploie  en  fauconnerie  pour  priver  un  oiseau  qu’on  vient  de  prendre  et  qu’on  veut  dresser  au 
( vol , c’est  de  l’empècher  de  dormir  jusqu’à  ce  qu’il  tombe  de  faiblesse  ; il  faut  en  user  de 
i meme  à l’égard  d’un  cheval  farouche  , et  pour  cela.il  faut  le  tourner  à sa  place  le  derrière  à 

< la  mangeoire,  et  avoir  un  homme  toute  la  nuit  et  tout  le  jour  à sa  tète,  qui  lui  donne  de 
« temps  en  temps  une  poignée  de  foin  et  l’empêche  de  se  coucher,  on  verra  avec  étonnement 
« comme  il  sera  subitement  adouci  ; il  y a cependant  des  chevaux  qu’il  faut  veiller  ainsi  pen- 
« dant  huit  jours.  » Voyez  le  Nouveau  parfait  maréchal,  p.  89. 


374 


LE  CHEVAL. 


tant  qu’ils  marquent  de  l’inquiétude  pour  retourner  à leur  mère  ; mais  lors- 
que cette  inquiétude  est  passée,  on  les  laisse  sortir  par  le  beau  temps  et  on 
les  conduit  aux  pâturages  : seulement  il  faut  prendre  garde  de  les  laisser 
paître  à jeun,  il  faut  leur  donner  le  son  et  les  faire  boire  une  heure  avant 
de  les  mettre  à l’herbe , et  ne  jamais  les  exposer  au  grand  froid  ou  à la 
pluie;  ils  passent  de  cette  façon  le  premier  hiver  : au  mois  de  mai  suivant, 
non-seulement  on  leur  permettra  de  pâturer  tous  les  jours , mais  on  les  lais- 
sera coucher  à l’air  dans  les  pâturages  pendant  tout  l’été  et  jusqu’à  la  fin 
d’octobre,  en  observant  seulement  de  ne  leur  pas  laisser  paître  les  regains; 
s’ils  s’accoutumaient  à cette  herbe  trop  fine  ils  se  dégoûteraient  du  foin, 
qui  doit  cependant  faire  leur  principale  nourriture  pendant  le  second  hiver 
avec  du  son  mêlé  d’orge  ou  d’avoine  moulus  ; on  les  conduit  de  cette  façon 
en  les  laissant  pâturer  le  jour  pendant  l’hiver,  et  la  nuit  pendant  l’été  jus- 
qu’à l’âge  de  quatre  ans , qu’on  les  retire  du  pâturage  pour  les  nourrir  à 
l’herbe  sèche  : ce  changement  de  nourriture  demande  quelques  précautions; 
on  ne  leur  donnera  pendant  les  premiers  huit  jours  que  de  la  paille,  et  on 
fera  bien  de  leur  faire  prendre  quelques  breuvages  contre  les  vers,  que  les 
mauvaises  digestions  d’une  herbe  trop  crue  peuvent  avoir  produits.  M.  de 
Garsault a,  qui  recommande  cette  pratique,  est  sans  doute  fondé  sur  l’ex- 
périence : cependant  on  verra  qu’à  tout  âge  et  dans  tous  les  temps  l’estomac 
de  tous  les  chevaux  est  farci  d’une  si  prodigieuse  quantité  de  vers,  qu’ils 
semblent  faire  partie  de  leur  constitution;  nous  les  avons  trouvés  dans  les 
chevaux  sains  comme  dans  les  chevaux  malades,  dans  ceux  qui  paissaient 
l’herbe  comme  dans  ceux  qui  ne  mangeaient  que  de  l'avoine  et  du  foin;  et 
les  ânes,  qui  de  tous  les  animaux  sont  ceux  qui  approchent  le  plus  de  la 
nature  du  cheval , ont  aussi  cette  prodigieuse  quantité  de  vers  dans  l’estomac, 
et  n’en  sont  pas  plus  incommodés;  ainsi  l’on  ne  doit  pas  regarder  les  vers, 
du  moins  ceux  dont  nous  parlons1,  comme  une  maladie  accidentelle , causée 
par  les  mauvaises  digestions  d’une  herbe  crue,  mais  plutôt  comme  un  effet 
dépendant  de  la  nourriture  et  de  la  digestion  ordinaire  de  ces  animaux. 

Il  faut  avoir  attention,  lorsqu’on  sèvre  les  jeunes  poulains,  de  les  mettre 
dans  une  écurie  propre,  qui  ne  soit  pas  trop  chaude,  crainte  de  les  rendre 
trop  délicats  et  trop  sensibles  aux  impressions  de  l’air;  on  leur  donnera 
souvent  de  la  litière  fraîche,  on  les  tiendra  propres  en  les  bouchonnant  de 
temps  en  temps;  îhais  il  ne  faudra  ni  les  attacher  ni  les  panser  à la  main 
qu’à  l’âge  de  deux  ans  et  demi  ou  trois  ans  : ce  frottement  trop  rude  leur 
causerait  de  la  douleur,  leur  peau  est  encore  trop  délicate  pour  le  souffrir, 
et  ils  dépériraient  au  lieu  de  profiter;  il  faut  aussi  avoir  soin  que  le  râtelier 
et  la  mangeoire  ne  soient  pas  trop  élevés;  la  nécessité  de  lever  la  tête  trop 
haut  pour  prendre  leur  nourriture  pourrait  leur  donner  l’habitude  de  la 

a.  Voyez  le  Nouveau  parfait  maréchal , par  M.  de  Garsault.  Paris,  1746,  p.  84  et  86. 

1.  Ces  vers  sont  les  larves  d’un  œslre  : Y œstre  du  cheval. 


LE  CHEVAL. 


375 


porter  de  cette  façon,  ce  qui  leur  gâterait  l’encolure.  Lorsqu’ils  auront  un 
an  ou  dix-huit  mois,  on  leur  tondra  la  queue,  les  crins  repousseront  et 
deviendront  plus  forts  et  plus  touffus.  Dès  l’âge  de  deux  ans  il  faut  séparer 
les  poulains , mettre  les  mâles  avec  les  chevaux , et  les  femelles  avec  les 
juments  ; sans  cette  précaution  les  jeunes  poulains  se  fatigueraient  autour 
des  poulines,  et  s’énerveraient  sans  aucun  fruit. 

A l’âge  de  trois  ans  ou  de  trois  ans  et  demi  on  doit  commencer  à les  dres- 
ser et  à les  rendre  dociles;  on  leur  mettra  d’abord  une  selle  légère  et  aisée , 
et  on  les  laissera  sellés  pendant  deux  ou  trois  heures  chaque  jour;  on  les 
accoutumera  de  même  à recevoir  un  bridon  dans  la  bouche  et  à se  laisser 
lever  les  pieds,  sur  lesquels  on  frappera  quelques  coups  comme  pour  les 
ferrer,  et  si  ce  sont  des  chevaux  destinés  au  carrosse  ou  au  trait,  on  leur 
mettra  un  harnais  sur  le  corps  et  un  bridon  : dans  les  commencements  il 
ne  faut  point  de  bride  ni  pour  les  uns  ni  pour  les  autres;  on  les  fera  trotter 
ensuite  à la  longe  avec  un  caveçon  sur  le  nez , sur  un  terrain  uni , sans  être 
montés , et  seulement  avec  la  selle  ou  le  harnais  sur  le  corps  ; et  lorsque  le 
cheval  de  selle  tournera  facilement  et  viendra  volontiers  auprès  de  celui 
qui  tient  la  longe,  on  le  montera  et  descendra  dans  la  même  place , et  sans 
le  faire  marcher,  jusqu’à  ce  qu’il  ait  quatre  ans,  parce  qu’avant  cet  âge  il 
n’est  pas  encore  assez  fort  pour  n’être  pas , en  marchant,  surchargé  du 
poids  du  cavalier;  mais  à quatre  ans  on  le  montera  pour  le  faire  marcher 
au  pas  ou  au  trot,  et  toujours  à petites  reprises  a : quand  le  cheval  de  car- 
rosse sera  accoutumé  au  harnais,  on  l’attellera  avec  un  autre  cheval  fait, 
en  lui  mettant  une  bride,  et  on  le  conduira  avec  une  longe  passée  dans  la 
bride,  jusqu’à  ce  qu’il  commence  à être  sage  au  trait;  alors  le  cocher 
essaiera  de  le  faire  reculer,  ayant  pour  aide  un  homme  devant,  qui  le  pous- 
sera en  arrière  avec  douceur,  et  même  lui  donnera  de  petits  coups  pour 
l’obliger  à reculer  • tout  cela  doit  se  faire  avant  que  les  jeunes  chevaux 
aient  changé  de  nourriture , car  quand  une  fois  ils  sont  ce  qu’on  appelle 
engrainés,  c’est-à-dire,  lorsqu’ils  sont  au  grain  et  à la  paille,  comme  ils  sont 
plus  vigoureux,  on  a remarqué  qu’ils  étaient  aussi  moins  dociles,  et  plus 
difficiles  à dresser  6. 

Le  mors  et  l’éperon  sont  deux  moyens  qu’on  a imaginés  pour  les  obliger 
à recevoir  le  commandement  : le  mors  pour  la  précision,  et  l’éperon  pour 
la  promptitude  des  mouvements.  La  bouche  ne  paraissait  pas  destinée  par 
la  nature  à recevoir  d’autres  impressions  que  celle  du  goût  et  de  l’appétit  ; 
cependant  elle  est  d’une  si  grande  sensibilité  dans  le  cheval , que  c’est  à la 
bouche,  par  préférence  à l’œil  et  à l’oreille,  qu’on  s’adresse  pour  trans- 
mettre au  cheval  les  signes  de  la  volonté  ; le  moindre  mouvement  ou  la  plus 
petite  pression  du  mors  suffit  pour  avertir  et  déterminer  l’animal,  et  cet 

a.  Voyez  les  Eléments  de  cavalerie  de  M.  de  la  Guériuière.  Paris  , 1741 , t.  I,  p.  140  et  suiv. 

I.  Voyez  le  Nouveau  parfait  maréchal,  parM.  de  Garsault,  p.  86. 


376 


LE  CHEVAL. 


organe  de  sentiment  n’a  d’autre  défaut  que  celui  de  sa  perfection  même;  sa 
trop  grande  sensibilité  veut  être  ménagée,  car  si  on  en  abuse,  on  gâte  la 
bouche  du  cheval  en  la  rendant  insensible  à l’impression  du  mors.  Les  sens 
de  la  vue  et  de  l'ouïe  ne  seraient  pas  sujets  à une  telle  altération , et  ne 
pourraient  être  émoussés  de  cette  façon  ; mais  apparemment  on  a trouvé 
des  inconvénients  à commander  aux  chevaux  par  ces  organes , et  il  est  vrai 
que  les  signes  transmis  par  le  toucher  font  beaucoup  plus  d’elfet  sur  les 
animaux  en  général,  que  ceux  qui  leur  sont  transmis  par  l’œil  ou  par 
l'oreille;  d’ailleurs,  la  situation  des  chevaux  par  rapport  à celui  qui  les 
monte  ou  qui  les  conduit  rend  les  yeux  presque  inutiles  à cet  effet , puis- 
qu’ils ne  voient  que  devant  eux,  et  que  ce  n’est  qu’en  tournant  la  tête  qu’ils 
pourraient  apercevoir  les  signes  qu’on  leur  ferait;  et  quoique  l’oreille  soit 
un  sens  par  lequel  on  les  anime  et.  on  les  conduit  souvent,  il  paraît  qu’on  a 
restreint  et  laissé  aux  chevaux  grossiers  l’usage  de  cet  organe,  puisqu’au 
manège , qui  est  le  lieu  de  la  plus  parfaite  éducation , l’on  ne  parle  presque 
point  aux  chevaux,  et  qu’il  ne  faut  pas  même  qu’il  paraisse  qu’on  les  con- 
duise : en  elfet,  lorsqu’ils  sont  bien  dressés,  la  moindre  pression  des  cuisses, 
le  plus  léger  mouvement  du  mors,  suffit  pour  les  diriger;  l’éperon  est  même 
inutile,  ou  du  moins  on  ne  s’en  sert  que  pour  les  forcer  à faire  des  mouve- 
ments violents;  et  lorsque,  par  l’ineptie  du  cavalier,  il  arrive  qu’en  donnant 
de  l’éperon  il  retient  la  bride,  le  cheval,  se  trouvant  excité  d’un  côté  et 
retenu  de  l’autre,  ne  peut  que  se  cabrer  en  faisant  un  bond  sans  sortir  de 
sa  place. 

On  donne  à la  tête  du  cheval , par  le  moyen  de  la  bride , un  air  avanta- 
geux et  relevé  ; on  la  place  comme  elle  doit  être , et  le  plus  petit  signe  ou  le 
plus  petit  mouvement  du  cavalier  suffit  pour  faire  prendre  au  cheval  ses 
différentes  allures;  la  plus  naturelle  est  peut-être  le  trot,  mais  le  pas  et 
même  le  galop  sont  plus  doux  pour  le  cavalier  , et  ce  sont  aussi  les  deux 
allures  qu’on  s’applique  le  plus  à perfectionner.  Lorsque  le  cheval  lève  la 
jambe  de  devant  pour  marcher,  il  faut  que  ce  mouvement  soit  fait  avec  har- 
diesse et  facilité,  et  que  le  genou  soit  assez  plié  ; la  jambe  levée  doit  paraître 
soutenue  un  instant,  et  lorsqu’elle  retombe,  le  pied  doit  être  ferme  et 
appuyer  également  sur  la  terre,  sans  que  la  tête  du  cheval  reçoive  aucune 
impression  de  ce  mouvement;  car  lorsque  la  jambe  retombe  subitement  et 
que  la  tête  baisse  en  même  temps,  c’est  ordinairement  pour  soulager  promp- 
tement l’autre  jambe , qui  n’est  pas  assez  forte  pour  supporter  seule  tout  le 
poids  du  corps  ; ce  défaut  est  très-grand , aussi  bien  que  celui  de  porter  le 
pied  en  dehors  ou  en  dedans , car  il  retombe  dans  cette  même  direction  : 
l’on  doit  observer  aussi  que  lorsqu’il  appuie  sur  le  talon,  c’est  une  marque 
de  faiblesse , et  que  quand  il  pose  sur  la  pince , c’est  une  attitude  fatigante 
et  forcée  que  le  cheval  ne  peut  soutenir  longtemps. 

Le  pas,  qui  est  la  plus  lente  de  toutes  les  allures,  doit  cependant  être 


LE  CHEVAL. 


377 


prompt  ; il  faut  qu’il  ne  soit  ni  trop  allongé  ni  trop  accourci,  et  que  la 
démarche  du  cheval  soit  légère  : cette  légèreté  dépend  beaucoup  de  la  liberté 
des  épaules,  et  se  reconnaît  à la  manière  dont  il  porte  la  tête  en  marchant; 
s’il  la  tient  haute  et  ferme,  il  est  ordinairement  vigoureux  et  léger.  Lorsque 
le  mouvement  des  épaules  n’est  pas  assez  libre,  la  jambe  ne  se  lève  point 
assez,  et  le  cheval  est  sujet  à faire  des  faux  pas  et  à heurter  du  pied  contre 
les  inégalités  du  terrain  ; et  lorsque  les  épaules  sont  encore  plus  serrées  et 
que  le  mouvement  des  jambes  en  paraît  indépendant,  le  cheval  se  fatigue, 
fait  des  chutes,  et  n’est  capable  d’aucun  service  : le  cheval  doit  être  sur  la 
hanche  , c’est-à-dire,  hausser  les  épaules  et  baisser  la  hanche  en  marchant; 
il  doit  aussi  soutenir  sa  jambe  et  la  lever  assez  haut,  mais  s’il  la  soutient 
trop  longtemps  , s’il  la  laisse  retomber  trop  lentement , il  perd  tout  l’avan- 
tage de  la  légèreté , il  devient  dur,  et  n’est  bon  que  pour  l’appareil  et  pour 
piaffer. 

Il  ne  suffit  pas  que  les  mouvements  du  cheval  soient  légers;  il  faut  encore 
qu’ils  soient  égaux  et  uniformes  dans  le  train  du  devant  et  dans  celui  du 
derrière,  car  si  la  croupe  balance  tandis  que  les  épaules  se  soutiennent,  le 
mouvement  se  fait  sentir  au  cavalier  par  secousses  et  lui  devient  incom- 
mode ; la  même  chose  arrive  lorsque  le  cheval  allonge  trop  de  la  jambe 
de  derrière,  et  qu’il  la  pose  au  delà  de  l’endroit  où  le  pied  de  devant  a porté  : 
les  chevaux  dont  le  corps  est  court  sont  sujets  à ce  défaut;  ceux  dont  les 
jambes  se  croisent  ou  s’atteignent  n’ont  pas  la  démarche  sûre,  et  en  général 
ceux  dont  le  corps  est  long  sont  les  plus  commodes  pour  le  cavalier,  parce 
qu’il  se  trouve  plus  éloigné  des  deux  centres  de  mouvement,  les  épaules 
et  les  hanches , et  qu’il  en  ressent  moins  les  impressions  et  les  secoussses. 

Les  quadrupèdes  marchent  ordinairement  en  portant  à la  fois  en  avant 
une  jambe  de  devant  et  une  jambe  de  derrière;  lorsque  la  jambe  droite  de 
devant  part,  la  jambe  gauche  de  derrière  suit  et  avance  en  même  temps, 
et  ce  pas  étant  fait,  la  jambe  gauche  de  devant  part  à son  tour  conjointement 
avec  la  jambe  droite  de  derrière , et  ainsi  de  suite  : comme  leur  corps  porte 
sur  quatre  points  d’appui  qui  forment  un  carré  long,  la  manière  la  plus 
commode  de  se  mouvoir  est  d’en  changer  deux  à la  fois  en  diagonale , de 
façon  que  le  centre  de  gravité  du  corps  de  l’animal  ne  fasse  qu’un  petit  mou- 
vement et  reste  toujours  à peu  près  dans  la  direction  des  deux  points  d’appui 
qui  ne  sont  pas  en  mouvement  ; dans  les  trois  allures  naturelles  du  cheval , 
le  pas,  le  trot  et  le  galop,  cette  règle  de  mouvement  s’observe  toujours, 
mais  avec  des  différences.  Dans  le  pas  il  y a quatre  temps  dans  le  mouve- 
ment : si  la  jambe  droite  de  devant  part  la  première,  la  jambe  gauche  de 
derrière  suit  un  instant  après;  ensuite  la  jambe  gauche  de  devant  part  à son 
tour  pour  être  suivie  un  instant  après  de  la  jambe  droite  de  derrière;  ainsi 
le  pied  droit  de  devant  pose  à terre  le  premier,  le  pied  gauche  de  derrière 
pose  à terre  le  second , le  pied  gauche  de  devant  pose  à terre  le  troisième. 


378 


LE  CHEVAL. 


et  le  pied  droit  de  derrière  pose  à terre  le  dernier,  ce  qui  fait  un  mouve- 
ment à quatre  temps  et  à trois  intervalles,  dont  le  premier  et  le  dernier  sont 
plus  courts  que  celui  du  milieu.  Dans  le  trot  il  n’y  a que  deux  temps  dans  le 
mouvement  : si  la  jambe  droite  de  devant  part,  la  jambe  gauche  de  derrière 
part  aussi  en  même  temps,  et  sans  qu’il  y ait  aucun  intervalle  entre  le  mou- 
vement de  l’une  et  le  mouvement  de  l’autre;  ensuite  la  jambe  gauche  de 
devant  part  avec  la  droite  de  derrière  aussi  en  même  temps , de  sorte  qu’il 
n’y  a dans  ce  mouvement  du  trot  que  deux  temps  et  un  intervalle  ; le  pied 
droit  de  devant  et  le  pied  gauche  de  derrière  posent  à terre  en  même  temps, 
et  ensuite  le  pied  gauche  de  devant  et  le  droit  de  derrière  posent  aussi  à 
terre  en  même  temps.  Dans  le  galop  il  y a ordinairement  trois  temps,  mais 
comme  dans  ce  mouvement,  qui  est  une  espèce  de  saut,  les  parties  anté- 
rieures du  cheval  ne  se  meuvent  pas  d’abord  d’elles-mêmes,  et  qu’elles  sont 
chassées  par  la  force  des  hanches  et  des  parties  postérieures,  si  des  deux 
jambes  de  devant  la  droite  doit  avancer  plus  que  la  gauche , il  faut  aupa- 
ravant que  le  pied  gauche  de  derrière  pose  à terre  pour  servir  de  point  d’ap- 
pui à ce  mouvement  d’élancement  : ainsi  c’est  le  pied  gauche  de  derrière 
qui  fait  le  premier  temps  du  mouvement  et  qui  pose  à terre  le  premier; 
ensuite  la  jambe  droite  de  derrière  se  lève  conjointement  avec  la  gauche  de 
devant , et  elles  retombent  à terre  en  même  temps , et  enfin  la  jambe  droite 
de  devant,  qui  s’est  levée  un  instant  après  la  gauche  de  devant  et  la  droite 
de  derrière,  se  pose  à terre  la  dernière,  ce  qui  fait  le  troisième  temps  : ainsi 
dans  ce  mouvement  du  galop  il  y a trois  temps  et  deux  intervalles,  et  dans 
le  premier  de  ces  intervalles,  lorsque  le  mouvement  se  fait  avec  vitesse,  il  y 
a un  instant  où  les  quatre  jambes  sont  en  l’air  en  même  temps , et  où  l’on 
voit  les  quatre  fers  du  cheval  à la  fois.  Lorsque  le  cheval  a les  hanches  et  les 
jarrets  souples  et  qu’il  les  remue  avec  vitesse  et  agilité,  ce  mouvement  du 
galop  est  plus  parfait,  et  la  cadence  s’en  fait  à quatre  temps;  il  pose  d’abord 
le  pied  gauche  de  derrière  qui  marque  le  premier  temps,  ensuite  le  pied 
droit  de  derrière  retombe  le  premier  et  marque  le  second  temps  ; le  pied 
gauche  de  devant  tombant  un  instant  après  marque  le  troisième  temps , et 
enfin  le  pied  droit  de  devant,  qui  retombe  le  dernier,  marque  le  quatrième 
temps. 

Les  chevaux  galopent  ordinairement  sur  le  pied  droit;  de  la  même 
manière  qu’ils  partent  de  la  jambe  droite  de  devant  pour  marcher  et  pour 
trotter,  ils  entament  aussi  le  chemin  en  galopant  par  la  jambe  droite  de 
devant,  qui  est  plus  avancée  que  la  gauche;  et  de  même  la  jambe  droite 
de  derrière,  qui  suit  immédiatement  la  droite  de  devant,  est  aussi  plus 
avancée  que  la  gauche  de  derrière,  et  cela  constamment  tant  que  le  galop 
dure  : de  là  il  résulte  que  la  jambe  gauche,  qui  porte  tout  le  poids  et  qui 
pousse  les  autres  en  avant,  est  la  plus  fatiguée,  en  sorte  qu’il  serait  bon 
d’exercer  les  chevaux  à galoper  alternativement  sur  le  pied  gauche  aussi 


LE  CHEVAL. 


379 


bien  que  sur  le  droit;  ils  suffiraient  plus  longtemps  à ce  mouvement  vio- 
lent, et  c’est  aussi  ce  que  l’on  fait  au  manège , mais  peut-être  par  une  autre 
raison,  qui  est  que  comme  on  les  fait  souvent  changer  de  main,  c’est-à-dire, 
décrire  un  cercle  dont  le  centre  est  tantôt  à droite , tantôt  à gauche  , on  les 
oblige  aussi  à galoper  tantôt  sur  le  pied  droit,  tantôt  sur  le  gauche. 

Dans  le  pas,  les  jambes  du  cheval  ne  se  lèvent  qu’à  une  petite  hauteur,  et 
les  pieds  rasent  la  terre  d’assez  près;  au  trot  elles  s’élèvent  davantage,  et 
les  pieds  sont  entièrement  détachés  de  terre  ; dans  le  galop,  les  jambes  s’élè- 
vent encore  plus  haut,  et  les  pieds  semblent  bondir  sur  la  terre;  le  pas, 
pour  être  bon,  doit  être  prompt , léger,  doux  et  sûr;  le  trot  doit  être  ferme, 
prompt  et  également  soutenu  ; il  faut  que  le  derrière  chasse  bien  le  devant  : 
le  cheval  dans  cette  allure  doit  porter  la  tête  haute  et  avoir  les  reins  droits; 
car  si  les  hanches  haussent  et  baissent  alternativement  à chaque  temps  du 
trot,  si  la  croupe  balance  et  si  le  cheval  se  berce,  il  trotte  mal  par  faiblesse  ; 
s’il  jette  en  dehors  les  jambes  de  devant  c’est  un  autre  défaut;  les  jambes 
de  devant  doivent  être  sur  la  même  ligne  que  celles  de  derrière,  et  toujours 
les  effacer.  Lorsqu’une  des  jambes  de  derrière  se  lance,  si  la  jambe  de 
devant  du  même  côté  reste  en  place  un  peu  trop  longtemps,  le  mouvement 
devient  plus  dur  par  cette  résistance  ; et  c’est  pour  cela  que  l'intervalle 
entre  les  deux  temps  du  trot  doit  être  court;  mais,  quelque  court  qu’il 
puisse  être,  cette  résistance  suffit  pour  rendre  cette  allure  plus  dure  que  le 
pas  et  le  galop , parce  que  dans  le  pas  le  mouvement  est  plus  liant,  plus 
doux , et  la  résistance  moins  forte,  et  que  dans  le  galop  il  n’y  a presque 
point  de  résistance  horizontale,  qui  est  la  seule  incommode  pour  le  cavalier, 
la  réaction  du  mouvement  des  jambes  de  devant  se  faisant  presque  toute 
de  bas  en  haut  dans  la  direction  perpendiculaire. 

Le  ressort  des  jarrets  contribue  autant  au  mouvement  du  galop  que  celui 
des  reins;  tandis  que  les  reins  font  effort  pour  élever  et  pousser  en  avant 
les  parties  antérieures,  le  pli  du  jarret  fait  ressort,  rompt  le  coup  et  adoucit 
la  secousse  : aussi  plus  ce  ressort  du  jarret  est  liant  et  souple , plus  le  mou- 
vement du  galop  est  doux;  il  est  aussi  d’autant  plus  prompt  et  plus  rapide, 
que  les  jarrets  sont  plus  forts , et  d’autant  plus  soutenu  que  le  cheval  porte 
plus  sur  les  hanches,  et  que  les  épaules  sont  plus  soutenues  par  la  force  des 
reins.  Au  reste,  les  chevaux  qui  dans  le  galop  lèvent  bien  haut  les  jambes 
de  devant  ne  sont  pas  ceux  qui  galopent  le  mieux  ; ils  avancent  moins  que 
les  autres  et  se  fatiguent  davantage , et  cela  vient  ordinairement  de  ce  qu’ils 
n’ont  pas  les  épaules  assez  libres. 

Le  pas,  le  trot  et  le  galop  sont  donc  les  allures  naturelles  les  plus  ordi- 
naires ; mais  il  y a quelques  chevaux  qui  ont  naturellement  une  autre  allure 
qu'on  appelle  l’amble,  qui  est  très-différente  des  trois  autres , et  qui  du 
premier  coup  d’œil  paraît  contraire  aux  lois  de  la  mécanique  et  très-fati- 
gante pour  l’animal , quoique  dans  cette  allure  la  vitesse  du  mouvement  ne 


380 


LE  CHEVAL. 


soit  pas  si  grande  que  dans  le  galop  ou  dans  le  grand  trot  : dans  cette  allure 
le  pied  du  cheval  rase  la  terre  encore  de  plus  près  que  dans  le  pas,  et  chaque 
démarche  est  beaucoup  plus  allongée;  mais  ce  qu’il  y a de  singulier,  c’est 
que  les  deux  jambes  du  même  côté , par  exemple  celle  de  devant  et  de  der- 
rière du  côté  droit,  partent  en  même  temps  pour  faire  un  pas,  et  qu’en- 
suite  les  deux  jambes  du  côté  gauche  partent  aussi  en  même  temps  pour  en 
faire  un  autre,  et  ainsi  de  suite  : en  sorte  que  les  deux  côtés  du  corps  man- 
quent alternativement  d’appui , et  qu’il  n’y  a point  d’équilibre  de  l’un  à 
l’autre,  ce  qui  ne  peut  manquer  de  fatiguer  beaucoup  le  cheval,  qui  est 
obligé  de  se  soutenir  dans  un  balancement  forcé  par  la  rapidité  d’un  mouve- 
ment qui  n’est  presque  pas  détaché  de  terre;  car  s’il  levait  les  pieds  dans 
cettè  allure  autant  qu’il  les  lève  dans  le  trot  ou  même  dans  le  bon  pas,  le 
balancement  serait  si  grand  qu’il  ne  pourrait  manquer  de  tomber  sur  le 
côté;  et  ce  n'est  que  parce  qu’il  rase  la  terre  de  très-près,  et  par  des  alter- 
natives promptes  de  mouvement  qu’il  se  soutient  dans  cette  allure,  où  la 
jambe  de  derrière  doit , non-seulement  partir  en  même  temps  que  la  jambe 
de  devant  du  même  côté,  mais  encore  avancer  sur  elle  et  poser  un  pied  ou 
un  pied  et  demi  au  delà  de  l’endroit  où  celle-ci  a posé  : plus  cet  espace  dont 
la  jambe  de  derrière  avance  déplus  que  la  jambe  de  devant  est  grand, 
mieux  le  cheval  marche  l’amble,  et  plus  le  mouvement  total  est  rapide.  Il 
n’y  a donc  dans  l’amble,  comme  dans  le  trot,  que  deux  temps  dans  le  mou- 
vement; et  toute  la  différence  est  que  dans  le  trot  les  deux  jambes  qui  vont 
ensemble  sont  opposées  en  diagonale,  au  lieu  que  dans  l’amble  ce  senties 
deux  jambes  du  même  côté  qui  vont  ensemble  : cette  allure , qui  est  très- 
fatigante  pour  le  cheval,  et  qu’on  ne  doit  lui  laisser  prendre  que  dans  les 
terrains  unis,  est  fort  douce  pour  le  cavalier;  elle  n’a  pas  la  dureté  du  trot, 
qui  vient  de  la  résistance  que  fait  la  jambe  de  devant  lorsque  celle  de  der- 
rière se  lève,  parce  que  dans  l’amble  cette  jambe  de  devant  se  lève  en  même 
temps  que  celle  de  derrière  du  même  côté;  au  lieu  que  dans  le  trot , cette 
jambe  de  devant  du  même  côté  demeure  en  repos  et  résiste  à l’impulsion 
pendant  tout  le  temps  que  se  meut  celle  de  derrière.  Les  connaisseurs  assu- 
rent que  les  chevaux  qui  naturellement  vont  l’amble  ne  trottent  jamais  , et 
qu’ils  sont  beaucoup  plus  faibles  que  les  autres;  en  effet,  les  poulains  pren- 
nent assez  souvent  cette  allure,  surtout  lorsqu’on  les  force  à aller  vile,  et 
qu’ils  ne  sont  pas  encore  assez  forts  pour  trotter  ou  pour  galoper;  et  l’on 
observe  aussi  que  la  plupart  des  bons  chevaux,  qui  ont  été  trop  fatigués  et 
qui  commencent  à s’user,  prennent  eux-mêmes  cette  allure,  lorsqu’on  les 
force  à un  mouvement  plus  rapide  que  celui  du  pas  a. 

L’amble  peut  donc  être  regardé  comme  une  allure  défectueuse,  puis- 
qu’elle n’est  pas  ordinaire  et  qu’elle  n’est  naturelle  qu’à  un  petit  nombre  de 

U.  Voyez  l 'École  de  cavalerie  de  M.  de  la  Guérinière , Paris,  1751 , in-folio  , p.  77. 


LE  CHEVAL. 


3SI 


chevaux;  que  ces  chevaux  sont  presque  toujours  plus  faibles  que  les  autres; 
et  que  ceux  qui  paraissent  les  plus  forts  sont  ruinés  en  moins  de  temps  que 
ceux  qui  trottent  et  galopent;  mais  il  y a encore  deux  autres  allures, 
l’entre-pas  et  l'aubin,  que  les  chevaux  faibles  ou  excédés  prennent  d’eux- 
mêmes,  qui  sont  beaucoup  plus  défectueuses  que  l’amble;  on  a appelé  ces 
mauvaises  allures  des  trains  rompus,  désunis  ou  composés  : l’entre-pas  tient 
du  pas  et  de  l’amble , et  l’aubin  tient  du  trot  et  du  galop  ; l’un  et  l’autre 
viennent  des  excès  d’une  longue  fatigue  ou  d’une  grande  faiblesse  de  reins; 
les  chevaux  de  messagerie  qu’on  surcharge  commencent  à aller  l’ en  tré- 
pas au  lieu  du  trot  à mesure  qu’ils  se  ruinent,  et  les  chevaux  de  poste  ruinés, 
qu’on  presse  de  galoper,  vont  l’aubin  au  lieu  du  galop. 

Le  cheval  est  de  tous  les  animaux  celui  qui , avec  une  grande  taille,  a le 
plus  de  proportion  et  d’élégance  dans  les  parties  de  son  corps;  car  en  lui 
comparant  les  animaux  qui  sont  immédiatement  au-dessus  et  au-dessous, 
on  verra  que  l’âne  est  mal  fait,  que  le  lion  a la  tête  trop  grosse,  que  le 
bœuf  a les  jambes  trop  minces  et  trop  courtes  pour  la  grosseur  de  son  corps, 
que  le  chameau  est  difforme , et  que  les  plus  gros  animaux,  le  rhinocéros  et 
l’éléphant,  ne  sont  pour  ainsi  dire  que  des  masses  informes.  Le  grand  allon- 
gement des  mâchoires  est  la  principale  cause  de  la  différence  entre  la  tête 
des  quadrupèdes  et  celle  de  l’homme,  c’est  aussi  le  caractère  le  plus  ignoble 
de  tous;  cependant,  quoique  les  mâchoires  du  cheval  soient  fort  allongées , 
il  n’a  pas,  comme  l’âne,  un  air  d’imbécillité,  ou  de  stupidité  comme  le  bœuf; 
la  régularité  des  proportions  de  sa  tête  lui  donne  au  contraire  un  air  de 
légèreté  qui  est  bien  soutenu  par  la  beauté  de  son  encolure.  Le  cheval 
semble  vouloir  se  mettre  au-dessus  de  son  état  de  quadrupède  en  élevant 
sa  tête  ; dans  cette  noble  attitude  il  regarde  l’homme  face  à face;  ses  yeux 
sont  vifs  et  bien  ouverts,  ses  oreilles  sont  bien  faites  et  d’une  juste  grandeur, 
sans  être  courtes  comme  celles  du  taureau , ou  trop  longues  comme  celles 
de  l’âne;  sa  crinière  accompagne  bien  sa  tète,  orne  son  cou,  et  lui  donne 
un  air  de  force  et  de  fierté;  sa  queue  traînante  et  touffue  couvre  et  termine 
avantageusement  l’extrémité  de  son  corps  : bien  différente  de  la  courte 
queue  du  cerf,  de  l’éléphant,  etc. , et  de  la  queue  nue  de  l’âne,  du  chameau, 
du  rhinocéros,  etc. , la  queue  du  cheval  est  formée  par  des  crins  épais  et 
longs  qui  semblent  sortir  de  la  croupe , parce  que  le  tronçon  dont  ils  sor- 
tent est  fort  court  ; il  ne  peut  relever  sa  queue  comme  le  lion,  mais  elle  lui 
sied  mieux  quoique  abaissée  ; et  comme  il  peut  la  mouvoir  de  côté , il  s’en 
sert  utilement  pour  chasser  les  mouches  qui  l’incommodent;  car  quoique 
sa  peau  soit  très-ferme,  et  qu’elle  soit  garnie  partout  d’un  poil  épais  et 
serré,  elle  est  cependant  très-sensible. 

L’attitude  de  la  tête  et  du  cou  contribue  plus  que  celle  de  toutes  les  autres 
parties  du  corps  à donner  au  cheval  un  noble  maintien;  la  partie  supérieure 
de  l’encolure,  dont  sort  la  crinière,  doit  s’élever  d’abord  en  ligne  droite  en 


382 


LE  CHEVAL. 


sortant  du  garrot,  et  former  ensuite,  en  approchant  de  la  tête,  une  courbe  à 
peu  près  semblable  à celle  du  cou  d’un  cygne  ; la  partie  inférieure  de  l’en- 
colure ne  doit  former  aucune  courbure,  il  faut  que  sa  direction  soit  en 
ligne  droite  depuis  le  poitrail  jusqu’à  la  ganache , et  un  peu  penchée  en 
avant;  et  si  elle  était  perpendiculaire,  l’encolure  serait  fausse.  Il  faut  aussi 
que  la  partie  supérieure  du  cou  soit  mince,  et  qu’il  y ait  peu  de  chair  auprès 
de  la  crinière,  qui  doit  être  médiocrement  garnie  de  crins  longs  et  déliés  : 
une  belle  encolure  doit  être  longue  et  relevée,  et  cependant  proportionnée 
à la  taille  du  cheval  ; lorsqu’elle  est  trop  longue  et  trop  menue,  les  chevaux 
donnent  ordinairement  des  coups  de  tête , et  quand  elle  est  trop  courte 
et  trop  charnue,  ils  sont  pesants  à la  main;  et  pour  que  la  tête  soit  le  plus 
avantageusement  placée,  il  faut  que  le  front  soit  perpendiculaire  à l’horizon. 

La  tête  doit  être  sèche  et  menue  sans  être  trop  longue,  les  oreilles  peu 
distantes , petites,  droites  , immobiles , étroites , déliées  et  bien  plantées  sur 
le  haut  de  la  tête,  le  front  étroit  et  un  peu  convexe,  les  salières  remplies, 
les  paupières  minces,  les  yeux  clairs,  vifs,  pleins  de  feu,  assez  gros  et  avan- 
cés à fleur  de  tête,  la  prunelle  grande,  la  ganache  décharnée  et  peu  épaisse, 
le  nez  un  peu  arqué,  les  naseaux  bien  ouverts  et  bien  fendus,  la  cloison  du 
nez  mince , les  lèvres  déliées , la  bouche  médiocrement  fendue , le  garrot 
élevé  et  tranchant,  les  épaules  sèches,  plates  et  peu  serrées,  le  dos  égal,  uni, 
insensiblement  arqué  sur  la  longueur,  et  relevé  des  deux  côtés  de  l’épine 
qui  doit  paraître  enfoncée,  les  flancs  pleins  et  courts,  la  croupe  ronde  et 
bien  fournie , la  hanche  bien  garnie,  le  tronçon  de  la  queue  épais  et  ferme , 
les  bras  et  les  cuisses  gros  et  charnus,  le  genou  rond  en  devant,  le  jarret 
ample  et  évidé,  les  canons  minces  sur  le  devant  et  larges  sur  les  côtés,  le 
nerf  bien  détaché,  le  boulet  menu  , le  fanon  peu  garni , le  paturon  gros  et 
d’une  médiocre  longueur,  la  couronne  peu  élevée,  la  corne  noire,  unie  et 
luisante,  le  sabot  haut,  les  quartiers  ronds,  les  talons  larges  et  médiocre- 
ment élevés,  la  fourchette  menue  et  maigre,  et  la  sole  épaisse  et  concave. 

Mais  il  y a peu  de  chevaux  dans  lesquels  on  trouve  toutes  ces  perfections 
rassemblées  : les  yeux  sont  sujets  à plusieurs  défauts  qu’il  est  quelquefois 
difficile  de  reconnaître;  dans  un  œil  sain  on  doit  voir  à travers  la  cornée 
deux  ou  trois  taches  couleur  de  suie  au-dessus  de  la  prunelle,  car  pourvoir 
ces  taches  il  faut  que  la  cornée  soit  claire,  nette  et  transparente;  si  elle 
paraît  double  ou  de  mauvaise  couleur,  l’œil  n’est  pas  bon  ; la  prunelle 
petite,  longue  et  étroite,  ou  environnée  d’un  cercle  blanc,  désigne  aussi  un 
mauvais  œil  ; et  lorsqu’elle  a une  couleur  de  bleu  verdâtre , l’œil  est  certai- 
nement mauvais  et  la  vue  trouble. 

Je  renvoie  à l’article  des  descriptions  1 l’énumération  détaillée  des  défauts 
du  cheval,  et  je  me  contenterai  d’ajouter  encore  quelques  remarques  par 


t.  Les  descriptions  sont  de  Daubenton. 


LE  CHEVAL. 


383' 

lesquelles,  comme  par  les  précédentes,  on  pourra  juger  de  la  plupart  des 
perfections  ou  des  imperfections  d’un  cheval.  On  juge  assez  bien  du  naturel 
et  de  l’état  actuel  de  l’animal  parle  mouvement  des  oreilles;  il  doit,  lors- 
qu’il marche , avoir  la  pointe  des  oreilles  en  avant  : un  cheval  fatigué  a les 
oreilles  basses,  ceux  qui  sont  colères  et  malins  portent  alternativement  l’une 
des  oreilles  en  avant  et  l'autre  en  arrière  ; tous  portent  les  oreilles  du  côté 
où  ils  entendent  quelque  bruit;  et  lorsqu’on  les  frappe  sur  le  dos  ou  sur  la 
croupe,  ils  tournent  les  oreilles  en  arrière.  Les  chevaux  qui  ont  les  yeux 
enfoncés,  ou  un  œil  plus  petit  que  l’autre  , ont  ordinairement  la  vue  mau- 
vaise ; ceux  dont  la  bouche  est  sèche  ne  sont  pas  d’un  aussi  bon  tempéra- 
ment que  ceux  dont  la  bouche  est  fraîche  et  devient  écumeuse  sous  la  bride. 
Le  cheval  de  selle  doit  avoir  les  épaules  plates,  mobiles  et  peu  chargées;  le 
cheval  de  trait  au  contraire  doit  les  avoir  grosses , rondes  et  charnues  : si 
cependant  les  épaules  d’un  cheval  de  selle  sont  trop  sèches,  et  que  les  os 
paraissent  trop  avancer  sous  la  peau,  c’est  un  défaut  qui  désigne  que  les 
épaules  ne  sont  pas  libres,  et  que  par  conséquent  le  cheval  ne  pourra  sup- 
porter la  fatigue.  Un  autre  défaut  pour  le  cheval  de  selle  est  d’avoir  le  poi- 
trail trop  avancé  et  les  jambes  de  devant  retirées  en  arrière,  parce  qu’alors 
il  est  sujet  à s’appuyer  sur  la  main  en  galopant , et  même  à broncher  et  à 
tomber  : la  longueur  des  jambes  doit  être  proportionnée  à la  taille  du  che- 
val ; lorsque  celles  de  devant  sont  trop  longues,  il  n’est  pas  assuré  sur  ses 
pieds;  si  elles  sont  trop  courtes,  il  est  pesant  à la  main.  On  a remarqué  que 
les  juments  sont  plus  sujettes  que  les  chevaux  à être  basses  du  devant,  et 
que  les  chevaux  entiers  ont  le  cou  plus  gros  que  les  juments  et  les  hongres. 

Une  des  choses  les  plus  importantes  à connaître,  c’est  l’âge  du  cheval  ; les 
vieux  chevaux  ont  ordinairement  les  salières  creuses,  mais  cet  indice  est 
équivoque,  puisque  de  jeunes  chevaux,  engendrés  de  vieux  étalons,  ont 
aussi  les  salières  creuses  : c’est  par  les  dents  qu’on  peut  avoir  une  connais- 
sance plus  certaine  de  l’âge  ; le  cheval  en  a quarante , vingt-quatre  mâche- 
lières,  quatre  canines  et  douze  incisives;  les  juments  n’ont  pas  de  dents 
canines , ou  les  ont  fort  courtes;  les  mâchelières  ne  servent  point  à la  con- 
naissance de  l’âge,  c’est  par  les  dents  de  devant  et  ensuite  par  les  canines 
qu’on  en  juge.  Les  douze  dents  de  devant  commencent  à pousser  quinze 
jours  après  la  naissance  du  poulain  ; ces  premières  dents  sont  rondes, 
courtes,  peu  solides  , et  tombent  en  différents  temps  pour  être  remplacées 
par  d’autres  : à deux  ans  et  demi  les  quatre  de  devant  du  milieu  tombent  les 
premières,  deux  en  haut,  deux  en  bas  ; un  an  après  il  en  tombe  quatre 
autres,  une  de  chaque  côté  des  premières  qui  sont  déjà  remplacées  ; à quatre 
ans  et  demi  environ  il  en  tombe  quatre  autres,  toujours  à côté  de  celles  qui 
sont  tombées  et  remplacées  ; ces  quatre  dernières  dents  de  lait  sont  rem- 
placées par  quatre  autres,  qui  ne  croissent  pas  à beaucoup  près  aussi  vite 
que  celles  qui  ont  remplacé  les  huit  premières;  et  ce  sont  ces  quatre  der- 


334 


LE  CHEVAL. 


nières  dents,  qu’on  appelle  les  coins,  et  qui  remplacent  les  quatre  dernières 
dents  de  lait,  qui  marquent  l’âge  du  cheval  ; elles  sont  aisées  à reconnaître, 
puisqu’elles  sont  les  troisièmes  tant  en  haut  qu’en  bas , à les  compter  depuis 
le  milieu  de  l’extrémité  de  la  mâchoire;  ces  dents  sont  creuses  et  ont  une 
marque  noire  dans  leur  concavité  ; à quatre  ans  et  demi  ou  cinq  ans  elles  ne 
débordent  presque  pas  au-dessus  de  la  gencive,  et  le  creux  est  fort  sensible  ; 
à six  ans  et  demi  il  commence  à se  remplir,  la  marque  commence  aussi  à 
diminuer  et  à se  rétrécir,  et  toujours  de  plus  en  plus  jusqu’à  sept  ans  et 
demi  ou  huit  ans,  que  le  creux  est  tout  à fait  rempli  et  la  marque  noire 
effacée;  après  huit  ans , comme  ces  dents  ne  donnent  plus  connaissance  de 
l’âge,  on  cherche  à en  juger  par  les  dents  canines  ou  crochets;  ces  quatre 
dents  sont  à côté  de  celles  dont  nous  venons  de  parler  : ces  dents  canines , 
non  plus  que  les  mâchelières,  ne  sont  pas  précédées  par  d’autres  dents  qui 
tombent;  les  deux  delà  mâchoire  inférieure  poussent  ordinairement,  les 
premières  à trois  ans  et  demi,  et  les  deux  de  la  mâchoire  supérieure  à quatre 
ans,  et  jusqu’à  l’âge  de  six  ans  ces  dents  sont  fort  pointues  ; à dix  ans  celles 
d’en  haut  paraissent  déjà  émoussées,  usées  et  longues,  parce  qu’elles  sont 
déchaussées,  la  gencive  se  retirant  avec  l’âge,  et  plus  elles  le  sont , plus  le 
cheval  est  âgé  : de  dix  jusqu’à  treize  ou  quatorze  ans,  il  y a peu  d’indice  de 
l’âge , mais  alors  quelques  poils  des  sourcils  commencent  à devenir  blancs; 
cet  indice  est  cependant  aussi  équivoque  que  celui  qu’on  tire  des  salières 
creuses,  puisqu’on  a remarqué  que  les  chevaux  engendrés  de  vieux  étalonset, 
de  vieilles  juments  ont  des  poils  blancs  aux  sourcils  dès  l’âge  de  neuf  ou  dix 
ans.  Il  y a des  chevaux  dont  les  dents  sont  si  dures  qu’elles  ne  s’usent  point, 
et  sur  lesquelles  la  marque  noire  subsiste  et  ne  s’efface  jamais  ; mais  ces  che- 
vaux, qu’on  appelle  béguts,  sont  aisés  à reconnaître  par  le  creux  de  la  dent, 
qui  est  absolument  rempli,  et  aussi  par  la  longueur  des  dents  canines a : au 
reste,  on  a remarqué  qu’il  y a plus  de  juments  que  de  chevaux  béguts.  On 
peut  aussi  connaître,  quoique  moins  précisément,  l’âge  d’un  cheval  par  les 
sillons  du  palais,  qui  s’effacent  à mesure  que  le  cheval  vieillit. 

Dès  l’âge  de  deux  ans  ou  deux  ans  et  demi  le  cheval  est  en  état  d’engen- 
drer, et  les  juments,  comme  toutes  les  autres  femelles,  sont  encore  plus 
précoces  que  les  mâles  ; mais  ces  jeunes  chevaux  ne  produisent  que  des 
poulains  mal  conformés  ou  mal  constitués  : il  faut  que  le  cheval  ait  au  moins 
quatre  ans  ou  quatre  ans  et  demi  avant  que  de  lui  permettre  l’usage  de  la 
jument,  et  encore  ne  le  permettra-t-on  de  si  bonne  heure  qu’aux  chevaux 
de  trait  et  aux  gros  chevaux,  qui  sont  ordinairement  formés  plus  tôt  que 
les  chevaux  fins;  car  pour  ceux-ci  il  faut  attendre  jusqu’à  six  ans,  et  même 
jusqu’à  sept  pour  les  beaux  étalons  d’Espagne;  les  juments  peuvent  avoir 
un  an  de  moins  : elles  sont  ordinairement  en  chaleur  au  printemps  depuis 

a.  Voyez  Y École  de  cavalerie  de  M.  de  la  Guérinière,  p.  25  et  suiv. 


LE  CHEVAL. 


385 


la  fin  de  mars  jusqu’à  la  fin  de  juin;  mais  le  temps  de  la  plus  forte  chaleur 
ne  dure  guère  que  quinze  jours  ou  trois  semaines,  et  il  faut  être  attentif  à 
profiter  de  ce  temps  pour  leur  donner  l’étalon;  il  doit  être  bien  choisi, 
beau,  bien  fait,  relevé  du  devant,  vigoureux,  sain  par  tout  le  corps,  et  sur- 
tout de  bonne  race  et  de  bon  pays.  Pour  avoir  de  beaux  chevaux  de  selle 
fins  et  bien  faits,  il  faut  prendre  des  étalons  étrangers  ; les  arabes , les  turcs, 
les  barbes  et  les  chevaux  d’Andalousie  sont  ceux  qu’on  doit  préférer  à tous 
les  autres;  et  à leur  défaut  on  se  servira  de  beaux  chevaux  anglais,  parce 
que  ces  chevaux  viennent  des  premiers,  et  qu’ils  n’ont  pas  beaucoup  dégé- 
néré, la  nourriture  étant  excellente  en  Angleterre,  où  l’on  a aussi  très-grand 
soin  de  renouveler  les  rates  : les  étalons  d’Italie , surtout  les  napolitains , 
sont  aussi  fort  bons,  et  ils  ont  le  double  avantage  de  produire  des  chevaux 
fins  de  monture  lorsqu’on  leur  donne  des  juments  fines,  et  de  beaux  chevaux 
de  carrosse  avec  des  juments  étoffées  et  de  bonne  taille.  On  prétend  qu’en 
France,  en  Angleterre,  etc. , les  chevaux  arabes  et  barbes  engendrent  ordi- 
nairement des  chevaux  plus  grands  qu’eux , et  qu’au  contraire  les  chevaux 
d’Espagne  n’en  produisent  que  de  plus  petits  qu’eux.  Pour  avoir  de  beaux 
chevaux  de  carrosse  , il  faut  se  servir  d’étalons  napolitains,  danois,  ou  de 
chevaux  de  quelques  endroits  d’Allemagne  et  de  Hollande , comme  du  Hol- 
stein  et  de  Frise.  Les  étalons  doivent  être  de  belle  taille,  c’est-à-dire , de 
quatre  pieds  huit , neuf  et  dix  pouces  pour  les  chevaux  de  selle , et  de  cinq 
pieds  au  moins  pour  les  chevaux  de  carrosse  : il  faut  aussi  qu’un  étalon  soit 
d’un  bon  poil , comme  noir  de  jais,  beau  gris,  bai,  alezan,  isabelle  doré  avec 
la  raie  de  mulet,  les  crins  et  les  extrémités  noires;  tous  les  poils  qui  sont 
d’une  couleur  lavée  et  qui  paraissent  mal  teints  doivent  être  bannis  des 
haras,  aussi  bien  que  les  chevaux  qui  ont  les  extrémités  blanches.  Avec  un 
très-bel  extérieur,  l’étalon  doit  avoir  encore  toutes  les  bonnes  qualités  inté- 
rieures, du  courage,  de  la  docilité,  de  l’ardeur,  de  l’agilité,  de  la  sensibilité 
dans  la  bouche,  de  la  liberté  dans  les  épaules,  de  la  sûreté  dans  les  jambes, 
de  la  souplesse  dans  les  hanches,  du  ressort  par  tout  le  corps,  et  surtout 
dans  les  jarrets,  et  même  il  doit  avoir  été  un  peu  dressé  et  exercé  au  manège. 
Le  cheval  est  de  tous  les  animaux  celui  qu’on  a le  plus  observé,  et  on  a 
remarqué  qu’il  communique,  par  la  génération,  presque  toutes  ses  bonnes 
et  mauvaises  qualités  naturelles  et  acquises  : un  cheval  naturellement  har- 
gneux, ombrageux,  rétif,  etc. , produit  des  poulains  qui  ont  le  même  natu- 
rel ; et  comme  les  défauts  de  conformation  et  les  vices  des  humeurs  se  per- 
pétuent encore  plus  sûrement  que  les  qualités  du  naturel,  il  faut  avoir 
grand  soin  d’exclure  du  haras  tout  cheval  difforme,  morveux,  poussif,  luna- 
tique , etc. 

Dans  ces  climats,  la  jument  contribue  moins  que  l’étalon  à la  beauté  du 
poulain,  mais  elle  contribue  peut-être  plus  à son  tempérament  et  à sa  taille  ; 
ainsi  il  faut  que  les  juments  aient  du  corps,  du  ventre,  et  qu’elles  soient 
il.  25 


3S6 


LE  CHEVAL. 


bonnes  nourrices.  Pour  avoir  de  beaux  chevaux  fins,  on  préfère  les  juments 
espagnoles  et  italiennes , et  pour  des  chevaux  de  carrosse  les  juments 
anglaises  et  normandes;  cependant,  avec  de  beaux  étalons , des  juments  de 
tout  pays  pourront  donner  de  beaux  chevaux  , pourvu  qu’elles  soient  elles- 
mêmes  bien  faites  et  de  bonne  race;  car  si  elles  ont  été  engendrées  d’un 
mauvais  cheval,  les  poulains  qu’elles  produiront  seront  souvent  eux-mêmes 
de  mauvais  chevaux.  Dans  cette  espèce  d’animaux,  comme  dans  l’espèce 
humaine , la  progéniture  ressemble  assez  souvent  aux  ascendants  paternels 
ou  maternels  : seulement  il  semble  que  dans  les  chevaux  la  femelle  ne  con- 
tribue pas  à la  génération  tout  à fait  autant  que  dans  l’espèce  humaine;  le 
fds  ressemble  plus  souvent  à sa  mère  que  le  poulain  ne  ressemble  à la 
sienne;  et  lorsque  le  poulain  ressemble  à la  jument  qui  l’a  produit,  c’est 
ordinairement  par  les  parties  antérieures  du  corps , et  par  la  tête  et  l’en- 
colure. 

Au  reste,  pour  bien  juger  de  la  ressemblance  des  enfants  à leurs  parents, 
il  ne  faudrait  pas  les  comparer  dans  les  premières  années , mais  attendre 
l’âge  où , tout  étant  développé , la  comparaison  en  serait  plus  certaine  et 
plus  sensible  : indépendamment  du  développement  dans  l’accroissement, 
qui  souvent  altère  ou  change  en  bien  les  formes,  les  proportions  et  la  cou- 
leur des  cheveux,  il  se  fait,  dans  le  temps  de  la  puberté,  un  développement 
prompt  et  subit,  qui  change  ordinairement  les  traits,  la  taille,  l’attitude 
des  jambes,  etc.;  le  visage  s’allonge,  le  nez  grossit  et  grandit,  la  mâchoire 
s’avance  ou  se  charge,  la  taille  s’élève  ou  se  courbe,  les  jambes  s’allongent 
et  souvent  deviennent  cagneuses  ou  effdées  : en  sorte  que  la  physionomie  et 
le  maintien  du  corps  changent  quelquefois  si  fort,  qu’il  serait  très-possible 
de  méconnaître , au  moins  du  premier  coup  d’œil , après  la  puberté , une 
personne  qu’on  aurait  bien  connue  avant  ce  temps,  et  qu’on  n’aurait  pas 
vue  depuis.  Ce  n’est  donc  qu’après  cet  âge  qu’on  doit  comparer  l’enfant  à 
ses  parents  , si  l’on  veut  juger  exactement  de  la  ressemblance;  et  alors  on 
trouve  dans  l’espèce  humaine  que  souvent  le  fds  ressemble  à son  père,  et  la 
fdle  à sa  mère;  que  plus  souvent  ils  ressemblent  à l’un  et  à l’autre  à la  fois, 
et  qu’ils  tiennent  quelque  chose  de  tous  deux;  qu’assez  souvent  ils  ressem- 
blent aux  grands-pères  ou  aux  grand’mères  ; que  quelquefois  ils  ressemblent 
aux  oncles  ou  aux  tantes;  que  presque  toujours  les  enfants  du  même  père 
et  de  la  même  mère  se  ressemblent  plus  entre  eux  qu’ils  ne  ressemblent  à 
leurs  ascendants , et  que  tous  ont  quelque  chose  de  commun  et  un  air  de 
famille.  Dans  les  chevaux,  comme  le  mâle  contribue  plus  à la  génération 
que  la  femelle,  les  juments  produisent  des  poulains  qui  sont  assez  souvent 
semblables  en  tout  à l’étalon , ou  qui  toujours  lui  ressemblent  plus  qu’à  la 
mère  ; elles  en  produisent  aussi  qui  ressemblent  aux  grands-pères,  et  lorsque 
la  jument  mère  a été  elle-même  engendrée  d’un  mauvais  cheval,  il  arrive 
assez  souvent  que , quoiqu’elle  ait  eu  un  bel  étalon  et  qu’elle  soit  belle  elle- 


LE  CHEVAL. 


387 


même,  elle  ne  produit  qu’un  poulain  qui,  quoiqu’en  apparence  beau  et  bien 
fait  dans  sa  première  jeunesse,  décline  toujours  en  croissant , tandis  qu’une 
jument  qui  sort  d’une  bonne  race  donne  des  poulains  qui,  quoique  de  mau- 
vaise apparence  d’abord,  embellissent  avec  l’âge. 

Au  reste , ces  observations  que  l’on  a faites  sur  le  produit  des  juments,  et 
qui  semblent  concourir  toutes  à prouver  que  dans  les  chevaux  le  mâle  influe 
beaucoup  plus  que  la  femelle  sur  la  progéniture , ne  me  paraissent  pas 
encore  suffisantes  pour  établir  ce  fait  d’une  manière  indubitable  et  irré- 
vocable ; il  ne  serait  pas  impossible  que  ces  observations  subsistassent,  et 
qu’en  même  temps  et  en  général  les  juments  contribuassent  autant  que  les 
chevaux  au  produit  de  la  génération  : il  ne  me  paraît  pas  étonnant  que  des 
étalons,  toujours  choisis  dans  un  grand  nombre  de  chevaux  tirés  ordinaire- 
ment de  pays  chauds  , nourris  dans  l’abondance , entretenus  et  ménagés 
avec  grand  soin,  dominent  dans  la  génération  sur  des  juments  communes, 
nées  dans  un  climat  froid,  et  souvent  réduites  à travailler;  et  comme  dans 
les  observations  tirées  des  haras  il  y a toujours  plus  ou  moins  de  cette  supé- 
riorité de  l’étalon  sur  la  jument,  on  peut  très-bien  imaginer  que  ce  n’est 
que  par  cette  raison  qu’elles  sont  vraies  et  constantes  ; mais  en  même  temps 
il  pourrait  être  tout  aussi  vrai  que  de  très-belles  juments  des  pays  chauds, 
auxquelles  on  donnerait  des  chevaux  communs,  influeraient  peut-être  beau- 
coup plus  qu’eux  .sur  leur  progéniture,  et  qu’en  général,  dans  l’espèce  des 
chevaux  comme  dans  l’espèce  humaine,  il  y eût  égalité  dans  l’influence  du 
mâle  et  de  la  femelle  sur  leur  progéniture 1 ; cela  me  paraît  naturel  et  d’autant 
plus  probable,  qu’on  a remarqué,  même  dans  les  haras,  qu’il  naissait  à peu 
près  un  nombre  égal  de  poulains  et  de  poulines  : ce  qui  prouve  qu’au  moins 
pour  le  sexe  la  femelle  influe  pour  sa  moitié. 

Mais  ne  suivons  pas  plus  loin  ces  considérations,  qui  nous  éloigneraient 
de  notre  sujet  : lorsque  l’étalon  est  choisi  et  que  les  juments  qu’on  veut  lui 
donner  sont  rassemblées,  il  faut  avoir  un  autre  cheval  entier  qui  ne  servira 
qu’à  faire  connaître  les  juments  qui  seront  en  chaleur,  et  qui  même  con- 
tribuera par  ses  attaques  à les  y faire  entrer  ; on  fait  passer  toutes  les 
juments  l’une  après  l’autre  devant  ce  cheval  entier,  qui  doit  être  ardent  et 
hennir  fréquemment;  il  veut  les  attaquer  toutes  : celles  qui  ne  sont  point 
en  chaleur  se  défendent,  et  il  n’y  a que  celles  qui  y sont  qui  se  laissent 
approcher;  mais  au  lieu  de  le  laisser  approcher  tout  à fait,  on  le  retire  et  on 
lui  substitue  le  véritable  étalon.  Cette  épreuve  est  utile  pour  reconnaître  le 

1.  En  laissant  de  côté  les  ressemblances  superficielles,  sur  lesquelles  il  sera  toujours  très- 
difficile  de  prononcer,  et  en  s’en  tenant  aux  rapports  profonds,  il  y a,  dans  toutes  les  espèces, 
égalité  d'influence  du  mâle  et  de  la  femelle  sur  leur  progéniture.  C’est  ce  que  me  démontrent , 
chaque  jour,  les  expériences  sur  le  croisement  des  espèces,  que  je  poursuis  depuis  plusieurs 
années.  (Voyez  la  note  de  la  p.  275.  ) L’union  du  chacal  et  de  la  chienne  produit  un  métis  qui 
est  moitié  chacal  et  moitié  chien;  l’union  du  chien  et  de  la  louve  produit  un  métis  qui  est  moitié 
chien  et  moitié  loup , etc. , etc. 


388 


LE  CHEVAL. 


vrai  temps  de  la  chaleur  des  juments,  et  surtout  de  celles  qui  n’ont  pas 
encore  produit;  car  celles  qui  viennent  de  pouliner  entrent  ordinairement 
en  chaleur  neuf  jours  après  leur  accouchement , ainsi  on  peut  les  mener  à 
l’étalon  dès  ce  jour  même  et  les  faire  couvrir  ; ensuite  essayer  neuf  jours 
après,  au  moyen  de  l’épreuve  ci-dessus,  si  elles  sont  encore  en  chaleur;  et 
si  elles  y sont  en  effet,  les  faire  couvrir  une  seconde  fois,  et  ainsi  de  suite 
une  fois  tous  les  neuf  jours  tant  que  leur  chaleur  dure , car  lorsqu’elles  sont 
pleines  la  chaleur  diminue  et  cesse  peu  de  jours  après. 

Mais  pour  que  tout  cela  puisse  se  faire  aisément,  commodément,  avec 
succès  et  fruit,  il  faut  beaucoup  d’attention,  de  dépense  et  de  précautions; 
il  faut  établir  le  haras  dans  un  bon  terrain  et  dans  un  lieu  convenable  et 
proportionné  à la  quantité  de  juments  et  d’étalons  qu’on  veut  employer;  il 
faut  partager  ce  terrain  en  plusieurs  parties , fermées  de  palis  ou  de  fossés 
avec  de  bonnes  haies , mettre  les  juments  pleines  et  celles  qui  allaitent  leurs 
poulains  dans  la  partie  où  le  pâturage  est  le  plus  gras,  séparer  celles  qui 
n’ont  pas  conçu  ou  qui  n’ont  pas  encore  été  couvertes  , et  les  mettre  avec 
les  jeunes  poulines  dans  un  autre  parquet  où  le  pâturage  soit  moins  gras, 
afin  qu’elles  n’engraissent  pas  trop,  ce  qui  s’opposerait  à la  génération;  et 
enfin  il  faut  mettre  les  jeunes  poulains  entiers  ou  hongres  dans  la  partie  du 
terrain  la  plus  sèche  et  la  plus  inégale , pour  qu’en  montant  et  en  descen- 
dant les  collines  ils  acquièrent  de  la  liberté  dans  les  jambes  et  les  épaules  : 
ce  dernier  parquet,  où  l’on  met  les  poulains  mâles,  doit  être  séparé  de  ceux 
des  juments  avec  grand  soin,  de  peur  que  ces  jeunes  chevaux  ne  s’échap- 
pent et  ne  s’énervent  avec  les  juments.  Si  le  terrain  est  assez  grand  pour 
qu’on  puisse  partager  en  deux  parties  chacun  de  ces  parquets  pour  y mettre 
alternativement  des  chevaux  et  des  bœufs  l’année  suivante , Je  fond  du  pâtu- 
rage durera  bien  plus  longtemps  que  s’il  était  continuellement  mangé  par 
les  chevaux;  le  bœuf  répare  le  pâturage,  et  le  cheval  l’amaigrit  : il  faut 
aussi  qu’il  y ait  des  mares  dans  chacun  de  ces  parquets;  les  eaux  dormantes 
sont  meilleures  pour  les  chevaux  que  les  eaux  vives , qui  leur  donnent  sou- 
vent des  tranchées;  et  s’il  y a quelques  arbres  dans  ce  terrain  il  ne  faut  pas 
les  détruire  : les  chevaux  sont  bien  aises  de  trouver  cette  ombre  dans  les 
grandes  chaleurs;  mais  s’il  y a des  troncs,  des  chicots  ou  des  trous,  il 
faut  arracher,  combler,  aplanir,  pour  prévenir  tout  accident.  Ces  pâturages 
serviront  à la  nourriture  de  votre  haras  pendant  l’été  ; et  il  faudra  pendant 
l’hiver  mettre  les  juments  à l’écurie  et  les  nourrir  avec  du  foin,  aussi  bien 
que  les  poulains  , qu’on  ne  mènera  pâturer  que  dans  les  beaux  jours  d’hi- 
ver. Les  étalons  doivent  être  toujours  nourris  à l’écurie  avec  plus  de  paille 
que  de  foin,  et  entretenus  dans  un  exercice  modéré  jusqu’au  temps  de  la 
monte,  qui  dure  ordinairement  depuis  le  commencement  d’avril  jusqu’à  la 
fin  de  juin  : on  ne  leur  fera  faire  aucun  autre  exercice  pendant  ce  temps,  et 
on  les  nourrira  largement,  mais  avec  les  mêmes  nourritures  qu’à  l’ordinaire. 


LE  CHEVAL, 


389 


Lorsqu’on  mènera  l’étalon  à la  jument,  il  faudra  le  panser  auparavant, 
cela  ne  fera  qu’augmenter  son  ardeur;  il  faut  aussi  que  la  jument  soit 
propre  et  déferrée  des  pieds  de  derrière,  car  il  y en  a qui  sont  chatouilleuses 
et  qui  ruent  à l’approche  de  l’étalon;  un  homme  tient  la  jument  par  le 
licol,  et  deux  autres  conduisent  l’étalon  par  des  longes;  lorsqu’il  est  en 
situation,  on  aide  à l’accouplement  en  le  dirigeant  et  en  détournant  la 
queue  de  la  jument;  car  un  seul  crin  qui  s’opposerait  pourrait  le  blesser, 
même  dangereusement  : il  arrive  quelquefois  que  dans  l’accouplement 
l’étalon  ne  consomme  pas  l’acte  de  la  génération , et  qu’il  sort  de  dessus  la 
jument  sans  lui  avoir  rien  laissé  ; il  faut  donc  être  attentif  à observer  si 
dans  les  derniers  moments  de  la  copulation  le  tronçon  de  la  queue  de  l’é- 
talon n’a  pas  un  mouvement  de  balancier  près  de  la  croupe,  car  ce  mou- 
vement accompagne  toujours  l’émission  de  la  liqueur  séminale  : s’il  a 
consommé,  il  ne  faut  pas  lui  laisser  réitérer  l’accouplement,  il  faut  au 
contraire  le  ramener  tout  de  suite  à l’écurie  et  le  laisser  jusqu’au  surlen- 
demain; car,  quoiqu’un  bon  étalon  puisse  suffire  à couvrir  tous  les  jours 
une  fois  pendant  les  trois  mois  que  dure  le  temps  de  la  monte,  il  vaut  mieux 
le  ménager  davantage  et  ne  lui  donner  une  jument  que  tous  les  deux  jours, 
il  dépensera  moins  et  produira  davantage  : dans  les  premiers  sept  jours 
on  lui  donnera  donc  successivement  quatre  juments  différentes  , et  le  neu- 
vième jour  on  lui  ramènera  la  première,  et  ainsi  des  autres,  tant  qu’elles 
seront  en  chaleur;  mais  dès  qu’il  y en  aura  quelqu’une  dont  la  chaleur  sera 
passée,  on  lui  en  substituera  une  nouvelle  pour  la  faire  couvrir  à son  tour 
aussi  tous  les  neuf  jours;  et  comme  il  y en  a plusieurs  qui  retiennent  dès  la 
première,  seconde  ou  troisième  fois  , on  compte  qu’un  étalon  ainsi  conduit 
peut  couvrir  quinze  ou  dix-huit  juments,  et  produire  dix  ou  douze  poulains 
dans  les  trois  mois  que  dure  cet  exercice.  Dans  ces  animaux,  la  quantité  de 
la  liqueur  séminale  est  très-grande,  et  dans  l’émission  ils  en  répandent 
fort  abondamment  : on  verra  dans  les  descriptions  la  grande  capacité  des 
réservoirs  qui  la  contiennent , et  les  inductions  qu’on  peut  tirer  de  l’étendue 
et  de  la  forme  de  ces  réservoirs.  Dans  les  juments  il  se  fait  aussi  une  émis- 
sion, ou  plutôt  une  stillation  de  la  liqueur  séminale  pendant  tout  le  temps 
qu’elles  sont  en  amour;  car  elles  jettent  au  dehors  une  liqueur  gluante  et 
blanchâtre  qu’on  appelle  des  chaleurs,  et  dès  qu’elles  sont  pleines  ces  émis- 
sions cessent  : c’est  cette  liqueur  que  les  Grecs  ont  appelée  Yhippomanès  de 
la  jument,  et  dont  ils  prétendent  qu’on  peut  faire  des  philtres,  surtout  pour 
rendre  un  cheval  frénétique  d’amour  : cet  hippomanès  est  bien  différent  de 
'celui  qui  se  trouve  dans  les  enveloppes  du  poulain,  dont  M.  Daubenton  0 a 
le  premier  connu  et  si  bien  décrit  la  nature,  l’origine  et  la  situation  : cette 
liqueur  que  la  jument  jette  au  dehors  est  le  signe  le  plus  certain  de  sa  cha- 


a.  Voyez  les  Mémoires  de  l’Académie  royale  des  Sciences , année  1751. 


390 


LE  CHEVAL. 


leur;  mais  on  le  reconnaît  encore  au  gonflement  de  la  partie  inférieure  de 
la  vulve  et  aux  fréquents  hennissements  de  la  jument , qui  dans  ce  temps 
cherche  à s’approcher  des  chevaux  : lorsqu’elle  a été  couverte  par  l’étalon, 
il  faut  simplement  la  mener  au  pâturage  sans  aucune  autre  précaution.  Le 
premier  poulain  d’une  jument  n’est  jamais  si  étoffé  que  ceux  qu’elle  produit 
par  la  suite  ; ainsi  on  observera  de  lui  donner  la  première  fois  un  étalon 
plus  gros,  afin  de  compenser  le  défaut  de  l’accroissement  par  la  grandeur 
même  de  la  taille  ; il  faut  aussi  avoir  grande  attention  à la  différence  ou  à la 
réciprocité  des  figures  du  cheval  et  de  la  jument , afin  de  corriger  les  défauts 
de  l’un  par  les  perfections  de  l’autre,  et  surtout  ne  jamais  faire  d’accouple- 
ments disproportionnés,  comme  d’un  petit  cheval  avec  une  grosse  jument, 
ou  d’un  grand  cheval  avec  une  petite  jument,  parce  que  le  produit  de  cet 
accouplement  serait  petit  ou  mal  proportionné  : pour  tâcher  d’approcher 
de  la  belle  nature,  il  faut  aller  par  nuances  ; donner,  par  exemple,  à une 
jument  un  peu  trop  épaisse  un  cheval  étoffé,  mais  fin,  à une  petite  jument 
un  cheval  un  peu  plus  haut  qu’elle,  à une  jument  qui  pèche  par  l’avant- 
main  un  cheval  qui  ait  la  tête  belle  et  l’encolure  noble,  etc. 

On  a remarqué  que  les  haras  établis  dans  des  terrains  secs  et  légers  pro- 
duisaient des  chevaux  sobres , légers  et  vigoureux , avec  la  jambe  nerveuse 
et  la  corne  dure,  tandis  que  dans  les  lieux  humides  et  dans  les  pâturages  les 
plus  gras  ils  ont  presque  tous  la  tête  grosse  et  pesante , le  corps  épais,  les 
jambes  chargées,  la  corne  mauvaise  et  les  pieds  plats  : ces  différences  vien- 
nent de  celles  du  climat  et  de  la  nourriture,  ce  qui  peut  s’entendre  aisément; 
mais  ce  qui  est  plus  difficile  à comprendre,  et  qui  est  encore  plus  essentiel 
que  tout  ce  que  nous  venons  de  dire,  c’est  la  nécessité  où  l’on  est  de  tou- 
jours croiser  les  races , si  l’on  veut  les  empêcher  de  dégénérer. 

Il  y a dans  la  nature  un  prototype  général  dans  chaque  espèce  sur  lequel 
chaque  individu  est  modelé,  mais  qui  semble,  en  se  réalisant,  s’altérer  ou  se 
perfectionner  par  les  circonstances;  en  sorte  que,  relativement  à de  cer- 
taines qualités,  il  y a une  variation  bizarre  en  apparence  dans  la  succession 
des  individus,  et  en  même  temps  une  constance  qui  paraît  admirable  dans 
l’espèce  entière  : le  premier  animal , le  premier  cheval , par  exemple , a été 
le  modèle  extérieur  et  le  moule  intérieur  sur  lequel  tous  les  chevaux  qui 
sont  nés , tous  ceux  qui  existent  et  tous  ceux  qui  naîtront  ont  été  formés  ; 
mais  ce  modèle , dorït  nous  ne  connaissons  que  les  copies,  a pu  s’altérer  ou 
se  perfectionner  en  communiquant  sa  forme  et  se  multipliant  : l’empreinte 
originaire  subsiste  en  son  entier  dans  chaque  individu;  mais  quoiqu’il  y en 
ait  des  millions , aucun  de  ces  individus  n’est  cependant  semblable  en  tout  à 
un  autre  individu , ni  par  conséquent  au  modèle  dont  il  porte  l’empreinte. 
Cette  différence  qui  prouve  combien  la  nature  est  éloignée  de  rien  faire  d’ab- 
solu , et  combien  elle  sait  nuancer  ses  ouvrages , se  trouve  dans  l’espèce 
humaine,  dans  celles  de  tous  les  animaux,  de  tous  les  végétaux,  de  tous  les 


LE  CHEVAL. 


391 


êtres  en  un  mot  qui  se  reproduisent  ; et  ce  qu’il  y a de  singulier,  c’est  qu'il 
semble  que  le  modèle  du  beau  et  du  bon  soit  dispersé  par  toute  la  terre,  et 
que  dans  chaque  climat  il  n’en  réside  qu’une  portion  qui  dégénère  toujours, 
à moins  qu’on  ne  la  réunisse  avec  une  autre  portion  prise  au  loin  ; en  sorte 
que  pour  avoir  de  bon  grain,  de  belles  fleurs , etc. , il  faut  en  échanger  les 
graines  et  ne  jamais  les  semer  dans  le  même  terrain  qui  les  a produits;  et 
de  même,  pour  avoir  de  beaux  chevaux , de  bons  chiens,  etc. , il  faut  don- 
ner aux  femelles  du  pays  des  mâles  étrangers , et  réciproquement  aux  mâles 
du  pays  des  femelles  étrangères;  sans  cela  les  grains,  les  fleurs,  les  ani- 
maux dégénèrent,  ou  plutôt  prennent  une  si  forte  teinture  du  climat,  que 
la  matière  domine  sur  la  forme  et  semble  l’abâtardir  : l’empreinte  reste  , 
mais  défigurée  par  tous  les  traits  qui  ne  lui  sont  pas  essentiels;  en  mêlant 
au  contraire  les  races,  et  surtout  en  les  renouvelant  toujours  par  des  races 
étrangères,  la  forme  semble  se  perfectionner,  et  la  nature  se  relever  et  don- 
ner tout  ce  qu’elle  peut  produire  de  meilleur. 

Ce  n’est  point  ici  le  lieu  de  donner  les  raisons  générales  de  ces  effets, 
mais  nous  pouvons  indiquer  les  conjectures  qui  se  présentent  au  premier 
coup  d’œil;  on  sait  par  expérience  que  des  animaux  ou  des  végétaux, 
transplantés  d’un  climat  lointain , souvent  dégénèrent,  et  quelquefois  se 
perfectionnent  en  peu  de  temps,  c’est-à-dire  en  un  très-petit  nombre  de 
générations.  Il  est  aisé  de  concevoir  que  ce  qui  produit  cet  effet  est  la  dif- 
férence du  climat  et  de  la  nourriture:  l’influence  de  ces  deux  causes  doit 
à la  longue  rendre  ces  animaux  exempts  ou  susceptibles  de  certaines  affec- 
tions, de  certaines  maladies;  leur  tempérament  doit  changer  peu  à peu; 
le  développement  de  la  forme,  qui  dépend  en  partie  de  la  nourriture  et  de 
la  qualité  des  humeurs,  doit  donc  changer  aussi  dans  les  générations  : ce 
changement  est,  à la  vérité,  presque  insensible  à la  première  génération, 
parce  que  les  deux  animaux,  mâle  et  femelle,  que  nous  supposons  être  les 
souches  de  cette  race,  ont  pris  leur  consistance  et  leur  forme  avant  d’avoir 
été  dépaysés,  et  que  le  nouveau  climat  et  la  nourriture  nouvelle  peuvent, 
à la  vérité,  changer  leur  tempérament,  mais  ne  peuvent  pas  influer  assez 
sur  les  parties  solides  et  organiques  pour  en  altérer  la  forme,  surtout  si 
l’accroissement  de  leur  corps  était  pris  en  entier;  par  conséquent  la  pre- 
mière génération  ne  sera  point  altérée,  la  première  progéniture  de  ces 
animaux  ne  dégénérera  pas,  l’empreinte  de  la  forme  sera  pure,  il  n’y  aura 
aucun  vice  de  souche  au  moment  de  la  naissance;  mais  le  jeune  animal 
essuiera,  dans  un  âge  tendre  et  faible,  les  influences  du  climat;  elles  lui 
feront  plus  d’impression  qu’elles  n’en  ont  pu  faire  sur  le  père  et  la  mère  ; 
celles  de  la  nourriture  seront  aussi  bien  plus  grandes  et  pourront  agir 
sur  les  parties  organiques  dans  le  temps  de  l’accroissement,  en  altérer  un 
peu  la  forme  originaire,  et  y produire  des  germes  de  défectuosités  qui  se 
manifesteront  ensuite  d’une  manière  très-sensible  dans  la  seconde  généra- 


392  LE  CHEVAL. 

lion,  où  la  progéniture  a non-seulement  ses  propres  défauts,  c’est-à-dire 
ceux  qui  lui  viennent  de  son  accroissement,  mais  encore  les  vices  de  la 
seconde  souche,  qui  ne  s’en  développeront  qu’avec  plus  d’avantage;  et 
enfin  à la  troisième  génération,. les  vices  de  la  seconde  et  de  la  troisième 
souche,  qui  proviennent  de  cette  influence  du  climat  et  de  la  nourriture, 
se  trouvant  encore  combinés  avec  ceux  de  l’influence  actuelle  dans  l’ac- 
croissement, deviendront  si  sensibles  que  les  caractères  de  la  première 
souche  en  seront  effacés  : ces  animaux  de  race  étrangère  n’auront  plus 
rien  d’étranger,  ils  ressembleront  en  tout  à ceux  du  pays.  Des  chevaux 
d’Espagne  ou  de  Barbarie,  dont  on  conduit  ainsi  les  générations,  devien- 
nent en  France  des  chevaux  français,  souvent  dès  la  seconde  génération,  et 
toujours  à la  troisième;  on  est  donc  obligé  de  croiser  les  races  au  lieu  de 
les  conserver;  on  renouvelle  la  race  à chaque  génération  en  faisant  venir 
des  chevaux  barbes  ou  d’Espagne  pour  les  donner  aux  juments  du  pays,  et 
ce  qu’il  y a de  singulier,  c’est  que  ce  renouvellement  de  race,  qui  ne  se  fait 
qu’en  partie,  et,  pour  ainsi  dire,  à moitié,  produit  cependant  de  bien  meil- 
leurs effets  que  si  le  renouvellement  était  entier.  Un  cheval  et  une  jument 
d’Espagne  ne  produiront  pas  ensemble  d’aussi  beaux  chevaux  en  France 
que  ceux  qui  viendront  de  ce  même  cheval  d’Espagne  avec  une  jument  du 
pays  ; ce  qui  se  concevra  encore  aisément  si  l’on  fait  attention  à la  compen- 
sation nécessaire  des  défauts  qui  doit  se  faire  lorsqu’on  met  ensemble  un 
mâle  et  une  femelle  de  différents  pays.  Chaque  climat,  par  ses  influences 
et  par  celles  de  la  nourriture,  donne  une  certaine  conformation  qui  pèche 
par  quelque  excès  ou  par  quelque  défaut;  mais  dans  un  climat  chaud  il  y 
aura  en  excès  ce  qui  sera  en  défaut  dans  un  climat  froid,  et  réciproque- 
ment; de  manière  qu’il  doit  se  faire  une  compensation  du  tout  lorsqu’on 
joint  ensemble  des  animaux  de  ces  climats  opposés;  et  comme  ce  qui  a le 
plus  de  perfection  dans  la  nature  est  ce  qui  a le  moins  de  défauts,  et  que  les 
formes  les  plus  parfaites  sont  seulement  celles  qui  ont  le  moins  de  diffor 
mités,  le  produit  de  deux  animanx,  dont  les  défauts  se  compenseraient  exac- 
tement, serait  la  production  la  plus  parfaite  de  cette  espèce.  Or,  ils  se  com- 
pensent d’autant  mieux  qu’on  met  ensemble  des  animaux  de  pays  plus 
éloignés,  ou  plutôt  de  climats  plus  opposés  : le  composé  qui  en  résulte  est 
d’autant  plus  parfait  que  les  excès  ou  les  défauts  de  l’habitude  du  père  sont 
plus  opposés  aux  défauts  ou  aux  excès  de  l’habitude  de  la  mère  F 
Dans  le  climat  tempéré  de  la  France,  il  faut  donc,  pour  avoir  de  beaux 
chevaux,  faire  venir  des  étalons  de  climats  plus  chauds  ou  plus  froids  : les 

1.  J’ai  déjà  dit,  dans  la  note  de  la  page  264 , qu’il  y a trois  grandes  causes  de  variétés  ou  de 
races  : le  climat , le  croisement  des  races  et  les  accidents  organiques.  Buffon  vient  d’expliquer 
ici  ce  qui  tient  à la  première  de  ces  causes  : le  climat  ; il  touche  même  un  peu,  dans  cette 
dernière  page,  à ce  qui  tient  à la  seconde  : le  croisement  des  races;  il  développera  ailleurs  ( His- 
toire du  chien  ) ce  qui  tient  à la  troisième  : les  accidents  organiques. 


i 


LE  CHEVAL. 


393 


chevaux  arabes,  si  l’on -en  peut  avoir,  et  les  barbes  doivent  être  pré- 
férés, et  ensuite  les  chevaux  d’Espagne  et  du  royaume  de  Naples;  et  pour 
les  climats  froids,  ceux  de  Danemarck,  et  ensuite  ceux  du  Holstein  et  de  la 
Frise.  Tous  ces  chevaux  produiront  en  France,  avec  les  juments  du  pays, 
de  très-bons  chevaux,  qui  seront  d’autant  meilleurs  et  d’autant  plus  beaux 
que  la  température  du  climat  sera  plus  éloignée  de  celle  du  climat  de  la 
France,  en  sorte  que  les  arabes  feront  mieux  que  les  barbes , les  barbes 
mieux  que  ceux  d’Espagne,  et  de  même  les  chevaux  tirés  de  Danemarck 
produiront  de  plus  beaux  chevaux  que  ceux  de  la  Frise.  Au  défaut  de  ces 
chevaux  de  climats  beaucoup  plus  froids  ou  plus  chauds,  il  faudra  faire 
venir  des  étalons  anglais  ou  allemands,  ou  même  des  provinces  méridio- 
nales de  la  France  dans  les  provinces  septentrionales  : on  gagnera  tou- 
jours à donner  aux  juments  des  chevaux  étrangers;  et,  au  contraire,  on 
perdra  beaucoup  à laisser  multiplier  ensemble  dans  un  haras  des  chevaux 
de  même  race,  car  ils  dégénèrent  infailliblement  et  en  très-peu  de  temps. 

Dans  l’espèce  humaine , le  climat  et  la  nourriture  n’ont  pas  d’aussi 
grandes  influences  que  dans  les  animaux,  et  la  raison  en  est  assez  simple: 
l’homme  se  défend  mieux  que  l'animal  de  l'intempérie  du  climat;  il  se  loge, 
il  se  vêtit  convenablement  aux  saisons;  sa  nourriture  est  aussi  beaucoup 
plus  variée,  et  par  conséquent  elle  n’influe  pas  de  la  même  façon  sur  tous 
les  individus;  les  défauts  ou  les  excès  qui  viennent  de  ces  deux  causes,  et 
qui  sont  si  constants  et  si  sensibles  dans  les  animaux,  le  sont  beaucoup 
moins  dans  les  hommes;  d’ailleurs,  comme  il  y a eu  de  fréquentes  migra- 
tions de  peuples,  que  les  nations  se  sont  mêlées,  et  que  beaucoup  d’hommes 
voyagent  et  se  répandent  de  tous  côtés,  il  n’est  pas  étonnant  que  les  races 
humaines  paraissent  être  moins  sujettes  au  climat,  et  qu’il  se  trouve  des 
hommes  forts,  bien  faits,  et  même  spirituels  dans  tous  les  pays.  Cependant 
on  peut  croire  que,  par  une  expérience  dont  on  a perdu  toute  mémoire,  les 
hommes  ont  autrefois  connu  le  mal  qui  résultait  des  alliances  du  même 
sang,  puisque  chez  les  nations  les  moins  policées  il  a rarement  été  permis 
au  frère  d’épouser  sa  sœur  : cet  usage,  qui  est  pour  nous  de  droit  divin,  et 
qu’on  ne  rapporte  chez  les  autres  peuples  qu’à  des  vues  politiques,  a peut- 
être  été  fondé  sur  l’observation  ; la  politique  ne  s’étend  pas  d’une  manière 
si  générale  et  si  absolue,  à moins  qu’elle  ne  tienne  au  physique;  mais  si  les 
hommes  ont  une  fois  connu  par  expérience  que  leur  race  dégénérait  toutes 
les  fois  qu’ils  ont  voulu  la  conserver  sans  mélange  dans  une  même  famille, 
ils  auront  regardé  comme  une  loi  de  la  nature  celle  de  l’alliance  avec  des 
familles  étrangères,  et  se  seront  tous  accordés  à ne  pas  souffrir  de  mélange 
entre  leurs  enfants.  Et,  en  effet,  l’analogie  peut  faire  présumer  que  dans 
la  plupart  des  climats  les  hommes  dégénéreraient,  comme  les  animaux, 
après  un  certain  nombre  de  générations. 

Une  autre  influence  du  climat  et  de  la  nourriture  est  la  variété  des  cou- 


394 


LE  CHEVAL. 


leurs  dans  la  robe  des  animaux;  ceux  qui  sont  sauvages  et  qui  vivent  dans 
le  même  climat  sont  d’une  même  couleur,  qui  devient  seulement  un  peu 
plus  claire  ou  plus  foncée  dans  les  différentes  saisons  de  l’année;  ceux,  au 
contraire , qui  vivent  sous  des  climats  différents,  sont  de  couleurs  diffé- 
rentes, et  les  animaux  domestiques  varient  prodigieusement  par  les  cou- 
leurs, en  sorte  qu’il  y a des  chevaux,  des  chiens,  etc.,  de  toute  sorte  de 
poils,  au  lieu  que  les  cerfs,  les  lièvres,  etc.,  sont  tous  de  la  même  couleur  : 
les  injures  du  climat  toujours  les  mêmes,  la  nourriture  toujours  la  même, 
produisent  dans  les  animaux  sauvages  cette  uniformité;  le  soin  de  l’homme, 
la  douceur  de  l’abri,  la  variété  dans  la  nourriture,  effacent  et  font  varier 
cette  couleur  dans  les  animaux  domestiques,  aussi  bien  que  le  mélange  des 
races  étrangères,  lorsqu’on  n’a  pas  soin  d’assortir  la  couleur  du  mâle  avec 
celle  de  la  femelle,  ce  qui  produit  quelquefois  de  belles  singularités,  comme 
on  le  voit  sur  les  chevaux  pies,  où  le  blanc  et  le  noir  sont  appliqués  d’une  ma- 
nière si  bizarre  et  tranchent  l’un  sur  l’autre  si  singulièrement  qu’il  semble 
que  ce  ne  soit  pas  l’ouvrage  de  la  nature,  mais  l’effet  du  caprice  d’un  peintre. 

Dans  l’accouplement  des  chevaux  on  assortira  donc  le  poil  et  la  taille , on 
contrastera  les  figures,  on  croisera  les  races  en  opposant  les  climats,  et  on 
ne  joindra  jamais  ensemble  les  chevaux  et  les  juments  nés  dans  le  même 
haras;  toutes  ces  conditions  sont  essentielles,  et  il  y a encore  quelques  autres 
attentions  qu’il  ne  faut  pas  négliger  : par  exemple,  il  ne  faut  point,  dans  un 
haras,  de  juments  à queue  courte,  parce  que  ne  pouvant  se  défendre  des 
mouches,  elles  en  sont  beaucoup  plus  tourmentées  que  celles  qui  ont  tous 
leurs  crins,  et  l’agitation  continuelle  que  leur  cause  la  piqûre  de  ces  insectes 
fait  diminuer  la  quantité  de  leur  lait,  ce  qui  influe  beaucoup  sur  le  tempé- 
rament et  la  taille  du  poulain  qui,  toutes  choses  égales  d’ailleurs  , sera 
d’autant  plus  vigoureux  que  sa  mère  sera  meilleure  nourrice.  Il  faut  tâcher 
de  n’avoir  pour  son  haras  que  des  juments  qui  aient  toujours  pâturé  et  qui 
n’aient  point  fatigué;  les  juments  qui  ont  toujours  été  à l’écurie  nourries  au 
sec,  et  qu’on  met  ensuite  au  pâturage,  ne  produisent  pas  d’abord;  il  leur 
faut  du  temps  pour  s’accoutumer  à cette  nouvelle  nourriture. 

Quoique  la  saison  ordinaire  de  la  chaleur  des  juments  soit  depuis  le 
commencement  d’avril  jusqu’à  la  fin  de  juin,  il  arrive  assez  souvent  que 
dans  un  grand  nombre  il  y en  a quelques-unes  qui  sont  en  chaleur  avant 
ce  temps  : on  fera  bien  de  laisser  passer  cette  chaleur  sans  les  faire  couvrir, 
parce  que  le  poulain  naîtrait  en  hiver,  souffrirait  de  l’intempérie  de  la 
saison,  et  ne  pourrait  sucer  qu’un  mauvais  lait;  et  de  même  lorsqu'une 
jument  ne  vient  en  chaleur  qu’après  le  mois  de  juin , on  ne  devrait  pas  la 
laisser  couvrir,  parce  que  le  poulain,  naissant  alors  en  été,  n’a  pas  le  temps 
d’acquérir  assez  de  force  pour  résister  aux  injures  de  l’hiver  suivant. 

Beaucoup  de  gens , au  lieu  de  conduire  l’étalon  à la  jument  pour  la  faire 
couvrir,  le  lâchent  dans  le  parquet  où  les  juments  sont  rassemblées,  et  l’y 


LE  CHEVAL. 


395 


laissent  en  liberté  choisir  lui-même  celles  qui  ont  besoin  de  lui,  et  les  satis- 
faire à son  gré;  cette  manière  est  bonne  pour  les  juments,  elles  produiront 
même  plus  sûrement  que  de  l’autre  façon  , mais  l’étalon  se  ruine  plus  en 
six  semaines  qu’il  ne  ferait  en  plusieurs  années  par  un  exercice  modéré  et 
conduit  comme  nous  l’avons  dit. 

Lorsque  les  juments  sont  pleines  et  que  leur  ventre  commence  à s’appe- 
santir, il  faut  les  séparer  des  autres  qui  ne  le  sont  point,  et  qui  pourraient  les 
blesser;  elles  portent  ordinairement  onze  mois  et  quelques  jours;  elles  accou- 
chent debout,  au  lieu  que  presque  tous  les  autres  quadrupèdes  se  couchent: 
on  aide  celles  dont  l’accouchement  est  difficile,  on  y met  la  main,  on  remet 
le  poulain  en  situation,  et  quelquefois  même,  lorsqu’il  est  mort , on  le  tire 
avec  des  cordes.  Le  poulain  se  présente  ordinairement  la  tête  la  première, 
comme  dans  toutes  les  autres  espèces  d’animaux;  il  rompt  ses  enveloppes 
en  sortant  de  la  matrice,  et  les  eaux  abondantes  qu’elles  contiennent  s’écou- 
lent ; il  tombe  en  même  temps  un  ou  plusieurs  morceaux  solides  formés  par 
le  sédiment  de  la  liqueur  épaissie  de  l’allantoïde  ; ce  morceau  , que  les 
anciens  ont  appelé  l’hippomanès  1 du  poulain,  n’est  pas,  comme  ils  le 
disent , un  morceau  de  chair  attaché  à la  tête  du  poulain,  il  en  est  au  con- 
traire séparé  par  la  membrane  amnios;  la  jument  lèche  le  poulain  après  sa 
naissance,  mais  elle  ne  touche  pas  à l’hippomanès , et  les  anciens  se  sont 
encore  trompés  lorsqu’ils  ont  assuré  qu’elle  le  dévorait  à l’instant. 

L’usage  ordinaire  est  de  faire  couvrir  une  jument  neuf  jours  après  quelle 
a pouliné;  c’est  pour  ne  point  perdre  de  temps,  et  pour  tirer  de  son  haras 
tout  le  produit  que  l’on  peut  en  attendre  ; cependant  il  est  sûr  que  la  jument 
ayant  ensemble  à nourrir  son  poulain  né  et  son  poulain  à naître,  ses  forces 
sont  partagées,  et  qu’elle  ne  peut  leur  donner  autant  que  si  elle  n’avait  que 
l’un  ou  l’autre  à nourrir  : il  serait  donc  mieux,  pour  avoir  d’excellents  che- 
vaux, de  ne  laisser  couvrir  les  juments  que  de  deux  années  l’une;  elles 
dureraient  plus  longtemps  et  retiendraient  plus  sûrement;  car  dans  les 
haras  ordinaires  il  s’en  faut  bien  que  toutes  les  juments  qui  ont  été  couvertes 
produisent  tous  les  ans  ; c’est  beaucoup  lorsque  dans  la  même  année  il  s’en 
trouve  la  moitié  ou  les  deux  tiers  qui  donnent  des  poulains. 

Les  juments , quoique  pleines,  peuvent  souffrir  l’accouplement,  et  cepen- 
dant il  n’y  a jamais  de  superfétation;  elles  produisent  ordinairement  jus- 
qu’à l’âge  de  quatorze  ou  quinze  ans  , et  les  plus  vigoureuses  ne  produisent 
guère  au  delà  de  dix-huit  ans  : les  chevaux,  lorsqu’ils  ont  été  ménagés, 
pouvent  engendrer  jusqu’à  l’âge  de  vingt  et  même  au  delà,  et  l’on  a fait  sur 
ces  animaux  la  même  remarque  que  sur  les  hommes,  c’est  que  ceux  qui  ont 
commencé  de  bonne  heure  finissent  aussi  plus  tôt;  car  les  gros  chevaux, 
qui  sont  plus  tôt  formés  que  les  chevaux  fins , et  dont  on  fait  des  étalons 

1.  Hippomanès  : concrétions  qui,  comme  le  dit  Bnffon,  se  forment  dans  la  liqueur  épaissie 
de  V allantoïde.  Voyez  la  description  du  cheval  par  Daubenton. 


396 


LE  CHEVAL. 


dès  l'âge  de  quatre  ans,  ne  durent  pas  si  longtemps,  et  sont  communément 
hors  d’état  d’engendrer  avant  l’âge  de  quinze  ans 

La  durée  de  la  vie  des  chevaux  est,  comme  dans  toutes  les  autres  espèces 
d’animaux,  proportionnée  à la  durée  du  temps  de  leur  accroissement; 
l’homme,  qui  est  quatorze  ans  à croître1,  peut  vivre  six  ou  sept  fois  autant 
de  temps,  c’est-à-dire,  quatre-vingt-dix  ou  cent  ans;  le  cheval , dont  l’ac- 
croissement se  fait  en  quatre  ans 2,  peut  vivre  six  ou  sept  fois  autant , c’est-à- 
dire,  vingt-cinq  ou  trente  ans  : les  exemples  qui  pourraient  être  contraires 
à cette  règle  sont  si  rares , qu’on  ne  doit  pas  même  les  regarder  comme  une 
exception  dont  on  puisse  tirer  des  conséquences  ; et  comme  les  gros  chevaux 
prennent  leur  entier  accroissement  en  moins  de  temps  que  les  chevaux 
fins , ils  vivent  aussi  moins  de  temps , et  sont  vieux  dès  l’âge  de  quinze  ans, 
Il  paraîtrait  au  premier  coup  d’œil  que  dans  les  chevaux  et  la  plupart  des 
autres  animaux  quadrupèdes,  l’accroissement  des  parties  postérieures  est 
d’abord  plus  grand  que  celui  des  parties  antérieures,  tandis  que  dans 
l’homme  les  parties  inférieures  croissent  moins  d’abord  que  les  parties  supé- 
rieures ; car  dans  l’enfant  les  cuisses  et  les  jambes  sont , à proportion  du 
corps,  beaucoup  moins  grandes  que  dans  l’adulte  : dans  le  poulain  au  con- 
traire les  jambes  de  derrière  sont  assez  longues  pour  qu’il  puisse  atteindre 
à sa  tête  avec  le  pied  de  derrière,  au  lieu  que  le  cheval  adulte  ne  peut  plus 
y atteindre  ; mais  cette  différence  vient  moins  de  l’inégalité  de  l’accroisse- 
ment total  des  parties  antérieures  et  postérieures  que  de  l’inégalité  des 
pieds  de  devant  et  de  ceux  de  derrière , qui  est  constante  dans  toute  la 
nature,  et  plus  sensible  dans  les  animaux  quadrupèdes  ; car  dans  l’homme 
les  pieds  sont  plus  gros  que  les  mains,  et  sont  aussi  plus  tôt  formés;  et  dans 
le  cheval,  dont  une  grande  partie  de  la  jambe  de  derrière  n’est  qu’un  pied, 
puisqu’elle  n’est  composée  que  des  os  relatifs  au  tarse,  au  métatarse,  etc., 
il  n’est  pas  étonnant  que  ce  pied  soit  plus  étendu  et  plus  tôt  développé  que 
la  jambe  de  devant , dont  toute  la  partie  inférieure  représente  la  main , puis- 
qu’elle n’est  composée  que  des  os  du  carpe,  du  métacarpe,  etc.  Lorsqu’un 
poulain  vient  de  naître  on  remarque  aisément  cette  différence;  les  jambes  de 
devant  comparées  à celles  de  derrière  paraissent,  et  sont  en  effet  beaucoup 
plus  courtes  alors  qu’elles  ne  le  seront  dans  la  suite,  et  d’ailleurs  l’épaisseur 
que  le  corps  acquiert , quoique  indépendante  des  proportions  de  l’accrois- 

a.  Voyez  le  Nouveau  parfait  maréchal,  de  M.  de  Garsaull , p.  68  et  suivantes. 

1.  L’homme  est  vingt  ans  à croître  ( car  ce  n’est  qu’à  cet  âge  que  se  fait,  dans  l’homme, 
la  réunion  des  os  et  des  ëpiphyses ) , et  il  vit  ou  peut  vivre  à peu  près  cent  ans , c’est-à-dire  cinq 
lois  vingt  ans.  Je  crois  qu’en  général  le  nombre  cinq  se  rapproche  plus  Su  rapport  réel  entre  la 
durée  de  l'accroissement  et  la  durée  de  la  vie , que  les  nombres  six  ou  sept  que  Buffon  propose. 
(Voyez  la  note  de  la  page  77.  ) 

2.  Le  cheval  est  plus  de  quatre  ans  à croître , car  j’ai  pu  déjà  m’assurer  qu’à  cet  âge  toutes 
les  ëpiphyses  ne  sont  pas  encore  soudées.  Très-probablement , le  cheval  met  cinq  ans  à croître  : 
aussi  vit-il  vingt-cinq  ans,  ou  à peu  près.  (Voyez  la  note  de  la  page  77.  ) 


LE  CHEVAL. 


397 


sement  en  longueur,  met  cependant  plus  de  distance  entre  les  pieds  de 
derrière  et  la  tète,  et  contribue  par  conséquent  à empêcher  le  cheval  d’y 
atteindre  lorsqu’il  a pris  son  accroissement. 

Dans  tous  les  animaux , chaque  espèce  est  variée  suivant  les  différents 
climats,  et  les  résultats  généraux  de  ces  variétés  forment  et  constituent 
les  différentes  races  *,  dont  nous  ne  pouvons  saisir  que  celles  qui  sont  les 
plus  marquées,  c’est-à-dire  celles  qui  diffèrent  sensiblement  les  unes  des 
autres,  en  négligeant  toutes  les  nuances  intermédiaires  qui  sont  ici,  comme 
en  tout,  infinies;  nous  en  avons  même  encore  augmenté  le  nombre  et  la 
confusion  en  favorisant  le  mélange  de  ces  races  , et  nous  avons , pour  ainsi 
dire,  brusqué  la  nature  en  amenant  en  ces  climats  des  chevaux  d’Afrique  ou 
d’Asie  ; nous  avons  rendu  méconnaissables  les  races  primitives  de  France 
en  y introduisant  des  chevaux  de  tout  pays  ; et  il  ne  nous  reste,  pour  distin- 
guer les  chevaux,  que  quelques  légers  caractères,  produits  par  l’influence 
actuelle  du  climat  : ces  caractères  seraient  bien  plus  marqués  et  les  diffé- 
rences seraient  bien  plus  sensibles,  si  les  races  de  chaque  climat  s’y  fussent 
conservées  sans  mélange;  les  petites  variétés  auraient  été  moins  nuancées , 
moins  nombreuses,  mais  il  y aurait  eu  un  certain  nombre  de  grandes  varié- 
tés bien  caractérisées , que  tout  le  monde  aurait  aisément  distinguées , au 
lieu  qu’il  faut  de  l’habitude,  et  même  une  assez  longue  expérience , pour 
connaître  les  chevaux  des  différents  pays;  nous  n’avons  sur  cela  que  les 
lumières  que  nous  avons  pu  tirer  des  livres  des  voyageurs,  des  ouvrages  des 
plus  habiles  écuyers,  tels  que  MM.  de  Newcastle,  de  Garsault,  de  la  Guéri- 
nière,  etc. , et  de  quelques  remarques  que  M.  de  Pignerolles,  écuyer  du  roi, 
et  chef  de  l’Académie  d’Angers,  a eu  la  bonté  de  nous  communiquer. 

Les  chevaux  arabes  sont  les  plus  beaux  que  l’on  connaisse  en  Europe  ; 
ils  sont  plus  grands  et  plus  étoffés  que  les  barbes,  et  tout  aussi  bien  faits; 
mais  comme  il  en  vient  rarement  en  France,  les  écuyers  n’ont  pas  d'obser- 
vations détaillées  de  leurs  perfections  et  de  leurs  défauts. 

Les  chevaux  barbes  sont  plus  communs;  ils  ont  l’encolure  longue,  fine, 
peu  chargée  de  crins  et  bien  sortie  du  garrot,  la  tête  belle,  petite  et  assez 
ordinairement  moutonnée,  l’oreille  belle  et  bien  placée,  les  épaules  légères 
et  plates,  le  garrot  mince  et  bien  relevé,  les  reins  courts  et  droits,  le  flanc  et 
les  côtes  rondes  sans  trop  de  ventre  , les  hanches  bien  effacées , la  croupe 
le  plus  souvent  un  peu  longue  et  la  queue  placée  un  peu  haut,  la  cuisse 
bien  formée  et  rarement  plate,  les  jambes  belles,  bien  faites  et  sans  poil, 
le  nerf  bien  détaché,  le  pied  bien  fait,  mais  souvent  le  paturon  long;  on  en 
voit  de  tous  poils,  mais  plus  communément  de  gris  : les  barbes  ont  un  peu 
de  négligence  dans  leur  allure , ils  ont  besoin  d’être  recherchés,  et  on  leur 
trouve  beaucoup  de  vitesse  et  de  nerf;  ils  sont  fort  légers  et  très-propres 


1.  On  ne  peut  définir  plus  exactement  les  variétés  ou  races,  dues  à l’influence  des  climats. 


398 


LE  CHEVAL. 


à la  course  : ces  chevaux  paraissent  être  les  plus  propres  pour  en  tirer 
race  ; il  serait  seulement  à souhaiter  qu’ils  fussent  de  plus  grande  taille; 
les  plus  grands  sont  de  quatre  pieds  huit  pouces,  et  il  est  rare  d’en  trou- 
ver qui  aient  quatre  pieds  neuf  pouces;  il  est  confirmé  par  expérience 
qu’en  France,  en  Angleterre,  etc.,  ils  engendrent  des  poulains  qui  sont 
plus  grands  qu’eux.  On  prétend  que  parmi  les  barbes,  ceux  du  royaume 
de  Maroc  sont  les  meilleurs,  ensuite  les  barbes  de  montagne  ; ceux  du  reste 
de  la  Mauritanie  sont  au-dessous,  aussi  bien  que  ceux  de  Turquie,  de 
Perse  et  d’Arménie  : tous  ces  chevaux  des  pays  chauds  ont  le  poil  plus  ras 
que  les  autres.  Les  chevaux  turcs  ne  sont  pas  si  bien  proportionnés  que  les 
barbes;  ils  ont  pour  l’ordinaire  l’encolure  effilée,  le  corps  long,  les  jambes 
trop  menues;  cependant  ils  sont  grands  travailleurs  et  de  longue  haleine  : 
on  n’en  sera  pas  étonné,  si  l’on  fait  attention  que  dans  les  pays  chauds  les  os 
des  animaux  sont  plus  durs  que  dans  les  climats  froids,  et  c’est  par  cette 
raison  que,  quoiqu’ils  aient  le  canon  plus  menu  que  ceux  de  ce  pays-ci,  ils 
ont  cependant  plus  de  force  dans  les  jambes. 

Les  chevaux  d’Espagne,  qui  tiennent  le  second  rang  après  les  barbes,  ont 
l’encolure  longue,  épaisse  et  beaucoup  de  crins,  la  tête  un  peu  grosse,  et 
quelquefois  moutonnée,  les  oreilles  longues,  mais  bien  placées,  les  yeux 
pleins  de  feu,  l’air  noble  et  fier,  les  épaules  épaisses  et  le  poitrail  large,  les 
reins  assez  souvent  un  peu  bas,  la  côte  ronde,  et  souvent  un  peu  trop  de 
ventre,  la  croupe  ordinairement  ronde  et  large,  quoique  quelques-uns 
l’aient  un  peu  longue,  les  jambes  belles  et  sans  poil,  le  nerf  bien  détaché, 
le  paturon  quelquefois  un  peu  long,  comme  les  barbes,  le  pied  un  peu 
allongé  comme  celui  d’un  mulet,  et  souvent  le  talon  trop  haut  : les  chevaux 
d’Espagne  de  belle  race  sont  épais,  bien  étoffés,  bas  de  terre;  ils  ont  aussi 
beaucoup  de  mouvement  dans  leur  démarche,  beaucoup  de  souplesse,  de 
feu  et  de  fierté;  leur  poil  le  plus  ordinaire  est  noir  ou  bai-marron,  quoiqu’il 
y en  ait  quelques-uns  de  toutes  sortes  de  poils;  ils  ont  très-rarement  des 
jambes  blanches  et  des  nez  blancs;  les  Espagnols,  qui  ont  de  l’aversion 
pour  ces  marques,  ne  tirent  point  race  des  chevaux  qui  les  ont;  ils  ne  veu- 
lent qu’une  étoile  au  front;  ils  estiment  même  les  chevaux  zains  autant 
que  nous  les  méprisons  : l’un  et  l’autre  de  ces  préjugés,  quoique  contraires, 
sont  peut-être  tout  aussi  mal  fondés,  puisqu’il  se  trouve  de  très-bons  che- 
vaux avec  toutes  sortes  de  marques,  et  de  même  d’excellents  chevaux  qui 
sont  zains;  cette  petite  différence  dans  la  robe  d’un  cheval  ne  semble  en 
aucune  façon  dépendre  de  son  naturel  ou  de  sa  constitution  intérieure, 
puisqu’elle  dépend  en  effet  d’une  qualité  extérieure,  et  si  superficielle  que 
par  une  légère  blessure  dans  la  peau  on  produit  une  tache  blanche  : au 
reste,  les  chevaux  d’Espagne,  zains  ou  autres,  sont  tous  marqués  à la  cuisse 
hors  le  montoir  de  la  marque  du  haras  dont  ils  sont  sortis  ; ils  ne  sont  pas 
communément  de  grande  taille;  cependant  on  en  trouve  quelques-uns  de 


LE  CHEVAL. 


399 


quatre  pieds  neuf  ou  dix  pouces;  ceux  de  la  haute  Andalousie  passent  pour 
être  les  meilleurs  de  tous,  quoiqu’ils  soient  assez  sujets  à avoir  la  tête  trop 
longue,  mais  on  leur  fait  grâce  de  ce  défaut  en  faveur  de  leurs  rares  qua- 
lités; ils  ont  du  courage,  de  l’obéissance,  de  la  grâce,  de  la  fierté,  et  plus 
de  souplesse  que  les  barbes;  c’est  par  tous  ces  avantages  qu’on  les  préfère 
à tous  les  autres  chevaux  du  monde  pour  la  guerre,  pour  la  pompe  et  pour 
le  manège. 

Les  plus  beaux  chevaux  anglais  sont,  pour  la  conformai  ion,  assez  sem- 
blables aux  arabes  et  aux  barbes,  dont  ils  sortent  en  effet;  ils  ont  cepen- 
dant la  tête  plus  grande,  mais  bien  faite  et  moutonnée,  et  les  oreilles  plus 
longues,  mais  bien  placées  : par  les  oreilles  seules  on  pourrait  distinguer 
un  cheval  anglais  d’un  cheval  barbe;  mais  la  grande  différence  est  dans  la 
taille;  les  anglais  sont  bien  étoffés  et  beaucoup  plus  grands  ; on  en  trouve 
communément  de  quatre  pieds  dix  pouces  et  même  de  cinq  pieds  de  hau- 
teur; il  y en  a de  tous  poils  et  de  toutes  marques;  ils  sont  généralement 
forts,  vigoureux,  hardis,  capables  d’une  grande  fatigue,  excellents  pour  la 
chasse  et  la  course;  mais  il  leur  manque  la  grâce  et  la  souplesse,  ils  sont 
durs  et  ont  peu  de  liberté  dans  les  épaules. 

On  parle  souvent  de  courses  de  chevaux  en  Angleterre,  et  il  y a des  gens 
extrêmement  habiles  dans  cette  espèce  d’art  gymnastique.  Pour  en  donner 
une  idée,  je  ne  puis  mieux  faire  que  de  rapporter  ce  qu’un  homme  respec- 
table a,  que  j’ai  déjà  eu  occasion  de  citer  dans  le  premier  volume  de  cet 
ouvrage,  m’a  écrit  de  Londres  le  18  février  1748.  M.  Thornhill,  maître  de 
poste  à Stilton,  fit  gageure  de  courir  à cheval  trois  fois  de  suite  le  chemin 
de  Stilton  à Londres,  c’est-à-dire  de  faire  deux  cent  quinze  milles  d’An- 
gleterre (environ  soixante-douze  lieues  de  France)  en  quinze  heures.  Le 
29  avril  1745,  vieux  style,  il  se  mit  en  course,  partit  de  Stilton,  fit  la  pre- 
mière course  jusqu’à  Londres  en  trois  heures  cinquante-une  minutes,  et 
monta  huit  différents  chevaux  dans  cette  course;  il  repartit  sur-le-champ 
et  fit  Ja  seconde  course,  de  Londres  à Stilton,  en  trois  heures  cinquante- 
deux  minutes,  et  ne  monta  que  six  chevaux  ; il  se  servit  pour  la  troisième 
course  des  mêmes  chevaux  qui  lui  avaient  déjà  servi;  dans  les  quatorze  il 
en  monta  sept,  et  il  acheva  cette  dernière  course  en  trois  heures  quarante- 
neuf  minutes;  en  sorte  que,  non-seulement  il  remplit  la  gageure,  qui  était 
de  faire  ce  chemin  en  quinze  heures,  mais  il  le  fit  en  onze  heures  trente- 
deux  minutes  : je  doute  que  dans  les  jeux  Olympiques  il  se  soit  jamais  fait 
une  course  aussi  rapide  que  cette  course  de  M.  Thornhill. 

Les  chevaux  d’Italie  étaient  autrefois  plus  beaux  qu’ils  ne  le  sont  aujour- 
d’hui, parce  que  depuis  un  certain  temps  on  y a négligé  les  haras;  cepen- 
dant il  se  trouve  encore  de  beaux  chevaux  napolitains , surtout  pour  les 


o.  Mylord  comte  de  Morton. 


400 


LE  CHEVAL. 


attelages;  mais,  en  général,  ils  ont  la  tête  grosse  et  l’encolure  épaisse,  ils 
sont  indociles,  et  par  conséquent  difficiles  à dresser  : ces  défauts  sont  com- 
pensés par  la  richesse  de  leur  taille,  par  leur  fierté  et  par  la  beauté  de  leurs 
mouvements;  ils  sont  excellents  pour  l’appareil,  et  ont  beaucoup  de  dispo- 
sition à piaffer. 

Les  chevaux  danois  sont  de  si  belle  taille  et  si  étoffés  qu’on  les  préfère 
à tous  les  autres  pour  en  faire  des  attelages  : il  y en  a de  parfaitement  bien 
moulés,  mais  en  petit  nombre,  car  le  plus  souvent  ces  chevaux  n’ont  pas 
une  conformation  fort  régulière;  la  plupart  ont  l’encolure  épaisse,  les 
épaules  grosses,  les  reins  un  peu  longs  et  bas,  la  croupe  trop  étroite  pour 
l’épaisseur  du  devant;  mais  ils  ont  tous  de  beaux  mouvements,  et  en 
général  ils  sont  très-bons  pour  la  guerre  et  pour  l’appareil;  ils  sont  de 
tous  poils;  et  même  les  poils  singuliers,  comme  pie  et  tigre,  ne  se  trouvent 
guère  que  dans  les  chevaux  danois. 

Il  y a en  Allemagne  de  fort  beaux  chevaux;  mais  en  général  ils  sont 
pesants  et  ont  peu  d’haleine,  quoiqu’ils  viennent,  pour  la  plupart,  de  che- 
vaux turcs  et  barbes  dont  on  entretient  les  haras,  aussi  bien  que  de  chevaux 
d’Espagne  et  d Italie  ; ils  sont  donc  peu  propres  à la  chasse  et  à la  course 
de  vitesse,  au  lieu  que  les  chevaux  hongrois  , transylvains  , etc.,  sont  au 
contraire  légers  et  bons  coureurs  : les  Housards  et  les  Hongrois  leur  fen- 
dent les  naseaux,  dans  la  vue,  dit-on,  de  leur  donner  plus  d’haleine,  et 
aussi  pour  les  empêcher  de  hennir  à la  guerre.  On  prétend  que  les  chevaux 
auxquels  on  a fendu  les  naseaux  ne  peuvent  plus  hennir  : je  n’ai  pas  été  à 
portée  de  vérifier  ce  fait,  mais  il  me  semble  qu’ils  doivent  seulement  hennir 
plus  faiblement  : on  a remarqué  que  les  chevaux  hongrois,  cravates  et  polo- 
nais sont  fort  sujets  à être  bégus. 

Les  chevaux  de  Hollande  sont  fort  bons  pour  le  carrosse,  et  ce  sont  ceux 
dont  on  se  sert  le  plus  communément  en  France;  les  meilleurs  viennent  de 
la  province  de  Frise  ; il  y en  a aussi  de  fort  bons  dans  le  pays  de  Bergues  et 
de  Juliers.  Les  chevaux  flamands  sont  fort  au-dessous  des  chevaux  de  Hol- 
lande; ils  ont  presque  tous  la  tête  grosse,  les  pieds  plats,  les  jambes  sujettes 
aux  eaux  ; et  ces  deux  derniers  défauts  sont  essentiels  dans  des  chevaux  de 
carrosse. 

II  y a en  France  des  chevaux  de  toute  espèce,  mais  les  beaux  sont  en 
petit  nombre;  les  meilleurs  chevaux  de  selle  viennent  du  Limousin;  ils  res- 
semblent assez  aux  barbes,  et  sont  comme  eux  excellents  pour  la  chasse, 
mais  ils  sont  tardifs  dans  leur  accroissement;  il  faut  les  ménager  dans  leur 
jeunesse,  et  même  ne  s’en  servir  qu’à  l’âge  de  huit  ans  : il  y a aussi  de 
, très-bons  bidets  en  Auvergne,  en  Poitou,  dans  le  Morvan,  en  Bourgogne; 
mais,  après  le  Limousin,  c’est  la  Normandie  qui  fournit  les  plus  beaux  che- 
vaux; ils  ne  sont  pas  si  bons  pour  la  chasse,  mais  ils  sont  meilleurs  pour  la 
guerre;  ils  sont  plus  étoffés  et  plus  tôt  formés.  On  tire  de  la  basse  Nor- 


LE  CHEVAL. 


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mandie  et  du  Cotentin  de  très-beaux  chevaux  de  carrosse,  qui  ont  plus  de 
légèreté  et  de  ressource  que  les  chevaux  de  Hollande;  la  Franche-Comté  et 
le  Boulonais  fournissent  de  très-bons  chevaux  de  tirage  : en  général  les 
chevaux  français  pèchent  par  avoir  de  trop  grosses  épaules,  au  lieu  que  les 
barbes  pèchent  par  les  avoir  trop  serrées. 

Après  l’énumération  de  ces  chevaux  qui  nous  sont  le  mieux  connus, 
nous  rapporterons  ce  que  les  voyageurs  disent  des  chevaux  étrangers  que 
nous  connaissons  peu.  Il  y a de  fort  bons  chevaux  dans  toutes  les  îles  de 
l’Archipel;  ceux  de  l’-île  de  Crète  a étaient  en  grande  réputation  chez  les 
anciens  pour  l’agilité  et  la  vitesse;  cependant  aujourd’hui  on  s’en  sert  peu 
dans  le  pays  même  à cause  de  la  trop  grande  aspérité  du  terrain,  qui  est 
presque  partout  fort  inégal  et  fort  montueux  : les  beaux  chevaux  de  ces 
îles,  et  même  ceux  de  Barbarie,  sont  de  race  arabe.  Les  chevaux  naturels 
du  royaume  de  Maroc  sont  beaucoup  plus  petits  que  les  arabes,  mais  très- 
légers  et  très-vigoureux  b.  M.  Shaw  prétend  c que  les  haras  d’Égypte  et  de 
Tingitanie  l’emportent  aujourd’hui  sur  tous  ceux  des  pays  voisins;  au  lieu 
qu’on  trouvait,  il  y a environ  un  siècle,  d’aussi  bons  chevaux  dans  tout  le 
reste  de  la  Barbarie  : l’excellence  de  ces  chevaux  barbes  consiste,  dit-il,  à 
ne  s’abattre  jamais,  et  à se  tenir  tranquilles  lorsque  le  cavalier  descend  ou 
laisse  tomber  la  bride;  ils  ont  un  grand  pas  et  un  galop  rapide,  mais  on  ne 
les  laisse  point  trotter  ni  marcher  l’amble  : les  habitants  du  pays  regar- 
dent ces  allures  du  cheval  comme  des  mouvements  grossiers  et  ignobles. 
Il  ajoute  que  les  chevaux  d’Égypte  sont  supérieurs  à tous  les  autres  pour 
la  taille  et  pour  la  beauté;  mais  ces  chevaux  d’Égypte,  aussi  bien  que  la 
plupart  des  chevaux  de  Barbarie,  viennent  des  chevaux  arabes  qui  sont, 
sans  contredit,  les  premiers  et  les  plus  beaux  chevaux  du  monde. 

Selon  Marmol d,  ou  plutôt  selon  Léon  l’Africain  e , car  Marmol  l’a  ici 
copié  presque  mot  à mot,  les  chevaux  arabes  viennent  des  chevaux  sau- 
vages des  déserts  d’Arabie,  dont  on  a fait  très-anciennement  des  haras,  qui 
les  ont  tant  multipliés  que  toute  l’Asie  et  l’Afrique  en  sont  pleines;  ils 
sont  si  légers,  que  quelques-uns  d’entre  eux  devancent  les  autruches  à la 
course  : les  Arabes  du  désert  et  les  peuples  de  Libye  élèvent  une  grande 
quantité  de  ces  chevaux  pour  la  chasse  , ils  ne  s’en  servent  ni  pour  voyager 
ni  pour  combattre,  ils  les  font  pâturer  lorsqu’il  y a de  l’herbe;  et  lorsque 
l’herbe  manque,  ils  ne  les  nourrissent  que  de  dattes  et  de  lait  de  chameau, 
ce  qui  les  rend  nerveux,  légers  et  maigres.  Ils  tendent  des  pièges  aux  che- 
vaux sauvages,  ils  en  mangent  la  chair,  et  disent  que  celle  des  jeunes  est 

a.  Voyez  la  Description  des  îles  de  l’Archipel,  par  Dapper,  p.  462. 

b.  Voyez  l’Afrique  de  Marmol.  Paris,  1667  , t.  II , p.  124. 

c.  Voyez  les  Voyages  de  M.  Shaio , traduits  en  français.  La  Haye , 1748  , t.  I , p.  308. 

d.  Voyez  l’ Afrique  de  Marmol,  t.  I,  p.  50. 

e.  Vide  Leonis  Afric.  de  Africœ  descript.,  t.  II , p.  750  et  751. 

II. 


26 


102 


LE  CHEVAL. 


fort  délicate  : ces  chevaux  sauvages  sont  plus  petits  que  les  autres,  ils  sont 
communément  de  couleur  cendrée,  quoiqu’il  y en  ait  aussi  de  blancs , et  ils 
ont  le  crin  et  le  poil  de  la  queue  fort  court  et  hérissé.  D’autres  voyageurs a 
nous  ont  donné  sur  les  chevaux  arabes  des  relations  curieuses  , dont  nous 
ne  rapporterons  ici  que  les  principaux  faits. 

Il  n’y  a point  d’Arabe  , quelque  misérable  qu’il  soit , qui  n’ait  des  che- 
vaux; ils  montent  ordinairement  les  juments,  l’expérience  leur  ayant  appris 
qu’elles  résistent  mieux  que  les  chevaux  à la  fatigue , à la  faim  et  à la  soif; 
elles  sont  aussi  moins  vicieuses,  plus  douces,  êt  hennissent  moins  fréquem- 
ment que  les  chevaux  : ils  les  accoutument  si  bien  à être  ensemble  qu’elles 
demeurent  en  grand  nombre,  quelquefois  des  jours  entiers,  abandonnées 
à elles-mêmes  sans  se  frapper  les  unes  les  autres,  et  sans  se  faire  aucun  mal. 
Les  Turcs  au  contraire  n’aiment  point  les  juments , et  les  Arabes  leur  ven- 
dent les  chevaux  qu’ils  ne  veulent  pas  garder  pour  étalons  ; ils  conservent 
avec  grand  son,  et  depuis  très-longtemps  , les  races  de  leurs  chevaux;  ils 
en  connaissent  les  générations , les  alliances  et  toute  la  généalogie;  ils  dis- 
tinguent les  races  par  des  noms  différents  , et  ils  en  font  trois  classes  : la 
première  est  celle  des  chevaux  nobles,  de  race  pure  et  ancienne  des  deux 
côtés  ; la  seconde  est  celle  des  chevaux  de  race  ancienne , mais  qui  se  sont 
mésalliés,  et  la  troisième  est  celle  des  chevaux  communs  : ceux-ci  se  ven- 
dent à bas  prix,  mais  ceux  de  la  première  classe,  et  même  ceux  de  la 
seconde,  parmi  lesquels  il  s’en  trouve  d’aussi  bons  que  ceux  de  la  première, 
sont  excessivement  chers;  ils  ne  font  jamais  couvrir  les  juments  de  cette 
première  classe  noble  que  par  des  étalons  de  la  même  qualité  ; ils  connais- 
sent par  une  longue  expérience  toutes  les  races  de  leurs  chevaux  et  de 
ceux  de  leurs  voisins,  ils  en  connaissent  en  particulier  le  nom , le  surnom, 
le  poil,  les  marques,  etc.  Quand  ils  n’ont  pas  des  étalons  nobles,  ils  en  em- 
pruntent chez  leurs  voisins,  moyennant  quelque  argent , pour  faire  couvrir 
leurs  juments,  ce  qui  se  fait  en  présence  de  témoins  qui  en  donnent  une 
attestation  signée  et  scellée  par-devant  le  secrétaire  de  l’émir,  ou  quelque 
autre  personne  publique;  et  dans  cette  attestation,  le  nom  du  cheval  et  de 
la  jument  est  cité  , et  toute  leur  génération  exposée;  lorsque  la  jument  a 
pouliné,  on  appelle  encore  des  témoins,  et  l’on  fait  une  autre  attestation 
dans  laquelle  on  fait  la  description  du  poulain  qui  vient  de  naître , et  on 
marque  le  jour  de  sa  naissance.  Ces  billets  donnent  le  prix  aux  chevaux , et 
on  les  remet  à ceux  qui  les  achètent.  Les  moindres  juments  de  cette  première 
classe  sont  de  cinq  cents  écus,  et  il  y en  a beaucoup  qui  se  vendent  mille 
écus,  et  même  quatre,  cinq  et  six  mille  livres.  Comme  les  Arabes  n'ont 
qu’une  tente  pour  maison,  cette  tente  leur  sert  aussi  d’écurie;  la  jument, 
le  poulain,  le  mari,  la  femme  et  les  enfants  couchent  tous  pêle-mêle  les  uns 

a.  Voyez  le  Voyage  de  M.  de  la  Roque , fait  par  ordre  de  Louis  XIV.  Paris , 1714 , p.  194  et 
suiv.,  et  aussi  l 'Histoire  générale  des  voyages.  Paris , 1746,  t.  II , p.  626. 


LE  CHEVAL. 


403 


avec  les  autres  : on  y voit  les  petits  enfants  sur  le  corps,  sur  le  cou  de  la 
jument  et  du  poulain,  sans  que  ces  animaux  les  blessent  ni  les  incommo- 
dent; on  dirait  qu’ils  n’osent  se  remuer,  de  peur  de  leur  faire  du  mal  : ces 
juments  sont  si  accoutumées  à vivre  dans  cette  familiarité,  qu’elles  souffrent 
toute  sorte  de  badinage.  Les  Arabes  ne  les  battent  point,  ils  les  traitent  dou- 
cement, ils  parlent  et  raisonnent  avec  elles,  ils  en  prennent  un  très-grand 
soin,  ils  les  laissent  toujours  aller  au  pas,  et  ne  les  piquent  jamais  sans  néces- 
sité; mais  aussi  dès  qu’elles  se  sentent  chatouiller  le  flanc  avec  le  coin  de 
l’étrier,  elles  parlent  subitement  et  vont  d’une  vitesse  incroyable;  elles  sau- 
tent le»  haies  et  les  fossés  aussi  légèremeut  que  des  biches,  et  si  leur  cavalier 
vient  à tomber,  elles  sont  si  bien  dressées  qu’elles  s’arrêtent  tout  court, 
même  dans  le  galop  le  plus  rapide.  Tous  les  chevaux  des  Arabes  sont  d’une 
taille  médiocre , fort  dégagés,  et  plutôt  maigres  que  gras  ; ils  les  pansent 
soir  et  matin  fort  régulièrement  et  avec  tant  de  soin  qu’ils  ne  leur  laissent 
pas  la  moindre  crasse  sur  la  peau;  ils  leur  lavent  les  jambes,  le  crin  et  la 
queue , qu’ils  laissent  toute  longue  et  qu’ils  peignent  rarement  pour  ne  pas 
rompre  le  poil  ; ils  ne  leur  donnent  rien  à manger  de  tout  le  jour,  ils  leur 
donnent  seulement  à boire  deux  ou  trois  fois , et  au  coucher  du  soleil  ils 
leur  passent  un  sac  à la  tête,  dans  lequel  il  y a environ  un  demi-boisseau 
d’orge  bien  nette  : ces  chevaux  ne  mangent  donc  que  pendant  la  nuit,  et  on 
ne  leur  ôte  le  sac  que  le  lendemain  matin  lorsqu’ils  ont  tout  mangé  : on  les 
met  au  vert  au  mois  de  mars,  quand  l’herbe  est  assez  grande;  c’est  dans 
cette  même  saison  que  l’on  fait  couvrir  les  jmments,  et  on  a grand  soin  de 
leur  jeter  de  l’eau  froide  sur  la  croupe,  immédiatement  après  qu’elles  ont 
été  couvertes  : lorsque  la  saison  du  printemps  est  passée , on  retire  les  che- 
vaux du  pâturage , et  on  ne  leur  donne  ni  herbe  ni  foin  de  tout  le  reste  de 
l’année,  ni  même  de  paille  que  très-rarement  ; l’orge  est  leur  unique  nour- 
riture. On  ne  manque  pas  de  couper  aussi  les  crins  aux  poulains  dès  qu’ils 
ont  un  an  ou  dix-huit  mois,  afin  qu’ils  deviennent  plus  touffus  et  plus  longs; 
on  les  monte  dès  l’âge  de  deux  ans  ou  deux  ans  et  demi  tout  au  plus  tard , 
on  ne  leur  met  la  selle  et  la  bride  qu’à  cet  âge  ; et  tous  les  jours,  du  matin 
jusqu’au  soir,  tous  les  chevaux  des  Arabes  demeurent  sellés  et  bridés  à la 
porte  de  la  tente. 

La  race  de  ces  chevaux  s’est  étendue  en  Barbarie , chez  les  Maures , et 
même  chez  les  Nègres  de  la  rivière  de  Gambie  et  du  Sénégal  ; les  seigneurs 
du  pays  en  ont  quelques-uns  qui  sont  d’une  grande  beauté  ; au  lieu  d’orge 
ou  d’avoine  on  leur  donne  du  maïs  concassé  ou  réduit  en  farine,  qu’on  mêle 
avec  du  lait  lorsqu’on  veut  les  engraisser,  et  dans  ce  climat  si  chaud  on 
ne  les  laisse  boire  que  rarement a.  D’un  autre  côté , les  chevaux  arabes  ont 
peuplé  l’Égypte,  la  Turquie,  et  peut-être  la  Perse,  où  il  y avait  autrefois  des 


a.  Voyez  Histoire  générale  des  voyages , t.  III , p,  297. 


404 


LE  CHEVAL. 


haras  très-considérables  : Marc  Paul  “ cite  un  haras  de  dix  mille  juments 
blanches , et  il  dit  que  dans  la  province  de  Balascie  il  y avait  une  grande 
quantité  de  chevaux  grands  et  légers , avec  la  corne  du  pied  si  dure  qu’il 
était  inutile  de  les  ferrer. 

Tous  les  chevaux  du  Levant  ont,  comme  ceux  de  Perse  et  d’Arabie,  la 
corne  fort  dure  ; on  les  ferre  cependant , mais  avec  des  fers  minces,  légers, 
et  qu’on  peut  clouer  partout  : en  Turquie , en  Perse  et  en  Arabie , on  a aussi 
les  mêmes  usages  pour  les  soigner,  les  nourrir,  et  leur  faire  de  la  litière  de 
leur  fumier,  qu’on  fait  auparavant  sécher  au  soleil  pour  en  ôter  l’odeur;  et 
ensuite  on  le  réduit  en  poudre  et  on  en  fait  une  couche , dans  l’écurie  ou 
dans  la  tente,  d’environ  quatre  ou  cinq  pouces  d’épaisseur  : cette  litière  sert 
fort  longtemps,  car  quand  elle  est  infectée  de  nouveau,  on  la  relève  pour  la 
faire  sécher  au  soleil  une  seconde  fois,  et  cela  lui  fait  perdre  entièrement  sa 
mauvaise  odeur. 

U y a en  Turquie  des  chevaux  arabes,  des  chevaux  tartares,  des  chevaux 
hongrois  et  des  chevaux  de  race  du  pays  ; ceux-ci  sont  beaux  et  très-fins b, 
ils  ont  beaucoup  de  feu,  de  vitesse,  et  même  d’agrément,  mais  ils  sont  trop 
délicats,  ils  ne  peuvent  supporter  la  fatigue,  ils  mangent  peu,  ils  s’échauf- 
fent aisément,  et  ont  la  peau  si  sensible  qu’ils  ne  peuvent  supporter  le  frot- 
tement de  l’étrille;  on  se  contente  de  les  frotter  avec  l’époussette  et  de  les 
laver  : ces  chevaux,  quoique  beaux,  sont,  comme  Ton  voit,  fort  au-dessous 
des  arabes,  ils  sont  même  au-dessous  des  chevaux  de  Perse , qui  sont , après 
les  arabes  % les  plus  beaux  et  les  meilleurs  chevaux  de  l’Orient;  les  pâtu- 
rages des  plaines  de  Médie,  de  Persépolis,  d’Ardebil,  de  Derbent,  sont  admi- 
rables, et  on  y élève  par  les  ordres  du  gouvernement  une  prodigieuse  quan- 
tité de  chevaux,  dont  la  plupart  sont  très-beaux,  et  presque  tous  excellents  : 
Pietro  délia  Yalle  d préfère  les  chevaux  communs  de  Perse  aux  chevaux 
d’Italie,  et  même,  dit-il,  aux  plus  excellents  chevaux  du  royaume  de  Naples; 
communément  ils  sont  de  taille  médiocre  e;  il  y en  a même  de  fort  petits  f, 
qui  n’en  sont  pas  moins  bons  ni  moins  forts , mais  il  s’en  trouve  aussi  beau- 
coup de  bonne  taille,  et  plus  grands  que  les  chevaux  de  selle  anglais  ».  Ils 
ont  tous  la  tête  légère , l’encolure  fine,  le  poitrail  étroit,  les  oreilles  bien 
faites  et  bien  placées,  les  jambes  menues,  la  croupe  belle  et  la  corne  dure; 
ils  sont  dociles,  vifs,  légers,  hardis,  courageux,  et  capables  de  supporter  une 

a.  Voyez  la  Description  géogr.  de  l’Inde,  par  Marc  Paul,  vénitien.  Paris,  1566  , t.  I,  p.  41, 
et  liv.  I , p.  21. 

b.  Voyez  le  Voyage  de  M.  Dumont.  La  Haye,  1699 , t.  III , p.  253  et  suiv. 

c.  Voyez  les  Voyages  de  Thévenot.  Paris,  1664,  t.  II , p.  220  ; de  Chardin.  Amst.  1711,  t.  Il, 
p.  25  et  suiv.  ; d’Adam  Olearius.  Paris,  1656 , t.  I , p.  560  et  suiv. 

d.  Voyez  les  Voyages  de  Pietro  délia,  Valle.  Rouen,  1745,  in-12,  t.  V,  p.  284  et  suiv. 

e.  Voyez  les  Voyages  de  Tavernier.  Rouen,  1713,  t.  Il,  p.  19  et  20. 

f.  Voyez  les  Voyages  de  Thévenot,  t.  II,  p.  220. 

g.  Voyez'les  Voyages  de  Chardin,  t.  II,  p.  25  et  suiv. 


LE  CHEVAL. 


405 


grande  fatigue;  ils  courent  d’une  très-grande  vitesse , sans  jamais  s’abattre 
ni  s’affaisser;  ils  sont  robustes  et  très-aisés  à nourrir,  on  ne  leur  donne  que 
de  l’orge  mêlée  avec  de  la  paille  hachée  menu,  dans  un  sac  qu’on  leur  passe 
à la  tête,  et  on  ne  les  met  au  vert  que  pendant  six  semaines  au  printemps  ; 
on  leur  laisse  la  queue  longue , on  ne  sait  ce  que  c’est  que  de  les  faire 
hongres  ; on  leur  donne  des  couvertures  pour  les  défendre  des  injures  de 
l’air;  on  les  soigne  avec  une  attention  particulière,  on  les  conduit  avec  un 
simple  bridon  et  sans  éperon , et  on  en  transporte  une  très-grande  quantité 
en  Turquie  et  surtout  aux  Indes  : ces  voyageurs,  qui  font  tous  l’éloge  des 
chevaux  de  Perse,  s’accordent  cependant  à dire  que  les  chevaux  arabes  sont 
encore  supérieurs  pour  l’agilité , le  courage  et  la  force , et  même  la  beauté, 
et  qu’ils  sont  beaucoup  plus  recherchés,  en  Perse  même,  que  les  plus  beaux 
chevaux  du  pays. 

Les  chevaux  qui  naissent  aux  Indes  ne  sont  pas  bons  ®;  ceux  dont  se 
servent  les  grands  du  pays  y sont  transportés  de  Perse  et  d’Arabie;  on  leur 
donne  un  peu  de  foin  le  jour,  et  le  soir  on  leur  fait  cuire  des  pois  avec  du 
sucre  et  du  beurre  au  lieu  d’ avoine- ou  d’orge;  cette  nourriture  les  soutient 
et  leur  donne  un  peu  de  force;  sans  cela  ils  dépériraient  en  très-peu  de 
temps,  le  climat  leur  étant  contraire.  Les  chevaux  naturels  du  pays  sont, 
en  général,  fort  petits;  il  y en  a même  de  si  petits  que  Tavernier  rapporte 
que  le  jeune  prince  du  Mogol,  âgé  de  sept  ou  huit  ans,  montait  ordinaire- 
ment un  petit  cheval  très-bien  fait,  dont  la  taille  n’excédait  pas  celle  d’un 
grand  lévrier  b.  Il  semble  que  les  climats  excessivement  chauds  soient 
contraires  aux  chevaux  : ceux  de  la  côte  d’Or,  de  celle  de  Juida,  de  Gui- 
née, etc.,  sont,  comme  ceux  des  Indes,  fort  mauvais;  ils  portent  la  tête  et  le 
cou  fort  bas;  leur  marche  est  si  chancelante  qu’on  les  croit  toujours  prêts  à 
tomber;  ils  ne  se  remueraient  pas  si  on  ne  les  frappait  continuellement,  et 
la  plupart  sont  si  bas  que  les  pieds  de  ceux  qui  les  montent  touchent  presque 
à terre  c;  ils  sont  de  plus  fort  indociles,  et  propres  seulement  à servir  de 
nourriture  aux  Nègres,  qui  en  aiment  la  chair  autant  que  celle  des  chiens  d : 
ce  goût  pour  la  chair  du  cheval  est  donc  commun  aux  Nègres  et  aux  Arabes; 
il  se  retrouve  en  Tartarie  et  même  à la  Chine  e.  Les  chevaux  chinois  ne 
valent  pas  mieux  que  ceux  des  Indes  f ; ils  sont  faibles,  lâches,  mal  faits  et 
fort  petits;  ceux  de  la  Corée  n’ont  que  trois  pieds  de  hauteur  : à la  Chine 


а.  Voyez  le  Voyage  de  La  Boullaye  le  Gouz.  Paris  , 1657  , p.  256;  et  le  Recueil  des  Voyages 
qui  ont  servi  à V établissement  de  la  Compagnie  des  Indes.  Amsterd.,  1702 , t.  IV,  p.  424. 

б.  Voyez  les  Voyages  de  Tavernier,  t.  III,  p.  334. 

c.  Voyez  Histoire  générale  des  voyages,  t.  IV,  p.  228. 

d.  Idem,  t.  IV,  p.  353. 

e.  Voyez  le  Voyage  de  M.  Le  Gentil.  Paris,  1725,  t.  II,  p.  24. 

f.  Voyez  les  Anciennes  relations  des  Indes  et  de  la  Chine,  traduites  de  l’arabe.  Paris  1718  , 
p.  204;  Y Histoire  générale  des  voyages,  t.  VI,  p.  492  et  535;  Y Histoire  de  la  conquête  de  la 
Chine,  par  Palafox.  Paris  , 1670  , p.  426. 


406 


LE  CHEVAL. 


presque  tous  les  chevaux  sont  hongres,  et  ils  sont  si  timides  qu’on  ne  peut 
s’en  servir  à la  guerre  ; aussi  peut-on  dire  que  ce  sont  les  chevaux  tartares 
qui  ont  fait  la  conquête  de  la  Chine  : ces  chevaux  sont  très-propres  pour  la 
guerre,  quoique  communément  ils  ne  soient  que  de  taille  médiocre;  ils 
sont  forts,  vigoureux,  fiers,  ardents,  légers  et  grands  coureurs;  ils  ont  la 
corne  du  pied  fort  dure,  mais  trop  étroite,  la  tête  fort  légère,  mais  trop 
petite,  l’encolure  longue  et  raide,  les  jambes  trop  hautes;  avec  tous  ces 
défauts  ils  peuvent  passer  pour  de  très-bons  chevaux;  ils  sont  infatigables 
et  courent  d’une  vitesse  extrême.  Les  Tartares  vivent  avec  leurs  chevaux  à 
peu  près  comme  les  Arabes  ; ils  les  font  monter  dès  l’âge  de  sept  ou  huit 
mois  par  de  jeunes  enfants  qui  les  promènent  et  les  font  courir  à petites 
reprises  ; ils  les  dressent  ainsi  peu  à peu  et  leur  font  souffrir  de  grandes 
diètes;  mais  ils  ne  les  montent  pour  aller  en  course  que  quand  ils  ont  six 
ou  sept  ans , et  ils  leur  font  supporter  alors  des  fatigues  incroyables a, 
comme  de  marcher  deux  ou  trois  jours  sans  s’arrêter,  d’en  passer  quatre  ou 
cinq  sans  autre  nourriture  qu'une  poignée  d’herbe  de  huit  heures  en  huit 
heures,  et  d’être  en  même  temps  vingt-quatre  heures  sans  boire,  etc.  Ces 
chevaux,  qui  paraissent,  et  qui  sont  en  effet  si  robustes  dans  leur  pays, 
dépérissent  dès  qu’on  les  transporte  à la  Chine  et  aux  Indes,  mais  ils  réus- 
sissent assez  en  Perse  et  en  Turquie.  Les  Petits-Tar tares  ont  aussi  une  rate 
de  petits  chevaux  dont  ils  font  tant  de  cas  qu’ils  ne  se  permettent  jamais  de 
les  vendre  à des  étrangers  : ces  chevaux  ont  toutes  les  bonnes  et  mauvaises 
qualités  de  ceux  de  la  grande  Tartarie,  ce  qui  prouve  combien  les  mêmes 
mœurs  et  la  même  éducation  donnent  le  même  naturel  et  la  même  habitude 
à ces  animaux.  Il  y a aussi  en  Circassie  et  en  Mingrélie  beaucoup  de  che- 
vaux qui  sont  même  plus  beaux  que  les  chevaux  tartares  ; on  trouve  encore 
d’assez  beaux  chevaux  en  Ukraine,  en  Valachie,  en  Pologne  et  en  Suède; 
mais  nous  n’avons  pas  d’observations  particulières  de  leurs  qualités  et  de 
leurs  défauts. 

Maintenant,  si  l’on  consulte  les  anciens  sur  la  nature  et  les  qualités  des 
chevaux  des  différents  pays,  on  trouvera  b que  les  chevaux  de  Grèce,  et 
surtout  ceux  de  la  Thessalie  et  de  l’Épire,  avaient  de  la  réputation  et  étaient 
très-bons  pour  la  guerre  ; que  ceux  de  l’Achaïe  étaient  les  plus  grands  que 
l’on  connût;  que  les  plus  beaux  de  tous  étaient  ceux  d’Égypte,  où  il  yen 
avait  une  très-grande  quantité , et  où  Salomon  envoyait  en  acheter  à un 
très-grand  prix  ; qu’en  Éthiopie  les  chevaux  réussissaient  mal  à cause  de  la 
trop  grande  chaleur  du  climat  ; que  l’Arabie  et  l’Afrique  fournissaient  les 
chevaux  les  mieux  faits,  et  surtout  les  plus  légers  et  les  plus  propres  à la 
monture  et  à la  course;  que  ceux  d’Italie,  et  surtout  de  la  Pouille,  étaient 

a.  Voyez  Palafox , p.  427  ; le  Recueil  des  voyages  du  Nord.  Rouen.,  1716,  t.  III,  p.  156; 
Tavernier,  t.  I , p.  472  et  suiv.  ; Flistoire  générale  des  voyages , t.  VI , p.  603,  et  t.  VII,  p.  214. 

I.  Voyez  Aldrovand.  Hist.  nat.  des  solipèdes , p.  48  et  63. 


LE  CHEVAL. 


407 


aussi  très-bons;  qu’en  Sicile,  Cappadoce,  Syrie,  Arménie,  Médie  et  Perse,  il 
y avait  d’excellents  chevaux,  et  recommandables  par  leur  vitesse  et  leur 
légèreté  ; que  ceux  de  Sardaigne  et  de  Corse  étaient  petits,  mais  vifs  et  cou- 
rageux; que  ceux  d’Espagne  ressemblaient  à ceux  des  Parthes,  et  étaient 
excellents  pour  la  guerre;  qu'il  y avait  aussi  en  Transylvanie  et  en  Valachie 
des  chevaux  à tête  légère,  à grands  crins  pendants  jusqu’à  terre,  et  à queue 
touffue,  qui  étaient  très-prompts  à la  course  ; que  les  chevaux  danois  étaient 
bien  faits  et  bons  sauteurs  ; que  ceux  de  Scandinavie  étaient  petits,  mais  bien 
moulés  et  fort  agiles  ; que  les  chevaux  de  Flandre  étaient  forts  ; que  les  Gau- 
lois fournissaient  aux  Romains  de  bons  chevaux  pour  la  monture  et  pour 
porter  des  fardeaux;  que  les  chevaux  des  Germains  étaient  mal  faits  et  si 
mauvais  qu’ils  ne  s’en  servaient  pas;  que  les  Suisses  en  avaient  beaucoup  et 
de  très-bons  pour  la  guerre;  que  les  chevaux  de  Hongrie  étaient  aussi  fort 
bons;  et,  enfin,  que  les  chevaux  des  Indes  étaient  fort  petits  et  très-faibles. 

II  résulte  de  tous  ces  faits  que  les  chevaux  arabes  ont  été  de  tous  temps  et 
sont  encore  les  premiers  chevaux  du  monde,  tant  pour  la  beauté  que  pour 
la  bonté  ; que  c’est  d’eux  que  l’on  tire,  soit  immédiatement,  soit  médiate- 
ment , par  le  moyen  des  barbes , les  plus  beaux  chevaux  qui  soient  en 
Europe,  en  Afrique  et  en  Asie;  que  le  climat  de  l’Arabie  est  peut-être  le 
vrai  climat  des  chevaux  et  le  meilleur  de  tous  les  climats,  puisqu’au  lieu  d’y 
croiser  les  races  par  des  races  étrangères  on  a grand  soin  de  les  conserver 
dans  toute  leur  pureté  ; que  si  ce  climat  n’est  pas  par  lui-même  le  meilleur 
climat  pour  les  chevaux,  les  Arabes  l’ont  rendu  tel  par  les  soins  particuliers 
qu’ils  nt  pris  de  tous  les  temps  d’anoblir  les  races,  en  ne  mettant  ensemble 
que  les  individus  les  mieux  faits  et  de  la  première  qualité;  que  par  cette 
attention,  suivie  pendant  des  siècles,  ils  nt  pu  perfectionner  l’espèce  au 
delà  de  ce  que  la  nature  aurait  fait  dans  le  meilleur  climat  : on  peut  encore 
en  conclure  que  les  climats  plus  chauds  que  froids,  et  surtout  les  pays  secs, 
sont  ceux  qui  conviennent  le  mieux  à la  nature  de  ces  animaux  ; qu’en  géné- 
ral les  petits  chevaux  sont  meilleurs  que  les  grands  ; que  le  soin  leur  est 
aussi  nécessaire  à tous  que  la  nourriture;  qu’avec  de  la  familiarité  et  des 
caresses  on  en  tire  beaucoup  plus  que  par  la  force  et  les  châtiments;  que 
les  chevaux  des  pays  chauds  ont  les  os,  la  corne,  les  muscles  plus  durs  que 
ceux  de  nos  climats;  que  quoique  la  chaleur  convienne  mieux  que  le  froid  à 
ces  animaux,  cependant  le  chaud  excessif  ne  leur  convient  pas;  que  le  grand 
froid  leur  est  contraire;  qu’enfin,  leur  habitude  et  leur  naturel  dépendent 
presque  en  entier  du  climat,  de  la  nourriture,  des  soins  et  de  l’éducation. 

En  Perse,  en  Arabie,  et  dans  plusieurs  autres  lieux  de  l’Orient,  on  n’est 
pas  dans  l’usage  de  hongrer  les  chevaux,  comme  on  le  fait  si  généralement 
en  Europe  et  à la  Chine  : cette  opération  leur  ôte  beaucoup  de  force,  de  cou- 
rage, de  fierté,  etc.,  mais  leur  donne  de  la  douceur,  de  la  tranquillité,  de  la 
docilité.  Pour  la  faire,  on  leur  attache  les  jambes  avec  des  cordes  on  les 


408 


LE  CHEVAL. 


renverse  sur  le  dos,  on  ouvre  les  bourses  avec  un  bistouri,  on  en  tire  les 
testicules,  on  coupe  les  vaisseaux  qui  y aboutissent  et  les  ligaments  qui  les 
soutiennent,  et,  après  les  avoir  enlevés  on  referme  la  plaie,  et  on  a soin  de 
faire  baigner  le  cheval  deux  fois  par  jour  pendant  quinze  jours,  ou  de  l’étuver 
souvent  avec  de  l’eau  fraîche  et  de  le  nourrir  pendant  ce  temps  avec  du  son 
détrempé  dans  beaucoup  d’eau , afin  de  le  rafraîchir  : cette  opération  se 
doit  faire  au  printemps  ou  en  automne,  le  grand  chaud  et  le  grand  froid  y 
étant  également  contraires.  A l’égard  de  l’âge  auquel  on  doit  la  faire,  il  y 
a des  usages  différents  : dans  certaines  provinces  on  hongre  les  chevaux  dès 
l’âge  d’un  an  ou  dix-huit  mois,  aussitôt  que  les  testicules  sont  bien  appa- 
rents au  dehors  ; mais  l’usage  le  plus  général  et  le  mieux  fondé  est  de  ne  les 
hongrer  qu’à  deux  et  même  à trois  ans,  parce  qu’en  les  hongrant  tard  ils 
conservent  un  peu  plus  des  qualités  attachées  au  sexe  masculin.  Pline  a dit 
que  les  dents  de  lait  ne  tombent  point  à un  cheval  qu’on  fait  hongre  avant 
qu'elles  soient  tombées  : j’ai  été  à portée  de  vérifier  ce  fait,  et  il  ne  s’est  pas 
trouvé  vrai  ; les  dents  de  lait  tombent  également  aux  jeunes  chevaux  hongres 
et  aux  jeunes  chevaux  entiers,  et  il  est  probable  que  les  anciens  n’ont 
hasardé  ce  fait  que  parce  qu’ils  l’ont  cru  fondé  sur  l’analogie  de  la  chute 
des  cornes  du  cerf,  du  chevreuil,  etc.,  qui,  en  effet,  ne  tombent  point  lors- 
que l’animal  a été  coupé.  Au  reste,  un  cheval  hongre  n’a  plus  la  puissance 
d’engendrer,  mais  il  peut  encore  s’accoupler,  et  l’on  en  a vu  des  exemples. 

Les  chevaux,  de  quelque  poil  qu’ils  soient,  muent  comme  presque  tous 
les  autres  animaux  couverts  de  poil,  et  cette  mue  se  fait  une  fois  l’an,  ordi- 
nairement au  printemps,  et  quelquefois  en  automne;  ils  sont  alors  plus  fai- 
bles que  dans  les  autres  temps,  il  faut  les  ménager,  les  soigner  davantage, 
et  les  nourrir  un  peu  plus  largement.  Il  y a aussi  des  chevaux  qui  muent  de 
corne  : cela  arrive  surtout  à ceux  qui  ont  été  élevés  dans  des  pays  humides 
et  marécageux,  comme  en  Hollande. 

Les  chevaux  hongres  et  les  juments  hennissent  moins  fréquemment  que 
les  chevaux  entiers,  ils  ont  aussi  la  voix  moins  pleine  et  moins  grave  : on 
peut  distinguer  dans  tous  cinq  6 sortes  de  hennissements  différents,  relatifs  à 
différentes  passions  : le  hennissement  d’allégresse,  dans  lequel  la  voix  se  fait 
entendre  assez  longuement,  monte  et  finit  à des  sons  plus  aigus;  le  cheval 
rue  en  même  temps,  mais  légèrement,  et  ne  cherche  point  à frapper  ; le  hen- 
nissement du  désir;  soit  d’amour,  soit  d’attachement,  dans  lequel  le  che- 
val ne  rue  point,  et  la  voix  se  fait  entendre  longuement  et  finit  par  des  sons 
plus  graves;  le  hennissement  de  la  colère,  pendant  lequel  le  cheval  rue  et 
frappe  dangereusement,  est  très-court  et  aigu;  celui  de  la  crainte,  pendant 
lequel  il  rue  aussi,  n’est  guère  plus  long  que  celui  de  la  colère,  la  voix  est 
grave,  rauque,  et  semble  sortir  en  entier  des  naseaux  : ce  hennissement  est 

a.  Voyez  Plin.  Hist.  nat. , in-8°.  Paris,  1685,  t.  II,  liv.  n,  parag.  74,  p.  558. 

b.  Vide  Cardan  : De  rerum  varietate  , lib.  vii  , cap.  32, 


/fl  4, ,r4- 


. £mp  Jlje+sauoeuie. 


'■  Noye> 


LE  CHEVAL. 


409 


assez  semblable  au  rugissement  d’un  lion;  celui  de  la  douleur  est  moins  un 
hennissement  qu’un  gémissement  ou  ronflement  d’oppression  qui  se  fait  à 
voix  grave,  et  suit  les  alternatives  de  la  respiration.  Au  reste,  on  a remar- 
qué que  les  chevaux  qui  hennissent  le  plus  souvent,  surtout  d’allégresse  et 
de  désir,  sont  les  meilleurs  et  les  plus  généreux  : les  chevaux  entiers  ont 
aussi  la  voix  plus  forte  que  les  hongres  et  les  juments  ; dès  la  naissance,  le 
mâle  a la  voix  plus  forte  que  la  femelle;  à deux  ans  ou  deux  ans  et  demi , 
c’est-à-dire  à l’àge  de  puberté,  la  voix  des  mâles  et  des  femelles  devient  plus 
forte  et  plus  grave,  comme  dans  l’homme  et  dans  la  plupart  des  autres 
animaux.  Lorsque  le  cheval  est  passionné  d’amour,  de  désir,  d’appétit,  il 
montre  les  dents  et  semble  rire  , il  les  montre  aussi  dans  la  colère  et  lors- 
qu’il veut  mordre;  il  tire  quelquefois  la  langue  pour  lécher,  mais  moins 
fréquemment  que  le  bœuf,  qui  lèche  beaucoup  plus  que  le  cheval,  et  qui 
cependant  est  moins  sensible  aux  caresses  : le  cheval  se  souvient  aussi  beau- 
coup plus  longtemps  des  mauvais  traitements,  et  il  se  rebute  bien  plus  aisé- 
ment que  le  bœuf  ; son  naturel  ardent  et  courageux  lui  fait  donner  d’abord 
tout  ce  qu'il  possède  de  forces,  et  lorsqu’il  sent  qu’on  exige  encore  davan- 
tage, il  s’indigne  et  refuse,  au  lieu  que  le  bœuf,  qui  de  sa  nature  est  lent  et 
paresseux,  s’excède  et  se  rebute  moins  aisément. 

Le  cheval  dort  beaucoup  moins  que  l’homme;  lorsqu’il  se  porte  bien  il 
ne  demeure  guère  que  deux  ou  trois  heures  de  suite  couché,  il  se  relève 
ensuite  pour  manger,  et  lorsqu’il  a été  trop  fatigué  il  se  couche  une  seconde 
fois  après  avoir  mangé,  mais  en  tout  il  ne  dort  guère  que  trois  ou  quatre 
heures  en  vingt-quatre  : il  y a même  des  chevaux  qui  ne  se  couchent  jamais 
et  qui  dorment  toujours  debout;  ceux  qui  se  couchent  dorment  aussi  quel- 
quefois sur  leurs  pieds  : on  a remarqué  que  les  hongres  dorment  plus  sou- 
vent et  plus  longtemps  que  les  chevaux  entiers. 

Les  quadrupèdes  ne  boivent  pas  tous  de  la  même  manière,  quoique  tous 
soient  également  obligés  d’aller  chercher  avec  la  tête  la  liqueur  qu’ils  ne 
peuvent  saisir  autrement,  à l’exception  du  singe,  du  maki  et  de  quelques 
autres  qui  ont  des  mains , et  qui  par  conséquent  peuvent  boire  comme 
l’homme,  lorsqu’on  leur  donne  un  vase  qu’ils  peuvent  tenir;  car  ils  le  por- 
tent à leur  bouche,  l’inclinent,  versent  la  liqueur,  et  l’avalent  par  le  simple 
mouvement  de  la  déglutition  : l’homme  boit  ordinairement  de  cette  manière, 
parce  que  c’est  en  effet  la  plus  commode;  mais  il  peut  encore  boire  de  plu- 
sieurs autres  façons , en  approchant  les  lèvres  et  les  contractant  pour  aspi- 
rer la  liqueur,  ou  bien  en  y enfonçant  le  nez  et  la  bouche  assez  profondé- 
ment pour  que  la  langue  en  soit  environnée  et  n’ait  d’autres  mouvements  à 
faire  que  celui  qui  est  nécessaire  pour  la  déglutition,  ou  encore  en  mor- 
dant., pour  ainsi  dire,  la  liqueur  avec  les  lèvres,  ou  enfin,  quoique  plus  diffi- 
cilement, en  tirant  la  langue,  l’élargissant  et  formant  une  espèce  de  petit 
godet  qui  rapporte  un  peu  d’eau  dans  la  bouche  : la  plupart  des  quadru- 


410 


LE  CHEVAL. 


pèdes  pourraient  aussi  chacun  boire  de  plusieurs  manières , mais  ils  font 
comme  nous,  ils  choisissent  celle  qui  leur  est  la  plus  commode  et  la  suivent 
constamment.  Le  chien , dont  la  gueule  est  fort  ouverte  et  la  langue  longue 
et  mince,  boit  en  lapant,  c’est-à-dire  en  léchant  la  liqueur,  et  formant  avec 
la  langue  un  godet  qui  se  remplit  à chaque  fois  et  rapporte  une  assez  grande 
quantité  de  liqueur  ; il  préfère  cette  façon  à celle  de  se  mouiller  le  nez  : le 
cheval  au  contraire,  qui  a la  bouche  plus  petite  et  la  langue  trop  épaisse  et 
trop  courte  pour  former  un  grand  godet,  et  qui  d’ailleurs  boit  encore  plus 
avidement  qu’il  ne  mange,  enfonce  la  bouche  et  le  nez  brusquement  et  pro- 
fondément dans  l’eau , qu’il  avale  abondamment  par  le  simple  mouvement 
de  la  déglutition;  mais  cela  même  le  force  à boire  tout  d’une  haleine,  au 
lieu  que  le  chien  respire  à son  aise  pendant  qu’il  boit  : aussi  doit-on  laisser 
aux  chevaux  la  liberté  de  boire  à plusieurs  reprises,  surtout  après  une 
course,  lorsque  le  mouvement  de  la  respiration  est  court  et  pressé  ; on  ne 
doit  pas  non  plus  leur  laisser  boire  de  l’eau  trop  froide , parce  que , indé- 
pendamment des  coliques  que  l’eau  froide  cause  souvent , il  leur  arrive 
aussi,  par  la  nécessité  où  ils  sont  d’y  tremper  les  naseaux,  qu’ils  se  refroi- 
dissent le  nez,  s’enrhument,  et  prennent  peut-être  les  germes  de  cette  mala- 
die à laquelle  on  a donné  le  nom  de  morve , la  plus  formidable  de  toutes 
pour  cette  espèce  d’animaux;  car  on  sait  depuis  peu  que  le  siège  de  la  morve 
•est  dans  la  membrane  pituitaire  “,  que  c’est  par  conséquent  un  vrai  rhume, 
qui  à la  longue  cause  une  inflammation  dans  cette  membrane  ; et  d’autre 
côté  les  voyageurs  qui  rapportent  dans  un  assez  grand  détail  les  maladies 
des  chevaux  dans  les  pays  chauds  , comme  l’Arabie , la  Perse , la  Barbarie , 
ne  disent  pas  que  la  morve  y soit  aussi  fréquente  que  dans  les  climats  froids  ; 
ainsi  je  crois  être  fondé  à conjecturer  que  l’une  des  causes  de  cette  maladie 
est  la  froideur  de  l’eau , parce  que  ces  animaux  sont  obligés  d’y  enfoncer  et 
d’y  tenir  le  nez  et  les  naseaux  pendant  un  temps  considérable  , ce  que  l’on 
préviendrait  en  ne  leur  donnant  jamais  d’eau  froide,  et  en  leur  essuyant 
toujours  les  naseaux  après  qu’ils  ont  bu.  Les  ânes,  qui  craignent  le  froid 
beaucoup  plus  que  les  chevaux,  et  qui  leur  ressemblent  si  fort  par  la  struc- 
ture intérieure,  ne  sont  cependant  pas  si  sujets  à la  morve,  ce  qui  ne  vient 
peut-être  que  de  ce  qu’ils  boivent  différemment  des  chevaux;  car  au  lieu 
d’enfoncer  profondément  la  bouche  et  le  nez  dans  l’eau , ils  ne  font  pres- 
que que  l’atteindre  des  lèvres. 

Je  ne  parlerai  pas  des  autres  maladies  des  chevaux  : ce  serait  trop  étendre 
l’Histoire  naturelle  que  de  joindre  à l’histoire  d’un  animal  celle  de  ses  mala- 
dies ; cependant  je  ne  puis  terminer  l’histoire  du  cheval,  sans  marquer  quel- 
ques regrets  de  ce  que  la  santé  de  cet  animal  utile  et  précieux  a été  jusqu’à 
présent  abandonnée  aux  soins  et  à la  pratique,  souvent  aveugles,  de  gens 

a.  M.  de  la  Fosse,  maréchal  du  Roi , a le  premier  démontré  que  le  siège  de  la  morve  est  dans 
la  membrane  pituitaire , et  il  a essayé  de  guérir  des  chevaux  en  les  trépanant. 


LE  CHEVAL. 


411 


sans  connaissances  et  sans  lettres.  La  médecine,  que  les  anciens  ont  appelée 
médecine  vétérinaire,  n’est  presque  connue  que  de  nom  : je  suis  persuadé 
que  si  quelque  médecin  tournait  ses  vues  de  ce  côté-là,  et  faisait  de  cette 
étude  son  principal  objet , il  en  serait  bientôt  dédommagé  par  d’amples  suc- 
cès ; que  non-seulement  il  s’enrichirait , mais  même  qu’au  lieu  de  se  dégra- 
der il  s’illustrerait  beaucoup,  et  celte  médecine  ne  serait  pas  si  conjecturale 
et  si  difficile  que  l'autre;  la  nourriture,  les  mœurs,  l’influence  du  senti- 
ment, toutes  les  causes  en  un  mot  étant  plus  simples  dans  l’animal  que 
dans  l’homme , les  maladies  doivent  aussi  être  moins  compliquées , et  par 
conséquent  plus  faciles  à juger  et  à traiter  avec  succès;  sans  compter  la 
liberté  qu’on  aurait  tout  entière  de  faire  des  expériences,  de  tenter  de  nou- 
veaux remèdes,  et  de  pouvoir  arriver  sans  crainte  et  sans  reproches  à une 
grande  étendue  de  connaissances  en  ce  genre,  dont  on  pourrait  même  par 
analogie  tirer  des  inductions  utiles  à l’art  de  guérir  les  hommes. 


L’ANE.  * 

A considérer  cet  animal,  même  avec  des  yeux  attentifs  et  dans  un  assez 
grand  détail , il  paraît  n’être  qu’un  cheval  dégénéré  : la  parfaite  similitude 
de  conformation  dans  le  cerveau,  les  poumons,  l’estomac,  le  conduit  intes- 
tinal, le  cœur,  le  foie,  les  autres  viscères,  et  la  grande  ressemblance  du 
corps,  des  jambes,  des  pieds  et  du  squelette  en  entier,  semblent  fonder  cette 
opinion  ; l’on  pourrait  attribuer  les  légères  différences  qui  se  trouvent  entre 
ces  deux  animaux  à l’influence  très-ancienne  du  climat,  de  la  nourriture, 
et  à la  succession  fortuite  de  plusieurs  générations  de  petits  chevaux  sau- 
vages à demi  dégénérés,  qui  peu  à peu  auraient  encore  dégénéré  davantage, 
se  seraient  ensuite  dégradés  autant  qu’il  est  possible,  et  auraient  à la  fin 
produit  à nos  yeux  une  espèce  nouvelle  et  constante,  ou  plutôt  une  succes- 
sion d’individus  semblables,  tous  constamment  viciés  de  la  même  façon,  et 
assez  différents  des  chevaux  pour  pouvoir  être  regardés  comme  formant 
une  autre  espèce.  Ce  qui  paraît  favoriser  cette  idée,  c’est  que  les  chevaux 
varient  beaucoup  plus  que  les  ânes  par  la  couleur  de  leur  poil  ; qu’ils  sont 
par  conséquent  plus  anciennement  domestiques,  puisque  tous  les  animaux 
domestiques  varient  par  la  couleur  beaucoup  plus  que  les  animaux  sauvages 
de  la  même  espèce;  que  la  plupart  des  chevaux  sauvages  dont  parlent  les 
voyageurs  sont  de  petite  taille  et  ont,  comme  les  ânes,  le  poil  gris,  la  queue 
nue,  hérissée  à l’extrémité,  et  qu’il  y a des  chevaux  sauvages,  et  même  des 
chevaux  domestiques  qui  ont  la  raie  noire  sur  le  dos,  et  d’autres  caractères 


Equusasinus  (Linn.).  — Ordre des  Pachydermes,  famille  des  Solipèdes,  genre  Cheval  (Cuv.), 


412 


L’ANE. 


qui  les  rapprochent  encore  des  ânes  sauvages  ou  domestiques.  D'autre  côté, 
si  l’on  considère  les  différences  du  tempérament,  du  naturel,  des  mœurs,  du 
résultat,  en  un  mot  de  l’organisation  de  ces  deux  animaux,  et  surtout  l’im- 
possibilité de  les  mêler  pour  en  faire  une  espèce  commune,  ou  même  une 
espèce  intermédiaire  qui  puisse  se  renouveler,  on  paraît  encore  mieux  fondé 
à croire  que  ces  deux  animaux  sont  chacun  d’une  espèce  aussi  ancienne 
l’une  que  l’autre,  et  originairement  aussi  essentiellement  différentes  qu’elles 
le  sont  aujourd’hui,  d’autant  plus  que  l’âne  ne  laisse  pas  de  différer  maté- 
riellement du  cheval  par  la  petitesse  de  la  taille,  la  grosseur  de  la  tête,  la 
longueur  des  oreilles,  la  dureté  de  la  peau,  la  nudité  de  la  queue,  la  forme 
de  la  croupe,  et  aussi  par  les  dimensions  des  parties  qui  en  sont  voisines, 
par  la  voix,  l’appétit,  la  manière  de  boire,  etc.  L’âne  et  le  cheval  viennent-ils 
donc  originairement  de  la  même  souche?  sont-ils,  comme  le  disent  les 
nomenclateurs  a,  de  la  même  famille  ? ou  ne  sont-ils  pas,  et  n’ont-ils  pas 
toujours  été  des  animaux  différents? 

Cette  question,  dont  les  physiciens  sentiront  bien  la  généralité,  la  diffi- 
culté, les  conséquences,  et  que  nous  avons  cru  devoir  traiter  dans  cet  article, 
parce  qu’elle  se  présente  pour  la  première  fois , tient  à la  production  des 
êtres  de  plus  près  qu’aucune  autre,  et  demande,  pour  être  éclaircie,  que 
nous  considérions  la  nature  sous  un  nouveau  point  de  vue.  Si,  dans  l’im- 
mense variété  que  nous  présentent  tous  les  êtres  animés  qui  peuplent  l’uni- 
vers, nous  choisissons  un  animal,  ou  même  le  corps  de  l’homme  pour  servir 
de  base  à nos  connaissances,  et  y rapporter,  par  la  voie  de  la  comparaison, 
les  autres  êtres  organisés,  nous  trouverons  que,  quoique  tous  ces  êtres 
existent  solitairement,  et  que  tous  varient  par  des  différences  graduées  à 
l’infini,  il  existe  en  même  temps  un  dessein  primitif  et  général  qu’on  peut 
suivre  très-loin,  et  dont  les  dégradations  sont  bien  plus  lentes  que  celles  des 
figures  et  des  autres  rapports  apparents;  car,  sans  parler  des  organes  de  la 
digestion,  de  la  circulation  et  de  la  génération,  qui  appartiennent  à tous  les 
animaux,  et  sans  lesquels  l’animal  cesserait  d’être  animal  et  ne  pourrait  ni 
subsister  ni  se  reproduire,  il  y a,  dans  les  parties  mêmes  qui  contribuent  le 
plus  à la  variété  de  la  forme  extérieure,  une  prodigieuse  ressemblance  qui 
nous  rappelle  nécessairement  l’idée  d’un  premier  dessein , sur  lequel  tout 
semble  avoir  été  conçu  : le  corps  du  cheval,  par  exemple,  qui  du  premier 
coup  d’œil  paraît  si  différent  du  corps  de  l’homme,  lorsqu’on  vient  à le  com- 
parer en  détail  et  partie  par  partie,  au  lieu  de  surprendre  par  la  différence, 
n’étonne  plus  que  par  la  ressemblance  singulière  et  presque  complète  qu’on 
y trouve  : en  effet,  prenez  le  squelette  de  l’homme,  inclinez  les  os  du  bassin, 
accourcissez  les  os  des  cuisses,  des  jambes  et  des  bras,  allongez  ceux  des 
pieds  et  des  mains,  soudez  ensemble  les  phalanges,  allongez  les  mâchoires 

a.  Equus  caudâ  undique  setosâ , le  cheval.  Equus  caudâ  extremâ  setosâ,  l’àue.  Linnæi 
Systema  naturœ.  Class.  1,  ord.  4. 


L’ANE. 


413 


en  raccourcissant  l’os  frontal,  et,  enfin,  allongez  aussi  l’épine  du  dos,  ce 
squelette  cessera  de  représenter  la  dépouille  d’un  homme  et  sera  le  squelette 
d’un  cheval;  car  on  peut  aisément  supposer  qu’en  allongeant  l’épine  du  dos 
et  les  nicàchoires  on  augmente  en  même  temps  le  nombre  des  vertèbres,  des 
côtes  et  des  dents  ; et  ce  n’est  en  effet  que  par  le  nombre  de  ces  os,  qu’on 
peut  regarder  comme  accessoires,  et  par  l’allongement,  le  raccourcissement 
ou  la  jonction  des  autres,  que  la  charpente  du  corps  de  cet  animal  diffère  de 
la  charpente  du  corps  humain.  On  vient  de  voir,  dans  la  description  du 
cheval1,  ces  faits  trop  bien  établis  pour  pouvoir  en  douter;  mais,  pour  suivre 
ces  rapports  encore  plus  loin,  que  l’on  considère  séparément  quelques  par- 
ties essentielles  à la  forme,  les  côtes,  par  exemple  : on  les  trouvera  dans 
l’homme,  dans  tous  les  quadrupèdes,  dans  les  oiseaux,  dans  les  poissons,  et 
on  en  suivra  les  vestiges  jusque  dans  la  tortue,  où  elles  paraissent  encore 
dessinées  par  les  sillons  qui  sont  sous  son  écaille;  que  l’on  considère, 
comme  l’a  remarqué  M.  Daubenton,  que  le  pied  d’un  cheval,  en  apparence 
si  différent  de  la  main  de  l’homme,  est  cependant  composé  des  mêmes  os, 
et  que  nous  avons  à l’extrémité  de  chacun  de  nos  doigts  le  même  osselet  en 
fer  à cheval  qui  termine  le  pied  de  cet  animal  ; et  l’on  jugera  si  cette  ressem- 
blance cachée  n’est  pas  plus  merveilleuse  que  les  différences  apparentes , si 
cette  conformité  constante  et  ce  dessein  suivi  de  l’homme  aux  quadrupèdes, 
des  quadrupèdes  aux  cétacés,  des  cétacés  aux  oiseaux,  des  oiseaux  aux 
reptiles,  des  reptiles  aux  poissons,  etc.,  dans  lesquels  les  parties  essen- 
tielles comme  le  cœur,  les  intestins,  l’épine  du  dos,  les  sens,  etc.,  se  trou- 
vent toujours,  ne  semblent  pas  indiquer  qu’en  créant  les  animaux  l’Être 
suprême  n’a  voulu  employer  qu’une  idée,  et  la  varier  en  même  temps  de 
toutes  les  manières  possibles,  afin  que  l’homme  pût  admirer  également  et  la 
magnificence  de  l’exécution  et  la  simplicité  du  dessein  2. 

Dans  ce  point  de  vue,  non-seulement  l’âne  et  le  cheval,  mais  même 
l’homme,  le  singe,  les  quadrupèdes  et  tous  les  animaux,  pourraient  être 
regardés  comme  ne  faisant  que  la  même  famille;  mais  en  doit-on  conclure 
que  dans  cette  grande  et  nombreuse  famille,  que  Dieu  seul  a conçue  et  tirée 
du  néant,  il  y ait  d’autres  petites  familles  projetées  par  la  nature  et  pro- 

1.  Par  Dauhenton. 

2.  « Buflon  avait  dit,  avec  une  rare  éloquence,  qu’il  existe  une  conformité  constante , un 

« dessein  suivi , une  ressemblance  cachée  plus  merveilleuse  que  les  différences  apparentes 

« L’unité  de  dessein,  de  plan,  d’idée  avait  donc  été  vue  par  Buffon;  elle  le  fut,  après  Buffon, 
« par  Vicq-d’Azyr,  par  Camper.  M.  Geoffroy  la  vit  à son  tour 

« Ici  la  science  profonde  devient  naturellement  la  plus  haute  philosophie.  Lorsque  Newton , 
« parvenu  à la  dernière  page  de  son  livre  immortel,  eut  reconnu  que  chaque  glohe,  que 
« chaque  monde  n’a  pas  sa  loi  propre  et  distincte,  qu’ils  sont  tous  soumis,  au  contraire,  à la 
« même  loi,  à une  loi  unique,  il  écrivit  cette  phrase,  si  digne  de  l’admiration  recueillie  de 
« de  tous  ceux  qui  pensent  : Il  est  certain  que , tout  portant  l’empreinte  d’un  même  dessein, 
« tout  doit  être  soumis  à un  seul  et  même  Être.  » (Voyez  mon  Éloge  historique  de  Geoffroy- 
Saint-Hilaire.  ) 


L’ANE. 


41 4 

chiites  par  le  temps,  dont  les  unes  ne  seraient  composées  que  de  deux  indi- 
vidus, comme  le  cheval  et  l’âne;  d’autres  de  plusieurs  individus,  comme 
celle  de  la  belette,  de  la  martre,  du  furet,  de  la  fouine,  etc.,  et,  de  même 
que  dans  les  végétaux,  il  y ait  des  familles  de  dix,  vingt,  trente,  etc.,  plantes? 
Si  ces  familles  existaient,  en  effet,  elles  n’auraient  pu  se  former  que  par  le 
mélange,  la  variation  successive  et  la  dégénération  des  espèces  originaires; 
et  si  l’on  admet  une  fois  qu’il  y ait  des  familles  dans  les  plantes  et  dans  les 
animaux,  que  l’âne  soit  de  la  famille  du  cheval,  et  qu’il  n’en  diffère  que 
parce  qu’il  a dégénéré,  on  pourra  dire  également  que  le  singe  est  de  la 
famille  de  l’homme,  que  c’est  un  homme  dégénéré,  que  l’homme  et  le  singe 
ont  eu  une  origine  commune  comme  le  cheval  et  l’âne,  que  chaque  famille, 
tant  dans  les  animaux  que  dans  les  végétaux,  n’a  eu  qu’une  seule  souche1, 
et  même  que  tous  les  animaux  sont  venus  d’un  seul  animal,  qui,  dans  la 
succession  des  temps,  a produit,  en  se  perfectionnant  et  en  dégénérant, 
toutes  les  races  des  autres  animaux. 

Les  naturalistes , qui  établissent  si  légèrement  des  familles  dans  les  ani- 
maux et  dans  les  végétaux,  ne  paraissent  pas  avoir  assez  senti  toute  l’étendue 
de  ces  conséquences  qui  réduiraient  le  produit  immédiat  de  la  création  à 
un  nombre  d’individus  aussi  petit  que  l’on  voudrait  : car  s’il  était  une  fois 
prouvé  qu’on  pût  établir  ces  familles  avec  raison,  s’il  était  acquis  que  dans 
les  animaux,  et  même  dans  les  végétaux,  il  y eût,  je  ne  dis  pas  plusieurs 
espèces,  mais  une  seule  qui  eût  été  produite  par  la  dégénération  d’une 
autre  espèce;  s’il  était  vrai  que  l’âne  ne  fût  qu’un  cheval  dégénéré,  il  n’y 
aurait  plus  de  bornes  à la  puissance  de  la  nature,  et  l’on  n’aurait  pas  tort  de 
supposer  que  d’un  seul  être  elle  a su  tirer  avec  le  temps  tous  les  autres  êtres 
organisés. 

Mais  non  : il  est  certain,  par  la  révélation,  que  tous  les  animaux  ont 
également  participé  à la  grâce  de  la  création,  que  les  deux  premiers  de 
chaque  espèce  et  de  toutes  les  espèces  sont  sortis  tout  formés  des  mains  du 
Créateur,  et  l’on  doit  croire  qu’ils  étaient  tels  alors,  à peu  près,  qu’ils  nous 
sont  aujourd’hui  représentés  par  leurs  descendants;  d’ailleurs,  depuis  qu’on 
observe  la  nature,  depuis  le  temps  d’Aristote  jusqu’au  nôtre,  l’on  n’a  pas 
vu  paraître  d’espèces  nouvelles,  malgré  le  mouvement  rapide  qui  entraîne, 
amoncelle  ou  dissipe  les  parties  de  la  matière,  malgré  le  nombre  infini  de 
combinaisons  qui  ont  dû  se  faire  pendant  ces  vingt  siècles,  malgré  les  accou- 
plements fortuits  ou  forcés  des  animaux  d’espèces  éloignées  ou  voisines, 
dont  il  n’a  jamais  résulté  que  des  individus  viciés  et  stériles,  et  qui  n’ont 

1.  Une  seule  souche.  Dans  le  langage  des  naturalistes,  famille  ne  signifie  pas  souche.  Buffon 
critique  à tort  Linné.  Quand  les  naturalistes  disent  que  deux  animaux  sont  de  la  même  famille, 
ils  n’entendent  pas  dire  que  l’un  vient  de  l’autre;  ils  entendent  seulement  que  ces  deux  ani- 
maux ont  une  organisation  semblable.  Le  cheval  et  l’àne,  en  tout  si  semblables,  sont  néan- 
moins deux  espèces  distinctes , mais  deux  espèces  du  même  genre,  et , à plus  forte  raison,  de  la 
même  famille;  car  qui  dit  genre  dit  réunion  d 'espèces,  et  qui  dit  famille  dit  réunion  de  genres. 


L’ANE. 


415 


pu  faire  souche  pour  de  nouvelles  générations.  La  ressemblance,  tant  exté- 
rieure qu’intérieure,  fût-elle  dans  quelques  animaux  encore  plus  grande 
qu’elle  ne  l’est  dans  le  cheval  et  dans  l’âne,  ne  doit  donc  pas  nous  porter  à 
confondre  ces  animaux  dans  la  même  famille,  non  plus  qu’à  leur  donner 
une  commune  origine  ; car  s’ils  venaient  de  la  même  souche  , s’ils  étaient 
en  effet  de  la  même  famille,  on  pourrait  les  rapprocher,  les  allier  de  nou- 
veau, et  défaire  avec  le  temps  ce  que  le  temps  aurait  fait. 

Il  faut  de  plus  considérer  que,  quoique  la  marche  de  la  nature  se  fasse 
par  nuances  et  par  degrés  souvent  imperceptibles,  les  intervalles  de  ces 
degrés  ou  de  ces  nuances  ne  sont  pas  tous  égaux  à beaucoup  près  ; que  plus 
les  espèces  sont  élevées,  moins  elles  sont  nombreuses,  et  plus  les  intervalles 
des  nuances  qui  les  séparent  y sont  grands  ; que  les  petites  espèces  au  con- 
traire sont  très-nombreuses,  et  en  même  temps  plus  voisines  les  unes  des 
autres,  en  sorte  qu’on  est  d’autant  plus  tenté  de  les  confondre  ensemble 
dans  uné  même  famille  qu’elles  nous  embarrassent  et  nous  fatiguent  davan- 
tage par  leur  multitude  et  par  leurs  petites  différences,  dont  nous  sommes 
obligés  de  nous  charger  la  mémoire  : mais  il  ne  faut  pas  oublier  que  ces 
familles  sont  notre  ouvrage,  que  nous  ne  les  avons  faites  que  pour  le  soula- 
gement de  notre  esprit,  que  s’il  ne  peut  comprendre  la  suite  réelle  de  tous 
les  êtres,  c’est  notre  faute  et  non  pas  celle  de  la  nature,  qui  ne  connaît 
point  ces  prétendues  familles,  et  ne  contient  en  effet  que  des  individus. 

Un  individu  est  un  être  à part,  isolé,  détaché,  et  qui  n’a  rien  de  commun 
avec  les  autres  êtres,  sinon  qu’il  leur  ressemble  ou  bien  qu’il  en  diffère  : 
tous  les  individus  semblables  qui  existent  sur  la  surface  de  la  terre  sont 
regardés  comme  composant  l’espèce  de  ces  individus;  cependant  ce  n’est 
ni  le  nombre  ni  la  collection  des  individus  semblables  qui  fait  l’espèce,  c’est 
la  succession  constante  et  le  renouvellement  non  interrompu  de  ces  indi- 
vidus qui  la  constituent;  car  un  être  qui  durerait  toujours  ne  ferait  pas  une 
espèce,  non  plus  qu’un  million  d’êtres  semblables  qui  dureraient  aussi 
toujours  : l’espèce  est  donc  un  mot  abstrait  et  général,  dont  la  chose  n’existe 
qu’en  considérant  la  nature  dans  la  succession  des  temps  et  dans  la  des- 
truction constante  et  le  renouvellement  tout  aussi  constant  des  êtres  : c’est 
en  comparant  la  nature  d’aujourd’hui  à celle  des  autres  temps , et  les  indi- 
vidus actuels  aux  individus  passés,  que  nous  avons  pris  une  idée  nette  de 
ce  que  l’on  appelle  espèce,  et  la  comparaison  du  nombre  ou  de  la  ressem- 
blance1 des  individus  n’est  qu’une  idée  accessoire,  et  souvent  indépendante 
de  la  première  ; car  l’âne  ressemble  au  cheval  plus  que  le  barbet  au  lévrier, 
et  cependant  le  barbet  et  le  lévrier  ne  font  qu’une  même  espèce,  puisqu’ils 
produisent  ensemble  des  individus  qui  peuvent  eux- mêmes  en  produire 

1.  Buffon  distingue  très-bien  ici,  dans  la  définition  de  1 "espèce,  le  fait  essentiel  : la  fécon- 
dité continue,  du  fait  accessoire  : la  ressemblance.  (Voyez  mon  Histoire  des  travaux  de 
Cuvier.) 


416 


L’ANE. 


d’autres,  au  lieu  que  le  cheval  et  l’âne  sont  certainement  de  différentes 
espèces  , puisqu’ils  ne  produisent  ensemble  que  des  individus  viciés  et 
inféconds. 

C’est  donc  dans  la  diversité  caractéristique  des  espèces  que  les  intervalles 
des  nuances  de  la  nature  sont  le  plus  sensibles  et  le  mieux  marqués;  on 
pourrait  même  dire  que  ces  intervalles  entre  les  espèces  sont  les  plus  égaux 
et  les  moins  variables  de  tous,  puisqu’on  peut  toujours  tirer  une  ligne  de 
séparation  entre  deux  espèces , c’est-à-dire  entre  deux  successions  d’indi- 
vidus qui  se  reproduisent  et  ne  peuvent  se  mêler,  comme  l’on  peut  aussi 
réunir  en  une  seule  espèce  deux  successions  d’individus  qui  se  reproduisent 
en  se  mêlant  : ce  point  est  le  plus  fixe  que  nous  ayons  en  histoire  naturelle; 
toutes  les  autres  ressemblances  et  toutes  les  autres  différences  que  l’on 
pourrait  saisir  dans  la  comparaison  des  êtres  ne  seraient  ni  si  constantes , 
ni  si  réelles,  ni  si  certaines  ; ces  intervalles  seront  aussi  les  seules  lignes 
de  séparation  que  l’on  trouvera  dans  notre  ouvrage;  nous  ne  diviserons  pas 
les  êtres  autrement  qu’ils  le  sont  en  effet;  chaque  espèce,  chaque  succes- 
sion d’individus  qui  se  reproduisent  et  ne  peuvent  se  mêler  sera  considérée 
à part  et  traitée  séparément,  et  nous  ne  nous  servirons  des  familles , des 
genres,  des  ordres  et  des  classes,  pas  plus  que  ne  s’en  sert  la  nature  L 

L’espèce  n’étant  donc  autre  chose  qu’une  succession  constante  d’indi- 
vidus semblables  et  qui  se  reproduisent1 2,  il  est  clair  que  cette  dénomination 
ne  doit  s’étendre  qu’aux  animaux  et  aux  végétaux , et  que  c'est  par  un  abus 
des  termes  ou  des  idées  que  les  nomenclateurs  l’ont  employée  pour  désigner 
les  différentes  sortes  de  minéraux  : on  ne  doitdonc  pas  regarder  le  fercomme 
une  espèce,  et  le  plomb  comme  une  autre  espèce,  mais  seulement  comme 
deux  métaux  dilférents  ; et  l’on  verra,  dans  notre  discours  sur  les  minéraux, 
que  les  lignes  de  séparation  que  nous  emploierons  dans  la  division  des 
matières  minérales  seront  bien  différentes  de  celles  que  nous  employons 
pour  les  animaux  et  pour  les  végétaux. 

Mais,  pour  en  revenir  à la  dégénération  des  êtres,  et  particulièrement  à 
celle  des  animaux  , observons  et  examinons  encore  de  plus  près  les  mouve- 
ments de  la  nature  dans  les  variétés  qu’elle  nous  offre;  et  comme  l’espèce 
humaine  nous  est  la  mieux  connue,  voyons  jusqu’où  s’étendent  ces  mouve- 
ments de  variation.  Les  hommes  diffèrent  du  blanc  au  noir  par  la  couleur, 
du  double  au  simple, par  la  hauteur  de  la  taille,  la  grosseur,  la  légèreté,  la 
force,  etc.,  et  du  tout  au  rien  pour  l’esprit;  mais  cette  dernière  qualité 
n’appartenant  point  à la  matière,  ne  doit  point  être  ici  considérée;  les 
autres  sont  les  variations  ordinaires  de  la  nature,  qui  viennent  de  l’influence 
du  climat  et  de  la  nourriture;  mais  ces  différences  de  couleur  et  de  dimen- 

1.  Voyez  la  note  de  la  page  6 du  Ier  volume. 

2.  L’espèce  est  en  effet,  comme  le  dit  Buffon,  la  succession  constante  d’individus  semblables 
et  qui  se  reproduisent. 


L’ANE. 


417 


sion  dans  la  taille  n’empêchent  pas  que  le  nègre  et  le  blanc,  le  Lapon  et  le 
Patagon,  le  géant  et  le  nain,  ne  produisent  ensemble  des  individus  qui  peu- 
vent eux-mêmes  se  reproduire,  et  que  par  conséquent  ces  hommes , si  dif- 
férents en  apparence,  ne  soient  tous  d’une  seule  et  même  espèce,  puisque 
celte  reproduction  constante  est  ce  qui  constitue  l’espèce1.  Après  ces  varia- 
tions générales,  il  y en  a d’autres  qui  sont  plus  particulières , et  qui  ne  lais- 
sent pas  de  se  perpétuer,  comme  les  énormes  jambes  des  hommes  qu’on 
appelle  de  la  race  de  Saint-Thomas  °,  dans  l’île  de  Ceylan,  les  yeux  rouges 
et  les  cheveux  blancs  des  dariens  et  des  chacrelas,  les  six  b doigts  aux  mains 
et  aux  pieds  dans  certaines  familles,  etc.  Ces  variétés  singulières  sont  des 
défauts  ou  des  excès  accidentels  qui , s’étant  d’abord  trouvés  dans  quelques 
individus,  se  sont  ensuite  propagés  de  race  en  race,  comme  les  autres  vices 
et  maladies  héréditaires  ; mais  ces  différences,  quoique  constantes,  ne  doi- 
vent être  regardées  que  comme  des  variétés  individuelles  qui  ne  séparent 
pas  ces  individus  de  leur  espèce , puisque  les  races  extraordinaires  de  ces 
hommes  à grosses  jambes  ou  à six  doigts  peuvent  se  mêler  avec  la  race 
ordinaire,  et  produire  des  individus  qui  se  reproduisent  eux- mêmes.  On 
doit  dire  la  même  chose  de  toutes  les  autres  difformités  ou  monstruosités 
qui  se  communiquent  des  pères  et  mères  aux  enfants  : voilà  jusqu’où  s’éten- 
dent les  erreurs  de  la  nature  , voilà  les  plus  grandes  limites  de  ses  variétés 
dans  l’homme;  et  s’il  y a des  individus  qui  dégénèrent  encore  davantage, 
ces  individus,  ne  reproduisant  rien,  n’allèrent  ni  la  constance  ni  l’unité  de 
l’espèce;  ainsi  il  n’y  a dans  l’homme  qu’une  seule  et  même  espèce,  et  quoi- 
que cette  espèce  soit  peut-être  la  plus  nombreuse  et  la  plus  abondante  en 
individus,  et  en  même  temps  la  plus  inconséquente  et  la  plus  irrégulière 
dans  toutes  ses  actions,  on  ne  voit  pas  que  cette  prodigieuse  diversité  de 
mouvements,  de  nourriture,  de  climat  et  de  tant  d’autres  combinaisons  que 
l’on  peut  supposer,  ait  produit  des  êtres  assez  différents  des  autres  pour 
faire  de  nouvelles  souches,  et  en  même  temps  assez  semblables  à nous  pour 
ne  pouvoir  nier  de  leur  avoir  appartenu. 

Si  le  nègre  et  le  blanc  ne  pouvaient  produire  ensemble,  si  même  leur 
production  demeurait  inféconde,  si  le  mulâtre  était  un  vrai  mulet,  il  y 
aurait  alors  deux  espèces  bien  distinctes  : le  nègre  serait  à l’homme  ce 
que  l’âne  est  au  cheval,  ou  plutôt  si  le  blanc  était  homme,  le  nègre  ne 
serait  plus  un  homme,  ce  serait  un  animal  à part  comme  le  singe,  et  nous 
serions  en  droit  de  penser  que  le  blanc  et  le  nègre  n’auraient  point  eu  une 
oi'igine  commune;  mais  celte  supposition  même  est  démentie  par  le  fait, 
et  puisque  tous  les  hommes  peuvent  communiquer  et  produire  ensemble, 

a.  Voyez,  ci-devant,  l’article  Variétés  dans  l'espèce  humaine. 

b.  Voyez  cette  observation  curieuse  dans  les  lettres  de  M.  de  Maupertuis,  où  vous  trouverez 
aussi  plusieurs  idées  philosophiques  très-élevées  sur  la  génération  et  sur  différents  autres  sujets. 

1,  Voyez  la  note  de  la  page  415. 


IT. 


27 


4*8 


L’A  N F. 


tou?  les  hommes  viennent  de  la  même  souche  et  sont  de  la  même  famille. 

Que  deux  individus  ne  puissent  produire  ensemble,  il  ne  faut  pour  cela 
que  quelques  légères  disconvenances  dans  le  tempérament,  ou  quelque 
défaut  accidentel  dans  les  organes  de  la  génération  de  l’un  ou  de  l’autre  de 
ces  deux  individus;  que  deux  individus  de  différentes  espèces,  et  que  l’on 
joint  ensemble,  produisent  d’autres  individus  qui,  ne  ressemblant  ni  à l’un 
ni  à l’autre,  ne  ressemblent  à rien  de  fixe,  et  ne  peuvent  par  conséquent 
rien  produire  de  semblable  à eux,  il  ne  faut  pour  cela  qu’un  certain  degré 
de  convenance  entre  la  forme  du  corps  et  les  organes  de  la  génération  de  ces 
animaux  différents  ; mais  quel  nombre  immense  et  peut-être  infini  de  com- 
binaisons ne  faudrait-il  pas  pour  pouvoir  seulement  supposer  que  deux  ani- 
maux, mâle  et  femelle,  d’une  certaine  espèce,  ont  non-seulement  assez 
dégénéré  pour  n’être  plus  de  cette  espèce,  c’est-à-dire  pour  ne  pouvoir  plus 
produire  avec  ceux  auxquels  ils  étaient  semblables,  mais  encore  dégénéré 
tous  deux  précisément  au  même  point,  et  à ce  point  nécessaire  pour  ne  pou- 
voir produire  qu’ensemble  ! et  ensuite  quelle  autre  prodigieuse  immensité 
de  combinaisons  ne  faudrait-il  pas  encore  pour  que  cette  nouvelle  produc- 
tion de  ces  deux  animaux  dégénérés  suivît  exactement  les  mêmes  lois  qui 
s’observent  dans  la  production  des  animaux  parfaits  ! car  un  animal  dégé- 
néré est  lui-même  une  production  viciée;  et  comment  se  pourrait-il  qu’une 
origine  viciée,  qu’une  dépravation,  une  négation,  pût  faire  souche,  et  non- 
seulement  produire  une  succession  d’êtres  constants,  mais  même  les  pro- 
duire de  la  même  façon  et  suivant  les  mêmes  lois  que  se  reproduisent  en 
effet  les  animaux  dont  l’origine  est  pure? 

Quoiqu’on  ne  puisse  donc  pas  démontrer  que  la  production  d’une  espèce 
par  la  dégénération  soit  une  chose  impossible  à la  nature,  le  nombre  des 
probabilités  contraires  est  si  énorme  que  philosophiquement  même  on  n’en 
peut  guère  douter;  car  si  quelque  espèce  a été  produite  par  la  dégénération 
d’une  autre,  si  l’espèce  de  l’âne  vient  de  l’espèce  du  cheval , cela  n’a  pu  se 
faire  que  successivement  et  par  nuances,  il  y aurait  eu  entre  le  cheval  et 
l'âne  un  grand  nombre  d’animaux  intermédiaires,  dont  les  premiers  se 
seraient  peu  à peu  éloignés  de  la  nature  du  cheval,  et  les  derniers  se  seraient 
approchés  peu  à peu  de  celle  de  l’âne;  et  pourquoi  ne  verrions-nous  pas 
aujourd’hui  les  représentants,  les  descendants  de  ces  espèces  intermédiaires? 
pourquoi  n’en  est-il  demeuré  que  les  deux  extrêmes? 

L’âne  est  donc  un  âne,  et  n’est  point  un  cheval  dégénéré,  un  cheval  à 
queue  nue;  il  n’est  ni  étranger,  ni  intrus,  ni  bâtard  ; il  a,  comme  tous  les 
autres  animaux,  sa  famille,  son  espèce1  et  son  rang;  son  sang  est  pur,  et 

1.  L’espèce  de  Y âne  est  particulière  et  propre , puisque,  même  avec  Yespèce  du  cheval , qui  en 
est  la  plus  voisine , l’àue  ne  produit  que  des  individus  viciés  et  inféconds.  (Voyez  la  page  416.) 
L 'espèce  de  l’âne,  réunie  à celles  du  cheval,  du  zèbre,  de  l’hémione,  etc. , etc. , forme  la  famille 
des  solipèdes. 


L’ANE. 


4 !9 


quoique  sa  noblesse  soit  moins  illustre,  elle  est  tout  aussi  bonne,  tout  aussi 
ancienne  que  celle  du  cheval;  pourquoi  donc  tant  de  mépris  pour  cet  ani- 
mal, si  bon,  si  patient,  si  sobre,  si  utile?  Les  hommes  mépriseraient-ils 
jusque  dans  les  animaux  ceux  qui  les  servent  trop  bien  et  à trop  peu  de 
fi  ais?  On  donne  au  cheval  de  l’éducation , on  le  soigne , on  l’instruit,  on 
l’exerce,  tandis  que  l'âne,  abandonné  à la  grossièreté  du  dernier  des  valets, 
ou  à la  malice  des  enfants,  bien  loin  d’acquérir,  ne  peut  que  perdre  par  son 
éducation;  et  s’il  n’avait  pas  un  grand  fonds  de  bonnes  qualités  il  les  per- 
drait en  effet  par  la  manière  dont  on  le  traite  : il  est  le  jouet,  le  plastron, 
le  bardot  des  rustres  qui  le  conduisent  le  bâton  à la  main,  qui  le  frappent, 
le  surchargent,  l’excèdent,  sans  précaution,  sans  ménagement;  on  ne  fait 
pas  attention  que  l’âne  serait  par  lui-même,  et  pour  nous,  le  premier,  le 
plus  beau,  le  mieux  fait,  le  plus  distingué  des  animaux  si  dans  le  monde  il 
n’y  avait  point  de  cheval;  il  est  le  second  au  lieu  d’être  le  premier,  et  par 
cela  seul  il  semble  n’être  plus  rien  : c’est  la  comparaison  qui  le  dégrade  ; on 
le  regarde,  on  le  juge,  non  pas  en  lui-même,  mais  relativement  au  cheval  ; 
on  oublie  qu’il  est  âne,  qu’il  a toutes  les  qualités  de  sa  nature,  tous  les  dons 
attachés  à son  espèce,  et  on  ne  pense  qu’à  la  figure  et  aux  qualités  du  cheval, 
qui  lui  manquent,  et  qu’il  ne  doit  pas  avoir. 

11  est  de  son  naturel  aussi  humble,  aussi  patient,  aussi  tranquille  que  le 
cheval  est  fier,  ardent,  impétueux;  il  souffre  avec  constance , et  peut-être 
avec  courage,  les  châtiments  et  les  coups;  il  est  sobre  et  sur  la  quantité  et 
sur  la  qualité  de  la  nourriture  ; il  se  contente  des  herbes  les  plus  dures,  les 
plus  désagréables,  que  le  cheval  et  les  autres  animaux  lui  laissent  et  dédai- 
gnent; il  est  fort  délicat  sur  l’eau,  il  ne  veut  boire  que  de  la  plus  claire  et 
aux  ruisseaux  qui  lui  sont  connus;  il  boit  aussi  sobrement  qu’il  mange,  et 
n’enfonce  point  du  tout  son  nez  dans  l’eau  par  la  peur  que  lui  fait,  dit-on, 
l’ombre  de  ses  oreilles  “ : comme  l’on  ne  prend  pas  la  peine  de  l’étriller,  il 
se  roule  souvent  sur  le  gazon,  sur  les  chardons,  sur  la  fougère,  et  sans  se 
soucier  beaucoup  de  ce  qu’on  lui  fait  porter,  il  se  couche  pour  se  rouler 
toutes  les  fois  qu’il  le  peut,  et  semble  par  là  reprocher  à son  maître  le  peu 
de  soin  qu’on  prend  de  lui  ; car  il  ne  se  vautre  pas  comme  le  cheval  dans  la 
fange  et  dans  l’eau,  il  craint  même  de  se  mouiller  les  pieds,  et  se  détourne 
pour  éviter  la  boue  ; aussi  a-t-il  la  jambe  plus  sèche  et  plus  nette  que  le 
cheval;  il  est  susceptible  d’éducation,  et  l’on  en  a vu  d’assez  bien  dressés  * 
pour  faire  curiosité  de  spectacle. 

Dans  la  première  jeunesse,  il  est  gai,  et  même  assez  joli  : il  a delà  légèreté 
et  de  la  gentillesse;  mais  il  la  perd  bientôt,  soit  par  l’âge,  soit  par  les  mau- 
vais traitements,  et  il  devient  lent,  indocile  et  têtu;  il  n’est  ardent  que  pour 
le  plaisir,  ou  plutôt  il  en  est  furieux  au  point  que  rien  ne  peut  le  retenir,  et 


a.  Voyez  Cardan  de  subtilitate,  lib.  x. 

b.  Vide  Aldrovand.  de  quadrup.  solidiped.,  lib.  i,  p.  308. 


L’ANE. 


420 

que  l’on  en  a vu  s’excéder  et  mourir  quelques  instants  après;  et  comme  il 
aime  avec  une  espèce  de  fureur,  il  a aussi  pour  sa  progéniture  le  plus  fort 
attachement.  Pline  nous  assure  que  lorsqu’on  sépare  la  mère  de  son  petit, 
elle  passe  à travers  les  flammes  pour  aller  le  rejoindre;  il  s’attache  aussi  à 
son  maître,  quoiqu’il  en  soit  ordinairement  maltraité;  il  le  sent  de  loin  et  le 
distingue  de  tous  les  autres  hommes;  il  reconnaît  aussi  les  lieux  qu’il  a cou- 
tume d’habiter,  les  chemins  qu’il  a fréquentés  ; il  a les  yeux  bons,  l’odorat 
admirable,  surtout  pour  les  corpuscules  de  l’ânesse,  l’oreille  excellente,  ce 
qui  a encore  contribué  à le  faire  mettre  au  nombre  des  animaux  timides,  qui 
ont  tous,  à ce  qu’on  prétend,  l’ouïe  très-fine  et  les  oreilles  longues  : lors- 
qu’on le  surcharge,  il  le  marque  en  inclinant  la  tête  et  baissant  les  oreilles; 
lorsqu’on  le  tourmente  trop  il  ouvre  la  bouche  et  retire  les  lèvres  d’une 
manière  très-désagréable,  ce  qui  lui  donne  l’air  moqueur  et  dérisoire;  si  on 
lui  couvre  les  yeux,  il  reste  immobile;  et  lorsqu’il  est  couché  sur  le  côté,  si 
on  lui  place  la  tête  de  manière  que  l’œil  soit  appuyé  sur  la  terre,  et  qu’on 
couvre  l’aulre  œil  avec  une  pierre  ou  un  morceau  de  bois,  il  restera  dans 
cette  situation  sans  faire  aucun  mouvement  et  sans  se  secouer  pour  se  rele- 
ver : il  marche,  il  trotte  et  il  galope  comme  le  cheval,  mais  tous  ses  mou- 
vements sont  petits  et  beaucoup  plus  lents;  quoiqu’il  puisse  d’abord  courir 
avec  assez  de  vitesse,  il  ne  peut  fournir  qu’une  petite  carrière  pendant  un 
petit  espace  de  temps;  et,  quelque  allure  qu’il  prenne,  si  on  le  presse,  il  est 
bientôt  rendu. 

Le  cheval  hennit,  l’âne  brait , ce  qui  se  fait  par  un  grand  cri  très-long, 
très-désagréable , et  discordant  par  dissonances  alternatives  de  l’aigu  au 
grave,  et  du  grave  à l’aigu  ; ordinairement  il  ne  crie  que  lorsqu’il  est  pressé 
d'amour  ou  d’appétit  : l’ânesse  a la  voix  plus  claire  et  plus  perçante;  l’âne 
qu’on  a fait  hongre  ne  brait  qu’à  basse  voix,  et  quoiqu’il  paraisse  faire  autant 
d’effort  et  les  mêmes  mouvements  de  la  gorge,  son  cri  ne  se  fait  pas  entendre 
de  loin. 

De  tous  les  animaux  couverts  de  poil,  l’âne  est  celui  qui  est  le  moins  sujet 
à la  vermine;  jamais  il  n’a  de  poux,  ce  qui  vient  apparemment  de  la  dureté 
et  de  la  sécheresse  de  sa  peau , qui  est  en  effet  plus  dure  que  celle  de  la 
plupart  des  autres  quadrupèdes;  et  c’est  par  la  meme  raison  qu’il  est  bien 
moins  sensible  que  le  cheval  au  fouet  et  à la  piqûre  des  mouches. 

A deux  ans  et  demi  les  premières  dents  incisives  du  milieu  tombent,  et 
ensuite  les  autres  incisives  à côté  des  premières  tombent  aussi  et  se  renou- 
vellent dans  le  même  temps  et  dans  le  même  ordre  que  celles  du  cheval  ; 
l’on  connaît  aussi  l’âge  de  l'âne  par  les  dents  : les  troisièmes  incisives  de 
chaque  côté  le  marquent  comme  dans  le  cheval. 

Dès  l’âge  de  deux  ans,  l’âne  est  en  état  d’engendrer;  la  femelle  est  encore 
plus  précoce  que  le  mâle,  et  elle  est  tout  aussi  lascive;  c’est  par  celte 
raison  qu’elle  est  très-peu  féconde  ; elle  rejette  au  dehors  la  liqueur  quelle 


L’ANE. 


421 


vient  de  recevoir  dans  l’accouplement,  à moins  qu’on  n’ait  soin  de  lui  ôter 
promptement  la  sensation  du  plaisir,  en  lui  donnant  des  coups  pour  calmer 
la  suite  des  convulsions  et  des  mouvements  amoureux  : sans  cette  précau- 
tion elle  ne  retiendrait  que  très-rarement.  Le  temps  le  plus  ordinaire  de  la 
chaleur  est  le  mois  de  mai  et  celui  de  juin;  lorsqu’elle  est  pleine,  la  chaleur 
cesse  bientôt,  et  dans  le  dixième  mois  le  lait  paraît  dans  les  mamelles; 
elle  met  bas  dans  le  douzième  mois,  et  souvent  il  se  trouve  des  morceaux 
solides  dans  la  liqueur  de  l’amnios,  semblables  à l’hippomanès  du  poulain; 
sept  jours  après  l’accouchement  la  chaleur  se  renouvelle,  et  l’ânesse  est  en 
état  de  recevoir  le  mâle  : en  sorte  qu’elle  peut,  pour  ainsi  dire,  continuel- 
lement engendrer  et  nourrir;  elle  ne  produit  qu’un  petit,  et  si  rarement 
deux  qu’à  peine  en  a-t-on  des  exemples  : au  bout  de  cinq  ou  six  mois  on 
peut  sevrer  l’ânon,  et  cela  est  môme  nécessaire,  si  la  mère  est  pleine,  pour 
quelle  puisse  mieux  nourrir  son  fœtus.  L’âne  étalon  doit  être  choisi  parmi 
les  plus  grands  et  les  plus  forts  de  son  espèce  ; il  faut  qu’il  ait  au  moins  trois 
ans  et  qu’il  n’en  passe  pas  dix,  qu’il  ait  les  jambes  hautes,  le  corps  étoffé, 
la  tête  élevée  et  légère,  les  yeux  vifs,  les  naseaux  gros,  l’encolure  un  peu 
longue,  le  poitrail  large,  les  reins  charnus,  la  côte  large,  la  croupe  plate, 
la  queue  courte,  le  poil  luisant,  doux  au  toucher  et  d’un  gris  foncé. 

L’âne,  qui  comme  le  cheval  est  trois  ou  quatre  ans  à croître , vit  aussi 
comme  lui  vingt-cinq  ou  trente  ans1  ; on  prétend  seulement  que  les  femelles 
vivent  ordinairement  plus  longtemps  que  les  mâles,  mais  cela  ne  vient 
peut-être  que  de  ce  qu’étant  souvent  pleines,  elles  sont  un  peu  plus  ména- 
gées, au  lieu  qu’on  excède  continuellement  les  mâles  de  fatigues  et  de 
coups;  ils  dorment  moins  que  les  chevaux,  et  ne  se  couchent  pour  dormir 
que  quand  ils  sont  excédés  : l’âne  étalon  dure  aussi  plus  longtemps  que  le 
cheval  étalon  ; plus  il  est  vieux,  plus  il  paraît  ardent,  et  en  général  la  santé 
de  cet  animal  est  bien  plus  ferme  que  celle  du  cheval;  il  est  moins  délicat, 
et  il  n’est  pas  sujet,  à beaucoup  près,  à un  aussi  grand  nombre  de  maladies  ; 
les  anciens  même  ne  lui  en  connaissaient  guère  d’autre  que  celle  de  la 
morve,  à laquelle  il  est,  comme  nous  l’avons  dit , encore  bien  moins  sujet 
que  le  cheval. 

Il  y a parmi  les  ânes  différentes  races  comme  parmi  les  chevaux , mais 
que  l’on  connaît  moins,  parce  qu’on  ne  les  a ni  soignés  ni  suivis  avec  la 
même  attention  : seulement  on  ne  peut  guère  douter  que  tous  ne  soient 
originaires  des  climats  chauds.  Aristote  “assure  qu’il  n’y  en  avait  point  de 
son  temps  en  Scvthie,  ni  dans  les  autres  pays  septentrionaux  qui  avoisinent 
la  Scythie,  ni  même  dans  les  Gaules,  dont  le  climat,  dit-il,  ne  laisse  pas 
d’être  froid;  et  il  ajoute  que  le  climat  froid,  ou  les  empêche  de  produire. 


a.  Vide  Arislot.  de  générât,  animal .,  lib.  h. 
1.  Voyez  la  note  1 de  la  page  396. 


422 


L’ANE. 


ou  les  fait  dégénérer,  et  que  c’est  par  cette  dernière  raison  que  dans  l’Illyrie, 
la  Thrace  et  l’Épire,  ils  sont  petits  et  faibles  ; ils  sont  encore  tels  en  France, 
quoiqu’ils  y soient  déjà  assez  anciennement  naturalisés,  et  que  le  froid  du 
climat  soit  bien  diminué  depuis  deux  mille  ans  par  la  quantité  de  forêts 
abattues  et  de  marais  desséchés;  mais  ce  qui  paraît  encore  plus  certain, 
c’est  qu’ils  sont  nouveaux  a pour  la  Suède  et  pour  les  autres  pays  du  Nord; 
ils  paraissent  être  venus  originairement  d’Arabie,  et  avoir  passé  d’Arabie  en 
Égypte,  d’Égypte  en  Grèce,  de  Grèce  en  Italie,  d’Italie  en  France,  et  ensuite 
en  Allemagne,  en  Angleterre,  et  enfin  en  Suède,  etc. , car  ils  sont  en  effet 
d’autant  moins  forts  et  d’autant  plus  petits,  que  les  climats  sont  plus  froids. 

Cette  migration  paraît  assez  bien  prouvée  par  le  rapport  des  voyageurs. 
Chardin  6 dit  « qu’il  y a de  deux  sortes  d’ânes  en  Perse , les  ânes  du  pays , 
« qui  sont  lents  et  pesants,  et  dont  on  ne  se  sert  que  pour  porter  des  far- 
« deaux,  et  une  race  d’ânes  d’Arabie,  qui  sont  de  fort  jolies  bêtes  et  les  pre- 
« miers  ânes  du  monde;  ils  ont  le  poil  poli,  la  tête  haute,  les  pieds  légers, 
« ils  les  lèvent  avec  action,  marchant  bien  , et  l’on  ne  s’en  sert  que  pour 
« montures  ; les  selles  qu’on  leur  met  sont  comme  des  bâts  ronds  et  plats 
« par-dessus,  elles  sont  de  drap  ou  de  tapisserie  avec  les  harnais  et  les 
« étriers;  on  s’assied  dessus  plus  vers  la  croupe  que  vers  le  col  : il  y a de 
« ces  ânes  qu’on  achète  jusqu'à  quatre  cents  livres,  et  l’on  n’en  saurait  avoir 
« à moins  de  vingt-cinq  pistoles  ; on  les  panse  comme  les  chevaux,  mais  on 
« ne  leur  apprend  autre  chose  qu’à  aller  l’amble,  et  l’art  de  les  y dresser 
«est  de  leur  attacher  les  jambes,  celles  de  devant  et  celles  de  derrière  du 
« même  côté,  par  deux  cordes  de  coton,  qu’on  fait  de  la  mesure  du  pas  de 
« l’âne  qui  va  l’amble,  et  qu’on  suspend  par  une  autre  corde  passée  dans  la 
« sangle  à l’endroit  de  l’étrier  ; des  espèces  d’écuyers  les  montent  soir  et 
« matin  et  les  exercent  à cette  allure;  on  leur  fend  les  naseaux  afin  de  leur 
« donner  plus  d’haleine , et  ils  vont  si  vite  qu’il  faut  galoper  pour  les 
« suivre. » 

Les  Arabes,  qui  sont  dans  l’habitude  de  conserver  avec  tant  de  soin  et 
depuis  si  longtemps  les  races  de  leurs  chevaux,  prendraient-ils  la  même 
peine  pour  les  ânes?  ou  plutôt  ceci  ne  semble-t-il  pas  prouver  que  le  climat 
d’Arabie  est  le  premier  et  le  meilleur  climat  pour  les  uns  et  pour  les  autres? 
de  là  ils  ont  passé  en  Barbarie  % en  Égypte,  où  ils  sont  beaux  et  de  grande 
taille,  aussi  bien  que  dans  les  climats  excessivement  chauds,  comme  aux 
Indes  et  en  Guinée  d , où  ils  sont  plus  grands,  plus  forts  et  meilleurs  que  les 
chevaux  du  pays;  ils  sont  même  en  grand  honneur  à Maduré  % où  l’une  des 

a.  Vide  Linnœi  Faunam  Suecicam. 

b.  Voyez  le  Voyage  de  Chardin,  t.  II , p.  26  et  27. 

c.  Voyez  le  Voyage  de  Shaio  , t.  I , p.  308. 

d.  Voyez  le  Voyage  de  Guinée  de  Bosman.  Utreeht,  1703,  p.  239  et  240. 

6.  Voyez  les  Lettres  édifiantes , XIIe  Recueil,  p.  96. 


L’ANE. 


42;î 

plus  considérables  et  des  plus  nobles  tribus  des  Indes  les  révère  particulière- 
ment, parce  qu’ils  croient  que  les  âmes  de  toute  la  noblesse  passent  dans  le 
corps  des  ânes;  enfin  l’on  trouve  les  ânes  en  plus  grande  quantité  que  les 
chevaux  dans  tous  les  pays  méridionaux,  depuis  le  Sénégal  jusqu’à  la  Chine  ; 
on  y trouve  aussi  des  ânes  sauvages  plus  communément  que  des  chevaux 
sauvages  : les  Latins,  d’après  les  Grecs,  ont  appelé  l’âne  sauvage  onager, 
onagre,  qu’il  ne  faut  pas  confondre,  comme  l’ont  fait  quelques  naturalistes 
et  plusieurs  voyageurs,  avec  le  zèbre,  dont  nous  donnerons  l’histoire  à part, 
parce  que  le  zèbre  est  un  animal  d’une  espèce  différente  de  celle  de  l’âne. 
L’onagre,  ou  l’âne  sauvage,  n’est  point  rayé  comme  le  zèbre,  et  il  n’est  pas, 
à beaucoup  près,  d’une  figure  aussi  élégante  : on  trouve  des  ânes  sauvages 
dans  quelques  îles  de  l’Archipel,  et  particulièrement  dans  celle  de  Cérigo  ; 
il  y en  a beaucoup  dans  les  déserts  de  Libye  et  de  6 Numidie;  ils  sont  gris  et 
courent  si  vite,  qu’il  n’y  a que  les  chevaux  barbes  qui  puissent  les  atteindre 
à la  course  ; lorsqu’ils  voient  un  homme,  ils  jettent  un  cri,  font  une  ruade, 
s’arrêtent,  et  ne  fuient  que  lorsqu’on  les  approche  ; on  les  prend  dans  des 
pièges  et  dans  des  lacs  de  corde  ; ils  vont  par  troupes  pâturer  et  boire,  on  en 
mange  la  chair.  Il  y avait  aussi  du  temps  de  Marmol,  que  je  viens  de  citer, 
des  ânes  sauvages  dans  l’île  de  Sardaigne,  mais  plus  petits  que  ceux  d’Afri- 
que; etPietro  délia  Yalle  dit c avoir  vu  un  âne  sauvage  à Bassora;  sa  figure 
n’était  point  différente  de  celle  des  ânes  domestiques  ; il  était  seulement 
d’une  couleur  plus  claire,  et  il  avait,  depuis  la  tête  jusqu’à  la  queue,  une 
raie  de  poil  blond  ; il  était  aussi  beaucoup  plus  Yif  et  plus  léger  à la  course 
que  les  ânes  ordinaires.  Olearius  d rapporte  qu’un  jour  le  roi  de  Perse  le  fit 
monter  avec  lui  dans  un  petit  bâtiment  en  forme  de  théâtre,  pour  faire  col- 
lation de  fruits  et  de  confitures;  qu’après  le  repas  on  fit  entrer  trente-deux 
ânes  sauvages  sur  lesquels  le  roi  tira  quelques  coups  de  fusil  et  de  flèche, 
et  qu’il  permit  ensuite  aux  ambassadeurs  et  autres  seigneurs  de  tirer;  que 
ce  n’était  pas  un  petit  divertissement  de  voir  ces  ânes , chargés  qu’ils  étaient 
quelquefois  de  plus  de  dix  flèches,  dont  ils  incommodaient  et  blessaient  les 
autres  quand  ils  se  mêlaient  avec  eux,  de  sorte  qu’ils  se  mettaient  à se 
mordre  et  à ruer  les  uns  contre  les  autres  d’une  étrange  façon,  et  que  quand 
on  les  eut  tous  abattus  et  couchés  de  rang  devant  le  roi , on  les  envoya  à 
Ispahan  à la  cuisine  de  la  cour  ; les  Persans  faisaient  un  si  grand  état  de  la 
chair  de  ces  ânes  sauvages,  qu’ils  en  ont  fait  un  proverbe,  etc.  Mais  il  n’y 
a pas  apparence  que  ces  trente-deux  ânes  sauvages  fussent  tous  pris  dans 
les  forêts,  et  c’étaient  probablement  des  ânes  qu’on  élevait  dans  de  grands 
parcs  pour  avoir  le  plaisir  de  les  chasser  et  de  les  manger. 

а.  Voyez  le  Recueil  de  Dapper , p.  18b  et  378. 

б.  Vide  Leonis  Afric.  de  A fric,  descript. , t.  II , p.  52  ; et  VA  frique  de  Marmol , t.  I , p.  53. 

c.  Voyez  les  Voyages  de  Pietro  délia  Valle  , t.  VIII , p.  49. 

d.  Voyez  le  Voyage  d'Adam  Olearius.  Paris,  1656  , t.  I , p.  511. 


424 


L’ANE. 


Un  n’a  point  trouvé  d’ânes  en  Amérique,  non  plus  que  de  chevaux, 
quoique  le  climat,  surtout  celui  de  l’Amérique  méridionale,  leur  convienne 
autant  qu’aucun  autre  ; ceux  que  les  Espagnols  y ont  transportés  d’Europe, 
et  qu’ils  ont  abandonnés  dans  les  grandes  îles  et  dans  le  continent,  y ont 
beaucoup  multiplié,  et  l’on  y trouve  a en  plusieurs  endroits  des  ânes  sau- 
vages qui  vont  par  troupes,  et  que  l’on  prend  dans  des  pièges  comme  les 
chevaux  sauvages. 

L’âne  avec  la  jument  produit  les  grands  mulets;  le  cheval  avec  l’ânesse 
produit  les  petits  mulets,  différents  des  premiers  à plusieurs  égards;  mais 
nous  nous  réservons  de  traiter  en  particulier  de  la  génération  des  mulets, 
des  jumars,  etc.,  et  nous  terminerons  l'histoire  de  l’âne  par  celle  de  ses 
propriétés  et  des  usages  auxquels  nous  pouvons  l’employer. 

Comme  les  ânes  sauvages  sont  inconnus  dans  ces  climats,  nous  ne  pou- 
vons pas  dire  si  leur  chair  est  en  effet  bonne  à manger  ; mais  ce  qu’il  y a de 
sûr  c’est  que  celle  des  ânes  domestiques  est  très-mauvaise,  et  plus  mauvaise, 
plus  dure,  plus  désagréablement  insipide  que  celle  du  cheval;  Galien  b dit 
même  que  c’est  un  aliment  pernicieux  et  qui  donne  des  maladies  : le  lait 
d’ânesse,  au  contraire,  est  un  remède  éprouvé  et  spécifique  pour  certains 
maux,  et  l’usage  de  ce  remède  s’est  conservé  depuis  les  Grecs  jusqu’à  nous; 
pour  l’avoir  de  bonne  qualité  il  faut  choisir  une  ânesse  jeune,  saine,  bien  en 
chair,  qui  ait  mis  bas  depuis  peu  de  temps,  et  qui  n’ait  pas  été  couverte 
depuis;  il  faut  lui  ôter  l’ânon  qu’elle  allaite,  la  tenir  propre,  la  bien  nourrir 
de  foin,  d’avoine,  d’orge  et  d’herbes  dont  les  qualités  salutaires  puissent 
influer  sur  la  maladie;  avoir  attention  de  ne  pas  laisser  refroidir  le  lait,  et 
même  ne  le  pas  exposer  à l’air,  ce  qui  le  gâterait  en  peu  de  temps. 

Les  anciens  attribuaient  aussi  beaucoup  de  vertus  médicinales  au  sang,  à 
l’urine,  etc.,  de  l’âne,  et  beaucoup  d’autres  qualités  spécifiques  à la  cervelle, 
au  cœur,  au  foie,  etc.,  de  cet  animal  ; mais  l’expérience  a détruit,  ou  du 
moins  n’a  pas  confirmé  ce  qu’ils  nous  en  disent. 

Comme  la  peau  de  l’âne  est  très-dure  et  très-élastique,  on  l’emploie  uti- 
lement à différents  usages  ; on  en  fait  des  cribles,  des  tambours  et  de  très- 
bons  souliers;  on  en  fait  du  gros  parchemin  pour  les  tablettes  de  poche,  que 
l'on  enduit  d’une  couche  légère  de  plâtre;  c’est  aussi  avec  le  cuir  de  l’âne 
que  les  Orientaux  font  le  sagri  % que  nous  appelons  chagrin.  Il  y a appa- 
rence que  les  os,  comme  la  peau  de  cet  animal,  sont  aussi  plus  durs  que  les 
os  des  autres  animaux,  puisque  les  anciens  en  faisaient  des  flûtes,  et  qu’ils 
les  trouvaient  plus  sonnants  que  tous  les  autres  os. 

L’âne  est  peut-être  de  tous  les  animaux  celui  qui,  relativement  à son 
volume,  peut  porter  les  plus  grands  poids  ; et  comme  il  ne  coûte  presque 

a.  Voyez  le  Nouveau  voyage  aux  îles  de  V Amérique.  Paris,  T722 , t.  II , p.  293. 

b.  Vide  Galen.  de  aliment,  facult.,  lib.  ni. 

C.  Voyez  le  Voyage  de  Thévenot , t.  II,  p.  6t 


L’ANE. 


425 


rien  à nourrir,  et  qu’il  ne  demande,  pour  ainsi  dire,  aucun  soin,  il  est  d’une 
grande  utilité  à la  campagne,  au  moulin,  etc.  ; il  peut  aussi  servir  de  mon- 
ture, toutes  ses  allures  sont  douces,  et  il  bronche  moins  que  le  cheval  ; on  le 
met  souvent  à la  charrue  dans  les  pays  où  le  terrain  est  léger,  et  son  fumier 
est  un  excellent  engrais  pour  les  terres  fortes  et  humides. 


LE  BOEUF.  * 

La  surface  de  la  terre,  parée  de  sa  verdure,  est  le  fonds  inépuisable  et 
commun  duquel  l’homme  et  les  animaux  tirent  leur  subsistance;  tout  ce  qui 
a vie  dans  la  nature  vit  sur  ce  qui  végète,  et  les  végétaux  vivent  à leur  tour 
des  débris  de  tout  ce  qui  a vécu  et  végété  : pour  vivre  il  faut  détruire,  et  ce 
n’est  en  effet  qu’en  détruisant  des  êtres  que  les  animaux  peuvent  se  nourrir 
et  se  multiplier.  Dieu,  en  créant  les  premiers  individus  de  chaque  espèce 
d’animal  et  de  végétal,  a non-seulement  donné  la  forme  à la  poussière  de  la 
terre,  mois  il  l’a  rendue  vivante  et  animée,  en  renfermant  dans  chaque  indi- 
vidu une  quantité  plus  ou  moins  grande  de  principes  actifs,  de  molécules 
organiques  vivantes  *,  indestructibles  “,  et  communes  à tous  les  êtres  orga- 
nisés : ces  molécules  passent  de  corps  en  corps,  et  servent  également  à la 
vie  actuelle  et  à la  continuation  de  la  vie,  à la  nutrition,  à l’accroissement 
de  chaque  individu;  et  après  la  dissolution  du  corps,  après  sa  destruction, 
sa  réduction  en  cendres,  ces  molécules  organiques,  sur  lesquelles  la  mort 
ne  peut  rien,  survivent,  circulent  dans  l’univers,  passent  dans  d’autres  êtres, 
et  y portent  la  nourriture  et  la  vie  : toute  production,  tout  renouvellement, 
tout  accroissement  par  la  génération,  par  la  nutrition,  par  le  développe- 
ment, supposent  donc  une  destruction  précédente,  une  conversion  de  sub- 
stance, un  transport  de  ces  molécules  organiques  qui  ne  se  multiplient  pas, 
mais  qui,  subsistant  toujours  en  nombre  égal,  rendent  la  nature  toujours 
également  vivante , la  terre  également  peuplée,  et  toujours  également  res- 
plendissante de  la  première  gloire  de  celui  qui  l’a  créée. 

A prendre  les  êtres  en  général,  le  total  de  la  quantité  de  vie  est  donc  tou- 
jours le  même,  et  la  mort,  qui  semble  tout  détruire,  ne  détruit  rien  de  cette 
vie  primitive  et  commune  à toutes  les  espèces  d’êtres  organisés  : comme 

a.  Voyez  le  chapitre  vi  et  suivants  de  la  seconde  partie  du  Ier  volume. 

* Bos  taurus  ( Linn.  ).  — Ordre  des  Ruminants;  Genre  Bœuf( Cuv.  ). 

1.  J’ai  assez  parlé  des  molécules  organiques  dans  les  notes  du  Ier  volume  pour  n’y  pas  reve- 
nir une  fois  encore.  D’ailleurs,  les  molécules  organiques  ne  figurent  ici  que  comme  dénomi- 
nations, comme  mots,  comme  noms  arbitraires  des  principes  réels  qui  servent  à la  nutrition 
et  à la  reproduction.  Ce  qui  inspire  Bi'ffon  dans  ces  belles  pages,  c’est  la  vue  profonde  de  ce 
fonds  commun  de  vie  qui  est  éternel  sur  la  terre  : la  petite  hypothèse  disparait  et  se  perd  dans 
le  magnifique  tableau  qu’il  nous  trace. 


426 


LE  BŒUF. 


toutes  les  autres  puissances  subordonnées  et  subalternes,  la  mort  n’attaque 
que  les  individus,  ne  frappe  que  la  surface,  ne  détruit  que  la  forme,  ne  peut 
rien  sur  la  matière,  et  ne  fait  aucun  tort  à la  nature  qui  n’en  brille  que 
davantage,  qui  ne  lui  permet  pas  d’anéantir  les  espèces,  mais  la  laisse  mois- 
sonner les  individus  et  les  détruire  avec  le  temps,  pour  se  montrer  elle- 
même  indépendante  de  la  mort  et  du  temps,  pour  exercer  à chaque  instant 
sa  puissance  toujours  active,  manifester  sa  plénitude  par  sa  fécondité,  et 
faire  de  l’univers,  en  reproduisant,  en  renouvelant  les  êtres,  un  théâtre  tou- 
jours rempli,  un  spectacle  toujours  nouveau. 

Pour  que  les  êtres  se  succèdent,  il  est  donc  nécessaire  qu’ils  se  détruisent 
entre  eux  ; pour  que  les  animaux  se  nourrissent  et  subsistent,  il  faut  qu’ils 
détruisent  des  végétaux  ou  d’autres  animaux;  et  comme  avant  et  après  la 
destruction  la  quantité  de  vie  reste  toujours  la  même,  il  semble  qu’il  devrait 
être  indifférent  à la  nature  que  telle  ou  telle  espèce  détruisît  plus  ou  moins; 
cependant,  comme  une  mère  économe,  au  sein  même  de  l’abondance,  elle  a 
fixé  des  bornes  à la  dépense  et  prévenu  le  dégât  apparent,  en  ne  donnant 
qu’à  peu  d’espèces  d’animaux  l’instinct  de  se  nourrir  de  chair  ; elle  a même 
réduit  à un  assez  petit  nombre  d’individus  ces  espèces  voraces  et  carnassières, 
tandis  qu’elle  a multiplié  bien  plus  abondamment  et  les  espèces  et  les  indi- 
vidus de  ceux  qui  se  nourrissent  de  plantes,  et  que  dans  les  végétaux  elle 
semble  avoir  prodigué  les  espèces,  et  répandu  dans  chacune  avec  profusion 
le  nombre  et  la  fécondité.  L’homme  a peut-être  beaucoup  contribué  à secon- 
der ses  vues,  à maintenir  et  même  à établir  cet  ordre  sur  la  terre,  car  dans 
la  mer  on  retrouve  cette  indifférence  que  nous  supposions  : toutes  les  espèces 
sont  presque  également  voraces,  elles  vivent  sur  elles-mêmes  ou  sur  les 
autres,  et  s’entre-dévorent  perpétuellement  sans  jamais  se  détruire,  parce 
que  la  fécondité  y est  aussi  grande  que  la  déprédation,  et  que  presque 
toute  la  nourriture,  toute  la  consommation  tourne  au  profit  de  la  repro- 
duction. 

L’homme  sait  user  en  maître  de  sa  puissance  sur  les  animaux;  il  a choisi 
ceux  dont  la  chair  flatte  son  goût,  il  en  a fait  des  esclaves  domestiques,  il  les 
a multipliés  plus  que  la  nature  ne  l’aurait  fait,  il  en  a formé  des  troupeaux 
nombreux,  et  par  les  soins  qu’il  prend  de  les  faire  naître,  il  semble  avoir 
acquis  le  droit  de  se  les  immoler;  mais  il  étend  ce  droit  bien  au  delà  de  ses 
besoins,  car,  indépendamment  de  ces  espèces  qu’il  s’est  assujetties  et  dont  il 
dispose  à son  gré,  il  fait  aussi  la  guerre  aux  animaux  sauvages,  aux  oiseaux, 
aux  poissons;  il  ne  se  borne  pas  même  à ceux  du  climat  qu’il  habite,  il  va 
chercher  au  loin,  et  jusqu’au  milieu  des  mers,  de  nouveaux  mets,  et  la 
nature  entière  semble  suffire  à peine  à son  intempérance  et  à l’inconstante 
variété  de  ses  appétits;  l'homme  consomme,  engloutit  lui  seul  plus  de  chair 
que  tous  les  animaux  ensemble  n’en  dévorent;  il  est  donc  le  plus  grand 
destructeur,  et  c’est  plus  par  abus  que  par  nécessité;  au  lieu  de  jouir  mode- 


LE  B CE  U F. 


427 


rément  des  biens  qui  lui  sont  offerts,  au  lieu  de  les  dispenser  avec  équité, 
au  lieu  de  réparer  à mesure  qu’il  détruit,  de  renouveler  lorsqu’il  anéantit, 
l’homme  riche  met  toute  sa  gloire  à consommer,  toute  sa  grandeur  à perdre 
en  un  jour  à sa  table  plus  de  biens  qu’il  n’en  faudrait  pour  faire  subsister 
plusieurs  familles;  il  abuse  également  et  des  animaux  et  des  hommes,  dont 
le  reste  demeure  affamé,  languit  dans  la  misère,  et  ne  travaille  que  pour 
satisfaire  à l’appétit  immodéré  et  à la  vanité  encore  plus  insatiable  de  cet 
i homme,  qui,  détruisant  les  autres  par  la  disette,  se  détruit  lui-même  par 
les  excès. 

Cependant  l’homme  pourrait,  comme  l’animal,  vivre  de  végétaux;  la 
chair,  qui  paraît  être  si  analogue  à la  chair,  n’est  pas  une  nourriture  meil- 
leure que  les  graines  ou  le  pain  ; ce  qui  fait  la  vraie  nourriture,  celle  qui 
contribue  à la  nutrition,  au  développement,  à l’accroissement  et  à l’entretien 
du  corps,  n’est  pas  cette  matière  brute  qui  compose  à nos  yeux  la  texture  de 
la  chair  ou  de  l’herbe,  mais  ce  sont  les  molécules  organiques  que  l’une  et 
l’autre  contiennent,  puisque  le  bœuf,  en  paissant  l’herbe,  acquiert  autant 
de  chair  que  l’homme  ou  que  les  animaux  qui  ne  vivent  que  de  chair  et  de 
sang  : la  seule  différence  réelle  qu’il  y ait  entre  ces  aliments,  c’est  qu’à 
volume  égal  la  chair,  le  blé,  les  graines  contiennent  beaucoup  plus  de 
molécules  organiques  que  l’herbe,  les  feuilles,  les  racines,  et  les  autres 
parties  des  plantes,  comme  nous  nous  en  sommes  assurés  en  observant  les 
infusions  de  ces  différentes  matières;  en  sorte  que  l'homme  et  les  animaux, 
dont  l’estomac  et  les  intestins  n’ont  pas  assez  de  capacité  pour  admettre  un 
très-grand  volume  d’aliments,  ne  pourraient  pas  prendre  assez  d’herbe  pour 
en  tirer  la  quantité  de  molécules  organiques  nécessaire  à leur  nutrition;  et 
c’est  par  cette  raison  que  l’homme  et  les  autres  animaux  qui  n’ont  qu’un 
estomac,  ne  peuvent  vivre  que  de  chair  ou  de  graines,  qui  dans  un  petit 
volume  contiennent  une  très-grande  quantité  de  ces  molécules  organiques 
nutritives,  tandis  que  le  bœuf  et  les  autres  animaux  ruminants,  qui  ont  plu- 
sieurs estomacs,  dont  l’un  est  d’une  très-grande  capacité,  et  qui  par  consé- 
quent peuvent  se  remplir  d’un  grand  volume  d’herbe,  en  tirent  assez  de 
molécules  organiques  pour  se  nourrir,  croître  et  multiplier;  la  quantité 
compense  ici  la  qualité  de  la  nourriture,  mais  le  fonds  en  est  le  même,  c’est 
la  même  matière,  ce  sont  les  mêmes  molécules  organiques  qui  nourrissent 
le  bœuf,  l’homme  et  tous  les  animaux. 

On  ne  manquera  pas  de  m’opposer  que  le  cheval  n’a  qu’un  estomac,  et 
même  assez  petit;  que  l’âne,  le  lièvre  et  d’autres  animaux  qui  vivent  d’herbe 
n’ont  aussi  qu’un  estomac,  et  que  par  conséquent  cette  explication,  quoique 
vraisemblable,  n’en  est  peut-être  ni  plus  vraie  ni  mieux  fondée  ; cependant, 
bien  loin  que  ces  exceptions  apparentes  la  détruisent,  elles  me  paraissent  au 
contraire  la  confirmer  ; car  quoique  le  cheval  et  l’âne  n’aient  qu’un  esto- 
mac, ils  ont  des  poches  dans  les  intestins  d’une  si  grande  capacité,  qu’on 


428 


LE  BŒUF. 


peut  les  comparer  à la  panse  des  animaux  ruminants , et  les  lièvres  ont  l’in- 
testin cæcum  d’une  si  grande  longueur  et  d’un  tel  diamètre,  qu’il  équivaut 
au  moins  à un  second  estomac  : ainsi  il  n’est  pas  étonnant  que  ces  animaux 
puissent  se  nourrir  d’herbes,  et  en  général  on  trouvera  toujours  que  c’est 
de  la  capacité  totale  de  l’estomac  et  des  intestins  que  dépend  dans  les  ani- 
maux la  diversité  de  leur  manière  de  se  nourrir 1 ; car  les  ruminants,  comme 
le  bœuf,  le  bélier,  le  chameau,  etc.,  ont  quatre  estomacs  et  des  intestins 
d’une  longueur  prodigieuse  : aussi  vivent-ils  d’herbe,  et  l’herbe  seule  leur 
suffit;  les  chevaux,  les  ânes,  les  lièvres,  les  lapins,  les  cochons  d’Inde,  etc., 
n’ont  qu’un  estomac,  mais  ils  ont  un  cæcum  qui  équivaut  à un  second  esto- 
mac, et  ils  vivent  d’herbe  et  de  graines;  les  sangliers,  les  hérissons2,  les 
écureuils,  etc. , dont  l’estomac  et  les  boyaux  sont  d’une  moindre  capacité, 
ne  mangent  que  peu  d’herbe  et  vivent  de  graines,  de  fruits  et  de  racines; 
et  ceux  qui,  comme  les  loups,  les  renards,  les  tigres,  etc. , ont  l’estomac  et 
les  intestins  d’une  plus  petite  capacité  que  tous  les  autres , relativement  au 
volume  de  leur  corps,  sont  obligés,  pour  vivre,  de  choisir  les  nourritures 
les  plus  succulentes,  les  plus  abondantes  en  molécules  organiques,  et  de 
manger  de  la  chair  et  du  sang,  des  graines  et  des  fruits. 

C’est  donc  sur  ce  rapport  physique  et  nécessaire,  beaucoup  plus  que  sur 
la  convenance  du  goût,  qu’est  fondée  la  diversité  que  nous  voyons  dans  les 
appétits  des  animaux  ; car  si  la  nécessité  ne  les  déterminait  pas  plus  souvent 
que  le  goût,  comment  pourraient-ils  dévorer  la  chair  infecte  et  corrompue 
avec  autant  d’avidité  que  la  chair  succulente  et  fraîche?  pourquoi  mange- 
raient-ils également  de  toutes  sortes  de  chair?  Nous  voyons  que  les  chiens 
domestiques  qui  ont  de  quoi  choisir  refusent  assez  constamment  certaines 
viandes,  comme  la  bécasse,  la  grive,  le  cochon,  etc.,  tandis  que  les  chiens 
sauvages,  les  loups,  les  renards,  etc.,  mangent  également  et  la  chair  du 
cochon,  et  la  bécasse,  et  les  oiseaux  de  toutes  espèces,  et  même  les  gre- 
nouilles, car  nous  en  avons  trouvé  deux  dans  l'estomac  d’un  loup  ; et  lors- 
que la  chair  ou  le  poisson  leur  manque,  ils  mangent  des  fruits,  des  graines, 
des  raisins,  etc.  ; et  ils  préfèrent  toujours  tout  ce  qui,  dans  un  petit  volume, 


1.  C’est,  en  effet,  de  la  capacité  totale  de  l’estomac  et  des  intestins  que  dépend  le  régime 
de  l’animal.  L’organisation  tout  entière  répond  au  régime.  Tout,  dans  Y animal  carnivore, 
est  disposé  pour  le  régime  carnivore:  les  dents  sont  tranchantes,  Yestomac  simple,  Yintestin 
court,  les  pieds  divisés  et  armés  de  griffes,  etc.  Tout,  dans  Y animal  herbivore,  est  disposé 
pour  le  régime  herbivore  : des  pieds  à sabots,  des  dents  à couronne  plate,  un  intestin  long, 
un  estomac  vaste  ou  multiple , etc.  Aussi  toutes  ces  parties  : les  pieds,  les  dents , Yintestin,  etc., 
se  donnent-elles  réciproquement,  et  d’une  seule  peut-on  conclure  toutes  les  autres.  «Quelqu’un 
« qui  voit  seulement  la  piste  d’un  pied  fourchu,  dit  M.  Cuvier,  peut  en  conclure  que  l’animal 

« qui  a laissé  cette  empreinte  ruminait Cette  seule  piste  donne  donc  à celui  qui  l’observe , et 

« la  forme  des  dents,  et  la  forme  des  mâchoires  et  la  forme  de  tous  les  os  des  jambes.....  de 
« l’animal  qui  vient  de  passer.  C’est  une  marque  plus  sûre  que  toutes  celles  de  Zadig.  » ( Discours 
sur  les  révol.  de  la  surf,  du  globe.) 

2 Le  hérisson  est  principalement  insectivore. 


LE  BŒUF. 


429 


contient  une  grande  quantité  de  parties  nutritives,  c’est-à-dire  de  molécules 
organiques  propres  à la  nutrition  et  à l’entretien  du  corps. 

Si  ces  preuves  ne  paraissent  pas  suffisantes,  que  l’on  considère  encore 
la  manière  dont  on  nourrit  le  bétail  que  l’on  veut  engraisser  : on  commence 
par  la  castration,  ce  qui  supprime  la  voie  par  laquelle  les  molécules  orga- 
niques s’échappent  en  plus  grande  abondance;  ensuite,  au  lieu  de  laisser 
le  bœuf  à sa  pâture  ordinaire  et  à l’herbe  pour  toute  nourriture , on  lui 
donne  du  son,  du  grain,  des  navets,  des  aliments  en  un  mot  plus  substan- 
tiels que  l’herbe,  et  en  très-peu  de  temps  la  quantité  de  la  chair  de  l’ani- 
mal augmente,  les  sucs  et  la  graisse  abondent,  et  font  d’une  chair  assez 
dure  et  assez  sèche  par  elle-même , une  viande  succulente  et  si  bonne 
qu’elle  fait  la  base  de  nos  meilleurs  repas. 

11  résulte  aussi  de  ce  que  nous  venons  de  dire,  que  l’homme,  dont  l’esto- 
mac et  les  intestins  ne  sont  pas  d’une  très-grande  capacité  relativement  au 
volume  de  son  corps,  ne  pourrait  pas  vivre  d’herbe  seule;  cependant  il  est 
prouvé  par  les  faits  qu’il  pourrait  bien  vivre  de  pain,  de  légumes  et  d’autres 
graines  de  plantes , puisqu’on  connaît  des  nations  entières  et  des  ordres 
d’hommes  auxquels  la  religion  défend  de  manger  de  rien  qui  ait  eu  vie  ; 
mais  ces  exemples,  appuyés  même  de  l’autorité  de  Pythagore  et  recom- 
mandés par  quelques  médecins  trop  amis  de  la  diète , ne  me  paraissent  pas 
suffisants  pour  nous  convaincre  qu’il  y eût  à gagner  pour  la  santé  des  hom- 
mes et  pour  la  multiplication  du  genre  humain  à ne  vivre  que  de  légumes 
et  de  pain,  d’autant  plus  que  les  gens  de  la  campagne,  que  le  luxe  des 
villes  et  la  somptuosité  de  nos  tables  réduisent  à cette  façon  de  vivre,  lan- 
guissent et  dépérissent  plus  tôt  que  les  hommes  de  l’état  mitoyen,  auxquels 
l’inanition  et  les  excès  sont  également  inconnus. 

Après  l’homme,  les  animaux  qui  ne  vivent  que  de  chair  sont  les  plus 
grands  destructeurs  ; ils  sont  en  même  temps  et  les  ennemis  delà  nature  et 
les  rivaux  de  l’homme  : ce  n’est  que  par  une  attention  toujours  nouvelle  et 
par  des  soins  prémédités  et  suivis  qu’il  peut  conserver  ses  troupeaux , ses 
volailles,  etc.,  en  les  mettant  à l’abri  de  la  serre  de  l’oiseau  de  proie , et  de 
la  dent  carnassière  du  loup,  du  renard,  de  la  fouine,  de  la  belette,  etc.  Ce 
n’est  que  par  une  guerre  continuelle  qu’il  peut  défendre  son  grain , ses 
fruits,  toute  sa  subsistance,  et  même  ses  vêtements,  contre  la  voracité  des 
rats,  des  chenilles,  des  scarabées,  des  mites,  etc.,  car  les  insectes  sont  aussi 
de  ces  bêtes  qui  dans  le  monde  font  plus  de  mal  que  de  bien 1 ; au  lieu  que  le 
bœuf,  le  mouton  et  les  autres  animaux  qui  paissent  l’herbe,  non-seulement 
sont  les  meilleurs,  les  plus  utiles,  les  plus  précieux  pour  l’homme  , puis- 
qu’ils le  nourrissent,  mais  sont  encore  ceux  qui  consomment  et  dépensent 
le  moins;  le  bœuf  surtout  est  à cet  égard  l’animal  par  excellence,  car  il  rend 


1.  Euffon  ne  pardonne  pas  aux  insectes  la  réputation  de  Réaumur 


430 


LE  BŒUF. 


à la  terre  tout  autant  qu’il  en  tire,  et  même  il  améliore  le  tonds  sur  lequel 
il  vit,  il  engraisse  son  pâturage,  au  lieu  que  le  cheval  et  la  plupart  des  autres 
animaux  amaigrissent  en  peu  d’années  les  meilleures  prairies. 

Mais  ce  ne  sont  pas  là  les  seuls  avantages  que  le  bétail  procure  à l’homme  : 
sans  le  bœuf,  les  pauvres  et  les  riches  auraient  beaucoup  de  peine  à vivre , 
la  terre  demeurerait  inculte,  les  champs  et  même  les  jardins  seraient  secs  et 
stériles;  c’est  sur  lui  que  roulent  tous  les  travaux  de  la  campagne,  il  est  le 
domestique  le  plus  utile  de  la  ferme,  le  soutien  du  ménage  champêtre,  il 
fait  toute  la  force  de  l’agriculture;  autrefois  il  faisait  toute  la  richesse  des 
hommes,  et  aujourd’hui  il  est  encore  la  base  de  l’opulence  des  États,  qui  ne 
peuvent  se  soutenir  et  fleurir  que  par  la  culture  des  terres  et  par  l’abon- 
dance du  bétail,  puisque  ce  sont  les  seuls  biens  réels,  tous  les  autres,  et 
même  l’or  et  l’argent,  n’étant  que  des  biens  arbitraires,  des  représentations, 
des  monnaies  de  crédit,  qui  n’ont  de  valeur  qu’autant  que  le  produit  de  la 
terre  leur  en  donne. 

Le  bœuf  ne  convient  pas  autant  que  le  cheval,  l’âne,  le  chameau,  etc., 
pour  porter  des  fardeaux , la  forme  de  son  dos  et  de  ses  reins  le  démontre; 
mais  la  grosseur  de  son  cou  et  la  largeur  de  ses  épaules  indiquent  assez 
qu’il  est  propre  à tirer  et  à porter  le  joug  : c’est  aussi  de  cette  manière  qu’il 
tire  le  plus  avantageusement,  et  il  est  singulier  que  cet  usage  ne  soit  pas 
général,  et  que  dans  des  provinces  entières  on  l’oblige  à tirer  par  les  cornes; 
la  seule  raison  qu’on  ait  pu  m’en  donner,  c’est  que  quand  il  est  attelé  par 
les  cornes  on  le  conduit  plus  aisément  ; il  a la  tête  très-forte,  et  il  ne  laisse 
pas  de  tirer  assez  bien  de  cette  façon,  mais  avec  beaucoup  moins  d'avantage 
que  quand  il  tire  par  les  épaules;  il  semble  avoir  été  fait  exprès  pour  la 
charrue;  la  masse  de  son  corps,  la  lenteur  de  ses  mouvements,  le  peu  de 
hauteur  de  ses  jambes,  tout,  jusqu’à  sa  tranquillité  et  à sa  patience  dans  le 
travail,  semble  concourir  à le  rendre  propre  à la  culture  des  champs,  et 
plus  capable  qu’aucun  autre  de  vaincre  la  résistance  constante  et  toujours 
nouvelle  que  la  terre  oppose  à ses  efforts;  le  cheval,  quoique  peut-être  aussi 
fort  que  le  bœuf,  est  moins  propre  à cet  ouvrage,  il  est  trop  élevé  sur  ses 
jambes,  ses  mouvements  sont  trop  grands,  trop  brusques,  et  d’ailleurs  il 
s’impatiente  et  se  rebute  trop  aisément;  on  lui  ôte  même  toute  la  légèreté, 
toute  la  souplesse  de  ses  mouvements,  toute  la  grâce  de  son  attitude  et  de 
sa  démarche,  lorsqu’on  le  réduit  à ce  travail  pesant,  pour  lequel  il  faut  plus 
de  constance  que  d’ardeur,  plus  de  masse  que  de  vitesse,  et  plus  de  poids 
que  de  ressort. 

Dans  les  espèces  d’animaux  dont  l’homme  a fait  des  troupeaux  et  où  la 
multiplication  est  l’objet  principal,  la  femelle  est  plus  nécessaire , plus  utile 
que  le  mâle  ; le  produit  de  la  vache  est  un  bien  qui  croît  et  qui  se  renouvelle 
à chaque  instant;  la  chair  du  veau  est  une  nourriture  aussi  abondante  que 
saine  et  délicate,  le  lait  est  l’aliment  des  enfants,  le  beurre  l’assaisonnement 


LE  BOEUF. 


431 


de  la  plupart  de  110s  mets,  le  fromage  la  nourriture  la  plus  ordinaire  des 
habitants  de  la  campagne  : que  de  pauvres  familles  sont  aujourd’hui  réduites 
à vivre  de  leur  vache 1 ! Ces  mêmes  hommes  qui  tous  les  jours,  et  du  matin 
au  soir,  gémissent  dans  le  travail  et  sont  courbés  sur  la  charrue,  ne  tirent 
de  la  terre  que  du  pain  noir,  et  sont  obligés  de  céder  à d’autres  la  fleur, 
la  substance  de  leur  grain,  c’est  par  eux  et  ce  n’est  pas  pour  eux  que  les 
moissons  sont  abondantes;  ces  mêmes  hommes  qui  élèvent,  qui  multiplient 
le  bétail,  qui  le  soignent  et  s’en  occupent  perpétuellement , n’osent  jouir  du 
fruit  de  leurs  travaux;  la  chair  de  ce  bétail  est  une  nourriture  dont  ils  sont 
forcés  de  s’interdire  l’usage,  réduits  par  la  nécessité  de  leur  condition,  c’est- 
à-dire  par  la  dureté  des  autres  hommes,  à vivre,  comme  les  chevaux,  d’orge 
et  d’avoine,  ou  de  légumes  grossiers  et  de  lait  aigre. 

On  peut  aussi  faire  servir  la  vache  à la  charrue , et  quoiqu’elle  ne  soit 
pas  aussi  forte  que  le  bœuf,  elle  ne  laisse  pas  de  le  remplacer  souvent; 
mais  lorsqu’on  veut  l’employer  à cet  usage  il  faut  avoir  attention  de  l’assor- 
tir, autant  qu’on  le  peut,  avec  un  bœuf  de  sa  taille  et  de  sa  force,  ou  avec 
une  autre  vache , afin  de  conserver  l’égalité  du  trait  et  de  maintenir  le  soc 
en  équilibre  entre  ces  deux  puissances;  moins  elles  sont  inégales,  et  plus 
le  labour  de  la  terre  est  facile  et  régulier;  au  reste,  on  emploie  souvent  six 
et  jusqu’à  huit  bœufs  dans  les  terrains  fermes , et  surtout  dans  les  friches  , 
qui  se  lèvent  par  grosses  mottes  et  par  quartiers,  au  lieu  que  deux  vaches 
suffisent  pour  labourer  les  terrains  meubles  et  sablonneux;  on  peut  aussi 
dans  ces  terrains  légers  pousser  à chaque  fois  le  sillon  beaucoup  plus  loin 
que  dans  les  terrains  forts  : les  anciens  avaient  borné  à une  longueur  de 
cent  vingt  pas  la  plus  grande  étendue  du  sillon  que  le  bœuf  devait  tracer 
par  une  continuité  non  interrompue  d’efforts  et  de  mouvements,  après  quoi, 
disaient-ils,  il  faut  cesser  de  l'exciter  et  le  laisser  reprendre  haleine  pen- 
dant quelques  moments  avant  de  poursuivre  le  même  sillon  ou  d’en  com- 
mencer un  autre;  mais  les  anciens  faisaient  leurs  délices  de  l’étude  de 
l’agriculture,  et  mettaient  leur  gloire  à labourer  eux-mêmes,  ou  du  moins 
à favoriser  le  laboureur,  à épargner  la  peine  du  cultivateur  et  du  bœuf; 
et  parmi  nous  ceux  qui  jouissent  le  plus  des  biens  de  cette  terre  sont  ceux 
qui  savent  le  moins  estimer,  encourager,  soutenir  l’art  de  la  cultiver. 

Le  taureau  sert  principalement  à la  propagation  de  l’espèce,  et  quoiqu’on 
puisse  aussi  le  soumettre  au  travail,  on  est  moins  sûr  de  son  obéissance,  et 
il  faut  être  en  garde  contre  l’usage  qu’il  peut  faire  de  sa  force;  la  nature  a 
fait  cet  animal  indocile  et  fier  : dans  le  temps  du  rut  il  devient  indomptable, 
et  souvent  furieux  ; mais  par  la  castration  l’on  détruit  la  source  de  ces  mou- 
vements impétueux  et  l’on  ne  retranche  rien  à sa  force  ; il  n’en  est  que  plus 

U 11  n’a  sans  mes  bienfaits  passé  nulles  journées 

Tout  n’est  que  pour  lui  seul  ; mon  lait  et  mes  enfants 

La  Font. 


432 


LE  BŒUF. 


gros,  plus  massif,  plus  pesant  et  plus  propre  à l’ouvrage  auquel  on  le  des* 
tine;  il  devient  aussi  plus  traitable,  plus  patient,  plus  docile  et  moins  incom- 
mode aux  autres  : un  troupeau  de  taureaux  ne  serait  qu’une  troupe  effrénée 
que  l’homme  ne  pourrait  ni  dompter,  ni  conduire. 

La  manière  dont  se  fait  cette  opération  est  assez  connue  des  gens  de  la 
campagne;  cependant  il  y a sur  cela  des  usages  très-différents  dont  on  n’a 
peut-être  pas  assez  observé  les  différents  effets;  en  général,  l’âge  le  plus 
convenable  à la  castration  est  l’âge  qui  précède  immédiatement  la  puberté: 
pour  le  bœuf  c’est  dix-huit  mois  ou  deux  ans;  ceux  qu’on  y soumet  plus  tôt 
périssent  presque  tous;  cependant  les  jeunes  veaux  auxquels  on  ôte  les  tes- 
ticules quelque  temps  après  leur  naissance,  et  qui  survivent  à cette  opération 
si  dangereuse  à cet  âge,  deviennent  des  bœufs  plus  grands,  plus  gros,  plus 
gras  que  ceux  auxquels  on  ne  fait  la  castration  qu’à  deux,  trois  ou  quatre 
ans;  mais  ceux-ci  paraissent  conserver  plus  de  courage  et  d’activité,  et  ceux 
qui  ne  la  subissent  qu’à  l’âge  de  six,  sept  ou  huit  ans  ne  perdent  presque 
rien  des  autres  qualités  du  sexe  masculin;  ils  sont  plus  impétueux,  plus 
indociles  que  les  autres  bœufs,  et  dans  le  temps  de  la  chaleur  des  femelles 
ils  cherchent  encore  à s’en  approcher,  mais  il  faut  avoir  soin  de  les  en  écar- 
ter ; l’accouplement  et  même  le  seul  attouchement  du  bœuf  fait  naître  à la 
vulve  de  la  vache  des  espèces  de  carnosités  ou  de  verrues  qu’il  faut  détruire 
et  guérir  en  y appliquant  un  fer  rouge;  ce  mal  peut  provenir  de  ce  que  ces 
bœufs,  qu’on  n’a  que  bistournés,  c’est-à-dire  auxquels  on  a seulement  com- 
primé les  testicules  et  serré  et  tordu  les  vaisseaux  qui  y aboutissent,  ne  lais- 
sent pas  de  répandre  une  liqueur  apparemment  à demi  purulente,  et  qui 
peut  causer  des  ulcères  à la  vulve  de  la  vache,  lesquels  dégénèrent  ensuite 
en  carnosités. 

Le  printemps  est  la  saison  où  les  vaches  sont  le  plus  communément  en 
chaleur;  la  plupart,  dans  ce  pays-ci,  reçoivent  le  taureau  et  deviennent 
pleines  depuis  le  15  avril  jusqu’au  15  juillet,  mais  il  ne  laisse  pas  d’y  en 
avoir  beaucoup  dont  la  chaleur  est  plus  tardive,  et  d’autres  dont  la  chaleur 
est  plus  précoce  ; elles  portent  neuf  mois,  et  mettent  bas  au  commencement 
du  dixième;  on  a donc  des  veaux  en  quantité  depuis  le  15  janvier  jusqu’au 
15  avril  ; on  en  a aussi  pendant  tout  l’été  assez  abondamment,  et  l’automne 
est  le  temps  où  ils  sont  le  plus  rares.  Les  signes  de  la  chaleur  de  la  vache  ne 
sont  point  équivoques;  elle  mugit  alors  très-fréquemment  et  plus  violem- 
ment que  dans  les  autres  temps,  elle  saute  sur  les  vaches,  sur  les  bœufs  et 
même  sur  les  taureaux,  la  vulve  est  gonflée  et  proéminente  au  dehors;  il 
faut  profiter  du  temps  de  cette  forte  chaleur  pour  lui  donner  le  taureau  ; si 
on  laissait  diminuer  cette  ardeur,  la  vache  ne  retiendrait  pas  aussi  sûrement. 

Le  taureau  doit  être  choisi,  comme  le  cheval  étalon,  parmi  les  plus  beaux 
de  son  espèce;  il  doit  être  gros,  bien  fait  et  en  bonne  chair;  il  doit  avoir 
l’œil  noir,  le  regard  fier,  le  front  ouvert,  la  tête  courte,  les  cornes  grosses. 


_v,.  23.  /; 


N°  20 


LE  BŒUF. 


433 


courtes  et  noires,  les  oreilles  longues  et  velues,  le  mufle  grand , le  nez  court 
et  droit,  le  col  charnu  et  gros,  les  épaules  et  la  poitrine  larges,  les  reins 
fermes,  le  dos  droit,  les  jambes  grosses  et  charnues,  la  queue  longue  et  bien 
couverte  de  poil,  l’allure  ferme  et  sûre,  et  le  poil  rouge  a.  Les  vaches  retien- 
nent souvent  dès  la  première,  seconde  ou  troisième  fois,  et  sitôt  qu’elles 
sont  pleines  le  taureau  refuse  de  les  couvrir,  quoiqu’il  y ait  encore  appa- 
rence de  chaleur  ; mais  ordinairement  la  chaleur  cesse  presque  aussitôt 
qu’elles  ont  conçu,  et  elles  refusent  aussi  elles-mêmes  les  approches  du 
taureau. 

Les  vaches  sont  assez  sujettes  à avorter  lorsqu’on  ne  les  ménage  pas  et 
qu’on  les  met  à la  charrue,  au  charroi,  etc.  ; il  faut  même  les  soigner  davan- 
tage et  les  suivre  de  plus  près  lorsqu’elles  sont  pleines  que  dans  les  autres 
temps,  afin  de  les  empêcher  de  sauter  des  haies,  des  fossés,  etc.  ; il  faut  aussi 
les  mettre  dans  les  pâturages  les  plus  gras , et  dans  un  terrain  qui , sans 
être  trop  humide  et  marécageux,  soit  cependant  très-abondant  en  herbe  : 
six  semaines  ou  deux  mois  avant  qu’elles  mettent  bas,  on  les  nourrira  plus 
largement  qu’à  l’ordinaire,  en  leur  donnant  à l’étable  de  l’herbe  pendant 
l’été,  et  pendant  l’hiver  du  son  le  matin  ou  de  la  luzerne,  du  sainfoin,  etc.  ; 
on  cessera  aussi  de  les  traire  dans  ce  même  temps,  le  lait  leur  est  alors  plus 
nécessaire  que  jamais  pour  la  nourriture  de  leur  fœtus;  aussi  y a-t-il  des 
vaches  dont  le  lait  tarit  absolument  un  mois  ou  six  semaines  avant  qu’elles 
mettent  bas;  celles  qui  ont  du  lait  jusqu’aux  derniers  jours  sont  les  meil- 
leures mères  et  les  meilleures  nourrices;  mais  ce  lait  des  derniers  temps  est 
généralement  mauvais  et  peu  abondant.  Il  faut  les  mêmes  attentions  pour 
l’accouchement  de  la  vache  que  pour  celui  de  la  jument,  et  même  il  paraît 
qu’il  en  faut  davantage,  car  la  vache  qui  met  bas  paraît  être  plus  épuisée, 
plus  fatiguée  que  la  jument;  on  ne  peut  se  dispenser  de  la  mettre  dans  une 
étable  séparée,  où  il  faut  qu’elle  soit  chaudement  et  commodément  sur  de 
la  bonne  litière,  et  de  la  bien  nourrir,  en  lui  donnant  pendant  dix  ou  douze 
jours  de  la  farine  de  fèves,  de  blé  ou  d’avoine,- etc.,  délayée  avec  de  l’eau 
salée,  et  abondamment  de  la  luzerne,  du  sainfoin  ou  de  bonne  herbe  bien 
nuire;  ce  temps  suffit  ordinairement  pour  la  rétablir,  après  quoi  on  la  remet 
par  degrés  à la  vie  commune  et  au  pâturage;  seulement  il  faut  encore  avoir 
l’attention  de  lui  laisser  tout  son  lait  pendant  les  deux  premiers  mois,  le  veau 
profitera  davantage,  et  d’ailleurs  le  lait  de  ces  premiers  temps  n’est  pas  de 
bonne  qualité. 

On  laisse  le  jeune  veau  auprès  de  sa  mère  pendant  les  cinq  ou  six  premiers 
jours,  afin  qu’il  soit  toujours  chaudement  et  qu’il  puisse  teter  aussi  souvent 
qu’il  en  a besoin  ; mais  il  croît  et  se  fortifie  assez  dans  ces  cinq  ou  six  jours 
pour  qu’on  soit  dès  lors  obligé  de  l’en  séparer  si  l’on  veut  la  ménager,  car  il 

a.  Voyez  la  Nouvelle  maison  Rustique.  Paris , 1740  , t.  I , p.  298. 

U. 


28 


434 


LE  BŒUF. 


l’épuiserait  s’il  était  toujours  auprès  d’elle;  il  suffira  de  le  laisser  teter  deux 
ou  trois  fois  par  jour;  et  si  l’on  veut  lui  faire  une  bonne  chair  et  l’engraisser 
promptement  on  lui  donnera  tous  les  jours  des  œufs  crus,  du  lait  bouilli,  de 
la  mie  de  pain  ; au  bout  de  quatre  ou  cinq  semaines  ce  veau  sera  excellent  à 
manger  : on  pourra  donc  ne  laisser  teter  que  trente  ou  quarante  jours  les 
veaux  qu’on  voudra  livrer  au  boucher , mais  il  faudra  laisser  au  lait  pendant 
deux  mois  au  moins  ceux  qu’on  voudra  nourrir;  plus  on  les  laissera  teter, 
plus  ils  deviendront  gros  et  forts;  on  préférera  pour  les  élever  ceux  qui 
seront  nés  aux  mois  d’avril,  mai  et  juin  ; les  veaux  qui  naissent  plus  tard  ne 
peuvent  acquérir  assez  de  force  pour  résister  aux  injures  de  l’hiver  suivant, 
ils  languissent  par  le  froid  et  périssent  presque  tous.  A deux,  trois  ou  quatre 
mois  on  sèvrera  donc  les  veaux  qu’on  veut  nourrir,  et  avant  de  leur  ôter  le 
lait  absolument,  on  leur  donnera  un  peu  de  bonne  herbe  ou  de  foin  fin  pour 
qu’ils  commencent  à s’accoutumer  à cette  nouvelle  nourriture;  après  quoi 
on  les  séparera  tout  à fait  de  leur  mère,  et  on  ne  les  en  laissera  point  appro- 
cher ni  à l’étable  ni  au  pâturage,  où  cependant  on  les  mènera  tous  les  jours, 
et  où  on  les  laissera  du  matin  au  soir  pendant  l'été  ; mais  dès  que  le  froid 
commencera  à se  faire  sentir  en  automne,  il  ne  faudra  les  laisser  sortir  que 
tard  dans  la  matinée  et  les  ramener  de  bonne  heure  le  soir;  et  pendant 
l’hiver,  comme  le  grand  froid  leur  est  extrêmement  contraire,  on  les  tiendra 
chaudement  dans  une  étable  bien  fermée  et  bien  garnie  de  litière;  on  leur 
donnera,  avec  l'herbe  ordinaire,  du  sainfoin,  de  la  luzerne,  etc.,  et  on  ne 
les  laissera  sortir  que  par  les  temps  doux;  il  leur  faut  beaucoup  de  soins  pour 
passer  ce  premier  hiver  : c’est  le  temps  le  plus  dangereux  de  leur  vie,  car  ils 
se  fortifieront  assez  pendant  l’été  suivant  pour  ne  plus  craindre  le  froid  du 
second  hiver. 

La  vache  est  à dix-huit  mois  en  pleine  puberté,  et  le  taureau  à deux  ans  ; 
mais  quoiqu’ils  puissent  déjà  engendrer  à cet  âge,  on  fera  bien  d’attendre 
jusqu’à  trois  ans  avant  de  leur  permettre  de  s’accoupler;  ces  animaux  sont 
dans  leur  grande  force  depuis  trois  ans  jusqu’à  neuf;  après  cela  les  vaches 
et  les  taureaux  ne  sont  plus  propres  qu’à  être  engraissés  et  livrés  au  bou- 
cher : comme  ils  prennent  en  deux  ans  la  plus  grande  partie  de  leur  accrois- 
sement, la  durée  de  leur  vie  est  aussi,  comme  dans  la  plupart  des  autres 
espèces  d’animaux,  à peu  près  de  sept  fois  deux  ans,  et  communément  ils 
ne  vivent  guère  que  quatorze  ou  quinze  ans l. 

Dans  tous  les  animaux  quadrupèdes  la  voix  du  mâle  est  plus  forte  et 
plus  grave  que  celle  de  la  femelle,  et  je  ne  crois  pas  qu’il  y ait  d’exception 
à cette  règle  : quoique  les  anciens  aient  écrit  que  la  vache,  le  bœuf  et  même 
le  veau  avaient  la  voix  plus  grave  que  le  taureau , il  est  très-certain  que 
le  taureau  a la  voix  beaucoup  plus  forte,  puisqu’il  se  fait  entendre  de  bien 


1.  Voyez  la  note  l de  la  page  -396. 


LE  BŒUF. 


435 


plus  loin  que  la  vache,  le  bœuf  ou  le  veau  : ce  qui  a fait  croire  qu’il  avait 
la  voix  moins  grave,  c’est  que  son  mugissement  n’est  pas  un  son  simple, 
mais  un  son  composé  de  deux  ou  trois  octaves,  dont  la  plus  élevée  frappe 
le  plus  l’oreille;  et  en  y faisant  attention,  l’on  entend  en  même  temps  un 
son  grave,  et  plus  grave  que  celui  de  la  voix  de  la  vache,  du  bœuf  et  du 
veau,  dont  les  mugissements  sont  aussi  bien  plus  courts  : le  taureau  ne 
mugit  que  d’amour,  la  vache  mugit  plus  souvent  de  peur  et  d’horreur  que 
d’amour,  et  le  veau  mugit  de  douleur,  de  besoin  de  nourriture  et  de  désir 
de  sa  mère. 

Les  animaux  les  plus  pesants  et  les  plus  paresseux  ne  sont  pas  ceux 
qui  dorment  le  plus  profondément  ni  le  plus  longtemps  : le  bœuf  dort, 
mais  d’un  sommeil  court  et  léger,  il  se  réveille  au  moindre  bruit;  il  se 
couche  ordinairement  sur  le  côté  gauche,  et  le  rein  ou  rognon  de  ce  côté 
gauche  est  toujours  plus  gros  et  plus  chargé  de  graisse  que  le  rognon  du 
côté  droit. 

Les  bœufs,  comme  les  autres  animaux  domestiques,  varient  pour  la 
couleur;  cependant  le  poil  roux  paraît  être  le  plus  commun,  et  plus  il  est 
rouge,  plus  il  est  estimé  : on  fait  cas  aussi  du  poil  noir,  et  l’on  prétend 
que  les  bœufs  sous  poil  bai  durent  longtemps  ; que  les  bruns  durent  moins 
et  se  rebutent  de  bonne  heure  ; que  les  gris , les  pommelés  et  les  blancs 
ne  valent  rien  pour  le  travail  et  ne  sont  propres  qu’à  être  engraissés;  mais 
de  quelque  couleur  que  soit  le  poil  du  bœuf,  il  doit  être  luisant,  épais  et 
doux  au  toucher,  car  s’il  est  rude,  mal  uni  ou  dégarni,  on  a raison  de  sup- 
poser que  l’animal  souffre,  ou  du  moins  qu’il  n’est  pas  d’un  fort  tempéra- 
ment : un  bon  bœuf  pour  la  charrue  ne  doit  être  ni  trop  gras  ni  trop  maigre, 
il  doit  avoir  la  tête  courte  et  ramassée,  les  oreilles  grandes,  bien  velues  et 
bien  unies,  les  cornes  fortes,  luisantes  et  de  moyenne  grandeur , le  front 
large , les  yeux  gros  et  noirs,  le  mufle  gros  et  camus,  les  naseaux  bien 
ouverts,  les  dents  blanches  et  égales,  les  lèvres  noires,  le  cou  charnu,  les 
épaules  grosses  et  pesantes,  la  poitrine  large,  le  fanon,  c’est-à-dire,  la 
peau  du  devant  pendante  jusque  sur  les  genoux,  les  reins  fort  larges,  le 
ventre  spacieux  et  tombant,  les  flancs  grands,  les  hanches  longues , la 
croupe  épaisse,  les  jambes  et  les  cuisses  grosses  et  nerveuses,  le  dos  droit 
et  plein,  la  queue  pendante  jusqu’à  terre,  et  garnie  de  poils  touffus  et  fins, 
les  pieds  fermes,  le  cuir  grossier  et  maniable,  les  muscles  élevés  et  l’ongle 
court  et  large  a ; il  faut  aussi  qu’il  soit  sensible  à l’aiguillon  , obéissant  à 
la  voix  et  bien  dressé;  mais  ce  n’est  que  peu  à peu  et  en  s’y  prenant  de 
bonne  heure  qu’on  peut  accoutumer  le  bœuf  à porter  le  joug  volontiers  et  à 
se  laisser  conduire  aisément  : dès  l’âge  de  deux  ans  et  demi  ou  trois  ans  au 
plus  tard,  il  faut  commencer  à l’apprivoiser  et  à le  subjuguer  ; si  l’on  attend 


a.  Voyezlz  Nouvelle  maison  Rzistique,  t.  I , p.  279. 


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LE  BOEUF. 


plus  tord  il  devient  indocile,  et  souvent  indomptable;  la  patience,  la  douceur 
et  même  les  caresses,  sont  les  seuls  moyens  qu'il  faut  employer,  la  force  et 
les  mauvais  traitements  ne  serviraient  qu’à  le  rebuter  pour  toujours;  il  faut 
donc  lui  frotter  le  corps,  le  caresser,  lui  donner  de  temps  en  temps  de  l’orge 
bouillie,  des  fèves  concassées,  et  d’autres  nourritures  de  cette  espèce,  dont 
il  est  le  plus  friand,  et  toutes  mêlées  de  sel  qu’il  aime  beaucoup  ; en  même 
temps  on  lui  liera  souvent  les  cornes,  quelques  jours  après  on  le  mettra  au 
joug,  et  on  lui  fera  traîner  la  charrue  avec  un  autre  bœuf  de  même  taille,  et 
qui  sera  tout  dressé;  on  aura  soin  de  les  attacher  ensemble  à la  mangeoire, 
de  les  mener  de  même  au  pâturage,  afin  qu’ils  se  connaissent  et  s’habituent 
à n’avoir  que  des  mouvements  communs,  et  l’on  n’emploiera  jamais  l’ai- 
guillon dans  les  commencements,  il  ne  servirait  qu’à  le  rendre  plus  intrai- 
table; il  faudra  aussi  le  ménager  et  ne  le  faire  travailler  qu’à  petites  reprises, 
car  il  se  fatigue  beaucoup  tant  qu'il  n’est  pas  tout  à fait  dressé,  et  par  la 
même  raison,  on  le  nourrira  plus  largement  alors  que  dans  les  autres 
temps. 

Le  bœuf  ne  doit  servir  que  depuis  trois,  ans  jusqu’à  dix  ; on  fera  bien  de 
le  tirer  alors  de  la  charrue  pour  i’engraisser  et  le  vendre , la  chair  en  sera 
meilleure  que  si  l’on  attendait  plus  longtemps.  On  connaît  l’âge  de  cet  animal 
par  les  dents  et  par  les  cornes  : les  premières  dents  du  devant  tombent  à 
dix  mois , et  sont  remplacées  par  d’autres  qui  ne  sont  pas  si  blanches  et  qui 
sont  plus  larges;  à seize  mois,  les  dents  voisines  de  celles  du  milieu  tombent 
et  sont  aussi  remplacées  par  d’autres,  et  à trois  ans  toutes  les  dents  incisives 
sont  renouvelées,  elles  sont  alors  égales,  longues  et  assez  blanches;  à 
mesure  que  le  bœuf  avance  en  âge  elles  s’usent  et  deviennent  inégales  et 
noires  : c’est  la  même  chose  pour  le  taureau  et  pour  la  vache , ainsi  la  cas- 
tration ni  le  sexe  ne  changent  rien  à la  crue  et  à la  chute  des  dents;  cela 
ne  change  rien  non  plus  à la  chute  des  cornes l,  car  elles  tombent  également 
à trois  ans  au  taureau,  au  bœuf  et  à la  vache,  et  elles  sont  remplacées  par 
d’autres  cornes  qui,  comme  les  secondes  dents,  ne  tombent  plus;  celles  du 
bœuf  et  de  la  vache  deviennent  seulement  plus  grosses  et  plus  longues  que 
celles  du  taureau.  L’ accroissement  de  ces  secondes  cornes  ne  se  fait  pas 
d’une  manière  uniforme  et  par  un  développement  égal  ; la  première  année, 
c’est-à-dire  la  quatrième  année  de  l’âge  du  bœuf,  il  lui  pousse  deux  petites 
cornes  pointues,  hettes,  unies,  et  terminées  vers  la  tête  par  une  espèce  de 

1.  Chute  des  cornes.  Singulière  inadvertance!  Buffon  se  corrigera  lui-mème  dans  ses  Addi- 
tions. Les  cornes  des  Bœufs  ne  tombent  pas.  Les  ruminants  se  partagent  en  trois  catégories. 
Les  uns  n’ont  pas  de  cornes  : le  chameau , le  dromadaire , le  lama,  la  vigogne,  les  chevro- 
tains , etc.  ; les  autres  ont  des  cornes  ou  bois  qui  tombent  : Y élan,  le  renne,  le  daim,  le  che- 
vreuil, les  cerfs,  etc.;  les  autres  ont  des  cornes  qui  ne  tombent  jamais  : les  bœufs , les  mou- 
tons, les  chèvres,  les  antilopes,  etc.  La  girafe  forme  comme  une  petite  catégorie  à part;  elle  ; 
a des  cornes  recouvertes  d’une  peau  velue , comme  celles  du  cerf , comme  celles  du  renne,  etc., 
et  qui,  comme  celles  des  bœufs , des  chèvres  . etc.,  ne  tombent  jamais. 


i 


LE  BŒUF. 


437 


bourrelet;  l’année  suivante  ce  bourrelet  s’éloigne  de  la  tête,  poussé  par  un 
cylindre  de  corne  qui  se  forme  et  qui  se  termine  aussi  par  un  autre  bourrelet 
et  ainsi  de  suite,  car  tant  que  l’animal  vit  les  cornes  croissent;  ces  bourre- 
lets deviennent  des  nœuds  annulaires,  qu'il  est  aisé  de  distinguer  dans  la 
corne,  et  par  lesquels  l’âge  se  peut  aisément  compter,  en  prenant  pour  trois 
ans  la  pointe  de  la  corne  jusqu’au  premier  nœud,  et  pour  un  an  de  plus  cha- 
cun des  intervalles  entre  les  autres  nœuds. 

Le  cheval  mange  nuit  et  jour,  lentement,  mais  presque  continuellement; 
le  bœuf  au  contraire  mange  vite  et  prend  en  assez  peu  de  temps  toute  la 
nourriture  qu’il  lui  faut,  après  quoi  il  cesse  de  manger  et  se  couche  pour 
ruminer.  Cette  différence  vient  de  la  différente  conformation  de  l’estomac 
de  ces  animaux  : le  bœuf,  dont  les  deux  premiers  estomacs  ne  forment 
qu’un  même  sac  d’une  très-grande  capacité,  peut  sans  inconvénient  prendre 
à la  fois  beaucoup  d’herbe  et  le  remplir  en  peu  de  temps  pour  ruminer 
ensuite  et  digérer  à loisir  ; le  cheval , qui  n’a  qu’un  petit  estomac,  ne  peut 
y recevoir  qu’une  petite  quantité  d’herbe  et  le  remplir  successivement  à 
mesure  qu’elle  s’affaisse  et  qu’elle  passe  dans  les  intestins,  où  se  fait  princi- 
palement la  décomposition  de  la  nourriture;  car  ayant  observé  dans  le 
bœuf  et  dans  le  cheval  le  produit  successif  de  la  digestion  et  surtout  la 
décomposition  du  foin,  nous  avons  vu  dans  le  bœuf  qu’au  sortir  de  la  partie 
de  la  panse,  qui  forme  le  second  estomac  et  qu’on  appelle  le  bonnet,  il  est 
réduit  en  une  espèce  de  pâte  verte , semblable  à des  épinards  hachés  et 
bouillis  ; que  c’est  sous  cette  forme  qu’il  est  retenu  et  contenu  dans  les  plis 
ou  livrets  du  troisième  estomac,  qu’on  appelle  le  feuillet;  que  la  décompo- 
sition en  est  entière  dans  le  quatrième  estomac,  qu’on  appelle  la  caillette;  et 
que  ce  n’est,  pour  ainsi  dire,  que  le  marc  qui  passe  dans  les  intestins;  au 
lieu  que  dans  le  cheval  le  foin  ne  se  décompose  guère  ni  dans  l’estomac  , ni 
dans  les  premiers  boyaux,  où  il  devient  seulement  plus  souple  et  plus 
flexible,  comme  ayant  été  macéré  et  pénétré  de  la  liqueur  active  dont  il  est 
environné;  qu’il  arrive  au  cæcum  et  au  colon  sans  grande  altération  ; que 
c’est  principalement  dans  ces  deux  intestins,  dont  l’énorme  capacité  répond 
à celle  de  la  panse  des  ruminants,  que  se  fait  dans  le  cheval  la  décompo- 
sition de  la  nourriture  ; et  que  cette  décomposition  n’est  jamais  aussi  entière 
que  celle  qui  se  fait  dans  le  quatrième  estomac  du  bœuf. 

Par  ces  mêmes  considérations  et  par  la  seule  inspection  des  parties,  il  me 
semble  qu’il  est  aisé  de  concevoir  comment  se  fait  la  rumination  *,  et  pour- 

1.  L'estomac  des  animaux  ruminants  se  compose  de  quatre  poches  : la  panse,  le  bonnet,  le 
feuillet  et  la  caillette. 

A la  première  déglutition,  les  aliments,  à peine  mâchés , tombent  dans  les  deux  premières 
poches.  Après  s'y  être  ramollis , ils  sont  ramenés  cà  la  bouche  par  portions  séparées , par 
pelotes.  Il  y a un  petit  appareil , une  sorte  de  bouche  intérieure,  qui  détache  ces  pelotes  et  les 
pousse  dans  l’œsophage.  Les  aliments,  revenus  à la  bouche,  y sont  soumis  à une  seconde 


438 


LE  BŒUF. 


quoi  le  cheval  ne  rumine  ni  ne  vomit,  au  lieu  que  le  bœuf  et  les  autres  ani- 
maux qui  ont  plusieurs  estomacs  semblent  ne  digérer  l’herbe  qu’à  mesure 
qu’ils  ruminent.  La  rumination  n’est  qu’un  vomissement  sans  effort,  occa- 
sionné par  la  réaction  du  premier  estomac  sur  les  aliments  qu’il  contient. 
Le  bœuf  remplit  ses  deux  premiers  estomacs,  c’est-à-dire  la  panse  et  le 
bonnet,  qui  n’est  qu’une  portion  de  la  panse,  tout  autant  qu’ils  peuvent 
l’être;  cette  membrane  tendue  réagit  donc  alors  avec  force  sur  l’herbe 
qu’elle  contient,  qui  n’est  que  très-peu  mâchée,  à peine  hachée,  et  dont  le 
volume  augmente  beaucoup  par  la  fermentation  : si  l’aliment  était  liquide, 
cette  force  de  contraction  le  ferait  passer  dans  le  troisième  estomac , qui  ne 
communique  à l’autre  que  par  un  conduit  étroit,  dont  même  l’orifice  est 
situé  à la  partie  supérieure  du  premier,  et  presque  aussi  haut  que  celui  de 
l’œsophage  ; ainsi  ce  conduit  ne  peut  pas  admettre  cet  aliment  sec,  ou  du 
moins  il  n’en  admet  que  la  partie  la  plus  coulante  ; il  est  donc  nécessaire 
que  les  parties  les  plus  sèches  remontent  dans  l’œsophage,  dont  l’orifice  est 
plus  large  que  celui  du  conduit;  elles  y remontent  en  effet,  l’animal  les 
remâche,  les  macère,  les  imbibe  de  nouveau  de  sa  salive,  et  rend  ainsi  peu 
à peu  l’aliment  plus  coulant,  il  le  réduit  en  pâte  assez  liquide  pour  qu’elle 
puisse  couler  dans  ce  conduit  qui  communique  au  troisième  estomac,  où  elle 
se  macère  encore  avant  de  passer  dans  le  quatrième,  et  c’est  dans  ce  dernier 
estomac  que  s’achève  la  décomposition  du  foin  qui  y est  réduit  en  parfait 
mucilage  : ce  qui  confirme  la  vérité  de  cette  explication,  c’est  que  tant  que 
ces  animaux  tettent  ou  sont  nourris  de  lait  et  d’autres  aliments  liquides  et 
coulants  ils  ne  ruminent  pas,  et  qu’ils  ruminent  beaucoup  plus  en  hiver  et 
lorsqu’on  les  nourrit  d’aliments  secs  qu’en  été,  pendant  lequel  ils  paissent 
l'herbe  tendre;  dans  le  cheval,  au  contraire,  l’estomac  est  très-petit,  l’ori- 
fice de  l’œsophage  est  fort  étroit,  et  celui  du  pylore  est  fort  large  ; cela  seul 
suffirait  pour  rendre  impossible  la  rumination,  car  l’aliment  contenu  dans  ce 
petit  estomac,  quoique  peut-être  plus  fortement  comprimé  que  dans  le  grand 
estomac  du  bœuf,  ne  doit  pas  remonter,  puisqu’il  peut  aisément  descendre 
par  le  pylore  qui  est  fort  large;  il  n’est  pas  même  nécessaire  que  le  foin  soit 
réduit  en  pâte  molle  et  coulante  pour  y entrer;  la  force  de  contraction  de 
l’estomac  y pousse  l’aliment  encore  presque  sec,  et  il  ne  peut  remonter  par 
l’œsophage,  parce  que  ce  conduit  est  fort  petit  en  comparaison  de  celui  du 
pylore  ; c’est  donc  par  cette  différence  générale  de  conformation  que  le  bœuf 
rumine  et  que  le  cheval  ne  peut  ruminer;  mais  il  y a encore  une  différence 
particulière  dans  le  cheval,  qui  fait  que  non-seulement  il  ne  peut  ruminer, 
c’est-à-dire  vomir  sans  effort,  mais  même  qu’il  ne  peut  absolument  vomir. 


mastication.  Après  quoi,  ils  sont  déglutis  de  nouveau,  et  passent  directement,  en  suivant  un 
canal  particulier , dans  les  deux  dernières  poches  : le  feuillet  et  la  caillette.  C’est  dans  la  caillette 
que  se  fait  la  digestion.  (Voyez,  dans  mes  Mémoires  de  physiol.  et  d’anat.  comp.,  l’article 
intitulé  : Expériences  sur  le  mécanisme  de  la  rumination . ) 


LE  BŒUF. 


439 


quelque  effort  qu’il  puisse  faire1;  c’est  que  le  conduit  de  l’œsophage  arrivant 
très-obliquement  dans  l’estomac  du  cheval,  dont  les  membranes  forment 
une  épaisseur  considérable,  ce  conduit  fait  dans  cette  épaisseur  une  espèce 
de  gouttière  si  oblique  qu’il  ne  peut  que  se  serrer  davantage  au  lieu  de  s’ou- 
vrir par  les  convulsions  de  l’estomac  a.  Quoique  cette  différence,  aussi  bien 
que  les  autres  différences  de  conformation  qu’on  peut  remarquer  dans  le 
corps  des  animaux,  dépendent  toutes  de  la  nature  lorsqu’elles  sont  con- 
stantes , cependant  il  y a dans  le  développement,  et  surtout  dans  celui  des 
parties  molles,  des  différences  constantes  en  apparence,  qui  néanmoins 
pourraient  varier,  et  qui  même  varient  par  les  circonstances  : la  grande 
capacité  de  la  panse  du  bœuf,  par  exemple,  n’est  pas  due  en  entier  à la 
nature;  la  panse  n’est  pas  telle  par  sa  conformation  primitive,  elle  ne  le 
devient  que  successivement  et  par  le  grand  volume  des  aliments;  car  dans  le 
veau  qui  vient  de  naître,  et  même  dans  le  veau  qui  est  encore  au  lait  et  qui 
n’a  pas  mangé  d’herbe,  la  panse,  comparée  à la  caillette,  est  beaucoup  plus 
petite  que  dans  le  bœuf  : cette  grande  capacité  de  la  panse  ne  vient  donc  que 
de  l’extension  qu’occasionne  le  grand  volume  des  aliments;  j’en  ai  été  con- 
vaincu par  une  expérience  qui  me  paraît  décisive.  J’ai  fait  nourrir  deux 
agneaux  du  même  âge  et  sevrés  en  même  temps,  l’un  de  pain  et  l’autre 
d’herbe;  les  ayant  ouverts  au  bout  d’un  an,  j’ai  vu  que  la  panse  de  l’agneau 
qui  avait  vécu  d’herbe  était  devenue  plus  grande  de  beaucoup  que  la  panse 
de  celui  qui  avait  été  nourri  de  pain. 

On  prétend  que  les  bœufs  qui  mangent  lentement  résistent  plus  long- 
temps au  travail  que  ceux  qui  mangent  vite;  que  les  bœufs  des  pays  élevés 
et  secs  sont  plus  vifs,  plus  vigoureux  et  plus  sains  que  ceux  des  pays  bas  et 
humides;  que  tous  deviennent  plus  forts  lorsqu’on  les  nourrit  de  foin  sec 
que  quand  on  ne  leur  donne  que  de  l’herbe  molle;  qu’ils  s’accoutument 
plus  difficilement  que  les  chevaux  au  changement  de  climat , et  que  par 
cette  raison  l’on  ne  doit  jamais  acheter  que  dans  son  voisinage  des  bœufs 
pour  le  travail. 

En  hiver,  comme  les  bœufs  ne  font  rien,  il  suffira  de  les  nourrir  de  paille 
et  d’un  peu  de  foin;  mais  dans  le  temps  des  ouvrages  on  leur  donnera  beau- 
coup plus  de  foin  que  de  paille,  et  même  un  peu  de  son  ou  d’avoine  avant  de 
les  faire  travailler  ; l’été,  si  le  foin  manque,  on  leur  donnera  de  l’herbe 
fraîchement  coupée,  ou  bien  de  jeunes  pousses  et  des  feuilles  de  frêne, 
d’orme,  de  chêne,  etc.,  mais  en  petite  quantité,  l’excès  de  cette  nourriture, 
qu’ils  aiment  beaucoup,  leur  causant  quelquefois  un  pissement  de  sang;  la 
luzerne,  le  sainfoin,  la  vesce,  soit  en  vert  ou  en  sec,  les  lupins,  les  navets. 


a.  Voyez  le  mémoire  de  M.  Bertin  dans  le  volume  de  l’Académie  des  Sciences,  année  1746. 

1.  Voyez  mon  mémoire  sur  les  causes  du  non-vomissement  du  cheval.  {Ann.  des  soi.  nat.  „ 
année  1848,  p.  145.) 


440 


LE  BŒUF. 


l’orge  bouillie,  etc.,  sont  aussi  de  très-bons  aliments  pour  les  bœufs;  il  n’est 
pas  nécessaire  de  régler  la  quantité  de  leur  nourriture,  ils  n’en  prennent 
jamais  plus  qu’il  ne  leur  en  faut,  et  l’on  fera  bien  de  leur  en  donner  toujours 
assez  pour  qu’ils  en  laissent;  on  ne  les  mettra  au  pâturage  que  vers  le  15  de 
mai,  les  premières  herbes  sont  trop  crues,  et  quoiqu'ils  les  mangent  avec 
avidité,  elles  ne  laissent  pas  de  les  incommoder;  on  les  fera  pâturer  pendant 
tout  l’été,  et  vers  le  15  octobre  on  les  remettra  au  fourrage,  en  observant 
de  ne  les  pas  faire  passer  brusquement  du  vert  au  sec  et  du  sec  au  vert,  mais 
de  les  amener  par  degrés  à ce  changement  de  nourriture. 

La  grande  chaleur  incommode  ces  animaux  peut-être  plus  encore  que  le 
grand  froid;  il  faut  pendant  l’été  les  mener  au  travail  dès  la  pointe  du  jour, 
les  ramener  à l’étable  ou  les  laisser  dans  les  bois  pâturer  à l’ombre  pendant 
la  grande  chaleur,  et  ne  les  remettre  à l’ouvrage  qu’à  trois  ou  quatre  heures 
du  soir;  au  printemps,  en  hiver  et  en  automne  on  pourra  les  faire  travailler 
sans  interruption  depuis  huit  ou  neuf  heures  du  matin  jusqu’à  cinq  ou  six 
heures  du  soir.  Us  ne  demandent  pas  autant  de  soin  que  les  chevaux;  cepen- 
dant si  l’on  veut  les  entretenir  sains  et  vigoureux  on  ne  peut  guère  se  dis- 
penser de  les  étriller  tous  les  jours,  de  les  laver,  de  leur  graisser  la  corne  des 
pieds,  etc.  ; il  faut  aussi  les  faire  boire  au  moins  deux  fois  par  jour,  ils  aiment 
l’eau  nette  et  fraîche,  au  lieu  que  le  cheval  l’aime  trouble  et  tiède. 

La  nourriture  et  le  soin  sont  à peu  près  les  mêmes  et  pour  la  vache  et 
pour  le  bœuf  ; cependant  la  vache  à lait  exige  des  attentions  particulières, 
tant  pour  la  bien  choisir  que  pour  la  bien  conduire  : on  dit  que  les  vaches 
noires  sont  celles  qui  donnent  le  meilleur  lait,  et  que  les  blanches  sont  celles 
qui  en  donnent  le  plus  ; mais,  de  quelque  poil  que  soit  la  vache  à lait,  il  faut 
qu’elle  soit  en  bonne  chair,  qu’elle  ait  l’œil  vif,  la  démarche  légère,  qu’elle 
soit  jeune,  et  que  son  lait  soit,  s’il  se  peut,  abondant  et  de  bonne  qualité  ; on 
la  traira  deux  fois  par  jour  en  été  et  une  fois  seulement  en  hiver;  et  si  l’on 
veut  augmenter  la  quantité  du  lait  il  n’y  aura  qu’à  la  nourrir  avec  des  ali- 
ments plus  succulents  que  l’herbe. 

Le  bon  lait  n’est  ni  trop  épais  ni  trop  clair;  sa  consistance  doit  être  telle 
que,  lorsqu’on  en  prend  une  petite  goutte,  elle  conserve  sa  rondeur  sans 
couler;  il  doit  aussi  être  d’un  beau  blanc;  celui  qui  tire  sur  le  jaune  ou  sur 
le  bleu  ne  vaut  rien;  sa  saveur  doit  être  douce,  sans  aucune  amertume  et 
sans  âcreté;  il  faut  aussi  qu’il  soit  de  bonne  odeur  ou  sans  odeur;  il  est  meil- 
leur au  mois  de  mai  et  pendant  l’été  que  pendant  l’hiver,  et  il  n’est  parfai- 
tement bon  que  quand  la  vache  est  en  bon  âge  et  en  bonne  santé;  le  lait  des 
jeunes  génisses  est  trop  clair,  celui  des  vieilles  vaches  est  trop  sec,  et  pen- 
dant l’hiver  il  est  trop  épais  : ces  différentes  qualités  du  lait  sont  relatives 
à la  quantité  plus  ou  moins  grande  des  parties  butireuses,  caséeuses  et 
séreuses  qui  le  composent  ; le  lait  trop  clair  est  celui  qui  abonde  trop  en 
parties  séreuses,  le  lait  trop  épais  est  celui  qui  en  manque,  et  le  lait  trop 


LE  BŒUF. 


441 


sec  n’a  pas  assez  de  parties  butireuses  et  séreuses;  le  lait  d’une  vache 
en  chaleur  n’est  pas  bon , non  plus  que  celui  d’une  vache  qui  approche 
de  son  terme  ou  qui  a mis  bas  depuis  peu  de  temps.  On  trouve  dans  le 
troisième  et  dans  le  quatrième  estomac  du  veau  qui  tette  des  grumeaux 
de  lait  caillé  ; ces  grumeaux  de  lait  séchés  à l’air  sont  la  présure  dont  on 
se  sert  pour  faire  cailler  le  lait;  plus  on  garde  cette  présure,  meilleure  elle 
est,  et  il  n’en  faut  qu’une  très-petite  quantité  pour  faire  un  grand  volume  de 
fromage. 

Les  vaches  et  les  bœufs  aiment  beaucoup  le  vin,  le  vinaigre,  le  sel;  ils 
dévorent  avec  avidité  une  salade  assaisonnée  : en  Espagne  et  dans  quelques 
autres  pays  on  met  auprès  du  jeune  veau  à l’étable  une  de  ces  pierres  qu’on 
appelle  salègres,  et  qu’on  trouve  dans  les  mines  de  sel  gemme  ; il  lèche  cette 
pierre  salée  pendant  tout  le  temps  que  sa  mère  est  au  pâturage,  ce  qui  excite 
si  fort  l’appétit  ou  la  soif  qu’au  moment  que  la  vache  arrive  le  jeune  veau  se 
jette  à la  mamelle,  en  tire  avec  avidité  beaucoup  de  lait,  s’engraisse  et  croît 
bien  plus  vite  que  ceux  auxquels  on  ne  donne  point  de  sel  ; c’est  par  la 
même  raison,  que  quand  les  bœufs  ou  les  vaches  sont  dégoûtés,  on  leur  donne 
de  l’herbe  trempée  dans  du  vinaigre  ou  saupoudrée  d’un  peu  de  sel;  on 
peut  leur  en  donner  aussi  lorsqu’ils  se  portent  bien  et  que  l’on  veut  exciter 
leur  appétit  pour  les  engraisser  en  peu  de  temps  ; c’est  ordinairement  à l’âge 
de  dix  ans  qu’on  les  meta  l’engrais;  si  l’on  attend  plus  tard  on  est  moins  sûr 
de  réussir  et  leur  chair  n’est  pas  si  bonne;  on  peut  les  engraisser  en  toutes 
saisons,  mais  l’été  est  celle  qu’on  préfère  parce  que  l’engrais  se  fait  à moins 
de  frais,  et  qu'en  commençant  au  mois  de  mai  ou  de  juin  on  est  presque  sûr 
de  les  voir  gras  avant  la  fin  d’octobre  : dès  qu’on  voudra  les  engraisser,  on 
cessera  de  les  faire  travailler,  on  les  fera  boire  beaucoup  plus  souvent,  on 
leur  donnera  des  nourritures  succulentes  en  abondance,  quelquefois  mêlées 
d’un  peu  de  sel,  et  on  les  laissera  ruminer  à loisir  et  dormir  à l’étable  pen- 
dant les  grandes  chaleurs;  en  moins  de  quatre  ou  cinq  mois  ils  deviendront 
si  gras  qu’ils  auront  de  la  peine  à marcher,  et  qu’on  ne  pourra  les  conduire 
au  loin  qu’à  très-petites  journées.  Les  vaches,  et  même  les  taureaux  bis- 
tournés,  peuvent  s’engraisser  aussi,  mais  la  chair  de  la  vache  est  plus  sèche 
et  celle  du  taureau  bistourné  est  plus  rouge  et  plus  dure  que  la  chair  du 
bœuf,  et  elle  a toujours  un  goût  désagréable  et  fort. 

Les  taureaux , les  vaches  et  les  bœufs  sont  fort  sujets  à se  lécher,  sur- 
tout dans  le  temps  qu’ils  sont  en  plein  repos;  et  comme  l’on  croit  que  cela 
les  empêche  d'engraisser,  on  a soin  de  frotter  de  leur  fiente  tous  les  endroits 
de  leur  corps  auxquels  ils  peuvent  atteindre;  lorsqu’on  ne  prend  pas  cette 
précaution,  ils  s’enlèvent  le  poil  avec  la  langue,  qu’ils  ont  fort  rude,  et  ils 
avalent  ce  poil  en  grande  quantité  ; comme  cette  substance  ne  peut  se  digé- 
rer, elle  reste  dans  leur  estomac  et  y forme  des  pelotes  rondes  qu’on  a 
appelées  égagropiles,  et  qui  sont  quelquefois  d’une  grosseur  si  considérable 


442 


LE  BŒUF. 


qu’elles  doivent  les  incommoder  par  leur  volume,  et  les  empêcher  de  digé- 
rer par  leur  séjour  dans  l’estomac  : ces  pelotes  se  revêtent  avec  le  temps 
d’une  croûte  brune  assez  solide,  qui  n’est  cependant  qu’un  mucilage  épaissi, 
mais  qui  par  le  frottement  et  la  coction  devient  dur  et  luisant  ; elles  ne  se 
trouvent  jamais  que  dans  la  panse,  et  s’il  entre  du  poil  dans  les  outres  esto- 
macs, il  n’y  séjourne  pas,  non  plus  que  dans  les  boyaux;  il  passe  apparem- 
ment avec  le  marc  des  aliments. 

Les  animaux  qui  ont  des  dents  incisives,  comme  le  cheval  et  l’âne,  aux 
deux  mâchoires,  broutent  plus  aisément  l’herbe  courte  que  ceux  qui  man- 
quent de  dents  incisives  à la  mâchoire  supérieure;  et  si  le  mouton  et  la 
chèvre  la  coupent  de  très-près , c’est  parce  qu’ils  sont  petits  et  que  leurs 
lèvres  sont  minces;  mais  le  bœuf,  dont  les  lèvres  sont  épaisses,  ne  peut 
brouter  que  l’herbe  longue,  et  c’est  par  cette  raison  qu’il  ne  fait  aucun  tort 
au  pâturage  sur  lequel  il  vit;  comme  il  ne  peut  pincer  que  l’extrémité  des 
jeunes  herbes , il  n’en  ébranle  point  la  racine,  et  n’en  retarde  que  très-peu 
l’accroissement  ; au  lieu  que  le  mouton  et  la  chèvre  les  coupent  de  si  près , 
qu’ils  détruisent  la  tige  et  gâtent  la  racine  : d’ailleurs,  le  cheval  choisit 
l’herbe  la  plus  fine,  et  laisse  grener  et  se  multiplier  la  grande  herbe,  dont 
les  tiges  sont  dures,  au  lieu  que  le  bœuf  coupe  ces  grosses  tiges  et  détruit 
peu  à peu  l’herbe  la  plus  grossière,  ce  qui  fait  qu’au  bout  de  quelques  années 
la  prairie  sur  laquelle  le  cheval  a vécu  n’est  plus  qu’un  mauvais  pré,  au 
lieu  que  celle  que  le  bœuf  a broutée  devient  un  pâturage  fin. 

L’espèce  de  nos  bœufs , qu’il  ne  faut  pas  confondre  avec  celles  de  l’au- 
rochs, du  buffle  et  du  bison,  paraît  être  originaire  de  nos  climats  tempérés, 
la  grande  chaleur  les  incommodant  autant  que  le  froid  excessif;  d’ailleurs 
cette  espèce,  si  abondante  en  Europe,  ne  se  trouve  point  dans  les  pays 
méridionaux,  et  ne  s’est  pas  étendue  au  delà  de  l’Arménie  et  de  la  Perse  a 
en  Asie,  et  au  delà  de  l’Égypte  et  de  la  Barbarie  en  Afrique;  car  aux  Indes, 
aussi  bien  que  dans  le  reste  de  l’Afrique , et  même  en  Amérique  , ce  sont 
des  bisons  qui  ont  une  bosse  sur  le  dos,  ou  d’autres  animaux  auxquels  les 
voyageurs  ont  donné  le  nom  de  bœuf,  mais  qui  sont  d’une  espèce  diffé- 
rente de  celle  de  nos  bœufs;  ceux  qu’on  trouve  au  cap  de  Bonne-Espérance 
et  en  plusieurs  contrées  de  l’Amérique  y ont  été  transportés  d’Europe  par 
les  Hollandais  et  par  les  Espagnols  : en  général,  il  paraît  que  les  pays  un  peu 
froids  conviennent  mieux  à nos  bœufs  que  les  pays  chauds , et  qu’ils  sont 
d’autant  plus  gros  et  plus  grands,  que  le  climat  est  plus  humide  et  plus 
abondant  en  pâturages.  Les  bœufs  de  Danemarck , de  la  Podolie , de  l’U- 
kraine, et  de  la  Tartarie  qu’habitent  les  Calmoucks  b,  sont  les  plus  grands 
de  tous  ; ceux  d’Irlande,  d’Angleterre,  de  Hollande  et  de  Hongrie  sont  aussi 

a.  Voyez  le  Voyage  de  Chardin , t.  II,  p.  28. 

b.  Voyez  le  Voyage  de  Regnard.  Paris,  1742 , 1. 1 , p.  217;  et  l’ Histoire  générale  des  Voyages, 
t.  VII,  p.  13. 


LE  BOEUF. 


443 


plus  grands  qoe  ceux  de  Perse,  de  Turquie,  de  Grèce,  d’Italie,  de  France  et 
d’Espagne,  et  ceux  de  Barbarie  sont  les  plus  petits  de  tous  ; on  assure  même 
que  les  Hollandais  tirent  tous  les  ans  du  Danemarck  un  grand  nombre  de 
vaches  grandes  et  maigres , et  que  ces  vaches  donnent  en  Hollande  beau- 
coup plus  de  lait  que  les  vaches  de  France  : c’est  apparemment  cette  même 
race  de  vaches  à lait  qu’on  a transportée  et  multipliée  en  Poitou , en  Aunis 
et  dans  les  marais  de  Charente , où  on  les  appelle  vaches  flandrines  ; ces 
vaches  sont  en  effet  beaucoup  plus  grandes  et  plus  maigres  que  les  vaches 
communes , et  elles  donnent  une  fois  autant  de  lait  et  de  beurre  ; elles  don- 
nent aussi  des  veaux  beaucoup  plus  grands  et  plus  forts.,  elles  ont  du  lait 
en  tout  temps,  et  on  peut  les  traire  toute  l’année,  à l’exception  de  quatre 
ou  cinq  jours  avant  qu’elles  mettent  bas , mais  il  faut  pour  ces  vaches  des 
pâturages  excellents  : quoiqu’elles  ne  mangent  guère  plus  que  les  vaches 
communes,  comme  elles  sont  toujours  maigres,  toute  la  surabondance  de  la 
nourriture  se  tourne  en  lait,  au  lieu  que  les  vaches  ordinaires  deviennent 
grasses  et  cessent  de  donner  du  lait  dès  qu’elles  ont  vécu  pendant  quelque 
temps  dans  des  pâturages  trop  gras.  Avec  un  taureau  de  cette  race  et  des 
vaches  communes,  on  fait  une  autre  race  qu’on  appelle  bâtarde,  et  qui  est 
plus  féconde  et  plus  abondante  en  lait  que  la  race  commune  ; ces  vaches 
bâtardes  donnent  souvent  deux  veaux  à la  fois,  et  fournissent  aussi  du  lait 
pendant  toute  l’année  : ce  sont  ces  bonnes  vaches  à lait  qui  font  une  partie 
des  richesses  de  la  Hollande,  d’où  il  sort  tous  les  ans  pour  des  sommes  con- 
sidérables de  beurre  et  de  fromage  ; ces  vaches,  qui  fournissent  une  ou  deux 
fois  autant  de  lait  que  les  vaches  de  France,  en  donnent  six  fois  autant  que 
celles  de  Barbarie  a.  « 

En  Irlande,  en  Angleterre,  en  Hollande,  en  Suisse  et  dans  le  Nord  , on 
sale  et  on  fume  la  chair  du  bœuf  en  grande  quantité,  soit  pour  l’usage  de  la 
marine,  soit  pour  l’avantage  du  commerce  ; il  sort  aussi  de  ces  pays  une 
grande  quantité  de  cuirs  : la  peau  du  bœuf  et  même  celle  du  veau  servent, 
comme  l’on  sait,  à une  infinité  d’usages;  la  graisse  est  aussi  une  matière 
utile,  on  la  mêle  avec  le  suif  du  mouton;  le  fumier  du  bœuf  est  le  meilleur 
engrais  pour  les  terres  sèches  et  légères  ; la  corne  de  cet  animal  est  le  pre- 
mier vaisseau  dans  lequel  on  ait  bu,  le  premier  instrument  dans  lequel  on 
ait  soufflé  pour  augmenter  le  son , la  première  matière  transparente  que 
l’on  ait  employée  pour  faire  des  vitres,  des  lanternes,  et  que  l’on  ait  ramol- 
lie, travaillée,  moulée  pour  faire  des  boîtes,  des  peignes  et  mille  autres 
ouvrages;  mais  finissons,  car  l’histoire  naturelle  doit  finir  où  commence 
l’histoire  des  arts. 


a.  Voyez  le  Voyage  de  M.  Shaiv,  t.  I,  d.  311. 


444 


LA  BREBIS. 


LA  BREBIS.  * 1 

L’on  ne  peut  guère  douter  que  les  animaux  actuellement  domestiques 
n’aient  été  sauvages  auparavant  : ceux  dont  nous  avons  donné  l’histoire  en 
ont  fourni  la  preuve,  et  l’on  trouve  encore  aujourd’hui  des  chevaux,  des 
ânes  et  des  taureaux  sauvages.  Mais  l’homme,  qui  s’est  soumis  tant  de  mil- 
lions d’individus,  peut-il  se  glorifier  d’avoir  conquis  une  seule  espèce 
entière?  Comme  toutes  ont  été  créées  sans  sa  participation,  ne  peut-on  pas' 
croire  que  toutes  ont  eu  ordre  de  croître  et  de  multiplier  sans  son  secours? 
Cependant,  si  l’on  fait  attention  à la  faiblesse  et  à la  stupidité  de  la  brebis, 
si  l’on  considère  en  même  temps  que  cet  animal  sans  défense  ne  peut  même 
trouver  son  salut  dans  la  fuite,  qu’il  a pour  ennemis  tous  les  animaux  car- 
nassiers, qui  semblent  le  chercher  de  préférence  et  le  dévorer  par  goût,  que 
d’ailleurs  cette  espèce  produit  peu,  que  chaque  individu  ne  vit  que  peu  de 
temps,  etc.,  on  serait  tenté  d’imaginer  que  dès  les  commencements  la  brebis  a 
été  confiée  à la  garde  de  l’homme,  qu’elle  a eu  besoin  de  sa  protection  pour 
subsister  et  de  ses  soins  pour  se  multiplier,  puisqu’en  effet  on  ne  trouve 
point  de  brebis  sauvages  dans  les  déserts;  que  dans  tous  les  lieux  où  l’homme 
ne  commande  pas,  le  lion,  le  tigre,  le  loup,  régnent  par  la  force  et  par  la 
cruauté;  que  ces  animaux  de  sang  et  de  carnage  vivent  plus  longtemps  et 
multiplient  tous  beaucoup  plus  que  la  brebis;  et  qu’enfin,  si  l’on  abandonnait 
encore  aujourd’hui  dans  nos  campagnes  les  troupeaux  nombreux  de  cette 
espèce  que  nous  avons  tant  multipliée,  ils  seraient  bientôt  détruits  sous  nos 
yeux,  et  l’espèce  entière  anéantie  par  le  nombre  et  la  voracité  des  espèces 
ennemies. 

Il  parait  donc-que  ce  n’est  que  par  notre  secours  et  par  nos  soins  que  cette 
espèce  a duré,  dure,  et  pourra  durer  encore  : il  paraît  qu’elle  ne  subsisterait 
pas  par  elle-même.  La  brebis  est  absolument  sans  ressource  et  sans  défense  ; 
le  bélier  n’a  que  de  faibles  armes,  son  courage  n’est  qu’une  pétulance  mutile 
pour  lui-même,  incommode  pour  les  autres,  et  qu’on  détruit  par  la  castra- 
tion : les  moutons  sont  encore  plus  timides  que  les  brebis;  c’est  par  crainte 
qu’ils  se  rassemblent  si  souvent  en  troupeaux,  le  moindre  bruit  extraordi- 
naire suffit  pour  qu’ils  se  précipitent  et  se  serrent  les  uns  contre  les  autres, 
et  cette  crainte  est  accompagnée  de  la  plus  grande  stupidité,  car  ils  ne  savent 
pas  fuir  le  danger,  ils  semblent  même  ne  pas  sentir  l’incommodité  de  leur 
situation;  ils  restent  où  ils  se  trouvent,  à la  pluie,  à la  neige,  ils  y demeurent 
opiniâtrément,  et  pour  les  obliger  à changer  de  lieu  et  à prendre  une  route 
il  leur  faut  un  chef  qu’on  instruit  à marcher  le  premier,  et  dont  ils  suivent 

* Ovis  arics  (Linn.  ).  — Ordre  des  Ruminants  ; Genre  Mouton  (Cuv.  ). 

1.  L’histoire  de  la  brebis  commence  le  Ve  volume  de  l’édition  in-4°  de  l’Imprimerie  royale, 
volume  publié  en  1755. 


LA  BREBIS. 


4 45 


tous  les  mouvements  pas  à pas  : ce  chef  demeurerait  lui-même  avec  le  reste 
du  troupeau,  sans  mouvement,  dans  la  même  place,  s’il  n’était  chassé  par  le 
berger  ou  excité  par  le  chien  commis  à leur  garde , lequel  sait  en  effet 
veiller  à leur  sûreté,  les  défendre,  les  diriger,  les  séparer,  les  rassembler  et 
leur  communiquer  les  mouvements  qui  leur  manquent. 

Ce  sont  donc  de  tous  les  animaux  quadrupèdes  les  plus  stupides,  ce  sont 
ceux  qui  ont  le  moins  de  ressource  et  d'instinct  : les  chèvres,  qui  leur  res- 
semblent à tant  d’autres  égards,  ont  beaucoup  plus  de  sentiment;  elles 
savent  se  conduire,  elles  évitent  les  dangers,  elles  se  familiarisent  aisément 
avec  les  nouveaux  objets,  au  lieu  que  la  brebis  ne  sait  ni  fuir,  ni  s’appro- 
cher; quelque  besoin  quelle  ait  de  secours,  elle  ne  vient  point  à l’homme 
aussi  volontiers  que  la  chèvre,  et,  ce  qui  dans  les  animaux  paraît  être  le  der- 
nier degré  de  la  timidité  ou  de  l’insensibilité , elle  se  laisse  enlever  son 
agneau  sans  le  défendre,  sans  s’irriter,  sans  résister  et  sans  marquer  sa  dou- 
leur par  un  cri  différent  du  bêlement  ordinaire. 

Mais  cet  animal,  si  chétif  en  lui-même,  si  dépourvu  de  sentiment,  si  dénué 
de  qualités  intérieures,  est  pour  l’homme  l’animal  le  plus  précieux,  celui 
dont  l’utilité  est  la  plus  immédiate  et  la  plus  étendue  : seul  il  peut  suffire  aux 
besoins  de  première  nécessité;  il  fournit  tout  à la  fois  de  quoi  se  nourrir  et 
se  vêtir,  sans  compter  les  avantages  particuliers  que  l’on  sait  tirer  du  suif, 
du  lait,  de  la  peau,  et  même  des  boyaux,  des  os  et  du  fumier  de  cet  animal, 
auquel  il  semble  que  la  nature  n’ait,  pour  ainsi  dire,  1 ien  accordé  en  propre, 
rien  donné  que  pour  le  rendre  à l’homme. 

L’amour,  qui  dans  les  animaux  est  le  sentiment  le  plus  vif  et  le  plus  géné- 
ral, est  aussi  le  seul  qui  semble  donner  quelque  vivacité,  quelque  mouve- 
ment au  bélier;  il  devient  pétulant,  il  se  bat,  il  s’élance  contre  les  autres 
béliers,  quelquefois  même  il  attaque  son  berger;  mais  la  brebis,  quoiqu’en 
chaleur,  n’en  paraît  pas  plus  animée,  pas  plus  émue,  elle  n’a  qu’autant 
d’instinct  qu’il  en  faut  pour  ne  pas  refuser  les  approches  du  mâle , pour 
choisir  sa  nourriture  et  pour  reconnaître  son  agneau.  L’instinct  est  d’autant 
plus  sur  qu’il  est  plus  machinal,  et,  pour  ainsi  dire,  plus  inné  : le  jeune 
agneau  cherche  lui-même  dans  un  nombreux  troupeau,  trouve  et  saisit  la 
mamelle  de  sa  mère  sans  jamais  se  méprendre.  L’on  dit  aussi  que  les  mou- 
tons sont  sensibles  aux  douceurs  du  chant,  qu’ils  paissent  avec  plus  d’assi- 
duité, qu’ils  se  portent  mieux,  qu’ils  engraissent  au  son  du  chalumeau,  que 
la  musique  a pour  eux  des  attraits;  mais  l’on  dit  encore  plus  souvent,  et 
avec  plus  de  fondement,  qu'elle  sert  au  moins  à charmer  l’ennui  du  berger, 
et  que  c’est  à ce  genre  de  vie  oisive  et  solitaire  que  l’on  doit  rapporter  l’ori- 
gine de  cet  art. 

Ces  animaux,  dont  le  naturel  est  si  simple,  sont  aussi  d’un  tempérament 
très-faible;  ils  ne  peuvent  marcher  longtemps,  les  voyages  les  affaiblissent 
et  les  exténuent;  dès  qu’ils  courent,  ils  palpitent  et  sont  bientôt  essoufflés  ; la 


446 


LA  BREBIS. 


grande  chaleur,  l'ardeur  du  soleil  les  incommodent  autant  que  l’humidité, 
le  froid  et  la  neige  : ils  sont  sujets  à grand  nombre  de  maladies,  dont  la  plu- 
part sont  contagieuses  ; la  surabondance  de  la  graisse  les  fait  quelquefois 
mourir,  et  toujours  elle  empêche  les  brebis  de  produire;  elles  mettent  bas 
difficilement,  elles  avortent  fréquemment  et  demandent  plus  de  soin  qu’aucun 
des  autres  animaux  domestiques. 

Lorsque  la  brebis  est  prête  à mettre  bas,  il  faut  la  séparer  du  reste  du 
troupeau  et  la  veiller  afin  d’être  à portée  d’aider  à l’accouchement:  l’agneau 
se  présente  souvent  de  travers  ou  par  les  pieds , et  dans  ces  cas  la  mère 
court  risque  de  la  vie  si  elle  n’est  aidée  ; lorsqu’elle  est  délivrée,  on  lève 
l’agneau  et  on  le  met  droit  sur  ses  pieds;  on  tire  en  même  temps  le  lait  qui 
est  contenu  dans  les  mamelles  de  la  mère;  ce  premier  lait  est  gâté  et  ferait 
beaucoup  de  mal  à l’agneau;  on  attend  donc  qu’elles  se  remplissent  d’un 
nouveau  lait  avant  que  de  lui  permettre  de  teter  ; on  le  tient  chaudement,  et 
on  l’enferme  pendant  trois  ou  quatre  jours  avec  sa  mère  pour  qu’il  apprenne 
à la  connaître  : dans  ces  premiers  temps,  pour  rétablir  la  brebis,  on  la 
nourrit  de  bon  foin  et  d’orge  moulue  ou  de  son  mêlé  d’un  peu  de  sel  ; on  lui 
fait  boire  de  l’eau  un  peu  tiède  et  blanchie  avec  de  la  farine  de  blé,  de  fèves 
ou  de  millet;  au  bout  de  quatre  ou  cinq  jours  on  pourra  la  remettre  par 
degrés  à la  vie  commune  et  la  faire  sortir  avec  les  autres;  on  observera  seu- 
lement de  ne  la  pas  mener  trop  loin  pour  ne  pas  échauffer  son  lait;  quelque 
temps  après,  lorsque  l’agneau  qui  la  tette  aura  pris  de  la  force  et  qu’il  com- 
mencera à bondir  on  pourra  le  laisser  suivre  sa  mère  aux  champs. 

On  livre  ordinairement  au  boucher  tous  les  agneaux  qui  paraissent  faibles, 
et  l’on  ne  garde,  pour  les  élever,  que  ceux  qui  sont  les  plus  vigoureux,  les 
plus  gros  et  les  plus  chargés  de  laine;  les  agneaux  de  la  première  portée  ne 
sont  jamais  si  bons  que  ceux  des  portées  suivantes  : si  l’on  veut  élever  ceux 
qui  naissent  aux  mois  d’octobre,  novembre,  décembre,  janvier,  février,  on 
les  garde  à l’étable  pendant  l’hiver,  on  ne  les  en  fait  sortir  que  le  soir  et  le 
matin  pour  teter,  et  on  ne  les  laisse  point  aller  aux  champs  avant  le  com- 
mencement d’avril  ; quelque  temps  auparavant  on  leur  donne  tous  les  jours 
un  peu  d’herbe,  afin  de  les  accoutumer  peu  à peu  à cette  nouvelle  nourri- 
ture. On  peut  les  sevrer  à un  mois,  mais  il  vaut  mieux  ne  le  faire  qu’à  six 
semaines  ou  deux  mois  : on  préfère  toujours  les  agneaux  blancs  et  sans 
taches  aux  agneaux  noirs  ou  tachés,  la  laine  blanche  se  vendant  mieux  que 
la  laine  noire  ou  mêlée. 

La  castration  doit  se  faire  à l’âge  de  cinq  ou  six  mois,  ou  même  un  peu 
plus  tard,  au  printemps  ou  en  automne,  dans  un  temps  doux.  Cette  opéra- 
tion se  fait  de  deux  manières  : la  plus  ordinaire  est  l’incision;  on  tire  les 
testicules  par  l’ouverture  qu’on  vient  de  faire,  et  on  les  enlève  aisément; 
l’autre  se  fait  sans  incision  ; on  lie  seulement,  en  serrant  fortement  avec  une 
corde,  les  bourses  au-dessus  des  testicules,  et  l’on  détruit  par  cette  com- 


LA  BREBIS. 


447 


pression  les  vaisseaux  qui  y aboutissent.  La  castration  rend  l’agneau  malade 
et  triste,  et  l’on  fera  bien  de  lui  donner  du  son  mêlé  d’un  peu  de  sel  pendant 
deux  ou  trois  jours,  pour  prévenir  le  dégoût  qui  souvent  succède  à cet  état. 

A un  an,  les  béliers,  les  brebis  et  les  moutons  perdent  les  deux  dents  du 
devant  de  la  mâchoire  inférieure  ; ils  manquent,  comme  l’on  sait,  de  dents 
incisives  à la  mâchoire  supérieure  : à dix-huit  mois  les  deux  dents  voisines 
des  deux  premières  tombent  aussi,  et  à trois  ans  elles  sont  toutes  remplacées  ; 
elles  sont  alors  égales  et  assez  blanches  ; mais,  à mesure  que  l’animal  vieillit, 
elles  se  déchaussent,  s’émoussent  et  deviennent  inégales  et  noires.  On  con- 
naît aussi  l’âge  du  bélier  par  les  cornes  ; elles  paraissent  dès  la  première 
année,  souvent  dès  la  naissance,  et  croissent  tous  les  ans  d’un  anneau  jus- 
qu’à l’extrémité  de  la  vie.  Communément  les  brebis  n’ont  pas  de  cornes,  # 
mais  elles  ont  sur  la  tête  des  proéminences  osseuses  aux  mêmes  endroits  où 
naissent  les  cornes  des  béliers.  Il  y a cependant  quelques  brebis  qni  ont 
deux  et  même  quatre  cornes  : ces  brebis  sont  semblables  aux  autres,  leurs 
cornes  sont  longues  de  cinq  ou  six  pouces,  moins  contournées  que  celles  des 
béliers  ; et  lorsqu’il  y a quatre  cornes,  les  deux  cornes  extérieures  sont  plus 
courtes  que  les  deux  autres. 

Le  bélier  est  en  état  d’engendrer  dès  l’âge  de  dix-huit  mois,  et  à un  an  la 
brebis  peut  produire  ; mais  on  fera  bien  d’attendre  que  la  brebis  ait  deux 
ans  et  que  le  bélier  en  ait  trois  avant  de  leur  permettre  de  s’accoupler;  le 
produit  trop  précoce,  et  même  le  premier  produit  de  ces  animaux  est  tou- 
jours faible  et  mal  conditionné.  Un  bélier  peut  aisément  suffire  à vingt-cinq 
ou  trente  brebis  ; on  le  choisit  parmi  les  plus  forts  et  les  plus  beaux  de  son 
espèce  : il  faut  qu’il  ait  des  cornes,  car  il  y a des  béliers  qui  n’en  ont  pas,  et 
ces  béliers  sans  cornes  sont,  dans  ces  climats,  moins  vigoureux  et  moins 
propres  à la  propagation.  Un  beau  et  bon  bélier  doit  avoir  la  tête  forte  et 
grosse,  le  front  large,  les  yeux  gros  et  noirs,  le  nez  camus,  les  oreilles 
grandes,  le  col  épais,  le  corps  long  et  élevé,  les  reins  et  la  croupe  larges,  les 
testicules  gros  et  la  queue  longue  : les  meilleurs  de  tous  sont  les  blancs,  bien 
chargés  de  laine  sur  le  ventre,  sur  la  queue,  sur  la  tête,  sur  les  oreilles,  et 
jusque  sur  les  yeux.  Les  brebis  dont  la  laine  est  la  plus  abondante,  la  plus 
touffue,  la  plus  longue,  la  plus  soyeuse  et  la  plus  blanche,  sont  aussi  les 
meilleures  pour  la  propagation,  surtout  si  elles  ont  en  même  temps  le  corps 
grand,  le  col  épais  et  la  démarche  légère.  On  observe  aussi  que  celles  qui 
sont  plutôt  maigres  que  grasses  produisent  plus  sûrement  que  les  autres. 

La  saison  de  la  chaleur  des  brebis  est  depuis  le  commencement  de 
novembre  jusqu’à  la  fin  d’avril  : cependant  elles  ne  laissent  pas  de  conce- 
voir en  tout  temps  si  on  leur  donne,  aussi  bien  qu’au  bélier,  des  nourritures 
qui  les  échauffent,  comme  de  l’eau  salée  et  du  pain  de  chènevis.  On  les  laisse 
couvrir  trois  ou  quatre  fois  chacune,  après  quoi  on  les  sépare  du  bélier,  qui 
s’attache  de  préférence  aux  brebis  âgées  et  dédaigne  les  plus  jeunes.  L’on  a 


LA  BREBIS. 


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soin  de  ne  les  pas  exposer  à la  pluie  ou  aux  orages  dans  le  temps  de  l'accou- 
plement.; l’humidité  les  empêche  de  retenir,  et  un  coup  de  tonnerre  suffit 
pour  les  faire  avorter.  Un  jour  ou  deux  après  qu’elles  ont  été  couvertes , on 
les  remet  à la  vie  commune,  et  l’on  cesse  de  leur  donner  de  l’eau  salée, 
dont  l’usage  continuel,  aussi  bien  que  celui  du  pain  de  chènevis  et  des 
autres  nourritures  chaudes,  ne  manquerait  pas  de  les  faire  avorter.  Elles 
portent  cinq  mois,  et  mettent  bas  au  commencement  du  sixième  ; elles  ne 
produisent  ordinairement  qu’un  agneau,  et  quelquefois  deux  : dans  les  cli- 
mats chauds,  elles  peuvent  produire  deux  fois  par  an,  mais  en  France  et 
dans  les  pays  plus  froids,  elles  ne  produisent  qu’une  fois  l’année.  On  donne 
le  bélier  à quelques-unes  vers  la  fin  de  juillet  et  au  commencement  d’août,’ 
afin  d’avoir  des  agneaux  dans  le  mois  de  janvier  ; on  le  donne  ensuite  à un 
plus  grand  nombre  dans  les  mois  de  septembre,  d’octobre  et  de  novembre, 
et  l’cn  a des  agneaux  abondamment  aux  mois  de  février,  de  mars  et 
d’avril  : on  peut  aussi  en  avoir  en  quantité  aux  mois  de  mai , juin  , juillet, 
août  et  septembre,  et  ils  ne  sont  rares  qu’aux  mois  d’octobre,  novembre  et 
décembre.  La  brebis  a du  lait  pendant  sept  ou  huit  mois,  et  en  grande  abon- 
dance ; ce  lait  est  une  assez  bonne  nourriture  pour  les  enfants  et  pour  les 
gens  de  la  campagne;  on  en  fait  aussi  de  fort  bons  fromages,  surtout  en  le 
mêlant  avec  celui  de  vache.  L’heure  de  traire  les  brebis  est  immédiatement 
avant  qu’elles  aillent  aux  champs,  ou  aussitôt  après  qu’elles  en  sont  reve- 
nues ; on  peut  les  traire  deux  fois  par  jour  en  été,  et  une  fois  en  hiver. 

Les  brebis  engraissent  dans  le  temps  qu’elles  sont  pleines,  parce  qu’elles 
mangent  plus  alors  que  dans  les  autres  temps  : comme  elles  se  blessent 
souvent  et  qu’elles  avortent  fréquemment,  elles  deviennent  quelquefois  sté- 
riles et  font  assez  souvent  des  monstres;  cependant,  lorsqu’elles  sont  bien 
soignées,  elles  peuvent  produire  pendant  toute  leur  vie,  c’est-à-dire,  jusqu’à 
l’âge  de  dix  ou  douze  ans;  mais  ordinairement  elles  sont  vieilles  et  malé- 
ficiées  dès  l’âge  de  sept  ou  huit  ans.  Le  bélier,  qui  vit  douze  ou  quatorze 
ans,  n’est  bon  que  jusqu’à  huit  pour  la  propagation;  il  faut  le  bistourner 
à cet  âge  et  l’engraisser  avec  les  vieilles  brebis.  La  chair  du  bélier,  quoique 
bistourné  et  engraissé,  a toujours  un  mauvais  goût;  celle  de  la  brebis  est 
mollasse  et  insipide,  au  lieu  que  celle  du  mouton  est  la  plus  succulente 
et  la  meilleure  de  toqtes  les  viandes  communes. 

Les  gens  qui  veulent  former  un  troupeau  et  en  tirer  du  profit  achètent 
des  brebis  et  des  moutons  de  l’âge  de  dix-huit  mois  ou  deux  ans  ; on  en 
peut  mettre  cent  sous  la  conduite  d’un  seul  berger  : s’il  est  vigilant  et 
aidé  d’un  bon  chien,  il  en  perdra  peu  ; il  doit  les  précéder  lorsqu’il  les 
conduit  aux  champs,  et  les  accoutumer  à entendre  sa  voix,  à le  suivre  sans 
s’arrêter  et  sans  s’écarter  dans  les  blés,  dans  les  vignes,  dans  les  bois  et 
dans  les  terres  cultivées,  où  ils  ne  manqueraient  pas  de  causer  du  dégât. 
Les  coteaux  et  les  plaines  élevées  au-dessus  des  collines  sont  les  lieux  qui 


LA  BREBIS. 


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leur  conviennent  le  mieux;  on  évite  de  les  mener  paître  dans  les  endroits 
bas,  humides  et  marécageux.  On  les  nourrit  pendant  l’hiver,  à l’étable,  de 
son,  de  navets,  de  foin,  de  paille,  de  luzerne,  de  sainfoin,  de  feuilles  d’orme, 
de  frêne,  etc.  On  ne  laisse  pas  de  les  faire  sortir  tous  les  jours,  à moins  que 
le  temps  ne  soit  fort  mauvais,  mais  c’est  plutôt  pour  les  promener  que  pour 
les  nourrir;  et  dans  cette  mauvaise  saison  on  ne  les  conduit  aux  champs 
que  sur  les  dix  heures  du  matin  ; on  les  y laisse  pendant  quatre  ou  cinq 
heures,  après  quoi  on  les  fait  boire  et  on  les  ramène  vers  les  trois  heures 
après  midi.  Au  printemps  et  en  automne  au  contraire,  on  les  fait  sortir 
aussitôt  que  le  soleil  a dissipé  la  gelée  ou  l’humidité,  et  on  ne  les  ramène 
qu’au  soleil  couchant  : il  suffit  aussi  dans  ces  deux  saisons  de  les  faire  boire 
une  seule  fois  par  jour  avant  de  les  ramener  à l’étable,  où  il  faut  qu’ils  trou- 
vent toujours  du  fourrage,  mais  en  plus  petite  quantité  qu’en  hiver.  Ce 
n’est  que  pendant  l’été  qu’ils  doivent  prendre  aux  champs  toute  leur  nour- 
riture, on  les  y mène  deux  fois  par  jour,  et  on  les  fait  boire  aussi  deux  fois  ; 
on  les  fait  sortir  de  grand  matin,  on  attend  que  la  rosée  soit  tombée  pour 
les  laisser  paître  pendant  quatre  ou  cinq  heures , ensuite  on  les  fait  boire 
et  on  les  ramène  à la  bergerie  ou  dans  quelque  autre  endroit  à l’ombre  : 
sur  les  trois  ou  quatre  heures  du  soir,  lorsque  la  grande  chaleur  commence 
à diminuer,  on  les  mène  paître  une  seconde  fois  jusqu’à  la  fin  du  jour;  il 
faudrait  même  les  laisser  passer  toute  la  nuit  aux  champs  comme  on  le  fait 
en  Angleterre,  si  l’on  n’avait  rien  à craindre  du  loup  ; ils  n’en  seraient  que 
plus  vigoureux,  plus  propres  et  plus  sains.  Comme  la  chaleur  trop  vive  les 
incommode  beaucoup,  et  que  les  rayons  du  soleil  leur  étourdissent  la  tête 
et  leur  donnent  des  vertiges,  on  fera  bien  de  choisir  les  lieux  opposés  au 
soleil,  et  de  les  mener  le  matin  sur  des  coteaux  exposés  au  levant,  et  l’après- 
midi  sur  des  coteaux  exposés  au  couchant,  afin  qu’ils  aient  en  paissant  la 
tête  à l’ombre  de  leur  corps;  enfin  il  faut  éviter  de  les  faire  passer  par  des 
endroits  couverts  d’épines , de  ronces,  d’ajoncs,  de  chardons,  si  l’on  veut 
qu’ils  conservent  leur  laine. 

Dans  les  terrains  secs , dans  les  lieux  élevés  où  le  serpolet  et  les  autres 
herbes  odoriférantes  abondent,  la  chair  de  mouton  est  de  bien  meilleure 
qualité  que  dans  les  plaines  basses  et  dans  les  vallées  humides,  à moins  que 
ces  plaines  ne  soient  sablonneuses  et  voisines  de  la  mer,  parce  qu’alors  - 
toutes  les  herbes  sont  salées,  et  la  chair  du  mouton  n’est  nulle  part  aussi 
bonne  que  dans  ces  pacages  ou  prés  salés;  le  lait  des  brebis  y est  aussi  plus 
abondant  et  de  meilleur  goût.  Rien  ne  flatte  plus  l’appétit  de  ces  animaux 
que  le  sel,  rien  aussi  ne  leur  est  plus  salutaire,  lorsqu’il  leur  est  donné 
modérément  ; et  dans  quelques  endroits  on  met  dans  la  bergerie  un  sac  de 
sel  ou  une  pierre  salée  qu’ils  vont  tous  lécher  tour  à tour. 

Tous  les  ans  il  faut  trier  dans  le  troupeau  les  bêtes  qui  commencent  à 
vieillir,  et  qu’on  veut  engraisser  : comme  elles  demandent  un  traitement 
il.  29 


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LA  BREBIS. 


différent  de  celui  des  autres,  on  doit  en  faire  un  troupeau  séparé  ; et  si  c’est 
en  été,  on  les  mènera  aux  champs  avant  le  lever  du  soleil,  afin  de  leur  faire 
paître  l’herbe  humide  et  chargée  de  rosée.  Rien  ne  contribue  plus  à l’en- 
grais des  moutons  que  l’eau  prise  en  grande  quantité,  et  rien  ne  s’y  oppose 
davantage  que  l’ardeur  du  soleil  ; ainsi  on  les  ramènera  à la  bergerie  sur  les 
huit  ou  neuf  heures  du  matin  avant  la  grande  chaleur,  et  on  leur  donnera 
du  sel  pour  les  exciter  à boire  : on  les  mènera  une  seconde  fois  sur  les  quatre 
heures  du  soir  dans  les  pacages  les  plus  frais  et  les  plus  humides.  Ces  petits 
soins  continués  pendant  deux  ou  trois  mois  suffisent  pour  leur  donner  toutes 
les  apparences  de  l’embonpoint,  et  même  pour  les  engraisser  autant  qu’ils 
peuvent  l’être,  mais  cette  graisse  qui  ne  vient  que  de  la  grande  quantité 
d’eau  qu’ils  ont  bue  n’est,  pour  ainsi  dire,  qu’une  bouffissure,  un  œdème 
qui  les  ferait  périr  de  pourriture  en  peu  de  temps,  et  qu’on  ne  prévient  qu’en 
les  tuant  immédiatement  après  qu’ils  se  sont  chargés  de  cette  fausse  graisse; 
leur  chair  même,  loin  d’avoir  acquis  des  sucs  et  pris  de  la  fermeté,  n’en  est 
souvent  que  plus  insipide  et  plus  fade  : il  faut,  lorsqu’on  veut  leur  faire  une 
bonne  chair,  ne  se  pas  borner  à leur  laisser  paître  la  rosée  et  boire  beau- 
coup d’eau  , mais  leur  donner  en  même  temps  des  nourritures  plus  succu- 
lentes que  l’herbe.  On  peut  les  engraisser  en  hiver  et  dans  toutes  les  saisons, 
en  les  mettant  dans  une  étable  à part,  et  en  les  nourrissant  de  farines  d’orge, 
d’avoine,  de  froment,  de  fèves,  etc.,  mêlées  de  sel,  afin  de  les  exciter  à boire 
plus  souvent  et  plus  abondamment;  mais  de  quelque  manière  et  dans  quel- 
que saison  qu’on  les  ait  engraissés,  il  faut  s’en  défaire  aussitôt,  car  on  ne 
peut  jamais  les  engraisser  deux  fois,  et  ils  périssent  presque  tous  par  des 
maladies  du  foie. 

On  trouve  souvent  des  vers  1 dans  le  foie  des  animaux  : on  peut  voir  la 
description  des  vers  du  foie  des  moutons  et  des  bœufs  dans  le  Journal  des 
savants  “ et  dans  les  Éphémérides  d’Allemagne  b . On  croyait  que  ces  vers 
singuliers  ne  se  trouvaient  que  dans  le  foie  des  animaux  ruminants , mais 
M.  Daubenton  en  a trouvé  de  tout  semblables  dans  le  foie  de  l’âne,  et  il 
est  probable  qu’on  en  trouvera  de  semblables  aussi  dans  le  foie  de  plusieurs 
autres  animaux.  Mais  on  prétend  encore  avoir  trouvé  des  papillons  dans  le 
foie  des  moutons  : M.  Rouillé,  ministre  et  secrétaire  d’État  des  affaires 
étrangères,  a eu  la  bonté  de  me  communiquer  une  lettre  qui  lui  a été  écrite 
en  1749  par  M.  Gachet  dp  Beausort,  docteur  en  médecine  à Moutiers-en- 
Tarentaise,  dont  voici  l’extrait.  « L’on  a remarqué  depuis  longtemps  que 
« les  moutons  ( qui  dans  nos  Alpes  sont  les  meilleurs  de  l’Europe  ) maigris- 
« sent  quelquefois  à vue  d’œil,  ayant  les  yeux  blancs,  chassieux  et  concen- 

a.  Année  1668. 

b.  T.  V,  années  1675  et  1676. 

1.  La  douve  du  foie  ( fasciola  hepatica.  Linn. ) Ce  ver  parasite  se  trouve,  ou,  plus  exac- 
tement, habite  dans  les  vaisseaux  hépatiques  des  moutons,  des  bœufs , etc. 


LA  BREBIS. 


451 

« très,  le  sang  séreux,  sans  presque  aucune  partie  rouge  sensible , la  langue 
« aride  et  resserrée,  le  nez  rempli  d’un  mucus  jaunâtre,  glaireux  et  puru- 
« lent,  avec  une  débilité  extrême,  quoique  mangeant  beaucoup,  et  qu’enfin 
« toute  l’économie  animale  tombait  en  décadence.  Plusieurs  recherches 
« exactes  ont  appris  que  ces  animaux  avaient  dans  le  foie  des  papillons  blancs 
« ayant  des  ailes  assorties,  la  tête  semi-ovale,  velue,  et  de  la  grosseur  de 
« ceux  des  vers  à soie  : plus  de  soixante-dix  que  j’ai  fait  sortir  en  compri- 
« mant  les  deux  lobes , m’ont  convaincu  de  la  réalité  du  fait  ; le  foie  se  dila- 
« niait  en  même  temps  sur  toute  la  partie  convexe  ; l’on  n’en  a remarqué 
« que  dans  les  veines,  et  jamais  dans  les  artères  ; on  en  a trouvé  de  petits , 
« avec  de  petits  vers,  dans  le  conduit  cystique.  La  veine-porte  et  la  capsule 
« de  Glisson , qui  paraissent  s’y  manifester  comme  dans  l’homme,  cédaient 
« au  toucher  le  plus  doux.  Le  poumon  et  les  autres  viscères  étaient  sains, etc.» 
Il  serait  à désirer  que  M.  le  docteur  Gachet  de  Beausort  nous  eût  donné  une 
description  plus  détaillée  de  ces  papillons,  afin  d’ôter  le  soupçon  qu’on 
doit  avoir  que  ces  animaux  qu’il  a vus  ne  sont  que  les  vers  ordinaires  du 
foie1  de  mouton,  qui  sont  fort  plats,  fort  larges,  et  d’une  figure  si  singulière, 
que  du  premier  coup  d’œil  on  les  prendrait  plutôt  pour  des  feuilles  que 
pour  des  vers. 

Tous  les  ans  on  fait  la  tonte  de  la  laine  des  moutons,  des  brebis  et  des 
agneaux  : dans  les  pays  chauds , où  l’on  ne  craint  pas  de  mettre  l’animal 
tout  à fait  nu,  l’on  ne  coupe  pas  la  laine,  mais  on  l’arrache,  et  on  fait  sou- 
vent deux  récoltes  par  an;  en  France,  et  dans  les  climats  plus  froids,  on  se 
contente  de  la  couper  une  fois  par  an  avec  de  grands  ciseaux , et  on  laisse 
aux  moutons  une  partie  de  leur  toison,  afin  de  les  garantir  de  l’intempérie 
du  climat.  C’est  au  mois  de  mai  que  se  fait  cette  opération,  après  les  avoir 
bien  lavés,  afin  de  rendre  la  laine  aussi  nette  qu’elle  peut  l’être  : au  mois 
d’avril  il  fait  encore  trop  froid,  et  si  l’on  attendait  les  mois  de  juin  et  de 
juillet,  la  laine  ne  croîtrait  pas  assez  pendant  le  reste  de  l’été  pour  les  garan- 
tir du  froid  pendant  l’hiver.  La  laine  des  moutons  est  ordinairement  plus 
abondante  et  meilleure  que  celle  des  brebis;  celle  du  cou  et  du  dessus  du 
dos  est  la  laine  de  la  première  qualité;  celle  des  cuisses,  de  la  queue,  du 
ventre,  de  la  gorge,  etc.,  n’est  pas  si  bonne , et  celle  que  l’on  prend  sur  des 
bêtes  mortes  ou  malades  est  la  plus  mauvaise.  On  préfère  aussi  la  laine 
blanche  à la  grise,  à la  brune  et  à la  noire,  parce  qu’à  la  teinture  elle  peut 
prendre  toutes  sortes  de  couleurs  : pour  la  qualité,  la  laine  lisse  vaut  mieux 
que  la  laine  crépue  ; on  prétend  même  que  les  moutons  dont  la  laine  est 
trop  frisée  ne  se  portent  pas  aussi  bien  que  les  autres.  On  peut  encore  tirer 
des  moutons  un  avantage  considérable  en  les  faisant  parquer,  c’est-à-dire, 
en  les  laissant  séjourner  sur  les  terres  qu’on  veut  améliorer  : il  faut  pour 

1.  C'est-à-dire  la  douve.  Voyez  la  acte  de  la  page  précédente. 


452 


LA  BREBIS. 


cela  enclore  le  terrain  et  y renfermer  le  troupeau  toutes  les  nuits  pendant 
l’été;  le  fumier,  Burine  et  la  chaleur  du  corps  de  ces  animaux  ranimeront 
en  peu  de  temps  les  terres  épuisées,  ou  froides  et  infertiles;  cent  moutons 
amélioreront,  en  un  été,  huit  arpents  de  terre  pour  six  ans. 

Les  anciens  ont  dit  que  tous  les  animaux  ruminants  avaient  du  suif; 
cependant  cela  n’est  exactement  vrai  que  de  la  chèvre  et  du  mouton,  et 
celui  du  mouton  est  plus  abondant,  plus  blanc,  plus  sec,  plus  ferme  et 
de  meilleure  qualité  qu’aucun  autre.  La  graisse  diffère  du  suif  en  ce  qu’elle 
reste  toujours  molle,  au  lieu  que  le  suif  durcit  en  se  refroidissant.  C’est 
surtout  autour  des  reins  que  le  suif  s’amasse  en  grande  quantité,  et  le  rein 
gauche  en  est  toujours  plus  chargé  que  le  droit  ; il  y en  a aussi  beaucoup 
dans  l’épiploon  et  autour  des  intestins,  mais  ce  suif  n’est  pas  à beaucoup 
près  aussi  ferme  ni  aussi  bon  que  celui  des  reins,  de  la  queue  et  des  aulres 
parties  du  corps.  Les  moutons  n’ont  pas  d’autre  graisse  que  le  suif,  et  cette 
matière  domine  si  fort  dans  l’habitude  de  leur  corps , que  toutes  les  extré- 
mités de  la  chair  en  sont  garnies  ; le  sang  même  en  contient  une  assez 
grande  quantité,  et  la  liqueur  séminale  en  est  si  fort  chargée , qu’elle  paraît 
être  d’une  consistance  différente  de  celle  de  la  liqueur  séminale  des  autres 
animaux  : la  liqueur  de  l’homme,  celle  du  chien,  du  cheval,  de  l’âne,  et 
probablement  celle  de  tous  les  animaux  qui  n’ont  pas  de  suif,  se  liquéfie 
par  le  froid,  se  délaie  à l’air,  et  devient  d’autant  plus  fluide  qu’il  y a plus 
de  temps  qu’elle  est  sortie  du  corps  de  l’animal  ; la  liqueur  séminale  du 
bélier,  et  probablement  celle  du  bouc  et  des  autres  animaux  qui  ont  du 
suif,  au  lieu  de  se  délayer  à l’air,  se  durcit  comme  le  suif,  et  perd  toute  sa 
liquidité  avec  sa  chaleur.  J’ai  reconnu  cette  différence  en  observant  au 
microscope  ces  liqueurs  séminales;  celle  du  bélier  se  fige  quelques  secondes 
après  qu’elle  est  sortie  du  corps,  et  pour  y voir  les  molécules  organiques 
vivantes  qu’elle  contient  en  prodigieuse  quantité,  il  faut  chauffer  le  porte- 
objet  du  microscope,  afin  de  la  conserver  dans  son  état  de  fluidité. 

Le  goût  de  la  chair  du  mouton,  la  finesse  de  la  laine,  la  quantité  du  suif, 
et  même  la  grandeur  et  la  grosseur  du  corps  de  ces  animaux,  varient  beau- 
coup suivant  les  différents  pays.  En  France,  le  Berri  est  la  province  où  ils 
sont  plus  abondants  ; ceux  des  environs  de  Beauvais  sont  les  plus  gras  et 
les  plus  chargés  de  suif,  aussi  bien  que  ceux  de  quelques  autres  endroits  de 
la  Normandie;  ils  Sont  très-bons  en  Bourgogne , mais  les  meilleurs  de  tous 
sont  ceux  des  côtes  sablonneuses  de  nos  provinces  maritimes.  Les  laines 
d’Italie,  d’Espagne,  et  même  d’Angleterre,  sont  plus  fines  que  les  laines  de 
France.  Il  y a en  Poitou,  en  Provence,  aux  environs  de  Bayonne  et  dans 
quelques  autres  endroits  de  la  France,  des  brebis  qui  paraissent  être  de 
races  étrangères,  et  qui  sont  plus  grandes,  plus  fortes  et  plus  chargées  de 
laine  que  celles  de  la  race  commune  : ces  brebis  produisent  aussi  beaucoup 
plus  que  les  autres,  et  donnent  souvent  deux  agneaux  à la  fois,  ou  deux 


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isr°.2i 


LA  BREBIS. 


453 


agneaux  par  an;  les  béliers  de  cette  race  engendrent  avec  les  brebis  ordi- 
naires, ce  qui  produit  une  race  intermédiaire  qui  participe  des  deux  dont 
elle  sort.  En  Italie  et  en  Espagne  il  y a encore  un  plus  grand  nombre  de 
variétés  dans  les  races  des  brebis,  mais  toutes  doivent  être  regardées  comme 
ne  formant  qu’une  seule  et  même  espèce  avec  nos  brebis,  et  cette  espèce  si 
abondante  et  si  variée  ne  s’étend  guère  au  delà  de  l’Europe.  Les  animaux  à 
longue  et  large  queue,  qui  sont  communs  en  Afrique  et  en  Asie,  et  auxquels 
les  voyageurs  ont  donné  le  nom  de  moutons  de  Barbarie,  paraissent  être 
d’une  espèce  différente 1 de  nos  moutons,  aussi  bien  que  la  vigogne  et  le  lama 
d’Amérique. 

Comme  la  laine  blanche  est  plus  estimée  que  la  noire,  on  détruit  presque 
partout  avec  soin  les  agneaux  noirs  ou  tachés  ; cependant  il  y a des  endroits 
où  presque  toutes  les  brebis  sont  noires,  et  partout  on  voit  souvent  naître 
d’un  bélier  blanc  et  d’une  brebis  blanche  des  agneaux  noirs.  En  France , il 
n’y  a que  des  moutons  blancs,  bruns,  noirs  et  tachés  ; en  Espagne , il  y a 
des  moutons  roux;  en  Écosse,  il  y en  a de  jaunes;  mais  ces  différences  et 
ces  variétés  dans  la  couleur  sont  encore  plus  accidentelles  que  les  différences 
et  les  variétés  des  races , qui  ne  viennent  cependant  que  de  la  différence  de 
la  nourriture  et  de  l’influence  du  climat. 


LA  CHÈVRE.* 

Quoique  les  espèces  dans  les  animaux  soient  toutes  séparées  par  un  inter- 
valle que  la  nature  ne  peut  franchir,  quelques-unes  semblent  se  rapprocher 
par  un  si  grand  nombre  de  rapports  qu’il  ne  reste,  pour  ainsi  dire,  entre 
elles  que  l’espace  nécessaire  pour  tirer  la  ligne  de  séparation;  et  lorsque 
nous  comparons  ces  espèces  voisines,  et  que  nous  les  considérons  relative- 
ment à nous,  les  unes  se  présentent  comme  des  espèces  de  première  utilité, 
et  les  autres  semblent  n’être  que  des  espèces  auxiliaires,  qui  pourraient,  à 
bien  des  égards,  remplacer  les  premières,  et  nous  servir  aux  mêmes  usages. 
L’âne  pourrait  presque  remplacer  le  cheval  ; et  de  même , si  l’espèce  de  la 
brebis  venait  à nous  manquer,  celle  de  la  chèvre  pourrait  y suppléer.  La 
chèvre  fournit  du  lait  comme  la  brebis,  et  même  en  plus  grande  abondance; 
elle  donne  aussi  du  suif  en  quantité;  son  poil,  quoique  plus  rude  que  la 
laine,  sert  à faire  de  très-bonnes  étoffes  ; sa  peau  vaut  mieux  que  celle  du 
mouton;  la  chair  du  chevreau  approche  assez  de  celle  de  l’agneau,  etc.  Ces 
espèces  auxiliaires  sont  plus  agrestes,  plus  robustes  que  les  espèces  princi- 

1.  Le  mouton  de  Barbarie  n’est  qu’une  variété  de  nos  moutons  ordinaires.  La  vigogne  et  le 
lama  diffèrent  des  moutons , non-seulement  par  l 'espèce , mais  par  le  genre. 

* Capra  hircus  (Linn.).  — Ordre  des  Ruminants  ; Genre  Chèvre  (Cuv.). 


454 


LA  CHÈVRE. 


pales;  l’âne  et  la  chèvre  ne  demandent  pas  autant  de  soin  que  le  cheval  et  la 
brebis;  partout  ils  trouvent  à vivre  et  broutent  également  les  plantes  de 
toute  espèce,  les  herbes  grossières,  les  arbrisseaux  chargés  d’épines;  ils 
sont  moins  affectés  de  l’intempérie  du  climat,  ils  peuvent  mieux  se  passer 
du  secours  de  l’homme  : moins  ils  nous  appartiennent,  plus  ils  semblent 
appartenir  à la  nature;  et  au  lieu  d’imaginer  que  ces  espèces  subalternes 
n’ont  été  produites  que  par  la  dégénération  des  espèces  premières,  au  lieu 
de  regarder  l’âne  comme  un  cheval  dégénéré,  il  y aurait  plus  de  raison  de 
dire  que  le  cheval  est  un  âne  perfectionné,  que  la  brebis  n’est  qu’une  espèce 
de  chèvre  plus  délicate  que  nous  avons  soignée,  perfectionnée,  propagée 
pour  notre  utilité , et  qu’en  général  les  espèces  les  plus  parfaites,  surtout 
dans  les  animaux  domestiques,  tirent  leur  origine  de  l’espèce  moins  parfaite 
des  animaux  sauvages  qui  en  approchent  le  plus,  la  nature  seule  ne  pouvant 
faire  autant  que  la  nature  et  l'homme  réunis. 

Quoi  qu’il  en  soit,  la  chèvre  est  une  espèce  distincte,  et  peut-être  encore 
plus  (Soignée  de  celle  de  la  brebis  que  l’espèce  de  l’âne  ne  l’est  de  celle  du 
cheval.  Le  bouc  s’accouple  volontiers  avec  la  brebis,  comme  l’âne  avec  la 
jument,  et  le  bélier  se  joint  avec  la  chèvre  comme  le  cheval  avec  l’ânesse; 
mais,  quoique  ces  accouplements  soient  assez  fréquents,  et  quelquefois  pro- 
lifiques, il  ne  s’est  point  formé  d’espèce  intermédiaire  entre  la  chèvre  et  la 
brebis;  ces  deux  espèces  sont  distinctes,  demeurent  constamment  séparées 
et  toujours  à la  même  distance  l’une  de  l’autre;  elles  n’ont  donc  point  été 
altérées  par  ces  mélanges,  elles  n’ont  point  fait  de  nouvelles  souches,  de 
nouvelles  races  d’animaux  mitoyens,  elles  n’ont  produit  que  des  différences 
individuelles  qui  n’influent  pas  sur  l’unité  de  chacune  des  espèces  primitives, 
et  qui  confirment,  au  contraire,  la  réalité  de  leur  différence  caractéristique. 

Mais  il  y a bien  des  cas  où  nous  ne  pouvons  ni  distinguer  ces  caractères, 
ni  prononcer  sur  leurs  différences  avec  autant  de  certitude;  il  y en  a beau- 
coup d’autres  où  nous  sommes  obligés  de  suspendre  notre  jugement,  et 
encore  une  infinité  d’autres  sur  lesquels  nous  n’avons  aucune  lumière;  car, 
indépendamment  de  l’incertitude  où  nous  jette  la  contrariété  des  témoi- 
gnages sur  les  faits  qui  nous  ont  été  transmis,  indépendamment  du  doute 
qui  résulte  du  peu  d’exactitude  de  ceux  qui  ont  observé  la  nature,  le  plus 
grand  obstacle  qu’il  y ait  à l’avancement  de  nos  connaissances  est  l’igno- 
rance presque  forcée  dans  laquelle  nous  sommes  d’un  très-grand  nombre 
d’effets  que  le  temps  seul  n’a  pu  présenter  à nos  yeux,  et  qui  ne  se  dévoile- 
ront même  à ceux  de  la  postérité  que  par  des  expériences  et  des  observa- 
tions combinées  : en  attendant,  nous  errons  dans  les  ténèbres,  ou  nous 
marchons  avec  perplexité  entre  des  préjugés  et  des  probabilités,  ignorant 
même  jusqu’à  la  possibilité  des  choses,  et  confondant  à tout  moment  les 
opinions  des  hommes  avec  les  actes  de  la  nature.  Les  exemples  se  présentent 
en  foule;  mais,  sans  en  prendre  ailleurs  que  dans  notre  sujet,  nous  savons 


LA  CHÈVRE. 


455 


que  le  bouc  et  la  brebis  s’accouplent  et  produisent  ensemble,  mais  personne 
ne  nous  a dit  encore  s’il  en  résulte  un  mulet  stérile  ou  un  animal  fécond  qui 
puisse  faire  souche  pour  des  générations  nouvelles  ou  semblables  aux  pre- 
mières : de  même,  quoique  nous  sachions  que  le  bélier  s’accouple  avec  la 
chèvre,  nous  ignorons  s’ils  produisent  ensemble 1 et  quel  est  ce  produit  ; nous 
croyons  que  les  mulets  en  général,  c’est-à-dire  les  animaux  qui  viennent 
du  mélange  de  deux  espèces  différentes,  sont  stériles,  parce  qu’il  ne  paraît 
pas  que  les  mulets  qui  viennent  de  l’âne  et  de  la  jument,  non  plus  que  ceux 
qui  viennent  du  cheval  et  de  l'ànesse,  produisent  rien  entre  eux  ou  avec 
ceux  dont  ils  viennent  ; cependant  cette  opinion  est  mal  fondée  peut-être  ; les 
anciens  disent  positivement  que  le  mulet  peut  produire  à l’âge  de  sept  ans, 
et  qu’il  produit  avec  la  jument2  a : ils  nous  disent  que  la  mule  peut  conce- 
voir, quoiqu’elle  ne  puisse  perfectionner  son  fruit b-,  il  serait  donc  nécessaire 
de  détruire  ou  de  confirmer  ces  faits,  qui  répandent  de  l’obscurité  sur  la 
distinction  réelle  des  animaux  et  sur  la  théorie  de  la  génération  : d’ailleurs, 
quoique  nous  connaissions  assez  distinctement  les  espèces  de  tous  les  ani- 
maux qui  nous  avoisinent,  nous  ne  savons  pas  ce  que  produirait  leur 
mélange  entre  eux  ou  avec  des  animaux  étrangers  : nous  ne  sommes  que 
très-mal  informés  des  jumarts3,  c’est-à-dire  du  produit  de  la  vache  et  de  l'âne, 
ou  de  la  jument  et  du  taureau  : nous  ignorons  si  le  zèbre4  ne  produirait  pas 
avec  le  cheval  ou  l’âne  ; si  l’animal  à large  queue,  auquel  on  adonné  le  nom 
de  mouton  de  Barbarie 5,  ne  produirait  pas  avec  notre  brebis;  si  le  chamois 
n’est  pas  une  chèvre  sauvage6  ; s’il  ne  formerait  pas  avec  nos  chèvres  quel- 
que race  intermédiaire  ; si  les  singes7  diffèrent  réellement  par  les  espèces,  ou 

a.  « Mulus  septennis  implere  potest , et  jam  cum  equà  conjunctus  hinnum  procreavit.  » 
Arist.  Hist.  animal. , lib.  vi , cap.  xxiv. 

b.  « Itaque  concipere  quidem  aliquando  mula  potest,  quod  jam  factum  est;  sed  enutrire 
« atque  in  finem  perducere  non  potest.  Mas  generare  interdum  potest.  » Arist.  de  Générât, 
animal. , lib.  n , cap.  yi. 

1.  Le  bélier  produit  avec  la  chèvre , comme  le  boite  avec  la  brebis.  J’ai  vu,  dans  mes  expé- 
riences, deux  produits  moins  connus  : celui  de  l’union  croisée  du  mouflon  avec  la  brebis , et 
celui  de  ce  même  mouflon  avec  la  chèvre. 

2.  On  a quelques  exemples 'de  l’union  prolifique  delà  mule  avec  le  cheval,  ou  du  mulet  avec, 
la  jument;  mais  en  a-t-on  de  la  mule  avec  le  mulet?  Ce  serait  là  le  fait  important. 

3.  Il  n’y  a point  de  jumart.  La  jument  et  le  taureau  appartiennent  à deux  ordres  différents. 
De  nombreuses  expériences  m’ont  prouvé  que  deux  espèces  distinctes  ne  produisent  ensemble 
qu’autant  qu’elles  sont  du  même  genre. 

4.  Le  zèbre  a produit  avec  le  cheval  et  avec  l’âne , dans  notre  ménagerie.  Tout  récemment 
l’hènione  y a produit  avec  l’âne. 

5.  Le  bélier  de  Barbarie  produit  avec  nos  brebis,  dont  il  n’est  qu’une  variété.  (Voyez  la  note  1 
de  la  page  453. ) 

6.  Le  chamois  n’est  pas  une  chèvre  sauvage.  La  chèvre  sauvage  estl ’ægagre.  Le  chamois  fait 
comme  le  passage  des  chèvres  aux  antilopes.  L’expérience  indiquée  par  Buffon  a été  tentée , 
mais  d’une  manière  imparfaite.  Elle  mérite  d’ètre  reprise. 

7.  Les  singes  forment  un  grand  ordre  : l’ordre  des  quadrumanes  ; et  cet  ordre  se  compose 
non-seulement  de  plusieurs  espèces , mais  de  plusieurs  genres.  Ici,  comme  dans  tout  le  reste 
du  règne  animal,  les  seules  espèces  du  même  genre  sont  fécondes  entre  elles.  Nous  avons  eu. 


456 


LA  CHÈVRE. 


s’ils  ne  font,  comme  les  chiens  *,  qu’une  seule  et  même  espèce,  mais  variée 
par  un  grand  nombre  de  races  différentes;  si  le  chien  peut  produire  avec  le 
renard  et  le  loup2;  si  le  cerf  produit  avec  la  vache,  labiche  avec  le  daim3,  etc. 
Notre  ignorance  sur  tous  ces  faits  est,  comme  je  l’ai  dit,  presque  forcée,  les 
expériences  qui  pourraient  les  décider  demandant  plus  de  temps,  de  soins 
et  de  dépense  que  la  vie  et  la  fortune  d’un  homme  ordinaire  ne  peuvent  le 
permettre.  J’ai  employé  quelques  années  à faire  des  tentatives  4 de  cette 
espèce  : j’en  rendrai  compte  lorsque  je  parlerai  des  mulets  ; mais  je  con- 
viendrai d’avance  qu’elles  ne  m’ont  fourni  que  peu  de  lumières,  et  que  la 
plupart  de  ces  épreuves  ont  été  sans  succès. 

De  là  dépendent  cependant  la  connaissance  entière  des  animaux,  la  divi- 
sion exacte  de  leurs  espèces,  et  l’intelligence  parfaite  de  leur  histoire;  delà 
dépendent  aussi  la  manière  de  l’écrire  et  l’art  de  la  traiter  ; mais,  puisque 
nous  sommes  privés  de  ces  connaissances  si  nécessaires  à notre  objet , puis- 
qu’il ne  nous  est  pas  possible,  faute  défaits,  d’établir  des  rapports  et  de 
fonder  nos  raisonnements,  nous  ne  pouvons  pas  mieux  faire  que  d’aller  pas 
à pas,  de  considérer  chaque  animal  individuellement,  de  regarder  comme 
des  espèces  différentes  toutes  celles  qui  ne  se  mêlent  pas  sous  nos  yeux,  et 
d’écrire  leur  histoire  par  articles  séparés,  en  nous  réservant  de  les  joindre 
ou  de  les  fondre  ensemble,  dès  que,  par  notre  propre  expérience,  ou  par 
celle  des  autres,  nous  serons  plus  instruits. 

C’est  par  cette  raison  que,  quoiqu’il  y ait  plusieurs  animaux  qui  ressem- 
blent à la  brebis  et  à la  chèvre,  nous  ne  parlons  ici  que  de  la  chèvre  et  de  la 
brebis  domestiques.  Nous  ignorons  si  les  espèces  étrangères  pourraient  pro- 
duire et  former  de  nouvelles  races  avec  ces  espèces  communes.  Nous  sommes 
donc  fondés  à les  regarder  comme  des  espèces  différentes , jusqu’à  ce  qu’il 
soit  prouvé  par  le  fait  que  les  individus  de  chacune  de  ces  espèces  étran- 
gères peuvent  se  mêler  avec  l’espèce  commune , et  produire  d’autres  indi- 


dans  notre  ménagerie,  un  mulet  provenant  de  l’union  croisée  de  deux  espèces  du  genre  macaque  : 
le  macaque  proprement-  dit  et  le  bonnet  chinois. 

1.  Les  chiens  ne  forment  qu’une  seule  et  même  espèce , mais  variée  par  un  grand  nombre 
de  races. 

2.  Le  chien  produit  avec  le  loup  et  ne  produit  point  avec  le  renard.  (Voyez  mon  livre  inti- 
tulé: De  l’instinct  et  de  l’intelligence  des  animaux , à l’article  de  la  Distinction  positive  des 
espèces.  ) 

3.  Le  cerf  ne  produirait  sûrement  pas  avec  la  vache  : le  cerf  et  la  vache  appartiennent  à des 
genres  différents;  et,  je  viens  de  le  dire,  il  n’y  a que  les  espèces  de  même  genre  qui  pro- 
duisent ensemble.  La  biche  et  le  daim  sont  deux  espèces  beaucoup  plus  rapprochées;  et  l’expé- 
rience peut  être  tentée. 

4.  Buffon  ne  s’est  pas  borné  à faire  quelques  tentatives.  Le  développement , que  lui  doit  le 
Jardin  des  plantes , a mis  à la  disposition  de  ses  successeurs  le  temps , les  soins  et  la  dépense 
que  demandent  ces  expériences.  Je  viens  de  rappeler  quelques-uns  des  résultats  obtenus  depuis 
lui.  Je  poursuis,  depuis  plusieurs  années,  un  ensemble  d’expériences  qui  me  permettront,  je 
l’espère , d’éclaircir  ces  grandes  et  fondamentales  questions  du  genre , de  l 'espèce  et  des  races. 
(Voyez  la  note  de  la  page  275  et  celle  de  la  page  337.  ) 


LA  CHÈVRE. 


457 


’vidus  qui  produiraient  entre  eux  , ce  caractère  seul  constituant  la  réalité  et 
l’unité  de  ce  que  l’on  doit  appeler  espèce1,  tant  dans  les  animaux  que  dans 
les  végétaux. 

La  chèvre  a de  sa  nature  plus  de  sentiment  et  de  ressource  que  la  brebis; 
elle  vient  à l’homme  volontiers,  elle  se  familiarise  aisément , elle  est  sen- 
sible aux  caresses  et  capable  d’attachement;  elle  est  aussi  plus  forte,  plus 
légère,  plus  agile  et  moins  timide  que  la  brebis  ; elle  est  vive,  capricieuse, 
lascive  et  vagabonde.  Ce  n’est  qu’avec  peine  qu’on  la  conduit  et  qu’on  peut 
la  réduire  en  troupeau  : elle  aime  à s’écarter  dans  les  solitudes,  à grimper 
sur  les  lieux  escarpés,  à se  placer,  et  même  à dormir  sur  la  pointe  des 
rochers  et  sur  le  bord  des  précipices;  elle  cherche  le  mâle  avec  empresse- 
ment, elle  s’accouple  avec  ardeur  et  produit  de  très-bonne  heure;  elle  est 
robuste,  aisée  à nourrir  : presque  toutes  les  herbes  lui  sont  bonnes,  et  il  y 
en  a peu  qui  l’incommodent.  Le  tempérament,  qui  dans  tous  les  animaux 
influe  beaucoup  sur  le  naturel , ne  paraît  cependant  pas  dans  la  chèvre  dif- 
férer essentiellement  de  celui  de  la  brebis.  Ces  deux  espèces  d’animaux, 
dont  l’organisation  intérieure  est  presque  entièrement  semblable,  se  nour- 
rissent, croissent  et  multiplient  de  la  même  manière,  et  se  ressemblent 
encore  par  le  caractère  des  maladies,  qui  sont  les  mêmes,  à l’exception  de 
quelques-unes  auxquelles  la  chèvre  n’est  pas  sujette;  elle  ne  craint  pas, 
comme  la  brebis,  la  trop  grande  chaleur;  elle  dort  au  soleil,  et  s’expose 
volontiers  à ses  rayons  les  plus  vifs  sans  en  être  incommodée  , et  sans  que 
cette  ardeur  lui  cause  ni  étourdissements  ni  vertiges;  elle  ne  s’effraie  point 
des  orages,  ne  s’impatiente  pas  à la  pluie  , mais  elle  paraît  être  sensible  à la 
rigueur  du  froid.  Les  mouvements  extérieurs,  lesquels,  comme  nous  l’avons 
dit,  dépendent  beaucoup  moins  de  la  conformation  du  corps  que  de  la  force 
et  de  la  variété  des  sensations  relatives  à l’appétit  et  au  désir,  sont  par  cette 
raison  beaucoup  moins  mesurés,  beaucoup  plus  vifs  dans  la  chèvre  que  dans 
la  brebis.  L’inconstance  de  son  naturel  se  marque  par  l’irrégularité  de  ses 
actions;  elle  marche,  elle  s’arrête,  elle  court,  elle  bondit,  elle  saute,  s’ap- 
proche, s’éloigne,  se  montre,  se  cache  ou  fuit,  comme  par  caprice  et  sans 
autre  cause  déterminante  que  celle  de  la  vivacité  bizarre  de  son  sentiment 
intérieur;  et  toute  la  souplesse  des  organes,  tout  le  nerf  du  corps  suffisent  à 
peine  à la  pétulance  et  à la  rapidité  de  ces  mouvements,  qui  lui  sont  naturels . 

On  a des  preuves  que  ces  animaux  sont  naturellement  amis  de  l’homme, 
et  que  dans  les  lieux  inhabités  ils  ne  deviennent  point  sauvages.  En  169  8, 
un  vaisseau  anglais  ayant  relâché  à l’île  de  Bonavista,  deux  Nègres  se  pré- 
sentèrent à bord  et  offrirent  gratis  aux  Anglais  autant  de  boucs  qu’ils  en 
voudraient  emporter.  A l’étonnement  que  le  capitaine  marqua  de  cette  offre, 
les  Nègres  répondirent  qu’il  n’y  avait  que  douze  personnes  dans  toute  l’île, 


. Voyez  la  note  de  la  page  415. 


458 


LA  CHÈVRE. 


que  les  boucs  et  les  chèvres  s’y  étaient  multipliés  jusqu’à  devenir  incom- 
modes, et  que  loin  de  donner  beaucoup  de  peine  à les  prendre,  ils  sui- 
vaient les  hommes  avec  une  sorte  d’obstination  , comme  les  animaux  domes- 
tiques a. 

Le  bouc  peut  engendrer  à un  an,  et  la  chèvre  dès  l’âge  de  sept  mois; 
mais  les  fruits  de  cette  génération  précoce  sont  faibles  et  défectueux,  et 
l’on  attend  ordinairement  que  l’un  et  l'autre  aient  dix-huit  mois  ou  deux 
ans  avant  de  leur  permettre  de  se  joindre.  Le  bouc  est  un  assez  bel  animal, 
très-vigoureux  et  très-chaud  : un  seul  peut  suffire  à plus  de  cent  cinquante 
chèvres  pendant  deux  ou  trois  mois  ; mais  cette  ardeur  qui  le  consume  ne 
dure  que  trois  ou  quatre  ans,  et  ces  animaux  sont  énervés , et  même  vieux 
dès  l’âge  de  cinq  ou  six  ans.  Lorsque  l’on  veut  donc  faire  choix  d’un  bouc 
pour  la  propagation,  il  faut  qu’il  soit  jeune  et  de  bonne  figure,  c’est-à-dire, 
âgé  de  deux  ans,  la  taille  grande,  le  cou  court  et  charnu,  la  tête  légère,  les 
oreilles  pendantes,  les  cuisses  grosses,  les  jambes  fermes,  le  poil  noir,  épais 
et  doux,  la  barbe  longue  et  bien  garnie.  Il  y a moins  de  choix  à faire  pour 
les  chèvres  : seulement  on  peut  observer  que  celles  dont  le  corps  est  grand, 
la  croupe  large,  les  cuisses  fournies,  la  démarche  légère,  les  mamelles 
grosses,  les  pis  longs,  le  poil  doux  et  touffu,  sont  les  meilleures.  Elles  sont 
ordinairement  en  chaleur  aux  mois  de  septembre,  octobre  et  novembre,  et 
même  pour  peu  qu  elles  approchent  du  mâle  en  tout  autre  temps,  elles  sont 
bientôt  disposées  à le  recevoir,  et  elles  peuvent  s’accoupler  et  produire  dans 
toutes  les  saisons  : cependant  elles  retiennent  plus  sûrement  en  automne, 
et  l’on  préfère  encore  les  mois  d’octobre  et  de  novembre  par  une  autre 
raison , c’est  qu’il  est  bon  que  les  jeunes  chevreaux  trouvent  de  l’herbe 
tendre  lorsqu’ils  commencent  à paître  pour  la  première  fois.  Les  chèvres 
portent  cinq  mois,  et  mettent  bas  au  commencement  du  sixième  ; eiies  allai- 
tent leur  petit  pendant  un  mois  ou  cinq  semaines  ; ainsi  l’on  doit  compter 
environ  six  mois  et  demi  entre  le  temps  auquel  on  les  aura  fait  couvrir,  et 
celui  où  le  chevreau  pourra  commencer  à paître. 

Lorsqu’on  les  conduit  avec  les  moutons,  elles  ne  restent  pas  à leur  suite, 
elles  précèdent  toujours  le  troupeau;  il  vaut  mieux  les  mener  séparément 
paître  sur  les  collines  ; elles  aiment  les  lieux  élevés  et  les  montagnes,  même 
les  plus  escarpées;  elles  trouvent  autant  de  nourriture  qu’il  leur  en  faut, 
dans  les  bruyères,  dans  les  friches,  dans  les  terrains  incultes  et  dans  les 
terres  stériles  : il  faut  les  éloigner  des  endroits  cultivés,  les  empêcher  d’en- 
trer dans  les  blés,  dans  les  vignes,  dans  les  bois  ; elles  font  un  grand  dégât 
dans  les  taillis  ; les  arbres,  dont  elles  broutent  avec  avidité  les  jeunes  pousses 
et  les  écorces  tendres,  périssent  presque  tous  ; elles  craignent  les  lieux 
humides,  les  prairies  marécageuses,  les  pâturages  gras  : on  en  élève  rare- 

o.  Voyez  Y Histoire  générale  des  Voyages , t.  I , p.  518. 


LA  CHÈVRE. 


459 


ment  dans  les  pays  de  plaines,  elles  s’y  portent  mal  et  leur  chair  est  de 
mauvaise  qualité.  Dans  la  plupart  des  climats  chauds,  l’on  nourrit  des 
chèvres  en  grande  quantité,  et  on  ne  leur  donne  point  d’étable  : en  France, 
elles  périraient  si  on  ne  les  mettait  pas  à l’abri  pendant  l’hiver.  On  peut  se 
dispenser  de  leur  donner  de  la  litière  en  été,  mais  il  leur  en  faut  pendant 
l'hiver;  et  comme  toute  humidité  les  incommode  beaucoup,  on  ne  les  laisse 
pas  coucher  sur  leur  fumier,  et  on  leur  donne  souvent  de  la  litière  fraîche. 
On  les  fait  sortir  de  grand  matin  pour  les  mener  aux  champs;  l’herbe  char- 
gée de  rosée,  qui  n’est  pas  bonne  pour  les  moutons,  fait  grand  bien  aux 
chèvres.  Comme  elles  sont  indociles  et  vagabondes,  un  homme,  quelque 
robuste  et  quelque  agile  qu’il  soit,  n’en  peut  guère  conduire  que  cinquante. 
On  ne  les  laisse  pas  sortir  pendant  les  neiges  et  les  frimas  ; on  les  nourrit 
à l’étable  d’herbes  et  de  petites  branches  d’arbres  cueillies  en  automne,  ou 
de  choux,  de  navets  et  d’autres  légumes.  Plus  elles  mangent,  plus  la  quan- 
tité de  leur  lait  augmente;  et  pour  entretenir  ou  augmenter  encore  cette 
abondance  de  lait,  on  les  fait  beaucoup  boire  et  on  leur  donne  quelquefois 
du  salpêtre  ou  de  l’eau  salée.  On  peut  commencer  à les  traire  quinze  jours 
après  qu’elles  ont  mis  bas;  elles  donnent  du  lait  en  quantité  pendant  quatre 
à cinq  mois,  et  elles  en  donnent  soir  et  matin. 

La  chèvre  ne  produit  ordinairement  qu’un  chevreau,  quelquefois  deux , 
très-rarement  trois,  et  jamais  plus  de  quatre;  elle  ne  produit  que  depuis 
l’âge  d’un  an  ou  dix-huit  mois,  jusqu’à  sept  ans.  Le  bouc  pourrait  engen- 
drer jusqu’à  cet  âge , et  peut-être  au  delà , si  on  le  ménageait  davantage  ; 
mais  communément  il  ne  sert  que  jusqu’à  l’âge  de  cinq  ans.  On  le  réforme 
alors  pour  l’engraisser  avec  les  vieilles  chèvres  et  les  jeunes  chevreaux 
mâles  que  l’on  coupe  à l’âge  de  six  mois,  afin  de  rendre  leur  chair  plus 
succulente  et  plus  tendre.  On  les  engraisse  de  la  même  manière  que  l’on 
engraisse  les  moutons;  mais,  quelque  soin  qu’on  prenne,  et  quelque  nour- 
riture qu’on  leur  donne,  leur  chair  n’est  jamais  aussi  bonne  que  celle  du 
mouton,  si  ce  n’est  dans  les  climats  très-chauds,  où  la  chair  du  mouton  est 
fade  et  de  mauvais  goût.  L’odeur  forte  du  bouc  ne  vient  pas  de  sa  chair, 
mais  de  sa  peau.  On  ne  laisse  pas  vieillir  ces  animaux,  qui  pourraient  peut- 
être  vivre  dix  ou  douze  ans  : on  s’en  défait  dès  qu’ils  cessent  de  produire, 
et  plus  ils  sont  vieux,  plus  leur  chair  est  mauvaise.  Communément  les 
boucs  et  les  chèvres  ont  des  cornes  ; cependant  il  y a , quoiqu’en  moindre 
nombre,  des  chèvres  et  des  boucs  sans  cornes.  Ils  varient  aussi  beaucoup 
par  la  couleur  du  poil  : on  dit  que  les  blanches,  et  celles  qui  n’ont  point  de 
cornes,  sont  celles  qui  donnent  le  plus  de  lait,  et  que  les  noires  sont  les  plus 
fortes  et  les  plus  robustes  de  toutes.  Ces  animaux,  qui  ne  coûtent  presque 
rien  à nourrir,  ne  laissent  pas  de  faire  un  produit  assez  considérable;  on  en 
vend  la  chair,  le  suif,  le  poil  et  la  peau.  Leur  lait  est  plus  sain  et  meilleur 
que  celui  de  la  brebis  ; il  est  d’usage  dans  la  médecine,  il  se  caille  aisément. 


460 


LA  CHÈVRE. 


et  l’on  en  fait  de  très-bons  fromages  : comme  il  ne  contient  que  peu  de  par- 
ties butyreuses,  l’on  ne  doit  pas  en  séparer  la  crème.  Les  chèvres  se  laissent 
teter  aisément,  même  par  les  enfants , pour  lesquels  leur  lait  est  une  très- 
bonne  nourriture  ; elles  sont,  comme  les  vaches  et  les  brebis,  sujettes  à être 
tetées  par  la  couleuvre,  et  encore  par  un  oiseau  connu  sous  le  nom  de  tette- 
chèvre  ou  crapaud  volant',  qui  s'attache  à leur  mamelle  pendant  la  nuit,  et 
leur  fait,  dit-on,  perdre  leur  lait. 

Les  chèvres  n’ont  point  de  dents  incisives  à la  mâchoire  supérieure  ; 
celles  de  la  mâchoire  inférieure  tombent  et  se  renouvellent  dans  le  même 
temps  et  dans  le  même  ordre  que  celles  des  brebis  : les  nœuds  des  cornes  et 
les  dents  peuvent  indiquer  l’âge.  Le  nombre  des  dents  n’est  pas  constant 
dans  les  chèvres  ; elles  en  ont  ordinairement  moins  que  les  boucs,  qui  ont 
aussi  le  poil  plus  rude , la  barbe  et  les  cornes  plus  longues  que  les  chèvres. 
Ces  animaux,  comme  les  bœufs  et  les  moutons,  ont  quatre  estomacs  et  rumi- 
nent : l’espèce  en  est  plus  répandue  que  celle  de  la  brebis;  on  trouve  des 
chèvres  semblables  aux  nôtres  dans  plusieurs  parties  du  monde;  elles  sont 
seulement  plus  petites  en  Guinée  et  dans  les  autres  pays  chauds;  elles  sont 
plus  grandes  en  Moscovie  et  dans  les  autres  climats  froids.  Les  chèvres  d’ An- 
gora ou  de  Syrie,  à oreilles  pendantes,  sont  de  la  même  espèce  que  les 
nôtres;  elles  se  mêlent  et  produisent  ensemble,  même  dans  nos  climats  : le 
mâle  a les  cornes  à peu  près  aussi  longues  que  le  bouc  ordinaire,  mais  diri- 
gées et  contournées  d’une  manière  différente;  elles  s’étendent  horizontale- 
ment de  chaque  côté  de  la  tête , et  forment  des  spirales  à peu  près  comme 
un  tire-bourre.  Les  cornes  de  la  femelle  sont  courtes  et  se  recourbent  en 
arrière,  en  bas  et  en  avant,  de  sorte  qu’elles  aboutissent  auprès  de  l’œil,  et 
il  paraît  que  leur  contour  et  leur  direction  varient.  Le  bouc  et  la  chèvre 
d’ Angora,  que  nous  avons  vus  à la  ménagerie  du  roi,  les  avaient  telles  que 
nous  venons  de  les  décrire;  et  ces  chèvres  ont,  comme  presque  tous  les 
autres  animaux  de  Syrie , le  poil  très-long,  très-fourni  et  si  fin  qu’on  en 
fait  des  étoffes  aussi  belles  et  aussi  lustrées  que  nos  étoffes  de  soie. 


LE  COCHON  *,  LE  COCHON  DE  SIAM  **,  ET  LE  SANGLIER***. 

Nous  mettons  ensemble  le  cochon,  le  cochon  de  Siam  et  le  sanglier, 
parce  que  tous  trois  ne  font  qu’une  seule  et  même  espèce;  l’un  est  l’animal 
sauvage , les  deux  autres  sont  l’animal  domestique  : et  quoiqu’ils  diffèrent 

1.  L’engoulevent.  L’engoulevent  ne  tette  pas  plus  les  chèvres  que  ne  le  fait  la  couleuvre. 

* Cochon  domestique.  — Sus  domesticus  (Linn.  ). 

**  Variété  du  cochon  domestique. 

***  Sus  scropha  ( Linn.).  — Ordre  des  pachydermes  ; Genre  Cochon  (Cuv.  ).  — Le  sanglier 
est  la  souche  de  nos  Cochons  domestiques. 


j: 

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2 2 


' 


Le  cochon. 


401 


par  quelques  marques  extérieures , peut-être  aussi  par  quelques  habitudes, 
comme  ces  différences  ne  sont  pas  essentielles,  quelles  sont  seulement  rela- 
tives à leur  condition,  que  leur  naturel  n’est  pas  même  fort  altéré  par  l’état 
de  domesticité,  qu’enfin  ils  produisent  ensemble  des  individus  qui  peuvent 
en  produire  d’autres,  caractère  qui  constitue  l’unité  et  la  constance  de 
l’espèce,  nous  n’avons  pas  dû  les  séparer. 

Ces  animaux  sont  singuliers:  l’espèce  en  est,  pour  ainsi  dire, unique;  elle 
est  isolée,  elle  semble  exister  plus  solitairement  qu’aucune  autre,  elle  n’est 
voisine  d’aucune  espèce1  qu’on  puisse  regarder  comme  principale  ni  comme 
accessoire,  telle  que  l’espèce  du  cheval  relativement  à celle  de  lane,  ou 
l’espèce  de  la  chèvre  relativement  à la  brebis;  elle  n’est  pas  sujette  à une 
grande  variété  de  races  2 comme  celle  du  chien,  elle  participe  de  plusieurs 
espèces,  et  cependant  elle  diffère  essentiellement  de  toutes.  Que  ceux  qui 
veulent  réduire  la  nature  à de  petits  systèmes 3,  qui  veulent  renfermer  son 
immensité  dans  les  bornes  d’une  formule,  considèrent  avec  nous  cet  ani- 
mal, et  voient  s’il  n’échappe  pas  à toutes  leurs  méthodes 4.  Par  les  extrémités 
il  ne  ressemble  point  à ceux  qu’ils  ont  appelés  solipèdes,  puisqu’il  a le  pied 
divisé;  il  ne  ressemble  point  à ceux  qu’ils  ont  appelés  pieds  fourchus,  puis- 
qu’il a réellement  quatre  doigts  au  dedans,  quoiqu’il  n’en  paraisse  que  deux 
à l’extérieur;  il  ne  ressemble  point  à ceux  qu’ils  ont  appelés  fissipèdes , 
puisqu’il  ne  marche  que  sur  deux  doigts,  et  que  les  deux  autres  ne  sont  ni 
développés,  ni  posés  comme  ceux  des  fissipèdes,  ni  même  assez  allongés 
pour  qu’il  puisse  s’en  servir.  Il  a donc  des  caractères  équivoques,  des  carac- 
tères ambigus,  dont  les  uns  sont  apparents  et  les  autres  obscurs.  Dira-t-on 
que  c’est  une  erreur  de  la  nature5?  que  ces  phalanges,  ces  doigts,  qui  ne 
sont  pas  assez  développés  à l’extérieur,  ne  doivent  point  être  comptés?  Mais 
cette  erreur  est  constante  6 : d’ailleurs,  cet  animal  ne  ressemble  point  aux 
pieds  fourchus  par  les  autres  os  du  pied,  et  il  en  diffère  encore  par  les  carac- 
tères les  plus  frappants;  car*ceux-ci  ont  des  cornes  et  manquent  de  dents 
incisives  à la  mâchoire  supérieure  ; ils  ont  quatre  estomacs,  ilsruminent,etc. 
Le  cochon  n’a  point  de  cornes,  il  a des  dents  en  haut  comme  en  bas , il  n’a 
qu'un  estomac,  il  ne  rumine  point;  il  est  donc  évident  qu’il  n’est  ni  du 
genre  des  solipèdes,  ni  de  celui  des  pieds  fourchus  ; il  n’est  pas  non  plus 

1.  L’espèce  du  sanglier  proprement  dit,  de  notre  sanglier,  est  voisine  de  plusieurs  autres  : du 
sanglier  à masque  ou  d’Afrique,  du  babiroussa  , des  sangliers  d'Éthiopie  et  du  Cap-Vert  ou 
phacochères , etc.  Le  pécari,  le  tapir  sont  comme  des  espèces  accessoires  du  sanglier,  etc. 

2.  Il  y a un  grand  nombre  de  variétés  ou  races  de  cochons  domestiques. 

3.  Le  petit  plaisir  de  combattre  ceux  qui  veulent  réduire  la  nature  à de  petits  systèmes , 
c’est-à-dire  Linné,  jette  ici  Buffon  dans  une  foule  de  subtilités,  souvent  puériles. 

4.  Et  comment  cela?  à moins  qu’il  ne  s’agisse  de  méthodes,  fausses  et  incomplètes.  La  vraie 
méthode  n’est  que  l’expression  des  faits  : elle  se  règle  sur  les  faits,  et  non  les  faits  sur  elle. 

5.  Personne  ne  dira  cela. 

6.  Rien  ici  n’est  erreur  : tout  est  caractère,  caractère  constant,  et  qui  différencie,  qui  dis- 
tingue le  genre  cochon  de  tous  les  autres  genres. 


462 


LE  COCHON. 


de  celui  des  fissipèdes,  puisqu’il  diffère  de  ces  animaux  non-seulement  par 
l’extrémité  du  pied,  mais  encore  par  les  dents,  par  l’estomac,  par  les  intes- 
tins, par  les  parties  intérieures  de  la  génération,  etc.  Tout  ce  que  l’on  pour- 
rait dire,  c’est  qu’il  fait  la  nuance,  à certains  égards,  entre  les  solipèdes  et 
les  pieds  fourchus,  et  à d’autres  égards  entre  les  pieds  fourchus  et  les  fissi- 
pèdes; car  il  diffère  moins  des  solipèdes  que  des  autres,  par  l’ordre  et  le 
nombre  des  dents  ; il  leur  ressemble  encore  par  l’allongement  des  mâchoi- 
res, il  n’a  comme  eux  qu’un  estomac,  qui  seulement  est  beaucoup  plus 
grand  ; mais  par  un  appendice  qui  y tient,  aussi  bien  que  par  la  position 
des  intestins,  il  semble  se  rapprocher  des  pieds  fourchus  ou  ruminants  ; il 
leur  ressemble  encore  par  les  parties  extérieures  de  la  génération,  et  en 
même  temps  il  ressemble  aux  fissipèdes  par  la  forme  des  jambes,  par  l’ha- 
bitude du  corps,  par  le  produit  nombreux  de  la  génération.  Aristote  est  le 
premier  3 qui  ait  divisé  les  animaux  quadrupèdes  en  solipèdes , pieds  four- 
chus et  fissipèdes,  et  il  convient  que  le  cochon  est  d’un  genre  ambigu  ; mais 
la  seule  raison  qu’il  en  donne,  c’est  que  dans  ITllyrie,  la  Peonie  et  dans 
quelques  autres  lieux,  il  se  trouve  des  cochons  solipèdes.  Cet  animal  est 
encore  une  espèce  d’exception  à deux  règles  générales  de  la  nature,  c’est 
que  plus  les  animaux  sont  gros,  moins  ils  produisent,  et  que  les  fissipèdes 
sont  de  tous  les  animaux  ceux  qui  produisent  le  plus  ; le  cochon,  quoique 
d’une  taille  fort  au-dessus  de  la  médiocre,  produit  plus  qu’aucun  des  ani- 
maux fissipèdes  ou  autres  ; par  cette  fécondité,  aussi  bien  que  par  la  confor- 
mation des  testicules  ou  ovaires  de  la  truie,  il  semble  même  faire  l’extrémité 
des  espèces  vivipares,  et  s’approcher  des  espèces  ovipares.  Enfin  il  est  en 
tout  d’une  nature  équivoque,  ambiguë,  ou,  pour  mieux  dire,  il  paraîtra  tel 
à ceux  qui  croient  que  l’ordre  hypothétique  de  leurs  idées  fait  l’ordre  réel 
des  choses,  et  qui  ne  voient  dans  la  chaîne  infinie  des  êtres  que  quelques 
points  apparents  auxquels  ils  veulent  tout  rapporter. 

Ce  n’est  point  en  resserrant  la  sphère  de  la  nature  et  en  la  renfermant 
dans  un  cercle  étroit,  qu’on  pourra  la  connaître  ; ce  n’est  point  en  la  faisant 
agir  par  des  vues  particulières  qu’on  saura  la  juger,  ni  qu’on  pourra  la 
deviner;  ce  n’est  point  en  lui  prêtant  nos  idées  qu’on  approfondira  les 
desseins  de  son  auteur  : au  lieu  de  resserrer  les  limites  de  sa  puissance,  il 
faut  les  reculer,  les  étendre  jusque  dans  l’immensité;  il  faut  ne  rien  voir 
d'impossible,  s’attendre  à tout,  et  supposer  que  tout  ce  qui  peut  être  est. 
Les  espèces  ambiguës , les  productions  irrégulières , les  êtres  anomaux , ces- 

a.  « Quadrupedum  autem,  quæ  sanguine  constant , eadem  quæ  animal  générant,  alia  mul- 
« tiflda  sunt , quales  liominis  manus  pedesqne  hab.entur.  Sunt  enim  quæ  multiplici  pedum 
« fissura  digitentur,  ut  canis , leo , pantliera.  Alia  bisulca  sunt , quæ  forcipem  pro  unguia 
« habeant,  ut  oves,  capræ,  ccrvi,  «qui  fluviatiles.  Alia  infisso  sunt  pede,  ut  quæ  solipedes 
« nominantur,  ut  equus,  mulus.  Genus  sanè  suillum  ambiguum  est;  nam  et  in  terra  Illyrio- 
« rum , et  in  Pœonia  , et  nonnullis  aliis  locis , sues  solipedes  gignuntur.  » Aristote , de  Hist. 
animal.  , lib.  n,  cap.  i. 


LE  COCHON. 


463 


seront  dès  lors  de  nous  étonner,  et  se  trouveront  aussi  nécessairement  que 
les  autres  dans  l’ordre  infini  des  choses  ; ils  remplissent  les  intervalles  de  la 
chaîne,  ils  en  forment  les  nœuds,  les  points  intermédiaires,  ils  en  marquent 
aussi  les  extrémités  : ces  êtres  sont  pour  l’esprit  humain  des  exemplaires 
précieux,  uniques,  où  la  nature,  paraissant  moins  conforme  à elle-même,  se 
montre  plus  à découvert;  où  nous  pouvons  reconnaître  des  caractères  singu- 
liers et  des  traits  fugitifs  qui  nous  indiquent  que  ses  fins  sont  bien  plus  géné- 
rales 1 que  nos  vues,  et  que,  si  elle  ne  fait  rien  en  vain,  elle  ne  fait  rien  non 
plus  dans  les  desseins  que  nous  lui  supposons. 

En  effet , ne  doit-on  pas  faire  des  réflexions  sur  ce  que  nous  venons  d’ex- 
poser? ne  doit-on  pas  tirer  des  inductions  de  cette  singulière  conformation 
du  cochon?  il  ne  paraît  pas  avoir  été  formé  sur  un  plan  original , particulier 
et  parfait,  puisqu’il  est  un  composé  des  autres  animaux  ; il  a évidemment 
des  parties  inutiles,  ou  plutôt  des  parties  dont  il  ne  peut  faire  usage,  des 
doigts  dont  tous  les  os  sont  parfaitement  formés,  et  qui  cependant  ne  lui 
servent  à rien.  La  nature  est  donc  bien  éloignée  de  s’assujettir  à des  causes 
finales2  dans  la  composition  des  êtres  ; pourquoi  n’y  mettrait-elle  pas  quelque- 
lois  des  parties  surabondantes,  puisqu’elle  manque  si  souvent  d’y  mettre  des 
parties  essentielles3?  Combien  n’y  a-t-il  pas  d’animaux  privés  de  sens  et  de 
membres!  Pourquoi  veut-on  que  dans  chaque  individu  toute  partie  soit  utile 
aux  autres  et  nécessaire  au  tout?  Ne  suffit-il  pas  pour  qu’elles  se  trouvent 
ensemble  qu’elles  ne  se  nuisent  pas,  qu’elles  puissent  croître  sans  obstacle  et 
se  développer  sans  s’oblitérer  mutuellement?  Tout  ce  qui  ne  se  nuit  point  assez 
pour  se  détruire,  tout  ce  qui  peut  subsister  ensemble  subsiste;  et  peut-être  y 
a-t-il  dans  la  plupart  des  êtres  moins  de  parties  relatives , utiles  ou  néces- 
saires, que  de  parties  indifférentes,  inutiles  ou  surabondantes.  Mais  comme 
nous  voulons  toujours  tout  rapporter  à un  certain  but,  lorsque  les  parties 
n’ont  pas  des  usages  apparents,  nous  leur  supposons  des  usages  cachés, 
nous  imaginons  des  rapports  qui  n’ont  aucun  fondement,  qui  n’existent 
point  dans  la  nature  des  choses,  et  qui  ne  servent  qu’à  l’obscurcir  : nous  ne 
faisons  pas  attention  que  nous  altérons  la  philosophie  4,  que  nous  en  déna- 
turons l’objet,  qui  est  de  connaître  le  comment  des  choses,  la  manière  dont 
la  nature  agit;  et  que.  nous  substituons  à cet  objet  réel  une  idée  vaine,  en 
cherchant  à deviner  le  pourquoi  des  faits,  la  fin  quelle  se  propose  en 
agissant. 

C’est  pour  cela  qu’il  faut  recueillir  avec  soin  les  exemples  qui  s’opposent 

1.  Que  ses  fins  sont  bien  plus  générales.  Il  y a donc  des  fins. 

2.  Mais,  tout  à l’heure , il  y avait  des  fins  générales. 

3.  Les  parties  ne  sont  essentielles  que  relativement,  et  selon  les  espèces. 

4.  Altérer  la  philosophie , c’est  raisonner  contre  le  fait.  Et  c’est  raisonner  contre  le  fait  que 
de  nier  le  rapport  patent  de  l’œil  à la  vision,  de  l’oreille  à Y audition , etc. , de  la  structure  à 
l’usage , de  la  cause  à la  fin , c’est-à-dire  la  cause  finale. 


LE  COCHON. 


404 

à celle  prétention,  qu’il  faut  insister  sur  les  faits  capables  de  détruire  un 
préjugé  général  auquel  nous  nous  livrons  par  goût,  une  erreur  de  méthode 
que  nous  adoptons  par  choix,  quoiqu’elle  ne  tende  qu’à  voiler  notre  igno- 
rance, et  qu’elle  soit  inutile,  et  même  opposée  à la  recherche  et  à la  décou- 
verte des  effets  de  la  nature.  Nous  pouvons,  sans  sortir  de  notre  sujet,  don- 
ner d’autres  exemples  par  lesquels  ces  fuis  que  nous  supposons  si  vainement 
à la  nature  sont  évidemment  démenties. 

Les  phalanges  ne  sont  faites,  dit-on,  que  pour  former  des  doigts  ; cepen- 
dant il  y a dans  le  cochon  des  phalanges  inutiles,  puisqu’elles  ne  forment 
pas  des  doigts  dont  il  puisse  se  servir  ; et  dans  les  animaux  à pied  fourchu 
il  y a de  petits  os  0 qui  ne  forment  pas  même  des  phalanges.  Si  c’est  là 
le  but  de  la  nature,  n’est-il  pas  évident  que  dans  le  cochon  elle  n’a  exé- 
cuté que  la  moitié  de  son  projet,  et  que  dans  les  autres  à peine  l’a-t-elle 
commencé? 

L'allantoïde  est  une  membrane  qui  se  trouve  dans  le  produit  de  la  géné- 
ration de  la  truie,  de  la  jument,  de  la  vache  et  de  plusieurs  autres  animaux; 
cette  membrane  tient  au  fond  de  la  vessie  du  fœtus  ; elle  est  faite,  dit-on, 
pour  recevoir  l’urine  qu’il  rend  pendant  son  séjour  dans  le  ventre  de  la 
mère  : et  en  effet  on  trouve  à l’instant  de  la  naissance  de  l’animal  une  cer- 
taine quantité  de  liqueur  dans  cette  membrane  ; mais  cette  quantité  n’est 
pas  considérable  : dans  la  vache,  où  elle  est  peut-être  plus  abondante  que 
dans  tout  autre  animal , elle  se  réduit  à quelques  pintes,  et  la  capacité  de 
l’allantoïde  est  si  grande,  qu’il  n’y  a aucune  proportion  entre  ces  deux 
objets.  Celte  membrane,  lorsqu’on  la  remplit  d’air,  forme  une  espèce  de 
double  poche  en  forme  de  croissant,  longue  de  treize  à quatorze  pieds  sur 
neuf,  dix,  onze,  et  même  douze  pouces  de  diamètre.  Faut-il,  pour  ne  recevoir 
que  trois  ou  quatre  pintes  de  liqueur,  un  vaisseau  dont  la  capacité  contient 
plusieurs  pieds  cubes?  La  vessie  seule  du  fœtus,  si  elle  n’eût  pas  été  percée 
par  le  fond,  suffisait  pour  contenir  cette  petite  quantité  de  liqueur  ; comme 
elle  suffit  en  effet  dans  l’homme  et  dans  les  espèces  d’animaux  où  l’on  n’a 
pas  encore  découvert  l’allantoïde.  Cette  membrane  n'est  donc  pas  faite  dans 
la  vue  de  recevoir  l’urine  du  fœtus  ’,  ni  même  dans  aucune  autre  de  nos 
vues  ; car  cette  grande  capacité  est  non-seulement  inutile  pour  cet  objet, 
mais  aussi  pour  tout  autre,  puisqu’on  ne  peut  pas  même  supposer  qu’il  soit 
possible  qu'elle  se  remplisse,  et  que  si  cette  membrane  était  pleine,  elle 
formerait  un  volume  presque  aussi  gros  que  le  corps  de  l’animal  qui  la  con- 
tient , et  ne  pourrait  par  conséquent  y être  contenue  : et  comme  elle  se 
déchire  au  moment  de  la  naissance,  et  qu’on  la  jette  avec  les  autres  mem- 
branes qui  servaient  d’enveloppe  au  fœtus,  il  est  évident  qu’elle  est  encore 
plus  inutile  alors  qu’elle  ne  l’était  auparavant. 

a.  M.  Daubenton  est  le  premier  qui  ait  fait  cette  découverte. 

1.  Pourquoi  donc  la  reçoit-elle?  h’ allantoïde  est  la  vessie  temporaire  du  fœtus. 


LE  COCHON. 


465 


Le  nombre  de  mamelles  est , dit-on , relatif  dans  chaque  espèce  d’animal 
au  nombre  de  petits  que  la  femelle  doit  produire  et  allaiter  : mais  pourquoi 
le  mâle,  qui  ne  doit  rien  produire,  a-t-il  ordinairement  le  même  nombre  de 
mamelles?  et  pourquoi  dans  la  truie,  qui  souvent  produit  dix-huit,  et  même 
vingt  petits,  n’y  a-t-il  que  douze  mamelles,  souvent  moins,  et  jamais  plus 1 ? 
Ceci  ne  prouve-t-il  pas  que  ce  n’est  point  par  des  causes  finales  que  nous 
pouvons  juger  des  ouvrages  de  la  nature2,  que  nous  ne  devons  pas  lui  prêter 
d’aussi  petites  vues,  la  faire  agir  par  des  convenances  morales 3 ; mais  exa- 
miner comment  elle  agit  en  effet,  et  employer  pour  la  connaître  tous  les 
rapports  physiques 4 que  nous  présente  l’immense  variété  de  ses  productions? 
J’avoue  que  cette  méthode,  la  seule  qui  puisse  nous  conduire  à quelques 
connaissances  réelles,  est  incomparablement  plus  difficile  que  l’autre,  et 
qu’il  y a une  infinité  de  faits  dans  la  nature  auxquels,  comme  aux  exemples 
précédents , il  ne  paraît  guère  possible  de  l’appliquer  avec  succès  : cepen- 
dant, au  lieu  de  chercher  à quoi  sert  la  grande  capacité  de  l’allantoïde,  et 
de  trouver  qu’elle  ne  sert  et  ne  peut  servir  à rien,  il  est  clair  qu’on  ne  doit 
s’appliquer  qu’à  rechercher  les  rapports  physiques  qui  peuvent  nous  indi- 
quer quelle  en  peut  être  l’origine.  En  observant,  par  exemple,  que  dans  le 
produit  de  la  génération  des  animaux  qui  n’ont  pas  une  grande  capacité 
d’estomac  et  d’intestins,  l’allantoïde  est  ou  très-petite  ou  nulle;  que  par 
conséquent  la  production  de  cette  membrane  a quelque  rapport  avec  cette 
grande  capacité  d’intestins,  etc.  ; de  même  en  considérant  que  le  nombre 
des  mamelles  n’est  point  égal  au  nombre  des  petits,  et  en  convenant  seule- 
ment que  les  animaux  qui  produisent  le  plus  sont  aussi  ceux  qui  ont  des 
mamelles  en  plus  grand  nombre,  on  pourra  penser  que  cette  production 
nombreuse  dépend  de  la  conformation  des  parties  intérieures  de  la  généra- 
tion; et  que  les  mamelles  étant  aussi  des  dépendances  extérieures  de  ces 
mêmes  parties  de  la  génération,  il  y a entre  le  nombre  ou  l’ordre  de  ces 
parties  et  celui  des  mamelles  un  rapport  physique  qu’il  faut  tâcher  de 
découvrir. 

Mais  je  ne  fais  ici  qu’indiquer  la  vraie  route,  et  ce  n’est  pas  le  lieu  de  la 
suivre  plus  loin  ; cependant  je  ne  puis  m’empêcher  d’observer  en  passant  que 
j’ai  quelque  raison  de  supposer  que  la  production  nombreuse  dépend  plutôt 

1.  En  général,  le  nombre  des  petits  répond  à celui  des  mamelles;  mais  cela  ne  va  pas  à ce 
point  qu’il  n’y  ait  jamais  qu’un  petit,  ou  qu’il  y ait  toujours  un  petit  par  mamelle. 

2.  Non  ; et  c’est  précisément  tout  le  contraire  qu’il  faut  faire.  Il  faut  juger  des  causes  finales 
par  les  ouvrages  de  la  nature. 

B.  Convenances  morales.  Il  ne  s’agit  ici  que  de  convenances  physiques , mais  convenances 
physiques  qui  démontrent  une  intelligence  infinie , l’intelligence 

De  celui  qui  fait  tout,  et  rien  qu’avec  dessein. 

La  Font. 

4.  Ces  rapports  physiques  entre  l 'organe  et  la  fonction , la  structure  et  l’usage , la  cause 
et  la  fin , sont  les  causes  finales. 

n. 


30 


466 


LE  COCHON. 


de  la  conformation  des  parties  intérieures  de  la  génération  que  d’aucune  autre 
cause 1 2 : car  ce  n’est  point  de  la  quantité  plus  abondante  des  liqueurs  sémi- 
nales que  dépend  le  grand  nombre  dans  la  production,  puisque  le  cheval,  le 
cerf,  le  bélier,  le  bouc,  et  les  autres  animaux  qui  ont  une  très-grande  abon- 
dance de  liqueur  séminale,  ne  produisent  qu’en  petit  nombre;  tandis  que  le 
chien,  le  chat,  et  d’autres  animaux,  qui  n’ont  qu’une  moindre  quantité  de 
liqueur  séminale,  relativement  à leur  volume,  produisent  en  grand  nombre. 
Ce  n’est  pas  non  plus  de  la  fréquence  des  accouplements  que  ce  nombre 
dépend  ; car  l’on  est  assuré  que  le  cochon  et  le  chien  n’ont  besoin  que  d’un 
seul  accouplement  pour  produire,  et  produire  en  grand  nombre.  La  longue 
durée  de  l’accouplement,  ou,  pour  mieux  dire,  du  temps  de  l’émission  de  la 
liqueur  séminale,  ne  paraît  pas  non  plus  être  la  cause  à laquelle  on  doive 
rapporter  cet  effet;  car  le  chien  ne  demeure  accouplé  longtemps  que  parce 
qu’il  est  retenu  par  un  obstacle  qui  naît  de  la  conformation  même  des  par- 
ties ; et  quoique  le  cochon  n’ait  point  cet  obstacle,  et  qu’il  demeure  accouplé 
plus  longtemps  que  la  plupart  des  autres  animaux,  on  ne  peut  en  rien  con- 
clure pour  la  nombreuse  production,  puisqu’on  voit  qu’il  ne  faut  au  coq 
qu’un  instant  pour  féconder  tous  les  œufs  qu’une  poule  peut  produire  en 
un  mois.  J’aurai  occasion  de  développer  davantage  les  idées  que  j’accu- 
mule ici  dans  la  seule  vue  de  faire  sentir  qu’une  simple  probabilité,  un 
soupçon  , pourvu  qu’il  soit  fondé  sur  des  rapports  physiques,  répand  plus 
de  lumière  et  produit  plus  de  fruit  que  toutes  les  causes  finales  réunies 

Aux  singularités  que,  nous  avons  déjà  rapportées,  nous  devons  en  ajouter 
une  autre;  c’est  que  la  graisse  du  cochon  est  différente  de  celle  de  presque 
tous  les  autres  animaux  quadrupèdes,  non-seulement  par  sa  consistance  et 
sa  qualité,  mais  aussi  par  sa  position  dans  le  corps  de  l’animal.  La  graisse 
de  l’homme  et  des  animaux  qui  n’ont  point  de  suif , comme  le  chien , le 
cheval,  etc.,  est  mêlée  avec  la  chair  assez  également;  le  suif  dans  le  bélier, 
le  bouc,  le  cerf,  etc.,  ne  se  trouve  qu’aux  extrémités  de  la  chair;  mais  le 
lard  du  cochon  n’est  ni  mêlé  avec  la  chair,  ni  ramassé  aux  extrémités  de  la 
chair  ; il  la  recouvre  partout  et  forme  une  couche  épaisse,  distincte  et  con- 
tinue entre  la  chair  et  la  peau.  Le  cochon  a cela  de  commun  avec  la  baleine 
et  les  autres  animaux  cétacés,  dont  la  graisse  n’est  qu’une  espèce  de  lard  à 
peu  près  de  la  même  consistance,  mais  plus  huileux  que  celui  du  cochon  : 
ce  lard,  dans  les  animaux  cétacés,  forme  aussi  sous  la  peau  une  couche  de 
plusieurs  pouces  d’épaisseur  qui  enveloppe  la  chair. 

1.  Ainsi,  Buffon  rejette  le  rapport  extérieur  des  mamelles  et  des  petits,  et  veut  découvrir  le 
rapport  intérieur  des  parties  de  la  génération  avec  la  production.  C’est  toujours  uu  rapport 
qu’il  cherche. 

2.  Il  y a des  causes  finales  physiques , comme  il  y a des  causes  finales  morales , et  toute 
l’erreur  est  de  s’y  méprendre , de  vouloir  expliquer  le  physique  par  le  moral , ou  le  moral  par 
le  physique.  La  philosophie  qui  ne  voit  pas  les  deux  ordres  de  causes  est  une  philosophie  incom- 
plète, et  celle  qui  les  confond,  une  philosophie  peu  sensée. 


LE  COCHON. 


467 


Encore  une  singularité,  même  plus  grande  que  les  autres,  c’est  que  le 
cochon  ne  perd  aucune  de  ses  premières  dents  : les  autres  animaux,  comme 
le  cheval,  l’âne,  le  bœuf,  la  brebis,  la  chèvre,  le  chien,  et  même  l’homme, 
perdent  tous  leurs  premières  dents  incisives  ; ces  dents  de  lait  tombent  avant 
la  puberté,  et  sont  bientôt  remplacées  par  d’autres  : dans  le  cochon,  au 
contraire,  les  dents  de  lait  ne  tombent  jamais l,  elles  croissent  même  pendant 
toute  la  vie.  Il  a six  dents  au  devant  de  la  mâchoire  inférieure  qui  sont 
incisives  et  tranchantes;  il  a aussi  à la  mâchoire  supérieure  six  dents  cor- 
respondantes ; mais,  par  une  imperfection  qui  n’a  pas  d’exemple  dans  la 
nature,  ces  six  dents  de  la  mâchoire  supérieure  sont  d’une  forme  très-diffé- 
rente de  celle  des  dents  de  la  mâchoire  inférieure  : au  lieu  d’être  incisives 
et  tranchantes,  elles  sont  longues,  cylindriques  et  émoussées  à la  pointe;  en 
sorte  qu’elles  forment  un  angle  presque  droit  avec  celles  de  la  mâchoire 
supérieure,  et  qu’elles  ne  s’appliquent  que  très-obliquement  les  unes  contre 
les  autres  par  leurs  extrémités. 

Il  n’y  a que  le  cochon  et  deux  ou  trois  autres  espèces  d’animaux  qui  aient 
des  défenses  ou  des  dents  canines 2 très-allongées  ; elles  diffèrent  des  autres 
dents  en  ce  qu’elles  sortent  au  dehors  et  qu’elles  croissent  pendant  toute  la 
vie.  Dans  l’éléphant3  et  la  vache  marine 4 elles  sont  cylindriques  et  longues  de 
quelques  pieds;  dans  le  sanglier  et  le  cochon  mâle  elles  se  courbent  en  por- 
tion de  cercle  ; elles  sont  plates  et  tranchantes,  et  j’en  ai  vu  de  neuf  à dix 
pouces  de  longueur  : elles  sont  enfoncées  très-profondément  dans  l’alvéole, 
et  elles  ont  aussi,  comme  celles  de  l’éléphant,  une  cavité  à leur  extrémité 
supérieure.  Mais  l’éléphant  et  la  vache  marine  n’ont  des  défenses  qu’à  la 
mâchoire  supérieure,  ils  manquent  même  de  dents  canines  à la  mâchoire 
inférieure;  au  lieu  que  le  cochon  mâle  et  le  sanglier  en  ont  aux  deux 
mâchoires,  et  celles  de  la  mâchoire  inférieure  sont  plus  utiles  à l’animal; 
elles  sont  aussi  plus  dangereuses,  car  c’est  avec  les  défenses  d’en  bas  que  le 
sanglier  blesse. 

La  truie,  la  laie  et  le  cochon  coupé  ont  aussi  ces  quatre  dents  canines  à la 
mâchoire  inférieure;  mais  elles  croissent  beaucoup  moins  que  celles  du 
mâle,  et  ne  sortent  presque  point  au  dehors.  Outre  ces  seize  dents,  savoir, 
douze  incisives  et  quatre  canines,  ils  ont  encore  vingt-huit  dents  rnâche- 
lières,  ce  qui  fait  en  tout  quarante-quatre  dents.  Le  sanglier  a les  défenses 
plus  grandes,  le  boutoir  plus  fort  et  la  hure  plus  longue  que  le  cochon 
domestique;  il  a aussi  les  pieds  plus  gros,  les  pinces  plus  séparées  et  le 
poil  toujours  noir. 

1.  Les  dents  de  lait  tombent  et  sont  remplacées  par  d’autres , dans  le  cochon  comme  dans 
tous  les  autres  animaux. 

2.  Les  défenses  du  sanglier  sont,  en  effet , des  canines. 

3.  Les  défenses  de  l’éléphant  sont  des  incisives , c’est-à-dire  des  dents  implantées  dans  l’os 
incisif. 

4.  Les  défenses  du  morse  ou  vache  marine  sont  des  canines. 


m 


LE  COCHON. 


De  tous  les  quadrupèdes,  le  cochon  paraît  être  l’animal  le  plus  brut  : les 
imperfections  de  la  forme  semblent  influer  sur  le  naturel;  toutes  ses  habi- 
tudes sont  grossières,  tous  ses  goûts  sont  immondes,  toutes  ses  sensations  se 
réduisent  à une  luxure  furieuse  et  à une  gourmandise  brutale,  qui  lui  fait 
dévorer  indistinctement  tout  ce  qui  se  présente,  et  même  sa  progéniture  au 
moment  qu’elle  vient  de  naître.  Sa  voracité  dépend  apparemment  du  besoin 
continuel  qu’il  a de  remplir  la  grande  capacité  de  son  estomac;  et  la  gros- 
sièreté de  ses  appétits,  de  l’hébétation  du  sens  du  goût  et  du  toucher.  La 
rudesse  du  poil,  la  dureté  de  la  peau,  l’épaisseur  de  la  graisse,  rendent  ces 
animaux  peu  sensibles  aux  coups  : l’on  a vu  des  souris  se  loger  sur  leur  dos 
et  leur  manger  le  lard  et  la  peau  sans  qu’ils  parussent  le  sentir.  Us  ont  donc 
le  toucher  fort  obtus,  et  le  goût  aussi  grossier  que  le  toucher  : leurs  autres 
sens  sont  bons;  les  chasseurs  n’ignorent  pas  que  les  sangliers  voient, 
entendent  et  sentent  de  fort  loin,  puisqu’ils  sont  obligés,  pour  les  sur- 
prendre, de  les  attendre  en  silence  pendant  la  nuit,  et  de  se  placer  au-des- 
sous du  vent  pour  dérober  à leur  odorat  les  émanations  qui  les  frappent  de 
loin,  et  toujours  assez  vivement  pour  leur  faire  sur-le-champ  rebrousser 
chemin. 

Cette  imperfection  dans  les  sens  du  goût  et  du  toucher  est  encore  aug- 
mentée par  une  maladie  qui  les  rend  ladres , c’est-à-dire  presque  absolu- 
ment insensibles,  et  de  laquelle  il  faut  peut-être  moins  chercher  la  première 
origine  dans  la  texture  de  la  chair  ou  de  la  peau  de  cet  animal  que  dans  sa 
malpropreté  naturelle,  et  dans  la  corruption  qui  doit  résulter  des  nourri- 
tures infectes  dont  il  se  remplit  quelquefois  ; car  le  sanglier,  qui  n’a  point  de 
pareilles  ordures  à dévorer,  et  qui  vit  ordinairement  de  grain,  de  fruits,  de 
gland  et  de  racines,  n’est  point  sujet  à cette  maladie,  non  plus  que  le  jeune 
cochon  pendant  qu’il  tette  : on  ne  la  prévient  même  qu’en  tenant  le  cochon 
domestique  dans  une  étable  propre  et  en  lui  donnant  abondamment  des 
nourritures  saines.  Sa  chair  deviendra  même  excellente  au  goût,  et  le  lard 
ferme  et  cassant,  si,  comme  je  l’ai  vu  pratiquer,  on  le  tient,  pendant  quinze 
jours  ou  trois  semaines  avant  de  le  tuer,  dans  une  étable  pavée  et  toujours 
propre,  sans  litière,  en  ne  lui  donnant  alors  pour  toute  nourriture  que  du 
grain  de  froment  pur  et  sec,  et  ne  le  laissant  boire  que  très-peu.  On  choisit 
pour  cela  un  jeune  cochon  d’un  an,  en  bonne  chair  et  à moitié  gras. 

La  manière  ordinaire  de  les  engraisser  est  de  leur  donner  abondamment 
de  l’orge,  du  gland,  des  choux,  des  légumes  cuits  et  beaucoup  d’eau  mêlée 
de  son  : en  deux  mois  ils  sont  gras,  le  lard  est  abondant  et  épais,  mais  sans 
être  bien  ferme  ni  bien  blanc;  et  la  chair,  quoique  bonne,  est  toujours  un 
peu  fade.  On  peut  encore  les  engraisser  avec  moins  de  dépenses  dans  les 
campagnes  où  il  y a beaucoup  de  glands,  en  les  menant  dans  les  forêts  pen- 
dant l’automne  lorsque  les  glands  tombent  et  que  la  châtaigne  et  la  faîne 
quittent  leurs  enveloppes  : ils  mangent  également  de  tous  les  fruits  sau- 


LE  COCHON. 


469 


vages  et  ils  engraissent  en  peu  de  temps,  surtout  si  le  soir,  à leur  retour,  on 
leur  donne  de  l’eau  tiède  mêlée  d’un  peu  de  son  et  de  farine  d’ivraie;  cette 
boisson  les  fait  dormir  et  augmente  tellement  leur  embonpoint  qu’on  en  a 
vu  ne  pouvoir  plus  marcher  ni  presque  se  remuer.  Ils  engraissent  aussi 
beaucoup  plus  promptement  en  automne  dans  le  temps  des  premiers  froids, 
tant  à cause  de  l’abondance  des  nourritures  que  parce  qu’alors  la  transpi- 
ration est  moindre  qu’en  été. 

On  n’attend  pas,  comme  pour  le  reste  du  bétail,  que  le  cochon  soit  âgé 
pour  l’engraisser  : plus  il  vieillit,  plus  cela  est  difficile  et  moins  sa  chair  est 
bonne.  La  castration,  qui  doit  toujours  précéder  l’engrais,  se  fait  ordinai- 
rement à l’âge  de  six  mois,  au  printemps  ou  en  automne,  et  jamais  dans  le 
temps  des  grandes  chaleurs  ou  des  grands  froids,  qui  rendraient  également 
la  plaie  dangereuse  ou  difficile  à guérir;  car  c’est  ordinairement  par  inci- 
sion que  se  fait  cette  opération,  quoiqu’on  la  fasse  aussi  quelquefois  par  une 
simple  ligature,  comme  nous  l’avons  dit  au  sujet  des  moutons.  Si  la  cas- 
tration a été  faite  au  printemps,  on  les  met  à l’engrais  dès  l’automne  sui- 
vant, et  il  est  assez  rare  qu’on  les  laisse  vivre  deux  ans;  cependant  ils 
croissent  encore  beaucoup  pendant  la  seconde,  et  ils  continueraient  de 
croître  pendant  la  troisième,  la  quatrième,  la  cinquième,  etc.,  année.  Ceux 
que  l’on  remarque  parmi  les  autres  par  la  grandeur  et  la  grosseur  de  leur 
corpulence  ne  sont  que  des  cochons  plus  âgés  que  l’on  a mis  plusieurs  fois 
à la  glandée.  Il  paraît  que  la  durée  de  leur  accroissement  ne  se  borne  pas  à 
quatre  ou  cinq  ans  : les  verrats  ou  cochons  mâles,  que  l’on  garde  pour  la 
propagation  de  l’espèce,  grossissent  encore  à cinq  ou  six  ans;  et  plus  un 
sanglier  est  vieux,  plus  il  est  gros,  dur  et  pesant. 

La  durée  de  la  vie  du  sanglier  peut  s’étendre  jusqu’à  vingt-cinq  ou  trente 
ans  a.  Aristote  dit  vingt  ans  pour  les  cochons  en  général,  et  il  ajoute  que 
les  mâles  engendrent  et  que  les  femelles  produisent  jusqu’à  quinze.  Ils  peu- 
vent s’accoupler  dès  l’âge  de  neuf  mois  ou  d’un  an;  mais  il  vaut  mieux 
attendre  qu’ils  aient  dix-huit  mois  ou  deux  ans.  La  première  portée  de  la 
truie  n’est  pas  nombreuse,  les  petits  sont  faibles  et  même  imparfaits  quand 
elle  n’a  pas  un  an.  Elle  est  en  chaleur,  pour  ainsi  dire,  en  tout  temps  ; elle 
recherche  les  approches  du  mâle,  quoiqu’elle  soit  pleine  : ce  qui  peut  pas- 
ser pour  un  excès  parmi  les  animaux,  dont  la  femelle,  dans  presque  toutes 
les  espèces,  refuse  le  mâle  aussitôt  quelle  a conçu.  Cette  chaleur  de  la  truie, 
qui  est  presque  continuelle,  se  marque  cependant  par  des  accès  et  aussi  par 
des  mouvements  immodérés,  qui  finissent  toujours  par  se  vautrer  dans  la 
boue  ; elle  répand  dans  ce  temps  une  liqueur  blanchâtre  assez  épaisse  et 
assez  abondante;  elle  porte  quatre  mois,  met  bas  au  commencement  du 
cinquième,  et  bientôt  elle  recherche  le  mâle,  devient  pleine  une  seconde 


a.  Voyez  la  Vénerie  de  du  Fouilloux.  Paris  , 1614 , p.  57. 


LE  COCHON. 


470 

fois,  et  produit  par  conséquent  deux  fois  l’année.  La  laie,  qui  ressemble  à 
tous  autres  égards  à la  truie,  ne  porte  qu’une  fois  l’an,  apparemment  par 
la  disette  de  nourriture  et  par  la  nécessité  où  elle  se  trouve  d’allaiter  et 
de  nourrir  pendant  longtemps  tous  les  petits  qu’elle  a produits;  au  lieu 
qu’on  ne  souffre  pas  que  la  truie  domestique  nourrisse  tous  ses  petits 
pendant  plus  de  quinze  jours  ou  trois  semaines  : on  ne  lui  en  laisse  alors 
que  huit  ou  neuf  à nourrir,  on  vend  les  autres;  à quinze  jours  ils  sont 
bons  à manger  ; et  comme  l’on  n’a  pas  besoin  de  beaucoup  de  femelles, 
et  que  ce  sont  les  cochons  coupés  qui  rapportent  le  plus  de  profit  et  dont 
la  chair  est  la  meilleure,  on  se  défait  des  cochons  de  lait  femelles,  et  on 
ne  laisse  à la  mère  que  deux  femelles  avec  sept  ou  huit  mâles. 

Le  mâle  qu’on  choisit  pour  propager  l’espèce  doit  avoir  le  corps  court, 
ramassé,  et  plutôt  carré  que  long,  la  tête  grosse,  le  groin  court  et  camus, 
les  oreilles  grandes  et  pendantes,  les  yeux  petits  et  ardents,  le  cou  grand  et 
épais,  le  ventre  avalé,  les  fesses  larges,  les  jambes  courtes  et  grosses,  les 
soies  épaisses  et  noires  : les  cochons  blancs  ne  sont  jamais  aussi  forts  que 
les  noirs.  La  truie  doit  avoir  le  corps  long,  le  ventre  ample  et  large,  les 
mamelles  longues  : il  faut  qu’elle  soit  aussi  d’un  naturel  tranquille  et  d’une 
race  féconde.  Dès  qu’elle  est  pleine  on  la  sépare  du  mâle,  qui  pourrait  la 
blesser;  et  lorsqu’elle  met  bas,  on  la  nourrit  largement,  on  la  veille  pour 
l’empêcher  de  dévorer  quelques-uns  de  ses  petits,  et  l’on  a grand  soin  d’en 
éloigner  le  père,  qui  les  ménagerait  encore  moins.  On  la  fait  couvrir  au 
commencement  du  printemps,  afin  que  les  petits  naissant  en  été  aient  le 
temps  de  grandir,  de  se  fortifier  et  d’engraisser  avant  l’hiver  : mais  lors- 
qu’on veut  la  faire  porter  deux  fois  par  an,  on  lui  donne  le  mâle  au  mois  de 
novembre  afin  qu’elle  mette  bas  au  mois  de  mars,  et  on  la  fait  couvrir  une 
seconde  fois  au  commencement  de  mai  ; il  y a même  des  truies  qui  produisent 
régulièrement  tous  les  cinq  mois.  La  laie,  qui,  comme  nous  l’avons  dit,  ne 
produit  qu’une  fois  par  an,  reçoit  le  mâle  aux  mois  de  janvier  ou  de  février, 
et  met  bas  en  mai  ou  juin;  elle  allaite  ses  petits  pendant  trois  ou  quatre 
mois,  elle  les  conduit,  elle  les  suit  et  les  empêche  de  se  séparer  ou  de  s’écar- 
ter, jusqu’à  ce  qu’ils  aient  deux  ou  trois  ans,  et  il  n’est  pas  rare  de  voir  des 
laies  accompagnées  en  même  temps  de  leurs  petits  de  l’année  et  de  ceux  de 
l’année  précédente.  On  11e  souffre  pas  que  la  truie  domestique  allaite  ses 
petits  pendant  plus"  de  deux  mois;  on  commence  même,  au  bout  de  trois 
semaines,  à les  mener  aux  champs  avec  la  mère  pour  les  accoutumer  peu  à 
peu  à se  nourrir  comme  elle  : on  les  sèvre  cinq  semaines  après,  et  on  leur 
donne  soir  et  matin  du  petit-lait  mêlé  de  son,  ou  seulement  de  l’eau  tiède 
avec  des  légumes  bouillis. 

Ces  animaux  aiment  beaucoup  les  vers  de  terre  et  certaines  racines, 
comme  celles  de  la  carotte  sauvage  : c’est  pour  trouver  ces  vers  et  pour 
couper  ces  racines  qu’ils  fouillent  la  terre  avec  leur  boutoir.  Le  sanglier. 


LE  COCHON. 


m 


dont  la  hure  est  plus  longue  et  plus  forte  que  celle  du  cochon , fouille  plus 
profondément  ; il  fouille  aussi  presque  toujours  en  ligne  droite  dans  le  même 
sillon,  au  lieu  que  le  cochon  fouille  çà  et  là , et  plus  légèrement.  Comme  il 
fait  beaucoup  de  dégât,  il  faut  l’éloigner  des  terrains  cultivés,  et  ne  le  mener 
que  dans  les  bois  et  sur  les  terres  qu’on  laisse  reposer. 

On  appelle,  en  termes  de  chasse,  bêtes  de  compagnie , les  sangliers  qui 
n’ont  pas  passé  trois  ans,  parce  que  jusqu’à  cet  âge  ils  ne  se  séparent  pas 
les  uns  des  autres,  et  qu’ils  suivent  tous  leur  mère  commune;  ils  ne  vont 
seuls  que  quand  ils  sont  assez  forts  pour  ne  plus  craindre  les  loups.  Ces  ani- 
maux forment  donc  d’eux-mêmes  des  espèces  de  troupes,  et  c’est  de  là  que 
dépend  leur  sûreté  : lorsqu’ils  sont  attaqués,  ils  résistent  par  le  nombre,  ils 
se  secourent,  se  défendent,  les  plus  gros  font  face  en  se  pressant  en  rond  les 
uns  contre  les  autres,  et  en  mettant  les  plus  petits  au  centre.  Les  cochons 
domestiques  se  défendent  aussi  de  la  même  manière,  et  l’on  n’a  pas  besoin 
de  chiens  pour  les  garder  : mais  comme  ils  sont  indociles  et  durs,  un  homme 
agile  et  robuste  n’en  peut  guère  conduire  que  cinquante.  En  automne  et  en 
hiver,  on  les  mène  dans  les  forêts  où  les  fruits  sauvages  sont  abondants  ; 
l’été,  on  les  conduit  dans  les  lieux  humides  et  marécageux,  où  ils  trouvent 
des  vers  et  des  racines  en  quantité;  et  au  printemps,  on  les  laisse  aller  dans 
les  champs  et  sur  les  terres  en  friche  : on  les  fait  sortir  deux  fois  par  jour, 
depuis  le  mois  de  mars  jusqu’au  mois  d’octobre;  on  les  laisse  paître  depuis 
le  matin,  après  que  la  rosée  est  dissipée,  jusqu’à  dix  heures,  et  depuis  deux 
heures  après  midi  jusqu’au  soir.  En  hiver,  on  ne  les  mène  qu’une  fois  par 
jour  dans  les  beaux  temps  : la  rosée,  la  neige  et  la  pluie  leur  sont  contraires. 
Lorsqu’il  survient  un  orage,  ou  seulement  une  pluie  fort  abondante,  il  est 
assez  ordinaire  de  les  voir  déserter  le  troupeau  les  uns  après  les  autres , et 
s’enfuir  en  courant  et  toujours  criant  jusqu’à  la  porte  de  leur  étable  : les 
plus  jeunes  sont  ceux  qui  crient  le  plus,  et  le  plus  haut;  ce  cri  est  différent 
de  leur  grognement  ordinaire,  c’est  un  cri  de  douleur  semblable  aux.  pre- 
miers cris  qu’ils  jettent  lorsqu’on  les  garrotte  pour  les  égorger.  Le  mâle 
crie  moins  que  la  femelle.  Il  est  rare  d’entendre  le  sanglier  jeter  un  cri,  si 
ce  n’est  lorsqu’il  se  bat  et  qu’un  autre  le  blesse;  la  laie  crie  plus  souvent  : 
et  quand  ils  sont  surpris  et  effrayés  subitement,  ils  soufflent  avec  tant  de 
violence,  qu’on  les  entend  à une  grande  distance. 

Quoique  ces  animaux  soient  fort  gourmands,  ils  n’attaquent  ni  ne  dévo- 
rent pas,  comme  les  loups,  les  autres  animaux;  cependant  ils  mangent 
quelquefois  de  la  chair  corrompue  : on  a vu  des  sangliers  manger  de  la 
chair  de  cheval,  et  nous  avons  trouvé  dans  leur  estomac  de  là  peau  de  che- 
vreuil et  des  pattes  d’oiseaux  ; mais  c’est  peut-être  plutôt  nécessité  qu’in- 
stinct.  Cependant  on  ne  peut  nier  qu’ils  ne  soient  avides  de  sang  et  de  chair 
sanguinolente  et  fraîche,  puisque  les  cochons  mangent  leurs  petits,  et  même 
des  enfants  au  berceau  : dès  qu’ils  trouvent  quelque  chose  de  succulent. 


472 


LE  COCHON. 


d’humide,  de  gras  ou  d’onctueux,  ils  le  lèchent  et  finissent  bientôt  par 
l’avaler.  J’ai  vu  plusieurs  fois  un  troupeau  entier  de  ces  animaux  s’arrêter, 
à leur  retour  des  champs,  autour  d’un  monceau  de  terre  glaise  nouvelle- 
ment tirée;  tous  léchaient  cette  terre , qui  n’était  que  très-légèrement  onc- 
tueuse , et  quelques-uns  en  avalaient  une  assez  grande  quantité.  Leur  gour- 
mandise est,  comme  l’on  voit,  aussi  grossière  que  leur  naturel  est  brutal; 
ils  n’ont  aucun  sentiment  bien  distinct;  les  petits  reconnaissent  à peine  leur 
mère,  ou  du  moins  sont  fort  sujets  à se  méprendre  et  à teter  la  première 
truie  qui  leur  laisse  saisir  ses  mamelles.  La  crainte  et  la  nécessité  donnent 
apparemment  un  peu  plus  de  sentiment  et  d’instinct  aux  cochons  sauvages; 
il  semble  que  les  petits  soient  fidèlement  attachés  à leur  mère,  qui  paraît  être 
aussi  plus  attentive  à leurs  besoins  que  ne  l’est  la  truie  domestique.  Dans  le 
temps  du  rut,  le  mâle  cherche,  suit  la  femelle,  et  demeure  ordinairement 
trente  jours  avec  elle  dans  les  bois  les  plus  épais,  les  plus  solitaires  et  les 
plus  reculés.  Il  est  alors  plus  farouche  que  jamais,  et  il  devient  même 
furieux  lorsqu’un  autre  mâle  veut  occuper  sa  place;  ils  se  battent,  se  bles- 
sent, et  se  tuent  quelquefois.  Pour  la  laie,  elle  ne  devient  furieuse  que 
quand  on  attaque  ses  petits;  et,  en  général,  dans  presque  tous  les  animaux 
sauvages,  le  mâle  devient  plus  ou  moins  féroce  lorsqu’il  cherche  à s’accou- 
pler, et  la  femelle  lorsqu’elle  a mis  bas. 

On  chasse  le  sanglier  à force  ouverte  avec  des  chiens , ou  bien  on  le  tue 
par  surprise  pendant  la  nuit  au  clair  de  la  lune  : comme  il  ne  fuit  que  len- 
tement, qu’il  laisse  une  odeur  très-forte,  qu’il  se  défend  contre  les  chiens  et 
les  blesse  toujours  dangereusement,  il  ne  faut  pas  le  chasser  avec  les  bons 
chiens  courants  destinés  pour  le  cerf  et  le  chevreuil  ; cette  chasse  leur  gâte- 
rait le  nez  et  les  accoutumerait  à aller  lentement  : des  mâtins  un  peu  dressés 
suffisent  pour  la  chasse  du  sanglier.  Il  ne  faut  attaquer  que  les  plus  vieux; 
on  les  connaît  aisément  aux  traces  : un  jeune  sanglier  de  trois  ans  est  diffi- 
cile à forcer,  parce  qu’il  court  très-loin  sans  s’arrêter,  au  lieu  qu’un  sanglier 
plus  âgé  ne  fuit  pas  loin,  se  laisse  chasser  de  près,  n’a  pas  grand’peur  des 
chiens,  et  s’arrête  souvent  pour  leur  faire  tête.  Le  jour,  il  reste  ordinai- 
rement dans  sa  bauge,  au  plus  épais  et  dans  le  plus  fort  du  bois  ; le  soir,  à la 
nuit,  il  en  sort  pour  chercher  sa  nourriture  : en  été,  lorsque  les  grains  sont 
mûrs,  il  est  assez  facile  de  le  surprendre  dans  les  blés  et  dans  les  avoines  où 
il  fréquente  toutes  les  nuits.  Dès  qu’il  est  tué,  les  chasseurs  ont  grand  soin  de 
lui  couper  les  suites,  c’est-à-dire  les  testicules,  dont  l’odeur  est  si  forte  que 
si  l’on  passe  seulement  cinq  ou  six  heures  sans  les  ôter  toute  la  chair  en  est 
infectée.  Au  reste,  il  n’y  a que  la  hure  qui  soit  bonne  dans  un  vieux  sanglier, 
au  lieu  que  toute  la  chair  du  marcassin,  et  celle  du  jeune  sanglier  qui  n’a 
pas  encore  un  an,  est  délicate  et  même  assez  fine.  Celle  du  verrat,  ou  cochon 
domestique  mâle,  est  encore  plus  mauvaise  que  celle  du  sanglier;  ce  n’est 
que  par  la  castration  et  l’engrais  qu’on  la  rend  bonne  à manger.  Les 


LE  COCHON. 


473 


anciens  a étaient  dans  l’usage  de  faire  la  castration  aux  jeunes  marcassins 
qu’on  pouvait  enlever  à leur  mère,  après  quoi  on  les  reportait  dans  les 
bois  : ces  sangliers  coupés  grossissent  beaucoup  plus  que  les  autres,  et  leur 
chair  est  meilleure  que  celle  des  cochons  domestiques. 

Pour  peu  qu’on  ait  habité  la  campagne , on  n’ignore  pas  les  profits  qu’on 
tire  du  cochon;  sa  chair  se  vend  à peu  près  autant  que  celle  du  bœuf,  le 
lard  se  vend  au  double,  et  même  au  triple;  le  sang,  les  boyaux,  les  viscères, 
les  pieds,  la  langue,  se  préparent  et  se  mangent.  Le  fumier  du  cochon  est 
plus  froid  que  celui  des  autres  animaux,  et  l’on  ne  doit  s’en  servir  que  pour 
les  terres  trop  chaudes  et  trop  sèches.  La  graisse  des  intestins  et  de  l’épi- 
ploon, qui  est  différente  du  lard,  fait  le  saindoux  et  le  vieux-oing.  La  peau 
a ses  usages;  on  en  fait  des  cribles,  comme  l’on  fait  aussi  des  vergettes, 
des  brosses,  des  pinceaux  avec  les  soies.  La  chair  de  cet  animal  prend 
mieux  le  sel,  le  salpêtre,  et  se  conserve  salée  plus  longtemps  qu’aucune 
autre. 

Cette  espèce,  quoique  abondante  et  fort  répandue  en  Europe,  en  Afrique 
et  en  Asie,  ne  s’est  point  trouvée  dans  le  continent  du  nouveau  monde  : elle 
y a été  transportée  par  les  Espagnols,  qui  ont  jeté  des  cochons  noirs  dans 
le  continent  et  dans  presque  toutes  les  grandes  îles  de  l’Amérique  ; ils  se 
sont  multipliés  et  sont  devenus  sauvages  en  beaucoup  d’endroits;  ils  res- 
semblent à nos  sangliers,  ils  ont  le  corps  plus  court,  la  hure  plus  grosse  et 
la  peau  plus  épaisse  b que  les  cochons  domestiques,  qui,  dans  les  climats 
chauds,  sont  tous  noirs  comme  les  sangliers. 

Par  un  de  ces  préjugés  ridicules  que  la  seule  superstition  peut  faire  sub- 
sister, les  Mahométans  sont  privés  de  cet  animal  utile  : on  leur  a dit  qu’il 
était  immonde,  ils  n’osent  donc  ni  le  toucher,  ni  s’en  nourrir.  Les  Chinois, 
au  contraire,  ont  beaucoup  de  goût  pour  la  chair  du  cochon  ; ils  en  élèvent 
de  nombreux  troupeaux,  c’est  leur  nourriture  la  plus  ordinaire,  et  c’est  ce 
qui  les  a empêchés,  dit-on,  de  recevoir  la  loi  de  Mahomet.  Ces  cochons  de  la 
Chine,  qui  sont  aussi  ceux  de  Siam  et  de  l’Inde,  sont  un  peu  différents  de 
ceux  de  l’Europe;  ils  sont  plus  petits  et  ils  ont  les  jambes  beaucoup  plus 
courtes;  leur  chair  est  plus  blanche  et  plus  délicate  : on  les  connaît  en 
France,  et  quelques  personnes  en  élèvent  ; ils  se  mêlent  et  produisent  avec 
les  cochons  de  la  race  commune.  Les  Nègres  élèvent  aussi  une  grande  quan- 
tité de  cochons,  et  quoiqu’il  y en  ait  peu  chez  les  Maures  et  dans  tous  les 
pays  habités  par  les  Mahométans,  on  trouve  en  Afrique  et  en  Asie  des  san- 
gliers aussi  abondamment  qu’en  Europe. 

Ces  animaux  n’affectent  donc  point  de  climat  particulier;  seulement  il 
paraît  que  dans  les  pays  froids  le  sanglier,  en  devenant  animal  domestique, 
a plus  dégénéré  que  dans  les  pays  chauds  : un  degré  de  température  de  plus 

а.  Vide  Arist.  hist.  animal. , lib.  vi , cap.  xxvm. 

б.  Voyez  Y Histoire  générale  des  Antilles , par  le  P.  du  Tertre.  Paris , 1667,  t.  II , p.  295. 


LE  COCHON. 


37 1 

suffit  pour  changer  leur  couleur;  les  cochons  sont  communément  blancs 
dans  nos  provinces  septentrionales  de  France,  et  même  en  Yivarais,  tandis 
que  dans  la  province  du  Dauphiné,  qui  en  est  très-voisine,  ils  sont  tous  noirs; 
ceux  de  Languedoc,  de  Provence,  d’Espagne,  d’Italie,  des  Indes,  de  la 
Chine  et  de  l’Amérique,  sont  aussi  de  la  même  couleur  : le  cochon  de  Siam 
ressemble  plus  que  le  cochon  de  France  au  sanglier.  Un  des  signes  les  plus 
évidents  de  la  dégénération  sont  les  oreilles;  elles  deviennent  d’autant  plus 
souples,  d’autant  plus  molles,  plus  inclinées  et  plus  pendantes,  que  l’animal 
est  plus  altéré,  ou,  si  l’on  veut,  plus  adouci  par  l’éducation  et  par  l’état  de 
domesticité  ; et,  en  effet,  le  cochon  domestique  a les  oreilles  beaucoup  moins 
raides,  beaucoup  plus  longues  et  plus  inclinées  que  le  sanglier,  qu’on  doit 
regarder  comme  le  modèle  de  l’espèce. 


LE  CHIEN.* 

La  grandeur  de  la  taille,  l’élégance  de  la  forme,  la  force  du  corps,  la 
liberté  des  mouvements,  toutes  les  qualités  extérieures,  ne  sont  pas  ce  qu’il 
y a de  plus  noble  dans  un  être  animé  : et  comme  nous  préférons  dans 
l’homme  l’esprit  à la  figure,  le  courage  à la  force,  les  sentiments  à la  beauté, 
nous  jugeons  aussi  que  les  qualités  intérieures  sont  ce  qu’il  y a de  plus  relevé 
dans  l’animal  ; c’est  par  elles  qu’il  diffère  de  l’automate,  qu’il  s’élève  au- 
dessus  du  végétal  et  s’approche  de  nous  ; c’est  le  sentiment  qui  ennoblit 
son  être,  qui  le  régit,  qui  le  vivifie,  qui  commande  aux  organes , rend  les 
membres  actifs,  fait  naître  le  désir,  et  donne  à la  matière  le  mouvement 
progressif,  la  volonté,  la  vie. 

La  perfection  de  l’animal  dépend  donc  de  la  perfection  du  sentiment  : 
plus  il  est  étendu,  plus  l’animal  a de  facultés  et  de  ressources,  plus  il  existe, 
plus  il  a de  rapports  avec  le  reste  de  l’univers;  et  lorsque  le  sentiment  est 
délicat,  exquis,  lorsqu’il  peut  encore  être  perfectionné  par  l’éducation, 
l’animal  devient  digne  d’entrer  en  société  avec  l’homme;  il  sait  concourir 
à ses  desseins,  veiller  à sa  sûreté,  l’aider,  le  défendre,  le  flatter  ; il  sait,  per- 
des services  assidus,  par  des  caresses  réitérées,  se  concilier  son  maître,  le 
captiver,  et  de  son  tyran  se  faire  un  protecteur. 

Le  chien,  indépendamment  de  la  beauté  de  sa  forme,  de  la  vivacité,  de  la 
force,  de  la  légèreté,  a par  excellence  toutes  les  qualités  intérieures  qui 
peuvent  lui  attirer  les  regards  de  l’homme.  Un  naturel  ardent,  colère,  même 
féroce  et  sanguinaire,  rend  le  chien  sauvage  redoutable  à tous  les  animaux, 
et  cède  dans  le  chien  domestique  aux  sentiments  les  plus  doux,  au  plaisir 

* Canis  familiaris  (Linn.  ).  — Ordre  des  Carnassiers,  famille  des  Carnivores;  Tribu  des 
Digitigrades;  Genre  Chien  (Cuv.). 


N°  25 


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LE  CHIEN. 


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de  s’attacher  et  au  désir  de  plaire;  il  vient  en  rampant  mettre  aux  pieds  de 
son  maître  son  courage,  sa  force,  ses  talents  ; il  attend  ses  ordres  pour  en 
faire  usage,  il  le  consulte,  il  l’interroge,  il  le  supplie,  un  coup  d’œil  suffit, 
il  entend  les  signes  de  sa  volonté  ; sans  avoir,  comme  l’homme,  la  lumière 
de  la  pensée,  il  a toute  la  chaleur  du  sentiment  ; il  a de  plus  que  lui  la  fidé- 
lité, la  constance  dans  ses  affections:  nulle  ambition,  nul  intérêt,  nul  désir 
de  vengeance,  nulle  crainte  que  celle  de  déplaire;  il  est  tout  zèle,  tout 
ardeur  et  tout  obéissance;  plus  sensible  au  souvenir  des  bienfaits  qu'à 
celui  des  outrages,  il  ne  se  rebute  pas  par  les  mauvais  traitements,  il  les 
subit,  les  oublie,  ou  ne  s’en  souvient  que  pour  s’attacher  davantge;  loin  de 
s’irriter  ou  de  fuir,  il  s’expose  de  lui-même  à de  nouvelles  épreuves,  il 
lèche  cette  main,  instrument  de  douleur,  qui  vient  de  le  frapper,  il  ne  lui 
oppose  que  la  plainte,  et  la  désarme  enfin  par  la  patience  et  la  sou- 
mission. 

Plus  docile  que  l’homme,  plus  souple  qu’aucun  des  animaux,  non-seule- 
ment le  chien  s’instruit  en  peu  de  temps,  mais  même  il  se  conforme  aux 
mouvements,  aux  manières,  à toutes  les  habitudes  de  ceux  qui  lui  com- 
mandent; il  prend  le  ton  de  la  maison  qu’il  habite  ; comme  les  autres  domes- 
tiques , il  est  dédaigneux  chez  les  grands  et  rustre  à la  campagne  : tou- 
jours empressé  pour  son  maître  et  prévenant  pour  ses  seuls  amis,  il  ne  fait 
aucune  attention  aux  gens  indifférents,  et  se  déclare  contre  ceux  qui  par 
état  ne  sont  faits  que  pour  importuner;  il  les  connaît  aux  vêtements,  à la 
voix,  à leurs  gestes,  et  les  empêche  d’approcher.  Lorsqu’on  lui  a confié 
pendant  la  nuit  la  garde  de  la  maison,  il  devient  plus  fier,  et  quelquefois 
féroce  ; il  veille,  il  fait  la  ronde;  il  sent  de  loin  les  étrangers,  et  pour  peu 
qu’ils  s’arrêtent  ou  tentent  de  franchir  les  barrières,  il  s’élance,  s’oppose, 
et  par  des  aboiements  réitérés,  des  efforts  et  des  cris  de  colère,  il  donne 
l’alarme,  avertit  et  combat  : aussi  furieux  contre  les  hommes  de  proie  que 
contre  les  animaux  carnassiers,  il  se  précipite  sur  eux,  les  blesse,  les  déchire, 
leur  ôte  ce  qu’ils  s’etforçaient  d’enlever  ; mais  content  d’avoir  vaincu  il  se 
repose  sur  les  dépouilles,  n’y  touche  pas,  même  pour  satisfaire  son  appétit , 
et  donne  en  même  temps  des  exemples  de  courage,  de  tempérance  et  de 
fidélité. 

On  sentira  de  quelle  importance  cette  espèce  est  dans  l’ordre  de  la  nature, 
en  supposant  un  instant  qu’elle  n’eût  jamais  existé.  Comment  l’homme 
aurait-il  pu,  sans  le  secours  du  chien,  conquérir,  dompter,  réduire  en  escla- 
vage les  autres  animaux?  Comment  pourrait-il  encore  aujourd’hui  décou- 
vrir, chasser,  détruire  les  bêtes  sauvages  et  nuisibles?  Pour  se  mettre  en 
sûreté,  et  pour  se  rendre  maître  de  l’univers  vivant , il  a fallu  commencer 
par  se  faire  un  parti  parmi  les  animaux , se  concilier  avec  douceur  et  par 
caresses  ceux  qui  se  sont  trouvés  capables  de  s’attacher  et  d’obéir,  afin  de 
les  opposer  aux  autres  : le  premier  art  de  l’homme  a donc  été  l’éducation 


476 


LE  CHIEN. 


du  chien,  et  le  fruit  de  cet  art  la  conquête  et  la  possession  paisible  de  la 
terre. 

La  plupart  des  animaux  ont  plus  d’agilité,  plus  de  vitesse,  plus  de  force, 
et  même  plus  de  courage  que  l’homme  ; la  nature  les  a mieux  munis,  mieux 
armés;  ils  ont  aussi  les  sens,  et  surtout  l’odorat,  plus  parfaits.  Avoir  gagné 
une  espèce  courageuse  et  docile  comme  celle  du  chien  , c’est  avoir  acquis  de 
nouveaux  sens  et  les  facultés  qui  nous  manquent.  Les  machines,  les  instru- 
ments que  nous  avons  imaginés  pour  perfectionner  nos  autres  sens,  pour  en 
augmenter  l’étendue,  n’approchent  pas,  même  pour  l’utilité,  de  ces  machi- 
nes toutes  faites  que  la  nature  nous  présente,  et  qui  en  suppléant  à l’imper- 
fection de  notre  odorat,  nous  ont  fourni  de  grands  et  d’éternels  moyens  de 
vaincre  et  de  régner  : et  le  chien,  fidèle  à l’homme,  conservera  toujours  une 
portion  de  l’empire,  un  degré  de  supériorité  sur  les  autres  animaux  ; il  leur 
commande,  il  règne  lui-même  à la  tête  d’un  troupeau,  il  s’y  fait  mieux 
entendre  que  la  voix  du  berger;  la  sûreté,  l’ordre  et  la  discipline  sont  les 
fruits  de  sa  vigilance  et  de  son  activité;  c’est  un  peuple  qui  lui  est  soumis, 
qu’il  conduit,  qu’il  protège,  et  contre  lequel  il  n’emploie  jamais  la  force  que 
pour  y maintenir  la  paix. 

Mais  c’est  surtout  à la  guerre,  c’est  contre  les  animaux  ennemis  ou  indé- 
pendants qu’éclate  son  courage,  et  que  son  intelligence  se  déploie  tout 
entière  : les  talents  naturels  se  réunissent  ici  aux  qualités  acquises.  Dès  que 
le  bruit  des  armes  se  fait  entendre,  dès  que  le  son  du  cor  ou  la  voix  du 
chasseur  a donné  le  signal  d’une  guerre  prochaine  , brillant  d’une  ardeur 
nouvelle,  le  chien  marque  sa  joie  par  les  plus  vifs  transports,  il  annonce  par 
ses  mouvements  et  par  ses  cris  l’impatience  de  combattre  et  le  désir  de 
vaincre  ; marchant  ensuite  en  silence,  il  cherche  à reconnaître  le  pays  , à 
découvrir,  à surprendre  l’ennemi  dans  son  fort;  il  recherche  ses  traces,  il 
les  suit  pas  à pas,  et  par  des  accents  différents  indique  le  temps,  la  distance, 
l’espèce,  et  même  l’âge  de  celui  qu’il  poursuit. 

Intimidé,  pressé,  désespérant  de  trouver  son  salut  dans  la  fuite,  l’animal  “ 
se  sert  aussi  de  toutes  ses  facultés,  il  oppose  la  ruse  à la  sagacité;  jamais  les 
ressources  de  l’instinct  ne  furent  plus  admirables  : pour  faire  perdre  sa  trace, 
il  va,  vient  et  revient  sur  ses  pas  ; il  fait  des  bonds,  il  voudrait  se  détacher 
de  la  terre  et  supprimer  les  espaces;  il  franchit  d’un  saut  les  routes,  les 
haies,  passe  à la  nage  les  ruisseaux,  les  rivières;  mais  toujours  poursuivi, 
et  ne  pouvant  anéantir  son  corps,  il  cherche  à en  mettre  un  autre  à sa  place; 
il  va  lui-même  troubler  le  repos  d’un  voisin  plus  jeune  et  moins  expéri- 
menté, le  faire  lever,  marcher,  fuir  avec  lui;  et  lorsqu’ils  ont  confondu 
leurs  traces,  lorsqu’il  croit  l’avoir  substitué  à sa  mauvaise  fortune,  il  le 
quitte  plus  brusquement  encore  qu’il  ne  l’a  joint,  afin  de  le  rendre  seul 
l’objet  et  la  victime  de  l’ennemi  trompé. 

a.  Voyez,  plus  loin,  Y Histoire  du  cerf. 


LE  CHIEN. 


477 

Mais  le  chien,  par  cette  supériorité  que  donnent  l’exercice  et  l’éducation, 
par  cette  finesse  de  sentiment  qui  n’appartient  qu’à  lui,  ne  perd  pas  l’objet 
de  sa  poursuite;  il  démêle  les  points  communs,  délie  les  nœuds  du  fil  tor- 
tueux qui  seul  peut  y conduire  ; il  voit  de  l’odorat  tous  les  détours  du  laby- 
rinthe, toutes  les  fausses  routes  où  l’on  a voulu  l’égarer  ; et,  loin  d’aban- 
donner l’ennemi  pour  un  indifférent,  après  avoir  triomphé  de  la  ruse,  il 
s’indigne,  il  redouble  d’ardeur,  arrive  enfin, l’attaque,  et,  le  mettant  à mort, 
étanche  dans  le  sang  sa  soif  et  sa  haine. 

Le  penchant  pour  la  chasse  ou  la  guerre  nous  est  commun  avec  les  ani- 
maux : l’homme  sauvage  ne  sait  que  combattre  et  chasser.  Tous  les  animaux 
qui  aiment  la  chair,  et  qui  ont  de  la  force  et  des  armes,  chassent  naturelle- 
ment : le  lion,  le  tigre,  dont  la  force  est  si  grande  qu’ils  sont  sûrs  de  vain- 
cre, chassent  seuls  et  sans  art;  les  loups,  les  renards,  les  chiens  sauvages  se 
réunissent,  s’entendent,  s’aident,  se  relaient  et  partagent  la  proie;  et  lors- 
que l’éducation  a perfectionné  ce  talent  naturel  dans  le  chien  domestique, 
lorsqu’on  lui  a appris  à réprimer  son  ardeur,  à mesurer  ses  mouvements, 
qu’on  l’a  accoutumé  à une  marche  régulière  et  à l’espèce  de  discipline  néces- 
saire à cet  art,  il  chasse  avec  méthode,  et  toujours  avec  succès. 

Dans  les  pays  déserts,  dans  les  contrées  dépeuplées , il  y a des  chiens 
sauvages  qui , pour  les  mœurs , ne  diffèrent  des  loups  que  par  la  facilité 
qu’on  trouve  à les  apprivoiser;  ils  se  réunissent  aussi  en  plus  grandes 
troupes  pour  chasser  et  attaquer  en  force  les  sangliers,  les  taureaux  sau- 
vages, et  même  les  lions  et  les  tigres.  En  Amérique,  ces  chiens  sauvages 
sont  de  race  anciennement  domestique,  ils  y ont  été  transportés  d’Europe; 
et  quelques-uns,  ayant  été  oubliés  ou  abandonnés  dans  ces  déserts,  s’y  sont 
multipliés  au  point  qu’ils  se  répandent  par  troupes  dans  les  contrées  habi- 
tées, où  ils  attaquent  le  bétail  et  insultent  même  les  hommes  : on  est  donc 
obligé  de  les  écarter  par  la  force  et  de  les  tuer  comme  les  autres  bêtes 
féroces;  et  les  chiens  sont  tels  en  effet,  tant  qu’ils  ne  connaissent  pas  les 
hommes  : mais  lorsqu’on  les  approche  avec  douceur,  ils  s’adoucissent, 
deviennent  bientôt  familiers,  et  demeurent  fidèlement  attachés  à leurs 
maîtres;  au  lieu  que  le  loup,  quoique  pris  jeune  et  élevé  dans  les  mai- 
sons, n’est  doux  que  dans  le  premier  âge,  ne  perd  jamais  son  goût  pour  la 
proie,  et  se  livre  tôt  ou  tard  à son  penchant  pour  la  rapine  et  la  destruc- 
tion. 

L’on  peut  dire  que  le  chien  est  le  seul  animal  dont  la  fidélité  soit  à 
l’épreuve;  le  seul  qui  connaisse  toujours  son  maître  et  les  amis  de  la 
maison;  le  seul  qui,  lorsqu’il  arrive  un  inconnu,  s’en  aperçoive;  le  seul 
qui  entende  son  nom  et  qui  reconnaisse  la  voix  domestique  ; le  seul  qui  ne 
se  confie  point  à lui-même;  le  seul  qui,  lorsqu’il  a perdu  son  maître  et  qu’il 
ne  peut  le  retrouver,  l’appelle  par  ses  gémissements;  le  seul  qui,  dans  un 
voyage  long  qu’il  n’aura  fait  qu’une  fois,  se  souvienne  du  chemin  et 


478  LE  CHIEN. 

retrouve  la  route;  le  seul  enfin  dont  les  talents  naturels  soient  évidents  et 
l’éducation  toujours  heureuse. 

Et  de  même  que  de  tous  les  animaux  le  chien  est  celui  dont  le  naturel 
est  le  plus  susceptible  d’impression,  et  se  modifie  le  plus  aisément  par  les 
causes  morales , il  est  aussi  de  tous  celui  dont  la  nature  est  le  plus  sujette 
aux  variétés  et  aux  altérations  causées  par  les  influences  physiques  : le  tem- 
pérament, les  facultés,  les  habitudes  du  corps  varient  prodigieusement;  la 
forme  même  n’est  pas  constante  : dans  le  même  pays  un  chien  est  très-diffé- 
rent d’un  autre  chien,  et  l’espèce  est,  pour  ainsi  dire,  toute  différente  d’elle- 
même  dans  les  différents  climats.  De  là  cette  confusion,  ce  mélange  et  cette 
variété  de  races  si  nombreuses  qu’on  ne  peut  en  faire  l’énumération  ; de  là 
ces  différences  si  marquées  pour  la  grandeur  de  la  taille,  la  figure  du  corps, 
l’allongement  du  museau,  la  forme  de  la  tête,  la  longueur  et  la  direction 
des  oreilles  et  de  la  queue,  la  couleur,  la  qualité,  la  quantité  du  poil,  etc., 
en  sorte  qu’il  ne  reste  rien  de  constant,  rien  de  commun  à ces  animaux  que 
la  conformité  de  l’organisation  intérieure  et  la  faculté  de  pouvoir  tous  pro- 
duire ensemble.  Et  comme  ceux  qui  diffèrent  le  plus  les  uns  des  autres  à 
tous  égards  ne  laissent  pas  de  produire  des  individus  qui  peuvent  se  perpé- 
tuer en  produisant  eux-mêmes  d’autres  individus,  il  est  évident  que  tous  les 
chiens,  quelque  différents,  quelque  variés  qu’ils  soient,  ne  font  qu’une  seule 
et  même  espèce. 

Mais  ce  qui  est  difficile  à saisir  dans  cette  nombreuse  variété  de  races  dif- 
férentes, c’est  le  caractère  de  la  race  primitive,  de  la  race  originaire,  de  la 
race  mère  de  toutes  les  autres  races;  comment  reconnaître  les  effets  produits 
par  l’influence  du  climat,  de  la  nourriture,  etc.?  comment  les  distinguer 
encore  des  autres  effets,  ou  plutôt  des  résultats  qui  proviennent  du  mélange 
de  ces  différentes  races  entre  elles,  dans  l’état  de  liberté  ou  de  domesticité? 
En  effet,  toutes  ces  causes  altèrent,  avec  le  temps,  les  formes  les  plus  con- 
stantes, et  l’empreinte  de  la  nature  ne  conserve  pas  toute  sa  pureté  dans  les 
objets  que  l’homme  a beaucoup  maniés.  Les  animaux  assez  indépendants 
pour  choisir  eux-mêmes  leur  climat  et  leur  nourriture  sont  ceux  qui  con- 
servent le  mieux  cette  empreinte  originaire;  et  l’on  peut  croire  que,  dans  ces 
espèces,  le  premier,  le  plus  ancien  de  tous , nous  est  encore  aujourd’hui 
asSez  fidèlement  représenté  par  ses  descendants  : mais  ceux  que  l’homme 
s’est  soumis,  ceux  qu’il  a transportés  de  climats  en  climats,  ceux  dont  il  a 
changé  la  nourriture,  les  habitudes  et  la  manière  de  vivre,  ont  aussi  dû  chan- 
ger pour  la  forme  plus  que  tous  les  autres;  et  l’on  trouve  en  effet  bien  plus 
de  variété  dans  les  espèces  d’animaux  domestiques  que  dans  celles  des  ani- 
maux sauvages.  Et  comme  parmi  les  animaux  domestiques  le  chien  est,  de 
tous,  celui  qui  s’est  attaché  à l’homme  de  plus  près;  celui  qui,  vivant  comme 
l’homme,  vit  aussi  le  plus  irrégulièrement;  celui  dans  lequel  le  sentiment 
domine  assez  pour  le  rendre  docile,  obéissant  et  susceptible  de  toute  impres- 


. 


LE  CHIEN. 


479 


sion,  et  même  de  toute  contrainte,  il  n’est  pas  étonnant  que  de  tous  les 
animaux  ce  soit  aussi  celui  dans  lequel  on  trouve  les  plus  grandes  variétés 
pour  la  figure,  pour  la  taille,  pour  la  couleur  et  pour  les  autres  qualités. 

Quelques  circonstances  concourent  encore  à cette  altération  : le  chien  vit 
assez  peu  de  temps,  il  produit  souvent  et  en  assez  grand  nombre  ; et  comme 
il  est  perpétuellement  sous  les  yeux  de  l’homme,  dès  que,  par  un  hasard 
assez  ordinaire  à la  nature,  il  se  sera  trouvé  dans  quelques  individus  des 
singularités  ou  des  variétés  apparentes,  on  aura  tâché  de  les  perpétuer  en 
unissant  ensemble  ces  individus  singuliers,  comme  on  le  fait  encore  aujour- 
d’hui lorsqu’on  veut  se  procurer  de  nouvelles  races  de  chiens  et  d’autres 
animaux L D’ailleurs,  quoique  toutes  les  espèces  soient  également  anciennes, 
le  nombre  des  générations,  depuis  la  création,  étant  beaucoup  plus  grand 
dans  les  espèces  dont  les  individus  ne  vivent  que  peu  de  temps,  les  variétés, 
les  altérations,  la  dégénération  même  doivent  en  être  devenues  plus  sen- 
sibles, puisque  ces  animaux  sont  plus  loin  de  leur  souche  que  ceux  qui 
vivent  plus  longtemps.  L’homme  est  aujourd’hui  huit  fois  plus  près  d’Adam 
que  le  chien  ne  l’est  du  premier  chien,  puisque  l’homme  vit  quatre-vingts 
ans  et  que  le  chien  n’en  vit  que  dix  : si  donc,  par  quelque  cause  que  ce 
puisse  être,  ces  deux  espèces  tendaient  également  à dégénérer,  cette  altéra- 
tion serait  aujourd’hui  huit  fois  plus  marquée  dans  le  chien  que  dans 
l’homme. 

Les  petits  animaux  éphémères,  ceux  dont  la  vie  est  si  courte  qu’ils  se 
renouvellent  tous  les  ans  par  la  génération,  sont  infiniment  plus  sujets  que 
les  autres  animaux  aux  variétés  et  aux  altérations  de  tout  genre  : il  en  est 
de  même  des  plantes  annuelles  en  comparaison  des  autres  végétaux;  il  y en 
a même  dont  la  nature  est,  pour  ainsi  dire,  artificielle  et  factice.  Le  blé2,  par 
exemple,  est  une  plante  que  l’homme  a changée  au  point  qu’elle  n’existe 
nulle  part  dans  l’état  de  nature  : on  voit  bien  qu’il  a quelque  rapport  avec 
l’ivraie,  avec  les  gramens,  les  chiendents,  et  quelques  autres  herbes  des 
prairies;  mais  on  ignore  à laquelle  de  ces  herbes  on  doit  le  rapporter  ; et 
comme  il  se  renouvelle  tous  les  ans,  et  que,  servant  de  nourriture  à 
l’homme,  il  est  de  toutes  les  plantes  celle  qu’il  a le  plus  travaillée,  il  est 
aussi  de  toutes  celle  dont  la  nature  est  le  plus  altérée.  L’homme  peut  donc 
non-seulement  faire  servir  à ses  besoins,  à son  usage,  tous  les  individus  de 
l’univers  ; mais  il  peut  encore,  avec  le  temps,  changer,  modifier  et  perfec- 
tionner les  espèces;  c’est  même  le  plus  beau  droit  qu’il  ait  sur  la  nature. 
Avoir  transformé  une  herbe  stérile  en  blé  est  une  espèce  de  création  dont 

1.  Buffon  nous  a indiqué  (p.  392)  une  première  source  d’où  dérivent  les  races  : le  climat; 
il  nous  en  indique  ici  une  seconde  : les  accidents  organiques , ou,  comme  il  dit , les  hasards 
de  la  nature.  ( Voyez  la,  note  de  la  page  264  et  celle  de  la  page  392.) 

2.  On  a perdu  toute  trace  de  l’origine  du  blé , comme  de  la  plupart  des  espèces , tant  dans  les 
végétaux  que  dans  les  animaux , nue  l’homme,  selon  l’expression  de  Buffon,  a beaucoup  tra- 
vaillées. 


480 


LE  CHIEN. 


cependant  il  ne  doit  pas  s’enorgueillir,  puisque  ce  n’est  qu’à  la  sueur  de  son 
front  et  par  des  cultures  réitérées  qu’il  peut  tirer  du  sein  de  la  terre  ce  pain 
souvent  amer,  qui  fait  sa  subsistance. 

Les  espèces  que  l’homme  a beaucoup  travaillées,  tant  dans  les  végétaux 
que  dans  les  animaux,  sont  donc  celles  qui  de  toutes  sont  le  plus  altérées; 
et  comme  quelquefois  elles  le  sont  au  point  qu’on  ne  peut  reconnaître  leur 
forme  primitive,  comme  dans  le  blé,  qui  ne  ressemble  plus  à la  plante  dont 
il  a tiré  son  origine,  il  ne  serait  pas  impossible  que  dans  la  nombreuse 
variété  des  chiens  que  nous  voyons  aujourd’hui,  il  n’y  en  eût  pas  un  seul 
de  semblable  au  premier  chien,  ou  plutôt  au  premier  animal  de  cette  espèce, 
qui  s’est  peut-être  beaucoup  altérée  depuis  la  création,  et  dont  la  souche  a 
pu  par  conséquent  être  très-différente  des  races  qui  subsistent  actuelle- 
ment, quoique  ces  races  en  soient  originairement  toutes  également  pro- 
venues. 

La  nature  cependant  ne  manque  jamais  de  reprendre  ses  droits,  dès  qu’on 
la  laisse  agir  en  liberté  : le  froment,  jeté  sur  une  terre  inculte,  dégénère  à 
la  première  année  ; si  l’on  recueillait  ce  grain  dégénéré  pour  le  jeter  de 
même,  le  produit  de  cette  seconde  génération  serait  encore  plus  altéré;  et, 
au  bout  d’un  certain  nombre  d’années  et  de  reproductions,  l’homme  verrait 
reparaître  la  plante  originaire  du  froment , et  saurait  combien  il  faut  de 
temps  à la  nature  pour  détruire  le  produit  d’un  art  qui  la  contraint,  et  pour 
se  réhabiliter.  Cette  expérience  serait  assez  facile  à faire  sur  le  blé  et  sur  les 
autres  plantes  qui  tous  les  ans  se  reproduisent,  pour  ainsi  dire,  d’elles- 
mêmes,  dans  Je  même  lieu  ; mais  il  ne  serait  guère  possible  de  la  tenter,  avec 
quelque  espérance  de  succès,  sur  les  animaux  qu’il  faut  rechercher,  appa- 
reiller, unir,  et  qui  sont  difficiles  à manier,  parce  qu’ils  nous  échappent 
tous  plus  ou  moins  par  leur  mouvement,  et  par  la  répugnance  souvent 
invincible  qu’ils  ont  pour  les  choses  qui  sont  contraires  à leurs  habitudes  ou 
à leur  naturel.  On  ne  peut  donc  pas  espérer  de  savoir  jamais  par  cette  voie 
quelle  est  la  race  primitive  des  chiens,  non  plus  que  celle  des  autres  ani- 
maux qui,  comme  le  chien,  sont  sujets  à des  variétés  permanentes;  mais, 
au  défaut  de  ces  connaissances  de  faits  qu’on  ne  peut  acquérir,  et  qui  cepen- 
dant seraient  nécessaires  pour  arriver  à la  vérité,  on  peut  rassembler  des 
indices  et  en  tirer  des  conséquences  vraisemblables. 

Les  chiens  qui  ont  été  abandonnés  dans  les  solitudes  de  l’Amérique1,  et 
qui  vivent  en  chiens  sauvages  depuis  cent  cinquante  ou  deux  cents  ans, 
quoique  originaires  de  races  altérées,  puisqu’ils  sont  provenus  des  chiens 
domestiques,  ont  dû,  pendant  ce  long  espace  de  temps,  se  rapprocher  au 
moins  en  partie  de  leur  forme  primitive;  cependant  les  voyageurs  nous 

1.  Voyez,  sur  le  chien,  redevenu  sauvage  en  Amérique,  les  détails  curieux  que  nous  devons 
à M.  Roulin.  ( Recherc . concernant  les  anim.  doniest.  transportés  de  l’Ane,  dans  le  Nouv. 
Monde.  — Mém.  de  l’Acad.  des  Sci.  — Sav.  étrang.,  t.  VI , année  1835.  ) 


LE  CHIEN. 


481 


disent  qu’ils  ressemblent  à nos  lévriers  a ; ils  disent  la  même  chose  des 
chiens  sauvages  ou  devenus  sauvages  au  Congo  b , qui,  comme  ceux  d’Amé- 
rique, se  rassemblent  par  troupes  pour  faire  la  guerre  aux  tigres,  aux 
lions,  etc.  ; mais  d’autres,  sans  comparer  les  chiens  sauvages  de  Saint- 
Domingue  aux  lévriers,  disent  seulement  c qu’ils  ont  pour  l’ordinaire  la  tête 
plate  et  longue,  le  museau  effdé,  l’air  sauvage,  le  corps  mince  et  décharné; 
qu’ils  sont  très-légers  à la  course,  qu’ils  chassent  en  perfection , qu’ils 
s’apprivoisent  aisément  en  les  prenant  tout  petits  : ainsi  ces  chiens  sauvages 
sont  extrêmement  maigres  et  légers  ; et  comme  le  lévrier  ne  diffère  d’ail- 
leurs qu’assez  peu  du  mâtin,  ou  du  chien  que  nous  appelons  chien  de  ber- 
ger, on  peut  croire  que  ces  chiens  sauvages  sont  plutôt  de  cette  espèce  que 
de  vrais  lévriers  , parce  que  d’autre  côté  les  anciens  voyageurs  ont  dit  que 
les  chiens  naturels  du  Canada  avaient  les  oreilles  droites  comme  les  renards, 
et  ressemblaient  aux  mâtins  de  médiocre  grandeur  d de  nos  villageois,  c’est- 
à-dire  à nos  chiens  de  berger  ; que  ceux  des  sauvages  des  Antilles  avaient 
aussi  la  tête  et  les  oreilles  fort  longues,  et  approchaient  de  la  forme  des 
renards  e ; que  les  Indiens  du  Pérou  n’avaient  pas  toutes  les  espèces  de 
chiens  que  nous  avons  en  Europe,  qu’ils  en  avaient  seulement  de  grands  et 
de  petits  qu’ils  nommaient  Alco  f ; que  ceux  de  l’isthme  de  l’Amérique 
étaient  laids,  qu’ils  avaient  le  poil  rude  et  long,  ce  qui  suppose  aussi  les 
oreilles  droites  ».  Ainsi  on  ne  peut  guère  douter  que  les  chiens  originaires 
d’Amérique1,  et  qui  avant  la  découverte  de  ce  nouveau  monde  n’avaient 
eu  aucune  communication  avec  ceux  de  nos  climats,  ne  fussent  tous,  pour 
ainsi  dire,  d’une  seule  et  même  race,  et  que  de  toutes  les  races  de  nos  chiens, 
celle  qui  en  approche  le  plus  ne  soit  celle  des  chiens  à museau  effdé , à 
oreilles  droites  et  à long  poil  rude  comme  les  chiens  de  berger  ; et  ce  qui 
me  fait  croire  encore  que  les  chiens  devenus  sauvages  à Saint-Domingue  ne 
sont  pas  de  vrais  lévriers,  c’est  que  comme  les  lévriers  sont  assez  rares  en 
France,  on  en  tire,  pour  le  roi,  de  Constantinople  et  des  autres  endroits  du 
Levant,  et  que  je  ne  sache  pas  qu’on  en  ait  jamais  fait  venir  de  Saint- 
Domingue  ou  de  nos  autres  colonies  d’Amérique.  D.’ailleurs,  en  recher- 
chant dans  la  même  vue  ce  que  les  voyageurs  ont  dit  de  la  forme  des  chiens 

a.  Histoire  des  aventuriers  flibustiers . par  Oexmelin.  Paris,  1686 , in-12  , t.  I,  p.  112. 

b.  Histoire  générale  des  Voyages,  par  M.  l’abbé  Prévost,  in-4°,  t. 1,  p.  86. 

c.  Nouveaux  voyages  aux  isles  de  l’ Amérique.  Paris  , 1722  , t.  V,  p.  19S. 

d.  Voyage  au  "pays  des  Hurons , par  Sabard  Théodat , récollet.  Paris , 1 672 , p.  310  et  311. 

e.  Histoire  générale  des  Antilles  , par  le  P.  du  Tertre.  Paris , 1667 , t.  II , p.  306. 

f.  Histoire  des  Incas.  Paris,  1744  , 1. 1 , p.  26S.  Voyage  de  Wafer,  imprimé  à la  suite  de 
ceux  de  Dampier,  t.  IV,  p.  223. 

g . Nouveaux  voyages  aux  isles  de  l'Amérique.  Paris  , 1722,  t.  V,  p.  193. 

1.  Le  chien  proprement  dit,  notre  chien,  s’est-il  trouvé  dans  le  Nouveau-Monde?  Ici  Buffon 
l’admet;  il  en  doute  ailleurs  (au  chapitre  sur  les  animaux  propres  à chacun  des  deux  conti- 
nents). Voyez  dans  les  Tableaux  de  la  nature,  de  M.  de  Humboldt,  une  note  sur  Yallco,  ou 
chien  indien  (t.  1,  p.  128.  — Traduct.  de  M.  Galuski). 

H. 


31 


482 


LE  CHIEN. 


des  différents  pays,  on  trouve  que  les  chiens  des  pays  froids  ont  tous  le 
museau  long  et  les  oreilles  droites;  que  ceux  de  la  Laponie  a sont  petits, 
qu'ils  ont  le  poil  long,  les  oreilles  droites,  et  le  museau  pointu;  que  ceux 
de  Sibérie  et  ceux  que  l’on  appelle  chiens-loups  sont  plus  gros  que  ceux 
de  Laponie,  mais  qu’ils  ont  de  même  les  oreilles  droites,  le  poil  rude  et  le 
museau  pointu;  que  ceux  d’Islande  sont  aussi,  à très-peu  près,  sem- 
blables àceux  de  Sibérie,  et  que  de  même,  dans  les  climats  chauds,  comme 
au  cap  de  Bonne-Espérance  6 , les  chiens  naturels  du  pays  ont  le  museau 
pointu,  les  oreilles  droites,  la  queue  longue  et  traînante  à terre,  le  poil  clair, 
mais  long  et  toujours  hérissé  ; que  ces  chiens  sont  excellents  pour  garder 
les  troupeaux,  et  que  par  conséquent  ils  ressemblent  non-seulement  par  la 
figure,  mais  encore  par  l’instinct,  à nos  chiens  de  berger;  que  dans  d’au- 
tres climats  encore  plus  chauds,  comme  à Madagascar  % à Maduré  Æ,  à 
Calicute , à Malabar  f,  les  chiens  originaires  de  ces  pays  ont  tous  le  museau 
long,  les  oreilles  droites,  et  ressemblent  encore  à nos  chiens  de  berger; 
que  quand  même  on  y transporte  des  mâtins  , des  épagneuls,  des  barbets, 
des  dogues,  des  chiens  courants,  des  lévriers,  etc.,  ils  dégénèrent  à la 
seconde  ou  à la  troisième  génération  ; qu’ enfin  dans  les  pays  excessive- 
ment chauds,  comme  en  Guinée  s,  cette  dégénération  est  encore  plus 
prompte,  puisqu’au  bout  de  trois  ou  quatre  ans  ils  perdent  leur  voix,  qu’ils 
n’aboient  plus,  mais  hurlent  tristement , qu’ils  ne  produisent  plus  que  des 
chiens  à oreilles  droites  comme  celles  des  renards;  que  les  chiens  du  pays 
sont  fort  laids,  qu’ils  ont  le  museau  pointu,  les  oreilles  longues  et  droites, 
la  queue  longue  et  pointue,  sans  aucun  poil,  la  peau  du  corps  nue,  ordi- 
nairement tachetée,  et  quelquefois  d’une  seule  couleur,  qu’enfin  ils  sont 
désagréables  à la  vue,  et  plus  encore  au  toucher. 

On  peut  donc  déjà  présumer  avec  quelque  vraisemblance  que  le  chien  de 
berger  est,  de  tous  les  chiens,  celui  qui  approche  le  plus  de  la  race  primi- 
tive de  cette  espèce,  puisque  dans  tous  les  pays  habités  par  des  hommes 
sauvages,  ou  même  à demi  civilisés,  les  chiens  ressemblent  à cette  sorte  de 
chiens  plus  qu’à  aucune  autre  ; que  dans  le  continent  entier  du  nouveau 
monde  il  n’y  en  avait  pas  d’autres1;  qu’on  les  retrouve  seuls  de  même  au 

а.  Voyage  de  La  Martinière.  Paris,  1671,  p.  75.  Il  Genio  vagante.  Parma , 1691,  vol.  II, 

page  13. 

б.  Description  du  Cap  de  Bonne-Espérance,  par  Kolbe.  Amsterdam,  1741 , première  partie, 
p.  304. 

c.  Voyage  de  Flacourt.  Paris,  1661  , p.  152. 

d.  Voyage  d'Innigo  de  Biervillas.  Paris,  1736,  première  partie,  p.  178. 

e.  Voyage  de  François  Pyrard.  Paris,  1619,  t.  I , p.  426. 

f.  Voyage  de  Jean  Ovington.  Paris,  1725,  t.  I,  p.  276. 

g.  Voyez  l’IIistoire  générale  des  noyages , par  M.  l’abbé  Prévost,  t.  IV,  p.  229. 

1.  « Le  runa-allco  ( chien  indien)  ne  parait  être  qu’une  variété  du  chien  de  berger.  » (M.  de 
Jlumboldt  : Tableaux  de  la  nature , t.  I,  p.  128.  ) 


■Pm'Ût  Jj»p.  ZcjixuvatjSi 


isr°  27 


LE  CHIEN. 


483 


nord  et  au  midi  de  notre  continent,  et  qu’en  France,  où  on  les  appelle 
communément  chiens  de  Brie,  et  dans  les  autres  climats  tempérés  ils  sont 
encore  en  grand  nombre,  quoiqu’on  se  soit  beaucoup  plus  occupé  à faire 
naître  ou  à multiplier  les  autres  races  qui  avaient  plus  d'agrément,  qu’à 
conserver  celle-ci  qui  n’a  que  de  l’utilité , et  qu’on  a par  cette  raison 
dédaignée  et  abandonnée  aux  paysans  chargés  du  soin  des  troupeaux.  Si 
l’on  considère  aussi  que  ce  chien  , malgré  sa  laideur  et  son  air  triste  et 
sauvage , est  cependant  supérieur  par  l’instinct  à tous  les  autres  chiens  , 
qu’il  a un  caractère  décidé  auquel  l’éducation  n’a  point  de  part , qu’il 
est  le  seul  qui  naisse,  pour  ainsi  dire,  tout  élevé,  et  que  guidé  par  le 
seul  naturel,  il  s’attache  de  lui-même  à la  garde  des  troupeaux  avec 
une  assiduité,  une  vigilance,  une  fidélité  singulières;  qu’il  les  conduit 
avec  une  intelligence  admirable  et  non  communiquée,  que  ses  talents 
font  l’étonnement  et  le  repos  de  son  maître,  tandis  qu’il  faut  au  contraire 
beaucoup  de  temps  et  de  peines  pour  instruire  les  autres  chiens  et  les 
dresser  aux  usages  auxquels  on  les  destine;  on  se  confirmera  dans  l’opi- 
nion que  ce  chien  est  le  vrai  chien  de  la  nature,  celui  qu’elle  nous  a donné 
pour  la  plus  grande  utilité,  celui  qui  a le  plus  de  rapport  avec  l’ordre 
général  des  êtres  vivants  , qui  ont  mutuellement  besoin  les  uns  des  autres, 
celui  enfin  qu’on  doit  regarder  comme  la  souche  et  le  modèle  de  l’espèce 
entière. 

Et  de  même  que  l’espèce  humaine  paraît  agreste,  contrefaite  et  rapetis- 
sée  dans  les  climats  glacés  du  Nord;  qu’on  ne  trouve  d’abord  que  de  petits 
hommes  fort  laids  en  Laponie , en  Groenland  et  dans  tous  les  pays  où  le 
froid  est  excessif;  mais  qu’ensuite  dans  le  climat  voisin  et  moins  rigoureux 
on  voit  tout  à coup  paraître  la  belle  race  des  Finlandais,  des  Danois,  etc., 
qui  par  leur  figure  , leur  couleur  et  leur  grande  taille,  sont  peut-être  les 
plus  beaux  de  tous  les  hommes;  on  trouve  aussi  dans  l’espèce  des  chiens 
le  même  ordre  et  les  mêmes  rapports.  Les  chiens  de  Laponie  sont  très- 
laids,  très-petits,  et  n’ont  pas  plus  d’un  pied  de  longueur  ®.  Ceux  de  Sibérie, 
quoique  moins  laids , ont  encore  les  oreilles  droites  et  l’air  agreste  et  sau- 
vage, tandis  que  dans  le  climat  voisin  où  l’on  trouve  les  beaux  hommes 
dont  nous  venons  de  parler,  on  trouve  aussi  les  chiens  de  la  plus  belle  et 
de  la  plus  grande  taille.  Les  chiens  de  Tartarie,  d’Albanie,  du  nord  de  la 
Grèce,  du  Danemark,  de  l’Irlande,  sont  les  plus  grands,  les  plus  forts  et 
les  plus  puissants  de  tous  les  chiens  : on  s’en  sert  pour  tirer  des  voitures. 
Ces  chiens,  que  nous  appelons  chiens  d’Irlande,  ont  une  origine  très-an- 
cienne et  se  sont  maintenus,  quoiqu’en  petit  nombre,  dans  le  climat  dont 
ils  sont  originaires.  Les  anciens  les  appelaient  chiens  d’Épire,  chiens  d’Al- 
banie, et  Pline  rapporte,  en  termes  aussi  élégants  qu’énergiques,  le  combat 


a.  Il  Genio  vagante , vol.  II,  p.  13. 


484 


LE  CHIEN. 


d’un  de  ces  chiens  contre  un  lion,  et  ensuite  contre  un  éléphant®.  Ces 
chiens  sont  beaucoup  plus  grands  que  nos  plus  grands  mâtins  : comme  ils 
sont  fort  rares  en  France,  je  n’en  ai  jamais  vu  qu’un,  qui  me  parut  avoir, 
tout  assis,  près  de  cinq  pieds  de  hauteur,  et  ressembler  pour  la  forme  au 
chien  que  nous  appelons  grand  danois  ; mais  il  en  différait  beaucoup  par 
l’énormité  de  sa  taille,  il  était  tout  blanc  et  d’un  naturel  doux  et  tranquille. 
On  trouve  ensuite  dans  les  endroits  plus  tempérés,  comme  en  Angleterre, 
en  France,  en  Allemagne,  en  Espagne,  en  Italie,  des  hommes  et  des  chiens 
de  toutes  sortes  de  races  : cette  variété  provient  en  partie  de  l’influence  du 
climat,  et  en  partie  du  concours  et  du  mélange  des  races  étrangères  ou  dif- 
férentes entre  elles,  qui  ont  produit  en  très-grand  nombre  des  races  métives 
ou  mélangées  dont  nous  ne  parlerons  point  ici,  parce  que  M.  Daubenton  1 
les  a décrites  et  rapportées  chacune  aux  races  pures  dont  elles  proviennent; 
mais  nous  observerons,  autant  qu’il  nous  sera  possible,  les  ressemblances  et 
les  différences  que  l’abri,  le  soin  , la  nourriture  et  le  climat  ont  produites 
parmi  ces  animaux. 

Le  grand  danois,  le  mâtin  et  le  lévrier,  quoique  différents  au  premier 
coup  d’œil,  ne  font  cependant  que  le  même  chien  : le  grand  danois  n’est 
qu’un  mâtin  plus  fourni,  plus  étoffe;  le  lévrier  un  mâtin  plus  délié,  plus 
effdé,  et  tous  deux  plus  soignés;  et  il  n’y  a pas  plus  de  différence  entre 
un  chien  grand  danois,  un  mâtin  et  un  lévrier,  qu’entre  un  Hollandais,  un 
Français  et  un  Italien.  En  supposant  donc  le  mâtin  originaire  ou  plutôt 
naturel  de  France,  il  aura  produit  le  grand  danois  dans  un  climat  plus  froid 
et  le  lévrier  dans  un  climat  plus  chaud  : et  c’est  ce  qui  se  trouve  aussi 
vérifié  par  le  fait,  car  les  grands  danois  nous  viennent  du  nord,  et  les 
lévriers  nous  viennent  de  Constantinople  et  du  Levant.  Le  chien  de  berger, 
le  chien-loup,  et  l’autre  espèce  de  chien-loup,  que  nous  appellerons  chien 
de  Sibérie,  ne  font  aussi  tous  trois  qu’un  même  chien  : on  pourrait  même 
y joindre  le  chien  de  Laponie,  celui  de  Canada,  celui  des  Hottentots,  et  tous 
les  autres  chiens  qui  ont  les  oreilles  droites;  ils  ne  diffèrent  en  effet  du 
chien  de  berger  que  par  la  taille,  et  parce  qu’ils  sont  plus  ou  moins  étoffés, 

a.  « Indiam  petenti  Alexandro  magno , Rex  Albaniæ  dono  dederat  inusitatæ  magnitudinis 
« unum,  cujus  specie  delectatus,  jussit  iirsos,  mox  apros  et  deinde  damas  emitti,  contemptu 
« immobili  jacente  eo  yquâ  segnitie  tanti  corporis  offensus  imperator  generosi  spiritûs,  eum 
« interimi  jussit.  Nunciavit  hoc  farna  régi;  itaque  alterum  mittens , addidit  mandata  ne  in 
« parvis  experiri  vellet , sed  in  ieone  , elephantove  ; duos  sibi  fuisse  hoc  interempto , preterea 
« nullum  fore.  Nec  distulit  Alexander , leonemque  fractum  protinùs  vidit.  Posteà  elephantum 
« jussit  induci , haud  alio  magis  spectaculo  lætatus.  Horrentibus  quippe  per  totum  corpus  villis, 
« ingenti  primùm  latratu  intonuit,  moxque  increvit  assultans,  contraque  belluam  exsurgens 
« liincetillinc  artifici  dimicatione,  quà  maxirnè  opus  esset,  infestans  atque  evitans,  donec 
« assiduà  rotatam  vertigine  afflixit,  ad  casum  ejus  tellure  concussâ.  » Plin.  Hisl.  natur., 
lil).  vm. 

1 . Voyez  Daubenton  : Description  du  chien.  Voyez  aussi  Fréd.  Cuvier  : Mém.  sur  nos  races 
de  chiens  domestiques  (Ann.  du  Mus.,  t.  XVIII , p.  333  ). 


LE  CHIEN. 


483 


et  que  leur  poil  est  plus  ou  moins  rude,  plus  ou  moins  long  et  plus  ou 
moins  fourni.  Le  chien  courant,  le  braque,  le  basset,  le  barbet,  et  même 
l’épagneul , peuvent  encore  être  regardés  comme  ne  faisant  tous  qu’un 
même  chien  ; leur  forme  et  leur  instinct  sont  à peu  près  les  mêmes , et 
ils  ne  diffèrent  entre  eux  que  par  la  hauteur  des  jambes  et  par  l’ampleur 
des  oreilles,  qui  dans  tous  sont  cependant  longues,  molles  et  pendantes  : 
ces  chiens  sont  naturels  à ce  climat,  et  je  ne  crois  pas  qu’on  doive  en 
séparer  le  braque  qu’on  appelle  chien  de  Bengale,  qui  ne  diffère  de  notre 
braque  que  par  la  robe.  Ce  qui  me  fait  penser  que  ce  chien  n’est  pas  ori- 
ginaire de  Bengale  ou  de  quelque  autre  endroit  des  Indes,  et  que  ce  n’est 
pas,  comme  quelques-uns  le  prétendent,  le  chien  indien  dont  les  anciens 
ont  parlé,  et  qu’ils  disaient  être  engendré  d’un  tigre  et  d’une  chienne,  c’est 
que  ce  même  chien  était  connu  en  Italie  il  y a plus  de  cent  cinquante  ans, 
et  qu’on  ne  le  regardait  pas  comme  un  chien  venu  des  Indes,  mais  comme 
un  braque  ordinaire  : « Canis  sagax  (vulgô  brachus),  dit  Aldrovande,  an 
« unius  vel  varii  coloris  sit  parum  refert;  in  Italiâ  eligitur  varius  et  macu- 
« losæ  lynci  persimilis,  cum  tamen  niger  color  vel  albus  aut  fulvus  non  sit 
« spernendus  a.  » 

L’Angleterre,  la  France,  l’Allemagne,  etc.,  paraissent  avoir  produit  le 
chien  courant,  le  braque  et  le  basset;  ces  chiens  mêmes  dégénèrent  dès 
qu’ils  sont  portés  dans  des  climats  plus  chauds,  comme  en  Turquie,  en 
Perse;  mais  les  épagneuls  et  les  barbets  sont  originaires  d’Espagne  et  de 
Barbarie,  où  la  température  du  climat  fait  que  le  poil  de  tous  les  animaux 
est  plus  long,  plus  soyeux  et  plus  fin  que  dans  tous  les  autres  pays.  Le 
dogue , le  chien  que  l’on  appelle  petit  danois  ( mais  fort  improprement , 
puisqu’il  n’a  d’autre  rapport  avec  le  grand  danois  que  d’avoir  le  poil  court) , 
le  chien  turc,  et,  si  Ton  veut  encore,  le  chien  d’Islande,  ne  font 
aussi  qu’un  même  chien  qui,  transporté  dans  un  climat  très-froid  comme 
l’Islande,  aura  pris  une  forte  fourrure  de  poil,  et  dans  les  climats  très- 
chauds  de  l’Afrique  et  des  Indes  aura  quitté  sa  robe;  car  le  chien  sans  poil, 
appelé  chien  turc,  est  encore  mal  nommé;  ce  n’est  point  dans  le  climat 
tempéré  de  la  Turquie  que  les  chiens  perdent  leur  poil,  c’est  en  Guinée  et 
dans  les  climats  les  plus  chauds  des  Indes  que  ce  changement  arrive;  et  le 
chien  turc  n’est  autre  chose  qu’un  petit  danois  qui , transporté  dans  les 
pays  excessivement  chauds,  aura  perdu  son  poil,  et  dont  la  race  aura 
ensuite  été  transportée  en  Turquie,  où  l’on  aura  eu  soin  de  les  multiplier. 
Les  premiers  que  l’on  ait  vus  en  Europe,  au  rapport  d’ Aldrovande,  furent 
apportés  de  son  temps  en  Italie,  où  cependant  ils  ne  purent,  dit-il,  ni  durer, 
ni  multiplier,  parce  que  le  climat  était  beaucoup  trop  froid  pour  eux;  mais 
comme  il  ne  donne  pas  la  description  de  ces  chiens  nus,  nous  ne  savons  pas 


a.  Ulyssis  Aldrovandi , de  quadruped.  digitat.  vivip. , lib.  iii  , p.  552. 


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LE  CHIEN. 


s’ils  étaient  semblables  à ceux  que  nous  appelons  aujourd’hui  chiens  turcs, 
et  si  l'on  peut  par  conséquent  les  rapporter  au  petit  danois,  parce  que  tous 
les  chiens,  de  quelque  race  et  de  quelque  pays  qu’ils  soient,  perdent  leur 
poil  dans  les  climats  excessivement  chauds  a;  et,  comme  nous  l’avons  dit, 
il  perdent  aussi  leur  voix;  dans  de  certains  pays  ils  sont  tout  à fait  muets, 
dans  d’autres  ils  ne  perdent  que  la  faculté  d’aboyer,  ils  hurlent  comme  les 
loups,  ou  glapissent  comme  les  renards0;  ils  semblent  par  cette  altération  se 
rapprocher  de  leur  état  de  nature  ; car  ils  changent  aussi  pour  la  forme  et 
pour  l’instinct  : ils  deviennent  laids  b,  et  prennent  tous  des  oreilles  droites 
et  pointues.  Ce  n’est  aussi  que  dans  les  climats  tempérés  que  les  chiens 
conservent  leur  ardeur,  leur  courage,  leur  sagacité,  et  les  autres  talents  qui 
leur  sont  naturels  ; ils  perdent  donc  tout  lorsqu’on  les  transporte  dans  des 
climats  trop  chauds  ; mais,  comme  si  la  nature  ne  voulait  jamais  rien  faire 
d’absolument  inutile,  il  se  trouve  que  dans  ces  mêmes  pays  où  les  chiens 
ne  peuvent  plus  servir  à aucun  des  usages  auxquels  nous  les  employons, 
on  les  recherche  pour  la  table,  et  que  les  nègres  en  préfèrent  la  chair  à celle 
de  tous  les  autres  animaux  : on  conduit  les  chiens  au  marché  pour  les 
vendre;  on  les  achète  plus  cher  que  le  mouton,  le  chevreau,  plus  cher 
même  que  tout  autre  gibier;  enfin,  le  mets  le  plus  délicieux  d’un  festin 
chez  les  Nègres  est  un  chien  rôti.  On  pourrait  croire  que  le  goût  si  décidé 
qu’ont  ces  peuples  pour  la  chair  de  cet  animal  vient  du  changement  de 
qualité  de  cette  même  chair  qui , quoique  très-mauvaise  à manger  dans 
nos  climats  tempérés,  acquiert  peut-être  un  autre  goût  dans  ces  climats 
brûlants  ; mais  ce  qui  me  fait  penser  que  cela  dépend  plutôt  de  la  nature  de 
l’homme  que  de  celle  du  chien,  c’est  que  les  sauvages  du  Canada,  qui  habi- 
tent un  pays  froid,  ont  le  même  goût  que  les  Nègres  pour  la  chair  du  chien, 
et  que  nos  missionnaires  en  ont  quelquefois  mangé  sans  dégoût.  « Les 
« chiens  servent  en  guise  de  mouton  pour  être  mangés  en  festin  (dit  le 
« P.  Sabard  Théodat)  : je  me  suis  trouvé  diverses  fois  à des  festins  de  chien  ; 
« j’avoue  véritablement  que  du  commencement  cela  me  faisait  horreur, 
« mais  je  n’en  eus  pas  mangé  deux  fois  que  j’en  trouvai  la  chair  bonne,  et 
« de  goût  un  peu  approchant  de  celle  du  porc  c.  » 

Dans  nos  climats,  les  animaux  sauvages  qui  approchent  le  plus  du  chien, 
et  surtout  du  chien  à oreilles  droites,  du  chien  de  berger,  que  je  regarde 
comme  la  souche  et  le  type  de  l’espèce  entière,  sont  le  renard  et  le  loup; 
et  comme  la  conformation  intérieure  est  presque  entièrement  la  même,  et 

a.  Histoire  générale  des  voyages , par  M.  l’abbé  Prévost,  t.  IV,  p.  229. 

b.  Voyage  de  La  Boullaye-le-Gouz.  Paris,  1657,  p.  257;  Voyages  de  Jean  Ovington.  Paris, 
1725 , t.  I , p.  276  ; Histoire  universelle  des  voyages , par  du  Perrier  de  Montfrasier.  Paris,  1707, 
p.  344  et  suivantes  ; Vie  de  Christophe  Colomb.  Paris , 1681 , partie  première,  p.  106  ; Voyage 
de  Bosman  en  Guinée  ,.etc.  Utrecbt,  1705  , p.  240  ; Histoire  générale  des  voyages , par  M.  l’abbé 
Prévost,  t.  IV,  p.  229. 

c.  Voyage  au  pays  des  Hurons , par  le  P.  Sabard  Théodat , récollet.  Paris,  1632,  p.  311. 


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£<v-Lr  lmp,  ' lAraianiff.  r.  Js  Sorbonne-  o. 


LE  CHIEN. 


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que  les  différences  extérieures  sont  assez  légères,  j’ai  voulu  essayer  s’ils 
pourraient  produire  ensemble  : j’espérais  qu’au  moins  on  parviendrait  à les 
faire  accoupler,  et  que  s'ils  ne  produisaient  pas  des  individus  féconds,  ils 
engendreraient  des  espèces  de  mulets  qui  auraient  participé  de  la  nature 
des  deux.  Pour  cela,  j’ai  fait  élever  une  louve  prise  dans  les  bois  à l’âge  de 
deux  ou  trois  mois,  avec  un  mâtin  de  même  âge;  ils  étaient  enfermés 
ensemble  et  seuls  dans  une  assez  grande  cour  où  aucune  autre  bête  ne 
pouvait  entrer,  et  où  ils  avaient  un  abri  pour  se  retirer;  ils  ne  connaissaient 
ni  l’un  ni  l'autre  aucun  individu  de  leur  espèce,  ni  même  aucun  homme 
que  celui  qui  était  chargé  du  soin  de  leur  porter  tous  les  jours  à manger  : 
on  les  a gardés  trois  ans,  toujours  avec  la  même  attention,  et  sans  les  con- 
traindre ni  les  enchaîner.  Pendant  la  première  année  ces  jeunes  animaux 
jouaient  perpétuellement  ensemble  et  paraissaient  s’aimer  beaucoup;  à la 
seconde  année  ils  commencèrent  par  se  disputer  la  nourriture,  quoiqu’on 
leur  en  donnât  plus  qu’il  ne  leur  en  fallait.  La  querelle  venait  toujours  de 
la  louve  : on  leur  portait  de  la  viande  et  des  os  sur  un  grand  plat  de  bois 
que  l’on  posait  à terre  ; dans  l’instant  même  la  louve,  au  lieu  de  se  jeter  sur 
la  viande,  commençait  par  écarter  le  chien,  et  prenait  ensuite  le  plat  par  la 
tranche  si  adroitement  qu’elle  ne  laissait  rien  tomber  de  ce  qui  était  dessus, 
et  emportait  le  tout  en  fuyant;  et  comme  elle  ne  pouvait  sortir,  je  l’ai  vue 
souvent  faire  cinq  ou  six  fois  de  suite  le  tour  de  la  cour  tout  le  long  des 
murailles,  toujours  tenant  le  plat  de  niveau  entre  ses  dents,  et  ne  le  repo- 
ser à terre  que  pour  reprendre  haleine  et  pour  se  jeter  sur  la  viande  avec 
voracité,  et  sur  le  chien  avec  fureur  lorsqu’il  voulait  approcher.  Le  chien 
était  plus  fort  que  la  louve;  mais  comme  il  était  plus  doux,  ou  plutôt  moins 
féroce,  on  craignit  pour  sa  vie  et  on  lui  mit  un  collier.  Après  la  deuxième 
année  les  querelles  étaient  encore  plus  vives  et  les  combats  plus  fréquents^ 
et  on  mit  aussi  un  collier  à la  louve,  que  le  chien  commençait  à ménager 
beaucoup  moins  que  dans  les  premiers  temps.  Pendant  ces  deux  ans  il  n’y 
eut  pas  le  moindre  signe  de  chaleur  ou  de  désir  ni  dans  l’un  ni  dans  l’autre  ; 
ce  ne  fut  qu’à  la  tin  de  la  troisième  année  que  ces  animaux  commencèrent  à 
ressentir  les  impressions  de  l’ardeur  du  rut,  mais  sans  amour  ; car  loin  que 
cet  état  les  adoucît  ou  les  rapprochât  l’un  de  l’autre,  ils  n’en  devinrent  que 
plus  intraitables  et  plus  féroces  ; ce  n’était  plus  que  des  hurlements  de  dou- 
leur mêlés  à des  cris  de  colère;  ils  maigrirent  tous  deux  en  moins  de  trois 
semaines,  sans  jamais  s’approcher  autrement  que  pour  se  déchirer;  enfin, 
ils  s’acharnèrent  si  fort  l’un  contre  l’autre  que  le  chien  tua  la  louve,  qui 
était  devenue  la  plus  maigre  et  la  plus  faible,  et  l’on  fut  obligé  de  tuer  le 
chien  quelques  jours  après,  parce  qu’au  moment  qu’on  voulut  le  mettre  en 
liberté  il  fit  un  grand  dégât  en  se  lançant  avec  fureur  sur  les  volailles,  sur 
les  chiens,  et  même  sur  les  hommes. 

J’avais  dans  le  même  temps  des  renards,  deux  mâles  et  une  femelle,  que 


488 


LE  CHIEN. 


l’on  avait  pris  dans  des  pièges,  et  que  je  faisais  garder  loin  les  uns  des  autres 
dans  des  lieux  séparés  : j’avais  fait  attacher  l’un  de  ces  renards  avec  une 
chaîne  légère,  mais  assez  longue,  et  on  lui  avait  bâti  une  petite  hutte  où  il 
se  mettait  à l’abri.  Je  le  gardai  pendant  plusieurs  mois,  il  se  portait  bien; 
et  quoiqu’il  eût  l’air  ennuyé  et  les  yeux  toujours  fixés  sur  la  campagne, 
qu’il  voyait  de  sa  hutte , il  ne  laissait  pas  de  manger  de  très-grand  appétit. 
On  lui  présenta  une  chienne  en  chaleur  que  l’on  avait  gardée,  et  qui  n’avait 
pas  été  couverte  ; et  comme  elle  ne  voulait  pas  rester  auprès  du  renard,  on 
prit  le  parti  de  l’enchaîner  dans  le  même  lieu  et  de  leur  donner  largement 
à manger.  Le  renard  ne  la  mordit  ni  ne  la  maltraita  point  : pendant  dix 
jours  qu’ils  demeurèrent  ensemble  il  n’y  eut  pas  la  moindre  querelle  ni  le 
jour,  ni  la  nuit,  ni  aux  heures  du  repas;  le  renard  s’approchait  même  assez 
familièrement  ; mais  dès  qu’il  avait  flairé  de  trop  près  sa  compagne,  le  signe 
du  désir  disparaissait , et  il  s’en  retournait  tristement  dans  sa  hutte  ; il  n’y 
eut  donc  point  d’accouplement.  Lorsque  la  chaleur  de  cette  chienne  fut 
passée,  on  lui  en  substitua  une  autre  qui  venait  d’entrer  en  chaleur,  et 
ensuite  une  troisième  et  une  quatrième  ; le  renard  les  traita  toutes  avec  la 
même  douceur,  mais  avec  la  même  indifférence  ; et  afin  de  m’assurer  si 
c’était  la  répugnance  naturelle  ou  l’état  de  contrainte  où  il  était  qui  l’em- 
pêchait de  s’accoupler,  je  lui  fis  amener  une  femelle  de  son  espèce  ; il  la 
couvrit  dès  le  même  jour  plus  d’une  fois,  et  nous  trouvâmes,  en  la  dissé- 
quant quelques  semaines  après,  qu’elle  était  pleine  et  qu’elle  aurait  produit 
quatre  petits  renards.  On  présenta  de  même  successivement  à l’autre  renard 
plusieurs  chiennes  en  chaleur,  on  les  enfermait  avec  lui  dans  une  cour  où 
ils  n’étaient  point  enchaînés;  il  n’y  eut  ni  haine,  ni  amour,  ni  combat,  ni 
caresses,  et  ce  renard  mourut,  au  bout  de  quelques  mois,  de  dégoût  ou 
d’ennui. 

Ces  épreuves  nous  apprennent  au  moins  que  le  renard  et  le  loup  ne 
sont  pas  tout  à fait  de  la  même  nature  que  le  chien 1 ; que  ces  espèces  non- 
seulement  sont  différentes,  mais  séparées  et  assez  éloignées  pour  ne  pou- 
voir les  rapprocher,  du  moins  dans  ces  climafs;  que  par  conséquent  le 
chien  ne  tire  pas  son  origine  du  renard  ou  du  loup2,  et  que  les  nomencla- 
teurs  a qui  ne  regardent  ces  deux  animaux  que  comme  des  chiens  sauvages. 


a.  Canis  caudâ  (sinistrorsum)  recurvâ , le  chien.  Canis  caudâ  incurvâ , le  loup.  Canis 
caudâ  rectâ , le  renard.  Linnæi  Syst.  nat. 

1.  Le  chien  produit  avec  le  loup , et  Buffon  en  a connu  plus  tard  un  exemple.  (Voyez  les 
Additions);  mais  il  ne  produit  pas  avec  le  renard.  (Voyez  mon  livre  sur  l’instinct  et  l’intelli- 
gence des  animaux , au  chapitre  de  la  Parenté  des  espèces.) 

2.  Le  chien  ne  vient  sûrement  pas  du  renard,  car  les  deux  espèces  ne  produisent  point 
ensemble  ; il  ne  vient  pas , non  plus , du  loup , quoique  l’ union  du  loup  et  du  chien  soit  féconde; 
le  naturel  de  ces  deux  animaux  est  trop  dissemblable  : le  loup  évite  l’homme  et  vit  solitaire, 
le  chien  est  essentiellement  sociable.  Ou  le  chien  est  une  espèce  primitive  et  propre,  ou  il  vient 
du  chacal,  comme  je  l’expliquerai  tout  à l’heure. 


LE  CHIEN. 


489 


ou  qui  ne  prennent  le  chien  que  pour  un  loup  ou  un  renard  devenu  domes- 
tique, et  qui  leur  donnent  à tous  trois  le  nom  commun  de  chien,  se  trom- 
pent, pour  n’avoir  pas  assez  consulté  la  nature. 

Il  y a dans  les  climats  plus  chauds  que  le  nôtre  une  espèce  d’animal 
féroce  et  cruel,  moins  différent  du  chien  que  ne  le  sont  le  renard  ou  le 
loup  : cet  animal,  qui  s’appelle  adive  ou  chacal,  a été  remarqué  et  assez 
bien  décrit  par  quelques  voyageurs;  on  en  trouve  en  grand  nombre  en 
Asie  et  en  Afrique,  aux  environs  de  Trébisonde  °,  autour  du  mont  Caucase, 
en  Mingrélie  b,  en  Natolie  % en  Hyrcanie  d,  en  Perse,  aux  Indes,  à Suratee  , 
à Goa,  à Guzarat,  à Bengale,  au  Congo  f,  en  Guinée,  et  en  plusieurs  autres 
endroits  : et  quoique  cet  animal  soit  regardé,  par  les  naturels  des  pays  qu’il 
habite,  comme  un  chien  sauvage,  et  que  son  nom  même  le  désigne , comme 
il  est  très-douteux  qu’il  se  mêle  avec  les  chiens  et  qu’il  puisse  engendrer 
ou  produire  avec  eux  *,  nous  en  ferons  l’histoire  à part,  comme  nous  ferons 
aussi  celle  du  loup,  celle  du  renard,  et  celle  de  tous  les  autres  animaux 
qui,  ne  se  mêlant  point  ensemble,  font  autant  d’espèces  distinctes  et  sé- 
parées. 

Ce  n’est  pas  que  je  prétende  d’une  manière  décisive  et  absolue  que 
l’adive,  et  même  que  le  renard  et  le  loup  ne  se  soient  jamais,  dans  aucun 
temps  ni  dans  aucun  climat,  mêlés  avec  les  chiens 2.  Les  anciens  l’assurent 
assez  positivement  pour  qu’on  puisse  encore  avoir  sur  cela  quelques  doutes, 
malgré  les  épreuves  que  je  viens  de  rapporter;  et  j’avoue  qu’il  faudrait  un 
plus  grand  nombre  de  pareilles  épreuves  pour  acquérir  sur  ce  fait  une  cer- 
titude entière.  Aristote,  dont  je  suis  très-porté  à respecter  le  témoignage,  dit 
précisément  » qu’il  est  rare  que  les  animaux  qui  sont  d’espèces  différentes  se 
mêlent  ensemble  ; que  cependant  il  est  certain  que  cela  arrive  dans  les 
chiens,  les  renards  et  les  loups;  que  les  chiens  indiens  proviennent  d’une 
autre  bête  sauvage  semblable  et  d’un  chien.  On  pourrait  croire  que  cette  bête 

a.  Voyages  de  Gemelli-Careri.  Paris,  1719,  1. 1,  p.  119. 

b.  Voyage  de  Chardin.  Londres,  1686  , p.  76. 

c.  Voyage  de  Dumont.  La  Haye , 1699 , t.  IV,  p.  28  et  suiv. 

d.  Voyage  de  Chardin.  Amsterdam , 1711 , t.  II , p.  29. 

e.  Voyage  d’Innigo  de  Biervillas.  Paris , 1736,  part,  i , p.  178. 

f.  Voyage  de  Bosman,  p.  241,  331  et  332  ; Voyage  du  P.  Zuchel,  capucin,  p.  293. 

g.  Aristot.  de  Generatione  animal. , lib.  u,  cap.  v. 

1.  Le  chacal  se  mêle  avec  le  chien  et  produit  avec  lui.  J’ai  obtenu,  dans  mes  expériences, 
des  métis  de  la  chacale  avec  le  chien,  comme  de  la  chienne  avec  le  chacal. 

Une  'première  génération  de  métis  de  chien  et  de  chacal  m’en  a donné  une  seconde,  laquelle 
m’en  a donné  une  troisième.  Celle-ci  m’en  donnera-t-elle  une  quatrième  ? 

Ainsi  que  je  l’ai  dit  dans  la  note  2 de  la  page  488,  ou  le  chien  est  une  espèce  primitive  et 
propre,  ou  il  vient  du  chacal  : le  chien  produit  avec  le  chacal  et  avec  le  loup  ; il  a la  même 
organisation  que  le  chacal  et  le  loup  ; mais  il  a non-seulement  l’organisation  du  chacal , il  en 
aies  mœurs.  Dès  que  les  chiens  rentrent  dans  l’état  sauvage,  ils  forment  des  troupes  nom- 
breuses, ils  se  creusent  des  terriers,  ils  chassent  de  concert,  comme  les  chacals,  etc.,  etc. 
(Voyez  mon  livre  intitulé  : De  l’instinct  et  de  l’intelligence  des  animaux.  ) 

2.  Voyez  la  note  précédente  et  la  note  2 de  la  page  456. 


490 


LE  CHIEN. 


sauvage,  à laquelle  il  ne  donne  point  de  nom,  est  l’adive;  mais  il  dit  dans 
un  autre  endroit a que  ces  chiens  indiens  viennent  du  tigre  1 et  d’un  chien, 
ce  qui  me  paraît  encore  plus  difficile  à croire,  parce  que  le  tigre  est  d’une 
nature  et  d'une  forme  bien  plus  différentes  de  celles  du  chien  que  le  loup, 
le  renard  ou  l’adive.  Il  faut  convenir  qu’Aristote  semble  lui-même  infirmer 
son  témoignage  à cet  égard , car  après  avoir  dit  que  les  chiens  indiens  vien- 
nent d’une  bête  sauvage  semblable  au  loup  ou  au  renard,  il  dit  ailleurs 
qu’ils  viennent  du  tigre,  et  sans  énoncer  si  c’est  du  tigre  et  de  la  chienne, 
ou  du  chien  et  de  la  tigresse,  il  ajoute  seulement  que  la  chose  ne  réussit 
pas  d’abord,  mais  seulement  à la  troisième  portée  ; que  de  la  première 
fois  il  ne  résulte  encore  que  des  tigres  ; qu’on  attache  les  chiens  dans  les 
déserts,  et  qu’à  moins  que  le  tigre  ne  soit  en  chaleur,  ils  sont  souvent 
dévorés  ; que  ce  qui  fait  que  l’Afrique  produit  souvent  des  prodiges  et  des 
monstres,  c’est  que  l’eau  y étant  très-rare  et  la  chaleur  fort  grande,  les 
animaux  de  différentes  espèces  se  rencontrent  assemblés  en  grand  nombre 
dans  le  même  lieu  pour  boire  ; que  c’est  là  qu’ils  se  familiarisent,  s’accou- 
plent et  produisent.  Tout  cela  me  paraît  conjectural , incertain , et  même 
assez  suspect  pour  n’y  pas  ajouter  foi;  car  plus  on  observe  la  nature  des 
animaux,  plus  on  voit  que  l’indice  le  plus  sûr  pour  en  juger  c’est  l’instinct. 
L’examen  le  plus  attentif  des  parties  intérieures  ne  nous  découvre  que  les 
grosses  différences  ; le  cheval  et  l’âne,  qui  se  ressemblent  parlaitement  par 
la  conformation  des  parties  intérieures,  sont  cependant  des  animaux  d’une 
nature  différente;  le  taureau,  le  bélier  et  le  bouc,  qui  ne  diffèrent  en  rien 
les  uns  des  autres  pour  la  conformation  intérieure  de  tous  les  viscères,  sont 
d’espèces  encore  plus  éloignées  que  l’âne  et  le  cheval,  et  il  en  est  de  même 
du  chien,  du  renard  et  du  loup.  L’inspection  de  la  forme  extérieure  nous 
éclaire  davantage;  mais  comme  dans  plusieurs  espèces,  et  surtout  dans 
celles  qui  ne  sont  pas  éloignées,  il  y a,  même  à l’extérieur,  beaucoup  plus 
de  ressemblance  que  de  différence,  cette  inspection  ne  suffit  pas  encore  pour 
décider  si  ces  espèces  sont  différentes  ou  les  mêmes  : enfin  lorsque  les 
nuances  sont  encore  plus  légères , nous  ne  pouvons  les  saisir  qu’en  com- 
binant les  rapports  de  l’instinct;  c’est  en  effet  par  le  naturel  des  animaux 
qu’on  doit  juger  de  leur  nature  ; et  si  l’on  supposait  deux  animaux  tout 
semblables  pour  la  forme,  mais  tout  différents  pour  le  naturel , ces  deux 
animaux  qui  ne  voudraient  pas  se  joindre , et  qui  ne  pourraient  produire 
ensemble,  seraient,  quoique  semblables,  de  deux  espèces  différentes2. 

a.  Aristot. , Ilist.  anim.,  lib.  vin , cap.  xxviii. 

1.  Le  tigre  et  le  chien  ne  peuvent  produire  ensemble  (voyez  la  note  7 de  la  page  45$  et  la  note 
3 de  la  page  456).  Aristote  ne  connaissait  pas  encore  ces  rapports  intimes,  profonds,  qui  lient 
les  espèces  entre  elles , et  que  nous  ne  découvrons  que  par  des  expériences  suivies  : Buffou  les 
cherchait. 

2.  Tout  ce  passage  est  excellent.  L’instinct  est  l’indice  le  plus  sûr  de  la  nature  de  l’animal. 
Deux  animaux,  qui  ne  produisent  point  ensemble , ne  sont  pas  de  la  même  espèce.  Et  même  il 


LE  CIIÏEN. 


491 


Ce  même  moyen,  auquel  on  est  obligé  d’avoir  recours  pour  juger  de  la 
différence  des  animaux  dans  les  espèces  voisines,  est,  à plus  forte  raison, 
celui  qu’on  doit  employer  de  préférence  à tous  autres,  lorsqu’on  veut  rame- 
ner à des  points  fixes  les  nombreuses  variétés  que  l’on  trouve  dans  la  même 
espèce  : nous  en  connaissons  trente  dans  celle  du  chien,  et  assurément  nous 
ne  les  connaissons  pas  toutes.  De  ces  trente  variétés  il  y en  a dix-sept  que 
l’on  doit  rapporter  à l’influence  du  climat,  savoir,  le  chien  de  berger,  le 
chien-loup,  le  chien  de  Sibérie,  le  chien  d’Islande  et  le  chien  de  Laponie, 
le  mâtin,  les  lévriers,  le  grand  danois  et  le  chien  d’Irlande,  le  chien  cou- 
rant, les  braques,  les  bassets,  les  épagneuls  et  le  barbet,  le  petit  danois,  le 
chien  turc  et  le  dogue  ; les  treize  autres,  qui  sont  le  chien  turc  métis,  le 
lévrier  à poil  de  loup , le  chien-bouffe , le  chien  de  Malte  ou  bichon , le 
roquet,  le  dogue  de  forte  race,  le  doguin  ou  mopse,  le  chien  de  Calabre, 
le  burgos,  le  chien  d’Alicante,  le  chien-lion,  le  petit  barbet,  et  le  chien 
qu’on  appelle  artois,  islois  ou  quatre-vingt,  ne  sont  que  des  métis  qui  pro- 
viennent du  mélange  des  premiers  ; et,  eu  rapportant  chacun  de  ces  chiens 
métis  aux  deux  races  dont  ils  sont  issus,  leur  nature  est  dès  lors  assez 
connue  - mais,  à l’égard  des  dix-sept  premières  races,  si  l’on  veut  connaître 
les  rapports  qu’elles  peuvent  avoir  entre  elles,  il  faut  avoir  égard  à l’in- 
stinct, à la  forme  et  à plusieurs  autres  circonstances.  J’ai  mis  ensemble  le 
chien  de  berger,  le  chien-loup,  le  chien  de  Sibérie,  le  chien  de  Laponie  et 
le  chien  d’Islande,  parce  qu’ils  se  ressemblent  plus  qu’ils  ne  ressemblent  aux 
autres  par  la  figure  et  par  le  poil,  qu’ils  ont  tous  cinq  le  museau  pointu  à 
peu  près  comme  le  renard,  qu’ils  sont  les  seuls  qui  aient  les  oreilles  droites, 
et  que  leur  instinct  les  porte  à suivre  et  garder  les  troupeaux.  Le  mâtin, 
le  lévrier,  le  grand  danois  et  le  chien  d’Irlande  ont,  outre  la  ressemblance 
de  la  forme  et  du  long  museau,  le  même  naturel;  ils  aiment  à courir,  à 
suivre  les  chevaux,  les  équipages;  ils  ont  peu  de  nez,  et  chassent  plutôt  à 
vue  qu’à  l’odorat.  Les  vrais  chiens  de  chasse  sont  les  chiens  courants,  les 
braques,  les  bassets,  les  épagneuls  et  les  barbets:  quoiqu’ils  diffèrent  un  peu 
par  la  forme  du  corps,  ils  ont  cependant  tous  le  museau  gros;  et  comme 
leur  instinct  est  le  même,  on  ne  peut  guère  se  tromper  en  les  mettant 
ensemble.  L’épagneul,  par  exemple,  a été  appelé,  par  quelques  natura- 
listes, canis  aviarius  terrestris,  et  le  barbet,  canis  aviarius  aquaticus;  et 
en  effet,  la  seule  différence  qu’il  y ait  dans  le  naturel  de  ces  deux  chiens, 
c’est  que  le  barbet,  avec  son  poil  touffu,  long  et  frisé,  va  plus  volontiers  à 
l’eau  que  l’épagneul,  qui  a le  poil  lisse  et  moins  fourni,  ou  que  les  trois 
autres,  qui  l’ont  trop  court  et  trop  clair  pour  ne  pas  craindre  de  se  mouiller 
la  peau.  Enfin,  le  petit  danois  et  le  chien  turc  ne  peuvent  manquer  d’aller 

ne  suffit  pas  qu’ils  s’accouplent  et  produisent  ensemble  pour  qu’on  puisse  les  regarder  comme 
étant  de  la  même  espèce , car  la  fécondité  bornée  ne  donne  que  le  genre  : la  seule  fécondité 
continue  donne  Yespèce.  ( Voyez  la  note  de  la  page  264  et  celle  de  la  page  415.) 


492 


LE  CHIEN. 


ensemble,  puisqu’il  est  avéré  que  le  chien  turc  n’est  qu’un  petit  danois  qui 
a perdu  son  poil.  Il  ne  reste  que  le  dogue,  qui,  par  son  museau  court, 
semble  se  rapprocher  du  petit  danois  plus  que  d’aucun  autre  chien,  mais 
qui  en  diffère  à tant  d’autres  égards  qu’il  paraît  seul  former  une  variété 
différente  de  toutes  les  autres,  tant  pour  la  forme  que  pour  l’instinct  : ii 
semble  aussi  affecter  un  climat  particulier,  il  vient  d’Angleterre , et  l’on  a 
peine  à en  maintenir  la  race  en  France  ; les  métis  qui  en  proviennent,  et 
qui  sont  le  dogue  de  forte  race  et  le  doguin,  y réussissent  mieux  : tous  ces 
chiens  ont  le  nez  si  court  qu’ils  ont  peu  d’odorat,  et  souvent  beaucoup 
d’odeur  : il  paraît  aussi  que  la  finesse  de  l’odorat,  dans  les  chiens,  dépend 
de  la  grosseur  plus  que  de  la  longueur  du  museau,  parce  que  le  lévrier,  le 
mâtin  et  le  grand  danois,  qui  ont  le  museau  fort  allongé,  ont  beaucoup 
moins  de  nez  que  le  chien  courant,  le  braque  et  le  basset,  et  même  que 
l’épagneul  et  le  barbet,  qui  ont  tous,  à proportion  de  leur  taille,  le  museau 
moins  long,  mais  plus  gros  que  les  premiers. 

La  plus  ou  moins  grande  perfection  des  sens,  qui  ne  fait  pas  dans  l’homme 
une  qualité  éminente,  ni  même  remarquable,  fait  dans  les  animaux  tout 
leur  mérite1,  et  produit,  comme  cause,  tous  les  talents  dont  leur  nature  peut 
être  susceptible.  Je  n’entreprendrai  pas  de  faire  ici  l’énumération  de  toutes 
les  qualités  d’un  chien  de  chasse  : on  sait  assez  combien  l’excellence  de 
l’odorat,  jointe  à l’éducation,  lui  donne  d’avantage  et  de  supériorité  sur 
les  autres  animaux;  mais  ces  détails  n’appartiennent  que  de  loin  à l’histoire 
naturelle;  et  d’ailleurs  les  ruses  et  les  moyens,  quoique  émanés  de  la 
simple  nature,  que  les  animaux  sauvages  mettent  en  œuvre  pour  se  déro- 
ber à la  recherche , ou  pour  éviter  la  poursuite  et  les  atteintes  des  chiens, 
sont  peut-être  plus  merveilleux  que  les  méthodes  les  plus  fines  de  l’art  de 
la  chasse. 

Le  chien,  lorsqu’il  vient  de  naître,  n’est  pas  encore  entièrement  achevé  : 
dans  cette  espèce,  comme  dans  celles  de  tous  les  animaux  qui  produisent 
en  grand  nombre,  les  petits,  au  moment  de  leur  naissance,  ne  sont  pas  aussi 
parfaits  que  dans  les  animaux  qui  n’en  produisent  qu’un  ou  deux.  Les 
chiens  naissent  communément  avec  les  yeux  fermés;  les  deux  paupières 
ne  sont  pas  simplement  collées,  mais  adhérentes  par  une  membrane  qui  se 
déchire  lorsque  le  muscle  de  la  paupière  supérieure  est  devenu  assez  fort 
pour  la  relever  et  vaincre  cet  obstacle,  et  la  plupart  des  chiens  n’ont  les 
yeux  ouverts  qu’au  dixième  ou  douzième  jour.  Dans  ce  même  temps,  les  os 
du  crâne  ne  sont  pas  achevés,  le  corps  est  bouffi,  le  museau  gonflé,  et  leur 
forme  n’est  pas  encore  bien  dessinée  ; mais  en  moins  d’un  mois  ils  appren- 
nent à faire  usage  de  tous  leurs  sens,  et  prennent  ensuite  de  la  force  et  un 
prompt  accroissement.  Au  quatrième  mois  ils  perdent  quelques-unes  de 

1.  Remarque  aussi  juste  qu’élevée,  et  qui  contredit  toute  une  philosophie  : la  supériorité  de 
l’homme  ne  vient  pas  de  ses  sens. 


LE  CHIEN. 


493 


leurs  dents,  qui,  comme  dans  les  autres  animaux,  sont  bientôt  remplacées 
par  d’autres  qui  ne  tombent  plus  : ils  ont  en  tout  quarante-deux  dents , 
savoir,  six  incisives  en  haut  et  six  en  bas,  deux  canines  en  haut  et  deux  en 
bas,  quatorze  mâchelières  en  haut  et  douze  en  bas;  mais  cela  n’est  pas 
constant,  et  il  se  trouve  des  chiens  qui  ont  plus  ou  moins  de  dents  mâche- 
lières Dans  ce  premier  âge  les  mâles  comme  lçs  femelles  s’accroupissent 
un  peu  pour  pisser  ; ce  n’est  qu’à  neuf  ou  dix  mois  que  les  mâles,  et  même 
quelques  femelles,  commencent  à lever  la  cuisse,  et  c’est  dans  ce  même 
temps  qu’ils  commencent  à être  en  état  d’engendrer.  Le  mâle  peut  s’ac- 
coupler en  tout  temps , mais  la  femelle  ne  le  reçoit  que  dans  des  temps 
marqués;  c’est  ordinairement  deux  fois  par  an,  et  plus  fréquemment  en 
hiver  qu’en  été;  sa  chaleur  dure  dix,  douze,  et  quelquefois  quinze  jours; 
elle  se  marque  par  des  signes  extérieurs;  les  parties  de  la  génération  sont 
humides,  gonflées  et  proéminentes  au  dehors;  il  y a un  petit  écoulement 
de  sang  tant  que  cette  ardeur  dure,  et  cet  écoulement,  aussi  bien  que  le 
gonflement  de  la  vulve,  commence  quelques  jours  avant  l’accouplement  : 
le  mâle  sent  de  loin  la  femelle  dans  cet  état  et  la  recherche , mais  ordinai- 
rement elle  ne  se  livre  que  six  ou  sept  jours  après  qu’elle  a commencé  à 
entrer  en  chaleur.  On  a reconnu  qu’un  seul  accouplement  suffit  pour 
qu’elle  conçoive,  même  en  grand  nombre;  cependant,  lorsqu’on  la  laisse 
en  liberté , elle  s’accouple  plusieurs  fois  par  jour  avec  tous  les  chiens  qui 
se  présentent  : on  observe  seulement  que  lorsqu’elle  peut  choisir  elle  pré- 
fère toujours  ceux  de  la  plus  grosse  et  de  la  plus  grande  taille,  quelque 
laids  et  quelque  disproportionnés  qu’ils  puissent  être  ; aussi  arrive-t-il  assez 
souvent  que  de  petites  chiennes  qui  ont  reçu  des  mâtins  périssent  en  fai- 
sant leurs  petits. 

Une  chose  que  tout  le  monde  sait , et  qui  cependant  n’en  est  pas  moins 
une  singularité  de  la  nature,  c’est  que  dans  l’accouplement  ces  animaux  ne 
peuvent  se  séparer , même  après  la  consommation  de  l’acte  de  la  généra- 
tion : tant  que  l’état  d’érection  et  de  gonflement  subsiste , ils  sont  forcés 
de  demeurer  unis,  et  cela  dépend  sans  doute  de  leur  conformation.  Le 
chien  a non-seulement,  comme  plusieurs  autres  animaux,  un  os  dans  la 
verge,  mais  les  corps  caverneux  forment  dans  le  milieu  une  espèce  de  bour- 
relet fort  apparent,  et  qui  se  gonfle  beaucoup  dans  l’érection  : la  chienne, 
qui  de  toutes  les  femelles  est  peut-être  celle  dont  le  clitoris  est  le  plus 
considérable  et  le  plus  gros  dans  le  temps  de  la  chaleur,  présente  de  son 
côté  un  bourrelet,  ou  plutôt  une  tumeur  ferme  et  saillante,  dont  le  gonfle- 
ment , aussi  bien  que  celui  des  parties  voisines  , dure  peut-être  bien  plus 
longtemps  que  celui  du  mâle,  et  suffit  peut-être  aussi  pour  le  retenir  malgré 

1.  F.  Cuvier,  en  comparant  les  unes  aux  autres  les  diverses  races  de  chiens , a trouvé  des 
races  à une  dent  de  plus , soit  à l’une,  soit  à l’autre  mâchoire,  et  jusqu’à  des  races  à un  doigt 
de  plus,  soit  au  pied  de  devant,  soit  à celui  de  derrière. 


494 


LE  CHIEN. 


lui;  car,  au  moment  que  l’acte  est  consommé,  il  change  de  position,  il  se 
remet  à pied  pour  se  reposer  sur  ses  quatre  jambes,  il  a même  l’air  triste, 
et  les  efforts  pour  se  séparer  ne  viennent  jamais  de  la  femelle. 

Les  chiennes  portent  neuf  semaines,  c’est-à-dire  soixante-trois  jours, 
quelquefois  soixante-deux  ou  soixante-un,  et  jamais  moins  de  soixante  ; 
elles  produisent  six,  sept,  et  quelquefois  jusqu’à  douze  petits  ; celles  qui 
sont  de  la  plus  grande  et  de  la  plus  forte  taille  produisent  en  plus  grand 
nombre  que  les  petites,  qui  souvent  ne  font  que  quatre  ou  cinq,  et  quelque- 
fois qu’un  ou  deux  petits,  surtout  dans  les  premières  portées,  qui  sont  tou- 
jours moins  nombreuses  que  les  autres  dans  tous  les  animaux. 

Les  chiens  quoique  très-ardents  en  amour,  ne  laissent  pas  de  durer;  il 
ne  parait  pas  même  que  Fàge  diminue  leur  ardeur,  ils  s’accouplent  et  pro- 
duisent pendant  toute  la  vie,  qui  est  ordinairement  bornée  à quatorze  ou 
quinze  ans,  quoiqu'on  en  ait  gardé  quelques-uns  jusqu’à  vingt.  La  durée  de 
la  vie  est  dans  le  chien,  comme  dans  les  autres  animaux,  proportionnelle 
au  temps  de  l’accroissement;  il  est  environ  deux  ans  à croître,  il  vit  aussi 
sept  fois  deux  ans.  L’on  peut  connaître  son  âge  par  les  dents,  qui  dans  la 
jeunesse  sont  blanches,  tranchantes  et  pointues,  et  qui,  à mesure  qu’il  vieil- 
lit, deviennent  noires,  mousses  et  inégales  : on  le  connaît  aüssi  par  le  poil, 
car  il  blanchit  sur  le  museau,  sur  le  front  et  autour  des  yeux. 

Ces  animaux , qui  de  leur  naturel  sont  très-vigilants , très-actifs , et  qui 
sont  faits  pour  le  plus  grand  mouvement , deviennent  dans  nos  maisons , 
par  la  surcharge  de  la  nourriture , si  pesants  et  si  paresseux  qu’ils  passent 
toute  leur  vie  à ronfler,  dormir  et  manger.  Ce  sommeil,  presque  continuel, 
est  accompagné  de  rêves,  et  c’est  peut-être  une  douce  manière  d’exister; 
ils  sont  naturellement  voraces  ou  gourmands , et  cependant  ils  peuvent  se 
passer  de  nourriture  pendant  longtemps.  Il  y a,  dans  les  Mémoires  de  l’Aca- 
démie des  Sciences  a,  l’histoire  d’une  chienne,  qui  ayant  été  oubliée  dans 
une  maison  de  campagne,  a vécu  quarante  jours  sans  autre  nourriture  que 
l’étoffe  ou  la  laine  d’un  matelas  qu’elle  avait  déchiré.  Il  paraît  que  l’eau 
leur  est  encore  plus  nécessaire  que  la  nourriture,  ils  boivent  souvent  et 
abondamment;  on  croit  même  vulgairement  que  quand  ils  manquent  d’eau 
pendant  longtemps  ils  deviennent  enragés.  Une  chose  qui  leur  est  particu- 
lière, c’est  qu’ils  paraissent  faire  des  efforts  et  souffrir  toutes  les  fois  qu’ils 
rendent  leurs  excréments  : ce  n’est  pas , comme  le  dit  Aristote  b , parce 
que  les  intestins  deviennent  plus  étroits  en  approchant  de  l'anus;  il  est  cer- 
tain au  contraire  que  dans  le  chien , comme  dans  les  autres  animaux,  les 
gros  boyaux  s’élargissent  toujours  de  plus  en  plus,  et  que  le  rectum  est 
plus  large  que  le  colon  : la  sécheresse  du  tempérament  de  cet  animal  suffit 
pour  produire  cet  effet,  et  les  étranglements  qui  se  trouvent  dans  le 

a.  Mémoires  de  l’Académie  des  Sciences,  année  1706,  p.  5. 

b.  Aristot.  de  partibus  animal,  capite  ultime». 


N°  24 


LE  CHIEN. 


495 


colon  sont  trop  loin  pour  qu’on  puisse  l’attribuer  à la  conformation  des 
intestins. 

Pour  donner  une  idée  plus  nette  de  l’ordre  des  chiens,  de  leur  dégéné- 
ration dans  les  différents  climats  , et  du  mélange  de  leurs  races , je  joins 
ici  une  table,  ou,  si  l’on  veut,  une  espèce  d’arbre  généalogique  où  l’on 
pourra  voir  d’un  coup  d’œil  toutes  ces  variétés  : cette  table  est  orientée 
comme  les  cartes  géographiques,  et  l’on  a suivi,  autant  qu’il  était  possible, 
la  position  respective  des  climats. 

Le  chien  de  berger  est  la  souche  de  l’arbre 1 : ce  chien , transporté  dans 
les  climats  rigoureux  du  Nord , s’est  enlaidi  et  rapetissé  chez  les  Lapons  , 
et  paraît  s’être  maintenu  et  même  perfectionné  en  Islande,  en  Russie,  en 
Sibérie,  dont  le  climat  est  un  peu  moins  rigoureux  , et  où  les  peuples  sont 
un  peu  plus  civilisés.  Ces  changements  sont  arrivés  par  la  seule  influence 
de  ces  climats  . qui  n’a  pas  produit  une  grande  altération  dans  la  forme, 
car  tous  ces  chiens  ont  les  oreilles  droites,  le  poil  épais  et  long,  l’air  sau- 
vage , et  ils  n’aboient  pas  aussi  fréquemment  ni  de  la  même  manière  que 
ceux  qui,  dans  des  climats  plus  favorables,  se  sont  perfectionnés  davan- 
tage. Le  chien  d’Islande  est  le  seul  qui  n’ait  pas  les  oreilles  entièrement 
droites , elles  sont  un  peu  pliées  par  leur  extrémité  : aussi  l’Islande  est , 
de  tous  ces  pays  du  Nord,  l’un  des  plus  anciennement  habités  par  des  hom- 
mes à demi  civilisés. 

Le  même  chien  de  berger,  transporté  dans  des  climats  tempérés  et  chez 
des  peuples  entièrement  policés,  comme  en  Angleterre,  en  France,  en  Alle- 
magne, aura  perdu  son  air  sauvage,  ses  oreilles  droites,  son  poil  rude, 
épais  et  long,  et  sera  devenu  dogue,  chien  courant  et  mâtin,  par  la  seule 
influence  de  ces  climats.  Le  mâtin  et  le  dogue  ont  encore  les  oreilles  en 
partie  droites , elles  ne  sont  qu’à  demi  pendantes,  et  ils  ressemblent  assez, 
par  leurs  mœurs  et  par  leur  naturel  sanguinaire,  au  chien  duquel  ils  tirent 
leur  origine.  Le  chien  courant  est  celui  des  trois  qui  s’en  éloigne  le 
plus;  les  oreilles  longues,  entièrement  pendantes,  la  douceur,  la  docilité, 
et,  si  on  peut  le  dire,  la  timidité  de  ce  chien,  sont  autant  de  preuves  de  la 
grande  dégénération , ou , si  l’on  veut , de  la  grande  perfection  qu’a  pro- 
duite une  longue  domesticité,  jointe  à une  éducation  soignée  et  suivie. 

Le  chien  courant,  le  braque  et  le  basset  ne  font  qu’une  seule  et  même 


i.  « Le  chien  nous  a donné  son  espèce  entière , et  à ce  point  que  le  type  de  cette  espèce  semble 

« avoir  disparu A défaut  du  chien  primitif,  F.  Cuvier  remonte  jusqu’au  chien  le  moins 

« modifié  par  l’homme , c’est-à-dire  jusqu’au  chien  de  l’homme  le  plus  grossier,  le  moins 
« industrieux  de  la  terre , jusqu’au  chien  de  l’habitant  de  la  Nouvelle-Hollande.  C’est  ce  chien 
« qu’il  prend  pour  type  de  l’espèce.  Après  le  chien  de  la  Nouvelle-Hollande,  celui  qui  se  rap- 

« proche  le  plus  de  l’état  sauvage  est  le  chien  des  Esquimaux Ils  n’ont , ni  l’un  ni  l’autre  , 

« l’aboiement  net  et  distinct  de  nos  chiens  domestiques;  et  ils  ont,  l’un  et  l’autre,  sous  leur 
« poil  soyeux , une  sorte  de  poil  laineux  ou  de  duvet  que  nos  chiens  domestiques  ont  entière- 
« ment  perdu.  » (Voyez  mon  ouvrage  intitulé  : De  l’instinct  et  de  l’intelligence  des  animaux .) 


496 


LE  CHIEN. 


race  de  chiens;  car  l’on  a remarqué  que  dans  la  même  portée  il  se  trouve 
assez  souvent  des  chiens  courants,  des  braques  et  des  bassets  , quoique  la 
lice  n’ait  été  couverte  que  par  l’un  de  ces  trois  chiens.  J’ai  accolé  le  braque 
de  Bengale  au  braque  commun,  parce  qu’il  n’en  diffère  en  effet  que  par  la 
robe,  qui  est  mouchetée;  et  j’ai  joint  de  même  le  basset  à jambes  torses  au 
basset  ordinaire,  parce  que  le  défaut  dans  les  jambes  de  ce  chien  ne  vient 
originairement  que  d’une  maladie  semblable  au  rachitis,  dont  quelques 
individus  ont  été  attaqués  et  dont  ils  ont  transmis  le  résultat , qui  est  la 
déformation  des  os,  à leurs  descendants. 

Le  chien  courant,  transporté  en  Espagne  et  en  Barbarie,  où  presque  tous 
les  animaux  ont  le  poil  fin,  long  et  fourni,  sera  devenu  épagneul  et  bar- 
bet; le  grand  et  le  petit  épagneul,  qui  ne  diffèrent  que  par  la  taille,  trans- 
portés en  Angleterre,  ont  changé  de  couleur  du  blanc  au  noir,  et  sont 
devenus,  par  l’influence  du  climat,  grand  et  petit  gredins,  auxquels  on  doit 
joindre  le  pyrame,  qui  n’est  qu’un  gredin  noir  comme  les  autres,  mais 
marqué  de  feu  aux  quatre  pattes,  aux  yeux  et  au  museau. 

Le  mâtin,  transporté  au  Nord,  est  devenu  grand  danois,  et,  transporté  au 
Midi,  est  devenu  lévrier  : les  grands  lévriers  viennent  du  Levant,  ceux  de 
taille  médiocre,  d’Italie;  et  ces  lévriers  d’Italie,  transportés  en  Angleterre, 
sont  devenus  levrons,  c’est-à-dire  lévriers  encore  plus  petits. 

Le  grand  danois,  transporté  en  Irlande,  en  Ukraine,  en  Tartarie,  en 
Épire , en  Albanie , est  devenu  chien  d’Irlande , et  c’est  le  plus  grand  de 
tous  les  chiens. 

Le  dogue  , transporté  d’Angleterre  en  Danemark  , est  devenu  petit 
danois,  et  ce  même  petit  danois,  transporté  dans  les  climats  chauds,  est 
devenu  chien  turc.  Toutes  ces  races,  avec  leurs  variétés,  n’ont  été  pro- 
duites que  par  l’influence  du  climat,  jointe  à la  douceur  de  l’abri,  à l’effet 
de  la  nourriture  et  au  résultat  d’une  éducation  soignée  ; les  autres  chiens 
ne  sont  pas  de  races  pures , et  proviennent  du  mélange  de  ces  premières 
races  : j’ai  marqué  par  des  lignes  ponctuées  la  double  origine  de  ces  races 
métives. 

Le  lévrier  et  le  mâtin  ont  produit  le  lévrier  métis,  que  l’on  appelle  aussi 
lévrier  à poil  de  loup;  ce  métis  a le  museau  moins  effdé  que  le  franc  lévrier, 
qui  est  très-rare  enErance. 

Le  grand  danois  et  le  grand  épagneul  ont  produit  ensemble  le  chien  de 
Calabre , qui  est  un  beau  chien  à longs  poils  touffus , et  plus  grand  par  la 
taille  que  les  plus  gros  mâtins. 

L’épagneul  et  le  basset  produisent  un  autre  chien  que  Ton  appelle 
burgos. 

L’épagneul  et  le  petit  danois  produisent  le  chien-lion,  qui  est  maintenant 
fort  rare. 

Les  chiens  à longs  poils  fins  et  frisés,  que  Ton  appelle  bouffes  et  qui  sont 


LE  CHIEN. 


497 


rie  la  taille  des  plus  grands  barbets,  viennent  du  grand  épagneul  et  du 
barbet. 

Le  petit  barbet  vient  du  petit  épagneul  et  du  barbet. 

Le  dogue  produit  avec  le  mâtin  un  chien  métis  que  l’on  appelle  dogue 
de  forte  race,  qui  est  beaucoup  plus  gros  que  le  vrai  dogue,  ou  dogue  d’An- 
gleterre, e(  qui  tient  plus  du  dogue  que  du  mâtin. 

Le  doguin  vient  du  dogue  d’Angleterre  et  du  petit  danois. 

Tous  ces  chiens  sont  des  métis  simples,  et  viennent  du  mélange  de  deux 
races  pures;  mais  il  y a encore  d’autres  chiens  qu’on  pourrait  appeler 
doubles  métis , parce  qu’ils  viennent  du  mélange  d’une  race  pure  et  d’une 
race  déjà  mêlée. 

Le  roquet  est  un  double  métis  qui  vient  du  doguin  et  du  petit  danois. 

Le  chien  d’Alicante  est  aussi  un  double  métis,  qui  vient  du  doguin  et  du 
petit  épagneul. 

Le  chien  de  Malte,  ou  bichon , est  encore  un  double  métis  qui  vient  du 
petit  épagneul  et  du  petit  barbet. 

Enfin  il  y a des  chiens  qu’on  pourrait  appeler  triples  métis,  parce  qu’ils 
viennent  du  mélange  de  deux  races  déjà  mêlées  toutes  deux;  tel  est  le 
chien  artois,  islois  ou  quatre-vingt,  qui  vient  du  doguin  et  du  roquet;  tels 
sont  encore  les  chiens  que  Ton  appelle  vulgairement  chiens  des  rues,  qui 
ressemblent  à tous  les  chiens  en  général  sans  ressembler  à aucun  en  parti- 
culier , parce  qu’ils  proviennent  du  mélange  de  races  déjà  plusieurs  fois 
mêlées  *. 


LE  CHAT  *2. 

Le  chat  est  un  domestique  infidèle  qu’on  ne  garde  que  par  nécessité, 
pour  l’opposer  à un  autre  ennemi  domestique  encore  plus  incommode  et 
qu’on  ne  peut  chasser  : car  nous  ne  comptons  pas  les  gens  qui,  ayant  du 
goût  pour  toutes  les  bêtes , n’élèvent  des  chats  que  pour  s’en  amuser;  l’un 
est  l’usage,  l’autre  l’abus;  et  quoique  ces  animaux,  surtout  quand  ils  sont 
jeunes,  aient  de  la  gentillesse,  ils  ont  en  même  temps  une  malice  innée,  un 
caractère  faux,  un  naturel  pervers  que  l’âge  augmente  encore  et  que  l’édu- 
cation ne  fait  que  masquer.  De  voleurs  déterminés  ils  deviennent  seulement, 
lorsqu’ils  sont  bien  élevés,  souples  et  flatteurs  comme  les  fripons;  ils  ont  la 
même  adresse,  la  même  subtilité,  le  même  goût  pour  faire  le  mal,  le  même 

1.  Le  lecteur  pourra  rapprocher,  de  ce  premier  travail  sur  les  races  des  chiens , celui  de 
F.  Cuvier,  que  j'ai  déjà  cité.  (Voyez  les  Ann.  du  Mus.,  t.  XVIII,  p.  333.) 

* Felis  calus  (Limi.).  — Ordre  des  Carnassiers  ; famille  des  Carnivores  ; tribu  des  Digi- 
tigrades; genre  Chat  (Cuv.). 

2.  L'histoire  du  Chat  ouvre  le  VIe  volume  de  l’édition  in-4°  de  l’Imprimerie  royale,  volume 
publié  en  17oG. 


n. 


32 


493 


LE  CHAT. 


penchant  à la  petite  rapine;  comme  eux  ils  savent  couvrir  leur  marche, 
dissimuler  leur  dessein,  épier  les  occasions,  attendre,  choisir,  saisir  l’in- 
stant de  faire  leur  coup,  se  dérober  ensuite  au  châtiment,  fuir  et  demeurer 
éloignés  jusqu’à  ce  qu’on  les  rappelle.  Ils  prennent  aisément  des  habitudes 
de  société,  mais  jamais  des  mœurs  : ils  n’ont  que  l’apparence  de  l’attache- 
ment; on  le"  voit  à leurs  mouvements  obliques,  à leurs  yeux  équivoques; 
ils  ne  regardent  jamais  en  face  la  personne  aimée;  soit  défiance  ou  fausseté, 
ils  prennent  des  détours  pour  en  approcher,  pour  chercher  des  caresses 
auxquelles  ils  ne  sont  sensibles  que  pour  le  plaisir  qu’elles  leur  font.  Bien 
différent  de  cet  animal  fidèle,  dont  tous  les  sentiments  se  rapportent  à la 
personne  de  son  maître,  le  chat  paraît  ne  sentir  que  pour  soi,  n’aimer  que 
sous  condition,  ne  se  prêter  au  commerce  que  pour  en  abuser;  et,  par  cette 
convenance  de  naturel,  il  est  moins  incompatible  avec  l’homme  qu’avec  le 
chien,  dans  lequel  tout  est  sincère. 

La  forme  du  corps  et  le  tempérament  sont  d’accord  avec  le  naturel  : le 
chat  est  joli,  léger,  adroit,  propre  et  voluptueux;  il  aime  ses  aises,  il  cherche 
les  meubles  les  plus  mollets  pour  s’y  reposer  et  s’ébattre;  il  est  aussi  très- 
porté  à l’amour,  et,  ce  qui  est  rare  dans  les  animaux,  la  femelle  paraît  être 
plus  ardente  que  le  mâle;  elle  l’invite,  elle  le  cherche,  elle  l’appelle,  elle 
annonce  par  de  hauts  cris  la  fureur  de  ses  désirs,  ou  plutôt  l’excès  de  ses 
besoins,  et  lorsque  le  mâle  la  fuit  ou  la  dédaigne,  elle  le  poursuit,  le  mord, 
et  le  force  pour  ainsi  dire  à la  satisfaire,  quoique  les  approches  soient  tou- 
jours accompagnées  d’une  vive  douleur.  La  chaleur  dure  neuf  ou  dix 
jours,  et  n’arrive  que  dans  des  temps  marqués;  c’est  ordinairement  deux 
fois  par  an,  au  printemps  et  en  automne,  et  souvent  aussi  trois  fois,  et  même 
quatre.  Les  chattes  portent  cinquante-cinq  ou  cinquante-six  jours;  elles  ne 
produisent  pas  en  aussi  grand  nombre  que  les  chiennes;  les  portées  ordi- 
naires sont  de  quatre,  de  cinq  ou  de  six.  Comme  les  mâles  sont  sujets  à 
dévorer  leur  progéniture,  les  femelles  se  cachent  pour  mettre  bas,  et  lors- 
qu’elles craignent  qu’on  ne  découvre  ou  qu’on  n’enlève  leurs  petits,  elles 
les  transportent  dans  des  trous  et  dans  d’autres  lieux  ignorés  ou  inacces- 
sibles; et,  après  les  avoir  allaités  pendant  quelques  semaines,  elles  leur 
apportent  des  souris,  de  petits  oiseaux,  et  les  accoutument  de  bonne  heure 
à manger  de  la  chair  : mais,  par  une  bizarrerie  difficile  à comprendre,  ces 
mêmes  mères,  si  soigneuses  et  si  tendres,  deviennent  quelquefois  cruelles, 
dénaturées,  et  dévorent  aussi  leurs  petits  qui  leur  étaient  si  chers. 

Les  jeunes  chats  sont  gais,  vifs,  jolis,  et  seraient  aussi  très-propres  à 
amuser  les  enfants,  si  les  coups  de  patte  n’étaient  pas  à craindre;  mais  leur 
badinage,  quoique  toujours  agréable  et  léger,  n’est  jamais  innocent,  et 
bientôt  il  se  tourne  en  malice  habituelle;  et  comme  ils  ne  peuvent  exercer 
ces  talents  avec  quelque  avantage  que  sur  les  plus  petits  animaux,  ils  se 
mettent  à l'affût  près  d’une  cage,  ils  épient  les  oiseaux,  les  souris,  les  rats, 


LE  CHAT. 


499 


et  deviennent  d’eux-mêmes,  et  sans  y être  dressés,  plus  habiles  à la  chasse 
que  les  chiens  les  mieux  instruits.  Leur  naturel,  ennemi  de  toute  con- 
trainte, les  rend  incapables  d’une  éducation  suivie.  On  raconte  néanmoins 
que  des  moines  grecs a de  l’île  de  Chypre  avaient  dressé  des  chats  à chasser, 
prendre  et  tuer  les  serpents  dont  cette  île  était  infestée;  mais  c’était  plutôt 
par  le  goût  général  qu’ils  ont  pour  la  destruction  que  par  obéissance  qu’ils 
chassaient;  car  ils  se  plaisent  à épier,  attaquer  et  détruire  assez  indiffé- 
remment tous  les  animaux  faibles,  comme  les  oiseaux  , les  jeunes  lapins, 
les  levrauts,  les  rats,  les  souris,  les  mulots,  les  chauves-souris,  les  taupes, 
les  crapauds,  les  grenouilles,  les  lézards  et  les  serpents.  Ils  n’ont  aucune 
docilité,  ils  manquent  aussi  de  la  finesse  de  l’odorat,  qui,  dans  le  chien, 
sont  deux  qualités  éminentes;  aussi  ne  poursuivent-ils  pas  les  animaux 
qu’ils  ne  voient  plus,  ils  ne  les  chassent  pas,  mais  ils  les  attendent,  les 
attaquent  par  surprise,  et  après  s’en  être  joués  longtemps  ils  les  tuent  sans 
aucune  nécessité,  lors  même  qu’ils  sont  le  mieux -nourris  et  qu’ils  n’ont 
aucun  besoin  de  cette  proie  pour  satisfaire  leur  appétit. 

La  cause  physique  la  plus  immédiate  de  ce  penchant  qu’ils  ont  à épier  et 
surprendre  les  autres  animaux  vient  de  l’avantage  que  leur  donne  la  con- 
formation particulière  de  leurs  yeux.  La  pupille,  dans  l’homme,  comme 
dans  la  plupart  des  animaux,  est  capable  d’un  certain  degré  de  contraction 
et  de  dilatation;  elle  s’élargit  un  peu  lorsque  la  lumière  manque,  et  se 
rétrécit  lorsqu’elle  devient  trop  vive.  Dans  l’œil  du  chat  et  des  oiseaux  de 
nuit,  cette  contraction  et  cette  dilatation  sont  si  considérables  que  la  pupille, 
qui  dans  l’obscurité  est  ronde  et  large,  devient  au  grand  jour  longue  et 
étroite  comme  une  ligne , et  dès  lors  ces  animaux  voient  mieux  la  nuit  que 
le  jour,  comme  on  le  remarque  dans  les  chouettes,  les  hiboux,  etc. , car  la 
forme  de  la  pupille  est  toujours  ronde  dès  quelle  n’est  pas  contrainte.  Il  y 
a donc  contraction  continuelle  dans  l’œil  du  chat  pendant  le  jour,  et  ce  n’est, 
pour  ainsi  dire,  que  par  effort  qu’il  voit  à une  grande  lumière;  au  lieu  que 
dans  le  crépuscule,  la  pupille  reprenant  son  état  naturel,  il  voit  parfaite- 
ment, et  profite  de  cet  avantage  pour  reconnaître,  attaquer  et  surprendre 
les  autres  animaux. 

On  ne  peut  pas  dire  que  les  chats,  quoique  habitants  de  nos  maisons, 
soient  des  animaux  entièrement  domestiques  ; ceux  qui  sont  le  mieux  appri- 
voisés n’en  sont  pas  plus  asservis 1 : on  peut  même  dire  qu’ils  sont  entiè- 

a.  Description  des  isles  de  l’Archipel,  par  Dapper,  p.  51. 

1.  « Le  chat  semble,  au  premier  coup  d’œil,  faire  une  exception  à la  loi  que  j’ai  précédem- 
« ment  posée  (voyez  la  note  de  la  page  367  ),  savoir,  que  la  domesticité  dépend  de  la  sociabi- 
« lite.  L’espèce  du  chat  est,  en  effet,  solitaire , comme  celles  du  lion,  du  tigre,  de  la  pan- 
« thère,  etc.,  comme  toutes  les  espèces  du  genre  Chat.  Mais  le  chat  est-il  réellement  domestique? 
« 11  vit  auprès  de  nous  ; mais  s’associe-t-il  à nous?  11  reçoit  nos  bienfaits,  mais  nous  rend-il, 
« en  échange , la  soumission , la  docilité,  les  services  des  espèces  vraiment  domestiques?  Le 
(.  temps,  les  soins , l’habitude  ne  peuvent  donc  rien,  sans  une  nature  primitivement  sociable; 


600 


LE  CHAT. 


reme.nl  libres;  ils  ne  font  que  ce  qu’ils  veulent,  et  rien  ou  monde  ne 
serait  capable  de  les  retenir  un  instant  de  plus  dans  un  lieu  dont  ils  vou- 
draient s’éloigner.  D'ailleurs,  la  plupart  sont  à demi  sauvages,  ne  connais- 
sent pas  leurs  maîtres,  ne  fréquentent  que  les  greniers  et  les  toits,  et  quel- 
quefois la  cuisine  et  l’office,  lorsque  la  faim  les  presse.  Quoiqu’on  en  élève 
plus  que  de  chiens,  comme  on  les  rencontre  rarement  ils  ne  font  pas  sen- 
sation pour  le  nombre;  aussi  prennent-ils  moins  d’attachement  pour  les 
personnes  que  pour  les  maisons  : lorsqu’on  les  transporte  à des  distances 
assez  considérables,  comme  à une  lieue  ou  deux,  ils  reviennent  d’eux- 
mêmes  à leur  grenier,  et  c’est  apparemment  parce  qu’ils  en  connaissent 
toutes  les  retraites  à souris,  toutes  les  issues,  tous  les  passages,  et  que  la 
peine  du  voyage  est  moindre  que  celle  qu’il  faudrait  prendre  pour  acquérir 
les  mêmes  facilités  dans  un  nouveau  pays.  Ils  craignent  l’eau,  le  froid  et  les 
mauvaises  odeurs;  ils  aiment  à se  tenir  au  soleil,  ils  cherchent  à se  gîter 
dans  les  lieux  les  plus  chauds,  derrière  les  cheminées  ou  dans  les  fours:  ils 
aiment  aussi  les  parfums,  et  se  laisent  volontiers  prendre  et  caresser  par  les 
personnes  qui  en  portent  : l’odeur  de  cette  plante  que  l’on  appelle  Y herbe- 
aux-chats  1 les  remue  si  fortement  et  si  délicieusement  qu’ils  en  paraissent 
transportés  de  plaisir.  On  est  obligé,  pour  conserver  cette  plante  dans  les 
jardins,  de  l’entourer  d’un  treillage  fermé;  les  chats  la  sentent  de  loin, 
accourent  pour  s’y  frotter,  passent  et  repassent  si  souvent  par-dessus  qu’ils 
la  détruisent  en  peu  de  temps. 

A quinze  ou  dix-huit  mois,  ces  animaux  ont  pris  tout  leur  accroissement; 
ils  sont  aussi  en  état  d’engendrer  avant  l’âge  d’un  an , et  peuvent  s’accou- 
pler pendant  toute  leur  vie , qui  ne  s’étend  guère  au  delà  de  neuf  ou  dix 
ans  ; ils  sont  cependant  très-durs,  très-vivaces , et  ont  plus  de  nerf  et  de 
ressort  que  d’autres  animaux  qui  vivent  plus  longtemps. 

Les  chats  ne  peuvent  mâcher  que  lentement  et  difficilement;  leurs  dents 
sont  si  courtes  et  si  mal  posées  qu’elles  ne  leur  servent  qu’à  déchirer  et 
non  pas  à broyer  les  aliments  : aussi  cherchent-ils  de  préférence  les  viandes 
les  plus  tendres;  ils  aiment  le  poisson  et  le  mangent  cuit  ou  cru;  ils  boi- 
vent fréquemment;  leur  sommeil  est  léger,  et  ils  dorment  moins  qu’ils  ne 
font  semblant  de  dormir;  ils  marchent  légèrement,  presque  toujours  en 
silence  et  sans  faire  aucun  bruit  ; ils  se  cachent  et  s’éloignent  pour  rendre 
leurs  excréments,  et  les  recouvrent  de  terre.  Comme  ils  sont  propres,  et 
que  leur  robe  est  toujours  sèche  et  lustrée,  leur  poil  s’électrise  aisément, 
et  l’on  en  voit  sortir  des  étincelles  dans  l’obscurité  lorsqu’on  le  frotte  avec 
la  main  : leurs  yeux  brillent  aussi  dans  les  ténèbres,  à peu  près  comme  les 

« et  l’exemple  même  du  chat  en  est  la  preuve  la  plus  formelle.  » ( Voyez  mon  livre  sur  l 'instinct 
et  l’intelligence  des  animaux.  ) 

l.  Nepeta  cataria  (Linn.  ).  — Une  espèce  de  Germandrée,  le  teucrium  marum,  a porté 
aussi  le  nom  d’herbe-aux-chats. 


LE  CHAT. 


501 


diamants,  qui  réfléchissent  au  dehors  pendant  la  nuit  la  lumière  dont  ils  se 
sont,  pour  ainsi  dire,  imbibés  pendant  le  jour  1 . 

Le  chat  sauvage  produit  avec  le  chat  domestique,  et  tous  deux  ne  font  par 
conséquent  qu’une  seule  et  même  espèce  : il  n’est  pas  rare  de  voir  des  chats 
mâles  et  femelles  quitter  les  maisons  dans  le  temps  de  la  chaleur  pour  aller 
dans  les  bois  chercher  les  chats  sauvages,  et  revenir  ensuite  à leur  habita- 
tion; c’est  par  cette  raison  que  quelques-uns  de  nos  chats  domestiques  res- 
semblent tout  à fait  aux  chats  sauvages  ; la  différence  la  plus  réelle  est  à 
l’intérieur  : le  chat  domestique  a ordinairement  les  boyaux  beaucoup  plus 
longs  que  le  chat  sauvage  ; cependant  le  chat  sauvage  est  plus  fort  et  plus 
gros  que  le  chat  domestique,  il  a toujours  les  lèvres  noires,  les  oreilles  plus 
raides,  la  queue  plus  grosse  et  les  couleurs  constantes.  Dans  ce  climat  on 
ne  connaît  qu’une  espèce  de  chat  sauvage , et  il  paraît  par  le  témoignage 
des  voyageurs  que  cette  espèce  se  retrouve  aussi  dans  presque  tous  les  cli- 
mats sans  être  sujette  à de  grandes  variétés  ; il  y en  avait  dans  le  continent 
du  Nouveau  Monde  avant  qu’on  en  eût  fait  la  découverte2;  un  chasseur  en 
porta  un,  qu’il  avait  pris  dans  les  bois,  à Christophe  Colomb  a : ce  chat 
était  d’une  grosseur  ordinaire,  il  avait  le  poil  gris-brun,  la  queue  très-lon- 
gue et  très-forte.  Il  y avait  aussi  de  ces  chats  sauvages  au  Pérou  6 3,  quoi- 
qu’il n’y  en  eût  point  de  domestiques;  il  y en  a en  Canada  % dans  le  pays 
des  Illinois,  etc.  On  en  a vu  dans  plusieurs  endroits  de  l’Afrique , comme 
en  Guinée  d,  à la  côte  d’Or,  à Madagascar  % où  les  naturels  du  pays  avaient 
même  des  chats  domestiques,  au  cap  de  Bonne-Espérancg  f , où  Kolbe  dit 
qu’il  se  trouve  aussi  des  chats  sauvages  de  couleur  bleue , quoiqu’en  petit 
nombre:  ces  chats  bleus , ou  plutôt  couleur  d’ardoise,  se  retrouvent  en 
Asie.  « Il  y a en  Perse,  dit  Pietro  délia  Yalle  »,  une  espèce  de  chats  qui 
« sont  proprement  de  la  province  du  Chorazan  ; leur  grandeur  et  leur  forme 
« sont  comme  celles  du  chat  ordinaire;  leur  beauté  consiste  dans  leur  coû- 
te leur  et  dans  leur  poil,  qui  est  gris  sans  aucune  moucheture  et  sans  nulle 
« tache,  d’une  même  couleur  par  tout  le  corps,  si  ce  n’est  qu’elle  est  un  peu 
« plus  obscure  sur  le  dos  et  sur  la  tète,  et  plus  claire  sur  la  poitrine  et  sur 

a.  Vie  de  Christophe  Colomb,  deuxième  partie , p.  167. 

b.  Histoire  des  Incas,  t.  II,  p.  121. 

c.  Histoire  de  la  Nouvelle-France , par  le  P.  Charlevoix , t.  III , p.  407. 

d.  Histoire  générale  des  voyages , par  M.  l’abbé  Prévost,  t.  IV,  p.  230. 

e.  Relation  de  François  Cauche.  Paris  , 1651 , p.  225. 

f.  Description  du  Cap  de  Bonne-Espérance , par  Kolbe,  p.  49. 

g.  Voyage  de  Pietro  delta  Valle,  t.  V,  p.  98  et  99. 

1.  L’éclat  singulier,  que  les  yeux  des  chats  jettent  dans  l’obscurité,  tient  au  tapis  (ou  partie 
brillante  ) de  leur  choroïde , et  non  à ce  qu’ilÿ  se  sont  imbibés  de  lumière  pendant  le  jour. 

2.  Le  chat  ne  s’est  point  trouvé  dans  le  Nouveau-Monde;  et  c’est  ce  que  Buffon  nou?s  dira 
plus  tard.  (Voyez  l’article  sur  les  animaux  propres  à chacun  des  deux  continents.)  Les  felis 
ou  chats  du  nouveau  continent  diffèrent  tous,  comme  espèces , de  ceux  de  l’ancien. 

3.  Voyez  la  note  précédente. 


502 


LE  CHAT. 


« le  ventre,  qui  va  quelquefois  jusqu’à  la  blancheur,  avec  ce  tempérament 
« agréable  de  clair-obscur,  comme  parlent  les  peintres,  qui,  mêlés  l’un 
« dans  l’autre,  font  un  merveilleux  etfet  : de  plus,  leur  poil  est  délié,  fin, 
« lustré,  mollet,  délicat  comme  la  soie,  et  si  long  que,  quoiqu’il  ne  soit  pas 
« hérissé,  mais  couché,  il  est  annelé  en  quelques  endroits,  et  particulière- 
« ment  sous  la  gorge.  Ces  chats  sont  entre  les  autres  chats  ce  que  les  bar- 
« bets  sont  entre  les  chiens  : le  plus  beau  de  leur  corps  est  la  queue,  qui 
« est  fort  longue  et  toute  couverte  de  poils  longs  de  cinq  ou  six  doigts; 
« ils  l’étendent  et  la  renversent  sur  leur  dos  comme  font  les  écureuils,  la 
« pointe  en  haut  en  forme  de  panache;  ils  sont  fort  privés  : les  Portugais 
« en  ont  porté  de  Perse  jusqu’aux  Indes.  » Pietro  délia  Yalle  ajoute  qu’il 
en  avait  quatre  couples,  qu’il  comptait  porter  en  Italie.  On  voit  par  cette 
description  que  ces  chats  de  Perse  ressemblent  par  la  couleur  à ceux  que 
nous  appelons  chats  chartreux,  et  qu’à  la  couleur  près  ils  ressemblent  par- 
faitement à ceux  que  nous  appelons  chats  d’ Angora.  Il  est  donc  vraisem- 
blable que  les  chats  du  Chorazan  en  Perse,  le  chat  d’ Angora  en  Syrie  1 et  le 
chat  chartreux  ne  font  qu’une  même  race,  dont  la  beauté  vient  de  l'in- 
fluence particulière  du  climat  de  Syrie2,  comme  les  chats  d’Espagne,  qui 
sont  rouges,  blancs  et  noirs,  et  dont  le  poil  est  aussi  très-doux  et  très-lustré, 
doivent  cette  beauté  à l’influence  du  climat  de  l’Espagne.  On  peut  dire  en 
général  que,  de  tous  les  climats  de  la  terre  habitable,  celui  d’Espagne 
et  celui  de  Syrie  sont  les  plus  favorables  à ces  belles  variétés  de  la  nature  : 
les  moutons,  les  chèvres,  les  chiens,  les  chats,  les  lapins,  etc.,  ont  en 
Espagne  et  en  Syrie  la  plus  belle  laine,  les  plus  beaux  et  les  plus  longs  poils, 
les  couleurs  les  plus  agréables  et  les  plus  variées  ; il  semble  que  ce  climat 
adoucisse  la  nature  et  embellisse  la  forme  de  tous  les  animaux.  Le  chat 
sauvage  a les  couleurs  dures  et  le  poil  un  peu  rude,  comme  la  plupart 
des  autres  animaux  sauvages;  devenu  domestique,  le  poil  s’est  radouci,  les 
couleurs  ont  varié,  et  dans  le  climat  favorable  du  Chorazan  et  de  la  Syrie 
le  poil  est  devenu  plus  long,  plus  fin,  plus  fourni,  et  les  couleurs  se  sont 
uniformément  adoucies;  le  noir  et  le  roux  sont  devenus  d’un  brun-clair,  le 
gris-brun  est  devenu  gris-cendré,  et  en  comparant  un  chat  sauvage  de  nos 
forêts  avec  un  chat  chartreux,  on  verra  qu’ils  ne  diffèrent  en  effet  que  par 
cette  dégradation  nuancée  de  couleurs;  ensuite,  comme  ces  animaux  ont 
plus  ou  moins  de  blanc  sous  le  ventre  et  aux  côtés,  on  concevra  aisément 
que  pour  avoir  des  chats  tout  blancs  et  à longs  poils,  tels  que  ceux  que  nous 
appelons  proprement  chats  d’ Angora,  il  n’a  fallu  que  choisir  dans  cette  race 

1.  Angora,  en  Anatolie. 

2,  La  localité,  très-eirconserite,  dans  laquelle  se  fait  sentir  l’influence  du  climat  $ Angora  sur 
le  poil  des  animaux , est  comprise  entre  la  mer  Noire  et  le  fleuve  Halys.  ( Voyez,  dans  la  Revue 
des  deux  mondes,  année  1850  , un  article,  très-intéressant,  de  M.  Tclnhatclief  sur  l’Asie  mineure 
et  l’empire  ottoman.  ) 


LE  CHAT. 


503 


adoucie  ceux  qui  avaient  le  plus  de  blanc  aux  côtés  et  sous  le  ventre , et 
qu’en  les  unissant  ensemble  on  sera  parvenu  à leur  faire  produire  des 
chats  entièrement  blancs,  comme  on  l’a  fait  aussi  pour  avoir  des  lapins 
blancs,  des  chiens  blancs,  des  chèvres  blanches,  des  cerfs  blancs,  des  daims 
blancs,  etc.  Dans  le  chat  d’Espagne,  qui  n’est  qu’une  autre  variété  du  chat 
sauvage,  les  couleurs,  au  lieu  de  s’être  affaiblies  par  nuances  uniformes 
comme  dans  le  chat  de  Syrie,  se  sont,  pour  ainsi  dire,  exaltées  dans  le  climat 
d’Espagne  et  sont  devenues  plus  vives  et  plus  tranchées  ; le  roux  est  devenu 
presque  rouge,  le  brun  est  devenu  noir,  et  le  gris  est  devenu  blanc.  Ces 
chats,  transportés  aux  îles  de  l’Amérique,  ont  conservé  leurs  belles  couleurs 
et  n’ont  pas  dégénéré  : « Il  y a aux  Antilles,  dit  le  P.  du  Tertre,  grand 
« nombre  de  chats,  qui  vraisemblablement  y ont  été  apportés  par  les  Espa- 
« gnols;  la  plupart  sont  marqués  de  roux,  de  blanc  et  de  noir  : plusieurs 
« de  nos  Français,  après  en  avoir  mangé  la  chair,  emportent  les  peaux  en 
« France  pour  les  vendre.  Ces  chats,  au  commencement  que  nous  fûmes 
« dans  la  Guadeloupe,  étaient  tellement  accoutumés  à se  repaître  de  per- 
« drix,  de  tourterelles,  de  grives  et  d’autres  petits  oiseaux,  qu’ils  ne  dai- 
« gnaient  pas  regarder  les  rats  ; mais  le  gibier  étant  actuellement  fort  dimi- 
« nué,  ils  ont  rompu  la  trêve  avec  les  rats,  ils  leur  font  bonne'guerre,  etc.  a» 
En  général  les  chats  ne  sont  pas,  comme  les  chiens,  sujets  à s’altérer  et  à 
dégénérer  lorsqu’on  les  transporte  dans  les  climats  chauds.  « Les  chats 
« d’Europe,  dit  Bosman,  transportés  en  Guinée,  ne  sont  pas  sujets  à chan- 
te ger  comme  les  chiens,  ils  gardent  la  même  figure,  etc. 6 » Ils  sont  en 
effet  d’une  nature  beaucoup  plus  constante,  et  comme  leur  domesticité  n’est 
ni  aussi  entière , ni  aussi  universelle,  ni  peut-être  aussi  ancienne  que  celle 
du  chien,  il  n’est  pas  surprenant  qu’ils  aient  moins  varié.  Nos  chats  domes- 
tiques, quoique  différents  les  uns  des  autres  par  les  couleurs,  ne  forment 
point  de  races  distinctes  et  séparées  ; les  seuls  climats  d’Espagne  et  de  Syrie, 
ou  du  Chorazan,  ont  produit  des  variétés  constantes  et  qui  se  sont  perpé- 
tuées : on  pourrait  encore  y joindre  le  climat  de  la  province  de  Pe-chi-ly 
à la  Chine,  où  il  y a des  chats  à longs  poils  avec  les  oreilles  pendantes, 
que  les  dames  chinoises  aiment  beaucoup  c.  Ces  chats  domestiques  à oreilles 
pendantes,  dont  nous  n’avons  pas  une  plus  ample  description,  sont  sans 
doute  encore  plus  éloignés  que  les  autres,  qui  ont  les  oreilles  droites,  de 
la  race  du  chat  sauvage,  qui  néanmoins  est  la  race  originaire  et  primitive 
de  tous  les  chats. 

Nous  terminerons  ici  l’histoire  du  chat , et  en  même  temps  l’histoire  des 
animaux  domestiques.  Le  cheval,  l’âne,  le  bœuf,  la  brebis,  la  chèvre,  le 
cochon,  le  chien  et  le  chat,  sont  nos  seuls  animaux  domestiques  : nous  n’y 

a.  Histoire  générale  des  Antilles , par  le  P.  du  Tertre,  t.  II,  p.  306. 

b.  Voyage  de  Guinée,  par  Bosmau,  p.  2403. 

e.  Histoire  générale  des  Voyages , par  IM.  l’abbé  Prévost,  t.  VI,  p.  10, 


504 


LE  CHAT. 


joignons  pas  le  chameau,  l’éléphant,  le  renne  et  les  autres,  qui,  quoique 
domestiques  ailleurs,  n’en  sont  pas  moins  étrangers  pour  nous,  et  ce  ne  sera 
qu’après  avoir  donné  l’histoire  des  animaux  sauvages  de  notre  climat  que 
nous  parleronsdes  animaux  étrangers.  D’ailleurs,  comme  le  chat  n’est,  pour 
ainsi  dire,  qu’à  demi  domestique  *,  il  fait  la  nuance  entre  les  animaux  domes- 
tiques et  les  animaux  sauvages;  car  on  ne  doit  pas  mettre  au  nombre  des 
domestiques  des  voisins  incommodes  tels  que  les  souris,  les  rats,  les  taupes, 
qui,  quoique  habitants  de  nos  maisons  ou  de  nos  jardins,  n’en  sont  pas 
moins  libres  et  sauvages,  puisqu’au  lieu  d’être  attachés  et  soumis  à l’homme 
ils  le  fuient,  et  que  dans  leurs  retraites  obscures  ils  conservent  leurs  mœurs, 
leurs  habitudes  et  leur  liberté  tout  entière. 

On  a vu  dans  l’histoire  de  chaque  animal  domestique  combien  l’éduca- 
tion, l’abri,  le  soin,  la  main  de  l’homme,  influent  sur  le  naturel,  sur  les 
mœurs,  et  même  sur  la  forme  des  animaux.  On  a vu  que  ces  causes,  jointes 
à l’influence  du  climat,  modifient,  altèrent  et  changent  les  espèces  au  point 
d’être  différentes  de  ce  qu’elles  étaient  originairement,  et  rendent  les  indi- 
vidus si  différents  entre  eux,  dans  le  même  temps  et  dans  la  même  espèce, 
qu’on  aurait  raison  de  les  regarder  comme  des  animaux  différents,  s’ils  ne 
conservaient  pas  la  faculté  de  produire  ensemble  des  individus  féconds,  ce 
qui  fait  le  caractère  essentiel  et  unique  de  l’espèce.  On  a vu  que  les  diffé- 
rentes races  de  ces  animaux  domestiques  suivent  dans  les  différents  climats 
le  même  ordre  à peu  près  que  les  races  humaines;  qu’ils  sont,  comme  les 
hommes,  plus  forts,  plus  grands  et  plus  courageux  dans  les  pays  froids, 
plus  civilisés,  plus  doux  dans  le  climat  tempéré,  plus  lâches,  plus  faibles  et 
plus  laids  dans  les  climats  trop  chauds;  que  c’est  encore  dans  les  climats 
tempérés  et  chez  les  peuples  les  plus  policés  que  se  trouvent  la  plus  grande 
diversité,  le  plus  grand  mélange  et  les  plus  nombreuses  variétés  dans 
chaque  espèce;  et,  ce  qui  n’est  pas  moins  digne  de  remarque,  c’est  qu’il  y 
a dans  les  animaux  plusieurs  signes  évidents  de  l’ancienneté  de  leur  escla- 
vage : les  oreilles  pendantes,  les  couleurs  variées,  les  poils  longs  et  fins, 
sont  autant  d’effets  produits  par  le  temps,  ou  plutôt  par  la  longue  durée 
de  leur  domesticité.  Presque  tous  les  animaux  libres  et  sauvages  ont  les 
oreilles  droites;  le  sanglier  les  a droites  et  raides,  le  cochon  domestique  les 
a inclinées  et  demi-pendantes.  Chez  les  Lapons,  chez  les  sauvages  de  l’Amé- 
rique, chez  les  Hottentots,  chez  les  Nègres  et  les  autres  peuples  non  policés, 
tous  les  chiens  ont  les  oreilles  droites  ; au  lieu  qu’en  Espagne,  en  France, 
en  Angleterre,  en  Turquie,  en  Perse,  à la  Chine,  et  dans  tous  les  pays  civi- 
lisés, la  plupart  les  ont  molles  et  pendantes.  Les  chats  domestiques  n’ont 
pas  les  oreilles  si  raides  que  les  chats  sauvages,  et  l’on  voit  qu’à  la  Chine, 
qui  est  un  empire  très-anciennement  policé  et  où  le  climat  est  fort  doux,  il 


1,  Remarque  très-juste'  (Voyez  la  note  de  la  page  499.) 


LE  CHAT. 


505 


y a des  chats  domestiques  à oreilles  pendantes.  C’est  par  cette  même  raison 
que  la  chèvre  d’Angora,  qui  a les  oreilles  pendantes,  doit  être  regardée, 
entre  toutes  les  chèvres,  comme  celle  qui  s’éloigne  le  plus  de  l’état  de 
nature  : l’influence  si  générale  et  si  marquée  du  climat  de  Syrie,  jointe  à la 
domesticité  de  ces  animaux  chez  un  peuple  très-anciennement  policé,  aura 
produit  avec  le  temps  cette  variété,  qui  ne  se  maintiendrait  pas  dans  un 
autre  climat.  Les  chèvres  d’Angora,  nées  en  France,  n’ont  pas  les  oreilles 
aussi  longues  ni  aussi  pendantes  qu’en  Syrie,  et  reprendraient  vraisembla- 
blement les  oreilles  et  le  poil  de  nos  chèvres  après  un  certain  nombre  de 
générations. 


LES  ANIMAUX  SAUVAGES 

Dansles  animaux  domestiques,  et  dans  l’homme,  nous  n’avons  vu  la  nature 
que  contrainte,  rarement  perfectionnée,  souvent  altérée,  défigurée,  et  tou- 
jours environnée  d’entraves  ou  chargée  d’ornements  étrangers  : mainte- 
nant elle  va  paraître  nue,  parée  de  sa  seule  simplicité,  mais  plus  piquante 
par  sa  beauté  naïve,  sa  démarche  légère,  son  air  libre,  et  par  les  autres 
attributs  de  la  noblesse  et  de  l’indépendance.  Nous  la  verrons,  parcourant 
en  souveraine  la  surface  de  la  terre,  partager  son  domaine  entre  les  ani- 
maux, assigner  à chacun  son  élément,  son  climat,  sa  subsistance  : nous  la 
verrons  dans  les  forêts,  dans  les  eaux,  dans  les  plaines,  dictant  ses  lois 
simples,  mais  immuables,  imprimant  sur  chaque  espèce  ses  caractères  inal- 
térables, et  dispensant  avec  équité  ses  dons,  compenser  le  bien  et  le  mal  ; 
donner  aux  uns  la  force  et  le  courage,  accompagnés  du  besoin  et  de  la  vora- 
cité ; aux  autres,  la  douceur,  la  tempérance,  la  légèreté  du  corps,  avec  la 
crainte,  l’inquiétude  et  la  timidité:  à tous  la  liberté  avec  des  mœurs  con- 
stantes; à tous  des  désirs  et  de  l’amour  toujours  aisés  à satisfaire,  et  toujours 
suivis  d’une  heureuse  fécondité. 

Amour  et  liberté,  quels  bienfaits!  Ces  animaux  que  nous  appelons  sau- 
vages, parce  qu’ils  ne  nous  sont  pas  soumis,  ont-ils  besoin  de  plus  pour  être 
heureux?  ils  ont  encore  l’égalité,  ils  ne  sont  ni  les  esclaves,  ni  les  tyrans  de 
leurs  semblables;  l’individu  n’a  pas  à craindre,  comme  l’homme,  tout  le 
reste  de  son  espèce;  ils  ont  entre  eux  la  paix,  et  la  guerre  ne  leur  vient  que 
des  étrangers  ou  de  nous.  Ils  ont  donc  raison  de  fuir  l’espèce  humaine,  de 
se  dérober  à notre  aspect,  de  s’établir  dans  les  solitudes  éloignées  de  nos 
habitations,  de  se  servir  de  toutes  les  ressources  de  leur  instinct  pour  se 
mettre  en  sûreté,  et  d’employer,  pour  se  soustraire  à la  puissance  de 


506 


LES  ANIMAUX  SAUVAGES. 


l’homme,  tous  les  moyens  de  liberté  que  la  nature  leur  a fournis  en  même 
temps  qu’elle  leur  a donné  le  désir  de  l’indépendance. 

Les  uns,  et  ce  sont  les  plus  doux,  les  plus  innocents,  les  plus  tranquilles, 
se  contentent  de  s’éloigner,  et  passent  leur  vie  dans  nos  campagnes;  ceux 
qui  sont  plus  défiants,  plus  farouches,  s’enfoncent  dans  les  bois;  d’autres, 
comme  s’ils  savaient  qu’il  n’y  a nulle  sûreté  sur  la  surface  de  la  terre,  se 
creusent  des  demeures  souterraines,  se  réfugient  dans  des  cavernes,  ou 
gagnent  les  sommets  des  montagnes  les  plus  inaccessibles;  enfin,  les  plus 
féroces,  ou  plutôt  les  plus  fiers,  n’habitent  que  les  déserts,  et  régnent  en 
souverains  dans  ces  climats  brûlants,  où  l’homme  aussi  sauvage  qu’eux  ne 
peut  leur  disputer  l’empire. 

Et  comme  tout  est  soumis  aux  lois  physiques,  que  les  êtres  même  les  plus 
libres  y sont  assujettis,  et  que  les  animaux  éprouvent,  comme  l’homme,  les 
influences  du  ciel  et  de  la  terre,  il  semble  que  les  mêmes  causes  qui  ont 
adouci,  civilisé  l’espèce  humaine  dans  nos  climats,  ont  produit  de  pareils 
effets  sur  toutes  les  autres  espèces  : le  loup,  qui  dans  cette  zone  tempérée 
est  peut-être  de  tous  les  animaux  le  plus  féroce,  n’est  pas  à beaucoup  près 
aussi  terrible,  aussi  cruel,  que  le  tigre,  la  panthère,  le  lion  de  la  zone  tor- 
ride, ou  l’ours  blanc,  le  loup-cervier,  l’hyène  de  la  zone  glacée.  Et  non-seu- 
lement cette  différence  se  trouve  en  général,  comme  si  la  nature,  pour 
mettre  plus  de  rapport  et  d’harmonie  dans  ses  productions,  eût  fait  le  climat 
pour  les  espèces,  ou  les  espèces  pour  le  climat,  mais  même  on  trouve  dans 
chaque  espèce  en  particulier  le  climat  fait  pour  les  mœurs,  et  les  mœurs 
pour  le  climat. 

En  Amérique,  où  les  chaleurs  sont  moindres,  où  l’air  et  la  terre  sont 
plus  doux  qu’en  Afrique,  quoique  sous  la  même  ligne,  le  tigre,  le  lion,  la 
panthère,  n’ont  rien  de  redoutable  que  le  nom 1 ; ce  ne  sont  plus  ces  tyrans 
des  forêts,  ces  ennemis  de  l’homme  aussi  fiers  qu’intrépides,  ces  monstres 
altérés  de  sang  et  de  carnage;  ce  sont  des  animaux  qui  fuient  d’ordinaire 
devant  les  hommes,  qui  loin  de  les  attaquer  de  front,  loin  même  de  faire  la 
guerre  à force  ouverte  aux  autres  bêtes  sauvages,  n’emploient  le  plus  sou- 
vent que  l’artifice  et  la  ruse  pour  tâcher  de  les  surprendre;  ce  sont  des  ani- 
maux qu’on  peut  dompter  comme  les  autres,  et  presque  apprivoiser.  Ils  ont 
donc  dégénéré,  si  leur  nature  était  . la  férocité  jointe  à la  cruauté,  ou  plutôt 
ils  n’ont  qu’éprouvé  l’influence  du  climat  : sous  un  ciel  plus  doux,  leur 
naturel  s’est  adouci;  ce  qu’ils  avaient  d’excessif  s’est  tempéré,  et  par  les 
changements  qu’ils  ont  subis  ils  sont  seulement  devenus  plus  conformes  à la 
terre  qu’ils  ont  habitée. 

Les  végétaux  qui  couvrent  cette  terre,  et  qui  y sont  encore  attachés  de 

1.  Buffon  ne  savait  pas  encore  que  le  tigre , le  lion,  la  panthère,  etc. , ne  se  trouvent  point 
en  Amérique.  A la  place  de  ces  felis  de  l'ancien  continent,  l’Amérique  a le  jaguar,  le  cou- 
guar, Y ocelot , etc.  ( Voyez  la  note  2 de  la  page  501.  ) 


LES  ANIMAUX  SAUVAGES. 


507 


plus  près  que  l’animal  qui  broute,  participent  aussi  plus  que  lui  à la  nature 
du  climat  - chaque  pays,  chaque  degré  de  température  a ses  plantes  parti- 
culières ; on  trouve  au  pied  des  Alpes  celles  de  France  et  d’Italie;  on  trouve 
à leur  sommet  celles  des  pays  du  nord;  on  retrouve  ces  mêmes  plantes  du 
nord  sur  les  cimes  glacées  des  montagnes  d’Afrique  l.  Sur  les  monts  qui 
séparent  l’empire  du  Mogol  du  royaume  de  Cachemire,  on  voit  du  côté  du 
midi  toutes  les  plantes  des  Indes,  et  l’on  est  surpris  de  ne  voir  de  l’autre 
côté  que  des  plantes  d’Europe.  C’est  aussi  des  climats  excessifs  que  l’on  tire 
les  drogues,  les  parfums,  les  poisons,  et  toutes  les  plantes  dont  les  qualités 
sont  excessives  : le  climat  tempéré  ne  produit,  au  contraire,  que  des  choses 
tempérées;  les  herbes  les  plus  douces,  les  légumes  les  plus  sains,  les  fruits 
les  plus  suaves,  les  animaux  les  plus  tranquilles,  les  hommes  les  plus  polis, 
sont  l’apanage  de  cet  heureux  climat.  Ainsi  la  terre  fait  les  plantes,  la  terre 
et  les  plantes  font  les  animaux,  la  terre,  les  plantes  et  les  animaux  font 
l’homme;  car  les  qualités  des  végétaux  viennent  immédiatement  de  la  terre 
et  de  l’air;  le  tempérament  et  les  autres  qualités  relatives  des  animaux  qui 
paissent  l’herbe  tiennent  de  près  à celles  des  plantes  dont  ils  se  nourrissent; 
enfin,  les  qualités  physiques  de  l’homme  et  des  animaux,  qui  vivent  sur  les 
autres  animaux  autant  que  sur  les  plantes,  dépendent,  quoique  de  plus 
loin,  de  ces  mêmes  causes,  dont  l’influence  s’étend  jusque  sur  leur  naturel 
et  sur  leurs  mœurs.  Et  ce  qui  prouve  encore  mieux  que  tout  se  tempère 
dans  un  climat  tempéré,  et  que  tout  est  excès  dans  un  climat  excessif,  c’est 
que  la  grandeur  et  la  forme,  qui  paraissent  être  des  qualités  absolues,  fixes 
et  déterminées,  dépendent  cependant,  comme  les  qualités  relatives,  de 
l’influence  du  climat  : la  taille  de  nos  animaux  quadrupèdes  n’approche  pas 
de  celle  de  l’éléphant,  du  rhinocéros,  de  l’hippopotame;  nos  plus  gros 
oiseaux  sont  fort  petits,  si  on  les  compare  à l’autruche,  au  condor,  au 
casoar;  et  quelle  comparaison  des  poissons,  des  lézards,  des  serpents  de 
nos  climats  avec  les  baleines,  les  cachalots,  les  narvals,  qui  peuplent  les 
mers  du  nord,  et  avec  les  crocodiles,  les  grands  lézards  et  les  couleuvres 
énormes  qui  infestent  les  terres  et  les  eaux  du  midi?  Et  si  l’on  considère 
encore  chaque  espèce  dans  differents  climats,  on  y trouvera  a des  variétés 
sensibles  pour  la  grandeur  et  pour  la  forme;  toutes  prennent  une  teinture 
plus  ou  moins  forte  du  climat.  Ces  changements  ne  se  font  que  lentement, 
imperceptiblement;  le  grand  ouvrier  de  la  nature  est  le  temps  : comme  il 
marche  toujours  d’un  pas  égal,  uniforme  et  réglé,  il  ne  fait  rien  par  sauts; 
mais  par  degrés,  par  nuances,  par  succession,  il  fait  tout;  et  ces  change- 
ments, d’abord  imperceptibles,  deviennent  peu  à peu  sensibles,  et  se  mar- 
quent enfin  par  des  résultats  auxquels  on  ne  peut  se  méprendre. 

a.  Voyez  l’Histoire  du  cheval,  de  la  chèvre  , du  cochon,  du  chien. 

1.  Voyez  la  note  1 de  la  page  207. 


508 


LES  ANIMAUX  SAUVAGES. 


Cependant  les  animaux  sauvages  et  libres  sont  peut-être,  sans  même  en 
excepter  l’homme,  de  tous  les  êtres  vivants  les  moins  sujets  aux  altérations, 
aux  changements,  aux  variations  de  tout  genre  : comme  ils  sont  absolu- 
ment les  maîtres  de  choisir  leur  nourriture  et  leur  climat.,  et  qu’ils  ne  se 
contraignent  pas  plus  qu’on  les  contraint,  leur  nature  varie  moins  que  celle 
des  animaux  domestiques,  que  l’on  asservit,  que  l’on  transporte,  que  l’on 
maltraite,  et  qu’on  nourrit  sans  consulter  leur  goût.  Les  animaux  sauvages 
vivent  constamment  de  la  même  façon;  on  ne  les  voit  pas  errer  de  climats 
en  climats;  le  bois  où  ils  sont  nés  est  une  patrie  à laquelle  ils  sont  fidèle- 
ment attachés , ils  s’en  éloignent  rarement,  et  ne  la  quittent  jamais  que 
lorsqu’ils  sentent  qu’ils  ne  peuvent  y vivre  en  sûreté.  Et  ce  sont  moins 
leurs  ennemis  qu’ils  fuient,  que  la  présence  de  l’honnne;  la  nature  leur  a 
donné  des  moyens  et  des  ressources  contre  les  autres  animaux;  ils  sont  de 
pair  avec  eux,  ils  connaissent  leur  force  et  leur  adresse,  ils  jugent  leurs 
desseins,  leurs  démarches,  et  s’ils  ne  peuvent  les  éviter,  au  moins  ils  se 
défendent  corps  à corps  : ce  sont,  en  un  mot,  des  espèces  de  leur  genre. 
Mais  que  peuvent-ils  contre  des  êtres  qui  savent  les  trouver  sans  les  voir, 
et  les  abattre  sans  les  approcher? 

C’est  donc  l’homme  qui  les  inquiète,  qui  les  écarte,  qui  les  disperse,  et 
qui  les  rend  mille  fois  plus  sauvages  qu’ils  ne  le  seraient  en  effet  ; car  la 
plupart  ne  demandent  que  la  tranquillité,  la  paix  et  l’usage  aussi  modéré 
qu’innocent  de  l’air  et  de  la  terre;  ils  sont  même  portés  par  la  nature  à 
demeurer  ensemble,  à se  réunir  en  familles,  à former  des  espèces  de  socié- 
tés. On  voit  encore  des  vestiges  de  ces  sociétés  dans  les  pays  dont  l’homme 
ne  s’est  pas  totalement  emparé  : on  y voit  même  des  ouvrages  faits  en 
commun,  des  espèces  de  projets  qui,  sans  être  raisonnés  *,  paraissent  être 
fondés  sur  des  convenances  raisonnables,  dont  l’exécution  suppose  au  moins 
l'accord,  l’union  et  le  concours  de  ceux  qui  s’en  occupent  ; et  ce  n’est 
point  par  force  ou  par  nécessité  physique,  comme  les  fourmis,  les  abeil- 
les, etc.,  que  les  castors  travaillent  et  bâtissent;  car  ils  ne  sont  contraints 
ni  par  l’espace,  ni  par  le  temps,  ni  par  le  nombre  ; c’est  par  choix  qu’ils  se 
réunissent,  ceux  qui  se  conviennent  demeurent  ensemble,  ceux  qui  ne  se 
conviennent  pas  s’éloignent,  et  l’on  en  voit  quelques-uns  qui,  toujours 
rebutés  par  les  autres,  sont  obligés  de  vivre  solitaires.  Ce  n’est  aussi  que 
dans  les  pays  reculés,  éloignés,  et  où  ils  craignent  peu  la  rencontre  des 
hommes,  qu’ils  cherchent  à s’établir  et  à rendre  leur  demeure  plus  fixe  et 
plus  commode,  en  y construisant  des  habitations,  des  espèces  de  bour- 
gades, qui  représentent  assez  bien  les  faibles  travaux  et  les  premiers  efforts 
d’une  république  naissante.  Dans  les  pays,  au  contraire,  où  les  hommes  se 

i . Sans  être  raisonnés.  Les  ouvrages  des  castors  ne  sont  que  le  résultat  d’un  pur  instinct. 
(Voyez  mon  livre  sur  f instinct  et  l’ intelligence  des  animaux.) 


N”  51 


l 


LES  ANIMAUX  SAUVAGES. 


809 


sont  répandus,  la  terreur  semble  habiter  avec  eux,  il  n’y  a plus  de  société 
parmi  les  animaux,  toute  industrie  cesse,  tout  art  est  étouffé  , ils  ne  son- 
gent plus  à bâtir,  ils  négligent  toute  commodité;  toujours  pressés  par  la 
crainte  et  la  nécessité,  ils  ne  cherchent  qu’à  vivre,  ils  ne  sont  occupés  qu’à 
fuir  et  se  cacher;  et  si,  comme  on  doit  le  supposer,  l’espèce  humaine  con- 
tinue dans  la  suite  des  temps  à peupler  également  toute  la  surface  de  la 
terre,  on  pourra  dans  quelques  siècles  regarder  comme  une  fable  l’histoire 
de  nos  castors. 

On  peut  donc  dire  que  les  animaux,  loin  d’aller  en  augmentant,  vont 
au  contraire  en  diminuant  de  facultés  et  de  talents;  le  temps  même  tra- 
vaille contre  eux  : plus  l’espèce  humaine  se  multiplie,  se  perfectionne, 
plus  ils  sentent  le  poids  d’un  empire  aussi  terrible  qu’absolu,  qui,  leur 
laissant  à peine  leur  existence  individuelle,  leur  ôte  tout  moyen  de  liberté, 
toute  idée  de  société,  et  détruit  jusqu’au  germe  de  leur  intelligence.  Ce 
qu’ils  sont  devenus,  ce  qu’ils  deviendront  encore  , n’indique  peut-être  pas 
assez  ce  qu’ils  ont  été,  ni  ce  qu’ils  pourraient  être.  Qui  sait,  si  l’espèce 
humaine  était  anéantie,  auquel  d’entre  eux  appartiendrait  le  sceptre  de  la 
terre? 


LE  CERF.  * 

Voici  l’un  de  ces  animaux  innocents,  doux  et  tranquilles,  qui  ne  sem- 
blent être  faits  que  pour  embellir,  animer  la  solitude  des  forêts,  et  occuper 
loin  de  nous  les  retraites  paisibles  de  ces  jardins  de  la  nature.  Sa  forme 
élégante  et  légère,  sa  taille  aussi  svelte  que  bien  prise,  ses  membres  flexibles 
et  nerveux,  sa  tête  parée  plutôt  qu’armée  d’un  bois  vivant , et  qui , comme 
la  cime  des  arbres , tous  les  ans  se  renouvelle , sa  grandeur,  sa  légèreté , 
sa  force,  le  distinguent  assez  des  autres  habitants  des  bois;  et  comme 
il  est  le  plus  noble  d’entre  eux,  il  ne  sert  aussi  qu’aux  plaisirs  des  plus 
nobles  des  hommes;  il  a dans  tous  les  temps  occupé  le  loisir  des  héros  : 
l’exercice  de  la  chasse  doit  succéder  aux  travaux  de  la  guerre,  il  doit  même 
les  précéder  : savoir  manier  les  chevaux  et  les  armes  sont  des  talents  com- 
muns au  chasseur,  au  guerrier;  l’habitude  au  mouvement,  à la  fatigue, 
l’adresse,  la  légèreté  du  corps,  si  nécessaires  pour  soutenir  et  même 
pour  seconder  le  courage,  se  prennent  à la  chasse  et  se  portent  à la  guerre  ; 
c’est  l’école  agréable  d’un  art  nécessaire;  c’est  encore  le  seul  amuse- 
ment qui  fasse  diversion  entière  aux  affaires , le  seul  délassement  sans 


Cervus  elaphus  ( Linn.  ).  — Ordre  des  Ruminants  ; genre  Cerf  (Cuv.  ). 


510 


LE  CERF. 


mollesse , le  seul  qui  donne  un  plaisir  vif  sans  langueur,  sans  mélange  et 
sans  satiété. 

Que  peuvent  faire  de  mieux  les  hommes  qui , par  état , sont  sans  cesse 
fatigués  de  la  présence  des  autres  hommes  ? Toujours  environnés,  obsédés 
et  gênés,  pour  ainsi  dire,  par  le  nombre,  toujours  en  butte  à leurs  deman- 
des, à leur  empressement,  forcés  de  s’occuper  de  soins  étrangers  et  d’af- 
faires, agités  par  de  grands  intérêts,  et  d’autant  plus  contraints  qu’ils  sont 
plus  élevés,  les  grands  ne  sentiraient  que  le  poids  de  la  grandeur,  et  n’exis- 
teraient que  pour  les  autres,  s’ils  ne  se  dérobaient  par  instants  à la  foule 
même  des  flatteurs.  Pour  jouir  de  soi-même , pour  rappeler  dans  l’âme 
les  affections  personnelles,  les  désirs  secrets,  ces  sentiments  intimes  mille 
fois  plus  précieux  que  les  idées  de  la  grandeur,  ils  ont  besoin  de  soli- 
tude; et  quelle  solitude  plus  variée,  plus  animée  que  celle  de  la  chasse? 
quel  exercice  plus  sain  pour  le  corps?  quel  repos  plus  agréable  pour 
l’esprit? 

Il  serait  aussi  pénible  de  toujours  représenter,  que  de  toujours  méditer. 
L’homme  n’est  pas  fait  par  la  nature  pour  la  contemplation  des  choses 
abstraites;  et  de  même  que  s’occuper  sans  relâche  d’études  difficiles,  d’af- 
faires épineuses,  mener  une  vie  sédentaire  et  faire  de  son  cabinet  le  centre 
de  son  existence  est  un  état  peu  naturel , il  semble  que  celui  d’une  vie 
tumultueuse,  agitée,  entraînée,  pour  ainsi  dire,  par  le  mouvement  des  autres 
hommes,  et  où  l’on  est  obligé  de  s’observer,  de  se  contraindre  et  de  repré- 
senter continuellement  à leurs  yeux,  est  une  situation  encore  plus  forcée. 
Quelque  idée  que  nous  voulions  avoir  de  nous-mêmes,  il  est  aisé  de  sentir 
que  représenter  n’est  pas  être,  et  aussi  que  nous  sommes  moins  faits  pour 
penser  que  pour  agir,  pour  raisonner  que  pour  jouir  : nos  vrais  plaisirs 
consistent  dans  le  libre  usage  de  nous-mêmes  ; nos  vrais  biens  sont  ceux 
de  la  nature  : c’est  le  ciel,  c’est  la  terre , ce  sont  ces  campagnes , ces  plai- 
nes, ces  forêts  dont  elle  nous  offre  la  jouissance  utile  , inépuisable.  Aussi 
le  goût  de  la  chasse,  de  la  pêche,  des  jardins,  de  l’agriculture,  est  un  goût 
naturel  à tous  les  hommes  ; et  dans  les  sociétés  plus  simples  que  la  nôtre 
il  n’y  a guère  que  deux  ordres,  tous  deux  relatifs  à ce  genre  de  vie  : les 
nobles,  dont  le  métier  est  la  chasse  et  les  armes  ; et  les  hommes  en  sous- 
ordre,  qui  ne  sont  occupés  qu’à  la  culture  de  la  terre. 

Et  comme  dans  les  sociétés  policées  on  agrandit,  on  perfectionne  tout, 
pour  rendre  le  plaisir  de  la  chasse  plus  vif  et  plus  piquant,  pour  ennoblir 
encore  cet  exercice  le  plus  noble  de  tous , on  en  a fait  un  art.  La  chasse 
du  cerf  demande  des  connaissances  qu’on  ne  peut  acquérir  que  par  l’expé- 
rience ; elle  suppose  un  appareil  royal , des  hommes , des  chevaux , des 
chiens  tous  exercés,  stylés , dressés,  qui  par  leurs  mouvements,  leurs  re- 
cherches et  leur  intelligence,  doivent  aussi  concourir  au  même  but.  Le 
veneur  doit  juger  l’âge  et  le  sexe;  il  doit  savoir  distinguer  et  reconnaître 


LE  CERF. 


511 


précisément  si  le  cerf  qu’il  a détourné  a avec  son  limier b est  un  daguet  % 
un  jeune  cerf d,  un  cerf  de  dix  cors  jeunement  % un  cerf  de  dix  cors  f , ou 
un  vieux  cerf  » ; et  les  principaux  indices  qui  peuvent  donner  cette  connais- 
sance sont  le  pied  h et  les  fumées  *.  Le  pied  du  cerf  est  mieux  fait  que  celui 
de  la  biche  ; sa  jambe  i est  plus  grosse  et  plus  près  du  talon,  ses  voies /c  sont 
mieux  tournées  et  ses  allures  plus  grandes  1 ; il  marche  plus  régulière- 
ment, il  porte  le  pied  de  derrière  dans  celui  du  devant,  au  lieu  que  la  biche 
a le  pied  plus  mal  fait,  les  allures  plus  courtes,  et  ne  pose  pas  régulière- 
ment le  pied  de  derrière  dans  la  trace  de  celui  du  devant.  Dès  que  le  cerf 
est  à sa  quatrième  tête  m il  est  assez  reconnaissable  pour  ne  s’y  pas  mé- 
prendre, mais  il  faut  de  l’habitude  pour  distinguer  le  pied  du  jeune  cert 
de  celui  de  la  biche;  et,  pour  être  sûr,  on  doit  y regarder  de  près  et  en 
revoir  souvent n.  Les  cerfs  de  dix  cors  jeunement,  de  dix  cors,  etc. , sont 
encore  plus  aisés  à reconnaître;  ils  ont  le  pied  de  devant  beaucoup  plus 
gros  que  celui  de  derrière,  et  plus  ils  sont  vieux,  plus  les  côtés  des  pieds 
sont  gros  et  usés  0 : ce  qui  se  juge  aisément  par  les  allures,  qui  sont  aussi 
plus  régulières  que  celles  des  jeunes  cerfs,  le  pied  de  derrière  posant  tou- 
jours assez  exactement  sur  le  pied  de  devant,  à moins  qu’ils  n’aient  mis  bas 
leurs  têtes,  car  alors  les  vieux  cerfs  se  méjugent  p presque  autant  que  les 
jeunes,  mais  d’une  manière  différente,  et  avec  une  sorte  de  régularité  que 
n’ont  ni  les  jeunes  cerfs , ni  les  biches  ; ils  posent  le  pied  de  derrière  à côté 
de  celui  du  devant,  et  jamais  au  delà  ni  en  deçà. 

Lorsque  le  veneur,  dans  les  sécheresses  de  l’été,  ne  peut  juger  par  le 

a.  Détourner  le  cerf , c’est  tourner  tout  autour  de  l’endroit  où  un  cerf  est  entré , et  s’assurer 
qu’il  n’en  est  pas  sorti. 

b.  Limier,  chien  que  l’on  choisit  ordinairement  parmi  les  chiens-courants,  et  que  l’on  dresse 
pour  détourner  le  cerf,  le  chevreuil,  le  sanglier,  etc. 

c.  Daguet,  c’est  un  jeune  cerf  portant  les  dagues,  et  les  dagues  sont  la  première  tète  ou  le 
premier  bois  du  cerf,  qui  lui  vient  au  commencement  de  la  seconde  année. 

d.  Jeune  cerf,  cerf  qui  est  dans  la  troisième , quatrième  ou  cinquième  année  de  sa  vie. 

e.  Cerf  de  dix  cors  jeunement,  cerf  qui  est  dans  la  sixième  année  de  sa  vie. 

f.  Cerf  de  dix  cors,  cerf  qui  est  dans  la  septième  année  de  sa  vie. 

g.  Vieux  cerf,  cerf  qui  est  dans  la  huitième , neuvième , dixième,  etc. , année  de  sa  vie. 

h.  Pied , empreinte  du  pied  du  cerf  sur  la  terre. 

i.  Fumées,  fiente  du  cerf. 

j.  On  appelle  jambe  les  deux  os  qui  sont  en  bas  à la  partie  postérieure , et  qui  font  trace  sur 
la  terre  avec  le  pied. 

k.  Voies,  ce  sont  les  pas  du  cerf. 

l.  Allures  du  cerf , distance  de  ses  pas. 

m.  Tête , bois  ou  cornes  du  cerf. 

n.  En  revoir,  c’est  avoir  des  indices  du  cerf  par  le  pied. 

o.  Nota  que,  comme  le  pied  du  cerf  s’use  plus  ou  moins  suivant  la  nature  des  terrains  qu’il 
habite , il  ne  faut  entendre  ceci  que  de  la  comparaison  entre  cerfs  du  même  pays , et  que  par 
conséquent  il  faut  avoir  d’autres  connaissances,  parce  que  dans  le  temps  du  rut  on  court  souvent 
des  cerfs  venus  de  loin. 

V • Se  méjuger , c’est,  pour  le  cerf,  mettre  le  pied  de  derrière  hors  de  la  trace  de  celui  de 
devant. 


512 


LE  CERF. 


pied,  il  est  obligé  de  suivre  le  contre-pied  a de  la  bête  pour  tâcher  de  trouver 
les  fumées  et  de  la  reconnaître  par  cet  indice,  qui  demande  autant  et  peut- 
être  plus  d’habitude  que  la  connaissance  du  pied  3 sans  cela,  il  ne  lui  serait 
pas  possible  de  faire  un  rapport  juste  à l’assemblée  des  chasseurs.  Et  lorsque 
sur  ce  rapport  l’on  aura  conduit  les  chiens  à ses  brisées  b,  il  doit  encore 
savoir  animer  son  limier,  et  le  faire  appuyer  sur  les  voies  jusqu’à  ce  que 
le  cerf  soit  lancé  : dans  cet  instant,  celui  qui  laisse  courre  c sonne  pour  faire 
découpler  d les  chiens,  et,  dès  qu’ils  le  sont,  il  doit  les  appuyer  de  la  voix 
et  de  la  trompe;  il  doit  aussi  être  connaisseur,  et  bien  remarquer  le  pied 
de  son  cerf,  afin  de  le  reconnaître  dans  le  change  e ou  dans  le  cas  qu’il  soit 
accompagné.  Il  arrive  souvent  alors  que  les  chiens  se  séparent  et  font  deux 
chasses  : les  piqueurs  f doivent  se  séparer  aussi  et  rompre  » les  chiens  qui 
se  sont  fourvoyés  h,  pour  les  ramener  et  les  rallier  à ceux  qui  chassent  le 
cerf  de  meute.  Le  piqueur  doit  bien  accompagner  ses  chiens,  toujours 
piquer  à côté  d’eux,  toujours  les  animer  sans  trop  les  presser,  les  aider  sur 
le  change,  sur  un  retour,  et,  pour  ne  se  pas  méprendre,  tâcher  de  revoir  du 
cerf  aussi  souvent  qu’il  est  possible;  car  il  ne  manque  jamais  de  faire  des 
ruses,  il  passe  et  repasse  souvent  deux  ou  trois  fois  sur  sa  voie,  il  cherche 
à se  faire  accompagner  d’autres  bêtes  pour  donner  le  change,  et  alors  il 
perce  et  s’éloigne  tout  de  suite,  ou  bien  il  se  jette  à l’écart,  se  cache  et  reste 
sur  le  ventre.  Dans  ce  cas,  lorsqu’on  est  en  défaut  \ on  prend  les  devants, 
on  retourne  sur  les  derrières;  les  piqueurs  et  les  chiens  travaillent  de  con- 
cert : si  l’on  ne  retrouve  pas  la  voie  du  cerf,  on  juge  qu’il  est  resté  dans 
l’enceinte  dont  on  vient  de  faire  le  tour,  on  la  foule  de  nouveau;  et  lorsque 
le  cerf  ne  s’y  trouve  pas,  il  ne  reste  d’autre  moyen  que  d’imaginer  la  refuite 
qu’il  peut  avoir  faite,  vu  le  pays  où  l’on  est,  et  d’aller  l’y  chercher.  Dès 
qu’on  sera  retombé  sur  les  voies,  et  que  les  chiens  auront  relevé  le  défaut J, 
ils  chasseront  avec  plus  d’avantage,  parce  qu’ils  sentent  bien  que  le  cerf 
est  déjà  fatigué;  leur  ardeur  augmente  à mesure  qu’il  s’affaiblit,  et  leur 
sentiment  est  d’autant  plus  distinct  et  plus  vif  que  le  cerf  est  plus  échauffé; 
aussi  redoublent-ils  et  de  jambes  et  de  voix,  et  quoiqu’il  fasse  alors  plus  de 
ruses  que  jamais,  comme  il  ne  peut  plus  courir  aussi  vite,  ni  par  conséquent, 
s’éloigner  beaucoup  des  chiens,  ses  ruses  et  ses  détours  sont  inutiles,  il  n'a 

a.  Suivre  le  contre-pied,  c’est  suivre  les  traces  à rebours. 

b.  Brisées  , endroit  où  le  cerf  est  entré , et  où  l’on  a rompu  des  branches  pour  le  remarquer. 

c.  Laisser  courre  un  cerf,  c’est  le  lancer  avec  le  limier,  c’est-à-dire  le  faire  partir. 

d.  Découpler  les  chiens , c’est  détacher  les  chiens  l’un  d’avec  l’autre  pour  les  faire  chasser. 

e.  Change , c’est  lorsque  le  cerf  en  va  chercher  un  autre  pour  le  substituer  à sa  place. 

f '■  Les  piqueurs  sont  ceux  qui  courent  à cheval  après  les  chiens , et  qui  les  accompagnent  pour 
les  faire  chasser. 

g.  Rompre  les  chiens,  c’est  les  rappeler  et  leur  faire  quitter  ce  qu’ils  chassent 

h.  Se  fourvoyer,  c’est  s’écarter  de  la  voie  et  chasser  quelque  autre  cerf  que  celui  de  la  nr  ut\ 

i.  Être  en  défaut,  c’est  lorsque  les  chiens  ont  perdu  la  voie  du  cerf. 

j.  Relever  le  défaut , c’est  retrouver  les  voies  du  cerf , et  le  lancer  une  seconde  fois. 


LE  CERF. 


513 


d’autre  ressource  que  de  fuir  la  terre  qui  le  trahit,  et  de  se  jeter  à l’eau  pour 
dérober  son  sentiment  aux  chiens.  Les  piqueurs  traversent  ces  eaux,  ou 
bien  ils  tournent  autour,  et  remettent  ensuite  les  chiens  sur  la  voie  du  cerf, 
qui  ne  peut  aller  loin  dès  qu’il  a battu  “ l’eau,  et  qui  bientôt  est  aux  abois b, 
où  il  tâche  encore  de  défendre  sa  vie,  et  blesse  souvent  de  coups  d’andouil- 
lers  les  chiens  et  même  les  chevaux  des  chasseurs  trop  ardents,  jusqu’à  ce 
que  l’un  d’entre  eux  lui  coupe  le  jarret  pour  le  faire  tomber,  et  l’achève 
ensuite  en  lui  donnant  un  coup  de  couteau  au  défaut  de  l’épaule.  On  célèbre 
en  même  temps  la  mort  du  cerf  par  des  fanfares,  on  le  laisse  fouler  aux 
chiens,  et  on  les  fait  jouir  pleinement  de  leur  victoire  en  leur  faisant  curée 

Toutes  les  saisons,  tous  les  temps  ne  sont  pas  également  bons  pour  courre 
le  cerf d : au  printemps,  lorsque  les  feuilles  naissantes  commencent  à parer 
les  forêts,  que  la  terre  se  couvre  d’herbes  nouvelles  et  s’émaille  de  fleurs, 
leur  parfum  rend  moins  sûr  le  sentiment  des  chiens;  et  comme  le  cerf  est 
alors  dans  sa  plus  grande  vigueur,  pour  peu  qu’il  ait  d’avance,  ils  ont  beau- 
coup de  peine  à le  joindre.  Aussi  les  chasseurs  conviennent-ils  que  la  saison 
où  les  biches  sont  prêtes  à mettre  bas  est  celle  de  toutes  où  la  chasse  est  la 
plus  difficile,  et  que  dans  ce  temps  les  chiens  quittent  souvent  un  cerf  mal 
mené  pour  tourner  à une  biche  qui  bondit  devant  eux  ; et  de  même,  au  com- 
mencement de  l’automne,  lorsque  le  cerf  est  en  rut  % les  limiers  quêtent  sans 
ardeur;  l’odeur  forte  du  rut  leur  rend  peut-être  la  voie  plus  indifférente  ; 
peut-être  aussi  tous  les  c„erfs  ont-ils  dans  ce  temps  à peu  près  la  même 
odeur.  En  hiver,  pendant  la  neige,  on  ne  peut  pas  courre  le  cerf,  les  limiers 
n’ont  point  de  sentiment,  et  semblent  suivre  les  voies  plutôt  à l’œil  qu’à 
l’odorat.  Dans  cette  saison,  comme  les  cerfs  ne  trouvent  pas  à viander  f dans 
les  forts,  ils  en  sortent,  vont  et  viennent  dans  les  pays  plus  découverts, 
dans  les  petits  taillis,  et  même  dans  les  terres  ensemencées;  ils  se  mettent 
en  hardes  o dès  le  mois  de  décembre,  et  pendant  les  grands  froids  ils  cher- 
chent à se  mettre  à l’abri  des  côtes,  ou  dans  des  endroits  bien  fourrés  où  ils 
se  tiennent  serrés  les  uns  contre  les  autres,  et  se  réchauffent  de  leur  haleine. 
A la  fin  de  l’hiver,  ils  gagnent  le  bord  des  forêts  et  sortent  dans  les  blés. 
Au  printemps  ils  mettent  bas  h,  la  tête  se  détache  d’elle-même,  ou  par  un 
petit  effort  qu’ils  font  en  s’accrochant  à quelque  branche  : il  est  rare  que 
les  deux  côtés  tombent  précisément  en  même  temps,  et  souvent  il  y a un 

a.  Battre  l’eau,  battre  les  eaux , c’est  traverser,  après  avoir  été  longtemps  chassé,  une 
rivière  ou  un  étang. 

b.  Abois,  c’est  lorsque  le  cerf  est  à l’extrémité  et  tout  à fait  épuisé  de  forces. 

c.  Faire  curée , donner  la  curée , c’est  faire  manger  aux  chiens  le  cerf  ou  la  bête  qu’ils  ont 
prise. 

d.  Courre  le  cerf,  chasser  le  cerf  avec  des  chiens-courants. 

e.  Rut , chaleur,  ardeur  d’amour. 

f.  Viander,  brouter,  manger. 

g.  Harde,  troupe  de  cerfs. 

h.  Mettre  bas , c’est  lorsque  le  bois  des  cerfs  tombe. 

il. 


33 


5U 


LE  CERF. 


jour  ou  deux  d’intervalle  entre  la  chute  de  chacun  des  côtés  de  la  tête.  Les 
vieux  cerfs  sont  ceux  qui  mettent  has  les  premiers,  vers  la  fin  de  février  ou 
au  commencement  de  mars;  les  cerfs  de  dix  cors  ne  mettent  bas  que  vers  le 
milieu  ou  la  fin  de  mars;  ceux  de  dix  cors  jeunement  dans  le  mois  d’avril; 
les  jeunes  cerfs  au  commencement,  et  les  daguets  vers  le  milieu  et  la  fin  de 
mai;  mais  il  y a sur  tout  cela  beaucoup  de  variétés,  et  l’on  voit  quelquefois 
de  vieux  cerfs  mettre  bas  plus  tard  que  d’autres  qui  sont  plus  jeunes.  Au 
reste,  la  mue  de  la  tête  des  cerfs  avance  lorsque  l’hiver  est  doux,  et  retarde 
lorsqu’il  est  rude  et  de  longue  durée. 

Dès  que  les  cerfs  ont  mis  bas,  ils  se  séparent  les  uns  des  autres,  et  il  n’y 
a plus  que  les  jeunes  qui  demeurent  ensemble  ; ils  ne  se  tiennent  pas  dans 
les  forts,  mais  ils  gagnent  les  beaux  pays,  les  buissons,  les  taillis  clairs,  où 
ils  demeurent  tout  l’été  pour  y refaire  leur  tête  ; et  dans  cette  saison  ils 
marchent  la  tête  basse,  crainte  de  la  froisser  contre  les  branches,  car  elle 
est  sensible  tant  qu’elle  n’a  pas  pris  son  entier  accroissement.  La  tête  des 
plus  vieux  cerfs  n’est  encore  qu’à  moitié  refaite  vers  le  milieu  du  mois  de 
mai,  et  n’est  tout  à fait  allongée  et  endurcie  que  vers  la  fin  de  juillet  : celle 
des  plus  jeunes  cerfs,  tombant  plus  tard,  repousse  et  se  refait  aussi  plus 
tard;  mais  dès  qu’elle  est  entièrement  allongée  et  quelle  a pris  de  la  soli- 
dité, les  cerfs  la  frottent  contre  les  arbres  pour  la  dépouiller  de  la  peau 
dont  elle  est  revêtue  ; et  comme  ils  continuen  t à la  frotter  pendant  plusieurs 
jours  de  suite,  on  prétend  a qu’elle  se  teint  de  la  couleur  de  la  sève  du 
bois  auquel  ils  touchent,  qu’elle  devient  rousse  contre  les  hêtres  et  les  bou- 
leaux, brune  contre  les  chênes,  et  noirâtre  contre  les  charmes  et  les  trem- 
bles. On  dit  aussi  que  les  têtes  des  jeunes  cerfs,  qui  sont  lisses  et  peu  perlées, 
ne  se  teignent  pas  à beaucoup  près  autant  que  celles  des  vieux  cerfs,  dont 
les  perlures  sont  fort  près  les  unes  des  autres,  parce  que  ce  sont  ces  per- 
lures  qui  retiennent  la  sève  qui  colore  le  bois  ; mais  je  ne  puis  me  per- 
suader que  ce  soit  là  la  vraie  cause  de  cet  effet,  ayant  eu  des  cerfs  privés 
et  enfermés  dans  des  enclos  où  il  n’y  avait  aucun  arbre.,  et  où  par  consé- 
quent ils  n’avaient  pu  toucher  au  bois , desquels  cependant  la  tête  était 
colorée  comme  celle  des  autres. 

Peu  de  temps  après  que  les  cerfs  ont  bruni  leur  tête , ils  commencent  à 
ressentir  les  impressions  du  rut  ; les  vieux  sont  les  plus  avancés  : dès  la 
fin  d’août  et  le  commencement  de  septembre,  ils  quittent  les  buissons,  re- 
viennent dans  les  forts,  et  commencent  à chercher  les  bêtes 6;  ils  raient 5 
d’une  voix  forte,  le  cou  et  la  gorge  leur  enflent,  ils  se  tourmentent,  ils 
traversent  en  plein  jour  les  guérets  et  les  plaines,  ils  donnent  de  la  tête 
contre  les  arbres  et  les  cépées,  enfin  ils  paraissent  transportés,  furieux , 

a.  Voyez  le  Nouveau  traité  de  la  Vénerie.  Paris  , 1750,  p.  27. 

b.  Les  bêtes,  en  terme  de  chasse  , signifient  les  biches. 

c.  Raire , crier. 


LE  CERF. 


,515 

et  courent  de  pays  en  pays  jusqu’à  ce  qu’ils  aient  trouvé  des  bêtes,  qu’il 
ne  suffit  pas  de  rencontrer,  mais  qu’il  faut  encore  poursuivre,  contraindre, 
assujettir;  car  elles  les  évitent  d’abord,  elles  fuient  et  ne  les  attendent  qu’a- 
près  avoir  été  longtemps  fatiguées  de  leur  poursuite.  C’est  aussi  parles  plus 
vieilles  que  commence  le  rut  ; les  jeunes  biches  n’entrent  en  chaleur  que 
plus  tard  ; et  lorsque  deux  cerfs  se  trouvent  auprès  de  la  même,  il  faut 
encore  combattre  avant  que  de  jouir  : s’ils  sont  d’égale  force,  ils  se  mena- 
cent, ils  grattent  la  terre,  ils  raient  d’un  cri  terrible,  et,  se  précipitant  l’un 
sur  l’autre,  ils  se  battent  à outrance  et  se  donnent  des  coups  de  tête  et 
d’andouillers  a si  forts,  que  souvent  ils  se  blessent  à mort.  Le  combat  ne 
finit  que  par  la  défaite  ou  la  fuite  de  l’un  des  deux,  et  alors  le  vainqueur 
ne  perd  pas  un  instant  pour  jouir  de  sa  victoire  et  de  ses  désirs,  à moins 
qu’un  autre  ne  survienne  encore,  auquel  cas  il  part  pour  l’attaquer  et  le 
faire  fuir  comme  le  premier.  Les  plus  vieux  cerfs  sont  toujours  les  maîtres, 
parce  qu’ils  sont  plus  fiers  et  plus  hardis  que  les  jeunes,  qui  n’osent  appro- 
cher d’eux  ni  de  la  bête,  et  qui  sont  obligés  d’attendre  qu’ils  l’aient  quittée 
pour  l’avoir  à leur  tour  : quelquefois  cependant  ils  sautent  sur  la  biche 
pendant  que  les  vieux  combattent,  et  après  avoir  joui  fort  à la  hâte  , ils 
fuient  promptement.  Les  biches  préfèrent  les  vieux  cerfs  , non  pas  parce 
qu’ils  sont  plus  courageux , mais  parce  qu’ils  sont  beaucoup  plus  ardents 
et  plus  chauds  que  les  jeunes;  ils  sont  aussi  plus  inconstants,  ils  ont  sou- 
vent plusieurs  bêtes  à la  fois  ; et,  lorsqu’ils  n’en  ont  qu’une,  ils  ne  s’y  atta- 
chent pas , ils  ne  la  gardent  que  quelques  jours , après  quoi  ils  s’en  sépa- 
rent et  vont  en  chercher  une  autre  auprès  de  laquelle  ils  demeurent  en 
core  moins,  et  passent  ainsi  successivement  à plusieurs  jusqu’à  ce  qu’ils 
soient  tout  à fait  épuisés. 

Cette  fureur  amoureuse  ne  dure  que  trois  semaines  ; pendant  ce  temps 
ils  ne  mangent  que  très-peu,  ne  dorment  ni  ne  reposent  ; nuit  et  jour  ils 
sont  sur  pied , et  ne  font  que  marcher,  courir,  combattre  et  jouir  : aussi 
sortent-ils  de  là  si  défaits,  si  fatigués,  si  maigres,  qu’il  leur  faut  du  temps 
pour  se  remettre  et  reprendre  des  forces  ; ils  se  retirent  ordinairement 
alors  sur  le  bord  des  forêts,  le  long  des  meilleurs  gagnages,  où  ils  peuvent 
trouver  une  nourriture  abondante,  et  ils  y demeurent  jusqu’à  ce  qu’ils 
soient  rétablis.  Le  rut,  pour  les  vieux  cerfs,  commence  au  1er  de  sep- 
tembre, et  finit  vers  le  20;  pour  les  cerfs  de  dix  cors,  et  de  dix  cors  jeune- 
ment,  il  commence  vers  le  10  de  septembre  et  finit  dans  les  premiers  jours 
d’octobre;  pour  les  jeunes  cerfs,  c’est  depuis  le  20  septembre  jusqu’au 
15  octobre;  et  sur  la  fin  de  ce  même  mois  il  n’y  a plus  que  les  daguets  qui 
soient  en  rut,  parce  qu’ils  y sont  entrés  les  derniers  de  tous  : les  plus  jeunes 
biches  sont  de  même  les  dernières  en  chaleur.  Le  rut  est  donc  entièrement 


a.  Andouillers , cornichons  du  bois  de  cerf. 


516 


LE  CERF. 


fini  au  commencement  de  novembre,  et  les  cerfs,  dans  ce  temps  de  faiblesse, 
sont  faciles  à forcer.  Dans  les  années  abondantes  en  gland,  ils  se  rétablis- 
sent en  peu  de  temps  par  la  bonne  nourriture,  et  l’on  remarque  souvent 
un  second  rut  à la  fin  d’octobre,  mais  qui  dure  beaucoup  moins  que  le 
premier. 

Dans  les  climats  plus  chauds  que  celui  de  la  France , comme  les  saisons 
sont  plus  avancées,  le  rut  est  aussi  plus  précoce.  En  Grèce  a,  par  exemple, 
il  paraît,  par  ce  qu’en  dit  Aristote,  qu’il  commence  dans  les  premiers  jours 
d’août,  et  qu’il  finit  à la  fin  de  septembre.  Les  biches  portent  huit  mois 
et  quelques  jours;  elles  ne  produisent  ordinairement  qu’un  faon  6,  et  très- 
rarement  deux  ; elles  mettent  bas  au  mois  de  mai  et  au  commencement  de 
juin;  elles  ont  grand  soin  de  dérober  leur  faon  à la  poursuite  des  chiens, 
elles  se  présentent  et  se  font  chasser  elles- mêmes  pour  les  éloigner,  après 
quoi  elles  viennent  le  rejoindre.  Toutes  les  biches  ne  sont  pas  fécondes;  il 
y en  a qu’on  appelle  brehaignes,  qui  ne  portent  jamais;  ces  biches  sont 
plus  grosses  et  prennent  beaucoup  plus  de  venaison  que  les  autres,  aussi 
sont-elles  les  premières  en  chaleur  : on  prétend  aussi  qu’il  se  trouve  quel- 
quefois des  biches  qui  ont  un  bois  comme  le  cerf,  et  cela  n’est  pas  absolu- 
ment contre  toute  vraisemblance.  Le  faon  ne  porte  ce  nom  que  jusqu’à  six 
mois  environ  ; alors  les  bosses  commencent  à paraître,  et  il  prend  le  nom 
de  hère  jusqu’à  ce  que  ces  bosses  allongées  en  dagues  lui  fassent  prendre 
le  nom  de  daguet.  II  ne  quitte  pas  sa  mère  dans  les  premiers  temps , quoi- 
qu’il prenne  un  assez  prompt  accroissement  ; il  la  suit  pendant  tout  l’été.  En 
hiver,  les  biches,  les  hères,  les  daguets  et  les  jeunes  cerfs  se  rassemblent 
en  hardes  et  forment  des  troupes  d’autant  plus  nombreuses  que  la  saison 
est  plus  rigoureuse.  Au  printemps  ils  se  divisent,  les  biches  se  recèlent  pour 
mettre  bas,  et  dans  ce  temps  il  n’y  a guère  que  les  daguets  et  les  jeunes 
cerfs  qui  aillent  ensemble.  En  général,  les  cerfs  sont  portés  à demeurer  les 
uns  avec  les  autres,  à marcher  de  compagnie,  et  ce  n’est  que  la  crainte  ou 
la  nécessité  qui  les  disperse  ou  les  sépare. 

Le  cerf  est  en  état  d’engendrer  à l’âge  de  dix-huit  mois,  car  on  voit  des 
daguets,  c’est-à-dire  des  cerfs  nés  au  printemps  de  l’année  précédente, 
couvrir  des  biches  en  automne,  et  l’on  doit  présumer  que  ces  accouplements 
sont  prolifiques.  Ce  qui  pourrait  peut-être  en  faire  douter,  c’est  qu’ils  n’ont 
encore  pris  alors  qu’ environ  la  moitié  ou  les  deux  tiers  de  leur  accroisse- 
ment, que  les  cerfs  croissent  et  grossissent  jusqu’à  l’âge  de  huit  ans,  et  que 
leur  tête  va  toujours  en  augmentant  tous  les  ans  jusqu’au  même  âge  : mais 
il  faut  observer  que  le  faon  qui  vient  de  naître  se  fortifie  en  peu  de  temps, 
que  son  accroissement  est  prompt  dans  la  première  année  et  ne  se  ralentit 
pas  dans  la  seconde,  qu’il  y a même  déjà  surabondance  de  nourriture, 

a.  Aristot.  Hist.  animal. , lib.  vi , c.  xxix. 

b.  Faon , c’est  le  petit  cerf  qui  vient  de  naître. 


LE  CERF. 


517 


puisqu’il  pousse  des  dagues , et  c’est  là  le  signe  le  plus  certain  de  la  puis- 
sance d’engendrer.  Il  est  vrai  que  les  animaux  en  général  ne  sont  en  état 
d’engendrer  que  lorsqu’ils  ont  pris  la  plus  grande  partie  de  leur  accroisse- 
ment; mais  ceux  qui  ont  un  temps  marqué  pour  le  rut,  ou  pour  le  frai 
semblent  faire  une  exception  à cette  loi.  Les  poissons  fraient  et  produisent 
avant  que  d’avoir  pris  le  quart,  ou  même  la  huitième  partie  de  leur  accrois- 
sement ; et  dans  les  animaux  quadrupèdes,  ceux  qui,  comme  le  cerf,  l’élan, 
le  daim,  le  renne,  le  chevreuil,  etc. , ont  un  rut  bien  marqué,  engendrent 
aussi  plus  tôt  que  les  autres  animaux. 

Il  y a tant  de  rapports  entre  la  nutrition,  la  production  du  bois,  le  rut  et 
la  génération  dans  ces  animaux,  qu’il  est  nécessaire,  pour  en  bien  concevoir 
les  effets  particuliers,  de  se  rappeler  ici  ce  que  nous  avons  établi  de  plus 
général  et  de  plus  certain  au  sujet  de  la  génération  1 : elle  dépend  en  entier 
de  la  surabondance  de  la  nourriture.  Tant  que  l’animal  croît  (et  c’est  tou- 
jours dans  le  premier  âge  que  l’accroissement  est  le  plus  prompt),  la  nour- 
riture est  entièrement  employée  à l’extension,  au  développement  du  corps; 
il  n’y  a donc  nulle  surabondance,  par  conséquent  nulle  production,  nulle 
sécrétion  de  liqueur  séminale,  et  c’est  par  cette  raison  que  les  jeunes  ani- 
maux ne  sont  pas  en  état  d’engendrer;  mais  lorsqu’ils  ont  pris  la  plus 
grande  partie  de  leur  accroissement,  la  surabondance  commence  à se  mani- 
fester par  de  nouvelles  productions.  Dans  l’homme,  la  barbe,  le  poil,  le 
gonflement  des  mamelles,  l’épanouissement  des  parties  de  la  génération, 
précèdent  la  puberté.  Dans  les  animaux  en  général,  et  dans  le  cerf  en  par- 
ticulier, la  surabondance  se  marque  par  des  effets  encore  plus  sensibles; 
elle  produit  la  tète,  le  gonflement  des  daintiers  a,  l’enflure  du  cou  et  de  la 
gorge,  la  venaison  b,  le  rut,  çtc.  Et  comme  le  cerf  croît  fort  vite  dans  le 
premier  âge,  il  ne  se  passe  qu’un  an  depuis  sa  naissance  jusqu’au  temps  où 
cette  surabondance  commence  à se  marquer  au  dehors  par  la  production  du 
bois  : s’il  est  né  au  mois  de  mai,  on  verra  paraître  dans  le  même  mois  de 
l’année  suivante  les  naissances  du  bois  qui  commence  à pousser  sur  le  têt c. 
Ce  sont  deux  dagues  qui  croissent,  s’allongent  et  s’endurcissent  à mesure 
que  l’animal  prend  de  la  nourriture  ; elles  ont  déjà  vers  la  fin  d’août  pris 
leur  entier  accroissement,  et  assez  de  solidité  pour  qu’il  cherche  à les 
dépouiller  de  leur  peau  en  les  frottant  contre  les  arbres;  et  dans  le  même 
temps  il  achève  de  se  charger  de  venaison,  qui  est  une  graisse  abondante 
produite  aussi  par  le  superflu  de  la  nourriture,  qui  dès  lors  commence  à se. 

i 

j a ■ Les  daintiers  du  cerf  sont  ses  testicules. 

b.  Venaison , c’est  la  graisse  du  cerf , qui  augmente  pendant  l’été , et  dont  il  est  surchargé  au 
commencement  de  l’automne , dans  le  temps  du  rut. 

c.  Le  têt  est  la  partie  de  l’os  frontal  sur  laquelle  appuie  le  bois  du  cerf. 

l.  Voyez  les  chapitres  n,  m,  iv  de  l 'histoire  générale  des  animaux  (Ier  volume  de  cette 
édition). 


518 


LE  CERF. 


déterminer  vers  les  parties  de  la  génération,  et  à exciter  le  cerf  à cette 
ardeur  du  rut  qui  le  rend  furieux.  Et  ce  qui  prouve  évidemment  que  la 
production  du  bois  et  celle  de  la  liqueur  séminale  dépendent  de  la  même 
cause,  c’est  que,  si  vous  détruisez  la  source  de  la  liqueur  séminale  en  sup- 
primant par  la  castration  les  organes  nécessaires  pour  cette  sécrétion,  vous 
supprimez  en  même  temps  la  production  du  bois;  car  si  l’on  fait  cette  opé- 
ration dans  le  temps  qu’il  a mis  bas  sa  tête,  il  ne  s’en  forme  pas  une  nou- 
velle; et  si  on  ne  la  fait  au  contraire  que  dans  le  temps  qu’il  a refait  sa 
tête,  elle  ne  tombe  plus;  l’animal,  en  un  mot,  reste  pour  toute  la  vie  dans 
l’état  où  il  était  lorsqu’il  a subi  la  castration;  et  comme  il  n’éprouve  plus 
les  ardeurs  du  rut,  les  signes  qui  l’accompagnent  disparaissent  aussi  ; il  n’y 
a plus  de  venaison,  plus  d’enflure  au  cou  ni  à la  gorge,  et  il  devient  d’un 
naturel  plus  doux  et  plus  tranquille.  Ces  parties  que  l’on  a retranchées 
étaient  donc  nécessaires,  non-seulement  pour  faire  la  sécrétion  de  la  nour- 
riture surabondante,  mais  elles  servaient  encore  à l’animer,  à la  pousser  au 
dehors  dans  toutes  les  parties  du  corps  sous  la  forme  de  la  venaison,  et  en 
particulier  au  sommet  de  la  tête,  où  elle  se  manifeste  plus  que  partout  ail- 
leurs par  la  production  du  bois.  Il  est  vrai  que  les  cerfs  coupés  ne  laissent 
pas  de  devenir  gras,  mais  ils  ne  produisent  plus  de  bois  ; jamais  la  gorge  ni 
le  cou  ne  leur  enflent,  et  leur  graisse  ne  s’exalte  ni  ne  s’échauffe  pas  comme 
la  venaison  des  cerfs  entiers,  qui,  lorsqu’ils  sent  en  rut,  ont  une  odeur  si  forte 
qu’elle  infecte  de  loin  ; leur  chair  même  en  est  si  fort  imbue  et  pénétrée 
qu’on  ne  peut  ni  la  manger,  ni  la  sentir,  et  qu’elle  se  corrompt  en  peu  de 
temps,  au  lieu  que  celle  du  cerf  coupé  se  conserve  fraîche  et  peut  se  man- 
ger dans  tous  les  temps.  Une  autre  preuve  que  la  production  du  bois  vient 
uniquement  de  la  surabondance  de  la  nourriture,  c’est  la  différence  qui  se 
trouve  entre  les  têtes  des  cerfs  de  même  âge,  dont  les  unes  sont  très-grosses, 
très-fournies,  et  les  autres  grêles  et  menues,  ce  qui  dépend  absolument  de 
la  quantité  de  la  nourriture  ; car  un  cerf  qui  habite  un  pays  abondant,  où 
il  viande  à son  aise,  où  il  n’est  troublé  ni  par  les  chiens,  ni  par  les  hommes, 
où,  après  avoir  repu  tranquillement,  il  peut  ensuite  ruminer  en  repos,  aura 
toujours  la  tête  belle,  haute,  bien  ouverte,  l’empaumure  a large  et  bien 
garnie,  le  merrain  6 gros  et  bien  perlé,  avec  grand  nombre  d’andouiîlers 
forts  et  longs  ; au  lieu  que  celui  qui  se  trouve  dans  un  pays  où  il  n’a  ni 
repos,  ni  nourriture  suffisante,  n’aura  qu’une  tête  mal  nourrie,  dont  i’em- 
paumure  sera  serrée,  le  merrain  grêle  et  les  andouillers  menus  et  en  petit 
nombre;  en  sorte  qu’il  est  toujours  aisé  de  juger  par  la  tête  d’un  cerf  s’il 
habite  un  pays  abondant  et  tranquille,  et  s’il  a été  bien  ou  mal  nourri. 
Ceux  qui  se  portent  mal,  qui  ont  été  blessés,  ou  seulement  qui  ont  été 

a.  Ernpaumure , c’est  le  haut  de  la  tète  du  cerf,  qui  s’élargit  comme  une  main , et  où  il  y a 
plusieurs  andouillers  rangés  inégalement  comme  des  doigts. 

b.  Merrain , c’est  le  tronc , la  tige  du  bois  de  cerf. 


LE  CERF. 


519 


inquiétés  et  courus,  prennent  rarement  une  belle  tête  et  une  bonne  venai- 
son; ils  n’entrent  en  rut  que  plus  tard;  il  leur  a fallu  plus  de  temps  pour 
refaire  leur  tête,  et  ils  ne  la  mettent  bas  qu’après  les  autres  ; ainsi  tout  con- 
court à faire  voir  que  ce  bois  n’est,  comme  la  liqueur  séminale,  que  le 
superflu,  rendu  sensible,  de  la  nourriture  organique  qui  ne  peut  être  em- 
ployée tout  entière  au  développement , à l’accroissement  ou  à l’entretien 
du  corps  de  l’animal. 

La  disette  retarde  donc  l’accroissement  du  bois,  et  en  diminue  le  volume 
très- considérablement  ; peut-être  même  ne  serait-il  pas  impossible,  en 
retranchant  beaucoup  la  nourriture,  de  supprimer  en  entier  cette  produc- 
tion, sans  avoir  recours  à la  castration  : ce  qu’il  y a de  sûr,  c’est  que  les 
cerfs  coupés  mangent  moins  que  les  autres  ; et  ce  qui  fait  que  dans  cette 
espèce , aussi  bien  que  dans  celle  du  daim , jdu  chevreuil  et  de  l’élan , les 
femelles  n’ont  point  de  bois,  c’est  qu’elles  mangent  moins  que  les  mâles,  e-t 
que,  quand  même  il  y aurait  de  la  surabondance,  il  arrive  que  dans  le  temps 
où  elle  pourrait  se  manifester  au  dehors,  elles  deviennent  pleines;  par  con- 
séquent le  superflu  de  la  nourriture  étant  employé  à nourrir  le  fœtus  et 
ensuite  à allaiter  le  faon,  il  n’y  a jamais  rien  de  surabondant.  Et  l’exception 
que  peut  faire  ici  la  femelle  du  renne,  qui  porte  un  bois  comme  le  mâle, 
est  plus  favorable  que  contraire  à cette  explication;  car  de  tous  les  animaux 
qui  portent  un  bois,  le  renne  est  celui  qui,  proportionnellement  à sa  taille, 
l’a  d’un  plus  gros  et  d’un  plus  grand  volume,  puisqu’il  s’étend  en  avant  et 
en  arrière,  souvent  tout  le  long  de  son  corps  : c’est  aussi  de  tous  celui  qui 
se  charge  le  plus  abondamment a de  venaison;  et  d’ailleurs  le  bois  que 
portent  les  femelles  est  fort  petit  en  comparaison  de  celui  des  mâles.  Cet 
exemple  prouve  donc  seulement  que,  quand  la  surabondance  est  si  grande 
qu’elle  ne  peut  être  épuisée  dans  la  gestation  par  l’accroissement  du  fœtus, 
elle  se  répand  au  dehors  et  forme  dans  la  femelle , comme  dans  le  mâle, 
une  production  semblable,  un  bois  qui  est  d’un  plus  petit  volume,  parce  que 
cette  surabondance  est  aussi  en  moindre  quantité. 

Ce  que  je  dis  ici  de  la  nourriture  ne  doit  pas  s’entendre  de  la  masse  ni 
du  volume  des  aliments,  mais  uniquement  de  la  quantité  des  molécules 
organiques  que  contiennent  ces  aliments  : c’est  cette  seule  matière  qui  est 
vivante,  active  et  productrice;  le  reste  n’est  qu’un  marc,  qui  peut  être  plus 
ou  moins  abondant  sans  rien  changer  à l’animal.  Et  comme  le  lichen,  qui 
est  la  nourriture  ordinaire  du  renne,  est  un  aliment  plus  substantiel  que 
les  feuilles,  les  écorces  ou  les  boutons  des  arbres  dont  le  cerf  se  nourrit,  il 
n’est  pas  étonnant  qu’il  y ait  plus  de  surabondance  de  cette  nourriture  orga- 

a.  Le  rangier  ( c’est  le  renne ) , est  une  bète  semblable  au  cerf,  et  a sa  tète  diverse,  plus  grande 
et  chevillée  ; il  porte  bien  quatre-vingts  cors , aucune  fois  moins , sa  tète  lui  couvre  le  corps  ; il  a 
plus  grande  venaison  que  n’a  un  cerf  en  sa  saison.  Voyez  la  Chasse  du  roi  Phœbus,  imprimée  à la 
suite  de  la  Vénerie  de  du  Fouilloux.  Rouen , 1650 , p.  97. 


520 


LE  CERF. 


nique,  et  par  conséquent  plus  de  bois  et  plus  de  venaison  dans  le  renne  que 
dans  le  cerf.  Cependant  il  faut  convenir  que  la  matière  organique,  qui  forme 
le  bois  dans  ces  espèces  d’animaux , n’est  pas  parfaitement  dépouillée  des 
parties  brutes  auxquelles  elle  était  jointe,  et  qu’elle  conserve  encore,  après 
avoir  passé  par  le  corps  de  l’animal , des  caractères  de  son  premier  état 
dans  le  végétal.  Le  bois  du  cerf  pousse,  croît  et  se  compose  comme  le  bois 
d’un  arbre  : sa  substance  est  peut-être  moins  osseuse  que  ligneuse  1 ; c’est, 
pour  ainsi  dire,  un  végétal  greffé  sur  un  animal,  et  qui  participe  de  la 
nature  des  deux,  et  forme  une  de  ces  nuances  auxquelles  la  nature  aboutit 
toujours  dans  les  extrêmes,  et  dont  elle  se  sert  pour  rapprocher  les  choses 
les  plus  éloignées. 

Dans  l’animal,  comme  nous  l’avons  dit °,  les  os  croissent  par  leurs  deux 
extrémités  à la  fois;  le  point  d’appui  contre  lequel  s’exerce  la  puissance  de 
leur  extension  en  longueur  est  dans  le  milieu  de  la  longueur  de  l’os  : cette 
partie  du  milieu  est  aussi  la  première  formée,  la  première  ossifiée,  et  le3 
deux  extrémités  vont  toujours  en  s’éloignant  de  la  partie  du  milieu,  et 
restent  molles  jusqu’à  ce  que  l’os  ait  pris  son  entier  accroissement  dans 
cette  dimension.  Dans  le  végétal,  au  contraire,  le  bois  ne  croît  que  par  une 
seule  de  ses  extrémités;  le  bouton  qui  se  développe  et  qui  doit  former  la 
branche  est  attaché  au  vieux  bois  par  l’extrémité  inférieure,  et  c’est  sur  ce 
point  d’appui  que  s’exerce  la  puissance  de  son  extension  en  longueur.  Cette 
différence  si  marquée  entre  la  végétation  des  os  des  animaux  et  des  parties 
solides  des  végétaux  ne  se  trouve  point  dans  le  bois  qui  croît  sur  la  tête 
des  cerfs;  au  contraire,  rien  n’est  plus  semblable  à l’accroissement  du  bois 
d’un  arbre  : le  bois  du  cerf  ne  s’étend  que  par  l’une  de  ses  extrémités, 
l’autre  lui  sert  de  point  d’appui  ; il  est  d’abord  tendre  comme  l’herbe , et 
se  durcit  ensuite  comme  le  bois;  la  peau  qui  s’étend  et  qui  croît  avec  lai 
est  son  écorce,  et  il  s’en  dépouille  lorsqu’il  a pris  son  entier  accroissement; 
tant  qu’il  croît,  l’extrémité  supérieure  demeure  toujours  molle  ; il  se  divise 
aussi  en  plusieurs  rameaux;  le  merrain  est  l’arbre,  les  andouillers  en  sont 
les  branches;  en  un  mot,  tout  est  semblable,  tout  est  conforme  dans  le 
développement  et  dans  l’accroissement  de  l’un  et  de  l’autre;  et  dès  lors  les 
molécules  organiques  qui  constituent  la  substance  vivante  du  bois  de  cerf 
retiennent  encore  l’empreinte  du  végétal,  parce  qu’elles  s’arrangent  de  la 
même  façon  que  dans  les  végétaux.  La  matière  domine  donc  ici  sur  la 
forme  : le  cerf,  qui  n’habite  que  dans  les  bois  et  qui  ne  se  nourrit  que 
des  rejetons  des  arbres,  prend  une  si  forte  teinture  de  bois,  qu’il  produit 
lui-même  une  espèce  de  bois  2 qui  conserve  assez  les  caractères  de  son 
origine  pour  qu’on  ne  puisse  s’y  méprendre;  et  cet  effet,  quoique  très- 

os.  Voyez  l’article  de  la  Vieillesse  et  de  la  Mort , p.  68. 

1.  Le  bois , la  corne  du  cerf  n’a  rien  de  ligneux.  Cette  corne  est  un  os. 

2.  Voyez  la  note  précédente. 


LE  CERF. 


521 


singulier,  n’est  cependant  pas  unique;  il  dépend  d’une  cause  générale  que 
j’ai  déjà  eu  occasion  d’indiquer  plus  d’une  fois  dans  cet  ouvrage. 

Ce  qu’il  y a de  plus  constant,  de  plus  inaltérable  dans  la  nature,  c’est 
l’empreinte  ou  le  moule  de  chaque  espèce,  tant  dans  les  animaux  que  dans 
les  végétaux;  ce  qu’il  y a de  plus  variable  et  de  plus  corruptible,  c’est  la 
substance  qui  les  compose  *.  La  matière,  en  général,  paraît  être  indifférente 
à recevoir  telle  ou  telle  forme,  et  capable  de  porter  toutes  les  empreintes 
possibles  : les  molécules  organiques,  c’est-à-dire  les  parties  vivantes  de 
cette  matière,  passent  des  végétaux  aux  animaux,  sans  destruction,  sans 
altération,  et  forment  également  la  substance  vivante  de  l’herbe,  du  bois, 
de  la  chair  et  des  os.  Il  paraît  donc,  à cette  première  vue,  que  la  matière 
ne  peut  jamais  dominer  sur  la  forme,  et  que,  quelque  espèce  de  nourriture 
que  prenne  un  animal,  pourvu  qu’il  puisse  en  tirer  les  molécules  orga- 
niques qu’elle  contient,  et  se  les  assimiler  par  la  nutrition,  cette  nourri- 
ture ne  pourra  rien  changer  à sa  forme,  et  n’aura  d’autre  effet  que  d’en- 
tretenir ou  faire  croître  son  corps,  en  se  modelant  sur  toutes  les  parties  du 
moule  intérieur,  et  en  les  pénétrant  intimement  : ce  qui  le  prouve,  c’est 
qu’en  général  les  animaux  qui  ne  vivent  que  d’herbe,  qui  paraît  être  une 
substance  très-différente  de  celle  de  leur  corps,  tirent  de  cette  herbe  de 
quoi  faire  de  la  chair  et  du  sang;  que  même  ils  se  nourrissent,  croissent 
et  grossissent  autant  et  plus  que  les  animaux  qui  ne  vivent  que  de  chair. 
Cependant,  en  observant  la  nature  plus  particulièrement,  on  s’apercevra 
que  quelquefois  ces  molécules  organiques  ne  s’assimilent  pas  parfaitement 
au  moule  intérieur,  et  que  souvent  la  matière  ne  laisse  pas  d’influer  sur 
la  forme  d’une  manière  assez  sensible  : la  grandeur,  par  exemple,  qui  est 
un  des  attributs  de  la  forme,  varie  dans  chaque  espèce  suivant  les  différents 
climats  ; la  qualité,  la  quantité  de  la  chair,  qui  sont  d’autres  attributs  de 
la  forme,  varient  suivant  les  différentes  nourritures.  Cette  matière  orga- 
nique que  l’animal  assimile  à son  corps  par  la  nutrition  n’est  donc  pas 
absolument  indifférente  à recevoir  telle  ou  telle  modification  ; elle  n’est 
pas  absolument  dépouillée  de  la  forme  quelle  avait  auparavant,  et  elle 
retient  quelques  caractères  de  l’empreinte  de  son  premier  état  ; elle  agit 
donc  elle-même  par  sa  propre  forme  sur  celle  du  corps  organisé  qu’elle 
nourrit;  et  quoique  cette  action  soit  presque  insensible,  que  même  cette 
puissance  d’agir  soit  infiniment  petite  en  comparaison  de  la  force  qui  con- 
traint cette  matière  nutritive  à s’assimiler  au  moule  qui  la  reçoit,  il  doit  en 
résulter  avec  le  temps  des  effets  très-sensibles.  Le  cerf,  qui  n’habite  que  les 

1.  Idée  très-belle  et  très-vraie.  Ce  qu’il  y a de  permanent  dans  les  êtres  vivants,  c’est  la 
forme  ; ce  qu’il  y a de  variable  et  de  corruptible , c’est  la  matière.  J’ai  prouvé , par  mes  expé- 
riences sur  le  développement  des  os , que  toute  la  matière  de  l’os  change  et  se  renouvelle 
pendant  qu’il  s’accroît.  (Voyez  mon  ouvrage  intitulé  : Théorie  expérimentale  de  la  formation 
des  os. ) 


LE  CERF. 


5231 

forêts,  et  qui  ne  vit,  pour  ainsi  dire,  que  de  bois,  porte  une  espèce  de  bois 
qui  n’est  qu’un  résidu  de  cette  nourriture  ; le  castor,  qui  habite  les  eaux 
et  qui  se  nourrit  de  poisson,  porte  une  queue  couverte  d’écailles  ; la  chair 
de  la  loutre  et  de  la  plupart  des  oiseaux  de  rivière- est  un  aliment  de  carême, 
une  espèce  de  chair  de  poisson.  L’on  peut  donc  présumer  que  des  animaux 
auxquels  on  ne  donnerait  jamais  que  la  même  espèce  de  nourriture  pren- 
draient en  assez  peu  de  temps  une  teinture  des  qualités  de  cette  nourriture, 
et  que,  quelque  forte  que  soit  l’empreinte  de  la  nature,  si  l’on  continuait 
toujours  à ne  leur  donner  que  le  même  aliment,  il  en  résulterait  avec  le 
temps  une  espèce  de  transformation  par  une  assimilation  toute  contraire  à 
la  première  : ce  ne  serait  plus  la  nourriture  qui  s’assimilerait  en  entier  à la 
forme  de  l’animal,  mais  l’animal  qui  s’assimilerait  en  partie  à la  forme 
de  la  nourriture,  comme  on  le  voit  dans  le  bois  du  cerf  et  dans  la  queue 
du  castor. 

Le  bois,  dans  le  cerf,  n’est  donc  qu’une  partie  accessoire,  et,  pour  ainsi 
dire,  étrangère  à son  corps,  une  production  qui  n’est  regardée  comme  partie 
animale  que  parce  qu’elle  croît  sur  un  animal , mais  qui  est  vraiment  végé- 
tale, puisqu’elle  retient  les  caractères  du  végétal  dont  elle  tire  sa  première 
origine,  et  que  ce  bois  ressemble  au  bois  des  arbres  par  la  manière  dont 
il  croit,  dont  il  se  développe,  se  ramifie,  se  durcit,  se  sèche  et  se  sépare; 
car  il  tombe  de  lui-même  après  avoir  pris  son  entière  solidité,  et  dès  qu’il 
cesse  de  tirer  de  la  nourriture,  comme  un  fruit  dont  le  pédicule  se  détache 
de  la  branche  dans  le  temps  de  sa  maturité  : le  nom  même  qu’on  lui  a 
donné  dans  notre  langue  prouve  bien  qu’on  a regardé  cette  production 
comme  un  bois,  et  non  pas  comme  une  corne,  un  os,  une  défense,  une 
dent,  etc.  Et  quoique  cela  me  paraisse  suffisamment  indiqué  et  même  prouvé 
par  tout  ce  que  je  viens  de  dire,  je  ne  dois  pas  oublier  un  fait  cité  par  les 
anciens.  Aristote®,  Théophraste6,  Pline  c,  disent1  tous  que  l’on  a vu  du 
lierre  s’attacher,  pousser  et  croître  sur  le  bois  des  cerfs  lorsqu’il  est  encore 
tendre  : si  ce  fait  est  vrai,  et  il  serait  facile  de  s’en  assurer  par  l’expérience, 
il  prouverait  encore  mieux  l’analogie  intime  de  ce  bois  avec  le  bois  des 
arbres. 

Non-seulement  les  cornes  et  les  défenses  des  autres  animaux  sont  d’une 
substance  très-différente  de  celle  du  bois  du  cerf,  mais  leur  développement, 
leur  texture,  leur  accroissement,  et  leur  forme  tant  extérieure  qu’intérieure, 
n’ont  rien  de  semblable  ni  même  d’analogue  au  bois.  Ces  parties,  comme 

a.  « Captas  jam  cervus  est,  hederam  suis  enatam  cornibus  gerens  viridem,  quæ  cornu  adhuc 
« tenello  forte  inserta , quasi  ligno  viridi  coaluerit.  » Arist.  Hist.  animal. , 1. , ix , c.  v. 

b.  « Iledera  in  multis  creatur,  et,  quod  mirabilius,  visa  est  in  cornibus  cervi  etiam  aliquando. 
« Commovit  ( inquit  Jul.  Scaliger  apud  Theophrastum  ) virum  accuratum  cervi  cornibus 
« hærens  liedera  : quid  enim  eô  seminium  detalit , etc.  » Lib.  h,  de  Caus.  Plant. , cap.  xxni. 

c.  « In  mollioribus  cervorum  cornibus  liedera  coalescit,  dùm  ex  arborum  attritu  ilia  experiun- 
« tur.  » Plin.  de  Admirand.  auditionibus.  — l.  Pure  fable  que  ce  qu’ils  disent. 


LE  CERF. 


523 


les  ongles,  les  cheveux,  les  crins,  les  plumes,  les  écailles,  croissent  à la 
vérité  par  une  espèce  de  végétation,  mais  bien  différente  de  la  végétation 
du  bois.  Les  cornes  dans  les  bœufs,  les  chèvres,  les  gazelles,  etc.,  sont 
creuses  en  dedans,  au  lieu  que  le  bois  du  cerf  est  solide  dans  toute  son 
épaisseur  : la  substance  de  ces  cornes  est  la  même  que  celle  des  ongles, 
des  ergots,  des  écailles;  celle  du  bois  de  cerf,  au  contraire,  ressemble  plus 
au  bois  qu’à  toute  autre  substance.  Toutes  ces  cornes  creuses  1 sont  revêtues 
en  dedans  d’un  périoste,  et  contiennent  dans  leur  cavité  un  os 2 qui  les  sou- 
tient et  leur  sert  de  noyau  ; elles  ne  tombent  jamais,  et  elles  croissent  pen- 
dant toute  la  vie  de  l’animal , en  sorte  qu’on  peut  juger  son  âge  par  les 
nœuds  ou  cercles  annuels  de  ses  cornes.  Au  lieu  de  croître,  comme  le  bois 
du  cerf,  par  leur  extrémité  supérieure,  elles  croissent  au  contraire  comme 
les  ongles,  les  plumes,  les  cheveux,  par  leur  extrémité  inférieure.  Il  en  est 
de  même  des  défenses  de  l’éléphant,  de  la  vache  marine,  du  sanglier  et  de 
tous  les  autres  animaux,  elles  sont  creuses  en  dedans,  et  elles  ne  croissent 
que  par  leur  extrémité  inférieure;  ainsi  les  cornes  et  les  défenses  n’ont 
pas  plus  de  rapport  que  les  ongles,  le  poil  ou  les  plumes,  avec  le  bois 
du  cerf. 

Toutes  les  végétations  peuvent  donc  se  réduire  à trois  espèces  : la  pre- 
mière , où  l’accroissement  se  fait  par  l’extrémité  supérieure , comme  dans 
les  herbes,  les  plantes , les  arbres,  le  bois  du  cerf,  et  tous  les  autres  végé- 
taux; la  seconde,  où  l’accroissement  se  fait,  au  contraire,  par  l’extrémité 
inférieure,  comme  dans  les  cornes,  les  ongles,  les  ergots,  le  poil,  les  che- 
veux, les  plumes,  les  écailles,  les  défenses,  les  dents  3,  et  les  autres  parties 
extérieures  du  corps  des  animaux;  la  troisième  est  celle  où  l’accroissement 
se  fait  à la  fois  par  les  deux  extrémités,  comme  dans  les  os,  les  cartilages, 
les  muscles,  les  tendons  et  les  autres  parties  intérieures  du  corps  des  ani- 
maux : toutes  trois  n’ont  pour  cause  matérielle  que  la  surabondance  de  la 
nourriture  organique,  et  pour  effet  que  l’assimilation  de  cette  nourriture 
au  moule  qui  la  reçoit.  Ainsi  l’animal  croît  plus  ou  moins  vite  à proportion 
de  la  quantité  de  cette  nourriture,  et  lorsqu’il  a pris  la  plus  grande  partie 


1.  Cornes  creuses.  On  nomme  également  corne  , et  la  proéminence  osseuse , l’os , qui  con- 
stitue le  noyau  de  toutes  les  cornes,  et  l’étui  épidermique , l'étui  corné , qui,  dans  certaines 
cornes  (celles  des  bœufs,  celles  des  chèvres,  etc.),  enveloppe  le  noyau,  l’os.  Cet  étui  est  la 
corne  creuse. 

2.  L’os  est  la  partie  commune  de  toutes  les  cornes,  ainsi  que  je  viens  de  le  dire.  Il  se  retrouve, 
tant  dans  les  animaux  à bois  ou  cornes  tombantes  (les  cerfs , les  daims  , les  chevreuils , etc.), 
que  dans  les  animaux  à cornes  creuses  ou  persistantes  (les  bœufs,  les  chèvres,  les  anti- 
lopes, etc.)  : la  seule  différence  est  que,  dans  les  premiers,  l’os  est  revêtu  de  peau,  tandis 
que,  dans  les  seconds,  il  est  revêtu  d 'épiderme,  d’ongle,  en  un  mot,  de  cette  substance  élas- 
tique, qu’on  nomme  aussi  corne. 

3.  Ici  Buffon  mêle  et  confond  tout.  Les  défenses  de  l’éléphant  sont  des  dents  ; toutes  les 
dents  sont  des  os;  les  cornes  creuses,  les  ongles,  les  poils , etc.,  sont  de  nature  épidermique  ■ 
dans  la  corne  creuse  il  y a la  corne  solide,  qui  est  un  os;  le  bois  du  cerf  est  un  os,  etc. 


LE  CERF. 


524 

de  son  accroissement  elle  se  détermine  vers  les  réservoirs  séminaux,  et 
cherche  à se  répandre  au  dehors  et  à produire,  au  moyen  de  la  copulation, 
d’autres  êtres  organisés.  La  différence  qui  se  trouve  entre  les  animaux  qui, 
comme  le  cerf,  ont  un  temps  marqué  pour  le  rut,  et  les  autres  animaux 
qui  peuvent  engendrer  en  tout  temps,  ne  vient  encore  que  de  la  manière 
dont  ils  se  nourrissent.  L’homme  et  les  animaux  domestiques,  qui  tous  les 
jours  prennent  à peu  près  une  égale  quantité  de  nourriture,  souvent  même 
trop  abondante,  peuvent  engendrer  en  tout  temps  : le  cerf,  au  contraire, 
et  la  plupart  des  autres  animaux  sauvages,  qui  souffrent  pendant  l’hiver  une 
grande  disette,  n’ont  rien  alors  de  surabondant  *,  et  ne  sont  en  état  d’en- 
gendrer qu’après  s’être  refaits  pendant  l’été  ; et  c’est  aussi  immédiatement 
après  cette  saison  que  commence  le  rut,  pendant  lequel  le  cerf  s’épuise  si 
fort  qu’il  reste  pendant  tout  l’hiver  dans  un  état  de  langueur  ; sa  chair  est 
même  alors  si  dénuée  de  bonne  substance,  et  son  sang  est  si  fort  appauvri, 
qu’il  s’engendre  des  vers  2 sous  sa  peau,  lesquels  augmentent  encore  sa 
misère,  et  ne  tombent  qu’au  printemps  lorsqu’il  a repris,  pour  ainsi  dire, 
une  nouvelle  vie  par  la  nourriture  active  que  lui  fournissent  les  produc- 
tions nouvelles  de  la  terre. 

Toute  sa  vie  se  passe  donc  dans  des  alternatives  de  plénitude  et  d’inani- 
tion, d’embonpoint  et  de  maigreur,  de  santé,  pour  ainsi  dire,  et  de  maladie, 
sans  que  ces  oppositions  si  marquées,  et  cet  état  toujours  excessif,  altèrent  sa 
constitution  : il  vit  aussi  longtemps  que  les  autres  animaux  qui  ne  sont  pas 
sujets  à ces  vicissitudes.  Comme  il  est  cinq  ou  six  ans  à croître,  il  vit  aussi 
sept  fois  cinq  ou  six  ans,  c’est-à-dire  trente-cinq  ou  quarante  ans 3 “..Ce  que 
l’on  a débité  sur  la  longue  vie  des  cerfs  n’est  appuyé  sur  aucun  fondement; 
ce  n’est  qu’un  préjugé  populaire  qui  régnait  dès  le  temps  d’Aristote,  et  ce 
philosophe  dit,  avec  raison  b,  que  cela  ne  lui  paraît  pas  vraisemblable, 
attendu  que  le  temps  de  la  gestation  et  celui  de  l’accroissement  du  jeune 
cerf  n’indiquent  rien  moins  qu’une  très-longue  vie.  Cependant,  malgré 
cette  autorité , qui  seule  aurait  dû  suffire  pour  détruire  ce  préjugé,  il  s’est 
renouvelé  dans  des  siècles  d’ignorance  par  une  histoire  ou  une  fable  que 
l’on  a faite  d’un  cerf  qui  fut  pris  par  Charles  VI  dans  la  forêt  de  Senlis,  et 
qui  portait  un  collier  sur  lequel  était  écrit , Cœsar  hoc  me  donavit;  et  l’on 

a.  Pour  moi,  sans  entrer  dans  aucune  discussion  à ce  sujet,  mon  sentiment  est  que  les  cerfs 
ne  peuvent  vivre  plus  de  quarante  ans.  Nouveau  traité  de  la  Vénerie  , p.  141. 

b.  « Vitâ  esse  perquam  longâ  hoc  animal  fertur,  sed  nihil  certi  ex  iis  quæ  narrantur  videmus  ; 
« nec  gestatio  aut  incrémental  hinnulli  ita  evenit  quasi  vita  esset  prælonga.  » Arist.  Iiist. 
animal. , lib.  vi , c.  xxix. 

1.  Le  plus  ou  moins  de  surabondance  de  nourriture  n’est  ici  qu’une  cause  très-secondaire: 
le  temps  du  rut , la  durée  de  la  gestation  , le  terme  de  Y accroissement , celui  de  la  vie , etc. , 
sont  toutes  choses  déterminées  et  réglées,  dans  chaque  espèce,  par  des  lois  primitives  et  con- 
stitutives. 

2.  Larves  d’une  espèce  d’œstre. 

3 Voyez  la  note  de  la  page  77. 


LE  CERF. 


525 


a mieux  aimé  supposer  mille  ans  de  vie  à cet  animal  et  faire  donner  ce  col- 
lier par  un  empereur  romain,  que  de  convenir  que  ce  cerf  pouvait  venir 
d’Allemagne,  où  les  empereurs  ont  dans  tous  les  temps  pris  le  nom  de 
César. 

La  tête  des  cerfs  va  tous  les  ans  en  augmentant  en  grosseur  et  en  hau- 
teur, depuis  la  seconde  année  de  leur  vie  jusqu’à  la  huitième;  elle  se  sou- 
tient toujours  belle  et  à peu  près  la  même  pendant  toute  la  vigueur  de 
l’âge;  mais,  lorsqu’ils  deviennent  vieux,  leur  tête  décline  aussi.  On  peut 
voir,  dans  la  description  du  cerf  *,  celle  de  sa  tête  dans  les  différents  âges. 
Il  est  rare  que  nos  cerfs  portent  plus  de  vingt  ou  vingt-deux  andouillers, 
lors  même  que  leur  tête  est  le  plus  belle  ; et  ce  nombre  n’est  rien  moins 
que  constant;  car  il  arrive  souvent  que  le  même  cerf  aura  dans  une  année 
un  certain  nombre  d’andouillers,  et  que  l’année  suivante  il  en  aura  plus 
ou  moins,  selon  qu’il  aura  eu  plus  ou  moins  de  nourriture  et  de  repos;  et 
de  même  que  la  grandeur  de  la  tète  ou  du  bois  du  cerf  dépend  de  la  quan- 
tité de  la  nourriture , la  qualité  de  ce  même  bois  dépend  aussi  de  la  diffé- 
rente qualité  des  nourritures;  il  est,  comme  le  bois  des  forêts,  grand, 
tendre  et  assez  léger  dans  les  pays  humides  et  fertiles;  il  est,  au  contraire, 
court,  dur  et  pesant  dans  les  pays  secs  et  stériles. 

Il  en  est  de  même  encore  de  la  grandeur  et  de  la  taille  de  ces  animaux; 
elle  est  fort  différente  selon  les  lieux  qu’ils  habitent  : les  cerfs  de  plaines, 
de  vallées  ou  de  collines  abondantes  en  grains,  ont  le  corps  beaucoup  plus 
grand  et  les  jambes  plus  hautes  que  les  cerfs  des  montagnes  sèches,  arides 
et  pierreuses;  ceux-ci  ont  le  corps  bas,  court  et  trapu;  ils  ne  peuvent  courir 
aussi  vite,  mais  ils  vont  plus  longtemps  que  les  premiers;  ils  sont  plus 
méchants,  ils  ont  le  poil  plus  long  sur  le  massacre;  leur  tête  est  ordinai- 
rement basse  et  noire,  à peu  près  comme  un  arbre  rabougri,  dont  l’écorce 
est  rembrunie , au  lieu  que  la  tête  des  cerfs  de  plaines  est  haute  et  d’une 
couleur  claire  et  rougeâtre  comme  le  bois  et  l’écorce  des  arbres  qui  crois- 
sent en  bon  terrain.  Ces  petits  cerfs  trapus  n’habitent  guère  les  futaies,  et 
se  tiennent  presque  toujours  dans  les  taillis,  où  ils  peuvent  se  soustraire 
plus  aisément  à la  poursuite  des  chiens  : leur  venaison  est  plus  fine  et  leur 
chair  est  de  meilleur  goût  que  celle  des  cerfs  de  plaine.  Le  cerf  de  Corse 
paraît  être  le  plus  petit  de  tous  ces  cerfs  de  montagne;  il  n’a  guère  que  la 
moitié  de  la  hauteur  des  cerfs  ordinaires  ; c’est,  pour  ainsi  dire,  un  basset 
parmi  les  cerfs;  il  a le  pelage  a brun,  le  corps  trapu,  les  jambes  courtes.  Et 
ce  qui  m’a  convaincu  que  la  grandeur  et  la  taille  des  cerfs , en  général, 
dépendait  absolument  de  la  quantité  et  de  la  qualité  de  la  nourriture,  c’est 
qu’en  ayant  fait  élever  un  chez  moi  et  l’ayant  nourri  largement  pendant 
quatre  ans,  il  était  à cet  âge  beaucoup  plus  haut,  plus  gros,  plus  étoffé  que 

a.  Pelage , c’est  la  couleur  du  poil  du  cerf,  du  daim , du  chevreuil. 

1.  Par  Daubenton. 


526 


LE  CERF. 


les  plus  vieux  cerfs  de  mes  bois , qui  cependant  sont  de  la  belle  taille. 

Le  pelage  le  plus  ordinaire  pour  le  cerf  est  le  fauve  ; cependant  il  se 
trouve,  même  en  assez  grand  nombre,  des  cerfs  bruns,  et  d’autres  qui  sont 
roux  : les  cerfs  blancs  sont  bien  plus  rares,  et  semblent  être  des  cerfs 
devenus  domestiques,  mais  très-anciennement,  car  Aristote  et  Pline  par- 
lent des  cerfs  blancs,  et  il  paraît  qu’ils  n’étaient  pas  alors  plus  communs 
qu’ils  ne  le  sont  aujourd’hui.  La  couleur  du  bois,  comme  la  couleur  du 
poil,  semble  dépendre  en  particulier  de  l’age  et  de  la  nature  de  l’animal, 
et , en  général,  de  l’impression  de  l’air  : les  jeunes  cerfs  ont  le  bois  plus 
blanchâtre  et  moins  teint  que  les  vieux.  Les  cerfs , dont  le  pelage  est  d'un 
fauve  clair  et  délayé,  ont  souvent  la  tête  pâle  et  mal  teinte;  ceux  qui  sont 
d’un  fauve  vif  l’ont  ordinairement  rouge;  et  les  bruns,  surtout  ceux  qui 
ont  du  poil  noir  sur  le  cou , ont  aussi  la  tête  noire.  Il  est  vrai  qu’à  l’inté- 
rieur le  bois  de  tous  les  cerfs  est  à peu  près  également  blanc;  mais  ces  bois 
diffèrent  beaucoup  les  uns  des  autres  en  solidité  , et  par  leur  texture  plus 
ou  mois  serrée  ; il  y en  a qui  sont  fort  spongieux,  et  où  même  il  se  trouve 
des  cavités  assez  grandes  ; cette  différence  dans  la  texture  suffit  pour  qu’ils 
puissent  se  colorer  différemment,  et  il  n’est  pas  nécessaire  d’avoir  recours 
à la  sève  des  arbres  pour  produire  cet  effet , puisque  nous  voyons  tous  les 
jours  l’ivoire  le  plus  blanc  jaunir  ou  brunir  à l’air,  quoiqu’il  soit  d’une 
matière  bien  plus  compacte  et  moins  poreuse  que  celle  du  bois  du  cerf. 

Le  cerf  paraît  avoir  l’œil  bon,  l’odorat  exquis  et  l’oreille  excellente.  Lors- 
qu’il veut  écouter,  il  lève  la  tête,  dresse  les  oreilles,  et  alors  il  entend  de 
fort  loin;  lorsqu’il  sort  dans  un  petit  taillis  ou  dans  quelque  autre  endroit 
à demi  découvert,  il  s’arrête  pour  regarder  de  tous  côtés,  et  cherche  ensuite 
le  dessous  du  vent  pour  sentir  s’il  n’y  a pas  quelqu’un  qui  puisse  l’inquié- 
ter. Il  est  d’un  naturel  assez  simple,  et  cependant  il  est  curieux  et  rusé  : 
lorsqu’on  le  siffle  ou  qu’on  l’appelle  de  loin,  il  s’arrête  tout  court  et  regarde 
fixement  et  avec  une  espèce  d’admiration  les  voitures,  le  bétail,  les  hommes; 
et,  s’ils  n’ont  ni  armes,  ni  chiens,  il  continue  à marcher  d’assurance a et 
passe  son  chemin  fièrement  et  sans  fuir  : il  paraît  aussi  écouter  avec  autant 
de  tranquillité  que  de  plaisir  le  chalumeau  ou  le  flageolet  des  bergers,  et 
les  veneurs  se  servent  quelquefois  de  cet  artifice  pour  le  rassurer.  En  géné- 
ral, il  craint  beaucoup  moins  l’homme  que  les  chiens,  et  ne  prend  de  la 
défiance  et  de  la  ruse  qu’à  mesure  et  qu’autant  qu’il  aura  été  inquiété  : il 
mange  lentement,  il  choisit  sa  nourriture;  et,  lorsqu’il  a viande,  il  cherche 
à se  reposer  pour  ruminer  à loisir , mais  il  paraît  que  la  rumination  ne  se 
fait  pas  avec  autant  de  facilité  que  dans  le  bœuf;  ce  n’est,  pour  ainsi  dire, 
que  par  secousses  que  le  cerf  peut  faire  remonter  l’herbe  contenue  dans  son 
premier  estomac.  Cela  vient  de  la  longueur  et  de  la  direction  du  chemin 

a.  Marcher  d’assurance,  aller  d' assurance  , c’est  lorsque  le  cerf  va  d’un  pas  réglé  et  tran- 
quille. 


LE  CERF. 


527 

qu’il  faut  que  l’aliment  parcoure  : le  bœuf  a le  cou  court  et  droit , le  cerf 
l’a  long  et  arqué  ; il  faut  donc  beaucoup  plus  d’effort  pour  faire  remonter 
l’aliment,  et  cet  effort  se  fait  par  une  espèce  de  hoquet  dont  le  mouvement 
se  marque  au  dehors  et  dure  pendant  tout  le  temps  de  la  rumination.  Il  a 
la  voix  d’autant  plus  forte,  plus  grosse  et  plus  tremblante  qu’il  est  plus  âgé  ; 
la  biche  a la  voix  plus  faible  et  plus  courte,  elle  ne  rait  pas  d’amour  mais 
de  crainte  : le  cerf  rait  d’une  manière  effroyable  dans  le  temps  du  rut;  il 
est  alors  si  transporté  qu’il  ne  s’inquiète  ni  ne  s’effraie  de  rien;  on  peut 
donc  le  surprendre  aisément,  et,  comme  il  est  surchargé  de  venaison,  il  ne 
tient  pas  longtemps  devant  les  chiens  ; mais  il  est  dangereux  aux  abois,  et 
il  se  jette  sur  eux  avec  une  espèce  de  fureur.  Il  ne  boit  guère  en  hiver,  et 
encore  moins  au  printemps;  l’herbe  tendre  et  chargée  de  rosée  lui  suffit; 
mais  dans  les  chaleurs  et  les  sécheresses  de  l’été  il  va  boire  aux  ruisseaux, 
aux  mares , aux  fontaines , et  dans  le  temps  du  rut  il  est  si  fort  échauffé 
qu’il  cherche  l’eau  partout,  non-seulement  pour  apaiser  sa  soif  brûlante, 
mais  pour  se  baigner  et  se  rafraîchir  le  corps.  Il  nage  parfaitement  bien, 
et  plus  légèrement  alors  que  dans  tout  autre  temps,  à cause  de  la  venaison 
dont  le  volume  est  plus  léger  qu’un  pareil  volume  d’eau  : on  en  a vu  tra- 
verser de  très-grandes  rivières;  on  prétend  même  qu’attirés  par  l’odeur  des 
biches,  les  cerfs  se  jettent  à la  mer  dans  le  temps  du  rut  et  passent  d’une 
île  à une  autre  à des  distances  de  plusieurs  lieues;  ils  sautent  encore  plus 
légèrement  qu’ils  ne  nagent,  car,  lorsqu’ils  sont  poursuivis,  ils  franchissent 
aisément  une  haie  et  même  un  palis  d’une  toise  de  hauteur.  Leur  nour- 
riture est  différente  suivant  les  différentes  saisons;  en  automne,  après  le 
rut,  ils  cherchent  les  boutons  des  arbustes  verts,  les  fleurs  de  bruyères, 
les  feuilles  de  ronces,  etc.  ; en  hiver,  lorsqu’il  neige,  ils  pèlent  les  arbres  et 
se  nourrisent  d’écorces,  de  mousse,  etc.  ; et,  lorsqu’il  fait  un  temps  doux,  ils 
vont  viander  dans  les  blés;  au  commencement  du  printemps,  ils  cherchent 
les  chatons  des  trembles , des  marsaules , des  coudriers , les  fleurs  et  les 
boutons  du  cornouiller,  etc.  ; en  été,  ils  ont  de  quoi  choisir,  mais  ils  préfè- 
rent les  seigles  à tous  les  autres  grains,  et  la  bourgène  à tous  les  autres 
bois.  La  chair  du  faon  est  bonne  à manger,  celle  de  la  biche  et  du  daguet 
n’est  pas  absolument  mauvaise,  mais  celle  des  cerfs  a toujours  un  goût 
désagréable  et  fort  : ce  que  cet  animal  fournit  de  plus  utile,  c’est  son  bois 
et  sa  peau;  on  la  prépare,  et  elle  fait  un  cuir  souple  et  très-durable  ; le 
bois  s’emploie  par  les  couteliers,  les  fourbisseurs,  etc.;  et  l’on  en  tire,  par 
la  chimie,  des  esprits  alcali-volatils,  dont  la  médecine  fait  un  fréquent 
usage. 


528 


LE  DAIM. 


LE  DAIM  *. 

Aucune  espèce  n’est  plus  voisine  d’une  autre  que  l’espèce  du  daim  l’est 
de  celle  du  cerf1  ; cependant  ces  animaux,  qui  se  ressemblent  à tant  d’é- 
gards, ne  vont  point  ensemble,  se  fuient,  ne  se  mêlent  jamais2,  et  ne  forment 
par  conséquent  aucune  race  intermédiaire  : il  est  même  rare  de  trouver 
des  daims  dans  les  pays  qui  sont  peuplés  de  beaucoup  de  cerfs , à moins 
qu’on  ne  les  y ait  apportés  ; ils  paraissent  être  d’une  nature  moins  robuste 
et  moins  agreste  que  celle  du  cerf,  ils  sont  aussi  beaucoup  moins  communs 
dans  les  forêts;  on  les  élève  dans  des  parcs  où  ils  sont,  pour  ainsi  dire  , à 
demi  domestiques.  L’Angleterre  est  le  pays  de  l’Europe  où  il  y en  a le  plus, 
et  l’on  y fait  grand  cas  de  cette  venaison;  les  chiens  la  préfèrent  aussi  à la 
chair  de  tous  les  autres  animaux,  et,  lorsqu’ils  ont  une  fois  mangé  du  daim, 
ils  ont  beaucoup  de  peine  à garder  le  change  sur  le  cerf  ou  sur  le  chevreuil  . 
Il  y a des  daims  aux  environs  de  Paris  et  dans  quelques  provinces  de  France, 
il  y en  a en  Espagne  et  en  Allemagne  ; il  y en  a aussi  en  Amérique3,  qui 
peut-être  y ont  été  transportés  d’Europe  : il  semble  que  ce  soit  un  anima! 
des  climats  tempérés , car  il  n’y  en  a point  en  Russie , et  l’on  n’en  trouve 
que  très-rarement  dans  les  forêts  a de  Suède  et  des  autres  pays  du  Nord. 

Les  cerfs  sont  bien  plus  généralement  répandus  ; il  y en  a partout  en 
Europe,  même  en  Norvège  et  dans  tout  le  Nord,  à l’exception  peut-être  de 
la  Laponie;  on  en  trouve  aussi  beaucoup  en  Asie,  surtout  en  Tartarie  6 et 
dans  les  provinces  septentrionales  de  la  Chine.  On  les  retrouve  en  Amé- 
rique4, car  ceux  du  Canada5  c ne  diffèrent  des  nôtres  que  par  la  hauteur  du 
bois , par  le  nombre  et  par  la  direction  des  andouillers  d,  qui  quelquefois 
n’est  pas  droite  en  avant  comme  dans  les  têtes  de  nos  cerfs , mais  qui  re- 

a.  Linn.  Fauna  Suecica. 

b.  Description  de  l’Inde , par  Marc  Paul,  liv.  i,  p.  38.  Lettres  édifiantes,  XXVIe  recueil, 
p.  371. 

c.  Le  cerf  du  Canada  est  absolument  le  même  qu’en  France.  Description  de  la  Nouvelle- 
France,  par  le  P.  Charlevoix , t.  III , p.  129. 

d.  Voyez,  dans  les  Mémoires  pour  servir  à l’histoire  des  animaux,  par  M.  Perrault,  la 
planche  du  cerf  de  Canada. 

* Cervus  dama  (Linn.).  — Ordre  des  Ruminants;  genre  Cerf  (Cuv.). 

1.  Les  espèces  du  genre  'Cerf  se  partagent  en  espèces  à bois  aplati,  et  en  espèces  à bois  rond. 
Le  daim  a le  bois  aplati , et  le  cerf  a le  bois  rond  : les  espèces  de  cerf  à bois  rond  ( le  cerf  du 
Canada,  le  cerf  de  Virginie,  Y axis , le  chevreuil,  etc.)  sont  donc  plus  voisines  du  cerf  pro- 
prement dit,  de  notre  cerf,  que  ne  l’est  le  daim. 

2.  Voyez  la  note  3 de  la  page  456. 

3.  Notre  daim  ne  s’est  point  trouvé  eu  Amérique.  « Cette  espèce,  qui  est  le  plalyceros  des 
« anciens,  est  devenue  commune  dans  tous  les  pays  d’Europe,  mais  elle  paraît  originaire  de 
« Barbarie.  » (Cuvier  : Règne  animal , 1. 1 , p.  262.  ) 

4.  Les  cerfs  de  l’Amérique  sont  tous  différents , comme  espèces,  de  ceux  de  l’Europe. 

5.  Le  cerf  du  Canada  est  une  espèce  particulière  et  propre  à l'Amérique. 


32 


r.  ,ù  S.-rï-, 


LE  DAIM. 


529 


tourne  en  arrière  par  une  inflexion  bien  marquée,  en  sorte  que  la  pointe 
de  chaque  andouiller  regarde  le  merrain;  et  cette  forme  de  tête  n’est  pas 
absolument  particulière  aux  cerfs  de  Canada , car  on  trouve  une  pareille 
tète  gravée  dans  la  Vénerie  de  du  Fouilloux  a,  et  le  bois  du  cerf  de  Canada 
que  nous  avons  fait  graver  a les  andouillers  droits,  ce  qui  prouve  assez 
que  ce  n’est  qu'une  variété  qui  se  rencontre  quelquefois  dans  les  cerfs 
de  tous  les  pays.  Il  en  est  de  même  de  ces  têtes  qui  ont  au-dessus  de  l’em- 
paumure  un  grand  nombre  d’andouillers  en  forme  de  couronne,  que  l’on 
ne  trouve  que  très-rarement  en  France,  et  qui  viennent,  dit  du  Fouilloux  6 , 
du  pays  des  Moscovites  et  d’Allemagne;  ce  n’est  qu’une  autre  variété  qui 
n’empêche  pas  que  ces  cerfs  ne  soient  de  la  même  espèce  que  les  nôtres. 
En  Canada,  comme  en  France,  la  plupart  des  cerfs  ont  donc  les  andouillers 
droits;  mais  leur  bois  en  général  est  plus  grand  et  plus  gros,  parce  qu’ils 
trouvent  dans  ces  pays  inhabités  plus  de  nourriture  et  de  repos  que  dans 
les  pays  peuplés  de  beaucoup  d’hommes.  Il  y a de  grands  et  de  petits  cerfs 
en  Amérique  comme  en  Europe;  mais,  quelque  répandue  que  soit  cette 
espèce,  il  semble  cependant  qu’elle  soit  bornée  aux  climats  froids  et  tem- 
pérés 1 : les  cerfs  du  Mexique  et  des  autres  parties  de  l’Amérique  méridio- 
nale , ceux  que  l’on  appelle  biches  des  bois,  et  biches  des  palétuviers  à 
Cayenne,  ceux  que  l’on  appelle  cerfs  du  Gange,  et  que  l’on  trouve  dans 
les  mémoires  dressés  par  M.  Perrault  sous  le  nom  de  biches  de  Sardaigne , 
ceux  enfin  auxquels  les  voyageurs  donnent  le  nom  de  cerfs  au  cap  de  Bonne- 
Espérance,  en  Guinée  et  dans  les  autres  pays  chauds,  ne  sont  pas  de  l’es- 
pèce de  nos  cerfs,  comme  on  le  verra  dans  l’histoire  particulière  de  chacun 
de  ces  animaux. 

Et  comme  le  daim  est  un  animal  moins  sauvage,  plus  délicat,  et,  pour 
ainsi  dire,  plus  domestique  que  le  cerf,  il  est  aussi  sujet  à un  plus  grand 
nombre  de  variétés.  Outre  les  daims  communs  et  les  daims  blancs,  l’on 
en  connaît  encore  plusieurs  autres  : les  daims  d’Espagne,  par  exemple, 
qui  sont  presque  aussi  grands  que  des  cerfs,  mais  qui  ont  le  cou  moins 
gros  et  la  couleur  plus  obscure,  avec  la  queue  noirâtre,  non  blanche 
par-dessous,  et  plus  longue  que  celle  des  daims  communs;  les  daims  de 
Virginie2,  qui  sont  presque  aussi  grands  que  ceux  d’Espagne,  et  qui  sont 
remarquables  par  la  grandeur  du  membre  génital  et  la  grosseur  des  tes- 
ticules; d’autres  qui  ont  le  front  comprimé,  aplati  entre  les  yeux,  les 
oreilles  et  la  queue  plus  longues  que  le  daim  commun , et  qui  sont  mar- 
qués d’une  tache  blanche  sur  les  ongles  des  pieds  de  derrière  ; d’autres 
qui  sont  tachés  ou  rayés  de  blanc,  de  noir  et  de  fauve-clair;  et  d’autres 

a.  Voyez  la  Vénerie  de  Jacques  du  Fouilloux , fol.  22 , verso. 

b.  Idem  , fol.  20 , verso. 

1.  Notre  cerf  est  originaire  de  l’Europe  et  de  toute  l’Asie  tempérée. 

2 L edaim,  ou,  plus  exactement,  le  cerf  de  Virginie.  (Voyez  Cuvier  : Règne  anim.,  1. 1,  p.  263. 
il.  34 


530 


LE  DAIM. 


enfin  qui  sont  entièrement  noirs  : tous  ont  le  bois  plus  veule,  plus  aplati, 
plus  étendu  en  largeur,  et  à proportion  plus  garni  d’andouillers  que 
celui  du  cerf;  il  est  aussi  plus  courbé  en  dedans,  et  il  se  termine  par  une 
large  et  longue  empaumure,  et  quelquefois,  lorsque  leur  tête  est  forte  et 
bien  nourrie,  les  plus  grands  andouillers  se  terminent  eux-mêmes  par 
une  petite  empaumure.  Le  daim  commun  a la  queue  plus  longue  que  le 
cerf,  et  le  pelage  plus  clair.  La  tête  de  tous  les  daims  mue  comme  celle 
des  cerfs , mais  elle  tombe  plus  tard;  ils  sont  à peu  près  le  même  temps 
à la  refaire  , aussi  leur  rut  arrive  quinze  jours  ou  trois  semaines  après 
celui  du  cerf  : les  daims  raient  alors  assez  fréquemment , mais  d’une  voix 
basse  et  comme  entrecoupée  ; ils  ne  s’excèdent  pas  autant  que  le  cerf,  ni  ne 
s’épuisent  par  le  rut;  ils  ne  s’écartent  pas  de  leur  pays  pour  aller  cher- 
cher les  femelles , cependant  ils  se  les  disputent  et  se  battent  à outrance. 
Ils  sont  portés  à demeurer  ensemble,  ils  se  mettent  en  hardes,  et  restent 
presque  toujours  les  uns  avec  les  autres.  Dans  les  parcs,  lorsqu’ils  se  trou- 
vent en  grand  nombre , ils  forment  ordinairement  deux  troupes  qui  sont 
bien  distinctes,  bien  séparées,  et  qui  bientôt  deviennent  ennemies,  parce 
qu’ils  veulent  également  occuper  le  même  endroit  du  parc  : chacune  de  ces 
troupes  a son  chef,  qui  marche  le  premier,  et  c’est  le  plus  fort  et  le  plus 
âgé;  les  autres  suivent,  et  tous  se  disposent  à combattre  pour  chasser  l’autre 
troupe  du  bon  pays.  Ces  combats  sont  singuliers  par  la  disposition  qui  paraît 
y régner;  ils  s’attaquent  avec  ordre,  se  battent  avec  courage,  se  soutiennent 
les  uns  les  autres,  et  ne  se  croient  pas  vaincus  par  un  seul  échec,  car  le 
combat  se  renouvelle  tous  les  jours,  jusqu’à  ce  que  les  plus  forts  chassent 
les  plus  faibles  et  les  relèguent  dans  le  mauvais  pays.  Ils  aiment  les  terrains 
élevés  et  entrecoupés  de  petites  collines  : ils  ne  s’éloignent  pas  comme  le 
cerf,  lorsqu’on  les  chasse;  ils  ne  font  que  tourner,  et  cherchent  seulement  à 
se  dérober  des  chiens  par  la  ruse  et  par  le  change  ; cependant , lorsqu’ils 
sont  pressés,  échauffés  et  épuisés,  ils  se  jettent  à l’eau  comme  le  cerf,  mais 
ils  ne  se  hasardent  pas  à la  traverser  dans  une  aussi  grande  étendue;  ainsi 
la  chasse  du  daim  et  celle  du  cerf  n’ont  entre  elles  aucune  différence  essen- 
tielle. Les  connaissances  du  daim  sont,  en  plus  petit,  les  mêmes  que  celles 
du  cerf;  les  mêmes  ruses  leur  sont  communes,  seulement  elles  sont  plus 
répétées  par  le  daim  : comme  il  est  moins  entreprenant,  et  qu’il  ne  se  for- 
longe  pas  tant,  il  a plus  souvent  besoin  de  s’accompagner,  de  revenir  sur 
ses  voies,  etc.,  ce  qui  rend  en  général  la  chasse  du  daim  plus  sujette  aux 
inconvénients  que  celle  du  cerf  ; d’ailleurs,  comme  il  est  plus  petit  et  plus 
léger,  ses  voies  laissent  sur  la  terre  et  aux  portées  une  impression  moins 
forte  et  moins  durable;  ce  qui  fait  que  les  chiens  gardent  moins  le  change, 
et  qu’il  est  plus  difficile  de  rapprocher  lorsqu’on  a un  défaut  à relever. 

Le  daim  s’apprivoise  très-aisément;  il  mange  de  beaucoup  de  choses  que 
le  cerf  refuse  : aussi  conserve-t-il  mieux  sa  venaison , car  il  ne  paraît  pas 


LE  DAIM. 


531 

que  le  rut,  suivi  des  hivers  les  plus  rudes  et  les  plus  longs,  le  maigrisse  et 
l'altère,  il  est  presque  dans  le  même  état  pendant  toute  l’année  ; il  broute 
de  plus  près  que  le  cerf,  et  c’est  ce  qui  fait  que  le  bois  coupé  par  la  dent 
du  daim  repousse  beaucoup  plus  difficilement  que  celui  qui  ne  l’a  été  que 
par  le  cerf  ; les  jeunes  mangent  plus  vite  et  plus  avidement  que  les  vieux  ; 
ils  ruminent,  ils  cherchent  les  femelles  dès  la  seconde  année  de  leur  vie, 
ils  11e  s’attachent  pas  à la  même  comme  le  chevreuil , mais  ils  en  changent 
comme  le  cerf  : la  daine  porte  huit  mois  et  quelques  jours  comme  la  biche; 
elle  produit  de  même  ordinairement  un  faon  , quelquefois  deux , et  très- 
rarement  trois  ; ils  sont  en  état  d’engendrer  et  de  produire  depuis  l’âge  de 
deux  ans  jusqu’à  quinze  ou  seize  ; enfin  ils  ressemblent  aux  cerfs  par  pres- 
que toutes  les  habitudes  naturelles , et  la  plus  grande  différence  qu’il  y ait 
entre  ces  animaux , c’est  dans  la  durée  de  la  vie.  Nous  avons  dit,  d’après 
le  témoignage  des  chasseurs,  que  les  cerfs  vivent  trente -cinq  ou  quarante 
ans,  et  l’on  nous  a assuré  que  les  daims  ne  vivent  qu’environ  vingt  ans  : 
comme  ils  sont  plus  petits,  il  y a apparence  que  leur  accroissement  est 
encore  plus  prompt  que  celui  du  cerf;  car  dans  tons  les  animaux  la  durée 
de  la  vie  est  proportionnelle  à celle  de  l’accroissement  et  non  pas  au  temps 
de  la  gestation,  comme  on  pourrait  le  croire,  puisqu’ici  le  temps  de  la  ges- 
tation est  le  même,  et  que  dans  d’autres  espèces,  comme  celle  du  bœuf,  on 
trouve  que,  quoique  le  temps  de  la  gestation  soit  fort  long , la  vie  n’en  est 
pas  moins  courte;  par  conséquent  on  ne  doit  pas  en  mesurer  la  durée  sur 
celle  du  temps  de  la  gestation , mais  uniquement  sur  le  temps  de  l’accrois- 
sement, à compter  depuis  la  naissance  jusqu’au  développement  presque 
entier  du  corps  de  l’animal  *. 


LE  CHEVREUIL.  * 

Le  cerf,  comme  le  plus  noble  des  habitants  des  bois,  occupe  dans  les 
forêts  les  lieux  ombragés  par  les  cimes  élevées  des  plus  hautes  futaies  : le 
chevreuil,  comme  étant  d’une  espèce  inférieure,  se  contente  d’habiter  sous 

1.  Il  y a un  rapport  entre  la  durée  de  l’accroissement  et  la  durée  de  la  vie.  (Voyez  la  note 
de  la  page  77  ).  Il  y en  a un  autre  entre  la  durée  de  la  gestation  et  la  durée  de  l’accroissement. 
Et  ces  deux  dernières  durées  semblent  se  compenser  l'une  par  l’autre.  La  femelle  du  lapin  ne 
porte  que  trente  jours,  et  ses  petits  naissent  impuissants  à marcher,  la  peau  nue,  les  yeux 
fermés,  etc.  ; la  femelle  du  cochon  d’Inde  porte  soixante  jours,  et  ses  petits  naissent  la  peau 
couverte  de  poils,  les  yeux  ouverts,  etc.  : peine  nés,  ils  marchent,  ils  courent,  ils  sau- 

tent, etc.  — Tous  les  phénomènes  de  l’économie  animale  tiennent  les  uns  aine  autres  par  une 
chaîne  de  rapports  suivis  : la  durée  de  la  vie  est  donnée  par  la  durée  de  l’accroissement  ; la 

durée  de  l’accroissement , par  la  durée  de  la  gestation , etc.,  etc. 

* Cervus  cavreolus  CLinn.  ).  — Ordre  des  Ruminants  ; genre  Cerf  (Cuv.  ). 


532 


LE  CHEVREUIL. 


des  lambris  plus  bas,  et  se  tient  ordinairement  dans  le  feuillage  épais  des 
plus  jeunes  taillis;  mais  s’il  a moins  de  noblesse,  moins  de  force,  et  beau- 
coup moins  de  hauteur  de  taille,  il  a plus  de  grâce,  plus  de  vivacité,  et 
même  plus  de  courage  que  le  cerf'1;  il  est  plus  gai,  plus  leste,  plus  éveillé; 
sa  forme  est  plus  arrondie,  plus  élégante,  et  sa  figure  plus  agréable;  ses 
yeux  surtout  sont  plus  beaux,  plus  brillants,  et  paraissent  animés  d’un 
sentiment  plus  vif;  ses  membres  sont  plus  souples,  ses  mouvements  plus 
prestes,  et  il  bondit,  sans  effort,  avec  autant  de  force  que  de  légèreté.  Sa 
robe  est  toujours  propre,  son  poil  net  et  lustré;  il  ne  se  roule  jamais  dans 
la  fange  comme  le  cerf;  il  ne  se  plaît  que  dans  les  pays  les  plus  élevés, 
les  plus  secs,  où  Pair  est  le  plus  pur;  il  est  encore  plus  rusé,  plus  adroit  à 
se  dérober,  plus  difficile  à suivre;  il  a plus  de  finesse,  plus  de  ressources 
d’instinct.  Car,  quoiqu’il  ait  le  désavantage  mortel  de  laisser  après  lui  des 
impressions  plus  fortes , et  qui  donnent  aux  chiens  plus  d’ardeur  et  plus 
de  véhémence  d’appétit  que  l’odeur  du  cerf,  il  ne  laisse  pas  de  savoir  se 
soustraire  à leur  poursuite  par  la  rapidité  de  sa  première  course  et  par  ses 
détours  multipliés;  il  n’attend  pas,  pour  employer  la  ruse,  que  la  force  lui 
manque;  dès  qu’il  sent,  au  contraire,  que  les  premiers  efforts  d’une  fuite 
rapide  ont  été  sans  succès,  il  revient  sur  ses  pas,  retourne,  revient  encore, 
et  lorsqu’il  a confondu  par  ses  mouvements  opposés  la  direction  de  l’aller 
avec  celle  du  retour,  lorsqu’il  a mêlé  les  émanations  présentes  avec  les 
émanations  passées,  il  se  sépare  de  la  terre  par  un  bond,  et,  se  jetant  à 
côté,  il  se  met  ventre  à terre,  et  laisse,  sans  bouger,  passer  près  de  lui  la 
troupe  entière  de  ses  ennemis  ameutés. 

Il  diffère  du  cerf  et  du  daim  par  le  naturel,  par  le  tempérament,  par  les 
mœurs,  et  aussi  par  presque  toutes  les  habitudes  de  nature  : au  lieu  de  se 
mettre  en  hardes  comme  eux  et  de  marcher  par  grandes  troupes,  il  demeure 
en  famille;  le  père,  la  mère  et  les  petits  vont  ensemble,  et  on  ne  les  voit 
jamais  s’associer  avec  des  étrangers  ; ils  sont  aussi  constants  dans  leurs 
amours  que  le  cerf  l’est  peu  ; comme  la  chevrette  produit  ordinairement 
deux  faons,  l’un  mâle  et  l’autre  femelle,  ces  jeunes  animaux,  élevés, 
nourris  ensemble,  prennent  une  si  forte  affection  l’un  pour  l’autre  qu’ils 
ne  se  quittent  jamais,  à moins  que  l’un  des  deux  n’ait  éprouvé  l’injustice 
du  sort,  qui  ne  devrait  jamais  séparer  ce  qui  s’aime;  et  c’est  attachement 
encore  plutôt  qu’amour,  car,  quoiqu’ils  soient  toujours  ensemble,  ils  ne 
ressentent  les  ardeurs  du  rut  qu’une  seule  fois  par  an,  et  ce  temps  ne 
dure  que  quinze  jours  ; c’est  à la  fin  d’octobre  qu’il  commence  et  il  finit 
avant  le  15  de  novembre.  Ils  ne  sont  point  alors  chargés,  comme  le  cerf, 
d’une  venaison  surabondante;  ils  n’ont  point  d’odeur  forte,  point  de  fureur, 

a.  Lorsque  les  faons  sont  attaqués,  le  chevreuil  qui  les  reconnaît  pour  être  à lui  prend  leur 
défense  ; et  quoique  ce  soit  un  animal  assez  petit,  il  est  assez  fort  pour  battre  un  jeune  cerf  et  le 
faire  fuir.  Nouveau  traité  de  la  Vénerie.  Paris,  1750,  p.  178. 


LE  CHEVREUIL. 


533 


rien  en  nn  mot  qui  les  altère  et  qui  change  leur  état;  seulement  ils  ne 
souffrent  pas  que  leurs  faons  restent  avec  eux  pendant  ce  temps;  le  père 
les  chasse,  comme  pour  les  obliger  à céder  leur  place  à d’autres  qui  vont 
venir  et  à former  eux-mêmes  une  nouvelle  famille  : cependant,  après  que 
le  rut  est  fini,  les  faons  reviennent  auprès  de  leur  mère  et  ils  y demeurent 
encore  quelque  temps,  après  quoi  ils  la  quittent  pour  toujours,  et  vont 
tous  deux  s'établir  à quelque  distance  des  lieux  où  ils  ont  pris  naissance. 

La  chevrette  porte  cinq  mois  et  demi;  elle  met  bas  vers  la  fin  d’avril,  ou 
au  commencement  de  mai.  Les  biches,  comme  nous  l’avons  dit,  portent 
plus  de  huit  mois,  et  cette  différence  seule  suffirait  pour  prouver  que  ces 
animaux  sont  d’une  espèce  assez  éloignée  pour  ne  pouvoir  jamais  se  rap- 
procher, ni  se  mêler,  ni  produire  ensemble  une  race  intermédiaire  : par  ce 
rapport,  aussi  bien  que  par  la  figure  et  par  la  taille,  ils  se  rapprochent  de 
l’espèce  de  la  chèvre  1 autant  qu’ils  s’éloignent  de  l’espèce  du  cerf;  car  la 
chèvre  porte  à peu  près  le  même  temps,  et  le  chevreuil  peut  être  regardé 
comme  une  chèvre  sauvage,  qui,  ne  vivant  que  de  bois,  porte  du  bois  au 
lieu  de  cornes2.  La  chevrette  se  sépare  du  chevreuil  lorsqu’elle  veut  mettre 
bas;  elle  se  recèle  dans  le  plus  fortçdu  bois  pour  éviter  le  loup,  qui  est  son 
plus  dangereux  ennemi.  Au  bout  de  dix  ou  douze  jours  les  jeunes  faons 
ont  déjà  pris  assez  de  force  pour  la  suivre  : lorsqu’elle  est  menacée  de 
quelque  danger,  elle  les  cache  dans  quelque  endroit  fourré,  elle  fait  face, 
se  laisse  chasser  pour  eux  ; mais  tous  ses  soins  n’empêchent  pas  que  les 
hommes,  les  chiens,  les  loups,  ne  les  lui  enlèvent  souvent,  c’est  là  leur 
temps  le  plus  critique  et  celui  de  la  grande  destruction  de  cette  espèce,  qui 
n’est  déjà  pas  trop  commune  : j’en  ai  la  preuve  par  ma  propre  expérience. 
J’habite  souvent  une  campagne  dans  un  pays  a dont  les  chevreuils  ont  une 
grande  réputation;  il  n’y  a point  d’année  qu’on  ne  m’apporte  au  prin- 
temps plusieurs  faons,  les  uns  vivants  pris  par  les  hommes,  d’autres  tués 
par  les  chiens;  en  sorte  que,  sans  compter  ceux  que  les  loups  dévorent, 
je  vois  qu’on  en  détruit  plus  dans  le  seul  mois  de  mai  que  dans  le  cours 
de  tout  le  reste  de  l’année;  et  ce  que  j’ai  remarqué  depuis  plus  de  vingt- 
cinq  ans,  c’est  que,  comme  s’il  y avait  en  tout  un  équilibre  parfait  entre 
les  causes  de  destruction  et  de  renouvellement,  ils  sont  toujours,  à très- 
peu  près,  en  même  nombre  dans  les  mêmes  cantons.  Il  n’est  pas  difficile 
de  les  compter,  parce  qu’ils  ne  sont  nulle  part  bien  nombreux,  qu’ils  mar- 
chent en  famille,  et  que  chaque  famille  habite  séparément;  en  sorte  que, 
par  exemple,  dans  un  taillis  de  cent  arpents  il  y en  aura  une  famille, 

a.  A Montbard  en  Bourgogne. 

1.  La  chèvre  est  un  ruminant  à cornes  creuses  ou  persistantes  , et  le  chevreuil  un  ruminant 
à bois  ou  cornes  tombantes.  ( Voyez  la  note  de  la  page  436.  ) Il  y a donc  plus  loin  de  la  chèvre 
au  chevreuil  que  du  chevreuil  au  cerf. 

2.  Voyez  la  note  1 de  la  page  520. 


534 


LE  CHEVREUIL. 


c’est-à-dire  trois,  quatre  ou  cinq;  car  la  chevrette,  qui  produit  ordinai- 
rement deux  faons,  quelquefois  n’en  fait  qu’un,  et  quelquefois  en  fait  trois, 
quoique  très-rarement.  Dans  un  autre  canton,  qui  sera  du  double  plus 
étendu,  il  y en  aura  sept  ou  huit,  c’est-à-dire  deux  familles;  et  j’ai  observé 
que  dans  chaque  canton  cela  se  soutient  toujours  au  même  nombre,  à 
l’exception  des  années  où  les  hivers  ont  été  trop  rigoureux  et  les  neiges 
abondantes  et  de  longue  durée;  souvent  alors  la  famille  entière  est  détruite; 
mais,  dès  l’année  suivante,  il  en  revient  une  autre,  et  les  cantons  qu’ils 
aiment  de  préférence  sont  toujours  à peu  près  également  peuplés.  Cepen- 
dant on  prétend  qu’en  général  le  nombre  en  diminue  , et  il  est  vrai  qu’il 
y a des  provinces  en  France  où  l’on  n’en  trouve  plus;  que,  quoique  com- 
muns en  Écosse,  il  n’y  en  a point  en  Angleterre;  qu’il  n’y  en  a que  peu 
en  Italie;  qu’ils  sont  bien  plus  rares  en  Suède  a qu’ils  ne  l’étaient  autre- 
fois, etc.  Mais  cela  pourrait  venir  ou  de  la  diminution  des  forêts,  ou  de 
l’effet  de  quelque  grand  hiver,  comme  celui  de  1709,  qui  les  fit  presque 
tous  périr  en  Bourgogne,  en  sorte  qu’il  s’est  passé  plusieurs  années  avant 
que  l’espèce  se  soit  rétablie  : d’ailleurs  ils  ne  se  plaisent  pas  également 
dans  tous  les  pays,  puisque  dans  le  même  pays  ils  affectent  encore  des 
lieux  particuliers;  ils  aiment  les  collines  ou  les  plaines  élevées  au-dessus 
des  montagnes;  ils  ne  se  tiennent  pas  dans  la  profondeur  des  forêts,  ni 
dans  le  milieu  des  bois  d’une  vaste  étendue;  ils  occupent  plus  volontiers  les 
pointes  des  bois  qui  sont  environnées  de  terres  labourables,  les  taillis  clairs 
et  en  mauvais  terrain,  où  croissent  abondamment  la  bourgène,  la  ronce,  etc. 

Les  faons  restent  avec  leurs  père  et  mère  huit  ou  neuf  mois  en  tout;  et 
lorsqu’ils  se  sont  séparés,  c’est-à-dire  vers  la  fin  de  la  première  année  de 
leur  âge , leur  première  tête  commence  à paraître  sous  la  forme  de  deux 
dagues  beaucoup  plus  petites  que  celles  du  cerf  ; mais  ce  qui  marque  encore 
une  grande  différence  entre  ces  animaux,  c’est  que  le  cerf  ne  met  bas  sa 
tête  qu’au  printemps,  et  11e  la  refait  qu’en  été,  au  lieu  que  le  chevreuil  la 
met  bas  à la  fin  de  l’automne,  et  la  refait  pendant  l'hiver.  Plusieurs  causes 
concourent  à produire  ces  effets  différents.  Le  cerf  prend  en  été  beaucoup 
de  nourriture , il  se  charge  d’une  abondante  venaison , ensuite  il  s’épuise 
par  le  rut  au  point  qu’il  lui  faut  tout  l’hiver  pour  se  rétablir  et  pour  re- 
prendre ses  forces;  loin  donc  qu’il  y ait  alors  aucune  surabondance,  il  y a 
disette  et  défaut  de  substance,  et  par  conséquent  sa  tête  ne  peut  pousser 
qu’au  printemps,  lorsqu’il  a repris  assez  de  nourriture  pour  qu’il  y en  ait 
de  superflue.  Le  chevreuil  au  contraire,  qui  ne  s’épuise  pas  tant,  n’a  pas 
besoin  d’autant  de  réparation;  et  comme  il  11’est  jamais  chargé  de  venai- 
son, qu’il  est  toujours  presque  le  même,  que  le  rut  ne  change  rien  à son 
état,  il  a dans  tous  les  temps  la  même  surabondance  ; en  sorte  qu’en  hiver 


a Linn.  Faun.  Svec. 


LE  CHEVREUIL 


535 


même,  et  peu  de  temps  après  le  rut,  il  met  bas  sa  tête  et  la  refait.  Ainsi , 
dans  tous  ces  animaux,  le  superflu  de  la  nourriture  organique,  avant  de  se 
déterminer  vers  les  réservoirs  séminaux  et  de  former  la  liqueur  séminale, 
se  porte  vers  la  tête,  et  se  manifeste  à l’extérieur  par  la  production  du  bois, 
de  la  même  manière  que  dans  l’homme  le  poil  et  la  barbe  annoncent  et 
précèdent  la  liqueur  séminale  ; et  il  paraît  que  ces  productions,  qui  sont 
pour  ainsi  dire  végétales ',  sont  formées  d’une  matière  organique,  surabon- 
dante, mais  encore  imparfaite  et  mêlée  de  parties  brutes,  puisqu’elles  con- 
servent dans  leur  accroissement  et  dans  leur  substance  les  qualités  du  végé- 
tal, au  lieu  que  la  liqueur  séminale,  dont  la  production  est  plus  tardive, 
est  une  matière  purement  organique,  entièrement  dépouillée  des  parties 
brutes,  et  parfaitement  assimilée  au  corps  de  l’animal. 

Lorsque  le  chevreuil  a refait  sa  tête,  il  touche  au  bois,  comme  le  cerf, 
pour  la  dépouiller  de  la  peau  dont  elle  est  revêtue  , et  c’est  ordinairement 
dans  le  mois  de  mars,  avant  que  les  arbres  commencent  à pousser  ; ce  n’est 
donc  pas  la  sève  du  bois  qui  teint  la  tête  du  chevreuil  : cependant  elle 
devient  brune  à ceux  qui  ont  le  pelage  brun,  et  jaune  à ceux  qui  sont  roux, 
car  il  y a des  chevreuils  de  ces  deux  pelages,  et  par  conséquent  cette  cou- 
leur du  bois  ne  vient,  comme  je  l’ai  dit  que  de  la  nature  de  l’animal  et 
de  l’impression  de  l’air.  A la  seconde  tête,  le  chevreuil  porte  déjà  deux  ou 
trois  andouillers  sur  chaque  côté  ; à la  troisième,  il  en  a trois  ou  quatre;  à 
la  quatrième,  quatre  ou  cinq,  et  il  est  bien  rare  d’en  trouver  qui  en  aient 
davantage  : on  reconnaît  seulement  qu’ils  sont  vieux  chevreuils  à l’épais- 
seur du  merrain,  à la  largeur  de  la  meule,  à la  grosseur  des  perlures,  etc. 
Tant  que  leur  tête  est  molle,  elle  est  extrêmement  sensible  : j’ai  été  témoin 
d’un  coup  de  fusil,  dont  la  balle  coupa  net  Tun  des  côtés  du  refait  de  la 
tête,  qui  commençait  à pousser;  le  chevreuil  fut  si  fort  étourdi  du  coup  , 
qu’il  tomba  comme  mort  : le  tireur,  qui  en  était  près  , se  jeta  dessus  et  le 
saisit  par  le  pied;  mais  le  chevreuil,  ayant  repris  tout  d’un  coup  le  senti- 
ment et  les  forces,  l’entraîna  par  terre  à plus  de  trente  pas  dans  le  bois, 
quoique  ce  fût  un  homme  très -vigoureux;  enfin  ayant  été  achevé  d’un 
coup  de  couteau,  nous  vîmes  qu’il  n’avait  eu  d’autre  blessure  que  le  refait 
coupé  par  la  balle.  L’on  sait  d’ailleurs  que  les  mouches  sont  une  des  plus 
grandes  incommodités  du  cerf,  lorsqu’il  refait  sa  tête;  il  se  recèle  alors 
dans  le  plus  fort  du  bois  où  il  y a le  moins  de  mouches , parce  qu’elles  lui 
sont  insupportables  lorsqu’elles  s’attachent  à sa  tête  naissante  : ainsi , il  y 
a une  communication  intime  entre  les  parties  molles  de  ce  bois  vivant, 
et  tout  le  système  nerveux 2 du  corps  de  l’animal.  Le  chevreuil,  qui  n’a  pas 

a.  Voyez  ci-devant  l’histoire  du  cerf. 

1.  Voyez  la  note  1 de  la  page  520. 

2.  Il  n’y  a pas  de  communication  intime  entre  ces  parties  molles  et  le  système  nerveux  : 
seulement  tous  ces  tissus , alors  naissants,  sont  extrêmement  sensibles. 


536 


LE  CHEVREUIL. 


à craindre  les  mouches  parce  qu’il  refait  sa  tête  en  hiver,  ne  se  recèle  pas, 
mais  il  marche  avec  précaution  et  porte  la  tête  basse  pour  ne  pas  toucher 
aux  branches. 

Dans  le  cerf,  le  daim  et  le  chevreuil,  l’os  frontal  a deux  apophyses  ou 
éminences  sur  lesquelles  porte  le  bois  : ces  deux  éminences  osseuses  com- 
mencent à pousser  à cinq  ou  six  mois , et  prennent  en  peu  de  temps  leur 
entier  accroissement  ; et  loin  de  continuer  à s’élever  davantage  à mesure 
que  l’animal  avance  en  âge,  elles  s’abaissent  et  diminuent  de  hauteur 
chaque  année;  en  sorte  que  les  meules,  dans  un  vieux  cerf  ou  dans  un 
vieux  chevreuil,  appuient  d’assez  près  sur  l’os  frontal,  dont  les  apophyses 
sont  devenues  fort  larges  et  fort  courtes  : c’est  même  l’indice  le  plus  sûr 
pour  reconnaître  l’âge  avancé  dans  tous  ces  animaux.  Il  me  semble  que 
l’on  peut  aisément  rendre  raison  de  cet  effet , qui  d’abord  paraît  singulier, 
mais  qui  cesse  de  l’être,  si  l’on  fait  attention  que  le  bois  qui  porte  sur  cette 
éminence  presse  ce  point  d’appui  pendant  tout  le  temps  de  son  accroisse- 
ment; que  par  conséquent  il  le  comprime  avec  une  grande  force  tous  les 
ans  pendant  plusieurs  mois;  et  comme  cet  os,  quoique  dur,  ne  l’est  pas 
plus  que  les  autres  os,  il  ne  peut  manquer  de  céder  un  peu  à la  force  qui 
le  comprime,  en  sorte  qu’il  s’élargit,  se  rabaisse  et  s’aplatit  toujours  de 
plus  en  plus  par  cette  même  compression  réitérée  à chaque  tête  que  for- 
ment ces  animaux.  Et  c’est  ce  qui  fait  que  quoique  les  meules  et  le  merrain 
grossissent  toujours,  et  d’autant  plus  que  l’animal  est  plus  âgé,  la  hauteur 
de  la  tête  et  le  nombre  des  andouillers  diminuent  si  fort,  qu’à  la  fin,  lors- 
qu’ils parviennent  à un  très-grand  âge,  ils  n’ont  plus  que  deux  grosses 
dagues , ou  des  têtes  bizarres  et  contrefaites  dont  le  merrain  est  fort  gros, 
et  dont  les  andouillers  sont  très-petits. 

Comme  la  chevrette  ne  porte  que  cinq  mois  et  demi,  et  que  l’accroisse- 
ment du  jeune  chevreuil  est  plus  prompt  que  celui  du  cerf,  la  durée  de  sa 
vie  est  plus  courte,  et  je  ne  crois  pas  quelle  s’étende  à plus  de  douze  ou 
quinze  ans  tout  au  plus.  J’en  ai  élevé  plusieurs,  mais  je  n’ai  jamais  pu  les 
garder  plus  de  cinq  ou  six  ans;  ils  sont  très-délicats  sur  le  choix  de  la 
nourriture;  ils  ont  besoin  de  mouvement,  de  beaucoup  d’air,  de  beaucoup 
d’espace,  et  c’est  ce  qui  fait  qu’ils  ne  résistent  que  pendant  les  premières 
années  de  leur  jeunesse  aux  inconvénients  de  la  vie  domestique.  Il  leur 
faut  une  femelle  et  un  parc  de  cent  arpents,  pour  qu’ils  soient  à leur  aise  : 
on  peut  les  apprivoiser,  mais  non  pas  les  rendre  obéissants,  ni  même  fami- 
liers; ils  retiennent  toujours  quelque  chose  de  leur  naturel  sauvage;  ils 
s’épouvantent  aisément,  et  ils  se  précipitent  contre  les  murailles  avec  tant 
de  force,  que  souvent  ils  se  cassent  les  jambes.  Quelque  privés  qu’ils  puis- 
sent être,  il  faut  s’en  défier;  les  mâles  surtout  sont  sujets  à des  caprices 
dangereux  , à prendre  certaines  personnes  en  aversion,  et  alors  ils  s’élan- 
cent et  donnent  des  coups  de  tête  assez  forts  pour  renverser  un  homme,  et 


LE  CHEVREUIL. 


537 


ils  le  foulent  encore  avec  les  pieds  lorsqu’ils  l’ont  renversé.  Les  chevreuils 
ne  raient  pas  si  fréquemment,  ni  d’un  cri  aussi  fort  que  le  cerf;  les  jeunes 
ont  une  petite  voix  courte  et  plaintive,  mi mi,  par  laquelle  ils  mar- 

quent le  besoin  qu’ils  ont  de  nourriture  : ce  son  est  aisé  à imiter , et  la 
mère,  trompée  par  l’appeau,  arrive  jusque  sous  le  fusil  du  chasseur. 

En  hiver,  les  chevreuils  se  tiennent  dans  les  taillis  les  plus  fourrés,  et 
ils  vivent  de  ronces,  de  genêt,  de  bruyère  et  de  chatons  de  coudrier,  de 
marsaule,  etc.  Au  printemps,  ils  vont  dans  les  taillis  plus  clairs,  et  brou- 
tent les  boutons  et  les  feuilles  naissantes  de  presque  tous  les  arbres  : cette 
nourriture  chaude  fermente  dans  leur  estomac  et  les  enivre  de  manière 
qu’il  est  alors  très-aisé  de  les  surprendre;  ils  ne  savent  où  ils  vont;  ils 
sortent  même  assez  souvent  hors  du  bois,  et  quelquefois  ils  approchent  du 
bétail  et  des  endroits  habités.  En  été,  ils  restent  dans  les  taillis  élevés,  et 
n’en  sortent  que  rarement  pour  aller  boire  à quelque  fontaine  dans  les 
grandes  sécheresses;  car  pour  peu  que  la  rosée  soit  abondante,  ou  que  les 
feuilles  soient  mouillées  de  la  pluie,  ils  se  passent  de  boire.  Us  cherchent 
les  nourritures  les  plus  fines;  ils  ne  viandent  pas  avidement  comme  le 
cerf,  ils  ne  broutent  pas  indifféremment  toutes  les  herbes,  ils  mangent 
délicatement,  et  ils  ne  vont  que  rarement  aux  gagnages,  parce  qu’ils  pré- 
fèrent la  bourgène  et  la  ronce  aux  grains  et  aux  légumes. 

La  chair  de  ces  animaux  est,  comme  l’on  sait,  excellente  à manger; 
cependant  il  y a beaucoup  de  choix  à faire;  la  qualité  dépend  principale- 
ment du  pays  qu’ils  habitent,  et  dans  le  meilleur  pays  il  s’en  trouve 
encore  de  bons  et  de  mauvais  : les  bruns  ont  la  chair  plus  line  que  les 
roux;  tous  les  chevreuils  mâles  qui  ont  passé  deux  ans,  et  que  nous  appe- 
lons vieux  brocards,  sont  durs  et  d’assez  mauvais  goût  : les  chevrettes, 
quoique  du  même  âge,  ou  plus  âgées,  ont  la  chair  plus  tendre;  celle  des 
faons,  lorsqu’ils  sont  trop  jeunes,  est  mollasse;  mais  elle  est  parfaite  lors- 
qu’ils ont  un  an  ou  dix-huit  mois;  ceux  des  pays  de  plaines  et  de  vallées 
ne  sont  pas  bons;  ceux  des  terrains  humides  sont  encore  plus  mauvais  ; 
ceux  qu’on  élève  dans  des  parcs  ont  peu  de  goût;  enfin,  il  n’y  a de  bien 
bons  chevreuils  que  ceux  des  pays  secs  et  élevés,  entrecoupés  de  collines, 
de  bois,  de  terres  labourables,  de  friches,  où  ils  ont  autant  d’air,  d’es- 
pace, de  nourriture,  et  même  de  solitude  qu’il  leur  en  faut;  car  ceux  qui 
ont  été  souvent  inquiétés  sont  maigres,  et  ceux  que  l’on  prend  après  qu’ils 
ont  été  courus  ont  la  chair  insipide  et  flétrie. 

Cette  espèce,  qui  est  moins  nombreuse  que  celle  du  cerf,  et  qui  est 
même  fort  rare  dans  quelques  parties  de  l’Europe,  paraît  être  beaucoup 
plus  abondante  en  Amérique1.  Ici  nous  n’en  connaissons  que  deux  variétés, 
les  roux  qui  sont  les  plus  gros,  et  les  bruns  qui  ont  une  tache  blanche  au 


1.  Ce  sont  d’autres  espèces.  Notre  chevreuil  est  propre  à l’Europe. 


538 


LE  CHEVREUIL. 


derrière,  el  qui  sont  les  plus  petits;  et  comme  il  s’en  trouve  dans  les  pays 
septentrionaux  aussi  bien  que  dans  les  contrées  méridionales  de  l’Amé- 
rique, on  doit  présumer  qu’ils  diffèrent  les  uns  des  autres  peut-être  plus 
qu’ils  ne  diffèrent  de  ceux  d’Europe1  : par  exemple,  ils  sont  extrêmement 
communs  à la  Louisiane  a,  et  ils  y sont  plus  grands  qu’en  France;  ils  se 
retrouvent  au  Brésil,  car  l’animal  que  l’on  appelle  cujuacu-aparci  11e  dif- 
fère pas  plus  de  notre  chevreuil  que  le  cerf  de  Canada  diffère  de  notre 
cerf;  il  y a seulement  quelque  différence  dans  la  forme  de  leur  bois, 
comme  on  peut  le  voir  dans  la  planche  du  cerf  de  Canada  donnée  par 
M.  Perrault,  et  dans  la  planche  XXXYII , figures  1,  2 2 où  nous  avons  fait 
représenter  deux  bois  de  ces  chevreuils  du  Brésil,  que  nous  avons  aisé- 
ment reconnus  par  la  description  et  la  figure  qu’en  a données  Pison.  « Il  y 
« a,  dit-il b,  au  Brésil  des  espèces  de  chevreuils  dont  les  uns  n’ont  point  de 
« cornes  et  s’appellent  cujuacu-été,  et  les  autres  ont  des  cornes  et  s’appel- 
« lent  cujuacu-apara  : ceux-ci,  qui  ont  des  cornes,  sont  plus  petits  que  les 
« autres;  les  poils  sont  luisants,  polis,  mêlés  de  brun  et  de  blanc,  surtout 
« quand  l’animal  est  jeune;  car  le  blanc  s’efface  avec  l’âge.  Le  pied  est 
« divisé  en  deux  ongles  noirs,  sur  chacun  desquels  il  y en  a un  plus  petit 
« qui  est  comme  superposé;  la  queue  courte,  les  yeux  grands  et  noirs,  les 
« narines  ouvertes,  les  cornes  médiocres,  à trois  branches,  et  qui  tombent 
« tous  les  ans;  les  femelles  portent  cinq  ou  six  mois;  on  peut  les  appri- 
« voiser,  etc.  Margrave  ajoute  que  Yapara  a des  cornes  à trois  branches, 
« et  que  la  branche  inférieure  de  ces  cornes  est  la  plus  longue  et  se  divise 
« en  deux.  » L’on  voit  bien,  par  ces  descriptions,  que  l 'apura  n’est  qu’une 
variété  de  l’espèce  de  nos  chevreuils , et  Ray  soupçonne  c que  le  cujuacu- 
été  n’est  pas  d’une  espèce  différente  de  celle  du  cujuacu-apara,  et  que 
celui-ci  est  le  mâle  et  l’autre  la  femelle.  Je  serais  tout  à fait  de  son  avis,  si 
Pison,  ne  disait  pas  précisément  que  ceux  qui  ont  des  cornes  sont  plus 
petits  que  les  autres  : il  ne  me  paraît  pas  probable  que  les  femelles  soient 
plus  grosses  que  les  mâles  dans  cette  espèce  au  Brésil,  puisqu’ici  elles  sont 
plus  petites.  Ainsi,  en  même  temps  que  nous  croyons  que  le  cujuacu-apara 
n’est  qu’une  variété  de  notre  chevreuil,  à laquelle  on  doit  même  rapporter 
le  capreolus  marinus  de  Jonston , nous  ne  déciderons  rien  sur  ce  que  peut 
être  le  cujuacu-été,  jusqu’à  ce  que  nous  en  soyons  mieux  informés. 

a.  On  fait  aussi  beaucoup  d’usage,  à la  Louisiane , de  la  chair  de  chevreuil  : cet  animal  y 
estuu  peu  plus  grand  qu’en  Europe,  et  porte  des  cornes  semblables  à celles  du  cerf,  mais  il 
n’en  a pas  le  poil  ni  la  couleur;  il  sert  aux  habitants  ainsi  que  le  mouton  ailleurs.  Mém.  sur  la 
Louisiane , par  M.  Dumont,  t.  I«r,  p.  75. 

b.  Pison.  Hist.  Brasil.  , p.  98 , où  l'on  en  voit  aussi  la  ligure. 

c.  Ray.  Synops.  animal,  quadr.,  p.  90. 

1.  11  y a en  effet,  en  Amérique,  plusieurs  espèces  distinctes  de  cerfs  et  de  chevreuils  : le  cerf 
du  Canada , le  cerf  de  la  Louisiane  ou  de  Virginie , le  Guazou-Poucou  ou  grand  cerf  rouge, 
le  Gouazouti,  le  Gouazoupila,  etc.  (Voyez  Cuvier:  Règne  animal,  t.  I,  p.  263  et  suiv.) 

2.  De  l’édition  in-4°  de  l’Imprimerie  royale. 


L.E  LIÈVRE. 


539 


LE  LIÈVRE.  * 

Les  espèces  d’animaux  les  plus  nombreuses  ne  sont  pas  les  plus  utiles: 
rien  n’est  même  plus  nuisible  que  cette  multitude  de  rats,  de  mulots,  de 
sauterelles,  de  chenilles,  et  de  tant  d’autres  insectes  dont  il  semble  que  la 
nature  permette  et  souffre,  plutôt  qu’elle  ne  l’ordonne,  la  trop  nombreuse 
multiplication.  Mais  l’espèce  du  lièvre  et  celle  du  lapin  ont  pour  nous  le 
double  avantage  du  nombre  et  de  l’utilité  : les  lièvres  sont  universellement 
et  très-abondamment  répandus  dans  tous  les  climats  de  la  terre  ; les  lapins, 
quoique  originaires  de  climats  particuliers,  multiplient  si  prodigieusement 
dans  presque  tous  les  lieux  où  l’on  veut  les  transporter,  qu’il  n’est  plus 
possible  de  les  détruire , et  qu’il  faut  même  employer  beaucoup  d’art  pour 
en  diminuer  la  quantité,  quelquefois  incommode. 

Lorsqu’on  réfléchit  donc  sur  cette  fécondité  sans  bornes  donnée  à chaque 
espèce,  sur  le  produit  innombrable  qui  doit  en  résulter,  sur  la  prompte  et 
prodigieuse  multiplication  de  certains  animaux  qui  pullulent  tout  à coup 
et  viennent  par  milliers  désoler  les  campagnes  et  ravager  la  terre  , on  est 
étonné  qu’ils  n’envahissent  pas  la  nature,  on  craint  qu’ils  ne  l’oppriment 
par  le  nombre,  et  qu’après  avoir  dévoré  sa  substance  ils  ne  périssent  eux- 
mêmes  avec  elle. 

L’on  voit  en  effet,  avec  effroi,  arriver  ces  nuages  épais,  ces  phalanges 
ailées  d’insectes  affamés  qui  semblent  menacer  le  globe  entier,  et  qui,  se 
rabattant  sur  les  plaines  fécondes  de  l’Égypte , de  la  Pologne  ou  de  l’Inde, 
détruisent  en  un  instant  les  travaux , les  espérances  de  tout  un  peuple , et, 
n’épargnant  ni  les  grains,  ni  les  fruits,  ni  les  herbes,  ni  les  racines,  ni  les 
feuilles,  dépouillent  la  terre  de  sa  verdure,  et  changent  en  un  désert  aride 
les  plus  riches  contrées.  L’on  voit  descendre  des  montagnes  du  Nord  des 
rats  en  multitude  innombrable,  qui,  comme  un  déluge  ou  plutôt  un  débor- 
dement de  substance  vivante,  viennent  inonder  les  plaines,  se  répandent 
jusque  dans  les  provinces  du  Midi,  et  après  avoir  détruit  sur  leur  passage 
tout  ce  qui  vit  ou  végète,  finissent  par  infecter  la  terre  et  l’air  de  leurs 
cadavres.  L’on  voit,  dans  les  pays  méridionaux,  sortir  tout  à coup  du  désert 
des  myriades  de  fourmis,  lesquelles,  comme  un  torrent  dont  la  source  serait 
intarissable,  arrivent  en  colonnes  pressées,  se  succèdent,  se  renouvellent 
sans  cesse,  s’emparent  de  tous  les  lieux  habités,  en  chassent  les  animaux  et 
les  hommes,  et  ne  se  retirent  qu’après  une  dévastation  générale.  Et  dans 
les  temps  où  l’homme,  encore  à demi  sauvage,  était,  comme  les  animaux, 
sujet  à toutes  les  lois  et  même  aux  excès  de  la  nature,  n’a-t-on  pas  vu  de 

* Lepus  midus  ( Lina.  ).  — Ordre  des  Rongeurs;  genre  Lièvre  (Cuv.  ). 


540 


LE  LIÈVRE. 


ces  débordements  de  l’espèce  humaine , des  Normands,  des  Alains,  des 
Huns,  des  Golhs,  des  peuples,  ou  plutôt  des  peuplades  d’animaux  à face 
humaine,  sans  domicile  et  sans  nom,  sortir  tout  à coup  de  leurs  antres, 
marcher  par  troupeaux  effrénés,  tout  opprimer  sans  autre  force  que  le 
nombre,  ravager  les  cités,  renverser  les  empires,  et  après  avoir  détruit 
les  nations  et  dévasté  la  terre,  finir  par  la  repeupler  d’hommes  aussi  nou- 
veaux et  plus  barbares  qu’eux  ? 

Ces  grands  événements,  ces  époques  si  marquées  dans  l’histoire  du  genre 
humain,  ne  sont  cependant  que  de  légères  vicissitudes  dans  le  cours  ordi- 
naire de  la  nature  vivante;  il  est  en  général  toujours  constant,  toujours  le 
même;  son  mouvement,  toujours  réglé,  roule  sur  deux  pivots  inébran- 
lables : l’un  la  fécondité  sans  bornes  donnée  à toutes  les  espèces,  l’autre 
les  obstacles  sans  nombre  qui  réduisent  le  produit  de  cette  fécondité  à une 
mesure  déterminée,  et  ne  laissent  en  tout  temps  qu’à  peu  près  la  même 
quantité  d’individus  dans  chaque  espèce.  Et  comme  ces  animaux,  en  mul- 
titude innombrable,  qui  paraissent  tout  à coup,  disparaissent  de  même,  et 
que  le  fonds  de  ces  espèces  n’en  est  point  augmenté , celui,  de  l’espèce 
humaine  demeure  aussi  toujours  le  même;  les  variations  en  sont  seule- 
ment un  peu  plus  lentes , parce  que  la  vie  de  l’homme  étant  plus  longue 
que  celle  de  ces  petits  animaux,  il  est  nécessaire  que  les  alternatives  d’aug- 
mentation et  de  diminution  se  préparent  de  plus  loin  et  ne  s’achèvent  qu’en 
plus  de  temps;  et  ce  temps  même  n’est  qu’un  instant  dans  la  durée,  un 
moment  dans  la  suite  des  siècles,  qui  nous  frappe  plus  que  les  autres, 
parce  qu’il  a été  accompagné  d’horreur  et  de  destruction  : car,  à prendre 
la  terre  entière  et  l’espèce  humaine  en  général , la  quantité  des  hommes 
doit,  comme  celle  des  animaux,  être  en  tout  temps  à très-peu  près  la  même, 
puisqu’elle  dépend  de  l’équilibre  des  causes  physiques,  équilibre  auquel 
tout  est  parvenu  depuis  longtemps,  et  que  les  efforts  des  hommmes,  non 
plus  que  toutes  les  circonstances  morales,  ne  peuvent  rompre,  ces  circon- 
stances dépendant  elles-mêmes  de  ces  causes  physiqnes,  dont  elles  ne  sont 
que  des  effets  particuliers.  Quelque  soin  que  l’homme  puisse  prendre  de 
son  espèce , il  ne  la  rendra  jamais  plus  abondante  en  un  lieu  que  pour  la 
détruire  ou  la  diminuer  dans  un  autre.  Lorsqu’une  portion  de  la  terre  est 
surchargée  d’hommes,  ils  se  dispersent,  ils  se  répandent,  ils  se  détruisent, 
et  il  s’établit  en  même  temps  des  lois  et  des  usages  qui  souvent  ne  pré- 
viennent que  trop  cet  excès  de  multiplication.  Dans  les  climats  excessive- 
ment féconds,  comme  à la  Chine,  en  Égypte,  en  Guinée,  on  relègue,  on 
mutile,  on  vend,  on  noie  les  enfants;  ici  on  les  condamne  à un  célibat 
perpétuel.  Ceux  qui  existent  s’arrogent  aisément  des  droits  sur  ceux  qui 
n’existent  pas;  comme  êtres  nécessaires,  ils  anéantissent  les  êtres  contin- 
gents, ils  suppriment  pour  leur  aisance,  pour  leur  commodité,  les  généra- 
tions futures.  Il  se  fait  sur  les  hommes,  sans  qu’on  s’en  aperçoive,  ce  qui 


LE  LIEVRE. 


541 


se  fait  sur  les  animaux  : on  les  soigne,  on  les  multiplie,  on  les  néglige,  on 
les  détruit  selon  le  besoin,  les  avantages,  l’incommodité,  les  désagréments 
qui  en  résultent  ; et  comme  tous  ces  effets  moraux  dépendent  eux-mêmes 
des  causes  physiques  qui,  depuis  que  la  terre  a pris  sa  consistance,  sont 
dans  un  état  fixe  et  dans  un  équilibre  permanent,  il  paraît  que  pour,  l’homme, 
comme  pour  les  animaux,  le  nombre  d’individus  dans  l’espèce  ne  peut 
qu’être  constant.  Au  reste,  cet  état  fixe  et  ce  nombre  constant  ne  sont  pas 
des  quantités  absolues  : toutes  les  causes  physiques  et  morales,  tous  les 
effets  qui  en  résultent,  sont  compris  et  balancent  entre  certaines  limites 
plus  ou  moins  étendues,  mais  jamais  assez  grandes  pour  que  l’équilibre 
se  rompe.  Comme  tout  est  en  mouvement  dans  l’univers,  et  que  toutes  les 
forces  répandues  dans  la  matière  agissent  les  unes  contre  les  autres  et 
se  contre-balancent,  tout  se  fait  par  des  espèces  d’oscillations,  dont  les 
points  milieux  sont  ceux  auxquels  nous  rapportons  le  cours  ordinaire  de  la 
nature,  et  dont  les  points  extrêmes  en  sont  les  périodes  les  plus  éloignées. 
En  effet,  tant  dans  les  animaux  que  dans  les  végétaux,  l’excès  de  la  multi- 
plication est  ordinairement  suivi  de  la  stérilité;  l’abondance  et  la  disette  se 
présentent  tour  à tour,  et  souvent  se  suivent  de  si  près,  que  l’on  pourrait 
juger  de  la  production  d’une  année  par  le  produit  de  celle  qui  la  précède. 
Les  pommiers,  les  pruniers,  les  chênes,  les  hêtres  et  la  plupart  des  autres 
arbres  fruitiers  et  forestiers,  ne  portent  abondamment  que  de  deux  années 
l’une;  les  chenilles,  les  hannetons,  les  mulots  et  plusieurs  autres  animaux 
qui  dans  de  certaines  années  se  multiplient  à l’excès,  ne  paraissent  qu’en 
petit  nombre  l’année  suivante.  Que  deviendraient  en  elîèt  tous  les  biens 
de  la  terre,  que  deviendraient  les  animaux  utiles  et  l’homme  lui-même,  si 
dans  ces  années  excessives  chacun  de  ces  insectes  se  reproduisait  pour 
l’année  suivante  par  une  génération  proportionnelle  à leur  nombre?  Mais 
non  : les  causes  de  destruction , d’anéantissement  et  de  stérilité  suivent 
immédiatement  celles  de  la  trop  grande  multiplication  ; et  indépendam- 
ment de  la  contagion , suite  nécessaire  des  trop  grands  amas  de  toute 
matière  vivante  dans  un  même  lieu,  il  y a dans  chaque  espèce  des  causes 
particulières  de  mort  et  de  destruction,  que  nous  indiquerons  dans  la  suite, 
et  qui  seules  suffisent  pour  compenser  les  excès  des  générations  pré- 
cédentes. 

Au  reste,  je  le  répète  encore,  ceci  ne  doit  pas  être  pris  dans  un  sens  ab- 
solu ni  même  strict,  surtout  pour  les  espèces  qui  ne  sont  pas  abandonnées 
en  entier  à la  nature  seule  : celles  dont  l’homme  prend  soin,  à commencer 
par  la  sienne,  sont  plus  abondantes  qu’elles  ne  le  seraient  sans  ces  soins  ; 
mais  comme  ces  soins  ont  eux-mêmes  des  limites,  l’augmentation  qui  en 
résulte  est  aussi  limitée  et  fixée  depuis  longtemps  par  des  bornes  immua- 
bles; et  quoique  dans  les  pays  policés  l’espèce  de  l’homme  et  celles  de  tous 
les  animaux  utiles  soient  plus  nombreuses  que  dans  les  autres  climats , 


542 


LE  LIÈVRE. 


elles  ne  le  sont  jamais  à l’excès,  parce  que  la  même  puissance  qui  les  fait 
naître  les  détruit,  dès  qu’elles  deviennent  incommodes. 

Dans  les  cantons  conservés  pour  le  plaisir  de  la  chasse,  on  tue  quelque- 
fois quatre  ou  cinq  cents  lièvres  dans  une  seule  battue.  Ces  animaux  mul- 
tiplient beaucoup;  ils  sont  en  état  d’engendrer  en  tout  temps,  et  dès  la 
première  année  de  leur  vie  ; les  femelles  ne  portent  que  trente  ou  trente- 
un  jours;  elles  produisent  trois  ou  quatre  petits,  et  dès  qu’elles  ont  mis 
bas  elles  reçoivent  le  mâle  ; elles  le  reçoivent  aussi  lorsqu’elles  sont  pleines, 
et  par  la  conformation  particulière  de  leurs  parties  génitales  il  y a souvent 
superfétation , car  le  vagin  et  le  corps  de  la  matrice  sont  continus , et  il 
n’y  a point  d’orifice  ni  de  col  de  matrice  comme  dans  les  autres  animaux, 
mais  les  cornes  de  la  matrice  ont  chacune  un  orifice  qui  déborde  dans  le 
vagin  et  qui  se  dilate  dans  l’accouchement  ; ainsi  ces  deux  cornes  sont 
deux  matrices  distinctes,  séparées,  et  qui  peuvent  agir  indépendamment 
l’une  de  l’autre,  en  sorte  que  les  femelles  dans  cette  espèce  peuvent  conce- 
voir et  accoucher  en  différents  temps  par  chacune  de  ces  matrices  ; et 
par  conséquent  les  superfétations  doivent  être  aussi  fréquentes  dans  ces 
animaux  , qu’elles  sont  rares  dans  ceux  qui  n’ont  pas  ce  double  organe1. 

Ces  femelles  peuvent  donc  être  en  chaleur  et  pleines  en  tout  temps,  et 
ce  qui  prouve  assez  qu’elles  sont  aussi  lascives  que  fécondes,  c’est  une 
autre  singularité  dans  leur  conformation  : elles  ont  le  gland  du  clitoris 
proéminent,  et  presque  aussi  gros  que  le  gland  de  la  verge  du  mâle  ; et 
comme  la  vulve  n’est  presque  pas  apparente,  et  que  d’ailleurs  les  mâles 
n’ont  au  dehors  ni  bourses  ni  testicules  dans  leur  jeunesse,  il  est  souvent 
assez  difficile  de  distinguer  le  mâle  de  la  femelle.  C’est  aussi  ce  qui  a fait 
dire  que  dans  les  lièvres  il  y avait  beaucoup  d’hermaphrodites,  que  les 
mâles  produisaient  quelquefois  des  petits  comme  les  femelles,  qu’il  y en 
avait  qui  étaient  tour  à tour  mâles  et  femelles,  et  qui  en  faisaient  alterna- 
tivement les  fonctions,  parce  qu’en  effet  ces  femelles,  souvent  plus  ardentes 
que  les  mâles,  les  couvrent  avant  d’en  être  couvertes,  et  que  d’ailleurs  elles 
leur  ressemblent  si  fort  à l’extérieur,  qu’à  moins  d’y  regarder  de  très-près, 
on  prend  la  femelle  pour  le  mâle,  ou  le  mâle  pour  la  femelle. 

Les  petits  ont  les  yeux  ouverts  en  naissant  ; la  mère  les  allaite  pendant 
vingt  jours,  après  quoi  ils  s’en  séparent  et  trouvent  eux-mêmes  leur  nour- 
riture : ils  ne  s’écartent  pas  beaucoup  les  uns  des  autres,  ni  du  lieu  où 
ils  sont  nés;  cependant  ils  vivent  solitairement,  et  se  forment  chacun  un 
gîte  à une  petite  distance,  comme  de  soixante  ou  quatre-vingts  pas  ; ainsi 
lorsqu’on  trouve  un  jeune  levraut  dans  un  endroit,  on  est  presque  sûr  d’en 
trouver  encore  un  ou  deux  autres  aux  environs.  Ils  paissent  pendant  la 
nuit  plutôt  que  pendant  le  jour  ; ils  se  nourrissent  d’herbes,  de  racines,  de 


t Voyez  la  note  4 de  la  page  633  du  1er  volume. 


LE  LIÈVRE. 


543 


feuilles,  de  fruits,  de  graines,  et  préfèrent  les  plantes  dont  la  sève  est 
laiteuse  ; ils  rongent  même  l’écorce  des  arbres  pendant  l’hiver,  et  il  n’y 
a guère  que  l’aune  et  le  tilleul  auxquels  ils  ne  touchent  pas.  Lorsqu’on  en 
élève,  on  les  nourrit  avec  de  la  laitue  et  des  légumes;  mais  la  chair  de  ces 
lièvres  nourris  est  toujours  de  mauvais  goût. 

Ils  dorment  ou  se  reposent  au  gîte  pendant  le  jour,  et  ne  vivent,  pour 
ainsi  dire,  que  la  nuit  : c’est  pendant  la  nuit  qu’ils  se  promènent,  qu’ils 
mangent  et  qu’ils  s’accouplent  ; on  les  voit  au  clair  de  la  lune  jouer  en- 
semble, sauter  et  courir  les  uns  après  les  autres;  mais  le  moindre  mouve- 
ment, le  bruit  d’une  feuille  qui  tombe,  suffît  pour  les  troubler;  ils  fuient, 
et  fuient  chacun  d’un  côté  différent. 

Quelques  auteurs  ont  assuré  que  les  lièvres  ruminent;  cependant  je  ne 
crois  pas  cette  opinion  fondée,  puisqu’ils  n’ont  qu’un  estomac  ',  et  que  la 
conformation  des  estomacs  et  des  autres  intestins  est  toute  différente  dans 
les  animaux  ruminants  : le  cæcum  de  ces  animaux  est  petit,  celui  du  lièvre 
est  extrêmement  ample,  et  si  l’on  ajoute  à la  capacité  de  son  estomac  celle 
de  ce  grand  cæcum,  on  concevra  aisément  que,  pouvant  prendre  un  grand 
volume  d’aliments,  cet  animal  peut  vivre  d’herbes  seules,  comme  le  che- 
val et  l’âne,  qui  ont  aussi  un  grand  cæcum,  qui  n’ont  de  même  qu’un  esto- 
mac, et  qui  par  conséquent  ne  peuvent  ruminer. 

Les  lièvres  dorment  beaucoup,  et  dorment  les  yeux  ouverts  2 ; ils  n’ont 
pas  de  cils  aux  paupières3,  et  ils  paraissent  avoir  les  yeux  mauvais;  ils  ont, 
comme  par  dédommagement,  l’ouïe  très-fine  et  l’oreille  d’une  grandeur 
démesurée,  relativement  à celle  de  leur  corps;  ils  remuent  ces  longues 
oreilles  avec  une  extrême  facilité  ; ils  s’en  servent  comme  de  gouvernail 
pour  se  diriger  dans  leur  course,  qui  est  si  rapide,  qu’ils  devancent  aisé- 
ment tous  les  autres  animaux.  Comme  ils  ont  les  jambes  de  devant  beau- 
coup plus  courtes  que  celles  de  derrière,  il  leur  est  plus  commode  de  courir 
en  montant  qu’en  descendant  : aussi,  lorsqu’ils  sont  poursuivis  , commen- 
cent-ils toujours  par  gagner  la  montagne;  leur  mouvement  dans  leur  course 
est  une  espèce  de  galop,  une  suite  de  sauts  très-prestes  et  très-pressés;  ils 
marchent  sans  faire  aucun  bruit,  parce  qu’ils  ont  les  pieds  couverts  et  gar- 
nis de  poils,  même  par-dessous  : ce  sont  aussi  peut-être  les  seuls  animaux 
qui  aient  des  poils  au  dedans  de  la  bouche  4. 

Les  lièvres  ne  vivent  que  sept  ou  huit  ans  au  plus  a,  et  la  durée  de  la 
vie  est,  comme  dans  les  autres  animaux,  proportionnelle  au  temps  de  l’en- 

a.  Voyez  la  Vénerie  de  du  Fouilloux,  Paris,  1614,  fol.  65,  recto. 

\ . Le  lièvre  ne  rumine  point.  Il  n’a  pas  ces  estomacs  multiples  et  cette  conformation  sin- 
gulière que  demande  le  mécanisme,  très-compliqué,  de  la  rumination.  (Voyez  la  note  de  la 
page  437. ) 

2.  Le  lièvre  dort  les  yeux  fermés. 

3.  Le  lièvre  a des  cils  aux  paupières. 

4.  Toutes  les  espèces  du  genre  lièvre  ont  des  poils  au  dedans  de  la  bouche. 


544 


LE  LIEVRE. 


lier  développement  du  corps  ; ils  prennent  presque  tout  leur  accroissement 
en  un  an,  et  vivent  environ  sept  fois  un  an;  on  prétend  seulement  que  les 
mâles  vivent  plus  longtemps  que  les  femelles,  mais  je  doute  que  cette  obser- 
vation soit  fondée.  Ils  passent  leur  vie  dans  la  solitude  et  dans  le  silence, 
et  l’on  n’entend  leur  voix  que  quand  on  les  saisit  avec  force,  qu’on  les  tour- 
mente et  qu’on  les  blesse  : ce  n’est  point  un  cri  aigre,  mais  une  voix  assez 
forte,  dont  le  son  est  presque  semblable  à celui  de  la  voix  humaine.  Ils  ne 
sont  pas  aussi  sauvages  que  leurs  habitudes  et  leurs  mœurs  paraissent 
l’indiquer;  ils  sont  doux  et  susceptibles  d’une  espèce  d’éducation;  on  les 
apprivoise  aisément,  ils  deviennent  même  caressants,  mais  ils  ne  s’attachent 
jamais  assez  pour  pouvoir  devenir  animaux  domestiques  ; car  ceux  mêmes 
qui  ont  été  pris  tout  petits  et  élevés  dans  la  maison,  dès  qu’ils  en  trouvent 
l’occasion,  se  mettent  en  liberté  et  s’enfuient  à la  campagne.  Comme  ils  ont 
l’oreille  bonne,  qu’ils  s’asseyent  volontiers  sur  leurs  pattes  de  derrière,  et 
qu’ils  se  servent  de  celles  de  devant  comme  de  bras , on  en  a vu  qu’on 
avait  dressés  à battre  du  tambour,  à gesticuler  en  cadence,  etc. 

En  général,  le  lièvre  11e  manque  pas  d’instinct  pour  sa  propre  conserva- 
tion, ni  de  sagacité  pour  échapper  à ses  ennemis;  il  se  forme  un  gîte,  il 
choisit  en  hiver  les  lieux  exposés  au  midi , et  en  été  il  se  loge  au  nord  ; il 
se  cache  , pour  n’être  pas  vu,  entre  des  mottes  qui  sont  de  la  couleur  de 
son  poil.  « J’ai  vu  , dit  du  Fouilloux  a , un  lièvre  si  malicieux,  que  depuis 
« qu’il  oyoit  la  trompe  il  se  levoit  du  gîte,  et  eut-il  été  à un  quart  de  lieue 
« de  là,  il  s’en  alloit  nager  en  un  étang,  se  relaissant  au  milieu  d’iceluisur 
« des  joncs,  sans  être  aucunement  chassé  des  chiens.  J’ai  vu  courir  un 
« lièvre  bien  deux  heures  devant  les  chiens,  qui  après  avoir  couru  venoit 
« pousser  un  autre  et  se  mettoit  en  son  gîte.  J’en  ai  vu  d’autres  qui  na- 
« geoient  deux  ou  trois  étangs,  dont  le  moindre  avoit  quatre-vingts  pas  de 
« large.  J’en  ai  vu  d’autres  qui,  après  avoir  été  bien  courus  l’espace  de 
« deux  heures,  entroient  par-dessous  la  porte  d’un  tect  à brebis  et  se  relais- 
« soient  parmi  le  bétail.  J’en  ai  vu,  quand  les  chiens  les  couroient,  qui  s’al- 
« loient  mettre  parmi  un  troupeau  de  brebis  qui  passoit  par  les  champs , 
« ne  les  voulant  abandonner  ne  laisser.  J’en  ai  vu  d’autres  qui  quand  ils 
« oyoient  les  chiens  courants  se  ca choient  en  terre.  J’en  ai  vu  d’autres  qui 
« aboient  par  un  côté  de  haie  et  retournoient  par  l’autre,  en  sorte  qu’il  n’y 
« avoit  que  l’épaisseur  de  la  haie  entre  les  chiens  et  le  lièvre.  J’en  ai  vu 
« d’autres  qui,  quand  ils  avoient  couru  une  demi-heure,  s’en  aboient  mon- 
te ter  sur  une  vieille  muraille  de  six  pieds  de  haut,  et  s’aboient  relaisser  en 
« un  pertuis  de  chauffant  couvert  de  lierre.  J’en  ai  vu  d’autres  qui  nageoient 
« une  rivière  qui  pouvoit  avoir  huit  pas  de  large,  et  la  passoient  et  repas- 
« soient  en  la  longueur  de  deux  cents  pas,  plus  de  vingt  fois  devant  moi.  » 


a.  Fol.  64  verso , et  65  recto. 


LE  LIÈVRE. 


51") 

Mais  co  sont  là  sans  cloute  les  plus  grands  efforts  de  leur  instinct;  car  leurs 
ruses  ordinaires  sont  moins  fines  et  moins  recherchées  : ils  se  contentent, 
lorsqu’ils  sont  lancés  et  poursuivis , de  courir  rapidement  et  ensuite  de 
tourner  et  retourner  sur  leurs  pas;  ils  ne  dirigent  pas  leur  course  contre 
ie  vent,  mais  du  côté  opposé  : les  femelles  ne  s’éloignent  pas  tant  que  les 
mâles  et  tournoient  davantage.  En  général,  tous  Ses  lièvres  qui  sont  nés 
dans  le  lieu  même  où  on  les  chasse  ne  s’en  écartent  guère;  ils  reviennent 
au  gîte,  et  si  on  les  chasse  deux  jours  de  suite,  ils  font  le  lendemain  les 
mêmes  tours  et  détours  qu’ils  ont  faits  la  veille.  Lorsqu’un  lièvre  va  droit 
et  s’éloigne  beaucoup  du  lieu  où  il  a été  lancé  , c’est  une  preuve  qu’il  est 
étranger,  et  qu’il  n’était  en  ce  lieu  qu’en  passant.  Il  vient  en  effet,  surtout 
dans  le  temps  le  plus  marqué  du  rut,  qui  est  aux  mois  de  janvier,  de 
février  et  de  mars,  des  lièvres  mâles  cpii,  manquant  de  femelles  en  leur 
pays,  font  plusieurs  lieues  pour  en  trouver,  et  s’arrêtent  auprès  d’elles  ; 
mais  dès  qu'ils  sont  lancés  par  les  chiens,  ils  regagnent  leur  pays  natal 
et  ne  reviennent  pas.  Les  femelles  ne  sortent  jamais;  elles  sont  plus  grosses 
que  les  mâles,  et  cependant  elles  ont  moins  de  force  et  d’agilite  et  plus  de 
timidité,  car  elles  n’attendent  pas  au  gîte  les  chiens  de  si  près  que  les  mâles, 
et  elles  multiplient  davantage  leurs  ruses  et  leurs  détours;  elles  sont  aussi 
plus  délicates  et  plus  susceptibles  des  impressions  de  l’air  ; elles  craignent 
l’eau  et  la  rosée  , au  lieu  que  parmi  les  mâles  il  s’en  trouve  plusieurs, 
qu’on  appelle  lièvres  ladres,  qui  cherchent  les  eaux  et  se  font  chasser  dans 
les  étangs,  les  marais  et  autres  lieux  fangeux.  Ces  lièvres  ladres  ont  la 
chair  de  fort  mauvais  goût,  et  en  général  tous  les  lièvres  qui  habitent  les 
plaines  basses  ou  les  vallées  ont  la  chair  insipide  et  blanchâtre,  au  lieu 
que  dans  les  pays  de  collines  élevées  ou  de  plaines  en  montagne,  où  le  ser- 
polet et  les  autres  herbes  fines  abondent,  les  levrauts,  et  même  les  vieux 
lièvres,  sont  excellents  au  goût.  On  remarque  seulement  que  ceux  qui 
habitent  le  fond  des  bois  dans  ces  mêmes  pays  ne  sont  pas  à beaucoup 
près  aussi  bons  que  ceux  qui  en  habitent  les  lisières  ou  qui  se  tiennent 
dans  les  champs  et  dans  les  vignes,  et  que  les  femelles  ont  toujours  la 
chair  plus  délicate  que  les  mâles. 

La  nature  du  terroir  influe  sur  ces  animaux  comme  sur  tous  les  autres  : 
les  lièvres  de  montagne  sont  plus  grands  et  plus  gros  que  les  lièvres  de 
plaine;  ils  sont  aussi  de  couleur  différente;  ceux  de  montagne  sont  plus 
bruns  sur  le  corps  et  ont  plus  de  blanc  sous  le  cou  que  ceux  de  plaine,  qui 
sont  presque  rouges.  Dans  les  hautes  montagnes,  et  dans  les  pays  du  nord, 
ils  deviennent  blancs  pendant  l’hiver  et  reprennent  en  été  leur  couleur 
ordinaire1;  il  n’y  en  a que  quelques-uns,  et  ce  sont  peut-être  les  plus  vieux, 
qui  restent  toujours  blancs,  car  tous  le  deviennent  plus  ou  moins  en  vieil- 

1.  C’est  le  lièvre  variable  ( Le  pus  variabilis.  Pallas). 

u. 


35 


546 


LE  LIEVRE. 


lissant.  Les  lièvres  des  pays  chauds,  d’Italie,  d’Espagne,  de  Barbarie,  sont 
plus  petits  que  ceux  de  France  et  des  autres  pays  plus  septentrionaux  : 
selon  Aristote,  ils  étaient  aussi  plus  petits  en  Égypte  qu’en  Grèce.  Ils  sont 
également  répandus  dans  tous  ces  climats  : il  y en  a beaucoup  en  Suède, 
en  Danemark,  en  Pologne,  erj  Moscovie;  beaucoup  en  France,  en  Angle- 
terre, en  Allemagne;'  beaucoup  en  Barbarie,  en  Égypte,  dans  les  îles  de 
l’Archipel,  surtout  à Délos  a,  aujourd’hui  Idilis,  qui  fut  appelée  par  les 
anciens  Grecs  Lagia,  à cause  du  grand  nombre  de  lièvres  qu’on  y trouvait. 
Enfin,  il  y en  a aussi  beaucoup  en  Laponie  b,  où  ils  sont  blancs  pendant 
dix  mois  de  l’année,  et  ne  reprennent  leur  couleur  fauve  que  pendant  les 
deux  mois  les  plus  chauds  de  l’été.  Il  paraît  donc  que  les  climats  leur  sont 
à peu  près  égaux;  cependant  on  remarque  qu’il  y a moins  de  lièvres  en 
Orient  qu’en  Europe,  et  peu  ou  point  dans  l’Amérique  méridionale1,  quoi- 
qu’il y en  ait  en  Virginie,  en  Canada  c,  et  jusque  dans  les  terres  qui  avoi- 
sinent la  baie  de  Hudson  d et  le  détroit  de  Magellan;  mais  ces  lièvres  de 
l’Amérique  septentrionale 2 sont  peut-être  d’une  espèce  différente  de  celle  de 
nos  lièvres,  car  les  voyageurs  disent  que  non-seulement  ils  sont  beaucoup 
plus  gros,  mais  que  leur  chair  est  blanche  et  d’un  goût  tout  différent  de 
celui  de  la  chair  de  nos  lièvres  e;  ils  ajoutent  que  le  poil  de  ces  lièvres  du 
nord  de  l’Amérique  ne  tombe  jamais,  et  qu’on  en  fait  d’excellentes  four- 
rures. Dans  les  pays  excessivement  chauds,  comme  au  Sénégal,  à Gambie, 
en  Guinée  f,  et  surtout  dans  les  cantons  de  Fida,  d’Apam,  d’Acra,  et  dans 
quelques  autres  pays  situés  sous  la  zone  torride  en  Afrique  et  en  Amé- 
rique, comme  dans  la  Nouvelle-Hollande  et  dans  les  terres  de  l’isthme  de 
Panama,  on  trouve  aussi  des  animaux  que  les  voyageurs  ont  pris  pour  des 
lièvres,  mais  qui  sont  plutôt  des  espèces  de  lapins  »;  car  le  lapin  est  origi- 
naire des  pays  chauds,  et  ne  se  trouve  pas  dans  les  climats  septentrio- 
naux3, au  lieu  que  le  lièvre  est  d’autant  plus  fort  et  plus  grand  qu’il 
habite  un  climat  plus  froid. 

a.  Voyez  la  Description  des  isles  de  l’Archipel  de  Dapper.  Amsterd.,  1730  , p.  37S. 

b.  Voyez  les  œuvres  de  Regnard.  Paris , 1742,  t.  I,  p.  180.  Il  Genio  vagante.  Parma,  1691 , 
t.  II,  p.  46.  Voyage  de  la  Martinière.  Paris,  1671 , p.  74. 

c.  Voyez  la  Relation  de  la  Gaspésie,  parle  P.  le  Clercq.  Paris,  1691 , pages  488,  489  , 
491 , 492. 

d.  Voyez  le  Voyage  de  Robert  Lade.  Paris,  1744,  t.  II,  p.  317  ; et  la  suite  des  Voyages  de 
Dampier,  t.  V,  p.  167. 

e.  Idem. , ibid.  Idem , ibid. 

f.  Voyez  YHisloire  générale  des  Voyages , par  M.  l’abbé  Prévost , t.  III,  pages  23S  et  296 

g.  Voyez  le  Voyage  de  Dampier  aux  terres  Australes , t.  IV,  p.  111  ; et  le  Voyage  de  IV ü fer , 
imprimé  à la  suite  de  celui  de  Dampier,  t.  IV,  p.  224. 

1.  L’Amérique  méridionale  a le  tapeti  ( Lepus  brasiliensis.  Gmelin). 

2.  L’Amérique  septentrionale  a le  lièvre  d’Amérique  ( Lepus  hudsonius.  Pallas). 

3.  11  y a le  lapin  de  Sibérie  ( Lepus  tolaï.  Gmelin).  Voyez,  sur  toutes  ces  espèces  de  lièvres 
et  de  lapins , mieux  connues  ou  mieux  démêlées  depuis  Buffon,  le  Règne  animal  de  M.  Cuvier, 

I,  p.  216  et  suiv. 


LE  LIÈVRE. 


547 


Cet  animal,  si  recherché  pour  la  table  en  Europe,  n’est  pas  du  goût  des 
Orientaux  : il  est  vrai  que  la  loi  de  Mahomet,  et  plus  anciennement  la  loi 
des  juifs,  a interdit  l’usage  de  la  chair  du  lièvre  comme  de  celle  du  cochon; 
mais  les  Grecs  et  les  Romains  en  faisaient  autant  de  cas  que  nous  : inter 
quadrupèdes  gloria  prima  Lepus,  dit  Martial.  En  effet,  sa  chair  est  excel- 
lente, son  sang  même  est  très-bon  à manger  et  est  le  plus  doux  de  tous 
les  sangs;  la  graisse  n’a  aucune  part  à la  délicatesse  de  la  chair,  car  le 
lièvre  ne  devient  jamais  gras  tant  qu’il  est  à la  campagne  en  liberté  ; et 
cependant  il  meurt  souvent  de  trop  de  graisse  , lorsqu’on  le  nourrit  à la 
maison. 

La  chasse  du  lièvre  est  l’amusement  et  souvent  la  seule  occupation  des 
gens  oisifs  de  la  campagne  : comme  elle  se  fait  sans  appareil  et  sans 
dépense,  et  qu’elle  est  même  utile,  elle  convient  à tout  le  monde;  on  va  le 
matin  et  le  soir  au  coin  du  bois  attendre  le  lièvre  "à  sa  rentrée  ou  à sa 
sortie;  on  le  cherche  pendant  le  jour  dans  les  endroits  où  il  se  gîte.  Lors- 
qu’il y a de  la  fraîcheur  dans  l’air  par  un  soleil  brillant,  et  que  le  lièvre 
vient  de  se  gîter  après  avoir  couru,  la  vapeur  de  son  corps  forme  une 
petite  fumée  que  les  chasseurs  aperçoivent  de  fort  loin,  surtout  si  leurs 
yeux  sont  exercés  à cette  espèce  d’observation  : j’en  ai  vu  qui,  conduits 
par  cet  indice,  partaient  d’une  demi-lieue  pour  aller  tuer  le  lièvre  au  gîte. 
Il  se  laisse  ordinairement  approcher  de  fort  près,  surtout  si  l’on  ne  fait  pas 
semblant  de  le  regarder,  et  si,  au  lieu  d’aller  directement  à lui,  on  tourne 
obliquement  pour  l’approcher.  Il  craint  les  chiens  plus  que  les  hommes,  et 
lorsqu’il  sent  ou  qu’il  entend  un  chien,  il  part  de  plus  loin  : quoiqu’il 
coure  plus  vite  que  les  chiens,  comme  il  ne  fait  pas  une  route  droite,  qu’il 
tourne  et  retourne  autour  de  l’endroit  où  il  a été  lancé,  les  lévriers,  qui  le 
chassent  à vue  plutôt  qu’à  l'odorat,  lui  coupent  le  chemin,  le  saisissent  et 
le  tuent.  Il  se  tient  volontiers  en  été  dans  les  champs,  en  automne  dans 
les  vignes,  et  en  hiver  dans  les  buissons  ou  dans  les  bois,  et  l’on  peut  en 
tout  temps,  sans  le  tirer,  le  forcer  à la  course  avec  des  chiens  courants; 
on  peut  aussi  le  faire  prendre  par  des  oiseaux  de  proie;  les  ducs,  les  buses, 
les  aigles,  les  renards,  les  loups,  les  hommes,  lui  font  également  la  guerre  : 
il  a tant  d’ennemis  qu’il  ne  leur  échappe  que  par  hasard,  et  il  est  bien 
rare  qu’ils  le  laissent  jouir  du  petit  nombre  de  jours  que  la  nature  lui  a 
comptés. 


548 


LE  LAPIN. 


LE  LAPIN.  * 

Le  lièvre  et  le  lapin , quoique  fort  semblables  tant  à l’extérieur  qu’à 
l’intérieur,  ne  se  mêlant  point  ensemble,  font  deux  espèces  distinctes  et 
séparées  : cependant , comme  les  chasseurs  a disent  que  les  lièvres  mâles , 
dans  le  temps  du  rut,  courent  les  lapines  et  les  couvrent,  j’ai  cherché  à 
savoir  ce  qui  pourrait  résulter  de  cette  union,  et  pour  cela  j’ai  fait  élever 
des  lapins  avec  des  hases,  et  des  lièvres  avec  des  lapines;  mais  ces  essais 
n’ont  rien  produit  *,  et  m’ont  seulement  appris  que  ces  animaux,  dont  la 
forme  est  si  semblable,  sont  cependant  de  nature  assez  différente  pour  ne 
pas  même  produire  des  espèces  de  mulets.  Un  levraut  et  une  jeune  lapine, 
à peu  près  du  même  âge,  n’ont  pas  vécu  trois  mois  ensemble;  dès  qu’ils 
furent  un  peu  forts  ils  devinrent  ennemis,  et  la  guerre  continuelle  qu’ils  se 
faisaient  finit  par  la  mort  du  levraut.  De  deux  lièvres  plus  âgés  que 
j’avais  mis  chacun  avec  une  lapine,  l’un  eut  le  même  sort,  et  l’autre,  qui 
était  très-ardent  et  très-fort,  qui  ne  cessait  de  tourmenter  la  lapine  en 
cherchant  à la  couvrir,  la  fit  mourir  à force  de  blessures  ou  de  caresses 
trop  dures.  Trois  ou  quatre  lapins  de  différents  âges,  que  je  fis  de  même 
appareiller  avec  des  hases,  les  firent  mourir  en  plus  ou  moins  de  temps; 
ni  les  uns  ni  les  autres  n’ont  produit  : je  crois  cependant  pouvoir  assurer 
qu’ils  se  sont  quelquefois  réellement  accouplés;  au  moins  y a-t-il  eu  sou- 
vent certitude  que,  malgré  la  résistance  de  la  femelle,  le  mâle  s’était  satis- 
fait; et  il  y avait  plus  de  raison  d’attendre  quelque  produit  de  ces  accou- 
plements que  des  amours  du  lapin  et  de  la  poule  dont  on  nous  a fait 
l’histoire  b,  et  dont,  suivant  l’auteur,  le  fruit  devait  être  des  poulets  cou- 
verts de  poils,  ou  des  lapins  couverts  de  plumes;  tandis  que  ce  n’était 
qu’un  lapin  vicieux  ou  trop  ardent,  qui,  faute  de  femelle,  se  servait  de  la 
poule  de  la  maison  comme  il  se  serait  servi  de  tout  autre  meuble,  et  qu’il 
est  hors  de  toute  vraisemblance  de  s’attendre  à quelque  production  entre 
deux  animaux  d’espèces  si  éloignées , puisque  de  l’union  du  lièvre  et  du 
lapin,  dont  les  espèces  sont  tout  à fait  voisines,  il  ne  résulte  rien. 

La  fécondité  du  lapin  est  encore  plus  grande  que  celle  du  lièvre;  et  sans 
ajouter  foi  à ce  que  dit  Wotten , que  d’une  seule  paire  qui  fut  mise  dans 
une  île  il  s’en  trouva  six  mille  au  bout  d’un  an,  il  est  sûr  que  ces  animaux 
multiplient  si  prodigieusement  dans  les  pays  qui  leur  conviennent,  que  la 

a.  Voyez  la  Vénerie  de  du  Fouilloux.  Paris,  1614,  folio  100,  recto. 

b.  Voyez  Y Art  d’élever  des  poulets  2. 

* Lepus  cuniculus  ( Linn.  ).  — Ordre  des  Rongeurs;  genre  lièvre  (Cnv.  ). 

1.  J’ai  répété  cette  expérience.  J’ai  fait  élever  ensemble  des  lièvres  avec  des  lapines  et  de» 
lapins  avec  des  hases.  Ces  essais  n’ont  rien  produit. 

2.  Par  Réaumur. 


LE  LAPIN. 


549 


terre  ne  peut  fournir  à leur  subsistance;  ils  détruisent  les  herbes,  les 
racines,  les  grains , les  fruits,  les  légumes,  et  même  les  arbrisseaux  et  les 
arbres;  et,  si  l’on  n’avait  pas  contre  eux  le  secours  des  furets  et  des  chiens, 
ils  feraient  déserter  les  habitants  de  ces  campagnes.  Non-seulement  le  lapin 
s’accouple  plus  souvent  et  produit  plus  fréquemment  et  en  plus  grand 
nombre  que  le  lièvre,  mais  il  a aussi  plus  de  ressources  pour  échapper  à 
ses  ennemis;  il  se  soustrait  aisément  aux  yeux  de  l’homme  ; les  trous  qu’il 
se  creuse  dans  la  terre,  où  il  se  retire  pendant  le  jour  et  où  il  fait  ses 
petits,  le  mettent  à l’abri  du  loup , du  renard  et  de  l’oiseau  de  proie;  il  y 
habite  avec  sa  famille  en  pleine  sécurité;  il  y élève  et  nourrit  ses  petits 
jusqu’à  l’âge  d’environ  deux  mois,  et  il  ne  les  fait  sortir  de  leur  retraite 
pour  les  amener  au  dehors  que  quand  ils  sont  tout  élevés;  il  leur  évite 
par  là  tous  les  inconvénients  du  bas  âge,  pendant  lequel,  au  contraire,  les 
lièvres  périssent  en  plus  grand  nombre  et  souffrent  plus  que  dans  tout  le 
reste  de  la  vie. 

Cela  seul  suffit  aussi  pour  prouver  que  le  lapin  est  supérieur  au  lièvre  par- 
la sagacité;  tous  deux  sont  conformés  de  même,  et  pourraient  également  se 
creuser  des  retraites;  tous  deux  sont  également  timides  à l’excès,  mais  l’un, 
plus  imbécile,  se  contente  de  se  former  un  gîte  à la  surface  de  la  terre,  où 
il  demeure  continuellement  exposé,  tandis  que  l’autre,  par  un  instinct 
plus  réfléchi , se  donne  la  peine  de  fouiller  la  terre  et  de  s’y  pratiquer  un 
asile;  et  il  est  si  vrai  que  c’est  par  sentiment  qu’il  travaille,  que  l’on  ne  voit 
pas  le  lapin  domestique  faire  le  même  ouvrage;  il  se  dispense  de  se  creu- 
ser une  retraite , comme  les  oiseaux  domestiques  se  dispensent  de  faire  des 
nids,  et  cela  parce  qu’ils  sont  également  à l’abri  des  inconvénients  auxquels 
sont  exposés  les  lapins  et  les  oiseaux  sauvages.  L’on  a souvent  remarqué 
que,  quand  on  a voulu  peupler  une  garenne  avec  des  lapins  clapiers,  ces 
lapins  et  ceux  qu’ils  produisaient  restaient,  comme  les  lièvres,  à la  surface 
delà  terre;  et  que  ce  n’était  qu’après  avoir  éprouvé  bien  des  inconvé- 
nients, et  au  bout  d’un  certain  nombre  de  générations,  qu’ils  commençaient 
à creuser  la  terre  pour  -se  mettre  en  sûreté  1 . 

Ces  lapins  clapiers,  ou  domestiques,  varient  pour  les  couleurs,  comme 
tous  les  autres  animaux  domestiques;  le  blanc,  le  noir  et  le  gris®  sont 
cependant  les  seules  qui  entrent  ici  dans  le  jeu  de  la  nature  : les  lapins 
noirs  sont  les  plus  rares;  mais  il  y en  a beaucoup  de  tout  blancs,  beaucoup 
de  tout  gris,  et  beaucoup  de  mêlés.  Tous  les  lapins  sauvages  sont  gris,  et, 

a.  J’appelle  gris  ce  mélange  de  couleurs  fauves,  noires  et  cendrées,  qui  fait  la  couleur  ordi- 
naire des  lapins  et  des  lièvres. 

1.  J’ai  fait  mettre  en  liberté,  dans  un  parc,  des  lapins , nés  de  parents  qui,  pendant  plu- 
sieurs générations,  avaient  vécu  dans  des  conditions  à ne  pouvoir  fouir.  Dès  que  ces  lapins  ont 
été  libres,  ils  ont  creusé  des  terriers.  (Voyez  mon  livre  sur  l’Instinct  et  l'intelligence  des  ani- 
maux. ) 


550 


LE  LAPIN. 


parmi  les  lapins  domestiques,  c’est  encore  la  couleur  dominante,  car  dans 
toutes  les  portées  il  se  trouve  toujours  des  lapins  gris,  et  même  en  plus 
grand  nombre , quoique  le  père  et  la  mère  soient  tous  deux  blancs , ou 
tous  deux  noirs,  ou  l’un  noir  et  l’autre  blanc;  il  est  rare  qu’ils  en  fassent 
plus  de  deux  ou  trois  qui  leur  ressemblent;  au  lieu  que  les  lapins  gris, 
quoique  domestiques,  ne  produisent  d’ordinaire  que  des  lapins  de  cette 
même  couleur,  et  que  ce  n’est  que  très-rarement  et  comme  par  hasard 
qu’ils  en  produisent  de  blancs,  de  noirs  et  de  mêlés. 

Ces  animaux  peuvent  engendrer  et  produire  à l’âge  de  cinq  ou  six  mois  : 
on  assure  qu’ils  sont  constants  dans  leurs  amours,  et  que  communément 
ils  s’attachent  à une  seule  femelle  et  ne  la  quittent  pas;  elle  est  presque 
toujours  en  chaleur,  ou  du  moins  en  état  de  recevoir  le  mâle;  elle  porte 
trente  ou  trente-un  jours,  et  produit  quatre,  cinq  ou  six,  et  quelquefois 
sept  et  huit  petits  : elle  a,  comme  la  femelle  du  lièvre,  une  double  matrice, 
et  peut,  par  conséquent,  mettre  bas  en  deux  temps;  cependant  il  paraît 
que  les  superfétations  sont  moins  fréquentes  dans  cette  espèce  que  dans 
celle  du  lièvre;  peut-être  par  cette  même  raison  que  les  femelles  changent 
moins  souvent,  qu’il  leur  arrive  moins  d’aventures,  et  qu’il  y a moins 
d’accouplements  hors  de  saison. 

Quelques  jours  avant  de  mettre  bas,  elles  se  creusent  un  nouveau  ter- 
rier, non  pas  en  ligne  droite,  mais  en  zigzag,  au  fond  duquel  elles  prati- 
quent une  excavation,  après  quoi  elles  s’arrachent  sous  le  ventre  une  assez 
grande  quantité  de  poils,  dont  elles  font  une  espèce  de  lit  pour  recevoir 
leurs  petits.  Pendant  les  deux  premiers  jours  elles  ne  les  quittent  pas,  elles 
ne  sortent  que  lorsque  le  besoin  les  presse,  et  reviennent,  dès  qu’elles  ont 
pris  de  la  nourriture  : dans  ce  temps  elles  mangent  beaucoup  et  fort  vite; 
elles  soignent  ainsi  et  allaitent  leurs  petits  pendant  plus  de  six  semaines. 
Jusqu’alors  le  père  ne  les  connaît  point,  il  n’entre  pas  dans  ce  terrier  qu’a 
pratiqué  la  mère;  souvent  même,  quand  elle  en  sort  et  qu’elle  y laisse  ses 
petits,  elle  en  bouche  l’entrée  avec  de  la  terre  détrempée  de  son  urine; 
mais  lorsqu’ils  commencent  à venir  au  bord  du  trou , et  à manger  du 
séneçon  et  d’autres  herbes  que  la  mère  leur  présente , le  père  semble 
les  reconnaître,  il  les  prend  entre  ses  pattes,  il  leur  lustre  le  poil,  il  leur 
lèche  les  yeux,  et  tous,  les  uns  après  les  autres,  ont  également  part  à ses 
soins  : dans  ce  même  temps  la  mère  lui  fait  beaucoup  de  caresses,  et  sou- 
vent devient  pleine  peu  de  jours  après. 

Un  gentilhomme  a de  mes  voisins,  qui  pendant  plusieurs  années  s’est 
amusé  à élever  des  lapins,  m’a  communiqué  ces  remarques  : « J'ai  com 
« mencé,  dit-il,  par  avoir  un  mâle  et  une  femelle  seulement;  le  mâle  était 
« tout  blanc  et  la  femelle  toute  grise  , et  dans  leur  postérité , qui  fut  très- 


a.  M.  le  Chapt  du  Moutier. 


LE  LAPIN. 


551 


« nombreuse,  il  y en  eut  beaucoup  plus  de  gris  que  d’autres;  un  assez  bon 

« nombre  de  blancs  et  de  mêlés,  et  quelques-uns  de  noirs Quand  la 

« femelle  est  en  chaleur  le  mâle  ne  la  quitte  presque  point;  son  tempéra- 
« ment  est  si  chaud,  que  je  l’ai  vu  se  lier  avec  elle  cinq  ou  six  fois  en 

« moins  d’une  heure La  femelle,  dans  le  temps  de  l’accouplement,  se 

« couche  sur  le  ventre  à plate  terre , les  quatre  pattes  allongées,  elle  fait 
« de  petits  cris  qui  annoncent  plutôt  le  plaisir  que  la  douleur  : leur  façon 
« de  s’accoupler  ressemble  assez  à celle  des  chats , à la  différence  pourtant 

« que  le  mâle  ne  mord  que  très-peu  la  femelle  sur  le  chignon La 

« paternité,  chez  ces  animaux,  est  très-respectée;  j’en  juge  ainsi  par  la 
« grande  déférence  que  tous  mes  lapins  ont  eue  pour  leur  premier  père, 
« qu’il  m’était  aisé  de  reconnaître  à cause  de  sa  blancheur,  et  qui  est  le 
« seul  mâle  que  j’aie  conservé  de  cette  couleur  : la  famille  avait  beau 
« s’augmenter,  ceux  qui  devenaient  pères  à leur  tour  lui  étaient  toujours 
«subordonnés;  dès  qu’ils  se  battaient,  soit  pour  des  femelles  soit  parce 
« qu’ils  se  disputaient  la  nourriture,  le  grand-père,  qui  entendait  du  bruit, 
« accourait  de  toute  sa  force,  et,  dès  qu’on  l’apercevait,  tout  rentrait  dans 
« l’ordre,  et  s’il  en  attrapait  quelqu’un  aux  prises,  il  les  séparait  et  en  fai- 
te sait  sur-le-champ  un  exemple  de  punition.  Une  autre  preuve  de  sa  domi- 
« nation  sur  toute  sa  postérité,  c’est  que  les  ayant  accoutumés  à rentrer 
« tous  à un  coup  de  sifflet,  lorsque  je  donnais  ce  signal,  et  quelque  éloi- 
« gnés  qu’ils  fussent,  je  voyais  le  grand-père  se  mettre  à leur  tête,  et, 
« quoique  arrivé  le  premier,  les  laisser  tous  défder  devant  lui  et  ne  rentrer 

« que  le  dernier Je  les  nourrissais  avec  du  son  de  froment , du  foin 

« et  beaucoup  de  genièvre;  il  leur  en  fallait  plus  d’une  voiture  par  semaine; 
« ils  en  mangeoient  toutes  les  baies,  les  feuilles  et  l’écorce , et  ne  laissaient 
« que  le  gros  bois  : cette  nourriture  leur  donnait  du  fumet,  et  leur  chair 
« était  aussi  bonne  que  celle  des  lapins  sauvages.  » 

Ces  animaux  vivent  huit  ou  neuf  ans  : comme  ils  passent  la  plus  grande 
partie  de  leur  vie  dans  leurs  terriers,  où  ils  sont  en  repos  et  tranquilles, 
ils  prennent  un  peu  plus  d’embonpoint  que  les  lièvres;  leur  chair  est  aussi 
fort  différente  par  la  couleur  et  par  le  goût;  celle  des  jeunes  lapereaux  est 
très-délicate,  mais  celle  des  vieux  lapins  est  toujours  sèche  et  dure.  Ils 
sont,  comme  je  l’ai  dit,  originaires  des  climats  chauds  : les  Grecs  a les  con- 
naissaient, et  il  paraît  que  les  seuls  endroits  de  l’Europe  où  il  y en  eût 
anciennement  étaient  la  Grèce  et  l’Espagne  M ; de  là  on  les  a transportés 
dans  des  climats  plus  tempérés,  comme  en  Italie,  en  France,  en  Alle- 
magne, où  ils  se  sont  naturalisés;  mais  dans  les  pays  plus  froids,  comme  en 

a.  Vid.  Aristot.  Hist.  animal .,  lih.  i,  cap.  I. 

b.  Vid ■ Plin.  Hist.  natural. , lib.  vin. 

1.  Le  lapin  passe  pour  être  originaire  d’Espagne.  (Voyez  Cuvier  : Règne  animal , t.  I 
page  217.  ) 


LE  LAPIN. 


552 

Suède  “ et  dans  le  reste  du  Nord , on  ne  peut  les  élever  que  dans  les  mai- 
sons , et  ils  périssent  lorsqu’on  les  abandonne  à la  campagne.  Ils  aiment, 
au  contraire,  le  chaud  excessif,  car  on  en  trouve  dans  les  contrées  les  plus 
méridionales  de  l’Asie  et  de  l’Afrique,  comme  au  golfe  Persique  6,  à la 
baie  de  Saldanha  % en  Libye,  au  Sénégal,  en  Guinée  d-,  et  on  en  trouve 
aussi  dans  nos  îles  de  l’Amérique  e , qui  y ont  été  transportés  de  l’Europe 
et  qui  y ont  très-bien  réussi. 


LES  ANIMAUX  CARNASSIERS4 


Jusqu’ici  nous  n’avons  parlé  que  des  animaux  utiles  ; les  animaux  nui- 
sibles sont  en  bien  plus  grand  nombre  ; et  quoiqu’en  tout  ce  qui  nuit 
paraisse  plus  abondant  que  ce  qui  sert,  cependant  tout  est  bien,  parce 
que  dans  l’univers  physique  le  mal  concourt  au  bien,  et  que  rien  en  effet 
ne  nuit  à la  nature.  Si  nuire  est  détruire  des  êtres  animés,  l’homme,  consi- 
déré comme  faisant  partie  du  système  général  de  ces  êtres,  n’est-il  pas 
l’espèce  la  plus  nuisible  de  toutes  ? Lui  seul  immole,  anéantit  plus  d'indi- 
vidus vivants  que  tous  les  animaux  carnassiers  n’en  dévorent.  Ils  ne  sont 
donc  nuisibles  que  parce  qu’ils  sont  rivaux  de  l’homme,  parce  qu’ils  ont 
les  mêmes  appétits,  le  même  goût  pour  la  chair,  et  que,  pour  subvenir  à un 
besoin  de  première  nécessité,  ils  lui  disputent  quelquefois  une  proie  qu’il 
réservait  à ses  excès  ; car  nous  sacrifions  plus  encore  à notre  intempérance, 
que  nous  ne  donnons  à nos  besoins.  Destructeurs-nés  des  êtres  qui  nous 
sont  subordonnés,  nous  épuiserions  la  nature  si  elle  n’était  inépuisable,  si 
par  une  fécondité  aussi  grande  que  notre  déprédation,  elle  ne  savait  se  ré- 
parer elle-même  et  se  renouveler.  Mais  il  est  dans  l’ordre  que  la  mort  serve 
à la  vie , que  la  reproduction  naisse  de  la  destruction  : quelque  grande , 
quelque  prématurée  que  soit  donc  la  dépense  de  l’homme  et  des  animaux 
carnassiers,  le  fonds,  la  quantité  totale  de  substance  vivante  n’est  point 
diminuée;  et  s’ils  précipitent  les  destructions,  ils  hâtent  en  même  temps  des 
naissances  nouvelles.- 

a.  Vid.  Linnœi  Faun.  Suec. , p.  8. 

b.  Voyez  Y Histoire  générale  des  voyages , par  M.  l’abbé  Prévost,  t.  II,  p.  354. 

c.  Idem , t.  I , p.  449. 

d.  Vid.  Leon.  A fric,  de  Afric.  descripl.  Lugd.  Bat.  1632.  Part,  n,  p.  257.  Voyez  aussi  le 
Voyage  de  Guill.  Bosman.  Utrecht,  1705,  p.  252. 

e.  Voyez  Y Histoire  générale  des  Antilles , par  le  P.  du  Tertre.  Paris , 1667 , t.  II , p.  2S7. 

1.  L’histoire  des  animaux  carnassiers  commence  le  VIIe  volume  de  l’édition  in-4°  de  l’Im- 
primerie royale,  volume  publié  en  1758. 


LES  ANIMAUX  CARNASSIERS. 


533 


Les  animaux  qui  par  leur  grandeur  figurent  dans  l’univers,  ne  font  que 
la  plus  petite  partie  des  substances  vivantes  ; la  terre  fourmille  de  petits 
animaux.  Chaque  plante,  chaque  graine,  chaque  particule  de  matière 
organique  contient  des  milliers  d’atomes  animés.  Les  végétaux  parais- 
sent être  le  premier  fonds  de  la  nature  ; mais  ce  fonds  de  subsistance , 
tout  abondant , tout  inépuisable  qu’il  est , suffirait  à peine  au  nombre 
encore  plus  abondant  d’insectes  de  toute  espèce.  Leur  pullulation , toute 
aussi  nombreuse  et  souvent  plus  prompte  que  la  reproduction  des  plantes, 
indique  assez  combien  ils  sont  surabondants  ; caries  plantes  ne  se  repro- 
duisent que  tous  les  ans,  il  faut  une  saison  entière  pour  en  former  la 
graine,  au  lieu  que  dans  les  insectes,  et  surtout  dans  les  plus  petites 
espèces,  comme  celle  des  pucerons,  une  seule  saison  suffit  à plusieurs 
générations.  Ils  multiplieraient  donc  plus  que  les  plantes , s’ils  n’étaient 
détruits  par  d’autres  animaux  dont  ils  paraissent  être  la  pâture  natu- 
relle , comme  les  herbes  et  les  graines  semblent  être  la  nourriture  pré- 
parée pour  eux-mêmes.  Aussi  parmi  les  insectes  y en  a-t-il  beaucoup 
qui  ne  vivent  que  d’autres  insectes  ; il  y en  a même  quelques  espèces  qui , 
comme  les  araignées,  dévorent  indifféremment  les  autres  espèces  et  la 
leur  : tous  servent  de  pâture  aux  oiseaux,  et  les  oiseaux  domestiques 
et  sauvages  nourrissent  l’homme  ou  deviennent  la  proie  des  animaux  car- 
nassiers. 

Ainsi  la  mort  violente  est  un  usage  presque  aussi  nécessaire  que  la  loi  de 
la  mort  naturelle  : ce  sont  deux  moyens  de  destruction  et  de  renouvelle- 
ment, dont  l’un  sert  à entretenir  la  jeunesse  perpétuelle  de  la  nature,  et 
dont  l’autre  maintient  l’ordre  de  ses  productions,  et  peut  seul  limiter  le 
nombre  dans  les  espèces.  Tous  deux  sont  des  effets  dépendants  des  causes 
générales;  chaque  individu  qui  nait  tombe  de  lui-même  au  bout  d’un  temps, 
ou,  lorsqu’il  est  prématurément  détruit  par  les  autres,  c’est  qu’il  était  sur- 
abondant. Eh  combien  n’y  en  a-t-il  pas  de  supprimés  d’avance!  que  de 
fleurs  moissonnées  au  printemps!  que  de  races  éteintes  au  moment  de  leur 
naissance  ! que  de  germes  anéantis  avant  leur  développement!  L’homme  et 
les  animaux  carnassiers  ne  vivent  que  d’individus  tout  formés,  ou  d’indi- 
vidus prêts  à l’être;  la  chair,  les  œufs,  les  graines,  les  germes  de  toute 
espèce  font  leur  nourriture  ordinaire  : cela  seul  peut  borner  l’exubérance 
de  la  nature.  Que  l’on  considère  un  instant  quelqu’une  de  ces  espèces  infé- 
rieures qui  servent  de  pâture  aux  autres,  celle  des  harengs,  par  exemple; 
ils  viennent  par  milliers  s’offrir  à nos  pêcheurs,  et  après  avoir  nourri  tous 
les  monstres  des  mers  du  nord,  ils  fournissent  encore  à la  subsistance  de 
tous  les  peuples  de  l’Europe  pendant  une  partie  de  l’année.  Quelle  pullula- 
tion. prodigieuse  parmi  ces  animaux!  et  s’ils  n’étaient  en  grqnde  partie 
détruits  par  les  autres,  quels  seraient  les  effets  de  cette  immense  multipli- 
cation! eux  seuls  couvriraient  la  surface  entière  de  la  mer;  mais  bientôt 


554 


LES  ANIMAUX  CARNASSIERS. 


se  nuisant  par  le  nombre,  ils  se  corrompraient,  ils  se  détruiraient  eux- 
mêmes;  faute  de  nourriture  suffisante,  leur  fécondité  diminuerait;  la  con- 
tagion et  la  disette  feraient  ce  que  fait  la  consommation  : le  nombre  de  ces 
animaux  ne  serait  guère  augmenté,  et  le  nombre  de  ceux  qui  s’en  nourris- 
sent serait  diminué.  Et  comme  l’on  peut  dire  la  même  chose  de  toutes  les 
autres  espèces,  il  est  donc  nécessaire  que  les  unes  vivent  sur  les  autres  ; et 
dès  lors  la  mort  violente  des  animaux  est  un  usage  légitime,  innocent, 
puisqu’il  est  fondé  dans  la  nature , et  qu’ils  ne  naissent  qu’à  cette  con- 
dition. 

Avouons  cependant  que  le  motif  par  lequel  on  voudrait  en  douter  fait 
honneur  à l’humanité  : les  animaux,  du  moins  ceux  qui  ont  des  sens,  de 
la  chair  et  du  sang,  sont  des  êtres  sensibles  ; comme  nous  ils  sont  capables 
de  plaisir  et  sujets  à la  douleur.  Il  y a donc  une  espèce  d’insensibilité 
cruelle  à sacrifier  sans  nécessité  ceux  surtout  qui  nous  approchent,  qui 
vivent  avec  nous,  et  dont  le  sentiment  se  réfléchit  vers  nous  en  se  mar- 
quant par  les  signes  de  la  douleur  ; car  ceux  dont  la  nature  est  différente 
de  la  nôtre  ne  peuvent  guère  nous  affecter.  La  pitié  naturelle  est  fondée  sur 
les  rapports  que  nous  avons  avec  l’objet  qui  souffre  ; elle  est  d’autant  plus 
vive  que  la  ressemblance,  la  conformité  dénaturé  est  plus  grande;  on 
souffre  en  voyant  souffrir  son  semblable.  Compassion , ce  mot  exprime 
assez  que  c’est  une  souffrance,  une  passion  qu’on  partage;  cependant 
c’est  moins  l’homme  qui  souffre,  que  sa  propre  nature  qui  pâtit,  qui  se 
révolte  machinalement  et  se  met  d’elle-même  à l’unisson  de  douleur.  L’âme 
a moins  de  part  que  le  corps  à ce  sentiment  de  pitié  naturelle,  et  les  ani- 
maux en  sont  susceptibles  comme  l’homme;  le  cri  de  la  douleur  les  émeut; 
ils  accourent  pour  se  secourir,  ils  reculent  à la  vue  d’un  cadavre  de  leur 
espèce.  Ainsi  l’horreur  et  la  pitié  sont  moins  des  passions  de  l’âme  que  des 
affections  naturelles,  qui  dépendent  de  la  sensibilité  du  corps  et  de  la  simi- 
litude de  la  conformation  ; ce  sentiment  doit  donc  diminuer  à mesure  que 
les  natures  s’éloignent.  Un  chien  qu’on  frappe,  un  agneau  qu’on  égorge, 
nous  font  quelque  pitié;  un  arbre  que  l’on  coupe,  une  huître  qu’on  mord, 
ne  nous  en  font  aucune. 

Dans  le  réel,  peut-on  douter  que  les  animaux  dont  l’organisation  est 
semblable  à la  nôtre,  n’éprouvent  des  sen  ations  semblables?  Ils  sont  sen- 
sibles, puisqu’ils  ont  des  sens,  et  ils  le  sont  d’autant  plus  que  ces  sens  sont 
plus  actifs  et  plus  parfaits  : ceux  au  contraire  dont  les  sens  sont  obtus  ont- 
ils  un  sentiment  exquis?  et  ceux  auxquels  il  manque  quelque  organe,  quel- 
que sens,  ne  manquent-ils  pas  de  toutes  les  sensations  qui  y sont  relatives? 
Le  mouvement  est  l’effet  nécessaire  de  l’exercice  du  sentiment.  Nous  avons 
prouvé  1 que  de  quelque  manière  qu’un  être  fut  organisé,  s’il  a du  senti- 


1.  Voyez  le  Discours  sur  la  nature  des  animaux. 


LES  ANIMAUX  CARNASSIERS. 


555 

ment,  il  ne  peut  manquer  de  le  marquer  au  dehors  par  des  mouvements 
extérieurs.  Ainsi  les  plantes,  quoique  bien  organisées,  sont  des  êtres  insen- 
sibles, aussi  bien  que  les  animaux  qui,  comme  elles,  n’ont  nul  mouvement 
apparent.  Ainsi  parmi  les  animaux,  ceux  qui  n’ont,  comme  la  plante  appe- 
lée sensitive,  qu’un  mouvement  sur  eux-mêmes,  et  qui  sont  privés  .du 
mouvement  progressif,  n’ont  encore  que  très-peu  de  sentiment;  et  enfin 
ceux  même  qui  ont  un  mouvement  progressif,  mais  qui,  comme  des  auto- 
mates, ne  font  qu’un  petit  nombre  de  choses,  et  les  font  toujours  de  la 
même  façon,  n’ont  qu’une  faible  portion  de  sentiment,  limitée  à un  petit 
nombre  d’objets.  Dans  l’espèce  humaine,  que  d’automates!  combien  l’édu- 
cation, la  communication  respective  des  idées  n’augmenlent-elles  pas  la 
quantité,  la  vivacité  du  sentiment  ! Quelle  différence  à cet  égard  entre 
l’homme  sauvage  et  l’homme  policé,  la  paysanne  et  la  femme  du  monde  ! 
Et  de  même  parmi  les  animaux , ceux  qui  vivent  avec  nous  deviennent 
plus  sensibles  par  cette  communication,  tandis  que  ceux  qui  demeurent 
sauvages  n’ont  que  la  sensibilité  naturelle,  souvent  plus  sûre,  mais  tou- 
jours moindre  que  l’acquise. 

Au  reste,  en  ne  considérant  le  sentiment  que  comme  une  faculté  natu- 
relle, et  même  indépendamment  de  son  résultat  apparent,  c’est-à-dire,  des 
mouvements  qu’il  produit  nécessairement  dans  tous  les  êtres  qui  en  sont 
doués,  on  peut  encore  le  juger,  l’estimer  et  en  déterminer  à peu  près  les 
différents  degrés  par  des  rapports  physiques  auxquels  il  me  paraît  qu’on 
n’a  pas  fait  assez  d’attention.  Pour  que  le  sentiment  soit  au  plus  haut  degré 
dans  un  corps  animé,  il  faut  que  ce  corps  fasse  un  tout,  lequel  soit  non- 
seulement  sensible  dans  toutes  ses  parties,  mais  encore  composé  de  manière 
que  toutes  ces  parties  sensibles  aient  entre  elles  une  correspondance  intime, 
en  sorte  que  l’une  ne  puisse  être  ébranlée  sans  communiquer  une  partie 
de  cet  ébranlement  à chacune  des  autres.  Il  faut  de  plus  qu’il  y ait  un 
centre  principal  et  unique  auquel  puissent  aboutir  ces  différents  ébranle- 
ments, et  sur  lequel,  comme  sur  un  point  d’appui  général  et  commun, 
se  fasse  la  réaction  de  tous  ces  mouvements.  Ainsi  l’homme,  et  les  animaux 
qui  par  leur  organisation  ressemblent  le  plus  à l’homme,  seront  les  êtres 
les  plus  sensibles;  ceux  au  contraire  qui  ne  font  pas  un  tout  aussi  complet, 
ceux  dont  les  parties  ont  une  correspondance  moins  intime,  ceux  qui  ont 
plusieurs  centres  de  sentiment,  et  qui,  sous  une  même  enveloppe,  sem- 
blent moins  renfermer  un  tout  unique,  un  animal  parfait,  que  contenir 
plusieurs  centres  d’existence  séparés  ou  différents  les  uns  des  autres,  seront 
des  êtres  beaucoup  moins  sensibles.  Un  polype  que  l’on  coupe,  et  dont  les 
parties  divisées  vivent  séparément;  une  guêpe  dont  la  tête,  quoique  séparée 
du  corps,  se  meut,  vit,  agit,  et  même  mange  comme  auparavant  ; un  lézard 
auquel,  en  retranchant  une  partie  de  son  corps,  on  n’ôte  ni  le  mouvement 
ni  le  sentiment  ; une  écrevisse,  dont  les  membres  amputés  se  renouvellent; 


556 


LES  ANIMAUX  CA RN ASSIERb. 


une  tortue,  dont  le  cœur  1 bat  longtemps  après  avoir  été  arraché;  tous  les 
insectes  dans  lesquels  les  principaux  viscères,  comme  le  cœur  et  les  pou- 
mons, ne  forment  pas  un  tout  au  centre  de  l’animal,  mais  sont  divisés  en 
plusieurs  parties,  s’étendent  le  long  du  corps,  et  font , pour  ainsi  dire,  une 
suite  de  viscères,  de  cœurs  et  de  trachées;  tous  les  poissons,  dont  les 
organes  de  la  circulation  et  de  la  respiration  n’ont  que  peu  d’action  et 
diffèrent  beaucoup  de  ceux  des  quadrupèdes,  et  même  de  ceux  des  céta- 
cés ; enfin  tous  les  animaux  dont  l’organisation  s’éloigne  de  la  nôtre  ont 
peu  de  sentiment,  et  d’autant  moins  qu’elle  en  diffère  plus. 

Dans  l’homme  et  dans  les  animaux  qui  lui  ressemblent,  le  diaphragme 
paraît  être  le  centre  du  sentiment2;  c’est  sur  cette  partie  nerveuse  que  por- 
tent les  impressions  de  la  douleur  et  du  plaisir  ; c’est  sur  ce  point  d’appui 
que  s’exercent  tous  les  mouvements  du  système  sensible.  Le  diaphragme 
sépare  transversalement  le  corps  entier  de  l’animal,  et  le  divise  assez  exac- 
tement en  deux  parties  égales,  dont  la  supérieure  renferme  le  cœur  et  les 
poumons,  et  l’inférieure  contient  l’estomac  et  les  intestins.  Cette  membrane 
est  douée  d’une  extrême  sensibilité;  elle  est  d’une  si  grande  nécessité  pour 
la  propagation  et  la  communication  du  mouvement  et  du  sentiment,  que 
la  plus  légère  blessure,  soit  au  centre  nerveux 3,  soit  à la  circonférence,  ou 
même  aux  attaches  du  diaphragme , est  toujours  accompagnée  de  convul- 
sions 4 5,  et  souvent  suivie  d’une  mort  violente.  Le  cerveau,  qu’on  a dit  être  le 
siège  des  sensations,  n’est  donc  pas  le  centre  du  sentiment,  puisqu’on  peut 
au  contraire  le  blesser,  l’entamer,  sans  que  la  mort  suive  H,  et  qu’on  a l’ex- 
périence qu’après  avoir  enlevé  une  portion  considérable  de  la  cervelle, 
l’animal  n’a  pas  cessé  de  vivre,  de  se  mouvoir,  et  de  sentir  dans  toutes 
ses  parties. 

Distinguons  donc  la  sensation  du  sentiment  : la  sensation  n’est  qu’un 
ébranlement  dans  le  sens,  et  le  sentiment  est  cette  même  sensation  deve- 
nue agréable  ou  désagréable  par  la  propagation  de  cet  ébranlement  dans 


1.  Le  cœur  est  un  muscle  : il  bat  par  irritabilité,  par  contractilité  musculaire,  et  non  par 
sensibilité.  Haller  a nettement  séparé  la  contractilité  de  la  sensibilité.  Le  muscle  seul  est  con- 
tractile, et  le  nerf  seul  est  sensible . 

2.  Le  diaphragme  n’est  point  le  centre  du  sentiment.  (Voyez  la  note  de  la  page  55.  ) 

3.  Le  centre  du  diaphragme  n’est  point  nerveux  : il  est  tendineux.  L’ancienne  anatomie 
appelait  nerveuses  toutes  les  parties  blanches  du  corps  animal,  c’est-à-dire  toutes  les  parties 
fibreuses  ou  tendineuses. 

4.  Erreur  de  la  vieille  physiologie.  Les  blessures  des  parties  tendineuses  ne  sont  pas,  par  elles- 
mêmes  , suivies  de  convulsions  : le  tendon  n’est  sensible  que  par  les  nerfs  qu’il  reçoit. 

5.  C’est  selon  la  partie  du  cerveau  que  l’on  blesse.  On  peut  enlever  le  cerveau  proprement 
dit  ( lobes  ou  hémisphères  cérébraux  ) tout  entier,  sans  que  l’animal  meure.  Le  cerveau  n’est 
l’organe,  ni  de  la  sensibilité,  ni  de  la  vie  : il  est  Eorgane  de  X intelligence.  En  le  perdant, 
l’animal  ne  perd  que  l’ intelligence.  Au  contraire,  si  l’on  pique  le  point  de  la  moelle  allongée 
que  j’appelle  le  nœud  vital  (point  qui  n’est  pas  plus  gros  qu’une  tête  d’épingle),  l’animal 
meurt  sur-le-champ.  (Voyez  mes  Recherches  expérim.  sur  les  propriétés  et  les  fonctions  du 
système  nerveux.  ) 


LES  ANIMAUX  CARNASSIERS. 


557 


tout  le  système  sensible  : je  dis  la  sensation  devenue  agréable  ou  dés- 
agréable, car  c’est  là  ce  qui  constitue  l'essence  du  sentiment;  son  carac- 
tère unique  est  le  plaisir  ou  la  douleur,  et  tous  les  mouvements  qui  ne 
tiennent  ni  de  l’une  ni  de  l’autre,  quoiqu’ils  se  passent  au  dedans  de  nous- 
mêmes,  nous  sont  indifférents  et  ne  nous  affectent  point.  C’est  du  sentiment 
que  dépend  tout  le  mouvement  extérieur  et  l’exercice  de  toutes  les  forces 
de  l’animal;  il  n’agit  qu’autant  qu’il  est  affecté,  c’est-à-dire  autant  qu’il 
sent;  et  cette  même  partie,  que  nous  regardons  comme  le  centre  du  sen- 
timent, sera  aussi  le  centre  des  forces,  ou  , si  l’on  veut,  le  point  d’appui 
commun  sur  lequel  elles  s’exercent.  Le  diaphragme  est  dans  l’animal  ce 
que  le  collet  est  dans  la  plante  : tous  deux  les  divisent  transversalement, 
tous  deux  servent  de  point  d’appui  aux  forces  opposées;  car  les  forces  qui, 
dans  un  arbre,  poussent  en  haut  les  parties  qui  doivent  former  le  tronc  et 
les  branches,  portent  et  appuient  sur  le  collet,  aussi  bien  que  les  forces 
opposées  qui  poussent  en  bas  les  parties  qui  forment  les  racines. 

Pour  peu  qu’on  s’examine,  on  s’apercevra  aisément  que  toutes  les  affec- 
tions intimes,  les  émotions  vives,  les  épanouissements  de  plaisir,  les  sai- 
sissements, les  douleurs,  les  nausées,  les  défaillances,  toutes  les  impres- 
sions fortes  des  sensations,  devenues  agréables  ou  désagréables,  se  font 
sentir  au  dedans  du  corps,  à la  région  même  du  diaphragme.  Il  n’y  a,  au 
contraire , nul  indice  de  sentiment  dans  le  cerveau , et  l’on  n’a  dans  la 
tête  que  les  sensations  pures , ou  plutôt  les  représentations  de  ces  mêmes 
sensations  simples  et  dénuées  des  caractères  du  sentiment;  seulement  on 
se  souvient,  on  se  rappelle  que  telle  ou  telle  sensation  nous  a été  agréable 
ou  désagréable;  et  si  cette  opération,  qui  se  fait  dans  la  tête,  est  suivie 
d’un  sentiment  vif  et  réel,  alors  on  en  sent  l’impression  au  dedans  du 
corps  et  toujours  à la  région  du  diaphragme  *.  Ainsi  dans  le  fœtus,  où  cette 
membrane  est  sans  exercice,  le  sentiment  est  nul,  ou  si  faible  qu’il  ne  peut 
rien  produire;  aussi  les  petits  mouvements  que  le  fœtus  se  donne  sont 
plutôt  machinaux  que  dépendants  des  sensations  et  de  la  volonté. 

Quelle  que  soit  la  matière  qui  sert  de  véhicule  au  sentiment,  et  qui  pro- 
duit le  mouvement  musculaire , il  est  sûr  qu’elle  se  propage  par  les  nerfs 
et  se  communique  dans  un  instant  indivisible  d’une  extrémité  à l’autre  du 
système  sensible.  De  quelque  manière  que  ce  mouvement  s’opère,  que  ce 
soit  par  des  vibrations,  comme  dans  des  cordes  élastiques,  que  ce  soit  par 
un  feu  subtil , par  une  matière  semblable  à celle  de  l’électricité , laquelle 
non-seulement  réside  dans  les  corps  animés,  comme  dans  tous  les  autres 
corps,  mais  y est  même  continuellement  régénérée  par  le  mouvement  du 
cœur  et  des  poumons,  par  le  frottement  du  sang  dans  les  artères,  et  aussi 

i . Il  faut  distinguer  les  parties  où  siègent  les  passions  (le  cerveau)  des  parties  qu’elles  affec- 
tent (le  diaphragme,  le  cœur , etc.  ).  C’est  dans  le  cerveau  que  la  passion  réside;  mais  c’est  sur 
le  diaphragme,  c’est  sur  le  cœur,  etc. , que  la  passion  agit. 


558 


LES  ANIMAUX  CARNASSIERS. 


par  l’action  des  causes  extérieures  sur  les  organes  des  sens,  il  est  encore 
sûr  que  les  nerfs  et  les  membranes  1 sont  les  seules  parties  sensibles  dans 
le  corps  animal.  Le  sang,  la  lymphe,  toutes  les  autres  liqueurs,  les 
graisses,  les  os,  les  chairs,  tous  les  autres  s'olides,  sont  par  eux-mêmes 
insensibles  : la  cervelle 2 l’est  aussi  ; c’est  une  substance  molle  et  sans  élasti- 
cité, incapable  dès  lors  de  produire,  de  propager  ou  de  rendre  le  mou- 
vement, les  vibrations  ou  les  ébranlements  du  sentiment.  Les  méninges3, 
au  contraire,  sont  très-sensibles,  ce  sont  les  enveloppes  de  tous  les  nerfs; 
elles  prennent,  comme  eux,  leur  origine  dans  la  tête,  elles  se  divisent 
comme  les  branches  des  nerfs,  et  s’étendent  jusqu’à  leurs  plus  petites 
ramifications  ; ce  sont,  pour  ainsi  dire , des  nerfs  aplatis , elles  sont  de  la 
même  substance,  elles  ont  à peu  près  le  même  degré  d’élasticité,  elles  font 
partie,  et  partie  nécessaire  du  système  sensible.  Si  l’on  veut  donc  que  le 
siège  des  sensations  soit  dans  la  tête  il  sera  dans  les  méninges,  et  non  dans 
la  partie  médullaire  du  cerveau,  dont  la  substance  est  toute  différente. 

Ce  qui  a pu  donner  lieu  à cette  opinion , que  le  siège  de  toutes  les  sen- 
sations et  le  centre  de  toute  sensibilité  étaient  dans  le  cerveau , c’est  que 
les  nerfs,  qui  sont  les  organes  du  sentiment,  aboutissent  tous  à la  cervelle, 
qu’on  a regardée  dès  lors  comme  la  seule  partie  commune  qui  pût  en  rece- 
voir tous  les  ébranlements,  toutes  les  impressions.  Cela  seul  a suffi  pour 
faire  du  cerveau  le  principe  du  sentiment,  l’organe  essentiel  des  sensations, 
en  un  mot,  le  sensorium  commun4.  Cette  supposition  a paru  si  simple  et  si 
naturelle  qu’on  n’a  fait  aucune  attention  à l’impossibilité  physique  qu’elle 
renferme,  et  qui  cependant  est  assez  évidente;  car  comment  se  peut-il 
qu’une  partie  insensible,  une  substance  molle  et  inactive,  telle  qu’est  la 
cervelle,  soit  l’organe  même  du  sentiment  et  du  mouvement?  comment  se 
peut-il  que  cette  partie  molle  et  insensible,  non-seulement  reçoive  ces 
impressions,  mais  les  conserve  longtemps  et  en  propage  les  ébranlements 
dans  toutes  les  parties  solides  et  sensibles?  L’on  dira  peut-être,  d’après 
Descartes,  ou  d’après  M.  de  la  Peyronie,  que  ce  n’est  point  dans  la  cer- 

1.  Les  nerfs  et  les  membranes.  Les  nerfs  sont  des  parties  sensibles  par  elles-mêmes  : les 
membranes  ne  sont  sensibles  que  par  les  nerfs. 

2.  Le  cerveau , ou  (comme  l’appelle  ici  Buffon,  avec  un  ton  curieux  de  dédain)  la  cervelle, 
a des  parties  insensibles  et  des  parties  sensibles.  Le  cerveau  proprement  dit  ( lobes  ou  hémi- 
sphères cérébraux)  est  insensible , impassible.  Il  est  le  siège  àcY  intelligence , faculté  très-dis- 
tincte de  la  sensibilité  : la  moelle  allongée,  au  contraire,  est  éminemment  et  essentiellement 
sensible.  La  plus  légère  blessure,  faite  à la  moelle  allongée , produit  des  douleurs  horribles  et 
des  convulsions.  ( Voyez  mon  livre  intitulé  : Recher c.  expérim.  sur  les  propriétés  et  les  fonc- 
tions du  système  nerveux.  ) 

3.  11  faut  dire,  des  méninges  ( membranes  qui  enveloppent  le  cerveau),  ce  que  je  viens  de 
dire  de  toutes  les  autres  membranes  : les  méninges  ne  sont  sensibles  que  par  leurs  nerfs. 

4.  Le  cerveau  est,  en  effet,  le  sensorium  commun.  Tous  les  nerfs  s’y  rendent  ou  plutôt  eu 
partent,  soit  directement,  soit  par  l’intermédiaire  de  la  moelle  allongée  et  de  la  moelle  épinière , 
lesquelles  ne  sont  que  la  continuation  du  cerveau. 


LES  ANIMAUX  CARNASSIERS. 


559 


velle,  mais  dans  la  glande  pinéale  1 on  dans  le  corps  calleux2,  que  réside  ce 
principe  j mais  il  suffit  de  jeter  les  yeux  sur  la  conformation  du  cerveau 
pour  reconnaître  que  ces  parties,  la  glande  pinéale,  le  corps  calleux,  dans 
lesquelles  on  a voulu  mettre  le  siège  des  sensations,  ne  tiennent  point  aux 
nerfs , qu’elles  sont  tout  environnées  de  la  substance  3 insensible  de  la  cer- 
velle, et  séparées  des  nerfs  de  manière  qu’elles  ne  peuvent  en  recevoir  les 
mouvements,  et  dès  lors  ces  suppositions  tombent  aussi  bien  que  la  pre- 
mière. 

Mais  quel  sera  donc  l’usage , quelles  seront  les  fonctions  de  cette  partie 
si  noble,  si  capitale?  Le  cerveau  ne  se  trouve-t-il  pas  dans  tous  les  ani- 
maux? n’est-il  pas,  dans  l’homme,  dans  les  quadrupèdes,  dans  les  oiseaux, 
qui  tous  ont  beaucoup  de  sentiment,  plus  étendu,  plus  grand,  plus  consi- 
dérable que  dans  les  poissons,  les  insectes  et  les  autres  animaux,  qui  en 
ont  peu?  Dès  qu’il  est  comprimé,  tout  mouvement  n’est-il  pas  suspendu? 
toute  action  ne  cesse-t-elle  pas?  Si  cette  partie  n’est  pas  le  principe  du 
mouvement,  pourquoi  y est-elle  si  nécessaire,  si  essentielle  ? pourquoi 
même  est-elle  proportionnelle,  dans  chaque  espèce  d’animal,  à la  quantité 
de  sentiment  dont  il  est  doué? 

Je  crois  pouvoir  répondre  d’une  manière  satisfaisante  à ces  questions, 
quelque  difficiles  qu’elles  paraissent  ; mais  pour  cela  il  faut  se  prêter  un 
instant  à ne  voir  avec  moi  le  cerveau  que  comme  de  la  cervelle4 5,  et  n’y  rien 
supposer  que  ce  que  l’on  peut  y apercevoir  par  une  inspection  attentive  et 
par  un  examen  réfléchi.  La  cervelle,  aussi  bien  que  la  moelle  allongée  et 
la  moelle  épinière,  qui  n’en  sont  que  la  prolongation,  est  une  espèce  de 
mucilage  à peine  organisé 3 ; on  y distingue  seulement  les  extrémités  des 
petites  artères  qui  y aboutissent  en  très-grand  nombre  et  qui  n’y  portent 
pas  du  sang6,  mais  une  lymphe  blanche  et  nourricière  : ces  mêmes  petites 
artères,  ou  vaisseaux  lymphatiques,  paraissent  dans  toute  leur  longueur 
en  forme  de  filets  très-déliés,  lorsqu’on  désunit  les  parties  de  la  cervelle 
par  la  macération.  Les  nerfs,  au  contraire,  ne  pénètrent  point  la  substance 

1.  La  glande  pinéale  n’est  qu’un  petit  tubercule  du  cerveau , tubercule  très-accessoire.  L’in- 
telligence  réside  dans  l’organe  principal,  dans  le  cerveau.  (Voyez  la  note  5 de  la  page  556.) 

2.  Le  corps  calleux  n’est  que  la  commissure , la  jonction  des  deux  moitiés  du  grand  organe 
de  l 'intelligence , des  deux  moitiés  du  cerveau. 

3.  Le  cerveau  est  à la  fois  le  principe  du  mouvement , par  la  partie  antérieure  de  la  moelle 
allongée;  le  principe  du  sentiment,  par  la  partie  postérieure  de  cette  moelle;  le  principe  de 
la  coordination  des  mouvements  de  locomotion , par  le  cervelet  ; le  principe  de  la  vie , par  le 
nœud  vital ; le  siège  de  l 'intelligence  par  les  lobes  ou  hémisphères.  ( Voyez  mon  livre  intitulé  : 
Recherc.  expérim.  sur  les  propriétés  et  les  fondions  du  système  nerveux.  ) 

4.  Buffon  était  bien  peu  en  droit  de  traiter  si  mal  sa  cervelle. 

5.  Ainsi,  selon  Buffon,  le  cerveau,  cet  organe  si  prodigieusement  compliqué,  cet  organe 
dont  la  structure,  étudiée  depuis  vingt  siècles,  n’est  pas  encore  clairement  comprise,  n’est 
qu’une  espèce  de  mucilage  à peine  organisé. 

6.  Elles  y portent  du  sang,  comme  dans  tous  les  autres  organes.  Le  sang  est  le  vrai  fluide 
nourricier,  et  non  la  lymphe.  C’est  par  le  sang  que  tous  les  organes  sont  nourris. 


oGO 


LES  ANIMAUX  CARNASSIERS. 


Je  la  cervelle,  ils  n’aboutissent  qu’à  la  surface  *;  ils  perdent  auparavant 
leur  solidité,  leur  élasticité;  et  les  dernières  extrémités  des  nerfs,  c’est-à- 
dire  les  extrémités  les  plus  voisines  du  cerveau  sont  molles  et  presque 
mucilagineuses.  Par  cette  exposition,  dans  laquelle  il  n’entre  rien  d’hypo- 
thétique1 2, il  paraît  que  le  cerveau,  qui  est  nourri  par  les  artères  lympha- 
tiques, fournit  à son  tour  la  nourriture  aux  nerfs,  et  que  l’on  doit  les 
considérer  comme  une  espèce  de  végétation  qui  part  du  cerveau  par  troncs 
et  par  branches,  lesquelles  se  divisent  ensuite  en  une  infinité  de  rameaux. 
Le  cerveau  est  aux  nerfs  ce  que  la  terre  est  aux  plantes;  les  dernières 
extrémités  des  nerfs  sont  les  racines  qui,  dans  tout  végétal,  sont  plus 
tendres  et  plus  molles  que  le  tronc  ou  les  branches;  elles  contiennent  une 
matière  ductile  propre  à faire  croître  et  à nourrir  l’arbre  des  nerfs;  elles 
tirent  cette  matière  ductile  de  la  substance  même  du  cerveau,  auquel  les 
artères  rapportent  continuellement  la  lymphe  nécessaire  pour  y suppléer. 
Le  cerveau,  au  lieu  d’être  le  siège  des  sensations,  le  principe  du  sentiment, 
ne  sera  donc  qu’un  organe  de  sécrétion  et  de  nutrition  3,  mais  un  organe 
très-essentiel,  sans  lequel  les  nerfs  ne  pourraient  ni  croître  ni  s’entretenir. 

Cet  organe  est  plus  grand  dans  l’homme,  dans  les  quadrupèdes,  dans  les 
oiseaux,  parce  que  le  nombre  ou  le  volume  des  nerfs,  dans  ces  animaux, 
est  plus  grand  que  dans  les  poissons  et  les  insectes  , dont  le  sentiment  est 
faible  par  cette  même  raison  ; ils  n’ont  qu’un  petit  cerveau  proportionné  à 
la  petite  quantité  de  nerfs  qu’il  nourrit.  Et  je  ne  puis  me  dispenser  de 
remarquer  à cette  occasion  que  l’homme  n’a  pas,  comme  on  l’a  prétendu, 
le  cerveau  plus  grand  qu’aucun  des  animaux;  car  il  y a des  espèces  de 
singes  et  de  cétacés  qui,  proportionnellement  au  volume  de  leur  corps, 
ont  plus  de  cerveau  que  l’homme4  : autre  fait  qui  prouve  que  le  cerveau 
n’est  ni  le  siège  des  sensations,  ni  le  principe  du  sentiment , puisque  alors 
ces  animaux  auraient  plus  de  sensations  et  plus  de  sentiment  que  l’homme. 

Si  l’on  considère  la  manière  dont  se  fait  la  nutrition  des  plantes,  on 
observera  qu’elles  ne  tirent  pas  les  parties  grossières  delà  terre  ou  de  l’eau; 
il  faut  que  ces  parties  soient  réduites  par  la  chaleur  en  vapeurs  ténues,  pour 
que  les  racines  puissent  les  pomper.  De  même,  dans  les  nerfs,  la  nutrition 
ne  se  fait  qu’au  moyen  des  parties  les  plus  subtiles  de  l’humidité  du  cer- 
veau, qui  sont  pompées  par  les  extrémités  ou  racines  des  nerfs,  et  de  là  sont 
portées  dans  toutes  les  branches  du  système  sensible  : ce  système  fait, 

1.  Loin  de  n’aboutir  qu’à  la  surface  du  cerveau,  de  la  moelle  épinière,  de  la  moelle  allongée 
des  centres  nerveux,  en  un  mot,  les  nerfs  viennent  de  ces  centres;  ils  en  naissent;  ils  ne 
sont  que  la  continuation  des  filets , des  fibres  qui  les  composent. 

2.  An  contraire,  il  n’y  entre  rien  que  d’hypothétique,  et  de  l’hypothétique  le  plus  étrange. 

3.  Le  cerveau  n’est  donc  qu’un  organe  de  nutrition  : il  nourrit  les  nerfs  ; il  est  aux  nerfs 
ce  que  la  terre  est  aux  plantes,  etc.  Buffon  ne  juge  pas  mieux  ici  des  fonctions  du  cerveau  qu’ii 
ne  jugeait,  tout  à l’heure,  de  sa  structure.  (Voyez  la  note  5 de  la  page  précédente.) 

4.  Nul  animal  n’a,  à beaucoup  près,  le  cerveau  aussi  grand  que  l’homme. 


LES  ANIMAUX  CARNASSIERS. 


561 


comme  nous  l’avons  dit , un  tout  dont  les  parties  ont  une  connexion  si  ser- 
rée, une  correspondance  si  intime,  qu’on  ne  peut  en  blesser  une  san? 
ébranler  violemment  toutes  les  autres;  la  blessure,  le  simple  tiraillement 
du  plus  petit  nerf,  suffit  pour  causer  une  vive  irritation  dans  tous  les  autres, 
et  mettre  le  corps  en  convulsion  ; et  l’on  ne  peut  faire  cesser  la  douleur  et 
les  convulsions  qu’en  coupant  ce  nerf  au-dessus  de  l’endroit  lésé;  mais  dès 
lors  toutes  les  parties  auxquelles  le  nerf  aboutissait  deviennent  à jamais 
immobiles,  insensibles.  Le  cerveau  ne  doit  pas  être  considéré  comme  partie 
du  même  genre,  ni  comme  portion  organique  du  système  des  nerfs,  puis- 
qu’il n’a  pas  les  mêmes  propriétés  ni  la  même  substance,  n’étant  ni  solide, 
ni  élastique,  ni  sensible.  J’avoue  que,  lorsqu’on  le  comprime,  on  fait  cesser 
l’action  du  sentiment;  mais  cela  même  prouve  que  c’est  un  corps  étranger1 
à ce  système,  qui,  agissant  alors  par  son  poids  sur  les  extrémités  des  nerfs, 
les  presse  et  les  engourdit,  de  la  même  manière  qu’un  poids  appliqué  sur  le 
bras,  la  jambe,  ou  sur  quelque  autre  partie  du  corps,  en  engourdit  les  nerfs 
et  en  amortit  le  sentiment2.  Il  est  si  vrai  que  cette  cessation  de  sentiment 
par  la  compression  n’est  qu’une  suspension,  un  engourdissement,  qu’à 
l’instant  où  le  cerveau  cesse  d’être  comprimé  le  sentiment  renaît  et  le  mou- 
vement se  rétablit.  J’avoue  encore  qu’en  déchirant  la  substance  médullaire 
et  en  blessant  le  cerveau  jusqu’au  corps  calleux,  la  convulsion,  la  privation 
de  sentiment,  et  la  mort 3 même  suit;  mais  c’est  qu’alors  les  nerfs  sont  entiè- 
rement dérangés,  qu’ils  sont,  pour  ainsi  dire , déracinés  et  blessés  tous 
ensemble  et  dans  leur  origine. 

Je  pourrais  ajouter  à toutes  ces  raisons  des  faits  particuliers,  qui  prou- 
vent également  que  le  cerveau  n’est  ni  le  centre  du  sentiment,  ni  le  siège 
des  sensations4.  On  a vu  des  animaux,  et  même  des  enfants,  naître  sans  tête 
et  sans  cerveau,  qui  cependant  avaient  sentiment,  mouvement  et  vie 5.  Il  y a 
des  classes  entières  d’animaux,  comme  les  insectes  et  les  vers,  dans  lesquels 

1.  Le  cerveau , étranger  au  système  nerveux!  Ceci  est  le  dernier  degré  de  l’absurde. 

2.  Point  du  tout.  C’est,  tout  simplement,  parce  que  le  cerveau,  siège  du  sentiment  (c’est- 
à-dire  ici  de  l’intelligence,  de  la  connaissance) , est  comprimé. 

3.  La  privation  de  sentiment,  la  convulsion , la  mort,  sont  trois  effets  très-distincts  de  la 
lésion  de  trois  parties  très-différentes.  On  peut  ble'sser  le  cerveau  jusqu’au  corps  calleux,  on 
peut  enlever  le  cerveau  tout  entier  (le  cerveau  proprement  dit),  sans  produire  la  convulsion, 
sans  abolir  la  vie.  La  lésion  , l’ablation  du  cerveau  proprement  dit  n’entraine  que  la  privation 
du  sentiment , de  l 'intelligence.  La  lésion  de  la  moelle  allongée  produit  la  convulsion  ; la  lésion 
du  nœud  vital  abolit  la  vie.  (Voyez  la  note  5 de  la  page  556.  ) 

4.  Centre  du  sentiment , siège  des  sensations.  Le  sentiment  (c’est-à-dire,! 'intelligence)  tient 
au  cerveau  proprement  dit  ; les  sensations  viennent  de  la  moelle  allongée , de  la  moelle  épi- 
nière , des  nerfs. 

5.  Le  sentiment , c’est-à-dire  ici  la  sensibilité  (Buffon  mêle  et  confond,  sous  le  mot  senti- 
ment, deux  choses  essentiellement  distinctes  : l 'intelligence  et  la  sensibilité),  la  sensibilité  ne 
dépend  pas  du  cerveau  proprement  dit.  (Voyez  la  note  précédente.)  Les  enfants  nés  sans 
cerveau  n’avaient  pas  l 'intelligence ; mais  ils  avaient  la  sensibilité,  le  mouvement  et  la  vie,  soit 
une  vie  dépendante  des  rapports  du  fœtus  avec  la  mère,  soit  une  vie  propre,  s’ils  conservaient 
encore  le  nœud  vital.  (Voyez,  ci-dessus,  la  note  3.  ) 

il. 


36 


562 


LES  ANIMAUX  CARNASSIERS. 


le  cerveau  ne  fait  point  une  masse  distincte  ni  un  volume  sensible  ; ils  ont 
seulement  une  partie  correspondante  à la  moelle  allongée  et  à la  moelle 
épinière1.  Il  y aurait  donc  plus  de  raison  de  mettre  le  siège  des  sensations  et 
du  sentiment  dans  la  moelle  épinière,  qui  ne  manque  à aucun  animal , 
que  dans  le  cerveau 2,  qui  n’est  pas  une  partie  générale  et  commune  à tous 
les  êtres  sensibles. 

Le  plus  grand  obstacle  à l’avancement  des  connaissances  de  l’homme 
est  moins  dans  les  choses  mêmes,  que  dans  la  manière  dont  il  les  considère; 
quelque  compliquée  qüe  soit  la  machine  de  son  corps,  elle  est  encore  plus 
simple  que  ses  idées.  Il  est  moins  difficile  de  voir  la  nature  telle  qu’elle  est, 
que  de  la  reconnaître  telle  qu’on  nous  la  présente;  elle  ne  porte  qu’un 
voile,  nous  lui  donnons  un  masque,  nous  la  couvrons  de  préjugés,  nous 
supposons  qu’elle  agit,  qu’elle  opère  comme  nous  agissons  et  pensons. 
Cependant  ses  actes  sont  évidents,  et  nos  pensées  sont  obscures;  nous 
.portons  dans  ses  ouvrages  les  abstractions  de  notre  esprit,  nous  lui  prê- 
tons nos  moyens,  nous  ne  jugeons  de  ses  fins  que  par  nos  vues,  et  nous 
mêlons  perpétuellement  à ses  opérations,  qui  sont  constantes  , à ses  faits, 
qui  sont  toujours  certains,  le  produit  illusoire  et  variable  de  notre  imagi- 
nation 3. 

Je  ne  parle  point  de  ces  systèmes  purement  arbitraires,  de  ces  hypothèses 
frivoles,  imaginaires,  dans  lesquelles  on  reconnaît  à la  première  vue  qu’on 
nous  donne  la  chimère  au  lieu  de  la  réalité;  j’entends  les  méthodes  par 
lesquelles  on  recherche  la  nature.  La  route  expérimentale  elle- même  a 
produit  moins  de  vérités  que  d’erreurs  : cette  voie,  quoique  la  plus  sûre, 
ne  l’est  néanmoins  qu’autant  qu’elle  est  bien  dirigée;  pour  peu  qu’elle  soit 
oblique,  on  arrive  à des  plages  stériles  où  l’on  ne  voit  obscurément  que 
quelques  objets  épars  ; cependant  on  s’efforce  de  les  rassembler,  en  leur 
supposant  des  rapports  entre  eux  et  des  propriétés  communes;  et  comme 
l’on  passe  et  repasse  avec  complaisance  sur  les  pas  tortueux  qu’on  a faits, 
le  chemin  paraît  frayé,  et  quoiqu’il  n’aboutisse  à rien , tout  le  monde  le 
suit,  on  adopte  la  méthode,  et  l’on  en  reçoit  les  conséquences  comme 
principes.  Je  pourrais  en  donner  la  preuve  en  exposant  à nu  l’origine  de 
ce  que  l’on  appelle  principes  dans  toutes  les  sciences,  abstraites  ou  réelles  : 
dans  les  premières,  la  base  générale  des  principes  est  l’abstraction,  c’est- 
à-dire,  une  ou  plusieurs  suppositions  a ; dans  les  autres,  les  principes  ne 

a.  Voyez  les  preuves  que  j’en  donne , vol.  I de  cet  ouvrage,  à la  fin  du  premier  Discours. 

1.  Les  insectes  et  les  vers  ont  un  cerveau  : c’est  le  ganglion  nerveux  placé  au-dessus  de 
l’ œsophage  , et  une  moelle  épinière  : c’est  la  série  des  ganglions  placés  sous  le  canal  digestif. 

2.  Les  mollusques  ont  encore  un  cerveau , et  n’ont  plus  de  moelle  épinière,  ou  n’ont  qu’une 
moelle  épinière  infiniment  réduite. 

B.  Tout  cela  est  très-bien  dit,  et,  en  thèse  générale,  très- vrai.  Dans  la  thèse  particulière, 
Buffcn  ne  connaissait  rien  du  tout  des  fonctions  du  cerveau,  et  ses  contemporains , même  les 
plus  instruits  en  ce  gerre,  n’en  connaissaient  que  très-peu  de  chose. 


LES  ANIMAUX  CARNASSIERS. 


563 


sont  que  les  conséquences,  bonnes  ou  mauvaises,  des  méthodes  que  l’on 
a suivies.  Et  pour  ne  parler  ici  que  de  l’anatomie,  le  premier  qui,  surmon- 
tant la  répugnance  naturelle,  s’avisa  d’ouvrir  un  corps  humain,  ne  crut-il 
pas  qu’en  le  parcourant,  en  le  disséquant,  en  le  divisant  dans  toutes  ses 
parties,  il  en  connaîtrait  bientôt  la  structure,  le  mécanisme  et  les  fonc- 
tions? Mais  ayant  trouvé  la  chose  infiniment  plus  compliquée  qu’on  ne 
pensait,  il  fallut  bientôt  renoncer  à ces  prétentions,  et  l’on  fut  obligé  de 
faire  une  méthode , non  pas  pour  connaître  et  juger,  mais  seulement  pour 
voir,  et  voir  avec  ordre.  Cette  méthode  ne  fut  pas  l’ouvrage  d’un  seul 
homme,  puisqu’il  a fallu  tous  les  siècles  pour  la  perfectionner,  et  qu’encore 
aujourd’hui  elle  occupe  seule  nos  plus  habiles  anatomistes;  cependant  cette 
méthode  n’est  pas  la  science  ; ce  n’est  que  le  chemin  qui  devrait  y con- 
duire, et  qui  peut-être  y aurait  conduit  en  effet  si,  au  lieu  de  toujours 
marcher  sur  la  même  ligne  dans  un  sentier  étroit,  on  eût  étendu  la  voie  et 
mené  de  front  l’anatomie  de  l’homme  et  celle  des  animaux  *.  Car  quelle 
connaissance  réelle  peut-on  tirer  d’un  objet  isolé?  Le  fondement  de  toute 
science  n’est-il  pas  dans  la  comparaison  que  l’esprit  humain  sait  faire  des 
objets  semblables  et  différents,  de  leurs  propriétés  analogues  ou  contraires, 
et  de  toutes  leurs  qualités  relatives  ? L’absolu , s’il  existe , n’est  pas  du 
ressort  de  nos  connaissances  ; nous  ne  jugeons  et  ne  pouvons  juger  des 
choses  que  par  les  rapports  qu’elles  ont  entre  elles  ; ainsi , toutes  les 
fois  que  dans  une  méthode  on  ne  s’occupe  que  du  sujet,  qu’on  le  considère 
seul  et  indépendamment  de  ce  qui  lui  ressemble  et  de  ce  qui  en  diffère,  on 
ne  peut  arriver  à aucune  connaissance  réelle,  encore  moins  s’élever  à aucun 
principe  général  ; on  ne  pourra  donner  que  des  noms  et  faire  des  descrip- 
tions de  la  chose  et  de  toutes  ses  parties  : aussi,  depuis  trois  mille  ans  2 que 
l’on  dissèque  des  cadavres  humains,  l’anatomie  n’est  encore  qu’une  nomen- 
clature, et  à peine  a-t-on  fait  quelques  pas  vers  son  objet  réel,  qui  est  la 
science  de  l’économie  animale.  De  plus,  que  de  défauts  dans  la  méthode 
elle-même,  qui  cependant  devrait  être  claire  et  simple,  puisqu’elle  dépend 
de  l’inspection  et  n’aboutit  qu’à  des  dénominations!  Comme  l’on  a pris 
cette  connaissance  nominale  pour  la  vraie  science,  on  ne  s’est  occupé  qu’à 
augmenter,  à multiplier  le  nombre  des  noms,  au  lieu  de  limiter  celui  des 
choses;  on  s’est  appesanti  sur  les  détails,  on  a voulu  trouver  des  différences 
où  tout  était  semblable;  en  créant  de  nouveaux  noms,  on  a cru  donner 
des  choses  nouvelles  ; on  a décrit  avec  une  exactitude  minutieuse  les  plus 
petites  parties , et  la  description  de  quelque  partie  encore  plus  petite , 

1.  Mots  remarquables.  Buffon  semble  pressentir  le  grand  essor  que  va  prendre  Y anatomie 
comparée. 

2.  Buffon  parle  bien  légèrement,  et  en  homme  qui  s’y  entendait  bien  peu,  des  prodigieux 
efforts,  faits  par  les  Vésale,  les  Fallope,  les  Eustacbi,  les  Harvey,  les  Pecquet,  les  Malpighi, 
les  Ruysch,  etc. , pour  constituer  Y anatomie  humaine,  la  première  et  la  plus  difficile  de  toutes 
les  anatomies. 


564 


LES  ANIMAUX  CARNASSIERS. 


oubliée  ou  négligée  par  les  anatomistes  précédents,  s’est  appelée  décou- 
verte : les  dénominations  elles-mêmes,  ayant  souvent  été  prises  d’objets  qui 
n’avaient  aucun  rapport  avec  ceux  qu’on  voulait  désigner,  n’ont  servi  qu’à 
augmenter  la  confusion.  Ce  que  l’on  appelle  testes  et  nates  dans  le  cerveau, 
qu’est-ce  autre  chose,  sinon  des  parties  de  cervelle  semblables  au  tout,  et 
qui  ne  méritaient  pas  un  nom 1 ? Ces  noms  empruntés  à l’aventure,  ou  don- 
nés par  préjugé,  ont  ensuite  produit  eux-mêmes  de  nouveaux  préjugés  et 
des  opinions  de  hasard;  d’autres  noms  donnés  à des  parties  mal  vues,  ou 
qui  même  n’existaient  pas,  ont  été  de  nouvelles  sources  d’erreurs.  Que  de 
fonctions  et  d’usages  n’a-t-on  pas  voulu  donner  à la  glande  pinéale,  à l’es- 
pace prétendu  vide  qu’on  appelle  la  voûte 2 dans  le  cerveau,  tandis  que  l’une 
n’est  qu’une  glande,  et  qu’il  est  fort  douteux  que  l’autre  existe,  puisque 
cet  espace  vide  n’est  peut-être  produit  que  par  la  main  de  l’anatomiste  et 
la  méthode  de  dissection  a ! 

Ce  qu’il  y a de  plus  difficile  dans  les  sciences  n’est  donc  pas  de  con- 
naître les  choses  qui  en  font  l’objet  direct,  mais  c’est  qu’il  faut  auparavant 
les  dépouiller  d’une  infinité  d’enveloppes  dont  on  les  a couvertes,  leur  ôter 
toutes  les  fausses  couleurs  dont  on  les  a masquées,  examiner  le  fondement 
et  le  produit  de  la  méthode  par  laquelle  on  les  recherche,  en  séparer  ce 
que  l’on  y a mis  d’arbitraire,  et  enfin  tâcher  de  reconnaître  les  préjugés 
et  les  erreurs  adoptées  que  ce  mélange  de  l’arbitraire  au  réel  a fait  naître; 
il  faut  tout  cela  pour  retrouver  la  nature  ; mais  ensuite,  pour  la  connaître, 
il  ne  faut  plus  que  la  comparer  avec  elle-même.  Dans  l’économie  animale, 
elle  nous  paraît  très-mystérieuse  et  très-cachée,  non-seulement  parce  que 
le  sujet  en  est  fort  compliqué,  et  que  le  corps  de  l’homme  est  de  toutes  ses 
productions  la  moins  simple,  mais  surtout  parce  qu’on  ne  l’a  pas  comparée 
avec  elle-même,  et  qu’ayant  négligé  ces  moyens  de  comparaison,  qui  seuls 
pouvaient  nous  donner  des  lumières,  on  est  resté  dans  l’obscurité  du 
doute  ou  dans  le  vague  des  hypothèses.  Nous  avons  des  milliers  de  volumes 
sur  la  description  du  corps  humain , et  à peine  a-t-on  quelques  mémoires 3 
commencés  sur  celle  des  animaux  : dans  l’homme  on  a reconnu,  nommé, 
décrit  les  plus  petites  parties,  tandis  que  l’on  ignore  si  dans  les  animaux 
l’on  retrouve,  non-seulement  ces  petites  parties,  mais  même  les  plus 
grandes;  on  attribue  certaines  fonctions  à de  certains  organes,  sans  être 
informé  si  dans  d’autres  êtres,  quoique  privés  de  ces  organes,  les  mêmes 
fonctions  ne  s’exercent  pas;  en  sorte  que  dans  toutes  ces  explications  qu’on 

ci.  Voyez  à ce  sujet  le  Discours  de  Sténon. 

1.  Ces  parties  (les  tubercules  quadrijumeaux ) méritaient  un  nom.  On  a seulement  eu  tort 
de  leur  en  donner  un  ridicule. 

2.  La  voûte  est  un  repli  de  substance  médullaire  ou  nerveuse,  et  non  un  espace  vide.  Les 
espaces  rides  sont  les  ventricules. 

3.  Les  Mémoires  de  Perrault  et  de  Duverney  sur  Y anatomie  des  animaux.  C'est  par  ces 
Mémoires  que  commence  Yanatomie  comparée  moderne. 


LES  ANIMAUX  CARNASSIERS. 


565 


a voulu  donner  des  différentes  parties  de  l’économie  animale  on  a eu  le 
double  désavantage  d’avoir  d’abord  attaqué  le  sujet  le  plus  compliqué,  et 
ensuite  d’avoir  raisonné  sur  ce  même  sujet  sans  fondement  de  relation  et 
sans  le  secours  de  l’analogie. 

Nous  avons  suivi  partout,  dans  le  cours  de  cet  ouvrage,  une  méthode 
très-différente  : comparant  toujours  la  nature  avec  elle-même,  nous  l’avons 
considérée  dans  ses  rapports,  dans  ses  opposés,  dans  ses  extrêmes;  et  pour 
ne  citer  ici  que  les  parties  relatives  à l’économie  animale,  que  nous  avons 
eu  occasion  de  traiter,  comme  la  génération,  les  sens,  le  mouvement,  le 
sentiment,  la  nature  des  animaux,  il  sera  aisé  de  reconnaître  qu’après  le 
travail,  quelquefois  long,  mais  toujours  nécessaire, pour  écarter  les  fausses 
idées,  détruire  les  préjugés,  séparer  l’arbitraire  du  réel  de  la  chose,  le 
seul  art  que  nous  ayons  employé  est  la  comparaison 1 : si  nous  avons  réussi 
à répandre  quelque  lumière  sur  ces  sujets,  il  faut  moins  l’attribuer  au 
génie  qu’à  cette  méthode  que  nous  avons  suivie  constamment,  et  que  nous 
avons  rendue  aussi  générale,  aussi  étendue  que  nos  connaissances  nous 
l’ont  permis.  Et  comme  tous  les  jours  nous  en  acquérons  de  nouvelles  par 
l’examen  et  la  dissection  des  parties  intérieures  des  animaux , et  que  pour 
bien  raisonner  sur  l’économie  animale , il  faut  avoir  vu  de  cette  façon  au 
moins  tous  les  genres  d’animaux  différents,  nous  ne  nous  presserons  pas 
de  donner  des  idées  générales  avant  d’avoir  présenté  les  résultats  parti- 
culiers. 

Nous  nous  contenterons  de  rappeler  certains  faits  qui,  quoique  dépen- 
dants de  la  théorie  du  sentiment  et  de  l’appétit,  sur  laquelle  nous  ne  vou- 
lons pas,  quant  à présent,  nous  étendre  davantage,  suffiront  cependant 
seuls  pour  prouver  que  l’homme,  dans  l’état  de  nature,  ne  s’est  jamais 
borné  à vivre  d’herbes,  de  graines  ou  de  fruits,  et  qu’il  a dans  tous  les 
temps,  aussi  bien  que  la  plupart  des  animaux , cherché  à se  nourrir  de 
chair. 

La  diète  pythagorique , préconisée  par  des  philosophes  anciens  et  nou- 
veaux, recommandée  même  par  quelques  médecins,  n’a  jamais  été  indi- 
quée par  la  nature.  Dans  le  premier  âge,  au  siècle  d’or,  l’homme, 
innocent  comme  la  colombe,  mangeait  du  gland,  buvait  de  l’eau;  trouvant 
paitout  sa  subsistance,  il  était  sans  inquiétude,  vivait  indépendant,  tou- 
jours en  paix  avec  lui-même,  avec  les  animaux  ; mais,  dès  qu’oubliant  sa 
noblesse,  il  sacrifia  sa  liberté  pour  se  réunir  aux  autres,  la  guerre,  l’âge 

i 

i 

1.  La  comparaison.  Perrault  et  Duverney  n’avaient  fait  que  des  anatomies  individuelles  : 
ils  étudient,  ils  décrivent  chaque  animal,  pris  à part,  et  sans  le  comparer  aux  autres.  Dau- 
benton  (et  non  pas  Buffon)  a commencé  les  anatomies  comparatives  ; il  étudie  la  chèvre  à côté 
de  la  brebis,  le  lion  à côté  du  tigre,  etc.;  il  compare  les  espèces.  Vicq-d’Azyr  et  Cuvier  ont 
comparé  les  organes  : le  cerveau  au  cerveau,  le  cœur  au  cœur,  etc.,  dans  toute  la  série  des 
espèces;  et  ceci  est  le  véritable  ordre  de  comparaison , en  anatomie.  (Voyez  mon  Histoire  les 
travaux  de  Cuvier.  ) 


LES  ANIMAUX  CARNASSIERS. 


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de  fer,  prirent  la  place  de  l’or  et  de  la  paix;  la  cruauté,  le  goût  de  la  chair 
et  du  sang  furent  les  premiers  fruits  d’une  nature  dépravée,  que  les  mœurs 
et  les  arts  achevèrent  de  corrompre. 

Yoilà  ce  que  dans  tous  les  temps  certains  philosophes  austères,  sauvages 
par  tempérament,  ont  reproché  à l’homme  en  société  : rehaussant  leur 
orgueil  individuel  par  l’humiliation  de  l’espèce  entière,  ils  ont  exposé  ce 
tableau,  qui  ne  vaut  que  par  le  contraste,  et  peut-être  parce  qu’il  est  bon 
de  présenter  quelquefois  aux  hommes  des  chimères  de  bonheur. 

Cet  état  idéal  d’innocence,  de  haute  tempérance,  d’abstinence  entière  de 
Sa  chair,  de  tranquillité  parfaite,  de  paix  profonde,  a-t-il  jamais  existé? 
ri’est-ce  pas  un  apologue,  une  fable,  où  l’on  emploie  l’homme  comme  un 
animal  pour  nous  donner  des  leçons  ou  des  exemples?  peut-on  même  sup- 
poser qu’il  y eût  des  vertus  avant  la  société 1 ? peut-on  dire  de  bonne  foi 
que  cet  état  sauvage  mérite  nos  regrets,  que  l’homme  animal  farouche  fut 
plus  digne  que  l’homme  citoyen  civilisé?  Oui,  car  tous  les  malheurs  vien- 
nent de  la  société;  et  qu’importe  qu’il  y eût  des  vertus  dans  l’état  de 
nature , s'il  y avait  du  bonheur,  si  l’homme  dans  cet  état  était  seulement 
moins  malheureux  qu’il  ne  l’est?  la  liberté,  la  santé,  la  force,  ne  sont-elles 
pas  préférables  à la  mollesse , à la  sensualité,  à la  volupté  même,  accom- 
pagnées de  l’esclavage?  La  privation  des  peines  vaut  bien  l’usage  des 
plaisirs;  et,  pour  être  heureux,  que  faut-il,  sinon  de  ne  rien  désirer? 

Si  cela  est,  disons  en  même  temps  qu’il  est  plus  doux  de  végéter  que  de 
vivre,  de  ne  rien  appéter  que  de  satisfaire  son  appétit,  de  dormir  d’un 
sommeil  apathique  que  d’ouvrir  les  yeux  pour  voir  et  pour  sentir;  consen- 
tons à laisser  notre  âme  dans  l’engourdissement,  notre  esprit  dans  les 
ténèbres,  à ne  nous  jamais  servir  ni  de  l’une  ni  de  l’autre,  à nous  mettre 
au-dessous  des  animaux , à n’être  enfin  que  des  masses  de  matière  brute 
attachées  à la  terre. 

Mais,  au  lieu  de  disputer,  discutons;  après  avoir  dit  des  raisons,  don- 
nons des  faits.  Nous  avons  sous  les  yeux,  non  l’état  idéal,  mais  l’état  réel 
de  nature  : le  sauvage  habitant  les  déserts  est-il  un  animal  tranquille? 
est-il  un  homme  heureux?  Car  nous  ne  supposerons  pas  avec  un  philo- 
sophe, l’un  des  plus  fiers  censeurs  de  notre  humanité  a,  qu’il  y a une  plus 
grande  distance  de  l’homme  en  pure  nature  au  sauvage  que  du  sauvage  à 
nous , que  les  âges  qui  se  sont  écoulés  avant  l’invention  de  l’art  de  la 
parole  ont  été  bien  plus  longs  que  les  siècles  qu’il  a fallu  pour  perfection- 
ner les  signes  et  les  langues,  parce  qu’il  me  paraît  que,  lorsqu’on  veut 
raisonner  sur  des  faits,  il  faut  éloigner  les  suppositions  et  se  faire  une  loi 

a.  M.  Rousseau. 

1.  Tout  ceci  est  très-sensé;  et  le  Buffon  de  cette  page  réfute  admirablement  le  Buffon  de  la 
page  201  : « Peut-être  verrait-on  clairement  que  la  vertu  appartient  à l’homme  sauvage  plus 
qu’à  l’homme  civilisé,  etc. , etc.  » 


LES  ANIMAUX  CARNASSIERS. 


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de  n’y  remonter  qu’après  avoir  épuisé  tout  ce  que  la  nature  nous  offre. 
Or  nous  voyons  qu’on  descend  par  degrés  assez  insensibles  des  nations  les 
plus  éclairées,  les  plus  polies,  à des  peuples  moins  industrieux;  de  ceux-ci 
à d’autres  plus  grossiers,  mais  encore  soumis  à des  rois,  à des  lois;  de  ces 
hommes  grossiers  aux  sauvages,  qui  ne  se  ressemblent  pas  tous,  mais 
chez  lesquels  on  trouve  autant  de  nuances  différentes  que  parmi  les  peuples 
policés;  que  les  uns  forment  des  nations  assez  nombreuses  soumises  à des 
chefs;  que  d’autres,  en  plus  petite  société,  ne  sont  soumis  qu’à  des  usages; 
qu’enfin  les  plus  solitaires,  les  plus  indépendants,  ne  laissent  pas  de  for- 
mer des  familles  et  d’être  soumis  à leurs  pères.  Un  empire,  un  monarque, 
une  famille,  un  père,  voilà  les  deux  extrêmes  de  la  société  : ces  extrêmes 
sont  aussi  les  limites  de  la  nature  ; si  elles  s’étendaient  au  delà,  n’aurait-on 
pas  trouvé,  en  parcourant  toutes  les  solitudes  du  globe,  des  animaux 
humains  privés  de  la  parole,  sourds  à la  voix  comme  aux  signes,  les 
mâles  et  les  femelles  dispersés,  les  petits  abandonnés,  etc.?  Je  dis  même 
qu’à  moins  de  prétendre  que  la  constitution  du  corps  humain  fût  toute 
différente  de  ce  qu’elle  est  aujourd’hui,  et  que  son  accroissement  fût  bien 
plus  prompt,  il  n’est  pas  possible  de  soutenir  que  l’homme  ait  jamais  existé 
sans  former  des  familles,  puisque  les  enfants  périraient  s’ils  n’étaient 
secourus  et  soignés  pendant  plusieurs  années;  au  lieu  que  les  animaux 
nouveau-nés  n’ont  besoin  de  leur  mère  que  pendant  quelques  mois.  Cette 
nécessité  physique  suffit  donc  seule  pour  démontrer  que  l’espèce  humaine 
n’a  pu  durer  et  se  multiplier  qu’à  la  faveur  de  la  société;  que  l’union  des 
pères  et  mères  aux  enfants  est  naturelle  puisqu’elle  est  nécessaire.  Or  cette 
union  ne  peut  manquer  de  produire  un  attachement  respectif  et  durable 
entre  les  parents  et  l’enfant , et  cela  seul  suffit  encore  pour  qu’ils  s’accou- 
tument entre  eux  à des  gestes,  à des  signes,  à des  sons,  en  un  mot  à 
toutes  les  expressions  du  sentiment  et  du  besoin;  ce  qui  est  aussi  prouvé 
par  le  fait,  puisque  les  sauvages  les  plus  solitaires  ont,  comme  les  autres 
hommes,  l’usage  des  signes  et  de  la  parole. 

Ainsi  l’état  de  pure  nature  est  un  état  connu  ; c’est  le  sauvage  vivant 
dans  le  désert,  mais  vivant  en  famille,  connaissant  ses  enfants,  connu  d’eux, 
usant  de  la  parole  et  se  faisant  entendre.  La  fille  sauvage  ramassée  dans 
les  bois  de  Champagne,  l’homme  trouvé  dans  les  forêts  de  Hanovre  l,  ne 
prouvent  pas  le  contraire;  ils  avaient  vécu  dans  une  solitude  absolue,  ils 
ne  pouvaient  donc  avoir  aucune  idée  de  société , aucun  usage  des  signes 
ou  de  la  parole;  mais  s’ils  se  fussent  seulement  rencontrés,  la  pente  de 
nature  les  aurait  entraînés,  le  plaisir  les  aurait  réunis;  attachés  l’un  à 
l’autre,  ils  se  seraient  bientôt  entendus;  ils  auraient  d’abord  parlé  la 
langue  de  l’amour  entre  eux,  et  ensuite  celle  de  la  tendresse  entre  eux  et 


1,  Voyez  la  note  1 de  la  page  201. 


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leurs  enfants;  et  d’ailleurs  ces  deux  sauvages  étaient  issus  d’hommes  en 
société  et  avaient  sans  doute  été  abandonnés  dans  les  bois,  non  pas  dans 
le  premier  âge,  car  ils  auraient  péri,  mais  à quatre,  cinq  ou  six  ans,  à 
l'âge,  en  un  mot,  auquel  ils  étaient  déjà  assez  forts  de  corps  pour  se  pro- 
curer leur  subsistance,  et  encore  trop  faibles  de  tête  pour  conserver  les 
idées  qu'on  leur  avait  communiquées. 

Examinons  donc  cet  homme  en  pure  nature,  c’est-à-dire  ce  sauvage  en 
famille.  Pour  peu  qu’elle  prospère,  il  sera  bientôt  le  chef  d’une  société 
plus  nombreuse,  dont  tous  les  membres  auront  les  mêmes  manières,  sui- 
vront les  mêmes  usages  et  parleront  la  même  langue;  à la  troisième,  ou 
tout  au  plus  tard  à la  quatrième  génération,  il  y aura  de  nouvelles  familles 
qui  pourront  demeurer  séparées,  mais  qui,  toujours  réunies  par  les  liens 
communs  des  usages  et  du  langage , formeront  une  petite  nation , laquelle, 
s’augmentant  avec  le  temps,  pourra,  suivant  les  circonstances,  ou  devenir 
un  peuple  ou  demeurer  dans  un  état  semblable  à celui  des  nations  sau- 
vages que  nous  connaissons.  Cela  dépendra  surtout  de  la  proximité  ou  de 
l’éloignement  où  ces  hommes  nouveaux  se  trouveront  des  hommes  policés  : 
si  sous  un  climat  doux,  dans  un  terrain  abondant,  ils  peuvent  en  liberté 
occuper  un  espace  considérable  au  delà  duquel  ils  ne  rencontrent  que  des 
solitudes  ou  des  hommes  tout  aussi  neufs  qu’eux,  ils  demeureront  sau- 
vages et  deviendront,  suivant  d’autres  circonstances,  ennemis  ou  amis  de 
leurs  voisins;  mais  lorsque  sous  un  ciel  dur,  dans  une  terre  ingrate,  ils  se 
trouveront  gênés  entre  eux  par  le  nombre  et  serrés  par  l’espace,  ils  feront 
des  colonies  ou  des  irruptions,  ils  se  répandront,  ils  se  confondront  avec 
les  autres  peuples  dont  ils  seront  devenus  les  conquérants  ou  les  esclaves. 
Ainsi  l’homme , en  tout  état , dans  toutes  les  situations  et  sous  tous  les  cli- 
mats, tend  également  à la  société;  c’est  un  effet  constant  d’une  cause 
nécessaire,  puisqu’elle  tient  à l’essence  même  de  l’espèce,  c’est-à-dire  à sa 
propagation. 

Voilà  pour  la  société  : elle  est,  comme  l’on  voit,  fondée  sur  la  nature. 
Examinant  de  même  quels  sont  les  appétits,  quel  est  le  goût  de  nos  sau- 
vages, nous  trouverons  qu’aucun  ne  vit  uniquement  de  fruits,  d’herbes  ou 
de  graines,  que  tous  préfèrent  la  chair  et  le  poisson  aux  autres  aliments, 
que  l’eau  pure  leur  déplaît,  et  qu’ils  cherchent  les  moyens  de  faire  eux- 
mêmes  ou  de  se  procurer  d’ailleurs  une  boisson  moins  insipide.  Les  sau- 
vages du  Midi  boivent  l’eau  du  palmier  ; ceux  du  Nord  avalent  à longs  traits 
l’huile  dégoûtante  de  la  baleine;  d’autres  font  des  boissons  fermentées,  et 
tous  en  général  ont  le  goût  le  plus  décidé,  la  passion  la  plus  vive  pour  les 
liqueurs  fortes.  Leur  industrie,  dictée  par  les  besoins  de  première  néces- 
sité, excitée  par  leurs  appétits  naturels,  se  réduit  à faire  des  instruments 
pour  la  chasse  et  pour  la  pêche.  Un  arc,  des  flèches,  une  massue,  des  fdets, 
un  canot,  voilà  le  sublime  de  leurs  arts,  qui  tous  n’ont  pour  objet  que  les 


LES  ANIMAUX  CARNASSIERS. 


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moyens  de  se  procurer  une  subsistance  convenable  à leur  goût.  Et  ce  qui 
convient  à leur  goût  convient  à la  nature;  car,  comme  nous  l’avons  déjà 
dit a,  l’homme  ne  pourrait  pas  se  nourrir  d’herbe  seule  l,  il  périrait  d’ina- 
nition s’il  ne  prenait  des  aliments  plus  substantiels;  n’ayant  qu’un  estomac 
et  des  intestins  courts,  il  ne  peut  pas,  comme  le  bœuf  qui  a quatre  esto- 
macs et  des  boyaux  très-longs,  prendre  à la  fois  un  grand  volume  de  cette 
maigre  nourriture,  ce  qui  serait  cependant  absolument  nécessaire  pour 
compenser  la  qualité  par  la  quantité.  Il  en  est  à peu  près  de  même  des  fruits 
et  des  graines,  elles  ne  lui  suffiraient  pas,  il  en  faudrait  encore  un  trop 
grand  volume  pour  fournir  la  quantité  de  molécules  organiques  néces- 
saire à la  nutrition  ; et  quoique  le  pain  soit  fait  de  ce  qu’il  y a de  plus  pur 
dans  le  blé,  que  le  blé  même  et  nos  autres  grains  et  légumes,  ayant  été  per- 
fectionnés par  l’art,  soient  plus  substantiels  et  plus  nourrissants  que  les 
graines  qui  n’ont  que  leurs  qualités  naturelles,  l’homme,  réduit  au  pain 
et  aux  légumes  pour  toute  nourriture,  traînerait  à peine  une  vie  faible  et 
languissante. 

Yoyez  ces  pieux  solitaires  qui  s’abstiennent  de  tout  ce  qui  a eu  vie,  qui, 
par  de  saints  motifs,  renoncent  aux  dons  du  Créateur,  se  privent  de  la 
parole,  fuient  la  société,  s’enferment  dans  des  murs  sacrés  contre  lesquels 
se  brise  la  nature  : confinés  dans  ces  asiles,  ou  plutôt  dans  ces  tombeaux 
vivants  où  l’on  ne  respire  que  la  mort,  le  visage  mortifié,  les  yeux  éteints, 
ils  ne  jettent  autour  d’eux  que  des  regards  languissants,  leur  vie  semble  ne 
se  soutenir  que  par  efforts  ; ils  prennent  leur  nourriture  sans  que  le  besoin 
cesse  ; quoique  soutenus  par  leur  ferveur  (car  l’état  de  la  tête  fait  à celui 
du  corps)  ils  ne  résistent  que  pendant  peu  d’années  à cette  abstinence 
cruelle;  ils  vivent  moins  qu’ils  ne  meurent  chaque  jour  par  une  mort 
anticipée,  et  ne  s’éteignent  pas  en  finissant  de  vivre,  mais  en  achevant 
de  mourir. 

Ainsi  l’abstinence  de  toute  chair,  loin  de  convenir  à la  nature,  ne  peut 
que  la  détruire  : si  l’homme  y était  réduit,  il  ne  pourrait,  du  moins  dans 
ces  climats,  ni  subsister,  ni  se  multiplier.  Peut-être  cette  diète  serait  pos- 
sible dans  les  pays  méridionaux,  où  les  fruits  sont  plus  cuits,  les  plantes 
plus  substantielles,  les  racines  plus  succulentes,  les  graines  plus  nourries; 
cependant  les  brachmanes  font  plutôt  une  secte  qu’un  peuple,  et  leur 
religion,  quoique  très-ancienne,  ne  s’est  guère  étendue  au  delà  de  leurs 
écoles,  et  jamais  au  delà  de  leur  climat. 

a.  Voyez  l’article  du  bœuf. 

1.  « L’homme  parait  fait  pour  se  nourrir  principalement  de  fruits  , de  racines  et  d’autres 

« parties  succulentes  des  végétaux.; mais  une  fois  qu’il  a possédé  le  feu,  et  que  ses  arts 

« l’ont  aidé  à saisir  ou  à tuer  de  loin  les  animaux , tous  les  êtres  vivants  ont  pu  servir  à sa 
« nourriture,  ce  qui  lui  a donné  les  moyens  de  multiplier  infiniment  son  espèce.  » ( Cuvier  : 
Règne  animal,  t.  I , p.  73.  ) 


570 


LES  ANIMAUX  CARNASSIERS. 


Cette  religion,  fondée  sur  la  métaphysique,  est  un  exemple  frappant  du 
sort  des  opinions  humaines.  On  ne  peut  pas  douter,  en  ramassant  les  débris 
qui  nous  restent,  que  les  sciences  n’aient  été  très-anciennement  cultivées 
et.  perfectionnées  peut-être  au  delà  de  ce  qu’elles  le  sont  aujourd’hui.  On  a 
su  avant  nous  que  tous  les  êtres  animés  contenaient  des  molécules  indes- 
tructibles, toujours  vivantes , et  qui  passaient  de  corps  en  corps.  Cette 
vérité,  adoptée  par  les  philosophes  et  ensuite  par  un  grand  nombre  d’hom- 
mes, ne  conserva  sa  pureté  que  pendant  les  siècles  de  lumière  : une  révo- 
lution de  ténèbres  ayant  succédé,  on  ne  se  souvint  des  molécules  orga- 
niques vivantes  que  pour  imaginer  que  ce  qu’il  y avait  de  vivant  dans 
l’animal  était  apparemment  un  tout  indestructible  qui  se  séparait  du  corps 
après  la  mort.  On  appela  ce  tout  idéal  une  âme,  qu’on  regarda  bientôt 
comme  un  être  réellement  existant  dans  tous  les  animaux  ; et  joignant  à cet 
être  fantastique  l’idée  réelle,  mais  défigurée,  du  passage  des  molécules 
vivantes,  on  ditqu’après  la  mort  cette  âme  1 passait  successivement  et  per- 
pétuellement de  corps  en  corps.  On  n’excepta  pas  l’homme;  on  joignit 
bientôt  le  moral  au  métaphysique  ; on  ne  douta  pas  que  cet  être  survivant 
ne  conservât,  dans  sa  transmigration,  ses  sentiments , ses  affections,  ses 
désirs  : les  têtes  faibles  frémirent  ! Quelle  horreur  en  effet  pour  cette  âme, 
lorsqu’au  sortir  d’un  domicile  agréable,  il  fallait  aller  habiter  le  corps 
infect  d’un  animal  immonde  ! On  eut  d’autres  frayeurs  ( chaque  crainte 
produit  sa  superstition),  on  eut  peur,  en  tuant  un  animal,  d’égorger  sa  maî- 
tresse ou  son  père  ; on  respecta  toutes  les  bêtes,  on  les  regarda  comme  son 
prochain  ; on  dit  enfin  qu’il  fallait,  par  amour,  par  devoir,  s’abstenir  de 
tout  ce  qui  avait  eu  vie.  Voilà  l’origine  et  le  progrès  de  cette  religion,  la 
plus  ancienne  du  continent  des  Indes,  origine  qui  indique  assez  que  la  vérité 
livrée  à la  multitude  est  bientôt  défigurée;  qu’une  opinion  philosophique 
11e  devient  opinion  populaire  qu’après  avoir  changé  de  forme;  mais  qu’au 
moyen  de  cette  préparation  elle  peut  devenir  une  religion  d’autant  mieux 
fondée,  que  le  préjugé  sera  plus  général,  et  d’autant  plus  respectée,  qu’ayant 
pour  base  des  vérités  mal  entendues,  elle  sera  nécessairement  environnée 
d’obscurités,  et  par  conséquent  paraîtra  mystérieuse,  auguste,  incompré- 
hensible; qu’ensuite,  la  crainte  se  mêlant  au  respect,  cette  religion  dégé- 
nérera en  superstitions,  en  pratiques  ridicules,  lesquelles  cependant  pren- 
dront racine , produiront  des  usages  qui  seront  d'abord  scrupuleusement 
suivis,  mais  qui,  s’altérant  peu  à peu,  changeront  tellement  avec  le  temps, 
que  l’opinion  même  dont  ils  ont  pris  naissance  ne  se  conservera  plus  que 
par  de  fausses  traditions,  par  des  proverbes,  et  finira  par  des  contes  pué- 
rils et  des  absurdités  ; d’où  l’on  doit  conclure  que  toute  religion  fondée 
sur  des  opinions  humaines  est  fausse  et  variable,  et  qu’il  n’a  jamais  appar- 

1.  Voilà  donc  les  molécules  organiques  devenues  Y âme  des  brahmanes,  et  Buffon  charmé 
de  retrouver,  ou  plutôt  de  fourrer  ces  molécules , jusque  dans  la  religion  des  Indes. 


LES  ANIMAUX  CARNASSIERS. 


571 


tenu  qu’à  Dieu  de  nous  donner  la  vraie  religion,  qui,  ne  dépendant  pas  de 
nos  opinions,  est  inaltérable,  constante,  et  sera  toujours  la  même. 

Mais  revenons  à notre  sujet.  L’abstinence  entière  de  la  chair  ne  peut 
qu’affaiblir  la  nature.  L’homme,  pour  se  bien  porter,  a non -seulement 
besoin  d’user  de  cette  nourriture  solide,  mais  même  de  la  varier.  S’il  veut 
acquérir  une  vigueur  complète,  il  faut  qu’il  choisisse  ce  qui  lui  convient 
le  mieux;  et  comme  il  ne  peut  se  maintenir  dans  un  état  actif  qu’en  se  pro- 
curant des  sensations  nouvelles,  il  faut  qu’il  donne  à ses  sens  toute  leur 
étendue,  qu’il  se  permette  la  variété  des  mets  comme  celle  des  autres  ob- 
jets, et  qu’il  prévienne  le  dégoût  qu’occasionne  l’uniformité  de  nourriture , 
mais  qu’il  évite  les  excès,  qui  sont  encore  plus  nuisibles  que  l’abstinence. 

Les  animaux  qui  n’ont  qu’un  estomac  et  les  intestins  courts  sont  forcés, 
comme  l’homme,  à se  nourrir  de  chair.  On  s’assurera  de  ce  rapport  et  de 
cette  vérité  en  comparant  le  volume  relatif  du  canal  intestinal  dans  les 
animaux  carnassiers  et  dans  ceux  qui  ne  vivent  que  d’herbes  : on  trouvera 
toujours  que  cette  différence  dans  leur  manière  de  vivre  dépend  de  leur 
conformation,  et  qu’ils  prennent  une  nourriture  plus  ou  moins  solide, 
relativement  à la  capacité  plus  ou  moins  grande  du  magasin  qui  doit  la 
recevoir. 

Cependant  il  n’en  faut  pas  conclure  que  les  animaux  qui  ne  vivent  que 
d’herbes  soient,  par  nécessité  physique,  réduits  à cette  seule  nourriture, 
comme  les  animaux  carnassiers  sont,  par  cette  même  nécessité  , forcés  à se 
nourrir  de  chair;  nous  disons  seulement  que  ceux  qui  ont  plusieurs  esto- 
macs , ou  des  boyaux  très-amples , peuvent  se  passer  de  cet  aliment  sub- 
stantiel et  nécessaire  aux  autres;  mais  nous  ne  disons  pas  qu’ils  ne  pussent 
en  user,  et  que  si  la  nature  leur  eût  donné  des  armes,  non-seulement  pour 
se  défendre,  mais  pour  attaquer  et  pour  saisir,  ils  n’en  eussent  fait  usage 
et  ne  se  fussent  bientôt  accoutumés  à la  chair  et  au  sang , puisque  nous 
voyons  que  les  moutons,  les  veaux,  les  chèvres,  les  chevaux,  mangent  avi- 
dement le  lait,  les  œufs,  qui  sont  des  nourritures  animales,  et  que,  sans 
être  aidés  de  l’habitude,  ils  ne  refusent  pas  la  viande  hachée  et  assaisonnée 
de  sel.  On  pourrait  donc  dire  que  le  goût  pour  la  chair  et  pour  les  autres 
nourritures  solides  est  l’appétit  général  de  tous  les  animaux  , qui  s’exerce 
avec  plus  ou  moins  de  véhémence  ou  de  modération,  selon  la  conformation 
particulière  de  chaque  animal,  puisqu’à  prendre  la  nature  entière,  ce  même 
appétit  se  trouve  non-seulement  dans  l’homme  et  dans  les  animaux  qua- 
drupèdes, mais  aussi  dans  les  oiseaux,  dans  les  poissons,  dans  les  insectes 
et  dans  les  vers,  auxquels  en  particulier  il  semble  que  toute  chair  ait  été 
ultérieurement  destinée. 

La  nutrition,  dans  tous  les  animaux,  se  fait  par  les  molécules  organiques, 
qui,  séparées  du  marc  de  la  nourriture  au  moyen  de  la  digestion,  se  mêlent 
avec  le  sang  et  s’assimilent  à toutes  les  parties  du  corps.  Mais  indépendam- 


672 


LES  ANIMAUX  CARNASSIERS. 


ment  de  ce  grand  effet,  qui  paraît  être  le  principal  but  de  la  nature,  et  qui 
est  proportionnel  à la  qualité  des  aliments,  ils  en  produisent  un  autre  qui 
ne  dépend  que  de  leur  quantité,  c’est-à-dire,  de  leur  masse  et  de  leur 
volume.  L’estomac  et  les  boyaux  sont  des  membranes  souples  qui  forment 
au  dedans  du  corps  une  capacité  très-considérable;  ces  membranes,  pour 
se  soutenir  dans  leur  état  de  tension,  et  pour  contre-balancer  les  forces  des 
autres  parties  qui  les  avoisinent,  ont  besoin  d’être  toujours  remplies  en 
partie  : si , faute  de  prendre  de  la  nourriture,  cette  grande  capacité  se 
trouve  entièrement  vide,  les  membranes,  n’étant  plus  soutenues  au  dedans, 
s’affaissent,  se  rapprochent , se  collent  l’une  contre  l’autre,  et  c’est  ce  qui 
produit  l’affaissement  et  la  faiblesse , qui  sont  les  premiers  symptômes  de 
l’extrême  besoin.  Les  aliments,  avant  de  servir  à la  nutrition  du  corps,  lui 
servent  donc  de  lest  ; leur  présence,  leur  volume,  est  nécessaire  pour  main- 
tenir l’équilibre  entre  les  parties  intérieures  qui  agissent  et  réagissent  toutes 
les  unes  contre  les  autres.  Lorsqu’on  meurt  par  la  faim,  c’est  donc  moins 
parce  que  le  corps  n’est  pas  nourri,  que  parce  qu’il  n’est  plus  lesté;  aussi 
les  animaux,  surtout  les  plus  gourmands,  les  plus  voraces,  lorsqu’ils  sont 
pressés  par  le  besoin,  ou  seulement  avertis  par  la  défaillance  qu’occasionne 
le  vide  intérieur,  ne  cherchent  qu’à  le  remplir,  et  avalent  de  la  terre  1 et  des 
pierres  : nous  avons  trouvé  de  la  glaise  dans  l’estomac  d’un  loup  ; j’ai  vu 
des  cochons  en  manger;  la  plupart  des  oiseaux  avalent  des  cailloux’2,  etc. 
Et  ce  n’est  point  par  goût,  mais  par  nécessité,  et  parce  que  le  plus  pressant 
n'est  pas  de  rafraîchir  le  sang  par  un  chyle  nouveau , mais  de  maintenir 
l’équilibre  des  forces  dans  les  grandes  parties  de  la  machine  animale. 


LE  LOUP.  * 

Le  loup  est  l’un  de  ces  animaux  dont  l’appétit  pour  la  chair  est  le  plus 
véhément;  et  quoique  avec  ce  goût  il  ait  reçu  de  la  nature  les  moyens  de 
le  satisfaire,  qu’elle  lui  ait  donné  des  armes , de  la  ruse,  de  l’agilité,  de  la 
force,  tout  ce  qui  est  nécessaire  en  un  mot  pour  trouver,  attaquer,  vaincre, 
saisir  et  dévorer  sa  proie,  cependant  il  meurt  souvent  de  faim,  parce  que 
l’homme  lui  ayant  déclaré  la  guerre,  l’ayant  même  proscrit  en  mettant  sa 

1.  Voyez,  dans  les  Tableaux  de  la  nature  de  M.  de  Humboldt,  t.  I,  p.  223 , une  note  sur 
les  Otomaques , peuples  des  bords  de  YOrénoque , qui,  dit  M.  de  Humboldt,  dévorent , en 
certains  temps,  des  quantités  énormes  de  terre.  Cette  terre,  que  mangent  les  Otomaques , 
est  une  glaise  onctueuse  et  grasse. 

2.  Les  oiseaux  granivores  avalent  de  petites  pierres  non  pour  se  nourrir,  mais  pour  aug- 
menter la  force  triturante  de  leur  estomac  musculeux , ou  gésier. 

* Canis  lupus  (Linn.  ).  — Ordre  des  Carnassiers;  famille  des  Carnivores  ; tribu  des  Digi- 
tigrades ; genre  Chien  ( Cuv.  ). 


N0  54 

’ •tuarcyc  r.  d&S  Noyers.  3i  . 


--3* art. 


LE  LOUP. 


573 


tête  à prix,  le  force  à fuir,  à demeurer  dans  les  bois,  où  il  ne  trouve  que 
quelques  animaux  sauvages  qui  lui  échappent  par  la  vitesse  de  leur  course, 
et  qu’il  ne  peut  surprendre  que  par  hasard  ou  par  patience,  en  les  atten- 
dant longtemps,  et  souvent  en  vain,  dans  les  endroits  où  ils  doivent  passer 
Il  est  naturellement  grossier  et  poltron,  mais  il  devient  ingénieux  par  besoin, 
et  hardi  par  nécessité;  pressé  par  la  famine,  il  brave  le  danger,  vient  atta- 
quer les  animaux  qui  sont  sous  la  garde  de  l’homme,  ceux  surtout  qu’il 
peut  emporter  aisément,  comme  les  agneaux,  les  petits  chiens,  les  che- 
vreaux; et  lorsque  cette  maraude  lui  réussit,  il  revient  souvent  à la  charge, 
jusqu’à  ce  qu’ayant  été  blessé  ou  chassé  et  maltraité  par  les  hommes  et  les 
chiens , il  se  recèle  pendant  le  jour  dans  son  fort,  n’en  sort  que  la  nuit, 
parcourt  la  campagne,  rode  autour  des  habitations,  ravit  les  animaux  aban- 
donnés, vient  attaquer  les  bergeries,  gratte  et  creuse  la  terre  sous  les  portes, 
entre  furieux , met  tout  à mort  avant  de  choisir  et  d’emporter  sa  proie. 
Lorsque  ces  courses  ne  lui  produisent  rien , il  retourne  au  fond  des  bois, 
se  met  en  quête,  cherche,  suit  à la  piste,  chasse,  poursuit  les  animaux  sau- 
vages dans  l’espérance  qu’un  autre  loup  pourra  les  arrêter,  les  saisir  dans 
leur  fuite,  et  qu’ils  en  partageront  la  dépouille.  Enfin,  lorsque  le  besoin  est 
extrême,  il  s’expose  à tout,  attaque  les  femmes  et  les  enfants,  se  jette  même 
quelquefois  sur  les  hommes , devient  furieux  par  ces  excès , qui  finissent 
ordinairement  par  la  rage  et  la  mort. 

Le  loup,  tant  à l’extérieur  qu’à  l’intérieur,  ressemble  si  fort  au  chien, 
qu’il  paraît  être  modelé  sur  la  même  forme;  cependant  il  n’offre  tout  au 
plus  que  le  revers  de  l’empreinte,  et  ne  présente  les  mêmes  caractères  que 
sous  une  face  entièrement  opposée  : si  la  forme  est  semblable  , ce  qui  en 
résulte  est  bien  contraire  ; le  naturel  est  si  différent  que,  non-seulement  ils 
sont  incompatibles,  mais  antipathiques  par  nature,  ennemis  par  instinct. 
Un  jeune  chien  frissonne  au  premier  aspect  du  loup  , il  fuit  à l’odeur  seule, 
qui  quoique  nouvelle,  inconnue,  lui  répugne  si  fort,  qu’il  vient  en  trem- 
blant se  ranger  entre  les  jambes  de  son  maître  : un  mâtin  qui  connaît  ses 
forces  se  hérisse,  s’indigne,  l’attaque  avec  courage,  tâche  de  le  mettre  en 
fuite,  et  fait  tous  ses  efforts  pour  se  délivrer  d’une  présence  qui  lui  est 
odieuse;  jamais  ils  ne  se  rencontrent  sans  se  fuir  ou  sans  combattre,  et 
combattre  à outrance,  jusqu’à  ce  que  la  mort  suive.  Si  le  loup  est  le  plus 
fort,  il  déchire,  il  dévore  sa  proie;  le  chien  au  contraire,  plus  généreux, 
se  contente  de  la  victoire,  et  ne  trouve  pas  que  le  corps  d’un  ennemi  mort 
seule  bon;  il  l’abandonne  pour  servir  de  pâture  aux  corbeaux,  et  même 
aux  autres  loups;  car  ils  s’entre-dévorent,  et  lorsqu’un  loup  est  griève- 
ment blessé,  les  autres  le  suivent  au  sang  , et  s’attroupent  pour  l’a- 
chever. 

Le  chien,  même  sauvage,  n’est  pas  d’un  naturel  farouche;  il  s’appri- 
voise aisément  , s’attache  et  demeure  fidèle  à son  maître.  Le  loup,  pris  jeune. 


574 


LE  LOUP. 


se  prive,  mais  ne  s’attache  point,  la  nature  est  plus  forte  que  l’éducation; 
iï  reprend  avec  l’âge  son  caractère  féroce,  et  retourne,  dès  qu’il  le  peut,  à 
son  état  sauvage.  Les  chiens,  même  les  plus  grossiers , cherchent  la  com- 
pagnie des  autres  animaux  ; ils  sont  naturellement  portés  à les  suivre,  à les 
accompagner,  et  c’est  par  instinct  seul  et  non  par  éducation  qu’ils  savent 
conduire  et  garder  les  troupeaux.  Le  loup  est,  au  contraire,  l’ennemi  de 
toute  société  1 , il  ne  fait  pas  même  compagnie  à ceux  de  son  espèce  ; lors- 
qu’on les  voit  plusieurs  ensemble,  ce  n’est  point  une  société  de  paix,  c'est 
un  attroupement  de  guerre,  qui  se  fait  à grand  bruit  avec  des  hurlements 
affreux,  et  qui  dénote  un  projet  d’attaquer  quelque  gros  animal , comme 
un  cerf,  un  bœuf,  ou  de  se  défaire  de  quelque  redoutable  mâtin.  Dès  que 
leur  expédition  militaire  est  consommée , ils  se  séparent  et  retournent  en 
silence  à leur  solitude.  Il  n’y  a pas  même  une  grande  habitude  entre  le 
mâle  et  la  femelle  ; ils  ne  se  cherchent  qu’une  fois  par  an,  et  ne  demeurent 
que  peu  de  temps  ensemble.  C’est  en  hiver  que  les  louves  deviennent  en 
chaleur  : plusieurs  mâles  suivent  la  même  femelle,  et  cet  attroupement  est 
encore  plus  sanguinaire  que  le  premier;  car  ils  se  la  disputent  cruellement, 
ils  grondent,  ils  frémissent,  ils  se  battent,  ils  se  déchirent,  et  il  arrive  sou- 
vent qu’ils  mettent  en  pièces  celui  d’entre  eux  qu’elle  a préféré.  Ordinaire- 
ment elle  fuit  longtemps,  lasse  tous  ses  aspirants,  et  se  dérobe,  pendant 
qu’ils  dorment,  avec  le  plus  alerte  ou  le  mieux  aimé. 

La  chaleur  ne  dure  que  douze  ou  quinze  jours,  et  commence  par  les  plus 
vieilles  louves;  celle  des  plus  jeunes  n’arrive  que  plus  tard.  Les  mâles  n’ont 
point  de  rut  marqué,  ils  pourrraient  s’accoupler  en  tout  temps;  ils  passent 
successivement  de  femelles  en  femelles  à mesure  qu’elles  deviennent  en  état 
de  les  recevoir;  ils  ont  des  vieilles  à la  fin  de  décembre,  et  finissent  par  les 
jeunes  au  mois  de  février  et  au  commencement  de  mars.  Le  temps  de  la 
gestation  est  d’environ  trois  mois  et  demi  ®,  et  l’on  trouve  des  louveteaux 
nouveau-nés  depuis  la  fin  d’avril  jusqu’au  mois  de  juillet.  Cette  différence 
dans  la  durée  de  la  gestation  entre  les  louves,  qui  portent  plus  de  cent 
jours2,  et  les  chiennes,  qui  n’en  portent  guère  plus  de  soixante,  prouve  que 
le  loup  et  le  chien  , déjà  si  différents  par  le  naturel , le  sont  aussi  par  le 
tempérament  et  par  l’un  des  principaux  résultats  des  fonctions  de  l’écono- 
mie animale.  Aussi  le  loup  et  le  chien  n’ont  jamais  été  pris  pour  le  même 
animal  que  parles  nomencla leurs  en  histoire  naturelle  qui,  ne  connaissant 
la  nature  que  superficiellement,  ne  la  considèrent  jamais  pour  lui  donner 

0.  Voyez  le  Nouveau  traité  de  Vénerie.  Paris,  1750,  pages  75  et  76. 

1.  Buflbn  caractérise  très-bien  ici  le  naturel  du  chien,  animal  essentiellement  sociable , et 
celui  du  loup,  « ennemi  de  toute  société.  » Aussi  le  chien  est-il  devenu  domestique  et  non  le  loup. 
( Voyez  la  note  de  la  page  367.  ) 

2.  La  louve  porte  de  soixante  à soixante-quatre  jours?  comme  la  chienne  : aussi  produit-elle 
avec  le  chien. 


LE  LOUP. 


575 


toute  son  étendue,  mais  seulement  pour  la  resserrer  et  la  réduire  à leur 
méthode,  toujours  fautive,  et  souvent  démentie  par  les  faits.  Le  chien  et 
la  louve  ne  peuvent  ni  s’accoupler  a,  ni  produire  ensemble 1 ; il  n’y  a pas  de 
races  intermédiaires  entre  eux;  ils  sont  d’un  naturel  tout  opposé,  d’un 
tempérament  différent;  le  loup  vit  plus  longtemps  que  le  chien,  les  louves 
ne  portent  qu’une  fois  par  an,  les  chiennes  portent  deux  ou  trois  fois2.  Ces 
différences  si  marquées  sont  plus  que  suffisantes  pour  démontrer  que  ces 
animaux  sont  d’espèces  assez  éloignées  : d’ailleurs,  en  y regardant  de  près, 
on  reconnaît  aisément  que,  même  à l’extérieur,  le  loup  diffère  du  chien  par 
des  caractères  essentiels  et  constants.  L’aspect  de  la  tête  est  différent,  la 
forme  des  os  l’est  aussi  ; le  loup  a la  cavité  de  l’œil  obliquement  posée, 
l’orbite  inclinée,  les  yeux  étincelants3,  brillants  pendant  la  nuit;  il  a le  hur- 
lement au  lieu  de  l’aboiement,  les  mouvements  différents,  la  démarche 
plus  égale,  plus  uniforme,  quoique  plus  prompte  et  plus  précipitée,  le  corps 
beaucoup  plus  fort  et  bien  moins  souple  6,  les  membres  plus  fermes,  les 
mâchoires  et  les  dents  plus  grosses,  le  poil  plus  rude  et  plus  fourré. 

Mais  ces  animaux  se  ressemblent  beaucoup  par  la  conformation  des  par- 
ties intérieures.  Les  loups  s’accouplent  comme  les  chiens;  ils  ont  comme 
eux  la  verge  osseuse  environnée  d’un  bourlet  qui  se  gonfle  et  les  empêche 
de  se  séparer.  Lorsque  les  louves  sont  prêtes  à mettre  bas,  elles  cherchent 
au  fond  du  bois  un  fort,  un  endroit  bien  fourré,  au  milieu  duquel  elles 
aplanissent  un  espace  assez  considérable  en  coupant,  en  arrachant  les 
épines  avec  les  dents;  elles  y apportent  ensuite  une  grande  quantité  de 
mousse,  et  préparent  un  lit  commode  pour  leurs  petits;  elles  en  font  ordi- 
nairement cinq  ou  six,  quelquefois  sept,  huit  et  même  neuf,  et  jamais 
moins  de  trois;  ils  naissent  les  yeux  fermés  comme  les  chiens;  la  mère  les 
allaite  pendant  quelques  semaines  et  leur  apprend  bientôt  à manger  de  la 
chair  qu’elle  leur  prépare  en  la  mâchant.  Quelque  temps  après  elle  leur 
apporte  des  mulots,  des  levrauts,  des  perdrix,  des  volailles  vivantes;  les 
louveteaux  commencent  par  jouer  avec  elles  et  finissent  par  les  étrangler; 
la  louve  ensuite  les  déplume,  les  écorche,  les  déchire  et  en  donne  une  part 
à chacun.  Ils  ne  sortent  du  fort  où  ils  ont  pris  naissance  qu’au  bout  de  six 
semaines  ou  deux  mois;  ils  suivent  alors  leur  mère,  qui  les  mène  boire 

a.  Voyez  à l’article  du  chien  les  expériences  que  j’ai  faites  à ce  sujet. 

b.  Aristote  a dit  mal  à propos  que  le  loup  avait  dans  le  cou  un  seul  os  continu  ; le  loup  a, 
comme  le  chien  et  comme  les  autres  animaux  quadrupèdes,  plusieurs  vertèbres  dans  le  cou, 
et  il  peut  le  fléchir  et  le  plier  de  la  même  façon  : on  trouve  seulement  quelquefois  une  des 
vertèbres  lombaires  adhérente  à la  vertèbre  voisine. 

1.  Voyez  la  note  1 de  la  page  488. 

2.  C’est  que  le  chien  est  devenu  un  animal  domestique.  La  domesticité  augmente  beaucoup 
la  fécondité. 

3.  Voyez  la  note  1 de  la  page  501.  — Voyez  aussi,  dans  la  Bibliothèque  britannique,  t.  XLVe, 
p.  196,  un  article  de  M.  Bénédict  Prévost,  sur  le  brillant  des  yeux  du  chat  et  de  quelques 
autres  animaux. 


576 


LE  LOUP. 


dans  quelque  tronc  d’arbre  ou  à quelque  mare  voisine;  elle  les  ramène  au 
gîte  ou  les  oblige  à se  recéler  ailleurs,  lorsqu’elle  craint  quelque  danger.  Ils 
la  suivent  ainsi  pendant  plusieurs  mois.  Quand  on  les  attaque  elle  les 
défend  de  toutes  ses  forces,  et  même  avec  fureur,  quoique  dans  les  autres 
temps  elle  soit,  comme  toutes  les  femelles,  plus  timide  que  le  mâle;  lors- 
qu’elle a des  petits,  elle  devient  intrépide , semble  ne  rien  craindre  pour 
elle,  et  s’expose  à tout  pour  les  sauver  : aussi  ne  l’abandonnent-ils  que 
quand  leur  éducation  est  faite,  quand  ils  se  sentent  assez  forts  pour  n’avoir 
plus  besoin  de  secours;  c’est  ordinairement  à dix  mois  ou  un  an,  lorsqu’ils 
ont  refait  leurs  premières  dents,  qui  tombent  à six  mois  a,  et  lorsqu’ils  ont 
acquis  de  la  force,  des  armes  et  des  talents  pour  la  rapine. 

Les  mâles  et  les  femelles  sont  en  état  d’engendrer  à l’âge  d’environ  deux 
ans.  Il  est  à croire  que  les  femelles,  comme  dans  presque  toutes  les  autres 
espèces,  sont  à cet  égard  plus  précoces  que  les  mâles  : ce  qu’il  y a de  sûr, 
c’est  qu’elles  ne  deviennent  en  chaleur  tout  au  plus  tôt  qu’au  second  hiver 
de  leur  vie,  ce  qui  suppose  dix-huit  ou  vingt  mois  d’âge,  et  qu’une  louve 
que  j’ai  fait  élever  n’est  entrée  en  chaleur  qu’au  troisième  hiver,  c’est-à- 
dire  à plus  de  deux  ans  et  demi.  Les  chasseurs  h assurent  que  dans  toutes 
les  portées  il  y a plus  de  mâles  que  de  femelles;  cela  confirme  cette  obser- 
vation qui  paraît  générale,  du  moins  dans  ces  climats,  que  dans  toutes  les 
espèces,  à commencer  par  celle  de  l’homme,  la  nature  produit  plus  de 
mâles  que  de  femelles.  Ils  disent  aussi  qu’il  y a des  loups  qui  dès  le  temps 
de  la  chaleur  s’attachent  à leur  femelle,  l’accompagnent  toujours  jusqu’à 
ce  qu’elle  soit  sur  le  point  de  mettre  bas;  qu’alors  elle  se  dérobe,  cache 
soigneusement  ses  petits  de  peur  que  leur  père  ne  les  dévore  en  naissant; 
mais  que,  lorsqu’ils  sont  nés,  il  prend  de  l’affection  pour  eux,  leur  apporte 
à manger,  et  que  si  la  mère  vient  à manquer  il  la  remplace  et  en  prend 
.soin  comme  elle.  Je  ne  puis  assurer  ces  faits,  qui  me  paraissent  même  un 
peu  contradictoires.  Ces  animaux,  qui  sont  deux  ou  trois  ans  à croître, 
vivent  quinze  ou  vingt  ans;  ce  qui  s’accorde  encore  avec  ce  que  nous 
avons  observé  sur  beaucoup  d’autres  espèces , dans  lesquelles  le  temps  de 
l’accroissement  fait  la  septième  partie  de  la  durée  totale  de  la  vie.  Les 
loups  blanchissent  dans  la  vieillesse;  ils  ont  alors  toutes  les  dents  usées. 
Ils  dorment  lorsqu’ils  sont  rassasiés  ou  fatigués,  mais  plus  le  jour  que  la 
nuit,  et  toujours  d’un  sommeil  léger;  ils  boivent  fréquemment,  et  dans  les 
temps  de  sécheresse,  lorsqu’il  n’y  a point  d’eau  dans  les  ornières  ou  dan* 
les  vieux  troncs  d’arbres,  ils  viennent  plus  d’une  fois  par  jour  aux  mare? 
et  aux  ruisseaux.  Quoique  très-voraces  ils  supportent  aisément  la  diète;  ils 
peuvent  passer  quatre  ou  cinq  jours  sans  manger,  pourvu  qu’ils  ne  man- 
quent pas  d’eau. 

a.  Voyez  la  Vénerie  de  du  Fouilloux.  Paris,  1613,  p.  100,  verso. 

*).  Voyez  le  Nouveau  traité  de  la  Vénerie , p.  276. 


LE  LOUP. 


577 


Le  loup  a beaucoup  de  force,  surtout  dans  les  parties  antérieures  du 
corps,  dans  les  muscles  du  cou  et  de  la  mâchoire.  Il  porte  avec  sa  gueule 
un  mouton  sans  le  laisser  toucher  à terre,  et  court  en  même  temps  plus 
vite  que  les  bergers  ; en  sorte  qu’il  n’y  a que  les  chiens  qui  puissent  l’at- 
teindre et  lui  faire  lâcher  prise.  Il  mord  cruellement,  et  toujours  avec  d’au- 
tant plus  d’acharnement  qu’on  lui  résiste  moins;  car  il  prend  des  précau- 
tions avec  les  animaux  qui  peuvent  se  défendre.  Il  craint  pour  lui  et  ne  se 
bat  que  par  nécessité,  et  jamais  par  un  mouvement  de  courage  : lorsqu’on 
le  tire  et  que  la  balle  lui  casse  quelque  membre  il  crie , et  cependant  lors- 
qn’on  l’achève  à coups  de  bâton  il  ne  se  plaint  pas  comme  le  chien;  il  est 
plus  dur,  moins  sensible,  plus  robuste;  il  marche,  court,  rôde  des  jours 
entiers  et  des  nuits;  il  est  infatigable,  et  c’est  peut-être  de  tous  les  ani- 
maux le  plus  difficile  à forcer  à la  course.  Le  chien  est  doux  et  courageux  ; 
le  loup,  quoique  féroce,  est  timide.  Lorsqu’il  tombe  dans  un  piège,  il  est  si 
fort  et  si  longtemps  épouvanté  qu’on  peut  ou  le  tuer  sans  qu’il  se  défende, 
ou  le  prendre  vivant  sans  qu’il  résiste;  on  peut  lui  mettre  un  collier,  l’en- 
chaîner, le  museler,  le  conduire  ensuite  partout  où  l’on  veut  sans  qu’il 
ose  donner  le  moindre  signe  de  colère  ou  même  de  mécontentement.  Le 
loup  a les  sens  très-bons,  l’œil,  l'oreille,  et  surtout  l’odorat;  il  sent  sou- 
vent de  plus  loin  qu’il  ne  voit;  l’odeur  du  carnage  l’attire  de  plus  d’une 
lieue;  il  sent  aussi  de  loin  les  animaux  vivants,  il  les  chasse  même  assez 
longtemps  en  les  suivant  aux  portées.  Lorsqu’il  veut  sortir  du  bois,  jamais 
il  ne  manque  de  prendre  le  vent;  il  s’arrête  sur  la  lisière,  évente  de  tous 
côtés,  et  reçoit  ainsi  les  émanations  des  corps  morts  ou  vivants  que  le  vent 
lui  apporte  de  loin.  Il  préfère  la  chair  vivante  à la  chair  morte,  et  cepen- 
dant il  dévore  les  voiries  les  plus  infectes.  Il  aime  la  chair  humaine,  et, 
peut-être,  s’il  était  le  plus  fort,  n’en  mangerait-il  pas  d’autre.  On  a vu  des 
loups  suivre  les  armées,  arriver  en  nombre  à des  champs  de  bataille  où 
l’on  n’avait  enterré  que  négligemment  les  corps,  les  découvrir,  les  dévorer 
avec  une  insatiable  avidité;  et  ces  mêmes  loups,  accoutumés  à la  chair 
humaine,  se  jeter  ensuite  sur  les  hommes,  attaquer  le  berger  plutôt  que  le 
troupeau,  dévorer  des  femmes,  emporter  des  enfants,  etc.  L’on  a appelé 
ces  mauvais  loups  loups-garous  a,  c’est-à-dire  loups  dont  il  faut  se  garer. 

On  est  donc  obligé  quelquefois  d’armer  tout  un  pays  pour  se  défaire  des 
loups.  Les  princes  ont  des  équipages  pour  cette  chasse,  qui  n’est  point 
désagréable,  qui  est  utile  et  même  nécessaire.  Les  chasseurs  distinguent 
les  loups  en  jeunes  loups,  vieux  loups  et  grands  vieux  loups;  ils  les  con- 
naissent par  les  pieds,  c’est-à-dire  par  les  voies,  les  traces  qu’ils  laissent 
sur  la  terre  : plus  le  loup  est  âgé,  plus  il  a le  pied  gros;  la  louve  l’a  plus 
long  et  plus  étroit;  elle  a aussi  le  talon  plus  petit  et  les  ongles  plus  minces. 


a.  Voyez  la  chasse  du  loup  de  Gaston  Phœbus, 

ti. 


37 


578 


LE  LOUP. 


On  a besoin  d’un  bon  limier  pour  la  quête  du  loup,  il  faut  même  l’animer, 
l’encourager  lorsqu’il  tombe  sur  la  voie;  car  tous  les  chiens  ont  de  la 
répugnance  pour  le  loup  et  se  rabattent  froidement.  Quand  le  loup  est 
détourné,  on  amène  les  lévriers  qui  doivent  le  chasser,  on  les  partage  en 
deux  ou  trois  laisses,  on  n’en  garde  qu’une  pour  le  lancer,  et  on  mène  les 
autres  en  avant  pour  servir  de  relais.  On  lâche  donc  d’abord  les  premiers 
à sa  suite;  un  homme  à cheval  les  appuie;  on  lâche  les  seconds  à sept  ou 
huit  cents  pas  plus  loin,  lorsque  le  loup  est  prêt  à passer,  et  ensuite  les 
troisièmes  lorsque  les  autres  chiens  commencent  à le  joindre  et  à le  har- 
celer. Tous  ensemble  le  réduisent  bientôt  aux  dernières  extrémités , et  le 
veneur  l’achève  en  lui  donnant  un  coup  de  couteau.  Les  chiens  n’ont  nulle 
ardeur  pour  le  fouler,  et  répugnent  si  fort  à manger  de  sa  chair  qu’il  faut 
la  préparer  et  l’assaisonner,  lorsqu’on  veut  leur  en  faire  curée.  On  peut 
aussi  le  chasser  avec  des  chiens  courants  ; mais  comme  il  perce  toujours 
droit  en  avant,  et  qu’il  court  tout  un  jour  sans  être  rendu,  cette  chasse  est 
ennuyeuse,  à moins  que  les  chiens  courants  ne  soient  soutenus  par  des 
lévriers  qui  le  saisissent , le  harcèlent  et  leur  donnent  le  temps  de  l’ap- 
procher. 

Dans  les  campagnes,  on  fait  des  battues  à force  d’hommes  et  de  mâtins, 
on  tend  des  pièges , on  présente  des  appâts , on  fait  des  fosses , on  répand 
des  boulettes  empoisonnées  ; tout  cela  n’empêche  pas  que  ces  animaux  ne 
soient  toujours  en  même  nombre,  surtout  dans  les  pays  où  il  y a beaucoup 
de  bois.  Les  Anglais  prétendent  en  avoir  purgé  leur  île;  cependant  on  m’a 
assuré  qu’il  y en  avait  en  Écosse.  Comme  il  y a peu  de  bois  dans  la  partie 
méridionale  de  la  Grande-Bretagne  on  a eu  plus  de  facilité  pour  les 
détruire. 

La  couleur  et  le  poil  de  ces  animaux  changent  suivant  les  différents  cli- 
mats, et  varie  quelquefois  dans  le  même  pays.  On  trouve  en  France  et  en 
Allemagne,  outre  les  loups  ordinaires,  quelques  loups  à poil  plus  épais  et 
tirant  sur  le  jaune.  Ces  loups,  plus  sauvages  et  moins  nuisibles  que  les 
autres,  n’approchent  jamais  ni  des  maisons  ni  des  troupeaux,  et  ne  vivent 
que  de  chasse  et  non  pas  de  rapine.  Dans  les  pays  du  nord,  on  en  trouve  de 
tout  blancs  et  de  tout  noirs;  ces  derniers  sont  plus  grands  et  plus  forts  que 
les  autres.  L’espèce  commune  est  très-généralement  répandue;  on  l’a  trou- 
vée en  Asie  a,  en  Afrique  6 et  en  Amérique1  c comme  en  Europe.  Les  loups 

a.  Voyez  le  Voyage  de  Pietro  délia  Valle.  Rouen,  1745,  vol.  IV,  p.  4 et  5. 

b.  Voyez  l’Histoire  générale  des  voyages , par  M.  l’abbé  Prévost,  t.  V,  p.  85, 

c.  Voyez  le  Voyage  du  P.  le  Clercq.  Paris,  1691,  pages  488  et  489. 

1.  « On  trouve  le  loup  depuis  l’Égypte  jusqu’en  Laponie,  et  il  paraît  être  passé  en  Amérique.  » 
(Cuvier  : Règne  animal,  t.  I,  p.  150.)  L’Amérique  a,  en  outre,  le  loup  du  Mexique  (canis 
mexicanus.  Linn.),  le  loup  rouge  (canis  julatus.  Cuv.),  etc.  — Le  loup  noir  d’Europe  ( canis 
lycaon.  Linn.)  n’est  qu’une  variété  du  loup  ordinaire,  etc. 


LE  LOUP. 


579 


du  Sénégal a ressemblent  à ceux  de  France  ; cependant  ils  sont  un  peu 
plus  gros  et  beaucoup  plus  cruels  ; ceux  d’Égypte  sont 6 plus  petits  que 
ceux  de  Grèce.  En  Orient,  et  surtout  en  Perse,  on  fait  servir  les  loups  à 
des  spectacles  c pour  le  peuple;  on  les  exerce  de  jeunesse  à la  danse,  ou 
plutôt  à une  espèce  de  lutte  contre  un  grand  nombre  d’hommes.  On  achète 
jusqu’à  cinq  cents  écus,  dit  Chardin,  un  loup  bien  dressé  à la  danse.  Ce 
fait  prouve  au  moins  qu’à  force  de  temps  et  de  contrainte  ces  animaux 
sont  susceptibles  de  quelque  espèce  d’éducation.  J’en  ai  fait  élever  et 
nourrir  quelques-uns  chez  moi  : tant  (ju’ils  sont  jeunes,  c’est-à-dire  dans 
la  première  et  la  seconde  année,  ils  sont  assez  dociles;  ils  sont  même 
caressants;  et,  s’ils  sont  bien  nourris,  ils  ne  se  jettent  ni  sur  la  volaille,  ni 
sur  les  autres  animaux;  mais  à dix-huit  mois  ou  deux  ans  ils  reviennent  à 
leur  naturel  ; on  est  forcé  de  les  enchaîner  pour  les  empêcher  de  s’enfuir 
et  de  faire  du  mal.  J’en  ai  eu  un  qui,  ayant  été  élevé  en  toute  liberté  dans 
une  basse-cour  avec  des  poules  pendant  dix-huit  ou  dix-neuf  mois,  ne  les 
avait  jamais  attaquées;  mais,  pour  son  coup  d’essai,  il  les  tua  toutes  en 
une  nuit  sans  en  manger  aucune  ; un  autre  qui,  ayant  rompu  sa  chaîne  à 
l’âge  d’environ  deux  ans,  s’enfuit  après  avoir  tué  un  chien  avec  lequel  il 
était  familier;  une  louve  que  j’ai  gardée  trois  ans,  et  qui,  quoique  enfermée 
toute  jeune  et  seule  avec  un  mâtin  de  même  âge  dans  une  cour  assez  spa- 
cieuse, n’a  pu  pendant  tout  ce  temps  s’accoutumer  à vivre  avec  lui,  ni  le 
soulfrir,  même  quand  elle  devint  en  chaleur.  Quoique  plus  faible,  elle  était 
la  plus  méchante;  elle  provoquait,  elle  attaquait,  elle  mordait  le  chien,  qui 
d’abord  ne  fit  que  se  défendre,  mais  qui  finit  par  l’étrangler. 

Il  n’y  a rien  de  bon  dans  cet  animal  que  sa  peau  ; on  en  fait  des  four- 
rures grossières,  qui  sont  chaudes  et  durables.  Sa  chair  est  si  mauvaise 
qu’elle  répugne  à tous  les  animaux,  et  il  n’y  a que  le  loup  qui  mange 
volontiers  du  loup.  Il  exhale  une  odeur  infecte  par  la  gueule  : comme, 
pour  assouvir  sa  faim,  il  avale  indistinctement  tout  ce  qu’il  trouve,  des 
chairs  corrompues,  des  os,  du  poil  , des  peaux  à demi  tannées  et  encore 
toutes  couvertes  de  chaux,  il  vomit  fréquemment,  et  se  vide  encore  plus 
souvent  qu’il  ne  se  remplit.  Enfin,  désagréable  en  tout,  la  mine  basse, 
l’aspect  sauvage,  la  voix  effrayante,  l’odeur  insupportable,  le  naturel  per- 
vers, les  mœurs  féroces,  il  est  odieux,  nuisible  de  son  vivant,  inutile  après 
sa  mort. 

a.  Voyez  l’Histoire  générale  des  Voyages , par  M.  l’alibé  Prévost,  t.  III,  p.  285.  Voyez  aussi 
le  Voyage  du  sieur  le  Maire  aux  isles  Canaries,  Cap  Vert,  Sénégal,  etc.  Paris,  1695,  p.  100. 

b.  Vide  Aristotel.  Hist.  animal.,  lib.  vin , cap.  xxvm. 

c.  Voyez  le  Voyage  de  Chardin.  Londres,  1686,  p.  291.  Voyez  aussi  le  Voyage  de  Pietro 
délia  Valle.  Rouen,  1745,  vol.  IV, p.  4. 


E80 


LE  RENARD. 


LE  RENARD.  * 

Le  renard  est  fameux  par  ses  ruses,  et  mérite  en  partie  sa  réputation; 
ce  que  le  loup  ne  fait  que  par  la  force,  il  le  fait  par  adresse,  et  réussit  plus 
souvent.  Sans  chercher  à combattre  les  chiens  ni  les  bergers,  sans  attaquer 
les  troupeaux,  sans  traîner  les  cadavres,  il  est  plus  sûr  de  vivre.  Il  emploie 
plus  d’esprit  que  de  mouvement,  ses  ressources  semblent  être  en  lui-même  ; 
ce  sont , comme  l’on  sait,  celles  qui  manquent  le  moins.  Fin  autant  que 
circonspect,  ingénieux  et  prudent , même  jusqu’à  la  patience,  il  varie  sa 
conduite,  il  a des  moyens  de  réserve  qu’il  sait  n’employer  qu’à  propos.  Il 
veille  de  près  à sa  conservation;  quoique  aussi  infatigable,  et  même  plus 
léger  que  le  loup,  il  ne  se  fie  pas  entièrement  à la  vitesse  de  sa  course  ; il 
sait  se  mettre  en  sûreté  en  se  pratiquant  un  asile  où  il  se  retire  dans  les 
dangers  pressants,  où  il  s’établit,  où  il  élève  ses  petits  : il  n’est  point  ani- 
mal vagabond,  mais  animal  domicilié. 

Cette  différence , qui  se  fait  sentir  même  parmi  les  hommes , a de  bien 
plus  grands  effets,  et  suppose  de  bien  plus  grandes  causes  parmi  les  ani- 
maux. L’idée  seule  du  domicile  présuppose  une  attention  singulière  sur  soi- 
même  ; ensuite  le  choix  du  lieu,  l’art  de  faire  son  manoir,  de  le  rendre 
commode,  d’en  dérober  l’entrée,  sont  autant  d’indices  d’un  sentiment  supé- 
rieur. Le  renard  en  est  doué,  et  tourne  tout  à son  profitai  se  loge  au  bord 
des  bois,  à portée  des  hameaux  ; il  écoute  le  chant  des  coqs  et  le  cri  des 
volailles;  il  les  savoure  de  loin;  il  prend  habilement  son  temps,  cache  son 
dessein  et  sa  marche,  se  glisse,  se  traîne,  arrive,  et  fait  rarement  des  ten- 
tatives inutiles.  S’il  peut  franchir  les  clôtures,  ou  passer  par-dessous,  il  ne 
perd  pas  un  instant  ; il  ravage  la  basse-cour,  il  y met  tout  à mort,  se  retire 
ensuite  lestement  en  emportant  sa  proie,  qu’il  cache  sous  la  mousse,  ou 
porte  à son  terrier  ; il  revient  quelques  moments  après  en  chercher  une 
autre,  qu’il  emporte  et  cache  de  même,  mais  dans  un  autre  endroit,  ensuite 
une  troisième  , une  quatrième , etc. , jusqu’à  ce  que  le  jour  ou  le  mouve- 
ment dans  la  maison  l’avertisse  qu’il  faut  se  retirer  et  ne  plus  revenir.  11 
fait  la  même  manœuvre  dans  les  pipées  et  dans  les  boqueteaux  où  l’on  prend 
les  grives  et  les  bécasses  au  lacet  ; il  devance  le  pipeur,  va  de  très-grand 
matin,  et  souvent  plus  d’une  fois  par  jour,  visiter  les  lacets,  les  gluaux, 
emporte  successivement  les  oiseaux  qui  se  sont  empêtrés,  les  dépose  tous 
en  différents  endroits,  surtout  au  bord  des  chemins,  dans  les  ornières,  sous 
de  la  mousse,  sous  un  genièvre,  les  y laisse  quelquefois  deux  ou  trois  jours, 
et  sait  parfaitement  les  retrouver  au  besoin.  Il  chasse  les  jeunes  levrauts 

* Canis  vulpes  (Linn.  ).  — Ordre  des  Carnassiers;  famille  des  Carnivores  ; tribu  des  Digi- 
tigrades; genre  Chien  ( Cuv.  ). 


LE  RENARD. 


581 


en  plaine,  saisit  quelquefois  les  lièvres  au  gîte , ne  les  manque  jamais  lors- 
qu’ils sont  blessés , déterre  les  lapereaux  dans  les  garennes , découvre  les 
nids  de  perdrix,  de  cailles,  prend  la  mère  sur  les  œufs,  et  détruit  une 
quantité  prodigieuse  de  gibier.  Le  loup  nuit  plus  au  paysan,  le  renard  nuit 
plus  au  gentilhomme. 

La  chasse  du  renard  demande  moins  d’appareil  que  celle  du  loup  ; elle 
est  plus  facile  et  plus  amusante.  Tous  les  chiens  ont  de  la  répugnance  pour 
le  loup,  tous  les  chiens  au  contraire  chassent  le  renard  volontiers,  et  même 
avec  plaisir;  car,  quoiqu’il  ait  l’odeur  très-forte,  ils  le  préfèrent  souvent 
au  cerf,  au  chevreuil  et  au  lièvre.  On  peut  le  chasser  avec  des  bassets,  des 
chiens  courants,  des  briquets  : dès  qu’il  se  sent  poursuivi,  il  court  à son 
terrier  ; les  bassets  à jambes  torses  sont  ceux  qui  s’y  glissent  le  plus  aisé- 
ment : cette  manière  est  bonne  pour  prendre  une  portée  entière  de  renards, 
la  mère  avec  les  petits  ; pendant  qu’elle  se  défend  et  combat  les  bassets,  on 
tâche  de  découvrir  le  terrier  par-dessus,  et  on  la  tue  ou  on  la  saisit  vivante 
avec  des  pinces.  Mais  comme  les  terriers  sont  souvent  dans  des  rochers, 
sous  des  troncs  d’arbres,  et  quelquefois  trop  enfoncés  sous  terre,  on  ne 
réussit  pas  toujours.  La  façon  la  plus  ordinaire,  la  plus  agréable  et  la  plus 
sûre  de  chasser  le  renard  est  de  commencer  par  boucher  les  terriers  ; on 
place  les  tireurs  à portée,  on  quête  alors  avec  les  briquets  ; dès  qu’ils  sont 
tombés  sur  la  voie,  le  renard  gagne  son  gîte,  mais  en  arrivant  il  essuie 
une  première  décharge  : s’il  échappe  à la  balle,  il  fuit  de  toute  sa  vitesse, 
fait  un  grand  tour,  et  revient  encore  à son  terrier,  où  on  le  tire  une  seconde 
fois,  et  où  trouvant  l’entrée  fermée,  il  prend  le  parti  de  se  sauver  au  loin 
en  perçant  droit  en  avant  pour  ne  plus  revenir.  C’est  alors  qu’on  se  sert 
des  chiens  courants,  lorsqu’on  veut  le  poursuivre  : il  ne  laissera  pas  de  les 
fatiguer  beaucoup,  parce  qu’il  passe  à dessein  dans  les  endroits  les  plus 
fourrés,  où  les  chiens  ont  grand’peine  à le  suivre,  et  que,  quand  il  prend  la 
plaine,  il  va  très-loin  sans  s’arrêter. 

Pour  détruire  les  renards,  il  est  encore  plus  commode  de  tendre  des  piè- 
ges, où  l’on  met  de  la  chair  pour  appât,  un  pigeon,  une  volaille  vivante,  etc. 
Je  lis  un  jour  suspendre  à neuf  pieds  de  hauteur  sur  un  arbre  les  débris 
d’une  halte  de  chasse,  de  la  viande,  du  pain,  des  os;  dès  la  première  nuit, 
les  renards  s’étaient  si  fort  exercés  à sauter,  que  le  terrain  autour  de  l’arbre 
était  battu  comme  une  aire  de  grange.  Le  renard  est  aussi  vorace  que  car- 
nassier; il  mange  de  tout  avec  une  égale  avidité,  des  œufs,  du  lait,  du  fro- 
mage, des  fruits,  et  surtout  des  raisins  : lorsque  les  levrauts  et  les  perdrix 
lui  manquent,  il  se  rabat  sur  les  rats,  les  mulots,  les  serpents,  les  lézards, 
les  crapauds,  etc.  ; il  en  détruit  un  grand  nombre  : c’est  là  le  seul  bien 
qu’il  procure.  Il  est  très-avide  de  miel;  il  attaque  les  abeilles  sauvages, 
les  guêpes,  les  frelons,  qui  d’abord  tâchent  de  le  mettre  en  fuite,  en  le 
perçant  de  mille  coups  d’aiguillon  ; il  se  retire  en  effet , mais  c’est  en 


582 


LE  RENARD. 


se  roulant  pour  les  écraser,  et  il  revient  si  souvent  à la  charge  qu’il  les 
oblige  à abandonner  le  guêpier;  alors  il  le  déterre  et  en  mange  et  le  miel 
et  la  cire.  Il  prend  aussi  les  hérissons,  les  roule  avec  ses  pieds , et  les 
force  à s’étendre.  Enfin  il  mange  du  poisson,  des  écrevisses,  des  hanne- 
tons, des  sauterelles-,  etc. 

Cet  animal  ressemble  beaucoup  au  chien,  surtout  par  les  parties  inté- 
rieures; cependant  il  en  diffère  par  la  tête,  qu’il  a plus  grosse  à propor- 
tion de  son  corps;  il  a aussi  les  oreilles  plus  courtes,  la  queue  beaucoup 
plus  grande,  le  poil  plus  long  et  plus  touffu,  les  yeux  plus  inclinés  1 ; il  en 
diffère  encore  par  une  mauvaise  odeur  très-forte  qui  lui  est  particulière, 
et  enfin  par  le  caractère  le  plus  essentiel,  par  le  naturel 2,  car  il  ne  s’appri- 
voise pas  aisément , et  jamais  tout  à fait  : il  languit  lorsqu’il  n’a  pas  la 
liberté,  et  meurt  d’ennui  quand  on  veut  le  garder  trop  longtemps  en  domes- 
ticité. Il  ne  s’accouple  point  avec  la  chienne  “ 3;  s’ils  ne  sont  pas  antipa- 
thiques, ils  sont  au  moins  indifférents.  Il  produit  en  moindre  nombre,  et 
une  seule  fois  par  an  ; les  portées  sont  ordinairement  de  quatre  ou  cinq , 
rarement  de  six,  et  jamais  moins  de  trois.  Lorsque  la  femelle  est  pleine, 
elle  se  recèle,  sort  rarement  de  son  terrier,  dans  lequel  elle  prépare  un  lit 
à ses  petits.  Elle  devient  en  chaleur  en  hiver,  et  l’on  trouve  déjà  de  petits 
renards  au  mois  d’avril  : lorsqu’elle  s’aperçoit  que  sa  retraite  est  décou- 
verte, et  qu’en  son  absence  ses  petits  ont  été  inquiétés , elle  les  transporte 
tous  les  uns  après  les  autres,  et  va  chercher  un  autre  domicile.  Ils  naissent 
les  yeux  fermés;  ils  sont,  comme  les  chiens,  dix-huit  mois  ou  deux  ans  à 
croître,  et  vivent  de  même  treize  ou  quatorze  ans. 

Le  renard  a les  sens  aussi  bons  que  le  loup,  le  sentiment  plus  fin,  et  l’or- 
gane de  la  voix  plus  souple  et  plus  parfait.  Le  loup  ne  se  fait  entendre  que 
par  des  hurlements  affreux;  le  renard  glapit,  aboie,  et  pousse  un  son  triste, 
semblable  au  cri  du  paon  ; il  a des  tons  différents  selon  les  sentiments  dif- 
férents dont  il  est  affecté;  il  a la  voix  de  la  chasse,  l’accent  du  désir,  le  son 
du  murmure,  le  ton  plaintif  de  la  tristesse,  le  cri  de  la  douleur,  qu’il  ne 
fait  jamais  entendre  qu’au  moment  où  il  reçoit  un  coup  de  feu  qui  lui  casse 
quelque  membre  ; car  il  ne  crie  point  pour  toute  autre  blessure,  et  il  se 
laisse  tuer  à coups  de  bâton,  comme  le  loup,  sans  se  plaindre,  mais  tou- 
jours en  se  défendant  nvec  courage.  Il  mord  dangereusement,  opiniâtre- 
ment , et  l’on  est  obligé  de  se  servir  d’un  ferrement  ou  d’un  bâton  pour  le 
faire  démoidre.  Son  glapissement  est  une  espèce  d’aboiement  qui  se  fait 


a.  Voyez,  à l’article  du  chien,  les  expériences  que  j’ai  faites  à ce  sujet. 

1.  Ce  qui  fait  le  caractère  différentiel  le  plus  tranché  entre  le  chien  et  le  renard,  c’est  que  le 
chien  a la  pupille  ronde,  et  que  le  renard  a la  pupille  allongée  : le  chien  est  un  animal  diurne; 
le  renard  voit  mieux  la  nuit  que  le  jour. 

2.  Voyez  la  note  2 de  la  page  400. 

3.  Voyez  la  note  2 de  la  page  488. 


LE  RENARD. 


583 


par  des  sons  semblables  et  très-précipités.  C’est  ordinairement  à la  fin  du 
glapissement  qu’il  donne  un  coup  de  voix  plus  fort,  plus  élevé,  et  semblable 
au  cri  du  paon.  En  hiver,  surtout  pendant  la  neige  et  la  gelée,  il  ne  cesse 
de  donner  de  la  voix,  et  il  est  au  contraire  presque  muet  en  été.  C’est  dans 
cette  saison  que  son  poil  tombe  et  se  renouvelle;  l’on  fait  peu  de  cas  de  la 
peau  des  jeunes  renards,  ou  des  renards  pris  en  été.  La  chair  du  renard  est 
moins  mauvaise  que  celle  du  loup  ; les  chiens  et  même  les  hommes  en 
mangent  en  automne,  surtout  lorsqu’il  s’est  nourri  et  engraissé  de  raisins, 
et  sa  peau  d’hiver  fait  de  bonnes  fourrures.  Il  a le  sommeil  profond,  on 
l’approche  aisément  sans  l’éveiller  : lorsqu’il  dort,  il  se  met  en  rond  comme 
les  chiens;  mais  lorsqu’il  ne  fait  que  se  reposer,  il  étend  les  jambes  de  der- 
rière et  demeure  étendu  sur  le  ventre  ; c’est  dans  cette  posture  qu’il  épie 
les  oiseaux  le  long  des  haies.  Ils  ont  pour  lui  une  si  grande  antipathie  que, 
dès  qu’ils  l’aperçoivent,  ils  font  un  petit  cri  d’avertissement  : les  geais,  les 
merles  surtout,  le  conduisent  du  haut  des  arbres,  répètent  souvent  le  petit 
cri  d’avis,  et  le  suivent  quelquefois  à plus  de  deux  ou  trois  cents  pas. 

J’ai  fait  élever  quelques  renards  pris  jeunes  : comme  ils  ont  une  odeur 
très-forte,  on  ne  peut  les  tenir  que  dans  des  lieux  éloignés,  dans  des  écu- 
ries, des  étables,  où  l’on  n’est  pas  à portée  de  les  voir  souvent;  et  c’est 
peut-être  par  cette  raison  qu’ils  s’apprivoisent  moins  que  le  loup,  qu’on 
peut  garder  plus  près  de  la  maison.  Dès  l’âge  de  cinq  à six  mois  les  jeunes 
renards  couraient  après  les  canards  et  les  poules,  et  il  fallut  les  enchaîner. 
J’en  fis  garder  trois  pendant  deux  ans,  une  femelle  et  deux  mâles  : on 
tenta  inutilement  de  les  faire  accoupler  avec  des  chiennes;  quoiqu’ils  n’eus- 
sent jamais  vu  de  femelles  de  leur  espèce,  et  qu’ils  parussent  pressés  du 
besoin  de  jouir,  ils  ne  purent  s’y  déterminer  ; ils  refusèrent  constamment 
toutes  les  chiennes;  mais  dès  qu’on  leur  présenta  leur  femelle  légitime,  ils 
la  couvrirent  quoique  enchaînés,  et  elle  produisit  quatre  petits.  Ces  mêmes 
renards,  qui  se  jetaient  sur  les  poules  lorsqu’ils  étaient  en  liberté,  n’y  tou- 
chaient plus  dès  qu’ils  avaient  leur  chaîne  : on  attachait  souvent  auprès 
d’eux  une  poule  vivante,  on  les  laissait  passer  la  nuit  ensemble , on  les 
faisait  même  jeûner  auparavant;  malgré  le  besoin  et  la  commodité,  ils 
n’oubliaient  pas  qu’ils  étaient  enchaînés  et  ne  touchaient  point  à la  poule. 

Cette  espèce  est  une  des  plus  sujettes  aux  influences  du  climat,  et  l’on  y 
trouve  presque  autant  de  variétés  que  dans  les  espèces  d’animaux  domes- 
tiques. La  plupart  de  nos  renards  sont  roux,  mais  il  s’en  trouve  aussi  dont 
le  poil  est  gris  argenté;  tous  deux  ont  le  bout  de  la  queue  blanc.  Les  der- 
niers s’appellent  en  Bourgogne  renards  charbonniers,  parce  qu’ils  ont  les 
pieds  plus  noirs  que  les  autres.  Ils  paraissent  aussi  avoir  le  corps  plus 
court,  parce  que  leur  poil  est  plus  fourni.  Il  y en  a d’autres  qui  ont  le 
corps  réellement  plus  long  que  les  autres,  et  qui  sont  d’un  gris  sale,  à peu 
près  de  la  couleur  des  vieux  loups;  mais  je  ne  puis  décider  si  cette  diffé- 


584 


LE  RENARD. 


rence  do  couleur  est  une  vraie  variété  ou  si  elle  11’est  produite  que  par 
l’âge  de  l’animal , qui  peut-être  blanchit  en  vieillissant.  Dans  les  pays  du 
Nord,  il  y en  a de  toutes  couleurs,  des  noirs,  des  bleus,  des  gris,  des  gris 
de  fer,  des  gris  argentés,  des  blancs,  des  blancs  à pieds  fauves,  des  blancs 
à tête  noire,  des  blancs  avec  le  bout  de  la  queue  noir,  des  roux  avec  la 
gorge  et  le  ventre  entièrement  blancs,  sans  aucun  mélange  de  noir,  et 
enfin  des  croisés  qui  ont  une  ligne  noire  le  long  de  l’épine  du  dos,  et  une 
autre  ligne  noire  sur  les  épaules,  qui  traverse  la  première  : ces  derniers 
sont  plus  grands  que  les  autres  et  ont  la  gorge  noire  L’espèce  commune 
est  plus  généralement  répandue  qu’aucune  des  autres2  ; on  la  trouve  par-; 
tout,  en  Europe0,  dans  l’Asie  6 septentrionale  et  tempérée;  on  la  retrouve 
de  même  en  Amérique 3 % mais  elle  est  fort  rare  en  Afrique  et  dans  les  pays 
voisins  de  l’équateur.  Les  voyageurs  qui  disent  en  avoir  vu  à Calicut  d et 
dans  les  autres  provinces  méridionales  des  Indes  ont  pris  les  chacals  pour 
des  renards.  Aristote  lui-même  est  tombé  dans  une  erreur  semblable,  lors- 
qu’il a dit e que  les  renards  d’Égypte  étaient  plus  petits  que  ceux  de  Grèce; 
ces  petits  renards  d’Égypte  sont  des  putois  f,  dont  l’odeur  est  insuppor- 
table. Nos  renards,  originaires  des  climats  froids,  sont  devenus  naturels 
aux  pays  tempérés,  et  ne  se  sont  pas  étendus  vers  le  Midi  au  delà  de  l’Es- 
pagne et  du  Japon  s.  Ils  sont  originaires  des  pays  froids,  puisqu’on  y trouve 
toutes  les  variétés  de  l’espèce,  et  qu’on  ne  les  trouve  que  là  : d’ailleurs,  ils 
supportent  aisément  le  froid  le  plus  extrême;  il  y en  a du  côté  du  pôle  h 
antarctique  comme  vers  le  pôle  * arctique.  La  fourrure  des  renards  blancs 
n’est  pas  fort  estimée,  parce  que  le  poil  tombe  aisément;  les  gris  argentés 
sont  meilleurs;  les  bleus  et  les  croisés  sont  recherchés  à cause  de  leur 
rareté;  mais  les  noirs  sont  les  plus  précieux  de  tous;  c’est,  après  la  zibe- 

a.  Voyez  les  Œuvres  de  Begnard.  Paris  , 1742,  t.  I,  p.  175. 

b Voyez  la  Relation  du  voyage  d’Adam  Olearius.  Paris,  1656  , t.  I,  p.  368. 

c.  Voyez  le  Voyage  de  la  Hontan,  t.  II,  p.  42. 

d.  Voyez  les  Voyages  de  François  Pyrard.  Paris,  1619,  t.  I,  p.  427. 

e.  Aristot. , Hist.  animal.,  lib.  viii  , cap.  xvm. 

f.  Aldrovande,  Quadrup.  hist.,  p.  197. 

g.  Voyez  l'Histoire  du  Japon , par  Koempfer.  La  Haye  , 1719  , 1. 1,  p.  110. 

h.  Voyez  le  Voyage  de  Narborough  à la  mer  du  Sud.  Second  volume  des  Voyages  de  Coréal. 
Paris,  1722,  t.  II , p.  184. 

i.  Voyez  le  Recueil  des  voyages  du  Nord.  Rouen  , 1716,  t.  II,  pages  113  et  114.  Voyez  aussi 
le  Recueil  des  voyages  qui  ont  servi  à l' établissement  de  la  Compagnie  des  Indes  orientales. 
Amsterdam , 1702,  t.  I , pages  39  et  40.  « 

1.  Plusieurs  de  ces  renards  ne  sont  que  des  variétés  du  renard  commun  : par  exemple,  le 
/charbonnier , le  croisé,  etc.  D’autres  sont  des  espèces  distinctes  : le  corsac  ou  petit  renard 
jaune  de  l’Asie,  le  renard  bleu  ou  isatis  du  nord  des  deux  continents,  le  fennec  de  la  Nubie, 
petite  espèce  très-jolie,  et  que  notre  ménagerie  possède  en  ce  moment,  le  renard  du  Cap,  etc. 

2.  Le  renard  ordinaire  est  répandu  depuis  la  Suède  jusqu’en  Égypte. 

3.  L’Amérique  a ses  espèces  propres  : le  renard  du  Brésil,  le  renard  tricolore,  le  renard 
argenté,  etc.,  etc. — Voyez,  sur  toutes  ces  espèces  (ou  nouvelles,  ou,  depuis  Buffon,  mieux  connues,). 
Cuvier,  Règne  animal,  t.  I,  p.  152. 


U0  56 

r 2fcv.irs  :’j. 


LE  RENARD. 


585 


]ine,  la  fourrure  la  plus  belle  et  la  plus  chère.  On  en  trouve  au  Spilzberg  a, 
en  Groenland  b,  en  Laponie,  en  Canada  % où  il  y en  a aussi  de  croisés,  et 
où  l'espèce  commune  est  moins  rousse  qu’en  France,  et  a le  poil  plus  long 
et  plus  fourni. 


LE  BLAIREAU.  * 

Le  blaireau  est  un  animal  paresseux,  défiant,  solitaire,  qui  se  retire 
dans  les  lieux  les  plus  écartés,  dans  les  bois  les  plus  sombres,  et  s’y  creuse 
une  demeure  souterraine;  il  semble  fuir  la  société,  même  la  lumière,  et 
passe  les  trois  quarts  de  sa  vie  dans  ce  séjour  ténébreux,  dont  il  ne  sort 
que  pour  chercher  sa  subsistance.  Comme  il  a le  corps  allongé,  les  jambes 
courtes,  les  ongles,  surtout  ceux  des  pieds  de  devant,  très-longs  et  très- 
fermes,  il  a plus  de  facilité  qu’un  autre  pour  ouvrir  la  terre,  y fouiller,  y 
pénétrer,  et  jeter  derrière  lui  les  déblais  de  son  excavation,  qu’il  rend  tor- 
tueuse, oblique,  et  qu’il  pousse  quelquefois  fort  loin.  Le  renard,  qui  n’a 
pas  la  même  facilité  pour  creuser  la  terre,  profite  de  ses  travaux  : ne  pou- 
vant le  contraindre  par  la  force,  il  l’oblige  par  adresse  à quitter  son  domi- 
cile en  l’inquiétant,  en  faisant  sentinelle  à l’entrée,  en  l’infectant  même  de 
ses  ordures;  ensuite  il  s’en  empare,  l’élargit,  l’approprie  et  en  fait  son 
terrier.  Le  blaireau,  forcé  à changer  de  manoir,  ne  change  pas  de  pays;  il 
ne  va  qu’à  quelque  distance  travailler  sur  nouveaux  frais  à se  pratiquer 
un  autre  gîte,  dont  il  ne  sort  que  la  nuit,  dont  il  ne  s’écarte  guère,  et  où 
il  revient  dès  qu’il  sent  quelque  danger.  Il  n’a  que  ce  moyen  de  se  mettre 
en  sûreté,  car  il  ne  peut  échapper  par  la  fuite;  il  a les  jambes  trop  courtes 
pour  pouvoir  bien  courir.  Les  chiens  l’atteignent  promptement , lors- 
qu’ils le  surprennent  à quelque  distance  de  son  trou  : cependant  il  est  rare 
qu’ils  l’arrêtent  tout  à fait  et  qu’ils  en  viennent  à bout,  à moins  qu’on  ne 
les  aide.  Le  blaireau  a le  poil  très-épais,  les  jambes,  la  mâchoire  et  les 
dents  très-fortes,  aussi  bien  que  les  ongles;  il  se  sert  de  toute  sa  force, 
de  toute  sa  résistance  et  de  toutes  ses  armes  en  se  couchant  sur  le  dos,  et 

a.  Voyez  id.  ibid. 

b.  Les  renards  abondent  dans  toute  la  Laponie.  Ils  sont  presque  tous  blancs,  quoiqu’il  s’en 
rencontre  de  la  couleur  ordinaire.  Les  blancs  sont  les  moins  estimés  ; mais  il  s’en  trouve  quel- 
quefois de  noirs,  et  ceux-là  sont  les  plus  rares  et  les  plus  chers;  leurs  peaux  sont  quelquefois 
vendues  quarante  ou  cinquante  écus,  et  le  poil  en  est  si  fin  et  si  long  qu’il  pend  de  tel  côté 
que  l’on  veut , en  sorte  que  prenant  la  peau  par  la  queue,  le  poil  tombe  du  côté  des  oreilles,  etc. 
Œuvres  de  Regnard  , t.  I , p.  175. 

c.  Voyez  le  Voyage  du  pays  des  Hurons , par  Sagard  Théodat.  Paris,  1632,  pages  304  et  305. 

* Ursus  meles  (Linn.).  — Ordre  des  Carnassiers  ; famille  des  Carnivores  ; tribu  des  Plan- 
tigrades; genre  Blaireau  (Cuv.). 


586 


LE  BLAIREAU. 


il  fait  aux  chiens  de  profondes  blessures.  Il  a d’ailleurs  la  vie  très-dure; 
il  combat  longtemps,  se  défend  courageusement  et  jusqu’à  la  dernière 
extrémité. 

Autrefois  que  ces  animaux  étaient  plus  communs  qu’ils  ne  le  sont  aujour- 
d’hui, on  dressait  des  bassets  pour  les  chasser  et  les  prendre  dans  leurs 
terriers.  Il  n’y  a guère  que  les  bassets  à jambes  torses  qui  puissent  y entrer 
aisément  ; le  blaireau  se  défend  en  reculant,  éboule  de  la  terre,  afin  d’ar- 
rêter ou  d’enterrer  les  chiens.  On  ne  peut  le  prendre  qu’en  faisant  ouvrir 
le  terrier  par-dessus,  lorsqu’on  juge  que  les  chiens  l’ont  acculé  jusqu’au 
fond;  on  le  serre  avec  des  tenailles,  et  ensuite  on  le  musèle  pour  l’empê- 
cher de  mordre  : on  m’en  a apporté  plusieurs  qui  avaient  été  pris  de  cette 
façon,  et  nous  en  avons  gardé  quelques-uns  longtemps.  Les  jeunes  s’appri- 
voisent aisément,  jouent  avec  les  petits  chiens,  et  suivent  comme  eux  la 
personne  qu’ils  connaissent  et  qui  leur  donne  à manger;  mais  ceux  que 
l’on  prend  vieux  demeurent  toujours  sauvages  : ils  ne  sont  ni  malfaisants 
ni  gourmands  comme  le  renard  et  le  loup,  et  cependant  ils  sont  animaux 
carnassiers;  ils  mangent  de  tout  ce  qu’on  leur  offre,  de  la  chair,  des  œufs, 
du  fromage,  du  beurre,  du  pain,  du  poisson,  des  fruits,  des  noix,  des 
graines,  des  racines,  etc. , et  ils  préfèrent  la  viande  crue  à tout  le  reste. 
Ils  dorment  la  nuit  entière  et  les  trois  quarts  du  jour,  sans  cependant 
être  sujets  à l’engourdissement  pendant  l’hiver,  comme  les  marmottes  ou 
les  loirs.  Ce  sommeil  fréquent  fait  qu’ils  sont  toujours  gras,  quoiqu’ils  ne 
mangent  pas  beaucoup  ; et  c’est  par  la  même  raison  qu’ils  supportent  aisé- 
ment la  diète,  et  qu’ils  restent  souvent  dans  leur  terrier  trois  ou  quatre  jours 
sans  en  sortir,  surtout  dans  les  temps  de  neige. 

Ils  tiennent  leur  domicile  propre  ; ils  n’y  font  jamais  leurs  ordures.  On 
trouve  rarement  le  mâle  avec  la  femelle  : lorsqu’elle  est  prête  à mettre  bas, 
elle  coupe  de  l’herbe,  en  fait  une  espèce  de  fagot  qu’elle  traîne  entre  ses 
jambes  jusqu’au  fond  du  terrier,  où  elle  fait  un  lit  commode  pour  elle  et 
ses  petits.  C’est  en  été  qu’elle  met  bas,  et  la  portée  est  ordinairement  de 
trois  ou  de  quatre.  Lorsqu’ils  sont  un  peu  grands,  elle  leur  apporte  à man- 
ger ; elle  ne  sort  que  la  nuit,  va  plus  au  loin  que  dans  les  autres  temps; 
elle  déterre  les  nids  des  guêpes,  en  emporte  le  miel,  perce  les  rabouillères 
des  lapins,  prend  les  jeunes  lapereaux,  saisit  aussi  les  mulots, les  lézards, 
les  serpents , les  sauterelles , les  œufs  des  oiseaux , et  porte  tout  à ses 
petits,  qu’dle  fait  sortir  souvent  sur  le  bord  du  terrier  soit  pour  les  allaiter, 
soit  pour  leur  donner  à manger. 

Ces  animaux  sont  naturellement  frileux;  ceux  qu’on  élève  dans  la  maison 
ne  veulent  pas  quitter  le  coin  du  feu,  et  souvent  s’en  approchent  de  si 
près  qu’ils  se  brûlent  les  pieds,  et  ne  guérissent  pas  aisément.  Ils  sont 
aussi  fort  sujets  à la  gale;  les  chiens  qui  entrent  dans  leurs  terriers  pren- 
nent le  même  mal,  à moins  qu’on  n’ait  grand  soin  de  les  laver.  Le  blai- 


LE  BLAIREAU. 


587 


reau  a toujours  le  poil  gras  et  malpropre  : il  a entre  l’anus  et  la  queue  une 
ouverture  assez  large,  mais  qui  ne  communique  point  à l’intérieur  et  ne 
pénètre  guère  qu’à  un  pouce  de  profondeur;  il  en  suinte  continuellement 
une  liqueur  onctueuse,  d’assez  mauvaise  odeur,  qu’il  se  plaît  à sucer.  Sa 
chair  n’est  pas  absolument  mauvaise  à manger,  et  l’on  fait  de  sa  peau 
des  fourrures  grossières,  des  colliers  pour  les  chiens,  des  couvertures  pour 
les  chevaux,  etc. 

Nous  ne  connaissons  point  de  variétés  dans  cette  espèce , et  nous  avons 
fait  chercher  partout  le  blaireau-cochon  dont  parlent  les  chasseurs,  sans 
pouvoir  le  trouver.  Du  Fouilloux  “ dit  qu’il  y a deux  espèces  de  tessons  ou 
bléreaux,  les  porchins  et  les  chenins;  que  les  porchins  sont  un  peu  plus 
gras,  un  peu  plus  blancs,  un  peu  plus  gros  de  corps  et  de  tête  que  les  che- 
nins. Ces  différences  sont,  comme  l’on  voit,  assez  légères  ; et  il  avoue  lui- 
même  quelles  sont  peu  apparentes,  à moins  6 qu’on  n’y  regarde  de  bien 
près.  Je  crois  donc  que  cette  distinction  du  blaireau,  en  blaireau-chien  et 
blaireau-cochon1 , n’est  qu’un  préjugé  fondé  sur  ce  que  cet  animal  a deux 
noms,  en  latin  meleset  taxus,  en  français  blaireau  et  taisson  \ etc.,  et  que 
c’est  une  de  ces  erreurs  produites  par  la  nomenclature,  dont  nous  avons 
parlé  dans  le  discours  sur  les  animaux  carnassiers.  D’ailleurs , les  espèces 
•qui  ont  des  variétés  sont  ordinairement  très-abondantes  et  très-générale- 
ment répandues  : celle  du  blaireau  est,  au  contraire,  une  des  moins  nom- 
breuses et  des  plus  confinées.  On  n’est  pas  sur  qu’elle  se  trouve  en  Amé- 
rique 3,  à moins  que  l’on  ne  regarde  comme  une  nouvelle  variété  de  l’espèce 
l’animal  envoyé  de  la  Nouvelle-York,  dontM  Brisson  0 a donné  une  courte 
description,  sous  le  nom  de  blaireau  blanc4.  Elle  n’est  point  en  Afrique, 
car  l’animal  du  cap  de  Bonne-Espérance,  décrit d par  Kolbe  sous  le  nom 

a.  Voyez  la  Vénerie  de  du  Fouilloux.  Paris  , 1613 , p.  72  verso  et  73  recto. 

b.  Voyez  id.  ibid. 

c.  Meles  suprà  alba,  infrà  ex  albo  flavicans...  Meles  alba.  Il  a , depuis  le  bout  du  museau 
jusqu'à  l’origine  de  la  queue,  un  pied  neuf  pouces  de  long;  sa  queue  est  longue  de  neuf 
pouces.  Ses  yeux  sont  petits  à proportion  de  la  grandeur  de  son  corps,  ses  oreilles  courtes, 
ses  jambes  très-courtes,  ses  ongles  blancs.  Tout  son  corps  est  couvert  de  poils  très-épais, 
blancs  dans  toute  la  partie  supérieure  du  corps , et  d’un  blanc  jaunâtre  dans  la  partie  infé- 
rieure. On  le  trouve  dans  la  Nouvelle-York , d’où  il  a été  apporté  à M.  de  Réaumur.  Brisson, 
Regn.  animal. , p.  235.  On  doit  ajouter  à celte  description,  qu’il  est  en  tout  plus  petit,  et 
qxr’il  a le  nez  plus  court  que  notre  blaireau  ; et  d’ailleurs  on  ne  voit  pas  sur  la  peau , qui  est 
empaillée , s’il  y a une  bourse  sous  la  queue. 

d.  Voyez  la  Description  du  Cap  de  Bonne-Espérance , par  Kolbe,  Amsterdam,  1741 , t.  III, 
page  64. 

1.  Cette  distinction  du  blaireau  , en  blaireau-chien  et  en  blaireau-cochon,  n’est  effective- 
ment point  fondée. 

2.  Le  taisson  est  une  variété  du  blaireau. 

3.  « Le  blaireau  d'Amérique  ne  diffère  pas  beaucoup  de  celui  d’Europe.  » (Cuvier  : Règne 
animal , t.  I,  p.  140.)  — Voyez,  dans  les  Additions , l’article  carcajou. 

4.  «Le  blaireau  blanc  de  Brisson  parait  n’ètre  qu’une  variété  albine  du  raton.  » ( Fréd.. 
Cuvier  : Dict.  des  sc.  nat.,  art.  Blaireau.) 


588 


LE  BLAIREAU. 


de  blaireau  puant 4 est  un  animal  différent;  et  nous  doutons  que  le  Fossa 2 
de  Madagascar,  dont  parle  Flacourt  dans  sa  relation,  page  152,  et  qu’il 
dit  ressembler  au  blaireau  de  France,  soit  en  effet  un  blaireau.  Les  autres 
voyageurs  n’en  parlent  pas  : le  docteur  Shaw  dit a même  qu’il  est  entière- 
ment inconnu  en  Barbarie.  Il  paraît  aussi  qu’il  ne  se  trouve  point  en  Asie; 
il  n’était  pas  connu  des  Grecs,  puisque  Aristote  n’en  fait  aucune  mention, 
et  que  le  blaireau  n’a  pas  même  de  nom  dans  la  langue  grecque.  Ainsi 
cette  espèce,  originaire  du  climat  tempéré  de  l’Europe,  ne  s’est  guère 
répandue  au  delà  de  l’Espagne,  de  la  France,  de  l’Italie,  de  l’Allemagne, 
de  l’Angleterre,  de  la  Pologne  et  de  la  Suède,  et  elle  est  partout  assez  rare. 
Et  non-seulement  il  n’y  a que  peu  ou  point  de  variétés  3 dans  l’espèce, 
mais  même  elle  n’approche  d’aucune  autre  : le  blaireau  a des  caractères 
tranchés  et  fort  singuliers  : les  bandes  alternatives  qu’il  a sur  la  tête,  l’es- 
pèce de  poche  qu’il  a sous  la  queue,  n’appartiennent  qu’à  lui,  et  il  a le 
corps  presque  blanc  par-dessus  et  presque  noir  par-dessous,  ce  qui  est  tout 
le  contraire  des  autres  animaux,  dont  le  ventre  est  toujours4  d’une  couleur 
moins  foncée  que  le  dos. 


LA  LOUTRE.* 

La  loutre  est  un  animal  vorace,  plus  avide  de  poisson  que  de  chair,  qui 
ne  quitte  guère  le  bord  des  rivières  ou  des  lacs,  et  qui  dépeuple  quelque- 
fois les  étangs;  elle  a plus  de  facilité  qu’un  autre  pour  nager,  plus  même 
que  le  castor,  car  il  n’a  des  membranes  qu’aux  pieds  de  derrière,  et  il  a 
les  doigts  séparés  dans  les  pieds  de  devant,  tandis  que  la  loutre  a des  mem- 
branes à tous  les  pieds;  elle  nage  presque  aussi  vite  qu’elle  marche;  elle 
ne  va  point  à la  mer,  comme  le  castor,  mais  elle  parcourt  les  eaux  douces 
et  remonte  ou  descend  les  rivières  à des  distances  considérables  : souvent 
elle  nage  entre  deux  eaux  et  y demeure  assez  longtemps  ; elle  vient  ensuite 
à la  surface,  afin  de  respirer.  A parler  exactement,  elle  n’est  point  animai 
amphibie,  c’est-à-dire  animal  qui  peut  vivre  également  et  dans  l’air  et 
dans  l’eau  ; elle  n’est  pas  conformée  pour  demeurer  dans  ce  dernier  élé- 
ment, et  elle  a besoin  de  respirer  à peu  près  comme  tous  les  autres  ani- 

a.  Voyez  les  Voyages  de  M.  Shaw.  La  Haye,  1743  , t.  I , p.  320. 

1.  Le  blaireau  puant  est  le  zorille  ou  putois  du  Cap. 

2.  Le  fossa  ou  fossane  de  Madagascar  est  une  espèce  de  genelte  ( viverra  fossa). 

3.  Voyez  les  notes  2 et  3 de  la  page  précédente. 

4.  Toujours.  Plus  exactement,  en  général  : le  ratel  a le  dos  gris  et  le  ventre  noir,  etc. 

* Mustela  lutra  (Linn.  ).  — Ordre  des  Carnassiers  ; famille  des  Carnivores;  tribu  des  Digi- 
tigrades ; genre  Loutre  ( Cuv.  ). 


N0  37 


LA  LOUTRE. 


589 


maux  terrestres  : si  même  il  arrive  quelle  s’engage  dans  une  nasse  à la 
poursuite  d’un  poisson,  on  la  trouve  noyée,  et  l’on  voit  qu’elle  n’a  pas  eu 
le  temps  d’en  couper  tous  les  osiers  pour  en  sortir.  Elle  a les  dents  comme 
la  fouine , mais  plus  grosses  et  plus  fortes  relativement  au  volume  de  son 
corps.  Faute  de  poisson,  d’écrevisses,  de  grenouilles,  de  rats,  d’eau,  ou 
d’autre  nourriture,  elle  coupe  les  jeunes  rameaux  et  mange  l’écorce  des 
arbres  aquatiques;  elle  mange  aussi  de  l’herbe  nouvelle  au  printemps;  elle 
ne  craint  pas  plus  le  froid  que  l’humidité;  elle  devient  en  chaleur  en  hiver 
et  met  bas  au  mois  de  mars  : on  m’a  souvent  apporté  des  petits  au  com- 
mencement d’avril  ; les  portées  sont  de  trois  ou  quatre.  Ordinairement  les 
jeunes  animaux  sont  jolis,  les  jeunes  loutres  sont  plus  laides  que  les 
vieilles.  La  tête  mal  faite,  les  oreilles  placées  bas,  des  yeux  trop  petits  et 
couverts,  l’air  obscur,  les  mouvements  gauches,  toute  la  figure  ignoble, 
informe,  un  cri  qui  paraît  machinal,  et  quelles  répètent  à tout  moment, 
sembleraient  annoncer  un  animal  stupide;  cependant  la  loutre  devient  indus- 
trieuse avec  l’âge,  au  moins  assez  pour  faire  la  guerre  avec  grand  avantage 
aux  poissons,  qui  pour  l’instinct  et  le  sentiment  sont  très-inférieurs  aux 
autres  animaux;  mais  j’ai  grand’peine  à croire  qu’elle  ait,  je  ne  dis  pas  les 
talents  du  castor,  mais  même  les  habitudes  qu’on  lui  suppose,  comme 
celle  de  commencer  toujours  par  remonter  les  rivières,  afin  de  revenir 
plus  aisément  et  de  n’avoir  a plus  qu’à  se  laisser  entraîner  au  fil  de  l’eau, 
lorsqu’elle  s’est  rassasiée  ou  chargée  de  proie;  celle  d’approprier  son  domi- 
cile et  d’y  faire  un  plancher  pour  n’être  point  incommodée  de  l’humidité; 
celle  d’y  faire  une  ample  provision  de  poisson,  afin  de  n’en  pas  manquer; 
et  enfin  la  docilité  et  la  facilité  de  s’apprivoiser  au  point  de  pêcher  pour 
son  maître,  et  d’apporter  le  poisson  jusque  dans  la  cuisine.  Tout  ce  que  je 
sais,  c’est  que  les  loutres  ne  creusent  point  leur  domicile  elles-mêmes, 
qu’elles  se  gîtent  dans  le  premier  trou  qui  se  présente,  sous  les  racines  des 
peupliers,  des  saules,  dans  les  fentes  des  rochers,  et  même  dans  les  piles 
de  bois  à flotter;  qu’elles  y font  aussi  leurs  petits  sur  un  lit  fait  de  bûchettes 
et  d’herbes;  que  l’on  trouve  dans  leur  gite  des  têtes  et  des  arêtes  de  pois- 
son; qu’elles  changent  souvent  de  lieu;  qu’elles  emmènent  ou  dispersent 
leurs  petits  au  bout  de  six  semaines  ou  de  deux  mois;  que  ceux  que  j’ai 
voulu  priver  cherchaient  à mordre,  même  en  prenant  du  lait  et  avant 
que  d’être  assez  forts  pour  mâcher  du  poisson;  qu’au  bout  de  quelques 
jours  ils  devenaient  plus  doux,  peut-être  parce  qu’ils  étaient  malades  et 
faibles;  que,  loin  de  s’accoutumer  aisément  à la  vie  domestique,  tous  ceux 
que  j’ai  essayé  de  faire  élever  sont  morts  dans  le  premier  âge;  qu’enfin  la 
foutre  est,  de  son  naturel,  sauvage  et  cruelle;  que,  quand  elle  peut  entrer 
dans  un  vivier,  elle  y fait  ce  que  le  putois  fait  dans  un  poulailler;  qu’elle 


a.  Vid.  Gessner,  Hist.  quad.,  p.  685,  ex  Alberto,  Bellonio,  Scaligero , Olao  magno , etc. 


550 


LA  LOUTRE. 


tue  beaucoup  plus  de  poissons  qu’elle  ne  peut  en  manger,  et  qu’ ensuite 
elle  en  emporte  un  dans  sa  gueule. 

Le  poil  de  la  loutre  ne  mue  guère;  sa  peau  d’hiver  est  cependant  plus 
brune  et  se  vend  plus  cher  que  celle  d’été;  elle  fait  une  très-bonne  four- 
rure. Sa  çhair  se  mange  en  maigre  et  a,  en  effet,  un  mauvais  goût  de 
poisson,  ou  plutôt  de  marais.  Sa  retraite  est  infectée  de  la  mauvaise  odeur 
des  débris  du  poisson  qu’elle  y laisse  pourrir  ; elle  sent  elle-même  assez 
mauvais  : les  chiens  la  chassent  volontiers  et  l’atteignent  aisément,  lors- 
qu’elle est  éloignée  de  son  gîte  et  de  l’eau;  mais  quand  ils  la  saisissent,  elle 
se  défend,  les  mord  cruellement,  et  quelquefois  avec  tant  de  force  et 
d’acharnement  qu’elle  leur  brise  les  os  des  jambes , et  qu’il  faut  la  tuer 
pour  la  faire  démordre.  Le  castor  cependant,  qui  n’est  pas  un  animal  bien 
fort,  chasse  la  loutre  et  ne  lui  permet  pas  d’habiter  sur  les  bords  qu’il 
fréquente. 

Cette  espèce,  sans  être  en  très-grand  nombre,  est  généralement  répan- 
due en  Europe,  depuis  la  Suède  jusqu’à  Naples,  et  se  retrouve  dans  l’Amé- 
rique septentrionale®1;  elle  était  bien  connue  des  Grecs6,  et' se  trouve 
vraisemblablement  dans  tous  les  climats  tempérés,  surtout  dans  les  lieux 
où  il  y a beaucoup  d’eau  ; car  la  loutre  ne  peut  habiter  ni  le$  sables  brû- 
lants ni  les  déserts  arides;  elle  fuit  également  les  rivières  stériles  et  les 
fleuves  trop  fréquentés.  Je  ne  crois  pas  qu’elle  se  trouve  dans  les  pays  très- 
chauds;  car  le  jiya  ou  carigueibeju  c,  qu’on  a appelé  loutre  du  Brésil,  et 
qui  se  trouve  aussi  à Cayenne  d,  paraît  être  d’une  espèce  voisine,  mais  dif- 
férente2; au  lieu  que  la  loutre  de  l’Amérique  septentrionale  «ressemble  en 
tout  à celle  d’Europe,  si  ce  n’est  que  la  fourrure  est  encore  plus  noire  et 
plus  belle  que  celle  de  la  loutre  de  Suède  ou  de  Moscovie. 

a.  Voyez  le  Voyage  de  la  Hontan  , t.  II , p.  38. 

b.  Vide  Aristolelem , Hist.  animal. , lib.  vin  , cap.  v. 

c.  Jiya  quæ  et  carigueibeju  appellatur  a Brasiliensibus.  Marcg.  Hist.  Brasil. , p.  23t. 

d.  Barrère , Hist.  de  la  France  équinoxiale , p.  135. 

e.  Voyez  le  Voyaye  delà  Hontan , t.  I , p.  84. 

1.  Quelques  loutres  d’Amérique  diffèrent  peu,  en  effet,  de  la  nôtre  : celle  du  Canada , celle 
de  la  Caroline , etc. 

2.  La  loutre  du  Brésil  [Lutra  brasiliensis ) est  une  espèce  propre,  et  qui  se  distingue 
des  autres,  parce  que  le  bout  de  son  nez  n’est  pas  nu,  mais  garni  de  poils.  (Voyez,  sur  les 
diverses  espèces  de  loutres,  aujourd’hui  connues,  Cuvier  : Règne  animal,  t.  I,  p.  147.  ) 


LA  FOUINE. 


531 


LA  FOUINE.  * 

La  plupart  des  naturalistes  ont  écrit  que  la  fouine  et  la  marte  étaient  des 
animaux  de  la  même  espèce.  Gessner  a et  Ray  ont  dit,  d’après  Albert,  qu’ils 
se  mêlaient  ensemble.  Cependant  ce  fait,  qui  n’est  appuyé  par  aucun  autre 
témoignage,  nous  paraît  au  moins  douteux,  et  nous  croyons,  au  contraire, 
que  ces  animaux,  ne  se  mêlant  point  ensemble,  font  deux  espèces  dis- 
tinctes et  séparées1.  Je  puis  ajouter,  aux  raisons  qu’en  donne  M.  Dau- 
benton  5,  des  exemples  qui  rendront  la  chose  plus  sensible.  Si  la  marte 
était  la  fouine  sauvage , ou  la  fouine  la  marte  domestique,  il  en  serait  de 
ces  deux  animaux  comme  du  chat  sauvage  et  du  chat  domestique;  le  pre- 
mier conserverait  constamment  les  mêmes  caractères,  et  le  second  varie- 
rait, comme  on  le  voit  dans  le  chat  sauvage,  qui  demeure  toujours  le 
même,  et  dans  le  chat  domestique,  qui  prend  toutes  sortes  de  couleurs.  Au 
contraire,  la  fouine,  ou  si  l’on  veut  la  marte  domestique,  ne  varie  point; 
elle  a ses  caractères  propres,  particuliers,  et  tous  aussi  constants  que  ceux 
de  la  marte  sauvage  ; ce  qui  suffirait  seul  pour  prouver  que  ce  n’est  pas 
une  pure  variété , une  simple  différence  produite  par  l’état  de  domesti- 
cité : d’ailleurs,  c’est  sans  aucun  fondement  qu’on  appelle  la  fouine  marte 
domestique,  puisqu’elle  n’est  pas  plus  domestique  que  le  renard,  le  putois, 
qui,  comme  elle,  s’approchent  des  maisons  pour  y trouver  leur  proie,  et 
qu’ëlle  n’a  pas  plus  d’habitude,  pas  plus  de  communication  avec  l’homme 
que  les  autres  animaux  que  nous  appelons  sauvages.  Elle  diffère  donc  de 
la  marte  par  le  naturel  et  par  le  tempérament,  puisque  celle-ci  fuit  les 
lieux  découverts,  habite  au  fond  des  bois,  demeure  sur  les  arbres,  ne  se 
trouve  en  grand  nombre  que  dans  les  climats  froids,  au  lieu  que  la  fouine 
s’approche  des  habitations,  s’établit  même  dans  les  vieux  bâtiments,  dans 
les  greniers  à foin,  dans  des  trous  de  murailles;  qu’enfin  l’espèce  en  est 
généralement  répandue  en  grand  nombre  dans  tous  les  pays  tempérés , et 
même  dans  les  climats  chauds,  comme  à Madagascar  % aux  Maldives  d,  et 
qu’elle  ne  se  trouve  pas  dans  les  pays  du  Nord. 

a.  Gessner,  Hist.  animal,  q uadrup. , p.  76.  Ray,  Synops.  animal,  quadrup.,  p.  200. 

b.  Voyez  la  Description  de  la  marte  , par  Daubenton. 

c.  Voyez  les  Voyages  de  Jean  Struys.  Rouen,  1719,  t.  I,  p.  30. 

d.  Voyez  le  Voyage  de  François  Pyrard.  Paris,  1619,  t.  I , p.  132. 

* Mustela  foina  (Linn.).  — Ordre  des  Carnassiers  ; famille  des  Carnivores;  tribu  des  Digi- 
tigrades ; genre  Marte  ( Cuv.  ). 

1.  La  marte  et  la  fouine  sont  deux  espèces  distinctes  et  séparées.  « Une  légère  nuance 
« dans  la  couleur  suffit  quelquefois  pour  la  distinction  de  deux  êtres,  comme  cela  se  voit  à 
« l’égard  de  la  fouine  et  de  la  marte , deux  espèces  que  l'on  ne  confond  jamais,  et  quicepen- 
« dant  ne  diffèrent  que  par  la  teinte  de  leur  gorge  : jaune  dans  la  marte,  et  blanche  dans  la 
« fouine.  » ( Geoffroy-Saint-Hilaire  : Principes  de  philosophie  zoologique , p.  83.  ) 


592 


LA  FOUINE. 


La  fouine  a la  physionomie  très-fine,  l’œil  vif,  le  saut  léger,  les  membres 
souples,  le  corps  flexible,  tous  les  mouvements  très-prestes;  elle  saute  et 
bondit  plutôt  qu’elle  ne  marche;  elle  grimpe  aisément  contre  les  murailles 
qui  ne  sont  pas  bien  enduites,  entre  dans  les  colombiers,  les  poulail- 
lers, etc. , mange  les  œufs,  les  pigeons,  les  poules,  etc.,  en  tue  quelquefois 
un  grand  nombre  et  les  porte  à ses  petits;  elle  prend  aussi  les  souris,  les 
rats,  les  taupes,  les  oiseaux  dans  leurs  nids.  Nous  en  avons  élevé  une  que 
nous  avons  gardée  longtemps  : elle  s’apprivoise  à un  certain  point;  mais 
elle  ne  s’attache  pas,  et  demeure  toujours  assez  sauvage  pour  qu’on  soit 
obligé  de  la  tenir  enchaînée;  elle  faisait  la  guerre  aux  chats;  elle  se  jetait 
aussi  sur  les  poules,  dès  qu’elle  se  trouvait  à portée;  elle  s’échappait  sou- 
vent, quoique  attachée  par  le  milieu  du  corps;  les  premières  fois  elle  ne 
s’éloignait  guère  et  revenait  au  bout  de  quelques  heures,  mais  sans  mar- 
quer de  la  joie,  sans  attachement  pour  personne.  Elle  demandait  cependant 
à manger  comme  le  chat  et  le  chien  ; peu  après  elle  fit  des  absences  plus 
longues,  et,  enfin,  ne  revint  plus.  Elle  avait  alors  un  an  et  demi,  l’âge 
apparemment  auquel  la  nature  avait  pris  le  dessus.  Elle  mangeait  de  tout 
ce  qu’on  lui  donnait,  à l’exception  de  la  salade  et  des  herbes;  elle  aimait 
beaucoup  le  miel,  et  préférait  le  chènevis  à toutes  les  autres  graines  : on  a 
remarqué  qu’elle  buvait  fréquemment,  qu'elle  dormait  quelquefois  deux 
jours  de  suite , et  qu’elle  était  aussi  quelquefois  deux  ou  trois  jours  sans 
dormir;  qu’avant  le  sommeil  elle  se  mettait  en  rond,  cachait  sa  tête  et 
l’enveloppait  de  sa  queue;  que,  tant  qu’elle  ne  dormait  pas,  elle  était  dans 
un  mouvement  continuel  si  violent  et  si  incommode  que,  quand  même  elle 
ne  se  serait  pas  jetée  sur  les  volailles,  on  aurait  été  obligé  de  l’attacher 
pour  l’empêcher  de  tout  briser.  Nous  avons  eu  quelques  autres  fouines 
plus  âgées,  que  l’on  avait  prises  dans  des  pièges;  mais  celles-là  demeurèrent 
tout  à fait  sauvages;  elles  mordaient  ceux  qui  voulaient  les  loucher,  et  ne 
voulaient  manger  que  de  la  chair  crue. 

Les  fouines,  dit-on,  portent  autant  de  temps  que  les  chats.  On  trouve  des 
petits  depuis  le  printemps  jusqu’en  automne,  ce  qui  doit  faire  présumer 
qu’elles  produisent  plus  d’une  fois  par  an;  les  plus  jeunes  ne  font  que  trois 
ou  quatre  petits;  les  plus  âgées  en  font  jusqu’à  sept.  Elles  s’établissent 
pour  mettre  bas  dans  un  magasin  à foin,  dans  un  trou  de  muraille,  où 
elles  poussent  de  la  paille  et  des  herbes;  quelquefois  dans  une  fente  de 
rocher  ou  dans  un  tronc  d’arbre,  où  elles  portent  de  la  mousse,  et  lors- 
qu’on les  inquiète,  elles  déménagent  et  transportent  ailleurs  leurs  petits, 
qui  grandissent  assez  vite  ; car  celle  que  nous  avons  élevée  avait  au  bout 
d’un  an  presque  atteint  sa  grandeur  naturelle,  et  de  là  on  peut  inférer  que 
ces  animaux  ne  vivent  que  huit  ou  dix  ans.  Us  ont  une  odeur  de  faux 
musc  qui  n’est  pas  absolument  désagréable;  les  martes  et  les  fouines, 
comme  beaucoup  d’autres  animaux  , ont  des  vésicules  intérieures  qui 


LA  FOUINE. 


S03 


contiennent  une  matière  odorante,  semblable  à celle  que  fournit  la  civette  : 
leur  chair  a un  peu  de  cette  odeur  ; cependant  celle  de  la  marte  n’est  pas 
mauvaise  à manger;  celle  de  la  fouine  est  plus  désagréable,  et  sa  peau  est 
aussi  beaucoup  moins  estimée. 


LA  MARTE.* 

La  marte,  originaire  du  Nord,  est  naturelle  à ce  climat,  et  s’y  trouve  en 
si  grand  nombre  qu’on  est  étonné  de  la  quantité  de  fourrures  de  cette 
espèce  qu’on  y consomme  et  qu’on  en  tire.  Elle  est,  au  contraire,  en  petit 
nombre  dans  les  climats  tempérés,  et  ne  se  trouve  point  dans  les  pays 
chauds  “ : nous  en  avons  quelques-unes  dans  nos  bois  de  Bourgogne  ; if 
s’en  trouve  aussi  dans  la  forêt  de  Fontainebleau  ; mais  en  général  elles 
sont  aussi  rares  en  France  que  la  fouine  y est  commune.  Il  n’y  en  a point 
du  tout  en  Angleterre,  parce  qu’il  n’y  a pas  de  bois  ; elle  fuit  également  les 
pays  habités  et  les  lieux  découverts  ; elle  demeure  au  fond  des  forêts , ne 
se  cache  point  dans  les  rochers , mais  parcourt  les  bois  et  grimpe  au-des- 
sus des  arbres  ; elle  vit  de  chasse  et  détruit  une  quantité  prodigieuse  d’oi- 
seaux, dont  elle  cherche  les  nids  pour  en  sucer  les  œufs;  elle  prend  les 
écureuils,  les  mulots,  leslérols,  etc.;  elle  mange  aussi  du  miel  comme  la 
fouine  et  le  putois.  On  ne  la  trouve  pas  en  pleine  campagne,  dans  les  prai- 
ries, dans  les  champs,  dans  les  vignes;  elle  ne  s’approche  jamais  des 
habitations,  et  elle  diffère  encore  de  la  fouine  par  la  manière  dont  elle  se 
fait  chasser;  dès  que  la  fouine  se  sent  poursuivre  par  un  chien,  elle  se 
soustrait  en  gagnant  promptement  son  grenier  ou  son  trou  : la  marte,  au 
contraire,  se  fait  suivre  assez  longtemps  par  les  chiens,  avant  de  grimper 
sur  un  arbre;  elle  ne  se  donne  pas  la  peine  de  monter  jusqu’au-dessus  des 
branches,  elle  se  tient  sur  la  tige,  et  de  là  les  regarde  passer;  la  trace  que 
la  marte  laisse  sur  la  neige  paraît  être  celle  d’une  grande  bête,  parce  qu’elle 
ne  va  qu’en  sautant  et  qu’elle  marque  toujours  de  deux  pieds  à la  fois  ; 
elle  est  un  peu  plus  grosse  que  la  fouine , et  cependant  elle  a la  tête  plus 
courte;  elle  a les  jambes  plus  longues,  et  court  par  conséquent  plus  aisé- 
ment; elle  a la  gorge  jaune,  au  lieu  que  la  fouine  l’a  blanche1  ; son  poil  est 
aussi  bien  plus  fin,  bien  plus  fourni  et  moins  sujet  à tomber;  elle  ne  pré- 
pare pas , comme  la  fouine , un  lit  à ses  petits  : néanmoins  elle  les  loge 

a.  Il  y a toute  apparence  que  les  martes  du  pays  des  Anzicos  ( voisin  du  royaume  de  Congo) 
dont  il  est  fait  mention  dans  l’Histoire  générale  des  voyages , t.  V,  p.  87,  sont  des  fouines, 
et  non  pas  des  martes. 

* Mustela  martes  (Linn.  ).  — Ordre  des  Carnassiers  ; famille  des  Carnivores ; tribu  des 
Digitigrades  ; genre  Marte  (Cuy.  ). 

1.  Voyez  la  note  de  la  page  591. 
il. 


38 


S94 


LA  MARTE. 


encore  plus  commodément.  Les  écureuils  font,  comme  l’on  sait,  des  nids 
au-dessus  des  arbres  avec  autant  d’art  que  les  oiseaux  ; lorsque  la  marte 
est  prête  à mettre  bas,  elle  grimpe  au  nid  de  l'écureuil,  l’en  chasse,  en  élar- 
git l’ouverture,  s’en  empare  et  y fait  ses  petits;  elle  se  sert  aussi  des  anciens 
nids  de  ducs  et  de  buses,  et  des  trous  des  vieux  arbres,  dont  elle  déniche 
les  pics-de-bois  et  les  autres  oiseaux;  elle  met  bas  au  printemps  : la  portée 
n’est  que  de  deux  ou  trois;  les  petits  naissent  les  yeux  fermés,  et  cepen- 
dant grandissent  en  peu  de  temps;  elle  leur  apporte  bientôt  des  oiseaux, 
des  œufs,  et  les  mène  ensuite  à la  chasse  avec  elle.  Les  oiseaux  connaissent 
si  bien  leurs  ennemis,  qu’ils  font  pour  la  marte  comme  pour  le  renard  le 
même  petit  cri  d’avertissement;  et  une  preuve  que  c’est  la  haine  qui  les 
anime,  plutôt  encore  que  la  crainte,  c’est  qu’ils  les  suivent  assez  loin,  et 
qu’ils  font  ce  cri  contre  tous  les  animaux  voraces  et  carnassiers,  tels  que  le 
loup,  le  renard,  la  marte,  le  chat  sauvage,  la  belette,  et  jamais  contre  le 
cerf,  le  chevreuil,  le  lièvre,  etc. 

Les  martes  sont  aussi  communes  dans  le  nord  de  l’Amérique  1 que  dans 
le  nord  de  l’Europe  et  de  l’Asie  : on  en  apporte  beaucoup  du  Canada;  il  y 
en  a dans  toute  l’étendue  des  terres  septentrionales  de  l’Amérique  jus- 
qu’à la  baie  d’Hudson  °,  et  en  Asie,  jusqu’au  nord  du  royaume  de  Tun- 
quin  6 et  de  l’empire  de  la  Chine  c.  Il  ne  faut  pas  la  confondre  avec  la 
marte  zibeline 2,  qui  est  un  autre  animal  dont  la  fourrure  est  bien  plus  pré- 
cieuse. La  zibeline  est  noire,  la  marte  n’est  que  brune  et  jaune;  la  partie 
de  la  peau  qui  est  la  plus  estimée  dans  la  marte  est  celle  qui  est  la  plus 
brune,  et  qui  s’étend  tout  le  long  du  dos  jusqu’au  bout  de  la  queue. 


LE  PUTOIS.  * 

Le  putois  ressemble  beaucoup  à la  fouine  par  le  tempérament,  par  le 
naturel , par  les  habitudes  ou  les  mœurs,  et  aussi  par  la  forme  du  corps. 

a.  Voyez  le  Voyage  du  capitaine  Robert  Lade , traduit  par  M.  Labié  Prévost.  Paris , 1744  , 
t.  II,  p.  227. 

b.  Voyez  les  Voyages  de  Tavernier.  Rouen,  1713,  t.  IV,  p.  182.  Voyez  aussi  l’Histoire 
générale  des  voyages , par  M.  l’abbé  Prévost,  t.  VII,  p.  117. 

c.  Voyez  l’Histoire  générale  des  voyages , t.  VI,  p.  562. 

1.  L’Amérique  du  Nord  a plusieurs  martes  qui  lui  sont  propres  : le  vison  blanc,  le  pé- 
kan , etc. 

2.  La  zibeline  se  distingue  de  la  marie  et  de  la  fouine,  parce  qu’elle  a du  poil  jusque  sous 

les  doigts « Sa  chasse,  au  milieu  de  l’hiver,  dans  des  neiges  affreuses,  est  une  des  plus 

« pénibles  que  l’on  connaisse.  C’est  la  recherche  des  zibelines  qui  a fait  découvrir  les  contrées 
« orientales  de  la  Sibérie.  » (Cuvier  : Règne  animal , t.  I,  p.  145.) 

* Mustela  putorius  (Linn.  ).  — Ordre  des  Carnassiers  ; famille  des  Carnivores , tribu  des 
Digitigrades;  genre  Marte  (Cuv.  ). 


LE  PUTOIS. 


595 


Comme  elle,  il  s’approche  des  habitations,  monte  sur  les  toits,  s’établit 
dans  les  greniers  à foin,  dans  les  granges  et  dans  les  lieux  peu  fréquentés, 
d’où  il  ne  sort  que  la  nuit  pour  chercher  sa  proie.  Il  se  glisse  dans  les 
basses-cours,  monte  aux  volières,  aux  colombiers,  où,  sans  faire  autant  de 
bruit  que  la  fouine,  y fait  plus  de  dégât  ; il  coupe  ou  écrase  la  tête  à toutes 
les  volailles,  et  ensuite  il  les  transporte  une  à une  et  en  fait  magasin;  si, 
comme  il  arrive  souvent,  il  ne  peut  les  emporter  entières,  parce  que  le  trou 
par  où  il  est  entré  se  trouve  trop  étroit,  il  leur  mange  la  cervelle  et  em- 
porte les  têtes.  Il  est  aussi  fort  avide  de  miel;  il  attaque  les  ruches  en  hiver 
et  force  les  abeilles  à les  abandonner.  Il  ne  s’éloigne  guère  des  lieux  habités; 
il  entre  en  amour  au  printemps;  les  mâles  se  battent  sur  les  toits  et  se  dis- 
putent la  femelle  ; ensuite  ils  l’abandonnent  et  vont  passer  l’été  à la  cam- 
pagne ou  dans  les  bois  ; la  femelle  au  contraire  reste  dans  son  grenier 
jusqu’à  ce  qu’elle  ait  mis  bas,  et  n’emmène  ses  petits  que  vers  le  milieu  ou 
la  fin  de  l’été  ; elle  en  fait  trois  ou  quatre  et  quelquefois  cinq,  ne  les  allaite 
pas  longtemps,  et  les  accoutume  de  bonne  heure  à sucer  du  sang  et  des 
œufs. 

A la  ville  ils  vivent  de  proie , et  de  chasse  à la  campagne  ; ils  s’établis- 
sent, pour  passer  l’été,  dans  des  terriers  de  lapins,  dans  des  fentes  de 
rochers,  dans  des  troncs  d’arbres  creux,  d’où  ils  ne  sortent  guère  que  la 
nuit  pour  se  répandre  dans  les  champs,  dans  les  bois;  ils  cherchent  les  nids 
des  perdrix,  des  alouettes  et  des  cailles;  ils  grimpent  sur  les  arbres  pour 
prendre  ceux  des  autres  oiseaux;  ils  épient  les  rats,  les  taupes,  les  mulots, 
et  font  une  guerre  continuelle  aux  lapins , qui  ne  peuvent  leur  échapper, 
parce  qu’ils  entrent  aisément  dans  leurs  trous;  une  seule  famille  de  putois 
suffit  pour  détruire  une  garenne.  Ce  serait  le  moyen  le  plus  simple  pour 
diminuer  le  nombre  des  lapins  dans  les  endroits  où  ils  deviennent  trop 
abondants. 

Le  putois  est  un  peu  plus  petit  que  la  fouine;  il  a la  queue  plus  courte, 
le  museau  plus  pointu,  le  poil  plus  épais  et  plus  noir  ; il  a du  blanc  sur  le 
front,  aussi  bien  qu’aux  côtés  du  nez  et  autour  de  la  gueule.  Il  en  diffère 
encore  par  la  voix;  la  fouine  a le  cri  aigu  et  assez  éclatant  ; le  putois  a le 
cri  plus  obscur;  ils  ont  tous  deux,  aussi  bien  que  la  marte  et  l’écureuil,  un 
grognement  d’un  ton  grave  et  colère,  qu’ils  répètent  souvent  lorsqu’on  les 
irrite;  enfin  le  putois  ne  ressemble  point  à la  fouine  par  l’odeur,  qui,  loin 
d’être  agréable,  est  au  contraire  si  fétide  qu’on  l’a  d’abord  distingué  et 
dénommé  par  là.  C’est  surtout  lorsqu’il  est  échauffé,  irrité,  qu’il  exhale  et 
répand  au  loin  une  odeur  insupportable.  Les  chiens  ne  veulent  point  man- 
ger de  sa  chair,  et  sa  peau  même,  quoique  bonne,  est  à vil  prix,  parce 
qu’elle  ne  perd  jamais  entièrement  son  odeur  naturelle.  Cette  odeur  vient 
de  deux  follicules  ou  vésicules  que  ces  animaux  ont  auprès  de  l’anus , et 
qui  filtrent  et  contiennent  une  matière  onctueuse  dont  l’odeur  est  très- 


590 


LE  PUTOIS. 


désagréable  dans  le  putois,  le  furet,  la  belette,  le  blaireau,  etc. , et  qui 
n’est  au  contraire  qu’une  espèce  de  parfum  dans  la  civette,  la  fouine,  la 
marte,  etc. 

Le  putois  paraît  être  un  animal  des  pays  tempérés  : on  n’en  trouve  que 
peu  ou  point  dans  les  pays  du  Nord,  et  ils  sont  plus  rares  que  la  fouine 
dans  les  climats  méridionaux.  Le  puant  d’Amérique ‘est  un  animal  différent, 
et  l’espèce  du  putois  paraît  être  confinée  en  Europe,  depuis  l’Italie  jusqu’à 
la  Pologne.  Il  est  sûr  que  ces  animaux  craignent  le  froid,  puisqu’ils  se 
retirent  dans  les  maisons  pour  y passer  l’hiver,  et  qu’on  ne  voit  jamais  de 
leurs  traces  sur  la  neige , dans  les  bois  ou  dans  les  champs  éloignés  des 
maisons,  et  peut-être  aussi  craignent-ils  la  trop  grande  chaleur,  puisqu’on 
n’en  trouve  point  dans  les  pays  méridionaux. 


LE  FURET.  * 

Quelques  auteurs  ont  douté  si  le  furet  et  le  putois  étaient  des  animaux 
d’espèces  différentes  “.  Ce  doute  est  peut-être  fondé  sur  ce  qu’il  y a des 
furets  qui  ressemblent  aux  putois  par  la  couleur  du  poil  : cependant  le 
putois,  naturel  aux  pays  tempérés,  est  un  animal  sauvage  comme  la  fouine, 
et  le  furet,  originaire  des  climats  chauds,  ne  peut  subsister  en  France  que 
comme  animal  domestique.  On  ne  se  sert  point  du  putois,  mais  du  furet,  pour 
lâchasse  du  lapin,  parce  qu'il  s’apprivoise  plus  aisément,  car  d’ailleurs  il 
a,  comme  le  putois,  l’odeur  très-forte  et  très-désagréable;  mais  ce  qui 
prouve  encore  mieux  que  ce  sont  des  animaux  différents,  c’est  qu’ils  ne  se 
mêlent  point  ensemble,  et  qu’ils  diffèrent  d’ailleurs  par  un  grand  nombre 
de  caractères  essentiels 2.  Le  furet  a le  corps  plus  allongé  et  plus  mince,  la 
tête  plus  étroite,  le  museau  plus  pointu  que  le  putois;  il  n’a  pas  le  même 
instinct  pour  trouver  sa  subsistance;  il  faut  en  avoir  soin,  le  nourrir  à 
la  maison,  du  moins  dans  ces  climats;  il  ne  va  pas  s’établir  à la  cam- 
pagne ni  dans  les  bois  ; et  ceux  que  l’on  perd  dans  les  trous  de  lapins,  et 
qui  ne  reviennent  pas , ne  se  sont  jamais  multipliés  dans  les  champs  ni 
dans  les  bois  ; ils  périssent  apparemment  pendant  l’hiver  : le  furet  varie 
aussi  par  la  couleur  du  poil  comme  les  autres  animaux  domestiques , et 

a.  Vid.  Linnœi  Syst.  nat.  Mustela  flavescente  nigricans , ore  albo , collari  flavescente  pulo- 
rius Mustela  sylvestris  viverra  dicta,  an  distincta  ? 

1.  Le  puant  d’Amérique  est  une  mouffette. 

* Mustela  furo  ( Linn.  ).  — Ordre  des  Carnassiers  ; famille  des  Carnivores ; tribu  des  Digi- 
tigrades ; genre  Marte  (Cuv.). 

2.  « Le  furet  n’est  qu’une  variété  du  putois.  » (Cuvier  : Règne  animal,  t.  I,  p.  143.) 


LE  FURET. 


597 


il  est  aussi  commun  dans  les  pays  chauds  “,  que  le  putois  y est  rare. 

La  femelle  est  dans  cette  espèce  sensiblement  plus  petite  que  le  mâle  : 
lorsqu’elle  est  en  chaleur,  elle  le  recherche  ardemment,  et  l’on  assure  6 
qu’elle  meurt,  si  elle  ne  trouve  pas  à se  satisfaire;  aussi  a-t-on  soin  de  ne 
les  pas  séparer.  On  les  élève  dans  des  tonneaux  ou  dans  des  caisses  où  on 
leur  fait  un  lit  d’étoupes;  ils  dorment  presque  continuellement  : ce  sommeil 
si  fréquent  ne  leur  tient  lieu  de  rien  ; car,  dès  qu’ils  s’éveillent,  ils  cher- 
chent à manger;  on  les  nourrit  de  son,  de  pain,  de  lait,  etc.  ; ils  produi- 
sent deux  fois  par  an  ; les  femelles  portent  six  semaines  : quelques-unes 
dévorent  leurs  petits  presque  aussitôt  qu’elles  ont  mis  bas , et  alors  elles 
deviennent  de  nouveau  en  chaleur  et  font  trois  portées,  lesquelles  sont 
ordinairement  de  cinq  ou  six , et  quelquefois  de  sept , huit , et  même 
neuf. 

Cet  animal  est  naturellement  ennemi  mortel  du  lapin;  lorsqu'on  pré- 
sente un  lapin,  même  mort,  à un  jeune  furet  qui  n’en  a jamais  vu,  il  se 
jette  dessus  et  le  mord  avec  fureur  ; s’il  est  vivant,  il  le  prend  par  le  cou, 
par  le  nez,  et  lui  suce  le  sang;  lorsqu’on  le  lâche  dans  les  trous  des  lapins 
on  le  musèle,  afin  qu’il  ne  les  tue  pas  dans  le  fond  du  terrier,  et  qu’il  les 
oblige  seulement  à sortir  et  à se  jeter  dans  le  filet  dont  on  couvre  l’entrée. 
Si  on  laisse  aller  le  furet  sans  muselière,  on  court  risque  de  le  perdre  , 
parce  qu’après  avoir  sucé  le  sang  du  lapin  il  s’endort,  et  la  fumée  qu’on 
fait  dans  le  terrier  n’est  pas  toujours  un  moyen  sûr  pour  le  ramener,  parce 
que  souvent  il  y a plusieurs  issues,  et  qu’un  terrier  communique  à d’au- 
tres, dans  lesquels  le  furet  s’engage  à mesure  que  la  fumée  le  gagne.  Les 
enfants  se  servent  aussi  du  furet  pour  dénicher  des  oiseaux  ; il  entre  aisé- 
ment dans  les  trous  des  arbres  et  des  murailles  , et  il  les  apporte  au 
dehors. 

Selon  le  témoignage  de  Strabon,  le  furet  a été  apporté  d’Afrique  en 
Espagne;  et  cela  ne  me  paraît  pas  sans  fondement,  parce  que  l’Espagne 
est  le  climat  naturel  des  lapins,  et  le  pays  où  ils  étaient  autrefois  le  plus 
abondants  : on  peut  donc  présumer  que  pour  en  diminuer  le  nombre , 
devenu  peut-être  très-incommode,  on  fit  venir  des  furets  avec  lesquels  on 
fait  une  chasse  utile,  au  lieu  qu’en  multipliant  les  putois  on  ne  pourrait 
que  détruire  les  lapins,  mais  sans  aucun  profit,  et  les  détruire  peut-être 
beaucoup  au  delà  de  ce  que  l’on  voudrait. 

\ Le  furet,  quoique  facile  à apprivoiser,  et  même  assez  docile,  ne  laisse 
pas  d’être  fort  colère;  il  a une  mauvaise  odeur  en  tout  temps,  qui  devient 
bien  plus  forte,  lorsqu’il  s’échauffe  ou  qu’on  l’irrite;  il  a les  yeux  vifs,  le 
regard  enflammé,  tous  les  mouvements  très-souples,  et  il  est  en  même 

a.  Le  furet  se  trouve  en  Barbarie,  et  se  nomme  Nimse.  Voyez  les  Voyages  du  docteur  Shaw, 
Amsterdam,  1743,  t.  I,  p.  322. 

b.  Vide  Gessner,  Hist.  animal,  quadrup. , p.  763. 


598 


LE  FURET. 


temps  si  vigoureux,  qu’il  vient  aisément  à bout  d’un  lapin  qui  est  au  moins 
quatre  fois  plus  gros  que  lui. 

Malgré  l’autorité  des  interprètes  et  des  commentateurs,  nous  doutons  que 
le  furet  soit  Yictis  des  Grecs.  « L’ictis,  dit  Aristote,  est  une  espèce  de  belette 
« sauvage,  plus  petite  qu’un  petit  chien  de  Malte,  mais  semblable  à la  belette 
« par  le  poil,  par  la  forme,  par  la  blancheur  delà  partie  inférieure , et  aussi 
« par  l’astuce  des  mœurs  ; il  s’apprivoise  beaucoup  ; il  fait  grand  tort  aux 
« ruches,  étant  avide  de  miel  ; il  attaque  aussi  les  oiseaux;  il  a,  comme  le 
« chat,  le  membre  génital  osseux.  Hist.  animal.,  lib.  ix,  cap.  vi.  » Il 
paraît,  1°  qu’il  y a une  espèce  de  contradiction  ou  de  malentendu  à dire 
que  l’iclis  est  une  espèce  de  belette  sauvage  qui  s’apprivoise  beaucoup, 
puisque  la  belette  ordinaire,  qui  est  ici  la  moins  sauvage  des  deux,  ne 
s’apprivoise  point.  2°  Le  furet,  quoique  plus  gros  que  la  belette,  n’est  pas 
trop  comparable  au  petit  épagneul  ou  au  chien  bichon,  dont  il  n’approche 
pas  pour  la  grosseur.  3°  Il  ne  paraît  pas  que  le  furet  ait  l’astuce  de  mœurs 
de  la  belette,  ni  même  aucune  ruse  : enfin,  il  ne  fait  aucun  tort  aux  ruches, 
et  n’est  nullement  avide  de  miel.  J’ai  prié  M.  le  Roy,  inspecteur  des  chasses 
du  roi,  de  vérifier  ce  dernier  fait,  et  voici  sa  réponse  : « M.  de  Buffon  peut 
« être  assuré  que  les  furets  n’ont  pas,  à la  vérité,  un  goût  décidé  pour  le 
« miel,  mais  qu’avec  un  peu  de  diète  on  leur  en  fait  manger  ; nous  en  avons 
« nourri  pendant  quatre  jours  avec  du  pain  trempé  dans  de  l’eau  miellée; 
« ils  en  ont  mangé,  et  même  en  assez  grande  quantité,  les  deux  derniers 
« jours;  il  est  vrai  que  les  plus  faibles  de  ceux-là  commençaient  à maigrir 
« d’une  manière  sensible.  » Ce  n’est  pas  la  première  fois  que  M.  le  Roy,  qui 
joint  à beaucoup  d’esprit 1 un  grand  amour  pour  les  sciences,  nous  a donné 
des  faits  plus  ou  moins  importants , et  dont  nous  avons  fait  usage.  J’ai 
essayé  moi-même,  n’ayant  pas  de  furets  sous  ma  main , de  faire  la  même 
épreuve  sur  une  hermine,  en  ne  lui  donnant  que  du  miel  pur  à manger,  et 
en  même  temps  du  lait  à boire,  elle  en  est  morte  au  bout  de  quelques  jours; 
ainsi  ni  l’hermine  ni  le  furet  ne  sont  avides  de  miel  comme  Yictis  des 
anciens,  et  c’est  ce  qui  me  fait  croire  que  ce  mot  ictis  n’est  peut-être  qu'un 
nom  générique,  ou  que,  s’il  désigne  une  espèce  particulière,  c’est  plutôt  la 
fouine  ou  le  putois,  qui  tous  deux,  en  effet,  ont  l’astuce  de  la  belette,  entrent 
dans  les  ruches,  et  sont  très-avides  de  miel. 

1.  George  Leroy,  l'auteur  ingénieux  des  Lettres  philosophiques  sur  les  animaux,  avait,  eu 
effet , beaucoup  d'esprit.  C’était  aussi  un  excellent  observateur.  Son  livre  est  plein  d'intérêt. 


LA  BELETTE. 


599 


LA  BELETTE.* 

La  belette  ordinaire  est  aussi  commune  dans  les  pays  tempérés  et 
chauds  a qu’elle  est  rare  dans  les  climats  froids  ; l’hermine,  au  contraire, 
très-abondante  dans  le  nord,  n’est  qu’en  petit  nombre  dans  les  régions 
tempérées,  et  ne  se  trouve  point  vers  le  midi.  Ces  animaux  forment  donc 
deux  espèces  distinctes  et  séparées1;  ce  qui  a pu  donner  lieu  de  les  con- 
fondre et  de  les  prendre  pour  le  même  animal,  c’est  que  parmi  les  belettes 
ordinaires  il  y en  a quelques-unes  qui,  comme  l’hermine,  deviennent 
blanches  pendant  l’hiver,  même  dans  notre  climat  : mais,  si  ce  caractère 
leur  est  commun,  elles  en  ont  d’autres  qui  sont  très-différents;  l’hermine, 
rousse  en  été,  blanche  en  hiver,  a en  tout  temps  le  bout  de  la  queue  noire; 
la  belette , même  celle  qui  blanchit  en  hiver,  a le  bout  de  la  queue  jaune; 
elle  est  d’ailleurs  sensiblement  plus  petite  et  a la  queue  beaucoup  plus 
courte  que  l’hermine;  elle  ne  demeure  pas,  comme  elle,  dans  les  déserts 
et  dans  les  bois , elle  ne  s’écarte  guère  des  habitations  : nous  avons  eu  les 
deux  espèces,  et  il  n’y  a nulle  apparence  que  ces  animaux,  qui  diffèrent 
par  le  climat,  par  le  tempérament,  par  le  naturel  et  par  la  taille,  se  mêlent 
ensemble;  il  est  vrai  que,  parmi  les  belettes,  il  y en  a de  plus  grandes  et  de 
plus  petites;  mais  cette  différence  ne  va  guère  qu’à  un  pouce  sur  la  lon- 
gueur entière  du  corps;  au  lieu  que  l’hermine  est  de  deux  pouces  plus 
longue  que  la  belette  la  plus  grande  : ni  l’une  ni  l’autre  ne  s’apprivoisent, 
elles  demeurent  toujours  très-sauvages  dans  les  cages  de  fer  où  Ton  est 
obligé  de  les  garder;  ni  Tune  ni  l’autre  ne  veulent  manger  de  miel;  elles 
n’entrent  pas  dans  les  ruches  comme  le  putois  et  la  fouine;  ainsi  l’hermine 
n’est  pas  la  belette  sauvage,  Yictis  d’Aristote2,  puisqu’il  dit  qu’elle  devient 
fort  privée  et  qu’elle  est  fort  avide  de  miel;  la  belette  et  l’hermine,  loin  de 
s’apprivoiser,  sont  si  sauvages  qu’elles  ne  veulent  pas  manger  lorsqu’on 
les  regarde;  elles  sont  dans  une  agitation  continuelle,  cherchent  toujours 
à se  cacher;  et,  si  Ton  veut  les  conserver,  il  faut  leur  donner  un  paquet 
d’étoupes  dans  lequel  elles  puissent  se  fourrer;  elles  y traînent  tout  ce 
qu’on  leur  donne,  ne  mangent  guère  que  la  nuit,  et  laissent  pendant  deux 
ou  trois  jours  la  viande  fraîche  se  corrompre  avant  que  d’y  toucher;  elles 
passent  les  trois  quarts  du  jour  à dormir  ; celles  qui  sont  en  liberté  atten- 

a.  La  belette  se  trouve  en  Barbarie;  on  la  nomme  Fert-el  Steile.  Voyez  les  Voyages  du 
docteur  Shaw.  La  Haye  , 1743  , 1. 1,  p.  322. 

* Mustela  vulgaris  (Linn.).  — Ordre  des  Carnassiers  : famille  des  Carnivores  ; tribu  des 
Digitigrades;  genre  Marte  (Cuv.  ). 

1.  La  belette  et  l’hermine  sont,  en  effet,  deux  espèces  distinctes. 

2.  On  ne  sait  pas  bien  ce  qu’était  Yictis  d’Aristote.  Ce  n’était,  très-probablement,  qu'une 
variété  de  la  belette. 


600 


LA  BELETTE. 


dent  aussi  la  nuit  pour  chercher  leur  proie.  Lorsqu’une  belette  peut  entrer 
dans  un  poulailler,  elle  n’attaque  pas  les  coqs  ou  les  vieilles  poules  ; elle 
choisit  les  poulettes,  les  petits  poussins,  les  tue  par  une  seule  blessure 
qu’elle  leur  fait  à la  tête,  et  ensuite  les  emporte  tous  les  uns  après  les 
autres;  elle  casse  aussi  les  œufs  et  les  suce  avec  une  incroyable  avidité;  en 
hiver,  elle  demeure  ordinairement  dans  les  greniers,  dans  les  granges;  sou- 
vent même  elle  y reste  au  printemps  pour  y faire  ses  petits  dans  le  foin  ou 
la  paille;  pendant  tout  ce  temps,  elle  fait  la  guerre,  avec  encore  plus  de 
succès  que  le  chat,  aux  rats  et  aux  souris,  parce  qu’ils  ne  peuvent  lui 
échapper  et  qu’elle  entre  après  eux  dans  leurs  trous  ; elle  grimpe  aux 
colombiers,  prend  les  pigeons,  les  moineaux,  etc.;  en  été,  elle  va  à quel- 
que distance  des  maisons,  surtout  dans  les  lieux  bas,  autour  des  moulins, 
le  long  des  ruisseaux,  des  rivières,  se  cache  dans  les  buissons  pour  attraper 
des  oiseaux,  et  souvent  s’établit  dans  le  creux  d’un  vieux  saule  pour  y faire 
ses  petits;  elle  leur  prépare  un  lit  avec  de  l’herbe,  de  la  paille,  des  feuilles, 
des  étoupes;  elle  met  bas  au  printemps;  les  portées  sont  quelquefois  de  trois, 
et  ordinairement  de  quatre  ou  de  cinq;  les  petits  naissent  les  yeux  fermés, 
aussi  bien  que  ceux  du  putois,  de  la  marte,  de  la  fouine,  etc.;  mais  en 
peu  de  temps  ils  prennent  assez  d’accroissement  et  de  force  pour  suivre 
leur  mère  à la  chasse  ; elle  attaque  les  couleuvres , les  rats  d’eau , les 
taupes  , les  mulots,  etc.,  parcourt  les  prairies,  dévore  les  cailles  et  leurs 
œufs.  Elle  ne  marche  jamais  d’un  pas  égal , elle  ne  va  qu’en  bondissant 
par  petits  sauts  inégaux  et  précipités , et  lorsqu’elle  veut  monter  sur  un 
arbre  elle  fait  un  bond  par  lequel  elle  s’élève  tout  d’un  coup  à plusieurs 
pieds  de  hauteur;  elle  bondit  de  même,  lorsqu’elle  veut  attraper  un  oiseau. 

Ces  animaux  ont,  aussi  bien  que  le  putois  et  le  furet,  l’odeur  si  forte 
qu’on  ne  peut  les  garder  dans  une  chambre  habitée;  ils  sentent  plus  mau- 
vais en  été  qu’en  hiver,  et  lorsqu’on  les  poursuit  ou  qu’on  les  irrite  ils 
infectent  de  loin.  Ils  marchent  toujours  en  silence,  ne  donnent  jamais  de 
voix  qu’on  ne  les  frappe;  ils  ont  un  cri  aigre  et  enroué  qui  exprime  bien 
le  ton  de  la  colère.  Comme  ils  sentent  eux-mêmes  fort  mauvais,  ils  ne  crai- 
gnent pas  l’infection.  Un  paysan  de  ma  campagne  prit  un  jour  trois  belettes 
nouvellement  nées  dans  la  carcasse  d’un  loup  qu’on  avait  suspendu  à un 
arbre  par  les  pieds  de  derrière  ; le  loup  était  presque  entièrement  pourri, 
et  la  mère  belette  avait  apporté  des  herbes,  des  pailles  et  des  feuilles  pour 
faire  un  lit  à ses  petits  dans  la  cavité  du  thorax. 


L’HERMINE. 


601 


L’HERMINE  OU  LE  ROSELET.* 

La  belette  à queue  noire  s’appelle  hermine  et  roselet  : hermine  lors- 
qu’elle est  blanche,  roselet  lorsqu’elle  est  rousse  ou  jaunâtre.  Quoique 
moins  commune  que  la  belette  ordinaire , on  ne  laisse  pas  d’en  trouver 
beaucoup,  surtout  dans  les  anciennes  forêts,  et  quelquefois  pendant  l’hiver 
dans  les  champs  voisins  des  bois;  il  est  aisé  de  la  distinguer  en  tout  temps 
de  la  belette  commune,  parce  qu’elle  a toujours  le  bout  de  la  queue  d’un 
noir  foncé,  le  bord  des  oreilles  et  l’extrémité  des  pieds  blancs. 

Nous  avons  peu  de  chose  à ajouter  à ce  que  nous  avons  déjà  dit  de  cet 
animal  °,  et  à ce  que  M.  Daubenton  en  a écrit  dans  sa  description  b;  nous 
observerons  seulement  que,  comme  d’ordinaire  l’hermine  change  de  cou- 
leur en  hiver,  il  y a toute  apparence  que  celle  dont  il  parle , et  que  nous 
avions  encore  au  mois  d’avril  1758,  serait  devenue  blanche  et  telle  qu’elle 
était  l’année  passée  lorsqu’on  la  prit  au  1er  mars  1757,  si  elle  fût  demeu- 
rée libre;  mais  comme  elle  a été  enfermée  depuis  ce  temps  dans  une  cage 
de  fer,  qu’elle  se  frotte  continuellement  contre  les  barreaux,  et  que  d’ail- 
leurs elle  n’a  pas  essuyé  toute  la  rigueur  du  froid,  ayant  toujours  été  à 
l’abri  sous  une  arcade  contre  un  mur,  il  n’est  pas  surprenant  qu’elle  ait 
gardé  son  poil  d’été;  elle  est  toujours  extrêmement  sauvage;  elle  n’a  rien 
perdu  de  sa  mauvaise  odeur;  à cela  près,  c’est  un  joli  petit  animal,  les 
yeux  vifs,  la  physionomie  fine,  et  les  mouvements  si  prompts  qu’il  n’est 
pas  possible  de  les  suivre  de  l’œil;  on  l’a  toujours  nourrie  avec  des  œufs 
et  de  la  viande,  mais  elle  la  laisse  corrompre  avant  que  d’y  toucher;  elle 
n’a  jamais  voulu  manger  du  miel  qu’après  avoir  été  privée  pendant  trois 
jours  de  toute  autre  nourriture,  et  elle  est  morte  après  en  avoir  mangé. 
La  peau  de  cet  animal  est  précieuse;  tout  le  monde  connaît  les  fourrures 
d’hermine , elles  sont  bien  plus  belles  et  d’un  blanc  plus  mat  que  celles  du 
lapin  blanc;  mais  elles  jaunissent  avec  le  temps,  et  même  les  hermines  de 
ce  climat  ont  toujours  une  légère  teinte  de  jaune. 

Les  hermines  sont  très-communes  dans  tout  le  Nord,  surtout  en  Russie, 
en  Norwége,  en  Laponie  c : elles  y sont,  comme  ailleurs , rousses  en  été  et 
blanches  en  hiver;  elles  se  nourrissent  de  petits-gris  et  d’une  espèce  de 

a.  Voyez  l’article  de  la  belette. 

b.  Voyez  la  Description  de  l’hermine,  par  Daubenton 

c.  Voyez  les  Œuvres  de  Regnard,  Paris,  1742  , 1. 1,  p.  178. 

* Mustela  erminca  ( Linn.).  — Ordre  des  Carnassiers  ; famille  des  Carnivores  ; tribu  des  Digi- 
tigrades ; genre  Marte  (Cuv.  ). 

1.  Après  avoir  comparé  ensemble  tous  ces  animaux  ( l’hermine , la  belette , 1 a furet , le 
putois,  la  marie  et  la  fouine),  Daubenton  rapproche , très-judicieusement,  l’hermine  de  la 
belette,  le  furet  du  putois,  et  la  marte  de  la  fouine. 


Ü02 


L’HERMINE. 


rats  dont  nous  parlerons  dans  la  suite  de  cet  ouvrage,  et  qui  est  très-abon- 
dante en  Norwége  et  en  Laponie;  les  hermines  sont  rares  dans  les  pays 
tempérés,  et  ne  se  trouvent  point  dans  les  pays  chauds.  L’animal  du  cap 
de  Bonne-Espérance,  que  Kolbe  a appelle  hermine,  et  duquel  il  dit  que  la 
chair  est  saine  et  agréable  au  palais,  n’est  point  une  hermine,  ni  même  rien 
d’approchant;  les  belettes  de  Cayenne,  dont  parle  M.  Barrère  b,  et  les  her- 
mines grises  de  la  Tartarie  orientale  et  du  nord  de  la  Chine,  dont  il  est  fait 
mention  par  quelques  voyageurs  % sont  aussi  des  animaux  différents  de 
nos  belettes  et  de  nos  hermines. 


L’ÉCUREUIL.  * 

L’écureuil  est  un  joli  petit  animal  qui  n’est  qu’à  demi  sauvage,  et  qui, 
par  sa  gentillesse,  par  sa  docilité,  par  l’innocence  même  de  ses  mœurs, 
mériterait  d’être  épargné;  il  n’est  ni  carnassier  ni  nuisible,  quoiqu’il  sai- 
sisse quelquefois  des  oiseaux  ; sa  nourriture  ordinaire  sont  des  fruits , des 
amandes,  des  noisettes,  de  la  faîne  et  du  gland;  il  est  propre,  leste,  vif, 
très-alerte,  très-éveillé,  très-industrieux;  il  a les  yeux  pleins  de  feu,  la 
physionomie  fine,  le  corps  nerveux,  les  membres  très-dispos  : sa  jolie  figure 
est  encore  rehaussée,  parée  par  une  belle  queue  en  forme  de  panache,  qu’il 
relève  jusque  dessus  sa  tête,  et  sous  laquelle  il  se  met  à l’ombre;  le  des- 
sous de  son  corps  est  garni  d’un  appareil  tout  aussi  remarquable,  et  qui 
annonce  de  grandes  facultés  pour  l’exercice  de  la  génération  ; il  est,  pour 
ainsi  dire,  moins  quadrupède  que  les  autres;  il  se  tient  ordinairement  assis 
presque  debout,  et  se  sert  de  ses  pieds  de  devant,  comme  d’une  main,  pour 
porter  à sa  bouche;  au  lieu  de  se  cacher  sous  terre,  il  est  toujours  en  l’air; 
il  approche  des  oiseaux  par  sa  légèreté  ; il  demeure  comme  eux  sur  la  cime 
des  arbres,  parcourt  les  forêts  en  sautant  de  l’un  à l’autre,  y fait  aussi  son 
nid,  cueille  les  graines,  boit  la  rosée,  et  ne  descend  à terre  que  quand  les 
arbres  sont  agités  par  la  violence  des  vents.  On  ne  le  trouve  point  dans  les 
champs,  dans  les  lieux  découverts,  dans  les  pays  de  plaine  ; il  n’approche 
jamais  des  habitations,  il  ne  reste  point  dans  les  taillis,  mais  dans  les  bois 
de  hauteur,  sur  les  vieux  arbres  des  plus  belles  futaies.  Il  craint  l’eau  plus 

a.  Description  du  Cap  de  Bonne-Espérance,  par  Kolbe.  Amsterdam,  1741,  partie  m , 
chap.  vi , p.  54. 

b.  Description  de  la  France  équinoxiale , par  M.  Barrère. 

c.  Voyez  l’Histoire  générale  des  voyages  , par  M.  l’abbé  Prévost,  t.  VI,  pages  565  et  603. 

* Sciurus  vulgaris  (Linn.  ).  — Ordre  des  Rongeurs;  genre  Écureuil  ( Cuv.). 


L’ÉCUREUIL. 


603 


encore  que  la  terre,  et  l’on  assure  “ que,  lorsqu’il  faut  la  passer,  il  se  sert 
d’une  écorce  pour  vaisseau,  et  de  sa  queue  pour  voiles  et  pour  gouvernail1. 
II  ne  s’engourdit  pas  comme  le  loir  pendant  l’hiver;  il  est  en  tout  temps 
très-éveillé,  et  pour  peu  que  l’on  touche  au  pied  de  l’arbre  sur  lequel  il 
repose,  il  sort  de  sa  petite  bauge,  fuit  sur  un  autre  arbre,  ou  se  cache  à 
l’abri  d’une  branche.  Il  ramasse  des  noisettes  pendant  l’été,  en  remplit  les 
troncs,  les  fentes  d’un  vieux  arbre,  et  a recours  en  hiver  à sa  provision  ; 
il  les  cherche  aussi  sous  la  neige,  qu’il  détourne  en  grattant.  U a la  voix 
éclatante,  et  plus  perçante  encore  que  celle  de  la  fouine  ; il  a de  plus  un 
murmure  à bouche  fermée,  un  petit  grognement  de  mécontentement  qu’il 
fait  entendre  toutes  les  fois  qu’on  l’irrite.  Il  est  trop  léger  pour  marcher,  il 
va  ordinairement  par  petits  sauts  et  quelquefois  par  bonds;  il  a les  ongles 
si  pointus  et  les  mouvements  si  prompts,  qu’il  grimpe  en  un  instant  sur 
un  hêtre  dont  l’écorce  est  fort  lisse. 

On  entend  les  écureuils,  pendant  les  belles  nuits  d’été,  crier  en  courant 
sur  les  arbres  les  uns  après  les  autres  ; ils  semblent  craindre  l’ardeur  du 
soleil,  ils  demeurent  pendant  le  jour  à l’abri  dans  leur  domicile,  dont  ils 
sortent  le  soir  pour  s’exercer,  jouer,  faire  l’amour  et  manger;  ce  domicile 
est  propre,  chaud  et  impénétrable  à la  pluie;  c’est  ordinairement  sur  l’en- 
fourchure  d’un  arbre  qu’ils  l’établissent;  ils  commencent  par  transporter 
des  bûchettes  qu’ils  mêlent,  qu’ils  entrelacent  avec  de  la  mousse;  ils  la 
serrent  ensuite,  ils  la  foulent,  et  donnent  assez  de  capacité  et  de  solidité  à 
leur  ouvrage  pour  y être  à l’aise  et  en  sûreté  avec  leurs  petits;  il  n’y  a 
qu’une  ouverture  vers  le  haut,  juste,  étroite,  et  qui  suffit  à peine  pour 
passer;  au-dessus  de  l’ouverture  est  une  espèce  de  couvert  en  cône  qui  met 
le  tout  à l’abri  et  fait  que  la  pluie  s’écoule  par  les  côtés  et  ne  pénètre  pas. 
Ils  produisent  ordinairement  trois  ou  quatre  petits;  ils  entrent  en  amour  au 
printemps  et  mettent  bas  au  mois  de  mai  ou  au  commencement  de  juin;  ils 
muent  au  sortir  de  l’hiver;  le  poil  nouveau  est  plus  roux  que  celui  qui 
tombe.  Us  se  peignent,  ils  se  polissent  avec  les  mains  et  les  dents;  ils  sont 
propres,  ils  n’ont  aucune  mauvaise  odeur;  leur  chair  est  assez  bonne  à 
manger.  Le  poil  de  la  queue  sert  à faire  des  pinceaux;  mais  leur  peau  ne 
fait  pas  une  bonne  fourrure. 

Il  y a beaucoup  d’espèces  voisines  de  celle  de  l’écureuil,  et  peu  de 
variétés  dans  l’espèce  même;  il  s’en  trouve  quelques-uns  de  cendrés;  tous 

a.  « Rei  veritate  nititur  quod  Gesnerus  ex  Vincentio  Belvacensi  et  Olao  magno  refert  : 
« sciures,  quando  aquam  transire  cupiunt , lignum  levissimuin  aquæ  imponere;  eique  insi- 
« dentes  et  caudà , non  tamen  ut  vult , erectà , sed  continuo  motà , veliüeantes  neque  flante 
« vento,  sed  tranquillo  æquore  transvelii,  quod  fide  dignes.  Musqué  meus  emissarius  ad 
« insulas  Gotlilandiæ , plus  simplici  vice  observavit , et  cum  spoliis  in  littoribus  ibidem  col- 
« lectis  redux  mirabundus  mihi  retulit.  » Dissert,  de  Sciuro  volante.  Phil.  trans.  n°  97 , p.  38 
Klein,  de  quadrup. , p.  53. 

1.  Petite  fable  qui  n’a  pas  besoin  d’ètre  réfutée. 


GOi 


L’ECUREUIL. 


les  autres  sont  roux. Les  petits-gris,  qui  sont  d’une  espèce1  différente,  demeu- 
rent toujours  gris.  Et  sans  citer  les  écureuils  volants 2,  qui  sont  bien  diffé- 
rents des  autres,  l’écureuil  blond  de  Cambaye  a,  qui  est  fort  petit  et  qui  a la 
queue  semblable  à l’écureuil  d’Europe,  celui  de  Madagascar  b,  nommé  tsit- 
sihi,  qui  est  gris,  et  qui  n’est,  dit  Flacourt,  ni  beau  ni  bon  à apprivoiser, 
l’écureuil  blanc  de  Siam  % l’écureuil  gris  d un  peu  tacheté  de  Bengale, 
l’écureuil-rayé  de  Canada  % l’écureuil  noir  f,  le  grand  écureuil  gris  de 
Virginie  »,  l’écureuil  de  la  Nouvelle-Espagne  à raies  blanches  h , l’écureuil 
blanc  de  Sibérie  % l’écureuil  varié  ou  le  mus  ponlicus , le  petit  écureuil 
d’Amérique,  celui  du  Brésil,  celui  de  Barbarie , le  rat  palmiste,  etc. , for- 
ment autant  d’espèces  distinctes  et  séparées 3. 


LE  RAT.* 


Descendant  par  degrés  du  grand  au  petit,  du  fort  au  faible,  nous  trouve- 
rons que  la  nature  a su  tout  compenser  ; qu’uniquement  attentive  à la 
conservation  de  chaque  espèce , elle  fait  profusion  d’individus,  et  se  sou- 
tient par  le  nombre  dans  toutes  celles  qu’elle  a réduites  au  petit,  ou  qu’elle 
a laissées  sans  forces,  sans  armes  et  sans  courage  : et  non-seulement  elle  a 
voulu  que  ces  espèces  inférieures  fussent  en  état  de  résister  ou  durer  par 
le  nombre,  mais  il  semble  qu’elle  ait  en  même  temps  donné  des  supplé- 
ments à chacune,  en  multipliant  les  espèces  voisines.  Le  rat,  la  souris,  le 
mulot,  le  rat  d’eau,  le  campagnol,  le  loir,  le  lérot,  le  muscardin,  la  musa- 
raigne, beaucoup  d’autres  que  je  ne  cite  point  parce  qu’ils  sont  étrangers  à 
notre  climat,  forment  autant  d’espèces  distinctes  et  séparées,  mais  assez 
peu  différentes  pour  pouvoir  en  quelque  sorte  se  suppléer  et  faire  que,  si 

a.  Voyez  les  Voyages  de  Pietro  délia  Valle.  Rouen,  1745  , t.  VI,  p.  368. 

b.  Voyez  le  Voyage  de  Flacourt.  Paris,  1661,  p.  164. 

c.  Voyez  le  Second  voyage  de  P.  Tachard.  Paris  , 1689,  p.  249. 

d.  Voyez  le  Recueil  des  voyages  de  la  Compagnie  des  Indes  de  Holland.  Amsterdam,  1711, 
t.  VII. 

e.  Voyez  le  Voyage  de  Sabard  Théodal.  Paris  , 1632,  p.  305  et  306. 

f.  Voyez  l’Histoire  naturelle  de  la  Caroline , par  Catesby.  Londres,  1743,  t.  II,  p.  73. 

g.  Idem  , ibidem. , p.  76. 

h.  Vide  Albert  Seba,  vol.  I,  p.  76. 

i.  Vide  Brisson,  Regn.  animal.,  p.  151. 

1.  Le  petit-gris  du  Nord  n’est  qu’une  variété  de  notre  écureuil.  Le  petit-gris  de  Buffon  est 
l’écureuil  gris  de  la  Caroline. 

2.  Les  écureuils  volants  sont  les  polatouches. 

3.  Voyez , sur  toutes  ces  espèces  on  variétés  d’écureuils  : Cuvier,  Règne  animal , 1. 1,  p.  192. 

* Mus  rattus  (Linn.).  — Ordre  des  Rongeurs  ; genre  Rat  ( Cuv.). 


M‘:  41 


‘‘arà-  J.-rtp  r d-fs.Nm/ers_  3i • 


LE  RAT. 


G05 


l’une  d’entre  elles  venait  à manquer,  le  vide  en  ce  genre  serait  à peine  sen- 
sible; c’est  ce  grand  nombre  d’espèces  voisines  qui  a donné  l’idée  des 
genres  aux  naturalistes;  idée  que  l’on  ne  peut  employer  qu’en  ce  sens, 
lorsqu’on  ne  voit  les  objets  qu’en  gros,  mais  qui  s’évanouit  dès  qu’on  l’ap- 
plique à la  réalité,  et  qu’on  vient  à considérer  la  nature  en  détail. 

Les  hommes  ont  commencé  par  donner  différents  noms  aux  choses  qui 
leur  ont  paru  distinctement  différentes,  et  en  même  temps  ils  ont  fait  des 
dénominations  générales  pour  tout  ce  qui  leur  paraissait  à peu  près  sem- 
blable. Chez  les  peuples  grossiers  et  dans  toutes  les  langues  naissantes  il 
n’y  a presque  que  des  noms  généraux  , c’est-à-dire  des  expressions  vagues 
et  informes  de  choses  du  même  ordre,  et  cependant  très-différentes  entre 
elles;  un  chêne,  un  hêtre,  un  tilleul,  un  sapin,  un  if,  un  pin,  n’auront 
d’abord  eu  d’autre  nom  que  celui  d 'arbre;  ensuite  le  chêne , le  hêtre , le 
tilleul  se  seront  tous  trois  appelés  chêne,  lorsqu’on  les  aura  distingués  du 
sapin,  du  pin,  de  l’if,  qui  tous  trois  se  seront  appelés  sapin.  Les  noms  par- 
ticuliers ne  sont  venus  qu’à  la  suite  de  la  comparaison  et  de  l’examen 
détaillé  qu’on  a fait  de  chaque  espèce  de  choses  : on  a augmenté  le  nombre 
de  ces  noms  à mesure  qu’on  a plus  étudié  et  mieux  connu  la  nature;  plus 
on  l’examinera,  plus  on  la  comparera,  plus  il  y aura  de  noms  propres  et 
de  dénominations  particulières.  Lorsqu’on  nous  la  présente  donc  aujour- 
d’hui par  des  dénominations  générales,  c’est-à-dire  par  des  genres,  c’est 
nous  renvoyer  à l’A  B C de  toute  connaissance,  et  rappeler  les  ténèbres  de 
l’enfance  des  hommes  : l’ignorance  a fait  les  genres,  la  science  a fait  et 
fera  les  noms  propres , et  nous  ne  craindrons  pas  d’augmenter  le  nombre 
des  dénominations  particulières,  toutes  les  fois  que  nous  voudrons  désigner 
des  espèces  différentes  '. 

L’on  a compris  et  confondu,  sous  ce  nom  générique  de  rat,  plusieurs 
espèces  de  petits  animaux  ; nous  ne  donnerons  ce  nom  qu’au  rat  commun 
qui  est  noirâtre  et  qui  habite  dans  les  maisons;  chacune  des  autres  espèces 
aura  sa  dénomination  particulière  parce  que,  ne  se  mêlant  point  ensemble, 
chacune  est  différente  de  toutes  les  autres.  Le  rat  est  assez  connu  par  l’in- 
commodité qu’il  nous  cause;  il  habite  ordinairement  les  greniers  où  l’on 
entasse  le  grain , où  l’on  serre  les  fruits , et  de  là  descend  et  se  répand 
dans  la  maison.  Il  est  carnassier,  et  même  omnivore  ; il  semble  seulement 
préférer  les  choses  dures  aux  plus  tendres;  il  ronge  la  laine,  les  étoffes, 
les  meubles,  perce  le  bois,  fait  des  trous  dans  les  murs,  se  loge  dans 
l’épaisseur  des  planchers,  dans  les  vides  de  la  charpente  ou  de  la  boiserie; 
il  en  sort  pour  chercher  sa  subsistance,  et  souvent  il  y transporte  tout  ce 

1.  Il  faut  une  dénomination  particulière  pour  chaque  espèce  distincte;  et  il  faut  réunir  en 
genres  déterminés  toutes  les  espèces  voisines.  (Voyez,  touchant  les  préventions  de  Bufîon  contre 
la  méthode,  la  note  de  la  page  6 du  Ier  volume.  — Voyez  en  outre,  sur  le  mot  genre , la  note 
de  la  page  264  de  ce  volume-ci.) 


606 


LE  RAT. 


qu’il  peut  traîner;  il  y fait  même  quelquefois  magasin,  surtout  lorsqu’il  a 
des  petits.  Il  produit  plusieurs  fois  par  an,  presque  toujours  en  été;  les 
portées  ordinaires  sont  de  cinq  ou  six.  Il  cherche  les  lieux  chauds  et  se 
niche  en  hiver  auprès  des  cheminées  ou  dans  le  foin,  dans  la  paille.  Malgré 
les  chats,  le  poison,  les  pièges,  les  appâts,  ces  animaux  pullulent  si  fort 
qu’ils  causent  souvent  de  grands  dommages;  c’est  surtout  dans  les  vieilles 
maisons  à la  campagne,  où  l’on  garde  du  blé  dans  les  greniers,  et  où  le 
voisinage  des  granges  et  des  magasins  à foin  facilite  leur  retraite  et  leur 
multiplication , qu’ils  sont  en  si  grand  nombre  qu’on  serait  obligé  de 
démeubler,  de  déserter,  s'ils  ne  se  détruisaient  eux- mêmes;  mais  nous 
avons  vu  par  expérience  qu’ils  se  tuent , qu’ils  se  mangent  entre  eux  pour 
peu  que  la  faim  les  presse;  en  sorte  que,  quand  il  y a disette  à cause  du 
trop  grand  nombre,  les  plus  forts  se  jettent  sur  les  plus  faibles,  leur  ouvrent 
la  tête  et  mangent  d’abord  la  cervelle,  et  ensuite  le  reste  du  cadavre;  le 
lendemain  la  guerre  recommence,  et  dure  ainsi  jusqu’à  la  destruction  du 
plus  grand  nombre;  c’est  par  cette  raison  qu’il  arrive  ordinairement, 
qu’après  avoir  été  infesté  de  ces  animaux  pendant  un  temps , ils  semblent 
souvent  disparaître  tout  à coup  et  quelquefois  pour  longtemps.  Il  en  est  de 
même  des  mulots,  dont  la  pullulation  prodigieuse  n’est  arrêtée  que  par  les 
cruautés  qu’ils  exercent  entre  eux  dès  que  les  vivres  commencent  à leur 
manquer.  Aristote  a attribué  cette  destruction  subite  à l’effet  des  pluies; 
mais  les  rats  n’y  sont  point  exposés,  et  les  mulots  savent  s’en  garantir;  car 
les  trous  qu’ils  habitent  sous  terre  ne  sont  pas  même  humides. 

Les  rats  sont  aussi  lascifs  que  voraces;  ils  glapissent  dans  leurs  amours 
et  crient  quand  ils  se  battent  ; ils  préparent  un  lit  à leurs  petits  et  leur 
apportent  bientôt  à manger;  lorsqu’ils  commencent  à sortir  de  leur  trou,  la 
mère  les  veille,  les  défend,  et  se  bat  même  contre  les  chats  pour  les  sauver. 
Un  gros  rat  est  plus  méchant  et  presque  aussi  fort  qu’un  jeune  chat;  il  a 
les  dents  de  devant  longues  et  fortes;  le  chat  mord  mal,  et  comme  il  ne  se 
sert  guère  que  de  ses  griffes , il  faut  qu’il  soit  non-seulement  vigoureux, 
mais  aguerri.  La  belette,  quoique  plus  petite,  est  un  ennemi  plus  dange- 
reux, et  que  le  rat  redoute  parce  qu’elle  le  suit  dans  son  trou  : le  combat 
dure  quelquefois  longtemps;  la  force  est  au  moins  égale,  mais  l’emploi 
des  armes  est  différent  : le  rat  ne  peut  blesser  qu’à  plusieurs  reprises  et 
par  les  dents  de  devant*  lesquelles  sont  plutôt  faites  pour  ronger  que  pour 
mordre,  et  qui  étant  posées  à l’extrémité  du  levier  de  la  mâchoire  ont 
peu  de  force  ; tandis  que  la  belette  mord  de  toute  la  mâchoire  avec  achar- 
nement, et  qu’au  lieu  de  démordre,  elle  suce  le  sang  de  l’endroit  entamé , 
aussi  le  rat  succombe-t-il  toujours. 

On  trouve  des  variétés  dans  cette  espèce  comme  dans  toutes  celles 
qui  sont  très- nombreuses  en  individus;  outre  les  rats  ordinaires,  qui 
sont  noirâtres,  il  y en  a de  bruns,  de  presque  noirs,  d’autres  d’un  gris 


LE  RAT. 


607 


plus  blanc  ou  plus  roux,  et  d’autres  tout  à fait  blancs  : ces  rats  blancs 
ont  les  yeux  rouges  comme  le  lapin  blanc,  la  souris  blanche,  et  comme 
tous  les  autres  animaux  qui  sont  tout  à fait  blancs.  L’espèce  entière,  avec 
ses  variétés,  paraît  être  naturelle  aux  climats  tempérés  de  notre  continent, 
et  s’est  beaucoup  plus  répandue  dans  les  pays  chauds  que  dans  les  pays 
froids.  Il  n’y  en  avait  point  en  Amérique  a,  et  ceux  qui  y sont  aujourd’hui, 
et  en  très-grand  nombre,  y ont  débarqué  avec  les  Européens;  ils  multi- 
plièrent d’abord  si  prodigieusement,  qu’ils  ont  été  pendant  longtemps  le 
fléau  des  colonies,  où  ils  n’avaient  guère  d’autres  ennemis  que  les  grosses 
couleuvres  qui  les  avalent  tout  yivants  : les  navires  les  ont  aussi  portés 
aux  Indes  orientales  et  dans  toutes  les  îles  b de  l’archipel  indien  : il  s’en 
trouve  aussi  beaucoup  en  Afrique  °.  Dans  le  Nord,  au  contraire,  ils  ne  se 
sont  guère  multipliés  au  delà  de  la  Suède,  et  ce  qu’on  appelle  des  rats 
en  Norwége  *,  en  Laponie,  etc.,  sont  des  animaux  différents  de  nos  rats. 


LA  SOURIS.* 

La  souris,  beaucoup  plus  petite  que  le  rat,  est  aussi  plus  nombreuse, 
plus  commune  et  plus  généralement  répandue  ; elle  a le  même  instinct, 
le  même  tempérament,  le  même  naturel,  et  n’en  diffère  guère  que  par  la 
faiblesse  et  par  les  habitudes  qui  l’accompagnent  ; timide  par  nature,  fami- 
lière par  nécessité,  la  peur  ou  le  besoin  font  tous  ses  mouvements;  elle  ne 
sort  de  son  trou  que  pour  chercher  à vivre;  elle  ne  s’en  écarte  guère,  y 
rentre  à la  première  alerte , ne  va  pas , comme  le  rat,  de  maisons  en  mai- 
sons à moins  qu’elle  n’y  soit  forcée,  fait  aussi  beaucoup  moins  de  dégât,  a 
les  mœurs  plus  douces  et  s’apprivoise  jusqu’à  un  certain  point,  mais  sans 
s’attacher  : comment  aimer  en  effet  ceux  qui  nous  dressent  des  embûches? 
Plus  faible,  elle  a plus  d’ennemis  auxquels  elle  ne  peut  échapper,  ou  plu- 
tôt se  soustraire  que  par  son  agilité,  sa  petitesse  même.  Les  chouettes,  tous 
les  oiseaux  de  nuit,  les  chats,  les  fouines,  les  belettes,  les  rats  même  lui 
font  la  guerre;  on  l’attire,  on  la  leurre  aisément  par  des  appâts,  on  la  détruit 
à milliers;  elle  ne  subsiste  enfin  que  par  son  immense  fécondité. 

a.  Voyez  la  Description  des  Antilles , par  le  P.  du  Tertre.  Paris  , 1667,  t.  II , p.  303;  Y His- 
toire naturelle  des  îles  Antilles.  Rotterdam,  1658,  p.  261;  Nouveaux  voyages  aux  îles  de 
l’Amérique.  Paris,  1722,  t.  III,  p.  160  ; Voyage  de  Dampier.  Rouen,  1715,  t.  IV,  p.  225. 

b.  Voyez  les  Lettres  édifiantes , Recueil  XVIII,  p.  161. 

c.  Voyez  le  Voyage  de  Guinée , par  Bosman.  Utrecht,  1705,  p.  241.  Voyez  aussi  YHistoirs 
générale  des  Voyages , par  M.  l’abbé  Prévost,  t.  IV,  p.  238. 

l.  Le  lemming  ( Mus  lemmus.  Linn.) , si  singulier  par  ses  migrations. 

* Mus  musculus  ( Linn.  ).  — Ordre  des  Rongeurs  ; genre  Rat  (Guv.  ). 


608 


LA  SOURIS. 


J’en  ai  vu  qui  avaient  mis  bas  dans  des  souricières;  elles  produisent 
dans  toutes  les  saisons,  et  plusieurs  fois  par  an  ; les  portées  ordinaires  sont 
de  cinq  ou  six  petits;  en  moins  de  quinze  jours  ils  prennent  assez  de  force 
et  de  croissance  pour  se  disperser  et  aller  chercher  à vivre  : ainsi  la  durée 
de  la  vie  de  ces  petits  animaux  est  fort  courte , puisque  leur  accroissement 
est  si  prompt  ; et  cela  augmente  encore  l’idée  qu’on  doit  avoir  de  leur 
prodigieuse  multiplication.  Aristote  a dit,  qu’ayant  mis  une  souris  pleine 
dans  un  vase  à serrer  du  grain,  il  s’y  trouva  peu  de  temps  après  cent 
vingt  souris  toutes  issues  de  la  même  mère. 

Ces  petits  animaux  ne  sont  point  laids,  ils  ont  l’air  vif  et  même  assez  fin; 
l’espèce  d’horreur  qu’on  a pour  eux  n’est  fondée  que  sur  les  petites  sur- 
prises et  sur  l’incommodité  qu’ils  causent.  Toutes  les  souris  sont  blanchâtres 
sous  le  ventre,  et  il  y en  a de  blanches  sur  tout  le  corps;  il  y en  a aussi  de 
plus  ou  moins  brunes  et  de  plus  ou  moins  noires.  L’espèce  est  générale- 
ment répandue  en  Europe,  en  Asie,  en  Afrique;  mais  on  prétend  qu’il  n’y 
en  avait  point  en  Amérique,  et  que  celles  qui  y sont  actuellement  en  grand 
nombre  viennent  originairement  de  notre  continent  : ce  qu’il  y a devrai, 
c’est  qu’il  paraît  que  ce  petit  animal  suit  l’homme  et  fuit  les  pays  inhabités, 
par  l’appétit  naturel  qu’il  a pour  le  pain,  le  fromage,  le  lard,  l’huile,  le 
beurre  et  les  autres  aliments  que  l’homme  prépare  pour  lui-même. 


LE  MULOT.* 

Le  mulot  est  plus  petit  que  le  rat  et  plus  gros  que  la  souris;  il  n’habite 
jamais  les  maisons  et  ne  se  trouve  que  dans  les  champs  et  dans  les  bois;  il 
est  remarquable  par  les  yeux  qu’il  a gros  et  proéminents,  et  il  diffère 
encore  du  rat  et  de  la  souris  par  la  couleur  du  poil  qui  est  blanchâtre  sous 
le  ventre  et  d’un  roux  brun  sur  le  dos  : il  est  très-généralement  et  très- 
abondamment  répandu,  surtout  dans  les  terres  élevées.  Il  paraît  qu’il  est 
longtemps  à croître,  parce  qu’il  varie  considérablement  pour  la  grandeur; 
les  grands  ont  quatre  pouces  deux  ou  trois  lignes  de  longueur  depuis  le 
bout  du  nez  jusqu’à  l’origine  de  la  queue;  les  petits,  qui  paraissent  adultes 
comme  les  autres,  ont  un  pouce  de  moins.  Et,  comme  il  s’en  trouve  de 
toutes  les  grandeurs  intermédiaires , on  ne  peut  pas  douter  que  les  grands 
et  les  petits  ne  soient  tous  de  la  même  espèce;  il  y a grande  apparence  que 
c’est  faute  d’avoir  connu  ce  fait  que  quelques  naturalistes  en  ont  fait  deux 


a.  Vide  Aristotel.  Hist.  animal.,  lib.  vi,  cap.  xxxvii. 

* Mus  sylvaticus  (Gmel.).  — Ordre  des  Rongeurs  ; genre  Rat  (Cuv.  ). 


LE  MULOT. 


609 


espèces  : l’une  qu’ils  ont  appelée  le  grand  rat  des  champs  a,  et  l’autre  le 
mulot b;  Ray,  qui  le  premier  est  tombé  dans  cette  erreur  en  les  indiquant 
sous  deux  dénominations,  semble  avouer  qu’il  n’en  connaît c qu’une  espèce. 
Et  quoique  les  courtes  déscriptions  qu’il  donne  de  l’une  et  de  l’autre  espèce 
paraissent  différer,  on  ne  doit  pas  en  conclure  qu’elles  existent  toutes 
deux  : 1°  parce  qu’il  n’en  connaissait  lui-même  qu’une;  2°  parce  que  nous 
n’en  connaissons  qu’une,  et  que,  quelques  recherches  que  nous  ayons  faites, 
nous  n’en  avons  trouvé  qu’une  ; 3°  parce  que  Gessner  et  les  autres  anciens 
naturalistes  ne  parlent  que  d’une  sous  le  nom  de  mus  agrestis  major, 
qu'ils  disent  être  très-commune,  et  que  Ray  dit  aussi  que  l’autre,  qu’il 
donne  sous  le  nom  de  mus  domesticus  médius,  est  très-commune  : ainsi  il 
serait  impossible  que  les  uns  ou  les  autres  de  ces  auteurs  ne  les  eussent  pas 
vues  toutes  deux,  puisque  de  leur  aveu  toutes  deux  sont  si  communes; 
4°  parce  que,  dans  cette  seule  et  même  espèce,  comme  il  s’en  trouve  de 
plus  grands  et  de  plus  petits,  il  est  probable  qu’on  a été  induit  en  erreur 
et  qu’on  a fait  une  espèce  des  plus  grands  et  une  autre  espèce  des  plus 
petits;  5°  enfin,  parce  que  les  descriptions  de  ces  deux  prétendues  espèces 
n’étant  nulle  part  ni  exactes  ni  complètes,  on  ne  doit  pas  tabler  sur  les 
caractères  vagues  et  sur  les  différences  qu’elles  indiquent. 

Les  anciens,  à la  vérité,  font  mention  de  deux  espèces,  l’une  sous  la 
dénomination  de  mus  agrestis  major,  et  l’autre  sous  celle  de  mus  agrestis 
minor;  ces  deux  espèces  sont  fort  communes,  et  nous  les  connaissons 
comme  les  anciens  : la  première  est  notre  mulot;  mais  la  seconde  n’est  pas 
le  mus  domesticus  médius  de  Ray,  c’est  un  autre  animal  qui  est  connu  sous 
le  nom  de  mulot  à courte  queue,  ou  de  petit  rat  des  champs  l;  et  comme  il 
est  fort  différent  du  rat  ou  du  mulot,  nous  n'adoptons  pas  le  nom  géné- 
rique d e petit  rat  des  champs,  ni  celui  de  mulot  à courte  queue,  parce  qu’il 
n’est  ni  rat  ni  mulot,  et  nous  lui  donnerons  un  nom  particulier  d.  11  en  est 


a.  Mus  agrestis  major , macrouros  Gessneri.  Ray,  Synops.  animal,  quadrup. , p.  219. 

Le  grand  rat  des  champs.  Mus  caudâ  longissimd  fuscus , ad  latera  rufus  ....  Mus  campestris 
major.  Brisson,  Regn.  animal. , p.  171. 

b.  Mus  domesticus  médius.  Ray,  Synops.  animal,  quadrup. , p.  218. 

Le  mulot.  Mus  caudâ  longâ,  supra  fusco  flavescens , infra  ex  albo  cinerascens.  Brisson  , 
Regn.  animal,  p.  274. 

c.  De  hac  specie  mihi  non  undequaque  salis  factum  est.  Ray,  Synops.  quadrup. , p.  219. 

d.  Je  l’appelle  Campagnol,  de  son  nom  en  italien  Campagnoli  2. 

1.  Il  y a deux  espèces  de  mulots  : le  mulot  proprement  dit  (le  mulot  de  Buffon  , mus  syl- 
vaticus  de  Gmelin,  mus  domesticus  médius  de  Ray),  et  le  mulot  nain  de  Fréd.  Cuvier 
(mus  campestris  de  Desmarest.)  Ces  deux  mulots  diffèrent  par  la  taille  et  les  proportions  : dans 
le  premier,  la  queue  est  pins  courte  que  le  corps,  elle  est  plus  longue  que  le  corps  dans  le 
second,  etc. 

2.  Le  campagnol  diffère  du  mulot  surtout  par  sa  queue,  qui  est  très-courte  et  toute  \elue. 
Il  en  diffère  aussi  par  ses  dents  molaires,  qui  offrent  des  lignes  d’émail  transversales,  au  lieu 
de  tuLerculesmousses,  etc.  (Voyez,  plus  loin,  l’histoire  du  campagnol.) 

il. 


39 


CIO 


LE  MULOT. 


de  même  d’une  espèce  nouvelle’  qui  s'est  répandue  depuis  quelques  années, 
et  qui  s’est  beaucoup  multipliée  autour  de  Versailles  et  dans  quelques 
provinces  voisines  de  Paris,  qu’on  appelle  rats  des  bois,  rats  sauvages,  gros 
rats  des  champs,  qui  sont  très-voraces,  très-méchants,  très-nuisibles,  et 
beaucoup  plus  grands  que  nos  rats;  nous  lui  donnerons  aussi  un  nom  par- 
ticulier, parce  qu’elle  diffère  de  toutes  les  autres,  et  que,  pour  éviter  toute 
confusion,  il  faut  donner  à chaque  espèce  un  nom.  Comme  le  mulot  et  le 
mulot  à courte  queue,  que  nous  appellerons  campagnol,  sont  tous  deux 
hès-communs  dans  les  champs  et  dans  les  bois,  les  gens  de  la  campagne 
les  ont  désignés  par  la  différence  qui  les  a le  plus  frappés  : nos  paysans,  en 
Bourgogne,  appellent  le  mulot  la  ratte  à la  grande  queue,  et  le  campagnol 
la  ratte  couette;  dans  d'autres  provinces  on  appelle  le  mulot  le  rat  saute- 
relle, parce  qu’il  va  toujours  par  saufs;  ailleurs  on  l’appelle  souris  de  terre 
lorsqu’il  est  petit,  et  mulot  lorsqu’il  est  grand;  ainsi  on  se  souviendra  que 
la  souris  de  terre,  le  rat  sauterelle,  la  ratte  à la  grande  queue,  le  grand 
rat  des  champs,  le  rat  domestique  moyen,  ne  sont  que  des  dénominations 
différentes  de  l’animal  que  nous  appelons  mulot. 

11  habite,  comme  je  l’ai  dit,  les  terres  sèches  et  élevées;  on  le  trouve  en 
grande  quantité  dans  les  bois  et  dans  les  champs  qui  en  sont  voisins.  Il  se 
retire  dans  des  trous  qu’il  trouve  tout  faits,  ou  qu'il  se  pratique  sous  des 
buissons  et  des  troncs  d’arbres;  il  y amasse  une  quantité  prodigieuse  de 
gland,  de  noisettes  ou  de  faîne;  on  en  trouve  quelquefois  jusqu’à  un  bois- 
seau dans  un  seul  trou,  et  cette  provision,  au  lieu  d’être  proportionnée  à 
ses  besoins,  ne  l’est  qu’à  la  capacité  du  lieu;  ces  trous  sont  ordinairement 
de  plus  d'un  pied  sous  terre,  et  souvent  partagés  en  deux  loges,  l’une  où  il 
habile  avec  scs  petits,  et  l’autre  où  il  fait  son  magasin.  J’ai  souvent  éprouvé 
le  dommage  très-considérable  que  ces  animaux  causent  aux  plantations;  ils 
emportent  les  glands  nouvellement  semés,  ils  suivent  le  sillon  tracé  par  la 
charrue,  déterrent  chaque  gland  l’un  après  l’autre  et  n’en  laissent  pas  un  : 
cela  arrive  surtout  dans  les  années  où  le  gland  n’est  pas  fort  abondant; 
comme  ils  n’en  trouvent  pas  assez  dans  les  bois,  ils  viennent  le  chercher 
dans  les  (erres  semées,  ne  le  mangent  pas  sur  le  lieu,  mais  l’emportent 
dans  leur  trou,  où  ils  l’entassent  et  le  laissent  souvent  sécher  et  pourrir. 
Eux  seuls  font  plus  de  tort  à un  semis  de  bois  que  tous  les  oiseaux  et  tous 
les  autres  animaux  ensemble  : je  n’ai  trouvé  d’autre  moyen  pour  éviter  ce 
grand  dommage  que  de  tendre  des  pièges  de  dix  pas  en  dix  pas  dans  toute 
l’étendue  de  la  terre  semée;  il  ne  faut  qu’une  noix  grillée  pour  appât  sous 
une  pierre  plate  soutenue  par  une  bûchette;  ils  viennent  pour  manger  la 
noix  qu’ils  préfèrent  au  gland;  comme  elle  est  attachée  à la  bûchette,  dès 
qu’ils  y touchent  la  pierre  leur  tombe  sur  le  corps  et  les  étouffe  ou  les 


1.  Le  surmulot. 


LE  MULOT. 


'6 'H 

écrase  : je  me  suis  servi  du  même  expédient  contre  les  campagnols  qui 
détruisent  aussi  les  glands  ; et  comme  l’on  avait  soin  de  m’apporter  tout  ce 
qui  se  trouvait  sous  les  pièges,  j’ai  vu  les  premières  fois,  avec  étonnement 
que  chaque  jour  on  prenait  une  centaine , tant  de  mulots  que  de  campa- 
gnols, et  cela  dans  une  pièce  de  terre  d’environ  quarante  arpents  : j’en  ai 
eu  plus  de  deux  milliers  en  trois  semaines,  depuis  le  15  novembre  jusqu’au 
8 décembre,  et  ensuite  en  moindre  nombre  jusqu’aux  grandes  gelées,  pen- 
dant lesquelles  ils  se  recèlent  et  se  nourrissent  dans  leur  trou.  Depuis  que 
j’ai  fait  cette  épreuve,  il  y a plus  de  vingt  ans,  je  n’ai  jamais  manqué, 
toutes  les  fois  que  j’ai  semé  du  bois,  de  me  servir  du  même  expédient,  et 
jamais  on  n’a  manqué  de  prendre  des  mulots  en  très-grand  nombre;  c’est 
surtout  en  automne  qu’ils  sont  en  si  grande  quantité  ; il  y en  a beaucoup 
moins  au  printemps , car  ils  se  détruisent  eux-mêmes  pour  peu  que  les 
vivres  viennent  à leur  manquer  pendant  l’hiver;  les  gros  mangent  les 
petits.  Ils  mangent  aussi  les  campagnols  et  même  les  grives,  les  merles  et 
les  autres  oiseaux  qu’ils  trouvent  pris  aux  lacets  ; ils  commencent  par  la 
cervelle  et  finissent  par  le  reste  du  cadavre.  Nous  avons  mis  dans  un  même 
vase  douze  de  ces  mulots  vivants  ; on  leur  donnait  à manger  à huit  heures 
du  matin;  un  jour  qu’on  les  oublia  d’un  quart  d’heure,  il  y en  eut  un  qui 
servit  de  pâture  aux  autres,  le  lendemain  ils  en  mangèrent  un  autre,  et, 
enfin,  au  bout  de  quelques  jours  il  n’en  resta  qu’un  seul;  tous  les  autres 
avaient  été  tués  et  dévorés  en  partie,  et  celui  qui  resta  le  dernier  avait  lui- 
même  les  pattes  et  la  queue  mutilées. 

Le  rat  pullule  beaucoup,  le  mulot  pullule  encore  davantage  ; il  produit 
plus  d’une  fois  par  an,  et  les  portées  sont  souvent  de  neuf  et  dix,  au  lieu 
que  celles  du  rat  ne  sont  que  de  cinq  ou  six  : un  homme  de  ma  campagne 
en  prit  un  jour  vingt-deux  dans  un  seul  trou  ; il  y avait  deux  mères  et 
et  vingt  petits.  Il  est  très-généralement  répandu  dans  toute  l’Europe;  on 
le  trouve  en  Suède,  et  c’est  celui  que  M.  Linnæus  appelle  a Mus  caudâ 
longâ,  corpore  nigro  flavescenle,  abdomine  albo.  Il  est  très-commun  en 
France,  en  Italie,  en  Suisse;  Gessner  l’a  appelé  mus  agrestis  major  b.  Il  est 
aussi  en  Allemagne  et  en  Angleterre,  où  on  le  nomme  feld-musz,  field- 
mause,  c’est-à-dire  rat  des  champs  : il  a pour  ennemis  les  loups,  les 
renards,  les  martes,  les  oiseaux  de  proie  et  lui-même. 

a.  Vide  Linnæi,  Faun.  Suède.  Stockolmiæ  , 1746  , p.  11. 

b.  Gessner,  Hist.  quadrup. , p.  733.  Icon.  animal,  quadrup.,  p.  116. 


612 


LE  RAT  D’EAU. 


LE  RAT  D’EAU.  * 

Le  rat  d’eau  est  un  petit  animal  de  la  grosseur  d’un  rat,  mais  qui,  par  le 
naturel  et  par  les  habitudes,  ressemble  beaucoup  plus  à la  loutre  qu’au 
rat;  comme  elle,  il  ne  fréquente  que  les  eaux  douces,  et  on  le  trouve  com- 
munément sur  les  bords  des  rivières,  des  ruisseaux,  des  étangs;  comme 
elle,  il  ne  vit  guère  que  de  poissons:  les  goujons,  les  mouteilles,  les 
vérons,  les  ablettes,  le  frai  de  la  carpe,  du  brochet,  du  barbeau,  sont  sa 
nourriture  ordinaire  ; il  mange  aussi  des  grenouilles,  des  insectes  d’eau,  et 
quelquefois  des  racines  et  des  herbes.  Il  n’a  pas,  comme  la  loutre,  des 
membranes  entre  les  doigts  des  pieds  ; c’est  une  erreur  de  Willugby,  que 
Ray  et  plusieurs  autres  naturalistes  ont  copiée;  il  a tous  les  doigts  des 
pieds  séparés,  et  cependant  il  nage  facilement,  se  tient  sous  l’eau  longtemps, 
et  rapporte  sa  proie  pour  la  manger  à terre,  sur  l’herbe  ou  dans  son  trou; 
les  pêcheurs  l’y  surprennent  quelquefois  en  cherchant  des  écrevisses,  il 
leur  mord  les  doigts,  et  cherche  à se  sauver  en  se  jetant  dans  l’eau.  Il  a la 
tête  plus  courte,  le  museau  plus  gros,  le  poil  plus  hérissé,  et  la  queue  beau- 
coup moins  longue  que  le  rat.  Il  fuit,  comme  la  loutre,  les  grands  fleuves, 
ou  plutôt  les  rivières  trop  fréquentées.  Les  chiens  le  chassent  avec  une 
espèce  de  fureur.  On  ne  le  trouve  jamais  dans  les  maisons,  dans  les  gran- 
ges; il  ne  quitte  pas  le  bord  des  eaux,  ne  s’en  éloigne  même  pas  autant 
que  la  loutre,  qui  quelquefois  s’écarte  et  voyage  en  pays  sec  à plus  d’une 
lieue.  Le  rat  d’eau  ne  va  point  dans  les  terres  élevées;  il  est  fort  rare  dans 
les  hautes  montagnes,  dans  les  plaines  arides,  mais  très-nombreux  dans 
tous  les  vallons  humides  et  marécageux.  Les  mâles  et  les  femelles  se  cher- 
chent sur  la  fin  de  l’hiver,  elles  mettent  bas  au  mois  d’avril  ; les  portées 
ordinaires  sont  de  six  ou  sept.  Peut-être  ces  animaux  produisent-ils  plu- 
sieurs fois  par  an,  mais  nous  n’en  sommes  pas  informés;  leur  chair  n’est 
pas  absolument  mauvaise,  les  paysans  la  mangent  les  jours  maigres  comme 
celle  de  la  loutre.  On  les  trouve  partout  en  Europe,  excepté  dans  le  climat 
trop  rigoureux  du  Pôle  : on  les  retrouve  en  Égypte  sur  les  bords  du  Nil, 
si  Ton  en  croit  Belon  ; cependant  la  figure  1 qu’il  en  donne  ressemble  si 
peu  à notre  rat  d’eau,  -que  Ton  peut  soupçonner,  avec  quelque  fondement, 
que  ces  rats  du  Nil  sont  des  animaux  différents. 

* Mus  amphibius  (Linn.).  — Ordre  des  Rongeurs;  genre  Rat  ; sous-genre  des  campa- 
gnols (Cuv.). 

1.  La  figure  donnée  par  Belon  est  celle  de  Yichneumon  ( rat  de  Pharaon). 


LE  CAMPAGNOL. 


613 


LE  CAMPAGNOL.* 

Le  campagnol  est  encore  plus  commun,  plus  généralement  répandu  que 
le  mulot;  celui-ci  ne  se  trouve  guère  que  dans  les  terres  élevées,  le  cam- 
pagnol se  trouve  partout,  dans  les  bois,  dans  les  champs,  dans  les  prés,  et 
même  dans  les  jardins;  il  est  remarquable  par  la  grosseur  de  sa  tête,  et 
aussi  par  sa  queue  courte  et  tronquée,  qui  n’a  guère  qu’un  pouce  de  long; 
il  se  pratique  des  trous  en  terre  où  il  amasse  du  grain,  des  noisettes  et  du 
gland;  cependant  il  paraît  qu’il  préfère  le  blé  à toutes  les  autres  nourri- 
tures. Dans  le  mois  de  juillet,  lorsque  les  blés  sont  mûrs , les  campagnols 
arrivent  de  tous  côtés  et  font  souvent  de  grands  dommages  en  coupant  les 
tiges  du  blé  pour  en  manger  l’épi;  ils  semblent  suivre  les  moissonneurs, 
ils  profitent  de  tous  les  grains  tombés  et  des  épis  oubliés;  lorsqu’ils  ont 
tout  glané,  ils  vont  dans  les  terres  nouvellement  semées,  et  détruisent 
d’avance  la  récolte  de  l’année  suivante.  En  automne  et  en  hiver,  la  plu- 
part se  retirent  dans  les  bois  où  ils  trouvent  de  la  faîne,  des  noisettes  et  du 
gland.  Dans  certaines  années,  ils  paraissent  en  si  grand  nombre  qu’ils 
détruiraient  tout,  s’ils  subsistaient  longtemps  ; mais  ils  se  détruisent  eux- 
mêmes  et  se  mangent  dans  les  temps  de  disette  : ils  servent  d’ailleurs  de 
pâture  aux  mulots,  et  de  gibier  ordinaire  au  renard,  au  chat  sauvage,  à la 
marte  et  aux  belettes. 

Le  campagnol  ressemble  plus  au  rat  d’eau  qu’à  aucun  animal  par  les 
parties  intérieures,  comme  on  peut  le  voir  par  ce  qu’en  dit  M.  Daubenton  3; 
mais  à l’extérieur  il  en  diffère  par  plusieurs  caractères  essentiels  : 1°  par 
la  grandeur  : il  n’a  guère  que  trois  pouces  de  longueur  depuis  le  bout  du 
nez  jusqu’à  l’origine  de  la  queue,  et  le  rat  d’eau  en  a sept;  2°  par  les  dimen- 
sions de  la  tête  et  du  corps  : le  campagnol  est,  proportionnellement  à la 
longueur  de  son  corps,  plus  gros  que  le  rat  d’eau,  et  il  a aussi  la  tête  pro- 
portionnellement plus  grosse  ; 3°  par  la  longueur  de  la  queue,  qui  dans  le 
campagnol  ne  fait  tout  au  plus  que  le  tiers  de  la  longueur  de  l’animal 
entier,  et  qui  dans  le  rat  d’eau  fait  près  des  deux  tiers  de  cette  même  lon- 
gueur; 4°  enfin  par  le  naturel  et  les  mœurs;  les  campagnols  ne  se  nour- 
rissent pas  de  poisson  et  ne  se  jettent  point  à l’eau  ; ils  vivent  de  gland  dans 
les  bois,  de  blé  dans  les  champs,  et  dans  les  prés  de  racines  tuberculeuses, 
comme  celle  du  chiendent.  Leurs  trous  ressemblent  à ceux  des  mulots,  et 
sont  souvent  divisés  en  deux  loges , mais  ils  sont  moins  spacieux  et  beau- 
coup moins  enfoncés  sous  terre  : ces  petits  animaux  y habitent  quelquefois 
plusieurs  ensemble.  Lorsque  les  femelles  sont  prêtes  à mettre  bas,  elles  y 

a.  Voyez  la  Description  du  campagnol,  par  Daubenton. 

* Mus  arvalis  (Linn.  ).  — Ordre  des  Rongeurs ; genre  Rat  ; sous-genre  des  campagnols  (Cuv.), 


€14 


LE  CAMPAGNOL. 


portent  des  herbes  pour  faire  un  lit  à leurs  petits  : elles  produisent  au 
printemps  et  en  été;  les  portées  ordinaires  sont  de  cinq  ou  six,  et  quel- 
quefois de  sept  ou  huit. 


LE  COCHON  D’INDE. *  ** 


Ce  petit  animal,  originaire  des  climats  chauds  du  Brésil  et  de  la  Guinée2, 
ne  laisse  pas  de  vivre  et  de  produire  dans  le  climat  tempéré,  et  même  dans 
les  pays  froids,  en  le  soignant  et  le  mettant  à l’abri  de  l’intempérie  des  sai- 
sons. On  élève  des  cochons  d’Inde  en  France,  et  quoiqu’ils  multiplient 
prodigieusement , ils  n’y  sont  pas  en  grand  nombre,  parce  que  les  soins 
qu’ils  demandent  ne  sont  pas  compensés  par  le  profit  qu’on  en  tire.  Leur 
peau  n’a  presque  aucune  valeur,  et  leur  chair,  quoique  mangeable,  n’est 
pas  assez  bonne  pour  être  recherchée-:  elle  serait  meilleure,  si  on  les  éle- 
vait dans  des  espèces  de  garennes  où  ils  auraient  de  l’air,  de  l’espace  et 
des  herbes  à choisir.  Ceux  qu’on  garde  dans  les  maisons  ont  à peu  près  le 
même  mauvais  goût  que  les  lapins  clapiers,  et  ceux  qui  ont  passé  l’été  dans 
un  jardin  ont  toujours  un  goût  fade,  mais  moins  désagréable. 

Ces  animaux  sont  d’un  tempérament  si  précoce  et  si  chaud,  qu’ils  se 
recherchent  et  s’accouplent  cinq  ou  six  semaines  après  leur  naissance; 
ils  ne  prennent  cependant  leur  accroissement  entier  qu’en  huit  ou  neuf 
mois,  mais  il  est  vrai  que  c’est  en  grosseur  apparente  et  en  graisse  qu’ils 
augmentent  le  plus,  et  que  le  développement  des  parties  solides  est  fait 
avant  l’âge  de  cinq  ou  six  mois.  Les  femelles  ne  portent  que  trois  semai- 
nes3, et  nous  en  avons  vu  mettre  bas  à deux  mois  d’âge.  Ces  premières  por- 
tées ne  sont  pas  si  nombreuses  que  les  suivantes,  elles  sont  de  quatre  ou 
cinq;  la  seconde  portée  est  de  cinq  ou  six,  et  les  autres  de  sept  ou  huit, 
et  même  de  dix  ou  onze.  La  mère  n’allaite  ses  petits  que  pendant  douze  ou 
quinze  jours;  elle  les  chasse  dès  quelle  reprend  le  mâle;  c’est  au  plus 
tard  trois  semaines  après  qu’elle  a mis  bas  ; et,  s’ils  s’obstinent  à demeurer 
auprès  d'elle , leur  père  les  maltraite  et  les  tue.  Ainsi  ces  animaux  pro- 
duisent au  moins  tous  les  deux  mois , et  ceux  qui  viennent  de  naître 

* Mus  porcellus  (Linn.  ).  Cavia  cobaia  (Pall.).  — Ordre  des  Rongeurs  ; genre  Cobaye  (Cuv.). 

1.  L’Histoire  du  cochon  d’Inde  commence  le  VIIIe  volume  de  l’édition  in-4°  de  l’Imprimerie 
royale,  volume  publié  en  1760. 

2.  Le  Cochon  d’Inde  est  originaire  du  Brésil,  du  Paraguay , en  un  mot,  du  Nouveau  con- 
tinent, et  non  de  la  Guinée.  (Voyez,  au  reste,  là-dessus  Buffon  lui-même,  au  chapitre  sur  les 
Animaux  du  Nouveau-Monde.) 

3.  La  femelle  du  cochon  d’Inde  porte  soixante  jours.  (Voyez  la  note  de  la  p.  531.  ) 


isr°  50 


Parts,  /m/K 


LE  COGHON  D’INDE. 


615 


produisant  de  même,  l'on  est  étonné  de  leur  prompte  et  prodigieuse  mul- 
tiplication. Avec  un  seul  couple,  on  pourrait  en  avoir  un  millier  dans  un 
an;  mais  ils  se  détruisent  aussi  vite  qu’ils  pullulent,  le  froid  et  l’humidité 
les  font  mourir,  ils  se  laissent  manger  par  les  chats  sans  se  défendre  ; les 
mères  même  ne  s’irritent  pas  contre  eux  : n’ayant  pas  le  temps  de  s’at- 
tacher à leurs  petits,  elles  ne  font  aucun  effort  pour  les  sauver.  Les  mâles 
se  soucient  encore  moins  des  petits,  et  se  laissent  manger  eux-mêmes  sans 
résistance;  ils  n’ont  de  sentiment  bien  distinct  que  celui  de  l’amour;  ils 
sont  alors  susceptibles  de  colère,  ils  se  battent  cruellement,  ils  se  tuent 
même  quelquefois  entre  eux  lorsqu’il  s’agit  de  se  satisfaire  et  d’avoir  la 
femelle.  Ils  passent  leur  vie  à dormir,  jouir  et  manger;  leur  sommeil  est 
court,  mais  fréquent;  ils  mangent  à toute  heure  du  jour  et  de  la  nuit,  et 
cherchent  à jouir  aussi  souvent  qu’ils  mangent;  ils  ne  boivent  jamais, 
cependant  ils  urinent  à tout  moment.  Ils  se  nourrissent  de  toutes  sortes 
d’herbes,  et  surtout  de  persil;  ils  le  préfèrent  même  au  son,  à la  farine, 
au  pain;  ils  aiment  aussi  beaucoup  les  pommes  et  les  autres  fruits.  Ils 
mangent  précipitamment,  à peu  près  comme  les  lapins,  peu  à la  fois,  mais 
très-souvent.  Ils  ont  un  grognement  semblable  à celui  d’un  petit  cochon 
de  lait;  ils  ont  aussi  une  espèce  de  gazouillement  qui  marque  leurs  plaisirs, 
lorsqu’ils  sont  auprès  de  leur  femelle,  et  un  cri  fort  aigu  lorsqu’ils  ressentent 
de  la  douleur.  Ils  sont  délicats,  frileux,  et  l’on  a de  la  peine  à leur  faire 
passer  l’hiver  ; il  faut  les  tenir  dans  un  endroit  sain,  sec  et  chaud.  Lors- 
qu’ils sentent  le  froid,  ils  se  rassemblent  et  se  serrent  les  uns  contre  les 
autres,  et  il  arrive  souvent  que,  saisis  par  le  froid, ils  meurent  tous  ensemble. 
Ils  sont  naturellement  doux  et  privés,  ils  ne  font  aucun  mal,  mais  ils  sont 
également  incapables  de  bien,  ils  ne  s’attachent  point  : doux  par  tempéra- 
ment, dociles  par  faiblesse,  presque  insensibles  à tout,  ils  ont  l’air  d’auto- 
mates montés  pour  la  propagation,  faits  seulement  pour  figurer  une  espèce. 


LE  HÉRISSON.* 

noix’  o'cÉ  c0.oj7ïYi<;5  ukl  iyj.voç  év  pi ya  : le  renard  sait  beaucoup  de  choses, 
le  hérisson  n’en  sait  qu’une  grande,  disaient  proverbialement  les  anciens 
Il  sait  se  défendre  sans  combattre , et  blesser  sans  attaquer  : n’ayant  que 
peu  de  force  et  nulle  agilité  pour  fuir,  il  a reçu  de  la  nature  une  armure 
épineuse,  avec  la  facilité  de  se  resserrer  en  boule  et  de  présenter  de  tous 

a.  Zenodotus , Plutarchus  et  alii  ex  Archilocho. 

* Erinaceus  europæus  (Linn.).  — Ordre  des  Carnassiers  ; famille  des  insectivores;  genre 
Hérisson  (Cuv.). 


616 


LE  HERISSON. 


côtés  des  armes  défensives,  poignantes,  et  qui  rebutent  ses  ennemis;  plus 
ils  le  tourmentent,  plus  il  se  hérisse  et  se  resserre.  Il  se  défend  encore  par 
l’effet  même  de  la  peur,  il  lâche  son  urine,  dont  l’odeur  et  l’humidité,  se 
• répandant  sur  tout  son  corps,  achèvent  de  les  dégoûter.  Aussi  la  plupart 
des  chiens  se  contentent  de  l’aboyer  et  ne  se  soucient  pas  de  le  saisir  : 
cependant  il  y en  a quelques-uns  qui  trouvent  moyen,  comme  le  renard, 
d’en  venir  à bout  en  se  piquant  les  pieds  et  se  mettant  la  gueule  en  sang; 
mais  il  ne  craint  ni  la  fouine,  ni  la  marte , ni  le  putois,  ni  le  furet,  ni  la 
belette,  ni  les  oiseaux  de  proie.  La  femelle  et  le  mâle  sont  également  cou- 
verts d’épines  depuis  la  tète  jusqu’à  la  queue,  et  il  n’y  a que  le  dessous  du 
corps  qui  soit  garni  de  poil  ; ainsi  ces  mêmes  armes  qui  leur  sont  si  utiles 
contre  les  autres,  leur  deviennent  très-incommodes  lorsqu’ils  veulent  s’unir: 
ils  ne  peuvent  s’accoupler  à la  manière  des  autres  quadrupèdes  *,  il  faut 
qu’ils  soient  face  à face,  debout  ou  couchés.  C’est  au  printemps  qu’ils  se 
cherchent,  et  ils  produisent  au  commencement  de  l’été.  On  m’a  souvent 
apporté  la  mère  et  les  petits  au  mois  de  juin  : il  y en  a ordinairement  trois 
ou  quatre,  et  quelquefois  cinq;  ils  sont  blancs  dans  ce  premier  temps,  et 
l’on  voit  seulement  sur  leur  peau  la  naissance  des  épines.  J’ai  voulu  en 
élever  quelques-uns;  on  a mis  plus  d’une  fois  la  mère  et  les  petits  dans  un 
tonneau  avec  une  abondante  provision,  mais  au  lieu  de  les  allaiter,  elle  les  a 
dévorés  les  uns  après  les  autres.  Ce  n’était  pas  par  le  besoin  de  nourriture, 
car  elle  mangeait  de  la  viande,  du  pain,  du  son,  des  fruits,  et  l’on  n’aurait 
pas  imaginé  qu’un  animal  aussi  lent,  aussi  paresseux,  auquel  il  ne  man- 
quait rien  que  la  liberté,  fût  de  si  mauvaise  humeur  et  si  fâché  d’être  en 
prison;  il  a même  de  la  malice,  et  de  la  même  sorte  que  celle  du  singe. 
Un  hérisson  qui  s’était  glissé  dans  la  cuisine  découvrit  une  petite  marmite, 
en  tira  la  viande  et  y fit  ses  ordures.  J’ai  gardé  des  mâles  et  des  femelles 
ensemble  dans  une  chambre;  ils  ont  vécu,  mais  ils  ne  se  sont  point  accou- 
plés. J’en  ai  lâché  plusieurs  dans  mes  jardins,  ils  n’y  font  pas  grand  mal, 
et  à peine  s’aperçoit-on  qu’ils  y habitent;  ils  vivent  de  fruits  tombés;  ils 
fouillent  la  terre  avec  le  nez  à une  petite  profondeur;  ils  mangent  les  han- 
netons, les  scarabées  , les  grillons,  les  vers  et  quelques  racines;  ils  sont 
aussi  très-avides  de  viande,  et  la  mangent  cuite  ou  crue.  A la  campagne, 
v on  les  trouve  fréquemment  dans  les  bois,  sous  les  troncs  des  vieux  arbres, 
et  aussi  dans  les  fentes  de  rochers,  et  surtout  dans  les  monceaux  de  pierres 
qu’on  amasse  dans  les  champs  et  dans  les  vignes.  Je  ne  crois  pas  qu’ils 
montent  sur  les  arbres,  comme  le  disent  les  naturalistes  a,  ni  qu’ils  se  ser- 
vent de  leurs  épines  pour  emporter  des  fruits  ou  des  grains  de  raisin;  c’est 
avec  la  gueule  qu’ils  prennent  ce  qu’ils  veulent  saisir,  et  quoiqu’il  y en  ait 

a.  Arbores  ascendit,  poma  et  pira  decutit , in  istis  sese  volutat  ul  spinis  hœreant.  Sper- 
ling.  Zoologia.  Lipsiæ,  1661,  p.  281. 

1.  Les  hérissons  s’accouplent  à la  manière  des  autres  quadrupèdes. 


LE  HÉRISSON. 


617 


un  grand  nombre  dans  nos  forêts,  nous  n’en  avons  jamais  vu  sur  les  arbres  ; 
ils  se  tiennent  toujours  au  pied  dans  un  creux  ou  sous  la  mousse  ; ils  ne 
bougent  pas  tant  qu’il  est  jour,  mais  ils  courent , ou  plutôt  ils  marchent 
pendant  toute  la  nuit;  ils  approchent  rarement  des  habitations,  ils  préfè- 
rent les  lieux  élevés  et  secs,  quoiqu’ils  se  trouvent  aussi  quelquefois  dans 
les  prés.  On  les  prend  à la  main,  ils  ne  fuient  pas,  ils  ne  se  défendent  ni 
des  pieds  ni  des  dents,  mais  ils  se  mettent  en  boule  dès  qu’on  les  touche, 
et  pour  les  faire  étendre  il  faut  les  plonger  dans  l’eau.  Ils  dorment  pendant 
l’hiver;  ainsi  les  provisions  qu’on  dit  qu’ils  font  pendant  l’été  leur  seraient 
bien  inutiles.  Us  ne  mangent  pas  beaucoup,  et  peuvent  se  passer  assez  long- 
temps de  nourriture.  Ils  ont  le  sang  froid  1 à peu  près  comme  les  autres  ani- 
maux qui  dorment  en  hiver.  Leur  chair  n’est  pas  bonne  à manger,  et  leur 
peau,  dont  on  ne  fait  maintenant  aucun  usage,  servait  autrefois  de  vergette 
et  de  frottoir  pour  serancer  le  chanvre. 

Il  en  est  des  deux  espèces  de  hérisson,  l’un  à groin  de  cochon,  et  l’autre 
à museau  de  chien,  dont  parlent  quelques  auteurs,  comme  des  deux 
espèces  de  blaireau;  nous  n’en  connaissons  qu’une  seule,  et  qui  n’a  même 
aucune  variété  dans  ces  climats;  elle  est  assez  généralement  répandue;  on 
en  trouve  partout  en  Europe,  à l’exception  des  pays  les  plus  froids,  comme 
la  Laponie,  la  Norwége,  etc.  Il  y a,  dit  Flacourt  °,  des  hérissons  à Mada- 
gascar comme  en  France,  et  on  les  appelle  Sora 2.  Le  hérisson  de  Siam, 
dont  parle  le  P.  Tachard  6,  nous  paraît  être  un  autre  animal,  et  le  hérisson 
d’Amérique  c 3,  le  hérisson  de  Sibérie  d 4,  sont  les  espèces  les  plus  voisines 
du  hérisson  commun;  enfin,  le  hérisson  de  Malacca  e semble  plus  appro- 
cher de  l’espèce  du  porc-épic  que  de  celle  du  hérisson. 

a.  Voyez  le  Voyage  de  Flacourt.  Paris,  1661,  p.  15-2. 

b.  Voyez  le  Second  voyage  du  P.  Tachard.  Paris,  1689,  p.  272. 

c.  Echinus  Indiens  albus.  Ray,  Synops.  anim.  quadr.,p.  232.  Echinus  Americanus  albus. 
Albert  Seba,  vol.  I , p.  78.  Acanthion  echinatus , Erinaceus  Americanus  albus  Surinamensis . 
Klein,  de  quadrup.,  p.  66. 

d.  Erinaceus  Sibériens.  Albert  Saba,  vol.  I,  p.  66. 

e.  Porcus  aculeatus  seu  Histrix  Malaccensis.  Albert  Seba,  vol.  I,  p.  81.  Acanthion  aculeis 
longissimis.  Histrix  genuina.  Porcus  aculeatus  Malaccensis  Klein,  de  quadrup.  p.  66.  Histrix 

pedibus  pentadactylis , caudâ  truncatâ.  Linnæus.  Erinaceus  auriculis  pendulis Brisson, 

Reg.  anim.,  p.  183. 

1.  Ils  ont  le  sang  aussi  cbaud  que  les  autres  quadrupèdes.  Ce  n’est  que  pendant  leur  som- 
meil d’hiver  que  leur  température  s’abaisse. 

2.  Les  tenrecs. 

3.  Le  coendou. 

4.  Simple  variété  de  notre  hérisson. 


Gl  8 


LA  MUSARAIGNE. 


LA  MUSARAIGNE.* 

La  musaraigne  semble  faire  une  nuance  dans  l’ordre  des  petits  animaux, 
et  remplir  l’intervalle  qui  se  trouve  entre  le  rat  et  la  taupe,  qui,  se  res- 
semblant par  leur  petitesse,  diffèrent  beaucoup  par  la  forme,  et  sont  en 
tout  d’espèces  très-éloignées.  La  musaraigne,  plus  petite  encore  que  la 
souris , ressemble  à la  taupe  par  le  museau  , ayant  le  nez  beaucoup  plus 
allongé  que  les  mâchoires;  par  les  yeux  qui,  quoique  un  peu  plus  gros  que 
ceux  de  la  taupe , sont  cachés  de  même  et  sont  beaucoup  plus  petits  que 
ceux  de  la  souris;  par  le  nombre  des  doigts,  dont  elle  a cinq  à tous  les 
pieds;  par  la  queue,  par  les  jambes,  surtout  celles  de  derrière  qu’elle  a 
plus  courtes  que  la  souris;  par  les  oreilles,  et  enfin  par  les  dents.  Ce  très- 
petit  animal  a une  odeur  forte  qui  lui  est  particulière,  et  qui  répugne  aux 
chats;  ils  chassent,  ils  tuent  la  musaraigne,  mais  ils  ne  la  mangent  pas 
comme  la  souris.  C’est  apparemment  cette  mauvaise  odeur  et  cette  répu- 
gnance des  chats  qui  a fondé  le  préjugé  du  venin  de  cet  animal  et  de  sa 
morsure  dangereuse  pour  le  bétail,  et  surtout  pour  les  chevaux;  cependant 
il  n’est  ni  venimeux,  ni  même  capable  de  mordre,  car  il  n’a  pas  l’ouverture 
de  la  gueule  assez  grande  pour  pouvoir  saisir  la  double  épaisseur  de  la  peau 
d’un  autre  animal , ce  qui  cependant  est  absolument  nécessaire  pour  mor- 
dre; et  la  maladie  des  chevaux,  que  le  vulgaire  attribue  à la  dent  de  la 
musaraigne,  est  une  enflure,  une  espèce  d’anthrax,  qui  vient  d’une  cause 
interne,  et  qui  n’a  nul  rapport  avec  la  morsure,  ou,  si  l’on  veut,  la  piqûre 
de  ce  petit  animal.  Il  habite  assez  communément,  surtout  pendant  l’hiver, 
dans  les  greniers  à foin,  dans  les  écuries,  dans  les  granges,  dans  les  cours 
à fumier;  il  mange  du  grain,  des  insectes  et  des  chairs  pourries  : on  le 
trouve  aussi  fréquemment  à la  campagne,  dans  les  bois,  où  il  vit  de  graines; 
et  il  se  cache  sous  la  mousse,  sous  les  feuilles,  sous  les  troncs  d’arbres,  et 
quelquefois  dans  les  trous  abandonnés  par  les  taupes,  ou  dans  d’autres 
trous  plus  petits  qu’il  se  pratique  lui-même , en  fouillant  avec  les  ongles  et 
le  museau.  La  musaraigne  produit  en  grand  nombre,  autant,  dit-on,  que  la 
souris,  quoique  moins  fréquemment.  Elle  a le  cri  beaucoup  plus  aigu  que 
la  souris,  mais  elle  n’est  pas  aussi  agile  à beaucoup  près  : on  la  prend  aisé- 
ment, parce  qu’elle  voit  et  court  mal.  La  couleur  ordinaire  de  la  musa- 
raigne est  d’un  brun  mêlé  de  roux,  mais  il  y en  a aussi  de  cendrées, 
de  presque  noires,  et  toutes  sont  plus  ou  moins  blanchâtres  sous  le  ventre. 
Elles  sont  très-communes  dans  toute  l’Europe,  mais  il  ne  paraît  pas  qu’on 
les  retrouve  en  Amérique.  L’animal  du  Brésil  dont  Marcgrave  a parle  sous 

a,  Vid.  Marcgravii , Hist.  Brasil. , 229. 

* Sorex  araneus  (Linn.  ).  — Musaraigne  commune  ou  musette  (Cuv,).  — Ordre  des  Car- 
nassiers, famille  des  Insectivores  ; genre  Musaraigne  (Cuv.). 


LA  MUSARAIGNE. 


619 


le  nom  de  musaraigne,  qui  a,  dit-il,  le  museau  très-pointu  et  trois  bandes 
noires  sur  le  dos,  est  plus  gros,  et  paraît  être  d’une  autre  espèce  que  notre 
musaraigne. 


LA  MUSARAIGNE  D’EAU.* 

Comme  cet  animal,  quoique  naturel  à ce  climat,  n’était  connu  d’aucun 
naturaliste,  et  que  c’est  M.  Daubenton  qui  le  premier  en  a fait  la  décou- 
verte, nous  renvoyons  entièrement  ce  que  l’on  en  peut  dire  à la  descrip- 
tion très-exacte  qu’il  en  a donnée  a *.  J’aurai  souvent  occasion  d’en  user 
de  même  dans  la  suite  de  cet  ouvrage , attendu  la  diligence  infinie  avec 
laquelle  il  recherche  les  animaux,  et  les  découvertes  qu’il  a faites  de  plu- 
sieurs espèces  auparavant  inconnues , ou  confondues  avec  celles  que  l’on 
connaissait.  Tout  ce  que  je  puis  assurer  au  sujet  de  la  musaraigne  d’eau, 
c’est  qu’on  la  prend  à la  source  des  fontaines  , au  lever  et  au  coucher  du 
soleil  ; que  dans  le  jour  elle  reste  cachée  dans  des  fentes  de  rochers  ou 
dans  des  trous  sous  terre,  le  long  des  petits  ruisseaux;  qu’elle  met  bas  au 
printemps,  et  qu’ordinairement  elle  produit  neuf  petits. 


LA  TAUPE.* 

La  taupe,  sans  être  aveugle,  a les  yeux  si  petits,  si  couverts,  qu’elle  ne 
peut  faire  grand  usage  du  sens  de  la  vue  : en  dédommagement  la  nature 
lui  a donné  avec  magnificence  l’usage  du  sixième  sens,  un  appareil  remar- 
quable de  réservoirs  et  de  vaisseaux,  une  quantité  prodigieuse  de  liqueur 
séminale,  des  testicules  énormes,  le  membre  génital  excessivement  long; 
tout  cela  secrètement  caché  à l’intérieur,  et  par  conséquent  plus  actif  et 
plus  chaud.  La  taupe,  à cet  égard,  est  de  tous  les  animaux  le  plus  avanta 
geusement  doué,  le  mieux  pourvu  d’organes,  et  par  conséquent  de  sensa- 

* Sorex  fodiens  (Gmel.  ).  — Sorex  Daubentonii  (Blumenb.  ).  — Ordre  des  Carnassiers; 
famille  des  Insectivores  ; genre  Musaraigne  (Cuv.  ). 

a.  Mémoires  de  l’Académie  des  Sciences , année  1756.  Mémoire  sur  les  Musaraignes , par 
M.  Daubenton. 

1.  « Un  peu  plus  grande  que  la  commune.  Noire  dessus , blanche  dessous,  à queue  com- 

« primée  au  bout Son  oreille  entourée  de  blanc  , et  en  grande  partie  cachée  dans  le  poil , 

« peut  se  fermer  hermétiquement  quand  l’animal  plonge;  les  cils  raides  qui  bordent  ses  pieds 
« lui  donnent  de  la  facilité  pour  nager » Cuvier  : Règne  animal , t.  I , p.  127. 

* Talpa  europœa  (Linn.  ).  — Ordre  des  Carnassiers  ; famille  des  Insectivores;  genre 
Taupe  ( Cuv.  ). 


620 


LA  TAUPE. 


tions  qui  y sont  relatives  : elle  a de  plus  le  toucher  délicat;  son  poil  est 
doux  comme  la  soie;  elle  a l’ouïe  très-fine  et  de  petites  mains  à cinq  doigts, 
bien  différentes  de  l’extrémité  des  pieds  des  autres  animaux,  et  presque 
semblables  aux  mains  de  l’homme;  beaucoup  de  force  pour  le  volume  de 
son  corps,  le  cuir  ferme , un  embonpoint  constant,  un  attachement  vif  et 
réciproque  du  mâle  et  de  la  femelle,  de  la  crainte  ou  du  dégoût  pour  toute 
autre  société,  les  douces  habitudes  du  repos  et  de  la  solitude,  l’art  de  se 
mettre  en  sûreté,  de  se  faire  en  un  instant  un  asile,  un  domicile,  la  facilité 
de  l’étendre,  et  d’y  trouver,  sans  en  sortir,  une  abondante  subsistance.  Voilà 
sa  nature , ses  mœurs  et  ses  talents , sans  doute  préférables  à des  qualités 
plus  brillantes  et  plus  incompatibles  avec  le  bonheur,  que  l’obscurité  la 
plus  profonde. 

Elle  ferme  l’entrée  de  sa  retraite , n’en  sort  presque  jamais  qu’elle  n’y 
soit  forcée  par  l’abondance  des  pluies  d’été , lorsque  l’eau  la  remplit  ou 
lorsque  le  pied  du  jardinier  en  affaisse  le  dôme;  elle  se  pratique  une  voûte 
en  rond  dans  les  prairies,  et  assez  ordinairement  un  boyau  long  dans  les 
jardins,  parce  qu’il  y a plus  de  facilité  à diviser  et  à soulever  une  terre 
meuble  et  cultivée  qu’un  gazon  ferme  et  tissu  de  racines;  elle  ne  demeure 
ni  dans  la  fange  ni  dans  les  terrains  durs,  trop  compactes  ou  trop  pierreux; 
il  lui  faut  une  terre  douce,  fournie  de  racines  esculentes,  et  surtout  bien 
peuplée  d’insectes  et  de  vers , dont  elle  fait  sa  principale  nourriture. 

Comme  les  taupes  ne  sortent  que  rarement  de  leur  domicile  souterrain , 
elles  ont  peu  d’ennemis,  et  échappent  aisément  aux  animaux  carnassiers; 
leur  plus  grand  fléau  est  le  débordement  des  rivières;  on  les  voit,  dans  les 
inondations,  fuir  en  nombre  à la  nage,  et  faire  tous  leurs  efforts  pour 
gagner  les  terres  plus  élevées;  mais  la  plupart  périssent  aussi  bien  que  leurs 
petits  qui  restent  dans  les  trous;  sans  cela,  les  grands  talents  qu’elles  ont 
pour  la  multiplication  nous  deviendraient  trop  incommodes.  Elles  s’ac- 
couplent vers  la  fin  de  l’hiver;  elles  ne  portent  pas  longtemps,  car  on  trouve 
déjà  beaucoup  de  petits  au  mois  de  mai;  il  y en  a ordinairement  quatre  ou 
cinq  dans  chaque  portée,  et  il  est  assez  aisé  de  distinguer,  parmi  les  mottes 
qu’ elles  élèvent , celles  sous  lesquelles  elles  mettent  bas  : ces  mottes  sont 
faites.avec  beaucoup  d’art,  et  sont  ordinairement  plus  grosses  et  plus  éle- 
vées que  les  autres.  Je  crois  que  ces  animaux  produisent  plus  d’une  fois 
par  an , mais  je  ne  puis  l’àssurer;  ce  qu’il  y a de  certain , c’est  qu’on  trouve 
des  petits  depuis  le  mois  d’avril  jusqu’au  mois  d’août  : peut-être  aussi  que 
les  unes  s’accouplent  plus  tard  que  les  autres. 

Le  domicile  où  elles  font  leurs  petits  mériterait  une  description  particu- 
lière. Il  est  fait  avec  une  intelligence  singulière;  elles  commencent  par 
pousser,  par  élever  la  terre  et  former  une  voûte  assez  élevée;  elles  laissent 
des  cloisons,  des  espèces  de  piliers  de  distance  en  distance;  elles  pressent 
et  battent  la  terre,  la  mêlent  avec  des  racines  et  des  herbes , et  la  rendent 


LA  TAUPE. 


621 


si  dure  et  si  solide  par  dessous,  que  l’eau  ne  peut  pénétrer  la  voûte  à cause 
de  sa  convexité  et  de  sa  solidité;  elles  élèvent  ensuite  un  tertre  par  des- 
sous, au  sommet  duquel  elles  apportent  de  l’herbe  et  des  feuilles  pour  faire 
un  lit  à leurs  petits;  dans  cette  situation,  ils  se  trouvent  au-dessus  du 
niveau  du  terrain,  et  par  conséquent  à l’abri  des  inondations  ordinaires,  et 
en  même  temps  à couvert  de  la  pluie  par  la  voûte  qui  recouvre  le  tertre 
sur  lequel  ils  reposent.  Ce  tertre  est  percé  tout  autour  de  plusieurs  trous 
en  pente,  qui  descendent  plus  bas  et  s’étendent  de  tous  côtés,  comme  autant 
de  routes  souterraines  par  où  la  mère  taupe  peut  sortir  et  aller  chercher  la 
subsistance  nécessaire  à ses  petits  ; ces  sentiers  souterrains  sont  fermes  et 
battus,  s’étendent  à douze  ou  quinze  pas,  et  partent  tous  du  domicile 
comme  des  rayons  d’un  centre.  On  y trouve,  aussi  bien  que  sous  la  voûte, 
des  débris  d’oignons  de  colchique , qui  sont  apparemment  la  première 
nourriture  qu’elle  donne  à ses  petits.  On  voit  bien,  par  cette  disposition, 
qu’elle  ne  sort  jamais  qu’à  une  distance  considérable  de  son  domicile,  et 
que  la  manière  la  plus  simple  et  la  plus  sûre  de  la  prendre  avec  ses  petits 
est  de  faire  autour  une  tranchée  qui  l’environne  en  entier  et  qui  coupe 
toutes  les  communications;  mais  comme  la  taupe  fuit  au  moindre  bruit  et 
qu’elle  tâche  d’emmener  ses  petits , il  faut  trois  ou  quatre  hommes  qui , 
travaillant  ensemble  avec  la  bêche,  enlèvent  la  motte  tout  entière  ou  fassent 
une  tranchée  presque  dans  un  moment , et  qui  ensuite  les  saisissent  ou  les 
attendent  aux  issues. 

Quelques  auteurs  ont  dit  mal  à propos  que  la  taupe  et  le  blaireau  “ 
dormaient  sans  manger  pendant  l’hiver  entier.  Le  blaireau  , comme  nous 
l’avons  dit 6,  sort  de  son  trou  en  hiver  comme  en  été , pour  chercher  sa 
subsistance , et  il  est  aisé  de  s’en  assurer  par  les  traces  qu’il  laisse  sur  la 
neige.  La  taupe  dort  si  peu  pendant  tout  l’hiver,  qu’elle  pousse  la  terre 
comme  en  été,  et  que  les  gens  de  la  campagne  disent,  comme  par  pro- 
verbe : Les  taupes  poussent , le  dégel  nest  pas  loin.  Elles  cherchent , à la 
vérité,  les  endroits  les  plus  chauds:  les  jardiniers  en  prennent  souvent 
autour  de  leurs  couches  aux  jnois  de  décembre,  de  janvier  et  de  février. 

La  taupe  ne  se  trouve  guère  que  dans  les  pays  cultivés  ; il  n’y  en  a point 
dans  les  déserts  arides  ni  dans  les  climats  froids , où  la  terre  est  gelée  pen- 
dant la  plus  grande  partie  de  l’année.  L’animal  qu’on  a appelé  taupe  de 
Sibérie  0 *,  qui  a le  poil  vert  et  or,  est  d’une  espèce  différente  de  nos  taupes, 
qui  ne  sont  en  abondance  que  depuis  la  Suède  d jusqu’en  Barbarie  e ; car  le 

a.  Ursus,  Meles,  Erinaceus , Talpa,  Vcspertilio  per  hyemem  dormiunt  abstemii.  Linnæi 
Fauna  suecica.  Stockolmiæ  , 1746 , p.  8. 

b.  Voyez  l’article  du  Blaireau. 

c.  Vid.  Albert.  Seba.  Amstelædami,  1734,  vol.  I,  p.  5. 

d.  Vid.  Linnæi  Faun.  suecic.  Stockolm. , 1746,  p.  7. 

e.  Voyez  les  Voyages  du  docteur  Shaw.  Amsterdam,  1743,  t.  I,  p.  322, 

1.  Le  zocor  ( mus  aspalax.  Gmel.  ).  * 


622 


LA  TAUPE. 


silence  des  voyageurs  nous  fait  présumer  qu’elles  ne  se  trouvent  point 
dans  les  climats  plus  chauds.  Celles  d’Amérique  sont  aussi  différentes  : la 
taupe  de  Virginie  a 1 est  cependant  assez  semblable  à la  nôtre , à l’excep- 
tion de  la  couleur  du  poil,  qui  est  mêlée  de  pourpre  foncé;  mais  la  taupe 
rouge  d’Amérique  b 2 est. un  autre  animal.  Il  y a seulement  deux  ou  trois 
variétés  dans  l’espèce  commune  de  nos  taupes  ; on  en  trouve  de  plus  ou 
moins  brunes  et  de  plus  ou  moins  noires  : nous  en  avons  vu  de  toutes 
blanches,  et  Séba  fait  mention  c et  donne  la  figure  d’une  taupe  tachée  de 
noir  et  de  blanc,  qui  se  trouve  en  Ost-Frise , et  qui  est  un  peu  plus  grosse 
que  la  taupe  ordinaire  3. 


LA  CHAUVE-SOURIS.* 

Quoique  tout  soit  également  parfait  en  soi,  puisque  tout  est  sorti  des 
mains  du  Créateur,  il  est  cependant,  relativement  à nous,  des  êtres  accom- 
plis, et  d’autres  qui  semblent  être  imparfaits  ou  difformes.  Les  premiers 
sont  ceux  dont  la  figure  nous  paraît  agréable  et  complète,  parce  que  toutes 
les  parties  sont  bien  ensemble,  que  le  corps  et  les  membres  sont  propor- 
tionnés, les  mouvements  assortis,  toutes  les  fonctions  faciles  et  naturelles. 
Les  autres,  qui  nous  paraissent  hideux,  sont  ceux  dont  les  qualités  nous 
sont  nuisibles,  ceux  dont  la  nature  s’éloigne  de  la  nature  commune,  et 
dont  la  forme  est  trop  différente  des  formes  ordinaires  desquelles  nous 
avons  reçu  les  premières  sensations,  et  tiré  les  idées  qui  nous  servent  de 
modèles  pour  juger.  Une  tête  humaine  sur  un  cou  de  cheval,  le  corps  cou- 
vert de  plumes,  et  terminé  par  une  queue  de  poisson,  n’offrent  un  tableau 
d’une  énorme  difformité  que  parce  qu’on  y réunit  ce  que  la  nature  a de 
plus  éloigné.  Un  animal  qui,  comme  la  chauve-souris,  est  à demi  quadru- 
pède, à demi  volatile,  et  qui  n’est  en  tout  ni  l’un  ni  l’autre,  est,  pour  ainsi 

a.  Voyez  Albert  Seba,  vol.  I,  p.  5. 

b.  Ibid. 

c.  Cette  taupe  a été  trouvée  eu  Ost-Frise,  dans  le  grand  chemin.  Elle  est  un  peu  plus  longue 
que  les  taupes  ordinaires , dont  au  reste  elle  ne  diffère  que  par  sa  peau , qui  est  toute  marbrée 
sur  le  dos  et  sous  le  ventre  de  taches  blanches  et  noires,  dans  lesquelles  pourtant  on  distingue 
comme  un  mélange  de  poils  gris  aussi  fins  que  de  la  soie.  Le  museau  de  cet  animal  est  long  et 
hérissé  d’un  long  poil  ; les  yeux  sont  si  petits , que  l’on  a de  la  peine  à découvrir  l’ouverture 
des  paupières.  Albert  Seba,  vol.  I,  p.  68. 

1.  Espèce  douteuse. 

2.  La  chrysochlore  du  Cap,  ou  taupe  dorée. 

3.  11  y a des  taupes  toutes  blanches  : c’est  Y albinisme  complet;  et  des  taupes  tachées  de 
noir  et  de  blanc  : c’est  le  demi- albinisme. 

* Vespertilio  murinus  (Linn.  ).  — Ordre  des  Carnassiers  ; famille  des  Chéiroptères  ; genre 
Chauve-souris  ( Cu v.  ) . 


LA  CH  AU  VE-SOU  RIS. 


623 


dire,  un  être  monstre,  en  ce  que,  réunissant  les  attributs  de  deux  genres  si 
différents  , il  ne  ressemble  à aucun  des  modèles  que  nous  offrent  les 
grandes  classes  de  la  nature.  Il  n’est  qu’imparfaitement  quadrupède,  et  il 
est  encore  plus  imparfaitement  oiseau.  Un  quadrupède  doit  avoir  quatre 
pieds,  un  oiseau  a des  plumes  et  des  ailes;  dans  la  chauve-souris,  les  pieds 
de  devant  ne  sont  ni  des  pieds  ni  des  ailes,  quoiqu’elle  s’en  serve  pour 
voler,  et  qu’elle  puisse  aussi  s’en  servir  pour  se  traîner  : ce  sont,  en  effet, 
des  extrémités  difformes  dont  les  os  sont  monstrueusement  allongés,  et 
réunis  par  une  membrane  qui  n’est  couverte  ni  de  plumes,  ni  même  de 
poils,  comme  le  reste  du  corps  : ce  sont  des  espèces  d’ailerons,  ou,  si  l’on 
veut,  des  pattes  ailées  où  l’on  ne  voit  que  l’ongle  d’un  pouce  court,  et  dont 
les  quatre  autres  doigts  trè  -longs  ne  peuvent  agir  qu’enscmble,  et  n’ont 
point  de  mouvements  propres,  ni  de  fonctions  séparées  : ce  sont  des  espèces 
de  mains  dix  fois  plus  grandes  que  les  pieds,  et  en  tout  quatre  fois  plus 
longues  que  le  corps  entier  de  l’animal  : ce  sont,  en  un  mot,  des  parties 
qui  ont  plutôt  l’air  d’un  caprice  que  d’une  production  régulière.  Cette 
membrane  couvre  les  bras,  forme  les  ailes  ou  les  mains  de  l’anima! , se 
réunit  à la  peau  de  son  corps,  et  enveloppe  en  même  temps  ses  jambes,  et 
même  sa  queue  qui,  par  cette  jonction  bizarre,  devient,  pour  ainsi  dire, 
l’un  de  ses  doigts.  Ajoutez  à ces  disparates  et  à ces  disproportions  du  corps 
et  des  membres  les  difformités  delà  tête,  qui  souvent  sont  encore  plus 
grandes;  car,  dans  quelques  espèces,  le  nez  est  à peine  visible,  les  yeux 
sont  enfoncés  tout  près  de  la  conque  de  l’oreille,  et  se  confondent  avec  les 
joues;  dans  d’autres,  les  oreilles  sont  aussi  longues  que  le  corps,  ou  bien 
la  face  est  tortillée  en  forme  de  fer  à cheval,  et  le  nez  recouvert  par  une 
espèce  de  crête.  La  plupart  ont  la  tête  surmontée  par  quatre  oreillons; 
toutes  ont  les  yeux  pe  tits,  obscurs  et  couverts,  le  nez  ou  plutôt  les  naseaux 
informes,  la  gueule  fendue  de  l’une  à l’autre  oreille;  toutes  aussi  cher- 
chent à se  cacher,  fuient  la  lumière,  n’habitent  que  les  lieux  ténébreux, 
n’en  sortent  que  la  nuit,  y rentrent  au  point  du  jour  pour  demeurer  collées 
contre  les  murs.  Leur  mouvement  dans  l'air  est  moins  un  vol  qu’une 
espèce  de  voltigement  incertain  qu’elles  semblent  n’exécuter  que  par  effort 
et  d’une  manière  gauche;  elles  s’élèvent  de  terre  avec  peine,  elles  ne 
volent  jamais  à une  grande  hauteur,  elles  ne  peuvent  qu’imparfaitement 
précipiter,  ralentir,  ou  même  diriger  leur  vol;  il  n’est  ni  très-rapide  ni 
bien  direct,  il  se  fait  par  des  vibrations  brusques  dans  une  direction  oblique 
et  tortueuse;  elles  ne  laissent  pas  de  saisir  en  passant  les  moucherons,  les 
cousins,  et  surtout  les  papillons  phalènes  qui  ne  volent  que  la  nuit;  elles 
les  avalent,  pour  ainsi  dire,  tout  entiers,  et  l’on  voit  dans  leurs  excréments 
les  débris  des  ailes  et  des  autres  parties  sèches  qui  ne  peuvent  se  digérer. 
Étant  un  jour  descendu  dans  les  grottes  d’Arcy  pour  en  examiner  les  sta- 
lactites, je  fus  surpris  de  trouver  sur  un  terrain  tout  couvert  d’albàlre,  et 


624 


LA  CIIAUVE-SOURIS. 


dans  un  lieu  si  ténébreux  et  si  profond,  une  espèce  de  terre  qui  était  d’une 
toute  autre  nature  : c’était  un  tas  épais  et  large  de  plusieurs  pieds  d’une 
matière  noirâtre,  presque  entièrement  composée  de  portions  d’ailes  et  de 
pattes  de  mouches  et  de  papillons,  comme  si  ces  insectes  se  fussent  rassem- 
blés en  nombre  immense  et  réunis  dans  ce  lieu  pour  y périr  et  pourrir 
ensemble.  Ce  n’était  cependant  autre  chose  que  de  la  fiente  de  chauves- 
souris,  amoncelée  probablement  pendant  plusieurs  années  dans  l’endroit 
de  ces  voûtes  souterraines,  qu’elles  habitaient  de  préférence;  car  dans 
toute  l’étendue  de  ces  grottes,  qui  est  de  plus  d’un  demi-quart  de  lieue,  je  ne 
vis  aucun  autre  amas  d’une  pareille  matière,  et  je  jugeai  que  les  chauves- 
souris  avaient  fixé  dans  cet  endroit  leur  demeure  commune,  parce  qu’il 
y parvenait  encore  une  très-faible  lumière  par  l’ouverture  de  la  grotte, 
et  qu’elles  n’allaient  pas  plus  avant  pour  ne  pas  s’enfoncer  dans  une  obs- 
curité trop  profonde. 

Les  chauves-souris  sont  de  vrais  quadrupèdes  ; elles  n’ont  rien  de  com- 
mun que  le  vol  avec  les  oiseaux;  mais  comme  l’action  de  voler  suppose 
une  très-grande  force  dans  la  partie  supérieure  du  corps  et  dans  les  membres' 
antérieurs,  elle  ont  les  muscles  pectoraux  beaucoup  plus  forts  et  plus  char- 
nus qu’aucun  des  quadrupèdes,  et  l’on  peut  dire  que  par  là  elles  ressem- 
blent encore  aux  oiseaux:  elles  en  diffèrent  par  tout  le  reste  de  la  confor- 
mation, tant  extérieure  qu’intérieure;  les  poumons,  le  cœur,  les  organes  de 
la  génération,  tous  les  autres  viscères,  sont  semblables  à ceux  des  quadru- 
pèdes , à l’exception  de  la  verge  qui  est  pendante  et  détachée,  ce  qui  est 
particulier  à l’homme,  aux  singes  et  aux  chauves-souris;  elles  produisent, 
comme  les  quadrupèdes,  leurs  petits  vivants  ; enfin  elles  ont , comme  eux , 
des  dents  et  des  mamelles  : l’on  assure  qu’elles  ne  portent  que  deux  petits, 
qu’elles  les  allaitent  et  les  transportent  même  en  volant.  C’est  en  été  qu’elles 
s’accouplent  et  qu’elles  mettent  bas , car  elles  sont  engourdies  pendant 
l’hiver  : les  unes  se  recouvrent  de  leurs  ailes,  comme  d’un  manteau , s’ac- 
crochent à la  voûte  de  leur  souterrain  par  les  pieds  de  derrière,  et  demeu- 
rent ainsi  suspendues;  les  autres  se  collent  contre  les  murs  ou  se  recèlent 
dans  des  trous;  elles  sont  toujours  en  nombre  pour  se  défendre  du  froid  : 
toutes  passent  l’hiver  sans  bouger,  sans  manger,  ne  se  réveillent  qu’au 
printemps,  et  se  recèlent  de  nouveau  vers  la  fin  de  l’automne.  Elles  sup- 
portent plus  aisément  la  diète  que  le  froid,  elles  peuvent  passer  plusieurs 
jours  sans  manger,  et  cependant  elles  sont  du  nombre  des  animaux  carnas- 
siers; car  lorsqu’elles  peuvent  entrer  dans  une  office  , elles  s’attachent  aux 
quartiers  de  lard  qui  y sont  suspendus,  et  elles  mangent  aussi  de  la  viande 
crue  ou  cuite,  fraîche  ou  corrompue. 

Les  naturalistes  qui  nous  ont  précédés  ne  connaissaient  que  deux  espèce:, 
de  chauve-souris.  M.  Daubenton  en  a trouvé  cinq  autres  qui  sont,  aussi 
bien  que  les  deux  premières  espèces,  naturelles  à notre  climat;  elles  y sont 


LA  CHAUVE-SOURIS. 


625 


même  aussi  communes,  aussi  abondantes,  et  il  est  assez  étonnant  qu’aucun 
observateur  ne  les  eût  remarquées.  Ces  sept  espèces  sont  très -distinctes, 
très -différentes  les  unes  des  autres,  et  n’habitent  même  jamais  ensemble 
dans  le  même  lieu. 

La  première , qui  était  connue , est  la  chauve-souris  commune , ou  la 
chauve-souris  proprement  dite  '. 

La  seconde  est  la  chauve-souris  à grandes  oreilles,  que  nous  nomme- 
rons l’ oreillard*- , qui  a aussi  été  reconnue  par  les  naturalistes  et  indiquée 
par  les  nomenclateurs  a.  L’oreillard  est  peut-être  plus  commun  que  la 
chauve-souris  : il  est  bien  plus  petit  de  corps  ; il  a aussi  les  ailes  beaucoup 
plus  courtes,  le  museau  moins  gros  et  plus  pointu , les  oreilles  d’une  gran- 
deur démesurée. 

La  troisième  espèce,  que  nous  appellerons  la  nodule 3,  du  mot  italien 
nottula,  n’était  pas  connue,  cependant  elle  est  très-commune  en  France,  et 
on  la  rencontre  même  plus  fréquemment  que  les  deux  espèces  précédentes. 
On  la  trouve  sous  les  toits , sous  les  gouttières  de  plomb  des  châteaux,  des 
églises,  et  aussi  dans  les  vieux  arbres  creux.  Elle  est  presque  aussi  grosse 
que  la  chauve-souris;  elle  a les  oreilles  courtes  et  larges,  le  poil  roussâtre, 
la  voix  aigre,  perçante,  et  assez  semblable  au  son  d’un  timbre  de  fer. 

Nous  nommerons  sérotinei  la  quatrième  espèce,  qui  n’était  nullement 
connue;  elle  est  plus  petite  que  la  chauve-souris  et  que  la  noctule;  elle  est 
à peu  près  de  la  grandeur  de  l’oreillard,  mais  elle  en  diffère  par  les  oreilles 
qu’elle  a courtes  et  pointues,  et  par  la  couleur  du  poil;  elle  a les  ailes  plus 
noires  et  le  poil  d’un  brun  plus  foncé. 

Nous  appellerons  la  cinquième  espèce,  qui  n’était  pas  connue , la  pipi- 
strelle 5,  du  mot  italien  pipistrello , qui  signifie  aussi  chauve-souris.  La 
pipistrelle  n’est  pas , à beaucoup  près , aussi  grosse  que  la  chauve-souris 
ou  la  noctule,  ni  même  que  la  sérotine  ou  l’oreillard  : de  toutes  les  chauves- 
souris,  c’est  la  plus  petite  et  la  moins  laide , quoiqu’elle  ait  la  lèvre  supé- 
rieure fort  renflée , les  yeux  très-petits,  très-enfoncés , et  le  front  très-cou- 
vert  de  poil. 

La  sixième  espèce,  qui  n’était  pas  connue,  sera  nommée  barbastelle 6,  du 
mot  italien  barbastello , qui  signifie  encore  chauve-souris.  Cet  animal  est  à 
peu  près  de  la  grosseur  de  l’oreillard;  il  a les  oreilles  aussi  larges,  mais  bien 
moins  longues  ; le  nom  de  barbastelle  lui  convient  d’autant  mieux  qu’il 

a.  Vespertilio.  Aldrovand.  Avi.,  p.  S71. 

Vespertilio  auriculis  quaternis.  Jonst.  Avi. , p.  34. 

Vespertilio  vulgaris , auriculis  duplicibus.  Klein,  de  quadrvp. , p.  61. 

La  petite  chauve-souris  de  notre  pays.  Vespertilio  murini  coloris,  pedibus  omnibus  penta~ 
dactylis,  auriculis  duplicibus Vespertilio  minor.  Brisson,  Règn.  anim. , p.  226. 

1.  Vespertilio  Murinus  (Linn.).  — 2.  Vespertilio  auritus  (Linn.) 

3.  Vespertilio  noctula  (Linn.  ).  — 4.  Vespertilio  serotinus  (Linn.). 

5.  Vespertilio  pipistrelus  (Gmel.  ).  — 6.  Vespertilio  barbastelus  (Gmel.  ). 

il.  40 


626 


LA  CHAUVE-SOURIS. 


paraît  avoir  une  grosse  moustache , ce  qui  cependant  n’est  qu’une  appa- 
rence occasionnée  par  le  renflement  des  joues  qui  forment  un  bourrelet 
au-dessus  des  lèvres  ; il  a le  museau  très-court,  le  nez  fort  aplati  et  les 
yeux  presque  dans  les  oreilles. 

Enfin  , nous  nommerons  fer-à-cheval 1 une  septième  espèce  qui  n’était 
nullement  connue  ; elle  est  très-frappante  par  la  singulière  difformité  de  sa 
face,  dont  le  trait  le  plus  apparent  et  le  plus  marqué  est  un  bourrelet  en 
forme  de  fer  à cheval  autour  du  nez  et  sur  la  lèvre  supérieure;  on  la  trouve 
très-communément  en  France,  dans  les  murs  et  dans  les  caveaux  des  vieux 
châteaux  abandonnés.  Il  y en  a de  petites  et  de  grosses,  mais  qui  sont  au 
reste  si  semblables  par  la  forme,  que  nous  les  avons  jugées  de  la  même 
espèce;  seulement,  comme  nous  en  avons  beaucoup  vu  sans  en  trouver  de 
grandeur  moyenne  entre  les  grosses  et  les  petites , nous  ne  décidons  pas  si 
l’âge  seul  produit  cette  différence,  ou  si  c’est  une  variété  constante  dans  la 
même  espèce  2. 


LE  LOIR.  * 

Nous  connaissons  trois  espèces  de  loirs,  qui,  comme  la  marmotte, 
dorment  pendant  l’hiver  : le  loir,  le  lérot  et  le  muscardin  ; le  loir  est  le 
plus  gros  des  trois,  le  muscardin  est  le  plus  petit.  Plusieurs  auteurs  ont 
confondu  l’une  de  ces  espèces  avec  les  deux  autres,  quoiqu’elles  soient 
toutes  trois  très-distinctes,  et  par  conséquent  très-aisées  à reconnaître  et  à 
distinguer.  Le  loir  est  à peu  près  de  la  grandeur  de  l’écureuil  ; il  a,  comme 
lui,  la  queue  couverte  de  longs  poils;  le  lérot  n’est  pas  si  gros  que  le  rat, 
il  a la  queue  couverte  de  poils  très-courts,  avec  un  bouquet  de  poils  longs 
à l’extrémité;  le  muscardin  n’est  pas  plus  gros  que  la  souris,  il  a la  queue 
couverte  de  poils  plus  longs  que  le  lérot,  mais  plus  courts  que  le  loir, avec 
un  gros  bouquet  de  longs  poils  à l’extrémité.  Le  lérot  diffère  des  deux 
autres  par  les  marques  noires  qu’il  a près  des  yeux , et  le  muscardin  par  la 
couleur  blonde  de  son  poil  sur  le  dos.  Tous  trois  sont  blancs  ou  blan- 

1.  Il  y a deux  espèces  de  chauves-souris  fer-à-cheval  : le  grand  fer-à-cheval  ( Vespertilio 
ferrum  equinum.  Linn.  — Rhinolophus  unihastatus.  Geoff.),  et  le  petit  fer-à-cheval  ( Rhino - 
lophus  biliastatus.  Geoff.). 

2.  Voyez  la  note  précédente.  — Buffon  ne  comptait  encore  que  sept  espèces  de  chauves- 
souris,  Depuis  B nffon , le  nombre  des  espèces  connues  s’est  singulièrement  accru.  Dans  Cuvier, 
les  chauves-souris  forment  une  grande  famille , laquelle  comprend  jusqu’à  quinze  ou  seize 
genres  ou  sous-genres:  les  Roussettes , les  Molosses,  les  Noctilions , les  Phylostomes , les 
Mégadermes,  les  Rhinolophes , les  Nyctères , les  Rhinopomes , les  Vespertilions,  les  Oreil- 
lards, etc. , etc.  Aujourd’hui  chacun  de  ces  genres  est  devenu  une  famille , et  la  famille  un 
ordre  : l’ordre  des  chéiroptères. 

Mus  glis  { Linn.  ).  — Myoxus  glis  (Gmel.  ).  — Ordre  des  Rongeurs;  genre  Loir  (Cuv.  ). 


LE  LOIR. 


627 


châtres  sous  la  gorge  et  le  ventre;  mais  le  lérot  est  d’un  assez  beau  blanc, 
le  loir  n’est  que  blanchâtre,  et  le  muscardin  est  plutôt  jaunâtre  que  blanc 
dans  toutes  les  parties  inférieures. 

C’est  improprement  que  l’on  dit  que  ces  animaux  dorment  pendant 
l’hiver  : leur  état  n’est  point  celui  d’un  sommeil  naturel,  c’est  une  torpeur, 
un  engourdissement  des  membres  et  des  sens , et  cet  engourdissement  est 
produit  par  le  refroidissement  du  sang.  Ces  animaux  ont  si  peu  de  chaleur 
intérieure,  qu’elle  n’excède  guère  celle  de  la  température  de  l’air  *.  Lorsque 
la  chaleur  de  l’air  est  au  thermomètre  de  dix  degrés  au-dessus  de  la  congé- 
lation, celle  de  ces  animaux  n’est  aussi  que  de  dix  degrés.  Nous  avons 
plongé  la  boule  d’un  petit  thermomètre  dans  le  corps  de  plusieurs  lérots 
vivants  : la  chaleur  de  l’intérieur  de  leur  corps  était  à peu  près  égale  à la 
température  de  l’air  ; quelquefois  même,  le  thermomètre  plongé,  et,  pour 
ainsi  dire,  appliqué  sur  le  cœur,  a baissé  d’un  demi-degré  ou  d’un  degré, 
la  température  de  l’air  étant  à onze.  Or,  l’on  sait  que  la  chaleur  de 
l’homme , et  de  la  plupart  des  animaux  qui  ont  de  la  chair  et  du  sang , 
excède  en  tout  temps  trente  degrés1  2 ; il  n’est  donc  pas  étonnant  que  ces  ani- 
maux, qui  ont  si  peu  de  chaleur  en  comparaison  des  autres,  tombent  dans 
l’engourdissement  dès  que  cette  petite  quantité  de  chaleur  intérieure  cesse 
d’être  aidée  par  la  chaleur  extérieure  de  l’air,  et  cela  arrive  lorsque  le 
thermomètre  n’est  plus  qu’à  dix  ou  onze  degrés  au-dessus  de  la  congéla- 
tion. C’est  là  la  vraie  cause  de  l’engourdissement  de  ces  animaux3;  cause 
que  l’on  ignorait,  et  qui  cependant  s’étend  généralement  sur  tous  les  ani- 
maux qui  dorment  pendant  l’hiver;  car  nous  l’avons  reconnue  dans  les 
loirs,  dans  les  hérissons,  dans  les  chauves-souris;  et,  quoique  nous  n’ayons 
pas  eu  occasion  de  l’éprouver  sur  la  marmotte,  je  suis  persuadé  qu’elle  a 
le  sang  froid  comme  les  autres , puisqu’elle  est  comme  eux  sujette  à l’en- 
gourdissement pendant  l’hiver. 

Cet  engourdissement  dure  autant  que  la  cause  qui  le  produit , et  cesse 
avec  le  froid;  quelques  degrés  de  chaleur  au-dessus  de  dix  ou  onze  suf- 
fisent pour  ranimer  ces  animaux , et , si  on  les  tient  pendant  l’hiver  dans 

1.  Il  faut  distinguer  la  température  de  l’animal  à l’état  de  veille  de  la  température  de  l’ani- 
mal à l’état  d’hibernation , de  sommeil  d’hiver.  A l’état  de  veille , la  température  du  loir,  du 
lérot , de  la  marmotte,  etc.,  est  la  même  que  celle  de  tous  les  autres  mammifères;  à l’état 
d’hibernation,  la  température  de  l’animal  engourdi  n’excède  guère  celle  de  l’air.  (Voyez  la 
note  de  la  page  617.  ) 

2.  La  température  de  l’homme  et  des  mammifères  est  de  32°  Réaumur  ( 38°  cent.  ).  — Et 
cette  température  est  constante,  c’est-à-dire  indépendante  de  la  température  extérieure. — Ce  qui 
est  particulier  aux  animaux  hibernants,  c’est  que  leur  température,  qui  est  aussi  de  38°,  tant 
qu’ils  sont  éveillés,  tombe  au  degré  de  la  température  extérieure,  dès  qu’ils  sont  plongés  dans 
leur  sommeil  d’hiver.  (Voyez  Saissy  : Recherches  sur  les  animaux  hibernants , p.  14  et  suiv.  ) 

3.  L’abaissement  de  la  température  extérieure  est  la  cause  provocatrice  de  l’engourdisse- 
ment. — L’abaissement  de  la  température  propre  de  l’animal  est  l'effet  et  non  la  cause  de 
l’engourdissement . 


628 


LE  LOIR. 


un  lieu  bien  chaud,  ils  ne  s’engourdissent  point  du  tout;  ils  vont  et  vien- 
nent, ils  mangent  et  dorment  seulement  de  temps  en  temps,  comme  tous 
les  autres  animaux.  Lorsqu’ils  sentent  le  froid,  ils  se  serrent  et  se  mettent 
en  boule  pour  offrir  moins  de  surface  à l’air  et  se  conserver  un  peu  de 
chaleur  : c’est  ainsi  qu’on  les  trouve  en  hiver  dans  les  arbres  creux , dans 
les  trous  des  murs  exposés  au  midi  ; ils  y gisent  en  boule , et  sans  aucun 
mouvement,  sur  de  la  mousse  et  des  feuilles  : on  les  prend,  on  les  tient, 
on  les  roule  sans  qu’ils  remuent,  sans  qu’ils  s’étendent;  rien  ne  peut  les 
faire  sortir  de  leur  engourdissement  qu’une  chaleur  douce  et  graduée  ';  ils 
meurent  lorsqu’on  les  met  tout  à coup  près  du  feu;  il  faut,  pour  les 
dégourdir,  les  en  approcher  par  degrés.  Quoique  dans  cet  état  ils  soient 
sans  aucun  mouvement,  qu’ils  aient  les  yeux  fermés  et  qu’ils  paraissent 
privés  de  tout  usage  des  sens , ils  sentent  cependant  la  douleur  lorsqu’elle 
est  très-vive;  une  blessure1 2,  une  brûlure  leur  fait  faire  un  mouvement  de 
contraction  et  un  petit  cri  sourd  qu’ils  répètent  même  plusieurs  fois  : la 
sensibilité  intérieure  subsiste  donc  aussi  bien  que  l’action  du  cœur  et  des 
poumons.  Cependant  il  est  à présumer  que  ces  mouvements  vitaux  ne 
s’exercent  pas  dans  cet  état  de  torpeur  avec  la  même  force,  et  n’agissent 
pas  avec  la  même  puissance  que  dans  l’état  ordinaire  ; la  circulation 3 ne  se 
fait  probablement  que  dans  les  plus  gros  vaisseaux , la  respiration  est  faible 
et  lente,  les  sécrétions  sont  très-peu  abondantes,  les  déjections  nulles;  la 
transpiration  est  presque  nulle  aussi,  puisqu’ils  passent  plusieurs  mois 
sans  manger,  ce  qui  ne  pourrait  être , si  dans  ce  temps  de  diète  ils  per- 
daient de  leur  substance  autant,  à proportion,  que  dans  les  autres  temps 
où  ils  la  réparent  en  prenant  de  la  nourriture.  Ils  en  perdent  cependant, 
puisque  dans  les  hivers  trop  longs  ils  meurent  dans  leurs  trous  : peut-être 
aussi  n’est-ce  pas  la  durée,  mais  la  rigueur  du  froid  qui  les  fait  périr;  car, 
lorsqu’on  les  expose  à une  forte  gelée,  ils  meurent  en  peu  de  temps4. 
Ce  qui  me  ferait  croire  que  ce  n’est  pas  la  trop  grande  déperdition  de  sub- 
stance qui  les  fait  mourir  dans  les  grands  hivers , c’est  qu’en  automne  ils 
sont  excessivement  gras,  et  qu’ils  le  sont  encore  lorsqu’ils  se  raniment  au 
printemps  : cette  abondance  de  graisse  est  une  nourriture  intérieure  qui 
suffit  pour  les  entretenir  et  pour  suppléer  à ce  qu’ils  perdent  par  la  trans- 
piration. 

1.  Une  excitation  extérieure  quelconque  suffit  pour  les  réveiller;  mais  il  ne  sortent  jamais 
de  leur  léthargie  qu’au  bout  d’un  certain  temps  et  qu’après  de  grands  efforts  d 'inspiration. 

2.  On  peut  couper  un  membre  à un  loir  ou  à un  lérot  engourdi,  sans  que  l’animal  paraisse 
en  souffrir,  sans  qu’il  s’éveille  immédiatement , et  sans  que  le  sang  coule.  Je  me  suis  assuré, 
par  mes  expériences  sur  ces  animaux,  que  la  cicatrisation  s’opère  parfaitement  pendant  l’hiber- 
nation. 

3.  La  circulation  est  presque  entièrement  suspendue  ; la  respiration  alternativement  cesse 
et  renaît;  les  déjections  sont  abondantes. 

4.  J’ai  toujours  vu,  au  contraire,  qu’un  froid  très-vif  zi  soudain  les  réveille. 


LE  LOIR. 


629 


Au  reste , comme  le  froid  est  la  seule  cause  de  leur  engourdissement , et 
qu’ils  ne  tombent  dans  cet  état  que  quand  la  température  de  l’air  est  au- 
dessous  de  dix  ou  onze  degrés , il  arrive  souvent  qu’ils  se  raniment  même 
pendant  l’hiver;  car  il  y a des  heures,  des  jours,  et  même  des  suites  de 
jours,  dans  cette  saison,  où  la  liqueur  du  thermomètre  se  soutient  à douze, 
treize,  quatorze,  etc.  degrés,  et,  pendant  ce  temps  doux,  les  loirs  sortent  de 
leurs  trous  pour  chercher  à vivre,  ou  plutôt  ils  mangent  les  provisions 
qu’ils  ont  ramassées  pendant  l’automne,  et  qu’ils  y ont  transportées. 
Aristote  a dit a,  et  tous  les  naturalistes  ont  dit  après  Aristote , que  les  loirs 
passent  tout  l’hiver  sans  manger,  et  que  dans  ce  temps  même  de  diète  ils 
deviennent  extrêmement  gras , que  le  sommeil  seul  les  nourrit  plus  que  les 
aliments  ne  nourrissent  les  autres  animaux.  Le  fait  non-seulement  n’est  pas 
vrai , mais  la  supposition  même  du  fait  n’est  pas  possible.  Le  loir  engourdi 
pendant  quatre  ou  cinq  mois  ne  pourrait  s’engraisser  que  de  l’air  qu’il  res- 
pire1 : accordons  si  l’on  veut  (et  c’est  beaucoup  trop  accorder)  qu’une 
partie  de  cet  air  se  tourne  en  nourriture , en  résultera-t-il  une  augmenta- 
tion si  considérable?  cette  nourriture  si  légère  pourra-t-elle  même  suflire  à 
la  déperdition  continuelle  qui  se  fait  par  la  transpiration?  Ce  qui  a pu  faire 
tomber  Aristote  dans  cette  erreur,  c’est  qu’en  Grèce,  où  les  hivers  sont 
tempérés,  les  loirs  ne  dorment  pas  continuellement,  et  que  prenant  de  la 
nourriture,  peut-être  abondamment,  toutes  les  fois  que  la  chaleur  les 
ranime,  il  les  aura  trouvés  très-gras,  quoique  engourdis.  Ce  qu’il  y a de 
vrai,  c’est  qu’ils  sont  gras  en  tout  temps,  et  plus  gras  en  automne  qu’en 
été  : leur  chair  est  assez  semblable  à celle  du  cochon  d’Inde.  Les  loirs  fai- 
saient partie  de  la  bonne  chère  chez  les  Romains;  ils  en  élevaient  en  quan- 
tité.'Varron  donne  la  manière  de  faire  des  garennes  de  loirs,  et  Apicius  celle 
d’en  faire  des  ragoûts  : cet  usage  n’a  point  été  suivi,  soit  qu’on  ait  eu  du 
dégoût  pour  ces  animaux,  parce  qu’ils  ressemblent  aux  rats,  soit  qu’en  effet 
leur  chair  ne  soit  pas  de  bien  bon  goût.  J’ai  ouï  dire  à des  paysans  qui  en 
avaient  mangé  qu’elle  n’était  guère  meilleure  que  celle  du  rat  d’eau. 
Au  reste , il  n’y  a que  le  loir  qui  soit  mangeable;  le  lérot  a la  chair  mau- 
vaise et  d’une  odeur  désagréable. 

Le  loir  ressemble  assez  à l’écureuil  par  les  habitudes  naturelles;  il  habite 
comme  lui  les  forêts,  il  grimpe  sur  les  arbres,  saute  de  branche  en  branche, 
moins  légèrement  à la  vérité  que  l’écureuil,  qui  a les  jambes  plus  longues, 
le  ventre  bien  moins  gros , et  qui  est  aussi  maigre  que  le  loir  est  gras  : 
cependant  ils  vivent  tous  deux  des  mêmes  aliments;  de  la  faîne,  des  noi- 
settes, de  la  châtaigne,  d’autres  fruits  sauvages,  font  leur  nourriture 
ordinaire.  Le  loir  mange  aussi  de  petits  oiseaux  qu’il  prend  dans  les  nids; 

a.  Hist.  animal. , lib.  vm , cap.  xvn. 

1.  Aristote  s’est  tout  simplement  trompé  : les  animaux  hibernants  sortent  toujours  très- 
amaigris  de  leur  sommeil  d’hiver. 


630 


LE  LOIR. 


il  ne  fait  point  de  bauge  au-dessus  des  arbres  comme  l’écureuil , mais  il  se 
fait  un  lit  de  mousse  dans  le  tronc  de  ceux  qui  sont  creux;  il  se  gîte  aussi 
dans  les  fentes  des  rochers  élevés,  et  toujours  dans  des  lieux  secs;  il  craint 
l’humidité,  boit  peu  et  descend  rarement  à terre;  il  diffère  encore  de  l’écu- 
reuil en  ce  que  celui-ci  s’apprivoise,  et  que  l’autre  demeure  toujours 
sauvage.  Les  loirs  s’accouplent  sur  la  fin  du  printemps,  ils  font  leurs  petits 
en  été , les  portées  sont  ordinairement  de  quatre  ou  de  cinq  ; ils  croissent 
vite,  et  l’on  assure  qu’ils  ne  vivent  que  six  ans.  En  Italie,  où  l’on  est 
encore  dans  l’usage  de  les  manger,  on  fait  des  fosses  dans  les  bois,  que  l’on 
tapisse  de  mousse,  qu’on  recouvre  de  paille,  et  où  l’on  jette  de  la  faîne;  on 
choisit  un  lieu  sec  à l’abri  d’un  rocher  exposé  au  midi,  les  loirs  s’y  rendent 
en  nombre,  et  on  les  y trouve  engourdis  vers  la  fin  de  l’automne;  c’est  le 
temps  où  ils  sont  les  meilleurs  à manger.  Ces  petits  animaux  sont  coura- 
geux, et  défendent  leur  vie  jusqu’à  la  dernière  extrémité  ; ils  ont  les  dents 
de  devant  très-longues  et  très-fortes,  aussi  mordent-ils  violemment;  ils  ne 
craignent  ni  la  belette  ni  les  petits  oiseaux  de  proie,  ils  échappent  au 
renard,  qui  ne  peut  les  suivre  au-dessus  des  arbres;  leurs  plus  grands 
ennemis  sont  les  chats  sauvages  et  les  martes. 

Cette  espèce  n’est  pas  extrêmement  répandue;  on  ne  la  trouve  point 
dans  les  climats  très-froids,  comme  la  Laponie,  la  Suède,  du  moins  les 
naturalistes  du  Nord  n’en  parlent  point  : l’espèce  de  loir  qu’ils  indiquent 
est  le  muscardin,  la  plus  petite  des  trois.  Je  présume  aussi  qu’on  ne  les 
trouve  pas  dans  les  climats  très-chauds , puisque  les  voyageurs  n’en  font 
aucune  mention  : il  n’y  a que  peu  ou  point  de  loirs  dans  les  pays  décou- 
verts, comme  l’Angleterre,  il  leur  faut  un  climat  tempéré  et  un  pays  cou- 
vert de  bois;  on  en  trouve  en  Espagne , en  France,  en  Grèce,  en  Italie,  en 
Allemagne,  en  Suisse,  où  ils  habitent  dans  les  forêts,  sur  les  collines,  et 
non  pas  au-dessus  des  hautes  montagnes,  comme  les  marmottes,  qui, 
quoique  sujettes  à s’engourdir  par  le  froid , semblent  chercher  la  neige  et 
les  frimas. 


LE  LÉROT.  * 

« 

Le  loir  demeure  dans  les  forêts,  et  semble  fuir  nos  habitations;  le  lérot, 
au  contraire,  habite  nos  jardins  et  se  trouve  quelquefois  dans  nos  maisons; 
l’espèce  en  est  aussi  plus  nombreuse,  plus  généralement  répandue,  et  il  y 
a peu  de  jardins  qui  n’en  soient  infestés.  Us  se  nichent  dans  les  trous  des 
murailles , ils  courent  sur  les  arbres  en  espalier,  choisissent  les  meilleurs 

* Myoxus  nitela  (Gmel.  ).  — Ordre  des  Rongeurs;  genre  Loir  (Cuv.  ). 


LE  LÊROT. 


631 


fruits,  et  les  entament  tous  dans  le  temps  qu’ils  commencent  à mûrir  ; ils 
semblent  aimer  les  pèches  de  préférence,  et  si,  l’on  veut  en  conserver,  il 
faut  avoir  grand  soin  de  détruire  les  lérots  ; ils  grimpent  aussi  sur  les  poi- 
riers, les  abricotiers,  les  pruniers;  et  si  les  fruits  doux  leur  manquent,  ils 
mangent  des  amandes,  des  noisettes,  des  noix,  et  même  des  graines  légu- 
mineuses; ils  en  transportent  en  grande  quantité  dans  leurs  retraites,  qu’ils 
pratiquent  en  terre,  surtout  dans  les  jardins  soignés,  car  dans  les  anciens 
vergers  on  les  trouve  souvent  dans  de  vieux  arbres  creux  ; ils  se  font  un  lit 
d’herbes,  de  mousse  et  de  feuilles.  Le  froid  les  engourdit,  et  la  chaleur  les 
ranime;  on  en  trouve  quelquefois  huit  ou  dix  dans  le  même  lieu,  tous 
engourdis,  tous  resserrés  en  boule  au  milieu  de  leurs  provisions  de  noix  et 
de  noisettes. 

Ils  s’accouplent  au  printemps,  produisent  en  été,  et  font  cinq  ou  six 
petits  qui  croissent  promptement,  mais  qui  cependant  ne  produisent  eux- 
mêmes  que  dans  l’année  suivante.  Leur  chair  n’est  pas  mangeable  comme 
celle  du  loir  ; ils  ont  même  la  mauvaise  odeur  du  rat  domestique,  au  lieu 
que  le  loir  ne  sent  rien;  ils  ne  deviennent  pas  aussi  gras,  et  manquent  des 
feuillets  graisseux  qui  se  trouvent  dans  le  loir,  et  qui  enveloppent  la  masse 
entière  des  intestins.  On  trouve  des  lérots  dans  tous  les  climats  tempérés  de 
l’Europe,  et  même  en  Pologne,  en  Prusse , mais  il  ne  paraît  pas  qu’il  y en 
ait  en  Suède  ni  dans  les  pays  septentrionaux. 


LE  MUSCARDIN.  * 

Le  muscardin  est  le  moins  laid  de  tous  les  rats  : il  a les  yeux  brillants, 
la  queue  touffue  et  le  poil  d’une  couleur  distinguée;  il  est  plus  blond  que 
roux;  il  n’habite  jamais  dans  les  maisons,  rarement  dans  les  jardins,  et  se 
trouve,  comme  le  loir,  plus  souvent  dans  les  bois,  où  il  se  retire  dans  les 
vieux  arbres  creux.  L’espèce  n’en  est  pas  , à beaucoup  près,  aussi  nom- 
breuse que  celle  du  lérot  : on  trouve  le  muscardin  presque  toujours  seul 
dans  son  trou,  et  nous  avons  eu  beaucoup  de  peine  à nous  en  procurer 
quelques-uns;  cependant  il  paraît  qu’il  est  assez  commun  en  Italie,  que 
même  il  se  trouve  dans  les  climats  du  Nord,  puisque  M.  Linnæus  l’a  com- 
pris dans  la  liste  “ qu’il  a donnée  des  animaux  de  Suède;  et  en  même 
temps  il  semble  qu’il  ne  se  trouve  point  en  Angleterre,  car  M.  Ray  b,  qui 
l’avait  vu  en  Italie,  dit  que  le  petit  rat  dormeur  qui  se  trouve  en  Angle- 

a.  Vid.  Linnæi,  Faun.  Suec.,  p.  11. 

b.  Vid.  Ray,  Synops.  anim.  quadrup. , p.  220. 

* Myoxus  avellanarius  (Gmel.).  — Ordre  des  Rongeurs  ; genre  Loir  (Cuv.). 


632 


LE  MUSC ARDIN. 


terre  n’est  pas  roux  sur  le  dos  comme  celui  d’Italie,  et  qu’il  pourrait  bien 
être  d’une  autre  espèce.  En  France  il  est  le  même  qu’en  Italie,  et  nous 
avons  trouvé  qu’Aldrovande  a l’avait  bien  indiqué 5 mais  cet  auteur  ajoute 
qu’il  y en  a deux  espèces  en  Italie,  l’une  rare  dont  l’animal  a l’odeur  du 
musc,  l’autre  plus  commune  dont  l’animal  n’a  point  d’odeur,  et  qu’à 
Cologne  on  les  appelle  tous  deux  muscardins  à cause  de  leur  ressemblance 
tant  par  la  figure  que  par  la  grosseur.  Nous  ne  connaissons  que  l’une  de 
ces  espèces,  et  c’est  la  seconde,  car  notre  muscardin  n’a  point  d’odeur,  ni 
bonne  ni  mauvaise.  Il  manque,  comme  le  lérot,  des  feuillets  graisseux  qui 
enveloppent  les  intestins  dans  le  loir  : aussi  ne  devient-il  pas  si  gras,  et 
quoiqu’il  n’ait  point  de  mauvaise  odeur,  il  n’est  pas  bon  à manger. 

Le  muscardin  s’engourdit  par  le  froid  et  se  met  en  boule  comme  le  loir 
et  le  lérot:  il  se  ranime  comme  eux  dans  les  temps  doux,  et  fait  aussi  pro- 
vision de  noisettes  et  d’autres  fruits  secs.  Il  fait  son  nid  sur  les  arbres, 
comme  l’écureuil,  mais  il  le  place  ordinairement  plus  bas,  entre  les  bran- 
ches d’un  noisetier,  dans  un  buisson,  etc.  Le  nid  est  fait  d’herbes  entre- 
lacées; il  a environ  six  pouces  de  diamètre,  et  n’est  ouvert  que  par  le  haut. 
Bien  des  gens  de  la  campagne  m’ont  assuré  qu’ils  avaient  trouvé  de  ces 
nids  dans  des  bois  taillis,  dans  des  haies,  qu’ils  sont  environnés  de  feuilles 
et  de  mousse,  et  que  dans  chaque  nid  il  y avait  trois  ou  quatre  petits.  Us 
abandonnent  le  nid  dès  qu’ils  sont  grands , et  cherchent  à se  gîter  dans  le 
creux  ou  sous  le  tronc  des  vieux  arbres;  et  c’est  là  qu’ils  reposent,  qu’ils 
font  leur  provision,  et  qu’ils  s’engourdissent. 


LE  SURMULOT.  * 

Nous  donnons  le  nom  de  Surmulot  à une  nouvelle  espèce  de  mulot  qui 
n’est  connue  que  depuis  quelques  années.  Aucun  naturaliste  n’a  parlé  de 
cet  animal,  à l’exception  de  M.  Brisson,  qui,  le  comprenant  dans  le  genre 
des  rats,  l’a  appelé  rat  des  bois.  Mais  comme  il  diffère  autant  du  rat  que  le 
mulot  ou  la  souris,  qui  ont  leurs  noms  propres,  il  doit  avoir  aussi  un  nom 
particulier,  surmulot,  comme  qui  dirait  gros,  grand  mulot,  auquel  en  effet 
il  ressemble  plus  qu’au  rat  par  la  couleur  et  par  les  habitudes  naturelles. 
Le  surmulot  est  plus  fort  et  plus  méchant  que  le  rat;  il  a le  poil  roux,  la 
queue  extrêmement  longue  et  sans  poil,  l’épine  du  dos  arquée  comme 
l’écureuil,  et  le  corps  beaucoup  plus  épais,  des  moustaches  comme  le  chat. 
Ce  n’est  que  depuis  neuf  ou  dix  ans  que  cette  espèce  s’est  répandue  dans 

a.  Vid.  Aldrov. , Ilist.  quadrup.  digit.,  p.  440. 

* Mus  decumanus  (Pall.).  — Ordre  des  Rongeurs;  genre  Rat  (Cuv.). 


LE  SURMULOT. 


633 


les  environs  de  Paris  : l’on  ne  sait  d’où  ces  animaux  sont  venus  *,  mais  ils 
ont  prodigieusement  multiplié,  et  l’on  n’en  sera  pas  étonné,  lorsqu’on  saura 
qu’ils  produisent  ordinairement  douze  ou  quinze  petits,  souvent  seize,  dix- 
sept,  dix-huit,  et  même  jusqu’à  dix-neuf.  Les  endroits  où  ils  ont  paru  pour 
la  première  fois,  et  où  ils  se  sont  bientôt  fait  remarquer  par  leurs  dégâts, 
sont  Chantilly,  Marly-la-Ville  et  Versailles.  M.  Leroy,  inspecteur  du  parc, 
a eu  la  bonté  de  nous  en  envoyer  en  grande  quantité,  vivants  et  morts  ; il 
nous  a même  communiqué  les  remarques  qu’il  a faites  sur  cette  nouvelle 
espèce.  Les  mâles  sont  plus  gros,  plus  hardis  et  plus  méchants  que  les 
femelles  : lorsqu’on  les  poursuit  et  qu’on  veut  les  saisir,  ils  se  retournent 
et  mordent  le  bâton  ou  la  main  qui  les  frappe;  leur  morsure  est  non-seule- 
ment cruelle,  mais  dangereuse,  elle  est  promptement  suivie  d’une  enflure 
assez  considérable , et  la  plaie , quoique  petite , est  longtemps  à se  fermer. 
Ils  produisent  trois  fois  par  an  : ainsi  deux  individus  de  cette  espèce  en  font 
tout  au  moins  trois  douzaines  en  un  an  ; les  mères  préparent  un  lit  à leurs 
petits.  Comme  il  y en  avait  quelques-unes  de  pleines  dans  le  nombre  de 
celles  qu’on  nous  avait  envoyées  vivantes,  et  que  nous  les  gardions  dans  des 
cages,  nous  avons  vu  les  femelles,  deux  ou  trois  jours  avant  de  mettre  bas, 
ronger  la  planche  de  leur  cage,  en  faire  de  petits  copeaux  en  quantité,  les 
disposer,  les  étendre,  et  ensuite  les  faire  servir  de  lit  à leurs  petits. 

Les  surmulots  ont  quelques  qualités  naturelles  qui  semblent  les  rappro- 
cher des  rats  d’eau  : quoiqu’ils  s’établissent  partout,  ils  paraissent  préférer 
le  bord  des  eaux  ; les  chiens  les  chassent  comme  ils  chassent  les  rats  d’eau, 
c’est-à-dire  avec  un  acharnement  qui  tient  de  la  fureur.  Lorsqu’ils  se  sen- 
tent poursuivis,  et  qu’ils  ont  le  choix  de  se  jeter  à l’eau  ou  de  se  fourrer 
dans  un  buisson  d’épines,  à égale  distance,  ils  choisissent  l’eau,  y entrent 
sans  crainte,  et  nagent  avec  une  merveilleuse  facilité.  Cela  arrive  surtout 
lorsqu’ils  ne  peuvent  regagner  leurs  terriers,  car  ils  se  creusent,  comme  les 
mulots,  des  retraites  sous  terre,  ou  bien  ils  se  gîtent  dans  celles  des  lapins. 
On  peut,  avec  les  furets,  prendre  les  surmulots  dans  leurs  terriers;  ils  les 
poursuivent  comme  des  lapins,  et  semblent  même  les  chercher  avec  plus 
d’ardeur. 

Ces  animaux  passent  l’été  dans  la  campagne,  et  quoiqu’ils  se  nourrissent 
principalement  de  fruits  et  de  grain,  ils  ne  laissent  pas  d’être  aussi  très- 
carnassiers;  ils  mangent  les  lapereaux,  les  perdreaux,  la  jeune  volaille,  et 
quand  ils  entrent  dans  un  poulailler  ils  font  comme  le  putois;  ils  en  égor- 
gent beaucoup  plus  qu’ils  ne  peuvent  en  manger.  Vers  le  mois  de  novembre, 
les  mères  , les  petits  et  tous  les  jeunes  surmulots  quittent  la  campagne  et 
vont  en  troupe  dans  les  granges,  où  ils  font  un  dégât  infini;  ils  hachent  la 

1.  « Le  surmulot  parait  naturel  de  Perse  où  il  habite  dans  des  terriers.  C’est  en  1727  seule- 
« ment  qu’il  arriva  à Astracan , après  un  tremblement  de  terre,  en  traversant  le  Volga.» 
(Cuvier  : Règne  animal,  t.  I,  p.  201.  ) 


634 


LE  SURMULOT. 


paille,  consomment  beaucoup  de  grain,  et  infectent  le  tout  de  leur  ordure. 
Les  vieux  mâles  restent  à la  campagne;  chacun  d’eux  habite  seul  dans  son 
trou;  ils  y font,  comme  les  mulots,  provision  pendant  l’automne  de  gland, 
de  faîne,  etc.  ; ils  le  remplissent  jusqu’au  bord,  et  demeurent  eux-mêmes  au 
fond  du  trou.  Us  ne  s’y  engourdissent  pas  comme  les  loirs;  ils  en  sortent 
en  hiver,  surtout  dans  les  beaux  jours.  Ceux  qui  vivent  dans  les  granges 
en  chassent  les  souris  et  les  rats  : l’on  a même  remarqué,  depuis  que  les 
surmulots  se  sont  si  fort  multipliés  aux  environs  de  Paris,  que  les  rats  y 
sont  beaucoup  moins  communs  qu’ils  ne  l’étaient  autrefois  ‘. 


LA  MARMOTTE.* 

De  tous  les  auteurs  modernes  qui  ont  écrit  sur  l’histoire  naturelle,  Gessner 
est  celui  qui,  pour  le  détail,  a le  plus  avancé  la  science;  il  joignait  à une 
grande  érudition  un  sens  droit  et  des  vues  saines  : Aldrovande  n’est  guère 
que  son  commentateur,  et  les  naturalistes  de  moindre  nom  ne  sont  que  ses 
copistes.  Nous  n’hésiterons  pas  à emprunter  de  lui  des  faits  au  sujet  des 
marmottes,  animaux  de  son  pays  a,  qu’il  connaissait  mieux  que  nous,  quoi- 
que nous  en  ayons  nourri  comme  lui  quelques-unes  à la  maison.  Ce  que 
nous  avons  observé  se  trouvant  d’accord  avec  ce  qu’il  en  dit,  nous  ne 
doutons  pas  que  ce  qu’il  a observé  de  plus  ne  soit  également  vrai. 

La  marmotte,  prise  jeune,  s’apprivoise  plus  qu’aucun  animal  sauvage, 
et  presque  autant  que  nos  animaux  domestiques  ; elle  apprend  aisément  à 
saisir  un  bâton , à gesticuler,  à danser,  à obéir  en  tout  à la  voix  de  son 
maître;  elle  est,  comme  le  chat,  antipathique  avec  le  chien:  lorsqu’elle 
commence  à être  familière  dans  la  maison , et  qu’elle  se  croit  appuyée  par 
son  maître,  elle  attaque  et  mord  en  sa  présence  les  chiens  les  plus  redou- 
tables. Quoiqu’elle  ne  soit  pas  tout  à fait  aussi  grande  qu’un  lièvre,  elle  est 
bien  plus  trapue,  et  joint  beaucoup  de  force  à beaucoup  de  souplesse  : elle 
a les  quatre  dents  du  devant  des  mâchoires  assez  longues  et  assez  fortes 
pour  blesser  cruellement;  cependant  elle  n’attaque  que  les  chiens,  et  ne 
fait  mal  à personne  à moins  qu’on  ne  l’irrite.  Si  l’on  n’y  prend  pas  garde, 
elle  ronge  les  meubles,  les  étoffes,  et  perce  même  le  bois  lorsqu’elle  est 
renfermée.  Comme  elle  a les  cuisses  très-courtes , et  les  doigts  des  pieds 
faits  à peu  près  comme  ceux  de  l’ours,  elle  se  tient  souvent  assise,  et 

a.  Gessner  était  Suisse , et  c’est  un  des  hommes  qui  font  le  plus  d’honneur  à la  nation. 

1.  « Le  surmulot  est  aujourd’hui  plus  commun  que  le  rat  à Paris  et  dans  quelques  autres 
« grandes  villes.  » Cuvier  : Règne  animal,  1. 1,  p.  201. 

* Mus  alpinus  (Linn.).  — Arctomys  marmotta  (Gmel.).  — Ordre  des  Rongeurs;  genre  Mar- 
motte (Cuv.  ). 


LA  MARMOTTE. 


635 


marche  comme  lui  aisément  sur  ses  pieds  de  derrière;  elle  porte  à sa 
gueule  ce  qu’elle  saisit  avec  ceux  de  devant,  et  mange  debout  comme 
l’écureuil;  elle  court  assez  vite  en  montant,  mais  assez  lentement  en  plaine; 
elle  grimpe  sur  les  arbres,  elle  monte  entre  deux  parois  de  rochers,  entre 
deux  murailles  voisines,  et  c’est  des  marmottes,  dit-on,  que  les  Savoyards 
ont  appris  à grimper  pour  ramoner  les  cheminées.  Elles  mangent  de  tout 
ce  qu’on  leur  donne,  de  la  viande,  du  pain,  des  fruits,  des  racines,  des 
herbes  potagères,  des  choux,  des  hannetons,  des  sauterelles,  etc.,  mais 
elles  sont  plus  avides  de  lait  et  de  beurre  que  de  tout  autre  aliment. 
Quoique  moins  enclines  que  le  chat  à dérober,  elles  cherchent  à entrer 
dans  les  endroits  où  l’on  renferme  le  lait,  et  elles  le  boivent  en  grande 
quantité  en  marmottant,  c’est-à-dire  en  faisant  comme  le  chat  une  espèce 
de  murmure  de  contentement.  Au  reste,  le  lait  est  la  seule  liqueur  qui  leur 
plaise;  elles  ne  boivent  que  très-rarement  de  l’eau  et  refusent  le  vin. 

La  marmotte  tient  un  peu  de  l’ours  et  un  peu  du  rat  pour  la  forme  du 
corps;  ce  n’est  cependant  pas  Yarctomys  ou  le  rat-ours  des  anciens, 
comme  l’ont  cru  quelques  auteurs , et  entre  autres  Perrault.  Elle  a le  nez, 
les  lèvres  et  la  forme  de  la  tête  comme  le  lièvre,  le  poil  et  les  ongles  du 
blaireau,  les  dents  du  castor,  la  moustache  du  chat,  les  yeux  du  loir,  les 
pieds  de  l’ours,  la  queue  courte  et  les  oreilles  tronquées.  La  couleur  de  son 
poil  sur  le  dos  est  d’un  roux  brun , plus  ou  moins  foncé  ; ce  poil  est  assez 
rude,  mais  celui  du  ventre  est  roussâtre,  doux  et  touffu.  Elle  a la  voix  et 
le  murmure  d’un  petit  chien,  lorsqu’elle  joue  ou  quand  on  la  caresse;  mais 
lorsqu’on  l’irrite  ou  qu’on  l’effraie,  elle  fait  entendre  un  sifflet  si  perçant  et 
si  aigu,  qu’il  blesse  le  tympan.  Elle  aime  la  propreté,  et  se  met  à l’écart, 
comme  le  chat,  pour  faire  ses  besoins;  mais  elle  a,  comme  le  rat,  surtout 
en  été , une  odeur  forte  qui  la  rend  très-désagréable  ; en  automne , elle  est 
très-grasse  : outre  un  très-grand  épiploon , elle  a , comme  le  loir,  deux 
feuillets  graisseux  fort  épais  ; cependant  elle  n’est  pas  également  grasse  sur 
toutes  les  parties  du  corps;  le  dos  et  les  reins  sont  plus  chargés  que  le 
reste  d’une  graisse  ferme  et  solide,  assez  semblable  à la  chair  des  tétines 
du  bœuf.  Aussi  la  marmotte  serait  assez  bonne  à manger,  si  elle  n’avait 
pas  toujours  un  peu  d’odeur,  qu’on  ne  peut  masquer  que  par  des  assaison- 
nements très-forts. 

Cet  animal , qui  se  plaît  dans  la  région  de  la  neige  et  des  glaces , qu’on 
ne  trouve  que  sur  les  plus  hautes  montagnes,  est  cependant  sujet  plus  qu’un 
autre  à s’engourdir  par  le  froid.  C’est  ordinairement  à la  fin  de  septembre 
ou  au  commencement  d’octobre  qu’elle  se  recèle  dans  sa  retraite  pour  n’en 
sortir  qu’au  commencement  d’avril  : cette  retraite  est  faite  avec  précau- 
tion et  meublée  avec  art;  elle  est  d’abord  d’une  grande  capacité,  moins 
large  que  longue  et  très-profonde,  au  moyen  de  quoi  elle  peut  contenir  une 
ou  plusieurs  marmottes  sans  que  l’air  s’y  corrompe  : leurs  pieds  et  leurs 


636 


LA  MARMOTTE. 


ongles  paraissent  être  faits  pour  fouiller  la  terre,  et  elles  la  creusent  en 
effet  avec  une  merveilleuse  célérité;  elles  jettent  au  dehors,  derrière  elles, 
les  déblais  de  leur  excavation  : ce  n’est  pas  un  trou , un  boyau  droit  ou 
tortueux,  c’est  une  espèce  de  galerie  faite  en  forme  d’Y  grec,  dont  les  deux 
branches  ont  chacune  une  ouverture , et  aboutissent  toutes  deux  à un  cul- 
de-sac  qui  est  le  lieu  du  séjour.  Comme  le  tout  est  pratiqué  sur  le  penchant 
de  la  montagne , il  n’y  a que  le  cul-de-sac  qui  soit  de  niveau  ; la  branche 
inférieure  de  l’Y  grec  est  en  pente  au-dessous  du  cul-de-sac,  et  c’est  dans 
cette  partie,  la  plus  basse  du  domicile,  qu’elles  font  leurs  excréments,  dont 
l’humidité  s’écoule  aisément  au  dehors;  la  branche  supérieure  de  l’Y  grec 
est  aussi  un  peu  en  pente,  et  plus  élevée  que  tout  le  reste;  c’est  par  là 
qu’elles  entrent  et  qu’elles  sortent.  Le  lieu  du  séjour  est  non-seulement 
jonché,  mais  tapissé  fort  épais  de  mousse  et  de  foin;  elles  en  font  ample 
provision  pendant  l’été  : on  assure  même  que  cela  se  fait  à frais  ou  travaux 
communs,  que  les  unes  coupent. les  herbes  les  plus  fines,  que  d’autres  les 
ramassent,  et  que  tour  à tour  elles  servent  de  voitures  pour  les  transporter 
au  gîte  ; l’une,  dit-on,  se  couche  sur  le  dos,  se  laisse  charger  de  foin,  étend 
ses  pattes  en  haut  pour  servir  de  ridelles,  et  ensuite  se  laisse  traîner  par  les 
autres,  qui  la  tirent  par  la  queue,  et  prennent  garde  en  même  temps  que  la 
voiture  ne  verse 1 . C'est,  à ce  qu’on  prétend,  par  ce  frottement  trop  souvent 
réitéré  qu’elles  ont  presque  toutes  le  poil  rongé  sur  le  dos.  On  pourrait 
cependant  en  donner  une  autre  raison  : c’est  qu’habitant  sous  la  terre,  et 
s’occupant  sans  cesse  à la  creuser,  cela  seul  suffit  pour  leur  peler  le  dos 2. 
Quoi  qu’il  en  soit,  il  est  sûr  quelles  demeurent  ensemble  et  qu’elles  tra- 
vaillent en  commun  à leur  habitation;  elles  y passent  les  trois  quarts  de 
leur  vie,  elles  s’y  retirent  pendant  l’orage,  pendant  la  pluie  ou  dès  qu’il  y a 
quelque  danger;  elles  n’en  sortent  même  que  dans  les  plus  beaux  jours,  et 
ne  s’en  éloignent  guère;  l’une  fait  le  guet,  assise  sur  une  roche  élevée, 
tandis  que  les  autres  s’amusent  à jouer  sur  le  gazon,  ou  s’occupent  à le 
couper  pour  en  faire  du  foin  ; et  lorsque  celle  qui  fait  sentinelle  aperçoit  un 
homme,  un  aigle,  un  chien,  etc.,  elle  avertit  les  autres  par  un  coup  de  sif- 
flet, et  ne  rentre  elle-même  que  la  dernière. 

Elles  ne  font  pas  de  provisions  pour  l’hiver,  il  semble  qu’elles  devinent 
quelles  seraient  inutiles;  mais  lorsqu’elles  sentent  les  premières  approches 
de  la  saison  qui  doit  les  engourdir,  elles  travaillent  à fermer  les  deux 
portes  de  leur  domicile,  et  elles  le  font  avec  tant  de  soin  et  de  solidité,  qu’il 
est  plus  aisé  d’ouvrir  la  terre  partout  ailleurs  que  dans  l’endroit  qu’elles 
ont  muré.  Elles  sont  alors  très-grasses  : il  y en  a qui  pèsent  jusqu’à  vingt 
livres;  elles  le  sont  encore  trois  mois  après,  mais  peu  à peu  leur  embon- 
point diminue,  et  elles  sont  maigres  sur  la  fin  de  l’hiver.  Lorsqu’on 

1.  Ceci  n’est  qu’un  conte. 

2.  Et  cette  raison  est  très-bonne. 


LA  MARMOTTE. 


637 


découvre  leur  retraite,  on  les  trouve  resserrées  en  boule  et  fourrées  dans  le 
foin-  on  les  emporte  tout  engourdies,  on  peut  même  les  tuer  sans  quelles 
paraissent  le  sentir;  on  choisit  les  plus  grasses  pour  les  manger,  et  les  plus 
jeunes  pour  les  apprivoiser.  Une  chaleur  graduée  les  ranime  comme  les 
loirs,  et  celles  qu’on  nourrit  à la  maison,  en  les  tenant  dans  des  lieux 
chauds,  ne  s’engourdissent  pas,  et  sont  même  aussi  vives  que  dans  les 
autres  temps.  Nous  ne  répéterons  pas,  au  sujet  de  l’engourdissement  de  la 
marmotte,  ce  que  nous  avons  dit  à l’article  du  loir;  le  refroidissement  du 
sang  en  est  la  seule  cause  ‘,  et  l’on  avait  observé  avant  nous  que,  dans  cet 
état  de  torpeur,  la  circulation  était  très-lente,  aussi  bien  que  toutes  les 
sécrétions,  et  que  leur  sang,  n’étant  pas  renouvelé  par  un  chyle  nouveau, 
était  sans  aucune  sérosité.  Yoyez  les  Transactions  'philosophiques , n°  397. 
Au  reste,  il  n’est  pas  sûr  qu’elles  soient  toujours  et  constamment  engour- 
dies pendant  sept  ou  huit  mois , comme  presque  tous  les  auteurs  le  pré- 
tendent. Leurs  terriers  sont  profonds,  elles  y demeurent  en  nombre,  il  doit 
donc  s’y  conserver  de  la  chaleur  dans  les  premiers  temps,  et  elles  y peu- 
vent manger  de  l’herbe  qu’elles  y ont  amassée.  M.  Altmann  dit  même,  dans 
son  Traité  sur  les  animaux  de  Suisse , que  les  chasseurs  laissent  les  mar- 
mottes trois  semaines  ou  un  mois  dans  leur  caveau  avant  que  d’aller  trou- 
bler leur  repos  ; qu’ils  ont  soin  de  ne  point  creuser  lorsqu’il  fait  un  temps 
doux  ou  qu’il  souffle  un  vent  chaud;  que,  sans  ces  précautions,  les  mar- 
mottes se  réveillent  et  creusent  plus  avant;  mais  qu’en  ouvrant  leurs 
retraites  dans  le  temps  des  grands  froids,  on  les  trouve  tellement  assoupies 
qu’on  les  emporte  facilement.  On  peut  donc  dire  qu’à  tous  égards  elles  sont 
comme  les  loirs,  et  que  si  elles  sont  engourdies  plus  longtemps,  c’est  qu’elles 
habitent  un  climat  où  l’hiver  est  plus  long. 

Ces  animaux  ne  produisent  qu’une  fois  l’an  ; les  portées  ordinaires  ne 
sont  que  de  trois  ou  quatre  petits  ; leur  accroissement  est  prompt,  et  la 
durée  de  leur  vie  n’est  que  de  neuf  ou  dix  ans;  aussi  l’espèce  n’en  est  ni 
nombreuse,  ni  bien  répandue.  Les  Grecs  ne  la  connaissaient  pas,  ou  du 
moins  ils  n’en  ont  fait  aucune  mention.  Chez  les  Latins,  Pline  est  le  premier 
qui  l’ait  indiquée  sous  le  nom  de  mus  Alpinus,  rat  des  Alpes;  et  en  effet, 
quoiqu’il  y ait  dans  les  Alpes  plusieurs  autres  espèces  de  rats,  aucune  n’est 
plus  remarquable  que  la  marmotte,  aucune  n’habite  comme  elle  les  som- 
mets des  plus  hautes  montagnes;  les  autres  se  tiennent  dans  les  vallons, 
ou  bien  sur  la  croupe  des  collines  et  des  premières  montagnes,  mais  il  n’y 
en  a point  qui  monte  aussi  haut  que  la  marmotte  ; d’ailleurs  elle  ne  descend 
jamais  des  hauteurs,  et  paraît  être  particulièrement  attachée  à la  chaîne 
des  Alpes,  où  elle  semble  choisir  l’exposition  du  midi  et  du  levant,  de  pré- 
férence à celle  du  nord  ou  du  couchant.  Cependant  il  s’en  trouve  dans  les 

1.  Voyez  la  note  1 de  la  page  617.  — Voyez  aussi  les  notes  1 , 2 et  3 de  la  page  627. 


638 


LA  MARMOTTE. 


Apennins,  dans  les  Pyrénées  et  dans  les  plus  hautes  montagnes  de  l’Alle- 
magne. Le  bobak  de  Pologne  ®,  auquel  M.  Brisson  b,  et  d’après  lui  MM.  Ar- 
naud de  Nobleville  et  Salerne  c ont  donné  le  nom  de  marmotte,  diffère  de 
cet  animal,  non -seulement  par  les  couleurs  du  poil,  mais  aussi  par  le 
nombre  des  doigts,  car  il  a cinq  doigts  aux  pieds  de  devant;  l’ongle  du 
pouce  paraît  au  dehors  de  la  peau,  et  l’on  trouve  au  dedans  les  deux  pha- 
langes de  ce  cinquième  doigt  qui  manque  en  entier  dans  la  marmotte  Ainsi 
le  bobak  ou  marmotte  de  Pologne,  le  monax  ou  marmotte  de  Canada,  le 
caria  ou  marmotte  de  Bahama,  et  le  cricet  ou  marmotte  de  Strasbourg, 
sont  tous  les  quatre  des  espèces  différentes  de  la  marmotte  des  Alpes 2. 


L’OURS.  * 

Il  n’y  a aucun  animal,  du  moins  de  ceux  qui  sont  assez  généralement 
connus,  sur  lequel  les  auteurs  d’histoire  naturelle  aient  autant  varié  que 
sur  l’ours  : leurs  incertitudes,  et  même  leurs  contradictions  sur  la  nature 
et  les  mœurs  de  cet  animal,  m’ont  paru  venir  de  ce  qu’ils  n’en  ont  pas  dis- 
tingué les  espèces,  et  qu’ils  rapportent  quelquefois  de  l’une  ce  qui  appar- 
tient à l’autre.  D’abord  il  ne  faut  pas  confondre  l’ours  de  terre  avec  l’ours 
de  mer,  appelé  communément  ours  blanc,  ours  de  la  mer  Glaciale 3 : ce 
sont  deux  animaux  très-différents,  tant  pour  la  forme  du  corps  que  pour 
les  habitudes  naturelles  ; ensuite  il  faut  distinguer  deux  espèces  dans  les 
ours  terrestres,  les  bruns  et  les  noirs  d 4,  lesquels  n’ayant  pas  les  mêmes 

a Vid.  Auctuarium  hist.  nat.  Poloniœ,  auth.  Rzaczynski , p.  327. 

b.  Brisson,  Regn.  anim. , p.  165. 

c.  Histoire  naturelle  des  animaux,  par  MM.  Arnault  de  Nobleville  et  Salerne.  Paris  , 1756. 
Ouvrage  utile,  et  où  les  faits  sont  rassemblés  avec  autant  de  soin  que  de  discernement. 

d.  Nota  que  nous  comprenons  ici,  sous  la  dénomination  d’ours  bruns , ceux  qui  sont  bruns , 
fauves,  roux,  rougeâtres,  et  par  celle  d’ours  noirs  ceux  qui  sont  noirâtres,  aussi  bien  que 
tout  à fait  noirs. 

1.  Les  marmottes  ont  quatre  doigts  et  un  tubercule  au  lieu  de  pouce  aux  pieds  de  devant, 
et  cinq  doigts  à ceux  de  derrière. 

2.  Le  bobak  ou  marmotte  de  Poldgne , et  le  monax  ou  marmotte  du  Canada  sont  deux 
espèces  de  marmottes , distinctes  de  celle  des  Alpes.  Le  cricet  ou  marmotte  de  Strasbourg 
est  le  hamster.  Le  cavia  est  le  cabiai. 

* Ursus  arctos  ( Linn.).  — Ours  brun  d'Europe  ( Cuv.  ).  — Ordre  des  Carnassiers  ; famille 
des  Carnivores  ; tribu  des  Plantigrades  ; genre  Ours  (Cuv.). 

3.  L’ours  blanc  de  la  mer  Glaciale  ( Ursus  maritimus.  Linn.)  est  une  espèce  bien  distincte. 
Sa  tète  est  allongée  et  aplatie , son  pelage  blanc  et  lisse , etc. 

4.  L’ours  brun  d'Europe  a le  front  convexe,  le  pelage  brun,  etc.  — « On  croit  pouvoir  en 
« distinguer  l’ours  noir  d’Europe  : ceux  qu’on  nous  a donnés  pour  tels  avaient  le  front  plat 
« et  le  pelage  laineux  et  noirâtre  ; mais  leur  origine  ne  nous  paraît  pas  bien  authentique.  » 
(Cuvier,  Règne  animal.  1. 1 , p.  136.) 


ïï°162 


L’OURS. 


639 


inclinations,  les  mêmes  appétits  naturels , ne  peuvent  pas  être  regardés 
comme  des  variétés  d’une  seule  et  même  espèce,  mais  doivent  être  con- 
sidérés comme  deux  espèces  distinctes  et  séparées.  De  plus,  il  y a encore 
des  ours  de  terre  qui  sont  blancs , et  qui , quoique  ressemblants  par  la 
couleur  aux  ours  de  mer,  en  diffèrent  par  tout  le  reste  autant  que  les 
autres  ours.  On  trouve  ces  ours  blancs  terrestres  dans  la  grande  Tarta- 
rie  a,  en  Moscovie,  en  Lithuanie  et  dans  les  autres  provinces  du  Nord.  Ce 
n’est  pas  la  rigueur  du  climat  qui  les  fait  blanchir  pendant  l’hiver,  comme 
les  hermines  ou  les  lièvres  ; ces  ours  naissent  blancs  et  demeurent  blancs  en 
tout  temps  : il  faudrait  donc  encore  les  regarder  comme  une  quatrième 
espèce,  s’il  ne  se  trouvait  aussi  des  ours  à poil  mêlé  de  brun  et  de  blanc, 
ce  qui  désigne  une  race  intermédiaire  entre  cet  ours  blanc  terrestre  et 
l’ours  brun  ou  noir  ; par  conséquent  l’ours  blanc  terrestre  n’est  qu’une 
variété  de  l’une  ou  de  l’autre  de  ces  espèces  *. 

On  trouve  dans  les  Alpes  l’ours  brun  assez  communément,  et  rarement 
l’ours  noir,  qui  se  trouve  au  contraire  en  grand  nombre  dans  les  forêts  des 
pays  septentrionaux  de  l’Europe  et  de  l’Amérique2.  Le  brun  est  féroce  et 
carnassier,  le  noir  n’est  que  farouche,  et  refuse  constamment  de  manger 
de  la  chair.  Nous  ne  pouvons  pas  en  donner  un  témoignage  plus  net  et 
plus  récent  que  celui  de  M.  du  Pratz.  Voici  ce  qu’il  en  dit  dans  son  Histoire 
de  la  Louisiane  6 : « L’ours  paraît c l’hiver  dans  la  Louisiane,  parce  que  les 
« neiges  qui  couvrent  les  terres  du  nord,  l’empêchant  de  trouver  sa  nour- 
« riture,  le  chassent  des  pays  septentrionaux  ; il  vit  de  fruits,  entre  autres 
« de  glands  et  de  racines,  et  ses  mets  les  plus  délicieux  sont  le  miel  et  le 
« lait  : lorsqu’il  en  rencontre,  il  se  laisserait  plutôt  tuer  que  de  quitter 
« prise.  Malgré  la  prévention  où  l’on  est  que  l’ours  est  carnassier,  je  prê- 
te tends,  avec  tous  ceux  de  cette  province  et  des  pays  circonvoisins,  qu’il 
« ne  l’est  nullement.  Il  n’est  jamais  arrivé  que  ces  animaux  aient  dévoré 
« des  hommes,  malgré  leur  multitude  et  la  faim  extrême  qu’ils  souffrent 
« quelquefois,  puisque  même  dans  ce  cas  ils  ne  mangent  point  la  viande 
« de  boucherie  qu’ils  rencontrent.  Dans  le  temps  que  je  demeurais  aux 


a.  Voyez  Relation  de  la  grande  Tartarie.  Amsterdam,  1737  , in-12,  p.  8. 

b.  Voyez  Y Histoire  delà  Louisiane , par  M.  le  Page  du  Pratz.  Paris,  1758,  in-12,  t.  Il, 
p.  77  et  suiv. 

c.  Observez  qu'il  s’agit  ici  de  l’ours  noir,  et  non  de  l’ours  brun. 

1.  L’ours  blanc  d’Europe  n’est  que  Y ours  ordinaire , l’ours  brun , à l’état  d’albinisme. 

2.  « L’ours  noir  de  l’Amérique  Septentrionale  ( Ursus  americanus,  Gmel.  ) est  une  espèce 

« bien  distincte,  à front  plat,  à pelage  noir  et  lisse,  à museau  fauve — U y a,  dans  les 

« Cordillères , un  autre  ours  noir,  à gorge  et  museau  blanc , et  à grands  sourcils  fauves  qui 
« s’unissent  sur  le  chanfrein  ( Ursus  ornatus ).  — Il  n’est  pas  encore  bien  prouvé  que  l’ours 
« cendré , l’ours  terrible  cle  l'Amérique  septentrionale , soit  différent,  par  l’espèce,  de  Yours 
« brun  d’Europe.  (Cuvier  : Règne  animal,  t.  I,  p.  136.  ) — A ces  ours  d’Europe  et  d’Amé- 
rique , il  faut  joindre  plusieurs  ours  d’Asie,  Yours  Malais , Yours  du  Thibet,  Yours  jongleur 
ou  du  Bengale  , etc. 


6 iO 


L’OURS. 


« Natchez , il  y eut  un  hiver  si  rude  dans  les  terres  du  nora , que  ces  ani- 
« maux  descendirent  en  grande  quantité;  ils  étaient  si  communs  qu’ils 
« s’affamaient  les  uns  les  autres,  et  étaient  très-maigres;  la  grande  faim  les 
« faisait  sortir  des  bois  qui  bordent  le  fleuve  ; on  les  voyait  courir  la  nuit 
« dans  les  habitations  et  entrer  dans  les  cours  qui  n’étaient  pas  bien  fer- 
« niées  ; ils  y trouvaient  des  viandes  exposées  au  frais  ; ils  n’y  touchaient 
« point,  et  mangeaient  seulement  les  grains  qu’ils  pouvaient  rencontrer. 
« C’était  assurément  dans  une  pareille  occasion,  et  dans  un  besoin  aussi 
« pressant , qu’ils  auraient  dû  manifester  leur  fureur  carnassière , si  peu 
« qu’ils  eussent  été  de  cette  nature.  Ils  n’ont  jamais  tué  d’animaux  pour 
« les  dévorer,  et  pour  peu  qu’ils  fussent  carnassiers,  ils  n’abandonne- 
« raient  pas  les  pays  couverts  de  neige,  où  ils  trouveraient  des  hommes  et 
« des  animaux  à discrétion  , pour  aller  au  loin  chercher  des  fruits  et  des 
« racines,  nourriture  que  les  bêtes  carnassières  refusent  de  manger,  » 
M.  du  Pratz  ajoute  dans  une  note  que  depuis  qu’il  a écrit  cet  article  il  a 
appris  avec  certitude  que  dans  les  montagnes  de  Savoie  il  y a deux  sortes 
d’ours,  les  uns  noirs  comme  ceux  de  la  Louisiane,  qui  ne  sont  point  car- 
nassiers, les  autres  rouges,  qui  sont  aussi  carnassiers  que  les  loups.  Le 
baron  de  la  Hontan  dit  (tome  Ier  de  ses  Voyages,  page  86)  que  les  ours  du 
Canada  sont  extrêmement  noirs  et  peu  dangereux  ; qu’ils  n’attaquent  jamais 
les  hommes,  à moins  qu’on  11e  tire  dessus  et  qu’on  ne  les  blesse.  Et  il  dit 
aussi  (tome  II,  page  40)  que  les  ours  rougeâtres  sont  méchants,  qu’ils 
viennent  effrontément  attaquer  les  chasseurs,  au  lieu  que  les  noirs  s’en- 
fuient. 

AVormius  a écrit a qu’on  connaît  trois  ours  en  Norwége  : le  premier 
( Bressdiur ) très-grand,  qui  n’est  pas  tout  à fait  noir,  mais  brun,  et  qui 
n’est  pas  si  nuisible  que  les  autres,  ne  vivant  que  d’herbes  et  de  feuilles 
d’arbres;  le  second  ( Ildgiersdiur ) plus  petit,  plus  noir,  carnassier,  et  atta- 
quant souvent  les  chevaux  et  les  autres  animaux , surtout  en  automne;  le 
troisième  ( Myrebiorn ) qui  est  le  plus  petit  de  tous,  et  qui  ne  laisse  pas 
d’être  nuisible;  il  se  nourrit,  dit-il,  de  fourmis,  et  se  plaît  à renverser  les 
fourmilières.  On  a remarqué  (ajoute-t-il  sans  preuve)  que  ces  trois  espèces 
se  mêlent,  et  produisent  ensemble  des  espèces  intermédiaires;  que  ceux 
qui  sont  carnassiers  attaquent  les  troupeaux  , foulent  toutes  les  bêtes 
comme  le  loup,  et  n’en  dévorent  qu’une  ou  deux;  que,  quoique  carnas- 
siers, ils  mangent  des  fruits  sauvages,  et  que,  quand  il  y a une  grande 
quantité  de  sorbes,  ils  sont  plus  à craindre  que  jamais,  parce  que  ce  fruit 
acerbe  leur  agace  si  fort  les  dents,  qu’il  n’y  a que  le  sang  et  la  graisse  qui 
puissent  leur  ôter  cet  agacement  qui  les  empêche  de  manger.  Mais  la  plu- 
part de  ces  faits,  rapportés  par  AVormius,  me  paraissent  fort  équivoques,  car 


a.  Vid.  Mus.  Worm. , p.  318. 


L’OURS. 


641 


il  n’y  a point  d’exemple  que  des  animaux  dont  les  appétits  sont  constam- 
ment différents,  comme  dans  les  deux  premières  espèces,  dont  les  uns  ne 
mangent  que  de  l’herbe  et  des  feuilles,  et  les  autres  de  la  chair  et  du  sang, 
se  mêlent  ensemble  et  produisent  une  espèce  intermédiaire  ; d’ailleurs , ce 
sont  ici  les  ours  noirs  qui  sont  carnassiers,  et  les  bruns  qui  sont  frugivores, 
ce  qui  est  absolument  contraire  à la  vérité.  De  plus,  le  P.  Rzaczynski  “, 
Polonais,  et  M.  Klein,  de  Dantzick  b , qui  ont  parlé  des  ours  de  leur  pays, 
n’en  admettent  que  deux  espèces,  les  noirs  et  les  bruns  ou  roux,  et,  parmi 
ces  derniers,  des  grands  et  des  petits  : ils  disent  que  les  ours  noirs  sont  les 
plus  rares,  que  les  bruns  sont  au  contraire  fort  communs,  que  ce  sont  les 
ours  noirs  qui  sont  les  plus  grands  et  qui  mangent  les  fourmis,  et  enfin  que 
les  grands  ours  bruns  ou  roux  sont  les  plus  nuisibles  et  les  plus  carnassiers  *. 
Ces  témoignages , aussi  bien  que  ceux  de  M.  du  Pratz  et  du  baron  de  La 
Hontan,  sont,  comme  l’on  voit,  tout  à fait  opposés  à celui  de  Wormius,  que 
je  viens  de  citer.  En  effet , il  paraît  certain  que  les  ours  rouges , roux  ou 
bruns,  qui  se  trouvent  non-seulement  en  Savoie,  mais  dans  les  hautes 
montagnes , dans  les  vastes  forêts  et  dans  presque  tous  les  déserts  de  la 
terre,  dévorent  les  animaux  vivants,  et  mangent  même  les  voiries  les  plus 
infectes.  Les  ours  noirs  n’habitent  guère  que  les  pays  froids;  mais  on 
trouve  des  ours  bruns  ou  roux  dans  les  climats  froids  et  tempérés,  et  même 
dans  les  régions  du  midi.  Ils  étaient  communs  chez  les  Grecs;  les  Romains 
en  faisaient  venir  de  Libye  c pour  servir  à leurs  spectacles;  il  s’en  trouve  à 
la  Chine  d,  au  Japon  % en  Arabie,  en  Égypte  et  jusque  dans  l’îlede  Java  /’2. 
Aristote  » parle  aussi  des  ours  blancs  terrestres,  et  regarde  cette  différence 
de  couleur  comme  accidentelle , et  provenant,  dit- il,  d’un  défaut  dans  la 
génération.  Il  y a donc  des  ours  dans  tous  les  pays  déserts,  escarpés  ou 
couverts;  mais  on  n’en  trouve  point  dans  les  royaumes  bien  peuplés,  ni 
dans  les  terres  découvertes  et  cultivées;  il  n’y  en  a point  en  France,  non 
plus  qu’en  Angleterre,  si  ce  n’est  peut-être  quelques-uns  dans  les  mon- 
tagnes les  moins  fréquentées. 

a.  Auctuar.  Hist.  nat. , p.  32. 

b.  De  quadrup. , p.  82. 

c.  Herodot.  Solin.  Crinit.  et  alii.  Quoi  freno  Libyci  domantur  ursi , dit  Martial. 

d.  Histoire  générale  des  voyages , par  M.  l’abbé  Prévost,  t.  III,  p.  492.  Histoire  naturelle 
du  Japon,  par  Kœmpfer,  t.  I,  p.  109. 

e.  Strabo,  lib.  xvi.  Prosp.  Alpin. , p.  233. 

f.  Voyage  autour  du  monde  de  Le  Gentil.  Paris,  1725,  t.  III,  p.  85. 

g.  Aristot. , de  admir. , cap.  cxl.  Idem,  de  gen.  anim. , lib.  v , cap.  vi. 

1.  « Les  ours  ont  presque  toutes  leurs  dents  tuberculeuses..,..  Cette  dentition,  presque  de 
« frugivore,  fait  que,  malgré  leur  ext.ème  force,  ils  ne  mangent  guère  decbair  que  parnéces- 
« sité.  » (Cuvier  : Règne  animal , t.  I,  p.  133.) 

J’ai  fait  nourrir,  pendant  plusieurs  années,  un  ours  brun  avec  du  pain  bis  et  des  carottes 
seulement.  — Un  autre  ours  brun,  que  je  fais  nourrir  de  la  même  manière  depuis  quatre 
ans , en  est  venu  au  point  de  ne  plus  vouloir  toucher  à la  chair. 

2.  Ce  ne  sont  pas  les  mêmes  espèces.  (Voyez  la  note  2 de  la  p.  639.) 

H. 


41 


642 


L’OURS. 


L’ours  est  non-seulement  sauvage,  mais  solitaire;  il  fuit  par  instinct 
toute  société,  il  s’éloigne  des  lieux  où  les  hommes  ont  accès,  il  ne  se  trouve 
à son  aise  que  dans  les  endroits  qui  appartiennent  encore  à la  vieille  nature; 
une  caverne  antique  dans  des  rochers  inaccessibles,  une  grotte  formée  par 
le  temps  dans  le  tronc  d’un  vieux  arbre,  au  milieu  d’une  épaisse  forêt,  lui 
servent  de  domicile;  il  s’y  retire  seul,  y passe  une  partie  de  l’hiver  sans 
provisions , sans  en  sortir  pendant  plusieurs  semaines.  Cependant  il  n’est 
point  engourdi  ni  privé  de  sentiment,  comme  le  loir  ou  la  marmotte;  mais 
comme  il  est  naturellement  gras,  et  qu’il  l’est  excessivement  sur  la  fin  de 
l’automne,  temps  auquel  il  se  recèle,  cette  abondance  de  graisse  lui  fait 
supporter  l’abstinence,  et  il  ne  sort  de  sa  bauge  que  lorsqu’il  se  sent  affamé. 
On  prétend  que  c’est  au  bout  d’environ  quarante  jours  a que  les  mâles 
sortent  de  leurs  retraites,  mais  que  les  femelles  y restent  quatre  mois,  parce 
qu’elles  y font  leurs  petits.  J’ai  peine  à croire  qu’elles  puissent  non-seule- 
ment subsister,  mais  encore  nourrir  leurs  petits,  sans  prendre  elles-mêmes 
aucune  nourriture  pendant  un  aussi  long  espace  de  temps.  On  convient 
qu’elles  sont  excessivement  grasses  lorsqu’elles  sont  pleines,  que  d’ailleurs, 
étant  vêtues  d’un  poil  très-épais,  dormant  la  plus  grande  partie  du  temps, 
et  ne  se  donnant  aucun  mouvement,  elles  doivent  perdre  très-peu  par  la 
transpiration  ; mais  s’il  est  vrai  que  les  mâles  sortent  au  bout  de  quarante 
jours,  pressés  par  le  besoin  de  prendre  de  la  nourriture,  il  n’est  pas  naturel 
d’imaginer  que  les  femelles  ne  soient  pas  encore  plus  pressées  du  même 
besoin  après  qu’elles  ont  mis  bas,  et  lorsque,  allaitant  leurs  petits,  elles  se 
trouvent  doublement  épuisées;  à moins  que  l’on  ne  veuille  supposer  qu’elles 
en  dévorent  quelques-uns  avec  les  enveloppes,  et  tout  le  reste  du  produit 
superflu  de  leur  accouchement,  ce  qui  ne  me  paraît  pas  vraisemblable, 
malgré  l’exemple  des  chattes,  qui  mangent  quelquefois  leurs  petits.  Au 
reste,  nous  ne  parlons  ici  que  de  l’espèce  des  ours  bruns,  dont  les  mâles 
dévorent  en  effet  les  oursons  nouveau-nés,  lorsqu’ils  les  trouvent  dans 
leurs  nids,  mais  les  femelles,  au  contraire,  semblent  les  aimer  jusqu’à  la 
fureur;  elles  sont,  lorsqu’elles  ont  mis  bas,  plus  féroces,  plus  dangereuses 
que  les  mâles;  elles  combattent  et  s’exposent  à tout  pour  sauver  leurs 
petits,  qui  ne  sont  point  informes  en  naissant  ’,  comme  l’ont  dit  les  anciens, 
et  qui,  lorsqu’ils  sont  nés,  croissent  à peu  près  aussi  vite  que  les  autres  ani- 
maux; ils  sont  parfaitement  formés  6 dans  le  sein  de  leur  mère,  et  si  les 

a.  Aristot.  Hist.  anim. , lib.  vin,  cap.  xvii. 

&.  « In  Museo  Illust.  Senatùs  Bononiensis  jursulum  a cæso  matris  utero  extractum , et  omni- 
« bus  suis  partibus  formatum,  in  vase  vitreo  adhuc  servamus.  » Aldrov.  de  quadrup.  digit., 
p.  120. 

1.  « La  femelle  fait  depuis  un  jusqu'à  trois  petits  : leur  poil  court  et  lustré,  les  fait  paraître 
« beaucoup  plus  jolis  que  les  adultes,  ce  qui  réfute  la  fable  adoptée  par  les  anciens,  que  ces 
« petits  naissent  informes , et  ne  prennent  la  figure  de  leur  espèce  qu’à  force  d’ètre  léchés  par 
« leur  mère.  » (Cuvier  : Ménag.  du  Mus.). 


L’OURS. 


643 


fœtus  ou  les  jeunes  oursons  ont  paru  informes  au  premier  coup  d’œil,  c’est 
que  l’ours  adulte  l’est  lui-même  par  la  masse,  la  grosseur  et  la  dispro- 
portion du  corps  et  des  membres  ; et  l’on  sait  que,  dans  toutes  les  espèces, 
le  fœtus  ou  le  petit  nouveau-né  est  plus  disproportionné  que  l’animal 
adulte. 

Les  ours  se  recherchent  en  automne;  la  femelle  est,  dit-on,  plus  ardente 
que  le  mâle  : on  prétend  qu’elle  se  couche  sur  le  dos  pour  le  recevoir, 
qu’elle  l’embrasse  étroitement,  qu’elle  le  retient  longtemps,  etc.,  mais  il  est 
plus  certain  qu’ils  s’accouplent  à la  manière  des  quadrupèdes.  L’on  a vu  des 
ours  captifs  s’accoupler,  et  produire;  seulement  on  n’a  pas  observé  com- 
bien dure  le  temps  de  la  gestation l.  Aristote  a dit  qu’il  n’est  que  de  trente 
jours;  comme  personne  n’a  contredit  ce  fait,  et  que  nous  n’avons  pu  le 
vérifier,  nous  ne  pouvons  aussi  ni  le  nier  ni  l’assurer;  nous  remarquerons 
seulement  qu’il  nous  paraît  douteux  : 1°  parce  que  l’ours  est  un  gros  ani- 
mal, et  que,  plus  les  animaux  sont  gros,  plus  il  faut  de  temps  pour  les 
former  dans  le  sein  de  la  mère;  2°  parce  que  les  jeunes  ours  croissent  assez 
lentement;  ils  suivent  leur  mère,  et  ont  besoin  de  ses  secours  pendant  un  an 
‘ou  deux;  3°  parce  que  l’ours  ne  produit  qu’en  petit  nombre,  un  deux, 
trois,  quatre,  et  jamais  plus  de  cinq;  propriété  commune  avec  tous  les  gros 
animaux,  qui  ne  produisent  pas  beaucoup  de  petits,  et  qui  les  portent  long- 
temps; 4°  parce  que  l’ours  vit  vingt  ou  vingt-cinq  ans,  et  que  le  temps  de  la 
gestation  et  celui  de  l’accroissement  sont  ordinairement  proportionnés  à la 
durée  de  la  vie 2.  A ne  raisonner  que  sur  ces  analogies,  qui  me  paraissent 
assez  fondées,  je  croirais  donc  que  le  temps  de  la  gestation  dans  l’ours  est 
au  moins  de  quelques  mois  : quoi  qu’il  en  soit,  il  paraît  que  la  mère  a le 
plus  grand  soin  de  ses  petits  ; elle  leur  prépare  un  lit  de  mousse  et  d’herbes 
dans  le  fond  de  sa  caverne,  et  les  allaite  jusqu’à  ce  qu’ils  puissent  sortir 
avec  elle  : elle  met  bas  en  hiver,  et  ses  petits  commencent  à la  suivre  au 
printemps.  Le  mâle  et  la  femelle  n’habitent  point  ensemble , ils  ont  chacun 
leur  retraite  séparée,  et  même  fort  éloignée  : lorsqu’ils  ne  peuvent  trouver 
une  grotte  pour  se  gîter,  ils  cassent  et  ramassent  du  bois  pour  se  faire 
une  loge  qu’ils  recouvrent  d’herbes  et  de  feuilles , au  point  de  la  rendre 
impénétrable  à l’eau. 

La  voix  de  l’ours  est  un  grondement,  un  gros  murmure,  souvent  mêlé 
d’un  frémissement  de  dents  qu’il  fait  surtout  entendre  lorsqu’on  l’irrite; 
il  est  très-susceptible  de  colère,  et  sa  colère  tient  toujours  de  la  fureur,  et 
souvent  du  caprice  : quoiqu’il  paraisse  doux  pour  son  maître,  et  même 
obéissant  lorsqu’il  est  apprivoisé,  il  faut  toujours  s’en  défier  et  le  traiter 
avec  circonspection,  surtout  ne  le  pas  frapper  au  bout  du  nez,  ni  le  toucher 

a.  Aristot.  Hist.  anim. , lit»,  vi , cap.  xxx. 

I.  La  gestation  de  l'ours  dure  sept  mois.  L’ours  a souvent  produit  dans  notre  ménagerie 

2 Voyez  la  note  de  la  page  531 . 


644 


L’OURS. 


aux  parties  de  la  génération.  On  lui  apprend  à se  tenir  debout,  à gesti- 
culer, à danser;  il  semble  même  écouter  le  son  des  instruments  et  suivre 
grossièrement  la  mesure;  mais  pour  lui  donner  celte  espèce  d’éducation 
il  faut  le  prendre  jeune,  et  le  contraindre  pendant  toute  sa  vie;  l’ours  qui 
a de  l’àge  ne  s’apprivoise  ni  ne  se  contraint  plus  ; il  est  naturellement 
intrépide,  ou  tout  au  moins  indifférent  au  danger.  L’ours  sauvage  ne  se 
détourne  pas  de  son  chemin,  ne1  fuit  pas  à l’aspect  de  l’homme;  cepen- 
dant on  prétend  que  par  un  coup  de  sifflet  a on  le  surprend,  on  l’étonne  au 
point  qu’il  s’arrête  et  se  lève  sur  les  pieds  de  derrière.  C’est  le  temps  qu’il 
faut  prendre  pour  le  tirer,  et  tâcher  de  le  tuer;  car,  s’il  n’est  que  blessé  , 
il  vient  de  furie  se  jeter  sur  le  tireur,  et  l’embrassant  des  pattes  de  devant, 
il  l’étoufferait b,  s’il  n’était  secouru. 

On  chasse  et  on  prend  les  ours  de  plusieurs  façons  en  Suède , en  Nor- 
wége,  en  Pologne,  etc.  La  manière,  dit-on,  la  moins  dangereuse  de  les 
prendre  c est  de  les  enivrer  en  jetant  de  l’eau-de-vie  sur  le  miel,  qu’ils 
aiment  beaucoup,  et  qu’ils  cherchent  dans  les  troncs  d’arbres.  A la  Loui- 
siane et  en  Canada,  où  les  ours  noirs  sont  très-communs,  et  où  ils  ne 
nichent  pas  dans  des  cavernes,  mais  dans  de  vieux  arbres  morts  sur  pied , ■ 
et  dont  le  cœur  est  pourri,  on  les  prend  en  mettant  le  feu  dans  leurs 
maisons  d : comme  ils  montent  très-aisément  sur  les  arbres,  ils  s’établissent 
rarement  à rez  de  terre,  et  quelquefois  ils  sont  nichés  à trente  et  quarante 
pieds  de  hauteur.  Si  c’est  une  mère  avec  ses  petits,  elle  descend  la  pre- 
mière, on  la  tue  avant  qu’elle  soit  à terre;  les  petits  descendent  ensuite, 
on  les  prend  en  leur  passant  une  corde  au  cou,  et  on  les  emmène  pour  les 
élever  ou  pour  les  manger,  car  la  chair  de  l’ourson  est  délicate  et  bonne; 
celle  de  l’ours  est  mangeable,  mais  comme  elle  est  mêlée  d’une  graisse 
huileuse,  il  n’y  a guère  que  les  pieds,  dont  la  substance  est  plus  ferme, 
qu’on  puisse  regarder  comme  une  viande  délicate. 

La  chasse  de  l’ours,  sans  être  fort  dangereuse,  est  très-utile  lorsqu’on  la 
fait  avec  quelque  succès;  la  peau  est  de  toutes  les  fourrures  grossières 
celle  qui  a le  plus  de  prix,  et  la  quantité  d’huile  que  l’on  tire  d’un  seul 
ours  est  fort  considérable.  On  met  d’abord  la  chair  et  la  graisse  cuire  en- 
semble dans  une  chaudière,  la  graisse  se  sépare;  «ensuite,  dit  M.  du 
« Pratz  % on  la  purifie  en  y jetant,  lorsqu’elle  est  fondue  et  très-chaude, 

« du  sel  en  bonne  quantité  et  de  l’eau  par  aspersion  : il  se  fait  une  détona- 
« tion,  et  il  s’en  élève  une  fumée  épaisse  qui  emporte  avec  elle  la  mauvaise 
« odeur  de  la  graisse  : la  fumée  étant  passée,  et  la  graisse  étant  encore  plus 

a.  Voyages  de  Regnard , t.  I,  pages  37  et  38. 

b.  Id.  ibid.  Histoire  de  la  Louisiane , par  M.  le  Page  du  Pratz,  t.  II,  p.  81. 

c Voyages  de  Regnard , t.  I , p.  53. 

d.  Mémoires  sur  la  Louisiane,  par  M.  Dumont.  Paris,  1753,  p.  75  et  suiv.  Histoire  de  la 
Louisiane,  par  M.  le  Page  du  Pratz,  t.  II , p.  87. 

e.  T.  II,  pages  89  et  90. 


L’OURS. 


645 


« que  tiède,  on  la  verse  dans  un  pot  où  on  la  laisse  reposer  huit  ou  dix 
« jours;  au  bout  de  ce  temps  on  voit  nager  dessus  une  huile  claire,  qu’on 
« enlève  avec  une  cuiller;  cette  huile  est  aussi  bonne  que  la  meilleure 
« huile  d’olive,  et  sert  aux  mêmes  usages.  Au-dessous  on  trouve  un  sain- 
te doux  aussi  blanc,  mais  un  peu  plus  mou  que  le  saindoux  de  porc;  il  sert 
« au  besoin  de  la  cuisine,  et  il  ne  lui  reste  aucun  goût  désagréable,  ni 
« aucune  mauvaise  odeur.  » M.  Dumont,  dans  ses  Mémoires  sur  la  Loui- 
siane, s’accorde  avec  M.  du  Pratz,  et  il  dit,  de  plus,  que  d’un  seul  ours  on 
tire  quelquefois  plus  de  cent  vingt  pots  de  cette  huile  ou  graisse;  que  les 
sauvages  en  traitent  beaucoup  avec  les  Français;  qu’elle  est  très-belle,  très- 
saine  et  très-bonne  ; quelle  ne  se  fige  guère  que  par  un  grand  froid , que , 
quand  cela  arrive,  elle  est  toute  en  grumeaux  et  d’une  blancheur  à éblouir; 
qu’on  la  mange  alors  sur  le  pain  en  guise  de  beurre.  Nos  épiciers-droguistes 
ne  tiennent  point  d’huile  d’ours,  mais  ils  font  venir  de  Savoie,  de  Suisse  ou 
de  Canada,  de  la  graisse  ou  axonge  qui  n’est  pas  purifiée.  L’auteur  du  Dic- 
tionnaire du  Commerce  dit  même  que,  pour  que  la  graisse  d’ours  soit  bonne, 
il  faut  qu’elle  soit  grisâtre,  gluante  et  de  mauvaise  odeur,  et  que  celle  qui 
est  trop  blanche  est  sophistiquée  et  mêlée  de  suif.  On  se  sert  de  cette 
graisse  comme  de  topique  pour  les  hernies,  les  rhumatismes,  etc.,  et  beau- 
coup de  gens  assurent  en  avoir  ressenti  de  bons  effets. 

La  quantité  de  graisse  dont  l’ours  est  chargé  le  rend  très-léger  à la  nage, 
aussi  traverse-t-il  sans  fatigue  des  fleuves  et  des  lacs.  « Les  ours  de  la  Loui- 
« siane,  ditM.  Dumont a,  qui  sont  d’un  très-beau  noir,  traversent  le  fleuve 
« malgré  sa  grande  largeur;  ils  sont  très-friands  du  fruit  des  plaquemi- 
« niers;  ils  montent  sur  ces  arbres,  se  mettent  à califourchon  sur  une  bran- 
« che,  s’y  tiennent  avec  une  de  leurs  pattes,  et  se  servent  de  l’autre  pour 
« plier  les  autres  branches  et  approcher  d’eux  les  plaquemines  ; ils  sortent 
<c  aussi  très-souvent  des  bois  pour  venir  dans  les  habitations  manger  les 
« patates  et  le  maïs.  » En  automne,  lorsqu’ils  se  sont  bien  engraissés,  ils 
n’ont  presque  pas  la  force  de  marcher  b,  ou  du  moins  ils  ne  peuvent  courir  c 
aussi  vite  qu’un  homme.  Ils  ont  quelquefois  plus  de  dix  doigts  d’épaisseur  d 
de  graisse  aux  côtes  et  aux  cuisses;  le  dessous  de  leurs  pieds  est  gros  et 
enflé;  lorsqu’on  le  coupe,  il  en  sort  un  suc  blanc  et  laiteux  : cette  partie 
paraît  composée  de  petites  glandes  qui  sont  comme  des  mamelons,  et  c’est 
ce  qui  fait  que  pendant  l’hiver,  dans  leurs  retraites,  ils  sucent  continuelle- 
ment leurs  pattes. 

L’ours  a les  sens  de  la  vue,  de  l’ouïe  et  du  toucher  très-bons,  quoiqu’il 

a.  Mémoire  sur  la  Louisiane , p.  76. 

b.  Voyage  du  baron  de  la  Hontan , p.  86. 

c.  Histoire  de  la  Louisiane,  par  M.  du  Pratz,  p.  83. 

d.  Extrait  d'un  ouvrage  danois  cité  par  MM.  Arnault  de  Nobleville  et  Salerne.  Hist.  nai. 
des  animaux.  Paris,  1757,  t.  VI,  p.  374. 


646 


L’OURS 


ait  l'œil  très -petit,  relativement  au  volume  de  son  corps,  les  oreilles 
courtes,  la  peau  épaisse  et  le  poil  fort  touffu  : il  a l’odorat  excellent,  et 
peut-être  plus  exquis  qu’aucun  autre  animal,  car  la  surface  intérieure  de 
cet  organe  se  trouve  extrêmement  étendue  : on  y compte  a quatre  rangs  de 
plans  de  lames  osseuses,  séparés  les  uns  des  autres  par  trois  plans  perpen- 
diculaires, ce  qui  multiplie  prodigieusement  les  surfaces  propres  à recevoir 
les  impressions  des  odeurs.  Il  a les  jambes  et  les  bras  charnus  comme 
l’homme,  l’os  du  talon  court  et  formant  une  partie  de  la  plante  du  pied, 
cinq  orteils  opposés  au  talon  dans  les  pieds  de  derrière , les  os  du  carpe 
égaux  dans  les  pieds  de  devant;  mais  le  pouce  n’est  pas  séparé,  et  le  plus 
gros  doigt  est  en  dehors  de  cette  espèce  de  main,  au  lieu  que  dans  celle 
de  l’homme  il  est  en  dedans;  ses  doigts  sont  gros,  courts  et  serrés  l’un 
contre  l’autre,  aux  mains  comme  aux  pieds;  les  ongles  sont  noirs,  et  d’une 
substance  homogène  fort  dure.  Il  frappe  avec  ses  poings,  comme  l’homme 
avec  les  siens  ; mais  ces  ressemblances  grossières  avec  l’homme  ne  le 
rendent  que  plus  difforme,  et  ne  lui  donnent  aucune  supériorité  sur  les 
autres  animaux. 


LE  CASTOR.  * 

Autant  l’homme  s’est  élevé  au-dessus  de  l’état  de  nature,  autant  les  ani- 
maux se  sont  abaissés  au-dessous  : soumis  et  réduits  en  servitude,  ou 
traités  comme  rebelles  et  dispersés  par  la  force,  leurs  sociétés  se  sont  éva- 
nouies, leur  industrie  est  devenue  stérile,  leurs  faibles  arts  ont  disparu, 
chaque  espèce  a perdu  ses  qualités  générales,  et  tous  n’ont  conservé  que 
leurs  propriétés  individuelles,  perfectionnées  dans  les  uns  par  l’exemple, 
l’imitation,  l’éducation,  et  dans  les  autres  par  la  crainte  et  par  la  nécessité 
où  ils  sont  de  veiller  continuellement  à leur  sûreté.  Quelles  vues,  quels 
desseins,  quels  projets  peuvent  avoir  des  esclaves  sans  âme,  ou  des  relé- 
gués sans  puissance?  ramper  ou  fuir,  et  toujours  exister  d’une  manière 
solitaire,  ne  rien  édifier,  ne  rien  produire,  ne  rien  transmettre,  et  toujours 
languir  dans  la  calamité,  déchoir,  se  perpétuer  sans  se  multiplier,  perdre, 
en  un  mot,  par  la  durée  autant  et  plus  qu’ils  n’avaient  acquis  par  le  temps. 

Aussi  ne  reste-t-il  quelques  vestiges  de  leur  merveilleuse  industrie  que 
dans  ces  contrées  éloignées  et  désertes,  ignorées  de  l’homme  pendant  une 
longue  suite  de  siècles,  où  chaque  espèce  pouvait  manifester  en  liberté  ses 
talents  naturels  et  les  perfectionner  dans  le  repos  en  se  réunissant  en 

a.  Étienne  Lorentinus,  Éphém.  d’Allem.  Décur.  i,  ann.  ix  et  x,  p.  403  , cité  par  MM.  Ar- 
nault  de  Nobleville  et  Salerne.  Hist.  nat.  des  anim. , t.  VI,  p.  366. 

* Castor  fiber  (Linn.  ).  Ordre  des  Rongeurs  ; genre  Castor  ( Cuv.  ). 


LE  CASTOR. 


647 


société  durable.  Les  castors  sont  peut-être  le  seul  exemple  qui  subsiste 
comme  un  ancien  monument  de  cette  espèce  d’intelligence  des  brutes 1 , qui, 
quoique  infiniment  inférieure  par  son  principe  à celle  de  l’homme,  sup- 
pose cependant  des  projets  communs  et  des  vues  relatives;  projets  qui 
ayant  pour  base  la  société,  et  pour  objet  une  digue  à construire,  une  bour- 
gade à élever,  une  espèce  de  république  à fonder,  supposent  aussi  une 
manière  quelconque  de  s’entendre  et  d’agir  de  concert. 

Les  castors,  dira-t-on,  sont  parmi  les  quadrupèdes  ce  que  les  abeilles 
sont  parmi  les  insectes.  Quelle  différence!  Il  y a dans  la  nature,  telle  qu’elle 
nous  est  parvenue,  trois  espèces  de  sociétés  qu’on  doit  considérer  avant  de 
les  comparer  : la  société  libre  de  l’homme,  de  laquelle,  après  Dieu,  il  tient 
toute  sa  puissance;  la  société  gênée  des  animaux,  toujours  fugitive  devant 
celle  de  l’homme;  et,  enfin,  la  société  forcée  de  quelques  petites  bêtes,  qui, 
naissant  toutes  en  même  temps  dans  le  même  lieu , sont  contraintes  d’y 
demeurer  ensemble.  Un  individu,  pris  solitairement  et  au  sortir  des  mains 
de  la  nature,  n’est  qu’un  être  stérile,  dont  l’industrie  se  borne  au  simple 
usage  des  sens;  l’homme  lui-même,  dans  l’état  de  pure  nature,  dénué  de 
lumières  et  de  tous  les  secours  de  la  société,  ne  produit  rien,  n’édifie  rien. 
Toute  société,  au  contraire,  devient  nécessairement  féconde,  quelque  for- 
tuite, quelque  aveugle  qu’elle  puisse  être,  pourvu  qu’elle  soit  composée 
d’êtres  de  même  nature  : par  la  seule  nécessité  de  se  chercher  ou  de  s’évb- 
ter,  il  s’y  formera  des  mouvements  communs  dont  le  résultat  sera  souvent 
un  ouvrage  qui  aura  l’air  d’avoir  été  conçu,  conduit  et  exécuté  avec  intel- 
ligence. Ainsi  l’ouvrage  des  abeilles  qui,  dans  un  lieu  donné,  tel  qu’une 
ruche  ou  le  creux  d’un  vieux  arbre,  bâtissent  chacune  leur  cellule2;  l’ou- 
vrage des  mouches  de  Cayenne,  qui  non-seulement  font  aussi  leurs  cellules, 
mais  construisent  même  la  ruche  qui  doit  les  contenir,  sont  des  travaux 
purement  mécaniques  qui  ne  supposent  aucune  intelligence,  aucun  projet 
concerté,  aucune  vue  générale;  des  travaux  qui  n’étant  que  le  produit  d’une 
nécessité  physique,  un  résultat  de  mouvements  communs®,  s’exercent 
toujours  de  la  même  façon,  dans  tous  les  temps  et  dans  tous  les  lieux,  par 
une  multitude  qui  ne  s’est  point  assemblée  par  choix,  mais  qui  se  trouve 
réunie  par  force  de  nature.  Ce  n’est  donc  pas  la  société,  c’est  le  nombre 
seul  qui  opère  ici;  c’est  une  puissance  aveugle  qu’on  ne  peut  comparer  à la 
lumière  qui  dirige  toute  société  : je  ne  parle  point  de  cette  lumière  pure, 
de  ce  rayon  divin  qui  n’a  été  départi  qu’à  l’homme  seul;  les  castors  en  sont 
assurément  privés,  comme  tous  les  autres  animaux;  mais  leur  société 

a.  Voyez  les  preuves  que  j’en  ai  données  dans  le  Discours  sur  la  nature  des  animaux. 

1.  Il  y a,  en  effet,  dans  certains  animaux,  dans  le  chien,  dans  le  cheval,  dans  l’éléphant, 
par  exemple,  une  espèce  d’intelligence  ; le  castor  n’a  que  de  l’instinct. 

2.  Voyez  la  note  de  la  page  361. 


648 


LE  CASTOR. 


n’étant  point  une  réunion  forcée  *,  se  faisant  au  contraire  par  une  espèce  de 
choix,  et  supposant  au  moins  un  concours  général  et  des  vues  communes 
dans  ceux  qui  la  composent,  suppose  au  moins  aussi  une  lueur  d’intelli- 
gence qui,  quoique  très-différente  de  celle  de  l’homme  par  le  principe, 
produit  cependant  des  effets  assez  semblables  pour  qu’on  puisse  les  com- 
parer, non  pas  dans  la  société  plénière  et  puissante,  telle  qu’elle  existe 
parmi  les  peuples  anciennement  policés,  mais  dans  la  société  naissante  chez 
des  hommes  sauvages,  laquelle  seule  peut,  avec  équité,  être  comparée  à 
celle  des  animaux. 

Voyons  donc  le  produit  de  l’une  et  l’autre  de  ces  sociétés;  voyons 
jusqu’où  s’étend  l’art  du  castor,  et  où  se  borne  celui  du  sauvage.  Rompre 
une  branche  pour  s’en  faire  un  bâton,  se  bâtir  une  hutte,  la  couvrir  de 
feuillages  pour  se  mettre  à l’abri,  amasser  de  la  mousse  ou  du  foin  pour 
se  faire  un  lit,  sont  des  actes  communs  à l’animal  et  au  sauvage  ; les  ours 
font  des  huttes,  les  singes  ont  des  bâtons , plusieurs  autres  animaux  se  pra- 
tiquent un  domicile  propre,  commode,  impénétrable  à l’eau.  Frotter  une 
pierre  pour  la  rendre  tranchante  et  s’en  faire  une  hache,  s’en  servir  pour 
couper,  pour  écorcer  du  bois,  pour  aiguiser  des  flèches,  pour  creuser  un 
vase,  écorcher  un  animal  pour  se  revêtir  de  sa  peau,  en  prendre  les  nerfs 
pour  faire  une  corde  d’arc,  attacher  ces  mêmes  nerfs  à une  épine  dure,  et 
se  servir  de  tous  deux  comme  de  fil  et  d’aiguille,  sont  des  actes  purement 
individuels  que  l'homme  en  solitude  peut  tous  exécuter  sans  être  aidé  des 
autres,  des  actes  qui  dépendent  de  sa  seule  conformation,  puisqu’ils  ne 
supposent  que  l’usage  de  la  main;  mais  couper  et  transporter  un  gros 
arbre,  élever  un  carbet,  construire  une  pirogue,  sont,  au  contraire,  des 
opérations  qui  supposent  nécessairement  un  travail  commun  et  des  vues 
concertées.  Ces  ouvrages  sont  aussi  les  seuls  résultats  de  la  société  nais- 
sante chez  des  nations  sauvages,  comme  les  ouvrages  des  castors  sont  les 
fruits  de  la  société  perfectionnée  parmi  ces  animaux  ; car  il  faut  observer 
qu’ils  ne  songent  point  à bâtir,  à moins  qu’ils  n’habitent  un  pays  libre2  et 
qu’ils  n’y  soient  parfaitement  tranquilles.  Il  y a des  castors  en  Languedoc, 
dans  les  îles  du  Rhône;  il  y en  a en  plus  grand  nombre  dans  les  provinces 
du  nord  de  l’Europe;  mais  comme  toutes  ces  contrées  sont  habitées,  ou  du 
moins  fort  fréquentées  par  les  hommes,  les  castors  y sont,  comme  tous  les 
autres  animaux,  dispersés,  solitaires,  fugitifs,  ou  cachés  dans  un  terrier; 
on  ne  les  a jamais  vus  se  réunir,  se  rassembler,  ni  rien  entreprendre,  ni 
rien  construire;  au  lieu  que  dans  ces  terres  désertes,  où  l’homme  en 

1.  La  société  des  castors  n’est  qu’une  réunion  machinale,  aveugle,  purement  instinctive.  A 
ce  premier  fonds,  à ce  premier  germe  de  société , dû  à Y instinct , l’homme  a joint  tout  ce  qui 
constitue  sa  nature  supérieure,  son  intelligence  progressive  et  réfléchie  , sa  raison. 

2.  Un  castor,  pris  tout  jeune  sur  les  bords  du  Rhône,  et  élevé  dans  notre  Jardin  des  plantes, 
y a bâti,  quoiqu’il  y' fût  isolé,  solitaire  et  même  en  cage.  (Voyez  mon  livre  sur  Y Instinct  et 
l’intelligence  des  animaux.  ) 


LE  CASTOR. 


649 


société  n’a  pénétré  que  bien  tard,  et  où  l’on  ne  voyait  auparavant  que  quel- 
ques vestiges  de  l’homme  sauvage,  on  a partout  trouvé  les  castors  réunis, 
formant  des  sociétés,  et  l’on  n’a  pu  s’empêcher  d’admirer  leurs  ouvrages. 
Nous  tâcherons  de  ne  citer  que  des  témoins  judicieux,  irréprochables,  et 
nous  ne  donnerons  pour  certains  que  les  faits  sur  lesquels  ils  s’accordent  : 
moins  portés  peut-être  que  quelques-uns  d’entre  eux  à l’admiration,  nous 
nous  permettrons  le  doute,  et  même  la  critique  sur  tout  ce  qui  nous 
paraîtra  trop  difficile  à croire. 

Tous  conviennent  que  le  castor,  loin  d’avoir  une  supériorité  marquée  sur 
les  autres  animaux,  paraît  au  contraire  être  au-dessous  de  quelques-uns 
d’entre  eux  pour  les  qualités  purement  individuelles  ; et  nous  sommes  en 
état  de  confirmer  ce  fait,  ayant  encore  actuellement  un  jeune  castor  vivant 
qui  nous  a été  envoyé  de  Canada  a,  et  que  nous  gardons  depuis  près  d’un 
an.  C’est  un  animal  assez  doux , assez  tranquille , assez  familier,  un  peu 
triste,  même  un  peu  plaintif,  sans  passions  violentes,  sans  appétits  véhé- 
ments, ne  se  donnant  que  peu  de  mouvement,  ne  faisant  d’efforts  pour  quoi 
que  ce  soit,  cependant  occupé  sérieusement  du  désir  de  sa  liberté,  rongeant 
de  temps  en  temps  les  portes  de  sa  prison,  mais  sans  fureur,  sans  précipita- 
tion, et  dans  la  seule  vue  d’y  faire  une  ouverture  pour  en  sortir  ; au  reste 
assez  indifférent,  ne  s’attachant  pas  volontiers b , ne  cherchant  point  à nuire 
et  assez  peu  à plaire.  Il  paraît  inférieur  au  chien  par  les  qualités  relatives 
qui  pourraient  l’approcher  de  l’homme  ; il  ne  semble  fait  ni  pour  servir, 
ni  pour  commander,  ni  même  pour  commercer  avec  une  autre  espèce  que 
la  sienne  : son  sens,  renfermé  dans  lui-même,  ne  se  manifeste  en  entier 
qu’avec  ses  semblables  ; seul,  il  a peu  d’industrie  personnelle,  encore  moins 
de  ruses,  pas  même  assez  de  défiance  pour  éviter  des  pièges  grossiers  : 
loin  d’attaquer  les  autres  animaux,  il  ne  sait  pas  même  se  bien  défendre; 
il  préfère  la  fuite  au  combat,  quoiqu’il  morde  cruellement  et  avec  acharne- 
ment, lorsqu’il  se  trouve  saisi  par  la  main  du  chasseur.  Si  l’on  considère 
donc  cet  animal  dans  l’état  de  nature,  ou  plutôt  dans  son  état  de  solitude 
et  de  dispersion,  il  ne  paraîtra  pas,  pour  les  qualités  intérieures,  au-dessus 
des  autres  animaux;  il  n’a  pas  plus  d’esprit  que  le  chien,  de  sens  que 
l’éléphant,  de  finesse  que  le  renard1,  etc.;  il  est  plutôt  remarquable  par  des 
singularités  de  conformation  extérieure  que  par  la  supériorité  apparente 
de  ses  qualités  intérieures.  Il  est  le  seul  parmi  les  quadrupèdes  qui  ait  la 
queue  plate,  ovale  et  couverte  d’écailles,  de  laquelle  il  se  sert  comme  d’un 

a.  Ce  castor,  qui  a été  pris  jeune,  m’a  été  envoyé  au  commencement  de  l’année  1758  , par 
M.  de  Montbelliard,  capitaine  dans  royal-artillerie. 

b.  M.  Klein  a cependant  écrit  qu’il  en  avait  nourri  un  pendant  plusieurs  années , qui  le  sui- 
vait et  l’allait  chercher  comme  les  chiens  vont  chercher  leurs  maîtres. 

1.  Voyez  la  note  ldela  page  647.  Le  castor , si  merveilleux  par  Yinstinct,  appartient  à l’ordre 
des  quadrupèdes  les  plus  dénués  d’intelligence,  à l’ordre  des  rongeurs. 


650 


LE  CASTOR. 


gouvernail  pour  se  diriger  dans  l’eau  ; le  seul  qui  ait  des  nageoires  aux 
pieds  de  derrière,  et  en  même  temps  les  doigts  séparés  dans  ceux  du  devant, 
qu’il  emploie  comme  des  mains  pour  porter  à sa  bouche;  le  seul  qui,  res- 
semblant aux  animaux  terrestres  par  les  parties  antérieures  de  son  corps, 
paraisse  en  même  temps  tenir  des  animaux  aquatiques  par  les  parties  pos- 
térieures : il  fait  la  nuance  des  quadrupèdes  aux  poissons,  comme  la  chauve- 
souris  fait  celle  des  quadrupèdes  aux  oiseaux.  Mais  ces  singularités  seraient 
plutôt  des  défauts  que  des  perfections,  si  l’animal  ne  savait  tirer  de  cette 
cenformation , qui  nous  paraît  bizarre,  des  avantages  uniques,  et  qui  le 
rendent  supérieur  à tous  les  autres. 

Les  castors  commencent  par  s’assembler  au  mois  de  juin  ou  de  juillet 
pour  se  réunir  en  société;  ils  arrivent  en  nombre  et  de  plusieurs  côtés,  et 
forment  bientôt  une  troupe  de  deux  ou  trois  cents  : le  lieu  du  rendez-vous 
est  ordinairement  le  lieu  de  l’établissement , et  c’est  toujours  au  bord  des 
eaux.  Si  ce  sont  des  eaux  plates,  et  qui  se  soutiennent  à la  même  hauteur 
comme  dans  un  lac,  ils  se  dispensent  d’y  construire  une  digue  ; mais  dans 
les  eaux  courantes,  et  qui  sont  sujettes  à hausser  ou  baisser,  comme  sur 
les  ruisseaux,  les  rivières,  ils  établissent  une  chaussée,  et  par  cette  rete- 
nue ils  forment  une  espèce  d’étang  ou  de  pièce  d’eau,  qui  se  soutient  tou* 
jours  à la  même  hauteur  : la  chaussée  traverse  la  rivière  comme  une  écluse, 
et  va  d’un  bord  à l’autre  ; elle  a souvent  quatre-vingts  ou  cent  pieds  de 
longueur  sur  dix  ou  douze  pieds  d’épaisseur  à sa  base.  Cette  construction 
paraît  énorme  pour  des  animaux  de  cette  taille,  et  suppose  en  effet  un  tra- 
vail immense  a;  mais  la  solidité  avec  laquelle  l’ouvrage  est  construit  étonne 
encore  plus  que  sa  grandeur.  L’endroit  de  la  rivière  où  ils  établissent  cette 
digue  est  ordinairement  peu  profond;  s’il  se  trouve  sur  le  bord  un  gros 
arbre  qui  puisse  tomber  dans  l’eau,  ils  commencent  par  l’abattre  pour  en 
faire  la  pièce  principale  de  leur  construction  : cet  arbre  est  souvent  plus 
gros  que  le  corps  d’un  homme;  ils  le  scient,  ils  le  rongent  au  pied,  et  sans 
autre  instrument  que  leurs  quatre  dents  incisives  ils  le  coupent  en  assez 
peu  de  temps,  et  le  font  tomber  du  côté  qu’il  leur  plaît,  c’est-à-dire  en  tra- 
vers sur  la  rivière  ; ensuite  ils  coupent  les  branches  de  la  cime  de  cet  arbre 
tombé  pour,  le  mettre  de  niveau  et  le  faire  porter  partout  également.  Ces 
opérations  se  font  en  commun  ; plusieurs  castors  rongent  ensemble  le  pied 
de  l’arbre  pour  l’abattre,  plusieurs  aussi  vont  ensemble  pour  en  couper  les 
branches  lorsqu’il  est  abattu  ; d’autres  parcourent  en  même  temps  les  bords 
de  la  rivière  et  coupent  de  moindres  arbres,  les  uns  gros  comme  la  jambe, 
les  autres  comme  la  cuisse  ; ils  les  dépècent  et  les  scient  à une  certaine 
hauteur  pour  en  faire  des  pieux  ; ils  amènent  ces  pièces  de  bois  d’abord  par 
terre  jusqu’au  bord  de  la  rivière,  et  ensuite  par  eau  jusqu’au  lieu  de  leur 

a.  Les  plus  grands  castors  pèsent  cinquante  ou  soixante  livres , et  n’ont  guère  que  trois  pieds 
de  longueur  depuis  le  bout  du  museau  jusqu’à  l’origine  de  la  queue. 


LE  CASTOR. 


651 


construction;  ils  en  font  une  espèce  de  pilotis  serré,  qu’ils  enfoncent  encore 
en  entrelaçant  des  branches  entre  les  pieux.  Cette  opération  suppose  bien 
des  difficultés  vaincues;  car  pour  dresser  ces  pieux  et  les  mettre  dans  une 
situation  à peu  près  perpendiculaire,  il  faut  qu’avec  les  dents  ils  élèvent  le 
gros  bout  contre  le  bord  de  la  rivière,  ou  contre  l’arbre  qui  la  traverse; 
que  d’autres  plongent  en  même  temps  jusqu’au  fond  de  l’eau  pour  y creuser  • 
avec  les  pieds  de  devant  un  trou  dans  lequel  ils  font  entrer  la  pointe  du 
pieu,  afin  qu’il  puisse  se  tenir  debout.  A mesure  que  les  uns  plantent  ainsi 
leurs  pieux , les  autres  vont  chercher  de  la  terre  qu’ils  gâchent  avec  leurs 
pieds  et  battent  avec  leur  queue  ; ils  la  portent  dans  leur  gueule  et  avec  les 
pieds  de  devant , et  ils  en  transportent  une  si  grande  quantité , qu’ils  en 
remplissent  tous  les  intervalles  de  leur  pilotis.  Ce  pilotis  est  composé  de 
plusieurs  rangs  de  pieux,  tous  égaux  en  hauteur,  et  tous  plantés  les  uns 
contre  les  autres;  il  s’étend  d’un  bord  à l’autre  de  la  rivière,  il  est  rempli 
et  maçonné  partout  : les  pieux  sont  plantés  verticalement  du  côté  de  la 
chute  de  l’eau  ; tout  l’ouvrage  est  au  contraire  en  talus  du  côté  qui  en  sou- 
tient la  charge,  en  sorte  que  la  chaussée,  qui  a dix  ou  douze  pieds  de  largeur 
à sa  base,  se  réduit  à deux  ou  trois  pieds  d’épaisseur  au  sommet;  elle  a 
donc  non-seulement  toute  l’étendue,  toute  la  solidité  nécessaire,  mais  encore 
la  forme  la  plus  convenable  pour  retenir  l’eau,  l’empêcher  de  passer,  en 
soutenir  le  poids  et  en  rompre  les  efforts.  Au  haut  de  la  chaussée,  c’est-à- 
dire  dans  la  partie  où  elle  a le  moins  d’épaisseur,  ils  pratiquent  deux  ou  trois 
ouvertures  en  pente,  qui  sont  autant  de  décharges  de  superficie  qu’ils  élar- 
gissent ou  rétrécissent  selon  que  la  rivière  vient  à hausser  ou  baisser;  et 
lorsque  par  des  inondations  trop  grandes  ou  trop  subites  il  se  fait  quelques 
brèches  à leur  digue  ils  savent  les  réparer,  et  travaillent  de  nouveau  dès 
que  les  eaux  sont  baissées. 

Il  serait  superflu,  après  cette  exposition  de  leurs  travaux  pour  un 
ouvrage  public,  de  donner  encore  le  détail  de  leurs  constructions  particu- 
lières, si  dans  une  histoire  l’on  ne  devait  pas  compte  de  tous  les  faits,  et  si 
ce  premier  grand  ouvrage  n’était  pas  fait  dans  la  vue  de  rendre  plus  com- 
modes leurs  petites  habitations  : ce  sont  des  cabanes,  ou  plutôt  des  espèces 
de  maisonnettes  bâties  dans  l’eau  sur  un  pilotis  plein  tout  près  du  bord  de 
leur  étang  avec  deux  issues,  l’une  pour  aller  à terre,  l’autre  pour  se  jeter 
à l’eau.  La  forme  de  cet  édifice  est  presque  toujours  ovale  ou  ronde;  il  y 
en  a de  plus  grands  et  de  plus  petits,  depuis  quatre  ou  cinq  jusqu’à  huit  ou 
dix  pieds  de  diamètre;  il  s’en  trouve  aussi  quelquefois  qui  sont  à deux  ou 
trois  étages;  les  murailles  ont  jusqu’à  deux  pieds  d’épaisseur;  elles  sont 
élevées  à plomb  sur  le  pilotis  plein,  qui  sert  en  même  temps  de  fondement 
et  de  plancher  à la  maison.  Lorsqu’elle  n’a  qu’un  étage,  les  murailles  ne 
s’élèvent  droites  qu’à  quelques  pieds  de  hauteur,  au-dessus  de  laquelle 
elles  prennent  la  courbure  d’une  voûte  en  anse  de  panier;  cette  voûte 


LE  CASTOR. 


652 

termine  l’édifice  et  lui  sert  de  couvert;  il  est  maçonné  avec  solidité  et 
enduit  avec  propreté  en  dehors  et  en  dedans;  il  est  impénétrable  à l’eau 
des  pluies  et  résiste  aux  vents  les  plus  impétueux;  les  parois  en  sont 
revêtues  d’une  espèce  de  stuc  si  bien  gâché  et  si  proprement  appliqué, 
qu’il  semble  que  la  main  de  l’homme  y ait  passé;  aussi  la  queue  leur 
sert-elle  de  truelle  pour  appliquer  ce  mortier  qu’ils  gâchent  avec  leurs 
pieds.  Ils  mettent  en  œuvre  différentes  espèces  de  matériaux,  des  bois,  des 
pierres  et  des  terres  sablonneuses  qui  ne  sont  point  sujettes  à se  délayer 
par  l’eau  : les  bois  qu'ils  emploient  sont  presque  tous  légers  et  tendres;  ce 
sont  des  aunes,  des  peupliers,  des  saules,  qui  naturellement  croissent  au 
bord  des  eaux  et  qui  sont  plus  faciles  à écorcer,  à couper,  à voiturer  que 
des  arbres  dont  le  bois  serait  plus  pesant  et  plus  dur.  Lorsqu’ils  attaquent 
un  arbre  ils  ne  l’abandonnent  pas  qu’il  ne  soit  abattu,  dépecé,  transporté; 
ils  le  coupent  toujours  à un  pied  ou  un  pied  et  demi  de  hauteur  de  terre; 
ils  travaillent  assis,  et,  outre  l’avantage  de  cette  situation  commode,  ils  ont 
le  plaisir  de  ronger  continuellement  de  l’écorce  et  du  bois  dont  le  goût 
leur  est  fort  agréable,  car  ils  préfèrent  l’écorce  fraîche  et  le  bois  tendre  à 
la  plupart  des  aliments  ordinaires;  ils  en  font  ample  provision  pour  se 
nourrir  pendant  l’hiver  a;  ils  n’aiment  pas  le  bois  sec.  C’est  dans  l’eau  et 
près  de  leurs  habitations  qu’ils  établissent  leur  magasin  ; chaque  cabane  a 
le  sien  proportionné  au  nombre  de  ses  habitants,  qui  tous  y ont  un  droit 
commun  et  ne  vont  jamais  piller  leurs  voisins.  On  a vu  des  bourgades 
composées  de  vingt  ou  de  vingt-cinq  cabanes;  ces  grands  établissements 
sont  rares,  et  cette  espèce  de  république  est  ordinairement  moins  nom- 
breuse; elle  n’est  le  plus  souvent  composée  que  de  dix  ou  douze  tribus, 
dont  chacune  a son  quartier,  son  magasin,  son  habitation  séparée;  ils  ne 
souffrent  pas  que  des  étrangers  viennent  s’établir  dans  leurs  enceintes.  Les 
plus  petites  cabanes  contiennent  deux,  quatre,  six,  et  les  plus  grandes  dix- 
huit,  vingt,  et  même,  dit-on,  jusqu’à  trente  castors,  presque  toujours  en 
nombre  pair,  autant  de  femelles  que  de  mâles;  ainsi,  en  comptant  même 
au  rabais , on  peut  dire  que  leur  société  est  souvent  composée  de  cent 
cinquante  ou  deux  cents  ouvriers  associés,  qui  tous  ont  travaillé  d’abord 
en  corps  pour  élever  le  grand  ouvrage  public,  et  ensuite  par  compagnies 
pour  édifier  des  habitations  particulières.  Quelque  nombreuse  que  soit  cette 
société,  la  paix  s’y  maintient  sans  altération;  le  travail  commun  a resserré 
leur  union;  les  commodités  qu’ils  se  sont  procurées,  l’abondance  des 
vivres  qu’ils  amassent  et  consomment  ensemble,  servent  à l’entretenir  ; des 

o.  La  provision  pour  huit  on  dix  castors  est  de  vingt-cinq  ou  trente  pieds  en  quarré,  sur 
huit  ou  dix  pieds  de  profondeur;  ils  n’en  apportent  dans  leurs  cabanes  que  quand  ils  sont 
coupés  menu  , et  tout  prêts  à manger  ; ils  aiment  mieux  le  bois  frais  que  le  bois  flotté,  et 
vont  de  temps  en  temps  pendant  l’hiver  en  manger  dans  les  bois.  Mémoires  de  l’Académie  des 
Sciences,  année  1704.  Mémoire  de  M.  Sarrasin. 


LE  CASTOR. 


653 


appétits  modérés,  des  goûts  simples,  de  l’aversion  pour  la  chair  et  le  sang, 
leur  ôtent  jusqu’à  l’idée  de  rapine  et  de  guerre  : ils  jouissent  de  tous  les 
biens  que  l’homme  ne  fait  que  désirer.  Amis  entre  eux,  s’ils  ont  quelques 
ennemis  au  dehors,  ils  savent  les  éviter;  ils  s’avertissent  en  frappant  avec 
leur  queue  sur  l’eau  un  coup  qui  retentit  au  loin  dans  toutes  les  voûtes  des 
habitations;  chacun  prend  son  parti,  ou  de  plonger  dans  le  lac  ou  de  se 
recéler  dans  leurs  murs  qui  ne  craignent  que  le  feu  du  ciel  ou  le  fer  de 
l’homme,  et  qu’aucun  animal  n’ose  entreprendre  d’ouvrir  ou  renverser. 
Ces  asiles  sont  non-seulement  trèsrsûrs,  mais  encore  très-propres  et  très- 
commodes;  le  plancher  est  jonché  de  verdure;  des  rameaux  de  buis  et  de 
sapin  leur  servent  de  tapis,  sur  lequel  ils  ne  font  ni  ne  souffrent  jamais 
aucune  ordure  ; la  fenêtre  qui  regarde  sur  l’eau  leur  sert  de  balcon  pour 
se  tenir  au  frais  et  prendre  le  bain  pendant  la  plus  grande  partie  du  jour; 
ils  s’y  tiennent  debout,  la  tête  et  les  parties  antérieures  du  corps  élevées, 
et  toutes  les  parties  postérieures  plongées  dans  l’eau  : cette  fenêtre  est 
percée  avec  précaution  ; l’ouverture  en  est  assez  élevée  pour  ne  pouvoir 
jamais  être  fermée  par  les  glaces  qui , dans  le  climat  de  nos  castors , ont 
quelquefois  deux  ou  trois  pieds  d’épaisseur;  ils  en  abaissent  alors  la 
tablette,  coupent  en  pente  les  pieux  sur  lesquels  elle  était  appuyée,  et  se 
font  une  issue  jusqu’à  l’eau  sous  la  glace.  Cet  élément  liquide  leur  est  si 
nécessaire,  ou  plutôt  leur  fait  tant  de  plaisir,  qu’ils  semblent  ne  pouvoir 
s’en  passer;  ils  vont  quelquefois  assez  loin  sous  la  glace:  c’est  alors  qu’on 
les  prend  aisément  en  attaquant  d’un  côté  la  cabane  et  les  attendant  en 
même  temps  à un  trou  qu’on  pratique  dans  la  glace  à quelque  distance,  et 
où  ils  sont  obligés  d’arriver  pour  respirer.  L’habitude  qu’ils  ont  de  tenir 
continuellement  la  queue  et  toutes  les  parties  postérieures  du  corps  dans 
l’eau,  paraît  avoir  changé  la  nature  de  leur  chair;  celle  des  parties  anté- 
rieures jusqu’aux  reins  a la  qualité,  le  goût,  la  consistance  de  la  chair  des 
animaux  de  la  terre  et  de  l’air;  celle  des  cuisses  et  de  la  queue  a l’odeur, 
la  saveur  et  toutes  les  qualités  de  celle  du  poisson  : cette  queue  longue 
d’un  pied,  épaisse  d’un  pouce,  et  large  de  cinq  ou  six,  est  même  une  extré- 
mité, une  vraie  portion  de  poisson  attachée  au  corps  d’un  quadrupède; 
elle  est  entièrement  recouverte  d’écailles  et  d’une  peau  toute  semblable  à 
celle  des  gros  poissons  : on  peut  enlever  ces  écailles  en  les  raclant  au  cou- 
teau , et,  lorsqu’elles  sont  tombées,  l’on  voit  encore  leur  empreinte  sur  la 
peau  comme  dans  tous  nos  poissons. 

C’est  au  commencement  de  l’été  que  les  castors  se  rassemblent;  ils  em- 
ploient les  mois  de  juillet  et  d’août  à construire  leur  digue  et  leurs  cabanes; 
ils  font  leur  provision  d’écorce  et  de  bois  dans  le  mois  de  septembre, 
ensuite  ils  jouissent  de  leurs  travaux,  ils  goûtent  les  douceurs  domestiques; 
c’est  le  temps  du  repos,  c’est  mieux,  c’est  la  saison  des  amours.  Se  con- 
naissant, prévenus  l’un  pour  l’autre  par  l’habitude,  par  les  plaisirs  et  les 


651 


LE  CASTOR. 


peines  (l’un  travail  commun,  chaque  couple  ne  se  forme  point  au  hasard, 
ne  se  joint  pas  par  pure  nécessité  de  nature , mais  s’unit  par  choix  et 
s’assortit  par  goût  : ils  passent  ensemble  l’automne  et  l’hiver;  contents 
l’un  de  l’autre,  ils  ne  se  quittent  guère;  à l’aise  dans  leur  domicile,  ils 
n’en  sortent  que  pour  faire  des  promenades  agréables  et  utiles;  ils  en  rap- 
portent des  écorces  fraîches  qu’ils  préfèrent  à celles  qui  sont  sèches  ou 
trop  imbibées  d’eau.  Les  femelles  portent,  dit-on,  quatre  mois;  elles  met- 
tent bas  sur  la  fin  de  l’hiver,  et  produisent  ordinairement  deux  Ou  trois 
petits;  les  mâles  les  quittent  à peu  près  dans  ce  temps,  ils  vont  à la  cam- 
pagne jouir  des  douceurs  et  des  fruits  du  printemps;  ils  reviennent  de 
temps  en  temps  à la  cabane,  mais  ils  n’y  séjournent  plus  : les  mères  y 
demeurent  occupées  à allaiter,  à soigner,  à élever  leurs  petits,  qui  sont  en 
état  de  les  suivre  au  bout  de  quelques  semaines;  elles  vont  à leur  tour  se 
promener,  se  rétablir  à l’air,  manger  du  poisson,  des  écrevisses,  des 
écorces  nouvelles,  et  passent  ainsi  l’été  sur  les  eaux,  dans  les  bois.  Ils  ne 
se  rassemblent  qu’en  automne,  à moins  que  les  inondations  n’aient  ren- 
versé leur  digue  ou  détruit  leurs  cabanes,  car  alors  ils  se  réunissent  de 
bonne  heure  pour  en  réparer  les  brèches. 

Il  y a des  lieux  qu’ils  habitent  de  préférence,  où  l’on  a vu  qu’après  avoir 
détruit  plusieurs  fois  leurs  travaux , ils  venaient  tous  les  étés  pour  les 
réédifier,  jusqu’à  ce  qu’ enfin,  fatigués  de  cette  persécution  et  affaiblis  par 
la  perte  de  plusieurs  d’entre  eux,  ils  ont  pris  le  parti  de  changer  de 
demeure  et  de  se  retirer  au  loin  dans  les  solitudes  les  plus  profondes.  C’est 
principalement  en  hiver  que  les  chasseurs  les  cherchent , parce  que  leur 
fourrure  n’est  parfaitement  bonne  que  dans  cette  saison  ; et  lorsque  après 
avoir  ruiné  leurs  établissements  il  arrive  qu’ils  en  prennent  en  grand 
nombre,  la  société  trop  réduite  ne  se  rétablit  point,  le  petit  nombre  de 
ceux  qui  ont  échappé  à la  mort  ou  à la  captivité  se  disperse  ; ils  devien- 
nent fuyards,  leur  génie  flétri  par  la  crainte  ne  s’épanouit  plus,  ils  s’en- 
fouissent eux  et  tous  leurs  talents  dans  un  terrier,  où,  rabaissés  à la  con- 
dition des  autres  animaux,  ils  mènent  une  vie  timide,  ne  s’occupent 
plus  que  des  besoins  pressants,  n’exercent  que  leurs  facultés  indivi- 
duelles , et  perdent  sans  retour  les  qualités  sociales  que  nous  venons 
d’admirer. 

Quelque  admirables  en  effet,  quelque  merveilleuses  que  puissent  paraître 
les  choses  que  nous  venons  d’exposer  au  sujet  de  la  société  et  des  travaux 
de  nos  castors,  nous  osons  dire  qu’on  ne  peut  douter  de  leur  réalité1. 
Toutes  les  relations,  faites  en  différents  temps  par  un  grand  nombre  de 

1.  Il  y a sans  doute  , dans  ces  récits,  un  certain  fond  de  réalité , mais  Buffoii  les  embellit 
beaucoup  par  la  forme,  par  cette  allusion  continuelle  des  qualités,  des  défauts,  des  mœurs 
des  animaux  au  moral  de  l’homme  : c’est  là  une  partie  de  son  art , et  c’est  par  ce  tour  ingé- 
nieux qu’il  attache. 


LE  CASTOR. 


655 


témoins  oculaires  a,  s’accordent  sur  tous  les  faits  que  nous  avons  rapportés; 
et  si  notre  récit  diffère  de  celui  de  quelques-uns  d’entre  eux , ce  n’est  que 
dans  les  points  où  ils  nous  ont  paru  enfler  le  merveilleux,  aller  au  delà  du 
vrai,  et  quelquefois  même  de  toute  vraisemblance.  Car  on  ne  s’est  pas 
borné  à dire  que  les  castors  avaient  des  mœurs  sociales  et  des  talents  évi- 
dents pour  l’architecture,  mais  on  a assuré  qu’on  ne  pouvait  leur  refuser 
des  idées  générales  de  police  et  de  gouvernement;  que  leur  société  étant 
une  fois  formée,  ils  savaient  réduire  en  esclavage  les  voyageurs,  les  étran- 
gers; qu’ils  s’en  servaient  pour  porter  leur  terre,  traîner  leur  bois;  qu’ils 
traitaient  de  même  Tes  paresseux  d’entre  eux  qui  ne  voulaient  et  les  vieux 
qui  ne  pouvaient  pas  travailler;  qu’ils  les  renversaient  sur  le  dos,  les  fai- 
saient servir  de  charrette  pour  voiturer  leurs  matériaux;  que  ces  républi- 
cains ne  s’assemblaient  jamais  qu’en  nombre  impair,  pour  que  dans  leurs 
conseils  il  y eût  toujours  une  voix  prépondérante;  que  la  société  entière 
avait  un  président;  que  chaque  tribu  avait  son  intendant;  qu’ils  avaient 
des  sentinelles  établies  pour  la  garde  publique;  que,  quand  ils  étaient  pour- 
suivis, ils  ne  manquaient  pas  de  s’arracher  les  testicules  pour  satisfaire  à la 
cupidité  des  chasseurs;  qu’ils  se  montraient  ainsi  mutilés  pour  trouver 
grâce  à leurs  yeux,  etc.,  etc.  b.  Autant  nous  sommes  éloignés  de  croire  à 
ces  fables,  ou  de  recevoir  ces  exagérations,  autant  il  nous  paraît  difficile 
de  se  refuser  à admettre  des  faits  constatés,  confirmés  et  moralement  très- 
certains.  On  a mille  fois  vu,  revu,  détruit,  renversé  leurs  ouvrages;  on  les 
a mesurés,  dessinés,  gravés;  enfin,  ce  qui  ne  laisse  aucun  doute,  ce  qui  est 
plus  fort  que  tous  les  témoignages  passés,  c’est  que  nous  en  avons  de  récents 
et  d’actuels;  c’est  qu’il  en  subsiste  encore  de  ces  ouvrages  singuliers  qui, 
quoique  moins  communs  que  dans  les  premiers  temps  de  la  découverte  de 
l’Amérique  septentrionale , se  trouvent  cependant  en  assez  grand  nombre 
pour  que  tous  les  missionnaires,  tous  les  voyageurs,  même  les  plus  nouveaux, 
qui  se  sont  avancés  dans  les  terres  du  nord  assurent  en  avoir  rencontré. 

a.  Voyez  sur  l'histoire  des  castors,  Olaiis  Magnus  dans  sa  Description  des  pays  septentrio- 
naux; les  Voyages  du  baron  de  la  Hontan , t.  II,  p.  155  et  suiv.;  le  Musœum  Wormianum , 
p.  320;  l’Histoire  de  l’Amérique  septentrionale , par  Bacqueville  de  la  Poterie.  Rouen,  1722  , 
t.  I,  p.  133;  Mémoire  sur  le  castor  , par  M.  Sarrasin,  inséré  dans  les  Mémoires  de  l’Académie 
des  Sciences,  année  1704;  la  Relation  d’un  voyage  en  Acadie,  par  Dierville.  Rouen,  1708  , 
p.  126  et  suiv.  ; les  Nouvelles  découvertes  dans  l’Amérique  septentrionale.  Paris , 1697 , p.  133  ; 
l’Histoire  de  la  Nouvelle-France , par  le  P.  Charlevoix.  Paris,  1744  , t.  II,  p.  98  et  suiv.;  le 
Voyage  de  Robert  Lade,  traduit  de  l’anglais  par  M.  l’abbé  Prévost,  t.  II,  p.  226;  le  Grand 
voyage  au  pays  des  Hurons , par  Sagard  Théodat.  Paris,  1632,  p.  319  et  suiv.  ; le  Voyage  à 
la  baie  de  Hudson,  par  Ellis.  Paris,  1749,  t.  II,  p.  61  et  62.  Voyez  aussi  Gessner,  Aldrovande, 
Jonston,  Klein,  etc. , à l’article  du  castor;  le  Traité  du  Castor , par  Jean  Marius.  Paris,  1746; 
l’Histoire  de  la  Virginie , traduite  de  l’anglais.  Orléans,  1707 , p.  406  ; l’Histoire  naturelle  du 
P.  Rzaczynsky , à l’article  du  castor,  etc.,  etc. 

b.  Voyez  Ælien  et  tous  les  anciens,  à l’exception  de  Pline,  qui  nie  ce  fait  avec  raison. 
Voyez  aussi,  sur  les  autres  faits,  la  plupart  des  auteurs  que  nous  avons  cités  dans  la  note  pré- 
cédente. 


656 


LE  CASTOR. 


Tous  s’accordent  à dire  qu’outre  les  castors  qui  sont  en  société,  on  ren- 
contre partout,  dans  le  même  climat,  des  castors  solitaires,  lesquels  rejetés, 
disent-ils , de  la  société  pour  leurs  défauts , ne  participent  à aucun  de  ses 
avantages,  n’ont  ni  maison  ni  magasin,  et  demeurent,  comme  le  blaireau, 
dans  un  boyau  sous  terre  : on  a même  appelé  ces  castors  solitaires,  castors 
terriers;  ils  sont  aisés  à reconnaître  : leur  robe  est  sale , le  poil  est  rongé 
sur  le  dos  par  le  frottement  de  la  terre;  ils  habitent  comme  les  autres  assez 
volontiers  au  bord  des  eaux , où  quelques-uns  mêmes  creusent  un  fossé  de 
quelques  pieds  de  profondeur,  pour  former  un  petit  étang  qui  arrive  jus- 
qu’à l’ouverture  de  leur  terrier,  qui  s’étend  quelquefois  à plus  de  cent 
pieds  en  longueur,  et  va  toujours  en  s’élevant,  afin  qu’ils  aient  la  facilité 
de  se  retirer  en  haut  à mesure  que  l’eau  s’élève  dans  les  inondations;  mais 
il  s’en  trouve  aussi,  de  ces  castors  solitaires,  qui  habitent  assez  loin  des 
eaux  dans  les  terres.  Toutes  nos  bièvres  d’Europe  sont  des  castors  terriers 
et  solitaires,  dont  la  fourrure  n’est  pas  à beaucoup  près  aussi  belle  que 
celle  des  castors  qui  vivent  en  société.  Tous  diffèrent  par  la  couleur,  sui- 
vant le  climat  qu’ils  habitent;  dans  les  contrées  du  nord  les  plus  reculées, 
ils  sont  tout  noirs,  et  ce  sont  les  plus  beaux;  parmi  ces  castors  noirs,  il 
s’en  trouve  quelquefois  de  tout  blancs,  ou  de  blancs  tachés  de  gris  et 
mêlés  de  roux  sur  le  chignon  et  sur  la  croupe  a.  A mesure  qu’on  s’éloigne 
du  nord,  la  couleur  s’éclaircit  et  se  mêle;  ils  sont  couleur  de  marron  dans 
la  partie  septentrionale  du  Canada,  châtains  vers  la  partie  méridionale,  et 
jaunes  ou  couleur  de  paille  chez  les  Illinois  b.  On  trouve  des  castors  en 
Amérique  ' , depuis  le  trentième  degré  de  latitude  nord  jusqu’au  soixantième 
et  au  delà;  ils  sont  très-communs  vers  le  nord,  et  toujours  en  moindre 
nombre  à mesure  qu’on  avance  vers  le  midi  : c’est  la  même  chose  dans 
l’ancien  continent;  on  n’en  trouve  en  quantité  que  dans  les  contrées  les 
plus  septentrionales,  et  ils  sont  très-rares  en  France,  en  Espagne,  en  Italie, 
en  Grèce  et  en  Égypte.  Les  anciens  les  connaissaient;  il  était  défendu  de 
les  tuer  dans  la  religion  des  mages;  ils  étaient  communs  sur  les  rives  du 
Pont-Euxin;  on  a même  appelé  le  castor  canis  ponticus,  mais  apparem- 
ment que  ces  animaux  n’étaient  pas  assez  tranquilles  sur  les  bords  de  cette 
mer,  qui  en  effet  sont  fréquentés  par  les  hommes  de  temps  immémorial, 
puisque  aucun  des  anciens  ne  parle  de  leur  société  ni  de  leurs  travaux. 
Ælien  surtout,  qui  marque  uq  si  grand  faible  pour  le  merveilleux,  et  qui, 
je  crois,  a écrit  le  premier  que  le  castor  se  coupe  les  testicules  pour  les 
laisser  ramasser  au  chasseur  c,  n’aurait  pas  manqué  de  parler  des  mer- 
veilles de  leur  république , en  exagérant  leur  génie  et  leurs  talents  pour 

a.  Castor  albus  caudâ  horisontaliter  pland.  Brisson,  Règn.  animal . , p.  94  et  suiv. 

b.  Histoire  de  la  Nouvelle-France , par  le  P.  Charlevoix.  Paris,  1744,  t.  II,  p.  94  et  suiv. 

c.  Hist.  animal.,  lib.  vi,  cap.  xxxiv. 

1.  On  ne  sait  pas  bien  encore  si  le  castor  d’Europe  diffère,  par  l’espèce , de  celui  d’Amérique. 


LE  CASTOR. 


657 


l’architecture.  Pline  lui-même,  Pline,  dont  l’esprit  fier,  triste  et  sublime, 
déprise  toujours  l’homme  pour  exalter  la  nature,  se  serait-il  abstenu  de 
comparer  les  travaux  de  Romulus  à ceux  de  nos  castors!  11  paraît  donc 
certain  qu’aucun  des  anciens  n’a  connu  leur  industrie  pour  bâtir,  et  quoi- 
qu’on ait  trouvé  dans  les  derniers  siècles  des  castors  cabanés  en  Norwége 
et  dans  les  autres  provinces  les  plus  septentrionales  de  l’Europe,  et  qu’il  y 
ait  apparence  que  les  anciens  castors  bâtissaient  aussi  bien  que  les  castors 
modernes,  comme  les  Piomains  n’avaient  pas  pénétré  jusque-là,  il  n’est 
pas  surprenant  que  leurs  écrivains  n’en  fassent  aucune  mention. 

Plusieurs  auteurs  ont  écrit  que  le  castor  étant  un  animal  aquatique,  il 
ne  pouvait  vivre  sur  terre  et  sans  eau  : cette  opinion  n’est  pas  vraie,  car  le 
castor  que  nous  avons  vivant  ayant  été  pris  tout  jeune  en  Canada,  et  ayant 
été  toujours  élevé  dans  la  maison  , ne  connaissait  pas  l’eau  lorsqu’on  nous 
l’a  remis,  il  craignait  et  refusait  d’y  entrer;  mais  l’ayant  une  fois  plongé  et 
retenu  d’abord  par  force  dans  un  bassin,  il  s’y  trouva  si  bien  au  bout  de 
quelques  minutes , qu’il  ne  cherchait  point  à en  sortir,  et  lorsqu’on  le  lais- 
sait libre,  il  y retournait  très-souvent  de  lui-même;  il  se  vautrait  aussi 
dans  la  boue  et  sur  le  pavé  mouillé.  Un  jour  il  s’échappa,  et  descendit  par 
un  escalier  de  cave  dans  les  voûtes  des  carrières  qui  sont  sous  le  terrain 
du  Jardin  royal;  il  s’enfuit  assez  loin,  en  nageant  sur  les  mares  d’eau  qui 
sont  au  fond  de  ces  carrières;  cependant,  dès  qu’il  vit  la  lumière  des  flam- 
beaux que  nous  y fîmes  porter  pour  le  chercher,  il  revint  à ceux  qui 
l’appelaient,  et  se  laissa  prendre  aisément.  Il  est  familier  sans  être  cares- 
sant; il  demande  à manger  à ceux  qui  sont  à table;  ses  instances  sont  un 
petit  cri  plaintif  et  quelques  gestes  de  la  main;  dès  qu’on  lui  donne  un 
morceau,  il  l’emporte,  et  se  cache  pour  le  manger  à son  aise;  il  dort  assez 
souvent , et  se  repose  sur  le  ventre;  il  mange  de  tout , à l’exception  de  la 
viande,  qu’il  refuse  constamment,  cuite  ou  crue;  il  ronge  tout  ce  qu’il 
trouve,  les  étoiles,  les  meubles,  le  bois,  et  l’on  a été  obligé  de  doubler  de 
fer-blanc  le  tonneau  dans  lequel  il  a été  transporté. 

Les  castors  habitent  de  préférence  sur  les  bords  des  lacs,  des  rivières  et 
des  autres  eaux  douces;  cependant  il  s’en  trouve  au  bord  de  la  mer,  mais 
c’est  principalement  sur  les  mers  septentrionales,  et  surtout  dans  les  golfes 
méditerranés  qui  reçoivent  de  grands  fleuves,  et  dont  les  eaux  sont  peu 
salées.  Ils  sont  ennemis  de  la  loutre;  ils  la  chassent,  et  ne  lui  permettent 
pas  de  paraître  sur  les  eaux  qu’ils  fréquentent.  La  fourrure  du  castor  est 
encore  plus  belle  et  plus  fournie  que  celle  de  la  loutre  : elle  est  composée 
de  deux  sortes  de  poils;  l’un  plus  court,  mais  très-toulfu,  fin  comme  le 
duvet,  impénétrable  à l’eau,  revêt  immédiatement  la  peau;  l’autre  plus 
long,  plus  ferme,  plus  lustré,  mais  plus  rare,  recouvre  ce  premier  vête- 
ment, lui  sert,  pour  ainsi  dire,  de  surtout,  le  défend  des  ordures,  de 
la  poussière,  de  la  fange  : ce  second  poil  n’a  que  peu  de  valeur,  ce  n’est 

42 


a. 


658 


LE  CASTOR. 


que  le  premier  que  l’on  emploie  dans  nos  manufactures.  Les  fourrures  les 
plus  noires  sont  ordinairement  les  plus  fournies,  et  par  conséquent  les  plus 
estimées;  celles  des  castors  terriers  sont  fort  inférieures  à celles  des  castors 
cabanés.  Les  castors  sont  sujets  à la  mue  pendant  l’été , comme  tous  les 
autres  quadrupèdes;  aussi  la  fourrure  de  ceux  qui  sont  pris  dans  cette 
saison  n’a  que  peu  de  valeur.  La  fourrure  des  castors  blancs  est  estimée  à 
cause  de  sa  rareté,  et  les  parfaitement  noirs  sont  presque  aussi  rares  que  les 
blancs. 

Mais  indépendamment  de  la  fourrure,  qui  est  ce  que  le  castor  fournit  de 
plus  précieux , il  donne  encore  une  matière  dont  on  a fait  un  grand  usage 
en  médecine.  Cette  matière,  que  l’on  a appelée  castoremn , est  contenue 
dans  deux  grosses  vésicules  que  les  anciens  avaient  prises  pour  les  testi- 
cules de  l’animal  :nous  n’en  donnerons  pas  la  description  ni  les  usages  a, 
parce  qu’on  les  trouve  dans  toutes  les  pharmacopées  b.  Les  sauvages  tirent, 
dit-on,  de  la  queue  du  castor  une  huile  dont  ils  se  servent  comme  de 
topique  pour  différents  maux.  La  chair  du  castor,  quoique  grasse  et  déli- 
cate, a toujours  un  goût  amer  assez  désagréable  : on  assure  qu’il  a les  os 
excessivement  durs,  mais  nous  n’avons  pas  été  à portée  de  vérifier  ce  fait, 
n’en  ayant  disséqué  qu’un  jeune  : ses  dents  sont  très-dures,  et  si  tran- 
chantes qu’elles  servent  de  couteau  aux  sauvages  pour  couper,  creuser 
et  polir  le  bois.  Ils  s’habillent  de  peaux  de  castors,  et  les  portent  en  hiver 
le  poil  contre  la  chair  : ce  sont  ces  fourrures  imbibées  de  la  sueur  des 
sauvages  que  l’on  appelle  castor  gras , dont  on  ne  se  sert  que  pour  les 
ouvrages  les  plus  grossiers. 

Le  castor  se  sert  de  ses  pieds  de  devant  comme  de  mains , avec  une 
adresse  au  moins  égale  à celle  de  l’écureuil  ; les  doigts  en  sont  bien  sépa- 
rés, bien  divisés,  au  lieu  que  ceux  des  pieds  de  derrière  sont  réunis  entre 
eux  par  une  forte  membrane  ; ils  lui  servent  de  nageoires,  et  s’élargissent 
comme  ceux  de  l’oie,  dont  le  castor  a aussi  en  partie  la  démarche  sur  la 
terre.  Il  nage  beaucoup  mieux  qu’il  ne  court  : comme  il  a les  jambes  de 
devant  bien  plus  courtes  que  celles  de  derrière  , il  marche  toujours 
la  tête  baissée  et  le  dos  arqué.  Il  a les  sens  très-bons,  l’odorat  très-fin, 
et  même  susceptible;  il  paraît  qu’il  ne  peut  supporter  ni  la  malpropreté, 
ni  les  mauvaises  odeurs  : lorsqu’on  le  retient  trop  longtemps  en  prison , et 
qu’il  se  trouve  forcé  d’y  faire  «es  ordures , il  les  met  près  du  seuil  de  la 
porte,  et  dès  qu’elle  est  ouverte  il  les  pousse  dehors.  Cette  habitude  de 
propreté  leur  est  naturelle,  et  notre  jeune  castor  ne  manquait  jamais  de 

a.  Voyez  le  Traité  du  Castor , par  Marins  et  Francus.  Paris,  1746,  iu-12. 

b.  On  prétend  que  les  castors  font  sortir  la  liqueur  de  leurs  •vésicules  en  les  pressant  avec  le 
pied,  qu’elle  leur  donne  de  l’appétit  lorsqu’ils  sont  dégoûtés,  et  que  les  sauvages  en  frottent 
les  pièges  qu’ils  leur  tendent  pour  les  y attirer.  Ce  qui  paraît  plus  certain,  c’est  qu’il  se  sert  de 
cette  liqueur  pour  se  graisser  le  poil. 


LE  CASTOR. 


659 


nettoyer  ainsi  sa  chambre.  A l’âge  d’un  an,  il  a donné  des  signes  de  cha- 
leur, ce  qui  paraît  indiquer  qu’il  avait  pris  dans  cet  espace  de  temps  la  plus 
grande  partie  de  son  accroissement;  ainsi  la  durée  de  sa  vie  ne  peut  être 
bien  longue,  et  c’est  peut-être  trop  que  de  l’étendre  à quinze  ou  vingt  ans. 
Ce  castor  était  très-petit  pour  son  âge,  et  l’on  ne  doit  pas  s’en  étonner  : 
ayant  presque  dès  sa  naissance  toujours  été  contraint,  élevé,  pour  ainsi 
dire,  à sec,  ne  connaissant  pas  l’eau  jusqu’à  l’âge  de  neuf  mois,  il  n’a  pu  ni 
croître,  ni  se  développer  comme  les  autres,  qui  jouissent  de  leur  liberté 
et  de  cet  élément  qui  paraît  leur  être  presque  aussi  nécessaire  que  l’usage 
Je  la  terre. 


LE  RATON.  * 

Quoique  plusieurs  auteurs  aient  indiqué  sous  le  nom  de  coati  l’animal 
dont  il  est  ici  question,  nous  avons  cru  devoir  adopter  le  nom  qu’on  lui  a 
donné  en  Angleterre,  afin  d’ôter  toute  équivoque,  et  de  ne  le  pas  confondre 
avec  le  vrai  coati,  dont  nous  donnerons  la  description  dans  l’article  suivant, 
non  plus  qu’avec  le  coati-mondi,  qui  cependant  ne  nous  paraît  être  qu’une 
variété  de  l’espèce  du  coati. 

Le  raton  que  nous  avons  eu  vivant,  et  que  nous  avons  gardé  pendant 
plus  d’un  an,  était  de  la  grosseur  et  de  la  forme  d’un  petit  blaireau  ; il  a le 
corps  court  et  épais,  le  poil  doux,  long,  touffu,  noirâtre  par  la  pointe,  et 
gris  par-dessous;  la  tête  comme  le  renard,  mais  les  oreilles  rondes  et  beau- 
coup plus  courtes;  les  yeux  grands,  d’un  vert  jaunâtre;  un  bandeau  noir 
et  transversal  au-dessus  des  yeux;  le  museau  effilé,  le  nez  un  peu  retroussé, 
la  lèvre  inférieure  moins  avancée  que  la  supérieure  ; les  dents  comme  le 
chien,  six  incisives  et  deux  canines  en  haut  et  en  bas;  la  queue  touffue, 
longue  au  moins  comme  le  corps,  marquée  par  des  anneaux  alternative- 
ment noirs  et  blancs  dans  toute  son  étendue  ; les  jambes  de  devant  beau- 
coup plus  courtes  que  celles  de  derrière,  et  cinq  doigts  à tous  les  pieds, 
armés  d’ongles  fermes  et  aigus  , les  pieds  de  derrière  portant  assez  sur  le 
tm  on  pour  que  l’animal  puisse  s’élever  et  soutenir  son  corps  dans  une  situa- 
lion  inclinée  en  avant.  Il  se  sert  de  ses  pieds  de  devant  pour  porter  à sa 
gueule;  mais  comme  ses  doigts  sont  peu  flexibles,  il  ne  peut,  pour  ainsi 
dire,  rien  saisir  d’une  seule  main;  il  se  sert  des  deux  à la  fois,  et  les  joint 
ensemble  pour  prendre  ce  qu’on  lui  donne.  Quoiqu’il  soit  gros  et  trapu,  il 
est  cependant  fort  agile;  ses  ongles,  pointus  comme  des  épingles,  lui  don- 

* Ursus  lotor  (Linn.).  — Proeyonlotor  (Cuy.  ).  — Ordre  des  Carnassiers  ; famille  des  Car- 
nivores ; tribu  des  Plantigrades  ; genre  Raton  (Cuv.). 


G60 


LE  RATON. 


nent  la  facilité  de  grimper  aisément  sur  les  arbres  ; il  monte  légèrement 
jusqu’au-dessus  de  la  tige,  et  court  jusqu’à  l’extrémité  des  branches;  il  va 
toujours  par  sauts,  il  gambade  plutôt  qu’il  ne  marche,  et  ses  mouvements, 
quoique  obliques,  sont  tous  prompts  et  légers. 

Cet  animal  est  originaire  des  contrées  méridionales  de  l’Amérique  : on  ne 
le  trouve  pas  dans  l’ancien  continent,  au  moins  les  voyageurs  qui  ont 
parlé  des  animaux  de  l’Afrique  et  des  Indes  orientales  n’en  font  aucune 
mention;  il  est  au  contraire  très-commun  dans  le  climat  chaud  de  l’Amé- 
rique, et  surtout  à la  Jamaïque  “,  où  il  habite  dans  les  montagnes  et  en 
descend  pour  manger  des  cannes  de  sucre.  On  ne  le  trouve  pas  en  Canada, 
ni  dans  les  autres  parties  septentrionales  de  ce  continent,  cependant  il  ne 
craint  pas  excessivement  le  froid  ; M.  Klein  11  en  a nourri  un  à Dantzick,  et 
celui  que  nous  avions  a passé  une  nuit  entière  les  pieds  pris  dans  de  la 
glace  , sans  qu’il  ait  été  incommodé. 

Il  trempait  dans  l’eau,  ou  plutôt  il  détrempait  tout  ce  qu’il  voulait  man- 
ger; il  jetait  son  pain  dans  sa  terrine  d’eau,  et  ne  l'en  retirait  que  quand 
il  le  voyait  bien  imbibé,  à moins  qu’il  ne  fut  pressé  par  la  faim , car  alors 
il  prenait  la  nourriture  sèche,  et  telle  qu’on  la  lui  présentait;  il  furetait 
partout,  mangeait  aussi  de  tout,  de  la  chair  crue  ou  cuite,  du  poisson,  des 
œufs,  des  volailles  vivantes,  des  grains,  des  racines,  etc.  ; il  mangeait  aussi 
de  toutes  sortes  d’insectes;  il  se  plaisait  à chercher  les  araignées,  et  lors- 
qu’il était  en  liberté  dans  un  jardin  il  prenait  les  limaçons,  les  hannetons, 
les  vers.  Il  aimait  le  sucre,  le  lait , et  les  autres  nourritures  douces  par- 
dessus toute  chose,  à l’exception  des  fruits,  auxquels  il  préférait  la  chair, 
et  surtout  le  poisson.  Il  se  retirait  au  loin  pour  faire  ses  besoins;  au  reste 
il  était  familier  et  même  caressant,  sautant  sur  les  gens  qu’il  aimait,  jouant 
volontiers  et  d’assez  bonne  grâce,  leste,  agile,  toujours  en  mouvement;  il 
m’a  paru  tenir  beaucoup  de  la  nature  du  maki,  et  un  peu  des  qualités 
du  chien. 


LE  COATI.  * 

Plusieurs  auteurs  ont  appelé  coati-mondi  l’animal  dont  il  est  ici  question  : 
nous  l’avons  eu  vivant,  et  apres  l’avoir  comparé  au  coati  indiqué  par  The- 
vetet  décrit  par  Marcgrave,  nous  avons  reconnu  que  c’était  le  même  ani- 
mal qu’ils  ont  appelé  coati,  tout  court,  et  il  y a toute  apparence  que  le 

a.  Voyez  Y Histoire  naturelle  de  la  Jamaïque,  par  Hans  Sloane.  Londres,  1725,  in-folio, 
t.  II,  p.  329,  en  anglais. 

b.  Klein,  De  quadrup.,  p.  62. 

* M.  Cuvier  admet  deux  espèces  de  coati  : le  roux  ( viverra  nasua , Linn.  ) , et  le  brun 
( viverra  narica.  Linn.  ). 


LE  COATI. 


661 


coati-mondi  n’est  pas  un  animal  d’une  autre  espèce,  mais  une  simple  variété 
de  celle-ci;  car  Marcgrave,  après  avoir  donné  la  description  du  coati,  dit 
précisément  qu’il  y a d’autres  coatis  qui  sont  d’un  brun  noirâtre,  que  l’on 
appelle  au  Brésil  coati-mondi  pour  les  distinguer  des  autres  : il  n’admet 
donc  d’autre  différence  entre  le  coati  et  le  coati-mondi  que  celle  de  la 
couleur  du  poil , et  dès  lors  on  ne  doit  pas  les  considérer  comme  deux 
espèces  distinctes,  mais  les  regarder  comme  des  variétés 1 dans  la  même 
espèce. 

Le  coati  est  très-différent  du  raton  que  nous  avons  décrit  dans  l’article 
précédent;  il  est  de  plus  petite  taille;  il  a le  corps  et  le  cou  beaucoup  plus 
allongés,  la  tête  aussi  plus  longue,  ainsi  que  le  museau,  dont  la  mâchoire 
supérieure  est  terminée  par  une  espèce  de  groin  mobile  qui  déborde  d’un 
pouce  ou  d’un  pouce  et  demi  au  delà  de  l’extrémité  de  la  mâchoire  infé- 
rieure : ce  groin,  retroussé  en  haut,  joint  au  grand  allongement  des 
mâchoires , fait  paraître  le  museau  courbé  et  relevé  en  haut.  Le  coati  a 
aussi  les  yeux  beaucoup  plus  petits  que  le  raton,  les  oreilles  encore  plus 
courtes,  le  poil  moins  long,  plus  rude  et  moins  peigné,  les  jambes  plus 
courtes,  les  pieds  plus  longs  et  plus  appuyés  sur  le  talon;  il  avait , comme 
le  raton,  la  queue  annelée  °,  et  cinq  doigts  à tous  les  pieds. 

Quelques  personnes  pensent  que  le  blaireau  cochon  pourrait  bien  être  le 
coati,  et  l’on  a rapporté  b à cet  animal  le  taxus  suillus,  dont  Aldrovande 
donne  la  figure;  mais  si  l’on  fait  attention  que  le  blaireau-cochon  dont 
parlent  les  chasseurs  est  supposé  se  trouver  en  France,  et  même  dans  des 
climats  plus  froids  de  notre  Europe,  qu’au  contraire  le  coati  ne  se  trouve 
que  dans  les  climats  méridionaux  de  l'autre  couhnent,  on  rejettera  aisé- 
ment cette  idée,  qui  d’ailleurs  n’est  nullement  fondée  c ; car  la  figure  don- 
née par  Aldrovande  n’est  autre  chose  qu’un  blaireau  auquel  on  a fait  un 
groin  de  cochon.  L’auteur  ne  dit  pas  qu’on  ait  dessiné  cet  animal  d’après 
nature,  et  il  n’en  donne  aucune  description.  Le  museau  très-allongé  et  le 
groin  mobile  en  tous  sens  suffisent  pour  faire  distinguer  le  coati  de  tous 
les  autres  animaux;  il  a,  comme  l’ours,  une  grande  facilité  à se  tenir 
debout  sur  les  pieds  de  derrière,  qui  portent  en  grande  partie  sur  le  talon, 
lequel  même  est  terminé  par  de  grosses  callosités  qui  semblent  le  pro- 
longer au  dehors,  et  augmenter  l’étendue  de  l’assiette  du  pied. 

Le  coati  est  sujet  à manger  sa  queue  , qui , lorsqu’elle  n’a  pas  été  tron- 
quée, est  plus  longue  que  son  corps;  il  la  tient  ordinairement  élevée,  la 

a.  Il  y a aussi  des  Coatis  dont  la  queue  est  d’une  seule  couleur  ; mais  comme  ils  ne  diffèrent 
des  autres  que  par  ce  seul  caractère , cette  différence  ne  nous  parait  pas  suffire  pour  en  faire 
deux  espèces,  et  nous  estimons  que  ce  n’est  qu’une  variété  dans  la  même  espèce. 

b.  Vid.  Brisson.  Règn.  animal.,  p.  263. 

c.  Voyez  ce  que  nous  avons  dit  du  blaireau-cochon,  à l’article  du  blaireau. 

1.  On  vient  de  voir  que  ces  deux  variétés  de  Buffon  sont  deux  espèces  pour  M.  Cuvier. 


662 


LE  COATI. 


fléchit  en  tous  sens,  et  la  promène  avec  facilité.  Ce  goût  singulier,  et  qui 
paraît  contre  nature,  n’est  cependant  pas  particulier  aux  coatis  ; les  singes, 
les  makis  et  quelques  autres  animaux  à queue  longue,  rongent  le  bout  de 
leur  queue,  en  mangent  la  chair  et  les  vertèbres,  et  la  raccourcissent  peu 
à peu  d’un  quart  ou  d’un  tiers.  On  peut  tirer  de  là  une  induction  géné- 
rale, c’est  que  dans  les  parties  très-allongées , et  dont  les  extrémités  sont 
par  conséquent  très-éloignées  des  sens  et  du  centre  du  sentiment,  ce  même 
sentiment  est  faible,  et  d’autant  plus  faible  que  la  distance  est  plus  grande 
et  la  partie  plus  menue  : car  si  l’extrémité  de  la  queue  de  ces  animaux 
était  une  partie  fort  sensible,  la  sensation  de  la  douleur  serait  plus  forte  que 
celle  de  cet  appétit,  et  ils  conserveraient  leur  queue  avec  autant  de  soin  que 
les  autres  parties  de  leur  corps.  Au  reste,  le  coati  est  un  animal  de  proie 
qui  se  nourrit  de  chair  et  de  sang,  qui,  comme  le  renard  ou  la  fouine, 
égorge  les  petits  animaux,  les  volailles  a,  mange  les  œufs,  cherche  les  nids 
des  oiseaux  b ; et  c’est  probablement  par  cette  conformité  de  naturel,  plutôt 
que  par  la  ressemblance  de  la  fouine,  qu’on  a regardé  le  coati  comme  une 
espèce  de  petit  renard  «*. 

a.  Vid.  Marcgrav.  Hist.  Brasil.,  p.  228. 

b.  Voyez  les  Singularités  de  la  France  antarctique , par  Thevet , p.  96. 

c.  Vulpes  minor,  etc. , Barrère , Hist.  nat.  de  la  France  équinox!ale. 

Nota.  On  trouve,  dans  le  septième  volume  de  l’Académie  royale  des  Sciences  de  Suède , un 
Mémoire  de  M.  Linnæus  sur  le  Coati-mondi.  Nous  croyons  devoir  rapporter  ici  l’extrait  que 
l’auteur  de  la  Bibliothèque  raisonnée  a fait  de  ce  Mémoire , sans  prétendre  garantir  les  faits  qui 
y sont  rapportés. 

« M.  Linnæus  donne,  dans  un  Mémoire,  l’histoire  naturelle  du  Coati-mondi.  Cet  animal  se 
« trouve  également  dans  l’Amérique  méridionale  et  dans  la  septentrionale.  Il  approche  de 
« l’ours  par  la  longueur  de  ses  jambes  de  derrière,  sa  tète  penchée,  son  poil  épais,  et  par  ses 
« pattes  ; mais  il  est  petit  et  familier,  et  sa  queue  est  fort  longue , et  rayée  de  différentes  cou- 
« leurs.  M.  le  Prince  successeur  de  Suède  avait  fait  présent  d’un  de  ces  animaux  à M.  Linnæus, 
« qui  l’a  entretenu  assez  longtemps  dans  sa  maison  aux  dépens  des  douceurs  qu’il  pouvait 
« attraper,  et  quelquefois  de  ceux  de  sa  basse-cour,  où  le  Coati-mondi , malgré  le  droit  de 
« l’hospitalité,  emportait  des  tètes  à coup  de  dent,  et  humait  le  sang.  Il  est  remarquable  par 
« son  extrême  opiniâtreté  à ne  rien  faire  contre  son  gré.  Malgré  sa  petitesse , il  se  défendait 
« avec  une  force  extraordinaire  lorsqu’on  le  faisait  marcher  malgré  lui , et  se  cramponnait 
« contre  les  jambes  des  personnes  dont  il  allait  familièrement  ravager  les  poches  et  confisquer 
« ce  qu’il  y trouvait  à sa  bienséance.  Cette  opiniâtreté  a son  remède;  le  Coati  craint  extrè- 
« mement  les  soies  de  cochon , la  moindre  brosse  lui  faisait  quitter  prise.  Un  mâtin  l’étrangla 
« un  jour  qu’il  s’était  sauvé  dans  un  jardin  du  voisinage,  et  M.  Linnæus  en  donne  l’anatomie. 
« Son  genre  de  vie  était  assez  extraordinaire;  il  dormait  depuis  minuit  jusqu’à  midi , veillait 
« le  reste  du  jour,  et  se  promenait  régulièrement  depuis  six  heures  du  soir  jusqu’à  minuit , 
« quelque  temps  qu’il  fit.  C’est  apparemment  le  temps  que  la  nature  a .assigné  à cette  espèce 
« d’animaux  dans  leur  patrie,  pour  pourvoir  à leurs  besoins,  et  pour  aller  à la  chasse  des 
« oiseaux  et  à la  découverte  de  leurs  œufs,  qui  font  leur  principale  nourriture.  » Bibliothèque 
raisonnée , t.  XLI , partie  première,  p.  25. 


L’AGOUTI. 


663 


L’AGOUTI.* 

Cet  animal  est  de  la  grosseur  d’un  lièvre,  et  a été  regardé  comme  une 
espèce  de  lapin  ou  de  gros  rat  par  la  plupart  des  auteurs  de  nomenclature 
en  histoire  naturelle;  cependant  il  ne  leur  ressemble  que  par  de  très-petits 
caractères,  et  il  en  diffère  essentiellement  par  les  habitudes  naturelles.  Il  a 
la  rudesse  de  poil  et  le  grognement  du  cochon,  il  a aussi  sa  gourmandise; 
il  mange  de  tout  avec  voracité,  et  lorsqu’il  est  rassasié,  rempli,  il  cache, 
comme  le  renard,  en  différents  endroits,  ce  qui  lui  reste  d’aliments  pour  le 
trouver  au  besoin  ; il  se  plaît  à faire  du  dégât,  à couper,  à ronger  tout  ce 
qu’il  trouve;  lorsqu’on  l’irrite,  son  poil  se  hérisse  sur  la  croupe,  et  il  frappe 
fortement  la  terre  de  ses  pieds  de  derrière;  il  mord  cruellement a ; il  ne  se 
creuse  pas  un  trou  comme  le  lapin,  ni  ne  se  tient  pas  sur  terre  à découvert 
comme  le  lièvre;  il  habite  ordinairement  dans  le  creux  des  arbres  et  dans 
les  souches  pourries.  Les  fruits,  les  patates,  le  manioc,  sont  la  nourriture 
ordinaire  de  ceux  qui  fréquentent  autour  des  habitations;  les  feuilles  et  les 
racines  des  plantes  et  des  arbrisseaux  sont  les  aliments  des  autres  qui  de- 
meurent dans  les  bois  et  les  savanes.  L’agouti  se  sert,  comme  l’écureuil, 
de  ses  pieds  de  devant  pour  saisir  et  porter  à sa  gueule  ; il  court  d’une  très- 
grande  vitesse  en  plaine  et  en  montant;  mais  comme  il  a les  jambes  de 
devant  plus  courtes  que  celles  de  derrière,  il  ferait  la  culbute  s’il  ne  ralen- 
tissait sa  course  en  descendant.  Il  a la  vue  bonne  et  l’ouïe  très-fine;  lors- 
qu’on le  pipe,  il  s’arrête  pour  écouter.  La  chair  de  ceux  qui  sont  gras  et 
bien  nourris  n’est  pas  mauvaise  à manger,  quoiqu’elle  ait  un  petit  goût 
sauvage  et  qu’elle  soit  un  peu  dure  : on  échaudé  l’agouti  comme  le  cochon 
de  lait,  et  on  l’apprête  de  même.  On  le  chasse  avec  des  chiens;  lorsqu’on 
peut  le  faire  entrer  dans  des  cannes  de  sucre  coupées,  il  est  bientôt  rendu, 
parce  qu’il  y a ordinairement  dans  ces  terrains  de  la  paille  et  des  feuilles  de 
canne  d’un  pied  d’épaisseur,  et  qu’à  chaque  saut  qu’il  fait  il  enfonce  dans 
cette  litière,  en  sorte  qu’un  homme  peut  souvent  l’atteindre  et  le  tuer  avec 
un  bâton.  Ordinairement  il  s’enfuit  d’abord  très -vite  devant  les  chiens,  et 
gagne  ensuite  sa  retraite,  où  il  se  tapit  et  demeure  obstinément  caché  : le 
chasseur,  pour  l’obliger  à en  sortir,  la  remplit  de  fumée;  l’animal,  à demi 
suffoqué,  jette  des  cris  douloureux  et  plaintifs,  et  ne  paraît  qu’à  toute  extré- 
mité. Son  cri,  qu’il  répète  souvent  lorsqu’on  l’inquiète  ou  qu’on  l’irrite, 
est  semblable  à celui  d’un  petit  cochon.  Pris  jeune,  il  s’apprivoise  aisé- 
ment, il  reste  à la  maison,  en  sort  seul  et  revient  de  lui-même.  Ces  ani- 

a.  Cet  animal  est  fort  méchant  ; les  capucins  d’Olinde  au  Brésil  en  élevaient  un  à qui  ils 
avaient  arraché  les  dents  dans  sa  jeunesse , et  malgré  cette  précaution  il  étendait  son  désordre 
aussi  loin  que  le  permettait  sa  chaîne.  Histoire  des  Indes , par  Souchu  de  Rennefort,p.  203. 

* Cavia  acuti  (Linn.  ).  — Ordre  des  Rongeurs;  genre  Agouti  (Cuv.). 


6G4 


L’AGOUTI. 


maux  demeurent  ordinairement  dans  les  bois,  dans  les  haies;  les  femelles 
y cherchent  un  endroit  lourré  pour  préparer  un  lit  à leurs  petits;  elles  font 
ce  lit  avec  des  feuilles  et  du  foin;  elles  produisent  deux  ou  trois  fois  par 
an;  chaque  portée  n’est,  dit-on®,  que  de  deux;  elles  transportent  leurs 
petits,  comme  les  chattes  , deux  ou  trois  jours  après  leur  naissance;  elles 
les  portent  dans  des  trous  d’arbres,  où  elles  ne  les  allaitent  que  pendant 
peu  de  temps  : les  jeunes  agoutis  sont  bientôt  en  état  de  suivre  leur  mère 
et  de  chercher  à vivre.  Ainsi  le  temps  de  l’accroissement  de  ces  animaux 
est  assez  court,  et  par  conséquent  leur  vie  n’est  pas  bien  longue. 

Il  paraît  que  l’agouti  est  un  animal  particulier  à l’Amérique  ; il  ne  se 
trouve  pas  dans  l’ancien  continent,  il  semble  être  originaire  des  parties 
méridionales  de  ce  nouveau  monde  : on  le  trouve  très-communément  au 
Brésil,  à la  Guyane , à Saint-Domingue  et  dans  toutes  les  îles  ; il  a besoin 
d’un  climat  chaud  pour  subsister  et  se  multiplier;  il  peut  cependant  vivre 
en  France,  pourvu  qu’on  le  tienne  à l’abri  du  froid  dans  un  lieu  sec  et 
chaud,  surtout  pendant  l’hiver  : aussi  n’habite-t-il  en  Amérique  que  les 
contrées  méridionales , et  il  ne  s’est  pas  répandu  dans  les  pays  froids  et 
tempérés.  Aux  îles,  il  n’y  a qu’une  espèce  d’agouti,  qui  est  celui  que  nous 
décrivons  ; mais  à Cayenne,  dans  la  terre  ferme  de  la  Guyane  b et  au  Brésil, 
on  assure  qu’il  y en  a deux  espèces,  et  que  cette  seconde  espèce , qu’on 
appelle  agouchi  \ est  constamment  plus  petite  que  la  première.  Celle  dont 
nous  parlons  est  certainement  l’agouti  ; nous  en  sommes  assurés  par  le  té- 
moignage de  gens  qui  ont  demeuré  longtemps  à Cayenne , et  qui  connais- 
sent également  l’agouti  et  l’agouchi,  que  nous  n’avons  pas  encore  pu  nous 
procurer.  L’agouti  que  nous  avons  eu  vivant,  et  dont  nous  donnons  ici  la 
description  et  la  figure,  était  gros  comme  un  lapin;  son  poil  était  rude  et 
de  couleur  brune  un  peu  mêlée  de  roux  ; il  avait  la  lèvre  supérieure  fendue 
comme  le  lièvre,  la  queue  encore  plus  courte  que  le  lapin,  les  oreilles 
aussi  courtes  que  larges,  la  mâchoire  supérieure  avancée  au  delà  de  l’infé- 
rieure, le  museau  comme  le  loir,  les  dents  comme  la  marmotte,  le  cou 
long,  les  jambes  grêles,  quatre  doigts  aux  pieds  de  devant,  et  trois  à ceux 
de  derrière.  Marcgrave,  et  presque  tous  les  naturalistes  après  lui , ont  dit 
que  l’agouti  avait  six  doigts  aux  pieds  de  derrière  : M.  Brisson  est  le  seul 
qui  n’ait  pas  copié  cette  erreur  de  Marcgrave  ; ayant  fait  sa  description  sur 
l’animal  même,  il  n’a  vu,  comme  nous,  que  trois  doigts  aux  pieds  de 
derrière. 

a.  Voyez  l’Histoire  générale  des  isles  Antilles , par  le  P.  du  Tertre.  Paris , 1667,  t.  Il , p.  296, 

a.  Voyage  de  Des  Marchais,  t.  III,  p.  23. 

1.  Cavia  acuchi  (Gmel,  ).  — La  queue  de  V agouti  est  réduite  à un  simple  tubercide;  celle  de 
Vacouchi  a six  ou  sept  vertèbres  : YagonU  est  grand  comme  un  lièvre,  et  Yacombi  comme  un 
lapin.  ' 

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FIN  DU  TOME  DEUXIÈME. 


TABLE  DES  MATIERES 


DU  TOME  DEUXIÈME. 


HISTOIRE  NATURELLE  DE  L’HOMME. 

De  la  nature  de  l’homme 4 

De  l’enfance 9 

De  la  puberté 27 

Description  de  l’homme 47 

De  l’âge  viril 47 

De  la  vieillesse  et  de  la  mort 68 

Tables  delà  mortalité,  etc.,  etc 87 

Des  sens 100 

Du  sens  de  la  vue 100 

Du  sens  de  l’ouïe 117 

Des  sens  en  général 126 

Variétés  dans  I’espèce  humaine 137 

ADDITIONS  A L’HISTOIRE  NATURELLE  DE  L’HOMME. 

De  l’enfance 222 

I.  — Enfants  nouveau-nés  auxquels  on  est  obligé  de  couper  le  filet  de  la 

langue 222 

IL  — Sur  l’usage  du  maillot  et  des  corps . . 222 

III.  — Sur  l’accroissement  successif  des  enfants 223 

De  la  puberté 226 

De  la  description  de  l’homme 231 

I.  — Hommes  d’une  grosseur  extraordinaire 231 

IL  — Géants.  — Exemples  de  géants  d’environ  sept  pieds  de  grandeur,  et  232 

au-dessus 232 

IH.  — Nains.  — Exemples  au  sujet  des  nains 233 

IV.  — Nourriture  de  l’homme  dans  les  différents  climats 234 

De  la  vieillesse  et  de  la  mort 235 

Du  SENS  DE  LA  VUE  , SUR  LA  CAUSE  DU  STRABISME  OU  DES  YEUX  LOUCHES 239 

Du  SENS  DE  l’ouie 248 

Sur  la  voix  des  animaux 251 

.Sur  le  degré  de  chaleur  que  l’homme  et  les  animaux  peuvent  supporter 252 


666  TABLE  DES  MATIERES. 

Variétés  dans  l’espèce  humaine 254 

Sur  la  couleur  des  Nègres 273 

Sur  les  nains  de  Madagascar 275 

Sur  les  Patagons 278 

Des  Américains 284 

Insulaires  de  la  mer  du  Sud 290 

Habitants  des  terres  Australes 294 

Sur  les  Blafards  et  Nègres  blancs 298 

Sur  les  monstres 307 

HISTOIRE  NATURELLE  DES  ANIMAUX. 

Discours  sur  la  nature  des  animaux 31  4 

Homo  duplex. . « 346 

Les  animaux  domestiques 367 

Le  cheval 369 

L’âne 411 

Le  bœuf 425 

La  brebis 444 

La  chèvre 453 

Le  cochon,  le  cochon  de  Siam  et  le  sanglier 460 

Le  chien 474 

Le  chat 497 

Les  animaux  sauvages 505 

Le  cerf 509 

Le  daim 528 

Le  chevreuil 531 

Le  lièvre 539 

Le  lapin 548 

Les  animaux  carnassiers 552 

Le  loup 572 

Le  renard 580 

Le  blaireau 585 

La  loutre 588 

La  fouine 591 

La  marte 593 

Le  putois 594 

Le  furet .'. . . 596 

La  belette 599 

L’hermine  ou  le  roselet 601 

L’écureuil 602 

Le  rat 604 

La  souris 607 

Le  mulot 608 

Le  rat  d’eau 612 


TABLE  DES  MATIÈRES. 


667 


Le  campagnol 

Le  cochon  d’Inde. . . . 

Le  hérisson 

La  musaraigne 

La  musaraigne  d’eau 

La  taupe 

La  chauve-souris — 

Le  loir 

Le  lérot 

Le  muscardin 

Le  surmulot 

La  marmotte 

L’ours 

Le  castor 

Le  raton 

Le  coati 

L’agouti 


613 

614 

615 
618 
619 
619 
622 
626 

630 

631 

632 
634 
638 
646 

659 

660 
663 

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