Natural History Muséum Library
000137342
fHKZMH
m . fe ^ rx
Innl' *'
U-'iSP (7 li 1 !f ! ': ' • "
■■ «toWw
&«Mff£
g®
Pp
ilps^S
■WW -Oà
*».R.. ■' . ÈJ 1
ŒUVRES
CO >1 PLÛTES
DE BIJFFON
TOME II
ZD.
PARIS.
J. CLAYE, IMPRIMEUR
rue
SAINT - BEN OIT , 7
ŒUVRES
COMPLÈTES
DE BUFFON
i-b.
AVEC LA NOMENCLATURE LINNÉENNE ET LA CLASSIFICATION DE CUVIER
Revues sur l'édition in-4° de l'Imprimerie Royale
ET ANNOTÉES
TA R
M. FLOURENS
SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADEMIE DES SCIENCES, MEMBRE DE L'ACADEMIE FRANÇAISE
PROFESSEUR AU MUSEUM D’HISTOIRE NATURELLE, ETC.
TOME DEUXIÈME
L’ HQ MME - LES QUADRUPÈDES
v * v/
*
- M
/■ //////' ' / y ? i.
N0 14
— c£»»faoOo<sft<c
HISTOIRE NATURELLE
DE L’HOMME. 1
C©Q
DE LA NATURE DE L’HOMME.
Quelque intérêt que nous ayons à nous connaître nous-mêmes, je ne sais
si nous ne connaissons pas mieux tout ce qui n’est pas nous. Pourvus par
la nature d’organes uniquement destinés à notre conservation, nous ne les
employons qu’à recevoir les impressions étrangères, nous ne cherchons
qu’à nous répandre au dehors et à exister hors de nous; trop occupés à
multiplier les fonctions de nos sens et à augmenter l’étendue extérieure de
notre être, rarement faisons-nous usage de ce sens intérieur qui nous
réduit à nos vraies dimensions et qui sépare de nous tout ce qui n’en est
pas; c’est cependant de ce sens dont il faut nous servir, 2 si nous voulons
nous connaître; c’est le seul par lequel nous puissions nous juger; mais
comment donner à ce sens son activité et toute son étendue? comment
dégager notre âme dans laquelle il réside de toutes les illusions de notre
esprit? Nous avons perdu l'habitude de l’employer, elle est demeurée sans
exercice au milieu du tumulte de nos sensations corporelles, elle s’est des-
séchée par le feu de nos passions; le cœur, l’esprit, les sens, tout a tra-
vaillé contre elle.
Cependant inaltérable dans sa substance, impassible par son essence,
elle est toujours la même; sa lumière offusquée a perdu son éclat sans
rien perdre de sa force; elle nous éclaire moins, mais elle nous guide aussi
sûrement : recueillons pour nous conduire ces rayons qui parviennent
encore jusqu’à nous, l’obscurité qui nous environne diminuera, et si la
route n’est pas également éclairée d’un bout à l’autre, au moins aurons-
nous un flambeau avec lequel nous marcherons sans nous égarer.
Le premier pas, et le plus difficile que nous ayons à faire pour parvenir
à la connaissance de nous-mêmes, est de reconnaître nettement la nature
1. Cette première partie de I’Histoire naturelle de l’homme forme la seconde partie du second
volume de l’édition in-4» de l’Imprimerie royale , volume publié en 1749.
2. « C’est cependant de ce sens dont il faut nous servir. » Irrégularité de langage , déjà
remarquée. (Voyez la note de la page 9, dans le Ier volume.)
u. 9- 1
2
DE LA NATURE
des deux substances qui nous composent* : dire simplement que l’une est
inétendue, immatérielle, immortelle, et que l’autre est étendue, matérielle
et mortelle, se réduit à nier de l’une ce que nous assurons de l’autre;
quelle connaissance pouvons-nous acquérir par cette voie de négation? ces
expressions privatives ne peuvent représenter aucune idée réelle et posi-
tive; mais dire que nous sommes certains de l’existence de la première, et
peu assurés de l’existence de l’autre, que la substance de l’une est simple,
indivisible, et qu’elle n’a qu’une forme, puisqu’elle ne se manifeste que
par une seule modification qui est la pensée, que l'autre est moins une
substance qu’un sujet capable de recevoir des espèces de formes relatives
à celles de nos sens, toutes aussi incertaines, toutes aussi variables que la
nature même de ces organes, c’est établir quelque chose, c’est attribuer
à l’une et à l’autre des propriétés différentes, c’est leur donner des attributs
positifs et suffisants pour parvenir au premier degré de connaissance de
l’une et de l’autre, et commencer à les comparer.
Pour peu qu’on ait réfléchi sur l’origine de nos connaissances, il est
aisé de s’apercevoir que nous ne pouvons en acquérir que par la voie
de la comparaison; ce qui est absolument incomparable est entièrement
incompréhensible; Dieu est le seul exemple que nous puissions donner ici,
il ne peut être compris parce qu’il ne peut être comparé ; mais tout ce qui
est susceptible de comparaison, tout ce que nous pouvons apercevoir par
des faces différentes, tout ce que nous pouvons considérer relativement,
peut toujours être du ressort de nos connaissances; plus nous aurons de
sujets de comparaison, de côtés différents, de points particuliers sous les-
quels nous pourrons envisager notre objet, plus aussi nous aurons de
moyens pour le connaître et de facilité à réunir les idées sur lesquelles
nous devons fonder notre jugement.
L’existence de notre âme nous est démontrée, ou plutôt nous ne faisons
qu’un cette existence et nous : être et penser sont pour nous la même chose2;
cette vérité est intime et plus qu’intuitive, elle est indépendante de nos
sens, de notre imagination, de notre mémoire et de toutes nos autres
facultés relatives. L’existence de notre corps et des autres objets extérieurs
est douteuse pour quiconque raisonne sans préjugé, car cette étendue en
longueur, largeur et profondeur, que nous appelons notre corps, et qui
semble nous appartenir de si près, qu’est-elle autre chose sinon un rap-
port de nos sens? les organes matériels de nos sens, que sont-ils eux-mêmes,
sinon des convenances avec ce qui les affecte? et notre sens intérieur, notre
1. Buffon commence comme Descartes. Toute la philosophie de Descartes roule sur la distinc-
tion précise du métaphysique et du physique , de l 'esprit et de la matière, de l'âme et du corps.
(Voyez mon Histoire des travaux et des idées de Buffon.)
2 « Je ne suis donc, précisément parlant , qu’une chose qui pense Je ne suis point
a cet assemblage de membres que l’on appelle le corps humain. » (Descartes : Méditation
seconde. )
DE L’HOMME.
3
âme a-t-elle rien de semblable, rien qui lui soit commun avec la nature de
ces organes extérieurs? la sensation excitée dans notre âme par la lumière
ou par le son ressemble-t-elle à cette matière ténue qui semble propager la
lumière, ou bien à ce trémoussement que le son produit dans l'air? ce sont
nos yeux et nos oreilles qui ont avec ces matières toutes les convenances
nécessaires, parce que ces organes sont en effet de la même nature que cette
matière elle-même; mais la sensation que nous éprouvons n’a rien de com-
mun , rien de semblable; cela seul ne suffirait-il pas pour nous prouver que
notre âme est, en effet, d’une nature différente de celle de la matière?
Nous sommes donc certains que la sensation intérieure est tout à fait
différente de ce qui peut la causer, et nous voyons déjà que, s’il existe des
choses hors de nous, elles sont en elles-mêmes tout à fait différentes de ce
que nous les jugeons, puisque la sensation ne ressemble en aucune façon
à ce qui peut la causer; dès lors ne doit-on pas conclure que ce qui cause
nos sensations est nécessairement et par sa nature toute autre chose que ce
que nous croyons? cette étendue que nous apercevons par les yeux, cette
impénétrabilité dont le toucher nous donne une idée, toutes ces qualités
réunies qui constituent la matière, pourraient bien ne pas exister, puisque
notre sensation intérieure , et ce qu'elle nous représente par l’étendue ,
l’impénétrabilité, etc., n’est nullement étendu ni impénétrable, et n’a même
rien de commun avec ces qualités.
Si l’on fait attention que notre âme est souvent pendant le sommeil et
l’absence des objets affectée de sensations, que ces sensations sont quel-
quefois fort différentes de celles qu’elle a éprouvées par la présence de
ces mêmes objets en faisant usage des sens, ne viendra-t-on pas à penser
que cette présence des objets n’est pas nécessaire à l’existence de ces sen-
sations, et que par conséquent notre âme et nous pouvons exister tout
seuls et indépendamment de ces objets? car dans le sommeil et après la
mort notre corps existe, il a même tout le genre d’existence qu’il peut
comporter, il est le même qu’il était auparavant; cependant l’âme ne
s’aperçoit plus de l’existence du corps, il a cessé d’être pour nous : or je
demande si quelque chose qui peut être, et ensuite n’être plus, si cette
chose qui nous affecte d’une manière toute différente de ce qu’elle est, ou
de ce qu’elle a été, peut être quelque chose d’assez réel pour que nous ne
puissions pas douter de son existence.
Cependant nous pouvons croire qu’il y a quelque chose hors de nous,
mais nous n’en sommes pas sûrs, au lieu que nous sommes assurés de
l’existence réelle de tout ce qui est en nous ; celle de notre âme est donc
certaine, et celle de notre corps paraît douteuse1, dès qu’on vient à penser
1 « Je connus de là, dit Descartes, que ce moi, c’est-à-dire l’àme, par laquelle je
« suis ce que je suis , était entièrement distincte du corps , et même qu’elle est plus aisée à con-
« naître que lui... » ( Discours de la méthode , ive partie.)
i
DE LA NATURE
que la matière pourrait bien nôtre qu’un mode de notre âme, une de ses
façons de voir; notre âme voit de cette façon quand nous veillons, elle
voit d’une autre façon pendant le sommeil, elle verra d’une manière bien
plus dilfércnte encore après notre mort, et tout ce qui cause aujourd’hui
ses sensations, la matière en général , pourrait bien 11e pas plus exister
pour elle alors que notre propre corps qui ne sera plus rien pour nous.
Mais admettons cette existence de la matière, et quoiqu’il soit impossible
de la démontrer, prêtons-nous aux idées ordinaires, et disons qu’elle existe,
et qu’elle existe même comme nous la voyons; nous trouverons, en com-
parant notre âme avec cet objet matériel, des différences si grandes, des
oppositions si marquées, que nous ne pourrons pas douter un instant
quelle 11e soit d’une nature totalement différente et d’un ordre infiniment
supérieur.
Notre âme n’a qu’une forme très-simple, très-générale, très-constante;
cette forme est la pensée'; il nous est impossible d’apercevoir notre âme
autrement que par la pensée ; cette forme n’a rien de divisible, rien d’étendu,
rien d’impénétrable, rien de matériel, donc le sujet de cette forme, notre
âme, est indivisible2 et immatériel : notre corps, au contraire, et tous
les autres corps, ont plusieurs formes; chacune de ces formes est compo-
sée, divisible, variable, destructible, et toutes sont relatives aux différents
organes avec lesquels nous les apercevons; notre corps, et toute la matière,
n’a donc rien de constant, rien de réel , rien de général par où nous puis-
sions la saisir et nous assurer de la connaître. Un aveugle n’a nulle idée
de l’objet matériel qui nous représente les images des corps; un lépreux,
dont la peau serait insensible, n’aurait aucune des idées que le toucher fait
naître ; un sourd ne peut connaître les sons : qu’on détruise successive-
ment ces trois moyens de sensation dans l’homme qui en est pourvu,
l’âme n’en existera pas moins, ses fonctions intérieures subsisteront, et la
pensée se manifestera toujours au dedans de lui-même; ôtez, au contraire,
toutes ces qualités à la matière, ôtez-lui ses couleurs, son étendue, sa soli-
dité, et toutes les autres propriétés relatives à nos sens, vous l’anéantirez;
notre âme est donc impérissable, et la matière peut et doit périr.
Il en est de même des autres facultés de notre âme , comparées à celles
de notre corps et aux propriétés les plus essentielles à toute matière. L’âme
veut et commande, le corps obéit tout autant qu’il le peutj l’âme s’unit
intimement à tel objet qu’il lui plaît; la distance, la grandeur, la figure,
rien ne peut nuire à cette union ; lorsque l’âme la veut, elle se fait, et se fait
ü. « Je reconnus de là que j’étais une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de
« penser... » ( Discours de la méthode , ive partie.)
2. « Je remarque ici , premièrement, qu’il y a une grande différence entre l’esprit et le corps,
a en ce que le corps , de sa nature , est toujours divisible , et que l’esprit est entièrement indivi-
1 sible. » (Descartea: Méditation sixième.)
DE L: HOMME.
5
en un instant; le corps ne peut s’unir à rien, il est blessé de tout ce qui le
touche de trop près, il lui faut beaucoup de temps pour s’approcher d’un
autre corps : tout lui résiste , tout est obstacle, son mouvement cesse au
moindre choc. La volonté n’est-elle donc qu’un mouvement corporel , et la
contemplation un simple attouchement? Comment cet attouchement pour-
rait-il se faire sur un objet éloigné, sur un sujet abstrait? Comment ce mou-
vement pourrait-il s’opérer en un instant indivisible? A-t-on jamais conçu
de mouvement sans qu’il y eût de l’espace et du temps? La volonté, si c’est
un mouvement, n’est donc pas un mouvement matériel , et si l’union de
l’âme à son objet est un attouchement, un contact, cet attouchement ne se
fait-il pas au loin? ce contact n’est-il pas une pénétration? qualités abolu-
ment opposées à celles de la matière, et qui ne peuvent par conséquent
appartenir qu’à un être immatériel.
Mais je crains de m’être déjà trop étendu sur un sujet que bien des gens
regarderont peut-être comme étranger à notre objet : des considérations sur
l’âme doivent-elles se trouver dans un livre d’histoire naturelle? J’avoue
que je serais peu touché de cette réflexion , si je me sentais assez de force
pour traiter dignement des matières aussi élevées, et que je n’ai abrégé mes
pensées que par la crainte de ne pouvoir comprendre ce grand sujet dans
toute son étendue. Pourquoi vouloir retrancher de l’histoire naturelle de
l’homme l’histoire de la partie lapins noble de son être? Pourquoi l’avilir
mal à propos et vouloir nous forcer à ne le voir que comme un animal,
tandis qu’il est en effet d’une nature très-différente, très-distinguée et si
supérieure à celle des bêtes, qu’il faudrait être aussi peu éclairé qu’elles le
sont pour pouvoir les confondre ?
Il est vrai que l’homme ressemble aux animaux par ce qu’il a de maté-
riel, et qu’en voulant le comprendre dans l'énumération de tous les êtres
naturels, on est forcé de le mettre dans la classe des animaux ; mais, comme
je l’ai déjà fait sentir, la nature n’a ni classes ni genres, elle ne comprend
que des individus; ces genres et ces classes sont l’ouvrage de notre esprit,
ce ne sont que des idées de convention, et lorsque nous mettons l’homme
dans l’une de ces classes, nous ne changeons pas la réalité de son être,
nous ne dérogeons point à sa noblesse, nous n’altérons pas sa condition,
enfin nous n’ôtons rien à la supériorité de la nature humaine sur celle des
brutes, nous ne faisons que placer l’homme avec ce qui lui ressemble le
plus , en donnant même à la partie matérielle de son être le premier
rang.
En comparant l’homme avec l’animal, on trouvera dans l’un et dans
l’autre un corps, une matière organisée, des sens, de la chair et du sang ,
du mouvement et une infinité de choses semblables; mais toutes ces res-
semblances sont extérieures et ne suffisent pas pour nous faire prononcer
que la nature de l’homme est semblable à celle de l’animal : pour juger de
6
DE LA NATURE
la nature de l’un et de l’autre , il faudrait connaître les qualités intérieures
de l’animal aussi bien que nous connaissons les nôtres, et comme il n’est
pas possible que nous ayons jamais connaissance de ce qui se passe à l’inté-
rieur de l’animal, comme nous ne saurons jamais de quel ordre, de quelle
espèce peuvent être ses sensations relativement à celles de l’homme , nous
ne pouvons juger que par les effets; nous ne pouvons que comparer les
résultats des opérations naturelles de l’un et de l’autre.
Voyons donc ces résultats en commençant par avouer toutes les ressem-
blances particulières , et en n’examinant que les différences, même les plus
générales. On conviendra que le plus stupide des hommes suffit pour con-
duire le plus spirituel des animaux; il le commande et le fait servir à ses
usages, et c’est moins par force et par adresse que par supériorité de nature,
et parce qu’il a un projet raisonné, un ordre d’actions et une suite de
moyens par lesquels il contraint l’animal à lui obéir, car nous ne voyons
pas que les animaux qui sont plus forts et plus adroits commandent aux
autres et les fassent servir à leur usage : les plus forts mangent les plus
faibles, mais cette action ne suppose qu’un besoin, un appétit , qualités fort
différentes de celle qui peut produire une suite d’actions dirigées vers le
même but. Si les animaux étaient doués de cette faculté, n’en verrions-nous
pas quelques-uns prendre l’empire sur les autres et les obliger à leur cher-
cher la nourriture, à les veiller, à les garder, à les soulager lorsqu’ils sont
malades ou blessés? or il n’y a parmi tous les animaux aucune marque de
cette subordination, aucune apparence que quelqu'un d’entre eux connaisse
ou sente la supériorité de sa nature sur celle des autres; par conséquent on
doit penser qu’ils sont en effet tous de même nature , et en même temps on
doit conclure que celle de l’homme est non-seulement fort au-dessus de celle
de l’animal, mais qu’elle est aussi tout à fait différente.
L’homme rend par un signe extérieur ce qui se passe au dedans de lui;
il communique sa pensée parla parole : ce signe est commun à toute l’es-
pèce humaine; l’homme sauvage parle comme l’homme policé, et tous deux
parlent naturellement, et parlent pour se faire entendre ; aucun des animaux
n’a ce signe de la pensée : ce n’est pas, comme on le croit communément ,
faute d’organes' ; la langue du singe a paru aux anatomistes “ aussi parfaite
que celle de l’homme; le singe parlerait donc, s’il pensait; si l’ordre de ses
pensées avait quelque chose de commun avec les nôtres, il parlerait notre
langue, et en supposant qu’il n’eût que des pensées de singe, il parlerait aux
a. Voyez les descriptions de M. Perrault dans son Histoire des animaux.
1. « C’est une chose bien remarquable qu’il n’y a point d’hommes si hébétés et si stupides,...
« qu’ils ne soient capables d’arranger ensemble diverses paroles, et d’en composer un discours
« par lequel ils fassent entendre leurs pensées ; et qu’au contraire il n’y a point d’autre animal ,
« tant parfait et tant heureusement né qu’il puisse être , qui fasse le semblable. Ce qui n’arrive
a pas de ce qu’ils ont faute d’organes » (Descartes, Discours de la méthode , ve partie. )
7
DE L’HOMME.
autres singes ; mais on ne les a jamais vus s'entretenir ou discourir ensem-
ble ; ils n’ont donc pas même un ordre , une suite de pensées à leur façon ,
bien loin d’en avoir de semblables aux nôtres; il ne se passe à leur inté-
rieur rien de suivi, rien d’ordonné, puisqu’ils n’expriment rien par des
signes combinés et arrangés; ils n’ont donc pas la pensée, même au plus
petit degré.
Il est si vrai que ce n’est pas faute d’organes que les animaux ne parlent
pas, qu’on en connaît de plusieurs espèces auxquels on apprend à prononcer
des mots , et même à répéter des phrases assez longues , et peut-être y en
aurait-il un grand nombre d’autres auxquels on pourrait, si l’on voulait
s’en donner la peine, faire articuler quelques sonsa ; mais jamais on n’est
parvenu à leur faire naître l’idée que ces mots expriment; ils semblent ne
les répéter, et même ne les articuler, que comme un écho ou une machine
artificielle les répéterait ou les articulerait : ce ne sont pas les puissances
mécaniques ou les organes matériels, mais c’est la puissance intellectuelle,
c’est la pensée qui leur manque.
C’est donc parce qu’une langue suppose une suite de pensées , que les
animaux n’en ont aucune ; car quand même on voudrait leur accorder
quelque chose de semblable à nos premières appréhensions et à nos sen-
sations les plus grossières et les plus machinales , il paraît certain qu’ils
sont incapables de former cette association d’idées, qui seule peut produire
la réflexion, dans laquelle cependant consiste l’essence de la pensée; c’est
parce qu’ils ne peuvent joindre ensemble aucune idée qu’ils ne pensent ni
ne parlent; c’est par la même raison qu’ils n’inventent et ne perfectionnent
rien ; s’ils étaient doués de la puissance de réfléchir, même au plus petit
degré, ils seraient capables de quelque espèce de progrès, ils acquerraient
plus d’industrie, les castors d’aujourd’hui bâtiraient avec plus d’art et de
solidité que ne bâtissaient les premiers castors, l’abeille perfectionnerait
encore tous les jours la cellule qu’elle habite; car si on suppose que cette
cellule est aussi parfaite qu’elle peut l’être, on donne à cet insecte plus d’es-
prit que nous n’en avons, on lui accorde une intelligence supérieure à la
nôtre, par laquelle il apercevrait tout d’un coup le dernier point de perfec-
tion auquel il doit porter son ouvrage , tandis que nous-mêmes ne voyons
jamais clairement ce point, et qu’il nous faut beaucoup de réflexion, de
temps et d’habitude pour perfectionner le moindre de nos arts.
D’où peut venir cette uniformité dans tous les ouvrages des animaux?
pourquoi chaque espèce ne fait-elle jamais que la même chose, de la même
façon, et pourquoi chaque individu ne la fait-il ni mieux ni plus mal qu’un
autre individu? y a-t-il de plus forte preuve que leurs opérations ne sont
que des résultats mécaniques et purement matériels? car s’ils avaient la
a. M. Leibniz fait mention d’un chien auquel on avait appris à prononcer quelques mots
allemands et français
8
DE LA NATURE
moindre étincelle de la lumière qui nous éclaire, on trouverait au moins de
la variété si l’on ne voyait pas de la perfection dans leurs ouvrages , chaque
individu de la même espèce ferait quelque chose d’un peu différent de ce
qu’aurait fait un autre individu; mais non, tous travaillent sur le même
modèle, l’ordre de leurs actions est tracé dans l’espèce entière1, il n’appar-
tient. point à l’individu , et si l’on voulait attribuer une âme aux animaux ,
on serait obligé à n’en faire qu’une pour chaque espèce , à laquelle chaque
individu participerait également ; cette âme serait donc nécessairement
divisible, par conséquent elle serait matérielle et fort différente de la
nôtre.
Car pourquoi mettons-nous au contraire tant de diversité et de variété
dans nos productions et dans nos ouvrages? Pourquoi l’imitation servile
nous coûte-t-elle plus qu’un nouveau dessein? c’est parce que notre âme est
à nous, qu’elle est indépendante de celle d’un autre, que nous n’avons rien
de commun avec notre espèce que la matière de notre corps , et que ce n’est
en effet que par les dernières de nos facultés que nous ressemblons aux
animaux.
Si les sensations intérieures appartenaient à la matière et dépendaient
des organes corporels, ne verrions-nous pas parmi les animaux de même
espèce, comme parmi les hommes , des différences marquées dans leurs
ouvrages? ceux qui seraient le mieux organisés ne feraient-ils pas leurs
nids, leurs cellules ou leurs coques d’une manière plus solide, plus élégante,
plus commode? et si quelqu'un avait plus de génie qu’un autre, pourrait-il
ne le pas manifester de cette façon? Or tout cela n’arrive pas et n’est jamais
arrivé, le plus ou le moins de perfection des organes corporels n’influe
donc pas sur la nature des sensations intérieures ; n’en doit-on pas conclure
que les animaux n’ont point de sensations de cette espèce, qu’elles ne peu-
vent appartenir à la matière, ni dépendre pour leur nature des organes cor-
porels? Ne faut-il pas par conséquent qu’il y ait en nous une substance dif-
férente de la matière, qui soit le sujet et la cause qui produit et reçoit ces
sensations?
Mais ces preuves de l’immatérialité de notre âme peuvent s’étendre encore
plus loin. Nous avons dit que la nature marche toujours et agit en tout par
degrés imperceptibles et par nuances; cette vérité, qui d’ailleurs ne souffre
aucune exception, se dément ici tout à fait; il y a une distance infinie entre
les facultés de l’homme et celles du plus parfait animal , preuve évidente
que l’homme est d’une différente nature, que seul il fait une classe à part,
de laquelle il faut descendre en parcourant un espace infini avant que d'ar-
river à celle des animaux, car si l’homme était de l’ordre des animaux, il y
5 . L'ordre de leurs actions est tracé dans l’espèce entière. Expression heureuse et profonde.
( Voyez mon ouvrage intitulé : De l'instinct et de l'intelligence des animaux. )
DE L’HOMME.
0
aurait dans la nature un certain nombre d’êtres moins parfaits que l’homme
et plus parfaits que l’animal , par lesquels on descendrait insensiblement et
par nuances de l’homme au singe; mais cela n’est pas , on passe tout d’un
coup de l’être pensant à l’être matériel, de la puissance intellectuelle à la
force mécanique, de l’ordre et du dessein au mouvement aveugle, de la
réflexion à l’appétit.
En voilà plus qu’il n’en faut pour nous démontrer l’excellence de notre
nature, et la distance immense que la bonté du Créateur a mise entre
l’homme et la bête; l’homme est un être raisonnable , l’animal est un être
sans raison; et comme il n’y a point de milieu entre le positif et le négatif,
comme il n’y a point d’êtres intermédiaires entre l’être raisonnable et l’être
sans raison, il est évident que l’homme est d’une nature entièrement diffé-
rente de celle de l’animal, qu’il ne lui ressemble que par l’extérieur, et
que le juger par cette ressemblance matérielle, c’est se laisser tromper
par l’apparence et fermer volontairement les yeux à la lumière qui doit nous
la faire distinguer de la réalité.
Après avoir considéré l’homme intérieur, et avoir démontré la spiritua-
lité de son âme, nous pouvons maintenant examiner l’homme extérieur et
faire l’histoire de son corps; nous en avons recherché l’origine dans les
chapitres précédents, nous avons expliqué sa formation et son développe-
ment, nous avons amené l’homme jusqu’au moment de sa naissance; repre-
nons-le où nous l’avons laissé , parcourons les différents âges de sa vie , et
conduisons-le à cet instant où il doit se séparer de son corps, l’abandonner
et le rendre à la masse commune de la matière à laquelle il appartient1.
DE L’ENFANCE.
Si quelque chose est capable de nous donner une idée de notre faiblesse,
c’est l’état où nous nous trouvons immédiatement après la naissance : inca-
pable de faire encore aucun usage de ses organes et de se servir de ses sens ,
l’enfant qui naît a besoin de secours de toute espèce, c’est une image de
misère et de douleur; il est dans ces premiers temps plus faible qu’aucun
des animaux ; sa vie incertaine et chancelante paraît devoir finir à chaque
instant ; il ne peut se soutenir ni se mouvoir ; à peine a-t-il la force néces-
saire pour exister et pour annoncer par des gémissements les souffrances
qu’il éprouve, comme si la nature voulait l’avertir qu’il est né pour souffrir,
1. Tout ce qu’il y a de supérieur par la pensée , dans ce chapitre , vient de Descartes. Buffon ,
qui est au premier rang comme écrivain , n’est qu’au second comme philosophe. Ici il suit Des-
cartes ; ailleurs il suivra Locke , et s’égarera quelquefois avec lui.
10
DE L’ENFANCE.
et qu’il ne vient prendre place dans l’espèce humaine que pour en partager
les infirmités et les peines.
Ne dédaignons pas de jeter les yeux sur un état par lequel nous avons
tous commencé ; voyons-nous au berceau, passons même sur le dégoût que
peut donner le détail des soins que cet état exige, et cherchons par quels
degrés cette machine délicate , ce corps naissant et à peine vivant , vient à
prendre du mouvement, de la consistance et des forces.
L’enfant qui naît passe d'un élément dans un autre : au sortir de l’eau
qui l’environnait de toutes parts dans le sein de sa mère, il se trouve exposé
à l’air, et il éprouve dans l’instant les impressions de ce fluide actif; l’air
agit sur les nerfs de l’odorat et sur les organes de la respiration ; cette action
produit une secousse, une espèce d’éternuement qui soulève la capacité de
la poitrine et donne à l’air la liberté d’entrer dans les poumons; il dilate
leurs vésicules et les gonfle, il s'y échauffe et s’y raréfie jusqu’à un certain
degré, après quoi le ressort des fibres dilatées réagit sur ce fluide léger et
le fait sortir des poumons. Nous n’entreprendrons pas d’expliquer ici les
causes du mouvement alternatif et continuel de la respiration , nous nous
bornerons à parler des effets ; cette fonction est essentielle à l’homme et à
plusieurs espèces d’animaux : c’est ce mouvement qui entretient la vie; s’il
cesse, l’animal périt; aussi la respiration ayant une fois commencé, elle ne
finit qu’à la mort; et dès que le fœtus respire pour la première fois, il con-
tinue à respirer sans interruption : cependant on peut croire avec quelque
fondement que le trou ovale ne se ferme pas tout à coup au moment de fa
naissance1 , et que par conséquent une partie du sang doit continuer à
passer par cette ouverture; tout le sang ne doit donc pas entrer d’abord
dans les poumons, et peut-être pourrait-on priver de l’air l’enfant nouveau-
né pendant un temps considérable, sans que cette privation lui causât la
mort. Je fis il v a environ dix ans une expérience sur de petits chiens, qui
semble prouver la possibilité de ce que je viens de dire ; j'avais pris la pré-
caution de mettre la mère, qui était une grosse chienne de l’espèce des plus
grands lévriers, dans un baquet rempli d’eau chaude , et l’ayant attachée
de façon que les parties de derrière trempaient dans l’eau, elle mit bas trois
chiens dans cette eau, et ces petits animaux se trouvèrent au sortir de leurs
enveloppes dans un liquide aussi chaud que celui d’où ils sortaient ; on
aida la mère dans l’accouchement, on accommoda et on lava dans cette eau
les petits chiens, ensuite on les fit passer dans un plus petit baquet rempli
de lait chaud, sans leur donner le temps de respirer. Je les fis mettre dans
du lait au lieu de les laisser dans l’eau, afin qu’ils pussent prendre de la
nourriture, s’ils en avaient besoin ; on les retint dans le lait où ils étaient
1. Le trou ovale ne se ferme, en effet, qu’un certain temps après la naissance. Mes observa-
tions m’ont appris que le trou ovale du chien , par exemple, ne se ferme que 23 jours après la
naissance ; celui du lapin 16; celui du cochon d'Inde 12 , etc.
DE L’ENFANCE.
If
plongés, et ils y demeurèrent pendant plus d’une demi-heure; après quoi
les ayant retirés les uns après les autres, je les trouvai tous trois vivants ;
ils commencèrent à respirer et à rendre quelque humeur par la gueule ; je
les laissai respirer pendant une demi-heure , et ensuite on les replongea
dans le lait que l’on avait fait réchauffer pendant ce temps ; je les y laissai
pendant une seconde demi-heure , et les ayant ensuite retirés , il y en avait
deux qui étaient vigoureux, et qui ne paraissaient pas avoir souffert de la
privation de l’air, mais le troisième paraissait être languissant; je ne jugeai
pas à propos de le replonger une seconde fois, je le fis porter à la mère;
elle avait d’abord fait ces trois chiens dans l’eau, et ensuite elle en avait
encore fait six autres. Ce petit chien qui était né dans l’eau, qui d’abord
avait passé plus d’une demi-heure dans le lait avant d’avoir respiré, et
encore une autre demi-heure après avoir respiré, n’en était pas fort incom-
modé, car il fut bientôt rétabli sous la mère, et il vécut comme les autres.
Des six qui étaient nés dans l’air j’en fis jeter quatre, de sorte qu’il n’en res-
tait alors à la mère que deux de ces six, et celui qui était né dans l’eau. Je
continuai ces épreuves sur les deux autres qui étaient dans le lait, je les
laissai respirer une seconde fois pendant une heure environ , ensuite je les fis
mettre de nouveau dans le lait chaud, où ils se trouvèrent plongés pour la
troisième fois; je ne sais s’ils en avalèrent ou non; ils restèrent dans ce
liquide pendant une demi-heure, et lorsqu’on les en tira, ils paraissaient
être presque aussi vigoureux qu’auparavant; cependant les ayant fait porter
à la mère, l’un des deux mourut le même jour, mais je ne pus savoir si
c’était par accident, ou pour avoir souffert dans le temps qu’il était plongé
dans la liqueur et qu’il était privé de l’air ; l’autre vécut aussi bien que le
premier, et ils prirent tous deux autant d’accroissement que ceux qui n’a-
vaient pas subi cette épreuve. Je n’ai pas suivi ces expériences plus loin,
mais j’en ai assez vu pour être persuadé que la respiration n’est pas aussi
absolument nécessaire à l’animal nouveau-né qu’à l’adulte et qu’il serait
peut-être possible, en s’y prenant avec précaution, d’empêcher de cette
façon le trou ovale de se fermer, et de faire par ce moyen d’excellents plon-
geurs et des espèces d’animaux amphibies qui vivraient également dans
l’air et dans l’eau .
L'air trouve ordinairement, en entrant pour la première fois dans les
poumons de l’enfant, quelque obstacle causé par la liqueur qui s’est amas-
sée dans la trachée-artère; cet obstacle est plus ou moins grand à pro-
portion de la viscosité de cette liqueur, mais l’enfant en naissant relève
sa tête qui était penchée en avant sur sa poitrine, et par ce mouvement
1. Il est certain que l’animal nouveau-né peut se passer de respiration , d 'air, un peu plus
longtemps que l’animal adulte ; mais il est certain aussi que , quelque précaution que l’on prit ,
on n’arriverait ni à empêcher le trou ovale de se fermer , ni à faire des animaux amphibies , des
animaux qui vivraient également dans l’air et dans l'eau.
42
DE L’ENFANCE.
il allonge le canal de la trachée-artère ; l’air trouve place dans ce c mal
au moyen de cet agrandissement, il force la liqueur dans l’intérieur du
poumon, et, en dilatant les bronches de ce viscère, il distribue sur leurs
parois la mucosité qui s’opposait à son passage; le superflu de cette humi-
dité est bientôt desséché par le renouvellement de l’air, ou si l’enfant en
est incommodé, il tousse, et enfin il s’en débarrasse par l’expectoration;
on la voit couler de sa bouche, car il n’a pas encore la force de cracher.
Comme nous ne nous souvenons de rien de ce qui nous arrive alors,
nous ne pouvons guère juger du sentiment que produit l'impression de
l’air sur l’enfant nouveau-né; il paraît seulement que les gémissements et
les cris qui se font entendre dans le moment qu’il respire sont des signes
peu équivoques de la douleur que l’action de l’air lui fait ressentir. L’en-
fant est en effet, jusqu’au moment de sa naissance, accoutumé à la douce
chaleur d’un liquide tranquille, et on peut croire que l’action d’un fluide,
dont la température est inégale, ébranle trop violemment les fibres déli-
cates de son corps; il paraît être également sensible au chaud et au froid;
il gémit en quelque situation qu’il se trouve, et la douleur paraît être sa
première et son unique sensation.
La plupart des animaux ont encore les yeux fermés pendant quelques
jours après leur naissance; l’enfant les ouvre aussitôt qu’il est né, mais ils
sont fixes et ternes; on n’y voit pas ce brillant qu’ils auront dans la suite,
ni le mouvement qui accompagne la vision ; cependant la lumière qui les
frappe semble faire impression, puisque la prunelle, qui a déjà jusqu’à
une ligne et demie ou deux de diamètre, s’étrécit ou s’élargit à une lumière
plus forte ou plus faible, en sorte qu’on pourrait croire qu’elle produit
déjà une espèce de sentiment, mais ce sentiment est fort obtus ; Je nou-
veau-né ne distingue rien, car ses yeux même, en prenant du mouve-
ment, ne s’arrêtent sur aucun objet; l’organe est encore imparfait, la
cornée est ridée, et peut-être la rétine est-elle aussi trop molle pour rece-
voir les images des objets et donner la sensation de la vue distincte. Il
paraît en être de même des autres sens; ils n’ont pas encore pris une cer-
taine consistance nécessaire à leurs opérations, et lors même qu’ils sont
arrivés à cet état il se passe encore beaucoup de temps avant que l’enfant
puisse avoir des sensations justes et complètes. Les sens sont des espèces
d’instruments dont il faut apprendre à se servir; celui de la vue, qui
paraît être le plus noble et le plus admirable, est en même temps le moins
sûr et le plus illusoire; ses sensations ne produiraient que des jugements
faux, s’ils n’étaient à tout instant rectifiés par le témoignage du toucher;
celui-ci est le sens solide, c’est la pierre de touche et la mesure de tous
les autres sens, c’est le seul qui soit absolument essentiel à l’animal, c’est
celui qui est universel et qui est répandu dans toutes les parties de son
corps; cependant ce sens même n’est pas encore parfait dans l’enfant au
DE L’ENFANCE.
13
moment de sa naissance; il donne, à la vérité, des signes de douleur par
ses gémissements et ses cris, mais il n’a encore aucune expression pour
marquer le plaisir; il ne commence à rire qu’au bout de quarante jours;
c’est aussi le temps auquel il commence à pleurer, car auparavant les cris
et les gémissements ne sont point accompagnés de larmes. Il ne paraît
donc aucun signe des passions sur le visage du nouveau-né; les parties de
la face n’ont pas même toute la consistance et tout le ressort nécessaire
à cette espece d’expression des sentiments de l’âme : toutes les autres
parties du corps, encore faibles et délicates, n’ont que des mouvements
incertains et mal assurés; il ne peut pas se tenir debout, ses jambes et ses
cuisses sont encore pliées par l'habitude qu’il a contractée dans le sein de
sa mère; il n’a pas la force d’étendre les bras ou de saisir quelque chose
avec la main; si on l’abandonnait, il resterait couché sur le dos sans pou-
voir se retourner.
En réfléchissant sur ce que nous venons de dire, il paraît que la douleur
que l’enfant ressent dans les premiers temps, et qu'il exprime par des gémis-
sements, n’est qu’une sensation corporelle, semblable à celle des animaux
qui gémissent aussi dès qu’ils sont nés, et que les sensations de l’ânie ne
commencent à se manifester qu’au bout de quarante jours, car le rire et
les larmes sont des produits de deux sensations intérieures, qui toutes
deux dépendent de l’action de l’âme. La première est une émotion agréable
qui ne peut naître qu’à la vue ou par le souvenir d’un objet connu, aimé
et désiré; l’autre est un ébranlement désagréable, mêlé d’attendrissement
et d’un retour sur nous-mêmes; toutes deux sont des passions qui sup-
posent des connaissances, des comparaisons et des réflexions; aussi le rire
et les pleurs sont-ils des signes particuliers à l’espèce humaine pour expri-
mer le plaisir ou la douleur de l’âme; tandis que les cris, les mouvements
et les autres signes des douleurs et des plaisirs du corps sont communs à
l’hemme et à la plupart des animaux.
Mais revenons aux parties matérielles et aux affections du corps. La
grandeur de l’enfant né à terme est ordinairement de vjngt-un pouces1; il
en naît cependant de beaucoup plus petits, et il y en a même qui n’ont
que quatorze pouces, quoiqu’ils aient atteint le terme de neuf mois; quel-
ques autres, au contraire, ont plus de vingt-un pouces. La poitrine des
enfants de vingt-un pouces, mesurée sur la longueur du sternum , a près
de trois pouces, et seulement deux lorsque l’enfant n’en a que quatorze.
A neuf mois le fœtus pèse ordinairement douze livres, et quelquefois jus-
qu’à quatorze; la tête du nouveau-né est plus grosse à proportion que le
reste du corps, et cette disproportion, qui était encore beaucoup plus
grande dans le premier âge du fœtus, ne disparaît qu’après la première
1. Voyez ia note de la page 634 du précédent volume.
U
DE L’ENFANCE.
enfance; la peau de l’enfant qui naît est fort fine; elle paraît rougeâtre,
parce qu’elle est assez transparente pour laisser paraître une nuance faible
de la couleur du sang; on prétend même que les enfants dont la peau esl
la plus rouge en naissant sont ceux qui dans la suite auront la peau la
plus belle et la plus blanche.
La forme du corps et des membres de l’enfant qui vient de naître n’est
pas bien exprimée; toutes les parties sont trop arrondies, elles paraissent
même gonflées lorsque l’enfant se porte bien et qu’il ne manque pas d’em-
bonpoint. Au bout de trois jours, il survient ordinairement une jaunisse,
et dans ce même temps il y a du lait dans les mamelles de l’enfant, qu’on
exprime avec les doigts; la surabondance des sucs et le gonflement de
toutes les parties du corps diminuent ensuite peu à peu à mesure que l’en-
fant prend de l’accroissement.
On voit palpiter dans quelques enfants nouveau-nés le sommet de la
tête à l’endroit de la fontanelle, et dans tous on y peut sentir le battement
des sinus ou des artères du cerveau1, si on y porte la main. Il se forme
au-dessus de cette ouverture une espèce de croûte ou de gale, quelquefois
fort épaisse, et qu’on est obligé de frotter avec des brosses pour la faire
tomber à mesure qu’elle se sèche : il semble que cette production, qui se
fait au-dessus de l’ouverture du crâne, ait quelque analogie avec celle
des cornes des animaux, qui tirent aussi leur origine d’une ouverture du
crâne et de la substance du cerveau. Nous ferons voir dans la suite que
toutes les extrémités des nerfs deviennent solides lorsqu’elles sont exposées
à l’air, et que c’est cette substance nerveuse qui produit les ongles , les
ergots, les cornes2, etc.
La liqueur contenue dans l’amnios laisse sur l’enfant une humeur vis-
queuse blanchâtre, et quelquefois assez tenace pour qu’on soit obligé de
la détremper avec quelque liqueur douce afin de la pouvoir enlever; on a
toujours dans ce pays-ci la sage précaution de ne laver l’enfant qu’avec
des liqueurs tièdes; cependant des nations entières, celles même qui habi-
tent les climats froids, sont dans l’usage de plonger leurs enfants dans
l’eau froide aussitôt qu’ils sont nés, sans qu’il leur en arrive aucun mal;
on dit même que les Lapones laissent leurs enfants dans la neige jusqu'à
ce que le froid les ait saisis au point d’arrêter la respiration, et qu’alors
elles les plongent dans un bain d’eau chaude; ils n’en sont pas même
1. Le cerveau a deux mouvements : l’un qui répond au battement des artères, et qui en
dépend; et l’autre , beaucoup plus connu, qui répond aux mouvements de la respiration. Le
cerveau s’abaisse pendant l'inspiration , temps où le sang afflue vers la poitrine ; et il s’élève
pendant Y expiration , temps où le sang reflue vers le cerveau. (Voyez mes Recherches sur les
mouvements du cerveau : Ann. des sc. nat. : an. 1849 , page 5.) ,
2. La croûte qui se forme au-dessus de la fontanelle n’a aucun rapport avec les cornes des
animaux ; les cornes des animaux ne tirent point leur substance du cerveau; et ce n’est pas la
substance nerveuse qui produit les ongles, les ergots, les cornes, etc.
DE L’ENFANCE.
45
quittes pour être lavés avec si peu de ménagement au moment de leur
naissance, on les lave encore de la même façon trois fois chaque jour pen-
dant la première année de leur vie, et dans les suivantes on les baigne
trois fois chaque semaine dans l’eau froide. Les peuples du Nord sont per-
suadés que les bains froids rendent les hommes plus forts et plus robustes,
et c’est par cette raison qu’ils les forcent de bonne heure à en contracter
l’habitude. Ce qu’il y a de vrai, c’est que nous ne connaissons pas assez
jusqu’où peuvent s’étendre les limites de ce que notre corps est capable de
souffrir, d’acquérir ou de perdre par l’habitude : par exemple, les Indiens
de l’isthme de l’Amérique se plongent impunément dans l’eau froide pour
se rafraîchir lorsqu’ils sont en sueur ; leurs femmes les y jettent quand ils
sont ivres pour faire passer leur ivresse plus promptement ; les mères se
baignent avec leurs enfants dans l’eau froide un instant après leur accou-
chement; avec cet usage, que nous regarderions comme fort dangereux,
ces femmes périssent très-rarement par les suites des couches, au lieu que
malgré tous nos soins nous en voyons périr un grand nombre parmi nous.
Quelques instants après sa naissance l’enfant urine, c’est ordinairement
lorsqu’il sent la chaleur du feu ; quelquefois il rend en même temps le
méconium, ou les excréments qui se sont formés dans les intestins pendant
le temps de son séjour dans la matrice ; cette évacuation ne se fait pas
toujours aussi promptement,, souvent elle est retardée, mais si elle n’arri-
vait pas dans l’espace du premier jour, il serait à craindre que l’enfant
ne s’en trouvât incommodé et qu’il ne ressentît des douleurs de colique;
dans ce cas on tâche de faciliter cette évacuation par quelques moyens.
Le méconium est de couleur noire; on connaît que l’enfant en est absolu-
lument débarrassé lorsque les excréments qui succèdent ont une autre
couleur; ils deviennent blanchâtres; ce changement arrive ordinairement
le deuxième ou le troisième jour; alors leur odeur est beaucoup plus mau-
vaise que n’est celle du méconium, ce qui prouve que la bile et les sucs
amers du corps commencent à s’y mêler.
Cette remarque paraît confirmer ce que nous avons dit ci-devant dans
le chapitre du développement du foetus, au sujet de la manière dont il se
nourrit; nous avons insinué que ce devait être par intussusception, et qu’il
ne prenait aucune nourriture par la bouche ; ceci semble prouver que l’es-
tomac et les intestins ne font aucune fonction dans le fœtus, du moins
aucune fonction semblable à celles qui s’opèrent dans la suite lorsque la
respiration a commencé à donner du mouvement au diaphragme et à toutes
les parties intérieures sur lesquelles il peut agir, puisque ce n’est qu’alors
que se fait la digestion et le mélange de la bile et du suc pancréatique avec
la nourriture que l’estomac laisse passer aux intestins; ainsi, quoique la
sécrétion de la bile et du suc du pancréas se fasse dans le fœtus, ces
liqueurs demeurent alors dans leurs réservoirs et ne passent point dans
46
DE L’ENFANCE.
les intestins, parce qu’ils sont, aussi bien que l’estomac, sans mouvement
• et sans action, par rapport à la nourriture ou aux excréments qu’ils peu-
vent contenir.
On ne fait pas téter l’enfant aussitôt qu’il est né; on lui donne aupara-
vant le temps de rendre la liqueur et les glaires qui sont dans son estomac,
et le méconium qui est dans ses intestins : ces matières pourraient faire
aigrir le lait et produire un mauvais effet; ainsi on commence par lui faire
avaler un peu de vin sucré pour fortifier son estomac et procurer les éva-
cuations qui doivent le disposer à recevoir de la nourriture et à la digérer;
ce n’est que dix ou douze heures après la naissance qu’il doit téter pour
la première fois.
A peine l’enfant est-il sorti du sein de sa mère, à peine jouit-il de la
liberté de mouvoir et d’étendre ses membres, qu’on lui donne de nouveaux
liens, on l’emmaillotte, on le couche la tête fixe et les jambes allongées,
les bras pendants à côté du corps, il est entouré de linges et de bandages
de toute espèce qui ne lui permettent pas de changer de situation; heureux!
si on ne l’a pas serré au point de l’empêcher de respirer, et si on a eu la
précaution de le coucher sur le côté, afin que les eaux qu’il doit rendre
par la bouche puissent tomber d’elles-mêmes, car il n’aurait pas la liberté
de tourner la tête sur le côté pour en faciliter l’écoulement. Les peuples
qui se contentent de couvrir ou de vêtir leurs enfants, sans les mettre au
maillot, ne font-ils pas mieux que nous? les Siamois , les Japonais , les
Indiens, les nègres, les sauvages du Canada, ceux de Virginie, du Brésil,
et la plupart des peuples de la partie méridionale de l’Amérique, couchent
les enfants nus sur des lits de coton suspendus, ou les mettent dans des
espèces de berceaux couverts et garnis de pelleteries. Je crois que ces
usages ne sont pas sujets à autant d’inconvénients que le nôtre; on ne
peut pas éviter, en emmaillottant les enfants, de les gêner au point de leur
faire ressentir de la douleur; les efforts qu’ils font pour se débarrasser
sont plus capables de corrompre l’assemblage de leur corps que les mau-
vaises situations où ils pourraient se mettre eux-mêmes s’ils étaient en
liberté. Les bandages du maillot peuvent être comparés aux corps que l’on
fait porter aux filles dans leur jeunesse; cette espèce de cuirasse, ce vête-
ment incommode qu’on a imaginé pour soutenir la taille et l’empêcher de
se déformer, cause cependant plus d’incommodités et de difformités qu’il
n’en prévient.
Si le mouvement que les enfants veulent se donner dans le maillot peut
leur être funeste, l’inaction dans laquelle cet état les retient peut aussi leur
être nuisible. Le défaut d’exercice est capable de retarder l’accroissement
des membres et de diminuer les forces du corps ; ainsi les enfants, qui ont
la liberté de mouvoir leurs membres à leur gré, doivent être plus forts que
ceux qui sont emmaillottés; c’était pour cette raison que les anciens Péru-
DE L’ENFANCE.
17
viens laissaient les bras libres aux enfants dans un maillot fort large; lors-
qu’ils les en tiraient, ils les mettaient en liberté dans un trou fait en terre
et garni de linges, dans lequel il les descendaient jusqu’à la moitié du
corps; de cette façon ils avaient les bras libres, et ils pouvaient mouvoir
leur tète et fléchir leur corps à leur gré sans tomber et sans se blesser ;
dès qu’ils pouvaient faire un pas, on leur présentait la mamelle d’un peu
loin comme un appât pour les obliger à marcher. Les petits nègres sont
quelquefois dans une situation bien plus fatigante pour téter; ils embras-
sent une des hanches de la mère avec leurs genoux et leurs pieds, et ils
la serrent si bien qu’ils peuvent s’y soutenir sans le secours des bras de la
mère; ils s’attachent à la mamelle avec leurs mains, et ils la sucent con-
stamment sans se déranger et sans tomber, malgré les différents mouve-
ments de la mère, qui pendant ce temps travaille à son ordinaire. Ces
enfants commencent à marcher dès le second mois, ou plutôt à se traî-
ner sur les genoux et sur les mains ; cet exercice leur donne pour la suite
la facilité de courir dans cette situation presque aussi vite que s'ils étaient
sur leurs pieds.
Les enfants nouveau- nés dorment beaucoup, mais leur sommeil est
souvent interrompu; ils ont aussi besoin de prendre souvent de la nourri-
ture; on les fait téter pendant la journée de deux heures en deux heures,
et pendant la nuit à chaque fois qu’ils se réveillent. Us dorment pendant
la plus grande partie du jour et de la nuit dans les premiers temps de leur
vie; ils semblent même n’être éveillés que par la douleur ou par la faim;
aussi les plaintes et les cris succèdent presque toujours à leur sommeil :
comme ils sont obligés de demeurer dans la même situation dans le ber-
ceau, et qu’ils sont toujours contraints par les entraves du maillot, cette
situation devient fatigante et douloureuse après un certain temps ; ils sont
mouillés et souvent refroidis par leurs excréments, dont l’âcreté offense
la peau qui est fine et délicate, et par conséquent très-sensible. Dans cet
état, les enfants ne font que des efforts impuissants, ils n’ont dans leur
faiblesse que l’expression des gémissements pour demander du soulage-
ment; on doit avoir la plus grande attention à les secourir, ou plutôt il faut
prévenir tous ces inconvénients en changeant une partie de leurs vêtements
au moins deux ou trois fois par jour, et même dans la nuit. Ce soin est si
nécessaire que les sauvages mêmes y sont attentifs, quoique le linge manque
aux sauvages et qu’il ne leur soit pas possible de changer aussi souvent de
pelleterie que nous pouvons changer de linge; ils suppléent à ce défaut en
mettant dans les endroits convenables quelque matière assez commune
pour qu’ils ne soient pas dans la nécessité de l’épargner. Dans la partie
septentrionale de l’Amérique , on met au fond des berceaux une bonne
quantité de cette poudre que l’on tire du bois qui a été rongé des vers, et
que l’on appelle communément vermoulu; les enfants sont couchés sur
h. 2
48
DE L’ENFANCE.
cette poudre et recouverts de pelleteries. On prétend que cette sorte de lit
est aussi douce et aussi molle que la plume; mais ce n’est pas pour flatter
la délicatesse des enfants que cet usage est introduit, c’est seulement pour
les tenir propres : en effet, cette poudre pompe l’humidité, et après un
certain temps on la renouvelle. En Virginie on attache les enfants nus sur
une planche garnie de coton , qui est percée pour l’écoulement des excré-
ments; le froid de ce pays devrait contrarier cette pratique, qui est presque
générale en Orient, et surtout en Turquie; au reste cette précaution sup-
prime toute sorte de soins, c’est toujours le moyen le plus sûr de prévenir
les effets de la négligence ordinaire des nourrices : il n’y a que la tendresse
maternelle qui soit capable de cette vigilance continuelle, de ces petites
attentions si nécessaires; peut-on l’espérer de nourrices mercenaires et
grossières ?
Les unes abandonnent leurs enfants pendant plusieurs heures sans avoir
la moindre inquiétude sur leur état; d’autres sont assez cruelles pour n’être
pas touchées de leurs gémissements; alors ces petits infortunés entrent
dans une sorte de désespoir, ils font tous les efforts dont ils sont capables,
ils poussent des cris qui durent autant que leurs forces; enfin ces excès
leur causent des maladies, ou au moins les mettent dans un état de fatigue
et d’abattement qui dérange leur tempérament et qui peut même influer
sur leur caractère. Il est un usage dont les nourrices nonchalantes et pares-
seuses abusent souvent; au lieu d’employer des moyens efficaces pour sou-
lager l’enfant, elles se contentent d’agiter le berceau en le faisant balancer
sur les côtés ; ce mouvement lui donne une sorte de distraction qui apaise
ses cris; en continuant le même mouvement on l’étourdit, et à la fin on
l’endort; mais ce sommeil forcé n’est qu’un palliatif qui ne détruit pas la
cause du mal présent; au contraire, on pourrait causer un mal réel aux
enfants en les berçant pendant un trop long temps, on les ferait vomir ;
peut-être aussi que cette agitation est capable de leur ébranler la tête et
d’y causer du dérangement.
Avant que de bercer les enfants, il faut être sûr qu’il ne leur manque rien,
et on ne doit jamais les agiter au point de les étourdir ; si on s’aperçoit
qu’ils ne dorment pas assez, il suffit d’un mouvement lent et égal pour les
assoupir; on ne doit donc les bercer que rarement, car si on les y accou-
tume, ils ne peuvent plus dormir autrement. Pour que leur santé soit bonne,
il faut que leur sommeil soit naturel et long; cependant s’ils dormaient
trop, il serait à craindre que leur tempérament n’en souffrît : dans ce cas il
faut les tirer du berceau et les éveiller par de petits mouvements, leur faire
entendre des sons doux et agréables, leur faire voir quelque chose de bril-
lant. C’est à cet âge que l’on reçoit les premières impressions des sens : elles
sont sans doute plus importantes que l’on ne croit pour le reste de la vie.
Les yeux des enfants se portent toujours du côté le plus éclairé de l’en-
DE L’ENFANCE.
19
droit qu’ils habitent , et s’il n’y a que l’un de leurs yeux qui puisse s’y fixer,
l’autre n’étant pas exercé n’acquerra pas autant de force : pour prévenir cet
inconvénient, il faut placer le berceau de façon qu’il soit éclairé par les
pieds, soit que la lumière vienne d’une fenêtre ou d’un flambeau; dans
cette position les deux yeux de l’enfant peuvent la recevoir en même temps,
et acquérir par l’exercice une force égale : si l’un des yeux prend plus de
force que l’autre, l’enfant deviendra louche, car nous avons prouvé que
l'inégalité de force dans les yeux est la cause du regard louche. (Voyez les
Mémoires de l’Académie des Sciences , année 1743 '.)
La nourrice ne doit donner à l’enfant que le lait de ses mamelles pour
toute nourriture, au moins pendant les deux premiers mois ; il ne faudrait
même lui faire prendre aucun autre aliment pendant le troisième et le qua-
trième mois, surtout lorsque son tempérament est faible et délicat. Quelque
robuste que puisse être un enfant, il pourrait en arriver de grands incon-
vénients, si on lui donnait d’autre nourriture que le lait de la nourrice avant
la fin du premier mois. En Hollande, en Italie, en Turquie, et en général
dans tout le Levant, on ne donne aux enfants que le lait des mamelles pen-
dant un an entier; les sauvages du Canada les allaitent jusqu’à l’âge de
quatre ou cinq ans, et quelquefois jusqu’à six ou sept ans : dans ce pays-ci,
comme la plupart des nourrices n’ont pas assez de lait pour fournir à l’ap-
pétit de leurs enfants, elles cherchent à l’épargner, et pour cela elles leur
donnent un aliment composé de farine et de lait, même dès les premiers
jours de leur naissance ; cette nourriture apaise la faim , mais l’estomac et
les intestins de ces enfants étant à peine ouverts, et encore trop faibles
pour digérer un aliment grossier et visqueux , ils souffrent , deviennent
malades, et périssent quelquefois de cette espèce d’indigestion.
Le lait des animaux peut suppléer au défaut de celui des femmes : si les
nourrices en manquaient dans certains cas , ou s’il y avait quelque chose
à craindre pour elles de la part de l’enfant , on pourrait lui donner à téter
le mamelon d’un animal , afin qu’il reçût le lait dans un degré de chaleur
toujours égal et convenable, et surtout afin que sa propre salive se mêlât
avec le lait pour en faciliter la digestion , comme cela se fait, par le moyen
de la succion , parce que les muscles qui sont alors en mouvement font couler
la salive en pressant les glandes et les autres vaisseaux. J’ai connu à la
campagne quelques paysans qui n’ont pas eu d’autres nourrices que des
brebis, et ces paysans étaient aussi vigoureux que les autres.
Après deux ou trois mois , lorsque l’enfant a acquis des forces, on com-
mence à lui donner une nourriture un peu plus solide ; on fait cuire de la
farine avec du lait, c’est une sorte de pain qui dispose peu à peu son esto-
mac à recevoir le pain ordinaire et les autres aliments dont il doit se nourrir
dans la suite.
1. Voyez aussi le xi® volume de cette édition.
20
DE L’ENFANCE.
Pour parvenir à l’usage des aliments solides, on augmente peu à peu la
consistance des aliments liquides : ainsi, après avoir nourri l’enfant avec de
la farine délayée et cuite dans du lait, on lui donne du pain trempé dans
une liqueur convenable. Les enfants dans la première année de leur âge sont
incapables de broyer les aliments; les dents leur manquent, ils n’en ont
encore que le germe enveloppé dans des gencives si molles, que leur faible
résistance ne ferait aucun effet sur des matières solides. On voit certaines
nourrices, surtout dans le bas peuple, qui mâchent des aliments pour les
faire avaler ensuite à leurs enfants. Avant que de réfléchir sur cette pratique,
écartons toute idée de dégoût , et soyons persuadés qu’à cet âge les enfants
ne peuvent en avoir aucune impression ; en effet ils ne sont pas moins avides
de recevoir leur nourriture de la bouche de la nourrice que de ses mamel-
les; au contraire, il semble que la nature même ait introduit cet usage dans
plusieurs pays fort éloignés les uns des autres : il est en Italie , en Turquie
et dans presque toute l’Asie ; on le retrouve en Amérique , dans les Antilles,
au Canada, etc. Je le crois fort utile aux enfants et très-convenable à leur
état, c’est le seul moyen de fournir à leur estomac toute la salive qui est
nécessaire pour la digestion des aliments solides : si la nourrice mâche du
pain, sa salive le détrempe et en fait une nourriture bien meilleure que s’il
était détrempé avec toute autre liqueur ; cependant cette précaution ne peut
être nécessaire que jusqu’à ce qu’ils puissent faire usage de leurs dents,
broyer les aliments et les détremper de leur propre salive.
Les dents que l’on appelle incisives sont au nombre de huit, quatre au-
devant de chaque mâchoire; leurs germes se développent ordinairement
les premiers ; communément ce n’est pas plus tôt qu’à l’âge de sept mois ,
souvent à celui de huit ou dix mois, et d’autres fois à la fin de la première
année : ce développement est quelquefois très-prématuré; on voit assez
souvent des enfants naître avec des dents assez grandes pour déchirer le sein
de leurs nourrices; on a aussi trouvé des dents bien formées dans des fœtus
longtemps avant le terme ordinaire de la naissance.
Le germe des dents est d’abord contenu dans l’alvéole et recouvert parla
gencive; en croissant il pousse des racines au fond de l’alvéole, et il s’étend
du côté de la gencive. Le corps de la dent presse peu à peu contre cette
membrane et la distend au point de la rompre et de la déchirer pour passer
au travers ; cette opération, quoique naturelle, ne suit pas les lois ordinaires
de la nature, qui agit à tout instant dans le corps humain sans y causer la
moindre douleur, et même sans exciter aucune sensation; ici il se fait un
effort violent et douloureux qui est accompagné de pleurs et de cris, et qui
a quelquefois des suites fâcheuses ; les enfants perdent d’abord leur gaieté
et leur enjouement , on les voit tristes et inquiets : alors leur gencive est
rouge et gonflée , et ensuite elle blanchit lorsque la pression est au point
d’intercepter le cours du sang dans les vaisseaux; ils y portent le doigt à
DE L’ENFANCE. 21
tout moment pour tâcher d’apaiser la démangeaison qu’ils y ressentent; on
leur facilite ce petit soulagement en mettant au bout de leur hochet un mor-
ceau d’ivoire ou de corail, ou de quelque autre corps dur et poli; ils le
portent d’eux-mèmes à leur bouche, ils le serrent entre les gencives à l’en-
droit douloureux : cet effort opposé à celui de la dent relâche la gencive et
calme la douleur pour un instant; il contribue aussi à l’amincissement de
la membrane de la gencive, qui , étant pressée des deux côtés à la fois, doit
se rompre plus aisément; mais souvent cette rupture ne se fait qu’avec
beaucoup de peine et de danger. La nature s’oppose à elle-même ses pro-
pres forces; lorsque les gencives sont plus fermes qu’à l’ordinaire par la
solidité des fibres dont elles sont tissues, elles résistent plus longtemps à la
pression de la dent, alors l’effort est si grand de part et d’autre qu’il cause
une inflammation accompagnée de tous ses symptômes , ce qui est, comme
on le sait , capable de causer la mort : pour prévenir ces accidents on a
recours à l’art, on coupe la gencive sur la dent; au moyen de cette petite
opération la tension et l’inflammation de la gencive cessent, et la dent trouve
un libre passage.
Les dents canines sont à côté des incisives au nombre de quatre , elles
sortent ordinairement dans le neuvième ou le dixième mois. Sur la fin de
la première ou dans le courant de la seconde année , on voit paraître seize
autres dents que l’on appelle molaires ou mâchelières, quatre à côté de
chacune des canines. Ces termes pour la sortie des dents varient; on pré-
tend que celles de la mâchoire supérieure paraissent ordinairement plus
tôt; cependant il arrive aussi quelquefois qu’elles sortent plus tard que
celles de la mâchoire inférieure.
Les dents incisives , les canines et les quatre premières mâchelières tom-
bent naturellement dans la cinquième, la sixième ou la septième année,
mais elles sont remplacées par d’autres qui paraissent dans la septième
année, souvent plus tard, et quelquefois elles ne sortent qu’à l’âge de
puberté; la chute de ces seize dents est causée par le développement d’un
second germe placé au fond de l’alvéole, qui en croissant les pousse au
dehors; ce germe manque aux autres mâchelières, aussi ne tombent-elles
que par accident, et leur perte n’est presque jamais réparée '.
Il y a encore quatre autres dents qui sont placées à chacune des deux
extrémités des mâchoires; ces dents manquent à plusieurs personnes; leur
développement est plus tardif que celui des autres dents , il ne se fait ordi-
nairement qu’à l’âge de puberté , et quelquefois dans un âge beaucoup plus
avancé : on les a nommées dents de sagesse ; elles paraissent successivement
1. L’homme a 32 dents. L’enfant, à deux ans , en a 20 : 8 incisives , 4 canines , et 8 molaires.
Ces 20 dents tombent successivement vers la septième année, et sont remplacées par d’autres.
Des 12 arrière-molaires , qui ne doivent pas tomber, il y en a 4 qui paraissent de 4 à 5 ans, et
4 de 8 à 9 ; les 4 dernières ne paraissent que beaucoup plus tard
22
DE L’ENFANCE.
l’une après l’autre ou deux en même temps, indifféremment en haut ou en
bas, et le nombre des dents en général ne varie que parce que celui des
dents de sagesse n’est pas toujours le même : de là vient la différence de
vingt-huit à trente-deux dans le nombre total des dents; on croit avoir
abservé que les femmes en ont ordinairement moins que les hommes.
Quelques auteurs ont prétendu que les dents croissaient pendant tout le
cours de la vie, et qu’elles augmenteraient en longueur dans l'homme ,
comme dans de certains animaux, à mesure qu’il avancerait en âge, si le
frottement des aliments ne les usait pas continuellement; mais cette opinion
paraît être démentie par l’expérience, car les gens qui ne vivent que d’ali-
ments liquides n’ont pas les dents plus longues que ceux qui mangent des
choses dures, et si quelque chose est capable d’user les dents, c’est leur
frottement mutuel des unes contre les autres plutôt que celui des aliments;
d’ailleurs on a pu se tromper au sujet de l’accroissement des dents de quel-
ques animaux, en confondant les dents avec les défenses; par exemple, les
défenses des sangliers croissent pendant toute la vie de ces animaux; il en
est de même de celles de l’éléphant, mais il est fort douteux que leurs dents
prennent aucun accroissement lorsqu’elles sont une fois arrivées à leur
grandeur naturelle *. Les défenses ont beaucoup plus de rapport avec les
cornes qu’avec les dents1 2, mais ce n’est pas ici le lieu d’examiner ces diffé-
rences; nous remarquerons seulement que les premières dents ne sont pas
d’une substance aussi solide que l’est celle des dents qui leur succèdent ; ces
premières dents n’ont aussi que fort peu de racine, elles ne sont pas infixées
dans la mâchoire, et elles s’ébranlent très-aisément.
Bien des gens prétendent que les cheveux que l’enfant apporte en naissant
sont toujours bruns , mais que ces premiers cheveux tombent bientôt , et
qu’ils sont remplacés par d’autres de couleur différente; je ne sais si cette
remarque est vraie : presque tous les enfants ont les cheveux blonds, et sou-
vent presque blancs; quelques-uns les ont roux, et d’autres les ont noirs,
mais tous ceux qui doivent être un jour blonds, châtains ou bruns, ont les
cheveux plus ou moins blonds dans le premier âge. Ceux qui doivent être
blonds ont ordinairement les yeux bleus, les roux ont les yeux d’un jaune
ardent, les bruns d’un jaune faible et brun; mais ces couleurs ne sont pas
bien marquées dans les yeux des enfants qui viennent de naître ; ils ont
alors, presque tous, les yeux bleus.
Lorsqu’on laisse crier les enfants trop fort et trop longtemps, ces efforts
leur causent des descentes qu’il faut avoir grand soin de rétablir prompte-
ment par un bandage, ils guérissent aisément par ce secours; mais si l’on
1. Les dents ordinaires cessent de croître, dès que leurs racines sont ossifiées ; les défenses du
sanglier, de l’éléphant, les incisives du lapin, du lièvre, etc., croissent toujours, parce que
leur racine ne s'ossifie jamais.
2. Les défenses n’ont aucun rapport avec les cornes : ce sont de véritables dents.
DE L’ENFANCE.
23
négligeait cette incommodité , ils seraient en danger de la garder toute leur
vie. Les bornes que nous nous sommes prescrites ne permettent pas que
nous parlions des maladies particulières aux enfants; je ne ferai sur cela
qu’une remarque, c’est que les vers et les maladies vermineuses auxquelles
ils sont sujets ont une cause bien marquée dans la qualité de leurs aliments ;
le lait est une espèce de chyle, une nourriture dépurée qui contient par
conséquent plus de nourriture réelle , plus de cette matière organique 1 et
productive dont nous avons tant parlé, et qui, lorsqu’elle n’est pas digérée
par l'estomac de l’enfant pour servir à sa nutrition et à l’accroissement de
son corps, prend, par l’activité qui lui est essentielle , d’autres formes , et
produit des êtres animés, des vers en si grande quantité que l’enfant est
souvent en danger d’en périr. En permettant aux enfants de boire de temps
en temps un peu de vin, on préviendrait peut-être une partie des mauvais
effets que causent les vers; car les liqueurs fermentées s’opposent à leur
génération, elles contiennent fort peu de parties organiques et nutritives, et
c’est principalement par son action sur les solides que le vin donne des
forces ; il nourrit moins le corps qu’il ne le fortifie : au reste, la plupart
des enfants aiment le vin, ou du moins s’accoutument fort aisément à en
boire.
Quelque délicat que l’on soit dans l’enfance , on est à cet âge moins sen-
sible au froid que dans tous les autres temps de la vie; la chaleur inté-
rieure est apparemment plus grande ; on sait que le pouls des enfants est
bien plus fréquent que celui des adultes 2 : cela seul suffirait pour faire pen-
ser que la chaleur intérieure est plus grande dans la même proportion, et
l’on ne peut guère douter que les petits animaux n’aient plus de chaleur que
les grands par cette même raison, car la fréquence du battement du cœur et
des artères est d’autant plus grande que l’animal est plus petit3; cela s’ob-
serve dans les différentes espèces, aussi bien que dans la même espèce; le
pouls d’un enfant4 ou d’un homme de petite stature est plus fréquent que
celui d’une personne adulte ou d’un homme de haute taille; le pouls d’un
bœuf est plus lent que celui d’un homme, celui d’un chien est plus fréquent,
1. Sur cette matière organique, qui, selon Buffon, produit les vers , voyez les notes 1 et 2 du
précédent volume, page 600.
2. Le pouls des enfants est plus fréquent que celui de l’ homme adulte, et, par suite, la
production de la chaleur intérieure plus grande ; mais la déperdition de cette chaleur s’opère
aussi (à travers une peau si fine et des tissus si tendres) infiniment plus vite, ce qui fait que
V enfant est plus sensible au froid , et qu’il est plus essentiel de l’en garantir.
3. « Dans le muscardin, le pouls bat 175 fois par minute ; dans le cochon d’Inde, 140 ; dans le
«lapin, 120; dans le chat, 110; dans l’âne, 50; dans le cheval, 36; dans le bœuf,
« 38; etc., etc. » (Burdach : Traité de physiologie , t. VI, page 289, traduct. franc.)
4. «Dans le fœtus, le cœur bat 150 fois par minute : le nombre des pulsations tombe à
« 115 pendant la première année de la vie, à 110 durant la seconde, à 100 durant la troisième ,
« à 86 jusqu’à l’àge de sept ans, à 80 pendant la seconde enfance, à 75 dans la jeunesse, à 70
« et jusqu’à 65 dans 1 âge avancé, à 50 dans la vieillesse. » ( Burdach : Traité de physiologie ,
t. VI, page 288.)
24
DE L’ENFANCE.
et les battements du cœur d’un animal encore plus petit, comme d’un moi-
neau, se succèdent si promptement qu’à peine peut-on les compter.
La vie de l’enfant est fort chancelante jusqu’à l’âge de trois ans, mais
dans les deux ou trois années suivantes elle s’assure, et l’enfant de six ou
sept ans est plus assuré de vivre, qu’on ne l’est à tout autre âge : en consul-
tant les nouvelles tables ° qu’on a faites à Londres sur les degrés de la mor-
talité du genre humain dans les différents âges, il paraît que d’un certain
nombre d’enfants nés en même temps, il en meurt plus d’un quart dans la
première année, plus d’un tiers en deux ans, et au moins la moitié dans les
trois premières années. Si ce calcul était juste , on pourrait donc parier
lorsqu’un enfant vient au monde qu’il ne vivra que trois ans, observation
bien triste pour l’espèce humaine; car on croit vulgairement qu’un homme
qui meurt à vingt-cinq ans doit être plaint sur sa destinée et sur le peu de
durée de sa vie , tandis que suivant ces tables la moitié du genre humain
devrait périr avant l’âge de trois ans; par conséquent tous les hommes qui
ont vécu plus de trois ans, loin de se plaindre de leur sort, devraient se
regarder comme traités plus favorablement que les autres par le Créateur.
Mais cette mortalité des enfants n’est pas à beaucoup près aussi grande par-
tout qu’elle l’est à Londres ; car M. Dupré de Saint-Maur s’est assuré par
un grand nombres d’observations faites en France qu’il faut sept ou huit
années pour que la moitié des enfants nés en même temps soit éteinte ; on
peut donc parier en ce pays qu’un enfant qui vient de naître vivra sept ou
huit ans. Lorsque l’enfant a atteint l’âge de cinq, six ou sept ans, il paraît
par ces mêmes observations que sa vie est plus assurée qu’à tout autre âge,
car on peut parier pour quarante-deux ans de vie de plus, au lieu qu’à
mesure que l’on vit au delà de cinq, six ou sept ans, le nombre des années
que l’on peut espérer de vivre va toujours en diminuant, de sorte qu’à
douze ans on ne peut plus parier que pour trente-neuf ans, à vingt ans pour
trente-trois ans et demi, à trente ans pour vingt-huit années de vie de plus,
et ainsi de suite jusqu’à quatre-vingt-cinq ans qu’on peut encore parier rai-
sonnablement de vivre trois ans. (Voyez, ci-après, les Tables.)
Il y a quelque chose d’assez remarquable dans l’accroissement du corps
humain : le fœtus dans le sein de la mère croît toujours de plus en plus
jusqu’au moment de la naissance; l’enfant au contraire croît toujours de
moins en moins jusqu’à l’âge de puberté , auquel il croit , pour ainsi dire ,
tout à coup, et arrive en fort peu de temps à la hauteur qu’il doit avoir
pour toujours. Je ne parle pas du premier temps après la conception, ni de
l’accroissement qui succède immédiatement à la formation du fœtus; je
prends le fœtus à un mois, lorsque toutes ses parties sont développées;
il a un pouce de hauteur alors, à deux mois deux pouces un quart, à trois
a. Voyez les tables de M. Simpson, publiées à Londres , en 1742.
DE L’ENFANCE.
25
mois trois pouces et demi, à quatre mois cinq pouces et plus, à cinq mois
six pouces et demi ou sept pouces, à six mois huit pouces et demi ou neuf
pouces, à sept mois onze pouces et plus, à huit mois quatorze pouces, à
neuf mois dix-huit pouces. Toutes ces mesures varient beaucoup dans les
différents sujets, et ce n’est qu’en prenant les termes moyens que je les
ai déterminées; par exemple, il naît des enfants de vingt-deux pouces et
de quatorze, j’ai pris dix-huit pouces pour le terme moyen; il en est de
même des autres mesures; mais quand il y aurait des variétés dans chaque
mesure particulière, cela serait indifférent à ce que j’en veux conclure; le
résultat sera toujours que le fœtus croît de plus en plus en longueur, tant
qu’il est dans le sein de sa mère; mais s’il a dix-huit pouces en naissant, il
ne grandira pendant les douze mois suivants que de six ou sept pouces au
plus, c’est-à-dire qu’à la fin de la première année il aura vingt-quatre ou
vingt-cinq pouces, à deux ans il n’en aura que vingt-huit ou vingt-neuf, à
trois ans trente ou trente-deux au plus, et ensuite il ne grandira guère que
d’un pouce et demi ou deux pouces par an jusqu’à l’àge de puberté : ainsi
le fœtus croît plus en un mois, sur la fin de son séjour dans la matrice, que
l’enfant ne croît en un an jusqu’à cet âge de puberté où la nature semble
faire un effort pour achever de développer et de perfectionner son ouvrage,
en le portant, pour ainsi dire, tout à coup au dernier degré de son accrois-
sement.
Tout le monde sait combien il est important pour la santé des enfants de
choisir de bonnes nourrices; il est absolument nécessaire qu’elles soient
saines et qu’elles se portent bien; on n’a que trop d’exemples de la com-
munication réciproque de certaines maladies de la nourrice à l’enfant, et
de l’enfant à la nourrice ; il y a eu des villages entiers dont tous les habi-
tants ont été infectés du virus vénérien que quelques nourrices malades
avaient communiqué en donnant à d’autres femmes leurs enfants à allaiter.
Si les mères nourrissaient leurs enfants, il y a apparence qu’ils en
seraient plus forts et plus vigoureux; le lait de leur mère doit leur con-
venir mieux que le lait d’une autre femme, car le fœtus se nourrit dans la
matrice d’une liqueur laiteuse qui est fort semblable au lait qui se forme
dans les mamelles1; l’enfant est donc déjà, pour ainsi dire, accoutumé au
lait de sa mère, au lieu que le lait d’une autre nourria est une nourriture
nouvelle pour lui, et qui est quelquefois assez différent; de la première
pour qu’il ne puisse pas s’y accoutumer, car on voit des enfants qui ne
peuvent s’accommoder du lait de certaines femmes; ils maigrissent, ils
deviennent languissants et malades ; dès qu’on s’en aperçoit, il faut prendre
une autre nourrice; si l’on n’a pas cette attention, ils périssent en fort peu
de temps.
1. Voyez la note 1 de la page 644 du volume précédent.
26
DE L’ENFANCE.
Je 11e puis m’empêcher d’observer ici que l’usage où l’on est de rassem-
bler un grand nombre d’enfants dans un même lieu, comme dans les hôpi-
taux des grandes villes, est extrêmement contraire au principal objet qu’on
doit se proposer, qui est de les conserver; la plupart de ces enfants péris-
sent par une espèce de scorbut ou par d’autres maladies qui leur sont
communes à tous, auxquelles ils ne seraient pas sujets s’ils étaient élevés
séparément les uns des autres, ou du moins s’ils étaient distribués en plus
petit nombre dans différentes habitations à la ville, et encore mieux à la
campagne. Le même revenu suffirait sans doute pour les entretenir, et on
éviterait la perte d’une infinité d’hommes qui, comme l’on sait, sont la vraie
richesse d’un État.
Les enfants commencent à bégayer à douze ou quinze mois; la voyelle
qu’ils articulent le plus aisément est l’A, parce qu’il ne faut pour cela
qu’ouvrir les lèvres et pousser un son ; l’E suppose un petit mouvement de
plus , la langue se relève en haut en même temps que les lèvres s’ouvrent;
il en est de même de II, la langue se relève encore plus, et s’approche des
dents de la mâchoire supérieure; l’O demande que la langue s’abaisse et
que les lèvres se serrent; il faut quelles s’allongent un peu , et qu’elles se
serrent encore plus pour prononcer l’U. Les premières consonnes que les
enfants prononcent sont aussi celles qui demandent le moins de mouve-
ment dans les organes; le B, l’M et le P sont les plus aisées à articuler; il
ne faut pour le B et le P que joindre les deux lèvres et les ouvrir avec
vitesse, et pour l’M les ouvrir d’abord et ensuite les joindre avec vitesse:
l’articulation de toutes les autres consonnes suppose des mouvements plus
compliqués que ceux-ci, et il y a un mouvement de la langue dans le C,
le D, le G, l’L, l’N, le Q, l’R, l’S et le T; il faut pour articuler l’F un son
continué plus longtemps que pour les autres consonnes; ainsi, de toutes les
voyelles l’A est la plus aisée, et de toutes les consonnes le B, le P et l’M
sont aussi les plus faciles à articuler; il n’est donc pas étonnant que les
premiers mots que les enfants prononcent soient composés de cette voyelle
et de ces consonnes, et l’on doit cesser d’être surpris de ce que dans toutes
les langues et chez tous les peuples les enfants commencent toujours par
bégayer baba, marna, papa; ces mots ne sont, pour ainsi dire, que les sons
les plus naturels à l'homme, parce qu’ils sont les plus aisés à articuler; les
lettres qui les composent, ou plutôt les caractères qui les représentent, doi-
vent exister chez tous les peuples qui ont l’écriture ou d’autres signes pour
représenter les sons.
On doit seulement observer que les sons de quelques consonnes étant à
peu près semblables, comme celui du B et du P, celui du C et de l’S, ou
du K ou Q dans de certains cas, celui du D et du T, celui de l’F et du Y,
celui du G et du J, ou du G et du K, celui de l’L et de l’R, il doit y avoir
beaucoup de langues où ces différentes consonnes ne se trouvent pas, mais
DE LA PUBERTÉ.
27
1) y aura toujours un B ou un P, un C ou un S, un C ou bien un K ou un Q
clans d'autres cas, un D ou un T, un F ou un Y, un G ou un J, un L ou un
R, et il ne peut guère y avoir moins de six ou sept consonnes dans le plus
petit de tous les alphabets, parce que ces six ou sept sons ne supposent pas
des mouvements bien compliqués, et qu’ils sont tous très-sensiblement
différents entre eux. Les enfants qui n’articulent pas aisément l’R y substi-
tuent L, au lieu du T ils articulent le D , parce qu’en effet ces premières
lettres supposent dans les organes des mouvements plus difficiles que les
dernières; et c’est de cette différence et du choix des consonnes, plus ou
moins difficiles à exprimer, que vient la douceur ou la dureté d’une lan-
gue; mais il est inutile de nous étendre sur ce sujet.
Il y a des enfants qui à deux ans prononcent distinctement et répètent
tout ce qu’on leur dit; mais la plupart ne parlent qu’à deux ans et demi,
et très-souvent beaucoup plus tard ; on remarque que ceux qui commen-
cent à parler fort tard ne parlent jamais aussi aisément que les autres ;
ceux qui parlent de bonne heure sont en état d’apprendre à lire avant trois
ans; j’en ai connu quelques-uns qui avaient commencé à apprendre à lire
à deux ans, qui lisaient à merveille à quatre ans. Au reste, on ne peut
guère décider s’il est fort utile d’instruire les enfants d’aussi bonne heure;
on a tant d’exemples du peu de succès de ces éducations prématurées, on
a vu tant de prodiges de quatre ans, de huit ans, de douze ans, de seize
ans, qui n’ont été que des sots ou des hommes fort communs à vingt-cinq
ou à trente ans, qu’on serait porté à croire que la meilleure de toutes les
éducations est celle qui est la plus ordinaire, celle par laquelle on ne force
pas la nature, celle qui est la moins sévère, celle qui est la plus proportion-
née, je ne dis pas aux forces, mais à la faiblesse de l’enfant.
DE LA PUBERTÉ.
La puberté accompagne l’adolescence et précède la jeunesse. Jusqu’alors
la nature ne paraît avoir travaillé que pour la conservation et l’accroisse-
ment de son ouvrage, elle ne fournit à l’enfant que ce qui lui est néces-
saire pour se nourrir et pour croître; il vit, ou plutôt il végète d’une vie
particulière, toujours faible, renfermée en lui-même et qu’il ne peut com-
muniquer; mais bientôt les principes de vie se multiplient, il a non-seule-
ment tout ce qu’il lui faut pour être, mais encore de quoi donner l’existence
à d’autres; cette surabondance de vie, source de la force et de la santé,
ne pouvant plus être contenue au dedans, cherche à se répandre au dehors;
elle s’annonce par plusieurs signes : l’âge de la puberté est le printemps de
la nature, la saison des plaisirs. Pourrons-nous écrife l’histoire de cet
28
DE LA PUBERTÉ.
âge avec assez de circonspection pour ne réveiller dans l'imagination que
des idées philosophiques? La puberté, les circonstances qui l’accompa-
gnent, la circoncision, la castration, la virginité, l’impuissance, sont
cependant trop essentielles à l’histoire de l’homme pour que nous puis-
sions supprimer les faits qui y ont rapport; nous tâcherons seulement
d’entrer dans ces détails avec cette sage retenue qui fait la décence du
style, et de les présenter comme nous les avons vus nous-mêmes, avec
cette indifférence philosophique qui détruit tout sentiment dans l’expres-
sion, et ne laisse aux mots que leur simple signification.
La circoncision est un usage extrêmement ancien et qui subsiste encore
dans la plus grande partie de l’Asie. Chez les Hébreux cette opération devait
se faire huit jours après la naissance de l’enfant; en Turquie on ne la fait
pas avant l’âge de sept ou huit ans, et même on attend souvent jusqu’à onze
ou douze; en Perse c’est à l’âge de cinq ou six ans : on guérit la plaie en y
appliquant des poudres caustiques ou astringentes, et particulièrement du
papier brûlé, qui est, dit Chardin, le meilleur remède; il ajoute que la cir-
concision fait beaucoup de douleur aux personnes âgées, qu’elles sont obli-
gées de garder la chambre pendant trois semaines ou un mois, et que quel-
quefois elles en meurent.
Aux îles Maldives on circoncit les enfants à l’âge de sept ans, et on les
baigne dans la mer pendant six ou sept heures avant l’opération , pour ren-
dre la peau plus tendre et plus molle. Les Israélites se servaient d’un cou-
teau de pierre; les Juifs conservent encore aujourd’hui cet usage dans la
plupart de leurs synagogues , mais les Mahométans se servent d’un couteau
de fer ou d’un rasoir.
Dans de certaines maladies on est obligé de faire une opération pareille
à la circoncision. (Voyez YAncit. de Dionis, dém. 4. ) On croit que les Turcs,
et plusieurs autres peuples chez qui la circoncision est en usage, auraient
naturellement le prépuce trop long si l’on n’avait pas la précaution de le
couper. La Boulaye dit qu’il a vu dans les déserts de Mésopotamie et d’Ara-
bie, le long des rivières du Tigre et de l’Euphrate, quantité de petits garçons
arabes qui avaient le prépuce si long, qu’il croit que sans le secours de la
circoncision ces peuples seraient inhabiles à la génération.
La peau des paupières est aussi plus longue chez les Orientaux que chez
les autres peuples, et cette peau est , comme l’on sait, d’une substance sem-
blable à celle du prépuce ; mais quel rapport y a-t-il entre l’accroissement de
ces deux parties si éloignées?
Une autre circoncision est celle des filles; elle leur est ordonnée comme
aux garçons en quelques pays d’Arabie et de Perse , comme vers le golfe
Persique et vers la mer Rouge; mais ces peuples ne circoncisent les filles
que quand elles ont passé l’âge de la puberté , parce qu’il n’y a rien d’excé-
dant avant ce temps-là. Dans d’autres climats cet accroissement trop grand
DE LA PUBERTÉ.
29
des nymphes est bien plus prompt, et il est si général chez de certains peu-
ples, comme ceux de la rivière de Bénin, qu’ils sont dans l’usage de circon-
cire toutes les fdles, aussi bien que les garçons, huit ou quinze jours après
leur naissance ; cette circoncision des fdles est même très-ancienne en Afri-
que : Hérodote en parle comme d’une coutume des Éthiopiens.
La circoncision peut donc être fondée sur la nécessité, et cet usage a du
moins pour objet la propreté , mais l’infibulation et la castration ne peu-
vent avoir d'autre origine que la jalousie; ces opérations barbares et ridi-
cules ont été imaginées par des esprits noirs et fanatiques qui, par une basse
envie contre le genre humain, ont dicté des lois tristes et cruelles, où la
privation fait la vertu et la mutilation le mérite.
L’infibulation pour les garçons se fait en tirant le prépuce en avant; on
le perce et on le traverse par un gros fil que l’on y laisse jusqu’à ce que les
cicatrices des trous soient faites; alors on substitue au fil un anneau assez
grand qui doit rester en place aussi longtemps qu’il plaît à celui qui a
ordonné l’opération, et quelquefois toute la vie. Ceux qui parmi les moines
orientaux font vœu de chasteté portent un très-gros anneau pour se mettre
dans l’impossibilité d’y manquer. Nous parlerons dans la suite de l’infibu-
lation des filles : on ne peut rien imaginer de bizarre et de ridicule sur ce
sujet que les hommes n’aient mis en pratique , ou par passion , ou par
superstition.
Dans l’enfance il n’y a quelquefois qu’un testicule dans le scrotum , et
quelquefois point du tout; on ne doit cependant pas toujours juger que les
jeunes gens qui sont dans l’un ou l’autre de ces cas soient en effet privés de
ce qui paraît leur manquer; il arrive assez souvent que les testicules sont
retenus dans l’abdomen ou engagés dans les anneaux des muscles , mais
souvent ils surmontent avec le temps les obstacles qui les arrêtent, et ils
descendent à leur place ordinaire ; cela se fait naturellement à l’âge de huit
ou dix ans, ou même à l’âge de puberté; ainsi on ne doit pas s’inquiéter
pour les enfants qui n’ont point de testicules ou qui n’en ont qu’un. Les
adultes sont rarement dans le cas d’avoir les testicules cachés, apparem-
ment qu’à l’âge de puberté la nature fait un effort pour les faire paraître au
dehors; c’est aussi quelquefois par l’effet d’une maladie ou d’un mouve-
ment violent, tel qu’un saut ou une chute, etc. Quand même les testicules
ne se manifestent pas. On n’en est pas moins propre à la génération ; on a
même observé que ceux qui sont dans cet état ont plus de vigueur que les
autres.
Il se trouve des hommes qui n’ont réellement qu’un testicule, ce défaut
ne nuit point à la génération ; l’on a remarqué que le testicule qui est seul
est alors beaucoup plus gros qu’à l’ordinaire : il y a aussi des hommes qui
en ont trois ; ils sont, dit-on, beaucoup plus vigoureux et plus forts de corps
que les autres. On peut voir par l’exemple des animaux combien ces parties
30
DR LA PUBERTÉ.
contribuent à la force et au courage ; quelle différence entre un bœuf et un
taureau, un bélier et un mouton, un coq et un chapon !
L’usage de la castration des hommes est fort ancien et assez généralement
répandu : c’était la peine de l’adultère chez les Égyptiens; il y avait beau-
coup d’eunuques chez les Romains; aujourd’hui, dans toute l’Asie et dans
une partie de l’Afrique, on se sert de ces hommes mutilés pour garder les
femmes. En Italie cette opération infâme et cruelle n’a pour objet que la
perfection d’un vain talent. Les Hottentots coupent un testicule dans l’idée
que ce retranchement les rend plus légers à la course; dans d’autres pays
les pauvres mutilent leurs enfants pour éteindre leur postérité, et afin
que ces enfants ne se trouvent pas un jour dans la misère et dans l’af-
lliction où ils se trouvent eux-mêmes lorsqu’ils n’ont pas de pain à leur
donner.
Il y a plusieurs espèces de castration ; ceux qui n’ont en vue que la perfec-
tion de la voix se contentent de couper les deux testicules, mais ceux qui
sont animés par la défiance qu’inspire la jalousie ne croiraient pas leurs
femmes en sûreté si elles étaient gardées par des eunuques de cette espèce,
ils ne veulent que ceux auxquels on a retranché toutes les parties exté-
rieures de la génération.
L’amputation n’est pas le seul moyen dont on se soit servi; autrefois on
empêchait l’accroissement des testicules, et on les détruisait, pour ainsi
dire, sans aucune incision; l’on baignait les enfants dans l’eau chaude et
dans des décoctions de plantes, et alors on pressait et on froissait les testi-
cules assez longtemps pour en détruire l’organisation; d’autres étaient dans
l'usage de les comprimer avec un instrument : on prétend que cette sorte
de castration ne fait courir aucun risque pour la vie.
L’amputation des testicules n’est pas fort dangereuse, on peut la faire à
tout âge, cependant on préfère le temps de l’enfance; mais l’amputation
entière des parties extérieures de la génération est le plus souvent mortelle,
si on la fait après l’âge de quinze ans, et en choisissant l’âge le plus favo-
rable, qui est depuis sept ans jusqu’à dix, il y a toujours du danger. La
difficulté qu’il y a de sauver ces sortes d’eunuques dans l’opération les rend
bien plus chers que les autres; Tavernier dit que les premiers coûtent cinq
ou six fois plus que les autres en Turquie et en Perse; Chardin observe que
l’amputation totale est toujours accompagnée de la plus vive douleur, qu’on
la fait assez sûrement sur les jeunes enfants, mais qu'elle est très-dange-
reuse passé l’âge de quinze ans, qu’il en réchappe à peine un quart, et qu’il
faut six semaines pour guérir la plaie ; Pietro délia Yalle dit au contraire
que ceux à qui on fait cette opération en Perse pour punition du viol et
d’autres crimes du même genre en guérissent fort heureusement, quoique
avancés en âge, et qu’on n’applique que de la cendre sur la plaie. Nous ne
savons pas si ceux qui subissaient autrefois la même peine en Égypte ,
31
DE LA PUBERTÉ.
comme le rapporte Diodore de Sicile, s'en tiraient aussi heureusement.
Selon Thévenot, il périt toujours un grand nombre des nègres que les Turcs
soumettent à cette opération, quoiqu’ils prennent des enfants de huit ou
dix ans.
Outre ces eunuques nègres, il y a d’autres eunuques à Constantinople,
dans toute la Turquie, en Perse, etc., qui viennent pour la plupart du
royaume de Golconde, de la presqu’île en deçà du Gange, des royaumes
d’Àssan, d’Araean, de Pégu et de Malabar où le teint est gris, du golfe de
Bengale, où ils sont de couleur olivâtre; il y en a de blancs de Géorgie et
de Circassie, mais en petit nombre. Tavernier dit qu’étant au royaume de
Golconde en 1657, on y fit jusqu’à vingt-deux mille eunuques. Les noirs
viennent d’Afrique, principalement d’Éthiopie; ceux-ci sont d’autant plus
recherchés et plus chers qu’ils sont plus horribles; on veut qu’ils aient le
nez fort aplati, le regard affreux, les lèvres fort grandes et fort grosses, et
surtout les dents noires et écartées les unes des autres. Ces peuples ont
communément les dents belles, mais ce serait un défaut pour un eunuque
noir, qui doit être un monstre hideux.
Les eunuques auxquels on n’a ôté que les testicules ne laissent pas de
sentir de l’irritation dans ce qui leur reste, et d’en avoir le signe extérieur,
même plus fréquemment que les autres hommes; cette partie qui leur reste
n’a cependant pris qu’un très-petit accroissement, car elle demeure à peu
près dans le même état où elle était avant l’opération; un eunuque, fait à
l’âge de sept ans, est à cet égard à vingt ans comme un enfant de sept ans ;
ceux au contraire qui n’ont subi l’opération que dans le temps de la puberté
ou un peu plus tard sont à peu près comme les autres hommes.
Il y a des rapports singuliers, dont nous ignorons les causes, entre
les parties de la génération et celles de la gorge ; les eunuques n’ont
point de barbe, leur voix, quoique forte et perçante, n’est jamais d’un
ton grave; souvent les maladies secrètes se montrent à la gorge. La
correspondance qu’ont certaines parties du corps humain avec d’autres
fort éloignées et fort différentes, et qui est ici si marquée, pourrait s’obser-
ver bien plus généralement , mais on ne fait pas assez d’attention aux effets
lorsqu’on ne soupçonne pas quelles en peuvent être les causes ; c’est sans
doute par cette raison qu’on n’a jamais songé à examiner avec soin ces cor-
respondances dans le corps humain, sur lesquelles cependant roule une
grande partie du jeu de la machine animale : il y a dans les femmes une
grande correspondance entre la matrice, les mamelles et la tête ; combien
n’en trouverait-on pas d’autres si les grands médecins tournaient leurs vues
de ce côté-là? il me paraît que cela serait peut-être plus utile que la nomen-
clature de l’anatomie. Ne doit-on pas être bien persuadé que nous ne con-
naîtrons jamais les premiers principes de nos mouvements? les vrais ressorts
de notre organisation ne sont pas ces muscles , ces veines , ces artères , ces
32
DE LA PUBERTÉ.
nerfs que l’on décrit avec tant d’exactitude et de soin1; il réside, comme nous
l’avons dit, des forces intérieures2 dans les corps organisés, qui ne suivent
point du tout les lois de la mécanique grossière que nous avons imaginée,
et à laquelle nous voudrions tout réduire : au lieu de chercher à connaître
ces forces par leurs effets, on a tâché d’en écarter jusqu’à l’idée, on a voulu
les bannir de la philosophie, elles ont reparu cependant et avec plus d’éclat
que jamais dans la gravitation, dans les affinités chimiques, dans les phéno-
mènes de l’électricité, etc. ; mais malgré leur évidence et leur universalité ,
comme elles agissent à l’intérieur, comme nous ne pouvons les atteindre que
par le raisonnement , comme en un mot elles échappent à nos yeux , nous
avons peine à les admettre, nous voulons toujours juger par l’extérieur,
nous nous imaginons que cet extérieur est tout, il semble qu’il ne nous
soit pas permis de pénétrer au delà, et nous négligeons tout ce qui pourrait
nous y conduire.
Les anciens, dont le génie était moins limité et la philosophie plus éten-
due, s’étonnaient moins que nous des faits qu’ils ne pouvaient expliquer;
ils voyaient mieux la nature telle quelle est : une sympathie, une corres-
pondance singulière n’était pour eux qu’un phénomène, et c’est pour nous
un paradoxe dès que nous ne pouvons le rapporter à nos prétendues lois
du mouvement; ils savaient que la nature opère par des moyens inconnus
la plus grande partie de ses effets; ils étaient bien persuadés que nous ne
pouvons pas faire l’énumération de ces moyens et de ces ressources de la
nature, qu’il est par conséquent impossible à l’esprit humain de vouloir la
limiter en la réduisant à un certain nombre de principes d’action et de
moyens d’opération; il leur suffisait, au contraire, d’avoir remarqué un
certain nombre d’effets relatifs et du même ordre pour constituer une cause.
Qu’avec les anciens on appelle sympathie cette correspondance singu-
lière des différentes parties du corps, ou qu’avec les modernes on la con-
sidère comme un rapport inconnu dans l’action des nerfs, cette sympathie
ou ce rapport existe dans toute l’économie animale, et l’on ne saurait trop
s’appliquer à en observer les effets, si l’on veut perfectionner la théorie
de la médecine; mais ce n’est pas ici le lieu de m’étendre sur ce sujet
important. J’observerai seulement que cette correspondance entre la voix
et les parties de la génération se reconnaît non-seulement dans les eunu-
ques, mais aussi dans les autres hommes, et même dans les femmes ; la
voix change dans les hommes à l’âge de puberté, et les femmes qui ont la
voix forte sont soupçonnées d’avoir plus de penchant à l’amour, etc.
1. Buffon met très-bien ici au-dessus de toute anatomie le grand et véritable objet de la phy-
siologie : l’étude des forces.
2. Les vraies forces intérieures de l’organisation sont les forces du système nerveux. Voyez,
sur le démêlement et la localisation de ces forces, mon ouvrage intitulé : Recherches expéri-
mentales sur les propriétés et Ips fonctions du système nerveux.
DE LA PUBERTÉ.
33
Le premier signe de la puberté est une espèce d’engourdissement aux
aines, qui devient plus sensible lorsque l’on marche ou lorsque l’on plie
le corps en avant; souvent cet engourdissement est accompagné de dou-
leurs assez vives dans toutes les jointures des membres; ceci arrive presque
toujours aux jeunes gens qui tiennent un peu du rachitisme; tous ont
éprouvé auparavant, ou éprouvent en même temps une sensation jus-
qu’alors inconnue dans les parties qui caractérisent le sexe; il s’y élève
une quantité de petites proéminences d’une couleur blanchâtre; ces petits
boutons sont les germes d’une nouvelle production , de cette espèce de
cheveux qui doivent voiler ces parties; le son de la voix change, il devient
rauque et inégal pendant un espace de temps assez long, après lequel il
se trouve plus plein, plus assuré, plus fort et plus grave qu’il n’était aupa-
ravant; ce changement est très-sensible dans les garçons, et s’il l'est moins
dans les tilles c’est parce que le son de leur voix est naturellement plus
aigu.
Ces signes de puberté sont communs aux deux sexes; mais il y en a de
particuliers à chacun; l’éruption des menstrues, l’accroissement du sein
pour les femmes; la barbe et l’émission de la liqueur séminale pour les
hommes : il est vrai que ces signes ne sont pas aussi constants les uns que
les autres; la barbe, par exemple, ne paraît pas toujours précisément au
temps de la puberté; il y a même des nations entières où les hommes n’ont
presque point de barbe; et il n’y a, au contraire, aucun peuple chez
qui la puberté des femmes ne soit marquée par l’accroissement des ma-
melles.
Dans toute l’espèce humaine les femmes arrivent à la puberté plus tôt que
les mâles ; mais chez les différents peuples l’âge de puberté est différent et
semble dépendre en partie de la température du climat et de la qualité des
aliments; dans les villes et chez les gens aisés, les enfants accoutumés à
des nourritures succulentes et abondantes arrivent plus tôt à cet état; à la
campagne et dans le pauvre peuple, les enfants sont plus tardifs, parce qu’ils
sont mal et trop peu nourris, il leur faut deux ou trois années de plus ;
dans toutes les parties méridionales de l’Europe et dans les villes, la plupart
des filles sont pubères à douze ans et les garçons à quatorze; mais dans les
provinces du nord et dans les campagnes, à peine les filles le sont-elles à
quatorze et les garçons à seize.
Si l’on demande pourquoi les filles arrivent plus tôt à l’état de puberté
que les garçons, et pourquoi dans tous les climats, froids ou chauds, les
femmes peuvent engendrer de meilleure heure que les hommes, nous
croyons pouvoir satisfaire à cette question en répondant que comme les
hommes sont beaucoup plus grands et plus forts que les femmes , comme
ils ont le corps plus solide, plus massif, les os plus durs, les muscles plus
fermes, la chair plus compacte, on doit présumer que le temps nécessaire
II. 3
31
DE LA PUBERTE.
à l’accroissement de leur corps doit être plus long que le temps qui est
nécessaire à l’accroissement de celui des femelles; et comme ce ne peut
être qu’après cet accroissement pris en entier, ou du moins en grande
partie, que le superflu de la nourriture organique commence à être ren-
voyé de toutes les parties du corps dans les parties de la génération des
deux sexes, il arrive que dans les femmes la nourriture est renvoyée plus
tôt que dans les hommes, parce que leur accroissement se fait en moins
de temps, puisqu’en total il est moindre, et que les femmes sont réellement
plus petites que les hommes.
Dans les climats les plus chauds de l’Asie, de l’Afrique et de l’Amérique,
la plupart des fdles sont pubères à dix et même à neut ans; l’écoulement
périodique, quoique moins abondant dans ces pays chauds, paraît cepen-
dant plus tôt que dans les pays froids : l’intervalle de cet écoulement est à
à peu près le même dans toutes les nations, et il y a sur cela plus de diver-
sité d’individu à individu que de peuple à peuple ; car dans le même climat
et dans la même nation il y a des femmes qui tous les quinze jours sont
sujettes au retour de cette évacuation naturelle, et d’autres qui ont jusqu’à
cinq et six semaines de libres; mais ordinairement l’intervalle est d’un
mois, à quelques jours près.
La quantité de l’évacuation paraît dépendre de la quantité des aliments
et de celle de la transpiration insensible. Les femmes qui mangent plus que
les autres et qui ne font point d’exercice ont des menstrues plus abon-
dantes; celles des climats chauds, où la transpiration est plus grande que
dans les pays froids, en ont moins. Hippocrate en avait estimé la quantité
à la mesure de deux émines, ce qui fait neuf onces pour le poids : il est
surprenant que cette estimation qui a été faite en Grèce ait été trouvée trop
forte en Angleterre, et qu’on ait prétendu la réduire à trois onces et au-des-
sous; mais il faut avouer que les indices que l’on peut avoir sur ce fait
sont fort incertains; ce qu’il y a de sûr c’est que cette quantité varie beau-
coup dans les différents sujets et dans les différentes circonstances; on
pourrait peut-être aller depuis une ou deux onces jusqu’à une livre et plus.
La durée de l’écoulement est de trois, quatre ou cinq jours dans la plu-
part des femmes, et de six, sept et même huit dans quelques-unes : la
surabondance de la nourriture et du sang est la cause matérielle des men-
strues; les symptômes qui précèdent leur écoulement sont autant d’in-
dices certains de plénitude, comme la chaleur, la tension, le gonflement,
et même la douleur que les femmes ressentent, non-seulement dans les
endroits mêmes où sont les réservoirs, et dans ceux qui les avoisinent,
mais aussi dans les mamelles; elles sont gonflées, et l’abondance du sang
y est marquée par la couleur de leur aréole qui devient alors plus fon-
cée; les yeux sont chargés, et au-dessous de l’orbite la peau prend une
teinte de bleu ou de violet; les joues se colorent, la tête est pesante et
DE LA PUBERTE.
35
douloureuse, et, en général, tout le corps est dans un état d’accablement
causé par la surcharge du sang.
C’est ordinairement à l’âge de puberté que le corps achève de prendre
son accroissement en hauteur; les jeunes gens grandissent presque tout
à coup de plusieurs pouces; mais de toutes les parties du corps celles où
l’accroissement est le plus prompt et le plus sensible sont les parties de la
génération dans l’un et l’autre sexe; mais cet accroissement n’est dans
les mâles qu’un développement, une augmentation de volume, au lieu
que dans les femelles il produit souvent un rétrécissement auquel on a
donné différents noms lorsqu’on a parlé des signes de la virginité.
Les hommes jaloux des primautés en tout genre ont toujours fait grand
cas de tout ce qu’ils ont cru pouvoir posséder exclusivement et les premiers;
c’est cette espèce de folie qui a fait un être réel de la virginité des filles.
La virginité, qui est un être moral, une vertu qui ne consiste que dans la
pureté du cœur, est devenue un objet physique dont tous les hommes se
sont occupés; ils ont établi sur cela des opinions, des usages, des céré-
monies, des superstitions, et même des jugements et des peines; les abus
les plus illicites, les coutumes les plus déshonnêtes, ont été autorisés; on
a soumis à l’examen de matrones ignorantes, et exposé aux yeux de méde-
cins prévenus les parties les plus secrètes de la nature, sans songer qu’une
pareille indécence est un attentat contre la virginité , que c’est la violer
que de chercher à la reconnaître, que toute situation honteuse, tout état
indécent dont une fille est obligée de rougir intérieurement est une vraie
défloration.
Je n’espère pas réussir à détruire les préjugés ridicules qu’on s’est for-
més sur ce sujet; les choses qui font plaisir à croire seront toujours crues,
quelque vaines et quelque déraisonnables qu’elles puissent être; cepen-
dant, comme dans une histoire on rapporte non-seulement la suite des
événements et les circonstances des faits, mais aussi l’origine des opinions
et des erreurs dominantes, j’ai cru que dans l’histoire de l’homme je ne
pourrais me dispenser de parler de l’idole favorite à laquelle il sacrifie,
d’examiner quelles peuvent être les raisons de son culte, et de rechercher
si la virginité est un être réel, ou si ce n’est qu’une divinité fabuleuse.
Fallope, Yésale, Diemerbroek, Riolan, Bartholin, Heister, Ruysch, et
quelques autres anatomistes, prétendent que la membrane de l’hymen est
une partie réellement existante, qui doit être mise au nombre des parties
de la génération des femmes, et ils disent que cette membrane est charnue,
qu’elle est fort mince dans les enfants, plus épaisse dans les filles adultes,
qu’elle est située au-dessous de l’orifice de l’urètre, qu’elle ferme en partie
l’entrée du vagin, que cette membrane est percée d’une ouverture ronde,
quelquefois longue, etc., que l’on pourrait à peine y faire passer un pois
dans l’enfance et une grosse fève dans l’âge de puberté. L’hymen, selon
36
DE LA PUBERTÉ.
M. Wmslow, est un repli membraneux plus ou moins circulaire, plus ou
moins large, plus ou moins égal, quelquefois semi-lunaire, qui laisse une
ouverture très -petite dans les unes, plus grande dans les autres, etc.
Ambroise Paré, Dulaurent, Graaf, Pineus, Dionis, Mauriceau, Palfyn, et
plusieurs autres anatomistes aussi fameux et tout au moins aussi accré-
dités que les premiers que nous avons cités, soutiennent, au contraire,
que la membrane de l’hymen n’est qu’une chimère, que cette partie n’est
point naturelle aux filles, et ils s’étonnent de ce que les autres en ont parlé
comme d’une chose réelle et constante ; ils leur opposent une multitude
d’expériences par lesquelles ils se sont assurés que cette membrane n’existe
pas ordinairement; ils rapportent les observations qu’ils ont faites sur un
grand nombre de filles de différents âges, qu’ils ont disséquées et dans
lesquelles ils n’ont pu trouver cette membrane; ils avouent seulement
qu’ils ont vu quelquefois, mais bien rarement, une membrane qui unissait
des protubérances charnues qu’ils ont appelées caroncules myrtiformes;
mais ils soutiennent que cette membrane était contre l’état naturel. Les
anatomistes ne sont pas plus d’accord entre eux sur la qualité et le nombre
de ces caroncules; sont-elles seulement des rugosités du vagin? sont-elles
des parties distinctes et séparées? sont-elles des restes de la membrane de
l’hymen? le nombre en est-il constant? n’y en a-t-il qu’une seule ou plu-
sieurs dans l’état de virginité? chacune de ces questions a été faite, et
chacune a été résolue différemment.
Cette contrariété d’opinions, sur un fait qui dépend d'une simple inspec-
tion, prouve que les hommes ont voulu trouver dans la nature ce qui
n’était que dans leur imagination, puisqu’il y a plusieurs anatomistes qui
disent de bonne foi qu’ils n’ont jamais trouvé d’hymen ni de caroncules
dans les filles qu’ils ont disséquées, même avant l’âge de puberté, puisque
ceux qui soutiennent, au contraire, que cette membrane et ces caroncules
existent, avouent en même temps que ces parties ne sont pas toujours les
mêmes, qu’elles varient de forme, de grandeur et de consistance dans les
différents sujets; que souvent au lieu de l’hymen il n’y a qu’une caron-
cule, que d’autres fois il y en a deux ou plusieurs réunies par une mem-
brane, que l’ouverture de cette membrane est de différente forme, etc.
Quelles sont les conséquences qu’on doit tirer de toutes ces observations?
qu’en peut-on conclure, sinon que les causes du prétendu rétrécissement
de l’entrée du vagin ne sont pas constantes , et que lorsqu’elles existent
elles n’ont tout au plus qu’un effet passager qui est susceptible de diffé-
rentes modifications? L’anatomie laisse, comme l’on voit, une incertitude
entière sur l’existence de cette membrane de l’hymen et de ces caroncules;
elle nous permet de rejeter ces signes de la virginité, non-seulement
comme incertains, mais même comme imaginaires; il en est de même d’un
autre signe plus ordinaire, mais qui cependant est tout aussi équivoque.
DE LA PUBERTÉ.
37
c’est le sang répandu; on a cru dans tous les temps que l’effusion de sang
était une preuve réelle de la virginité; cependant il est évident que ce
prétendu signe est nul dans toutes les circonstances où l’entrée du vagin
a pu être relâchée ou dilatée naturellement. Aussi toutes les lilles, quoique
non déflorées, ne répandent pas du sang; d’autres, qui le sont en effet., ne
laissent pas d’en répandre; les unes en donnent abondamment et plusieurs
fois, d’autres très-peu et une seule fois, d’autres point du tout; cela dépend
de l’âge, de la santé, de la conformation , et d’un grand nombre d’autres
circonstances : nous nous contenterons d’en rapporter quelques-unes en
même temps que nous tâcherons de démêler sur quoi peut être fondé tout
ce qu’on raconte des signes physiques de la virginité.
Il arrive dans les parties de l’un et de l’autre sexe un changement consi-
dérable dans le temps de la puberté; celles de l'homme prennent un
prompt accroissement, et ordinairement elles arrivent en moins d’un an
ou deux à l’état où elles doivent rester pour toujours; celles de la femme
croissent aussi dans le même temps de la puberté; les nymphes surtout,
qui étaient auparavant presque insensibles, deviennent plus grosses, plus
apparentes, et même elles excèdent quelquefois les dimensions ordinaires;
l’écoulement périodique arrive en même temps, et toutes ces parties se
trouvant gonflées par l’abondance du sang, et étant dans un état d’accrois-
sement, elles se tuméfient, elles se serrent mutuellement, et elles s’atta-
chent les unes aux autres dans tous les points où elles se touchent immé-
diatement; l’orifice du vagin se trouve ainsi plus rétréci qu’il ne l’était,
quoique le vagin lui-même ait pris aussi de l’accroissement dans le même
temps; la forme de ce rétrécissement doit, comme l’on voit, être fort dif-
férente dans les différents sujets et dans les différents degrés de l’accrois-
sement de ces parties : aussi paraît-il, par ce qu’en disent les anatomistes,
qu’il y a quelquefois quatre protubérances ou caroncules, quelquefois trois
ou deux , et que souvent il se trouve une espèce d’anneau circulaire ou
semi-lunaire, ou bien un froncement, une suite de petits plis; mais ce
qui n’est pas dit par les anatomistes, c’est que, quelque forme que prenne
ce rétrécissement, il n’arrive que dans le temps de la puberté. Les petites
filles que j’ai eu occasion de voir disséquer n’avaient rien de semblable,
et ayant recueilli des faits sur ce sujet, je puis avancer que , quand elles
ont commerce avec les hommes avant la puberté, il n’y a aucune effusion
de sang, pourvu qu’il n’y ait pas une disproportion trop grande ou des
efforts trop brusques; au contraire, lorsqu’elles sont en pleine puberté et
dans le temps de l’accroissement de ces parties il y a très-souvent effusion
de sang pour peu qu’on y touche, surtout si elles ont de l’embonpoint et
si les règles vont bien; car celles qui sont maigres ou qui ont des fleurs
blanches n’ont pas ordinairement cette apparence de virginité; et ce qui
prouve évidemment que ce n’est en effet qu’une apparence trompeuse,
38
DE LA PUBERTÉ.
c’est qu’elle se répète même plusieurs fois, et après des intervalles de temps
assez considérables ; une interruption de quelque temps fait renaître cette
prétendue virginité, et il est certain qu’une jeune personne qui dans les
premières approches aura répandu beaucoup de sang en répandra encore
après une absence, quand même le premier commerce aurait duré pendant
plusieurs mois et qu’il aurait été aussi intime et aussi fréquent qu’on le
peut supposer : tant que le corps prend de l'accroissement, l’effusion de
sang peut se répéter, pourvu qu’il y ait une interruption de commerce
assez longue pour donner le temps aux parties de se réunir et de reprendre
leur premier état ; et il est arrivé plus d’une fois que des fdles qui avaient
eu plus d’une faiblesse n’ont pas laissé de donner ensuite à leur mari
cette preuve de leur virginité sans autre artifice que celui d’avoir renoncé
pendant quelque temps à leur commerce illégitime. Quoique nos mœurs
aient rendu les femmes trop peu sincères sur cet article, il s’en est trouvé
plus d’une qui ont avoué les faits que je viens de rapporter ; il y en a dont
la prétendue virginité s’est renouvelée jusqu’à quatre et même cinq fois
dans l’espace de deux ou trois ans : il faut cependant convenir que ce
renouvellement n’a qu’un temps, c’est ordinairement de quatorze à dix-
sept, ou de quinze à dix-huit ans; dès que le corps a achevé de prendre son
accroissement, les choses demeurent dans l’état où elles sont, et elles ne
peuvent paraître différentes qu’en employant des secours étrangers et des
artifices dont nous nous dispenserons de parler.
Ces filles, dont la virginité se renouvelle, ne sont pas en aussi grand
nombre que celles à qui la nature a refusé cette espèce de faveur: pour peu
qu’il y ait de dérangement dans la santé, que l’écoulement périodique se
montre mal et difficilement, que les parties soient trop humides et que les
fleurs blanches viennent à les relâcher, il ne se fait aucun rétrécissement,
aucun froncement; ces parties prennent de l’accroissement, mais étant
continuellement humectées, elles n’acquièrent pas assez de fermeté pour
se réunir, il ne se forme ni caroncules, ni anneau, ni plis, l’on ne trouve
que peu d’obstacles aux premières approches, et elles se font sans aucune
effusion de sang.
Rien n’est donc plus chimérique que les préjugés des hommes à cet égard,
et rien de plus incertain que ces prétendus signes de la virginité du corps:
une jeune personne aura commerce avec un homme avant l’âge de puberté,
et pour la première fois, cependant elle ne donnera aucune marque de cette
virginité; ensuite la même personne après quelque temps d’interruption,
lorsqu’elle sera arrivée à la puberté, ne manquera guère, si elle se porte
bien, d’avoir tous ces signes et de répandre du sang dans de nouvelles
approches; elle ne deviendra pucelle qu’après avoir perdu sa virginité, elle
pourra même le devenir plusieurs fois de suite et aux mêmes conditions ;
une autre au contraire qui sera vierge en effet ne sera pas pucelle, ou du
DE LA PUBERTÉ.
39
moins n’en aura pas la moindre apparence. Les hommes devraient donc
bien se tranquilliser sur tout cela au lieu de se livrer, comme ils le font
souvent, à des soupçons injustes ou à de fausses joies, selon qu’ils s'ima-
ginent avoir rencontré.
Si l’on voulait avoir un signe évident et infaillible de virginité pour les
filles , il faudrait le chercher parmi ces nations sauvages et barbares qui ,
n’ayant point de sentiments de vertu et d'honneur à donner à leurs enfants
par une bonne éducation, s’assurent de la chasteté de leurs tilles par un
moyen que leur a suggéré la grossièreté de leurs mœurs. Les Éthiopiens
et plusieurs autres peuples de l’Afrique, les habitants du Pégu et de l’Arabie
Pétrée, et quelques autres nations de l’Asie, aussitôt que leurs filles sont
nées, rapprochent par une sorte de couture les parties que la nature a sépa-
rées, et ne laissent libre que l’espace qui est nécessaire pour les écoule-
ments naturels ; les chairs adhèrent peu à peu à mesure que l’enfant prend
son accroissement, de sorte que l’on est obligé de les séparer par une inci-
sion lorsque le temps du mariage est arrivé ; on dit qu’ils emploient pour
cette infibulation des femmes un fil d'amiante, parce que cette matière n’est
pas sujette à la corruption. Il y a certains peuples qui passent seulement un
anneau; les femmes sont soumises, comme les filles, à cet usage outrageant
pour la vertu ; on les force de même à porter un anneau, la seule différence
est que celui des filles ne peut s’ôter, et que celui des femmes a une espèce
de serrure dont le mari seul a la clef. Mais pourquoi citer des nations bar-
bares, lorsque nous avons de pareils exemples aussi près de nous? La déli-
catesse dont quelques-uns de nos voisins se piquent sur la chasteté de
leurs femmes est-elle autre chose qu’une jalousie brutale et criminelle?
Quel contraste dans les goûts et dans les mœurs des différentes nations!
quelle contrariété dans leur façon de penser ! Après ce que nous venons de
rapporter sur le cas que la plupart des hommes font de la virginité, sur les
précautions qu’ils prennent et sur les moyens honteux qu’ils se sont avisés
d’employer pour s’en assurer, imaginerait-on que d’autres peuples la mépri-
sent , et qu’ils regardent comme un ouvrage servile la peine qu’il faut
prendre pour l’ôter?
La superstition a porté certains peuples à céder les prémices des vierges
aux prêtres de leurs idoles, ou à en faire une espèce de sacrifice à l’idole
même; les prêtres des royaumes de Cochin et de Calicut jouissent de ce
droit, et chez les Canarins de Goa les vierges sont prostituées de gré ou de
force par leurs plus proches parents à une idole de fer, la superstition
aveugle de ces peuples leur fait commettre ces excès dans des vues de reli-
gion ; des vues purement humaines en ont engagé d’autres à livrer avec
empressement leurs filles à leurs chefs, à leurs maîtres, à leurs seigneurs ;
les habitants des îles Canaries, du royaume de Congo, prostituent leurs filles
de cette façon sans qu’elles en soient déshonorées : c’est à peu près la même
40
DE LA PUBERTE
chose en Turquie et en Perse, et dans plusieurs autres pays de l’Asie et de
l’Afrique, où les plus grands seigneurs se trouvent trop honorés de recevoir
de la main de leur maître les femmes dont il s’est dégoûté.
Au royaume d’Aracan et aux îles Philippines , un. homme se croirait
déshonoré s’il épousait une fille qui n’eût pas été déflorée par un autre, et
ce n’est qu’à prix d’argent que l’on peut engager quelqu’un à prévenir
l’époux. Dans la province de Thibet, les mères cherchent des étrangers et
les prient instamment de mettre leurs filles en état de trouver des maris ;
les Lapons préfèrent aussi les filles qui ont eu commerce avec des étrangers;
ils pensent qu’elles ont plus de mérite que les autres, puisqu’elles ont su
plaire à des hommes qu’ils regardent comme plus connaisseurs et meilleurs
juges de la beauté qu’ils ne le sont eux-mêmes. A Madagascar et dans quel-
ques autres pays, les filles les plus libertines et les plus débauchées sont
celles qui sont le plus tôt mariées; nous pourrions donner plusieurs autres
exemples de ce goût singulier, qui ne peut venir que de la grossièreté ou
de la dépravation des mœurs.
L’état naturel des hommes après la puberté est celui du mariage; un
homme ne doit avoir qu’une femme, comme une femme ne doit avoir qu’un
homme; cette loi est celle de la nature, puisque le nombre des femelles est
à peu près égal à celui des mâles; ce ne peut donc être qu’en s’éloignant
du droit naturel, et par la plus injuste de toutes les tyrannies, que les
hommes ont établi des lois contraires ; la raison, l’humanité, la justice,
réclament contre ces sérails odieux où l’on sacrifie à la passion brutale ou
dédaigneuse d’un seul homme la liberté et le cœur de plusieurs femmes
dont chacune pourrait faire le bonheur d’un autre homme. Ces tyrans du
genre humain en sont-ils plus heureux? Environnés d’eunuques et de fem-
mes inutiles à eux-mêmes et aux autres hommes, ils sont assez punis, ils
ne voient que les malheureux qu’ils ont faits.
Le mariage, tel qu’il est établi chez nous et chez les autres peuples rai-
sonnables et religieux, est donc l’état qui convient à l'homme et dans
lequel il doit faire usage des nouvelles facultés qu’il a acquises par la
puberté, qui lui deviendraient à charge, et même quelquefois funestes, s’il
s’obstinait à garder le célibat. Le trop long séjour de la liqueur séminale
dans ses réservoirs peut causer des maladies dans l’un et dans l’autre sexe,
ou du moins des irritations si violentes que la raison et la religion seraient
à peine suffisantes pour résister à ces passions impétueuses : elles rendraient
l’homme semblable aux animaux qui sont furieux et indomptables lors-
qu’ils ressentent ces impressions.
L’effet extrême de cette irritation dans les femmes est la fureur utérine:
c’est une espèce de manie qui leur trouble l’esprit et leur ôte toute pudeur;
les discours les plus lascifs, les actions les plus indécentes, accompagnent
cette triste maladie et en décèlent l’origine. J’ai vu, et je l’ai vu comme un
DE LA PUBERTÉ.
il
phénomène, une fille de douze ans très-brune, d’un teint vif et fort coloré ,
d’une petite taille, mais déjà formée, avec de la gorge et de l’embonpoint,
faire les actions les plus indécentes au seul aspect d’un homme; rien n’é-
tait capable de l’en empêcher, ni la présence de sa mère, ni les remon-
trances, ni les châtiments; elle ne perdait cependant pas la raison, et son
accès, qui était marqué au point d’en être affreux, cessait dans le moment
qu’elle demeurait seule avec des femmes. Aristote prétend que c’est à cet
âge que l'irritation est la plus grande et qu’il faut garder le plus soigneuse-
ment les filles : cela peut être vrai pour le climat où il vivait, mais il paraît
que dans les pays plus froids le tempérament des femmes ne commence à
prendre de l’ardeur que beaucoup plus tard.
Lorsque la fureur utérine est à un certain degré, le mariage ne la calme
point; il y a des exemples de femmes qui en sont mortes. Heureusement la
force de la nature cause rarement toute seule ces funestes passions, lors
même que le tempérament y est disposé; il faut, pour qu’elles arrivent à
cette extrémité, le concours de plusieurs causes, dont la principale est une
imagination allumée par le feu des conversations licencieuses et des images
obscènes. Le tempérament opposé est infiniment plus commun parmi les
femmes; la plupart sont naturellement froides ou tout au moins fort tran-
quilles sur le physique de cette passion ; il y a aussi des hommes auxquels
la chasteté ne coûte rien : j’en ai connu qui jouissaient d’une bonne santé,
et qui avaient atteint l’âge de vingt-cinq et trente ans sans que la nature
leur eût fait sentir des besoins assez pressants pour les déterminer à les satis-
faire en aucune façon.
Au reste, les excès sont plus à craindre que la continence : le nombre des
hommes immodérés est assez grand pour en donner des exemples; les uns
ont perdu la mémoire, les autres ont été privés de la vue, d’autres sont
devenus chauves, d’autres ont péri d’épuisement : la saignée est, comme
l’on sait, mortelle en pareil cas. Les personnes sages ne peuvent trop avertir
les jeunes gens du tort irréparable qu’ils font à leur santé ; combien n’y en
a-t-il pas qui cessent d’être hommes, ou du moins qui cessent d’en avoir les
facultés, avant l’âge de trente ans! Combien d’autres prennent à quinze et à
dix-huit ans les germes d’une maladie honteuse et souvent incurable!
Nous avons dit que c’était ordinairement à l’âge de puberté que le corps
achevait de prendre son accroissement : il arrive assez souvent dans la jeu-
nesse que de longues maladies font grandir beaucoup plus qu’on ne gran-
dirait si l’on était en santé ; cela vient, à ce que je crois, de ce que les
organes extérieurs de la génération étant sans action pendant tout le temps
de la maladie, la nourriture organique n’y arrive pas, parce qu’aucune
irritation ne l’y détermine , et que ces organes étant dans un état de fai-
blesse et de langueur ne font que peu ou point de sécrétion de liqueur sémi-
nale; dès lors ces particules organiques, restant dans la masse du sang,
4 2
DE LA PUBERTÉ.
doivent continuer à développer les extrémités des os, à peu près comme il
arrive dans les eunuques : aussi voit-on très-souvent des jeunes gens après
de longues maladies être beaucoup plus grands, mais plus mal faits qu’ils
n’étaient; les uns deviennent contrefaits des jambes, d’autres deviennent
bossus, etc. , parce que les extrémités encore ductiles de leurs os se sont
développées plus qu'il ne fallait par le superflu des molécules organiques,
qui dans un état de santé n’aurait été employé qu’à former la liqueur sémi-
nale.
L’obÿet du mariage est d’avoir des enfants , mais quelquefois cet objet ne
se trouve pas rempli; dans les différentes causes de la stérilité il y en a de
communes aux hommes et aux femmes, mais comme elles sont plus appa-
rentes dans les hommes, on les leur attribue pour l’ordinaire. La stérilité
est causée dans l’un et dans l’autre sexe, ou par un défaut de conformation,
ou par un vice accidentel dans les organes; les défauts de conformation les
plus essentiels dans les hommes arrivent aux testicules ou aux muscles érec-
teurs; la fausse direction du canal de l’urètre, qui quelquefois est détourné
à côté ou mal percé, est aussi un défaut contraire à la génération, mais il
faudrait que ce canal fût supprimé en entier pour la rendre impossible ;
l’adhérence du prépuce par le moyen du frein peut être corrigée, et d’ail-
leurs ce n’est pas un obstacle insurmontable. Les organes des femmes peu-
vent aussi être mal conformés; la matrice toujours fermée ou toujours
ouverte serait un défaut également contraire à la génération ; mais la cause
de stérilité la plus ordinaire aux hommes et aux femmes, c’est l’altération
de la liqueur séminale dans les testicules; on peut se souvenir de l’observa-
tion de Vallisnieri que j’ai citée ci-devant , qui prouve que les liqueurs des
testicules des femmes étant corrompues, elles demeurent stériles; il en est
de même de celles de l’homme : si la sécrétion par laquelle se forme la
semence est viciée, cette liqueur ne sera plus féconde; et quoiqu’à l’exté-
rieur tous les organes de part et d’autre paraissent bien disposés, il n’y aura
aucune production.
Dans les cas de stérilité on a souvent employé différents moyens pour
reconnaître si le défaut venait de l’homme ou de la femme : l’inspection est
le premier de ces moyens, et il suffit en effet, si la stérilité est causée par un
défaut extérieur de conformation; mais si les organes défectueux sont dans
l’intérieur du corps, alors on ne reconnaît le défaut des organes que par la
nullité des effets. Il y a des hommes qui à la première inspection parais-
sent être bien conformés, auxquels cependant le vrai signe de la bonne
conformation manque absolument; il y en a d’autres qui n’ont ce signe que
si imparfaitement ou si rarement, que c’est moins un signe certain de la
virilité qu’un indice équivoque de l’impuissance.
Tout le monde sait que le mécanisme de ces parties est indépendant de
la volonté : on ne commande pointa ces organes, l’àme ne peut les régir -}
DR LA PUBERTÉ.
43
c’est du corps humain la partie la plus animale, elle agit en effet par une
espèce d’instinct dont nous ignorons les vraies causes : combien de jeunes
gens élevés dans la pureté, et vivant dans la plus parfaite innocence et dans
l’ignorance totale des plaisirs, ont ressenti les impressions les plus vives,
sans pouvoir deviner quelle en était la cause et l’objet! Combien de gens au
contraire demeurent dans la plus froide langueur malgré tous les efforts de
leurs sens et de leur imagination, malgré la présence des objets, malgré
tous les secours de l’art de la débauche !
Cette partie de notre corps est donc moins à nous qu’aucune autre; elle
agit ou elle languit sans notre participation, ses fonctions commencent et
finissent dans de certains temps, à un certain âge; tout cela se fait sans
nos ordres, et souvent contre notre consentement. Pourquoi donc l'homme
ne traite-t-il pas cette partie comme rebelle, ou du moins comme étrangère?
Pourquoi semble-t-il lui obéir? est-ce parce qu’il ne peut lui commander?
Sur quel fondement étaient donc appuyées ces lois si peu réfléchies dans
le principe et si déshonnêtes dans l’exécution? Comment le congrès a-t-il
pu être ordonné par des hommes qui doivent se connaître eux-mêmes et
savoir que rien ne dépend moins d’eux que l’action de ces organes, par
des hommes qui ne pouvaient ignorer que toute émotion de l’àme , et
surtout la honte, sont contraires à cet état, et que la publicité et l’appareil
seuls de cette épreuve étaient plus que suffisants pour qu'elle fût sans
succès ?
Au reste, la stérilité vient plus souvent des femmes que des hommes, lors-
qu’il n’y a aucun défaut de conformation à l’extérieur ; car, indépendam-
ment de l’effet des fleurs blanches qui, quand elles sont continuelles, doi-
vent causer ou du moins occasionner la stérilité, il me paraît qu’il y a
une autre cause à laquelle on n’a pas fait attention.
On a vu, par mes expériences (chap. vi) , que les testicules des femelles
donnent naissance à des espèces de tubérosités naturelles que j’ai appelées
corps glanduleux; ces corps qui croissent peu à peu, et qui servent à filtrer,
à perfectionner et à contenir la liqueur séminale, sont dans un état de
changement continuel; ils commencent par grossir au-dessous de la mem-
brane du testicule, ensuite ils la percent, ils se gonflent, leur extrémité
s’ouvre d’elle-même, elle laisse distiller la liqueur séminale pendant un
certain temps, après quoi ces corps glanduleux s’affaissent peu à peu, se
dessèchent, se resserrent et s’oblitèrent enfin presque entièrement; ils ne
laissent qu’une petite cicatrice rougeâtre à l’endroit où ils avaient pris nais-
sance. Ces corps glanduleux ne sont pas sitôt évanouis qu'il en pousse
d’autres, et même pendant l’affaissement des premiers il s’en forme de
nouveaux, en sorte que les testicules des femelles sont dans un état de tra-
vail continuel , ils éprouvent des changements et des altérations considé-
rables; pour peu qu’il y ait donc de dérangement dans cet organe, soit par
44
DE LÀ PUBERTÉ.
l'épaississement des liqueurs , soit par la faiblesse des vaisseaux , il ne
pourra plus faire ses fonctions, il n’y aura plus de sécrétion de liqueur
séminale , ou bien cette même liqueur sera altérée , viciée , corrompue , ce
qui causera nécessairement la stérilité.
Il arrive quelquefois que la conception devance les signes de la puberté ;
il y a beaucoup de femmes qui sont devenues mères avant que d’avoir eu
la moindre marque de l’écoulement naturel à leur sexe ; il y en a même
quelques-unes qui , sans être jamais sujettes à cet écoulement périodique,
ne laissent pas d’engendrer; on peut en trouver des exemples dans nos
climats sans les chercher jusque dans le Brésil , où des nations entières se
perpétuent, dit-on, sans qu’aucune femme ait d’écoulement périodique:
ceci prouve encore bien clairement que le sang des menstrues n’est qu’une
matière accessoire à la génération , qu’elle peut être suppléée , que la
matière essentielle et nécessaire est la liqueur séminale de chaque individu;
on sait aussi que la cessation des règles, qui arrive ordinairement à quarante
ou cinquante ans, ne met pas toutes les femmes hors d’état de concevoir ; il
y en a qui ont conçu à soixante et soixante et dix ans, et même dans un
âge plus avancé. On regardera, si l’on veut, ces exemples, quoique assez
fréquents, comme des exceptions à la règle; mais ces exceptions suffisent
pour faire voir que la matière des menstrues n’est pas essentielle à la
génération.
Dans le cours ordinaire de la nature, les femmes ne sont en état de conce-
voir qu’après la première éruption des règles, et la cessation de cet écoule-
ment à un certain âge les rend stériles pour le reste de leur vie. L’âge
auquel l’homme peut engendrer n’a pas des termes aussi marqués ; il faut
que le corps soit parvenu à un certain point d’accroissement pour que la
liqueur séminale soit produite; il faut peut-être un plus grand degré d’ac-
croissement pour que l’élaboration de cette liqueur soit parfaite ; cela arrive
ordinairement entre douze et dix-huit ans : mais l’âge où l’homme cesse
d’être en état d’engendrer ne semble pas être déterminé par la nature ; à
soixante ou soixante et dix ans, lorsque la vieillesse commence à énerver
le corps, la liqueur séminale est moins abondante, et souvent elle n’est plus
prolifique; cependant on a plusieurs exemples de vieillards qui ont engen-
dré jusqu’à quatre-vingts et quatre-vingt-dix ans ; les recueils d’observa-
tions sont remplis de faits de cette espèce.
Il y a aussi des exemples de jeunes garçons qui ont engendré à l’âge de !
neuf, dix et onze ans, et de petites filles qui ont conçu à sept, huit et neuf
ans; mais ces fait sont extrêmement rares, et on peut les mettre au nombre
des phénomènes singuliers. Le signe extérieur de la virilité commence
dans la première enfance; mais cela seul ne suffit pas, il faut de plus la
production de la liqueur séminale pour que la génération s’accomplisse,
et cette production ne se fait que quand le corps a pris la plus grande partie
DE LA PUBERTÉ.
45
de son accroissement. La première émission est ordinairement accompa-
gnée de quelque douleur, parce que la liqueur n’est pas encore bien fluide;
elle est d’ailleurs en très-petite quantité, et presque toujours inféconde
dans le commencement de la puberté.
Quelques auteurs ont indiqué deux signes pour reconnaître si une femme
a conçu: le premier est un saisissement ou une sorte d’ébranlement qu’elle
ressent, disent-ils, dans tout le corps au moment de la conception, et qui
même dure pendant quelques jours; le second est pris de l’orifice de la
matrice, qu’ils assurent être entièrement fermé après la conception; mais
il me paraît que ces signes sont au moins bien équivoques, s’ils ne sont
pas imaginaires -
Le saisissement qui arrive au moment de la conception est indiqué par
Hippocrate dans ces termes : « Liquidé constat harum rerum peritis, quôd
« mulier, ubi concepit, statim inhorrescit ac dentibus stridet, et articulum
« reliquumque corpus convulsio prehendit. » C’est donc une sorte de frisson
que les femmes ressentent dans tout le corps au moment de la conception
selon Hippocrate, et le frisson serait assez fort pour faire choquer les dents
les unes contre les autres comme dans la fièvre. Galien explique ce symp-
tôme par un mouvement de contraction ou de resserrement dans la matrice,
et il ajoute que des femmes lui ont dit qu’elles avaient eu cette sensation
au moment où elles avaient conçu; d’autres auteurs l’expriment par un
sentiment vague de froid qui parcourt tout le corps, et ils emploient aussi
le mot d ’horror et d’ horripilatio ; la plupart établissent ce fait, comme
Galien, sur le rapport de plusieurs femmes. Ce symptôme serait donc un
effet de la contraction de la matrice qui se resserrerait au moment de la
conception, et qui fermerait par ce moyen son orifice, comme Hippocrate
l’a exprimé par ces mots : « Quæ in utero gerunt, barum os uteri clausum
« est, » ou, selon un autre traducteur : « Quæcumque sunt gravidæ, illis
« os uteri connivet. » Cependant les sentiments sont partagés sur les
changements qui arrivent à l’orifice interne de la matrice après la concep-
tion : les uns soutiennent que les bords de cet orifice se rapprochent de
façon qu’il ne reste aucun espace vide entre eux, et c’est dans ce sens qu’ils
interprètent Hippocrate ; d’autres prétendent que ces bords ne sont exac-
tement rapprochés qu’après les deux premiers mois de la grossesse , mais
ils conviennent qu’immédiatement après la conception l’orifice est fermé
par l’adhérence d’une humeur glutineuse, et ils ajoutent que la matrice
qui, hors de la grossesse, pourrait recevoir par son orifice un corps de la
grosseur d’un pois, n’a plus d’ouverture sensible après la conception, et
que cette différence est si marquée qu’une sage-femme habile peut la recon-
naître ; cela supposé, on pourrait donc constater l’état de la grossesse dans
les premiers jours. Ceux qui sont opposés à ce sentiment disent que si
1 orifice de la matrice était fermé après la conception, il serait impossible
46
DE LA PUBERTÉ.
qu’il y eût de superfétation1. On peut répondre à cette objection qu’il est
très-possible que la liqueur séminale pénètre à travers les membranes de
la matrice, que même la matrice peut s’ouvrir pour la superfétation dans
de certaines circonstances, et que d’ailleurs les superfétations arrivent si
rarement qu’elles ne peuvent faire qu’une légère exception à la règle géné-
rale. D’autres auteurs ont avancé que le changement qui arriverait à l’ori-
fice de la matrice ne pourrait être marqué que dans les femmes qui auraient
déjà mis des enfants au monde, et non pas dans celles qui auraient conçu
pour la première fois; il est à croire que dans celles-ci la différence sera
moins sensible, mais quelque grande qu’elle puisse être, en doit-on con-
clure que ce signe est réel, constant et certain? ne faut-il pas du moins
avouer qu’il n’est pas assez évident? L’étude de l’anatomie et l’expérience
ne donnent sur ce sujet que des connaissances générales qui sont fautives
dans un examen particulier de cette nature ; il en est de même du saisis-
sement ou du froid convulsif que certaines femmes ont dit avoir ressenti
au moment de la conception : comme la plupart des femmes n’éprouvent
pas le même symptôme, que d’autres assurent au contraire avoir ressenti
une ardeur brûlante causée par la chaleur de la liqueur séminale du mâle,
et que le plus grand nombre avouent n'avoir rien senti de tout cela, on
doit en conclure que ces signes sont très-équivoques , et que lorsqu’ils
arrivent c’est peut-être moins un effet de la conception que d’autres causes
qui paraissent plus probables.
J’ajouterai un fait qui prouve 2 que l’orifice de la matrice ne se ferme
pas immédiatement après la conception, ou bien que s’il se ferme la liqueur
séminale du mâle entre dans la matrice en pénétrant à travers le tissu de
ce viscère. Une femme de Charles-Town , dans la Caroline méridionale,
accoucha en 1714 de deux jumeaux qui vinrent au monde tout de suite
l’un après l’autre ; il se trouva que l’un était un enfant nègre et l’autre un
enfant blanc, ce qui surprit beaucoup les assistants. Ce témoignage évi-
dent de l’infidélité de cette femme à l’égard de son mari la força d’avouer
qu’un nègre qui la servait était entré dans sa chambre un jour que son
mari venait de la quitter et de la laisser dans son lit, et elle ajouta pour
s’excuser que ce nègre l’avait menacée de la tuer et qu’elle avait été con-
trainte de le satisfaire. (Voyez Lectures on muscular motion, by M. Par-
sons. London, 1745, p. 79.) Ce fait ne prouve-t-il pas aussi que la con-
ception de deux ou de plusieurs jumeaux ne se fait pas toujours dans
le même temps? et ne paraît-il pas favoriser beaucoup mon opinion sur
i Voyez la note 4 de la page 633 du Ier volume. Voyez aussi les notes de ce Ier volume tou- 1
chant les erreurs, reproduites dans ce chapitre-ci, sur les corps glanduleux , sur la liqueur
séminale des femelles , etc. , etc.
2. Fait qui prouve : ce fait prouverait sans doute, mais il faudrait qu’il frit prouvé. (Voyez
la note 2 de la page 601 du premier v. lume.)
DE LA PUBERTÉ.
47
la pénétration de la liqueur séminale au travers du tissu de la matrice ?
La grossesse a encore un grand nombre de symptômes équivoques aux-
quels on prétend communément la reconnaître dans les premiers mois,
savoir, une douleur légère dans la région de la matrice et dans les lombes,
un engourdissement dans tout le corps et un assoupissement continuel]
une mélancolie qui rend les femmes tristes et capricieuses, des douleurs de'
dents, le mal de tete, des vertiges qui offusquent la vue, le rétrécissement
des prunelles, les yeux jaunes et injectés, les paupières affaissées, la pâleur
et les taches du visage, le goût déprave, le dégoût, les vomissements, les
crachements, les symptômes hystériques, les fleurs blanches, la cessation de
l’écoulement périodique ou son changement en hémorragie, la sécrétion du
lait, dans les mamelles, etc. Nous pourrions encore rapporter plusieurs
autres symptômes qui ont ete indiques comme des signes de la grossesse,
mais qui ne sont souvent que les effets de quelques maladies.
Mais laissons aux médecins cet examen à faire; nous nous écarterions
trop de notre sujet si nous voulions considérer chacune de ces choses en par-
ticulier : pourrions-nous même le faire d’une manière avantageuse, puisqu’il
n 5 en a pas une qui ne demandât une longue suite d’observations bien
faites? Il en est ici comme d une infinité d’autres sujets de physiologie et
d économie animale : à 1 exception d’un petit nombre d’hommes rares" qui
ont répandu de la lumière sur quelques points particuliers de ces sciences,
la plupart de^ auteurs, qui en ont écrit, les ont traitées d’une manière si
vague et les ont expliquées par des rapports si éloignés et par des hypo-
thèses si fausses, qu’il aurait mieux valu n’en rien dire du tout ; il n’y a
aucune matière sur laquelle on ait plus raisonné, sur laquelle on ait ras-
semblé plus de faits et d observations; mais ces raisonnements, ces faits et
ces observations sont ordinairement si mal digérés et entassés avec si peu
de connaissance, qu’il n’est pas surprenant qu’on n’en puisse tirer aucune
lumière, aucune utilité.
DE L’AGE VIRIL.
DESCRIPTION DE L’HOMME.
Le corps achève de prendre son accroissement en hauteur à l’âge de la
puberté et pendant les premières années qui succèdent à cet âge; il y a
des jeunes gens qui ne grandissent plus après la quatorzième ou la quinzième
, Je,mpts dafs ce nombre l’auteur de V Anatomie d’Heister; de tous les ouvrages que j’ai
l'Onoe^iby^'1^310 °°^e’ n en a* P0'11*' trouvé qui m’ait paru mieux fait et plus d’accord avec la
DE L’AGE VIRIL.
48
année, d’autres croissent jusqu’à vingt-deux ou vingt-trois ans; presque
tous dans ce temps sont minces de corps, la taille est effilée, les cuisses et
les jambes sont menues, toutes les parties musculeuses ne sont pas encore
remplies comme elles le doivent être, mais peu à peu la chair augmente,
les muscles se dessinent, les intervalles se remplissent, les membres se mou-
lent et s’arrondissent, et le corps est avant l’âge de trente ans dans les
hommes à son point de perfection pour les proportions de sa forme.
Les femmes parviennent ordinairement beaucoup plus tôt à ce point de
perfection ; elles arrivent d'abord plus tôt à l’âge de puberté ; leur accrois-
sement qui , dans le total , est moindre que celui des hommes , se fait aussi
en moins de temps; les muscles, les chairs et toutes les autres parties qui
composent leur corps, étant moins fortes, moins compactes, moins solides
que celles du corps de l’homme, il faut moins de temps pour quelles arri-
vent à leur développement entier, qui est le point de perfection pour la
forme : aussi le corps de la femme est ordinairement à vingt ans aussi par-
faitement formé que celui de l’homme l’est à trente.
Le corps d’un homme bien fait doit être carré, les muscles doivent être
durement exprimés, le contour des membres fortement dessiné , les traits
du visage bien marqués. Dans la femme tout est plus arrondi, les formes
sont plus adoucies, les traits plus fins ; l’homme a la force et la majesté, les
grâces et la beauté sont l’apanage de l’autre sexe.
Tout annonce dans tous deux les maîtres de la terre; tout marque dans
l’homme, même à l’extérieur, sa supériorité sur tous les êtres vivants; il se
soutient droit et élevé, son attitude est celle du commandement, sa tête
regarde le ciel et présente une face auguste 1 sur laquelle est imprimé le
caractère de sa dignité; l’image de l’âme y est peinte par la physionomie,
l’excellence de sa nature perce à travers les organes matériels et anime d’un
feu divin les traits de son visage ; son port majestueux, sa démarche ferme
et hardie annoncent sa noblesse et son rang; il ne touche à la terre que par
ses extrémités les plus éloignées, il ne la voit que de loin, et semble la
dédaigner ; les bras ne lui sont pas donnés pour servir de piliers d’appui à
la masse de son corps ; sa main ne doit pas fouler la terre, et perdre par des
frottements réitérés la finesse du toucher, dont elle est le principal organe;
le bras et la main sont faits pour servir à des usages plus nobles, pour exé-
cuter les ordres de la volonté, pour saisir les choses éloignées, pour écarter
les obstacles, pour prévenir les rencontres et le choc de ce qui pourrait
nuire, pour embrasser et retenir ce qui peut plaire, pour le mettre à portée
des autres sens.
Lorsque l’âme est tranquille, toutes les parties du visage sont dans un
1. Sa tête regarde le ciel et présente une face auguste.... Imitation des beaux vers d’Ovide :
Os homini sublime dédit, cœlumque tueri
Jussit, et erectos ad sidéra tollere vuitus.
DE L’AGE VIRIL.
49
état de repos: leur proportion, leur union, leur ensemble, marquent encore
assez la douce harmonie des pensées, et répondent au calme de l’intérieur;
mais lorsque l’âme est agitée, la face humaine devient un tableau vivant où
les passions sont rendues avec autant de délicatesse que d’énergie, où chaque
mouvement de l’âme est exprimé par un trait, chaque action par un carac-
tère dont l’impression vive et prompte devance la volonté, nous décèle et
rend au dehors par des signes pathétiques les images de nos secrètes
agitations.
C’est surtout dans les yeux qu’elles se peignent et qu’on peut les recon-
naître; l’œil appartient à l’âme plus qu’aucun autre organe, il semble y
toucher et participer à tous ses mouvements, il en exprime les passions les
plus vives et les émotions les plus tumultueuses, comme les mouvements
les plus doux et les sentiments les plus délicats; il les rend dans toute leur
îoiee, dans toute leur pureté , tels qu’ils viennent de naître , il les transmet
par des traits rapides qui portent dans une autre âme le feu, l’action, l’image
de celle dont ils partent, l’œil reçoit et réfléchit en même temps la lumière
de la pensée et la chaleur du sentiment : c’est le sens de l’esprit et la langue
de l’intelligence.
Les personnes qui ont la vue courte, ou qui sont louches, ont beaucoup
moins de cette âme extérieure qui réside principalement dans les yeux; ces
defauts détruisent la physionomie et rendent désagréables ou difformes les
plus beaux visages; comme l’on n’y peut reconnaître que les passions fortes
et qui mettent en jeu les autres parties, et comme l’expression de l’esprit et
de la finesse du sentiment ne peut s’y montrer, on juge ces personnes défa-
vorablement lorsqu’on ne les connaît pas, et quand on les connaît, quelque
spirituelles quelles puissent être, on a encore de la peine à revenir du pre-
mier jugement qu’on a porté contre elles.
Nous sommes si fort accoutumés à ne voir les choses que par l’extérieur,
que nous ne pouvons plus reconnaître combien cet extérieur influe sur nos
jugements, même les plus graves et les plus réfléchis ; nous prenons l’idée
d’un homme, et nous la prenons par sa physionomie qui ne dit rien, nous
jugeons dès lors qu’il ne pense rien; il n’y a pas jusqu’aux habits et à la
coiffure qui n’inlïuent sur notre jugement; un homme sensé doit regarder
ses vêtements comme faisant partie de lui-même, puisqu’ils en font en effet
partie aux yeux des autres, et qu’ils entrent pour quelque chose dans l’idée
totale qu’on se forme de celui qui les porte.
La vivacité ou la langueur du mouvement des yeux fait un des princi-
paux caractères de la physionomie, et leur couleur contribue à rendre ce
caractère plus marqué. Les différentes couleurs des yeux sont l’orangé
foncé, le jaune, le vert, le bleu, le gris, et le gris mêlé de blanc; la sub-
stance de l’iris est veloutée et disposée par filets et par flocons : les filets
-on t dirigés vers le milieu de la prunelle comme des rayons qui tendent à
XL 4
50
DE L’AGE VIRIL.
un centre, les flocons remplissent les intervalles qui sont entre les filets , et
quelquefois les uns et les autres sont disposés d’une manière si régulière, que
le hasard a fait trouver dans les yeux de quelques personnes des figures qui
semblaient avoir été copiées sur des modèles connus. Ces filets et ces flocons
tiennent les uns aux autres par des ramifications très-fines et très-déliées;
aussi la couleur n’est pas si sensible dans ces ramifications que dans le
corps des filets et des flocons, qui paraissent toujours être d’une teinte plus
foncée.
Les couleurs les plus ordinaires dans les yeux sont l’orangé et le bleu ,
et le plus souvent ces couleurs se trouvent dans le même œil. Les yeux, que
l’on croit être noirs, ne sont que d’un jaune brun ou d’orangé foncé; il ne
faut, pour s’en assurer, que les regarder de près, car lorsqu’on les voit à
quelque distance , ou lorsqu’ils sont tournés à contre-jour, ils paraissent
noirs, parce que la couleur jaune brun tranche si fort sur le blanc de l’œil ,
qu’on la juge noire par l’opposition du blanc. Les yeux qui sont d’un jaune
moins brun passent aussi pour des yeux noirs, mais on ne les trouve pas
si beaux que les autres, parce que cette couleur tranche moins sur le
blanc; il y a aussi des yeux jaunes et jaune clair : ceux-ci ne paraissent pas
noirs, parce que ces couleurs ne sont pas assez foncées pour disparaître
dans l’ombre. On voit très-communément dans le même œil des nuances
d’orangé, de jaune, de gris et de bleu ; dès qu’il y a du bleu, quelque léger
qu’il soit, il devient la couleur dominante; cette couleur paraît par filets
dans toute l’étendue de l’iris, et l’orangé est par flocons autour et à quel-
que petite distance de la prunelle; le bleu efface si fort cette couleur que
l’œil paraît tout bleu, et on ne s’aperçoit du mélange de l’orangé qu’en le
regardant de près. Les plus beaux yeux sont ceux qui paraissent noirs ou
bleus ; la vivacité et le feu qui font le principal caractère des yeux éclatent
davantage dans les couleurs foncées que dans les demi-teintes de couleur;
les yeux noirs ont donc plus de force d’expression et plus de vivacité*
mais il y a plus de douceur et peut-être plus de finesse dans les yeux bleus;
on voit dans les premiers un feu qui brille uniformément, parce que le fond,
qui nous paraît de couleur uniforme, renvoie partout les mêmes reflets;
mais on distingue des modifications dans la lumière qui anime les yeux
bleus, parce qu’il y a plusieurs teintes de couleur qui produisent des reflets
différents.
Il y a des yeux qui se font remarquer sans avoir, pour ainsi dire, de cou-
leur, ils paraissent être composés différemment des autres : l’iris n’a que des
nuances de bleu ou de gris si faibles qu’elles sont presque blanches dans
quelques endroits, les nuances d’orangé qui s’y rencontrent sont si légères
qu’on les distingue à peine du gris et du blanc, malgré le contraste de ces
couleurs ; le noir de la prunelle est alors trop marqué, parce que la couleur
de l’iris n’est pas assez foncée; on ne voit, pour ainsi dire, que la prunelle
DE L’AGE VIRIL.
51
isolée au milieu de l’œil, ces yeux ne disent rien, et le regard en parait être
fixe ou effaré.
Il y a aussi des yeux dont la couleur de l'iris tire sur le vert ; cette cou-
leur est plus rare que le bleu, le gris, le jaune et le jaune brun; il se trouve
aussi des personnes dont les deux yeux ne sont pas de la même couleur.
Celte variété qui se trouve dans la couleur des yeux est particulière à l’es-
pèce humaine , à celle du cheval , etc. ; dans la plupart des autres espèces
d’animaux, la couleur des yeux de tous les individus est la même : les yeux
des bœufs sont bruns , ceux des moutons sont couleur d’eau , ceux des chè-
vres sont gris, etc. Aristote, qui fait cette remarque, prétend que dans les
hommes les yeux gris sont les meilleurs, que les bleus sont les plus faibles,
que ceux qui sont avancés hors de l’orbite ne voient pas d’aussi loin que
ceux qui y sont enfoncés, que les yeux bruns ne voient pas si bien que les
autres dans l’obscurité.
Quoique l’œil paraisse se mouvoir comme s’il était tiré de différents
côtés, il n’a cependant qu’un mouvement de rotation autour de son centre,
par lequel la prunelle paraît s’approcher ou s’éloigner des angles de l’œil ,
et s’élever ou s’abaisser. Les deux yeux sont plus près l’un de l’autre dans
l’homme que dans tous les autres animaux; cet intervalle est même si consi-
dérable dans la plupart des espèces d’animaux qu'il n’est pas possible qu’ils
voient le même objet des deux yeux à la fois, à moins que cet objet ne soit
à une grande distance.
Après les yeux, les parties du visage qui contribuent le plus à marquer
la physionomie sont les sourcils : comme ils sont d’une nature différente des
autres parties, ils sont plus apparents par ce contraste et frappent plus
qu’aucun autre trait; les sourcils sont une ombre dans le tableau, qui en
relève les couleurs et les formes. Les cils des paupières font aussi leur effet;
lorsqu’ils sont longs et garnis, les yeux en paraissent plus beaux et le regard
plus doux; il n’y a que l’homme et le singe qui aient des cils aux deux pau-
pières ; les autres animaux n’en ont point à la paupière inférieure , et dans
l’homme même il y en a beaucoup moins à la paupière inférieure qu’à la
supérieure; le poil des sourcils devient quelquefois si long dans la vieil-
lesse, qu’on est obligé de le couper. Les sourcils n’ont que deux mouve-
ments qui dépendent des muscles du front , l’un par lequel on les élève, et
l’autre par lequel on les fronce et on les abaisse en les approchant l’un de
l’autre.
Les paupières servent à garantir les yeux et à empêcher la cornée de se
dessécher; la paupière supérieure se relève et s’abaisse, l’inférieure n’a que
peu de mouvement, et quoique le mouvement des paupières dépende de la
volonté , cependant l’on n’est pas maître de les tenir élevées lorsque le som-
meil presse, ou lorsque les yeux sont fatigués; il arrive aussi très-souvent à
celte partie des mouvements convulsifs et d’autres mouvements involon-
DE L’AGE VIRIL.
et
taires, desquels on ne s’aperçoit en aucune façon ; dans les oiseaux et les
quadrupèdes amphibies la paupière inférieure est celle qui a du mouvement,
et les poissons n’ont de paupières ni en haut ni en bas.
Le front est une des grandes parties de la face et l’une de celles qui contri-
buent le plus à la beauté de sa forme ; il faut qu’il soit d’une juste propor-
tion, qu’il ne soit ni trop rond, ni trop plat, ni trop étroit, ni trop court, et
qu’il soit régulièrement garni de cheveux au-dessus et aux côtés. Tout le
monde sait combien les cheveux font à la physionomie : c’est un défaut que
d’être chauve; l’usage de porter des cheveux étrangers, qui est devenu si
général, aurait dû se borner à cacher les têtes chauves, car cette espèce de
coiffure empruntée altère la vérité de la physionomie et donne au visage un
air différent de celui qu’il doit avoir naturellement; on jugerait beaucoup
mieux les visages si chacun portait ses cheveux et les laissait flotter libre-
ment. La partie la plus élevée de la tête est celle qui devient chauve la pre-
mière, aussi bien que celle qui est au-dessus des tempes; il est rare que les
cheveux qui accompagnent le bas des tempes tombent en entier, non plus
que ceux de la partie inférieure du derrière de la tête. Au reste, il n'y a que
les hommes qui deviennent chauves en avançant en âge : les femmes con-
servent toujours leurs cheveux, et, quoiqu’ils deviennent blancs comme
ceux des hommes lorsqu’elles approchent de la vieillesse, ils tombent beau-
coup moins ; les enfants et les eunuques 11e sont pas plus sujets à être chauves
que les femmes, aussi les cheveux sont-ils plus grands et plus abondants
dans la jeunesse qu’ils ne le sont à tout autre âge. Les plus longs cheveux
tombent peu à peu; à mesure qu’on avance en âge, ils diminuent et se des-
sèchent; ils commencent à blanchir par la pointe; dès qu’ils sont devenus
blancs, ils sont moins forts et se cassent plus aisément. On a des exemples de
jeunes gens dont les cheveux, devenus blancs par l'effet d’une grande mala-
die, ont ensuite repris leur couleur naturelle peu à peu, lorsque leur santé
a été parfaitement rétablie. Aristote et Pline disent qu’aucun homme ne
devient chauve avant d’avoir fait usage des femmes, à l’exception de ceux
qui sont chauves dès leur naissance. Les anciens écrivains ont appelé les
habitants de l’ile de Mycone têtes chauves; on prétend que c’était un défaut
naturel à ces insulaires, et comme une maladie endémique avec laquelle ils
venaient presque tous au monde. (Voyez la Description des îles de l’ Archi-
pel par happer, p. 35 L — Voyez aussi le second volume de l’édition de
Pline par le P. Ilardouin, p. 541.)
Le nez est la partie la plus avancée et le trait le plus apparent du visage;
mais comme il n’a que très-peu de mouvement et qu’il n’en prend ordinai-
rement que dans les plus furies passions, il fait plus à la beauté qu’à la phy-
sionomie, et à moins qu’il ne soit fort disproportionné ou très-difforme, on
11e le remarque pas autant que les autres parties qui ont du mouvement,
comme la bouche ou les yeux. La forme du nez et sa position plus avancée
DE L’AGE VIRIL.
6:
que celle de toutes les autres parties de la face sont particulières à l’espèce
humaine, car la plupart des animaux ont des narines ou naseaux avec la
cloison qui les sépare, mais dans aucun le nez ne fait un trait élevé et avancé;
les singes même n’ont, pour ainsi dire, que des narines, ou du moins leur
nez, qui est posé comme celui de l'homme, est si plat et si court qu’on ne
doit pas le regarder comme une partie semblable; c’est par cet organe que
l'homme et la plupart des animaux respirent et sentent les odeurs. Les
oiseaux n’ont point de narines : ils ont seulement deux trous ou deux con-
duits pour la respiration et l’odorat, au lieu que les animaux quadrupèdes
ont des naseaux ou des narines cartilagineuses comme les nôtres.
La bouche et les lèvres sont après les yeux les parties du visage qui ont
le plus de mouvement et d’expression ; les passions influent sur ces mouve-
ments, la bouche en marque les différents caractères par les différentes
formes qu’elle prend ; l’organe de la voix anime encore cette partie et la
rend plus vivante que toutes les autres ; la couleur vermeille des lèvres, la
blancheur de l’émail des dents tranchent avec tant d’avantage sur les autres
couleurs du visage qu’elles paraissent en faire le point de vue principal ;
on fixe, en effet, les yeux sur la bouche d’un homme qui parle, et on les
y arrête plus longtemps que sur toutes les autres parties; chaque mot,
chaque articulation, chaque son, produisent des mouvements différents
dans les lèvres : quelque variés et quelque rapides que soient ces mou-
vements, on pourrait les distinguer tous les uns des autres; on a vu des
sourds en connaître si parfaitement les différences et les nuances succes-
sives, qu’ils entendaient parfaitement ce qu’on disait en voyant comme on
le disait.
La mâchoire inférieure e;t la seule qui ait du mouvement dans l’homme
et dans tous les animaux, sans en excepter même le crocodile, quoique Aris-
tote assure en plusieurs endroits que la mâchoire supérieure de cet animal
est la seule qui ait du mouvement, et que la mâchoire inférieure à laquelle,
dit-il, la langue du crocodile est attachée soit absolument immobile : j’ai
voulu vérifier ce fait, et j’ai trouvé, en examinant le squelette d’un crocodile,
que c’est au contraire la seule mâchoire inférieure qui est mobile, et que la
supérieure est, comme dans tous les autres animaux, jointe aux autres os
de la tète, sans qu’il y ait aucune articulation qui puisse la rendre mobile.
Dans le fœtus humain, la mâchoire inférieure est, comme dans le singe,
beaucoup plus avancée que la mâchoire supérieure; dans l’adulte, il serait
également difforme qu’elle fût trop avancée ou trop reculée : elle doit être
à peu près de niveau avec la mâchoire supérieure. Dans les instants les
plus vifs des passions, la mâchoire a souvent un mouvement involontaire,
comme dans les mouvements où l’âme n’est affectée de rien : la douleur, le
plaisir, l’ennui font également bâiller, mais il est vrai qu’on bâille vivement
et que cette espèce de convulsion est très-prompte dans la douleur et le plai-
54
DE L’AGE VIRIL.
sir, au lieu que le bâillement de l’ennui en porte le caractère par la lenteur
avec laquelle il se fait.
Lorsqu’on vient à penser tout à coup à quelque chose qu’on désire ardem-
ment ou qu’on regrette vivement, on ressent un tressaillement ou un serre-
ment intérieur ; ce mouvement du diaphragme agit sur les poumons, les
élève et occasionne une inspiration vive et prompte qui forme le soupir; et
lorsque l'âme a réfléchi sur la cause de son émotion et qu’elle ne voit aucun
moyen de remplir son désir ou de faire cesser ses regrets, les soupirs se
répètent, la tristesse, qui est la douleur de l’âme, succède à ces premiers
mouvements, et lorsque cette douleur de l’âme est profonde et subite, elle
fait couler les larmes, et l’air entre dans la poitrine par secousses : il se fait
plusieurs inspirations réitérées par une espèce de secousse involontaire;
chaque inspiration fait un bruit plus fort que celui du soupir, c’est ce qu’on
appelle sangloter; les sanglots se succèdent plus rapidement que les soupirs,
et le son de la voix se fait entendre un peu dans le sanglot ; les accents en
sont encore plus marqués dans le gémissement, c’est une espèce de sanglot
continué dont le son lent se fait entendre dans l’inspiration et dans l’expira-
tion ; son expression consiste dans la continuation et la durée d’un ton
plaintif formé par des sons inarticulés : ces sons du gémissement sont plus
ou moins longs, suivant le degré de tristesse, d’affliction et d’abattement qui
les cause, mais ils sont toujours répétés plusieurs fois; le temps de l’inspira-
tion est celui de l’intervalle de silence qui est entre les gémissements, et
ordinairement ces intervalles sont égaux pour la durée et pour la distance.
Le cri plaintif est un gémissement exprimé avec force et à haute voix; quel-
quefois ce cri se soutient dans toute son étendue sur le même ton : c’est sur-
tout lorsqu’il est fort élevé et très-aigu ; quelquefois aussi il finit par un ton
plus bas ; c’est ordinairement lorsque la force du cri est modérée.
Le ris est un son entrecoupé subitement et à plusieurs reprises par une
sorte de trémoussement qui est marqué à l’extérieur par le mouvement du
ventre qui s’élève et s’abaisse précipitamment; quelquefois, pour faciliter
ce mouvement, on penche la poitrine et la tête en avant : la poitrine se res-
serre et reste immobile, les coins de la bouche s’éloignent du côté des joues
qui se trouvent resserrées et gonflées; l’air, à chaque fois que le ventre
s’abaisse, sort de la bouche avec bruit, et l’on entend un éclat de la voix qui
se répète plusieurs fois de suite, quelquefois sur le même ton, d’autres fois
sur des tons différents qui vont en diminuant à chaque répétition.
Dans le ris immodéré et dans presque toutes les passions violentes, les
lèvres sont fort ouvertes; mais dans des mouvements de l’âme plus doux
et plus tranquilles, les coins de la bouche s’éloignent sans qu’elle s’ouvre,
les joues se gonflent, et dans quelques personnes il se forme sur chaque joue,
à une petite distance des coins de la bouche, un léger enfoncement que l’on
appelle la fossette : c’est un agrément qui se joint aux grâces dont le souris
DE L’AGE VIRIL. 55
est ordinairement accompagné. Le souris est une marque de bienveillance,
d’applaudissement et de satisfaction intérieure; c’est aussi une façon d’expri-
mer le mépris et la moquerie, mais dans ce souris malin on serre davantage
les lèvres l’une contre l’autre par un mouvement de la lèvre inférieure.
Les joues sont des parties uniformes qui n’ont par elles-mêmes aucun
mouvement, aucune expression, si ce n’est par la rougeur ou la pâleur qui
les couvre involontairement dans des passions différentes; ces parties for-
ment le contour de la face et l’union des traits, elles contribuent plus à la
beauté du visage qu’à l’expression des passions : il en est de même du men-
ton, des oreilles et des tempes.
On rougit dans la honte , la colère, l’orgueil , la joie; on pâlit dans la
crainte, l’effroi et la tristesse; cette altération de la couleur du visage est
absolument involontaire, elle manifeste l’état de l’âme sans son consente-
ment; c’est un effet du sentiment sur lequel la volonté n’a aucun empire;
elle peut commander à tout le reste, car un instant de réflexion suffit pour
qu'on puisse arrêter les mouvements musculaires du visage dans les pas-
sions, et même pour les changer, mais il n’est pas possible d’empêcher le
changement de couleur, parce qu’il dépend d’un mouvement du sang occa-
sionné par l’action du diaphragme, qui est le principal organe du sentiment
intérieur1.
La tête en entier prend dans les passions des positions et des mouvements
différents ; elle est abaissée en avant dans l’humilité , la honte , la tristesse ;
penchée à côté dans la langueur, la pitié; élevée dans l’arrogance; droite et
fixe dans l’opiniâtreté ; la tête fait un mouvement en arrière dans l’étonne-
ment, et plusieurs mouvements réitérés de côté et d’autre dans le mépris,
la moquerie, la colère et l’indignation.
Dans l’affliction, la joie, l’amour, la honte, la compassion, les yeux se
gonflent tout à coup, une humeur surabondante les couvre et les obscurcit,
il en coule des larmes ; l’effusion des larmes est toujours accompagnée d’une
tension des muscles du visage, qui fait ouvrir la bouche ; l’humeur qui se
forme naturellement dans le nez devient plus abondante, les larmes s’y
joignent par des conduits intérieurs, elles ne coulent pas uniformément, et
elles semblent s’arrêter par intervalles.
Dans la tristesse a, les deux coins de la bouche s’abaissent, la lèvre infé-
rieure remonte, la paupière est abaissée à demi , la prunelle de l’œil est
élevée et à moitié cachée par la paupière , les autres muscles de la face
sont relâchés, de sorte que l’intervalle qui est entre la bouche et les yeux
a. Voyez la dissertation de M. Parsons, qui a pour titr e:Human physionomy explain’d.
London, 1747.
1. Lacaze et Bordeu faisaient aussi du diaphragme le principal organe du sentiment inté-
rieur. Le principal organe du sentiment intérieur est le cerveau. Ce n’est qu’à l’occasion de
1 impression reçue par le cerveau que le diaphragme agit.
56
DE L’AGE VIRIL.
est plus grand qu’à l’ordinaire, et par conséquent le visage paraît allongé.
Dans la peur, la terreur, l'effroi, l’horreur, le front se ride, les sourcils
s’élèvent , la paupière s’ouvre autant qu’il est possible, elle surmonte la pru-
nelle et laisse paraître une partie du blanc de l’œil au-dessus de la pru-
nelle, qui est abaissée et un peu cachée par la paupière inférieure; la bouche
est en même temps fort ouverte, les lèvres se retirent et laissent paraître les
dents en haut et en bas.
Dans le mépris et la dérision, la lèvre supérieure se relève d’un côté et
laisse paraître les dents, tandis que de l'autre côté elle a un petit mouve-
ment comme pour sourire , le nez se fronce du même côté que la lèvre s’est
élevée, et le coin de la bouche recule; l’œil du même côté est presque fermé,
tandis que l’autre est ouvert à l’ordinaire, mais les deux prunelles sont
abaissées comme lorsqu’on regarde du haut en bas.
Dans la jalousie , l’envie , la malice , les sourcils descendent et se fron-
cent, les paupières s’élèvent et les prunelles s’abaissent, la lèvre supérieure
s’élève de chaque côté, tandis que les coins de la bouche s’abaissent un peu,
et que le milieu de la lèvre inférieure se relève pour joindre le milieu de la
lèvre supérieure.
Dans le ris, les deux coins de la bouche reculent et s’élèvent un peu, la
partie supérieure des joues se relève, les yeux se ferment plus ou moins, la
lèvre supérieure s’élève, l’inférieure s’abaisse ; la bouche s’ouvre et la peau
du nez se fronce dans les ris immodérés.
Les bras, les mains et tout le corps entrent aussi dans l’expression des
passions; les gestes concourent avec les mouvements du visage pour expri-
mer les différents mouvements de l’âme. Dans la joie, par exemple, les
yeux, la tête, les bras et tout le corps sont agités par des mouvements
prompts et variés; dans la langueur et la tristesse les yeux sont abaissés , la
tête est penchée sur le côté, les bras sont pendants et tout le corps est immo-
bile; dans l’admiration, la surprise, l’étonnement, tout mouvement est sus-
pendu , on reste dans une même attitude. Cette première expression des
passions est indépendante de la volonté , mais il y a une autre sorte d’ex-
pression qui semble être produite par une réflexion de l’esprit et par le com-
mandement de la volonté qui fait agir les yeux , la tête , les bras et tout Je
corps : ces mouvements paraissent être autant d’efforts que fait l’âme pour
défendre le corps, ce sont au moins autant de signe ssecondaires qui répè-
tent les passions, et qui pourraient seuls les exprimer; par exemple, dans
l’amour, dans le désir, dans l’espérance, on lève la tête et les yeux vers le
ciel, comme pour demander le bien que l’on souhaite; on porte la tête et
le corps en avant, comme pour avancer, en s’approchant , la possession de
l’objet désiré; on étend les bras, on ouvre les mains pour l’embrasser et le
saisir : au contraire dans la crainte, dans la haine, dans l’horreur, nous
avançons les bras avec précipitation , comme pour repousser ce qui fait
DE L’AGE VIRIL.
57
l'objet (le notre aversion, nous détournons les yeux et la tête, nous recu-
lons pour l’éviter, nous fuyons pour nous en éloigner. Ces mouvements sont
si prompts qu’ils paraissent involontaires; mais c’est un effet de l’habi-
tude qui nous trompe , car ces mouvements dépendent de la réflexion ,
et marquent seulement la perfection des ressorts du corps humain par la
promptitude avec laquelle tous les membres obéissent aux ordres de la
volonté.
Comme toutes les passions sont des mouvements de l’âme, la plupart
relatifs aux impressions des sens, elles peuvent être exprimées par les mou-
vements du corps, et surtout par ceux du visage ; on peut juger de ce qui
se passe à l'intérieur par l’action extérieure, et connaître à l’inspection des
changements du visage la situation actuelle de l’âme ; mais comme l’âme n’a
point de forme qui puisse être relative à aucune forme matérielle, on ne peut
pas la juger par la figure du corps ou par la forme du visage ; un corps
mal fait peut renfermer une fort belle âme, et l’on ne doit pas juger du bon
ou du mauvais naturel d’une personne par les traits de son visage, car ces
traits n’ont aucun rapport avec la nature de l’âme, aucune analogie sur
laquelle on puisse fonder des conjectures raisonnables.
Les anciens étaient cependant fort attachés à cette espèce de préjugé, et
dans tous les temps il y a eu des hommes qui ont voulu faire une science
divinatoire de leurs prétendues connaissances en physionomie, mais il est
bien évident qu’elles ne peuvent s’étendre qu’à deviner les mouvements de
l’âme par ceux des yeux, du visage et du corps, et que la forme du nez, de
la bouche et des autres traits, ne fait pas plus à la forme de l’âme, au natu-
rel de la personne, que la grandeur ou la grosseur des membres fait à la
pensée. Un homme en sera-t-il plus spirituel parce qu’il aura le nez bien
fait? en sera-t-il moins sage parce qu’il aura les yeux petits et la bouche
grande? Il faut donc avouer que tout ce que nous ont dit les physionomistes
est destitué de tout fondement , et que rien n’est plus chimérique que les
inductions qu’ils ont voulu tirer de leurs prétendues observations métopo-
scopiques.
Les parties de la tête qui font le moins à la physionomie et à l’air du
visage sont les oreilles ; elles sont placées à côté et cachées par les cheveux:
cette partie, qui est si petite et si peu apparente dans l’homme, est fort remar-
quable dans la plupart des animaux quadrupèdes, elle fait beaucoup à l’air
de la tête de l’animal, elle indique même son état de vigueur ou d’abatte-
ment, elle a des mouvements musculaires qui dénotent le sentiment et
répondent à l’action intérieure de l’animal. Les oreilles de l’homme n’ont
ordinairement aucun mouvement volontaire ou involontaire, quoiqu’il y
ait des muscles qui y aboutissent ; les plus petites oreilles sont, à ce qu’on
prétend, les plus jolies, mais les plus grandes et qui sont en même temps
bien bordées sont celles qui entendent le mieux. Il y a des peuples qui en
58
DE L’AGE VIRIL.
agrandissent prodigieusement le lobe en le perçant et en y mettant des mor-
ceaux de bois ou de métal , qu’ils remplacent successivement par d’autres
morceaux plus gros, ce qui fait avec le temps un trou énorme dans le lobe
de l’oreille, qui croit toujours à proportion que le trou s’élargit ; j’ai vu de
ces morceaux de bois qui avaient plus d’un pouce et demi de diamètre, qui
venaient des Indiens de l’Amérique méridionale : ils ressemblent à des dames
de trictrac. On ne sait sur quoi peut être fondée cette coutume singulière
de s’agrandir si prodigieusement les oreilles; il est vrai qu’on ne sait guère
mieux d’où peut venir l’usage presque général dans toutes les nations de
percer les oreilles, et quelquefois les narines, pour porter des boucles, des
anneaux, etc. , à moins que d’en attribuer l’origine aux peuples encore sau-
vages et nus qui ont cherché à porter de la manière la moins incommode
les choses qui leur ont paru les plus précieuses, en les attachant à cette
partie.
La bizarrerie et la variété des usages paraissent encore plus dans la
manière différente dont les hommes ont arrangé les cheveux et la barbe :
les uns, comme les Turcs, coupent leurs cheveux et laissent croître leur
barbe; d’autres, comme la plupart des Européens, portent leurs cheveux
ou des cheveux empruntés et rasent leur barbe ; les sauvages se l’arrachent
et conservent soigneusement leurs cheveux ; les nègres se rasent la tête par
figures, tantôt en étoiles, tantôt à la façon des religieux, et plus communé-
ment encore par bandes alternatives, en laissant autant de plein que de rasé,
et ils font la même chose à leurs petits garçons ; les Talapoins de Siam font
raser la tête et les sourcils aux enfants dont on leur confie l’éducation ;
chaque peuple a sur cela des usages différents : les uns font plus de cas de
la barbe de la lèvre supérieure que de celle du menton ; d’autres préfèrent
celle des joues et celle du dessous du visage; les uns la frisent; les autres la
portent lisse. Il n’y a pas bien longtemps que nous portions les cheveux du
derrière de la tête épars et flottants, aujourd’hui nous les portons dans un
sac; nos habillements sont différents de ceux de nos pères : la variété dans la
manière de se vêtir est aussi grande que la diversité des nations, et ce qu’il
y a de singulier, c’est que de toutes les espèces de vêtements nous avons
choisi Tune des plus incommodes, et que notre manière, quoique générale-
ment imitée par tous les peuples de l’Europe, est en même temps de toutes
les manières de se vêtir celle qui demande le plus de temps, celle qui me
paraît être le moins assortie à la nature.
Quoique les modes semblent n’avoir d’autre origine que le caprice et la
fantaisie, les caprices adoptés et les fantaisies générales méritent d’être exa-
minés : les hommes ont toujours fait et feront toujours cas de tout ce qui
peut fixer les yeux des autres hommes et leur donner en même temps des
idées avantageuses de richesse, de puissance, de grandeur, etc.; la valeur
de ces pierres brillantes , qui de tout temps ont été regardées comme des
DE L’AGE VIRIL.
59
ornements précieux, n’est fondée que sur leur rareté et sur leur éclat éblouis-
sant; il en est de même de ces métaux éclatants dont le poids nous paraît si
léger lorsqu’il est réparti sur tous les plis de nos vêtements pour en faire la
parure : ces pierres, ces métaux sont moins des ornements pour nous que
des signes pour les autres, auxquels ils doivent nous remarquer et recon-
naître nos richesses ; nous tâchons de leur en donner une plus grande idée
en agrandissant la surface de ces métaux, nous voulons fixer leurs yeux ou
plutôt les éblouir; combien peu y en a-t-il, en effet, qui soient capables de
séparer la personne de son vêtement et de juger sans mélange l’homme et le
métal !
Tout ce qui est rare et brillant sera donc toujours de mode, tant que les
hommes tireront plus d’avantage de l’opulence que de la vertu, tant que les
moyens de paraître considérable seront si différents de ce qui mérite seul
d’être considéré : l’éclat extérieur dépend beaucoup de la manière de se
vêtir; cette manière prend des formes différentes, selon les différents points
de vue sous lesquels nous voulons être regardés; l'homme modeste, ou qui
veut le paraître, veut en même temps marquer cette vertu par la simplicité
de son habillement; l’homme glorieux ne néglige rien de ce qui peut étayer
son orgueil ou flatter sa vanité ; on le reconnaît à la richesse ou à la
recherche de ses ajustements.
Un autre point de vue que les hommes ont assez généralement est de
rendre leur corps plus grand, plus étendu : peu contents du petit espace
dans lequel est circonscrit notre être, nous voulons tenir plus de place en ce
monde que la nature ne peut nous en donner; nous cherchons à agrandir
notre figure par des chaussures élevées, par des vêtements renflés; quel-
que amples qu’ils puissent être, la vanité qu’ils couvrent n’est-elle pas encore
plus grande? Pourquoi la tête d’un docteur est-elle environnée d’une quan-
tité énorme de cheveux empruntés, et que celle d’un homme du bel air en
est si légèrement garnie? L’un veut qu’on juge de l’étendue de sa science
par la capacité physique de cette tête dont il grossit le volume apparent, et
l’autre ne cherche à le diminuer que pour donner l’idée de la légèreté de son
esprit.
Il y a des modes dont l’origine est plus raisonnable : ce sont celles où
l’on a eu pour but de cacher des défauts et de rendre la nature moins dés-
agréable. A prendre les hommes en général, il y a beaucoup plus de figures
défectueuses et de laids visages que de personnes belles et bien faites : les
modes qui ne sont que l’usage du plus grand nombre, usage auquel le reste
se soumet, ont donc été introduites, établies par ce grand nombre de per-
sonnes intéressées à rendre leurs défauts plus supportables. Les femmes ont
coloré leur visage lorsque les roses de leur teint se sont flétries, et lorsqu’une
pâleur naturelle les rendait moins agréables que les autres ; cet usage est
presque universellement répandu chez tous les peuples de la terre; celui de
CO
DE L’AGE VIRIL.
se blanchir les cheveux a avec de la poudre et de les enfler par la frisure,
quoique beaucoup moins général et bien plus nouveau, parait avoir été ima-
giné pour faire sortir davantage les couleurs du visage et en accompagner
plus avantageusement la forme.
Mais laissons les choses accessoires et extérieures, et, sans nous occuper
plus longtemps des ornements et de la draperie du tableau, revenons à la
figure. La tête de l'homme est à l’extérieur et à l’intérieur d’une forme diffé-
rente de celle de la tête de tous les autres animaux, à l’exception du singe,
dans lequel cette partie est assez semblable; il a cependant beaucoup moins
de cerveau et plusieurs autres différences dont nous parlerons dans la suite.
Le corps de presque tous les animaux quadrupèdes vivipares est en entier
couvert de poils : le derrière de la tête de l’homme est, jusqu’à l’âge de
puberté, la seule partie de son corps qui en soi! couverte, et elle en est plus
abondamment garnie que la tête d’aucun animal. Le singe ressemble encore
à l'homme par les oreilles, par les narines, par les dents : il y a une très-
grande diversité dans la grandeur, la position et le nombre des dents des
diffe e its animaux ; les uns en ont en haut et en bas, d’autres n’en ont
qu’à la mâchoire inférieure; dans les uns les dents sont séparées les unes
des autres, dans d’autres elles sont continues et réunies; le palais de cer-
tains poissons n’est qu’une espèce de masse osseuse très-dure et garnie d’un
très-grand nombre de pointes qui font l’office de dents6.
Dans presque tous les animaux, la partie par laquelle ils prennent la nour-
riture est ordinairement solide ou armée de quelques corps durs : dans
l’homme, les quadrupèdes et les poissons, les dents, le bec dans les oiseaux ,
les pinces, les scies, etc., dans les insectes, sont des instruments d’une
matière dure et solide avec lesquels tous ces animaux saisissent et broient
leurs aliments; toutes ces parties dures tirent leur origine des nerfs, comme
les ongles, les cornes1, etc. Nous avons dit que la substance nerveuse prend
de la solidité et une grande dureté dès qu’elle se trouve exposée à l’air : la
bouche est une partie divisée, une ouverture dans le corps de l’animal ; il
a. Los Papous , habitants de la Nouvelle-Guinée, qui sont des peuples sauvages, ne laissent
pas de faire grand cas de leur barbe et de leurs cheveux, et de les poudrer avec de la chaux.
Voyez Recueil des Voyages qui ont servi à l’étabhssement de la Compagnie des Indes , t. IV ,
page 637.
b. On trouve dans le Journal des Savants, année 1675, un extrait de VIstoria. anatomica
deli’ ossa del corpo humano , di Bernard.no Genga , etc. , par lequel il parait que cet auteur
prétend qu’il s’est trouvé plusieurs personnes qui n’avaient qu’une seule dent qui occupait toute
la mâchoire, sur laquelle on voyait de petites lignes distinctes par le moyen desquelles il sem-
blait qu’il y en eût eu plusieurs : il dit avoir trouvé, dans le cimetière de l’hôpital du Saint-
Esprit de Rome, une tête qui n’avait point de mâchoire inférieure, et que dans la supérieure il
n’y avait que trois dents, savoir, deux molaires dont chacune était divisée en cinq avec les
racines séparées , et l’autre formait les quatre dents incisives et les deux qu’on appelle canines ,
page 251.
1. Voyez la note 2 de la page 14.
DE L’AGE VIRIL.
Cl
_jst donc naturel d’imaginer que les nerfs qui y aboutissent doivent prendre
à leurs extrémités de la dureté et de la solidité et produire par conséquent
les dents, les palais osseux, les becs, les pinces et toutes les autres parties
dures que nous trouvons dans tous les animaux, comme ils produisent aux
autres extrémités du corps auxquelles ils aboutissent les ongles, les cornes,
les ergots, et même, à la surlace, les poils, les plumes, les écailles, etc.
Le col soutient la tête et la réunit avec le corps : cette partie est bien plus
considérable dans la plupart des animaux quadrupèdes quelle ne l’est dans
l’homme; les poissons et les autres animaux qui n’ont point de poumons
semblables aux nôtres n’ont point de col. Les oiseaux sont, en général , les
animaux dont le col est le plus long ; dans les espèces d’oiseaux qui ont les
pattes courtes, le col est aussi assez court, et dans celles où les pattes sont
fort longues, le col est aussi d’une très-grande longueur. Aristote dit que les
oiseaux de proie qui ont des serres ont tous le col court.
La poitrine de l'homme est à l’extérieur conformée différemment de celle
des autres animaux : elle est plus large à proportion du corps, et il n’y a
que l'homme et le singe dans lesquels on trouve ces os qui sont immédiate-
ment au-dessus du col et qu’on appelle les clavicules '. Les deux mamelles
sont posées sur la poitrine : celles des femmes sont plus grosses et plus émi-
nentes que celles des hommes, cependant elles paraissent être à peu près de
la même consistance et leur organisation est assez semblable, car les
mamelles des hommes peuvent former du lait comme celles des femmes ;
on a plusieurs exemples de ce fait, et c’est surtout à l’âge de puberté que
cela arrive. J’ai vu un jeune homme de quinze ans faire sortir d’une de ses
mamelles plus d’une cuillerée d’une liqueur laiteuse, ou plutôt de véritable
lait. Il y a dans les animaux une grande variété dans la situation et dans le
nombre des mamelles : les uns, comme le singe, l’éléphant, n’en ont que
deux qui sont posées sur le devant de la poitrine ou à côté ; d’autres en ont
quatre, comme l’ours; d’autres, comme les brebis, n’en ont que deux placées
entre les cuisses; d’autres ne les ont ni sur la poitrine, ni entre les cuisses,
mais sur le ventre, comme les chiennes, les truies, etc., qui en ont un grand
nombre; les oiseaux n’ont point de mamelles, non plus que tous les autres
animaux ovipares1 2; les poissons vivipares 3, comme la baleine, le dauphin,
le lamentin, etc., ont aussi des mamelles et du lait. La forme des mamelles
1. La clavicule existe dans l’ homme , dans les singes , dans les chauve-souris , dans les écu-
reuils , les rais , les castors , les porcs-épics , etc. , etc. ; les chiens , les chats , les belettes , les
O'trs , etc. , n'ont qn’un vestige de clavicule suspendu dans les cliairs; la clavicule manque
entièrement dans tous les animaux à sabots : les éléphants , les pachydermes , les ruminants et
les solipèdes. Les oiseaux ont une clavicule double , etc. , etc. ( Voyez mon Histoire d s travaux
de G. Cuv.er, au chapitre sur YOs/éologie comparée.)
2. Les quadrupèdes vivip ires ont seuls des mamelles. C'est pourquoi Linné (voulant les dis-
tinguer, par un nom précis, et par un s ul nom , des quadrupèdes o ipares) les nomma main-
mulia, ou, comme nous disons en français, mammifères.
3. Voyez la note 1 de la page 472 du L r volume.
62
DE L’AGE VIRIL.
varie dans les différentes espèces d’animaux et dans la même espèce, sui-
vant les différents âges. On prétend que les femmes dont les mamelles ne
sont pas bien rondes, mais en forme de poire, sont les meilleures nourrices,
parce que les enfants peuvent alors prendre dans leur bouche non-seulement
Je mamelon, mais encore une partie même de l’extrémité de la mamelle. Au
reste, pour que les mamelles des femmes soient bien placées, il faut qu’il y
ait autant d’espace de l’un des mamelons à l’autre qu’il y en a depuis le marne
Ion jusqu’au milieu de la fossette des clavicules, en sorte que ces trois point?
fassent un triangle équilatéral.
Au-dessous de la poitrine est le ventre, sur lequel l’ombilic ou le nombril
est apparent et bien marqué, au lieu que dans la plupart des espèces d’ani-
maux il est presque insensible et souvent même entièrement oblitéré; les
singes même n’ont qu’une espèce de callosité ou de dureté à la place du
nombril.
Les bras de l’homme ne ressemblent point du tout aux jambes de devant
des quadrupèdes, non plus qu’aux ailes des oiseaux; le singe est le seul de
tous les animaux qui ait des bras et des mains, mais ces bras sont plus gros-
sièrement formés et dans des proportions moins exactes que le bras et la
main de l’homme; les épaules sont aussi beaucoup plus larges et d’une
forme très-différente dans l’homme de ce qu’elles sont dans tous les autres
animaux; le haut des épaules est la partie du corps sur laquelle l’homme
peut porter les plus grands fardeaux.
La forme du dos n’est pas fort différente dans l’homme de ce qu’elle est
dans plusieurs animaux quadrupèdes; la partie des reins est seulement plus
musculeuse et plus forte; mais les fesses, qui sont les parties les plus infé-
rieures du tronc, n’appartiennent qu’à l’espèce humaine : aucun des ani-
maux quadrupèdes n’a de fesses ; ce que l’on prend pour cette partie sont
leurs cuisses. L’homme est le seul qui se soutienne dans une situation droite
et perpendiculaire ; c’est à cette position des parties inférieures qu’est relatif
ce renflement au haut des cuisses qui forme les fesses.
Le pied de l'homme est aussi très-différent de celui de quelque animal que
ce soit et même de celui du singe : le pied du singe est plutôt une main
qu’un pied, les doigts en sont longs et disposés comme ceux de la main,
celui du milieu est plus grand que les autres, comme dans la main; ce pied
du singe n’a d’ailleurs point de talon semblable à celui de l’homme : l’assiette
du pied est aussi plus grande dans l’homme que dans tous les animaux qua-
drupèdes, et les doigts du pied servent beaucoup à maintenir l’équilibre du
corps et à assurer ses mouvements dans la démarche, la course, la
danse, etc.
Les ongles sont plus petits dans l’homme que dans tous les autres ani-
maux ; s’ils excédaient beaucoup les extrémités des doigts, ils nuiraient à
l’usage de la main. Les sauvages, qui les laissent croître, s’en servent pour
DE L’AGE VIRIL.
63
déchirer la peau des animaux ; mais, quoique leurs ongles soient plus forts
et plus grands que les nôtres, ils ne le sont point assez pour qu’on puisse les
comparer en aucune façon à la corne ou aux ergots du pied des animaux.
On n’a rien observé de parfaitement exact dans le détail des proportions
du corps humain : non-seulement les mêmes parties du corps n’ont pas les
mêmes dimensions proportionnelles dans deux personnes différentes, mais
souvent, dans la même personne, une partie n’est pas exactement semblable
à la partie correspondante : par exemple, souvent le bras ou la jambe du
côté droit n’a pas exactement les mêmes dimensions que le bras ou la jambe
du côté gauche, etc. Il a donc fallu des observations répétées pendant long-
temps pour trouver un milieu entre ces différences, afin d’établir au juste
les dimensions des parties du corps humain et de donner une idée des pro-
portions qui font ce que l’on appelle la belle nature ; ce n’est pas par la com-
paraison du corps d’un homme avec celui d’un autre homme, ou par des
mesures actuellement prises sur un grand nombre de sujets qu’on a pu
acquérir cette connaissance, c’est par les efforts qu’on a faits pour imiter et
copier exactement la nature, c’esi à l’art du dessin qu’on doit tout ce que
l’on peut savoir en ce genre; le sentiment et le goût ont fait ce que la méca-
nique ne pouvait faire : on a quitté la règle et le compas pour s’en tenir au
coup d’œil, on a réalisé sur le marbre toutes les formes, tous les contours de
toutes les parties du corps humain, et on a mieux connu la nature par la
représentation que par la nature même; dès qu’il y a eu des statues, on a
mieux jugé de leur perfection en les voyant qu'en les mesurant. C’est par un
grand exercice de l’art du dessin et par un sentiment exquis que les grands
statuaires sont parvenus à faire sentir aux autres hommes les justes propor-
tions des ouvrages de la nature. Les anciens ont fait de si belles statues, que
d’un commun accord on les a regardées comme la représentation exacte du
corps humain le plus parfait. Ces statues, qui n’étaient que des copies de
l’homme, sont devenues des originaux, parce que ces copies n’étaient pas
faites d’après un seul individu, mais d’après l’espèce humaine entière bien
observée, et si bien vue qu’on n’a pu trouver aucun homme dont le corps
fût aussi bien proportionné que ces statues : c’est donc sur ces modèles que
l’on a pris les mesures du corps humain; nous les rapporterons ici comme
les dessinateurs les ont données. On divise ordinairement la hauteur du
corps en dix parties égales, que l’on appelle faces en terme d’art, parce que
la lace de l’homme a été le premier modèle de ces mesures; on distingue
aussi trois parties égales dans chaque face, c’est-à-dire dans chaque dixième
partie de la hauteur du corps; cette seconde division vient de celle que l’on
a faite de la face humaine en trois parties égales. La première commence
au-dessus du front à la naissance des cheveux, et finit à la racine du nez;
le nez fait la seconde partie de la face, et la troisième, en commençant au-
dessous du nez, va jusqu’au-dessous du menton : dans les mesures du reste
64
DE L’AGE VIRIL.
du corps, on désigne quelquefois la troisième partie d'une face, ou une tren-
tième partie de toute la hauteur, par le mot de nez ou de longueur de nez.
La première face dont nous venons de parler, qui est toute la face de
l'homme, ne commence qu’à la naissance des cheveux, qui e.d au-dessus
du front : depuis ce point jusqu’au sommet de la tête, il y a encore un tiers
de face de hauteur, ou, ce qui est la même chose, une hauteur égale à celle
du nez; ainsi, depuis le sommet de la tête jusqu’au has du menton, c'est-à-
dire dans la hauteur de la tète, il y a une face et un tiers de face; entre le
has du menton et la fossette des clavicules, qui est au-dessus de la poitrine,
il y a deux tiers de face; ainsi la hauteur, depuis le dessus de la poitrine
jusqu’au sommet de la tête, fait deux fois la longueur de la face, ce qui est
la cinquième partie de toute la hauteur du corps; depuis la fossette des cla-
vicules jusqu’au bas des mamelles, on compte une face; au-dessous des
mamelles commence la quatrième face, qui finit au nombril, et la cinquième
va à l’endroit où se fait la bifurcation du tronc, ce qui fait en tout la moitié
de la hauteur du corps. On compte deux faces dans la longueur de la cuisse
jusqu’au genou ; le genou fait une demi-face, qui est la moitié de la hui-
tième; il y a deux faces dans la longueur de la jambe, depuis le has du
genou jusqu’au cou-de-pied, ce qui fait en tout neuf faces et demie, et depuis
le cou-de-pied jusqu’à la plante du pied, il y a une demi-face qui complète
les dix faces dans lesquelles on a divisé toute la hauteur du corps. Cette divi-
sion a été faite pour le commun des homme - ; mais pour ceux qui sont d’une
taille haute et fort au-dessus du commun, il se trouve environ une demi-face
de plus dans la partie du corps qui est entre les mamelles et la bifurcation
du tronc : c’est donc cette hauteur de surplus dans cet endroit du corps qui
fait la belle taille; alors la naissance de la bifurcation du tronc ne se ren-
contre pas précisément au milieu de la hauteur du corps, mais un peu au-
dessous. Lorsqu’on étend les bras de façon qu’ils soient tous deux sur une
même ligne droite et horizontale, la distance qui se trouve entre les extré-
mités des grands doigts des mains est égale à la hauteur du corps. Depuis la
fossette qui est entre les clavicules jusqu’à l’emboîture de l’os de l’épaule
avec celui du bras, il y a une face; lorsque le bras est appliqué contre le
corps et plié en avant, on y compte quatre faces, savoir, deux entre l’emboî-
ture de l’épaule et l’extrémité du coude et deux autres depuis le coude jus-
qu’à la première naissance du petit doigt, ce qui fait cinq faces, et cinq pour
le côté de l’autre bras; c’e^t en tout dix faces, c’est-à-dire une longueur
égale à toute la hauteur du corps ; il reste cependant à l’extrémité de chaque
main la longueur des doigts, qui est d’environ une demi-face, mais il faut
faire attention que cette demi-face se perd dans les emboîtures du coude et de
l’épaule lorsque les bras sont étendus. La main a une face de longueur, le
pouce a un tiers de face ou une longueur de nez, de même que le plus long
doigt du pied; la longueur du dessous du pied est égale à une sixième partie
DE L’AGE VIRIL.
65
de la hauteur du corps en entier. Si l’on voulait vérifier ces mesures de lon-
gueur sur un seul homme, on les trouverait fautives à plusieurs égards par-
les raisons que nous en avons données ; il serait encore bien plus difficile de
déterminer les mesures de la grosseur des différentes parties du corps :
l’embonpoint ou la maigreur change si fort ces dimensions, et le mouvement
des muscles les fait varier dans un si grand nombre de positions, qu’il est
presque impossible de donner là-dessus des résultats sur lesquels on puisse
compter.
Dans l’enfance, les parties supérieures du corps sont plus grandes que les
parties inférieures; les cuisses et les jambes ne font pas à beaucoup près la
moitié de la hauteur du corps; à mesure que l’enfant avance en âge, ces
parties inférieures prennent plus d’accroissement que les parties supé-
rieures, et lorsque l’accroissement de tout le corps est entièrement achevé ,
les cuisses et les jambes font à peu près la moitié de la hauteur du corps.
Dans les femmes, la partie antérieure de la poitrine est plus élevée que
dans les hommes, en sorte qu’ordinairement la capacité de la poitrine, for-
mée par les côtes, a plus d’épaisseur dans les femmes et plus de largeur
dans les hommes, proportionnellement au reste du corps ; les hanches des
femmes sont aussi beaucoup plus grosses, parce que les os des hanches et
ceux qui y sont joints, et qui composent ensemble cette capacité qu’on appelle
le bassin, sont plus larges qu’ils ne le sont dans les hommes; cette différence
dans la conformation de la poitrine et du bassin est assez sensible pour être
reconnue fort aisément, et elle suffit pour faire distinguer le squelette d’une
femme de celui d’un homme.
La hauteur totale du corps humain varie assez considérablement; la
grande taille pour les hommes est depuis cinq pieds quatre ou cinq pouces
jusqu’à cinq pieds huit ou neuf pouces; la taille médiocre est depuis cinq
pieds ou cinq pieds un pouce jusqu’à cinq pieds quatre pouces, et la petite
taille est au-dessous de cinq pieds : les femmes ont en général deux ou trois
pouces de moins que les hommes ; nous parlerons ailleurs des géants et
des nains.
Quoique le corps de l’homme soit à l’extérieur plus délicat que celui
d’aucun des animaux, il est cependant très-nerveux, et peut-être plus fort
par rapport à son volume que celui des animaux les plus forts ; car si nous
voulons comparer la force du lion à celle de l’homme, nous devons consi-
dérer que cet animal étant armé de griffes et de dents, l’emploi qu’il fait de
ses forces nous en donne une fausse idée , nous attribuons à sa force ce qui
n’appartient qu’à ses armes; celles que l’homme a reçues de la nature ne
sont point offensives : heureux si l’art ne lui en eût pas mis à la main de
plus terribles que les ongles du lion !
Mais il y a une meilleure manière de comparer la force de l’homme avec
celle des animaux, c’est par le poids qu’il peut porter; on assure que les
II. 5
G6
DE L’AGE VIRIL.
porte-faix ou crocheteurs de Constantinople portent des fardeaux de neuf
cents livres pesant; je me souviens d’avoir lu une expérience de M. Desagu-
liers au sujet de la force de l’homme : il fit faire une espèce de harnais par
le moyen duquel il distribuait sur toutes les parties du corps d’un homme
debout un certain nombre de poids , en sorte que chaque partie du corps
supportait tout ce qu’elle pouvait supporter relativement aux autres, et
qu’il n’y avait aucune partie qui ne fût chargée comme elle devait l’être;
on portait au moyen de cette machine, sans être fort surchargé, un poids
de deux milliers : si on compare cette charge avec celle que , volume pour
volume, un cheval doit porter, on trouvera que comme le corps de cet ani-
mal a au moins six ou sept fois plus de volume que celui d’un homme , on
pourrait donc charger un cheval de douze à quatorze milliers, ce qui est
un poids énorme en comparaison des fardeaux que nous faisons porter à cet
animal , même en distribuant le poids du fardeau aussi avantageusement
qu’il nous est possible.
On peut encore juger de la force par la continuité de l’exercice et par la
légèreté des mouvements ; les hommes qui sont exercés à la course devan-
cent les chevaux, ou du moins soutiennent ce mouvement bien plus long-
temps ; et même dans un exercice plus modéré , un homme accoutumé à
marcher fera chaque jour plus de chemin qu’un cheval, et s’il ne fait que
le même chemin, lorsqu’il aura marché autant de jours qu’il sera nécessaire
pour que le cheval soit rendu, l’homme sera encore en état de continuer sa
route sans en être incommodé. Les charters d’Ispahan, qui sont des coureurs
de profession, font trente-six lieues en quatorze ou quinze heures. Les voya-
geurs assurent que les Hottentots devancent les lions à la course, que les
sauvages qui vont à la chasse de l’orignal poursuivent ces animaux, qui sont
aussi légers que des cerfs, avec tant de vitesse qu’ils les lassent et les attra-
pent. On raconte mille autres choses prodigieuses de la légèreté des sau-
vages à la course, et des longs voyages qu’ils entreprennent et qu’ils achèvent
à pied dans les montagnes les plus escarpées, dans les pays les plus difficiles,
où il n’y a aucun chemin battu, aucun sentier tracé ; ces hommes font, dit-
on, des voyages de mille et douze cents lieues en moins de six semaines ou
deux mois. Y a-t-il aucun animal, à l’exception des oiseaux qui ont en
effet les muscles plus forts à proportion que tous les autres animaux , y
a-t-il , dis-je , aucun animal qui pût soutenir cette longue fatigue ? l’homme
civilisé ne connaît pas ses forces, il ne sait pas combien il en perd par la
mollesse , et combien il pourrait en acquérir par l’habitude d’un fort
exercice.
11 se trouve cependant quelquefois parmi nous des hommes d’une force a
a. « Nos quoque vidimus Atbanatum nomme prodigiosæ ostentationis quingenario thorace
«plumbeo indutum, cothurnisque quingentorum pondo calcatum, per scenam ingredi. » Plin.,
vol. LI , lib. vii, p. 39.
DE L’AGE VIRIL.
67
extraordinaire, mais ce don de la nature, qui leur serait précieux s’ils étaient
dans le cas de l’employer pour leur défense ou pour des travaux utiles , est
un très-petit avantage dans une société policée où l’esprit fait plus que le
corps, et où le travail de la main ne peut être que celui des hommes du
dernier ordre.
Les femmes ne sont pas , à beaucoup près , aussi fortes que les hommes ,
et le plus grand usage ou le plus grand abus que l’homme ait fait de sa
force , c’est d’avoir asservi et traité souvent d’une manière tyrannique
cette moitié du genre humain, faite pour partager avec lui les plaisirs et
les peines de la vie. Les sauvages obligent leurs femmes à travailler conti-
nuellement; ce sont elles qui cultivent la terre, qui font l’ouvrage pénible,
tandis que le mari reste nonchalamment couché dans son hamac ,' dont il
ne sort que pour aller à la chasse ou à la pêche, ou pour se tenir debout
dans la même attitude pendant des heures entières; car les sauvages ne
savent ce que c’est que de se promener, et rien ne les étonne plus dans nos
manières que de nous voir aller en droite ligne et revenir ensuite sur nos
pas plusieurs fois de suite ; ils n’imaginent pas qu’on puisse prendre cette
peine sans aucune nécessité, et se donner ainsi du mouvement qui n’aboutit
à rien. Tous les hommes tendent à la paresse, mais les sauvages des pays
chauds sont les plus paresseux de tous les hommes, et les plus tyranniques
à l’égard de leurs femmes par les services qu’ils en exigent avec une dureté
vraiment sauvage :• chez les peuples policés , les hommes, comme les plus
forts, ont dicté des lois où les femmes sont toujours plus lésées, à propor-
tion de la grossièreté des mœurs, et ce n’est que parmi les nations civili-
sées jusqu’à la politesse que les femmes ont obtenu cette égalité de condition
qui cependant est si naturelle et si nécessaire à la douceur de la société;
aussi cette politesse dans les mœurs est-elle leur ouvrage ; elles ont opposé
à la force des armes victorieuses , lorsque par leur modestie elles nous ont
appris à reconnaître l’empire de la beauté, avantage naturel plus grand que
celui de la force, mais qui suppose l’art de le faire valoir. Car les idées que
les différents peuples ont de la beauté sont si singulières et si opposées qu’il
y a tout lieu de croire que les femmes ont plus gagné par l’art de se faire
désirer, que par ce don même de la nature, dont les hommes jugent si
différemment ; ils sont bien plus d’accord sur la valeur de ce qui est en
effet l’objet de leurs désirs; le prix de la chose augmente par la difficulté
d’en obtenir la possession. Les femmes ont eu de la beauté, dès qu’elles ont
su se respecter assez pour se refuser à tous ceux qui ont voulu les attaquer
par d’autres voies que par celles du sentiment, et du sentiment une fois né
la politesse des mœurs a dû suivre.
Les anciens avaient des goûts de beauté différents des nôtres; les petits
fronts , les sourcils joints ou presque point séparés étaient des agréments
dans le visage d’une femme : on fait encore aujourd’hui grand cas en Perse
68
DE L’AGE VIRIL.
des gros sourcils qui se joignent; dans quelques pays des Indes il faut pour
être belle avoir les dents noires et les cheveux blancs , et l’une des princi-
pales occupations des femmes aux îles Mariannes est de se noircir les dents
avec des herbes , et de se blanchir les cheveux à force de les laver avec de
certaines eaux préparées. A la Chine et au Japon, c’est une beauté que
d’avoir le visage large, les yeux petits et couverts, le nez camus et large, les
pieds extrêmement petits, le ventre fort gros, etc. Il y a des peuples, parmi
les Indiens de l’Amérique et de l’Asie, qui aplatissent la tête de leurs enfants
en leur serrant le front et le derrière de la tête entre des planches , afin de
rendre leur visage beaucoup plus large qu’il ne le serait naturellement ;
d’autres aplatissent la tête et l’allongent en la serrant par les côtés, d’autres
l’aplatissent par le sommet, d’autres enfin la rendent la plus ronde qu’ils
peuvent; chaque nation a des préjugés différents sur la beauté, chaque
homme a même sur cela ses idées et son goût particulier; ce goût est appa-
remment relatif aux premières impressions agréables qu’on a reçues de
certains objets dans le temps de l’enfance, et dépend peut-être plus de l’ha-
bitude et du hasard que de la disposition de nos organes. Nous verrons,
lorsque nous traiterons du développement des sens, sur quoi peuvent être
fondées les idées de beauté en général que les yeux peuvent nous donner.
DE LA VIEILLESSE ET DE LA MORT.
Tout change dans la nature, tout s’altère, tout périt; le corps de l’homme
n’est pas plus tôt arrivé à son point de perfection qu’il commence à déchoir :
le dépérissement est d’abord insensible ; il se passe même plusieurs années
avant que nous nous apercevions d’un changement considérable ; cependant
nous devrions sentir le poids de nos années mieux que les autres ne peuvent
en compter le nombre ; et comme ils ne se trompent pas sur notre âge en le
jugeant par les changements extérieurs, nous devrions nous tromper encore
moins sur l’effet intérieur qui les produit, si nous nous observions mieux,
si nous nous flattions moins , et si dans tout les autres ne nous jugeaient pas
toujours beaucoup mieux que nous ne nous jugeons nous-mêmes.
Lorsque le corps a acquis toute son étendue en hauteur et en largeur
par le développement entier de toutes ses parties, il augmente en épaisseur;
le commencement de cette augmentation est le premier point de son dépé-
rissement, car cette extension n’est pas une continuation de développement
ou d’accroissement intérieur de chaque partie par lesquels le corps conti-
nuerait de prendre plus d’étendue dans toutes ses parties organiques , et par
conséquent plus de force et d’activité , mais c’est une simple addition de
matière surabondante qui enfle le volume du corps et le charge d’un poids inu-
DE LA VIEILLESSE ET DE LA MORT.
69
tile. Cette matière est la graisse qui survient ordinairement à trente-cinq ou
quarante ans; et, à mesure qu’elle augmente, le corps a moins de légèreté
et de liberté dans ses mouvements, ses facultés pour la génération diminuent,
ses membres s’appesantissent, il n’acquiert de l’étendue qu’en perdant de la
force et de l’activité.
D’ailleurs, les os et les autres parties solides du corps, ayant pris toute
leur extension en longueur et en grosseur, continuent d’augmenter en soli-
dité ; les sucs nourriciers qui y arrivent, et qui étaient auparavant employés
à en augmenter le volume par le développement, ne servent plus qu’à l’aug-
mentation de la masse, en se fixant dans l’intérieur de ces parties; les mem-
branes deviennent cartilagineuses , les cartilages deviennent osseux , les os
deviennent plus solides , toutes les fibres plus dures , la peau se dessèche ,
les rides se forment peu à peu, les cheveux blanchissent, les dents tombent ,
le visage se déforme, le corps se courbe, etc. Les premières nuances de cet
état se font apercevoir avant quarante ans, elles augmentent par degrés
assez lents jusqu’à soixante, par degrés plus rapides jusqu’à soixante et dix;
la caducité commence à cet âge de soixante et dix ans , elle, va toujours en
augmentant; la décrépitude suit, et la mort termine ordinairement avant
l’âge de quatre-vingt-dix ou cent ans la vieillesse et la vie.
Considérons en particulier ces différents objets ; et de la même façon que
nous avons examiné les causes de l’origine et du développement de notre
corps, examinons aussi celles de son dépérissement et de sa destruction. Les
os, qui sont les parties les plus solides du corps, ne sont dans le commence-
ment que des filets d’une matière ductile qui prend peu à peu de la consi-
stance et de la dureté ; on peut considérer les os dans leur premier état
comme autant de filets ou de petits tuyaux creux revêtus d’une membrane
en dehors et en dedans; cette double membrane fournit la substance qui
doit devenir osseuse, ou le devient elle-même en partie *, car le petit inter-
valle qui est entre ces deux membranes , c’est-à-dire entre le périoste inté-
rieur et le périoste extérieur, devient bientôt une lame osseuse : on peut
concevoir en partie comment se fait la production et l’accroissement des os
et des autres parties solides du corps des animaux, par la comparaison de la
manière dont se forment le bois et les autres parties solides des végétaux.
Prenons pour exemple une espèce d’arbre dont le bois conserve une cavité
à son intérieur, comme un figuier ou un sureau, et comparons la formation
du bois de ce tuyau creux de sureau avec celle de l’os de la cuisse d’un
animal , qui a de même une cavité : la première année , lorsque le bouton
qui doit former la branche commence à s’étendre , ce n’est qu’une matière
ductile qui par son extension devient un filet herbacé, et qui se développe
1. Cette double membrane, qui devient osseuse, est le double périoste ( externe et interne).
Buffon suit ici, sur la formation des os, la théorie de Duhamel, qui est la vraie. (Voyez mon
ouvrage intitulé : Théorie expérimentale de la formation des os. — Paris, 1847.)
70
DE LA VIEILLESSE
sous la forme d’un petit tuyau rempli de moelle; l’extérieur de ce tuyau est
revêtu d’une membrane fibreuse, et les parois intérieures de la cavité sont
aussi tapissées d’une pareille membrane : ces membranes , tant l’extérieure
que l’intérieure, sont, dans leur très-petite épaisseur, composées de plu-
sieurs plans superposés de fibres encore molles qui tirent la nourriture
nécessaire à l’accroissement du tout ; ces plans intérieurs de fibres se dur-
cissent peu à peu par le dépôt de la sève qui y arrive, et la première année
il se forme une lame ligneuse entre les deux membranes; cette lame est
plus ou moins épaisse à proportion de la quantité de sève nourricière qui a
été pompée et déposée dans l’intervalle qui sépare la membrane extérieure
de la membrane intérieure ; mais quoique ces deux membranes soient deve-
nues solides et ligneuses par leurs surfaces intérieures, elles conservent à
leurs surfaces extérieures de la souplesse et de la ductilité , et l’année sui-
vante, lorsque le bouton qui est à leur sommet commun vient à prendre de
l’extension, la sève monte par ces fibres ductiles de chacune de ces mem-
branes, et en se déposant dans les plans intérieurs de leurs fibres, et même
dans la lame ligneuse qui les sépare, ces plans intérieurs deviennent ligneux
comme les autres qui ont formé la première lame , et en même temps cette
première lame augmente en densité ; il se fait donc deux couches nouvelles
de bois, l’une à la face extérieure, et l’autre à la face intérieure de la pre-
mière lame, ce qui augmente l’épaisseur du bois et rend plus grand l’inter-
valle qui sépare les deux membranes ductiles; l’année suivante elles s’é-
loignent encore davantage par deux nouvelles couches de bois qui se collent
contre les trois premières, l’une à l’extérieur et l’autre à l’intérieur, et de
cette manière le bois augmente toujours en épaisseur et en solidité ; la cavité
intérieure augmente aussi à mesure que la branche grossit, parce que la
membrane intérieure croît, comme l’extérieure, à mesure que tout le reste
s’étend : elles ne deviennent toutes deux ligneuses que dans la partie qui
touche au bois déjà formé. Si l’on ne considère donc que la petite branche
qui a été produite pendant la première année , ou bien si l’on prend un
intervalle entre deux nœuds, c’est-à-dire la production d’une seule année,
on trouvera que cette partie de la branche conserve en grand la même figure
qu’elle avait en petit; les nœuds qui terminent et séparent les productions
de chaque année marquent les extrémités de l’accroissement de cette partie
de la branche : ces extrémités sont les points d’appui contre lesquels se fait
l’action des puissances qui servent au développement et à l’extension des
parties contiguës qui se développent l’année suivante ; les boutons supé-
rieurs poussent et s’étendent en réagissant contre ce point d’appui , et for-
ment une seconde partie de la branche de la même façon que s’est formée
la première, et ainsi de suite tant que la branche croît.
La manière dont se forment les os serait assez semblable à celle que je
viens de décrire, si les points d’appui de l’os au lieu d’être à ses extrémités.
ET DE LA MORT.
71
comme dans le bois, ne se trouvaient au contraire dans la partie du milieu,
comme nous allons tâcher de le faire entendre. Dans les premiers temps, les
os du fœtus ne sont encore que des filets d’une matière ductile que l’on aper-
çoit aisément et distinctement à travers la peau et les autres parties exté-
rieures, qui sont alors extrêmement minces et presque transparentes : l’os
de la cuisse, par exemple, n’est qu’un petit filet fort court qui , comme le
filet herbacé dont nous venons de parler, contient une cavité ; ce petit tuyau
creux est fermé aux deux bouts par une matière ductile et il est revêtu à sa
surface extérieure et à l’intérieur de sa cavité de deux membranes composées
dans leur épaisseur de plusieurs plans de fibres toutes molles et ductiles ; à
mesure que ce petit tuyau reçoit des sucs nourriciers, les deux extrémités
s’éloignent de la partie du milieu : cette partie reste toujours à la même
place, tandis que toutes les autres s’en éloignent peu à peu des deux côtés1 ;
elles ne peuvent s’éloigner dans cette direction opposée sans réagir sur cette
partie du milieu ; les parties qui environnent ce point du milieu prennent
donc plus de consistance, plus de solidité, et commencent à s’ossifier les pre-
mières : la première lame osseuse est bien, comme la première lame ligneuse,
produite dans l’intervalle qui sépare les deux membranes, c’est-à-dire entre
le périoste extérieur et le périoste qui tapisse les parois de la cavité inté-
rieure, mais elle ne s’étend pas, comme la lame ligneuse, dans toute la lon-
gueur de la partie qui prend de l’extension. L’intervalle des deux périostes
devient osseux, d’abord dans la partie du milieu de la longueur de l’os;
ensuite les parties qui avoisinent le milieu sont celles qui s’ossifient, tandis
que les extrémités de l’os et les parties qui avoisinent ces extrémités restent
ductiles et spongieuses; et comme la partie du milieu est celle qui est la pre-
mière ossifiée, et que quand une fois une partie est ossifiée elle 11e peut plus
s’étendre, il n’est pas possible qu’elle prenne autant de grosseur que les
autres : la partie du milieu doit donc être la partie la plus menue de l’os,
car les autres parties et les extrémités, 11e se durcissant qu’après celle du
milieu,» elles doivent prendre plus d’accroissement et de volume, et c’est par
cette raison que la partie du milieu des os est plus menue que toutes les.
autres parties, et que les têtes des os qui se durcissent les dernières et qui
sont les parties les plus éloignées du milieu sont aussi les parties les plus
grosses de l’os2. Nous pourrions suivre plus loin cette théorie sur la figure
1. Cette partie reste toujours à la même place, et les autres ne s’en éloignent pas; elles ne
réagissent donc pas contre elle. L’os ne croit en longueur, comme en grosseur, que par addi-
tions successives. 11 croit en longueur par couches juxtaposées , comme il croit en grosseur
par couches superposées. ( Voyez mon ouvrage intitulé : Théorie expérimentale de la formation
des os. )
2. Toutes les parties de l’os, les têtes comme le milieu, se forment, sont résorbées, se
reforment plusieurs fois pendant le développement de l’os. Le vrai et merveilleux mécanisme
de la formation de l'os est la mutation continuelle de la matière. (Voyez mon ouvrage sur la.
formation des os. )
72
DE LA VIEILLESSE
des os; mais pour ne pas nous éloigner de notre principal objet, nous nous
contenterons d’observer qu’indépendamment de cet accroissement en lon-
gueur qui se fait, comme l’on voit, d’une manière dilférente de celle dont
se fait l’accroissement du bois, l’os prend en même temps un accroissement
en grosseur qui s’opère à peu près de la même manière que celui du bois,
car la première lame osseuse est produite par la partie intérieure du périoste,
et lorsque cette première lame osseuse est formée entre le périoste intérieur
et le périoste extérieur, il s’en forme bientôt deux autres qui se collent de
chaque côté de la première, ce qui augmente en même temps la circonfé-
rence de l’os et le diamètre de sa cavité, et les parties intérieures des deux
périostes continuant ainsi à s’ossifier, l’os continue à grossir par l’addition
de toutes ces couches osseuses produites par les périostes, de la même façon
que le bois grossit par l’addition des couches ligneuses produites par les
écorces.
Mais lorsque l’os est arrivé à son développement entier, lorsque les
périostes ne fournissent plus de matière ductile capable de s’ossifier, ce qui
arrive lorsque l’animal a pris son accroissement en entier, alors les sucs
nourriciers qui étaient employés à augmenter le volume de l’os ne servent
plus qu’à en augmenter la densité; ces sucs se déposent dans l’intérieur de
l’os; il devient plus solide, plus massif, plus pesant spécifiquement, comme
on peut le voir par la pesanteur et la solidité des os d’un bœuf, comparées
à la pesanteur et à la solidité des os d'un veau, et enfin la substance de l’os
devient avec le temps si compacte qu’elle ne peut plus admettre les sucs
nécessaires à cette espèce de circulation qui fait la nutrition de ces parties;
dès lors cette substance de l’os doit s’altérer, comme le bois d’un vieil arbre
s’altère lorsqu’il a une fois acquis toute sa solidité : cette altération dans la
substance même des os est une des premières causes qui rendent nécessaire
le dépérissement de notre corps.
Les cartilages, qu’on peut regarder comme des os mous et imparfaits1,
reçoivent, comme les os, des sucs nourriciers qui en augmentent peu à peu
îa densité : ils deviennent plus solides à mesure qu’on avance en âge, et
dans la vieillesse ils se durcissent presque jusqu’à l’ossification, ce qui rend
les mouvements des jointures du corps très-difficiles et doit enfin nous priver
de l’usage de nos membres et produire une cessation totale du mouvement
extérieur, seconde cause très-immédiate et très-nécessaire d’un dépérisse-
ment plus sensible et plus marqué que le premier, puisqu’il se manifeste
par la cessation des fonctions extérieures de notre corps.
Les membranes, dont la substance a bien des choses communes avec celle
des cartilages, prennent aussi, à mesure qu’on avanoe en âge, plus de den-
1. Expressions très-justes. Les cartilages sont des os mous et imparfaits. Il y a, dans la
formation de l’os, deux degrés distincts : d’abord, le périoste s’épaissit, se gonfle, devient car-
tilage; et puis le cartilage se durcit, s'ossifie, devient os. (Voyez mon ouvrage déjà cité.)
ET DE LA MORT.
73
site et de sécheresse : par exemple, celles qui environnent les os cessent
d’être ductiles de bonne heure ; dès que l’accroissement du corps est achevé,
c’est-à-dire dès l’âge de dix-huit ou vingt ans, elles ne peuvent plus s’étendre,
elles commencent donc à augmenter en solidité et continuent à devenir plus
denses à mesure qu’on vieillit ; il en est de même des fibres qui composent
les muscles et la chair : plus on vit, plus la chair devient dure; cependant,
à en juger par l’attouchement extérieur, on pourrait croire que c’est tout
le contraire, car dès qu’on a passé l’âge de la jeunesse, il semble que la
chair commence à perdre de sa fraîcheur et de sa fermeté, et à mesure qu’on
avance en âge il paraît qu’elle devient toujours plus molle. Il faut faire atten-
tion que ce n’est pas de la chair, mais de la peau que cette apparence
dépend : lorsque la peau est bien tendue, comme elle l’est en effet tant que
les chairs et les autres parties prennent de l’augmentation de volume, la
chair, quoique moins solide qu’elle ne doit le devenir, paraît ferme au tou-
cher; cette fermeté commence à diminuer lorsque la graisse recouvre les
chairs, parce que la graisse, surtout lorsqu’elle est trop abondante, forme
une espèce de couche entre la chair et la peau : cette couche de graisse que
recouvre la peau, étant beaucoup plus molle que la chair sur laquelle la
peau portait auparavant, on s’aperçoit au toucher de cette différence et la
chair paraît avoir perdu de sa fermeté; la peau s’étend et croît à mesure que
la graisse augmente, et ensuite, pour peu qu’elle diminue, la peau se plisse
et la chair paraît être alors fade et molle au toucher : ce n’est donc pas la
chair elle-même qui se ramollit, mais c’est la peau dont elle est couverte qui,
n’étant plus assez tendue, devient molle, car la chair prend toujours plus de
dureté à mesure qu’on avance en âge ; on peut s’en assurer par la compa-
raison de la chair des jeunes animaux avec celle de ceux qui sont vieux ;
l’une est tendre et délicate, et l’autre est si sèche et si dure qu’on ne peut en
manger.
La peau peut toujours s’étendre tant que le volume du corps augmente;
mais lorsqu’il vient à diminuer, elle n’a pas tout le ressort qu’il faudrait
pour se rétablir en entier dans son premier état ; il reste alors des rides et des
plis qui ne s’effacent plus : les rides du visage dépendent en partie de cette
cause, mais il y a dans leur production une espèce d’ordre relatif à la forme,
aux traits et aux mouvements habituels du visage. Si l’on examine bien le
visage d’un homme de vingt-cinq ou trente ans, on pourra déjà y découvrir
l’origine de toutes les rides qu’il aura dans sa vieillesse ; il ne faut pour cela
que voir le visage dans un état de violente action, comme est celle du ris,
des pleurs, ou seulement celle d’une forte grimace : tous les plis qui se
formeront dans ces différentes actions seront un jour des rides ineffa-
çables; elles suivent, en effet, la disposition des muscles et se gravent plus
ou moins par l’habitude plus ou moins répétée des mouvements qui en
dépendent.
74
DE LA VIEILLESSE
A mesure qu’on avance en âge, les os, les cartilages, les membranes, la
chair, la peau et toutes les fibres du corps deviennent donc plus solides, plus
dures, plus sèches ; toutes les parties se retirent, se resserrent, tous les mou-
vements deviennent plus lents, plus difficiles ; la circulation des fluides se fait
avec moins de liberté, la transpiration diminue, les sécrétions s’altèrent, la
digestion des aliments devient lente et laborieuse, les sucs nourriciers sont
moins abondants, et, ne pouvant être reçus dans la plupart des fibres deve-
nues trop solides, ils ne servent plus à la nutrition ; ces parties trop solides
sont des parties déjà mortes, puisqu’elles cessent de se nourrir ; le corps
meurt donc peu à peu et par parties, son mouvement diminue par degrés,
la vie s’éteint par nuances successives, et la mort n’est que le dernier terme
de cette suite de degrés, la dernière nuance de la vie.
Comme les os, les cartilages, les muscles et toutes les autres parties qu»
composent le corps sont moins solides et plus molles dans les femmes que
dans les hommes , il faudra plus de temps pour que ces parties prennent
cette solidité qui cause la mort; les femmes, par conséquent, doivent vieillir
plus que les hommes : c’est aussi ce qui arrive, et on peut observer, en con-
sultant les tables qu’on a faites sur la mortalité du genre humain, que quand
les femmes ont passé un certain âge elles vivent ensuite plus longtemps que
les hommes du même âge ; on doit aussi conclure de ce que nous avons dit
que les hommes, qui sont en apparence plus faibles que les autres et qui
approchent plus de la constitution des femmes, doivent vivre plus long-
temps que ceux qui paraissent être les plus forts et les plus robustes, et
de même on peut croire que dans l’un et l’autre sexe les personnes qui
n’ont achevé de prendre leur accroissement que fort tard sont celles qui
doivent vivre le plus, car dans ces deux cas les os, les cartilages et toutes les
fibres arriveront plus tard à ce degré de solidité qui doit produire leur
destruction.
Cette cause de la mort naturelle est générale et commune à tous les ani-
maux et même aux végétaux : un chêne ne périt que parce que les parties
les plus anciennes du bois, qui sont au centre, deviennent si dures et si com-
pactes qu’elles ne peuvent plus recevoir de nourriture ; l’humidité qu’elles
contiennent, n’ayant plus de circulation et n’étant pas remplacée par une
sève nouvelle, fermente, se corrompt et altère peu à peu les fibres du bois;
elles deviennent rouges, elles se désorganisent, enfin elles tombent en
poussière.
La durée totale de la vie peut se mesurer en quelque façon par celle du
temps de l’accroissement1; un arbre ou un animal qui prend en peu de
temps tout son accroissement périt beaucoup plus tôt qu’un autre auquel il
1. Vue très-remarquable. Un certain rapport se trouve en effet, dans chaque espèce, entre
la durée de la vie et la durée de l’accroissement. Mais quel est ce rapport? C’est ce que Buffon
nous dira bientôt, ou , du moins, essaiera bientôt de nous dire.
I
|
I
ET DE LA MORT.
75
faut plus de temps pour croître. Dans les animaux, comme dans les végé-
taux, l’accroissement en hauteur est celui qui est achevé le premier; un
chêne cesse de grandir longtemps avant qu’il cesse de grossir : l’homme croît
en hauteur jusqu’à seize ou dix-huit ans, et cependant le développement
entier de toutes les parties de son corps en grosseur n’est achevé qu’à trente
ans : les chiens prennent en moins d’un an leur accroissement en longueur,
et ce n’est que dans la seconde année qu’ils achèvent de prendre leur gros-
seur. L’homme, qui est trente ans à croître, vit quatre-vingt-dix ou cent
ans; le chien, qui ne croît que pendant deux ou trois ans, ne vit aussi que
dix ou douze ans ; il en est de même de la plupart des autres animaux : les
poissons, qui ne cessent de croître qu’au bout d’un très-grand nombre d’an-
nées, vivent des siècles1, et comme nous l’avons déjà insinué, cette longue
durée de leur vie doit dépendre de la constitution particulière de leurs
arêtes, qui ne prennent jamais autant de solidité que les os des animaux ter-
restres. Nous examinerons dans l’histoire particulière des animaux s’il y a
des exceptions à cette espèce de règle que suit la nature dans la proportion
de la durée de la vie à celle de l’accroissement, et si en effet il est vrai que
les corbeaux2 et les cerfs3 vivent, comme on le prétend, un si grand nombre
d’années : ce qu’on peut dire en général, c’est que les grands animaux
vivent plus longtemps que les petits, parce qu’ils sont plus de temps à
croître.
Les causes de notre destruction sont donc nécessaires, et la mort est iné-
vitable : il ne nous est pas plus possible d’en reculer le terme fatal , que de
changer les lois de la nature. Les idées que quelques visionnaires ont eues
sur la possibilité de perpétuer la vie par des remèdes auraient dû périr avec
eux, si l’amour-propre n’augmentait pas toujours la crédulité au point de se
persuader ce qu’il y a même de plus impossible, et de douter de ce qu’il y a
de plus vrai, de plus réel et de plus constant ; la panacée, quelle qu’en fût
la composition, la transfusion du sang et les autres moyens qui ont été pro-
posés pour rajeunir ou immortaliser le corps , sont au moins aussi chimé-
riques que la fontaine de Jouvence est fabuleuse.
Lorsque le corps est bien constitué, peut-être est-il possible de le faire
durer quelques années de plus en le ménageant; il se peut que la modéra-
tion dans les passions, la tempérance et la sobriété dans les plaisirs, contri-
buent à la durée de la vie, encore cela même paraît-il fort douteux; il est
peut-être nécessaire que le corps fasse l’emploi de toutes ses forces , qu’il
consomme tout ce qu’il peut consommer, qu’il s’exerce autant qu’il en est
capable, que gagnera-t-on dès lors par la diète et par la privation? Il y a
des hommes qui ont vécu au delà du terme ordinaire, et, sans parler de ces
1. Voyez la note 3 de la page 593 du Ier volume.
2. Voyez l 'Histoire du corbeau.
3. Voyez l’Histoire du cerf.
DE LA VIEILLESSE
76
deux vieillards dont il est fait mention dans les Transactions philosophiques,
dont l’un a vécu cent soixante-cinq ans , et l’autre cent quarante-quatre ,
nous avons un grand nombre d’exemples d’hommes qui ont vécu cent dix,
et même cent vingt ans; cependant ces hommes ne s’étaient pas plus ména-
gés que d’autres, au contraire, il paraît que la plupart étaient des paysans
accoutumés aux plus grandes fatigues, des chasseurs , des gens de travail ,
des hommes en un mot qui avaient employé toutes les forces de leur corps ,
qui en avaient même abusé, s’il est possible d’en abuser autrement que par
l’oisiveté et la débauche continuelle.
. D’ailleurs si l’on fait réflexion que l’Européen, le nègre, le Chinois, l’Amé-
ricain, l’homme policé, l’homme sauvage, le riche, le pauvre, l’habitant de
la ville , celui de la campagne , si différents entre eux par tout le reste , se
ressemblent à cet égard , et n’ont chacun que la même mesure , le même
intervalle de temps à parcourir depuis la naissance à la mort; que la diffé-
rence des races, des climats, des nourritures, des commodités, n’en fait
aucune à la durée de la vie ; que les hommes qui ne se nourrissent que de
chair crue ou de poisson sec, de sagou ou de riz, de cassave ou de racines ,
vivent aussi longtemps que ceux qui se nourrissent de pain ou de mets pré-
parés; on reconnaîtra encore plus clairement que la durée de la vie ne
dépend ni des habitudes , ni des mœurs , ni de la qualité des aliments , que
rien ne peut changer les lois de la mécanique, qui règlent le nombre de
nos années, et qu’on ne peut guère les altérer que par des excès de nourri-
ture ou par de trop grandes diètes.
S’il y a quelque différence tant soit peu remarquable dans la durée de
la vie, il semble qu’on doit l’attribuer à la qualité de l’air. On a observé
que dans les pays élevés il se trouve communément plus de vieillards que
dans les lieux bas; les montagnes d’Ecosse, de Galles, d’Auvergne, de
Suisse, ont fourni plus d’exemples de vieillesses extrêmes que les plaines de
Hollande, de Flandre, d’Allemagne et de Pologne ; mais à prendre le genre
humain en général, il n’y a, pour ainsi dire, aucune différence dans la
durée de la vie ; l’homme qui ne meurt point de maladies accidentelles vit
partout quatre-vingt-dix ou cent ans ; nos ancêtres n’ont pas vécu davan-
tage, et depuis le siècle de David ce terme n’a point du tout varié. Si l’on
nous demande pourquoi la vie des premiers hommes était beaucoup plus
longue, pourquoi ils vivaient neuf cents, neuf cent trente, et jusqu’à neuf
cent soixante et neuf ans , nous pourrions peut-être en donner une raison ,
en disant que les productions de la terre dont ils faisaient leur nourriture
étaient alors d’une naturé différente de ce quelles sont aujourd’hui. La sur-
face du globe devait être, comme on l’a vu (volume Ier, Théorie de la Terre),
beaucoup moins solide et moins compacte dans les premiers temps après la
création qu’elle ne l’est aujourd’hui, parce que la gravité n’agissant que
depuis peu de temps , les matières terrestres n’avaient pu acquérir en aussi
ET DE LA MORT.
77
peu d’années la consistance et la solidité qu’elles ont eues depuis ; les pro-
ductions de la terre devaient être analogues à cet état; la surface de la terre
étant moins compacte, moins sèche, tout ce qu'elle produisait devait être
plus ductile, plus souple, plus susceptible d’extension; il se pouvait donc
que l’accroissement de toutes les productions de la nature, et même celui
du corps de l’homme, ne se fit pas en aussi peu de temps qu’il se fait aujour-
d’hui; les os, les muscles, etc., conservaient peut-être plus longtemps leur
ductilité et leur mollesse , parce que toutes les nourritures étaient elles-
mêmes plus molles et plus ductiles : dès lors toutes les parties du corps n’ar-
rivaient à leur développement entier qu’aprèsun grand nombre d’années,
la génération ne pouvait s’opérer par conséquent qu’après cet accroisse-
ment pris en entier, ou presque en entier, c’est-à-dire à cent vingt ou cent
trente ans, et la durée de la vie était proportionnelle à celle du temps de
l’accroissement, comme elle l’est encore aujourd’hui; car en supposant que
1 âge de puberté des premiers hommes, l’âge auquel ils commençaient à
pouvoir engendrer fût celui de cent trente ans, l’âge auquel on peut engen-
drer aujourd’hui étant celui de quatorze ans , il se trouvera que le nombre
des années de la vie des premiers hommes et de ceux d’aujourd’hui sera
dans la même proportion, puisqu’en multipliant chacun de ces deux nom-
bres par le même nombre, par exemple, par sept *, on verra que la vie des
hommes d’aujourd’hui étant de quatre-vingt-dix-huit ans, celle des hommes
d’alors devait être de neuf cent dix ans; il se peut donc que la durée de la
vie de l’homme ait diminué peu à peu à mesure que la surface de la terre
a pris plus de solidité par l’action continuelle de la pesanteur, et que les
siècles qui se sont écoulés depuis la création jusqu’à celui de David , ayant
suffi pour faire prendre aux matières terrestres toute la solidité qu’elles
peuvent acquérir par la pression de la gravité , la surface de la terre soit
depuis ce temps-là demeurée dans le même état, qu’elle ait acquis dès lors
toute la consistance qu’elle devait avoir à jamais , et que tous les termes de
1. Buffon dit , à propos du cerf : « Comme il est cinq ou six ans à croître , il vit aussi sept fois
« cinq ou six ans, c’est-à-dire trente-cinq ou quarante ans. » Il dit à propos du cheval : « La
« durée de la vie des chevaux est , comme dans toutes les autres espèces d’animaux , propor-
« tionnée à la durée du temps de leur accroissement; l’homme , qui est quatorze ans à croître ,
« peut vivre six ou sept fois autant de temps , c’est-à-dire quatre-vingt-dix ou cent ans : le
« cheval , dont l’accroissement se fait en quatre ans , peut vivre six ou sept fois autant , c’est-
« à-dire vingt-cinq ou trente ans. »
On remarquera toutes les hésitations de Buffon. Il dit ici que \'homme est quatorze ans à
croître; il disait tout à l’heure (page 75 ) seize ou dix-huit. Il dit que le cerf est cinq ou six
ans à croître, et le cheval quatre, et pourtant le cerf et le cheval vivent également vingt-cinq
ou trente ans. De quoi s’agit-il? De savoir combien de fois la durée de l’accroissement se trouve
comprise dans la durée de la vie. Il fallait donc commencer par déterminer d’une manière sûre
la durée précise de V accroissement ; et c’est ce que Buffon n’a pas fait. Je m’occupe depuis plu-
sieurs années d’une suite de recherches sur les durées comparées de V accroissement et de la vie,
soit dans l 'homme, soit dans quelques-uns de nos animaux domestiques. Ce travail, qui
demande beaucoup de temps, n’est pas encore terminé.
78
DE LA VIEILLESSE
l’accroissement de ses productions aient été fixés aussi bien que celui de la
durée de la vie.
Indépendamment des maladies accidentelles qui peuvent arriver à tout
âge, et qui dans la vieillesse deviennent plus dangereuses et plus fréquentes,
les vieillards sont encore sujets à des infirmités naturelles , qui ne viennent
que du dépérissement et de l’affaissement de toutes les parties de leur corps;
les puissances musculaires perdent leur équilibre, la tête vacille, la main
tremble , les jambes sont chancelantes ; la sensibilité des nerfs diminuant ,
les sens deviennent obtus, le toucher même s’émousse ; mais ce qu’on doit
regarder comme une très-grande infirmité, c’est que les vieillards fort âgés
sont ordinairement inhabiles à la génération : cette impuissance peut avoir
deux causes toutes deux suffisantes pour la produire ; l’une est le défaut de
tension dans les organes extérieurs , et l’autre l’altération de la liqueur
séminale. Le défaut de tension peut aisément s’expliquer par la conforma-
tion et la texture de l’organe même : ce n’est, pour ainsi dire, qu’une mem-
brane vide, ou du moins qui ne contient à l’intérieur qu’un tissu cellulaire
et spongieux, elle prête, s’étend et reçoit dans ses cavités intérieures une
grande quantité de sang qui produit une augmentation de volume apparent
et un certain degré de tension ; l’on conçoit bien que dans la jeunesse
cette membrane a toute la souplesse requise pour pouvoir s’étendre et obéir
aisément à l’impulsion du sang, et que pour peu qu’il soit porté vers cette
partie avec quelque force, il dilate et développe aisément cette membrane
molle et flexible; mais à mesure qu’on avance en âge, elle acquiert, comme
toutes les autres parties du corps, plus de solidité, elle perd de sa souplesse
et de sa flexibilité ; dès lors en supposant même que l’impulsion du sang se
fît avec la même force que dans la jeunesse, ce qui est une autre question
que je réexamine point ici , cette impulsion ne serait pas suffisante pour dila-
ter aussi aisément cette membrane devenue plus solide , et qui par consé-
quent résiste davantage à cette action du sang; et lorsque cette membrane
aura pris encore plus de solidité et de sécheresse, rien ne sera capable de
déployer ses rides et de lui donner cet état de gonflement et de tension
nécessaire à l’acte de la génération.
A l’égard de l’altération de la liqueur séminale, ou plutôt de son infécon-
dité dans la vieillesse, on peut aisément concevoir que la liqueur séminale
ne peut être prolifique que lorsqu’elle contient, sans exception, des molé-
cules organiques renvoyées de toutes les parties du corps; car, comme nous
l’avons établi, la production du petit être organisé semblable au grand
(voyez ci-devant chap. n, m, etc.) ne peut se faire que par la réunion de
toutes ces molécules renvoyées de toutes les parties du corps de l’individu;
mais dans les vieillards fort âgés, les parties qui, comme les os, les carti-
lages, etc., sont devenues trop solides, 11e pouvant plus admettre de nourri-
ture, ne peuvent par conséquent s’assimiler cette matière nutritive, ni la
1
ET DE LA MORC.
79
renvoyer après l’avoir modelée et rendue telle qu’elle doit être. Les os et les
autres parties devenues trop solides ne peuvent donc ni produire ni renvoyer
des molécules organiques de leur espèce : ces molécules manqueront par
conséquent dans la liqueur séminale de ces vieillards, et ce défaut suffit pour
la rendre inféconde, puisque nous avons prouvé que pour que la liqueur
séminale soit prolifique, il est nécessaire qu’elle contienne des molécules
renvoyées de toutes les parties du corps , afin que toutes ces parties puis-
sent, en effet , se réunir d’abord et se réaliser ensuite au moyen de leur
développement.
En suivant ce raisonnement, qui me paraît fondé, et en admettant la sup-
position que c’est, en effet, par l’absence des molécules organiques qui ne
peuvent être renvoyées de celles des parties qui sont devenues trop solides,
que la liqueur séminale des hommes fort âgés cesse d’être prolifique, on doit
penser que ces molécules qui manquent peuvent être quelquefois remplacées
par celles de la femelle (voyez ci-devant chap. x) si elle est jeune, et dans ce
cas la génération s’accomplira, c’est aussi ce qui arrive. Les vieillards
décrépits engendrent, mais rarement, et lorsqu’ils engendrent ils ont moins
de part que les autres hommes à leur propre production ; de là vient aussi
que de jeunes personnes qu’on marie avec des vieillards décrépits, et dont
la taille est déformée, produisent souvent des monstres, des enfants contre-
faits, plus défectueux encore que leur père. Mais ce n’est pas ici le lieu de
nous étendre sur ce sujet.
La plupart des gens âgés périssent par le scorbut, l’hydropisie, ou par
d’autres maladies qui semblent provenir du vice du sang, de l’altération de
la lymphe, etc. Quelque influence que les liquides contenus dans le corps
humain puissent avoir sur son économie, on peut penser que ces liqueurs,
n’étant que des parties passives et divisées, elles ne font qu’obéir à l’impul-
sion des solides, qui sont les vraies parties organiques et actives1, desquelles
le mouvement, la qualité et même la quantité des liquides doivent dépendre
en entier. Dans la vieillesse, le calibre des vaisseaux se resserre, le ressort
des muscles s’affaiblit , les filtres sécrétoires s’obstruent, le sang, la lym-
phe et les autres humeurs doivent par conséquent s’épaissir, s’altérer, s’ex-
travaser et produire les symptômes des différentes maladies qu’on a coutume
de rapporter au vice des liqueurs, comme à leur principe, tandis que la
première cause est en effet une altération dans les solides, produite par leur
dépérissement naturel, ou par quelque lésion et quelque dérangement acci-
dentels. Il est vrai que, quoique le mauvais état des liquides provienne d’un
vice organique dans les solides, les effets qui résultent de cette altération des
1. C’est un enchaînement d 'actions réciproques. 11 faut d’ailleurs distinguer. Il y a les liquides
qui sont produits : ceux-ci dépendent de l’état des solides , et il y a les liquides qui produisent :
le fluide nourricier , le sang, par exemple. Comment douter de l’influence du sang sur les par-
ties que nourrit le sang ?
80
DE LA VIEILLESSE
liqueurs se manifestent par des symptômes prompts et menaçants, parce que
les liqueurs étant en continuelle circulation et en grand mouvement, pour
peu qu’elles deviennent stagnantes par le trop grand rétrécissement des
vaisseaux, ou que parleur relâchement forcé elles se répandent en s’ouvrant
de fausses routes, elles ne peuvent manquer de se corrompre et d’attaquer
en même temps les parties les plus faibles des solides, ce qui produit sou-
vent des maux sans remède, ou du moins elles communiquent à toutes les
parties solides qu’elles abreuvent leur mauvaise qualité, ce qui doit en
déranger le tissu et en changer la nature; ainsi les moyens de dépérisse-
ment se multiplient, le mal intérieur augmente de plus en plus et amène à
la hâte l’instant de la destruction.
Toutes les causes de dépérissement que nous venons d’indiquer agissent
continuellement sur notre être matériel et le conduisent peu à peu à sa dis-
solution; la mort, ce changement d’état si marqué, si redouté, n’est donc
dans la nature que la dernière nuance d’un état précédent; la succession
nécessaire du dépérissement de notre corps amène ce degré , comme tous
les autres qui ont précédé; la vie commence à s’éteindre longtemps avant
qu’elle s’éteigne entièrement, et dans le réel il y a peut-être plus loin de la
caducité à la jeunesse, que de la décrépitude à la mort, car on ne doit pas ici
considérer la vie comme une chose absolue, mais comme une quantité sus-
ceptible d’augmentation et de diminution. Dans l’instant de la formation du
fœtus, cette vie corporelle n’est encore rien ou presque rien ; peu à peu elle
augmente, elle s’étend, elle acquiert de la consistance à mesure que le corps
croît, se développe et se fortifie; dès qu’il commence à dépérir, la quantité
devie diminue; enfin lorsqu’il se courbe, se dessèche et s’affaisse, elle
décroît, elle se resserre , elle se réduit à rien ; nous commençons de vivre
par degrés, et nous finissons de mourir comme nous commençons de vivre.
Pourquoi donc craindre la mort, si l’on a assez bien vécu pour n’en pas
craindre les suites? Pourquoi redouter cet instant, puisqu’il est préparé par
une infinité d’autres instants du même ordre , puisque la mort est aussi natu-
relle que la vie, et que l’une et l’autre nous arrivent de la même façon sans
que nous le sentions, sans que nous puissions nous en apercevoir? Qu’on
interroge les médecins et les ministres de l’Église , accoutumés à observer
les actions des mourants et à recueillir leurs derpiers sentiments ; ils con-
viendront qu’à l’exception d’un très-petit nombre de maladies aiguës, où
l’agitation causée par des mouvements convulsifs semble indiquer les souf-
frances du malade, dans toutes les autres on meurt tranquillement, douce-
ment et sans douleur1 ; et même ces terribles agonies effraient plus les
spectateurs qu’elles ne tourmentent le malade , car combien n’en a-t-on pas
1. Buffon veut i>rouver qUe l'homme meurt tranquillement , doucement et sans douleur.
Barthez va jusqu’à dire que l’homme goûte un certain plaisir à mourir. ( Nouv. élém. de la
sci. de l'hom., t. II, p. 33'». ) Mais qu’importe ? Ce n’est pas la douleur, c’est Y anéantissement que
ET DE LA MORT.
81
vu qui après avoir été à cette dernière extrémité, n’avaient aucun souvenir
de ce qui s’était passé, non plus que de ce qu'ils avaient senti ! Us avaient
réellement cessé d’être pour eux pendant ce temps, puisqu’ils sont obligés
de rayer du nombre de leurs jours tous ceux qu’ils ont passés dans cet état
duquel il ne leur reste aucune idée.
La plupart des hommes meurent donc sans le savoir, et dans le petit
nombre de ceux qui conservent de la connaissance jusqu’au dernier soupir,
il ne s’en trouve peut-être pas un qui ne conserve en même temps de l’espé-
rance, et qui ne se flatte d’un retour vers la vie; la nature a , pour le bon-
heur de l’homme, rendu ce sentiment plus fort que la raison. Un malade
dont le mal est incurable, qui peut juger son état par des exemples fréquents
et familiers , qui en est averti par les mouvements inquiets de sa famille,
par les larmes de ses amis, par la contenance ou l’abandon des médecins,
n’en est pas plus convaincu qu’il touche à sa dernière heure; l’intérêt est
si grand qu’on ne s’en rapporte qu’à soi; on n’en croit pas les jugements des
autres, on les regarde comme des alarmes peu fondées; tant qu’on se sent
et qu’on pense, on ne réfléchit, on ne raisonne que pour soi, et tout est mort
que l’espérance vit encore.
Jetez les yeux sur un malade qui vous aura dit cent fois qu’il se sent atta-
qué à mort, qu’il voit bien qu’il ne peut pas en revenir, qu’il est prêt à
expirer, examinez ce qui se passe sur son visage lorsque par zèle ou par
indiscrétion quelqu’un vient à lui annoncer que sa fin est prochaine en
effet; vous le verrez changer comme celui d’un homme auquel on annonce
une nouvelle imprévue; ce malade ne croit donc pas ce qu’il dit lui-même,
tant il est vrai qu’il n’est nullement convaincu qu’il doit mourir ; il a seule-
ment quelque doute, quelque inquiétude sur son état, mais il craint toujours
beaucoup moins qu’il n’espère, et si l’on ne réveillait pas ses frayeurs par
ces tristes soins et cet appareil lugubre qui devancent la mort, il ne la verrait
point arriver.
La mort n’est donc pas une chose aussi terrible que nous nous l’imagi
nons, nous la jugeons mal de loin; c’est un spectre qui nous épouvante à
une certaine distance , et qui disparaît lorsqu’on vient à en approcher de
près; nous n’en avons donc que des notions fausses, nous la regardons
non-seulement comme le plus grand malheur, mais encore comme un mal
accompagné de la plus vive douleur et des plus pénibles angoisses; nous
avons même cherché à grossir dans notre imagination ces funestes images ,
et à augmenter nos craintes en raisonnant sur la nature de la douleur. Elle
doit être extrême, a-t-on dit, lorsque l’âme se sépare du corps; elle peut
l’homme redoute. Ce qu’il faut prouver à l’homme pour le fortifier contre la mort , c’est qu’il ne
meurt de lui que la partie la plus misérable et la plus grossière : envehppe étrangère , et dont
l union, disait naguère et disait si admirablement Buffon, nous est inconnue et la présence
nuisible. (1er Yol. p. /,26.)
11.
6
82
DE LA VIEILLESSE
aussi être de très-longue durée, puisque le temps n’ayant d’autre mesure que
la succession de nos idées, un instant de douleur très-vive pendant lequel
ces idées se succèdent avec une rapidité proportionnée à la violence du mal,
peut nous paraître plus long qu’un siècle pendant lequel elles coulent len-
tement et relativement aux sentiments tranquilles qui nous affectent ordi-
nairement. Quel abus de la philosophie dans ce raisonnement ! il ne mérite-
rait pas d’être relevé s’il était sans conséquence , mais il influe sur le
malheur du genre humain, il rend l’aspect de la mort mille fois plus affreux
qu’il ne peut être, et n’y eût-il qu’un très-petit nombre de gens trompés par
l’apparence spécieuse de ces idées, il serait toujours utile de les détruire et
d’en faire voir la fausseté.
Lorsque l’âme vient s’unir à notre corps avons-nous un plaisir excessif,
une joie vive et prompte qui nous transporte et nous ravisse? non , cette
union se fait sans que nous nous en apercevions , la désunion doit s’en faire
de même sans exciter aucun sentiment; quelle raison a-t-on pour croire
que la séparation de l’âme et du corps ne puisse se faire sans une douleur
extrême? quelle cause peut produire cette douleur ou l’occasionner? la fera-
t-on résider dans l’âme ou dans le corps? la douleur de l’âme ne peut être
produite que par la pensée, celle du corps est toujours proportionnée à sa
force et à sa faiblesse; dans l’instant de la mort naturelle le corps est plus
faible que jamais , il ne peut donc éprouver qu’une très-petite douleur, si
même il en éprouve aucune.
Maintenant supposons une mort violente; un homme, par exemple, dont
la tête est emportée par un boulet de canon, souffre-t-il plus d’un instant?
a-t-il dans l’intervalle de cet instant une succession d’idées assez rapide pour
que cette douleur lui paraisse durer une heure, un jour, un siècle? c’est ce
qu’il faut examiner.
J’avoue que la succession de nos idées est en effet , par rapport à nous,
la seule mesure du temps , et que nous devons le trouver plus court ou plus
long , selon que nos idées coulent plus uniformément ou se croisent plus
irrégulièrement ; mais celte mesure a une unité dont la grandeur n’est point
arbitraire ni indéfinie, elle est au contraire déterminée par la nature même,
et relative à notre organisation : deux idées qui se succèdent, ou qui sont
seulement différentes l’une de l’autre, ont nécessairement entre elles un
certain intervalle qui les sépare ; quelque prompte que soit la pensée , il
faut un petit temps pour qu’elle soit suivie d’une autre pensée , cette succes-
sion ne peut se faire dans un instant indivisible; il en est de même du senti-
ment , il faut un certain temps pour passer de la douleur au plaisir, ou
même d’une douleur à une autre douleur ; cet intervalle de temps qui sépare
nécessairement nos pensées, nos sentiments, est l’unité dont je parle : il ne
peut être ni extrêmement long, ni extrêmement court, il doit même être à
peu près égal dans sa durée, puisqu’elle dépend de la nature de notre âme
ET DE LA MORT.
83
et de l’organisation de notre corps dont les mouvements ne peuvent avoir
qu’un certain degré de vitesse déterminé ; il ne peut donc y avoir dans le
même individu des successions d’idées plus ou moins rapides au degré qui
serait nécessaire pour produire cette différence énorme de durée qui d’une
minute de douleur ferait un siècle, un jour, une heure.
Une douleur très-vive, pour peu qu’elle dure, conduit à l’évanouissement
ou à la mort. Nos organes, n’ayant qu’un certain degré de force, ne peuvent
résister que pendant un certain temps à un certain degré de douleur ; si elle
devient excessive elle cesse, parce qu’elle est plus forte que le corps qui,
ne pouvant la supporter, peut encore moins la transmettre à l’àme avec
laquelle il ne peut correspondre que quand les organes agissent; ici l’action
des organes cesse, le sentiment intérieur qu’ils communiquent à l’âme doit
donc cesser aussi.
Ce que je viens de dire est peut-être plus que suffisant pour prouver que
l’instant de la mort n’est point accompagné d’une douleur extrême ni de
longue durée ; mais pour rassurer les gens les moins courageux , nous
ajouterons encore un mot. Une douleur excessive ne permet aucune
réflexion, cependant on a vu souvent des signes de réflexion dans le moment
même d’une mort violente ; lorsque Charles XII reçut le coup qui termina
dans un instant ses exploits et sa vie, il porta la main sur son épée : cette
douleur mortelle n’était donc pas excessive, puisqu’elle n’excluait pas la
réflexion ; il se sentit attaqué, il réfléchit qu’il fallait se défendre, il ne souf-
frit donc qu’autant que l’on souffre par un coup ordinaire : on ne peut pas
dire que cette action ne fût que le résultat d’un mouvement mécanique, car
nous avons prouvé à l’article des passions (voyez ci-devant la Description
de l’homme ) que leurs mouvements, même les plus prompts , dépendent
toujours de la réflexion, et ne sont que des effets d’une volonté habituelle
de l’âme.
Je ne me suis un peu étendu sur ce sujet que pour tâcher de détruire un
préjugé si contraire au bonheur de l’homme; j’ai vu des victimes de ce
préjugé, des personnes que la frayeur de la mort a fait mourir en effet, des
femmes surtout que la crainte de la douleur anéantissait ; ces terribles
alarmes semblent même n 'être faites que pour des personnes élevées et
devenues par leur éducation plus sensibles que les autres , car le commun
des hommes, surtout ceux de la campagne, voient la mort sans effroi.
La vraie philosophie est de voir les choses telles qu’elles sont ; le senti-
ment intérieur serait toujours d’accord avec cette philosophie, s’il n’était
perverti par les illusions de notre imagination et par l'habitude malheureuse
que nous avons prise de nous forger des fantômes de douleur et de plaisir.
11 n y a rien de terrible ni rien de charmant que de loin, mais pour s’en
assurer il faut avoir le courage ou la sagesse de voir l’un et l’autre de près.
Si quelque chose peut confirmer ce que nous avons dit au sujet de la
8i
DE LA VIEILLESSE
cessation graduelle de la vie, et prouver encore mieux que sa fin n’arrive
que par nuances, souvent insensibles , c’est l’incertitude des signes de la
mort; qu’on consulte les recueils d’observations, et en particulier celles que
MM. Winslow et Bruliier nous ont données sur ce sujet, on sera convaincu
qu’entre la mort et la vie il n’y a souvent qu’une nuance si faible, qu’on
ne peut l’apercevoir même avec toutes les lumières de l’art de la médecine
et de l’observation la plus attentive. Selon eux, « le coloris du visage, la
« chaleur du corps, la mollesse des parties flexib'es, sont des signes incer-
« tains d’une vie encore subsistante, comme la pâleur du visage, le froid du
« corps, la raideur des extrémités, la cessation des mouvements et l’aboli-
« tion des sens externes sont des signes très-équivoques d’une mort cer-
« taine1 » : il en est de même de la cessation apparente du pouls et de la
respiration, ces mouvements sont quelquefois tellement engourdis et assou-
pis qu’il n’est pas possible de les apercevoir; on approche un miroir ou
une lumière de la bouche du malade, si le miroir se ternit, ou si la lumière
vacille, on conclut qu’il respire encore; mais souvent ces effets arrivent par
d’autres causes, lors même que le malade est mort en effet, et quelquefois
ils n’arrivent pas, quoiqu’il soit encore vivant; ces moyens sont donc très-
équivoques : on irrite les narines par des sternutatoires, des liqueurs péné-
trantes; on cherche à réveiller les organes du tact par des piqûres, des
brûlures, etc. ; on donne des lavements de fumée, on agite les membres par
des mouvements violents, on fatigue l’oreille par des sons aigus et des cris,
on scarifie les omoplates, le dedans des mains et la plante des pieds; on y
applique des fers rouges, de la cire d’Espagne brûlante, etc. , lorsqu'on veut
être bien convaincu de la certitude de la mort de quelqu’un ; mais il y a des
cas où toutes ces épreuves sont inutiles, et on a des exemples, surtout de
personnes cataleptiques, qui, les ayant subies sans donner aucun signe de
vie, sont ensuite revenues d’elles-mêmes, au grand étonnement des spec-
tateurs.
Rien ne prouve mieux combien un certain état de vie ressemble à l'état
de la mort; rien aussi ne serait plus raisonnable et plus selon l’humanité,
que de se presser moins qu’on ne fait d’abandonner, d’ensevelir et d’en-
terrer les corps ; pourquoi n’attendre que dix, vingt ou vingt-quatre heures,
puisque ce temps ne suffit pas pour distinguer une mort vraie d’une mort
apparente , et qu’on a des exemples de personnes qui sont sorties de leur
tombeau au bout de deux ou trois jours? Pourquoi laisser avec indifférence
précipiter les funérailles des personnes mêmes dont nous aurions ardem-
ment désiré de prolonger la vie? Pourquoi cet usage, au changement duquel
tous les hommes sont également intéressés, subsiste-t-il? ne suffit-il pas
1. Le signe de mort , réputé aujourd’hui le moins incertain, est la cessation des battements
du cœur, cessation prolongée et constatée au moyen de Y auscultation. ( Voyez le Compte-rendu
des séan. de l’Acad. des sci. , t. XXVI , p. 565. )
ET DE LA MORT
85
qu’il y ait eu quelquefois de l’abus par les enterrements précipités , pour
nous engager à les différer et à suivre les avis des sages médecins, qui nous
disent® « qu’il est incontestable que le corps est quelquefois tellement privé
« de toute fonction vitale, et que le souffle de vie y est quelquefois tellement
« caché, qu’il ne paraît en rien différent de celui d’un mort; que la charité
« et la religion veulent qu’on détermine un temps suffisant pour attendre
« que la vie puisse, si elle subsiste encore, se manifester par des signes,
« qu’autrement on s’expose à devenir homicide en enterrant des personnes
« vivantes : or, disent-ils, c’est ce qui peut arriver, si l’on en croit la plus
« grande partie des auteurs, dans l’espace de trois jours naturels ou de
« soixante-douze heures ; mais si pendant ce temps il ne paraît aucun signe
« de vie , et qu’au contraire les corps exhalent une odeur cadavéreuse ,
« on a une preuve infaillible de la mort, et on peut les enterrer sans
« scrupule. »
Nous parlerons ailleurs des usages des différents peuples au sujet des
obsèques, des enterrements, des embaumements, etc.; la plupart même de
ceux qui sont sauvages font plus d’attention que nous à ces derniers in-
stants; ils regardent comme le premier devoir ce qui n’est chez nous qu’une
cérémonie; ils respectent leurs morts, ils les vêtissent, ils leur parlent, ils
récitent leurs exploits, louent leurs vertus; et nous qui nous piquons d’être
sensibles, nous ne sommes pas même humains, nous fuyons, nous les
abandonnons, nous ne voulons pas les voir, nous n’avons ni le courage ni
la volonté d’en parler, nous évitons même de nous trouver dans les lieux
qui peuvent nous en rappeler l’idée : nous sommes donc trop indifférents
ou trop faibles.
Après avoir fait l’histoire de la vie et de la mort par rapport à l’individu,
considérons l’une et l’autre dans l’espèce entière. L’homme, comme l’on
sait, meurt à tout âge, et quoiqu’en général on puisse dire que la durée
de sa vie est plus longue que celle de la vie de presque tous les animaux ,
on ne peut pas nier qu’elle ne soit en même temps plus incertaine et plus
variable. On a cherché dans ces derniers temps à connaître les degrés de
ces variations, et à établir par des observations quelque chose de fixe sur la
mortalité des hommes à différents âges ; si ces observations étaient assez
exactes et assez multipliées, elles seraient d’une très-grande utilité pour la
connaissance de la quantité du peuple, de sa multiplication, de la consom-
mation des denrées, de la répartition des impôts, etc. Plusieurs personnes
habiles ont travaillé sur cette matière ; et en dernier lieu M. de Parcieux ,
de l’Académie des Sciences, nous a donné un excellent ouvrage qui ser-
vira de règle à l’avenir au sujet des tontines et des rentes viagères; mais
a. Voyez la Dissertation de M. Winslow sur l’incertitude des signes de la Mort , page 84, où
ces paroles sont rapportées d’après Terilli , qu’il appelle l’Esculape vénitien.
86 DE LA VIEILLESSE
comme son projet principal a été de calculer la mortalité des rentiers , et
qu’en général les rentiers à vie sont des hommes d’élite dans un État, on
ne peut pas en conclure pour la mortalité du genre humain en entier ; les
tables qu’il a données dans le même ouvrage sur la mortalité dans les dif-
férents ordres religieux sont aussi très-curieuses, mais étant bornées à un
certain nombre d’hommes qui vivent différemment des autres, elles ne sont
pas encore suffisantes pour fonder des probabilités exactes sur la durée
générale de la vie. MM. Halley, Graunt, Kersboom, Sympson, etc., ont
aussi donné des tables de la mortalité du genre humain, et ils les ont fon-
dées sur le dépouillement des registres mortuaires de quelques paroisses
de Londres, de Breslau, etc,; mais il me paraît que leurs recherches,
quoique très-amples et d’un très-long travail, ne peuvent donner que des
approximations assez éloignées sur la mortalité du genre humain en géné-
ral. Pour faire une bonne table de cette espèce, il faut dépouiller non-seule-
ment les registres des paroisses d’une ville comme Londres, Paris, etc., où
il entre des étrangers, et d’où il sort des natifs, mais encore ceux des cam-
pagnes, afin qu’ajoutant ensemble tous les résultats, les uns compensent
les autres; c’est ce que M. Dupré de Saint-Maur de l’Académie française a
commencé à exécuter sur douze paroisses de la campagne et trois paroisses
de Paris ; il a bien voulu me communiquer les tables qu’il en a faites ,
pour les publier; je le fais d’autant plus volontiers, que ce sont les seules
sur lesquelles on puisse établir les probabilités de la vie des hommes en
général avec quelque certitude.
ET DE LA MORT,
87
PAROISSES.
MORTS
AN
NÉES DE
LA V
IE.
ANNÉES DE
LA VIE.
1
2
3
4
5
6
7
8
9
10
Clemonl
1391
578
73
36
29
16
16
14
10
8
4
Brinon
1141
441
75
31
27
10
16
9
9
8
5
Jouy
588
231
43
11
13
5
8
4
6
1
0
Lestiou
223
89
16
9
7
1
4
3
J
1
1
Vendeuvre
672
156
58
18
19
10
11
8
10
3
2
Saint-Agil
954
359
64
30
21
20
11
4
7
<?
7
Thury
262
103
31
8
4
3
2
2
2
1
2
Saint-Amant
748
170
61
24
11
12
15
3
6
8
6
Montigny
833
346
57
19
25
16
21
9
7
5
5
Villeneuve
131
14
3
5
1
1
0
0
0
0
0 i
Goussainville
1615
565
184
63
38
34
21
17
15
12
8
Ivry
2247
686
298
96
6L
50
29
34
26
13
19
Total des morts .
10805
1 !
Séparation des 10,805
morts 1
dans les années de la vie où >
3738
963
350
256
178
154
107
99
62
59
ils sont décédés.
Morts avant la fin de leur pre- )
mière, seconde année
etc., >
3738 4701
5051
5307
5485
5639
5746
5845
5907
5966
sur 10,805 sépultures. J
Nombre des personnes entrées ]
dans leur première, seconde '
10805
7067
6104
5754
5498
5320
5166
5059
4960
4898
année, etc., sur 10,805. ]
Saint-André
1728
201
122
94
82
50
35
28
14
8
7
Saint-Hippolyte. . . .
2516
754
361
127
64
60
55
25
16
20
8
Saint-Nicolas
8945
1761
932
414
298
221
162
147
111
64
40
Total des morts.
13189
i
Séparation des 13,189 morts]
dans les années de la vie où <■
2716
1415
635
444
331
252
200
141
92
55
ils sont décédés.
Morts avant la fin de leur pre- 1
mière, seconde année
etc.,
2716
4131
4766
5210
5541
5793
5993
6134
6226
6281
sur 13,i89 sépultures.
Nombre des personnes entrées ]
dans leur première, seconde
13189
10473
9058
8423
7979
7648
7396
7196
7055
6963
année, etc., sur 13,189. 1
Séparation de 23,994mortssur]
les trois paroisses de Paris,
6454
2378
985
700
509
406
307
240
154
114
et sur les douze villages.
Morts avant la fin de leur pre- 1
miere, seconde année
6454
8832
9817
10517
11026 11432 11639
11979
12133
12247
sur 23,994 sépultures.
Nombre des personnes entrées
dans leur première, seconde
23994
17540
15162
14177
12477 12968 12562 12255 12015
11861
année, etc., sur 23,994.
88
DE LA VIEILLESSE
PAROISSES.
MORTS
ANNÉES DE
LA VIE.
ANNÉES DE
LÀ VIE.
11
12
13
14
15
16
17
18
19
20
Clemont
1391
1
6
5
6
5
5
6
6
10
3
13
Brinon
1141
2
12
2
6
4
5
9
4
5
14
Jouy
388
3
0
3
3
1
6
4
4
3
5
Lestiou
223
0
1
0
1
1
1
1
0
0
0
Vandeuvre
672
1
3
3
4
5
6
3
3
4
7
Saint-Agil
934
3
3
3
3
5
2
7
8
5
6
Thury
262
0
0
0
0
1
0
1
1
1
1
Saint^Amant
748
4
4
2
5
1
5
3
6
1
4
Montigny
833
2
4
4
2
4
2
2
3
3
5
Villeneuve
131
0
1
0
O
1
0
2
4
0
1
Goussainville
1615
5
5
9
5
5
2
5
10
9
10
Ivry
2247
9
1
6
4
4
8
7
4
14
10
12
Total des morts.
10805
Séparation des 10,805
morts
dans les années de la vie où
35
44
36
38
41
42
47
67
44
78
ils sont décédés.
Morts avant la fin de leur 11e,]
12e année, etc., sur 10,805
6001
6045
6081
6119
6160
6202
6249
6316
6360
6438
sépultures.
Nombre des personnes entrées
dansleurlie, 12e année, etc.,
4839
4804
4760
4724
4686
4645
4603
4556
4489
4445
sur 10,805.
Saint-André
1728
!
3
9
6
7
10
13
13
11
10
7
Saint-Hippolyte
2516
9
9
6
7
6
5
7
9
7
3
Saint-Nicolas
8945
34
l
38
25
21
33
37
37
28
44
53
Total des morts.
13189
Séparation des 13,189
morts |
dans les années de la vie où
46
56
37
35
49
55
57
48
61
63
ils sont décédés.
Morts avec la fin de leur lie,
12« année, etc., sur 13,189'
6327
6383
6420
6455
6504
6559
6616
6664
6725
6788
sépultures.
Nombre des personnes entrées
dansleurlie , 1 2e année, etc.,
6908
6862
6806
6769
6734
6685
6630
6573
6525
6164
sur 13,189.
Séparation des 23 ,994 morts sur
les trois paroisses de Paris,
81
100
73
73
90
97
104
115
105
141
et sur les douze villages.
Morts avant la fin de leur 11e,
12e année, etc., sur 23,994
12328 12428
12501
12574
12664
12761
12865
12980
13085 13226
j sépultures.
Nombre des personnes entrées
dans leur 1 1 e 1 2e année, etc.,
11747 11666
11566 11493
11420
11330
11233
11129
11014 10909
sur 23,994.
ET DE LA MORT.
89
PAROISSES.
MORTS
ANNÉES DE
LA VIE.
ANNÉES DE
LÀ VIE.
21
22
23
24
25
26
27
28
29
30
Clemont
1391
|
8
9
10
7
22
9
13
10
7
24
Brinon
1141
8
14
7
11
24
9
7
13
6
28
Jouy
588
2
4
4
4
5
2
2
3
4
8
Lestiou
2-23
0
0
3
0
1
1
1
3
1
1
Vandeuvre
672
4
6
8
6
22
3
5
10
1
28
Sain1>-Agil
954
4
6
3
6
11
10
4
9
2
16
Thury
262
1
3
1
1
2
2
0
5
2
2
Saint-Amant
748
7
6
6
4
5
4
4
3
3
8 |
Montigny
833
4
3
10
8
7
3
3
3
0
6
Villeneuve
131
1
4
1
O
1
0
2
1
1
2
Goussainville
1615
6
10
5
6
11
9
9
8
10
10
Ivry
2247
6
15
10
9
10
14
5
9
5
13
Total des morts.
10805
Séparation des 10.S05
morts
dans les années de la vie où
51
80
68
62
121
66
55
77
42
146
ils sont décédés.
Morts avant la fin de leur 21e, 1
22® année, etc., sur 10,805
6480
6569
6637
6699
6820
6886
6941
7018
7060
7206
sépultures.
Nombre des personnes entrées |
dansleur21e, 22® année, etc.,
4367
4316
4236
4168
4106
3985
3919
3864
3787
3745
sur 10,805.
Saint-André
1728
1
9
17
11
9
9
S
17
13
11
21
Saint-Hippolyte —
2516
2
8
7
9
10
13
10
10
9
7
j Saint-Nicolas
8945
31
56
48
41
59
47
53
51
34
63
Total des morts.
13189
Séparation des 13,189
morts 1
dans les années de la
vie où
42
81
66
59
78
68
80
74
54
91
ils sont décédés.
Morts avant la fin de leur 21e,
22e année, etc., sur 13,189
6830
6911
6977
7036
7114
7182
7262
7336
7390
7481
sépultures.
Nombre des personnes entrées
dansleur21e, 22e année, etc..
6401
6359
6278
6212
6153
6075
6007
5927
5853
5799
sur 13,189.
Séparation des 23 ,994 morts sur
les trois paroisses de Paris,
93
161
134
121
199
134
135
151
96
237
et sur les douze villages.
Morts avant la fin de leur 21e,
22e année, etc., sur 23,994
,13319 13480
13614 13735
13934
'.068
14203
14354
14450
14687
sépultures.
Nombre des personnes entrées
dans leur 21e, 22e année, etc.,
10768
10675
10514
10380
10259
1 060
9926
9793
9640
9544
sur 23,994.
90
DE LA VIEILLESSE
PAROISSES.
MORTS
ANNÉES DE
LA YIE.
ANNÉES DE
LA VIE.
31
32
33
34
35
36
37
38
39
40
Clemonl
1391
4
13
14
8
17
12
18
15
3
41
Brinon
1141
6
15
3
4
20
8
8
8
6
37
Jouy
588
2
5
4
3
13
6
7
4
1
20
Lestiou
223
4
4
3
1
6
4
4
1
1
4
Vendeuvre
672
2
9
1
3
17
5
5
4
0
41
Saint-Agil
954
8
7
2
5
18
9
4
5
1
22
Thury.
262
0
3
1
0
7
0
1
2
2
4
Saint-Amant
748
2
8
6
5
7
4
5
5
3
20
Montigny
833
1
10
3
4
8
4
1
2
0
8
Villeneuve
131
1
2
1
0
6
5
0
5
0
7
Goussainville
1615
4
14
6
7
8
8
5
2
7
14
Ivry
2247
8
11
18
10
19
12
13
23
3
27
Total des morts.
10805
1
Séparation des 10,805
morts ]
dans les années de la vie où
42
101
62
50
146
77
71
76
27
245
ils sont décédés.
Morts avant la fin de leur 31®, (
32e année, etc., sur 10,805
7248
7349
7411
7461
7607
7684
7755
7831
7858
8103
sépultures.
Nombre des personnes entrées
dans leur 31e, 32e année,
3599
3557
3456
3394
3344
3198
3121
3050
2974
2947
etc., sur 10,805.
Saint-André
1728
6
10
17
15
21
14
S
19
<
26
Saint-Hippolyte
2516
9
12
13
13
16
21
15
13
10
24
Saint-Nicolas
8945
25
57
41
54
82
75
58
59
46
109
Total des morts .
13189
Séparation des 13,189 morts \
dans les années de la vie où >
40
79
71
82
119
110
81
84
60
159
ils sont décédés.
Morts avant la fin de leur 31®, ]
32® année, etc., sur 13,189 }
7521
7600
7671
7753
7872
7982
8063
8147
8207
8366
sépultures.
Nombre des personnes entrées j
dans leur 31e, 32® année, >
5708
5668
5589
5518
5436
5317
5207
5126
5042
4982
etc., sur 13,189.
Séparation de 23,994 mortssur 1
les trois paroisses de Paris, I
82
180
133
132
265
187,
158
160
87
404
et sur les douze villages. (
Morts avant la fin de leur 31®, )
32® année, etc., sur 23,994 >
14769
14949
15082
15214
15479 15666 15818 15978 16065
16469
sépultures.
Nombre des personnes entrées )
dans leur 31®, 32® année, >
9307
9245
9045
8912
8770
8515
8328
8176
8016
7929
etc., sur 23,994.
ET DE LA MORT
91
PAROISSES.
MORTS
ANNÉES DE
LA VIE.
ANNÉES DE
LA VIE.
41
42
43
44
45
46
47
48
49
50
Clemont
1391
4
10
10
6
20
5
8
5
6
31
Brinon
1141
6
8
3
6
11
5
6
9
0
23
Jouy
588
0
3
0
4
13
3
4
2
0
20
Lestiou
223
0
2
2
0
3
3
0
3
3
5
Vandeuvre
672
1
3
2
2
14
5
3
1
0
31
Saint-Agil
934
2
8
7
3
14
1
3
3
0
24
Thury
262
1
3
1
4
3
0
0
0
O
3
Saint-Amant
748
1
6
2
4
13
3
4
6
0
23
Montigny
833
3
6
5
4
13
6
1
6
1
10
Villeneuve
131
0
3
1
O
2
1
2
3
0
7
Goussainville
1615
10
11
4
5
11
9
5
12
6
15
Ivry
2247
7
19
7
14
22
10
7
12
6
24
Total des morts.
10805
Séparation des 10,805
morts )
dans les années de la vie où >
35
82
44
52
139
51
43
62
22
216
ils sont décédés.
Morts avant la fin de leur 41e, j
42e année, etc., sur 10,805 >
8138
8220
8264
8316
8455
8506
8549
8611
8633
8849
sépultures.
Nombre des personnes entrées J
dansleur41e, 42e année, etc., >
2702
2667
2585
2541
2489
2350
2299
2256
2194
2172
sur 10,805.
Saint-André
1728
5
19
12
10
24
21
9
13
10
24
Saint-Hippolyte....
2516
4
18
14
9
33
14
13
15
12
20
Saint^Nicolas
8945
37
73
58
45
111
54
47
68
50
120
Total des morts.
13189
Séparation des 13,189
morts 1
dans les années de la vie où >
46
110
84
64
168
89
69
96
72
164
ils sont décédés.
Morts avant la fin de leur 41e, )
42e année, etc., sur 13,189 V
8412
8522
8606
8670
8838
8927
8996
9092
9164
9328
sepnltures.
Nombre des personnes entrées )
dansleur41e,42eannée,etc., t
4823
4777
4667
4583
4519
4351
4262
4193
4097
4025
sur 13,189.
Séparation des 23 ,994 morts sur
les trois paroisses de Paris,
81
192
128
116
307
140
112
158
94
380
et sur les douze villages.
Morts avant la fin de leur 41e,
42e année, etc., sur 23,994
16550 16742
16870
16986
17293
17433
17545
17703
17797 18177
sépultures.
Nombre des personnes entrées
dans leur 41e, 42e année, etc.,
7525
7444
7252
7124
7008
6701
6561
6449
6291
6197
sur 23,991.
92
DE LA VIEILLESSE
PAROISSES.
ANNÉES DE
LA VIE.
ANNÉES DE
LA VIE.
MORTS
51
52
53
54
55
56
57
58
59
60
Clemont
1391
0
5
5
5
14
5
5
4
4
52
Brinon
1141
1
3
3
2
10
6
2
3
0
24
Jouy
588
2
3
2
5
7
4
5
2
0
20
Lestiou
223
1
1
0
0
2
2
0
3
0
2
Vendeuvre
672
0
2
1
1
13
1
1
2
0
35
Saint-Agil
954
3
9
2
2
10
3
5
3
3
22
Thury
262
0
0
1
1
4
0
1
3
1
6
Saint-Amant
748
1
4
4
4
6
5
4
7
2
27
Montigny
833
2
5
2
5
10
3
4
9
2
13
Villeneuve
131
2
1
0
1
0
3
1
2
1
4
Goussainville
1615
4
9
5
9
6
10
10
10
3
24
Ivry
2247
6
14
13
9
29
12
13
13
3
40
Total des morts.
10805
| |
|
Séparation des 10,805
morts ]
dans les années de la vie où
22
56
38
44
111
54
51
61
19
269
ils sont décédés.
Morts avant la fin de leur 51®, t
52® année, etc., sur, 10,805
8871
8927
8965
9009
9120
9174
9225
9286
9305
9574
sépultures.
Nombre des personnes entrées '
dans leur 51e, 52® année,
1956
1934
1878
1840
1796
1685
1631
1580
1519
1500
etc., sur 10,805.
Saint-André
1728
7
18
8
10
19
11
15
17
11
46
Saint-Hippolyte
2516
10
19
6
10
25
9
15
18
12
35
Saint-Nicolas
8945
40
59
49
46
125
56
48
86
48
184
Total des morts.
13189
Séparation des 13,189 morts \
dans les années de la vie où >
57
96
63
66
169
76
78
121
71
265
ils sont décédés.
ons avan 'la fin de leur 51®, )
i
52® année, etc., sur 13,189 1
9385
9481
9544
9610
9779
9855
9933 10054 10125
10390
sépultures.
Nombre des personnes entrées 1
dans leur 51®, 52® année, >
3861
3804
3708
3645
3579
3410
3334
3256
3135
3064
etc., sur 13,189.
Séparation de 23,994 mortssur 1
1
les trois paroisses de Paris, t
79
152
101
110
280
130
1291
182;
90
534
et sur les douze villages. 1
|
I
Morts avant la fin de leur 51®, )
1
!
52® année, etc., sur 23,994 >
18256
18408
18509
18619
18899
19029 19158
19340 19430
19964
sépultures,
i
1
Nombre des personnes entrées )
dans leur 51®, 52® année, >
5817
5738
5586
5485
5375
5095
4965
4836
4654
4564
etc., sur 23,994.
ET DE LA MORT.
93
PAROISSES.
ANNÉES DE
LA VIE.
ANNÉES DE
LA VIE.
61
62
63
64
65
66
67
68
69
70
Clemont
1391
1
2
6
5
2
5
5
3
4
1
11
Brinon
1141
1
3
4
7
7
6
3
6
0
6
Jouy
S88
0
5
2
4
5
2
1
1
1
3
Lestiou
223
0
0
1
0
3
1
1
0
1
0
Vandeuvre
672
0
0
1
1
5
3
0
2
1
9
Saint-Agil
934
3
2
7
5
7
3
6
5
2
19
Thury
262
0
3
2
2
2
1
3
1
0
7
Saint-Amant
748
0
4
3
4
12
7
5
6
6
18
Montigny
883
3
7
5
5
7
6
2
5
1
9
Villeneuve
131
3
0
1
1
2
3
0
1
0
4
Goussainville
1615
6
9
7
6
13
17
13
15
5
16
Ivry
2247
3
I
12
12
11
14
21
5
23
7
31
Total des morts.
10805
Séparation des 10,805
morts 1
dans les années de la vie où
21
51
50
48
82
75
42
69
25
133
Us sont décédés.
Morts avant la fin de leur 61e, 1
62« année, etc., sur 10,805 /
9595
9646
9696
9744
9826
9901
9943
10012
10037
10170
sépultures.
Nombre des personnes entrées )
dansleur61e, 62e année, etc., 1
1231
1210
1159
1109
1061
979
904
862
793
768
sur 10,805.
Saint-André
1728
11
21
19
17
20
27
21
25
9
36
Saint-Hippolyte —
2516
7
28
21
23
25
19
12
20
13
35 I
Saint-Nicolas
8945
42
77
71
73
95
95
67
115
50
177
Total des morts.
13189
Séparation des 13,189 morts 1
1
dans les années de la vie où >
60
126
111
113
140
141
100
160
72
248
ils sont décédés.
Morts avant la fin de leur 61e, 1
62e année, etc., sur 13,189 >
10450
10576
10687
10800
10940
11081
11181
11341
11413
11661
sépultures.
Nombre des personnes entrées )
dansleur6ie 62e année, etc..
2799
2739
2613
2502
2389
2249
2108
2008
1848
1776
sur 13,189.
Séparation des 23,994morts sur
les trois paroisses de Paris,
81
177
161
161
122
216
142
229
97
381
et sur les douze villages.
Morts avant la fin de leur 61e,
62e année, etc., sur 23,994
20045 20222
20383 20544
20766
20982
21124
21353
21450 21831
sépultures.
Nombre des personnes entrées
dans leur Gi e,62e année, etc.,
4030
3949
3772
3611
3450
3228
3012
2870
2641
2544
sur 23,994.
94
DE LA VIEILLESSE
PAROISSES.
MORTS
AN
NÉES DE
LA V
IE.
ANNÉES DE
LA VIE.
71
72
| 73
1
74
75
76
77
78
79
80
Clemont
1391
1
3
1
3
5
1
1
2
2
6
Brinon
1141
2
12
2
0
4
2
0
3
0
3
Jouy
588
1
2
0
1
1
0
0
0
0
2
1 Lestiou
223
0
2
0
0
0
0
0
0
0
1
Vendeuvre
672
1
4
0
0
3
0
1
0
0
7
Saint-Agil
954
1
11
5
5
8
0
3
4
0
6
Tliury
262
0
2
1
0
0
0
1
0
0
3
Saint-Amant
748
3
10
2
2
13
2
4
4
2
17
Montigny
833
2
8
3
2
9
1
4
2
0
5
Villeneuve
131
0
3
0
0
0
0
2
1
1
1
Goussainville
1615
8
22
12
12
16
6
6
8
1
17
Ivry
2247
6
21
11
19
24
12
11
14
9
19
Total des morts.
10805
| j
Séparation des 10,805
morts ,
dans les années de la vie où
25
100
37
44
88
24
33
38
15
89
ils sont décédés.
Morts avant la fin de leur 71®,
72® année, etc., sur 10,805
10195 10295
10332
10376
10464
10488 10521
10559
10574
10663
sépultures.
J
j Nombre des personnes entrées
dans leur 71e, 72« année,
635
610
510
473
429
341
317
284
246
231
etc., sur 10,805.
Saint-André
1728
9
25
14
19
20
16
10
25
8
17 j
Saint-Hippolyte. . . .
2516
10
28
5
15
23
11
18
15
8
18
Saint-Nicolas
8945
64
118
53
90
127
63
59
69
30
121
Total des morts.
13189
1
Séparation des 13,189 morts 1
dans les années de la vie où >
83
171
72
124
170
90
87
109
46
156
ils sont décédés.
1
Morts avant la fin de leur 71®, )
!
i
72® année, etc., sur 13,189 >
11744
11915
11987 12111 12281 12371
12458 12567
12613
12769
sépultures.
1
Nombre des personnes entrées 1
dans leur 71®, 72® année, >
1528
1445
1274
1202
1078
908
818
731
622
576
etc., sur 13,189.
1
Séparation de 23,994 mortssnr 1
1
1
1
les trois paroisses de Paris, !
108
271
109
168
258
114
120
61
245
et sur les douze villages. (
147 j
Morts avant la fin de leur 71®,|
1
1
1
72® année, etc., sur 23,994 >
21939
22210
22319
22487
22745 22859 22979
23126 23187
23432
sépultures,
|
1
1
{ Nombre des personnes entrées )
j
I
1
dans leur 71®, 72® année,!
2160
2155
1784
1675
1507 1
1249
1135
1015
868
807
etc., sur 23,994.
1
1
ET DE LA MORT.
95
PAROISSES.
MORTS
AN
fNÉES DE
LA A
IE.
ANNÉES DE
LA VIE.
81
82
83
84
85
86
87
88
89
90
Clemout
1391
0
0
0
3
0
1
0
0
1
Brinou
1141
1
Jouy
588
0
0
0
O
0
O
0
1
Lestiou
223
0
0
0
0
1
Vendeuvre
672
0
0
0
0
0
0
i
1
Saint-Agil
954
0
0
0
0
0
0
0
0
0
2
Thury
262
Saint-Amant
748
1
3
1
3
4
0
1
2
0
4
Montigny
833
1
4
1
1
0
0
0
0
0
1
Villeneuve
131
0
0
0
0
0
0
0
0
1
Goussainville
1615
6
9
5
7
2
4
4
2
2
Ivry
2247
7
14
4
7
5
4
2
3
1
2
Total des morts .
10805
1
Séparation des 10,805
morts )
dans les années de la vie où >
16
30
11
21
12
9
8
9
5
9
ils sont décédés.
Morts avant la tin de leur 8 le, j
82e année, etc., sur 10,805 >
10679 10709 10720
10741
10753
10762
10770
10779
10784
10793
sépultures.
Nombre des personnes entrées j
dans leur 81e, 82e année, /
142
126
96
85
64
52
43
35
26
21
etc., sur 10,805.
)
Saint-André
1728
4
10
8
7
3
7
4
5
2
4
Saint-Hippolyte
2516
4
S
16
4
10
4
1
4
2
2
Saint-Nicolas
8945
32
41
37
25
35
19
20
25
4
17
Total des morts.
13189
!
Séparation des 13,189 morts')
dans les années de la vie où I
40
56
61
36
48
30
25
34
8
23
ils sont décédés.
1
Morts avant la fin de leur 81e, )
1
82e année, etc., sur 13,189 t
12809 12865
12926 12962 13010
13040
13065 13099
13107
13130
sépultures.
1
Nombre des personnes entrées )
1
dans leur 81e, 82e année, >
420
380
324
227
179
149
124
90
82
etc., sur 13,189.
263 j
Séparation de 23,994 mortssur )
1
les trois paroisses de Paris, l
56
86
72
57
50
39
33
43
13
32
et sur les douze villages.
Morts avant la lin de leur 8 le, )
82e année, etc., sur 23,994 >
23488
23574
23646
23703
23763 23802 23835
23878 23891
23923
sépultures.
Nombre des personnes entrées i
dans leur 8le, 82e année,?
562
506
420
348
291
231
192
159
116
103
etc., sur 23,994.
96
DE LA VIEILLESSE
PAROISSES.
MORTS
ANNÉES DE
LA VIE.
ANNÉES DE
LA VIE.
91
92
93
94
95
96
97
98
99
100
Clemont
1391
1
Brinon
1141
1
|
Jûuy...
588
I
Lestiou
2-23
Vandeuvre
672
Saint-Agil
934
0
0
0
0
0
0
0
0
0
1
Tliury
262
Saint-Amant
748
1
1
0
0
2
1
0
3
Montigny
833
Villeneuve
131
Goussainville
1615
Ivry
2247
0
2
0
0
1
Total des morts .
10805
i
1
Séparation des 10,805
morts
dans les années de la vie où
1
3
0
0
3
1
0
3
0
1
ils sont décédés.
Morts avant la fin de leur 91®, |
92e année, etc., sur 10,805 /
10794
10797
10797
10797
10800
10801
10801
10804
10804
10805
sépultures.
Nombre des personnes entrées
dansleur9le, 92e année, etc.,
12
11
8
8
8
5
4
4
1
1
sur 10,805.
Saint-André
1728
0
2
1
2
0
1
1
0
0
o ;
Saint-Hippolyte
2516
2
2
1
1
2
1
0
1
Saint-Nicolas
8945
5
9
5
4
5
2
1
4
1
4
Total des morts.
13189
Séparation des 13,189
morts )
1
dans les années de la vie où >
7
13
7
7
7
4
2
5
1
4
ils sont décédés.
Morts avant la fin de leur 9le, j
|
92e année, etc., sur 13,189}
13137
13150
13157
13164
13171
13175
13177
13182
13183
13187
sépultures.
Nombre des personnes entrées )
dansleurùle ,92e année, etc., I
59
52
39
32
25
18
14
12
7
6
sur 13,189.
Séparation des23,994mortssur i
les trois paroisses de Paris,
8
16
7
7
10
5
2
8
1
5
et sur les douze villages. 1
Morts avant la fin de leur 91e,
|
92e année, etc., sur 23,994
23931 23947
23954 23961
23971
23976
23978
239S6,
23987 23992
sépultures.
1
Nombre des personnes entrées j
1
1
dansleurOie 92e année, etc.,
71 i
63
47
41
33
23
18
161
8 j
7
sur 23,994.
1
1
1
ET DE LA MORT.
97
On peut tirer plusieurs connaissances utiles de cette table que M. Dupré
a faite avec beaucoup de soin, mais je me bornerai ici à ce qui regarde les
degrés de probabilité delà durée de la vie. On peut observer que dans les
colonnes qui répondent à 10, 20, 30, 40, 50, 60, 70, 80 ans, et aux
autres nombres ronds , comme 25 , 35 , etc. , il y a dans les paroisses de
campagne beaucoup plus de morts que dans les colonnes précédentes ou
suivantes : cela vient de ce que les curés ne mettent pas sur leurs registres
l’âge au juste, mais à peu près ; la plupart des paysans ne savent pas leur
âge à deux ou trois années près ; s’ils meurent à 58 ou 59 ans, on écrit
60 ans sur le registre mortuaire; il en est de même des autres termes en
nombres ronds, mais cette irrégularité peut aisément s’estimer par la loi de
la suite des nombres, c’est-à-dire par la manière dont ils se succèdent dans
la table : ainsi cela ne fait pas un grand inconvénient.
Par la table des paroisses de la campagne il paraît que la moitié de tous
les enfants qui naissent meurent à peu près avant l’âge de quatre ans révo-
lus; par celle des paroisses de Paris il paraît au contraire qu’il faut seize
ans pour éteindre la moitié des enfants qui naissent en même temps : cette
grande différence vient de ce qu’on ne nourrit pas à Paris tous les enfants
qui y naissent, même à beaucoup près. On les envoie dans les campagnes,
où il doit par conséquent mourir plus de personnes en bas âge qu’à Paris;
mais en estimant les degrés de mortalité par les deux tables réunies, ce qui
me paraît approcher beaucoup de la vérité, j’ai calculé les probabilités de ln
durée de la vie comme il suit :
d llù.
0
1
2
3
4
3
6
7
8
9
10
11
12
13
14
13
16
17
18
19
20
21
22
23
24
25
26
27
28
DE LA VIEILLESSE
TABLE
DES PROBABILITÉS DE LA DURÉE DE LA VIE.
DURÉE
DE LA VIE.
AGE.
DURÉE
DE LA VIE.
AGE.
DURÉE
DE LA VIE.
années.
mois.
ans.
années.
mois.
ans.
années.
mois. |
8
0
29
28
6
58
12
3
33
0
30
28
0
59
11
8
38
0
31
27
6
60
11
1
40
0
32
26
11
61
10
6
41
0
33
26
3
62
10
0
41
6
84
25
7
63
9
6
42
0
35
25
0
64
9
0
42
3
36
24
5
65
8
6
41
6
37
23
10
66
8
0
40
10
38
23
3
67
7
6
40
2
39
22
8
68
7
0
39
6
40
22
1
69
6
• 7
38
9
41
21
6
70
6
2
38
1
42
20
11
71
5
8
37
S
43
20
4
72
5
4
36
9
44
19
9
73
5
0
36
0
45
19
3
74
4
9
35
4
46
18
9
75
4
6
34
8
47
18
2
76
4
O
34
0
48
17
8
77
4
1
33
5
49
17
2
78
3
11
32
11
50
16
7
79
3
9
32
4
51
16
0
80
3
7
31
10
52
15
6
81
3
5
31
3
53
15
0
82
3
3
30
9
54
14
6
83
3
2
3(1
2
55
14
0
84
3
1
29
7
56
13
5
85
3
0
29
0
57
12
10
ET DE LA MORT.
99
On voit par cette table qu’on peut espérer raisonnablement, c'est-à-dire,
parier un contre un qu’un enfant qui vient de naître, ou qui a zéro d’âge,
vivra huit ans; qu’un enfant qui a déjà vécu un an, ou qui a un an d’âge,
vivra encore trente-trois ans; qu’un enfant de deux ans révolus vivra
encore trente-huit ans; qu’un homme de vingt ans révolus vivra encore
trente-trois ans cinq mois ; qu’un homme de trente ans vivra encore vingt-
huit ans, et ainsi de tous les autres âges.
On observera 1° que l’âge auquel on peut espérer une plus longue durée
de vie est l’âge de sept ans, puisqu’on peut parier un contre un qu’un enfant
de cet âge vivra encore 42 ans 3 mois; 2° qu’à l’âge de douze ou treize ans
on a vécu le quart de sa vie, puisqu’on ne peut légitimement espérer que 38
ou 39 ans déplus, et de même qu’à l’âge de 28 ou 29 ans on a vécu la moitié
de sa vie, puisqu’on n’a plus que 28 ans à vivre, et enfin qu’avant 50 ans
on a vécu les trois quarts de sa vie, puisqu’on n’a plus que 16 ou 17 ans à
espérer. Mais ces vérités physiques si mortifiantes en elles-mêmes peuvent se
compenser par des considérations morales : un homme doit regarder comme
milles les 15 premières années de sa vie; tout ce qui lui est arrivé, tout ce
qui s’est passé dans ce long intervalle de temps est efiacé de sa mémoire,
ou du moins a si peu de rapport avec les objets et les choses qui l’ont occupé
depuis, qu’il ne s’y intéresse en aucune façon; ce n’est pas la même succes-
sion d’idées, ni, pour ainsi dire, la même vie ; nous ne commençons à vivre
moralement que quand nous commençons à ordonner nos pensées, à les
tourner vers un certain avenir, et à prendre une espèce de consistance,
un état relatif à ce que nous devons être dans la suite. En considérant la
durée de la vie sous ce point de vue qui est le plus réel, nous trouverons
dans la table qu’à l’âge de 25 ans on n’a vécu que le quart de sa vie, qu’à
l’âge de 38 ans on n’en a vécu que la moitié, et que ce n’est qu’à l’âge de
56 ans qu’on a vécu les trois quarts de sa vie *.
i . « Près d’un sixième des enfants meurent dans la première année ; un cinquième ne par-
ce vient pas à l’àge de deux ans , un quart à l’âge de quatre ans , et un tiers à l’âge de qua-
« torze ans. Il en reste la moitié à quarante-deux ans , le tiers à soixante-deux ans , le quart à
« soixante-neuf ans, le cinquième à soixante et treize ans, et le sixième à soixante et quinze
« ans. .. En France, il nait annuellement 970,000 enfants : sur ce nombre , il en parvient à l’âge
« de vingt ans 613,981 La somme de toutes les populations partielles donne 36,243,357 pour
« la population entière de la France. Cette population correspond aux 070,000 naissances qui
« ont annuellement lieu en France. » ( Voyez Y Ann du Bur. des longit. )
DES SENS
i
DU SENS DE LA VUE.
Après avoir donné la description des différentes parties qui composent le
corps humain, examinons ses principaux organes; voyons le développement
et les fonctions des sens, cherchons à reconnaître leur usage dans toute son
étendue, et marquons en même temps les erreurs auxquelles nous sommes,
pour ainsi dire, assujettis par la nature.
Les yeux paraissent être formés de fort bonne heure dans le fœtus ; ce
sont même des parties doubles celles qui paraissent se développer les pre-
mières dans le petit poulet, et j’ai observé sur des œufs de plusieurs espèces
d’oiseaux et sur des œufs de lézards que les yeux étaient beaucoup plus gros
et plus avancés dans leur développement que toutes les autres parties doubles
de leur corps : il est vrai que dans les vivipares, et en particulier dans le
fœtus humain, ils ne sont pas à beaucoup près aussi gros à proportion qu’ils
le sont dans les embryons des ovipares, mais cependant ils sont plus formés
et ils paraissent se développer plus promptement que toutes les autres parties
du corps. Il en est de même de l’organe de l’ouïe : les osselets de l’oreille
sont entièrement formés dans le temps que d’autres os qui doivent devenir
beaucoup plus grands que ceux-ci n’ont pas encore acquis les premiers
degrés de leur grandeur et de leur solidité; dès le cinquième mois, les osse-
lets de l’oreille sont solides et durs ; il ne reste que quelques petites parties
qui sont encore cartilagineuses dans le marteau et dans l’enclume ; l’étrier
achève de prendre sa forme au septième mois, et dans ce peu de temps tous
ces osselets ont entièrement acquis dans le fœtus la grandeur, la forme et la
dureté qu’ils doivent avoir dans l’adulte.
Il paraît donc que les parties auxquelles il aboutit une plus grande quan-
tité de nerfs sont les premières qui se développent. Nous avons dit que la
vésicule qui contient le cerveau, le cervelet et les autres parties simples 2 du
milieu de la tête, est ce qui paraît le premier, aussi bien que l’épine du dos,
ou plutôt la moelle allongée qu’elle contient : cette moelle allongée, prise
dans toute sa longueur, est la partie fondamentale du corps et celle qui est
la première formée3; les nerfs sont donc ce qui existe le premier, et les
1. Cette seconde partie de Y Histoire naturelle de l'homme forme la seconde partie du troisième
volume de l’édition in-4° de l’Imprimerie royale, volume publié en 1749.
2. Voyez la note de la page 628 du Ier volume.
3. Selon Harvey, c’est le cœur qui est le premier formé (Ier vol. , p. 483) ; selon Malpigni,
c’est la tête et l 'épine du dos ( Ier vol., p. 487 ). On peut croire que les ébauches de toutes les par-
ties sont formées en même temps ; mais , de toutes les parties , celle qui m’a paru se développer
la première est en effet , comme le dit ici Buffon , après Malpighi , le système nerveux central :
'e cerveau et la moelle épinière.
DU SENS DE LA. VUE.
101
organes auxquels il aboutit un grand nombre de différents nerfs, comme les
oreilles, ou ceux qui sont eux-mêmes de gros nerfs épanouis, comme les
yeux, sont aussi ceux qui se développent le plus promptement et les
premiers.
Si l’on examine les yeux d’un enfant quelques heures ou quelques jours
après sa naissance, on reconnaît aisément qu’il n’en fait encore aucun usage;
cet organe n’ayant pas encore assez de consistance, les rayons de la lumière
ne peuvent arriver que confusément sur la rétine ; ce n’est qu’au bout d’un
mois ou environ qu’il paraît que l’œil a pris de la solidité et le degré de ten-
sion nécessaire pour transmettre ces rayons dans l’ordre que suppose la
vision; cependant alors même, c’est-à-dire au bout d’un mois, les yeux des
enfants ne s’arrêtent encore sur rien : ils les remuent et les tournent indiffé-
remment, sans qu’on puisse remarquer si quelques objets les affectent réel-
lement; mais bientôt, c’est-à-dire à six ou sept semaines, ils commencent à
arrêter leurs regards sur les choses les plus brillantes, à tourner souvent les
yeux et à les fixer du côté du jour, des lumières ou des fenêtres; cependant
l’exercice qu’ils donnent à cet organe ne fait que le fortifier sans leur donner
encore aucune notion exacte des différents objets, car le premier défaut du
sens de la vue est de représenter tous les objets renversés1. Les enfants,
avant que de s’être assurés par le toucher de la position des choses et de
celle de leur propre corps, voient en bas tout ce qui est en haut, et en haut
tout ce qui est en bas : ils prennent donc par les yeux une fausse idée de la
position des objets. Un second défaut, et qui doit induire les enfants dans une
autre espèce d’erreur ou de faux jugement, c’est qu’ils voient d’abord tous
les objets doubles2, parce que dans chaque œil il se forme une image du même
objet : ce ne peut encore être que par l’expérience du toucher qu’ils acquiè-
rent la connaissance nécessaire pour rectifier cette erreur et qu’ils appren-
nent en effet à juger simples les objets qui leur paraissent doubles. Cette
erreur de la vue, aussi bien que la première, est dans la suite si bien recti-
fiée par la vérité du toucher, que, quoique nous voyions en effet tous les
1. Rien n’est moins prouvé que cette assertion. Dans la question, depuis si longtemps agitée,
de la vision droite ou renversée , le premier point est de savoir si nous voyons les objets dans
l’œil , ou hors de l’œil.
Condillac prétend que la sensation , produite dans l’œil : « reste dans l’œil , et ne s’étend
«point au delà. » ( Traité des sensations. — Extrait raisonné. — Précis de la première
partie. ) Il est facile de s’assurer, par des observations faites sur de jeunes animaux, que dès
que le petit animal voit, il voit les objets hors de l’œil, et les voit où ils sont. Le petit poulet, à
peine éclos, voit un grain de blé où ce grain se trouve, puisque son bec frappe juste. Un petit
ruminant, à peine né, se met à courir et ne se heurte point contre les objets. Le petit cheval
fait de même. (Voyez mon livre sur l 'Instinct et l’intelligence des animaux, au chapitre
intitulé : Rôle des sens. )
2. Seconde assertion, qui n’est pas mieux prouvée que la première. Toutes les fois que l’objet
se peint sur des parties correspondantes des deux rétines, nous voyons l’objet simple. Si nous
pressons légèrement de côté l’un des deux yeux, l’objet parait double, parce que les deux images
ne tombent plus sur des parties correspondantes des deux rétines.
102
DU SENS DE LA VUE.
objets doubles et renversés, nous nous imaginons cependant les voir réelle-
ment simples et droits, et que nous nous persuadons que cette sensation par
laquelle nous voyons les objets simples et droits, qui n’est qu’un jugement
de notre âme occasionné par le toucher, est une appréhension réelle pro-
duite par le sens de la vue : si nous étions privés du toucher, les yeux nous
tromperaient donc non-seulement sur la position, mais aussi sur le nombre
des objets.
La première erreur est une suite de la conformation de l’œil, sur le fond
duquel les objets se peignent dans une situation renversée, parce que les
rayons lumineux qui forment les images de ces mêmes objets ne peuvent
entrer dans l’œil qu’en se croisant dans la petite ouverture de la pupille. On
aura une idée bien claire de la manière dont se fait ce renversement des
images, si l’on fait un petit trou dans un lieu fort obscur : on verra que les
objets du dehors se peindront sur la muraille de cette chambre obscure dans
une situation renversée, parce que tous les rayons qui partent des différents
points de l’objet ne peuvent pas passer par le petit trou dans la position et
dans l’étendue qu’ils ont en partant de l’objet, puisqu’il faudrait alors que le
trou fût aussi grand que l’objet même; mais comme chaque partie, chaque
point de l’objet renvoie des images de tous côtés, et que les rayons qui
forment ces images partent de tous les points de l’objet comme d’autant de
centres, il ne peut passer par le petit trou que ceux qui arrivent dans des
directions différentes ; le petit trou devient un centre pour l'objet entier,
auquel les rayons de la partie d’en haut arrivent aussi bien que ceux de la
partie d’en bas, sous des directions convergentes : par conséquent ils so
croisent dans ce centre et peignent ensuite les objets dans une situation
renversée .-
Il est aussi fort aisé de se convaincre que nous voyons réellement tous les
objets doubles, quoique nous les jugions simples : il ne faut pour cela que
regarder le même objet, d’abord avec l’œil droit, on le verra correspondre à
quelque point d’une muraille ou d’un plan que nous supposons au delà de
l’objet; ensuite, en le regardant avec l’œil gauche, on verra qu’il correspond
à un autre point de la muraille, et enfin, en le regardant des deux yeux, on
le verra dans le milieu, entre les deux points auxquels il correspondait aupa-
ravant1 : ainsi, il se forme une image dans chacun de nos yeux, nous voyons
l’objet double, c’est-à-dire nous voyons une image de cet objet à droite et
une image à gauche, et nous le jugeons simple et dans le milieu parce que
nous avons rectifié par le sens du toucher cette erreur de la vue. De même si
l’on regarde des deux yeux deux objets qui soient à peu près dans la même
1. Dans cette expérience, l’objet est toujours vu à sa place : seulement, chaque œil n’en voit
pleinement que la moitié qui est de son côté. Si en effet , tandis que nous regardons un objet avec
les deux yeux , nous en fermons un , l’autre est aussitôt obligé de se tourner plus complètement
vers l’objet pour le voir tout entier.
DU SENS DE LA VUE.
103
direction par rapport à nous, en fixant les yeux sur le premier, qui est le
plus voisin, on le verra simple, mais en même temps on verra double celui
qui est le plus éloigné ; et au contraire, si l’on fixe ses yeux sur celui-ci, qui
est le plus éloigné, on le verra simple, tandis qu’on verra double en même
temps l’objet le plus voisin 1 : ceci prouve encore évidemment que nous
voyons en effet tous les objets doubles, quoique nous les jugions simples,
et que nous les voyons où ils ne sont pas réellement, quoique nous les
jugions où ils sont en effet. Si le sens du toucher ne rectifiait donc pas le
sens de la vue dans toutes les occasions, nous nous tromperions sur la posi-
tion des objets, sur leur nombre et encore sur leur lieu2 ; nous les jugerions
renversés, nous les jugerions doubles, et nous les jugerions à droite et à
gauche du lieu qu’ils occupent réellement; et si au lieu de deux yeux nous
en avions cent, nous jugerions toujours les objets simples, quoique nous les
vissions multipliés cent fois.
Il se forme donc dans chaque œil une image de l’objet, et lorsque ces
deux images tombent sur les parties de la rétine qui sont correspondantes,
c’est-à-dire qui sont toujours affectées en même temps , les objets nous
paraissent simples , parce que nous avons pris l’habitude de les juger tels ;
mais si les images des objets tombent sur des parties de la rétine qui ne sont
pas ordinairement affectées ensemble et en même temps, alors les objets
nous paraissent doubles, parce que nous n’avons pas pris l’habitude de
rectifier cette sensation, qui n’est pas ordinaire3; nous sommes alors dans
le cas d’un enfant qui commence à voir et qui juge en effet d’abord les objets
doubles. M. Cheselden rapporte dans son Anatomie, page 342, qu’un homme
étant devenu louche par l’effet d’un coup à la tête, vit les objets doubles
pendant fort longtemps, mais que peu à peu il vint à juger simples ceux qui
lui étaient les plus familiers , et qu’enfin après bien du temps il les jugea
tous simples comme auparavant, quoique ses yeux eussent toujours la mau-
vaise disposition que le coup avait occasionnée. Cela ne prouve-t-il pas
encore bien évidemment que nous voyons en effet les objets doubles, et que
ce n’est que par l’habitude4 que nous les jugeons simples? et si l’on demande
1. Mais , s’il en est ainsi, si le même objet est tantôt vu simple , et tantôt vu double , que fait
donc le toucher à la vue? Pourquoi corrige-t-il la vue dans un cas, et ne la corrige-t-il pas dans
l’autre ? Pourquoi la corrige-t-il une fois pour l’objet le plus éloigné , et une autre fois pour l’objet
le plus proche ?
a. Un homme, qui serait privé du sens du toucher, se tromperait donc sur tout, sur la
position des objets, sur leur nombre, sur leur lieu. Buffon l’assure. D’Alembert écrivait après
Buffon , et voici ce qu’il écrivait : « Rien n’est moins satisfaisant, il faut l’avouer, que les rai-
« sonnements des philosophes sur les moyens par lesquels l’œil juge de la distance , de la gran-
« deur apparente des objets, etc., etc. » ( Éléments de philosophie, ch. xviii. Optique. )
3. Les objets paraissent doubles, et le paraissent en dépit du jugement : voilà le fait. Ce
qui reste à prouver, c’est l’assertion de Buffon, savoir, que l'habitude parviendrait à rectifier
cette sensation.
4. Est-ce par Yliabitude? N’est-ce pas, au contraire, parce que l’œil louche parvient à se
placer de manière que l’image tombe enfin sur les points correspondants des deux rétines ?
104
DU SENS DE LA VUE.
pourquoi il faut si peu de temps aux enfants pour apprendre à les juger
simples, et qu’il en faut tant à des personnes avancées en âge, lorsqu’il leur
arrive par accident de les voir doubles, comme dans l’exemple que nous
venons de citer, on peut répondre que les enfants n’avant aucune habitude
contraire à celle qu’ils acquièrent, il leur faut moins de temps pour rectifier
leurs sensations , mais que les personnes qui ont pendant 20 , 30 ou 40 ans
vu les objets simples , parce qu’ils tombaient sur deux parties correspon-
dantes de la rétine , et qui les voient doubles parce qu’ils ne tombent plus
sur ces mêmes parties, ont le désavantage d’une habitude contraire à celle
qu’ils veulent acquérir, et qu’il faut peut-être un exercice de 20, 30 ou
40 ans pour effacer les traces de cette ancienne habitude de juger; et l’on
peut croire que s’il arrivait à des gens âgés un changement dans la direction
des axes optiques de l’œil, et qu’ils vissent les objets doubles, leur vie ne
serait plus assez longue pour qu’ils pussent rectifier leur jugement en effa-
çant les traces de la première habitude, et que par conséquent ils verraient
tout le reste de leur vie les objets doubles.
Nous ne pouvons avoir par le sens de la vue aucune idée des distances;
sans le toucher tous les objets nous paraîtraient être dans nos yeux1, parce
que les images de ces objets y sont en effet; et un enfant qui n’a encore rien
touché doit être affecté comme si tous ces objets étaient en lui-même ; il les
voit seulement plus gros ou plus petits, selon qu’ils s’approchent ou qu’ils
s’éloignent de ses yeux; une mouche qui s’approche de son œil doit lui
paraître un animal d’une grandeur énorme; un cheval ou un bœuf qui en
est éloigné lui paraît plus petit que la mouche : ainsi il ne peut avoir par ce
sens aucune connaissance de la grandeur relative des objets, parce qu’il n’a
aucune idée de la distance à laquelle il les voit ; ce n’est qu’après avoir
mesuré la distance en étendant la main ou en transportant son corps d’un
lieu à un autre, qu’il peut acquérir cette idée de la distance et de la grandeur
des objets : auparavant il ne connaît point du tout cette distance , et il ne
peut juger de la grandeur d’un objet que par celle de l’image qu’il forme
dans son œil. Dans ce cas le jugement de la grandeur n’est produit que par
l’ouverture de l’angle formé par les deux rayons extrêmes de la partie supé-
rieure et de la partie inférieure de l’objet : par conséquent il doit juger
grand tout ce qui est près, et petit tout ce qui est loin de lui; mais après
avoir acquis par le toucher ces idées de distance, le jugement de la gran-
deur des objets commence à se rectifier; on ne se fie plus à la première
appréhension qui nous vient par les yeux pour juger de cette grandeur, on
lâche de connaître la distance, on cherche en même temps à reconnaître
l’objet par sa forme, et ensuite on juge de sa grandeur.
11 n’est pas douteux que dans une file de vingt soldats, le premier, dont
je suppose qu’on soit fort près, ne nous parût beaucoup plus grand que le
1. Voyez la note 1 de la page 101.
DU SENS DE LA VUE.
105
dernier si nous en jugions seulement par les yeux, et si par le toucher nous
n’avions pas pris l’habitude de juger également grand le même objet, ou des
objets semblables, à différentes distances. Nous savons que le dernier soldat
est un soldat comme le premier, dès lors nous le jugeons de la même gran-
deur1, comme nous jugerions que le premier serait toujours de la même
grandeur quand il passerait de la tête à la queue de la file ; et comme nous
avons l’habitude de juger le même objet toujours également grand à toutes
les distances ordinaires auxquelles nous pouvons en reconnaître aisément
la forme, nous ne nous trompons jamais sur cette grandeur que quand la
distance devient trop grande, ou bien lorsque l’intervalle de cette distance
n’est pas dans la direction ordinaire ; car une distance cesse d’être ordi-
naire pour nous toutes les fois qu’elle devient trop grande, ou bien qu’au
lieu de la mesurer horizontalement nous la mesurons du haut en bas ou du
bas en haut. Les premières idées de la comparaison de grandeur entre les
objets nous sont venues en mesurant , soi^ avec la main , soit avec le corps
en marchant, la distance de ces objets relativement à nous et entre eux :
toutes ces expériences par lesquelles nous avons rectifié les idées de gran-
deur que nous en donnait le sens de la vue ayant été faites horizontalement ,
nous n’avons pu acquérir la même habitude de juger de la grandeur des
objets élevés ou abaissés au-dessous de nous , parce que ce n’est pas dans
cette direction que nous les avons mesurés par le toucher, et c’est par cette
raison et faute d’habitude à juger les distances dans cette direction, que lors-
que nous nous trouvons au-dessus d’une tour élevée, nous jugeons les
hommes et les animaux qui sont au-dessous beaucoup plus petits que nous
ne les jugerions en effet à une distance égale qui serait horizontale, c’est-à-
dire dans la direction ordinaire. Il en est de même d’un coq ou d’une boule
qu'on voit au-dessus d’un clocher ; ces objets nous paraissent être beaucoup
plus petits que nous ne les jugerions être en effet si nous les voyions dans
la direction ordinaire et à la même distance horizontalement à laquelle nous
les voyons verticalement.
Quoique avec un peu de réflexion il soit aisé de se convaincre de la vérité
de tout ce que nous venons de dire au sujet du sens de la vue, il ne sera
cependant pas inutile de rapporter ici les faits qui peuvent la confirmer.
M. Cheselden, fameux chirurgien de Londres, ayant fait l’opération de la
cataracte à un jeune homme de treize ans, aveugle de naissance, et ayant
réussi à lui donner le sens de la vue, observa la manière dont ce jeune
homme commençait à voir, et publia ensuite dans les Transactions philoso-
phiques, n° 402, et dans le 55e article du Tailler, les remarques qu’il avait
1 . Il faut distinguer ici ce qui vient de Y œil de ce qui vient de Yesprit. L’œil voit , l’esprit juge.
De deux hommes, dont l’un est près de nous et l’autre loin, l’œil voit le dernier plus petit que
le premier. Dès que l’esprit a reconnu que le dernier est un homme, l’esprit le juge de grandeur
d'homme.
106
DU SENS DE LA VUE.
faites à ce sujet. Ce jeune homme, quoique aveugle, ne l’était pas absolu-
ment et entièrement : comme la cécité provenait d’une cataracte, il était
dans le cas de tous les aveugles de cette espèce qui peuvent toujours distin-
guer le jour de la nuit ; il distinguait même à une forte lumière le noir, le
blanc et le rouge vif qu’on appelle écarlate, mais il ne voyait ni n’entrevoyait
en aucune façon la forme des choses ; on ne lui fit l’opération d’abord que
sur l’un des yeux. Lorsqu’il vit pour la première fois, il était si éloigné de
pouvoir juger en aucune façon des distances, qu’il croyait que tous les
objets indifféremment touchaient ses yeux (ce fut l’expression dont il se
servit) comme les choses qu’il palpait touchaient sa peau. Les objets qui
lui étaient le plus agréables étaient ceux dont la forme était unie et la figure
régulière, quoiqu’il ne pût encore former aucun jugement sur leur forme,
ni dire pourquoi ils lui paraissaient plus agréables que les autres; il n’avait
eu pendant le temps de son aveuglement que des idées si faibles des couleurs
qu’il pouvait distinguer alors à une forte lumière, qu’elles n’avaient pas
laissé des traces suffisantes pour qu’il pût les reconnaître lorsqu’il les vit en
elfet; il disait que ces couleurs qu’il voyait n’étaient pas les mêmes que
celles qu’il avait vues autrefois ; il ne connaissait la forme d’aucun objet,
et il ne distinguait aucune chose d’une autre, quelque différentes qu’elles
pussent être de figure ou de grandeur : lorsqu’on lui montrait les choses
qu’il connaissait auparavant par le toucher, il les regardait avec attention,
et les observait avec soin pour les reconnaître une autre fois; mais comme
il avait trop d’objets à retenir à la fois, il en oubliait la plus grande partie,
et dans le commencement qu’il apprenait (comme il disait) à voir et à
connaître les objets, il oubliait mille choses pour une qu’il retenait. Il était
fort surpris que les choses qu’il avait le mieux aimées n’étaient pas celles
qui étaient le plus agréables à ses yeux; il s’attendait à trouver les plus
belles les personnes qu’il aimait le mieux. Il se passa plus de deux mois
avant qu’il pût reconnaître que les tableaux représentaient des corps solides;
jusqu’alors il ne les avait considérés que comme des plans différemment
colorés, et des surfaces diversifiées par la variété des couleurs; mais lors-
qu’il commença à reconnaître que ces tableaux représentaient des corps
solides, il s’attendait à trouver en effet des corps solides en touchant la toile
du tableau, et il fut extrêmement étonné, lorsqu’en touchant les parties qui
par la lumière et les ombres lui paraissaient rondes et inégales, il les trouva
plates et unies comme le reste; il demandait quel était donc le sens qui le
trompait, si c’était la vue, ou si c’était le toucher. On lui montra alors un
petit portrait de son père, qui était dans la boîte de la montre de sa mère;
il dit qu’il connaissait bien que c’était la ressemblance de son père, mais il
demandait avec un grand étonnement comment il était possible qu’un visage
aussi large pût tenir dans un si petit lieu, que cela lui paraissait aussi impos-
sible que de faire tenir un boisseau dans une pinte. Dans les commence-
DU SENS DE LA VUE.
107
ments il ne pouvait supporter qu’une très-petite lumière, et il voyait tous
les objets extrêmement gros; mais à mesure qu’il voyait des choses plus
grosses en effet, il jugeait les premières plus petites : il croyait qu’il n’y
avait rien au delà des limites de ce qu’il voyait; il savait bien que la cham-
bre dans laquelle il était ne faisait qu’une partie de la maison , cependant il
ne pouvait concevoir comment la maison pouvait paraître plus grande que
sa chambre. Avant qu’on lui eût fait l’opération, il n’espérait pas un grand
plaisir du nouveau sens qu’on lui promettait, et il n’était touché que de
l’avantage qu’il aurait de pouvoir apprendre à lire et à écrire ; il disait, par
exemple, qu’il ne pouvait pas avoir plus de plaisir à se promener dans le
jardin, lorsqu’il aurait ce sens, qu’il en avait, parce qu’il s’y promenait
librement et aisément, et qu’il en connaissait tous les différents endroits; il
avait même très-bien remarqué que son état de cécité lui avait donné un
avantage sur les autres hommes, avantage qu’il conserva longtemps après
avoir obtenu le sens de la vue, qui était d’aller la nuit plus aisément et plus
sûrement que ceux qui voient. Mais lorsqu’il eut commencé à se servir de
ce nouveau sens, il était transporté de joie, il disait que chaque nouvel objet
était un délice nouveau, et que son plaisir était si grand qu’il ne pouvait
l’exprimer. Un an après on le mena à Epsom, où la vue est très-belle et
très-étendue ; il parut enchanté de ce spectacle, et il appelait ce paysage une
nouvelle façon de voir. On lui fit la même opération sur l’autre œil plus d’un
an après la première , et elle réussit également; il vit d’abord de ce second
œil les objets beaucoup plus grands qu’il ne- les voyait de l’autre, mais
cependant pas aussi grands qu’il les avait vus du premier œil; et lorsqu’il
regardait le même objet des deux yeux à la fois, il disait que cet objet lui
paraissait une fois plus grand qu’avec son premier œil tout seul , mais il ne
le voyait pas double l, ou du moins on ne put pas s’assurer qu’il eût vu
d’abord les objets doubles, lorsqu’on lui eut procuré l’usage de son second
œil.
M. Cheselden rapporte quelques autres exemples d’aveugles qui ne se
souvenaient pas d’avoir jamais vu, et auxquels il avait fait la même opéra-
tion, et il assure que lorsqu’ils commençaient à apprendre à voir ils avaient
dit les mêmes choses que le jeune homme dont nous venons de parler, mais
à la vérité avec moins de détail, et qu’il avait observé sur tous que comme
ils n’avaient jamais eu besoin de faire mouvoir leurs yeux pendant le temps
de leur cécité, ils étaient fort embarrassés d’abord pour leur donner du
mouvement et pour les diriger sur un objet en particulier , et que ce n’était
que peu à peu, par degrés et avec le temps, qu’ils apprenaient à conduire
1 . Il ne le voyait pas double : ceci ne s’accorde pas trop avec ce qu’assurait tout à l’heure
l’uifon ( p. 101 ) : « qu’on voit d’abord tous les objets doubles. » Au reste, toute cette observation
di' Cheselden aurait grand besoin d’être répétée, et surtout soumise aune analyse nouvelle.
( Voyez, ci-après , la note 2 de la page 109.1
108
DU SENS DE LA VUE.
leurs yeux et à les diriger sur les objets qu’ils désiraient de considérei
Lorsque par des circonstances particulières nous ne pouvons avoir une
idée juste de la distance, et que nous ne pouvons juger des objets que par
la grandeur de l’angle ou plutôt de l’image qu’ils forment dans nos yeux,
nous nous trompons alors nécessairement sur la grandeur de ces objets;
tout le monde a éprouvé qu’en voyageant la nuit, on prend un buisson dont
on est près pour un grand arbre dont on est loin, ou bien on prend un grand
arbre éloigné pour un buisson qui est voisin : de même si on ne connaît pas
les objets par leur forme, et qu’on ne puisse avoir par ce moyen aucune idée
de distance, on se trompera encore nécessairement; une mouche qui pas-
sera avec rapidité à quelques pouces de distance de nos yeux nous paraîtra
dans ce cas être un oiseau qui en serait à une très-grande distance ; un
cheval qui serait sans mouvement dans le milieu d’une campagne, et qui
serait dans une altitude semblable, par exemple, à celle d’un mouton , ne
nous paraîtra pas plus gros qu’un mouton , tant que nous ne reconnaîtrons
pas que c’est un cheval ; mais dès que nous l’aurons reconnu, il nous paraî-
tra dans l’instant gros comme un cheval , et nous rectifierons sur-le-champ
notre premier jugement.
Toutes les fois qu’on se trouvera donc la nuit dans des lieux inconnus où
l’on ne pourra juger de la distance, et où l’on ne pourra reconnaître la
forme des choses à cause de l’obscurité, on sera en danger de tomber à tout
instant dans l’erreur au sujet des jugements que l’on fera sur les objets qui
se présenteront : c’est de là que vient la frayeur et l’espèce de crainte inté-
rieure que l’obscurité de la nuit fait sentir à presque tous les hommes ; c’est
sur cela qu’est fondée l’apparence des spectres et des figures gigantesques et
épouvantables que tant de gens disent avoir vues ; on leur répond commu-
nément que ces figures étaient dans leur imagination , cependant elles pou-
vaient être réellement dans leurs yeux, et il est très-possible qu’ils aient en
effet vu ce qu’ils disent avoir vu , car il doit arriver nécessairement , toutes
les fois qu’on ne pourra juger d’un objet que par l’angle qu’il forme dans
l’œil , que cet objet inconnu grossira et grandira à mesure qu’on en sera
plus voisin, et que s’il a paru d’abord au spectateur qui ne peut connaître ce
qu’il voit, ni juger à quelle distance il le voit, que s’il a paru, dis-je, d’abord
de la hauteur de quelques pieds lorsqu’il était à la distance de vingt ou
trente pas, il doit paraître haut de plusieurs toises lorsqu’il n’en sera plus
éloigné que de quelques pieds, ce qui doit en effet l’étonner et l’effrayer,
a. On trouvera un grand nombre de faits très-intéressants au sujet des aveugles-nés dans
un petit ouvrage qui vient de paraître, et qui a pour titre : Lettre sur les aveugles , à l'usage de
ceux qui voient. L’auteur 1 y a répandu partout une métaphysique très-fine et très-vraie , par
laquelle il rend raison de toutes les différences que doit produire dans l’esprit d’un homme la
privation absolue du sens de la vue,
1. Diderot.
DU SENS DE LA VUE.
(09
jusqu’à ce qu’enfui il vienne à toucher l’objet ou à le reconnaître, car dans
l’instant même qu’il reconnaîtra ce que c’est, cet objet qui lui paraissait
jigantesque diminuera tout à coup, et ne lui paraîtra plus avoir que sa
grandeur réelle1; mais si l'on fuit, ou qu’on n’ose approcher, il est certain
qu’on n’aura d’autre idée de cet objet que celle de l’image qu’il formait dans
l’œil, et qu’on aura réellement vu une figure gigantesque ou épouvantable
par la grandeur et par la forme. Le préjugé des spectres est donc fondé dans
la nature, et ces apparences ne dépendent pas, comme le croient les philo-
sophes, uniquement de l'imagination.
Lorsque nous ne pouvons prendre une idée de la distance par la compa-
raison de l’intervalle intermédiaire qui est entre nous et les objets , nous
tâchons de reconnaître la forme de ces objets pour juger de leur grandeur ;
mais lorsque nous connaissons cette forme, et qu’en même temps nous
voyons plusieurs objets semblables et de cette même forme, nous jugeons
que ceux qui sont les plus éclairés sont les plus voisins, et que ceux qui nous
paraissent les plus obscurs sont les plus éloignés, et ce jugement produit
quelquefois des erreurs et des apparences singulières. Dans une file d’ob-
jets disposés sur une ligne droite, comme le sont, par exemple, les lanternes
sur le chemin de Versailles en arrivant à Paris , de la proximité ou de l’éloi-
gnement desquelles nous ne pouvons juger que par le plus ou le moins de
lumière qu’elles envoient à notre œil, il arrive souvent que l’on voit toutes
ces lanternes à droite au lieu de les voir à gauche, où elles sont réellement;
lorsqu’on les regarde de loin, comme d’un demi-quart de lieue. Ce chan-
gement de situation de gauche à droite est une apparence trompeuse , et
qui est produite par la cause que nous venons d’indiquer ; car, comme le
spectateur n’a aucun autre indice de la distance où il est de ces lanternes
que la quantité de lumière qu’elles lui envoient, il juge que la plus brillante
de ces lumières est la première et celle de laquelle il est le plus voisin : or
s’il arrive que les premières lanternes soient plus obscures, ou seulement
si dans la file de ces lumières il s’en trouve une seule qui soit plus brillante
et plus vive que les autres, cette lumière plus vive paraîtra au spectateur
comme si elle était la première de la file, et il jugera dès lors que les autres,
qui cependant la précèdent réellement, la suivent au contraire : or cette
transposition apparente ne peut se faire, ou plutôt se marquer, que par le
changement de leur situation de gauche à droite; car juger devant ce qui
est derrière dans une longue file, c’est voir à droite ce qui est à gauche, ou
à gauche ce qui est à droite.
Voilà les défauts principaux du sens de la vue, et quelques-unes des
erreurs que ces défauts produisent2; examinons à présent la nature, les
1. Voyez la note de la page 105.
2. Bnt'fun vient d’exposer sa théorie de la vision. Elle est toute empreinte des idées pliiloso-
pniques qui régnaient à l’époque où il l’écrivait. Cundillac fait aussi beaucoup de reproches au
410
DU SENS DE LA VUE.
propriétés et l’étendue de cet organe admirable , par lequel nous communi-
quons avec les objets les plus éloignés. La vue n’est qu’une espèce de
toucher, mais bien différente du toucher ordinaire : pour toucher quelque
chose avec le corps ou avec la main, il faut ou que nous nous approchions
de cette chose ou qu’elle s’approche de nous, afin d’être à portée de pouvoir
la palper, mais nous la pouvons toucher des yeux à quelque distance qu’elle
soit, pourvu qu’elle puisse renvoyer une assez grande quantité de lumière
pour faire impression sur cet organe, ou bien qu’elle puisse s’y peindre sous
un angle sensible. Le plus petit angle sous lequel les hommes puissent
voir les objets est d’environ une minute : il est rare de trouver des yeux
qui puissent apercevoir un objet sous un angle plus petit ; cet angle donne ,
pour la plus grande distance à laquelle les meilleurs yeux peuvent aperce-
voir un objet, environ 3,436 fois le diamètre de cet objet : par exemple,
on cessera de voir à 3,436 pieds de distance un objet haut et large d’un
pied ; on cessera de voir un homme haut de cinq pieds à la distance de
17,180 pieds ou d’une lieue et un tiers de lieue, en supposant même que ces
objets soient éclairés du soleil. Je crois que cette estimation que l’on a faite
de la portée des yeux est plutôt trop forte que trop faible, et qu’il y a
en effet peu d’hommes qui puissent apercevoir les objets à d’aussi grandes
distances.
Mais il s’en faut bien qu’on ait par cette estimation une idée juste de la
force et de l’étendue de la portée de nos yeux, car il faut faire attention à
une circonstance essentielle dont la considération prise généralement a, ce
me semble, échappé aux auteurs qui ont écrit sur l’optique, c’est que la
portée de nos yeux diminue ou augmente à proportion de la quantité de
lumière qui nous environne, quoiqu’on suppose que celle de l'objet reste
toujours la même; en sorte que si le même objet, que nous voyons pendant
le jour à la distance de 3,436 fois son diamètre, restait éclairé pendant la
nuit de la même quantité de lumière dont il l’était pendant le jour, nous
pourrions l’apercevoir à une distance cent fois plus grande, de la même
façon que nous apercevons la lumière d’une chandelle pendant la nuit à
sens de la vue; il rectifie , de même, la vue par le loucher , etc. Cette théorie ne repose d’ailleurs
que sur des idées philosophiques et des faits physiques. La physiologie ne comptait pas encore ;
on connaissait à peine le rôle des organes des sens : de Y œil, de Y oreille, etc. ; et le rôle du cer-
veau était inconnu .
J’ai prouvé , par mes expériences, qu’il y a, dans la vision, deux choses essentiellement dis-
tinctes : le rôle du sens etcelui du cerveau , la sensation et la perception. La sensation se fait
dans Y œil, Va perception se fait dans le cerveau.
A proprement parler, ce n’est pas l’œil qui voit, c’est le cerveau.
Si on enlève à un animal les lobes ou hémisphères cérébraux (siège de le. perception , de
Y intelligence) , rien n’est changé dans Y œil : l’objet continue à se peindre sur la rétine, Y iris
reste contractile, le nerf optique excitable, et cependant l’animal ne voit plus. Il n’y a plus vision,
parce qu’il n’y a plus perception. (Voyez mes Recherches expérimentales sur les propriétés et les
fonctions du système nerveux. )
DU SENS DE LA VUE.
lil
plus de deux lieues, c’est-à-dire, en supposant le diamètre de celte lumière
égal à un pouce, à plus de 316,800 fois la longueur de son diamètre, au
lieu que pendant le jour, et surtout à midi, on n’apercevra pas cette lumière
à plus de dix ou douze mille fois la longueur de son diamètre, c’est-à-dire,
à plus de deux cents toises, si nous la supposons éclairée aussi bien que nos
yeux par la lumière du soleil. Il en est de même d’un objet brillant sur
lequel la lumière du soleil se réfléchit avec vivacité; on peut l’apercevoir
pendant le jour à une distance trois ou quatre fois plus grande que les autres
objets, mais si cet objet était éclairé pendant la nuit de la même lumière
dont il l’était pendant le jour, nous l’apercevrions à une distance infiniment
plus grande que nous n’apercevons les autres objets ; on doit donc conclure
que la portée de nos yeux est beaucoup plus grande que nous ne l’avons
supposée d’abord, et que ce qui empêche que nous ne distinguions les
objets éloignés est moins le défaut de lumière, ou la petitesse de l’angle sous
lequel ils se peignent dans notre œil, que l’abondance de cette lumière dans
les objets intermédiaires et dans ceux qui sont les plus voisins de notre œil,
qui causent une sensation plus vive et empêchent que nous nous aperce-
vions de la sensation plus faible que causent en même temps les objets éloi-
gnés. Le fond de l’œil est comme une toile sur laquelle se peignent les objets;
ce tableau a des parties plus brillantes, plus lumineuses, plus colorées que
les autres parties; quand les objets sont fort éloignés, ils ne peuvent se
représenter que par des nuances très-faibles qui disparaissent lorsqu’elles
sont environnées de la vive lumière avec laquelle se peignent les objets
voisins ; cette faible nuance est donc insensible et disparaît dans le tableau,
mais si les objets voisins et intermédiaires n’envoient qu’une lumière plus
faible que celle de l’objet éloigné, comme cela arrive dans l’obscurité lors-
qu’on regarde une lumière, alors la nuance de l’objet éloigné étant plus
vive que celle des objets voisins, elle est sensible et paraît dans le tableau,
quand même elle serait réellement beaucoup plus faible qu’auparavant. De
là il suit qu’en se mettant dans l’obscurité, on peut avec un long tuyau
noirci faire une lunette d’approche sans verre, dont l’effet ne laisserait pas
que d’être fort considérable pendant le jour ; c'est aussi par celte raison
que du fond d’un puits ou d’une cave profonde on peut voir les étoiles en
plein midi, ce qui était connu des anciens, comme il paraît parce passage
d’Aristote : « Manu enim admotâ aut per fistulam longiùs cernet. Quidam
« ex foveis puteisque interdum stellas conspiciunt. »
On peut donc avancer que notre œil a assez de sensibilité pour pouvoir
être ébranlé et affecté d’une manière sensible par des objets qui ne forme-
raient un angle que d’une seconde, et moins d’une seconde, quand ces objets
ne réfléchiraient ou n’enverraient à l’œil qu’autant de lumière qu’ils en réflé-
chissaient lorsqu’ils étaient aperçus sous un angle d’une minute, et que par
conséquent la puissance de cet organe est bien plus grande qu’elle ne paraît
112
DU SENS DE LA VUE.
d’abord; mais si ces objets, sans former un plus grand angle, avaient une
plus grande intensité de lumière, nous les apercevrions encore de beaucoup
plus loin. Une petite lumière fort vive, comme celle d'une étoile d’artifice,
se verra de beaucoup plus loin qu’une lumière plus obscure et plus grande,
comme celle d’un flambeau. Il y a donc trois choses à considérer pour déter-
miner la distance à laquelle nous pouvons apercevoir un objet éloigné : la
première est la grandeur de l’angle qu’il forme dans notre œil, la seconde le
degré de lumière des objets voisins et intermédiaires que l’on voit en même
temps, et la troisième l’intensité de lumière de l’objet lui-même; chacune
de ces causes influe sur l’effet de la vision, et ce n’est qu’en les estimant et en
les comparant qu’on peut déterminer dans tous les cas la distance à laquelle
on peut apercevoir tel ou tel objet particulier 1 . On peut donner une preuve
sensible de celte influence qu’a sur la vision l’intensité de lumière. On sait
que les lunettes d’approche et les microscopes sont des instruments de même
genre, qui tous deux augmentent l’angle sous lequel nous apercevons les
objets, soit qu’ils soient en effet très-petits, soit qu’ils nous paraissent être
tels à cause de leur éloignement. Pourquoi donc les lunettes d’approche
font-elles si peu d’effet en comparaison des microscopes, puisque la plus
longue et la meilleure lunette grossit à peine mille fois l'objet, tandis qu’un
bon microscope semble le grossir un million de fois et plus2? Il est bien
clair que cette différence ne vient que de l’intensité de la lumière, et que
si l’on pouvait éclairer les objets éloignés avec une lumière additionnelle ,
comme on éclaire les objets qu’on veut observer au microscope, on les
verrait en effet infiniment mieux, quoiqu’on les vît toujours sous le même
angle, et que les lunettes feraient sur les objets éloignés le même effet que
les microscopes font sur les petits objets; mais ce n’est pas ici le lieu de
m’étendre sur les conséquences utiles et pratiques qu’on peut tirer de cette
réflexion.
La portée de la vue, ou la distance à laquelle on peut voir le même objet,
est assez rarement la même pour chaque œil : il y a peu de gens qui aient les
deux yeux également forts; lorsque cette inégalité de force est à un certain
degré, on ne se sert que d’un œil, c’est-à-dire de celui dont on voit le mieux :
c’est cette inégalité de portée de vue dans les yeux qui produit le regard
1 . Il faut bien distinguer ici ce qui regarde la vue nette de ce qui tient à la me distincte. « La
(( netteté des images semble être indépendante de la distance des objets ; car nous voyons nette-
« ment à quelques pouces 'de distance, et nous voyons nettement encore à quelques pieds, à
« quelques toises, à quelques lieues même, et jusqu’à plusieurs millions de lieues : l’image d’une
« étoile est aussi nette que celle d’une étincelle que nous avons sous les yeux La distance de la
« vision distincte est d’environ 10 pouces pour les vues moyennes; elle est de plusieurs pieds
h pour les vues presbytes, et seulement de quelques pouces pour les myopes. » (Pouillet : Élé-
ments de physique. )
2. Il est presque inutile de rappeler que le pouvoir grossissant du microscope dépend de la
l'orme, des rapports , etc. , des lentilles oculaires et objectives.
DU SENS DE LA VUE.
113
louche, comme je l’ai prouvé dans ma dissertation sur le strabisme '. (Voyez
les Mémoires de l’ Académie, année 1743.) Lorsque les deux yeux sont
d’égale force et que l’on regarde le même objet avec les deux yeux, il
semble qu’on devrait le voir une fois mieux qu’avec un seul œil ; cependant
la sensation qui résulte de ces deux espèces de vision paraît être la même.
Il n’y a pas de différence sensible entre les sensations qui résultent de l’une
et de l’autre façon de voir, et, après avoir fait sur cela des expériences, on a
trouvé qu’avec deux yeux égaux en force on voyait mieux qu’avec un seul
œil, mais d’une treizième partie seulement®, en sorte qu’avec les deux yeux
on voit l’objet comme s’il était éclairé de treize lumières égales, au lieu
qu’avec un seul œil on ne le voit que comme s’il était éclairé de douze
lumières. Pourquoi y a-t-il si peu d’augmentation? pourquoi ne voit-on pas
une fois mieux avec les deux yeux qu’avec un seul? comment se peut-il que
cette cause, qui est double, produise un effet simple ou presque simple? J’ai
cru qu’on pouvait donner une réponse à cette question, en regardant la sen-
sation comme une espèce de mouvement communiqué aux nerfs. On sait que
les deux nerfs optiques se portent, au sortir du cerveau, vers la partie anté-
rieure de la tête, où ils se réunissent, et qu’ ensuite ils s’écartent l’un de
l’autre en faisant un angle obtus avant que d’arriver aux yeux. Le mouve-
ment, communiqué à ces nerfs par l’impression de chaque image, formée
dans chaque œil en même temps, ne peut pas se propager jusqu’au cerveau,
où je suppose que se fait le sentiment, sans passer par la partie réunie de ces
deux nerfs : dès lors ces deux mouvements se composent et produisent le
même effet que deux corps en mouvement sur les deux côtés d’un carré
produisent sur un troisième corps, auquel ils font parcourir la diagonale ;
or, si l’angle avait environ cent quinze ou cent seize degrés d’ouverture, la
diagonale du losange serait au côté comme treize à douze, c’est-à-dire comme
la sensation résultante des deux yeux est à celle qui résulte d’un seul œil :
les deux nerfs optiques étant donc écartés l’un de l’autre à peu près de cette
quantité, on peut attribuer à cette position la perte de mouvement ou de
sensation qui se fait dans la vision des deux yeux à la fois, et cette perte doit
être d'autant plus grande que l’angle formé par les deux nerfs optiques est
plus ouvert.
Il y a plusieurs raisons qui pourraient faire penser que les personnes qui
ont la vue courte voient les objets plus grands que les autres hommes ne les
voient; cependant c’est tout le contraire : ils les voient certainement plus
petits. J’ai la vue courte et l’œil gauche plus fort que l’œil droit ; j’ai mille
a. Voyez le Traité de M. Jurin, qui a pour titre : Essay on distinct and indistinct vision.
1. On trouvera cette Dissertation dans le xie volume de cette édition. Selon Buffon, c’est l'iné-
galité de portée de vue dans les yeux qui produit le regard louche; c’est l’inégalité des muscles
qui meuvent l’œil, suivant une opinion récente. On louche comme on boite : par inégalité des
muscles. Je reviendrai sur ce point, à propos du mémoire même de Buffon sur le Strabisme.
il. $
m
DU SENS DE LA VUE.
fois éprouvé qu'en regardant le même objet, comme les lettres d'un livre, à
la même distance, successivement avec l'un et ensuite avec l’autre œil, celui
dont je vois le mieux et le plus loin est aussi celui avec lequel les objets me
paraissent les plus grands, et en tournant l’un des yeux pour voir le même
objet double, l’image de l’œil droit est plus petite que celle de l’œil gauche ;
ainsi je ne puis pas douter que plus on a la vue courte, et plus les objets
paraissent être petits. J’ai interrogé plusieurs personnes dont la force ou la
portée de chacun de leurs yeux était fort inégale : elles m’ont toutes assuré
qu’elles voyaient les objets bien plus grands avec le bon qu’avec le mauvais
œil. Je crois que, comme les gens qui ont la vue courte sont obligés de regar-
der de très-près et qu’ils ne peuvent voir distinctement qu’un petit espace ou
un petit objet à la fois, ils se font une unité de grandeur plus petite que les
autres hommes dont les yeux peuvent embrasser distinctement un plus
grand espace à la fois, et que par conséquent ils jugent relativement à cette
unité tous les objets plus petits que les autres hommes ne les jugent. On
explique la cause de la vue courte d’une manière assez satisfaisante par le
trop grand renflement des humeurs réfringentes de l’œil ; mais cette cause
n’est pas unique, et l’on a vu des personnes devenir tout d’un coup myopes
par accident, comme le jeune homme dont parle M. Smith dans son Optique ,
page 10 des notes, tome II, qui devint myope tout à coup en sortant d’un
bain froid, dans lequel cependant il ne s’était pas entièrement plongé, et
depuis ce temps-là il fut obligé de se servir d’un verre concave. On ne dira
pas que le cristallin et l'humeur vitrée aient pu tout d’un coup se renfler
assez pour produire cette différence dans la vision, et quand même on vou-
drait le supposer, comment concevra-t-on que ce renflement considérable,
et qui a été produit en un instant, ait pu se conserver toujours au même
point? En effet, la vue courte peut provenir aussi bien de la position respec-
tive des parties de l’œil, et surtout de la rétine, que de la forme des humeurs
réfringentes ; elle peut provenir d’un degré moindre de sensibilité dans la
rétine, d’une ouverture moindre dans la pupille, etc.; mais il est vrai que
pour ces deux dernières espèces de vues courtes les verres concaves seraient
inutiles et même nuisibles. Ceux qui sont dans les deux premiers cas peu-
vent s’en servir utilement, mais jamais ils ne pourront voir avec le verre
concave, qui leur convient le mieux, les objets aussi distinctement ni
d’aussi loin que les autres hommes les voient avec les yeux seuls, parce que,
comme nous venons^de le dire, tous les gens qui ont la vue courte voient
les objets plus petits que les autres; et lorsqu’ils font usage du verre concave,
l’image de l’objet diminuant encore, ils cesseront de voir dès que cette image
deviendra trop petite pour faire une trace sensible sur la rétine ; par consé-
quent ils ne verront jamais d’aussi loin avec ce verre que les autres hommes
voient avec les yeux seuls.
Les enfants, ayant les yeux plus petits que les personnes adultes, doivent
DU SENS DE LA VUE.
p&
aussi voir les objets plus petits, parce que le plus grand angle que puisse
faire un objet clans l’œil est proportionné à la grandeur du fond de l’œil, et si
l’on suppose que le tableau entier des objets qui se peignent sur la rétine
est d’un demi-pouce pour les adultes, il ne sera que d’un tiers ou d’un quart
de pouce pour les enfants : par conséquent ils ne verront pas non plus
d’aussi loin que les adultes, puisque les objets leur paraissant plus petits, ils
doivent nécessairement disparaître plus tôt ; mais comme la pupille des
enfants est ordinairement plus large, à proportion du reste de l’œil, que la
pupille des personnes adultes, cela peut compenser en partie reflet que pro-
duit la petitesse de leurs yeux et leur faire apercevoir les objets d’un peu
plus loin ; cependant il s’en faut bien que la compensation soit complète,
car on voit par expérience que les enfants ne lisent pas de si loin et ne peu-
vent pas apercevoir les objets éloignés d’aussi loin que les personnes adultes.
La cornée, étant très très-flexible à cet âge, prend très-aisément la convexité
nécessaire pour voir de plus près ou de plus loin, et ne peut par conséquent
être la cause de leur vue plus courte, et il me paraît qu’elle dépend unique-
ment de ce que leurs yeux sont plus petits.
Il n’est donc pas douteux que si toutes les parties de l’œil souffraient en
même temps une diminution proportionnelle, par exemple de moitié, on ne
vît tous les objets une fois plus petits. Les vieillards, dont les yeux, dit-on,
se dessèchent, devraient avoir la vue plus courte ; cependant c’est tout le
contraire, ils voient de plus loin et cessent de voir distinctement de près :
cette vue plus longue ne provient donc pas uniquement de la diminution ou
de l’aplatissement des humeurs de l’œil, mais plutôt d’un changement de
position entre les parties de l’œil , comme entre la cornée et le cristallin , ou
bien entre l’humeur vitrée et la rétine, ce qu’on peut entendre aisément en
supposant que la cornée devienne plus solide à mesure qu’on avance en
âge, car alors elle ne pourra pas prêter aussi aisément, ni prendre la plus
grande convexité qui est nécessaire pour voir les objets qui sont près, et
elle se sera un peu aplatie en se desséchant avec l’âge, ce qui suffit seul pour
qu’on puisse voir de plus loin les objets éloignés.
On doit distinguer dans la vision deux qualités qu’on regarde ordinaire-
ment comme la même; on confond mal à propos la vue claire avec la vue
distincte1, quoique réellement l’une soit bien différente de l’autre : on voit
clairement un objet toutes les fois qu’il est assez éclairé pour qu’on puisse le
reconnaître en général; on ne le voit distinctement que lorsqu’on approche
d’assez près pour en distinguer toutes les parties. Lorsqu’on aperçoit une
tour ou un clocher de loin, on voit clairement cette tour ou ce clocher dès
qu’on peut assurer que c’est une tour ou un clocher; mais on ne les voit dis-
tinctement que quand on en est assez près pour reconnaître non-seulement
1. Voyez la note 2 de la page 109.
116
DU SENS DE LA VUE.
la hauteur, la grosseur, mais les parties mêmes dont l’objet est composé,
comme l’ordre d’architecture, les matériaux, les fenêtres, etc. On peut donc
voir clairement un objet sans le voir distinctement, et on peut le voir distinc-
tement sans le voir en même temps clairement, parce que la vue distincte ne
peut se porter que successivement sur les différentes parties de l’objet. Les
vieillards ont la vue claire et non distincte : ils aperçoivent de loin les objets
assez éclairés ou assez gros pour tracer dans l’œil une image d’une certaine
étendue ; ils ne peuvent, au contraire, distinguer les petits objets, comme les
caractères d’un livre, à moins que l’image n’en soit augmentée par le moyen
d’un verre qui grossit. Les personnes qui ont la vue courte voient, au con-
traire, très-distinctement les petits objets et ne voient pas clairement les
grands, pour peu qu’ils soient éloignés, à moins qu’ils n’en diminuent l’image
par le moyen d’un verre qui rapetisse. Une grande quantité de lumière est
nécessaire pour la vue claire ; une petite quantité de lumière suffit pour la
vue distincte : aussi les personnes qui ont la vue courte voient-elles à propor-
tion beaucoup mieux la nuit que les autres.
Lorsqu’on jette les yeux sur un objet trop éclatant ou qu’on les fixe et les
arrête trop longtemps sur le même objet, l’organe en est blessé et fatigué, la
vision devient indistincte, et l’image de l’objet ayant frappé trop vivement ou
occupé trop longtemps la partie de la rétine sur laquelle elle se peint, elle y
forme une impression durable, que l’œil semble porter ensuite sur tous les
autres objets : je ne dirai rien ici des effets de cet accident de la vue ; on en
trouvera l’explication dans ma dissertation sur les couleurs accidentelles.
(Voyez les Mémoires de l’Académie, année 1 743 . 1 ) Il me suffira d’observer
que la trop grande quantité de lumière est peut-être tout ce qu’il y a de plus
nuisible à l’œil, que c’est une des principales causes qui peuvent occasionner
la cécité. On en a des exemples fréquents dans les pays du nord, où la neige,
éclairée par le soleil, éblouit les yeux des voyageurs au point qu’ils sont
obligés de se couvrir d’un crêpe pour n’être pas aveuglés. Il en est de même
des plaines sablonneuses de l’Afrique : la réflexion de la lumière y est si vive
qu’il n’est pas possible d’en soutenir l’effet sans courir le risque de perdre
la vue; les personnes qui écrivent ou qui lisent trop longtemps de suite doi-
vent donc, pour ménager leurs yeux, éviter de travailler à une lumière trop
forte ; il vaut beaucoup mieux faire usage d’une lumière trop faible, l’œil s’y
accoutume bientôt : on ne peut tout au plus que le fatiguer en diminuant la
quantité de lumière,, et on ne peut manquer de le blesser en la multipliant.
1 . Voyez aussi le xie volume (le cette édition.
DU SENS DE L’OUIE.
Ml
DU SENS DE L’OUIE.
Comme le sens de l’ouïe a de commun avec celui de la vue de nous donner
la sensation des choses éloignées, il est sujet à des erreurs semblables et il
doit nous tromper toutes les fois que nous ne pouvons pas rectifier par le
toucher les idées qu’il produit : de la même façon que le sens de la vue ne
nous donne aucune idée de la distance des objets, le sens de l’ouïe ne nous
donne aucune idée de la distance des corps qui produisent le son ; un grand
bruit fort éloigné et un petit bruit fort voisin produisent la même sensation,
et à moins qu’on n’ait déterminé la distance par les autres sens, on ne sait
point si ce qu’on a entendu est en effet un grand ou un petit bruit.
Toutes les fois qu’on entend un son inconnu, on ne peut donc pas juger par-
ce son de la distance, non plus que de la quantité d’action du corps qui le
produit ; mais dès que nous pouvons rapporter ce son à une unité connue,
c’est-à-dire dès que nous pouvons savoir que ce bruit est de telle ou telle
espèce, nous pouvons juger alors à peu près non-seulement de la distance,
mais encore de la quantité d’action : par exemple, si l’on entend un coup de
canon ou le son d’une cloche, comme ces effets sont des bruits qu’on peut
comparer avec des bruits de même espèce qu’on a autrefois entendus , on
pourra juger grossièrement de la distance à laquelle on se trouve du canon
ou de la cloche, et aussi de leur grosseur, c’est-à-dire de la quantité
d’action.
Tout corps qui en choque un autre produit un son, mais ce son est simple
dans les corps qui ne sont pas élastiques, au lieu qu’il se multiplie dans ceux
qui ont du ressort. Lorsqu’on frappe une cloche ou un timbre de pendule,
un seul coup produit d’abord un son qui se répète ensuite par les ondulations
du corps sonore et se multiplie réellement autant de fois qu’il y a d’oscilla-
tions ou de vibrations dans le corps sonore. Nous devrions donc juger ces
sons non pas comme simples, mais comme composés, si par l’habitude nous
n’avions pas appris à juger qu’un coup ne produit qu’un son. Je dois rap-
porter ici une chose qui m’arriva il y a trois ans. J’étais dans mon lit à demi
endormi; ma pendule sonna et je comptai cinq heures, c’est-à-dire j’enten-
dis distinctement cinq coups de marteau sur le timbre : je me levai sur-le-
champ, et ayant approché la lumière, je vis qu’il n’était qu’une heure, et la
pendule n’avait en effet sonné qu’une heure, car la sonnerie n’était point
dérangée; je conclus, après un moment de réflexion, que si l’on ne savait
pas par expérience qu’un coup ne doit produire qu’un son, chaque vibration
du timbre serait entendue comme un différent son et comme si plusieurs
c#ups se succédaient réellement sur le corps sonore. Dans le moment que
j’entendis sonner ma pendule, j’étais dans le cas où serait quelqu’un qui
entendrait pour la première fois et qui, n’ayant aucune idée de la manière
418
DU SENS DE L’OUIE.
dont se produit le son, jugerait de la succession des différents sons sans
préjugé aussi bien que sans règle, et par la seule impression qu’ils font sur
l’organe, et dans ce cas il entendrait en effet autant de sons distincts qu’il y
a de vibrations successives dans le corps sonore.
C’est la succession de tous ces petits coups répétés, ou, ce qui revient au
même, c’est le nombre des vibrations du corps élastique qui fait le ton du
son; il n’y a point de ton dans un son simple ; un coup de fusil, un coup de
fouet , un coup de canon, produisent des sons différents qui cependant n’ont
aucun ton; il en est de même de tous les autres sons qui ne durent qu’un
instant. Le ton consiste donc dans la continuité du même son pendant un
certain temps; cette continuité de son peut être opérée de deux manières
différentes : la première et la plus ordinaire est la succession des vibrations
dans les corps élastiques et sonores, et la seconde pourrait être la répé-
tition prompte et nombreuse du même coup sur les corps qui sont inca-
pables de vibrations1, car un corps à ressort qu’un seul coup ébranle et met
en vibration agit à l’extérieur et sur notre oreille comme s’il était en effet
frappé par autant de petits coups égaux qu’il fait de vibrations; chacune de
ces vibrations équivaut à un coup, et c’est ce qui fait la continuité de ce son
et ce qui lui donne un ton ; mais si l’on veut trouver cette même continuité
de son dans un corps non élastique et incapable de former des vibrations,
il faudra le frapper de plusieurs coups égaux, successifs et très-prompts :
c’est le seul moyen de donner un ton au son que produit ce corps, et la répé-
tition de ces coups égaux pourra faire dans ce cas ce que fait dans l’autre
la succession des vibrations.
En considérant sous ce point de vue la production du son et des différents
tons qui le modifient, nous reconnaîtrons que puisqu’il ne faut que la répé-
tition de plusieurs coups égaux sur un corps incapable de vibrations pour
produire un ton , si l’on augmente le nombre de ces coups égaux dans le
même temps, cela ne fera que rendre le ton plus égal et plus sensible, sans
rien changer ni au son ni à la nature du ton que ces coups produiront , mais
qu’au contraire si on augmente la force des coups égaux, le son deviendra
plus fort et le ton pourra changer : par exemple , si la force des coups est
double de la première elle produira un effet double, c’est-à-dire un son une
fois plus fort que le premier, dont le ton sera à l’octave ; il sera une fois plus
grave, parce qu’il appartient à un son qui est une fois plus fort, et qu’il
n’est que l’effet continué d’une force double: si la force, au lieu d’être
double de la première, est plus grande dans un autre rapport, elle produira
des sons plus forts dans le même rapport, qui par conséquent auront chacun
des tons proportionnels à cette quantité de force du son, ou, ce qui revient
1. Tout corps est capable de vibrations; mais, pour qu’il donne un son net et continu, il faut
qu’il soit mis dans un certain état vibratoire. Si je frappe, par exemple , une table de bois avec
mon doigt, je n’obtiens qu’un bruit confus et qui ne dure qu’un moment.
DU SENS DE L’OUIE.
<19
au même, de la force des coups qui le produisent, et non pas de la fréquence
plus ou moins grande de ces coups égaux.
Ne doit-on pas considérer les corps élastiques qu’un seul coup met en
vibration comme des corps dont la figure ou la longueur détermine préci-
sément la force de ce coup, et la borne à ne produire que tel son qui ne peut
être ni plus fort ni plus faible? Qu’on frappe sur une cloche un coup une
fois moins fort qu’un autre coup, on n’entendra pas d’aussi loin le son de
cette cloche, mais on entendra toujours le même ton; il en est de même
d’une corde d’instrument, la même longueur donnera toujours le même
ton : dès lors ne doit-on pas croire que dans l’explication qu’on a donnée
de la production des différents tons par le plus ou le moins de fréquence
des vibrations , on a pris l’effet pour la cause ? car les vibrations dans les
corps sonores ne pouvant faire que ce que font les coups égaux répétés sur
des corps incapables de vibrations, la plus grande ou la moindre fréquence
de ces vibrations ne doit pas plus faire à l’égard des tons qui en résultent ,
que la répétition plus ou moins prompte des coups successifs doit foire au
ton des corps non sonores : or, cette répétition plus ou moins prompte n’y
change rien ; la fréquence des vibrations ne doit donc rien change] non plus,
et le ton qui dans le premier cas dépend de la force du coup, dépendions
le second de la masse du corps sonore : s’il est une fois plus gros dans la
même longueur, ou une fois plus long dans la même grosseur, le ton sera
une fois plus grave, comme il l’est lorsque le coup est donné avec une fois
plus de force sur un corps incapable de vibrations.
Si donc l’on frappe un corps incapable de vibrations avec une masse dou-
ble, il produira un son qui sera double , c’est-à-dire , à l’octave en bas du
premier, car c’est la même chose que si l’on frappait le même corps avee
deux masses égales, au lieu de ne le frapper qu’avec une seule, ce qui
ne peut manquer de donner au son une fois plus d’intensité. Supposons
donc qu’on frappe deux corps incapables de vibrations , l’un avec une seule
masse, et l’autre avec deux masses chacune égale à la première, le premier
de ces corps produira un son dont l’intensité ne sera que la moitié de celle
du son que produira le second; mais si l’on frappe l’un de ces corps avec
deux masses et l'autre avec trois , alors ce premier corps produira un son
dont l’intensité sera moindre d’un tiers que celle du son que produira le
second corps; et de même si l’on frappe l’un de ces corps avec trois masses
égales et l’autre avec quatre, le premier produira un son dont l’intensité
sera moindre d’un quart que celle du son produit par le second : or de toutes
les comparaisons possibles de nombre à nombre, celles que nous foisons le
plus facilement sont celles d’un à deux, d’un à trois , d’un à quatre, etc. ; et
de tous les rapports compris entre le simple et le double, ceux que nous
apercevons le plus aisément sont ceux, de deux contre un, de trois contre
deux, de quatre contre trois, etc.; ainsi nous ne pouvons pas manquer, en
120
DU SENS DE L’OUIE.
jugeant les sons, de trouver que l’octave est le son qui convient ou qui s’ac-
corde le mieux avec le premier, et qu’ ensuite ce qui s’accorde le mieux est
la quinte et la quarte , parce que ces tons sont en effet dans cette propor-
tion; car supposons que les parties osseuses de l’intérieur des oreilles soient
des corps durs et incapables de vibrations, qui reçoivent les coups frappés
par ces masses égales , nous rapporterons beaucoup mieux à une certaine
unité de son, produit par une de ces masses, les autres sons qui seront pro-
duits par des masses dont les rapports seront à la première masse comme
là2,ou2à3,ou3à4, parce que ce sont en effet les rapports que l’âme
aperçoit le plus aisément. En considérant donc le son comme sensation , on
peut donner la raison du plaisir que font les sons harmoniques; il consiste
dans la proportion du son fondamental aux autres sons : si ces autres sons
mesurent exactement et par grandes parties le son fondamental, ils seront
toujours harmoniques et agréables; si au contraire ils sont incommensu-
rables ou seulement commensurables par petites parties , ils seront dis-
cordants et désagréables.
On pourrait me dire qu’on ne conçoit pas trop comment une proportion
peut causer du plaisir, et qu’on ne voit pas pourquoi tel rapport, parce qu’il
est exact, est plus agréable que tel autre qui ne peut pas se mesurer exacte-
ment. Je répondrai que c’est cependant dans cette justesse de proportion
que consiste la cause du plaisir, puisque toutes les fois que nos sens sont
ébranlés de cette façon il en résulte un sentiment agréable, et qu’au con-
traire ils sont toujours affectés désagréablement par la disproportion. On
peut se souvenir de ce que nous avons dit au sujet de l’aveugle-né auquel
M. Cheselden donna la vue en lui abattant la cataracte : les objets qui' lui
étaient les plus agréables lorsqu’il commençait à voir étaient les formes
régulières et unies; les corps pointus et irréguliers étaient pour lui des
objets désagréables ; il n’est donc pas douteux que l’idée de la beauté et le
sentiment du plaisir, qui nous arrive par les yeux, ne naisse de la proportion
et de la régularité; il en est de même du toucher, les formes égales, rondes
et uniformes nous font plus de plaisir à toucher que les angles, les pointes
et les inégalités des corps raboteux ; le plaisir du toucher a donc pour cause,
aussi bien que celui de la vue, la proportion des corps et des objets : pour-
quoi le plaisir de l’oreille ne viendrait-il pas de ia proportion des sons?
Le son a, comme la lumière, non-seulement la propriété de se propager
au loin, mais encore celle de se réfléchir ; les lois de cette réflexion du son
ne sont pas à la vérité aussi bien connues que celles de la réflexion de la
lumière 1 ; on est seulement assuré qu’il se réfléchit à la rencontre des corps
durs. Une montagne, un bâtiment, une muraille réfléchissent le son, quel-
1. Depuis l’époque où Buffon écrivait ceci,- on a fait bien des recherches et bien des décou-
vertes sur toutes les parties de Y acoustique. Voyez les Traités de physique de MM. Biot,
Pouillet , etc. , et. surtout les belles exoérieuces de M. Savart
DU SENS DE L’OUJE.
\ï\
quefois si parfaitement, qu’on croit qu’il vient réellement de ce côté opposé,
et lorsqu’il se trouve des concavités dans ces surfaces planes, ou lorsqu’elles
sont elles-mêmes régulièrement concaves, elles forment un écho qui est une
réflexion du son plus parfaite et plus distincte ; les voûtes dans un bâtiment,
les rochers dans une montagne, les arbres dans une forêt, forment presque
toujours des échos : les voûtes, parce qu’elles ont une figure concave régu-
lière, les rochers, parce qu’ils forment des voûtes et des cavernes, ou qu’ils
sont disposés en forme concave et régulière, et les arbres, parce que dans
le grand nombre de pieds d’arbres qui forment la forêt, il y en a presque
toujours un certain nombre qui sont disposés et plantés les uns à l’égard des
autres, de manière qu’ils forment une espèce de figure concave.
La cavité intérieure de l’oreille paraît être un écho où le son se réfléchit
avec la plus grande précision ; cette cavité est creusée dans la partie pier-
reuse de l’os temporal, comme une concavité dans un rocher; le son se
répète et s’articule dans cette cavité, et ébranle ensuite la partie solide de
la lame du limaçon ; cet ébranlement se communique à la partie membra-
neuse de cette lame ; cette partie membraneuse est une expansion du nerf
auditif, qui transmet à l’âme ces différents ébranlements dans l’ordre où
elle les reçoit : comme les parties osseuses sont solides et insensibles, elles
ne peuvent servir qu’à recevoir et réfléchir le son; les nerfs seuls sont
capables d’en produire la sensation. Or dans l’organe de l’ouïe la seule
partie qui soit nerf1 est cette portion de la lame spirale; tout le reste est
solide, et c’est par cette raison que je fais consister dans cette partie l’or-
gane immédiat du son : on peut même le prouver par les réflexions sui-
vantes.
L’oreille extérieure n’est qu’un accessoire à l’oreille intérieure : sa conca-
vité, ses plis, peuvent servir à augmenter la quantité du son, mais on entend
encore fort bien sans oreilles extérieures ; on le voit par les animaux aux-
quels on les a coupées. La membrane du tympan , qui est ensuite la partie
la plus extérieure de cet organe, n’est pas plus essentielle que l’oreille exté-
rieure à la sensation du son ; il y a des personnes dans lesquelles cette mem-
brane est détruite en tout ou en partie, qui ne laissent pas d’entendre fort
distinctement : on voit des gens qui font passer de la bouche dans l’oreille
et font sortir au dehors de la fumée de tabac, des cordons de soie , des lames
de plomb, etc., et qui cependant ont le sens de l’ouïe tout aussi bon que les
autres. Il en est encore à peu près de même des osselets de l'oreille , ils ne
sont pas absolument nécessaires à l’exercice du sens de l’ouïe; il est arrivé
plus d’une fois que ces osselets se sont cariés et sont même sortis de l’oreille
par morceaux après des suppurations, et ces personnes, qui n’avaient plus
1. Le vrai organe de l’ouïe est, en effet, le nerf, ou l’expansion nerveuse, du limaçon.
(Voyez mon ouvrage intitulé : Recherches expérimentales sur les propriétés et les fonctions du
système nerveux. )
V 22
DU SENS DE L’OUIE.
d’osselets, ne laissaient pas d’entendre1; d’ailleurs on sait que ces osselets ne
se trouvent pas dans les oiseaux2, qui cependant ont l’ouïe très-fine et très-
bonne; les canaux semi-circulaires3 paraissent être plus nécessaires : ce
sont des espèces de tuyaux courbés dans l’os pierreux, qui semblent servir
à diriger et conduire les parties sonores jusqu’à la partie membraneuse
du limaçon sur laquelle se fait l’action du son et la production de la sen-
sation.
Une incommodité des plus communes dans la vieillesse est la surdité :
cela se peut expliquer fort naturellement par le plus de densité que doit
prendre la partie membraneuse de la lame du limaçon; elle augmente en
solidité à mesure qu’on avance en âge : dès qu’elle devient trop solide on a
l’oreille dure, et lorsqu’elle s’ossifie4 on est entièrement sourd, parce qu’alors
il n’y a plus aucune partie sensible dans l’organe qui puisse transmettre la
sensation du son. La surdité qui provient de cette cause est incurable, mais
elle peut aussi quelquefois venir d’une cause plus extérieure ; le canal audi-
tif peut se trouver rempli et bouché par des matières épaisses : dans ce cas
il me semble qu’on pourrait guérir la surdité, soit enseringuant des liqueurs
ou en introduisant même des instruments dans ce canal ; et il y a un moyen
fort simple pour reconnaître si la surdité est intérieure ou si elle n’est qu’ex-
térieure , c’est-à-dire pour reconnaître si la lame spirale est en effet insen-
sible, ou bien si c’est la partie extérieure du canal auditif qui est bouchée ;
il ne faut pour cela que prendre une petite montre à répétition, la mettre
dans la bouche du sourd et la faire sonner; s’il entend ce son , sa surdité
sera certainement causée par un embarras extérieur auquel il est toujours
possible de remédier en partie.
J'ai aussi remarqué sur plusieurs personnes qui avaient l’oreille et la
voix fausses, qu’elles entendaient mieux d’une oreille que d’une autre : on
peut se souvenir de ce que j’ai dit au sujet des yeux louches; la cause de ce
défaut est l’inégalité de force ou de portée dans les yeux ; une personne
louche ne voit pas d’aussi loin avec l’œil qui se détourne qu’avec l’autre;
l’analogie m’a conduit à faire quelques épreuves sur des personnes qui ont
1. Dans mes expériences sur Y audition, j’ai enlevé ces osselets, et l’animal n’a pas laissé
d'entendre. ( Voyez mon ouvrage , ci-dessus cité.)
2. Il y a, dans les oiseaux, un osselet très-remarquable , et qui représente les deux princi-
paux osselets des mammifères : le marteau et l 'étrier.
3. La fonction des canaux semi-circulaires , demeurée jusqu’à moi tout à fait inconnue, est
très-singulière, et se rapporte à la direction des mouvements. La section d’un canal horizontal,
par exemple , détermine un mouvement de droite à gauche et de gauche à droite ; la section
d’un canal antéro-postérieur , un mouvement d’avant en arrière ; la section d’un canal postero-
antérieur, un mouvement d’arrière en avant, etc., etc. (Voyez mes Recherches expérimentales
sur les propriétés et les fonctions du système nerveux. )
4. Le nerf, l'expansion nerveuse proprement dite, ne s’ossifie pas. Le nerf acoustique, comme
le nerf optique, comme tous les autres, dépérit à mesure que l’âge avance; et, avec le dépéris-
sement du nerf, la fonction se perd.
DU SENS DE L’OUIE.
4 23
la voix fausse, et jusqu’à présent j’ai trouvé qu’elles avaient en effet une
oreille meilleure que l’autre1; elles reçoivent donc à la fois par les deux
oreilles deux sensations inégales, ce qui doit produire une discordance dans
le résultat total delà sensation, et c’est par cette raison qu’entendant tou-
jours faux, ils chantent faux nécessairement, et sans pouvoir même s’en
apercevoir. Ces personnes, dont les oreilles sont inégales en sensibilité, se
trompent souvent sur le côté d’où vient le son; si leur bonne oreille est à
droite, le son leur paraîtra venir beaucoup plus souvent du côté droit que
du côté gauche. Au reste, je ne parle ici que des personnes nées avec ce
défaut ; ce n’est que dans ce cas que l’inégalité de sensibilité des deux oreilles
leur rend l’oreille et la voix fausses, car ceux auxquels cette différence n’ar-
rive que par accident, et qui viennent avec l’àge à avoir une des oreilles
plus dure que l’autre, n’auront pas pour cela l’oreille et la voix fausses ,
parce qu’ils avaient auparavant les oreilles également sensibles, qu’ils ont
commencé par entendre et chanter juste, et que si dans la suite leurs oreilles
deviennent inégalement sensibles et produisent une sensation de faux, ils
la rectifient sur-le-champ par l’habitude où ils ont toujours été d’entendre
juste et déjuger en conséquence.
Les cornets ou entonnoirs servent à ceux qui ont l’oreille dure, comme
les verres convexes servent à ceux dont les yeux commencent à baisser
lorsqu’ils approchent de la vieillesse; ceux-ci ont la rétine et la cornée plus
dure et plus solide, et peut-être aussi les humeurs de l’œil plus épaisses et
plus denses; ceux-là ont la partie membraneuse de la lame spirale plus
solide et plus dure, il leur faut donc des instruments qui augmentent la
quantité des parties lumineuses ou sonores qui doivent frapper ces organes :
les verres convexes et les cornets produisent cet effet. Tout le monde connaît
ces longs cornets avec lesquels on porte la voix à des distances assez grandes;
on pourrait aisément perfectionner cette machine , et la rendre à l’égard de
l’oreille ce qu’est ladunette d’approche à l’égard des yeux ; mais il est vrai
qu’on ne pourrait se servir de ce cornet d’approche que dans des lieux
solitaires où toute la nature serait dans le silence, car les bruits voisins se
confondent avec les sons éloignés beaucoup plus que la lumière des objets
qui sont dans le même cas. Cela vient de ce que la propagation de la lumière
se fait toujours en ligne droite, et que quand il se trouve un obstacle inter-
médiaire elle est presque totalement interceptée, au lieu que le son se pro-
page à la vérité en ligne droite, mais quand il rencontre un obstacle inter-
médiaire, il circule autour de cet obstacle et ne laisse pas d’arriver ainsi
1 . Personne , en ce cas , n’aurait la voix juste , car il n’est personne , ou presque personne ,
qui n’ait une oreille meilleure que l’autre. Personne ne verrait juste , car il n’est personne qui
n’ait un œil plus fort que l’autre. Bicliat qui, sur ce point, admire fort Buffon, va bien plus
loin que Buffon : on ne déraisonne, selon Bicliat, que parce qu’on a les deux hémisphères
cérébraux d’une grandeur inégale. ( Rech . phys. sur la vie et la mort , art. m , Différence des
deux vies. )
-124
DU SENS DE L’OUIE.
obliquement à l’oreille presque en aussi grande quantité que s’il n’eût pas
changé de direction.
L’ouïe est bien plus nécessaire à l’homme qu’aux animaux ; ce sens n’est
dans ceux-ci qu’une propriété passive capable seulement de leur transmettre
les impressions étrangères. Dans l’homme c’est non-seulement une pro-
priété passive, mais une faculté qui devient active par l’organe de la parole
c’est en effet par ce sens que nous vivons en société , que nous recevons la
pensée des autres, et que nous pouvons leur communiquer la nôtre : les
organes de la voix seraient des instruments inutiles s’ils n’étaient mis en
mouvement par ce sens; un sourd de naissance est nécessairement muet,
il ne doit avoir aucune connaissance des choses abstraites et générales 1 . Je
dois rapporter ici l’histoire abrégée d’un sourd de cette espèce, qui entendit
tout à coup pour la première fois à l’âge de vingt-quatre ans, telle qu’on la
trouve dans le volume de Y Académie, année 1703, page 18.
« M. Félibien, de l’ Académie des Inscriptions, fit savoir à l’ Académie des
« Sciences un événement singulier, peut-être inouï , qui venait d’arriver à
« Chartres. Un jeune homme de vingt-trois à vingt-quatre ans, fils d’un
« artisan, sourd et muet de naissance , commença tout d’un coup à parler,
« au grand étonnement de toute la ville ; on sut de lui que quelque trois
« ou quatre mois auparavant il avait entendu le son des cloches et avait été
« extrêmement surpris de cette sensation nouvelle et inconnue ; ensuite il
« lui était sorti une espèce d’eau de l’oreille gauche, et il avait entendu par-
ce faitement des deux oreilles ; il fut ces trois ou quatre mois à écouter sans
« rien dire, s’accoutumant à répéter tout bas les paroles qu’il entendait, et
« s’affermissant dans la prononciation et dans les idées attachées aux mots;
« enfin il se crut en état de rompre le silence, et il déclara qu’il parlait,
«quoique ce ne fût encore qu’ imparfaitement ; aussitôt des théologiens
« habiles l’interrogèrent sur son état passé, et leurs principales questions
« roulèrent sur Dieu, sur l’âme, sur la bonté ou la malice morale des
« actions; il ne parut pas avoir poussé ses pensées jusque-là ; quoiqu’il fût
« né de parents catholiques, qu’il assistât à la messe, qu’il fût instruit à
« faire le signe de la croix et à se mettre à genoux dans la contenance d’un
« homme qui prie, il n’avait jamais joint à tout cela aucune intention, ni
« compris celle que les autres y joignaient; il ne savait pas bien dislincte-
« ment ce que c’était que la mort, et il n’y pensait jamais; il menait une vie
« purement animale, tout occupé des objets sensibles et présents, et du peu
« d’idées qu’il recevait par les yeux ; il ne tirait pas même de la comparaison
« de ces idées tout ce qu’il semble qu’il en aurait pu tirer : ce n’est pas qu’il
« n’eût naturellement de l’esprit, mais l’esprit d’un homme privé du com-
« merce des autres est si peu exercé et si peu cultivé, qu’il ne pense qu’au-
1. Proposition très-contestable. La parole vient de la faculté qu’a l’esprit de connaître les
choses abstraites et générales, mais cette faculté ne vient pas de la parole.
DU SENS DE L’OUIE.
« tant qu’il y est indispensablement forcé par les objets extérieurs ; le
ce plus grand fonds des idées des hommes est dans leur commerce réei-
« proque. »
Il serait cependant très-possible de communiquer aux sourds ces idées
qui leur manquent, et même de leur donner des notions exactes et précises
des choses abstraites et générales par des signes et par l’écriture 1 ; un sourd
de naissance pourrait avec le temps et des secours assidus lire et com-
prendre tout ce qui serait écrit, et par conséquent écrire lui-même et se
faire entendre sur les choses même les plus compliquées; il y en a, dit-on,
dont on a suivi l’éducation avec assez de soin pour les amener à un point
plus difficile encore, qui est de comprendre le sens des paroles par le mou-
vement des lèvres de ceux qui les prononcent; rien ne prouverait mieux
combien 'les sens se ressemblent au fond, et jusqu’à quel point ils peuvent
se suppléer; cependant il me paraît que comme la plus grande partie des
sons se forment et s’articulent au dedans de la bouche par des mouvements
de la langue qu’on n’aperçoit pas dans un homme qui parle à la manière
ordinaire, un sourd et muet ne pourrait connaître de cette façon que le petit
nombre des syllabes qui sont en effet articulées par le mouvement des lèvres.
Nous pouvons citer à ce sujet un fait tout nouveau , duquel nous venons
d’être témoins. M. Rodrigue Pereire, portugais, ayant cherché les moyens
les plus faciles pour faire parler les sourds et muets de naissance, s’est exercé
assez longtemps dans cet art singulier pour le porter à un grand point
de perfection; il m’amena il y a environ quinze jours son élève M. d’Azy
d’Étavigny; ce jeune homme, sourd et muet de naissance, est âgé d’envi-
ron 19 ans ; M. Pereire entreprit de lui apprendre à parler, à lire, etc. , au
mois de juillet 1746 ; au bout de quatre mois, il prononçait déjà des syllabes
et des mots, et après dix mois il avait l’intelligence d’environ treize cents
mots, et il les prononçait tous assez distinctement. Cette éducation si heu-
reusement commencée fut interrompue pendant neuf mois par l’absence du
maître, et il ne reprit son élève qu’au mois de février 1748; il le retrouva
bien moins instruit qu’il ne l’avait laissé ; sa prononciation était devenue
très-vicieuse, et la plupart des mots qu’il avait appris étaient déjà sortis de
sa mémoire, parce qu’il ne s’en était pas servi pendant un assez long temps
pour qu’ils eussent fait des impressions durables et permanentes. M. Pereire
commença donc à l’instruire, pour ainsi dire, de nouveau au mois de
février 1748, et depuis ce temps-là il ne l’a pas quitté jusqu’à'ce jour (au
mois de juin 1749) . Nous avons vu ce jeune sourd et muet à l’iine de nos
assemblées de l’Académie, on lui a fait plusieurs questions par écrit, il y
1. Un contemporain de Buffon, l’abbé de l’Épée, jetait déjà les premières bases d’un admi-
rable mode d’instruction , perfectionné de nos jours par l’abbé Sicard.
Qui ne connaît les savants élèves de l’abbé Sicard : les Massieu, les Clerc, les Berthier, etc., etc.,
ces hommes qui, par le courage de l’intelligence, ont vaincu la nature?
126
DU SENS DE L’OUIE.
a très-bien répondu, tant par l’écriture que par la parole ; il a à la vérité la
prononciation lente et le son de la voix rude, mais cela ne peut guère être
autrement, puisque ce n’est que par l’imitation que nous amenons peu à peu
nos organes à former des sons précis, doux et bien articulés, et comme ce
jeune sourd et muet n’a pas même l’idée d’un son, et qu’il n’a par consé-
quent jamais tiré aucun secours de l’imitation, sa voix ne peut manquer
d’avoir une certaine rudesse que l’art de son maître pourra bien corriger
peu à peu jusqu’à un certain point. Le peu de temps que le maître a employé
à cette éducation , et les progrès de l’élève qui , à la vérité , paraît avoir de
la vivacité et de l’esprit, sont plus que suffisants pour démontrer qu’on peut
avec de l’art amener tous les sourds et muets de naissance au point de com-
mercer avec les autres hommes, car je suis persuadé que si l’on eût com-
mencé à instruire ce jeune sourd dès l’âge de sept ou huit ans , il serait
actuellement au même point où sont les sourds qui ont autrefois parlé, et
qu’il aurait un aussi grand nombre d’idées que les autres hommes en ont
communément.
DES SENS EN GÉNÉRAL.
Le corps animal est composé de plusieurs matières différentes dont les
unes, comme les os, la graisse, le sang, la lymphe, etc., sont insensibles,
et dont les autres, comme les membranes1 et les nerfs, paraissent être des
matières actives desquelles dépendent le jeu de toutes les parties et l’action
de tous les membres; les nerfs surtout sont l’organe immédiat du sentiment
qui se diversifie et change, pour ainsi dire, de nature suivant leur différente
disposition, en sorte que, selon leur position, leur arrangement, leur qua-
lité, ils transmettent à l’âme des espèces différentes de sentiments, qu’on a
distinguées par le nom de sensations, qui semblent, en effet, n’avoir rien de
semblable entre elles. Cependant, si l’on fait attention que tous ces sens
externes ont un sujet commun et qu’ils ne sont tous que des membranes ner-
veuses différemment disposées et placées, que les nerfs sont l’organe général
du sentiment2, que, dans le corps animal, nulle autre matière que les nerfs
n’a cette propriété de produire le sentiment, on sera porté à croire que, les
sens ayant tous un principe commun et n’étant que des formes variées de la
même substance, n’étant en un mot que des nerfs différemment ordonnés
et disposés, les sensations qui en résultent ne sont pas aussi essentiellement
différentes entre elles qu’elles le paraissent.
L’œil doit être regardé comme une expansion du nerf optique, ou plutôt
l’œil lui-même n’est que l’épanouissement d’un faisceau de nerfs, qui, étant
1. Les membranes ne sont sensibles que par les nerfs.
2. Ils en sont non-seulement Y organe général, mais l 'organe exclusif.
DES SENS EN GÉNÉRAL.
127
exposé à l'extérieur plus qu’aucun autre nerf, est aussi celui qui a le senti-
ment le plus vif et le plus délicat : il sera donc ébranlé par les plus petites
parties de la matière, telles que sont celles de la lumière, et il nous donnera
par conséquent une sensation de toutes les substances les plus éloignées,
pourvu qu’elles soient capables de produire ou de réfléchir ces petites parti-
cules de matière. L’oreille, qui n’est pas un organe aussi extérieur que l’œil,
et dans lequel il n’y a pas un aussi grand épanouissement de nerfs, n’aura
pas le même degré de sensibilité et ne pourra pas être affectée par des parties
de matière aussi petites que celles de la lumière, mais elle le sera par des
parties plus grosses, qui sont celles qui forment le son, et nous donnera
encore une sensation des choses éloignées qui pourront mettre en mouve-
ment ces parties de matière : comme elles sont beaucoup plus grosses que
celles de la lumière et qu’elles ont moins de vitesse, elles ne pourront
s’étendre qu’à de petites distances, et par conséquent l’oreille ne nous don-
nera la sensation que de choses beaucoup moins éloignées que celles dont
l’œil nous donne la sensation. La membrane qui est le siège de l’odorat,
étant encore moins fournie de nerfs que celle qui fait le siège de l’ouïe, elle
ne nous donnera la sensation que des parties de matière qui sont plus grosses
et moins éloignées, telles que sont les particules odorantes des corps, qui
sont probablement celles de l’huile essentielle qui s’en exhale et surnage,
pour ainsi dire, dans l’air, comme les corps légers nagent dans l’eau ; et
comme les nerfs sont encore en moindre quantité et qu’ils sont plus divisés
sur le palais et sur la langue, les particules odorantes ne sont pas assez fortes
pour ébranler cet organe : il fout que ces parties huileuses ou salines se
détachent des autres corps et s’arrêtent sur la langue pour produire une sen-
sation qu’on appellele goût et qui diffère principalement de l’odorat, parce
que ce dernier sens nous donne la sensation des choses à une certaine dis-
tance et que le goût ne peut nous la donner que par une espèce de contact
qui s’opère au moyen de la fonte de certaines parties de matière, telles que
les sels, les huiles, etc. Enfin, comme les nerfs sont le plus divisés qu'il est
possible et qu’ils sont très-légèrement parsemés dans la peau, aucune partie
aussi petite que celles qui forment la lumière ou les sons, les odeurs ou les
saveurs, ne pourra les ébranler ni les affecter d’une manière sensible,' et il
faudra de très-grosses parties de matière, c’est-à-dire des corps solides, pour
qu’ils puissent en être affectés : aussi le sens du toucher ne nous donne
aucune sensation des choses éloignées, mais seulement de celles dont le
contact est immédiat.
Il me paraît donc que la différence qui est entre nos sens ne vient que de la
position plus ou moins extérieure des nerfs et de leur quantité plus ou moins
grande 1 dans les différentes parties qui constituent les organes. C’est par cette
1. Il y a, dans chaque nerf des sens, une sensibilité propre. Buffon ne voit ici qu’une qucs—
128
DES SENS EN GÉNÉRAL.
raison qu’un nerf ébranlé par un coup ou découvert par une blessure nous
donne souvent la sensation de la lumière sans que l’œil y ait part, comme on
a souvent aussi, par la même cause, des tintements et des sensations de sons,
quoique l’oreille ne soit affectée par rien d’extérieur *.
Lorsque les petites particules de la matière lumineuse 2 ou sonore 3 se trou-
vent réunies en très-grande quantité, elles forment une espèce de corps solide
qui produit différentes espèces de sensations, lesquelles ne paraissent avoir
aucun rapport avec les premières, car toutes les fois que les parties qui com-
posent la lumière sont en très-grande quantité, alors elles affectent non-seu-
lement les yeux, mais aussi toutes les parties nerveuses de la peau, et elles
produisent dans l’œil la sensation de la lumière et dans le reste du corps la
sensation de la chaleur, qui est une autre espèce de sentiment différent du
premier, quoiqu’il soit produit par la même cause4. La chaleur n’est donc
que le toucher de la lumière qui agit comme corps solide ou comme une
masse de matière en mouvement ; on reconnaît évidemment l’action de cette
masse en mouvement lorsqu’on expose des matières légères au foyer d’un
bon miroir ardent : l’action de la lumière réunie leur communique, avant
même que de les échauffer, un mouvement qui les pousse et les déplace ; la
chaleur agit donc comme agissent les corps solides sur les autres corps, puis-
qu’elle est capable de les déplacer en leur communiquant un mouvement
d’impulsion.
De même, lorsque les parties sonores se trouvent réunies en très-grande
quantité, elles produisent une secousse et un ébranlement très-sensibles, et
cet ébranlement est fort différent de l’action du son sur l’oreille. Une violente
explosion, un grand coup de tonnerre ébranle 5 les maisons, nous frappe et
communique une espèce de tremblement à tous les corps voisins : le son agit
donc aussi comme corps solide6 sur les autres corps, car ce n’est pas l’agita-
tion de position, de quantité, de mécanisme. Il ne voit pas qu’il s’agit d’une question de pro-
priété, de force. 11 oublie ce qu'il a si éloquemment dit ailleurs : « Il réside des forces intérieures
« dans les corps organisés, qui ne suivent point du tout les lois de la mécanique grossière que
« nous avons imaginée, et à laquelle nous voudrions tout réduire » ( page 52 ).
1. Ces étincelles vues par l’œil, ces tintements d’oreille , à l'occasion d’une douleur très-vive,
sont l’effet de la sympathie profonde qui unit entre elles toutes les parties sensibles , toutes les
parties nerveuses.
2. Matière lumineuse. Pour expliquer la transmission de la lumière. Newton supposait une
émanation réelle de corpuscules matériels, lancés par les corps lumineux. On explique aujour-
d’hui cette transmission par les ondulations d’un fluide élastique (de Yéther), répandu partout.
3. Matière sonore. Il n’y a pas de matière sonore. La cause du son est tout entière dans le
mouvement vibratoire des corps sonores. Le grand propagateur du son est l’air. Si l’on frappe
un corps dans le vide , aucun bruit ne se fait entendre.
4. La chaleur et la lumière sont-elles deux matières différentes ? Sont-elles une seule matière?
Sont-elles même de la matière? C’est ce qui n’est pas, à beaucoup près , décidé encore.
5. Il y a, dans un coup de tonnerre, le bruit et Y ébranlement. Le bruit est l’effet de Yair
mis en vibration par l’étincelle électrique. L'ébranlement est l’effet direct de la force électrique.
6. Ce n’est pas le son, matière particulière , c’est le corps sonore, c’est le corps vibrant qui
agit comme corps solide. (Voyez, ci-dessus, la note 3.)
DES SENS EN GÉNÉRAL.
129
tion de l’air qui cause cet ébranlement 1 , puisque clans le temps qu’il se fait
on ne remarque pas qu’il soit accompagné de vent, et que d’ailleurs, quelque
violent que fût le vent, il ne produirait pas d’aussi fortes secousses. C’est par
celte action des parties sonores qu’une corde en vibration en fait remuer une
autre, et c’est par ce toucher du son que nous sentons nous-mêmes, lorsque
le bruit est violent, une espèce de trémoussement fort différent de la sensa-
tion du son par l’oreille, quoiqu’il dépende de la même cause.
Toute la différence qui se trouve dans nos sensations ne vient donc que
du nombre plus ou moins grand et de la position plus ou moins extérieure
des nerfs, ce qui fait que les uns de ces sens peuvent être affectés par de
petites particules de matière qui émanent des corps, comme l’œil , l’oreille
et l’odorat; les autres par des parties plus grosses qui se détachent des corps
au moyen du contact, comme le goût, et les autres par les corps ou même
par les émanations des corps, lorsqu’elles sont assez réunies et assez abon-
dantes pour former une espèce de masse solide , comme le toucher qui
nous donne des sensations de la solidité, de la fluidité et de la chaleur des
corps.
Un fluide diffère d’un solide parce qu’il n’a aucune partie assez grosse
pour que nous puissions la saisir et la toucher par différents côtés à la fois :
c’est ce qui fait aussi que les fluides sont liquides ; les particules qui les com-
posent ne peuvent être touchées par les particules voisines que dans un
point ou un si petit nombre de points, qu’aucune partie ne peut avoir d’adhé-
rence avec une autre partie. Les corps solides réduits en poudre, même
impalpable, ne perdent pas absolument leur solidité parce que les parties,
se touchant par plusieurs côtés, conservent de l’adhérence entre elles, et
c’est ce qui fait qu’on en peut faire des masses et les serrer pour en palper
une grande quantité à la fois.
Le sens du toucher est répandu dans le corps entier, mais il s’exerce
différemment dans les différentes parties. Le sentiment qui résulte du tou-
cher ne peut être excité que par le contact et l’application immédiate de la
superficie de quelque corps étranger sur celle de notre propre corps : qu’on
applique contre la poitrine ou sur les épaules d’un homme un corps étran-
ger, il le sentira, c’est-à-dire il saura qu’il y a un corps étranger qui le
touche, mais il n’aura aucune idée de la forme de ce corps parce que la poi-
trine ou les épaules ne touchant le corps que dans un seul plan, il ne pourra
en résulter aucune connaissance de la figure de ce corps ; il en est de même
de toutes les autres parties du corps qui ne peuvent pas s’ajuster sur la sur-
face des corps étrangers et se plier pour embrasser à la fois plusieurs parties
de leur superficie ; ces parties de notre corps ne peuvent donc nous donner
aucune idée juste de leur forme ; mais celles qui, comme la main, sont divi-
1. Voyez la note b de la page précédente.
il.
9
130 DES SENS EN GÉNÉRAL.
sées en plusieurs petites parties flexibles et mobiles, et qui peuvent par con-
séquent s’appliquer en même temps sur les différents plans de la superficie
des corps, sont celles qui nous donnent en effet les idées de leur forme et de
leur grandeur.
Ce n’est donc pas uniquement parce qu’il y a une plus grande quantité de
houppes nerveuses à l’extrémité des doigts que dans les autres parties du
corps, ce n’est pas, comme on le prétend vulgairement, parce que la main
a le sentiment plus délicat qu’elle est en effet le principal organe du tou-
cher : on pourrait dire, au contraire, qu'il y a des parties plus sensibles et
dont le toucher est plus délicat, comme les yeux, la langue, etc.; mais c est
uniquement parce que la main est divisée en plusieurs parties toutes mobiles,
toutes flexibles, toutes agissantes en même temps et obéissantes à la volonté,
qu’elle est le seul organe qui nous donne des idées distinctes de la forme des
corps. Le toucher n’est qu’un contact de superficie : qu’on suppute la super-
ficie de la main et des cinq doigts, on la trouvera plus grande à proportion
que celle de toute autre partie du corps, parce qu’il n’y en a aucune qui soit
autant divisée; ainsi elle a d’abord l’avantage de pouvoir présenter aux corps
étrangers plus de superficie; ensuite les doigts peuvent s’étendre, se rac-
courcir, se plier, se séparer, se joindre et s’ajuster à toutes sortes de sur-
faces, autre avantage qui suffirait pour rendre cette partie l'organe de ce
sentiment exact et précis qui est nécessaire pour nous donner l’idée de la
forme des corps. Si la main avait encore un plus grand nombre de parties,
qu’elle fût, par exemple, divisée en vingt doigts, que ces doigts eussent un
plus grand nombre d’articulations et de mouvements, il n’est pas douteux
que le sentiment du toucher ne fût infiniment plus parfait dans cette confor-
mation qu’il ne l’est, parce que cette main pourrait alors s’appliquer beau-
coup plus immédiatement et plus précisément sur les différentes surfaces des
corps; et si nous supposions quelle fût divisée en une infinité de parties
toutes mobiles et flexibles, et qui pussent toutes s’appliquer en même temps
sur tous les points de la surface des corps, un pareil organe serait une espèce
de géométrie universelle (si je puis m’exprimer ainsi) par le secours de
laquelle nous aurions, dans le moment même de l’attouchement, des idées
exactes et précises de la figure de tous les corps et de la différence, même
infiniment petite, de ces figures. Si , au contraire, la main était sans doigts,
elle ne pourrait nous donner que des notions trcs-imparfaites de la forme
des choses les plus palpables, et nous n’aurions qu’une connaissance très-
confuse des objets qui nous environnent, ou du moins il nous faudrait beau-
coup plus d’expériences et de temps pour les acquérir.
Les animaux qui ont des mains paraissent être les plus spirituels 1 : les
1. Spirituels. Expression peu juste. Buffon dira ailleurs plus exactement : « L’éléphant
« approche de l’homme par l’intelligence , autant au moins que la matière peut approcher de
« l’esprit » ( Histoire de l’éléphant ).
131
DES SENS EN GÉNÉRAL.
singes font des choses si semblables aux actions mécaniques de l’homme,
qu’il semble qu’elles aient pour cause la même suite de sensations corpo-
relles : tous les autres animaux qui sont privés de cet organe ne peuvent
avoir aucune connaissance assez distincte de la forme des choses ; comme
ils ne peuvent rien saisir et qu’ils n’ont aucune partie assez divisée et assez
flexible pour pouvoir s’ajuster sur la superficie des corps, ils n’ont certaine-
ment aucune notion précise de la forme non plus que de la grandeur de ces
corps ; c’est pour cela que nous les voyons souvent incertains ou effrayés à
l’aspect des choses qu’ils devraient le mieux connaître et qui leur sont les
plus familières. Le principal organe de leur toucher est dans leur museau,
parce que cette partie est divisée en deux par la bouche et que la langue est
une autre partie qui leur sert en même temps pour toucher les corps qu’on
leur voit tourner et retourner avant que de les saisir avec les dents. O11 peut
aussi conjecturer que les animaux qui, comme les seiches, les polypes et
d’autres insectes l, ont un grand nombre*de bras ou de pattes2 qu’ils peuvent
réunir et joindre, et avec lesquels ils peuvent saisir par différents endroits
les corps étrangers , que ces animaux, dis-je, ont de l’avantage sur les autres
et qu’ils connaissent et choisissent beaucoup mieux les choses qui leur con-
viennent. Les poissons dont le corps est couvert d’écailles et qui ne peuvent
se plier doivent être les plus stupides de tous les animaux, car ils ne peuvent
avoir aucune connaissance de la forme des corps, puisqu’ils n’ont aucun
moyen de les embrasser, et d’ailleurs l’impression du sentiment doit être
très-faible et le sentiment fort obtus, puisqu’ils ne peuvent sentir qu’à travers
les écailles : ainsi tous les animaux dont le corps n’a point d’extrémités
qu’on puisse regarder comme des parties divisées, telles que les bras, les
jambes, les pattes, etc., auront beaucoup moins de sentiment par le toucher
que les autres ; les serpents sont cependant moins stupides que les poissons
parce que, quoiqu’ils n’aient point d’extrémités et qu’ils soient recouverts
d’une peau dure et écailleuse, ils ont la faculté de plier leur corps en plu-
sieurs sens sur les corps étrangers, et par conséquent de les saisir en quelque
façon et de les toucher beaucoup mieux que ne peuvent le faire les poissons
dont le corps ne peut se plier.
Les deux grands obstacles à l’exercice du sens du toucher sont donc pre-
mièrement l’uniformité de la forme du corps de l’animal, ou, ce qui est la
même chose, le défaut de parties différentes, divisées et flexibles, et secon-
dement le revêtement de la peau, soit par du poil, de la plume, des écailles,
des taies, des coquilles, etc.; plus ce revêtement sera dur et solide, et moins
le sentiment du toucher pourra s’exercer ; plus, au contraire, la peau sera
One et déliée, et plus le sentiment sera vif et exquis. Les femmes ont, entre
1. Voyez la note 2 de la page 1S3 du l” volume.
2. Idées puériles. L'intelligence ne tient pas aux bras ou aux pattes : la seiche et le polype sont
fort au-dessous du poisson.
13-2 DES SENS EN GÉNÉRAL,
autres avantages sur les hommes, celui d’avoir la peau plus belle et le tou-
cher plus délicat.
Le fœtus, dans le sein de la mère, a la peau très-déliée ; il doit donc sentir
vivement toutes les impressions extérieures; mais comme il nage dans une
liqueur et que les liquides reçoivent et rompent l’action de toutes les causes
qui peuvent occasionner des chocs, il ne peut être blessé que rarement et-seu-
lement par des coups ou des efforts très-violents ; il a donc fort peu d'exercice
de cette partie même du toucher qui ne dépend que de la finesse de la peau
et qui est commune atout le corps : comme il ne fait aucun usage de ses
mains, il ne peut avoir de sensations ni acquérir aucune connaissance dans
le sein de sa mère, à moins qu’on ne veuille supposer qu’il peut toucher avec
ses mains différentes parties de son corps, comme son visage, sa poitrine, ses
genoux, car on trouve souvent les mains du fœtus ouvertes ou fermées,
appliquées contre son visage.
Dans l’enfant nouveau-né, les mains restent aussi inutiles que dans le
fœtus parce qu’on 11e lui donne la liberté de s’en servir qu’au bout de six ou
sept semaines : les bras sont emmaillottés avec tout le reste du corps jusqu'à
ce terme, et je 11e sais pourquoi cette manière est en usage. Il est certain
qu’on retarde par là le développement de ce sens important, duquel toutes
nos connaissances dépendent, et qu’on ferait bien de laisser à l’enfant le
libre usage de ses mains dès le moment de sa naissance : il acquerrait plus
tôt les premières notions de la forme des choses, et qui sait jusqu’à quel point
ces premières idées influent sur les autres? Un homme n’a peut-être beau-
coup plus d’esprit qu’un autre que pour avoir fait, dans sa première enfance,
un plus grand et un plus prompt usage de ce sens *. Dès que les enfants
ont la liberté de se servir de leurs mains, ils ne tardent pas à en faire un
grand usage; ils cherchent à toucher tout ce qu’on leur présente; on
les voit s’amuser et prendre plaisir à manier les choses que leur petite
main peut saisir : il semble qu’ils cherchent à connaître la forme des
corps en les touchant de tous côtés et pendant un temps considérable;
ils s’amusent ainsi, ou plutôt ils s’instruisent de choses nouvelles. Nous-
mêmes dans le reste de la vie, si nous y faisons réflexion, nous amusons-
nous autrement qu’en faisant ou en cherchant à faire quelque chose de
nouveau?
C’est par le toucher seul que nous pouvons acquérir des connaissances
complètes et réelles, c’est ce sens qui rectifie tous les autres sens dont les
1 . Helvétius prétend que l’homme ne doit qu’à ses mains la supériorité qu’il a sur les bêtes.
Buffon devait laisser cette idée à Helvétius. Il disait naguère (page 4), et infiniment mieux:
« Un aveugle-né n’a nulle idée de l’objet matériel qui nous représente les images des corps;
;■ un lépreux dont la peau serait insensible n’aurait aucune des idées que le toucher fait naître ;
« un sourd 11e peut connaitre les sons : qu’011 détruise successivement ces trois moyens de
« sensation dans l’homme qui en est pourvu , l’àme n’en existera pas moins , ses fonctions
« intérieures subsisteront, et la pensée se manifestera toujours au dedans de lui-même. »
DES SENS EN GÉNÉRAL.
4 33
effets ne seraient que des illusions et ne produiraient que des erreurs dans
notre esprit, si le toucher ne nous apprenait à juger. Mais comment se fait le
développement de ce sens important? Comment nos premières connaissances
arrivent-elles à notre âme? n’avons-nous pas oublié tout ce qui s’est passé
dans les ténèbres de notre enfance? Comment retrouverons-nous la première
trace de nos pensées? n’y a-t-il pas même de la témérité à vouloir remonter
jusque-là? Si la chose était moins importante, on aurait raison de nous
blâmer; mais elle est peut-être plus que toute autre digne de nous occuper,
et ne sait-on pas qu’on doit faire des efforts toutes les fois qu’on veut
atteindre à quelque grand objet?
J'imagine donc un homme tel qu’on peut croire qu’était le premier homme
au moment de la création , c’est-à-dire , un homme dont le corps et les
organes seraient parfaitement formés, mais qui s'éveillerait tout neuf pour
lui-même et pour tout ce qui l’environne. Quels seraient ses premiers mou-
vements, ses premières sensations, ses premiers jugements? Si cet homme
voulait nous faire l’histoire de ses premières pensées, qu’aurait-il à nous
dire? quelle serait cette histoire? Je ne puis me dispenser de le faire parler
lui-même, afin d’en rendre les faits plus sensibles : ce récit philosophique l,
qui sera court, ne sera pas une digression inutile.
« Je me souviens de cet instant plein de joie et de trouble, où je sentis
« pour la première fois ma singulière existence ; je ne savais ce que j’étais ,
« où j’étais, d’où je venais. J’ouvris les yeux, quel surcroît de sensation !
« la lumière, la voûte céleste, la verdure de la terre, le cristal des eaux,
« tout m’occupait , m’animait , et me donnait un sentiment inexprimable de
« plaisir; je crus d’abord que tous ces objets étaient en moi et faisaient
« partie de moi-même.
« Je m’affermissais dans cette pensée naissante lorsque je tournai les yeux
i vers l’astre de la lumière; son éclat me blessa, je fermai involontairement
« la paupière, et je sentis une légère douleur. Dans ce moment d’obscurité
« je crus avoir perdu presque tout mon être.
« Affligé , saisi d’étonnement , je pensais à ce grand changement , quand
« tout à coup j’entends des sons ; le chant des oiseaux, le murmure des airs,
« formaient un concert dont la douce impression me remuait jusqu’au fond
1. Ce récit philosophique est le résumé des idées de Buffon sur les sens.
Condillac , philosophe qui a fait un système , imagine une statue qu’il doue successivement de
chaque sens. A chaque sens nouveau , la statue raisonne beaucoup, et très-métaphysiquement,
très-subtilement , et toujours conformément au système.
Buffon imagine un homme d’une nature puissante , brillante, plein de feu, de vie, de génie,
qui sent sa grandeur, qui s’enchante de son existence , et très-semblable à lui , Buffon : « mar-
« chant la tète haute et levée vers le ciel , etc. »
La statue de Condillac raisonne trop et trop tôt. L’homme de Buffon sent plus qu’il ne rai-
sonne. Ou plutôt Buffon transforme le raisonnement en émotion, en passion, en poétiques
images; et c’est ici le cas de dire de lui ce qu’il a si éloquemment dit (t. Ier, page 465) de
Platon: Ce philosophe est un peintre d’idées.
134 DES SENS EN GÉNÉRAL.
« de l’âme; j’écoutai longtemps, et je me persuadai bientôt que cette harmo-
« nie était moi.
« Attentif, occupé tout entier de ce nouveau genre d’existence, j’oubliais
« déjà la lumière, cette autre partie de mon être que j’avais connue la pre-
« mière, lorsque je rouvris les yeux. Quelle joie de me retrouver en pos-
« session de tant d’objets brillants! mon plaisir surpassa tout ce que j’avais
« senti la première fois, et suspendit pour un temps le charmant effet des
« sons.
« Je fixai mes regards sur mille objets divers, je m’aperçus bientôt que
« je pouvais perdre et retrouver ces objets, et que j’avais la puissance de
« détruire et de reproduire à mon gré cette belle partie de moi-même, et
« quoiqu’elle me parût immense en grandeur par la quantité des accidents
« de lumière et par la variété des couleurs, je crus reconnaître que tout
« était contenu dans une portion de mon être.
« Je commençais à voir sans émotion et à entendre sans trouble, lors-
« qu’un air léger, dont je sentis la fraîcheur, m’apporta des parfums qui
« me causèrent un épanouissement intime et me donnèrent un sentiment
« d’amour pour moi-même.
« Agité par toutes ces sensations, pressé par les plaisirs d’une si belle
« et si grande existence, je me levai tout d’un coup, et je me sentis trans-
« porté par une force inconnue.
« Je ne fis qu’un pas ; la nouveauté de ma situation me rendit immobile ,
« ma surprise fut extrême, je crus que mon existence fuyait; le mouvement
« que j’avais fait avait confondu les objets , je m’imaginais que tout était
« en désordre.
« Je portai la main sur ma tête , je touchai mon front et mes yeux , je
« parcourus mon corps, ma main me parut être alors le principal organe
« de mon existence ; ce que je sentais dans cette partie était si distinct et si
« complet, la jouissance m’en paraissait si parfaite en comparaison du plai-
« sir que m’avaient causé la lumière et les sons, que je m’attachai tout
« entier à cette partie solide de mon être , et je sentis que mes idées pre-
« liaient de la profondeur et de la réalité.
« Tout ce que je touchais sur moi semblait rendre à ma main senti-
« ment pour sentiment, et chaque attouchement produisait dans mon âme
« une double idée.
« Je ne fus pas longtemps sans m’apercevoir que cette faculté de sentir
« était répandue dahs toutes les parties de mon être; je reconnus bientôt
« les limites de mon existence , qui m’avait paru d’abord immense en
« étendue.
« J’avais jeté les yeux sur mon corps, je le jugeais d’un volume énorme
« et si grand, que tous les objets qui avaient frappé mes yeux ne me parais-
« saient être en comparaison que des points lumineux.
DES SENS EN GÉNÉRAL.
135
« Je m’examinai longtemps, je me regardais avec plaisir, je suivais ma
« main de l’œil, et j’observais ses mouvements ; j’eus sur tout cela les idées
« les plus étranges, je croyais que le mouvement de ma main n’était qu’une
« espèce d’existence fugitive, une succession de choses semblables; je l’ap-
« prochai de mes yeux, elle me parut alors plus grande que tout mon corps,
« et elle fit disparaître à ma vue un nombre infini d’objets.
« Je commençai à soupçonner qu’il y avait de l’illusion dans cette sensa-
« tion qui me venait par les yeux ; j’avais vu distinctement que ma main
« n’était qu’une petite partie de mon corps, et je ne pouvais comprendre
« qu’elle fût augmentée au point de me paraître d’une grandeur démesurée ;
« je résolus donc de ne me fier qu’au toucher, qui ne m’avait pas encore
«. trompé , et d'être en garde sur toutes les autres façons de sentir et
« d’être.
«Cette précaution me fut utile; je m’étais remis en mouvement et je
« marchais la tête haute et levée vers le ciel ; je me heurtai légèrement
« contre un palmier ; saisi d’effroi, je portai ma main sur ce corps étranger,
« je le jugeai tel, parce qu’il ne me rendit pas sentiment pour sentiment; je
« me détournai avec une espèce d’horreur, et je connus pour la première
« fois qu’il y avait quelque chose hors de moi.
« Plus agité par cette nouvelle découverte que je ne l’avais été par toutes
« les autres, j’eus peine à me rassurer, et après avoir médité sur cet événe-
« ment je conclus que je devais juger des objets extérieurs comme j’avais
« jugé des parties de mon corps, et qu’il n’y avait que le toucher qui pût
« m’assurer de leur existence.
« Je cherchai donc à toucher tout ce que je voyais, je voulais toucher
« le soleil, j’étendais les bras pour embrasser l’horizon, et je ne trouvais
« que le vide des airs.
« A chaque expérience que je tentais, je tombais de surprise en surprise ,
« car tous les objets me paraissaient être également près de moi , et ce ne
« fut qu’après une infinité d’épreuves que j’appris à me servir de mes yeux
« pour guider ma main ; et comme elle me donnait des idées toutes diffé-
« rentes des impressions que je recevais par le sens de la vue, mes sensations
« n’étant pas d’accord entre elles, mes jugements n’en étaient que plus
« imparfaits, et le total de mon être n’était encore pour moi-même qu’une
« existence en confusion.
« Profondément occupé de mol, de ce que j’étais, de ce que je pouvais
« être, les contrariétés que je venais d’éprouver m’humilièrent; plus je
« réfléchissais, plus il se présentait de doutes : lassé de tant d’incertitudes ,
« fatigué des mouvements de mon âme, mes genoux fléchirent et je me
« trouvai dans une situation de repos. Cet état de tranquillité donna de
« nouvelles forces à mes sens; j’étais assis à l’ombre d’un bel arbre, des
« fruits d’une couleur vermeille descendaient en forme de grappe à la portée
136
DES SENS EN GÉNÉRAL.
« de ma main; je les touchai légèrement, aussitôt ils se séparèrent de la
« branche, comme la figue s’en sépare dans le temps de sa maturité.
« J’avais saisi un de ces fruits, je m’imaginais avoir fait une conquête, et
« je me glorifiais de la faculté que je sentais de pouvoir contenir dans ma
« main un autre être tout entier; sa pesanteur, quoique peu sensible, me
« parut une résistance animée que je me faisais un plaisir de vaincre.
« J’avais approché ce fruit de mes yeux, j’en considérais la forme et les
« couleurs ; une odeur délicieuse me le fit approcher davantage, il se trouva
« près de mes lèvres, je tirais à longues inspirations le parfum, et goûtais
« à longs traits les plaisirs de l’odorat; j’étais intérieurement rempli de cet
« air embaumé , ma bouche s’ouvrit pour l’exhaler, elle se rouvrit pour en
«reprendre, je sentis que je possédais un odorat intérieur plus fin, plus
« délicat encore que le premier : enfin je goûtai.
« Quelle saveur ! quelle nouveauté de sensation ! Jusque-là je n’avais eu
« que des plaisirs, le goût me donna le sentiment de la volupté, l’intimité
« de la jouissance fit naître l’idée de la possession, je crus que la substance
« de ce fruit était devenue la mienne, et que j’étais le maître de trans-
« former les êtres.
« Flatté de cette idée de puissance , incité par le plaisir que j’avais senti ,
« je cueillis un second et un troisième fruit , et je ne me lassais pas d’exer-
« cer ma main pour satisfaire mon goût; mais une langueur agréable s’em-
« parant peu à peu de tous mes sens, appesantit mes membres et suspendit
« l’activité de mon âme; je jugeai de son inaction par la mollesse de mes
« pensées ; mes sensations émoussées arrondissaient tous les objets et ne
« me présentaient que des images faibles et mal terminées; dans cet instant
« mes yeux, devenus inutiles, se fermèrent, et ma tête n’étant plus soutenue
« par la force des muscles, pencha pour trouver un appui sur le gazon.
« Tout fut effacé, tout disparut, la trace de mes pensées fut interrompue,
« je perdis le sentiment de mon existence : ce sommeil fut profond , mais je
« ne sais s’il fut de longue durée, n’ayant point encore l’idée du temps, et
« ne pouvant le mesurer; mon réveil ne fut qu’une seconde naissance, et
« je sentis seulement que j’avais cessé d’être.
« Cet anéantissement que je venais d’éprouver me donna quelque idée de
« crainte, et me fit sentir que je ne devais pas exister toujours.
« J’eus une autre inquiétude : je ne savais si je n’avais pas laissé dans le
« sommeil quelque partie de mon être ; j’essayai mes sens, je cherchai à me
« reconnaître.
« Mais tandis que je parcourais des yeux les bornes de mon corps pour
« m’assurer que mon existence m’était demeurée tout entière, quelle fut ma
« surprise de voir à mes côtés une forme semblable à la mienne ! je la pris
« pour un autre moi-même : loin d’avoir rien perdu pendant que j’avais
« cessé d’être, je crus m’être doublé.
137
DES SENS EN GÉNÉRAL.
« Je portai ma main sur ce nouvel être, quel saisissement ! ce n’était pas
« moi, mais c’était plus que moi, mieux que moi; je crus que mon existence
« allait changer de lieu et passer tout entière à cette seconde moitié de
« moi-même.
« Je la sentis s’animer sous ma main, je la vis prendre de la pensée dans
« mes yeux ; les siens firent couler dans mes veines une nouvelle source de
« vie, j’aurais voulu lui donner tout mon être; cette volonté vive acheva
« mon existence, je sentis naître un sixième sens.
« Dans cet instant l’astre du jour, sur la fin de sa course, éteignit son
« flambeau; je m’aperçus à peine que je perdais le sens de la vue, j’existais
« trop pour craindre de cesser d’être, et ce fut vainement que l’obscurité où
« je me trouvais me rappela l’idée de mon premier sommeil. »
VARIÉTÉS DANS L’ESPÈCE HUMAINE*.
Tout ce que nous avons dit jusqu’ici de la génération de l’homme, de sa
formation, de son développement, de son état dans les différents âges de sa
vie, de ses sens et de la structure de son corps, telle qu’on la connaît par les
dissections anatomiques, ne fait encore que l’histoire de l’individu ; celle
de l’espèce demande un détail particulier, dont les faits principaux ne peu-
vent se tirer que des variétés qui se trouvent entre les hommes des différents
climats. La première et la plus remarquable de ces variétés est celle de la
couleur1 2; la seconde est celle de la forme et de la grandeur, et la troisième
est celle du naturel des différents peuples : chacun de ces objets, considéré
dans toute son étendue, pourrait fournir un ample traité ; mais nous nous
bornerons à ce qu’il y a de plus général et de plus avéré.
En parcourant, dans cette vue, la surface de la terre, et en commençant
1. De ce beau chapitre date Y anthropologie.
« Avant Buffon, Yhistoire naturelle de l'homme n’existait pas. On étudiait l’homme individu;
« on n’étudiait pas l’homme espèce Ici Buffon joint à une érudition admirable une sagacité
« plus admirable encore. « La critique , a dit un écrivain plein de sens , est l’art d’examiner les
<( preuves. » Jamais cet art n’avait été porté plus loin. Buffon rassemble tout ce qu’ont dit les
« voyageurs, les naturalistes , les géographes; il compare entre eux tous ces auteurs, de si
« différente nature ; il les juge , il les corrige ; il démêle , dans leurs récits , le vrai du faux ; ce
« qu’ils n’ont vu qu’avec les yeux du corps , il le voit avec les yeux de l’esprit, et par cela seul
(( il le voit mieux ; chacun d’eux n’a vu , d’ailleurs, que quelques traits épars ; Buffon voit tout :
« il rapproche ce qu’ils ont séparé ; il sépare ce qu’ils ont confondu ; et de ces mille faits petits ,
« obscurs, perdus dans leurs livres, il tire une science entière, et qui est immense. » (Voyez
mon Histoire des travaux et des idées de Buffon. )
2. La première et la plus remarquable de ces variétés, ou (comme nous dirions aujourd’hui)
le plus remarquable de ces caractères, n’est pas la couleur; c’est la forme du crâne. Voyez mon
Histoire des travaux et des idées de Buffon. Voyez aussi mon Éloge historique de Blumenbach.
138
VARIÉTÉS DANS L’ESPÈCE HUMAINE.
par le Nord, on trouve en Laponie et sur les côtes septentrionales de la Tar-
tarie une race d’hommes de petite stature, d’une figure bizarre, dont la phy-
sionomie est aussi sauvage que les mœurs. Ces hommes, qui paraissent avoir
dégénéré de l’espèce humaine, ne laissent pas que d’être assez nombreux et
d’occuper de très-vastes contrées. Les Lapons danois, suédois, moscovites et
indépendants, les Zembliens, les Borandiens, les Samoïèdes, les Tartares
septentrionaux, et peut-être les Ostiaques dans l’ancien continent, les Groen-
landais et les sauvages au nord des Esquimaux, dans l’autre continent, sem-
blent être tous de la même race qui s’est étendue et multipliée le long des
côtes des mers septentrionales, dans des déserts et sous un climat inhabi-
table pour toutes les autres nations. Tous ces peuples ont le visage large et
plat® , le nez camus et écrasé, l’iris de l’œil jaune-brun et tirant sur le noir b ,
les paupières retirées vers les tempes c , les joues extrêmement élevées, la
bouche très-grande, le bas du visage étroit, les lèvres grosses et relevées, la
voix grêle, la tête grosse, les cheveux noirs et lisses, la peau basanée; ils
sont très-petits, trapus, quoique maigres; la plupart n’ont que quatre pieds
de hauteur, et les plus grands n’en ont que quatre et demi. Cette race est,
comme l’on voit, bien différente des autres ; il semble que ce soit une espèce
particulière dont tous les individus ne sont que des avortons, car s’il y a des
différences parmi ces peuples, elles ne tombent que sur le plus ou le moins
de difformité : par exemple, les Borandiens sont encore plus petits que les
Lapons; ils ont l’iris de l’œil de la même couleur, mais le blanc est d’un
jaune plus rougeâtre; ils sont aussi plus basanés et ils ont les jambes grosses,
au lieu que les Lapons les ont menues. Les Samoïèdes sont plus trapus que
les Lapons; ils ont la tête plus grosse, le nez plus large et le teint plus
obscur, les jambes plus courtes, les genoux plus en dehors, les cheveux plus
longs et moins de barbe. Les Groenlandais ont encore la peau plus basanée
qu’aucun des autres ; ils sont couleur d’olive foncée : on prétend même qu’il
y en a parmi eux d’aussi noirs que les Éthiopiens. Chez tous ces peuples, les
femmes sont aussi laides que les hommes et leur ressemblent si fort qu’on
ne les distingue pas d’abord : celles de Groenland sont de fort petite taille,
mais elles ont le corps bien proportionné ; elles ont aussi les cheveux plus
noirs et la peau moins douce que les femmes samoïèdes; leurs mamelles
sont molles et si longues, qu’elles donnent à téter à leurs enfants par-dessus
l’épaule; le bout de ces mamelles est noir comme du charbon, et la peau de
leur corps est couleur olivâtre très-foncée. Quelques voyageurs disent
qu’elles n’ont de poil que sur la tête et qu’elles ne sont pas sujettes à l’éva-
cuation périodique qui est ordinaire à leur sexe ; elles ont le visage large, les
a. Voyez le Voyage de Regnard , t. I de ses Œuvres , page 169. Voyez aussi II Genio vagante
del conte Aurelio degli Anzi. In Parma, 1691. Et les Voyages du Nord faits par les Hollandais.
b. Voyez Linnœi Fauna Suecica. Stokholm, 1746, page 1.
c. Voyez la Martinière , page 39.
139
VARIÉTÉS DANS L’ESPÈCE HUMAINE.
yeux petits, très-noirs et très-vifs, les pieds courts aussi bien que les mains,
et elles ressemblent pour le reste aux femmes samoïèdes. Les sauvages qui
sont au nord des Esquimaux, et même dans la partie septentrionale de File
de Terre-Neuve, ressemblent à ces Groenlandais : ils sont, comme eux, de
très-petite stature, leur visage est large et plat, ils ont le nez camus, mais
les yeux plus gros que les Lapons a.
Non-seulement ces peuples se ressemblent par la laideur, la petitesse de
la taille, la couleur des cheveux et des yeux, mais ils ont aussi tous à peu
près les mêmes inclinations et les mêmes mœurs : ils sont tous également
grossiers, superstitieux, stupides. Les Lapons danois ont un gros chat noir
auquel ils disent tous leurs secrets et qu’ils consultent dans toutes leurs
affaires, qui se réduisent à savoir s’il faut aller ce jour-là à la chasse ou à
la pêche. Chez les Lapons suédois, il y a dans chaque famille un tambour
pour consulter le diable, et, quoiqu’ils soient robustes et grands coureurs, ils
sont si peureux, qu’on n’a jamais pu les faire aller à la guerre. Gustave-
Adolphe avait entrepris d’en faire un régiment, mais il ne put jamais en
venir à bout : il semble qu’ils ne peuvent vivre que dans leur pays et à leur
façon. Ils se servent, pour courir sur la neige, de patins fort épais de bois de
sapin, longs d’environ deux aunes et larges d’un demi-pied ; ces patins sont
relevés en pointe sur le devant et percés dans le milieu pour y passer un cuir
qui tient le pied ferme et immobile; ils courent sur la neige avec tant de
vitesse qu’ils attrapent aisément les animaux les plus légers à la course; ils
portent un bâton ferré, pointu d’un bout et arrondi de l’autre : ce bâton leur
sert à se mettre en mouvement, à se diriger, se soutenir, s’arrêter, et aussi
à percer les animaux qu’ils poursuivent à la course ; ils descendent avec ces
patins les fonds les plus précipités et montent les montagnes les plus escar-
pées. Les patins dont se servent les Samoïèdes sont bien plus courts et n’ont
que deux pieds de longueur. Chez les uns et les autres, les femmes s’en ser-
vent comme les hommes; ils ont aussi tous l’usage de l’arc, de l’arbalète,
et on prétend que les Lapons moscovites lancent un javelot avec tant de
force et de dextérité, qu’ils sont sûrs de mettre à trente pas dans un blanc
de la largeur d’un écu, et qu’à cet éloignement ils perceraient un homme
d’outre en outre; ils vont tous à la chasse de l’hermine, du loup-cervier, du
renard, de la marte, pour en avoir les peaux, et ils changent ces pelleteries
contre de l’eau-dc-vie et du tabac, qu’ils aiment beaucoup. Leur nourriture
est du poisson sec, de la chair de renne ou d’ours, leur pain n’est que de la
farine d’os de poisson broyée et mêlée avec de l’écorce tendre de pin ou de
bouleau; la plupart ne font aucun usage du sel ; leur boisson est de l’huile de
baleine et de l’eau, dans laquelle ils laissent infuser des grains de genièvre.
Ils n’ont, pour ainsi dire, aucune idée de religion ni d’un Être suprême; la
a. Voyez le Recueil des voyages du Nord , 1716 , t. I , page 1 30 , et t. III , page 6.
uo
VARIÉTÉS DANS L’ESPÈCE HUMAINE.
plupart sont idolâtres et tous sont très-superstitieux ; ils sont plus grossiers
que sauvages, sans courage, sans respect pour soi-même, sans pudeur : ce
peuple abject n’a de mœurs qu’assez pour être méprisé. Ils se baignent nus
et tous ensemble, filles et garçons, mères et fils, frères et sœurs, et ne crai-
gnent point qu’on les voie dans cet état; en sortant de ces bains extrême-
ment chauds, ils vont se jeter dans une rivière très-froide. Ils offrent aux
étrangers leurs femmes et leurs filles, et tiennent à grand honneur qu’on
veuille bien coucher avec elles ; cette coutume est également établie chez les
Samoïèdes, les Borandiens, les Lapons et les Groenlandais. Les Lapones sont
habillées l'hiver de peaux de rennes, et l’été de peaux d’oiseaux qu’elles ont
écorchés; l’usage du linge leur est inconnu. Les Zembliennes ont le nez et
les oreilles percés pour porter des pendants de pierre bleue; elles se font
aussi des raies bleues au front et au menton ; leurs maris se coupent la
barbe en rond et ne portent point de cheveux. Les Groenlandaises s’habil-
lent de peaux de chien de mer; elles se peignent aussi le visage de bleu et
de jaune, et portent des pendants d’oreilles. Tous vivent sous terre ou dans
des cabanes presque entièrement enterrées et couvertes d’écorces d’arbres
ou d’os de poisson ; quelques-uns font des tranchées souterraines pour com-
muniquer de cabane en cabane chez leurs voisins pendant l'hiver. Une
nuit de plusieurs mois les oblige à conserver de la lumière dans ce séjour
par des espèces de lampes qu’ils entretiennent avec la même huile de baleine
qui leur sert de boisson. L’été ils ne sont guère plus à leur aise que l’hiver,
car ils sont obligés de vivre continuellement dans une épaisse fumée : c’est
le seul moyen qu’ils aient imaginé pour se garantir de la piqûre des mou-
cherons, plus abondants peut-être dans ce climat glacé qu’ils ne le sont dans
les pays les plus chauds. Avec cette manière de vivre si dure et si triste, ils
ne sont presque jamais malades et ils parviennent tous à une vieillesse
extrême : les vieillards sont même si vigoureux qu’on a peine à les distin-
guer d’avec les jeunes; la seule incommodité à laquelle ils soient sujets, et
qui est fort commune parmi eux, est la cécité; comme ils sont continuelle-
ment éblouis par l’éclat de la neige pendant l’hiver, l’automne et le prin-
temps, et toujours aveuglés par la fumée pendant l’été, la plupart perdent
les yeux en avançant en âge.
Les Samoïèdes, les Zembliens, les Borandiens, les Lapons, les Groenlan-
dais et les sauvages du Nord au-dessus des Esquimaux, sont donc tous des
hommes de même espèce1, puisqu’ils se ressemblent par la forme, par la
taille, par la couleur, par les mœurs et même par la bizarrerie des cou-
tumes : celle d’offrir aux étrangers leurs femmes et d’être fort flattés qu’on
veuille bien en faire usage peut venir de ce qu’ils connaissent leur propre
difformité et la laideur de leurs femmes; ils trouvent apparemment moins
1. Le mot précis serait ici : môme race. Les diverses races d’hommes ne font qu’une seule
et même espèce.
VARIÉTÉS DANS L'ESPÈCE HUMAINE.
141
laides celles que les étrangers n’ont pas dédaignées. Ce qu’il y a de certain,
c’est que cet usage est général chez tous ces peuples, qui sont cependant fort
éloignés les uns des autres et même séparés par une grande mer, et qu’on le
retrouve chez lesTartares de Crimée, chez les Calmoucks et plusieurs autres
peuples de Sibérie et de Tartarie qui sont presque aussi laids que ces peu-
ples du Nord, au lieu que dans toutes les nations voisines, comme à la Chine,
en Perse0, où les femmes sont belles, les hommes sont jaloux à l’excès.
En examinant tous les peuples voisins de cette longue bande de terre
qu’occupe la race lapone, on trouvera qu’ils n’ont aucun rapport avec cette
race; il n’y a que les Ostiaques et les Tonguses qui leur ressemblent ; ces
peuples touchent aux Samoïèdes du côté du midi et du sud-est. Les
Samoïèdes et les Borandiens ne ressemblent point aux Russiens; les Lapons
ne ressemblent en aucune façon aux Finnois, aux Gotlis, aux Danois, aux
Norvégiens; les Groenlandais sont tout aussi différents des sauvages du
Canada ; ces autres peuples sont grands, bien faits, et quoiqu’ils soient assez
différents entre eux, ils le sont infiniment plus des Lapons. Mais les Ostia-
ques semblent être des Samoïèdes un peu moins laids et moins raccourcis
que les autres, car ils sont petits et mal faits6 ; ils vivent de poisson ou de
viande crue, ils mangent la chair de toutes les espèces d’animaux sans aucun
apprêt, ils boivent plus volontiers du sang que de l’eau ; ils sont pour la
plupart idolâtres et errants, comme les Lapons et les Samoïèdes; enfin ils
me paraissent faire la nuance entre la race lapone et la race tartare, ou,
pour mieux dire, les Lapons, les Samoïèdes, les Borandiens, les Zembliens,
et peut-être les Groenlandais et les Pygmées du nord de l’Amérique sont des
Tartares dégénérés autant qu’il est possible ; les Ostiaques sont des Tartares
qui ont moins dégénéré; les Tonguses encore moins que les Ostiaques,
parce qu’ils sont moins petits et moins mal faits, quoique tout aussi laids.
Les Samoïèdes et les Lapons sont environ sous le 68 ou 69e degré de latitude,
mais les Ostiaques et les Tonguses habitent sous le 60e degré ; les Tartares,
qui sont au 55e degré le long du Volga, sont grossiers, stupides et brutaux;
ils ressemblent aux Tonguses, qui n’ont, comme eux, presque aucune idée
de religion : ils ne veulent pour femmes que des filles qui ont eu commerce
avec d’autres hommes.
La nation tartare 1 , prise en général, occupe des pays immenses en Asie ;
a. La Boullaye dit qu’après la mort des femmes du Schah l’on ne sait où elles sont enterrées,
afin de lui ôter tout sujet de jalousie, de même que les anciens Égyptiens ne voulaient point
faire embaumer leurs femmes que quatre ou cinq jours après leur mort, de crainte que les chi-
rurgiens n’eussent quelque tentation. Voyage de la Boullaye, page 110.
b. Voyez le Voyage d’Evertisbrand'2, pages 212, 217, etc-, et les nouveaux Mémoires sur l'état
de la Russie, 1725 , t. I , page 270.
1. La nation Tartare est, pou* Buffon , le type de la race jaune ou asiatique, de la race
mongole ou mongolique de Blumenbach, de Cuvier, etc. ( Voyez mon Histoire des travaux et des
idées de Ruffon.)
2. Everard Ysbrantz.
U 2
VARIÉTÉS DANS L’ESPÈCE HUMAINE.
elle est répandue dans toute l’étendue de terre qui est depuis la Russie
jusqu’à Kamtchatka, c’est-à-dire, dans un espace de onze ou douze cents
lieues en longueur sur plus de sept cent cinquante lieues de largeur, ce qui
fait un terrain plus de vingt fois plus grand que celui de la France. Les Tar-
tares bornent la Chine du côté du nord et de l’ouest, les royaumes de
Boutan, d’Ava, l’empire du Mogol et celui de Perse jusqu’à la mer Caspienne
du côté du nord; ils se sont aussi répandus le long du Yolga et de la côte
occidentale de la mer Caspienne jusqu’au Daghestan; ils ont pénétré jus-
qu’à la côte septentrionale de la mer Noire, et ils se sont établis dans la
Crimée et dans la petite Tartarie, près de la Moldavie et de l’Ukraine. Tous
ces peuples ont le haut du visage fort large et ridé, même dans leur jeu-
nesse, le nez court et gros, les yeux petits et enfoncés a, les joue^ fort éle-
vées, le bas du visage étroit, le menton long et avancé, la mâchoire supé-
rieure enfoncée , les dents longues et séparées , les sourcils gros qui leur
couvrent les yeux, les paupières épaisses, la face plate, le teint basané et
olivâtre, les cheveux noirs; ils sont de stature médiocre, mais très-forts et
très-robustes; ils n’ont que peu de barbe, et elle est par petits épis comme
celle des Chinois; ils ont les cuisses grosses et les jambes courtes : les plus
laids de tous sont les Calmoucks, dont l’aspect a quelque chose d’effroyable;
ils sont tous errants et vagabonds, habitant sous des tentes de toile, de
de feutre, de peaux ; ils mangent la chair de cheval , de chameau , etc. ,
crue ou un peu mortifiée sous la selle de leurs chevaux ; ils mangent aussi
du poisson desséché au soleil. Leur boisson la plus ordinaire est du lait de
jument fermenté avec de la farine de millet; ils ont presque tous la tête
rasée, à l’exception du toupet qu’ils laissent croître assez pour en faire une
tresse de chaque côté du visage. Les femmes, qui sont aussi laides que les
hommes, portent leurs cheveux; elles les tressent et y attachent de petites
plaques de cuivre et d’autres ornements de cette espèce; la plupart de ces
peuples n’ont aucune religion, aucune retenue dans leurs mœurs, aucune
décence ; ils sont tous voleurs , et ceux du Daghestan qui sont voisins des
pays policés font un grand commerce d’esclaves et d’hommes, qu’ils enlè-
vent par force pour les vendre ensuite aux Turcs et aux Persans. Leurs
principales richesses consistent en chevaux : il y en a peut-être plus en
Tartarie qu’en aucun autre pays du monde. Ces peuples se font une habitude
de vivre avec leurs chevaux, ils s’en occupent continuellement; ils les dres-
sent avec tant d’adresse et les exercent si souvent, qu’il semble que ces
animaux n’aient qu’un même esprit avec ceux qui les manient , car non-
seulement ils obéissent parfaitement au moindre mouvement de la bride,
mais ils sentent , pour ainsi dire , l’intention et la pensée de celui qui
les monte.
j
a. Voyez les Voyages de Rubruquis, de Marc Paul, de Jean Struys, du P. Avril, etc.
143
VARIÉTÉS DANS L’ESPÈCE HUMAINE.
Pour connaître les différences particulières qui se trouvent clans cette
race tartare, il ne faut que comparer les descriptions que les voyageurs ont
faites de chacun des différents peuples qui la composent1. Les Calmoucks
qui habitent dans le voisinage de la mer Caspienne, entre les Moscovites et
les grands Tartares , sont, selon Tavernier, des hommes robustes, mais les
plus laids et les plus difformes qui soient sous le ciel ; ils ont le visage si
plat et si large que d’un œil à l'autre il y a l’espace de cinq ou six doigts;
leurs yeux sont extraordinairement petits, et le peu qu’ils ont de nez est
si plat qu’on n’y voit que deux trous au lieu de narines; ils ont les genoux
tournés en dehors et les pieds en dedans. Les Tartares du Daghestan sont,
après les Calmoucks, les plus laids de tous les Tartares ; les petits Tartares
ou Tartares Nogais, qui habitent près de la mer Noire, sont beaucoup moins
laids que les Calmoucks, mais ils ont cependant le visage large , les yeux
petits, et la forme du corps semblable à celle des Calmoucks ; et on peut
croire que cette race de petits Tartares a perdu une partie de sa laideur,
parce qu’ils se sont mêlés avec les Circassiens, les Moldaves et les autres
peuples dont ils sont voisins. Les Tartares Yagolistes en Sibérie ont le visage
large comme les Calmoucks, le nez court et gros, les yeux petits, et, quoique
leur langage soit différent de celui des Calmoucks , ils ont tant de ressem-
blance qu’on doit les regarder comme étant de la même race. Les Tartares
Bratski sont, selon le P. Avril, de la même race que les Calmoucks. A
mesure qu’on avance vers l’orient dans la Tartarie indépendante, les traits
des Tartares se radoucissent un peu , mais les caractères essentiels à leur
race restent toujours; et enfin les Tartares Mongoux, qui ont conquis la
Chine, et qui de tous ces peuples étaient les plus policés, sont encore aujour-
d’hui ceux qui sont les moins laids et les moins mal faits; ils ont cependant,
comme tous les autres, les yeux petits, le visage large et plat, peu de barbe,
mais toujours noire ou rousse “, le nez écrasé et court, le teint basané,
mais moins olivâtre. Les peuples du Thibet et des autres provinces méridio-
nales de la Tartarie sont, aussi bien que les Tartares voisins de la Chine,
beaucoup moins laids que les autres. M. Sanchez , premier médecin des
armées russiennes, homme distingué par son mérite et par l’étendue de ses
connaissances, a bien voulu me communiquer par écrit les remarques qu’il
a faites en voyageant en Tartarie.
Dans les années 173-5, 1736 et 1737, il a parcouru l’Ukraine, les bords
du Don jusqu’à la mer de Zabache et les confins du Cuban jusqu’à Azoff; il
a traversé les déserts qui sont entre les pays de Crimée et de Backmut ; il a
a Voyez Palafox, page 444.
1. Buffoii indique ici, dans un cas particulier, son procédé général, le procédé qu’il emploie
partout dans cette Histoire de l’homme. Il compare (et compare avec une sûreté de discernement
merveilleuse) les descriptions que les voyageurs ont faites de chacun des différents peuples, de
chacune des diverses races qui composent l 'espèce humaine ,
U'i VARIÉTÉS DANS L’ESPÈCE HUMAINE.
vu lesCalmoucks qui habitent, sans avoir de demeure fixe, depuis le royaume
de Cazan jusqu’aux bords du Don ; il a aussi vu les Tartares de Crimée et de
Nogai, qui errent dans les déserts qui sont entre la Crimée et l’Ukraine , et
aussi les Tartares Kergissi et Tcheremissi , qui sont au nord d’Astracan,
depuis Je 50e jusqu’au 60e degré de latitude. 11 a observé que les Tartares de
Crimée et de la province de Cuban jusqu’à Astracan sont de taille mé-
diocre, qu’ils ont les épaules larges, le liane étroit, les membres nerveux,
les yeux noirs et le teint basané; les Tartares Kergissi et Tcheremissi sont
plus petits et plus trapus, ils sont moins agiles et plus grossiers, ils ont aussi
les yeux noirs, le teint basané, le visage encore plus large que les premiers.
Il observe que parmi ces Tartares on trouve plusieurs hommes et femmes
qui ne leur ressemblent point du tout ou qui ne leur ressemblent qu’im-
parfaitement , et dont quelques-uns sont aussi blancs que les Polonais.
Comme il y a parmi ces nations plusieurs esclaves, hommes et femmes,
enlevés en Pologne et en Russie, que leur religion leur permet la polygamie
et la multiplicité des concubines, et que leurs sultans ou murzas, qui sont
les nobles de ces nations, prennent leurs femmes en Circassie et en Géorgie ,
les enfants qui naissent de ces alliances sont moins laids et plus blancs que
les autres . Il y a même parmi ces Tartares un peuple entier dont les hommes
et les femmes sont d’une beauté singulière : ce sont les Kabardinski.
M. Sanchez dit en avoir rencontré trois cents à cheval qui venaient au
service de la Russie, et il assure qu’il n’a jamais vu de plus beaux hommes,
et d’une figure plus noble et plus mâle; ils ont le visage beau, frais et ver-
meil, les yeux grands, vifs et noirs, la taille haute et bien prise; il dit que le
lieutenant général de Serapikin, qui avait demeuré longtemps en Kabarda,
lui avait assuré que les femmes étaient aussi belles que les hommes; mais
cette nation, si différente des Tartares qui l’environnent, vient originaire-
ment de l’Ukraine, à ce que dit M. Sanchez, et a été transportée en Kabarda
il y a environ 150 ans.
Ce sang tartare s’est mêlé d’un côté avec les Chinois et de l’autre avec les
Russes orientaux; et ce mélange n’a pas fait disparaître en entier les traits
de cette race, car il y a parmi les Moscovites beaucoup de visages tartares,
et quoique en général cette nation soit du même sang que les autres nations
européennes, on y trouve cependant beaucoup d’individus qui ont la forme
du corps carrée, les cuisses grosses et les jambes courtes comme les Tar-
tares; mais les Chinois ne sont pas à beaucoup près aussi différents des
Tartares que le sont les Moscovites, et il n’est pas même sûr qu’ils soient
d’une autre race ; la seule chose qui pourrait le faire croire , c’est la diffé-
rence totale du naturel, des mœurs et des coutumes de ces deux peuples.
Les Tartares en général sont naturellement fiers, belliqueux, chasseurs;
ils aiment la fatigue, l’indépendance; ils sont durs et grossiers jusqu’à la
brutalité. Les Chinois ont des mœurs tout opposées; ce sont des peuples
VARIÉTÉS DANS L’ESPÈCE HUMAINE. 4 45
mous, pacifiques, indolents, superstitieux, soumis, dépendants jusqu’à l’es-
clavage, cérémonieux, complimenteurs jusqu’à la fadeur et à l’excès; mais
si on les compare aux Tartares par la figure et par les traits , on y trouvera
des caractères d’une ressemblance non équivoque.
Les Chinois, selon Jean Hugon, ont les membres bien proportionnés, et
sont gros et gras ; ils ont le visage large et rond, les yeux petits, les sourcils
grands, les paupières élevées, le nez petit et écrasé: ils n’ont que sept ou
huit épis de barbe noire à chaque lèvre, et fort peu au menton : ceux qui
habitent les provinces méridionales sont plus bruns et ont le teint plus
basané que les autres; ils ressemblent par la couleur aux peuples de la Mau-
ritanie et aux Espagnols les plus basanés, au lieu que ceux qui habitent les
provinces du milieu de l’empire sont blancs comme les Allemands. Selon
Dampier et quelques autres voyageurs, les Chinois ne sont pas tous à beau-
coup près gros et gras, mais il est vrai qu’ils font grand cas de la grosse
taille et de l’embonpoint. Ce voyageur dit même, en parlant des habitants
de l’ile Saint-Jean sur les côtes de la Chine, que les Chinois sont grands,
droits et peu chargés de graisse, qu’ils ont le visage long et le front haut,
les yeux petits, le nez assez large et élevé dans le milieu , la bouche ni
grande ni petite, les lèvres assez déliées, le teint couleur de cendre, les
cheveux noirs , qu’ils ont peu de barbe, qu’ils l’arrachent et n’en laissent
venir que quelques poils au menton et à la lèvre supérieure. Selon Le Gen-
til , les Chinois n’ont rien de choquant dans la physionomie ; ils sont natu-
rellement blancs, surtout dans les provinces septentrionales; ceux que la
nécessité oblige de s’exposer aux ardeurs du soleil sont basanés , surtout
dans les provinces du Midi; ils ont en général les yeux petits et ovales , le
nez court, la taille épaisse et d’une hauteur médiocre : il assure que les
femmes lont tout ce qu’elles peuvent pour faire paraître leurs yeux petits ,
et que les jeunes fdles instruites par leur mère se tirent continuellement les
paupières afin d’avoir les yeux petits et longs , ce qui, joint à un nez écrasé
et à des oreilles longues, larges, ouvertes et pendantes, les rend beautés
parfaites ; il prétend qu’elles ont le teint beau, les lèvres fort vermeilles, la
bouche bien faite, les cheveux fort noirs, mais que l’usage du bétel leur
noircit les dents, et que celui du fard dont elles se servent leur gâte si fort la
peau qu’elles paraissent vieilles avant l’âge de trente ans.
Palafox assure que les Chinois sont plus blancs que les Tartares orientaux
leurs voisins, qu’ils ont aussi moins de barbe, mais qu’au reste il y a peu de
différence entre les visages de ces deux nations ; il dit qu’il est très-rare de
voir à la Chine ou aux Philippines des yeux bleus, et que jamais on n’en a
vu dans ce pays qu’aux Européens ou à des personnes nées dans ces climats
de parents européens.
Inigo de Biervillas prétend que les femmes chinoises sont mieux faites
que les hommes : ceux-ci, selon lui, ont le visage large et le teint assez
il. 10
146
VARIÉTÉS DANS L’ESPÈCE HUMAINE.
jaune, le nez gros et fait à peu près comme une nèfle, et pour la plupart
écrasé, la taille épaisse à peu près comme celle des Hollandais; les femmes,
au contraire, ont la taille dégagée, quoiqu’elles aient presque toutes de l'em-
bonpoint, le teint et la peau admirables, les yeux les plus beaux du monde;
mais à la vérité il y en a peu , dit-il, qui aient le nez bien fait , parce qu’on
le leur écrase dans leur jeunesse.
Les voyageurs hollandais s’accordent tous à dire que les Chinois ont, en
général, le visage large, les yeux petits, le nez camus et presque point de
barbe ; que ceux qui sont nés à Canton et tout le long de la côte méridio-
nale sont aussi basanés que les habitants de Fez en Afrique, mais que ceux
des provinces intérieures sont blancs pour la plupart. Si nous comparons
maintenant les descriptions de tous ces voyageurs que nous venons de citer
avec celles que nous avons faites des Tartares, nous ne pourrons guère dou-
ter que, quoiqu’il y ait de la variété dans la forme du visage et de la taille
des Chinois, ils n’aient cependant beaucoup plus de rapport avec les Tartares
qu’avec aucun autre peuple, et que ces différences et cette variété ne vien-
nent du climat et du mélange des races : c’est le sentiment de Chardin.
« Les petits Tartares, dit ce voyageur, ont communément la taille plus
« petite de quatre pouces que la nôtre, et plus grosse à proportion ; leur teint
« est rouge et basané; leurs visages sont plats, larges et carrés; ils ont le
« nez écrasé et les yeux petits. Or, comme ce sont là tout à fait les traits des
« habitants de la Chine, j’ai trouvé, après avoir bien observé la chose durant
« mes voyages, qu’il y a la même configuration de visage et de taille dans
« tous les peuples qui sont à l’orient et au septentrion de la mer Caspienne
« et à l’orient de la presqu’île de Malaca, ce qui depuis m’a fait croire que
« ces divers peuples sortent tous d’une même souche, quoiqu’il paraisse des
« différences dans leur teint et dans leurs mœurs, car, pour ce qui est du
« teint, la différence vient de la qualité du climat et de celle des aliments,
« et à l’égard des mœurs la différence vient aussi de la nature du terroir
« et de l’opulence plus ou moins grande a . »
Le père Parennin, qui, comme l’on sait, a demeuré si longtemps à la
Chine et en a si bien observé les peuples et les mœurs, dit que les voisins
des Chinois du côté de l’occident depuis le Thibet en allant au nord jusqu’à
Chamo, semblent être différents des Chinois par les mœurs, par la langue,
par les traits du visage et par la configuration extérieure; que ce sont gens
ignorants, grossiers ^ fainéants, défauts rares parmi les Chinois; que, quand
il vient quelqu’un de ces Tartares à Pékin et qu’on demande aux Chinois la
raison de cette différence, ils disent que cela vient de l’eau et de la terre,
c’est-à-dire de la nature du pays qui opère ce changement sur le corps et
même sur l’esprit des habitants. Il ajoute que cela paraît encore plus vrai à
la Chine que dans tous les autres pays qu’il ait vus, et qu’il se souvient
a. Voyez les Voyages de Chardin. Amsterdam . 1711 , t. III , page 86.
147
VARIÉTÉS DANS L’ESPÈCE HUMAINE.
qu’ayant suivi l’empereur jusqu’au 48e degré de latitude nord dans la Tar-
tarie, il y trouva des Chinois de Nankin qui s’y étaient établis , et que leurs
enfants y étaient devenus de vrais Mongoux, ayant la tête enfoncée dans les
épaules, les jambes cagneuses, et dans tout l’air une grossièreté et une mal-
propreté qui rebutait. (Voyez la Lettre du P. Parennin, datée de Pékin le
28 septembre 1735. Recueil xxiv des Lettres édifiantes.)
Les Japonais sont assez semblables aux Chinois pour qu’on puisse les
regarder comme ne faisant qu’une seule et même race d’hommes; ils son*
seulement plus jaunes ou plus bruns, parce qu’ils habitent un climat plut
méridional; en général, ils sont de forte complexion, ils ont la taille ramas-
sée, le visage large et plat, le nez de même, les yeux petits a , peu de barbe,
les cheveux noirs ; ils sont d’un naturel fort altier, aguerris, adroits, vigou-
reux, civils et obligeants, parlant bien, féconds en compliments, mais incon-
stants et fort vains; ils supportent avec une constance admirable la faim, la
soif, le froid, le chaud, les veilles, la fatigue et toutes les incommodités de
la vie, de laquelle ils ne font pas grand cas; ils se servent, comme les Chi-
nois, de petits bâtons pour manger, et font aussi plusieurs cérémonies ou
plutôt plusieurs grimaces et plusieurs mines fort étranges pendant le repas;
ils sont laborieux et très-habiles dans les arts et dans tous les métiers; ils
ont, en un mot, à très-peu près le même naturel, les mêmes mœurs et les
mêmes coutumes que les Chinois.
L’une des plus bizarres, et qui est commune à ces deux nations, est de
rendre les pieds des femmes si petits, qu’elles ne peuvent presque se soute-
nir. Quelques voyageurs disent qu’à la Chine, quand une tille a passé l’âge
de trois ans, on lui casse le pied, en sorte que les doigts sont rabattus sous
la plante, qu’on y applique une eau forte qui brûle les chairs et qu’on l'en-
veloppe de plusieurs bandages jusqu’à ce qu’il ait pris son pli; ils ajoutent
que les femmes ressentent cette douleur pendant toute leur vie, quelles
peuvent à peine marcher, et que rien n’est plus désagréable que leur
démarche; que cependant elles souffrent cette incommodité avec joie, et
que, comme c’est un moyen de plaire, elles tâchent de se rendre le pied aussi
petit qu’il leur est possible. D’autres voyageurs ne disent pas qu’on leur
casse le pied dans leur enfance, mais seulement qu’on le serre avec tant de
violence qu’on l’empêche de croître, et ils conviennent assez unanimement
qu’une femme de condition, ou seulement une jolie femme, à la Chine, doit
avoir le pied assez petit pour trouver trop aisée la pantoufle d’un enfant de
six ans.
Les Japonais et les Chinois sont donc une seule et même race d’hommes
qui se sont très-anciennement civilisés et qui diffèrent des Tartares plus par
les mœurs que par la figure. La bonté du terrain, la douceur du climat, le
voisinage de la mer ont pu contribuer à rendre ces peuples policés, tandis
a. Voyez les Voyages de Jean Struys. Rouen , 1719 , 1. 1 , page 112.
4 48 VARIÉTÉS DANS L’ESPÈCE HUMAINE.
que les Tartares, éloignés de la mer et du commerce des autres nations, et
séparés des autres peuples du côté du midi par de hautes montagnes, sont
demeurés errants dans leurs vastes déserts sous un ciel dont la rigueur,
surtout du côté du nord, ne peut être supportée que par des hommes durs
et grossiers. Le pays d’Yeço, qui est au nord du Japon, quoique situé sous
un climat qui devrait être tempéré, est cependant très-froid, très-stérile et
très-montueux : aussi les habitants de cette contrée sont-ils tout différents
des Japonais et des Chinois; ils sont grossiers, brutaux, sans mœurs, sans
arts ; ils ont le corps court et gros, les cheveux longs et hérissés, les yeux
noirs, le front plat, le teint jaune, mais un peu moins que celui des Japonais;
ils sont fort velus sur le corps et même sur le visage ; ils vivent comme des
sauvages et se nourrissent de lard de haleine et d’huile de poisson ; ils sont
très-paresseux, très-malpropres dans leurs vêtements : les enfants vont
presque nus ; les femmes n’ont trouvé, pour se parer, d’autre moyen que
de se peindre de bleu les sourcils et les lèvres; les hommes n’ont d’autre
plaisir que d’aller à la chasse des loups-marins, des ours, des élans, des
rennes, et à la pêche de la baleine ; il y en a cependant qui ont quelques
coutumes japonaises, comme celle de chanter d’une voix tremblante ; mais,
en général, ils ressemblent plus aux Tartares septentrionaux ou aux
Samoïèdes qu’aux Japonais.
Maintenant , si l’on examine les peuples voisins de la Chine au midi et à
l’occident, on trouvera que les Cochinchinois, qui habitent un pays mon-
tueux et plus méridional que la Chine, sont plus basanés et plus laids que
les Chinois, et que les Tunquinois, dont le pays est meilleur, et qui vivent
sous un climat moins chaud que les Cochinchinois, sont mieux faits et moins
laids. Selon Dampier, les Tunquinois sont, en général, de moyenne taille;
ils ont le teint basané comme les Indiens, mais avec cela la peau si belle et
si unie qu’on peut s’apercevoir du moindre changement qui arrive sur leur
visage lorsqu’ils pâlissent ou qu'ils rougissent, ce qu’on ne peut pas recon-
naître sur le visage des autres Indiens. Ils ont communément le visage plat
et ovale, le nez et les lèvres assez bien proportionnés, les cheveux noirs,
longs et fort épais ; ils se rendent les dents aussi noires qu’il leur est pos-
sible. Selon les Relations qui sont à la suite des Voyages de Tavernier,
les Tunquinois sont de belle taille et d’une couleur un peu olivâtre ; ils n’ont
pas le nez et le visage si plats que les Chinois , et ils sont en général mieux
faits.
Ces peuples, comme l’on voit, ne diffèrent pas beaucoup des Chinois : ils
ressemblent par la couleur à ceux des provinces méridionales; s’ils sont
plus basanés, c’est parce qu’ils habitent sous un climat plus chaud, et quoi-
qu’ils aient le visage moins plat et le nez moins écrasé que les Chinois, on
peut les regarder comme des peuples de même origine.
Il en est de même des Siamois, des Péguans, des habitants d’Aracan, de
VARIÉTÉS DANS L’ESPÈCE HUMAINE.
149
Laos, etc. : tous ces peuples ont les traits assez ressemblants à ceux des Chi-
nois, et quoiqu’ils en diffèrent plus ou moins par la couleur, ils ne diffèrent
cependant pas tant des Chinois que des autres Indiens. Selon La Louhère, les
Siamois sont plutôt petits que grands, ils ont le corps bien fait; la figure de
leur visage tient moins de l’ovale que du losange, il est large et élevé par
le haut des joues, et tout d’un coup leur front se rétrécit et se termine
autant en pointe que leur menton; ils ont les yeux petits et fendus oblique-
ment, le blanc de l’œil jaunâtre, les joues creuses parce qu’elles sont trop
élevées par le haut, la bouche grande, les lèvres grosses et les dents noir-
cies ; leur teint est grossier et d’un brun mêlé de rouge, d’autres voyageurs
disent d’un gris cendré, à quoi le haie continuel contribue autant que la
naissance; ils ont le nez court et arrondi par le bout, les oreilles plus
grandes que les nôtres, et plus elles sont grandes, plus ils les estiment. Ce
goût pour les longues oreilles est commun à tous les peuples de l’Orient ;
mais les uns tirent leurs oreilles par le bas pour les allonger, sans les percer
qu’autant qu’il le faut pour y attacher des boucles ; d’autres, comme au
pays de Laos, en agrandissant le trou si prodigieusement qu’on pourrait
presque y passer le poing, en sorte que leurs oreilles descendent jusque sur
les épaules. Pour les Siamois, ils ne les ont qu’un peu plus grandes que les
nôtres, et c’est naturellement et sans artifice ; leurs cheveux sont gros,
noirs et plats : les hommes et les femmes les portent si courts qu’ils ne leur
descendent qu’à la hauteur des oreilles tout autour de la tête. Ils mettent
sur leurs lèvres une pommade parfumée qui les fait paraître encore plus
pâles qu’elles ne le seraient naturellement; ils ont peu de barbe et ils arra-
chent le peu qu’ils en ont; ils ne coupent point leurs ongles, etc. Struys dit
que les femmes siamoises portent des pendants d'oreilles si massifs et si
pesants, que les trous où ils sont attachés deviennent assez grands pour y
passer le pouce ; il ajoute que le teint des hommes et des femmes est basané,
que leur taille n’est pas avantageuse, mais qu’elle est bien prise et dégagée,
et qu’en général les Siamois sont doux et polis. Selon le Père Tachard, les
Siamois sont très-dispos : ils ont parmi eux d’habiles sauteurs et des fai-
seurs de tours d’équilibre aussi agiles que ceux d’Europe; il dit que la cou-
tume de se noircir les dents vient de l’idée qu’ont les Siamois, qu’il ne con-
vient point à des hommes d’avoir les dents blanches comme les animaux,
que c’est pour cela qu’ils se les noircissent avec une espèce de vernis qu’il
faut renouveler de temps en temps, et que, quand ils appliquent ce vernis,
ils sont obligés de se passer de manger pendant quelques jours, afin db
donner le temps à cette drogue de s’attacher.
Les habitants des royaumes de Pégu, d’Aracan, ressemblent assez aux
Siamois et ne diffèrent pas beaucoup des Chinois par la forme du corps, ni
par la physionomie : ils sont seulement plus noirs “; ceux d’Àracan estiment
a. Vide primam partem Indice Orientalis per Pigafettam. Francofurti, 1598 , page IG.
450
VARIÉTÉS DANS L’ESPECE HUMAINE.
un front large et plat, et pour le rendre tel, ils appliquent une plaque de
plomb sur le front des enfants qui viennent de naître. Ils ont les narines
larges et ouvertes, les yeux petits et vifs, et les oreilles si allongées qu’elles
leur pendent jusque sur les épaules; ils mangent sans dégoût des souris,
des rats, des serpents et du poisson corrompu a . Les femmes y sont passa-
blement blanches, et portent les oreilles aussi allongées que celles des
hommes b. Les peuples d’Achen, qui sont encore plus au nord que ceux
d’Aracan, ont aussi le visage plat et la couleur olivâtre ; ils sont grossiers et
laissent aller leurs enfants tout nus ; les fdles ont seulement une plaque
d’argent sur leurs parties naturelles. (Voyez le Recueil des Voyages de la
Compagnie Hollandaise, t. IV, p. 63, et le Voyage de Mandelslo, t. II,
p. 328.)
Tous ces peuples, comme l’on voit, ne diffèrent pas beaucoup des Chinois
et tiennent encore des Tartares les petits yeux, le visage plat, la couleur
olivâtre ' ; mais, en descendant vers le midi, les traits commencent à chan-
ger d’une manière plus sensible, ou du moins à se diversifier. Les habitants
de la presqu’île de Malaca2 et de l’île de Sumatra sont noirs, petits, vifs et
bien proportionnés dans leur petite taille ; ils ont même l’air fier, quoiqu’ils
soient nus de la ceinture en haut, à l’exception d’une petite écharpe qu’ils
portent tantôt sur l'une et tantôt sur l’autre épaule0 . Ils sont naturellement
braves et même redoutables lorsqu’ils ont pris de l’opium, dont ils font sou-
vent usage et qui leur cause une espèce d’ivresse furieuse d . Selon Dampier,
les habitants de Sumatra et ceux de Malaca sont de la même race; ils parlent
à peu près la même langue ; ils ont tous l’humeur fière et hautaine, ils ont
la taille médiocre, le visage long, les yeux noirs, le nez d’une grandeur
médiocre, les lèvres minces et les dents noircies par le fréquent usage du
bétel e . Dans l’île de Pugniatan ou Pissagan, à seize lieues en deçà de Suma-
tra, les naturels sont de grande taille et d’un teint jaune, comme celui des
Brésiliens ; ils portent de longs cheveux fort lisses et vont absolument nus f.
Ceux des îles Nicobar, au nord de Sumatra, sont d’une couleur basanée et
jaunâtre, et ils vont aussi presque nus» . Dampier dit que les naturels de ces
îles Nicobar sont grands et bien proportionnés, qu’ils ont le visage assez
long, les cheveux noirs et lisses, et le nez d’une grandeur médiocre; que les,
femmes n’ont point de sourcils, qu’apparemment elles se les arrachent, etc.
a. Voyez les Voyages de Jean Ovington. Paris, 1725, t. II, p. 274.
b. Voyez le Recueil des voyages de la Comp. Holl. Amsterd , 1702. t. VI, p. 251.
,c. Voyez les Voyages de Gherardini. Paris, 1700, p. 46 et suiv.
d. Voyez les Lettres édifiantes , Recueilli, p. 60.
e. Voyez les Voyages de Guill. Dampier. Rouen , 1715 , t. III , p. 156.
f. Voyez le Recueil de la Comp. de Holl. Amsterd. , 1702 , t. I , p. 281
g. Voyez les Lettres édifiantes , Recueil II, p. 172.
1. Ce sont là les vrais caractères du sang tartare , ce type de la grande race jaune ou asia-
tique. ( Voyez la note 1 de la page 141. )
2. Première indication de la race malaie de Blumenbacli.
VARIÉTÉS DANS L’ESPÈCE HUMAINE. 15)
Les habitants de l’île de Sombrero au nord de Nicobar sont fort noirs, et ité
se bigarrent le visage de diverses couleurs, comme de vert, de jaune, etc.
(Yoyez Yïïistoire générale des Voyages; Paris, 1746, t. I, p. 387.) Ces
peuples de Malaca, de Sumatra et des petites îles voisines, quoique différents
entre eux, le sont encore plus des Chinois, des Tartares, etc., et semblent
être issus d’une autre race 1 ; cependant les habitants de Java, qui sont voi-
sins de Sumatra et de Malaca, ne leur ressemblent point et sont assez sem-
blables aux Chinois, à la couleur près, qui est, comme celle des Malais,
rouge, mêlée de noir ; ils sont assez semblables, dit Pigafetta a , aux habitants
du Brésil ; ils sont d’une forte complexion et d’une taille carrée; ils ne sont
ni trop grands, ni trop petits, mais bien musclés; ils ont le visage plat* les
joues pendantes et gonflées, les sourcils gros et inclinés, les yeux petits, la
barbe noire ; ils en ont fort peu et fort peu de cheveux, qui sont très-courts
et très-noirs. Le P. Tachard dit que ces peuples de Java sont bien faits et
robustes, qu’ils paraissent vifs et résolus, et que l’extrême chaleur du climat
les oblige à aller presque nus6 . Dans les Lettres édifiantes, on trouve que
ces habitants de Java ne sont ni noirs ni blancs, mais d’un rouge pourpré,
et qu’ils sont doux, familiers et caressants c . François Légat rapporte que
les femmes de Java, qui ne sont pas exposées comme les hommes aux grandes
ardeurs du soleil, sont moins basanées qu’eux, et qu’elles ont le visage beau,
le sein élevé et bien fait, le teint uni et beau, quoique brun, la main belle,
l’air doux, les yeux vifs, le rire agréable, et qu’il y en a qui dansent fort
joliment d . La plus grande partie des voyageurs hollandais s’accordent à dire
que les habitants naturels de cette île, dont ils sont actuellement les posses-
seurs et les maîtres, sont robustes, bien faits, nerveux et bien musclés;
qu’ils ont le visage plat, les joues larges et élevées, de grandes paupières, de
petits yeux, les mâchoires grandes, les cheveux longs, le teint basané, et
qu’ils n’ont que peu de barbe, qu’ils portent les cheveux et les ongles fort
longs, et qu’ils se font limer les dents e . Dans une petite île qui est en face de
celle de Java, les femmes ont le teint basané, les yeux petits, la bouche
grande, le nez écrasé, les cheveux noirs et longs f . Par toutes ces relations,
on peut juger que les habitants de Java ressemblent beaucoup aux Tartares
et aux Chinois, tandis que les Malais et les peuples de Sumatra et des petites
îles voisines en diffèrent et par les traits et par la forme du corps, ce qui a
pu arriver très-naturellement, car la presqu’île de Malaca et les îles de
a. Vid. Indice Orientalis, 'partent primant , p. 51.
b. Voyez le premier ouvrage du P. Tachard. Paris, 1686, p. 134.
c. Voyez les Lettres édifiantes. Recueil XVI, p. 13.
d. Voyez les Voyages de François Légat. Amsterd., 1708 , t. II , p. 130.
e. Voyez le Recueil des voyages de la Comp. de Holl. Amsterd , 1702, t. I, p. 392. Voyez
aussi les Voyages de Mandelslo , t. II, p. 344.
f. Voyez les Voyages de Le Gentil. Paris, 1725 , t. III, p. 92.
1. Voyez la note 2 de la page précédente.
152 VARIÉTÉS DANS L’ESPECE HUMAINE.
Sumatra et de Java, aussi bien que toutes les autres îles de l’Archipel indien,
doivent avoir été peuplées par les nations des continents voisins et même
par les Européens, qui s’y sont habitués depuis plus de deux cent cinquante
ans, ce qui fait qu’on doit y trouver une très-grande variété dans les hommes,
soit pour les traits du visage et la couleur de la peau , soit pour la forme du
corps et la proportion des membres; par exemple, il y a dans cette île de
Java une nation qu’on appelle Chacrelas ', qui est toute différente non-seule-
ment des autres habitants de cette île, mais même de tous les autres Indiens.
Ces Chacrelas sont blancs et blonds; ils ont les yeux faibles et ne peuvent
supporter le grand jour ; au contraire, ils voient bien la nuit : le jour ils
marchent les yeux baissés et presque fermés “ . Tous les habitants des îles
Moluques sont, selon François Pyrard, semblables à ceux de Sumatra et de
Java pour les mœurs, la façon de vivre, les armes, les habits, le langage, la
couleur, etc.6. Selon Mandelslo, les hommes des Moluques sont plutôt
noirs que basanés, et les femmes le sont moins ; ils ont tous les cheveux
noirs et lisses, les yeux gros, les sourcils et les paupières larges, le corps fort
et robuste; ils sont adroits et agiles, ils vivent longtemps, quoique leurs
cheveux deviennent blancs de bonne heure. Ce voyageur dit aussi que
chaque île a son langage particulier, et qu’on doit croire qu’elles ont été
peuplées par différentes nations c. Selon lui, les habitants de Bornéo et de
Baly ont le teint plutôt noir que basané d-, mais, selon les autres voyageurs,
ils sont seulement bruns comme les autres Indiens e . Gemelli-Careri dit que
les habitants de Ternate sont de la même couleur que les Malais, c’est-à-dire
un peu plus bruns que ceux des Philippines ; que leur physionomie est belle,
que les hommes sont mieux faits que les femmes, et que les uns et les autres
ont grand soin de leurs cheveux f. Les voyageurs hollandais rapportent que
les naturels de l’île de Banda vivent fort longtemps et qu’ils y ont vu un
homme âgé de 130 ans et plusieurs autres qui approchaient de cet âge;
qu’en général ces insulaires sont fort fainéants, que les hommes ne font que
se promener et que ce sont les femmes qui travaillent ». Selon Dampier, les
naturels originaires de l’île de Timor, qui est l’une des plus voisines de la
Nouvelle-Hollande, ont la taille médiocre, le corps droit, les membres
a. Voyez les Voyages de François Légat. AmstercL. , 1708, t. II, p. 137.
b. Voyez les Voyages de François Pyrard. Paris, 16J9, t. II, p. 178.
c. Voyez les Voyages de Mandelslo, t. II , p. 378.
d. Voyez ibid, t. II, p. 3(33 et 366.
e. Voyez le Recueil des Voyages de la Comp. de Holl. , t. II , p. 120.
f. Voyez les Voyages de Gemelli-Careri , t. V, p. 224.
g. Voyez le Recueil des Voyages de la Comp. de Holl. , 1. 1, p. 566.
1. Chacrelas ou Albinos. L’ albinisme n’est point un caractère de race ; c’est une maladie de
la peau. 11 y a des albinos dans toutes les races : dans la race jaune, ce sont les chacrelas de
Java; dans la race noire, ce sont les albinos proprement dits, les nègres-blancs ; il y a des
albinos dans la race blanche elle-même, etc. (Voyez, plus loin, Y Addition de Buffon sur les
Blafards et Nègres-blancs. )
VARIÉTÉS DANS L’ESPÈCE HUMAINE.
153
déliés, le visage long, les cheveux noirs et pointus, et la peau fort noire; ils
sont adroits et agiles, mais paresseux au suprême degré® . Il dit cependant
que, dans la même île, les habitants de la baie de Laphao sont pour la plu-
part basanés et de couleur de cuivre jaune, et qu’ils ont les cheveux noirs et
tout plats*.
Si l’on remonte vers le nord, on trouve Manille et les autres îles Phi-
lippines, dont le peuple est peut-être le plus mêlé de l’univers, par les
alliances qu’ont faites ensemble les Espagnols, les Indiens, les Chinois , les
Malabares, les Noirs, etc. Ces Noirs, qui vivent dans les rochers et les bois
de cette île, diffèrent entièrement des autres habitants; quelques-uns ont
les cheveux crépus, comme les nègres d’Angola, les autres les ont longs;
la couleur de leur visage est comme celle des autres nègres : quelques-uns
sont un peu moins noirs ; on en a vu plusieurs parmi eux qui avaient des
queues longues de quatre ou cinq pouces1, comme les insulaires dont parle
Ptolomée. (Voyez les Voyages de Gemelli-Careri. Paris, 1719, t. V, p. G8.)
Ce voyageur ajoute que des jésuites, très-dignes de foi, lui ont assuré que
dans l'ile de Mindoro, voisine de Manille , il y a une race d’hommes appelés
Manghiens, qui tous ont des queues de quatre ou cinq pouces de longueur,
et même que quelques-uns de ces hommes à queue avaient embrassé la foi
catholique (voyez ici., t. V, p. 92) , et que ces Manghiens ont le visage de
couleur olivâtre et les cheveux longs (voyez id. , t. V, p. 298). Dampier
dit que les habitants de File de Mindanao, qui est une des principales et des
plus méridionales des Philippines, sont de taille médiocre, qu’ils ont les
membres petits, le corps droit et la tête menue, le visage ovale, le front plat,
les yeux noirs et peu fendus, le nez court, la bouche assez grande, les lèvres
petites et rouges, les dents noires et fort saines , les cheveux noirs et lisses ,
le teint tanné, mais tirant plus sur le jaune clair que celui de certains autres
Indiens; que les femmes ont le teint plus clair que les hommes; qu’elles
sont aussi mieux faites, qu’elles ont le visage plus long, et que leurs traits
sont assez réguliers, si ce n’est que leur nez est lort court et tout à fait plat
entre les yeux ; qu’elles ont les membres très-petits, les cheveux noirs et
longs , et que les hommes en général sont spirituels et agiles, mais fainéants
et larrons. On trouve dans les Lettres édifiantes que les habitants des Phi-
lippines ressemblent aux Malais, qui ont autrefois conquis ces îles ; qu’ils
ont, comme eux, le nez petit, les yeux grands, la couleur olivâtre-jaune, et
que leurs coutumes et leurs langues sont à peu près les mêmes 0 .
Au nord de Manille on trouve File Formose , qui n’est pas éloignée de la
а. Voyez les Voyages de Dampier. Rouen, 1715, t. V, p. 631.
б. Voyez ibid, t. I, p. 52.
c. Voyez les Lettres édifiantes , Recueil II, p. 140.
1. Plusieurs voyageurs disent avoir vu des hommes à queue. Aucun anatomiste n’en a vu.
Le nombre des vertèbres est fixe dans chaque espèce.
154
VARIÉTÉS DANS L’ESPÈCE HUMAINE.
côte de la province de Fokien à la Chine ; ces insulaires ne ressemblent cepen-
dant pas aux Chinois. Selon Struys, les hommes y sont de petite taille, par-
ticulièrement ceux qui habitent les montagnes : la plupart ont le visage
large ; les femmes ont les mamelles grosses et pleines, et de la barbe comme
les hommes; elles ont les oreilles fort longues, et elles en augmentent encore
la longueur par certaines grosses coquilles qui leur servent de pendants :
elles ont les cheveux fort noirs et fort longs, le teint jaune-noir : il y en a
aussi de jaunes-blanches et de tout à fait jaunes ; ces peuples sont fort fai-
néants; leurs armes sont le javelot et l’arc dont ils tirent très-bien ; ils sont
aussi excellents nageurs, et ils courent avec une vitesse incroyable. C’est
dans cette île où 1 Struys dit avoir vu de ses propres yeux un homme qui
avait une queue longue de plus d’un pied, toute couverte d’un poil roux ,
et fort semblable à celle d’un bœuf; cet homme à queue assurait que ce
défaut, si c’en était un, venait du climat, et que tous ceux de la partie méri-
dionale de cette île avaient des queues comme lui a, Je ne sais si ce que dit
Struys des habitants de cette île mérite une entière confiance , et surtout
si le dernier fait est vrai; il me paraît au moins exagéré et différent de
ce qu’ont dit les autres voyageurs au sujet de ces hommes à queue, et
même de ce qu’en ont dit Ptolomée , que j’ai cité ci-dessus , et Marc Paul ,
dans sa description géographique imprimée à Paris en 1556 , où il rapporte
que dans le royaume de Lamhry il y a des hommes qui ont des queues de la
longueur de la main, qui vivent dans les montagnes. Il paraît que Struys
s’appuie de l’autorité de Marc Paul , comme Gemelli-Careri de celle de
Ptolomée, et la queue qu’il dit avoir vue est fort différente pour les dimen-
sions de celles que les autres voyageurs donnent aux Noirs de Manille, aux
habitants de Lamhry, etc. L’éditeur des Mémoires de Plasmanasar sur l’île
de Formose ne parle point de ces hommes extraordinaires et si différents
des autres; il dit même que, quoiqu’il fasse fort chaud dans cette île, les
femmes y sont fort belles et fort blanches , surtout celles qui ne sont pas
obligées de s’exposer aux ardeurs du soleil ; qu’elles ont un grand soin de
se laver avec certaines eaux préparées pour se conserver le teint ; qu’elles
ont le même soin de leurs dents, qu’elles tiennent blanches autant qu’elles
le peuvent , au lieu que les Chinois et les Japonais les ont noires par l’usage
du bétel; que les hommes ne sont point de grande taille, mais qu’ils ont
en grosseur ce qui leur manque en grandeur ; qu’ils sont communément
vigoureux, infatigables, bons soldats, fort adroits, etc. b. Les voyageurs
hollandais ne s’accordent point, avec ceux que je viens de citer, au sujet
des habitants de Formose : Mandelslo, aussi bien que ceux dont les relations
fl. Voyez les Voyages de Jean Struys. Rouen, 1719, t. 1 , p. 100.
b. Voyez la Description de Vile Formose , dressée sur les Mémoires de George Plasmanasar,
parle sieur N. F. D. B. R. Amsterd. , 1705, p. 103 et suiv.
1. C'est dans cette île où. . (Voyez la note de la page 26 du Ier volume.)
VARIÉTÉS DANS L’ESPÈCE HUMAINE. 155-
ont été publiées dans le Recueil des voyages qui ont servi à l’établissement
de la Compagnie des Indes de Hollande , disent que ces insulaires sont fort
grands et beaucoup plus hauts de taille que les Européens ; que la couleur
de leur peau est entre le blanc et le noir, ou d’un brun tirant sur le noir;
qu’ils ont le corps velu ; que les femmes y sont de petite taille, mais qu’elles
sont robustes, grasses et assez bien faites. La plupart des écrivains qui ont
parlé de l’île Formose n’ont donc fait aucune mention de ces hommes à
queue, et ils diffèrent beaucoup entre eux dans la description qu’ils donnent
de la forme et des traits de ces insulaires, mais ils semblent s’accorder sur
un fait qui n’est peut-être pas moins extraordinaire que le premier : c’est
que dans cette île il n’est pas permis aux femmes d’accoucher avant trente-
cinq ans, quoiqu’il leur soit libre de se marier longtemps avant cet âge.
Rechteren parle de cette coutume dans les termes suivants : « D’abord que
« les femmes sont mariées, elles ne mettent point d’enfants au monde, il
«faut au moins pour cela qu'elles aient 35 ou 37 ans; quand elles sont
« grosses, leurs prêtresses vont leur fouler le ventre avec les pieds s’il le
« faut, et les font avorter avec autant ou plus de douleur qu’elles n’en souf-
« friraient en accouchant : ce serait non-seulement une honte , mais même
« un gros péché de laisser venir un enfant avant l’âge prescrit. J’en ai vu
« qui avaient déjà fait quinze ou seize fois périr leur fruit , et qui étaient
« grosses pour la dix-septième fois, lorsqu’il leur était permis de mettre un
« enfant au monde “ . »
Les îles Marianes ou des Larrons, qui sont , comme l’on sait, les îles les
plus éloignées du côté de l’orient, et, pour ainsi dire, les dernières terres
de notre hémisphère, sont peuplées d’hommes très-grossiers. Le P. Gobien
dit qu’avant l’arrivée des Européens ils n’avaient jamais vu de feu, que cet
élément si nécessaire leur était entièrement inconnu, qu’ils ne furent jamais
si surpris que quand ils en virent pour la première fois, lorsque Magellan
descendit dans l’une de leurs îles: ils ont le teint basané, mais cependant
moins brun et plus clair que celui des habitants des Philippines; ils sont
plus forts et plus robustes que les Européens; leur taille est haute, et leur
corps est bien proportionné ; quoiqu’ils ne se nourrissent que de racines,
de fruits et de poisson, ils ont tant d’embonpoint qu’ils en paraissent
enflés , mais cet embonpoint ne les empêche pas d’être souples et agiles.
Ils vivent longtemps, et ce n’est pas une chose extraordinaire que de voir
chez eux des personnes âgées de cent ans , et cela sans avoir jamais été
malades6. Gemelli-Careri dit que les habitants de ces îles sont tous d’une
figure gigantesque , d’une grosse corpulence et d’une grande force ;
qu’ils peuvent aisément lever sur leurs épaules un poids de cinq cents
a. Voyez les Voyages de Rechteren dans le Recueil des voyages de la Comp. Hollandaise,
t. V, p. 96.
I. Voyez l'Histoire des îles Marianes , par le P. Charles le Gohien, 1700.
436 VARIÉTÉS DANS L’ESPÈCE HUMAINE.
livres a. Ils ont pour la plupart les cheveux crépus b, le nez gros, de grands
yeux et la couleur du visage comme les Indiens. Les habitants de Guan ,
l’une de ces Iles, ont les cheveux noirs et longs, les yeux ni trop gros ni
trop petits, le nez grand, les lèvres grosses, les dents assez blanches, le
visage long, l’air féroce; ils sont très-robustes et d’une taille fort avanta-
geuse : on dit même qu’ils ont jusqu’à sept pieds de hauteur e.
Au midi des îles Marianes et à l’orient des îles Moluques, on trouve la
terre des Papous 1 et la Nouvelle-Guinée, qui paraissent être les parties les
plus méridionales des terres australes. Selon Argensola , ces Papous sont
noirs comme les Cafres; ils ont les cheveux crépus, le visage maigre et fort
désagréable , et parmi ce peuple si noir on trouve quelques gens qui sont
aussi blancs et aussi blonds que les Allemands; ces blancs ont les yeux très-
faibles et très-délicats d 2. On trouve dans la relation de la navigation aus-
trale de Le Maire une description des habitants de cette contrée , dont je
vais rapporter les principaux traits. Selon ce voyageur, ces peuples sont
fort noirs, sauvages et brutaux; ils portent des anneaux aux deux oreilles,
aux deux narines, et quelquefois aussi à la cloison du nez, et des bracelets
de nacre de perle au-dessus des coudes et aux poignets, et ils se couvrent la
tête d’un bonnet d’écorce d’arbre peinte de différentes couleurs ; ils sont
puissants et bien proportionnés dans leur taille ; ils ont les dents noires, assez
de barbe, et les cheveux noirs, courts et crépus, qui n’approchent cependant
pas autant de la laine que ceux des nègres ; ils sont agiles à la course, ils se
servent de massues et de lances, de sabres et d’autres armes faites de bois
dur, l’usage du fer leur étant inconnu; ils se servent aussi de leurs dents
comme d’armes offensives, et mordent comme les chiens. Ils mangent du
bétel et du piment mêlé avec de la chaux , qui leur sert aussi à poudrer
leur barbe et leurs cheveux. Les femmes sont affreuses, elles ont de lon-
gues mamelles qui leur tombent sur le nombril, le ventre extrêmement
gros, les jambes fort menues, les bras de même, des physionomies de singe,
de vilains traits % etc. Dampier dit que les habitants de l’île Sabala dans la
Nouvelle-Guinée sont une sorte d’indiens fort basanés, qui ont les cheveux
noirs et longs, et qui par les manières ne diffèrent pas beaucoup de ceux de
l’île Mindanao et des autres naturels de ces îles orientales; mais qu’outre
a. Voyez les Voyages de Gemelli-Careri, t. V, p. 298.
b. Voyez les Lettres édifiantes , Recueil XVIII , p. 198.
c. Voyez les Voyages de Dampier, 1. 1, p. 378. Voyez aussi le Voyage autour du monde de
Cowley.
d. Voyez l’Histoire delà conquête des îles Moluques. Amsterd., 1706, t. I, p. 148.
e. Voyez la Navigation australe de Jacques Le Maire, t. IV du Recueil des voyages qui ont
servi à l’établissement de la Compagnie des Indes de Hollande , p. 648.
1. « Les Papous sont-ils des nègres anciennement égarés sur la mer des Indes?» (Cuvier :
Règne animal, t. I, p. 84.)
2. Voyez la note de la page 152.
VARIÉTÉS DANS L’ESPÈCE HUMAINE.
4 57
ceux-là, qui paraissent être les principaux de l'ile, il y a aussi des nègres, et
que ces nègres de la Nouvelle-Guinée ont les cheveux crépus et cotonnés a;
que les habitants d’une autre île qu’il appelle Garret-Denys, sont noirs ,
vigoureux et bien taillés ; qu’ils ont la tète grosse et ronde, les cheveux frisés
et courts; qu’ils les coupent de différentes manières et les teignent aussi de
différentes couleurs : de rouge, de blanc, de jaune ; qu’ils ont le visage
rond et large avec un gros nez plat: que cependant leur physionomie 11e
serait pas absolument désagréable s’ils ne se défiguraient pas le visage par
une espèce de cheville de la grosseur du doigt et longue de quatre pouces,
dont ils traversent les deux narines, en sorte que les deux bouts touchent
à l’os des joues, qu'il ne paraît qu’un petit brin de nez autour de ce bel
ornement, et qu’ils ont aussi de gros trous aux oreilles où ils mettent des
chevilles comme au nez b.
Les habitants de la côte de la Nouvelle-Hollande, qui est à 16 degrés
15 minutes de latitude méridionale et au midi de l'ile de Timor, sont peut-
être les gens du monde les plus misérables et ceux de tous les humains qui
approchent le plus des brutes : ils sont grands, droits et menus; ils ont les
membres longs et déliés, la tête grosse, le frond rond, les sourcils épais;
leurs paupières sont toujours à demi fermées : ils prennent cette habitude
dès leur enfance pour garantir leurs yeux des moucherons qui les incommo-
dent beaucoup, et comme ils n’ouvrent jamais les yeux, ils ne sauraient voir
de loin, à moins qu'ils ne lèvent la tête comme s’ils voulaient regarder
quelque chose au-dessus d’eux. Ils ont le nez gros, les lèvres grosses et la
bouche grande ; ils s’arrachent apparemment les deux dents du devant de la
mâchoire supérieure, car elles manquent à tous, tant aux hommes qu’aux
femmes, aux jeunes et aux vieux ; ils n’ont point de barbe : leur visage est
long, d’un aspect très-désagréable, sans un seul trait qui puisse plaire ; leurs
cheveux ne sont pas longs et lisses comme ceux de presque tous les Indiens,
mais ils sont courts, noirs et crépus comme ceux des nègres; leur peau est
noire comme celle des nègres de Guinée. Ils n’ont point d’habits, mais seu-
lement un morceau d’écorce d’arbre attaché au milieu du corps en forme de
ceinture, avec une poignée d’herbes longues au milieu ; ils n’ont point de
maisons, ils couchent à l’air sans aucune couverture et n’ont pour lit que
la terre ; ils demeurent en troupe de vingt ou trente, hommes, femmes et
enfants, tout cela pêle-mêle. Leur unique nourriture est un petit poisson
qu’ils prennent en faisant des réservoirs de pierre dans de petits bras de mer;
ils n’ont ni pain, ni grains, ni légumes, etc. c
Les peuples d’une autre côte de la Nouvelle-Hollande, à 22 ou 23 degrés
latitude sud, semblent être de la même race que ceux dont nous venons de
a. Voyez les Voyages de Dampier, t. V, p. 82.
b. Voyez idem, t. V, p, 102.
c. Voyez idem , t. II , p. 171.
158 VARIÉTÉS DANS L’ESPÈCE HUMAINE.
parler : ils sont extrêmement laids, ils ont de même le regard de travers, la
peau noire, les cheveux crépus, le corps grand et délié a.
Il paraît, par toutes ces descriptions, que les îles et les côtes de l’océan
Indien sont peuplées d’hommes très-différents entre eux. Les habitants de
Malaca, de Sumatra et des îles Nicobar semblent tirer leur origine des Indiens
de la presqu’île de l’Inde; ceux de Java, des Chinois, à l’exception de ces
hommes blancs et blonds qu’on appelle Chacrelas, qui doivent venir des
Européens 1 ; ceux des îles Moluques paraissent aussi venir pour la plupart
des Indiens de la presqu’île ; mais les habitants de l’ile de Timor, qui est la
plus voisine de la Nouvelle-Hollande, sont à peu près semblables aux peuples
de cette contrée. Ceux de l’île Formose et des îles Marianes se ressemblent
par la hauteur de la taille, la force et les traits : ils paraissent former une
race à part, différente de toutes les autres qui les avoisinent. Les Papous et
les autres habitants des terres voisines de la Nouvelle-Guinée sont de vrais
noirs et ressemblent à ceux d’Afrique2, quoiqu’ils en soient prodigieusement
éloignés et que cette terre soit séparée du continent de l’Afrique par un inter-
valle de plus de 2,200 lieues de mer. Les habitants de la Nouvelle-Hollande
ressemblent aux Hottentots; mais avant que de tirer des conséquences de tous
ces rapports, et avant que de raisonner sur ces différences, il est nécessaire
de continuer notre examen en détail des peuples de l’Asie et de l’Afrique.
Les Mogols et les autres peuples de la presqu’île de l’Inde ressemblent
assez aux Européens par la taille et par les traits, mais ils en diffèrent plus
ou moins par la couleur. Les Mogols sont olivâtres, quoiqu’en langue
indienne mogol veuille dire blanc. Les femmes y sont extrêmement propres
et elles se baignent très-souvent, elles sont de couleur olivâtre comme les
hommes et elles ont les jambes et les cuisses fort longues et le corps assez
court, ce qui est le contraire des femmes européennes 6 . Tavernier dit que
lorsqu’on a passé Lahor et le royaume de Cachemire, toutes les femmes
du Mogol naturellement n’ont de poil en aucune partie du corps, et que
les hommes n’ont que très-peu de barbe 0 . Selon Thevenot, les femmes
mogoles sont assez fécondes, quoique très-chastes; elles accouchent aussi
fort aisément, et on en voit quelquefois marcher par la ville dès le lendemain
qu’elles sont accouchées ; il ajoute qu’au royaume de Decan on marie les
enfants extrêmement jeunes; dès que le mari a dix ans et la femme huit, les
parents les laissent coucher ensemble, et il y en a qui ont des enfants à cet
âge; mais les femmes qui ont des enfants de si bonne heure cessent ordi-
nairement d’en avoir après l’âge de trente ans, et elles deviennent extrême-
ci. Voyez les Voyages de Dampier , t. IV, p. 134.
b. Voyez les Voyages de la Boullaye le Gouz. Paris, 1657, p. 153.
c. Voyez les Voyages de Tavernier. Rouen, 1713, t. III, p. 80.
1. Voyez la note de la page 152.
2. Voyez la note 1 de la page 156.
VARIÉTÉS DANS L’ESPÈCE HUMAINE. 159
ment ridées “ . Parmi ces femmes, il y en a qui se font découper la chair en
fleurs, comme quand on applique des ventouses ; elles peignent ces fleurs de
diverses couleurs avec du jus de racines, de manière que leur peau paraît
comme une étoffe à fleurs b.
Les Bengalais sont plus jaunes que lesMogols; ils ont aussi des mœurs
toutes différentes ; les femmes sont beaucoup moins chastes : on prétend
même que, de toutes les femmes de l’Inde, ce sont les plus lascives. On fait
à Bengale un grand commerce d’esclaves mâles et femelles; on y fait aussi
beaucoup d’eunuques, soit de ceux auxquels on n’ôte que les testicules, soit
de ceux à qui on fait l'amputation tout entière. Ces peuples sont beaux et
bien faits, ils aiment le commerce et ont beaucoup de douceur dans les
mœurs0. Les habitants de la côte de Coromandel sont plus noirs que les
Bengalais, ils sont aussi moins civilisés ; les gens du peuple vont presque
nus. Ceux de la côte de Malabar sont encore plus noirs, ils ont tous les che-
veux noirs, lisses et fort longs, ils sont de la taille des Européens ; les
femmes portent des anneaux d’or au nez ; les hommes, les femmes et les
filles se baignent ensemble et publiquement dans des bassins au milieu des
villes; les femmes sont propres et bien faites, quoique noires, ou du moins
très-brunes; on les marie dès l’âge de huit ansd . Les coutumes de ces diffé-
rents peuples de l’Inde sont toutes fort singulières et même bizarres. Les
banians ne mangent de rien de ce qui a eu vie, ils craignent même de tuer
le moindre insecte, pas même les poux qui les rongent; ils jettent du riz et
des fèves dans la rivière pour nourrir les poissons, et des graines sur la terre
pour nourrir les oiseaux et les insectes : quand ils rencontrent ou un chas-
seur ou un pêcheur, ils le prient instamment de se désister de son entreprise,
et si on est sourd à leurs prières, ils offrent de l’argent pour le fusil et poul-
ies filets, et quand on refuse leurs offres, ils troublent l’eau pour épouvanter
les poissons et crient de toute leur force pour faire fuir le gibier et les
oiseaux e. Les naires de Calicut sont des militaires qui sont tous nobles et
qui n’ont d’autre profession que celle des armes; ce sont des hommes beaux
et bien faits, quoiqu'ils aient le teint de couleur olivâtre; ils ont la taille
élevée et ils sont hardis, courageux et très-adroits à manier les armes; ils
s’agrandissent les oreilles au point qu’elles descendent jusque sur leurs
épaules et quelquefois plus bas. Ces naires ne peuvent avoir qu’une femme,
mais les femmes peuvent prendre autant de maris qu’il leur plaît. Le
P. Tachard, dans sa lettre au P. delà Chaise, datée de Pondichéry du 16
février 1702, dit que dans les castes ou tribus nobles une femme peut avoir
a. Voyez les Voyages de Thevenot, t. III , p. 246.
b. Voyez les Voyages de Tavernier, t. III, p. 34.
c. Voyez les Voyages de Pyrard, p. 354.
d. \oyez le Recueil des Voyages. Amsterd. , 1702, t. VI, p 461,
e. Voyages de Jean Struijs, t. II, p. 223.
ICO VARIÉTÉS DANS L’ESPÈCE HUMAINE.
légitimement plusieurs maris, qu’il s’en est trouvé qui en avaient eu tout à
la fois jusqu’à dix, qu’elles regardaient comme autant d’esclaves quelles
s’étaient soumis par leur beauté a . Cette liberté d’avoir plusieurs maris est
un privilège de noblesse que les femmes de condition font valoir autant
qu’elles peuvent, mais les bourgeoises ne peuvent avoir qu’un mari : il est
vrai qu’elles adoucissent la dureté de leur condition par le commerce qu’elles
ont avec les étrangers, auxquels elles s’abandonnent sans aucune crainte de
leurs maris et sans qu’ils osent leur rien dire. Les mères prostituent leurs
filles le plus jeunes qu’elles peuvent. Ces bourgeois de Calicut ou Moucois
semblent être d’une autre race que les nobles ou noires, car ils sont, hommes
et femmes, plus laids, plus jaunes, plus mal faits et de plus petite taille b.
Il y a parmi les naires de certains hommes et de certaines femmes qui ont
les jambes aussi grosses que le corps d’un autre homme; cette difformité
n’est point une maladie, elle leur vient de naissance; il y en a qui n’ont
qu’une jambe et d’autres qui les ont toutes les deux de cette grosseur mons-
trueuse; la peau de ces jambes est dure et rude comme une verrue : avec
cela ils ne laissent pas d’être fort dispos. Cette race 1 d’hommes à grosses
jambes s’est plus multipliée parmi les naires que dans aucun autre peuple
des Indes; on en trouve cependant quelques-uns ailleurs, et surtout à
Ceylan c , où l’on dit que ces hommes à grosses jambes sont de la race de
saint Thomas.
Les habitants de Ceylan ressemblent assez à ceux de la côte de Malabar;
ils ont les oreilles aussi larges, aussi basses et aussi pendantes, ils sont seu-
lement moins noirs d , quoiqu’ils soient cependant fort basanés; ils ont l’air
doux et sont naturellement fort agiles, adroits et spirituels; ils ont tous les
cheveux très-noirs, les hommes les portent fort courts; les gens du peuple
sont presque nus, les femmes ont le sein découvert : cet usage est même
assez général dans l’Inde e. Il y a des espèces de sauvages dans l'île de
Ceylan, qu’on appelle Bedas; ils demeurent dans la partie septentrionale de
l’île et n’occupent qu’un petit canton ; ces Bedas semblent être une espèce
d’hommes toute différente de celle de ces climats, ils habitent un petit pays
tout couvert de bois si épais qu’il est fort difficile d’y pénétrer, et ils s’y tien-
nent si bien cachés qu’on a de la peine à en découvrir quelques-uns; ils sont
blancs comme les Européens, il y en a même quelques-uns qui sont roux ;
ils ne parlent pas la langue de Ceylan, et leur langage n’a aucun rapport
avec toutes les langues des Indes; ils n’ont ni villages, ni maisons, ni com-
a. Voyez les Lettres édifiantes. Recueil II , p. 188.
b. Voyez les Voyages de François Pyrard , p. 411 et suiv.
c. Voyez idem, p. 416 et suiv. Voyez aussi le Recueil des Voyages qui ont servi à rétablisse-
ment de la Compagnie des Indes de Hull., t. IV, p. 362, et le Voyage de Jean Huguens.
d. Vide Philip. Pigafettœ Indiœ Orient, par tern primam , 1398, p. 39.
e. Voyez le Recueil des voyages, etc. , t. VII , p. 19.
1. Ce n’est point une race. Voyez la note que je place à la fin de ce chapitre.
461
VARIÉTÉS DANS L’ESPÈCE HUMAINE.
munication avec personne; leurs armes sont l’arc et les flèches, avec lesquels
ils tuent beaucoup de sangliers, de cerfs, etc.; ils ne font jamais cuire leur
viande, mais ils la confisent dans du miel, qu’ils ont en abondance. On ne
sait point l’origine de cette nation qui n’est pas fort nombreuse, et dont les
familles demeurent séparées les unes des autres °. Il me paraît que ces
Bedas de Ceylan, aussi bien que les Chacrelas de Java, pourraient bien être
de race européenne, d’autant plus que ces hommes blancs et blonds sont en
très-petit nombre. Il est très-possible que quelques hommes et quelques
femmes européennes aient été abandonnés autrefois dans ces îles, ou qu’ils
y aient abordé dans un naufrage, et que, dans la crainte d’être maltraités
des naturels du pays, ils soient demeurés eux et leurs descendants dans les
bois et dans les lieux les plus escarpés des montagnes, où ils continuent à
mener la vie de sauvages, qui peut-être a ses douceurs lorsqu’on y est
accoutumé.
On croit que les Maldivois viennent des habitants de l’île de Ceylan;
cependant ils ne leur ressemblent pas, car les habitants de Ceylan sont noirs
et mal formés, au lieu que les Maldivois sont bien formés et proportionnés,
et qu’il y a peu de différence d’eux aux Européens, à l’exception qu’ils sont
d’une couleur olivâtre ; au reste, c’est un peuple mêlé de toutes les nations.
Ceux qui habitent du côté du nord sont plus civilisés que ceux qui habitent
ces îles au sud : ces derniers ne sont pas même si bien faits et sont plus
noirs; les femmes y sont assez belles, quoique de couleur olivâtre , il y en
a aussi quelques-unes qui sont aussi blanches qu’en Europe; toutes ont les
cheveux noirs, ce qu’ils regardent comme une beauté; l’art peut bien y
contribuer, car ils tâchent de les faire devenir de cette couleur, en tenant la
tête rase à leurs filles jusqu’à l’âge de huit ou neuf ans. Ils rasent aussi leurs
garçons, et cela tous les huit jours, ce qui avec le temps leur rend à tous
les cheveux noirs , car il est probable que sans cet usage ils ne les auraient
pas tous de cette couleur, puisqu’on voit de petits enfants qui les ont à demi
blonds. Une autre beauté pour les femmes est de les avoir fort longs et fort
épais; ils se frottent la tête et le corps d’huile parfumée : au reste, leurs
cheveux ne sont jamais frisés, mais toujours lisses; les hommes y sont velus
par le corps plus qu’on ne l’est en Europe. Les Maldivois aiment l’exercice
et sont industrieux dans les arts ; ils sont superstitieux et fort adonnés aux
femmes; elles cachent soigneusement leur sein, quoiqu’elles soient extra-
ordinairement débauchées et qu’elles s’abandonnent fort aisément; elles
sont fort oisives et se font bercer continuellement; elles mangent à tout
moment du bétel, qui est une herbe fort chaude, et beaucoup d’épices à
leurs repas; pour les hommes , ils sont beaucoup moins vigoureux qu’il ne
conviendrait à leurs femmes. (Voyez les Voyages de Pyrard, p. 120 et 324.)
a. Voyez l'Histoire de Ceylan , par Ribeyro , 1701 , p. 177 et suiv. „
«• ^ _ Vi
4 62
VARIÉTÉS DANS L’ESPÈCE HUMAINE.
Les habitants de Carabaye ont le teint gris ou couleur de cendre , les uns
pins, les autrds moins, et ceux qui sont voisins de la mer sont plus noirs
que les autres a : ceux de Guzarate sont jaunâtres b. Les Canarins , qui sont
les Indiens de Goa et des îles voisines, sont olivâtres 0 .
Les voyageurs hollandais rapportent que les habitants de Guzarate sont
jaunâtres, les uns plus que les autres; qu’ils sont de même taille que les
Européens; que les femmes , qui ne s’exposent que très-rarement aux
ardeurs du soleil, sont un peu plus blanches que les hommes, et qu’il
y en a quelques-unes qui sont à peu près aussi blanches que les Portu-
gaises d.
Mandelslo en particulier dit que les habitants de Guzarate sont tous basa-
nés ou de couleur olivâtre plus ou moins foncée, selon le climat où ils
demeurent; que ceux du côté du midi le sont le plus, que les hommes y
sont forts et bien proportionnés, qu’ils ont le visage large et les yeux noirs;
que les femmes sont de petite taille, mais propres et bien faites, qu’elles por-
tent les cheveux longs; quelles ont aussi des bagues aux narines et de
grands pendants d’oreilles (page 195). Il y a parmi eux fort peu de bossus
ou de boiteux ; quelques-uns ont le teint plus clair que les autres , mais ils
ont tous les cheveux noirs et lisses. Les anciens habitants de Guzarate sont
aisés à reconnaître ; on les distingue des autres par leur couleur qui est
beaucoup plus noire; ils sont aussi plus stupides et plus grossiers. [Idem ,
t. II, p. 222.)
La ville de Goa est, comme l’on sait, le principal établissement des Portu-
gais dans les Indes, et quoiqu’elle soit beaucoup déchue de son ancienne
splendeur, elle ne laisse pas d’être encore une ville riche et commerçante;
c’est le pays du monde où il se vendait autrefois le plus d’esclaves ; on y
trouvait à acheter des fdles et des femmes fort belles de tous les pays des
Indes; ces esclaves savent pour la plupart jouer des instruments, coudre
et broder en perfection ; il y en a de blanches , d’olivâtres , de basanées , et
de toutes couleurs ; celles dont les Indiens sont le plus amoureux sont les
fdles Cafres de Mosambique, qui sont toutes noires. « C’est, dit Pyrard,
« une chose remarquable entre tous ces peuples Indiens, tant mâles que
«femelles, et que j’ai remarquée, que leur sueur ne pue point où les
« nègres d’Afrique, tant en deçà que delà le Cap de Bonne-Espérance, sen-
« tent de telle sorte quand ils sont échauffés, qu’il est impossible d’appro-
« cher d’eux, tant ils puent et sentent mauvais comme des poireaux verts. »
Il ajoute que les femmes indiennes aiment beaucoup les hommes blancs
a. Voyez Pigafettœ Indice Orientalis , partent primam , p. 34.
b. Voyez les Voyages de la Boullaye le Gouz, p. 225.
c. Voyez idem , ibid.
d. Voyez le Recueil des Voyages qui ont servi à l'établissement de la Compagnie des Indes de
Holl. , t. VI, p. 405.
VARIÉTÉS DANS L’ESPECE HUMAINE. 163
d’Europe, et qu’elles les préfèrent aux blancs des Indes, et à tous les autres
Indiens a.
Les Persans sont voisins des Mogols et ils leur ressemblent assez ; ceux
surtout qui habitent les parties méridionales de la Perse ne diffèrent presque
pas des Indiens; les habitants d’Ormus, ceux de la province de Bascie et de
Balascie sont très-bruns et très-basanés; ceux de la province de Chesimur et
de autres parties de la Perse, où la chaleur n’est pas aussi grande qu’à
Ormus , sont moins bruns, et enfin ceux des provinces septentrionales sont
assez blancs b. Les femmes des îles du golfe Persique sont, au rapport des
voyageurs hollandais, brunes ou jaunes et fort peu agréables ; elles ont le
visage large et de vilains yeux; elles ont aussi des modes et des coutumes
semblables à celles des femmes indiennes, comme celles de se passer dans
le cartilage du nez des anneaux, et une épingle d’or au travers de la peau du
nez près des yeux c ; mais il est vrai que cet usage de se percer le nez pour
porter des bagues et d’autres joyaux s.’est étendu beaucoup plus loin, car il
y a beaucoup de femmes chez les Arabes qui ont une narine percée pour
y passer un grand anneau, et c’est une galanterie chez ces peuples de baiser
la bouche de leurs femmes à travers ces anneaux, qui sont quelquefois assez
grands pour enfermer toute la bouche dans leur rondeur d.
Xénophon, en parlant des Persans, dit qu’ils étaient la plupart gros et
gras; Marcellin dit au contraire que de son temps ils étaient maigres et
secs. Olearius, qui fait cette remarque, ajoute qu’ils sont aujourd’hui,
comme du temps de ce dernier auteur, maigres et secs , mais qu’ils ne lais-
sent pas d’être forts et robustes ; selon lui , ils ont le teint olivâtre, les cheveux
noirs et le nez aquilin e. Le sang de Perse, dit Chardin, est naturellement
grossier; cela se voit aux Guèbres, qui sont le reste des anciens Persans ; ils
sont laids , mal faits , pesants , ayant la peau rude et le teint coloré : cela se
voit aussi dans les provinces les plus proches de l’Inde, où les habitants ne
sont guère moins mal faits que les Guèbres, parce qu’ils ne s’allient qu’entre
eux; mais dans le reste du royaume le sang persan est présentement devenu
fort beau par le mélange du sang géorgien et circassien : ce sont les deux
nations du monde où la nature forme de plus belles personnes. Aussi il n’y
a presque aucun homme de qualité en Perse qui ne soit né d’une mère
géorgienne ou circassienne ; le roi lui-même est ordinairement Géorgien ou
Circassien d’origine du côté maternel ; et comme il y a un grand nombre
d’années que ce mélange a commencé de se faire, le sexe féminin est embelli
а. Voyez la deuxième partie du Voyage de Pyrard , t. il, p. 64 et suiv.
б. Voyez la Description des provinces orientales , par Marc Paul. Paris, 1569, p. 22 et 39.
Voyez aussi le Voyage de Pyrard, t. II, p. 256.
c- Voyez le Recueil des voyages de la Compagnie de Holl. Amsterd. , 1702, t. V, p. 191.
d. Voyez le Voyage fait par ordre du roi dans la Palestine, par M. D. L. R. Paris, 1717,
p. 260.
e. Voyez le Voyage d’Olearius. Paris, 1656, t. I, p. 501.
WA VARIÉTÉS DANS L’ESPÈCE HUMAINE.
comme l’autre, elles Persanes sont devenues fort belles et fort bien faites,
quoique ce ne soit pas au point des Géorgiennes. Pour les hommes, ils sont
communément hauts, droits, vermeils , vigoureux , de bon air et de belle
apparence. La bonne température de leur climat et la sobriété dans laquelle
on les élève ne contribuent pas peu à leur beauté corporelle ; ils ne la tien-
nent pas de leurs pères, car, sans le mélange dont je viens de parler, les
gens de qualité de Perse seraient les plus laids hommes du monde, puis-
qu’ils sont originaires de la Tartarie , dont les habitants sont, comme nous
l’avons dit, laids, mal faits et grossiers; ils sont au contraire fort polis et
ont beaucoup d’esprit; leur imagination est vive, prompte et fertile, leur
mémoire aisée et féconde ; ils ont beaucoup de disposition pour les sciences
et les arts libéraux et mécaniques, ils en ont aussi beaucoup pour les armes;
ils aiment la gloire, ou la vanité qui en est la fausse image ; leur naturel est
pliant et souple, leur esprit facile et intrigant; ils sont galants, même volup-
tueux ; ils aiment le luxe, la dépense, .et ils s’y livrent jusqu’à la prodigalité,
aussi n’entendent-ils ni l’économie ni le commerce. (Voyez les Voyages de
Chardin. Amst., 1711, t. II, p. 34.)
Ils sont en général assez sobres , et cependant immodérés dans la quan-
tité de fruits qu’ils mangent; il est fort ordinaire de leur voir manger un
mande melons, c’est-à-dire douze livres pesant ; il y en a même qui en man-
gent trois ou quatre mans : aussi en meurt-il quantité par les excès des
fruits a.
On voit en Perse une grande quantité de belles femmes de toutes cou-
leurs, car les marchands qui les amènent de tous les côtés choisissent les
plus belles. Les blanches viennent de Pologne, de Moscovie, de Circassie, de
Géorgie et des frontières de la grande Tartarie ; les basanées des terres du
Grand Mogol et de celles du roi de Golconde et du roi de Visapour ; et, pour
les noires, elles viennent de la côte de Melinde et de celles de la merRouge \
Les femmes du peuple ont une singulière superstition : celles qui sont sté-
riles s’imaginent que pour devenir fécondes il faut passer sous les corps
morts des criminels qui sont suspendus aux fourches patibulaires; elles
croient que le cadavre d’un mâle peut influer, même de loin , et rendre
une femme capable de faire des enfants. Lorsque ce remède singulier ne
leur réussit pas, elles vont chercher les canaux des eaux qui s’écoulent des
bains, elles attendent le temps où il y a dans ces bains un grand nombre
d’hommes, alors elles traversent plusieurs fois l’eau qui en sort, et lorsque
cela ne leur réussit pas mieux que la première recette , elles se déterminent
enfin à avaler la partie du prépuce qu’on retranche dans la circoncision :
c’est le souverain remède contre la stérilité c.
а. Voyez les Voyages de Thévenot. Paris, 1664, t. II, p. 181.
б. Voyez les Voyages de Tavernier. Rouen, 1713, t. II, p. 368.
c. Voyez les Voyages de Gemelli-Careri. Paris, 1719, t. II, p. 200.
165
VARIÉTÉS DANS L’ESPÈCE HUMAINE.
Les peuples de la Perse, de la Turquie, de l’Arabie, de l’Égypte et de toute
la Barbarie peuvent être regardés comme une même nation qui, dans le
temps de Mahomet et de ses successeurs, s’est extrêmement étendue, a envahi
des terrains immenses et s’est prodigieusement mêlée avec les peuples natu-
rels de tous ces pays. Les Persans, les Turcs, les Maures, se sont policés jus-
qu’à un certain point, mais les Arabes sont demeurés pour la plupart dans
un état d'indépendance qui suppose le mépris des lois; ils vivent, comme
les Tartares, sans règle, sans police et presque sans société; le larcin, le
rapt, le brigandage, sont autorisés par leurs chefs; ils se font honneur de
leurs vices, ils n’ont aucun respect pour la vertu, et de toutes les conven-
tions humaines ils n’ont admis que celles qu’ont produites le fanatisme et
la superstition.
Ces peuples sont fort endurcis au travail; ils accoutument aussi leurs che-
vaux à la plus grande fatigue, ils ne leur donnent à boire et à manger qu’une
seule fois en vingt-quatre heures ; aussi ces chevaux sont-ils très-maigres,
mais en même temps ils sont très-prompts à la course, et pour ainsi dire
infatigables. Les Arabes pour la plupart vivent misérablement : ils n’ont
ni pain ni vin, ils ne prennent pas la peine de cultiver la terre; au lieu de
pain, ils se nourrissent de quelques graines sauvages qu’ils détrempent et
pétrissent avec le lait de leur bétail a. Ils ont des troupeaux de chameaux,
de moutons et de chèvres qu’ils mènent paître çà et là dans les lieux où ils
trouvent de l’herbe ; ils y plantent leurs tentes, qui sont faites de poil de
chèvre, et ils y demeurent avec leurs femmes et leurs enfants jusqu’à ce que
l’herbe soit mangée, après quoi ils décampent pour aller en chercher
ailleurs b. Avec une manière de vivre aussi dure et une nourriture aussi
simple, les Arabes ne laissent pas d’être très-robustes et très-forts ; ils sont
même d’une assez grande taille et assez bien faits, mais ils ont le visage et le
corps brûlés de l’ardeur du soleil, car la plupart vont tout nus ou ne portent
qu’une mauvaise chemise c. Ceux des côtes de l’Arabie heureuse et de l’île
de Socotora sont plus petits ; ils ont le teint couleur de cendre ou fort basané
et ils ressemblent pour la forme aux Abyssins d. Les Arabes sont dans
l’usage de se faire appliquer une couleur bleue foncée aux bras, aux lèvres
et aux parties les plus apparentes du corps; ils mettent cette couleur par
petits points et la font pénétrer dans la chair avec une aiguille faite exprès :
la marque en est ineffaçable e . Cette coutume singulière se retrouve chez
les nègres qui ont eu commerce avec les Mahométans.
Chez les Arabes qui demeurent dans les déserts sur les frontières de Tre-
а. Voyez les Voyages de Villamont. Lyon, 1620 , p. 603.
б. Voyez les Voyages de Thévenot. Paris, 1664 , t. I , p. 330.
c. Voyez les Voyages de Villamont , p. 604.
d. Vide Philip. Pigafetlæ Ind. Or. part. prim. Francofurti, 1598, p. 25. Voyez aussi la suite
des Voyages d’Olearius , t. II, p. 108.
e. Voyez les Voyages de Pielro délia Valle. Rouen, 1745, t. II , p. 269.
16(5
VARIÉTÉS DANS L’ESPÈCE HUMAINE.
mecen et cle Tunis, les filles, pour paraître plus belles, se font des chiffres
de couleur bleue sur tout le corps avec la pointe d’une lancette et du vitriol,
et les Africaines en font autant à leur exemple, mais non pas celles qui
demeurent dans les villes, car elles conservent la même blancheur de visage
avec laquelle elles sont venues au monde ; quelques-unes seulement se pei-
gnent une petite fleur ou quelque autre chose aux joues, au front ou au
menton, avec de la fumée de noix de galle et du safran, ce qui rend la
marque fort noire; elles se noircissent aussi les sourcils. (Voyez Y Afrique
de Marmol, p. 88, 1. 1. ) La Boullaye dit que les femmes des Arabes du désert
ont les mains, les lèvres et le menton peints de bleu, que la plupart ont des
anneaux d’or ou d’argent au nez, de trois pouces de diamètre, qu’elles sont
assez laides parce qu’elles sont perpétuellement au soleil, mais qu’elles nais-
sent blanches; que les jeunes lîlles sont très -agréables, qu’elles chantent
sans cesse et que leur chant n’est pas triste comme celui des Turques ou des
Persanes, mais qu'il est bien plus étrange parce qu’elles poussent leur haleine
de toute leur force et qu’elles articulent extrêmement vite. (Voyez les
Voyages de la Boullaye le Gouz, p. 318.)
« Les princesses et les dames arabes, dit un autre voyageur, qu’on m’a
« montrées par le coin d’une tente, m’ont paru fort belles et bien faites : on
« peut juger par celles-ci et par ce qu’on m’en a dit que les autres ne le
« sont guère moins; elles sont fort blanches, parce qu’elles sont toujours à
«. couvert du soleil. Les femmes du commun sont extrêmement halées, outre
« la couleur brune et basanée qu’elles ont naturellement; je les ai trouvées
« fort laides dans toute leur figure et je n’ai rien vu en elles que les agré-
« ments ordinaires qui accompagnent une grande jeunesse. Ces femmes se
« piquent les lèvres avec des aiguilles et mettent par-dessus de la poudre à
« canon mêlée avec du fiel de bœuf qui pénètre la peau et les rend bleues et
« livides pour tout le reste de leur vie ; elles font des petits points de la même
« façon aux coins de leur bouche, aux côtés du menton et sur les joues;
« elles noircissent le bord de leurs paupières d'une poudre noire composée
« avec de la tutie, et tirent une ligne de ce noir au dehors du coin de l’œil
« pour le faire paraître plus fendu, car en général la principale beauté des
« femmes de l’Orient est d’avoir de grands yeux noirs, bien ouverts et rele-
« vés à fleur de tête. Les Arabes expriment la beauté d’une femme en disant
« qu’elle a les yeux d’une gazelle : toutes leurs chansons amoureuses ne
« parlent que des yeux noirs et des yeux de gazelle, et c’est à cet animal
<c qu’ils comparent toujours leurs maîtresses; effectivement, il n’y a rien de
« si joli que ces gazelles; on voit surtout en elles une certaine crainte inno-
« cente qui ressemble fort à la pudeur et à la timidité d’une jeune fille. Les
« dames et les nouvelles mariées noircissent leurs sourcils et les font joindre
« sur le milieu du front; elles se piquent aussi les bras et les mains, formant
« plusieurs sortes de figures d’animaux, de fleurs, etc.; elles se peignent les
VARIÉTÉS DANS L’ESPÈCE HUMAINE.
1G7
« ongles d’une couleur rougeâtre, et les hommes peignent aussi de la même
« couleur les crins et la queue de leurs chevaux ; elles ont les oreilles per-
« cées en plusieurs endroits avec autant de petites boucles et d’anneaux ;
« elles portent des bracelets aux bras et aux jambes. » (Yoyez le Voyage fait
par ordre du Roi dans la Palestine, par II. D. L. R., p. 260.)
Au reste, tous les Arabes sont jaloux de leurs femmes, et quoiqu’ils les
achètent ou qu’ils les enlèvent, ils les traitent avec douceur et même avec
quelque respect.
Les Égyptiens, qui sont si voisins des Arabes, qui ont la même religion et
qui sont comme eux soumis à la domination des Turcs, ont cependant des
coutumes fort différentes de celles des Arabes : par exemple, dans toutes les
villes et villages le long du Nil, on trouve des filles destinées aux plaisirs
des voyageurs, sans qu’ils soient obligés de les payer ; c’est l’usage d’avoir
des maisons d’hospitalité toujours remplies de ces filles, et les gens riches
se font en mourant un devoir de piété de fonder ces maisons et de les peu-
pler de filles qu’ils font acheter dans cette vue charitable : lorsqu’elles accou-
chent d’un garçon, elles sont obligées de l’élever jusqu’à l’âge de trois ou
quatre ans, après quoi elles le portent au patron de la maison ou à ses héri-
tiers, qui sont obligés de recevoir l’enfant et qui s’en servent dans la suite
comme d’un esclave; mais les petites filles restent toujours avec leur mère
et servent ensuite à les remplacer Les Égyptiennes sont fort brunes, elles
ont les yeux vifs6 ; leur taille est au-dessous de la médiocre, la manière dont
elles sont vêtues n’est point du tout agréable, et leur conversation est fort
ennuyeuse c; au reste, elles font beaucoup d’enfants, et quelques voyageurs
prétendent que la fécondité occasionnée par l’inondation du Nil ne se borne
pas à la terre seule, mais qu’elle s’étend aux hommes et aux animaux ; ils
disent qu’on voit, par une expérience qui ne s’est jamais démentie, que les
eaux nouvelles rendent les femmes fécondes, soit qu’elles en boivent, soit
qu’elles se contentent de s’y baigner; que c’est dans les premiers mois qui
suivent l’inondation, c’est-à-dire aux mois de juillet et d’août, qu’elles con-
çoivent ordinairement et que les enfants viennent au monde dans les mois
d’avril et de mai; qu’à l’égard des animaux, les vaches portent presque tou-
jours deux veaux à la fois, les brebis deux agneaux, etc. d. On ne sait pas
trop comment concilier ce que nous venons de dire de ces bénignes influences
du Nil avec les maladies fâcheuses qu’il produit; car M. Granger dit que l’air
de l’Egypte est malsain, que les maladies des yeux y sont très-fréquentes, et
si difficiles à guérir que presque tous ceux qui en sont attaqués perdent la
vue ; qu’il y a plus d’aveugles en Égypte qu’en aucun autre pays, et que,
a. Voyez les Voyages de Paul Lucas. Paris, 1704, p. 363 , etc.
b. Voyez les Voyages de Gemelli-C areri , t. I , p. 190.
c. Voyez les Voyages du P. Vansleb. Paris, 1677, p. 43.
d. Voyez les Voyages du sieur Lucas. Rouen, 1719, p. 83.
i
VARIÉTÉS DANS L’ESPÈCE HUMAINE.
168
dans le temps de la crue du Nil, la plupart des habitants sont attaqués de
dyssenteries opiniâtres causées par les eaux de ce fleuve, qui dans ce temps-là
sont fort chargées de sels “.
Quoique les femmes soient communément assez petites en Égypte, les
hommes sont ordinairement de haute taille b. Les uns et les autres sont,
généralement parlant, de couleur olivâtre, et plus on s’éloigne du Caire en
remontant, plus les habitants sont basanés, jusque-là que ceux qui sont aux
confins de la Nubie sont presque aussi noirs que les Nubiens mêmes. Les
défauts les plus naturels aux Egyptiens sont l’oisiveté et la poltronnerie; ils
ne font presque autre chose tout le jour que boire du café, fumer, dormir ou
demeurer oisifs en une place, ou causer dans les rues; ils sont fort ignorants,
et cependant pleins d’une vanité ridicule. Les Coptes eux-mêmes ne sont
pas exempts de ces vices, et quoiqu’ils ne puissent pas nier qu’ils n’aient
perdu leur noblesse, les sciences, l’exercice des armes, leur propre histoire
et leur langue même, et que d’une nation illustre et vaillante ils ne soient
devenus un peuple vil et esclave, leur orgueil va néanmoins jusqu’à mépri-
ser les autres nations et à s’offenser lorsqu’on leur propose de faire voyager
leurs enfants en Europe pour y être élevés dans les sciences et dans les
arts c.
Les nations nombreuses qui habitent les côtes de la Méditerranée depuis
l’Égypte jusqu’à l’Océan, et toute la profondeur des terres de Barbarie jus-
qu’au mont Atlas et au delà, sont des peuples de différente origine : les
naturels du pays, les Arabes, les Vandales, les Espagnols, et plus ancienne-
ment les Romains et les Égyptiens, ont peuplé cette contrée d’hommes assez
différents entre eux : par exemple, les habitants des montagnes d’Auress ont
un air et une physionomie différente de celle de leurs voisins; leur teint,
loin d’être basané, est au contraire blanc et vermeil, et leurs cheveux sont
d’un jaune foncé, au lieu que les cheveux de tous les autres sont noirs, ce
qui, selon M. Shaw, peut faire croire que ces hommes blonds descendent
des Vandales, qui, après avoir été chassés, trouvèrent moyen de se rétablir
dans quelques endroits de ces montagnes d. Les femmes du royaume de
Tripoli ne ressemblent point aux Égyptiennes, dont elles sont voisines : elles
sont grandes et elles font même consister la beauté à avoir la taille excessi-
vement longue ; elles se font, comme les femmes arabes, des piqûres sur le
visage, principalement aux joues et au menton ; elles estiment beaucoup les
cheveux roux, comme en Turquie, et elles font même peindre en vermillon
les cheveux de leurs enfants e.
a. Voyez le Voyage de M. Granger. Paris, 1745 , p. 21.
h. Voyez les Voyages de Pietro délia Valle , t. I , p. 401.
c. Voyez les Voyages du sieur Lucas, t. III, p. 194; el. la Relation d’un voyage fait en
Égypte , par le P. Vansleb , p. 42.
d. Voyez les Voyages de il/. Sliaiv. La Haye, 1743, t. I, p. 168.
e. Voyez YÉlat des royaumes de Barbarie. La Haye, 1701.
VARIÉTÉS DANS L’ESPÈCE HUMAINE.
169
En général , les femmes maures affectent toutes de porter les cheveux longs
jusque sur les talons; celles qui n’ont pas beaucoup de cheveux ou qui ne
les ont pas si longs que les autres en portent de postiches, et toutes les
tressent avec des rubans ; elles se teignent le poil des paupières avec de la
poudre de mine de plomb ; elles trouvent que la couleur sombre que cela
donne aux yeux est une beauté singulière. Cette coutume est fort ancienne
et assez générale, puisque les femmes grecques et romaines se brunis-
saient les yeux comme les femmes de l'Orient. ( Voyage de M. Shaw, t. I,
P- 382.)
La plupart des femmes maures passeraient pour belles, même en ce pays-
ci ; leurs enfants ont le plus beau teint du monde et le corps fort blanc :
il est vrai que les garçons qui sont exposés au soleil brunissent bientôt,
mais les filles qui se tiennent à la maison conservent leur beauté jusqu’à
l’âge de trente ans quelles cessent communément d'avoir des enfants; en
récompense elles en ont souvent à onze ans , et se trouvent quelquefois
grand’mères à vingt-deux, et comme elles vivent aussi longtemps que les
femmes européennes, elles voient ordinairement plusieurs générations.
(Idem, t. I,p. 395.)
On peut remarquer, en lisant la description de ces différents peuples dans
Marmol, que les habitants des montagnes de la Barbarie sont blancs , au lieu
que les habitants des côtes de la mer et des plaines sont basanés et très-
bruns. Tl dit expressément que les habitants de Capez, ville du royaume
de Tunis sur la Méditerranée, sont de pauvres gens fort noirs®; que ceux
qui habitent le long de la rivière de Dara dans la province d’Escure, au
royaume de Maroc, sont fort basanés 6 ; qu’au contraire les habitants de
Zarhou et des montagnes de Fez du côté du mont Atlas, sont fort blancs, et
il ajoute que ces derniers sont si peu sensibles au froid qu’au milieu des
neiges et des glaces de ces montagnes ils s’habillent très-légèrement et vont
tête nue toute Tannée c ; et à l’égard des habitants de la Numidie, il dit qu’ils
sont plutôt basanés que noirs , que les femmes y sont même assez blanches
et ont beaucoup d’embonpoint, quoique les hommes soient maigres d, mais
que les habitants du Guaden dans le fond de la Numidie , sur les frontières
du Sénégal, sont plutôt noirs que basanés e , au lieu que dans la province de
Dara les femmes sont belles, fraîches, et que partout il y a une grande quan-
tité d’esclaves nègres de l’un et de l’autre sexe f.
Tous les peuples qui habitent entre le 20e et le 30e ou le 35e degré de lati-
tude nord dans l’ancien continent, depuis l’empire du Mogol jusqu’en Bar-
a. Voyez Y Afrique de Marmol , t. II, p. 536.
b. Voyez Y Afrique de Marmol, t. II, p. 125.
c. Idem, t. II, p. 198 et 305.
d. Idem , t. III, p. 6.
e. Idem, t. III, p. 7.
f. Idem, t. III, p 11.
170
VARIÉTÉS DANS L’ESPÈCE HUMAINE.
barie, et même depuis le Gange jusqu’aux côtes occidentales du royaume de
Maroc, ne sont donc pas fort différents les uns des autres, si l’on excepte
les variétés particulières occasionnées par le mélange d’autres peuples plus
septentrionaux qui ont conquis ou peuplé quelques-unes de ces vastes con-
trées. Cette étendue de terre sous les mêmes parallèles est d’environ deux
mille lieues ; les hommes en général y sont bruns et basanés, mais ils sont
en même temps assez beaux et assez bien faits. Si nous examinons mainte-
nant ceux qui habitent sous un climat plus tempéré , nous trouverons que
les habitants des provinces septentrionales du Mogol et de la Perse, les
Arméniens, les Turcs, les Géorgiens, les Mingréliens, les Circassiens, les
Grecs et tous les peuples de l’Europe , sont les hommes les plus beaux , les
plus blancs et les mieux faits de toute la terre, et que quoiqu’il y ait fort loin
de Cachemire en Espagne, ou de la Circassie à la France, il ne laisse pas d’y
avoir une singulière ressemblance entre ces peuples si éloignés les uns des
autres, mais situés à peu près à une égale distance de l’équateur 1 . Les Cache-
miriens, dit Bernier, sont renommés pour la beauté ; ils sont aussi bien faits
que les Européens et ne tiennent en rien du visage tartare ; ils n’ont point ce
nez écaché et ces petits yeux de cochon qu’on trouve chez leurs voisins ; les
femmes surtout sont très-belles : aussi la plupart des étrangers nouveau-
venus à la cour du Mogol se fournissent de femmes cachemiriennes afin
d’avoir des enfants qui soient plus blancs que les Indiens, et qui puissent
aussi passer pour vrais Mogols a. Le sang de Géorgie est encore plus beau
que celui de Cachemire ; on ne trouve pas un laid visage dans ce pays, et la
nature a répandu sur la plupart des femmes des grâces qu’on ne voit pas
ailleurs : elles sont grandes, bien faites, extrêmement déliées à la ceinture,
elles ont le visage charmant b. Les hommes sont aussi fort beaux p; ils ont
naturellement de l’esprit et ils seraient capables des sciences et des arts, mais
leur mauvaise éducation les rend très-ignorants et très-vicieux , et il n’y a
peut-être aucun pays dans le monde où le libertinage et l’ivrognerie soient à
un si haut point qu’en Géorgie. Chardin dit que les gens d’église, comme les
autres, s’enivrent très-souvent et tiennent chez eux de belles esclaves dont
ils font des concubines; que personne n’en est scandalisé, parce que la cou-
tume en est générale et même autorisée, et il ajoute que le préfet des Capu-
cins lui a assuré avoir ouï dire au Catholicos (on appelle ainsi le patriarche
de Géorgie) que celui qui aux grandes fêtes , comme Pâques et Noël , ne
s’enivre pas entièrement, ne passe pas pour chrétien et doit être excom-
munié d. Avec tous ces vices, les Géorgiens ne laissent pas d’être civils,
a. Voyez les Voyages de Bernier. Amsterdam , 1710 , t. II , p. 281.
b. Voyez les Voyages de Chardin, première partie. Londres, 1686 , p. 204.
0. Voyez II Genio vagante del conte Aurelio degli Anzi. In Parma, 1691 , t. I , p. 170.
d. Voyez les Voyages de Chardin , p. 205.
1. Buflon vient de terminer l’étude de la race mongolique ou jaune. Il commence ici l’étude
de la race caucasique ou blanche.
VARIÉTÉS DANS L’ESPÈCE HUMAINE. 171
humains, graves et modérés; ils ne se mettent que très-rarement en colère,
quoiqu’ils soient ennemis irréconciliables lorsqu’ils ont conçu de la haine
contre quelqu’un.
Les femmes, dit Struys, sont aussi fort belles et fort blanches en Circassie,
et elles ont le plus beau teint et les plus belles couleurs du monde ; leur
front est grand et uni, et sans le secours de l’art elles ont si peu de sourcils
qu’on dirait que ce n’est qu’un fdet de soie recourbé; elles ont les yeux
grands, doux et pleins de feu, le nez bien fait, les lèvres vermeilles, la
bouche riante et petite , et le menton comme il doit être pour achever un
parfait ovale; elles ont le cou et la gorge parfaitement bien faits, la peau
blanche comme neige, la taille grande et aisée, les cheveux du plus beau
noir; elles portent un petit bonnet d’étoffe noire, sur lequel est attaché un
bourrelet de même couleur ; mais ce qu’il y a de ridicule, c’est que les veuves
portent à la place de ce bourrelet une vessie de bœuf ou de vache des plus
enflées, ce qui les défigure merveilleusement. L’été, les femmes du peuple
ne portent qu’une simple chemise qui est ordinairement bleue, jaune ou
rouge, et cette chemise est ouverte jusqu’à mi-corps; elles ont le sein par-
faitement bien fait, elles sont assez libres avec les étrangers, mais cependant
fidèles à leurs maris, qui n’en sont point jaloux. (Voyez les Voyages de
Struys, t. II, p. 75.)
Tavernier dit aussi que les femmes de la Comanie et de la Circassie sont ,
comme celles de Géorgie, très-belles et très-bien faites ; qu’elles paraissent
toujours fraîches jusqu’à l’àge de quarante-cinq ou cinquante ans; qu’elles
sont toutes fort laborieuses, et qu’elles s’occupent souvent des travaux les
plus pénibles; ces peuples ont conservé la plus grande liberté dans le
mariage, car s’il arrive que le mari ne soit pas content de sa femme et qu’il
s’en plaigne le premier, le seigneur du lieu envoie prendre la femme, la fait
vendre, et en donne une autre à l’homme qui s’en plaint; et de même si la
femme se plaint la première, on la laisse libre et on lui ôte son mari “.
Les Mingréliens sont, au rapport des voyageurs, tout aussi beaux et aussi
bien faits que les Géorgiens ou les Circassiens, et il semble que ces trois
peuples ne fassent qu’une seule et même race d’hommes. « Il y a en Mingré-
« lie, dit Chardin, des femmes merveilleusement bien faites, d’un air majes-
« tueux, de visage et de taille admirables ; elles ont outre cela un regard
« engageant qui caresse tous ceux qui les regardent : les moins belles et
« celles qui sont âgées se fardent grossièrement et se peignent tout le visage,
« sourcils, joues, front, nez, menton ; les autres se contentent de se peindre
« les sourcils; elles se parent le plus qu’elles peuvent. Leur habit est sem-
« blable à celui des Persanes; elles portent un voile qui ne couvre que le
« dessus et le derrière de la tête ; elles ont de l’esprit, elles sont civiles et
a Voyez les Voyages de Tavernier. Rouen, 1713, t. I , p. 469.
m VARIÉTÉS DANS L’ESPÈCE HUMAINE.
« affectueuses , mais en même temps très-perfides, et il n’y a point de
« méchanceté qu’elles ne mettent en usage pour se faire des amants , pour
« les conserver ou pour les perdre. Les hommes ont aussi bien de mau-
« vaises qualités : ils sont tous élevés au larcin, ils l’étudient, ils en font
« leur emploi , leur plaisir et leur honneur ; ils content avec une satisfaction
« extrême les vols qu’ils ont faits, ils en sont loués, ils en tirent leur plus
« grande gloire; l’assassinat., le vol, le mensonge, c’est ce qu'ils appellent
«de belles actions; le concubinage, la bigamie, l’inceste, sont des habi-
te tudes vertueuses en Mingrélie; l’on s’y enlève les femmes les uns aux
« autres, on y prend sans scrupule sa tante, sa nièce, la tante de safemme;
« on épouse deux ou trois femmes à la fois, et chacun entretient autant de
« concubines qu’il veut. Les maris sont très-peu jaloux, et quand un homme
« prend sa femme sur le fait avec son galant, il a droit de le contraindre
« à payer un cochon, et d’ordinaire il ne prend pas d’autre vengeance ; le
« cochon se mange entre eux trois. Ils prétendent que c’est une très-bonne
« et très-louable coutume d’avoir plusieurs femmes et plusieurs concubines,
« parce qu’on engendre beaucoup d’enfants qu’on vend argent comptant,
« on qu’on échange pour des bardes et pour des vivres. » ('Voyez les Voya-
ges de Chardin, p. 77 et suiv. )
Au reste ces esclaves ne sont pas fort chers, car les hommes âgés depuis
vingt-cinq ans jusqu’à quarante ne coûtent que quinze écus ; ceux qui sont
plus âgés, huit ou dix; les belles filles d’entre treize et dix-huit ans , vingt
écus, les autres moins ; les femmes douze écus, et les enfants trois ou quatre.
(Idem, p. 105.)
Les Turcs, qui achètent un très-grand nombre de ces esclaves, sont un
peuple composé de plusieurs autres peuples : les Arméniens, les Géorgiens,
les Turcomans, se sont mêlés avec les Arabes, les Égyptiens, et même avec
les Européens dans le temps des croisades; il n’est donc guère possible de
reconnaître les habitants naturels de l’Asie Mineure, de la Syrie et du reste
de la Turquie : tout ce qu’on peut dire, c’est qu’en général les Turcs sont
des hommes robustes et assez bien faits ; il est même assez rare de trouver
parmi eux des bossus et des boiteux a. Les femmes sont aussi ordinairement
belles, bien faites et sans défaut ; elles sont fort blanches parce qu’elles sor-
tent peu, et que quand elles sortent elles sont toujours voilées 6.
« Il n’y a femme de laboureur ou de paysan en Asie , dit Belon , qui n’ait
« le teint frais comme une rose, la peau délicate et blanche, si polie et si
« bien tendue qu’il semble toucher du velours; elles se servent de terre de
« Chio qu’elles détrempent pour en faire une espèce d’onguent dont elles se
« frottent tout le corps en entrant au bain , aussi bien que le visage et les
« cheveux. Elles se peignent aussi les sourcils en noir, d’autres se les font
a. Voyez le Voyage de Thévenot. Paris, 1664, t. I, p. 55.
b. Idem , t. 1 , p. 105.
173
VARIÉTÉS DANS L’ESPÈCE HUMAINE.
« abattre avec du rusma, et se font de faux sourcils avec de la teinture noire;
« elles les font en forme d’arc et élevés en croissant : cela est beau à voir de
« loin, mais laid lorsqu’on regarde de près; cet usage est pourtant de toute
«ancienneté.» (Voyez les Observations de Pierre Selon. Paris, 1555 ,
page 199.) Il ajoute que les Turcs, hommes et femmes, ne portent de poil
en aucune partie du corps, excepté les cheveux et la barbe ; qu’ils se servent
du rusma pour l’ôter, qu’ils mêlent moitié autant de chaux vive qu’il y a de
rusma, et qu’ils détrempent le tout dans de l’eau ; qu’en entrant dans le bain
on applique cette pommade, qu’on la laisse sur la peau à peu près autant de
temps qu’il en faut pour cuire un œuf; dès que l’on commence à suer dans
ce bain chaud le poil tombe de lui-même en le lavant seulement d’eau chaude
avec la main, et la peau demeure lisse et polie sans aucun vestige de poil.
[Idem, p. 198 . ) Il dit encore qu’il y a en Égypte un petit arbrisseau nommé
Alcanna, dent les feuilles desséchées et mises en poudre servent à teindre
en jaune; les femmes de toute la Turquie s’en servent pour se teindre les
mains, les pieds et les cheveux en couleur jaune ou rouge ; ils teignent aussi
de la même couleur les cheveux des petits enfants, tant mâles que femelles,
et les crins de leurs chevaux; etc. [Idem, p. 136.)
Les femmes turques se mettent de la tutie brûlée et préparée dans les
yeux pour les rendre plus noirs ; elles se servent pour cela d’un petit poin-
çon d’or ou d’argent qu’elles mouillent de leur salive pour prendre cette
poudre noire et la faire passer doucement entre leurs paupières et leurs
prunelles “ ; elles se baignent aussi très-souvent, elles se parfument tous les
jours, et il n’y a rien quelles ne mettent en usage pour conserver ou pour
augmenter leur beauté; on prétend cependant que les Persanes se recher-
chent encore plus sur la propreté que les Turques ; les hommes sont aussi de
différents goûts sur la beauté; les Persans veulent des brunes, et les Turcs
des rousses b.
On a prétendu que les juifs, qui tous sortent originairement de la Syrie et
de la Palestine, ont encore aujourd’hui le teint brun comme ils l’avaient
autrefois; mais, comme le remarque fort bien Misson , c’est une erreur de
dire que tous les juifs sont basanés; cela n’est vrai que des juifs portugais.
Ces gens-là se mariant toujours les uns avec les autres, les enfants ressem-
blent à leurs père et mère, et leur teint brun se perpétue ainsi avec peu de
diminution partout oû ils habitent, même dans les pays du nord; mais les
juifs allemands, comme, par exemple, ceux de Prague, n’ont pas le teint
plus basané que tous les autres Allemands c.
Aujourd’hui les habitants de la Judée ressemblent aux autres Turcs;
seulement ils sont plus bruns que ceux de Constantinople ou des côtes de
a. Voyez la Nouvelle relation du Levant , par M. P. A. Paris, 1667 , p. 355.
b. Voyez le Voyage de la Boullaye , p. 110.
c. Voyez les Voyages de Misson , 1717, t. II, p. 225.
174
VARIÉTÉS DANS L’ESPÈCE HUMAINE.
la mer Noire, comme les Arabes sont aussi plus bruns que les Syriens, parce
qu’ils sont plus méridionaux.
Il en est de même chez les Grecs ; ceux de la partie septentrionale de la
Grèce sont fort blancs, ceux des îles ou des provinces méridionales sont
bruns : généralement parlant, les femmes grecques sont encore plus belles
et plus vives que les Turques, et elles ont de plus l’avantage d’une beaucoup
plus grande liberté. Gemelli-Careri dit que les femmes de l’île de Chio sont
blanches, belles, vives et fort familières avec les hommes, que les fdles
voient les étrangers fort librement , et que toutes ont la gorge entièrement
découverte a. Il dit aussi que les femmes grecques ont les plus beaux che-
veux du monde, surtout dans le voisinage de Constantinople , mais il re-
marque que ces femmes, dont les cheveux descendent jusqu’aux talons,
n’ont pas les traits aussi réguliers que les autres Grecques b.
Les Grecs regardent comme une très-grande beauté dans les femmes
d’avoir de grands et de gros yeux et les sourcils fort élevés, et ils veulent
que les hommes les aient encore plus gros et plus grands c. On peut remar-
quer, dans tous les bustes antiques, les médailles, etc., des anciens Grecs ,
que les yeux sont d’une grandeur excessive en comparaison de celle des
yeux dans les bustes et les médailles romaines.
Les habitants des îles de l'Archipel sont presque tous grands nageurs et
très-bons plongeurs. Thévenot dit qu’ils s’exercent à tirer les éponges du
fond de la mer, et même les bardes et les marchandises des vaisseaux qui
se perdent, et que dans l’île de Samos on ne marie pas les garçons qu’ils
ne puissent plonger sous l’eau à huit brasses au moins d ; Dapper dit vingt
brasses % et il ajoute que dans quelques îles , comme dans celle de Nicarie,
ils ont une coutume assez bizarre qui est de se parler de loin, surtout à la
campagne, et que ces insulaires ont la voix si forte qu’ils se parlent ordinai-
rement d’un quart de lieue, et souvent d’une lieue, en sorte que la con-
versation est coupée par de grands intervalles, la réponse n’arrivant que
plusieurs secondes après la question.
Les Grecs, les Napolitains, les Siciliens, les habitants de Corse, de Sar-
daigne, et les Espagnols étant situés à peu près sous le même parallèle, sont
assez semblables pour le teint : tous ces peuples sont plus basanés que les
Français, les Anglais, les Allemands, les Polonais, les Moldaves, les Circas-
siens, et tous les autres habitants du nord de l’Europe jusqu’en Laponie,
où, comme nous l’avons dit au commencement, on trouve une autre espèce
d’hommes. Lorsqu’on fait le voyage d’Espagne, on commence à s’apercevoir
a. Voyez les Voyages de Gemelli-Careri. Paris, 1719, 1. 1, p. 110.
I. Idem , t. I, p. 373.
c. Voyez les Observations de Belon, p. 200.
d. Voyez le Voyage de Thévenot. 1. 1, p. 206.
e. Voyez la Description des îles de l'Archipel , par Dapper. Amsterd., 1703, p. 1G3.
175
VARIÉTÉS DANS L’ESPÈCE HUMAINE.
dès Bayonne de la différence de couleur; les femmes ont le teint un peu plus
brun, elles ont aussi les yeux plus brillants a.
Les Espagnols sont maigres et assez petits; ils ont la taille fine, la tête
belle, les traits réguliers, les yeux beaux, les dents assez bien rangées, mais
ils ont le teint jaune et basané; les petits enfants naissent fort blancs et sont
fort beaux , mais en grandissant leur teint change d’une manière surpre-
nante : l'air les jaunit, le soleil les brûle, et il est aisé de reconnaître un Espa-
gnol de toutes les autres nations européennes b. On a remarqué que dans
quelques provinces d’Espagne, comme aux environs de la rivière de Bidas-
soa , les habitants ont les oreilles d’une grandeur démesurée c.
Les hommes à cheveux noirs ou bruns commencent à être rares en Angle-
terre, en Flandre, en Hollande et dans les provinces septentrionales de l’Al-
lemagne ; on n’en trouve presque point en Danemark, en Suède, en Pologne.
Selon M. Linnæus, les Goths sont de haute taille; ils ont les cheveux lisses,
blonds, argentés, et l’iris de l’œil bleuâtre : Gothi corpore proceriore, capil-
lis albidis redis , oculorum iridibus cinereo-cœridescentibus . Les Finnois ont
le corps musculeux et charnu, les cheveux blonds-jaunes et longs, l’iris de
l’œil jaune foncé : Fennones corpore toroso, capillis / lavis prolixis, oculo-
rum iridibus fuscis d.
Les femmes sont fort fécondes en Suède; Rudbeck dit qu’elles y font ordi-
nairement huit, dix ou douze enfants, et qu’il n’est pas rare qu’elles en fas-
sent dix-huit, vingt, vingt-quatre, vingt-huit et jusqu’à trente ; il dit de plus
qu’il s’y trouve souvent des hommes qui passent cent ans, que quelques-uns
vivent jusqu’à cent quarante ans, et qu’il y en a même eu deux, dont l’un a
vécu cent cinquante-six et l’autre cent soixante-un ans e. Mais il est vrai que
cet auteur est un enthousiaste au sujet de sa patrie, et que, selon lui, la
Suède est à tous égards le premier pays du monde. Cette fécondité dans les
femmes ne suppose pas qu’elles aient plus de penchant à l’amour; les
hommes mêmes sont beaucoup plus chastes dans les pays froids que dans les
climats méridionaux. On est moins amoureux en Suède qu’en Espagne ou
en Portugal, et cependant les femmes y font beaucoup plus d’enfants. Tout
le monde sait que les nations du Nord ont inondé toute l’Europe au point
que les historiens ont appelé le Nord : officina gentium.
L’auteur des voyages historiques de l’Europe dit aussi, comme Rudbeck,
que les hommes vivent ordinairement en Suède plus longtemps que dans la
plupart des autres royaumes de l’Europe, et qu’il en a vu plusieurs qu’on
lui assurait avoir plus de cent cinquante ans f. Il attribue cette longue durée
a. Voyez la Relation du voyage d'Espagne. Paris, 1691, p. 4.
b. Idem , p. 187.
c. Voyez la Relation du voyage d’Esipagne. Paris, 1691 , p. 326.
d. Vide Linnœi Faunam Suecicam Stockholm, 1746, p. 1.
e. Vide Olaii Rudbeldi Atlantica. Upsal, 1684.
f. Voyez les Voyages historiques de l’Europe. Paris, 1693, t. VIII, p. 229.
1 76
VARIÉTÉS DANS L’ESPÈCE HUMAINE.
de la vie des Suédois à la salubrité de l’air de ce climat; il dit à peu près la
même chose du Danemark : selon lui, les Danois sont grands et robustes,
d’un teint vif et coloré, et ils vivent fort longtemps à cause de la pureté de
l’air qu’ils respirent ; les femmes sont aussi fort blanches, assez bien faites et
très-fécondes a.
Avant le czar Pierre Ier, les Moscovites étaient, dit-on, encore presque
barbares ; le peuple, né dans l’esclavage, était grossier, brutal, cruel, sans
courage et sans mœurs. Ils se baignaient très-souvent hommes et femmes
pêle-mêle dans des étuves échauffées à un degré de chaleur insoutenable
pour tout autre que pour eux ; ils allaient ensuite, comme les Lapons, se
jeter dans l’eau froide au sortir de ces bains chauds. Ils se nourrissaient fort
mal; leurs mets favoris n’étaient que des concombres ou des melons
d’Astracan qu’ils mettaient pendant l’été confire avec de l’eau, de la farine
et du sel b. Ils se privaient de quelques viandes, comme de pigeons ou de
veau, par des scrupules ridicules; cependant, dès ce temps-là même, les
femmes savaient se mettre du rouge, s’arracher les sourcils, se les peindre
ou s’en former d'artificiels ; elles savaient aussi porter des pierreries, parer
leurs coiffures de perles, se vêtir d’étoffes riches et précieuses : ceci ne
prouve-t-il pas que la barbarie commençait à finir, et que leur souverain n’a
pas eu autant de peine à les policer que quelques auteurs ont voulu l’insi-
nuer? Ce peuple est aujourd’hui civilisé, commerçant, curieux des arts et
des sciences, aimant les spectacles et les nouveautés ingénieuses. Il ne suffit
pas d’un grand homme pour faire ces changements, il faut encore que ce
grand homme naisse à propos.
Quelques auteurs ont dit que l’air de Moscovie est si bon qu’il n’y a jamais
eu de peste; cependant les annales du pays rapportent qu’en 1421, et pen-
dant les six années suivantes, la Moscovie fût tellement affligée de maladies
contagieuses que la constitution des habitants et de leurs descendants en fut
altérée, peu d’hommes depuis ce temps arrivant à l’àge de cent ans, au lieu
qu’auparavant il y en avait beaucoup qui allaient au delà de ce terme c.
Les Ingriens et les Caréliens qui habitent les provinces septentrionales de
la Moscovie, et qui sont les naturels du pays des environs de Pétersbourg,
sont des hommes vigoureux et d’une constitution robuste ; ils ont pour la
plupart les cheveux blancs ou blonds d; ils ressemblent assez aux Finnois et
ils parlent la même langue, qui n’a aucun rapport avec toutes les autres
langues du Nord.
En réfléchissant sur la description historique que nous venons de faire de
tous les peuples de l’Europe et de l’Asie, il parait que la couleur dépend
a. Voyez les Voyages historiques de l’Europe. Paris, 1693, t. VIII, p. 279 et 280.
b. Voyez la Relation curieuse de Moscovie. Paris, 1698, p. 181.
c. Voyez le Voyage d’un ambassadeur de l’empereur Léopold au czar Michaelovoits. Leyde,
1688, p. 220.
d. Voyez les Nouveaux mémoires sur l'état de la grande Russie. Paris, 1725, t. II, p. 64.
VARIÉTÉS DANS L’ESPÈCE HUMAINE.
■177
beaucoup du climat, sans cependant qu’on puisse dire qu'elle en dépende
entièrement 1 ; il y a en effet plusieurs causes qui doivent influer sur la
couleur et même sur la forme du corps et des traits des différents peuples :
l’une des principales est la nourriture, et nous examinerons dans la suite les
changements qu’elle peut occasionner. Une autre qui ne laisse pas de pro-
duire son effet sont les mœurs ou la manière de vivre ; un peuple policé qui
vit dans une certaine aisance, qui est accoutumé à une vie réglée, douce et
tranquille, qui par les soins d’un bon gouvernement est à l’abri d’une cer-
taine misère et ne peut manquer des choses de première nécessité, sera par
cette seule raison composé d’hommes plus forts, plus beaux et mieux faits
qu’une nation sauvage et indépendante, où chaque individu, ne tirant aucun
secours de la société, est obligé de pourvoir à sa subsistance, de souffrirai ter-
nativement la faim ou les excès d’une nourriture souvent mauvaise, de s’épui-
ser de travaux ou de lassitude, d’éprouver les rigueurs du climat sans pou-
voir s’en garantir, d’agir en un mot plus souvent comme animal que comme
homme. En supposant ces deux différents peuples sous un même climat, on
peut croire que les hommes de la nation sauvage seraient plus basanés, plus
laids, plus petits, plus ridés que ceux de la nation policée. S’ils avaient quel-
que avantage sur ceux-ci , ce serait par la force ou plutôt par la dureté de
leur corps ; il pourrait se faire aussi qu’il y eût dans cette nation sauvage
beaucoup moins de bossus, de boiteux, de sourds, de louches, etc. Ces hom-
mes défectueux vivent et même se multiplient dans une nation policée où
l’on se supporte les uns les autres, où le fort ne peut rien contre le faible,
où les qualités du corps font beaucoup moins que celles de l’esprit ; mais
dans un peuple sauvage , comme chaque individu ne subsiste, ne vit, ne se
défend que par ses qualités corporelles, son adresse et sa force , ceux qui
sont malheureusement nés faibles, défectueux, ou qui deviennent incom-
modés, cessent bientôt de faire partie de la nation.
J’admettrais donc trois causes qui toutes trois concourent à produire les
variétés que nous remarquons dans les différents peuples de la terre. La
première est l’influence du climat; la seconde, qui tient beaucoup à la pre-
mière, est la nourriture ; et la troisième, qui tient peut-être encore plus à la
première et à la seconde, sont les mœurs ; mais avant que d’exposer les rai-
sons sur lesquelles nous croyons devoir fonder cette opinion, il est néces-
saire de donner la description des peuples de l’Afrique et de l’Amérique ,
comme nous avons donné celle des autres peuples de la terre.
Nous avons déjà parlé des nations de toute la partie septentrionale de
l’Afrique, depuis la mer Méditerranée jusqu’au tropique ; tous ceux qui sont
au delà du tropique depuis la mer Rouge jusqu’à l’Océan , sur une largeur
d’environ cent ou cent cinquante lieues, sont encore des espèces de Maures,
mais si basanés qu’ils paraissent presque tout noirs; les hommes surtout
1. Voyez, ci-après , une note sur la structure de la peau dans les diverses races humaines.
n. <2
m
VARIÉTÉS DANS L’ESPÈCE HUMAINE.
sont extrêmement bruns; les femmes sont un peu plus blanches, bien faites
et assez belles ; il y a parmi ces Maures une grande quantité de mulâtres qui
sont encore plus noirs qu’eux, parce qu’ils ont pour mères des négresses
que les Maures achètent, et desquelles ils ne laissent pas d’avoir beaucoup
d’enfants a. Au delà de cette étendue de terrain, sous le 17e ou 18e degré de
latitude nord et au même parallèle, on trouve les nègres du Sénégal et ceux
de la Nubie, les uns sur la mer Océane et les autres sur la mer Rouge ; et
ensuite tous les autres peuples de l’Afrique qui habitent depuis ce 18e degré
de latitude nord jusqu’au 18e degré latitude sud , sont noirs, à l’exception
des Éthiopiens ou Abyssins : il paraît donc que la portion du globe, qui est
départie par la nature à cette race d’hommes , est une étendue de terrain
parallèle à l’équateur, d’environ neuf cents lieues de largeur sur une lon-
gueur bien plus grande, surtout au nord de l’équateur; et au delà des 18 ou
20 degrés de latitude sud les hommes ne sont plus des nègres, comme nous
le dirons en parlant des Cafres et des Hottentots.
On a été longtemps dans l’erreur au sujet de la couleur et des traits du
visage des Éthiopiens, parce qu’on les a confondus avec les Nubiens leurs
voisins, qui sont cependant d’une race différente. Marmol dit que les Éthio-
piens sont absolument noirs, qu’ils ont le visage large et le nez plat b; les
voyageurs hollandais disent la même chose % cependant la vérité est qu’ils
sont différents des Nubiens par la couleur et par les traits : la couleur natu-
relle des Éthiopiens est brune ou olivâtre, comme celle des Arabes méri-
dionaux, desquels ils ont probablement tiré leur origine. Ils ont la taille
haute, les traits du visage bien marqués, les yeux beaux et bien fendus, le
nez bien fait, les lèvres petites et les dents blanches ; au lieu que les habi-
tants de la Nubie ont le nez écrasé, les lèvres grosses et épaisses, et le visage
fort noir d. Ces Nubiens, aussi bien que les Barberins leurs voisins du côté
de l’occident, sont des espèces de nègres, assez semblables à ceux du
Sénégal.
Les Éthiopiens sont un peuple à demi policé ; leurs vêtements sont de
toile de coton, et les plus riches en ont de soie ; leurs maisons sont basses et
mal bâties, leurs terres sont fort mal cultivées, parce que les nobles mépri-
sent, maltraitent et dépouillent , autant qu’ils le peuvent, les bourgeois et
les gens du peuple; ils demeurent cependant séparément les uns des autres
dans des bourgades ou des hameaux différents , la noblesse dans les uns , la
bourgeoisie dans les autres, et les gens du peuple encore dans d’autres
endroits. Ils manquent de sel et ils l’achètent au poids de l’or; ils aiment
assez la viande crue, et dans les festins le second service, qu’ils regardent
a. Voyez l’Afrique de Marmol, t. III , p. 29 et 33.
b. Voyez l’Afrique de Marmol, t. III, p. 68 et 69.
c. Voyez le Recueil des Voyages de la Compagnie des Indes de Holl., t. IV, p. 33.
d. Voyez les Lettres édifiantes. Recueil IV, p. 349.
179
VARIÉTÉS DANS L’ESPÈCE HUMAINE.
comme le plus délicat, est en effet de viandes crues ; ils ne boivent point de
vin, quoiqu’ils aient des vignes; leur boisson ordinaire est faite avec des
tamarins et a un goût aigrelet. Ils se servent de chevaux pour voyager et
de mulets pour porter leurs marchandises; ils ont très-peu de connaissance
des sciences et des arts, car leur langue n’a aucune règle, et leur manière
d’écrire est très-peu perfectionnée ; il leur faut plusieurs jours pour écrire
une lettre, quoique leurs caractères soient plus beaux que ceux des Arabes
Ils ont une manière singulière de saluer, ils se prennent la main droite les
uns aux autres et se la portent mutuellement à la bouche ; ils prennent aussi
l’écharpe de celui qu’ils saluent et ils se l’attachent autour du corps, de sorte
que ceux qu’on salue demeurent à moitié nus, car la plupart ne portent que
cette écharpe avec un caleçon de coton 6.
On trouve dans la relation du voyage autour du monde, de l’amiral Drack,
un fait qui, quoique très-extraordinaire, ne me paraît pas incroyable : il y a,
dit ce voyageur, sur les frontières des déserts de l’Éthiopie, un peuple qu’on
a appelé Acridophages, ou mangeurs de sauterelles ; ils sont noirs, maigres,
très-légers à la course et plus petits que les autres. Au printemps , certains
vents chauds qui viennent de l’occident leur amènent un nombre infini de
sauterelles; comme ils n’ont ni bétail ni poisson, ils sont réduits à vivre
de ces sauterelles qu’ils ramassent en grande quantité ; ils les saupoudrent
de sel et ils les gardent pour se nourrir pendant toute l’année; cette mau-
vaise nourriture produit deux effets singuliers : le premier est qu’ils vivent
à peine jusqu’à l’âge de quarante ans, et le second c’est que lorsqu’ils appro-
chent de cet âge il s’engendre dans leur chair des insectes ailés qui d’abord
leur causent une démangeaison vive, et se multiplient en si grand nombre,
qu’en très-peu de temps toute leur chair en fourmille; ils commencent par
leur manger le ventre, ensuite la poitrine, et les rongent jusqu’aux os; en
sorte que tous ces hommes, qui ne se nourrissent que d’insectes, sont à leur
tour mangés par des insectes. Si ce fait était bien avéré, il fournirait matière
à d’amples réflexions *.
Il y a de vastes déserts de sable en Éthiopie, et dans cette grande pointe
de terre qui s’étend jusqu’au cap Gardafu. Ce pays, qu’on peut regarder-
comme la partie orientale de l’Éthiopie , est presque entièrement inhabité ;
au midi l’Éthiopie est bornée par les Bédouins et par quelques autres peu-
ples qui suivent la loi mahométane, ce qui prouve encore que les Éthiopiens
a Voyez le Recueil des Voyages de la Compagnie des Indes de Holl., t. IV, p. 34.
6. Voyez les Lettres édifiantes. Recueil IV, p. 349.
1. Ces hommes qui, après s’ètre nourris d'insectes, sont à leur tour mangés par des insectes,
ressemblent fort à l 'ivrogne dont le cadavre produisit une foule de moucherons semblables à
ceux qui sortent du marc du vin ( t. Ier p. 671 ). — Si ce fait était avéré, il fournirait matière
à d’amples réflexions : c’est-à-dire qu’on en pourrait conclure la forme permanente et indestruc-
tible des molécules nutritives et organiques. Buffon n’oublie jamais ses molécules organiques.
■180
VARIÉTÉS DANS L’ESPECE HUMAINE.
sont originaires d’Arabie : ils n’en sont en effet séparés que par le détroit de
Bab-el-Mandel ; il est donc assez probable que les Arabes auront autrefois
envahi l’Éthiopie, et qu’ils en auront chassé les naturels du pays qui auront
été forcés de se retirer vers le nord dans la Nubie. Ces Arabes se sont même
étendus le long de la côte de Mélinde , car les habitants de cette côte ne sont
que basanés et ils sont Mahométans de religion a. Ils ne sont pas non plus
tout à fait noirs dans le Zanguebar; la plupart parlent arabe et sont vêtus de
toile de coton. Ce pays d’ailleurs , quoique dans la zone torride, n’est pas
excessivement chaud ; cependant les naturels ont les cheveux noirs et crépus
comme les nègres 6 ; on trouve même sur toute cette côte, aussi bien qu’à
Mozambique et à Madagascar, quelques hommes blancs, qui sont, à ce qu’on
prétend, Chinois d’origine, et qui s’y sont habitués dans le temps que les
Chinois voyageaient dans toutes les mers de l’Orient, comme les Européens
y voyagent aujourd’hui : quoi qu’il en soit de cette opinion qui me paraît
hasardée, il est certain que les naturels de cette côte orientale de l’Afrique
sont noirs d’origine, et que les hommes basanés ou blancs qu’on y trouve
viennent d’ailleurs. Mais pour se former une idée juste des différences qui
se trouvent entre ces peuples noirs, il est nécessaire de les examiner plus
particulièrement.
Il paraît d’abord, en rassemblant les témoignages des voyageurs, qu’il y
a autant de variétés dans la race des noirs que dans celle des blancs ; les
noirs ont, comme les blancs, leurs Tartares et leurs Circassiens; ceux de
Guinée sont extrêmement laids, et ont une odeur insupportable; ceux de
Sofala et de Mozambique sont beaux et n’ont aucune mauvaise odeur. Il
est donc nécessaire de diviser les noirs en différentes races1, et il me semble
qu’on peut les réduire à deux principales, celle des Nègres et celle des Cafres :
dans la première je comprends les noirs de Nubie, du Sénégal, du cap Vert,
de Gambie, de Sierra-Léona, de la côte des Dents, de la côte d’Or, de celle de
Juda, de Bénin, de Gabon, deLowango, de Congo, d’Angola et de Benguela
jusqu’au cap Nègre; dans la seconde je mets les peuples qui sont au delà du
cap Nègre jusqu’à la pointe de l’Afrique, où ils prennent le nom de Hotten-
tots, et aussi tous les peuples de la côte orientale de l’Afrique, comme ceux
de la terre de Natal, de Sofala, du Monomotapa,de Mozambique, de Mélinde;
les noirs de Madagascar et des îles voisines seront aussi des Cafres et non
pas des Nègres. Ces deux espèces d’hommes noirs se ressemblent plus par la
couleur que par les traits du visage; leurs cheveux, leur peau, l’odeur de
leur corps, leurs mœurs et leur naturel sont aussi très-différents.
Ensuite en examinant en particulier les différents peuples qui composent
a. Voyez Indice Orientalis, partem pr imam, per Philipp. Pigafettam. Francofurti, 1598, p. 56.
b. Voyez l'Afrique de Marmol, p. 107.
1 Races. Le mot précis serait ici sous-races. ( Voyez mon Histoire des travaux et des idées de
Bu ff on.)
VARIÉTÉS DANS L’ESPÈCE HUMAINE.
181
chacune de ces races noires, nous y verrons autant de variétés que dans les
races blanches, et nous y trouverons toutes les -nuances du brun au noir,
comme nous avons trouvé dans les races blanches toutes les nuances du
brun au blanc.
Commençons donc par les pays qui sont au nord du Sénégal ; et en suivant
toutes les côtes de l’Afrique, considérons tous les différents peuples que les
voyageurs ont reconnus, et desquels ils ont donné quelque description :
d’abord il est certain que les naturels des îles Canaries ne sont pas des
Nègres, puisque les voyageurs assurent que les anciens habitants de ces îles
étaient bien faits, d’une belle taille, d’une forte complexion; que les femmes
étaient belles et avaient les cheveux fort beaux et fort fins , et que ceux qui
habitaient la partie méridionale de chacune de ces îles étaient plus olivâtres
que ceux qui demeuraient dans la partie septentrionale a. Duret, page 72 de
la relation de son voyage à Lima, nous apprend que les anciens habitants de
file de Ténériffe étaient une nation robuste et de haute taille, mais maigre
et basanée, que la plupart avaient le nez plat b. Ces peuples, comme l’on
voit, n’ont rien de commun avec les Nègres, si ce n’est le nez plat ; ceux qui
habitent dans le continent de l’Afrique à la même hauteur de ces îles sont
des Maures assez basanés, mais qui appartiennent, aussi bien que ces insu-
laires, à la race des blancs.
Les habitants du cap Blanc sont encore des Maures qui suivent la loi
mahométane; ils ne demeurent pas longtemps dans un même lieu , ils sont
errants, comme les Arabes, de place en place, selon les pâturages qu’ils y
trouvent pour leur bétail dont le lait leur sert de nourriture; ils ont des
chevaux, des chameaux, des bœufs, des chèvres, des moutons; ils commer-
cent avec les Nègres, qui leur donnent huit ou dix esclaves pour un cheval,
et deux ou trois pour un chameau c ; c’est de ces Maures que nous tirons la
gomme arabique, ils en font dissoudre dans le lait dont ils se nourrissent, ils
ne mangent que très-rarement de la viande, et ils ne tuent guère leurs bes-
tiaux que quand ils les voient près de mourir de vieillesse ou de maladie d.
Ces Maures s’étendent jusqu’à la rivière du Sénégal, qui les sépare d’avec
les Nègres; les Maures, comme nous venons de le dire, ne sont que basanés,
ils habitent au nord du fleuve; les Nègres sont au midi et sont absolument
.noirs ; les Maures sont errants dans la campagne ; les Nègres sont séden-
taires et habitent dans des villages ; les premiers sont libres et indépen-
jdants, les seconds ont des rois qui les tyrannisent et dont ils sont esclaves;
les Maures sont assez petits, maigres et de mauvaise mine, avec de l’esprit
a. Voyez l’Histoire de la première découverte des Canaries , par Bontier et Jean le Verrière.
Paris, 1630, p. 251.
b. Voyez l’Histoire générale des voyages, par M. l’abbé Prévôt. Paris, 1746, t. Il, p. 230.
e. Voyez le Voyage du sieur Le Maire sous M. Dancourt. Paris , 1695 , p. 46 et 47.
d. Idem, p. 66.
m VARIÉTÉS DANS L’ESPÈCE HUMAINE.
et de la finesse ; les Nègres au contraire sont grands, gros, bien faits, mais
niais et sans génie; enfin le pays habité par les Maures n’est que du sable si
stérile qu’on n’y trouve de la verdure qu’en très-peu d’endroits, au lieu que
le pays des Nègres est gras, fécond en pâturages, en millet et en arbres tou-
jours verts qui à la vérité ne portent presque aucun fruit bon à manger.
On trouve en quelques endroits, au nord et au midi du fleuve, une espèce
d’hommes qu’on appelle Foules , qui semblent faire la nuance entre les
Maures et les Nègres, et qui pourraient bien n’être que des mulâtres pro-
duits par le mélange des deux nations; ces Foules ne sont pas tout à fait
noirs comme les Nègres, mais ils sont bien plus bruns que les Maures et
tiennent le milieu entre les deux; ils sont aussi plus civilisés que les Nègres,
ils suivent la loi de Mahomet comme les Maures, et reçoivent assez bien les
étrangers a.
Les îles du cap Yert sont de même toutes peuplées de mulâtres venus des
premiers Portugais qui s’y établirent, et des Nègres qu’ils y trouvèrent : on
les appelle Nègres couleur de cuivre, parce qu’en effet, quoiqu’ils ressem-
blent assez aux Nègres par les traits, ils sont cependant moins noirs, ou plu-
tôt ils sont jaunâtres; au reste ils sont bien faits et spirituels, mais fort
paresseux ; ils ne vivent, pour ainsi dire, que de chasse et de pêche ; ils dres-
sent leurs chiens à chasser et à prendre les chèvres sauvages ; ils font part
de leurs femmes et de leurs filles aux étrangers, pour peu qu’ils veuillent les
payer; ils donnent aussi pour des épingles, ou d’autres choses de pareille
valeur, de fort beaux perroquets très-faciles à apprivoiser, de belles coquilles,
appelées Porcelaines, et même de l’ambre gris, etc. b.
Les premiers Nègres qu’on trouve sont donc ceux qui habitent le bord
méridional du Sénégal ; ces peuples, aussi bien que ceux qui occupent toutes
les terres comprises entre cette rivière et celle de Gambie s’appellent Jalofes;
ils sont tous fort noirs, bien proportionnés et d’une taille assez avanta-
geuse : les traits de leur visage sont moins durs que ceux des autres Nègres;
il y en a , surtout des femmes , qui ont les traits fort réguliers ; ils ont aussi
les mêmes idées que nous de la beauté, car ils veulent de beaux yeux, une
petite bouche, des lèvres proportionnées, et un nez bien fait; il n’y a que
sur le fond du tableau qu’ils pensent différemment : il faut que la couleur
soit très-noire et très-luisante; ils ont aussi la peau très-fine et très-douce,
et il y a parmi eux d’aussi belles femmes, à la couleur près, que dans aucun
autre pays du monde; elles sont ordinairement très-bien faites, très-gaies,
très-vives et très-portées à l’amour; elles ont du goût pour tous les hommes,
et particulièrement pour les blancs, qu’elles cherchent avec empressement,
a. Voyez le Voyage du, sieur Le Maire sous M. Dancourt. Paris, 1695, p. 75. Voyez aussi
Y Afrique de Marmol, t. I, p. 34.
b. Voyez les Voyages de Roberls , p. 387; ceux de Jean Struys, t. I, p. 11; et ceux d’Innigo
•de Biervillas, p. 15.
VARIÉTÉS DANS L’ESPÈCE HUMAINE. 183
tant pour se satisfaire, que pour en obtenir quelque présent ; leurs maris ne
s'opposent point à leur penchant pour les étrangers, et ils n’en sont jaloux
que quand elles ont commerce avec des hommes de leur nation ; ils se bat-
tent même souvent, à ce sujet, à coups de sabre ou de couteau, au lieu qu’ils
offrent souvent aux étrangers leurs femmes, leurs filles ou leurs sœurs, et
tiennent à honneur de n’être pas refusés. Au reste, ces femmes ont toujours
la pipe à la bouche, et leur peau ne laisse pas d’avoir aussi une odeur dés-
agréable lorsqu’elles sont échauffées, quoique l’odeur de ces Nègres du
Sénégal soit beaucoup moins forte que celle des autres Nègres; elles aiment
beaucoup à sauter et à danser au bruit d’une calebasse, d’un tambour ou
d’un chaudron ; tous les mouvements de leurs danses sont autant de pos-
tures lascives et de gestes indécents ; elles se baignent souvent et elles se
liment les dents pour les rendre plus égales; la plupart des filles, avant que
de se marier, se font découper et broder la peau de différentes figures d’ani-
maux, de fleurs, etc.
Les Négresses portent presque toujours leurs petits enfants sur le dos
pendant qu’elles travaillent ; quelques voyageurs prétendent que c’est par
cette raison que les Nègres ont communément le ventre gros et le nez aplati :
la mère, en se haussant et baissant par secousses, fait donner du nez contre
son dos à l’enfant, qui, pour éviter le coup, se retire en arrière autant qu’il
le peut, en avançant le ventre a. Ils ont tous les cheveux noirs et crépus
comme de la laine frisée; c’est aussi par les cheveux et par la couleur qu’ils
diffèrent principalement des autres hommes, car leurs traits ne sont peut-
être pas si différents de ceux des Européens que le visage tartare l’est du
visage français. Le P. du Tertre dit expressément que si presque tous les
Nègres sont camus, c’est parce que les pères et mères écrasent le nez à leurs
enfants, qu’ils leur pressent aussi les lèvres pour les rendre plus grosses, et
que ceux auxquels on ne fait ni l’une ni l’autre de ces opérations ont les
traits du visage aussi beaux, le nez aussi élevé, et les lèvres aussi minces que
les Européens ; cependant ceci ne doit s’entendre que des Nègres du Séné-
gal, qui sont de tous les Nègres les plus beaux et les mieux faits , et il paraît
que dans presque tous les autres peuples nègres les grosses lèvres et le nez
large et épaté sont des traits donnés par la nature , qui ont servi de modèle
à l’art, qui est chez eux en usage d’aplatir le nez et de grossir les lèvres à
ceux qui sont nés avec cette perfection de moins.
Les Négresses sont fort fécondes et accouchent avec beaucoup de facilité
et sans aucun secours; les suites de leurs couches ne sont point fâcheuses ,
et il ne leur faut qu’un jour ou deux de repos pour se rétablir; elles sont
a. Voyez le Voyage du sieur Le Maire, sous M. Dancourt. Paris, 1695, p. 144 jusqu’à 155.
Voyez aussi la troisième partie de l’Histoire des choses mémorables advenues aux Indes, etc.,
par le P. du Jaric. Bordeaux, 1614 , p. 364; et l’Histoire des Antilles , par le P. du Tertre.
Paris, 1667, p. 493 jusqu’à 537.
■184
VARIÉTÉS DANS L’ESPÈCE HUMAINE.
très-bonnes nourrices, et elles ont une très-grande tendresse pour leurs
enfants • elles- sont aussi beaucoup plus spirituelles et plus adroites que les
hommes ; elles cherchent même à se donner des vertus, comme celles de la
discrétion et de la tempérance. Le P. du Jaric dit que, pour s’accoutumer à
manger et parler peu, les Négresses jalofes prennent de l’eau le matin et la
tiennent dans leur bouche pendant tout le temps qu’elles s’occupent à leurs
affaires domestiques, et qu’elles ne la rejettent que quand l’heure du pre-
mier repas est arrivée a.
Les Nègres de l’île de Gorée et de la côte du cap Vert sont, comme ceux
du bord du Sénégal, bien faits et très-noirs ; ils font, un si grand cas de leur
couleur, qui est en effet d’un noir d’ébène profond et éclatant, qu’ils mépri-
sent les autres Nègres qui ne sont pas si noirs, comme les blancs méprisent
les basanés; quoiqu’ils soient forts et robustes, ils sont très-paresseux; ils
n’ont point de blé, point de vin, point de fruits, ils ne vivent que de poisson
et de millet; ils ne mangent que très-rarement de la viande, et quoiqu’ils
aient fort peu de mets à choisir ils ne veulent point manger d’herbes, et ils
comparent les Européens aux chevaux , parce qu'ils mangent de l’herbe;
au reste, ils aiment passionnément l’eau-de-vie, dont ils s’enivrent souvent;
ils vendent leurs enfants, leurs parents, et quelquefois ils se vendent eux-
mêmes pour en avoir b. Ils vont presque nus, leur vêtement ne consiste que
dans une toile de coton qui les couvre depuis la ceinture jusqu’au milieu de
la cuisse : c’est tout ce que la chaleur du pays leur permet, disent-ils, de
porter sur eux c ; la mauvaise chère qu’ils font et la pauvreté dans laquelle
ils vivent ne les empêchent pas d’être contents et très-gais; ils croient que
leur pays est le meilleur et le plus beau climat de la terre, qu’ils sont eux-
mêmes les plus beaux hommes de l’univers, parce qu’ils sont les plus noirs,
et si leurs femmes ne marquaient pas du goût pour les blancs ils en feraient
fort peu de cas à cause de leur couleur.
Quoique les Nègres de Sierra-Léona ne soient pas tout à fait aussi noirs
que ceux du Sénégal, ils ne sont cependant pas, comme le dit Struys (tomel,
page 22) , d’une couleur roussàtre et basanée; ils sont, comme ceux de
Guinée, d’un noir un peu moins foncé que les premiers ; ce qui a pu trom-
per ce voyageur, c’est que ces Nègres de Sierra-Léona et de Guinée se
peignent souvent tout le corps de rouge et d’autres couleurs; ils se peignent
aussi le tour des yeux de blanc, de jaune, de rouge, et se font des marques
et des raies de différentes couleurs sur le visage ; ils se font aussi les uns et
les autres déchiqueter la peau pour y imprimer des figures de bêtes ou de
plantes; les femmes sont encore plus débauchées que celles du Sénégal : il
y en a un très-grand nombre qui sont publiques, et cela ne les déshonore en
a. Voyez la troisième partie de l’Histoire par le Père du Jaric , p. 365.
b. Voyez le Voyage de 31. de Gennes , par M. Froger. Paris , 1698 , p. 15 et suiv.
c. Voyez les Lettres édifiantes. Recueil XI, p. 18 et 49.
VARIÉTÉS DANS L’ESPÈCE HUMAINE. 185
aucune façon; ces Nègres, hommes et femmes, vont toujours la tète décou-
verte ; ils se rasent ou se coupent les cheveux, qui sont fort courts, de plu-
sieurs manières différentes, ils portent des pendants d’oreilles qui pèsent jus-
qu’à trois ou quatre onces : ces pendants d’oreilles sontdesdents, des coquilles,
des cornes, des morceaux de bois, etc. ; il y en a aussi qui se font percer la
lèvre supérieure ou les narines pour y suspendre de pareils ornements;
leur vêtement consiste en une espèce de tablier fait d’écorce d’arbre et
quelques peaux de singe qu'ils portent par-dessus ce tablier ; ils attachent à
ces peaux des sonnailles semblables à celles que portent nos mulets ; ils
couchent sur des nattes de jonc, et ils mangent du poisson ou de la viande
lorsqu’ils peuvent en avoir; mais leur principale nourriture sont des ignames
et des bananes a. Ils n’ont aucun goût que celui des femmes, et aucun désir
que celui de ne rien faire; leurs maisons ne sont que de misérables chau-
mières; ils demeurent très-souvent dans des lieux sauvages et dans des
terres stériles, tandis qu’il ne tiendrait qu’à eux d’habiter de belles vallées,
des collines agréables et couvertes d’arbres, et des campagnes vertes, fer-
tiles et entrecoupées de rivières et de ruisseaux agréables ; mais tout cela
ne leur fait aucun plaisir, ils ont la même indifférence presque sur tout : les
chemins qui conduisent d’un lieu à un autre sont ordinairement deux fois
plus longs qu’il ne faut ; ils ne cherchent point à les rendre plus courts, et
quoiqu’on leur en indique les moyens ils ne pensent jamais à passer par le
plus court, ils suivent machinalement le chemin battu b, et se soucient si
peu de perdre ou d’employer leur temps , qu’ils ne le mesurent jamais.
Quoique les Nègres de Guinée soient d’une santé ferme et très-bonne ,
rarement arrivent-ils cependant à une certaine vieillesse : un Nègre de cin-
quante ans est dans son pays un homme fort vieux, ils paraissent l’être dès
l’âge de quarante; l’usage prématuré des femmes est peut-être la cause de
la brièveté de leur vie : les enfants sont si débauchés et si peu contraints par
les pères et mères, que dès leur plus tendre jeunesse ils se livrent à tout ce
que la nature leur suggère c : rien n’est si rare que de trouver dans ce
peuple quelque fille qui puisse se souvenir du temps auquel elle a cessé
d’être vierge.
Les habitants de l’île Saint-Thomas, de l’île d’Anabon, etc. , sont des
Nègres semblables à ceux du continent voisin ; ils y sont seulement en bien
plus petit nombre, parce que les Européens les ont chassés et qu’ils n’ont
gardé que ceux qu’ils ont réduits en esclavage. Ils vont nus, hommes et
femmes, à l’exception d’un petit tablier de coton d. Mandelslo dit que les
а. Vide Indice Orienlalis , partent secundam , in qua Johannis Hugonis Linstcotani navi-
gatio , etc. Francofurti , 1599 , p. 11 et 12.
б. Voyez le Voyage de Guinée, par Guill. Bosman. Utreclit, 1705, p. 143.
c. Voyez idem, p. 118.
d. Voyez les Voyages de Pyrard , p. 16.
186
VARIÉTÉS DANS L’ESPÈCE HUMAINE.
Européens qui se sont habitués ou qui s’habituent actuellement dans cette
île de Saint-Thomas, qui n’est qu’à un degré et demi de l’équateur, conser-
vent leur couleur et demeurent blancs jusqu’à la troisième génération, et il
semble insinuer qu’après cela ils deviennent noirs; mais il ne me paraît pas
que ce changement puisse se faire en aussi peu de temps.
Les Nègres de la côte de Juda et d’Arada sont moins noirs que ceux de
Sénégal et de Guinée, et même que ceux de Congo ; ils aiment beaucoup la
chair de chien et la préfèrent à toutes les autres viandes : ordinairement la
première pièce de leurs festins est un chien rôti ; le goût pour la chair de
chien n’est pas particulier aux Nègres, les sauvages de l’Amérique septen-
trionale et quelques nations tartares ont le même goût; on dit même qu’en
Tartarie on châtre les chiens pour les engraisser et les rendre meilleurs à
manger. (Voyez les Nouveaux Voyages des II es, Paris, 1722, t. IV, p. 165.)
Selon Pigafetta, et selon l’auteur du Voyage de Drack, qui paraît avoir
copié mot à mot Pigafetta sur cet article , les Nègres de Congo sont noirs,
mais les uns plus que les autres, et moins que les Sénégalais; ils ont pour
la plupart les cheveux noirs et crépus, mais quelques-uns les ont roux; les
hommes sont de grandeur médiocre, les uns ont les yeux bruns et les autres
couleur de vert de mer; ils n’ont pas les lèvres si grosses que les autres
Nègres, et les traits de leur visage sont assez semblables à ceux des Euro-
péens a.
Ils ont des usages très-singuliers dans certaines provinces de Congo : par
exemple, lorsque quelqu’un meurt à Lowango ils placent le cadavre sur
une espèce d’amphithéâtre élevé de six pieds, dans la posture d’un homme
qui est assis les mains appuyées sur les genoux; ils l’habillent de ce qu’ils
ont de plus beau et ensuite ils allument du feu devant et derrière le cadavre ;
à mesure qu’il se dessèche et que les étoffes s’imbibent , ils le couvrent
d’autres étoffes jusqu’à ce qu’il soit entièrement desséché, après quoi ils le
portent en terre avec beaucoup de pompe. Dans celle de Malimha, c’est la
femme qui anoblit le mari : quand le roi meurt et qu’il ne laisse qu’une fille,
elle est maîtresse absolue du royaume, pourvu néanmoins qu’elle ait atteint
l’âge nubile ; elle commence par se mettre en marche pour faire le tour de
son royaume ; dans tous les bourgs et villages où elle passe tous les hommes
sont obligés à son arrivée de se mettre en haie pour la recevoir, et celui
d’entre eux qui lui plaît le plus va passer la nuit avec elle ; au retour de son
voyage elle fait venir celui de tous dont elle a été le plus satisfaite, et elle
l’épouse ; après quoi elle cesse d’avoir aucun pouvoir sur son peuple, toute
l’autorité étant dès lors dévolue à son mari. J’ai tiré ces faits d’une relation
qui m’a été communiquée par M. de La Brosse, quia écrit les principales
choses qu’il a remarquées dans un voyage qu’il fit à la côte d’Angola
a. Vide Indice. Orienlalis, partem primam, p. S. Voyez aussi le Voyage de l’amiral Drack,
p. 110.
VARIÉTÉS DANS L’ESPÈCE HUMAINE.
187
en 1738; il ajoute un fait qui n’est pas moins singulier: « Ces Nègres, dit-il,
« sont extrêmement vindicatifs, je vais en donner une preuve convaincante :
« ils envoient à chaque instant à tous nos comptoirs demander de l’eau-
» de-vie pour le roi et pour les principaux du lieu; un jour qu’on refusa de
• leur en donner on eut tout lieu de s’en repentir , car tous les officiers
« français et anglais ayant fait une partie de pêche dans un petit lac qui est
« au bord de la mer, et ayant fait tendre une tente sur le bord du lac pour y
manger leur pêche, comme ils étaient à se divertir à la fin du repas, il vint
« sept à huit nègres en palanquins, qui étaient les principaux de Lowango,
« qui leur présentèrent la main pour les saluer selon la coutume du pays;
« ces nègres avaient frotté leurs mains avec une herbe qui est un poison
« très-subtil, et qui agit dans l’instant lorsque malheureusement on touche
« quelque chose ou que l’on prend du tabac sans s’être auparavant lavé les
« mains; ces nègres réussirent si bien dans leur mauvais dessein, qu’il
« mourut sur-le-champ cinq capitaines et trois chirurgiens du nombre des-
« quels était mon capitaine, etc. »
Lorsque ces Nègres de Congo sentent de la douleur à la tête ou dans
quelque autre partie du corps, ils font une légère blessure à l’endroit dou-
loureux; et ils appliquent sur cette blessure une espèce de petite corne
percée, au moyen de laquelle ils sucent comme avec un chalumeau le sang
jusqu’à ce que la douleur soit apaisée a.
Les Nègres du Sénégal, de Gambie, du cap Yert, d’Angola et de Congo ,
sont d’un plus beau noir que ceux de la côte de Juda , d’Issigni , d’Arada et
des lieux circonvoisins : ils sont tous bien noirs quand ils se portent bien ,
mais leur teint change dès qu'ils sont malades; ils deviennent alors couleur
de bistre, ou même couleur de cuivre b. On préfère dans nos îles les Nègres
d’Angola à ceux du cap Yert pour la force du corps, mais ils sentent si
mauvais lorsqu’ils sont échauffés, que l’air des endroits par où ils ont passé
en est infecté pendant plus d’un quart d’heure; ceux du cap Yert n’ont pas
une odeur si mauvaise à beaucoup près que ceux d’Angola, et ils ont aussi
la peau plus belle et plus noire, le corps mieux fait, les traits du visage
moins durs, le naturel plus doux et la taille plus avantageuse c. Ceux de
Guinée sont aussi très-bons pour le travail de la terre et pour les autres gros
ouvrages; ceux du Sénégal ne sont pas si forts, mais ils sont plus propres
pour le service domestique, et plus capables d’apprendre des métiers d. Le
P. Charlevoix dit que les Sénégalais sont de tous les Nègres les mieux faits,
les plus aisés à discipliner et les plus propres au service domestique; que
les Bambaras sont les plus grands, mais qu’ils sont fripons ; que les Aradas
a. Vide Indiæ Orient., partent primant , per Philipp. Pigafettam, p. 51.
b. Voyez les Nouveaux voyages aux îles de l’Amérique. Paris, 1722, t. IV, p. 138.
c. Voyez l’Histoire des Antilles , du P. du Tertre. Paris, 1667, p. 493.
d. Voyez les Nouveaux voyages aux lies , t. IV , p. 116.
188 VARIÉTÉS DANS L’ESPÈCE HUMAINE.
sont ceux qui entendent le mieux la culture des terres ; que les Congos sont
les plus petits, qu’ils sont fort habiles pêcheurs, mais qu’ils désertent aisé-
ment ; que les Nagos sont les plus humains, les Mondongos les plus cruels,
les Mimes les plus résolus, les plus capricieux et les plus sujets à se déses-
pérer, et que les nègres créoles, de quelque nation qu’ils tirent leur origine,
ne tiennent de leurs pères et mères que l’esprit de servitude et la couleur,
qu’ils sont plus spirituels, plus raisonnables, plus adroits, mais plus fai-
néants et plus libertins que ceux qui sont venus d’Afrique. Il ajoute que tous
les Nègres de Guinée ont l'esprit extrêmement borné, qu’il y en a même
plusieurs qui paraissent être tout à fait stupides; qu’on en voit qui ne peu-
vent jamais compter au delà de trois, que d’eux-mêmes ils ne pensent à
rien, qu’ils n’ont point de mémoire, que le passé leur est aussi inconnu que
l’avenir; que ceux qui ont de l’esprit font d’assez bonnes plaisanteries et
saisissent assez bien le ridicule; qu’au reste ils sont très-dissimulés et qu’ils
mourraient plutôt que de dire leur secret ; qu’ils ont communément le natu-
rel fort doux, qu’ils sont humains, dociles, simples, crédules, etmême super-
stitieux ; qu’ils sont assez fidèles, assez braves, et que si on voulait les dis-
cipliner et les conduire, on en ferait d’assez bons soldats “.
Quoique les Nègres aient peu d’esprit, ils ne laissent pas d’avoir beaucoup
de sentiment : ils sont gais ou mélancoliques, laborieux ou fainéants, amis
ou ennemis, selon la manière dont on les traite; lorsqu’on les nourrit bien
et qu’on ne les maltraite pas, ils sont contents, joyeux, prêts à tout faire, et
la satisfaction de leur âme est peinte sur leur visage; mais quand on les traite
mal ils prennent le chagrin fort à cœur et périssent quelquefois de mélan-
colie; ils sont donc fort sensibles aux bienfaits et aux outrages, et ils portent
une haine mortelle contre ceux qui les ont maltraités; lorsqu’au contraire
ils s’affectionnent à un maître, il n’y a rien qu’ils ne fussent capables de faire
pour lui marquer leur zèle et leur dévouement. Ils sont naturellement
compatissants et même tendres pour leurs enfants , pour leurs amis, pour
leurs compatriotes 6 ; ils partagent volontiers le peu qu’ils ont avec ceux
qu’ils voient dans le besoin, sans même les connaître autrement que par
leur indigence. Us ont donc, comme l’on voit, le cœur excellent, ils ont le
germe de toutes les vertus. Je ne puis écrire leur histoire sans m’attendrir
sur leur état : ne sont-ils pas assez malheureux d’être réduits à la servitude,
d’être obligés de toujours travailler sans pouvoir jamais rien acquérir? faut-
il encore les excéder, les frapper, et les traiter comme des animaux? L’hu-
manité se révolte contre ces traitements odieux que l’avidité du gain a mis
en usage, et qu’elle renouvellerait peut-être tous les jours, si nos lois
n’avaient pas mis un frein à la brutalité des maîtres , et resserré les limites
delà misère de leurs esclaves. On les force de travail, on leur épargne la
a. Voyez F Histoire de Saint-Domingue , parle Père Charlevoix. Paris, 1730.
b. Voyez l 'Histoire des Antilles, p. 483 jusqu’à 533.
VARIÉTÉS DANS L’ESPECE HUMAINE.
189
nourriture, même la plus commune; ils supportent, dit-on, très-aisément la
faim ; pour vivre trois jours il ne leur faut que la portion d’un Européen
pour un repas; quelque peu qu’ils mangent et qu’ils dorment, ils sont tou-
jours également durs, également forts au travail a. Comment des hommes à
qui il reste quelque sentiment d’humanité peuvent-ils adopter ces maximes,
en faire un préjugé, et chercher à légitimer par ces raisons les excès que la
soif de l’or leur fait commettre? Mais laissons ces hommes durs, et revenons
à notre objet.
On ne connaît guère les peuples qui habitent les côtes et l’intérieur des
terres de l’Afrique, depuis le cap Nègre jusqu’au cap des Voltes , ce qui fait
une étendue d’environ quatre cents lieues : on sait seulement que ces hommes
sont beaucoup moins noirs que les autres Nègres, et ils ressemblent assez
aux Hottentots, desquels ils sont voisins du côté du midi. Ces Hottentots au
contraire sont bien connus , et presque tous les voyageurs en ont parlé : ce
ne sont pas des Nègres, mais des Cafres, qui ne seraient que basanés s’ils ne
se noircissaient pas la peau avec des graisses et des couleurs. M. Kolbe, qui
a fait une description si exacte de ces peuples, les regarde cependant comme
des Nègres; il assure qu’ils ont tous les cheveux courts, noirs, frisés et lai-
neux comme ceux des Nègres b, et qu’il n'a jamais vu un seul Hottentot
avec des cheveux longs : cela seul ne suffit pas, ce me semble, pour qu’on
doive les regarder comme de vrais Nègres; d’abord ils en diffèrent absolu-
ment par la couleur. M. Kolbe dit qu’ils sont couleur d’olive, et jamais
noirs, quelque peine qu’ils se donnent pour le devenir ; ensuite, il me paraît
assez difficile de prononcer sur leurs cheveux, puisqu’ils ne les peignent ni
ne les lavent jamais, qu’ils les frottent tous les jours d’une très-grande
quantité de graisse et de suie mêlées ensemble, et qu’il s’y amasse tant de
poussière et d’ordure que, se collant à la longue les uns aux autres, ils res-
semblent à la toison d’un mouton noir remplie de crotte c. D'ailleurs, leur
naturel est différent de celui des Nègres : ceux-ci aiment la propreté, sont
sédentaires et s’accoutument aisément au joug de la servitude ; les Hotten-
tots au contraire sont de la plus affreuse malpropreté ; il sont errants , indé-
pendants et très-jaloux de leur liberté ; ces différences sont, comme l’on voit,
plus que suffisantes pour qu’on doive les regarder comme un peuple diffé-
rent des Nègres que nous avons décrits.
Gama, qui le premier doubla le cap de Bonne-Espérance et fraya la route
des Indes aux nations européennes, arriva à la baie de Sainte-Hélène le
4 novembre 1497 ; il trouva que les habitants étaient fort noirs , de petite
taille et de fort mauvaise mine d, mais il ne dit pas qu’ils fussent naturelle-
a. Voyez l'Histoire de Saint-Domingue , p. 498 et suiv.
b. Description du Cap de Bonne-Espérance, par M. Kolbe. Amsterdam, 1741 , p. 95.
c. Voyez idem, p. 92.
d. Voyez l'Histoire générale des voyages , par M. l’abbé Prévôt , 1. 1, p. 22.
190
VARIÉTÉS DANS L’ESPÈCE HUMAINE.
ment noirs comme les Nègres, et sans doute ils ne lui ont paru fort noirs
que par la graisse et la suie dont ils se frottent pour tâcher de se rendre tels;
ce voyageur ajoute que l’articulation de leurs voix ressemblait à des soupirs,
qu’ils étaient vêtus de peaux de bêtes, que leurs armes étaient des bâtons
durcis au feu, armés par la pointe d’une corne de quelque animal, etc.
ces peuples n’avaient donc aucun des arts en usage chez les Nègres.
Les voyageurs hollandais disent que les sauvages qui sont au nord du
Cap sont des hommes plus petits que les Européens, qu’ils ont le teint roux-
brun , quelques-uns plus roux et d’autres moins, qu’ils sont fort laids et
qu’ils cherchent à se rendre noirs par de la couleur qu’ils s’appliquent sur
le corps et sur le visage, que leur chevelure est semblable à celle d’un
pendu qui a demeuré quelque temps au gibet 6. Ils disent dans un autre
endroit que les Hottentots sont de la couleur des mulâtres , qu’ils ont le
visage difforme, qu’ils sont d’une taille médiocre, maigres et fort légers
à la course ; que leur langage est étrange, et qu’ils gloussent comme les
coqs-d’Inde c. Le P. Tachard dit que quoiqu’ils aient communément les
cheveux presque aussi cotonneux que ceux des Nègres, il y en a cependant
plusieurs qui les ont plus longs et qui les laissent flotter sur leurs épaules;
il ajoute même que parmi eux il s’en trouve d’aussi blancs que les Euro-
péens, mais qu’ils se noircissent avec de la graisse et de la poudre d’une
certaine pierre noire dont ils se frottent le visage et tout le corps; que leurs
femmes sont naturellement fort blanches, mais qu’afin de plaire à leurs maris
elles se noircissent comme eux d. Owington dit que les Hottentots sont plus
basanés que les autres Indiens, qu’il n’y a point de peuple qui ressemble
tant aux Nègres par la couleur et par les traits, que cependant ils ne sont
pas si noirs, que leurs cheveux ne sont pas si crépus, ni leur nez si plat \
Par tous ces témoignages il est aisé de voir que les Hottentots ne sont pas
de vrais Nègres, mais des hommes qui dans la race des noirs commencent
à se rapprocher du blanc, comme les Maures dans la race blanche com-
mencent à s’approcher du noir ; ces Hottentots sont au reste des espèces de
sauvages fort extraordinaires; les femmes surtout, qui sont beaucoup plus
petites que les hommes, ont une espèce d’excroissance ou de peau dure et
large qui leur croît au-dessus de l’os pubis, et qui decend jusqu’au milieu
des cuisses en forme dp tablier f 1 ; Thévenot dit la même chose des femmes
a. Voyez l 'Histoire générale des voyages , par M. l’abbé Prévôt, 1. 1 , p. 22.
b. Voyez le Recueil des Voyages de la Compagnie de Holl. , p. 218.
c. Voyez le Voyage de Spilberg , p. 443. •
d. Voyez le Premier voyage du P. Tachard. Paris, 1686, p. 108.
e. Voyez le Voyage de Jean Ovington. Paris, 1725, p. 194.
f. Voyez la Description du Cap, par M.Kolbe,t. I, p. 91 ; voy. aussi le Voyage de C ourlai, p. 291.
1. Ce tablier n’appartieut point aux femmes Hottentoies , mais bien aux femmes Boschis-
manes. (Voyez, dans les Mém. du Mus. d'hist. nat., t. III, une note de M. Cuvier sur une
femme Boschismane , qui mourut à Paris , et que l’on avait surnommée la Vénus-Hottentote. )
VARIÉTÉS DANS L’ÉSPÈCE HUMAINE.
191
égyptiennes, mais qu’elles ne laissent pas croître cette peau et qu’elles la
brûlent avec des fers chauds : je doute que cela soit aussi vrai des Égyp-
tiennes que des Hottentotes. Quoi qu’il en soit, toutes les femmes naturelles
du Cap sont sujettes à cette monstrueuse difformité, qu’elles découvrent à
ceux qui ont assez de curiosité ou d’intrépidité pour demander à la voir ou
à la toucher. Les hommes de leur côté sont tous à demi eunuques, mais il
est vrai qu’ils ne naissent pas tels et qu’on leur ôte un testicule ordinaire-
ment à l’âge de huit ans, et souvent plus tard. M. Kolbe dit avoir vu faire
cette opération à un jeune Hottentot de dix-huit ans ; les circonstances dont
cette cérémonie est accompagnée sont si singulières, que je ne puis m’em-
pêcher de les rapporter ici d’après le témoin oculaire que je viens de citer.
Après avoir bien frotté le jeune homme de la graisse des entrailles d’une
brebis qu’on vient de tuer exprès, on le couche à terre sur le dos; on lui lie les
mains et les pieds, et trois ou quatre de ses amis le tiennent; alors le prêtre
( car c’est une cérémonie religieuse ) , armé d’un couteau bien tranchant, fait
une incision, enlève le testicule gauche a et remet à la place une boule de
graisse de la même grosseur, qui a été préparée avec quelques herbes médi-
cinales; il coud ensuite la plaie avec l’os d’un petit oiseau qui lui sert d’ai-
guille et un filet de nerf de mouton ; cette opération étant finie on délie le
patient, mais le prêtre avant que de le quitter le frotte avec de la graisse
toute chaude de la brebis tuée, ou plutôt il lui en arrose tout le corps avec
tant d’abondance, que lorsqu’elle est refroidie elle forme une espèce de
croûte; il le frotte en même temps si rudement, que le jeune homme, qui
ne souffre déjà que trop, sue à grosses gouttes et fume comme un chapon
qu’on rôtit; ensuite l’opérateur fait avec ses ongles des sillons dans cette
croûte de suif d’une extrémité du corps à l’autre, et pisse dessus aussi copieu-
sement qu’il le peut, après quoi il recommence à le frotter encore, et il
recouvre avec la graisse les sillons remplis d’urine. Aussitôt chacun aban-
donne le patient, on le laisse seul plus mort que vif; il est obligé de se traî-
ner comme il peut dans une petite hutte qu’on lui a bâtie exprès tout proche
du lieu où s’est faite l’opération ; il y périt ou il y recouvre la santé sans
qu’on lui donne aucun secours , et sans aucun autre rafraîchissement ou
nourriture que la graisse qui lui couvre tout le corps et qu’il peut lécher
s’il le veut : au bout de deux jours il est ordinairement rétabli, alors il peut
sortir et se montrer, et pour prouver qu’il est en effet parfaitement guéri ,
il se met à courir avec autant de légèreté qu’un cerf b.
Tous les Hottentots ont le nez fort plat et fort large : ils ne l’auraient
cependant pas tel si les mères ne se faisaient un devoir de leur aplatir le nez
peu de temps après leur naissance; elles regardent un nez proéminent
comme une difformité; ils ont aussi les lèvres fort grosses, surtout la supé-
а. Tavernier dit que c’est le testicule droit , t. IV, p. 297.
б. Voyez la Description du Cap, par M. Kolbe, p. 275.
192
VARIÉTÉS DANS L’ESPÈCE HUMAINE.
rieure , les dents fort blanches, les sourcils épais, la tête grosse , le corps
maigre, les membres menus; ils ne vivent guère passé quarante ans : la
malpropreté clans laquelle ils se plaisent et croupissent, et les viandes infec-
tées et corrompues dont ils font leur principale nourriture , sont sans doute
les causes qui contribuent le plus au peu de durée de leur vie. Je pourrais
m’étendre bien davantage sur la description de ce vilain peuple, mais comme
presque tous les voyageurs en ont écrit fort au long , je me contenterai d’y
renvoyer a. Seulement je ne dois pas passer sous silence un fait rapporté
par Tavernier, c’est que les Hollandais ayant pris une petite fdle hottentote
peu de temps après sa naissance , et l’ayant élevée parmi eux, elle devint
aussi blanche qu’une Européenne, et il présume que tout ce peuple serait
assez blanc s’il n’était pas dans l’usage de se barbouiller continuellement
avec des drogues noires.
En remontant le long de la côte de l’Afrique au delà du cap de Bonne-
Espérance, on trouve la terre de Natal ; les habitants sont déjà différents
des Hottentots, ils sont beaucoup moins malpropres et moins laids, ils sont
aussi naturellement plus noirs, ils ont le visage en ovale, le nez bien pro-
portionné, les dents blanches, lamine agréable, les cheveux naturellement
frisés, mais ils ont aussi un peu de goût pour la graisse, car ils portent des
bonnets faits de suif de bœuf, et ces bonnets ont huit à dix pouces de hau-
teur; ils emploient beaucoup de temps à les faire, car il faut pour cela que
le suif soit bien épuré : ils ne l’appliquent que peu à peu, et le mêlent si
bien dans leurs cheveux qu’il ne se défait jamais \ M. Kolbe prétend qu’ils
ont le nez plat , même de naissance et sans qu’on le leur aplatisse , et qu’ils
diffèrent aussi des Hottentots en ce qu’ils ne bégaient point, qu’ils ne frap-
pent pas leur palais de leur langue comme ces derniers, qu’ils ont des mai-
sons, qu’ils cultivent la terre, y sèment une espèce de maïs ou blé de Tur-
quie dont ils font de la bière, boisson inconnue aux Hottentots c .
Après la terre de Natal on trouve celle de Sofala et du Monomotapa ; selon
Pigafetta, les peuples de Sofala sont noirs, mais plus grands et plus gros que
les autres Cafres. C’est aux environs de ce royaume de Sofala que cet auteur
place les Amazones d, mais rien n’est plus incertain que ce qu’on a débité
sur le sujet de ces femmes guerrières. Ceux du Monomotapa sont, au rap-
port des voyageurs hollandais , assez grands , bien faits dans leur taille ,
noirs et de bonne complexion ; les jeunes filles vont nues et ne portent
a. Voyez la Description du Cap , par M. Kolbe; le Recueil des Voyages de la Compagnie Hol-
landaise ; le Voyage de Robert Lade, traduit par M. l’abbé Prévôt, t. I , p. 88; le Voyage de
Jean Ovington; celui de la Loubère, t. II, p. 134; le Premier voyage du P. Tachard, p. 95 ;
celui d’Innigo de Biervillas, première partie , p. 34; ceux de Tavernier, t. IV, p. 296; ceux de
François Légat, t. II, p. 154; ceux de Dampier, t. II , p. 255, etc.
b. Voyez les Voyages de Dampier, t. II , page 393.
c. Description du Cap, 1. 1 , page 136.
d. Vide Indice Orientalis , partent primant , page 54.
VARIÉTÉS DANS L’ESPÈCE HUMAINE.
193
qu’un morceau de toile de coton ; mais dès quelles sont mariées elles pren-
nent des vêtements “. Ces peuples, quoique assez noirs, sont différents des
Nègres ; ils n’ont pas les traits si durs ni si laids, leur corps n’a point de
mauvaise odeur, et ils ne peuvent supporter la servitude ni le travail . Le
P. Charlevoix dit qu’on a vu en Amérique de ces noirs du Monomotapa et
de Madagascar, qu’ils n’ont jamais pu servir, et qu’ils y périssent même en
fort peu de temps 6.
Ces peuples de Madagascar et de Mozambique sont noirs, les uns plus et
les autres moins; ceux de Madagascar ont les cheveux du sommet de la tête
moins crépus que ceux de Mozambique : ni les uns ni les autres ne sont de
vrais Nègres, et quoique ceux de la côte soient fort soumis aux Portugais,
ceux de l’intérieur du continent sont fort sauvages et jaloux de leur liberté;
ils vont tous absolument nus, hommes et femmes; ils se nourrissent de chair
d’éléphant et font commerce de l’ivoire c. Il y a des hommes de différentes
espèces à Madagascar, surtout des noirs et des blancs «qui, quoique fort
basanés, semblent être d’une autre race; les premiers ont les cheveux noirs
et crépus, les seconds les ont moins noirs, moins frisés et plus longs :
l’opinion commune des voyageurs est que ces blancs tirent leur origine des
Chinois; mais, comme le remarque fort bien François Cauche, il y a plus
d’apparence qu’ils sont de race européenne, car il assure que, de tous ceux
qu’il a vus, aucun n'avait le nez ni le visage plats comme les Chinois; il
dit aussi que ces blancs le sont plus que les Castillans, que leurs cheveux
sont longs, et qu’à l’égard des noirs,' ils ne sont pas camus comme ceux du
continent, et qu’ils ont les lèvres assez minces; il y a aussi dans cette île une
grande quantité d’hommes de couleur olivâtre ou basanée ; ils proviennent
apparemment du mélange des noirs et des blancs. Le voyageur que je viens
de citer dit que ceux de la baie de Saint-Augustin sont basanés, qu’ils n’ont
point de barbe, qu’ils ont les cheveux longs et lisses, qu’ils sont de haute
taille et bien proportionnés, et enfin qu’ils sont tous circoncis, quoiqu’il y
ait grande apparence qu’ils n’ont jamais entendu parler de la loi de Maho-
met, puisqu’ils n’ont ni temples, ni mosquées, ni religion d. Les Français
ont été les premiers qui aient abordé et fait un établissement dans cette ile,
qui ne fut pas soutenu e ; lorsqu’ils y descendirent , ils y trouvèrent les hom-
mes blancs dont nous venons de parler, et ils remarquèrent que les noirs,
qu’on doit regarder comme les naturels du pays, avaient du respect pour
а. Voyez le Recueil des Voyages de la Compagnie Hollandaise , t. III , page 625 ; voyez aussi
le Voyage de l’Amiral Drack , seconde partie, page 99; et celui de Jean Mocquet, page 266.
б. Voyez l’Histoire de Saint-Domingue , page 499.
c. Voyez le Recueil des Voyages, t. III, page 623; le Voyage de Mocquet, page 265; et la
Navigation de Jean Hugues Lintscot 1, page 20.
d. Voyez le Voyage de François Cauche. Paris, 1671, page 4b.
e. Voyez le Voyage de Flacour. Paris, 1661.
1. Liüschoten.
xi.
13
194
VARIÉTÉS DANS L’ESPÈCE HUMAINE.
ces blancs a . Cette île de Madagascar est extrêmement peuplée et fort abon-
dante en pâturages et en bétail ; les hommes et les femmes sont fort débau-
chés, et celles qui s’abandonnent publiquement ne sont pas déshonorées;
ils aiment tous beaucoup à danser, à chanter et à se divertir, et, quoiqu’ils
soient fort paresseux, ils ne laissent pas d’avoir quelque connaissance des
arts mécaniques : ils ont des laboureurs, des forgerons, des charpentiers ,
des potiers, et même des orfèvres ; ils n’ont cependant aucune commodité
dans leurs maisons, aucuns meubles; ils couchent sur des nattes, ils man-
gent la chair presque crue et dévorent même le cuir de leurs bœufs après
avoir fait un peu griller le poil ; ils mangent aussi la cire avec le miel ; les
gens du peuple vont presque tôut nus ; les plus riches ont des caleçons ou
des jupons de coton et de soie b.
Les peuples qui habitent l’intérieur de l’Afrique ne nous sent pas assez
connus pour pouvoir les décrire : ceux que les Arabes appellent Zingues
sont des noirs presque sauvages. Marmol dit qu’ils multiplient prodigieuse-
ment et qu’ils inonderaient tous les pays voisins, si de temps en temps il n’y
avait pas une grande mortalité parmi eux, causée par des vents chauds.
Il paraît, par tout ce que nous venons de rapporter, que les Nègres pro-
prement dits sont différents des Cafres qui sont des noirs d’une autre
espèce ; mais ce que ces descriptions indiquent encore plus clairement ,
c’est que la couleur dépend principalement du climat1, et que les traits
dépendent beaucoup des usages où sont les différents peuples de s’écraser le
nez, de se tirer les paupières, de s’allonger les oreilles, de se grossir les
lèvres, de s’aplatir le visage 2, etc. Rien ne prouve mieux combien le climat
influe sur la couleur, que de trouver sous le même parallèle, à plus de mille
lieues de distance, des peuples aussi semblables que le sont les Sénégalais et
les Nubiens, et de voir que les Hottentots, qui n’ont pu tirer leur origine que
de nations noires, sont cependant les plus blancs de tous ces peuples de
l’Afrique, parce qu’en effet ils sont dans le climat le plus froid de cette partie
du monde; et si l’on s’étonne de ce que sur les bords du Sénégal on trouve
d’un côté une nation basanée et de l’autre côté une nation entièrement noire,
on peut se souvenir de ce que nous avons déjà insinué au sujet des effets
delà nourriture; ils doivent influer sur la couleur comme sur les autres
а. Voyez la relation d’un Voyage fait aux Indes, par M. Delon. Amsterdam , 1699.
б. Voyez le Voyage de Flacour, page 90; celui deStruys, t. I, page 32; celui de Pyrard,
page 38.
1. La couleur dépend essentiellement du climat , c’est-à-dire de la chaleur et de la lumière.
(Voyez mon Histoire des travaux et des idées de Buffon. )
2. Les traits ne dépendent point des usages ; mais les usages viennent souvent renforcer les
traits. Buffon disait très-bien , il n’y a qu’un moment : « Les grosses lèvres et le nez large et
« épaté sont des traits donnés par la nature , qui ont servi de modèle à l’art , qui est chez ces
« peuples en usage, d’aplatir le nez et grossir les lèvres à ceux qui sont nés avec cette perfec-
a tion de moins » (p. 183).
VARIÉTÉS DANS L’ESPÈCE HUMAINE. 195
habitudes du corps ; et si on en veut un exemple, on peut en donner un tiré
des animaux, que tout le monde est en état de vérifier : les lièvres de plaines
et des endroits aquatiques ont la chair bien plus blanche que ceux de mon-
tagnes et des terrains secs; et dans le même lieu ceux qui habitent la prairie
sont tout différents de ceux qui demeurent sur les collines; la couleur de la
chair vient de celle du sang et des autres humeurs du corps sur la qualité
desquelles la nourriture doit nécessairement influer.
L’origine des noirs a dans tous les temps fait une grande question : les
anciens , qui ne connaissaient guère que ceux de Nubie , les regardaient
comme faisant la dernière nuance des peuples basanés *, et ils les confon-
daient avec les Éthiopiens et les autres nations de cette partie de l’Afrique,
qui, quoique extrêmement bruns, tiennent plus de la race blanche que de
la race noire; ils pensaient donc que la différente couleur des hommes ne
provenait que de la différence du climat, et que ce qui produisait la noirceur
de ces peuples était la trop grande ardeur du soleil, à laquelle ils sont per-
pétuellement exposés : cette opinion, qui est fort vraisemblable, a souffert
de grandes difficultés lorsqu’on reconnut qu’au delà de la Nubie, dans un
climat encore plus méridional, et sous l’équateur même, comme à Mélinde
et à Mombaze, la plupart des hommes ne sont pas noirs comme les Nubiens,
mais seulement fort basanés, et lorsqu’on eut observé qu’en transportant
des noirs de leur climat brillant dans des pays tempérés, ils n’ont rien perdu
de leur couleur et l’ont également communiquée à leurs descendants ; mais
si l’on fait attention d’un côté à la migration des différents peuples, et de
l’autre au temps qu’il faut peut-être pour noircir ou pour blanchir une race,
on verra que tout peut se concilier avec le sentiment des anciens , car les
habitants naturels de cette partie de l’Afrique sont les Nubiens, qui sont
noirs et originairement noirs, et qui demeureront perpétuellement noirs
tant qu’ils habiteront le même climat et qu’ils ne se mêleront pas avec les
blancs ; les Éthiopiens au contraire, les Abyssins, et même ceux de Mélinde,
qui tirent leur origine des blancs , puisqu’ils ont la même religion et les
mêmes usages que lesArabes, et qu’ils leur ressemblent par la couleur, sont
à la vérité encore plus basanés que les Arabes méridionaux, mais cela même
prouve que dans une même race d’hommes le plus ou moins de noir dépend
de la plus ou moins grande ardeur du climat ; il faut peut-être plusieurs
siècles et une succession d’un grand nombre de générations pour qu’une
race blanche prenne par nuances la couleur brune et devienne enfin tout à
fait noire; mais il y a apparence qu’avec le temps un peuple blanc trans-
porté du nord à l’équateur pourrait devenir brun et même tout à fait noir1 2,
1. La dernière nuance : expression très-juste. Le peuple, qui fait la dernière nuance du
basané , touche au peuple qui commence la première nuance du nègre.
2. Expérience qui serait très-importante; mais qui, comme le dit Buffon, demanderait en effet
plusieurs siècles et une succession d’un grand nombre de générations.
4 96
VARIÉTÉS DANS L’ESPÈCE HUMAINE.
surtout &i ce même peuple changeait de mœurs et ne se servait pour nourri-
ture que des productions du pays chaud dans lequel il aurait été transporté.
L’objection qu'on pourrait faire contre cette opinion, et qu’on voudrait
tirer de la différence des traits, ne me paraît pas bien forte, car on peut
répondre qu’il y a moins de différence entre les traits d’un Nègre qu’on
n’aura pas défiguré dans son enfance et les traits d’un Européen, qu’entre
ceux d’un Tartare ou d’un Chinois et ceux d’un Circassien ou d’un Grec;
et à l’égard des cheveux, leur nature dépend si fort de celle de la peau, qu’on
ne doit les regarder que comme faisant une différence très-accidentelle,
puisqu’on trouve dans le même pays et dans la même ville des hommes qui,
quoique blancs, ne laissent pas d’avoir les cheveux très-différents les uns
des autres, au point qu’on trouve, même en France, des hommes qui les
ont aussi courts et aussi crépus que les Nègres, et que d’ailleurs on voit
que le climat, le froid et le chaud, influent si fort sur la couleur des cheveux
des hommes et du poil des animaux, qu’il n’y a point de cheveux noirs dans
les royaumes du Nord, et que les écureuils, les lièvres , les belettes et plu-
sieurs autres animaux y sont blancs ou presque blancs, tandis qu’ils sont
bruns ou gris dans les pays moins froids; cette différence qui est produite
par l’influence du froid ou du chaud est même si marquée, que dans la plu-
part des pays du Nord, comme dans la Suède, certains animaux, comme les
lièvres, sont tout gris pendant l’été et tout blancs pendant l’hiver a.
Mais il y a une autre raison beaucoup plus forte contre cette opinion , et
qui d’abord paraît invincible, c’est qu’on a découvert un continent entier,
un nouveau monde, dont la plus grande partie des terres habitées se trouvent
situées dans la zone torride, et où cependant il ne se trouve pas un homme
noir1, tous les habitants de cette partie de la terre étant plus ou moins
rouges, plus ou moins basanés ou couleur de cuivre : car on aurait dû
trouver aux îles Antilles, au Mexique, au royaume de Santa-Fé, dans la
Guyane, dans le pays des Amazones et dans le Pérou, des Nègres ou du
moins des peuples noirs, puisque ces pays de l’Amérique sont situés sous la
même latitude que le Sénégal, la Guinée et le pays d’Angola en Afrique.
On aurait dû trouver au Brésil, au Paraguay, au Chili, des hommes sem-
blables au Cafres, aux Hottentots, si le climat ou la distance du pôle était
la cause de la couleur des hommes. Mais avant que d’exposer ce qu’on peut
dire sur ce sujet, nous croyons qu’il est nécessaire de considérer tous les
a. Lepus apud nos œstate cinereus, hieme semper albus. Limiæi Fauna Suecica, page 8.
1. Il ne s’y trouve pas un homme noir ; mais il s’y en trouve de rouges, ou plutôt de cuivrés.
Or, ces hommes cuivrés, ces hommes routes ont le même appareil pigmentai, le même
pigmentum que les nègres : seulement ce pigmentum est rouge ou cuivré, au lieu d’être noir.
Voyez mes Recherches sur la structure comparée de la peau dans les diverses races
humaines : Compte-rendu des séanc. de l’Acad. des sci. , t. XVII, p. 335. — Voyez aussi mon
Histoire des travaux et des idées de Buffon. )
VARIÉTÉS DANS L’ESPÈCE HUMAINE.
197
différents peuples de l’Amérique comme nous avons considéré ceux des
autres parties du monde ; après quoi nous serons plus en état de faire de
justes comparaisons et d’en tirer des résultats généraux.
En commençant par le nord on trouve, comme nous l’avons dit , dans les
parties les plus septentrionales de l’Amérique, des espèces de Lapons sem-
blables à ceux d’Europe ou aux Samoïèdes d’Asie; et quoiqu’ils soient peu
nombreux en comparaison de ceux-ci , ils ne laissent pas d’être répandus
dans une étendue de terre fort considérable. Ceux qui habitent les terres
du détroit de Davis sont petits, d’un teint olivâtre, ils ont les jambes courtes
et grosses, ils sont habiles pêcheurs, ils mangent leur poisson et leur viande
crus; leur boisson est de l’eau pure ou du sang de chien de mer; ils sont
fort robustes et vivent fort longtemps “. Yoilà, comme l’on voit, la figure,
la couleur et les mœurs des Lapons, et ce qu’il y a de singulier, c’est que
de même qu’on trouve auprès des Lapons en Europe les Finnois , qui sont
blancs, beaux, assez grands et assez bien faits, on trouve aussi auprès de
ces Lapons d’Amérique une autre espèce d’hommes qui sont grands, bien
faits et assez blancs, avec les traits du visage fort réguliers 6 . Les sauvages
de la baie d’Hudson et du nord de la terre de Labrador ne paraissent pas
être de la même race que les premiers, quoiqu’ils soient laids, petits , mal
faits; ils ont le visage presque entièrement couvert de poil comme les sau-
vages du pays d’Yéço au nord du Japon ; ils habitent l’été sous des tentes
faites de peaux d’orignal ou de caribou c; l’hiver ils vivent sous terre comme
les Lapons et les Samoïèdes, et se couchent comme eux tous pêle-mêle sans
aucune distinction ; ils vivent aussi fort longtemps, quoiqu’ils ne se nour-
rissent que de chair ou de poisson crus d. Les sauvages de Terre-Neuve res-
semblent assez à ceux du détroit de Davis : ils sont de petite taille, ils n’ont
que peu ou point de barbe, leur visage est large et plat, leurs yeux gros,
et ils sont généralement assez camus. Le voyageur qui en donne cette
description dit qu’ils ressemblent assez bien aux sauvages du continent
septentrional et des environs du Groenland e.
Au-dessous de ces sauvages qui sont répandus dans les parties les plus
septentrionales de l’Amérique, on trouve d’autres sauvages plus nombreux
et tout différents des premiers : ces sauvages sont ceux du Canada et de
toute la profondeur des terres jusqu’aux Assiniboïls; ils sont tous assez
grands, robustes, forts et assez bien faits; ils ont tous les cheveux et les
yeux noirs, les dents très-blanches, le teint basané, peu de barbe, et point
a. Voyez l’Histoire naturelle des iles. Rotterdam, 1558, page 189.
b. Idem , ibidem.
c. C’est le nom qu’on donne au Renne en Amérique.
d. Voyez le Voyage de Robert Lade , traduit par M. l’abbé Prévôt. Paris, 1744, t. Il , page 309
et suivantes.
e. Voyez le Recueil des voyages au nord. Rouen , 1716 , t. III , page 7.
498
VARIÉTÉS DANS L’ESPÈCE HUMAINE.
ou presque point de poil en aucune partie du corps 1 ; ils sont durs et infati-
gables à la marche, très-légers à la course; ils supportent aussi aisément la
faim que les plus grands excès de nourriture; ils sont hardis, courageux,
fiers, graves et modérés ; enfin ils ressemblent si fort aux Tartares orientaux
par la couleur de la peau, des cheveux et des yeux, par le peu de barbe et
de poil, et aussi par le naturel et les mœurs, qu’on les croirait issus de cette
nation, si on ne les regardait pas comme séparés les uns des autres par
une vaste mer; ils sont aussi sous la même latitude, ce qui prouve encore
combien le climat influe sur la couleur et même sur la figure des hommes.
En un mot, on trouve dans le nouveau continent, comme dans l’ancien,
d’abord des hommes au nord semblables aux Lapons , et aussi des hommes
blancs et à cheveux blonds, semblables aux peuples du nord de l’Europe,
ensuite des hommes velus semblables aux sauvages d’Yéço, et enfin les sau-
vages du Canada et de toute la Terre-Ferme, jusqu'au golfe du Mexique, qui
ressemblent aux Tartares par tant d’endroits qu’on ne douterait pas qu’ils
ne fussent Tartares en effet, si l’on n’était embarrassé sur la possibilité de la
migration ; cependant si l’on fait attention au petit nombre d’hommes qu’on
a trouvés dans cette étendue immense des terres de l’Amérique septentrio-
nale, et qu’aucun de ces hommes n’était encore civilisé, on ne pourra guère
se refuser à croire que toutes ces nations sauvages ne soient de nouvelles
peuplades produites par quelques individus échappés d’un peuple plus nom-
breux. Il est vrai qu’on prétend que dans l’Amérique septentrionale, en la
prenant depuis le nord jusqu’aux îlesLucayes et au Mississipi , il ne reste pas
actuellement la vingtième partie du nombre des peuples naturels qui y
étaient lorsqu’on en fit la découverte , et que ces nations sauvages ont été
ou détruites ou réduites à un si petit nombre d’hommes que nous ne devons
pas tout à fait en juger aujourd’hui comme nous en aurions jugé dans ce
temps ; mais quand même on accorderait que l’Amérique septentrionale
avait alors vingt fois plus d’habitants qu’il n’en reste aujourd’hui, cela n’em-
pêche pas qu’on ne dût la considérer dès lors comme une terre déserte ou
si nouvellement peuplée, que les hommes n’avaient pas encore eu le temps
de s’y multiplier. M. Fabry, que j’ai cité a, et. qui a fait un très-long voyage
dans la profondeur des terres au nord-ouest du Mississipi où personne
n’avait encore pénétré, et où par conséquent les nations sauvages n’ont pas
été détruites, m’a assuré que cette partie de l’Amérique est si déserte qu’il
a souvent fait cent et deux cents lieues sans trouver une face humaine ni
aucun autre vestige qui pût indiquer qu’il y eût quelque habitation voisine
a T. Ier, p. 181.
1. M. Prichard dit très-bien, à cette occasion : « Blumenbach suppose que l’habitude de s’épiler
« pendant plusieurs générations peut avoir produit à la fin cette variété (la rareté des poils
« sur le corps ), mais elle est trop générale pour être attribuée à une cause aussi accidentelle. »
( Hist. nat. cle l’homme, 1. 1 , p. 133 , traduc. franc., par M. Roulin. )
199
VARIÉTÉS DANS L’ESPÈCE HUMAINE.
des lieux qu'il parcourait , et lorsqu'il rencontrait quelques-unes de ces
habitations, c’était toujours à des distances extrêmement grandes les unes
des autres, et dans chacune il n’y avait souvent qu'une seule famille , quel-
quefois deux ou trois, mais rarement plus de vingt personnes ensemble, et
ces vingt personnes étaient éloignées de cent lieues de vingt autres personnes.
Il est vrai que le long des fleuves et des lacs que l’on a remontés ou suivis ,
on a trouvé des nations sauvages composées d'un bien plus grand nombre
d’hommes, et qu’il en reste encore quelques-unes qui ne laissent pas d’être
assez nombreuses pour inquiéter quelquefois les habitants de nos colonies;
mais ces nations les plus nombreuses se réduisent à trois ou quatre mille
personnes, et ces trois ou quatre mille personnes sont répandues dans un
espace de terrain souvent plus grand que tout le royaume de France : de
sorte que je suis persuadé qu’on pourrait avancer, sans craindre de se trom-
per, que dans une seule ville comme Paris il y a plus d’hommes qu'il n’y a
de sauvages dans toute cette partie de l’Amérique septentrionale comprise
entre la mer du Nord et la mer du Sud, depuis le golfe du Mexique jusqu’au
nord, quoique cette étendue de terre soit beaucoup plus grande que toute
l’Europe.
La multiplication des hommes tient encore plus à la société qu’à la nature,
et les hommes ne sont si nombreux en comparaison des animaux sauvages
que parce qu’ils se sont réunis en société, qu'ils se sont aidés, défendus,
secourus mutuellement. Dans cette partie de l’Amérique dont nous venons
de parler, les bisons® sont peut-être plus abondants que les hommes ; mais
de la même façon que le nombre des hommes ne peut augmenter considé-
rablement que par leur réunion en société , c’est le nombre des hommes
déjà augmenté à un certain point qui produit presque nécessairement la
société; il est donc à présumer que, comme l’on n’a trouvé dans toute cette
partie de l’Amérique aucune nation civilisée, le nombre des hommes y était
encore trop petit, et leur établissement dans ces contrées trop nouveau pour
qu’ils aient pu sentir la nécessité ou même les avantages de se réunir en
société ; car quoique ces nations sauvages eussent des espèces de mœurs ou
de coutumes particulières à chacune, et que les unes fussent plus ou moins
farouches, plus ou moins cruelles, plus ou moins courageuses, elles étaient
toutes également stupides, également ignorantes , également dénuées d’arts
et d’industrie.
Je ne crois donc pas devoir m’étendre beaucoup sur ce qui a rapport aux
coutumes de ces nations sauvages : tous lès auteurs qui en ont parlé n’ont
pas fait attention que ce qu’ils nous donnaient pour des usages constants, et
pour les mœurs d’une société d’hommes, n’était que des actions parti-
culières à quelques individus souvent déterminés par les circonstances ou
a . Espèce de bœufs sauvages différents de nos bœufs
200
VARIÉTÉS DANS L’ESPÈCE HUMAINE.
par le caprice; certaines nations, nous disent-ils , mangent leurs ennemis ,
d’autres les brûlent, d’autres les mutilent, les unes sont perpétuellement en
guerre, d’autres cherchent à vivre en paix ; chez les unes on tue son père
lorsqu’il a atteint un certain âge, chez les autres les pères et mères mangent
leurs enfants. Toutes ces histoires sur lesquelles les voyageurs se sont éten-
dus avec tant de complaisance se réduisent à des récits de faits particuliers,
et signifient seulement que tel sauvage a mangé son ennemi, tel autre l’a
brûlé ou mutilé, tel autre a tué ou mangé son enfant, et tout cela peut
se trouver dans une seule nation de sauvages comme dans plusieurs nations,
car toute nation où il n’y a ni règle, ni loi, ni maître, ni société habi-
tuelle, est moins une nation qu’un assemblage tumultueux d’hommes bar-
bares et indépendants, qui n’obéissent qu’à leurs passions particulières,
et qui, ne pouvant avoir un intérêt commun, sont incapables de se diri-
ger vers un même but et de se soumettre à des usages constants, qui
tous supposent une suite de desseins raisonnés et approuvés par le plus
grand nombre.
La même nation, dira-t-on, est composée d’hommes qui se reconnaissent,
qui parlent la même langue, qui se réunissent, lorsqu’il le faut, sous un
chef, qui s’arment de même, qui hurlent de la même façon, qui se barbouil-
lent de la même couleur; oui, si ces usages étaient constants, s’ils ne se
réunissaient pas souvent sans savoir pourquoi, s’ils ne se séparaient pas
sans raison, si leur chef ne cessait pas de letre par son caprice ou par le
leur, si leur langue même n’était pas si simple quelle leur est presque
commune à tous.
Comme ils n’ont qu’un très-petit nombre d’idées, ils n’ont aussi qu’une
très-petite quantité d’expressions, qui toutes ne peuvent rouler que sur les
choses les plus générales et les objets les plus communs; et quand même la
plupart de ces expressions seraient différentes, comme elles se réduisent à
un fort petit nombre de termes, ils ne peuvent manquer de s'entendre en
très-peu de temps, et il doit être plus facile à un sauvage d’entendre et de
parler toutes les langues des autres sauvages, qu’il ne l’est à un homme
d’une nation policée d’apprendre celle d’une autre nation également
policée.
Autant il est donc inutile de se trop étendre sur les coutumes et les mœurs
de ces prétendues nations, autant il serait peut-être nécessaire d’éxaminer
la nature de l’individu ; l’homme sauvage est en effet de tous les animaux le
plus singulier, le moins connu, et le plus difficile à décrire; mais nous dis-
tinguons si peu ce que la nature seule nous a donné, de ce que l’éducation,
l’imitation, l’art et l’exemple nous ont communiqué, ou nous le confondons
si bien, qu’il neserait pas étonnant que nous nous méconnussions totalement
au portrait d’un sauvage, s’il nous était présenté avec les vraies couleurs et
les seuls traits naturels qui doivent en faire le caractère.
VARIÉTÉS DANS L’ESPÈCE HUMAINE.
201
Un sauvage absolument sauvage1, tel que l’enfant élevé avec les ours, ilont
parle Connor a, le jeune homme trouvé dans les forêts d’Hanower, ou la
petite 'fille trouvée dans les bois en France, seraient un spectacle curieux
pour un philosophe; il pourrait, en observant son sauvage, évaluer au juste
la force des appétits de la nature , il y verrait l’âme a découvert , il en dis-
tinguerait tous les mouvements naturels, et peut-être y reconnaîtrait-il plus
de douceur, de tranquillité et de calme que dans la sienne ; peut-être verrait-
il clairement que la vertu appartient à l’homme sauvage plus qu’à l’homme
civilisé, et que le vice n’a pris naissance que dans la société 2.
Mais revenons à notre principal objet ; si l’on n’a rencontré dans toute
l’Amérique septentrionale que des sauvages, on a trouvé au Mexique et au
Pérou des hommes civilisés, des peuples policés, soumis à des lois et gou-
vernés par des rois ; ils avaient de l’industrie, des arts et une espèce de reli-
gion; ils habitaient dans des villes où l’ordre et la police étaient maintenus
par l’autorité du souverain. Ces peuples, qui d’ailleurs étaient assez nom-
breux, ne peuvent pas être regardés comme des nations nouvelles ou des
hommes provenus de quelques individus échappés des peuples de l’Europe
ou de l’Asie, dont ils sont si éloignés; d’ailleurs, si les sauvages de l’ Amé-
rique septentrionale ressemblent aux Tartares parce qu’ils sont situés sous
la même latitude , ceux-ci qui sont, comme les Nègres, sous la zone tor-
ride, ne leur ressemblent point: quelle est donc l’origine de ces peuples , et
quelle est aussi la vraie cause de la différence de couleur dans les hommes ,
puisque celle de l’influence du climat se trouve ici tout à fait démentie 3?
Avant que de satisfaire , autant que je le pourrai , à ces questions , il faut
continuer notre examen, et donner la description de ces hommes qui parais-
sent en effet si différents de ce qu’ils devraient être, si la distance du pôle
était la cause principale de la variété qui se trouve dans l’espèce humaine;
nous avons déjà donné celle des sauvages du nord et des sauvages du
Canada ceux de la Floride, du Mississipi et des autres parties méridionales
a. Évang. med ., page 133 , etc.
b. Voyez à ce sujet les Voyages du baron de la ïïontan. La Haye , 1702; la Relation de la
Gaspésie , par le P. le Clercq , récollet. Paris, 1691 , pages 44 et 392 ; la Description de la Nou-
velle France par le P. Charlevoix. Paris , 1744 , t. I , pages 16 et suivantes , t. III , pages 24 ,
302 , 310 , 323; les Lettres édifiantes , Recueil XXIII, pages 203 , 242; et le Voyage au pays des
Hurons , par Gabriel SabarcL Théodat , récollet. Paris, 1632 , pages 128 et 178 ; le Voyage de la
Nouvelle France, par Dierville. Rouen , 1708, page 122 jusqu’à 191, et les Découvertes de M. de
la Salle , publiées par M. le chevalier Tonti. Paris , 1697, pages 24 , 58 , etc.
1. Ces sauvages absolument sauvages , dont va parler Buffon , n’étaient pas des sauvages,
mais des idiots. Voyez , dans mon Éloge de Blumenbach , l’histoire du jeune homme trouvé
dans les forêts de Hanovre.
2. Buffon oublie ce qu’il vient de dire : que Y homme sauvage est le plus singulier des animaux.
Il disait tout à l’heure (p. 188) plus justement : le Nègre a le germe de toutes les vertus.
Oui, sans doute; mais, ce germe, c’est la société, et la société seule, c’est-à-dire l’humanité
réunie et le concert des bons instincts , qui le développe.
*. Elle ne se trouve point démentie. Voyez la note de la page 196.
202 VARIÉTÉS DANS L’ESPÈCE HUMAINE.
du continent de l’Amérique septentrionale sont plus basanés que ceux du
Canada, sans cependant qu’on puisse dire qu’ils soient bruns; l’huile et les
couleurs dont ils se frottent le corps les font paraître plus olivâtres qu’ils ne
le sont en effet. Coréal dit que les femmes de la Floride sont grandes, fortes
et de couleur olivâtre comme les hommes, qu’elles ont les bras, les jambes
et le corps peints de plusieurs couleurs qui sont ineffaçables, parce qu’elles
ont été imprimées dans les chairs par le moyen de plusieurs piqûres, et que
la couleur olivâtre des uns et des autres ne vient pas tant de l’ardeur du
soleil que de certaines huiles dont, pour ainsi dire, ils se vernissent la peau;
il ajoute que ces femmes sont fort agiles, qu’elles passent à la nage de
grandes rivières en tenant même leur enfant avec le bras , et qu’elles grim-
pent avec une pareille agilité sur les arbres les plus élevés a : tout cela leur
est commun avec les femmes sauvages du Canada et des autres contrées de
l’Amérique. L’auteur de l’Histoire naturelle et morale des Antilles dit que
les Apalachites, peuples voisins delà Floride, sont des hommes d’une assez
grande stature, de couleur olivâtre, et bien proportionnés, qu’ils ont tous
les cheveux noirs et longs, et il ajoute que les Caraïbes ou sauvages des
îles Antilles sortent de ces sauvages de la Floride, et qu’ils se souviennent
même par tradition du temps de leur migration b.
Les naturels des îles Lucayes sont moins basanés que ceux de Saint-
Domingue et de l’île de Cuba, mais il reste si peu des uns et des autres
aujourd’hui, qu’on ne peut guère vérifier ce que nous en ont dit les pre-
miers voyageurs qui ont parlé de ces peuples ; ils ont prétendu qu’ils étaient
fortnombreuxet gouvernés par des espèces de chefs qu’ils appelaient Caciques,
qu’ils avaient aussi des espèces de prêtres , de médecins ou de devins; mais
tout cela est assez apocryphe, et importe d’ailleurs assez peu à notre histoire.
Les Caraïbes en général sont, selon le P. du Tertre, des hommes d’une belle
taille et de bonne mine; ils sont puissants, forts et robustes, très-dispos et
très-sains ; il y enaplusieurs qui ont le front plat et le nez aplati; mais cette
forme du visage et du nez ne leur est pas naturelle, ce sont les pères et
mères qui aplatissent ainsi la tête de l’enfant quelque temps après qu’il est
né 1 ; cette espèce de caprice qu’ont les sauvages d’altérer la ligure naturelle
de la tête est assez générale dans toutes les nations sauvages : presque tous
les Caraïbes ont les yeux noirs et assez petits, mais la disposition de leur
front et de leur visage les fait paraître assez gros; ils ont les dents belles,
blanches et bien rangées, les cheveux longs et lisses, et tous les ont noirs ,
on n’en a jamais vu un seul avec des cheveux blonds; ils ont la peau
a. Voyez le Voyage de Coréal. Paris , 1722 , t. I , page 36.
b. Voyez Y Histoire naturelle et morale des îles Antilles. Roterd., 1658 , pages 351 et 356
1. « Le front plat était considéré par un grand nombre de tribus comme une beauté, et cette
« étrange idée est ce qui a conduit à l’habitude de mouler la tète au moyen d’une compression
« exercée dans l’enfance. » (Prichard : Ilist. nat. de l'homme , t. II , p. 86 ; trad. franc. )
VARIÉTÉS DANS L’ESPÈCE HUMAINE.
203
basanée ou couleur d’olive, et même le blanc des yeux en tient un peu;
cette couleur basanée leur est naturelle et ne provient pas uniquement ,
comme quelques auteurs l’ont avancé, du rocou dont ils se frottent conti-
nuellement, puisque l’on a remarqué que les enfants de ces sauvages, qu’on
a élevés parmi les Européens et qui ne se frottaient jamais de ces couleurs,
ne laissaient pas d’être basanés et olivâtres comme leurs pères et mères;
tous ces sauvages ont l’air rêveur, quoiqu’ils ne pensent à rien ; ils ont aussi
le visage triste et ils paraissent être mélancoliques; ils sont naturellement
doux et compatissants, quoique très-cruels à leurs ennemis; ils prennent
assez indifféremment pour femmes leurs parentes ou des étrangères ; leurs
cousines germaines leur appartiennent de droit, et on en a vu plusieurs qui
avaient en même temps les deux sœurs ou la mère et la fille, et même leur
propre fille; ceux qui ont plusieurs femmes les voient tour à tour chacune
pendant un mois, ou un nombre de jours égal, et cela suffit pour que ces
femmes n’aient aucune jalousie ; ils pardonnent assez volontiers l’adultère
à leurs femmes, mais jamais à celui qui les a débauchées. Ils se nourrissent
de burgaux, de crabes, de tortues, de lézards, de serpents et de poissons
qu’ils assaisonnent avec du piment et de la farine de manioc a. Comme ils
sont extrêmement paresseux et accoutumés à la plus grande indépendance,
ils détestent la servitude, et on n’a jamais pu s’en servir comme on se sert
des Nègres; il n’y a rien qu’ils ne soient capables de faire pour se remettre
en liberté, et lorsqu’ils voient que cela leur est impossible, ils aiment mieux
se laisser mourir de faim et de mélancolie que de vivre pour travailler; on
s’est quelquefois servi des Arrouagues, qui sont plus doux que les Caraïbes,
mais ce n’est que pour la chasse et pour la pêche, exercices qu'ils aiment,
et auxquels ils sont accoutumés dans leur pays; et encore faut-il, si l’on
veut conserver ces esclaves sauvages, les traiter avec autant de douceur au
moins que nous traitons nos domestiques en France ; sans cela ils s’enfuient
ou périssent de mélancolie. Il en est à peu près de même des esclaves brési-
liens, quoique ce soient de tous les sauvages ceux qui paraissent être les
moins stupides, les moins mélancoliques et les moins paresseux; cependant
on peut en les traitant avec bonté les engager à tout faire, si ce n’est de
travailler à la terrre, parce qu’ils s’imaginent que la culture de la terre est
ce qui caractérise l’esclavage.
Les femmes sauvages sont toutes plus petites que les hommes; celles des
Caraïbes sont grasses et assez bien faites; elles ont les yeux et les cheveux
noirs, le tour du visage rond, la bouche petite, les dents fort blanches, l’air
plus gai, plus riant et plus ouvert que les hommes: elles ont cependant de
la modestie et sont assez réservées ; elles se barbouillent de rocou , mais
elles ne se font pas des raies noires sur le visage et sur le corps comme les
a. Voyez l’Histoire générale des Antilles, par le P. du Tertre, t. II, page 4S3 jusqu’à 48?.
Voyez aussi les Nouveaux voyages aux îles. Paris , 1722.
204 VARIÉTÉS DANS L’ESPÈCE HUMAINE.
hommes ; elles ne portent qu’un petit tablier de huit ou dix pouces de lar-
geur sur cinq à six pouces de hauteur ; ce tablier est ordinairement de toile
de coton couverte de petits grains de verre; ils ont cette toile et cette rassade
des Européens, qui en font commerce avec eux. Ces femmes portent aussi
plusieurs colliers de rassade qui leur environnent le cou et descendent sur
leur sein ; elles ont des bracelets de même espèce aux poignets et au-dessus
des coudes, et des pendants d’oreilles de pierre bleue ou de grains de verre
enfdés : un dernier ornement qui leur est particulier, et que les hommes
n’ont jamais, c’est une espèce de brodequins de toile de coton, garnis de
rassade, qui prend depuis la cheville du pied jusqu’au-dessus du gras de
la jambe ; dès que les filles ont atteint l’âge de puberté on leur donne un
tablier, et on leur fait en même temps des brodequins aux jambes qu'elles
ne peuvent jamais ôter; ils sont si serrés qu’ils ne peuvent ni monter ni
descendre, et comme ils empêchent le bas de la jambe de grossir, les mol-
lets deviennent beaucoup plus gros et plus fermes qu’ils ne le seraient
naturellement a.
Les peuples qui habitent actuellement le Mexique et la Nouvelle-Espagne
sont si mêlés, qu’à peine trouve-t-on deux visages qui soient de la même
couleur ; il y a dans la ville de Mexico des blancs d’Europe, des Indiens du
nord et du sud de l’Amérique, des Nègres d’Afrique, des mulâtres, des
métis, en sorte qu’on y voit des hommes de toutes les nuances de couleur
qui peuvent être entre le blanc et le noir b. Les naturels du pays sont fort
bruns et de couleur d’olive, bien faits et dispos ; ils ont peu de poil, même
aux sourcils, ils ont cependant tous les cheveux fort longs et fort noirs c.
Selon àVafer, les habitants de l’isthme de l’Amérique sont ordinairement
de bonne taille et d’une jolie tournure ; ils ont la jambe fine, les bras bien
faits, la poitrine large, ils sont actifs et légers à la course; les femmes sont
petites et ramassées, et n’ont pas la vivacité des hommes, quoique les jeunes
aient de l’embonpoint, la taille jolie et l’œil vif : les uns et les autres ont le
visage rond , le nez gros et court , les yeux grands , et pour la plupart gris ,
pétillants et pleins de feu, surtout dans la jeunesse, le front élevé, les dents
blanches et bien rangées, les lèvres minces, la bouche d’une grandeur
médiocre, et en gros tous les traits assez réguliers. Ils ont aussi tous , hotr,-
mes et femmes, les cheveux noirs, longs, plats et rudes, et les hommes
auraient de la barbe s’ils ne se la faisaient arracher; ils ont le teint basané,
de couleur de cuivre jaune ou d’orange , et les sourcils noirs comme du
jais.
Ces peuples que nous venons de décrire ne sont pas les seuls habitants
naturels de l’Isthme; on trouve parmi eux des hommes tout différents; et
а. Voyez les Nouveaux voyages aux îles , t. II , page 8 et suiv.
б. Voyez les Lettres édifiantes. Recueil XI , page 119
c. Voyez les Voyages de Corëal , t. I , page 116.
VARIÉTÉS DANS L’ESPÈCE HUMAINE.
205
quoiqu’ils soient en très-petit nombre, ils méritent d'être remarqués : ces
hommes sont blancs, mais ce blanc n’est pas celui des Européens, c’est
plutôt un blanc de lait qui approche beaucoup de la couleur du poil d’un
cheval blanc; leur peau est aussi toute couverte, plus ou moins, d’une
espèce de duvet court et blanchâtre, mais qui n’est pas si épais sur les joues
et sur le front, qu’on ne puisse aisément distinguer la peau; leurs sourcils
sont d’un blanc de lait, aussi bien que leurs cheveux, qui sont très-beaux,
de la longueur de sept à huit pouces et à demi frisés. Ces Indiens, hommes
et femmes, ne sont pas si grands que les autres, et ce qu'ils ont encore de
très-singulier, c’est que leurs paupières sont d'une figure oblongue, ou plu-
tôt en forme de croissant dont les pointes tournent en bas ; ils ont les yeux
si faibles qu’ils ne voient presque pas en plein jour; ils ne peuvent sup-
porter la lumière du soleil, et ne voient bien qu’à celle de la lune : ils sont
d’une complexion fort délicate en comparaison des autres Indiens; ils crai-
gnent les exercices pénibles; ils dorment pendant le jour et ne sortent que
la nuit; et lorsque la lune luit, ils courent dans les endroits les plus som-
bres des forêts aussi vite que les autres le peuvent faire de jour, à cela près
qu’ils ne sont ni aussi robustes ni aussi vigoureux. Au reste, ces hommes
ne forment pas une race particulière et distincte, mais il arrive quelquefois
qu’un père et une mère qui sont tous deux couleur de cuivre jaune ont un
enfant tel que nous venons de le décrire. Wafer, qui rapporte ces faits , dit
qu’il a vu lui-même un de ces enfants qui n’avait pas encore un an a.
Si cela est, cette couleur et cette habitude singulière du corps de ces
Indiens blancs ne seraient qu’une espèce de maladie qu’ils tiendraient de
leurs pères et mères ; mais en supposant que ce dernier fait ne fut pas bien
avéré, c’est-à-dire qu’au lieu de venir des Indiens jaunes ils fissent une race
à part, alors ils ressembleraient aux Chacrelas de Java, et aux Bedas .de
Ceylan, dont nous c.vons parlé ; ou si ce fait est bien vrai , et que ces blancs
naissent en effet de pères et mères couleur de cuivre, on pourra croire que
les Chacrelas et les Bedas viennent aussi de pères et mères basanés, et que
tous ces hommes blancs qu’on trouve à de si grandes distances les uns des
autres sont des individus qui ont dégénéré de leur race par quelque cause
accidentelle 1 .
J’avoue que cette dernière opinion me paraît la plus vraisemblable, et
que si les voyageurs nous eussent donné des descriptions aussi exactes des
Bedas et des Chacrelas que Wafer l’a fait des Dariens , nous eussions peut-
être reconnu qu’ils ne pouvaient pas, plus que ceux-ci, être d’origine euro-
péenne. Ce qui me paraît appuyer beaucoup cette manière de penser, c’est
que parmi les Nègres il naît aussi des blancs de pères et mères noirs ; on
a. Voyez les Voyages de Dampier, t. IV, page 252.
1. Et c’est, en effet, là ce qui est : ces individus dégénérés sont des albinos. (Voyez la note
de la page 152. )
306 VARIÉTÉS DANS L’ESPÈCE HUMAINE.
trouve la description de deux de ces Nègres blancs dans l’histoire de l’Aca-
démie ; j’ai vu moi-même l’un des deux , et on assure qu'il s’en trouve un
assez grand nombre en Afrique parmi les autres Nègres Ce que j’en ai vu,
indépendamment de ce qu’en disent les voyageurs, ne me laisse aucun doute
sur leur origine; ces nègres blancs sont des nègres dégénérés de leur race,
ce ne sont pas une espèce d’hommes particulière et constante , ce sont des
individus singuliers qui ne font qu’une variété accidentelle : en un mot,
ils sont parmi les Nègres ce que Wafer dit que nos Indiens blancs sont
parmi les Indiens jaunes, et ce que sont apparemment les Chacrelas et les
Bedas parmi les Indiens bruns : ce qu’il y a de plus singulier, c’est que
cette variation de la nature ne se trouve que du noir au blanc, et non pas
du blanc au noir, car elle arrive chez les Nègres, chez les Indiens les plus
bruns, et aussi chez les Indiens les plus jaunes, c’est-à-dire dans toutes les
races d’hommes qui sont les plus éloignées du blanc, et il n’arrive jamais
chez les blancs qu’il naisse des individus noirs; une autre singularité, c’est
que tous ces peuples des Indes orientales, de l’Afrique et de l’Amérique,
chez lesquels on trouve ces hommes blancs, sont tous sous la même lati-
tude : l’isthme de Darien, le pays des Nègres et Ceylan sont absolument sous
le même parallèle. Le blanc paraît donc être la couleur primitive de la
nature, que le climat, la nourriture et les mœurs altèrent et changent,
même jusqu’au jaune, au brun ou au noir, et qui reparaît dans de certaines
circonstances, mais avec une si grande altération qu’il ne ressemble point
au blanc primitif, qui en effet a été dénaturé par les causes que nous venons
d’indiquer.
En tout, les deux extrêmes se rapprochent presque toujours : la nature,
aussi parfaite qu’elle peut l’être, a fait les hommes blancs , et la nature
altérée autant qu’il est possible les rend encore blancs; mais le blanc natu-
rel ou blanc de l’espèce est fort différent du blanc individuel ou accidentel;
on en voit des exemples dans les plantes aussi bien que dans les hommes et
les animaux : la rose blanche, la giroflée blanche , etc., sont bien diffé-
rentes, même pour le blanc, des roses ou des giroflées rouges, qui dans
l'automne deviennent blanches, lorsqu’elles ont souffert le froid des nuits
et les petites gelées de cette saison.
Ce qui peut encore faire croire que ces hommes blancs ne sont en effet
que des individus qui ont dégénéré de leur espèce, c’est qu’ils sont tous
beaucoup moins forts et moins vigoureux que les autres, et qu’ils ont les
yeux extrêmement faibles ; on trouvera ce dernier fait moins extraordinaire,
lorsqu’on se rappellera que parmi nous les hommes qui sont d’un blond
blanc ont ordinairement les yeux faibles; j’ai aussi remarqué qu’ils avaient
souvent l’oreille dure ; et on prétend que les chiens qui sont absolument
a. Voyez la Vénus physique. Paris, 1745.
VARIÉTÉS DANS L’ESPÈCE HUMAINE. -207
blancs et sans aucune tache sont sourds ; je ne sais si cela est généralement
vrai, je puis seulement assurer que j’en ai vu plusieurs qui l’étaient en
effet.
Les Indiens du Pérou sont aussi couleur de cuivre comme ceux de
l’Isthme, surtout ceux qui habitent le bord de la mer et les terres basses,
car ceux qui demeurent dans les pays élevés, comme entre les deux chaînes
des Cordillères, sont presque aussi blancs que les Européens : les uns sont
à une lieue de hauteur au-dessus des autres, et cette différence d’élévation
sur le globe fait autant qu’une différence de mille lieues en latitude pour
la température du climat G En effet, tous les Indiens naturels de la Terre-
Ferme, qui habitent le long de la rivière des x\mazones et le continent de la
Guyane, sont basanés et de couleur rougeâtre, plus ou moins claire : la
diversité de la nuance, dit M. de la Condamine, a vraisemblablement pour
cause principale la différente température de l’air des pays qu’ils habitent,
variée depuis la plus grande chaleur de la zone torride jusqu’au froid causé
par le voisinage de la neige0. Quelques-uns de ces sauvages, comme les
Omaguas, aplatissent le visage de leurs enfants , en leur serrant la tête
entre deux planches b ; quelques autres se percent les narines, les lèvres ou
les joues, pour y passer des os de poissons, des plumes d’oiseaux et d’autres
ornements : la plupart se percent les oreilles , se les agrandissent prodi-
gieusement, et remplissent le trou du lobe d’un gros bouquet de fleurs ou
d’herbes qui leur sert 'de pendants d’oreilles c. Je ne dirai rien de ces ama-
zones dont on a tant parlé, on peut consulter à ce sujet ceux qui en ont écrit,
et après les avoir lus, ou n’y trouvera rien d’assez positif pour constater
l’existence actuelle de ces femmes d.
Quelques voyageurs font mention d’une nation dans la Guyane , dont les
hommes sont plus noirs que tous les autres Indiens : les Arras, dit Raleigh,
sont presque aussi noirs que les Nègres; ils sont fort vigoureux, et ils se
servent de flèches empoisonnées. Cet auteur parle aussi d’une autre nation
a. Voyez le Voyage de l’Amérique méridionale , en descendant la rivière des Amazones , par
M. de la Condamine. Paris , 1745 , page 49.
b. Idem, page 72.
c. Idem , page 48 et suiv.
d. Voyez le Voyage de M. de la Condamine, p. 101 jusqu’à 113 ; la Relation de la Guyane par
Walter Raleigh, t. II des Voyages de Coréal ; p. 25, la Relation du P. d'Acuna, traduite par
Gomberville. Paris , 1682, vol. I , p. 237 ; les Lettres édifiantes, Recueil X, p. 241, et Recueil XII,
p. 213 ; les Voyages de Mocquet, p. 101 jusqu’à 105 , etc.
1. « Lorsque, du niveau de la mer, on s’élève au sommet des hautes montagnes , l’on voit
« changer graduellement l’aspect du sol ;. ... des végétaux d’une espèce très-différente succèdent
« à ceux des plaines ; avec l’aspect de la végétation varient aussi les formes des animaux... ;
« tous diffèrent selon la hauteur du sol C’est ainsi que l’observateur , s’éloignant du centre
« de la terre d’une quantité qui parait infiniment petite si on la compare an rayon , se trans-
« porte, pour ainsi dire, dans un monde nouveau, et découvre plus de variations dans
« l’aspect du sol et les modifications de l’atmosphère , qu’il n’en découvrirait en passant d’une
« latitude à une autre. » ( Humboldt : Tableau pliysiq. des rég. équat., p. 37 et 39. )
208 . VARIÉTÉS DANS L’ESPÈCE HUMAINE.
d’indiens qui ont le cou si court et les épaules si élevées, que leurs yeux
paraissent être sur leurs épaules, et leur bouche dans leur poitrine cette
difformité si monstrueuse n’est sûrement pas naturelle, et il y a grande
apparence que ces sauvages qui se plaisent tant à défigurer la nature en
aplatissant, en arrondissant, en allongeant la tête de leurs enfants, auront
aussi imaginé de leur faire rentrer le cou dans les épaules; il ne faut pour
donner naissance à toutes ces bizarreries que l’idée de se rendre, par ces
difformités, plus effroyables et plus terribles à leurs ennemis. Les Scythes,
autrefois aussi sauvages que le sont aujourd’hui les Américains , avaient
apparemment les mêmes idées qu’ils réalisaient de la même façon ; et c’est
ce qui a sans doute donné lieu à ce que les anciens ont écrit au sujet des
hommes acéphales, cynocéphales, etc.
Les sauvages du Brésil sont à peu près de la taille des Européens, mais
plus forts, plus robustes et plus dispos ; ils ne sont pas sujets à autant de
maladies , et ils vivent communément plus longtemps; leurs cheveux, qui
sont noirs, blanchissent rarement dans la vieillesse ; ils sont basanés, et
d’une couleur brune qui tire un peu sur le rouge; ils ont la tête grosse, les
épaules larges et les cheveux longs; ils s’arrachent la barbe, le poil du
corps, et même les sourcils et les cils, ce qui leur donne un regard extra-
ordinaire et farouche ; ils se percent la lèvre de dessous pour y passer un
petit os poli comme de l’ivoire, ou une pierre verte assez grosse; les mères
écrasent le nez de leurs enfants peu de temps après la naissance; ils vont
tous absolument nus, et se peignent le corps de différentes couleurs 6. Ceux
qui habitent dans les terres voisines des côtes de la mer se sont un peu civi-
lisés par le commerce volontaire ou forcé qu’ils ont avec les Portugais; mais
ceux de l’intérieur des terres sont encore, pour la plupart, absolument
sauvages; ce n’est pas même par la force, et en voulant les réduire à un
dur esclavage, qu’on vient à bout de les policer; les Missions ont formé
plus d’hommes dans ces nations barbares que les armées victorieuses des
princes qui les ont subjuguées. Le Paraguay n’a été conquis que de cette
façon; la douceur, le bon exemple, la charité et l’exercice de la vertu,
constamment pratiqués par les missionnaires, ont touché ces sauvages, et
vaincu leur défiance et leur férocité; ils sont venus souvent d’eux-mêmes
demander à connaître la loi qui rendait les hommes si parfaits; ils se
sont soumis à cette loi et réunis en société : rien ne fait plus d’honneur à la
religion que d’avoir civilisé ces nations et jeté les fondements d’un empire,
sans autres armes que celles de la vertu .
a. Voyez le second tome des. Voyages de Coréal, p. 58 et 59.
b. Voyez le Voyage fait au Brésil, par Jean de Léry, Paris, 1578 , p. 108; le Voyage de
Coréal, t. I, p. 163 et suiv.; les Mémoires pour servir à l’histoire des Indes , 1702, p. 2S7 ;
F Histoire des Indes de Maffée. Paris, 1665 , p. 71 ; la seconde partie des Voyages de Pyrard,
t. II , p. 337 ; les Lettres édifiantes , Recueil XV, p. 351 , etc.
VARIÉTÉS DANS L'ESPÈCE HUMAINE. 209
Les habitants de cette contrée du Paraguay ont communément la taille
assez belle et assez élevée ; ils ont le visage un peu long et la couleur oli-
vâtre a. Il règne quelquefois parmi eux une maladie extraordinaire ; c’est
une espèce de lèpre qui leur couvre tout le corps, et y forme une croûte
semblable à des écailles de poisson; cette incommodité ne leur cause aucune
douleur, ni même aucun autre dérangement dans la santé b.
Les Indiens du Chili sont, au rapport de M. Frezier, d’une couleur basa-
née qui tire un peu sur celle du cuivre rouge, comme celle des Indiens du
Pérou ; cette couleur est différente de celle des mulâtres : comme ils vien-
nent d’un blanc et d’une négresse, ou d’une blanche et d’un nègre, leur
couleur est brune, c’est-à-dire mêlée de blanc et de noir, au lieu que dans
tout le continent de l’Amérique méridionale les Indiens sont jaunes, ou
plutôt rougeâtres. Les habitants du Chili sont de bonne taille : ils ont les
membres gros, la poitrine large, le visage peu agréable et sans barbe 1 , les
yeux petits, les oreilles longues , les cheveux noirs, plats et gros comme du
crin; ils s’allongent les oreilles, et ils s’arrachent la barbe avec des pinces
faites de coquilles; la plupart vont nus, quoique le climat soit froid; ils
portent seulement sur leurs épaules quelques peaux d’animaux. C’est à
l’extrémité du Chili, vers les terres Magellaniques , que se trouve, à ce
qu’on prétend, une race d’hommes dont la taille est gigantesque; M. Frezier
dit avoir appris de plusieurs Espagnols qui avaient vu quelques-uns de ces
hommes, qu’ils avaient quatre varres de hauteur, c’est-à-dire neuf ou dix
pieds; selon lui, ces géants, appelés Patagons2, habitent le côté de l’est de la
côte déserte dont les anciennes relations ont parlé, qu’on a ensuite traitées
de fables, parce que l’on a vu au détroit de Magellan des Indiens dont la
taille ne surpassait pas celle des autres hommes. C’est, dit-il, ce qui a pu
tromper Froger dans sa relation du voyage de M. de Gennes ; car quelques
vaisseaux ont vu en même temps les uns et les autres : en 1709 les gens du
vaisseau le Jacques, de Saint-Malo, virent sept de ces géants dans la baie
Grégoire, et ceux du vaisseau le Saint-Pierre , de Marseille , en virent six ,
dont ils s’approchèrent pour leur offrir du pain, du vin et de l’eau-de-vie,
qu’ils refusèrent, quoiqu’ils eussent donné à ces matelots quelques flèches,
et qu’ils les eussent aidés à échouer le canot du navire c . Au reste, comme
a. Voyez les Voyages de Coréal, 1. 1, p. 240 et 259 ; les Lettres édifiantes. Recueil XI, p. 391 ;
Recueil XII, p. 6.
b. Voyez les Lettres édifiantes , Recueil XXV, p. 122.
c. Voyez le Voyage de M. Frezier. Paris , 1732 , p. 75 et suiv.
1. La barbe des Américains, dit M. Aie. D’Orbigny, est rare, lisse, noire, et pousse très-tard.
( L’homme américain , 1. 1 , p. 245. )
2. « La taille moyenne des Patagons ne s’élève pas au-dessus de cinq pieds quatre pouces,
« et nous n’en avons pas trouvé un seul qui dépassât cinq pieds onze pouces. Les femmes
« sont à proportion aussi grandes et surtout aussi fortes que les hommes. » ( Voyez M. Aie.
D'Orbigny : L’homme américain , t. II, p. 69.
il.
210 VARIÉTÉS DANS L’ESPÈCE HUMAINE.
M. Frezier ne dit pas avoir vu lui-même aucun de ces géants, et que les
relations qui en parlent sont remplies d’exagérations sur d’autres choses,
on peut encore douter qu’il existe en effet une race d’hommes toute com-
posée de géants, surtout lorsqu’on leur supposera dix pieds de hauteur;
car le volume du corps d’un tel homme serait huit fois plus considérable
que celui d’un homme ordinaire ; il semble que la hauteur ordinaire des
hommes étant de cinq pieds, les limites ne s’étendent guère qu’à un pied
au-dessus et au-dessous ; un homme de six pieds est en effet un très-
grand homme, et un homme de quatre pieds est très-petit ; les géants et
les nains qui sont au-dessus et au-dessous de ces termes de grandeur doi-
vent être regardés comme des variétés individuelles et accidentelles, et
non pas comme des différences permanentes qui produiraient des races
constantes.
A reste, si ces géants des terres Magellaniques existent, ils sont en fort
petit nombre , car les habitants des terres du détroit et des îles voisines
sont des sauvages d’une taille médiocre; ils sont de couleur olivâtre, ils
ont la poitrine large, le corps assez carré, les membres gros, les cheveux
noirs et plats “; en un mot, ils ressemblent par la taille à tous les autres
hommes, et par la couleur et les cheveux aux autres Américains.
Il n’y a donc, pour ainsi dire, dans tout le nouveau continent , qu’une
seule et même race d’hommes ‘, qui tous sont plus ou moins basanés ; et à
l’exception du nord de l’Amérique, où il se trouve des hommes semblables
aux Lapons, et aussi quelques hommes à cheveux blonds, semblables aux
Européens du Nord, tout le reste de cette vaste partie du monde ne con-
tient que des hommes parmi lesquels il n’y a presque aucune diversité , au
lieu que dans l’ancien continent nous avons trouvé une prodigieuse variété
dans les différents peuples. Il me paraît que la raison de cette uniformité
dans les hommes de l’Amérique vient de ce qu’ils vivent tous de la même
façon ; tous les Américains naturels étaient, ou sont encore, sauvages ou
presque sauvages ; les Mexicains et les Péruviens étaient si nouvellement
policés qu’ils ne doivent pas faire une exception. Quelle que soit donc
l’origine de ces nations sauvages, elle paraît leur être commune à toutes ;
tous les Américains sortent d’une même souche, et ils ont conservé jusqu’à
présent les caractères de leur race sans grande variation, parce qu'ils sont
tous demeurés sauvages, qu’ils ont tous vécu à peu près de la même façon,
que leur climat n’est pas à beaucoup près aussi inégal pour le froid et
a. Voyez le Voyage du Cap Narbrugh, second volume deCoréal, p. 231 et 284; l’Histoire
de la conquête des Moluques , par Argensola, t. I, p. 35 et 255; le Voyage de M. de Gennes, par
Froger, p. 97; le Recueil des Voyages qui ont servi à l'établissement de la Comp. de Holl., t. I,
p. 651 ; les Voyages du capitaine Wood, cinquième volume de Dampier, p. 179 , etc.
1. « La race américaine, si l’on excepte les Esquimaux, est partout la même, depuis le
« 15e degré de latitude nord jusqu’au 55e degré de latitude sud. » (Humboldt : Tab. de la nat.
1. 1 , p. 17. Traductiou de M. GalusM.j
VARIÉTÉS DANS L’ESPÈCE HUMAINE.
211
pour le chaud que celui de l’ancien continent, et qu’étant nouvellement
établis dans leur pays, les causes qui produisent des variétés n’ont pu
agir assez longtemps pour opérer des effets bien sensibles.
Chacune des raisons que je viens d’avancer mérite d’être considérée eit
particulier. Les Américains sont des peuples nouveaux : il me semble qu’on
n’en peut pas douter lorsqu’on fait attention à leur petit nombre, à leur
ignorance et au peu de progrès que les plus civilisés d’entre eux avaient
faits dans les arts; car quoique les premières relations de la découverte et
des conquêtes de Amérique nous parlent du Mexique, du Pérou, de Saint-
Domingue, etc. , comme de pays très-peuplés, et qu’elles nous disent que
les Espagnols ont eu à combattre partout des armées très-nombreuses, il
est aisé de voir que ces faits sont fort exagérés, premièrement par le peu
de monuments qui restent de la prétendue grandeur de ces peuples; secon-
dement par la nature même de leur pays qui , quoique peuplé d’Euro-
péens plus industrieux sans doute que ne l’étaient les naturels, est cepen-
dant encore sauvage, inculte, couvert de bois, et n’est d’ailleurs qu'un
groupe de montagnes inaccessibles, inhabitables, qui ne laissent par con-
séquent que de petits espaces propres à être cultivés et habités ; troisième-
ment, par la tradition même de ces peuples sur le temps qu’ils se sont
réunis en société : les Péruviens ne comptaient que douze rois, dont le
premier avait commencé à les civiliser a ; ainsi il n’y avait pas trois cents
ans qu’ils avaient cessé d’être, comme les autres, entièrement sauvages;
quatrièmement, par le petit nombre d’hommes qui ont été employés à faire
la conquête de ces vastes contrées : quelque avantage que la poudre à canon
pût leur donner, ils n’auraient jamais subjugué ces peuples, s’ils eussent été
nombreux; une preuve de ce que j’avance, c’est qu’on n’a jamais pu
conquérir le pays des Nègres ni les assujettir , quoique les effets de la
poudre fussent aussi nouveaux et aussi terribles pour eux que pour les
Américains; la facilité avec laquelle on s’est emparé de l’Amérique me
paraît prouver qu’elle était très-peu peuplée, et par conséquent nouvelle-
ment habitée.
Dans le nouveau continent la température des différents climats est bien
plus égale que dans l’ancien continent ; c’est encore par l’effet de plusieurs
causes : il fait beaucoup moins chaud sous la zone torride, en Amérique,
que sous la zone torride en Afrique ; les pays compris sous cette zone , en
Amérique , sont le Mexique , la Nouvelle-Espagne , le Pérou , la terre des
Amazones, le Brésil et la Guyane. La chaleur n’est jamais fort grande au
Mexique, à la Nouvelle-Espagne et au Pérou, parce que ces contrées sont
des terres extrêmement élevées au-dessus du niveau ordinaire de la surface
du globe ; le thermomètre, dans les grandes chaleurs, ne monte pas si haut
o. Voyez l’Histoire des Incas, par Garcilasso, etc. Paris, 1744.
212
VARIÉTÉS DANS L’ESPÈCE HUMAINE.
au Pérou qu’en France; la neige qui couvre le sommet des montagnes
refroidit l’air, et cette cause, qui n’est qu’un effet de la première, influe
beaucoup sur la température de ce climat. Aussi les habitants, au lieu d’être
noirs ou très-bruns, sont seulement basanés ; dans la terre des Amazones,
,'il y a une prodigieuse quantité d’eaux répandues, de fleuves et de forêts;
d’air y est donc extrêmement humide, et par conséquent beaucoup plus frais
i qu’il ne le serait dans un pays plus sec ; d’ailleurs on doit observer que le
vent d’est, qui souffle constamment entre les tropiques, n’arrive au Brésil,
à la terre des Amazones et à la Guyane, qu’après avoir traversé une vaste
mer sur laquelle il prend de la fraîcheur qu’il porte ensuite sur toutes les
terres orientales de l’Amérique équinoxiale ; c’est par cette raison, aussi
bien que par la quantité des eaux et des forêts et par l’abondance et la con-
tinuité des pluies, que ces parties de l’Amérique sont beaucoup plus tem-
pérées qu’elles ne le seraient en effet sans ces circonstances particulières.
Mais lorsque le vent d’est a traversé les terres basses de l’Amérique, et qu’il
arrive au Pérou , il a acquis un degré de chaleur plus considérable : aussi
ferait-il plus chaud au Pérou qu’au Brésil ou à la Guyane, si l’élévation de
cette contrée et les neiges qui s’y trouvent ne refroidissaient pas Pair et
n’ôtaient pas auvent d’est toute la chaleur qu’il peut avoir acquise en tra-
versant les terres; il lui en reste cependant assez pour influer sur la couleur
des habitants, car ceux qui par leur situation y sont le plus exposés sont
les plus jaunes, et ceux qui habitent les vallées entre les montagnes , et qui
sont à l’abri de ce vent, sont beaucoup plus blancs que les autres. D'ailleurs
ce vent, qui vient frapper contre les hautes montagnes des Cordillères , doit
se réfléchir à d’assez grandes distances dans les terres voisines de ces mon-
tagnes , et y porter la fraîcheur qu’il a prise sur les neiges qui couvrent
leurs sommets ; ces neiges elles-mêmes doivent produire des vents froids
dans les temps de leur fonte. Toutes ces causes concourant donc à rendre
le climat de la zone torride en Amérique beaucoup moins chaud, il n’est
point étonnant qu’on n’y trouve pas des hommes noirs, ni même bruns,
comme on en trouve sous la zone torride en Afrique et en Asie , où les cir-
constances sont fort différentes, comme nous le dirons tout à l’heure : soit
que l’on suppose donc que les habitants de l’Amérique soient très-ancien-
nement naturalisés dans leur pays, ou qu’ils y soient venus plus nouvelle-
ment, on ne devait pas y trouver des hommes noirs, puisque leur zone tor-
ride est un climat tempéré.
La dernière raison que j’ai donnée de ce qu’il se trouve peu de variété
dans les hommes en Amérique, c’est l’uniformité dans leur manière de
vivre ; tous étaient sauvages ou très-nouvellement civilisés, tous vivaient ou
avaient vécu de la même façon : en supposant qu’ils eussent tous une ori-
gine commune, les races s’étaient dispersées sans s’être croisées; chaque
famille faisait une nation toujours semblable à elle-même , et presque sem-
213
VARIÉTÉS DANS L’ESPÈCE HUMAINE.
blable aux autres, parce que le climat et la nourriture étaient aussi à peu
près semblables ; ils n’avaient aucun moyen de dégénérer ni de se perfec-
tionner, ils ne pouvaient donc que demeurer toujours les mêmes, et partout
à peu près les mêmes.
Quant à leur première origine, je ne doute pas, indépendamment même
des raisons théologiques, qu’elle ne soit la même que la nôtre; la ressem-
blance des sauvages de l’Amérique septentrionale avec lesTartares orientaux
doit faire soupçonner qu’ils sortent anciennement de ces peuples; les nou-
velles découvertes que les Russes ont faites, au delà du Kamtschatka, de
plusieurs terres et de plusieurs îles qui s’étendent jusqu’à la partie de l’ouest
du continent de l’Amérique, ne laisseraient aucun doute sur la possibilité
de la communication, si ces découvertes étaient bien constatées et que ces
terres fussent à peu près contiguës ; mais en supposant même qu’il y ait
des intervalles de mer assez considérables, n’est-il pas très-possible que des
hommes aient traversé ces intervalles, et qu’ils soient allés d’eux-mêmes
chercher ces nouvelles terres, ou qu’ils y aient été jetés par la tempête? Il
y a peut-être un plus grand intervalle de mer entre les îles Marianes et le
Japon qu’entre aucune des terres qui sont au delà du Kamtschatka et celle
de l’Amérique, et cependant les îles Marianes se sont trouvées peuplées
d’hommes qui ne peuvent venir que du continent oriental. Je serais donc
porté à croire que les premiers hommes qui sont venus en Amérique ont
abordé aux terres qui sont au nord-ouest de la Californie ; que le froid
excessif de ce climat les obligea à gagner les parties plus méridionales de
leur nouvelle demeure, qu’ils se fixèrent d’abord au Mexique et au Pérou,
d’où ils se sont ensuite répandus dans toutes les parties de l’Amérique sep-
tentrionale et méridionale; car le Mexique et le Pérou peuvent être regardés
comme les terres les plus anciennes de ce continent , et les plus ancienne-
ment peuplées, puisqu’elles sont les plus élevées et les seules où l’on ait
trouvé des hommes réunis en société. On peut aussi présumer avec une très-
grande vraisemblance que les habitants du nord de l’Amérique au détroit
de Davis, et des parties septentrionales de la terre de Labrador, sont venus
du Groenland, qui n’est séparé de l’Amérique que par la largeur de ce
détroit , qui n’est pas fort considérable; car, comme nous l’avons dit, ces
sauvages du détroit de Davis et ceux du Groenland se ressemblent parfaite-
ment; et quant à la manière dont le Groenland aura été peuplé, on peut
croire, avec tout autant de vraisemblance, que les Lapons y auront passé
depuis le cap Nord, qui n’en est éloigné que d’environ cent cinquante lieues;
et d’ailleurs comme l'île d’Islande est presque contiguë au Groenland, que
cette île n’est pas éloignée des Orcades septentrionales , qu’elle a été très-
anciennement habitée et même fréquentée des peuples de l’Europe , que les
Danois avaient même fait des établissements et formé des colonies dans le
Groenland, il ne serait pas étonnant qu’on trouvât dans ce pays des hommes
214
VARIÉTÉS DANS L’ESPÈCE HUMAINE.
blancs et à cheveux blonds, qui tireraient leur origine de ces Danois; et il y
a quelque apparence que les hommes blancs qu’on trouve aussi au détroit
de Davis viennent de ces blancs d’Europe qui se sont établis dans les terres
du Groenland, d'où ils auront aisément passé en Amérique, en traversant le
petit intervalle de mer qui forme le détroit de Davis. 0
Autant il y a d’uniformité dans la couleur et dans la forme des habitants
naturels de l’Amérique , autant on trouve de variété dans les peuples de
l’Afrique : cette partie du monde est très -anciennement et très -abon-
damment peuplée ; le climat y est brûlant, et cependant d’une température
très-inégale suivant les différentes contrées ; et les mœurs des différents
peuples sont aussi toutes différentes , comme on a pu le remarquer par
les descriptions que nous en avons données. Toutes ces causes ont donc
concouru pour produire en Afrique une variété dans les hommes plus
grande que partout ailleurs; car en examinant d’abord la différence de
la température des contrées africaines , nous trouverons que la chaleur
n’étant pas excessive en Barbarie et dans toute l’étendue des terres voi-
sines de la mer Méditerranée, les hommes y sont blancs et seulement
un peu basanés; toute cette terre de la Barbarie est rafraîchie , d’un côté
par l’air de la mer Méditerranée , et de l’autre par les neiges du mont
Atlas; elle est d’ailleurs située dans la zone tempérée en deçà du tropique :
aussi tous les peuples qui sont depuis l’Égypte jusqu’aux îles Canaries
sont seulement un peu plus ou un peu moins basanés. Au delà du tro-
pique , et de l’autre côté du mont Atlas , la chaleur devient beaucoup
plus grande et les hommes sont très-bruns, mais ils ne sont pas encore
noirs; ensuite, au 17e ou 18e degré de latitude nord, on trouve le Sénégal
et la Nubie, dont les habitants sont tout à fait noirs, aussi la chaleur y
est-elle excessive; on sait qu’au Sénégal elle est si grande que la liqueur
du thermomètre monte jusqu’à 38 degrés, tandis qu’en France elle ne monte
que très-rarement à 30 degrés, et qu’au Pérou, quoique situé sous la zone
torride, elle est presque toujours au même degré, et ne s’élève presque
jamais au-dessus de 25 degrés. Nous n’avons pas d’observations faites avec
le thermomètre en Nubie, mais tous les voyageurs s’accordent à dire que
la chaleur y est excessive : les déserts sablonneux qui sont entre la haute
Égypte et la Nubie échauffent l’air au point que lèvent du nord des Nubiens
doit être un vent brûlant; d’autre côté, le vent d’est qui règne le plus ordi-
nairement entre les tropiques n’arrive en Nubie qu’ après avoir parcouru
les terres de l’Arabie, sur lesquelles il prend une chaleur que le petit inter-
valle de la mer Rouge ne peut guère tempérer; on ne doit donc pas être
surpris d’y trouver les hommes tout à fait noirs ; cependant ils doivent l’être
encore plus au Sénégal, car le vent d’est ne peut y arriver qu’ après avoir
parcouru toutes les terres de l’Afrique dans leur plus grande largeur, ce qui
doit le rendre d’une chaleur insoutenable. Si l’on prend donc en général
VARIÉTÉS DANS L’ESPÈCE HUMAINE.
"215
toute la partie de l’Afrique qui est comprise entre les tropiques où le vent
d’est souffle plus constamment qu’aucun autre , on concevra aisément que
toutes les côtes occidentales de cette partie du monde doivent éprouver et
éprouvent en effet une chaleur bien plus grande que les côtes orientales,
parce que le vent d’est arrive sur les côtes orientales avec la fraîcheur
qu’il a prise en parcourant une vaste mer, au lieu qu’il prend une ardeur
brûlante en traversant les terres de l’Afrique avant que d’arriver aux
côtes occidentales de cette partie du monde : aussi les côtes du Sénégal, de
Sierra-Léona, de la Guinée, en un mot, toutes les terres occidentales de
l’Afrique qui sont situées sous la zone torride sont les climats les plus
chauds de la terre, et il ne fait pas à beaucoup près aussi chaud sur les côtes
orientales de l’Afrique, comme à Mozambique, àMombaze, etc. Je ne doute
donc pas que ce ne soit par cette raison qu’on trouve les vrais Nègres, c’est-
à-dire les plus noirs de tous les Noirs, dans les terres occidentales de
l’Afrique, et qu’au contraire on trouve les Cafres, c’est-à-dire des Noirs
moins noirs, dans les terres orientales : la différence marquée qui est entre
ces deux espèces de Noirs vient de celle de la chaleur de leur climat , qui
n’est que très-grande dans la partie de l'orient, mais excessive dans celle de
l’occident en Afrique. Au delà du tropique du côté du sud la chaleur est
considérablement diminuée, d’abord par la hauteur de la latitude, et aussi
parce que la pointe de l’Afrique se rétrécit, et que cette pointe de terre étant
environnée de la mer de tous côtés, l’air doit y être beaucoup plus tempéré
qu’il ne le serait dans le milieu d’un continent : aussi les hommes de cette
contrée commencent à blanchir, et sont même naturellement plus blancs
que noirs, comme nous l’avons dit ci-dessus. Rien ne me paraît prouver plus
clairement que le climat est la principale cause de la variété dans l’espèce
humaine que cette couleur des Hottentots, dont la noirceur ne peut avoir
été affaiblie que par la température du climat; et si l’on joint à cette preuve
toutes celles qu’on doit tirer des convenances que je viens d’exposer, il me
semble qu’on n’en pourra plus douter.
Si nous examinons tous les autres peuples qui sont sous la zone torride
au delà de l’Afrique , nous nous confirmerons encore plus dans cette opi-
nion : les habitants des Maldives, de Ceylan, de la pointe de la presqu’île de
l’Imle, de Sumatra, de Malaca, de Bornéo, de Célèbes, des Philippines, etc.,
sont tous extrêmement bruns, sans être absolument noirs, parce que toutes
ces terres sont des îles ou des presqu’îles; la mer tempère dans ces climats
l’ardeur de l’air, qui d’ailleurs ne peut jamais être aussi grande que dans
l’intérieur ou sur les côtes occidentales de l’Afrique , parce que le vent d’est
ou d’ouest qui règne alternativement dans cette partie du globe n’arrive sur
ces terres de l’archipel Indien qu’après avoir passé sur des mers d’une très-
vaste étendue. Toutes ces îles ne sont donc peuplées que d’hommes bruns,
parce que la chaleur n’y est pas excessive ; mais dans la Nouvelle- Guinée,
216
VARIÉTÉS DANS L’ESPÈCE HUMAINE.
ou terre des Papous ’, on retrouve des hommes noirs et qui paraissent être
de vrais Nègres par les descriptions des voyageurs, parce que ces terres
forment un continent du côté de l’est, et que le vent qui traverse ces terres
est beaucoup plus ardent que celui qui règne dans l’océan Indien. Dans la
Nouvelle-Hollande, où l’ardeur du climat n’est pas si grande parce que cette
terre commence à s’éloigner de l’équateur, on retrouve des peuples moins
noirs et assez semblables aux Hottentots ; ces Nègres et ces Hottentots, que
l’on trouve sous la même latitude, à une si grande distance des autres Nègres
et des autres Hottentots, ne prouvent-ils pas que leur couleur ne dépend
que de l’ardeur du climat2? car on ne peut pas soupçonner qu’il y ait jamais
eu de communication de l’Afrique à ce continent austral , et cependant on y
retrouve les mêmes espèces d’hommes, parce qu’on y trouve les circon-
stances qui peuvent occasionner les mêmes degrés de chaleur. Un exemple
pris des animaux pourra confirmer encore tout ce que je viens de dire : on
a observé qu’en Dauphiné tous les cochons sont noirs, et qu’au contraire
de l’autre côté du Rhône en Yivarais , où il fait plus froid qu’en Dauphiné ,
tous les cochons sont blancs ; il n’y a pas d’apparence que les habitants de
ces deux provinces se soient accordés pour n’élever les uns que des cochons
noirs, et les autres des cochons blancs, et il me semble que cette différence
ne peut venir que de celle de la température du climat, combinée peut-être
avec celle de la nourriture de ces animaux.
Les Noirs qu’on a trouvés, mais en fort petit nombre , aux Philippines et
dans quelques autres îles de l’océan Indien , viennent apparemment de ces
Papous ou Nègres de la Nouvelle-Guinée , que les Européens ne connaissent
que depuis environ cinquante ans. Dampier découvrit en 1700 la partie la
plus orientale de cette terre , à laquelle il donna le nom de Nouvelle-Bre-
tagne, maison ignore encore l’étendue de cette contrée ; on sait seulement
qu’elle n’est pas fort peuplée dans les parties qu’on a reconnues.
On ne trouve donc des Nègres que dans les climats de la terre où toutes
les circonstances sont réunies pour produire une chaleur constante et tou-
jours excessive; cette chaleur est si nécessaire, non-seulement à la produc-
tion, mais même à la conservation des Nègres, qu’on a observé dans nos
îles où la chaleur, quoique très-forte, n’est pas comparable à celle du Séné-
gal, que les enfants nouVeau-nés des Nègres sont si susceptibles des impres-
sions de l’air, que l’on est obligé de les tenir pendant les neuf premiers jours
après leur naissance dans des chambres bien fermées et bien chaudes; si
l’on ne prend pas ces précautions et qu’on les expose à l’air au moment de
leur naissance, il leur survient une convulsion à la mâchoire qui les empêche
de prendre de la nourriture, et qui les fait mourir. M. Littré, qui fit en 1702
la dissection d’un Nègre , observa que le bout du gland , qui n’était pas cou-
1. Voyez la note 1 de la page 156.
2. Voyez la note 1 de la page 194.
217
VARIÉTÉS DANS L’ESPÈCE HUMAINE.
vert du prépuce , était noir comme toute la peau , et que le reste, qui était
couvert, était parfaitement blanc a : cette observation prouve que l’action de
l’air est nécessaire pour produire la noirceur de la peau des Nègres ; leurs
enfants naissent blancs, ou plutôt rouges, comme ceux des autres hommes,
mais deux ou trois jours après qu’ils sont nés la couleur change, ils parais-
sent d’un jaune basané qui se brunit peu à peu, et au septième ou huitième
jour ils sont déjà tout noirs. On sait que deux ou trois jours après la nais-
sance tous les enfants ont une espèce de jaunisse : cette jaunisse dans les
blancs n’a qu’un effet passager, et ne laisse à la peau aucune impression ;
dans les Nègres, au contraire, elle donne à la peau une couleur ineffaçable,
et qui noircit toujours de plus en plus. M. Kolbe dit avoir remarqué que les
enfants des Hottentots, qui naissent blancs comme ceux d’Europe, deve-
naient olivâtres par l’effet de cette jaunisse qui se répand dans toute la peau
trois ou quatre jours après la naissance de l’enfant, et qui dans la suite ne
disparaît plus. Cependant cette jaunisse et l’impression actuelle de l’air ne
me paraissent être que des causes occasionnelles de la noirceur, et non pas
la cause première; car on remarque que les enfants des Nègres ont, dans le
moment même de leur naissance, du noir à la racine des ongles et aux parties
génitales : l’action de l’air et la jaunisse serviront , si l’on veut, à étendre
celte couleur, mais il est certain que le germe de la noirceur est commu-
niqué aux enfants par les pères et mères, qu’en quelque pays qu’un Nègre
vienne au monde il sera noir comme s’il était né dans son propre pays, et
que s’il y a quelque différence dès la première génération, elle est si insen-
sible qu’on ne s’en est pas aperçu. Cependant cela ne suffit pas pour qu’on
soit en droit d’assurer qu’après un certain nombre de générations cette cou-
leur ne changerait pas sensiblement; il y a au contraire toutes les raisons
du monde pour présumer que, comme elle ne vient originairement que de
l’ardeur du climat et de l’action longtemps continuée de la chaleur, elle
s’effacerait peu à peu par la température d’un climat froid , et que par
conséquent si l’on transportait des Nègres'dans une province du Nord, leurs
descendants à la huitième, dixième ou douzième génération, seraient beau-
coup moins noirs que leurs ancêtres, et peut-être aussi blancs que les peu-
ples originaires du climat froid où ils habiteraient f.
Les anatomistes ont cherché dans quelle partie de la peau résidait la cou-
leur noire des Nègres : les uns prétendent que ce n’est ni dans le corps de
la peau ni dans l’épiderme, mais dans la membrane réticulaire qui se
trouve entre l’épiderme et la peau 6 ; que cette membrane lavée et tenue
dans l’eau tiède pendant fort longtemps ne change pas de couleur et reste
toujours noire, au lieu que la peau et la surpeau paraissent être à peu près
a. Voyez l’Histoire de l’Académie des Sciences , année 1702, p. 32.
b. Voyez Y Histoire de l’Académie des Sciences , année 1702, p. 32.
1. Voyez la note 2 de la page 195.
218
VARIÉTÉS DANS L’ESPÈCE HUMAINE.
aussi blanches que celles des autres hommes1. Le docteur Towns, et quel-
ques autres, ont prétendu que le sang des Nègres était beaucoup plus noir
que celui des Blancs; je n’ai pas été à portée de vérifier ce fait, que je
serais assez porté à croire, car j’ai remarqué que les hommes, parmi nous,
qui ont le teint basané, jaunâtre et brun, ont le sang plus noir que les autres,
et ces auteurs prétendent que la couleur des Nègres vient de celle de leur
sang a. M. Barrère2, qui paraît avoir examiné la chose de plus près qu’au-
cun autre b, dit, aussi bien que M. Winslow c, que l’épiderme des Nègres
est noir, et que s’il a paru blanc à ceux qui l’ont examiné, c’est parce qu'il
est extrêmement mince et transparent , mais qu’il est réellement aussi noir
que de la corne noire qu’on aurait réduite à une aussi petite épaisseur :
ils assurent aussi que la peau des Nègres est d’un rouge brun approchant
du noir; cette couleur de l’épiderme et de la peau des Nègres est produite,
selon M. Barrère, par la bile, qui dans les Nègres n’est pas jaune, mais
toujours noire comme de l’encre, comme il croit s’en être assuré sur plu-
sieurs cadavres de Nègres qu’il a eu occasion de disséquer à Cayenne : la
bile teint en effet la peau des hommes blancs en jaune lorsqu’elle se répand,
et il y a apparence que, si elle était noire, elle la teindrait en noir; mais dès
que l’épanchement de bile cesse, la peau reprend sa blancheur naturelle :
il faudrait donc supposer que la bile est toujours répandue dans les Nègres,
ou bien que, comme le dit M. Barrère, elle fût si abondante qu’elle se
séparât naturellement dans l’épiderme en assez grande quantité pour lui
donner cette couleur noire. Au reste, il est probable que la bile et le sang
sont plus bruns dans les Nègres que dans les Blancs , comme la peau est
aussi plus noire; mais l’un de ces faits ne peut pas servir à expliquer la
cause de l’autre, car si l’on prétend que c’est le sang ou la bile qui, par leur
noirceur, donnent cette couleur à la peau, alors au lieu de demander pour-
quoi les Nègres ont la peau noire, on demandera pourquoi ils ont la bile
ou le sang noir; ce n’est donc qu’éloigner la question, au lieu de la résoudre.
a. Voyez l’Écrit du docteur Towns , adressé à la Société royale de Londres.
b. Voyez la Dissertation sur la couleur des nègres , par M. Barrère. Paris , 1741.
c. Voyez Exposition anatomique du corps humain , par M. Winslow, p. 489.
1. J’ai trouvé dans la peau du Nègre et de l’Américain, entre l’épiderme et le derme , une
couche de matière sécrétée ou pigmentale, noire dans le Nègre, rouge ou plutôt couleur de
cuivre dans l’Américain, Cette couche pigmentale , siège de la couleur dans les races humaines
colorées , manque dans l’homme de race blanche , et cependant telle est ici l’unité profonde des
caractères que j’ai retrouvé jusque dans l’homme de race blanche un germe de la couche pig-
mentale. Le mamelon de l’homme blanc est coloré , et il doit sa couleur à une couche pigmen-
tale, toute semblable à la couche pigmentale de l’Américain et du Nègre. Voyez mes Recherches
sur la structure comparée de la peau dans les diverses races humaines. (Compte-rendu des
séan. de l’Acad. des Sci. , t. XVII , p. 335. )
2. Pierre Barrère, médecin et naturaliste ( déjà cité , p. 322 du Ier volume, pour sa Disserta-
tion sur l’origine des pierres figurées , comme il l’est ici pour sa Dissertation sur la couleur des
nègres. ) Il avait séjourné pendant trois années à Cayenne et à la Guyane. Mort en 1755
VARIÉTÉS DANS L’ESPÈCE HUMAINE.
219
Pour moi, j’avoue qu’il m’a toujours paru que la même cause qui nous bru-
nit lorsque nous nous exposons au grand air et aux ardeurs du soleil , cette
cause qui fait que les Espagnols sont plus bruns que les Français, et les
Maures plus que les Espagnols, fait aussi que les Nègres le sont plus que les
Maures : d’ailleurs nous ne voulons pas chercher ici comment cette cause
agit, mais seulement nous assurer qu’elle agit, et que ses effets sont d’au-
tant plus grands et plus sensibles qu’elle agit plus fortement et plus long-
temps.
La chaleur du climat est la principale cause de la couleur noire 1 : lors-
que cette chaleur est excessive, comme au Sénégal et en Guinée, les hommes
sont tout à fait noirs ; lorsqu’elle est un peu moins forte , comme sur les
côtes orientales de l’Afrique, les hommes sont moins noirs; lorsqu’elle com-
mence à devenir un peu plus tempérée, comme en Barbarie, au Mogol , en
Arabie, etc., les hommes ne sont que bruns; et enfin lorsqu'elle est tout à
fait tempérée, comme en Europe et en Asie, les hommes sont blancs; on y
remarque seulement quelques variétés qui ne viennent que de la manière
de vivre; par exemple, tous les Tartares sont basanés, tandis que les peuples
d’Europe qui sont sous la même latitude sont blancs. On doit, ce me semble,
attribuer cette différence à ce que les Tartares sont toujours exposés à l'air,
qu’ils n’ont ni villes ni demeures fixes, qu’ils couchent sur la terre, qu’ils
vivent d’une manière dure et sauvage : cela seul suffit pour qu’ils soient
moins blancs que les peuples de l’Europe auxquels il ne manque rien de tout
ce qui peut rendre la vie douce. Pourquoi les Chinois sont-ils plus blancs
que les Tartares, auxquels ils ressemblent d’ailleurs par tous les traits du
visage? c’est parce qu’ils habitent dans des villes, parce qu’ils sont policés ,
parce qu’ils ont tous les moyens de se garantir des injures de l’air et de la
terre, et que les Tartares y sont perpétuellement exposés.
Mais lorsque le froid devient extrême, il produit quelques effets sem-
blables à ceux de la chaleur excessive ; les Samoïèdes, les Lapons, les Groen-
landais, sont fort basanés. On assure même , comme nous l’avons dit , qu’il
se trouve parmi les Groenlandais des hommes aussi noirs que ceux de
l'Afrique ; les deux extrêmes, comme l’on voit, se rapprochent encore ici :
un froid très-vif et une chaleur brûlante produisent le même effet sur la
peau, parce que l’une et l’autre de ces deux causes agissent par une qualité
qui leur est commune. Cette qualité est la sécheresse qui , dans un air très-
froid , peut être aussi grande que dans un air chaud ; le froid , comme le
chaud, doit dessécher la peau, l’altérer et lui donner cette couleur basanée
que l’on trouve dans les Lapons. Le froid resserre, rapetisse et réduit à un
moindre volume toutes les productions de la nature; aussi les Lapons, qui
1. «La chaleur du climat est la principale cause de la couleur noire. » Voyez, dans mon
Histoire des travaux et des idées de Buffon , les raisons sur lesquelles je me fonde pour appuyer
et adopter cette opinion.
220
VARIÉTÉS DANS L’ESPÈCE HUMAINE.
sont perpétuellement exposés à la rigueur du plus grand froid, sont les plus
petits de tous les hommes. Rien ne prouve mieux l’influence du climat que
cette race lapone qui se trouve placée tout le long du cercle polaire dans
une très-longue zone, dont la largeur est bornée par l’étendue du climat
excessivement froid, et finit dès qu’on arrive dans un pays un peu plus
tempéré.
Le climat le plus tempéré est depuis le 40e degré jusqu’au 50e; c’est
aussi sous cette zone que se trouvent les hommes les plus beaux et les mieux
faits; c’est sous ce climat qu’on doit prendre l’idée de la vraie couleur natu-
relle de l’homme; c’est là où1 l’on doit prendre le modèle ou l’unité à
laquelle il faut rapporter toutes les autres nuances de couleur et de beauté;
les deux extrêmes sont également éloignés du vrai et du beau : les pays
policés situés sous cette zone sont la Géorgie, la Circassie, l'Ukraine , la Tur-
quie d’Europe, la Hongrie, l’Allemagne méridionale, l’Italie, la Suisse, la
France et la partie septentrionale de l’Espagne ; tous ces peuples sont aussi
les plus beaux et les mieux faits de toute la terre.
On peut donc regarder le climat comme la cause première et presque
unique de la couleur des hommes 2 ; mais la nourriture , qui fait à la couleur
beaucoup moins que le climat, fait beaucoup à la forme. Des nourritures
grossières, malsaines ou mal préparées peuvent faire dégénérer l’espèce
humaine : tous les peuples qui vivent misérablement sont laids et mal faits;
chez nous-mêmes les gens de la campagne sont plus laids que ceux des
villes, et j’ai souvent remarqué que dans les villages où la pauvreté est
moins grande que dans les autres villages voisins, les hommes y sont aussi
mieux faits et les visages moins laids. L’air et la terre influent beaucoup sur
la forme des hommes, des animaux , des plantes : qu’on examine dans le
même canton les hommes qui habitent les terres élevées, comme les coteaux
ou le dessus des collines, et qu’on les compare avec ceux qui occupent le
milieu des vallées voisines, on trouvera que les premiers sont agiles, dispos,
bien faits, spirituels, et que les femmes y sont communément jolies, au lieu
que dans le plat pays, où la terre est grosse, l’air épais, et l’eau moins pure,
les paysans sont grossiers, pesants, mal faits, stupides, et les paysannes
presque toutes laides. sQu’on amène des chevaux d’Espagne ou de Barbarie
en France, il ne sera pas possible de perpétuer leur race; ils commencent à
dégénérer dès la première génération, et à la troisième ou quatrième ces
chevaux de race barbe ou espagnole , sans aucun mélange avec d’autres
races, ne laisseront pas de devenir des chevaux français3 : en sorte que,
pour perpétuer les beaux chevaux, on est obligé de croiser les races, en
\ . C’est là où... Voyez la note de la p. 26 du Ier Vol.
2. Voyez la note de la page précédente.
3. Buffon développera plus complètement , dans la seconde partie de ce volume, ses idées sur
l’art de former et de conserver les races. J’ajouterai alors quelques notes.
VARIÉTÉS DANS É’ESPËCE HUMAINE.
221
faisant venir de nouveaux étalons d'Espagne ou de Barbarie. Le climat et
la nourriture influent donc sur la forme des animaux d’une manière si
marquée, qu’on ne peut pas douter de leurs effets; et quoiqu’ils soient
moins prompts, moins apparents et moins sensibles sur les hommes, nous
devons conclure par analogie que ces effets ont lieu dans l’espèce humaine,
et qu’ils se manifestent par les variétés qu’on y trouve.
Tout concourt donc à prouver que le genre humain n’est pas composé
d’espèces essentiellement différentes entre elles; qu’au contraire il n’y a eu
originairement qu’une seule espèce d’hommes *, qui, s’étant multipliée et
répandue sur toute la surface de la terre, a subi différents changements par
l’influence du climat, par la différence de la nourriture, par celle de la
manière de vivre, par les maladies épidémiques, et aussi par le mélange
varié à l’infini des individus plus ou moins ressemblants ; que d’abord ces
altérations n’étaient pas si marquées, et ne produisaient que des variétés
individuelles; quelles sont ensuite devenues variétés de l’espèce, parce
qu’elles sont devenues plus générales, plus sensibles et plus constantes par
l’action continuée de ces mêmes causes ; qu’elles se sont perpétuées et
qu’elles se perpétuent de génération en génération , comme les difformités
ou les maladies des pères et mères passent à leurs enfants; et qu’enfin ,
comme elles n’ont été produites originairement que par le concours de
causes extérieures et accidentelles, qu’elles n’ont été confirmées et rendues
constantes que par le temps et l’action continuée de ces mêmes causes, il est
très-probable qu’elles disparaîtraient aussi peu à peu , et avec le temps , ou
même qu’elles deviendraient différentes de ce qu’elles sont aujourd’hui, si
ces mêmes causes ne subsistaient plus , ou si elles venaient à varier dans
d’autres circonstances et par d’autres combinaisons 2.
1. Non-seulement il n’y a eu originairement qu’une seule espèce d’hommes, mais aujourd'hui
encore il n’y en a qu’une : car toutes les races , qui composent cette espèce , sont fécondes entre
elles et d’une fécondité continue. ( Voyez mon Éloge historique de Blumenbach et mon Histoire
des travaux et des idées de Buffon. )
2. Buffon vient de rassembler dans ces trois ou quatre dernières pages tout ce que renferme
de meilleur et de plus sensé ce beau chapitre de l'Histoire de l’homme. Quel que soit le sujet qu’il
traite, à mesure qu’il avance , ses idées, de plus en plus travaillées, s’étendent et se rectifient.
Il avait le génie des grandes pensées, et c’est par la généralisation que ses conceptions s’épurent.
Il ne s’agit plus ici de races d 'hommes à queue ( p. 1S3), ou à grosses jambes ( p. 160 ). Buffon
voit clairement que la grande cause des variétés humaines est le climat ( c’est-à-dire la chaleur,
la lumière, la nourriture, etc. ); il voit que les climats excessifs donnent les races extrêmes ; que
les climats tempérés donnent seuls le vrai type du beau humain ; que les variétés , les races ne
sont donc qu’accidentelles et secondaires ; et que par conséquent la primitive et suprême loi est
Vunité physique de l’homme.
FIN DE l’histoire NATURELLE DE L’HOMME,
‘K5‘-
ADDITIONS
A
L’HISTOIRE NATURELLE DE L’HOMME.1
ADDITION
a l’article de l’enfance, page 16.
I. — Enfants nouveau-nés auxquels on est obligé (le couper le filet de la langue.
On doit donner à teter aux enfants dix ou douze heures après leur naissance ; mais il
y a quelques enfants qui ont le filet de la langue si court, que cette espèce de bride les
empêche de teter, et l’on est obligé découper ce filet ; ce qui est d’autant plus difficile
qu’il est plus court, parce qu’on ne peut pas lever le bout de la langue pour bien voir
ce que l’on coupe. Cependant lorsque le filet est coupé , il faut donner à teter à l’enfant
tout de suite après l’opération , car il est arrivé quelquefois que faute de cette attention ,
l’enfant avale sa langue à force de sucer le sang qui coule de la petite plaie qu’on lui a
faite a.
II. — Sur l'usage du maillot et des corps.
J’ai dit, page 16, que les bandages du maillot, ainsi que les corps qu’on fait porter
aux enfants et aux filles dans leur jeunesse, peuvent corrompre l’assemblage du corps
et produire plus de difformités qu’ils n’en préviennent. On commence heureusement
à revenir un peu de cet usage préjudiciable , et l’on ne saurait trop répéter ce qui
a été dit à ce sujet par les plus savants anatomistes. M. Winslow a observé dans plu-
sieurs femmes et filles de condition, que les côtes inférieures se trouvaient plus basses,
et que les portions cartilagineuses de ces côtes étaient plus courbées que dans les filles
du bas peuple; il jugea que cette différence ne pouvait venir que de l’usage habituel des
corps qui sont d’ordinaire extrêmement serrés par en bas. Il explique et démontre par
de très-bonnes raisons tous les inconvénients qui en résultent; la respiration gênée par
le serrement des côtes inférieures et par la voûte forcée du diaphragme trouble la circu-
lation, occasionne des palpitations, des vertiges, des maladies pulmonaires, etc. ; la
compression forcée de l’estomac, du foie et de la rate, peut aussi produire des acci-
dents plus ou moins fâcheux par rapport aux nerfs , comme des faiblesses , des suffoca-
tions , des tremblements, etc. b.
Mais ces maux intérieurs ne sont pas les seuls que l’usage des corps occasionne ; bien
loin de redresser les tailles défectueuses , ils ne font qu’en augmenter les défauts , et
a Voyez les Observations de M. Petit , sur les maladies des enfants nouveau-nés. Mémoires
de l’Académie des Sciences, année 1742, p. 254.
b. Mémoires de l’Académie des Sciences, année 1741 , p. 36 et suiv.
1. Ces Additions forment la seconde partie du ive volume des Suppléments de l’édilion in-4°
de l’Imprimerie royale, volume publié en 1777
ADDITIONS A L’HISTOIRE DE L’IIOMME.
223
toutes les personnes sensées devraient proscrire dans leurs familles l'usage du maillot
pour leurs enfants , et plus sévèrement encore l’usage des corps pour leurs filles , sur-
tout avant qu’elles aient atteint leur accroissement en entier.
III. — Sur l' accroissement successif des enfants, page 24 et 25.
Voici la table de l’accroissement successif d’un jeune homme de la plus belle venue,
né le 11 avril 1759, et qui avait,
Pieds. Pruces. Lignes.
Au moment de sa naissance 1 7 »
A six mois, c’est-à-dire , le 11 octobre suivant , il avait 2 » »
Ainsi son accroissement depuis la naissance dans les premiers six mois a été
de cinq pouces.
A un an, c’est-à-dire, le 11 avril 1760 , il avait 2 3 »
Ainsi son accroissement pendant ce second semestre a été de trois pouces.
A dix-huit mois, c’est-à-dire, le 11 octobre 1760 , il avait 2 6 »
.Ainsi il avait augmenté dans le troisième semestre de trois pouces.
A deux ans, c’est-à-dire, le 11 avril 1761 , il avait 2 9 3
Et par conséquent il a augmenté dans le quatrième semestre de trois pouces
trois lignes.
A deux ans et demi, c’est-à-dire, le 11 octobre 1761 , il avait 2 10 3 f
Ainsi il n’a augmenté dans ce cinquième semestre que d’un pouce et une
demi-ligne.
A trois ans , c’est-à-dire, le 11 avril 1762 , il avait 3 » 6
U avait par conséquent augmenté dans ce sixième semestre de deux pouces
deux lignes et demie.
A trois ans et demi, c’est-à-dire, le 11 octobre 1762 , il avait 3 1 1
Et par conséquent il n’avait augmenté dans ce septième semestre que de sept
lignes.
A quatre ans , c’est-à-dire , le 11 avril 1 763 , il avait 3 2 1 0 ■;
II avait donc augmenté dans ce huitième semestre d’un pouce neuf lignes et
demie.
A quatre ans sept mois, c’estrà-dire , le 11 novembre 1763 , il avait 3 4 5 \
Et avait augmenté dans ces sept mois d’un pouce sept lignes.
A cinq ans, c’est-à-dire, le 11 avril 1764, il avait 3 5 3
Il avait donc augmenté dans ces cinq mois de neuf lignes et demie.
A cinq ans sept mois , c’est-à-dire , le 11 novembre 1764 , il avait 3 6 8
Il avait donc augmenté dans ces sept mois d’un pouce cinq lignes.
A six ans, c’est-à-dire, le 11 avril 1765 , il avait 3 7 6-;
Il a augmenté dans ces cinq mois de dix lignes et demie.
A six ans six mois dix-neuf jours , c’est-à-dire , le 30 octobre 1765 , il avait. 3 9 5
Et par conséquent il avait grandi dans ces six mois dix-neuf jours d’un pouce
dix lignes et demie.
A sept ans , c’est-à-dire , le 1 1 avril 1766 , il avait 3 9 11
il n’avait par conséquent grandi dans ces cinq mois onze jours que de six
lignes.
A sept ans trois mois, c’est-à-dire , le 11 juillet 1766 , il avait 3 10 11
Ainsi dans ces trois mois il a grandi d’un pouce.
A sept ans et demi , c’est-à-dire , le 1 1 octobre 1766 , il avait .. 3 11 7
Ainsi dans ces trois mois il a grandi de huit lignes.
A huit ans , c’est-à-dire , le 11 avril 1767 , il avait 4 » 4
Et par conséquent il n’a grandi dans ces six mois que de neuf lignes.
A huit ans et demi, c’est-à-dire, le 11 octobre 1767 , il avait 4 1 7 j
Et par conséquent il avait grandi dans ces six mois d’un pouce trois lignes et
demie.
224
ADDITIONS
Pieds. Pouces. Lignes.
A neuf ans, c’est-à-dire, le 11 avril 1762, il avait 4 2 7 j
Et par conséquent dans ces six mois il a grandi d’un pouce.
A neuf ans sept mois douze jours, c’est-à-dire, le 23 novembre 1768, il
avait — 4 3 9
Et par conséquent il avait augmenté dans ces sept mois douze jours d’un
pouce deux lignes.
A dix ans , c’est-à-dire, le 11 avril 1769 , il avait 4 4 5 -y
Il avait donc grandi dans ces quatre mois dix-huit jours de huit lignes.
A onze ans et demi , c’est-à-dire, le 11 octobre 1770 , il avait 4 6 11
Et par conséquent il a grandi dans dix-huit mois de deux pouces cinq lignes
et demie.
A douze ans, c’est-à-dire, le 11 avril 1771 , il avait 4 7 5
Et par conséquent il n’a grandi dans ces six mois que de six lignes.
A douze ans huit mois, c’est-à-dire, le 11 décembre 1771 , il avait 4 8 11
Et par conséquent il a grandi dans ces huit mois d’un pouce six lignes.
A treize ans, c’est-à-dire, le 11 avril 1772, il avait 4 9 4^
Ainsi dans ces quatre mois il a grandi de cinq lignes et demie.
A treize ans et demi , c’est-à-dire, le 11 octobre 1 772 , il avait 4 10 7
11 avait donc grandi dans ces six mois d’un pouce deux lignes et demie.
A quatorze ans , c’est-à-dire , le 11 avril 1773 , il avait 5 » 2
Il avait donc grandi dans ces six mois d’un pouce sept lignes.
A quatorze ans six mois dix jours , c’est-à-dire , le 21 octobre 1773 , il avait. 5 2 6
Et par conséquent il a grandi dans ces six mois dix jours de deux pouces
quatre lignes.
A quinze ans deux jours , c’esbà-dire, le 13 avril 1774 , il avait 5 4 8
Il a donc grandi dans ces cinq mois dix-huit jours de deux pouces deux
lignes.
A quinze ans six mois huit jours , c’est-à-dire , le 19 octobre 1774 , il avait. .557
11 n’a donc grandi dans ces six mois six jours que de onze lignes.
A seize ans trois mois huit jours , c’est-à-dire , le 19 juillet 1775 , il avait. ... 5 7 » -j
11 a donc grandi dans ces neuf mois d’un pouce cinq lignes et demie.
A seize ans six mois six jours, c’est-à-dire , le 17 octobre 1775 , il avait 5 7 9
11 a donc grandi dans ces deux mois vingt-huit jours de huit lignes et demie .
A dix-sept ans deux jours , c’est-à-dire , le 13 avril 1776 , il avait 5 8 2
Il n’avait donc grandi dans ces six mois deux jours que de cinq lignes.
A dix-sept ans un mois neuf jours , c’est-à-dire , le 20 mai 1776 , il avait 5 8 5 f
Il avait donc grandi dans un mois sept jours de trois lignes trois quarts.
A dix-sept ans cinq mois cinq jours , c’est-à-dire, le 16 septembre 1776, il
avait 5 8 10 -j-
lavait donc grandi dans ces trois mois vingt-six jours de quatre lignes un
quart.
A dix-sept ans sept mois et quatre jours, c’est-à-dire , le 11 novembre 1776 ,
il avait 5 9 »
Toujours mesuré pieds nus et de la même manière , et il n’a par conséquent
grandi dans ces deux derniers mois que d’une ligne et demie.
Depuis ce temps , c’est-à-dire depuis quatre mois et demi, la taille de ce grand jeune
homme est, pour ainsi dire, stationnaire, et M. son père a remarqué que pour peu qu’il
ait voyagé, couru, dansé la veille du jour où l’on prend sa mesure, il est au-dessous des
neuf pouces le lendemain matin; cette mesure se prend toujours avec la même toise,
la même équerre et par la même personne. Le 30 janvier dernier, après avoir passé
toute la nuit au bal , il avait perdu dix-huit bonnes lignes; il n’avait dans ce moment
que cinq pieds sept pouces six lignes faibles ; diminution bien considérable que néan-
moins vingt-quatre heures de repos ont rétablie.
A L’HISTOIRE DE L’HOMME.
225
Il parait, eu comparant l’accroissement pendant les semestres d’ete à celui des
semestres d’hiver, que jusqu'à l’âge de cinq ans, la somme moyenne de l’accroissement
pendant l’hiver est égale à la somme de l’accroissement pendant l’été.
Mais en comparant l’accroissement pendant les semestres d’été à l’accroissement des
semestres d’hiver, depuis l’âge de cinq ans jusqu’à dix, on trouve une très-grande dif-
férence, car la somme moyenne des accroissements pendant Tété est de sept pouces une
ligne, tandis que la somme des accroissements pendant l’hiver n’est que de quatre
pouces une ligne et demie.
Et lorsque Ton compare, dans les années suivantes, l’accroissement pendant l’hiver
à celui de Tété, la différence devient moins grande ; mais il me semble néanmoins qu’on
peut conclure de cette observation que l’accroissement du corps est bien plus prompt
en été qu’en hiver, et que la chaleur, qui agit généralement sur le développement de tous
les êtres organisés, influe considérablement sur l’accroissement du corps humain. Il
serait à désirer que plusieurs personnes prissent la peine de faire une table pareille à
celle-ci sur l’accroissement de quelques-uns de leurs enfants. On en pourrait déduire
des conséquences que je ne crois pas devoir hasarder d’après ce seul exemple ; il m’a été
fourni par M. Gueneau de Montbeillard , qui s’est donné le plaisir de prendre toutes ces
mesures sur son fils.
On a vu des exemples d’un accroissement très-prompt dans quelques individus ; l’His-
toire de l’Académie fait mention d’un enfant des environs de Falaise en Normandie qui,
n’étant pas plus gros ni plus grand qu’un enfant ordinaire en naissant, avait grandi
d’un dçmi-pied chaque année, jusqu’à l’âge de quatre ans où il était parvenu à trois
pieds et demi de hauteur, et dans les trois années suivantes il avait encore grandi de qua-
torze pouces quatre lignes, en sorte qu’il avait, à l’âge de sept ans, quatre pieds huit
pouces quatre lignes, étant sans souliers a. Mais cet accroissement si prompt dans le
premier âge de cet enfant s’est ensuite ralenti ; car dans les trois années suivantes il n’a
crû que de trois pouces deux lignes, en sorte qu’à l’âge de dix ans il n’avait que quatre
pieds onze pouces six ligues, et dans les deux années suivantes il n’a cru que d’un pouce
de plus; en sorte qu’à douze ans il avait en tout cinq pieds six lignes. Mais comme ce
grand enfant était en même temps d’une force extraordinaire et qu’il avait des signes
de puberté dès l’âge de cinq à six ans, on pourrait présumer qu’ayant abusé des forces
prématurées de son tempérament, son accroissement s’était ralenti par cette cause b.
Un autre exemple d’un très-prompt accroissement est celui d’un enfant né en Angle-
terre, et dont il est parlé dans les Transactions philosophiques, n° 475, art. n.
Cet enfant, âgé de deux ans et dix mois, avait trois pieds huit pouces et demi.
A trois ans un mois, c’est-à-dire trois mois après, il avait trois pieds onze pouces.
11 pesait alors quatre stones, c’est-à-dire 56 livres.
Le père et la mère étaient de taille commune , et l’enfant, quand il vint au monde,
n’avait rien d’extraordinaire : seulement les parties de la génération étaient d’une gran-
deur remarquable. A trois ans la verge en repos avait trois pouces de longueur, et en
action quatre pouces trois dixièmes, et toutes les parties de la génération étaient accom-
pagnées d’un poil épais et frisé.
A cet âge de trois ans il avait la voix mâle, l’intelligence d’un enfant de cinq à six
ans, et il battait et terrassait ceux de neuf ou dix ans.
11 eût été à désirer qu’on eût suivi plus loin l’accroissement de cet enfant si précoce,
mais je n’ai rien trouvé de plus à ce sujet dans les Transactions philosophiques.
Piine parle d’un enfant de deux ans qui avait trois coudées, c'est-à-dire quatre pieds
n. Histuire de l'Académie des Sciences , année 1736, p. 55.
b Ibid, année 1741 , p. 21.
n.
15
226
ADDITIONS
et demi ; cet eufant marchait lentement , il était encore sans raison , quoiqu’il fût déjà
pubère, avec une voix mâle et forte; il mourut tout à coup à l’àge de trois ans par une
contraction convulsive de tous ses membres. Pline ajoute avoir vu lui-méme un accrois-
sement à peu près pareil dans le fils de Corneille Tacite, chevalier romain, à l’exception
de la puberté qui lui manquait, et il semble que ces individus précoces fussent plus com-
muns autrefois qu’ils ne le sont aujourd’hui , car Pline dit expressément que les Grecs
les-appelaient ectrapelos , mais qu’ils n’ont point de nom dans la langue latine. Pline ,
lib. vu, cap. 16.
ADDITION
a l’article de la puberté, page 27.
Dans l’histoire de la nature entière, rien ne nous touche de plus près que l'histoire
de l’homme, et dans cette histoire physique de l’homme, rien n’est plus agréable et plus
piquant que le tableau fidèle de ces premiers moments où l’homme se peut dire homme.
L’âge de la première et de la seconde enfance d’abord ne nous présente qu’un état de
misère qui demande toute espèce de secours, et ensuite un état de faiblesse qu’il faut
soutenir par des soins continuels. Tant pour l’esprit que pour le corps , l'enfant n’est
rien ou n’est que peu de chose jusqu’à l’âge de puberté ; mais cet âge est l’aurore de nos
premiers beaux jours, c’est le moment où toutes les facultés, tant corporelles qu’intel-
lectuelles, commencent à entrer en plein exercice ; où les organes ayant acquis tout leur
développement, le sentiment s’épanouit comme une belle fleur qui bientôt doit produire
le fruit précieux de la raison. En ne considérant ici que le corps et les sens, l’existence
de l’homme ne nous paraîtra complète que quand il peut la communiquer; jusqu’alors
sa vie n’est pour ainsi dire qu’une végétation, il n’a que ce qu’il faut pour être et pour
croître , toutes les puissances intérieures de son corps se réduisent à sa nutrition et à
son développement; les principes de vie qui consistent dans les molécules organiques
vivantes qu’il tire des aliments ne sont employés qu’à maintenir la nutrition , et sont
tous absorbés par l’accroissement du moule qui s’étend dans toutes ses dimensions;
mais lorsque cet accroissement du corps est à peu près à son point, ces mêmes molé-
cules organiques vivantes, qui ne sont plus employées à l’extension du moule, forment
une surabondance de vie qui doit se répandre au dehors pour se communiquer : le vœu
de la nature n’est pas de renfermer notre existence en nous-mêmes; par la même loi
qu’elle a soumis tous les êtres à la mort, elle les a consolés par la faculté de se repro-
duire ; elle veut donc que cette surabondance de matière vivante se répande et soit
employée à de nouvelles vies, et quand on s’obstine à contrarier la nature, il en arrive
souvent de funestes effets, dont il est bon de donner quelques exemples.
Extrait d’un mémoire'adressé à M. deBuffon par M.***, le 1er octobre 1774.
« Je naquis de parents jeunes et robustes; je passai du sein de ma mère entre ses
•« bras pour y être nourri de son lait ; mes organes et mes membres se développèrent
« rapidement, je n’éprouvai aucune des maladies de l’enfance. J’avais de la facilité pour
<> apprendre et beaucoup d’acquis pour mon âge. A peine avais-je onze ans que la force
« et la maturité précoce de mon tempérament me firent sentir vivement les aiguillons
<> d’une passion qui communément ne se déclare que plus tard. Sans doute je me serais
« livré dès lors au plaisir qui m’entraînait; mais prémuni par les leçons de mes parents
« qui me destinaient à l’état ecclésiastique, envisageant ces plaisirs comme des crimes,
« je me contins rigoureusement, en avouant néanmoins à mon père que l’état ecclésias-
« tique n’était point ma vocation; mais il fut sourd à mes représentations, et il fortifia
A L’HISTOIRE DE L’HOMME.
227
« ses vues par le choix d'un directeur, dont Tunique occupation était de former de
« jeunes ecclésiastiques, il me remit entre ses mains ; je ne lui laissai pas ignorer l’op-
« position que je me sentais pour la continence ; il me persuada que je n’en aurais que
« plus de mérite, et je fis de bonne foi le vœu de n’y jamais manquer. Je m’efforcais
« de chasser les idées contraires et d’étouffer mes désirs : je ne me permettais aucun
« mouvement qui eut trait à l’inclination de la nature; je captivai mes regards et ne les
■■ portai jamais sur une personne du sexe ; j’imposai la même loi à mes autres sens ;
« cependant le besoin de la nature se faisait sentir si vivement que je faisais des efforts
* incroyables pour y résister, et de cette opposition, de ce combat intérieur, il résul-
« tait une stupeur, une espèce d'agonie qui me rendait semblable à un automate , et
m’ôtait jusqu’à la faculté de penser. La nature, autrefois si riante à mes yeux, ne
« m’offrait plus que des objets tristes et lugubres ; cette tristesse, dans laquelle je vivais,
« éteignit en moi le désir de m’instruire, et je parvins stupidement à l’âge auquel il fut
■ question de se décider pour la prêtrise : cet état n’exigeant pas de moi une pratique
« de la continence plus parfaite que celle que j’avais déjà observée, je me rendis aux
« pieds des autels avec cette pesanteur qui accompagnait toutes mes actions; après mon
« vœu , je me crus néanmoins lié plus étroitement à celui de chasteté, et à l’observance
« de ce vœu auquel je n’avais ci-devant été obligé que comme simple chrétien. Il y
« avait une chose qui m’avait fait toujours beaucoup de peine; l’attention avec laquelle
" je veillais sur moi pendant le jour empêchait les images obscènes de faire sur mon
- imagination une impression assez vive et assez longue pour émouvoir les organes de
« la génération au point de procurer l’évacuation de l’humeur séminale; mais pendant
» le sommeil la nature obtenait son soulagement, ce qui me paraissait un désordre qui
« m’affligeait vivement, parce que je craignais qu’il n’y eût de ma faute, en sorte que je
« diminuai considérablement ma nourriture; je redoublai surtout mon attention et ma
« vigilance sur moi-même, au point que pendant le sommeil, la moindre disposition
« qui tendait à ce désordre m’éveillait sur-le-champ , et je l’évitais en me levant en
“ sursaut. Il y avait un mois que je vivais dans ce redoublement d’attention , et j’étais
« dans la trente-deuxième année de mon âge, lorsque tout à coup cette continence forcée
« porta dans tous mes sens une sensibilité ou plutôt une irritation que je n’avais jamais
« éprouvée : étant allé dans une maison , je portai mes regards sur deux personnes du
« sexe qui firent sur mes yeux et de là dans mon imagination une si forte impression
« qu’elles me parurent vivement enluminées et resplendissantes d’un feu semblable à
« des étincelles électriques; une troisième femme, qui était auprès des deux autres, ne
« me fit aucun effet, et j’en dirai ci-après la raison ; je la voyais telle qu’elle était, c’est-
« à-dire sans apparence d’étincelles ni de feu. Je me retirai brusquement, croyant que
■ cette apparence était un prestige du démon ; dans le reste de la journée, mes regards
11 ayant rencontré quelques autres personnes du sexe , j’eus les mêmes illusions. Le
« lendemain je vis dans la campagne des femmes qui me causèrent les mêmes iinpres-
« sions, et lorsque je fus arrivé à la ville , voulant me rafraîchir à l’auberge , le vin, le
« pain et tous les autres objets me paraissaient troubles et même dans une situation
« renversée. Le jour suivant, environ une demi-heure après le repas, je sentis tout à coup
" dons tous mes membres une contraction et une tension violentes , accompagnées d’un
« mouvement affreux et convulsif, semblable à celui dont sont suivies les attaques
« d’épilepsie les plus violentes. A cet état convulsif succéda le délire; la saignée ne
; m’apporta aucun soulagement; les bains froids ne me calmèrent que pour un instant :
« dès que la chaleur fut revenue, mon imagination fut assaillie par une foule d’images
« obscènes que lui suggérait le besoin de la nature. Cet état de délire convulsif dura
11 plusieurs jours , et mon imagination toujours occupée de ces mêmes objets , auxquels
« se mêlèrent des chimères de toute espèce, et surtout des fureurs guerrières, dans les-
228
ADDITIONS
« quelles je pris les quatre colonnes de mon lit, dont je ne lis qu'un paquet, et en lançai
« une avec tant de force contre la porte de ma chambre, que je la lis sortir des gonds;
« mes parents m’enchaînèrent les mains et me lièrent le corps. La vue de mes chaînes,
« qui étaient de fer, lit une impression si forte sur mon imagination que je restai plus
« de quinze jours sans pouvoir fixer mes regards sur aucune pièce de fer sans une
« extrême horreur. Au bout de quinze jours, comme je paraissais plus tranquille , on
« me délivra de mes chaînes, et j’eus ensuite un sommeil assez calme, mais qui fut
« suivi d’un accès de délire aussi violent que les précédents. Je sortis de mon lit brus-
« quement, et j’avais déjà traversé les cours et le jardin, lorsque des gens accourus
■< vinrent me saisir ; je me laissai ramener sans grande résistance; mon imagination était,
« dans ce moment et les jours suivants, si fort exaltée, que je dessinais des plans et des
« compartiments sur le sol de ma chambre; j’avais le coup d’œil si juste et la main si
« assurée , que sans aucun instrument je les traçais avec une justesse étonnante ; mes
« parents et d’autres gens simples, étonnés de me voir un talent que je n’avais jamais
«> cultivé, et d’ailleurs ayant vu beaucoup d’autres singularités dans le cours de ma
« maladie, s’imaginèrent qu’il y avait dans tout cela du sortilège , et en conséquence ils
« firent venir des charlatans de toute espèce pour me guérir ; mais je les reçus fort
« mal , car quoiqu’il y eût toujours chez moi de l’aliénation , mon esprit et mon carac-
« tère avaient déjà pris une tournure différente de celle que m’avait donnée ma triste
« éducation. Je n’étais plus d’humeur à croire les fadaises dont j’avais été infatué; je
« tombai donc impétueusement sur ces guérisseurs de sorciers et je les mis eu fuite.
« J’eus en conséquence plusieurs accès de fureur guerrière dans lesquelles j’imaginai
« être successivement Achille, César et Henri IV. J’exprimais par mes paroles et par
>> mes gestes leurs caractères , leur maintien et leurs principales opérations de guerre ,
« au point que tous les gens qui m’environnaient en étaient stupéfiés.
« Peu de temps après je déclarai que je voulais me marier; il me semblait voir devant
•< moi des femmes de toutes les nations et de toutes les couleurs: des blanches, des
< rouges, des jaunes, des vertes, des basanées, etc., quoique je n’eusse jamais su qu i!
« y eût des femmes d’autres couleurs que des blanches et des noires; mais j’ai depuis
« reconnu, à ce trait et à plusieurs autres, que par le genre de maladie que j’avais, mes
« esprits exaltés au suprême degré, il se faisait une secrète transmutation d’eux aux
« corps qui étaient dans la nature, ou de ceux-ci à moi, qui semblait me faire deviner
« ce qu’elle avait de secret; ou peut-être que mon imagination, dans son extrême acti-
« vité, ne laissant aucune image à parcourir, devait rencontrer tout ce qu’il y a dans la
« nature, et c’est ce qui, je pense, aura fait attribuer aux fous le don de la devination.
« Quoi qu’il en soit, le besoin de la nature pressant, et n’étant plus, comme auparavant,
« combattu par mon opinion , je fus obligé d’opter entre toutes ces femmes ; j’en choisis
« d’abord quelques-unes qui répondaient au nombre des différentes nations que j’ima-
« ginais avoir vaincues dans mes accès de fureur guerrière; il me semblait devoir
« épouser chacune de ces femmes selon les lois et les coutumes de sa nation : il y eu
« avait une que je regardais comme la reine de toutes les autres; c’était, une jeune
« demoiselle que j’avais vue quatre jours avant le commencement de ma maladie ; j’en
« étais dans ce moment éperdument amoureux , j’exprimais mes désirs tout haut de la
« manière la plus vive et la plus énergique ; je n’avais cependant jamais lu aucun roman
« d’amour, de ma vie je n’avais fait aucune caresse ni même donné un baiser à une
« femme ; je parlais néanmoins très-indécemment de mon amour à tout le monde, sans
« songer à mon état de prêtre : j’étais fort surpris de ce que mes parents blâmaient mes
« propos et condamnaient mon inclination. Un sommeil assez tranquille suivit cet état
« de crise amoureuse, pendant laquelle je n’avais senti que du plaisir, et après ce sont-
« meil revinrent le sens et la raison. Réllechissant alors sur la cause de ma maladie, je
A L’HISTOIRE DE L’HOMME.
229
« vis clairement qu’elle avait été causée par la surabondance et la rétention forcée de
« l’humeur séminale, et voici les réflexions que je fis sur le changement subit de mon
« caractère et de toutes mes pensées.
« 1° Une bonne nature et un excellent tempérament, toujours contredits dans leurs
« inclinations et refusés à leurs besoins , durent s’aigrir et s’indisposer, d’où il arriva
>• que mon caractère, naturellement porté à la joie et à la gaieté, se tourna au chagrin
« et à la tristesse, qui couvrirent mon âme d’épaisses ténèbres, et, engourdissant toutes
« ses facultés d’un froid mortel , étouffèrent les germes des talents que j’avais senti
« pointer dans ma première jeunesse, dont j’ai dû depuis retrouver les traces, mais,
« hélas ! presque effacées faute de culture.
« 2° J’aurais eu bien plus tôt la maladie différée à l’âge de trente-deux ans, si la nature
et mon tempérament n’eussent été souvent et comme périodiquement soulagés par
l’évacuation de l’humeur séminale procurée par l’illusion et les songes de la nuit ; en
< effet, ces sortes d’évacuations étaient toujours précédées d’une pesanteur de corps et
« d’esprit, d’une tristesse et d’un abattement qui m’inspiraient une espèce de fureur,
<> qui approchait du désespoir d'Origène, car j’avais été tenté mille fois de me faire la
« même opération.
« 3° Ayant redoublé mes soins et ma vigilance pour éviter l’unique soulagement que
« se procurait furtivement la nature, l'humeur séminale dut augmenter et s’échauffer,
« et, d’après cette abondance et effervescence, se porter aux yeux qui sont le siège et
>> les interprètes des passions, surtout de l’amour, comme on le voit dans les animaux,
« dont les yeux, dans l’acte, deviennent étincelants. L’humeur séminale dut produire
« le même effet dans les miens, et les parties de feu dont elle était pleine, portant
« vivement contre la vitre de mes yeux , durent y exciter un mouvement violent et
« rapide, semblable à celui qu’excite la machine électrique, d’où il dut résulter le même
<■ effet et les objets me paraître enflammés , non pas tous indifféremment , mais ceux
« qui avaient rapport avec mes dispositions particulières, ceux de qui émanaient cer-
« tains corpuscules qui , formant une continuité entre eux et moi , nous mettaient dans
« une espèce de contact ; d'où il arriva que des trois premières femmes que je vis toutes
« trois ensemble, il n’y en eut que deux qui firent sur moi cette impression singulière,
« et c’est parce que la troisième était enceinte qu’elle ne me donna point de désirs, et
« que je ne la vis que telle qu’elle était.
« 4° L’humeur devenant de jour en jour plus abondante, et ne trouvant point d’issue,
« par la résolution constante où j’étais de garder la continence, porta tout d'un coup à
« la tête, et y causa le délire suivi de convulsions.
« On comprendra aisément que cette même humeur trop abondante , jointe à une
« excellente organisation, devait exalter mon imagination ; toute ma vie n’avait été qu’un
« effort vers la vertu de la chasteté; la passion de l’amour, qui d’après mes disposi-
« tions naturelles aurait dû se faire sentir la première, fut la dernière à me conquérir ;
« ce n’est pas qu’elle n’eût formé la première de violentes attaques contre mon âme;
“ mais mon état, toujours présent à ma mémoire, faisait que je la regardais avec hor-
« reur, et ce ne fut que quand j’eus entièrement oublié mon état, et au bout des six
» mois que dura ma maladie, que je me livrai à cette passion, et que je ne repoussai
“ pas les images qui pouvaient la satisfaire.
« Au reste, je ne me flatte pas d’avoir donné une idee juste, ni un détail exact de
<< l’excès et de la multiplicité des maux et des douleurs qu'a soufferts en moi la nature
« dans le cours de ma malheureuse jeunesse, ni même dans cette dernière crise; j’en
“ ai rapporté fidèlement les traits principaux; et après cette étonnante maladie, me
« considérant moi-même, je ne vis qu’un triste et infortuné mortel , honteux et confus
" de son état, mis entre le marteau et l’enclume, en opposition avec les devoirs de
230
ADDITIONS
« religion et la nécessité de nature*, menacé de maladie s’il refusait celle-ci , de honte
« et d’ignominie s’il abandonnait celui-là : affreuse alternative! Aussi fus-je tenté de
« maudire le jour qui m’avait rendu la lumière; plus d’une fois je m’écriai avec Job :
« Lux cur data misero ! »
Je termine ici l’extrait de ce mémoire de M.*** , qui m’est venu voir de fort loin pour
m'en certifier les faits; c’est un homme bien fait, très-vigoureux de corps et en même
temps spirituel , honnête et très-religieux; je ne puis donc douter de sa véracité. J'ai
vu sous mes yeux l’exemple d’un autre ecclésiastique qui, désespéré de manquer trop
souvent aux devoirs de son état, s’est fait lui-même l’opération d’Origène. La rétention
trop longue de la liqueur séminale peut donc causer de grands maux d’esprit et de
corps, la démence et l’épilepsie; car la maladie de M. *** n’était qu’un délire épileptique
qui a duré six mois. La plupart des animaux entrent en fureur dans le temps du rut,
ou tombent en convulsion lorsqu'ils ne peuvent satisfaire ce besoin de nature; les per-
roquets , les serins , les bouvreuils et plusieurs autres oiseaux éprouvent tous les effets
d’une véritable épilepsie lorsqu’ils sont privés de leurs femelles. On a souvent remar-
qué dans les serins que c’est au moment qu’ils chantent le plus fort. Or, comme je l’ai
dit a , le chant est dans les oiseaux l’expression vive du sentiment d’amour; un serin
séparé de sa femelle, qui la voit sans pouvoir l’approcher, ne cesse de chanter, et tombe
enfin tout à coup faute de jouissance ou plutôt de l’émission de cette liqueur de vie,
dont la nature ne veut pas qu’on renferme la surabondance , et qu’au contraire elle a
destinée à se répandre au dehors , et passer de corps en corps.
Mais ce n’est que dans la force de l’âge et pour les hommes vigoureux que cette éva-
cuation est absolument nécessaire ; elle n’est même salutaire qu’aux hommes qui savent
se modérer; pour peu qu’on se trompe en prenant ses désirs pour des besoins, il résulte
plus de mal de la jouissance que de la privation : on a peut-être mille exemples de geus
perdus par les excès, pour un seul malade de continence. Dans le commun des hommes,
dès que l’on a passé cinquante-cinq ou soixante ans, on peut garder eu conscience et
sans grand tourment cette liqueur, qui, quoique aussi abondante, est bien moins pro-
vocante que dans la jeunesse; c’est même un baume pour l’âge avancé; nous finissons
à tous égards comme nous avons commencé. L’on sait que dans l’enfance , et jusqu’à
la pleine puberté, il y a de l’érection sans aucune émission; la même chose se trouve
dans la vieillesse, l’érection se fait encore sentir assez longtemps après que le besoin
de l’évacuation a cessé , et rien ne fait plus de mal aux vieillards que de se laisser trom-
per par ce premier signe qui ne devrait pas leur en imposer, car il n’est jamais aussi
plein ni aussi parfait que dans la jeunesse, il ne dure que peu de minutes, il n’est point
accompagné de ces aiguillons de la chair, qui seuls nous font sentir le vrai besoin de
nature dans la vigueur de l’âge ; ce n’est ni le toucher ni la vue qu'on est le plus pressé
de satisfaire, c’est un sens différent, un sens intérieur et particulier bien éloigné du
siège des autres sens , par lequel la chair se sent vivante , non-seulement dans les par-
ties de la génération , mais dans toutes celles qui les avoisinent : dès que ce sentiment
n’existe plus, la chair est morte au plaisir, et la continence est plus salutaire que nui-
sible.
a. Histoire naturelle des oiseaux , t. I. Discours sur la nature des oiseaux.
A L’HISTOIRE DE L’HOMME.
231
ADDITION
a l’article de la description de l’homme, PAGES 66 ET 67.
I. — Hommes d'une grosseur extraor clin aire.
Il se trouve quelquefois des hommes d'une grosseur extraordinaire ; l’Angleterre
nous en fournit plusieurs exemples. Dans un voyage que le roi Georges II fit en 1724
pour visiter quelques-unes de ses provinces , on lui présenta un homme du comté de
Lincoln, qui pesait cinq cent quatre-vingt-trois livres poids de marc; la circonférence
de son corps était de dix pieds anglais, et sa hauteur de six pieds quatre pouces ; il
mangeait dix-huit livres de bœuf par jour; il est mort avant l’âge de vingt-neuf ans,
et il a laissé sept enfants ®.
Dans Tannée 1750, le 10 novembre, un Anglais nommé Édouard Brimht, marchand,
mourut âgé de vingt-neuf ans à Malder en Essex; il pesait six cent neuf livres poids
anglais, et cinq cent cinquante-sept livres poids de Nuremberg ; sa grosseur était si
prodigieuse, que sept personnes d’une taille médiocre pouvaient tenir ensemble dans
son habit et le boutonner b .
Un exemple encore plus récent est celui qui est rapporté dans la Gazette anglaise du
24 juin 1775, dont voici l’extrait :
« M. Sponer est mort dans la province deWarwick. On le regardait comme l’homme
« le plus gros d’Angleterre, car quatre ou cinq semaines avant sa mort il pesait qua-
« rante stones neuf livres (c’est-à-dire, 649 livres ) ; il était âgé de cinquante-sept ans,
« et il n’avait pas pu se promener à pied depuis plusieurs années ; mais il prenait l’air
« dans une charrette aussi légère qu’il était pesant, attelée d’un bon cheval ; mesuré
« après sa mort, sa largeur d’une épaule à l’autre était de quatre pieds trois pouces : il
« a été amené au cimetière dans sa charrette de promenade. On fit le cercueil beaucoup
« trop long, à dessein de donner assez de place aux personnes qui devaient porter le
« corps , de la charrette à l’église, et de là à la fosse. Treize hommes portaient ce corps,
« six à chaque côté et un à l’extrémité. La graisse de cet homme sauva sa vie il y a
■ quelques années; il était à la foire d’Atherston, où s’étant querellé avec un juif, celui-
« ci lui donna un coup de canif dans le ventre; mais la lame étant courte, ne lui
« perça pas les boyaux, et même elle n’était pas assez longue pour passer au travers de
« la graisse. »
On trouve encore dans les Transactions philosophiques , n° 479, art. 2, un exemple
de deux frères, dont l’un pesait trente-cinq stones, c’est-à-dire quatre cent quatre-
vingt-dix livres , et l’autre trente-quatre stones, c’est-à-dire quatre cent soixante-seize
livres, à quatorze livres le stone.
Nous n’avons pas d’exemples en France d’une grosseur aussi monstrueuse; je me
suis informé des plus gros hommes, soit à Paris, soit en province, et jamais leur poids
n’a été de plus de trois cent soixante, et tout au plus trois cent quatre-vingts livres,
encore ces exemples sont-ils très-rares : le poids d’un homme de cinq pieds six pouces
doit être de cent soixante à cent quatre-vingts livres; il est déjà gros s’il pèse deux
cents livres, trop gros s’il en pèse deux cent trente , et beaucoup trop épais s’il pèse
deux cent cinquante et au-dessus ; le poids d’un homme de six pieds de hauteur doit
être de deux cent vingt livres; il sera déjà gros, relativement à sa taille, s’il pèse deux
a. Voyez les Gazettes anglaises. Décembre 1724.
b. Linn. Natur. syslem. Édit, allemande. Nuremberg, 1773 , Ier vol, p. 104, avec la figure
de ce très-gros homme , pl. 2.
232
ADDITIONS
cent soixante, trop gros à deux cerit quatre-vingts, énorme à trois cents et au-dessus.
Et si l’on suit cette même proportion, un homme de six pieds et demi de hauteur peut
peser deux cent quatre-vingt-dix livres sans paraître trop gros , et un géant de sept
pieds de grandeur doit pour être bien proportionné peser au moins trois cent cinquanie
livres ; un géant de sept pieds et demi, plus de quatre cent cinquante livres -, et enfin un
géant de huit pieds doit peser cinq cent vingt ou cinq cent quarante livres , si la gros-
seur de son corps et de ses membres est dans les mêmes proportions que celles d'un
homme'bien fait.
GÉANTS.
II. — Exemples de géants d'environ sept pieds de grandeur, et au-dessus.
Le géant qu’on a vu à Paris en 1735, et qui avait six pieds huit pouces huit lignes,
était né en Finlande sur les confins de la Laponie méridionale, dans un village peu
éloigné de Tornéo.
Le géant de Toresby en Angleterre , haut de sept pieds cinq pouces anglais.
Le géant, portier du duc de Wurtemberg en Allemagne, de sept pieds et demi du
Rhin.
Trois autres géants vus en Angleterre, l’un de sept pieds six pouces, l’autre de sept
pieds sept pouces, et le troisième de sept pieds huit pouces.
Le géant Cajanus en Finlande, de sept pieds huit pouces du Rhin, ou huit pieds
mesure de Suède.
Un paysan suédois de même grandeur, de huit pieds mesure de Suede.
Un garde du duc de Brunswick-Hanovre , de huit pieds six pouces d’Amsterdam
Le géant Gilli , de Trente dans le Tyrol , de huit pieds deux pouces, mesure sué-
doise.
Un Suédois , garde du roi de Prusse , de huit pieds six pouces , mesure de Suède.
Tous ces géants sont cités, avec d’autres moins grands, par M. Schreber, Hist. des
quadrup. Erlang. , 1775, t. I, p. 35 et 36.
Goliath, de Geth altitudinis sex cubitorum et palmi , I Reg. , c. xvii, v. 4. En
donnant à la coudée dix-huit pouces de hauteur, le géant Goliath avait neuf pieds quaire
pouces de grandeur.
« Soins quippe Og rex Bazan restiterat de stirpe gigantum : monstratus lectus ejus
«< ferreus qui est in Rabath novem cubitos habens longitudinis et quatuor latitu-
« dinis ad mensuram cubiti virilis manus. » Deuteron. , c. ni , v. 11.
IM. Le Cat, dans un mémoire lu à l’Académie de Rouen, fait mention des géants cités
dans l’Écriture sainte et par les auteurs profanes. Il dit avoir vu lui-même plusieurs
géants de sept pieds, et quelques-uns de huit, entre autres le géant qui se faisait voir à
Piouen en 1735, qui avait huit pieds quelques pouces. Il cite la fille géane, vue par
Goropius, qui avait dix pieds de hauteur; le corps d’Oreste, qui, selon les Grecs, avait
onze pieds et demi (Pline dit sept coudées, c’est-à-dire dix pieds et demi).
Le géant Gabara , presque contemporain de Pline , qui avait plus de dix pieds, aussi
bien que le squelette de Secondilla et de Pusio, conservés dans les jardins de Salluste.
M. Le Cat cite aussi l’Écossais Funnam, qui avait onze pieds et demi. Il fait ensuite
mention des tombeaux où l’on a trouvé des os de géants de quinze, dix-huit , vingt,
trente et trente-deux pieds de hauteur; mais il paraît certain que ces grands ossements
ne sont pas des os humains, et qu’ils appartiennent à de grands animaux, tels que
l’éléphant, la girafe, le cheval ; car il y a eu des temps où l’on enterrait les guerriers
avec leur cheval , peut-être avec leur éléphant de guerre.
A L’HISTOIRE DE L'HOMME.
23
NAINS.
III. — Exemples au sujet des Nains.
Le nommé Bébé du roi de Pologne (Stanislas) avait trente-trois pouces de Paris, la
taille droite et bien proportionnée jusqu’à l’âge de quinze ou seize ans qu’elle com-
mença à devenir contrefaite; il marquait peu de raison. 11 mourut Tan 1764, à l'âge de
vingt-trois ans.
Un autre qu’on a vu à Paris en 1760 : c’était un gentilhomme polonais qui , à l’âge
de vingt-deux ans , n’avait que la hauteur de vingt-huit pouces de Paris , mais le corps
bien fait et l’esprit vif, et il possédait plusieurs langues. 11 avait un frère aîné qui
n’avait que trente- quatre pouces de hauteur.
Un autre à Bristol, qui, en 1751, à l’âge de quinze ans, n’avait que trente et un ponces
anglais ; il était accablé de tous les accidents de la vieillesse ; et de dix-neuf livres qu’il
avait pesé dans sa septième année, il n'en pesait plus que treize.
Un paysan de Frise, qui en 1751 se fit voir pour de l’argent à Amsterdam ; il n'avait,
à l’âge de vingt-six ans, que la hauteur de vingt-neuf pouces d’Amsterdam.
Un nain de Norfolk, qui se fit voir dans la même année à Londres , avait à l’âge de
vingt-deux ans trente-huit pouces anglais , et pesait vingt-sept livres et demie. Trans-
actions philosophiques , n° 495.
On a des exemples de nains qui n’avaient que deux pieds « , vingt et un et dix-huit
pouces &; et même d’un qui , à l’âge de trente-sept ans , n’avait que seize pouces c.
Dans les Transactions philosophiques, n° 467, art. 10, il est parlé d’un nain âgé de
vingt-deux ans, qui ne pesait que trente-quatre livres étant tout habillé, et qui n’avait
que trente-huit pouces de hauteur avec ses souliers et sa perruque.
« Marcum Maximum et Marcum Tullium, équités romanos binum cubitorum fuisse
« auctor est M. Yarro, et ipsi vidimus in loculis asservatos. » Plin., lib. vu, cap. xvi.
Dans tout ordre de productions, la nature nous offre les mêmes rapports en plus et
en moins; les nains doivent avoir avec l’homme ordinaire les mêmes proportions en
diminution que les géants en augmentation. Un homme de quatre pieds et demi de
hauteur ne doit peser que quatre-vingt-dix ou quatre-vingt-quinze livres ; un homme
de quatre pieds, soixante-cinq ou tout au plus soixante-dix livres; un nain de trois
pieds et demi, quarante-cinq livres ; un de trois pieds, vingt-huit ou trente livres, si leur
corps et leurs membres sont bien proportionnés , ce qui est tout aussi rare en petit qu’en
grand; car il arrive presque toujours que les géants sont trop minces et les nains trop
épais : ils ont surtout la tête beaucoup trop grosse, les cuisses et les jambes trop courtes,
au lieu que les géants ont communément la tête petite, les cuisses et les jambes trop
longues. Le géant disséqué en Prusse avait une vertèbre de plus que les autres hommes,
et il y a quelque apparence que dans les géants bien faits le nombre des vertèbres est
plus grand que dans les autres hommes. IJ serait à désirer qu’on fit la même recherche
sur les nains, qui peut-être ont quelques vertèbres de moins.
En prenant cinq pieds pour la mesure commune de la taille des hommes, sept pieds
pour celle des géants , et trois pieds pour celle des nains , on trouvera encore des géants
plus grands et des nains plus petits. J’ai vu moi-même des géants de sept pieds et demi
et de sept pieds huit pouces ; j’ai vu des nains qui n’avaient que vingt-huit et trente
pouces de haut ; il paraît donc qu’on doit fixer les limites de la nature actuelle, pour
a. Cardanus , De subtil, p. 3S7.
b. Journal de Med. et Telliamed.
c. Iiirch , Ilist. ofthe R. Soc., t. IV, p. 500.
234
ADDITIONS
la grandeur du corps hnmain, depuis deux pieds et demi jusqu’à huit pieds de hau-
teur ; et quoique cet intervalle soit bien considérable , et que la différence paraisse
énorme , elle est cependant encore plus grande dans quelques espèces d’animaux , tels
que les chiens; un enfant qui vient de naître est plus grand , relativement à un géant,
qu’un bichon de Malte adulte ne l’est en comparaison du chien d’Albanie ou d’Irlande.
IV. — Nourriture de l'homme dans les différents climats.
En Europe et dans la plupart des climats tempérés de l’un et de l’autre continent , le
pain , la viande , le lait, les œufs, les légumes et les fruits, sont les aliments ordinaires
de l’homme ; et le vin, le cidre et la bière sa boisson , car l’eau pure ne suffirait pas
aux hommes de travail pour maintenir leurs forces.
Dans les climats les plus chauds, le sagou, qui est la moelle d'un arbre, sert de pain,
et les fruits des palmiers suppléent au défaut de tous les autres fruits; on mange aussi
beaucoup de dattes en Égypte , en Mauritanie , en Perse , et le sagou est d’un usage
commun dans les Indes méridionales , à Sumatra , Malacca , etc. Les figues sont l’ali-
ment le plus commun en Grèce, en Morée et dans les îles de l’Archipel , comme les châ-
taignes dans quelques provinces de France et d’Italie.
Dans la plus grande partie de l’Asie, en Perse, en Arabie, en Égypte, et de là jusqu'à
la Chine, le riz fait la principale nourriture.
Dans les parties les plus chaudes de l’Afrique, le grand et le petit millet sont la nour-
riture des Nègres.
Le maïs dans les contrées tempérées de l’Amérique.
Dans les îles de la mer du Sud , le fruit d’un arbre appelé l 'arbre de pain.
A Californie, le fruit appelé Pitahaïa.
La cassave dans toute l’Amérique méridionale, ainsi que les pommes de terre, les
ignames et les patates.
Dans les pays du Nord, la bistorte, surtout chez les Samoièdes et les Jakutes.
La saranne au Kamtschatka.
En Islande et dans les pays encore plus voisins du Nord, on fait bouillir des mouss
et du varec.
Les Nègres mangent volontiers de l’éléphant et des chiens.
Les Tartares de l’Asie et les Patagons de l’Amérique vivent egalement de la chair de
leurs chevaux.
Tous les peuples voisins des mers du Nord mangent la chair des phoques, des morses
et des ours.
Les Africains mangent aussi la chair des panthères et des lions.
Dans tous les pays chauds de l’un et de l’autre continent, on mange de presque toutes
les espèces de singes.
Tous les habitants dqs côtes de la mer, soit dans les pays chauds, soit dans les climats
froids, mangent plus de poisson que de chair. Les habitants des îles Orcades, les
Islandais, les Lapons, les Groënlandais, ne vivent pour ainsi dire que de poisson.
Le lait sert de boisson à quantité de peuples ; les femmes Tartares ne boivent que du
lait de jument ; le petit-lait, tiré du lait de vache, est la boisson ordinaire en Islande.
Il serait à désirer qu’on rassemblât un plus grand nombre d’observations exactes sur
la différence des nourritures de l’homme dans les climats divers, et qu’on pût faire la
comparaison du régime ordinaire des différents peuples ; il en résulterait de nouvelles
lumières sur la cause des maladies particulières, et pour ainsi dire indigènes dans
chaque climat.
A L'HISTOIRE DE L'HOMME.
235
ADDITION
a l’article de la vieillesse et de la mort, page 76.
' .T’ai cité, d’après les Transactions philosophiques, deux vieillesses extraordinaires,
l’une de cent soixante-cinq ans et l’autre de cent quarante-quatre. On vient d’imprimer
en danois la vie d’un Norwégien , Christian-Jacobsen Drachenberg , qui est mort en
1772, âgé de cent quarante-six ans; il était né le 18 novembre 1626, et pendant presque
toute sa vie il a servi et voyagé sur mer, ayant meme subi l’esclavage en Barbarie pen-
daut près de seize ans; il a fini par se marier à l’àge de cent onze ans <*.
Un autre exemple est celui du vieillard de Turin, nommé André-Brisio de Bra,qui a
vécu cent vingt-deux ans sept mois et vingt-cinq jours , et qui aurait probablement
vécu plus longtemps, car il a péri par accident, s’étant fait une forte contusion à la tête
en tombant; il n’avait à cent vingt-deux ans encore aucune des infirmités de la vieil-
lesse; c’était un domestique actif, et qui a continué son service jusqu’à cet âge b.
Un quatrième exemple est celui du sieur de Lahaye qui a vécu cent vingt ans; il était
né en France, il avait fait par terre, et presque toujours à pied, le voyage des Indes, de
la Chine, de la Perse et de l’Égypte c; cet homme n’avait atteint la puberté qu’à l’âge
de cinquante ans, il s’est marié à soixante-dix ans et a laissé cinq enfants.
Exemple que j’ai pu recueillir cle personnes qui ont vécu cent dix ans et au delà.
Guillaume Lecomte , berger de profession, mort subitement le 17 janvier 1776 en la
paroisse de Theuville-aux-Maillots, dans le pays de Caux, âgé de cent dix ans; il s’était
marié en secondes noces à quatre-vingts ans. Journal de Politique et de Littérature ,
15 mars 1776, art. Paris.
Dans la nomenclature d’un professeur de Dantzick, nommé Hanovius, on cite un
médecin impérial, nommé Cramers, qui avait vu à Temeswar deux frères, l’un de cent
dix ans, l’autre de cent douze ans, qui tous deux devinrent pères à cet âge. Idem , 15
février 1775, page 197.
La nommée Marie Cocu, morte vers le nouvel an 1776 à Websboroug, en Irlande, à
l’âge de cent douze ans.
Le sieur Istwan Horwaths , chevalier de l’ordre royal et militaire de Saint-Louis,
ancien capitaine de hussards au service de France, mort à Sar-Albe, en Lorraine, le
4 décembre 1775, âgé de cent douze ans dix mois et vingt-six jours ; il était né à Raab,
en Hongrie, le 8 janvier 1663 , et avait passé en France, en 1712 , avec le régiment de
Berchény; il se retira du service en 1756. Il a joui jusqu’à la fin de sa vie de la santé
la plus robuste, que l’usage peu modéré des liqueurs fortes n’a pu altérer. Les exercices
du corps et surtout la chasse, dont il se délassait par l’usage des bains, étaient pour lui
des plaisirs vifs; quelque temps avant sa mort, il entreprit un voyage très-long et le fit
à cheval. Journal de Politique et de Littérature , 15 mars 1776, art. Paris.
Rosine Jwiwarowska, morte à Minsk, en Lithuanie, âgée de cent treize ans. Idem ,
5 mai 1776, ibid.
Le 26 novembre 1773 , il est mort dans la paroisse de Frise , au village d’Oldeborn ,
une veuve nommée Fockjd Johannes, âgée de cent treize ans seize jours; elle a con-
servé tous ses sens jusqu’à sa mort. Journal Histor. et Polit., 30 décembre 1773, p. 47.
La nommée Jenneken Maghbargh, veuve Faus , morte le 2 février 1776 à la maison
а. Gazette de France, du vendredi 11 novembre 1774, article de Varsovie.
б. Ibid, du lundi 14 novembre 1774, article de Turin.
c. Ibid, du 18 février 1774, article de La Haye.
236
ADDITIONS
de charité de Zutphen, dans la province de Gueldres, à l’âge de cent treize ans et sept
mois ; elle avait toujours joui de la santé la plus ferme , et n’avait perdu la vue qu’un
an avant sa mort. Journal de Politique et de Littérature, 15 mars 1776, art. Paris.
Le nommé Patrick Meriton , cordonnier à Dublin , paraît encore fort robuste , quoi-
qu’il soit actuellement (en 1773) âgé de cent quatorze ans : il a été marié onze fois, et
la femme qu’il a présentement a soixante-dix-huit ans. Journal Historique et Poli-
tique, 10 septembre 1773, art. Londres.
Marguerite Bonefaut est morte à Wear-Gifford, au comté de Devon, le 26 mars 1774,
âgée de cent quatorze ans. Idem, 10 avril 1774, page 50.
M. Eastemann, procureur, mort à Londres, le 1 1 janvier 1776, à l’âge de cent quinze
ans. Journal de Politique et de Littérature , 15 mars 1776, art. Paris.
Térence Gallabar, mort le 2 1 février 1776, dans la paroisse de Killymon, près de Dun-
gannon, en Irlande, âgé de cent seize ans et quelques mois. lb., 5 mai 1776, art. Paris.
David Bian, mort au mois de mars 1776 , à Tismerane, dans le comté de Clark, en
Irlande, à l’âge de cent dix-sept ans. Idem , ibidem.
A Villejack, en Hongrie, un paysan nommé Marsk Jonas est mort le 20 janvier 1775,
âgé de cent dix-neuf ans, sans jamais avoir été malade. 11 n’avait été marié qu’une fois,
et n’a perdu sa femme qu'il y a deux ans. Idem, 15 février 1775, page 197.
Éléonore Spicer est morte au mois de juillet 1773, à Accomak, dans la Virginie, âgée
de cent vingt-un ans. Cette femme n’avait jamais bu aucune liqueur spiritueuse, et a
conservé l’usage de ses sens jusqu’au dernier terme de sa vie. Journal Historique et
Politique , 30 décembre 1773, page 47.
Les deux vieillards cités dans les Transactions philosophiques, âgés l’un de cent qua-
rante-quatre ans et l’autre de cent soixante-cinq ans. Hist. Nat., tome II , in-4°, p. 571
Hanovius, professeur de Dantziçk, fait mention dans sa nomenclature d’un vieillard
mort à l’âge de cent quatre-vingt-quatre ans.
Et encore d’un vieillard trouvé en Valachie, qui, selon lui , était âgé de cent quatre-
vingt dix ans. Journal de Politique et de Littérature, 15 février 1775, page 197.
D’après des registres où l’on inscrivait la naissance et la mort de tous les citoyens
du temps des Romains, il paraît que l’on trouva dans la moitié seulement du pays,
compris entre les Apennins et le Pu , plusieurs vieillards d’un âge fort avancé ; savoir,
à Parme, trois vieillards de cent vingt ans et deux de cent trente; à Brixillun, un de
cent vingt-cinq ; à Plaisance, un de cent trente-un ; à Faventin, une femme de cent trente
deux ; à Bologne, un homme de cent cinquante; à Rimini,un homme et une femme de
cent trente-sept; dans les collines autour de Plaisance, six personnes de cent dix ans,
quatre de cent vingt, et une de cent cinquante : enfin, dans la huitième partie de l’Italie
seulement , d’après un dénombrement authentique fait par les censeurs, on trouva cin-
quante-quatre hommes âgés de cent ans; vingt-sept âgés de cent dix ans; deux de cent
vingt-cinq ; quatre de cent, trente ; autant de cent trente-cinq ou cent trente-sept, et trois
de cent quarante, sans compter celui de Bologne âgé d’un siècle et demi. Pline observe
que l’empereur Claude, alors régnant, fut curieux de constater ce dernier fait : on le
vérifia avec le plus grand soin , et, après la plus scrupuleuse recherche, on trouva qu’il
était exact. Journal de Politique et de Littérature, 15 février 1775, page 197.
11 y a dans les animaux, comme dans l’espèce humaine, quelques individus privilé-
giés dont la vie s’étend presque au double du terme ordinaire, et je puis citer l’exemple
d’un cheval qui a vécu plus de cinquante ans ; la note m’en a été donnée par M. le duc
de la Rochefoucault qui non-seulement s’intéresse au progrès des sciences, mais les
cultive avec grand succès.
« En 1734, M. le duc de Saint-Simon étant à Frescati en Lorraine vendit à son cousin,
237
A L'HISTOIRE DE L'HOMME.
« évêque de Metz, un cheval normand qu’il réformait de son attelage, comme étant plus
■ vieux que les autres : ce cheval ne marquant plus à la dent, M. de Saint-Simon
■= assura son cousin qu’il n’avait que dix ans , et c'est de cette assurance dont on part
pour fixer la naissance du cheval à l’année 1724.
« Cet animal était bien proportionné et de belle taille, si ce n’est l’encolure, qu’il
» avait un peu trop épaisse.
« M. l'évêque de Metz (Saint-Simon) employa ce cheval jusqu’en 1760 à traîner une
■ voiture dont son maître d’hôtel se servait pour aller à Metz chercher les provisions
de la table; il faisait tous les jours au moins deux fois, et quelquefois quatre, le
« chemin de Frescati à Metz , qui est de 3600 toises.
« M. l’évêque de Metz étant mort en 1760, ce cheval fut employé jusqu’à l’arrivée
« de M. l’évêque actuel, en 1762 , et sans aucun ménagemeut , à tous les travaux du
“ jardin , et à conduire souvent un cabriolet du concierge.
« M. l’évêque actuel, à son arrivée à Frescati, employa ce cheval au même usage que
« son prédécesseur ; et comme on le faisait fort souvent courir, on s’aperçut en 1766
que son flanc commençait à s'altérer, et dès lors M. l’évêque cessa de l’employer à
« conduire la voiture de son maître d'hôtel , et ne le fit plus servir qu’à traîner une
ratissoire dans les allées du jardin. 11 continua ce travail jusqu’en 1772 , depuis la
- pointe du jour jusqu’à l’entrée de la nuit, excepté le temps des repas des ouvriers.
" On s’aperçut alors que ce travail lui devenait trop pénible , et on lui fit faire un petit
tombereau, de moitié moins grand que les tombereaux ordinaires, dans lequel il traî-
nait tous les jours du sable, de la terre, du fumier, etc. M. l’évêque, qui ne voulait
>< pas qu’on laissât cet animal sans rien faire, dans la crainte qu’il ne mourut bientôt,
« et voulant le conserver, recommanda que pour peu que le cheval parût fatigué , on le
« laissât reposer pendant vingt-quatre heures; mais on a été rarement dans ce cas : il
« a continué à bien manger, à se conserver gras , et à se bien porter jusqu’à la fin de
<* l’automne 1773, qu’il commença à ne pouvoir presque plus broyer son avoine , et à
« la rendre presque entière dans ses excréments. Il commença à maigrir; M. l’évêque
« ordonna qu'on lui fit concasser son avoine, et le cheval parut reprendre de l’em-
" bonpoint pendant l’hiver ; mais au mois de février 1774, il avait beaucoup de peine à
• traîner son petit tombereau deux ou trois heures par jour, et maigrissait à vue d’œil.
Enfin le mardi de la semaine sainte, dans le moment où on venait de l’atteler, il se
“ laissa tomber au premier pas qu’il voulut faire; on eut peine à le relever; on le
" ramena à l’écurie où il se coucha sans vouloir manger, se plaignit, enfla beaucoup et
« mourut le vendredi suivant, répandant une infection horrible.
« Ce cheval avait toujours bien mangé son avoine et fort vite ; il n’avait pas, à sa
« mort, les dents plus longues que ne les ont ordinairement les chevaux à douze ou
« quinze ans; les seules marques de vieillesse qu’il donnait étaient les jointures et arti-
K eulations des genoux , qu’il avait un peu grosses, beaucoup de poils blancs et les
« salières fort enfoncées : il n’a jamais eu les jambes engorgées. »
Voilà donc, dans l’espèce du cheval, l’exemple d’un individu qui a vécu cinquante
ans, c'est-à-dire le double du temps de la vie ordinaire de ces animaux; l’analogie
confirme en général ce que nous ne connaissions que par quelques faits particulier s,
c’est qu’il doit se trouver dans toutes les espèces, et par conséquent dans l’espèce
humaine comme dans celle du cheval, quelques individus dont la vie se prolonge au
double de la vie ordinaire, c’est-à-dire à cent soixante ans au lieu de quatre-vingts. Ces
privilèges de la nature sont à la vérité placés de loin en loin pour le temps, et à de
grandes distances dans l’espace : ce sont les gros lots dans la loterie universelle de la
vie; néanmoins ils suffisent pour donner aux vieillards, même les plus âgés, l’espé-
rance d’un âge encore plus grand.
238
ADDITIONS
Nous avons dit qu’une raison pour vivre est d’avoir vécu , et nous l’avons démontré
par l’échelle des probabilités de la durée de la vie ; cette probabilité est à la vérité d’au-
tant plus petite que l’âge est plus grand; mais lorsqu’il est complet, c’est-à-dire à qua-
tre-vingts ans, cette même probabilité qui décroît de moins en moins, devient pour
ainsi dire stationnaire et lixe. Si l’on peut parier un contre un qu’un homme de qua-
tre-vingts ans vivra trois ans de plus , on peut le parier de même pour un homme de
quatre-vingt-trois, de quatre-vingt-six, et peut-être encore de même pour un homme
de quatre-vingt-dix ans. Nous avons donc toujours dans l’âge , même le plus avancé ,
l’espérance légitime de trois années de vie. Et trois années ne sont -elles pas une vie
complète, ne suffisent-elles pas à tous les projets d’un homme sage ? nous ne sommes
donc jamais vieux, si notre moral n’est pas trop jeune; le philosophe doit dès lors
regarder la vieillesse comme un préjugé, comme une idée contraire au bonheur de
l’homme, et qui ne trouble pas celui des animaux. Les chevaux de dix ans, qui voyaient
travailler ce cheval de cinquante ans , ne le jugeaient pas plus près qu’eux de la mort :
ce n’est que par notre arithmétique que nous en jugeons autrement ; mais cette même
arithmétique bien entendue nous démontre que dans notre grand âge nous sommes
toujours à trois ans de distance de la mort, tant que nous nous portons bien ; que vous
autres jeunes gens vous en êtes souvent bien plus près, pour peu que vous abusiez des
forces de votre âge; que d’ailleurs, et tout abus égal , c’est-à-dire proportionnel, nous
sommes aussi sûrs à quatre-vingts ans de vivre encore trois ans , que vous Têtes à trente
ans d’en vivre vingt-six. Chaque jour que je me lève en bonne santé, n'ai-je pas la jouis-
sance de ce jour aussi présente, aussi plénière que la vôtre? Si je conforme mes mou-
vements , mes appétits , mes désirs aux seules impulsions de la sage nature, ne suis-je
pas aussi sage et plus heureux que vous ? ne suis-je pas même plus sûr de mes projets,
puisqu’elle me défend de les étendre au delà de trois ans ? et la vue du passé qui cause
les regrets des vieux fous ne m’offre-t-elle pas au contraire des jouissances de mémoire,
des tableaux agréables , des images précieuses , qui valent bien vos objets de plaisir ?
car elles sont douces ces images, elles sont pures, elles ne portent dans l’âme qu'un
souvenir aimable; les inquiétudes , les chagrins, toute la triste cohorte qui accompagne
vos jouissances de jeunesse, disparaissent dans le tableau qui me les représente; les
regrets doivent disparaître de même, ils ne sont que les derniers élans de cette folle
vanité qui ne vieillit jamais.
N’oublions pas un autre avantage, ou du moins une forte compensation pour le bon-
heur dans l’âge avancé : c’est qu’il y a plus de gain au moral que de perte au physique;
tout au moral est acquis , et si quelque chose au physique est perdu , on en est pleine-
ment dédommagé. Quelqu’un demandait au philosophe Fontenelle , âgé de quatre-vingt-
quinze ans , quelles étaient les vingt années de sa vie qu’il regrettait le plus , il répondit
qu’il regrettait peu de chose, que néanmoins l’âge où il avait été le plus heureux était
de cinquante-cinq à soixante-quinze ans ; il lit cet aveu de bonne foi, et il prouva son
dire par des vérités sensibles et consolantes. A cinquante-cinq ans la fortune est établie,
la réputation faite, la, considération obtenue, l’état de la vie fixe, les prétentions éva-
nouies ou remplies, les projets avortés ou mûris, la plupart des passions calmées, ou
du moins refroidies, la carrière à peu près remplie pour les travaux que chaque homme
doit à la société, moins d’ennemis ou plutôt moins d’envieux nuisibles, parce que le
contre-poids du mérite est connu par la voix du public ; tout concourt dans le moral
à l’avantage de l’âge, jusqu’au temps où les infirjnités et les autres maux physiques
viennent à troubler la jouissance tranquille et douce de ces biens acquis par la sagesse,
qui seuls peuvent faire notre bonheur.
L'idée la plus triste, c’est-à-dire la plus contraire au bonheur de l’homme, est la
vue fixe de sa prochaine fin : cette idée fait le malheur de la plupart des vieillards,
A L’HISTOIRE DE L’HOMME.
23 9
même de ceux qui se portent le mieux et qui 11e sont pas encore dans un âge fort avancé;
je les prie de s’en rapporter à moi ; ils ont encore à soixante-dix ans l’espérance légi-
time de six ans deux mois , à soixante-quinze ans l’espérance tout aussi légitime de
quatre ans six mois de vie ; enfin, à quatre-vingts et même à quatre-vingt-six ans, celle
de trois années de plus; il n’y a donc de fin prochaine que pour ces âmes faibles qui
se plaisent à la rapprocher ; néanmoins le meilleur usage que l’homme puisse faire de
la vigueur de son esprit, c’est d’agrandir les images de tout ce qui peut lui plaire en
les rapprochant, et de diminuer au contraire, en les éloignant, tous les objets dés-
agréables, et surtout les idées qui peuvent faire son malheur; et souvent il suffit pour
cela devoir les choses telles qu’elles sont en effet. La vie, ou si l’on veut la continuité
de notre existence, ne nous appartient qu’autant que nous la sentons; or, ce sentiment
de l’existence n’est-il pas détruit par le sommeil ? Chaque nuit nous cessons d’être , et
dès lors nous ne pouvons regarder la vie comme une suite non interrompue d’existences
senties, ce n’est point une trame continue, c’est un fil divisé par des nœuds ou plutôt
par des coupures qui toutes appartiennent à la mort : chacune nous rappelle l’idée du
dernier coup de ciseau, chacune nous représente ce que c’est que de cesser d’être;
pourquoi donc s’occuper de la longueur plus ou moins grande de cette chaîne qui se
rompt chaque jour ? Pourquoi 11e pas regarder et la vie et. la mort pour ce qu’elles sont
en effet? Mais comme il y a plus de cœurs pusillanimes que d’âmes fortes, l’idée delà
mort se trouve toujours exagérée, sa marche toujours précipitée, ses approches trop
redoutées , et son aspect insoutenable; on ne pense pas que l’on anticipe malheureuse-
ment sur son existence toutes les fois que l’on s’affecte de la destruction de son corps;
car cesser d’être n’est rien , mais la crainte est la mort de l’âme. Je ne dirai pas avec le
stoïcien, Mors hominl summum bonum Dits denegatum , je ne la vois ni comme un
grand bien ni comme un grand mal, et j’ai tâché de la représenter telle qu’elle est
(page 80 et suiv.) ; j'y renvoie mes lecteurs, par le désir que j’ai de contribuer à leur
bonheur.
ADDITION
A l’article DU SENS DE LA VUE, PAGE 100, SUR LA CAUSE DU STRABISME
OU DES YEUX LOUCHES '.
Le strabisme est non-seulement un défaut, mais une difformité qui détruit la physio-
nomie, et rend désagréables les plus beaux visages; cette difformité consiste dans la
fausse direction de l’un des yeux, en sorte que quand un œil pointe à l’objet, l’autre s’en
écarte et se dirige vers un autre point. Je dis que ce defaut consiste dans la fausse direc-
tion de l’un des yeux, parce qu’en effet les yeux n’ont jamais tous deux ensemble cette
mauvaise disposition, et que si on peut mettre les deux yeux dans cet état en quelque
cas, cet état ne peut durer qu’un instant et ne peut pas devenir une habitude.
Le strabisme ou le regard louche ne consiste donc que dans l’écart de l’un des yeux,
tandis que l’autre paraît agir indépendamment de celui-là.
On attribue ordinairement cet effet à un défaut de correspondance entre les muscles
de chaque œil ; la différence du mouvement de chaque œil vient de la différence du
mouvement de leurs muscles qui, n’agissant pas de concert, produisent la fausse direc-
tion des yeux louches ; d’autres prétendent (et cela revient à peu près au même) qu’il y
1. J’avais eu le projet de réserver le mémoire suivant sur le strabisme pour le xie volume de
cette édition , volume dans lequel je me propose de réunir plusieurs mémoires de Buffon sur
divers sujets. (Voyez la note de la p. 113.) Je le laisse ici , parce qu’il se lie essentiellement à
l 'article du sens de la vue.
ADDITIONS
240
a équilibre entre les muscles des deux yeux, que cette égalité de force est la cause de la
direction des deux yeux eusemble vers l’objet, et que c’est par le défaut de cet équilibre
que les deux yeux ne peuvent se diriger vers le même point 1 .
M. de la Hire et plusieurs autres après lui ont pensé que le strabisme n’est pas causé
par le défaut d’équilibre ou de correspondance entre les muscles, mais qu’il provient
d’un défaut dans la rétine ; ils ont prétendu que l’endroit de la rétine qui répond à l’ex-
trémité de Taxe optique était beaucoup plus sensible que tout le reste de la rétine. Les
objets, ont-ils dit, ne se peignent distinctement que dans cette partie plus sensible, et si
cette partie ne se trouve pas correspondre exactement à l’extrémité de l’axe optique,
dans l’un ou l’autre des deux yeux, ils s’écarteront et produiront le regard louche par
la nécessité où l’on sera dans ce cas de les tourner de façon que leurs axes optiques
puissent atteindre cette partie plus sensible et mal placée de la rétine. Mais cette opinion
a été réfutée par plusieurs physiciens et en particulier par M. Jurin a. En effet il semble
que M. de la Hire n’ait pas fait attention à ce qui arrive aux personnes louches lors-
qu’elles ferment le bon œil , car alors l’œil louche ne reste pas dans la même situation,
comme cela devrait arriver si cette situation était nécessaire pour que l’extrémité de l'axe
optique atteignît la partie la plus sensible de la rétine ; au contraire, cet œil se redresse
pour pointer directement à l’objet et pour chercher à le voir ; par conséquent l’œil ne
s’écarte pas pour trouver cette partie prétendue plus sensible de la rétine, et il faut cher-
cher une autre cause à cet effet. M. Jurin en rapporte quelques causes particulières, et
il semble qu’il réduit le strabisme à une simple mauvaise habitude dont on peut se guérir
dans plusieurs cas; il fait voir aussi que le défaut de correspondance ou d’équilibre
entre les muscles des deux yeux ne doit pas être regardé comme la cause de cette fausse
direction des yeux ; et, en effet, ce n’est qu’une circonstance qui même n’accompagne
ce défaut que dans de certains cas.
Mais la cause la plus générale, la plus ordinaire du strabisme, et dont personne que
je sache n’a fait mention, c’est l’inégalité de force dans les yeux. Je vais faire voir que
cette inégalité, lorsqu’elle est d’un certain degré, doit nécessairement produire le regard
louche, et que dans ce cas, qui est assez commun, ce défaut n’est pas une mauvaise
habitude dont on puisse se défaire , mais une habitude nécessaire qu’on est obligé de
conserver pour pouvoir se servir de ses yeux.
Lorsque les yeux sont dirigés vers le même objet, et qu’on regarde des deux yeux
cet objet, si tous deux sont d’égale force, il paraît plus distinct et plus éclairé que quand
on le regarde avec un seul œil. Des expériences assez aisées à répéter ont appris à
M. Jurin 6 que cette différence de vivacité de l’objet, vu de deux yeux égaux en force
ou d’un seul œil, est d’environ une treizième partie, c’est-à-dire qu’un objet vu des deux-
yeux parait comme s’il était éclairé de treize lumières égales, et que l’objet vu d’un seul
œil parait comme s’il était éclairé de douze lumières seulement, les deux yeux étant sup-
posés parfaitement égaux en force, mais lorsque les yeux sont de force inégale, j’ai
trouvé qu’il en était tout autrement; un petit degré d’inégalité fera que l’objet vu de
l’œil le plus fort sera qussi distinctement aperçu que s’il était vu des deux yeux; un peu
a. Essay upun distinct and indistinct vision, etc. Optique de Smith, à la fin du second
volume. ,
b. Idem, ibidem.
1 . On est revenu , de nos jours , à l’explication du strabisme par l’action musculaire ; mais ce
n’est plus par le défaut de concert ou d'équilibre entre les muscles qu’on l'explique ; c’est par
F inégalité des muscles. ( Voyez la note de la page 113. — Voyez aussi le Compte-rendu de Y Aca-
démie des sci. : t. X, p. 838 , et t. XI, p. 87. — Voyez en outre , sur l’ensemble de la théorie de
la vision, un travail récent et très-rem»”‘?,.’able de M. Wheatstone : A nn. de chim. et de physiq
3e série, t. II , p. 330. )
A L’HISTOIRE DE L’HOMME.
211
plus d’inégalité rendra l’objet, quand il sera vu des deux yeux, moins distinct que s’il
est vu du seul œil le plus fort; et enfin une plus grande inégalité rendra l’objet vu des
deux yeux si confus, que, pour l’apercevoir distinctement, on sera obligé de tourner l’œil
faible et de le mettre dans une situation où il ne puisse pas nuire.
Pour être convaincu de ce que je viens d’avancer, il faut observer que les limites de la
vue distincte sont assez étendues dans la vision de deux yeux égaux ; j’entends par
limites de la vue distincte les bornes de l’intervalle de distance dans lequel un objet est
vu distinctement; par exemple, si une personne qui a les yeux également forts peut lire
un petit caractère d’impression à huit pouces de distance, à vingt pouces et à toutes les
distances intermédiaires, et si, en approchant plus près de huit ou en éloignant au
delà de vingt pouces, elle ne peut lire avec facilité ce même caractère, dans ce cas les
limites de la vue distincte de cette personne seront huit et vingt pouces , et l’intervalle
de douze pouces sera l’étendue de la vue distincte. Quand on passe ces limites, soit au-
dessus, soit au-dessous, il se forme une pénombre qui rend les caractères confus et quel-
quefois vacillants , mais avec des yeux de force inégale , ces limites de la vue distincte
sont fort resserrées ; car supposons que l’un des yeux soit de moitié plus faible que
l’autre , c’est-à-dire que , quand avec un œil on voit distinctement depuis huit jusqu’à
vingt pouces , on ne puisse voir avec l’autre œil que depuis quatre pouces jusqu’à dix ,
alors la vision opérée par les deux yeux sera distincte et confuse depuis dix jusqu’à
vingt, et depuis huit jusqu’à quatre, en sorte qu’il ne restera qu’un intervalle de deux
pouces , savoir, depuis huit jusqu’à dix, où la vision pourra se faire distinctement , parce
que, dans tous les autres intervalles , la netteté de l’image de l’objet vu par le bon œil
est ternie par la confusion de l’image du même objet vu par le mauvais œil ; or, cet
intervalle de deux pouces de vue distincte , en se servant des deux yeux , n’est que la
sixième partie de l’intervalle de douze pouces , qui est l’intervalle de la vue distincte ,
en ne se servant que du bon œil ; donc il y a un avantage de cinq contre un à se servir
du bon œil seul , et par conséquent à écarter l’autre.
On doit considérer les objets qui frappent nos yeux comme placés indifféremment et
au hasard à toutes les distances différentes auxquelles nous pouvons les apercevoir;
dans ces distances différentes il faut distinguer celles où ces mêmes objets se peignent
distinctement à nos yeux et celles où nous ne les voyons que confusément; toutes les fois
que nous n’apercevons que confusément les objets, les yeux font effort pour les voir
d’une manière plus distincte, et quand les distances ne sont pas de beaucoup trop petites
ou trop grandes , cet effort ne se fait pas vainement. Mais en ne faisant attention ici
qu’aux distances auxquelles on aperçoit distinctement les objets , on sent aisément que
plus il y a de ces points de distance, plus aussi la puissance des yeux , par rapport aux
objets, est étendue ; et qu’au contraire plus ces intervalles de vue distincte sont petits ,
et plus la puissance de voir nettement est bornée ; et lorsqu’il y aura quelque cause qui
rendra ces intervalles plus petits, les yeux feront effort pour les étendre, car il est
naturel de penser que les yeux , comme toutes les autres parties d’un corps organisé ,
emploient tous les ressorts de leur mécanique pour agir avec le plus grand avantage ;
ainsi, dans le cas où les deux yeux sont de force inégale, l’intervalle de vue distincte se
trouvant plus petit en se servant des deux yeux qu’en ne se servant que d’un œil , les
yeux chercheront à se mettre dans la situation la plus avantageuse , et cette situation la
plus avantageuse est que l’œil le plus fort agisse seul et que le plus faible se détourne.
Pour exprimer tous les cas , supposons que a — c exprime l’intervalle de la vision
b c
distincte pour le bon œil , et b - l’intervalle de la vision distincte pour l’œil faible,
b — c exprimera "intervalle de la vision distincte des deux yeux ensemble , et l’inéga-
»-V
lité de force des yeux sera t - _ -j- , et le nombre des cas où l’on se servira du bon
l(. “ 16
242 ADDITIONS
œil sera a— b, et le nombre des cas où l’on se servira des deux yeux sera b — c; égalant
ces deux quantités, on aura a-~b~b-—c ou b— a Substituant cette valeur de b
~ fl -p C — ~ ü c. —
dans l’expression de l’inégalité , on aura 1 J~ITo ou ~Tâ~ Pour 'a mesure
de l’inégalité, lorsqu’il y a autant d’avantage à se servir des deux yeux qu’à ne se servir
que du bon œil tout seul. Si l’inégalité est plus grande que on doit contracter
l’habitude de ne se servir que d’un œil ; et si cette inégalité est plus petite , on se ser-
vira des deux yeux. Dans l’exemple précédent, a — 20, c — S ; ainsi l’inégalité des yeux
doit être = au plus , pour qu’on puisse se servir ordinairement des deux yeux ; si
cette inégalité était plus grande, on serait obligé de tourner l’œil faible pour ne se servir
que du bon œil seul.
On peut observer que dans toutes les vues dont les intervalles sont proportionnels à
ceux de cet exemple, le degré d’inégalité sera toujours-^. Par exemple, si, au lieu
d’avoir un intervalle de vue distincte du bon œil depuis huit pouces jusqu’à vingt
pouces, cet intervalle n’était, que depuis six pouces à quinze pouces, ou depuis quatre
pouces à dix, ou etc., ou bien encore si cet intervalle était depuis dix pouces à vingt-cinq,
ou depuis douze pouces à trente, ou etc., le degré d’inégalité qui fera tourner l’œil faible
sera toujours Mais si l’intervalle absolu de la vue distincte du bon œil augmente des
deux côtés, en sorte qu’au lieu de voir depuis six pouces jusqu’à quinze, ou depuis huit
jusqu’à vingt, ou depuis dix jusqu’à vingt-cinq , ou etc., on voie distinctement depuis
quatre pouces et demi jusqu’à dix-huit, ou depuis six pouces jusqu’à vingt-quatre, ou
depuis sept pouces et demi jusqu’à trente, ou etc., alors il faudra un plus grand degré
d’inégalité pour faire tourner l’œil; on trouve par la formule que cette inégalité doit
être pour tous ces cas = f.
11 suit de ce que nous venons de dire qu'il y a des cas où un homme peut avoir la
vue beaucoup plus courte qu’un autre, et cependant être moins sujet à avoir les yeux
louches, parce qu’il faudra une plus grande inégalité de force dans ses yeux que dans
ceux d’une personne qui aurait la vue plus longue; cela paraît assez paradoxe, cepen-
dant cela doit être : par exemple, à un homme qui ne voit distinctement du bon œii
que depuis un pouce et demi jusqu’à six pouces, il faut f d’inégalité pour qu’il soit forcé
de tourner le mauvais œil , tandis qu’il ne faut que ^ d’inégalité pour mettre dans ce
cas un homme qui voit distinctement depuis huit pouces jusqu’à vingt pouces. On en
verra aisément la raison si l’on fait attention que dans toutes les vues , soit courtes ,
soit longues, dont les intervalles sont proportionnels à l’intervalle de huit pouces à
vingt pouces, la mesure réelle de cet intervalle est-jf ou f , au lieu que dans toutes les
vues dont les intervalles sont proportionnels à l’intervalle de six pouces à vingt-quatre,
ou d’un pouce et demi à six pouces , la mesure réelle est f , et c’est cette mesure réelle
qui produit celle de l’inégalité , car cette mesure étant toujours — ' ‘ a celle de l’iné-
galité est 2 J-, comme on Ta vu ci-dessus.
Pour avoir la vue parfaitement distincte, il est donc nécessaire que les yeux soient
absolument d’égale force, car si les yeux sont inégaux, on ne pourra pas se servir des
deux yeux dans un assez grand intervalle, et même dans l’intervalle de vue distincte
qui reste en employant les deux yeux, les objets seront moins distincts. On a remarqué
au commencement de ce mémoire qu’avec deux yeux égaux on voit plus distinctement
qu’avec un œil d’environ une treizième partie; mais au contraire, dans l’intervalle de
vue distincte de deux yeux inégaux, les objets, au lieu de paraître plus distincts en
employant les deux .yeux , paraissent moins nets et plus mal terminés que quand on ne
A L’HISTOIRE DE L’HOMME.
243
se sert que d’un seul œil; par exemple, si l’on voit distinctement un petit caractère
d’impression depuis huit pouces jusqu’à vingt avec l’œil le plus fort, et qu’avec l’œil
faible on 11e voie distinctement ce même caractère que depuis huit jusqu’à quinze
pouces, on n’aura que sept pouces de vue distincte en employant les deux yeux; mais
comme l’image qui se formera dans le bon œil sera plus forte que celle qui se formera
dans l’œil faible , la sensation commune qui résultera de cette vision ne sera pas aussi
nette que si on n’avait employé que le bon œil. J’aurai peut-être occasion d’expliquer
ceci plus au long , mais il me suffit à présent de faire sentir que cela augmente encore
le désavantage des yeux inégaux.
Mais , dira-t-on, il n’est pas sûr que l’inégalité de force dans les yeux doive produire
le strabisme; il peut se trouver des louches dont les deux yeux soient d’égale force ;
d’ailleurs cette inégalité répand à la vérité de la confusion sur les objets, mais cette
confusion ne doit pas faire écarter l’œil faible , car de quelque côté qu’on le tourne , il
reçoit toujours d’autres images qui doivent troubler la sensation autant que la trou-
blerait l’image indistincte de l’objet qu’on regarde directement.
Je vais répondre à la première objection par des faits : j’ai examiné la force des yeux
de plusieurs enfants et de plusieurs personnes louches, et comme la plupart des enfants
ne savaient pas lire, j’ai présenté à plusieurs distances à leurs yeux des points ronds,
des points triangulaires et des point carrés, et en leur fermant alternativement l’un des
yeux, j’ai trouvé que tous avaient les yeux de force inégale; j’en ai trouvé dont les
yeux étaient inégaux au point de ne pouvoir distinguer à quatre pieds avec l’œil faible
la forme de i’objet qu’ils voyaient distinctement à douze pieds avec le bon œil ; d’au-
tres à la vérité n’avaient pas les yeux aussi inégaux qu’il est nécessaire pour devenir
louches, mais aucun n’avait les yeux égaux, et il y avait toujours une différence très-
sensible dans la distance à laquelle ils apercevaient les objets, et l’œil louche s’est tou-
jours trouvé le plus faible. J’ai observé constamment que quand on couvre le bon œil ,
et que ces louches ne peuvent voir que du mauvais , cet œil pointe et se dirige vers
l’objet aussi régulièrement et aussi directement qu’un œil ordinaire : d’où il est aisé de
conclure qu’il n’y a point de défaut dans les muscles, ce qui se confirme encore par
l’observation toute aussi constante que j’ai faite en examinant le mouvement de ce mau-
vais œil , et en appuyant le doigt sur la paupière du bon œil qui était fermé , et par
lequel j’ai reconnu que le bon œil suivait tous les mouvements du mauvais œil , ce qui
achève de prouver qu’il n’y a point de défaut de correspondance ou d’équilibre dans les
muscles des yeux.
La seconde objection demande un peu plus de discussion : je conviens que de quel-
que côté qu’on tourne le mauvais œil, il 11e laisse pas d’admettre des images qui doivent
un peu troubler la netteté de l’image reçue par le bon œil ; mais ces images étant abso-
lument différentes , et n’ayant rien de commun ni par la grandeur ni par la figure
avec l’objet sur lequel est fixé le bon œil, la sensation qui en résulte est, pour ainsi
dire, beaucoup plus sourde que ne serait celle d’une image semblable. Pour le faire
voir bien clairement , je vais rapporter un exemple qui ne m’est que trop familier : j’ai
le défaut d'avoir la vue fort courte et les yeux un peu inégaux, mon œil droit étant un
peu plu3 faible que le gauche ; pour lire de petits caractères ou une mauvaise écriture ,
et même pour voir bien distinctement les petits objets à une lumière faible, je ne me
sers que d’un œil ; j’ai observé mille et mille fois qu’en me servant de mes deux yeux
pour lire un petit caractère, je vois toutes les lettres mal terminées, et en tournant l’œil
droit pour ne me servir que du gauche, je vois l’image de ces lettres tourner aussi et
se séparer de l’image de l’œil gauche, en sorte que ces deux images me paraissent dans
différents plans : celle de l’œil droit n’est pas plus tôt séparée de celle de l’œil gauche,
que celle-ci reste très-nette et très-distincte ; et si l’œil droit reste dirigé sur un autre
ADDITIONS
2 a
endroit du livre, cet endroit étant différent du premier, il me paraît dans un différent
plan , et n’ayant rien de commun il ne m’affecte point du tout , et ne trouble en aucune
façon la vision distincte de l’œil gauche. Cette sensation de l’œil droit est encore plus
insensible si mon œil, comme cela m’arrive ordinairement en lisant, se porte au delà de
la justification du livre et tombe sur la marge, car dans ce cas l’objet de la marge étant
d’un blanc uniforme, à peine puis-je m’apercevoir, en y réfléchissant , que mon œil
droit voit quelque chose. 11 paraît ici qu’en écartant l’œil faible , l’objet prend plus de
netteté ; mais ce qui va directement contre l’objection , c’est que les images qui sont dif-
férentes de celle de l’objet ne troublent point du tout la sensation, tandis que les images
semblables à l’objet la troublent beaucoup, lorsqu’elles ne peuvent pas se réunir entiè-
rement. Au reste , cette impossibilité de réunion parfaite des images des deux yeux
dans les vues courtes comme la mienne vient souvent moins de l’inégalité de force dans
les yeux que d’une autre cause : c’est la trop grande proximité des deux prunelles, ou ,
ce qui revient au même, l’angle trop ouvert des deux axes optiques, qui produit en
partie ce défaut de réunion. On sent bien que plus on approche un petit objet des yeux,
plus aussi l’intervalle des deux prunelles diminue; mais comme il y a des bornes à
cette diminution, et que les yeux sont posés de façon qu’ils ne peuvent faire un angle
plus grand que de soixante degrés tout au plus par les deux rayons visuels , il suit que
toutes les fois qu’on regarde de fort près avec les deux yeux, la vue est fatiguée et moins
distincte qu’en ne regardant que d’un seul œil ; mais cela n’empêche pas que l’inégalité
de force dans les yeux ne produise le même effet , et que par conséquent il n’y ait
beaucoup d’avantage à écarter l’œil faible, et l’écarter de façon qu’il reçoive une image
différente de celle dont l’œil le plus fort est occupé.
S’il reste encore quelques scrupules à cet égard il est aisé de les lever par une expé-
rience très-facile à faire : je suppose qu’on ait les yeux égaux ou à peu près égaux , il
n’y a qu’à prendre un verre convexe et le mettre à un demi-pouce de l’un des yeux ,
on rendra par là cet œil fort inégal en force à l’autre ; si l’on veut lire avec les deux
yeux , on s’apercevra d’une confusion dans les lettres , causée par cette inégalité , la-
quelle confusion disparaîtra dans l’instant qu’on fermera l’œil offusqué par le verre, et
qu’on ne regardera plus que d’un œil.
Je sais qu’il y a des gens qui prétendent que quand même on a les yeu: parfaitement
égaux en force, on ne voit ordinairement que d’un œil, mais c’est une idée sans fonde-
ment qui est contraire à l’expérience; on a vu ci-devant qu’on voit mieux des deux yeux
que d’un seul lorsqu’on les a égaux ; il n’est donc pas naturel de penser qu’on cherche-
rait à mal voir en ne se servant que d’un œil , lorsqu’on peut voir mieux en se servant
des deux. 11 y a plus, c’est qu’on a un autre avantage très-considérable à se servir des
deux yeux lorsqu’ils sont de force égale ou peu inégale; cet avantage consiste à voir
une plus grande étendue , une plus grande partie de l’objet qu’on regarde ; si ou voit
un globe d’un seul œil on n’en apercevra que la moitié ; si on le regarde avec les deux
yeux on en verra plus de la moitié , et il est aisé de donner pour les distances ou les
grosseurs différentes la quantité qu’on voit avec les deux yeux de plus qu’avec un seul
œil ; ainsi on doit se servir, et on se sert en effet dans tous les cas, des deux yevx lors-
qu’ils sont égaux ou peu inégaux.
Au reste, je ne prétends pas que l’inégalité de force dans les yeux soit la seule cause
du regard louche; il peut y avoir d’autres causes de ce défaut, mais je les regarde
comme des causes accidentelles, et je dis seulement que l’inégalité de force dans les
yeux est une espèce de strabisme inné, la plus ordinaire de toutes, et si commune que
tous les louches que j’ai examinés sont dans le cas de cette inégalité; je dis, de plus ,
que c’est une cause dont l’effet est nécessaire : de sorte qu’il n’est peut-être pas pos-
sible de guérir de ce défaut une personne dont les yeux sont de force trop inégale. J’ai
A L’HISTOIRE DE L’HOMME. 2ÎS
observé, en examinant la portée des yeux de plusieurs enfants qui n’étaient pas louclies,
qu’ils ne voient pas si loin à beaucoup près que les adultes , et que, proportion gardée ,
ils ne peuvent voir distinctement d’aussi près : de sorte qu’en avançant en âge, l’inter-
valle absolu de la vue distincte augmente des deux côtés, et c’est une des raisons pour-
quoi il y a parmi les enfants plus de louches que parmi les adultes , parce que s’il ne
leur faut que -jfc ou même beaucoup moins d’inégalité dans les yeux pour les rendre
louches, lorsqu’ils n’ont qu’un petit intervalle absolu de vue distincte, il leur faudra
une plus grande inégalité, comme -f ou davantage, pour les rendre louches quand l’in-
tervalle absolu de vue distincte sera augmenté : en sorte qu’ils doivent se corriger de ce
défaut en avançant en âge.
Mais quand les yeux, quoique de force inégale, n’ont pas cependant le degré d’iné-
galité que nous avons déterminé par la formule ci-dessus , on peut trouver un remède
au strabisme ; il me paraît que le plus simple , le plus naturel et peut-être le plus effi-
cace de tous les moyens , est de couvrir le bon œil pendant un temps : l’œil difforme
serait obligé d’agir et de se tourner directement vers les objets , et prendrait en peu de
temps ce mouvement habituel. J’ai ouï dire que quelques oculistes s’étaient servis assez
heureusement de cette pratique ; mais avant que d’en faire usage sur une personne , il
faut s’assurer du degré d’inégalité des yeux , parce qu’elle ne réussira jamais que sur
des yeux peu inégaux. Ayant communiqué cette idée à plusieurs personnes , et entre
autres à M. Bernard de Jussieu , à qui j’ai lu cette partie de mon mémoire , j’ai eu le
plaisir de voir mon opinion confirmée par une expérience qu’il m’indiqua , et qui est
rapportée par M. Allen , médecin anglais , dans son Synopsis universæ Medicinæ.
Il suit de tout ce que nous venons de dire que, pour avoir la vue parfaitement bonne,
il faut avoir les yeux absolument égaux en force; que, de plus , il faut que l’intervalle
absolu soit fort grand , en sorte qu’on puisse voir aussi bien de fort près que de fort
loin, ce qui dépend de la facilité avec laquelle les yeux se contractent ou se dilatent , et
changent de figure selon le besoin; car si les yeux étaient solides, on ne pourrait avoir
qu’un très-petit intervalle de vue distincte. Il suit aussi de nos observations qu’un
borgne, à qui il reste un bon œil , voit mieux et plus distinctement que le commun des
hommes, parce qu’il voit mieux que tous ceux qui ont les yeux un peu inégaux, et défaut
pour défaut , il vaudrait mieux être borgne que louche, si ce premier défaut n’était pas
accompagné et d’une plus grande difformité et d’autres incommodités. Il suit encore
évidemment de tout ce que nous avons dit que les louches ne voient jamais que d’un
œil, et qu’ils doivent ordinairement tourner le mauvais œil tout près de leur nez, parce
que dans cette situation la direction de ce mauvais œil est aussi écartée qu’elle peut
l’être de la direction du bon œil; à la vérité, en écartant ce mauvais œil du côté de
l’angle externe , la direction serait aussi éloignée que dans le premier cas ; mais il y a
un avantage de tourner l’œil du côté du nez , parce que le nez fait un gros objet qui , à
à cette très-petite distance de l’œil, paraît uniforme et cache la plus grande partie des
objets qui pourraient être aperçus du mauvais œil , et par conséquent cette situation du
mauvais œil est la moins désavantageuse de toutes.
On peut ajouter à cette raison , quoique suffisante , une autre raison tirée de l’obser-
vation queM. Winslow a faite sur l’inégalité de la largeur de l’iris «; il assure que l’iris
est plus étroite du côté du nez et plus large du côté des tempes, en sorte que la prunelle
n’est, point au milieu de l’iris, mais qu’elle est plus près de la circonférence extérieure du
côté du nez ; la prunelle pourra donc s’approcher de l’angle interne , et il y aura par
conséquent plus d’avantage à tourner l’œil du côté du nez que de l’autre côté, et le champ
de l’œil sera plus petit dans cette situation que dans aucune autre.
a. Voyez les Mémoires de l'Académie des Sciences , année 1721.
246
ADDITIONS
Je ne vois donc pas qn’on puisse trouver de remède aux yeux louches , lorsqu’ils sont
tels à cause de leur trop grande inégalité de force; la seule chose qui me parait raison-
nable à proposer serait de raccourcir la vue de l’œil le plus fort , afin que , les yeux se
trouvant moins inégaux, on fût en état de les diriger tous deux vers le même point,
sans troubler la vision autant qu’elle l’était auparavant; il suffirait, par exemple, à un
homme qui a ~ d’inégalité de force dans les yeux , auquel cas il est nécessairement
louche, il suffirait, dis-je, de réduire cette inégalité à pour qu’il cessât de l’être. On
y parviendrait peut-être en commençant par couvrir le bon œil pendant quelque temps
afin de rendre au mauvais œil la direction et toute la force que le défaut d’habitude à
s’en servir peut lui avoir ôtée, et ensuite en faisant porter des lunettes dont le verre
opposé au mauvais œil sera plan, et le verre du bon œil serait convexe : insensiblement
cet œil perdrait de sa force, et serait par conséquent moins en état d’agir indépendam-
ment de l’autre.
En observant les mouvements des yeux de plusieurs personnes louches, j'ai remarqué
que dans tous les cas les prunelles des deux yeux ne laissent pas de se suivre assez exac-
tement, et que l’angle d’inclinaison des deux axes de l’œil est presque toujours le même,
au lieu que dans les yeux ordinaires , quoiqu’ils se suivent très-exactement , cet angle
est plus petit ou plus grand, à proportion de l’éloignement ou de la proximité des objets ,
cela seul suffirait pour prouver que les louches ne voient que d’un œil.
Mais il est aisé de s’en convaincre entièrement par une épreuve facile: faites placer
la personne louche à un beau jour, vis-à-vis une fenêtre; présentez à ses yeux un petit
objet, comme une plume à écrire, et dites-lui de la regarder; examinez ses yeux, vous
reconnaîtrez aisément l’œil qui est dirigé vers l’objet; couvrez cet œil avec la main, et
sur-le-champ la personne qui croyait voir des deux yeux sera fort étonnée de ne plus voir
la plume, et elle sera obligée de redresser son autre œil et de le diriger vers cet objet
pour l’apercevoir; cette observation est générale pour tous les louches : ainsi il est sûr
qu’ils ne voient que d’un œil.
Il y a des personnes qui , sans être absolument louches, ne laissent pas d’avoir une
fausse direction dans l’un des yeux, qui cependant n’est pas assez considérable pour
causer une grande difformité : leurs deux prunelles vont ensemble, mais les deux axes
optiques, au lieu d’être inclinés proportionnellement à la distance des objets, demeurent
toujours un peu plus ou un peu moins inclinés, ou même presque parallèles; ce défaut,
qui est assez commun et qu’on peut appeler un faux trait dans les yeux , a souvent
pour cause l’inégalité de force dans les yeux, et s’il provient d’autre chose, comme de
quelque accident ou d’une habitude prise au berceau , on peut s’en guérir facilement.
11 est à remarquer que ces espèces de louches ont dû voir les objets doubles dans le com-
mencement qu’ils ont contracté cette habitude, de la même façon qu’en voulant tourner
les yeux comme les louches, on voit les objets doubles avec deux bons yeux.
En effet tous les hommes voient les objets doubles puisqu’ils ont deux yeux, dans
chacun desquels se peint une image, et ce n’est que par expérience et par habitude qu’on
apprend à les juger simples ’, de la même façon que nous jugeons droits les objets qui
cependant sont renversés sur la rétine1 2 ; toutes les fois que les deux images tombent sur
les points correspondants des deux rétines sur lesquels elles ont coutume de tomber,
nous jugeons les objets simples, mais dès que l’une ou l’autre des images tombe sur un
autre point, nous les jugeons doubles. Un homme qui a dans les yeux la fausse direc-
tion, ou le faux trait dont nous venons de parler, a dû voir les objets doubles d’abord,
et ensuite par l’habitude il les a jugés simples , tou" de même que nous jugeons les
1. Voyez la note 2 de la page 101.
2. Voyez la note 1 de la même page.
A L’HISTOIRE DE L’HOMME.
217
objets simples, quoique nous les voyions en effet tous doubles : ceci est confirmé par une
observation de M Folkes, rapportée dans les notes de M. Smith «; il assure qu’un
homme, étant devenu louche par un coup violent à la tête, vit les objets doubles pen-
dant quelque temps, mais qu’enfin il était parvenu à les voir simples comme aupara-
vant, quoiqu’il se servît de ses deux yeux à la fois. M. Folkes ne dit pas si cet homme
était entièrement louche , il est à croire qu’il ne l’était que légèrement , sans quoi il
n’aurait pas pu se servir de ses deux yeux pour regarder le même objet. J’ai fait moi-
même une observation à peu près pareille sur une dame qui , à la suite d’une maladie
accompagnée de grands maux de tête, a vu les objets doubles pendant près de quatre
mois; et cependant elle ne paraissait pas être louche, sinon dans des instants, car
comme cette double sensation l’incommodait beaucoup, elle était venue au point d’être
louche, tantôt d’un œil et tantôt de l’autre, afin de voir les objets simples, mais peu à
peu ses yeux se sont fortifiés avec sa santé, et actuellement elle voit les objets simples,
et ses yeux sont parfaitement droits.
Parmi le grand nombre de personnes louches que j’ai examinées, j’en ai trouvé plu-
sieurs dont le mauvais œil, au lieu de se tourner du côté du nez, comme cela arrive le
plus ordinairement, se tourne au contraire du côté des tempes; j’ai observé que ces
louches n’ont pas les yeux aussi inégaux en force que. les louches dont l’œil est tourné
vers le nez ; cela m’a fait penser que c’est là le cas de la mauvaise habitude prise au ber-
ceau , dont parlent les médecins , et en effet on conçoit aisément que si le berceau est
tourné de façon qu’il présente le côté au grand jour des fenêtres, l’œil de l’enfant, qui
sera du côté de ce grand jour, tournera du côté des tempes pour se diriger vers la
lumière, au lieu qu’il est assez difficile d’imaginer comment il pourrait se faire que
l’œil se tournât du côté du nez , à moins qu’on ne dît que c’est pour éviter cette trop
grande lumière ; quoi qu’il en soit , on peut toujours remédier à ce défaut dès que les
yeux ne sont pas de force trop inégale, en couvrant le bon œil pendant une quinzaine
de jours.
Il est évident, par tout ce que nous avons dit ci-dessus, qu’on ne peut pas être louche
des deux yeux à la fois ; pour peu qu’on ait réfléchi sur la conformation de l’œil et sur
les usages de cet organe, on sera persuadé de l’impossibilité de ce fait, et l’expérience
achèvera d’en convaincre ; mais il y a des personnes qui, sans être louches des deux
yeux à la fois , sont alternativement quelquefois louches de l’un et ensuite de l’autre
œil , et j’ai fait cette remarque sur trois personnes différentes : ces trois personnes
avaient les yeux de force inégale, mais il ne paraissait pas qu’il y eût plus de ^ d’in-
égalité de force dans les yeux de la personne qui les avait le plus inégaux. Pour regarder
les objets éloignés, elles se servaient de l'œil le plus fort , et l’autre œil tournait vers
le nez ou vers les tempes; et pour regarder les objets trop voisins, comme des carac-
tères d’impression à une petite distance, ou des objets brillants, comme la lumière d’une
chandelle , elles se servaient de l’œil le plus faible , et l’autre se tournait vers l’un ou
l’autre des angles. Après les avoir examinées attentivement, je reconnus que ce défaut
provenait d’une autre espèce d’inégalité dans les yeux; ces personnes pouvaient lire
très-distinctement à deux et à trois pieds de distance avec l’un des yeux , et ne pou-
vaient pas lire plus près de quinze ou dix-huit pouces avec ce même œil , tandis qu’avec
l’autre œil elles pouvaient lire à quatre pouces de distance et à vingt et trente pouces;
cette espèce d’inégalité faisait qu’elles ne se servaient que de l’œil le plus fort, toutes
les fois qu’elles voulaient apercevoir des objets éloignés, et qu’elles étaient forcées d’em-
ployer l’œil le plus faible pourvoir les objets trop voisins. Je 11e crois pas qu’on puisse
remédier à ce défaut , si ce n’est en portant des lunettes , dont l’un des verres serait
a. A compleat systhem of Optiks, vol. II.
248
ADDITIONS
convexe et l’autre concave , proportionnellement à la force ou à la faiblesse de chaque
œil ; mais il faudrait avoir fait sur cela plus d’expériences que je n’en ai fait, pour être
sûr de quelque succès.
J’ai trouvé plusieurs personnes qui , sans être louches , avaient les yeux fort inégaux
en force; lorsque cette inégalité est très-considérable, comme, par exemple, de f ou
de alors l’œil faible ne se détourne pas , parce qu’il ne voit presque point , et on est
dans le cas des borgnes dont l’œil obscurci ou couvert d’une taie ne laisse pas de suivre
les mouvements du bon œil ; ainsi , dès que l’inégalité est trop petite ou de beaucoup
trop grande, les yeux ne sont pas louches, ou, s’ils le sont, on peut les rendre droits
eii couvrant , dans les deux cas, le bon œil pendant quelque temps ; mais si l’inégalité
est d’un tel degré que l’un des yeux ne serve qu’à offusquer l’autre et en troubler la
sensation, on sera louche d’un seul œil sans remède ; et si l’inégalité est telle que l’un
des yeux soit presbyte, tandis que l’autre est myope, on sera louche des deux yeux alter-
nativement, et encore sans aucun remède.
J’ai vu quelques personnes que tout le monde disait être louches , qui le paraissaient
en effet , et qui cependant ne l’étaient pas réellement , mais dont les yeux avaient un
autre défaut, peut-être plus grand et plus difforme : les deux yeux vont ensemble, ce
qui prouve qu’ils ne sont pas louches, mais ils sont vacillants, et ils se tournent si rapi-
dement et si subitement qu’on ne peut jamais reconnaître le point vers lequel ils sont
dirigés. Cette espèce de vue égarée n’empêche pas d’apercevoir les objets , mais c’est
toujours d’une manière indistincte ; ces personnes lisent avec peine , et lorsqu’on les
regarde, l’on est fort étonné de n’apercevoir quelquefois que le blanc des yeux, tandis
qu’elles disent vous voir et vous regarder, mais ce sont des coups d’œil imperceptibles
par lesquels elles aperçoivent; et quand on les examine de près , on distingue aisément
tous les mouvements dont les directions sont inutiles, et tous ceux qui leur servent à
reconnaître les objets.
Avant de terminer ce mémoire, il est bon d’observer une chose essentielle au jugement
qu’on doit porter sur le degré d’inégalité de force dans les yeux des louches ; j’ai reconnu
dans toutes les expériences que j’ai faites que l’œil louche, qui est toujours le plus
faible, acquiert de la force par l'exercice , et que plusieurs personnes dont je jugeais le
strabisme incurable, parce que par les premiers essais j’avais trouvé un trop grand degré
d’inégalité, ayant couvert leur bon œil seulement pendant quelques minutes, et ayant par
conséquent été obligées d’exercer le mauvais œil pendant ce petit temps , elles étaient
elles-mêmes surprises de ce que ce mauvais œil avait gagné beaucoup de force, en
sorte que mesure prise après cet exercice , de la portée de cet œil , je la trouvais plus
étendue, et je jugeais le strabisme curable : ainsi , pour prononcer avec quelque espèce
de certitude sur le degré d’inégalité des yeux et sur la possibilité de remédier au défaut
des yeux louches , il faut auparavant couvrir le bon œil pendant quelque temps , afin
d’obliger le mauvais œil à faire de l’exercice et reprendre toutes ses forces; après quoi
on sera bien plus en état de juger des cas où l’on peut espérer que le remède simple
que nous proposons pourra réussir.
ADDITION
A l’article du sens de l’ouïe, page 120.
J’ai dit dans cet article qu’en considérant le son comme sensation , on peut donner
la raison du plaisir que font les sons harmoniques, et qu’ils consistent dans la propor-
tion du son fondamental aux autres sons. Mais je ne crois pas que la nature ait déter-
A L’HISTOIRE DE L’HOMME.
249
miné cette proportion dans le rapport que M. Rameau établit pour principe. Ce grand
musicien , dans son Traité de l’harmonie , déduit ingénieusement son système d’une
hypothèse qu’il appelle le principe fondamental de la musique : cette hypothèse est que
le son n’est pas simple, mais composé, en sorte que l’impression qui résulte dans notre
oreille d’un son quelconque n’est jamais une impression simple qui nous fait entendre
ce seul son, mais une impression composée qui nous fait entendre plusieurs sons ; que
c'est là ce qui fait la différence du son et du bruit ; que le bruit ne produit dans l’oreille
qu’une impression simple, au lieu que le son produit toujours une impression com-
posée. « Toute cause, dit l’auteur, qui produit sur mon oreille une impression unique
« et simple me fait entendre du bruit ; toute cause qui produit sur mon oreille une
« impression composée de plusieurs autres me fait entendre du son. » Et de quoi est
composée cette impression d’un seul son, de ut par exemple? Elle est composée : 1° du
sou même de ?/£, que l’auteur appelle le son fondamental ; 2° de deux autres sons très-
aigus, dont l’un est la douzième au-dessus du son fondamental , c’est-à-dire l’octave de
sa quinte en montant , et l’autre la dix-septième majeure au-dessus de ce même son
fondamental , c’est-à-dire la double octave de sa tierce majeure en montant. Cela étant
une fois admis , M. Rameau en déduit tout le système de la musique, et il explique la
formation de l’échelle diatonique, les règles du mode majeur, l’origine du mode mineur,
les différents genres de musique, qui sont le diatonique, le chromatique et l’enharmo-
nique : ramenant tout à ce système , il donne des règles plus fixes et moins arbitraires
que toutes celles qu’on a données jusqu’à présent pour la composition.
C’est en cela que consiste la principale utilité du travail de M. Rameau. Qu’il existe
en effet dans un son trois sons , savoir, le son fondamental , la douzième et la dix-sep-
tième, ou que l’auteur les y suppose , cela revient au même pour la plupart des consé-
quences qu’on en peut tirer, et je ne serais pas éloigné de croire que M. Rameau , au
lieu d’avoir trouvé ce principe dans la nature, l’a tiré des combinaisons de la pratique
de son art : il a vu qu’aVec cette supposition il pouvait tout expliquer, dès lors il l’a
adoptée, et a cherché à la trouver dans la nature. Mais y existe-t-elle? toutes les fois
qu’on entend un son, est-il bien vrai qu’on entend trois sons différents? Personne avant
M. Rameau ne s’en était aperçu; c’est donc un phénomène qui tout au plus n’existe
dans la nature que pour des oreilles musiciennes : l’auteur semble en convenir, lors-
qu’il dit que ceux qui sont insensibles au plaisir de la musique n’entendent sans doute
que le son fondamental , et que ceux qui ont l’oreille assez heureuse pour entendre eu
même temps le son fondamental et les sons concomitants sont nécessairement très-
serisibles aux charmes de l’harmonie. Ceci est une seconde supposition qui , bien loin
de confirmer la première hypothèse, ne peut qu’en faire douter. La condition essentielle
d’un phénomène physique et réellement existant dans la nature est d’être général et
généralement aperçu de tous les hommes ; mais ici on avoue qu’il n’y a qu’un petit
nombre de personnes qui soient capables de le reconnaître ; l’auteur dit qu’il est le pre-
mier qui s’en soit aperçu, que les musiciens même ne s’en étaient pas doutés. Ce phé-
nomène n’est donc pas général ni réel, il n’existe que pour M. Rameau et pour quelques
oreilles également musiciennes.
Les expériences par lesquelles l’auteur a voulu se démontrer à lui-même qu’un son est
accompagné de deux autres sons, dont l’un est la douzième et l’autre la dix-septième
au-dessus de ce même son , ne me paraissent pas concluantes ; car M. Rameau con-
viendra que, dans tous les sons aigus et même dans tous les sons ordinaires , il n’est
pas possible d’entendre en même temps la douzième et la dix-septième en haut, et il est
obligé d’avouer que ces sons concomitants ne s’entendent que dans les sons graves ,
comme ceux d’une grosse cloche ou d’une longue corde; l’expérience, comme l’on voit,
au lieu de donner ici un fait général, ne donne même pour les oreilles musiciennes
250
ADDITIONS
qu’un effet particulier, et encore cet effet particulier sera différent de ce que prétend
l’auteur ; car un musicien, qui n’aurait jamais entendu parler du système deM. Rameau,
pourrait bien ne point entendre la douzième et la dix-septième dans les sons graves ; et
quand même on le préviendrait que le son de cette grosse cloche qu’il entend n’est pas
un son simple , mais composé de trois sons , il pourrait convenir qu’il entend en effet
trois sons, mais il dirait que ces trois sons sont le son fondamental , la tierce et la
quinte.
Il aurait donc été plus facile à M. Rameau de faire recevoir ces derniers rapports
que ceux qu’il emploie : s’il eût dit que tout son est de sa nature composé de trois
sons, savoir, le son fondamental, la tierce et la quinte, cela eût été moins difficile à
croire, et plus aisé à juger par l’oreille que ce qu’il affirme, en nous disant que tout son
est de sa nature composé du son fondamental , de la douzième et de la dix-septième;
mais comme dans cette première supposition il n’aurait pu expliquer la génération
harmonique, il a préféré la seconde , qui s’ajuste mieux avec les règles de son art. Per-
sonne ne l’a en effet porté à un plus haut point de perfection dans la théorie et dans
la pratique que cet illustre musicien , dont le talent supérieur a mérité les plus grands
éloges.
La sensation de plaisir que produit l’harmonie semble appartenir à tous les êtres
doués du sens de l’ouïe. Nous avons dit « que l’éléphant a le sens de l’ouïe très-bon ,
qu’il se délecte au son des instruments et paraît aimer la musique, qu’il apprend
aisément à marquer la mesure, à se remuer en cadence, et à joindre à propos quelques
accents au bruit des tambours et au son des trompettes , et ces faits sont attestés par
un grand nombre de témoignages.
J’ai vu aussi quelques chiens qui avaient un goût marqué pour la musique , et qui
arrivaient delà basse-cour ou de la cuisine au concert, y restaient tout le temps qu’il
durait, et s’en retournaient ensuite à leur demeure ordinaire. J’en ai vu d’autres prendre
assez exactement l’unisson d’un son aigu qu’on leur faisait entendre de près en criant
à leur oreille. Mais cette espèce d’instinct ou de faculté n’appartient qu’à quelques indi-
vidus; la plus grande partie des chiens sont indifférents aux sons musicaux, quoique
presque tous soient vivement agités par un grand bruit , comme celui des tambours ,
ou des voitures rapidement roulées.
Les chevaux, ânes, mulets, chameaux, boeufs et autres bêtes de somme, paraissent
supporter plus volontiers la fatigue , et s’ennuyer moins dans leurs longues marches,
lorsqu’on les accompagne avec des instruments ; c’est par la même raison qu’on leur
attache des clochettes ou sonnailles : l’on chante ou l’on siffle presque continuellement
les bœufs pour les entretenir en mouvement dans leurs travaux les plus pénibles; ils
s’arrêtent et paraissent découragés dès que leurs conducteurs cessent de chanter ou de
siffler; il y a même certaines chansons rustiques qui conviennent aux bœufs par pré-
férence à toutes autres, et ces chansons renferment ordinairement les noms des quatre
ou des six bœufs qui composent l’attelage; l’on a remarqué que chaque bœuf paraît
être excité par son nom prononcé dans la chanson. Les chevaux dressent les oreilles et
paraissent se tenir fiers et fermes au son de la trompette, etc. , comme les chiens de
chasse s’animent aussi par le son du cor.
On prétend que les marsouins, les phoques et les dauphins approchent des vaisseaux,
lorsque dans un temps calme on y fait une musique retentissante; mais ce fait, dont
je doute, n’est rapporté par aucun auteur grave.
Plusieurs espèces d’oiseaux, tels que les serins, linottes, chardonnerets, bouvreuils
tarins , sont très-susceptibles des impressions musicales , puisqu’ils apprennent et retien
a. Dans l'Histoire de l’éléphant.
A L’HISTOIRE DE L’HOMME.
251
nent des airs assez longs. Presque tous les autres oiseaux sont aussi modifiés par les
sons ; les perroquets , les geais, les pies, les sansonnets, les merles, etc. , apprennent à
imiter le sifflet et même la parole; ils imitent aussi la voix et les cris des chiens, des
chats et des autres animaux.
En général , les oiseaux des pays habités et anciennement policés ont la voix plus
douce ou le cri moins aigre que dans les climats déserts et chez les nations sauvages.
Les oiseaux de l’Amérique , comparés à ceux de l’Europe et de l’Asie , en offrent un
exemple frappant : on peut avancer avec vérité que dans le nouveau continent il ne
s’est trouvé que des oiseaux criards, et qu’à l’exception de trois ou quatre espèces, telles
que celles de l’organiste , du scarlate et du merle moqueur, presque tous les autres
oiseaux de cette vaste région avaient et ont encore la voix choquante pour noire
oreille.
On sait que la plupart des oiseaux chantent d’autant plus fort qu’ils entendent plus
de bruit ou de son dans le lieu qui les renferme. On connaît les assauts du rossignol
contre la voix humaine, et il y a mille exemples particuliers de l’instinct musical des
oiseaux , dont on n’a pas pris la peine de recueillir les détails.
H y a même quelques insectes qui paraissent être sensibles aux impressions de la
musique : le fait des araignées qui descendent de leur toile et se tiennent suspendues,
tant que le son des instruments continue, et qui remontent ensuite à leur place, m’a été
attesté par un assez grand nombre de témoins oculaires pour qu’on ne puisse guère le
révoquer en doute.
Tout le monde sait que c’est en frappant sur des chaudrons qu’on rappelle les essaims
fugitifs des abeilles, et que Ton fait cesser par un grand bruit la strideur incommode
des grillons.
Sur la voix des animaux.
Je puis me tromper, mais il m’a paru que le mécanisme par lequel les animaux font
entendre leur voix est différent de celui de la voix de l’homme; c’est par l’expiration
que l’homme forme sa voix : les animaux au contraire semblent la former par l’inspi-
ration1. Les coqs, quand ils chantent, s’étendent autant qu’ils peuvent, leur cou s’al-
longe, leur poitrine s’élargit, le ventre se rapproche des reins, et le croupion s’abaisse ;
tout cela ne convient qu’à une forte inspiration. Un agneau nouvellement né, appelant
sa mère, offre une attitude toute semblable; il en est de même d’un veau dans les pre-
miers jours de sa vie : lorsqu’ils veulent former leur voix le cou s’allonge et s’abaisse ,
de sorte que la trachée-artère est ramenée presque au niveau de la poitrine : celle-ci
s’élargit, l’abdomen se relève beaucoup, apparemment parce que les intestins restent
presque vides, les genoux se plient, les cuisses s’écartent, l’équilibre se perd, et le petit
animal chancelle en formant sa voix : tout cela paraît être l’effet d’une forte inspiration.
J’invite les physiciens et les anatomistes à vérifier ces observations, qui me paraissent
dignes de leur attention.
Il paraît certain que les loups et les chiens ne hurlent que par inspiration : on peut
s’en assurer aisément en faisant hurler un petit chien près du visage ; on verra qu’il
tire l’air dans sa poitrine au lieu de le pousser au dehors; mais lorsque le chien aboie,
il ferme la gueule à chaque coup de voix , et le mécanisme de l’aboiement est différent
de celui du hurlement.
1. La voix des animaux se forme ordinairement par expiration, comme celle de l’homme. 11
y a cependant (dans quelques animaux du moins) une voix inspiratoire, tout aussi bien qu’une
voix expiratoire. 'Le braiment de l’àne, par exemple, se forme alternativement par expiration
et inspiration.
252
ADDITIONS
Sur le degré de chaleur que l'homme et les animaux peuvent supporter.
Quelques physiciens se sont convaincus que le corps de l’homme pouvait résister à un
degré de chaud fort au-dessus de sa propre chaleur : M. Ellis est , je crois , le premier
qui ait fait cette observation en 1758. M. l’abbé Chappe d’Auteroche nous a informé
qu’en Russie l’on chauffe les bains à soixante degrés du thermomètre de Réaumur.
Et en dernier lieu le docteur Fordice a construit plusieurs chambres de plain-pied,
qu’il a échauffées par des tuyaux de chaleur pratiqués dans le plancher, en y versant
encore de l’eau bouillante. Il n’y avait point de cheminée dans ces chambres ni aucun
passage à l’air, excepté par les fentes de la porte.
Dans la première chambre, la plus haute élévation du thermomètre était à cent vingt
degrés, la plus basse à cent dix. (Il y avait dans cette chambre trois thermomètres
placés dans différents endroits.) Dans la seconde chambre, la chaleur était de quatre-
vingt-dix à quatre-vingt-cinq degrés. Dans la troisième, la chaleur était modérée, tandis
que l’air extérieur était au-dessous du point de la congélation. Environ trois heures
après le déjeuné, le docteur Fordice ayant quitté dans la première chambre tous ses
vêtements, à l’exception de' sa chemise, étayant pour chaussure des sandales attachées
avec des lisières, entra dans la seconde chambre. Il y demeura cinq minutes à quatre-
vingt-dix degrés de chaleur, et il commença à suer modérément. Il entra alors dans la
première chambre et se tint dans la partie échauffée à cent dix degrés. Au bout d’une
demi-minute sa chemise devint si humide qu’il fut obligé de la quitter. Aussitôt l’eau
coula comme un ruisseau sur tout son corps. Ayant encore demeuré dix minutes dans
cette partie de la chambre échauffée à cent dix degrés, il vint à la partie échauffée à
cent vingt degrés , et après y avoir resté vingt minutes , il trouva que le thermomètre ,
sous sa langue et dans ses mains , était exactement à cent degrés, et que son urine était
au même point. Son pouls s’éleva successivement jusqu’à donner cent quarante-cinq
battements dans une minute. La circulation extérieure s’accrut grandement. Les veines
devinrent grosses , et une rougeur enflammée se répandit sur tout son corps : sa respi-
ration cependant ne fut que peu affectée.
Ici , dit M. Blagden, le docteur Fordice remarque que la condensation de la vapeur
sur son corps, dans la première chambre, était très-probablement la principale cause
de l’humidité de sa peau. Il revint enfin dans la seconde chambre , où s’étant plongé
dans l’eau échauffée à cent degrés, et s’étant bien fait essuyer, il se fit porter en chaise
chez lui. La circulation ne s’abaissa entièrement qu’au bout de deux heures. Il sortit
alors pour se promener au grand air, et il sentit à peine le froid de la saison
M. Tillet, de l’Académie des Sciences de Paris, a voulu reconnaître par des expé-
riences les degrés de chaleur que l’homme et les animaux peuvent supporter : pour cela
il fit entrer dans un four une fille portant un thermomètre; elle soutint pendant assez
longtemps la chaleur intérieure du four jusqu’à cent douze degrés1.
M. de Marantin, ayant répété cette expérience dans le même four, trouva que les
sœurs de la fille qu’on vient de citer soutinrent, sans être incommodées, une chaleur de
cent quinze à cent vingt degrés pendant quatorze ou quinze minutes , et pendant dix
minutes une chaleur de cent trente degrés, enfin , pendant cinq minutes une chaleur
a. Journal anglais , mois d’octobre 1775 , p. 19 et sniv.
1. Sous l’influence de ces hautes températures, la température propre du corps s’élève. C’est
ce que nous ont appris les expériences de MM. Delaroche et Berger. Dans une étuve à 64° cent.,
ces deux observateurs virent leur température s’élever de 3° environ ; et , dans une étuve à 70° ,
ils la virent s’élever de 4. (Voyez Delaroche : Expér. sur les effets qu'une forte chaleur produit
dans l'économie animale. )
A L’HISTOIRE DE L’HOMME.
253
cîe cent quarante degrés. L’une de ces filles , qui a servi à cette opération de M. Maran-
tin, soutenait la chaleur du four dans lequel cuisaient des pommes et de la viande de
boucherie pendant l’expérience. Le thermomètre de M. Marantin était le même que celui
dont s’était servi M. Tillet; il était à esprit-de-vin ®.
On peut ajouter à ces expériences celles qui ont été faites par M. Boërhave sur quel-
ques oiseaux et animaux, dont le résultat semble prouver que l’homme est plus capable
que la plupart des animaux de supporter un très-grand degré de chaleur. Je dis que la
plupart des animaux, parce que M. Boërhave n’a fait ses expériences que sur des oiseaux
et des animaux de notre climat, et qu’il y a grande apparence que les éléphants, les
rhinocéros et les autres animaux des climats méridionaux pourraient supporter un
plus grand degré de chaleur que l'homme. C’est par cette raison que je ne rapporte pas
ici les expériences de M. Boërhave, ni celles que M. Tillet a faites sur les poulets, les
lapins, etc., quoique très-curieuses. )
On trouve dans les eaux thermales des plantes et des insectes qui y naissent et
croissent, et qui par conséquent supportent un très-grand degré de chaleur. Les
Chaud es- Aigues, en Auvergne , ont jusqu’à soixante-cinq degrés de chaleur au thermo-
mètre de Réaumur, et néanmoins il y a des plantes qui croissent dans ces eaux : dans
celles de Plombières, dont la chaleur est de quarante-quatre degrés, on trouve au fond
de l’eau une espèce de tremella différente néanmoins de la tremella ordinaire, et qui
paraît avoir comme elle un certain degré de sensibilité ou de tremblement.
Dans l’île de Lucon , à peu de distance de la ville de Manille , est un ruisseau consi-
dérable d’une eau dont la chaleur est de soixante-neuf degrés, et dans cette eau si chaude
il y a non-seulement des plantes , mais même des poissons de trois à quatre pouces de
longueur. M. Sonnerat, correspondant du Cabinet, m’a assuré qu’il avait vu dans le lieu
même ces plantes et ces poissons, et il m’a écrit ensuite à ce sujet une lettre dont voici
l’extrait :
« En passant dans un petit village situé à environ quinze lieues de Manille, capitale
« des Philippines, sur les bords du grand lac de l’île de Lucon , je trouvai un ruisseau
« d’eau chaude ou plutôt d’eau bouillante; car la liqueur du thermomètre de M. de
« Réaumur monta à soixante-neuf degrés. Cependant le thermomètre ne fut plongé qu’à
« une lieue de la source : avec un pareil degré de chaleur la plupart des hommes juge-
« ront que toute production de la nature doit s’éteindre ; votre système et ma note sui-
« vante prouveront le contraire. Je trouvai trois arbrisseaux très-vigoureux , dont les
« racines trempaient dans cette eau bouillante , et dont les têtes étaient environnées de
« sa vapeur, si considérable que les hirondelles qui osaient traverser le ruisseau à la
« hauteur de sept à huit pieds tombaient sans mouvement; l’un de ces trois arbrisseaux
« était un Agnus castus , et les deux autres des Aspalathus. Pendant mon séjour dans
« ce village, je n’ai bu d’autre eau que celle de ce ruisseau que je faisais refroidir ; je lui
« trouvai un petit goût terreux et ferrugineux : le gouvernement espagnol, ayant cru
« apercevoir des propriétés dans cette eau , a fait construire différents bains , dont le
« degré de chaleur va en gradation, selon qu’ils sont éloignés du ruisseau. Ma surprise
« fut extrême, lorsque je visitai le premier bain, de trouver des êtres vivants dans cette
« eau dont le degré de chaleur ne me permit pas d’y plonger les doigts; je fis mes
« efforts pour retirer quelques-uns de ces poissons, mais leur agilité et la maladresse
« des sauvages rustiques de ce canton m’empêchèrent de pouvoir en prendre un pour
« reconnaître l’espèce ; je les examinai en nageant , mais les vapeurs de l’eau ne me
« permirent pas de les distinguer assez bien pour les rapprocher de quelque genre ; je
* les reconnus seulement pour des poissons à écailles de couleur brunâtre ; les plus
a. Mémoires de l’Académie des Sciences, année 1764, p. 186 et suiv.
ADDITIONS
2h î
« longs avaient environ quatre pouces Je laisse au Pline de notre siècle à expliquer
« cette singularité de la nature. Je n’aurais point osé avancer un fait qui paraît si
« extraordinaire à bien des personnes, si je ne pouvais l’appuyer du certificat de M. Pré-
vost, commissaire de la marine, qui a parcouru avec moi l’intérieur de l’île de Luçon. »
ADDITIONS
A l’article QUI A POUR TITRE : VARIÉTÉS DANS L’ESPÈCE HUMAINE, PAGE 137.
Dans la suite entière de mon ouvrage sur l’histoire naturelle, il n’y a peut-être pas un
seul des articles qui soit plus susceptible d’additions et même de corrections que celui
des variétés de l’espèce humaine ; j’ai néanmoins traité ce sujet avec beaucoup d’étendue,
et j’y ai donné toute l’attention qu’il mérite; mais on sent bien que j’ai été obligé de
m’en rapporter, pour la plupart des faits, aux relations des voyageurs les plus accré-
dités; malheureusement ces relations, fidèles à de certains égards , ne le sont pas à
d’autres; les hommes qui prennent la peine d’aller voir des choses au loin croient se
dédommager de leurs travaux pénibles en rendant ces choses plus merveilleuses ; à quoi
bon sortir de son pays si l’on n’a rien d’extraordinaire à présenter ou à dire à son
retour ? de là les exagérations , les contes et les récits bizarres dont tant de voyageurs
ont souillé leurs écrits en croyant les orner. Un esprit attentif, un philosophe instruit
reconnaît aisément les faits purement controuvés qui choquent la vraisemblance ou
l’ordre de la nature; il distingue de même le faux du vrai, le merveilleux du vraisem-
blable, et se met surtout en garde contre l’exagération. Mais dans les choses qui 11e sont
que de simple description , dans celles où l’inspection et même le coup d’œil suffirait
pour les désigner, comment distinguer les erreurs qui semblent ne porter que sur des
faits aussi simples qu’indifférents? comment se refuser à admettre comme vérités tous
ceux que le relateur assure, lorsqu’on n’aperçoit pas la source de ses erreurs, et même
qu’on ne devine pas les motifs qui ont pu le déterminer à dire faux ? ce 11’est qu'avec
le temps que ces sortes d’erreurs peuvent être corrigées , c’est-à-dire lorsqu’un grand
nombre de nouveaux témoignages viennent à détruire les premiers. 11 y a trente ans
que j’ai écrit cet article des variétés de l’espèce humaine ; il s’est fait dans cet inter-
valle de temps plusieurs voyages dont quelques-uns ont été entrepris et rédigés par des
hommes instruits; c’est d’après les nouvelles connaissances qui nous ont été rapportées
que je vais tâcher de réintégrer les choses dans la plus exacte vérité, soit en supprimant
quelques faits que j’ai trop légèrement affirmés sur la foi des premiers voyageurs, soit
en confirmant ceux que quelques critiques ont impugnés et niés mal à propos.
Pour suivre le même ordre que je me suis tracé dans cet article , je commencerai par
les peuples du Nord. J’ai dit que les Lapons, les Zembliens , les Borandiens, les
Samoïèdes, les Tartares septentrionaux, et peut-être les Ostiaques dans l’ancien conti-
nent , les Groënlaudais et les sauvages au nord des Esquimaux dans l’autre continent,
semblent être tous d’une seule et même race qui s’est étendue et multipliée le long des
côtes des mers septentrionales , etc. «. M. Klingstedt , dans un mémoire imprimé en
1762, prétend que je me suis trompé : 1° en ce que les Zembliens n’existent qu’en idée;
il est certain, dit-il, que le pays qu’on appelle la nova Zembla , ce qui signifie en langue
russe nouvelle terre , n’a guère d’habitants. Mais, pour peu qu’il y en ait, ne doit-on
pas les appeler Zembliens ? d’ailleurs les voyageurs hollandais les ont décrits et en ont
même donné les portraits gravés; ils ont fait un grand nombre de voyages dans cette
a. Voyez p. 138.
A L’HISTOIRE DE L’HOMME.
265
Nouvelle-Zemble , et y ont hiverné, dès 1 596, sur la côte orientale, à quinze degrés du
pôle; ils font mention des animaux et des hommes qu’ils y ont rencontrés; je ne me
suis donc pas trompé, et il est plus que probable que c’est M. Klingstedt qui se trompe
lui-même à cet égard. Néanmoins je vais rapporter les preuves qu’il donne de son
opinion.
« La Nouvelle Zemble est une île* séparée du continent par le détroit de Waigats, sous
« le soixante-onzième degré , et qui s’étend en ligne droite vers le nord jusqu’au
« soixante-quinzième L'ile est séparée dans son milieu par un canal ou détroit qui
« la traverse dans toute son étendue, en tournant vers le nord-ouest, et qui tombe dans
« la mer du Nord du côté de l’occident, sous le soixante-treizième degré trois minutes
« de latitude. Ce détroit coupe l'ile en deux portions presque égales , on ignore s’il est
« quelquefois navigable ; ce qu'il y a de certain c’est qu’on l’a toujours trouvé couvert
de glaces. Le pays de la Nouvelle Zemble , du moins autant qu’on en connaît, est tout
« à fait désert et stérile , il ne produit que très-peu d'herbes , et il est entièrement
. dépourvu de bois, jusque-là même qu’il manque de broussailles; il est vrai que personne
« n’a encore pénétré dans l’intérieur de l’ile au delà de cinquante ou soixante verstes,
« et que par conséquent on ignore si dans cet intérieur il n’y a pas quelque terroir
a plus fertile, et peut-être des habitants ; mais comme les côtes sont fréquentées tour
« à tour et depuis plusieurs années par un grand nombre de gens que la pêche y attire
« sans qu’on ait jamais découvert la moindre trace d’habitants, et qu'on a remarqué
« qu'on n’y trouve d’autres animaux que ceux qui se nourrissent des poissons que la
« mer jette sur le rivage, ou bien de mousse, tels que les ours blancs, les renards blancs
« et les rennes, et peu de ces autres animaux qui se nourrissent de baies, de racines et
« buurgeons de plantes et de broussailles , il est très-probable que le pays ne renferme
« point d’habitants , et qu’il est aussi peu fourni de bois dans l’intérieur que sur les
« côtes. On doit donc présumer que le petit nombre d’hommes que quelques voyageurs
« disent y avoir vus, n’étaient pas des naturels du pays, mais des étrangers qui, pour éviter
« la rigueur du climat , s’étaient habillés comme les Samoïèdes , parce que les Russes
« ont coutume, dans ces voyages, de se couvrir d’habillements à la façon des
« Samoïèdes Le froid de la Nouvelle Zemble est très-modéré , en comparaison de
« celui de Spitzberg ; dans cette dernière île on ne jouit pendant les mois de l’hiver
« d’aucune lueur ou crépuscule ; ce n’est qu’à la seule position des étoiles qui sont con-
« tinuellement visibles qu’on peut distinguer le jour de la nuit, au lieu que dans la
« Nouvelle Zemble on les distingue par une faible lumière qui se fait toujours remar-
« quer aux heures du midi, même dans les temps où le soleil n’y paraît point.
« Ceux qui ont le malheur d’être obligés d’hiverner dans la Nouvelle Zemble ne
« périssent pas, comme on le croit, par l’excès du froid, mais par l’effet des brouillards
« épais et malsains occasionnés souvent par la putréfaction des herbes et des mousses
« du rivage de la mer, lorsque la gelée tarde trop à venir.
■ On sait par une ancienne tradition qu’il y a eu quelques familles qui se réfugièrent
« et s’établirent avec leurs femmes et enfants dans la Nouvelle Zemble, du temps de
« la destruction de Nowogorod. Sous le règne du czar Iwan Wasilewitz , un paysan
« serf échappé, appartenant a la maison des Stroganows, s’y était aussi retiré avec sa
« femme et ses eijfants, et les Russes connaissent encore jusqu’à présent les endroits
« où ces gens-là ont demeuré et les indiquent par leurs noms ; mais les descendants de
« ces malheureuses familles ont tous péri en un même temps , apparemment par l’in-
« fection des mêmes brouillards. »
On voit par ce récit de M. Klingstedt que les voyageurs ont rencontré des hommes
1. Voyez la note 2 de la page 113 du Ier volume.
256
ADDITIONS
dans la Nouvelle-Zemble ; dès lors n’ont-ils pas dû prendre ces hommes pour les naturels
du pays, puisqu’ils étaient vêtus à peu près comme les Samoïèdes? ils auront donc
appelé Zembliens ces hommes qu’ils ont vus dans la Zemble : cette erreur, si c’en est
une, est fort pardonnable ; car cette île étant d’une grande étendue et très-voisine du
continent, l’on aura bien de la peine à se persuader qu’elle fût entièrement inhabitée
avant l’arrivée de ce paysan russe.
2° M. Klingstedt dit que je ne parais pas mieux fondé à l’égard des Borandiens ,
dont on ignore jusqu’au nom même dans tout le Nord, et que l'on pourrait d'ailleurs
reconnaître difficilement à la description que j’en donne. Ce dernier reproche ne
doit pas tomber sur moi : si la description des Borandiens , donnée par les voyageurs
hollandais dans le recueil des Voyages du Nord, n’est pas assez détaillée pour qu’on
puisse reconnaître ce peuple, ce n’est pas ma faute ; je n’ai pu rien ajouter à leurs indi-
cations. Il en est de même à l’égard du nom, je ne l’ai point imaginé; je l’ai trouvé,
non-seulement dans ce recueil de Voyages que M. Klingstedt aurait dû consulter, mais
encore sur des cartes et sur les globes anglais de M. Senex, membre de la Société royale
de Londres, dont les ouvrages ont la plus grande réputation, tant pour l’exactitude que
que pour la précision. Je ne vois donc pas jusqu’à présent que le témoignage négatif de
M. Klingstedt seul doive prévaloir contre les témoignages positifs des auteurs que je
viens de citer. Mais pour le mettre plus à portée de reconnaître les Borandiens , je lui
dirai que ce peuple dont il nie l’existence occupe néanmoins un vaste terrain qui n’est
guère qu’à deux cents lieues d’Archangel à l’orient ; que la bourgade de Boranda, qui a
pris ou donné le nom du pays, est située à vingt-deux degrés du pôle sur la côte occi-
dentale d’un petit golfe , dans lequel se décharge la grande rivière de Petzora ; que ce
pays, habité par les Borandiens, est borné au nord par la mer Glaciale, vis-à-vis file de
Kolgo, et les petites îles Toxar et Maurice; au couchant, il est séparé des terres de la
province de Jugori par d’assez hautes montagnes ; au midi, il confine avec les provinces
de Zirania et de Permia; et au levant, avec les provinces de Condoria et de Montizar,
lesquelles confinent elles-mêmes avec le pays des Samoïèdes. Je pourrais encore ajouter
qu’indépendamment de la bourgade de Boranda il existe dans ce pays plusieurs autres
habitations remarquables, telles que Ustzilma, Nicolaï, Issemskaia et Petzora ; qu’ enfin
ce même pays est marqué sur plusieurs cartes par le nom de Petzora sive Borandai.
Je suis étonné que M. Klingstedt et M. de Voltaire, qui l’a copié, aient ignoré tout cela
et m’aient également reproché d’avoir décrit un peuple imaginaire et dont on ignorait
même le nom. M. Klingstedt a demeuré pendant plusieurs années à Archangel , où les
Lapons-Moscovites et les Samoïèdes viennent, dit-il , tous les ans en assez grand nombre
avec leurs femmes et enfants, et quelquefois même avec leurs rennes pour y amener des
huiles de poisson; il semble dès lors qu’on devrait s’en rapporter à ce qu’il dit sur ces
peuples, et d’autant plus qu’il commence sa critique par ces mots : M. de Buffon qui
s’est acquis un si grand nom dans la république des lettres, et au mérite distingué
duquel je rends toute la justice qui lui est due , se trompe , etc. L’éloge joint à la
critique la rend plus plausible, en sorte que M. de Voltaire et quelques autres personnes
qui ont écrit d’après M. Klingstedt ont eu quelque raison de croire que je m’étais en
effet trompé sur les trois points qu’il me reproche. Néanmoins je crois avoir démontré
que je n’ai fait aucune erreur au sujet des Zembliens, et que je n’ai dit que la vérité au
sujet des Borandiens. Lorsqu’on veut critiquer quelqu’un dont on estime les ouvrages et
dont on fait l’éloge, il faut au moins s’instruire assez pour être de niveau avec l’auteur
que l’on attaque. Si M. Klingstedt eût seulement parcouru tous les Voyages du Nord
dont j’ai fait l’extrait, s’il eût recherché les journaux des voyageurs hollandais et les
globes de M. Senex, il aurait reconnu que je n’ai rien avancé qui ne fut bien fondé. S’il
eût consulté la Géographie du roi Ælfred, ouvrage écrit sur les témoignages des anciens
A LmSTOIRE DE L’HOMME.
257
voyageurs Othere et Wulfstant <*, il aurait vu que les peuples que j'ai nommés Boran-
diens , d'après les indications modernes, s’appelaient anciennement Beormas ou Bora-
nas , dans le temps de ce roi géographe; que de Boranas on dérive aisément Boranda,
et que c’est par conséquent le vrai et ancien nom de ce même pays qu’on appelle à
présent Petzora , lequel est situé entre les Lapons-Moscovites et les Samoïèdes, dans la
partie de la terre coupée par le cercle polaire, et traversée dans sa longueur du midi au
nord par le fleuve Petzora. Si l’on ne connaît pas maintenant à Archangel le nom des
Borandiens, il ne fallait pas en conclure que c’était un peuple imaginaire, mais seulement
un peuple dont le nom avait changé, ce qui est souvent arrivé, non-seulement pour les
nations du Nord, mais pour plusieurs autres, comme nous aurons occasion de le remar-
quer dans la suite, même pour les peuples d’Amérique, quoiqu’il n’y ait pas deux cents
ou deux cent cinquante ans qu’on y ait imposé ces noms qui ne subsistent plus aujour-
dhui b.
3° 31. Ivlingstedt assure que j’ai avancé « une chose destituée de tout fondement, lors-
« que je prends pour une même nation les Lapons , les Samoïèdes et tous les peuples
« tartares du Nord, puisqu’il ne faut que faire attention à la diversité des physiono-
« mies, des mœurs et du langage même de ces peuples , pour se convaincre qu’ils sont
« d’une race différente, comme j’aurai , dit-il , occasion de le prouver dans la suite. »
Ma réponse à cette troisième imputation sera satisfaisante pour tous ceux qui , comme
moi , ne cherchent que la vérité : je n’ai pas pris pour une même nation les Lapons,
les Samoïèdes et les Tartares du Nord, puisque je les ai nommés et décrits séparé-
ment , que je n’ai pas ignoré que leurs langues étaient différentes , et que j’ai exposé en
particulier leurs usages et leurs mœurs; mais ce que j’ai seulement prétendu et que je
soutiens encore , c’est que tous ces hommes du cercle arctique sont à peu près sem-
blables entre eux ; que le froid et les autres influences de ce climat les ont rendus très-
différents des peuples de la zone tempérée; qu’indépendamment de leur courte taille,
ils ont tant d’autres rapports de ressemblance entre eux , qu’on peut les considérer
comme étant d’une même nature ou d'une même « race qui s’est étendue et multipliée
« le long des côtes des mers septentrionales , dans des déserts et sous un climat inha-
« bitable pour toutes les autres nations c. » J’ai pris ici, comme l’on voit, le mot de
race dans le sens le plus étendu, et M. Ivlingstedt le prend au contraire dans le sens le
plus étroit; ainsi sa critique porte à faux. Les grandes différences qui se trouvent entre
les hommes dépendent de la diversité des climats1 ; c’est dans ce point de vue général
qu’il faut saisir ce que j’en ai dit ; et dans ce point de vue il est très -certain que non-
seulement les Lapons , les Borandiens , les Samoïèdes et les Tartares du nord de notre
continent, mais encore les Groënlandais et les Esquimaux de l’Amérique , sont tous des
hommes dont le climat a rendu les races semblables , des hommes d’une nature égale-
ment rapetissée , dégénérée , et qu’on peut dès lors regarder comme ne faisant qu’une
seule et même race dans l’espèce humaine*.
Maintenant que j’ai répondu à ces critiques, auxquelles je n’aurais fait aucune atten-
tion si des gens célèbres par leurs talents ne les eussent pas copiées, je vais rendre
a. Voyez la traduction d’Orosius, par le roi Ælfred. Note sur le premier chapitre du premier
livre , par M. Forster, de la Société royale de Londres, 1773 , in-8°, p. 241 et suiv.
b. Un exemple remarquable de ces changements de nom, c’est que l’Ecosse s’appelait Iraland
ou Irland dans ce même temps où les Borandiens ou Borandas étaient nommés Beormas ou
Boranas.
c. Voyez page 138.
1. Voyez la note 2 de la page 221.
2. Chacun de ces mots : espèce et race, est employé ici dans son acception la plus juste. (Voyez
la note de la page 140.)
11.
17
258 ADDITIONS
compte des connaissances particulières que nous devons à M. Klingstedt au sujet de ces
peuples du Nord.
« Selon lui , le nom de Samoïède n’est connu que depuis environ cent ans ; le com-
« mencement des habitations des Samoïèdes se trouve au delà de la rivière de Mezène,
« à trois ou quatre cents verstes d’Archangel Cette nation sauvage, qui n’est pas
« nombreuse, occupe néanmoins l’étendue de plus de trente degrés en longitude le long
« des côtes de l’océan du Nord et de la mer Glaciale, entre les soixante-sixième et
« soixante-dixième degrés de latitude , à compter depuis la rivière de Mezèue jusqu'au
« fleuve Jeniscé , et peut-être plus loin. »
J’observerai qu’il y a trente degrés environ de longitude, pris sur le cercle polaire,
depuis le fleuve Jeniscé jusqu’à celui de Petzora : ainsi les Samoïèdes ne se trouvent en
effet qu’après les Borandiens , lesquels occupent ou occupaient ci-devant la contrée de
Petzora; on voit que le témoignage même de M. Klingstedt confirme ce que j’ai avancé,
et prouve qu’il fallait en effet distinguer les Borandiens , autrement les habitants natu-
rels du district de Petzora , des Samoïèdes qui sont au delà , du côté de l’orient.
« Les Samoïèdes , dit M. Klingstedt , sont communément d'une taille au-dessous de
« la moyenne ; ils ont le corps dur et nerveux , d’une structure large et carrée , les
« jambes courtes et menues, les pieds petits, le cou court et la tête grosse à proportion
« du corps, le visage aplati, les yeux noirs, et l’ouverture des yeux petite mais allongée,
« le nez tellement écrasé que le bout en est à peu près au niveau de l’os de la mâchoire
« supérieure , qu’ils ont très-forte et élevée , la bouche grande et les lèvres minces.
« Leurs cheveux, noirs comme le jais, sont extrêmement durs, fort lisses et pendants
« sur leurs épaules ; leur teint est d’un brun fort jaunâtre, et ils ont les oreilles grandes
« et rehaussées. Les hommes n’ont que très-peu ou point de barbe ni de poil , qu’ils
« s’arrachent, ainsi que les femmes, sur toutes les parties du corps. On marie les filles
« dès l’âge de dix ans , et souvent elles sont mères à onze ou douze ans , mais passé
« l’âge de trente ans elles cessent d’avoir des enfants. La physionomie des femmes res-
« semble parfaitement à celle des hommes , excepté qu’elles ont les traits un peu moins
« grossiers, le corps plus mince, les jambes plus courtes et les pieds très-petits ; elles
« sont sujettes, comme les autres femmes, aux évacuations périodiques, mais faible-
« ment et en très-petite quantité; toutes ont les mamelles plates et petites, molles en
« tout temps, lors même qu’elles sont encore pucelles, et le bout de ces mamelles est
« toujours noir comme du charbon, défaut qui leur est commun avec les Lapones. »
Cette description de M. Klingstedt s’accorde avec celle des autres voyageurs qui ont
parlé des Samoïèdes, et avec ce que j’en ai dit moi-même, page 138; elle est seulement
plus détaillée et paraît plus exacte : c’est ce qui m’a engagé à la rapporter ici. Le seul fait
qui me semble douteux , c’est que dans un climat aussi froid les femmes soient mûres
d’aussi bonne heure ; si , comme le dit cet auteur, elles produisent communément dès
l’âge de onze ou douze ans, il ne serait pas étonnant qu’elles cessent de produire à
trente ans ; mais j’avoue que j’ai peine à me persuader ces faits qui me paraissent con-
traires à une vérité générale et bien constatée, c’est que plus les climats sont chauds,
et plus la production des femmes est précoce , comme toutes les autres productions de
la nature.
M. Klingstedt dit encore dans la suite de son mémoire que les Samoïèdes ont la vue
perçante, l’ouïe fine et la main sûre ; qu’ils tirent de l’arc avec une justesse admirable,
qu’ils sont d’une légèreté extraordinaire à la course , et qu’ils ont au contraire le goût
grossier, l’odorat faible, le tact rude et émoussé.
« La chasse leur fournit leur nourriture ordinaire en hiver, et la pêche en été ; leurs
« rennes sont leurs seules richesses ; ils en mangent la chair toujours crue, et en boivent
« avec délices le sang tout chaud; ils ne connaissent point l’usage d’en tirer le lait; ils
A L’HISTOIRE DE L’HOMME.
259
« mangent aussi le poisson cru. Ils se font des tentes couvertes de peaux de rennes , et
« les transportent souvent d’un lieu à un autre ; ils n’habitent pas sous terre , comme
« quelques écrivains l’ont assuré ; ils se tiennent toujours éloignés à quelque distance
« les uns des autres , sans jamais former de société ; ils donnent des rennes pour avoir
« les filles dont ils font leurs femmes : il leur est permis d’en avoir autant qu’il leur
« plaît; la plupart se bornent à deux femmes, et il est rare qu'ils en aient plus de cinq;
« il y a des filles pour lesquelles ils paient au père cent et jusqu’à cent cinquante rennes,
« mais ils sont en droit de renvoyer leurs femmes et de reprendre leurs rennes , s’ils
« ont lieu d’en être mécontents ; si la femme confesse qu’elle a eu commerce avec quelque
u homme de nation étrangère, ils la renvoient immédiatement à ses parents : ainsi ils
« n’offrent pas, comme le ditM. de Buffon, leurs femmes et leurs filles aux étrangers.»
Je l’ai dit en effet d’après les témoignages d’un si grand nombre de voyageurs que
le fait ne me paraissait pas douteux. Je ne sais même si M. Klingstedt est en droit de
nier ces témoignages , n’ayant vu des Samoïèdes que ceux qui viennent à Archangel ou
dans les autres lieux de la Russie , et n’ayant pas parcouru leur pays comme les voya-
geurs dont j’ai tiré les faits que j’ai rapportés fidèlement. Dans un peuple sauvage,
stupide et grossier, tel que M. Klingstedt peint lui -même ces Samoïèdes, lesquels ne
font jamais de société, qui prennent des femmes en tel nombre qu’il leur plaît, qui les
renvoient lorsqu’elles déplaisent, serait-il étonnant de les voir offrir au moins celles-ci
aux étrangers ? Y a-t-il dans un tel peuple des lois communes , des coutumes con-
stantes? Les Samoïèdes , voisins de Jeniscé, se conduisent-ils comme ceux des environs
de Petzora, qui sont éloignés de plus de quatre cents lieues? M. Klingstedt n’a vu que
ces derniers, il n’a jugé que sur leur rapport; néanmoins ces Samoïèdes occidentaux
ne connaissent pas ceux qui sont à l’orient, et n’ont pu lui en donner de justes informa-
tions , et je persiste à m’en rapporter aux témoignages précis des voyageurs qui ont
parcouru tout le pays; je puis donner un exemple à ce sujet que M. Klingstedt ne doit
pas ignorer, car je le tire des voyageurs russes. Au nord du Kamtschatka sont les
Koriaques sédentaires et fixes, établis sur toute la partie supérieure du Kamtschatka
depuis la rivière Ouka jusqu’à celle d’Anadir : ces Koriaques sont bien plus semblables
aux Kamtschadales que les Koriaques errants , qui en diffèrent beaucoup par les traits
et par les mœurs. Ces Koriaques errants tuent leurs femmes et leurs amants lorsqu’ils
les surprennent en adultère ; au contraire, les Koriaques fixes offrent par politesse leurs
femmes aux étrangers , et ce serait une injure de leur refuser de prendre leur place
dans le lit conjugal a; ne peut-il pas en être de même chez les Samoïèdes, dont d’ail-
leurs les usages et les mœurs sont à peu près les mêmes que celles des Koriaques ?
Voici maintenant ce que M. Klingstedt dit au sujet des Lapons :
« Ils ont la physionomie semblable à celle des Finnois , dont on ne peut guère les
« distinguer, excepté qu’i/s ont Vos de la mâchoire supérieure un peu plus fort et plus
« élevé; outre cela , ils ont les yeux bleus, gris et noirs, ouverts et formés comme ceux
<. des autres nations de l’Europe; leurs cheveux sont de différentes couleurs, quoiqu’ils
« tirent ordinairement sur le brun foncé et sur le noir; ils ont le corps robuste et bien
« fait ; les hommes ont la barbe fort épaisse, et du poil, ainsi que les femmes, sur toutes
« les parties du corps où la nature en produit ordinairement; ils sont pour la plupart
« A' une taille ait-dessous de la médiocre : enfin, comme il y a beaucoup d’affinité
« entre leur langue et celle des Finnois , au lieu qu’à cet égard ils diffèrent entièrement
« des Samoïèdes , c’est une preuve évidente que ce n’est qu’aux Finnois que les Lapons
« doivent leur origine. Quant aux Samoïèdes, ils descendent sans doute de quelque
« race tartare des anciens habitants de Sibérie On a débité beaucoup de fables ou
a- Histoire générale des voyages , vol. XIX, in-4°, p. 350.
SCO
ADDITIONS
« sujet des Lapons : par exemple, on a dit qu’ils lancent le javelot avec une adresse
« extraordinaire, et il est pourtant certain qu’au moins à présent ils en ignorent entiè-
« rement l’usage , de même que celui de l’arc et des flèches : ils ne se servent que de
« fusils dans leurs chasses. La chair d'ours ne leur sert jamais de nourriture, ils ne
« mangent rien de cru, pas même le poisson, mais c’est ce que font toujours les Samoïè-
« des : ceux-ci ne font aucun usage de sel, au lieu que les Lapons en mettent dans tous
« leurs aliments. Il est encore faux qu’ils fassent de la farine avec des os de poisson
« broyés; c’est ce qui n’est en usage que chez quelques Finnois, habitants de la Caré-
« lie, au lieu que les Lapons ne se servent que de cette substance douce et tendre, ou
« de cette pellicule fine et déliée qui se trouve sous l’écorce du sapin, et dont ils font
« provision au mois de mai ; après l’avoir bien fait sécher ils la réduisent en poudre,
« et en mêlent avec la farine dont ils font leur pain. L’huile de baleine ne leur sert
« jamais de boisson, mais il est vrai qu’ils emploient aux apprêts de leurs poissons
« l’huile fraîche qu’on tire des foies et des entrailles de la morue, huile qui n’est point
« dégoûtante, et n’a aucune mauvaise odeur tant qu’elle est fraîche. Les hommes et les
« femmes portent des chemises , le reste de leurs habillements est semblable à celui des
« Samoïèdes qui ne connaissent point l’usage du linge Dans plusieurs relations il
« est fait mention des Lapons indépendants, quoique je ne sache guère qu’il y en ait,
« à moins qu’on ne veuille faire passer pour tels un petit nombre de familles établies
« sur les frontières, qui se trouvent dans l’obligation de payer le tribut à trois souve-
« rains. Leurs chasses et leurs pêches , dont ils vivent uniquement , demandent qu’ils
« changent souvent de demeure; ils passent sans façon d’un territoire à l’autre : d’ail-
<• leurs, c’est la seule race de Lapons entièrement semblables aux autres qui n’aient pas
« encore embrassé le christianisme, et qui tiennent encore beaucoup du sauvage : ce
<> n’est que chez eux que se trouvent la polygamie et des usages superstitieux... Les Fin-
« nois ont habité, dans les temps reculés, la plus grande partie des contrées du Nord.»
En comparant ce récit de M. Klingstedt avec les relations des voyageurs et des témoins
qui l’ont précédé, il est aisé de reconnaître que depuis environ un siècle les Lapons se
sont en partie civilisés; ceux que l’on appelle Lapons-Moscovites , et qui sont les seuls
qui fréquentent à Archangel, les seuls par conséquent que M. Klingstedt ait vus, ont
adopté en entier la religion et en partie les mœurs russes ; il y a eu par conséquent des
alliances et des mélanges. Il n’est donc pas étonnant qu’ils n'aient plus aujourd’hui les
mêmes superstitions, les mêmes usages bizarres qu’ils avaient dans le temps des voya-
geurs qui ont écrit ; on ne doit donc pas les accuser d’avoir débité des fables ; ils ont
dit, et j’ai dit d’après eux, ce qui était alors et ce qui est encore chez les Lapons sauvages :
on n’a pas trouvé et l’on ne trouvera pas chez eux des yeux bleus et de belles femmes,
■et si l’auteur en a vu parmi les Lapons qui viennent à Archangel , rien ne prouve mieux
le mélange qui s’est fait avec les autres nations, car les Suédois et les Danois ont aussi
policé leurs plus proches voisins Lapons; et dès que la religion s’établit et devient com-
mune à deux peuples, tous les mélanges s’en suivent, soit au moral pour les opinions,
soit au physique pour les actions.
Tout ce que nous avons dit d’après les relations faites il y a quatre-vingts ou cent
ans ne doit donc s’appliquer qu’aux Lapons qui n’ont pas embrassé le christianisme ;
leurs races sont encore pures et leurs ligures telles que nous les avons présentées. Les
Lapons, dit M. Klingstedt, ressemblent par la physionomie aux autres peuples de l’Eu-
rope, et particulièrement aux Finnois, à l’exception que les Lapons ont les os et la
mâchoire supérieure plus élevés; ce dernier trait les rejoint aux Samoïèdes ; leur taille
au-dessous de la médiocre les y réunit encore, ainsi que leurs cheveux noirs ou d’un
brun foncé ; ils ont du poil et de la barbe parce qu’ils ont perdu l’usage de se l’arracher
comme font les Samoïèdes. Le teint des uns et des autres est de la même couleur;
A L’HISTOIRE DE L’HOMME.
261
les mamelles des femmes également molles et les mamelons également noirs dans les
deux nations. Les habillements y sont les mêmes ; le soin des rennes, lâchasse, la pêche, la
stupidité et la paresse la même. J’ai donc bien le droit de persister à dire que les Lapons
et les Samoïèdes ne sont qu’une seule et même espèce ourace 1 d’hommes très-différente
de ceux de la zone tempérée.
Si l’on prend la peine de comparer la relation récente de M. Hœgstrœm avec le récit
de M. Ivlingstedt, on sera convaincu que, quoique les usages des Lapons aient un peu
varié, ils sont néanmoins les mêmes en général qu’ils étaient jadis, et tels que les pre-
miers relateurs les ont représentés :
« Ils sont, dit M. Hœgstrœm, d'une petite taille, d’un teint basané Les femmes,
« dans le temps de leurs maladies périodiques, se tiennent à la porte des tentes et mangent
« seules Les Lapons furent de tout temps des hommes pasteurs, ils ont de grands
« troupeaux de rennes dont ils font leur nourriture principale ; il n’y a guère de familles
« qui ne consomment au moins un renne par semaine, et ces animaux leur fournissent
« encore du lait abondamment dont les pauvres se nourrissent. Ils ne mangent pas par
« terre comme les Groënlandais et lesKamtschadales, mais dans des plats faits de gros
« drap ou dans des corbeilles posées sur une table ; ils préfèrent pour leur boisson l’eau
« de neige fondue à celle des rivières Des cheveux noirs, des joues enfoncées, le visage
« large, le menton pointu, sont les traits communs aux deux sexes. Les hommes ont peu
« de barbe et la taille épaisse, cependant ils sont très-légers à la course Ils habitent
« sous des tentes faites de peaux de rennes ou de drap ; ils couchent sur des feuilles,
« sur lesquelles ils étendent une ou plusieurs peaux de rennes Ce peuple en général
<• est errant plutôt que sédentaire , il est rare que les Lapons restent plus de quinze jours
« dans le même endroit ; aux approches du printemps la plupart se transportent avec
« leurs familles à vingt ou trente milles de distance dans la montagne pour tâcher
« d'éviter de payer le tribut Il n’y a aucun siège dans leurs tentes, chacun s’assied
« par terre ils attellent les rennes à des traîneaux pour transporter leurs tentes et
« autres effets, ils ont aussi des bateaux pour voyager sur l’eau et pour pêcher Leur
« première arme est Tare simple sans poignée, sans mire, d’environ une toise de lon-
« gueur Ils baignent leurs enfants au sortir du sein de leur mère dans une décoction
« d’écorce d’aulne Quand les Lapons chantent, on dirait qu’ils hurlent, ils ne font
« aucun usage de la rime , mais ils ont des refrains très-fréquents Les femmes
« lapones sont robustes, elles enfantent avec peu de douleur, elles baignent souvent leurs
<« enfants en les plongeant jusqu’au cou dans l’eau froide : toutes les mères nourrissent
« leurs enfants, et dans le besoin elles y suppléent par du lait de renne... La superstition
« de ce peuple est idiote, puérile, extravagante, basse et honteuse; chaque personne,.
« chaque année, chaque mois, chaque semaine a son dieu; tous, même ceux qui sont
« chrétiens, ont des idoles ; ils ont des formules de divination, des tambours magiques, et
« certains nœuds avec lesquels ils prétendent lier ou délier les vents a. »
On voit par le récit de ce voyageur moderne qu’il a vu et jugé les Lapons différem-
ment de M. Klingstedt, et plus conformément aux anciennes relations ; ainsi la vérité
est qu’ils sont encore à très-peu près tels que nous les avons décrits. M. Hœgstrœm dit,
avec tous les voyageurs qui l’ont précédé , que les Lapons ont peu de barbe ; M. Kling-
stedt seul assure qu’ils ont la barbe épaisse et bien fournie , et donne ce fait comme
preuve qu’ils diffèrent beaucoup des Samoïèdes; il en est de même de la couleur des
a. Histoire générale des voyages, vol. XIX, p. 496 et suiv.
L Espèce ou race. Ces deux mots ne sont point synonymes. Il s’en faut bien. La race n’est
qu’une variété de l’espèce. ( Voyez la note de la page 140.) Il n’y a qu’une espèce humaine; et,
dans cette espèce unique, il y a plusieurs races. (Voyez la note 2 de la page 221.)
262
ADDITIONS
cheveux : tous les relateurs s’accordent à dire que leurs cheveux sont noirs , le seul
M. Klingstedt dit qu’il se trouve parmi les Lapons des cheveux de toutes couleurs et
des yeux bleus et gris ; si ces faits sont vrais , ils ne démentent pas pour cela les voya-
geurs, ils indiquent seulement que M. Klingstedt a jugé des Lapons en général par le
petit nombre de ceux qu’il a vus , et dont probablement ceux aux yeux bleus et à che-
veux blonds proviennent du mélange de quelques Danois, Suédois ou Moscovites blonds,
avec les Lapons.
M. Hœgstrœm s’accorde avec M. Klingstedt à dire que les Lapons tirent leur origine
des Finnois : cela peut être vrai , néanmoins cette question exige quelque discussion
Les premiers navigateurs qui aient fait le tour entier des côtes septentrionales de l’Eu-
rope sont Othère et Wulfstan dans le temps du roi Ælfred, Anglo-Saxon, auquel ils en
firent une relation que ce roi géographe nous a conservée, et dont il a donné la carte
avec les noms propres de chaque contrée dans ce temps , c’est-à-dire dans le neuvième
siècle « : cette carte , comparée avec les cartes récentes , démontre que la partie occi-
dentale des côtes de Norwége, jusqu’au soixante-cinquième degré , s’appelait alors Hal-
goland. Le navigateur Othère vécut pendant quelque temps chez ces Norwégiens, qu’il
appelle Northmen. De là il continua sa route vers le nord , en côtoyant les terres de la
Laponie, dont il nomme la partie méridionale Finna , et la partie boréale Terfenna:
il parcourut en six jours de navigation trois cents lieues , jusqu’auprès du cap Nord ,
qu’il ne put doubler d’abord faute d’un vent d’ouest; mais après un court séjour dans
les terres voisines de ce cap, il le dépassa et dirigea sa navigation à l’est pendant quatre
jours, ainsi il côtoya le cap Nord jusqu’au delà de Wardhus ; ensuite par un vent de
nord il tourna vers le midi , et ne s’arrêta qu’auprès de l’embouchure d'une grande
rivière habitée par des peuples appelés Beormas , qui, selon son rapport, furent les
premiers habitants sédentaires qu’il eût trouvés dans tout le cours de cette navigation;
n’ayant, dit-il, point vu d’habitants fixes sur les côtes de Finna et de Terfenna (c’est-à-
dire sur toutes les côtes de la Laponie) , mais seulement des chasseurs et des pêcheurs
encore en assez petit nombre. Nous devons observer que la Laponie s’appelle encore
aujourd’hui Finmark ou Finnamark en danois , et que dans l’ancienne langue danoise
mark signifie contrée. Ainsi nous ne pouvons douter qu’autrefois la Laponie ne se soit
appelée Finna : les Lapons par conséquent étaient alors les Finnois, et c’est probable-
ment ce qui a fait croire que les Lapons tiraient leur origine des Finnois. Mais si l’on
fait attention que la Finlande d’aujourd’hui est située entre l’ancienne terre de Finna
(ou Laponie méridionale) , le golfe de Bothnie , celui de Finlande et le lac Ladoga , et
que cette même contrée que nous nommons maintenant Finlande s’appelait alors Cwen-
land , et non pas Finmark ou Finland , on doit croire que les habitants de Cwenland ,
aujourd'hui les Finlandais ou Finnois, étaient un peuple différent des vrais et anciens
Finnois, qui sont les Lapons ; et de tout temps la Cwenland ou Finlande d’aujourd’hui
n’étant séparée de la Suède et de la Livonie que par des bras de mer assez étroits, les
habitants de cette contrée ont dû communiquer avec ces deux nations : aussi les Fin-
landais actuels sont -ils semblables aux habitants de la Suède ou de la Livonie , et en
même temps très-différents des Lapons ou Finnois d’autrefois, qui, de temps immémo-
rial , ont formé une espèce ou race particulière d’hommes.
A l’égard des Beormas ou Bormais, il y a, comme je l’ai dit, toute apparence que
ce sont les Borandais ou Borandiens , et que la grande rivière dont parlent Othère et
Wulfstan est le fleuve Petzora et non la Dwina , car ces anciens voyageurs trouvèrent
des vaches marines sur les côtes de ces Beormas , et même ils en rapportèrent des dents
a. Voyez cette carte à la fin des notes , sur le premier chapitre du premier livre d’Ælfred sur
Orosius. Londres, 1773 , in-8°.
A L’HISTOIRE DE L’HOMME.
263
au roi Ælfred. Or, il n’v a point de morses ou vaches marines dans la mer Baltique, ni
sur les côtes occidentales , septentrionales et orientales de la Laponie ; on ne les a trou-
vées que dans la mer Blanche et au delà d’Archangel , dans les mers de la Sibérie sep-
tentrionale, c’est-à-dire, sur les côtes des Borandiens et des Samoïèdes.
Au reste , depuis un siècle , les côtes occidentales de la Laponie ont été bien recon-
nues et même peuplées par les Danois; les côtes orientales l’ont été par les Russes , et
celles du golfe de Bothnie par les Suédois : en sorte qu’il ne reste en propre aux Lapons
qu’une petite partie de l’intérieur de leur presqu’île.
« A Ëgedesminde , dit M. P. , au soixante-huitième degré dix minutes de latitude , il
« y a un marchand , un assistant et des matelots danois qui y habitent toute l’année.
« Les loges des Christians-Haab et de Claus-Haven, quoique situées à soixante - huit
« degrés trente-quatre minutes de latitude, sont occupées par deux négociants en chef,
« deux aides et un train de mousses ; ces loges, dit l’auteur, touchent l’embouchure de
« l’Eyssiord A Jacob-Haven, au soixante-neuvième degré , cantonnent en tout temps
« deux assistants de la compagnie du Groenland, avec deux matelots et un prédicateur
« pour le service des sauvages A Rittenbenk , au soixante-neuvième degré trente-
« sept minutes, est l’établissement fondé en 1755 par le négociant Dalager; il y a un
« commis , des pêcheurs , etc La maison de pêche de Noogsoack , au soixante-
« onzième degré six minutes , est tenue par un marchand avec un train convenable ; et
« les Danois qui y séjournent depuis ce temps sont sur le point de reculer encore de
« quinze lieues vers le nord leur habitation. «
Les Danois se sont donc établis jusqu’au soixante-onzième ou soixante-douzième
degré , c’est-à-dire à peu de distance de la pointe septentrionale de la Laponie ; et de
l’autre côté les Russes ont les établissements de Waranger et d’Ommegan , sur la côte
orientale, à la même hauteur à peu près de soixante-onze et soixante-douze degrés,
tandis que les Suédois ont pénétré fort avant dans les terres au-dessus du golfe de
Bothnie , en remontant les rivières de Calis , de T'ornëo , de Kimi, et jusqu’au soixante-
huitième degré , où ils ont les établissements de Lapyerf et Piala. Ainsi les Lapons sont
resserrés de toutes parts, et bientôt ce ne sera plus un peuple, si, comme le dit
M. Ivlingstedt, ils sont dès aujourd’hui réduits à douze cents familles.
Quoique depuis longtemps les Russes aillent à la pêche des baleines jusqu’au golfe
Linchidolin , et que dans ces dernières trente ou quarante années ils aient entrepris
plusieurs grands voyages en Sibérie, jusqu’au Kamtschatka , je ne sache pas qu’ils
aient rien publié sur la contrée de la Sibérie septentrionale au delà des Samoïèdes , du
côté de l’orient , c’est-à-dire au delà du fleuve Jeniscé ; cependant il y a une vaste terre
située sous le cercle polaire , et qui s’étend beaucoup au delà vers le nord , laquelle est
désignée sous le nom de Piasida, et bornée à l’occident par le fleuve Jeniscé jusqu’à
son embouchure , à l’orient par le golfe Linchidolin , au nord par les terres découvertes
en 1664 par Jelmorsem , auxquelles on a donné le nom de Jelmorland , et au midi par
les Tartares Tunguses : celte contrée , qui s’étend depuis le soixante-troisième jusqu’au
soixante-treizième degré de hauteur, contient des habitants qui sont désignés sous le
nom de Patati , lesquels , par le climat et par leur situation le long des côtes de la
mer, doivent ressembler beaucoup aux Lapons et aux Samoïèdes; ils ne sont même
séparés de ces derniers que par le fleuve Jeniscé , mais je n’ai pu me procurer aucune
relation ni même aucune notice sur ces peuples Patates , que les voyageurs ont peut-
être réunis avec les Samoïèdes ou avec les Tunguses.
En avançant toujours vers l’orient , et sous la même latitude , on trouve encore une
grande étendue de terre située sous le cercle polaire , et dont la pointe s’étend jusqu’au
soixante-treizième degré ; cette terre forme l’extrémité orientale et septentrionale de
l’ancien continent : on y a indiqué des habitants soiis le nom de Schelati et Tsuktschi,
264
ADDITIONS
dont nous ne connaissons presque rien que le nom a. Nous pensons néanmoins que
comme ces peuples sont au nord de Kamtschatka, les voyageurs russes les ont réunis,
dans leurs relations, avec les Kamtschadales et les Koriaques , dont ils nous ont
donné de bonnes descriptions qui méritent d’être ici rapportées.
« Les Kamtschadales, dit M. Steller, sont petits et basanés; ils ont les cheveux
« noirs, peu de barbe , le visage large et plat, le nez écrasé, les traits irréguliers, les
« yeux enfoncés , la bouche grande , les lèvres épaisses , les épaules larges , les jambes
« grêles et le ventre pendant 6. »
Cette description , comme Ton voit , rapproche beaucoup les Kamtschadales des
Samoïèdes ou des Lapons , qui néanmoins en sont si prodigieusement éloignés qu’on
ne peut pas même soupçonner qu’ils viennent les uns des autres , et leur ressemblance
ne peut provenir que de l’influence du climat qui est le même , et qui par conséquent a
formé des hommes de même espèce à mille lieues de distance les uns des autres.
Les Koriaques habitent la partie septentrionale du Kamtschatka; ils sont errants
comme les Lapons , et ils ont des troupeaux de rennes qui font toutes leurs richesses.
Ils prétendent guérir les maladies en frappant sur des espèces de petits tambours; les
plus riches épousent plusieurs femmes qu’ils entretiennent dans des endroits séparés,
avec des rennes qu’ils leur donnent. Ces Koriaques errants diffèrent des Koriaques fixes
ou sédentaires, non-seulement par les mœurs, mais aussi un peu par les traits; les
Koriaques sédentaires ressemblent aux Kamtschadales, mais les Koriaques errants sont
encore plus petits de taille, plus maigres, moins robustes, moins courageux; ils ont le
visage ovale , les yeux ombragés de sourcils épais, le nez court et la bouche grande; les
vêtements des uns et des autres sont de peaux de rennes, et les Koriaques errants vivent
sous des tentes et habitent partout où il y a de la mousse pour leurs rennes • . Il paraît
donc que cette vie errante des Lapons, des Samoïèdes et des Koriaques, tient au pâturage
des rennes : comme ces animaux font non-seulement tout leur bien, mais qu’ils leur sont
utiles et très-nécessaires , ils s’attachent à les entretenir et à les multiplier : ils sont
donc forcés de changer de lieu dès que leurs troupeaux en ont consommé les mousses.
Les Lapons, les Samoïèdes et les Koriaques, si semblables par la taille, la couleur,
la figure, le naturel et les mœurs , doivent donc être regardés comme une même espèce
d’hommes , une même race dans l’espèce humaine prise en général ', quoiqu'il soit bien
a. « On trouve chez ces peuples Tsuktschi, au nord de l’extrémité de l’Asie, les mêmes
« mœurs et les mêmes usages, que Paul dit avoir observés chez les habitants de Camul. Lors-
« qu’un étranger arrive, ces peuples viennent lui offrir leurs femmes et leurs filles; si le voya-
« geur ne les trouve pas assez belles et assez jeunes, ils en vont chercher dans les villages
« voisins Du reste ces peuples ont l’âme élevée; ils idolâtrent l’indépendance et la liberté,
« ils préfèrent tous la mort à l’esclavage. » Voilà la seule notice sur ces peuples Tsuktschi que
j’aie pu recueillir. Journal étranger. Juillet 1762. Extrait du voyage d’Asie en Amérique , par
M. Muller. Londres, 1762. .
b. Histoire générale des Voyages , t. XIX, p. 276 et suiv.
c. Ibid. , t. XIX, p. 349 et suiv.
1. Une même espèce d’hommes , une même race dans l’espèce humaine. On remarquera les
hésitations de Buffon. J’ai fixé, dans ces derniers temps, le sens précis de chacun de ces mots
collectifs et, si je puis ainsi dire, principaux : genre, espèce, race, en attachant à chacun un
fait distinct et certain.
Le fait qui caractérise le genre est la fécondité bornée ; le fait qui caractérise l’espèce est la
fécondité continue; la race n’est qu’une modification , qu’une variété de l’espèce. — Je vois aux
races trois sources diverses. — Ilya les races dues aux accidents, et, si je puis ainsi dire, aux
hasards de X organisation; les races dues aux climats; et les races dues au croisement des
diverses races entre elles. ( Voyez mon livre intitulé : De l’instinct et de l’intelligence des ani-
maux , au chapitre sur l’Hérédité des modifications acquises et sur les races. )
A L’HISTOIRE DE L’HOMME.
26b
certain qu'ils ne sont pas de la même nation. Les rennes des Koriaques ne proviennent
pas des rennes lapones, et néanmoins ce sont bien des animaux de même espèce; il
en est de même des Koriaques et des Lapons, leur espèce ou race 1 est la même, et, sans
provenir l’une de l’autre, elles proviennent également de leur climat, dont les influences
sont les mêmes.
Cette vérité peut se prouver encore par la comparaison des Groënlandais avec les
Koriaques, les Samoïèdes et les Lapons : quoique les Groënlandais paraissent être sépa-
rés des uns et des autres par d’assez grandes étendues de mer, ils ne leur ressemblent
pas moins, parce que le climat est le même ; il est donc très-inutile pour notre objet de
rechercher si les Groënlandais tirent leur origine des Islandais ou des Norv égiens ,
comme l'ont avancé plusieurs auteurs, ou si, comme le prétend M. P.2, ils viennent
des Américains a ; car de quelque part que les hommes d’un pays quelconque tirent
leur première origine , le climat où ils s’habitueront influera si fort , à la longue , sur
leur premier état de nature , qu’apres un certain nombre de générations tous ces hom-
mes se ressembleront, quand même ils seraient arrivés de différentes contrées fort
éloignées les unes des autres , et que primitivement ils eussent été très-dissemblables
entre eux 5 : que les Groënlandais soient venus des Esquimaux d’Amérique ou des Islan-
dais ; que les Lapons tirent leur origine desFinlandais , des Norvégiens ou des Russes;
que les Samoïèdes viennent ou non des Tartares, et les Koriaques des Monguls ou des
habitants d’Yeco, il n'en sera pas moins vrai que tous ces peuples distribués sous le
cercle arctique ne soient devenus des hommes de même espèce4 dans toute l’étendue de
ces terres septentrionales.
Nous ajouterons à la description que nous avons donnée des Groënlandais quelques
traits tirés de la relation récente qu’en a donnée M. Crantz. Ils sont de petite taille ; il
y en a peu qui aient cinq pieds de hauteur ; ils ont le visage large et plat , les joues
rondes, mais dont les os s’élèvent en avant; les yeux petits et noirs, le nez peu sail-
lant, la lèvre inférieure un peu plus grosse que celle d’en haut, la couleur olivâtre, les
cheveux droits, raides et longs; ils ont peu de barbe, parce qu’ils se l’arrachent; ils
ont aussi la tête grosse, mais les mains et les pieds petits, ainsi que les jambes et les
bras , la poitrine élevée , les épaules larges et le corps bien musclé b. Ils sont tous chas-
seurs ou pêcheurs et ne vivent que des animaux qu’ils tuent; les veaux marins et les
rennes font leur principale nourriture : ils en font dessécher la chair avant de la man-
ger, quoiqu’ils en boivent le sang tout chaud ; ils mangent aussi du poisson desséché ,
des sarcelles et d’autres oiseaux qu’ils font bouillir dans de l’eau de mer ; ils font des
espèces d’omelettes de leurs œufs , qu’ils mêlent avec des baies de buisson et de l’an-
géüque dans de l’huile de veau marin. Ils ne boivent pas de l’huile de baleine, ils ne
s’en servent qu’à brûler, et entretiennent leurs lampes avec cette huile; l’eau pure est
leur boisson ordinaire : les mères et les nourrices ont une sorte d’habillement assez
ample par derrière pour y porter leurs enfants; ce vêtement, fait de pelleteries, est
chaud et tient lieu de linge et de berceau : on y met l’enfant nouveau-né tout nu. Ils
sont en général si malpropres qu’on ne peut les approcher sans dégoût , ils sentent le
poisson pourri; les femmes, pour corrompre cette mauvaise odeur, se lavent avec de
l’urine , et les hommes ne se lavent jamais : ils ont des tentes pour l’été et des espèces
de maisonnettes pour l’hiver, et la hauteur de ces habitations n’est que de cinq ou six
pieds : elles sont construites ou tapissées de peaux de veaux marins et de rennes ; ces
a. Recherches sur les Américains , t. I, p. 33.
b. Crantz, Historié von Groenland , t. I , p. 178.
1. Espèce ou race. ( Voyez la note précédente. ) — 2. Pauvv.
3. Voyez la note 2 de la page 221 . — 4. Voyez la note de la page 264.
266
ADDITIONS
peaux leur servent aussi de lits ; leurs vitres sont des boyaux transparents de poissons
de mer. Us avaient des arcs, et ils ont maintenant des fusils pour la chasse, et pour
la pêche, des harpons, des lances et des javelines armées de fer ou d’os de poisson,
des bateaux même assez grands, dont quelques-uns portent des voiles faites du chanvre
ou du lin qu’ils tirent des Européens , ainsi que le fer et plusieurs autres choses , en
échange des pelleteries et des huiles de poisson qu’ils leur donnent. Us se marient com-
munément à l’âge de vingt ans, et peuvent, s’ils sont aisés, prendre plusieurs femmes.
Le divorce, en cas de mécontentement, est non -seulement permis, mais d’un usage
commun ; tous les enfants suivent la mère , et même après sa mort ne retournent pas
auprès de leur père. Au reste, le nombre des enfants n’est jamais grand; il est rare
qu’une femme en produise plus de trois ou quatre. Elles accouchent aisément et se
relèvent dès le jour même pour travailler. Elles . laissent teter leurs enfants jusqu’à
trois ou quatre ans. Les femmes, quoique chargées de l’éducation de leurs enfants , des
soins de la préparation des aliments, des vêtements et des meubles de toute la famille ,
quoique forcées de conduire les bateaux à la rame , et même de construire les tentes
d’été et les huttes d’hiver, ne laissent pas malgré ces travaux continuels de vivre beau-
coup plus longtemps que les hommes qui ne font que chasser ou pêcher. M. Crantz dit
qu’ils ne parviennent guère qu’à l’âge de cinquante ans, tandis que les femmes vivent
soixante et dix à quatre-vingts ans. Ce fait, s’il était général dans ce peuple , serait plus
singulier que tout ce que nous venons d’en rapporter.
Au reste, ajoute M. Crantz, je suis assuré par les témoins oculaires que les Groen-
landais ressemblent plus aux Kamtschadales, aux Tunguses et auxCalmoucks de l’Asie,
qu’aux Lapons d’Europe. Sur la côte occidentale de l’Amérique septentrionale, vis-à-vis
de Kamtschatka , on a vu des nations qui , jusqu’aux traits mêmes , ressemblent beau-
coup aux Kamtschadales Les voyageurs prétendent avoir observé en général dans
tous les sauvages de l’Amérique septentrionale, qu’ils ressemblent beaucoup aux Tar-
tares orientaux, surtout par les yeux, le peu de poil sur le corps , et la chevelure lon-
gue , droite et touffue b.
Pour abréger, je passe sous silence les autres usages et les superstitions des Groën-
landais que M. Crantz expose fort au long ; il suffira de dire que ces usages, soit super-
stitieux , soit raisonnables , sont assez semblables à ceux des Lapons, des Samoïèdes et
des Ivoriaques; plus on les comparera et plus on reconnaîtra que tous ces peuples voi-
sins de notre pôle ne forment qu’une seule et même espèce d’hommes , c’est-à-dire, une
seule race' différente de toutes les autres dans l’espèce humaine, à laquelle on doit
encore ajouter celle des Esquimaux du nord de l’Amérique , qui ressemblent aux Groën-
landais , et plus encore aux Ivoriaques du Kamtschatka , selon M. Steller.
Pour peu qu’on descende au-dessous du cercle polaire en Europe , on trouve la plus
belle race de l’humanité : les Danois , les Norwégiens , les Suédois, les Finlandais, les
Paisses , quoiqu’un peu différents entre eux , se ressemblent assez pour ne faire avec les
Polonais , les Allemands , et même tous les autres peuples de l’Europe, qu’une seule et
même espèce d’hommes diversifiée à l’infini par le mélange des différentes nations.
Mais en Asie on trouve au-dessous de la zone froide une race aussi laide que celle de
l’Europe est belle : je veux parler de la race tartare qui s’étendait autrefois depuis la
Moscovie jusqu’au nord de la Chine; j’y comprends les Ostiaques, qui occupent de
vastes terres au midi des Samoïèdes, les Calmoucks, les Jakutes, les Tunguses, et
tous les Tartares septentrionaux , dont les mœurs et les usages ne sont pas les mêmes,
a. Crantz, Historié von Groenland. , t. I , p. 332 etsuiv.
b. Histoire des Quadrupèdes , par Sclireber, 1. 1 , p. 27.
i . Voyez la note de la page 264.
A L’HISTOIRE DE L’HOMME.
267
mais qui se ressemblent tous par la ligure du corps et par la difformité des traits.
Néanmoins , depuis que les Russes se sont établis dans toute l’étendue de la Sibérie et
dans les contrées adjacentes , il y a eu nombre de mélanges entre les Russes et les
Tartares, et ces mélanges ont prodigieusement changé la figure et les mœurs de plu-
sieurs peuples de cette vaste contrée. Par exemple , quoique les anciens voyageurs nous
représentent les Ostiaques comme ressemblant aux Samoïèdes ; quoiqu’ils soient encore
errants et qu'ils changent de demeure comme eux , suivant le besoin qu’ils ont de pour-
voir à leur subsistance par la chasse ou par la pêche ; quoiqu’ils se fassent des tentes
et des huttes de la même façon ; qu’ils se servent aussi d’arcs , de flèches et de meubles
d’écorce de bouleau; qu'ils aient des rennes et. des femmes autant qu’ils peuvent en
entretenir; qu’ils boivent le sang des animaux tout chaud; qu’en un mot, ils aient
presque tous les usages des Samoïèdes, néanmoins MM. Gmelin et Muller assurent
que leurs traits diffèrent peu de ceux des Russes , et que leurs cheveux sont toujours
ou blonds ou roux. Si les Ostiaques d’aujourd’hui ont les cheveux blonds , ils ne sont
plus les mêmes qu’ils étaient ci-devant, car tous avaient des cheveux noirs et les traits
du visage à peu près semblables aux Samoïèdes. Au reste , ces voyageurs ont pu con-
fondre le blond avec le roux , et néanmoins dans la nature de l’homme ces deux cou-
leurs doivent être soigneusement distinguées , le roux n’étant que le brun ou le noir
trop exalté, au lieu que le blond est le blanc coloré d’un peu de jaune, et l’opposé du
noir ou du brun. Cela me parait d’autant plus vraisemblable, que les Wotjackes ou Tar-
tares vagolisses ont tous les cheveux roux au rapport de ces mêmes voyageurs, et qu’en
général les roux sont aussi communs dans l’Orient que les blonds y sont rares.
A l’égard des Tunguses , il paraît, par le témoignage de MM. Gmelin et Muller, qu’ils
avaient ci-devant des troupeaux de rennes et plusieurs usages semblables à ceux des
Samoïèdes , et qu’ aujourd’hui ils n’ont plus de rennes et se servent de chevaux. Ils ont,
disent ces voyageurs , assez de ressemblance avec les Calmoucks , quoiqu’ils n’aient
pas la face aussi large et qu’ils soient de plus petite taille ; ils ont tous les cheveux noirs
et peu de barbe, ils l’arrachent aussitôt quelle paraît, ils sont errants et transportent
leurs tentes et leurs meubles avec eux. Ils épousent autant de femmes qu’il leur plaît;
ils ont des idoles de bois ou d’argile, auxquelles ils adressent des prières pour obtenir
une bonne pêche ou une chasse heureuse : ce sont les seuls moyens qu’ils aient de se
procurer leur subsistance a. On peut inférer de ce récit que les Tunguses font la nuance
entre la race des Samoïèdes et celle des Tartares , dont le prototype , ou si l’on veut la
caricature , se trouve chez les Calmoucks , qui sont les plus laids de tous les hommes.
Au reste , cette vaste partie de notre continent , laquelle comprend la Sibérie , et s’étend
de Tobolsk à Kamtschatka , et de la mer Caspienne à la Chine , n’est peuplée que de
Tartares , les uns indépendants , les autres plus ou moins soumis à l’empire de Russie
ou bien à celui de la Chine; mais tous encore trop peu connus pour que nous puissions
rien ajouter à ce que nous en avons dit, p. 141 et suiv.
Nous passerons des Tartares aux Arabes qui ne sont pas aussi différents par les
mœurs qu’ils le sont par le climat. M. Niebuhr , de la Société royale de Gottingen, a
publié une relation curieuse et savante de l’Arabie, dont nous avons tiré quelques faits
que nous allons rapporter. Les Arabes ont tous la même religion sans avoir les mêmes
mœurs ; les uns habitent dans des villes ou villages , les autres sous des tentes en
familles séparées. Ceux qui habitent les villes travaillent rarement en été depuis les
onze heures du matin jusqu’à trois heures du soir, à cause de la grande chaleur ; pour
l’ordinaire ils emploient ce temps à dormir dans un souterrain où le vent vient d’en
haut par une espèce de tuyau , pour faire circuler l’air. Les Arabes tolèrent toutes les
religions et en laissent le libre exercice aux Juifs, aux Chrétiens, aux Banians; ils sont
o. Relation de MM. Gmelin et Muller. Histoire générale des Voyages , t. XVIII, p. 243.
268
ADDITIONS
plus affables pour les étrangers, plus hospitaliers, plus généreux que les Turcs.
Quand ils sont à table , ils invitent ceux qui surviennent à manger avec eux ; au con-
traire , les Turcs se cachent pour manger , crainte d’inviter ceux qui pourraient les
trouver à table.
La coiffure des femmes Arabes, quoique simple, est galante ; elles sont toutes à demi
ou au quart voilées. Le vêtement du corps est encore plus piquant; ce n’est qu’une
chemise sur un léger caleçon, le tout brodé ou garni d’agréments de différentes cou-
leurs; elles se peignent les ongles de rouge, les pieds et les mains de jaune-brun, et
les sourcils et le bord des paupières de noir : celles qui habitent la campagne dans les
plaines ont le teint et la peau du corps d’un jaune foncé ; mais dans les montagnes on
trouve de jolis visages, même parmi les paysannes. L’usagede l’inoculation, si nécessaire
pour conserver la beauté, est ancien et pratiqué avec succès en Arabie; les pauvres
Arabes-Bédouins qui manquent de tout inoculent leurs enfants avec une épine, faute
de meilleurs instruments.
En général les Arabes sont fort sobres, et même ils ne mangent pas de tout à beau-
coup près , soit superstition , soit faute d’appétit ; ce n’est pas néanmoins délicatesse de
goût, car la plupart mangent des sauterelles; depuis Bab-el-Mandel jusqu’à Bara on
enfile les sauterelles pour les porter au marché. Ils broient leur blé entre deux pierres,
dont la supérieure se tourne avec la main. Les filles se marient de fort bonne heure , à
neuf, dix et onze ans dans les plaines, mais dans les montagnes les parents les obligent
d’attendre quinze ans.
« Les habitants des villes Arabes, dit M. Niebuhr , surtout de celles qui sont situées
« sur les côtes de la mer, ou sur la frontière, ont , à cause de leur commerce, tellement
« été mêlés avec les étrangers, qu’ils ont perdu beaucoup de leurs mœurs et coutumes
« anciennes ; mais les Bédouins , les vrais Arabes , qui ont toujours fait plus de cas de
« leur liberté que de l’aisance et des richesses, vivent eu tribus séparées sous des tentes,
« et gardent encore la même forme de gouvernement , les mêmes mœurs et les mêmes
« usages qu’avaient leurs ancêtres dès les temps les plus reculés. Ils appellent en
« général tous leurs nobles Schechs ou Schæcli ; quand ces Schechs sont trop faibles
« pour se défendre contre leurs voisins, ils s’unissent avec d’autres, et choisissent un
« d’entre eux pour leur grand Chef. Plusieurs des Grands élisent enfin , de l’aveu des
« petits Schechs, un plus puissant encore, qu’ils nomment Schech-el-kbir ou Schech-es-
« Schiûch , et alors la famille de ce dernier donne son nom à toute la tribu L’on
« peut dire qu’ils naissent tous soldats, et qu’ils sont tous pâtres. Les Chefs des grandes
« tribus ont beaucoup de chameaux qu’ils emploient à la guerre , au commerce , etc. ;
« les petites tribus élèvent des troupeaux de moutons ; les Schechs vivent sous des
« tentes , et laissent le soin de l’agriculture et des autres travaux pénibles à leurs sujets
« qui logent dans de misérables huttes. Ces Bédouins , accoutumés à vivre en plein air,
« ont l’odorat très-fin : les villes leur plaisent si peu , qu’ils ne comprennent pas com-
« ment des gens qui se piquent d’aimer la propreté peuvent vivre au milieu d’un air
« si impur Parmi ces peuples , l’autorité reste dans la famille du grand ou du petit
« Schech qui règne , sans qu’ils soient assujettis à en choisir l’aîné; ils élisent le plus
« capable des fils ou des parents , pour succéder au gouvernement ; ils paient très-peu
« ou rien à leurs supérieurs. Chacun des petits Schechs porte la parole pour sa famille,
« et il en est le chef et le conducteur : le grand Schech est obligé par là de les regarder
« plus comme ses alliés que comme ses sujets ; car si son gouvernement leur déplaît ,
« et qu’ils ne puissent pas le déposer, ils conduisent leurs bestiaux dans la possession
« d’une autre tribu , qui d’ordinaire est charmée d’en fortifier son parti. Chaque petit
« Schech est intéressé à bien diriger sa famille , s’il ne veut pas être déposé ou àban-
« donné Jamais ces Bédouins n’ont pu être entièrement subjugués par des étran-
A L'HISTOIRE DE L'HOMME.
269
« gers , mais les Arabes d’auprès de Bagdad , Mosul, Orfa , Darnask et Ilaleb, sont
« en apparence soumis au Sultan. »
Nous pouvons ajouter à cette relation de M. Nieburh , que toutes les contrées de
l’Arabie, quoique fort éloignées les unes des autres, sont également sujettes à de
grandes chaleurs , et jouissent constamment du ciel le plus serein ; et que tous les
monuments historiques attestent que l’Arabie était peuplée dès la plus haute antiquité.
Les Arabes, avec une assez petite taille, un corps maigre, une voix grêle, ont un
tempérament robuste, le poil brun, le visage basané, les yeux noirs et vifs, une
physionomie ingénieuse , mais rarement agréable : ils attachent de la dignité à leur
barbe , parlent peu , sans gestes , sans s'interrompre , sans se choquer dans leurs
expressions; ils sont flegmatiques, mais redoutables dans la colère; ils ont de l’intel-
ligence, et même de l’ouverture pour les sciences qu’ils cultivent peu : ceux de nos
jours n'ont aucun monument de génie. Le nombre des Arabes établis dans le désert
peut monter à deux millions : leurs habits, leurs tentes, leurs cordages, leurs tapis, tout
se fait avec la laine de leurs brebis, le poil de leurs chameaux et de leurs chèvres a.
Les Arabes , quoique flegmatiques , le sont moins que leurs voisins les Égyptiens ;
M. le chevalier Bruce , qui a vécu longtemps chez les uns et chez les autres, m’assure
que les Égyptiens sont beaucoup plus sobres et plus mélancoliques que les Arabes,
qu’ils se sont fort peu mêlés les uns avec les autres , et que chacun de ces deux peuples
conserve séparément sa langue et ses usages : cet illustre voyageur , M. Bruce, m’a
encore donné les notes suivantes que je me fais un plaisir de publier.
A l’article où j’ai dit qu’en Perse et en Turquie il y a grande quantité de belles
femmes de toutes couleurs , M. Bruce ajoute qu’il se vend tous les ans à Moka plus
de trois mille jeunes Abyssines, et plus de mille dans les autres ports de l’Arabie,
toutes destinées pour les Turcs. Ces Abyssines ne sont que basanées; les femmes
noires arrivent des côtes de la mer R.ouge , ou bien on les amène de l’intérieur de
l’Afrique, et nommément du district de Darfour; car quoiqu’il y ait des peuples noirs
sur les côtes de la mer Rouge , ces peuples sont tous Mahométans , et l’on ne vend
jamais les Mahométans , mais seulement les Chrétiens ou Païens , les premiers venant
de l’Abyssinie , et les derniers de l’intérieur de l’Afrique.
J’ai dit (page 165) , d’après quelques relations, que les Arabes sont fort endurcis au
travail ; M. Bruce remarque, avec raison, que les Arabes étant tous pasteurs, ils n’ont
point de travail suivi , et que cela ne doit s’entendre que des longues courses qu’ils
entreprennent, paraissant infatigables, et souffrant la chaleur, la faim et la soif,
mieux que tous les autres hommes.
J’ai dit ( page 165) que les Arabes, au lieu de pain, se nourrissent de quelques
graines sauvages qu’ils détrempent et pétrissent avec le lait de leur bétail. M. Bruce
m’a appris que tous les Arabes se nourrissent de couscousoo , c’est une espèce de farine
cuite à l’eau; ils se nourrissent aussi de lait, et surtout de celui des chameaux; ce
n’est que dans les jours de fêtes qu’ils mangent de la viande , et cette bonne chère
n’est que du chameau et de la brebis. A l’égard de leurs vêtements, M. Bruce dit que
tous les Arabes riches sont vêtus , qu’il n’y a que les pauvres qui soient presque nus ,
mais qu’en Nubie la chaleur est si grande en été, qu’on est forcé de quitter ses vête-
ments, quelque légers qu’ils soient. Au sujet des empreintes que les Arabes se font
sur la peau , il observe qu’ils font ces marques ou empreintes avec de la poudre à tirer
et de la mine de plomb; ils se servent pour cela d’une aiguille et non d’une lancette,
li n’y a que quelques tribus dans l’Arabie déserte et les Arabes de Nubie qui se pei-
gnent les lèvres; mais les Nègres de la Nubie ont tous les lèvres peintes ou les joues
a. Histoire philosophique et politique. Amsterdam, 1772, 1. 1, p. 410 etsuiv.
ADDITIONS
270
cicatrisées et empreintes de cette même poudre noire. Au reste, ces différentes impres-
sions que les Arabes se font sur la peau désignent ordinairement leurs différentes
tribus.
Sur les habitants de la Barbarie ( page 166), M. Bruce assure que non-seulement
les enfants des Barbaresques sont fort blancs en naissant, mais il ajoute un fait que
je n’ai trouvé nulle part; c’est que les femmes qui habitent dans les villes de Bar-
barie sont d’une blancheur presque rebutante, d’un blanc de marbre qui tranche
trop avec le rouge très-vif de leurs joues , et que ces femmes aiment la musique et la
danse au point d’en être transportées ; il leur arrive même de tomber en convulsion et
en syncope, lorsqu’elles s’y livrent avec excès. Ce blanc mat des femmes de Barbarie, se
trouve quelquefois en Languedoc et sur toutes nos côtes de la Méditerranée. J’ai vu plu-
sieurs femmes de ces provinces avec le teint blanc mat et les cheveux bruns ou noirs.
Au sujet des Cophtes (page 167), M. Bruce observe qu’ils sont les ancêtres des
Égyptiens actuels, et qu’ils étaient autrefois Chrétiens et non Mahométans; que plu-
sieurs de leurs descendants sont encore Chrétiens , et qu'ils sont obligés de porter une
sorte de turban différent et moins honorable que celui des Mahométans. Les autres
habitants de l’Égypte sont des Arabes-Sarrasins qui ont conquis le pays , et se sont
mêlés par force avec les naturels. Ce n’est que depuis très-peu d’années ( dit M. Bruce)
que ces maisons de piété ou plutôt de libertinage , établies pour le service des voya-
geurs , ont été supprimées : ainsi cet usage a été aboli de nos jours.
Au sujet de la taille des Égyptiens (page 167), M. Bruce observe que la différence
de la taille des hommes qui sont assez grands et menus, et des femmes qui générale-
ment sont courtes et trapues en Égypte, surtout dans les campagnes, ne vient pas de
la nature, mais de ce que les garçons ne portent jamais de fardeaux sur la tête, au lieu
que les jeunes filles de la campagne vont tous les jours plusieurs fois chercher de l’eau
du Nil, qu’elles portent toujours dans une jarre sur leur tête, ce qui leur affaisse le cou
et la taille , les rend trapues et plus carrées aux épaules ; elles ont néanmoins les bras
et les jambes bien faits , quoique fort gros ; elles vont presque nues , ne portant qu'un
petit jupon très-court. M. Bruce remarque aussi que , comme je l’ai dit , le nombre
des aveugles en Égypte est très-considérable, et qu'il y a vingt-cinq mille personnes
aveugles nourries dans les hôpitaux de la seule ville du Caire.
Au sujet du courage des Égyptiens (page 168 ),M. Bruce observe qu’ils n’ont jamais
été vaillants , qu’anciennement ils ne faisaient la guerre qu’en prenant à leur solde des
troupes étrangères; qu’ils avaient une si grande peur des Arabes, que pour s’en
défendre ils avaient bâti une muraille depuis Pelusium jusqu’à Héliopolis , mais que
ce grand rempart n’a pas empêché les Arabes de les subjuguer. Au reste, les Égyptiens
actuels sont très-paresseux , grands buveurs d’eau-de-vie , si tristes et si mélancoliques
qu’ils ont besoin de plus de fêtes qu’aucun autre peuple. Ceux qui sont Chrétiens ont
beaucoup plus de haine contre les Catholiques romains que contre les Mahométans.
Au sujet des Nègres (page 177), M. Bruce m’a fait une remarque de la dernière
importance; c’est qu’il n’y a de Nègres que sur les côtes, c’est-à-dire, sur les terres
basses de l’Afrique , et que dans l’intérieur de cette partie du monde , les hommes
sont blancs , même sous l’Équateur , ce qui prouve encore plus démonstrativement que
je n’avais pu le faire , qu’en général la couleur des hommes dépend entièrement de
l’influence et de la chaleur du climat , et que la couleur noire est aussi accidentelle
dans l’espèce humaine que le basané , le jaune ou le rouge ; enfin que cette couleur
noire ne dépend uniquement , comme je l’ai dit , que des circonstances locales et par-
ticulières à certaines contrées où la chaleur est excessive.
Les Nègres de la Nubie (m’a dit M. Bruce) ne s’étendent pas jusqu’à la mer Rouge ;
toutes les côtes de cette mer sont habitées ou par les Arabes ou par leurs d'ascendants.
A L’HISTOIRE DE L'HOMME.
271
Dès le huitième degré de latitude nord , commence le peuple de Galles divisé en plu-
sieurs tribus, qui s’étendent peut-être de là jusqu’aux Hottentots, et ces peuples de
Galles sont pour la plupart blancs 2. Dans ces vastes contrées , comprises entre le dix-
huitième degré de latitude nord et le dix-huitième degré de latitude sud, on ne trouve
des Nègres que sur les côtes et dans les pays bas voisins de la mer, mais dans l’inté-
rieur où les terres sont élevées et montagneuses, tous les hommes sont blancs. Ils sont
même presque aussi blancs que les Européens , parce que toute cette terre de l’intérieur
de l’Afrique est fort élevée sur la surface du globe , et n’est point sujette à d’excessives
chaleurs ; d’ailleurs il y tombe de grandes pluies continuelles dans certaines saisons
qui rafraîchissent encore la terre et l’air , au point de faire de ce climat une région
tempérée. Les montagnes, qui s’étendent depuis le tropique du Cancer jusqu’à la pointe
de l’Afrique , partagent cette grande presqu’île dans sa longueur , et sont toutes habi-
tées par des peuples blancs , ce n’est que dans les contrées où les terres s’abaissent
que l’on trouve des Nègres; or, elles se dépriment beaucoup du côté de l’occident vers
les pays de Congo , d’Angole , etc., et tout autant du côté de l’orient vers Mélinde et
Zanguebar ; c’est dans ces contrées basses , excessivement chaudes , que se trouvent
des hommes noirs , les Nègres à l’occident et les Cafres à l’orient. Tout le centre de
l’Afrique est un pays tempéré et assez pluvieux , une terre très-élevée et presque par-
tout peuplée d’hommes blancs ou seulement basanés et non pas noirs.
Sur les Barbarins (paye 1778) , M. Bruce fait une observation ; il dit que ce nom est
équivoque : les habitants deBarberenna, que les voyageurs ont appelés Barbarins, et qui
habitent le haut du fleuve Niger ou Sénégal, sont en effet des hommes noirs, des Nègres
même plus beaux que ceux du Sénégal. Mais les Barbarins proprement dits sont les habi-
tants du pays de Berber ou Barabra, situé entre le seizième et le vingt-deuxième ou le
vingt-troisième degrés de latitude nord ; ce pays s’étend le long des deux bords du Nil, et
comprend la contrée de Dongola. Or, les habitants de cette terre, qui sontles vrais Barba-
rins voisins des Nubiens, ne sont pas noirs comme eux; ils ne sont que basanés , ils ont
des cheveux et non pas de la laine , leur nez n’est point écrasé, leurs lèvres sont minces,
enfin ils ressemblent aux Abyssins montagnards , desquels ils ont tiré leur origine.
A l’égard de ce que j’ai dit de la boisson ordinaire des Éthiopiens ou Abyssins ,
M. Bruce remarque qu’ils n’ont point l’usage des tamarins, que cet arbre leur est
même inconnu. Ils ont une graine qu’on appelle Teep a , de laquelle ils font du pain ;
a. MANIÈRE DE FAIRE LE PAIN AVEC LA GRAINE DE LA PLANTE APPELEE TEEF, EN ABYSSINIE. —
11 faut commencer par tamiser la graine de teef et en ôter tous les corps étrangers , après quoi
Ton en fait de la farine ; ensuite on prend une cruche dans laquelle on met un morceau de levain
de la grosseur d’une noix ; ce levain doit être mis dans le milieu de la farine dont la cruche est
remplie. Si Ton fait cette opération sur les sept à huit heures du soir, il faudra le lendemain
matin, à sept on huit heures, prendre un morceau de la masse déjà devenue levain, proportionné
à la quantité de pain que Ton veut faire. On étend la pâte en l’aplatissant, comme un gâteau
fort mince sur une pierre polie , sous laquelle il y a du feu ; cette pâte ne doit être ni trop liquide
ni trop consistante, et il vaut mieux qu’elle soit un peu trop molle que d’être trop dure. Onia
couvre ensuite d’un vase ou d’un couvercle élevé de paille, et en huit ou dix minutes et moins
encore, selon le feu , le pain est cuit , et on l’expose à l’air. Les Abyssins mettent du levain dans
la cruche pour la première fois seulement, après quoi ils n’en mettent plus ; la seule chaleur de
la cruche suffit pour faire lever le pain. Chaque matin ils font leur pain pour le jour entier.
( Note communiquée par M. le chevalier Bruce à M. de Buffon. )
1. Galla.
2. « L’Afrique n’a que deux grandes familles de peuples les peuples noirs et bruns , les
« Éthiopiens et les Libyens des anciens, les nègres et les berbers des temps modernes. » (Ritter r
Géog. gêner, convp. , t. III , p. 376. )
3. Poa abyssinica : espèce de graminée.
ADDITIONS
272
ils en font aussi une espèce de bière en la laissant fermenter dans l’eau , et cette
liqueur a un goût aigrelet qui a pu la faire confondre avec la boisson faite de tamarins.
Au sujet de la langue des Abyssins, que j’ai dit ( page 179) n’avoir aucune règle,
M. Bruce observe qu'il y a à la vérité plusieurs langues en Abyssinie, mais que
toutes ces langues sont à peu près assujetties aux mêmes règles que les autres langues
orientales : la manière d'écrire des Abyssins est plus lente que celle des Arabes, ils
écrivent néanmoins presque aussi vite que nous. Au sujet de leurs habillements et
de leur manière de se saluer, M. Bruce assure que les Jésuites ont fait des contes
dans leurs Lettres édifiantes, et qu’il n’y a rien de vrai de tout ce qu’ils disent sur
cela : les Abyssins se saluent sans cérémonie, ils ne portent point d’écharpes, mais
des vêtements fort amples, dont j’ai vu les dessins dans les portefeuilles de M. Bruce.
Sur ce que j’ai dit des Acridopliaçjes ou mangeurs de sauterelles ( page 179),
M. Bruce observe qu’on mange des sauterelles, non-seulement dans les déserts voisins
de l’Abyssinie, mais aussi dans la Libye intérieure, près le Palus-Tri tonides , et dans
quelques endroits du royaume de Maroc. Ces peuples font frire ou rôtir les sauterelles
avec du beurre; ils les écrasent ensuite pour les mêler avec du lait et en faire des
gâteaux. AI. Bruce dit avoir souvent mangé de ces gâteaux sans en avoir été incommodé.
J’ai dit {page 180) que vraisemblablement les Arabes ont autrefois envahi l’Éthiopie
ou Abyssinie , et qu’ils en ont chassé les naturels du pays. Sur cela AI. Bruce observe
que les historiens Abyssins qu’il a lus assurent que de tout temps, ou du moins très-
anciennement, l’Arabie Heureuse appartenait au contraire à l’empire d’Abyssinie; et
cela s’est en effet trouvé vrai à l’avénement de Atahomet. Les Arabes ont aussi des
époques ou dates fort anciennes de l’invasion des Abyssins en Arabie, et de la conquête
de leur propre pays. Alais il est vrai qu’après Mahomet les Arabes se sont répandus
dans les contrées basses de l’Abyssinie, les ont envahies et se sont étendus le long des
côtes de la mer jusqu’à Alélinde , sans avoir jamais pénétré dans les terres élevées de
l’Éthiopie ou Haute-Abyssinie : ces deux noms n’expriment que la même région, connue
des anciens sous le nom d’Éthiopie , et des modernes sous celui d’Abyssinie.
(Page 195. ) J’ai fait une erreur en disant que les Abyssins et les peuples de Alélinde
ont la même religion; car les Abyssins sont chrétiens , et les habitants de Alélinde
sont mahométans , comme les Arabes qui les ont subjugués ; cette différence de religion
semble indiquer que les Arabes ne se sont jamais établis à demeure dans la Haute-
Abyssinie.
Au sujet des Hottentots et de cette excroissance de peau que les voyageurs ont appe-
lée le tablier des Hottentotes , et que Thévenot dit se trouver aussi chez les Égyp-
tiennes, M. Bruce assure, avec toute raison, que ce fait n’est pas vrai pour les Égyp-
tiennes, et très-douteux pour les Hottentotes. Voici ce qu’en rapporte Al. le vicomte
de Querhoënt dans le journal de son voyage , qu’il a eu la bonté de me communiquer «.
« Il est faux que les femmes hottentotes aient un tablier naturel qui recouvre les
« parties de lëur sexe; tous les habitants du cap de Bonne-Espérance assurent le con-
« traire, et je l’ai ouï dire au lord Gordon , qui était allé passer quelque temps chez
« ces peuples pour en être certain; mais il m’a assuré en même temps que toutes les
« femmes qu’il avait vues avaient deux protubérances charnues qui sortaient d’entre
« les grandes lèvres au-dessus du clitoris , et tombaient d’environ deux ou trois travers
« de doigt ; qu’au premier coup d'œil ces deux excroissances ne paraissaient point sépa-
« rées. Il m’a dit aussi que quelquefois ces femmes s’entouraient le ventre de quelque
« membrane d’animal , et que c’est ce qui aura pu donner lieu à l’histoire du tablier.
a. Remarques d'histoire naturelle, faites à bord du vaisseau du Roi la Victoire, pendant les
années 1773 et 1774 , par M. le vicomte de Querhoënt , enseigne de vaisseau.
A L’HISTOIRE DE L’HOMME.
273
« 11 est fort difficile de faire cette vérification , elles sont naturellement très-modestes,
« il faut les enivrer pour en venir à bout. Ce peuple n’est pas si excessivement laid que
« la plupart des voyageurs veulent le faire accroire ; j’ai trouvé qu’il avait les traits plus
« approchants des Européens que les Nègres d’Afrique. Tous les Hottentots que j’ai vus
« étaient d’une taille très-médiocre; ils sont peu courageux, aiment avec excès les
<> liqueurs fortes et paraissent fort flegmatiques. Un Hottentot et sa femme passaient
« dans une rue l’un auprès de l’autre , et causaient sans paraître émus ; tout d’un coup
« je vis le mari donner à sa femme un soufflet si fort qu'il l’étendit par terre; il parut
« d’un aussi grand sang-froid après cette action qu’auparavant ; il continua sa route
« sans faire seulement attention à sa femme qui, revenue un instant après de son étour-
« dissement, hâta le pas pour rejoindre son mari. »
Par une lettre que M. de Querhoënt m’a écrite le 15 février 1775, il ajoute :
« J’eusse désiré vérifier par moi-même si le tablier des Hottentotes existe, mais c’est
« une chose très-difficile , premièrement par la répugnance qu’elles ont de se laisser
« voir à des étrangers , et en second lieu par la grande distance qu’il y a entre leurs
<> habitations et la ville du Cap dont les Hottentots s’éloignent même de plus en plus ;
« tout ce que je puis vous dire à ce sujet , c’est que les Hollandais du Cap qui m’en ont
« parlé croient le contraire, et M. Bergh, homme instruit, m’a assuré qu’il avait eu la
« curiosité de le vérifier par lui-même. «
Ce témoignage de M. Bergh et celui de M. Gordon me paraissent suffire pour faire
tomber ce prétendu tablier, qui m’a toujours paru contre tout ordre de nature. Le fait ,
quoique affirmé par plusieurs voyageurs, n’a peut-être d’autre fondement que le ventre
pendant de quelques femmes malades ou mal soignées après leurs couches. Mais à
l’égard des protubérances entre les lèvres , lesquelles proviennent du trop grand accrois-
sement des nymphes , c’est un défaut connu et commun au plus grand nombre des
femmes africaines. Ainsi l’on doit ajouter foi à ce que M. de Querhoënt en dit ici
d’après M. Gordon, d’autant qu’on peut joindre à leurs témoignages celui du capitaine
Cook. Les Hottentotes ( dit-il ) n’ont pas ce tablier de chair dont on a souvent parlé : un
médecin du Cap , qui a guéri plusieurs de ces femmes de maladies vénériennes , assure
qu’il a seulement vu deux appendices de chair ou plutôt de peau , tenant à la partie
supérieure des lèvres, et qui ressemblaient en quelque sorte aux tettes d’une vache ,
excepté qu’elles étaient plates ; il ajoute qu’elles pendaient devant les parties naturelles
et qu’elles étaient de différentes longueurs dans diiférentes femmes; que quelques-unes
n’en avaient que d’un demi-pouce, et d’autres de trois à quatre pouces de long 1 <* .
Sur la couleur des Nègres.
Tout ce que j’ai dit sur la cause de la couleur des Nègres me paraît de la plus grande
vérité : c’est la chaleur excessive dans quelques contrées du globe qui donne cette cou-
leur, ou pour mieux dire cette teinture aux hommes, et cette teinture pénètre à l’inté-
rieur, car le sang des Nègres est plus noir que celui des hommes blancs. Or cette cha-
leur excessive ne se trouve dans aucune contrée montagneuse , ni dans aucune terre
fort élevée sur le globe , et c’est par cette raison que sous l’équateur même les habitants
du Pérou et ceux de l’intérieur de l’Afrique ne sont pas noirs. De même cette chaleur
excessive ne se trouve point sous l’équateur, sur les côtes ou terres basses voisines de
la mer du côté de l’orient, parce que ces terres basses sont continuellement rafraîchies
a. Voyage du capitaine Cook , chap. xn , p. 323 et suiv.
1 Voyez la note de la page 190.
<11, 18
274
ADDITIONS
par le vent d’est qui passe sur de grandes mers avant d’y arriver ; et c’est par cette
raison que les peuples de la Guyane , les Brésiliens , etc., en Amérique, ainsi que les
peuples de Mélinde et des autres côtes orientales de l’Afrique , non plus que les habitants
des îles méridionales de l’Asie, ne sont pas noirs. Cette chaleur excessive ne se trouve
donc que sur les côtes et terres basses occidentales de l’Afrique, où le vent d’est qui
règne continuellement, ayant à traverser une immense étendue de terre, ne peut que
s’échauffer en passant , et augmenter par conséquent de plusieurs degrés la tempé-
rature naturelle de ces contrées occidentales de l’Afrique. C'est par cette raison , c’est-
à-dire par cet excès de chaleur provenant des deux circonstances combinées de la dépres-
sion des terres et de l’action du vent chaud , que sur cette côte occidentale de l’Afrique
on trouve les hommes les plus noirs. Les deux mêmes circonstances produisent à peu
près le même effet en Nubie et dans les terres de la Nouvelle - Guinée , parce que
dans ces deux contrées basses le vent d’est n’arrive qu’après avoir traversé une vaste
étendue de terre. Au contraire , lorsque ce même vent arrive après avoir traversé
de grandes mers , sur lesquelles il prend de la fraîcheur, la chaleur seule de la zone
torride , non plus que celle qui provient de la dépression du terrain , ne suffisent
pas pour produire des nègres , et c’est la vraie raison pourquoi il ne s’en trouve que
dans ces trois régions sur le globe entier, savoir: 1° le Sénégal, la Guinée et les
autres côtes occidentales de l’Afrique ; 2° la Nubie ou Nigritie ; 3° la terre des Papous
ou Nouvelle - Guinée ; ainsi le domaine des Nègres n’est pas aussi vaste, ni leur
nombre à beaucoup près aussi grand qu’on pourrait l’imaginer, et je ne sais sur quel
fondement M. P. prétend que le nombre des Nègres est à celui des Blancs comme un
est à vingt-trois a ; il ne peut avoir sur cela que des aperçus bien vagues , car, autant
que je puis en juger, l’espèce entière des vrais nègres est beaucoup moins nombreuse;
je ne crois pas même qu’elle fasse la centième partie du genre humain , puisque
nous sommes maintenant informés que l’intérieur de l’Afrique est peuplé d'hommes
blancs.
M. P. prononce affirmativement sur un grand nombre de choses sans citer ses
garants; cela serait pourtant à désirer, surtout pour les faits importants.
« Il faut absolument , dit-il , quatre générations mêlées pour faire disparaître entière-
« ment la couleur des Nègres, et voici l’ordre que la nature observe dans les quatre
« générations mêlées :
« l° D’un nègre et d’une femme blanche naît le mulâtre à demi noir, à demi blanc,
« à longs cheveux ;
« 2° Du mulâtre et de la femme blanche provient le quarteron basané , à cheveux
« longs;
« 3° Du quarteron et d’une femme blanche sort l’octavon , moins basané que le
« quarteron ;
« 4° De l’octavon et d’une femme blanche vient un enfant parfaitement blanc.
« Il faut quatre filiations en sens inverse pour noircir les blancs.
« 1° D’un blanc et d’une négresse sort le mulâtre à longs cheveux ;
« 2° Du mulâtre et de la négresse vient le quarteron , qui a trois quarts de noir et
« un quart de blanc ;
« 3° Du quarteron et d’une négresse provient l’octavon , qui a sept huitièmes de
« noir et un huitième de blanc ;
« 4° De cet octavon et de la négresse vient enfin le vrai nègre , à cheveux entor-
« tillés b.
a. Recherches sur les Américains , t. I , p. 215.
b. Idem , ibid. , t. I, p. 217.
A L’HISTOIRE DE L’HOMME.
275
Je ne veux pas contredire ces assertions de M. P. 1 , je voudrais seulement qu’il nous
eût appris d’où il a tiré ces observations , d'autant que je n’ai pu m’en procurer d'aussi
précises , quelques recherches que j’aie faites. On trouve dans Y Histoire de V Académie
des Sciences , année 1724 , page 17, l’observation ou plutôt la notice suivante :
« Tout le monde sait que les enfants d'un blanc et d’une noire ou d’un noir et d’une
« blanche , ce qui est égal , sont d’une couleur jaune, et qu’ils ont des cheveux noirs,
« courts et frisés; on les appelle mulâtres. Les enfants d’un mulâtre et d’une noire ou
d'un noir ou d'une mulâtresse , qu’on appelle griffes , sont d’un jaune plus noir et
« ont les cheveux noirs , de sorte qu’il semble qu’une nation originairement formée de
noirs et de mulâtres retournerait au noir parfait. Les enfants des mulâtres et des
« mulâtresses , qu’on nomme casques , sont d’un jaune plus clair que les griffes, et
« apparemment une nation qui en serait originairement formée retournerait au blanc. «
Il paraît par cette notice , donnée à l’Académie par M. de Hauterive , que non- seu-
lement tous les mulâtres ont des cheveux et non de la laine, mais que les griffes, nés
d’un père nègre et d’une mulâtresse , ont aussi des cheveux et point de laine , ce dont
je doute ; il est fâcheux que l’on n’ait pas sur ce sujet important un certain nombre
d’observations bien faites.
Sur les Nains de Madagascar.
Les habitants des côtes orientales de l'Afrique et de l’ile de Madagascar, quoique
plus ou moins noirs, ne sont pas nègres, et il y a dans les parties montagneuses de
cette grande île, comme dans l’intérieur de l’Afrique, des hommes blancs. On a même
nouvellement débité qu’il se trouvait, dans le centre de l’île dont les terres sont les plus
élevées, un peuple de nains blancs; M. Meunier, médecin, qui a fait quelque séjour
dans cette île, m’a rapporté ce fait, et j’ai trouvé, dans les papiers de feu M. Commerson,
la relation suivante :
« Les amateurs du merveilleux, qui nous auront sans doute su mauvais gré d’avoir
« réduit à six pieds de haut la taille prétendue gigantesque des Patagons, acceptei'ont
« peut-être en dédommagement une race de pygmées qui donne dans l’excès opposé;
« je veux parler de ces demi-hommes qui habitent les hautes montagnes de l’intérieur
« dans la grande île de Madagascar , et qui y forment un corps de nation considérable
« appelée Quinios ou Kimos en langue Madécasse. Otez-leur la parole ou donnez-la
« aux singes grands et petits, ce serait le passage insensible de l’espèce humaine à la
« gent quadrupède. Le caractère naturel et distinctif de ces petits hommes est d’être
« blancs ou du moins plus pâles en couleur que tous les noirs connus; d’avoir les bras
« très-allongés, de façon que la main atteint au-dessous du genou sans plier le corps, et
« pour les femmes de marquer à peine leur sexe par les mamelles, excepté dans le temps
« qu’elles nourrissent; encore veut-on assurer que la plupart sont forcées de recourir
k au lait de vache pour nourrir leurs nouveaux nés. Quant aux facultés intellectuelles,
« ces Quimos le disputent aux autres Malgaches ( c’est ainsi qu’on appelle en général tous
« les naturels de Madagascar) que l’on sait être fort spirituels et fort adroits , quoique
« livrés à la plus grande paresse. Mais on assure que les Quimos , beaucoup plus actifs,
« sont aussi plus belliqueux; de façon que leur courage étant, si je puis m’exprimer
1. Pamv n’était qu’un compilateur, et n’est point une autorité : il devait , comme dit Buffon ,
citer ses garants. Cependant je crois que ce qu’il dit ici est fondé. Mes expériences sur le croise-
ment de diverses espèces (expériences que je poursuis depuis plusieurs années) m’ont appris,
tn effet, qu’il faut quatre générations pour faire passer une espèce dans l’autre : l’espèce du
S bien, par exemple , dans celle du chacal ou du loup , et réciproquement.
27(3
ADDITIONS
« ainsi , en raison double de leur taille , ils n’ont jamais pu être opprimés par leurs
« voisins qui ont souvent maille à partir avec eux. Quoique attaqués avec des forces et
« des armes inégales (car ils n’ont pas l’usage de la poudre et des fusils comme leurs
<■ ennemis), ils se sont toujours battus courageusement et maintenus libres dans leurs
« rochers, leur difficile accès contribuant sans doute beaucoup à leur conservation,
« ils y vivent de riz, de différents fruits, légumes et racines, et y élèvent un grand
« nombre de bestiaux (bœufs à bosse et moutons à grosse queue), dont ils empruntent
« aussi en partie leur subsistance. Ils ne communiquent avec les différentes castes
« Malgaches dont ils sont environnés ni par commerce , ni par alliances , ni de quel-
« que autre manière que ce soit , tirant tous leurs besoins du sol qu’ils possèdent.
« Comme l’objet de toutes les petites guerres, qui se font entre eux et les autres habitants
« de cette île , est de s’enlever réciproquement quelque bétail ou quelques esclaves ,
« la petitesse de nos Quimos, les mettant presque à l’abri de cette dernière injure, ils
« savent par amour de la paix se résoudre à souffrir la première jusqu'à un certain
« point; c’est-à-dire que, quand ils voient du haut de leurs montagnes quelque for-
« midable appareil de guerre qui s’avance dans la plaine , ils prennent d’eux-mêmes le
« parti d’attacher à l’entrée des défiles, par où il faudrait passer pour aller à eux,
<> quelque superflu de leurs troupeaux , dont ils font , disent-ils , volontairement le
« sacrifice à l’indigence de leurs frères aînés; mais avec protestation en même temps
« de se battre à toute outrance , si l’on passe à main armée plus avant sur leur ter-
« rain : preuve que ce n’est pas par sentiment de faiblesse, encore moins par lâcheté
« qu’ils font précéder les présents ; leurs armes sont la zagaie et le trait, qu’ils lancent
« on ne peut pas plus juste; on prétend que s’ils pouvaient, comme ils en ont grande
« envie , s’aboucher avec les Européens et en tirer des fusils et des munitions de guerre,
« ils passeraient volontiers de la défensive à l’offensive contre leurs voisins, qui seraient
<> peut-être alors trop heureux de pouvoir entretenir la paix.
« A trois ou quatre journées du fort Dauphin (qui est presque dans l’extrémité du
« sud de Madagascar ), les gens du pays montrent avec beaucoup de complaisance une
« suite de petits mondrains ou tertres de terre élevés en forme de tombeaux qu’ils assu-
« rent devoir leur origine à un grand massacre de Quimos défaits en plein champ par
« leurs ancêtres, ce qui semblerait prouver que nos braves petits guerriers ne se sont pas
« toujours tenus cois et reucoignés dans leurs hautes montagnes, qu’ils ont peut-être
<> aspiré à la conquête du plat-pays , et que ce n’est qu’après cette défaite calamiteuse
« qu’ils ont été obligés de regagner leurs âpres demeures. Quoi qu’il en soit, cette tradi-
« tion constante dans ces cantons , ainsi qu’une notion généralement répandue par tout
« Madagascar, de l’existence encore actuelle des Quimos, ne permettent pas de douter
-a qu’une partie au moins de ce qu’on en raconte ne soit véritable. Il est étonnant que
« tout ce qu’on sait de cette nation ne soit que recueilli des témoignages de celles qui
« les avoisinent, qu’on n’ait encore aucunes observations faites sur les lieux, et que,
« soit les gouverneurs des îles de France et de Bourbon , soit les commandants parti-
« culiers des différents postes que nous avons tenus sur les côtes de Madagascar, n’aient
« pas entrepris de faire pénétrer à l’intérieur des terres dans le dessein de joindre cette
« découverte à tant d’autres qu’on aurait pu faire en même temps. La chose a été tentée
« dernièrement, mais sans succès : l’homme qu’on y envoyait, manquant de résolution,
« abandonna à la seconde journée son monde et ses bagages , et n’a laissé, lorsqu’il a
« fallu réclamer ces derniers, que le germe d’une guerre où il a péri quelques blancs et
« un grand nombre de noirs ; la mésintelligence qui , depuis lors , a succédé à la con-
«> fiance qui régnait précédemment entre les deux nations , pourrait bien pour la troi-
<> sième fois devenir funeste à cette poignée de Français qu’on a laissés au fort Dauphin,
« en retirant ceux qui y étaient anciennement. Je dis pour la troisième fois, parce qu’il
A L’HISTOIRE DE L’HOMME. 277
■ y a déjà eu deux Saint - Bcirthélemi complètement exercées sur nos garnisons dans
■ cette île , sans compter celle des Portugais et des Hollandais qui nous y avaient
■ précédés.
« Pour revenir à nos Quimos et en terminer la note , j'attesterai , comme témoin
; oculaire, que dans le voyage que je viens de faire au fort Dauphin (sur la fin de 1770)
■ M. le comte deModave , dernier gouverneur, qui m’avait déjà communiqué une partie
. de ces observations , me procura enfin la satisfaction de me faire voir, parmi ses
: esclaves, une femme Quimose âgée d’environ trente ans , haute de trois pieds sept à
< huit pouces , dont la couleur était en effet de la nuance la plus éclaircie que j’aie vue
< parmi les habitants de cette île; je remarquai quelle était très-membrue dans sa petite
i stature, ne ressemblant point aux petites personnes fluettes, mais plutôt à une femme
> de proportions ordinaires dans le détail , mais seulement raccourcie dans sa hau-
i teur ; que les bras en étaient effectivement très-longs et atteignant, sans qu’elle
l se courbât, à la rotule du genou; que ses cheveux étaient courts et laineux, la phy-
< sionomie assez bonne , se rapprochant plus de l’Européenne que de la Malgache ,
i qu’elle avait habituellement l’air riant , l’humeur douce et complaisante , et le bon
• sens commun , à en juger par sa conduite , car elle ne savait pas parler français.
■ Quant au fait des mamelles , il fut aussi vérifié , et il ne s’en trouva que le bouton ,
■ comme dans une fille de dix ans , sans la moindre flaccidité de la peau qui pût faire
; croire qu’elles fussent passées. Mais cette observation seule est bien loin de suffire
; pour établir une exception à la loi commune de la nature : combien de filles et de
; femmes européennes à la fleur de leur âge n’offrent que trop souvent cette défec-
tueuse conformation... Enfin, peu avant notre départ de Madagascar, l’envie de
recouvrer sa liberté, autant que la crainte d'un embarquement prochain, portèrent la
petite esclave à s’enfuir dans les bois ; on la ramena bien quelques jours après , mais
tout exténuée et presque morte de faim, parce que se défiant des noirs comme des
blancs , elle n’avait vécu pendant son marronnage que de mauvais fruits et de racines
crues; c’est vraisemblablement autant à cette cause qu’au chagrin d’avoir perdu de
vue les pointes des montagnes où elle était née , qu’il faut attribuer sa mort , arrivée
environ un mois après à Saint-Paul , île de Bourbon , où le navire qui nous ramenait
à l’île de France a relâché pendant quelques jours. M. de Modave avait eu cette
Quimose en présent d’un chef malgache; elle avait passé par les mains de plusieurs
; maîtres, ayant été ravie fort jeune sur les confins de son pays.
>< Tout considéré , je conclus (autant sur cet échantillon que sur les preuves acces-
: soires) par croire assez fermement à cette nouvelle dégradation de l’espèce humain
; qui a son signalement caractéristique comme ses mœurs propres Et si quel^yre.
; trop difficile à persuader, ne veut pas se rendre aux preuves alléguées (qu’o^pons
; rait vraiment plus multipliées) , qu’il fasse du moins attention qu’il existea ce]ie du
i à l’extrémité boréale de l’Europe que la diminution de notre ta;jue yUQ et
■ Lapon est à peu près graduée comme celle du Lapon au QuimoSjS élevées de la
: l’autre habitent les zones les plus froides, ou les montagnes lg'f0;s p\us exhaus-
■ terre que celles de Madagascar sont évidemment trois ou <F(jix_huit cents toises
i sées que celles de l’ile de France , c’est-à-dire d’environ seiç naturellement sur ces
< au-dessus du niveau de la mer les végétaux qui croP coimne le pin et le bou-
< plus grandes hauteurs ne semblent être que des avorh^^ a celle des plus hum-
< leau nains et tant d’autres , qui de la classe des a^' , icoies ? c’est-à-dire habitants
< blés arbustes , par là seule raison qu’ils sont dev^ comble la témérité que de
1 des plus hautes montagnes qu’enfm ce naUjre en fixer le terme, comme
- vouloir, avant de connaître toutes les variété, coins ^ ,a terre à faire SUr toute
« si elle ne pouvait pas s’être habituée dar ù 1
278
ADDITIONS
« une race ce qu’elle ne nous paraît avoir qu’ébauché , comme par écart , sur cer-
« tains individus qu’on a vus parfois ne s’élever qu’à la taille des poupées ou des
« marionnettes. »
Je me suis permis de donner ici cette relation en entier à cause de la nouveauté,
quoique je doute encore beaucoup de la vérité des faits allégués et de l’existence réelle
d’un peuple de trois pieds et demi de taille *, cela est au moins exagéré; il en sera de ces
Quimos de trois pieds et demi , comme des Patagons de douze pieds; ils se sont réduits
à sept ou huit pieds au plus , et les Quimos s’élèveront au moins à quatre pieds ou
quatre pieds trois pouces ; si les montagnes où ils habitent ont seize ou dix-huit cents
toises au-dessus du niveau de la mer, il doit y faire assez froid pour les blanchir et
rapetisser leur taille à la même mesure que celle des Groënlandais ou des Lapons, et il
serait assez singulier que la nature eût placé l’extrême du produit du froid sur l’espèce
humaine dans des contrées voisines de l’équateur ; car on prétend qu’il existe dans les
montagnes du Tucuman une race de pygmées de trente et un pouces de hauteur , au-
dessus du pays habité par les Patagons. On assure même que les Espagnols ont trans-
porté en Europe quatre de ces petits hommes sur la fin de Tannée 1755 “. Quelques
voyageurs parlent aussi d’une autre race d’Américains blancs et sans aucun poil sur le
corps , qui se trouve également dans les terres voisines du Tucuman ; mais tous ces faits
ont grand besoin d’être vérifiés.
Au reste , l’opinion ou le préjugé de l’existence des pygmées est extrêmement ancien :
Homère, Hésiode et Aristote en font également mention. M. l’abbé Banier a fait une
savante dissertation sur ce sujet , qui se trouve dans la collection des Mémoires de
l’Académie des belles-lettres, tome V, page 101. Après avoir comparé tous les témoi-
gnages des anciens sur cette race de petits hommes, il est d’avis qu’ils formaient en
effet un peuple dans les montagnes d’Éthiopie, et que ce peuple était le même que
celui que les historiens et les géographes ont désigné depuis sous le nom de Péchiniens;
mais il pense avec raison que ces hommes, quoique de très-petite taille, avaient bien
plus d’une ou deux coudées de hauteur, et qu’ils étaient à peu près de la taille des
Lapons. Les Quimos des montagnes de Madagascar et les Péchiniens d’Éthiopie pour-
raient bien n’être que la même race qui s’est maintenue dans les plus hautes montagnes
de cette partie du monde.
Sur les Patagons.
Nous n’avons rien à ajouter à ce que nous avons écrit sur les autres peuples de
l’ancien continent ; et comme nous venons de parler des plus petits hommes , il faut
aussi faire mention des plus grands : ce sont certainement les Patagons 2 ; mais comme
il y a encore beaucoup d’incertitudes sur leur grandeur et sur le pays qu’ils habitent,
je crois faire plaisir au lecteur en lui mettant sous les yeux un extrait fidèle de tout ce
qu’on en sait.
« 11 est bien singulier, dit M. Commerson, qu’on ne veuille pas revenir de l’erreur
« que les Patagons soient des géants, et je ne puis assez m’étonner que des gens que
“ j’aurais pris à témoin du contraire, en leur supposant quelque amour pour la vérité,
a. Voyez les notes sur la dernière édition de Lamotte-Levayer, t. IX, p. 82.
1. « Les Andrantsais sont des peuples pasteurs, brutes et lâches. Il naît quelquefois des nains
« parmi eux. La position de leur pays correspond à celle qu’on assignait au pays de ces pygmées
« ou kimos , dont on a parlé comme d’une nation de nains M. Fressange dit qu’il n’a vu
« qu un seul nain madécasse, et il assure qu’ils n’ont jamais formé de race. » (Prichard :
Hist. nat. de l’homme , t. II, p. 57. )
2. Voyez la note 2 de la page 209.
A L'HISTOIRE DE L'HOMME.
279
« osent , contre leur propre conscience, déposer vis-à-vis du public d’avoir vu au détroit
a de Magellan ces titans prodigieux qui n’ont jamais existé que dans l’imagination
« échauffée des poètes et des marins Ed io anche : et moi aussi je les ai vus, ces
« Patagons! je me suis trouvé au milieu de plus d’une centaine d’eux (sur la lin de
« 1769) avec M. de Bougainville et M. le prince de Nassau , que j’accompagnai dans
« la descente qu’on fit à la baie Boucault ; je puis assurer, et ces messieurs sont trop
« vrais pour ne le pas certifier de même , que les Patagons ne sont que d’une taille un
« peu au-dessus de la nôtre ordinaire, c’est-à-dire, communément de cinq pieds huit
« pouces à six pieds. J’en ai vu bien peu qui excédassent ce terme, mais aucun qui
> passât six pieds quatre pouces. Il est vrai que dans cette hauteur ils ont presque la
« corpulence de deux Européens , étant très-larges de carrure et ayant la tête et les
« membres en proportion. Il y a encore bien loin de là au gigantisme, si je puis meser-
« vir de ce terme inusité , mais expressif. Outre ces Patagons avec lesquels nous restâmes
« environ deux heures à nous accabler mutuellement de marques d’amitié, nous en
« avons vu un bien plus grand nombre d’autres nous suivre au galop le long de leurs
« côtes; ils étaient de même acabit que les premiers. Au surplus, il ne sera pas hors
« de propos d’observer, pour porter le dernier coup aux exagérations qu’on a débitées
« sur ces sauvages , qu’ils vont errants comme les Scythes et sont presque sans cesse à
« cheval. Or, leurs chevaux n’étant que de race espagnole, c’est-à-dire de vrais bidets,
« comment est-ce qu’on prétend leur a/fourcher des géants sur le dos ? Déjà même
« nos Patagons , quoique réduits à la simple toise , sont-ils obligés d’étendre les pieds
« en avant , ce qui ne les empêche pas d’aller toujours au galop , soit à la montée , soit
« à la descente , leurs chevaux sans doute étant formés à cet exercice de longue main.
« D’ailleurs l’espèce s’en est si fort multipliée dans les gras pâturages de l’Amérique
« méridionale, qu’on ne cherche pas à les ménager.
M. de Bougainville, dans la curieuse relation de son grand voyage, confirme les faits
que je viens de citer d’après M. Commerson.
'< Il paraît attesté, dit ce célèbre voyageur, par le rapport uniforme des Français, qui
« n’eurent que trop le temps de faire leurs observations sur ce peuple des Patagons,
« qu’ils sont, en général, de la stature la plus haute et de la complexion la plus robuste
« qui soient connues parmi les hommes : aucun n’avait au-dessous de cinq pieds cinq à
« six pouces, et plusieurs avaient six pieds. Leurs femmes sont presque blanches et
« d’une figure assez agréable; quelques-uns de nos gens qui ont hasardé d’aller jusqu’à
« leur camp y virent des vieillards qui portaient encore sur leur visage l’apparence de
« la vigueur et de la santé «. Dans un autre endroit de sa relation , M. de Bougainville
« dit que ce qui lui a paru être gigantesque dans la stature des Patagons c’est leur
« énorme carrure, la grosseur de leur tête et l’épaisseur de leurs membres; ils sont
« robustes et bien nourris ; leurs muscles sont tendus et leur chair ferme et soutenue;
« leur figure n’est ni dure ni désagréable; plusieurs l’ont jolie; leur visage est long et
« un peu plat ; leurs yeux sont vifs et leurs dents extrêmement blanches, seulement trop
« larges. Ils portent de longs cheveux noirs, attachés sur le sommet de la tête. Il y en a
« qui ont sous le nez des moustaches qui sont plus longues que bien fournies ; leur
« couleur est bronzée comme l’est , sans exception , celle de tous les Américains , tant
« de ceux qui habitent la zone torride que de ceux qui naissent sous les zones tempérées
« et froides de ce même continent; quelques-uns de ces Patagons avaient les joues
« peintes en rouge ; leur langue est assez douce et rien n’annonce en eux un caractère
« féroce. Leur habillement est un simple bragué de cuir qui leur couvre les parties
« naturelles, et un grand manteau de peau de guanaque (lama) ou de sourillos (proba-
a. Voyage autour du monde, par M. de Bougainville, 1. 1, in-8°, p. 87 et 88.
280
ADDITIONS
« blement le zorilla, espèce de moufette); ce manteau est attaché autour du corps avec
« une ceinture, il descend jusqu’aux talons, et ils laissent communément retomber en
« bas la partie faite pour couvrir les épaules; de sorte que, malgré la rigueur du climat,
« ils sont presque toujours nus de la ceinture en haut. L’habitude les a sans doute
« rendus insensibles au froid, car quoique nous fussions ici en été, dit M. de Bougain-
« ville, le thermomètre de Réaumur n’y avait encore monté qu’un seul jour à dix degrés
« au-dessus de la congélation Les seules armes qu'on leur ait vues sont deux cail-
« loux ronds attachés aux deux bouts d’un boyau cordonné, semblable à ceux dont on
« se sert dans toute cette partie de l’Amérique. Leurs chevaux petits et fort maigres,
« étaient sellés et bridés à la manière des habitants de la rivière de la Plata. Leur
« nourriture principale paraît être la chair des lamas et des vigognes ; plusieurs en
« avaient des quartiers attachés à leurs chevaux; nous leur en avons vu manger des
« morceaux crus. Ils avaient aussi avec eux des chiens petits et vilains, lesquels, ainsi
« que leurs chevaux, boivent de l’eau de mer, l'eau douce étant fort rare sur cette côte
« et même dans les terres. Quelques-uns de ces Patagons nous dirent quelques mots
« espagnols; il semble que, comme les Tartares, ils mènent une vie errante dans les
« plaines immenses de l’Amérique méridionale, sans cesse à cheval , hommes, femmes
« et enfants, suivant le gibier et les bestiaux dont les plaines sont couvertes, se vêtant
« et se cabanant avec des peaux. Je terminerai cet article, ajoute M. de Bougainville, en
« disant que nous avons depuis trouvé dans la mer Pacifique une nation d’une taille
« plus élevée que ne l’est celle des Patagons a. » Il veut parler des habitants de l’île
d’Othaïti, dont nous ferons mention ci-après.
Ces récits de MM. Bougainville et Commerson me paraissent très-fidèles, mais il faut
considérer qu’ils ne parlent que des Patagons des environs du détroit, et que peut-être
il y en a d’encore plus grands dans l’intérieur des terres. Le commodore Bvron assure
qu’à quatre ou cinq lieues de l’entrée du détroit de Magellan , on aperçut une troupe
d’hommes , les uns à cheval , les autres à pied , qui pouvaient être au nombre de cinq
cents ; que ces hommes n’avaient point d’armes, et que les ayant invités par signes, l’un
d’entre eux vint à sa rencontre; que cet homme était d’une taille gigantesque; la peau
d’un animal sauvage lui couvrait les épaules; il avait le corps peint d’une manière
hideuse ; l’un de ses yeux était entouré d’un cercle noir et l’autre d’un cercle blanc. Le
reste du visage était bizarrement sillonné par des lignes de diverses couleurs : sa hau-
teur paraissait avoir sept pieds anglais.
Ayant été jusqu’au gros de la troupe , on vit plusieurs femmes proportionnées aux
hommes pour la taille; tous étaient peints et à peu près de la même grandeur; leurs
dents, qui ont la blancheur de l’ivoire, sont unies et bien rangées. La plupart étaient
nus, à l’exception de cette peau d’animal qu’ils portent sur les épaules avec le poil en
dedans; quelques-uns avaient des bottines, ayant à chaque talon une cheville de bois
qui leur sert d’éperon. Ce peuple parait docile et paisible. 11 avaient avec eux un grand
nombre de chiens et de très-petits chevaux , mais très-vites à la course ; les brides sont
des courroies de cuir avec un bâton pour servir de mors; leurs selles ressemblent aux
coussinets dont les paysans" se servent en Angleterre. Les femmes montent à cheval
comme les hommes et sans étriers b. Je pense qu’il n’y a point d’exagération dans ce
récit , et que ces Patagons , vus par Byron , peuvent être un peu plus grands que ceux
qui ont été vus par MM. de Bougainville et Commerson.
Le même voyageur, Byron, rapporte que, depuis le cap Monday jusqu’à la sortie du
détroit, on voit le long de la baie Tuesday d’autres sauvages très-stupides et nus
a. Voyage autour du monde , par le commodore Byron , chap. ni, p. 243 jusqu’à 247.
b. Idem, ibid. , p. 34 et suiv.
A L'HISTOIRE DE L’HOMME.
281
malgré la rigueur du froid , ne portant qu’une peau de loup de mer sur les épaules ;
qu’ils sont doux et dociles; qu’ils vivent de chair de baleine, etc. a; mais il ne fait
aucune mention de leur grandeur, en sorte qu’il est à présumer que ces sauvages sont
différents des Patagons, et seulement de la taille ordinaire des hommes.
M. P. observe avec raison le peu de proportion qui se trouve entre les mesures de
ces hommes gigantesques , données par différents voyageurs : qui croirait , dit-il , que
les différents voyageurs qui parlent des Patagons varient entre eux de quatre-vingt-
quatre pouces sur leur taille ? Cela est néanmoins très-vrai.
Selon La Giraudais, ils sont hauts d’environ. 6 pieds.
Selon Pigafetta 8
Selon Byron 9
Selon Harris 10
Selon Jautzon 11
Selon Argensola 13
Ce dernier serait, suivant M. P. , le plus menteur de tous, et M. de La Giraudais le
seul des six qui fût véridique ; mais indépendamment de ce que le pied est fort diffé-
rent chez les différentes nations , je dois observer que Byron dit seulement que le pre-
mier Patagon qui s’approcha de lui était d’une taille gigantesque, et que sa hauteur
paraissait être de sept pieds anglais; ainsi la citation de M. P. n’est pas exacte à cet
égard. Samuel Wallis , dont on a imprimé la relation à la suite de celle de Byron, s’ex-
prime avec plus de précision. Les plus grands, dit-il , étant mesurés , se trouvèrent
avoir six pieds sept pouces; plusieurs autres avaient six pieds cinq pouces, mais le plus
grand nombre n’avaient que cinq pieds dix pouces ; leur teint est couleur de cuivre
foncé; ils ont les cheveux droits etpresque aussi durs que les soies de cochon... Ils sont
bien faits et robustes ; ils ont de gros os , mais leurs pieds et leurs mains sont d’une
petitesse remarquable Chacun avait à sa ceinture une arme de trait d’une espèce
singulière : c’étaient deux pierres rondes couvertes de cuir et pesant chacune environ
une livre, qui étaient attachées aux deux bouts d’une corde d’environ huit pieds de
long ; ils s’en servent comme d’une fronde , en tenant une des pierres dans la main et
faisant tourner l’autre autour de la tête jusqu’à ce qu’elle ait acquis une force suffi-
sante ; alors ils la lancent contre l’objet qu’ils veulent atteindre; ils sont si adroits à
manier cette arme , qu’à la distance de quinze verges ils peuvent frapper un but qui
n’est pas plus grand qu’un schelling. Quand ils sont à la chasse du guanaque (le lama),
ils jettent leur fronde de manière que la corde rencontrant les jambes de l’animal , les
enveloppe par la force de la rotation et du mouvement des pierres, et l’arrête b.
Le premier ouvrage où l’on ait fait mention des Patagons est la relation du voyage
de Magellan, en 1519, et voici ce qui se trouve sur ce sujet dans l’abrégé qu’Harris a
fait de cette relation.
« Lorsqu’ils eurent passé la ligne et qu’ils virent le pôle austral , ils continuèrent
« leur route sud et arrivèrent à la côte du Brésil environ au vingt-deuxième degré; ils
« observèrent que tout ce pays était un continent , plus élevé depuis le cap Saint-Au-
« gustin. Ayant continué leur navigation encore à deux degrés et demi plus loin, tou-
« jours sud , ils arrivèrent à un pays habité par un peuple fort sauvage et d’une stature
« prodigieuse; ces géants faisaient un bruit effroyable, plus ressemblant au mugisse-
« ment des bœufs qu’à des voix humaines. Nonobstant leur taille gigantesque, ils étaient
« si agiles qu’aucun Espagnol ni Portugais ne pouvait les atteindre à la course. »
a. Voyage autour du monde , par le commodore Byron , chap. vu , p. 107.
b. Voyage de Samuel Wallis , chap. i, p. 15.
282
ADDITIONS
J’observerai que d’après cette relation il semble que ces grands hommes ont été trou-
vés à vingt-quatre degrés et demi de latitude sud; cependant à la vue de la carte, il
parait qu’il y a ici de l’erreur, car le cap Saint-Augustin , que la relation place à vingt-
deux degrés de latitude sud , se trouve sur la carte à dix degrés , de sorte qu’il est dou-
teux si ces premiers géants ont été rencontrés à douze degrés et demi ou à vingt-quatre
degrés et demi; car si c’est à deux degrés et demi au delà du cap Saint-Auguslin . ils
ont été trouvés à douze degrés et demi; mais si c’est à deux degrés et demi ou delà de
cette partie à l’endroit de la côte du Brésil que l’auteur dit être à vingt-deux degrés, ils
ont été trouvés à vingt-quatre degrés et demi : telle est l’exactitude d’Harris. Quoi qu’il
en soit , la relation poursuit ainsi :
« Ils poussèrent ensuite jusqu’à quarante-neuf degrés et demi de latitude sud , où la
« rigueur du temps les obligea de prendre des quartiers d’hiver et d’y rester cinq mois.
« Ils crurent longtemps le pays inhabité, mais enfin un sauvage des contrées voisines
« vint les visiter ; il avait l’air vif, gai , vigoureux , chantant et dansant tout le long du
« chemin. Étant arrivé au port, il s’arrêta et répandit de la poussière sur sa tête; sur
« cela quelques gens du- vaisseau descendirent, allèrent à lui, et ayant répandu de même
« de la poussière sur leur tête , il vint avec eux au vaisseau sans crainte ni soupçon : sa
« taille était si haute que la tête d’un homme de taille moyenne de l’équipage de
« Magellan ne lui allait qu’à la ceinture , et il était gros à proportion
« Magellan fit boire et manger ce géant, qui fut fort joyeux jusqu’à ce qu’il eût
« regardé par hasard un miroir qu’on lui avait donné avec d’autres bagatelles ; il tres-
« saillit, et reculant d’effroi il renversa deux hommes qui se trouvaient près de lui. Il
« fut longtemps à se remettre de sa frayeur. Nonobstant cela il se trouva si bien avec les
« Espagnols que ceux-ci eurent bientôt la compagnie de plusieurs de ces géants , dont
« l’un surtout se familiarisa promptement, et montra tant de gaieté et de bonne humeur,
« que les Européens se plaisaient beaucoup avec lui.
« Magellan eut envie de faire prisonniers quelques-uns de ces géants; pour cela on
« leur emplit les mains de divers colifichets dont ils paraissaient curieux , et pendant
« qu’ils les examinaient on leur mit des fers aux pieds ; ils crurent d’abord que c’était
« une autre curiosité , et parurent s’amuser du cliquetis de ces fers , mais quand ils se
« trouvèrent serrés et trahis , ils implorèrent le secours d’un être invisible et supérieur,
« sous le nom de Setebos. Dans cette occasion leur force parut proportionnée à leur
« stature , car l’un d eux surmonta tous les efforts de neuf hommes , quoiqu’ils l’eus-
« sent terrassé et qu’ils lui eussent fortement lié les mains ; il se débarrassa de tous ses
« liens et s’échappa malgré tout ce qu’ils purent faire. Leur appétit était proportionné
« aussi à leur taille; Magellan les nomma Patagons. »
Tels sont les détails que donne Harris touchant les Patagons, après avoir, dit-il, pris
les plus grandes peines à comparer les relations des divers écrivains espagnols et por-
tugais.
Il est ensuite question de ces géants dans la relation d’un voyage autour du monde
par Thomas Cavendish , dont voici l’abrégé par le même Harris.
« En faisant voile du cap Trio dans le Brésil , ils arrivèrent sur la côte d’Amérique,
« à quarante-sept degrés vingt minutes de latitude sud. Ils avancèrent jusqu’au port
« Désiré, à cinquante degrés de latitude. Là les sauvages leur blessèrent deux hommes
« avec des flèches qui étaient faites de roseau et armées de caillou. C’étaient des gens
« sauvages et grossiers , et, à ce qu’il parut, une race de géants, la mesure d’un de
« leurs pieds ayant dix-huit pouces de long ; ce qui, en suivant la proportion ordinaire ,
« donne environ sept pieds et demi pour leur stature. »
Harris ajoute que cela s’accorde parfaitement avec le récit de Magellan; mais, dans
son abrégé de la relation de Magellan , il dit que la tête d’un homme de taille moyenne
A L’HISTOIRE DE L’HOMME.
283
de l’équipage de Magellan n’atteignait qu’à la ceinture d’un Patagon. Or, en supposant
que cet homme eût seulement cinq pieds ou cinq pieds deux pouces , cela fait au moins
huit pieds et demi pour la hauteur du Patagon. II dit, à la vérité, que Magellan les
nomma Patagons, parce que leur stature était de cinq coudées ou sept pieds six pouces ,
mais si cela est il y a contradiction dans son propre récit ; il ne dit pas non plus dans
quelle langue le mot Patagon exprime cette stature.
Sebald de Yeert*, Hollandais, dans son voyage autour du monde, aperçut dans une
île voisine du détroit de Magellan sept canots à bord desquels étaient des sauvages qui
lui parurent avoir dix à onze pieds de hauteur.
Dans la relation du voyage de George Spilbergen , il est dit que sur la côte de la
Terre-de-Feu, qui est au sud du détroit de Magellan, ses gens virent un homme d’une
stature gigantesque, grimpant sur les montagnes pour regarder la flotte; mais quoi-
qu’ils allassent sur le rivage ils ne virent point d’autres créatures humaines : seulement
ils virent des tombeaux contenant des cadavres de taille ordinaire ou même au-dessous,
et les sauvages qu’ils virent de temps à autre dans des canots leur parurent au-des-
sous de six pieds.
Frézier parle de géants au Chili , de neuf ou dix pieds de hauteur.
M. Le Cat rapporte qu’au détroit de Magellan, le 17 décembre 1615 , on vit au port
Désiré des tombeaux couverts par des tas de pierres, et qu'ayant écarté ces pierres et
ouvert ces tombeaux, on y trouva des squelettes humains de dix à onze pieds.
Le P. d’Acuna parle de géants de seize palmes de hauteur, qui habitent vers la
source de la rivière de Cuchigan.
M. de Brosse, premier président du parlement de Bourgogne a, paraît être du senti-
ment de ceux qui croient à l’existence des géants patagons , et il prétend avec quelque
fondement que ceux qui sont pour la négative n’ont pas vu les mêmes hommes, ni dans
les mêmes endroits.
« Observons d’abord, dit-il, que la plupart de ceux qui tiennent pour l’affirmative
« parlent des peuples patagons habitants des côtes de l’Amérique méridionale à l’est et
« à l’ouest, et qu’au contraire la plupart de ceux qui soutiennent la négative parlent des
« habitants du détroit à la pointe de l’Amérique sur les côtes du nord et du sud. Les
« nations de l’un et de l’autre canton ne sont pas les mêmes ; si les premiers ont été
« vus quelquefois dans le détroit , cela n’a rien d’extraordinaire à un si médiocre éloi-
« gnement du port Saint-Julien, où il paraît qu’est leur habitation ordinaire. L’équi-
« page de Magellan les y a vus plusieurs fois , a commercé avec eux , tant à bord des
« navires que dans leurs propres cabanes. »
M. de Brosse fait ensuite mention des voyageurs qui disent avoir vu ces géants pata-
gons ; il nomme Loise , Sarmiente , Nodal parmi les Espagnols; Cavendish , Hawkins ,
Knivet parmi les Anglais; Sebald de Noort2, Le Maire, Spilberg parmi les Hollandais,
noséquipages des vaisseaux de Marseille et de Saint-Malo parmi les Français ; il cite ,
comme nous venons de le dire , des tombeaux qui renfermaient des squelettes de dix à
onze pieds de haut.
« Ceci, dit-il avec raison, est un examen fait de sang-froid , où l’épouvante n’a pu
« grossir les objets Cependant Narbrugh... nie formellement que leur taille soit
« gigantesque... son témoignage est précis à cet égard, ainsi que celui de Jacques l’Her-
« mite, sur les naturels de la Terre-de-Feu, qu’il dit être puissants, bien proportionnés,
« à peu près de la même grandeur que les Européens ; enfin , parmi ceux que M. de
« Gennes vit au port de Famine, aucun n’avait six pieds de haut.
a. Histoire des navigations aux terres australes, t. II, p. 327 etsuiv.
1 Sebald de Weerdt. — 2. Olivier de Noort.
ADDITIONS
284
« En voyant tous ces témoignages pour et contre, on ne peut guère se défendre de
« croire que tous ont dit vrai, c’est-à-dire que chacun a rapporté les choses telles qu’il
« les a vues : d’où il faut conclure que l’existence de cette espèce d'hommes particulière
« est un fait réel, et que ce n’est pas assez, pour les traiter d’apocryphes , qu’une partie
« des marins n’aient pas aperçu ce que les autres ont fort bien vu. C’est aussi l'opinion
« de M. Frézier, écrivain judicieux, qui a été à portée de rassembler les témoignages
« sur les lieux mêmes
« Il paraît constant que les habitants des deux rives du détroit sont de taille ordi-
« naire, et que l’espèce particulière (les Patagons gigantesques ) faisait il y a deux
« siècles sa demeure habituelle sur les côtes de l’est et de l'ouest, plusieurs degrés
« au-dessus du détroit de Magellan Probablement la trop fréquente arrivée des
« vaisseaux sur ce rivage les a déterminés depuis à l’abandonner tout à fait, ou à n’y
« venir qu’en certain temps de l’année, et à faire, comme on nous le dit, leur résidence
« dans l’intérieur du pays. Anson présume qu’ils habitent dans les Cordillères, vers la
« côte d’occident, d’où ils ne viennent sur le bord oriental que par intervalles peu
« fréquents, tellement que si les vaisseaux qui depuis plus de cent ans ont touché sur
« la côte des Patagons n’en ont vu que si rarement, la raison, selon les apparences, est
" que ce peuple farouche et timide s’est éloigné du rivage de la mer depuis qu'il y voit
« venir si fréquemment des vaisseaux d’Europe, et qu’il s’est , à l’exemple de tant d’au-
« très nations indiennes, retiré dans les montagnes pour se dérober à la vue des étran-
« gers. »
On a pu remarquer dans mon ouvrage que j’ai toujours paru douter de l’existence
réelle de ce prétendu peuple de géants. On ne peut être trop en garde contre les exagé-
rations, surtout dans les choses nouvellement découvertes : néanmoins je serais fort
porté à croire, avec M. de Brosse, que la différence de grandeur donnée par les voya-
geurs aux Patagons ne vient que de ce qu’ils n’ont pas vu les mêmes hommes, ni dans
les mêmes contrées, et que tout étant bien comparé, il en résulte que, depuis le vingt-
deuxième degré de latitude sud jusqu’au quarante ou quarante-cinquième, il existe en
effet une race d’hommes plus haute et plus puissante qu’aucune autre dans l'univers.
Ces hommes ne sont pas tous des géants, mais tous sont plus hauts et beaucoup plus
larges et plus carrés que les autres hommes ; et comme il se trouve des géants, presque
dans tous les climats, de sept pieds ou sept pieds et demi de grandeur, il n’est pas éton-
nant qu’il s’en trouve de neuf et dix pieds parmi les Patagons.
Des Américains.
A l’égard des autres nations qui habitent l’intérieur du nouveau continent, il me
paraît que M. P. prétend et affirme sans aucun fondement, qu'en général tous les
Américains, quoique légers et agiles à la course, étaient destitués de force, qu'ils suc-
combaient sous le moindre fardeau, que l’humidité de leur constitution est cause
qu’ils n’ont point de barbe' et qu’ils ne sont chauves que parce qu’ils ont le tempéra-
ment froid (page 42); et plus loin il dit que c’est parce que les Américains n’ont point
de barbe qu’ils ont, comme les femmes, de longues chevelures, qu’on n’a pas vu un
seul Américain à cheveux crépus1 2 ou bouclés, qu’ils ne grisonnent presque jamais et ne
perdent leurs cheveux à aucun âge (page 60) , tandis qu’il vient d’avancer (page 42)
que l’humidité de leur tempérament les rend chauves, tandis qu’il ne devait pas igno-
rer que les Caraïbes, les Iroquois, les Hurons, les Floridiens, les Mexicains, les Tlas-
1. Voyez la note 1 de la page 209.
2. « Les Américains ont les cheveux épais, noirs, lisses, longs, descendant très-bas sur le
« front et résistant à lage. » ( Aie. D’Orbigny : L’homme américain , t. 1 , p. 245. )
A L’HISTOIRE DE L’HOMME.
285
calteques, les Péruviens, etc., étaient des hommes nerveux, robustes et même plus
courageux que l’infériorité de leurs armes à celles des Européens ne semblait le per-
mettre.
Le même auteur donne un tableau géuéalogique des générations mêlées des Euro-
péens et des Américains, qui, comme celui du mélange des nègres et des blancs,
demanderait caution et suppose au moins des garants que M. P. ne cite pas ; il dit :
« 1° D'une femme européenne et d'un sauvage de la Guyane naissent les métis :
« deux quarts de chaque espèce ; ils sont basanés, et les garçons de cette première com-
a binaison ont de la barbe, quoique le père Américain soit imberbe ; l’hybride tient
« donc cette singularité du sang de sa mère seule ;
« 2o D'une femme européenne et d'un métis provient l’espèce quarteronne : elle est
« moins basanée, parce qu’il n’y a qu’un quart de l’Américain dans cette génération ;
<■ 3° D’une femme européenne et d’un quarteron ou quart d’homme vient l’espèce
« octavone qui a une huitième partie du sang américain : elle est très-faiblement
« halée, mais assez pour être reconnue d'avec les véritables hommes blancs de nos cli-
« mats , quoiqu’elle jouisse des mêmes privilèges, en conséquence de la bulle du pape
« Clément XI ;
« 4° D'une femme européenne et de l’octavon mâle sort l’espèce que les Espagnols
« nomment Puchuella. Elle est totalement blanche, et l’on ne peut pas la discerner
■■ d'avec les Européens. Cette quatrième race, qui est la race parfaite, a les yeux bleus
« ou bruns, les cheveux blonds ou noirs, selon qu’ils ont été de l’une ou de l’autre cou-
« leur dans les quatre mères qui ont servi dans cette filiation 1 a. »
J’avoue que je n’ai pas assez de connaissances pour pouvoir confirmer ou infirmer ces
faits, dont je douterais moins si cet auteur n’en eût pas avancé un très-grand nombre
d’autres qui se trouvent démentis ou directement opposés aux choses les plus connues
et les mieux constatées ; je ne prendrai la peine de citer ici que les monuments des
Mexicains et des Péruviens, dont il nie l’existence, et dont néanmoins les vestiges
existent encore et démontrent la grandeur et le génie de ces peuples, qu’il traite comme
des êtres stupides, dégénérés de l’espèce humaine, tant pour le corps que pour l’enten-
dement. Il paraît que M. P. a voulu rapporter à cette opinion tous les laits ; il les choi-
sit dans cette vue. Je suis fâché qu’un homme de mérite, et qui d’ailleurs paraît être
instruit , se soit livré à cet excès de partialité dans ses jugements, et qu’il les appuie sur
des faits équivoques. N’a-t-il pas le plus grand tort de blâmer aigrement les voyageurs
et les naturalistes qui ont pu avancer quelques faits suspects, puisque lui-même en
donne beaucoup qui sont plus que suspects? Il admet et avance ces faits, dès qu’ils
peuvent favoriser son opinion ; il veut qu’on le croie sur parole et sans citer de garants :
par exemple, sur ces grenouilles2 qui beuglent, dit-il, comme des veaux; sur la chair de
l’iguane qui donne le mal vénérien à ceux qui la mangent ; sur le froid glacial de la
terre à un ou deux pieds de profondeur, etc. Il prétend que les Américains, en géné-
ral , sont des hommes dégénérés ; qu’il n’est pas aisé de concevoir que des êtres, au
sortir de leur création, puissent être dans un état de décrépitude ou de caducité 6, et
que c’est là l’état des Américains ; qu’il n’y a point de coquilles, ni d’autres débris de la
mer sur les hautes montagnes, ni même sur celles de moyenne hauteur3 «; qu’il n’y
a. Recherches sur les Américains , t. I , p. 241.
b. Idem , ibidem. , t. I, p. 24.
c. Idem, ibidem, p. 25.
1. Voyez la note de la page 275.
2. Rana mugiens. C’est la plus grande de toutes les espèces connues. Son mugissement et si
fort qu’il lui a valu le nom de grenouille-taureau.
3. Voyez la note 2 de la page 39 du Ier volume.
ADDITIONS
286
avait point de bœufs 1 en Amérique avant sa découverte a ; qu’il n’y a que ceux qui n’ont
pas assez réfléchi sur la constitution du climat de l’Amérique qui ont cru qu’on pouvait
regarder comme très-nouveaux les peuples de ce continent6; qu’au delà du quatre-
vingtième degré de latitude, des êtres constitués comme nous ne sauraient respirer pen-
dant les douze mois de l’année, à cause de la densité de l’atmosphère c ; que les Pata-
gons sont d’une taille pareille à celle des Européens, etc. mais il est inutile de faire
un plus long dénombrement de tous les faits faux ou suspects que cet auteur s’est per-
mis d’avancer avec une confiance qui indisposera tout lecteur ami de la vérité.
L’imperfection de nature qu’il reproche gratuitement à l’Amérique en général ne doit
porter que sur les animaux de la partie méridionale de ce continent , lesquels se sont
trouvés bien plus petits 2 et tous différents 3 de ceux des parties méridionales de l’ancien
continent :
« Et cette imperfection, comme le dit très-bien le judicieux 1 et éloquent auteur de
« Y Histoire des deux Indes , ne prouve pas la nouveauté de cet hémisphère, mais sa
« renaissance ; il a du être peuplé dans le même temps que l’ancien, mais il a pu être
« submergé plus tard ; les ossements d’éléphants, de rhinocéros, que l’on trouve en
« Amérique, prouvent que ces animaux y ont autrefois habité e . »
Il est vrai qu’il y a quelques contrées de l’Amérique méridionale, surtout dans les
parties basses du continent , telles que la Guyane, l’Amazone, les terres basses de
l’Isthme, etc., où les naturels du pays paraissent être moins robustes que les Euro-
péens ; mais c’est par des causes locales et particulières. A Carthagène, les habitants,
soit Indiens, soit étrangers, vivent pour ainsi dire dans un bain chaud pendant six mois
de l’été; une transpiration trop forte et continuelle leur donne la couleur pâle et livide
des malades. Leurs mouvements se ressentent de la mollesse du climat , qui relâche
les fibres. On s’en aperçoit même par les paroles, qui sortent de leur bouche à voix
basse et par de longs et fréquents intervalles t. Dans la partie de l’Amérique, située sur
les bords de l’Amazone et du Napo, les femmes ne sont pas fécondes et leur stérilité
augmente lorsqu’on les fait changer de climat; elles se font néanmoins avorter assez
souvent. Les hommes sont faibles et se baignent trop fréquemment pour pouvoir acqué-
rir des forces ; le climat n’est pas sain et les maladies contagieuses y sont fréquentes 9.
Mais on doit regarder ces exemples comme des exceptions, ou, pour mieux dire, des
différences communes aux deux continents ; car, dans l’ancien, les hommes des mon-
tagnes et des contrées élevées sont sensiblement plus forts que les habitants des côtes
et des autres terres basses. En général , tous les habitants de l’Amérique septentrionale
et ceux des terres élevées dans la partie méridionale, telles que le nouveau Mexique, le
Pérou, le Chili, etc., étaient des hommes peut-être moins agissants, mais aussi robustes
que les Européens. Nous savons par un témoignage respectable, par le célèbre Franklin,
а. Recherches sur les Américains , p. 133.
б. Idem , ibidem , p. 238.
c. Idem , ibidem , p. 296.
d. Idem, ibidem. , 1. 1, p. 351.
e. Histoire philosophique et politique , t. VI , p. 292.
f. Idem , ibidem., t. III, p. 292.
g. Idem, ibidem, p. 515.
1. Il y ale bison et le bœuf musqué , mais il n’y avait point notre bœuf.
2. Voyez mes notes sur les Époques de la nature.
3. Voyez , plus loin , le chapitre de Buffon sur les animaux propres à chacun des deux con-
tinents.
4. Judicieux n’est pas l’épithète qui semble convenir le mieux à Raynal ; mais ce qu’il dit ici
est très-judicieux.
A L’HISTOIRE DE L’HOMME.
287
qu’en vingt-huit ans la population, sans secours étrangers, s’est doublée à Philadelphie;
j’ai donc bien de la peine à me rendre à une espèce d’imputation que M. Kahn fait à
cette heureuse contrée. Il dit « qu’à Philadelphie on croirait que les hommes ne sont
pas de la même nature que les Européens.
« Selon lui, leur corps et leur raison sont bien plus tôt formés : aussi vieillissent-ils
de meilleure heure. Il n’est pas rare d’v voir des enfants répondre avec tout le bon
sens d’un âge mûr, mais il l’est d’y trouver des vieillards octogénaires. Cette der-
• nière observation ne porte que sur les colons ; car les anciens habitants parvien-
nent à une extrême vieillesse, beaucoup moins pourtant depuis qu’ils boivent des
« liqueurs fortes. Les Européens y dégénèrent sensiblement. Dans la dernière guerre,
> l’on observa que les enfants des Européens, nés en Amérique, n’étaient pas en état de
' supporter les fatigues de la guerre et le changement de climat comme ceux qui avaient
« été élevés en Europe. Dès l âge de trente ans les femmes cessent d’y être fécondes. »
Dans un pays où les Européens multiplient si promptement , où la vie des naturels
du pays est plus longue qu’ailleurs, il n’est guère possible que les hommes dégénèrent,
et je crains que cette observation de M. Kalm ne soit aussi mal fondée que celle de ces
serpents qui , selon lui , enchantent les écureuils et les obligent par la force du charme
de venir tomber dans leur gueule '.
On n’a trouvé que des hommes forts et robustes en Canada et dans toutes les autres
contrées de l’Amérique septentrionale; toutes les relations sont d’accord sur cela; les
Californiens, qui ont été découverts les derniers, sont bien faits et fort robustes; ils
sont plus basanés que les Mexicains, quoique sous un climat plus tempéré 6 ; mais cette
différence provient de ce que les côtes de la Californie sont plus basses que les parties
montagneuses du Mexique, où les habitants ont d’ailleurs toutes les commodités de la
vie qui manquent aux Californiens.
Au nord de la presqu’île de Californie , s’étendent de vastes terres découvertes par
Drake en 1578, auxquelles il a donné le nom de Nouvelle-Albion, et au delà des terres
découvertes par Drake, d’autres terres dans le même continent, dont les côtes ont été
vues par Martin d’Aguilar en 1603. Cette région a été reconnue depuis en plusieurs
endroits des côtes du quarantième degré de latitude jusqu’au soixante-cinquième, c’est-
à-dire à la même hauteur que les terres de Kamtschatka, par les capitaines Tschirikow
et Behring : ces voyageurs russes ont découvert plusieurs terres qui s’avancent au delà
vers la partie de l’Amérique qui nous est encore très-peu connue. M. Krassinikoff, pro-
fesseur à Pétersbourg, dans sa description de Kamtschatka, imprimée en 1749, rapporte
les faits suivants :
« Les habitants de la partie de l’Amérique la plus voisine de Kamtschatka sont aussi
« sauvages que les Koriaques ou les Tsuktschi ; leur stature est avantageuse; ils ont les
« épaules larges et rondes, les cheveux longs et noirs, les yeux aussi noirs que le jais, les
« lèvres grosses, la barbe faible et le cou court. Leürs culottes et leurs bottes, qu’ils font
« de peaux de veaux marins, et leurs chapeaux faits de plantes pliées en forme de parasols,
« ressemblent beaucoup à ceux des Kamtschadales. Ils vivent comme eux de poisson,
« de veaux marins et d’herbes douces qu’ils préparent de même ; ils font sécher l’écorce
« tendre du peuplier et du pin, qui leur sert de nourriture dans les cas de nécessité ; ces
а. Voyage en Amérique, par M. Kalm. Journal étranger , juillet 1761.
б. Histoire philosophique et politique, t. VI, p. 312.
1. « Le serpent à sonnettes fait sa principale nourriture d’oiseaux , d’écureuils , etc. On a cru
« longtemps qu’il avait le pouvoir de les engourdir par son haleine ou même de les charmer,
« c’est-à-dire de les contraindre par son seul regard à tomber dans sa gueule. 11 paraît qu’il lui
« arrive seulement de les saisir dans les mouvements désordonnés que la frayeur de son aspect
« leur inspire. » ( Cuvier : Règne animal, t. II , p. 88. )
28»
ADDITIONS
« mêmes usages sont connus, non-seulement à Kamtchatka , mais aussi dans toute la
« Sibérie et la Russie jusqu’à Viatka; mais les liqueurs spiritueuses et le tabac ne sont
« point connus dans cette partie nord-ouest de l’Amérique, preuve certaine que les habi-
« tants n’ont point eu précédemment de communication avec les Européens. Voici,
« ajoute M. Krassinikoff, les ressemblances qu'on a remarquées entre les Kamtscha-
« dales et les Américains :
« 1° Les Américains ressemblent aux Kamtscbadales par la figure;
« 2° Ils mangent de l’herbe douce de la même manière que les Kamtscbadales,
« chose qu’on n’a point remarquée ailleurs;
« 3° Ils se servent de la même machine de bois pour allumer le feu ;
<• 4° On a plusieurs motifs pour imaginer qu’ils se servent de haches faites de pierres
« ou d’os; et ce n’est pas sans fondement que Steller imagine qu’ils avaient autrefois
« communication avec le peuple de Kamtschatka;
« 5° Leurs habits et leurs chapeaux ne diffèrent aucunement de ceux des Kamt-
« schadales;
« 6° Ils teignent les peaux avec le jus de l’aune, ainsi que çela est d’usage à Kamt-
<> schatka;
« 7° Ils portent pour armes un arc et des flèches; on ne peut pas dire comment l’arc
« est fait, car jamais on n’en a vu ; mais les flèches sont longues et bien polies : ce qui
« fait croire qu’ils se servent d’outils de fer » (Nota. Ceci paraît être en contradiction
avec l’article 4.);
« 8° Ces Américains se servent de canots faits de peaux, comme les Koriaki et Tsuk-
« tschi, qui ont quatorze pieds de long sur deux de haut : les peaux sont de chiens
« marins, teintes d’une couleur rouge; ils se servent d’une seule rame avec laquelle ils
« vont avec tant de vitesse que les vents contraires ne les arrêtent guère, même quand
« la mer est agitée. Leurs canots sont si légers qu’ils les portent d’une seule main;
« 9° Quand les Américains voient sur leurs côtes des gens qu’ils ne connaissent point,
« ils rament vers eux et font un grand discours ; mais on ignore si c’est quelque charme
« ou une cérémonie particulière usitée parmi eux à la réception des étrangers, car l’un
« et l’autre usage se trouvent aussi chez les Kurdes. Avant de s’approcher iis se pei-
« gnent le visage avec du crayon noir, et se bouchent les narines avec quelques herbes.
« Quand ils ont quelque étranger parmi eux, ils paraissent affables et veulent converser
« avec lui, sans détourner les yeux de dessus les siens. Ils le traitent avec beaucoup de
« soumission et lui présentent du gras de baleine , et du plomb noir avec lequel ils se
« barbouillent le visage, sans doute parce qu’ils croient que ces choses sont aussi
« agréables aux étrangers qu’à eux-mêmes a. »
J’ai cru devoir rapporter ici tout ce qui est parvenu à ma connaissance de ces peuples
septentrionaux de la partie occidentale du nord de l’Amérique, mais j’imagine que les
voyageurs russes, qui ont découvert ces terres en arrivant par les mers au delà de Kamt-
schatka, ont donné des descriptions plus précises de cette contrée, à laquelle il semble
qu’on pourrait également arriverpar l’autre côté, c’est-à-dire par la baie d’Hudson ou
par celle deBaffin. Cette voie a cependant été vainement tentée par la plupart des nations
commerçantes, et surtout par les Anglais et les Danois; et il est à présumer que ce ser
par l’orient qu’on achèvera la découverte de l’occident, soit en partant de Kamtschatka,
soit en remontant du Japon ou des îles des Larrons , vers le nord et le nord-est Car
l’on peut présumer, par plusieurs raisons que j’ai rapportées ailleurs, que les deux con-
tinents sont contigus, ou du moins très-voisins vers le nord à l’orient de l'Asie
Je n’ajouterai rien à ce que j’ai dit des Esquimaux, nom sous lequel on comprend tous
a. Journal étranger , mois de novembre 1701.
A L’HISTOIRE DE L’HOMME.
289
les sauvages qui se trouvent depuis la terre de Labrador jusqu'au nord de l’Amérique,
et dont les terres se joignent probablement à celles du Groenland. On a reconnu que les
Esquimaux ne diffèrent en rien des Groënlandais, et je 11e doute pas, dit 31. P., que les
Danois, en s'approchant davantage du pôle , ne s’aperçoivent un jour que les Esqui-
maux et les Groënlandais communiquent ensemble. Ce même auteur présume que les
Américains occupaient le Groënland avant l'année 700 de notre ère, et il appuie sa con-
jecture sur ce que les Islandais et les Norwégiens trouvèrent, dès le vme siècle, dans le
Groënland des habitants qu'ils nommèrent Skralins. Ceci me paraît prouver seulement
que le Groënland a toujours été peuplé, et qu'il avait comme toutes les autres contrées
de la terre ses propres habitants, dont l'espèce ou la race se trouve semblable aux Esqui-
maux, aux Lapons, aux Samoïèdes et auxKoriaques, parce que tous ces peuples sont sous
la meme zone, et que tous en ont reçu les mêmes impressions. La seule chose singulière
qu’il y ait par rapport au Groënland, c’est, comme je l’ai déjà observé, que cette partie
de la terre ayant été connue il y a bien des siècles, et même habitée par des colonies de
Norwége du côté oriental qui est le plus voisin de l’Europe , cette même côte est aujour-
d’hui perdue pour nous, inabordable par les glaces, et quand le Groënland a été une
seconde fois découvert dans des temps plus modernes , cette seconde découverte s’est
faite par la côte d’occident qui fait face à l’Amérique, et qui est la seule que nos vais-
seaux fréquentent aujourd’hui.
Si nous passons de ces habitants des terres arctiques à ceux qui , dans l’autre hémi-
sphère, sont les moins éloignés du cercle antarctique, nous trouverons que sous la lati-
tude de cinquante à cinquante-cinq degrés les voyageurs disent que le froid est aussi
grand et les hommes encore plus misérables que les Groënlandais ou les Lapons,
qui néanmoins sont de vingt degrés, c’est-à-dire de six cents lieues plus près de leur
pôle.
« Les habitants de la Terre-de-Feu, dit M. Cook, logent dans des cabanes faites gros-
« sièrement avec des pieux plantés en terre, inclinés les uns vers les autres par leurs
« sommets, et formant une espèce de cône semblable à nos ruches. Elles sont recou-
« vertes du côté du vent par quelques branchages et par une espèce de foin. Du côté
« sous le vent, il y a une ouverture d’environ la huitième partie du cercle , et qui sert
« de porte et de cheminée... Un peu de foin répandu à terre sert tout à la fois de sièges
« et de lits. Tous leurs meubles consistent en un panier à porter à la main, un sac pen-
« dant sur leur dos, et la vessie de quelque animal pour contenir de l’eau.
« Ils sont d’une couleur approchante de la rouille de fer mêlée avec de l’huile ; ils ont
« de longs cheveux noirs : les hommes sont gros et mal faits ; leur stature*est de cinq
« pieds huit à dix pouces, les femmes sont plus petites et ne passent guère cinq pieds ;
« toute leur parure consiste dans une peau de guanaque (lama) ou de veau marin jetée
« sur leurs épaules dans le même état où elle a été tirée de dessus l’animal , un mor-
« ceau de la même peau qui leur enveloppe les pieds et qui se ferme comme une bourse
« au-dessus de la cheville, et un petit tablier qui tient lieu aux femmes de la feuille de
» figuier. Les hommes portent leur manteau ouvert ; les femmes le lient autour de la
« ceinture avec une courroie ; mais quoiqu’elles soient à peu près nues, elles ont un
« grand désir de paraître belles ; elles peignent leur visage, les parties voisines des yeux
« communément en blanc, et le reste en lignes horizontales rouges et noires ; mais tous
« les visages sont peints différemment.
« Les hommes et les femmes portent des bracelets de grains, tels qu’ils peuvent les
« faire avec de petites coquilles et des os ; les femmes en ont un au poignet et au bas de
« la jambe; les hommes au poignet seulement.
« Il paraît qu’ils se nourrissent de coquillages ; leurs côtes sont néanmoins abondantes
« en veaux marins, mais ils n’ont point d’instruments pour les prendre. Leurs armes
H. <9
290 ADDITIONS
« consistent en un arc et des flèches qui sont d’un bois bien poli, et dont la pointe est
« de caillou.
« Ce peuple parait être errant, car auparavant on avait vu des huttes abandonnées, et
« d’ailleurs les coquillages étant une fois épuisés dans un endroit de la côte, ils sont
« obligés d’aller s’établir ailleurs; de plus, ils n’ont ni bateaux, ni canots, ni rien de
« semblable. En tout, ces hommes sont les plus misérables et les plus stupides des
« créatures humaines ; leur climat est si froid que deux Européens y ont péri au milieu
« de l’été a. »
On voit, par ce récit, qu’il fait bien froid dans cette Terre-de-Feu, qui n’a été ainsi
appelée que pour quelques volcans qu’on y a vus de loin. On sait d’ailleurs que Ton
trouve des glaces dans ces mers australes dès le quarante-septième degré en quelques
endroits, et en général on ne peut guère douter que l’hémisphère austral ne soit plus
froid que le boréal, parce que le soleil y fait un peu moins de séjour, et aussi parce que
cet hémisphère austral est composé de beaucoup plus d’eau que de terre, tandis que
notre hémisphère boréal présente plus de terre que d’eau. Quoi qu’il en soit, ces hommes
de la Terre-de-Feu, où Ton prétend que le froid est si grand et où ils vivent plus misé-
rablement qu’en aucun lieu du monde , n’ont pas perdu pour cela les dimensions du
corps : et comme ils n’ont d’autres voisins que les Patagons, lesquels , déduction faite
de toutes les exagérations , sont les plus grands de tous les hommes connus , on doit
présumer que ce froid du continent austral a été exagéré, puisque ses impressions sur
l’espèce humaine ne se sont pas marquées. Nous avons vu, par les observations citées
précédemment, que dans la Nouvelle-Zemble , qui est de vingt degrés plus voisine du
pôle arctique que la Terre-de-Feu ne Test de l’antarctique; nous avons vu, dis-je, que
ce n’est pas la rigueur du froid, mais l’humidité malsaine des brouillards qui fait périr
les hommes : il en doit être de même et à plus forte raison dans les terres environnées
des mers australes, où la brume semble voiler l’air dans toutes les saisons, et le rendre
encore plus malsain que froid; cela me paraît prouvé par le seul fait de la différence
des vêtements; les Lapons, les Groënlandais , les Samoïèdes et tous les hommes des
contrées vraiment froides à l’excès, se couvrent tout le corps de fourrures, tandis que
les habitants de la Terre-de-Feu et de celles du détroit de Magellan vont presque nus et
avec une simple couverture sur les épaules ; le froid n’y est donc pas aussi grand que
dans les terres arctiques, mais l’humidité de l’air doit y être plus grande, et c’est très-
probablement cette humidité qui a fait périr, même en été, les deux Européens dont
parle M. Cook.
Insulaires de la mer du Sud.
A l’égard des peuplades qui se sont trouvées dans toutes les îles nouvellement décou-
vertes dans la mer du Sud et sur les terres du continent austral , nous rapporterons
simplement ce qu’en ont dit les voyageurs , dont le récit semble nous démontrer que
les hommes de nos antipodes sont, comme les Américains, tout aussi robustes que nous,
et qu’on ne doit pas plus les accuser les uns que les autres d’avoir dégénéré.
Dans les îles de la mer Pacifique, situées à quatorze degrés cinq minutes latitude
sud , et à cent quarante-cinq degrés quatre minutes de longitude ouest du méridien de
Londres, le commodore Byron dit avoir trouvé des hommes armés dépiqués de seize
pieds au moins de longueur, qu’ils agitaient d’un air menaçant. Ces hommes sont d'une
couleur basanée, bien proportionnés dans leur taille, et paraissent joindre à un air de
vigueur une grande agilité ; je ne sache pas , dit ce voyageur, avoir vu des hommes si
#. Voyage autour du monde , par M. Cook , t. il , p. .281 et suiv.
A L’HISTOIRE DE L’HOMME.
291
légers à la course. Dans plusieurs autres îles de cette même mer, et particulièrement
dans celles qu'il a nommées îles du prince de Galles , situées à quinze degrés latitude
sud, et cent cinquante et un degrés cinquante-trois minutes longitude ouest; et dans
une autre à laquelle son équipage donna le nom d’ile Byron , située à dix-huit degrés
dix-huit minutes latitude sud, et cent soixante-treize degrés quarante-six minutes de
longitude , ce voyageur trouva des peuplades nombreuses. Ces insulaires , dit-il , sont
d’une taille avantageuse, bien pris et bien proportionnés dans tous leurs membres, leur
teint est bronzé , mais clair, les traits de leur visage n'ont rien de désagréable : on y
remarque un mélange d’intrépidité et d’enjouement dont on est frappé ; leurs cheveux ,
qu’ils laissent croître, sont noirs; on en voit qui portent de longues barbes, d'autres
qui n’ont que des moustaches, et d’autres un seul petit bouquet à la pointe du menton
Dans plusieurs autres îles, toutes situées au delà de l’équateur, dans cette même mer,
le capitaine Carteret dit avoir trouvé des hommes en très-grand nombre , les uns dans
des espèces de villages fortifiés de parapets de pierre, les autres en pleine campagne,
mais tous armés d’arcs , de flèches ou de lances et de massues, tous très -vigoureux et
fort agiles; ces hommes vont nus ou presque nus, et il assure avoir observé dans plu-
sieurs de ces îles, et notamment dans celles qui se trouvent à onze degrés dix minutes
latitude sud , et à cent soixante-quatre degrés quarante-trois minutes de longitude , que
les naturels du pays ont la tête laineuse comme celle des Nègres, mais qu’ils sont moins
noirs que les Nègres de Guinée. Il dit qu’il en est de même des habitants de l’île d’Eg-
mont, qui est à dix degrés quarante minutes latitude sud, et à cent soixante degrés
quarante-neuf minutes de longitude , et encore de ceux qui se trouvent dans les îjes
découvertes par Abel Tasman , lesquelles sont situées à quatre degrés trente-six minutes
latitude sud, et cent cinquante-quatre degrés dix-sept minutes de longitude. Elles sont,
dit Carteret, remplies d'habitants noirs qui ont la tête laineuse comme les nègres d’Afri-
que. Dans les terres de la Nouvelle-Bretagne il trouva de même que les naturels du
pays ont de la laine à la tête comme les Nègres, mais qu’ils n’en ont ni le nez plat ni
les grosses lèvres. Ces derniers , qui paraissent être de la même race que ceux des îles
précédentes , poudrent leurs cheveux de blanc et même leur barbe. J’ai remarqué que
cet usage de la poudre blanche sur les cheveux se trouve chez les Papous, qui sont
aussi des Nègres assez voisins de ceux de la Nouvelle-Bretagne. Cette espèce d’hommes
noirs à tête laineuse semble se trouver dans toutes les îles et terres basses , entre l’équa-
teur et le tropique, dans la mer du Sud. Néanmoins , dans quelques-unes de ces îles ,
on trouve des hommes qui n’ont plus de laine sur la tête et qui sont couleur de cuivre,
c’est-à-dire, plutôt rouges que noirs, avec peu de barbe et de grands et longs cheveux
noirs ; ceux-ci ne sont pas entièrement nus comme les autres dont nous avons parlé ;
ils portent une natte en forme de ceinture , et quoique les îles qu’ils habitent soient
plus voisines de l’équateur, il paraît que la chaleur n’y est pas aussi grande que dans
toutes les terres où les hommes vont absolument nus , et où ils ont en même temps de
la laine au lieu de cheveux &.
« Les insulaires d’Otahiti (dit Samuel Wallis) sont grands, bien faits, agiles, dispos et
« d’une figure agréable. La taille des hommes est en général de cinq pieds sept pouces à
« cinq pieds dix pouces ; celle des femmes est de cinq pieds six pouces. Le teint des
« hommes est basané , leurs cheveux sont noirs ordinairement , et quelquefois bruns ,
a roux ou blonds , ce qui est digne de remarque, parce que les cheveux de tous les
« naturels de l’Asie méridionale, de l’Afrique et de l’Amérique sont noirs ; les enfants
< des deux sexes les ont ordinairement blonds. Toutes les femmes sont jolies, et quel-
а. Voyage autour du monde , par le commodore Byron , 1. 1 , chap. vin et x.
б. Voyage autour du monde, par Carteret, chap. iv, v et vu.
292
ADDITIONS
c ques-unes d’une très-grande beauté. Ces insulaires ne paraissent pas regarder la con-
« tinence comme une vertu , puisque leurs femmes vendent leurs faveurs librement en
« public. Leurs pères, leurs frères les amenaient souvent eux-mêmes. Ils connaissent
« le prix de la beauté, car la grondeur des clous qu'on demandait pour la jouissance
« d’une femme était toujours proportionnée à ses charmes. L’habillement des hommes
<• et des femmes est fait d’une espèce d’étoffe blanche « qui ressemble beaucoup au gros
« papier de la Chine; elle est fabriquée, comme le papier, avec le liber ou écorce inté-
« rieure des arbres qu’on a mise en macération. Les plumes , les fleurs , les coquillages
« et les perles, font partie de leurs ornements : ce sont les femmes surtout qui portent
« les perles. C’est un usage reçu pour les hommes et pour les femmes de se peindre les
« fesses et le derrière des cuisses avec des lignes noires très-serrées, et qui représentent
« différentes figures. Les garçons et les filles au-dessous de douze ans ne portent point
« ces marques. »
« 11 se nourrissent de cochons, de volailles, de chiens et de poissons qu’ils font cuire,
« d z fruits à pain de bananes, d’ignames, et d’un autre fruit aigre qui n’est pas bon
« en lui-même, mais qui donne un goût fort agréable au fruit à pain grillé, avec lequel
« ils le mangent souvent. Il y a beaucoup de rats dans l’île, mais on ne leur en a point
« vu manger. Ils ont des filets pour la pêche. Les coquilles leur servent de couteaux.
« Ils n’ont point de vases ni poteries qui aillent au feu. Il paraît qu’ils n’ont point
« d’autre boisson que de l’eau. »
M. de Bougainville nous a donné des connaissances encore plus exactes sur ces habi-
tants de l’île d’Otahiti ou Taïti. Il paraît, par tout ce qu’en dit ce célèbre voyageur, que
les Taïtiens parviennent à une grande vieillessse sans aucune incommodité et sans perdre
la finesse de leurs sens.
« Le poisson et les végétaux , dit-il , sont leurs principales nourritures ; ils mangent
« rarement de la viande ; les enfants et les jeunes filles n’en mangent jamais ; ils ne boi-
« vent que de l’eau, l’odeur du vin et de l’eau-de-vie leur donne de la répugnance ; ils
« en témoignent aussi pour le tabac, pour les épiceries et pour toutes les choses fortes.
« Le peuple de Taïti est composé de deux races d’hommes très-différentes, qui cepen-
« dont ont la même langue, les mêmes mœurs, et qui paraissent se mêler ensemble sans
« distinction. La première, et c’est la plus nombreuse, produit des hommes de la plus
« grande taille : il est ordinaire d’en voir de six pieds et plus ; ils sont bien faits et bien
« proportionnés. Rien ne distingue leurs traits de ceux des Européens , et s’ils étaient
« vêtus, s’ils vivaient moins à l’air et au grand soleil, ils seraient aussi blancs que nous ;
« en général leurs cheveux sont noirs.
« La seconde race est d’une taille médiocre, avec les cheveux crépus et durs comme
« du crin, la couleur et les traits peu différents de ceux des mulâtres; les uns et les
« autres se laissent croître la partie inférieure de la barbe ; mais ils ont tous les mous-
« taches et le haut des joues rasés; ils laissent aussi toute leur longueur aux ongles,
« excepté à celui du doigt du milieu de la main droite. Ils ont l’habitude de s’oindre les
« cheveux ainsi que la barbe avec l’huile de coco. La plupart vont nus sans autre vête-
« tuent qu’une ceinture qui leur couvre les parties naturelles ; cependant les principaux
« s'enveloppent ordinairement dans une grande pièce d’étoffe qu'ils laissent tomber jus-
« qu’aux genoux; c’est aussi le seul habillement des femmes : comme elles ne vont
« jamais au soleil sans être couvertes, et qu’un petit chapeau de canne garni de fleurs
« défend leur visage de ses rayons, elles sont beaucoup plus blanches que les hommes;
« elles ont les traits assez délicats; mais ce qui les distingue c’est la beauté de leur
0. On peut voir au Cabinet du Roi une toilette entière d’une femme d’Otahiti,
1. Jaquier à feuilles, découpées ( a^tocarpus incisa).
A L'HISTOIRE DE L'HOMME.
293
« taille et les contours de leur corps, qui ne sont pas déformés comme en Europe par
« quinze ans de la torture du maillot et des corps.
« Au reste, tandis qu'en Europe les femmes se peignent en rouge les joues, celles de
« Taïti se peignent d'un bleu foncé les reins et les fesses ; c’est une parure et en même
« temps une marque de distinction. Les hommes ainsi que les femmes ont les oreilles
« percées pour porter des perles ou des fleurs de toute espèce ; ils sont de la plus grande
„ propreté et se baignent sans cesse. Leur unique passion est l’amour : le grand nombre
•< de femmes est le seul luxe des riches a. »
Voici maintenant l'extrait de la description que le capitaine Cook donne de cette même
île d'Otahiti et de ses habitants ; j’en tirerai les faits qu’on doit ajouter aux relations du
capitaine Wallis et de M. de Bougainville, et qui les confirment au point de n’en pou-
voir douter.
« L’ile d’Otahiti est environnée par un récif de rochers de corail 6. Les maisons n’y
« forment pas de villages ; elles sont rangées à environ cinquante verges les unes des
« autres; cette île , au rapport d’un naturel du pays , peut fournir six mille sept cents
» combattants.
« Ces peuples sont d’une taille et d’une stature supérieure à celle des Européens. Les
« hommes sont grands , forts , bien membrés et bien faits. Les femmes d un rang dis-
« tingué sont , en général , au-dessus de la taille moyenne de nos Européennes ; mais
« celles d’une classe inférieure sont au-dessous, et quelques-unes même sont très-petites,
« ce qui vient peut-être de leur commerce prématuré avec les hommes.
« Leur teint naturel est un brun clair ou olive ; il est très-foncé dans ceux qui sont
« exposés à l’air ou au soleil. La peau des femmes d'une classe supérieure est délicate,
" douce et polie; la forme de leur visage est agréable, les os des joues ne sont pas
« élevés; ils n’ont point les yeux creux, ni le front proéminent ; mais, en général, ils ont
« le nez un peu aplati; leurs yeux, et surtout ceux des femmes, sont pleins dexpres-
« sion , quelquefois étincelants de feu ou remplis d’une douce sensibilité ; leurs dents
« sont blanches et égales, et leur haleine pure.
« Ils ont les cheveux ordinairement raides et un peu rudes : les hommes portent leur
« barbe de différentes manières ; cependant ils en arrachent toujours une très-grande
« partie, et tiennent le reste très-propie. Les deux sexes ont aussi la coutume d épiler
« tous les poils qui croissent sous les aisselles. Leurs mouvements sont remplis de
« vigueur et d’aisance, leur démarche agréable, leurs manières nobles et généreuses,
« et leur conduite entre eux et envers les étrangers affable et civile. 11 semble qu ils
« sont d’un caractère brave , sincère , sans soupçon ni perfidie , et sans penchant à la
« vengeance et à la cruauté; mais ils sont adonnés au vol. On a vu dans cette île des
« personnes dont la peau était d’un blanc mat; ils avaient aussi les cheveux, la baibe,
« les sourcils et les cils blancs , les yeux rouges et faibles, la vue courte, la ptau tei-
« gneuse et revêtue d’une espèce de duvet blanc; mais il paraît que ce sont de mal-
« heureux individus rendus anomaux par maladies.
« Les flûtes et les tambours sont leurs seuls instruments : ils font peu de cas de la
« chasteté ; les hommes offrent aux étrangers leurs sœurs ou leurs filles par civilité ou
« en forme de récompense. Ils portent la licence des mœurs et de la lubricité à un point
« que les autres nations , dont on a parlé depuis le commencement du monde jusqu à
« présent, n’avaient pas encore atteint.
■< Le mariage chez eux n’est qu’une convention entre l’homme et la femme dont les
a. Voyage autour du monde , par M. de Bougainville, t. II, in-8°, p. 75 et suiv.
b. Cette expression, rocher de corail , ne signifie autre chose qu’une roche rougeâtre comme
le granit.
294
ADDITIONS
« prêtres ne se mêlent point. Ils ont adopté la circoncision sans autre motif que celui
« de la propreté : cette opération, à proprement parler, ne doit pas être appelée circon-
« cision, parce qu’ils ne font pas au prépuce une amputation circulaire; ils le fendent
« seulement à travers la partie supérieure, pour empêcher qu’il ne se recouvre sur le
« gland, et les prêtres seuls peuvent faire cette opération a. »
Selon le même voyageur, les habitants de l’île Huaheine , située à seize degrés qua-
rante-trois minutes latitude sud et à cent cinquante degrés cinquante-deux minutes
longitude ouest, ressemblent beaucoup aux Otahitiens pour la figure, l'habillement, le
langage et toutes les autres habitudes. Leurs habitations, ainsi qu’à Otahiti, sont com-
posées seulement d’un toit soutenu par des poteaux. Dans cette île, qui n’est qu’à trente
lieues d’Otahiti, les hommes semblent être plus vigoureux et d’une stature encore plus
grande : quelques-uns ont jusqu’à six pieds de haut et plus; les femmes y sont très-
jolies. Tous ces insulaires se nourrissent de cocos, d’ignames, de volailles, de cochons,
qui y sont en grand nombre. Et ils parlent tous la même langue, et cette langue des
îles de la mer du Sud s’est étendue jusqu’à la Nouvelle-Zélande.
Habitants clés terres Australes.
Pour ne rien omettre de ce que l’on connaît sur les terres australes, je crois devoir
donner ici par extrait ce qu’il y a de plus avéré dans les découvertes des voyageurs qui
ont successivement reconnu les côtes de ces vastes contrées , et finir par ce qu’en a dit
M. Cook qui, lui seul, a plus fait de découvertes que tous les navigateurs qui l’ont
précédé
Il paraît, par 1a. déclaration que fit Gonneville en 1503 à l’amirauté 6, que l’Australasie
est divisée en petits cantons gouvernés par des rois absolus, qui se font la guerre et qui
peuvent mettre jusqu’à cinq ou six cents hommes en campagne ; mais Gonneville nr
donne ni la latitude, ni la longitude de cette terre dont il décrit les habitants.
Par la relation de Fernand de Quiros, on voit que les Indiens de l’île appelée île de
la Belle-Nation par les Espagnols, laquelle est située à treize degrés de latitude sud, ont
à peu près les mêmes mœurs que les Otahitiens ; ces insulaires sont blancs, beaux et
très-bien faits; on ne peut même trop s’étonner, dit-il, de la blancheur extrême de ce
peuple dans un climat où l’air et le soleil devraient les hâler et noircir ; les femmes
effaceraient nos beautés espagnoles si elles étaient parées ; elles sont vêtues de la cein-
ture en bas de fine natte de palmier, et d’un petit manteau de même étoffe sur les
épaules
Sur la côte orientale de la Nouvelle-Hollande, que Fernand de Quiros appelle terre
du Saint-Esprit, il dit avoir aperçu des habitants de trois couleurs, les uns tout noirs,
les autres fort blancs à cheveux et à barbe rouges, les autres mulâtres, ce qui l’étonna
fort, et lui parut un indice de la grande étendue de cette contrée. Fernand de Quiros
avait bien raison, car par les nouvelles découvertes du grand navigateur M. Cook, l’on
est maintenant assuré que cette contrée de la Nouvelle-Hollande est aussi étendue que
l’Europe entière. Sur la même côte, à quelque distance, Quiros vit une autre nation de
plus haute taille et d’une couleur plus grisâtre, avec laquelle il ne fut pas possible de
conférer ; ils venaient en troupes décocher des flèches sur les Espagnols, et on ne pou-
vait les faire retirer qu’à coups de mousquet d .
a. Voyage autour du monde , parle capitaine Cook, t. II, chap. xvii etxvm.
b. Histoire clés navigations aux terres australes, par M. de Brosse , 1. 1, p. 108 et suiv.
c. Idem, t. I , p. 318.
d. Idem , t. I , p. 325, 327 et 334.
A L’HISTOIRE DE L’HOMME.
295
« Abel Tasman trouva dans les terres voisines d’une baie dans la Nouvelle Zélande, à
« quarante degrés cinquante minutes latitude sud, et cent quatre-vingt-onze degrés qua-
« rante-une minutes de longitude, des habitants qui avaient la voix rude et la taille
« grosse... Ils étaient dune couleur entre le brun et le jaune, et avaient les cheveux
« noirs, cà peu près aussi longs et aussi épais que ceux des Japonais, attachés au som-
« met de la tête avec une plume longue et épaisse au milieu Ils avaient le milieu
« du corps couvert, les uns de nattes, les autres de toile de coton; mais le reste du corps
« était nu. »
J’ai donné, dans le troisième volume de mon ouvrage, les découvertes de Dampierre
et de quelques autres navigateurs au sujet de la Nouvelle-Hollande et de la Nouvelle-
Zélande; la première découverte de cette dernière terre australe a été faite en 1G42
par Abel Tasman et Diemen, qui ont donné leurs noms à quelques parties des côtes,
mais toutes les notions que nous en avions étaient bien incomplètes avant la belle navi-
gation de M. Cook.
a La taille des habitants de la Nouvelle-Zélande, dit ce grand voyageur, est en géné-
« ral égale à celle des Européens les plus grands , ils ont les membres charnus, forts et
« bien proportionnés ; mais ils ne sont pas aussi gras que les oisifs insulaires de la mer
« du Sud. Ils sont alertes, vigoureux et adroits des mains; leur teint est en général
« brun ; il y en a peu qui l’aient plus foncé que celui d’un Espagnol qui a été exposé au
« soleil, et celui du plus grand nombre Test beaucoup moins. »
Je dois observer, en passant, que la comparaison que fait ici M. Cook des Espagnols
aux Zélandais, est d’autant plus juste que les uns sont à très-peu près les antipodes des
autres
« Les femmes , continue M. Cook , n’ont pas beaucoup de délicatesse dans les traits ,
« néanmoins leur voix est d’une grande douceur ; c’est par là qu’on les distingue des
« hommes , leurs habillements étant les mêmes : comme les femmes des autres pays ,
« elles ont plus de gaieté, d’enjouement et de vivacité que les hommes. Les Zélandais
« ont les cheveux et la barbe noire; leurs dents sontblanches et régulières; ils jouis-
« sent d’une santé robuste et il y en a de fort âgés. Leur principale nourriture est le
« poisson , qu’ils ne peuvent se procurer que sur les côtes , lesquelles ne leur en four-
« nissent en abondance que pendant un certain temps. Ils n’ont ni cochons, ni chèvres,
« ni volailles , et ils ne savent pas prendre les oiseaux en assez grand nombre pour se
<•. nourrir; excepté les chiens qu’ils mangent, ils n’ont point d’autres subsistances que
« la racine de fougère , les ignames et les patates... Ils sont aussi décents et modestes
<« que les insulaires de la mer du Sud sont voluptueux et indécents, mais ils 11e sont
« pas aussi propres..., parce que, ne vivant pas dans un climat aussi chaud, ils ne se
« baignent pas si souvent.
« Leur habillement est, au premier coup d’œil, tout à fait bizarre. Il est composé de
« feuilles d’une espèce de glaïeul, qui, étant coupées en trois bandes, sont entrelacées
« les unes dans les autres, et forment une sorte d’étoffe qui tient le milieu entre le
b réseau et le drap ; les bouts des feuilles s’élèvent en saillie, comme de la peluche ou les
b nattes que Ton étend sur nos escaliers. Deux pièces de cette étoffe font un habille-
« ment complet ; Tune est attachée sur les épaules avec un cordon, et pend jusqu’aux
« genoux ; au bout de ce cordon , est une aiguille d’os qui joint ensemble les deux par-
« ties de ce vêtement. L’autre pièce est enveloppée autour de la ceinture, et pend presque
« à terre. Les hommes ne portent que dans certaines occasions cet habit de dessous ;
« ils ont une ceinture, à laquelle pend une petite corde destinée à un usage très-singu-
« lier. Les insulaires de la mer du Sud se fendent le prépuce pour l’empêcher de cou-
« vrir le gland; les Zélandais ramènent, au contraire, le prépuce sur le gland, et, afin
« de l’empêcher de se retirer , ils en nouent l’extrémité avec le cordon attaché à leur
296 ADDITIONS
« ceinture, et le gland est la seule partie de leur corps qu'ils montrent avec une honte
« extrême. »
Cet usage plus que singulier semble être fort contraire à la propreté ; mais il a un
avantage, c’est de maintenir cette partie sensible et fraîche plus longtemps ; car l'on a
observé que tous les circoncis et même ceux qui sans être circoncis ont le prépuce
court perdent dans la partie qu’il couvre la sensibilité plutôt que les autres hommes.
» Au nord de la Nouvelle-Zélande, continue M. Cook, il y a des plantations d’ig-
« names, de pommes de terre et de cocos ; on n’a pas remarqué de pareilles plantations
« au sud , ce qui fait croire que les habitants de cette partie du sud ne doivent vivre
« que de racines de fougère et de poisson. 11 paraît qu’ils n’ont pas d’autre boisson que
« de l’eau. Ils jouissent sans interruption d'une bonne santé, et on n’en a pas vu un
« seul qui parût affecté de quelque maladie. Parmi ceux qui étaient entièrement nus,
<■ on ne s’est pas aperçu qu’aucun eut la plus légère éruption sur la peau, ni aucune
« trace de pustules ou de boutons ; ils ont d’ailleurs un grand nombre de vieillards
« parmi eux , dont aucun n’est décrépit...
« Ils paraissent faire moins de cas des femmes que les insulaires de la mer du Sud :
« cependant ils mangent avec elles, et les Otahitiens mangent toujours seuls; mais les
<• ressemblances qu’on trouve entre ce pays et les îles de la mer du Sud, relativement
« aux autres usages, sont une forte preuve que tous ces insulaires ont la même origine.
« La conformité du langage paraît établir ce fait d’une manière incontestable; Tupia,
<> jeune Otahitien que nous avions avec nous, se faisait parfaitement entendre des
« Zélaudais a. »
M. Cook pense que ces peuples ne viennent pas de l’Amérique , qui est située à l’est
de ces contrées , et il dit qu’à moins qu’il n’y ait au sud un continent assez étendu , il
s’ensuivra qu’ils viennent de l’ouest. Néanmoins la langue est absolument différente
dans la Nouvelle-Hollande s qui est la terre la plus voisine à l'ouest de la Zélande; et
comme cette langue d’Otahiti et des autres îles de la mer Pacifique, ainsi que celle
de la Zélande, ont plusieurs rapports avec les langues de l’Inde méridionale, on
peut présumer que toutes ces petites peuplades tirent leur origine de l’Archipel
indien.
« Aucun des habitants de la Nouvelle-Hollande ne porte le moindre vêtement, ajoute
« M. Cook; ils parlaient dans un langage si rude et si désagréable, que Tupia , jeune
« Otahitien, n’y entendait pasunseul mot. Ces hommes de la Nouvelle-Hollande parais-
« sent hardis ; ils sont armés de lances et semblent s’occuper de la pêche. Leurs lances
« sont de la longueur de six à quinze pieds avec quatre branches , dont chacune est
« très-pointue et armée d'un os de poisson En général ils paraissent d’un naturel
« fort sauvage, puisqu’on ne put jamais les engager de se laisser approcher. Cependant
« on parvint pour la première fois à voir de près quelques naturels du pays dans les
« environs de la rivière d’Endeavour. Ceux-ci étaient armés de javelines et de lances,
« avaient les membres d’une petitesse remarquable ; ils étaient cependant d’une taille
<• ordinaire pour la hauteur,; leur peau était couleur de suie ou de chocolat foncé ; leurs
« cheveux étaient noirs sans être laineux, mais coupés court : les uns les avaient lisses
« et les autres bouclés... Les traits de leur visage n’étaient pas désagréables ; ils avaient
« les yeux très-vifs , les dents blanches et unies , la voix douce et harmonieuse , et
« répétaient quelques mots, qu’on leur faisait prononcer, avec beaucoup de facilité. Tous
« ont un trou fait à travers le cartilage qui sépare les deux narines, dans lequel ils
« mettent un os d’oiseau de près de la grosseur d’un doigt et de cinq ou six pouces de
* long. Ils ont aussi des trous à leurs oreilles quoiqu’ils n’aient point de pendants :
a. Voyage autour du monde, par M. Cook, t. TIl , chap. x.
A L’HISTOIRE DE L’HOMME.
297
a peut-être y en mettent-ils que l'on n'a pas vus Par après on s’est aperçu que leur
« peau n’était pas aussi brune qu’elle avait paru d'abord : ce que l’on avait pris pour
« leur teint de nature n'était que l'effet de la poussière et de la fumée dans laquelle ils
« sont peut-être obligés de dormir, malgré la chaleur du climat, pour se préserver des
« mosquites , insectes très-incommodes. Ils sont entièrement nus , et paraissent être
« d’une activité et d'une agilité extrêmes...
« Au reste, la Nouvelle-Hollande... est beaucoup plus grande qu’aucune autre contrée
« du monde connu qui ne porte pas le nom de continent. La longueur de la cote sur
b laquelle on a navigué , réduite en ligne droite , ne comprend pas moins de vingt-sept
« degrés ; de sorte que sa surface en carré doit être beaucoup plus grande que celle de
« toute l’Europe.
« Les habitants de cette vaste terre ne paraissent pas nombreux ; les hommes et les
« femmes y sont entièrement nus On n'aperçoit sur leur corps aucune trace de
<> maladie ou de plaie, mais seulement de grandes cicatrices en lignes irrégulières, qui
semblaient être les suites des blessures qu’ils s’étaient faites eux-mêmes avec un
« instrument obtus...
« On n'a rien vu dans tout le pays qui ressemblât à un village. Leurs maisons, si
« toutefois on peut leur donner ce nom, sont faites avec moins d’industrie que celles
» de tous les autres peuples que l'on avait vus auparavant , excepté celles des habitants
« de laTerre-de-Feu. Ces habitations n'ont que la hauteur qu’il faut pour qu’un homme
« puisse se tenir debout ; mais elles ne sont pas assez larges pour qu’il puisse s’y
« étendre de sa longueur dans aucun sens. Elles sont construites en forme de four,
» avec des baguettes flexibles à peu près aussi grosses que le pouce ; ils enfoncent les
« deux extrémités de ces baguettes dans la terre, et ils les recouvrent ensuite avec des
« feuilles de palmier et de grands morceaux d’écorce. La porte n’est qu’une ouverture
« opposée à l’endroit où l’on fait le feu. Ils se couchent sous ces hangars en se repliant
« le corps en rond, de manière que les talons de l’un touchent la tête de l’autre; dans
« cette position forcée une des huttes contient trois ou quatre personnes. En avançant
« au nord, le climat devient plus chaud et les cabanes encore plus minces. Une horde
« errante construit ces cabanes dans les endroits qui lui fournissent de la subsistance
« pour un temps, et elle les abandonne lorsqu’on ne peut plus y vivre. Dans les
« endroits où ils ne sont que pour une nuit ou deux, ils couchent sous les buissons ou
« dans l’herbe, qui a près de deux pieds de hauteur.
« Ils se nourrissent principalement de poisson ; ils tuent quelquefois des kanguros
« (grosses gerboises1) et même des oiseaux... Ils font griller la chair sur des charbons,
« ou ils la font cuire dans un trou avec des pierres chaudes , comme les insulaires de la
« mer du Sud. »
J’ai cru devoir rapporter par extrait cet article de la relation du capitaine Cook, parce
qu’il est le premier qui ait donné une description détaillée de cette partie du monde.
La Nouvelle- Hollande est donc une terre peut-être plus étendue que toute notre
Europe, et située sous un ciel encore plus heureux; elle ne paraît stérile que par le
défaut de population; elle sera toujours nulle sur le globe tant qu’on se bornera à la
visite des côtes et qu’on ne cherchera pas à pénétrer dans l’intérieur des terres , qui ,
par leur position , semblent promettre toutes les richesses que la nature a plus accumu-
lées dans les pays chauds que dans les contrées froides ou tempérées.
Par la description de tous ces peuples nouvellement découverts, et dont nous n’avions
l. Les Icanguroos ressemblent, en effet, aux gerboises par leurs longues jambes de derrière;
mais c’est à peu près là toute la ressemblance. Les kanguroos sont des animaux à bourse ou
marsupiaux, et propres à la Nouvelle-Hollande.
298
ADDITIONS
pu faire l’énumération dans notre article des variétés de l’espèce humaine «, il paraît
que les grandes différences , c’est-à-dire les principales variétés, dépendent entièrement
de l’influence du climat : on doit entendre par climat non-seulement la latitude plus ou
moins élevée, mais aussi la hauteur ou la dépression des terres, leur voisinage ou leur
éloignement des mers , leur situation par rapport aux vents, et surtout au vent d’est,
toutes les circonstances en un mot qui concourent à former la température de chaque
contrée; car c’est de cette température1 plus ou moins chaude ou froide, humide ou
sèche, que dépend non-seulement la couleur des hommes, mais l’existence même des
espèces d’animaux et de plantes , qui tous affectent de certaines contrées et ne se trou-
vent pas dans d’autres ; c’est de cette même température que dépend par conséquent la
différence de la nourriture des hommes , seconde cause qui influe beaucoup sur leur
tempérament, leur naturel, leur grandeur et leur force.
Sur les Blafards et Nègres blancs.
Mais, indépendamment des grandes variétés produites par ces causes générales, il y
en a de particulières, dont quelques-unes me paraissent avoir des caractères fort bizarres,
et dont nous n’avons pas encore pu saisir toutes les nuances. Ces hommes blafards ,
dont nous avons parlé, et qui sont différents des blancs, des noirs-nègres, des noirs-
cafres , des basanés , des rouges , etc., se trouvent plus répandus que je ne l’ai dit; on
les connaît à Ceyîan sous le nom de Bedas, à Java sous celui de Chacrelas ou Kacrelas,
à l’Ithsme d’Amérique sous le nom d’Albinos, dans d’autres endroits sous celui de
Dondos; on les a aussi appelés Nègres blancs 2: il s’en trouve aux Indes méridionales
en Asie, à Madagascar en Afrique, à Carthagène et dans les Antilles en Amérique;
l’on vient de voir qu’on en trouve aussi dans les îles de la mer du Sud : on serait donc
porté à croire que les hommes de toute race et de toute couleur produisent quelquefois
des individus blafards, et que dans tous les climats chauds il y a des races sujettes à
cette espèce de dégradation; néanmoins, par toutes les connaissances que j’ai pu recueillir,
il me paraît que ces blafards forment plutôt des branches stériles de dégénération qu’une
tige ou vraie race dans l’espèce humaine ; car nous sommes pour ainsi dire assurés que
les blafards mâles sont inhabiles ou très-peu habiles à la génération, et qu’ils ne pro-
duisent pas avec leurs femelles blafardes, ni même avec les négresses. Néanmoins on
prétend que les femelles blafardes produisent, avec les nègres, des enfants pies, c’est-
à-dire marqués de taches noires et blanches, grandes et très-distinctes, quoique semées
irrégulièrement. Cette dégradation de nature paraît donc être encore plus grande dans
les mâles que dans les femelles , et il y a plusieurs raisons pour croire que c’est une
espèce de maladie ou plutôt une sorte de détraction dans l’organisation du corps qu’une
affection de nature qui doive se propager ; car il est certain qu’on n’en trouve que des
individus et jamais des familles entières ; et l’on assure que quand par hasard ces indi-
vidus produisent des enfants, ils se rapprochent de la couleur primitive de laquelle les
pères ou mères avaient dégénéré. On prétend aussi que les Dondos produisent avec les
nègres des enfants noirs, et que les Albinos de l’Amérique avec les Européens produi-
sent des mulâtres. M. Schreber, dont j’ai tiré ces deux derniers faits, ajoute qu’on
peut encore mettre avec les Dondos les nègres jaunes ou rouges qui ont des cheveux de
a. Page 1 37 et suiv.
1. La température dépend, en effet, de toutes ces causes réunies; et, à son tour, elle est la
cause non-seulement de la couleur des hommes , mais de la distribution des animaux sur le
globe. Ceci est une des grandes vues de Buffon. J’y reviendrai plus tard. ( A propos des animaux
propres à chacun des deux continents. )
2. Voyez la note de la page 152.
A L’HISTOIRE DE L’HOMME.
299
cette même couleur, et dont on ne trouve aussi que quelques individus ; il dit qu’on en
a vu en Afrique et dans file de Madagascar, mais que personne n’a eucore observé
qu’avec le temps ils changent de couleur et deviennent noirs ou bruns «; qu’enfin, on
les a toujours vus constamment conserver leur première couleur; mais je doute beau-
coup de la réalité de tous ces faits.
« Les blafards du Darien, dit M. P., ont tant de ressemblance avec les nègres blancs
« de l’Afrique et de l'Asie , qu’on est obligé de leur assigner une cause commune et
« constante. Les Dondos de l’Afrique et les IŸakerlaks de l’Asie sont remarquables par
« leur taille qui excède rarement quatre pieds cinq pouces ; leur teint est d’un blanc
« fade , comme celui du papier ou de la mousseline sans la moindre nuance d’in-
« camat ou de rouge; mais on y distingue quelquefois de petites taches lenticulaires
a grises ; leur épiderme n’est point oléagineux. Ces blafards n’ont pas le moindre vestige
« de noir sur toute la surface du corps ; ils naissent blancs et ne noircissent en aucun
« âge ; ils n’ont point de barbe , point de poil sur les parties naturelles ; leurs cheveux
« sont laineux et frisés en Afrique , longs et traînants en Asie , ou d’une blancheur de
« neige, ou d’un roux tirant sur le jaune; leurs cils et leurs sourcils ressemblent aux
« plumes de l’édredon , ou au plus fin duvet qui revêt la gorge des cygnes; leur iris est
« quelquefois d’un bleu mourant et singulièrement pâle : d’autres fois, et dans d'autres
« individus de la même espèce, l’iris est d’un jaune vif, rougeâtre et comme sangui-
« noient.
« 11 n’est pas vrai que les blafards Albinos aient une membrane clignotante ; la pau-
« pière couvre sans cesse une partie de l’iris, et on la croit destituée du muscle élévateur,
« ce qui ne leur laisse apercevoir qu’une petite section de l’horizon.
« Le maintien des blafards annonce la faiblesse et le dérangement de leur constitu-
« tion viciée; leurs mains sont si mal dessinées qu’on devrait les nommer des pattes;
« le jeu des muscles de leur mâchoire inférieure ne s’exécute aussi qu’avec difficulté ; le
« tissu de leurs oreilles est plus mince et plus membraneux que celui de l’oreille des
« autres hommes; la conque manque aussi de capacité, et le lobe est allongé et pendant.
« Les blafards du nouveau continent ont la taille plus haute que les blafards de Lan-
« cien ; leur tête n’est pas garnie de laine, mais de cheveux longs de sept à huit pouces ,
« blancs et peu frisés; ils ont l’épiderme chargé de poils follets depuis les pieds jusqu’à
« la naissance des cheveux ; leur visage est velu ; leurs yeux sont si mauvais qu’ils ne
« voient presque pas en plein jour, et que la lumière leur occasionne des vertiges et
« des éblouissements : ces blafards n’existent que dans la zone torride, jusqu’au dixième
« degré de chaque côté de l’équateur.
« L’air est très-pernicieux dans toute l’étendue de l’Isthme du nouveau monde; à
« Carthagène et à Panama les négresses accouchent d’enfants blafards plus souvent
« qu’ailleurs b.
« Il existe à Darien (dit l’auteur, vraiment philosophe ’, de l’Histoire philosophique
« et politique des deux Indes) une race de petits hommes blancs dont on retrouve l’es-
« pèce 2 en Afrique et dans quelques îles de l’Asie; ils sont couverts d’un duvet d’une
« blancheur de lait éclatante ; ils n’ont point de cheveux , mais de la laine ; ils ont la
■ prunelle rouge; ils ne voient bien que la nuit; ils sont faibles, et leur instinct paraît
<> plus borné que celui des autres hommes c
a. Histoire naturelle des Quadrupèdes , par M. Sclireber, t. I, p. 14 et 15.
b. Recherches sur les Américains , t. I, p. 410 etsuiv.
c. Histoire philosophique et politique des deux Indes, t. III, p. 151.
1. Voilà bien des compliments pour Raynal. Buffon n’en fait pas autant à Voltaire.
2. Race d’hommes dont T espèce. Ce n’est point une race, et c’est encore moins une espèce.
(Voyez la note de la p. 152. )
300
ADDITIONS
Nous allons comparer à ces descriptions celle que j’ai faite moi-même d'une négresse,
blanche que j’ai eu occasion d’examiner et de faire dessiner d’après nature. Cette fille,
nommée Geneviève, était âgée de près de dix-huit ans, en avril 1777, lorsque je l’ai
décrite; elle est née de parents nègres dans l’ile de la Dominique, ce qui prouve
qu’il naît des Albinos non-seulement à dix degrés de l’équateur, mais jusqu'à seize et
peut-être vingt degrés, car on assure qu’il s’en trouve à Saint-Domingue et à Cuba. Le
père et la mère de cette négresse blanche avaient été amenés de la côte d'Or en Afri-
que, et tous deux étaient parfaitement noirs. Geneviève était blanche surtout le corps;
elle avait quatre pieds onze pouces six lignes de hauteur, et son corps était assez bien
proportionné a : ceci s’accorde avec ce que dit M. P. , que les Albinos d’Amérique sont
plus grands que les blafards de l’ancien continent; mais la tête de cette négresse blan-
che n’était pas aussi bien proportionnée que le corps; en la mesurant, nous l’avons
trouvée trop forte, et surtout trop longue; elle avait neuf pouces neuf lignes de hau-
teur, ce qui fait près d’un sixième de la hauteur entière du corps, au lieu que dans un
homme et une femme bien proportionnés , la tête ne doit avoir qu’un septième et demi
de la hauteur totale. Le cou au contraire est trop court et trop gros , n’ayant que dix-
sept lignes de hauteur, et douze pouces trois lignes de circonférence. La longueur des
bras est de deux pieds deux pouces trois lignes ; de l’épaule au coude, onze pouces dix
lignes; du coude au poignet, neuf pouces dix lignes; du poignet à l’extrémité du doigt
du milieu, six pouces six lignes, et en totalité les bras sont trop longs. Tous les traits
de la face sont absolument semblables à ceux des négresses noires : seulement les
oreilles sont placées trop haut, le haut du cartilage de l’oreille s’élevant au-dessus de
la hauteur de l’œil, tandis que le bas du lobe ne descend qu’à la hauteur de la moitié
du nez; or le bas de l’oreille doit être au niveau du bas du nez, et le haut de l’oreille
au niveau du dessus des yeux ; cependant ces oreilles élevées ne paraissaient pas faire
une grande difformité , et elles étaient semblables pour la forme et pour l’épaisseur
aux oreilles ordinaires; ceci ne s’accorde donc pas avec ce que dit M. P. , que le tissu
de l’oreille de ces blafards est plus mince et plus membraneux que celui de l’oreille des
autres hommes; il en est de même de la conque, elle ne manquait pas de capacité, et
le lobe n’était pas allongé ni pendant comme il le dit. Les lèvres et la bouche, quoique
conformées comme dans les négresses noires, paraissent singulières par le défaut de
couleur ; elles sont aussi blanches que le reste de la peau, et sans aucune apparence de
rouge ; en général la couleur de la peau , tant du visage que du corps de cette négresse
blanche , est d’un blanc de suif qu’on n’aurait pas encore épuré , ou si l'on veut, d’un
blanc mat blafard et inanimé ; cependant on voyait une teinte légère d’incarnat sur les
joues lorsqu’elle s’approchait du feu, ou qu’elle était remuée par la honte qu’elle avait
de se faire voir nue. J’ai aussi remarqué sur son visage quelques petites taches à peine
lenticulaires de couleur roussâtre. Les mamelles étaient grosses, rondes, très-fermes et
bien placées; les mamelons d’un rouge assez vermeil ; l’aréole qui environne les mame-
lons a seize lignes de diamètre, et paraît semée de petits tubercules couleur de chair;
cette jeune fille n’avait point fait d’enfant, et sa maîtresse assurait qu’elle était pucelle;
elle avait très-peu de laine aux environs des parties naturelles, et point du tout sous les
aisselles , mais sa tête en était bien garnie; cette laine n’avait guère qu’un pouce et
demi de longueur; elle est rude, touffue et frisée naturellement, blanche à la racine, et
roussâtre à l’extrémité; il n’y avait pas d’autre laine, poil ou duvet sur aucune partie de
a. Circonférence du corps au-dessus des hanches , 2 pieds 2 pouces 6 lignes; circonférence des
hanches à la partie la plus charnue, 2 pieds 11 pouces ; hauteur depuis le talon au-dessus des
hanches , 3 pieds ; depuis la hanche au genou , 1 pied 9 pouces 6 lignes; du genou au talon ,
1 pied 3 pouces 9 lignes; longueur du pied, 9 pouces 5 lignes, ce qui est une grandeur démesurée
en comparaison des mains.
TST'J 15
A L'HISTOIRE DE L’HOMME.
301
son corps. Les sourcils sont à peine marqués par un petit duvet blanc, et les cils sont
un peu plus apparents ; les yeux ont un pouce d’un angle à l’autre , et la distance entre
les deux yeux est de quinze lignes, tandis que cet intervalle entre les yeux doit être égal
à la grandeur de l’œil.
Les yeux sont remarquables par un mouvement très-singulier : les orbites paraissent
inclinées du côté du nez , au lieu que dans la conformation ordinaire les orbites sont
plus élevées vers le nez que vers les tempes; dans cette négresse, au contraire, elles
étaient plus élevées du côté des tempes que du côté du nez, et le mouvement de ses
yeux, que nous allons décrire, suivait cette direction inclinée; ses paupières n’étaient
pas plus amples quelles le sont ordinairement ; elle pouvait les fermer, mais non pas
les ouvrir au point de découvrir le dessus de la prunelle, en sorte que le muscle élévateur
paraît avoir moins de force dons ces nègres blancs que dans les autres hommes; ainsi
les paupières ne sont pas clignotantes, mais toujours à demi fermées. Le blanc de
l'œil est assez pur, la pupille et la prunelle assez larges ; l’iris est composé à l’inté-
rieur, autour de la pupille, d’un cercle jaune indéterminé, et ensuite d’un cercle
mêlé de jaune et de bleu, et enfin d’un cercle d’un bleu foncé qui forme la circon-
férence de la prunelle; en sorte que, vus d’un peu loin, les yeux paraissent d’un bleu
sombre.
Exposée vis-à-vis du grand jour, cette négresse blanche en soutenait la lumière sans
clignotement et sans en être offensée , elle resserrait seulement l’ouverture de ses pau-
pières en abaissant un peu plus celle du dessus. La portée de sa vue était fort courte ,
je m’en suis assuré par des monocles et des lorgnettes : cependant elle voyait distincte-
ment les plus petits objets en les approchant près de ses yeux à trois ou quatre pouces
de distance ; comme elle ne sait pas lire, on n’a pas pu en juger plus exactement ; cette
vue courte est néanmoins perçante dans l’obscurité au point de voir presque aussi bien
la nuit que le jour ; mais le trait le plus remarquable dans les yeux de cette négresse
blanche est un mouvement d’oscillation ou de balancement prompt et continuel par
lequel les deux yeux s’approchent ou s’éloignent régulièrement tous deux ensemble
alternativement du côté du nez et du côté des tempes ; on peut estimer à deux ou deux
lignes et demie la différence des espaces que les yeux parcourent dans ce mouvement
dont la direction est un peu inclinée en descendant des tempes vers le nez; cette fille
n’est point maîtresse d’arrêter le mouvement de ses yeux, même pour un moment ; il
est aussi prompt que celui du balancier d’une montre, en sorte qu’elle doit perdre et
retrouver, pour ainsi dire, à chaque instant les objets qu’elle regarde. J’ai couvert suc-
cessivement l’un et l’autre de ses yeux avec mes doigts pour reconnaître s’ils étaient
d’inégale force ; elle en avait un plus faible, mais l’inégalité n’était pas assez grande
pour produire le regard louche, et j’ai senti .sous mes doigts que l’œil fermé et couvert
continuait de balancer comme celui qui était découvert. Elle a les dents bien rangées et
du plus bel émail , l’haleine pure, point de mauvaise odeur de transpiration ni d’huileux
sur la peau comme les négresses noires ; sa peau est au contraire trop sèche , épaisse
et dure. Les mains ne sont pas mal conformées, et seulement un peu grosses; mais
elles sont couvertes, ainsi que le poignet et une partie du bras, d’un si grand nombre
de rides , qu’en ne voyant que ses mains on les aurait jugées appartenir à une vieille
décrépite de plus de quatre-vingts ans; les doigts sont gros et assez longs; les ongles,
quoique un peu grands, ne sont pas difformes. Les pieds et la partie basse des jambes
sont aussi couverts de rides, tandis que les cuisses et les fesses présentent une peau
ferme et assez bien tendue. La taille est même ronde et bien prise, et, si l’on en peut
juger par l’habitude entière du corps , cette fille est très en état de produire. L’écoule-
ment périodique n’a paru qu’à seize ans, tandis que dans les négresses noires c’est ordi-
nairement à neuf, dix et onze ans. On assure qu’avec un nègre noir elle produirait un
302
ADDITIONS
nègre pie, tel que celui dont nous donnerons bientôt la description; niais on prétend
en même temps qu’avec un nègre blanc qui lui ressemblerait elle ne produirait rien,
parce qu’en général les mâles nègres blancs ne sont pas proliliques.
Au reste , les personnes auxquelles cette négresse blanche appartient m’ont assuré
que presque tous les nègres mâles et femelles qu’on a tirés de la côte d’Or en Afrique
pour les îles de la Martinique, de la Guadeloupe et de la Dominique, ont produit dans
ces îles des nègres blancs, non pas en grand nombre, mais un sur six ou sept enfants ;
le père et la mère de celle-ci n’ont eu qu’elle de blanche, et fous leurs autres enfants
étaient noirs. Ces nègres blancs, surtout les mâles , ne vivent pas bien longtemps , et la
différence la plus ordinaire entre les femelles et les mâles est que ceux-ci ont les yeux
rouges et la peau encore plus blafarde et plus inanimée que les femelles.
Nous croyons devoir inférer de cet examen, et des faits ci-dessus exposés, que ces
blafards ne forment point une race réelle, qui, comme celle des nègres et des blancs,
puisse également se propager, se multiplier et conserver à perpétuité, par la génération,
tous les caractères qui pourraient la distinguer des autres races ; on doit croire au con-
traire, avec assez de fondement, que cette variété n’est pas spécifique, mais individuelle;
et qu’elle subit peut-être autant de changements qu’elle contient d’individus différents,
ou tout au moins autant que les divers climats; mais ce ne sera qu’en multipliant les
observations qu’on pourra reconnaître les nuances et les limites de ces différentes va-
riétés.
Au surplus , il paraît assez certain que les négresses blanches produisent avec les
nègres noirs des nègres pies , c’est-à-dire , marqués de blanc et de noir par grandes
taches. Je donne ici la figure d’un de ces nègres pies né à Carthagène en Amérique ,
et dont le portrait colorié m’a été envoyé par M. Taverne , ancien bourguemestre et
subdélégué de Dunkerque , avec les renseignements suivants , contenus dans une lettre
dont voici l’extrait :
« Je vous envoie, Monsieur, un portrait qui s’est trouvé dans une prise anglaise, faite
« dans la dernière guerre par le corsaire la Royale , dans lequel j’étais intéressé.
« C’est celui d’une petite fille dont la couleur est mi-partie de noir et de blanc ; les mains
« et les pieds sont entièrement noirs ; la tête l’est également, à l’exception du menton,
« jusques et compris la lèvre inférieure ; partie du front, y compris la naissance des
« cheveux ou laine au-dessus, sont également blancs, avec une tache noire au milieu de
« la tache blanche : tout le reste du corps, bras, jambes et cuisses, sont marqués de
« taches noires plus ou moins grandes , et sur les grandes taches noires il s’en trouve
« de plus petites encore plus noires. On ne peut comparer cet enfant, pour la forme des
« taches , qu’aux chevaux gris ou tigrés ; le noir et le blanc se joignent par des teintes
imperceptibles de la couleur des mulâtres.
« Je pense, dit M. Taverne, malgré ce que porte la légende anglaise 0 qui est au bas
« du portrait de cet enfant, qu’il est provenu de l’union d’un blanc et d’une négresse,
« et que ce n’est que pour sauver l’honneur de la mère et de la Société dont elle était
<1 esclave, qu’on a dit cet enfant né de parents nègres. 6
Réponse de M. de Buffon
Montbard, le 13 octobre 1772.
Fai reçu , Monsieur , le portrait de l’enfant noir et blanc que vous avez eu la bonté
a. Au-dessous du portrait de cette négresse-pie , on lit l’inscription suivante : « Marie Sabina,
«née le 12 octobre 1736, à Matuna, plantation appartenant aux jésuites de Carthagène en
« Amérique , de deux nègres esclaves , nommés Martiniano et Padrona. »
b. Extrait d’une lettre de M. Taverne. Dunkerque , le 10 septembre 1772.
A L HISTOIRE DE L’HOMME.
303
de m’envoyer, et j'en ai été assez émerveillé, car je n’en connaissais pas d’exemple dans
la nature. On serait d'abord porté à croire avec vous, Monsieur, que cet enfant, né d'une
négresse , a eu pour père un blanc , et que de là vient la variété de ses couleurs ; mais
lorsqu’on fait réflexion qu’on a mille et millions d’exemples, que le mélange du sang
nègre avec le blanc n’a jamais produit que du brun, toujours uniformément répandu ,
on vient à douter de cette supposition , et je crois qu’en effet on serait moins mal fondé
à rapporter l’origine de cet enfant à des nègres, dans lesquels il y a des individus blancs
ou blafards, c’est-à-dire, d’un blanc tout différent de celui des autres hommes blancs ,
car ces nègres blancs dont vous avez peut-être entendu parler , Monsieur, et dont j’ai
fait quelque mention dans mon livre, ont de la laine au lieu de cheveux, et tous les an-
tres attributs des véritables nègres, à l’exceptiou de la couleur de la peau, et de la struc-
ture des yeux que ces nègres blancs ont très-faibles. Je penserais donc que si quelqu’un
des ascendants de cet enfant pie était un nègre blanc , la couleur a pu reparaître en
partie et se distribuer comme nous la voyons sur ce portrait.
Réponse de il/. Taverne.
Dunkerque, le 29 octobre 1772.
« Monsieur , l’original du portrait de l’enfant noir et blanc a été trouvé à bord du
« navire le Chrétien , de Londres, venant de la Nouvelle- Angleterre pour aller à Lon-
« dres; ce navire fut pris en 1746 par le vaisseau nommé le comte de Maurepas , de
« Dunkerque, commandé par le capitaine François Meyne.
« L’origine et la cause de la bigarrure de la peau de cet enfant, que vous avez la
« bonté de m’annoncer par la lettre dont vous m’avez Honoré, paraissent très-probables ;
« un pareil phénomène est très-rare et peut-être unique. 11 se peut cependant que dans
« l’intérieur de l’Afrique , où il se trouve des nègres noirs et d’autres blancs , le cas y
« soit plus fréquent. Il me reste néanmoins encore un doute sur ce que vous me faites
« l’honneur de me marquer à cet égard , et malgré mille et millions d’exemples que
« vous citez , que le mélange du sang nègre avec le blanc n’a jamais produit que du
« brun toujours uniformément répandu, je crois qu’à l’exemple des quadrupèdes les
« hommes peuvent naître, par le mélange des individus noirs et blancs, tantôt bruns
« comme sont les mulâtres, tantôt tigrés à petites taches noires ou blanchâtres , et tan-
« tôt pies à grandes taches ou bandes comme il est arrivé à l’enfant ci-dessus ; ce que
« nous voyons arriver par le mélange des races noires et blanches, parmi les chevaux,
« les vaches , brebis , porcs , chiens , chats , lapins , etc. pourrait également arriver
« parmi les hommes; il est même surprenant que cela n’arrive pas plus souvent. La
« laine noire dont la tête de cet enfant est garnie sur la peau noire, et les cheveux blancs
■■ qui naissent sur les parties blanches de son front , font présumer que les parties noi-
« res proviennent d’un sang nègre et les parties blanches d’un sang blanc, etc.»
S’il était toujours vrai que la peau blanche fit naître des cheveux , et que la peau
noire produisît de la laine, on pourrait croire en effet que ces nègres pies proviendraient
du mélange d’une négresse et d’un blanc ; mais nous ne pouvons savoir par l’inspection
du portrait s’il y a en effet des cheveux sur les parties blanches et de la laine sur les
parties noires; il y a au contraire toute apparence que les unes et les autres de ces par-
ties sont couvertes de laine ; ainsi je suis persuadé que cet enfant pie doit sa naissance
à un père nègre noir et à une mère négresse blanche *. Je le soupçonnais en 1772, lors-
1. Ces individus blancs ou blafards proviennent tout simplement de parents nègres. Des
parents nègres produisent quelquefois des individus tout à fait blancs : ce sont les albinos , et
quelquefois des individus mi-partis de blanc et de noir : ce sont des demi-albinos , des albinos
incomplets , ou des nègres-pies.
304
ADDITIONS
que j’ai écrit à M. Taverne, et j’en suis maintenant presque assuré par les nouvelles
informations que j’ai faites à ce sujet.
Dans les animaux, la chaleur du climat change la laine en poil. On peut citer pour
exemple les brebis du Sénégal , les bisons ou bœufs à bosse qui sont couverts de laine
dans les contrées froides, et qui prennent du poil rude, comme celui de nos bœufs, dans
les climats chauds, etc. Mais il arrive tout le contraire dans l’espèce humaine ; les che-
veux ne deviennent laineux que sur les nègres , c’est-à-dire dans les contrées les plus
chaudes de la terre, où tous les animaux perdent leur laine.
On prétend que parmi les blafards des différents climats, les uns ont de la laine, les
autres des cheveux, et que d’autres n’ont ni laine ni cheveux, mais un simple duvet;
que les uns ont l’iris des yeux rouge, et d’autres d’un bleu faible ; que tous, en général,
sont moins vifs, moins forts et plus petits que les autres hommes, de quelque couleur
qu’ils soient; que quelques-uns de ces blafards ont le corps et les membres assez bien
proportionnés ; que d’autres paraissent difformes par la longueur des bras , et surtout
par les pieds et par les mains dont les doigts sont trop gros ou trop courts. Toutes ces
différences rapportées par les voyageurs paraissent indiquer qu’il y a des blafards de
bien des espèces , et qu’en général cette dégénération ne vient pas d’un type de nature,
d’une empreinte particulière qui doive se propager sans altération et former une race
constante, mais plutôt d’une désorganisation de la peau plus commune dans les pays
chauds qu’elle ne l'est ailleurs ; car les nuances du blanc au blafard se reconnaissent
dans les pays tempérés et même froids. Le blanc mat et fade des blafards se trouve dans
plusieurs individus de tous les climats; il y a même en France plusieurs personnes des
deux sexes dont la peau est de ce blanc inanimé : cette sorte de peau ne produit jamais
que des cheveux et des poils blancs ou jaunes. Ces blafards de notre Europe ont ordi-
nairement la vue faible, le tour des yeux rouge, l’iris bleu, la peau parsemée de taches
grandes comme des lentilles, non-seulement sur le visage, mais même sur le corps ; et
cela me confirme encore dans l’idée que les blafards, en général, ne doivent être regardés
que comme des individus plus ou moins disgraciés de la nature, dont le vice principal
réside dans la texture de la peau.
Nous allons donner des exemples de ce que peut produire cette désorganisation de la
peau. On a vu en Angleterre un homme auquel on avait donné le surnom de porc-épic :
il est né en 17 J O dans la province de Suffolk. Toute la peau de son corps était chargée
de petites excroissances ou verrues en forme de piquants gros comme une ficelle. Le
visage, la paume des mains, la plante des pieds étaient les seules parties qui n’eussent
pas de piquants; ils étaient d’un brun rougeâtre et en même temps durs et élastiques,
au point de faire du bruit lorsqu’on passait la main dessus ; ils avaient un demi-pouce
de longueur dans de certains endroits et moins dans d’autres ; ces excroissances ou
piquants n’ont paru que deux mois après sa naissance; ce qu’il y avait encore de singu-
lier, c’est que ces verrues tombaient chaque hiver pour renaître au printemps. Cet
homme , au reste, se portait très-bien; il a eu six enfants qui tous six ont été comme
leur père couverts de ces mêmes excroissances. On peut voir la main d’un de ces enfants
gravée dans les Glanures de M. Edwards, planche 212, et la main du père dans les
Transactions philosophiques , volume XL1X, page 21.
Nous donnons ici la figure d’un enfant que j’ai fait dessiner sous mes yeux , et
qui a été vu de tout Paris dans l’année 1774. C’était une petite fille nommée Anne
Marie Hérig, née le lt novembre 1770 à Dackstul, comté de ce nom, dans la Lor-
raine allemande, à sept lieues de Trêves. Son père, sa mère, ni aucun de ses parents
n’avaient de taches sur la peau, au rapport d’un oncle et d’une tante qui la conduisaient;
cette petite fille avait néanmoins tout le corps, le visage et les membres parsemés et
couverts en beaucoup d’endroits détachés plus ou moins grandes, dont la plupart étaient
i
A L’HISTOIRE DE L’HOMME.
303
surmontées d’un poil semblable à du poil de veau; quelques autres endroits étaient
couverts d'un poil plus court et semblable à du poil de chevreuil ; ces taches étaient
toutes de couleur fauve, chair et poil ; il y avait aussi des taches sans poil , et la peau
dans ces endroits nus ressemblait à du cuir tanné. Telles étaient les petites taches
rondes et autres, grosses comme des mouches, que cet enfant avait aux bras, aux
jambes, sur le visage et sur quelques endroits du corps : les taches velues étaient bien
plus grandes ; il y en avait sur les jambes, les cuisses, les bras et sur le front ; ces taches
couvertes de beaucoup de poil étaient proéminentes, c’est-à-dire un peu élevées
au-dessus de la peau nue. Au reste, cette petite fille était d’une figure très-agréable ;
elle avait de fort beaux yeux , quoique surmontés de sourcils très-extraordinaires , car
ils étaient mêlés de poils humains et de poil de chevreuil, la bouche petite, la physio-
nomie gaie , les cheveux bruns. Elle n’était âgée que de trois ans et demi lorsque je
l’observai au mois de juin 1774, et elle avait deux pieds sept-pouces de hauteur, ce qui
est la taille ordinaire des filles de cet âge; seulement elle avait le ventre un peu plus
gros que les autres enfants ; elle était très-vive et se portait à merveille, mais mieux en
hiver qu’en été ; car la chaleur l’incommodait beaucoup, parce qu’indépendamment des
taches que nous venons de décrire , et dont le poil lui échauffait la peau , elle avait
encore l’estomac et le ventre couverts d’un poil clair assez long, d’une couleur fauve du
côté droit et un peu moins foncée du côté gauche, et son dos semblait être couvert
d’une tunique de peau velue qui n’était adhérente au corps que dans quelques endroits,
et qui était formée par un grand nombre de petites loupes ou tubercules très-voisins les
uns des autres, lesquels prenaient sous les aisselles et lui couvraient toute la partie du
dos jusque sur les reins. Ces espèces de loupes ou excroissances d’une peau qui était
pour ainsi dire étrangère au corps de cet enfant, ne lui faisaient aucune douleur lors
même qu’on les pinçait; elles étaient de formes différentes, toutes couvertes de poil sur
un cuir grenu et ridé dans quelques endroits. 11 partait de ces rides des poils bruns
assez clair-semés , et les intervalles entre chacune des excroissances étaient garnis d’un
poil brun plus long que l’autre ; enfin , le bas des reins et le haut des épaules étaient
surmontés d’un poil de plus de deux pouces de longueur : ces deux endroits du corps
étaient les plus remarquables par la couleur et la quantité du poil; car celui du haut
des fesses, des épaules et de l’estomac était plus court , et ressemblait à du poil de veau
fin et soyeux, tandis que les longs poils du bas des reins et du dessus des épaules étaient
rudes et fort bruns : l’intérieur des cuisses, le dessous des fesses et les parties natu-
relles , étaient absolument sans poil et d’une chair très-blanche, très-délicate et très-
fraîche. Toutes les parties du corps qui n’étaient pas tachées présentaient de même une
peau très-fine et même plus belle que celle des autres enfants. Les cheveux étaient
châtain brun et fins. Le visage, quoique fort taché, ne laissait pas de paraître agréable
par la régularité des traits et par la blancheur de la peau. Ce n’était qu’avec répugnance
que cet enfant se laissait habiller, tous les vêtements lui étant incommodes par la
grande chaleur qu’ils donnaient à son petit corps déjà vêtu par la nature : aussi n’était-il
nullement, sensible au froid.
A l’occasion du portrait et de la description de cette petite fille, des personnes dignes
de foi m’ont assuré avoir vu à Bar une femme qui, depuis les clavicules jusqu’aux ge-
noux, est entièrement couverte d’un poil de veau fauve et touffu : cette femme a aussi
plusieurs poils semés sur le visage, mais on n’a pu m’en donner une meilleure descrip-
tion. Nous avons vu à Paris, dans l’année 1774, un Russe, dont le front et tout le visage
étaient couverts d’un poil noir comme sa barbe et ses cheveux. J’ai dit qu’on trouve de
ces hommes à face velue à Yeço et dans quelques autres endroits ; mais, comme ils sont
en petit nombre, on doit présumer que ce n’est point une race particulière ou variété
constante, et que ces hommes à face velue ne sont, comme les blafards, que des indivi-
u. 20
306
ADDITIONS
dus dont la peau est organisée différemment de celle des autres hommes; car le poil et
la couleur peuvent être regardés comme des qualités accidentelles produites par des
circonstances particulières, que d’autres circonstances particulières, et souvent si légères
qu’on ne les devine pas, peuvent néanmoins faire varier et même changer du tout au tout.
Mais, pour en revenir aux nègres, l’on sait que certaines maladies leur donnent com-
munément une couleur jaune ou pâle et quelquefois presque blanche : leurs brûlures
et leurs cicatrices restent même assez longtemps blanches ; les marques de leur petite
vérole sont d’abord jaunâtres, et elles ne deviennent noires comme le reste de la peau que
beaucoup de temps après. Les nègres en vieillissant perdent une partie de leur couleur
noire, ils pâlissent ou jaunissent, leur tête et leur barbe grisonnent; M. Schreber ®
prétend qu’on a trouvé parmi eux plusieurs hommes tachetés, et que même en Afrique
les mulâtres sont quelquefois marqués de blanc, de brun et de jaune; enfin que, parmi
ceux qui sont bruns, on en voit quelques-uns qui, sur un fond de cette couleur, sont mar-
qués de taches blanches : ce sont là, dit-il, les véritables chacrelas auxquels la couleur a
fait donner ce nom par la ressemblance qu'ils ont avec l’insecte du même nom ; il ajoute
qu’on a vu aussi à Tobolsk et dans d’autres contrées de la Sibérie des hommes mar-
quetés de brun et dont les taches étaient d’une peau rude, tandis que le reste de la peau,
qui était blanche, était fine et très-douce. Un de ces hommes de Sibérie avait même les
cheveux blancs d’un côté de la tète et de l’autre côté ils étaient noirs, et on prétend
qu’ils sont les restes d’une nation qui portait le nom de Piegaga ou Piestra-Horcla, la
horde bariolée ou tigrée.
Nous croyons qu’on peut rapporter ces hommes tachés de Sibérie à l'exemple que
nous venons de donner de la petite fille à poil de chevreuil ; et nous ajouterons à celui
des nègres qui perdent leur couleur un fait bien certain, et qui prouve que dans de cer-
taines circonstances la couleur des nègres peut changer du noir au blanc.
« La nommée Françoise (négresse), cuisinière du colonel Barnet , née en Virginie,
âgée d’environ quarante ans, d’une très-bonne santé, d’une constitution forte et
« robuste, a eu originairement la peau tout aussi noire que l’Africain le plus brûlé;
« mais, dès l’âge de quinze ans environ, elle s’est aperçue que les parties de sa peau, qui
« avoisinent les ongles et les doigts, devenaient blanches. Peu de temps après, le tour de
« sa bouche subit le même changement , et le blanc a depuis continué à s’étendre peu à
« peu sur le corps, en sorte que toutes les parties de sa surface se sont ressenties plus ou
« moins de cette altération surprenante.
« Dans l’état présent , sur les quatre cinquièmes environ de la surface de son corps,
« la peau est blanche , douce et transparente comme celle d’une belle Européenne , et
« laisse voir agréablement les ramifications des vaisseaux sanguins qui sont dessous. Les
« parties qui sont restées noires perdent journellement leur noirceur ; en sorte qu’il est
« vraisemblable qu’un petit nombre d’années amènera un changement total.
« Le cou et le dos, le long des vertèbres, ont plus conservé de leur ancienne couleur
« que tout le reste, et semblent encore, par quelques taches, rendre témoignage de leur
« état primitif. La tête, la face, la poitrine, le ventre, les cuisses, les jambes et les bras,
« ont presque entièrement acquis la couleur blanche ; les parties naturelles et les aissel-
« les ne sont pas d’une couleur uniforme, et la peau de ces parties est couverte de poil
" blanc {lame) où elle est blanche, et de poil noir où elle est noire.
« Toutes les fois qu’on a excité en elle des passions, telles que la colère, la honte, etc.,
« on a vu sur-le-champ son visage et sa poitrine s’enflammer de rougeur. Pareillement
« lorsque ces endroits du corps ont été exposés à l’action du feu , on y a vu paraître
« quelques marques de rousseur.
a. Histoire naturelle des Quadrupèdes , par M. Schreber. Erlang, 1775, t. I, in-4®.
A L’HISTOIRE DE L’HOMME.
307
« Cette femme n'a jamais été dans le cas de se plaindre d’une douleur qui ait duré
« vingt-quatre heures de suite; seulement elle a eu une couche il y a environ dix-sept
« ans. Elle ne se souvient pas que ses règles aient jamais été supprimées, hors le temps
» de sa grossesse. Jamais elle n'a été sujette à aucune maladie de la peau , et n’a usé
« d’aucun médicament appliqué à l’extérieur, auquel on puisse attribuer ce changement
« de couleur. Comme on sait que par la brûlure la peau des nègres devient blanche, et
* que cette femme est tous les jours occupée aux travaux de la cuisine, on pourrait peut-
« être supposer que ce changement de couleur aurait été l’effet de la chaleur; mais il
« n’y a pas moyen de se prêter à cette supposition dans ce cas-ci, puisque cette femme
« a toujours été bien habillée, et que le changement est aussi remarquable dans les
« parties qui sont à l’abri de l’action du feu, que dans celles qui y sont les plus expo-
« sées.
« La peau, considérée comme émonctoire, paraît remplir toutes ses fonctions aussi
« parfaitement qu’il est possible, puisque la sueur traverse indifféremment avec la plus
« grande liberté les parties noires et les parties blanches a. »
Mais s’il y a des exemples de femmes ou d’hommes noirs devenus blancs, je ne sache
pas qu’il y en ait d’hommes blancs devenus noirs ; la couleur la plus constante dans
l’espèce humaine est donc le blanc, que le froid excessif des climats du pôle change en
gris obscur, et que la chaleur trop forte de quelques endroits de la zone torride change
en noir; les nuances intermédiaires, c’est-à-dire, les teintes de basané, de jaune, de
rouge, d’olive et de brun, dépendent des différentes températures et des autres circon-
stances locales de chaque contrée; l’on ne peut donc attribuer qu’à ces mêmes causes la
différence dans la couleur des yeux et des cheveux, sur laquelle néanmoins il y a beau*
coup plus d’uniformité que dans la couleur de la peau : car presque tous les hommes
de l’Asie, de l’Afrique et de l’Amérique, ont les cheveux noirs ou bruns; et parmi les
Européens, il y a peut-être encore beaucoup plus de bruns que de blouds, lesquels sont
aussi presque les seuls qui aient les yeux bleus *.
Sur les Monstres.
À ces variétés, tant spécifiques qu’individuelles, dans l’espèce humaine, on pourrait
ajouter les monstruosités , mais nous ne traitons que des faits ordinaires de la nature
et non des accidents ; néanmoins nous devons dire qu’on peut réduire à trois classes
tous les monstres possibles : la première estceiie des monstres par excès, la seconde des
a. Extrait d’une lettre de Mre Jacques Bâte à M. Alexandre Williamson , en date du 26 juin
1760. Journal étranger , mois d’août 1760.
1. En résumant les idées de Buffon sur Yhomme, on voit qu’il compte quatre races prin-
cipales dans une espèce unique: la race blanche, la noire, la jaune et la rouge, ou, en
d’autres termes, l 'européenne, Y africaine l’ asiatique , et l’ américaine. « L’homme, dira-t-il
« plus loin ( Histoire du lion), blanc en Europe, noir en Afrique, jaune en Asie, et rouge en
« Amérique , n’est que le même homme teint de la couleur du climat. »
Après Bufl’on, sont venus Camper, Blumenbach , Cuvier.
Aux caractères indiqués par Buffon, Camper a joint le caractère tiré de la forme des crânes.
Blumenbach a profondément étudié ce dernier et essentiel caractère. Cuvier semble nous ouvrir
la roule qui nous permettra de suivre les rameaux distincts de chaque grande race.
1 Blumenbach compte cinq races : la caucasique ou blanche , la mongolique ou jaune, Yéthio-
pique ou noire , Y américaine ou rouge , et la malaie.
Camper et Cuvier n’en comptent que trois : celle d’Europe , celle d 'Asie et celle d’Afrique.
Cette dernière opinion sur le nombre des races humaines est la mieux fondée. ( Voyez mon
Histoire des travaux et des idées de Buffon et mon Éloge historique de Blumenbach.)
308
ADDITIONS
monstres par défaut, et la troisième de ceux qui le sont par le renversement ou la fausse
position des parties. Dans le grand nombre d’exemples qu’on a recueillis des différents
monstres de l’espèce humaine, nous n’en citerons ici qu’un seul de chacune de ces trois
classes.
Dans la première, qui comprend tous les monstres par excès, il n’y en a pas de plus
frappants que ceux qui ont un double corps et forment deux personnes. Le 26 octobre
1701, il est né à Tzoni en Hongrie deux filles qui tenaient ensemble par les reins;
elles ont vécu vingt-un ans ; à l’âge de sept ans, on les amena en Hollande, en Angle-
terre, en France, en Italie, en Russie et presque dans toute l’Europe : âgées de neuf
ans , un bon prêtre les acheta pour les mettre au couvent à Pétersbourg, où elles
sont restées jusqu’à l’âge de vingt-un ans, c’est-à-dire, jusqu’à leur mort qui arriva le
23 février 1723. M. Justus-Joannes Tortos, docteur en médecine, a donné à la Société
royale de Londres, le 3 juillet 1757, une histoire détaillée de ces jumelles, qu’il avait
trouvée dans les papiers de son beau-père, Cari. Rayger, qui était le chirurgien ordi-
naire du couvent où elles étaient.
L’une de ces jumelles se nommait Hélène, et l’autre Judith. Dans l’accouchement
Hélène parut d’abord jusqu’au nombril, et trois heures après on tira les jambes, et avec
elle parut Judith. Hélène devint grande et était fort droite, Judith fut plus petite et un
peu bossue ; elles étaient attachées par les reins, et pour se voir elles ne pouvaient tour-
ner que la tête. 11 n’y avait qu’un anus commun : à les voir chacune par-devant lors-
qu’elles étaient arrêtées, on ne voyait rien de différent des autres femmes. Comme
l’anus était commun, il n’y avait qu’un même besoin pour aller à la selle ; mais pour le
passage des urines, cela était différent; chacune avait ses besoins, ce qui leur occasion-
nait de fréquentes querelles, parce que quand le besoin prenait à la plus faible, et que
l’autre ne voulait pas s’arrêter, celle-ci l’emportait malgré elle; pour tout le reste elles
s’accordaient, car elles paraissaient s’aimer tendrement. A six ans, Judith devint per-
cluse du côté gauche, et quoique par la suite elle parût guérie, il lui resta toujours une
impression de ce mal, et l’esprit lourd etfaible. Au contraire, Hélène était belle et gaie,
elle avait de l’intelligence et même de l’esprit. Elles ont eu en même temps la petite
vérole et la rougeole ; mais toutes leurs autres maladies ou indispositions leur arrivaient
séparément, car Judith était sujette à une toux et à la fièvre, au lieu que Hélène était
d’une bonne santé; à seize ans leurs règles parurent presque en même temps, et ont
toujours continué de paraître séparément à chacune. Comme elles approchaient de vingt-
deux ans, Judith prit la fièvre, tomba en léthargie et mourut le 23 février; la pauvre
Hélène fut obligée de suivre son sort ; trois minutes avant la mort de Judith, elle tomba
en agonie et mourut presque en même temps. En les disséquant on a trouvé qu’elles
avaient chacune leurs entrailles bien entières, et même que chacune avait un conduit
séparé pour les excréments, lequel néanmoins aboutissait au même anus «.
Les monstres par défaut sont moins communs que les monstres par excès; nous ne
pouvons guère en donner un exemple plus remarquable que celui de l’enfant que nous
avons fait représenter d’après une tête en cire qui a été faite par MUe Biheron, dont
on connaît le grand talent pour le dessin et la représentation des sujets anatomiques.
Cette tète appartient à M. Dubourg, habile naturaliste et médecin de la Faculté de
Paris; elle a été modelée d’après un enfant femelle qui est venu au monde vivant au
mois d’octobre 1766, mais qui n’a vécu que quelques heures. Je n’en donnerai pas la
description détaillée, parce qu’elle a été insérée dans les journaux de ce temps, et parti-
culièrement dans le Mercure de France.
Enfin, dans la troisième classe, qui contient les monstres par renversement ou
u Linn., Sys. nat., édition allemande, 1. 1,
V
Êd, . Jerotto c Sc
A L’HISTOIRE DE L’HOMME.
309
fausse position des parties , les exemples sont encore plus rares , parce que cette espèce
de monstruosité étant intérieure ne se découvre que dans les cadavres qu’on ouvre.
« M. Méry fit en 1688, dans l’Hôtel royal des Invalides, l'ouverture du cadavre d’un
« soldat qui était âgé de soixante-douze ans , et il y trouva généralement toutes les
<■ parties internes de la poitrine et du bas -ventre situées à contre - sens; celles qui
« dans l’ordre commun de la nature occupent le côté droit , étant situées au côté gau-
« che, et celles du côté gauche, Tétant au droit; le cœur était transversalement dans
« la poitrine; sa base, tournée du côté gauche, occupait justement le milieu, tout son
« corps et sa pointe s’avançant dans le côté droit La grande oreillette et la veine-
« cave étaient placées à la gauche et occupaient aussi le même côté dans le bas-ventre
« jusqu’à l’os sacrum..... Le poumon droit n’était divisé qu’en deux lobes , et le gauche
« en trois.
« Le foie était placé au côté gauche de l’estomac , son grand lobe occupant entière-
« ment Thypocondre de ce côté-là La rate était placée dans Thypocondre droit , et
« le pancréas se portait transversalement de droite à gauche au duodénum a. »
M. Winslow cite deux autres exemples d’une pareille transposition de viscères : la
première observée en 1650, et rapportée par Riolan & ; la seconde observée en 1657 sur
le cadavre du sieur Audran , commissaire du régiment des Gardes à Paris » . Ces ren-
versements ou transpositions sont peut-être plus fréquents qu’on ne l’imagine ; mais
comme ils sont intérieurs, on ne peut les remarquer que par hasard; je pense néan-
moins qu’il en existe quelque indication au dehors : par exemple, les hommes qui natu-
rellement se servent de la main gauche de préférence à la main droite pourraient bien
avoir les viscères renversés ’, ou du moins le poumon gauche plus grand et composé de
plus de lobes que le poumon droit ; car c’est l’étendue plus grande et la supériorité de
force dans le poumon droit2 qui est la cause de ce que nous nous servons de la main,
du bras ou de la jambe droite de préférence à la main ou à la jambe gauche.
Nous finirons par observer que quelques anatomistes , préoccupés du système des
germes préexistants , ont cru de bonne foi qu’il y avait aussi des germes monstrueux
préexistants comme les autres germes, et que Dieu avait créé ces germes monstrueux
dès le commencement5; mais n’est-ce pas ajouter une absurdité ridicule et indigne du
Créateur à un système mal conçu, que nous avons assez réfuté (volume Ier, p. 617) , et
qui ne peut être adopté ni soutenu dès qu’on prend la peine de l’examiner4 ?
a. Mémoires de l’Académie des Sciences , année 1733, p. 374 et 37b.
b. Disquisilio de transpositions partium naturalium et vitalium in corpore humano.
c. Journal de dom Pierre de Saint-Romual. Paris, 1661 .
1. Idée puérile , et qui n’a pas besoin d’être réfutée.
2. Idée un peu moins puérile, mais qui n’est pas mieux fondée.
3. C’était l’opinion du grand anatomiste Winslow. Il soutint, pendant dix ans, les germes
monstrueux préexistants contre Lémery qui ne voulut jamais, et avec raison, admettre de
monstres que par des causes accidentelles et mécaniques.
4. Voyez, sur les théories nouvelles relatives à la formation des monstres , mon Éloge hista<=
rique de Geoffroy-Saint-Iiilaire,
Résumé des principales idées de Camper, de Blumenbach et de Cuvier sur THomme.
I. De Camper et de la ligne faciale. — Camper est le premier, je l’ai déjà dit (voyez la note
de la p. 307) . qui ait remarqué les différences physiques qui se trouvent entre les têtes des
hommes.
En dessinant, à côté les unes des autres, des tètes d’homme blanc, d’homme noir, d’orang-.
310
ADDITIONS A L’HISTOIRE DE L’HOMME.
outang, etc., il vit qu’une ligne, menée du front à la mâchoire supérieure, et tombant sur les
dents incisives, s’inclinait de plus en plus (en arrière par le haut, en avant parle bas), à
mesure qu’il passait de l’homme blanc à l’homme noir, et de l’homme noir à la brute.
Cette ligne, menée du front à la mâchoire supérieure, est la ligne faciale : moyen très-ingé-
nieux , mais très-incomplet , de mesurer les crânes , et dont Camper exagéra beaucoup l’im-
portance.
« La ligne faciale , dit très-bien Blumenbach , convient seulement pour les races que carac-
« térise la direction des mâchoires , et ne peut s’admettre quand la largeur de la face forme le
« caractère distinctif. »
II. De Blumenbach et de l’étude complète du crâne. — En tirant parti de tous les caractères que
peut fournir la forme des tètes osseuses , Blumenbach a établi, comme nous l’avons vu ( note de
la p. 307 ), cinq races : la caucasique, qui se distingue par la beauté de l’ovale que forme sa tète*
la mongolique, par ses pommettes saillantes et son visage plat; Yéthiopique, par sa tète étroite et
son nez écrasé. Blumenbach n’a pu trouver pour ses deux autres races ( qui, selon moi, ne
sont que des sous-races) , l’américaine et la malaie , des caractères aussi précis. (Voyez mon
Éloge historique de Blumenbach. )
III. De Cuvier et de la filiation des rameaux distincts de chaque race. — Cuvier est, de tous
les hommes de nos jours, celui qui avait le plus médité sur la dernière révolution du globe.
Il voit le genre humain, au sortir de l’inondation immense qui marqua cette catastrophe, se
répandre en rayonnant de trois points culminants, le Caucase, les monts Altaï et VA tlas :
1° Le Caucase, d’où a rayonné la race caucasique , en donnant ses trois grands rameaux :
le rameau araméen, le rameau indien, germain et pélasgique, le rameau scythe, et toutes leurs
subdivisions;
2° Les monts Altaï, d’où a rayonné la race mongolique , avec ses divers rameaux : les Cal-
moucks, les Kalkas , les Chinois , les Japonais , les Mant choux , etc.;
3° L’Atlas, d’où a rayonné la race nègre ou éthiopique , avec ses différentes peuplades, tou-
jours restées barbares. ( Voyez Règne animal , t. I, p. 80.)
—
HISTOIRE NATURELLE
DES ANIMAUX.
— —ceo-
DISCOURS
SUR LA NATURE DES ANIMAUX l.
Comme ce n’est qu’en comparant que nous pouvons juger, que nos con-
naissances roulent même entièrement sur les rapports que les choses ont
avec celles qui leur ressemblent ou qui en diffèrent, et que, s’il n’existait
point d’animaux, la nature de l’homme serait encore plus incompréhen-
sible, après avoir considéré l’homme en lui-même, ne devons-nous pas nous
servir de cette voie de comparaison? Ne faut-il pas examiner la nature des
animaux, comparer leur organisation, étudier l’économie animale en géné-
ral, afin d’en faire des applications particulières, d’en saisir les ressem-
blances , rapprocher les différences, et de la réunion de ces combinaisons
tirer assez de lumières pour distinguer nettement les principaux effets de
la mécanique vivante , et nous conduire à la science importante dont
l’homme même est l’objet?
Commençons par simplifier les choses, resserrons l’étendue de notre sujet,
qui d’abord paraît immense, et tâchons de le réduire à ses justes limites. Les
propriétés qui appartiennent à l’animal, parce qu’elles appartiennent à toute
matière, ne doivent point être ici considérées, du moins d’une manière abso-
lue. Le corps de l’animal est étendu, pesant, impénétrable, figuré, capable
d’être mis en mouvement, ou contraint de demeurer en repos par l’action
ou par la résistance des corps étrangers; toutes ces propriétés, qui lui
sont communes avec le reste de la matière, ne sont pas celles qui caracté-
risent la nature des animaux, et ne doivent être employées que d’une
manière relative, en comparant, par exemple, la grandeur, le poids, la
figure, etc., d’un animal, avec la grandeur, le poids, la figure, etc., d’un
autre animal.
De même nous devons séparer, de la nature particulière des animaux, les
facultés qui sont communes à l’animal et au végétal : tous deux se nourris-
1. Ce Discours sur la nature des animaux ouvre le IV» volume de l’édition in- 4» de l’Impri-
merie royale, volume publié eu 1753.
312
DISCOURS SUR LA NATURE DES ANIMAUX.
sent, se développent et se reproduisent; nous ne devons donc pas com-
prendre dans l’économie animale proprement dite ces facultés qui appar-
tiennent aussi au végétal, et c’est par cette raison que nous avons traité de
la nutrition, du développement, de la reproduction, et même de la généra-
tion des animaux, avant que d’avoir traité de ce qui appartient en propre à
l’animal, ou plutôt de ce qui n’appartient qu’à lui.
Ensuite, comme on comprend dans la classe des animaux plusieurs êtres
animés dont l’organisation est très-différente de la nôtre et de celle des ani-
maux dont le corps est à peu près composé comme le nôtre, nous devons
éloigner de nos considérations cette espèce de nature animale particulière, et
ne nous attacher qu’à celle des animaux qui nous ressemblent le plus1:
l’économie animale d’une huître 2, par exemple, ne doit pas faire partie de
celle dont nous avons à traiter.
Mais comme l'homme n’est pas un simple animal , comme sa nature est
supérieure à celle des animaux, nous devons nous attacher à démontrer la
cause de cette supériorité, et établir, par des preuves claires et solides, le
degré précis de cette infériorité de la nature des animaux, afin de distinguer
ce qui n’appartient qu’à l’homme de ce qui lui appartient en commun avec
l’animal.
Pour mieux voir notre objet, nous venons de le circonscrire, nous en
avons retranché toutes les extrémités excédantes, et nous n’avons conservé
que les parties nécessaires. Divisons-le maintenant pour le considérer avec
toute l’attention qu’il exige , mais divisons-le par grandes masses : avant
d’examiner en détail les parties de la machine animale et les fonctions de
chacune de ces parties, voyons en général le résultat de cette mécanique ,
et sans vouloir d’abord raisonner sur les causes , bornons-nous à constater
les effets.
L’animal a deux manières d’être, l’état de mouvement et l’état de repos,
la veille et le sommeil, qui se succèdent alternativement pendant toute la
vie : dans le premier état, tous les ressorts de la machine animale sont en
action; dans le second, il n’y en a qu’une partie, et cette partie, qui est en
action pendant le sommeil, est aussi en action pendant la veille. Cette partie
est donc d’une nécessité absolue, puisque l’animal ne peut exister d’aucune
façon sans elle; cette partie est indépendante de l’autre, puisqu’elle agit
seule; l’autre, au contraire, dépend de celle-ci, puisqu’elle ne peut seule
exercer son action : l’une est la partie fondamentale de l’économie animale,
1. On voit combien , en tout genre , les premières vues ( même les premières vues d’un grand
génie) sont bornées. Buffon ne concevait encore l 'économie animale que dans l'homme et dans
les animaux voisins de l’homme. L’anatomie générale , Yanatomie comparée, était à naître.
2. Ce mot de Buffon sur Vhuîire ( qui ne doit pas faire partie de l’économie animale dont
il traite) justifie bien ce que j’ai dit, dans YÉloge de Cuvier , des animaux à sang blanc, avant
Cuvier si peu étudiés : « Les animaux à sang blanc formaient en quelque sorte un règne
« animal nouveau , à peu près inconnu aux naturalistes »
DISCOURS SUR LA NATURE DES ANIMAUX.
313
puisqu’elle agit continuellement et sans interruption ; l’autre est une partie
moins essentielle, puisqu’elle n’a d’exercice que par intervalles et d’une
manière alternative
Cette première division de l’économie animale me paraît naturelle, géné-
rale et bien fondée; l’animal qui dort ou qui est en repos est une machine
moins compliquée et plus aisée à considérer que l’animal qui veille ou qui
est en mouvement. Cette différence est essentielle, et n’est pas un simple
changement d’état, comme dans un corps inanimé qui peut également et
indifféremment être en repos ou en mouvement; car un corps inanimé, qui
est dans l’un ou l’autre de ces états, restera perpétuellement dans cet état, à
moins que des forces ou des résistances étrangères ne le contraignent à en
changer; mais c’est par s^s propres forces que l’animal change d’état; il
passe du repos à l’action, et de l’action au repos, naturellement et sans con-
trainte : le moment de Y éveil revient aussi nécessairement que celui du som-
meil, et tous deux arriveraient indépendamment des causes étrangères,
puisque l’animal ne peut exister que pendant un certain temps dans l’un ou
dans l’autre état, et que la continuité non interrompue de la veille ou du
sommeil, de l’action ou du repos, amènerait également la cessation de la
continuité du mouvement vital.
Nous pouvons donc distinguer dans l’économie animale deux parties1 2,
dont la première agit perpétuellement sans aucune interruption , et la
seconde n’agit que par intervalles. L’action du cœur et des poumons dans
l’animal qui respire, l’action du cœur dans le fœtus, paraissent être cette
première partie de l’économie animale : l’action des sens et le mouvement
du corps et des membres semblent constituer la seconde.
Si nous imaginions donc des êtres auxquels la nature n’eût accordé que
cette première partie de l’économie animale, ces êtres, qui seraient nécessai-
rement privés de sens et de mouvement progressif, ne laisseraient pas d’être
des êtres animés, qui ne différeraient en rien des animaux qui dorment. Une
huître, un zoophyte 3, qui ne paraît avoir ni mouvement extérieur sensible,
ni sens externe, est un être formé pour dormir toujours; un végétal n’est
dans ce sens qu’un animal qui dort, et en général les fonctions de tout être
1. On voit ici le premier germe de la grande division , établie plus tard par Bichat, entre la
vie organique (la vie de nutrition, de conservation, de reproduction ) et la vie animale (la
vie de la sensibilité , de l 'instinct, de la pensée, du mouvement ). (Voyez Bichat : Rech. physi.
sur la vie et la mort.)
2. On ne pouvait mieux distinguer les deux parties , ou , plus exactement , mieux marquer
les organes propres de chacune des deux vies : dans la vie organique, le cœur, le poumon, etc. ;
dans la vie animale , X action des sens et le mouvement des membres.
3. Une huître n’est pas , dans le langage précis de nos jours , un zoophyte. Le polype est un
zoophyte. L’huître est un animal d’une structure beaucoup plus compliquée : c’est un mol-
lusque. Une huitre , un zoophyte ont un mouvement extérieur, très -sensible : le polype , par
exemple , meut ses tentacules, ses bras, il se meut lui-mème , etc. ; l 'huître ouvre et ferme ses
valves, sa fibre musculaire est très -contractile , etc. , etc.
314
DISCOURS SUR LA NATURE DES ANIMAUX.
organisé qui n’aurait ni mouvement , ni sens, pourraient être comparées
aux fonctions d’un animal qui serait par sa nature contraint à dormir per-
pétuellement.
Dans l’animal, l’état de sommeil n’est donc pas un état accidentel, occa-
sionné par le plus ou moins grand exercice de ses fonctions pendant la veille;
cet état est au contraire une manière d’être essentielle, et qui sert de base à
l’économie animale. C’est par le sommeil que commence notre existence; le
fœtus dort presque continuellement, et l’enfant dort beaucoup plus qu’il ne
veille.
Le sommeil, qui parait être un état purement passif, une espèce de mort,
est donc au contraire le premier état de l’animal vivant et le fondement de
la vie; ce n’est point une privation, un anéantissement, c’est une manière
d’être , une façon d’exister tout aussi réelle et plus générale qu’aucune
autre; nous existons de cette façon avant d’exister autrement : tous les êtres
organisés qui n’ont point de sens n’existent que de cette façon, aucun
n’existe dans un état de mouvement continuel , et l’existence de tous parti-
cipe plus ou moins à cet état de repos.
Si nous réduisons l’animal même le plus parfait à cette partie qui agit
seule et continuellement, il ne nous paraîtra pas différent de ces êtres aux-
quels nous avons peine à accorder le nom d’animal; il nous paraîtra, quant
aux fonctions extérieures, presque semblable au végétal; car quoique l’or-
ganisation intérieure soit différente dans l’animal et dans le végétal, l’un et
l’autre ne nous offriront plus que les mêmes résultats : ils se nourriront, ils
croîtront, ils se développeront, ils auront les principes d’un mouvement
interne, ils posséderont une vie végétale; mais ils seront également privés
de mouvement progressif, d’action, de sentiment, et ils n’auront aucun signe
extérieur, aucun caractère apparent de vie animale. Mais revêtons cette par-
tie intérieure d’une enveloppe convenable , c’est-à-dire , donnons-lui des
sens et des membres, bientôt la vie animale se manifestera ; et plus l’enve-
loppe contiendra de sens, de membres et d’autres parties extérieures, plus la
vie animale nous paraîtra complète, et plus l’animal sera parfait. C’est donc
par cette enveloppe que les animaux diffèrent entre eux: la partie intérieure
qui fait le fondement de l’économie animale appartient à tous les animaux
sans aucune exception , et elle est à peu près la même, pour la forme, dans
l’homme et dans les animaux qui ont de la chair et du sang; mais l’enve-
loppe extérieure est très-différente , et c’est aux extrémités de cette enve-
loppe que sont les plus grandes différences.
Comparons, pour nous faire mieux entendre, le corps de l’homme avec
celui d’un animal, par exemple, avec le corps du cheval, du bœuf, du
cochon, etc. : la partie intérieure qui agit continuellement, c’est-à-dire le
cœur et les poumons, ou plus généralement les organes de la circulation et
de la respiration, sont à peu près les mêmes dans l’homme et dans l’animal ;
DISCOURS SUR LA NATURE DES ANIMAUX.
315
mais la partie extérieure, l’enveloppe, est fort différente. La charpente du
corps de l'animal, quoique composée de parties similaires à celles du corps
humain, varie prodigieusement pour le nombre, la grandeur et la position;
les os y sont plus ou moins allongés, plus ou moins accourcis, plus ou moins
arrondis, plus ou moins aplatis; etc., leurs extrémités sont plus ou moins
élevées, plus ou moins cavées : plusieurs sont soudés ensemble ; il y en a
même quelques-uns qui manquent absolument, comme les clavicules; il y
en a d’autres qui sont en plus grand nombre, comme les cornets du nez, les
vertèbres, les côtes, etc., d’autres qui sont en plus petit nombre, comme les
os du carpe, du métacarpe, du tarse, du métatarse, les phalanges, etc., ce
qui produit des différences très-considérables dans la forme du corps de ces
animaux, relativement à la forme du corps de l’homme.
De plus, si nous y faisons attention, nous verrons que les plus grandes
différences sont aux extrémités, et que c’est par ces extrémités que le corps
de l’homme diffère le plus du corps de l’animal ; car divisons le corps
en trois parties principales, le tronc, la tête et les membres : la tête et
les membres, qui sont les extrémités du corps, sont ce qu’il y a de plus dif-
férent dans l’homme et dans l’animal. Ensuite, en considérant les extrémi-
tés de chacune de ces trois parties principales, nous reconnaîtrons que la
plus grande différence dans la partie du tronc se trouve à l’extrémité supé-
rieure et inférieure de cette partie, puisque dans le corps de l’homme il y a
des clavicules en haut, au lieu que ces parties manquent dans la plupart des
animaux : nous trouverons pareillement à l’extrémité inférieure du tronc
un certain nombre de vertèbres extérieures qui forment une queue à l’ani-
mal; et ces vertèbres extérieures manquent à celte extrémité inférieure du
corps de l’homme. De même l’extrémité inférieure de la tête, les mâchoires,
et l’extrémité supérieure de la tête, les os du front, diffèrent prodigieuse-
ment dans l’homme et dans l’animal; les mâchoires dans la plupart des ani-
maux sont fort allongées, et les os frontaux sont au contraire fort raccourcis.
Enfin, en comparant les membres de l’animal avec ceux de l’homme, nous
reconnaîtrons encore aisément que c’est par leurs extrémités qu’ils diffèrent
le plus *, rien ne se ressemblant moins au premier coup d’œil que la main
humaine et le pied d’un cheval ou d’un bœuf.
En prenant donc le cœur pour centre dans la machine animale, je vois que
l’homme ressemble parfaitement aux animaux par l’économie de cette par-
tie et des autres qui en sont voisines; mais plus on s’éloigne de ce centre,
plus les différences deviennent considérables, et c’est aux extrémités où1 2
elles sont le plus grandes; et lorsque dans ce centre même il se trouve
1. Tout cela est très-juste. Ce sont les parties superficielles , les parties extérieures , les extré-
mités qui varient, qui changent le plus d’un animal à l’autre. Les parties intérieures, les par-
ties centrales sont les plus constantes.
2. Voyez la note de la p. 26 du Ier volume.
3 1 G
DISCOURS SUR LA NATURE DES ANIMAUX.
quelque différence, l’animal est alors infiniment plus différent de l’homme;
il est, pour ainsi dire, d’une autre nature l, et n’a rien de commun avec les
espèces d’animaux que nous considérons. Dans la plupart des insectes, par
exemple, l’organisation de cette principale partie de l’économie animale est
singulière; au lieu de cœur et de poumons on y trouve des parties qui ser-
vent de même aux fonctions vitales, et que par cette raison l’on a regardées
comme analogues à ces viscères, mais qui réellement en sont très-différentes,
tant par la structure que par le résultat de leur action : aussi les insectes
diffèrent-ils, autant qu’il est possible, de l'homme et des autres animaux.
Une légère différence dans ce centre de l'économie animale est toujours
accompagnée d’une différence infiniment plus grande dans les parties exté-
rieures. La tortue, dont le cœur est singulièrement conformé, est aussi un
animal extraordinaire, qui ne ressemble à aucun autre animal.
Que l’on considère l’homme, les animaux quadrupèdes, les oiseaux, les
cétacés, les poissons, les amphibies, les reptiles : quelle prodigieuse variété
dans la figure, dans la proportion de leur corps, dans le nombre et dans la
position de leurs membres, dans la substance de leur chair, de leurs os, de
leurs téguments ! Les quadrupèdes ont assez généralement des queues, des
cornes et toutes les extrémités du corps différentes de celles de l’homme :
les cétacés vivent dans un autre élément, et, quoiqu’ils se multiplient par
une voie de génération semblable à celle des quadrupèdes, ils en sont très-
différents par la forme, n’ayant point d’extrémités inférieures; les oiseaux
semblent en différer encore plus par leur bec, leurs plumes, leur vol , et
leur génération par des œufs; les poissons et les amphibies sont encore plus
éloignés de la forme humaine; les reptiles - n’ont point de membres. On
trouve donc la plus grande diversité dans toute l’enveloppe extérieure : tous
ont au contraire à peu près la même conformation intérieure; ils ont tous
un cœur3, un foie4, un estomac, des intestins, des organes pour la géné-
ration 5 : ces parties doivent donc être regardées comme les plus essentielles
à l’économie animale, puisqu’elles sont de toutes les plus constantes et les
moins sujettes à la variété.
1. Les parties superficielles , les parties externes , peuvent changer sans que la nature
de l'animal change : lorsque le centre change , tout le reste change On reconnaît ici le
germe de la belle loi de la subordination des parties, devenue, par les travaux de Cuvier,
la base de toute la classification , de toute la méthode. (Voyez mon Histoire des travaux de
Cuvier. )
2. Les serpents.
3. Ils ont, tous un cœur. Rappelons-nous toujours que Buffon ne parle que des animaux qui
nous ressemblent le plus (p. 312 ). A prendre les animaux en général , tous n’ont pas un cœur :
la plupart des animaux à sang blanc, les polypes, les oursins , les méduses, etc., n’en ont point;
les insectes mêmes n’en ont qu'un vestige , etc.
4. Il faut dire du foie ce qui vient d’ètre dit du cœur. La plupart des animaux à sang blanc
n’en ont pas.
5. Aristote avait déjà remarqué que la partie la plus persistante dans les animaux était le canal
digestif. Les organes de la génération se retrouvent jusque dans les végétaux.
DISCOURS SUR LA NATURE DES ANIMAUX.
347
Mais on doit observer que dans l’enveloppe même il y a aussi des parties
plus constantes les unes que les autres; les sens, surtout certains sens,
ne manquent à aucun de ces animaux. Nous avons expliqué dans l’ar-
ticle des sens quelle peut être leur espèce de toucher : nous ne savons
pas de quelle nature est leur odorat et leur goût , mais nous sommes
assurés qu'ils ont tous le sens de la vue, et peut-être aussi celui de l’ouïe.
Les sens peuvent donc être regardés comme une autre partie essentielle de
l’économie animale, aussi bien que le cerveau et ses enveloppes, qui se
trouve dans tous les animaux qui ont des sens, et qui en effet est la partie
dont les sens tirent leur origine, et sur laquelle ils exercent leur première
action. Les insectes même, qui diffèrent si fort des autres animaux parle
centre de l’économie animale, ont une partie dans la tète, analogue au cer-
veau, et des sens dont les fonctions sont semblables à celles des autres
animaux; et ceux qui, comme les huîtres, paraissent en être privés, doi-
vent être regardés comme des demi-animaux, comme des êtres qui font la
nuance entre les animaux et les végétaux.
Le cerveau et les sens forment donc une seconde partie essentielle à l'éco-
nomie animale : le cerveau est le centre de l’enveloppe, comme le cœur est
le centre de la partie intérieure de l’animal l. C’est cette partie qui donne à
toutes les autres parties extérieures le mouvement et l’action, par le moyen
de la moelle de l’épine, et des nerfs, qui n’en sont que le prolongement; et
de la même façon que le cœur et toute la partie intérieure communiquent
avec le cerveau et avec toute l’enveloppe extérieure par les vaisseaux san-
guins qui s’y distribuent, le cerveau communique aussi avec le cœur et toute
la partie intérieure par les nerfs qui s’y ramifient. L’union paraît intime et
réciproque ; et, quoique ces deux organes aient des fonctions absolument dif-
férentes les unes des autres lorsqu’on les considère à part, ils ne peuvent
cependant être séparés sans que l’animal périsse à l’instant2.
Le cœur et toute la partie intérieure agissent continuellement, sans inter-
ruption, et, pour ainsi dire, mécaniquement et indépendamment d’aucune
cause extérieure; les sens au contraire et toute l’enveloppe n’agissent que
par intervalles alternatifs, et par des ébranlements successifs causés par les
1. On ne pouvait mieux placer le centre de chacune des deux vies, et Biehat n’a pu que
répéter Buffon : le centre de la vie organique est le cœur ; le cerveau est le centre de la vie
animale.
2. Il faut distinguer, dans le cerveau, les parties qui servent à V intelligence , les parties
qui servent aux mouvements , et celles qui servent à la vie. Le cerveau proprement dit ( lobes
on hémisphères cérébraux ) est le siège de Yintelligence , le cervelet est le siège du principe qui
coordonne les mouvements de locomotion, la moelle allongée (et plus particulièrement, dans
la moelle allongée , ce que j’appelle le nœud vital ) est le siège du principe des mouvements de
la respiration, et par suite de la vie. La destruction du nœud vital abolit sur-le-champ la respi-
ration et la vie. Un animal peut survivre au contraire , et survit en effet longtemps, au retran-
chement du cerveau et du cervelet. (Voyez mes Rech. expér. sur les propriétés et les fonctions du
système nerveux. )
318
DISCOURS SUR LA NATURE DES ANIMAUX.
objets extérieurs. Les objets exercent leur action sur les sens; les sens modi-
fient cette action des objets, et en portent l’impression modifiée dans le cer-
veau, où cette impression devient ce que l’on appelle sensation; le cerveau,
en conséquence de cette impression, agit sur les nerfs et leur communique
l’ébranlement qu'il vient de recevoir, et c’est cet ébranlement qui produit le
mouvement progressif et toutes les autres actions extérieures du corps et des
membres de l’animal. Toutes les fois qu'une cause agit sur un corps, on sait
que ce corps agit lui-même par sa réaction sur cette cause : ici les objets
agissent sur l’animal par le moyen des sens, et l’animal réagit sur les objets
par ses mouvements extérieurs; en général l’action est la cause, et la réac-
tion l’effet.
On me dira peut-être qu’ici l’effet n’est point proportionnel à la cause; que
dans les corps solides qui suivent les lois de la mécanique la réaction est tou-
jours égale à l’action; mais que dans le corps animal il paraît que le mouve-
ment extérieur ou la réaction est incomparablement plus grande que l’action,
et que par conséquent le mouvement progressif et les autres mouvements
extérieurs ne doivent pas être regardés comme de simples effets de l’impres-
sion des objets sur les sens. Mais il est aisé de répondre que, si les effets nous
paraissent proportionnels à leurs causes dans certains cas et dans certaines
circonstances, il y a dans la nature un bien plus grand nombre de cas et de
circonstances où les effets ne sont en aucune façon proportionnels à leurs
causes apparentes. Avec une étincelle, on enflamme un magasin à poudre et
l’on fait sauter une citadelle ; avec un léger frottement on produit par l’élec-
tricité un coup violent, une secousse vive, qui se fait sentir dans l’instant
même à de très-grandes distances, et qu’on n’affaiblit point en la partageant,
en sorte que mille personnes qui se touchent ou se tiennent par la main en
sont également affectées, et presque aussi violemment que si le coup n’avait
porté que sur une seule; par conséquent il ne doit pas paraître extraordinaire
qu’une légère impression sur les sens puisse produire dans le corps animal
une violente réaction, qui se manifeste par les mouvements extérieurs.
Les causes que nous pouvons mesurer, et dont nous pouvons en consé-
quence estimer au juste îa quantité des effets, ne sont pas en aussi grand
nombre que celles dont les qualités nous échappent, dont la manière d’agir
nous est inconnue, et dont nous ignorons par conséquent la relation propor-
tionnelle qu’elles peuvent avoir avec leurs effets. Il faut, pour que nous
puissions mesurer une cause, qu’elle soit simple, qu’elle soit toujours la
même, que son action soit constante, ou, ce qui revient au même, qu’elle ne
soit variable que suivant une loi qui nous soit exactement connue. Or, dans
la nature, la plupart des effets dépendent de plusieurs causes différemment
combinées, de causes dont l’action varie, de causes dont les degrés d’acti-
vité ne semblent suivre aucune règle, aucune loi constante, et que nous ne
pouvons par conséquent, ni mesurer, ni même estimer que comme on estime
DISCOURS SUR LA NATURE DES ANIMAUX. 319
des probabilités, en tâchant d’approcher de la vérité par le moyen des vrai-
semblances.
Je ne prétends donc pas assurer comme une vérité démontrée, que le
mouvement progressif et les autres mouvements extérieurs de l’animal aient
pour cause, et pour cause unique, l’impression des objets sur les sens : je le
dis seulement comme une chose vraisemblable, et qui me paraît fondée sur
de bonnes analogies; car je vois que dans la nature tous les êtres organisés,
qui sont dénués de sens ‘, sont aussi privés du mouvement progressif-, et
que tous ceux qui en sont pourvus ont tous aussi cette qualité active de mou-
voir leurs membres et de changer de lieu. Je vois de plus qu’il arrive sou-
vent que cette action des objets sur les sens met à l'instant l’animal en
mouvement, sans même que la volonté paraisse y avoir pris part, et qu'il
arrive toujours, lorsque c’est la volonté qui détermine le mouvement, quelle
a été elle-même excitée par la sensation qui résulte de l’impression actuelle
des objets sur les sens, ou de la réminiscence d’une impression antérieure.
Pour le faire mieux sentir, considérons-nous nous-mêmes, et analysons
un peu le physique de nos actions. Lorsqu’un objet nous frappe par quelque
sens que ce soit, que la sensation qu'il produit est agréable, et qu’il fait
naître un désir, ce désir ne peut être que relatif à quelques-unes de nos qua-
lités et à quelques-unes de nos manières de jouir; nous ne pouvons désirer
cet objet que pour le voir, pour le goûter, pour l’entendre, pour le sentir,
pour le toucher; nous ne le désirons que pour satisfaire plus pleinement le
sens avec lequel nous l’avons aperçu, ou pour satisfaire quelques-uns de nos
autres sens en même temps, c’est-à-dire, pour rendre la première sensation
encore plus agréable, ou pour en exciter une autre, qui est une nouvelle
manière de jouir de cet objet : car si, dans le moment même que nous l’aper-
cevons, nous pouvions en jouir pleinement et par tous les sens à la fois, nous
ne pourrions rien désirer. Le désir ne vient donc que de ce que nous sommes
mal situés par rapport à l’objet que nous venons d’apercevoir, nous en
sommes trop loin ou trop près : nous changeons donc naturellement de
situation, parce qu’en même temps que nous avons aperçu l’objet, nous
avons aussi aperçu la distance ou la proximité qui fait l’incommodité de
notre situation, et qui nous empêche d’en jouir pleinement. Le mouvement
que nous faisons en conséquence du désir, et le désir lui-même, ne viennent
donc que de l’impression qu’a faite cet objet sur nos sens.
Que ce soit un objet que nous ayons aperçu par les yeux et que nous dési-
rions toucher, s’il est à notre portée nous étendons le bras pour l’atteindre*
et s’il est éloigné nous nous mettons en mouvement pour nous en appro-
cher. Un homme profondément occupé d’une spéculation ne saisira-t-il pas,
1. Nul animal n’est absolument dénué de sens : ils ont tous le sens du toucher.
2. Tout animal a du mouvement : le mouvement progressif n’est qu’un effet, qu’une suite du
mouvement musculaire et intime.
320
DISCOURS SUR LA NATURE DES ANIMAUX.
s’il agrand’faim, le pain qu'il trouvera sous sa main? il pourra même le
porter à sa bouche et le manger sans s’en apercevoir. Ces mouvements sont
une suite nécessaire de la première impression des objets; ces mouvements
ne manqueraient jamais de succéder à cette impression, si d’autres impres-
sions qui se réveillent en même temps ne s’opposaient souvent à cet effet
naturel, soit en affaiblissant, soit en détruisant l’action de celte première
impression.
Un être organisé qui n’a point de sens, une huître, par exemple, qui pro-
bablement n’a qu’un toucher fort imparfait1, est donc un être privé, non-
seulement de mouvement progressif , mais même de sentiment 2 et de toute
intelligence3, puisque l’un ou l’autre produiraient également le désir, et se
manifesteraient par le mouvement extérieur. Je n’assurerai pas que ces êtres
privés de sens soient aussi privés du sentiment même de leur existence 4, mais
au moins peut-on dire qu’ils ne la sentent que très-imparfaitement, puisqu’ils
ne peuvent apercevoir ni sentir l’existence des autres êtres.
C’est donc l’action des objets sur les sens qui fait naître le désir, et c’est
le désir qui produit le mouvement progressif. Pour le faire encore mieux
sentir, supposons un homme, qui, dans l’instant où il voudrait s’approcher
d’un objet, se trouverait tout à coup privé des membres nécessaires à cette
action, cet homme, auquel nous retranchons les jambes, tâcherait de mar-
cher sur ses genoux; ôtons-lui encore les genoux et les cuisses, en lui con-
servant toujours le désir de s’approcher de l’objet, il s’efforcera alors de
marcher sur ses mains; privons-le encore des bras et des mains, il rampera,
il se traînera, il emploiera toutes les forces de son corps et s’aidera de toute
la flexibilité des vertèbres pour se mettre en mouvement, il s’accrochera par
le menton ou avec les dents à quelque point d’appui pour tâcher de changer
de lieu; et quand même nous réduirions son corps à un point physique, à
un atome globuleux, si le désir subsiste, il emploiera toujours toutes ses
forces pour changer de situation; mais comme il n’aurait alors d’autre
moyen pour se mouvoir que d’agir contre le plan sur lequel il porte, il ne
manquerait pas de s’élever plus ou moins haut pour atteindre à l'objet. Le
mouvement extérieur et progressif ne dépend donc point de l’organisation
et de la figure du corps et des membres, puisque de quelque manière qu’un
être fut extérieurement conformé, il ne pourrait manquer de se mouvoir,
pourvu qu’il eût des sens et le désir de les satisfaire.
C’est, à la vérité, de celte organisation extérieure que dépend la facilité, la
vitesse, la direction, la continuité, etc., du mouvement; mais la cause, le
1 . Elle a donc un sens.
2. L’huître a la sensibilité physique.
3. L’huître n’a point l 'intelligence , mais elle a des instincts.
4. Mais s’ils n’ont point de sens , comment peuvent-ils avoir le sentiment de leur existence 0
Le sentiment de l’existence est un fait d’un ordre bien supérieur à la simple action des sens.
DISCOURS SUR LA NATURE DES ANIMAUX. 32!
principe, l'action , la détermination , viennent uniquement du désir occasionné
par l’impression des objets sur les sens : car supposons maintenant que, la
conformation extérieure étant toujours la même, un homme se trouvât privé
successivement de ses sens, il ne changera pas de lieu pour satisfaire ses yeux,
s’il est privé de la vue; il ne s’approchera pas pour entendre, si le son ne
fait aucune impression sur son organe; il ne fera jamais aucun mouvement
pour respirer une bonne odeur ou pour en éviter une mauvaise, si son odo-
rat est détruit; il en est de même du toucher et du goût, si ces deux sens ne
sont plus susceptibles d’impression, il n’agira pas pour les satisfaire; cet
homme demeurera donc en repos, et perpétuellement en repos, rien ne
pourra le faire changer de situation et lui imprimer le mouvement progres-
sif, quoique par sa conformation extérieure il fut parfaitement capable de se
mouvoir et d’agir.
Les besoins naturels, celui, par exemple, de prendre de la nourriture,
sont des mouvements intérieurs dont les impressions font naître le désir,
l’appétit, et même la nécessité; ces mouvements intérieurs pourront donc
produire des mouvements extérieurs dans l’animal, et pourvu qu’il ne soit
pas privé de tous les sens extérieurs, pourvu qu’il ait un sens relatif à ses
besoins, il agira pour les satisfaire. Le besoin n’est pas le désir; il en diffère
comme la cause diffère de l’effet, et il ne peut le produire sans le concours
des sens. Toutes les fois que l’animal aperçoit quelque objet relatif à ses
besoins, le désir ou l’appétit naît, et l’action suit.
Les objets extérieurs exerçant leur action sur les sens, il est donc néces-
saire que cette action produise quelque effet, et on concevrait aisément que
l’effet de cette action serait le mouvement de l’animal, si toutes les fois que
ses sens sont frappés de la même façon, le même effet, le même mouvement
succédait toujours à cette impression; mais comment entendre cette modi-
fication de l’action des objets sur l’animal, qui fait naître l’appétit ou la
répugnance? comment concevoir ce qui s'opère au delà des sens à ce terme
moyen entre l’action des objets et l’action de l’animal ? opération dans
laquelle cependant consiste le principe de la détermination du mouvement,
puisqu’elle change et modifie l’action de l’animal, et qu’elle la rend quel-
quefois nulle malgré l’impression des objets.
Cette question est d’autant plus difficile à résoudre qu’étant, par notre
nature, différents des animaux, l’âme a part à presque tous nos mouvements,
et peut-être à tous, et qu’il nous est très-difficile de distinguer les effets de
l’action de cette substance spirituelle de ceux qui sont produits par les seules
forces de notre être matériel : nous ne pouvons en juger que par analogie
et en comparant à nos actions les opérations naturelles des animaux; mais
comme cette substance spirituelle n’a été accordée qu’à l’homme, et que ce
n’est que par elle qu’il pense et qu’il réfléchit; que l’animal est, au con-
traire, un être purement matériel, qui ne pense ni ne réfléchit, et qui
h. 2i
322
DISCOURS SUR LA NATURE DES ANIMAUX.
cependant agit et semble se déterminer, nous ne pouvons pas douter que
le principe de la détermination du mouvement ne soit dans l’animal un effet
purement mécanique et absolument dépendant de son organisation.
Je conçois donc que dans l’animal l’action des objets sur les sens en
produit une autre sur le cerveau, que je regarde comme un sens intérieur
et général 1 qui reçoit toutes les impressions que les sens extérieurs lui
transmettent. Ce sens interne est non-seulement susceptible d’être ébranlé
par l’action des sens et des organes extérieurs, mais il est encore, par sa
nature, capable de conserver longtemps l’ébranlement que produit cette
action ; et c’est dans la continuité de cet ébranlement que consiste l’impres-
sion, qui est plus ou moins profonde à proportion que cet ébranlement
dure plus ou moins de temps.
Le sens intérieur diffère donc des sens extérieurs, d’abord par la pro-
priété qu’il a de recevoir généralement toutes les impressions, de quelque
nature qu’elles soient; au lieu que les sens extérieurs ne les reçoivent que
d’une manière particulière et relative à leur conformation, puisque l’œil
n’est jamais ni pas plus ébranlé par le son que l’oreille par la lumière.
Secondement, ce sens intérieur diffère des sens extérieurs par la durée de
l’ébranlement que produit l’action des causes extérieures ; mais, pour tout
le reste, il est de la même nature que les sens extérieurs. Le sens intérieur
de l’animal est, aussi bien que ses sens extérieurs, un organe, un résultat
de mécanique, un sens purement matériel. Nous avons, comme l’animal,
ce sens intérieur matériel, et nous possédons de plus un sens d’une nature
supérieure et bien différente qui réside dans la substance spirituelle qui
nous anime et nous conduit.
Le cerveau de l’animal est donc un sens interne, général et commun,
qui reçoit également toutes les impressions que lui transmettent les sens
externes, c’est-à-dire tous les ébranlements que produit l’action des objets,
et ces ébranlements durent et subsistent bien plus longtemps dans ce sens
interne que dans les sens externes : on le concevra facilement, si l’on fait
attention que même dans les sens externes il y a une différence très-sen-
sible dans la durée de leurs ébranlements. L’ébranlement que la lumière
produit dans l’œil subsiste plus longtemps que l’ébranlement de l’oreille
par le son ; il ne faut, pour s’en assurer, que réfléchir sur des phénomènes
fort connus. Lorsqu’on tourne avec quelque vitesse un charbon allumé,
ou que l’on met le feu à une fusée volante, ce charbon allumé forme à nos
yeux un cercle de feu, et la fusée volante une longue trace de flamme. On
sait que ces apparences viennent de la durée de l’ébranlement que la
lumière produit sur l’organe, et de ce que l’on voit en même temps la
première et la dernière image du charbon ou de la fusée volante : or. le
1. C’est bien là en effet ce qu’est le cerveau : un sens intérieur et général , gui reçoit toutes
les impressions que les sens extérieurs lui transmettent.
DISCOURS SUR LA NATURE DES ANIMAUX. 323
temps entre la première et la dernière impression ne laisse pas d’ètre sen-
sible. Mesurons cet intervalle, et disons qu’il faut une demi-seconde, ou,
si l’on veut, un quart de seconde pour que le charbon allumé décrive son
cercle et se retrouve au même point de la circonférence ; cela étant, l’ébran-
lement causé par la lumière dure une demi-seconde ou un quart de seconde
au moins. Mais l’ébranlement que produit le son n’est pas, à beaucoup
près, d’une aussi longue durée, car l’oreille saisit de bien plus petits inter-
valles de temps; on peut entendre distinctement trois ou quatre fois le
même son, ou trois ou quatre sons successifs dans l’espace d’un quart de
seconde, et sept ou huit dans une demi-seconde, et la dernière impression
ne se confond point avec la première ; elle en est distincte et séparée ; au
lieu que dans l’œil la première et la dernière impression semblent être
continues, et c’est par cette raison qu’une suite de couleurs, qui se succé-
deraient aussi vite que des sons, doit se brouiller nécessairement, et ne peut
pas nous affecter d’une manière distincte comme le fait une suite de sons.
Nous pouvons donc présumer, avec assez de fondement, que les ébranle-
ments peuvent durer beaucoup plus longtemps dans le sens intérieur qu’ils
ne durent dans les sens extérieurs, puisque dans quelques-uns de ces sens
même l’ébranlement dure plus longtemps que dans d’autres, comme nous
venons de le faire voir de l’œil, dont les ébranlements sont plus durables
que ceux de l’oreille : c’est par cette raison que les impressions que ce sens
transmet au sens intérieur sont plus fortes que les impressions transmises
par l’oreille, et que nous nous représentons les choses que nous avons vues,
beaucoup plus vivement que celles que nous avons entendues. Il paraît
même que de tous les sens l’œil est celui dont les ébranlements ont le plus
de durée, et qui doit par conséquent former les impressions les plus fortes,
quoiqu’en apparence elles soient les plus légères ; car cet organe paraît par
sa nature participer plus qu’aucun autre à la nature de l’organe intérieur.
On pourrait le prouver par la quantité de nerfs qui arrivent à l’œil ; il en
reçoit presque autant lui seul que l’ouïe, l’odorat, et le goût pris ensemble.
L’œil peut donc être regardé comme une continuation du sens intérieur;
ce n’est, comme nous l’avons dit à l’article des sens, qu’un gros nerf épa-
noui, un prolongement de l’organe dans lequel réside le sens intérieur de
l’animal ; il n’est donc pas étonnant qu’il approche plus qu’aucun autre sens
de la nature de ce sens intérieur : en effet, non-seulement ses ébranlements
sont plus durables, comme dans le sens intérieur, mais il a encore des pro-
priétés éminentes au-dessus des autres sens, et ces propriétés sont sembla-
bles à celles du sens intérieur.
L’œil rend au dehors les impressions intérieures ; il exprime le désir que
l’objet agréable qui vient de le frapper a fait naître ; c’est, comme le sens
intérieur, un sens actif; tous les autres sens au contraire sont presque pure-
ment passifs, ce sont de simples organes faits pour recevoir les impressions
DISCOURS SUR LA NATURE DES ANIMAUX.
32 i
extérieures, mais incapables de les conserver, et plus encore de les réfléchir
au dehors. L’œil les réfléchit, parce qu’il les conserve; et il les conserve,
parce que les ébranlements dont il estaffecté sont durables, au lieu que ceux
des autres sens naissent et finissent presque dans le même instant.
Cependant, lorsqu’on ébranle très-fortement et très-longtemps quelque
sens que ce soit, l’ébranlement subsiste et continue longtemps après l'action
de l’objet extérieur. Lorsque l’œil est frappé par une lumière trop vive, ou
lorsqu’il se fixe trop longtemps sur un objet, si la couleur de cet objet est
éclatante, il reçoit une impression si profonde et si durable, qu'il porte
ensuite l'image de cet objet sur tous les autres objets. Si l’on regarde le
soleil un instant, on verra pendant plusieurs minutes, et quelquefois pendant
plusieurs heures et même plusieurs jours, l'image du disque du soleil sur
tous les autres objets. Lorsque l’oreille a été ébranlée pendant quelques
heures de suite par le même air de musique, par des sons forts aux-
quels on aura fait attention, comme par des hautbois ou par des cloches,
l’ébranlement subsiste, on continue d’entendre les cloches et les hautbois ;
l’impression dure quelquefois plusieurs jours, et ne s’efface que peu à peu.
De même, lorsque l’odorat et le goût ont été affectés par une odeur très-forte
et par une saveur très-désagréable, on sent encore longtemps après cette
mauvaise odeur ou ce mauvais goût ; et enfin lorsqu’on exerce trop le sens
du toucher sur le même objet, lorsqu’on applique fortement un corps étran-
ger sur quelque partie de notre corps, l’impression subsiste aussi pendant
quelque temps, et il nous semble encore toucher et être touché.
Tous les sens ont donc la faculté de conserver plus ou moins les impres-
sions des causes extérieures, mais l’œil l’a plus-que les autres sens ; et le cer-
veau, où réside le sens intérieur de l’animal, a éminemment cette propriété :
non-seulement il conserve les impressions qu’il a reçues, mais il en propage
Faction en communiquant aux nerfs les ébranlements. Les organes des sens
extérieurs, le cerveau qui est l’organe du sens intérieur, la moelle épinière,
et les nerfs qui se répandent dans toutes les parties du corps animal, doivent
être regardés comme faisant un corps continu, comme une machine organi-
que dans laquelle les sens sont les parties sur lesquelles s’appliquent les for-
ces ou les puissances extérieures ; le cerveau est l’hypomochlion ou la masse
d’appui, et les nerfs- sont les parties que Faction des puissances met en
mouvement. Mais ce qui rend cette machine si différente des autres machi-
nes, c’est que l’hypomoclilion est non-seulement capable de résistance et de
réaction, mais qu’il est lui-même actif, parce qu’il conserve longtemps l’é-
branlement qu'il a reçu; et comme cet organe intérieur, le cerveau et les
membranes qui l’environnent, est d’une très-grande capacité et d’une très-
grande sensibilité ‘, il peut recevoir un très-grand nombre d’ébranlements
1. Le cerveau proprement dit ( lobes ou hémisphères cérébraux) est impassible , insensible.
-Ou peut le blesser , le piquer, le brûler, sans que l'animal éprouve aucune douleur La sensibi-
DISCOURS SUR LA NATURE DES ANIMAUX.
325
successifs et contemporains, et les conserver dans l’ordre où il les a reçus,
parce que chaque impression n’ébranle qu’une partie du cerveau, et que les
impressions successives ébranlent différemment la même partie, et peuvent
ébranler aussi des parties voisines et contiguës.
Si nous supposions un animal qui n’eût point de cerveau, mais qui eût
un sens extérieur fort sensible et fort étendu, un œil, par exemple, dont
la rétine eût une aussi grande étendue que celle du cerveau , et eût en
même temps cette propriété du cerveau de conserver longtemps les impres-
sions qu'elle aurait reçues, il est certain qu’avec un tel sens l’animal ver-
rait en même temps, non-seulement les objets qui le frapperaient actuelle-
ment, mais encore tous ceux qui l’auraient frappé auparavant, parce que
dans cette supposition les ébranlements subsistant toujours, et la capacité
de la rétine étant assez grande pour les recevoir dans des parties différentes,
il apercevrait également et en même temps les premières et les dernières
images ; et voyant ainsi le passé et le présent du même coup d’œil, il serait
déterminé mécaniquement à faire telle ou telle action en conséquence du
degré de force et du nombre plus ou moins grand des ébranlements produits
par les images relatives ou contraires à cette détermination. Si le nombre
des images propres à faire naître l’appétit surpasse celui des images pro-
pres à faire naître la répugnance , l’animal sera nécessairement déterminé
à faire un mouvement pour satisfaire cet appétit ; et si le nombre ou la force
des images d’appétit sont égaux au nombre ou à la force des images de
répugnance, l’animal ne sera pas déterminé, il demeurera en équilibre
entre ces deux puissances égales, et il 11e fera aucun mouvement ni pour
atteindre, ni pour éviter. Je dis que ceci se fera mécaniquement et sans
que la mémoire y ait aucune part ; car l’animal voyant en même temps
toutes les images, elles agissent par conséquent toutes en même temps :
celles qui sont relatives à l’appétit se réunissent et s’opposent à celles qui
sont relatives à la répugnance, et c’est par la prépondérance, ou plutôt par
l’excès de la force et du nombre des unes ou des autres, que l’animal serait,
dans cette supposition, nécessairement déterminé à agir de telle ou telle
façon.
Ceci nous fait voir que dans l’animal le sens intérieur ne diffère des sens
extérieurs que par cette propriété qu’a le sens intérieur de conserver les
ébranlements l, les impressions qu’il a reçues; cette propriété seule est suf-
fisante pour expliquer toutes les actions des animaux et nous donner quel-
que idée de ce qui se passe dans leur intérieur; elle peut aussi servir à
Uté réside exclusivement dans la région postérieure de la moelle épinière et dans les racines
postérieures des nerfs. Le cerveau est , à son tour, le siège exclusif de Y intelligence. ( Voyez
mes Recherc. expérim. sur les propriétés du système nerveux. )
1. Descartes expliquait tout par les esprits animaux ; Buffon va tout expliquer par les ébran-
lements. En philosophie, quand on a un mot , on croit souvent avoir une explication. (Voyez
mon ouvrage intitulé : De l'instinct et de l'intelligence des animaux .)
326
DISCOURS SUR LA NATURE DES ANIMAUX.
démontrer ta différence essentielle et infinie qui doit se trouver entre eux et
nous, et en même temps à nous faire reconnaître ce que nous avons de
commun avec eux.
Les animaux ont les sens excellents; cependant ils ne les ont pas géné-
ralement tous aussi bons que l’homme, et il faut observer que les degrés
d’excellence des sens suivent dans l’animal un autre ordre que dans l’homme1.
Le sens le plus relatif à la pensée et à la connaissance est le toucher;
l'homme , comme nous l’avons prouvé “, a ce sens plus parfait que les ani-
maux. L’odorat est le sens le plus relatif à l’instinct, à l’appétit ; l’animal a
ce sens infiniment meilleur que l’homme : aussi l’homme doit plus connaître
qu’appéter , et l’animal doit plus appéter que connaître. Dans l'homme, le
premier des sens pour l’excellence est le toucher, et l’odorat est le dernier;
dans l’animaî, l’odorat est le premier des sens, et ie toucher est le dernier :
cette différence est relative à la nature de l’un et de l’autre. Le sens de
la vue ne peut avoir de sûreté et ne peut servir à la connaissance que
par le secours du sens du toucher : aussi le sens de la vue est-il plus
imparfait, ou plutôt acquiert moins de perfection dans l’animal que dans
l’homme. L’oreille, quoique peut-être aussi bien conformée dans l’animal
que dans l’homme, lui est cependant beaucoup moins utile par le défaut
de la parole , qui dans l’homme est une dépendance du sens de l’ouïe , un
organe de communication , organe qui rend ce sens actif, au lieu que dans
l’animal l’ouïe est un sens presque entièrement passif. L’homme a donc le
toucher, l’œil et l’oreille plus parfaits , et l’odorat plus imparfait que l’ani-
mal ; et comme le goût est un odorat intérieur, et qu’il est encore plus
relatif à l’appétit qu’aucun des autres sens, on peut croire que l’animal a
aussi ce sens plus sûr et peut-être plus exquis que l’homme : on pourrait
le prouver par la répugnance invincible que les animaux ont pour certains
aliments , et par l’appétit naturel qui les porte à choisir, sans se tromper,
ceux qui leur conviennent , au lieu que l’homme, s’il n’était averti , man-
gerait le fruit du mancenillier comme la pomme , et la ciguë comme le
persil.
L’excellence des sens vient de la nature, mais l’art et l’habitude peuvent
leur donner aussi un plus grand degré de perfection ; il ne faut pour cela
que les exercer souvent et longtemps sur les mêmes objets : un peintre,
accoutumé à considérer, attentivement les formes, verra du premier coup
d’œil une infinité de nuances et de différences qu’un autre homme ne
pourra saisir qu’avec beaucoup de temps, et que même il ne pourra peut-
être saisir. Un musicien, dont l’oreille est continuellement exercée à l’har-
monie , sera vivement choqué d’une dissonance : une voix fausse , un son
a. Voyez le Traité des Sens , p. 126 et suiv.
1. Ces remarques sur l’excellence relative des sens, dans l’animal et dans Piomme, sont
fines, neuves et vraies
DISCOURS SUR LA NATURE DES ANIMAUX.
327
aigre l’offensera, le blessera; son oreille est un instrument qu’un son dis-
cordant démonte et désaccorde. L’œil du peintre est un tableau où les
nuances les plus légères sont senties, où les traits les plus délicats sont
tracés. On perfectionne aussi les sens, et même l’appétit des animaux; on
apprend aux oiseaux à répéter des paroles et des chants; on augmente
l’ardeur d’un chien pour la chasse en lui faisant curée.
Mais cette excellence des sens et la perfection même qu’on peut leur
donner n’ont des effets bien sensibles que dans l’animal : il nous paraîtra
d’autant plus actif et plus intelligent que ses sens seront meilleurs ou plus
perfectionnés. L’homme , au contraire , n’en est pas plus raisonnable, pas
plus spirituel pour avoir beaucoup exercé son oreille et ses yeux. On ne
voit pas que les personnes qui ont les sens obtus, la vue courte, l’oreille
dure, l’odorat détruit ou insensible, aient moins d’esprit que les autres 1 ;
preuve évidente qu’il y a dans l’homme quelque chose de plus qu’un sens
intérieur animal : celui-ci n’est qu’un organe matériel, semblable à l’or-
gane des sens extérieurs, et qui n’en diffère que parce qu’il a la propriété
de conserver les ébranlements qu’il a reçus; l’âme de l’homme, au con-
traire, est un sens supérieur, une substance spirituelle, entièrement diffé-
rente, par son essence et par son action, de la nature des sens extérieurs.
Ce n’est pas qu’on puisse nier pour cela qu’il y ait dans l’homme un sens
intérieur matériel , relatif, comme dans l’animal, aux sens extérieurs : l’in-
spection seule le démontre. La conformité des organes dans l’un et dans
l’autre, le cerveau qui est dans l’homme comme dans l’animal, et qui
même est d’une plus grande étendue2, relativement au volume du corps,
suffisent pour assurer dans l’homme l’existence de ce sens intérieur maté-
riel. Mais ce que je prétends, c’est que ce sens est infiniment subordonné
à l’autre; la substance spirituelle le commande, elle en détruit ou en fait
naître l’action : ce sens, en un mot, qui fait tout dans l’animal, ne fait
dans l’homme que ce que le sens supérieur n’empêche pas; il fait aussi ce
que le sens supérieur ordonne. Dans l’animal ce sens est le principe de la
détermination du mouvement et de toutes les actions; dans l’homme ce
n’en est que le moyen ou la cause secondaire3.
Développons, autant qu’il nous sera possible, ce point important; voyons
ce que ce sens intérieur matériel peut produire : lorsque nous aurons fixé
l’étendue de la sphère de son activité, tout ce qui n’y sera pas compris
dépendra nécessairement du sens spirituel ; l’âme fera tout ce que ce sens
1. Voyez la note de la page 132.
2. Le cerveau proprement dit est d’une plus grande étendue dans l'homme que dans aucun
animal ; et , dans les animaux , à mesure que le cerveau diminue , l'intelligence diminue aussi.
(Voyez mes Recherc. expérim. sur les prop. et les fond, dusyst. nerveux.)
3. Toutes ces idées sont aussi justes qu’élevées. Dans l’animal, le cerveau commande; il obéit
dans l’/iomme; il fait tout, dans l’animal; il ne fait dans l'homme (distinction profonde) que
ce que le sens supérieur n’empêche pas.
328
DISCOURS SUR LA NATURE DES ANIMAUX.
matériel ne peut faire. Si nous établissons des limites certaines entre ces
deux puissances, nous reconnaîtrons clairement ce qui appartient à cha-
cune; nous distinguerons aisément ce que les animaux ont de commun
avec nous, et ce que nous avons au-dessus d’eux.
Le sens intérieur matériel reçoit également toutes les impressions que
chacun des sens extérieurs lui transmet; ces impressions viennent de l’ac-
tion des objets ; elles ne font que passer par les sens extérieurs, et ne pro-
duisent dans ces sens qu’un ébranlement très-peu durable, et, pour ainsi
dire, instantané; mais elles s’arrêtent sur le sens intérieur, et produisent
dans le cerveau, qui en est l’organe, des ébranlements durables et distincts.
Ces ébranlements sont agréables ou désagréables, c’est-à-dire sont relatifs
ou contraires à la nature de l’animal, et font naître l’appétit ou la répu-
gnance, selon l’état et la disposition présente de l’animal. Prenons un
animal au moment de sa naissance : dès que par les soins de la mère il se
trouve débarrassé de ses enveloppes, qu’il a commencé à respirer et que le
besoin de prendre de la nourriture se fait sentir, l’odorat, qui est le sens
de l’appétit, reçoit les émanations de l’odeur du lait qui est contenu dans
les mamelles de la mère; ce sens, ébranlé par les particules odorantes,
communique cet ébranlement au cerveau, et le cerveau agissant à son tour
sur les nerfs , l’animal fait des mouvements et ouvre la bouche pour se
procurer cette nourriture dont il a besoin. Le sens de l’appétit étant bien
plus obtus dans l’homme que dans l’animal, l’enfant nouveau-né ne sent
que le besoin de prendre de la nourriture; il l’annonce par des cris; mais
il ne peut se la procurer seul, il n’est point averti par l’odorat, rien ne peut
déterminer ses mouvements pour trouver celte nourriture; il faut l’ap-
procher de la mamelle et la lui faire sentir et toucher avec la bouche ;
alors ces sens ébranlés communiqueront leur ébranlement à son cerveau,
et le cerveau agissant sur les nerfs, l’enfant fera les mouvements néces-
saires pour recevoir et sucer cette nourriture. Ce ne peut être que par
l'odorat et par le goût, c’est-à-dire par les sens de l’appétit, que l’animal
est averti de la présence de la nourriture et du lieu où il faut la chercher :
ses yeux ne sont point encore ouverts, et, le fussent-ils, ils seraient, dans
ces premiers instants, inutiles à la détermination du mouvement. L’œil,
qui çst un sens plus relatif à la connaissance qu’à l’appétit, est ouvert dans
l’homme au moment de sa naissance, et demeure dans la plupart des
animaux fermé pour plusieurs jours. Les sens de l’appétit, au contraire,
sont bien plus parfaits et bien plus développés dans l’animal que dans l’en-
fant : autre preuve que dans l'homme les organes de l’appétit sont moins
parfaits que ceux de la connaissance, et que dans l’animal ceux de la con-
naissance le sont moins que ceux de l’appétit.
Les sens relatifs à l’appétit sont donc plus développés dans l’animal qui
vient de naître que dans l’enfant nouveau-né. Il en est de même du mou-
DISCOURS SUR LA NATURE DES ANIMAUX. 329
vement progressif et de tous les autres mouvements extérieurs : l’enfant
peut à peine mouvoir ses membres, il se passera beaucoup de temps avant
qu’il ait la force de changer de lieu ; le jeune animal, au contraire, acquiert
en très-peu de temps toutes ces facultés : comme elles ne sont dans l’animal
que relatives à l’appétit, que cet appétit est véhément et promptement
développé , et qu’il est le principe unique de la détermination de tous les
mouvements; que dans l'homme, au contraire, l’appétit est faible, ne se
développe que plus tard, et ne doit pas influer autant que la connaissance
sur la détermination des mouvements, l’homme est à cet égard plus tardif
que l’animal.
Tout concourt donc à prouver, même dans le physique, que l’animal
n’est remué que par l’appétit, et que l’homme est conduit par un principe
supérieur : s’il y a toujours eu du doute sur ce sujet, c’est que nous ne
concevons pas bien comment l’appétit seul peut produire dans l’animal
des effets si semblables à ceux que produit chez nous la connaissance; et
que d’ailleurs nous ne distinguons pas aisément ce que nous faisons en
vertu de la connaissance, de ce que nous ne faisons que par la force de
l'appétit. Cependant il me semble qu’il n’est pas impossible de faire dispa-
raître cette incertitude, et même d’arriver à la conviction, en employant
le principe que nous avons établi. Le sens intérieur matériel, avons-nous
dit, conserve longtemps les ébranlements qu’il a reçus; ce sens existe dans
l’animal, et le cerveau en est l’organe; ce sens reçoit toutes les impressions
que chacun des sens extérieurs lui transmet : lorsqu’une cause extérieure,
un objet, de quelque nature qu’il soit, exerce donc son action sur les sens
extérieurs, cette action produit un ébranlement durable dans le sens inté-
rieur, cet ébranlement communique du mouvement à l’animal; ce mou-
vement sera déterminé, si l’impression vient des sens de l’appétit, car
l’animal avancera pour atteindre, ou se détournera pour éviter l'objet de
cette impression, selon qu’il en aura été flatté ou blessé; ce mouvement
peut aussi être incertain, lorsqu’il sera produit par les sens qui ne sont
pas relatifs à l’appétit, comme l’œil et l’oreille. L’animal qui voit ou qui
entend pour la première fois est, à la vérité, ébranlé par la lumière ou par
le son; mais l’ébranlement ne produira d’abord qu’un mouvement incer-
tain, parce que l’impression de la lumière ou du son n’est nullement rela-
tive à l’appétit; ce n’est que par des actes répétés, et lorsque l’animal aura
joint aux impressions du sens de la vue ou de l’ouïe celles de l’odorat, du
goût ou du toucher, que le mouvement deviendra déterminé, et qu’en
voyant un objet ou en entendant un son il avancera pour atteindre, ou
reculera pour éviter la chose qui produit ces impressions, devenues par
l’expérience relatives à ses appétits.
Pour nous faire mieux entendre, considérons un animal instruit, un
chien, par exemple, qui, quoique pressé d’un violent appétit, semble n’oser
330
DISCOURS SUR LA NATURE DES ANIMAUX.
toucher et ne touche point en effet à ce qui pourrait le satisfaire, mais en
même temps fait beaucoup de mouvements pour l’obtenir de la main de
son maître; cet animal ne paraît-il pas combiner des idées? ne parait-il pas
désirer et craindre, en un mot raisonner à peu près comme un homme
qui voudrait s’emparer du bien d’autrui, et qui, quoique violemment tenté,
est retenu par la crainte du châtiment? voilà l’interprétation vulgaire de
la conduite de l’animal. Comme c’est de cette façon que la chose se passe
chez nous, il est naturel d’imaginer, et on imagine, en effet, qu’elle se
passe de même dans l’animal : l’analogie, dit-on, est bien fondée, puisque
l’organisation et la conformation des sens, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur,
sont semblables dans l’animal et dans l’homme. Cependant ne devrions-
nous pas voir que, pour que cette analogie fut en effet bien fondée, il faudrait
quelque chose de plus, qu’il faudrait du moins que rien ne pût la démentir,
qu’il serait nécessaire que les animaux pussent faire, et fissent, dans quel-
ques occasions, tout ce que nous faisons? Or le contraire est évidemment
démontré; ils n’inventent, ils ne perfectionnent rien, ils ne réfléchissent
par conséquent sur rien, ils ne font jamais que les mêmes choses, de la
même façon : nous pouvons donc déjà rabattre beaucoup de la force de
cette analogie, nous pouvons même douter de sa réalité, et nous devons
chercher si ce n’est pas par un autre principe différent du nôtre qu’ils
sont conduits, et si leurs sens ne suffisent pas pour produire leurs actions,
sans qu’il soit nécessaire de leur accorder une connaissance de réflexion.
Tout ce qui est relatif à leur appétit ébranle très-vivement leur sens inté-
rieur, et le chien se jetterait à l’instant sur l’objet de cet appétit, si ce même
sens intérieur ne conservait pas les impressions antérieures de douleur dont
cette action a été précédemment accompagnée ; les impressions extérieures
ont modifié l’animal, cette proie qu’on lui présente n’est pas offerte à un
chien simplement, mais à un chien battu; et comme il a été frappé toutes les
fois qu’il s’est livré à ce mouvement d'appétit, les ébranlements de douleur
se renouvellent en même temps que ceux de l’appétit se font sentir, parce
que ces deux ébranlements se sont toujours faits ensemble. L’animal étant
donc poussé tout à la fois par deux impulsions contraires qui se détruisent
mutuellement, il demeure en équilibre entre ces deux puissances égales ; la
cause déterminante de son mouvement étant contre-balancée, il ne se mou-
vra pas pour atteindre à l’objet de son appétit. Mais les ébranlements de
l’appétit et de la répugnance, ou, si l’on veut, du plaisir et de la douleur,
subsistant toujours ensemble dans une opposition qui en détruit les effets, il
se renouvelle en même temps dans le cerveau de l’animal un troisième
ébranlement, qui a souvent accompagné les deux premiers ; c’est l’ébranle-
ment causé par l’action de son maître, de la main duquel il a souvent reçu
ce morceau qui est l’objet de son appétit; et comme ce troisième ébranle-
ment n’est contre-balancé par rien de contraire, il devient la cause détermi-
DISCOURS SUR LA NATURE DES ANIMAUX. 331
nante du mouvement. Le eliien sera donc déterminé à se mouvoir vers son
maitre et à s’agiter jusqu’à ce que son appétit soit satisfait en entier.
On peut expliquer de la même façon et par les mêmes principes toutes les
actions des animaux ', quelque compliquées qu’elles puissent paraître, sans
qu'il soit besoin de leur accorder, ni la pensée, ni la réflexion2 : leur sens inté-
rieur suffit pour produire tous leurs mouvements. Il ne reste plus qu’une
chose à éclaircir, c’est la nature de leurs sensations, qui doivent être, sui-
vant ce que nous venons d’établir, bien différentes des nôtres. Les animaux,
nous dira-t-on, n’ont-ils donc aucune connaissance? leur ôtez-vous la con-
science de leur existence, le sentiment? puisque vous prétendez expliquer
mécaniquement toutes leurs actions, ne les réduisez-vous pas à n’être que
de simples machines, que d’insensibles automates?
Si je me suis bien expliqué, on doit avoir déjà vu que, bien loin de tout
ôter aux animaux, je leur accorde tout, à l’exception de la pensée et delà
réflexion : ils ont le sentiment, ils l’ont même à un plus haut degré que nous
ne l’avons; ils ont aussi la conscience de leur existence actuelle, mais ils
n’ont pas celle de leur existence passée; ils ont des sensations, mais il leur
manque la faculté de les comparer, c’est-à-dire, la puissance qui produit les
idées; car les idées ne sont que des sensations comparées3, ou, pour mieux
dire, des associations de sensations.
Considérons en particulier chacun de ces objets. Les animaux ont le sen-
timent, même plus exquis que nous ne l’avons : je crois ceci déjà prouvé
par ce que nous avons dit de l’excellence de ceux de leurs sens qui sont rela-
tifs à l’appétit; par la répugnance naturelle et invincible qu’ils ont pour de
certaines choses, et l’appétit constant et décidé qu’ils ont pour d’autres cho-
ses; par cette faculté qu’ils ont, bien supérieurement à nous, de distinguer
sur-le-champ et sans aucune incertitude ce qui leur convient de ce qui leur
est nuisible. Les animaux ont donc comme nous de la douleur et du plaisir;
ils ne connaissent pas le bien et le mal, mais ils le sentent : ce qui leur est
agréable est bon, ce qui leur est désagréable est mauvais; l’un et l’autre ne
sont que des rapports convenables ou contraires à leur nature, à leur orga-
nisation. Le plaisir que le chatouillement nous donne, la douleur que nous
cause une blessure, sont des douleurs et des plaisirs qui nous sont communs
avec les animaux, puisqu’ils dépendent absolument d’une cause extérieure
matérielle, c’est-à-dire, d’une action plus ou moins forte sur les nerfs qui
sont les organes du sentiment. Tout ce qui agit mollement sur ces organes,
tout ce qui les remue délicatement, est une cause de plaisir; tout ce qui les
1. Oui , sans doute : expliquer par une hypothèse , par un mot ; mais ôtez le mot, et toute la
difficulté, qui n’était que masquée, reparaît.
2. L’animal n’a ni la pensée, ni la réflexion; il a un certain degré à1 intelligence et des
instincts. (Voyez mon livre sur l’Instinct et l’intelligence des animaux. )
3. Les idées ne sont pas des sensations comparées : les sensations ne sont que des occasions
d 'idées pour la puissance qui compare et qui pense.
332
DISCOURS SUR LA NATURE DES ANIMAUX.
ébranle violemment, tout ce qui les agite fortement, est une cause de dou-
leur. Toutes les sensations sont donc des sources de plaisir tant qu’elles sont
douces, tempérées et naturelles; mais dès qu'elles deviennent trop fortes,
elles produisent la douleur, qui, dans le physique, est l’extrême plutôt que
le contraire du plaisir.
En effet, une lumière trop vive, un feu trop ardeut, un trop grand bruit,
une odeur trop forte, un mets insipide ou grossier, un frottement dur, nous
blessent ou nous affectent désagréablement ; au lieu qu’une couleur tendre,
une chaleur tempérée, un son doux, un parfum délicat, une saveur fine, un
attouchement léger, nous flattent et souvent nous remuent délicieusement.
Tout effleurement des sens est donc un plaisir, et toute secousse forte, tout
ébranlement violent, est une douleur ; et comme les causes qui peuvent occa-
sionner des commotions et des ébranlements violents se trouvent plus rare-
ment dans la nature que celles qui produisent des mouvements doux et des
effets modérés; que d’ailleurs les animaux, par l’exercice de leurs sens,
acquièrent en peu de temps les habitudes non-seulement d’éviter les ren-
contres offensantes, et de s’éloigner des choses nuisibles, mais même de*dis-
tinguer les objets qui leur conviennent et de s’en approcher; il n’est pas
douteux qu’ils n’aient beaucoup plus de sensations agréables que de sensa-
tions désagréables, et que la somme du plaisir 11e soit plus grande que celle
de la douleur.
Si dans l’animal le plaisir n’est autre chose que ce qui flatte les sens, et
que dans le physique ce qui flatte les sens ne soit que ce qui convient à la
nature; si la douleur au contraire n’est que ce qui blesse les organes et ce
qui répugne à la nature; si, en un mot, le plaisir est le bien, et la douleur le
mal physique, on ne peut guère douter que tout être sentant n’ait en géné-
ral plus de plaisir que de douleur : car tout ce qui est convenable à sa nature,
tout ce qui peut contribuer à sa conservation, tout ce qui soutient son exis-
tence est plaisir; tout ce qui tend au contraire à sa destruction, tout ce qui
peut déranger son organisation, tout ce qui change son état naturel, est dou-
leur. Ce n’est donc que par le plaisir qu’un être sentant peut continuer
d’exister; et si la somme des sensations flatteuses, c’est-à-dire, des effets
convenables à sa nature, ne surpassait pas celle des sensations douloureuses
ou des effets qui lui sont contraires, privé de plaisir, il languirait d’abord
faute de bien; chargé de douleur, il périrait ensuite par l’abondance du
mal.
Dans l’homme le plaisir et la douleur physiques ne font que la moindre
partie de ses peines et de ses plaisirs ; son imagination qui travaille conti-
nuellement fait tout, ou plutôt ne fait rien que pour son malheur; car elle
ne présente à l’àme que des fantômes vains ou des images exagérées, et la
force à s’en occuper : plus agitée par ces illusions qu’elle ne le peut être par
les objets réels, l’âme perd sa faculté de juger, et même son empire, elle ne
DISCOURS SUR LA NATURE DES ANIMAUX. 333
compare que des chimères, elle ne veut plus qu’en second, et souvent elle
veut l’impossible ; sa volonté qu’elle ne détermine plus, lui devient donc à
charge, ses désirs outrés sont des peines, et ses vaines espérances sont tout
au plus de faux plaisirs qui disparaissent et s’évanouissent dès que le calme
succède, et que lame reprenant sa place vient à les juger.
Nous nous préparons donc des peines toutes les fois que nous cherchons
des plaisirs; nous sommes malheureux dès que nous désirons d’être plus
heureux. Le bonheur est au dedans de nous-mêmes, il nous a été donné ; le
malheur est au dehors et nous l’allons chercher. Pourquoi ne sommes-nous
pas convaincus que la jouissance paisible de notre âme est notre seul et vrai
bien, que nous ne pouvons l’augmenter sans risque de le perdre, que moins
nous désirons et plus nous possédons, qu’enfin tout ce que nous voulons au
delà de ce que la nature peut nous donner est peine, et que rien n’est plaisir
que ce qu’elle nous offre ?
Or la nature nous a donné et nous offre encore à tout instant des plaisirs
sans nombre ; elle a pourvu à nos besoins, elle nous a munis contre la dou-
leur; il y a dans le physique infiniment plus de bien que de mal : ce n’est
donc pas la réalité, c’est la chimère qu’il faut craindre; ce n’est ni la dou-
leur du corps, ni les maladies, ni la mort, mais l’agitation de l’âme, les
passions et l’ennui qui sont à redouter.
Les animaux n’ont qu’un moyen d’avoir du plaisir, c’est d’exercer leur
sentiment pour satisfaire leur appétit; nous avons cette même faculté, et
nous avons de plus un autre moyen de plaisir, c’est d’exercer notre esprit,
dont l’appétit est de savoir. Cette source de plaisirs serait la plus abondante
et la plus pure si nos passions, en s’opposant à son cours, ne venaient à la
troubler; elles détournent l’âme de toute contemplation ; dès qu’elles ont
pris le dessus, la raison est dans le silence, ou du moins elle n’élève plus
qu’une voix faible et souvent importune, le dégoût de la vérité suit, le
charme de l’illusion augmente, l’erreur se fortifie , nous entraîne et nous
conduit au malheur : car quel malheur plus grand que de ne plus rien voir
tel qu’il est, de ne plus rien juger que relativement à sa passion , de n’agir
que par son ordre, de paraître en conséquence injuste ou ridicule aux
autres, et d’être forcé de se mépriser soi-même lorsqu’on vient à s’exa-
miner ?
Dans cet état d’illusion et de ténèbres , nous voudrions changer la nature
même de notre âme; elle ne nous a été donnée que pour connaître, nous
ne voudrions l’employer qu’à sentir; si nous pouvions étouffer en entier
sa lumière, nous n’en regretterions pas la perte, nous envierions volontiers
le sort des insensés : comme ce n’est plus que par intervalles que nous
sommes raisonnables, et que ces intervalles de raison nous sont à charge
et se passent en reproches secrets, nous voudrions les supprimer; ainsi
marchant toujours d’illusions en illusions, nous cherchons volontairement
334
DISCOURS SUR LA NATURE DES ANIMAUX.
à nous perdre de vue pour arriver bientôt à ne nous plus connaître, et
finir par nous oublier.
Une passion sans intervalles est démence1, et l’état de démence est pour
l’âme un état de mort. De violentes passions avec des intervalles sont des
accès de folie, des maladies de l’âme d’autant plus dangereuses qu’elles sont
plus longues et plus fréquentes. La sagesse n’est que la somme des inter-
valles de santé que ces accès nous laissent ; cette somme n’est point, celle
de notre bonheur, car nous sentons alors que notre âme a été malade,
nous blâmons nos passions, nous condamnons nos actions. La folie est le
germe du malheur, et c’est la sagesse qui le développe2 ; la plupart de
ceux qui se disent malheureux sont des hommes passionnés , c’est-à-dire
des fous, auxquels il reste quelques intervalles de raison, pendant lesquels
ils connaissent leur folie, et sentent par conséquent leur malheur; et comme
il y a dans les conditions élevées plus de faux désirs, plus de vaines pré-
tentions, plus de passions désordonnées, plus d’abus de son âme, que dans
les états inférieurs, les grands sont sans doute de tous les hommes les
moins heureux.
Mais détournons les yeux de ces tristes objets et de ces vérités humi-
liantes ; considérons l’homme sage, le seul qui soit digne d’être considéré :
maître de lui-même, il l’est des événements; content de son état, il ne veut
être que comme il a toujours été, ne vivre que comme il a toujours vécu;
se suffisant à lui-même, il n’a qu’un faible besoin des autres, il ne peut leur
être à charge; occupé continuellement à exercer les facultés de son âme,
il perfectionne son entendement, il cultive son esprit, il acquiert de nou-
velles connaissances, et se satisfait à tout instant sans remords, sans dégoût,
il jouit de tout l’univers en jouissant de lui-même.
Un tel homme est sans doute l’être le plus heureux de la nature : il joint
aux plaisirs du corps, qui lui sont communs avec les animaux, les joies de
l’esprit, qui n’appartiennent qu’à lui : il a deux moyens d’être heureux,
qui s’aident et se fortifient mutuellement; et, si par un dérangement de
santé ou par quelque autre accident il vient à ressentir de la douleur, il
souffre moins qu’un autre, la force de son âme le soutient, la raison le
console; il a même de la satisfaction en souffrant, c’est de se sentir assez
fort pour souffrir.
La santé de l’homtne est moins ferme et plus chancelante que celle d’au-
cun des animaux; il est malade plus souvent et plus longtemps; il périt
à tout âge, au lieu que les animaux semblent parcourir d’un pas égal
1. Ira fur or brevis est, disaient les anciens. Les anciens avaient raison, et Buffon aussi. Dans
un Essai physiologique sur la folie, je me suis appliqué à développer cette grande vérité, savoir :
Premièrement, que toute passio» inattentive , irréfléchie , marche vers la folie ;
Et, secondement, que F attention, bien gouvernée, est le moyen sûr de prévenir la folie.
2. Qui le développe : non; mais qui le fait sentir.
335
DISCOURS SUR LA NATURE DES ANIMAUX.
et ferme l’espace de la vie. Cela me paraît venir de deux causes , qui ,
quoique bien différentes , doivent toutes deux contribuer à cet effet. La
première est l’agitation de notre âme; elle est occasionnée par le dérè-
glement de notre sens intérieur matériel ; les passions et les malheurs
qu’elles entraînent influent sur la santé et dérangent les principes qui nous
animent : si l’on observait les hommes, on verrait que presque tous mènent
une vie timide ou contentieuse , et que la plupart meurent de chagrin.
La seconde est l’imperfection de ceux de nos sens qui sont relatifs à l’ap-
pétit. Les animaux sentent bien mieux que nous ce qui convient à leur
nature , ils ne se trompent pas dans le choix de leurs aliments , ils ne
s’excèdent pas dans leurs plaisirs; guidés par le seul sentiment de leurs
besoins actuels, ils se satisfont sans chercher à en faire naître de nouveaux.
Nous, indépendamment de ce que nous voulons tout à l’excès, indépendam-
ment de cette espèce de fureur avec laquelle nous cherchons à nous détruire
en cherchant à forcer la nature , nous ne savons pas trop ce qui nous con-
vient ou ce qui nous est nuisible, nous ne distinguons pas bien les effets
de telle ou telle nourriture, nous dédaignons les aliments simples, et nous
leur préférons des mets composés, parce que nous avons corrompu notre
goût, et que d’un sens de plaisir nous en avons fait un organe de débauche,
qui n’est flatté que de ce qui l’irrite.
Il n’est donc pas étonnant que nous soyons, plus que les animaux, sujets
à des infirmités, puisque nous ne sentons pas aussi bien qu’eux ce qui nous
est bon ou mauvais, ce qui peut contribuer à conserver ou à détruire notre
santé; que notre expérience est à cet égard bien moins sûre que leur senti-
ment; que d’ailleurs nous abusons infiniment plus qu’eux de ces mêmes
sens de l’appétit qu’ils ont meilleurs et plus parfaits que nous, puisque
ces sens ne sont pour eux que des moyens de conservation et de santé , et
qu’ils deviennent pour nous des causes de destruction et de maladies. L’in-
tempérance détruit et fait languir plus d’hommes, elle seule, que tous les
autres fléaux de la nature humaine réunis.
Toutes ces réflexions nous portent à croire que les animaux ont le
sentiment plus sûr et plus exquis que nous ne l’avons; car, quand même
on voudrait m’opposer qu’il y a des animaux qu’on empoisonne aisément,
que d’autres s’empoisonnent eux-mêmes , et que par conséquent ces ani-
maux ne distinguent pas mieux que nous ce qui peut leur être contraire ;
je répondrai toujours qu’ils ne prennent le poison qu’avec l’appât dont il
est enveloppé, ou avec la nourriture dont il se trouve environné; que
d’ailleurs ce n’est que quand ils n’ont point à choisir, quand la faim les
presse , et quand le besoin devient nécessité, qu’ils dévorent en effet tout
ce qu’ils trouvent ou tout ce qui leur est présenté, et encore arrive-t-il
que la plupart se laissent consumer d’inanition et périr de faim , plutôt
que de prendre des nourritures qui leur répugnent.
336 DISCOURS SUR LA NATURE DES ANIMAUX.
Les animaux ont donc le sentiment, même à un plus haut degré que
nous ne l’avons; je pourrais le prouver encore par l’usage qu’ils font de
ce sens admirable, qui seul pourrait leur tenir lieu de tous les autres sens.
La plupart des animaux ont l’odorat si parfait, qu’ils sentent de plus loin
qu’ils ne voient; non-seulement ils sentent de très- loin les corps pré-
sents et actuels, mais ils en sentent les émanations et les traces longtemps
après qu’ils sont absents et passés. Un tel sens est un organe universel de
sentiment; c’est un œil qui voit les objets non-seulement où ils sont , mais
même partout où ils ont été; c’est un organe de goût par lequel l’animal
savoure non-seulement ce qu’il peut toucher et saisir, mais même ce qui
est éloigné et qu’il ne peut atteindre ; c’est le sens par lequel il est le plus
tôt, le plus souvent et le plus sûrement averti , par lequel il agit, il se déter-
mine, par lequel il reconnaît ce qui est convenable ou contraire à sa
nature, par lequel enfin il aperçoit, sent et choisit ce qui peut satisfaire
son appétit.
Les animaux ont donc les sens relatifs à l’appétit plus parfaits que nous
ne les avons, et par conséquent ils ont le sentiment plus exquis et à un
plus haut degré que nous ne l’avons; ils ont aussi la conscience de leur
existence actuelle , mais ils n’ont pas celle de leur existence passée. Cette
seconde proposition mérite , comme la première , d’être considérée; je vais
tâcher d’en prouver la vérité.
La conscience de son existence, ce sentiment intérieur qui constitue le
moi, est composé chez nous de la sensation de notre existence actuelle, et
du souvenir de notre existence passée. Ce souvenir est une sensation tout
aussi présente que la première, elle nous occupe même quelquefois plus for-
tement, et nous affecte plus puissamment que les sensations actuelles; et
comme ces deux espèces de sensations sont différentes, et que notre âme a la
faculté de les comparer et d’en former des idées, notre conscience d’exis-
tence est d’autant plus certaine et d’autant plus étendue, que nous nous
représentons plus souvent et en plus grand nombre les choses passées, et
que par nos réflexions nous les comparons et les combinons davantage entre
elles et avec les choses présentes. Chacun conserve dans soi-même un certain
nombre de sensations relatives aux différentes existences, c’est-à-dire, aux
différents états où l’on s’est trouvé ; ce nombre de sensations est devenu une
succession et a formé une suite d’idées, par la comparaison que notre âme a
faite de ces sensations entre elles. C’est dans cette comparaison de sensations
que consiste l’idée du temps, et même toutes les autres idées ne sont, comme
nous l’avons déjà dit, que des sensations comparées. Mais cette suite de nos
idées, cette chaîne de nos existences, se présente à nous souvent dans un
ordre fort différent de celui dans lequel nos sensations nous sont arrivées :
c’est l’ordre de nos idées, c'est-à-dire, des comparaisons que notre âme a
faites de nos sensations, que nous voyons, et point du tout l’ordre de ces
DISCOURS SUR LA NATURE DES ANIMAUX.
337
sensations, et c’est en cela principalement que consiste la différence des
caractères et des esprits; car de deux hommes que nous supposerons sem-
blablement organisés, et qui auront été élevés ensemble et de la même façon,
l’un pourra penser bien différemment de l’autre, quoique tous deux aient
reçu leurs sensations dans le même ordre; mais comme la trempe de leurs
âmes est différente , et que chacune de ces âmes a comparé et combiné ces
sensations semblables, d’une manière qui lui est propre et particulière, le
résultat général de ces comparaisons, c’est-à-dire, les idées, l’esprit et le
caractère acquis, seront aussi différents.
Il y a quelques hommes dont l’activité de l’âme est telle qu’ils ne reçoi-
vent jamais deux sensations sans les comparer et sans en former par con-
séquent une idée ; ceux-ci sont les plus spirituels , et peuvent, suivant les
circonstances, devenir les premiers des hommes en tout genre. J1 y en a
d’autres en assez grand nombre dont l’âme moins active laisse échapper
toutes les sensations qui n’ont pas un certain degré de force, et ne compare
que celles qui l’ébranlent fortement ; ceux-ci ont moins d’esprit que les
premiers, et d’autant moins que leur âme se porte moins fréquemment à
comparer leurs sensations et à en former des idées; d’autres enfin, et c’est
la multitude, ont si peu de vie dans l’âme, et une si grande indolence à
penser, qu’ils ne comparent et ne combinent rien, rien au moins du pre-
mier coup d’œil ; il leur faut des sensations fortes et répétées mille et mille
fois, pour que leur âme vienne enfin à en comparer quelqu’une et à former
une idée : ces hommes sont plus ou moins stupides, et semblent ne différer
des animaux que par ce petit nombre d’idées que leur âme a tant de peine
à produire.
La conscience de notre existence étant donc composée, non-seulement de.
nos sensations actuelles, mais même de la suite d’idées qu’a fait naître la
comparaison de nos sensations et de nos existences passées, il est évident
que plus on a d’idées, et plus on est sûr de son existence ; que plus on a
d’esprit, plus on existe ; qu’enfin c’est par la puissance de réfléchir qu’a
notre âme, et par cette seule puissance, que nous sommes certains de nos
existences passées et que nous voyons nos existences futures, l’idée de l’ave-
nir n’étant que la comparaison inverse du présent au passé, puisque dans
cette vue de l’esprit le présent est passé, et l’avenir est présent.
Cette puissance de réfléchir ayant été refusée aux animaux ", il est donc
certain qu’ils ne peuvent former d’idées, et que par conséquent leur con-
science d’existence est moins sûre et moins étendue que la nôtre ; car ils ne
peuvent avoir aucune idée du temps, aucune connaissance du passé,
aucune notion de l’avenir : leur conscience d’existence est simple, elle
dépend uniquement des sensations qui les affectent actuellement, et consiste
dans le sentiment intérieur que ces sensations produisent.
a. Yoyez, ci-devant, page 1 et suiv.
il.
22
338
DISCOURS SUR LA NATURE DES ANIMAUX.
Ne pouvons-nous pas concevoir ce que c’est que cette conscience d’exis-
tence dans les animaux, en faisant réflexion sur l’état où nous nous trouvons
lorsque nous sommes fortement occupés d’un objet, ou violemment agités
par une passion qui ne nous permet de faire aucune réflexion sur nous-
mêmes? On exprime l’idée de cet état en disant qu’on est hors de soi, et l’on
est en effet hors de soi dès que l’on n’est occupé que des sensations actuelles,
et l’on est d’autant plus hors de soi que ces sensations sont plus vives, plus
rapides, et qu’elles donnent moins de temps à l’âme pour les considérer;
dans cet état nous nous sentons, nous sentons même le plaisir et la douleur
dans toutes leurs nuances; nous avons donc alors le sentiment, la conscience
de notre existence, sans que notre âme semble y participer. Cet état, où nous
ne nous trouvons que par instants, est l’état habituel des animaux : privés
d’idées et pourvus de sensations, ils ne savent point qu’ils existent, mais ils
le sentent.
Pour rendre plus sensible la différence que j’établis ici entre les sensations
et les idées, et pour démontrer en même temps que les animaux ont des
sensations et qu’ils n’ont point d’idées, considérons en détail leurs facultés
et les nôtres, et comparons leurs opérations à nos actions. Ils ont, comme
nous, des sens, et par conséquent ils reçoivent les impressions des objets
extérieurs ; ils ont, comme nous, un sens intérieur, un organe qui conserve
les ébranlements causés par ces impressions, et par conséquent ils ont des
sensations qui, comme les nôtres, peuvent se renouveler, et sont plus ou
moins fortes et plus ou moins durables; cependant ils n’ont ni l’esprit, ni
l’entendement, ni la mémoire comme nous l’avons, parce qu’ils n’ont pas
la puissance de comparer leurs sensations, et que ces trois facultés de notre
âme dépendent de cette puissance.
Les animaux n’ont pas la mémoire ? le contraire paraît démontré, me
dira-t-on; ne reconnaissent-ils pas après une absence les personnes auprès
desquelles ils ont vécu, les lieux qu’ils ont habités, les chemins qu’ils ont
parcourus? ne se souviennent-ils pas des châtiments qu’ils ont essuyés, des
caresses qu’on leur a faites, des leçons qu’on leur a données ? Tout semble
prouver qu’en leur ôtant l’entendement et l’esprit, on ne peut leur refuser la
mémoire, et une mémoire active, étendue, et peut-être plus fidèle que la
nôtre. Cependant, quelque grandes que soient ces apparences, et quelque
fort que soit le préjugé qu’elles ont fait naître, je crois qu’on peut démon-
trer qu’elles nous trompent ; que les animaux n’ont aucune connaissance du
passé, aucune idée du temps, et que par conséquent ils n’ont pas la mémoire.
Chez nous, la mémoire émane de la puissance de réfléchir, car le souve-
nir que nous avons des choses passées suppose, non-seulement la durée des
ébranlements de notre sens intérieur matériel, c’est-à-dire, le renouvelle-
ment de nos sensations antérieures, mais encore les comparaisons que notre
âme a faites de ces sensations, c’est-à-dire, les idées qu’elle en a formées.
DISCOURS SUR LA NATURE DES ANIMAUX.
339
Si la mémoire ne consistait que dans le renouvellement des sensations pas-
sées, ces sensations se représenteraient à notre sens intérieur sans y laisser
une impression déterminée ; elles se présenteraient sans aucun ordre, sans
liaison entre elles, à peu près comme elles se présentent dans l’ivresse ou
dans certains rêves, où tout est si décousu, si peu suivi, si peu ordonné, que
nous ne pouvons en conserver le souvenir ; car nous ne nous souvenons que
des choses qui ont des rapports avec celles qui les ont précédées ou suivies ; et
toute sensation isolée, qui n’aurait aucune liaison avec les autres sensations,
quelque forte qu’elle pût être, ne laisserait aucune trace dans notre esprit :
or c’est notre âme qui établit ces rapports entre les choses, par la compa-
raison quelle fait des unes avec les autres; c’est elle qui forme la liaison
de nos sensations et qui ourdit la trame de nos existences par un fil continu
d’idées. La mémoire consiste donc dans une succession d’idées, et suppose
nécessairement la puissance qui les produit.
Mais pour ne laisser, s-’il est possible, aucun doute sur ce point important,
voyons quelle est l’espèce de souvenir que nous laissent nos sensations,
lorsqu’elles n’ont point été accompagnées d’idées. La douleur et le plaisir
sont de pures sensations, et les plus fortes de toutes, cependant lorsque nous
voulons nous rappeler ce que nous avons senti dans les instants les plus vifs
de plaisir ou de douleur, nous ne pouvons le faire que faiblement, confusé-
ment; nous nous souvenons seulement que nous avons été flattés ou blessés,
mais notre souvenir n’est pas distinct ; nous ne pouvons nous représenter,
ni l’espèce, ni le degré, ni la durée de ces sensations qui nous ont cepen-
dant si fortement ébranlés, et nous sommes d’autant moins capables de nous
les représenter, qu’elles ont été moins répétées et plus rares. Une douleur,
par exemple, que nous n’aurons éprouvée qu’une fois, qui n’aura duré que
quelques instants, et qui sera différente des douleurs que nous éprouvons
habituellement, sera nécessairement bientôt oubliée, quelque vive qu’elle
ail été; et quoique nous nous souvenions que dans cette circonstance nous
avons ressenti une grande douleur, nous n’avons qu’une faible réminis-
cence de la sensation même, tandis que nous avons une mémoire nette des
circonstances qui l’accompagnaient et du temps où elle nous est arrivée.
Pourquoi tout ce qui s’est passé dans notre enfance est-il presque entiè-
rement oublié? et pourquoi les vieillards ont-ils un souvenir plus présent
de ce qui leur est arrivé dans le moyen âge que de ce qui leur arrive dans
leur vieillesse? y a-t-il une meilleure preuve que les sensations toutes seules
ne suffisent pas pour produire la mémoire, et qu’elle n’existe en effet que
dans la suite des idées que notre âme peut tirer de ces sensations? car dans
l’enfance les sensations sont aussi et peut-être plus vives et plus rapides
que dans le moyen âge, et cependant elles ne laissent que peu ou point de
traces, parce qu’à cet âge la puissance de réfléchir, qui seule peut former
des idées, est dans une inaction presque-totale, et que dans les moments où
310 DISCOURS SUR LA NATURE DES ANIMAUX.
elle agit elle ne compare que des superficies, elle ne combine que de petites
choses pendant un petit temps, elle ne met rien en ordre, elle ne réduit
rien en suite. Dans l’âge mûr, où la raison est entièrement développée,
parce que la puissance de réfléchir est en entier exercice , nous tirons de
nos sensations tout le fruit qu’elles peuvent produire, et nous nous for-
mons plusieurs ordres d’idées et plusieurs chaînes de pensées dont chacune
fait une trace durable'sur laquelle nous repassons si souvent qu’elle devient
profonde, ineffaçable, et que plusieurs années après, dans le temps de
notre vieillesse, ces mêmes idées se présentent avec plus de force que celles
que nous pouvons tirer immédiatement des sensations actuelles, parce
qu’alors ces sensations sont faibles, lentes, émoussées, et qu’à cet âge l’âme
même participe à la langueur du corps. Dans l’enfance le temps présent est
tout, dans l’âge mûr on jouit également du passé, du présent et de l’avenir,
et dans la vieillesse on sent peu le présent, on détourne les yeux de l’avenir,
et on ne vit que dans le passé. Ces différences ne dépendent-elles pas entiè-
rement de l’ordonnance que notre âme a faite de nos sensations, et ne
sont-elles pas relatives au plus ou moins de facilité que nous avons dans
ces différents âges à former, à acquérir et à conserver des idées? L’enfant
qui jase et le vieillard qui radote n’ont ni l’un ni l’autre le ton de la raison,
parce qu’ils manquent également d’idées ; le premier ne peut encore en
former, et le second n’en forme plus.
Un imbécile, dont les sens et les organes corporels nous paraissent sains
et bien disposés, a comme nous des sensations de toute espèce; il les aura
aussi dans le même ordre, s’il vit en société et qu’on l’oblige à faire ce que
font les autres hommes; cependant, comme ces sensations ne lui font point
naître d’idées, qu’il n’y a point de correspondance entre son âme et son
corps, et qu’il ne peut réfléchir sur rien, il est en conséquence privé de la
mémoire et de la connaissance de soi-même. Cet homme ne diffère en rien
de l’animal quant aux facultés extérieures, car, quoiqu’il ait une âme, et
que par conséquent il possède en lui le principe de la raison, comme ce
principe demeure dans l’inaction et qu’il ne reçoit rien des organes cor-
porels avec lesquels il n’a aucune correspondance , il ne peut influer sur
les actions de cet homme, qui dès lors ne peut agir que comme un animal
uniquement déterminé par ses sensations et par le sentiment de son exis-
tence actuelle et de ses besoins présents. Ainsi l’homme imbécile et l’animal
sont des êtres dont les résultats et les opérations sont les mêmes à tous
égards, parce que l’un n’a point d’âme et que l’autre ne s’en sert point;
tous deux manquent de la puissance de réfléchir, et n’ont par conséquent
ni entendement, ni esprit, ni mémoire, mais tous deux ont des sensations,
du sentiment et du mouvement.
Cependant, me répétera-t-on toujours, l’homme imbécile et l’animal
n’agissent-ils pas souvent comme s’ils étaient déterminés par la connais-
DISCOURS SUR LA NATURE DES ANIMAUX.
341
sance des choses passées? ne reconnaissent-ils pas les personnes avec les-
quelles ils ont vécu, les lieux qu'ils ont habités, etc.? ces actions ne
supposent-elles pas nécessairement la mémoire? et cela ne prouverait-il
pas, au contraire, qu’elle n’émane point de la puissance de réfléchir?
Si l’on a donné quelque attention à ce que je viens de dire, on aura
déjà senti que je distingue deux espèces de mémoires infiniment différentes
l’une de l’autre par leur cause, et qui peuvent cependant se ressembler en
quelque sorte par leurs effets; la première est la trace de nos idées, et la
seconde , que j’appellerais volontiers réminiscence 1 plutôt que mémoire,
n’est que le renouvellement de nos sensations, ou plutôt des ébranlements
qui les ont causées; la première émane de l’âme, et, comme je l’ai prouvé,
elle est pour nous bien plus parfaite que la seconde; cette dernière, au
contraire, n’est produite que par le renouvellement des ébranlements du
sens intérieur matériel , et elle est la seule qu’on puisse accorder à l’animal
ou à l’homme imbécile : leurs sensations antérieures sont renouvelées par
les sensations actuelles; elles se réveillent avec toutes les circonstances qui
les accompagnaient, l’image principale et présente appelle les images
anciennes et accessoires; ils sentent comme ils ont senti; ils agissent donc
comme ils ont agi, ils voient ensemble le présent et le passé, mais sans les
distinguer, sans les comparer, et par conséquent sans les connaître.
Une seconde objection qu’on me fera sans doute, et qui n’est cependant
qu’une conséquence de la première, mais qu’on ne manquera pas de donner
comme une autre preuve de l’existence de la mémoire dans les animaux,
ce sont leurs rêves. Il est certain que les animaux se représentent dans le
sommeil les choses dont ils ont été occupés pendant la veille; les chiens
jappent souvent en dormant, et quoique cet aboiement soit sourd et faible
on y reconnaît cependant la voix de la chasse, les accents de la colère, les
sons du désir ou du murmure, etc.; on ne peut donc pas douter qu’ils
n’aient des choses passées un souvenir très-vif, très-actif, et différent de
celui dont nous venons de parler, puisqu’il se renouvelle indépendamment
d’aucune cause extérieure qui pourrait y être relative.
Pour éclaircir cette difficulté, et y répondre d’une manière satisfaisante,
il faut examiner la nature de nos rêves, et chercher s’ils viennent de notre
âme ou s’ils dépendent seulement de notre sens intérieur matériel : si nous
pouvions prouver qu’ils y résident en entier, ce serait, non-seulement une
réponse à l’objection, mais une nouvelle démonstration contre l’entende-
ment et la mémoire des animaux.
Les imbéciles, dont l’âme est sans action, rêvent comme les autres
1. Buffon distingue la réminiscence de la mémoire , comme il a distingué la sensation de
Vidée. Et toutes ces distinctions secondaires dérivent de la grande et primitive distinction qu’il a
si heureusement établie (p. 326) entre la substance spirituelle, que l’homme a seul, etlese/is
intérieur ma tériel , que l’animal a comme l’homme.
312 DISCOURS SUR LA NATURE DES ANIMAUX.
hommes : il se produit donc des rêves indépendamment de l’âme, puisque
dans les imbéciles l’âme ne produit rien. Les animaux, qui n’ont point
d’âme, peuvent donc rêver aussi ; et non-seulement il se produit des rêves
indépendamment de l’âme , mais je serais fort porté à croire que tous
les rêves en sont indépendants. Je demande seulement que chacun réflé-
chisse sur ses rêves, et tâche à reconnaître pourquoi les parties en sont si
mal liées et les événements si bizarres : il m’a paru que c’était principa-
lement parce qu’ils ne roulent que sur des sensations et point du tout sur
des idées. L’idée du temps, par exemple, n’y entre jamais; on se repré-
sente bien les personnes que l’on n’a pas vues, et même celles qui sont
mortes depuis plusieurs années, on les voit vivantes et telles qu’elles
étaient, mais on les joint aux choses actuelles et aux personnes présentes,
ou à des choses et à des personnes d’un autre temps; il en est de même de
l’idée du lieu, on ne voit pas où elles étaient; les choses qu’on se repré-
sente on les voit ailleurs, où elles ne pouvaient être : si l’âme agissait, il ne
lui faudrait qu’un instant pour mettre de l’ordre dans cette suite décousue,
dans ce chaos de sensations; mais ordinairement elle n’agit point, elle
laisse les représentations se succéder en désordre, et quoique chaque objet
se présente vivement, la succession en est souvent confuse et toujours chi-
mérique; et s’il arrive que l’âme soit à demi réveillée parTénormité de
ces disparates, ou seulement par la force de ces sensations, elle jettera sur-
le-champ une étincelle de lumière au milieu des ténèbres, elle produira une
idée réelle dans le sein même des chimères; on rêvera que tout cela pour-
rait bien n’être qu’un rêve, je devrais dire on pensera, car, quoique cette
action ne soit qu’un petit signe de l’âme1, ce n’est point une sensation ni
un rêve, c’est une pensée, une réflexion, mais qui, n’étant pas assez forte
pour dissiper l’illusion, s’y mêle, en devient partie, et n'empêche pas les
représentations de se succéder; en sorte qu’au réveil on imagine avoir rêvé
cela même qu’on avait pensé.
Dans les rêves on voit beaucoup, on entend rarement, on ne raisonne
point, on sent vivement, les images se suivent, les sensations se succèdent
sans que l’âme les compare ni les réunisse ; on n’a donc que des sensations
et point d’idées, puisque les idées ne sont que les comparaisons des sensa-
tions : ainsi les rêves ne résident que dans le sens intérieur matériel , l’âme
ne les produit point ; ilâ feront donc partie de ce souvenir animal , de cette
espèce de réminiscence matérielle dont nous avons parlé : la mémoire au
contraire ne peut exister sans l’idée du temps, sans la comparaison des
idées antérieures et des idées actuelles ; et puisque ces idées n’entrent point
dans les rêves, il paraît démontré qu’ils ne peuvent être ni une conséquence,
ni un effet, ni une preuve de la mémoire. Mais quand même on voudrait
1. Analyse psychologique, aussi fine que délicatement exprimée.
DISCOURS SUR LA NATURE DES ANIMAUX.
343
soutenir qu'il y a quelquefois des rêves d’idées , quand on citerait pour le
prouver les somnambules , les gens qui parlent en dormant et disent des
choses suivies, qui répondent à des questions, etc., et que l’on en inférerait
que les idées ne sont pas exclues des rêves, du moins aussi absolument que
je le prétends, il me suffirait, pour ce que j’avais éprouver, que le renou-
vellement des sensations puisse les produire; car dès lors les animaux n’au-
ront que des rêves de cette espèce, et ces rêves , bien loin de supposer la
mémoire, n’indiquent au contraire que la réminiscence matérielle.
Cependant je suis bien éloigné de croire que les somnambules , les gens
qui parlent en dormant, qui répondent à des questions, etc. , soient en effet
occupés d’idées : l’àme ne me paraît avoir aucune part à toutes ces actions,
car les somnambules vont, viennent, agissent sans réflexion, sans connais-
sance de leur situation, ni du péril, ni des inconvénients qui accompagnent
leurs démarches; les seules facultés animales sont en exercice, et même
elles n’y sont pas toutes ; un somnambule est, dans cet état, plus stupide
qu’un imbécile, parce qu’il n’y a qu’une partie de ses sens et de son senti-
ment qui soit alors en exercice , au lieu que l’imbécile dispose de tous ses
sens, et jouit du sentiment dans toute son étendue. Et à l’égard des gens
qui parlent en dormant , je ne crois pas qu’ils disent rien de nouveau ; la
réponse à certaines questions triviales et usitées , la répétition de quelques
phrases communes, ne prouvent pas l’action de lame : tout cela peut s’opé-
rer indépendamment du principe de la connaissance et de la pensée. Pour-
quoi dans le sommeil ne parlerait-on pas sans penser, puisqu’en s’exami-
nant soi-même lorsqu’on est le mieux éveillé, on s’aperçoit, surtout dans
les passions , qu’on dit tant de choses sans réflexion ?
A l’égard delà cause occasionnelle des rêves, qui fait que les sensations
antérieures se renouvellent sans être excitées par les objets présents ou par
des sensations actuelles, on observera que l’on ne rêve point lorsque le
sommeil est profond , tout est alors assoupi, on dort en dehors et en dedans;
mais le sens intérieur s’endort le dernier et se réveille le premier, parce qu’il
est plus vif, plus actif, plus aisé à ébranler que les sens extérieurs ; le som-
meil est dès lors moins complet et moins profond , c’est là le temps des
songes illusoires; les sensations antérieures, surtout celles sur lesquelles
nous n’avons pas réfléchi, se renouvellent; le sens intérieur, ne pouvant être
occupé par des sensations actuelles à cause de l’inaction des sens externes ,
agit et s’exerce sur ses sensations passées; les plus fortes sont celles qu’il
saisit le plus souvent : plus elles sont fortes, plus les situations sont exces-
sives , et c’est par cette raison que presque tous les rêves sont effroyables
ou charmants.
Il n’est pas même nécessaire que les sens extérieurs soient absolument
assoupis pour que le sens intérieur matériel puisse agir de son propre mou-
vement, il suffit qu’ils soient sans exercice. Dans l’habitude où nous sommes
344
DISCOURS SUR LA NATURE DES ANIMAUX.
de nous livrer régulièrement à un repos anticipé , on ne s'endort pas tou-
jours aisément; le corps et les membres mollement étendus sont sans mou-
vement; les yeux, doublement voilés par la paupière et les ténèbres, ne peu-
vent s’exercer; la tranquillité du lieu et le silence de la nuit rendent
l'oreille inutile; les autres sens sont également inactifs, tout est en repos,
et rien n’est encore assoupi : dans cet état, lorsqu’on ne s’occupe pas d’idées
et que l’àme est aussi dans l’inaction , l’empire appartient au sens intérieur
matériel, il est alors la seule puissance qui agisse, c’est là le temps des
images chimériques, des ombres voltigeantes; on veille, et cependant on
éprouve les effets du sommeil : si l’on est en pleine santé , c’est une suite
d’images agréables, d’illusions charmantes; mais, pour peu que le corps soit
souffrant ou affaissé, les tableaux sont bien différents : on voit des figures
grimaçantes, des visages de vieilles, des fantômes hideux qui semblent
s’adresser à nous, et qui se succèdent avec autant de bizarrerie que de
rapidité; c’est la lanterne magique, c’est une scène de chimères qui rem-
plissent le cerveau vide alors de toute autre sensation, et les objets de cette
scène sont d’autant plus vifs, d’autant plus nombreux, d’autant plus dés-
agréables , que les autres facultés animales sont plus lésées , que les nerfs
sont plus délicats, et que l’on est plus faible, parce que les ébranlements
causés par les sensations réelles étant dans cet état de faiblesse ou de mala-
die beaucoup plus forts et plus désagréables que dans l’état de santé, les
représentations de ces sensations , que produit le renouvellement de ces
ébranlements, doivent aussi être plus vives et plus désagréables.
Au reste, nous nous souvenons de nos rêves, par la même raison que
nous nous souvenons des sensations que nous venons d’éprouver; et la seule
différence qu’il y ait ici entre les animaux et nous , c’est que nous distin-
guons parfaitement ce qui appartient à nos rêves de ce qui appartient à
nos idées ou à nos sensations réelles, et ceci est une comparaison, une
opération de la mémoire , dans laquelle entre l’idée du temps; les animaux
au contraire, qui sont privés de la mémoire et de cette puissance de com-
parer les temps, ne peuvent distinguer leurs rêves de leurs sensations
réelles, et l’on peut dire que ce qu’ils ont rêvé leur est effectivement
arrivé.
Je crois avoir déjà prouvé d’une manière démonstrative , dans ce que
j’ai écrit a sur la nature de l’homme, que les animaux n’ont pas la puissance
de réfléchir: or l’entendement est, non -seulement une faculté de cette
puissance de réfléchir, mais c’est l’exercice même de cette puissance, c’en
est le résultat, c’est ce qui la manifeste; seulement nous devons distinguer
dans l’entendement deux opérations différentes, dont la première sert de
base à la seconde et la précède nécessairement. Cette première action de
a. Page 1 et suiv.
DISCOURS SUR LA NATURE DES ANIMAUX.
345
la puissance de réfléchir est de comparer les sensations et d’en former des
idées, et la seconde est de comparer les idées mêmes et d’en former des
raisonnements : par la première de ces opérations, nous acquérons des idées
particulières et qui suffisent à la connaissance de toutes les choses sensibles;
par la seconde, nous nous élevons à des idées générales, nécessaires pour
arriver à l’intelligence des choses abstraites. Les animaux n’ont ni l’une
ni l’autre de ces facultés, parce qu’ils n’ont point d’entendement , et l’en-
tendement de la plupart des hommes paraît être borné à la première de
ces opérations.
Car si tous les hommes étaient également capables de comparer des idées,
de les généraliser et d’en former de nouvelles combinaisons, tous manifes-
teraient leur génie par des productions nouvelles, toujours différentes de
celles des autres, et souvent plus parfaites; tous auraient le don d’inventer,
ou du moins les talents de perfectionner. Mais non : réduits à une imita-
tion servile, la plupart des hommes ne font que ce qu’ils voient faire , ne
pensent que de mémoire et dans le même ordre que les autres ont pensé;
les formules , les méthodes , les métiers , remplissent toute la capacité de
leur entendement, et les dispensent de réfléchir assez pour créer.
L’imagination est aussi une faculté de l’âme : si nous entendons par ce
mot imagination la puissance que nous avons de comparer des images
avec des idées, de donner des couleurs à nos pensées , de représenter et
d’agrandir nos sensations, de peindre le sentiment, en un mot de saisir
vivement les circonstances et de voir nettement les rapports éloignés des
objets que nous considérons , cette puissance de notre âme en est même
la qualité la plus brillante et la plus active : c’est l’esprit supérieur, c’est le
génie, les animaux en sont encore plus dépourvus que d’entendement et de
mémoire; mais il y a une autre imagination, un autre principe qui dépend
uniquement des organes corporels, et qui nous est commun avec les ani-
maux : c’est cette action tumultueuse et forcée qui s’excite au dedans de
nous-mêmes par les objets analogues ou contraires à nos appétits; c’est
cette impression vive et profonde des images de ces objets, qui malgré nous
se renouvelle à tout instant et nous contraint d’agir comme les animaux,
sans réflexion, sans délibération; cette représentation des objets, plus active
encore que leur présence, exagère tout, falsifie tout. Cette imagination est
l’ennemie de notre âme, c’est la source de l’illusion, la mère des passions
qui nous maîtrisent, nous emportent malgré les efforts de la raison , et nous
rendent le malheureux théâtre d’un combat continuel , où nous sommes
presque toujours vaincus.
346
DISCOURS SUR LA NATURE DES ANIMAUX.
Homo duplex.
L’homme intérieur est double1; il est composé de deux principes diffé-
rents par leur nature, et contraires par leur action. L’âme, ce principe
spirituel, ce principe de toute connaissance, est toujours en opposition
avec cet autre principe animal et purement matériel : le premier est une
lumière pure qu’accompagnent le calme et la sérénité, une source salutaire
dont émanent la science, la raison, la sagesse; l’autre est une fausse lueur
qui ne brille que par la tempête et dans l’obscurité, un torrent impétueux
qui roule et entraîne à sa suite les passions et les erreurs.
Le principe animal se développe le premier : comme il est purement
matériel et qu’il consiste dans la durée des ébranlements et le renouvelle-
ment des impressions formées dans notre sens intérieur matériel par les
objets analogues ou contraires à nos appétits, il commence à agir dès que
le corps peut sentir de la douleur ou du plaisir, il nous détermine le pre-
mier et aussitôt que nous pouvons faire usage de nos sens. Le principe
spirituel se manifeste plus tard , il se développe, il se perfectionne au moyen
de l’éducation; c’est par la communication des pensées d’autrui que l’enfant
en acquiert et devient lui-même pensant et raisonnable, et sans cette com-
munication il ne serait que stupide ou fantasque, selon le degré d’inaction
ou d’activité de son sens intérieur matériel.
Considérons un enfant lorsqu’il est en liberté et loin de l’œil de ses
maîtres : nous pouvons juger de ce qui se passe au dedans de lui par le
résultat de ses actions extérieures; il ne pense ni ne réfléchit à rien, il suit
indifféremment toutes les routes du plaisir, il obéit à toutes les impressions
des objets extérieurs, il s’agite sans raison, il s’amuse, comme les jeunes
animaux, à courir, à exercer son corps, il va, vient et revient sans dessein,
sans projet, il agit sans ordre et sans suite; mais bientôt, rappelé par la
voix de ceux qui lui ont appris à penser, il se compose, il dirige ses actions,
et donne des preuves qu’il a conservé les pensées qu’on lui a communi-
quées. Le principe matériel domine donc dans l’enfance, et il continuerait
de dominer et d’agir presque seul pendant toute la vie, si l’éducation ne
venait à développer le principe spirituel et à mettre l’âme en exercice 2.
Il est aisé, en rentrant en soi-même, de reconnaître l’existence de ces
deux principes : il y a des instants dans la vie, il y a même des heures, des
1. La profondeur et l’éloquence ont donné à cette proposition, fort ancienne, un aspect nou-
veau. La distinction des deux hommes fait le caractère propre de la philosophie de Buffon.
Mou Dieu , quelle guerre cruelle
Je trouve deux hommes en moi
Rac. Cant. 11 , tiré de l’épilre de saint Paul aux Rom.
u Voilà deux hommes que je connais bien , » s’écria Louis XIV lorsque Racine lui lut ce
cantique.
2 . On n’a jamais fait un plus magnifique éloge de l’éducation.
DISCOURS SUR LA NATURE DES ANIMAUX.
347
jours, des saisons où nous pouvons juger, non-seulement de la certitude
de leur existence, mais aussi de leur contrariété d'action. Je veux parler
de ces temps d’ennui, d’indolence, de dégoût, où nous ne pouvons nous
déterminer à rien, où nous voulons ce que nous ne faisons pas, et faisons
ce que nous ne voulons pas1 ; de cet état ou de cette maladie, à laquelle on
adonné le nom de vapeurs, état où se trouvent si souvent les hommes oisifs,,
et même les hommes qu’aucun travail ne commande. Si nous nous obser-
vons dans cet état, notre moi nous paraîtra divisé en deux personnes, dont
la première, qui représente la faculté raisonnable, blâme ce que fait la
seconde, mais n’est pas assez forte pour s’y opposer efficacement et la
vaincre2; au contraire, cette dernière étant formée de toutes les illusions de
nos sens et de notre imagination, elle contraint, elle enchaîne, et souvent
elle accable la première et nous fait agir contre ce que nous pensons, ou
nous force à l’inaction, quoique nous ayons la volonté d’agir.
Dans le temps où la faculté raisonnable domine , on s’occupe tranquil-
lement de soi-même, de ses amis, de ses affaires; mais on s’aperçoit encore,
ne fùt-ce que par des distractions involontaires, de la présence de l’autre
principe. Lorsque celui-ci vient à dominer à son tour, on se livre ardem-
ment à la dissipation, à ses goûts, à ses passions, et à peine réfléchit-on par
instants sur les objets mêmes qui nous occupent et qui nous remplissent
tout entiers. Dans ces deux états nous sommes heureux; dans le pre-
mier nous commandons avec satisfaction , et dans le second nous obéis-
sons encore avec plus de plaisir : comme il rfy a que l’un des deux prin-
cipes qui soit alors en action , et qu’il agit sans opposition de la part de
l’autre, nous ne sentons aucune contrariété intérieure, notre moi nous
paraît simple, parce que nous n’éprouvons qu’une impulsion simple, et
c’est dans cette unité d’action que consiste notre bonheur. Car pour peu
que par des réflexions nous venions à blâmer nos plaisirs, ou que par la
violence de nos passions nous cherchions à haïr la raison , nous cessons
dès lors d’être heureux; nous perdons l’unité de notre existence en quoi
consiste notre tranquillité : la contrariété intérieure se renouvelle, les deux
personnes se représentent en opposition, et les deux principes se font
sentir et se manifestent par les doutes, les inquiétudes et les remords.
De là on peut conclure que le plus malheureux de tous les états est celui
où ces deux puissances souveraines de la nature de l’homme sont toutes
deux en grand mouvement, mais en mouvement égal et qui fait équilibre;
c’est là le point de l’ennui le plus profond et de cet horrible dégoût de
1. Je ne fais pas le bien que j’aime ,
Et je fais le mal que je hais.
Rac. Cant. cité.
2. Video meliora, prolioque,
Détériora sequor
Ovid.
348 DISCOURS SUR LA NATURE DES ANIMAUX.
soi-même, qui ne nous laisse d’autre désir que celui de cesser d’être, et ne
nous permet qu’autant d’action qu’il en faut pour nous détruire, en tour-
nant froidement contre nous des armes de fureur.
Quel état affreux! je viens d’en peindre la nuance la plus noire; mais
combien n’y a-t-il pas d’autres sombres nuances qui doivent la précéder !
Toutes les situations voisines de cette situation , tous les états qui appro-
chent de cet état d’équilibre, et dans lesquels les deux principes opposés
ont peine à se surmonter, et agissent en même temps et avec des forces
presque égales, sont des temps de trouble, d’irrésolution et de malheur; le
corps même vient à souffrir de ce désordre et de ces combats intérieurs; il
languit dans l’accablement, ou se consume par l’agitation que cet état
produit.
Le bonheur de l’homme consistant dans l’unité de son intérieur, 11 est
heureux dans le temps de l’enfance, parce que le principe matériel domine
seul et agit presque continuellement. La contrainte, les remontrances, et
même les châtiments, ne sont que de petits chagrins, l’enfant ne les ressent
que comme on sent les douleurs corporelles, le fond de son existence
n’en est point affecté, il reprend, dès qu’il est en liberté, toute l’action,
toute la gaieté que lui donnent la vivacité et la nouveauté de ses sensations :
s’il était entièrement livré à lui-même, il serait parfaitement heureux; mais
ce bonheur cesserait, il produirait même le malheur pour les âges suivants;
on est donc obligé de contraindre l’enfant; il est triste, mais nécessaire, de
le rendre malheureux par instants, puisque ces instants même de malheur
sont les germes de tout son bonheur à venir.
Dans la jeunesse, lorsque le principe spirituel commence à entrer en
exercice et qu’il pourrait déjà nous conduire, il naît un nouveau sens
matériel qui prend un empire absolu , et commande si impérieusement à
toutes nos facultés que l’âme elle-même semble se prêter avec plaisir aux
passions impétueuses qu’il produit : le principe matériel domine donc
encore, et peut-être avec plus davantage que jamais; car, non-seulement
il efface et soumet la raison, mais il la pervertit et s’en sert comme d’un
moyen de plus ; on ne pense et on n’agit que pour approuver et pour satis-
faire sa passion. Tant que cette ivresse dure on est heureux; les con-
tradictions et les peines extérieures semblent resserrer encore l’unité de
l’intérieur, elles fortifient la passion, elles en remplissent les intervalles
languissants, elles réveillent l’orgueil, et achèvent de tourner toutes nos
vues vers le même objet et toutes nos puissances vers le même but.
Mais ce bonheur va passer comme un songe; le charme disparaît, le
dégoût suit, un vide affreux succède à la plénitude des sentiments dont on
était occupé. L’âme, au sortir de ce sommeil léthargique, a peine à se recon-
naître ; elle a perdu par l’esclavage l’habitude de commander, elle n’en a
plus la force, elle regrette même la servitude, et cherche un nouveau maître,
DISCOURS SUR LA NATURE DES ANIMAUX. 319
mi nouvel objet de passion qui disparaît bientôt à son tour, pour être suivi
d’un autre qui dure encore moins : ainsi les excès et les dégoûts se multi-
plient, les plaisirs fuient, les organes s’usent, le sens matériel, loin de pou-
voir commander, n’a plus la force d’obéir. Que reste-t-il à l'homme après
une telle jeunesse? un corps énervé, une âme amollie, et l’impuissance de
se servir de tous deux.
Aussi a-t-on remarqué que c’est dans le moyen âge que les hommes sont
le plus sujets à ces langueurs de l’âme, à cette maladie intérieure, à cet état
de vapeurs dont j’ai parlé. On court encore à cet âge après les plaisirs de la
jeunesse, on les cherche par habitude et non par besoin; et comme à mesure
qu’on avance il arrive toujours plus fréquemment qu’on sent moins le
plaisir que l’impuissance d’en jouir, on se trouve contredit par soi-même,
humilié par sa propre faiblesse, si nettement et si souvent, qu’on ne peut
s’empêcher de se blâmer, de condamner ses actions, et de se reprocher
même ses désirs.
D’ailleurs, c’est à cet âge que naissent les soucis et que la vie est la plus
contentieuse; car on a pris un état, c’est-à-dire qu’on est entré par hasard
ou par choix dans une carrière qu’il est toujours honteux de ne pas fournir,
et souvent très-dangereux de remplir avec éclat. On marche donc pénible-
ment entre deux écueils également formidables, le mépris et la haine, on
s’affaiblit par les efforts qu’on fait pour les éviter, et l’on tombe dans le
découragement; car lorsqu’à force d’avoir vécu et d’avoir reconnu, éprouvé
les injustices des hommes, on a pris l’habitude d’y compter comme sur un
mal nécessaire, lorsqu’on s’est enfin accoutumé à faire moins de cas de leurs
jugements que de son repos, et que le cœur endurci par les cicatrices
mêmes des coups qu’on lui a portés, est devenu plus insensible, on arrive
aisément à cet état d’indifférence, à cette quiétude indolente, dont on aurait
rougi quelques années auparavant. La gloire, ce puissant mobile de toutes
les grandes âmes, et qu’on voyait de loin comme un but éclatant qu’on
s’efforcait d’atteindre par des actions brillantes et des travaux utiles, n’est
plus qu’un objet sans attraits pour ceux qui en ont approché, et un fantôme
vain et trompeur pour les autres qui sont restés dans l’éloignement. La
paresse prend sa place, et semble offrir à tous des routes plus aisées et des
biens plus solides; mais le dégoût la précède et l’ennui la suit, l’ennui, ce
triste tyran de toutes les âmes qui pensent, contre lequel la sagesse peut
moins que la folie.
C'est donc parce que la nature de l’homme est composée de deux prin-
cipes opposés, qu’il a tant de peine à se concilier avec lui-même ; c’est de là
que viennent son inconstance, son irrésolution, ses ennuis.
Les animaux au contraire, dont la nature est simple et purement maté-
rielle, ne ressentent, ni combats intérieurs, ni opposition, ni trouble; ils
n’ont, ni nos regrets, ni nos remords, ni nos espérances, ni nos craintes.
350 DISCOURS SUR LA NATURE DES ANIMAUX.
Séparons de nous tout ce qui appartient à l’âme, ôtons-nous l’entende-
ment, l’esprit et la mémoire; ce qui nous restera sera la partie matérielle
par laquelle nous sommes animaux; nous aurons encore des besoins, des
sensations, des appétits, nous aurons de la douleur et du plaisir, nous
aurons même des passions ; car une passion est-elle autre chose qu’une
sensation plus forte que les autres, et qui se renouvelle à tout instant? Or,
nos sensations pourront se renouveler dans notre sens intérieur matériel ;
nous aurons donc toutes les passions, du moins toutes les passions aveu-
gles que l’âme, ce principe de la connaissance, ne peut ni produire, ni
fomenter.
C’est ici le point le plus difficile : comment pourrons-nous, surtout avec
l’abus que l’on a fait des termes, nous faire entendre et distinguer nette-
ment les passions qui n’appartiennent qu’à l’homme, de celles qui lui sont
communes avec les animaux ? est-il certain, est-il croyable que les animaux
puissent avoir des passions? n'est-il pas au contraire convenu que toute
passion est une émotion de l’âme? doit-on par conséquent chercher ailleurs
que dans ce principe spirituel les germes de l’orgueil, de l’envie, de l’ambi-
tion, de l’avarice et de toutes les passions qui nous commandent?
Je ne sais, mais il me semble que tout ce qui commande à l’âme est hors
d’elle; il me semble que le principe de la connaissance n’est point celui du
sentiment ; il me semble que le germe de nos passions est dans nos appétits,
que les illusions viennent de nos sens et résident dans notre sens intérieur
matériel, que d’abord l’âme n’y a de part que par son silence, que quand
elle s’y prête elle est subjuguée, et pervertie lorsqu’elle s’y complaît.
Distinguons donc, dans les passions de l’homme, le physique et le moral :
l’un est la cause, l'autre l’effet; la première émotion est dans le sens inté-
rieur matériel, l’âme peut la recevoir, mais elle ne la produit pas. Distin-
guons aussi les mouvements instantanés des mouvements durables, et nous
verrons d'abord que la peur, l'horreur, la colère, l’amour, ou plutôt le désir
de jouir, sont des sentiments qui, quoique durables, ne dépendent que de
l’impression des objets sur nos sens, combinée avec les impressions subsis-
tantes de nos sensations antérieures, et que par conséquent ces passions
doivent nous être communes avec les animaux. Je dis que les impressions
actuelles des objets sont combinées avec les impressions subsistantes de nos
sensations antérieures, parce que rien n’est horrible, rien n’est effrayant,
rien n’est attrayant, pour un homme ou pour un animal qui voit pour la
première fois. On peut en faire l’épreuve sur de jeunes animaux : j’en ai vu
se jeter au feu la première fois qu’on les y présentait; ils n’acquièrent de
l’expérience que par des actes réitérés, dont les impressions subsistent dans
leur sens intérieur; et quoique leur expérience ne soit point raisonnée, elle
n’en est pas moins sûre, elle n’en est même que plus circonspecte; car un
grand bruit, un mouvement violent, une figure extraordinaire, qui se pré-
DISCOURS SUR LA NATURE DES ANIMAUX.
351
sente ou se fait entendre subitement et pour la première fois, produit dans
l’animal une secousse dont l’effet est semblable- aux premiers mouvements
de la peur, mais ce sentiment n’est qu’instantané ; comme il ne peut se
combiner avec aucune sensation précédente, il ne peut donner à l’animal
qu’un ébranlement momentané, et non pas une émotion durable, telle que
la suppose la passion de la peur.
Un jeune animal, tranquille habitant des forêts, qui tout à coup entend
le son éclatant d’un cor, ou le bruit subit et nouveau d’une arme à feu,
tressaillit , bondit, et fuit par la seule violence de la secousse qu’il vient
d’éprouver. Cependant si ce bruit est sans effet, s’il cesse, l’animal recon-
naît d’abord le silence ordinaire de la nature, il se calme, s’arrête, et re-
gagne à pas égaux sa paisible retraite. Mais l’âge et l’expérience le rendront
bientôt circonspect et timide, dès qu'à l’occasion d’un bruit pareil il se sera
senti blessé, atteint ou poursuivi : ce sentiment de peine ou cette sensation
de douleur se conserve dans son sens intérieur; et lorsque le même bruit
se fait encore entendre elle se renouvelle, et se combinant avec l’ébranle-
ment actuel elle produit un sentiment durable, une passion subsistante,
une vraie peur; l’animal fuit et fuit de toutes ses forces, il fuit très-loin,
il fuit longtemps , il fuit toujours , puisque souvent il abandonne à jamais
son séjour ordinaire.
La peur est donc une passion dont l’animal est susceptible , quoiqu’il
n’ait pas nos craintes raisonnées ou prévues ; il en est de même de l’horreur,
de la colère, de l’amour, quoiqu’il n’ait ni nos aversions réfléchies, ni nos
haines durables, ni nos amitiés constantes. L’animal a toutes ces passions
premières; elles ne supposent aucune connaissance, aucune idée, et ne sont
fondées que sur l’expérience du sentiment, c’est-à-dire, sur la répétition des
actes de douleur ou de plaisir, et le renouvellement des sensations anté-
rieures du même genre. La colère, ou, si l’on veut, le courage naturel, se
remarque dans les animaux qui sentent leurs forces, c’est-à-dire, qui les
ont éprouvées, mesurées, et trouvées supérieures à celles des autres; la
peur est le partage des faibles , mais le sentiment d’amour leur appartient
à tous.
Amour ! désir inné ! âme de la nature ! principe inépuisable d’existence !
puissance souveraine qui peut tout et contre laquelle rien ne peut , par qui
tout agit, tout respire et tout se renouvelle! divine flamme! germe de per-
pétuité que l’Éternel a répandu dans tout avec le souffle de vie ! Précieux
sentiment qui peux seul amollir les cœurs féroces et glacés, en les pénétrant
d’une douce chaleur! cause première de tout bien, de toute société, qui
réunis sans contrainte et par tes seuls attraits les natures sauvages et
dispersées! source unique et féconde de tout plaisir, de toute volupté!
Amour ! pourquoi fais-tu l’état heureux de tous les êtres et le malheur de
l'homme?
332 DISCOURS SUR LA NATURE DES ANIMAUX.
C’est qu’il n’y a que le physique de cette passion qui soit bon; c’est que ,
malgré ce que peuvent dire les gens épris , le moral n’en vaut rien. Qu’est-
ce en effet que le moral de l’amour? la vanité : vanité dans le plaisir de la
conquête, erreur qui vient de ce qu’on en fait trop de cas; vanité dans le
désir de la conserver exclusivement, état malheureux qu’accompagne tou-
jours la jalousie, petite passion si basse qu’on voudrait la cacher; vanité
dans la manière d’en jouir, qui fait qu’on ne multiplie que ses gestes et ses
efforts sans multiplier ses plaisirs ; vanité dans la façon même de la perdre ,
on veut rompre le premier; car si l’on est quitté, quelle humiliation! et
cette humiliation se tourne en désespoir lorsqu’on vient à reconnaître qu’on
a été longtemps dupe et trompé.
Les animaux ne sont point sujets à toutes ces misères; ils ne cherchent
pas des plaisirs où il ne peut y en avoir : guidés par le sentiment seul , ils
ne se trompent jamais dans leurs choix , leurs désirs sont toujours propor-
tionnés à la puissance de jouir, ils sentent autant qu’ils jouissent, et ne
jouissent qu’autant qu’ils sentent; l’homme au contraire, en voulant inven-
ter des plaisirs , n’a fait que gâter la nature; en voulant se forcer sur le
sentiment il ne fait qu’abuser de son être, et creuser dans son cœur un vide
que rien ensuite n’est capable de remplir.
Tout ce qu’il y a de bon dans l’amour appartient donc aux animaux tout
aussi bien qu’à nous, et même, comme si ce sentiment ne pouvait jamais
être pur, ils paraissent avoir une petite portion de ce qu’il y a de moins bon,
je veux parler de la jalousie. Chez nous, cette passion suppose toujours
quelque défiance de soi-même , quelque connaissance sourde de sa propre
faiblesse; les animaux au contraire semblent être d’autant plus jaloux qu’ils
ont plus de force, plus d’ardeur et plus d’habitude au plaisir : c’est que notre
jalousie dépend de nos idées, et la leur du sentiment; ils ont joui, ils dési-
rent de jouir encore, ils s’en sentent la force, ils écartent donc tous ceux
qui veulent occuper leur place; leur jalousie n’est point réfléchie, ils ne la
tournent pas contre l’objet de leur amour, ils ne sont jaloux que de leurs
plaisirs.
Mais les animaux sont-ils bornés aux seules passions que nous venons de
décrire? la peur, la colère , l’horreur, l’amour et la jalousie, sont-elles les
seules affections durables qu’ils puissent éprouver? Il me semble qu’indé-
pendamment de ces passions, dont le sentiment naturel, ou plutôt l’expé-
rience du sentiment, rend les animaux susceptibles, ils ont encore des
passions qui leur sont communiquées et qui viennent de l’éducation , de
l’exemple, de l’imitation et de l’habitude : ils ont leur espèce d’amitié, leur
espèce d’orgueil , leur espèce d’ambition ; et quoiqu’on puisse déjà s’être
assuré, par ce que nous avons dit , que dans toutes leurs opérations et dans
tous les actes qui émanent de leurs passions il n’entre ni réflexion , ni
pensée, ni même aucune idée , cependant comme les habitudes dont nous
DISCOURS SUR LA NATURE DES ANIMAUX. 353
parlons sont celles qui semblent le plus supposer quelque degré d’intelli-
gence, et que c’est ici où la nuance entre eux et nous est la plus délicate
et la plus difficile à saisir, ce doit être aussi celle que nous devons examiner
avec le plus de soin.
Y a-t-il rien de comparable à l’attachement du chien pour la personne de
son maître? On en a vu mourir sur le tombeau qui la renfermait; mais
( sans vouloir citer les prodiges ni les héros d’aucun genre) quelle fidélité
à accompagner, quelle constance à suivre, quelle attention à défendre son
maître! quel empressement à rechercher ses caresses! quelle docilité à lui
obéir ! quelle patience à souffrir sa mauvaise humeur et des châtiments
souvent injustes! Quelle douceur et quelle humilité pour tâcher de rentrer
en grâce! que de mouvements, que d’inquiétudes , que de chagrin, s’il est
absent ! que de joie lorsqu’il se retrouve ! A tous ces traits peut-on mécon-
naître l’amitié ? se marque-t-elle même parmi nous par des caractères aussi
énergiques ?
Il en est de cette amitié comme de celle d’une femme pour son serin,
d’un enfant pour son jouet, etc. : toutes deux sont aussi peu réfléchies,
toutes deux ne sont qu’un sentiment aveugle ; celui de l’animal est seule-
ment plus naturel, puisqu’il est fondé sur le besoin, tandis que l’autre n’a
pour objet qu’un insipide amusement auquel l’âme n’a point de part. Ces
habitudes puériles ne durent que par le désœuvrement , et n’ont de force
que par le vide de la tête; et le goût pour les magots et le culte des idoles,
l’attachement en un mot aux choses inanimées n’est-il pas le dernier degré
de la stupidité ? Cependant que de créateurs d’idoles et de magots dans ce
monde ! que de gens adorent l’argile qu’ils ont pétrie! Combien d’autres
sont amoureux de la glèbe qu’ils ont remuée !
Il s’en faut donc bien que tous les attachements viennent de l’âme, et que
la faculté de pouvoir s’attacher suppose nécessairement la puissance de
penser et de réfléchir, puisque c’est lorsqu’on pense et qu’on réfléchit le
moins que naissent la plupart de nos attachements , que c’est encore faute
de penser et de réfléchir qu’ils se confirment et se tournent en habitude,
qu’il suffit que quelque chose flatte nos sens pour que nous l’aimions , et
qu’enfin il ne faut que s’occuper souvent et longtemps d’un objet pour
en faire une idole.
Mais l’amitié suppose cette puissance de réfléchir : c’est de tous les
attachements le plus digne de l’homme et le seul qui ne le dégrade point.
L'amitié n’émane que de la raison, l’impression des sens n’y fait rien, c’est
l’âme de son ami qu’on aime, et pour aimer une âme il faut en avoir une,
il faut en avoir fait usage, l’avoir connue , l’avoir comparée et trouvée de
niveau à ce que l’on peut connaître de celle d’un autre : l’amitié suppose
donc non-seulement le principe de la connaissance , mais l’exercice actuel
et réfléchi de ce principe.
h.
23
354
DISCOURS SUR LA NATURE DES ANIMAUX.
Ainsi l’amitié n’appartient qu’à l’homme, et l’attachement peut apparte-
nir aux animaux : le sentiment seul suffit pour qu’ils s’attachent aux gens
qu’ils voient souvent , à ceux qui les soignent, qui les nourrissent, etc.; le
seul sentiment suffit encore pour qu’ils s’attachent aux objets dont ils sont
forcés de s’occuper. L’attachement des mères pour leurs petits ne vient que
de ce qu’elles ont été fort occupées à les porter, à les produire, à les débar-
rasser de leurs enveloppes, et qu’elles le sont encore à les allaiter; et si
dans les oiseaux les pères semblent avoir quelque attachement pour leurs
petits et paraissent en prendre soin comme les mères, c’est qu’ils se sont
occupés comme elles de la construction du nid, c’est qu’ils l’ont habité,
c’est qu'ils y ont eu du plaisir avec leurs femelles, dont la chaleur dure
encore longtemps après avoir été fécondées , au lieu que dans les autres
espèces d’animaux où la saison des amours est fort courte, où, passé cette
saison, rien n’attache plus les mâles à leurs femelles, où il n’y a point de
nid, point d’ouvrage à faire en commun , les pères ne sont pères que comme
on l’était à Sparte , ils n’ont aucun souci de leur postérité.
L’orgueil et l’ambition des animaux tiennent à leur courage naturel, c’est-
à-dire au sentiment qu’ils ont de leur force, de leur agilité, etc. : les grands
dédaignent les petits et semblent mépriser leur audace insultante. On aug-
mente même par l’éducation ce sang-froid, cet à-propos de courage, on
augmente aussi leur ardeur, on leur donne de l’éducation par l’exemple ,
car ils sont susceptibles et capables de tout , excepté de raison; en général,
les animaux peuvent apprendre à faire mille fois tout ce qu’ils ont fait
une fois, à faire de suite ce qu’ils ne faisaient que par intervalles , à faire
pendant longtemps ce qu’ils ne faisaient que pendant un instant, à faire
volontiers ce qu’ils ne faisaient d’abord que par force, à faire par habitude
ce qu'ils ont fait une fois par hasard, à faire d’eux-mêmes ce qu’ils voient
faire aux autres. L’imitation est de tous les résultats de la machine animale
le plus admirable, c’en est le mobile le plus délicat et le plus étendu, c’est
ce qui copie de plus près la pensée ; et quoique la cause en soit dans les
animaux purement matérielle et mécanique, c’est par ses effets qu'ils nous
étonnent davantage. Les hommes n’ont jamais plus admiré les singes que
quand ils les ont vus imiter les actions humaines; en effet, il n’est point trop
aisé de distinguer certaines copies de certains originaux ; il y a si peu de
gens d’ailleurs qui voient nettement combien il y a de distance entre faire
et contrefaire, que les singes doivent être pour le gros du genre humain
des êtres étonnants, humiliants, au point qu’on ne peut guère trouver mau-
vais qu’on ait donné sans hésiter plus d’esprit au singe , qui contrefait et
copie l’homme, qu’à l’homme (si peu rare parmi nous) qui ne fait ni ne
copie rien.
Cependant les singes sont tout au plus des gens à talents que nous prenons
pour des gens d’esprit : quoiqu’ils aient l'art de nous imiter, ils n’en sont
DISCOURS SUR LA NATURE DES ANIMAUX. 355
pas moins de la nature des bêtes, qui toutes ont plus ou moins le talent de
l’imitation. A la vérité, dans presque tous les animaux ce talent est borné
à l’espèce même, et ne s’étend point au delà de l’imitation de leurs sem-
blables, au lieu que le singe, qui n’est pas plus de notre espèce que nous ne
sommes de la sienne, ne laisse pas de copier quelques-unes de nos actions ;
mais c’est parce qu’il nous ressemble à quelques égards, c’est parce qu’il
est extérieurement à peu près conformé comme nous, et cette ressemblance
grossière suffit pour qu’il puisse se donner des mouvements, et même des
suites de mouvements semblables aux nôtres, pour qu’il puisse, en un mot,
nous imiter grossièrement; en sorte que tous ceux qui ne jugent des choses
que par l’extérieur trouvent ici comme ailleurs du dessein, de l’intelligence
et de l’esprit, tandis qu’en effet il n’y a que des rapports de figure, de
mouvement et d’organisation.
C’est par les rapports de mouvement que le chien prend les habitudes
de son maître, c’est par les rapports de figure que le singe contrefait les
gestes humains, c’est par les rapports d’organisation que le serin répète
des airs de musique, et que le perroquet imite le signe le moins équivoque
de la pensée, la parole, qui met à l’extérieur autant de différence entre
l’homme et l’homme qu’entre l’homme et la bête, puisqu’elle exprime dans
les uns la lumière et la supériorité de l’esprit, qu’elle ne laisse apercevoir
dans les autres qu’une confusion d’idées obscures ou empruntées, et que
dans l’imbécile ou le perroquet elle marque le dernier degré de la stupi-
dité, c’est-à-dire l’impossibilité où ils sont tous deux de produire intérieu-
rement la pensée, quoiqu’il ne leur manque aucun des organes nécessaires
pour la rendre au dehors.
Il est aisé de prouver encore mieux que l’imitation n’est qu’un effet méca-
nique, un résultat purement machinal, dont la perfection dépend de la
vivacité avec laquelle le sens intérieur matériel reçoit les impressions des
objets, et de la facilité de les rendre au dehors par la similitude et la sou-
plesse des organes extérieurs. Les gens qui ont les sens exquis, délicats,
faciles à ébranler, et les membres obéissants, agiles et flexibles, sont, toutes
choses égales d’ailleurs, les meilleurs acteurs, les meilleurs pantomimes,
les meilleurs singes : les enfants, sans y songer, prennent les habitudes du
corps, empruntent les gestes, imitent les manières de ceux avec qui ils
vivent; ils sont aussi très-portés à répéter et à contrefaire. La plupart des
jeunes gens les plus vifs et les moins pensants, qui ne voient que par les yeux
du corps, saisissent cependant merveilleusement le ridicule des figures;
toute forme bizarre les affecte , toute représentation les frappe , toute
nouveauté les émeut; l’impression en est si forte qu’ils représentent eux-
mêmes , ils racontent avec enthousiasme , ils copient facilement et avec
grâce ; ils ont donc supérieurement le talent de l’imitation , qui sup-
pose l’organisation la plus parfaite , les dispositions du corps les plus
3 50
DISCOURS SUR LA NATURE DES ANIMAUX.
heureuses , et auquel rien n’est plus opposé qu’une forte dose de bon sens.
Ainsi, parmi les hommes, ce sont ordinairement ceux qui réfléchissent le
moins qui ont le plus ce talent de l’imitation; il n’est donc pas surprenant
qu’on le trouve dans les animaux qui ne réfléchissent point du tout; ils
doivent même l’avoir à un plus haut degré de perfection, parce qu’ils n’ont
rien qui s’y oppose, parce qu’ils n’ont aucun principe par lequel ils puissent
avoir la volonté d’être différents les uns des autres. C’est par notre âme que
nous différons entre nous, c’est par notre âme que nous sommes nous, c’est
d’elle que vient la diversité de nos caractères et la variété de nos actions :
les animaux, au contraire, qui n’ont point d’âme, n’ont point le moi qui
est le principe de la différence, la cause qui constitue la personne; ils doi-
vent donc, lorsqu’ils se ressemblent par l’organisation ou qu’ils sont de la
même espèce, se copier tous, faire tous les mêmes choses et de la même
façon, s’imiter en un mot beaucoup plus parfaitement que les hommes
ne peuvent s’imiter les uns les autres ; et par conséquent ce talent d’imi-
tation, bien loin de supposer de l’esprit et de la pensée dans les animaux,
prouve, au contraire, qu’ils en sont absolument privés.
C’est par la même raison que l’éducation des animaux, quoique fort
iourte, est toujours heureuse ; ils apprennent en très-peu de temps presque
tout ce que savent leurs père et mère, et c’est par l’imitation qu’ils l’ap-
prennent; ils ont donc, non-seulement l’expérience qu’ils peuvent acquérir
par le sentiment, mais ils profitent encore, par le moyen de l’imitation, de
l’expérience que les autres ont acquise. Les jeunes animaux se modèlent
sur les vieux; ils voient que ceux-ci s’approchent ou fuient lorsqu'ils enten-
dent certains bruits, lorsqu'ils aperçoivent certains objets, lorsqu’ils sentent
certaines odeurs; ils s’approchent aussi ou fuient d’abord avec eux sans
autre cause déterminante que l'imitation, et ensuite ils s’approchent ou
fuient d’eux-mêmes et tout seuls, parce qu’ils ont pris l’habitude de s’ap-
procher ou de fuir toutes les fois qu’ils ont éprouvé les mêmes sensations.
Après avoir comparé l’homme à l’animal, pris chacun individuellement,
je vais comparer l’homme en société avec l’animal en troupe, et rechercher
en même temps quelle peut être la cause de cette espèce d’industrie qu’on
remarque dans certains animaux, même dans les espèces les plus viles et les
plus nombreuses : que de choses ne dit-on pas de celle de certains insectes!
Nos observateurs admirent à l’envi l’intelligence et les talents des abeilles;
elles ont, disent-ils, un génie particulier, un art qui n’appartient qu’à elles,
l'art de se bien gouverner. Il faut savoir observer pour s’en apercevoir ; mais
une ruche est une république où chaque individu ne travaille que pour la
société, où tout est ordonné, distribué, réparti avec une prévoyance, une
équité , une prudence admirables ; Athènes n’était pas mieux conduite ni
mieux policée : plus on observe ce panier de mouches et plus on découvre
de merveilles, un fond de gouvernement inaltérable et toujours le même,
DISCOURS SUR LA NATURE DES ANIMAUX.
3K7
un respect profond pour la personne en place, une vigilance singulière pour
son service, la plus soigneuse attention pour ses plaisirs, un amour con-
stant pour la patrie, une ardeur inconcevable pour le travail, une assiduité
à l’ouvrage que rien n’égale, le plus grand désintéressement joint à la plus
grande économie, la plus fine géométrie employée à la plus élégante archi-
tecture, etc. Je ne finirais point si je voulais seulement parcourir les annales
de cette république , et tirer de l’histoire de ces insectes tous les traits qui
ont excité l’admiration de leurs historiens.
C’est qu’indépendamment de l’enthousiasme qu’op prend pour son sujet,
on admire toujours d’autant plus qu’on observe davantage et qu’on rai-
sonne moins. Y a-t-il, en effet, rien de plus gratuit que cette admiration
pour les mouches, et que ces vues morales qu’on voudrait leur prêter, que
cet amour du bien commun qu’on leur suppose, que cet instinct singulier
qui équivaut à la géométrie la plus sublime, instinct qu’on leur a nouvel-
lement accordé, par lequel les abeilles résolvent sans hésiter le problème de
bâtir le plus solidement qu’il soit possible dans le moindre espace possible,
et avec la plus grande économie possible'? que penser de l’excès auquel on
a porté le détail de ces éloges? car enfin une mouche ne doit pas tenir dans
la tête d’un naturaliste plus de place qu’elle n’en tient dans la nature; et
cette république merveilleuse ne sera jamais, aux yeux de la raison, qu’une
foule de petites bêtes qui n’ont d’autre rapport avec nous que celui de nous
fournir de la cire et du miel.
Ce n’est point la curiosité que je blâme ici , ce sont les raisonnements et
les exclamations : qu’on ait observé avec attention leurs manœuvres, qu’on
ait suivi avec soin leurs procédés et leur travail, qu’on ait décrit exactement
leur génération, leur multiplication , leurs métamorphoses, etc., tous ces
objets peuvent occuper le loisir d’un naturaliste; mais c’est la morale,
c’est la théologie1 2 des insectes que je ne puis entendre prêcher; ce sont les
merveilles que les observateurs y mettent et sur lesquelles ensuite ils se
récrient, comme si elles y étaient en effet, qu’il faut examiner; c’est cette
intelligence, cette prévoyance, cette connaissance même de l’avenir qu’on
leur accorde avec tant de complaisance, et que cependant on doit leur
refuser rigoureusement, que je vais tâcher de réduire à sa juste valeur.
Les mouches solitaires n’ont, de l’aveu de ces observateurs, aucun esprit
en comparaison des mouches qui vivent ensemble ; celles qui ne forment
que de petites troupes en ont moins que celles qui sont en grand nombres
et les abeilles, qui de toutes sont peut-être celles qui forment la société la
plus nombreuse, sont aussi celles qui ont le plus de génie. Cela seul ne
1. Réaumur. Voyez la Préface de son Histoire des abeilles (Ve volume de ses Mêm. sur les
insectes ) .
2. Lyonnet. Voyez l’ouvrage de Lesser, intitulé : Théologie des insectes. Cet ouvrage venait
d’ être traduit en français, et Lyonnet y avait joint des remarques.
358 DISCOURS SUR LA NATURE DES ANIMAUX.
suffit-il pas pour faire penser que cette apparence d’esprit ou de génie n’est
qu’un résultat purement mécanique, une combinaison de mouvement pro-
portionnelle au nombre, un rapport qui n’est compliqué que parce qu’il
dépend de plusieurs milliers d’individus? Ne sait-on pas que tout rapport,
tout désordre même, pourvu qu’il soit constant, nous paraît une harmonie
dès que nous en ignorons les causes, et que de la supposition de cette appa-
rence d’ordre à celle de l’intelligence il n’y a qu’un pas, les hommes aimant
mieux admirer qu’approfondir?
On conviendra donc d’abord , qu’à prendre les mouches une à une, elles
ont moins de génie que le chien , le singe et la plupart des animaux ; on
conviendra qu’ elles ont moins de docilité, moins d’attachement, moins de
sentiment, moins, en un mot, de qualités relatives aux nôtres : dès lors on
doit convenir que leur intelligence apparente ne vient que de leur multi-
tude réunie ; cependant cette réunion même ne suppose aucune intelli-
gence, car ce n’est point par des vues morales qu’elles se réunissent, c’est
sans leur consentement qu’elles se trouvent ensemble. Cette société n’est
donc qu’un assemblage physique ordonné par la nature, et indépendant de
toute vue, de toute connaissance, de tout raisonnement. La mère abeille
produit dix mille individus tout à, la fois et dans un même lieu; ces dix
mille individus, fussent-ils encore mille fois plus stupides que je ne le sup-
pose, seront obligés, pour continuer seulement d’exister, de s’arranger de
quelque façon : comme ils agissent tous les uns contre les autres avec des
forces égales, eussent-ils commencé par se nuire, à force de se nuire ils
arriveront bientôt à se nuire le moins qu’il sera possible , c’est-à-dire à
s’aider ; ils auront donc l’air de s’entendre et de concourir au même but.
L’observateur leur prêtera bientôt des vues et tout l’esprit qui leur manque;
il voudra rendre raison de chaque action, chaque mouvement aura bientôt
son motif, et de là sortiront des merveilles ou des monstres de raison-
nement sans nombre; car ces dix mille individus, qui ont été tous produits
à la fois, qui ont habité ensemble, qui se sont tous métamorphosés à peu
près en même temps, ne peuvent manquer de faire tous la même chose, et,
pour peu qu’ils aient de sentiment, de prendre des habitudes communes,
de s’arranger, de se trouver bien ensemble, de s’occuper de leur demeure,
d’y revenir après s’en être éloignés, etc., et de là l’architecture, la géo-
métrie, l’ordre, la prévoyance, l’amour de la patrie, la république en un
mot, le tout fondé, comme l’on voit, sur l’admiration de l’observateur.
La nature n’est-elle pas assez étonnante par elle-même, sans chercher
encore à nous surprendre en nous étourdissant de merveilles qui n’y sont pas
et que nous y mettons? Le Créateur n’est-il pas assez grand par ses ouvrages,
et croyons-nous le faire plus grand par notre imbécillité? ce serait, s’il pou-
vait l’être, la façon de le rabaisser. Lequel, en effet, a de l’Ètre suprême la
plus grande idée, celui qui le voit créer l’univers, ordonner les existences,
359
DISCOURS SUR LA NATURE DES ANIMAUX.
fonder la nature sur des lois invariables et perpétuelles , ou celui qui le
cherche et veut le trouver attentif à conduire une république de mouches;
et fort occupé de la manière dont se doit plier l’aile d’un scarabée?
Il y a parmi certains animaux une espèce de société qui semble dépendre
du choix de ceux qui la composent, et qui par conséquent approche bien
davantage de l’intelligence et du dessein, que la société des abeilles, qui
n’a d’autre principe qu’une nécessité physique : les éléphants, les castors,
les singes, et plusieurs autres espèces d’animaux se cherchent, se rassem-
blent, vont par troupes, se secourent, se défendent, s’avertissent et se sou-
mettent à des allures communes : si nous ne troublions pas si souvent ces
sociétés, et que nous pussions les observer aussi facilement que celles des
mouches, nous y verrions sans doute bien d’autres merveilles, qui cepen-
dant ne seraient que des rapports et des convenances physiques. Qu’on
mette ensemble et dans un même lieu un grand nombre d’animaux de
même espèce, il en résultera nécessairement un certain arrangement, un
certain ordre, de certaines habitudes communes, comme nous le dirons
dans l’histoire du daim, du lapin, etc. Or toute habitude commune, bien
loin d’avoir pour cause le principe d’une intelligence éclairée, ne suppose,
au contraire, que celui d’une aveugle imitation.
Parmi les hommes , la société dépend moins des convenances physiques
que des relations morales. L’homme a d’abord mesuré sa force et sa fai-
blesse, il a comparé son ignorance et sa curiosité, il a senti que seul il ne
pouvait suffire ni satisfaire par lui-même à la multiplicité de ses besoins, il
a reconnu l’avantage qu’il aurait à renoncer à l’usage illimité de sa volonté
pour acquérir un droit sur la volonté des autres, il a réfléchi sur l’idée du
bien et du mal, il l’a gravée au fond de son cœur à la faveur de la lumière
naturelle qui lui a été départie par la bonté du Créateur, il a vu que la soli-
tude n’était pour lui qu’un état de danger et de guerre, il a cherché la
sûreté et la paix dans la société, il y a porté ses forces et ses lumières pour
les augmenter en les réunissant à celles des autres : cette réunion est de
l’homme l’ouvrage le meilleur, c’est de sa raison l’usage le plus sage. En
effet il n’est tranquille, il n’est fort, il n’est grand, il ne commande à l’uni-
vers que parce qu’il a su se commander à lui-même, se dompter, se sou-
mettre et s’imposer des lois; l’homme, en un mot, n’est homme que parce
qu’il a su se réunir à l’homme.
Il est vrai que tout a concouru à rendre l’homme sociable; car, quoique
les grandes sociétés, les sociétés policées, dépendent certainement de l’usage
et quelquefois de l’abus qu’il a fait de sa raison, elles ont sans doute été
précédées par de petites sociétés qui ne dépendaient, pour ainsi dire, que
de la nature. Une famille est une société naturelle, d’autant plus stable,
d’autant mieux fondée, qu’il y a plus de besoins, plus de causes d’attache-
ment. Bien différent des animaux, l’homme n’existe presque pas encore
360 DISCOURS SUR LA NATURE DES ANIMAUX.
lorsqu’il vient de naître; il est nu, faible, incapable d’aucun mouvement,
privé de toute action, réduit à tout souffrir, sa vie dépend des secours qu’on
lui donne. Cet état de l’enfance imbécile , impuissante, dure longtemps;
la nécessité du secours devient donc une habitude, qui seule serait capable
de produire l’attachement mutuel de l’enfant et des père et mère; mais
comme à mesure qu’il avance, l’enfant acquiert de quoi se passer plus aisé-
ment de secours, comme il a physiquement moins besoin d’aide, que les
parents, au contraire, continuent à s’occuper de lui beaucoup plus qu’il ne
s’occupe d’eux, il arrive toujours que l’amour descend beaucoup plus qu’il
ne remonte : l’attachement des père et mère devient excessif, aveugle,
idolâtre, et celui de l’enfant reste tiède et ne reprend des forces que lorsque
la raison vient à développer le germe de la reconnaissance.
Ainsi la société, considérée même dans une seule famille, suppose dans
l’homme la faculté raisonnable; la société, dans les animaux qui semblent
se réunir librement et par convenance , suppose l’expérience du sentiment;
et la société des bêtes qui, comme les abeilles, se trouvent ensemble sans
s’être cherchées , ne suppose rien : quels qu’en puissent être les résultats,
il est clair qu’ils n’ont été ni prévus, ni ordonnés, ni conçus par ceux qui
les exécutent, et qu’ils ne dépendent que du mécanisme universel et des lois
du mouvement établies par le Créateur. Qu’on mette ensemble dans le même
lieu dix mille automates animés d’une force vive et tous déterminés, par la
ressemblance parfaite de leur forme extérieure et intérieure , et par la con-
formité de leurs mouvements, à faire chacun la même chose dans ce même
lieu , il en résultera nécessairement un ouvrage régulier; les rapports d’éga-
lité, de similitude , de situation , s’y trouveront, puisqu’ils dépendent de
ceux de mouvement que nous supposons égaux et conformes; les rapports
de juxtaposition, d’étendue, de figure , s’y trouveront aussi puisque nous
supposons l’espace donné et circonscrit; et si nous accordons à ces auto-
mates le plus petit degré de sentiment, celui seulement qui est nécessaire
pour sentir son existence, tendre à sa propre conservation, éviter les choses
nuisibles, appéter les choses convenables , etc. , l’ouvrage sera non-seule-
ment régulier, proportionné, situé, semblable, égal, mais il aura encore
l'air de la symétrie, de la solidité, de la commodité, etc. , au plus haut point
de perfection, parce qu’en le formant, chacun de ces dix mille individus a
cherché à s'arrange? de la manière la plus commode pour lui, et qu’il a en
même temps été forcé d’agir et de se placer de la manière la moins incom-
mode aux autres.
Dirai-je encore un mot ? ces cellules des abeilles, ces hexagones tant van-
tés, tant admirés, me fournissent une preuve de plus contre l’enthousiasme
et l’admiration 1 : cette figure, toute géométrique et toute régulière qu’elle
\. Tous ces petits traits d’ironie sont dirigés contre Réaumur. Réaumur tenait alors, en
France , le sceptre de l’histoire naturelle : Buffon allait bientôt le lui ravir.
DISCOURS SUR LA NATURE DES ANIMAUX.
361
nous paraît et qu’elle est en effet dans la spéculation , n’est ici qu’un résultat
mécanique et assez imparfait qui se trouve souvent dans la nature , et que
l’on remarque même dans ses productions les plus brutes ; les cristaux et
plusieurs autres pierres, quelques sels, etc., prennent constamment cette
figure dans leur formation. Qu’on observe les petites écailles de la peau
d’une roussette, on verra qu’elles sont hexagones, parce que chaque écaille
croissant en même temps se fait obstacle , et tend à occuper le plus d’espace
qu’il est possible dans un espace donné : on voit ces mêmes hexagones dans
le second estomac des animaux ruminants , on les trouve dans les graines ,
dans leurs capsules, dans certaines fleurs, etc. Qu’on remplisse un vaisseau
de pois, ou plutôt de quelque autre graine cylindrique, et qu’on le ferme
exactement, après y avoir versé autant d’eau que les intervalles qui restent
entre ces graines peuvent en recevoir; qu’on fasse bouillir cette eau , tous
ces cylindres deviendront des colonnes à six pans. On en voit clairement la
raison, qui est purement mécanique : chaque graine, dont la figure est
cylindrique , tend par son renflement à occuper le plus d’espace possible
dans un espace donné , elles deviennent donc toutes nécessairement hexa-
gones par la compression réciproque. Chaque abeille cherche à occuper de
même le plus d’espace possible dans un espace donné ; il est donc nécessaire
aussi , puisque le corps des abeilles est cylindrique , que leurs cellules soient
hexagones, par la même raison des obstacles réciproques1.
On donne plus d’esprit aux mouches dont les ouvrages sont les plus
réguliers ; les abeilles sont , dit-on , plus ingénieuses que les guêpes , que
les frelons, etc. , qui savent aussi l’architecture, mais dont les constructions
sont plus grossières et plus irrégulières que celles des abeilles. On ne veut
pas voir, ou l’on ne se doute pas que cette régularité plus ou moins grande
dépend uniquement du nombre et de la figure, et nullement de l’intelligence
de ces petites bêtes : plus elles sont nombreuses, plus il y a de forces qui
agissent également et qui s’opposent de même, plus il y a par conséquent
de contrainte mécanique , de régularité forcée et de perfection apparente
dans leurs productions.
Les animaux qui ressemblent le plus à l'homme par leur figure et par
leur organisation seront donc, malgré les apologistes des insectes, main-
tenus dans la possession où ils étaient , d’êtres supérieurs à tous les autres
pour les qualités intérieures; et quoiqu’elles soient infiniment différentes
de celles de l’homme, qu’elles ne soient, comme nous l’avons prouvé, que
des résultats de l’exercice et de l’expérience du sentiment, ces animaux sont
1. Par la raison des obstacles réciproques Voilà bien l’abus du mécanisme , porté à sa
dernière limite. Mais , quand même la compression réciproque expliquerait les cellules des
abeilles, expliquerait- elle la toile de l’araignée, le cocon du ver à soie, etc., etc.? Il faudra
toujours en venir à une force particulière et distincte du pur mécanisme, à une force propre à
l’animal, en un mot à Yinslinct. (Voyez mon livre intitulé: De l'instinct et de l’intelligence
des animaux. )
362
DISCOURS SUR LA NATURE DES ANIMAUX.
par ces facultés mêmes fort supérieurs aux insectes; et comme tout se fait
et que tout est par nuance dans la nature, on peut établir une échelle pour
juger des degrés des qualités intrinsèques de chaque animal, en prenant pour
premier terme la partie matérielle de l’homme , et plaçant successivement
les animaux à différentes distances, selon qu’en effet ils en approchent ou
s’en éloignent davantage, tant par la forme extérieure que par l’organisation
intérieure : en sorte que le singe, le chien, l’éléphant et les autres quadru-
pèdes seront au premier rang ; les cétacés , qui , comme les quadrupèdes et
l’homme, ont de la chair et du sang, qui sont comme eux vivipares , seront
au second, les oiseaux au troisième, parce qu’à tout prendre ils diffèrent de
l’homme plus que les cétacés et que les quadrupèdes ; et s’il n’y avait pas
des êtres qui , comme les huîtres ou les polypes, semblent en différer autant
qu’il est possible, les insectes seraient avec raison les bêtes du dernier rang.
Mais, si les animaux sont dépourvus d’entendement, d’esprit et de mé-
moire, s’ils sont privés de toute intelligence, si toutes leurs facultés dépen-
dent de leurs sens, s’ils sont bornés à l’exercice et à l’expérience du senti-
ment seul, d’où peut venir cette espèce de prévoyance qu’on remarque
dans quelques-uns d’entre eux? Le seul sentiment peut-il faire qu’ils ramas-
sent des vivres pendant l’été pour subsister pendant l’hiver? Ceci ne sup-
pose-t-ilpas une comparaison des temps, une notion de l’avenir, une inquié-
tude raisonnée? Pourquoi trouve-t-on à la fin de l’automne, dans le trou
d’un mulot , assez de gland pour le nourrir jusqu’à l’été suivant? Pourquoi
cette abondante récolte de cire et de miel dans les ruches? Pourquoi les
fourmis font-elles des provisions? Pourquoi les oiseaux feraient-ils des nids,
s’ils ne savaient pas qu’ils en auront besoin pour y déposer leurs œufs et y
élever leurs petits , etc. , et tant d’autres faits particuliers que l’on raconte
de la prévoyance des renards , qui cachent leur gibier en différents endroits
pour le retrouver au besoin et s’en nourrir pendant plusieurs jours; de la
subtilité raisonnée des hiboux, qui savent ménager leur provision de souris
en leur coupant les pattes pour les empêcher de fuir 1 ; de la pénétration
merveilleuse des abeilles, qui savent d’avance que leur reine doit pondre
dans un tel temps tel nombre d’œufs d’une certaine espèce dont il doit sortir
des vers de mouches mâles, et tel autre nombre d’œufs d’une autre espèce
qui doivent produire les mouches neutres , et qui , en conséquence de cette
connaissance de l’avenir, construisent tel nombre d’alvéoles plus grandes
pour les premières, et tel autre nombre d’alvéoles plus petites pour les
secondes? etc. , etc. , etc.
1. On se souvient de la fahle de La Fontaine : Les souris et le chat-huant. Le fait était assez
prouvé pour un fabuliste.
Voyez que d’arguments il fit :
Quand ce peuple est pris , il s’enfuit;
Donc il faut le croquer aussitôt qu’on le happe.
Tout ! il est impossible
DISCOURS SUR LA NATURE DES ANIMAUX. 363
Avant que de répondre à ces questions , et même de raisonner sur ces
faits, il faudrait être assuré qu'ils sont réels et avérés , il faudrait qu’au lieu
d’avoir été racontés par le peuple ou publiés par des observateurs amou-
reux du merveilleux, ils eussent été vus par des gens sensés, et recueillis
par des philosophes : je suis persuadé que toutes les prétendues merveilles
disparaîtraient, et qu’en y réfléchissant on trouverait la cause de chacun
de ces effets en particulier. Mais admettons pour un instant la vérité de tous
ces faits; accordons, avec ceux qui les racontent, le pressentiment, la pré-
vision, la connaissance même de l’avenir aux animaux, en résultera-t-il que
ce soit un effet de leur intelligence ? Si cela était , elle serait bien supé-
rieure à la nôtre , car notre prévoyance est toujours conjecturale , nos
notions sur l’avenir ne sont que douteuses , toute la lumière de notre âme
suffît à peine pour nous faire entrevoir les probabilités des choses futures ;
dès lors les animaux qui envoient la certitude, puisqu’ils se déterminent
d’avance et sans jamais se tromper, auraient en eux quelque chose de bien
supérieur au principe de notre connaissance, ils auraient une âme bien plus
pénétrante et bien plus clairvoyante que la nôtre. Je demande si cette
conséquence ne répugne pas autant à la religion qu’à la raison.
Ce ne peut donc être par une intelligence semblable à la nôtre que les
animaux aient une connaissance certaine de l’avenir, puisque nous n’en
avons que des notions très-douteuses et très-imparfaites : pourquoi donc
leur accorder si légèrement une qualité si sublime? pourquoi nous dégra-
der mal à propos? ne serait-il pas moins déraisonnable, supposé qu’on ne
pût pas douter des faits, d’en rapporter la cause à des lois mécaniques
établies, comme toutes les autres lois de la nature , par la volonté du Créa-
teur? La sûreté avec laquelle on suppose que les animaux agissent, la cer-
titude de leur détermination, suffirait seule pour qu’on dût en conclure que
ce sont les effets d’un pur mécanisme. Le caractère de la raison le plus mar-
qué, c’est le doute, c’est la délibération, c’est la comparaison; mais des
mouvements et des actions qui n’annoncent que la décision et la certitude,
prouvent en même temps le mécanisme et la stupidité.
Cependant , comme les lois de la nature , telles que nous les connaissons ,
n’en sont que les effets généraux, et que les faits dont il s’agit ne sont au
contraire que des effets très-particuliers, il serait peu philosophique et peu
digne de l’idée que nous devons avoir du Créateur1, de charger mal à propos
sa volonté de tant de petites lois , ce serait déroger à sa toute-puissance et
à la noble simplicité de la nature que de l’embarrasser gratuitement de
cette quantité de statuts particuliers, dont l’un ne serait fait que pour les
1. C’est parce que nous nous faisons du Créateur une idée trop bornée, c’est parce que nous
le jugeons relativement à nous , que nous supposons, très-gratuitement , qu'il serait embarrassé
par une grande quantité de statuts. 11 faut bien pourtant qu’il ait fait ces statuts, puisque
chaque animal a sa nature propre , son caractère particulier, ses instincts divers.
DISCOURS SUR LA NATURE DES ANIMAUX.
364
mouches, l’autre pour les hiboux, l’autre pour les mulots, etc. Ne doit-on
pas au contraire faire tous ses efforts pour ramener ces effets particuliers
aux effets généraux; et, si cela n’était pas possible, mettre ces faits en
réserve et s’abstenir de vouloir les expliquer jusqu’à ce que, par de nou-
veaux faits et par de nouvelles analogies , nous puissions en connaître les
causes?
Yoyons donc en effet s’ils sont inexplicables, s’ils sont si merveilleux,
s’ils sont même avérés. La prévoyance des fourmis n’était qu’un préjugé1:
on la leur avait accordée en les observant, on la leur a ôtée en les obser-
vant mieux; elles sont engourdies tout l’hiver, leurs provisions ne sont donc
que des amas superflus , amas accumulés sans vues , sans connaissance de
l’avenir, puisque par cette connaissance même elles en auraient prévu
toute l’inutilité. N’est-il pas très-naturel que des animaux qui ont une
demeure fixe où ils sont accoutumés à transporter les nourritures dont
ils ont actuellement besoin et qui flattent leur appétit, en transportent
beaucoup plus qu’il ne leur en faut, déterminés par le sentiment seul et par
le plaisir de l’odorat ou de quelques autres de leurs sens, et guidés par
l’habitude qu’ils ont prise d’emporter leurs vivres pour les manger en
repos? Cela même ne démontre-t-il pas qu’ils n’ont que du sentiment et
point de raisonnement? C’est par la même raison que les abeilles ramassent
beaucoup plus de cire et de miel qu’il ne leur en faut ; ce n’est donc point
du produit de leur intelligence, c’est des effets de leur stupidité que nous
profitons; car l’intelligence les porterait nécessairement à ne ramasser qu’à
peu près autant qu’elles ont besoin, et à s’épargner la peine de tout le reste,
surtout après la triste expérience que ce travail est en pure perte, qu’on leur
enlève tout ce quelles ont de trop , qu’enfin cette abondance est la seule
cause de la guerre qu’on leur fait, et la source de la désolation- et du trouble
de leur société. Il est si vrai que ce n’est que par sentiment aveugle qu’elles
travaillent, qu’on peut les obliger à travailler, pour ainsi dire , autant que
l’on veut : tant qu’il y a des fleurs qui leur conviennent dans le pays qu’elles
habitent , elles ne cessent d’en tirer le miel et la cire; elles ne discontinuent
leur travail et ne finissent leur récolte que parce qu’elles ne trouvent plus
rien à ramasser. On a imaginé de les transporter et de les faire voyager dans
d’autres pays où il y a encore des fleurs, alors elles reprennent le travail,
1. La prévoyance des fourmis n’est point un préjugé. Il est très-vrai que ce n’est pas pour
s’en nourrir que les fourmis amassent du blé , de l’orge, de l’avoine, etc. Elles se servent de ces
grains pour la construction de leur habitation. Mais la merveille n’est pas diminuée pour cela.
Au lieu de se faire des provisions de grains , elles se font des provisions d 'insectes , et même
d’insectes vivants. Elles amassent des pucerons. « Ces pucerons, dit Pierre Hufcer (avec ce
« ton un peu emphatique qui, selon Buffon, est le tonde tous les observateurs), ces pucerons
« sont leur trésor; une fourmilière est plus ou moins riche selon qu’elle a plus ou moins de
« pucerons : c’est leur bétail, ce sont leurs vaches et leurs chèvres, etc. » ( P. Huber. Rech . sur les
mœurs des fourmis. )
DISCOURS SUR LA NATURE DES ANIMAUX. 365
elles continuent à ramasser, à entasser jusqu’à ce que les fleurs de ce nou-
veau canton soient épuisées ou flétries; et si on les porte dans un autre qui
soit encore fleuri, elles continueront de même à recueillir, à amasser : leur
travail n’est donc point une prévoyance ni une peine qu elles se donnent
dans la vue de faire des provisions pour elles, c’est au contraire un mouve-
ment dicté par le sentiment, et ce mouvement dure et se renouvelle autant
et aussi longtemps qu’il existe des objets qui y sont relatifs.
Je me suis particulièrement informé des mulots , et j’ai vu quelques-uns
de leurs trous; ils sont ordinairement divisés en deux : dans l’un ils font
leurs petits , dans l’autre ils entassent tout ce qui flatte leur appétit. Lors-
qu’ils font eux-mêmes leurs trous , ils ne les font pas grands , et alors ils ne
peuvent y placer qu’une assez petite quantité de graines; mais lorsqu’ils
trouvent sous le tronc d’un arbre un grand espace , ils s’y logent et ils le
remplissent , autant qu’ils peuvent , de blé, de noix, de noisettes, de glands ,
selon le pays qu’ils habitent : en sorte que la provision , au lieu d’être pro-
portionnée au besoin de l’animal , ne l’est au contraire qu’à la capacité du
lieu.
Yoilà donc déjà les provisions des fourmis , des mulots , des abeilles ,
réduites à des tas inutiles, disproportionnés et ramassés sans vues ; voilà les
petites lois particulières de leur prévoyance supposée ramenées à la loi réelle
et générale du sentiment; il en sera de même de la prévoyance des oiseaux.
Il n’est pas nécessaire de leur accorder la connaissance de l’avenir, ou de
recourir à la supposition d’une loi particulière que le Créateur aurait établie
en leur faveur, pour rendre raison de la construction de leurs nids; ils sont
conduits par degrés à les faire, ils trouvent d’abord un lieu qui convient,
ils s’y arrangent , ils y portent ce qui le rendra plus commode ; ce nid n’est
qu’un lieu qu’ils reconnaîtront, qu’ils habiteront sans inconvénient et où ils
séjourneront tranquillement : l’amour est le sentiment qui les guide et les
excite à cet ouvrage, ils ont besoin mutuellement l’un de l’autre, ils se trou-
vent bien ensemble, ils cherchent à se cacher, à se dérober au reste de l’uni-
vers, devenu pour eux plus incommode et plus dangereux que jamais; ils
s’arrêtent donc dans les endroits les plus touffus des arbres, dans les lieux
les plus inaccessibles ou les plus obscurs; et pour s’y soutenir, pour y
demeurer d’une manière moins incommode, ils entassent des feuilles, ils
arrangent de petits matériaux , et travaillent à l’envi à leur habitation com-
mune : les uns, moins adroits ou moins sensuels, ne font que des ouvrages
grossièrement ébauchés , d’autres se contentent de ce qu’ils trouvent tout
fait, et n’ont pas d’autre domicile que les trous qui se présentent ou les pots
qu’on leur offre. Toutes ces manœuvres sont relatives à leur organisation et
dépendantes du sentiment qui ne peut, à quelque degré qu’il soit, produire
le raisonnement, et encore moins donner cette prévision intuitive, cette
connaissance certaine de l’avenir, qu’on leur suppose.
366
DISCOURS SUR LA NATURE DES ANIMAUX.
On peut le prouver par des exemples familiers : non-seulement ces ani-
maux ne savent pas ce qui doit arriver, mais ils ignorent même ce qui est
arrivé. Une poule ne distingue pas ses œufs de ceux d’un autre oiseau , elle
ne voit point que les petits canards qu’elle vient de faire éclore ne lui appar-
tiennent point, elle couve des œufs de craie , dont il ne doit rien résulter,
avec autant d’attention que ses propres œufs; elle ne connaît donc ni le
passé, ni l’avenir, et se trompe encore sur le présent. Pourquoi les oiseaux
de basse-cour ne font-ils pas des nids comme les autres? serait-ce parce que
le mâle appartient à plusieurs femelles, ou plutôt n’est-ce pas qu’étant
domestiques , familiers et accoutumés à être à l’abri des inconvénients et
des dangers , ils n’ont aucun besoin de se soustraire aux yeux, aucune habi-
tude de chercher leur sûreté dans la retraite et dans la solitude ? Cela même
pourrait encore se prouver par le fait, car, dans la même espèce, l’oiseau sau-
vage fait souvent ce que l’oiseau domestique ne fait point; la gelinotte et la
cane sauvage font des nids, la poule et la cane domestiques n’en font point.
Les nids des oiseaux, les cellules des mouches , les provisions des abeilles,
des fourmis, des mulots, ne supposent donc aucune intelligence dans l’ani-
mal , et n’émanent pas de quelques lois particulièrement établies pour
chaque espèce, mais dépendent, comme toutes les autres opérations des
animaux, du nombre, de la figure , du mouvement, de l’organisation et
du sentiment , qui sont les lois de la nature, générales et communes à tous
les êtres animés.
Il n’est pas étonnant que l’homme, qui se connaît si peu lui-même , qui
confond si souvent ses sensations et ses idées, qui distingue si peu le pro-
duit de son âme de celui de son cerveau, se compare aux animaux, et n’ad-
mette entre eux et lui qu’une nuance dépendante d’un peu plus ou d’un peu
moins de perfection dans les organes; il n’est pas étonnant qu’il les fasse
raisonner, s’entendre et se déterminer comme lui, et qu’il leur attribue
non-seulement les qualités qu’il a , mais encore celles qui lui manquent.
Mais que l’homme s’examine, s’analyse et s’approfondisse, il reconnaîtra
bientôt la noblesse de son être , il sentira l’existence de son âme , il cessera
de s’avilir, et verra d’un coup d’œil la distance infinie que l’Être suprême a
mise entre les bêtes et lui.
Dieu seul connaît le passé, le présent et l’avenir; il est de tous les temps,
et voit dans tous les temps : l’homme , dont la durée est de si peu d’in-
stants, ne voit que ces instants; mais une puissance vive, immortelle,
compare ces instants, les distingue, les ordonne; c’est par elle qu’il connaît
le présent, qu’il juge du passé et qu’il prévoit l’avenir. Otez à l’homme cette
lumière divine , vous effacez , vous obscurcissez son être , il ne restera que
l’animal; il ignorera le passé, ne soupçonnera pas l’avenir, et ne saura
même ce que c’est que le présent.
LES ANIMAUX DOMESTIQUES.
307
LES ANIMAUX DOMESTIQUES
L’homme change l’état naturel des animaux en les forçant à lui obéir1,
et les faisant servir à son usage : un animal domestique est un esclave dont
on s’amuse , dont on se sert , dont on abuse , qu’on altère , qu’on dépayse et
que l’on dénature, tandis que l’animal sauvage, n’obéissant qu’à la nature,
ne connaît d’autres lois que celles du besoin et de la liberté. L’histoire d’un
animal sauvage est donc bornée à un petit nombre de faits émanés de la
simple nature, au lieu que l'histoire d’un animal domestique est compliquée
de tout ce qui a rapport à l’art que l’on emploie pour l’apprivoiser ou poul-
ie subjuguer; et comme on ne sait pas assez combien l’exemple, la con-
trainte, la force de l’habitude, peuvent influer sur les animaux et changer
leurs mouvements, leurs déterminations, leurs penchants, le but d’un natu-
raliste doit être de les observer assez pour pouvoir distinguer les faits qui
dépendent de l’instinct, de ceux qui ne viennent que de l’éducation , recon-
naître ce qui leur appartient et ce qu’ils ont emprunté, séparer ce qu’ils
font de ce qu’on leur fait faire, et ne jamais confondre l’animal avec l’esclave,
la bête de somme avec la créature de Dieu.
L’empire de l’homme sur les animaux est un empire légitime qu’aucune
révolution ne peut détruire; c’est l’empire de l’esprit sur la matière, c’est
non-seulement un droit de nature, un pouvoir fondé sur des lois inalté-
rables , mais c’est encore un don de Dieu , par lequel l’homme peut recon-
naître à tout instant l’excellence de son être; car ce n’est pas parce qu’il est
le plus parfait, le plus fort ou le plus adroit des animaux qu’il leur com-
mande : s’il n’était que le premier du même ordre, les seconds se réuni-
raient pour lui disputer l’empire ; mais c’est par supériorité de nature que
l’homme règne et commande; il pense, et dès lors il est maître des êtres
qui ne pensent point.
Il est maître des corps bruts , qui ne peuvent opposer à sa volonté qu’une
lourde résistance ou qu’une inflexible dureté,. que sa main sait toujours
surmonter et vaincre en les faisant agir les uns contre les autres; il est
maître des végétaux, que par son industrie il peut augmenter, diminuer,
renouveler, dénaturer, détruire ou multiplier à l’infini; il est maître des
animaux, parce que non-seulement il a comme eux du mouvement et du
sentiment , mais qu’il a de plus la lumière de la pensée, qu’il connaît les fins
et les moyens , qu’il sait diriger ses actions , concerter ses opérations , mesu-
1. L’homme ne change pas l’état naturel des animaux pour se les soumettre ; il profite , au
contraire, de cet état naturel. Certains animaux vivent en société et par troupes. L’homme a
profité de cet instinct de sociabilité. Tous les animaux, devenus domestiques , étaient primiti-
vement des animaux sociables. (Voyez mon livre intitulé : De l'instinct et de l’intelligence des
animaux, au chapitre sur la Domesticité.)
368 LES ANIMAUX DOMESTIQUES.
rer ses mouvements , vaincre la force par l’esprit , et la vitesse par l’emploi
du temps.
Cependant, parmi les animaux, les uns paraissent être plus ou moins
familiers, plus ou moins sauvages, plus ou moins doux , plus ou moins
féroces : que l’on compare la docilité et la soumission du chien avec la fierté
et la férocité du tigre , l’un paraît être l’ami de l’homme et l’autre son
ennemi ; son empire sur les animaux n’est donc pas absolu : combien d’es-
pèces savent se soustraire à sa puissance par la rapidité de leur vol , par la
légèreté de leur course, par l’obscurité de leur retraite , par la distance que
met entre eux et l’homme l’élément qu’ils habitent! Combien d’autres espèces
lui échappent par leur seule petitesse ! et enfin combien y en a-t-il qui , bien
loin de reconnaître leur souverain, l’attaquent à force ouverte! sans parler
de ces insectes qui semblent l'insulter par leurs piqûres, de ces serpents
dont la morsure porte le poison et la mort , et de tant d’autres bêtes immon-
des , incommodes, inutiles, qui semblent n’exister que pour former la
nuance entre le mal et le bien , et faire sentir à l’homme combien , depuis sa
chute, il est peu respecté.
C’est qu’il faut distinguer l’empire de Dieu du domaine de l’homme :
Dieu, créateur des êtres, est seul maître de la nature; l’homme ne peut
rien sur le produit de la création , il ne peut rien sur les mouvements
des corps célestes , sur les révolutions de ce globe qu’il habite ; il ne
peut rien sur les animaux , les végétaux , les minéraux en général ;
il ne peut rien sur les espèces, il ne peut que sur les individus; car
les espèces en général et la matière en bloc appartiennent à la nature,
ou plutôt la constituent; tout se passe, se suit, se succède, se renou-
velle et se meut par une puissance irrésistible; l’homme, entraîné lui-
même par le torrent des temps, ne peut rien pour sa propre durée ; lié
par son corps à la matière , enveloppé dans le tourbillon des êtres , il est
forcé de subir la loi commune , il obéit à la même puissance , et , comme
tout le reste , il naît , croît et périt.
Mais le rayon divin dont l’homme est animé l’ennoblit et l’élève au-dessus
de tous les êtres matériels; cette substance spirituelle, loin d’être sujette à
la matière, a le droit de la faire obéir, et quoiqu’elle ne puisse pas com-
mander à la nature entière , elle domine sur les êtres particuliers. Dieu ,
source unique de toute. lumière et de toute intelligence, régit l’univers et les
espèces entières avec une puissance infinie : l’homme, qui n’a qu’un rayon
de cette intelligence, n’a de même qu’une puissance limitée à de petites
portions de matière, et n’est maître que des individus;
C'est donc par les talents de l’esprit, et non par la force et par les autres
qualités de la matière , que l’homme a su subjuguer les animaux : dans les
premiers temps ils devaient être tous également indépendants; l’homme,
devenu criminel et féroce, était peu propre à les apprivoiser, il a fallu du
TSÎ017
DES ANIMAUX DOMESTIQUES. 369
temps pour les approcher, pour les reconnaître, pour les choisir, pour les
dompter; il a fallu qu’il fût civilisé lui-même pour savoir instruire et com-
mander, et l’empire sur les animaux , comme tous les autres empires , n'a
été fondé qu’après la société.
C’est d’elle que l’homme tient sa puissance, c’est par elle qu’il a perfec-
tionné sa raison , exercé son esprit et réuni ses forces ; auparavant l’homme
était peut-être l’animal le plus sauvage et le moins redoutable de tous :
nu, sans armes et sans abri , la terre n’était pour lui qu’un vaste désert
peuplé de monstres, dont souvent il devenait la proie; et même longtemps
après, l’histoire nous dit que les premiers héros n’ont été que des destruc-
teurs de bêtes.
Mais lorsque avec le temps l’espèce humaine s’est étendue, multipliée,
répandue, et qu’à la faveur des arts et de la société l’homme a pu marcher
en force pour conquérir l’univers, il a fait reculer peu à peu les bêtes féro-
ces, il a purgé la terre de ces animaux gigantesques dont nous trouvons
encore les ossements énormes1, il a détruit ou réduit à un petit nombre d’in-
dividus les espèces voraces et nuisibles , il a opposé les animaux aux ani-
maux, et subjuguant les uns par adresse , domptant les autres par la force ,
ou les écartant par le nombre, et les attaquant tous par des moyens rai-
sonnés, il est parvenu à se mettre en sûreté et à établir un empire qui n’est
borné que par les lieux inaccessibles , les solitudes reculées , les sables brû-
lants, les montagnes glacées, les cavernes obscures, qui servent de retraites
au petit nombre d’espèces d’animaux indomptables.
LE CHEVAL. *
La plus noble conquête que l'homme ait jamais faite est celle de ce fier et
fougueux animal qui partage avec lui les fatigues de la guerre et la gloire des
combats : aussi intrépide que son maître, le cheval voit le péril et l’affronte,
il se fait au bruit des armes, il l’aime, il le cherche et s’anime de la même
ardeur; il partage aussi ses plaisirs ; à la chasse, aux tournois, à la course,
il brille, il étincelle ; mais docile autant que courageux, il ne se laisse point
emporter à son feu, il sait réprimer ses mouvements, non-seulement il
fléchit sous la main de celui qui le guide, mais il semble consulter ses désirs,
et obéissant toujours aux impressions qu’il en reçoit, il se précipite, se
modère ou s’arrête, et n’agit que pour y satisfaire ; c’est une créature qui
1. Les animaux gigantesques dont nous trouvons encore les ossements énormes ont été
détruits par les révolutions du globe et non par la force de l’homme. ( Voyez mes notes sur les
Epoques de la nature. )
Equus caballus. (Linn. ) — Ordre des Pachydermes ; famille des Solipédes; genre Cheval.
(Cu v. )
n.
370
LE CHEVAL.
renonce à son être pour n’exister que par la volonté d’un autre, qui sait
même la prévenir , qui par la promptitude et la précision de ses mouve-
ments l’exprime et l’exécute , qui sent autant qu’on le désire , et ne rend
qu’autant qu’on veut; qui se livrant sans réserve ne se refuse à rien, sert
de toutes ses forces , s’excède , et même meurt pour mieux obéir.
Yoilà le cheval dont les talents sont développés, dont l’art a perfectionné
les qualités naturelles, qui dès le premier âge a été soigné et ensuite exercé,
dressé au service de l’homme ; c’est par la perte de sa liberté que commence
son éducation , et c’est par la contrainte qu’elle s’achève : l’esclavage ou la
domesticité de ces animaux est même si universelle, si ancienne, que nous
ne les voyons que rarement dans leur état naturel; ils sont toujours cou-
verts de harnais dans leurs travaux; on ne les délivre jamais de tous leurs
liens, même dans les temps du repos, et si on les laisse quelquefois errer en
liberté dans les pâturages, ils y portent toujours les marques de la ser-
vitude, et souvent les empreintes cruelles du travail et de la douleur; la
bouche est déformée par les plis que le mors a produits, les flancs sont
entamés par des plaies, ou sillonnés de cicatrices faites par l’éperon; la
corne des pieds est traversée par des clous, l’attitude du corps est encore
gênée par l’impression subsistante des entraves habituelles, on les en déli-
vrerait en vain , ils n’en seraient pas plus libres : ceux même dont l’escla-
vage est le plus doux, qu’on ne nourrit , qu’on n’entretient que pour le luxe
et la magnificence, et dont les chaînes dorées servent moins à leur parure
qu’à la vanité de leur maître , sont encore plus déshonorés par l’élégance
de leur toupet , par les tresses de leurs crins, par l’or et la soie dont on les
couvre, que par les fers qui sont sous leurs pieds.
La nature est plus belle que l’art , et dans un être animé la liberté des
mouvements fait la belle nature : voyez ces chevaux qui se sont multipliés
dans les contrées de l’Amérique Espagnole, et qui y vivent en chevaux
libres : leur démarche, leur course, leurs sauts, ne sont ni gênés ni mesu-
rés; fiers de leur indépendance, ils fuient la présence de l’homme, ils dédai-
gnent ses soins, ils cherchent et trouvent eux-mêmes la nourriture qui leur
convient ; ils errent , ils bondissent en liberté dans des prairies immenses,
où ils cueillent les productions nouvelles d’un printemps toujours nouveau ;
sans habitation fixe, sans autre abri que celui d’un ciel serein , ils respirent
un air plus pur que celui de ces palais voûtés où nous les renfermons en
pressant les espaces qu’ils doivent occuper; aussi ces chevaux sauvages sont-
ils beaucoup plus forts, plus légers , plus nerveux que la plupart des che-
vaux domestiques 1 ; ils ont ce que donne la nature, la force et la noblesse,
1. Buffon est emporté ici par le mouvement de sa phrase. On verra tout à l’heure (p. 372)
que les chevaux , redevenus sauvages en Amérique , ont dégénéré. L’action de la domesticité
tend toujours, en effet, à développer : elle accroît la taille de tous les animaux qu’on soumet à
son influence, etc., etc.
LE CHEVAL.
371
les autres n’ont que ce que l’art peut donner, l’adresse et l’agrément.
Le naturel de ces animaux n’est point féroce1, ils sont seulement fiers et
sauvages ; quoique supérieurs par la force à la plupart des autres animaux,
jamais ils ne les attaquent, et s’ils en sont attaqués ils les dédaignent , les
écartent ou les écrasent; ils vont aussi par troupes et se réunissent pour
le seul plaisir d’être ensemble, car ils n’ont aucune crainte, mais ils pren-
nent de l’attachement les uns pour les autres : comme l’herbe et les végé-
taux suffisent à leur nourriture, qu’ils ont abondamment de quoi satisfaire
leur appétit, et qu’ils n’ont aucun goût pour la chair des animaux2, ils ne
leur font point la guerre, ils ne se la font point entre eux, ils ne se disputent
pas leur subsistance, ils n’ont jamais occasion de ravir une proie ou de
s’arracher un bien, sources ordinaires de querelles et de combats parmi les
autres animaux carnassiers3; ils vivent donc en paix, parce que leurs appé-
tits sont simples et modérés , et qu’ils ont assez pour ne se rien envier.
Tout cela peut se remarquer dans les jeunes chevaux qu’on élève ensem-
ble et qu’on mène en troupeaux; ils ont les mœurs douces et les qualités
sociales , leur force et leur ardeur ne se marquent ordinairement que par
des signes d’émulation ; ils cherchent à se devancer à la course, à se faire et
même s’animer au péril en se défiant à traverser une rivière , sauter un
fossé , et ceux qui dans ces exercices naturels donnent l’exemple, ceux qui
d’eux-mêmes vont les premiers, sont les plus généreux, les meilleurs , et
souvent les plus dociles et les plus souples lorsqu’ils sont une fois domptés.
Quelques anciens auteurs parlent des chevaux sauvages , et citent même
les lieux où ils se trouvaient; Hérodote dit que sur les bords de l’Hypanis en
Scythie il y avait des chevaux sauvages qui étaient blancs, et que dans la
partie septentrionale de la Thrace, au delà du Danube, il y en avait d’autres
qui avaient le poil long de cinq doigts par tout le corps ; Aristote cite la
Syrie, Pline les pays du Nord, Strabon les Alpes et l’Espagne comme des
lieux où Ton trouvait des chevaux sauvages. Parmi les modernes. Cardan
dit la même chose de l’Ecosse et des Orcades a, Olaiis de la Moscovie , Dap-
per de Pile de Chypre, où il y avait, dit-il b, des chevaux sauvages qui étaient
beaux et qui avaient de la force et de la vitesse , Struys 0 de l’île de May au
cap Yert, où il y avait des chevaux sauvages fort petits ; Léon l’Africain d
rapporte aussi qu’il y avait des chevaux sauvages dans les déserts de l’Afri-
que et de l’Arabie, et il assure qu’il a vu lui-même dans les solitudes de
а. Vid. Aldrovand. de quadrupedib. soliped. lit). , i, p. 19.
б. Voyez la Description des îles de l’Archipel , p. 50.
c. Voyez les Voyages de Jean Struys. Rouen , 1719 , t. I, p. 11.
d. De Africæ descriptione , part, n, vol. II , p. 750 et 751.
1. Féroce: non, sans doute.
2. On dirait que Ruffon leur en fait un mérite. Mais ni la conformation de leurs dents , ni
celle de leur estomac et de leurs intestins ne comporteraient ce goût pour la chair des animaux.
3. Autres animaux carnassiers : mais le cheval n’est pas un animal carnassier.
372
LE CHEVAL.
Nu mi die un poulain dont le poil était blanc et la crinière crépue. Marmol 8
confirme ce fait en disant qu’il y en a quelques-uns dans les déserts de
l’Arabie et de la Libye, qu’ils sont petits et de couleur cendrée, qu’il y en
a aussi de blancs, qu’ils ont la crinière et les crins fort courts et hérissés,
et que les chiens ni les chevaux domestiques ne peuvent les atteindre à la
course ; on trouve aussi dans les Lettres édifiantes b qu’à la Chine il y a des
chevaux sauvages fort petits. \
Comme toutes les parties de l’Europe sont aujourd’hui peuplées et presque
également habitées, on n’y trouve plus de chevaux sauvages, et ceux que
l’on voit en Amérique sont des chevaux domestiques et européens d’origine,
que les Espagnols y ont transportés, et qui se sont multipliés dans les vastes
déserts de ces contrées inhabitées ou dépeuplées; car cette espèce d’ani-
maux manquait au Nouveau-Monde. L’étonnement et la frayeur que mar-
quèrent les habitants du Mexique et du Pérou à l’aspect des chevaux et des
cavaliers firent assez voir aux Espagnols que ces animaux étaient absolu-
ment inconnus dans ces climats; ils en transportèrent donc un grand
nombre, tant pour leur service et leur utilité particulière, que pour en
propager l’espèce , ils en lâchèrent dans plusieurs îles, et même dans le
continent , où ils se sont multipliés comme les autres animaux sauvages.
M. de la Salle c en a vu en 1685 dans l’Amérique septentrionale, près de
la baie Saint-Louis; ces chevaux paissaient dans les prairies, et ils étaient si
farouches, qu’on ne pouvait les approcher. L’auteur d de l’Histoire des aven-
turiers flibustiers dit « qu’on voit quelquefois dans l’ile Saint-Domingue des
« troupes de plus de cinq cents chevaux qui courent tous ensemble , et que
« lorsqu’ils aperçoivent un homme ils s’arrêtent tous , que l’un d’eux s’ap-
« proche à une certaine distance, souffle des naseaux, prend la fuite, et
« que tous les autres le suivent; » il ajoute qu’il ne sait si ces chevaux ont
dégénéré en devenant sauvages, mais qu’il ne les a pas trouvés aussi beaux
<que ceux d’Espagne, quoiqu’ils soient de cette race; « ils ont, dit-il , la tête
« fort grosse aussi bien que les jambes, qui de plus sont raboteuses; ils
« ont aussi les oreilles et le cou longs ; les habitants du pays les appri-
« voisent aisément et les font ensuite travailler, les chasseurs leur font
« porter leurs cuirs; on se sert pour les prendre de lacs de corde qu’on
« tend dans les endroits où ils fréquentent; ils s’y engagent aisément, et
«s’ils se prennent par le cou ils s’étranglent eux-mêmes, à moins qu’on <
« n’arrive assez tôt pour les secourir; on les arrête par le corps et les jambes,
« et on les attache à des arbres, où on les laisse pendant deux jours sans
a. Voyez Y Afrique de Marmol. Paris, 1667, t. I, p. 50.
b. Voyez les Lettres édifiantes. Recueil XXVI, p. 371.
c. Voyez les Dernières découvertes dans l’Amérique septentrionale de M. de la Salle, mises
au jour par M. le chevalier Tonti. Paris, 1697, p. 250.
d. Voyez Y Histoire des aventuriers flibustiers, par Oexmeliu. Paris, 1686 , t. I, p. 110 et li 1.
LE CHEVAL.
373
« boire ni manger : cette épreuve suffit pour commencer à les rendre dociles,
« et avec le temps ils le deviennent autant que s’ils n’eussent jamais été
« farouches, et même, si par quelque hasard ils se retrouvent en liberté,
« ils ne deviennent pas sauvages une seconde fois, ils reconnaissent leurs
• « maîtres, et se laissent approcher et reprendre aisément a. »
Cela prouve que ces animaux sont naturellement doux et très-disposés
à se familiariser avec l’homme et à s’attacher à lui : aussi n’arrive-t-il
jamais qu'aucun d’eux quitte nos maisons pour se retirer dans les forêts ou
dans les déserts; ils marquent au contraire beaucoup d’empressement pour
revenir au gîte, où cependant ils ne trouvent qu’une nourriture grossière,
toujours la même, et ordinairement mesurée sur l’économie beaucoup plus
que sur leur appétit; mais la douceur de l’habitude leur tient lieu de ce
qu’ils perdent d’ailleurs ; après avoir été excédés de fatigue, le lieu du repos
est un lieu de délices, ils le sentent de loin , ils savent le reconnaître au
milieu des plus grandes villes, et semblent préférer en tout l’esclavage à
la liberté; ils se font même une seconde nature des habitudes auxquelles
on les a forcés ou soumis, puisqu’on a vu des chevaux, abandonnés dans
les bois , hennir continuellement pour se faire entendre , accourir à la voix
des hommes, et en même temps maigrir et dépérir en peu de temps , quoi-
qu’ils eussent abondamment de quoi varier leur nourriture et satisfaire
leur appétit.
Leurs mœurs viennent donc presque en entier de leur éducation , et
cette éducation suppose des soins et des peines que l’homme ne prend pour
aucun autre animal, mais dont il est dédommagé par les services continuels
que lui rend celui-ci. Dès le temps du premier âge on a soin de séparer les
poulains de leur mère ; on les laisse teter pendant cinq, six ou tout au plus
sept mois, car l’expérience a fait voir que ceux qu’on laisse teter dix ou
onze mois ne valent pas ceux qu’on sèvre plus tôt, quoiqu’ils prennent ordi-
nairement plus de chair et de corps : après ces six ou sept mois de lait, on
les sèvre pour leur faire prendre une nourriture plus solide que le lait, on
leur donne du son deux fois par jour et un peu de foin, dont on augmente
la quantité à mesure qu’ils avancent en âge, et on les garde dans l’écurie
a. M. de Garsault donne un autre moyen d’apprivoiser les chevaux farouches. « Quand on n’a
« point apprivoisé, dit-il, les poulains dès leur tendre jeunesse , il arrive souvent que l’approche
« et l’attouchement de l’homme leur causent tant de frayeur, qu’ils s’en défendent à coups de
« dents et de pieds, de façon qu’il est presque impossible de les panser et de les ferrer; si la
« patience et la douceur ne suffisent pas , il faut, pour les apprivoiser, se servir du moyen qu’on
< emploie en fauconnerie pour priver un oiseau qu’on vient de prendre et qu’on veut dresser au
( vol , c’est de l’empècher de dormir jusqu’à ce qu’il tombe de faiblesse ; il faut en user de
i meme à l’égard d’un cheval farouche , et pour cela.il faut le tourner à sa place le derrière à
< la mangeoire, et avoir un homme toute la nuit et tout le jour à sa tète, qui lui donne de
« temps en temps une poignée de foin et l’empêche de se coucher, on verra avec étonnement
« comme il sera subitement adouci ; il y a cependant des chevaux qu’il faut veiller ainsi pen-
« dant huit jours. » Voyez le Nouveau parfait maréchal, p. 89.
374
LE CHEVAL.
tant qu’ils marquent de l’inquiétude pour retourner à leur mère ; mais lors-
que cette inquiétude est passée, on les laisse sortir par le beau temps et on
les conduit aux pâturages : seulement il faut prendre garde de les laisser
paître à jeun, il faut leur donner le son et les faire boire une heure avant
de les mettre à l’herbe , et ne jamais les exposer au grand froid ou à la
pluie; ils passent de cette façon le premier hiver : au mois de mai suivant,
non-seulement on leur permettra de pâturer tous les jours , mais on les lais-
sera coucher à l’air dans les pâturages pendant tout l’été et jusqu’à la fin
d’octobre, en observant seulement de ne leur pas laisser paître les regains;
s’ils s’accoutumaient à cette herbe trop fine ils se dégoûteraient du foin,
qui doit cependant faire leur principale nourriture pendant le second hiver
avec du son mêlé d’orge ou d’avoine moulus ; on les conduit de cette façon
en les laissant pâturer le jour pendant l’hiver, et la nuit pendant l’été jus-
qu’à l’âge de quatre ans , qu’on les retire du pâturage pour les nourrir à
l’herbe sèche : ce changement de nourriture demande quelques précautions;
on ne leur donnera pendant les premiers huit jours que de la paille, et on
fera bien de leur faire prendre quelques breuvages contre les vers, que les
mauvaises digestions d’une herbe trop crue peuvent avoir produits. M. de
Garsault a, qui recommande cette pratique, est sans doute fondé sur l’ex-
périence : cependant on verra qu’à tout âge et dans tous les temps l’estomac
de tous les chevaux est farci d’une si prodigieuse quantité de vers, qu’ils
semblent faire partie de leur constitution; nous les avons trouvés dans les
chevaux sains comme dans les chevaux malades, dans ceux qui paissaient
l’herbe comme dans ceux qui ne mangeaient que de l'avoine et du foin; et
les ânes, qui de tous les animaux sont ceux qui approchent le plus de la
nature du cheval , ont aussi cette prodigieuse quantité de vers dans l’estomac,
et n’en sont pas plus incommodés; ainsi l’on ne doit pas regarder les vers,
du moins ceux dont nous parlons1, comme une maladie accidentelle , causée
par les mauvaises digestions d’une herbe crue, mais plutôt comme un effet
dépendant de la nourriture et de la digestion ordinaire de ces animaux.
Il faut avoir attention, lorsqu’on sèvre les jeunes poulains, de les mettre
dans une écurie propre, qui ne soit pas trop chaude, crainte de les rendre
trop délicats et trop sensibles aux impressions de l’air; on leur donnera
souvent de la litière fraîche, on les tiendra propres en les bouchonnant de
temps en temps; îhais il ne faudra ni les attacher ni les panser à la main
qu’à l’âge de deux ans et demi ou trois ans : ce frottement trop rude leur
causerait de la douleur, leur peau est encore trop délicate pour le souffrir,
et ils dépériraient au lieu de profiter; il faut aussi avoir soin que le râtelier
et la mangeoire ne soient pas trop élevés; la nécessité de lever la tête trop
haut pour prendre leur nourriture pourrait leur donner l’habitude de la
a. Voyez le Nouveau parfait maréchal , par M. de Garsault. Paris, 1746, p. 84 et 86.
1. Ces vers sont les larves d’un œslre : Y œstre du cheval.
LE CHEVAL.
375
porter de cette façon, ce qui leur gâterait l’encolure. Lorsqu’ils auront un
an ou dix-huit mois, on leur tondra la queue, les crins repousseront et
deviendront plus forts et plus touffus. Dès l’âge de deux ans il faut séparer
les poulains , mettre les mâles avec les chevaux , et les femelles avec les
juments ; sans cette précaution les jeunes poulains se fatigueraient autour
des poulines, et s’énerveraient sans aucun fruit.
A l’âge de trois ans ou de trois ans et demi on doit commencer à les dres-
ser et à les rendre dociles; on leur mettra d’abord une selle légère et aisée ,
et on les laissera sellés pendant deux ou trois heures chaque jour; on les
accoutumera de même à recevoir un bridon dans la bouche et à se laisser
lever les pieds, sur lesquels on frappera quelques coups comme pour les
ferrer, et si ce sont des chevaux destinés au carrosse ou au trait, on leur
mettra un harnais sur le corps et un bridon : dans les commencements il
ne faut point de bride ni pour les uns ni pour les autres; on les fera trotter
ensuite à la longe avec un caveçon sur le nez , sur un terrain uni , sans être
montés , et seulement avec la selle ou le harnais sur le corps ; et lorsque le
cheval de selle tournera facilement et viendra volontiers auprès de celui
qui tient la longe, on le montera et descendra dans la même place , et sans
le faire marcher, jusqu’à ce qu’il ait quatre ans, parce qu’avant cet âge il
n’est pas encore assez fort pour n’être pas , en marchant, surchargé du
poids du cavalier; mais à quatre ans on le montera pour le faire marcher
au pas ou au trot, et toujours à petites reprises a : quand le cheval de car-
rosse sera accoutumé au harnais, on l’attellera avec un autre cheval fait,
en lui mettant une bride, et on le conduira avec une longe passée dans la
bride, jusqu’à ce qu’il commence à être sage au trait; alors le cocher
essaiera de le faire reculer, ayant pour aide un homme devant, qui le pous-
sera en arrière avec douceur, et même lui donnera de petits coups pour
l’obliger à reculer • tout cela doit se faire avant que les jeunes chevaux
aient changé de nourriture , car quand une fois ils sont ce qu’on appelle
engrainés, c’est-à-dire, lorsqu’ils sont au grain et à la paille, comme ils sont
plus vigoureux, on a remarqué qu’ils étaient aussi moins dociles, et plus
difficiles à dresser 6.
Le mors et l’éperon sont deux moyens qu’on a imaginés pour les obliger
à recevoir le commandement : le mors pour la précision, et l’éperon pour
la promptitude des mouvements. La bouche ne paraissait pas destinée par
la nature à recevoir d’autres impressions que celle du goût et de l’appétit ;
cependant elle est d’une si grande sensibilité dans le cheval , que c’est à la
bouche, par préférence à l’œil et à l’oreille, qu’on s’adresse pour trans-
mettre au cheval les signes de la volonté ; le moindre mouvement ou la plus
petite pression du mors suffit pour avertir et déterminer l’animal, et cet
a. Voyez les Eléments de cavalerie de M. de la Guériuière. Paris , 1741 , t. I, p. 140 et suiv.
I. Voyez le Nouveau parfait maréchal, parM. de Garsault, p. 86.
376
LE CHEVAL.
organe de sentiment n’a d’autre défaut que celui de sa perfection même; sa
trop grande sensibilité veut être ménagée, car si on en abuse, on gâte la
bouche du cheval en la rendant insensible à l’impression du mors. Les sens
de la vue et de l'ouïe ne seraient pas sujets à une telle altération , et ne
pourraient être émoussés de cette façon ; mais apparemment on a trouvé
des inconvénients à commander aux chevaux par ces organes , et il est vrai
que les signes transmis par le toucher font beaucoup plus d’elfet sur les
animaux en général, que ceux qui leur sont transmis par l’œil ou par
l'oreille; d’ailleurs, la situation des chevaux par rapport à celui qui les
monte ou qui les conduit rend les yeux presque inutiles à cet effet , puis-
qu’ils ne voient que devant eux, et que ce n’est qu’en tournant la tête qu’ils
pourraient apercevoir les signes qu’on leur ferait; et quoique l’oreille soit
un sens par lequel on les anime et. on les conduit souvent, il paraît qu’on a
restreint et laissé aux chevaux grossiers l’usage de cet organe, puisqu’au
manège , qui est le lieu de la plus parfaite éducation , l’on ne parle presque
point aux chevaux, et qu’il ne faut pas même qu’il paraisse qu’on les con-
duise : en elfet, lorsqu’ils sont bien dressés, la moindre pression des cuisses,
le plus léger mouvement du mors, suffit pour les diriger; l’éperon est même
inutile, ou du moins on ne s’en sert que pour les forcer à faire des mouve-
ments violents; et lorsque, par l’ineptie du cavalier, il arrive qu’en donnant
de l’éperon il retient la bride, le cheval, se trouvant excité d’un côté et
retenu de l’autre, ne peut que se cabrer en faisant un bond sans sortir de
sa place.
On donne à la tête du cheval , par le moyen de la bride , un air avanta-
geux et relevé ; on la place comme elle doit être , et le plus petit signe ou le
plus petit mouvement du cavalier suffit pour faire prendre au cheval ses
différentes allures; la plus naturelle est peut-être le trot, mais le pas et
même le galop sont plus doux pour le cavalier , et ce sont aussi les deux
allures qu’on s’applique le plus à perfectionner. Lorsque le cheval lève la
jambe de devant pour marcher, il faut que ce mouvement soit fait avec har-
diesse et facilité, et que le genou soit assez plié ; la jambe levée doit paraître
soutenue un instant, et lorsqu’elle retombe, le pied doit être ferme et
appuyer également sur la terre, sans que la tête du cheval reçoive aucune
impression de ce mouvement; car lorsque la jambe retombe subitement et
que la tête baisse en même temps, c’est ordinairement pour soulager promp-
tement l’autre jambe , qui n’est pas assez forte pour supporter seule tout le
poids du corps ; ce défaut est très-grand , aussi bien que celui de porter le
pied en dehors ou en dedans , car il retombe dans cette même direction :
l’on doit observer aussi que lorsqu’il appuie sur le talon, c’est une marque
de faiblesse , et que quand il pose sur la pince , c’est une attitude fatigante
et forcée que le cheval ne peut soutenir longtemps.
Le pas, qui est la plus lente de toutes les allures, doit cependant être
LE CHEVAL.
377
prompt ; il faut qu’il ne soit ni trop allongé ni trop accourci, et que la
démarche du cheval soit légère : cette légèreté dépend beaucoup de la liberté
des épaules, et se reconnaît à la manière dont il porte la tête en marchant;
s’il la tient haute et ferme, il est ordinairement vigoureux et léger. Lorsque
le mouvement des épaules n’est pas assez libre, la jambe ne se lève point
assez, et le cheval est sujet à faire des faux pas et à heurter du pied contre
les inégalités du terrain ; et lorsque les épaules sont encore plus serrées et
que le mouvement des jambes en paraît indépendant, le cheval se fatigue,
fait des chutes, et n’est capable d’aucun service : le cheval doit être sur la
hanche , c’est-à-dire, hausser les épaules et baisser la hanche en marchant;
il doit aussi soutenir sa jambe et la lever assez haut, mais s’il la soutient
trop longtemps , s’il la laisse retomber trop lentement , il perd tout l’avan-
tage de la légèreté , il devient dur, et n’est bon que pour l’appareil et pour
piaffer.
Il ne suffit pas que les mouvements du cheval soient légers; il faut encore
qu’ils soient égaux et uniformes dans le train du devant et dans celui du
derrière, car si la croupe balance tandis que les épaules se soutiennent, le
mouvement se fait sentir au cavalier par secousses et lui devient incom-
mode ; la même chose arrive lorsque le cheval allonge trop de la jambe
de derrière, et qu’il la pose au delà de l’endroit où le pied de devant a porté :
les chevaux dont le corps est court sont sujets à ce défaut; ceux dont les
jambes se croisent ou s’atteignent n’ont pas la démarche sûre, et en général
ceux dont le corps est long sont les plus commodes pour le cavalier, parce
qu’il se trouve plus éloigné des deux centres de mouvement, les épaules
et les hanches , et qu’il en ressent moins les impressions et les secoussses.
Les quadrupèdes marchent ordinairement en portant à la fois en avant
une jambe de devant et une jambe de derrière; lorsque la jambe droite de
devant part, la jambe gauche de derrière suit et avance en même temps,
et ce pas étant fait, la jambe gauche de devant part à son tour conjointement
avec la jambe droite de derrière , et ainsi de suite : comme leur corps porte
sur quatre points d’appui qui forment un carré long, la manière la plus
commode de se mouvoir est d’en changer deux à la fois en diagonale , de
façon que le centre de gravité du corps de l’animal ne fasse qu’un petit mou-
vement et reste toujours à peu près dans la direction des deux points d’appui
qui ne sont pas en mouvement ; dans les trois allures naturelles du cheval ,
le pas, le trot et le galop, cette règle de mouvement s’observe toujours,
mais avec des différences. Dans le pas il y a quatre temps dans le mouve-
ment : si la jambe droite de devant part la première, la jambe gauche de
derrière suit un instant après; ensuite la jambe gauche de devant part à son
tour pour être suivie un instant après de la jambe droite de derrière; ainsi
le pied droit de devant pose à terre le premier, le pied gauche de derrière
pose à terre le second , le pied gauche de devant pose à terre le troisième.
378
LE CHEVAL.
et le pied droit de derrière pose à terre le dernier, ce qui fait un mouve-
ment à quatre temps et à trois intervalles, dont le premier et le dernier sont
plus courts que celui du milieu. Dans le trot il n’y a que deux temps dans le
mouvement : si la jambe droite de devant part, la jambe gauche de derrière
part aussi en même temps, et sans qu’il y ait aucun intervalle entre le mou-
vement de l’une et le mouvement de l’autre; ensuite la jambe gauche de
devant part avec la droite de derrière aussi en même temps , de sorte qu’il
n’y a dans ce mouvement du trot que deux temps et un intervalle ; le pied
droit de devant et le pied gauche de derrière posent à terre en même temps,
et ensuite le pied gauche de devant et le droit de derrière posent aussi à
terre en même temps. Dans le galop il y a ordinairement trois temps, mais
comme dans ce mouvement, qui est une espèce de saut, les parties anté-
rieures du cheval ne se meuvent pas d’abord d’elles-mêmes, et qu’elles sont
chassées par la force des hanches et des parties postérieures, si des deux
jambes de devant la droite doit avancer plus que la gauche , il faut aupa-
ravant que le pied gauche de derrière pose à terre pour servir de point d’ap-
pui à ce mouvement d’élancement : ainsi c’est le pied gauche de derrière
qui fait le premier temps du mouvement et qui pose à terre le premier;
ensuite la jambe droite de derrière se lève conjointement avec la gauche de
devant , et elles retombent à terre en même temps , et enfin la jambe droite
de devant, qui s’est levée un instant après la gauche de devant et la droite
de derrière, se pose à terre la dernière, ce qui fait le troisième temps : ainsi
dans ce mouvement du galop il y a trois temps et deux intervalles, et dans
le premier de ces intervalles, lorsque le mouvement se fait avec vitesse, il y
a un instant où les quatre jambes sont en l’air en même temps , et où l’on
voit les quatre fers du cheval à la fois. Lorsque le cheval a les hanches et les
jarrets souples et qu’il les remue avec vitesse et agilité, ce mouvement du
galop est plus parfait, et la cadence s’en fait à quatre temps; il pose d’abord
le pied gauche de derrière qui marque le premier temps, ensuite le pied
droit de derrière retombe le premier et marque le second temps ; le pied
gauche de devant tombant un instant après marque le troisième temps , et
enfin le pied droit de devant, qui retombe le dernier, marque le quatrième
temps.
Les chevaux galopent ordinairement sur le pied droit; de la même
manière qu’ils partent de la jambe droite de devant pour marcher et pour
trotter, ils entament aussi le chemin en galopant par la jambe droite de
devant, qui est plus avancée que la gauche; et de même la jambe droite
de derrière, qui suit immédiatement la droite de devant, est aussi plus
avancée que la gauche de derrière, et cela constamment tant que le galop
dure : de là il résulte que la jambe gauche, qui porte tout le poids et qui
pousse les autres en avant, est la plus fatiguée, en sorte qu’il serait bon
d’exercer les chevaux à galoper alternativement sur le pied gauche aussi
LE CHEVAL.
379
bien que sur le droit; ils suffiraient plus longtemps à ce mouvement vio-
lent, et c’est aussi ce que l’on fait au manège , mais peut-être par une autre
raison, qui est que comme on les fait souvent changer de main, c’est-à-dire,
décrire un cercle dont le centre est tantôt à droite , tantôt à gauche , on les
oblige aussi à galoper tantôt sur le pied droit, tantôt sur le gauche.
Dans le pas, les jambes du cheval ne se lèvent qu’à une petite hauteur, et
les pieds rasent la terre d’assez près; au trot elles s’élèvent davantage, et
les pieds sont entièrement détachés de terre ; dans le galop, les jambes s’élè-
vent encore plus haut, et les pieds semblent bondir sur la terre; le pas,
pour être bon, doit être prompt , léger, doux et sûr; le trot doit être ferme,
prompt et également soutenu ; il faut que le derrière chasse bien le devant :
le cheval dans cette allure doit porter la tête haute et avoir les reins droits;
car si les hanches haussent et baissent alternativement à chaque temps du
trot, si la croupe balance et si le cheval se berce, il trotte mal par faiblesse ;
s’il jette en dehors les jambes de devant c’est un autre défaut; les jambes
de devant doivent être sur la même ligne que celles de derrière, et toujours
les effacer. Lorsqu’une des jambes de derrière se lance, si la jambe de
devant du même côté reste en place un peu trop longtemps, le mouvement
devient plus dur par cette résistance ; et c’est pour cela que l'intervalle
entre les deux temps du trot doit être court; mais, quelque court qu’il
puisse être, cette résistance suffit pour rendre cette allure plus dure que le
pas et le galop , parce que dans le pas le mouvement est plus liant, plus
doux , et la résistance moins forte, et que dans le galop il n’y a presque
point de résistance horizontale, qui est la seule incommode pour le cavalier,
la réaction du mouvement des jambes de devant se faisant presque toute
de bas en haut dans la direction perpendiculaire.
Le ressort des jarrets contribue autant au mouvement du galop que celui
des reins; tandis que les reins font effort pour élever et pousser en avant
les parties antérieures, le pli du jarret fait ressort, rompt le coup et adoucit
la secousse : aussi plus ce ressort du jarret est liant et souple , plus le mou-
vement du galop est doux; il est aussi d’autant plus prompt et plus rapide,
que les jarrets sont plus forts , et d’autant plus soutenu que le cheval porte
plus sur les hanches, et que les épaules sont plus soutenues par la force des
reins. Au reste, les chevaux qui dans le galop lèvent bien haut les jambes
de devant ne sont pas ceux qui galopent le mieux ; ils avancent moins que
les autres et se fatiguent davantage , et cela vient ordinairement de ce qu’ils
n’ont pas les épaules assez libres.
Le pas, le trot et le galop sont donc les allures naturelles les plus ordi-
naires ; mais il y a quelques chevaux qui ont naturellement une autre allure
qu'on appelle l’amble, qui est très-différente des trois autres , et qui du
premier coup d’œil paraît contraire aux lois de la mécanique et très-fati-
gante pour l’animal , quoique dans cette allure la vitesse du mouvement ne
380
LE CHEVAL.
soit pas si grande que dans le galop ou dans le grand trot : dans cette allure
le pied du cheval rase la terre encore de plus près que dans le pas, et chaque
démarche est beaucoup plus allongée; mais ce qu’il y a de singulier, c’est
que les deux jambes du même côté , par exemple celle de devant et de der-
rière du côté droit, partent en même temps pour faire un pas, et qu’en-
suite les deux jambes du côté gauche partent aussi en même temps pour en
faire un autre, et ainsi de suite : en sorte que les deux côtés du corps man-
quent alternativement d’appui , et qu’il n’y a point d’équilibre de l’un à
l’autre, ce qui ne peut manquer de fatiguer beaucoup le cheval, qui est
obligé de se soutenir dans un balancement forcé par la rapidité d’un mouve-
ment qui n’est presque pas détaché de terre; car s’il levait les pieds dans
cettè allure autant qu’il les lève dans le trot ou même dans le bon pas, le
balancement serait si grand qu’il ne pourrait manquer de tomber sur le
côté; et ce n'est que parce qu’il rase la terre de très-près, et par des alter-
natives promptes de mouvement qu’il se soutient dans cette allure, où la
jambe de derrière doit , non-seulement partir en même temps que la jambe
de devant du même côté, mais encore avancer sur elle et poser un pied ou
un pied et demi au delà de l’endroit où celle-ci a posé : plus cet espace dont
la jambe de derrière avance déplus que la jambe de devant est grand,
mieux le cheval marche l’amble, et plus le mouvement total est rapide. Il
n’y a donc dans l’amble, comme dans le trot, que deux temps dans le mou-
vement; et toute la différence est que dans le trot les deux jambes qui vont
ensemble sont opposées en diagonale, au lieu que dans l’amble ce senties
deux jambes du même côté qui vont ensemble : cette allure , qui est très-
fatigante pour le cheval, et qu’on ne doit lui laisser prendre que dans les
terrains unis, est fort douce pour le cavalier; elle n’a pas la dureté du trot,
qui vient de la résistance que fait la jambe de devant lorsque celle de der-
rière se lève, parce que dans l’amble cette jambe de devant se lève en même
temps que celle de derrière du même côté; au lieu que dans le trot , cette
jambe de devant du même côté demeure en repos et résiste à l’impulsion
pendant tout le temps que se meut celle de derrière. Les connaisseurs assu-
rent que les chevaux qui naturellement vont l’amble ne trottent jamais , et
qu’ils sont beaucoup plus faibles que les autres; en effet, les poulains pren-
nent assez souvent cette allure, surtout lorsqu’on les force à aller vile, et
qu’ils ne sont pas encore assez forts pour trotter ou pour galoper; et l’on
observe aussi que la plupart des bons chevaux, qui ont été trop fatigués et
qui commencent à s’user, prennent eux-mêmes cette allure, lorsqu’on les
force à un mouvement plus rapide que celui du pas a.
L’amble peut donc être regardé comme une allure défectueuse, puis-
qu’elle n’est pas ordinaire et qu’elle n’est naturelle qu’à un petit nombre de
U. Voyez l 'École de cavalerie de M. de la Guérinière , Paris, 1751 , in-folio , p. 77.
LE CHEVAL.
3SI
chevaux; que ces chevaux sont presque toujours plus faibles que les autres;
et que ceux qui paraissent les plus forts sont ruinés en moins de temps que
ceux qui trottent et galopent; mais il y a encore deux autres allures,
l’entre-pas et l'aubin, que les chevaux faibles ou excédés prennent d’eux-
mêmes, qui sont beaucoup plus défectueuses que l’amble; on a appelé ces
mauvaises allures des trains rompus, désunis ou composés : l’entre-pas tient
du pas et de l’amble , et l’aubin tient du trot et du galop ; l’un et l’autre
viennent des excès d’une longue fatigue ou d’une grande faiblesse de reins;
les chevaux de messagerie qu’on surcharge commencent à aller l’ en tré-
pas au lieu du trot à mesure qu’ils se ruinent, et les chevaux de poste ruinés,
qu’on presse de galoper, vont l’aubin au lieu du galop.
Le cheval est de tous les animaux celui qui , avec une grande taille, a le
plus de proportion et d’élégance dans les parties de son corps; car en lui
comparant les animaux qui sont immédiatement au-dessus et au-dessous,
on verra que l’âne est mal fait, que le lion a la tête trop grosse, que le
bœuf a les jambes trop minces et trop courtes pour la grosseur de son corps,
que le chameau est difforme , et que les plus gros animaux, le rhinocéros et
l’éléphant, ne sont pour ainsi dire que des masses informes. Le grand allon-
gement des mâchoires est la principale cause de la différence entre la tête
des quadrupèdes et celle de l’homme, c’est aussi le caractère le plus ignoble
de tous; cependant, quoique les mâchoires du cheval soient fort allongées ,
il n’a pas, comme l’âne, un air d’imbécillité, ou de stupidité comme le bœuf;
la régularité des proportions de sa tête lui donne au contraire un air de
légèreté qui est bien soutenu par la beauté de son encolure. Le cheval
semble vouloir se mettre au-dessus de son état de quadrupède en élevant
sa tête ; dans cette noble attitude il regarde l’homme face à face; ses yeux
sont vifs et bien ouverts, ses oreilles sont bien faites et d’une juste grandeur,
sans être courtes comme celles du taureau , ou trop longues comme celles
de l’âne; sa crinière accompagne bien sa tète, orne son cou, et lui donne
un air de force et de fierté; sa queue traînante et touffue couvre et termine
avantageusement l’extrémité de son corps : bien différente de la courte
queue du cerf, de l’éléphant, etc. , et de la queue nue de l’âne, du chameau,
du rhinocéros, etc. , la queue du cheval est formée par des crins épais et
longs qui semblent sortir de la croupe , parce que le tronçon dont ils sor-
tent est fort court ; il ne peut relever sa queue comme le lion, mais elle lui
sied mieux quoique abaissée ; et comme il peut la mouvoir de côté , il s’en
sert utilement pour chasser les mouches qui l’incommodent; car quoique
sa peau soit très-ferme, et qu’elle soit garnie partout d’un poil épais et
serré, elle est cependant très-sensible.
L’attitude de la tête et du cou contribue plus que celle de toutes les autres
parties du corps à donner au cheval un noble maintien; la partie supérieure
de l’encolure, dont sort la crinière, doit s’élever d’abord en ligne droite en
382
LE CHEVAL.
sortant du garrot, et former ensuite, en approchant de la tête, une courbe à
peu près semblable à celle du cou d’un cygne ; la partie inférieure de l’en-
colure ne doit former aucune courbure, il faut que sa direction soit en
ligne droite depuis le poitrail jusqu’à la ganache , et un peu penchée en
avant; et si elle était perpendiculaire, l’encolure serait fausse. Il faut aussi
que la partie supérieure du cou soit mince, et qu’il y ait peu de chair auprès
de la crinière, qui doit être médiocrement garnie de crins longs et déliés :
une belle encolure doit être longue et relevée, et cependant proportionnée
à la taille du cheval ; lorsqu’elle est trop longue et trop menue, les chevaux
donnent ordinairement des coups de tête , et quand elle est trop courte
et trop charnue, ils sont pesants à la main; et pour que la tête soit le plus
avantageusement placée, il faut que le front soit perpendiculaire à l’horizon.
La tête doit être sèche et menue sans être trop longue, les oreilles peu
distantes , petites, droites , immobiles , étroites , déliées et bien plantées sur
le haut de la tête, le front étroit et un peu convexe, les salières remplies,
les paupières minces, les yeux clairs, vifs, pleins de feu, assez gros et avan-
cés à fleur de tête, la prunelle grande, la ganache décharnée et peu épaisse,
le nez un peu arqué, les naseaux bien ouverts et bien fendus, la cloison du
nez mince , les lèvres déliées , la bouche médiocrement fendue , le garrot
élevé et tranchant, les épaules sèches, plates et peu serrées, le dos égal, uni,
insensiblement arqué sur la longueur, et relevé des deux côtés de l’épine
qui doit paraître enfoncée, les flancs pleins et courts, la croupe ronde et
bien fournie , la hanche bien garnie, le tronçon de la queue épais et ferme ,
les bras et les cuisses gros et charnus, le genou rond en devant, le jarret
ample et évidé, les canons minces sur le devant et larges sur les côtés, le
nerf bien détaché, le boulet menu , le fanon peu garni , le paturon gros et
d’une médiocre longueur, la couronne peu élevée, la corne noire, unie et
luisante, le sabot haut, les quartiers ronds, les talons larges et médiocre-
ment élevés, la fourchette menue et maigre, et la sole épaisse et concave.
Mais il y a peu de chevaux dans lesquels on trouve toutes ces perfections
rassemblées : les yeux sont sujets à plusieurs défauts qu’il est quelquefois
difficile de reconnaître; dans un œil sain on doit voir à travers la cornée
deux ou trois taches couleur de suie au-dessus de la prunelle, car pourvoir
ces taches il faut que la cornée soit claire, nette et transparente; si elle
paraît double ou de mauvaise couleur, l’œil n’est pas bon ; la prunelle
petite, longue et étroite, ou environnée d’un cercle blanc, désigne aussi un
mauvais œil ; et lorsqu’elle a une couleur de bleu verdâtre , l’œil est certai-
nement mauvais et la vue trouble.
Je renvoie à l’article des descriptions 1 l’énumération détaillée des défauts
du cheval, et je me contenterai d’ajouter encore quelques remarques par
t. Les descriptions sont de Daubenton.
LE CHEVAL.
383'
lesquelles, comme par les précédentes, on pourra juger de la plupart des
perfections ou des imperfections d’un cheval. On juge assez bien du naturel
et de l’état actuel de l’animal parle mouvement des oreilles; il doit, lors-
qu’il marche , avoir la pointe des oreilles en avant : un cheval fatigué a les
oreilles basses, ceux qui sont colères et malins portent alternativement l’une
des oreilles en avant et l'autre en arrière ; tous portent les oreilles du côté
où ils entendent quelque bruit; et lorsqu’on les frappe sur le dos ou sur la
croupe, ils tournent les oreilles en arrière. Les chevaux qui ont les yeux
enfoncés, ou un œil plus petit que l’autre , ont ordinairement la vue mau-
vaise ; ceux dont la bouche est sèche ne sont pas d’un aussi bon tempéra-
ment que ceux dont la bouche est fraîche et devient écumeuse sous la bride.
Le cheval de selle doit avoir les épaules plates, mobiles et peu chargées; le
cheval de trait au contraire doit les avoir grosses , rondes et charnues : si
cependant les épaules d’un cheval de selle sont trop sèches, et que les os
paraissent trop avancer sous la peau, c’est un défaut qui désigne que les
épaules ne sont pas libres, et que par conséquent le cheval ne pourra sup-
porter la fatigue. Un autre défaut pour le cheval de selle est d’avoir le poi-
trail trop avancé et les jambes de devant retirées en arrière, parce qu’alors
il est sujet à s’appuyer sur la main en galopant , et même à broncher et à
tomber : la longueur des jambes doit être proportionnée à la taille du che-
val ; lorsque celles de devant sont trop longues, il n’est pas assuré sur ses
pieds; si elles sont trop courtes, il est pesant à la main. On a remarqué que
les juments sont plus sujettes que les chevaux à être basses du devant, et
que les chevaux entiers ont le cou plus gros que les juments et les hongres.
Une des choses les plus importantes à connaître, c’est l’âge du cheval ; les
vieux chevaux ont ordinairement les salières creuses, mais cet indice est
équivoque, puisque de jeunes chevaux, engendrés de vieux étalons, ont
aussi les salières creuses : c’est par les dents qu’on peut avoir une connais-
sance plus certaine de l’âge ; le cheval en a quarante , vingt-quatre mâche-
lières, quatre canines et douze incisives; les juments n’ont pas de dents
canines , ou les ont fort courtes; les mâchelières ne servent point à la con-
naissance de l’âge, c’est par les dents de devant et ensuite par les canines
qu’on en juge. Les douze dents de devant commencent à pousser quinze
jours après la naissance du poulain ; ces premières dents sont rondes,
courtes, peu solides , et tombent en différents temps pour être remplacées
par d’autres : à deux ans et demi les quatre de devant du milieu tombent les
premières, deux en haut, deux en bas ; un an après il en tombe quatre
autres, une de chaque côté des premières qui sont déjà remplacées ; à quatre
ans et demi environ il en tombe quatre autres, toujours à côté de celles qui
sont tombées et remplacées ; ces quatre dernières dents de lait sont rem-
placées par quatre autres, qui ne croissent pas à beaucoup près aussi vite
que celles qui ont remplacé les huit premières; et ce sont ces quatre der-
334
LE CHEVAL.
nières dents, qu’on appelle les coins, et qui remplacent les quatre dernières
dents de lait, qui marquent l’âge du cheval ; elles sont aisées à reconnaître,
puisqu’elles sont les troisièmes tant en haut qu’en bas , à les compter depuis
le milieu de l’extrémité de la mâchoire; ces dents sont creuses et ont une
marque noire dans leur concavité ; à quatre ans et demi ou cinq ans elles ne
débordent presque pas au-dessus de la gencive, et le creux est fort sensible ;
à six ans et demi il commence à se remplir, la marque commence aussi à
diminuer et à se rétrécir, et toujours de plus en plus jusqu’à sept ans et
demi ou huit ans, que le creux est tout à fait rempli et la marque noire
effacée; après huit ans , comme ces dents ne donnent plus connaissance de
l’âge, on cherche à en juger par les dents canines ou crochets; ces quatre
dents sont à côté de celles dont nous venons de parler : ces dents canines ,
non plus que les mâchelières, ne sont pas précédées par d’autres dents qui
tombent; les deux delà mâchoire inférieure poussent ordinairement, les
premières à trois ans et demi, et les deux de la mâchoire supérieure à quatre
ans, et jusqu’à l’âge de six ans ces dents sont fort pointues ; à dix ans celles
d’en haut paraissent déjà émoussées, usées et longues, parce qu’elles sont
déchaussées, la gencive se retirant avec l’âge, et plus elles le sont , plus le
cheval est âgé : de dix jusqu’à treize ou quatorze ans, il y a peu d’indice de
l’âge , mais alors quelques poils des sourcils commencent à devenir blancs;
cet indice est cependant aussi équivoque que celui qu’on tire des salières
creuses, puisqu’on a remarqué que les chevaux engendrés de vieux étalonset,
de vieilles juments ont des poils blancs aux sourcils dès l’âge de neuf ou dix
ans. Il y a des chevaux dont les dents sont si dures qu’elles ne s’usent point,
et sur lesquelles la marque noire subsiste et ne s’efface jamais ; mais ces che-
vaux, qu’on appelle béguts, sont aisés à reconnaître par le creux de la dent,
qui est absolument rempli, et aussi par la longueur des dents canines a : au
reste, on a remarqué qu’il y a plus de juments que de chevaux béguts. On
peut aussi connaître, quoique moins précisément, l’âge d’un cheval par les
sillons du palais, qui s’effacent à mesure que le cheval vieillit.
Dès l’âge de deux ans ou deux ans et demi le cheval est en état d’engen-
drer, et les juments, comme toutes les autres femelles, sont encore plus
précoces que les mâles ; mais ces jeunes chevaux ne produisent que des
poulains mal conformés ou mal constitués : il faut que le cheval ait au moins
quatre ans ou quatre ans et demi avant que de lui permettre l’usage de la
jument, et encore ne le permettra-t-on de si bonne heure qu’aux chevaux
de trait et aux gros chevaux, qui sont ordinairement formés plus tôt que
les chevaux fins; car pour ceux-ci il faut attendre jusqu’à six ans, et même
jusqu’à sept pour les beaux étalons d’Espagne; les juments peuvent avoir
un an de moins : elles sont ordinairement en chaleur au printemps depuis
a. Voyez Y École de cavalerie de M. de la Guérinière, p. 25 et suiv.
LE CHEVAL.
385
la fin de mars jusqu’à la fin de juin; mais le temps de la plus forte chaleur
ne dure guère que quinze jours ou trois semaines, et il faut être attentif à
profiter de ce temps pour leur donner l’étalon; il doit être bien choisi,
beau, bien fait, relevé du devant, vigoureux, sain par tout le corps, et sur-
tout de bonne race et de bon pays. Pour avoir de beaux chevaux de selle
fins et bien faits, il faut prendre des étalons étrangers ; les arabes , les turcs,
les barbes et les chevaux d’Andalousie sont ceux qu’on doit préférer à tous
les autres; et à leur défaut on se servira de beaux chevaux anglais, parce
que ces chevaux viennent des premiers, et qu’ils n’ont pas beaucoup dégé-
néré, la nourriture étant excellente en Angleterre, où l’on a aussi très-grand
soin de renouveler les rates : les étalons d’Italie , surtout les napolitains ,
sont aussi fort bons, et ils ont le double avantage de produire des chevaux
fins de monture lorsqu’on leur donne des juments fines, et de beaux chevaux
de carrosse avec des juments étoffées et de bonne taille. On prétend qu’en
France, en Angleterre, etc. , les chevaux arabes et barbes engendrent ordi-
nairement des chevaux plus grands qu’eux , et qu’au contraire les chevaux
d’Espagne n’en produisent que de plus petits qu’eux. Pour avoir de beaux
chevaux de carrosse , il faut se servir d’étalons napolitains, danois, ou de
chevaux de quelques endroits d’Allemagne et de Hollande , comme du Hol-
stein et de Frise. Les étalons doivent être de belle taille, c’est-à-dire , de
quatre pieds huit , neuf et dix pouces pour les chevaux de selle , et de cinq
pieds au moins pour les chevaux de carrosse : il faut aussi qu’un étalon soit
d’un bon poil , comme noir de jais, beau gris, bai, alezan, isabelle doré avec
la raie de mulet, les crins et les extrémités noires; tous les poils qui sont
d’une couleur lavée et qui paraissent mal teints doivent être bannis des
haras, aussi bien que les chevaux qui ont les extrémités blanches. Avec un
très-bel extérieur, l’étalon doit avoir encore toutes les bonnes qualités inté-
rieures, du courage, de la docilité, de l’ardeur, de l’agilité, de la sensibilité
dans la bouche, de la liberté dans les épaules, de la sûreté dans les jambes,
de la souplesse dans les hanches, du ressort par tout le corps, et surtout
dans les jarrets, et même il doit avoir été un peu dressé et exercé au manège.
Le cheval est de tous les animaux celui qu’on a le plus observé, et on a
remarqué qu’il communique, par la génération, presque toutes ses bonnes
et mauvaises qualités naturelles et acquises : un cheval naturellement har-
gneux, ombrageux, rétif, etc. , produit des poulains qui ont le même natu-
rel ; et comme les défauts de conformation et les vices des humeurs se per-
pétuent encore plus sûrement que les qualités du naturel, il faut avoir
grand soin d’exclure du haras tout cheval difforme, morveux, poussif, luna-
tique , etc.
Dans ces climats, la jument contribue moins que l’étalon à la beauté du
poulain, mais elle contribue peut-être plus à son tempérament et à sa taille ;
ainsi il faut que les juments aient du corps, du ventre, et qu’elles soient
il. 25
3S6
LE CHEVAL.
bonnes nourrices. Pour avoir de beaux chevaux fins, on préfère les juments
espagnoles et italiennes , et pour des chevaux de carrosse les juments
anglaises et normandes; cependant, avec de beaux étalons , des juments de
tout pays pourront donner de beaux chevaux , pourvu qu’elles soient elles-
mêmes bien faites et de bonne race; car si elles ont été engendrées d’un
mauvais cheval, les poulains qu’elles produiront seront souvent eux-mêmes
de mauvais chevaux. Dans cette espèce d’animaux, comme dans l’espèce
humaine , la progéniture ressemble assez souvent aux ascendants paternels
ou maternels : seulement il semble que dans les chevaux la femelle ne con-
tribue pas à la génération tout à fait autant que dans l’espèce humaine; le
fds ressemble plus souvent à sa mère que le poulain ne ressemble à la
sienne; et lorsque le poulain ressemble à la jument qui l’a produit, c’est
ordinairement par les parties antérieures du corps , et par la tête et l’en-
colure.
Au reste, pour bien juger de la ressemblance des enfants à leurs parents,
il ne faudrait pas les comparer dans les premières années , mais attendre
l’âge où , tout étant développé , la comparaison en serait plus certaine et
plus sensible : indépendamment du développement dans l’accroissement,
qui souvent altère ou change en bien les formes, les proportions et la cou-
leur des cheveux, il se fait, dans le temps de la puberté, un développement
prompt et subit, qui change ordinairement les traits, la taille, l’attitude
des jambes, etc.; le visage s’allonge, le nez grossit et grandit, la mâchoire
s’avance ou se charge, la taille s’élève ou se courbe, les jambes s’allongent
et souvent deviennent cagneuses ou effdées : en sorte que la physionomie et
le maintien du corps changent quelquefois si fort, qu’il serait très-possible
de méconnaître , au moins du premier coup d’œil , après la puberté , une
personne qu’on aurait bien connue avant ce temps, et qu’on n’aurait pas
vue depuis. Ce n’est donc qu’après cet âge qu’on doit comparer l’enfant à
ses parents , si l’on veut juger exactement de la ressemblance; et alors on
trouve dans l’espèce humaine que souvent le fds ressemble à son père, et la
fdle à sa mère; que plus souvent ils ressemblent à l’un et à l’autre à la fois,
et qu’ils tiennent quelque chose de tous deux; qu’assez souvent ils ressem-
blent aux grands-pères ou aux grand’mères ; que quelquefois ils ressemblent
aux oncles ou aux tantes; que presque toujours les enfants du même père
et de la même mère se ressemblent plus entre eux qu’ils ne ressemblent à
leurs ascendants , et que tous ont quelque chose de commun et un air de
famille. Dans les chevaux, comme le mâle contribue plus à la génération
que la femelle, les juments produisent des poulains qui sont assez souvent
semblables en tout à l’étalon , ou qui toujours lui ressemblent plus qu’à la
mère ; elles en produisent aussi qui ressemblent aux grands-pères, et lorsque
la jument mère a été elle-même engendrée d’un mauvais cheval, il arrive
assez souvent que , quoiqu’elle ait eu un bel étalon et qu’elle soit belle elle-
LE CHEVAL.
387
même, elle ne produit qu’un poulain qui, quoiqu’en apparence beau et bien
fait dans sa première jeunesse, décline toujours en croissant , tandis qu’une
jument qui sort d’une bonne race donne des poulains qui, quoique de mau-
vaise apparence d’abord, embellissent avec l’âge.
Au reste , ces observations que l’on a faites sur le produit des juments, et
qui semblent concourir toutes à prouver que dans les chevaux le mâle influe
beaucoup plus que la femelle sur la progéniture , ne me paraissent pas
encore suffisantes pour établir ce fait d’une manière indubitable et irré-
vocable ; il ne serait pas impossible que ces observations subsistassent, et
qu’en même temps et en général les juments contribuassent autant que les
chevaux au produit de la génération : il ne me paraît pas étonnant que des
étalons, toujours choisis dans un grand nombre de chevaux tirés ordinaire-
ment de pays chauds , nourris dans l’abondance , entretenus et ménagés
avec grand soin, dominent dans la génération sur des juments communes,
nées dans un climat froid, et souvent réduites à travailler; et comme dans
les observations tirées des haras il y a toujours plus ou moins de cette supé-
riorité de l’étalon sur la jument, on peut très-bien imaginer que ce n’est
que par cette raison qu’elles sont vraies et constantes ; mais en même temps
il pourrait être tout aussi vrai que de très-belles juments des pays chauds,
auxquelles on donnerait des chevaux communs, influeraient peut-être beau-
coup plus qu’eux .sur leur progéniture, et qu’en général, dans l’espèce des
chevaux comme dans l’espèce humaine, il y eût égalité dans l’influence du
mâle et de la femelle sur leur progéniture 1 ; cela me paraît naturel et d’autant
plus probable, qu’on a remarqué, même dans les haras, qu’il naissait à peu
près un nombre égal de poulains et de poulines : ce qui prouve qu’au moins
pour le sexe la femelle influe pour sa moitié.
Mais ne suivons pas plus loin ces considérations, qui nous éloigneraient
de notre sujet : lorsque l’étalon est choisi et que les juments qu’on veut lui
donner sont rassemblées, il faut avoir un autre cheval entier qui ne servira
qu’à faire connaître les juments qui seront en chaleur, et qui même con-
tribuera par ses attaques à les y faire entrer ; on fait passer toutes les
juments l’une après l’autre devant ce cheval entier, qui doit être ardent et
hennir fréquemment; il veut les attaquer toutes : celles qui ne sont point
en chaleur se défendent, et il n’y a que celles qui y sont qui se laissent
approcher; mais au lieu de le laisser approcher tout à fait, on le retire et on
lui substitue le véritable étalon. Cette épreuve est utile pour reconnaître le
1. En laissant de côté les ressemblances superficielles, sur lesquelles il sera toujours très-
difficile de prononcer, et en s’en tenant aux rapports profonds, il y a, dans toutes les espèces,
égalité d'influence du mâle et de la femelle sur leur progéniture. C’est ce que me démontrent ,
chaque jour, les expériences sur le croisement des espèces, que je poursuis depuis plusieurs
années. (Voyez la note de la p. 275. ) L’union du chacal et de la chienne produit un métis qui
est moitié chacal et moitié chien; l’union du chien et de la louve produit un métis qui est moitié
chien et moitié loup , etc. , etc.
388
LE CHEVAL.
vrai temps de la chaleur des juments, et surtout de celles qui n’ont pas
encore produit; car celles qui viennent de pouliner entrent ordinairement
en chaleur neuf jours après leur accouchement , ainsi on peut les mener à
l’étalon dès ce jour même et les faire couvrir ; ensuite essayer neuf jours
après, au moyen de l’épreuve ci-dessus, si elles sont encore en chaleur; et
si elles y sont en effet, les faire couvrir une seconde fois, et ainsi de suite
une fois tous les neuf jours tant que leur chaleur dure , car lorsqu’elles sont
pleines la chaleur diminue et cesse peu de jours après.
Mais pour que tout cela puisse se faire aisément, commodément, avec
succès et fruit, il faut beaucoup d’attention, de dépense et de précautions;
il faut établir le haras dans un bon terrain et dans un lieu convenable et
proportionné à la quantité de juments et d’étalons qu’on veut employer; il
faut partager ce terrain en plusieurs parties , fermées de palis ou de fossés
avec de bonnes haies , mettre les juments pleines et celles qui allaitent leurs
poulains dans la partie où le pâturage est le plus gras, séparer celles qui
n’ont pas conçu ou qui n’ont pas encore été couvertes , et les mettre avec
les jeunes poulines dans un autre parquet où le pâturage soit moins gras,
afin qu’elles n’engraissent pas trop, ce qui s’opposerait à la génération; et
enfin il faut mettre les jeunes poulains entiers ou hongres dans la partie du
terrain la plus sèche et la plus inégale , pour qu’en montant et en descen-
dant les collines ils acquièrent de la liberté dans les jambes et les épaules :
ce dernier parquet, où l’on met les poulains mâles, doit être séparé de ceux
des juments avec grand soin, de peur que ces jeunes chevaux ne s’échap-
pent et ne s’énervent avec les juments. Si le terrain est assez grand pour
qu’on puisse partager en deux parties chacun de ces parquets pour y mettre
alternativement des chevaux et des bœufs l’année suivante , Je fond du pâtu-
rage durera bien plus longtemps que s’il était continuellement mangé par
les chevaux; le bœuf répare le pâturage, et le cheval l’amaigrit : il faut
aussi qu’il y ait des mares dans chacun de ces parquets; les eaux dormantes
sont meilleures pour les chevaux que les eaux vives , qui leur donnent sou-
vent des tranchées; et s’il y a quelques arbres dans ce terrain il ne faut pas
les détruire : les chevaux sont bien aises de trouver cette ombre dans les
grandes chaleurs; mais s’il y a des troncs, des chicots ou des trous, il
faut arracher, combler, aplanir, pour prévenir tout accident. Ces pâturages
serviront à la nourriture de votre haras pendant l’été ; et il faudra pendant
l’hiver mettre les juments à l’écurie et les nourrir avec du foin, aussi bien
que les poulains , qu’on ne mènera pâturer que dans les beaux jours d’hi-
ver. Les étalons doivent être toujours nourris à l’écurie avec plus de paille
que de foin, et entretenus dans un exercice modéré jusqu’au temps de la
monte, qui dure ordinairement depuis le commencement d’avril jusqu’à la
fin de juin : on ne leur fera faire aucun autre exercice pendant ce temps, et
on les nourrira largement, mais avec les mêmes nourritures qu’à l’ordinaire.
LE CHEVAL,
389
Lorsqu’on mènera l’étalon à la jument, il faudra le panser auparavant,
cela ne fera qu’augmenter son ardeur; il faut aussi que la jument soit
propre et déferrée des pieds de derrière, car il y en a qui sont chatouilleuses
et qui ruent à l’approche de l’étalon; un homme tient la jument par le
licol, et deux autres conduisent l’étalon par des longes; lorsqu’il est en
situation, on aide à l’accouplement en le dirigeant et en détournant la
queue de la jument; car un seul crin qui s’opposerait pourrait le blesser,
même dangereusement : il arrive quelquefois que dans l’accouplement
l’étalon ne consomme pas l’acte de la génération , et qu’il sort de dessus la
jument sans lui avoir rien laissé ; il faut donc être attentif à observer si
dans les derniers moments de la copulation le tronçon de la queue de l’é-
talon n’a pas un mouvement de balancier près de la croupe, car ce mou-
vement accompagne toujours l’émission de la liqueur séminale : s’il a
consommé, il ne faut pas lui laisser réitérer l’accouplement, il faut au
contraire le ramener tout de suite à l’écurie et le laisser jusqu’au surlen-
demain; car, quoiqu’un bon étalon puisse suffire à couvrir tous les jours
une fois pendant les trois mois que dure le temps de la monte, il vaut mieux
le ménager davantage et ne lui donner une jument que tous les deux jours,
il dépensera moins et produira davantage : dans les premiers sept jours
on lui donnera donc successivement quatre juments différentes , et le neu-
vième jour on lui ramènera la première, et ainsi des autres, tant qu’elles
seront en chaleur; mais dès qu’il y en aura quelqu’une dont la chaleur sera
passée, on lui en substituera une nouvelle pour la faire couvrir à son tour
aussi tous les neuf jours; et comme il y en a plusieurs qui retiennent dès la
première, seconde ou troisième fois , on compte qu’un étalon ainsi conduit
peut couvrir quinze ou dix-huit juments, et produire dix ou douze poulains
dans les trois mois que dure cet exercice. Dans ces animaux, la quantité de
la liqueur séminale est très-grande, et dans l’émission ils en répandent
fort abondamment : on verra dans les descriptions la grande capacité des
réservoirs qui la contiennent , et les inductions qu’on peut tirer de l’étendue
et de la forme de ces réservoirs. Dans les juments il se fait aussi une émis-
sion, ou plutôt une stillation de la liqueur séminale pendant tout le temps
qu’elles sont en amour; car elles jettent au dehors une liqueur gluante et
blanchâtre qu’on appelle des chaleurs, et dès qu’elles sont pleines ces émis-
sions cessent : c’est cette liqueur que les Grecs ont appelée Yhippomanès de
la jument, et dont ils prétendent qu’on peut faire des philtres, surtout pour
rendre un cheval frénétique d’amour : cet hippomanès est bien différent de
'celui qui se trouve dans les enveloppes du poulain, dont M. Daubenton 0 a
le premier connu et si bien décrit la nature, l’origine et la situation : cette
liqueur que la jument jette au dehors est le signe le plus certain de sa cha-
a. Voyez les Mémoires de l’Académie royale des Sciences , année 1751.
390
LE CHEVAL.
leur; mais on le reconnaît encore au gonflement de la partie inférieure de
la vulve et aux fréquents hennissements de la jument , qui dans ce temps
cherche à s’approcher des chevaux : lorsqu’elle a été couverte par l’étalon,
il faut simplement la mener au pâturage sans aucune autre précaution. Le
premier poulain d’une jument n’est jamais si étoffé que ceux qu’elle produit
par la suite ; ainsi on observera de lui donner la première fois un étalon
plus gros, afin de compenser le défaut de l’accroissement par la grandeur
même de la taille ; il faut aussi avoir grande attention à la différence ou à la
réciprocité des figures du cheval et de la jument , afin de corriger les défauts
de l’un par les perfections de l’autre, et surtout ne jamais faire d’accouple-
ments disproportionnés, comme d’un petit cheval avec une grosse jument,
ou d’un grand cheval avec une petite jument, parce que le produit de cet
accouplement serait petit ou mal proportionné : pour tâcher d’approcher
de la belle nature, il faut aller par nuances ; donner, par exemple, à une
jument un peu trop épaisse un cheval étoffé, mais fin, à une petite jument
un cheval un peu plus haut qu’elle, à une jument qui pèche par l’avant-
main un cheval qui ait la tête belle et l’encolure noble, etc.
On a remarqué que les haras établis dans des terrains secs et légers pro-
duisaient des chevaux sobres , légers et vigoureux , avec la jambe nerveuse
et la corne dure, tandis que dans les lieux humides et dans les pâturages les
plus gras ils ont presque tous la tête grosse et pesante , le corps épais, les
jambes chargées, la corne mauvaise et les pieds plats : ces différences vien-
nent de celles du climat et de la nourriture, ce qui peut s’entendre aisément;
mais ce qui est plus difficile à comprendre, et qui est encore plus essentiel
que tout ce que nous venons de dire, c’est la nécessité où l’on est de tou-
jours croiser les races , si l’on veut les empêcher de dégénérer.
Il y a dans la nature un prototype général dans chaque espèce sur lequel
chaque individu est modelé, mais qui semble, en se réalisant, s’altérer ou se
perfectionner par les circonstances; en sorte que, relativement à de cer-
taines qualités, il y a une variation bizarre en apparence dans la succession
des individus, et en même temps une constance qui paraît admirable dans
l’espèce entière : le premier animal , le premier cheval , par exemple , a été
le modèle extérieur et le moule intérieur sur lequel tous les chevaux qui
sont nés , tous ceux qui existent et tous ceux qui naîtront ont été formés ;
mais ce modèle , dorït nous ne connaissons que les copies, a pu s’altérer ou
se perfectionner en communiquant sa forme et se multipliant : l’empreinte
originaire subsiste en son entier dans chaque individu; mais quoiqu’il y en
ait des millions , aucun de ces individus n’est cependant semblable en tout à
un autre individu , ni par conséquent au modèle dont il porte l’empreinte.
Cette différence qui prouve combien la nature est éloignée de rien faire d’ab-
solu , et combien elle sait nuancer ses ouvrages , se trouve dans l’espèce
humaine, dans celles de tous les animaux, de tous les végétaux, de tous les
LE CHEVAL.
391
êtres en un mot qui se reproduisent ; et ce qu’il y a de singulier, c’est qu'il
semble que le modèle du beau et du bon soit dispersé par toute la terre, et
que dans chaque climat il n’en réside qu’une portion qui dégénère toujours,
à moins qu’on ne la réunisse avec une autre portion prise au loin ; en sorte
que pour avoir de bon grain, de belles fleurs , etc. , il faut en échanger les
graines et ne jamais les semer dans le même terrain qui les a produits; et
de même, pour avoir de beaux chevaux , de bons chiens, etc. , il faut don-
ner aux femelles du pays des mâles étrangers , et réciproquement aux mâles
du pays des femelles étrangères; sans cela les grains, les fleurs, les ani-
maux dégénèrent, ou plutôt prennent une si forte teinture du climat, que
la matière domine sur la forme et semble l’abâtardir : l’empreinte reste ,
mais défigurée par tous les traits qui ne lui sont pas essentiels; en mêlant
au contraire les races, et surtout en les renouvelant toujours par des races
étrangères, la forme semble se perfectionner, et la nature se relever et don-
ner tout ce qu’elle peut produire de meilleur.
Ce n’est point ici le lieu de donner les raisons générales de ces effets,
mais nous pouvons indiquer les conjectures qui se présentent au premier
coup d’œil; on sait par expérience que des animaux ou des végétaux,
transplantés d’un climat lointain , souvent dégénèrent, et quelquefois se
perfectionnent en peu de temps, c’est-à-dire en un très-petit nombre de
générations. Il est aisé de concevoir que ce qui produit cet effet est la dif-
férence du climat et de la nourriture: l’influence de ces deux causes doit
à la longue rendre ces animaux exempts ou susceptibles de certaines affec-
tions, de certaines maladies; leur tempérament doit changer peu à peu;
le développement de la forme, qui dépend en partie de la nourriture et de
la qualité des humeurs, doit donc changer aussi dans les générations : ce
changement est, à la vérité, presque insensible à la première génération,
parce que les deux animaux, mâle et femelle, que nous supposons être les
souches de cette race, ont pris leur consistance et leur forme avant d’avoir
été dépaysés, et que le nouveau climat et la nourriture nouvelle peuvent,
à la vérité, changer leur tempérament, mais ne peuvent pas influer assez
sur les parties solides et organiques pour en altérer la forme, surtout si
l’accroissement de leur corps était pris en entier; par conséquent la pre-
mière génération ne sera point altérée, la première progéniture de ces
animaux ne dégénérera pas, l’empreinte de la forme sera pure, il n’y aura
aucun vice de souche au moment de la naissance; mais le jeune animal
essuiera, dans un âge tendre et faible, les influences du climat; elles lui
feront plus d’impression qu’elles n’en ont pu faire sur le père et la mère ;
celles de la nourriture seront aussi bien plus grandes et pourront agir
sur les parties organiques dans le temps de l’accroissement, en altérer un
peu la forme originaire, et y produire des germes de défectuosités qui se
manifesteront ensuite d’une manière très-sensible dans la seconde généra-
392 LE CHEVAL.
lion, où la progéniture a non-seulement ses propres défauts, c’est-à-dire
ceux qui lui viennent de son accroissement, mais encore les vices de la
seconde souche, qui ne s’en développeront qu’avec plus d’avantage; et
enfin à la troisième génération,. les vices de la seconde et de la troisième
souche, qui proviennent de cette influence du climat et de la nourriture,
se trouvant encore combinés avec ceux de l’influence actuelle dans l’ac-
croissement, deviendront si sensibles que les caractères de la première
souche en seront effacés : ces animaux de race étrangère n’auront plus
rien d’étranger, ils ressembleront en tout à ceux du pays. Des chevaux
d’Espagne ou de Barbarie, dont on conduit ainsi les générations, devien-
nent en France des chevaux français, souvent dès la seconde génération, et
toujours à la troisième; on est donc obligé de croiser les races au lieu de
les conserver; on renouvelle la race à chaque génération en faisant venir
des chevaux barbes ou d’Espagne pour les donner aux juments du pays, et
ce qu’il y a de singulier, c’est que ce renouvellement de race, qui ne se fait
qu’en partie, et, pour ainsi dire, à moitié, produit cependant de bien meil-
leurs effets que si le renouvellement était entier. Un cheval et une jument
d’Espagne ne produiront pas ensemble d’aussi beaux chevaux en France
que ceux qui viendront de ce même cheval d’Espagne avec une jument du
pays ; ce qui se concevra encore aisément si l’on fait attention à la compen-
sation nécessaire des défauts qui doit se faire lorsqu’on met ensemble un
mâle et une femelle de différents pays. Chaque climat, par ses influences
et par celles de la nourriture, donne une certaine conformation qui pèche
par quelque excès ou par quelque défaut; mais dans un climat chaud il y
aura en excès ce qui sera en défaut dans un climat froid, et réciproque-
ment; de manière qu’il doit se faire une compensation du tout lorsqu’on
joint ensemble des animaux de ces climats opposés; et comme ce qui a le
plus de perfection dans la nature est ce qui a le moins de défauts, et que les
formes les plus parfaites sont seulement celles qui ont le moins de diffor
mités, le produit de deux animanx, dont les défauts se compenseraient exac-
tement, serait la production la plus parfaite de cette espèce. Or, ils se com-
pensent d’autant mieux qu’on met ensemble des animaux de pays plus
éloignés, ou plutôt de climats plus opposés : le composé qui en résulte est
d’autant plus parfait que les excès ou les défauts de l’habitude du père sont
plus opposés aux défauts ou aux excès de l’habitude de la mère F
Dans le climat tempéré de la France, il faut donc, pour avoir de beaux
chevaux, faire venir des étalons de climats plus chauds ou plus froids : les
1. J’ai déjà dit, dans la note de la page 264 , qu’il y a trois grandes causes de variétés ou de
races : le climat , le croisement des races et les accidents organiques. Buffon vient d’expliquer
ici ce qui tient à la première de ces causes : le climat ; il touche même un peu, dans cette
dernière page, à ce qui tient à la seconde : le croisement des races; il développera ailleurs ( His-
toire du chien ) ce qui tient à la troisième : les accidents organiques.
i
LE CHEVAL.
393
chevaux arabes, si l’on -en peut avoir, et les barbes doivent être pré-
férés, et ensuite les chevaux d’Espagne et du royaume de Naples; et pour
les climats froids, ceux de Danemarck, et ensuite ceux du Holstein et de la
Frise. Tous ces chevaux produiront en France, avec les juments du pays,
de très-bons chevaux, qui seront d’autant meilleurs et d’autant plus beaux
que la température du climat sera plus éloignée de celle du climat de la
France, en sorte que les arabes feront mieux que les barbes , les barbes
mieux que ceux d’Espagne, et de même les chevaux tirés de Danemarck
produiront de plus beaux chevaux que ceux de la Frise. Au défaut de ces
chevaux de climats beaucoup plus froids ou plus chauds, il faudra faire
venir des étalons anglais ou allemands, ou même des provinces méridio-
nales de la France dans les provinces septentrionales : on gagnera tou-
jours à donner aux juments des chevaux étrangers; et, au contraire, on
perdra beaucoup à laisser multiplier ensemble dans un haras des chevaux
de même race, car ils dégénèrent infailliblement et en très-peu de temps.
Dans l’espèce humaine , le climat et la nourriture n’ont pas d’aussi
grandes influences que dans les animaux, et la raison en est assez simple:
l’homme se défend mieux que l'animal de l'intempérie du climat; il se loge,
il se vêtit convenablement aux saisons; sa nourriture est aussi beaucoup
plus variée, et par conséquent elle n’influe pas de la même façon sur tous
les individus; les défauts ou les excès qui viennent de ces deux causes, et
qui sont si constants et si sensibles dans les animaux, le sont beaucoup
moins dans les hommes; d’ailleurs, comme il y a eu de fréquentes migra-
tions de peuples, que les nations se sont mêlées, et que beaucoup d’hommes
voyagent et se répandent de tous côtés, il n’est pas étonnant que les races
humaines paraissent être moins sujettes au climat, et qu’il se trouve des
hommes forts, bien faits, et même spirituels dans tous les pays. Cependant
on peut croire que, par une expérience dont on a perdu toute mémoire, les
hommes ont autrefois connu le mal qui résultait des alliances du même
sang, puisque chez les nations les moins policées il a rarement été permis
au frère d’épouser sa sœur : cet usage, qui est pour nous de droit divin, et
qu’on ne rapporte chez les autres peuples qu’à des vues politiques, a peut-
être été fondé sur l’observation ; la politique ne s’étend pas d’une manière
si générale et si absolue, à moins qu’elle ne tienne au physique; mais si les
hommes ont une fois connu par expérience que leur race dégénérait toutes
les fois qu’ils ont voulu la conserver sans mélange dans une même famille,
ils auront regardé comme une loi de la nature celle de l’alliance avec des
familles étrangères, et se seront tous accordés à ne pas souffrir de mélange
entre leurs enfants. Et, en effet, l’analogie peut faire présumer que dans
la plupart des climats les hommes dégénéreraient, comme les animaux,
après un certain nombre de générations.
Une autre influence du climat et de la nourriture est la variété des cou-
394
LE CHEVAL.
leurs dans la robe des animaux; ceux qui sont sauvages et qui vivent dans
le même climat sont d’une même couleur, qui devient seulement un peu
plus claire ou plus foncée dans les différentes saisons de l’année; ceux, au
contraire , qui vivent sous des climats différents, sont de couleurs diffé-
rentes, et les animaux domestiques varient prodigieusement par les cou-
leurs, en sorte qu’il y a des chevaux, des chiens, etc., de toute sorte de
poils, au lieu que les cerfs, les lièvres, etc., sont tous de la même couleur :
les injures du climat toujours les mêmes, la nourriture toujours la même,
produisent dans les animaux sauvages cette uniformité; le soin de l’homme,
la douceur de l’abri, la variété dans la nourriture, effacent et font varier
cette couleur dans les animaux domestiques, aussi bien que le mélange des
races étrangères, lorsqu’on n’a pas soin d’assortir la couleur du mâle avec
celle de la femelle, ce qui produit quelquefois de belles singularités, comme
on le voit sur les chevaux pies, où le blanc et le noir sont appliqués d’une ma-
nière si bizarre et tranchent l’un sur l’autre si singulièrement qu’il semble
que ce ne soit pas l’ouvrage de la nature, mais l’effet du caprice d’un peintre.
Dans l’accouplement des chevaux on assortira donc le poil et la taille , on
contrastera les figures, on croisera les races en opposant les climats, et on
ne joindra jamais ensemble les chevaux et les juments nés dans le même
haras; toutes ces conditions sont essentielles, et il y a encore quelques autres
attentions qu’il ne faut pas négliger : par exemple, il ne faut point, dans un
haras, de juments à queue courte, parce que ne pouvant se défendre des
mouches, elles en sont beaucoup plus tourmentées que celles qui ont tous
leurs crins, et l’agitation continuelle que leur cause la piqûre de ces insectes
fait diminuer la quantité de leur lait, ce qui influe beaucoup sur le tempé-
rament et la taille du poulain qui, toutes choses égales d’ailleurs , sera
d’autant plus vigoureux que sa mère sera meilleure nourrice. Il faut tâcher
de n’avoir pour son haras que des juments qui aient toujours pâturé et qui
n’aient point fatigué; les juments qui ont toujours été à l’écurie nourries au
sec, et qu’on met ensuite au pâturage, ne produisent pas d’abord; il leur
faut du temps pour s’accoutumer à cette nouvelle nourriture.
Quoique la saison ordinaire de la chaleur des juments soit depuis le
commencement d’avril jusqu’à la fin de juin, il arrive assez souvent que
dans un grand nombre il y en a quelques-unes qui sont en chaleur avant
ce temps : on fera bien de laisser passer cette chaleur sans les faire couvrir,
parce que le poulain naîtrait en hiver, souffrirait de l’intempérie de la
saison, et ne pourrait sucer qu’un mauvais lait; et de même lorsqu'une
jument ne vient en chaleur qu’après le mois de juin , on ne devrait pas la
laisser couvrir, parce que le poulain, naissant alors en été, n’a pas le temps
d’acquérir assez de force pour résister aux injures de l’hiver suivant.
Beaucoup de gens , au lieu de conduire l’étalon à la jument pour la faire
couvrir, le lâchent dans le parquet où les juments sont rassemblées, et l’y
LE CHEVAL.
395
laissent en liberté choisir lui-même celles qui ont besoin de lui, et les satis-
faire à son gré; cette manière est bonne pour les juments, elles produiront
même plus sûrement que de l’autre façon , mais l’étalon se ruine plus en
six semaines qu’il ne ferait en plusieurs années par un exercice modéré et
conduit comme nous l’avons dit.
Lorsque les juments sont pleines et que leur ventre commence à s’appe-
santir, il faut les séparer des autres qui ne le sont point, et qui pourraient les
blesser; elles portent ordinairement onze mois et quelques jours; elles accou-
chent debout, au lieu que presque tous les autres quadrupèdes se couchent:
on aide celles dont l’accouchement est difficile, on y met la main, on remet
le poulain en situation, et quelquefois même, lorsqu’il est mort , on le tire
avec des cordes. Le poulain se présente ordinairement la tête la première,
comme dans toutes les autres espèces d’animaux; il rompt ses enveloppes
en sortant de la matrice, et les eaux abondantes qu’elles contiennent s’écou-
lent ; il tombe en même temps un ou plusieurs morceaux solides formés par
le sédiment de la liqueur épaissie de l’allantoïde ; ce morceau , que les
anciens ont appelé l’hippomanès 1 du poulain, n’est pas, comme ils le
disent , un morceau de chair attaché à la tête du poulain, il en est au con-
traire séparé par la membrane amnios; la jument lèche le poulain après sa
naissance, mais elle ne touche pas à l’hippomanès , et les anciens se sont
encore trompés lorsqu’ils ont assuré qu’elle le dévorait à l’instant.
L’usage ordinaire est de faire couvrir une jument neuf jours après quelle
a pouliné; c’est pour ne point perdre de temps, et pour tirer de son haras
tout le produit que l’on peut en attendre ; cependant il est sûr que la jument
ayant ensemble à nourrir son poulain né et son poulain à naître, ses forces
sont partagées, et qu’elle ne peut leur donner autant que si elle n’avait que
l’un ou l’autre à nourrir : il serait donc mieux, pour avoir d’excellents che-
vaux, de ne laisser couvrir les juments que de deux années l’une; elles
dureraient plus longtemps et retiendraient plus sûrement; car dans les
haras ordinaires il s’en faut bien que toutes les juments qui ont été couvertes
produisent tous les ans ; c’est beaucoup lorsque dans la même année il s’en
trouve la moitié ou les deux tiers qui donnent des poulains.
Les juments , quoique pleines, peuvent souffrir l’accouplement, et cepen-
dant il n’y a jamais de superfétation; elles produisent ordinairement jus-
qu’à l’âge de quatorze ou quinze ans , et les plus vigoureuses ne produisent
guère au delà de dix-huit ans : les chevaux, lorsqu’ils ont été ménagés,
pouvent engendrer jusqu’à l’âge de vingt et même au delà, et l’on a fait sur
ces animaux la même remarque que sur les hommes, c’est que ceux qui ont
commencé de bonne heure finissent aussi plus tôt; car les gros chevaux,
qui sont plus tôt formés que les chevaux fins , et dont on fait des étalons
1. Hippomanès : concrétions qui, comme le dit Bnffon, se forment dans la liqueur épaissie
de V allantoïde. Voyez la description du cheval par Daubenton.
396
LE CHEVAL.
dès l'âge de quatre ans, ne durent pas si longtemps, et sont communément
hors d’état d’engendrer avant l’âge de quinze ans
La durée de la vie des chevaux est, comme dans toutes les autres espèces
d’animaux, proportionnée à la durée du temps de leur accroissement;
l’homme, qui est quatorze ans à croître1, peut vivre six ou sept fois autant
de temps, c’est-à-dire, quatre-vingt-dix ou cent ans; le cheval , dont l’ac-
croissement se fait en quatre ans 2, peut vivre six ou sept fois autant , c’est-à-
dire, vingt-cinq ou trente ans : les exemples qui pourraient être contraires
à cette règle sont si rares , qu’on ne doit pas même les regarder comme une
exception dont on puisse tirer des conséquences ; et comme les gros chevaux
prennent leur entier accroissement en moins de temps que les chevaux
fins , ils vivent aussi moins de temps , et sont vieux dès l’âge de quinze ans,
Il paraîtrait au premier coup d’œil que dans les chevaux et la plupart des
autres animaux quadrupèdes, l’accroissement des parties postérieures est
d’abord plus grand que celui des parties antérieures, tandis que dans
l’homme les parties inférieures croissent moins d’abord que les parties supé-
rieures ; car dans l’enfant les cuisses et les jambes sont , à proportion du
corps, beaucoup moins grandes que dans l’adulte : dans le poulain au con-
traire les jambes de derrière sont assez longues pour qu’il puisse atteindre
à sa tête avec le pied de derrière, au lieu que le cheval adulte ne peut plus
y atteindre ; mais cette différence vient moins de l’inégalité de l’accroisse-
ment total des parties antérieures et postérieures que de l’inégalité des
pieds de devant et de ceux de derrière , qui est constante dans toute la
nature, et plus sensible dans les animaux quadrupèdes ; car dans l’homme
les pieds sont plus gros que les mains, et sont aussi plus tôt formés; et dans
le cheval, dont une grande partie de la jambe de derrière n’est qu’un pied,
puisqu’elle n’est composée que des os relatifs au tarse, au métatarse, etc.,
il n’est pas étonnant que ce pied soit plus étendu et plus tôt développé que
la jambe de devant , dont toute la partie inférieure représente la main , puis-
qu’elle n’est composée que des os du carpe, du métacarpe, etc. Lorsqu’un
poulain vient de naître on remarque aisément cette différence; les jambes de
devant comparées à celles de derrière paraissent, et sont en effet beaucoup
plus courtes alors qu’elles ne le seront dans la suite, et d’ailleurs l’épaisseur
que le corps acquiert , quoique indépendante des proportions de l’accrois-
a. Voyez le Nouveau parfait maréchal, de M. de Garsaull , p. 68 et suivantes.
1. L’homme est vingt ans à croître ( car ce n’est qu’à cet âge que se fait, dans l’homme,
la réunion des os et des ëpiphyses ) , et il vit ou peut vivre à peu près cent ans , c’est-à-dire cinq
lois vingt ans. Je crois qu’en général le nombre cinq se rapproche plus Su rapport réel entre la
durée de l'accroissement et la durée de la vie , que les nombres six ou sept que Buffon propose.
(Voyez la note de la page 77. )
2. Le cheval est plus de quatre ans à croître , car j’ai pu déjà m’assurer qu’à cet âge toutes
les ëpiphyses ne sont pas encore soudées. Très-probablement , le cheval met cinq ans à croître :
aussi vit-il vingt-cinq ans, ou à peu près. (Voyez la note de la page 77. )
LE CHEVAL.
397
sement en longueur, met cependant plus de distance entre les pieds de
derrière et la tète, et contribue par conséquent à empêcher le cheval d’y
atteindre lorsqu’il a pris son accroissement.
Dans tous les animaux , chaque espèce est variée suivant les différents
climats, et les résultats généraux de ces variétés forment et constituent
les différentes races *, dont nous ne pouvons saisir que celles qui sont les
plus marquées, c’est-à-dire celles qui diffèrent sensiblement les unes des
autres, en négligeant toutes les nuances intermédiaires qui sont ici, comme
en tout, infinies; nous en avons même encore augmenté le nombre et la
confusion en favorisant le mélange de ces races , et nous avons , pour ainsi
dire, brusqué la nature en amenant en ces climats des chevaux d’Afrique ou
d’Asie ; nous avons rendu méconnaissables les races primitives de France
en y introduisant des chevaux de tout pays ; et il ne nous reste, pour distin-
guer les chevaux, que quelques légers caractères, produits par l’influence
actuelle du climat : ces caractères seraient bien plus marqués et les diffé-
rences seraient bien plus sensibles, si les races de chaque climat s’y fussent
conservées sans mélange; les petites variétés auraient été moins nuancées ,
moins nombreuses, mais il y aurait eu un certain nombre de grandes varié-
tés bien caractérisées , que tout le monde aurait aisément distinguées , au
lieu qu’il faut de l’habitude, et même une assez longue expérience , pour
connaître les chevaux des différents pays; nous n’avons sur cela que les
lumières que nous avons pu tirer des livres des voyageurs, des ouvrages des
plus habiles écuyers, tels que MM. de Newcastle, de Garsault, de la Guéri-
nière, etc. , et de quelques remarques que M. de Pignerolles, écuyer du roi,
et chef de l’Académie d’Angers, a eu la bonté de nous communiquer.
Les chevaux arabes sont les plus beaux que l’on connaisse en Europe ;
ils sont plus grands et plus étoffés que les barbes, et tout aussi bien faits;
mais comme il en vient rarement en France, les écuyers n’ont pas d'obser-
vations détaillées de leurs perfections et de leurs défauts.
Les chevaux barbes sont plus communs; ils ont l’encolure longue, fine,
peu chargée de crins et bien sortie du garrot, la tête belle, petite et assez
ordinairement moutonnée, l’oreille belle et bien placée, les épaules légères
et plates, le garrot mince et bien relevé, les reins courts et droits, le flanc et
les côtes rondes sans trop de ventre , les hanches bien effacées , la croupe
le plus souvent un peu longue et la queue placée un peu haut, la cuisse
bien formée et rarement plate, les jambes belles, bien faites et sans poil,
le nerf bien détaché, le pied bien fait, mais souvent le paturon long; on en
voit de tous poils, mais plus communément de gris : les barbes ont un peu
de négligence dans leur allure , ils ont besoin d’être recherchés, et on leur
trouve beaucoup de vitesse et de nerf; ils sont fort légers et très-propres
1. On ne peut définir plus exactement les variétés ou races, dues à l’influence des climats.
398
LE CHEVAL.
à la course : ces chevaux paraissent être les plus propres pour en tirer
race ; il serait seulement à souhaiter qu’ils fussent de plus grande taille;
les plus grands sont de quatre pieds huit pouces, et il est rare d’en trou-
ver qui aient quatre pieds neuf pouces; il est confirmé par expérience
qu’en France, en Angleterre, etc., ils engendrent des poulains qui sont
plus grands qu’eux. On prétend que parmi les barbes, ceux du royaume
de Maroc sont les meilleurs, ensuite les barbes de montagne ; ceux du reste
de la Mauritanie sont au-dessous, aussi bien que ceux de Turquie, de
Perse et d’Arménie : tous ces chevaux des pays chauds ont le poil plus ras
que les autres. Les chevaux turcs ne sont pas si bien proportionnés que les
barbes; ils ont pour l’ordinaire l’encolure effilée, le corps long, les jambes
trop menues; cependant ils sont grands travailleurs et de longue haleine :
on n’en sera pas étonné, si l’on fait attention que dans les pays chauds les os
des animaux sont plus durs que dans les climats froids, et c’est par cette
raison que, quoiqu’ils aient le canon plus menu que ceux de ce pays-ci, ils
ont cependant plus de force dans les jambes.
Les chevaux d’Espagne, qui tiennent le second rang après les barbes, ont
l’encolure longue, épaisse et beaucoup de crins, la tête un peu grosse, et
quelquefois moutonnée, les oreilles longues, mais bien placées, les yeux
pleins de feu, l’air noble et fier, les épaules épaisses et le poitrail large, les
reins assez souvent un peu bas, la côte ronde, et souvent un peu trop de
ventre, la croupe ordinairement ronde et large, quoique quelques-uns
l’aient un peu longue, les jambes belles et sans poil, le nerf bien détaché,
le paturon quelquefois un peu long, comme les barbes, le pied un peu
allongé comme celui d’un mulet, et souvent le talon trop haut : les chevaux
d’Espagne de belle race sont épais, bien étoffés, bas de terre; ils ont aussi
beaucoup de mouvement dans leur démarche, beaucoup de souplesse, de
feu et de fierté; leur poil le plus ordinaire est noir ou bai-marron, quoiqu’il
y en ait quelques-uns de toutes sortes de poils; ils ont très-rarement des
jambes blanches et des nez blancs; les Espagnols, qui ont de l’aversion
pour ces marques, ne tirent point race des chevaux qui les ont; ils ne veu-
lent qu’une étoile au front; ils estiment même les chevaux zains autant
que nous les méprisons : l’un et l’autre de ces préjugés, quoique contraires,
sont peut-être tout aussi mal fondés, puisqu’il se trouve de très-bons che-
vaux avec toutes sortes de marques, et de même d’excellents chevaux qui
sont zains; cette petite différence dans la robe d’un cheval ne semble en
aucune façon dépendre de son naturel ou de sa constitution intérieure,
puisqu’elle dépend en effet d’une qualité extérieure, et si superficielle que
par une légère blessure dans la peau on produit une tache blanche : au
reste, les chevaux d’Espagne, zains ou autres, sont tous marqués à la cuisse
hors le montoir de la marque du haras dont ils sont sortis ; ils ne sont pas
communément de grande taille; cependant on en trouve quelques-uns de
LE CHEVAL.
399
quatre pieds neuf ou dix pouces; ceux de la haute Andalousie passent pour
être les meilleurs de tous, quoiqu’ils soient assez sujets à avoir la tête trop
longue, mais on leur fait grâce de ce défaut en faveur de leurs rares qua-
lités; ils ont du courage, de l’obéissance, de la grâce, de la fierté, et plus
de souplesse que les barbes; c’est par tous ces avantages qu’on les préfère
à tous les autres chevaux du monde pour la guerre, pour la pompe et pour
le manège.
Les plus beaux chevaux anglais sont, pour la conformai ion, assez sem-
blables aux arabes et aux barbes, dont ils sortent en effet; ils ont cepen-
dant la tête plus grande, mais bien faite et moutonnée, et les oreilles plus
longues, mais bien placées : par les oreilles seules on pourrait distinguer
un cheval anglais d’un cheval barbe; mais la grande différence est dans la
taille; les anglais sont bien étoffés et beaucoup plus grands ; on en trouve
communément de quatre pieds dix pouces et même de cinq pieds de hau-
teur; il y en a de tous poils et de toutes marques; ils sont généralement
forts, vigoureux, hardis, capables d’une grande fatigue, excellents pour la
chasse et la course; mais il leur manque la grâce et la souplesse, ils sont
durs et ont peu de liberté dans les épaules.
On parle souvent de courses de chevaux en Angleterre, et il y a des gens
extrêmement habiles dans cette espèce d’art gymnastique. Pour en donner
une idée, je ne puis mieux faire que de rapporter ce qu’un homme respec-
table a, que j’ai déjà eu occasion de citer dans le premier volume de cet
ouvrage, m’a écrit de Londres le 18 février 1748. M. Thornhill, maître de
poste à Stilton, fit gageure de courir à cheval trois fois de suite le chemin
de Stilton à Londres, c’est-à-dire de faire deux cent quinze milles d’An-
gleterre (environ soixante-douze lieues de France) en quinze heures. Le
29 avril 1745, vieux style, il se mit en course, partit de Stilton, fit la pre-
mière course jusqu’à Londres en trois heures cinquante-une minutes, et
monta huit différents chevaux dans cette course; il repartit sur-le-champ
et fit Ja seconde course, de Londres à Stilton, en trois heures cinquante-
deux minutes, et ne monta que six chevaux ; il se servit pour la troisième
course des mêmes chevaux qui lui avaient déjà servi; dans les quatorze il
en monta sept, et il acheva cette dernière course en trois heures quarante-
neuf minutes; en sorte que, non-seulement il remplit la gageure, qui était
de faire ce chemin en quinze heures, mais il le fit en onze heures trente-
deux minutes : je doute que dans les jeux Olympiques il se soit jamais fait
une course aussi rapide que cette course de M. Thornhill.
Les chevaux d’Italie étaient autrefois plus beaux qu’ils ne le sont aujour-
d’hui, parce que depuis un certain temps on y a négligé les haras; cepen-
dant il se trouve encore de beaux chevaux napolitains , surtout pour les
o. Mylord comte de Morton.
400
LE CHEVAL.
attelages; mais, en général, ils ont la tête grosse et l’encolure épaisse, ils
sont indociles, et par conséquent difficiles à dresser : ces défauts sont com-
pensés par la richesse de leur taille, par leur fierté et par la beauté de leurs
mouvements; ils sont excellents pour l’appareil, et ont beaucoup de dispo-
sition à piaffer.
Les chevaux danois sont de si belle taille et si étoffés qu’on les préfère
à tous les autres pour en faire des attelages : il y en a de parfaitement bien
moulés, mais en petit nombre, car le plus souvent ces chevaux n’ont pas
une conformation fort régulière; la plupart ont l’encolure épaisse, les
épaules grosses, les reins un peu longs et bas, la croupe trop étroite pour
l’épaisseur du devant; mais ils ont tous de beaux mouvements, et en
général ils sont très-bons pour la guerre et pour l’appareil; ils sont de
tous poils; et même les poils singuliers, comme pie et tigre, ne se trouvent
guère que dans les chevaux danois.
Il y a en Allemagne de fort beaux chevaux; mais en général ils sont
pesants et ont peu d’haleine, quoiqu’ils viennent, pour la plupart, de che-
vaux turcs et barbes dont on entretient les haras, aussi bien que de chevaux
d’Espagne et d Italie ; ils sont donc peu propres à la chasse et à la course
de vitesse, au lieu que les chevaux hongrois , transylvains , etc., sont au
contraire légers et bons coureurs : les Housards et les Hongrois leur fen-
dent les naseaux, dans la vue, dit-on, de leur donner plus d’haleine, et
aussi pour les empêcher de hennir à la guerre. On prétend que les chevaux
auxquels on a fendu les naseaux ne peuvent plus hennir : je n’ai pas été à
portée de vérifier ce fait, mais il me semble qu’ils doivent seulement hennir
plus faiblement : on a remarqué que les chevaux hongrois, cravates et polo-
nais sont fort sujets à être bégus.
Les chevaux de Hollande sont fort bons pour le carrosse, et ce sont ceux
dont on se sert le plus communément en France; les meilleurs viennent de
la province de Frise ; il y en a aussi de fort bons dans le pays de Bergues et
de Juliers. Les chevaux flamands sont fort au-dessous des chevaux de Hol-
lande; ils ont presque tous la tête grosse, les pieds plats, les jambes sujettes
aux eaux ; et ces deux derniers défauts sont essentiels dans des chevaux de
carrosse.
II y a en France des chevaux de toute espèce, mais les beaux sont en
petit nombre; les meilleurs chevaux de selle viennent du Limousin; ils res-
semblent assez aux barbes, et sont comme eux excellents pour la chasse,
mais ils sont tardifs dans leur accroissement; il faut les ménager dans leur
jeunesse, et même ne s’en servir qu’à l’âge de huit ans : il y a aussi de
, très-bons bidets en Auvergne, en Poitou, dans le Morvan, en Bourgogne;
mais, après le Limousin, c’est la Normandie qui fournit les plus beaux che-
vaux; ils ne sont pas si bons pour la chasse, mais ils sont meilleurs pour la
guerre; ils sont plus étoffés et plus tôt formés. On tire de la basse Nor-
LE CHEVAL.
401
mandie et du Cotentin de très-beaux chevaux de carrosse, qui ont plus de
légèreté et de ressource que les chevaux de Hollande; la Franche-Comté et
le Boulonais fournissent de très-bons chevaux de tirage : en général les
chevaux français pèchent par avoir de trop grosses épaules, au lieu que les
barbes pèchent par les avoir trop serrées.
Après l’énumération de ces chevaux qui nous sont le mieux connus,
nous rapporterons ce que les voyageurs disent des chevaux étrangers que
nous connaissons peu. Il y a de fort bons chevaux dans toutes les îles de
l’Archipel; ceux de l’-île de Crète a étaient en grande réputation chez les
anciens pour l’agilité et la vitesse; cependant aujourd’hui on s’en sert peu
dans le pays même à cause de la trop grande aspérité du terrain, qui est
presque partout fort inégal et fort montueux : les beaux chevaux de ces
îles, et même ceux de Barbarie, sont de race arabe. Les chevaux naturels
du royaume de Maroc sont beaucoup plus petits que les arabes, mais très-
légers et très-vigoureux b. M. Shaw prétend c que les haras d’Égypte et de
Tingitanie l’emportent aujourd’hui sur tous ceux des pays voisins; au lieu
qu’on trouvait, il y a environ un siècle, d’aussi bons chevaux dans tout le
reste de la Barbarie : l’excellence de ces chevaux barbes consiste, dit-il, à
ne s’abattre jamais, et à se tenir tranquilles lorsque le cavalier descend ou
laisse tomber la bride; ils ont un grand pas et un galop rapide, mais on ne
les laisse point trotter ni marcher l’amble : les habitants du pays regar-
dent ces allures du cheval comme des mouvements grossiers et ignobles.
Il ajoute que les chevaux d’Égypte sont supérieurs à tous les autres pour
la taille et pour la beauté; mais ces chevaux d’Égypte, aussi bien que la
plupart des chevaux de Barbarie, viennent des chevaux arabes qui sont,
sans contredit, les premiers et les plus beaux chevaux du monde.
Selon Marmol d, ou plutôt selon Léon l’Africain e , car Marmol l’a ici
copié presque mot à mot, les chevaux arabes viennent des chevaux sau-
vages des déserts d’Arabie, dont on a fait très-anciennement des haras, qui
les ont tant multipliés que toute l’Asie et l’Afrique en sont pleines; ils
sont si légers, que quelques-uns d’entre eux devancent les autruches à la
course : les Arabes du désert et les peuples de Libye élèvent une grande
quantité de ces chevaux pour la chasse , ils ne s’en servent ni pour voyager
ni pour combattre, ils les font pâturer lorsqu’il y a de l’herbe; et lorsque
l’herbe manque, ils ne les nourrissent que de dattes et de lait de chameau,
ce qui les rend nerveux, légers et maigres. Ils tendent des pièges aux che-
vaux sauvages, ils en mangent la chair, et disent que celle des jeunes est
a. Voyez la Description des îles de l’Archipel, par Dapper, p. 462.
b. Voyez l’Afrique de Marmol. Paris, 1667 , t. II , p. 124.
c. Voyez les Voyages de M. Shaio , traduits en français. La Haye , 1748 , t. I , p. 308.
d. Voyez l’ Afrique de Marmol, t. I, p. 50.
e. Vide Leonis Afric. de Africœ descript., t. II , p. 750 et 751.
II.
26
102
LE CHEVAL.
fort délicate : ces chevaux sauvages sont plus petits que les autres, ils sont
communément de couleur cendrée, quoiqu’il y en ait aussi de blancs , et ils
ont le crin et le poil de la queue fort court et hérissé. D’autres voyageurs a
nous ont donné sur les chevaux arabes des relations curieuses , dont nous
ne rapporterons ici que les principaux faits.
Il n’y a point d’Arabe , quelque misérable qu’il soit , qui n’ait des che-
vaux; ils montent ordinairement les juments, l’expérience leur ayant appris
qu’elles résistent mieux que les chevaux à la fatigue , à la faim et à la soif;
elles sont aussi moins vicieuses, plus douces, êt hennissent moins fréquem-
ment que les chevaux : ils les accoutument si bien à être ensemble qu’elles
demeurent en grand nombre, quelquefois des jours entiers, abandonnées
à elles-mêmes sans se frapper les unes les autres, et sans se faire aucun mal.
Les Turcs au contraire n’aiment point les juments , et les Arabes leur ven-
dent les chevaux qu’ils ne veulent pas garder pour étalons ; ils conservent
avec grand son, et depuis très-longtemps , les races de leurs chevaux; ils
en connaissent les générations , les alliances et toute la généalogie; ils dis-
tinguent les races par des noms différents , et ils en font trois classes : la
première est celle des chevaux nobles, de race pure et ancienne des deux
côtés ; la seconde est celle des chevaux de race ancienne , mais qui se sont
mésalliés, et la troisième est celle des chevaux communs : ceux-ci se ven-
dent à bas prix, mais ceux de la première classe, et même ceux de la
seconde, parmi lesquels il s’en trouve d’aussi bons que ceux de la première,
sont excessivement chers; ils ne font jamais couvrir les juments de cette
première classe noble que par des étalons de la même qualité ; ils connais-
sent par une longue expérience toutes les races de leurs chevaux et de
ceux de leurs voisins, ils en connaissent en particulier le nom , le surnom,
le poil, les marques, etc. Quand ils n’ont pas des étalons nobles, ils en em-
pruntent chez leurs voisins, moyennant quelque argent , pour faire couvrir
leurs juments, ce qui se fait en présence de témoins qui en donnent une
attestation signée et scellée par-devant le secrétaire de l’émir, ou quelque
autre personne publique; et dans cette attestation, le nom du cheval et de
la jument est cité , et toute leur génération exposée; lorsque la jument a
pouliné, on appelle encore des témoins, et l’on fait une autre attestation
dans laquelle on fait la description du poulain qui vient de naître , et on
marque le jour de sa naissance. Ces billets donnent le prix aux chevaux , et
on les remet à ceux qui les achètent. Les moindres juments de cette première
classe sont de cinq cents écus, et il y en a beaucoup qui se vendent mille
écus, et même quatre, cinq et six mille livres. Comme les Arabes n'ont
qu’une tente pour maison, cette tente leur sert aussi d’écurie; la jument,
le poulain, le mari, la femme et les enfants couchent tous pêle-mêle les uns
a. Voyez le Voyage de M. de la Roque , fait par ordre de Louis XIV. Paris , 1714 , p. 194 et
suiv., et aussi l 'Histoire générale des voyages. Paris , 1746, t. II , p. 626.
LE CHEVAL.
403
avec les autres : on y voit les petits enfants sur le corps, sur le cou de la
jument et du poulain, sans que ces animaux les blessent ni les incommo-
dent; on dirait qu’ils n’osent se remuer, de peur de leur faire du mal : ces
juments sont si accoutumées à vivre dans cette familiarité, qu’elles souffrent
toute sorte de badinage. Les Arabes ne les battent point, ils les traitent dou-
cement, ils parlent et raisonnent avec elles, ils en prennent un très-grand
soin, ils les laissent toujours aller au pas, et ne les piquent jamais sans néces-
sité; mais aussi dès qu’elles se sentent chatouiller le flanc avec le coin de
l’étrier, elles parlent subitement et vont d’une vitesse incroyable; elles sau-
tent le» haies et les fossés aussi légèremeut que des biches, et si leur cavalier
vient à tomber, elles sont si bien dressées qu’elles s’arrêtent tout court,
même dans le galop le plus rapide. Tous les chevaux des Arabes sont d’une
taille médiocre , fort dégagés, et plutôt maigres que gras ; ils les pansent
soir et matin fort régulièrement et avec tant de soin qu’ils ne leur laissent
pas la moindre crasse sur la peau; ils leur lavent les jambes, le crin et la
queue , qu’ils laissent toute longue et qu’ils peignent rarement pour ne pas
rompre le poil ; ils ne leur donnent rien à manger de tout le jour, ils leur
donnent seulement à boire deux ou trois fois , et au coucher du soleil ils
leur passent un sac à la tête, dans lequel il y a environ un demi-boisseau
d’orge bien nette : ces chevaux ne mangent donc que pendant la nuit, et on
ne leur ôte le sac que le lendemain matin lorsqu’ils ont tout mangé : on les
met au vert au mois de mars, quand l’herbe est assez grande; c’est dans
cette même saison que l’on fait couvrir les jmments, et on a grand soin de
leur jeter de l’eau froide sur la croupe, immédiatement après qu’elles ont
été couvertes : lorsque la saison du printemps est passée , on retire les che-
vaux du pâturage , et on ne leur donne ni herbe ni foin de tout le reste de
l’année, ni même de paille que très-rarement ; l’orge est leur unique nour-
riture. On ne manque pas de couper aussi les crins aux poulains dès qu’ils
ont un an ou dix-huit mois, afin qu’ils deviennent plus touffus et plus longs;
on les monte dès l’âge de deux ans ou deux ans et demi tout au plus tard ,
on ne leur met la selle et la bride qu’à cet âge ; et tous les jours, du matin
jusqu’au soir, tous les chevaux des Arabes demeurent sellés et bridés à la
porte de la tente.
La race de ces chevaux s’est étendue en Barbarie , chez les Maures , et
même chez les Nègres de la rivière de Gambie et du Sénégal ; les seigneurs
du pays en ont quelques-uns qui sont d’une grande beauté ; au lieu d’orge
ou d’avoine on leur donne du maïs concassé ou réduit en farine, qu’on mêle
avec du lait lorsqu’on veut les engraisser, et dans ce climat si chaud on
ne les laisse boire que rarement a. D’un autre côté , les chevaux arabes ont
peuplé l’Égypte, la Turquie, et peut-être la Perse, où il y avait autrefois des
a. Voyez Histoire générale des voyages , t. III , p, 297.
404
LE CHEVAL.
haras très-considérables : Marc Paul “ cite un haras de dix mille juments
blanches , et il dit que dans la province de Balascie il y avait une grande
quantité de chevaux grands et légers , avec la corne du pied si dure qu’il
était inutile de les ferrer.
Tous les chevaux du Levant ont, comme ceux de Perse et d’Arabie, la
corne fort dure ; on les ferre cependant , mais avec des fers minces, légers,
et qu’on peut clouer partout : en Turquie , en Perse et en Arabie , on a aussi
les mêmes usages pour les soigner, les nourrir, et leur faire de la litière de
leur fumier, qu’on fait auparavant sécher au soleil pour en ôter l’odeur; et
ensuite on le réduit en poudre et on en fait une couche , dans l’écurie ou
dans la tente, d’environ quatre ou cinq pouces d’épaisseur : cette litière sert
fort longtemps, car quand elle est infectée de nouveau, on la relève pour la
faire sécher au soleil une seconde fois, et cela lui fait perdre entièrement sa
mauvaise odeur.
U y a en Turquie des chevaux arabes, des chevaux tartares, des chevaux
hongrois et des chevaux de race du pays ; ceux-ci sont beaux et très-fins b,
ils ont beaucoup de feu, de vitesse, et même d’agrément, mais ils sont trop
délicats, ils ne peuvent supporter la fatigue, ils mangent peu, ils s’échauf-
fent aisément, et ont la peau si sensible qu’ils ne peuvent supporter le frot-
tement de l’étrille; on se contente de les frotter avec l’époussette et de les
laver : ces chevaux, quoique beaux, sont, comme Ton voit, fort au-dessous
des arabes, ils sont même au-dessous des chevaux de Perse , qui sont , après
les arabes % les plus beaux et les meilleurs chevaux de l’Orient; les pâtu-
rages des plaines de Médie, de Persépolis, d’Ardebil, de Derbent, sont admi-
rables, et on y élève par les ordres du gouvernement une prodigieuse quan-
tité de chevaux, dont la plupart sont très-beaux, et presque tous excellents :
Pietro délia Yalle d préfère les chevaux communs de Perse aux chevaux
d’Italie, et même, dit-il, aux plus excellents chevaux du royaume de Naples;
communément ils sont de taille médiocre e; il y en a même de fort petits f,
qui n’en sont pas moins bons ni moins forts , mais il s’en trouve aussi beau-
coup de bonne taille, et plus grands que les chevaux de selle anglais ». Ils
ont tous la tête légère , l’encolure fine, le poitrail étroit, les oreilles bien
faites et bien placées, les jambes menues, la croupe belle et la corne dure;
ils sont dociles, vifs, légers, hardis, courageux, et capables de supporter une
a. Voyez la Description géogr. de l’Inde, par Marc Paul, vénitien. Paris, 1566 , t. I, p. 41,
et liv. I , p. 21.
b. Voyez le Voyage de M. Dumont. La Haye, 1699 , t. III , p. 253 et suiv.
c. Voyez les Voyages de Thévenot. Paris, 1664, t. II , p. 220 ; de Chardin. Amst. 1711, t. Il,
p. 25 et suiv. ; d’Adam Olearius. Paris, 1656 , t. I , p. 560 et suiv.
d. Voyez les Voyages de Pietro délia, Valle. Rouen, 1745, in-12, t. V, p. 284 et suiv.
e. Voyez les Voyages de Tavernier. Rouen, 1713, t. Il, p. 19 et 20.
f. Voyez les Voyages de Thévenot, t. II, p. 220.
g. Voyez'les Voyages de Chardin, t. II, p. 25 et suiv.
LE CHEVAL.
405
grande fatigue; ils courent d’une très-grande vitesse , sans jamais s’abattre
ni s’affaisser; ils sont robustes et très-aisés à nourrir, on ne leur donne que
de l’orge mêlée avec de la paille hachée menu, dans un sac qu’on leur passe
à la tête, et on ne les met au vert que pendant six semaines au printemps ;
on leur laisse la queue longue , on ne sait ce que c’est que de les faire
hongres ; on leur donne des couvertures pour les défendre des injures de
l’air; on les soigne avec une attention particulière, on les conduit avec un
simple bridon et sans éperon , et on en transporte une très-grande quantité
en Turquie et surtout aux Indes : ces voyageurs, qui font tous l’éloge des
chevaux de Perse, s’accordent cependant à dire que les chevaux arabes sont
encore supérieurs pour l’agilité , le courage et la force , et même la beauté,
et qu’ils sont beaucoup plus recherchés, en Perse même, que les plus beaux
chevaux du pays.
Les chevaux qui naissent aux Indes ne sont pas bons ®; ceux dont se
servent les grands du pays y sont transportés de Perse et d’Arabie; on leur
donne un peu de foin le jour, et le soir on leur fait cuire des pois avec du
sucre et du beurre au lieu d’ avoine- ou d’orge; cette nourriture les soutient
et leur donne un peu de force; sans cela ils dépériraient en très-peu de
temps, le climat leur étant contraire. Les chevaux naturels du pays sont,
en général, fort petits; il y en a même de si petits que Tavernier rapporte
que le jeune prince du Mogol, âgé de sept ou huit ans, montait ordinaire-
ment un petit cheval très-bien fait, dont la taille n’excédait pas celle d’un
grand lévrier b. Il semble que les climats excessivement chauds soient
contraires aux chevaux : ceux de la côte d’Or, de celle de Juida, de Gui-
née, etc., sont, comme ceux des Indes, fort mauvais; ils portent la tête et le
cou fort bas; leur marche est si chancelante qu’on les croit toujours prêts à
tomber; ils ne se remueraient pas si on ne les frappait continuellement, et
la plupart sont si bas que les pieds de ceux qui les montent touchent presque
à terre c; ils sont de plus fort indociles, et propres seulement à servir de
nourriture aux Nègres, qui en aiment la chair autant que celle des chiens d :
ce goût pour la chair du cheval est donc commun aux Nègres et aux Arabes;
il se retrouve en Tartarie et même à la Chine e. Les chevaux chinois ne
valent pas mieux que ceux des Indes f ; ils sont faibles, lâches, mal faits et
fort petits; ceux de la Corée n’ont que trois pieds de hauteur : à la Chine
а. Voyez le Voyage de La Boullaye le Gouz. Paris , 1657 , p. 256; et le Recueil des Voyages
qui ont servi à V établissement de la Compagnie des Indes. Amsterd., 1702 , t. IV, p. 424.
б. Voyez les Voyages de Tavernier, t. III, p. 334.
c. Voyez Histoire générale des voyages, t. IV, p. 228.
d. Idem, t. IV, p. 353.
e. Voyez le Voyage de M. Le Gentil. Paris, 1725, t. II, p. 24.
f. Voyez les Anciennes relations des Indes et de la Chine, traduites de l’arabe. Paris 1718 ,
p. 204; Y Histoire générale des voyages, t. VI, p. 492 et 535; Y Histoire de la conquête de la
Chine, par Palafox. Paris , 1670 , p. 426.
406
LE CHEVAL.
presque tous les chevaux sont hongres, et ils sont si timides qu’on ne peut
s’en servir à la guerre ; aussi peut-on dire que ce sont les chevaux tartares
qui ont fait la conquête de la Chine : ces chevaux sont très-propres pour la
guerre, quoique communément ils ne soient que de taille médiocre; ils
sont forts, vigoureux, fiers, ardents, légers et grands coureurs; ils ont la
corne du pied fort dure, mais trop étroite, la tête fort légère, mais trop
petite, l’encolure longue et raide, les jambes trop hautes; avec tous ces
défauts ils peuvent passer pour de très-bons chevaux; ils sont infatigables
et courent d’une vitesse extrême. Les Tartares vivent avec leurs chevaux à
peu près comme les Arabes ; ils les font monter dès l’âge de sept ou huit
mois par de jeunes enfants qui les promènent et les font courir à petites
reprises ; ils les dressent ainsi peu à peu et leur font souffrir de grandes
diètes; mais ils ne les montent pour aller en course que quand ils ont six
ou sept ans , et ils leur font supporter alors des fatigues incroyables a,
comme de marcher deux ou trois jours sans s’arrêter, d’en passer quatre ou
cinq sans autre nourriture qu'une poignée d’herbe de huit heures en huit
heures, et d’être en même temps vingt-quatre heures sans boire, etc. Ces
chevaux, qui paraissent, et qui sont en effet si robustes dans leur pays,
dépérissent dès qu’on les transporte à la Chine et aux Indes, mais ils réus-
sissent assez en Perse et en Turquie. Les Petits-Tar tares ont aussi une rate
de petits chevaux dont ils font tant de cas qu’ils ne se permettent jamais de
les vendre à des étrangers : ces chevaux ont toutes les bonnes et mauvaises
qualités de ceux de la grande Tartarie, ce qui prouve combien les mêmes
mœurs et la même éducation donnent le même naturel et la même habitude
à ces animaux. Il y a aussi en Circassie et en Mingrélie beaucoup de che-
vaux qui sont même plus beaux que les chevaux tartares ; on trouve encore
d’assez beaux chevaux en Ukraine, en Valachie, en Pologne et en Suède;
mais nous n’avons pas d’observations particulières de leurs qualités et de
leurs défauts.
Maintenant, si l’on consulte les anciens sur la nature et les qualités des
chevaux des différents pays, on trouvera b que les chevaux de Grèce, et
surtout ceux de la Thessalie et de l’Épire, avaient de la réputation et étaient
très-bons pour la guerre ; que ceux de l’Achaïe étaient les plus grands que
l’on connût; que les plus beaux de tous étaient ceux d’Égypte, où il yen
avait une très-grande quantité , et où Salomon envoyait en acheter à un
très-grand prix ; qu’en Éthiopie les chevaux réussissaient mal à cause de la
trop grande chaleur du climat ; que l’Arabie et l’Afrique fournissaient les
chevaux les mieux faits, et surtout les plus légers et les plus propres à la
monture et à la course; que ceux d’Italie, et surtout de la Pouille, étaient
a. Voyez Palafox , p. 427 ; le Recueil des voyages du Nord. Rouen., 1716, t. III, p. 156;
Tavernier, t. I , p. 472 et suiv. ; Flistoire générale des voyages , t. VI , p. 603, et t. VII, p. 214.
I. Voyez Aldrovand. Hist. nat. des solipèdes , p. 48 et 63.
LE CHEVAL.
407
aussi très-bons; qu’en Sicile, Cappadoce, Syrie, Arménie, Médie et Perse, il
y avait d’excellents chevaux, et recommandables par leur vitesse et leur
légèreté ; que ceux de Sardaigne et de Corse étaient petits, mais vifs et cou-
rageux; que ceux d’Espagne ressemblaient à ceux des Parthes, et étaient
excellents pour la guerre; qu'il y avait aussi en Transylvanie et en Valachie
des chevaux à tête légère, à grands crins pendants jusqu’à terre, et à queue
touffue, qui étaient très-prompts à la course ; que les chevaux danois étaient
bien faits et bons sauteurs ; que ceux de Scandinavie étaient petits, mais bien
moulés et fort agiles ; que les chevaux de Flandre étaient forts ; que les Gau-
lois fournissaient aux Romains de bons chevaux pour la monture et pour
porter des fardeaux; que les chevaux des Germains étaient mal faits et si
mauvais qu’ils ne s’en servaient pas; que les Suisses en avaient beaucoup et
de très-bons pour la guerre; que les chevaux de Hongrie étaient aussi fort
bons; et, enfin, que les chevaux des Indes étaient fort petits et très-faibles.
II résulte de tous ces faits que les chevaux arabes ont été de tous temps et
sont encore les premiers chevaux du monde, tant pour la beauté que pour
la bonté ; que c’est d’eux que l’on tire, soit immédiatement, soit médiate-
ment , par le moyen des barbes , les plus beaux chevaux qui soient en
Europe, en Afrique et en Asie; que le climat de l’Arabie est peut-être le
vrai climat des chevaux et le meilleur de tous les climats, puisqu’au lieu d’y
croiser les races par des races étrangères on a grand soin de les conserver
dans toute leur pureté ; que si ce climat n’est pas par lui-même le meilleur
climat pour les chevaux, les Arabes l’ont rendu tel par les soins particuliers
qu’ils nt pris de tous les temps d’anoblir les races, en ne mettant ensemble
que les individus les mieux faits et de la première qualité; que par cette
attention, suivie pendant des siècles, ils nt pu perfectionner l’espèce au
delà de ce que la nature aurait fait dans le meilleur climat : on peut encore
en conclure que les climats plus chauds que froids, et surtout les pays secs,
sont ceux qui conviennent le mieux à la nature de ces animaux ; qu’en géné-
ral les petits chevaux sont meilleurs que les grands ; que le soin leur est
aussi nécessaire à tous que la nourriture; qu’avec de la familiarité et des
caresses on en tire beaucoup plus que par la force et les châtiments; que
les chevaux des pays chauds ont les os, la corne, les muscles plus durs que
ceux de nos climats; que quoique la chaleur convienne mieux que le froid à
ces animaux, cependant le chaud excessif ne leur convient pas; que le grand
froid leur est contraire; qu’enfin, leur habitude et leur naturel dépendent
presque en entier du climat, de la nourriture, des soins et de l’éducation.
En Perse, en Arabie, et dans plusieurs autres lieux de l’Orient, on n’est
pas dans l’usage de hongrer les chevaux, comme on le fait si généralement
en Europe et à la Chine : cette opération leur ôte beaucoup de force, de cou-
rage, de fierté, etc., mais leur donne de la douceur, de la tranquillité, de la
docilité. Pour la faire, on leur attache les jambes avec des cordes on les
408
LE CHEVAL.
renverse sur le dos, on ouvre les bourses avec un bistouri, on en tire les
testicules, on coupe les vaisseaux qui y aboutissent et les ligaments qui les
soutiennent, et, après les avoir enlevés on referme la plaie, et on a soin de
faire baigner le cheval deux fois par jour pendant quinze jours, ou de l’étuver
souvent avec de l’eau fraîche et de le nourrir pendant ce temps avec du son
détrempé dans beaucoup d’eau , afin de le rafraîchir : cette opération se
doit faire au printemps ou en automne, le grand chaud et le grand froid y
étant également contraires. A l’égard de l’âge auquel on doit la faire, il y
a des usages différents : dans certaines provinces on hongre les chevaux dès
l’âge d’un an ou dix-huit mois, aussitôt que les testicules sont bien appa-
rents au dehors ; mais l’usage le plus général et le mieux fondé est de ne les
hongrer qu’à deux et même à trois ans, parce qu’en les hongrant tard ils
conservent un peu plus des qualités attachées au sexe masculin. Pline a dit
que les dents de lait ne tombent point à un cheval qu’on fait hongre avant
qu'elles soient tombées : j’ai été à portée de vérifier ce fait, et il ne s’est pas
trouvé vrai ; les dents de lait tombent également aux jeunes chevaux hongres
et aux jeunes chevaux entiers, et il est probable que les anciens n’ont
hasardé ce fait que parce qu’ils l’ont cru fondé sur l’analogie de la chute
des cornes du cerf, du chevreuil, etc., qui, en effet, ne tombent point lors-
que l’animal a été coupé. Au reste, un cheval hongre n’a plus la puissance
d’engendrer, mais il peut encore s’accoupler, et l’on en a vu des exemples.
Les chevaux, de quelque poil qu’ils soient, muent comme presque tous
les autres animaux couverts de poil, et cette mue se fait une fois l’an, ordi-
nairement au printemps, et quelquefois en automne; ils sont alors plus fai-
bles que dans les autres temps, il faut les ménager, les soigner davantage,
et les nourrir un peu plus largement. Il y a aussi des chevaux qui muent de
corne : cela arrive surtout à ceux qui ont été élevés dans des pays humides
et marécageux, comme en Hollande.
Les chevaux hongres et les juments hennissent moins fréquemment que
les chevaux entiers, ils ont aussi la voix moins pleine et moins grave : on
peut distinguer dans tous cinq 6 sortes de hennissements différents, relatifs à
différentes passions : le hennissement d’allégresse, dans lequel la voix se fait
entendre assez longuement, monte et finit à des sons plus aigus; le cheval
rue en même temps, mais légèrement, et ne cherche point à frapper ; le hen-
nissement du désir; soit d’amour, soit d’attachement, dans lequel le che-
val ne rue point, et la voix se fait entendre longuement et finit par des sons
plus graves; le hennissement de la colère, pendant lequel le cheval rue et
frappe dangereusement, est très-court et aigu; celui de la crainte, pendant
lequel il rue aussi, n’est guère plus long que celui de la colère, la voix est
grave, rauque, et semble sortir en entier des naseaux : ce hennissement est
a. Voyez Plin. Hist. nat. , in-8°. Paris, 1685, t. II, liv. n, parag. 74, p. 558.
b. Vide Cardan : De rerum varietate , lib. vii , cap. 32,
/fl 4, ,r4-
. £mp Jlje+sauoeuie.
'■ Noye>
LE CHEVAL.
409
assez semblable au rugissement d’un lion; celui de la douleur est moins un
hennissement qu’un gémissement ou ronflement d’oppression qui se fait à
voix grave, et suit les alternatives de la respiration. Au reste, on a remar-
qué que les chevaux qui hennissent le plus souvent, surtout d’allégresse et
de désir, sont les meilleurs et les plus généreux : les chevaux entiers ont
aussi la voix plus forte que les hongres et les juments ; dès la naissance, le
mâle a la voix plus forte que la femelle; à deux ans ou deux ans et demi ,
c’est-à-dire à l’àge de puberté, la voix des mâles et des femelles devient plus
forte et plus grave, comme dans l’homme et dans la plupart des autres
animaux. Lorsque le cheval est passionné d’amour, de désir, d’appétit, il
montre les dents et semble rire , il les montre aussi dans la colère et lors-
qu’il veut mordre; il tire quelquefois la langue pour lécher, mais moins
fréquemment que le bœuf, qui lèche beaucoup plus que le cheval, et qui
cependant est moins sensible aux caresses : le cheval se souvient aussi beau-
coup plus longtemps des mauvais traitements, et il se rebute bien plus aisé-
ment que le bœuf ; son naturel ardent et courageux lui fait donner d’abord
tout ce qu'il possède de forces, et lorsqu’il sent qu’on exige encore davan-
tage, il s’indigne et refuse, au lieu que le bœuf, qui de sa nature est lent et
paresseux, s’excède et se rebute moins aisément.
Le cheval dort beaucoup moins que l’homme; lorsqu’il se porte bien il
ne demeure guère que deux ou trois heures de suite couché, il se relève
ensuite pour manger, et lorsqu’il a été trop fatigué il se couche une seconde
fois après avoir mangé, mais en tout il ne dort guère que trois ou quatre
heures en vingt-quatre : il y a même des chevaux qui ne se couchent jamais
et qui dorment toujours debout; ceux qui se couchent dorment aussi quel-
quefois sur leurs pieds : on a remarqué que les hongres dorment plus sou-
vent et plus longtemps que les chevaux entiers.
Les quadrupèdes ne boivent pas tous de la même manière, quoique tous
soient également obligés d’aller chercher avec la tête la liqueur qu’ils ne
peuvent saisir autrement, à l’exception du singe, du maki et de quelques
autres qui ont des mains , et qui par conséquent peuvent boire comme
l’homme, lorsqu’on leur donne un vase qu’ils peuvent tenir; car ils le por-
tent à leur bouche, l’inclinent, versent la liqueur, et l’avalent par le simple
mouvement de la déglutition : l’homme boit ordinairement de cette manière,
parce que c’est en effet la plus commode; mais il peut encore boire de plu-
sieurs autres façons , en approchant les lèvres et les contractant pour aspi-
rer la liqueur, ou bien en y enfonçant le nez et la bouche assez profondé-
ment pour que la langue en soit environnée et n’ait d’autres mouvements à
faire que celui qui est nécessaire pour la déglutition, ou encore en mor-
dant., pour ainsi dire, la liqueur avec les lèvres, ou enfin, quoique plus diffi-
cilement, en tirant la langue, l’élargissant et formant une espèce de petit
godet qui rapporte un peu d’eau dans la bouche : la plupart des quadru-
410
LE CHEVAL.
pèdes pourraient aussi chacun boire de plusieurs manières , mais ils font
comme nous, ils choisissent celle qui leur est la plus commode et la suivent
constamment. Le chien , dont la gueule est fort ouverte et la langue longue
et mince, boit en lapant, c’est-à-dire en léchant la liqueur, et formant avec
la langue un godet qui se remplit à chaque fois et rapporte une assez grande
quantité de liqueur ; il préfère cette façon à celle de se mouiller le nez : le
cheval au contraire, qui a la bouche plus petite et la langue trop épaisse et
trop courte pour former un grand godet, et qui d’ailleurs boit encore plus
avidement qu’il ne mange, enfonce la bouche et le nez brusquement et pro-
fondément dans l’eau , qu’il avale abondamment par le simple mouvement
de la déglutition; mais cela même le force à boire tout d’une haleine, au
lieu que le chien respire à son aise pendant qu’il boit : aussi doit-on laisser
aux chevaux la liberté de boire à plusieurs reprises, surtout après une
course, lorsque le mouvement de la respiration est court et pressé ; on ne
doit pas non plus leur laisser boire de l’eau trop froide , parce que , indé-
pendamment des coliques que l’eau froide cause souvent , il leur arrive
aussi, par la nécessité où ils sont d’y tremper les naseaux, qu’ils se refroi-
dissent le nez, s’enrhument, et prennent peut-être les germes de cette mala-
die à laquelle on a donné le nom de morve , la plus formidable de toutes
pour cette espèce d’animaux; car on sait depuis peu que le siège de la morve
•est dans la membrane pituitaire “, que c’est par conséquent un vrai rhume,
qui à la longue cause une inflammation dans cette membrane ; et d’autre
côté les voyageurs qui rapportent dans un assez grand détail les maladies
des chevaux dans les pays chauds , comme l’Arabie , la Perse , la Barbarie ,
ne disent pas que la morve y soit aussi fréquente que dans les climats froids ;
ainsi je crois être fondé à conjecturer que l’une des causes de cette maladie
est la froideur de l’eau , parce que ces animaux sont obligés d’y enfoncer et
d’y tenir le nez et les naseaux pendant un temps considérable , ce que l’on
préviendrait en ne leur donnant jamais d’eau froide, et en leur essuyant
toujours les naseaux après qu’ils ont bu. Les ânes, qui craignent le froid
beaucoup plus que les chevaux, et qui leur ressemblent si fort par la struc-
ture intérieure, ne sont cependant pas si sujets à la morve, ce qui ne vient
peut-être que de ce qu’ils boivent différemment des chevaux; car au lieu
d’enfoncer profondément la bouche et le nez dans l’eau , ils ne font pres-
que que l’atteindre des lèvres.
Je ne parlerai pas des autres maladies des chevaux : ce serait trop étendre
l’Histoire naturelle que de joindre à l’histoire d’un animal celle de ses mala-
dies ; cependant je ne puis terminer l’histoire du cheval, sans marquer quel-
ques regrets de ce que la santé de cet animal utile et précieux a été jusqu’à
présent abandonnée aux soins et à la pratique, souvent aveugles, de gens
a. M. de la Fosse, maréchal du Roi , a le premier démontré que le siège de la morve est dans
la membrane pituitaire , et il a essayé de guérir des chevaux en les trépanant.
LE CHEVAL.
411
sans connaissances et sans lettres. La médecine, que les anciens ont appelée
médecine vétérinaire, n’est presque connue que de nom : je suis persuadé
que si quelque médecin tournait ses vues de ce côté-là, et faisait de cette
étude son principal objet , il en serait bientôt dédommagé par d’amples suc-
cès ; que non-seulement il s’enrichirait , mais même qu’au lieu de se dégra-
der il s’illustrerait beaucoup, et celte médecine ne serait pas si conjecturale
et si difficile que l'autre; la nourriture, les mœurs, l’influence du senti-
ment, toutes les causes en un mot étant plus simples dans l’animal que
dans l’homme , les maladies doivent aussi être moins compliquées , et par
conséquent plus faciles à juger et à traiter avec succès; sans compter la
liberté qu’on aurait tout entière de faire des expériences, de tenter de nou-
veaux remèdes, et de pouvoir arriver sans crainte et sans reproches à une
grande étendue de connaissances en ce genre, dont on pourrait même par
analogie tirer des inductions utiles à l’art de guérir les hommes.
L’ANE. *
A considérer cet animal, même avec des yeux attentifs et dans un assez
grand détail , il paraît n’être qu’un cheval dégénéré : la parfaite similitude
de conformation dans le cerveau, les poumons, l’estomac, le conduit intes-
tinal, le cœur, le foie, les autres viscères, et la grande ressemblance du
corps, des jambes, des pieds et du squelette en entier, semblent fonder cette
opinion ; l’on pourrait attribuer les légères différences qui se trouvent entre
ces deux animaux à l’influence très-ancienne du climat, de la nourriture,
et à la succession fortuite de plusieurs générations de petits chevaux sau-
vages à demi dégénérés, qui peu à peu auraient encore dégénéré davantage,
se seraient ensuite dégradés autant qu’il est possible, et auraient à la fin
produit à nos yeux une espèce nouvelle et constante, ou plutôt une succes-
sion d’individus semblables, tous constamment viciés de la même façon, et
assez différents des chevaux pour pouvoir être regardés comme formant
une autre espèce. Ce qui paraît favoriser cette idée, c’est que les chevaux
varient beaucoup plus que les ânes par la couleur de leur poil ; qu’ils sont
par conséquent plus anciennement domestiques, puisque tous les animaux
domestiques varient par la couleur beaucoup plus que les animaux sauvages
de la même espèce; que la plupart des chevaux sauvages dont parlent les
voyageurs sont de petite taille et ont, comme les ânes, le poil gris, la queue
nue, hérissée à l’extrémité, et qu’il y a des chevaux sauvages, et même des
chevaux domestiques qui ont la raie noire sur le dos, et d’autres caractères
Equusasinus (Linn.). — Ordre des Pachydermes, famille des Solipèdes, genre Cheval (Cuv.),
412
L’ANE.
qui les rapprochent encore des ânes sauvages ou domestiques. D'autre côté,
si l’on considère les différences du tempérament, du naturel, des mœurs, du
résultat, en un mot de l’organisation de ces deux animaux, et surtout l’im-
possibilité de les mêler pour en faire une espèce commune, ou même une
espèce intermédiaire qui puisse se renouveler, on paraît encore mieux fondé
à croire que ces deux animaux sont chacun d’une espèce aussi ancienne
l’une que l’autre, et originairement aussi essentiellement différentes qu’elles
le sont aujourd’hui, d’autant plus que l’âne ne laisse pas de différer maté-
riellement du cheval par la petitesse de la taille, la grosseur de la tête, la
longueur des oreilles, la dureté de la peau, la nudité de la queue, la forme
de la croupe, et aussi par les dimensions des parties qui en sont voisines,
par la voix, l’appétit, la manière de boire, etc. L’âne et le cheval viennent-ils
donc originairement de la même souche? sont-ils, comme le disent les
nomenclateurs a, de la même famille ? ou ne sont-ils pas, et n’ont-ils pas
toujours été des animaux différents?
Cette question, dont les physiciens sentiront bien la généralité, la diffi-
culté, les conséquences, et que nous avons cru devoir traiter dans cet article,
parce qu’elle se présente pour la première fois , tient à la production des
êtres de plus près qu’aucune autre, et demande, pour être éclaircie, que
nous considérions la nature sous un nouveau point de vue. Si, dans l’im-
mense variété que nous présentent tous les êtres animés qui peuplent l’uni-
vers, nous choisissons un animal, ou même le corps de l’homme pour servir
de base à nos connaissances, et y rapporter, par la voie de la comparaison,
les autres êtres organisés, nous trouverons que, quoique tous ces êtres
existent solitairement, et que tous varient par des différences graduées à
l’infini, il existe en même temps un dessein primitif et général qu’on peut
suivre très-loin, et dont les dégradations sont bien plus lentes que celles des
figures et des autres rapports apparents; car, sans parler des organes de la
digestion, de la circulation et de la génération, qui appartiennent à tous les
animaux, et sans lesquels l’animal cesserait d’être animal et ne pourrait ni
subsister ni se reproduire, il y a, dans les parties mêmes qui contribuent le
plus à la variété de la forme extérieure, une prodigieuse ressemblance qui
nous rappelle nécessairement l’idée d’un premier dessein , sur lequel tout
semble avoir été conçu : le corps du cheval, par exemple, qui du premier
coup d’œil paraît si différent du corps de l’homme, lorsqu’on vient à le com-
parer en détail et partie par partie, au lieu de surprendre par la différence,
n’étonne plus que par la ressemblance singulière et presque complète qu’on
y trouve : en effet, prenez le squelette de l’homme, inclinez les os du bassin,
accourcissez les os des cuisses, des jambes et des bras, allongez ceux des
pieds et des mains, soudez ensemble les phalanges, allongez les mâchoires
a. Equus caudâ undique setosâ , le cheval. Equus caudâ extremâ setosâ, l’àue. Linnæi
Systema naturœ. Class. 1, ord. 4.
L’ANE.
413
en raccourcissant l’os frontal, et, enfin, allongez aussi l’épine du dos, ce
squelette cessera de représenter la dépouille d’un homme et sera le squelette
d’un cheval; car on peut aisément supposer qu’en allongeant l’épine du dos
et les nicàchoires on augmente en même temps le nombre des vertèbres, des
côtes et des dents ; et ce n’est en effet que par le nombre de ces os, qu’on
peut regarder comme accessoires, et par l’allongement, le raccourcissement
ou la jonction des autres, que la charpente du corps de cet animal diffère de
la charpente du corps humain. On vient de voir, dans la description du
cheval1, ces faits trop bien établis pour pouvoir en douter; mais, pour suivre
ces rapports encore plus loin, que l’on considère séparément quelques par-
ties essentielles à la forme, les côtes, par exemple : on les trouvera dans
l’homme, dans tous les quadrupèdes, dans les oiseaux, dans les poissons, et
on en suivra les vestiges jusque dans la tortue, où elles paraissent encore
dessinées par les sillons qui sont sous son écaille; que l’on considère,
comme l’a remarqué M. Daubenton, que le pied d’un cheval, en apparence
si différent de la main de l’homme, est cependant composé des mêmes os,
et que nous avons à l’extrémité de chacun de nos doigts le même osselet en
fer à cheval qui termine le pied de cet animal ; et l’on jugera si cette ressem-
blance cachée n’est pas plus merveilleuse que les différences apparentes , si
cette conformité constante et ce dessein suivi de l’homme aux quadrupèdes,
des quadrupèdes aux cétacés, des cétacés aux oiseaux, des oiseaux aux
reptiles, des reptiles aux poissons, etc., dans lesquels les parties essen-
tielles comme le cœur, les intestins, l’épine du dos, les sens, etc., se trou-
vent toujours, ne semblent pas indiquer qu’en créant les animaux l’Être
suprême n’a voulu employer qu’une idée, et la varier en même temps de
toutes les manières possibles, afin que l’homme pût admirer également et la
magnificence de l’exécution et la simplicité du dessein 2.
Dans ce point de vue, non-seulement l’âne et le cheval, mais même
l’homme, le singe, les quadrupèdes et tous les animaux, pourraient être
regardés comme ne faisant que la même famille; mais en doit-on conclure
que dans cette grande et nombreuse famille, que Dieu seul a conçue et tirée
du néant, il y ait d’autres petites familles projetées par la nature et pro-
1. Par Dauhenton.
2. « Buflon avait dit, avec une rare éloquence, qu’il existe une conformité constante , un
« dessein suivi , une ressemblance cachée plus merveilleuse que les différences apparentes
« L’unité de dessein, de plan, d’idée avait donc été vue par Buffon; elle le fut, après Buffon,
« par Vicq-d’Azyr, par Camper. M. Geoffroy la vit à son tour
« Ici la science profonde devient naturellement la plus haute philosophie. Lorsque Newton ,
« parvenu à la dernière page de son livre immortel, eut reconnu que chaque glohe, que
« chaque monde n’a pas sa loi propre et distincte, qu’ils sont tous soumis, au contraire, à la
« même loi, à une loi unique, il écrivit cette phrase, si digne de l’admiration recueillie de
« de tous ceux qui pensent : Il est certain que , tout portant l’empreinte d’un même dessein,
« tout doit être soumis à un seul et même Être. » (Voyez mon Éloge historique de Geoffroy-
Saint-Hilaire. )
L’ANE.
41 4
chiites par le temps, dont les unes ne seraient composées que de deux indi-
vidus, comme le cheval et l’âne; d’autres de plusieurs individus, comme
celle de la belette, de la martre, du furet, de la fouine, etc., et, de même
que dans les végétaux, il y ait des familles de dix, vingt, trente, etc., plantes?
Si ces familles existaient, en effet, elles n’auraient pu se former que par le
mélange, la variation successive et la dégénération des espèces originaires;
et si l’on admet une fois qu’il y ait des familles dans les plantes et dans les
animaux, que l’âne soit de la famille du cheval, et qu’il n’en diffère que
parce qu’il a dégénéré, on pourra dire également que le singe est de la
famille de l’homme, que c’est un homme dégénéré, que l’homme et le singe
ont eu une origine commune comme le cheval et l’âne, que chaque famille,
tant dans les animaux que dans les végétaux, n’a eu qu’une seule souche1,
et même que tous les animaux sont venus d’un seul animal, qui, dans la
succession des temps, a produit, en se perfectionnant et en dégénérant,
toutes les races des autres animaux.
Les naturalistes , qui établissent si légèrement des familles dans les ani-
maux et dans les végétaux, ne paraissent pas avoir assez senti toute l’étendue
de ces conséquences qui réduiraient le produit immédiat de la création à
un nombre d’individus aussi petit que l’on voudrait : car s’il était une fois
prouvé qu’on pût établir ces familles avec raison, s’il était acquis que dans
les animaux, et même dans les végétaux, il y eût, je ne dis pas plusieurs
espèces, mais une seule qui eût été produite par la dégénération d’une
autre espèce; s’il était vrai que l’âne ne fût qu’un cheval dégénéré, il n’y
aurait plus de bornes à la puissance de la nature, et l’on n’aurait pas tort de
supposer que d’un seul être elle a su tirer avec le temps tous les autres êtres
organisés.
Mais non : il est certain, par la révélation, que tous les animaux ont
également participé à la grâce de la création, que les deux premiers de
chaque espèce et de toutes les espèces sont sortis tout formés des mains du
Créateur, et l’on doit croire qu’ils étaient tels alors, à peu près, qu’ils nous
sont aujourd’hui représentés par leurs descendants; d’ailleurs, depuis qu’on
observe la nature, depuis le temps d’Aristote jusqu’au nôtre, l’on n’a pas
vu paraître d’espèces nouvelles, malgré le mouvement rapide qui entraîne,
amoncelle ou dissipe les parties de la matière, malgré le nombre infini de
combinaisons qui ont dû se faire pendant ces vingt siècles, malgré les accou-
plements fortuits ou forcés des animaux d’espèces éloignées ou voisines,
dont il n’a jamais résulté que des individus viciés et stériles, et qui n’ont
1. Une seule souche. Dans le langage des naturalistes, famille ne signifie pas souche. Buffon
critique à tort Linné. Quand les naturalistes disent que deux animaux sont de la même famille,
ils n’entendent pas dire que l’un vient de l’autre; ils entendent seulement que ces deux ani-
maux ont une organisation semblable. Le cheval et l’àne, en tout si semblables, sont néan-
moins deux espèces distinctes , mais deux espèces du même genre, et , à plus forte raison, de la
même famille; car qui dit genre dit réunion d 'espèces, et qui dit famille dit réunion de genres.
L’ANE.
415
pu faire souche pour de nouvelles générations. La ressemblance, tant exté-
rieure qu’intérieure, fût-elle dans quelques animaux encore plus grande
qu’elle ne l’est dans le cheval et dans l’âne, ne doit donc pas nous porter à
confondre ces animaux dans la même famille, non plus qu’à leur donner
une commune origine ; car s’ils venaient de la même souche , s’ils étaient
en effet de la même famille, on pourrait les rapprocher, les allier de nou-
veau, et défaire avec le temps ce que le temps aurait fait.
Il faut de plus considérer que, quoique la marche de la nature se fasse
par nuances et par degrés souvent imperceptibles, les intervalles de ces
degrés ou de ces nuances ne sont pas tous égaux à beaucoup près ; que plus
les espèces sont élevées, moins elles sont nombreuses, et plus les intervalles
des nuances qui les séparent y sont grands ; que les petites espèces au con-
traire sont très-nombreuses, et en même temps plus voisines les unes des
autres, en sorte qu’on est d’autant plus tenté de les confondre ensemble
dans uné même famille qu’elles nous embarrassent et nous fatiguent davan-
tage par leur multitude et par leurs petites différences, dont nous sommes
obligés de nous charger la mémoire : mais il ne faut pas oublier que ces
familles sont notre ouvrage, que nous ne les avons faites que pour le soula-
gement de notre esprit, que s’il ne peut comprendre la suite réelle de tous
les êtres, c’est notre faute et non pas celle de la nature, qui ne connaît
point ces prétendues familles, et ne contient en effet que des individus.
Un individu est un être à part, isolé, détaché, et qui n’a rien de commun
avec les autres êtres, sinon qu’il leur ressemble ou bien qu’il en diffère :
tous les individus semblables qui existent sur la surface de la terre sont
regardés comme composant l’espèce de ces individus; cependant ce n’est
ni le nombre ni la collection des individus semblables qui fait l’espèce, c’est
la succession constante et le renouvellement non interrompu de ces indi-
vidus qui la constituent; car un être qui durerait toujours ne ferait pas une
espèce, non plus qu’un million d’êtres semblables qui dureraient aussi
toujours : l’espèce est donc un mot abstrait et général, dont la chose n’existe
qu’en considérant la nature dans la succession des temps et dans la des-
truction constante et le renouvellement tout aussi constant des êtres : c’est
en comparant la nature d’aujourd’hui à celle des autres temps , et les indi-
vidus actuels aux individus passés, que nous avons pris une idée nette de
ce que l’on appelle espèce, et la comparaison du nombre ou de la ressem-
blance1 des individus n’est qu’une idée accessoire, et souvent indépendante
de la première ; car l’âne ressemble au cheval plus que le barbet au lévrier,
et cependant le barbet et le lévrier ne font qu’une même espèce, puisqu’ils
produisent ensemble des individus qui peuvent eux- mêmes en produire
1. Buffon distingue très-bien ici, dans la définition de 1 "espèce, le fait essentiel : la fécon-
dité continue, du fait accessoire : la ressemblance. (Voyez mon Histoire des travaux de
Cuvier.)
416
L’ANE.
d’autres, au lieu que le cheval et l’âne sont certainement de différentes
espèces , puisqu’ils ne produisent ensemble que des individus viciés et
inféconds.
C’est donc dans la diversité caractéristique des espèces que les intervalles
des nuances de la nature sont le plus sensibles et le mieux marqués; on
pourrait même dire que ces intervalles entre les espèces sont les plus égaux
et les moins variables de tous, puisqu’on peut toujours tirer une ligne de
séparation entre deux espèces , c’est-à-dire entre deux successions d’indi-
vidus qui se reproduisent et ne peuvent se mêler, comme l’on peut aussi
réunir en une seule espèce deux successions d’individus qui se reproduisent
en se mêlant : ce point est le plus fixe que nous ayons en histoire naturelle;
toutes les autres ressemblances et toutes les autres différences que l’on
pourrait saisir dans la comparaison des êtres ne seraient ni si constantes ,
ni si réelles, ni si certaines ; ces intervalles seront aussi les seules lignes
de séparation que l’on trouvera dans notre ouvrage; nous ne diviserons pas
les êtres autrement qu’ils le sont en effet; chaque espèce, chaque succes-
sion d’individus qui se reproduisent et ne peuvent se mêler sera considérée
à part et traitée séparément, et nous ne nous servirons des familles , des
genres, des ordres et des classes, pas plus que ne s’en sert la nature L
L’espèce n’étant donc autre chose qu’une succession constante d’indi-
vidus semblables et qui se reproduisent1 2, il est clair que cette dénomination
ne doit s’étendre qu’aux animaux et aux végétaux , et que c'est par un abus
des termes ou des idées que les nomenclateurs l’ont employée pour désigner
les différentes sortes de minéraux : on ne doitdonc pas regarder le fercomme
une espèce, et le plomb comme une autre espèce, mais seulement comme
deux métaux dilférents ; et l’on verra, dans notre discours sur les minéraux,
que les lignes de séparation que nous emploierons dans la division des
matières minérales seront bien différentes de celles que nous employons
pour les animaux et pour les végétaux.
Mais, pour en revenir à la dégénération des êtres, et particulièrement à
celle des animaux , observons et examinons encore de plus près les mouve-
ments de la nature dans les variétés qu’elle nous offre; et comme l’espèce
humaine nous est la mieux connue, voyons jusqu’où s’étendent ces mouve-
ments de variation. Les hommes diffèrent du blanc au noir par la couleur,
du double au simple, par la hauteur de la taille, la grosseur, la légèreté, la
force, etc., et du tout au rien pour l’esprit; mais cette dernière qualité
n’appartenant point à la matière, ne doit point être ici considérée; les
autres sont les variations ordinaires de la nature, qui viennent de l’influence
du climat et de la nourriture; mais ces différences de couleur et de dimen-
1. Voyez la note de la page 6 du Ier volume.
2. L’espèce est en effet, comme le dit Buffon, la succession constante d’individus semblables
et qui se reproduisent.
L’ANE.
417
sion dans la taille n’empêchent pas que le nègre et le blanc, le Lapon et le
Patagon, le géant et le nain, ne produisent ensemble des individus qui peu-
vent eux-mêmes se reproduire, et que par conséquent ces hommes , si dif-
férents en apparence, ne soient tous d’une seule et même espèce, puisque
celte reproduction constante est ce qui constitue l’espèce1. Après ces varia-
tions générales, il y en a d’autres qui sont plus particulières , et qui ne lais-
sent pas de se perpétuer, comme les énormes jambes des hommes qu’on
appelle de la race de Saint-Thomas °, dans l’île de Ceylan, les yeux rouges
et les cheveux blancs des dariens et des chacrelas, les six b doigts aux mains
et aux pieds dans certaines familles, etc. Ces variétés singulières sont des
défauts ou des excès accidentels qui , s’étant d’abord trouvés dans quelques
individus, se sont ensuite propagés de race en race, comme les autres vices
et maladies héréditaires ; mais ces différences, quoique constantes, ne doi-
vent être regardées que comme des variétés individuelles qui ne séparent
pas ces individus de leur espèce , puisque les races extraordinaires de ces
hommes à grosses jambes ou à six doigts peuvent se mêler avec la race
ordinaire, et produire des individus qui se reproduisent eux- mêmes. On
doit dire la même chose de toutes les autres difformités ou monstruosités
qui se communiquent des pères et mères aux enfants : voilà jusqu’où s’éten-
dent les erreurs de la nature , voilà les plus grandes limites de ses variétés
dans l’homme; et s’il y a des individus qui dégénèrent encore davantage,
ces individus, ne reproduisant rien, n’allèrent ni la constance ni l’unité de
l’espèce; ainsi il n’y a dans l’homme qu’une seule et même espèce, et quoi-
que cette espèce soit peut-être la plus nombreuse et la plus abondante en
individus, et en même temps la plus inconséquente et la plus irrégulière
dans toutes ses actions, on ne voit pas que cette prodigieuse diversité de
mouvements, de nourriture, de climat et de tant d’autres combinaisons que
l’on peut supposer, ait produit des êtres assez différents des autres pour
faire de nouvelles souches, et en même temps assez semblables à nous pour
ne pouvoir nier de leur avoir appartenu.
Si le nègre et le blanc ne pouvaient produire ensemble, si même leur
production demeurait inféconde, si le mulâtre était un vrai mulet, il y
aurait alors deux espèces bien distinctes : le nègre serait à l’homme ce
que l’âne est au cheval, ou plutôt si le blanc était homme, le nègre ne
serait plus un homme, ce serait un animal à part comme le singe, et nous
serions en droit de penser que le blanc et le nègre n’auraient point eu une
oi'igine commune; mais celte supposition même est démentie par le fait,
et puisque tous les hommes peuvent communiquer et produire ensemble,
a. Voyez, ci-devant, l’article Variétés dans l'espèce humaine.
b. Voyez cette observation curieuse dans les lettres de M. de Maupertuis, où vous trouverez
aussi plusieurs idées philosophiques très-élevées sur la génération et sur différents autres sujets.
1, Voyez la note de la page 415.
IT.
27
4*8
L’A N F.
tou? les hommes viennent de la même souche et sont de la même famille.
Que deux individus ne puissent produire ensemble, il ne faut pour cela
que quelques légères disconvenances dans le tempérament, ou quelque
défaut accidentel dans les organes de la génération de l’un ou de l’autre de
ces deux individus; que deux individus de différentes espèces, et que l’on
joint ensemble, produisent d’autres individus qui, ne ressemblant ni à l’un
ni à l’autre, ne ressemblent à rien de fixe, et ne peuvent par conséquent
rien produire de semblable à eux, il ne faut pour cela qu’un certain degré
de convenance entre la forme du corps et les organes de la génération de ces
animaux différents ; mais quel nombre immense et peut-être infini de com-
binaisons ne faudrait-il pas pour pouvoir seulement supposer que deux ani-
maux, mâle et femelle, d’une certaine espèce, ont non-seulement assez
dégénéré pour n’être plus de cette espèce, c’est-à-dire pour ne pouvoir plus
produire avec ceux auxquels ils étaient semblables, mais encore dégénéré
tous deux précisément au même point, et à ce point nécessaire pour ne pou-
voir produire qu’ensemble ! et ensuite quelle autre prodigieuse immensité
de combinaisons ne faudrait-il pas encore pour que cette nouvelle produc-
tion de ces deux animaux dégénérés suivît exactement les mêmes lois qui
s’observent dans la production des animaux parfaits ! car un animal dégé-
néré est lui-même une production viciée; et comment se pourrait-il qu’une
origine viciée, qu’une dépravation, une négation, pût faire souche, et non-
seulement produire une succession d’êtres constants, mais même les pro-
duire de la même façon et suivant les mêmes lois que se reproduisent en
effet les animaux dont l’origine est pure?
Quoiqu’on ne puisse donc pas démontrer que la production d’une espèce
par la dégénération soit une chose impossible à la nature, le nombre des
probabilités contraires est si énorme que philosophiquement même on n’en
peut guère douter; car si quelque espèce a été produite par la dégénération
d’une autre, si l’espèce de l’âne vient de l’espèce du cheval , cela n’a pu se
faire que successivement et par nuances, il y aurait eu entre le cheval et
l'âne un grand nombre d’animaux intermédiaires, dont les premiers se
seraient peu à peu éloignés de la nature du cheval, et les derniers se seraient
approchés peu à peu de celle de l’âne; et pourquoi ne verrions-nous pas
aujourd’hui les représentants, les descendants de ces espèces intermédiaires?
pourquoi n’en est-il demeuré que les deux extrêmes?
L’âne est donc un âne, et n’est point un cheval dégénéré, un cheval à
queue nue; il n’est ni étranger, ni intrus, ni bâtard ; il a, comme tous les
autres animaux, sa famille, son espèce1 et son rang; son sang est pur, et
1. L’espèce de Y âne est particulière et propre , puisque, même avec Yespèce du cheval , qui en
est la plus voisine , l’àue ne produit que des individus viciés et inféconds. (Voyez la page 416.)
L 'espèce de l’âne, réunie à celles du cheval, du zèbre, de l’hémione, etc. , etc. , forme la famille
des solipèdes.
L’ANE.
4 !9
quoique sa noblesse soit moins illustre, elle est tout aussi bonne, tout aussi
ancienne que celle du cheval; pourquoi donc tant de mépris pour cet ani-
mal, si bon, si patient, si sobre, si utile? Les hommes mépriseraient-ils
jusque dans les animaux ceux qui les servent trop bien et à trop peu de
fi ais? On donne au cheval de l’éducation , on le soigne , on l’instruit, on
l’exerce, tandis que l'âne, abandonné à la grossièreté du dernier des valets,
ou à la malice des enfants, bien loin d’acquérir, ne peut que perdre par son
éducation; et s’il n’avait pas un grand fonds de bonnes qualités il les per-
drait en effet par la manière dont on le traite : il est le jouet, le plastron,
le bardot des rustres qui le conduisent le bâton à la main, qui le frappent,
le surchargent, l’excèdent, sans précaution, sans ménagement; on ne fait
pas attention que l’âne serait par lui-même, et pour nous, le premier, le
plus beau, le mieux fait, le plus distingué des animaux si dans le monde il
n’y avait point de cheval; il est le second au lieu d’être le premier, et par
cela seul il semble n’être plus rien : c’est la comparaison qui le dégrade ; on
le regarde, on le juge, non pas en lui-même, mais relativement au cheval ;
on oublie qu’il est âne, qu’il a toutes les qualités de sa nature, tous les dons
attachés à son espèce, et on ne pense qu’à la figure et aux qualités du cheval,
qui lui manquent, et qu’il ne doit pas avoir.
11 est de son naturel aussi humble, aussi patient, aussi tranquille que le
cheval est fier, ardent, impétueux; il souffre avec constance , et peut-être
avec courage, les châtiments et les coups; il est sobre et sur la quantité et
sur la qualité de la nourriture ; il se contente des herbes les plus dures, les
plus désagréables, que le cheval et les autres animaux lui laissent et dédai-
gnent; il est fort délicat sur l’eau, il ne veut boire que de la plus claire et
aux ruisseaux qui lui sont connus; il boit aussi sobrement qu’il mange, et
n’enfonce point du tout son nez dans l’eau par la peur que lui fait, dit-on,
l’ombre de ses oreilles “ : comme l’on ne prend pas la peine de l’étriller, il
se roule souvent sur le gazon, sur les chardons, sur la fougère, et sans se
soucier beaucoup de ce qu’on lui fait porter, il se couche pour se rouler
toutes les fois qu’il le peut, et semble par là reprocher à son maître le peu
de soin qu’on prend de lui ; car il ne se vautre pas comme le cheval dans la
fange et dans l’eau, il craint même de se mouiller les pieds, et se détourne
pour éviter la boue ; aussi a-t-il la jambe plus sèche et plus nette que le
cheval; il est susceptible d’éducation, et l’on en a vu d’assez bien dressés *
pour faire curiosité de spectacle.
Dans la première jeunesse, il est gai, et même assez joli : il a delà légèreté
et de la gentillesse; mais il la perd bientôt, soit par l’âge, soit par les mau-
vais traitements, et il devient lent, indocile et têtu; il n’est ardent que pour
le plaisir, ou plutôt il en est furieux au point que rien ne peut le retenir, et
a. Voyez Cardan de subtilitate, lib. x.
b. Vide Aldrovand. de quadrup. solidiped., lib. i, p. 308.
L’ANE.
420
que l’on en a vu s’excéder et mourir quelques instants après; et comme il
aime avec une espèce de fureur, il a aussi pour sa progéniture le plus fort
attachement. Pline nous assure que lorsqu’on sépare la mère de son petit,
elle passe à travers les flammes pour aller le rejoindre; il s’attache aussi à
son maître, quoiqu’il en soit ordinairement maltraité; il le sent de loin et le
distingue de tous les autres hommes; il reconnaît aussi les lieux qu’il a cou-
tume d’habiter, les chemins qu’il a fréquentés ; il a les yeux bons, l’odorat
admirable, surtout pour les corpuscules de l’ânesse, l’oreille excellente, ce
qui a encore contribué à le faire mettre au nombre des animaux timides, qui
ont tous, à ce qu’on prétend, l’ouïe très-fine et les oreilles longues : lors-
qu’on le surcharge, il le marque en inclinant la tête et baissant les oreilles;
lorsqu’on le tourmente trop il ouvre la bouche et retire les lèvres d’une
manière très-désagréable, ce qui lui donne l’air moqueur et dérisoire; si on
lui couvre les yeux, il reste immobile; et lorsqu’il est couché sur le côté, si
on lui place la tête de manière que l’œil soit appuyé sur la terre, et qu’on
couvre l’aulre œil avec une pierre ou un morceau de bois, il restera dans
cette situation sans faire aucun mouvement et sans se secouer pour se rele-
ver : il marche, il trotte et il galope comme le cheval, mais tous ses mou-
vements sont petits et beaucoup plus lents; quoiqu’il puisse d’abord courir
avec assez de vitesse, il ne peut fournir qu’une petite carrière pendant un
petit espace de temps; et, quelque allure qu’il prenne, si on le presse, il est
bientôt rendu.
Le cheval hennit, l’âne brait , ce qui se fait par un grand cri très-long,
très-désagréable , et discordant par dissonances alternatives de l’aigu au
grave, et du grave à l’aigu ; ordinairement il ne crie que lorsqu’il est pressé
d'amour ou d’appétit : l’ânesse a la voix plus claire et plus perçante; l’âne
qu’on a fait hongre ne brait qu’à basse voix, et quoiqu’il paraisse faire autant
d’effort et les mêmes mouvements de la gorge, son cri ne se fait pas entendre
de loin.
De tous les animaux couverts de poil, l’âne est celui qui est le moins sujet
à la vermine; jamais il n’a de poux, ce qui vient apparemment de la dureté
et de la sécheresse de sa peau , qui est en effet plus dure que celle de la
plupart des autres quadrupèdes; et c’est par la meme raison qu’il est bien
moins sensible que le cheval au fouet et à la piqûre des mouches.
A deux ans et demi les premières dents incisives du milieu tombent, et
ensuite les autres incisives à côté des premières tombent aussi et se renou-
vellent dans le même temps et dans le même ordre que celles du cheval ;
l’on connaît aussi l’âge de l'âne par les dents : les troisièmes incisives de
chaque côté le marquent comme dans le cheval.
Dès l’âge de deux ans, l’âne est en état d’engendrer; la femelle est encore
plus précoce que le mâle, et elle est tout aussi lascive; c’est par celte
raison qu’elle est très-peu féconde ; elle rejette au dehors la liqueur quelle
L’ANE.
421
vient de recevoir dans l’accouplement, à moins qu’on n’ait soin de lui ôter
promptement la sensation du plaisir, en lui donnant des coups pour calmer
la suite des convulsions et des mouvements amoureux : sans cette précau-
tion elle ne retiendrait que très-rarement. Le temps le plus ordinaire de la
chaleur est le mois de mai et celui de juin; lorsqu’elle est pleine, la chaleur
cesse bientôt, et dans le dixième mois le lait paraît dans les mamelles;
elle met bas dans le douzième mois, et souvent il se trouve des morceaux
solides dans la liqueur de l’amnios, semblables à l’hippomanès du poulain;
sept jours après l’accouchement la chaleur se renouvelle, et l’ânesse est en
état de recevoir le mâle : en sorte qu’elle peut, pour ainsi dire, continuel-
lement engendrer et nourrir; elle ne produit qu’un petit, et si rarement
deux qu’à peine en a-t-on des exemples : au bout de cinq ou six mois on
peut sevrer l’ânon, et cela est môme nécessaire, si la mère est pleine, pour
quelle puisse mieux nourrir son fœtus. L’âne étalon doit être choisi parmi
les plus grands et les plus forts de son espèce ; il faut qu’il ait au moins trois
ans et qu’il n’en passe pas dix, qu’il ait les jambes hautes, le corps étoffé,
la tête élevée et légère, les yeux vifs, les naseaux gros, l’encolure un peu
longue, le poitrail large, les reins charnus, la côte large, la croupe plate,
la queue courte, le poil luisant, doux au toucher et d’un gris foncé.
L’âne, qui comme le cheval est trois ou quatre ans à croître , vit aussi
comme lui vingt-cinq ou trente ans1 ; on prétend seulement que les femelles
vivent ordinairement plus longtemps que les mâles, mais cela ne vient
peut-être que de ce qu’étant souvent pleines, elles sont un peu plus ména-
gées, au lieu qu’on excède continuellement les mâles de fatigues et de
coups; ils dorment moins que les chevaux, et ne se couchent pour dormir
que quand ils sont excédés : l’âne étalon dure aussi plus longtemps que le
cheval étalon ; plus il est vieux, plus il paraît ardent, et en général la santé
de cet animal est bien plus ferme que celle du cheval; il est moins délicat,
et il n’est pas sujet, à beaucoup près, à un aussi grand nombre de maladies ;
les anciens même ne lui en connaissaient guère d’autre que celle de la
morve, à laquelle il est, comme nous l’avons dit , encore bien moins sujet
que le cheval.
Il y a parmi les ânes différentes races comme parmi les chevaux , mais
que l’on connaît moins, parce qu’on ne les a ni soignés ni suivis avec la
même attention : seulement on ne peut guère douter que tous ne soient
originaires des climats chauds. Aristote “assure qu’il n’y en avait point de
son temps en Scvthie, ni dans les autres pays septentrionaux qui avoisinent
la Scythie, ni même dans les Gaules, dont le climat, dit-il, ne laisse pas
d’être froid; et il ajoute que le climat froid, ou les empêche de produire.
a. Vide Arislot. de générât, animal ., lib. h.
1. Voyez la note 1 de la page 396.
422
L’ANE.
ou les fait dégénérer, et que c’est par cette dernière raison que dans l’Illyrie,
la Thrace et l’Épire, ils sont petits et faibles ; ils sont encore tels en France,
quoiqu’ils y soient déjà assez anciennement naturalisés, et que le froid du
climat soit bien diminué depuis deux mille ans par la quantité de forêts
abattues et de marais desséchés; mais ce qui paraît encore plus certain,
c’est qu’ils sont nouveaux a pour la Suède et pour les autres pays du Nord;
ils paraissent être venus originairement d’Arabie, et avoir passé d’Arabie en
Égypte, d’Égypte en Grèce, de Grèce en Italie, d’Italie en France, et ensuite
en Allemagne, en Angleterre, et enfin en Suède, etc. , car ils sont en effet
d’autant moins forts et d’autant plus petits, que les climats sont plus froids.
Cette migration paraît assez bien prouvée par le rapport des voyageurs.
Chardin 6 dit « qu’il y a de deux sortes d’ânes en Perse , les ânes du pays ,
« qui sont lents et pesants, et dont on ne se sert que pour porter des far-
« deaux, et une race d’ânes d’Arabie, qui sont de fort jolies bêtes et les pre-
« miers ânes du monde; ils ont le poil poli, la tête haute, les pieds légers,
« ils les lèvent avec action, marchant bien , et l’on ne s’en sert que pour
« montures ; les selles qu’on leur met sont comme des bâts ronds et plats
« par-dessus, elles sont de drap ou de tapisserie avec les harnais et les
« étriers; on s’assied dessus plus vers la croupe que vers le col : il y a de
« ces ânes qu’on achète jusqu'à quatre cents livres, et l’on n’en saurait avoir
« à moins de vingt-cinq pistoles ; on les panse comme les chevaux, mais on
« ne leur apprend autre chose qu’à aller l’amble, et l’art de les y dresser
«est de leur attacher les jambes, celles de devant et celles de derrière du
« même côté, par deux cordes de coton, qu’on fait de la mesure du pas de
« l’âne qui va l’amble, et qu’on suspend par une autre corde passée dans la
« sangle à l’endroit de l’étrier ; des espèces d’écuyers les montent soir et
« matin et les exercent à cette allure; on leur fend les naseaux afin de leur
« donner plus d’haleine , et ils vont si vite qu’il faut galoper pour les
« suivre. »
Les Arabes, qui sont dans l’habitude de conserver avec tant de soin et
depuis si longtemps les races de leurs chevaux, prendraient-ils la même
peine pour les ânes? ou plutôt ceci ne semble-t-il pas prouver que le climat
d’Arabie est le premier et le meilleur climat pour les uns et pour les autres?
de là ils ont passé en Barbarie % en Égypte, où ils sont beaux et de grande
taille, aussi bien que dans les climats excessivement chauds, comme aux
Indes et en Guinée d , où ils sont plus grands, plus forts et meilleurs que les
chevaux du pays; ils sont même en grand honneur à Maduré % où l’une des
a. Vide Linnœi Faunam Suecicam.
b. Voyez le Voyage de Chardin, t. II , p. 26 et 27.
c. Voyez le Voyage de Shaio , t. I , p. 308.
d. Voyez le Voyage de Guinée de Bosman. Utreeht, 1703, p. 239 et 240.
6. Voyez les Lettres édifiantes , XIIe Recueil, p. 96.
L’ANE.
42;î
plus considérables et des plus nobles tribus des Indes les révère particulière-
ment, parce qu’ils croient que les âmes de toute la noblesse passent dans le
corps des ânes; enfin l’on trouve les ânes en plus grande quantité que les
chevaux dans tous les pays méridionaux, depuis le Sénégal jusqu’à la Chine ;
on y trouve aussi des ânes sauvages plus communément que des chevaux
sauvages : les Latins, d’après les Grecs, ont appelé l’âne sauvage onager,
onagre, qu’il ne faut pas confondre, comme l’ont fait quelques naturalistes
et plusieurs voyageurs, avec le zèbre, dont nous donnerons l’histoire à part,
parce que le zèbre est un animal d’une espèce différente de celle de l’âne.
L’onagre, ou l’âne sauvage, n’est point rayé comme le zèbre, et il n’est pas,
à beaucoup près, d’une figure aussi élégante : on trouve des ânes sauvages
dans quelques îles de l’Archipel, et particulièrement dans celle de Cérigo ;
il y en a beaucoup dans les déserts de Libye et de 6 Numidie; ils sont gris et
courent si vite, qu’il n’y a que les chevaux barbes qui puissent les atteindre
à la course ; lorsqu’ils voient un homme, ils jettent un cri, font une ruade,
s’arrêtent, et ne fuient que lorsqu’on les approche ; on les prend dans des
pièges et dans des lacs de corde ; ils vont par troupes pâturer et boire, on en
mange la chair. Il y avait aussi du temps de Marmol, que je viens de citer,
des ânes sauvages dans l’île de Sardaigne, mais plus petits que ceux d’Afri-
que; etPietro délia Yalle dit c avoir vu un âne sauvage à Bassora; sa figure
n’était point différente de celle des ânes domestiques ; il était seulement
d’une couleur plus claire, et il avait, depuis la tête jusqu’à la queue, une
raie de poil blond ; il était aussi beaucoup plus Yif et plus léger à la course
que les ânes ordinaires. Olearius d rapporte qu’un jour le roi de Perse le fit
monter avec lui dans un petit bâtiment en forme de théâtre, pour faire col-
lation de fruits et de confitures; qu’après le repas on fit entrer trente-deux
ânes sauvages sur lesquels le roi tira quelques coups de fusil et de flèche,
et qu’il permit ensuite aux ambassadeurs et autres seigneurs de tirer; que
ce n’était pas un petit divertissement de voir ces ânes , chargés qu’ils étaient
quelquefois de plus de dix flèches, dont ils incommodaient et blessaient les
autres quand ils se mêlaient avec eux, de sorte qu’ils se mettaient à se
mordre et à ruer les uns contre les autres d’une étrange façon, et que quand
on les eut tous abattus et couchés de rang devant le roi , on les envoya à
Ispahan à la cuisine de la cour ; les Persans faisaient un si grand état de la
chair de ces ânes sauvages, qu’ils en ont fait un proverbe, etc. Mais il n’y
a pas apparence que ces trente-deux ânes sauvages fussent tous pris dans
les forêts, et c’étaient probablement des ânes qu’on élevait dans de grands
parcs pour avoir le plaisir de les chasser et de les manger.
а. Voyez le Recueil de Dapper , p. 18b et 378.
б. Vide Leonis Afric. de A fric, descript. , t. II , p. 52 ; et VA frique de Marmol , t. I , p. 53.
c. Voyez les Voyages de Pietro délia Valle , t. VIII , p. 49.
d. Voyez le Voyage d'Adam Olearius. Paris, 1656 , t. I , p. 511.
424
L’ANE.
Un n’a point trouvé d’ânes en Amérique, non plus que de chevaux,
quoique le climat, surtout celui de l’Amérique méridionale, leur convienne
autant qu’aucun autre ; ceux que les Espagnols y ont transportés d’Europe,
et qu’ils ont abandonnés dans les grandes îles et dans le continent, y ont
beaucoup multiplié, et l’on y trouve a en plusieurs endroits des ânes sau-
vages qui vont par troupes, et que l’on prend dans des pièges comme les
chevaux sauvages.
L’âne avec la jument produit les grands mulets; le cheval avec l’ânesse
produit les petits mulets, différents des premiers à plusieurs égards; mais
nous nous réservons de traiter en particulier de la génération des mulets,
des jumars, etc., et nous terminerons l'histoire de l’âne par celle de ses
propriétés et des usages auxquels nous pouvons l’employer.
Comme les ânes sauvages sont inconnus dans ces climats, nous ne pou-
vons pas dire si leur chair est en effet bonne à manger ; mais ce qu’il y a de
sûr c’est que celle des ânes domestiques est très-mauvaise, et plus mauvaise,
plus dure, plus désagréablement insipide que celle du cheval; Galien b dit
même que c’est un aliment pernicieux et qui donne des maladies : le lait
d’ânesse, au contraire, est un remède éprouvé et spécifique pour certains
maux, et l’usage de ce remède s’est conservé depuis les Grecs jusqu’à nous;
pour l’avoir de bonne qualité il faut choisir une ânesse jeune, saine, bien en
chair, qui ait mis bas depuis peu de temps, et qui n’ait pas été couverte
depuis; il faut lui ôter l’ânon qu’elle allaite, la tenir propre, la bien nourrir
de foin, d’avoine, d’orge et d’herbes dont les qualités salutaires puissent
influer sur la maladie; avoir attention de ne pas laisser refroidir le lait, et
même ne le pas exposer à l’air, ce qui le gâterait en peu de temps.
Les anciens attribuaient aussi beaucoup de vertus médicinales au sang, à
l’urine, etc., de l’âne, et beaucoup d’autres qualités spécifiques à la cervelle,
au cœur, au foie, etc., de cet animal ; mais l’expérience a détruit, ou du
moins n’a pas confirmé ce qu’ils nous en disent.
Comme la peau de l’âne est très-dure et très-élastique, on l’emploie uti-
lement à différents usages ; on en fait des cribles, des tambours et de très-
bons souliers; on en fait du gros parchemin pour les tablettes de poche, que
l'on enduit d’une couche légère de plâtre; c’est aussi avec le cuir de l’âne
que les Orientaux font le sagri % que nous appelons chagrin. Il y a appa-
rence que les os, comme la peau de cet animal, sont aussi plus durs que les
os des autres animaux, puisque les anciens en faisaient des flûtes, et qu’ils
les trouvaient plus sonnants que tous les autres os.
L’âne est peut-être de tous les animaux celui qui, relativement à son
volume, peut porter les plus grands poids ; et comme il ne coûte presque
a. Voyez le Nouveau voyage aux îles de V Amérique. Paris, T722 , t. II , p. 293.
b. Vide Galen. de aliment, facult., lib. ni.
C. Voyez le Voyage de Thévenot , t. II, p. 6t
L’ANE.
425
rien à nourrir, et qu’il ne demande, pour ainsi dire, aucun soin, il est d’une
grande utilité à la campagne, au moulin, etc. ; il peut aussi servir de mon-
ture, toutes ses allures sont douces, et il bronche moins que le cheval ; on le
met souvent à la charrue dans les pays où le terrain est léger, et son fumier
est un excellent engrais pour les terres fortes et humides.
LE BOEUF. *
La surface de la terre, parée de sa verdure, est le fonds inépuisable et
commun duquel l’homme et les animaux tirent leur subsistance; tout ce qui
a vie dans la nature vit sur ce qui végète, et les végétaux vivent à leur tour
des débris de tout ce qui a vécu et végété : pour vivre il faut détruire, et ce
n’est en effet qu’en détruisant des êtres que les animaux peuvent se nourrir
et se multiplier. Dieu, en créant les premiers individus de chaque espèce
d’animal et de végétal, a non-seulement donné la forme à la poussière de la
terre, mois il l’a rendue vivante et animée, en renfermant dans chaque indi-
vidu une quantité plus ou moins grande de principes actifs, de molécules
organiques vivantes *, indestructibles “, et communes à tous les êtres orga-
nisés : ces molécules passent de corps en corps, et servent également à la
vie actuelle et à la continuation de la vie, à la nutrition, à l’accroissement
de chaque individu; et après la dissolution du corps, après sa destruction,
sa réduction en cendres, ces molécules organiques, sur lesquelles la mort
ne peut rien, survivent, circulent dans l’univers, passent dans d’autres êtres,
et y portent la nourriture et la vie : toute production, tout renouvellement,
tout accroissement par la génération, par la nutrition, par le développe-
ment, supposent donc une destruction précédente, une conversion de sub-
stance, un transport de ces molécules organiques qui ne se multiplient pas,
mais qui, subsistant toujours en nombre égal, rendent la nature toujours
également vivante , la terre également peuplée, et toujours également res-
plendissante de la première gloire de celui qui l’a créée.
A prendre les êtres en général, le total de la quantité de vie est donc tou-
jours le même, et la mort, qui semble tout détruire, ne détruit rien de cette
vie primitive et commune à toutes les espèces d’êtres organisés : comme
a. Voyez le chapitre vi et suivants de la seconde partie du Ier volume.
* Bos taurus ( Linn. ). — Ordre des Ruminants; Genre Bœuf( Cuv. ).
1. J’ai assez parlé des molécules organiques dans les notes du Ier volume pour n’y pas reve-
nir une fois encore. D’ailleurs, les molécules organiques ne figurent ici que comme dénomi-
nations, comme mots, comme noms arbitraires des principes réels qui servent à la nutrition
et à la reproduction. Ce qui inspire Bi'ffon dans ces belles pages, c’est la vue profonde de ce
fonds commun de vie qui est éternel sur la terre : la petite hypothèse disparait et se perd dans
le magnifique tableau qu’il nous trace.
426
LE BŒUF.
toutes les autres puissances subordonnées et subalternes, la mort n’attaque
que les individus, ne frappe que la surface, ne détruit que la forme, ne peut
rien sur la matière, et ne fait aucun tort à la nature qui n’en brille que
davantage, qui ne lui permet pas d’anéantir les espèces, mais la laisse mois-
sonner les individus et les détruire avec le temps, pour se montrer elle-
même indépendante de la mort et du temps, pour exercer à chaque instant
sa puissance toujours active, manifester sa plénitude par sa fécondité, et
faire de l’univers, en reproduisant, en renouvelant les êtres, un théâtre tou-
jours rempli, un spectacle toujours nouveau.
Pour que les êtres se succèdent, il est donc nécessaire qu’ils se détruisent
entre eux ; pour que les animaux se nourrissent et subsistent, il faut qu’ils
détruisent des végétaux ou d’autres animaux; et comme avant et après la
destruction la quantité de vie reste toujours la même, il semble qu’il devrait
être indifférent à la nature que telle ou telle espèce détruisît plus ou moins;
cependant, comme une mère économe, au sein même de l’abondance, elle a
fixé des bornes à la dépense et prévenu le dégât apparent, en ne donnant
qu’à peu d’espèces d’animaux l’instinct de se nourrir de chair ; elle a même
réduit à un assez petit nombre d’individus ces espèces voraces et carnassières,
tandis qu’elle a multiplié bien plus abondamment et les espèces et les indi-
vidus de ceux qui se nourrissent de plantes, et que dans les végétaux elle
semble avoir prodigué les espèces, et répandu dans chacune avec profusion
le nombre et la fécondité. L’homme a peut-être beaucoup contribué à secon-
der ses vues, à maintenir et même à établir cet ordre sur la terre, car dans
la mer on retrouve cette indifférence que nous supposions : toutes les espèces
sont presque également voraces, elles vivent sur elles-mêmes ou sur les
autres, et s’entre-dévorent perpétuellement sans jamais se détruire, parce
que la fécondité y est aussi grande que la déprédation, et que presque
toute la nourriture, toute la consommation tourne au profit de la repro-
duction.
L’homme sait user en maître de sa puissance sur les animaux; il a choisi
ceux dont la chair flatte son goût, il en a fait des esclaves domestiques, il les
a multipliés plus que la nature ne l’aurait fait, il en a formé des troupeaux
nombreux, et par les soins qu’il prend de les faire naître, il semble avoir
acquis le droit de se les immoler; mais il étend ce droit bien au delà de ses
besoins, car, indépendamment de ces espèces qu’il s’est assujetties et dont il
dispose à son gré, il fait aussi la guerre aux animaux sauvages, aux oiseaux,
aux poissons; il ne se borne pas même à ceux du climat qu’il habite, il va
chercher au loin, et jusqu’au milieu des mers, de nouveaux mets, et la
nature entière semble suffire à peine à son intempérance et à l’inconstante
variété de ses appétits; l'homme consomme, engloutit lui seul plus de chair
que tous les animaux ensemble n’en dévorent; il est donc le plus grand
destructeur, et c’est plus par abus que par nécessité; au lieu de jouir mode-
LE B CE U F.
427
rément des biens qui lui sont offerts, au lieu de les dispenser avec équité,
au lieu de réparer à mesure qu’il détruit, de renouveler lorsqu’il anéantit,
l’homme riche met toute sa gloire à consommer, toute sa grandeur à perdre
en un jour à sa table plus de biens qu’il n’en faudrait pour faire subsister
plusieurs familles; il abuse également et des animaux et des hommes, dont
le reste demeure affamé, languit dans la misère, et ne travaille que pour
satisfaire à l’appétit immodéré et à la vanité encore plus insatiable de cet
i homme, qui, détruisant les autres par la disette, se détruit lui-même par
les excès.
Cependant l’homme pourrait, comme l’animal, vivre de végétaux; la
chair, qui paraît être si analogue à la chair, n’est pas une nourriture meil-
leure que les graines ou le pain ; ce qui fait la vraie nourriture, celle qui
contribue à la nutrition, au développement, à l’accroissement et à l’entretien
du corps, n’est pas cette matière brute qui compose à nos yeux la texture de
la chair ou de l’herbe, mais ce sont les molécules organiques que l’une et
l’autre contiennent, puisque le bœuf, en paissant l’herbe, acquiert autant
de chair que l’homme ou que les animaux qui ne vivent que de chair et de
sang : la seule différence réelle qu’il y ait entre ces aliments, c’est qu’à
volume égal la chair, le blé, les graines contiennent beaucoup plus de
molécules organiques que l’herbe, les feuilles, les racines, et les autres
parties des plantes, comme nous nous en sommes assurés en observant les
infusions de ces différentes matières; en sorte que l'homme et les animaux,
dont l’estomac et les intestins n’ont pas assez de capacité pour admettre un
très-grand volume d’aliments, ne pourraient pas prendre assez d’herbe pour
en tirer la quantité de molécules organiques nécessaire à leur nutrition; et
c’est par cette raison que l’homme et les autres animaux qui n’ont qu’un
estomac, ne peuvent vivre que de chair ou de graines, qui dans un petit
volume contiennent une très-grande quantité de ces molécules organiques
nutritives, tandis que le bœuf et les autres animaux ruminants, qui ont plu-
sieurs estomacs, dont l’un est d’une très-grande capacité, et qui par consé-
quent peuvent se remplir d’un grand volume d’herbe, en tirent assez de
molécules organiques pour se nourrir, croître et multiplier; la quantité
compense ici la qualité de la nourriture, mais le fonds en est le même, c’est
la même matière, ce sont les mêmes molécules organiques qui nourrissent
le bœuf, l’homme et tous les animaux.
On ne manquera pas de m’opposer que le cheval n’a qu’un estomac, et
même assez petit; que l’âne, le lièvre et d’autres animaux qui vivent d’herbe
n’ont aussi qu’un estomac, et que par conséquent cette explication, quoique
vraisemblable, n’en est peut-être ni plus vraie ni mieux fondée ; cependant,
bien loin que ces exceptions apparentes la détruisent, elles me paraissent au
contraire la confirmer ; car quoique le cheval et l’âne n’aient qu’un esto-
mac, ils ont des poches dans les intestins d’une si grande capacité, qu’on
428
LE BŒUF.
peut les comparer à la panse des animaux ruminants , et les lièvres ont l’in-
testin cæcum d’une si grande longueur et d’un tel diamètre, qu’il équivaut
au moins à un second estomac : ainsi il n’est pas étonnant que ces animaux
puissent se nourrir d’herbes, et en général on trouvera toujours que c’est
de la capacité totale de l’estomac et des intestins que dépend dans les ani-
maux la diversité de leur manière de se nourrir 1 ; car les ruminants, comme
le bœuf, le bélier, le chameau, etc., ont quatre estomacs et des intestins
d’une longueur prodigieuse : aussi vivent-ils d’herbe, et l’herbe seule leur
suffit; les chevaux, les ânes, les lièvres, les lapins, les cochons d’Inde, etc.,
n’ont qu’un estomac, mais ils ont un cæcum qui équivaut à un second esto-
mac, et ils vivent d’herbe et de graines; les sangliers, les hérissons2, les
écureuils, etc. , dont l’estomac et les boyaux sont d’une moindre capacité,
ne mangent que peu d’herbe et vivent de graines, de fruits et de racines;
et ceux qui, comme les loups, les renards, les tigres, etc. , ont l’estomac et
les intestins d’une plus petite capacité que tous les autres , relativement au
volume de leur corps, sont obligés, pour vivre, de choisir les nourritures
les plus succulentes, les plus abondantes en molécules organiques, et de
manger de la chair et du sang, des graines et des fruits.
C’est donc sur ce rapport physique et nécessaire, beaucoup plus que sur
la convenance du goût, qu’est fondée la diversité que nous voyons dans les
appétits des animaux ; car si la nécessité ne les déterminait pas plus souvent
que le goût, comment pourraient-ils dévorer la chair infecte et corrompue
avec autant d’avidité que la chair succulente et fraîche? pourquoi mange-
raient-ils également de toutes sortes de chair? Nous voyons que les chiens
domestiques qui ont de quoi choisir refusent assez constamment certaines
viandes, comme la bécasse, la grive, le cochon, etc., tandis que les chiens
sauvages, les loups, les renards, etc., mangent également et la chair du
cochon, et la bécasse, et les oiseaux de toutes espèces, et même les gre-
nouilles, car nous en avons trouvé deux dans l'estomac d’un loup ; et lors-
que la chair ou le poisson leur manque, ils mangent des fruits, des graines,
des raisins, etc. ; et ils préfèrent toujours tout ce qui, dans un petit volume,
1. C’est, en effet, de la capacité totale de l’estomac et des intestins que dépend le régime
de l’animal. L’organisation tout entière répond au régime. Tout, dans Y animal carnivore,
est disposé pour le régime carnivore: les dents sont tranchantes, Yestomac simple, Yintestin
court, les pieds divisés et armés de griffes, etc. Tout, dans Y animal herbivore, est disposé
pour le régime herbivore : des pieds à sabots, des dents à couronne plate, un intestin long,
un estomac vaste ou multiple , etc. Aussi toutes ces parties : les pieds, les dents , Yintestin, etc.,
se donnent-elles réciproquement, et d’une seule peut-on conclure toutes les autres. «Quelqu’un
« qui voit seulement la piste d’un pied fourchu, dit M. Cuvier, peut en conclure que l’animal
« qui a laissé cette empreinte ruminait Cette seule piste donne donc à celui qui l’observe , et
« la forme des dents, et la forme des mâchoires et la forme de tous les os des jambes..... de
« l’animal qui vient de passer. C’est une marque plus sûre que toutes celles de Zadig. » ( Discours
sur les révol. de la surf, du globe.)
2 Le hérisson est principalement insectivore.
LE BŒUF.
429
contient une grande quantité de parties nutritives, c’est-à-dire de molécules
organiques propres à la nutrition et à l’entretien du corps.
Si ces preuves ne paraissent pas suffisantes, que l’on considère encore
la manière dont on nourrit le bétail que l’on veut engraisser : on commence
par la castration, ce qui supprime la voie par laquelle les molécules orga-
niques s’échappent en plus grande abondance; ensuite, au lieu de laisser
le bœuf à sa pâture ordinaire et à l’herbe pour toute nourriture , on lui
donne du son, du grain, des navets, des aliments en un mot plus substan-
tiels que l’herbe, et en très-peu de temps la quantité de la chair de l’ani-
mal augmente, les sucs et la graisse abondent, et font d’une chair assez
dure et assez sèche par elle-même , une viande succulente et si bonne
qu’elle fait la base de nos meilleurs repas.
11 résulte aussi de ce que nous venons de dire, que l’homme, dont l’esto-
mac et les intestins ne sont pas d’une très-grande capacité relativement au
volume de son corps, ne pourrait pas vivre d’herbe seule; cependant il est
prouvé par les faits qu’il pourrait bien vivre de pain, de légumes et d’autres
graines de plantes , puisqu’on connaît des nations entières et des ordres
d’hommes auxquels la religion défend de manger de rien qui ait eu vie ;
mais ces exemples, appuyés même de l’autorité de Pythagore et recom-
mandés par quelques médecins trop amis de la diète , ne me paraissent pas
suffisants pour nous convaincre qu’il y eût à gagner pour la santé des hom-
mes et pour la multiplication du genre humain à ne vivre que de légumes
et de pain, d’autant plus que les gens de la campagne, que le luxe des
villes et la somptuosité de nos tables réduisent à cette façon de vivre, lan-
guissent et dépérissent plus tôt que les hommes de l’état mitoyen, auxquels
l’inanition et les excès sont également inconnus.
Après l’homme, les animaux qui ne vivent que de chair sont les plus
grands destructeurs ; ils sont en même temps et les ennemis delà nature et
les rivaux de l’homme : ce n’est que par une attention toujours nouvelle et
par des soins prémédités et suivis qu’il peut conserver ses troupeaux , ses
volailles, etc., en les mettant à l’abri de la serre de l’oiseau de proie , et de
la dent carnassière du loup, du renard, de la fouine, de la belette, etc. Ce
n’est que par une guerre continuelle qu’il peut défendre son grain , ses
fruits, toute sa subsistance, et même ses vêtements, contre la voracité des
rats, des chenilles, des scarabées, des mites, etc., car les insectes sont aussi
de ces bêtes qui dans le monde font plus de mal que de bien 1 ; au lieu que le
bœuf, le mouton et les autres animaux qui paissent l’herbe, non-seulement
sont les meilleurs, les plus utiles, les plus précieux pour l’homme , puis-
qu’ils le nourrissent, mais sont encore ceux qui consomment et dépensent
le moins; le bœuf surtout est à cet égard l’animal par excellence, car il rend
1. Euffon ne pardonne pas aux insectes la réputation de Réaumur
430
LE BŒUF.
à la terre tout autant qu’il en tire, et même il améliore le tonds sur lequel
il vit, il engraisse son pâturage, au lieu que le cheval et la plupart des autres
animaux amaigrissent en peu d’années les meilleures prairies.
Mais ce ne sont pas là les seuls avantages que le bétail procure à l’homme :
sans le bœuf, les pauvres et les riches auraient beaucoup de peine à vivre ,
la terre demeurerait inculte, les champs et même les jardins seraient secs et
stériles; c’est sur lui que roulent tous les travaux de la campagne, il est le
domestique le plus utile de la ferme, le soutien du ménage champêtre, il
fait toute la force de l’agriculture; autrefois il faisait toute la richesse des
hommes, et aujourd’hui il est encore la base de l’opulence des États, qui ne
peuvent se soutenir et fleurir que par la culture des terres et par l’abon-
dance du bétail, puisque ce sont les seuls biens réels, tous les autres, et
même l’or et l’argent, n’étant que des biens arbitraires, des représentations,
des monnaies de crédit, qui n’ont de valeur qu’autant que le produit de la
terre leur en donne.
Le bœuf ne convient pas autant que le cheval, l’âne, le chameau, etc.,
pour porter des fardeaux , la forme de son dos et de ses reins le démontre;
mais la grosseur de son cou et la largeur de ses épaules indiquent assez
qu’il est propre à tirer et à porter le joug : c’est aussi de cette manière qu’il
tire le plus avantageusement, et il est singulier que cet usage ne soit pas
général, et que dans des provinces entières on l’oblige à tirer par les cornes;
la seule raison qu’on ait pu m’en donner, c’est que quand il est attelé par
les cornes on le conduit plus aisément ; il a la tête très-forte, et il ne laisse
pas de tirer assez bien de cette façon, mais avec beaucoup moins d'avantage
que quand il tire par les épaules; il semble avoir été fait exprès pour la
charrue; la masse de son corps, la lenteur de ses mouvements, le peu de
hauteur de ses jambes, tout, jusqu’à sa tranquillité et à sa patience dans le
travail, semble concourir à le rendre propre à la culture des champs, et
plus capable qu’aucun autre de vaincre la résistance constante et toujours
nouvelle que la terre oppose à ses efforts; le cheval, quoique peut-être aussi
fort que le bœuf, est moins propre à cet ouvrage, il est trop élevé sur ses
jambes, ses mouvements sont trop grands, trop brusques, et d’ailleurs il
s’impatiente et se rebute trop aisément; on lui ôte même toute la légèreté,
toute la souplesse de ses mouvements, toute la grâce de son attitude et de
sa démarche, lorsqu’on le réduit à ce travail pesant, pour lequel il faut plus
de constance que d’ardeur, plus de masse que de vitesse, et plus de poids
que de ressort.
Dans les espèces d’animaux dont l’homme a fait des troupeaux et où la
multiplication est l’objet principal, la femelle est plus nécessaire , plus utile
que le mâle ; le produit de la vache est un bien qui croît et qui se renouvelle
à chaque instant; la chair du veau est une nourriture aussi abondante que
saine et délicate, le lait est l’aliment des enfants, le beurre l’assaisonnement
LE BOEUF.
431
de la plupart de 110s mets, le fromage la nourriture la plus ordinaire des
habitants de la campagne : que de pauvres familles sont aujourd’hui réduites
à vivre de leur vache 1 ! Ces mêmes hommes qui tous les jours, et du matin
au soir, gémissent dans le travail et sont courbés sur la charrue, ne tirent
de la terre que du pain noir, et sont obligés de céder à d’autres la fleur,
la substance de leur grain, c’est par eux et ce n’est pas pour eux que les
moissons sont abondantes; ces mêmes hommes qui élèvent, qui multiplient
le bétail, qui le soignent et s’en occupent perpétuellement , n’osent jouir du
fruit de leurs travaux; la chair de ce bétail est une nourriture dont ils sont
forcés de s’interdire l’usage, réduits par la nécessité de leur condition, c’est-
à-dire par la dureté des autres hommes, à vivre, comme les chevaux, d’orge
et d’avoine, ou de légumes grossiers et de lait aigre.
On peut aussi faire servir la vache à la charrue , et quoiqu’elle ne soit
pas aussi forte que le bœuf, elle ne laisse pas de le remplacer souvent;
mais lorsqu’on veut l’employer à cet usage il faut avoir attention de l’assor-
tir, autant qu’on le peut, avec un bœuf de sa taille et de sa force, ou avec
une autre vache , afin de conserver l’égalité du trait et de maintenir le soc
en équilibre entre ces deux puissances; moins elles sont inégales, et plus
le labour de la terre est facile et régulier; au reste, on emploie souvent six
et jusqu’à huit bœufs dans les terrains fermes , et surtout dans les friches ,
qui se lèvent par grosses mottes et par quartiers, au lieu que deux vaches
suffisent pour labourer les terrains meubles et sablonneux; on peut aussi
dans ces terrains légers pousser à chaque fois le sillon beaucoup plus loin
que dans les terrains forts : les anciens avaient borné à une longueur de
cent vingt pas la plus grande étendue du sillon que le bœuf devait tracer
par une continuité non interrompue d’efforts et de mouvements, après quoi,
disaient-ils, il faut cesser de l'exciter et le laisser reprendre haleine pen-
dant quelques moments avant de poursuivre le même sillon ou d’en com-
mencer un autre; mais les anciens faisaient leurs délices de l’étude de
l’agriculture, et mettaient leur gloire à labourer eux-mêmes, ou du moins
à favoriser le laboureur, à épargner la peine du cultivateur et du bœuf;
et parmi nous ceux qui jouissent le plus des biens de cette terre sont ceux
qui savent le moins estimer, encourager, soutenir l’art de la cultiver.
Le taureau sert principalement à la propagation de l’espèce, et quoiqu’on
puisse aussi le soumettre au travail, on est moins sûr de son obéissance, et
il faut être en garde contre l’usage qu’il peut faire de sa force; la nature a
fait cet animal indocile et fier : dans le temps du rut il devient indomptable,
et souvent furieux ; mais par la castration l’on détruit la source de ces mou-
vements impétueux et l’on ne retranche rien à sa force ; il n’en est que plus
U 11 n’a sans mes bienfaits passé nulles journées
Tout n’est que pour lui seul ; mon lait et mes enfants
La Font.
432
LE BŒUF.
gros, plus massif, plus pesant et plus propre à l’ouvrage auquel on le des*
tine; il devient aussi plus traitable, plus patient, plus docile et moins incom-
mode aux autres : un troupeau de taureaux ne serait qu’une troupe effrénée
que l’homme ne pourrait ni dompter, ni conduire.
La manière dont se fait cette opération est assez connue des gens de la
campagne; cependant il y a sur cela des usages très-différents dont on n’a
peut-être pas assez observé les différents effets; en général, l’âge le plus
convenable à la castration est l’âge qui précède immédiatement la puberté:
pour le bœuf c’est dix-huit mois ou deux ans; ceux qu’on y soumet plus tôt
périssent presque tous; cependant les jeunes veaux auxquels on ôte les tes-
ticules quelque temps après leur naissance, et qui survivent à cette opération
si dangereuse à cet âge, deviennent des bœufs plus grands, plus gros, plus
gras que ceux auxquels on ne fait la castration qu’à deux, trois ou quatre
ans; mais ceux-ci paraissent conserver plus de courage et d’activité, et ceux
qui ne la subissent qu’à l’âge de six, sept ou huit ans ne perdent presque
rien des autres qualités du sexe masculin; ils sont plus impétueux, plus
indociles que les autres bœufs, et dans le temps de la chaleur des femelles
ils cherchent encore à s’en approcher, mais il faut avoir soin de les en écar-
ter ; l’accouplement et même le seul attouchement du bœuf fait naître à la
vulve de la vache des espèces de carnosités ou de verrues qu’il faut détruire
et guérir en y appliquant un fer rouge; ce mal peut provenir de ce que ces
bœufs, qu’on n’a que bistournés, c’est-à-dire auxquels on a seulement com-
primé les testicules et serré et tordu les vaisseaux qui y aboutissent, ne lais-
sent pas de répandre une liqueur apparemment à demi purulente, et qui
peut causer des ulcères à la vulve de la vache, lesquels dégénèrent ensuite
en carnosités.
Le printemps est la saison où les vaches sont le plus communément en
chaleur; la plupart, dans ce pays-ci, reçoivent le taureau et deviennent
pleines depuis le 15 avril jusqu’au 15 juillet, mais il ne laisse pas d’y en
avoir beaucoup dont la chaleur est plus tardive, et d’autres dont la chaleur
est plus précoce ; elles portent neuf mois, et mettent bas au commencement
du dixième; on a donc des veaux en quantité depuis le 15 janvier jusqu’au
15 avril ; on en a aussi pendant tout l’été assez abondamment, et l’automne
est le temps où ils sont le plus rares. Les signes de la chaleur de la vache ne
sont point équivoques; elle mugit alors très-fréquemment et plus violem-
ment que dans les autres temps, elle saute sur les vaches, sur les bœufs et
même sur les taureaux, la vulve est gonflée et proéminente au dehors; il
faut profiter du temps de cette forte chaleur pour lui donner le taureau ; si
on laissait diminuer cette ardeur, la vache ne retiendrait pas aussi sûrement.
Le taureau doit être choisi, comme le cheval étalon, parmi les plus beaux
de son espèce; il doit être gros, bien fait et en bonne chair; il doit avoir
l’œil noir, le regard fier, le front ouvert, la tête courte, les cornes grosses.
_v,. 23. /;
N° 20
LE BŒUF.
433
courtes et noires, les oreilles longues et velues, le mufle grand , le nez court
et droit, le col charnu et gros, les épaules et la poitrine larges, les reins
fermes, le dos droit, les jambes grosses et charnues, la queue longue et bien
couverte de poil, l’allure ferme et sûre, et le poil rouge a. Les vaches retien-
nent souvent dès la première, seconde ou troisième fois, et sitôt qu’elles
sont pleines le taureau refuse de les couvrir, quoiqu’il y ait encore appa-
rence de chaleur ; mais ordinairement la chaleur cesse presque aussitôt
qu’elles ont conçu, et elles refusent aussi elles-mêmes les approches du
taureau.
Les vaches sont assez sujettes à avorter lorsqu’on ne les ménage pas et
qu’on les met à la charrue, au charroi, etc. ; il faut même les soigner davan-
tage et les suivre de plus près lorsqu’elles sont pleines que dans les autres
temps, afin de les empêcher de sauter des haies, des fossés, etc. ; il faut aussi
les mettre dans les pâturages les plus gras , et dans un terrain qui , sans
être trop humide et marécageux, soit cependant très-abondant en herbe :
six semaines ou deux mois avant qu’elles mettent bas, on les nourrira plus
largement qu’à l’ordinaire, en leur donnant à l’étable de l’herbe pendant
l’été, et pendant l’hiver du son le matin ou de la luzerne, du sainfoin, etc. ;
on cessera aussi de les traire dans ce même temps, le lait leur est alors plus
nécessaire que jamais pour la nourriture de leur fœtus; aussi y a-t-il des
vaches dont le lait tarit absolument un mois ou six semaines avant qu’elles
mettent bas; celles qui ont du lait jusqu’aux derniers jours sont les meil-
leures mères et les meilleures nourrices; mais ce lait des derniers temps est
généralement mauvais et peu abondant. Il faut les mêmes attentions pour
l’accouchement de la vache que pour celui de la jument, et même il paraît
qu’il en faut davantage, car la vache qui met bas paraît être plus épuisée,
plus fatiguée que la jument; on ne peut se dispenser de la mettre dans une
étable séparée, où il faut qu’elle soit chaudement et commodément sur de
la bonne litière, et de la bien nourrir, en lui donnant pendant dix ou douze
jours de la farine de fèves, de blé ou d’avoine,- etc., délayée avec de l’eau
salée, et abondamment de la luzerne, du sainfoin ou de bonne herbe bien
nuire; ce temps suffit ordinairement pour la rétablir, après quoi on la remet
par degrés à la vie commune et au pâturage; seulement il faut encore avoir
l’attention de lui laisser tout son lait pendant les deux premiers mois, le veau
profitera davantage, et d’ailleurs le lait de ces premiers temps n’est pas de
bonne qualité.
On laisse le jeune veau auprès de sa mère pendant les cinq ou six premiers
jours, afin qu’il soit toujours chaudement et qu’il puisse teter aussi souvent
qu’il en a besoin ; mais il croît et se fortifie assez dans ces cinq ou six jours
pour qu’on soit dès lors obligé de l’en séparer si l’on veut la ménager, car il
a. Voyez la Nouvelle maison Rustique. Paris , 1740 , t. I , p. 298.
U.
28
434
LE BŒUF.
l’épuiserait s’il était toujours auprès d’elle; il suffira de le laisser teter deux
ou trois fois par jour; et si l’on veut lui faire une bonne chair et l’engraisser
promptement on lui donnera tous les jours des œufs crus, du lait bouilli, de
la mie de pain ; au bout de quatre ou cinq semaines ce veau sera excellent à
manger : on pourra donc ne laisser teter que trente ou quarante jours les
veaux qu’on voudra livrer au boucher , mais il faudra laisser au lait pendant
deux mois au moins ceux qu’on voudra nourrir; plus on les laissera teter,
plus ils deviendront gros et forts; on préférera pour les élever ceux qui
seront nés aux mois d’avril, mai et juin ; les veaux qui naissent plus tard ne
peuvent acquérir assez de force pour résister aux injures de l’hiver suivant,
ils languissent par le froid et périssent presque tous. A deux, trois ou quatre
mois on sèvrera donc les veaux qu’on veut nourrir, et avant de leur ôter le
lait absolument, on leur donnera un peu de bonne herbe ou de foin fin pour
qu’ils commencent à s’accoutumer à cette nouvelle nourriture; après quoi
on les séparera tout à fait de leur mère, et on ne les en laissera point appro-
cher ni à l’étable ni au pâturage, où cependant on les mènera tous les jours,
et où on les laissera du matin au soir pendant l'été ; mais dès que le froid
commencera à se faire sentir en automne, il ne faudra les laisser sortir que
tard dans la matinée et les ramener de bonne heure le soir; et pendant
l’hiver, comme le grand froid leur est extrêmement contraire, on les tiendra
chaudement dans une étable bien fermée et bien garnie de litière; on leur
donnera, avec l'herbe ordinaire, du sainfoin, de la luzerne, etc., et on ne
les laissera sortir que par les temps doux; il leur faut beaucoup de soins pour
passer ce premier hiver : c’est le temps le plus dangereux de leur vie, car ils
se fortifieront assez pendant l’été suivant pour ne plus craindre le froid du
second hiver.
La vache est à dix-huit mois en pleine puberté, et le taureau à deux ans ;
mais quoiqu’ils puissent déjà engendrer à cet âge, on fera bien d’attendre
jusqu’à trois ans avant de leur permettre de s’accoupler; ces animaux sont
dans leur grande force depuis trois ans jusqu’à neuf; après cela les vaches
et les taureaux ne sont plus propres qu’à être engraissés et livrés au bou-
cher : comme ils prennent en deux ans la plus grande partie de leur accrois-
sement, la durée de leur vie est aussi, comme dans la plupart des autres
espèces d’animaux, à peu près de sept fois deux ans, et communément ils
ne vivent guère que quatorze ou quinze ans l.
Dans tous les animaux quadrupèdes la voix du mâle est plus forte et
plus grave que celle de la femelle, et je ne crois pas qu’il y ait d’exception
à cette règle : quoique les anciens aient écrit que la vache, le bœuf et même
le veau avaient la voix plus grave que le taureau , il est très-certain que
le taureau a la voix beaucoup plus forte, puisqu’il se fait entendre de bien
1. Voyez la note l de la page -396.
LE BŒUF.
435
plus loin que la vache, le bœuf ou le veau : ce qui a fait croire qu’il avait
la voix moins grave, c’est que son mugissement n’est pas un son simple,
mais un son composé de deux ou trois octaves, dont la plus élevée frappe
le plus l’oreille; et en y faisant attention, l’on entend en même temps un
son grave, et plus grave que celui de la voix de la vache, du bœuf et du
veau, dont les mugissements sont aussi bien plus courts : le taureau ne
mugit que d’amour, la vache mugit plus souvent de peur et d’horreur que
d’amour, et le veau mugit de douleur, de besoin de nourriture et de désir
de sa mère.
Les animaux les plus pesants et les plus paresseux ne sont pas ceux
qui dorment le plus profondément ni le plus longtemps : le bœuf dort,
mais d’un sommeil court et léger, il se réveille au moindre bruit; il se
couche ordinairement sur le côté gauche, et le rein ou rognon de ce côté
gauche est toujours plus gros et plus chargé de graisse que le rognon du
côté droit.
Les bœufs, comme les autres animaux domestiques, varient pour la
couleur; cependant le poil roux paraît être le plus commun, et plus il est
rouge, plus il est estimé : on fait cas aussi du poil noir, et l’on prétend
que les bœufs sous poil bai durent longtemps ; que les bruns durent moins
et se rebutent de bonne heure ; que les gris , les pommelés et les blancs
ne valent rien pour le travail et ne sont propres qu’à être engraissés; mais
de quelque couleur que soit le poil du bœuf, il doit être luisant, épais et
doux au toucher, car s’il est rude, mal uni ou dégarni, on a raison de sup-
poser que l’animal souffre, ou du moins qu’il n’est pas d’un fort tempéra-
ment : un bon bœuf pour la charrue ne doit être ni trop gras ni trop maigre,
il doit avoir la tête courte et ramassée, les oreilles grandes, bien velues et
bien unies, les cornes fortes, luisantes et de moyenne grandeur , le front
large , les yeux gros et noirs, le mufle gros et camus, les naseaux bien
ouverts, les dents blanches et égales, les lèvres noires, le cou charnu, les
épaules grosses et pesantes, la poitrine large, le fanon, c’est-à-dire, la
peau du devant pendante jusque sur les genoux, les reins fort larges, le
ventre spacieux et tombant, les flancs grands, les hanches longues , la
croupe épaisse, les jambes et les cuisses grosses et nerveuses, le dos droit
et plein, la queue pendante jusqu’à terre, et garnie de poils touffus et fins,
les pieds fermes, le cuir grossier et maniable, les muscles élevés et l’ongle
court et large a ; il faut aussi qu’il soit sensible à l’aiguillon , obéissant à
la voix et bien dressé; mais ce n’est que peu à peu et en s’y prenant de
bonne heure qu’on peut accoutumer le bœuf à porter le joug volontiers et à
se laisser conduire aisément : dès l’âge de deux ans et demi ou trois ans au
plus tard, il faut commencer à l’apprivoiser et à le subjuguer ; si l’on attend
a. Voyezlz Nouvelle maison Rzistique, t. I , p. 279.
L3G
LE BOEUF.
plus tord il devient indocile, et souvent indomptable; la patience, la douceur
et même les caresses, sont les seuls moyens qu'il faut employer, la force et
les mauvais traitements ne serviraient qu’à le rebuter pour toujours; il faut
donc lui frotter le corps, le caresser, lui donner de temps en temps de l’orge
bouillie, des fèves concassées, et d’autres nourritures de cette espèce, dont
il est le plus friand, et toutes mêlées de sel qu’il aime beaucoup ; en même
temps on lui liera souvent les cornes, quelques jours après on le mettra au
joug, et on lui fera traîner la charrue avec un autre bœuf de même taille, et
qui sera tout dressé; on aura soin de les attacher ensemble à la mangeoire,
de les mener de même au pâturage, afin qu’ils se connaissent et s’habituent
à n’avoir que des mouvements communs, et l’on n’emploiera jamais l’ai-
guillon dans les commencements, il ne servirait qu’à le rendre plus intrai-
table; il faudra aussi le ménager et ne le faire travailler qu’à petites reprises,
car il se fatigue beaucoup tant qu'il n’est pas tout à fait dressé, et par la
même raison, on le nourrira plus largement alors que dans les autres
temps.
Le bœuf ne doit servir que depuis trois, ans jusqu’à dix ; on fera bien de
le tirer alors de la charrue pour i’engraisser et le vendre , la chair en sera
meilleure que si l’on attendait plus longtemps. On connaît l’âge de cet animal
par les dents et par les cornes : les premières dents du devant tombent à
dix mois , et sont remplacées par d’autres qui ne sont pas si blanches et qui
sont plus larges; à seize mois, les dents voisines de celles du milieu tombent
et sont aussi remplacées par d’autres, et à trois ans toutes les dents incisives
sont renouvelées, elles sont alors égales, longues et assez blanches; à
mesure que le bœuf avance en âge elles s’usent et deviennent inégales et
noires : c’est la même chose pour le taureau et pour la vache , ainsi la cas-
tration ni le sexe ne changent rien à la crue et à la chute des dents; cela
ne change rien non plus à la chute des cornes l, car elles tombent également
à trois ans au taureau, au bœuf et à la vache, et elles sont remplacées par
d’autres cornes qui, comme les secondes dents, ne tombent plus; celles du
bœuf et de la vache deviennent seulement plus grosses et plus longues que
celles du taureau. L’ accroissement de ces secondes cornes ne se fait pas
d’une manière uniforme et par un développement égal ; la première année,
c’est-à-dire la quatrième année de l’âge du bœuf, il lui pousse deux petites
cornes pointues, hettes, unies, et terminées vers la tête par une espèce de
1. Chute des cornes. Singulière inadvertance! Buffon se corrigera lui-mème dans ses Addi-
tions. Les cornes des Bœufs ne tombent pas. Les ruminants se partagent en trois catégories.
Les uns n’ont pas de cornes : le chameau , le dromadaire , le lama, la vigogne, les chevro-
tains , etc. ; les autres ont des cornes ou bois qui tombent : Y élan, le renne, le daim, le che-
vreuil, les cerfs, etc.; les autres ont des cornes qui ne tombent jamais : les bœufs , les mou-
tons, les chèvres, les antilopes, etc. La girafe forme comme une petite catégorie à part; elle ;
a des cornes recouvertes d’une peau velue , comme celles du cerf , comme celles du renne, etc.,
et qui, comme celles des bœufs , des chèvres . etc., ne tombent jamais.
i
LE BŒUF.
437
bourrelet; l’année suivante ce bourrelet s’éloigne de la tête, poussé par un
cylindre de corne qui se forme et qui se termine aussi par un autre bourrelet
et ainsi de suite, car tant que l’animal vit les cornes croissent; ces bourre-
lets deviennent des nœuds annulaires, qu'il est aisé de distinguer dans la
corne, et par lesquels l’âge se peut aisément compter, en prenant pour trois
ans la pointe de la corne jusqu’au premier nœud, et pour un an de plus cha-
cun des intervalles entre les autres nœuds.
Le cheval mange nuit et jour, lentement, mais presque continuellement;
le bœuf au contraire mange vite et prend en assez peu de temps toute la
nourriture qu’il lui faut, après quoi il cesse de manger et se couche pour
ruminer. Cette différence vient de la différente conformation de l’estomac
de ces animaux : le bœuf, dont les deux premiers estomacs ne forment
qu’un même sac d’une très-grande capacité, peut sans inconvénient prendre
à la fois beaucoup d’herbe et le remplir en peu de temps pour ruminer
ensuite et digérer à loisir ; le cheval , qui n’a qu’un petit estomac, ne peut
y recevoir qu’une petite quantité d’herbe et le remplir successivement à
mesure qu’elle s’affaisse et qu’elle passe dans les intestins, où se fait princi-
palement la décomposition de la nourriture; car ayant observé dans le
bœuf et dans le cheval le produit successif de la digestion et surtout la
décomposition du foin, nous avons vu dans le bœuf qu’au sortir de la partie
de la panse, qui forme le second estomac et qu’on appelle le bonnet, il est
réduit en une espèce de pâte verte , semblable à des épinards hachés et
bouillis ; que c’est sous cette forme qu’il est retenu et contenu dans les plis
ou livrets du troisième estomac, qu’on appelle le feuillet; que la décompo-
sition en est entière dans le quatrième estomac, qu’on appelle la caillette; et
que ce n’est, pour ainsi dire, que le marc qui passe dans les intestins; au
lieu que dans le cheval le foin ne se décompose guère ni dans l’estomac , ni
dans les premiers boyaux, où il devient seulement plus souple et plus
flexible, comme ayant été macéré et pénétré de la liqueur active dont il est
environné; qu’il arrive au cæcum et au colon sans grande altération ; que
c’est principalement dans ces deux intestins, dont l’énorme capacité répond
à celle de la panse des ruminants, que se fait dans le cheval la décompo-
sition de la nourriture ; et que cette décomposition n’est jamais aussi entière
que celle qui se fait dans le quatrième estomac du bœuf.
Par ces mêmes considérations et par la seule inspection des parties, il me
semble qu’il est aisé de concevoir comment se fait la rumination *, et pour-
1. L'estomac des animaux ruminants se compose de quatre poches : la panse, le bonnet, le
feuillet et la caillette.
A la première déglutition, les aliments, à peine mâchés , tombent dans les deux premières
poches. Après s'y être ramollis , ils sont ramenés cà la bouche par portions séparées , par
pelotes. Il y a un petit appareil , une sorte de bouche intérieure, qui détache ces pelotes et les
pousse dans l’œsophage. Les aliments, revenus à la bouche, y sont soumis à une seconde
438
LE BŒUF.
quoi le cheval ne rumine ni ne vomit, au lieu que le bœuf et les autres ani-
maux qui ont plusieurs estomacs semblent ne digérer l’herbe qu’à mesure
qu’ils ruminent. La rumination n’est qu’un vomissement sans effort, occa-
sionné par la réaction du premier estomac sur les aliments qu’il contient.
Le bœuf remplit ses deux premiers estomacs, c’est-à-dire la panse et le
bonnet, qui n’est qu’une portion de la panse, tout autant qu’ils peuvent
l’être; cette membrane tendue réagit donc alors avec force sur l’herbe
qu’elle contient, qui n’est que très-peu mâchée, à peine hachée, et dont le
volume augmente beaucoup par la fermentation : si l’aliment était liquide,
cette force de contraction le ferait passer dans le troisième estomac , qui ne
communique à l’autre que par un conduit étroit, dont même l’orifice est
situé à la partie supérieure du premier, et presque aussi haut que celui de
l’œsophage ; ainsi ce conduit ne peut pas admettre cet aliment sec, ou du
moins il n’en admet que la partie la plus coulante ; il est donc nécessaire
que les parties les plus sèches remontent dans l’œsophage, dont l’orifice est
plus large que celui du conduit; elles y remontent en effet, l’animal les
remâche, les macère, les imbibe de nouveau de sa salive, et rend ainsi peu
à peu l’aliment plus coulant, il le réduit en pâte assez liquide pour qu’elle
puisse couler dans ce conduit qui communique au troisième estomac, où elle
se macère encore avant de passer dans le quatrième, et c’est dans ce dernier
estomac que s’achève la décomposition du foin qui y est réduit en parfait
mucilage : ce qui confirme la vérité de cette explication, c’est que tant que
ces animaux tettent ou sont nourris de lait et d’autres aliments liquides et
coulants ils ne ruminent pas, et qu’ils ruminent beaucoup plus en hiver et
lorsqu’on les nourrit d’aliments secs qu’en été, pendant lequel ils paissent
l'herbe tendre; dans le cheval, au contraire, l’estomac est très-petit, l’ori-
fice de l’œsophage est fort étroit, et celui du pylore est fort large ; cela seul
suffirait pour rendre impossible la rumination, car l’aliment contenu dans ce
petit estomac, quoique peut-être plus fortement comprimé que dans le grand
estomac du bœuf, ne doit pas remonter, puisqu’il peut aisément descendre
par le pylore qui est fort large; il n’est pas même nécessaire que le foin soit
réduit en pâte molle et coulante pour y entrer; la force de contraction de
l’estomac y pousse l’aliment encore presque sec, et il ne peut remonter par
l’œsophage, parce que ce conduit est fort petit en comparaison de celui du
pylore ; c’est donc par cette différence générale de conformation que le bœuf
rumine et que le cheval ne peut ruminer; mais il y a encore une différence
particulière dans le cheval, qui fait que non-seulement il ne peut ruminer,
c’est-à-dire vomir sans effort, mais même qu’il ne peut absolument vomir.
mastication. Après quoi, ils sont déglutis de nouveau, et passent directement, en suivant un
canal particulier , dans les deux dernières poches : le feuillet et la caillette. C’est dans la caillette
que se fait la digestion. (Voyez, dans mes Mémoires de physiol. et d’anat. comp., l’article
intitulé : Expériences sur le mécanisme de la rumination . )
LE BŒUF.
439
quelque effort qu’il puisse faire1; c’est que le conduit de l’œsophage arrivant
très-obliquement dans l’estomac du cheval, dont les membranes forment
une épaisseur considérable, ce conduit fait dans cette épaisseur une espèce
de gouttière si oblique qu’il ne peut que se serrer davantage au lieu de s’ou-
vrir par les convulsions de l’estomac a. Quoique cette différence, aussi bien
que les autres différences de conformation qu’on peut remarquer dans le
corps des animaux, dépendent toutes de la nature lorsqu’elles sont con-
stantes , cependant il y a dans le développement, et surtout dans celui des
parties molles, des différences constantes en apparence, qui néanmoins
pourraient varier, et qui même varient par les circonstances : la grande
capacité de la panse du bœuf, par exemple, n’est pas due en entier à la
nature; la panse n’est pas telle par sa conformation primitive, elle ne le
devient que successivement et par le grand volume des aliments; car dans le
veau qui vient de naître, et même dans le veau qui est encore au lait et qui
n’a pas mangé d’herbe, la panse, comparée à la caillette, est beaucoup plus
petite que dans le bœuf : cette grande capacité de la panse ne vient donc que
de l’extension qu’occasionne le grand volume des aliments; j’en ai été con-
vaincu par une expérience qui me paraît décisive. J’ai fait nourrir deux
agneaux du même âge et sevrés en même temps, l’un de pain et l’autre
d’herbe; les ayant ouverts au bout d’un an, j’ai vu que la panse de l’agneau
qui avait vécu d’herbe était devenue plus grande de beaucoup que la panse
de celui qui avait été nourri de pain.
On prétend que les bœufs qui mangent lentement résistent plus long-
temps au travail que ceux qui mangent vite; que les bœufs des pays élevés
et secs sont plus vifs, plus vigoureux et plus sains que ceux des pays bas et
humides; que tous deviennent plus forts lorsqu’on les nourrit de foin sec
que quand on ne leur donne que de l’herbe molle; qu’ils s’accoutument
plus difficilement que les chevaux au changement de climat , et que par
cette raison l’on ne doit jamais acheter que dans son voisinage des bœufs
pour le travail.
En hiver, comme les bœufs ne font rien, il suffira de les nourrir de paille
et d’un peu de foin; mais dans le temps des ouvrages on leur donnera beau-
coup plus de foin que de paille, et même un peu de son ou d’avoine avant de
les faire travailler ; l’été, si le foin manque, on leur donnera de l’herbe
fraîchement coupée, ou bien de jeunes pousses et des feuilles de frêne,
d’orme, de chêne, etc., mais en petite quantité, l’excès de cette nourriture,
qu’ils aiment beaucoup, leur causant quelquefois un pissement de sang; la
luzerne, le sainfoin, la vesce, soit en vert ou en sec, les lupins, les navets.
a. Voyez le mémoire de M. Bertin dans le volume de l’Académie des Sciences, année 1746.
1. Voyez mon mémoire sur les causes du non-vomissement du cheval. {Ann. des soi. nat. „
année 1848, p. 145.)
440
LE BŒUF.
l’orge bouillie, etc., sont aussi de très-bons aliments pour les bœufs; il n’est
pas nécessaire de régler la quantité de leur nourriture, ils n’en prennent
jamais plus qu’il ne leur en faut, et l’on fera bien de leur en donner toujours
assez pour qu’ils en laissent; on ne les mettra au pâturage que vers le 15 de
mai, les premières herbes sont trop crues, et quoiqu'ils les mangent avec
avidité, elles ne laissent pas de les incommoder; on les fera pâturer pendant
tout l’été, et vers le 15 octobre on les remettra au fourrage, en observant
de ne les pas faire passer brusquement du vert au sec et du sec au vert, mais
de les amener par degrés à ce changement de nourriture.
La grande chaleur incommode ces animaux peut-être plus encore que le
grand froid; il faut pendant l’été les mener au travail dès la pointe du jour,
les ramener à l’étable ou les laisser dans les bois pâturer à l’ombre pendant
la grande chaleur, et ne les remettre à l’ouvrage qu’à trois ou quatre heures
du soir; au printemps, en hiver et en automne on pourra les faire travailler
sans interruption depuis huit ou neuf heures du matin jusqu’à cinq ou six
heures du soir. Us ne demandent pas autant de soin que les chevaux; cepen-
dant si l’on veut les entretenir sains et vigoureux on ne peut guère se dis-
penser de les étriller tous les jours, de les laver, de leur graisser la corne des
pieds, etc. ; il faut aussi les faire boire au moins deux fois par jour, ils aiment
l’eau nette et fraîche, au lieu que le cheval l’aime trouble et tiède.
La nourriture et le soin sont à peu près les mêmes et pour la vache et
pour le bœuf ; cependant la vache à lait exige des attentions particulières,
tant pour la bien choisir que pour la bien conduire : on dit que les vaches
noires sont celles qui donnent le meilleur lait, et que les blanches sont celles
qui en donnent le plus ; mais, de quelque poil que soit la vache à lait, il faut
qu’elle soit en bonne chair, qu’elle ait l’œil vif, la démarche légère, qu’elle
soit jeune, et que son lait soit, s’il se peut, abondant et de bonne qualité ; on
la traira deux fois par jour en été et une fois seulement en hiver; et si l’on
veut augmenter la quantité du lait il n’y aura qu’à la nourrir avec des ali-
ments plus succulents que l’herbe.
Le bon lait n’est ni trop épais ni trop clair; sa consistance doit être telle
que, lorsqu’on en prend une petite goutte, elle conserve sa rondeur sans
couler; il doit aussi être d’un beau blanc; celui qui tire sur le jaune ou sur
le bleu ne vaut rien; sa saveur doit être douce, sans aucune amertume et
sans âcreté; il faut aussi qu’il soit de bonne odeur ou sans odeur; il est meil-
leur au mois de mai et pendant l’été que pendant l’hiver, et il n’est parfai-
tement bon que quand la vache est en bon âge et en bonne santé; le lait des
jeunes génisses est trop clair, celui des vieilles vaches est trop sec, et pen-
dant l’hiver il est trop épais : ces différentes qualités du lait sont relatives
à la quantité plus ou moins grande des parties butireuses, caséeuses et
séreuses qui le composent ; le lait trop clair est celui qui abonde trop en
parties séreuses, le lait trop épais est celui qui en manque, et le lait trop
LE BŒUF.
441
sec n’a pas assez de parties butireuses et séreuses; le lait d’une vache
en chaleur n’est pas bon , non plus que celui d’une vache qui approche
de son terme ou qui a mis bas depuis peu de temps. On trouve dans le
troisième et dans le quatrième estomac du veau qui tette des grumeaux
de lait caillé ; ces grumeaux de lait séchés à l’air sont la présure dont on
se sert pour faire cailler le lait; plus on garde cette présure, meilleure elle
est, et il n’en faut qu’une très-petite quantité pour faire un grand volume de
fromage.
Les vaches et les bœufs aiment beaucoup le vin, le vinaigre, le sel; ils
dévorent avec avidité une salade assaisonnée : en Espagne et dans quelques
autres pays on met auprès du jeune veau à l’étable une de ces pierres qu’on
appelle salègres, et qu’on trouve dans les mines de sel gemme ; il lèche cette
pierre salée pendant tout le temps que sa mère est au pâturage, ce qui excite
si fort l’appétit ou la soif qu’au moment que la vache arrive le jeune veau se
jette à la mamelle, en tire avec avidité beaucoup de lait, s’engraisse et croît
bien plus vite que ceux auxquels on ne donne point de sel ; c’est par la
même raison, que quand les bœufs ou les vaches sont dégoûtés, on leur donne
de l’herbe trempée dans du vinaigre ou saupoudrée d’un peu de sel; on
peut leur en donner aussi lorsqu’ils se portent bien et que l’on veut exciter
leur appétit pour les engraisser en peu de temps ; c’est ordinairement à l’âge
de dix ans qu’on les meta l’engrais; si l’on attend plus tard on est moins sûr
de réussir et leur chair n’est pas si bonne; on peut les engraisser en toutes
saisons, mais l’été est celle qu’on préfère parce que l’engrais se fait à moins
de frais, et qu'en commençant au mois de mai ou de juin on est presque sûr
de les voir gras avant la fin d’octobre : dès qu’on voudra les engraisser, on
cessera de les faire travailler, on les fera boire beaucoup plus souvent, on
leur donnera des nourritures succulentes en abondance, quelquefois mêlées
d’un peu de sel, et on les laissera ruminer à loisir et dormir à l’étable pen-
dant les grandes chaleurs; en moins de quatre ou cinq mois ils deviendront
si gras qu’ils auront de la peine à marcher, et qu’on ne pourra les conduire
au loin qu’à très-petites journées. Les vaches, et même les taureaux bis-
tournés, peuvent s’engraisser aussi, mais la chair de la vache est plus sèche
et celle du taureau bistourné est plus rouge et plus dure que la chair du
bœuf, et elle a toujours un goût désagréable et fort.
Les taureaux , les vaches et les bœufs sont fort sujets à se lécher, sur-
tout dans le temps qu’ils sont en plein repos; et comme l’on croit que cela
les empêche d'engraisser, on a soin de frotter de leur fiente tous les endroits
de leur corps auxquels ils peuvent atteindre; lorsqu’on ne prend pas cette
précaution, ils s’enlèvent le poil avec la langue, qu’ils ont fort rude, et ils
avalent ce poil en grande quantité ; comme cette substance ne peut se digé-
rer, elle reste dans leur estomac et y forme des pelotes rondes qu’on a
appelées égagropiles, et qui sont quelquefois d’une grosseur si considérable
442
LE BŒUF.
qu’elles doivent les incommoder par leur volume, et les empêcher de digé-
rer par leur séjour dans l’estomac : ces pelotes se revêtent avec le temps
d’une croûte brune assez solide, qui n’est cependant qu’un mucilage épaissi,
mais qui par le frottement et la coction devient dur et luisant ; elles ne se
trouvent jamais que dans la panse, et s’il entre du poil dans les outres esto-
macs, il n’y séjourne pas, non plus que dans les boyaux; il passe apparem-
ment avec le marc des aliments.
Les animaux qui ont des dents incisives, comme le cheval et l’âne, aux
deux mâchoires, broutent plus aisément l’herbe courte que ceux qui man-
quent de dents incisives à la mâchoire supérieure; et si le mouton et la
chèvre la coupent de très-près , c’est parce qu’ils sont petits et que leurs
lèvres sont minces; mais le bœuf, dont les lèvres sont épaisses, ne peut
brouter que l’herbe longue, et c’est par cette raison qu’il ne fait aucun tort
au pâturage sur lequel il vit; comme il ne peut pincer que l’extrémité des
jeunes herbes , il n’en ébranle point la racine, et n’en retarde que très-peu
l’accroissement ; au lieu que le mouton et la chèvre les coupent de si près ,
qu’ils détruisent la tige et gâtent la racine : d’ailleurs, le cheval choisit
l’herbe la plus fine, et laisse grener et se multiplier la grande herbe, dont
les tiges sont dures, au lieu que le bœuf coupe ces grosses tiges et détruit
peu à peu l’herbe la plus grossière, ce qui fait qu’au bout de quelques années
la prairie sur laquelle le cheval a vécu n’est plus qu’un mauvais pré, au
lieu que celle que le bœuf a broutée devient un pâturage fin.
L’espèce de nos bœufs , qu’il ne faut pas confondre avec celles de l’au-
rochs, du buffle et du bison, paraît être originaire de nos climats tempérés,
la grande chaleur les incommodant autant que le froid excessif; d’ailleurs
cette espèce, si abondante en Europe, ne se trouve point dans les pays
méridionaux, et ne s’est pas étendue au delà de l’Arménie et de la Perse a
en Asie, et au delà de l’Égypte et de la Barbarie en Afrique; car aux Indes,
aussi bien que dans le reste de l’Afrique , et même en Amérique , ce sont
des bisons qui ont une bosse sur le dos, ou d’autres animaux auxquels les
voyageurs ont donné le nom de bœuf, mais qui sont d’une espèce diffé-
rente de celle de nos bœufs; ceux qu’on trouve au cap de Bonne-Espérance
et en plusieurs contrées de l’Amérique y ont été transportés d’Europe par
les Hollandais et par les Espagnols : en général, il paraît que les pays un peu
froids conviennent mieux à nos bœufs que les pays chauds , et qu’ils sont
d’autant plus gros et plus grands, que le climat est plus humide et plus
abondant en pâturages. Les bœufs de Danemarck , de la Podolie , de l’U-
kraine, et de la Tartarie qu’habitent les Calmoucks b, sont les plus grands
de tous ; ceux d’Irlande, d’Angleterre, de Hollande et de Hongrie sont aussi
a. Voyez le Voyage de Chardin , t. II, p. 28.
b. Voyez le Voyage de Regnard. Paris, 1742 , 1. 1 , p. 217; et l’ Histoire générale des Voyages,
t. VII, p. 13.
LE BOEUF.
443
plus grands qoe ceux de Perse, de Turquie, de Grèce, d’Italie, de France et
d’Espagne, et ceux de Barbarie sont les plus petits de tous ; on assure même
que les Hollandais tirent tous les ans du Danemarck un grand nombre de
vaches grandes et maigres , et que ces vaches donnent en Hollande beau-
coup plus de lait que les vaches de France : c’est apparemment cette même
race de vaches à lait qu’on a transportée et multipliée en Poitou , en Aunis
et dans les marais de Charente , où on les appelle vaches flandrines ; ces
vaches sont en effet beaucoup plus grandes et plus maigres que les vaches
communes , et elles donnent une fois autant de lait et de beurre ; elles don-
nent aussi des veaux beaucoup plus grands et plus forts., elles ont du lait
en tout temps, et on peut les traire toute l’année, à l’exception de quatre
ou cinq jours avant qu’elles mettent bas , mais il faut pour ces vaches des
pâturages excellents : quoiqu’elles ne mangent guère plus que les vaches
communes, comme elles sont toujours maigres, toute la surabondance de la
nourriture se tourne en lait, au lieu que les vaches ordinaires deviennent
grasses et cessent de donner du lait dès qu’elles ont vécu pendant quelque
temps dans des pâturages trop gras. Avec un taureau de cette race et des
vaches communes, on fait une autre race qu’on appelle bâtarde, et qui est
plus féconde et plus abondante en lait que la race commune ; ces vaches
bâtardes donnent souvent deux veaux à la fois, et fournissent aussi du lait
pendant toute l’année : ce sont ces bonnes vaches à lait qui font une partie
des richesses de la Hollande, d’où il sort tous les ans pour des sommes con-
sidérables de beurre et de fromage ; ces vaches, qui fournissent une ou deux
fois autant de lait que les vaches de France, en donnent six fois autant que
celles de Barbarie a. «
En Irlande, en Angleterre, en Hollande, en Suisse et dans le Nord , on
sale et on fume la chair du bœuf en grande quantité, soit pour l’usage de la
marine, soit pour l’avantage du commerce ; il sort aussi de ces pays une
grande quantité de cuirs : la peau du bœuf et même celle du veau servent,
comme l’on sait, à une infinité d’usages; la graisse est aussi une matière
utile, on la mêle avec le suif du mouton; le fumier du bœuf est le meilleur
engrais pour les terres sèches et légères ; la corne de cet animal est le pre-
mier vaisseau dans lequel on ait bu, le premier instrument dans lequel on
ait soufflé pour augmenter le son , la première matière transparente que
l’on ait employée pour faire des vitres, des lanternes, et que l’on ait ramol-
lie, travaillée, moulée pour faire des boîtes, des peignes et mille autres
ouvrages; mais finissons, car l’histoire naturelle doit finir où commence
l’histoire des arts.
a. Voyez le Voyage de M. Shaiv, t. I, d. 311.
444
LA BREBIS.
LA BREBIS. * 1
L’on ne peut guère douter que les animaux actuellement domestiques
n’aient été sauvages auparavant : ceux dont nous avons donné l’histoire en
ont fourni la preuve, et l’on trouve encore aujourd’hui des chevaux, des
ânes et des taureaux sauvages. Mais l’homme, qui s’est soumis tant de mil-
lions d’individus, peut-il se glorifier d’avoir conquis une seule espèce
entière? Comme toutes ont été créées sans sa participation, ne peut-on pas'
croire que toutes ont eu ordre de croître et de multiplier sans son secours?
Cependant, si l’on fait attention à la faiblesse et à la stupidité de la brebis,
si l’on considère en même temps que cet animal sans défense ne peut même
trouver son salut dans la fuite, qu’il a pour ennemis tous les animaux car-
nassiers, qui semblent le chercher de préférence et le dévorer par goût, que
d’ailleurs cette espèce produit peu, que chaque individu ne vit que peu de
temps, etc., on serait tenté d’imaginer que dès les commencements la brebis a
été confiée à la garde de l’homme, qu’elle a eu besoin de sa protection pour
subsister et de ses soins pour se multiplier, puisqu’en effet on ne trouve
point de brebis sauvages dans les déserts; que dans tous les lieux où l’homme
ne commande pas, le lion, le tigre, le loup, régnent par la force et par la
cruauté; que ces animaux de sang et de carnage vivent plus longtemps et
multiplient tous beaucoup plus que la brebis; et qu’enfin, si l’on abandonnait
encore aujourd’hui dans nos campagnes les troupeaux nombreux de cette
espèce que nous avons tant multipliée, ils seraient bientôt détruits sous nos
yeux, et l’espèce entière anéantie par le nombre et la voracité des espèces
ennemies.
Il parait donc-que ce n’est que par notre secours et par nos soins que cette
espèce a duré, dure, et pourra durer encore : il paraît qu’elle ne subsisterait
pas par elle-même. La brebis est absolument sans ressource et sans défense ;
le bélier n’a que de faibles armes, son courage n’est qu’une pétulance mutile
pour lui-même, incommode pour les autres, et qu’on détruit par la castra-
tion : les moutons sont encore plus timides que les brebis; c’est par crainte
qu’ils se rassemblent si souvent en troupeaux, le moindre bruit extraordi-
naire suffit pour qu’ils se précipitent et se serrent les uns contre les autres,
et cette crainte est accompagnée de la plus grande stupidité, car ils ne savent
pas fuir le danger, ils semblent même ne pas sentir l’incommodité de leur
situation; ils restent où ils se trouvent, à la pluie, à la neige, ils y demeurent
opiniâtrément, et pour les obliger à changer de lieu et à prendre une route
il leur faut un chef qu’on instruit à marcher le premier, et dont ils suivent
* Ovis arics (Linn. ). — Ordre des Ruminants ; Genre Mouton (Cuv. ).
1. L’histoire de la brebis commence le Ve volume de l’édition in-4° de l’Imprimerie royale,
volume publié en 1755.
LA BREBIS.
4 45
tous les mouvements pas à pas : ce chef demeurerait lui-même avec le reste
du troupeau, sans mouvement, dans la même place, s’il n’était chassé par le
berger ou excité par le chien commis à leur garde , lequel sait en effet
veiller à leur sûreté, les défendre, les diriger, les séparer, les rassembler et
leur communiquer les mouvements qui leur manquent.
Ce sont donc de tous les animaux quadrupèdes les plus stupides, ce sont
ceux qui ont le moins de ressource et d'instinct : les chèvres, qui leur res-
semblent à tant d’autres égards, ont beaucoup plus de sentiment; elles
savent se conduire, elles évitent les dangers, elles se familiarisent aisément
avec les nouveaux objets, au lieu que la brebis ne sait ni fuir, ni s’appro-
cher; quelque besoin quelle ait de secours, elle ne vient point à l’homme
aussi volontiers que la chèvre, et, ce qui dans les animaux paraît être le der-
nier degré de la timidité ou de l’insensibilité , elle se laisse enlever son
agneau sans le défendre, sans s’irriter, sans résister et sans marquer sa dou-
leur par un cri différent du bêlement ordinaire.
Mais cet animal, si chétif en lui-même, si dépourvu de sentiment, si dénué
de qualités intérieures, est pour l’homme l’animal le plus précieux, celui
dont l’utilité est la plus immédiate et la plus étendue : seul il peut suffire aux
besoins de première nécessité; il fournit tout à la fois de quoi se nourrir et
se vêtir, sans compter les avantages particuliers que l’on sait tirer du suif,
du lait, de la peau, et même des boyaux, des os et du fumier de cet animal,
auquel il semble que la nature n’ait, pour ainsi dire, 1 ien accordé en propre,
rien donné que pour le rendre à l’homme.
L’amour, qui dans les animaux est le sentiment le plus vif et le plus géné-
ral, est aussi le seul qui semble donner quelque vivacité, quelque mouve-
ment au bélier; il devient pétulant, il se bat, il s’élance contre les autres
béliers, quelquefois même il attaque son berger; mais la brebis, quoiqu’en
chaleur, n’en paraît pas plus animée, pas plus émue, elle n’a qu’autant
d’instinct qu’il en faut pour ne pas refuser les approches du mâle , pour
choisir sa nourriture et pour reconnaître son agneau. L’instinct est d’autant
plus sur qu’il est plus machinal, et, pour ainsi dire, plus inné : le jeune
agneau cherche lui-même dans un nombreux troupeau, trouve et saisit la
mamelle de sa mère sans jamais se méprendre. L’on dit aussi que les mou-
tons sont sensibles aux douceurs du chant, qu’ils paissent avec plus d’assi-
duité, qu’ils se portent mieux, qu’ils engraissent au son du chalumeau, que
la musique a pour eux des attraits; mais l’on dit encore plus souvent, et
avec plus de fondement, qu'elle sert au moins à charmer l’ennui du berger,
et que c’est à ce genre de vie oisive et solitaire que l’on doit rapporter l’ori-
gine de cet art.
Ces animaux, dont le naturel est si simple, sont aussi d’un tempérament
très-faible; ils ne peuvent marcher longtemps, les voyages les affaiblissent
et les exténuent; dès qu’ils courent, ils palpitent et sont bientôt essoufflés ; la
446
LA BREBIS.
grande chaleur, l'ardeur du soleil les incommodent autant que l’humidité,
le froid et la neige : ils sont sujets à grand nombre de maladies, dont la plu-
part sont contagieuses ; la surabondance de la graisse les fait quelquefois
mourir, et toujours elle empêche les brebis de produire; elles mettent bas
difficilement, elles avortent fréquemment et demandent plus de soin qu’aucun
des autres animaux domestiques.
Lorsque la brebis est prête à mettre bas, il faut la séparer du reste du
troupeau et la veiller afin d’être à portée d’aider à l’accouchement: l’agneau
se présente souvent de travers ou par les pieds , et dans ces cas la mère
court risque de la vie si elle n’est aidée ; lorsqu’elle est délivrée, on lève
l’agneau et on le met droit sur ses pieds; on tire en même temps le lait qui
est contenu dans les mamelles de la mère; ce premier lait est gâté et ferait
beaucoup de mal à l’agneau; on attend donc qu’elles se remplissent d’un
nouveau lait avant que de lui permettre de teter ; on le tient chaudement, et
on l’enferme pendant trois ou quatre jours avec sa mère pour qu’il apprenne
à la connaître : dans ces premiers temps, pour rétablir la brebis, on la
nourrit de bon foin et d’orge moulue ou de son mêlé d’un peu de sel ; on lui
fait boire de l’eau un peu tiède et blanchie avec de la farine de blé, de fèves
ou de millet; au bout de quatre ou cinq jours on pourra la remettre par
degrés à la vie commune et la faire sortir avec les autres; on observera seu-
lement de ne la pas mener trop loin pour ne pas échauffer son lait; quelque
temps après, lorsque l’agneau qui la tette aura pris de la force et qu’il com-
mencera à bondir on pourra le laisser suivre sa mère aux champs.
On livre ordinairement au boucher tous les agneaux qui paraissent faibles,
et l’on ne garde, pour les élever, que ceux qui sont les plus vigoureux, les
plus gros et les plus chargés de laine; les agneaux de la première portée ne
sont jamais si bons que ceux des portées suivantes : si l’on veut élever ceux
qui naissent aux mois d’octobre, novembre, décembre, janvier, février, on
les garde à l’étable pendant l’hiver, on ne les en fait sortir que le soir et le
matin pour teter, et on ne les laisse point aller aux champs avant le com-
mencement d’avril ; quelque temps auparavant on leur donne tous les jours
un peu d’herbe, afin de les accoutumer peu à peu à cette nouvelle nourri-
ture. On peut les sevrer à un mois, mais il vaut mieux ne le faire qu’à six
semaines ou deux mois : on préfère toujours les agneaux blancs et sans
taches aux agneaux noirs ou tachés, la laine blanche se vendant mieux que
la laine noire ou mêlée.
La castration doit se faire à l’âge de cinq ou six mois, ou même un peu
plus tard, au printemps ou en automne, dans un temps doux. Cette opéra-
tion se fait de deux manières : la plus ordinaire est l’incision; on tire les
testicules par l’ouverture qu’on vient de faire, et on les enlève aisément;
l’autre se fait sans incision ; on lie seulement, en serrant fortement avec une
corde, les bourses au-dessus des testicules, et l’on détruit par cette com-
LA BREBIS.
447
pression les vaisseaux qui y aboutissent. La castration rend l’agneau malade
et triste, et l’on fera bien de lui donner du son mêlé d’un peu de sel pendant
deux ou trois jours, pour prévenir le dégoût qui souvent succède à cet état.
A un an, les béliers, les brebis et les moutons perdent les deux dents du
devant de la mâchoire inférieure ; ils manquent, comme l’on sait, de dents
incisives à la mâchoire supérieure : à dix-huit mois les deux dents voisines
des deux premières tombent aussi, et à trois ans elles sont toutes remplacées ;
elles sont alors égales et assez blanches ; mais, à mesure que l’animal vieillit,
elles se déchaussent, s’émoussent et deviennent inégales et noires. On con-
naît aussi l’âge du bélier par les cornes ; elles paraissent dès la première
année, souvent dès la naissance, et croissent tous les ans d’un anneau jus-
qu’à l’extrémité de la vie. Communément les brebis n’ont pas de cornes, #
mais elles ont sur la tête des proéminences osseuses aux mêmes endroits où
naissent les cornes des béliers. Il y a cependant quelques brebis qni ont
deux et même quatre cornes : ces brebis sont semblables aux autres, leurs
cornes sont longues de cinq ou six pouces, moins contournées que celles des
béliers ; et lorsqu’il y a quatre cornes, les deux cornes extérieures sont plus
courtes que les deux autres.
Le bélier est en état d’engendrer dès l’âge de dix-huit mois, et à un an la
brebis peut produire ; mais on fera bien d’attendre que la brebis ait deux
ans et que le bélier en ait trois avant de leur permettre de s’accoupler; le
produit trop précoce, et même le premier produit de ces animaux est tou-
jours faible et mal conditionné. Un bélier peut aisément suffire à vingt-cinq
ou trente brebis ; on le choisit parmi les plus forts et les plus beaux de son
espèce : il faut qu’il ait des cornes, car il y a des béliers qui n’en ont pas, et
ces béliers sans cornes sont, dans ces climats, moins vigoureux et moins
propres à la propagation. Un beau et bon bélier doit avoir la tête forte et
grosse, le front large, les yeux gros et noirs, le nez camus, les oreilles
grandes, le col épais, le corps long et élevé, les reins et la croupe larges, les
testicules gros et la queue longue : les meilleurs de tous sont les blancs, bien
chargés de laine sur le ventre, sur la queue, sur la tête, sur les oreilles, et
jusque sur les yeux. Les brebis dont la laine est la plus abondante, la plus
touffue, la plus longue, la plus soyeuse et la plus blanche, sont aussi les
meilleures pour la propagation, surtout si elles ont en même temps le corps
grand, le col épais et la démarche légère. On observe aussi que celles qui
sont plutôt maigres que grasses produisent plus sûrement que les autres.
La saison de la chaleur des brebis est depuis le commencement de
novembre jusqu’à la fin d’avril : cependant elles ne laissent pas de conce-
voir en tout temps si on leur donne, aussi bien qu’au bélier, des nourritures
qui les échauffent, comme de l’eau salée et du pain de chènevis. On les laisse
couvrir trois ou quatre fois chacune, après quoi on les sépare du bélier, qui
s’attache de préférence aux brebis âgées et dédaigne les plus jeunes. L’on a
LA BREBIS.
448
soin de ne les pas exposer à la pluie ou aux orages dans le temps de l'accou-
plement.; l’humidité les empêche de retenir, et un coup de tonnerre suffit
pour les faire avorter. Un jour ou deux après qu’elles ont été couvertes , on
les remet à la vie commune, et l’on cesse de leur donner de l’eau salée,
dont l’usage continuel, aussi bien que celui du pain de chènevis et des
autres nourritures chaudes, ne manquerait pas de les faire avorter. Elles
portent cinq mois, et mettent bas au commencement du sixième ; elles ne
produisent ordinairement qu’un agneau, et quelquefois deux : dans les cli-
mats chauds, elles peuvent produire deux fois par an, mais en France et
dans les pays plus froids, elles ne produisent qu’une fois l’année. On donne
le bélier à quelques-unes vers la fin de juillet et au commencement d’août,’
afin d’avoir des agneaux dans le mois de janvier ; on le donne ensuite à un
plus grand nombre dans les mois de septembre, d’octobre et de novembre,
et l’cn a des agneaux abondamment aux mois de février, de mars et
d’avril : on peut aussi en avoir en quantité aux mois de mai , juin , juillet,
août et septembre, et ils ne sont rares qu’aux mois d’octobre, novembre et
décembre. La brebis a du lait pendant sept ou huit mois, et en grande abon-
dance ; ce lait est une assez bonne nourriture pour les enfants et pour les
gens de la campagne; on en fait aussi de fort bons fromages, surtout en le
mêlant avec celui de vache. L’heure de traire les brebis est immédiatement
avant qu’elles aillent aux champs, ou aussitôt après qu’elles en sont reve-
nues ; on peut les traire deux fois par jour en été, et une fois en hiver.
Les brebis engraissent dans le temps qu’elles sont pleines, parce qu’elles
mangent plus alors que dans les autres temps : comme elles se blessent
souvent et qu’elles avortent fréquemment, elles deviennent quelquefois sté-
riles et font assez souvent des monstres; cependant, lorsqu’elles sont bien
soignées, elles peuvent produire pendant toute leur vie, c’est-à-dire, jusqu’à
l’âge de dix ou douze ans; mais ordinairement elles sont vieilles et malé-
ficiées dès l’âge de sept ou huit ans. Le bélier, qui vit douze ou quatorze
ans, n’est bon que jusqu’à huit pour la propagation; il faut le bistourner
à cet âge et l’engraisser avec les vieilles brebis. La chair du bélier, quoique
bistourné et engraissé, a toujours un mauvais goût; celle de la brebis est
mollasse et insipide, au lieu que celle du mouton est la plus succulente
et la meilleure de toqtes les viandes communes.
Les gens qui veulent former un troupeau et en tirer du profit achètent
des brebis et des moutons de l’âge de dix-huit mois ou deux ans ; on en
peut mettre cent sous la conduite d’un seul berger : s’il est vigilant et
aidé d’un bon chien, il en perdra peu ; il doit les précéder lorsqu’il les
conduit aux champs, et les accoutumer à entendre sa voix, à le suivre sans
s’arrêter et sans s’écarter dans les blés, dans les vignes, dans les bois et
dans les terres cultivées, où ils ne manqueraient pas de causer du dégât.
Les coteaux et les plaines élevées au-dessus des collines sont les lieux qui
LA BREBIS.
449
leur conviennent le mieux; on évite de les mener paître dans les endroits
bas, humides et marécageux. On les nourrit pendant l’hiver, à l’étable, de
son, de navets, de foin, de paille, de luzerne, de sainfoin, de feuilles d’orme,
de frêne, etc. On ne laisse pas de les faire sortir tous les jours, à moins que
le temps ne soit fort mauvais, mais c’est plutôt pour les promener que pour
les nourrir; et dans cette mauvaise saison on ne les conduit aux champs
que sur les dix heures du matin ; on les y laisse pendant quatre ou cinq
heures, après quoi on les fait boire et on les ramène vers les trois heures
après midi. Au printemps et en automne au contraire, on les fait sortir
aussitôt que le soleil a dissipé la gelée ou l’humidité, et on ne les ramène
qu’au soleil couchant : il suffit aussi dans ces deux saisons de les faire boire
une seule fois par jour avant de les ramener à l’étable, où il faut qu’ils trou-
vent toujours du fourrage, mais en plus petite quantité qu’en hiver. Ce
n’est que pendant l’été qu’ils doivent prendre aux champs toute leur nour-
riture, on les y mène deux fois par jour, et on les fait boire aussi deux fois ;
on les fait sortir de grand matin, on attend que la rosée soit tombée pour
les laisser paître pendant quatre ou cinq heures , ensuite on les fait boire
et on les ramène à la bergerie ou dans quelque autre endroit à l’ombre :
sur les trois ou quatre heures du soir, lorsque la grande chaleur commence
à diminuer, on les mène paître une seconde fois jusqu’à la fin du jour; il
faudrait même les laisser passer toute la nuit aux champs comme on le fait
en Angleterre, si l’on n’avait rien à craindre du loup ; ils n’en seraient que
plus vigoureux, plus propres et plus sains. Comme la chaleur trop vive les
incommode beaucoup, et que les rayons du soleil leur étourdissent la tête
et leur donnent des vertiges, on fera bien de choisir les lieux opposés au
soleil, et de les mener le matin sur des coteaux exposés au levant, et l’après-
midi sur des coteaux exposés au couchant, afin qu’ils aient en paissant la
tête à l’ombre de leur corps; enfin il faut éviter de les faire passer par des
endroits couverts d’épines , de ronces, d’ajoncs, de chardons, si l’on veut
qu’ils conservent leur laine.
Dans les terrains secs , dans les lieux élevés où le serpolet et les autres
herbes odoriférantes abondent, la chair de mouton est de bien meilleure
qualité que dans les plaines basses et dans les vallées humides, à moins que
ces plaines ne soient sablonneuses et voisines de la mer, parce qu’alors -
toutes les herbes sont salées, et la chair du mouton n’est nulle part aussi
bonne que dans ces pacages ou prés salés; le lait des brebis y est aussi plus
abondant et de meilleur goût. Rien ne flatte plus l’appétit de ces animaux
que le sel, rien aussi ne leur est plus salutaire, lorsqu’il leur est donné
modérément ; et dans quelques endroits on met dans la bergerie un sac de
sel ou une pierre salée qu’ils vont tous lécher tour à tour.
Tous les ans il faut trier dans le troupeau les bêtes qui commencent à
vieillir, et qu’on veut engraisser : comme elles demandent un traitement
il. 29
450
LA BREBIS.
différent de celui des autres, on doit en faire un troupeau séparé ; et si c’est
en été, on les mènera aux champs avant le lever du soleil, afin de leur faire
paître l’herbe humide et chargée de rosée. Rien ne contribue plus à l’en-
grais des moutons que l’eau prise en grande quantité, et rien ne s’y oppose
davantage que l’ardeur du soleil ; ainsi on les ramènera à la bergerie sur les
huit ou neuf heures du matin avant la grande chaleur, et on leur donnera
du sel pour les exciter à boire : on les mènera une seconde fois sur les quatre
heures du soir dans les pacages les plus frais et les plus humides. Ces petits
soins continués pendant deux ou trois mois suffisent pour leur donner toutes
les apparences de l’embonpoint, et même pour les engraisser autant qu’ils
peuvent l’être, mais cette graisse qui ne vient que de la grande quantité
d’eau qu’ils ont bue n’est, pour ainsi dire, qu’une bouffissure, un œdème
qui les ferait périr de pourriture en peu de temps, et qu’on ne prévient qu’en
les tuant immédiatement après qu’ils se sont chargés de cette fausse graisse;
leur chair même, loin d’avoir acquis des sucs et pris de la fermeté, n’en est
souvent que plus insipide et plus fade : il faut, lorsqu’on veut leur faire une
bonne chair, ne se pas borner à leur laisser paître la rosée et boire beau-
coup d’eau , mais leur donner en même temps des nourritures plus succu-
lentes que l’herbe. On peut les engraisser en hiver et dans toutes les saisons,
en les mettant dans une étable à part, et en les nourrissant de farines d’orge,
d’avoine, de froment, de fèves, etc., mêlées de sel, afin de les exciter à boire
plus souvent et plus abondamment; mais de quelque manière et dans quel-
que saison qu’on les ait engraissés, il faut s’en défaire aussitôt, car on ne
peut jamais les engraisser deux fois, et ils périssent presque tous par des
maladies du foie.
On trouve souvent des vers 1 dans le foie des animaux : on peut voir la
description des vers du foie des moutons et des bœufs dans le Journal des
savants “ et dans les Éphémérides d’Allemagne b . On croyait que ces vers
singuliers ne se trouvaient que dans le foie des animaux ruminants , mais
M. Daubenton en a trouvé de tout semblables dans le foie de l’âne, et il
est probable qu’on en trouvera de semblables aussi dans le foie de plusieurs
autres animaux. Mais on prétend encore avoir trouvé des papillons dans le
foie des moutons : M. Rouillé, ministre et secrétaire d’État des affaires
étrangères, a eu la bonté de me communiquer une lettre qui lui a été écrite
en 1749 par M. Gachet dp Beausort, docteur en médecine à Moutiers-en-
Tarentaise, dont voici l’extrait. « L’on a remarqué depuis longtemps que
« les moutons ( qui dans nos Alpes sont les meilleurs de l’Europe ) maigris-
« sent quelquefois à vue d’œil, ayant les yeux blancs, chassieux et concen-
a. Année 1668.
b. T. V, années 1675 et 1676.
1. La douve du foie ( fasciola hepatica. Linn. ) Ce ver parasite se trouve, ou, plus exac-
tement, habite dans les vaisseaux hépatiques des moutons, des bœufs , etc.
LA BREBIS.
451
« très, le sang séreux, sans presque aucune partie rouge sensible , la langue
« aride et resserrée, le nez rempli d’un mucus jaunâtre, glaireux et puru-
« lent, avec une débilité extrême, quoique mangeant beaucoup, et qu’enfin
« toute l’économie animale tombait en décadence. Plusieurs recherches
« exactes ont appris que ces animaux avaient dans le foie des papillons blancs
« ayant des ailes assorties, la tête semi-ovale, velue, et de la grosseur de
« ceux des vers à soie : plus de soixante-dix que j’ai fait sortir en compri-
« mant les deux lobes , m’ont convaincu de la réalité du fait ; le foie se dila-
« niait en même temps sur toute la partie convexe ; l’on n’en a remarqué
« que dans les veines, et jamais dans les artères ; on en a trouvé de petits ,
« avec de petits vers, dans le conduit cystique. La veine-porte et la capsule
« de Glisson , qui paraissent s’y manifester comme dans l’homme, cédaient
« au toucher le plus doux. Le poumon et les autres viscères étaient sains, etc.»
Il serait à désirer que M. le docteur Gachet de Beausort nous eût donné une
description plus détaillée de ces papillons, afin d’ôter le soupçon qu’on
doit avoir que ces animaux qu’il a vus ne sont que les vers ordinaires du
foie1 de mouton, qui sont fort plats, fort larges, et d’une figure si singulière,
que du premier coup d’œil on les prendrait plutôt pour des feuilles que
pour des vers.
Tous les ans on fait la tonte de la laine des moutons, des brebis et des
agneaux : dans les pays chauds , où l’on ne craint pas de mettre l’animal
tout à fait nu, l’on ne coupe pas la laine, mais on l’arrache, et on fait sou-
vent deux récoltes par an; en France, et dans les climats plus froids, on se
contente de la couper une fois par an avec de grands ciseaux , et on laisse
aux moutons une partie de leur toison, afin de les garantir de l’intempérie
du climat. C’est au mois de mai que se fait cette opération, après les avoir
bien lavés, afin de rendre la laine aussi nette qu’elle peut l’être : au mois
d’avril il fait encore trop froid, et si l’on attendait les mois de juin et de
juillet, la laine ne croîtrait pas assez pendant le reste de l’été pour les garan-
tir du froid pendant l’hiver. La laine des moutons est ordinairement plus
abondante et meilleure que celle des brebis; celle du cou et du dessus du
dos est la laine de la première qualité; celle des cuisses, de la queue, du
ventre, de la gorge, etc., n’est pas si bonne , et celle que l’on prend sur des
bêtes mortes ou malades est la plus mauvaise. On préfère aussi la laine
blanche à la grise, à la brune et à la noire, parce qu’à la teinture elle peut
prendre toutes sortes de couleurs : pour la qualité, la laine lisse vaut mieux
que la laine crépue ; on prétend même que les moutons dont la laine est
trop frisée ne se portent pas aussi bien que les autres. On peut encore tirer
des moutons un avantage considérable en les faisant parquer, c’est-à-dire,
en les laissant séjourner sur les terres qu’on veut améliorer : il faut pour
1. C'est-à-dire la douve. Voyez la acte de la page précédente.
452
LA BREBIS.
cela enclore le terrain et y renfermer le troupeau toutes les nuits pendant
l’été; le fumier, Burine et la chaleur du corps de ces animaux ranimeront
en peu de temps les terres épuisées, ou froides et infertiles; cent moutons
amélioreront, en un été, huit arpents de terre pour six ans.
Les anciens ont dit que tous les animaux ruminants avaient du suif;
cependant cela n’est exactement vrai que de la chèvre et du mouton, et
celui du mouton est plus abondant, plus blanc, plus sec, plus ferme et
de meilleure qualité qu’aucun autre. La graisse diffère du suif en ce qu’elle
reste toujours molle, au lieu que le suif durcit en se refroidissant. C’est
surtout autour des reins que le suif s’amasse en grande quantité, et le rein
gauche en est toujours plus chargé que le droit ; il y en a aussi beaucoup
dans l’épiploon et autour des intestins, mais ce suif n’est pas à beaucoup
près aussi ferme ni aussi bon que celui des reins, de la queue et des aulres
parties du corps. Les moutons n’ont pas d’autre graisse que le suif, et cette
matière domine si fort dans l’habitude de leur corps , que toutes les extré-
mités de la chair en sont garnies ; le sang même en contient une assez
grande quantité, et la liqueur séminale en est si fort chargée , qu’elle paraît
être d’une consistance différente de celle de la liqueur séminale des autres
animaux : la liqueur de l’homme, celle du chien, du cheval, de l’âne, et
probablement celle de tous les animaux qui n’ont pas de suif, se liquéfie
par le froid, se délaie à l’air, et devient d’autant plus fluide qu’il y a plus
de temps qu’elle est sortie du corps de l’animal ; la liqueur séminale du
bélier, et probablement celle du bouc et des autres animaux qui ont du
suif, au lieu de se délayer à l’air, se durcit comme le suif, et perd toute sa
liquidité avec sa chaleur. J’ai reconnu cette différence en observant au
microscope ces liqueurs séminales; celle du bélier se fige quelques secondes
après qu’elle est sortie du corps, et pour y voir les molécules organiques
vivantes qu’elle contient en prodigieuse quantité, il faut chauffer le porte-
objet du microscope, afin de la conserver dans son état de fluidité.
Le goût de la chair du mouton, la finesse de la laine, la quantité du suif,
et même la grandeur et la grosseur du corps de ces animaux, varient beau-
coup suivant les différents pays. En France, le Berri est la province où ils
sont plus abondants ; ceux des environs de Beauvais sont les plus gras et
les plus chargés de suif, aussi bien que ceux de quelques autres endroits de
la Normandie; ils Sont très-bons en Bourgogne , mais les meilleurs de tous
sont ceux des côtes sablonneuses de nos provinces maritimes. Les laines
d’Italie, d’Espagne, et même d’Angleterre, sont plus fines que les laines de
France. Il y a en Poitou, en Provence, aux environs de Bayonne et dans
quelques autres endroits de la France, des brebis qui paraissent être de
races étrangères, et qui sont plus grandes, plus fortes et plus chargées de
laine que celles de la race commune : ces brebis produisent aussi beaucoup
plus que les autres, et donnent souvent deux agneaux à la fois, ou deux
Hllfe /w'/tf-'w '
isr°.2i
LA BREBIS.
453
agneaux par an; les béliers de cette race engendrent avec les brebis ordi-
naires, ce qui produit une race intermédiaire qui participe des deux dont
elle sort. En Italie et en Espagne il y a encore un plus grand nombre de
variétés dans les races des brebis, mais toutes doivent être regardées comme
ne formant qu’une seule et même espèce avec nos brebis, et cette espèce si
abondante et si variée ne s’étend guère au delà de l’Europe. Les animaux à
longue et large queue, qui sont communs en Afrique et en Asie, et auxquels
les voyageurs ont donné le nom de moutons de Barbarie, paraissent être
d’une espèce différente 1 de nos moutons, aussi bien que la vigogne et le lama
d’Amérique.
Comme la laine blanche est plus estimée que la noire, on détruit presque
partout avec soin les agneaux noirs ou tachés ; cependant il y a des endroits
où presque toutes les brebis sont noires, et partout on voit souvent naître
d’un bélier blanc et d’une brebis blanche des agneaux noirs. En France , il
n’y a que des moutons blancs, bruns, noirs et tachés ; en Espagne , il y a
des moutons roux; en Écosse, il y en a de jaunes; mais ces différences et
ces variétés dans la couleur sont encore plus accidentelles que les différences
et les variétés des races , qui ne viennent cependant que de la différence de
la nourriture et de l’influence du climat.
LA CHÈVRE.*
Quoique les espèces dans les animaux soient toutes séparées par un inter-
valle que la nature ne peut franchir, quelques-unes semblent se rapprocher
par un si grand nombre de rapports qu’il ne reste, pour ainsi dire, entre
elles que l’espace nécessaire pour tirer la ligne de séparation; et lorsque
nous comparons ces espèces voisines, et que nous les considérons relative-
ment à nous, les unes se présentent comme des espèces de première utilité,
et les autres semblent n’être que des espèces auxiliaires, qui pourraient, à
bien des égards, remplacer les premières, et nous servir aux mêmes usages.
L’âne pourrait presque remplacer le cheval ; et de même , si l’espèce de la
brebis venait à nous manquer, celle de la chèvre pourrait y suppléer. La
chèvre fournit du lait comme la brebis, et même en plus grande abondance;
elle donne aussi du suif en quantité; son poil, quoique plus rude que la
laine, sert à faire de très-bonnes étoffes ; sa peau vaut mieux que celle du
mouton; la chair du chevreau approche assez de celle de l’agneau, etc. Ces
espèces auxiliaires sont plus agrestes, plus robustes que les espèces princi-
1. Le mouton de Barbarie n’est qu’une variété de nos moutons ordinaires. La vigogne et le
lama diffèrent des moutons , non-seulement par l 'espèce , mais par le genre.
* Capra hircus (Linn.). — Ordre des Ruminants ; Genre Chèvre (Cuv.).
454
LA CHÈVRE.
pales; l’âne et la chèvre ne demandent pas autant de soin que le cheval et la
brebis; partout ils trouvent à vivre et broutent également les plantes de
toute espèce, les herbes grossières, les arbrisseaux chargés d’épines; ils
sont moins affectés de l’intempérie du climat, ils peuvent mieux se passer
du secours de l’homme : moins ils nous appartiennent, plus ils semblent
appartenir à la nature; et au lieu d’imaginer que ces espèces subalternes
n’ont été produites que par la dégénération des espèces premières, au lieu
de regarder l’âne comme un cheval dégénéré, il y aurait plus de raison de
dire que le cheval est un âne perfectionné, que la brebis n’est qu’une espèce
de chèvre plus délicate que nous avons soignée, perfectionnée, propagée
pour notre utilité , et qu’en général les espèces les plus parfaites, surtout
dans les animaux domestiques, tirent leur origine de l’espèce moins parfaite
des animaux sauvages qui en approchent le plus, la nature seule ne pouvant
faire autant que la nature et l'homme réunis.
Quoi qu’il en soit, la chèvre est une espèce distincte, et peut-être encore
plus (Soignée de celle de la brebis que l’espèce de l’âne ne l’est de celle du
cheval. Le bouc s’accouple volontiers avec la brebis, comme l’âne avec la
jument, et le bélier se joint avec la chèvre comme le cheval avec l’ânesse;
mais, quoique ces accouplements soient assez fréquents, et quelquefois pro-
lifiques, il ne s’est point formé d’espèce intermédiaire entre la chèvre et la
brebis; ces deux espèces sont distinctes, demeurent constamment séparées
et toujours à la même distance l’une de l’autre; elles n’ont donc point été
altérées par ces mélanges, elles n’ont point fait de nouvelles souches, de
nouvelles races d’animaux mitoyens, elles n’ont produit que des différences
individuelles qui n’influent pas sur l’unité de chacune des espèces primitives,
et qui confirment, au contraire, la réalité de leur différence caractéristique.
Mais il y a bien des cas où nous ne pouvons ni distinguer ces caractères,
ni prononcer sur leurs différences avec autant de certitude; il y en a beau-
coup d’autres où nous sommes obligés de suspendre notre jugement, et
encore une infinité d’autres sur lesquels nous n’avons aucune lumière; car,
indépendamment de l’incertitude où nous jette la contrariété des témoi-
gnages sur les faits qui nous ont été transmis, indépendamment du doute
qui résulte du peu d’exactitude de ceux qui ont observé la nature, le plus
grand obstacle qu’il y ait à l’avancement de nos connaissances est l’igno-
rance presque forcée dans laquelle nous sommes d’un très-grand nombre
d’effets que le temps seul n’a pu présenter à nos yeux, et qui ne se dévoile-
ront même à ceux de la postérité que par des expériences et des observa-
tions combinées : en attendant, nous errons dans les ténèbres, ou nous
marchons avec perplexité entre des préjugés et des probabilités, ignorant
même jusqu’à la possibilité des choses, et confondant à tout moment les
opinions des hommes avec les actes de la nature. Les exemples se présentent
en foule; mais, sans en prendre ailleurs que dans notre sujet, nous savons
LA CHÈVRE.
455
que le bouc et la brebis s’accouplent et produisent ensemble, mais personne
ne nous a dit encore s’il en résulte un mulet stérile ou un animal fécond qui
puisse faire souche pour des générations nouvelles ou semblables aux pre-
mières : de même, quoique nous sachions que le bélier s’accouple avec la
chèvre, nous ignorons s’ils produisent ensemble 1 et quel est ce produit ; nous
croyons que les mulets en général, c’est-à-dire les animaux qui viennent
du mélange de deux espèces différentes, sont stériles, parce qu’il ne paraît
pas que les mulets qui viennent de l’âne et de la jument, non plus que ceux
qui viennent du cheval et de l'ànesse, produisent rien entre eux ou avec
ceux dont ils viennent ; cependant cette opinion est mal fondée peut-être ; les
anciens disent positivement que le mulet peut produire à l’âge de sept ans,
et qu’il produit avec la jument2 a : ils nous disent que la mule peut conce-
voir, quoiqu’elle ne puisse perfectionner son fruit b-, il serait donc nécessaire
de détruire ou de confirmer ces faits, qui répandent de l’obscurité sur la
distinction réelle des animaux et sur la théorie de la génération : d’ailleurs,
quoique nous connaissions assez distinctement les espèces de tous les ani-
maux qui nous avoisinent, nous ne savons pas ce que produirait leur
mélange entre eux ou avec des animaux étrangers : nous ne sommes que
très-mal informés des jumarts3, c’est-à-dire du produit de la vache et de l'âne,
ou de la jument et du taureau : nous ignorons si le zèbre4 ne produirait pas
avec le cheval ou l’âne ; si l’animal à large queue, auquel on adonné le nom
de mouton de Barbarie 5, ne produirait pas avec notre brebis; si le chamois
n’est pas une chèvre sauvage6 ; s’il ne formerait pas avec nos chèvres quel-
que race intermédiaire ; si les singes7 diffèrent réellement par les espèces, ou
a. « Mulus septennis implere potest , et jam cum equà conjunctus hinnum procreavit. »
Arist. Hist. animal. , lib. vi , cap. xxiv.
b. « Itaque concipere quidem aliquando mula potest, quod jam factum est; sed enutrire
« atque in finem perducere non potest. Mas generare interdum potest. » Arist. de Générât,
animal. , lib. n , cap. yi.
1. Le bélier produit avec la chèvre , comme le boite avec la brebis. J’ai vu, dans mes expé-
riences, deux produits moins connus : celui de l’union croisée du mouflon avec la brebis , et
celui de ce même mouflon avec la chèvre.
2. On a quelques exemples 'de l’union prolifique delà mule avec le cheval, ou du mulet avec,
la jument; mais en a-t-on de la mule avec le mulet? Ce serait là le fait important.
3. Il n’y a point de jumart. La jument et le taureau appartiennent à deux ordres différents.
De nombreuses expériences m’ont prouvé que deux espèces distinctes ne produisent ensemble
qu’autant qu’elles sont du même genre.
4. Le zèbre a produit avec le cheval et avec l’âne , dans notre ménagerie. Tout récemment
l’hènione y a produit avec l’âne.
5. Le bélier de Barbarie produit avec nos brebis, dont il n’est qu’une variété. (Voyez la note 1
de la page 453. )
6. Le chamois n’est pas une chèvre sauvage. La chèvre sauvage estl ’ægagre. Le chamois fait
comme le passage des chèvres aux antilopes. L’expérience indiquée par Buffon a été tentée ,
mais d’une manière imparfaite. Elle mérite d’ètre reprise.
7. Les singes forment un grand ordre : l’ordre des quadrumanes ; et cet ordre se compose
non-seulement de plusieurs espèces , mais de plusieurs genres. Ici, comme dans tout le reste
du règne animal, les seules espèces du même genre sont fécondes entre elles. Nous avons eu.
456
LA CHÈVRE.
s’ils ne font, comme les chiens *, qu’une seule et même espèce, mais variée
par un grand nombre de races différentes; si le chien peut produire avec le
renard et le loup2; si le cerf produit avec la vache, labiche avec le daim3, etc.
Notre ignorance sur tous ces faits est, comme je l’ai dit, presque forcée, les
expériences qui pourraient les décider demandant plus de temps, de soins
et de dépense que la vie et la fortune d’un homme ordinaire ne peuvent le
permettre. J’ai employé quelques années à faire des tentatives 4 de cette
espèce : j’en rendrai compte lorsque je parlerai des mulets ; mais je con-
viendrai d’avance qu’elles ne m’ont fourni que peu de lumières, et que la
plupart de ces épreuves ont été sans succès.
De là dépendent cependant la connaissance entière des animaux, la divi-
sion exacte de leurs espèces, et l’intelligence parfaite de leur histoire; delà
dépendent aussi la manière de l’écrire et l’art de la traiter ; mais, puisque
nous sommes privés de ces connaissances si nécessaires à notre objet , puis-
qu’il ne nous est pas possible, faute défaits, d’établir des rapports et de
fonder nos raisonnements, nous ne pouvons pas mieux faire que d’aller pas
à pas, de considérer chaque animal individuellement, de regarder comme
des espèces différentes toutes celles qui ne se mêlent pas sous nos yeux, et
d’écrire leur histoire par articles séparés, en nous réservant de les joindre
ou de les fondre ensemble, dès que, par notre propre expérience, ou par
celle des autres, nous serons plus instruits.
C’est par cette raison que, quoiqu’il y ait plusieurs animaux qui ressem-
blent à la brebis et à la chèvre, nous ne parlons ici que de la chèvre et de la
brebis domestiques. Nous ignorons si les espèces étrangères pourraient pro-
duire et former de nouvelles races avec ces espèces communes. Nous sommes
donc fondés à les regarder comme des espèces différentes , jusqu’à ce qu’il
soit prouvé par le fait que les individus de chacune de ces espèces étran-
gères peuvent se mêler avec l’espèce commune , et produire d’autres indi-
dans notre ménagerie, un mulet provenant de l’union croisée de deux espèces du genre macaque :
le macaque proprement- dit et le bonnet chinois.
1. Les chiens ne forment qu’une seule et même espèce , mais variée par un grand nombre
de races.
2. Le chien produit avec le loup et ne produit point avec le renard. (Voyez mon livre inti-
tulé: De l’instinct et de l’intelligence des animaux , à l’article de la Distinction positive des
espèces. )
3. Le cerf ne produirait sûrement pas avec la vache : le cerf et la vache appartiennent à des
genres différents; et, je viens de le dire, il n’y a que les espèces de même genre qui pro-
duisent ensemble. La biche et le daim sont deux espèces beaucoup plus rapprochées; et l’expé-
rience peut être tentée.
4. Buffon ne s’est pas borné à faire quelques tentatives. Le développement , que lui doit le
Jardin des plantes , a mis à la disposition de ses successeurs le temps , les soins et la dépense
que demandent ces expériences. Je viens de rappeler quelques-uns des résultats obtenus depuis
lui. Je poursuis, depuis plusieurs années, un ensemble d’expériences qui me permettront, je
l’espère , d’éclaircir ces grandes et fondamentales questions du genre , de l 'espèce et des races.
(Voyez la note de la page 275 et celle de la page 337. )
LA CHÈVRE.
457
’vidus qui produiraient entre eux , ce caractère seul constituant la réalité et
l’unité de ce que l’on doit appeler espèce1, tant dans les animaux que dans
les végétaux.
La chèvre a de sa nature plus de sentiment et de ressource que la brebis;
elle vient à l’homme volontiers, elle se familiarise aisément , elle est sen-
sible aux caresses et capable d’attachement; elle est aussi plus forte, plus
légère, plus agile et moins timide que la brebis ; elle est vive, capricieuse,
lascive et vagabonde. Ce n’est qu’avec peine qu’on la conduit et qu’on peut
la réduire en troupeau : elle aime à s’écarter dans les solitudes, à grimper
sur les lieux escarpés, à se placer, et même à dormir sur la pointe des
rochers et sur le bord des précipices; elle cherche le mâle avec empresse-
ment, elle s’accouple avec ardeur et produit de très-bonne heure; elle est
robuste, aisée à nourrir : presque toutes les herbes lui sont bonnes, et il y
en a peu qui l’incommodent. Le tempérament, qui dans tous les animaux
influe beaucoup sur le naturel , ne paraît cependant pas dans la chèvre dif-
férer essentiellement de celui de la brebis. Ces deux espèces d’animaux,
dont l’organisation intérieure est presque entièrement semblable, se nour-
rissent, croissent et multiplient de la même manière, et se ressemblent
encore par le caractère des maladies, qui sont les mêmes, à l’exception de
quelques-unes auxquelles la chèvre n’est pas sujette; elle ne craint pas,
comme la brebis, la trop grande chaleur; elle dort au soleil, et s’expose
volontiers à ses rayons les plus vifs sans en être incommodée , et sans que
cette ardeur lui cause ni étourdissements ni vertiges; elle ne s’effraie point
des orages, ne s’impatiente pas à la pluie , mais elle paraît être sensible à la
rigueur du froid. Les mouvements extérieurs, lesquels, comme nous l’avons
dit, dépendent beaucoup moins de la conformation du corps que de la force
et de la variété des sensations relatives à l’appétit et au désir, sont par cette
raison beaucoup moins mesurés, beaucoup plus vifs dans la chèvre que dans
la brebis. L’inconstance de son naturel se marque par l’irrégularité de ses
actions; elle marche, elle s’arrête, elle court, elle bondit, elle saute, s’ap-
proche, s’éloigne, se montre, se cache ou fuit, comme par caprice et sans
autre cause déterminante que celle de la vivacité bizarre de son sentiment
intérieur; et toute la souplesse des organes, tout le nerf du corps suffisent à
peine à la pétulance et à la rapidité de ces mouvements, qui lui sont naturels .
On a des preuves que ces animaux sont naturellement amis de l’homme,
et que dans les lieux inhabités ils ne deviennent point sauvages. En 169 8,
un vaisseau anglais ayant relâché à l’île de Bonavista, deux Nègres se pré-
sentèrent à bord et offrirent gratis aux Anglais autant de boucs qu’ils en
voudraient emporter. A l’étonnement que le capitaine marqua de cette offre,
les Nègres répondirent qu’il n’y avait que douze personnes dans toute l’île,
. Voyez la note de la page 415.
458
LA CHÈVRE.
que les boucs et les chèvres s’y étaient multipliés jusqu’à devenir incom-
modes, et que loin de donner beaucoup de peine à les prendre, ils sui-
vaient les hommes avec une sorte d’obstination , comme les animaux domes-
tiques a.
Le bouc peut engendrer à un an, et la chèvre dès l’âge de sept mois;
mais les fruits de cette génération précoce sont faibles et défectueux, et
l’on attend ordinairement que l’un et l'autre aient dix-huit mois ou deux
ans avant de leur permettre de se joindre. Le bouc est un assez bel animal,
très-vigoureux et très-chaud : un seul peut suffire à plus de cent cinquante
chèvres pendant deux ou trois mois ; mais cette ardeur qui le consume ne
dure que trois ou quatre ans, et ces animaux sont énervés , et même vieux
dès l’âge de cinq ou six ans. Lorsque l’on veut donc faire choix d’un bouc
pour la propagation, il faut qu’il soit jeune et de bonne figure, c’est-à-dire,
âgé de deux ans, la taille grande, le cou court et charnu, la tête légère, les
oreilles pendantes, les cuisses grosses, les jambes fermes, le poil noir, épais
et doux, la barbe longue et bien garnie. Il y a moins de choix à faire pour
les chèvres : seulement on peut observer que celles dont le corps est grand,
la croupe large, les cuisses fournies, la démarche légère, les mamelles
grosses, les pis longs, le poil doux et touffu, sont les meilleures. Elles sont
ordinairement en chaleur aux mois de septembre, octobre et novembre, et
même pour peu qu elles approchent du mâle en tout autre temps, elles sont
bientôt disposées à le recevoir, et elles peuvent s’accoupler et produire dans
toutes les saisons : cependant elles retiennent plus sûrement en automne,
et l’on préfère encore les mois d’octobre et de novembre par une autre
raison , c’est qu’il est bon que les jeunes chevreaux trouvent de l’herbe
tendre lorsqu’ils commencent à paître pour la première fois. Les chèvres
portent cinq mois, et mettent bas au commencement du sixième ; eiies allai-
tent leur petit pendant un mois ou cinq semaines ; ainsi l’on doit compter
environ six mois et demi entre le temps auquel on les aura fait couvrir, et
celui où le chevreau pourra commencer à paître.
Lorsqu’on les conduit avec les moutons, elles ne restent pas à leur suite,
elles précèdent toujours le troupeau; il vaut mieux les mener séparément
paître sur les collines ; elles aiment les lieux élevés et les montagnes, même
les plus escarpées; elles trouvent autant de nourriture qu’il leur en faut,
dans les bruyères, dans les friches, dans les terrains incultes et dans les
terres stériles : il faut les éloigner des endroits cultivés, les empêcher d’en-
trer dans les blés, dans les vignes, dans les bois ; elles font un grand dégât
dans les taillis ; les arbres, dont elles broutent avec avidité les jeunes pousses
et les écorces tendres, périssent presque tous ; elles craignent les lieux
humides, les prairies marécageuses, les pâturages gras : on en élève rare-
o. Voyez Y Histoire générale des Voyages , t. I , p. 518.
LA CHÈVRE.
459
ment dans les pays de plaines, elles s’y portent mal et leur chair est de
mauvaise qualité. Dans la plupart des climats chauds, l’on nourrit des
chèvres en grande quantité, et on ne leur donne point d’étable : en France,
elles périraient si on ne les mettait pas à l’abri pendant l’hiver. On peut se
dispenser de leur donner de la litière en été, mais il leur en faut pendant
l'hiver; et comme toute humidité les incommode beaucoup, on ne les laisse
pas coucher sur leur fumier, et on leur donne souvent de la litière fraîche.
On les fait sortir de grand matin pour les mener aux champs; l’herbe char-
gée de rosée, qui n’est pas bonne pour les moutons, fait grand bien aux
chèvres. Comme elles sont indociles et vagabondes, un homme, quelque
robuste et quelque agile qu’il soit, n’en peut guère conduire que cinquante.
On ne les laisse pas sortir pendant les neiges et les frimas ; on les nourrit
à l’étable d’herbes et de petites branches d’arbres cueillies en automne, ou
de choux, de navets et d’autres légumes. Plus elles mangent, plus la quan-
tité de leur lait augmente; et pour entretenir ou augmenter encore cette
abondance de lait, on les fait beaucoup boire et on leur donne quelquefois
du salpêtre ou de l’eau salée. On peut commencer à les traire quinze jours
après qu’elles ont mis bas; elles donnent du lait en quantité pendant quatre
à cinq mois, et elles en donnent soir et matin.
La chèvre ne produit ordinairement qu’un chevreau, quelquefois deux ,
très-rarement trois, et jamais plus de quatre; elle ne produit que depuis
l’âge d’un an ou dix-huit mois, jusqu’à sept ans. Le bouc pourrait engen-
drer jusqu’à cet âge , et peut-être au delà , si on le ménageait davantage ;
mais communément il ne sert que jusqu’à l’âge de cinq ans. On le réforme
alors pour l’engraisser avec les vieilles chèvres et les jeunes chevreaux
mâles que l’on coupe à l’âge de six mois, afin de rendre leur chair plus
succulente et plus tendre. On les engraisse de la même manière que l’on
engraisse les moutons; mais, quelque soin qu’on prenne, et quelque nour-
riture qu’on leur donne, leur chair n’est jamais aussi bonne que celle du
mouton, si ce n’est dans les climats très-chauds, où la chair du mouton est
fade et de mauvais goût. L’odeur forte du bouc ne vient pas de sa chair,
mais de sa peau. On ne laisse pas vieillir ces animaux, qui pourraient peut-
être vivre dix ou douze ans : on s’en défait dès qu’ils cessent de produire,
et plus ils sont vieux, plus leur chair est mauvaise. Communément les
boucs et les chèvres ont des cornes ; cependant il y a , quoiqu’en moindre
nombre, des chèvres et des boucs sans cornes. Ils varient aussi beaucoup
par la couleur du poil : on dit que les blanches, et celles qui n’ont point de
cornes, sont celles qui donnent le plus de lait, et que les noires sont les plus
fortes et les plus robustes de toutes. Ces animaux, qui ne coûtent presque
rien à nourrir, ne laissent pas de faire un produit assez considérable; on en
vend la chair, le suif, le poil et la peau. Leur lait est plus sain et meilleur
que celui de la brebis ; il est d’usage dans la médecine, il se caille aisément.
460
LA CHÈVRE.
et l’on en fait de très-bons fromages : comme il ne contient que peu de par-
ties butyreuses, l’on ne doit pas en séparer la crème. Les chèvres se laissent
teter aisément, même par les enfants , pour lesquels leur lait est une très-
bonne nourriture ; elles sont, comme les vaches et les brebis, sujettes à être
tetées par la couleuvre, et encore par un oiseau connu sous le nom de tette-
chèvre ou crapaud volant', qui s'attache à leur mamelle pendant la nuit, et
leur fait, dit-on, perdre leur lait.
Les chèvres n’ont point de dents incisives à la mâchoire supérieure ;
celles de la mâchoire inférieure tombent et se renouvellent dans le même
temps et dans le même ordre que celles des brebis : les nœuds des cornes et
les dents peuvent indiquer l’âge. Le nombre des dents n’est pas constant
dans les chèvres ; elles en ont ordinairement moins que les boucs, qui ont
aussi le poil plus rude , la barbe et les cornes plus longues que les chèvres.
Ces animaux, comme les bœufs et les moutons, ont quatre estomacs et rumi-
nent : l’espèce en est plus répandue que celle de la brebis; on trouve des
chèvres semblables aux nôtres dans plusieurs parties du monde; elles sont
seulement plus petites en Guinée et dans les autres pays chauds; elles sont
plus grandes en Moscovie et dans les autres climats froids. Les chèvres d’ An-
gora ou de Syrie, à oreilles pendantes, sont de la même espèce que les
nôtres; elles se mêlent et produisent ensemble, même dans nos climats : le
mâle a les cornes à peu près aussi longues que le bouc ordinaire, mais diri-
gées et contournées d’une manière différente; elles s’étendent horizontale-
ment de chaque côté de la tête , et forment des spirales à peu près comme
un tire-bourre. Les cornes de la femelle sont courtes et se recourbent en
arrière, en bas et en avant, de sorte qu’elles aboutissent auprès de l’œil, et
il paraît que leur contour et leur direction varient. Le bouc et la chèvre
d’ Angora, que nous avons vus à la ménagerie du roi, les avaient telles que
nous venons de les décrire; et ces chèvres ont, comme presque tous les
autres animaux de Syrie , le poil très-long, très-fourni et si fin qu’on en
fait des étoffes aussi belles et aussi lustrées que nos étoffes de soie.
LE COCHON *, LE COCHON DE SIAM **, ET LE SANGLIER***.
Nous mettons ensemble le cochon, le cochon de Siam et le sanglier,
parce que tous trois ne font qu’une seule et même espèce; l’un est l’animal
sauvage , les deux autres sont l’animal domestique : et quoiqu’ils diffèrent
1. L’engoulevent. L’engoulevent ne tette pas plus les chèvres que ne le fait la couleuvre.
* Cochon domestique. — Sus domesticus (Linn. ).
** Variété du cochon domestique.
*** Sus scropha ( Linn.). — Ordre des pachydermes ; Genre Cochon (Cuv. ). — Le sanglier
est la souche de nos Cochons domestiques.
j:
f
f
2 2
'
Le cochon.
401
par quelques marques extérieures , peut-être aussi par quelques habitudes,
comme ces différences ne sont pas essentielles, quelles sont seulement rela-
tives à leur condition, que leur naturel n’est pas même fort altéré par l’état
de domesticité, qu’enfin ils produisent ensemble des individus qui peuvent
en produire d’autres, caractère qui constitue l’unité et la constance de
l’espèce, nous n’avons pas dû les séparer.
Ces animaux sont singuliers: l’espèce en est, pour ainsi dire, unique; elle
est isolée, elle semble exister plus solitairement qu’aucune autre, elle n’est
voisine d’aucune espèce1 qu’on puisse regarder comme principale ni comme
accessoire, telle que l’espèce du cheval relativement à celle de lane, ou
l’espèce de la chèvre relativement à la brebis; elle n’est pas sujette à une
grande variété de races 2 comme celle du chien, elle participe de plusieurs
espèces, et cependant elle diffère essentiellement de toutes. Que ceux qui
veulent réduire la nature à de petits systèmes 3, qui veulent renfermer son
immensité dans les bornes d’une formule, considèrent avec nous cet ani-
mal, et voient s’il n’échappe pas à toutes leurs méthodes 4. Par les extrémités
il ne ressemble point à ceux qu’ils ont appelés solipèdes, puisqu’il a le pied
divisé; il ne ressemble point à ceux qu’ils ont appelés pieds fourchus, puis-
qu’il a réellement quatre doigts au dedans, quoiqu’il n’en paraisse que deux
à l’extérieur; il ne ressemble point à ceux qu’ils ont appelés fissipèdes ,
puisqu’il ne marche que sur deux doigts, et que les deux autres ne sont ni
développés, ni posés comme ceux des fissipèdes, ni même assez allongés
pour qu’il puisse s’en servir. Il a donc des caractères équivoques, des carac-
tères ambigus, dont les uns sont apparents et les autres obscurs. Dira-t-on
que c’est une erreur de la nature5? que ces phalanges, ces doigts, qui ne
sont pas assez développés à l’extérieur, ne doivent point être comptés? Mais
cette erreur est constante 6 : d’ailleurs, cet animal ne ressemble point aux
pieds fourchus par les autres os du pied, et il en diffère encore par les carac-
tères les plus frappants; car*ceux-ci ont des cornes et manquent de dents
incisives à la mâchoire supérieure ; ils ont quatre estomacs, ilsruminent,etc.
Le cochon n’a point de cornes, il a des dents en haut comme en bas , il n’a
qu'un estomac, il ne rumine point; il est donc évident qu’il n’est ni du
genre des solipèdes, ni de celui des pieds fourchus ; il n’est pas non plus
1. L’espèce du sanglier proprement dit, de notre sanglier, est voisine de plusieurs autres : du
sanglier à masque ou d’Afrique, du babiroussa , des sangliers d'Éthiopie et du Cap-Vert ou
phacochères , etc. Le pécari, le tapir sont comme des espèces accessoires du sanglier, etc.
2. Il y a un grand nombre de variétés ou races de cochons domestiques.
3. Le petit plaisir de combattre ceux qui veulent réduire la nature à de petits systèmes ,
c’est-à-dire Linné, jette ici Buffon dans une foule de subtilités, souvent puériles.
4. Et comment cela? à moins qu’il ne s’agisse de méthodes, fausses et incomplètes. La vraie
méthode n’est que l’expression des faits : elle se règle sur les faits, et non les faits sur elle.
5. Personne ne dira cela.
6. Rien ici n’est erreur : tout est caractère, caractère constant, et qui différencie, qui dis-
tingue le genre cochon de tous les autres genres.
462
LE COCHON.
de celui des fissipèdes, puisqu’il diffère de ces animaux non-seulement par
l’extrémité du pied, mais encore par les dents, par l’estomac, par les intes-
tins, par les parties intérieures de la génération, etc. Tout ce que l’on pour-
rait dire, c’est qu’il fait la nuance, à certains égards, entre les solipèdes et
les pieds fourchus, et à d’autres égards entre les pieds fourchus et les fissi-
pèdes; car il diffère moins des solipèdes que des autres, par l’ordre et le
nombre des dents ; il leur ressemble encore par l’allongement des mâchoi-
res, il n’a comme eux qu’un estomac, qui seulement est beaucoup plus
grand ; mais par un appendice qui y tient, aussi bien que par la position
des intestins, il semble se rapprocher des pieds fourchus ou ruminants ; il
leur ressemble encore par les parties extérieures de la génération, et en
même temps il ressemble aux fissipèdes par la forme des jambes, par l’ha-
bitude du corps, par le produit nombreux de la génération. Aristote est le
premier 3 qui ait divisé les animaux quadrupèdes en solipèdes , pieds four-
chus et fissipèdes, et il convient que le cochon est d’un genre ambigu ; mais
la seule raison qu’il en donne, c’est que dans ITllyrie, la Peonie et dans
quelques autres lieux, il se trouve des cochons solipèdes. Cet animal est
encore une espèce d’exception à deux règles générales de la nature, c’est
que plus les animaux sont gros, moins ils produisent, et que les fissipèdes
sont de tous les animaux ceux qui produisent le plus ; le cochon, quoique
d’une taille fort au-dessus de la médiocre, produit plus qu’aucun des ani-
maux fissipèdes ou autres ; par cette fécondité, aussi bien que par la confor-
mation des testicules ou ovaires de la truie, il semble même faire l’extrémité
des espèces vivipares, et s’approcher des espèces ovipares. Enfin il est en
tout d’une nature équivoque, ambiguë, ou, pour mieux dire, il paraîtra tel
à ceux qui croient que l’ordre hypothétique de leurs idées fait l’ordre réel
des choses, et qui ne voient dans la chaîne infinie des êtres que quelques
points apparents auxquels ils veulent tout rapporter.
Ce n’est point en resserrant la sphère de la nature et en la renfermant
dans un cercle étroit, qu’on pourra la connaître ; ce n’est point en la faisant
agir par des vues particulières qu’on saura la juger, ni qu’on pourra la
deviner; ce n’est point en lui prêtant nos idées qu’on approfondira les
desseins de son auteur : au lieu de resserrer les limites de sa puissance, il
faut les reculer, les étendre jusque dans l’immensité; il faut ne rien voir
d'impossible, s’attendre à tout, et supposer que tout ce qui peut être est.
Les espèces ambiguës , les productions irrégulières , les êtres anomaux , ces-
a. « Quadrupedum autem, quæ sanguine constant , eadem quæ animal générant, alia mul-
« tiflda sunt , quales liominis manus pedesqne hab.entur. Sunt enim quæ multiplici pedum
« fissura digitentur, ut canis , leo , pantliera. Alia bisulca sunt , quæ forcipem pro unguia
« habeant, ut oves, capræ, ccrvi, «qui fluviatiles. Alia infisso sunt pede, ut quæ solipedes
« nominantur, ut equus, mulus. Genus sanè suillum ambiguum est; nam et in terra Illyrio-
« rum , et in Pœonia , et nonnullis aliis locis , sues solipedes gignuntur. » Aristote , de Hist.
animal. , lib. n, cap. i.
LE COCHON.
463
seront dès lors de nous étonner, et se trouveront aussi nécessairement que
les autres dans l’ordre infini des choses ; ils remplissent les intervalles de la
chaîne, ils en forment les nœuds, les points intermédiaires, ils en marquent
aussi les extrémités : ces êtres sont pour l’esprit humain des exemplaires
précieux, uniques, où la nature, paraissant moins conforme à elle-même, se
montre plus à découvert; où nous pouvons reconnaître des caractères singu-
liers et des traits fugitifs qui nous indiquent que ses fins sont bien plus géné-
rales 1 que nos vues, et que, si elle ne fait rien en vain, elle ne fait rien non
plus dans les desseins que nous lui supposons.
En effet , ne doit-on pas faire des réflexions sur ce que nous venons d’ex-
poser? ne doit-on pas tirer des inductions de cette singulière conformation
du cochon? il ne paraît pas avoir été formé sur un plan original , particulier
et parfait, puisqu’il est un composé des autres animaux ; il a évidemment
des parties inutiles, ou plutôt des parties dont il ne peut faire usage, des
doigts dont tous les os sont parfaitement formés, et qui cependant ne lui
servent à rien. La nature est donc bien éloignée de s’assujettir à des causes
finales2 dans la composition des êtres ; pourquoi n’y mettrait-elle pas quelque-
lois des parties surabondantes, puisqu’elle manque si souvent d’y mettre des
parties essentielles3? Combien n’y a-t-il pas d’animaux privés de sens et de
membres! Pourquoi veut-on que dans chaque individu toute partie soit utile
aux autres et nécessaire au tout? Ne suffit-il pas pour qu’elles se trouvent
ensemble qu’elles ne se nuisent pas, qu’elles puissent croître sans obstacle et
se développer sans s’oblitérer mutuellement? Tout ce qui ne se nuit point assez
pour se détruire, tout ce qui peut subsister ensemble subsiste; et peut-être y
a-t-il dans la plupart des êtres moins de parties relatives , utiles ou néces-
saires, que de parties indifférentes, inutiles ou surabondantes. Mais comme
nous voulons toujours tout rapporter à un certain but, lorsque les parties
n’ont pas des usages apparents, nous leur supposons des usages cachés,
nous imaginons des rapports qui n’ont aucun fondement, qui n’existent
point dans la nature des choses, et qui ne servent qu’à l’obscurcir : nous ne
faisons pas attention que nous altérons la philosophie 4, que nous en déna-
turons l’objet, qui est de connaître le comment des choses, la manière dont
la nature agit; et que. nous substituons à cet objet réel une idée vaine, en
cherchant à deviner le pourquoi des faits, la fin quelle se propose en
agissant.
C’est pour cela qu’il faut recueillir avec soin les exemples qui s’opposent
1. Que ses fins sont bien plus générales. Il y a donc des fins.
2. Mais, tout à l’heure , il y avait des fins générales.
3. Les parties ne sont essentielles que relativement, et selon les espèces.
4. Altérer la philosophie , c’est raisonner contre le fait. Et c’est raisonner contre le fait que
de nier le rapport patent de l’œil à la vision, de l’oreille à Y audition , etc. , de la structure à
l’usage , de la cause à la fin , c’est-à-dire la cause finale.
LE COCHON.
404
à celle prétention, qu’il faut insister sur les faits capables de détruire un
préjugé général auquel nous nous livrons par goût, une erreur de méthode
que nous adoptons par choix, quoiqu’elle ne tende qu’à voiler notre igno-
rance, et qu’elle soit inutile, et même opposée à la recherche et à la décou-
verte des effets de la nature. Nous pouvons, sans sortir de notre sujet, don-
ner d’autres exemples par lesquels ces fuis que nous supposons si vainement
à la nature sont évidemment démenties.
Les phalanges ne sont faites, dit-on, que pour former des doigts ; cepen-
dant il y a dans le cochon des phalanges inutiles, puisqu’elles ne forment
pas des doigts dont il puisse se servir ; et dans les animaux à pied fourchu
il y a de petits os 0 qui ne forment pas même des phalanges. Si c’est là
le but de la nature, n’est-il pas évident que dans le cochon elle n’a exé-
cuté que la moitié de son projet, et que dans les autres à peine l’a-t-elle
commencé?
L'allantoïde est une membrane qui se trouve dans le produit de la géné-
ration de la truie, de la jument, de la vache et de plusieurs autres animaux;
cette membrane tient au fond de la vessie du fœtus ; elle est faite, dit-on,
pour recevoir l’urine qu’il rend pendant son séjour dans le ventre de la
mère : et en effet on trouve à l’instant de la naissance de l’animal une cer-
taine quantité de liqueur dans cette membrane ; mais cette quantité n’est
pas considérable : dans la vache, où elle est peut-être plus abondante que
dans tout autre animal , elle se réduit à quelques pintes, et la capacité de
l’allantoïde est si grande, qu’il n’y a aucune proportion entre ces deux
objets. Celte membrane, lorsqu’on la remplit d’air, forme une espèce de
double poche en forme de croissant, longue de treize à quatorze pieds sur
neuf, dix, onze, et même douze pouces de diamètre. Faut-il, pour ne recevoir
que trois ou quatre pintes de liqueur, un vaisseau dont la capacité contient
plusieurs pieds cubes? La vessie seule du fœtus, si elle n’eût pas été percée
par le fond, suffisait pour contenir cette petite quantité de liqueur ; comme
elle suffit en effet dans l’homme et dans les espèces d’animaux où l’on n’a
pas encore découvert l’allantoïde. Cette membrane n'est donc pas faite dans
la vue de recevoir l’urine du fœtus ’, ni même dans aucune autre de nos
vues ; car cette grande capacité est non-seulement inutile pour cet objet,
mais aussi pour tout autre, puisqu’on ne peut pas même supposer qu’il soit
possible qu'elle se remplisse, et que si cette membrane était pleine, elle
formerait un volume presque aussi gros que le corps de l’animal qui la con-
tient , et ne pourrait par conséquent y être contenue : et comme elle se
déchire au moment de la naissance, et qu’on la jette avec les autres mem-
branes qui servaient d’enveloppe au fœtus, il est évident qu’elle est encore
plus inutile alors qu’elle ne l’était auparavant.
a. M. Daubenton est le premier qui ait fait cette découverte.
1. Pourquoi donc la reçoit-elle? h’ allantoïde est la vessie temporaire du fœtus.
LE COCHON.
465
Le nombre de mamelles est , dit-on , relatif dans chaque espèce d’animal
au nombre de petits que la femelle doit produire et allaiter : mais pourquoi
le mâle, qui ne doit rien produire, a-t-il ordinairement le même nombre de
mamelles? et pourquoi dans la truie, qui souvent produit dix-huit, et même
vingt petits, n’y a-t-il que douze mamelles, souvent moins, et jamais plus 1 ?
Ceci ne prouve-t-il pas que ce n’est point par des causes finales que nous
pouvons juger des ouvrages de la nature2, que nous ne devons pas lui prêter
d’aussi petites vues, la faire agir par des convenances morales 3 ; mais exa-
miner comment elle agit en effet, et employer pour la connaître tous les
rapports physiques 4 que nous présente l’immense variété de ses productions?
J’avoue que cette méthode, la seule qui puisse nous conduire à quelques
connaissances réelles, est incomparablement plus difficile que l’autre, et
qu’il y a une infinité de faits dans la nature auxquels, comme aux exemples
précédents , il ne paraît guère possible de l’appliquer avec succès : cepen-
dant, au lieu de chercher à quoi sert la grande capacité de l’allantoïde, et
de trouver qu’elle ne sert et ne peut servir à rien, il est clair qu’on ne doit
s’appliquer qu’à rechercher les rapports physiques qui peuvent nous indi-
quer quelle en peut être l’origine. En observant, par exemple, que dans le
produit de la génération des animaux qui n’ont pas une grande capacité
d’estomac et d’intestins, l’allantoïde est ou très-petite ou nulle; que par
conséquent la production de cette membrane a quelque rapport avec cette
grande capacité d’intestins, etc. ; de même en considérant que le nombre
des mamelles n’est point égal au nombre des petits, et en convenant seule-
ment que les animaux qui produisent le plus sont aussi ceux qui ont des
mamelles en plus grand nombre, on pourra penser que cette production
nombreuse dépend de la conformation des parties intérieures de la généra-
tion; et que les mamelles étant aussi des dépendances extérieures de ces
mêmes parties de la génération, il y a entre le nombre ou l’ordre de ces
parties et celui des mamelles un rapport physique qu’il faut tâcher de
découvrir.
Mais je ne fais ici qu’indiquer la vraie route, et ce n’est pas le lieu de la
suivre plus loin ; cependant je ne puis m’empêcher d’observer en passant que
j’ai quelque raison de supposer que la production nombreuse dépend plutôt
1. En général, le nombre des petits répond à celui des mamelles; mais cela ne va pas à ce
point qu’il n’y ait jamais qu’un petit, ou qu’il y ait toujours un petit par mamelle.
2. Non ; et c’est précisément tout le contraire qu’il faut faire. Il faut juger des causes finales
par les ouvrages de la nature.
B. Convenances morales. Il ne s’agit ici que de convenances physiques , mais convenances
physiques qui démontrent une intelligence infinie , l’intelligence
De celui qui fait tout, et rien qu’avec dessein.
La Font.
4. Ces rapports physiques entre l 'organe et la fonction , la structure et l’usage , la cause
et la fin , sont les causes finales.
n.
30
466
LE COCHON.
de la conformation des parties intérieures de la génération que d’aucune autre
cause 1 2 : car ce n’est point de la quantité plus abondante des liqueurs sémi-
nales que dépend le grand nombre dans la production, puisque le cheval, le
cerf, le bélier, le bouc, et les autres animaux qui ont une très-grande abon-
dance de liqueur séminale, ne produisent qu’en petit nombre; tandis que le
chien, le chat, et d’autres animaux, qui n’ont qu’une moindre quantité de
liqueur séminale, relativement à leur volume, produisent en grand nombre.
Ce n’est pas non plus de la fréquence des accouplements que ce nombre
dépend ; car l’on est assuré que le cochon et le chien n’ont besoin que d’un
seul accouplement pour produire, et produire en grand nombre. La longue
durée de l’accouplement, ou, pour mieux dire, du temps de l’émission de la
liqueur séminale, ne paraît pas non plus être la cause à laquelle on doive
rapporter cet effet; car le chien ne demeure accouplé longtemps que parce
qu’il est retenu par un obstacle qui naît de la conformation même des par-
ties ; et quoique le cochon n’ait point cet obstacle, et qu’il demeure accouplé
plus longtemps que la plupart des autres animaux, on ne peut en rien con-
clure pour la nombreuse production, puisqu’on voit qu’il ne faut au coq
qu’un instant pour féconder tous les œufs qu’une poule peut produire en
un mois. J’aurai occasion de développer davantage les idées que j’accu-
mule ici dans la seule vue de faire sentir qu’une simple probabilité, un
soupçon , pourvu qu’il soit fondé sur des rapports physiques, répand plus
de lumière et produit plus de fruit que toutes les causes finales réunies
Aux singularités que, nous avons déjà rapportées, nous devons en ajouter
une autre; c’est que la graisse du cochon est différente de celle de presque
tous les autres animaux quadrupèdes, non-seulement par sa consistance et
sa qualité, mais aussi par sa position dans le corps de l’animal. La graisse
de l’homme et des animaux qui n’ont point de suif , comme le chien , le
cheval, etc., est mêlée avec la chair assez également; le suif dans le bélier,
le bouc, le cerf, etc., ne se trouve qu’aux extrémités de la chair; mais le
lard du cochon n’est ni mêlé avec la chair, ni ramassé aux extrémités de la
chair ; il la recouvre partout et forme une couche épaisse, distincte et con-
tinue entre la chair et la peau. Le cochon a cela de commun avec la baleine
et les autres animaux cétacés, dont la graisse n’est qu’une espèce de lard à
peu près de la même consistance, mais plus huileux que celui du cochon :
ce lard, dans les animaux cétacés, forme aussi sous la peau une couche de
plusieurs pouces d’épaisseur qui enveloppe la chair.
1. Ainsi, Buffon rejette le rapport extérieur des mamelles et des petits, et veut découvrir le
rapport intérieur des parties de la génération avec la production. C’est toujours uu rapport
qu’il cherche.
2. Il y a des causes finales physiques , comme il y a des causes finales morales , et toute
l’erreur est de s’y méprendre , de vouloir expliquer le physique par le moral , ou le moral par
le physique. La philosophie qui ne voit pas les deux ordres de causes est une philosophie incom-
plète, et celle qui les confond, une philosophie peu sensée.
LE COCHON.
467
Encore une singularité, même plus grande que les autres, c’est que le
cochon ne perd aucune de ses premières dents : les autres animaux, comme
le cheval, l’âne, le bœuf, la brebis, la chèvre, le chien, et même l’homme,
perdent tous leurs premières dents incisives ; ces dents de lait tombent avant
la puberté, et sont bientôt remplacées par d’autres : dans le cochon, au
contraire, les dents de lait ne tombent jamais l, elles croissent même pendant
toute la vie. Il a six dents au devant de la mâchoire inférieure qui sont
incisives et tranchantes; il a aussi à la mâchoire supérieure six dents cor-
respondantes ; mais, par une imperfection qui n’a pas d’exemple dans la
nature, ces six dents de la mâchoire supérieure sont d’une forme très-diffé-
rente de celle des dents de la mâchoire inférieure : au lieu d’être incisives
et tranchantes, elles sont longues, cylindriques et émoussées à la pointe; en
sorte qu’elles forment un angle presque droit avec celles de la mâchoire
supérieure, et qu’elles ne s’appliquent que très-obliquement les unes contre
les autres par leurs extrémités.
Il n’y a que le cochon et deux ou trois autres espèces d’animaux qui aient
des défenses ou des dents canines 2 très-allongées ; elles diffèrent des autres
dents en ce qu’elles sortent au dehors et qu’elles croissent pendant toute la
vie. Dans l’éléphant3 et la vache marine 4 elles sont cylindriques et longues de
quelques pieds; dans le sanglier et le cochon mâle elles se courbent en por-
tion de cercle ; elles sont plates et tranchantes, et j’en ai vu de neuf à dix
pouces de longueur : elles sont enfoncées très-profondément dans l’alvéole,
et elles ont aussi, comme celles de l’éléphant, une cavité à leur extrémité
supérieure. Mais l’éléphant et la vache marine n’ont des défenses qu’à la
mâchoire supérieure, ils manquent même de dents canines à la mâchoire
inférieure; au lieu que le cochon mâle et le sanglier en ont aux deux
mâchoires, et celles de la mâchoire inférieure sont plus utiles à l’animal;
elles sont aussi plus dangereuses, car c’est avec les défenses d’en bas que le
sanglier blesse.
La truie, la laie et le cochon coupé ont aussi ces quatre dents canines à la
mâchoire inférieure; mais elles croissent beaucoup moins que celles du
mâle, et ne sortent presque point au dehors. Outre ces seize dents, savoir,
douze incisives et quatre canines, ils ont encore vingt-huit dents rnâche-
lières, ce qui fait en tout quarante-quatre dents. Le sanglier a les défenses
plus grandes, le boutoir plus fort et la hure plus longue que le cochon
domestique; il a aussi les pieds plus gros, les pinces plus séparées et le
poil toujours noir.
1. Les dents de lait tombent et sont remplacées par d’autres , dans le cochon comme dans
tous les autres animaux.
2. Les défenses du sanglier sont, en effet , des canines.
3. Les défenses de l’éléphant sont des incisives , c’est-à-dire des dents implantées dans l’os
incisif.
4. Les défenses du morse ou vache marine sont des canines.
m
LE COCHON.
De tous les quadrupèdes, le cochon paraît être l’animal le plus brut : les
imperfections de la forme semblent influer sur le naturel; toutes ses habi-
tudes sont grossières, tous ses goûts sont immondes, toutes ses sensations se
réduisent à une luxure furieuse et à une gourmandise brutale, qui lui fait
dévorer indistinctement tout ce qui se présente, et même sa progéniture au
moment qu’elle vient de naître. Sa voracité dépend apparemment du besoin
continuel qu’il a de remplir la grande capacité de son estomac; et la gros-
sièreté de ses appétits, de l’hébétation du sens du goût et du toucher. La
rudesse du poil, la dureté de la peau, l’épaisseur de la graisse, rendent ces
animaux peu sensibles aux coups : l’on a vu des souris se loger sur leur dos
et leur manger le lard et la peau sans qu’ils parussent le sentir. Us ont donc
le toucher fort obtus, et le goût aussi grossier que le toucher : leurs autres
sens sont bons; les chasseurs n’ignorent pas que les sangliers voient,
entendent et sentent de fort loin, puisqu’ils sont obligés, pour les sur-
prendre, de les attendre en silence pendant la nuit, et de se placer au-des-
sous du vent pour dérober à leur odorat les émanations qui les frappent de
loin, et toujours assez vivement pour leur faire sur-le-champ rebrousser
chemin.
Cette imperfection dans les sens du goût et du toucher est encore aug-
mentée par une maladie qui les rend ladres , c’est-à-dire presque absolu-
ment insensibles, et de laquelle il faut peut-être moins chercher la première
origine dans la texture de la chair ou de la peau de cet animal que dans sa
malpropreté naturelle, et dans la corruption qui doit résulter des nourri-
tures infectes dont il se remplit quelquefois ; car le sanglier, qui n’a point de
pareilles ordures à dévorer, et qui vit ordinairement de grain, de fruits, de
gland et de racines, n’est point sujet à cette maladie, non plus que le jeune
cochon pendant qu’il tette : on ne la prévient même qu’en tenant le cochon
domestique dans une étable propre et en lui donnant abondamment des
nourritures saines. Sa chair deviendra même excellente au goût, et le lard
ferme et cassant, si, comme je l’ai vu pratiquer, on le tient, pendant quinze
jours ou trois semaines avant de le tuer, dans une étable pavée et toujours
propre, sans litière, en ne lui donnant alors pour toute nourriture que du
grain de froment pur et sec, et ne le laissant boire que très-peu. On choisit
pour cela un jeune cochon d’un an, en bonne chair et à moitié gras.
La manière ordinaire de les engraisser est de leur donner abondamment
de l’orge, du gland, des choux, des légumes cuits et beaucoup d’eau mêlée
de son : en deux mois ils sont gras, le lard est abondant et épais, mais sans
être bien ferme ni bien blanc; et la chair, quoique bonne, est toujours un
peu fade. On peut encore les engraisser avec moins de dépenses dans les
campagnes où il y a beaucoup de glands, en les menant dans les forêts pen-
dant l’automne lorsque les glands tombent et que la châtaigne et la faîne
quittent leurs enveloppes : ils mangent également de tous les fruits sau-
LE COCHON.
469
vages et ils engraissent en peu de temps, surtout si le soir, à leur retour, on
leur donne de l’eau tiède mêlée d’un peu de son et de farine d’ivraie; cette
boisson les fait dormir et augmente tellement leur embonpoint qu’on en a
vu ne pouvoir plus marcher ni presque se remuer. Ils engraissent aussi
beaucoup plus promptement en automne dans le temps des premiers froids,
tant à cause de l’abondance des nourritures que parce qu’alors la transpi-
ration est moindre qu’en été.
On n’attend pas, comme pour le reste du bétail, que le cochon soit âgé
pour l’engraisser : plus il vieillit, plus cela est difficile et moins sa chair est
bonne. La castration, qui doit toujours précéder l’engrais, se fait ordinai-
rement à l’âge de six mois, au printemps ou en automne, et jamais dans le
temps des grandes chaleurs ou des grands froids, qui rendraient également
la plaie dangereuse ou difficile à guérir; car c’est ordinairement par inci-
sion que se fait cette opération, quoiqu’on la fasse aussi quelquefois par une
simple ligature, comme nous l’avons dit au sujet des moutons. Si la cas-
tration a été faite au printemps, on les met à l’engrais dès l’automne sui-
vant, et il est assez rare qu’on les laisse vivre deux ans; cependant ils
croissent encore beaucoup pendant la seconde, et ils continueraient de
croître pendant la troisième, la quatrième, la cinquième, etc., année. Ceux
que l’on remarque parmi les autres par la grandeur et la grosseur de leur
corpulence ne sont que des cochons plus âgés que l’on a mis plusieurs fois
à la glandée. Il paraît que la durée de leur accroissement ne se borne pas à
quatre ou cinq ans : les verrats ou cochons mâles, que l’on garde pour la
propagation de l’espèce, grossissent encore à cinq ou six ans; et plus un
sanglier est vieux, plus il est gros, dur et pesant.
La durée de la vie du sanglier peut s’étendre jusqu’à vingt-cinq ou trente
ans a. Aristote dit vingt ans pour les cochons en général, et il ajoute que
les mâles engendrent et que les femelles produisent jusqu’à quinze. Ils peu-
vent s’accoupler dès l’âge de neuf mois ou d’un an; mais il vaut mieux
attendre qu’ils aient dix-huit mois ou deux ans. La première portée de la
truie n’est pas nombreuse, les petits sont faibles et même imparfaits quand
elle n’a pas un an. Elle est en chaleur, pour ainsi dire, en tout temps ; elle
recherche les approches du mâle, quoiqu’elle soit pleine : ce qui peut pas-
ser pour un excès parmi les animaux, dont la femelle, dans presque toutes
les espèces, refuse le mâle aussitôt quelle a conçu. Cette chaleur de la truie,
qui est presque continuelle, se marque cependant par des accès et aussi par
des mouvements immodérés, qui finissent toujours par se vautrer dans la
boue ; elle répand dans ce temps une liqueur blanchâtre assez épaisse et
assez abondante; elle porte quatre mois, met bas au commencement du
cinquième, et bientôt elle recherche le mâle, devient pleine une seconde
a. Voyez la Vénerie de du Fouilloux. Paris , 1614 , p. 57.
LE COCHON.
470
fois, et produit par conséquent deux fois l’année. La laie, qui ressemble à
tous autres égards à la truie, ne porte qu’une fois l’an, apparemment par
la disette de nourriture et par la nécessité où elle se trouve d’allaiter et
de nourrir pendant longtemps tous les petits qu’elle a produits; au lieu
qu’on ne souffre pas que la truie domestique nourrisse tous ses petits
pendant plus de quinze jours ou trois semaines : on ne lui en laisse alors
que huit ou neuf à nourrir, on vend les autres; à quinze jours ils sont
bons à manger ; et comme l’on n’a pas besoin de beaucoup de femelles,
et que ce sont les cochons coupés qui rapportent le plus de profit et dont
la chair est la meilleure, on se défait des cochons de lait femelles, et on
ne laisse à la mère que deux femelles avec sept ou huit mâles.
Le mâle qu’on choisit pour propager l’espèce doit avoir le corps court,
ramassé, et plutôt carré que long, la tête grosse, le groin court et camus,
les oreilles grandes et pendantes, les yeux petits et ardents, le cou grand et
épais, le ventre avalé, les fesses larges, les jambes courtes et grosses, les
soies épaisses et noires : les cochons blancs ne sont jamais aussi forts que
les noirs. La truie doit avoir le corps long, le ventre ample et large, les
mamelles longues : il faut qu’elle soit aussi d’un naturel tranquille et d’une
race féconde. Dès qu’elle est pleine on la sépare du mâle, qui pourrait la
blesser; et lorsqu’elle met bas, on la nourrit largement, on la veille pour
l’empêcher de dévorer quelques-uns de ses petits, et l’on a grand soin d’en
éloigner le père, qui les ménagerait encore moins. On la fait couvrir au
commencement du printemps, afin que les petits naissant en été aient le
temps de grandir, de se fortifier et d’engraisser avant l’hiver : mais lors-
qu’on veut la faire porter deux fois par an, on lui donne le mâle au mois de
novembre afin qu’elle mette bas au mois de mars, et on la fait couvrir une
seconde fois au commencement de mai ; il y a même des truies qui produisent
régulièrement tous les cinq mois. La laie, qui, comme nous l’avons dit, ne
produit qu’une fois par an, reçoit le mâle aux mois de janvier ou de février,
et met bas en mai ou juin; elle allaite ses petits pendant trois ou quatre
mois, elle les conduit, elle les suit et les empêche de se séparer ou de s’écar-
ter, jusqu’à ce qu’ils aient deux ou trois ans, et il n’est pas rare de voir des
laies accompagnées en même temps de leurs petits de l’année et de ceux de
l’année précédente. On 11e souffre pas que la truie domestique allaite ses
petits pendant plus" de deux mois; on commence même, au bout de trois
semaines, à les mener aux champs avec la mère pour les accoutumer peu à
peu à se nourrir comme elle : on les sèvre cinq semaines après, et on leur
donne soir et matin du petit-lait mêlé de son, ou seulement de l’eau tiède
avec des légumes bouillis.
Ces animaux aiment beaucoup les vers de terre et certaines racines,
comme celles de la carotte sauvage : c’est pour trouver ces vers et pour
couper ces racines qu’ils fouillent la terre avec leur boutoir. Le sanglier.
LE COCHON.
m
dont la hure est plus longue et plus forte que celle du cochon , fouille plus
profondément ; il fouille aussi presque toujours en ligne droite dans le même
sillon, au lieu que le cochon fouille çà et là , et plus légèrement. Comme il
fait beaucoup de dégât, il faut l’éloigner des terrains cultivés, et ne le mener
que dans les bois et sur les terres qu’on laisse reposer.
On appelle, en termes de chasse, bêtes de compagnie , les sangliers qui
n’ont pas passé trois ans, parce que jusqu’à cet âge ils ne se séparent pas
les uns des autres, et qu’ils suivent tous leur mère commune; ils ne vont
seuls que quand ils sont assez forts pour ne plus craindre les loups. Ces ani-
maux forment donc d’eux-mêmes des espèces de troupes, et c’est de là que
dépend leur sûreté : lorsqu’ils sont attaqués, ils résistent par le nombre, ils
se secourent, se défendent, les plus gros font face en se pressant en rond les
uns contre les autres, et en mettant les plus petits au centre. Les cochons
domestiques se défendent aussi de la même manière, et l’on n’a pas besoin
de chiens pour les garder : mais comme ils sont indociles et durs, un homme
agile et robuste n’en peut guère conduire que cinquante. En automne et en
hiver, on les mène dans les forêts où les fruits sauvages sont abondants ;
l’été, on les conduit dans les lieux humides et marécageux, où ils trouvent
des vers et des racines en quantité; et au printemps, on les laisse aller dans
les champs et sur les terres en friche : on les fait sortir deux fois par jour,
depuis le mois de mars jusqu’au mois d’octobre; on les laisse paître depuis
le matin, après que la rosée est dissipée, jusqu’à dix heures, et depuis deux
heures après midi jusqu’au soir. En hiver, on ne les mène qu’une fois par
jour dans les beaux temps : la rosée, la neige et la pluie leur sont contraires.
Lorsqu’il survient un orage, ou seulement une pluie fort abondante, il est
assez ordinaire de les voir déserter le troupeau les uns après les autres , et
s’enfuir en courant et toujours criant jusqu’à la porte de leur étable : les
plus jeunes sont ceux qui crient le plus, et le plus haut; ce cri est différent
de leur grognement ordinaire, c’est un cri de douleur semblable aux. pre-
miers cris qu’ils jettent lorsqu’on les garrotte pour les égorger. Le mâle
crie moins que la femelle. Il est rare d’entendre le sanglier jeter un cri, si
ce n’est lorsqu’il se bat et qu’un autre le blesse; la laie crie plus souvent :
et quand ils sont surpris et effrayés subitement, ils soufflent avec tant de
violence, qu’on les entend à une grande distance.
Quoique ces animaux soient fort gourmands, ils n’attaquent ni ne dévo-
rent pas, comme les loups, les autres animaux; cependant ils mangent
quelquefois de la chair corrompue : on a vu des sangliers manger de la
chair de cheval, et nous avons trouvé dans leur estomac de là peau de che-
vreuil et des pattes d’oiseaux ; mais c’est peut-être plutôt nécessité qu’in-
stinct. Cependant on ne peut nier qu’ils ne soient avides de sang et de chair
sanguinolente et fraîche, puisque les cochons mangent leurs petits, et même
des enfants au berceau : dès qu’ils trouvent quelque chose de succulent.
472
LE COCHON.
d’humide, de gras ou d’onctueux, ils le lèchent et finissent bientôt par
l’avaler. J’ai vu plusieurs fois un troupeau entier de ces animaux s’arrêter,
à leur retour des champs, autour d’un monceau de terre glaise nouvelle-
ment tirée; tous léchaient cette terre , qui n’était que très-légèrement onc-
tueuse , et quelques-uns en avalaient une assez grande quantité. Leur gour-
mandise est, comme l’on voit, aussi grossière que leur naturel est brutal;
ils n’ont aucun sentiment bien distinct; les petits reconnaissent à peine leur
mère, ou du moins sont fort sujets à se méprendre et à teter la première
truie qui leur laisse saisir ses mamelles. La crainte et la nécessité donnent
apparemment un peu plus de sentiment et d’instinct aux cochons sauvages;
il semble que les petits soient fidèlement attachés à leur mère, qui paraît être
aussi plus attentive à leurs besoins que ne l’est la truie domestique. Dans le
temps du rut, le mâle cherche, suit la femelle, et demeure ordinairement
trente jours avec elle dans les bois les plus épais, les plus solitaires et les
plus reculés. Il est alors plus farouche que jamais, et il devient même
furieux lorsqu’un autre mâle veut occuper sa place; ils se battent, se bles-
sent, et se tuent quelquefois. Pour la laie, elle ne devient furieuse que
quand on attaque ses petits; et, en général, dans presque tous les animaux
sauvages, le mâle devient plus ou moins féroce lorsqu’il cherche à s’accou-
pler, et la femelle lorsqu’elle a mis bas.
On chasse le sanglier à force ouverte avec des chiens , ou bien on le tue
par surprise pendant la nuit au clair de la lune : comme il ne fuit que len-
tement, qu’il laisse une odeur très-forte, qu’il se défend contre les chiens et
les blesse toujours dangereusement, il ne faut pas le chasser avec les bons
chiens courants destinés pour le cerf et le chevreuil ; cette chasse leur gâte-
rait le nez et les accoutumerait à aller lentement : des mâtins un peu dressés
suffisent pour la chasse du sanglier. Il ne faut attaquer que les plus vieux;
on les connaît aisément aux traces : un jeune sanglier de trois ans est diffi-
cile à forcer, parce qu’il court très-loin sans s’arrêter, au lieu qu’un sanglier
plus âgé ne fuit pas loin, se laisse chasser de près, n’a pas grand’peur des
chiens, et s’arrête souvent pour leur faire tête. Le jour, il reste ordinai-
rement dans sa bauge, au plus épais et dans le plus fort du bois ; le soir, à la
nuit, il en sort pour chercher sa nourriture : en été, lorsque les grains sont
mûrs, il est assez facile de le surprendre dans les blés et dans les avoines où
il fréquente toutes les nuits. Dès qu’il est tué, les chasseurs ont grand soin de
lui couper les suites, c’est-à-dire les testicules, dont l’odeur est si forte que
si l’on passe seulement cinq ou six heures sans les ôter toute la chair en est
infectée. Au reste, il n’y a que la hure qui soit bonne dans un vieux sanglier,
au lieu que toute la chair du marcassin, et celle du jeune sanglier qui n’a
pas encore un an, est délicate et même assez fine. Celle du verrat, ou cochon
domestique mâle, est encore plus mauvaise que celle du sanglier; ce n’est
que par la castration et l’engrais qu’on la rend bonne à manger. Les
LE COCHON.
473
anciens a étaient dans l’usage de faire la castration aux jeunes marcassins
qu’on pouvait enlever à leur mère, après quoi on les reportait dans les
bois : ces sangliers coupés grossissent beaucoup plus que les autres, et leur
chair est meilleure que celle des cochons domestiques.
Pour peu qu’on ait habité la campagne , on n’ignore pas les profits qu’on
tire du cochon; sa chair se vend à peu près autant que celle du bœuf, le
lard se vend au double, et même au triple; le sang, les boyaux, les viscères,
les pieds, la langue, se préparent et se mangent. Le fumier du cochon est
plus froid que celui des autres animaux, et l’on ne doit s’en servir que pour
les terres trop chaudes et trop sèches. La graisse des intestins et de l’épi-
ploon, qui est différente du lard, fait le saindoux et le vieux-oing. La peau
a ses usages; on en fait des cribles, comme l’on fait aussi des vergettes,
des brosses, des pinceaux avec les soies. La chair de cet animal prend
mieux le sel, le salpêtre, et se conserve salée plus longtemps qu’aucune
autre.
Cette espèce, quoique abondante et fort répandue en Europe, en Afrique
et en Asie, ne s’est point trouvée dans le continent du nouveau monde : elle
y a été transportée par les Espagnols, qui ont jeté des cochons noirs dans
le continent et dans presque toutes les grandes îles de l’Amérique ; ils se
sont multipliés et sont devenus sauvages en beaucoup d’endroits; ils res-
semblent à nos sangliers, ils ont le corps plus court, la hure plus grosse et
la peau plus épaisse b que les cochons domestiques, qui, dans les climats
chauds, sont tous noirs comme les sangliers.
Par un de ces préjugés ridicules que la seule superstition peut faire sub-
sister, les Mahométans sont privés de cet animal utile : on leur a dit qu’il
était immonde, ils n’osent donc ni le toucher, ni s’en nourrir. Les Chinois,
au contraire, ont beaucoup de goût pour la chair du cochon ; ils en élèvent
de nombreux troupeaux, c’est leur nourriture la plus ordinaire, et c’est ce
qui les a empêchés, dit-on, de recevoir la loi de Mahomet. Ces cochons de la
Chine, qui sont aussi ceux de Siam et de l’Inde, sont un peu différents de
ceux de l’Europe; ils sont plus petits et ils ont les jambes beaucoup plus
courtes; leur chair est plus blanche et plus délicate : on les connaît en
France, et quelques personnes en élèvent ; ils se mêlent et produisent avec
les cochons de la race commune. Les Nègres élèvent aussi une grande quan-
tité de cochons, et quoiqu’il y en ait peu chez les Maures et dans tous les
pays habités par les Mahométans, on trouve en Afrique et en Asie des san-
gliers aussi abondamment qu’en Europe.
Ces animaux n’affectent donc point de climat particulier; seulement il
paraît que dans les pays froids le sanglier, en devenant animal domestique,
a plus dégénéré que dans les pays chauds : un degré de température de plus
а. Vide Arist. hist. animal. , lib. vi , cap. xxvm.
б. Voyez Y Histoire générale des Antilles , par le P. du Tertre. Paris , 1667, t. II , p. 295.
LE COCHON.
37 1
suffit pour changer leur couleur; les cochons sont communément blancs
dans nos provinces septentrionales de France, et même en Yivarais, tandis
que dans la province du Dauphiné, qui en est très-voisine, ils sont tous noirs;
ceux de Languedoc, de Provence, d’Espagne, d’Italie, des Indes, de la
Chine et de l’Amérique, sont aussi de la même couleur : le cochon de Siam
ressemble plus que le cochon de France au sanglier. Un des signes les plus
évidents de la dégénération sont les oreilles; elles deviennent d’autant plus
souples, d’autant plus molles, plus inclinées et plus pendantes, que l’animal
est plus altéré, ou, si l’on veut, plus adouci par l’éducation et par l’état de
domesticité ; et, en effet, le cochon domestique a les oreilles beaucoup moins
raides, beaucoup plus longues et plus inclinées que le sanglier, qu’on doit
regarder comme le modèle de l’espèce.
LE CHIEN.*
La grandeur de la taille, l’élégance de la forme, la force du corps, la
liberté des mouvements, toutes les qualités extérieures, ne sont pas ce qu’il
y a de plus noble dans un être animé : et comme nous préférons dans
l’homme l’esprit à la figure, le courage à la force, les sentiments à la beauté,
nous jugeons aussi que les qualités intérieures sont ce qu’il y a de plus relevé
dans l’animal ; c’est par elles qu’il diffère de l’automate, qu’il s’élève au-
dessus du végétal et s’approche de nous ; c’est le sentiment qui ennoblit
son être, qui le régit, qui le vivifie, qui commande aux organes , rend les
membres actifs, fait naître le désir, et donne à la matière le mouvement
progressif, la volonté, la vie.
La perfection de l’animal dépend donc de la perfection du sentiment :
plus il est étendu, plus l’animal a de facultés et de ressources, plus il existe,
plus il a de rapports avec le reste de l’univers; et lorsque le sentiment est
délicat, exquis, lorsqu’il peut encore être perfectionné par l’éducation,
l’animal devient digne d’entrer en société avec l’homme; il sait concourir
à ses desseins, veiller à sa sûreté, l’aider, le défendre, le flatter ; il sait, per-
des services assidus, par des caresses réitérées, se concilier son maître, le
captiver, et de son tyran se faire un protecteur.
Le chien, indépendamment de la beauté de sa forme, de la vivacité, de la
force, de la légèreté, a par excellence toutes les qualités intérieures qui
peuvent lui attirer les regards de l’homme. Un naturel ardent, colère, même
féroce et sanguinaire, rend le chien sauvage redoutable à tous les animaux,
et cède dans le chien domestique aux sentiments les plus doux, au plaisir
* Canis familiaris (Linn. ). — Ordre des Carnassiers, famille des Carnivores; Tribu des
Digitigrades; Genre Chien (Cuv.).
N° 25
er/r/s , 2 r r/
SslA
s£'c
LE CHIEN.
475
de s’attacher et au désir de plaire; il vient en rampant mettre aux pieds de
son maître son courage, sa force, ses talents ; il attend ses ordres pour en
faire usage, il le consulte, il l’interroge, il le supplie, un coup d’œil suffit,
il entend les signes de sa volonté ; sans avoir, comme l’homme, la lumière
de la pensée, il a toute la chaleur du sentiment ; il a de plus que lui la fidé-
lité, la constance dans ses affections: nulle ambition, nul intérêt, nul désir
de vengeance, nulle crainte que celle de déplaire; il est tout zèle, tout
ardeur et tout obéissance; plus sensible au souvenir des bienfaits qu'à
celui des outrages, il ne se rebute pas par les mauvais traitements, il les
subit, les oublie, ou ne s’en souvient que pour s’attacher davantge; loin de
s’irriter ou de fuir, il s’expose de lui-même à de nouvelles épreuves, il
lèche cette main, instrument de douleur, qui vient de le frapper, il ne lui
oppose que la plainte, et la désarme enfin par la patience et la sou-
mission.
Plus docile que l’homme, plus souple qu’aucun des animaux, non-seule-
ment le chien s’instruit en peu de temps, mais même il se conforme aux
mouvements, aux manières, à toutes les habitudes de ceux qui lui com-
mandent; il prend le ton de la maison qu’il habite ; comme les autres domes-
tiques , il est dédaigneux chez les grands et rustre à la campagne : tou-
jours empressé pour son maître et prévenant pour ses seuls amis, il ne fait
aucune attention aux gens indifférents, et se déclare contre ceux qui par
état ne sont faits que pour importuner; il les connaît aux vêtements, à la
voix, à leurs gestes, et les empêche d’approcher. Lorsqu’on lui a confié
pendant la nuit la garde de la maison, il devient plus fier, et quelquefois
féroce ; il veille, il fait la ronde; il sent de loin les étrangers, et pour peu
qu’ils s’arrêtent ou tentent de franchir les barrières, il s’élance, s’oppose,
et par des aboiements réitérés, des efforts et des cris de colère, il donne
l’alarme, avertit et combat : aussi furieux contre les hommes de proie que
contre les animaux carnassiers, il se précipite sur eux, les blesse, les déchire,
leur ôte ce qu’ils s’etforçaient d’enlever ; mais content d’avoir vaincu il se
repose sur les dépouilles, n’y touche pas, même pour satisfaire son appétit ,
et donne en même temps des exemples de courage, de tempérance et de
fidélité.
On sentira de quelle importance cette espèce est dans l’ordre de la nature,
en supposant un instant qu’elle n’eût jamais existé. Comment l’homme
aurait-il pu, sans le secours du chien, conquérir, dompter, réduire en escla-
vage les autres animaux? Comment pourrait-il encore aujourd’hui décou-
vrir, chasser, détruire les bêtes sauvages et nuisibles? Pour se mettre en
sûreté, et pour se rendre maître de l’univers vivant , il a fallu commencer
par se faire un parti parmi les animaux , se concilier avec douceur et par
caresses ceux qui se sont trouvés capables de s’attacher et d’obéir, afin de
les opposer aux autres : le premier art de l’homme a donc été l’éducation
476
LE CHIEN.
du chien, et le fruit de cet art la conquête et la possession paisible de la
terre.
La plupart des animaux ont plus d’agilité, plus de vitesse, plus de force,
et même plus de courage que l’homme ; la nature les a mieux munis, mieux
armés; ils ont aussi les sens, et surtout l’odorat, plus parfaits. Avoir gagné
une espèce courageuse et docile comme celle du chien , c’est avoir acquis de
nouveaux sens et les facultés qui nous manquent. Les machines, les instru-
ments que nous avons imaginés pour perfectionner nos autres sens, pour en
augmenter l’étendue, n’approchent pas, même pour l’utilité, de ces machi-
nes toutes faites que la nature nous présente, et qui en suppléant à l’imper-
fection de notre odorat, nous ont fourni de grands et d’éternels moyens de
vaincre et de régner : et le chien, fidèle à l’homme, conservera toujours une
portion de l’empire, un degré de supériorité sur les autres animaux ; il leur
commande, il règne lui-même à la tête d’un troupeau, il s’y fait mieux
entendre que la voix du berger; la sûreté, l’ordre et la discipline sont les
fruits de sa vigilance et de son activité; c’est un peuple qui lui est soumis,
qu’il conduit, qu’il protège, et contre lequel il n’emploie jamais la force que
pour y maintenir la paix.
Mais c’est surtout à la guerre, c’est contre les animaux ennemis ou indé-
pendants qu’éclate son courage, et que son intelligence se déploie tout
entière : les talents naturels se réunissent ici aux qualités acquises. Dès que
le bruit des armes se fait entendre, dès que le son du cor ou la voix du
chasseur a donné le signal d’une guerre prochaine , brillant d’une ardeur
nouvelle, le chien marque sa joie par les plus vifs transports, il annonce par
ses mouvements et par ses cris l’impatience de combattre et le désir de
vaincre ; marchant ensuite en silence, il cherche à reconnaître le pays , à
découvrir, à surprendre l’ennemi dans son fort; il recherche ses traces, il
les suit pas à pas, et par des accents différents indique le temps, la distance,
l’espèce, et même l’âge de celui qu’il poursuit.
Intimidé, pressé, désespérant de trouver son salut dans la fuite, l’animal “
se sert aussi de toutes ses facultés, il oppose la ruse à la sagacité; jamais les
ressources de l’instinct ne furent plus admirables : pour faire perdre sa trace,
il va, vient et revient sur ses pas ; il fait des bonds, il voudrait se détacher
de la terre et supprimer les espaces; il franchit d’un saut les routes, les
haies, passe à la nage les ruisseaux, les rivières; mais toujours poursuivi,
et ne pouvant anéantir son corps, il cherche à en mettre un autre à sa place;
il va lui-même troubler le repos d’un voisin plus jeune et moins expéri-
menté, le faire lever, marcher, fuir avec lui; et lorsqu’ils ont confondu
leurs traces, lorsqu’il croit l’avoir substitué à sa mauvaise fortune, il le
quitte plus brusquement encore qu’il ne l’a joint, afin de le rendre seul
l’objet et la victime de l’ennemi trompé.
a. Voyez, plus loin, Y Histoire du cerf.
LE CHIEN.
477
Mais le chien, par cette supériorité que donnent l’exercice et l’éducation,
par cette finesse de sentiment qui n’appartient qu’à lui, ne perd pas l’objet
de sa poursuite; il démêle les points communs, délie les nœuds du fil tor-
tueux qui seul peut y conduire ; il voit de l’odorat tous les détours du laby-
rinthe, toutes les fausses routes où l’on a voulu l’égarer ; et, loin d’aban-
donner l’ennemi pour un indifférent, après avoir triomphé de la ruse, il
s’indigne, il redouble d’ardeur, arrive enfin, l’attaque, et, le mettant à mort,
étanche dans le sang sa soif et sa haine.
Le penchant pour la chasse ou la guerre nous est commun avec les ani-
maux : l’homme sauvage ne sait que combattre et chasser. Tous les animaux
qui aiment la chair, et qui ont de la force et des armes, chassent naturelle-
ment : le lion, le tigre, dont la force est si grande qu’ils sont sûrs de vain-
cre, chassent seuls et sans art; les loups, les renards, les chiens sauvages se
réunissent, s’entendent, s’aident, se relaient et partagent la proie; et lors-
que l’éducation a perfectionné ce talent naturel dans le chien domestique,
lorsqu’on lui a appris à réprimer son ardeur, à mesurer ses mouvements,
qu’on l’a accoutumé à une marche régulière et à l’espèce de discipline néces-
saire à cet art, il chasse avec méthode, et toujours avec succès.
Dans les pays déserts, dans les contrées dépeuplées , il y a des chiens
sauvages qui , pour les mœurs , ne diffèrent des loups que par la facilité
qu’on trouve à les apprivoiser; ils se réunissent aussi en plus grandes
troupes pour chasser et attaquer en force les sangliers, les taureaux sau-
vages, et même les lions et les tigres. En Amérique, ces chiens sauvages
sont de race anciennement domestique, ils y ont été transportés d’Europe;
et quelques-uns, ayant été oubliés ou abandonnés dans ces déserts, s’y sont
multipliés au point qu’ils se répandent par troupes dans les contrées habi-
tées, où ils attaquent le bétail et insultent même les hommes : on est donc
obligé de les écarter par la force et de les tuer comme les autres bêtes
féroces; et les chiens sont tels en effet, tant qu’ils ne connaissent pas les
hommes : mais lorsqu’on les approche avec douceur, ils s’adoucissent,
deviennent bientôt familiers, et demeurent fidèlement attachés à leurs
maîtres; au lieu que le loup, quoique pris jeune et élevé dans les mai-
sons, n’est doux que dans le premier âge, ne perd jamais son goût pour la
proie, et se livre tôt ou tard à son penchant pour la rapine et la destruc-
tion.
L’on peut dire que le chien est le seul animal dont la fidélité soit à
l’épreuve; le seul qui connaisse toujours son maître et les amis de la
maison; le seul qui, lorsqu’il arrive un inconnu, s’en aperçoive; le seul
qui entende son nom et qui reconnaisse la voix domestique ; le seul qui ne
se confie point à lui-même; le seul qui, lorsqu’il a perdu son maître et qu’il
ne peut le retrouver, l’appelle par ses gémissements; le seul qui, dans un
voyage long qu’il n’aura fait qu’une fois, se souvienne du chemin et
478 LE CHIEN.
retrouve la route; le seul enfin dont les talents naturels soient évidents et
l’éducation toujours heureuse.
Et de même que de tous les animaux le chien est celui dont le naturel
est le plus susceptible d’impression, et se modifie le plus aisément par les
causes morales , il est aussi de tous celui dont la nature est le plus sujette
aux variétés et aux altérations causées par les influences physiques : le tem-
pérament, les facultés, les habitudes du corps varient prodigieusement; la
forme même n’est pas constante : dans le même pays un chien est très-diffé-
rent d’un autre chien, et l’espèce est, pour ainsi dire, toute différente d’elle-
même dans les différents climats. De là cette confusion, ce mélange et cette
variété de races si nombreuses qu’on ne peut en faire l’énumération ; de là
ces différences si marquées pour la grandeur de la taille, la figure du corps,
l’allongement du museau, la forme de la tête, la longueur et la direction
des oreilles et de la queue, la couleur, la qualité, la quantité du poil, etc.,
en sorte qu’il ne reste rien de constant, rien de commun à ces animaux que
la conformité de l’organisation intérieure et la faculté de pouvoir tous pro-
duire ensemble. Et comme ceux qui diffèrent le plus les uns des autres à
tous égards ne laissent pas de produire des individus qui peuvent se perpé-
tuer en produisant eux-mêmes d’autres individus, il est évident que tous les
chiens, quelque différents, quelque variés qu’ils soient, ne font qu’une seule
et même espèce.
Mais ce qui est difficile à saisir dans cette nombreuse variété de races dif-
férentes, c’est le caractère de la race primitive, de la race originaire, de la
race mère de toutes les autres races; comment reconnaître les effets produits
par l’influence du climat, de la nourriture, etc.? comment les distinguer
encore des autres effets, ou plutôt des résultats qui proviennent du mélange
de ces différentes races entre elles, dans l’état de liberté ou de domesticité?
En effet, toutes ces causes altèrent, avec le temps, les formes les plus con-
stantes, et l’empreinte de la nature ne conserve pas toute sa pureté dans les
objets que l’homme a beaucoup maniés. Les animaux assez indépendants
pour choisir eux-mêmes leur climat et leur nourriture sont ceux qui con-
servent le mieux cette empreinte originaire; et l’on peut croire que, dans ces
espèces, le premier, le plus ancien de tous , nous est encore aujourd’hui
asSez fidèlement représenté par ses descendants : mais ceux que l’homme
s’est soumis, ceux qu’il a transportés de climats en climats, ceux dont il a
changé la nourriture, les habitudes et la manière de vivre, ont aussi dû chan-
ger pour la forme plus que tous les autres; et l’on trouve en effet bien plus
de variété dans les espèces d’animaux domestiques que dans celles des ani-
maux sauvages. Et comme parmi les animaux domestiques le chien est, de
tous, celui qui s’est attaché à l’homme de plus près; celui qui, vivant comme
l’homme, vit aussi le plus irrégulièrement; celui dans lequel le sentiment
domine assez pour le rendre docile, obéissant et susceptible de toute impres-
.
LE CHIEN.
479
sion, et même de toute contrainte, il n’est pas étonnant que de tous les
animaux ce soit aussi celui dans lequel on trouve les plus grandes variétés
pour la figure, pour la taille, pour la couleur et pour les autres qualités.
Quelques circonstances concourent encore à cette altération : le chien vit
assez peu de temps, il produit souvent et en assez grand nombre ; et comme
il est perpétuellement sous les yeux de l’homme, dès que, par un hasard
assez ordinaire à la nature, il se sera trouvé dans quelques individus des
singularités ou des variétés apparentes, on aura tâché de les perpétuer en
unissant ensemble ces individus singuliers, comme on le fait encore aujour-
d’hui lorsqu’on veut se procurer de nouvelles races de chiens et d’autres
animaux L D’ailleurs, quoique toutes les espèces soient également anciennes,
le nombre des générations, depuis la création, étant beaucoup plus grand
dans les espèces dont les individus ne vivent que peu de temps, les variétés,
les altérations, la dégénération même doivent en être devenues plus sen-
sibles, puisque ces animaux sont plus loin de leur souche que ceux qui
vivent plus longtemps. L’homme est aujourd’hui huit fois plus près d’Adam
que le chien ne l’est du premier chien, puisque l’homme vit quatre-vingts
ans et que le chien n’en vit que dix : si donc, par quelque cause que ce
puisse être, ces deux espèces tendaient également à dégénérer, cette altéra-
tion serait aujourd’hui huit fois plus marquée dans le chien que dans
l’homme.
Les petits animaux éphémères, ceux dont la vie est si courte qu’ils se
renouvellent tous les ans par la génération, sont infiniment plus sujets que
les autres animaux aux variétés et aux altérations de tout genre : il en est
de même des plantes annuelles en comparaison des autres végétaux; il y en
a même dont la nature est, pour ainsi dire, artificielle et factice. Le blé2, par
exemple, est une plante que l’homme a changée au point qu’elle n’existe
nulle part dans l’état de nature : on voit bien qu’il a quelque rapport avec
l’ivraie, avec les gramens, les chiendents, et quelques autres herbes des
prairies; mais on ignore à laquelle de ces herbes on doit le rapporter ; et
comme il se renouvelle tous les ans, et que, servant de nourriture à
l’homme, il est de toutes les plantes celle qu’il a le plus travaillée, il est
aussi de toutes celle dont la nature est le plus altérée. L’homme peut donc
non-seulement faire servir à ses besoins, à son usage, tous les individus de
l’univers ; mais il peut encore, avec le temps, changer, modifier et perfec-
tionner les espèces; c’est même le plus beau droit qu’il ait sur la nature.
Avoir transformé une herbe stérile en blé est une espèce de création dont
1. Buffon nous a indiqué (p. 392) une première source d’où dérivent les races : le climat;
il nous en indique ici une seconde : les accidents organiques , ou, comme il dit , les hasards
de la nature. ( Voyez la, note de la page 264 et celle de la page 392.)
2. On a perdu toute trace de l’origine du blé , comme de la plupart des espèces , tant dans les
végétaux que dans les animaux , nue l’homme, selon l’expression de Buffon, a beaucoup tra-
vaillées.
480
LE CHIEN.
cependant il ne doit pas s’enorgueillir, puisque ce n’est qu’à la sueur de son
front et par des cultures réitérées qu’il peut tirer du sein de la terre ce pain
souvent amer, qui fait sa subsistance.
Les espèces que l’homme a beaucoup travaillées, tant dans les végétaux
que dans les animaux, sont donc celles qui de toutes sont le plus altérées;
et comme quelquefois elles le sont au point qu’on ne peut reconnaître leur
forme primitive, comme dans le blé, qui ne ressemble plus à la plante dont
il a tiré son origine, il ne serait pas impossible que dans la nombreuse
variété des chiens que nous voyons aujourd’hui, il n’y en eût pas un seul
de semblable au premier chien, ou plutôt au premier animal de cette espèce,
qui s’est peut-être beaucoup altérée depuis la création, et dont la souche a
pu par conséquent être très-différente des races qui subsistent actuelle-
ment, quoique ces races en soient originairement toutes également pro-
venues.
La nature cependant ne manque jamais de reprendre ses droits, dès qu’on
la laisse agir en liberté : le froment, jeté sur une terre inculte, dégénère à
la première année ; si l’on recueillait ce grain dégénéré pour le jeter de
même, le produit de cette seconde génération serait encore plus altéré; et,
au bout d’un certain nombre d’années et de reproductions, l’homme verrait
reparaître la plante originaire du froment , et saurait combien il faut de
temps à la nature pour détruire le produit d’un art qui la contraint, et pour
se réhabiliter. Cette expérience serait assez facile à faire sur le blé et sur les
autres plantes qui tous les ans se reproduisent, pour ainsi dire, d’elles-
mêmes, dans Je même lieu ; mais il ne serait guère possible de la tenter, avec
quelque espérance de succès, sur les animaux qu’il faut rechercher, appa-
reiller, unir, et qui sont difficiles à manier, parce qu’ils nous échappent
tous plus ou moins par leur mouvement, et par la répugnance souvent
invincible qu’ils ont pour les choses qui sont contraires à leurs habitudes ou
à leur naturel. On ne peut donc pas espérer de savoir jamais par cette voie
quelle est la race primitive des chiens, non plus que celle des autres ani-
maux qui, comme le chien, sont sujets à des variétés permanentes; mais,
au défaut de ces connaissances de faits qu’on ne peut acquérir, et qui cepen-
dant seraient nécessaires pour arriver à la vérité, on peut rassembler des
indices et en tirer des conséquences vraisemblables.
Les chiens qui ont été abandonnés dans les solitudes de l’Amérique1, et
qui vivent en chiens sauvages depuis cent cinquante ou deux cents ans,
quoique originaires de races altérées, puisqu’ils sont provenus des chiens
domestiques, ont dû, pendant ce long espace de temps, se rapprocher au
moins en partie de leur forme primitive; cependant les voyageurs nous
1. Voyez, sur le chien, redevenu sauvage en Amérique, les détails curieux que nous devons
à M. Roulin. ( Recherc . concernant les anim. doniest. transportés de l’Ane, dans le Nouv.
Monde. — Mém. de l’Acad. des Sci. — Sav. étrang., t. VI , année 1835. )
LE CHIEN.
481
disent qu’ils ressemblent à nos lévriers a ; ils disent la même chose des
chiens sauvages ou devenus sauvages au Congo b , qui, comme ceux d’Amé-
rique, se rassemblent par troupes pour faire la guerre aux tigres, aux
lions, etc. ; mais d’autres, sans comparer les chiens sauvages de Saint-
Domingue aux lévriers, disent seulement c qu’ils ont pour l’ordinaire la tête
plate et longue, le museau effdé, l’air sauvage, le corps mince et décharné;
qu’ils sont très-légers à la course, qu’ils chassent en perfection , qu’ils
s’apprivoisent aisément en les prenant tout petits : ainsi ces chiens sauvages
sont extrêmement maigres et légers ; et comme le lévrier ne diffère d’ail-
leurs qu’assez peu du mâtin, ou du chien que nous appelons chien de ber-
ger, on peut croire que ces chiens sauvages sont plutôt de cette espèce que
de vrais lévriers , parce que d’autre côté les anciens voyageurs ont dit que
les chiens naturels du Canada avaient les oreilles droites comme les renards,
et ressemblaient aux mâtins de médiocre grandeur d de nos villageois, c’est-
à-dire à nos chiens de berger ; que ceux des sauvages des Antilles avaient
aussi la tête et les oreilles fort longues, et approchaient de la forme des
renards e ; que les Indiens du Pérou n’avaient pas toutes les espèces de
chiens que nous avons en Europe, qu’ils en avaient seulement de grands et
de petits qu’ils nommaient Alco f ; que ceux de l’isthme de l’Amérique
étaient laids, qu’ils avaient le poil rude et long, ce qui suppose aussi les
oreilles droites ». Ainsi on ne peut guère douter que les chiens originaires
d’Amérique1, et qui avant la découverte de ce nouveau monde n’avaient
eu aucune communication avec ceux de nos climats, ne fussent tous, pour
ainsi dire, d’une seule et même race, et que de toutes les races de nos chiens,
celle qui en approche le plus ne soit celle des chiens à museau effdé , à
oreilles droites et à long poil rude comme les chiens de berger ; et ce qui
me fait croire encore que les chiens devenus sauvages à Saint-Domingue ne
sont pas de vrais lévriers, c’est que comme les lévriers sont assez rares en
France, on en tire, pour le roi, de Constantinople et des autres endroits du
Levant, et que je ne sache pas qu’on en ait jamais fait venir de Saint-
Domingue ou de nos autres colonies d’Amérique. D.’ailleurs, en recher-
chant dans la même vue ce que les voyageurs ont dit de la forme des chiens
a. Histoire des aventuriers flibustiers . par Oexmelin. Paris, 1686 , in-12 , t. I, p. 112.
b. Histoire générale des Voyages, par M. l’abbé Prévost, in-4°, t. 1, p. 86.
c. Nouveaux voyages aux isles de l’ Amérique. Paris , 1722 , t. V, p. 19S.
d. Voyage au "pays des Hurons , par Sabard Théodat , récollet. Paris , 1 672 , p. 310 et 311.
e. Histoire générale des Antilles , par le P. du Tertre. Paris , 1667 , t. II , p. 306.
f. Histoire des Incas. Paris, 1744 , 1. 1 , p. 26S. Voyage de Wafer, imprimé à la suite de
ceux de Dampier, t. IV, p. 223.
g . Nouveaux voyages aux isles de l'Amérique. Paris , 1722, t. V, p. 193.
1. Le chien proprement dit, notre chien, s’est-il trouvé dans le Nouveau-Monde? Ici Buffon
l’admet; il en doute ailleurs (au chapitre sur les animaux propres à chacun des deux conti-
nents). Voyez dans les Tableaux de la nature, de M. de Humboldt, une note sur Yallco, ou
chien indien (t. 1, p. 128. — Traduct. de M. Galuski).
H.
31
482
LE CHIEN.
des différents pays, on trouve que les chiens des pays froids ont tous le
museau long et les oreilles droites; que ceux de la Laponie a sont petits,
qu'ils ont le poil long, les oreilles droites, et le museau pointu; que ceux
de Sibérie et ceux que l’on appelle chiens-loups sont plus gros que ceux
de Laponie, mais qu’ils ont de même les oreilles droites, le poil rude et le
museau pointu; que ceux d’Islande sont aussi, à très-peu près, sem-
blables àceux de Sibérie, et que de même, dans les climats chauds, comme
au cap de Bonne-Espérance 6 , les chiens naturels du pays ont le museau
pointu, les oreilles droites, la queue longue et traînante à terre, le poil clair,
mais long et toujours hérissé ; que ces chiens sont excellents pour garder
les troupeaux, et que par conséquent ils ressemblent non-seulement par la
figure, mais encore par l’instinct, à nos chiens de berger; que dans d’au-
tres climats encore plus chauds, comme à Madagascar % à Maduré Æ, à
Calicute , à Malabar f, les chiens originaires de ces pays ont tous le museau
long, les oreilles droites, et ressemblent encore à nos chiens de berger;
que quand même on y transporte des mâtins , des épagneuls, des barbets,
des dogues, des chiens courants, des lévriers, etc., ils dégénèrent à la
seconde ou à la troisième génération ; qu’ enfin dans les pays excessive-
ment chauds, comme en Guinée s, cette dégénération est encore plus
prompte, puisqu’au bout de trois ou quatre ans ils perdent leur voix, qu’ils
n’aboient plus, mais hurlent tristement , qu’ils ne produisent plus que des
chiens à oreilles droites comme celles des renards; que les chiens du pays
sont fort laids, qu’ils ont le museau pointu, les oreilles longues et droites,
la queue longue et pointue, sans aucun poil, la peau du corps nue, ordi-
nairement tachetée, et quelquefois d’une seule couleur, qu’enfin ils sont
désagréables à la vue, et plus encore au toucher.
On peut donc déjà présumer avec quelque vraisemblance que le chien de
berger est, de tous les chiens, celui qui approche le plus de la race primi-
tive de cette espèce, puisque dans tous les pays habités par des hommes
sauvages, ou même à demi civilisés, les chiens ressemblent à cette sorte de
chiens plus qu’à aucune autre ; que dans le continent entier du nouveau
monde il n’y en avait pas d’autres1; qu’on les retrouve seuls de même au
а. Voyage de La Martinière. Paris, 1671, p. 75. Il Genio vagante. Parma , 1691, vol. II,
page 13.
б. Description du Cap de Bonne-Espérance, par Kolbe. Amsterdam, 1741 , première partie,
p. 304.
c. Voyage de Flacourt. Paris, 1661 , p. 152.
d. Voyage d'Innigo de Biervillas. Paris, 1736, première partie, p. 178.
e. Voyage de François Pyrard. Paris, 1619, t. I , p. 426.
f. Voyage de Jean Ovington. Paris, 1725, t. I, p. 276.
g. Voyez l’IIistoire générale des noyages , par M. l’abbé Prévost, t. IV, p. 229.
1. « Le runa-allco ( chien indien) ne parait être qu’une variété du chien de berger. » (M. de
Jlumboldt : Tableaux de la nature , t. I, p. 128. )
■Pm'Ût Jj»p. ZcjixuvatjSi
isr° 27
LE CHIEN.
483
nord et au midi de notre continent, et qu’en France, où on les appelle
communément chiens de Brie, et dans les autres climats tempérés ils sont
encore en grand nombre, quoiqu’on se soit beaucoup plus occupé à faire
naître ou à multiplier les autres races qui avaient plus d'agrément, qu’à
conserver celle-ci qui n’a que de l’utilité , et qu’on a par cette raison
dédaignée et abandonnée aux paysans chargés du soin des troupeaux. Si
l’on considère aussi que ce chien , malgré sa laideur et son air triste et
sauvage , est cependant supérieur par l’instinct à tous les autres chiens ,
qu’il a un caractère décidé auquel l’éducation n’a point de part , qu’il
est le seul qui naisse, pour ainsi dire, tout élevé, et que guidé par le
seul naturel, il s’attache de lui-même à la garde des troupeaux avec
une assiduité, une vigilance, une fidélité singulières; qu’il les conduit
avec une intelligence admirable et non communiquée, que ses talents
font l’étonnement et le repos de son maître, tandis qu’il faut au contraire
beaucoup de temps et de peines pour instruire les autres chiens et les
dresser aux usages auxquels on les destine; on se confirmera dans l’opi-
nion que ce chien est le vrai chien de la nature, celui qu’elle nous a donné
pour la plus grande utilité, celui qui a le plus de rapport avec l’ordre
général des êtres vivants , qui ont mutuellement besoin les uns des autres,
celui enfin qu’on doit regarder comme la souche et le modèle de l’espèce
entière.
Et de même que l’espèce humaine paraît agreste, contrefaite et rapetis-
sée dans les climats glacés du Nord; qu’on ne trouve d’abord que de petits
hommes fort laids en Laponie , en Groenland et dans tous les pays où le
froid est excessif; mais qu’ensuite dans le climat voisin et moins rigoureux
on voit tout à coup paraître la belle race des Finlandais, des Danois, etc.,
qui par leur figure , leur couleur et leur grande taille, sont peut-être les
plus beaux de tous les hommes; on trouve aussi dans l’espèce des chiens
le même ordre et les mêmes rapports. Les chiens de Laponie sont très-
laids, très-petits, et n’ont pas plus d’un pied de longueur ®. Ceux de Sibérie,
quoique moins laids , ont encore les oreilles droites et l’air agreste et sau-
vage, tandis que dans le climat voisin où l’on trouve les beaux hommes
dont nous venons de parler, on trouve aussi les chiens de la plus belle et
de la plus grande taille. Les chiens de Tartarie, d’Albanie, du nord de la
Grèce, du Danemark, de l’Irlande, sont les plus grands, les plus forts et
les plus puissants de tous les chiens : on s’en sert pour tirer des voitures.
Ces chiens, que nous appelons chiens d’Irlande, ont une origine très-an-
cienne et se sont maintenus, quoiqu’en petit nombre, dans le climat dont
ils sont originaires. Les anciens les appelaient chiens d’Épire, chiens d’Al-
banie, et Pline rapporte, en termes aussi élégants qu’énergiques, le combat
a. Il Genio vagante , vol. II, p. 13.
484
LE CHIEN.
d’un de ces chiens contre un lion, et ensuite contre un éléphant®. Ces
chiens sont beaucoup plus grands que nos plus grands mâtins : comme ils
sont fort rares en France, je n’en ai jamais vu qu’un, qui me parut avoir,
tout assis, près de cinq pieds de hauteur, et ressembler pour la forme au
chien que nous appelons grand danois ; mais il en différait beaucoup par
l’énormité de sa taille, il était tout blanc et d’un naturel doux et tranquille.
On trouve ensuite dans les endroits plus tempérés, comme en Angleterre,
en France, en Allemagne, en Espagne, en Italie, des hommes et des chiens
de toutes sortes de races : cette variété provient en partie de l’influence du
climat, et en partie du concours et du mélange des races étrangères ou dif-
férentes entre elles, qui ont produit en très-grand nombre des races métives
ou mélangées dont nous ne parlerons point ici, parce que M. Daubenton 1
les a décrites et rapportées chacune aux races pures dont elles proviennent;
mais nous observerons, autant qu’il nous sera possible, les ressemblances et
les différences que l’abri, le soin , la nourriture et le climat ont produites
parmi ces animaux.
Le grand danois, le mâtin et le lévrier, quoique différents au premier
coup d’œil, ne font cependant que le même chien : le grand danois n’est
qu’un mâtin plus fourni, plus étoffe; le lévrier un mâtin plus délié, plus
effdé, et tous deux plus soignés; et il n’y a pas plus de différence entre
un chien grand danois, un mâtin et un lévrier, qu’entre un Hollandais, un
Français et un Italien. En supposant donc le mâtin originaire ou plutôt
naturel de France, il aura produit le grand danois dans un climat plus froid
et le lévrier dans un climat plus chaud : et c’est ce qui se trouve aussi
vérifié par le fait, car les grands danois nous viennent du nord, et les
lévriers nous viennent de Constantinople et du Levant. Le chien de berger,
le chien-loup, et l’autre espèce de chien-loup, que nous appellerons chien
de Sibérie, ne font aussi tous trois qu’un même chien : on pourrait même
y joindre le chien de Laponie, celui de Canada, celui des Hottentots, et tous
les autres chiens qui ont les oreilles droites; ils ne diffèrent en effet du
chien de berger que par la taille, et parce qu’ils sont plus ou moins étoffés,
a. « Indiam petenti Alexandro magno , Rex Albaniæ dono dederat inusitatæ magnitudinis
« unum, cujus specie delectatus, jussit iirsos, mox apros et deinde damas emitti, contemptu
« immobili jacente eo yquâ segnitie tanti corporis offensus imperator generosi spiritûs, eum
« interimi jussit. Nunciavit hoc farna régi; itaque alterum mittens , addidit mandata ne in
« parvis experiri vellet , sed in ieone , elephantove ; duos sibi fuisse hoc interempto , preterea
« nullum fore. Nec distulit Alexander , leonemque fractum protinùs vidit. Posteà elephantum
« jussit induci , haud alio magis spectaculo lætatus. Horrentibus quippe per totum corpus villis,
« ingenti primùm latratu intonuit, moxque increvit assultans, contraque belluam exsurgens
« liincetillinc artifici dimicatione, quà maxirnè opus esset, infestans atque evitans, donec
« assiduà rotatam vertigine afflixit, ad casum ejus tellure concussâ. » Plin. Hisl. natur.,
lil). vm.
1 . Voyez Daubenton : Description du chien. Voyez aussi Fréd. Cuvier : Mém. sur nos races
de chiens domestiques (Ann. du Mus., t. XVIII , p. 333 ).
LE CHIEN.
483
et que leur poil est plus ou moins rude, plus ou moins long et plus ou
moins fourni. Le chien courant, le braque, le basset, le barbet, et même
l’épagneul , peuvent encore être regardés comme ne faisant tous qu’un
même chien ; leur forme et leur instinct sont à peu près les mêmes , et
ils ne diffèrent entre eux que par la hauteur des jambes et par l’ampleur
des oreilles, qui dans tous sont cependant longues, molles et pendantes :
ces chiens sont naturels à ce climat, et je ne crois pas qu’on doive en
séparer le braque qu’on appelle chien de Bengale, qui ne diffère de notre
braque que par la robe. Ce qui me fait penser que ce chien n’est pas ori-
ginaire de Bengale ou de quelque autre endroit des Indes, et que ce n’est
pas, comme quelques-uns le prétendent, le chien indien dont les anciens
ont parlé, et qu’ils disaient être engendré d’un tigre et d’une chienne, c’est
que ce même chien était connu en Italie il y a plus de cent cinquante ans,
et qu’on ne le regardait pas comme un chien venu des Indes, mais comme
un braque ordinaire : « Canis sagax (vulgô brachus), dit Aldrovande, an
« unius vel varii coloris sit parum refert; in Italiâ eligitur varius et macu-
« losæ lynci persimilis, cum tamen niger color vel albus aut fulvus non sit
« spernendus a. »
L’Angleterre, la France, l’Allemagne, etc., paraissent avoir produit le
chien courant, le braque et le basset; ces chiens mêmes dégénèrent dès
qu’ils sont portés dans des climats plus chauds, comme en Turquie, en
Perse; mais les épagneuls et les barbets sont originaires d’Espagne et de
Barbarie, où la température du climat fait que le poil de tous les animaux
est plus long, plus soyeux et plus fin que dans tous les autres pays. Le
dogue , le chien que l’on appelle petit danois ( mais fort improprement ,
puisqu’il n’a d’autre rapport avec le grand danois que d’avoir le poil court) ,
le chien turc, et, si Ton veut encore, le chien d’Islande, ne font
aussi qu’un même chien qui, transporté dans un climat très-froid comme
l’Islande, aura pris une forte fourrure de poil, et dans les climats très-
chauds de l’Afrique et des Indes aura quitté sa robe; car le chien sans poil,
appelé chien turc, est encore mal nommé; ce n’est point dans le climat
tempéré de la Turquie que les chiens perdent leur poil, c’est en Guinée et
dans les climats les plus chauds des Indes que ce changement arrive; et le
chien turc n’est autre chose qu’un petit danois qui , transporté dans les
pays excessivement chauds, aura perdu son poil, et dont la race aura
ensuite été transportée en Turquie, où l’on aura eu soin de les multiplier.
Les premiers que l’on ait vus en Europe, au rapport d’ Aldrovande, furent
apportés de son temps en Italie, où cependant ils ne purent, dit-il, ni durer,
ni multiplier, parce que le climat était beaucoup trop froid pour eux; mais
comme il ne donne pas la description de ces chiens nus, nous ne savons pas
a. Ulyssis Aldrovandi , de quadruped. digitat. vivip. , lib. iii , p. 552.
486
LE CHIEN.
s’ils étaient semblables à ceux que nous appelons aujourd’hui chiens turcs,
et si l'on peut par conséquent les rapporter au petit danois, parce que tous
les chiens, de quelque race et de quelque pays qu’ils soient, perdent leur
poil dans les climats excessivement chauds a; et, comme nous l’avons dit,
il perdent aussi leur voix; dans de certains pays ils sont tout à fait muets,
dans d’autres ils ne perdent que la faculté d’aboyer, ils hurlent comme les
loups, ou glapissent comme les renards0; ils semblent par cette altération se
rapprocher de leur état de nature ; car ils changent aussi pour la forme et
pour l’instinct : ils deviennent laids b, et prennent tous des oreilles droites
et pointues. Ce n’est aussi que dans les climats tempérés que les chiens
conservent leur ardeur, leur courage, leur sagacité, et les autres talents qui
leur sont naturels ; ils perdent donc tout lorsqu’on les transporte dans des
climats trop chauds ; mais, comme si la nature ne voulait jamais rien faire
d’absolument inutile, il se trouve que dans ces mêmes pays où les chiens
ne peuvent plus servir à aucun des usages auxquels nous les employons,
on les recherche pour la table, et que les nègres en préfèrent la chair à celle
de tous les autres animaux : on conduit les chiens au marché pour les
vendre; on les achète plus cher que le mouton, le chevreau, plus cher
même que tout autre gibier; enfin, le mets le plus délicieux d’un festin
chez les Nègres est un chien rôti. On pourrait croire que le goût si décidé
qu’ont ces peuples pour la chair de cet animal vient du changement de
qualité de cette même chair qui , quoique très-mauvaise à manger dans
nos climats tempérés, acquiert peut-être un autre goût dans ces climats
brûlants ; mais ce qui me fait penser que cela dépend plutôt de la nature de
l’homme que de celle du chien, c’est que les sauvages du Canada, qui habi-
tent un pays froid, ont le même goût que les Nègres pour la chair du chien,
et que nos missionnaires en ont quelquefois mangé sans dégoût. « Les
« chiens servent en guise de mouton pour être mangés en festin (dit le
« P. Sabard Théodat) : je me suis trouvé diverses fois à des festins de chien ;
« j’avoue véritablement que du commencement cela me faisait horreur,
« mais je n’en eus pas mangé deux fois que j’en trouvai la chair bonne, et
« de goût un peu approchant de celle du porc c. »
Dans nos climats, les animaux sauvages qui approchent le plus du chien,
et surtout du chien à oreilles droites, du chien de berger, que je regarde
comme la souche et le type de l’espèce entière, sont le renard et le loup;
et comme la conformation intérieure est presque entièrement la même, et
a. Histoire générale des voyages , par M. l’abbé Prévost, t. IV, p. 229.
b. Voyage de La Boullaye-le-Gouz. Paris, 1657, p. 257; Voyages de Jean Ovington. Paris,
1725 , t. I , p. 276 ; Histoire universelle des voyages , par du Perrier de Montfrasier. Paris, 1707,
p. 344 et suivantes ; Vie de Christophe Colomb. Paris , 1681 , partie première, p. 106 ; Voyage
de Bosman en Guinée ,.etc. Utrecbt, 1705 , p. 240 ; Histoire générale des voyages , par M. l’abbé
Prévost, t. IV, p. 229.
c. Voyage au pays des Hurons , par le P. Sabard Théodat , récollet. Paris, 1632, p. 311.
W 2&
£<v-Lr lmp, ' lAraianiff. r. Js Sorbonne- o.
LE CHIEN.
487
que les différences extérieures sont assez légères, j’ai voulu essayer s’ils
pourraient produire ensemble : j’espérais qu’au moins on parviendrait à les
faire accoupler, et que s'ils ne produisaient pas des individus féconds, ils
engendreraient des espèces de mulets qui auraient participé de la nature
des deux. Pour cela, j’ai fait élever une louve prise dans les bois à l’âge de
deux ou trois mois, avec un mâtin de même âge; ils étaient enfermés
ensemble et seuls dans une assez grande cour où aucune autre bête ne
pouvait entrer, et où ils avaient un abri pour se retirer; ils ne connaissaient
ni l’un ni l'autre aucun individu de leur espèce, ni même aucun homme
que celui qui était chargé du soin de leur porter tous les jours à manger :
on les a gardés trois ans, toujours avec la même attention, et sans les con-
traindre ni les enchaîner. Pendant la première année ces jeunes animaux
jouaient perpétuellement ensemble et paraissaient s’aimer beaucoup; à la
seconde année ils commencèrent par se disputer la nourriture, quoiqu’on
leur en donnât plus qu’il ne leur en fallait. La querelle venait toujours de
la louve : on leur portait de la viande et des os sur un grand plat de bois
que l’on posait à terre ; dans l’instant même la louve, au lieu de se jeter sur
la viande, commençait par écarter le chien, et prenait ensuite le plat par la
tranche si adroitement qu’elle ne laissait rien tomber de ce qui était dessus,
et emportait le tout en fuyant; et comme elle ne pouvait sortir, je l’ai vue
souvent faire cinq ou six fois de suite le tour de la cour tout le long des
murailles, toujours tenant le plat de niveau entre ses dents, et ne le repo-
ser à terre que pour reprendre haleine et pour se jeter sur la viande avec
voracité, et sur le chien avec fureur lorsqu’il voulait approcher. Le chien
était plus fort que la louve; mais comme il était plus doux, ou plutôt moins
féroce, on craignit pour sa vie et on lui mit un collier. Après la deuxième
année les querelles étaient encore plus vives et les combats plus fréquents^
et on mit aussi un collier à la louve, que le chien commençait à ménager
beaucoup moins que dans les premiers temps. Pendant ces deux ans il n’y
eut pas le moindre signe de chaleur ou de désir ni dans l’un ni dans l’autre ;
ce ne fut qu’à la tin de la troisième année que ces animaux commencèrent à
ressentir les impressions de l’ardeur du rut, mais sans amour ; car loin que
cet état les adoucît ou les rapprochât l’un de l’autre, ils n’en devinrent que
plus intraitables et plus féroces ; ce n’était plus que des hurlements de dou-
leur mêlés à des cris de colère; ils maigrirent tous deux en moins de trois
semaines, sans jamais s’approcher autrement que pour se déchirer; enfin,
ils s’acharnèrent si fort l’un contre l’autre que le chien tua la louve, qui
était devenue la plus maigre et la plus faible, et l’on fut obligé de tuer le
chien quelques jours après, parce qu’au moment qu’on voulut le mettre en
liberté il fit un grand dégât en se lançant avec fureur sur les volailles, sur
les chiens, et même sur les hommes.
J’avais dans le même temps des renards, deux mâles et une femelle, que
488
LE CHIEN.
l’on avait pris dans des pièges, et que je faisais garder loin les uns des autres
dans des lieux séparés : j’avais fait attacher l’un de ces renards avec une
chaîne légère, mais assez longue, et on lui avait bâti une petite hutte où il
se mettait à l’abri. Je le gardai pendant plusieurs mois, il se portait bien;
et quoiqu’il eût l’air ennuyé et les yeux toujours fixés sur la campagne,
qu’il voyait de sa hutte , il ne laissait pas de manger de très-grand appétit.
On lui présenta une chienne en chaleur que l’on avait gardée, et qui n’avait
pas été couverte ; et comme elle ne voulait pas rester auprès du renard, on
prit le parti de l’enchaîner dans le même lieu et de leur donner largement
à manger. Le renard ne la mordit ni ne la maltraita point : pendant dix
jours qu’ils demeurèrent ensemble il n’y eut pas la moindre querelle ni le
jour, ni la nuit, ni aux heures du repas; le renard s’approchait même assez
familièrement ; mais dès qu’il avait flairé de trop près sa compagne, le signe
du désir disparaissait , et il s’en retournait tristement dans sa hutte ; il n’y
eut donc point d’accouplement. Lorsque la chaleur de cette chienne fut
passée, on lui en substitua une autre qui venait d’entrer en chaleur, et
ensuite une troisième et une quatrième ; le renard les traita toutes avec la
même douceur, mais avec la même indifférence ; et afin de m’assurer si
c’était la répugnance naturelle ou l’état de contrainte où il était qui l’em-
pêchait de s’accoupler, je lui fis amener une femelle de son espèce ; il la
couvrit dès le même jour plus d’une fois, et nous trouvâmes, en la dissé-
quant quelques semaines après, qu’elle était pleine et qu’elle aurait produit
quatre petits renards. On présenta de même successivement à l’autre renard
plusieurs chiennes en chaleur, on les enfermait avec lui dans une cour où
ils n’étaient point enchaînés; il n’y eut ni haine, ni amour, ni combat, ni
caresses, et ce renard mourut, au bout de quelques mois, de dégoût ou
d’ennui.
Ces épreuves nous apprennent au moins que le renard et le loup ne
sont pas tout à fait de la même nature que le chien 1 ; que ces espèces non-
seulement sont différentes, mais séparées et assez éloignées pour ne pou-
voir les rapprocher, du moins dans ces climafs; que par conséquent le
chien ne tire pas son origine du renard ou du loup2, et que les nomencla-
teurs a qui ne regardent ces deux animaux que comme des chiens sauvages.
a. Canis caudâ (sinistrorsum) recurvâ , le chien. Canis caudâ incurvâ , le loup. Canis
caudâ rectâ , le renard. Linnæi Syst. nat.
1. Le chien produit avec le loup , et Buffon en a connu plus tard un exemple. (Voyez les
Additions); mais il ne produit pas avec le renard. (Voyez mon livre sur l’instinct et l’intelli-
gence des animaux , au chapitre de la Parenté des espèces.)
2. Le chien ne vient sûrement pas du renard, car les deux espèces ne produisent point
ensemble ; il ne vient pas , non plus , du loup , quoique l’ union du loup et du chien soit féconde;
le naturel de ces deux animaux est trop dissemblable : le loup évite l’homme et vit solitaire,
le chien est essentiellement sociable. Ou le chien est une espèce primitive et propre, ou il vient
du chacal, comme je l’expliquerai tout à l’heure.
LE CHIEN.
489
ou qui ne prennent le chien que pour un loup ou un renard devenu domes-
tique, et qui leur donnent à tous trois le nom commun de chien, se trom-
pent, pour n’avoir pas assez consulté la nature.
Il y a dans les climats plus chauds que le nôtre une espèce d’animal
féroce et cruel, moins différent du chien que ne le sont le renard ou le
loup : cet animal, qui s’appelle adive ou chacal, a été remarqué et assez
bien décrit par quelques voyageurs; on en trouve en grand nombre en
Asie et en Afrique, aux environs de Trébisonde °, autour du mont Caucase,
en Mingrélie b, en Natolie % en Hyrcanie d, en Perse, aux Indes, à Suratee ,
à Goa, à Guzarat, à Bengale, au Congo f, en Guinée, et en plusieurs autres
endroits : et quoique cet animal soit regardé, par les naturels des pays qu’il
habite, comme un chien sauvage, et que son nom même le désigne , comme
il est très-douteux qu’il se mêle avec les chiens et qu’il puisse engendrer
ou produire avec eux *, nous en ferons l’histoire à part, comme nous ferons
aussi celle du loup, celle du renard, et celle de tous les autres animaux
qui, ne se mêlant point ensemble, font autant d’espèces distinctes et sé-
parées.
Ce n’est pas que je prétende d’une manière décisive et absolue que
l’adive, et même que le renard et le loup ne se soient jamais, dans aucun
temps ni dans aucun climat, mêlés avec les chiens 2. Les anciens l’assurent
assez positivement pour qu’on puisse encore avoir sur cela quelques doutes,
malgré les épreuves que je viens de rapporter; et j’avoue qu’il faudrait un
plus grand nombre de pareilles épreuves pour acquérir sur ce fait une cer-
titude entière. Aristote, dont je suis très-porté à respecter le témoignage, dit
précisément » qu’il est rare que les animaux qui sont d’espèces différentes se
mêlent ensemble ; que cependant il est certain que cela arrive dans les
chiens, les renards et les loups; que les chiens indiens proviennent d’une
autre bête sauvage semblable et d’un chien. On pourrait croire que cette bête
a. Voyages de Gemelli-Careri. Paris, 1719, 1. 1, p. 119.
b. Voyage de Chardin. Londres, 1686 , p. 76.
c. Voyage de Dumont. La Haye , 1699 , t. IV, p. 28 et suiv.
d. Voyage de Chardin. Amsterdam , 1711 , t. II , p. 29.
e. Voyage d’Innigo de Biervillas. Paris , 1736, part, i , p. 178.
f. Voyage de Bosman, p. 241, 331 et 332 ; Voyage du P. Zuchel, capucin, p. 293.
g. Aristot. de Generatione animal. , lib. u, cap. v.
1. Le chacal se mêle avec le chien et produit avec lui. J’ai obtenu, dans mes expériences,
des métis de la chacale avec le chien, comme de la chienne avec le chacal.
Une 'première génération de métis de chien et de chacal m’en a donné une seconde, laquelle
m’en a donné une troisième. Celle-ci m’en donnera-t-elle une quatrième ?
Ainsi que je l’ai dit dans la note 2 de la page 488, ou le chien est une espèce primitive et
propre, ou il vient du chacal : le chien produit avec le chacal et avec le loup ; il a la même
organisation que le chacal et le loup ; mais il a non-seulement l’organisation du chacal , il en
aies mœurs. Dès que les chiens rentrent dans l’état sauvage, ils forment des troupes nom-
breuses, ils se creusent des terriers, ils chassent de concert, comme les chacals, etc., etc.
(Voyez mon livre intitulé : De l’instinct et de l’intelligence des animaux. )
2. Voyez la note précédente et la note 2 de la page 456.
490
LE CHIEN.
sauvage, à laquelle il ne donne point de nom, est l’adive; mais il dit dans
un autre endroit a que ces chiens indiens viennent du tigre 1 et d’un chien,
ce qui me paraît encore plus difficile à croire, parce que le tigre est d’une
nature et d'une forme bien plus différentes de celles du chien que le loup,
le renard ou l’adive. Il faut convenir qu’Aristote semble lui-même infirmer
son témoignage à cet égard , car après avoir dit que les chiens indiens vien-
nent d’une bête sauvage semblable au loup ou au renard, il dit ailleurs
qu’ils viennent du tigre, et sans énoncer si c’est du tigre et de la chienne,
ou du chien et de la tigresse, il ajoute seulement que la chose ne réussit
pas d’abord, mais seulement à la troisième portée ; que de la première
fois il ne résulte encore que des tigres ; qu’on attache les chiens dans les
déserts, et qu’à moins que le tigre ne soit en chaleur, ils sont souvent
dévorés ; que ce qui fait que l’Afrique produit souvent des prodiges et des
monstres, c’est que l’eau y étant très-rare et la chaleur fort grande, les
animaux de différentes espèces se rencontrent assemblés en grand nombre
dans le même lieu pour boire ; que c’est là qu’ils se familiarisent, s’accou-
plent et produisent. Tout cela me paraît conjectural , incertain , et même
assez suspect pour n’y pas ajouter foi; car plus on observe la nature des
animaux, plus on voit que l’indice le plus sûr pour en juger c’est l’instinct.
L’examen le plus attentif des parties intérieures ne nous découvre que les
grosses différences ; le cheval et l’âne, qui se ressemblent parlaitement par
la conformation des parties intérieures, sont cependant des animaux d’une
nature différente; le taureau, le bélier et le bouc, qui ne diffèrent en rien
les uns des autres pour la conformation intérieure de tous les viscères, sont
d’espèces encore plus éloignées que l’âne et le cheval, et il en est de même
du chien, du renard et du loup. L’inspection de la forme extérieure nous
éclaire davantage; mais comme dans plusieurs espèces, et surtout dans
celles qui ne sont pas éloignées, il y a, même à l’extérieur, beaucoup plus
de ressemblance que de différence, cette inspection ne suffit pas encore pour
décider si ces espèces sont différentes ou les mêmes : enfin lorsque les
nuances sont encore plus légères , nous ne pouvons les saisir qu’en com-
binant les rapports de l’instinct; c’est en effet par le naturel des animaux
qu’on doit juger de leur nature ; et si l’on supposait deux animaux tout
semblables pour la forme, mais tout différents pour le naturel , ces deux
animaux qui ne voudraient pas se joindre , et qui ne pourraient produire
ensemble, seraient, quoique semblables, de deux espèces différentes2.
a. Aristot. , Ilist. anim., lib. vin , cap. xxviii.
1. Le tigre et le chien ne peuvent produire ensemble (voyez la note 7 de la page 45$ et la note
3 de la page 456). Aristote ne connaissait pas encore ces rapports intimes, profonds, qui lient
les espèces entre elles , et que nous ne découvrons que par des expériences suivies : Buffou les
cherchait.
2. Tout ce passage est excellent. L’instinct est l’indice le plus sûr de la nature de l’animal.
Deux animaux, qui ne produisent point ensemble , ne sont pas de la même espèce. Et même il
LE CIIÏEN.
491
Ce même moyen, auquel on est obligé d’avoir recours pour juger de la
différence des animaux dans les espèces voisines, est, à plus forte raison,
celui qu’on doit employer de préférence à tous autres, lorsqu’on veut rame-
ner à des points fixes les nombreuses variétés que l’on trouve dans la même
espèce : nous en connaissons trente dans celle du chien, et assurément nous
ne les connaissons pas toutes. De ces trente variétés il y en a dix-sept que
l’on doit rapporter à l’influence du climat, savoir, le chien de berger, le
chien-loup, le chien de Sibérie, le chien d’Islande et le chien de Laponie,
le mâtin, les lévriers, le grand danois et le chien d’Irlande, le chien cou-
rant, les braques, les bassets, les épagneuls et le barbet, le petit danois, le
chien turc et le dogue ; les treize autres, qui sont le chien turc métis, le
lévrier à poil de loup , le chien-bouffe , le chien de Malte ou bichon , le
roquet, le dogue de forte race, le doguin ou mopse, le chien de Calabre,
le burgos, le chien d’Alicante, le chien-lion, le petit barbet, et le chien
qu’on appelle artois, islois ou quatre-vingt, ne sont que des métis qui pro-
viennent du mélange des premiers ; et, eu rapportant chacun de ces chiens
métis aux deux races dont ils sont issus, leur nature est dès lors assez
connue - mais, à l’égard des dix-sept premières races, si l’on veut connaître
les rapports qu’elles peuvent avoir entre elles, il faut avoir égard à l’in-
stinct, à la forme et à plusieurs autres circonstances. J’ai mis ensemble le
chien de berger, le chien-loup, le chien de Sibérie, le chien de Laponie et
le chien d’Islande, parce qu’ils se ressemblent plus qu’ils ne ressemblent aux
autres par la figure et par le poil, qu’ils ont tous cinq le museau pointu à
peu près comme le renard, qu’ils sont les seuls qui aient les oreilles droites,
et que leur instinct les porte à suivre et garder les troupeaux. Le mâtin,
le lévrier, le grand danois et le chien d’Irlande ont, outre la ressemblance
de la forme et du long museau, le même naturel; ils aiment à courir, à
suivre les chevaux, les équipages; ils ont peu de nez, et chassent plutôt à
vue qu’à l’odorat. Les vrais chiens de chasse sont les chiens courants, les
braques, les bassets, les épagneuls et les barbets: quoiqu’ils diffèrent un peu
par la forme du corps, ils ont cependant tous le museau gros; et comme
leur instinct est le même, on ne peut guère se tromper en les mettant
ensemble. L’épagneul, par exemple, a été appelé, par quelques natura-
listes, canis aviarius terrestris, et le barbet, canis aviarius aquaticus; et
en effet, la seule différence qu’il y ait dans le naturel de ces deux chiens,
c’est que le barbet, avec son poil touffu, long et frisé, va plus volontiers à
l’eau que l’épagneul, qui a le poil lisse et moins fourni, ou que les trois
autres, qui l’ont trop court et trop clair pour ne pas craindre de se mouiller
la peau. Enfin, le petit danois et le chien turc ne peuvent manquer d’aller
ne suffit pas qu’ils s’accouplent et produisent ensemble pour qu’on puisse les regarder comme
étant de la même espèce , car la fécondité bornée ne donne que le genre : la seule fécondité
continue donne Yespèce. ( Voyez la note de la page 264 et celle de la page 415.)
492
LE CHIEN.
ensemble, puisqu’il est avéré que le chien turc n’est qu’un petit danois qui
a perdu son poil. Il ne reste que le dogue, qui, par son museau court,
semble se rapprocher du petit danois plus que d’aucun autre chien, mais
qui en diffère à tant d’autres égards qu’il paraît seul former une variété
différente de toutes les autres, tant pour la forme que pour l’instinct : ii
semble aussi affecter un climat particulier, il vient d’Angleterre , et l’on a
peine à en maintenir la race en France ; les métis qui en proviennent, et
qui sont le dogue de forte race et le doguin, y réussissent mieux : tous ces
chiens ont le nez si court qu’ils ont peu d’odorat, et souvent beaucoup
d’odeur : il paraît aussi que la finesse de l’odorat, dans les chiens, dépend
de la grosseur plus que de la longueur du museau, parce que le lévrier, le
mâtin et le grand danois, qui ont le museau fort allongé, ont beaucoup
moins de nez que le chien courant, le braque et le basset, et même que
l’épagneul et le barbet, qui ont tous, à proportion de leur taille, le museau
moins long, mais plus gros que les premiers.
La plus ou moins grande perfection des sens, qui ne fait pas dans l’homme
une qualité éminente, ni même remarquable, fait dans les animaux tout
leur mérite1, et produit, comme cause, tous les talents dont leur nature peut
être susceptible. Je n’entreprendrai pas de faire ici l’énumération de toutes
les qualités d’un chien de chasse : on sait assez combien l’excellence de
l’odorat, jointe à l’éducation, lui donne d’avantage et de supériorité sur
les autres animaux; mais ces détails n’appartiennent que de loin à l’histoire
naturelle; et d’ailleurs les ruses et les moyens, quoique émanés de la
simple nature, que les animaux sauvages mettent en œuvre pour se déro-
ber à la recherche , ou pour éviter la poursuite et les atteintes des chiens,
sont peut-être plus merveilleux que les méthodes les plus fines de l’art de
la chasse.
Le chien, lorsqu’il vient de naître, n’est pas encore entièrement achevé :
dans cette espèce, comme dans celles de tous les animaux qui produisent
en grand nombre, les petits, au moment de leur naissance, ne sont pas aussi
parfaits que dans les animaux qui n’en produisent qu’un ou deux. Les
chiens naissent communément avec les yeux fermés; les deux paupières
ne sont pas simplement collées, mais adhérentes par une membrane qui se
déchire lorsque le muscle de la paupière supérieure est devenu assez fort
pour la relever et vaincre cet obstacle, et la plupart des chiens n’ont les
yeux ouverts qu’au dixième ou douzième jour. Dans ce même temps, les os
du crâne ne sont pas achevés, le corps est bouffi, le museau gonflé, et leur
forme n’est pas encore bien dessinée ; mais en moins d’un mois ils appren-
nent à faire usage de tous leurs sens, et prennent ensuite de la force et un
prompt accroissement. Au quatrième mois ils perdent quelques-unes de
1. Remarque aussi juste qu’élevée, et qui contredit toute une philosophie : la supériorité de
l’homme ne vient pas de ses sens.
LE CHIEN.
493
leurs dents, qui, comme dans les autres animaux, sont bientôt remplacées
par d’autres qui ne tombent plus : ils ont en tout quarante-deux dents ,
savoir, six incisives en haut et six en bas, deux canines en haut et deux en
bas, quatorze mâchelières en haut et douze en bas; mais cela n’est pas
constant, et il se trouve des chiens qui ont plus ou moins de dents mâche-
lières Dans ce premier âge les mâles comme lçs femelles s’accroupissent
un peu pour pisser ; ce n’est qu’à neuf ou dix mois que les mâles, et même
quelques femelles, commencent à lever la cuisse, et c’est dans ce même
temps qu’ils commencent à être en état d’engendrer. Le mâle peut s’ac-
coupler en tout temps , mais la femelle ne le reçoit que dans des temps
marqués; c’est ordinairement deux fois par an, et plus fréquemment en
hiver qu’en été; sa chaleur dure dix, douze, et quelquefois quinze jours;
elle se marque par des signes extérieurs; les parties de la génération sont
humides, gonflées et proéminentes au dehors; il y a un petit écoulement
de sang tant que cette ardeur dure, et cet écoulement, aussi bien que le
gonflement de la vulve, commence quelques jours avant l’accouplement :
le mâle sent de loin la femelle dans cet état et la recherche , mais ordinai-
rement elle ne se livre que six ou sept jours après qu’elle a commencé à
entrer en chaleur. On a reconnu qu’un seul accouplement suffit pour
qu’elle conçoive, même en grand nombre; cependant, lorsqu’on la laisse
en liberté , elle s’accouple plusieurs fois par jour avec tous les chiens qui
se présentent : on observe seulement que lorsqu’elle peut choisir elle pré-
fère toujours ceux de la plus grosse et de la plus grande taille, quelque
laids et quelque disproportionnés qu’ils puissent être ; aussi arrive-t-il assez
souvent que de petites chiennes qui ont reçu des mâtins périssent en fai-
sant leurs petits.
Une chose que tout le monde sait , et qui cependant n’en est pas moins
une singularité de la nature, c’est que dans l’accouplement ces animaux ne
peuvent se séparer , même après la consommation de l’acte de la généra-
tion : tant que l’état d’érection et de gonflement subsiste , ils sont forcés
de demeurer unis, et cela dépend sans doute de leur conformation. Le
chien a non-seulement, comme plusieurs autres animaux, un os dans la
verge, mais les corps caverneux forment dans le milieu une espèce de bour-
relet fort apparent, et qui se gonfle beaucoup dans l’érection : la chienne,
qui de toutes les femelles est peut-être celle dont le clitoris est le plus
considérable et le plus gros dans le temps de la chaleur, présente de son
côté un bourrelet, ou plutôt une tumeur ferme et saillante, dont le gonfle-
ment , aussi bien que celui des parties voisines , dure peut-être bien plus
longtemps que celui du mâle, et suffit peut-être aussi pour le retenir malgré
1. F. Cuvier, en comparant les unes aux autres les diverses races de chiens , a trouvé des
races à une dent de plus , soit à l’une, soit à l’autre mâchoire, et jusqu’à des races à un doigt
de plus, soit au pied de devant, soit à celui de derrière.
494
LE CHIEN.
lui; car, au moment que l’acte est consommé, il change de position, il se
remet à pied pour se reposer sur ses quatre jambes, il a même l’air triste,
et les efforts pour se séparer ne viennent jamais de la femelle.
Les chiennes portent neuf semaines, c’est-à-dire soixante-trois jours,
quelquefois soixante-deux ou soixante-un, et jamais moins de soixante ;
elles produisent six, sept, et quelquefois jusqu’à douze petits ; celles qui
sont de la plus grande et de la plus forte taille produisent en plus grand
nombre que les petites, qui souvent ne font que quatre ou cinq, et quelque-
fois qu’un ou deux petits, surtout dans les premières portées, qui sont tou-
jours moins nombreuses que les autres dans tous les animaux.
Les chiens quoique très-ardents en amour, ne laissent pas de durer; il
ne parait pas même que Fàge diminue leur ardeur, ils s’accouplent et pro-
duisent pendant toute la vie, qui est ordinairement bornée à quatorze ou
quinze ans, quoiqu'on en ait gardé quelques-uns jusqu’à vingt. La durée de
la vie est dans le chien, comme dans les autres animaux, proportionnelle
au temps de l’accroissement; il est environ deux ans à croître, il vit aussi
sept fois deux ans. L’on peut connaître son âge par les dents, qui dans la
jeunesse sont blanches, tranchantes et pointues, et qui, à mesure qu’il vieil-
lit, deviennent noires, mousses et inégales : on le connaît aüssi par le poil,
car il blanchit sur le museau, sur le front et autour des yeux.
Ces animaux , qui de leur naturel sont très-vigilants , très-actifs , et qui
sont faits pour le plus grand mouvement , deviennent dans nos maisons ,
par la surcharge de la nourriture , si pesants et si paresseux qu’ils passent
toute leur vie à ronfler, dormir et manger. Ce sommeil, presque continuel,
est accompagné de rêves, et c’est peut-être une douce manière d’exister;
ils sont naturellement voraces ou gourmands , et cependant ils peuvent se
passer de nourriture pendant longtemps. Il y a, dans les Mémoires de l’Aca-
démie des Sciences a, l’histoire d’une chienne, qui ayant été oubliée dans
une maison de campagne, a vécu quarante jours sans autre nourriture que
l’étoffe ou la laine d’un matelas qu’elle avait déchiré. Il paraît que l’eau
leur est encore plus nécessaire que la nourriture, ils boivent souvent et
abondamment; on croit même vulgairement que quand ils manquent d’eau
pendant longtemps ils deviennent enragés. Une chose qui leur est particu-
lière, c’est qu’ils paraissent faire des efforts et souffrir toutes les fois qu’ils
rendent leurs excréments : ce n’est pas , comme le dit Aristote b , parce
que les intestins deviennent plus étroits en approchant de l'anus; il est cer-
tain au contraire que dans le chien , comme dans les autres animaux, les
gros boyaux s’élargissent toujours de plus en plus, et que le rectum est
plus large que le colon : la sécheresse du tempérament de cet animal suffit
pour produire cet effet, et les étranglements qui se trouvent dans le
a. Mémoires de l’Académie des Sciences, année 1706, p. 5.
b. Aristot. de partibus animal, capite ultime».
N° 24
LE CHIEN.
495
colon sont trop loin pour qu’on puisse l’attribuer à la conformation des
intestins.
Pour donner une idée plus nette de l’ordre des chiens, de leur dégéné-
ration dans les différents climats , et du mélange de leurs races , je joins
ici une table, ou, si l’on veut, une espèce d’arbre généalogique où l’on
pourra voir d’un coup d’œil toutes ces variétés : cette table est orientée
comme les cartes géographiques, et l’on a suivi, autant qu’il était possible,
la position respective des climats.
Le chien de berger est la souche de l’arbre 1 : ce chien , transporté dans
les climats rigoureux du Nord , s’est enlaidi et rapetissé chez les Lapons ,
et paraît s’être maintenu et même perfectionné en Islande, en Russie, en
Sibérie, dont le climat est un peu moins rigoureux , et où les peuples sont
un peu plus civilisés. Ces changements sont arrivés par la seule influence
de ces climats . qui n’a pas produit une grande altération dans la forme,
car tous ces chiens ont les oreilles droites, le poil épais et long, l’air sau-
vage , et ils n’aboient pas aussi fréquemment ni de la même manière que
ceux qui, dans des climats plus favorables, se sont perfectionnés davan-
tage. Le chien d’Islande est le seul qui n’ait pas les oreilles entièrement
droites , elles sont un peu pliées par leur extrémité : aussi l’Islande est ,
de tous ces pays du Nord, l’un des plus anciennement habités par des hom-
mes à demi civilisés.
Le même chien de berger, transporté dans des climats tempérés et chez
des peuples entièrement policés, comme en Angleterre, en France, en Alle-
magne, aura perdu son air sauvage, ses oreilles droites, son poil rude,
épais et long, et sera devenu dogue, chien courant et mâtin, par la seule
influence de ces climats. Le mâtin et le dogue ont encore les oreilles en
partie droites , elles ne sont qu’à demi pendantes, et ils ressemblent assez,
par leurs mœurs et par leur naturel sanguinaire, au chien duquel ils tirent
leur origine. Le chien courant est celui des trois qui s’en éloigne le
plus; les oreilles longues, entièrement pendantes, la douceur, la docilité,
et, si on peut le dire, la timidité de ce chien, sont autant de preuves de la
grande dégénération , ou , si l’on veut , de la grande perfection qu’a pro-
duite une longue domesticité, jointe à une éducation soignée et suivie.
Le chien courant, le braque et le basset ne font qu’une seule et même
i. « Le chien nous a donné son espèce entière , et à ce point que le type de cette espèce semble
« avoir disparu A défaut du chien primitif, F. Cuvier remonte jusqu’au chien le moins
« modifié par l’homme , c’est-à-dire jusqu’au chien de l’homme le plus grossier, le moins
« industrieux de la terre , jusqu’au chien de l’habitant de la Nouvelle-Hollande. C’est ce chien
« qu’il prend pour type de l’espèce. Après le chien de la Nouvelle-Hollande, celui qui se rap-
« proche le plus de l’état sauvage est le chien des Esquimaux Ils n’ont , ni l’un ni l’autre ,
« l’aboiement net et distinct de nos chiens domestiques; et ils ont, l’un et l’autre, sous leur
« poil soyeux , une sorte de poil laineux ou de duvet que nos chiens domestiques ont entière-
« ment perdu. » (Voyez mon ouvrage intitulé : De l’instinct et de l’intelligence des animaux .)
496
LE CHIEN.
race de chiens; car l’on a remarqué que dans la même portée il se trouve
assez souvent des chiens courants, des braques et des bassets , quoique la
lice n’ait été couverte que par l’un de ces trois chiens. J’ai accolé le braque
de Bengale au braque commun, parce qu’il n’en diffère en effet que par la
robe, qui est mouchetée; et j’ai joint de même le basset à jambes torses au
basset ordinaire, parce que le défaut dans les jambes de ce chien ne vient
originairement que d’une maladie semblable au rachitis, dont quelques
individus ont été attaqués et dont ils ont transmis le résultat , qui est la
déformation des os, à leurs descendants.
Le chien courant, transporté en Espagne et en Barbarie, où presque tous
les animaux ont le poil fin, long et fourni, sera devenu épagneul et bar-
bet; le grand et le petit épagneul, qui ne diffèrent que par la taille, trans-
portés en Angleterre, ont changé de couleur du blanc au noir, et sont
devenus, par l’influence du climat, grand et petit gredins, auxquels on doit
joindre le pyrame, qui n’est qu’un gredin noir comme les autres, mais
marqué de feu aux quatre pattes, aux yeux et au museau.
Le mâtin, transporté au Nord, est devenu grand danois, et, transporté au
Midi, est devenu lévrier : les grands lévriers viennent du Levant, ceux de
taille médiocre, d’Italie; et ces lévriers d’Italie, transportés en Angleterre,
sont devenus levrons, c’est-à-dire lévriers encore plus petits.
Le grand danois, transporté en Irlande, en Ukraine, en Tartarie, en
Épire , en Albanie , est devenu chien d’Irlande , et c’est le plus grand de
tous les chiens.
Le dogue , transporté d’Angleterre en Danemark , est devenu petit
danois, et ce même petit danois, transporté dans les climats chauds, est
devenu chien turc. Toutes ces races, avec leurs variétés, n’ont été pro-
duites que par l’influence du climat, jointe à la douceur de l’abri, à l’effet
de la nourriture et au résultat d’une éducation soignée ; les autres chiens
ne sont pas de races pures , et proviennent du mélange de ces premières
races : j’ai marqué par des lignes ponctuées la double origine de ces races
métives.
Le lévrier et le mâtin ont produit le lévrier métis, que l’on appelle aussi
lévrier à poil de loup; ce métis a le museau moins effdé que le franc lévrier,
qui est très-rare enErance.
Le grand danois et le grand épagneul ont produit ensemble le chien de
Calabre , qui est un beau chien à longs poils touffus , et plus grand par la
taille que les plus gros mâtins.
L’épagneul et le basset produisent un autre chien que Ton appelle
burgos.
L’épagneul et le petit danois produisent le chien-lion, qui est maintenant
fort rare.
Les chiens à longs poils fins et frisés, que Ton appelle bouffes et qui sont
LE CHIEN.
497
rie la taille des plus grands barbets, viennent du grand épagneul et du
barbet.
Le petit barbet vient du petit épagneul et du barbet.
Le dogue produit avec le mâtin un chien métis que l’on appelle dogue
de forte race, qui est beaucoup plus gros que le vrai dogue, ou dogue d’An-
gleterre, e( qui tient plus du dogue que du mâtin.
Le doguin vient du dogue d’Angleterre et du petit danois.
Tous ces chiens sont des métis simples, et viennent du mélange de deux
races pures; mais il y a encore d’autres chiens qu’on pourrait appeler
doubles métis , parce qu’ils viennent du mélange d’une race pure et d’une
race déjà mêlée.
Le roquet est un double métis qui vient du doguin et du petit danois.
Le chien d’Alicante est aussi un double métis, qui vient du doguin et du
petit épagneul.
Le chien de Malte, ou bichon , est encore un double métis qui vient du
petit épagneul et du petit barbet.
Enfin il y a des chiens qu’on pourrait appeler triples métis, parce qu’ils
viennent du mélange de deux races déjà mêlées toutes deux; tel est le
chien artois, islois ou quatre-vingt, qui vient du doguin et du roquet; tels
sont encore les chiens que Ton appelle vulgairement chiens des rues, qui
ressemblent à tous les chiens en général sans ressembler à aucun en parti-
culier , parce qu’ils proviennent du mélange de races déjà plusieurs fois
mêlées *.
LE CHAT *2.
Le chat est un domestique infidèle qu’on ne garde que par nécessité,
pour l’opposer à un autre ennemi domestique encore plus incommode et
qu’on ne peut chasser : car nous ne comptons pas les gens qui, ayant du
goût pour toutes les bêtes , n’élèvent des chats que pour s’en amuser; l’un
est l’usage, l’autre l’abus; et quoique ces animaux, surtout quand ils sont
jeunes, aient de la gentillesse, ils ont en même temps une malice innée, un
caractère faux, un naturel pervers que l’âge augmente encore et que l’édu-
cation ne fait que masquer. De voleurs déterminés ils deviennent seulement,
lorsqu’ils sont bien élevés, souples et flatteurs comme les fripons; ils ont la
même adresse, la même subtilité, le même goût pour faire le mal, le même
1. Le lecteur pourra rapprocher, de ce premier travail sur les races des chiens , celui de
F. Cuvier, que j'ai déjà cité. (Voyez les Ann. du Mus., t. XVIII, p. 333.)
* Felis calus (Limi.). — Ordre des Carnassiers ; famille des Carnivores ; tribu des Digi-
tigrades; genre Chat (Cuv.).
2. L'histoire du Chat ouvre le VIe volume de l’édition in-4° de l’Imprimerie royale, volume
publié en 17oG.
n.
32
493
LE CHAT.
penchant à la petite rapine; comme eux ils savent couvrir leur marche,
dissimuler leur dessein, épier les occasions, attendre, choisir, saisir l’in-
stant de faire leur coup, se dérober ensuite au châtiment, fuir et demeurer
éloignés jusqu’à ce qu’on les rappelle. Ils prennent aisément des habitudes
de société, mais jamais des mœurs : ils n’ont que l’apparence de l’attache-
ment; on le" voit à leurs mouvements obliques, à leurs yeux équivoques;
ils ne regardent jamais en face la personne aimée; soit défiance ou fausseté,
ils prennent des détours pour en approcher, pour chercher des caresses
auxquelles ils ne sont sensibles que pour le plaisir qu’elles leur font. Bien
différent de cet animal fidèle, dont tous les sentiments se rapportent à la
personne de son maître, le chat paraît ne sentir que pour soi, n’aimer que
sous condition, ne se prêter au commerce que pour en abuser; et, par cette
convenance de naturel, il est moins incompatible avec l’homme qu’avec le
chien, dans lequel tout est sincère.
La forme du corps et le tempérament sont d’accord avec le naturel : le
chat est joli, léger, adroit, propre et voluptueux; il aime ses aises, il cherche
les meubles les plus mollets pour s’y reposer et s’ébattre; il est aussi très-
porté à l’amour, et, ce qui est rare dans les animaux, la femelle paraît être
plus ardente que le mâle; elle l’invite, elle le cherche, elle l’appelle, elle
annonce par de hauts cris la fureur de ses désirs, ou plutôt l’excès de ses
besoins, et lorsque le mâle la fuit ou la dédaigne, elle le poursuit, le mord,
et le force pour ainsi dire à la satisfaire, quoique les approches soient tou-
jours accompagnées d’une vive douleur. La chaleur dure neuf ou dix
jours, et n’arrive que dans des temps marqués; c’est ordinairement deux
fois par an, au printemps et en automne, et souvent aussi trois fois, et même
quatre. Les chattes portent cinquante-cinq ou cinquante-six jours; elles ne
produisent pas en aussi grand nombre que les chiennes; les portées ordi-
naires sont de quatre, de cinq ou de six. Comme les mâles sont sujets à
dévorer leur progéniture, les femelles se cachent pour mettre bas, et lors-
qu’elles craignent qu’on ne découvre ou qu’on n’enlève leurs petits, elles
les transportent dans des trous et dans d’autres lieux ignorés ou inacces-
sibles; et, après les avoir allaités pendant quelques semaines, elles leur
apportent des souris, de petits oiseaux, et les accoutument de bonne heure
à manger de la chair : mais, par une bizarrerie difficile à comprendre, ces
mêmes mères, si soigneuses et si tendres, deviennent quelquefois cruelles,
dénaturées, et dévorent aussi leurs petits qui leur étaient si chers.
Les jeunes chats sont gais, vifs, jolis, et seraient aussi très-propres à
amuser les enfants, si les coups de patte n’étaient pas à craindre; mais leur
badinage, quoique toujours agréable et léger, n’est jamais innocent, et
bientôt il se tourne en malice habituelle; et comme ils ne peuvent exercer
ces talents avec quelque avantage que sur les plus petits animaux, ils se
mettent à l'affût près d’une cage, ils épient les oiseaux, les souris, les rats,
LE CHAT.
499
et deviennent d’eux-mêmes, et sans y être dressés, plus habiles à la chasse
que les chiens les mieux instruits. Leur naturel, ennemi de toute con-
trainte, les rend incapables d’une éducation suivie. On raconte néanmoins
que des moines grecs a de l’île de Chypre avaient dressé des chats à chasser,
prendre et tuer les serpents dont cette île était infestée; mais c’était plutôt
par le goût général qu’ils ont pour la destruction que par obéissance qu’ils
chassaient; car ils se plaisent à épier, attaquer et détruire assez indiffé-
remment tous les animaux faibles, comme les oiseaux , les jeunes lapins,
les levrauts, les rats, les souris, les mulots, les chauves-souris, les taupes,
les crapauds, les grenouilles, les lézards et les serpents. Ils n’ont aucune
docilité, ils manquent aussi de la finesse de l’odorat, qui, dans le chien,
sont deux qualités éminentes; aussi ne poursuivent-ils pas les animaux
qu’ils ne voient plus, ils ne les chassent pas, mais ils les attendent, les
attaquent par surprise, et après s’en être joués longtemps ils les tuent sans
aucune nécessité, lors même qu’ils sont le mieux -nourris et qu’ils n’ont
aucun besoin de cette proie pour satisfaire leur appétit.
La cause physique la plus immédiate de ce penchant qu’ils ont à épier et
surprendre les autres animaux vient de l’avantage que leur donne la con-
formation particulière de leurs yeux. La pupille, dans l’homme, comme
dans la plupart des animaux, est capable d’un certain degré de contraction
et de dilatation; elle s’élargit un peu lorsque la lumière manque, et se
rétrécit lorsqu’elle devient trop vive. Dans l’œil du chat et des oiseaux de
nuit, cette contraction et cette dilatation sont si considérables que la pupille,
qui dans l’obscurité est ronde et large, devient au grand jour longue et
étroite comme une ligne , et dès lors ces animaux voient mieux la nuit que
le jour, comme on le remarque dans les chouettes, les hiboux, etc. , car la
forme de la pupille est toujours ronde dès quelle n’est pas contrainte. Il y
a donc contraction continuelle dans l’œil du chat pendant le jour, et ce n’est,
pour ainsi dire, que par effort qu’il voit à une grande lumière; au lieu que
dans le crépuscule, la pupille reprenant son état naturel, il voit parfaite-
ment, et profite de cet avantage pour reconnaître, attaquer et surprendre
les autres animaux.
On ne peut pas dire que les chats, quoique habitants de nos maisons,
soient des animaux entièrement domestiques ; ceux qui sont le mieux appri-
voisés n’en sont pas plus asservis 1 : on peut même dire qu’ils sont entiè-
a. Description des isles de l’Archipel, par Dapper, p. 51.
1. « Le chat semble, au premier coup d’œil, faire une exception à la loi que j’ai précédem-
« ment posée (voyez la note de la page 367 ), savoir, que la domesticité dépend de la sociabi-
« lite. L’espèce du chat est, en effet, solitaire , comme celles du lion, du tigre, de la pan-
« thère, etc., comme toutes les espèces du genre Chat. Mais le chat est-il réellement domestique?
« 11 vit auprès de nous ; mais s’associe-t-il à nous? 11 reçoit nos bienfaits, mais nous rend-il,
« en échange , la soumission , la docilité, les services des espèces vraiment domestiques? Le
(. temps, les soins , l’habitude ne peuvent donc rien, sans une nature primitivement sociable;
600
LE CHAT.
reme.nl libres; ils ne font que ce qu’ils veulent, et rien ou monde ne
serait capable de les retenir un instant de plus dans un lieu dont ils vou-
draient s’éloigner. D'ailleurs, la plupart sont à demi sauvages, ne connais-
sent pas leurs maîtres, ne fréquentent que les greniers et les toits, et quel-
quefois la cuisine et l’office, lorsque la faim les presse. Quoiqu’on en élève
plus que de chiens, comme on les rencontre rarement ils ne font pas sen-
sation pour le nombre; aussi prennent-ils moins d’attachement pour les
personnes que pour les maisons : lorsqu’on les transporte à des distances
assez considérables, comme à une lieue ou deux, ils reviennent d’eux-
mêmes à leur grenier, et c’est apparemment parce qu’ils en connaissent
toutes les retraites à souris, toutes les issues, tous les passages, et que la
peine du voyage est moindre que celle qu’il faudrait prendre pour acquérir
les mêmes facilités dans un nouveau pays. Ils craignent l’eau, le froid et les
mauvaises odeurs; ils aiment à se tenir au soleil, ils cherchent à se gîter
dans les lieux les plus chauds, derrière les cheminées ou dans les fours: ils
aiment aussi les parfums, et se laisent volontiers prendre et caresser par les
personnes qui en portent : l’odeur de cette plante que l’on appelle Y herbe-
aux-chats 1 les remue si fortement et si délicieusement qu’ils en paraissent
transportés de plaisir. On est obligé, pour conserver cette plante dans les
jardins, de l’entourer d’un treillage fermé; les chats la sentent de loin,
accourent pour s’y frotter, passent et repassent si souvent par-dessus qu’ils
la détruisent en peu de temps.
A quinze ou dix-huit mois, ces animaux ont pris tout leur accroissement;
ils sont aussi en état d’engendrer avant l’âge d’un an , et peuvent s’accou-
pler pendant toute leur vie , qui ne s’étend guère au delà de neuf ou dix
ans ; ils sont cependant très-durs, très-vivaces , et ont plus de nerf et de
ressort que d’autres animaux qui vivent plus longtemps.
Les chats ne peuvent mâcher que lentement et difficilement; leurs dents
sont si courtes et si mal posées qu’elles ne leur servent qu’à déchirer et
non pas à broyer les aliments : aussi cherchent-ils de préférence les viandes
les plus tendres; ils aiment le poisson et le mangent cuit ou cru; ils boi-
vent fréquemment; leur sommeil est léger, et ils dorment moins qu’ils ne
font semblant de dormir; ils marchent légèrement, presque toujours en
silence et sans faire aucun bruit ; ils se cachent et s’éloignent pour rendre
leurs excréments, et les recouvrent de terre. Comme ils sont propres, et
que leur robe est toujours sèche et lustrée, leur poil s’électrise aisément,
et l’on en voit sortir des étincelles dans l’obscurité lorsqu’on le frotte avec
la main : leurs yeux brillent aussi dans les ténèbres, à peu près comme les
« et l’exemple même du chat en est la preuve la plus formelle. » ( Voyez mon livre sur l 'instinct
et l’intelligence des animaux. )
l. Nepeta cataria (Linn. ). — Une espèce de Germandrée, le teucrium marum, a porté
aussi le nom d’herbe-aux-chats.
LE CHAT.
501
diamants, qui réfléchissent au dehors pendant la nuit la lumière dont ils se
sont, pour ainsi dire, imbibés pendant le jour 1 .
Le chat sauvage produit avec le chat domestique, et tous deux ne font par
conséquent qu’une seule et même espèce : il n’est pas rare de voir des chats
mâles et femelles quitter les maisons dans le temps de la chaleur pour aller
dans les bois chercher les chats sauvages, et revenir ensuite à leur habita-
tion; c’est par cette raison que quelques-uns de nos chats domestiques res-
semblent tout à fait aux chats sauvages ; la différence la plus réelle est à
l’intérieur : le chat domestique a ordinairement les boyaux beaucoup plus
longs que le chat sauvage ; cependant le chat sauvage est plus fort et plus
gros que le chat domestique, il a toujours les lèvres noires, les oreilles plus
raides, la queue plus grosse et les couleurs constantes. Dans ce climat on
ne connaît qu’une espèce de chat sauvage , et il paraît par le témoignage
des voyageurs que cette espèce se retrouve aussi dans presque tous les cli-
mats sans être sujette à de grandes variétés ; il y en avait dans le continent
du Nouveau Monde avant qu’on en eût fait la découverte2; un chasseur en
porta un, qu’il avait pris dans les bois, à Christophe Colomb a : ce chat
était d’une grosseur ordinaire, il avait le poil gris-brun, la queue très-lon-
gue et très-forte. Il y avait aussi de ces chats sauvages au Pérou 6 3, quoi-
qu’il n’y en eût point de domestiques; il y en a en Canada % dans le pays
des Illinois, etc. On en a vu dans plusieurs endroits de l’Afrique , comme
en Guinée d, à la côte d’Or, à Madagascar % où les naturels du pays avaient
même des chats domestiques, au cap de Bonne-Espérancg f , où Kolbe dit
qu’il se trouve aussi des chats sauvages de couleur bleue , quoiqu’en petit
nombre: ces chats bleus , ou plutôt couleur d’ardoise, se retrouvent en
Asie. « Il y a en Perse, dit Pietro délia Yalle », une espèce de chats qui
« sont proprement de la province du Chorazan ; leur grandeur et leur forme
« sont comme celles du chat ordinaire; leur beauté consiste dans leur coû-
te leur et dans leur poil, qui est gris sans aucune moucheture et sans nulle
« tache, d’une même couleur par tout le corps, si ce n’est qu’elle est un peu
« plus obscure sur le dos et sur la tète, et plus claire sur la poitrine et sur
a. Vie de Christophe Colomb, deuxième partie , p. 167.
b. Histoire des Incas, t. II, p. 121.
c. Histoire de la Nouvelle-France , par le P. Charlevoix , t. III , p. 407.
d. Histoire générale des voyages , par M. l’abbé Prévost, t. IV, p. 230.
e. Relation de François Cauche. Paris , 1651 , p. 225.
f. Description du Cap de Bonne-Espérance , par Kolbe, p. 49.
g. Voyage de Pietro delta Valle, t. V, p. 98 et 99.
1. L’éclat singulier, que les yeux des chats jettent dans l’obscurité, tient au tapis (ou partie
brillante ) de leur choroïde , et non à ce qu’ilÿ se sont imbibés de lumière pendant le jour.
2. Le chat ne s’est point trouvé dans le Nouveau-Monde; et c’est ce que Buffon nou?s dira
plus tard. (Voyez l’article sur les animaux propres à chacun des deux continents.) Les felis
ou chats du nouveau continent diffèrent tous, comme espèces , de ceux de l’ancien.
3. Voyez la note précédente.
502
LE CHAT.
« le ventre, qui va quelquefois jusqu’à la blancheur, avec ce tempérament
« agréable de clair-obscur, comme parlent les peintres, qui, mêlés l’un
« dans l’autre, font un merveilleux etfet : de plus, leur poil est délié, fin,
« lustré, mollet, délicat comme la soie, et si long que, quoiqu’il ne soit pas
« hérissé, mais couché, il est annelé en quelques endroits, et particulière-
« ment sous la gorge. Ces chats sont entre les autres chats ce que les bar-
« bets sont entre les chiens : le plus beau de leur corps est la queue, qui
« est fort longue et toute couverte de poils longs de cinq ou six doigts;
« ils l’étendent et la renversent sur leur dos comme font les écureuils, la
« pointe en haut en forme de panache; ils sont fort privés : les Portugais
« en ont porté de Perse jusqu’aux Indes. » Pietro délia Yalle ajoute qu’il
en avait quatre couples, qu’il comptait porter en Italie. On voit par cette
description que ces chats de Perse ressemblent par la couleur à ceux que
nous appelons chats chartreux, et qu’à la couleur près ils ressemblent par-
faitement à ceux que nous appelons chats d’ Angora. Il est donc vraisem-
blable que les chats du Chorazan en Perse, le chat d’ Angora en Syrie 1 et le
chat chartreux ne font qu’une même race, dont la beauté vient de l'in-
fluence particulière du climat de Syrie2, comme les chats d’Espagne, qui
sont rouges, blancs et noirs, et dont le poil est aussi très-doux et très-lustré,
doivent cette beauté à l’influence du climat de l’Espagne. On peut dire en
général que, de tous les climats de la terre habitable, celui d’Espagne
et celui de Syrie sont les plus favorables à ces belles variétés de la nature :
les moutons, les chèvres, les chiens, les chats, les lapins, etc., ont en
Espagne et en Syrie la plus belle laine, les plus beaux et les plus longs poils,
les couleurs les plus agréables et les plus variées ; il semble que ce climat
adoucisse la nature et embellisse la forme de tous les animaux. Le chat
sauvage a les couleurs dures et le poil un peu rude, comme la plupart
des autres animaux sauvages; devenu domestique, le poil s’est radouci, les
couleurs ont varié, et dans le climat favorable du Chorazan et de la Syrie
le poil est devenu plus long, plus fin, plus fourni, et les couleurs se sont
uniformément adoucies; le noir et le roux sont devenus d’un brun-clair, le
gris-brun est devenu gris-cendré, et en comparant un chat sauvage de nos
forêts avec un chat chartreux, on verra qu’ils ne diffèrent en effet que par
cette dégradation nuancée de couleurs; ensuite, comme ces animaux ont
plus ou moins de blanc sous le ventre et aux côtés, on concevra aisément
que pour avoir des chats tout blancs et à longs poils, tels que ceux que nous
appelons proprement chats d’ Angora, il n’a fallu que choisir dans cette race
1. Angora, en Anatolie.
2, La localité, très-eirconserite, dans laquelle se fait sentir l’influence du climat $ Angora sur
le poil des animaux , est comprise entre la mer Noire et le fleuve Halys. ( Voyez, dans la Revue
des deux mondes, année 1850 , un article, très-intéressant, de M. Tclnhatclief sur l’Asie mineure
et l’empire ottoman. )
LE CHAT.
503
adoucie ceux qui avaient le plus de blanc aux côtés et sous le ventre , et
qu’en les unissant ensemble on sera parvenu à leur faire produire des
chats entièrement blancs, comme on l’a fait aussi pour avoir des lapins
blancs, des chiens blancs, des chèvres blanches, des cerfs blancs, des daims
blancs, etc. Dans le chat d’Espagne, qui n’est qu’une autre variété du chat
sauvage, les couleurs, au lieu de s’être affaiblies par nuances uniformes
comme dans le chat de Syrie, se sont, pour ainsi dire, exaltées dans le climat
d’Espagne et sont devenues plus vives et plus tranchées ; le roux est devenu
presque rouge, le brun est devenu noir, et le gris est devenu blanc. Ces
chats, transportés aux îles de l’Amérique, ont conservé leurs belles couleurs
et n’ont pas dégénéré : « Il y a aux Antilles, dit le P. du Tertre, grand
« nombre de chats, qui vraisemblablement y ont été apportés par les Espa-
« gnols; la plupart sont marqués de roux, de blanc et de noir : plusieurs
« de nos Français, après en avoir mangé la chair, emportent les peaux en
« France pour les vendre. Ces chats, au commencement que nous fûmes
« dans la Guadeloupe, étaient tellement accoutumés à se repaître de per-
« drix, de tourterelles, de grives et d’autres petits oiseaux, qu’ils ne dai-
« gnaient pas regarder les rats ; mais le gibier étant actuellement fort dimi-
« nué, ils ont rompu la trêve avec les rats, ils leur font bonne'guerre, etc. a»
En général les chats ne sont pas, comme les chiens, sujets à s’altérer et à
dégénérer lorsqu’on les transporte dans les climats chauds. « Les chats
« d’Europe, dit Bosman, transportés en Guinée, ne sont pas sujets à chan-
te ger comme les chiens, ils gardent la même figure, etc. 6 » Ils sont en
effet d’une nature beaucoup plus constante, et comme leur domesticité n’est
ni aussi entière , ni aussi universelle, ni peut-être aussi ancienne que celle
du chien, il n’est pas surprenant qu’ils aient moins varié. Nos chats domes-
tiques, quoique différents les uns des autres par les couleurs, ne forment
point de races distinctes et séparées ; les seuls climats d’Espagne et de Syrie,
ou du Chorazan, ont produit des variétés constantes et qui se sont perpé-
tuées : on pourrait encore y joindre le climat de la province de Pe-chi-ly
à la Chine, où il y a des chats à longs poils avec les oreilles pendantes,
que les dames chinoises aiment beaucoup c. Ces chats domestiques à oreilles
pendantes, dont nous n’avons pas une plus ample description, sont sans
doute encore plus éloignés que les autres, qui ont les oreilles droites, de
la race du chat sauvage, qui néanmoins est la race originaire et primitive
de tous les chats.
Nous terminerons ici l’histoire du chat , et en même temps l’histoire des
animaux domestiques. Le cheval, l’âne, le bœuf, la brebis, la chèvre, le
cochon, le chien et le chat, sont nos seuls animaux domestiques : nous n’y
a. Histoire générale des Antilles , par le P. du Tertre, t. II, p. 306.
b. Voyage de Guinée, par Bosmau, p. 2403.
e. Histoire générale des Voyages , par IM. l’abbé Prévost, t. VI, p. 10,
504
LE CHAT.
joignons pas le chameau, l’éléphant, le renne et les autres, qui, quoique
domestiques ailleurs, n’en sont pas moins étrangers pour nous, et ce ne sera
qu’après avoir donné l’histoire des animaux sauvages de notre climat que
nous parleronsdes animaux étrangers. D’ailleurs, comme le chat n’est, pour
ainsi dire, qu’à demi domestique *, il fait la nuance entre les animaux domes-
tiques et les animaux sauvages; car on ne doit pas mettre au nombre des
domestiques des voisins incommodes tels que les souris, les rats, les taupes,
qui, quoique habitants de nos maisons ou de nos jardins, n’en sont pas
moins libres et sauvages, puisqu’au lieu d’être attachés et soumis à l’homme
ils le fuient, et que dans leurs retraites obscures ils conservent leurs mœurs,
leurs habitudes et leur liberté tout entière.
On a vu dans l’histoire de chaque animal domestique combien l’éduca-
tion, l’abri, le soin, la main de l’homme, influent sur le naturel, sur les
mœurs, et même sur la forme des animaux. On a vu que ces causes, jointes
à l’influence du climat, modifient, altèrent et changent les espèces au point
d’être différentes de ce qu’elles étaient originairement, et rendent les indi-
vidus si différents entre eux, dans le même temps et dans la même espèce,
qu’on aurait raison de les regarder comme des animaux différents, s’ils ne
conservaient pas la faculté de produire ensemble des individus féconds, ce
qui fait le caractère essentiel et unique de l’espèce. On a vu que les diffé-
rentes races de ces animaux domestiques suivent dans les différents climats
le même ordre à peu près que les races humaines; qu’ils sont, comme les
hommes, plus forts, plus grands et plus courageux dans les pays froids,
plus civilisés, plus doux dans le climat tempéré, plus lâches, plus faibles et
plus laids dans les climats trop chauds; que c’est encore dans les climats
tempérés et chez les peuples les plus policés que se trouvent la plus grande
diversité, le plus grand mélange et les plus nombreuses variétés dans
chaque espèce; et, ce qui n’est pas moins digne de remarque, c’est qu’il y
a dans les animaux plusieurs signes évidents de l’ancienneté de leur escla-
vage : les oreilles pendantes, les couleurs variées, les poils longs et fins,
sont autant d’effets produits par le temps, ou plutôt par la longue durée
de leur domesticité. Presque tous les animaux libres et sauvages ont les
oreilles droites; le sanglier les a droites et raides, le cochon domestique les
a inclinées et demi-pendantes. Chez les Lapons, chez les sauvages de l’Amé-
rique, chez les Hottentots, chez les Nègres et les autres peuples non policés,
tous les chiens ont les oreilles droites ; au lieu qu’en Espagne, en France,
en Angleterre, en Turquie, en Perse, à la Chine, et dans tous les pays civi-
lisés, la plupart les ont molles et pendantes. Les chats domestiques n’ont
pas les oreilles si raides que les chats sauvages, et l’on voit qu’à la Chine,
qui est un empire très-anciennement policé et où le climat est fort doux, il
1, Remarque très-juste' (Voyez la note de la page 499.)
LE CHAT.
505
y a des chats domestiques à oreilles pendantes. C’est par cette même raison
que la chèvre d’Angora, qui a les oreilles pendantes, doit être regardée,
entre toutes les chèvres, comme celle qui s’éloigne le plus de l’état de
nature : l’influence si générale et si marquée du climat de Syrie, jointe à la
domesticité de ces animaux chez un peuple très-anciennement policé, aura
produit avec le temps cette variété, qui ne se maintiendrait pas dans un
autre climat. Les chèvres d’Angora, nées en France, n’ont pas les oreilles
aussi longues ni aussi pendantes qu’en Syrie, et reprendraient vraisembla-
blement les oreilles et le poil de nos chèvres après un certain nombre de
générations.
LES ANIMAUX SAUVAGES
Dansles animaux domestiques, et dans l’homme, nous n’avons vu la nature
que contrainte, rarement perfectionnée, souvent altérée, défigurée, et tou-
jours environnée d’entraves ou chargée d’ornements étrangers : mainte-
nant elle va paraître nue, parée de sa seule simplicité, mais plus piquante
par sa beauté naïve, sa démarche légère, son air libre, et par les autres
attributs de la noblesse et de l’indépendance. Nous la verrons, parcourant
en souveraine la surface de la terre, partager son domaine entre les ani-
maux, assigner à chacun son élément, son climat, sa subsistance : nous la
verrons dans les forêts, dans les eaux, dans les plaines, dictant ses lois
simples, mais immuables, imprimant sur chaque espèce ses caractères inal-
térables, et dispensant avec équité ses dons, compenser le bien et le mal ;
donner aux uns la force et le courage, accompagnés du besoin et de la vora-
cité ; aux autres, la douceur, la tempérance, la légèreté du corps, avec la
crainte, l’inquiétude et la timidité: à tous la liberté avec des mœurs con-
stantes; à tous des désirs et de l’amour toujours aisés à satisfaire, et toujours
suivis d’une heureuse fécondité.
Amour et liberté, quels bienfaits! Ces animaux que nous appelons sau-
vages, parce qu’ils ne nous sont pas soumis, ont-ils besoin de plus pour être
heureux? ils ont encore l’égalité, ils ne sont ni les esclaves, ni les tyrans de
leurs semblables; l’individu n’a pas à craindre, comme l’homme, tout le
reste de son espèce; ils ont entre eux la paix, et la guerre ne leur vient que
des étrangers ou de nous. Ils ont donc raison de fuir l’espèce humaine, de
se dérober à notre aspect, de s’établir dans les solitudes éloignées de nos
habitations, de se servir de toutes les ressources de leur instinct pour se
mettre en sûreté, et d’employer, pour se soustraire à la puissance de
506
LES ANIMAUX SAUVAGES.
l’homme, tous les moyens de liberté que la nature leur a fournis en même
temps qu’elle leur a donné le désir de l’indépendance.
Les uns, et ce sont les plus doux, les plus innocents, les plus tranquilles,
se contentent de s’éloigner, et passent leur vie dans nos campagnes; ceux
qui sont plus défiants, plus farouches, s’enfoncent dans les bois; d’autres,
comme s’ils savaient qu’il n’y a nulle sûreté sur la surface de la terre, se
creusent des demeures souterraines, se réfugient dans des cavernes, ou
gagnent les sommets des montagnes les plus inaccessibles; enfin, les plus
féroces, ou plutôt les plus fiers, n’habitent que les déserts, et régnent en
souverains dans ces climats brûlants, où l’homme aussi sauvage qu’eux ne
peut leur disputer l’empire.
Et comme tout est soumis aux lois physiques, que les êtres même les plus
libres y sont assujettis, et que les animaux éprouvent, comme l’homme, les
influences du ciel et de la terre, il semble que les mêmes causes qui ont
adouci, civilisé l’espèce humaine dans nos climats, ont produit de pareils
effets sur toutes les autres espèces : le loup, qui dans cette zone tempérée
est peut-être de tous les animaux le plus féroce, n’est pas à beaucoup près
aussi terrible, aussi cruel, que le tigre, la panthère, le lion de la zone tor-
ride, ou l’ours blanc, le loup-cervier, l’hyène de la zone glacée. Et non-seu-
lement cette différence se trouve en général, comme si la nature, pour
mettre plus de rapport et d’harmonie dans ses productions, eût fait le climat
pour les espèces, ou les espèces pour le climat, mais même on trouve dans
chaque espèce en particulier le climat fait pour les mœurs, et les mœurs
pour le climat.
En Amérique, où les chaleurs sont moindres, où l’air et la terre sont
plus doux qu’en Afrique, quoique sous la même ligne, le tigre, le lion, la
panthère, n’ont rien de redoutable que le nom 1 ; ce ne sont plus ces tyrans
des forêts, ces ennemis de l’homme aussi fiers qu’intrépides, ces monstres
altérés de sang et de carnage; ce sont des animaux qui fuient d’ordinaire
devant les hommes, qui loin de les attaquer de front, loin même de faire la
guerre à force ouverte aux autres bêtes sauvages, n’emploient le plus sou-
vent que l’artifice et la ruse pour tâcher de les surprendre; ce sont des ani-
maux qu’on peut dompter comme les autres, et presque apprivoiser. Ils ont
donc dégénéré, si leur nature était . la férocité jointe à la cruauté, ou plutôt
ils n’ont qu’éprouvé l’influence du climat : sous un ciel plus doux, leur
naturel s’est adouci; ce qu’ils avaient d’excessif s’est tempéré, et par les
changements qu’ils ont subis ils sont seulement devenus plus conformes à la
terre qu’ils ont habitée.
Les végétaux qui couvrent cette terre, et qui y sont encore attachés de
1. Buffon ne savait pas encore que le tigre , le lion, la panthère, etc. , ne se trouvent point
en Amérique. A la place de ces felis de l'ancien continent, l’Amérique a le jaguar, le cou-
guar, Y ocelot , etc. ( Voyez la note 2 de la page 501. )
LES ANIMAUX SAUVAGES.
507
plus près que l’animal qui broute, participent aussi plus que lui à la nature
du climat - chaque pays, chaque degré de température a ses plantes parti-
culières ; on trouve au pied des Alpes celles de France et d’Italie; on trouve
à leur sommet celles des pays du nord; on retrouve ces mêmes plantes du
nord sur les cimes glacées des montagnes d’Afrique l. Sur les monts qui
séparent l’empire du Mogol du royaume de Cachemire, on voit du côté du
midi toutes les plantes des Indes, et l’on est surpris de ne voir de l’autre
côté que des plantes d’Europe. C’est aussi des climats excessifs que l’on tire
les drogues, les parfums, les poisons, et toutes les plantes dont les qualités
sont excessives : le climat tempéré ne produit, au contraire, que des choses
tempérées; les herbes les plus douces, les légumes les plus sains, les fruits
les plus suaves, les animaux les plus tranquilles, les hommes les plus polis,
sont l’apanage de cet heureux climat. Ainsi la terre fait les plantes, la terre
et les plantes font les animaux, la terre, les plantes et les animaux font
l’homme; car les qualités des végétaux viennent immédiatement de la terre
et de l’air; le tempérament et les autres qualités relatives des animaux qui
paissent l’herbe tiennent de près à celles des plantes dont ils se nourrissent;
enfin, les qualités physiques de l’homme et des animaux, qui vivent sur les
autres animaux autant que sur les plantes, dépendent, quoique de plus
loin, de ces mêmes causes, dont l’influence s’étend jusque sur leur naturel
et sur leurs mœurs. Et ce qui prouve encore mieux que tout se tempère
dans un climat tempéré, et que tout est excès dans un climat excessif, c’est
que la grandeur et la forme, qui paraissent être des qualités absolues, fixes
et déterminées, dépendent cependant, comme les qualités relatives, de
l’influence du climat : la taille de nos animaux quadrupèdes n’approche pas
de celle de l’éléphant, du rhinocéros, de l’hippopotame; nos plus gros
oiseaux sont fort petits, si on les compare à l’autruche, au condor, au
casoar; et quelle comparaison des poissons, des lézards, des serpents de
nos climats avec les baleines, les cachalots, les narvals, qui peuplent les
mers du nord, et avec les crocodiles, les grands lézards et les couleuvres
énormes qui infestent les terres et les eaux du midi? Et si l’on considère
encore chaque espèce dans differents climats, on y trouvera a des variétés
sensibles pour la grandeur et pour la forme; toutes prennent une teinture
plus ou moins forte du climat. Ces changements ne se font que lentement,
imperceptiblement; le grand ouvrier de la nature est le temps : comme il
marche toujours d’un pas égal, uniforme et réglé, il ne fait rien par sauts;
mais par degrés, par nuances, par succession, il fait tout; et ces change-
ments, d’abord imperceptibles, deviennent peu à peu sensibles, et se mar-
quent enfin par des résultats auxquels on ne peut se méprendre.
a. Voyez l’Histoire du cheval, de la chèvre , du cochon, du chien.
1. Voyez la note 1 de la page 207.
508
LES ANIMAUX SAUVAGES.
Cependant les animaux sauvages et libres sont peut-être, sans même en
excepter l’homme, de tous les êtres vivants les moins sujets aux altérations,
aux changements, aux variations de tout genre : comme ils sont absolu-
ment les maîtres de choisir leur nourriture et leur climat., et qu’ils ne se
contraignent pas plus qu’on les contraint, leur nature varie moins que celle
des animaux domestiques, que l’on asservit, que l’on transporte, que l’on
maltraite, et qu’on nourrit sans consulter leur goût. Les animaux sauvages
vivent constamment de la même façon; on ne les voit pas errer de climats
en climats; le bois où ils sont nés est une patrie à laquelle ils sont fidèle-
ment attachés , ils s’en éloignent rarement, et ne la quittent jamais que
lorsqu’ils sentent qu’ils ne peuvent y vivre en sûreté. Et ce sont moins
leurs ennemis qu’ils fuient, que la présence de l’honnne; la nature leur a
donné des moyens et des ressources contre les autres animaux; ils sont de
pair avec eux, ils connaissent leur force et leur adresse, ils jugent leurs
desseins, leurs démarches, et s’ils ne peuvent les éviter, au moins ils se
défendent corps à corps : ce sont, en un mot, des espèces de leur genre.
Mais que peuvent-ils contre des êtres qui savent les trouver sans les voir,
et les abattre sans les approcher?
C’est donc l’homme qui les inquiète, qui les écarte, qui les disperse, et
qui les rend mille fois plus sauvages qu’ils ne le seraient en effet ; car la
plupart ne demandent que la tranquillité, la paix et l’usage aussi modéré
qu’innocent de l’air et de la terre; ils sont même portés par la nature à
demeurer ensemble, à se réunir en familles, à former des espèces de socié-
tés. On voit encore des vestiges de ces sociétés dans les pays dont l’homme
ne s’est pas totalement emparé : on y voit même des ouvrages faits en
commun, des espèces de projets qui, sans être raisonnés *, paraissent être
fondés sur des convenances raisonnables, dont l’exécution suppose au moins
l'accord, l’union et le concours de ceux qui s’en occupent ; et ce n’est
point par force ou par nécessité physique, comme les fourmis, les abeil-
les, etc., que les castors travaillent et bâtissent; car ils ne sont contraints
ni par l’espace, ni par le temps, ni par le nombre ; c’est par choix qu’ils se
réunissent, ceux qui se conviennent demeurent ensemble, ceux qui ne se
conviennent pas s’éloignent, et l’on en voit quelques-uns qui, toujours
rebutés par les autres, sont obligés de vivre solitaires. Ce n’est aussi que
dans les pays reculés, éloignés, et où ils craignent peu la rencontre des
hommes, qu’ils cherchent à s’établir et à rendre leur demeure plus fixe et
plus commode, en y construisant des habitations, des espèces de bour-
gades, qui représentent assez bien les faibles travaux et les premiers efforts
d’une république naissante. Dans les pays, au contraire, où les hommes se
i . Sans être raisonnés. Les ouvrages des castors ne sont que le résultat d’un pur instinct.
(Voyez mon livre sur f instinct et l’ intelligence des animaux.)
N” 51
l
LES ANIMAUX SAUVAGES.
809
sont répandus, la terreur semble habiter avec eux, il n’y a plus de société
parmi les animaux, toute industrie cesse, tout art est étouffé , ils ne son-
gent plus à bâtir, ils négligent toute commodité; toujours pressés par la
crainte et la nécessité, ils ne cherchent qu’à vivre, ils ne sont occupés qu’à
fuir et se cacher; et si, comme on doit le supposer, l’espèce humaine con-
tinue dans la suite des temps à peupler également toute la surface de la
terre, on pourra dans quelques siècles regarder comme une fable l’histoire
de nos castors.
On peut donc dire que les animaux, loin d’aller en augmentant, vont
au contraire en diminuant de facultés et de talents; le temps même tra-
vaille contre eux : plus l’espèce humaine se multiplie, se perfectionne,
plus ils sentent le poids d’un empire aussi terrible qu’absolu, qui, leur
laissant à peine leur existence individuelle, leur ôte tout moyen de liberté,
toute idée de société, et détruit jusqu’au germe de leur intelligence. Ce
qu’ils sont devenus, ce qu’ils deviendront encore , n’indique peut-être pas
assez ce qu’ils ont été, ni ce qu’ils pourraient être. Qui sait, si l’espèce
humaine était anéantie, auquel d’entre eux appartiendrait le sceptre de la
terre?
LE CERF. *
Voici l’un de ces animaux innocents, doux et tranquilles, qui ne sem-
blent être faits que pour embellir, animer la solitude des forêts, et occuper
loin de nous les retraites paisibles de ces jardins de la nature. Sa forme
élégante et légère, sa taille aussi svelte que bien prise, ses membres flexibles
et nerveux, sa tête parée plutôt qu’armée d’un bois vivant , et qui , comme
la cime des arbres , tous les ans se renouvelle , sa grandeur, sa légèreté ,
sa force, le distinguent assez des autres habitants des bois; et comme
il est le plus noble d’entre eux, il ne sert aussi qu’aux plaisirs des plus
nobles des hommes; il a dans tous les temps occupé le loisir des héros :
l’exercice de la chasse doit succéder aux travaux de la guerre, il doit même
les précéder : savoir manier les chevaux et les armes sont des talents com-
muns au chasseur, au guerrier; l’habitude au mouvement, à la fatigue,
l’adresse, la légèreté du corps, si nécessaires pour soutenir et même
pour seconder le courage, se prennent à la chasse et se portent à la guerre ;
c’est l’école agréable d’un art nécessaire; c’est encore le seul amuse-
ment qui fasse diversion entière aux affaires , le seul délassement sans
Cervus elaphus ( Linn. ). — Ordre des Ruminants ; genre Cerf (Cuv. ).
510
LE CERF.
mollesse , le seul qui donne un plaisir vif sans langueur, sans mélange et
sans satiété.
Que peuvent faire de mieux les hommes qui , par état , sont sans cesse
fatigués de la présence des autres hommes ? Toujours environnés, obsédés
et gênés, pour ainsi dire, par le nombre, toujours en butte à leurs deman-
des, à leur empressement, forcés de s’occuper de soins étrangers et d’af-
faires, agités par de grands intérêts, et d’autant plus contraints qu’ils sont
plus élevés, les grands ne sentiraient que le poids de la grandeur, et n’exis-
teraient que pour les autres, s’ils ne se dérobaient par instants à la foule
même des flatteurs. Pour jouir de soi-même , pour rappeler dans l’âme
les affections personnelles, les désirs secrets, ces sentiments intimes mille
fois plus précieux que les idées de la grandeur, ils ont besoin de soli-
tude; et quelle solitude plus variée, plus animée que celle de la chasse?
quel exercice plus sain pour le corps? quel repos plus agréable pour
l’esprit?
Il serait aussi pénible de toujours représenter, que de toujours méditer.
L’homme n’est pas fait par la nature pour la contemplation des choses
abstraites; et de même que s’occuper sans relâche d’études difficiles, d’af-
faires épineuses, mener une vie sédentaire et faire de son cabinet le centre
de son existence est un état peu naturel , il semble que celui d’une vie
tumultueuse, agitée, entraînée, pour ainsi dire, par le mouvement des autres
hommes, et où l’on est obligé de s’observer, de se contraindre et de repré-
senter continuellement à leurs yeux, est une situation encore plus forcée.
Quelque idée que nous voulions avoir de nous-mêmes, il est aisé de sentir
que représenter n’est pas être, et aussi que nous sommes moins faits pour
penser que pour agir, pour raisonner que pour jouir : nos vrais plaisirs
consistent dans le libre usage de nous-mêmes ; nos vrais biens sont ceux
de la nature : c’est le ciel, c’est la terre , ce sont ces campagnes , ces plai-
nes, ces forêts dont elle nous offre la jouissance utile , inépuisable. Aussi
le goût de la chasse, de la pêche, des jardins, de l’agriculture, est un goût
naturel à tous les hommes ; et dans les sociétés plus simples que la nôtre
il n’y a guère que deux ordres, tous deux relatifs à ce genre de vie : les
nobles, dont le métier est la chasse et les armes ; et les hommes en sous-
ordre, qui ne sont occupés qu’à la culture de la terre.
Et comme dans les sociétés policées on agrandit, on perfectionne tout,
pour rendre le plaisir de la chasse plus vif et plus piquant, pour ennoblir
encore cet exercice le plus noble de tous , on en a fait un art. La chasse
du cerf demande des connaissances qu’on ne peut acquérir que par l’expé-
rience ; elle suppose un appareil royal , des hommes , des chevaux , des
chiens tous exercés, stylés , dressés, qui par leurs mouvements, leurs re-
cherches et leur intelligence, doivent aussi concourir au même but. Le
veneur doit juger l’âge et le sexe; il doit savoir distinguer et reconnaître
LE CERF.
511
précisément si le cerf qu’il a détourné a avec son limier b est un daguet %
un jeune cerf d, un cerf de dix cors jeunement % un cerf de dix cors f , ou
un vieux cerf » ; et les principaux indices qui peuvent donner cette connais-
sance sont le pied h et les fumées *. Le pied du cerf est mieux fait que celui
de la biche ; sa jambe i est plus grosse et plus près du talon, ses voies /c sont
mieux tournées et ses allures plus grandes 1 ; il marche plus régulière-
ment, il porte le pied de derrière dans celui du devant, au lieu que la biche
a le pied plus mal fait, les allures plus courtes, et ne pose pas régulière-
ment le pied de derrière dans la trace de celui du devant. Dès que le cerf
est à sa quatrième tête m il est assez reconnaissable pour ne s’y pas mé-
prendre, mais il faut de l’habitude pour distinguer le pied du jeune cert
de celui de la biche; et, pour être sûr, on doit y regarder de près et en
revoir souvent n. Les cerfs de dix cors jeunement, de dix cors, etc. , sont
encore plus aisés à reconnaître; ils ont le pied de devant beaucoup plus
gros que celui de derrière, et plus ils sont vieux, plus les côtés des pieds
sont gros et usés 0 : ce qui se juge aisément par les allures, qui sont aussi
plus régulières que celles des jeunes cerfs, le pied de derrière posant tou-
jours assez exactement sur le pied de devant, à moins qu’ils n’aient mis bas
leurs têtes, car alors les vieux cerfs se méjugent p presque autant que les
jeunes, mais d’une manière différente, et avec une sorte de régularité que
n’ont ni les jeunes cerfs , ni les biches ; ils posent le pied de derrière à côté
de celui du devant, et jamais au delà ni en deçà.
Lorsque le veneur, dans les sécheresses de l’été, ne peut juger par le
a. Détourner le cerf , c’est tourner tout autour de l’endroit où un cerf est entré , et s’assurer
qu’il n’en est pas sorti.
b. Limier, chien que l’on choisit ordinairement parmi les chiens-courants, et que l’on dresse
pour détourner le cerf, le chevreuil, le sanglier, etc.
c. Daguet, c’est un jeune cerf portant les dagues, et les dagues sont la première tète ou le
premier bois du cerf, qui lui vient au commencement de la seconde année.
d. Jeune cerf, cerf qui est dans la troisième , quatrième ou cinquième année de sa vie.
e. Cerf de dix cors jeunement, cerf qui est dans la sixième année de sa vie.
f. Cerf de dix cors, cerf qui est dans la septième année de sa vie.
g. Vieux cerf, cerf qui est dans la huitième , neuvième , dixième, etc. , année de sa vie.
h. Pied , empreinte du pied du cerf sur la terre.
i. Fumées, fiente du cerf.
j. On appelle jambe les deux os qui sont en bas à la partie postérieure , et qui font trace sur
la terre avec le pied.
k. Voies, ce sont les pas du cerf.
l. Allures du cerf , distance de ses pas.
m. Tête , bois ou cornes du cerf.
n. En revoir, c’est avoir des indices du cerf par le pied.
o. Nota que, comme le pied du cerf s’use plus ou moins suivant la nature des terrains qu’il
habite , il ne faut entendre ceci que de la comparaison entre cerfs du même pays , et que par
conséquent il faut avoir d’autres connaissances, parce que dans le temps du rut on court souvent
des cerfs venus de loin.
V • Se méjuger , c’est, pour le cerf, mettre le pied de derrière hors de la trace de celui de
devant.
512
LE CERF.
pied, il est obligé de suivre le contre-pied a de la bête pour tâcher de trouver
les fumées et de la reconnaître par cet indice, qui demande autant et peut-
être plus d’habitude que la connaissance du pied 3 sans cela, il ne lui serait
pas possible de faire un rapport juste à l’assemblée des chasseurs. Et lorsque
sur ce rapport l’on aura conduit les chiens à ses brisées b, il doit encore
savoir animer son limier, et le faire appuyer sur les voies jusqu’à ce que
le cerf soit lancé : dans cet instant, celui qui laisse courre c sonne pour faire
découpler d les chiens, et, dès qu’ils le sont, il doit les appuyer de la voix
et de la trompe; il doit aussi être connaisseur, et bien remarquer le pied
de son cerf, afin de le reconnaître dans le change e ou dans le cas qu’il soit
accompagné. Il arrive souvent alors que les chiens se séparent et font deux
chasses : les piqueurs f doivent se séparer aussi et rompre » les chiens qui
se sont fourvoyés h, pour les ramener et les rallier à ceux qui chassent le
cerf de meute. Le piqueur doit bien accompagner ses chiens, toujours
piquer à côté d’eux, toujours les animer sans trop les presser, les aider sur
le change, sur un retour, et, pour ne se pas méprendre, tâcher de revoir du
cerf aussi souvent qu’il est possible; car il ne manque jamais de faire des
ruses, il passe et repasse souvent deux ou trois fois sur sa voie, il cherche
à se faire accompagner d’autres bêtes pour donner le change, et alors il
perce et s’éloigne tout de suite, ou bien il se jette à l’écart, se cache et reste
sur le ventre. Dans ce cas, lorsqu’on est en défaut \ on prend les devants,
on retourne sur les derrières; les piqueurs et les chiens travaillent de con-
cert : si l’on ne retrouve pas la voie du cerf, on juge qu’il est resté dans
l’enceinte dont on vient de faire le tour, on la foule de nouveau; et lorsque
le cerf ne s’y trouve pas, il ne reste d’autre moyen que d’imaginer la refuite
qu’il peut avoir faite, vu le pays où l’on est, et d’aller l’y chercher. Dès
qu’on sera retombé sur les voies, et que les chiens auront relevé le défaut J,
ils chasseront avec plus d’avantage, parce qu’ils sentent bien que le cerf
est déjà fatigué; leur ardeur augmente à mesure qu’il s’affaiblit, et leur
sentiment est d’autant plus distinct et plus vif que le cerf est plus échauffé;
aussi redoublent-ils et de jambes et de voix, et quoiqu’il fasse alors plus de
ruses que jamais, comme il ne peut plus courir aussi vite, ni par conséquent,
s’éloigner beaucoup des chiens, ses ruses et ses détours sont inutiles, il n'a
a. Suivre le contre-pied, c’est suivre les traces à rebours.
b. Brisées , endroit où le cerf est entré , et où l’on a rompu des branches pour le remarquer.
c. Laisser courre un cerf, c’est le lancer avec le limier, c’est-à-dire le faire partir.
d. Découpler les chiens , c’est détacher les chiens l’un d’avec l’autre pour les faire chasser.
e. Change , c’est lorsque le cerf en va chercher un autre pour le substituer à sa place.
f '■ Les piqueurs sont ceux qui courent à cheval après les chiens , et qui les accompagnent pour
les faire chasser.
g. Rompre les chiens, c’est les rappeler et leur faire quitter ce qu’ils chassent
h. Se fourvoyer, c’est s’écarter de la voie et chasser quelque autre cerf que celui de la nr ut\
i. Être en défaut, c’est lorsque les chiens ont perdu la voie du cerf.
j. Relever le défaut , c’est retrouver les voies du cerf , et le lancer une seconde fois.
LE CERF.
513
d’autre ressource que de fuir la terre qui le trahit, et de se jeter à l’eau pour
dérober son sentiment aux chiens. Les piqueurs traversent ces eaux, ou
bien ils tournent autour, et remettent ensuite les chiens sur la voie du cerf,
qui ne peut aller loin dès qu’il a battu “ l’eau, et qui bientôt est aux abois b,
où il tâche encore de défendre sa vie, et blesse souvent de coups d’andouil-
lers les chiens et même les chevaux des chasseurs trop ardents, jusqu’à ce
que l’un d’entre eux lui coupe le jarret pour le faire tomber, et l’achève
ensuite en lui donnant un coup de couteau au défaut de l’épaule. On célèbre
en même temps la mort du cerf par des fanfares, on le laisse fouler aux
chiens, et on les fait jouir pleinement de leur victoire en leur faisant curée
Toutes les saisons, tous les temps ne sont pas également bons pour courre
le cerf d : au printemps, lorsque les feuilles naissantes commencent à parer
les forêts, que la terre se couvre d’herbes nouvelles et s’émaille de fleurs,
leur parfum rend moins sûr le sentiment des chiens; et comme le cerf est
alors dans sa plus grande vigueur, pour peu qu’il ait d’avance, ils ont beau-
coup de peine à le joindre. Aussi les chasseurs conviennent-ils que la saison
où les biches sont prêtes à mettre bas est celle de toutes où la chasse est la
plus difficile, et que dans ce temps les chiens quittent souvent un cerf mal
mené pour tourner à une biche qui bondit devant eux ; et de même, au com-
mencement de l’automne, lorsque le cerf est en rut % les limiers quêtent sans
ardeur; l’odeur forte du rut leur rend peut-être la voie plus indifférente ;
peut-être aussi tous les c„erfs ont-ils dans ce temps à peu près la même
odeur. En hiver, pendant la neige, on ne peut pas courre le cerf, les limiers
n’ont point de sentiment, et semblent suivre les voies plutôt à l’œil qu’à
l’odorat. Dans cette saison, comme les cerfs ne trouvent pas à viander f dans
les forts, ils en sortent, vont et viennent dans les pays plus découverts,
dans les petits taillis, et même dans les terres ensemencées; ils se mettent
en hardes o dès le mois de décembre, et pendant les grands froids ils cher-
chent à se mettre à l’abri des côtes, ou dans des endroits bien fourrés où ils
se tiennent serrés les uns contre les autres, et se réchauffent de leur haleine.
A la fin de l’hiver, ils gagnent le bord des forêts et sortent dans les blés.
Au printemps ils mettent bas h, la tête se détache d’elle-même, ou par un
petit effort qu’ils font en s’accrochant à quelque branche : il est rare que
les deux côtés tombent précisément en même temps, et souvent il y a un
a. Battre l’eau, battre les eaux , c’est traverser, après avoir été longtemps chassé, une
rivière ou un étang.
b. Abois, c’est lorsque le cerf est à l’extrémité et tout à fait épuisé de forces.
c. Faire curée , donner la curée , c’est faire manger aux chiens le cerf ou la bête qu’ils ont
prise.
d. Courre le cerf, chasser le cerf avec des chiens-courants.
e. Rut , chaleur, ardeur d’amour.
f. Viander, brouter, manger.
g. Harde, troupe de cerfs.
h. Mettre bas , c’est lorsque le bois des cerfs tombe.
il.
33
5U
LE CERF.
jour ou deux d’intervalle entre la chute de chacun des côtés de la tête. Les
vieux cerfs sont ceux qui mettent has les premiers, vers la fin de février ou
au commencement de mars; les cerfs de dix cors ne mettent bas que vers le
milieu ou la fin de mars; ceux de dix cors jeunement dans le mois d’avril;
les jeunes cerfs au commencement, et les daguets vers le milieu et la fin de
mai; mais il y a sur tout cela beaucoup de variétés, et l’on voit quelquefois
de vieux cerfs mettre bas plus tard que d’autres qui sont plus jeunes. Au
reste, la mue de la tête des cerfs avance lorsque l’hiver est doux, et retarde
lorsqu’il est rude et de longue durée.
Dès que les cerfs ont mis bas, ils se séparent les uns des autres, et il n’y
a plus que les jeunes qui demeurent ensemble ; ils ne se tiennent pas dans
les forts, mais ils gagnent les beaux pays, les buissons, les taillis clairs, où
ils demeurent tout l’été pour y refaire leur tête ; et dans cette saison ils
marchent la tête basse, crainte de la froisser contre les branches, car elle
est sensible tant qu’elle n’a pas pris son entier accroissement. La tête des
plus vieux cerfs n’est encore qu’à moitié refaite vers le milieu du mois de
mai, et n’est tout à fait allongée et endurcie que vers la fin de juillet : celle
des plus jeunes cerfs, tombant plus tard, repousse et se refait aussi plus
tard; mais dès qu’elle est entièrement allongée et quelle a pris de la soli-
dité, les cerfs la frottent contre les arbres pour la dépouiller de la peau
dont elle est revêtue ; et comme ils continuen t à la frotter pendant plusieurs
jours de suite, on prétend a qu’elle se teint de la couleur de la sève du
bois auquel ils touchent, qu’elle devient rousse contre les hêtres et les bou-
leaux, brune contre les chênes, et noirâtre contre les charmes et les trem-
bles. On dit aussi que les têtes des jeunes cerfs, qui sont lisses et peu perlées,
ne se teignent pas à beaucoup près autant que celles des vieux cerfs, dont
les perlures sont fort près les unes des autres, parce que ce sont ces per-
lures qui retiennent la sève qui colore le bois ; mais je ne puis me per-
suader que ce soit là la vraie cause de cet effet, ayant eu des cerfs privés
et enfermés dans des enclos où il n’y avait aucun arbre., et où par consé-
quent ils n’avaient pu toucher au bois , desquels cependant la tête était
colorée comme celle des autres.
Peu de temps après que les cerfs ont bruni leur tête , ils commencent à
ressentir les impressions du rut ; les vieux sont les plus avancés : dès la
fin d’août et le commencement de septembre, ils quittent les buissons, re-
viennent dans les forts, et commencent à chercher les bêtes 6; ils raient 5
d’une voix forte, le cou et la gorge leur enflent, ils se tourmentent, ils
traversent en plein jour les guérets et les plaines, ils donnent de la tête
contre les arbres et les cépées, enfin ils paraissent transportés, furieux ,
a. Voyez le Nouveau traité de la Vénerie. Paris , 1750, p. 27.
b. Les bêtes, en terme de chasse , signifient les biches.
c. Raire , crier.
LE CERF.
,515
et courent de pays en pays jusqu’à ce qu’ils aient trouvé des bêtes, qu’il
ne suffit pas de rencontrer, mais qu’il faut encore poursuivre, contraindre,
assujettir; car elles les évitent d’abord, elles fuient et ne les attendent qu’a-
près avoir été longtemps fatiguées de leur poursuite. C’est aussi parles plus
vieilles que commence le rut ; les jeunes biches n’entrent en chaleur que
plus tard ; et lorsque deux cerfs se trouvent auprès de la même, il faut
encore combattre avant que de jouir : s’ils sont d’égale force, ils se mena-
cent, ils grattent la terre, ils raient d’un cri terrible, et, se précipitant l’un
sur l’autre, ils se battent à outrance et se donnent des coups de tête et
d’andouillers a si forts, que souvent ils se blessent à mort. Le combat ne
finit que par la défaite ou la fuite de l’un des deux, et alors le vainqueur
ne perd pas un instant pour jouir de sa victoire et de ses désirs, à moins
qu’un autre ne survienne encore, auquel cas il part pour l’attaquer et le
faire fuir comme le premier. Les plus vieux cerfs sont toujours les maîtres,
parce qu’ils sont plus fiers et plus hardis que les jeunes, qui n’osent appro-
cher d’eux ni de la bête, et qui sont obligés d’attendre qu’ils l’aient quittée
pour l’avoir à leur tour : quelquefois cependant ils sautent sur la biche
pendant que les vieux combattent, et après avoir joui fort à la hâte , ils
fuient promptement. Les biches préfèrent les vieux cerfs , non pas parce
qu’ils sont plus courageux , mais parce qu’ils sont beaucoup plus ardents
et plus chauds que les jeunes; ils sont aussi plus inconstants, ils ont sou-
vent plusieurs bêtes à la fois ; et, lorsqu’ils n’en ont qu’une, ils ne s’y atta-
chent pas , ils ne la gardent que quelques jours , après quoi ils s’en sépa-
rent et vont en chercher une autre auprès de laquelle ils demeurent en
core moins, et passent ainsi successivement à plusieurs jusqu’à ce qu’ils
soient tout à fait épuisés.
Cette fureur amoureuse ne dure que trois semaines ; pendant ce temps
ils ne mangent que très-peu, ne dorment ni ne reposent ; nuit et jour ils
sont sur pied , et ne font que marcher, courir, combattre et jouir : aussi
sortent-ils de là si défaits, si fatigués, si maigres, qu’il leur faut du temps
pour se remettre et reprendre des forces ; ils se retirent ordinairement
alors sur le bord des forêts, le long des meilleurs gagnages, où ils peuvent
trouver une nourriture abondante, et ils y demeurent jusqu’à ce qu’ils
soient rétablis. Le rut, pour les vieux cerfs, commence au 1er de sep-
tembre, et finit vers le 20; pour les cerfs de dix cors, et de dix cors jeune-
ment, il commence vers le 10 de septembre et finit dans les premiers jours
d’octobre; pour les jeunes cerfs, c’est depuis le 20 septembre jusqu’au
15 octobre; et sur la fin de ce même mois il n’y a plus que les daguets qui
soient en rut, parce qu’ils y sont entrés les derniers de tous : les plus jeunes
biches sont de même les dernières en chaleur. Le rut est donc entièrement
a. Andouillers , cornichons du bois de cerf.
516
LE CERF.
fini au commencement de novembre, et les cerfs, dans ce temps de faiblesse,
sont faciles à forcer. Dans les années abondantes en gland, ils se rétablis-
sent en peu de temps par la bonne nourriture, et l’on remarque souvent
un second rut à la fin d’octobre, mais qui dure beaucoup moins que le
premier.
Dans les climats plus chauds que celui de la France , comme les saisons
sont plus avancées, le rut est aussi plus précoce. En Grèce a, par exemple,
il paraît, par ce qu’en dit Aristote, qu’il commence dans les premiers jours
d’août, et qu’il finit à la fin de septembre. Les biches portent huit mois
et quelques jours; elles ne produisent ordinairement qu’un faon 6, et très-
rarement deux ; elles mettent bas au mois de mai et au commencement de
juin; elles ont grand soin de dérober leur faon à la poursuite des chiens,
elles se présentent et se font chasser elles- mêmes pour les éloigner, après
quoi elles viennent le rejoindre. Toutes les biches ne sont pas fécondes; il
y en a qu’on appelle brehaignes, qui ne portent jamais; ces biches sont
plus grosses et prennent beaucoup plus de venaison que les autres, aussi
sont-elles les premières en chaleur : on prétend aussi qu’il se trouve quel-
quefois des biches qui ont un bois comme le cerf, et cela n’est pas absolu-
ment contre toute vraisemblance. Le faon ne porte ce nom que jusqu’à six
mois environ ; alors les bosses commencent à paraître, et il prend le nom
de hère jusqu’à ce que ces bosses allongées en dagues lui fassent prendre
le nom de daguet. II ne quitte pas sa mère dans les premiers temps , quoi-
qu’il prenne un assez prompt accroissement ; il la suit pendant tout l’été. En
hiver, les biches, les hères, les daguets et les jeunes cerfs se rassemblent
en hardes et forment des troupes d’autant plus nombreuses que la saison
est plus rigoureuse. Au printemps ils se divisent, les biches se recèlent pour
mettre bas, et dans ce temps il n’y a guère que les daguets et les jeunes
cerfs qui aillent ensemble. En général, les cerfs sont portés à demeurer les
uns avec les autres, à marcher de compagnie, et ce n’est que la crainte ou
la nécessité qui les disperse ou les sépare.
Le cerf est en état d’engendrer à l’âge de dix-huit mois, car on voit des
daguets, c’est-à-dire des cerfs nés au printemps de l’année précédente,
couvrir des biches en automne, et l’on doit présumer que ces accouplements
sont prolifiques. Ce qui pourrait peut-être en faire douter, c’est qu’ils n’ont
encore pris alors qu’ environ la moitié ou les deux tiers de leur accroisse-
ment, que les cerfs croissent et grossissent jusqu’à l’âge de huit ans, et que
leur tête va toujours en augmentant tous les ans jusqu’au même âge : mais
il faut observer que le faon qui vient de naître se fortifie en peu de temps,
que son accroissement est prompt dans la première année et ne se ralentit
pas dans la seconde, qu’il y a même déjà surabondance de nourriture,
a. Aristot. Hist. animal. , lib. vi , c. xxix.
b. Faon , c’est le petit cerf qui vient de naître.
LE CERF.
517
puisqu’il pousse des dagues , et c’est là le signe le plus certain de la puis-
sance d’engendrer. Il est vrai que les animaux en général ne sont en état
d’engendrer que lorsqu’ils ont pris la plus grande partie de leur accroisse-
ment; mais ceux qui ont un temps marqué pour le rut, ou pour le frai
semblent faire une exception à cette loi. Les poissons fraient et produisent
avant que d’avoir pris le quart, ou même la huitième partie de leur accrois-
sement ; et dans les animaux quadrupèdes, ceux qui, comme le cerf, l’élan,
le daim, le renne, le chevreuil, etc. , ont un rut bien marqué, engendrent
aussi plus tôt que les autres animaux.
Il y a tant de rapports entre la nutrition, la production du bois, le rut et
la génération dans ces animaux, qu’il est nécessaire, pour en bien concevoir
les effets particuliers, de se rappeler ici ce que nous avons établi de plus
général et de plus certain au sujet de la génération 1 : elle dépend en entier
de la surabondance de la nourriture. Tant que l’animal croît (et c’est tou-
jours dans le premier âge que l’accroissement est le plus prompt), la nour-
riture est entièrement employée à l’extension, au développement du corps;
il n’y a donc nulle surabondance, par conséquent nulle production, nulle
sécrétion de liqueur séminale, et c’est par cette raison que les jeunes ani-
maux ne sont pas en état d’engendrer; mais lorsqu’ils ont pris la plus
grande partie de leur accroissement, la surabondance commence à se mani-
fester par de nouvelles productions. Dans l’homme, la barbe, le poil, le
gonflement des mamelles, l’épanouissement des parties de la génération,
précèdent la puberté. Dans les animaux en général, et dans le cerf en par-
ticulier, la surabondance se marque par des effets encore plus sensibles;
elle produit la tète, le gonflement des daintiers a, l’enflure du cou et de la
gorge, la venaison b, le rut, çtc. Et comme le cerf croît fort vite dans le
premier âge, il ne se passe qu’un an depuis sa naissance jusqu’au temps où
cette surabondance commence à se marquer au dehors par la production du
bois : s’il est né au mois de mai, on verra paraître dans le même mois de
l’année suivante les naissances du bois qui commence à pousser sur le têt c.
Ce sont deux dagues qui croissent, s’allongent et s’endurcissent à mesure
que l’animal prend de la nourriture ; elles ont déjà vers la fin d’août pris
leur entier accroissement, et assez de solidité pour qu’il cherche à les
dépouiller de leur peau en les frottant contre les arbres; et dans le même
temps il achève de se charger de venaison, qui est une graisse abondante
produite aussi par le superflu de la nourriture, qui dès lors commence à se.
i
j a ■ Les daintiers du cerf sont ses testicules.
b. Venaison , c’est la graisse du cerf , qui augmente pendant l’été , et dont il est surchargé au
commencement de l’automne , dans le temps du rut.
c. Le têt est la partie de l’os frontal sur laquelle appuie le bois du cerf.
l. Voyez les chapitres n, m, iv de l 'histoire générale des animaux (Ier volume de cette
édition).
518
LE CERF.
déterminer vers les parties de la génération, et à exciter le cerf à cette
ardeur du rut qui le rend furieux. Et ce qui prouve évidemment que la
production du bois et celle de la liqueur séminale dépendent de la même
cause, c’est que, si vous détruisez la source de la liqueur séminale en sup-
primant par la castration les organes nécessaires pour cette sécrétion, vous
supprimez en même temps la production du bois; car si l’on fait cette opé-
ration dans le temps qu’il a mis bas sa tête, il ne s’en forme pas une nou-
velle; et si on ne la fait au contraire que dans le temps qu’il a refait sa
tête, elle ne tombe plus; l’animal, en un mot, reste pour toute la vie dans
l’état où il était lorsqu’il a subi la castration; et comme il n’éprouve plus
les ardeurs du rut, les signes qui l’accompagnent disparaissent aussi ; il n’y
a plus de venaison, plus d’enflure au cou ni à la gorge, et il devient d’un
naturel plus doux et plus tranquille. Ces parties que l’on a retranchées
étaient donc nécessaires, non-seulement pour faire la sécrétion de la nour-
riture surabondante, mais elles servaient encore à l’animer, à la pousser au
dehors dans toutes les parties du corps sous la forme de la venaison, et en
particulier au sommet de la tête, où elle se manifeste plus que partout ail-
leurs par la production du bois. Il est vrai que les cerfs coupés ne laissent
pas de devenir gras, mais ils ne produisent plus de bois ; jamais la gorge ni
le cou ne leur enflent, et leur graisse ne s’exalte ni ne s’échauffe pas comme
la venaison des cerfs entiers, qui, lorsqu’ils sent en rut, ont une odeur si forte
qu’elle infecte de loin ; leur chair même en est si fort imbue et pénétrée
qu’on ne peut ni la manger, ni la sentir, et qu’elle se corrompt en peu de
temps, au lieu que celle du cerf coupé se conserve fraîche et peut se man-
ger dans tous les temps. Une autre preuve que la production du bois vient
uniquement de la surabondance de la nourriture, c’est la différence qui se
trouve entre les têtes des cerfs de même âge, dont les unes sont très-grosses,
très-fournies, et les autres grêles et menues, ce qui dépend absolument de
la quantité de la nourriture ; car un cerf qui habite un pays abondant, où
il viande à son aise, où il n’est troublé ni par les chiens, ni par les hommes,
où, après avoir repu tranquillement, il peut ensuite ruminer en repos, aura
toujours la tête belle, haute, bien ouverte, l’empaumure a large et bien
garnie, le merrain 6 gros et bien perlé, avec grand nombre d’andouiîlers
forts et longs ; au lieu que celui qui se trouve dans un pays où il n’a ni
repos, ni nourriture suffisante, n’aura qu’une tête mal nourrie, dont i’em-
paumure sera serrée, le merrain grêle et les andouillers menus et en petit
nombre; en sorte qu’il est toujours aisé de juger par la tête d’un cerf s’il
habite un pays abondant et tranquille, et s’il a été bien ou mal nourri.
Ceux qui se portent mal, qui ont été blessés, ou seulement qui ont été
a. Ernpaumure , c’est le haut de la tète du cerf, qui s’élargit comme une main , et où il y a
plusieurs andouillers rangés inégalement comme des doigts.
b. Merrain , c’est le tronc , la tige du bois de cerf.
LE CERF.
519
inquiétés et courus, prennent rarement une belle tête et une bonne venai-
son; ils n’entrent en rut que plus tard; il leur a fallu plus de temps pour
refaire leur tête, et ils ne la mettent bas qu’après les autres ; ainsi tout con-
court à faire voir que ce bois n’est, comme la liqueur séminale, que le
superflu, rendu sensible, de la nourriture organique qui ne peut être em-
ployée tout entière au développement , à l’accroissement ou à l’entretien
du corps de l’animal.
La disette retarde donc l’accroissement du bois, et en diminue le volume
très- considérablement ; peut-être même ne serait-il pas impossible, en
retranchant beaucoup la nourriture, de supprimer en entier cette produc-
tion, sans avoir recours à la castration : ce qu’il y a de sûr, c’est que les
cerfs coupés mangent moins que les autres ; et ce qui fait que dans cette
espèce , aussi bien que dans celle du daim , jdu chevreuil et de l’élan , les
femelles n’ont point de bois, c’est qu’elles mangent moins que les mâles, e-t
que, quand même il y aurait de la surabondance, il arrive que dans le temps
où elle pourrait se manifester au dehors, elles deviennent pleines; par con-
séquent le superflu de la nourriture étant employé à nourrir le fœtus et
ensuite à allaiter le faon, il n’y a jamais rien de surabondant. Et l’exception
que peut faire ici la femelle du renne, qui porte un bois comme le mâle,
est plus favorable que contraire à cette explication; car de tous les animaux
qui portent un bois, le renne est celui qui, proportionnellement à sa taille,
l’a d’un plus gros et d’un plus grand volume, puisqu’il s’étend en avant et
en arrière, souvent tout le long de son corps : c’est aussi de tous celui qui
se charge le plus abondamment a de venaison; et d’ailleurs le bois que
portent les femelles est fort petit en comparaison de celui des mâles. Cet
exemple prouve donc seulement que, quand la surabondance est si grande
qu’elle ne peut être épuisée dans la gestation par l’accroissement du fœtus,
elle se répand au dehors et forme dans la femelle , comme dans le mâle,
une production semblable, un bois qui est d’un plus petit volume, parce que
cette surabondance est aussi en moindre quantité.
Ce que je dis ici de la nourriture ne doit pas s’entendre de la masse ni
du volume des aliments, mais uniquement de la quantité des molécules
organiques que contiennent ces aliments : c’est cette seule matière qui est
vivante, active et productrice; le reste n’est qu’un marc, qui peut être plus
ou moins abondant sans rien changer à l’animal. Et comme le lichen, qui
est la nourriture ordinaire du renne, est un aliment plus substantiel que
les feuilles, les écorces ou les boutons des arbres dont le cerf se nourrit, il
n’est pas étonnant qu’il y ait plus de surabondance de cette nourriture orga-
a. Le rangier ( c’est le renne ) , est une bète semblable au cerf, et a sa tète diverse, plus grande
et chevillée ; il porte bien quatre-vingts cors , aucune fois moins , sa tète lui couvre le corps ; il a
plus grande venaison que n’a un cerf en sa saison. Voyez la Chasse du roi Phœbus, imprimée à la
suite de la Vénerie de du Fouilloux. Rouen , 1650 , p. 97.
520
LE CERF.
nique, et par conséquent plus de bois et plus de venaison dans le renne que
dans le cerf. Cependant il faut convenir que la matière organique, qui forme
le bois dans ces espèces d’animaux , n’est pas parfaitement dépouillée des
parties brutes auxquelles elle était jointe, et qu’elle conserve encore, après
avoir passé par le corps de l’animal , des caractères de son premier état
dans le végétal. Le bois du cerf pousse, croît et se compose comme le bois
d’un arbre : sa substance est peut-être moins osseuse que ligneuse 1 ; c’est,
pour ainsi dire, un végétal greffé sur un animal, et qui participe de la
nature des deux, et forme une de ces nuances auxquelles la nature aboutit
toujours dans les extrêmes, et dont elle se sert pour rapprocher les choses
les plus éloignées.
Dans l’animal, comme nous l’avons dit °, les os croissent par leurs deux
extrémités à la fois; le point d’appui contre lequel s’exerce la puissance de
leur extension en longueur est dans le milieu de la longueur de l’os : cette
partie du milieu est aussi la première formée, la première ossifiée, et le3
deux extrémités vont toujours en s’éloignant de la partie du milieu, et
restent molles jusqu’à ce que l’os ait pris son entier accroissement dans
cette dimension. Dans le végétal, au contraire, le bois ne croît que par une
seule de ses extrémités; le bouton qui se développe et qui doit former la
branche est attaché au vieux bois par l’extrémité inférieure, et c’est sur ce
point d’appui que s’exerce la puissance de son extension en longueur. Cette
différence si marquée entre la végétation des os des animaux et des parties
solides des végétaux ne se trouve point dans le bois qui croît sur la tête
des cerfs; au contraire, rien n’est plus semblable à l’accroissement du bois
d’un arbre : le bois du cerf ne s’étend que par l’une de ses extrémités,
l’autre lui sert de point d’appui ; il est d’abord tendre comme l’herbe , et
se durcit ensuite comme le bois; la peau qui s’étend et qui croît avec lai
est son écorce, et il s’en dépouille lorsqu’il a pris son entier accroissement;
tant qu’il croît, l’extrémité supérieure demeure toujours molle ; il se divise
aussi en plusieurs rameaux; le merrain est l’arbre, les andouillers en sont
les branches; en un mot, tout est semblable, tout est conforme dans le
développement et dans l’accroissement de l’un et de l’autre; et dès lors les
molécules organiques qui constituent la substance vivante du bois de cerf
retiennent encore l’empreinte du végétal, parce qu’elles s’arrangent de la
même façon que dans les végétaux. La matière domine donc ici sur la
forme : le cerf, qui n’habite que dans les bois et qui ne se nourrit que
des rejetons des arbres, prend une si forte teinture de bois, qu’il produit
lui-même une espèce de bois 2 qui conserve assez les caractères de son
origine pour qu’on ne puisse s’y méprendre; et cet effet, quoique très-
os. Voyez l’article de la Vieillesse et de la Mort , p. 68.
1. Le bois , la corne du cerf n’a rien de ligneux. Cette corne est un os.
2. Voyez la note précédente.
LE CERF.
521
singulier, n’est cependant pas unique; il dépend d’une cause générale que
j’ai déjà eu occasion d’indiquer plus d’une fois dans cet ouvrage.
Ce qu’il y a de plus constant, de plus inaltérable dans la nature, c’est
l’empreinte ou le moule de chaque espèce, tant dans les animaux que dans
les végétaux; ce qu’il y a de plus variable et de plus corruptible, c’est la
substance qui les compose *. La matière, en général, paraît être indifférente
à recevoir telle ou telle forme, et capable de porter toutes les empreintes
possibles : les molécules organiques, c’est-à-dire les parties vivantes de
cette matière, passent des végétaux aux animaux, sans destruction, sans
altération, et forment également la substance vivante de l’herbe, du bois,
de la chair et des os. Il paraît donc, à cette première vue, que la matière
ne peut jamais dominer sur la forme, et que, quelque espèce de nourriture
que prenne un animal, pourvu qu’il puisse en tirer les molécules orga-
niques qu’elle contient, et se les assimiler par la nutrition, cette nourri-
ture ne pourra rien changer à sa forme, et n’aura d’autre effet que d’en-
tretenir ou faire croître son corps, en se modelant sur toutes les parties du
moule intérieur, et en les pénétrant intimement : ce qui le prouve, c’est
qu’en général les animaux qui ne vivent que d’herbe, qui paraît être une
substance très-différente de celle de leur corps, tirent de cette herbe de
quoi faire de la chair et du sang; que même ils se nourrissent, croissent
et grossissent autant et plus que les animaux qui ne vivent que de chair.
Cependant, en observant la nature plus particulièrement, on s’apercevra
que quelquefois ces molécules organiques ne s’assimilent pas parfaitement
au moule intérieur, et que souvent la matière ne laisse pas d’influer sur
la forme d’une manière assez sensible : la grandeur, par exemple, qui est
un des attributs de la forme, varie dans chaque espèce suivant les différents
climats ; la qualité, la quantité de la chair, qui sont d’autres attributs de
la forme, varient suivant les différentes nourritures. Cette matière orga-
nique que l’animal assimile à son corps par la nutrition n’est donc pas
absolument indifférente à recevoir telle ou telle modification ; elle n’est
pas absolument dépouillée de la forme quelle avait auparavant, et elle
retient quelques caractères de l’empreinte de son premier état ; elle agit
donc elle-même par sa propre forme sur celle du corps organisé qu’elle
nourrit; et quoique cette action soit presque insensible, que même cette
puissance d’agir soit infiniment petite en comparaison de la force qui con-
traint cette matière nutritive à s’assimiler au moule qui la reçoit, il doit en
résulter avec le temps des effets très-sensibles. Le cerf, qui n’habite que les
1. Idée très-belle et très-vraie. Ce qu’il y a de permanent dans les êtres vivants, c’est la
forme ; ce qu’il y a de variable et de corruptible , c’est la matière. J’ai prouvé , par mes expé-
riences sur le développement des os , que toute la matière de l’os change et se renouvelle
pendant qu’il s’accroît. (Voyez mon ouvrage intitulé : Théorie expérimentale de la formation
des os. )
LE CERF.
5231
forêts, et qui ne vit, pour ainsi dire, que de bois, porte une espèce de bois
qui n’est qu’un résidu de cette nourriture ; le castor, qui habite les eaux
et qui se nourrit de poisson, porte une queue couverte d’écailles ; la chair
de la loutre et de la plupart des oiseaux de rivière- est un aliment de carême,
une espèce de chair de poisson. L’on peut donc présumer que des animaux
auxquels on ne donnerait jamais que la même espèce de nourriture pren-
draient en assez peu de temps une teinture des qualités de cette nourriture,
et que, quelque forte que soit l’empreinte de la nature, si l’on continuait
toujours à ne leur donner que le même aliment, il en résulterait avec le
temps une espèce de transformation par une assimilation toute contraire à
la première : ce ne serait plus la nourriture qui s’assimilerait en entier à la
forme de l’animal, mais l’animal qui s’assimilerait en partie à la forme
de la nourriture, comme on le voit dans le bois du cerf et dans la queue
du castor.
Le bois, dans le cerf, n’est donc qu’une partie accessoire, et, pour ainsi
dire, étrangère à son corps, une production qui n’est regardée comme partie
animale que parce qu’elle croît sur un animal , mais qui est vraiment végé-
tale, puisqu’elle retient les caractères du végétal dont elle tire sa première
origine, et que ce bois ressemble au bois des arbres par la manière dont
il croit, dont il se développe, se ramifie, se durcit, se sèche et se sépare;
car il tombe de lui-même après avoir pris son entière solidité, et dès qu’il
cesse de tirer de la nourriture, comme un fruit dont le pédicule se détache
de la branche dans le temps de sa maturité : le nom même qu’on lui a
donné dans notre langue prouve bien qu’on a regardé cette production
comme un bois, et non pas comme une corne, un os, une défense, une
dent, etc. Et quoique cela me paraisse suffisamment indiqué et même prouvé
par tout ce que je viens de dire, je ne dois pas oublier un fait cité par les
anciens. Aristote®, Théophraste6, Pline c, disent1 tous que l’on a vu du
lierre s’attacher, pousser et croître sur le bois des cerfs lorsqu’il est encore
tendre : si ce fait est vrai, et il serait facile de s’en assurer par l’expérience,
il prouverait encore mieux l’analogie intime de ce bois avec le bois des
arbres.
Non-seulement les cornes et les défenses des autres animaux sont d’une
substance très-différente de celle du bois du cerf, mais leur développement,
leur texture, leur accroissement, et leur forme tant extérieure qu’intérieure,
n’ont rien de semblable ni même d’analogue au bois. Ces parties, comme
a. « Captas jam cervus est, hederam suis enatam cornibus gerens viridem, quæ cornu adhuc
« tenello forte inserta , quasi ligno viridi coaluerit. » Arist. Hist. animal. , 1. , ix , c. v.
b. « Iledera in multis creatur, et, quod mirabilius, visa est in cornibus cervi etiam aliquando.
« Commovit ( inquit Jul. Scaliger apud Theophrastum ) virum accuratum cervi cornibus
« hærens liedera : quid enim eô seminium detalit , etc. » Lib. h, de Caus. Plant. , cap. xxni.
c. « In mollioribus cervorum cornibus liedera coalescit, dùm ex arborum attritu ilia experiun-
« tur. » Plin. de Admirand. auditionibus. — l. Pure fable que ce qu’ils disent.
LE CERF.
523
les ongles, les cheveux, les crins, les plumes, les écailles, croissent à la
vérité par une espèce de végétation, mais bien différente de la végétation
du bois. Les cornes dans les bœufs, les chèvres, les gazelles, etc., sont
creuses en dedans, au lieu que le bois du cerf est solide dans toute son
épaisseur : la substance de ces cornes est la même que celle des ongles,
des ergots, des écailles; celle du bois de cerf, au contraire, ressemble plus
au bois qu’à toute autre substance. Toutes ces cornes creuses 1 sont revêtues
en dedans d’un périoste, et contiennent dans leur cavité un os 2 qui les sou-
tient et leur sert de noyau ; elles ne tombent jamais, et elles croissent pen-
dant toute la vie de l’animal , en sorte qu’on peut juger son âge par les
nœuds ou cercles annuels de ses cornes. Au lieu de croître, comme le bois
du cerf, par leur extrémité supérieure, elles croissent au contraire comme
les ongles, les plumes, les cheveux, par leur extrémité inférieure. Il en est
de même des défenses de l’éléphant, de la vache marine, du sanglier et de
tous les autres animaux, elles sont creuses en dedans, et elles ne croissent
que par leur extrémité inférieure; ainsi les cornes et les défenses n’ont
pas plus de rapport que les ongles, le poil ou les plumes, avec le bois
du cerf.
Toutes les végétations peuvent donc se réduire à trois espèces : la pre-
mière , où l’accroissement se fait par l’extrémité supérieure , comme dans
les herbes, les plantes , les arbres, le bois du cerf, et tous les autres végé-
taux; la seconde, où l’accroissement se fait, au contraire, par l’extrémité
inférieure, comme dans les cornes, les ongles, les ergots, le poil, les che-
veux, les plumes, les écailles, les défenses, les dents 3, et les autres parties
extérieures du corps des animaux; la troisième est celle où l’accroissement
se fait à la fois par les deux extrémités, comme dans les os, les cartilages,
les muscles, les tendons et les autres parties intérieures du corps des ani-
maux : toutes trois n’ont pour cause matérielle que la surabondance de la
nourriture organique, et pour effet que l’assimilation de cette nourriture
au moule qui la reçoit. Ainsi l’animal croît plus ou moins vite à proportion
de la quantité de cette nourriture, et lorsqu’il a pris la plus grande partie
1. Cornes creuses. On nomme également corne , et la proéminence osseuse , l’os , qui con-
stitue le noyau de toutes les cornes, et l’étui épidermique , l'étui corné , qui, dans certaines
cornes (celles des bœufs, celles des chèvres, etc.), enveloppe le noyau, l’os. Cet étui est la
corne creuse.
2. L’os est la partie commune de toutes les cornes, ainsi que je viens de le dire. Il se retrouve,
tant dans les animaux à bois ou cornes tombantes (les cerfs , les daims , les chevreuils , etc.),
que dans les animaux à cornes creuses ou persistantes (les bœufs, les chèvres, les anti-
lopes, etc.) : la seule différence est que, dans les premiers, l’os est revêtu de peau, tandis
que, dans les seconds, il est revêtu d 'épiderme, d’ongle, en un mot, de cette substance élas-
tique, qu’on nomme aussi corne.
3. Ici Buffon mêle et confond tout. Les défenses de l’éléphant sont des dents ; toutes les
dents sont des os; les cornes creuses, les ongles, les poils , etc., sont de nature épidermique ■
dans la corne creuse il y a la corne solide, qui est un os; le bois du cerf est un os, etc.
LE CERF.
524
de son accroissement elle se détermine vers les réservoirs séminaux, et
cherche à se répandre au dehors et à produire, au moyen de la copulation,
d’autres êtres organisés. La différence qui se trouve entre les animaux qui,
comme le cerf, ont un temps marqué pour le rut, et les autres animaux
qui peuvent engendrer en tout temps, ne vient encore que de la manière
dont ils se nourrissent. L’homme et les animaux domestiques, qui tous les
jours prennent à peu près une égale quantité de nourriture, souvent même
trop abondante, peuvent engendrer en tout temps : le cerf, au contraire,
et la plupart des autres animaux sauvages, qui souffrent pendant l’hiver une
grande disette, n’ont rien alors de surabondant *, et ne sont en état d’en-
gendrer qu’après s’être refaits pendant l’été ; et c’est aussi immédiatement
après cette saison que commence le rut, pendant lequel le cerf s’épuise si
fort qu’il reste pendant tout l’hiver dans un état de langueur ; sa chair est
même alors si dénuée de bonne substance, et son sang est si fort appauvri,
qu’il s’engendre des vers 2 sous sa peau, lesquels augmentent encore sa
misère, et ne tombent qu’au printemps lorsqu’il a repris, pour ainsi dire,
une nouvelle vie par la nourriture active que lui fournissent les produc-
tions nouvelles de la terre.
Toute sa vie se passe donc dans des alternatives de plénitude et d’inani-
tion, d’embonpoint et de maigreur, de santé, pour ainsi dire, et de maladie,
sans que ces oppositions si marquées, et cet état toujours excessif, altèrent sa
constitution : il vit aussi longtemps que les autres animaux qui ne sont pas
sujets à ces vicissitudes. Comme il est cinq ou six ans à croître, il vit aussi
sept fois cinq ou six ans, c’est-à-dire trente-cinq ou quarante ans 3 “..Ce que
l’on a débité sur la longue vie des cerfs n’est appuyé sur aucun fondement;
ce n’est qu’un préjugé populaire qui régnait dès le temps d’Aristote, et ce
philosophe dit, avec raison b, que cela ne lui paraît pas vraisemblable,
attendu que le temps de la gestation et celui de l’accroissement du jeune
cerf n’indiquent rien moins qu’une très-longue vie. Cependant, malgré
cette autorité , qui seule aurait dû suffire pour détruire ce préjugé, il s’est
renouvelé dans des siècles d’ignorance par une histoire ou une fable que
l’on a faite d’un cerf qui fut pris par Charles VI dans la forêt de Senlis, et
qui portait un collier sur lequel était écrit , Cœsar hoc me donavit; et l’on
a. Pour moi, sans entrer dans aucune discussion à ce sujet, mon sentiment est que les cerfs
ne peuvent vivre plus de quarante ans. Nouveau traité de la Vénerie , p. 141.
b. « Vitâ esse perquam longâ hoc animal fertur, sed nihil certi ex iis quæ narrantur videmus ;
« nec gestatio aut incrémental hinnulli ita evenit quasi vita esset prælonga. » Arist. Iiist.
animal. , lib. vi , c. xxix.
1. Le plus ou moins de surabondance de nourriture n’est ici qu’une cause très-secondaire:
le temps du rut , la durée de la gestation , le terme de Y accroissement , celui de la vie , etc. ,
sont toutes choses déterminées et réglées, dans chaque espèce, par des lois primitives et con-
stitutives.
2. Larves d’une espèce d’œstre.
3 Voyez la note de la page 77.
LE CERF.
525
a mieux aimé supposer mille ans de vie à cet animal et faire donner ce col-
lier par un empereur romain, que de convenir que ce cerf pouvait venir
d’Allemagne, où les empereurs ont dans tous les temps pris le nom de
César.
La tête des cerfs va tous les ans en augmentant en grosseur et en hau-
teur, depuis la seconde année de leur vie jusqu’à la huitième; elle se sou-
tient toujours belle et à peu près la même pendant toute la vigueur de
l’âge; mais, lorsqu’ils deviennent vieux, leur tête décline aussi. On peut
voir, dans la description du cerf *, celle de sa tête dans les différents âges.
Il est rare que nos cerfs portent plus de vingt ou vingt-deux andouillers,
lors même que leur tête est le plus belle ; et ce nombre n’est rien moins
que constant; car il arrive souvent que le même cerf aura dans une année
un certain nombre d’andouillers, et que l’année suivante il en aura plus
ou moins, selon qu’il aura eu plus ou moins de nourriture et de repos; et
de même que la grandeur de la tète ou du bois du cerf dépend de la quan-
tité de la nourriture , la qualité de ce même bois dépend aussi de la diffé-
rente qualité des nourritures; il est, comme le bois des forêts, grand,
tendre et assez léger dans les pays humides et fertiles; il est, au contraire,
court, dur et pesant dans les pays secs et stériles.
Il en est de même encore de la grandeur et de la taille de ces animaux;
elle est fort différente selon les lieux qu’ils habitent : les cerfs de plaines,
de vallées ou de collines abondantes en grains, ont le corps beaucoup plus
grand et les jambes plus hautes que les cerfs des montagnes sèches, arides
et pierreuses; ceux-ci ont le corps bas, court et trapu; ils ne peuvent courir
aussi vite, mais ils vont plus longtemps que les premiers; ils sont plus
méchants, ils ont le poil plus long sur le massacre; leur tête est ordinai-
rement basse et noire, à peu près comme un arbre rabougri, dont l’écorce
est rembrunie , au lieu que la tête des cerfs de plaines est haute et d’une
couleur claire et rougeâtre comme le bois et l’écorce des arbres qui crois-
sent en bon terrain. Ces petits cerfs trapus n’habitent guère les futaies, et
se tiennent presque toujours dans les taillis, où ils peuvent se soustraire
plus aisément à la poursuite des chiens : leur venaison est plus fine et leur
chair est de meilleur goût que celle des cerfs de plaine. Le cerf de Corse
paraît être le plus petit de tous ces cerfs de montagne; il n’a guère que la
moitié de la hauteur des cerfs ordinaires ; c’est, pour ainsi dire, un basset
parmi les cerfs; il a le pelage a brun, le corps trapu, les jambes courtes. Et
ce qui m’a convaincu que la grandeur et la taille des cerfs , en général,
dépendait absolument de la quantité et de la qualité de la nourriture, c’est
qu’en ayant fait élever un chez moi et l’ayant nourri largement pendant
quatre ans, il était à cet âge beaucoup plus haut, plus gros, plus étoffé que
a. Pelage , c’est la couleur du poil du cerf, du daim , du chevreuil.
1. Par Daubenton.
526
LE CERF.
les plus vieux cerfs de mes bois , qui cependant sont de la belle taille.
Le pelage le plus ordinaire pour le cerf est le fauve ; cependant il se
trouve, même en assez grand nombre, des cerfs bruns, et d’autres qui sont
roux : les cerfs blancs sont bien plus rares, et semblent être des cerfs
devenus domestiques, mais très-anciennement, car Aristote et Pline par-
lent des cerfs blancs, et il paraît qu’ils n’étaient pas alors plus communs
qu’ils ne le sont aujourd’hui. La couleur du bois, comme la couleur du
poil, semble dépendre en particulier de l’age et de la nature de l’animal,
et , en général, de l’impression de l’air : les jeunes cerfs ont le bois plus
blanchâtre et moins teint que les vieux. Les cerfs , dont le pelage est d'un
fauve clair et délayé, ont souvent la tête pâle et mal teinte; ceux qui sont
d’un fauve vif l’ont ordinairement rouge; et les bruns, surtout ceux qui
ont du poil noir sur le cou , ont aussi la tête noire. Il est vrai qu’à l’inté-
rieur le bois de tous les cerfs est à peu près également blanc; mais ces bois
diffèrent beaucoup les uns des autres en solidité , et par leur texture plus
ou mois serrée ; il y en a qui sont fort spongieux, et où même il se trouve
des cavités assez grandes ; cette différence dans la texture suffit pour qu’ils
puissent se colorer différemment, et il n’est pas nécessaire d’avoir recours
à la sève des arbres pour produire cet effet , puisque nous voyons tous les
jours l’ivoire le plus blanc jaunir ou brunir à l’air, quoiqu’il soit d’une
matière bien plus compacte et moins poreuse que celle du bois du cerf.
Le cerf paraît avoir l’œil bon, l’odorat exquis et l’oreille excellente. Lors-
qu’il veut écouter, il lève la tête, dresse les oreilles, et alors il entend de
fort loin; lorsqu’il sort dans un petit taillis ou dans quelque autre endroit
à demi découvert, il s’arrête pour regarder de tous côtés, et cherche ensuite
le dessous du vent pour sentir s’il n’y a pas quelqu’un qui puisse l’inquié-
ter. Il est d’un naturel assez simple, et cependant il est curieux et rusé :
lorsqu’on le siffle ou qu’on l’appelle de loin, il s’arrête tout court et regarde
fixement et avec une espèce d’admiration les voitures, le bétail, les hommes;
et, s’ils n’ont ni armes, ni chiens, il continue à marcher d’assurance a et
passe son chemin fièrement et sans fuir : il paraît aussi écouter avec autant
de tranquillité que de plaisir le chalumeau ou le flageolet des bergers, et
les veneurs se servent quelquefois de cet artifice pour le rassurer. En géné-
ral, il craint beaucoup moins l’homme que les chiens, et ne prend de la
défiance et de la ruse qu’à mesure et qu’autant qu’il aura été inquiété : il
mange lentement, il choisit sa nourriture; et, lorsqu’il a viande, il cherche
à se reposer pour ruminer à loisir , mais il paraît que la rumination ne se
fait pas avec autant de facilité que dans le bœuf; ce n’est, pour ainsi dire,
que par secousses que le cerf peut faire remonter l’herbe contenue dans son
premier estomac. Cela vient de la longueur et de la direction du chemin
a. Marcher d’assurance, aller d' assurance , c’est lorsque le cerf va d’un pas réglé et tran-
quille.
LE CERF.
527
qu’il faut que l’aliment parcoure : le bœuf a le cou court et droit , le cerf
l’a long et arqué ; il faut donc beaucoup plus d’effort pour faire remonter
l’aliment, et cet effort se fait par une espèce de hoquet dont le mouvement
se marque au dehors et dure pendant tout le temps de la rumination. Il a
la voix d’autant plus forte, plus grosse et plus tremblante qu’il est plus âgé ;
la biche a la voix plus faible et plus courte, elle ne rait pas d’amour mais
de crainte : le cerf rait d’une manière effroyable dans le temps du rut; il
est alors si transporté qu’il ne s’inquiète ni ne s’effraie de rien; on peut
donc le surprendre aisément, et, comme il est surchargé de venaison, il ne
tient pas longtemps devant les chiens ; mais il est dangereux aux abois, et
il se jette sur eux avec une espèce de fureur. Il ne boit guère en hiver, et
encore moins au printemps; l’herbe tendre et chargée de rosée lui suffit;
mais dans les chaleurs et les sécheresses de l’été il va boire aux ruisseaux,
aux mares , aux fontaines , et dans le temps du rut il est si fort échauffé
qu’il cherche l’eau partout, non-seulement pour apaiser sa soif brûlante,
mais pour se baigner et se rafraîchir le corps. Il nage parfaitement bien,
et plus légèrement alors que dans tout autre temps, à cause de la venaison
dont le volume est plus léger qu’un pareil volume d’eau : on en a vu tra-
verser de très-grandes rivières; on prétend même qu’attirés par l’odeur des
biches, les cerfs se jettent à la mer dans le temps du rut et passent d’une
île à une autre à des distances de plusieurs lieues; ils sautent encore plus
légèrement qu’ils ne nagent, car, lorsqu’ils sont poursuivis, ils franchissent
aisément une haie et même un palis d’une toise de hauteur. Leur nour-
riture est différente suivant les différentes saisons; en automne, après le
rut, ils cherchent les boutons des arbustes verts, les fleurs de bruyères,
les feuilles de ronces, etc. ; en hiver, lorsqu’il neige, ils pèlent les arbres et
se nourrisent d’écorces, de mousse, etc. ; et, lorsqu’il fait un temps doux, ils
vont viander dans les blés; au commencement du printemps, ils cherchent
les chatons des trembles , des marsaules , des coudriers , les fleurs et les
boutons du cornouiller, etc. ; en été, ils ont de quoi choisir, mais ils préfè-
rent les seigles à tous les autres grains, et la bourgène à tous les autres
bois. La chair du faon est bonne à manger, celle de la biche et du daguet
n’est pas absolument mauvaise, mais celle des cerfs a toujours un goût
désagréable et fort : ce que cet animal fournit de plus utile, c’est son bois
et sa peau; on la prépare, et elle fait un cuir souple et très-durable ; le
bois s’emploie par les couteliers, les fourbisseurs, etc.; et l’on en tire, par
la chimie, des esprits alcali-volatils, dont la médecine fait un fréquent
usage.
528
LE DAIM.
LE DAIM *.
Aucune espèce n’est plus voisine d’une autre que l’espèce du daim l’est
de celle du cerf1 ; cependant ces animaux, qui se ressemblent à tant d’é-
gards, ne vont point ensemble, se fuient, ne se mêlent jamais2, et ne forment
par conséquent aucune race intermédiaire : il est même rare de trouver
des daims dans les pays qui sont peuplés de beaucoup de cerfs , à moins
qu’on ne les y ait apportés ; ils paraissent être d’une nature moins robuste
et moins agreste que celle du cerf, ils sont aussi beaucoup moins communs
dans les forêts; on les élève dans des parcs où ils sont, pour ainsi dire , à
demi domestiques. L’Angleterre est le pays de l’Europe où il y en a le plus,
et l’on y fait grand cas de cette venaison; les chiens la préfèrent aussi à la
chair de tous les autres animaux, et, lorsqu’ils ont une fois mangé du daim,
ils ont beaucoup de peine à garder le change sur le cerf ou sur le chevreuil .
Il y a des daims aux environs de Paris et dans quelques provinces de France,
il y en a en Espagne et en Allemagne ; il y en a aussi en Amérique3, qui
peut-être y ont été transportés d’Europe : il semble que ce soit un anima!
des climats tempérés , car il n’y en a point en Russie , et l’on n’en trouve
que très-rarement dans les forêts a de Suède et des autres pays du Nord.
Les cerfs sont bien plus généralement répandus ; il y en a partout en
Europe, même en Norvège et dans tout le Nord, à l’exception peut-être de
la Laponie; on en trouve aussi beaucoup en Asie, surtout en Tartarie 6 et
dans les provinces septentrionales de la Chine. On les retrouve en Amé-
rique4, car ceux du Canada5 c ne diffèrent des nôtres que par la hauteur du
bois , par le nombre et par la direction des andouillers d, qui quelquefois
n’est pas droite en avant comme dans les têtes de nos cerfs , mais qui re-
a. Linn. Fauna Suecica.
b. Description de l’Inde , par Marc Paul, liv. i, p. 38. Lettres édifiantes, XXVIe recueil,
p. 371.
c. Le cerf du Canada est absolument le même qu’en France. Description de la Nouvelle-
France, par le P. Charlevoix , t. III , p. 129.
d. Voyez, dans les Mémoires pour servir à l’histoire des animaux, par M. Perrault, la
planche du cerf de Canada.
* Cervus dama (Linn.). — Ordre des Ruminants; genre Cerf (Cuv.).
1. Les espèces du genre 'Cerf se partagent en espèces à bois aplati, et en espèces à bois rond.
Le daim a le bois aplati , et le cerf a le bois rond : les espèces de cerf à bois rond ( le cerf du
Canada, le cerf de Virginie, Y axis , le chevreuil, etc.) sont donc plus voisines du cerf pro-
prement dit, de notre cerf, que ne l’est le daim.
2. Voyez la note 3 de la page 456.
3. Notre daim ne s’est point trouvé eu Amérique. « Cette espèce, qui est le plalyceros des
« anciens, est devenue commune dans tous les pays d’Europe, mais elle paraît originaire de
« Barbarie. » (Cuvier : Règne animal , 1. 1 , p. 262. )
4. Les cerfs de l’Amérique sont tous différents , comme espèces, de ceux de l’Europe.
5. Le cerf du Canada est une espèce particulière et propre à l'Amérique.
32
r. ,ù S.-rï-,
LE DAIM.
529
tourne en arrière par une inflexion bien marquée, en sorte que la pointe
de chaque andouiller regarde le merrain; et cette forme de tête n’est pas
absolument particulière aux cerfs de Canada , car on trouve une pareille
tète gravée dans la Vénerie de du Fouilloux a, et le bois du cerf de Canada
que nous avons fait graver a les andouillers droits, ce qui prouve assez
que ce n’est qu'une variété qui se rencontre quelquefois dans les cerfs
de tous les pays. Il en est de même de ces têtes qui ont au-dessus de l’em-
paumure un grand nombre d’andouillers en forme de couronne, que l’on
ne trouve que très-rarement en France, et qui viennent, dit du Fouilloux 6 ,
du pays des Moscovites et d’Allemagne; ce n’est qu’une autre variété qui
n’empêche pas que ces cerfs ne soient de la même espèce que les nôtres.
En Canada, comme en France, la plupart des cerfs ont donc les andouillers
droits; mais leur bois en général est plus grand et plus gros, parce qu’ils
trouvent dans ces pays inhabités plus de nourriture et de repos que dans
les pays peuplés de beaucoup d’hommes. Il y a de grands et de petits cerfs
en Amérique comme en Europe; mais, quelque répandue que soit cette
espèce, il semble cependant qu’elle soit bornée aux climats froids et tem-
pérés 1 : les cerfs du Mexique et des autres parties de l’Amérique méridio-
nale , ceux que l’on appelle biches des bois, et biches des palétuviers à
Cayenne, ceux que l’on appelle cerfs du Gange, et que l’on trouve dans
les mémoires dressés par M. Perrault sous le nom de biches de Sardaigne ,
ceux enfin auxquels les voyageurs donnent le nom de cerfs au cap de Bonne-
Espérance, en Guinée et dans les autres pays chauds, ne sont pas de l’es-
pèce de nos cerfs, comme on le verra dans l’histoire particulière de chacun
de ces animaux.
Et comme le daim est un animal moins sauvage, plus délicat, et, pour
ainsi dire, plus domestique que le cerf, il est aussi sujet à un plus grand
nombre de variétés. Outre les daims communs et les daims blancs, l’on
en connaît encore plusieurs autres : les daims d’Espagne, par exemple,
qui sont presque aussi grands que des cerfs, mais qui ont le cou moins
gros et la couleur plus obscure, avec la queue noirâtre, non blanche
par-dessous, et plus longue que celle des daims communs; les daims de
Virginie2, qui sont presque aussi grands que ceux d’Espagne, et qui sont
remarquables par la grandeur du membre génital et la grosseur des tes-
ticules; d’autres qui ont le front comprimé, aplati entre les yeux, les
oreilles et la queue plus longues que le daim commun , et qui sont mar-
qués d’une tache blanche sur les ongles des pieds de derrière ; d’autres
qui sont tachés ou rayés de blanc, de noir et de fauve-clair; et d’autres
a. Voyez la Vénerie de Jacques du Fouilloux , fol. 22 , verso.
b. Idem , fol. 20 , verso.
1. Notre cerf est originaire de l’Europe et de toute l’Asie tempérée.
2 L edaim, ou, plus exactement, le cerf de Virginie. (Voyez Cuvier : Règne anim., 1. 1, p. 263.
il. 34
530
LE DAIM.
enfin qui sont entièrement noirs : tous ont le bois plus veule, plus aplati,
plus étendu en largeur, et à proportion plus garni d’andouillers que
celui du cerf; il est aussi plus courbé en dedans, et il se termine par une
large et longue empaumure, et quelquefois, lorsque leur tête est forte et
bien nourrie, les plus grands andouillers se terminent eux-mêmes par
une petite empaumure. Le daim commun a la queue plus longue que le
cerf, et le pelage plus clair. La tête de tous les daims mue comme celle
des cerfs , mais elle tombe plus tard; ils sont à peu près le même temps
à la refaire , aussi leur rut arrive quinze jours ou trois semaines après
celui du cerf : les daims raient alors assez fréquemment , mais d’une voix
basse et comme entrecoupée ; ils ne s’excèdent pas autant que le cerf, ni ne
s’épuisent par le rut; ils ne s’écartent pas de leur pays pour aller cher-
cher les femelles , cependant ils se les disputent et se battent à outrance.
Ils sont portés à demeurer ensemble, ils se mettent en hardes, et restent
presque toujours les uns avec les autres. Dans les parcs, lorsqu’ils se trou-
vent en grand nombre , ils forment ordinairement deux troupes qui sont
bien distinctes, bien séparées, et qui bientôt deviennent ennemies, parce
qu’ils veulent également occuper le même endroit du parc : chacune de ces
troupes a son chef, qui marche le premier, et c’est le plus fort et le plus
âgé; les autres suivent, et tous se disposent à combattre pour chasser l’autre
troupe du bon pays. Ces combats sont singuliers par la disposition qui paraît
y régner; ils s’attaquent avec ordre, se battent avec courage, se soutiennent
les uns les autres, et ne se croient pas vaincus par un seul échec, car le
combat se renouvelle tous les jours, jusqu’à ce que les plus forts chassent
les plus faibles et les relèguent dans le mauvais pays. Ils aiment les terrains
élevés et entrecoupés de petites collines : ils ne s’éloignent pas comme le
cerf, lorsqu’on les chasse; ils ne font que tourner, et cherchent seulement à
se dérober des chiens par la ruse et par le change ; cependant , lorsqu’ils
sont pressés, échauffés et épuisés, ils se jettent à l’eau comme le cerf, mais
ils ne se hasardent pas à la traverser dans une aussi grande étendue; ainsi
la chasse du daim et celle du cerf n’ont entre elles aucune différence essen-
tielle. Les connaissances du daim sont, en plus petit, les mêmes que celles
du cerf; les mêmes ruses leur sont communes, seulement elles sont plus
répétées par le daim : comme il est moins entreprenant, et qu’il ne se for-
longe pas tant, il a plus souvent besoin de s’accompagner, de revenir sur
ses voies, etc., ce qui rend en général la chasse du daim plus sujette aux
inconvénients que celle du cerf ; d’ailleurs, comme il est plus petit et plus
léger, ses voies laissent sur la terre et aux portées une impression moins
forte et moins durable; ce qui fait que les chiens gardent moins le change,
et qu’il est plus difficile de rapprocher lorsqu’on a un défaut à relever.
Le daim s’apprivoise très-aisément; il mange de beaucoup de choses que
le cerf refuse : aussi conserve-t-il mieux sa venaison , car il ne paraît pas
LE DAIM.
531
que le rut, suivi des hivers les plus rudes et les plus longs, le maigrisse et
l'altère, il est presque dans le même état pendant toute l’année ; il broute
de plus près que le cerf, et c’est ce qui fait que le bois coupé par la dent
du daim repousse beaucoup plus difficilement que celui qui ne l’a été que
par le cerf ; les jeunes mangent plus vite et plus avidement que les vieux ;
ils ruminent, ils cherchent les femelles dès la seconde année de leur vie,
ils 11e s’attachent pas à la même comme le chevreuil , mais ils en changent
comme le cerf : la daine porte huit mois et quelques jours comme la biche;
elle produit de même ordinairement un faon , quelquefois deux , et très-
rarement trois ; ils sont en état d’engendrer et de produire depuis l’âge de
deux ans jusqu’à quinze ou seize ; enfin ils ressemblent aux cerfs par pres-
que toutes les habitudes naturelles , et la plus grande différence qu’il y ait
entre ces animaux , c’est dans la durée de la vie. Nous avons dit, d’après
le témoignage des chasseurs, que les cerfs vivent trente -cinq ou quarante
ans, et l’on nous a assuré que les daims ne vivent qu’environ vingt ans :
comme ils sont plus petits, il y a apparence que leur accroissement est
encore plus prompt que celui du cerf; car dans tons les animaux la durée
de la vie est proportionnelle à celle de l’accroissement et non pas au temps
de la gestation, comme on pourrait le croire, puisqu’ici le temps de la ges-
tation est le même, et que dans d’autres espèces, comme celle du bœuf, on
trouve que, quoique le temps de la gestation soit fort long , la vie n’en est
pas moins courte; par conséquent on ne doit pas en mesurer la durée sur
celle du temps de la gestation , mais uniquement sur le temps de l’accrois-
sement, à compter depuis la naissance jusqu’au développement presque
entier du corps de l’animal *.
LE CHEVREUIL. *
Le cerf, comme le plus noble des habitants des bois, occupe dans les
forêts les lieux ombragés par les cimes élevées des plus hautes futaies : le
chevreuil, comme étant d’une espèce inférieure, se contente d’habiter sous
1. Il y a un rapport entre la durée de l’accroissement et la durée de la vie. (Voyez la note
de la page 77 ). Il y en a un autre entre la durée de la gestation et la durée de l’accroissement.
Et ces deux dernières durées semblent se compenser l'une par l’autre. La femelle du lapin ne
porte que trente jours, et ses petits naissent impuissants à marcher, la peau nue, les yeux
fermés, etc. ; la femelle du cochon d’Inde porte soixante jours, et ses petits naissent la peau
couverte de poils, les yeux ouverts, etc. : peine nés, ils marchent, ils courent, ils sau-
tent, etc. — Tous les phénomènes de l’économie animale tiennent les uns aine autres par une
chaîne de rapports suivis : la durée de la vie est donnée par la durée de l’accroissement ; la
durée de l’accroissement , par la durée de la gestation , etc., etc.
* Cervus cavreolus CLinn. ). — Ordre des Ruminants ; genre Cerf (Cuv. ).
532
LE CHEVREUIL.
des lambris plus bas, et se tient ordinairement dans le feuillage épais des
plus jeunes taillis; mais s’il a moins de noblesse, moins de force, et beau-
coup moins de hauteur de taille, il a plus de grâce, plus de vivacité, et
même plus de courage que le cerf'1; il est plus gai, plus leste, plus éveillé;
sa forme est plus arrondie, plus élégante, et sa figure plus agréable; ses
yeux surtout sont plus beaux, plus brillants, et paraissent animés d’un
sentiment plus vif; ses membres sont plus souples, ses mouvements plus
prestes, et il bondit, sans effort, avec autant de force que de légèreté. Sa
robe est toujours propre, son poil net et lustré; il ne se roule jamais dans
la fange comme le cerf; il ne se plaît que dans les pays les plus élevés,
les plus secs, où Pair est le plus pur; il est encore plus rusé, plus adroit à
se dérober, plus difficile à suivre; il a plus de finesse, plus de ressources
d’instinct. Car, quoiqu’il ait le désavantage mortel de laisser après lui des
impressions plus fortes , et qui donnent aux chiens plus d’ardeur et plus
de véhémence d’appétit que l’odeur du cerf, il ne laisse pas de savoir se
soustraire à leur poursuite par la rapidité de sa première course et par ses
détours multipliés; il n’attend pas, pour employer la ruse, que la force lui
manque; dès qu’il sent, au contraire, que les premiers efforts d’une fuite
rapide ont été sans succès, il revient sur ses pas, retourne, revient encore,
et lorsqu’il a confondu par ses mouvements opposés la direction de l’aller
avec celle du retour, lorsqu’il a mêlé les émanations présentes avec les
émanations passées, il se sépare de la terre par un bond, et, se jetant à
côté, il se met ventre à terre, et laisse, sans bouger, passer près de lui la
troupe entière de ses ennemis ameutés.
Il diffère du cerf et du daim par le naturel, par le tempérament, par les
mœurs, et aussi par presque toutes les habitudes de nature : au lieu de se
mettre en hardes comme eux et de marcher par grandes troupes, il demeure
en famille; le père, la mère et les petits vont ensemble, et on ne les voit
jamais s’associer avec des étrangers ; ils sont aussi constants dans leurs
amours que le cerf l’est peu ; comme la chevrette produit ordinairement
deux faons, l’un mâle et l’autre femelle, ces jeunes animaux, élevés,
nourris ensemble, prennent une si forte affection l’un pour l’autre qu’ils
ne se quittent jamais, à moins que l’un des deux n’ait éprouvé l’injustice
du sort, qui ne devrait jamais séparer ce qui s’aime; et c’est attachement
encore plutôt qu’amour, car, quoiqu’ils soient toujours ensemble, ils ne
ressentent les ardeurs du rut qu’une seule fois par an, et ce temps ne
dure que quinze jours ; c’est à la fin d’octobre qu’il commence et il finit
avant le 15 de novembre. Ils ne sont point alors chargés, comme le cerf,
d’une venaison surabondante; ils n’ont point d’odeur forte, point de fureur,
a. Lorsque les faons sont attaqués, le chevreuil qui les reconnaît pour être à lui prend leur
défense ; et quoique ce soit un animal assez petit, il est assez fort pour battre un jeune cerf et le
faire fuir. Nouveau traité de la Vénerie. Paris, 1750, p. 178.
LE CHEVREUIL.
533
rien en nn mot qui les altère et qui change leur état; seulement ils ne
souffrent pas que leurs faons restent avec eux pendant ce temps; le père
les chasse, comme pour les obliger à céder leur place à d’autres qui vont
venir et à former eux-mêmes une nouvelle famille : cependant, après que
le rut est fini, les faons reviennent auprès de leur mère et ils y demeurent
encore quelque temps, après quoi ils la quittent pour toujours, et vont
tous deux s'établir à quelque distance des lieux où ils ont pris naissance.
La chevrette porte cinq mois et demi; elle met bas vers la fin d’avril, ou
au commencement de mai. Les biches, comme nous l’avons dit, portent
plus de huit mois, et cette différence seule suffirait pour prouver que ces
animaux sont d’une espèce assez éloignée pour ne pouvoir jamais se rap-
procher, ni se mêler, ni produire ensemble une race intermédiaire : par ce
rapport, aussi bien que par la figure et par la taille, ils se rapprochent de
l’espèce de la chèvre 1 autant qu’ils s’éloignent de l’espèce du cerf; car la
chèvre porte à peu près le même temps, et le chevreuil peut être regardé
comme une chèvre sauvage, qui, ne vivant que de bois, porte du bois au
lieu de cornes2. La chevrette se sépare du chevreuil lorsqu’elle veut mettre
bas; elle se recèle dans le plus fortçdu bois pour éviter le loup, qui est son
plus dangereux ennemi. Au bout de dix ou douze jours les jeunes faons
ont déjà pris assez de force pour la suivre : lorsqu’elle est menacée de
quelque danger, elle les cache dans quelque endroit fourré, elle fait face,
se laisse chasser pour eux ; mais tous ses soins n’empêchent pas que les
hommes, les chiens, les loups, ne les lui enlèvent souvent, c’est là leur
temps le plus critique et celui de la grande destruction de cette espèce, qui
n’est déjà pas trop commune : j’en ai la preuve par ma propre expérience.
J’habite souvent une campagne dans un pays a dont les chevreuils ont une
grande réputation; il n’y a point d’année qu’on ne m’apporte au prin-
temps plusieurs faons, les uns vivants pris par les hommes, d’autres tués
par les chiens; en sorte que, sans compter ceux que les loups dévorent,
je vois qu’on en détruit plus dans le seul mois de mai que dans le cours
de tout le reste de l’année; et ce que j’ai remarqué depuis plus de vingt-
cinq ans, c’est que, comme s’il y avait en tout un équilibre parfait entre
les causes de destruction et de renouvellement, ils sont toujours, à très-
peu près, en même nombre dans les mêmes cantons. Il n’est pas difficile
de les compter, parce qu’ils ne sont nulle part bien nombreux, qu’ils mar-
chent en famille, et que chaque famille habite séparément; en sorte que,
par exemple, dans un taillis de cent arpents il y en aura une famille,
a. A Montbard en Bourgogne.
1. La chèvre est un ruminant à cornes creuses ou persistantes , et le chevreuil un ruminant
à bois ou cornes tombantes. ( Voyez la note de la page 436. ) Il y a donc plus loin de la chèvre
au chevreuil que du chevreuil au cerf.
2. Voyez la note 1 de la page 520.
534
LE CHEVREUIL.
c’est-à-dire trois, quatre ou cinq; car la chevrette, qui produit ordinai-
rement deux faons, quelquefois n’en fait qu’un, et quelquefois en fait trois,
quoique très-rarement. Dans un autre canton, qui sera du double plus
étendu, il y en aura sept ou huit, c’est-à-dire deux familles; et j’ai observé
que dans chaque canton cela se soutient toujours au même nombre, à
l’exception des années où les hivers ont été trop rigoureux et les neiges
abondantes et de longue durée; souvent alors la famille entière est détruite;
mais, dès l’année suivante, il en revient une autre, et les cantons qu’ils
aiment de préférence sont toujours à peu près également peuplés. Cepen-
dant on prétend qu’en général le nombre en diminue , et il est vrai qu’il
y a des provinces en France où l’on n’en trouve plus; que, quoique com-
muns en Écosse, il n’y en a point en Angleterre; qu’il n’y en a que peu
en Italie; qu’ils sont bien plus rares en Suède a qu’ils ne l’étaient autre-
fois, etc. Mais cela pourrait venir ou de la diminution des forêts, ou de
l’effet de quelque grand hiver, comme celui de 1709, qui les fit presque
tous périr en Bourgogne, en sorte qu’il s’est passé plusieurs années avant
que l’espèce se soit rétablie : d’ailleurs ils ne se plaisent pas également
dans tous les pays, puisque dans le même pays ils affectent encore des
lieux particuliers; ils aiment les collines ou les plaines élevées au-dessus
des montagnes; ils ne se tiennent pas dans la profondeur des forêts, ni
dans le milieu des bois d’une vaste étendue; ils occupent plus volontiers les
pointes des bois qui sont environnées de terres labourables, les taillis clairs
et en mauvais terrain, où croissent abondamment la bourgène, la ronce, etc.
Les faons restent avec leurs père et mère huit ou neuf mois en tout; et
lorsqu’ils se sont séparés, c’est-à-dire vers la fin de la première année de
leur âge , leur première tête commence à paraître sous la forme de deux
dagues beaucoup plus petites que celles du cerf ; mais ce qui marque encore
une grande différence entre ces animaux, c’est que le cerf ne met bas sa
tête qu’au printemps, et 11e la refait qu’en été, au lieu que le chevreuil la
met bas à la fin de l’automne, et la refait pendant l'hiver. Plusieurs causes
concourent à produire ces effets différents. Le cerf prend en été beaucoup
de nourriture , il se charge d’une abondante venaison , ensuite il s’épuise
par le rut au point qu’il lui faut tout l’hiver pour se rétablir et pour re-
prendre ses forces; loin donc qu’il y ait alors aucune surabondance, il y a
disette et défaut de substance, et par conséquent sa tête ne peut pousser
qu’au printemps, lorsqu’il a repris assez de nourriture pour qu’il y en ait
de superflue. Le chevreuil au contraire, qui ne s’épuise pas tant, n’a pas
besoin d’autant de réparation; et comme il 11’est jamais chargé de venai-
son, qu’il est toujours presque le même, que le rut ne change rien à son
état, il a dans tous les temps la même surabondance ; en sorte qu’en hiver
a Linn. Faun. Svec.
LE CHEVREUIL
535
même, et peu de temps après le rut, il met bas sa tête et la refait. Ainsi ,
dans tous ces animaux, le superflu de la nourriture organique, avant de se
déterminer vers les réservoirs séminaux et de former la liqueur séminale,
se porte vers la tête, et se manifeste à l’extérieur par la production du bois,
de la même manière que dans l’homme le poil et la barbe annoncent et
précèdent la liqueur séminale ; et il paraît que ces productions, qui sont
pour ainsi dire végétales ', sont formées d’une matière organique, surabon-
dante, mais encore imparfaite et mêlée de parties brutes, puisqu’elles con-
servent dans leur accroissement et dans leur substance les qualités du végé-
tal, au lieu que la liqueur séminale, dont la production est plus tardive,
est une matière purement organique, entièrement dépouillée des parties
brutes, et parfaitement assimilée au corps de l’animal.
Lorsque le chevreuil a refait sa tête, il touche au bois, comme le cerf,
pour la dépouiller de la peau dont elle est revêtue , et c’est ordinairement
dans le mois de mars, avant que les arbres commencent à pousser ; ce n’est
donc pas la sève du bois qui teint la tête du chevreuil : cependant elle
devient brune à ceux qui ont le pelage brun, et jaune à ceux qui sont roux,
car il y a des chevreuils de ces deux pelages, et par conséquent cette cou-
leur du bois ne vient, comme je l’ai dit que de la nature de l’animal et
de l’impression de l’air. A la seconde tête, le chevreuil porte déjà deux ou
trois andouillers sur chaque côté ; à la troisième, il en a trois ou quatre; à
la quatrième, quatre ou cinq, et il est bien rare d’en trouver qui en aient
davantage : on reconnaît seulement qu’ils sont vieux chevreuils à l’épais-
seur du merrain, à la largeur de la meule, à la grosseur des perlures, etc.
Tant que leur tête est molle, elle est extrêmement sensible : j’ai été témoin
d’un coup de fusil, dont la balle coupa net Tun des côtés du refait de la
tête, qui commençait à pousser; le chevreuil fut si fort étourdi du coup ,
qu’il tomba comme mort : le tireur, qui en était près , se jeta dessus et le
saisit par le pied; mais le chevreuil, ayant repris tout d’un coup le senti-
ment et les forces, l’entraîna par terre à plus de trente pas dans le bois,
quoique ce fût un homme très -vigoureux; enfin ayant été achevé d’un
coup de couteau, nous vîmes qu’il n’avait eu d’autre blessure que le refait
coupé par la balle. L’on sait d’ailleurs que les mouches sont une des plus
grandes incommodités du cerf, lorsqu’il refait sa tête; il se recèle alors
dans le plus fort du bois où il y a le moins de mouches , parce qu’elles lui
sont insupportables lorsqu’elles s’attachent à sa tête naissante : ainsi , il y
a une communication intime entre les parties molles de ce bois vivant,
et tout le système nerveux 2 du corps de l’animal. Le chevreuil, qui n’a pas
a. Voyez ci-devant l’histoire du cerf.
1. Voyez la note 1 de la page 520.
2. Il n’y a pas de communication intime entre ces parties molles et le système nerveux :
seulement tous ces tissus , alors naissants, sont extrêmement sensibles.
536
LE CHEVREUIL.
à craindre les mouches parce qu’il refait sa tête en hiver, ne se recèle pas,
mais il marche avec précaution et porte la tête basse pour ne pas toucher
aux branches.
Dans le cerf, le daim et le chevreuil, l’os frontal a deux apophyses ou
éminences sur lesquelles porte le bois : ces deux éminences osseuses com-
mencent à pousser à cinq ou six mois , et prennent en peu de temps leur
entier accroissement ; et loin de continuer à s’élever davantage à mesure
que l’animal avance en âge, elles s’abaissent et diminuent de hauteur
chaque année; en sorte que les meules, dans un vieux cerf ou dans un
vieux chevreuil, appuient d’assez près sur l’os frontal, dont les apophyses
sont devenues fort larges et fort courtes : c’est même l’indice le plus sûr
pour reconnaître l’âge avancé dans tous ces animaux. Il me semble que
l’on peut aisément rendre raison de cet effet , qui d’abord paraît singulier,
mais qui cesse de l’être, si l’on fait attention que le bois qui porte sur cette
éminence presse ce point d’appui pendant tout le temps de son accroisse-
ment; que par conséquent il le comprime avec une grande force tous les
ans pendant plusieurs mois; et comme cet os, quoique dur, ne l’est pas
plus que les autres os, il ne peut manquer de céder un peu à la force qui
le comprime, en sorte qu’il s’élargit, se rabaisse et s’aplatit toujours de
plus en plus par cette même compression réitérée à chaque tête que for-
ment ces animaux. Et c’est ce qui fait que quoique les meules et le merrain
grossissent toujours, et d’autant plus que l’animal est plus âgé, la hauteur
de la tête et le nombre des andouillers diminuent si fort, qu’à la fin, lors-
qu’ils parviennent à un très-grand âge, ils n’ont plus que deux grosses
dagues , ou des têtes bizarres et contrefaites dont le merrain est fort gros,
et dont les andouillers sont très-petits.
Comme la chevrette ne porte que cinq mois et demi, et que l’accroisse-
ment du jeune chevreuil est plus prompt que celui du cerf, la durée de sa
vie est plus courte, et je ne crois pas quelle s’étende à plus de douze ou
quinze ans tout au plus. J’en ai élevé plusieurs, mais je n’ai jamais pu les
garder plus de cinq ou six ans; ils sont très-délicats sur le choix de la
nourriture; ils ont besoin de mouvement, de beaucoup d’air, de beaucoup
d’espace, et c’est ce qui fait qu’ils ne résistent que pendant les premières
années de leur jeunesse aux inconvénients de la vie domestique. Il leur
faut une femelle et un parc de cent arpents, pour qu’ils soient à leur aise :
on peut les apprivoiser, mais non pas les rendre obéissants, ni même fami-
liers; ils retiennent toujours quelque chose de leur naturel sauvage; ils
s’épouvantent aisément, et ils se précipitent contre les murailles avec tant
de force, que souvent ils se cassent les jambes. Quelque privés qu’ils puis-
sent être, il faut s’en défier; les mâles surtout sont sujets à des caprices
dangereux , à prendre certaines personnes en aversion, et alors ils s’élan-
cent et donnent des coups de tête assez forts pour renverser un homme, et
LE CHEVREUIL.
537
ils le foulent encore avec les pieds lorsqu’ils l’ont renversé. Les chevreuils
ne raient pas si fréquemment, ni d’un cri aussi fort que le cerf; les jeunes
ont une petite voix courte et plaintive, mi mi, par laquelle ils mar-
quent le besoin qu’ils ont de nourriture : ce son est aisé à imiter , et la
mère, trompée par l’appeau, arrive jusque sous le fusil du chasseur.
En hiver, les chevreuils se tiennent dans les taillis les plus fourrés, et
ils vivent de ronces, de genêt, de bruyère et de chatons de coudrier, de
marsaule, etc. Au printemps, ils vont dans les taillis plus clairs, et brou-
tent les boutons et les feuilles naissantes de presque tous les arbres : cette
nourriture chaude fermente dans leur estomac et les enivre de manière
qu’il est alors très-aisé de les surprendre; ils ne savent où ils vont; ils
sortent même assez souvent hors du bois, et quelquefois ils approchent du
bétail et des endroits habités. En été, ils restent dans les taillis élevés, et
n’en sortent que rarement pour aller boire à quelque fontaine dans les
grandes sécheresses; car pour peu que la rosée soit abondante, ou que les
feuilles soient mouillées de la pluie, ils se passent de boire. Us cherchent
les nourritures les plus fines; ils ne viandent pas avidement comme le
cerf, ils ne broutent pas indifféremment toutes les herbes, ils mangent
délicatement, et ils ne vont que rarement aux gagnages, parce qu’ils pré-
fèrent la bourgène et la ronce aux grains et aux légumes.
La chair de ces animaux est, comme l’on sait, excellente à manger;
cependant il y a beaucoup de choix à faire; la qualité dépend principale-
ment du pays qu’ils habitent, et dans le meilleur pays il s’en trouve
encore de bons et de mauvais : les bruns ont la chair plus line que les
roux; tous les chevreuils mâles qui ont passé deux ans, et que nous appe-
lons vieux brocards, sont durs et d’assez mauvais goût : les chevrettes,
quoique du même âge, ou plus âgées, ont la chair plus tendre; celle des
faons, lorsqu’ils sont trop jeunes, est mollasse; mais elle est parfaite lors-
qu’ils ont un an ou dix-huit mois; ceux des pays de plaines et de vallées
ne sont pas bons; ceux des terrains humides sont encore plus mauvais ;
ceux qu’on élève dans des parcs ont peu de goût; enfin, il n’y a de bien
bons chevreuils que ceux des pays secs et élevés, entrecoupés de collines,
de bois, de terres labourables, de friches, où ils ont autant d’air, d’es-
pace, de nourriture, et même de solitude qu’il leur en faut; car ceux qui
ont été souvent inquiétés sont maigres, et ceux que l’on prend après qu’ils
ont été courus ont la chair insipide et flétrie.
Cette espèce, qui est moins nombreuse que celle du cerf, et qui est
même fort rare dans quelques parties de l’Europe, paraît être beaucoup
plus abondante en Amérique1. Ici nous n’en connaissons que deux variétés,
les roux qui sont les plus gros, et les bruns qui ont une tache blanche au
1. Ce sont d’autres espèces. Notre chevreuil est propre à l’Europe.
538
LE CHEVREUIL.
derrière, el qui sont les plus petits; et comme il s’en trouve dans les pays
septentrionaux aussi bien que dans les contrées méridionales de l’Amé-
rique, on doit présumer qu’ils diffèrent les uns des autres peut-être plus
qu’ils ne diffèrent de ceux d’Europe1 : par exemple, ils sont extrêmement
communs à la Louisiane a, et ils y sont plus grands qu’en France; ils se
retrouvent au Brésil, car l’animal que l’on appelle cujuacu-aparci 11e dif-
fère pas plus de notre chevreuil que le cerf de Canada diffère de notre
cerf; il y a seulement quelque différence dans la forme de leur bois,
comme on peut le voir dans la planche du cerf de Canada donnée par
M. Perrault, et dans la planche XXXYII , figures 1, 2 2 où nous avons fait
représenter deux bois de ces chevreuils du Brésil, que nous avons aisé-
ment reconnus par la description et la figure qu’en a données Pison. « Il y
« a, dit-il b, au Brésil des espèces de chevreuils dont les uns n’ont point de
« cornes et s’appellent cujuacu-été, et les autres ont des cornes et s’appel-
« lent cujuacu-apara : ceux-ci, qui ont des cornes, sont plus petits que les
« autres; les poils sont luisants, polis, mêlés de brun et de blanc, surtout
« quand l’animal est jeune; car le blanc s’efface avec l’âge. Le pied est
« divisé en deux ongles noirs, sur chacun desquels il y en a un plus petit
« qui est comme superposé; la queue courte, les yeux grands et noirs, les
« narines ouvertes, les cornes médiocres, à trois branches, et qui tombent
« tous les ans; les femelles portent cinq ou six mois; on peut les appri-
« voiser, etc. Margrave ajoute que Yapara a des cornes à trois branches,
« et que la branche inférieure de ces cornes est la plus longue et se divise
« en deux. » L’on voit bien, par ces descriptions, que l 'apura n’est qu’une
variété de l’espèce de nos chevreuils , et Ray soupçonne c que le cujuacu-
été n’est pas d’une espèce différente de celle du cujuacu-apara, et que
celui-ci est le mâle et l’autre la femelle. Je serais tout à fait de son avis, si
Pison, ne disait pas précisément que ceux qui ont des cornes sont plus
petits que les autres : il ne me paraît pas probable que les femelles soient
plus grosses que les mâles dans cette espèce au Brésil, puisqu’ici elles sont
plus petites. Ainsi, en même temps que nous croyons que le cujuacu-apara
n’est qu’une variété de notre chevreuil, à laquelle on doit même rapporter
le capreolus marinus de Jonston , nous ne déciderons rien sur ce que peut
être le cujuacu-été, jusqu’à ce que nous en soyons mieux informés.
a. On fait aussi beaucoup d’usage, à la Louisiane , de la chair de chevreuil : cet animal y
estuu peu plus grand qu’en Europe, et porte des cornes semblables à celles du cerf, mais il
n’en a pas le poil ni la couleur; il sert aux habitants ainsi que le mouton ailleurs. Mém. sur la
Louisiane , par M. Dumont, t. I«r, p. 75.
b. Pison. Hist. Brasil. , p. 98 , où l'on en voit aussi la ligure.
c. Ray. Synops. animal, quadr., p. 90.
1. 11 y a en effet, en Amérique, plusieurs espèces distinctes de cerfs et de chevreuils : le cerf
du Canada , le cerf de la Louisiane ou de Virginie , le Guazou-Poucou ou grand cerf rouge,
le Gouazouti, le Gouazoupila, etc. (Voyez Cuvier: Règne animal, t. I, p. 263 et suiv.)
2. De l’édition in-4° de l’Imprimerie royale.
L.E LIÈVRE.
539
LE LIÈVRE. *
Les espèces d’animaux les plus nombreuses ne sont pas les plus utiles:
rien n’est même plus nuisible que cette multitude de rats, de mulots, de
sauterelles, de chenilles, et de tant d’autres insectes dont il semble que la
nature permette et souffre, plutôt qu’elle ne l’ordonne, la trop nombreuse
multiplication. Mais l’espèce du lièvre et celle du lapin ont pour nous le
double avantage du nombre et de l’utilité : les lièvres sont universellement
et très-abondamment répandus dans tous les climats de la terre ; les lapins,
quoique originaires de climats particuliers, multiplient si prodigieusement
dans presque tous les lieux où l’on veut les transporter, qu’il n’est plus
possible de les détruire , et qu’il faut même employer beaucoup d’art pour
en diminuer la quantité, quelquefois incommode.
Lorsqu’on réfléchit donc sur cette fécondité sans bornes donnée à chaque
espèce, sur le produit innombrable qui doit en résulter, sur la prompte et
prodigieuse multiplication de certains animaux qui pullulent tout à coup
et viennent par milliers désoler les campagnes et ravager la terre , on est
étonné qu’ils n’envahissent pas la nature, on craint qu’ils ne l’oppriment
par le nombre, et qu’après avoir dévoré sa substance ils ne périssent eux-
mêmes avec elle.
L’on voit en effet, avec effroi, arriver ces nuages épais, ces phalanges
ailées d’insectes affamés qui semblent menacer le globe entier, et qui, se
rabattant sur les plaines fécondes de l’Égypte , de la Pologne ou de l’Inde,
détruisent en un instant les travaux , les espérances de tout un peuple , et,
n’épargnant ni les grains, ni les fruits, ni les herbes, ni les racines, ni les
feuilles, dépouillent la terre de sa verdure, et changent en un désert aride
les plus riches contrées. L’on voit descendre des montagnes du Nord des
rats en multitude innombrable, qui, comme un déluge ou plutôt un débor-
dement de substance vivante, viennent inonder les plaines, se répandent
jusque dans les provinces du Midi, et après avoir détruit sur leur passage
tout ce qui vit ou végète, finissent par infecter la terre et l’air de leurs
cadavres. L’on voit, dans les pays méridionaux, sortir tout à coup du désert
des myriades de fourmis, lesquelles, comme un torrent dont la source serait
intarissable, arrivent en colonnes pressées, se succèdent, se renouvellent
sans cesse, s’emparent de tous les lieux habités, en chassent les animaux et
les hommes, et ne se retirent qu’après une dévastation générale. Et dans
les temps où l’homme, encore à demi sauvage, était, comme les animaux,
sujet à toutes les lois et même aux excès de la nature, n’a-t-on pas vu de
* Lepus midus ( Lina. ). — Ordre des Rongeurs; genre Lièvre (Cuv. ).
540
LE LIÈVRE.
ces débordements de l’espèce humaine , des Normands, des Alains, des
Huns, des Golhs, des peuples, ou plutôt des peuplades d’animaux à face
humaine, sans domicile et sans nom, sortir tout à coup de leurs antres,
marcher par troupeaux effrénés, tout opprimer sans autre force que le
nombre, ravager les cités, renverser les empires, et après avoir détruit
les nations et dévasté la terre, finir par la repeupler d’hommes aussi nou-
veaux et plus barbares qu’eux ?
Ces grands événements, ces époques si marquées dans l’histoire du genre
humain, ne sont cependant que de légères vicissitudes dans le cours ordi-
naire de la nature vivante; il est en général toujours constant, toujours le
même; son mouvement, toujours réglé, roule sur deux pivots inébran-
lables : l’un la fécondité sans bornes donnée à toutes les espèces, l’autre
les obstacles sans nombre qui réduisent le produit de cette fécondité à une
mesure déterminée, et ne laissent en tout temps qu’à peu près la même
quantité d’individus dans chaque espèce. Et comme ces animaux, en mul-
titude innombrable, qui paraissent tout à coup, disparaissent de même, et
que le fonds de ces espèces n’en est point augmenté , celui, de l’espèce
humaine demeure aussi toujours le même; les variations en sont seule-
ment un peu plus lentes , parce que la vie de l’homme étant plus longue
que celle de ces petits animaux, il est nécessaire que les alternatives d’aug-
mentation et de diminution se préparent de plus loin et ne s’achèvent qu’en
plus de temps; et ce temps même n’est qu’un instant dans la durée, un
moment dans la suite des siècles, qui nous frappe plus que les autres,
parce qu’il a été accompagné d’horreur et de destruction : car, à prendre
la terre entière et l’espèce humaine en général , la quantité des hommes
doit, comme celle des animaux, être en tout temps à très-peu près la même,
puisqu’elle dépend de l’équilibre des causes physiques, équilibre auquel
tout est parvenu depuis longtemps, et que les efforts des hommmes, non
plus que toutes les circonstances morales, ne peuvent rompre, ces circon-
stances dépendant elles-mêmes de ces causes physiqnes, dont elles ne sont
que des effets particuliers. Quelque soin que l’homme puisse prendre de
son espèce , il ne la rendra jamais plus abondante en un lieu que pour la
détruire ou la diminuer dans un autre. Lorsqu’une portion de la terre est
surchargée d’hommes, ils se dispersent, ils se répandent, ils se détruisent,
et il s’établit en même temps des lois et des usages qui souvent ne pré-
viennent que trop cet excès de multiplication. Dans les climats excessive-
ment féconds, comme à la Chine, en Égypte, en Guinée, on relègue, on
mutile, on vend, on noie les enfants; ici on les condamne à un célibat
perpétuel. Ceux qui existent s’arrogent aisément des droits sur ceux qui
n’existent pas; comme êtres nécessaires, ils anéantissent les êtres contin-
gents, ils suppriment pour leur aisance, pour leur commodité, les généra-
tions futures. Il se fait sur les hommes, sans qu’on s’en aperçoive, ce qui
LE LIEVRE.
541
se fait sur les animaux : on les soigne, on les multiplie, on les néglige, on
les détruit selon le besoin, les avantages, l’incommodité, les désagréments
qui en résultent ; et comme tous ces effets moraux dépendent eux-mêmes
des causes physiques qui, depuis que la terre a pris sa consistance, sont
dans un état fixe et dans un équilibre permanent, il paraît que pour, l’homme,
comme pour les animaux, le nombre d’individus dans l’espèce ne peut
qu’être constant. Au reste, cet état fixe et ce nombre constant ne sont pas
des quantités absolues : toutes les causes physiques et morales, tous les
effets qui en résultent, sont compris et balancent entre certaines limites
plus ou moins étendues, mais jamais assez grandes pour que l’équilibre
se rompe. Comme tout est en mouvement dans l’univers, et que toutes les
forces répandues dans la matière agissent les unes contre les autres et
se contre-balancent, tout se fait par des espèces d’oscillations, dont les
points milieux sont ceux auxquels nous rapportons le cours ordinaire de la
nature, et dont les points extrêmes en sont les périodes les plus éloignées.
En effet, tant dans les animaux que dans les végétaux, l’excès de la multi-
plication est ordinairement suivi de la stérilité; l’abondance et la disette se
présentent tour à tour, et souvent se suivent de si près, que l’on pourrait
juger de la production d’une année par le produit de celle qui la précède.
Les pommiers, les pruniers, les chênes, les hêtres et la plupart des autres
arbres fruitiers et forestiers, ne portent abondamment que de deux années
l’une; les chenilles, les hannetons, les mulots et plusieurs autres animaux
qui dans de certaines années se multiplient à l’excès, ne paraissent qu’en
petit nombre l’année suivante. Que deviendraient en elîèt tous les biens
de la terre, que deviendraient les animaux utiles et l’homme lui-même, si
dans ces années excessives chacun de ces insectes se reproduisait pour
l’année suivante par une génération proportionnelle à leur nombre? Mais
non : les causes de destruction , d’anéantissement et de stérilité suivent
immédiatement celles de la trop grande multiplication ; et indépendam-
ment de la contagion , suite nécessaire des trop grands amas de toute
matière vivante dans un même lieu, il y a dans chaque espèce des causes
particulières de mort et de destruction, que nous indiquerons dans la suite,
et qui seules suffisent pour compenser les excès des générations pré-
cédentes.
Au reste, je le répète encore, ceci ne doit pas être pris dans un sens ab-
solu ni même strict, surtout pour les espèces qui ne sont pas abandonnées
en entier à la nature seule : celles dont l’homme prend soin, à commencer
par la sienne, sont plus abondantes qu’elles ne le seraient sans ces soins ;
mais comme ces soins ont eux-mêmes des limites, l’augmentation qui en
résulte est aussi limitée et fixée depuis longtemps par des bornes immua-
bles; et quoique dans les pays policés l’espèce de l’homme et celles de tous
les animaux utiles soient plus nombreuses que dans les autres climats ,
542
LE LIÈVRE.
elles ne le sont jamais à l’excès, parce que la même puissance qui les fait
naître les détruit, dès qu’elles deviennent incommodes.
Dans les cantons conservés pour le plaisir de la chasse, on tue quelque-
fois quatre ou cinq cents lièvres dans une seule battue. Ces animaux mul-
tiplient beaucoup; ils sont en état d’engendrer en tout temps, et dès la
première année de leur vie ; les femelles ne portent que trente ou trente-
un jours; elles produisent trois ou quatre petits, et dès qu’elles ont mis
bas elles reçoivent le mâle ; elles le reçoivent aussi lorsqu’elles sont pleines,
et par la conformation particulière de leurs parties génitales il y a souvent
superfétation , car le vagin et le corps de la matrice sont continus , et il
n’y a point d’orifice ni de col de matrice comme dans les autres animaux,
mais les cornes de la matrice ont chacune un orifice qui déborde dans le
vagin et qui se dilate dans l’accouchement ; ainsi ces deux cornes sont
deux matrices distinctes, séparées, et qui peuvent agir indépendamment
l’une de l’autre, en sorte que les femelles dans cette espèce peuvent conce-
voir et accoucher en différents temps par chacune de ces matrices ; et
par conséquent les superfétations doivent être aussi fréquentes dans ces
animaux , qu’elles sont rares dans ceux qui n’ont pas ce double organe1.
Ces femelles peuvent donc être en chaleur et pleines en tout temps, et
ce qui prouve assez qu’elles sont aussi lascives que fécondes, c’est une
autre singularité dans leur conformation : elles ont le gland du clitoris
proéminent, et presque aussi gros que le gland de la verge du mâle ; et
comme la vulve n’est presque pas apparente, et que d’ailleurs les mâles
n’ont au dehors ni bourses ni testicules dans leur jeunesse, il est souvent
assez difficile de distinguer le mâle de la femelle. C’est aussi ce qui a fait
dire que dans les lièvres il y avait beaucoup d’hermaphrodites, que les
mâles produisaient quelquefois des petits comme les femelles, qu’il y en
avait qui étaient tour à tour mâles et femelles, et qui en faisaient alterna-
tivement les fonctions, parce qu’en effet ces femelles, souvent plus ardentes
que les mâles, les couvrent avant d’en être couvertes, et que d’ailleurs elles
leur ressemblent si fort à l’extérieur, qu’à moins d’y regarder de très-près,
on prend la femelle pour le mâle, ou le mâle pour la femelle.
Les petits ont les yeux ouverts en naissant ; la mère les allaite pendant
vingt jours, après quoi ils s’en séparent et trouvent eux-mêmes leur nour-
riture : ils ne s’écartent pas beaucoup les uns des autres, ni du lieu où
ils sont nés; cependant ils vivent solitairement, et se forment chacun un
gîte à une petite distance, comme de soixante ou quatre-vingts pas ; ainsi
lorsqu’on trouve un jeune levraut dans un endroit, on est presque sûr d’en
trouver encore un ou deux autres aux environs. Ils paissent pendant la
nuit plutôt que pendant le jour ; ils se nourrissent d’herbes, de racines, de
t Voyez la note 4 de la page 633 du 1er volume.
LE LIÈVRE.
543
feuilles, de fruits, de graines, et préfèrent les plantes dont la sève est
laiteuse ; ils rongent même l’écorce des arbres pendant l’hiver, et il n’y
a guère que l’aune et le tilleul auxquels ils ne touchent pas. Lorsqu’on en
élève, on les nourrit avec de la laitue et des légumes; mais la chair de ces
lièvres nourris est toujours de mauvais goût.
Ils dorment ou se reposent au gîte pendant le jour, et ne vivent, pour
ainsi dire, que la nuit : c’est pendant la nuit qu’ils se promènent, qu’ils
mangent et qu’ils s’accouplent ; on les voit au clair de la lune jouer en-
semble, sauter et courir les uns après les autres; mais le moindre mouve-
ment, le bruit d’une feuille qui tombe, suffît pour les troubler; ils fuient,
et fuient chacun d’un côté différent.
Quelques auteurs ont assuré que les lièvres ruminent; cependant je ne
crois pas cette opinion fondée, puisqu’ils n’ont qu’un estomac ', et que la
conformation des estomacs et des autres intestins est toute différente dans
les animaux ruminants : le cæcum de ces animaux est petit, celui du lièvre
est extrêmement ample, et si l’on ajoute à la capacité de son estomac celle
de ce grand cæcum, on concevra aisément que, pouvant prendre un grand
volume d’aliments, cet animal peut vivre d’herbes seules, comme le che-
val et l’âne, qui ont aussi un grand cæcum, qui n’ont de même qu’un esto-
mac, et qui par conséquent ne peuvent ruminer.
Les lièvres dorment beaucoup, et dorment les yeux ouverts 2 ; ils n’ont
pas de cils aux paupières3, et ils paraissent avoir les yeux mauvais; ils ont,
comme par dédommagement, l’ouïe très-fine et l’oreille d’une grandeur
démesurée, relativement à celle de leur corps; ils remuent ces longues
oreilles avec une extrême facilité ; ils s’en servent comme de gouvernail
pour se diriger dans leur course, qui est si rapide, qu’ils devancent aisé-
ment tous les autres animaux. Comme ils ont les jambes de devant beau-
coup plus courtes que celles de derrière, il leur est plus commode de courir
en montant qu’en descendant : aussi, lorsqu’ils sont poursuivis , commen-
cent-ils toujours par gagner la montagne; leur mouvement dans leur course
est une espèce de galop, une suite de sauts très-prestes et très-pressés; ils
marchent sans faire aucun bruit, parce qu’ils ont les pieds couverts et gar-
nis de poils, même par-dessous : ce sont aussi peut-être les seuls animaux
qui aient des poils au dedans de la bouche 4.
Les lièvres ne vivent que sept ou huit ans au plus a, et la durée de la
vie est, comme dans les autres animaux, proportionnelle au temps de l’en-
a. Voyez la Vénerie de du Fouilloux, Paris, 1614, fol. 65, recto.
\ . Le lièvre ne rumine point. Il n’a pas ces estomacs multiples et cette conformation sin-
gulière que demande le mécanisme, très-compliqué, de la rumination. (Voyez la note de la
page 437. )
2. Le lièvre dort les yeux fermés.
3. Le lièvre a des cils aux paupières.
4. Toutes les espèces du genre lièvre ont des poils au dedans de la bouche.
544
LE LIEVRE.
lier développement du corps ; ils prennent presque tout leur accroissement
en un an, et vivent environ sept fois un an; on prétend seulement que les
mâles vivent plus longtemps que les femelles, mais je doute que cette obser-
vation soit fondée. Ils passent leur vie dans la solitude et dans le silence,
et l’on n’entend leur voix que quand on les saisit avec force, qu’on les tour-
mente et qu’on les blesse : ce n’est point un cri aigre, mais une voix assez
forte, dont le son est presque semblable à celui de la voix humaine. Ils ne
sont pas aussi sauvages que leurs habitudes et leurs mœurs paraissent
l’indiquer; ils sont doux et susceptibles d’une espèce d’éducation; on les
apprivoise aisément, ils deviennent même caressants, mais ils ne s’attachent
jamais assez pour pouvoir devenir animaux domestiques ; car ceux mêmes
qui ont été pris tout petits et élevés dans la maison, dès qu’ils en trouvent
l’occasion, se mettent en liberté et s’enfuient à la campagne. Comme ils ont
l’oreille bonne, qu’ils s’asseyent volontiers sur leurs pattes de derrière, et
qu’ils se servent de celles de devant comme de bras , on en a vu qu’on
avait dressés à battre du tambour, à gesticuler en cadence, etc.
En général, le lièvre 11e manque pas d’instinct pour sa propre conserva-
tion, ni de sagacité pour échapper à ses ennemis; il se forme un gîte, il
choisit en hiver les lieux exposés au midi , et en été il se loge au nord ; il
se cache , pour n’être pas vu, entre des mottes qui sont de la couleur de
son poil. « J’ai vu , dit du Fouilloux a , un lièvre si malicieux, que depuis
« qu’il oyoit la trompe il se levoit du gîte, et eut-il été à un quart de lieue
« de là, il s’en alloit nager en un étang, se relaissant au milieu d’iceluisur
« des joncs, sans être aucunement chassé des chiens. J’ai vu courir un
« lièvre bien deux heures devant les chiens, qui après avoir couru venoit
« pousser un autre et se mettoit en son gîte. J’en ai vu d’autres qui na-
« geoient deux ou trois étangs, dont le moindre avoit quatre-vingts pas de
« large. J’en ai vu d’autres qui, après avoir été bien courus l’espace de
« deux heures, entroient par-dessous la porte d’un tect à brebis et se relais-
« soient parmi le bétail. J’en ai vu, quand les chiens les couroient, qui s’al-
« loient mettre parmi un troupeau de brebis qui passoit par les champs ,
« ne les voulant abandonner ne laisser. J’en ai vu d’autres qui quand ils
« oyoient les chiens courants se ca choient en terre. J’en ai vu d’autres qui
« aboient par un côté de haie et retournoient par l’autre, en sorte qu’il n’y
« avoit que l’épaisseur de la haie entre les chiens et le lièvre. J’en ai vu
« d’autres qui, quand ils avoient couru une demi-heure, s’en aboient mon-
te ter sur une vieille muraille de six pieds de haut, et s’aboient relaisser en
« un pertuis de chauffant couvert de lierre. J’en ai vu d’autres qui nageoient
« une rivière qui pouvoit avoir huit pas de large, et la passoient et repas-
« soient en la longueur de deux cents pas, plus de vingt fois devant moi. »
a. Fol. 64 verso , et 65 recto.
LE LIÈVRE.
51")
Mais co sont là sans cloute les plus grands efforts de leur instinct; car leurs
ruses ordinaires sont moins fines et moins recherchées : ils se contentent,
lorsqu’ils sont lancés et poursuivis , de courir rapidement et ensuite de
tourner et retourner sur leurs pas; ils ne dirigent pas leur course contre
ie vent, mais du côté opposé : les femelles ne s’éloignent pas tant que les
mâles et tournoient davantage. En général, tous Ses lièvres qui sont nés
dans le lieu même où on les chasse ne s’en écartent guère; ils reviennent
au gîte, et si on les chasse deux jours de suite, ils font le lendemain les
mêmes tours et détours qu’ils ont faits la veille. Lorsqu’un lièvre va droit
et s’éloigne beaucoup du lieu où il a été lancé , c’est une preuve qu’il est
étranger, et qu’il n’était en ce lieu qu’en passant. Il vient en effet, surtout
dans le temps le plus marqué du rut, qui est aux mois de janvier, de
février et de mars, des lièvres mâles cpii, manquant de femelles en leur
pays, font plusieurs lieues pour en trouver, et s’arrêtent auprès d’elles ;
mais dès qu'ils sont lancés par les chiens, ils regagnent leur pays natal
et ne reviennent pas. Les femelles ne sortent jamais; elles sont plus grosses
que les mâles, et cependant elles ont moins de force et d’agilite et plus de
timidité, car elles n’attendent pas au gîte les chiens de si près que les mâles,
et elles multiplient davantage leurs ruses et leurs détours; elles sont aussi
plus délicates et plus susceptibles des impressions de l’air ; elles craignent
l’eau et la rosée , au lieu que parmi les mâles il s’en trouve plusieurs,
qu’on appelle lièvres ladres, qui cherchent les eaux et se font chasser dans
les étangs, les marais et autres lieux fangeux. Ces lièvres ladres ont la
chair de fort mauvais goût, et en général tous les lièvres qui habitent les
plaines basses ou les vallées ont la chair insipide et blanchâtre, au lieu
que dans les pays de collines élevées ou de plaines en montagne, où le ser-
polet et les autres herbes fines abondent, les levrauts, et même les vieux
lièvres, sont excellents au goût. On remarque seulement que ceux qui
habitent le fond des bois dans ces mêmes pays ne sont pas à beaucoup
près aussi bons que ceux qui en habitent les lisières ou qui se tiennent
dans les champs et dans les vignes, et que les femelles ont toujours la
chair plus délicate que les mâles.
La nature du terroir influe sur ces animaux comme sur tous les autres :
les lièvres de montagne sont plus grands et plus gros que les lièvres de
plaine; ils sont aussi de couleur différente; ceux de montagne sont plus
bruns sur le corps et ont plus de blanc sous le cou que ceux de plaine, qui
sont presque rouges. Dans les hautes montagnes, et dans les pays du nord,
ils deviennent blancs pendant l’hiver et reprennent en été leur couleur
ordinaire1; il n’y en a que quelques-uns, et ce sont peut-être les plus vieux,
qui restent toujours blancs, car tous le deviennent plus ou moins en vieil-
1. C’est le lièvre variable ( Le pus variabilis. Pallas).
u.
35
546
LE LIEVRE.
lissant. Les lièvres des pays chauds, d’Italie, d’Espagne, de Barbarie, sont
plus petits que ceux de France et des autres pays plus septentrionaux :
selon Aristote, ils étaient aussi plus petits en Égypte qu’en Grèce. Ils sont
également répandus dans tous ces climats : il y en a beaucoup en Suède,
en Danemark, en Pologne, erj Moscovie; beaucoup en France, en Angle-
terre, en Allemagne;' beaucoup en Barbarie, en Égypte, dans les îles de
l’Archipel, surtout à Délos a, aujourd’hui Idilis, qui fut appelée par les
anciens Grecs Lagia, à cause du grand nombre de lièvres qu’on y trouvait.
Enfin, il y en a aussi beaucoup en Laponie b, où ils sont blancs pendant
dix mois de l’année, et ne reprennent leur couleur fauve que pendant les
deux mois les plus chauds de l’été. Il paraît donc que les climats leur sont
à peu près égaux; cependant on remarque qu’il y a moins de lièvres en
Orient qu’en Europe, et peu ou point dans l’Amérique méridionale1, quoi-
qu’il y en ait en Virginie, en Canada c, et jusque dans les terres qui avoi-
sinent la baie de Hudson d et le détroit de Magellan; mais ces lièvres de
l’Amérique septentrionale 2 sont peut-être d’une espèce différente de celle de
nos lièvres, car les voyageurs disent que non-seulement ils sont beaucoup
plus gros, mais que leur chair est blanche et d’un goût tout différent de
celui de la chair de nos lièvres e; ils ajoutent que le poil de ces lièvres du
nord de l’Amérique ne tombe jamais, et qu’on en fait d’excellentes four-
rures. Dans les pays excessivement chauds, comme au Sénégal, à Gambie,
en Guinée f, et surtout dans les cantons de Fida, d’Apam, d’Acra, et dans
quelques autres pays situés sous la zone torride en Afrique et en Amé-
rique, comme dans la Nouvelle-Hollande et dans les terres de l’isthme de
Panama, on trouve aussi des animaux que les voyageurs ont pris pour des
lièvres, mais qui sont plutôt des espèces de lapins »; car le lapin est origi-
naire des pays chauds, et ne se trouve pas dans les climats septentrio-
naux3, au lieu que le lièvre est d’autant plus fort et plus grand qu’il
habite un climat plus froid.
a. Voyez la Description des isles de l’Archipel de Dapper. Amsterd., 1730 , p. 37S.
b. Voyez les œuvres de Regnard. Paris , 1742, t. I, p. 180. Il Genio vagante. Parma, 1691 ,
t. II, p. 46. Voyage de la Martinière. Paris, 1671 , p. 74.
c. Voyez la Relation de la Gaspésie, parle P. le Clercq. Paris, 1691 , pages 488, 489 ,
491 , 492.
d. Voyez le Voyage de Robert Lade. Paris, 1744, t. II, p. 317 ; et la suite des Voyages de
Dampier, t. V, p. 167.
e. Idem. , ibid. Idem , ibid.
f. Voyez YHisloire générale des Voyages , par M. l’abbé Prévost , t. III, pages 23S et 296
g. Voyez le Voyage de Dampier aux terres Australes , t. IV, p. 111 ; et le Voyage de IV ü fer ,
imprimé à la suite de celui de Dampier, t. IV, p. 224.
1. L’Amérique méridionale a le tapeti ( Lepus brasiliensis. Gmelin).
2. L’Amérique septentrionale a le lièvre d’Amérique ( Lepus hudsonius. Pallas).
3. 11 y a le lapin de Sibérie ( Lepus tolaï. Gmelin). Voyez, sur toutes ces espèces de lièvres
et de lapins , mieux connues ou mieux démêlées depuis Buffon, le Règne animal de M. Cuvier,
I, p. 216 et suiv.
LE LIÈVRE.
547
Cet animal, si recherché pour la table en Europe, n’est pas du goût des
Orientaux : il est vrai que la loi de Mahomet, et plus anciennement la loi
des juifs, a interdit l’usage de la chair du lièvre comme de celle du cochon;
mais les Grecs et les Romains en faisaient autant de cas que nous : inter
quadrupèdes gloria prima Lepus, dit Martial. En effet, sa chair est excel-
lente, son sang même est très-bon à manger et est le plus doux de tous
les sangs; la graisse n’a aucune part à la délicatesse de la chair, car le
lièvre ne devient jamais gras tant qu’il est à la campagne en liberté ; et
cependant il meurt souvent de trop de graisse , lorsqu’on le nourrit à la
maison.
La chasse du lièvre est l’amusement et souvent la seule occupation des
gens oisifs de la campagne : comme elle se fait sans appareil et sans
dépense, et qu’elle est même utile, elle convient à tout le monde; on va le
matin et le soir au coin du bois attendre le lièvre "à sa rentrée ou à sa
sortie; on le cherche pendant le jour dans les endroits où il se gîte. Lors-
qu’il y a de la fraîcheur dans l’air par un soleil brillant, et que le lièvre
vient de se gîter après avoir couru, la vapeur de son corps forme une
petite fumée que les chasseurs aperçoivent de fort loin, surtout si leurs
yeux sont exercés à cette espèce d’observation : j’en ai vu qui, conduits
par cet indice, partaient d’une demi-lieue pour aller tuer le lièvre au gîte.
Il se laisse ordinairement approcher de fort près, surtout si l’on ne fait pas
semblant de le regarder, et si, au lieu d’aller directement à lui, on tourne
obliquement pour l’approcher. Il craint les chiens plus que les hommes, et
lorsqu’il sent ou qu’il entend un chien, il part de plus loin : quoiqu’il
coure plus vite que les chiens, comme il ne fait pas une route droite, qu’il
tourne et retourne autour de l’endroit où il a été lancé, les lévriers, qui le
chassent à vue plutôt qu’à l'odorat, lui coupent le chemin, le saisissent et
le tuent. Il se tient volontiers en été dans les champs, en automne dans
les vignes, et en hiver dans les buissons ou dans les bois, et l’on peut en
tout temps, sans le tirer, le forcer à la course avec des chiens courants;
on peut aussi le faire prendre par des oiseaux de proie; les ducs, les buses,
les aigles, les renards, les loups, les hommes, lui font également la guerre :
il a tant d’ennemis qu’il ne leur échappe que par hasard, et il est bien
rare qu’ils le laissent jouir du petit nombre de jours que la nature lui a
comptés.
548
LE LAPIN.
LE LAPIN. *
Le lièvre et le lapin , quoique fort semblables tant à l’extérieur qu’à
l’intérieur, ne se mêlant point ensemble, font deux espèces distinctes et
séparées : cependant , comme les chasseurs a disent que les lièvres mâles ,
dans le temps du rut, courent les lapines et les couvrent, j’ai cherché à
savoir ce qui pourrait résulter de cette union, et pour cela j’ai fait élever
des lapins avec des hases, et des lièvres avec des lapines; mais ces essais
n’ont rien produit *, et m’ont seulement appris que ces animaux, dont la
forme est si semblable, sont cependant de nature assez différente pour ne
pas même produire des espèces de mulets. Un levraut et une jeune lapine,
à peu près du même âge, n’ont pas vécu trois mois ensemble; dès qu’ils
furent un peu forts ils devinrent ennemis, et la guerre continuelle qu’ils se
faisaient finit par la mort du levraut. De deux lièvres plus âgés que
j’avais mis chacun avec une lapine, l’un eut le même sort, et l’autre, qui
était très-ardent et très-fort, qui ne cessait de tourmenter la lapine en
cherchant à la couvrir, la fit mourir à force de blessures ou de caresses
trop dures. Trois ou quatre lapins de différents âges, que je fis de même
appareiller avec des hases, les firent mourir en plus ou moins de temps;
ni les uns ni les autres n’ont produit : je crois cependant pouvoir assurer
qu’ils se sont quelquefois réellement accouplés; au moins y a-t-il eu sou-
vent certitude que, malgré la résistance de la femelle, le mâle s’était satis-
fait; et il y avait plus de raison d’attendre quelque produit de ces accou-
plements que des amours du lapin et de la poule dont on nous a fait
l’histoire b, et dont, suivant l’auteur, le fruit devait être des poulets cou-
verts de poils, ou des lapins couverts de plumes; tandis que ce n’était
qu’un lapin vicieux ou trop ardent, qui, faute de femelle, se servait de la
poule de la maison comme il se serait servi de tout autre meuble, et qu’il
est hors de toute vraisemblance de s’attendre à quelque production entre
deux animaux d’espèces si éloignées , puisque de l’union du lièvre et du
lapin, dont les espèces sont tout à fait voisines, il ne résulte rien.
La fécondité du lapin est encore plus grande que celle du lièvre; et sans
ajouter foi à ce que dit Wotten , que d’une seule paire qui fut mise dans
une île il s’en trouva six mille au bout d’un an, il est sûr que ces animaux
multiplient si prodigieusement dans les pays qui leur conviennent, que la
a. Voyez la Vénerie de du Fouilloux. Paris, 1614, folio 100, recto.
b. Voyez Y Art d’élever des poulets 2.
* Lepus cuniculus ( Linn. ). — Ordre des Rongeurs; genre lièvre (Cnv. ).
1. J’ai répété cette expérience. J’ai fait élever ensemble des lièvres avec des lapines et de»
lapins avec des hases. Ces essais n’ont rien produit.
2. Par Réaumur.
LE LAPIN.
549
terre ne peut fournir à leur subsistance; ils détruisent les herbes, les
racines, les grains , les fruits, les légumes, et même les arbrisseaux et les
arbres; et, si l’on n’avait pas contre eux le secours des furets et des chiens,
ils feraient déserter les habitants de ces campagnes. Non-seulement le lapin
s’accouple plus souvent et produit plus fréquemment et en plus grand
nombre que le lièvre, mais il a aussi plus de ressources pour échapper à
ses ennemis; il se soustrait aisément aux yeux de l’homme ; les trous qu’il
se creuse dans la terre, où il se retire pendant le jour et où il fait ses
petits, le mettent à l’abri du loup , du renard et de l’oiseau de proie; il y
habite avec sa famille en pleine sécurité; il y élève et nourrit ses petits
jusqu’à l’âge d’environ deux mois, et il ne les fait sortir de leur retraite
pour les amener au dehors que quand ils sont tout élevés; il leur évite
par là tous les inconvénients du bas âge, pendant lequel, au contraire, les
lièvres périssent en plus grand nombre et souffrent plus que dans tout le
reste de la vie.
Cela seul suffit aussi pour prouver que le lapin est supérieur au lièvre par-
la sagacité; tous deux sont conformés de même, et pourraient également se
creuser des retraites; tous deux sont également timides à l’excès, mais l’un,
plus imbécile, se contente de se former un gîte à la surface de la terre, où
il demeure continuellement exposé, tandis que l’autre, par un instinct
plus réfléchi , se donne la peine de fouiller la terre et de s’y pratiquer un
asile; et il est si vrai que c’est par sentiment qu’il travaille, que l’on ne voit
pas le lapin domestique faire le même ouvrage; il se dispense de se creu-
ser une retraite , comme les oiseaux domestiques se dispensent de faire des
nids, et cela parce qu’ils sont également à l’abri des inconvénients auxquels
sont exposés les lapins et les oiseaux sauvages. L’on a souvent remarqué
que, quand on a voulu peupler une garenne avec des lapins clapiers, ces
lapins et ceux qu’ils produisaient restaient, comme les lièvres, à la surface
delà terre; et que ce n’était qu’après avoir éprouvé bien des inconvé-
nients, et au bout d’un certain nombre de générations, qu’ils commençaient
à creuser la terre pour -se mettre en sûreté 1 .
Ces lapins clapiers, ou domestiques, varient pour les couleurs, comme
tous les autres animaux domestiques; le blanc, le noir et le gris® sont
cependant les seules qui entrent ici dans le jeu de la nature : les lapins
noirs sont les plus rares; mais il y en a beaucoup de tout blancs, beaucoup
de tout gris, et beaucoup de mêlés. Tous les lapins sauvages sont gris, et,
a. J’appelle gris ce mélange de couleurs fauves, noires et cendrées, qui fait la couleur ordi-
naire des lapins et des lièvres.
1. J’ai fait mettre en liberté, dans un parc, des lapins , nés de parents qui, pendant plu-
sieurs générations, avaient vécu dans des conditions à ne pouvoir fouir. Dès que ces lapins ont
été libres, ils ont creusé des terriers. (Voyez mon livre sur l’Instinct et l'intelligence des ani-
maux. )
550
LE LAPIN.
parmi les lapins domestiques, c’est encore la couleur dominante, car dans
toutes les portées il se trouve toujours des lapins gris, et même en plus
grand nombre , quoique le père et la mère soient tous deux blancs , ou
tous deux noirs, ou l’un noir et l’autre blanc; il est rare qu’ils en fassent
plus de deux ou trois qui leur ressemblent; au lieu que les lapins gris,
quoique domestiques, ne produisent d’ordinaire que des lapins de cette
même couleur, et que ce n’est que très-rarement et comme par hasard
qu’ils en produisent de blancs, de noirs et de mêlés.
Ces animaux peuvent engendrer et produire à l’âge de cinq ou six mois :
on assure qu’ils sont constants dans leurs amours, et que communément
ils s’attachent à une seule femelle et ne la quittent pas; elle est presque
toujours en chaleur, ou du moins en état de recevoir le mâle; elle porte
trente ou trente-un jours, et produit quatre, cinq ou six, et quelquefois
sept et huit petits : elle a, comme la femelle du lièvre, une double matrice,
et peut, par conséquent, mettre bas en deux temps; cependant il paraît
que les superfétations sont moins fréquentes dans cette espèce que dans
celle du lièvre; peut-être par cette même raison que les femelles changent
moins souvent, qu’il leur arrive moins d’aventures, et qu’il y a moins
d’accouplements hors de saison.
Quelques jours avant de mettre bas, elles se creusent un nouveau ter-
rier, non pas en ligne droite, mais en zigzag, au fond duquel elles prati-
quent une excavation, après quoi elles s’arrachent sous le ventre une assez
grande quantité de poils, dont elles font une espèce de lit pour recevoir
leurs petits. Pendant les deux premiers jours elles ne les quittent pas, elles
ne sortent que lorsque le besoin les presse, et reviennent, dès qu’elles ont
pris de la nourriture : dans ce temps elles mangent beaucoup et fort vite;
elles soignent ainsi et allaitent leurs petits pendant plus de six semaines.
Jusqu’alors le père ne les connaît point, il n’entre pas dans ce terrier qu’a
pratiqué la mère; souvent même, quand elle en sort et qu’elle y laisse ses
petits, elle en bouche l’entrée avec de la terre détrempée de son urine;
mais lorsqu’ils commencent à venir au bord du trou , et à manger du
séneçon et d’autres herbes que la mère leur présente , le père semble
les reconnaître, il les prend entre ses pattes, il leur lustre le poil, il leur
lèche les yeux, et tous, les uns après les autres, ont également part à ses
soins : dans ce même temps la mère lui fait beaucoup de caresses, et sou-
vent devient pleine peu de jours après.
Un gentilhomme a de mes voisins, qui pendant plusieurs années s’est
amusé à élever des lapins, m’a communiqué ces remarques : « J'ai com
« mencé, dit-il, par avoir un mâle et une femelle seulement; le mâle était
« tout blanc et la femelle toute grise , et dans leur postérité , qui fut très-
a. M. le Chapt du Moutier.
LE LAPIN.
551
« nombreuse, il y en eut beaucoup plus de gris que d’autres; un assez bon
« nombre de blancs et de mêlés, et quelques-uns de noirs Quand la
« femelle est en chaleur le mâle ne la quitte presque point; son tempéra-
« ment est si chaud, que je l’ai vu se lier avec elle cinq ou six fois en
« moins d’une heure La femelle, dans le temps de l’accouplement, se
« couche sur le ventre à plate terre , les quatre pattes allongées, elle fait
« de petits cris qui annoncent plutôt le plaisir que la douleur : leur façon
« de s’accoupler ressemble assez à celle des chats , à la différence pourtant
« que le mâle ne mord que très-peu la femelle sur le chignon La
« paternité, chez ces animaux, est très-respectée; j’en juge ainsi par la
« grande déférence que tous mes lapins ont eue pour leur premier père,
« qu’il m’était aisé de reconnaître à cause de sa blancheur, et qui est le
« seul mâle que j’aie conservé de cette couleur : la famille avait beau
« s’augmenter, ceux qui devenaient pères à leur tour lui étaient toujours
«subordonnés; dès qu’ils se battaient, soit pour des femelles soit parce
« qu’ils se disputaient la nourriture, le grand-père, qui entendait du bruit,
« accourait de toute sa force, et, dès qu’on l’apercevait, tout rentrait dans
« l’ordre, et s’il en attrapait quelqu’un aux prises, il les séparait et en fai-
te sait sur-le-champ un exemple de punition. Une autre preuve de sa domi-
« nation sur toute sa postérité, c’est que les ayant accoutumés à rentrer
« tous à un coup de sifflet, lorsque je donnais ce signal, et quelque éloi-
« gnés qu’ils fussent, je voyais le grand-père se mettre à leur tête, et,
« quoique arrivé le premier, les laisser tous défder devant lui et ne rentrer
« que le dernier Je les nourrissais avec du son de froment , du foin
« et beaucoup de genièvre; il leur en fallait plus d’une voiture par semaine;
« ils en mangeoient toutes les baies, les feuilles et l’écorce , et ne laissaient
« que le gros bois : cette nourriture leur donnait du fumet, et leur chair
« était aussi bonne que celle des lapins sauvages. »
Ces animaux vivent huit ou neuf ans : comme ils passent la plus grande
partie de leur vie dans leurs terriers, où ils sont en repos et tranquilles,
ils prennent un peu plus d’embonpoint que les lièvres; leur chair est aussi
fort différente par la couleur et par le goût; celle des jeunes lapereaux est
très-délicate, mais celle des vieux lapins est toujours sèche et dure. Ils
sont, comme je l’ai dit, originaires des climats chauds : les Grecs a les con-
naissaient, et il paraît que les seuls endroits de l’Europe où il y en eût
anciennement étaient la Grèce et l’Espagne M ; de là on les a transportés
dans des climats plus tempérés, comme en Italie, en France, en Alle-
magne, où ils se sont naturalisés; mais dans les pays plus froids, comme en
a. Vid. Aristot. Hist. animal ., lih. i, cap. I.
b. Vid ■ Plin. Hist. natural. , lib. vin.
1. Le lapin passe pour être originaire d’Espagne. (Voyez Cuvier : Règne animal , t. I
page 217. )
LE LAPIN.
552
Suède “ et dans le reste du Nord , on ne peut les élever que dans les mai-
sons , et ils périssent lorsqu’on les abandonne à la campagne. Ils aiment,
au contraire, le chaud excessif, car on en trouve dans les contrées les plus
méridionales de l’Asie et de l’Afrique, comme au golfe Persique 6, à la
baie de Saldanha % en Libye, au Sénégal, en Guinée d-, et on en trouve
aussi dans nos îles de l’Amérique e , qui y ont été transportés de l’Europe
et qui y ont très-bien réussi.
LES ANIMAUX CARNASSIERS4
Jusqu’ici nous n’avons parlé que des animaux utiles ; les animaux nui-
sibles sont en bien plus grand nombre ; et quoiqu’en tout ce qui nuit
paraisse plus abondant que ce qui sert, cependant tout est bien, parce
que dans l’univers physique le mal concourt au bien, et que rien en effet
ne nuit à la nature. Si nuire est détruire des êtres animés, l’homme, consi-
déré comme faisant partie du système général de ces êtres, n’est-il pas
l’espèce la plus nuisible de toutes ? Lui seul immole, anéantit plus d'indi-
vidus vivants que tous les animaux carnassiers n’en dévorent. Ils ne sont
donc nuisibles que parce qu’ils sont rivaux de l’homme, parce qu’ils ont
les mêmes appétits, le même goût pour la chair, et que, pour subvenir à un
besoin de première nécessité, ils lui disputent quelquefois une proie qu’il
réservait à ses excès ; car nous sacrifions plus encore à notre intempérance,
que nous ne donnons à nos besoins. Destructeurs-nés des êtres qui nous
sont subordonnés, nous épuiserions la nature si elle n’était inépuisable, si
par une fécondité aussi grande que notre déprédation, elle ne savait se ré-
parer elle-même et se renouveler. Mais il est dans l’ordre que la mort serve
à la vie , que la reproduction naisse de la destruction : quelque grande ,
quelque prématurée que soit donc la dépense de l’homme et des animaux
carnassiers, le fonds, la quantité totale de substance vivante n’est point
diminuée; et s’ils précipitent les destructions, ils hâtent en même temps des
naissances nouvelles.-
a. Vid. Linnœi Faun. Suec. , p. 8.
b. Voyez Y Histoire générale des voyages , par M. l’abbé Prévost, t. II, p. 354.
c. Idem , t. I , p. 449.
d. Vid. Leon. A fric, de Afric. descripl. Lugd. Bat. 1632. Part, n, p. 257. Voyez aussi le
Voyage de Guill. Bosman. Utrecht, 1705, p. 252.
e. Voyez Y Histoire générale des Antilles , par le P. du Tertre. Paris , 1667 , t. II , p. 2S7.
1. L’histoire des animaux carnassiers commence le VIIe volume de l’édition in-4° de l’Im-
primerie royale, volume publié en 1758.
LES ANIMAUX CARNASSIERS.
533
Les animaux qui par leur grandeur figurent dans l’univers, ne font que
la plus petite partie des substances vivantes ; la terre fourmille de petits
animaux. Chaque plante, chaque graine, chaque particule de matière
organique contient des milliers d’atomes animés. Les végétaux parais-
sent être le premier fonds de la nature ; mais ce fonds de subsistance ,
tout abondant , tout inépuisable qu’il est , suffirait à peine au nombre
encore plus abondant d’insectes de toute espèce. Leur pullulation , toute
aussi nombreuse et souvent plus prompte que la reproduction des plantes,
indique assez combien ils sont surabondants ; caries plantes ne se repro-
duisent que tous les ans, il faut une saison entière pour en former la
graine, au lieu que dans les insectes, et surtout dans les plus petites
espèces, comme celle des pucerons, une seule saison suffit à plusieurs
générations. Ils multiplieraient donc plus que les plantes , s’ils n’étaient
détruits par d’autres animaux dont ils paraissent être la pâture natu-
relle , comme les herbes et les graines semblent être la nourriture pré-
parée pour eux-mêmes. Aussi parmi les insectes y en a-t-il beaucoup
qui ne vivent que d’autres insectes ; il y en a même quelques espèces qui ,
comme les araignées, dévorent indifféremment les autres espèces et la
leur : tous servent de pâture aux oiseaux, et les oiseaux domestiques
et sauvages nourrissent l’homme ou deviennent la proie des animaux car-
nassiers.
Ainsi la mort violente est un usage presque aussi nécessaire que la loi de
la mort naturelle : ce sont deux moyens de destruction et de renouvelle-
ment, dont l’un sert à entretenir la jeunesse perpétuelle de la nature, et
dont l’autre maintient l’ordre de ses productions, et peut seul limiter le
nombre dans les espèces. Tous deux sont des effets dépendants des causes
générales; chaque individu qui nait tombe de lui-même au bout d’un temps,
ou, lorsqu’il est prématurément détruit par les autres, c’est qu’il était sur-
abondant. Eh combien n’y en a-t-il pas de supprimés d’avance! que de
fleurs moissonnées au printemps! que de races éteintes au moment de leur
naissance ! que de germes anéantis avant leur développement! L’homme et
les animaux carnassiers ne vivent que d’individus tout formés, ou d’indi-
vidus prêts à l’être; la chair, les œufs, les graines, les germes de toute
espèce font leur nourriture ordinaire : cela seul peut borner l’exubérance
de la nature. Que l’on considère un instant quelqu’une de ces espèces infé-
rieures qui servent de pâture aux autres, celle des harengs, par exemple;
ils viennent par milliers s’offrir à nos pêcheurs, et après avoir nourri tous
les monstres des mers du nord, ils fournissent encore à la subsistance de
tous les peuples de l’Europe pendant une partie de l’année. Quelle pullula-
tion. prodigieuse parmi ces animaux! et s’ils n’étaient en grqnde partie
détruits par les autres, quels seraient les effets de cette immense multipli-
cation! eux seuls couvriraient la surface entière de la mer; mais bientôt
554
LES ANIMAUX CARNASSIERS.
se nuisant par le nombre, ils se corrompraient, ils se détruiraient eux-
mêmes; faute de nourriture suffisante, leur fécondité diminuerait; la con-
tagion et la disette feraient ce que fait la consommation : le nombre de ces
animaux ne serait guère augmenté, et le nombre de ceux qui s’en nourris-
sent serait diminué. Et comme l’on peut dire la même chose de toutes les
autres espèces, il est donc nécessaire que les unes vivent sur les autres ; et
dès lors la mort violente des animaux est un usage légitime, innocent,
puisqu’il est fondé dans la nature , et qu’ils ne naissent qu’à cette con-
dition.
Avouons cependant que le motif par lequel on voudrait en douter fait
honneur à l’humanité : les animaux, du moins ceux qui ont des sens, de
la chair et du sang, sont des êtres sensibles ; comme nous ils sont capables
de plaisir et sujets à la douleur. Il y a donc une espèce d’insensibilité
cruelle à sacrifier sans nécessité ceux surtout qui nous approchent, qui
vivent avec nous, et dont le sentiment se réfléchit vers nous en se mar-
quant par les signes de la douleur ; car ceux dont la nature est différente
de la nôtre ne peuvent guère nous affecter. La pitié naturelle est fondée sur
les rapports que nous avons avec l’objet qui souffre ; elle est d’autant plus
vive que la ressemblance, la conformité dénaturé est plus grande; on
souffre en voyant souffrir son semblable. Compassion , ce mot exprime
assez que c’est une souffrance, une passion qu’on partage; cependant
c’est moins l’homme qui souffre, que sa propre nature qui pâtit, qui se
révolte machinalement et se met d’elle-même à l’unisson de douleur. L’âme
a moins de part que le corps à ce sentiment de pitié naturelle, et les ani-
maux en sont susceptibles comme l’homme; le cri de la douleur les émeut;
ils accourent pour se secourir, ils reculent à la vue d’un cadavre de leur
espèce. Ainsi l’horreur et la pitié sont moins des passions de l’âme que des
affections naturelles, qui dépendent de la sensibilité du corps et de la simi-
litude de la conformation ; ce sentiment doit donc diminuer à mesure que
les natures s’éloignent. Un chien qu’on frappe, un agneau qu’on égorge,
nous font quelque pitié; un arbre que l’on coupe, une huître qu’on mord,
ne nous en font aucune.
Dans le réel, peut-on douter que les animaux dont l’organisation est
semblable à la nôtre, n’éprouvent des sen ations semblables? Ils sont sen-
sibles, puisqu’ils ont des sens, et ils le sont d’autant plus que ces sens sont
plus actifs et plus parfaits : ceux au contraire dont les sens sont obtus ont-
ils un sentiment exquis? et ceux auxquels il manque quelque organe, quel-
que sens, ne manquent-ils pas de toutes les sensations qui y sont relatives?
Le mouvement est l’effet nécessaire de l’exercice du sentiment. Nous avons
prouvé 1 que de quelque manière qu’un être fut organisé, s’il a du senti-
1. Voyez le Discours sur la nature des animaux.
LES ANIMAUX CARNASSIERS.
555
ment, il ne peut manquer de le marquer au dehors par des mouvements
extérieurs. Ainsi les plantes, quoique bien organisées, sont des êtres insen-
sibles, aussi bien que les animaux qui, comme elles, n’ont nul mouvement
apparent. Ainsi parmi les animaux, ceux qui n’ont, comme la plante appe-
lée sensitive, qu’un mouvement sur eux-mêmes, et qui sont privés .du
mouvement progressif, n’ont encore que très-peu de sentiment; et enfin
ceux même qui ont un mouvement progressif, mais qui, comme des auto-
mates, ne font qu’un petit nombre de choses, et les font toujours de la
même façon, n’ont qu’une faible portion de sentiment, limitée à un petit
nombre d’objets. Dans l’espèce humaine, que d’automates! combien l’édu-
cation, la communication respective des idées n’augmenlent-elles pas la
quantité, la vivacité du sentiment ! Quelle différence à cet égard entre
l’homme sauvage et l’homme policé, la paysanne et la femme du monde !
Et de même parmi les animaux , ceux qui vivent avec nous deviennent
plus sensibles par cette communication, tandis que ceux qui demeurent
sauvages n’ont que la sensibilité naturelle, souvent plus sûre, mais tou-
jours moindre que l’acquise.
Au reste, en ne considérant le sentiment que comme une faculté natu-
relle, et même indépendamment de son résultat apparent, c’est-à-dire, des
mouvements qu’il produit nécessairement dans tous les êtres qui en sont
doués, on peut encore le juger, l’estimer et en déterminer à peu près les
différents degrés par des rapports physiques auxquels il me paraît qu’on
n’a pas fait assez d’attention. Pour que le sentiment soit au plus haut degré
dans un corps animé, il faut que ce corps fasse un tout, lequel soit non-
seulement sensible dans toutes ses parties, mais encore composé de manière
que toutes ces parties sensibles aient entre elles une correspondance intime,
en sorte que l’une ne puisse être ébranlée sans communiquer une partie
de cet ébranlement à chacune des autres. Il faut de plus qu’il y ait un
centre principal et unique auquel puissent aboutir ces différents ébranle-
ments, et sur lequel, comme sur un point d’appui général et commun,
se fasse la réaction de tous ces mouvements. Ainsi l’homme, et les animaux
qui par leur organisation ressemblent le plus à l’homme, seront les êtres
les plus sensibles; ceux au contraire qui ne font pas un tout aussi complet,
ceux dont les parties ont une correspondance moins intime, ceux qui ont
plusieurs centres de sentiment, et qui, sous une même enveloppe, sem-
blent moins renfermer un tout unique, un animal parfait, que contenir
plusieurs centres d’existence séparés ou différents les uns des autres, seront
des êtres beaucoup moins sensibles. Un polype que l’on coupe, et dont les
parties divisées vivent séparément; une guêpe dont la tête, quoique séparée
du corps, se meut, vit, agit, et même mange comme auparavant ; un lézard
auquel, en retranchant une partie de son corps, on n’ôte ni le mouvement
ni le sentiment ; une écrevisse, dont les membres amputés se renouvellent;
556
LES ANIMAUX CA RN ASSIERb.
une tortue, dont le cœur 1 bat longtemps après avoir été arraché; tous les
insectes dans lesquels les principaux viscères, comme le cœur et les pou-
mons, ne forment pas un tout au centre de l’animal, mais sont divisés en
plusieurs parties, s’étendent le long du corps, et font , pour ainsi dire, une
suite de viscères, de cœurs et de trachées; tous les poissons, dont les
organes de la circulation et de la respiration n’ont que peu d’action et
diffèrent beaucoup de ceux des quadrupèdes, et même de ceux des céta-
cés ; enfin tous les animaux dont l’organisation s’éloigne de la nôtre ont
peu de sentiment, et d’autant moins qu’elle en diffère plus.
Dans l’homme et dans les animaux qui lui ressemblent, le diaphragme
paraît être le centre du sentiment2; c’est sur cette partie nerveuse que por-
tent les impressions de la douleur et du plaisir ; c’est sur ce point d’appui
que s’exercent tous les mouvements du système sensible. Le diaphragme
sépare transversalement le corps entier de l’animal, et le divise assez exac-
tement en deux parties égales, dont la supérieure renferme le cœur et les
poumons, et l’inférieure contient l’estomac et les intestins. Cette membrane
est douée d’une extrême sensibilité; elle est d’une si grande nécessité pour
la propagation et la communication du mouvement et du sentiment, que
la plus légère blessure, soit au centre nerveux 3, soit à la circonférence, ou
même aux attaches du diaphragme , est toujours accompagnée de convul-
sions 4 5, et souvent suivie d’une mort violente. Le cerveau, qu’on a dit être le
siège des sensations, n’est donc pas le centre du sentiment, puisqu’on peut
au contraire le blesser, l’entamer, sans que la mort suive H, et qu’on a l’ex-
périence qu’après avoir enlevé une portion considérable de la cervelle,
l’animal n’a pas cessé de vivre, de se mouvoir, et de sentir dans toutes
ses parties.
Distinguons donc la sensation du sentiment : la sensation n’est qu’un
ébranlement dans le sens, et le sentiment est cette même sensation deve-
nue agréable ou désagréable par la propagation de cet ébranlement dans
1. Le cœur est un muscle : il bat par irritabilité, par contractilité musculaire, et non par
sensibilité. Haller a nettement séparé la contractilité de la sensibilité. Le muscle seul est con-
tractile, et le nerf seul est sensible .
2. Le diaphragme n’est point le centre du sentiment. (Voyez la note de la page 55. )
3. Le centre du diaphragme n’est point nerveux : il est tendineux. L’ancienne anatomie
appelait nerveuses toutes les parties blanches du corps animal, c’est-à-dire toutes les parties
fibreuses ou tendineuses.
4. Erreur de la vieille physiologie. Les blessures des parties tendineuses ne sont pas, par elles-
mêmes , suivies de convulsions : le tendon n’est sensible que par les nerfs qu’il reçoit.
5. C’est selon la partie du cerveau que l’on blesse. On peut enlever le cerveau proprement
dit ( lobes ou hémisphères cérébraux ) tout entier, sans que l’animal meure. Le cerveau n’est
l’organe, ni de la sensibilité, ni de la vie : il est Eorgane de X intelligence. En le perdant,
l’animal ne perd que l’ intelligence. Au contraire, si l’on pique le point de la moelle allongée
que j’appelle le nœud vital (point qui n’est pas plus gros qu’une tête d’épingle), l’animal
meurt sur-le-champ. (Voyez mes Recherches expérim. sur les propriétés et les fonctions du
système nerveux. )
LES ANIMAUX CARNASSIERS.
557
tout le système sensible : je dis la sensation devenue agréable ou dés-
agréable, car c’est là ce qui constitue l'essence du sentiment; son carac-
tère unique est le plaisir ou la douleur, et tous les mouvements qui ne
tiennent ni de l’une ni de l’autre, quoiqu’ils se passent au dedans de nous-
mêmes, nous sont indifférents et ne nous affectent point. C’est du sentiment
que dépend tout le mouvement extérieur et l’exercice de toutes les forces
de l’animal; il n’agit qu’autant qu’il est affecté, c’est-à-dire autant qu’il
sent; et cette même partie, que nous regardons comme le centre du sen-
timent, sera aussi le centre des forces, ou , si l’on veut, le point d’appui
commun sur lequel elles s’exercent. Le diaphragme est dans l’animal ce
que le collet est dans la plante : tous deux les divisent transversalement,
tous deux servent de point d’appui aux forces opposées; car les forces qui,
dans un arbre, poussent en haut les parties qui doivent former le tronc et
les branches, portent et appuient sur le collet, aussi bien que les forces
opposées qui poussent en bas les parties qui forment les racines.
Pour peu qu’on s’examine, on s’apercevra aisément que toutes les affec-
tions intimes, les émotions vives, les épanouissements de plaisir, les sai-
sissements, les douleurs, les nausées, les défaillances, toutes les impres-
sions fortes des sensations, devenues agréables ou désagréables, se font
sentir au dedans du corps, à la région même du diaphragme. Il n’y a, au
contraire , nul indice de sentiment dans le cerveau , et l’on n’a dans la
tête que les sensations pures , ou plutôt les représentations de ces mêmes
sensations simples et dénuées des caractères du sentiment; seulement on
se souvient, on se rappelle que telle ou telle sensation nous a été agréable
ou désagréable; et si cette opération, qui se fait dans la tête, est suivie
d’un sentiment vif et réel, alors on en sent l’impression au dedans du
corps et toujours à la région du diaphragme *. Ainsi dans le fœtus, où cette
membrane est sans exercice, le sentiment est nul, ou si faible qu’il ne peut
rien produire; aussi les petits mouvements que le fœtus se donne sont
plutôt machinaux que dépendants des sensations et de la volonté.
Quelle que soit la matière qui sert de véhicule au sentiment, et qui pro-
duit le mouvement musculaire , il est sûr qu’elle se propage par les nerfs
et se communique dans un instant indivisible d’une extrémité à l’autre du
système sensible. De quelque manière que ce mouvement s’opère, que ce
soit par des vibrations, comme dans des cordes élastiques, que ce soit par
un feu subtil , par une matière semblable à celle de l’électricité , laquelle
non-seulement réside dans les corps animés, comme dans tous les autres
corps, mais y est même continuellement régénérée par le mouvement du
cœur et des poumons, par le frottement du sang dans les artères, et aussi
i . Il faut distinguer les parties où siègent les passions (le cerveau) des parties qu’elles affec-
tent (le diaphragme, le cœur , etc. ). C’est dans le cerveau que la passion réside; mais c’est sur
le diaphragme, c’est sur le cœur, etc. , que la passion agit.
558
LES ANIMAUX CARNASSIERS.
par l’action des causes extérieures sur les organes des sens, il est encore
sûr que les nerfs et les membranes 1 sont les seules parties sensibles dans
le corps animal. Le sang, la lymphe, toutes les autres liqueurs, les
graisses, les os, les chairs, tous les autres s'olides, sont par eux-mêmes
insensibles : la cervelle 2 l’est aussi ; c’est une substance molle et sans élasti-
cité, incapable dès lors de produire, de propager ou de rendre le mou-
vement, les vibrations ou les ébranlements du sentiment. Les méninges3,
au contraire, sont très-sensibles, ce sont les enveloppes de tous les nerfs;
elles prennent, comme eux, leur origine dans la tête, elles se divisent
comme les branches des nerfs, et s’étendent jusqu’à leurs plus petites
ramifications ; ce sont, pour ainsi dire , des nerfs aplatis , elles sont de la
même substance, elles ont à peu près le même degré d’élasticité, elles font
partie, et partie nécessaire du système sensible. Si l’on veut donc que le
siège des sensations soit dans la tête il sera dans les méninges, et non dans
la partie médullaire du cerveau, dont la substance est toute différente.
Ce qui a pu donner lieu à cette opinion , que le siège de toutes les sen-
sations et le centre de toute sensibilité étaient dans le cerveau , c’est que
les nerfs, qui sont les organes du sentiment, aboutissent tous à la cervelle,
qu’on a regardée dès lors comme la seule partie commune qui pût en rece-
voir tous les ébranlements, toutes les impressions. Cela seul a suffi pour
faire du cerveau le principe du sentiment, l’organe essentiel des sensations,
en un mot, le sensorium commun4. Cette supposition a paru si simple et si
naturelle qu’on n’a fait aucune attention à l’impossibilité physique qu’elle
renferme, et qui cependant est assez évidente; car comment se peut-il
qu’une partie insensible, une substance molle et inactive, telle qu’est la
cervelle, soit l’organe même du sentiment et du mouvement? comment se
peut-il que cette partie molle et insensible, non-seulement reçoive ces
impressions, mais les conserve longtemps et en propage les ébranlements
dans toutes les parties solides et sensibles? L’on dira peut-être, d’après
Descartes, ou d’après M. de la Peyronie, que ce n’est point dans la cer-
1. Les nerfs et les membranes. Les nerfs sont des parties sensibles par elles-mêmes : les
membranes ne sont sensibles que par les nerfs.
2. Le cerveau , ou (comme l’appelle ici Buffon, avec un ton curieux de dédain) la cervelle,
a des parties insensibles et des parties sensibles. Le cerveau proprement dit ( lobes ou hémi-
sphères cérébraux) est insensible , impassible. Il est le siège àcY intelligence , faculté très-dis-
tincte de la sensibilité : la moelle allongée, au contraire, est éminemment et essentiellement
sensible. La plus légère blessure, faite à la moelle allongée , produit des douleurs horribles et
des convulsions. ( Voyez mon livre intitulé : Recher c. expérim. sur les propriétés et les fonc-
tions du système nerveux. )
3. 11 faut dire, des méninges ( membranes qui enveloppent le cerveau), ce que je viens de
dire de toutes les autres membranes : les méninges ne sont sensibles que par leurs nerfs.
4. Le cerveau est, en effet, le sensorium commun. Tous les nerfs s’y rendent ou plutôt eu
partent, soit directement, soit par l’intermédiaire de la moelle allongée et de la moelle épinière ,
lesquelles ne sont que la continuation du cerveau.
LES ANIMAUX CARNASSIERS.
559
velle, mais dans la glande pinéale 1 on dans le corps calleux2, que réside ce
principe j mais il suffit de jeter les yeux sur la conformation du cerveau
pour reconnaître que ces parties, la glande pinéale, le corps calleux, dans
lesquelles on a voulu mettre le siège des sensations, ne tiennent point aux
nerfs , qu’elles sont tout environnées de la substance 3 insensible de la cer-
velle, et séparées des nerfs de manière qu’elles ne peuvent en recevoir les
mouvements, et dès lors ces suppositions tombent aussi bien que la pre-
mière.
Mais quel sera donc l’usage , quelles seront les fonctions de cette partie
si noble, si capitale? Le cerveau ne se trouve-t-il pas dans tous les ani-
maux? n’est-il pas, dans l’homme, dans les quadrupèdes, dans les oiseaux,
qui tous ont beaucoup de sentiment, plus étendu, plus grand, plus consi-
dérable que dans les poissons, les insectes et les autres animaux, qui en
ont peu? Dès qu’il est comprimé, tout mouvement n’est-il pas suspendu?
toute action ne cesse-t-elle pas? Si cette partie n’est pas le principe du
mouvement, pourquoi y est-elle si nécessaire, si essentielle ? pourquoi
même est-elle proportionnelle, dans chaque espèce d’animal, à la quantité
de sentiment dont il est doué?
Je crois pouvoir répondre d’une manière satisfaisante à ces questions,
quelque difficiles qu’elles paraissent ; mais pour cela il faut se prêter un
instant à ne voir avec moi le cerveau que comme de la cervelle4 5, et n’y rien
supposer que ce que l’on peut y apercevoir par une inspection attentive et
par un examen réfléchi. La cervelle, aussi bien que la moelle allongée et
la moelle épinière, qui n’en sont que la prolongation, est une espèce de
mucilage à peine organisé 3 ; on y distingue seulement les extrémités des
petites artères qui y aboutissent en très-grand nombre et qui n’y portent
pas du sang6, mais une lymphe blanche et nourricière : ces mêmes petites
artères, ou vaisseaux lymphatiques, paraissent dans toute leur longueur
en forme de filets très-déliés, lorsqu’on désunit les parties de la cervelle
par la macération. Les nerfs, au contraire, ne pénètrent point la substance
1. La glande pinéale n’est qu’un petit tubercule du cerveau , tubercule très-accessoire. L’in-
telligence réside dans l’organe principal, dans le cerveau. (Voyez la note 5 de la page 556.)
2. Le corps calleux n’est que la commissure , la jonction des deux moitiés du grand organe
de l 'intelligence , des deux moitiés du cerveau.
3. Le cerveau est à la fois le principe du mouvement , par la partie antérieure de la moelle
allongée; le principe du sentiment, par la partie postérieure de cette moelle; le principe de
la coordination des mouvements de locomotion , par le cervelet ; le principe de la vie , par le
nœud vital ; le siège de l 'intelligence par les lobes ou hémisphères. ( Voyez mon livre intitulé :
Recherc. expérim. sur les propriétés et les fondions du système nerveux. )
4. Buffon était bien peu en droit de traiter si mal sa cervelle.
5. Ainsi, selon Buffon, le cerveau, cet organe si prodigieusement compliqué, cet organe
dont la structure, étudiée depuis vingt siècles, n’est pas encore clairement comprise, n’est
qu’une espèce de mucilage à peine organisé.
6. Elles y portent du sang, comme dans tous les autres organes. Le sang est le vrai fluide
nourricier, et non la lymphe. C’est par le sang que tous les organes sont nourris.
oGO
LES ANIMAUX CARNASSIERS.
Je la cervelle, ils n’aboutissent qu’à la surface *; ils perdent auparavant
leur solidité, leur élasticité; et les dernières extrémités des nerfs, c’est-à-
dire les extrémités les plus voisines du cerveau sont molles et presque
mucilagineuses. Par cette exposition, dans laquelle il n’entre rien d’hypo-
thétique1 2, il paraît que le cerveau, qui est nourri par les artères lympha-
tiques, fournit à son tour la nourriture aux nerfs, et que l’on doit les
considérer comme une espèce de végétation qui part du cerveau par troncs
et par branches, lesquelles se divisent ensuite en une infinité de rameaux.
Le cerveau est aux nerfs ce que la terre est aux plantes; les dernières
extrémités des nerfs sont les racines qui, dans tout végétal, sont plus
tendres et plus molles que le tronc ou les branches; elles contiennent une
matière ductile propre à faire croître et à nourrir l’arbre des nerfs; elles
tirent cette matière ductile de la substance même du cerveau, auquel les
artères rapportent continuellement la lymphe nécessaire pour y suppléer.
Le cerveau, au lieu d’être le siège des sensations, le principe du sentiment,
ne sera donc qu’un organe de sécrétion et de nutrition 3, mais un organe
très-essentiel, sans lequel les nerfs ne pourraient ni croître ni s’entretenir.
Cet organe est plus grand dans l’homme, dans les quadrupèdes, dans les
oiseaux, parce que le nombre ou le volume des nerfs, dans ces animaux,
est plus grand que dans les poissons et les insectes , dont le sentiment est
faible par cette même raison ; ils n’ont qu’un petit cerveau proportionné à
la petite quantité de nerfs qu’il nourrit. Et je ne puis me dispenser de
remarquer à cette occasion que l’homme n’a pas, comme on l’a prétendu,
le cerveau plus grand qu’aucun des animaux; car il y a des espèces de
singes et de cétacés qui, proportionnellement au volume de leur corps,
ont plus de cerveau que l’homme4 : autre fait qui prouve que le cerveau
n’est ni le siège des sensations, ni le principe du sentiment , puisque alors
ces animaux auraient plus de sensations et plus de sentiment que l’homme.
Si l’on considère la manière dont se fait la nutrition des plantes, on
observera qu’elles ne tirent pas les parties grossières delà terre ou de l’eau;
il faut que ces parties soient réduites par la chaleur en vapeurs ténues, pour
que les racines puissent les pomper. De même, dans les nerfs, la nutrition
ne se fait qu’au moyen des parties les plus subtiles de l’humidité du cer-
veau, qui sont pompées par les extrémités ou racines des nerfs, et de là sont
portées dans toutes les branches du système sensible : ce système fait,
1. Loin de n’aboutir qu’à la surface du cerveau, de la moelle épinière, de la moelle allongée
des centres nerveux, en un mot, les nerfs viennent de ces centres; ils en naissent; ils ne
sont que la continuation des filets , des fibres qui les composent.
2. An contraire, il n’y entre rien que d’hypothétique, et de l’hypothétique le plus étrange.
3. Le cerveau n’est donc qu’un organe de nutrition : il nourrit les nerfs ; il est aux nerfs
ce que la terre est aux plantes, etc. Buffon ne juge pas mieux ici des fonctions du cerveau qu’ii
ne jugeait, tout à l’heure, de sa structure. (Voyez la note 5 de la page précédente.)
4. Nul animal n’a, à beaucoup près, le cerveau aussi grand que l’homme.
LES ANIMAUX CARNASSIERS.
561
comme nous l’avons dit , un tout dont les parties ont une connexion si ser-
rée, une correspondance si intime, qu’on ne peut en blesser une san?
ébranler violemment toutes les autres; la blessure, le simple tiraillement
du plus petit nerf, suffit pour causer une vive irritation dans tous les autres,
et mettre le corps en convulsion ; et l’on ne peut faire cesser la douleur et
les convulsions qu’en coupant ce nerf au-dessus de l’endroit lésé; mais dès
lors toutes les parties auxquelles le nerf aboutissait deviennent à jamais
immobiles, insensibles. Le cerveau ne doit pas être considéré comme partie
du même genre, ni comme portion organique du système des nerfs, puis-
qu’il n’a pas les mêmes propriétés ni la même substance, n’étant ni solide,
ni élastique, ni sensible. J’avoue que, lorsqu’on le comprime, on fait cesser
l’action du sentiment; mais cela même prouve que c’est un corps étranger1
à ce système, qui, agissant alors par son poids sur les extrémités des nerfs,
les presse et les engourdit, de la même manière qu’un poids appliqué sur le
bras, la jambe, ou sur quelque autre partie du corps, en engourdit les nerfs
et en amortit le sentiment2. Il est si vrai que cette cessation de sentiment
par la compression n’est qu’une suspension, un engourdissement, qu’à
l’instant où le cerveau cesse d’être comprimé le sentiment renaît et le mou-
vement se rétablit. J’avoue encore qu’en déchirant la substance médullaire
et en blessant le cerveau jusqu’au corps calleux, la convulsion, la privation
de sentiment, et la mort 3 même suit; mais c’est qu’alors les nerfs sont entiè-
rement dérangés, qu’ils sont, pour ainsi dire , déracinés et blessés tous
ensemble et dans leur origine.
Je pourrais ajouter à toutes ces raisons des faits particuliers, qui prou-
vent également que le cerveau n’est ni le centre du sentiment, ni le siège
des sensations4. On a vu des animaux, et même des enfants, naître sans tête
et sans cerveau, qui cependant avaient sentiment, mouvement et vie 5. Il y a
des classes entières d’animaux, comme les insectes et les vers, dans lesquels
1. Le cerveau , étranger au système nerveux! Ceci est le dernier degré de l’absurde.
2. Point du tout. C’est, tout simplement, parce que le cerveau, siège du sentiment (c’est-
à-dire ici de l’intelligence, de la connaissance) , est comprimé.
3. La privation de sentiment, la convulsion , la mort, sont trois effets très-distincts de la
lésion de trois parties très-différentes. On peut ble'sser le cerveau jusqu’au corps calleux, on
peut enlever le cerveau tout entier (le cerveau proprement dit), sans produire la convulsion,
sans abolir la vie. La lésion , l’ablation du cerveau proprement dit n’entraine que la privation
du sentiment , de l 'intelligence. La lésion de la moelle allongée produit la convulsion ; la lésion
du nœud vital abolit la vie. (Voyez la note 5 de la page 556. )
4. Centre du sentiment , siège des sensations. Le sentiment (c’est-à-dire,! 'intelligence) tient
au cerveau proprement dit ; les sensations viennent de la moelle allongée , de la moelle épi-
nière , des nerfs.
5. Le sentiment , c’est-à-dire ici la sensibilité (Buffon mêle et confond, sous le mot senti-
ment, deux choses essentiellement distinctes : l 'intelligence et la sensibilité), la sensibilité ne
dépend pas du cerveau proprement dit. (Voyez la note précédente.) Les enfants nés sans
cerveau n’avaient pas l 'intelligence ; mais ils avaient la sensibilité, le mouvement et la vie, soit
une vie dépendante des rapports du fœtus avec la mère, soit une vie propre, s’ils conservaient
encore le nœud vital. (Voyez, ci-dessus, la note 3. )
il.
36
562
LES ANIMAUX CARNASSIERS.
le cerveau ne fait point une masse distincte ni un volume sensible ; ils ont
seulement une partie correspondante à la moelle allongée et à la moelle
épinière1. Il y aurait donc plus de raison de mettre le siège des sensations et
du sentiment dans la moelle épinière, qui ne manque à aucun animal ,
que dans le cerveau 2, qui n’est pas une partie générale et commune à tous
les êtres sensibles.
Le plus grand obstacle à l’avancement des connaissances de l’homme
est moins dans les choses mêmes, que dans la manière dont il les considère;
quelque compliquée qüe soit la machine de son corps, elle est encore plus
simple que ses idées. Il est moins difficile de voir la nature telle qu’elle est,
que de la reconnaître telle qu’on nous la présente; elle ne porte qu’un
voile, nous lui donnons un masque, nous la couvrons de préjugés, nous
supposons qu’elle agit, qu’elle opère comme nous agissons et pensons.
Cependant ses actes sont évidents, et nos pensées sont obscures; nous
.portons dans ses ouvrages les abstractions de notre esprit, nous lui prê-
tons nos moyens, nous ne jugeons de ses fins que par nos vues, et nous
mêlons perpétuellement à ses opérations, qui sont constantes , à ses faits,
qui sont toujours certains, le produit illusoire et variable de notre imagi-
nation 3.
Je ne parle point de ces systèmes purement arbitraires, de ces hypothèses
frivoles, imaginaires, dans lesquelles on reconnaît à la première vue qu’on
nous donne la chimère au lieu de la réalité; j’entends les méthodes par
lesquelles on recherche la nature. La route expérimentale elle- même a
produit moins de vérités que d’erreurs : cette voie, quoique la plus sûre,
ne l’est néanmoins qu’autant qu’elle est bien dirigée; pour peu qu’elle soit
oblique, on arrive à des plages stériles où l’on ne voit obscurément que
quelques objets épars ; cependant on s’efforce de les rassembler, en leur
supposant des rapports entre eux et des propriétés communes; et comme
l’on passe et repasse avec complaisance sur les pas tortueux qu’on a faits,
le chemin paraît frayé, et quoiqu’il n’aboutisse à rien , tout le monde le
suit, on adopte la méthode, et l’on en reçoit les conséquences comme
principes. Je pourrais en donner la preuve en exposant à nu l’origine de
ce que l’on appelle principes dans toutes les sciences, abstraites ou réelles :
dans les premières, la base générale des principes est l’abstraction, c’est-
à-dire, une ou plusieurs suppositions a ; dans les autres, les principes ne
a. Voyez les preuves que j’en donne , vol. I de cet ouvrage, à la fin du premier Discours.
1. Les insectes et les vers ont un cerveau : c’est le ganglion nerveux placé au-dessus de
l’ œsophage , et une moelle épinière : c’est la série des ganglions placés sous le canal digestif.
2. Les mollusques ont encore un cerveau , et n’ont plus de moelle épinière, ou n’ont qu’une
moelle épinière infiniment réduite.
B. Tout cela est très-bien dit, et, en thèse générale, très- vrai. Dans la thèse particulière,
Buffcn ne connaissait rien du tout des fonctions du cerveau, et ses contemporains , même les
plus instruits en ce gerre, n’en connaissaient que très-peu de chose.
LES ANIMAUX CARNASSIERS.
563
sont que les conséquences, bonnes ou mauvaises, des méthodes que l’on
a suivies. Et pour ne parler ici que de l’anatomie, le premier qui, surmon-
tant la répugnance naturelle, s’avisa d’ouvrir un corps humain, ne crut-il
pas qu’en le parcourant, en le disséquant, en le divisant dans toutes ses
parties, il en connaîtrait bientôt la structure, le mécanisme et les fonc-
tions? Mais ayant trouvé la chose infiniment plus compliquée qu’on ne
pensait, il fallut bientôt renoncer à ces prétentions, et l’on fut obligé de
faire une méthode , non pas pour connaître et juger, mais seulement pour
voir, et voir avec ordre. Cette méthode ne fut pas l’ouvrage d’un seul
homme, puisqu’il a fallu tous les siècles pour la perfectionner, et qu’encore
aujourd’hui elle occupe seule nos plus habiles anatomistes; cependant cette
méthode n’est pas la science ; ce n’est que le chemin qui devrait y con-
duire, et qui peut-être y aurait conduit en effet si, au lieu de toujours
marcher sur la même ligne dans un sentier étroit, on eût étendu la voie et
mené de front l’anatomie de l’homme et celle des animaux *. Car quelle
connaissance réelle peut-on tirer d’un objet isolé? Le fondement de toute
science n’est-il pas dans la comparaison que l’esprit humain sait faire des
objets semblables et différents, de leurs propriétés analogues ou contraires,
et de toutes leurs qualités relatives ? L’absolu , s’il existe , n’est pas du
ressort de nos connaissances ; nous ne jugeons et ne pouvons juger des
choses que par les rapports qu’elles ont entre elles ; ainsi , toutes les
fois que dans une méthode on ne s’occupe que du sujet, qu’on le considère
seul et indépendamment de ce qui lui ressemble et de ce qui en diffère, on
ne peut arriver à aucune connaissance réelle, encore moins s’élever à aucun
principe général ; on ne pourra donner que des noms et faire des descrip-
tions de la chose et de toutes ses parties : aussi, depuis trois mille ans 2 que
l’on dissèque des cadavres humains, l’anatomie n’est encore qu’une nomen-
clature, et à peine a-t-on fait quelques pas vers son objet réel, qui est la
science de l’économie animale. De plus, que de défauts dans la méthode
elle-même, qui cependant devrait être claire et simple, puisqu’elle dépend
de l’inspection et n’aboutit qu’à des dénominations! Comme l’on a pris
cette connaissance nominale pour la vraie science, on ne s’est occupé qu’à
augmenter, à multiplier le nombre des noms, au lieu de limiter celui des
choses; on s’est appesanti sur les détails, on a voulu trouver des différences
où tout était semblable; en créant de nouveaux noms, on a cru donner
des choses nouvelles ; on a décrit avec une exactitude minutieuse les plus
petites parties , et la description de quelque partie encore plus petite ,
1. Mots remarquables. Buffon semble pressentir le grand essor que va prendre Y anatomie
comparée.
2. Buffon parle bien légèrement, et en homme qui s’y entendait bien peu, des prodigieux
efforts, faits par les Vésale, les Fallope, les Eustacbi, les Harvey, les Pecquet, les Malpighi,
les Ruysch, etc. , pour constituer Y anatomie humaine, la première et la plus difficile de toutes
les anatomies.
564
LES ANIMAUX CARNASSIERS.
oubliée ou négligée par les anatomistes précédents, s’est appelée décou-
verte : les dénominations elles-mêmes, ayant souvent été prises d’objets qui
n’avaient aucun rapport avec ceux qu’on voulait désigner, n’ont servi qu’à
augmenter la confusion. Ce que l’on appelle testes et nates dans le cerveau,
qu’est-ce autre chose, sinon des parties de cervelle semblables au tout, et
qui ne méritaient pas un nom 1 ? Ces noms empruntés à l’aventure, ou don-
nés par préjugé, ont ensuite produit eux-mêmes de nouveaux préjugés et
des opinions de hasard; d’autres noms donnés à des parties mal vues, ou
qui même n’existaient pas, ont été de nouvelles sources d’erreurs. Que de
fonctions et d’usages n’a-t-on pas voulu donner à la glande pinéale, à l’es-
pace prétendu vide qu’on appelle la voûte 2 dans le cerveau, tandis que l’une
n’est qu’une glande, et qu’il est fort douteux que l’autre existe, puisque
cet espace vide n’est peut-être produit que par la main de l’anatomiste et
la méthode de dissection a !
Ce qu’il y a de plus difficile dans les sciences n’est donc pas de con-
naître les choses qui en font l’objet direct, mais c’est qu’il faut auparavant
les dépouiller d’une infinité d’enveloppes dont on les a couvertes, leur ôter
toutes les fausses couleurs dont on les a masquées, examiner le fondement
et le produit de la méthode par laquelle on les recherche, en séparer ce
que l’on y a mis d’arbitraire, et enfin tâcher de reconnaître les préjugés
et les erreurs adoptées que ce mélange de l’arbitraire au réel a fait naître;
il faut tout cela pour retrouver la nature ; mais ensuite, pour la connaître,
il ne faut plus que la comparer avec elle-même. Dans l’économie animale,
elle nous paraît très-mystérieuse et très-cachée, non-seulement parce que
le sujet en est fort compliqué, et que le corps de l’homme est de toutes ses
productions la moins simple, mais surtout parce qu’on ne l’a pas comparée
avec elle-même, et qu’ayant négligé ces moyens de comparaison, qui seuls
pouvaient nous donner des lumières, on est resté dans l’obscurité du
doute ou dans le vague des hypothèses. Nous avons des milliers de volumes
sur la description du corps humain , et à peine a-t-on quelques mémoires 3
commencés sur celle des animaux : dans l’homme on a reconnu, nommé,
décrit les plus petites parties, tandis que l’on ignore si dans les animaux
l’on retrouve, non-seulement ces petites parties, mais même les plus
grandes; on attribue certaines fonctions à de certains organes, sans être
informé si dans d’autres êtres, quoique privés de ces organes, les mêmes
fonctions ne s’exercent pas; en sorte que dans toutes ces explications qu’on
ci. Voyez à ce sujet le Discours de Sténon.
1. Ces parties (les tubercules quadrijumeaux ) méritaient un nom. On a seulement eu tort
de leur en donner un ridicule.
2. La voûte est un repli de substance médullaire ou nerveuse, et non un espace vide. Les
espaces rides sont les ventricules.
3. Les Mémoires de Perrault et de Duverney sur Y anatomie des animaux. C'est par ces
Mémoires que commence Yanatomie comparée moderne.
LES ANIMAUX CARNASSIERS.
565
a voulu donner des différentes parties de l’économie animale on a eu le
double désavantage d’avoir d’abord attaqué le sujet le plus compliqué, et
ensuite d’avoir raisonné sur ce même sujet sans fondement de relation et
sans le secours de l’analogie.
Nous avons suivi partout, dans le cours de cet ouvrage, une méthode
très-différente : comparant toujours la nature avec elle-même, nous l’avons
considérée dans ses rapports, dans ses opposés, dans ses extrêmes; et pour
ne citer ici que les parties relatives à l’économie animale, que nous avons
eu occasion de traiter, comme la génération, les sens, le mouvement, le
sentiment, la nature des animaux, il sera aisé de reconnaître qu’après le
travail, quelquefois long, mais toujours nécessaire, pour écarter les fausses
idées, détruire les préjugés, séparer l’arbitraire du réel de la chose, le
seul art que nous ayons employé est la comparaison 1 : si nous avons réussi
à répandre quelque lumière sur ces sujets, il faut moins l’attribuer au
génie qu’à cette méthode que nous avons suivie constamment, et que nous
avons rendue aussi générale, aussi étendue que nos connaissances nous
l’ont permis. Et comme tous les jours nous en acquérons de nouvelles par
l’examen et la dissection des parties intérieures des animaux , et que pour
bien raisonner sur l’économie animale , il faut avoir vu de cette façon au
moins tous les genres d’animaux différents, nous ne nous presserons pas
de donner des idées générales avant d’avoir présenté les résultats parti-
culiers.
Nous nous contenterons de rappeler certains faits qui, quoique dépen-
dants de la théorie du sentiment et de l’appétit, sur laquelle nous ne vou-
lons pas, quant à présent, nous étendre davantage, suffiront cependant
seuls pour prouver que l’homme, dans l’état de nature, ne s’est jamais
borné à vivre d’herbes, de graines ou de fruits, et qu’il a dans tous les
temps, aussi bien que la plupart des animaux , cherché à se nourrir de
chair.
La diète pythagorique , préconisée par des philosophes anciens et nou-
veaux, recommandée même par quelques médecins, n’a jamais été indi-
quée par la nature. Dans le premier âge, au siècle d’or, l’homme,
innocent comme la colombe, mangeait du gland, buvait de l’eau; trouvant
paitout sa subsistance, il était sans inquiétude, vivait indépendant, tou-
jours en paix avec lui-même, avec les animaux ; mais, dès qu’oubliant sa
noblesse, il sacrifia sa liberté pour se réunir aux autres, la guerre, l’âge
i
i
1. La comparaison. Perrault et Duverney n’avaient fait que des anatomies individuelles :
ils étudient, ils décrivent chaque animal, pris à part, et sans le comparer aux autres. Dau-
benton (et non pas Buffon) a commencé les anatomies comparatives ; il étudie la chèvre à côté
de la brebis, le lion à côté du tigre, etc.; il compare les espèces. Vicq-d’Azyr et Cuvier ont
comparé les organes : le cerveau au cerveau, le cœur au cœur, etc., dans toute la série des
espèces; et ceci est le véritable ordre de comparaison , en anatomie. (Voyez mon Histoire les
travaux de Cuvier. )
LES ANIMAUX CARNASSIERS.
566
de fer, prirent la place de l’or et de la paix; la cruauté, le goût de la chair
et du sang furent les premiers fruits d’une nature dépravée, que les mœurs
et les arts achevèrent de corrompre.
Yoilà ce que dans tous les temps certains philosophes austères, sauvages
par tempérament, ont reproché à l’homme en société : rehaussant leur
orgueil individuel par l’humiliation de l’espèce entière, ils ont exposé ce
tableau, qui ne vaut que par le contraste, et peut-être parce qu’il est bon
de présenter quelquefois aux hommes des chimères de bonheur.
Cet état idéal d’innocence, de haute tempérance, d’abstinence entière de
Sa chair, de tranquillité parfaite, de paix profonde, a-t-il jamais existé?
ri’est-ce pas un apologue, une fable, où l’on emploie l’homme comme un
animal pour nous donner des leçons ou des exemples? peut-on même sup-
poser qu’il y eût des vertus avant la société 1 ? peut-on dire de bonne foi
que cet état sauvage mérite nos regrets, que l’homme animal farouche fut
plus digne que l’homme citoyen civilisé? Oui, car tous les malheurs vien-
nent de la société; et qu’importe qu’il y eût des vertus dans l’état de
nature , s'il y avait du bonheur, si l’homme dans cet état était seulement
moins malheureux qu’il ne l’est? la liberté, la santé, la force, ne sont-elles
pas préférables à la mollesse , à la sensualité, à la volupté même, accom-
pagnées de l’esclavage? La privation des peines vaut bien l’usage des
plaisirs; et, pour être heureux, que faut-il, sinon de ne rien désirer?
Si cela est, disons en même temps qu’il est plus doux de végéter que de
vivre, de ne rien appéter que de satisfaire son appétit, de dormir d’un
sommeil apathique que d’ouvrir les yeux pour voir et pour sentir; consen-
tons à laisser notre âme dans l’engourdissement, notre esprit dans les
ténèbres, à ne nous jamais servir ni de l’une ni de l’autre, à nous mettre
au-dessous des animaux , à n’être enfin que des masses de matière brute
attachées à la terre.
Mais, au lieu de disputer, discutons; après avoir dit des raisons, don-
nons des faits. Nous avons sous les yeux, non l’état idéal, mais l’état réel
de nature : le sauvage habitant les déserts est-il un animal tranquille?
est-il un homme heureux? Car nous ne supposerons pas avec un philo-
sophe, l’un des plus fiers censeurs de notre humanité a, qu’il y a une plus
grande distance de l’homme en pure nature au sauvage que du sauvage à
nous , que les âges qui se sont écoulés avant l’invention de l’art de la
parole ont été bien plus longs que les siècles qu’il a fallu pour perfection-
ner les signes et les langues, parce qu’il me paraît que, lorsqu’on veut
raisonner sur des faits, il faut éloigner les suppositions et se faire une loi
a. M. Rousseau.
1. Tout ceci est très-sensé; et le Buffon de cette page réfute admirablement le Buffon de la
page 201 : « Peut-être verrait-on clairement que la vertu appartient à l’homme sauvage plus
qu’à l’homme civilisé, etc. , etc. »
LES ANIMAUX CARNASSIERS.
567
de n’y remonter qu’après avoir épuisé tout ce que la nature nous offre.
Or nous voyons qu’on descend par degrés assez insensibles des nations les
plus éclairées, les plus polies, à des peuples moins industrieux; de ceux-ci
à d’autres plus grossiers, mais encore soumis à des rois, à des lois; de ces
hommes grossiers aux sauvages, qui ne se ressemblent pas tous, mais
chez lesquels on trouve autant de nuances différentes que parmi les peuples
policés; que les uns forment des nations assez nombreuses soumises à des
chefs; que d’autres, en plus petite société, ne sont soumis qu’à des usages;
qu’enfin les plus solitaires, les plus indépendants, ne laissent pas de for-
mer des familles et d’être soumis à leurs pères. Un empire, un monarque,
une famille, un père, voilà les deux extrêmes de la société : ces extrêmes
sont aussi les limites de la nature ; si elles s’étendaient au delà, n’aurait-on
pas trouvé, en parcourant toutes les solitudes du globe, des animaux
humains privés de la parole, sourds à la voix comme aux signes, les
mâles et les femelles dispersés, les petits abandonnés, etc.? Je dis même
qu’à moins de prétendre que la constitution du corps humain fût toute
différente de ce qu’elle est aujourd’hui, et que son accroissement fût bien
plus prompt, il n’est pas possible de soutenir que l’homme ait jamais existé
sans former des familles, puisque les enfants périraient s’ils n’étaient
secourus et soignés pendant plusieurs années; au lieu que les animaux
nouveau-nés n’ont besoin de leur mère que pendant quelques mois. Cette
nécessité physique suffit donc seule pour démontrer que l’espèce humaine
n’a pu durer et se multiplier qu’à la faveur de la société; que l’union des
pères et mères aux enfants est naturelle puisqu’elle est nécessaire. Or cette
union ne peut manquer de produire un attachement respectif et durable
entre les parents et l’enfant , et cela seul suffit encore pour qu’ils s’accou-
tument entre eux à des gestes, à des signes, à des sons, en un mot à
toutes les expressions du sentiment et du besoin; ce qui est aussi prouvé
par le fait, puisque les sauvages les plus solitaires ont, comme les autres
hommes, l’usage des signes et de la parole.
Ainsi l’état de pure nature est un état connu ; c’est le sauvage vivant
dans le désert, mais vivant en famille, connaissant ses enfants, connu d’eux,
usant de la parole et se faisant entendre. La fille sauvage ramassée dans
les bois de Champagne, l’homme trouvé dans les forêts de Hanovre l, ne
prouvent pas le contraire; ils avaient vécu dans une solitude absolue, ils
ne pouvaient donc avoir aucune idée de société , aucun usage des signes
ou de la parole; mais s’ils se fussent seulement rencontrés, la pente de
nature les aurait entraînés, le plaisir les aurait réunis; attachés l’un à
l’autre, ils se seraient bientôt entendus; ils auraient d’abord parlé la
langue de l’amour entre eux, et ensuite celle de la tendresse entre eux et
1, Voyez la note 1 de la page 201.
5G8
LES ANIMAUX CARNASSIERS.
leurs enfants; et d’ailleurs ces deux sauvages étaient issus d’hommes en
société et avaient sans doute été abandonnés dans les bois, non pas dans
le premier âge, car ils auraient péri, mais à quatre, cinq ou six ans, à
l'âge, en un mot, auquel ils étaient déjà assez forts de corps pour se pro-
curer leur subsistance, et encore trop faibles de tête pour conserver les
idées qu'on leur avait communiquées.
Examinons donc cet homme en pure nature, c’est-à-dire ce sauvage en
famille. Pour peu qu’elle prospère, il sera bientôt le chef d’une société
plus nombreuse, dont tous les membres auront les mêmes manières, sui-
vront les mêmes usages et parleront la même langue; à la troisième, ou
tout au plus tard à la quatrième génération, il y aura de nouvelles familles
qui pourront demeurer séparées, mais qui, toujours réunies par les liens
communs des usages et du langage , formeront une petite nation , laquelle,
s’augmentant avec le temps, pourra, suivant les circonstances, ou devenir
un peuple ou demeurer dans un état semblable à celui des nations sau-
vages que nous connaissons. Cela dépendra surtout de la proximité ou de
l’éloignement où ces hommes nouveaux se trouveront des hommes policés :
si sous un climat doux, dans un terrain abondant, ils peuvent en liberté
occuper un espace considérable au delà duquel ils ne rencontrent que des
solitudes ou des hommes tout aussi neufs qu’eux, ils demeureront sau-
vages et deviendront, suivant d’autres circonstances, ennemis ou amis de
leurs voisins; mais lorsque sous un ciel dur, dans une terre ingrate, ils se
trouveront gênés entre eux par le nombre et serrés par l’espace, ils feront
des colonies ou des irruptions, ils se répandront, ils se confondront avec
les autres peuples dont ils seront devenus les conquérants ou les esclaves.
Ainsi l’homme , en tout état , dans toutes les situations et sous tous les cli-
mats, tend également à la société; c’est un effet constant d’une cause
nécessaire, puisqu’elle tient à l’essence même de l’espèce, c’est-à-dire à sa
propagation.
Voilà pour la société : elle est, comme l’on voit, fondée sur la nature.
Examinant de même quels sont les appétits, quel est le goût de nos sau-
vages, nous trouverons qu’aucun ne vit uniquement de fruits, d’herbes ou
de graines, que tous préfèrent la chair et le poisson aux autres aliments,
que l’eau pure leur déplaît, et qu’ils cherchent les moyens de faire eux-
mêmes ou de se procurer d’ailleurs une boisson moins insipide. Les sau-
vages du Midi boivent l’eau du palmier ; ceux du Nord avalent à longs traits
l’huile dégoûtante de la baleine; d’autres font des boissons fermentées, et
tous en général ont le goût le plus décidé, la passion la plus vive pour les
liqueurs fortes. Leur industrie, dictée par les besoins de première néces-
sité, excitée par leurs appétits naturels, se réduit à faire des instruments
pour la chasse et pour la pêche. Un arc, des flèches, une massue, des fdets,
un canot, voilà le sublime de leurs arts, qui tous n’ont pour objet que les
LES ANIMAUX CARNASSIERS.
569
moyens de se procurer une subsistance convenable à leur goût. Et ce qui
convient à leur goût convient à la nature; car, comme nous l’avons déjà
dit a, l’homme ne pourrait pas se nourrir d’herbe seule l, il périrait d’ina-
nition s’il ne prenait des aliments plus substantiels; n’ayant qu’un estomac
et des intestins courts, il ne peut pas, comme le bœuf qui a quatre esto-
macs et des boyaux très-longs, prendre à la fois un grand volume de cette
maigre nourriture, ce qui serait cependant absolument nécessaire pour
compenser la qualité par la quantité. Il en est à peu près de même des fruits
et des graines, elles ne lui suffiraient pas, il en faudrait encore un trop
grand volume pour fournir la quantité de molécules organiques néces-
saire à la nutrition ; et quoique le pain soit fait de ce qu’il y a de plus pur
dans le blé, que le blé même et nos autres grains et légumes, ayant été per-
fectionnés par l’art, soient plus substantiels et plus nourrissants que les
graines qui n’ont que leurs qualités naturelles, l’homme, réduit au pain
et aux légumes pour toute nourriture, traînerait à peine une vie faible et
languissante.
Yoyez ces pieux solitaires qui s’abstiennent de tout ce qui a eu vie, qui,
par de saints motifs, renoncent aux dons du Créateur, se privent de la
parole, fuient la société, s’enferment dans des murs sacrés contre lesquels
se brise la nature : confinés dans ces asiles, ou plutôt dans ces tombeaux
vivants où l’on ne respire que la mort, le visage mortifié, les yeux éteints,
ils ne jettent autour d’eux que des regards languissants, leur vie semble ne
se soutenir que par efforts ; ils prennent leur nourriture sans que le besoin
cesse ; quoique soutenus par leur ferveur (car l’état de la tête fait à celui
du corps) ils ne résistent que pendant peu d’années à cette abstinence
cruelle; ils vivent moins qu’ils ne meurent chaque jour par une mort
anticipée, et ne s’éteignent pas en finissant de vivre, mais en achevant
de mourir.
Ainsi l’abstinence de toute chair, loin de convenir à la nature, ne peut
que la détruire : si l’homme y était réduit, il ne pourrait, du moins dans
ces climats, ni subsister, ni se multiplier. Peut-être cette diète serait pos-
sible dans les pays méridionaux, où les fruits sont plus cuits, les plantes
plus substantielles, les racines plus succulentes, les graines plus nourries;
cependant les brachmanes font plutôt une secte qu’un peuple, et leur
religion, quoique très-ancienne, ne s’est guère étendue au delà de leurs
écoles, et jamais au delà de leur climat.
a. Voyez l’article du bœuf.
1. « L’homme parait fait pour se nourrir principalement de fruits , de racines et d’autres
« parties succulentes des végétaux.; mais une fois qu’il a possédé le feu, et que ses arts
« l’ont aidé à saisir ou à tuer de loin les animaux , tous les êtres vivants ont pu servir à sa
« nourriture, ce qui lui a donné les moyens de multiplier infiniment son espèce. » ( Cuvier :
Règne animal, t. I , p. 73. )
570
LES ANIMAUX CARNASSIERS.
Cette religion, fondée sur la métaphysique, est un exemple frappant du
sort des opinions humaines. On ne peut pas douter, en ramassant les débris
qui nous restent, que les sciences n’aient été très-anciennement cultivées
et. perfectionnées peut-être au delà de ce qu’elles le sont aujourd’hui. On a
su avant nous que tous les êtres animés contenaient des molécules indes-
tructibles, toujours vivantes , et qui passaient de corps en corps. Cette
vérité, adoptée par les philosophes et ensuite par un grand nombre d’hom-
mes, ne conserva sa pureté que pendant les siècles de lumière : une révo-
lution de ténèbres ayant succédé, on ne se souvint des molécules orga-
niques vivantes que pour imaginer que ce qu’il y avait de vivant dans
l’animal était apparemment un tout indestructible qui se séparait du corps
après la mort. On appela ce tout idéal une âme, qu’on regarda bientôt
comme un être réellement existant dans tous les animaux ; et joignant à cet
être fantastique l’idée réelle, mais défigurée, du passage des molécules
vivantes, on ditqu’après la mort cette âme 1 passait successivement et per-
pétuellement de corps en corps. On n’excepta pas l’homme; on joignit
bientôt le moral au métaphysique ; on ne douta pas que cet être survivant
ne conservât, dans sa transmigration, ses sentiments , ses affections, ses
désirs : les têtes faibles frémirent ! Quelle horreur en effet pour cette âme,
lorsqu’au sortir d’un domicile agréable, il fallait aller habiter le corps
infect d’un animal immonde ! On eut d’autres frayeurs ( chaque crainte
produit sa superstition), on eut peur, en tuant un animal, d’égorger sa maî-
tresse ou son père ; on respecta toutes les bêtes, on les regarda comme son
prochain ; on dit enfin qu’il fallait, par amour, par devoir, s’abstenir de
tout ce qui avait eu vie. Voilà l’origine et le progrès de cette religion, la
plus ancienne du continent des Indes, origine qui indique assez que la vérité
livrée à la multitude est bientôt défigurée; qu’une opinion philosophique
11e devient opinion populaire qu’après avoir changé de forme; mais qu’au
moyen de cette préparation elle peut devenir une religion d’autant mieux
fondée, que le préjugé sera plus général, et d’autant plus respectée, qu’ayant
pour base des vérités mal entendues, elle sera nécessairement environnée
d’obscurités, et par conséquent paraîtra mystérieuse, auguste, incompré-
hensible; qu’ensuite, la crainte se mêlant au respect, cette religion dégé-
nérera en superstitions, en pratiques ridicules, lesquelles cependant pren-
dront racine , produiront des usages qui seront d'abord scrupuleusement
suivis, mais qui, s’altérant peu à peu, changeront tellement avec le temps,
que l’opinion même dont ils ont pris naissance ne se conservera plus que
par de fausses traditions, par des proverbes, et finira par des contes pué-
rils et des absurdités ; d’où l’on doit conclure que toute religion fondée
sur des opinions humaines est fausse et variable, et qu’il n’a jamais appar-
1. Voilà donc les molécules organiques devenues Y âme des brahmanes, et Buffon charmé
de retrouver, ou plutôt de fourrer ces molécules , jusque dans la religion des Indes.
LES ANIMAUX CARNASSIERS.
571
tenu qu’à Dieu de nous donner la vraie religion, qui, ne dépendant pas de
nos opinions, est inaltérable, constante, et sera toujours la même.
Mais revenons à notre sujet. L’abstinence entière de la chair ne peut
qu’affaiblir la nature. L’homme, pour se bien porter, a non -seulement
besoin d’user de cette nourriture solide, mais même de la varier. S’il veut
acquérir une vigueur complète, il faut qu’il choisisse ce qui lui convient
le mieux; et comme il ne peut se maintenir dans un état actif qu’en se pro-
curant des sensations nouvelles, il faut qu’il donne à ses sens toute leur
étendue, qu’il se permette la variété des mets comme celle des autres ob-
jets, et qu’il prévienne le dégoût qu’occasionne l’uniformité de nourriture ,
mais qu’il évite les excès, qui sont encore plus nuisibles que l’abstinence.
Les animaux qui n’ont qu’un estomac et les intestins courts sont forcés,
comme l’homme, à se nourrir de chair. On s’assurera de ce rapport et de
cette vérité en comparant le volume relatif du canal intestinal dans les
animaux carnassiers et dans ceux qui ne vivent que d’herbes : on trouvera
toujours que cette différence dans leur manière de vivre dépend de leur
conformation, et qu’ils prennent une nourriture plus ou moins solide,
relativement à la capacité plus ou moins grande du magasin qui doit la
recevoir.
Cependant il n’en faut pas conclure que les animaux qui ne vivent que
d’herbes soient, par nécessité physique, réduits à cette seule nourriture,
comme les animaux carnassiers sont, par cette même nécessité , forcés à se
nourrir de chair; nous disons seulement que ceux qui ont plusieurs esto-
macs , ou des boyaux très-amples , peuvent se passer de cet aliment sub-
stantiel et nécessaire aux autres; mais nous ne disons pas qu’ils ne pussent
en user, et que si la nature leur eût donné des armes, non-seulement pour
se défendre, mais pour attaquer et pour saisir, ils n’en eussent fait usage
et ne se fussent bientôt accoutumés à la chair et au sang , puisque nous
voyons que les moutons, les veaux, les chèvres, les chevaux, mangent avi-
dement le lait, les œufs, qui sont des nourritures animales, et que, sans
être aidés de l’habitude, ils ne refusent pas la viande hachée et assaisonnée
de sel. On pourrait donc dire que le goût pour la chair et pour les autres
nourritures solides est l’appétit général de tous les animaux , qui s’exerce
avec plus ou moins de véhémence ou de modération, selon la conformation
particulière de chaque animal, puisqu’à prendre la nature entière, ce même
appétit se trouve non-seulement dans l’homme et dans les animaux qua-
drupèdes, mais aussi dans les oiseaux, dans les poissons, dans les insectes
et dans les vers, auxquels en particulier il semble que toute chair ait été
ultérieurement destinée.
La nutrition, dans tous les animaux, se fait par les molécules organiques,
qui, séparées du marc de la nourriture au moyen de la digestion, se mêlent
avec le sang et s’assimilent à toutes les parties du corps. Mais indépendam-
672
LES ANIMAUX CARNASSIERS.
ment de ce grand effet, qui paraît être le principal but de la nature, et qui
est proportionnel à la qualité des aliments, ils en produisent un autre qui
ne dépend que de leur quantité, c’est-à-dire, de leur masse et de leur
volume. L’estomac et les boyaux sont des membranes souples qui forment
au dedans du corps une capacité très-considérable; ces membranes, pour
se soutenir dans leur état de tension, et pour contre-balancer les forces des
autres parties qui les avoisinent, ont besoin d’être toujours remplies en
partie : si , faute de prendre de la nourriture, cette grande capacité se
trouve entièrement vide, les membranes, n’étant plus soutenues au dedans,
s’affaissent, se rapprochent , se collent l’une contre l’autre, et c’est ce qui
produit l’affaissement et la faiblesse , qui sont les premiers symptômes de
l’extrême besoin. Les aliments, avant de servir à la nutrition du corps, lui
servent donc de lest ; leur présence, leur volume, est nécessaire pour main-
tenir l’équilibre entre les parties intérieures qui agissent et réagissent toutes
les unes contre les autres. Lorsqu’on meurt par la faim, c’est donc moins
parce que le corps n’est pas nourri, que parce qu’il n’est plus lesté; aussi
les animaux, surtout les plus gourmands, les plus voraces, lorsqu’ils sont
pressés par le besoin, ou seulement avertis par la défaillance qu’occasionne
le vide intérieur, ne cherchent qu’à le remplir, et avalent de la terre 1 et des
pierres : nous avons trouvé de la glaise dans l’estomac d’un loup ; j’ai vu
des cochons en manger; la plupart des oiseaux avalent des cailloux’2, etc.
Et ce n’est point par goût, mais par nécessité, et parce que le plus pressant
n'est pas de rafraîchir le sang par un chyle nouveau , mais de maintenir
l’équilibre des forces dans les grandes parties de la machine animale.
LE LOUP. *
Le loup est l’un de ces animaux dont l’appétit pour la chair est le plus
véhément; et quoique avec ce goût il ait reçu de la nature les moyens de
le satisfaire, qu’elle lui ait donné des armes , de la ruse, de l’agilité, de la
force, tout ce qui est nécessaire en un mot pour trouver, attaquer, vaincre,
saisir et dévorer sa proie, cependant il meurt souvent de faim, parce que
l’homme lui ayant déclaré la guerre, l’ayant même proscrit en mettant sa
1. Voyez, dans les Tableaux de la nature de M. de Humboldt, t. I, p. 223 , une note sur
les Otomaques , peuples des bords de YOrénoque , qui, dit M. de Humboldt, dévorent , en
certains temps, des quantités énormes de terre. Cette terre, que mangent les Otomaques ,
est une glaise onctueuse et grasse.
2. Les oiseaux granivores avalent de petites pierres non pour se nourrir, mais pour aug-
menter la force triturante de leur estomac musculeux , ou gésier.
* Canis lupus (Linn. ). — Ordre des Carnassiers; famille des Carnivores ; tribu des Digi-
tigrades ; genre Chien ( Cuv. ).
N0 54
’ •tuarcyc r. d&S Noyers. 3i .
--3* art.
LE LOUP.
573
tête à prix, le force à fuir, à demeurer dans les bois, où il ne trouve que
quelques animaux sauvages qui lui échappent par la vitesse de leur course,
et qu’il ne peut surprendre que par hasard ou par patience, en les atten-
dant longtemps, et souvent en vain, dans les endroits où ils doivent passer
Il est naturellement grossier et poltron, mais il devient ingénieux par besoin,
et hardi par nécessité; pressé par la famine, il brave le danger, vient atta-
quer les animaux qui sont sous la garde de l’homme, ceux surtout qu’il
peut emporter aisément, comme les agneaux, les petits chiens, les che-
vreaux; et lorsque cette maraude lui réussit, il revient souvent à la charge,
jusqu’à ce qu’ayant été blessé ou chassé et maltraité par les hommes et les
chiens , il se recèle pendant le jour dans son fort, n’en sort que la nuit,
parcourt la campagne, rode autour des habitations, ravit les animaux aban-
donnés, vient attaquer les bergeries, gratte et creuse la terre sous les portes,
entre furieux , met tout à mort avant de choisir et d’emporter sa proie.
Lorsque ces courses ne lui produisent rien , il retourne au fond des bois,
se met en quête, cherche, suit à la piste, chasse, poursuit les animaux sau-
vages dans l’espérance qu’un autre loup pourra les arrêter, les saisir dans
leur fuite, et qu’ils en partageront la dépouille. Enfin, lorsque le besoin est
extrême, il s’expose à tout, attaque les femmes et les enfants, se jette même
quelquefois sur les hommes , devient furieux par ces excès , qui finissent
ordinairement par la rage et la mort.
Le loup, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur, ressemble si fort au chien,
qu’il paraît être modelé sur la même forme; cependant il n’offre tout au
plus que le revers de l’empreinte, et ne présente les mêmes caractères que
sous une face entièrement opposée : si la forme est semblable , ce qui en
résulte est bien contraire ; le naturel est si différent que, non-seulement ils
sont incompatibles, mais antipathiques par nature, ennemis par instinct.
Un jeune chien frissonne au premier aspect du loup , il fuit à l’odeur seule,
qui quoique nouvelle, inconnue, lui répugne si fort, qu’il vient en trem-
blant se ranger entre les jambes de son maître : un mâtin qui connaît ses
forces se hérisse, s’indigne, l’attaque avec courage, tâche de le mettre en
fuite, et fait tous ses efforts pour se délivrer d’une présence qui lui est
odieuse; jamais ils ne se rencontrent sans se fuir ou sans combattre, et
combattre à outrance, jusqu’à ce que la mort suive. Si le loup est le plus
fort, il déchire, il dévore sa proie; le chien au contraire, plus généreux,
se contente de la victoire, et ne trouve pas que le corps d’un ennemi mort
seule bon; il l’abandonne pour servir de pâture aux corbeaux, et même
aux autres loups; car ils s’entre-dévorent, et lorsqu’un loup est griève-
ment blessé, les autres le suivent au sang , et s’attroupent pour l’a-
chever.
Le chien, même sauvage, n’est pas d’un naturel farouche; il s’appri-
voise aisément , s’attache et demeure fidèle à son maître. Le loup, pris jeune.
574
LE LOUP.
se prive, mais ne s’attache point, la nature est plus forte que l’éducation;
iï reprend avec l’âge son caractère féroce, et retourne, dès qu’il le peut, à
son état sauvage. Les chiens, même les plus grossiers , cherchent la com-
pagnie des autres animaux ; ils sont naturellement portés à les suivre, à les
accompagner, et c’est par instinct seul et non par éducation qu’ils savent
conduire et garder les troupeaux. Le loup est, au contraire, l’ennemi de
toute société 1 , il ne fait pas même compagnie à ceux de son espèce ; lors-
qu’on les voit plusieurs ensemble, ce n’est point une société de paix, c'est
un attroupement de guerre, qui se fait à grand bruit avec des hurlements
affreux, et qui dénote un projet d’attaquer quelque gros animal , comme
un cerf, un bœuf, ou de se défaire de quelque redoutable mâtin. Dès que
leur expédition militaire est consommée , ils se séparent et retournent en
silence à leur solitude. Il n’y a pas même une grande habitude entre le
mâle et la femelle ; ils ne se cherchent qu’une fois par an, et ne demeurent
que peu de temps ensemble. C’est en hiver que les louves deviennent en
chaleur : plusieurs mâles suivent la même femelle, et cet attroupement est
encore plus sanguinaire que le premier; car ils se la disputent cruellement,
ils grondent, ils frémissent, ils se battent, ils se déchirent, et il arrive sou-
vent qu’ils mettent en pièces celui d’entre eux qu’elle a préféré. Ordinaire-
ment elle fuit longtemps, lasse tous ses aspirants, et se dérobe, pendant
qu’ils dorment, avec le plus alerte ou le mieux aimé.
La chaleur ne dure que douze ou quinze jours, et commence par les plus
vieilles louves; celle des plus jeunes n’arrive que plus tard. Les mâles n’ont
point de rut marqué, ils pourrraient s’accoupler en tout temps; ils passent
successivement de femelles en femelles à mesure qu’elles deviennent en état
de les recevoir; ils ont des vieilles à la fin de décembre, et finissent par les
jeunes au mois de février et au commencement de mars. Le temps de la
gestation est d’environ trois mois et demi ®, et l’on trouve des louveteaux
nouveau-nés depuis la fin d’avril jusqu’au mois de juillet. Cette différence
dans la durée de la gestation entre les louves, qui portent plus de cent
jours2, et les chiennes, qui n’en portent guère plus de soixante, prouve que
le loup et le chien , déjà si différents par le naturel , le sont aussi par le
tempérament et par l’un des principaux résultats des fonctions de l’écono-
mie animale. Aussi le loup et le chien n’ont jamais été pris pour le même
animal que parles nomencla leurs en histoire naturelle qui, ne connaissant
la nature que superficiellement, ne la considèrent jamais pour lui donner
0. Voyez le Nouveau traité de Vénerie. Paris, 1750, pages 75 et 76.
1. Buflbn caractérise très-bien ici le naturel du chien, animal essentiellement sociable , et
celui du loup, « ennemi de toute société. » Aussi le chien est-il devenu domestique et non le loup.
( Voyez la note de la page 367. )
2. La louve porte de soixante à soixante-quatre jours? comme la chienne : aussi produit-elle
avec le chien.
LE LOUP.
575
toute son étendue, mais seulement pour la resserrer et la réduire à leur
méthode, toujours fautive, et souvent démentie par les faits. Le chien et
la louve ne peuvent ni s’accoupler a, ni produire ensemble 1 ; il n’y a pas de
races intermédiaires entre eux; ils sont d’un naturel tout opposé, d’un
tempérament différent; le loup vit plus longtemps que le chien, les louves
ne portent qu’une fois par an, les chiennes portent deux ou trois fois2. Ces
différences si marquées sont plus que suffisantes pour démontrer que ces
animaux sont d’espèces assez éloignées : d’ailleurs, en y regardant de près,
on reconnaît aisément que, même à l’extérieur, le loup diffère du chien par
des caractères essentiels et constants. L’aspect de la tête est différent, la
forme des os l’est aussi ; le loup a la cavité de l’œil obliquement posée,
l’orbite inclinée, les yeux étincelants3, brillants pendant la nuit; il a le hur-
lement au lieu de l’aboiement, les mouvements différents, la démarche
plus égale, plus uniforme, quoique plus prompte et plus précipitée, le corps
beaucoup plus fort et bien moins souple 6, les membres plus fermes, les
mâchoires et les dents plus grosses, le poil plus rude et plus fourré.
Mais ces animaux se ressemblent beaucoup par la conformation des par-
ties intérieures. Les loups s’accouplent comme les chiens; ils ont comme
eux la verge osseuse environnée d’un bourlet qui se gonfle et les empêche
de se séparer. Lorsque les louves sont prêtes à mettre bas, elles cherchent
au fond du bois un fort, un endroit bien fourré, au milieu duquel elles
aplanissent un espace assez considérable en coupant, en arrachant les
épines avec les dents; elles y apportent ensuite une grande quantité de
mousse, et préparent un lit commode pour leurs petits; elles en font ordi-
nairement cinq ou six, quelquefois sept, huit et même neuf, et jamais
moins de trois; ils naissent les yeux fermés comme les chiens; la mère les
allaite pendant quelques semaines et leur apprend bientôt à manger de la
chair qu’elle leur prépare en la mâchant. Quelque temps après elle leur
apporte des mulots, des levrauts, des perdrix, des volailles vivantes; les
louveteaux commencent par jouer avec elles et finissent par les étrangler;
la louve ensuite les déplume, les écorche, les déchire et en donne une part
à chacun. Ils ne sortent du fort où ils ont pris naissance qu’au bout de six
semaines ou deux mois; ils suivent alors leur mère, qui les mène boire
a. Voyez à l’article du chien les expériences que j’ai faites à ce sujet.
b. Aristote a dit mal à propos que le loup avait dans le cou un seul os continu ; le loup a,
comme le chien et comme les autres animaux quadrupèdes, plusieurs vertèbres dans le cou,
et il peut le fléchir et le plier de la même façon : on trouve seulement quelquefois une des
vertèbres lombaires adhérente à la vertèbre voisine.
1. Voyez la note 1 de la page 488.
2. C’est que le chien est devenu un animal domestique. La domesticité augmente beaucoup
la fécondité.
3. Voyez la note 1 de la page 501. — Voyez aussi, dans la Bibliothèque britannique, t. XLVe,
p. 196, un article de M. Bénédict Prévost, sur le brillant des yeux du chat et de quelques
autres animaux.
576
LE LOUP.
dans quelque tronc d’arbre ou à quelque mare voisine; elle les ramène au
gîte ou les oblige à se recéler ailleurs, lorsqu’elle craint quelque danger. Ils
la suivent ainsi pendant plusieurs mois. Quand on les attaque elle les
défend de toutes ses forces, et même avec fureur, quoique dans les autres
temps elle soit, comme toutes les femelles, plus timide que le mâle; lors-
qu’elle a des petits, elle devient intrépide , semble ne rien craindre pour
elle, et s’expose à tout pour les sauver : aussi ne l’abandonnent-ils que
quand leur éducation est faite, quand ils se sentent assez forts pour n’avoir
plus besoin de secours; c’est ordinairement à dix mois ou un an, lorsqu’ils
ont refait leurs premières dents, qui tombent à six mois a, et lorsqu’ils ont
acquis de la force, des armes et des talents pour la rapine.
Les mâles et les femelles sont en état d’engendrer à l’âge d’environ deux
ans. Il est à croire que les femelles, comme dans presque toutes les autres
espèces, sont à cet égard plus précoces que les mâles : ce qu’il y a de sûr,
c’est qu’elles ne deviennent en chaleur tout au plus tôt qu’au second hiver
de leur vie, ce qui suppose dix-huit ou vingt mois d’âge, et qu’une louve
que j’ai fait élever n’est entrée en chaleur qu’au troisième hiver, c’est-à-
dire à plus de deux ans et demi. Les chasseurs h assurent que dans toutes
les portées il y a plus de mâles que de femelles; cela confirme cette obser-
vation qui paraît générale, du moins dans ces climats, que dans toutes les
espèces, à commencer par celle de l’homme, la nature produit plus de
mâles que de femelles. Ils disent aussi qu’il y a des loups qui dès le temps
de la chaleur s’attachent à leur femelle, l’accompagnent toujours jusqu’à
ce qu’elle soit sur le point de mettre bas; qu’alors elle se dérobe, cache
soigneusement ses petits de peur que leur père ne les dévore en naissant;
mais que, lorsqu’ils sont nés, il prend de l’affection pour eux, leur apporte
à manger, et que si la mère vient à manquer il la remplace et en prend
.soin comme elle. Je ne puis assurer ces faits, qui me paraissent même un
peu contradictoires. Ces animaux, qui sont deux ou trois ans à croître,
vivent quinze ou vingt ans; ce qui s’accorde encore avec ce que nous
avons observé sur beaucoup d’autres espèces , dans lesquelles le temps de
l’accroissement fait la septième partie de la durée totale de la vie. Les
loups blanchissent dans la vieillesse; ils ont alors toutes les dents usées.
Ils dorment lorsqu’ils sont rassasiés ou fatigués, mais plus le jour que la
nuit, et toujours d’un sommeil léger; ils boivent fréquemment, et dans les
temps de sécheresse, lorsqu’il n’y a point d’eau dans les ornières ou dan*
les vieux troncs d’arbres, ils viennent plus d’une fois par jour aux mare?
et aux ruisseaux. Quoique très-voraces ils supportent aisément la diète; ils
peuvent passer quatre ou cinq jours sans manger, pourvu qu’ils ne man-
quent pas d’eau.
a. Voyez la Vénerie de du Fouilloux. Paris, 1613, p. 100, verso.
*). Voyez le Nouveau traité de la Vénerie , p. 276.
LE LOUP.
577
Le loup a beaucoup de force, surtout dans les parties antérieures du
corps, dans les muscles du cou et de la mâchoire. Il porte avec sa gueule
un mouton sans le laisser toucher à terre, et court en même temps plus
vite que les bergers ; en sorte qu’il n’y a que les chiens qui puissent l’at-
teindre et lui faire lâcher prise. Il mord cruellement, et toujours avec d’au-
tant plus d’acharnement qu’on lui résiste moins; car il prend des précau-
tions avec les animaux qui peuvent se défendre. Il craint pour lui et ne se
bat que par nécessité, et jamais par un mouvement de courage : lorsqu’on
le tire et que la balle lui casse quelque membre il crie , et cependant lors-
qn’on l’achève à coups de bâton il ne se plaint pas comme le chien; il est
plus dur, moins sensible, plus robuste; il marche, court, rôde des jours
entiers et des nuits; il est infatigable, et c’est peut-être de tous les ani-
maux le plus difficile à forcer à la course. Le chien est doux et courageux ;
le loup, quoique féroce, est timide. Lorsqu’il tombe dans un piège, il est si
fort et si longtemps épouvanté qu’on peut ou le tuer sans qu’il se défende,
ou le prendre vivant sans qu’il résiste; on peut lui mettre un collier, l’en-
chaîner, le museler, le conduire ensuite partout où l’on veut sans qu’il
ose donner le moindre signe de colère ou même de mécontentement. Le
loup a les sens très-bons, l’œil, l'oreille, et surtout l’odorat; il sent sou-
vent de plus loin qu’il ne voit; l’odeur du carnage l’attire de plus d’une
lieue; il sent aussi de loin les animaux vivants, il les chasse même assez
longtemps en les suivant aux portées. Lorsqu’il veut sortir du bois, jamais
il ne manque de prendre le vent; il s’arrête sur la lisière, évente de tous
côtés, et reçoit ainsi les émanations des corps morts ou vivants que le vent
lui apporte de loin. Il préfère la chair vivante à la chair morte, et cepen-
dant il dévore les voiries les plus infectes. Il aime la chair humaine, et,
peut-être, s’il était le plus fort, n’en mangerait-il pas d’autre. On a vu des
loups suivre les armées, arriver en nombre à des champs de bataille où
l’on n’avait enterré que négligemment les corps, les découvrir, les dévorer
avec une insatiable avidité; et ces mêmes loups, accoutumés à la chair
humaine, se jeter ensuite sur les hommes, attaquer le berger plutôt que le
troupeau, dévorer des femmes, emporter des enfants, etc. L’on a appelé
ces mauvais loups loups-garous a, c’est-à-dire loups dont il faut se garer.
On est donc obligé quelquefois d’armer tout un pays pour se défaire des
loups. Les princes ont des équipages pour cette chasse, qui n’est point
désagréable, qui est utile et même nécessaire. Les chasseurs distinguent
les loups en jeunes loups, vieux loups et grands vieux loups; ils les con-
naissent par les pieds, c’est-à-dire par les voies, les traces qu’ils laissent
sur la terre : plus le loup est âgé, plus il a le pied gros; la louve l’a plus
long et plus étroit; elle a aussi le talon plus petit et les ongles plus minces.
a. Voyez la chasse du loup de Gaston Phœbus,
ti.
37
578
LE LOUP.
On a besoin d’un bon limier pour la quête du loup, il faut même l’animer,
l’encourager lorsqu’il tombe sur la voie; car tous les chiens ont de la
répugnance pour le loup et se rabattent froidement. Quand le loup est
détourné, on amène les lévriers qui doivent le chasser, on les partage en
deux ou trois laisses, on n’en garde qu’une pour le lancer, et on mène les
autres en avant pour servir de relais. On lâche donc d’abord les premiers
à sa suite; un homme à cheval les appuie; on lâche les seconds à sept ou
huit cents pas plus loin, lorsque le loup est prêt à passer, et ensuite les
troisièmes lorsque les autres chiens commencent à le joindre et à le har-
celer. Tous ensemble le réduisent bientôt aux dernières extrémités , et le
veneur l’achève en lui donnant un coup de couteau. Les chiens n’ont nulle
ardeur pour le fouler, et répugnent si fort à manger de sa chair qu’il faut
la préparer et l’assaisonner, lorsqu’on veut leur en faire curée. On peut
aussi le chasser avec des chiens courants ; mais comme il perce toujours
droit en avant, et qu’il court tout un jour sans être rendu, cette chasse est
ennuyeuse, à moins que les chiens courants ne soient soutenus par des
lévriers qui le saisissent , le harcèlent et leur donnent le temps de l’ap-
procher.
Dans les campagnes, on fait des battues à force d’hommes et de mâtins,
on tend des pièges , on présente des appâts , on fait des fosses , on répand
des boulettes empoisonnées ; tout cela n’empêche pas que ces animaux ne
soient toujours en même nombre, surtout dans les pays où il y a beaucoup
de bois. Les Anglais prétendent en avoir purgé leur île; cependant on m’a
assuré qu’il y en avait en Écosse. Comme il y a peu de bois dans la partie
méridionale de la Grande-Bretagne on a eu plus de facilité pour les
détruire.
La couleur et le poil de ces animaux changent suivant les différents cli-
mats, et varie quelquefois dans le même pays. On trouve en France et en
Allemagne, outre les loups ordinaires, quelques loups à poil plus épais et
tirant sur le jaune. Ces loups, plus sauvages et moins nuisibles que les
autres, n’approchent jamais ni des maisons ni des troupeaux, et ne vivent
que de chasse et non pas de rapine. Dans les pays du nord, on en trouve de
tout blancs et de tout noirs; ces derniers sont plus grands et plus forts que
les autres. L’espèce commune est très-généralement répandue; on l’a trou-
vée en Asie a, en Afrique 6 et en Amérique1 c comme en Europe. Les loups
a. Voyez le Voyage de Pietro délia Valle. Rouen, 1745, vol. IV, p. 4 et 5.
b. Voyez l’Histoire générale des voyages , par M. l’abbé Prévost, t. V, p. 85,
c. Voyez le Voyage du P. le Clercq. Paris, 1691, pages 488 et 489.
1. « On trouve le loup depuis l’Égypte jusqu’en Laponie, et il paraît être passé en Amérique. »
(Cuvier : Règne animal, t. I, p. 150.) L’Amérique a, en outre, le loup du Mexique (canis
mexicanus. Linn.), le loup rouge (canis julatus. Cuv.), etc. — Le loup noir d’Europe ( canis
lycaon. Linn.) n’est qu’une variété du loup ordinaire, etc.
LE LOUP.
579
du Sénégal a ressemblent à ceux de France ; cependant ils sont un peu
plus gros et beaucoup plus cruels ; ceux d’Égypte sont 6 plus petits que
ceux de Grèce. En Orient, et surtout en Perse, on fait servir les loups à
des spectacles c pour le peuple; on les exerce de jeunesse à la danse, ou
plutôt à une espèce de lutte contre un grand nombre d’hommes. On achète
jusqu’à cinq cents écus, dit Chardin, un loup bien dressé à la danse. Ce
fait prouve au moins qu’à force de temps et de contrainte ces animaux
sont susceptibles de quelque espèce d’éducation. J’en ai fait élever et
nourrir quelques-uns chez moi : tant (ju’ils sont jeunes, c’est-à-dire dans
la première et la seconde année, ils sont assez dociles; ils sont même
caressants; et, s’ils sont bien nourris, ils ne se jettent ni sur la volaille, ni
sur les autres animaux; mais à dix-huit mois ou deux ans ils reviennent à
leur naturel ; on est forcé de les enchaîner pour les empêcher de s’enfuir
et de faire du mal. J’en ai eu un qui, ayant été élevé en toute liberté dans
une basse-cour avec des poules pendant dix-huit ou dix-neuf mois, ne les
avait jamais attaquées; mais, pour son coup d’essai, il les tua toutes en
une nuit sans en manger aucune ; un autre qui, ayant rompu sa chaîne à
l’âge d’environ deux ans, s’enfuit après avoir tué un chien avec lequel il
était familier; une louve que j’ai gardée trois ans, et qui, quoique enfermée
toute jeune et seule avec un mâtin de même âge dans une cour assez spa-
cieuse, n’a pu pendant tout ce temps s’accoutumer à vivre avec lui, ni le
soulfrir, même quand elle devint en chaleur. Quoique plus faible, elle était
la plus méchante; elle provoquait, elle attaquait, elle mordait le chien, qui
d’abord ne fit que se défendre, mais qui finit par l’étrangler.
Il n’y a rien de bon dans cet animal que sa peau ; on en fait des four-
rures grossières, qui sont chaudes et durables. Sa chair est si mauvaise
qu’elle répugne à tous les animaux, et il n’y a que le loup qui mange
volontiers du loup. Il exhale une odeur infecte par la gueule : comme,
pour assouvir sa faim, il avale indistinctement tout ce qu’il trouve, des
chairs corrompues, des os, du poil , des peaux à demi tannées et encore
toutes couvertes de chaux, il vomit fréquemment, et se vide encore plus
souvent qu’il ne se remplit. Enfin, désagréable en tout, la mine basse,
l’aspect sauvage, la voix effrayante, l’odeur insupportable, le naturel per-
vers, les mœurs féroces, il est odieux, nuisible de son vivant, inutile après
sa mort.
a. Voyez l’Histoire générale des Voyages , par M. l’alibé Prévost, t. III, p. 285. Voyez aussi
le Voyage du sieur le Maire aux isles Canaries, Cap Vert, Sénégal, etc. Paris, 1695, p. 100.
b. Vide Aristotel. Hist. animal., lib. vin , cap. xxvm.
c. Voyez le Voyage de Chardin. Londres, 1686, p. 291. Voyez aussi le Voyage de Pietro
délia Valle. Rouen, 1745, vol. IV, p. 4.
E80
LE RENARD.
LE RENARD. *
Le renard est fameux par ses ruses, et mérite en partie sa réputation;
ce que le loup ne fait que par la force, il le fait par adresse, et réussit plus
souvent. Sans chercher à combattre les chiens ni les bergers, sans attaquer
les troupeaux, sans traîner les cadavres, il est plus sûr de vivre. Il emploie
plus d’esprit que de mouvement, ses ressources semblent être en lui-même ;
ce sont , comme l’on sait, celles qui manquent le moins. Fin autant que
circonspect, ingénieux et prudent , même jusqu’à la patience, il varie sa
conduite, il a des moyens de réserve qu’il sait n’employer qu’à propos. Il
veille de près à sa conservation; quoique aussi infatigable, et même plus
léger que le loup, il ne se fie pas entièrement à la vitesse de sa course ; il
sait se mettre en sûreté en se pratiquant un asile où il se retire dans les
dangers pressants, où il s’établit, où il élève ses petits : il n’est point ani-
mal vagabond, mais animal domicilié.
Cette différence , qui se fait sentir même parmi les hommes , a de bien
plus grands effets, et suppose de bien plus grandes causes parmi les ani-
maux. L’idée seule du domicile présuppose une attention singulière sur soi-
même ; ensuite le choix du lieu, l’art de faire son manoir, de le rendre
commode, d’en dérober l’entrée, sont autant d’indices d’un sentiment supé-
rieur. Le renard en est doué, et tourne tout à son profitai se loge au bord
des bois, à portée des hameaux ; il écoute le chant des coqs et le cri des
volailles; il les savoure de loin; il prend habilement son temps, cache son
dessein et sa marche, se glisse, se traîne, arrive, et fait rarement des ten-
tatives inutiles. S’il peut franchir les clôtures, ou passer par-dessous, il ne
perd pas un instant ; il ravage la basse-cour, il y met tout à mort, se retire
ensuite lestement en emportant sa proie, qu’il cache sous la mousse, ou
porte à son terrier ; il revient quelques moments après en chercher une
autre, qu’il emporte et cache de même, mais dans un autre endroit, ensuite
une troisième , une quatrième , etc. , jusqu’à ce que le jour ou le mouve-
ment dans la maison l’avertisse qu’il faut se retirer et ne plus revenir. 11
fait la même manœuvre dans les pipées et dans les boqueteaux où l’on prend
les grives et les bécasses au lacet ; il devance le pipeur, va de très-grand
matin, et souvent plus d’une fois par jour, visiter les lacets, les gluaux,
emporte successivement les oiseaux qui se sont empêtrés, les dépose tous
en différents endroits, surtout au bord des chemins, dans les ornières, sous
de la mousse, sous un genièvre, les y laisse quelquefois deux ou trois jours,
et sait parfaitement les retrouver au besoin. Il chasse les jeunes levrauts
* Canis vulpes (Linn. ). — Ordre des Carnassiers; famille des Carnivores ; tribu des Digi-
tigrades; genre Chien ( Cuv. ).
LE RENARD.
581
en plaine, saisit quelquefois les lièvres au gîte , ne les manque jamais lors-
qu’ils sont blessés , déterre les lapereaux dans les garennes , découvre les
nids de perdrix, de cailles, prend la mère sur les œufs, et détruit une
quantité prodigieuse de gibier. Le loup nuit plus au paysan, le renard nuit
plus au gentilhomme.
La chasse du renard demande moins d’appareil que celle du loup ; elle
est plus facile et plus amusante. Tous les chiens ont de la répugnance pour
le loup, tous les chiens au contraire chassent le renard volontiers, et même
avec plaisir; car, quoiqu’il ait l’odeur très-forte, ils le préfèrent souvent
au cerf, au chevreuil et au lièvre. On peut le chasser avec des bassets, des
chiens courants, des briquets : dès qu’il se sent poursuivi, il court à son
terrier ; les bassets à jambes torses sont ceux qui s’y glissent le plus aisé-
ment : cette manière est bonne pour prendre une portée entière de renards,
la mère avec les petits ; pendant qu’elle se défend et combat les bassets, on
tâche de découvrir le terrier par-dessus, et on la tue ou on la saisit vivante
avec des pinces. Mais comme les terriers sont souvent dans des rochers,
sous des troncs d’arbres, et quelquefois trop enfoncés sous terre, on ne
réussit pas toujours. La façon la plus ordinaire, la plus agréable et la plus
sûre de chasser le renard est de commencer par boucher les terriers ; on
place les tireurs à portée, on quête alors avec les briquets ; dès qu’ils sont
tombés sur la voie, le renard gagne son gîte, mais en arrivant il essuie
une première décharge : s’il échappe à la balle, il fuit de toute sa vitesse,
fait un grand tour, et revient encore à son terrier, où on le tire une seconde
fois, et où trouvant l’entrée fermée, il prend le parti de se sauver au loin
en perçant droit en avant pour ne plus revenir. C’est alors qu’on se sert
des chiens courants, lorsqu’on veut le poursuivre : il ne laissera pas de les
fatiguer beaucoup, parce qu’il passe à dessein dans les endroits les plus
fourrés, où les chiens ont grand’peine à le suivre, et que, quand il prend la
plaine, il va très-loin sans s’arrêter.
Pour détruire les renards, il est encore plus commode de tendre des piè-
ges, où l’on met de la chair pour appât, un pigeon, une volaille vivante, etc.
Je lis un jour suspendre à neuf pieds de hauteur sur un arbre les débris
d’une halte de chasse, de la viande, du pain, des os; dès la première nuit,
les renards s’étaient si fort exercés à sauter, que le terrain autour de l’arbre
était battu comme une aire de grange. Le renard est aussi vorace que car-
nassier; il mange de tout avec une égale avidité, des œufs, du lait, du fro-
mage, des fruits, et surtout des raisins : lorsque les levrauts et les perdrix
lui manquent, il se rabat sur les rats, les mulots, les serpents, les lézards,
les crapauds, etc. ; il en détruit un grand nombre : c’est là le seul bien
qu’il procure. Il est très-avide de miel; il attaque les abeilles sauvages,
les guêpes, les frelons, qui d’abord tâchent de le mettre en fuite, en le
perçant de mille coups d’aiguillon ; il se retire en effet , mais c’est en
582
LE RENARD.
se roulant pour les écraser, et il revient si souvent à la charge qu’il les
oblige à abandonner le guêpier; alors il le déterre et en mange et le miel
et la cire. Il prend aussi les hérissons, les roule avec ses pieds , et les
force à s’étendre. Enfin il mange du poisson, des écrevisses, des hanne-
tons, des sauterelles-, etc.
Cet animal ressemble beaucoup au chien, surtout par les parties inté-
rieures; cependant il en diffère par la tête, qu’il a plus grosse à propor-
tion de son corps; il a aussi les oreilles plus courtes, la queue beaucoup
plus grande, le poil plus long et plus touffu, les yeux plus inclinés 1 ; il en
diffère encore par une mauvaise odeur très-forte qui lui est particulière,
et enfin par le caractère le plus essentiel, par le naturel 2, car il ne s’appri-
voise pas aisément , et jamais tout à fait : il languit lorsqu’il n’a pas la
liberté, et meurt d’ennui quand on veut le garder trop longtemps en domes-
ticité. Il ne s’accouple point avec la chienne “ 3; s’ils ne sont pas antipa-
thiques, ils sont au moins indifférents. Il produit en moindre nombre, et
une seule fois par an ; les portées sont ordinairement de quatre ou cinq ,
rarement de six, et jamais moins de trois. Lorsque la femelle est pleine,
elle se recèle, sort rarement de son terrier, dans lequel elle prépare un lit
à ses petits. Elle devient en chaleur en hiver, et l’on trouve déjà de petits
renards au mois d’avril : lorsqu’elle s’aperçoit que sa retraite est décou-
verte, et qu’en son absence ses petits ont été inquiétés , elle les transporte
tous les uns après les autres, et va chercher un autre domicile. Ils naissent
les yeux fermés; ils sont, comme les chiens, dix-huit mois ou deux ans à
croître, et vivent de même treize ou quatorze ans.
Le renard a les sens aussi bons que le loup, le sentiment plus fin, et l’or-
gane de la voix plus souple et plus parfait. Le loup ne se fait entendre que
par des hurlements affreux; le renard glapit, aboie, et pousse un son triste,
semblable au cri du paon ; il a des tons différents selon les sentiments dif-
férents dont il est affecté; il a la voix de la chasse, l’accent du désir, le son
du murmure, le ton plaintif de la tristesse, le cri de la douleur, qu’il ne
fait jamais entendre qu’au moment où il reçoit un coup de feu qui lui casse
quelque membre ; car il ne crie point pour toute autre blessure, et il se
laisse tuer à coups de bâton, comme le loup, sans se plaindre, mais tou-
jours en se défendant nvec courage. Il mord dangereusement, opiniâtre-
ment , et l’on est obligé de se servir d’un ferrement ou d’un bâton pour le
faire démoidre. Son glapissement est une espèce d’aboiement qui se fait
a. Voyez, à l’article du chien, les expériences que j’ai faites à ce sujet.
1. Ce qui fait le caractère différentiel le plus tranché entre le chien et le renard, c’est que le
chien a la pupille ronde, et que le renard a la pupille allongée : le chien est un animal diurne;
le renard voit mieux la nuit que le jour.
2. Voyez la note 2 de la page 400.
3. Voyez la note 2 de la page 488.
LE RENARD.
583
par des sons semblables et très-précipités. C’est ordinairement à la fin du
glapissement qu’il donne un coup de voix plus fort, plus élevé, et semblable
au cri du paon. En hiver, surtout pendant la neige et la gelée, il ne cesse
de donner de la voix, et il est au contraire presque muet en été. C’est dans
cette saison que son poil tombe et se renouvelle; l’on fait peu de cas de la
peau des jeunes renards, ou des renards pris en été. La chair du renard est
moins mauvaise que celle du loup ; les chiens et même les hommes en
mangent en automne, surtout lorsqu’il s’est nourri et engraissé de raisins,
et sa peau d’hiver fait de bonnes fourrures. Il a le sommeil profond, on
l’approche aisément sans l’éveiller : lorsqu’il dort, il se met en rond comme
les chiens; mais lorsqu’il ne fait que se reposer, il étend les jambes de der-
rière et demeure étendu sur le ventre ; c’est dans cette posture qu’il épie
les oiseaux le long des haies. Ils ont pour lui une si grande antipathie que,
dès qu’ils l’aperçoivent, ils font un petit cri d’avertissement : les geais, les
merles surtout, le conduisent du haut des arbres, répètent souvent le petit
cri d’avis, et le suivent quelquefois à plus de deux ou trois cents pas.
J’ai fait élever quelques renards pris jeunes : comme ils ont une odeur
très-forte, on ne peut les tenir que dans des lieux éloignés, dans des écu-
ries, des étables, où l’on n’est pas à portée de les voir souvent; et c’est
peut-être par cette raison qu’ils s’apprivoisent moins que le loup, qu’on
peut garder plus près de la maison. Dès l’âge de cinq à six mois les jeunes
renards couraient après les canards et les poules, et il fallut les enchaîner.
J’en fis garder trois pendant deux ans, une femelle et deux mâles : on
tenta inutilement de les faire accoupler avec des chiennes; quoiqu’ils n’eus-
sent jamais vu de femelles de leur espèce, et qu’ils parussent pressés du
besoin de jouir, ils ne purent s’y déterminer ; ils refusèrent constamment
toutes les chiennes; mais dès qu’on leur présenta leur femelle légitime, ils
la couvrirent quoique enchaînés, et elle produisit quatre petits. Ces mêmes
renards, qui se jetaient sur les poules lorsqu’ils étaient en liberté, n’y tou-
chaient plus dès qu’ils avaient leur chaîne : on attachait souvent auprès
d’eux une poule vivante, on les laissait passer la nuit ensemble , on les
faisait même jeûner auparavant; malgré le besoin et la commodité, ils
n’oubliaient pas qu’ils étaient enchaînés et ne touchaient point à la poule.
Cette espèce est une des plus sujettes aux influences du climat, et l’on y
trouve presque autant de variétés que dans les espèces d’animaux domes-
tiques. La plupart de nos renards sont roux, mais il s’en trouve aussi dont
le poil est gris argenté; tous deux ont le bout de la queue blanc. Les der-
niers s’appellent en Bourgogne renards charbonniers, parce qu’ils ont les
pieds plus noirs que les autres. Ils paraissent aussi avoir le corps plus
court, parce que leur poil est plus fourni. Il y en a d’autres qui ont le
corps réellement plus long que les autres, et qui sont d’un gris sale, à peu
près de la couleur des vieux loups; mais je ne puis décider si cette diffé-
584
LE RENARD.
rence do couleur est une vraie variété ou si elle 11’est produite que par
l’âge de l’animal , qui peut-être blanchit en vieillissant. Dans les pays du
Nord, il y en a de toutes couleurs, des noirs, des bleus, des gris, des gris
de fer, des gris argentés, des blancs, des blancs à pieds fauves, des blancs
à tête noire, des blancs avec le bout de la queue noir, des roux avec la
gorge et le ventre entièrement blancs, sans aucun mélange de noir, et
enfin des croisés qui ont une ligne noire le long de l’épine du dos, et une
autre ligne noire sur les épaules, qui traverse la première : ces derniers
sont plus grands que les autres et ont la gorge noire L’espèce commune
est plus généralement répandue qu’aucune des autres2 ; on la trouve par-;
tout, en Europe0, dans l’Asie 6 septentrionale et tempérée; on la retrouve
de même en Amérique 3 % mais elle est fort rare en Afrique et dans les pays
voisins de l’équateur. Les voyageurs qui disent en avoir vu à Calicut d et
dans les autres provinces méridionales des Indes ont pris les chacals pour
des renards. Aristote lui-même est tombé dans une erreur semblable, lors-
qu’il a dit e que les renards d’Égypte étaient plus petits que ceux de Grèce;
ces petits renards d’Égypte sont des putois f, dont l’odeur est insuppor-
table. Nos renards, originaires des climats froids, sont devenus naturels
aux pays tempérés, et ne se sont pas étendus vers le Midi au delà de l’Es-
pagne et du Japon s. Ils sont originaires des pays froids, puisqu’on y trouve
toutes les variétés de l’espèce, et qu’on ne les trouve que là : d’ailleurs, ils
supportent aisément le froid le plus extrême; il y en a du côté du pôle h
antarctique comme vers le pôle * arctique. La fourrure des renards blancs
n’est pas fort estimée, parce que le poil tombe aisément; les gris argentés
sont meilleurs; les bleus et les croisés sont recherchés à cause de leur
rareté; mais les noirs sont les plus précieux de tous; c’est, après la zibe-
a. Voyez les Œuvres de Begnard. Paris , 1742, t. I, p. 175.
b Voyez la Relation du voyage d’Adam Olearius. Paris, 1656 , t. I, p. 368.
c. Voyez le Voyage de la Hontan, t. II, p. 42.
d. Voyez les Voyages de François Pyrard. Paris, 1619, t. I, p. 427.
e. Aristot. , Hist. animal., lib. viii , cap. xvm.
f. Aldrovande, Quadrup. hist., p. 197.
g. Voyez l'Histoire du Japon , par Koempfer. La Haye , 1719 , 1. 1, p. 110.
h. Voyez le Voyage de Narborough à la mer du Sud. Second volume des Voyages de Coréal.
Paris, 1722, t. II , p. 184.
i. Voyez le Recueil des voyages du Nord. Rouen , 1716, t. II, pages 113 et 114. Voyez aussi
le Recueil des voyages qui ont servi à l' établissement de la Compagnie des Indes orientales.
Amsterdam , 1702, t. I , pages 39 et 40. «
1. Plusieurs de ces renards ne sont que des variétés du renard commun : par exemple, le
/charbonnier , le croisé, etc. D’autres sont des espèces distinctes : le corsac ou petit renard
jaune de l’Asie, le renard bleu ou isatis du nord des deux continents, le fennec de la Nubie,
petite espèce très-jolie, et que notre ménagerie possède en ce moment, le renard du Cap, etc.
2. Le renard ordinaire est répandu depuis la Suède jusqu’en Égypte.
3. L’Amérique a ses espèces propres : le renard du Brésil, le renard tricolore, le renard
argenté, etc., etc. — Voyez, sur toutes ces espèces (ou nouvelles, ou, depuis Buffon, mieux connues,).
Cuvier, Règne animal, t. I, p. 152.
U0 56
r 2fcv.irs :’j.
LE RENARD.
585
]ine, la fourrure la plus belle et la plus chère. On en trouve au Spilzberg a,
en Groenland b, en Laponie, en Canada % où il y en a aussi de croisés, et
où l'espèce commune est moins rousse qu’en France, et a le poil plus long
et plus fourni.
LE BLAIREAU. *
Le blaireau est un animal paresseux, défiant, solitaire, qui se retire
dans les lieux les plus écartés, dans les bois les plus sombres, et s’y creuse
une demeure souterraine; il semble fuir la société, même la lumière, et
passe les trois quarts de sa vie dans ce séjour ténébreux, dont il ne sort
que pour chercher sa subsistance. Comme il a le corps allongé, les jambes
courtes, les ongles, surtout ceux des pieds de devant, très-longs et très-
fermes, il a plus de facilité qu’un autre pour ouvrir la terre, y fouiller, y
pénétrer, et jeter derrière lui les déblais de son excavation, qu’il rend tor-
tueuse, oblique, et qu’il pousse quelquefois fort loin. Le renard, qui n’a
pas la même facilité pour creuser la terre, profite de ses travaux : ne pou-
vant le contraindre par la force, il l’oblige par adresse à quitter son domi-
cile en l’inquiétant, en faisant sentinelle à l’entrée, en l’infectant même de
ses ordures; ensuite il s’en empare, l’élargit, l’approprie et en fait son
terrier. Le blaireau, forcé à changer de manoir, ne change pas de pays; il
ne va qu’à quelque distance travailler sur nouveaux frais à se pratiquer
un autre gîte, dont il ne sort que la nuit, dont il ne s’écarte guère, et où
il revient dès qu’il sent quelque danger. Il n’a que ce moyen de se mettre
en sûreté, car il ne peut échapper par la fuite; il a les jambes trop courtes
pour pouvoir bien courir. Les chiens l’atteignent promptement , lors-
qu’ils le surprennent à quelque distance de son trou : cependant il est rare
qu’ils l’arrêtent tout à fait et qu’ils en viennent à bout, à moins qu’on ne
les aide. Le blaireau a le poil très-épais, les jambes, la mâchoire et les
dents très-fortes, aussi bien que les ongles; il se sert de toute sa force,
de toute sa résistance et de toutes ses armes en se couchant sur le dos, et
a. Voyez id. ibid.
b. Les renards abondent dans toute la Laponie. Ils sont presque tous blancs, quoiqu’il s’en
rencontre de la couleur ordinaire. Les blancs sont les moins estimés ; mais il s’en trouve quel-
quefois de noirs, et ceux-là sont les plus rares et les plus chers; leurs peaux sont quelquefois
vendues quarante ou cinquante écus, et le poil en est si fin et si long qu’il pend de tel côté
que l’on veut , en sorte que prenant la peau par la queue, le poil tombe du côté des oreilles, etc.
Œuvres de Regnard , t. I , p. 175.
c. Voyez le Voyage du pays des Hurons , par Sagard Théodat. Paris, 1632, pages 304 et 305.
* Ursus meles (Linn.). — Ordre des Carnassiers ; famille des Carnivores ; tribu des Plan-
tigrades; genre Blaireau (Cuv.).
586
LE BLAIREAU.
il fait aux chiens de profondes blessures. Il a d’ailleurs la vie très-dure;
il combat longtemps, se défend courageusement et jusqu’à la dernière
extrémité.
Autrefois que ces animaux étaient plus communs qu’ils ne le sont aujour-
d’hui, on dressait des bassets pour les chasser et les prendre dans leurs
terriers. Il n’y a guère que les bassets à jambes torses qui puissent y entrer
aisément ; le blaireau se défend en reculant, éboule de la terre, afin d’ar-
rêter ou d’enterrer les chiens. On ne peut le prendre qu’en faisant ouvrir
le terrier par-dessus, lorsqu’on juge que les chiens l’ont acculé jusqu’au
fond; on le serre avec des tenailles, et ensuite on le musèle pour l’empê-
cher de mordre : on m’en a apporté plusieurs qui avaient été pris de cette
façon, et nous en avons gardé quelques-uns longtemps. Les jeunes s’appri-
voisent aisément, jouent avec les petits chiens, et suivent comme eux la
personne qu’ils connaissent et qui leur donne à manger; mais ceux que
l’on prend vieux demeurent toujours sauvages : ils ne sont ni malfaisants
ni gourmands comme le renard et le loup, et cependant ils sont animaux
carnassiers; ils mangent de tout ce qu’on leur offre, de la chair, des œufs,
du fromage, du beurre, du pain, du poisson, des fruits, des noix, des
graines, des racines, etc. , et ils préfèrent la viande crue à tout le reste.
Ils dorment la nuit entière et les trois quarts du jour, sans cependant
être sujets à l’engourdissement pendant l’hiver, comme les marmottes ou
les loirs. Ce sommeil fréquent fait qu’ils sont toujours gras, quoiqu’ils ne
mangent pas beaucoup ; et c’est par la même raison qu’ils supportent aisé-
ment la diète, et qu’ils restent souvent dans leur terrier trois ou quatre jours
sans en sortir, surtout dans les temps de neige.
Ils tiennent leur domicile propre ; ils n’y font jamais leurs ordures. On
trouve rarement le mâle avec la femelle : lorsqu’elle est prête à mettre bas,
elle coupe de l’herbe, en fait une espèce de fagot qu’elle traîne entre ses
jambes jusqu’au fond du terrier, où elle fait un lit commode pour elle et
ses petits. C’est en été qu’elle met bas, et la portée est ordinairement de
trois ou de quatre. Lorsqu’ils sont un peu grands, elle leur apporte à man-
ger ; elle ne sort que la nuit, va plus au loin que dans les autres temps;
elle déterre les nids des guêpes, en emporte le miel, perce les rabouillères
des lapins, prend les jeunes lapereaux, saisit aussi les mulots, les lézards,
les serpents , les sauterelles , les œufs des oiseaux , et porte tout à ses
petits, qu’dle fait sortir souvent sur le bord du terrier soit pour les allaiter,
soit pour leur donner à manger.
Ces animaux sont naturellement frileux; ceux qu’on élève dans la maison
ne veulent pas quitter le coin du feu, et souvent s’en approchent de si
près qu’ils se brûlent les pieds, et ne guérissent pas aisément. Ils sont
aussi fort sujets à la gale; les chiens qui entrent dans leurs terriers pren-
nent le même mal, à moins qu’on n’ait grand soin de les laver. Le blai-
LE BLAIREAU.
587
reau a toujours le poil gras et malpropre : il a entre l’anus et la queue une
ouverture assez large, mais qui ne communique point à l’intérieur et ne
pénètre guère qu’à un pouce de profondeur; il en suinte continuellement
une liqueur onctueuse, d’assez mauvaise odeur, qu’il se plaît à sucer. Sa
chair n’est pas absolument mauvaise à manger, et l’on fait de sa peau
des fourrures grossières, des colliers pour les chiens, des couvertures pour
les chevaux, etc.
Nous ne connaissons point de variétés dans cette espèce , et nous avons
fait chercher partout le blaireau-cochon dont parlent les chasseurs, sans
pouvoir le trouver. Du Fouilloux “ dit qu’il y a deux espèces de tessons ou
bléreaux, les porchins et les chenins; que les porchins sont un peu plus
gras, un peu plus blancs, un peu plus gros de corps et de tête que les che-
nins. Ces différences sont, comme l’on voit, assez légères ; et il avoue lui-
même quelles sont peu apparentes, à moins 6 qu’on n’y regarde de bien
près. Je crois donc que cette distinction du blaireau, en blaireau-chien et
blaireau-cochon1 , n’est qu’un préjugé fondé sur ce que cet animal a deux
noms, en latin meleset taxus, en français blaireau et taisson \ etc., et que
c’est une de ces erreurs produites par la nomenclature, dont nous avons
parlé dans le discours sur les animaux carnassiers. D’ailleurs , les espèces
•qui ont des variétés sont ordinairement très-abondantes et très-générale-
ment répandues : celle du blaireau est, au contraire, une des moins nom-
breuses et des plus confinées. On n’est pas sur qu’elle se trouve en Amé-
rique 3, à moins que l’on ne regarde comme une nouvelle variété de l’espèce
l’animal envoyé de la Nouvelle-York, dontM Brisson 0 a donné une courte
description, sous le nom de blaireau blanc4. Elle n’est point en Afrique,
car l’animal du cap de Bonne-Espérance, décrit d par Kolbe sous le nom
a. Voyez la Vénerie de du Fouilloux. Paris , 1613 , p. 72 verso et 73 recto.
b. Voyez id. ibid.
c. Meles suprà alba, infrà ex albo flavicans... Meles alba. Il a , depuis le bout du museau
jusqu'à l’origine de la queue, un pied neuf pouces de long; sa queue est longue de neuf
pouces. Ses yeux sont petits à proportion de la grandeur de son corps, ses oreilles courtes,
ses jambes très-courtes, ses ongles blancs. Tout son corps est couvert de poils très-épais,
blancs dans toute la partie supérieure du corps , et d’un blanc jaunâtre dans la partie infé-
rieure. On le trouve dans la Nouvelle-York , d’où il a été apporté à M. de Réaumur. Brisson,
Regn. animal. , p. 235. On doit ajouter à celte description, qu’il est en tout plus petit, et
qxr’il a le nez plus court que notre blaireau ; et d’ailleurs on ne voit pas sur la peau , qui est
empaillée , s’il y a une bourse sous la queue.
d. Voyez la Description du Cap de Bonne-Espérance , par Kolbe, Amsterdam, 1741 , t. III,
page 64.
1. Cette distinction du blaireau , en blaireau-chien et en blaireau-cochon, n’est effective-
ment point fondée.
2. Le taisson est une variété du blaireau.
3. « Le blaireau d'Amérique ne diffère pas beaucoup de celui d’Europe. » (Cuvier : Règne
animal , t. I, p. 140.) — Voyez, dans les Additions , l’article carcajou.
4. «Le blaireau blanc de Brisson parait n’ètre qu’une variété albine du raton. » ( Fréd..
Cuvier : Dict. des sc. nat., art. Blaireau.)
588
LE BLAIREAU.
de blaireau puant 4 est un animal différent; et nous doutons que le Fossa 2
de Madagascar, dont parle Flacourt dans sa relation, page 152, et qu’il
dit ressembler au blaireau de France, soit en effet un blaireau. Les autres
voyageurs n’en parlent pas : le docteur Shaw dit a même qu’il est entière-
ment inconnu en Barbarie. Il paraît aussi qu’il ne se trouve point en Asie;
il n’était pas connu des Grecs, puisque Aristote n’en fait aucune mention,
et que le blaireau n’a pas même de nom dans la langue grecque. Ainsi
cette espèce, originaire du climat tempéré de l’Europe, ne s’est guère
répandue au delà de l’Espagne, de la France, de l’Italie, de l’Allemagne,
de l’Angleterre, de la Pologne et de la Suède, et elle est partout assez rare.
Et non-seulement il n’y a que peu ou point de variétés 3 dans l’espèce,
mais même elle n’approche d’aucune autre : le blaireau a des caractères
tranchés et fort singuliers : les bandes alternatives qu’il a sur la tête, l’es-
pèce de poche qu’il a sous la queue, n’appartiennent qu’à lui, et il a le
corps presque blanc par-dessus et presque noir par-dessous, ce qui est tout
le contraire des autres animaux, dont le ventre est toujours4 d’une couleur
moins foncée que le dos.
LA LOUTRE.*
La loutre est un animal vorace, plus avide de poisson que de chair, qui
ne quitte guère le bord des rivières ou des lacs, et qui dépeuple quelque-
fois les étangs; elle a plus de facilité qu’un autre pour nager, plus même
que le castor, car il n’a des membranes qu’aux pieds de derrière, et il a
les doigts séparés dans les pieds de devant, tandis que la loutre a des mem-
branes à tous les pieds; elle nage presque aussi vite qu’elle marche; elle
ne va point à la mer, comme le castor, mais elle parcourt les eaux douces
et remonte ou descend les rivières à des distances considérables : souvent
elle nage entre deux eaux et y demeure assez longtemps ; elle vient ensuite
à la surface, afin de respirer. A parler exactement, elle n’est point animai
amphibie, c’est-à-dire animal qui peut vivre également et dans l’air et
dans l’eau ; elle n’est pas conformée pour demeurer dans ce dernier élé-
ment, et elle a besoin de respirer à peu près comme tous les autres ani-
a. Voyez les Voyages de M. Shaw. La Haye, 1743 , t. I , p. 320.
1. Le blaireau puant est le zorille ou putois du Cap.
2. Le fossa ou fossane de Madagascar est une espèce de genelte ( viverra fossa).
3. Voyez les notes 2 et 3 de la page précédente.
4. Toujours. Plus exactement, en général : le ratel a le dos gris et le ventre noir, etc.
* Mustela lutra (Linn. ). — Ordre des Carnassiers ; famille des Carnivores; tribu des Digi-
tigrades ; genre Loutre ( Cuv. ).
N0 37
LA LOUTRE.
589
maux terrestres : si même il arrive quelle s’engage dans une nasse à la
poursuite d’un poisson, on la trouve noyée, et l’on voit qu’elle n’a pas eu
le temps d’en couper tous les osiers pour en sortir. Elle a les dents comme
la fouine , mais plus grosses et plus fortes relativement au volume de son
corps. Faute de poisson, d’écrevisses, de grenouilles, de rats, d’eau, ou
d’autre nourriture, elle coupe les jeunes rameaux et mange l’écorce des
arbres aquatiques; elle mange aussi de l’herbe nouvelle au printemps; elle
ne craint pas plus le froid que l’humidité; elle devient en chaleur en hiver
et met bas au mois de mars : on m’a souvent apporté des petits au com-
mencement d’avril ; les portées sont de trois ou quatre. Ordinairement les
jeunes animaux sont jolis, les jeunes loutres sont plus laides que les
vieilles. La tête mal faite, les oreilles placées bas, des yeux trop petits et
couverts, l’air obscur, les mouvements gauches, toute la figure ignoble,
informe, un cri qui paraît machinal, et quelles répètent à tout moment,
sembleraient annoncer un animal stupide; cependant la loutre devient indus-
trieuse avec l’âge, au moins assez pour faire la guerre avec grand avantage
aux poissons, qui pour l’instinct et le sentiment sont très-inférieurs aux
autres animaux; mais j’ai grand’peine à croire qu’elle ait, je ne dis pas les
talents du castor, mais même les habitudes qu’on lui suppose, comme
celle de commencer toujours par remonter les rivières, afin de revenir
plus aisément et de n’avoir a plus qu’à se laisser entraîner au fil de l’eau,
lorsqu’elle s’est rassasiée ou chargée de proie; celle d’approprier son domi-
cile et d’y faire un plancher pour n’être point incommodée de l’humidité;
celle d’y faire une ample provision de poisson, afin de n’en pas manquer;
et enfin la docilité et la facilité de s’apprivoiser au point de pêcher pour
son maître, et d’apporter le poisson jusque dans la cuisine. Tout ce que je
sais, c’est que les loutres ne creusent point leur domicile elles-mêmes,
qu’elles se gîtent dans le premier trou qui se présente, sous les racines des
peupliers, des saules, dans les fentes des rochers, et même dans les piles
de bois à flotter; qu’elles y font aussi leurs petits sur un lit fait de bûchettes
et d’herbes; que l’on trouve dans leur gite des têtes et des arêtes de pois-
son; qu’elles changent souvent de lieu; qu’elles emmènent ou dispersent
leurs petits au bout de six semaines ou de deux mois; que ceux que j’ai
voulu priver cherchaient à mordre, même en prenant du lait et avant
que d’être assez forts pour mâcher du poisson; qu’au bout de quelques
jours ils devenaient plus doux, peut-être parce qu’ils étaient malades et
faibles; que, loin de s’accoutumer aisément à la vie domestique, tous ceux
que j’ai essayé de faire élever sont morts dans le premier âge; qu’enfin la
foutre est, de son naturel, sauvage et cruelle; que, quand elle peut entrer
dans un vivier, elle y fait ce que le putois fait dans un poulailler; qu’elle
a. Vid. Gessner, Hist. quad., p. 685, ex Alberto, Bellonio, Scaligero , Olao magno , etc.
550
LA LOUTRE.
tue beaucoup plus de poissons qu’elle ne peut en manger, et qu’ ensuite
elle en emporte un dans sa gueule.
Le poil de la loutre ne mue guère; sa peau d’hiver est cependant plus
brune et se vend plus cher que celle d’été; elle fait une très-bonne four-
rure. Sa çhair se mange en maigre et a, en effet, un mauvais goût de
poisson, ou plutôt de marais. Sa retraite est infectée de la mauvaise odeur
des débris du poisson qu’elle y laisse pourrir ; elle sent elle-même assez
mauvais : les chiens la chassent volontiers et l’atteignent aisément, lors-
qu’elle est éloignée de son gîte et de l’eau; mais quand ils la saisissent, elle
se défend, les mord cruellement, et quelquefois avec tant de force et
d’acharnement qu’elle leur brise les os des jambes , et qu’il faut la tuer
pour la faire démordre. Le castor cependant, qui n’est pas un animal bien
fort, chasse la loutre et ne lui permet pas d’habiter sur les bords qu’il
fréquente.
Cette espèce, sans être en très-grand nombre, est généralement répan-
due en Europe, depuis la Suède jusqu’à Naples, et se retrouve dans l’Amé-
rique septentrionale®1; elle était bien connue des Grecs6, et' se trouve
vraisemblablement dans tous les climats tempérés, surtout dans les lieux
où il y a beaucoup d’eau ; car la loutre ne peut habiter ni le$ sables brû-
lants ni les déserts arides; elle fuit également les rivières stériles et les
fleuves trop fréquentés. Je ne crois pas qu’elle se trouve dans les pays très-
chauds; car le jiya ou carigueibeju c, qu’on a appelé loutre du Brésil, et
qui se trouve aussi à Cayenne d, paraît être d’une espèce voisine, mais dif-
férente2; au lieu que la loutre de l’Amérique septentrionale «ressemble en
tout à celle d’Europe, si ce n’est que la fourrure est encore plus noire et
plus belle que celle de la loutre de Suède ou de Moscovie.
a. Voyez le Voyage de la Hontan , t. II , p. 38.
b. Vide Aristolelem , Hist. animal. , lib. vin , cap. v.
c. Jiya quæ et carigueibeju appellatur a Brasiliensibus. Marcg. Hist. Brasil. , p. 23t.
d. Barrère , Hist. de la France équinoxiale , p. 135.
e. Voyez le Voyaye delà Hontan , t. I , p. 84.
1. Quelques loutres d’Amérique diffèrent peu, en effet, de la nôtre : celle du Canada , celle
de la Caroline , etc.
2. La loutre du Brésil [Lutra brasiliensis ) est une espèce propre, et qui se distingue
des autres, parce que le bout de son nez n’est pas nu, mais garni de poils. (Voyez, sur les
diverses espèces de loutres, aujourd’hui connues, Cuvier : Règne animal, t. I, p. 147. )
LA FOUINE.
531
LA FOUINE. *
La plupart des naturalistes ont écrit que la fouine et la marte étaient des
animaux de la même espèce. Gessner a et Ray ont dit, d’après Albert, qu’ils
se mêlaient ensemble. Cependant ce fait, qui n’est appuyé par aucun autre
témoignage, nous paraît au moins douteux, et nous croyons, au contraire,
que ces animaux, ne se mêlant point ensemble, font deux espèces dis-
tinctes et séparées1. Je puis ajouter, aux raisons qu’en donne M. Dau-
benton 5, des exemples qui rendront la chose plus sensible. Si la marte
était la fouine sauvage , ou la fouine la marte domestique, il en serait de
ces deux animaux comme du chat sauvage et du chat domestique; le pre-
mier conserverait constamment les mêmes caractères, et le second varie-
rait, comme on le voit dans le chat sauvage, qui demeure toujours le
même, et dans le chat domestique, qui prend toutes sortes de couleurs. Au
contraire, la fouine, ou si l’on veut la marte domestique, ne varie point;
elle a ses caractères propres, particuliers, et tous aussi constants que ceux
de la marte sauvage ; ce qui suffirait seul pour prouver que ce n’est pas
une pure variété , une simple différence produite par l’état de domesti-
cité : d’ailleurs, c’est sans aucun fondement qu’on appelle la fouine marte
domestique, puisqu’elle n’est pas plus domestique que le renard, le putois,
qui, comme elle, s’approchent des maisons pour y trouver leur proie, et
qu’ëlle n’a pas plus d’habitude, pas plus de communication avec l’homme
que les autres animaux que nous appelons sauvages. Elle diffère donc de
la marte par le naturel et par le tempérament, puisque celle-ci fuit les
lieux découverts, habite au fond des bois, demeure sur les arbres, ne se
trouve en grand nombre que dans les climats froids, au lieu que la fouine
s’approche des habitations, s’établit même dans les vieux bâtiments, dans
les greniers à foin, dans des trous de murailles; qu’enfin l’espèce en est
généralement répandue en grand nombre dans tous les pays tempérés , et
même dans les climats chauds, comme à Madagascar % aux Maldives d, et
qu’elle ne se trouve pas dans les pays du Nord.
a. Gessner, Hist. animal, q uadrup. , p. 76. Ray, Synops. animal, quadrup., p. 200.
b. Voyez la Description de la marte , par Daubenton.
c. Voyez les Voyages de Jean Struys. Rouen, 1719, t. I, p. 30.
d. Voyez le Voyage de François Pyrard. Paris, 1619, t. I , p. 132.
* Mustela foina (Linn.). — Ordre des Carnassiers ; famille des Carnivores; tribu des Digi-
tigrades ; genre Marte ( Cuv. ).
1. La marte et la fouine sont deux espèces distinctes et séparées. « Une légère nuance
« dans la couleur suffit quelquefois pour la distinction de deux êtres, comme cela se voit à
« l’égard de la fouine et de la marte , deux espèces que l'on ne confond jamais, et quicepen-
« dant ne diffèrent que par la teinte de leur gorge : jaune dans la marte, et blanche dans la
« fouine. » ( Geoffroy-Saint-Hilaire : Principes de philosophie zoologique , p. 83. )
592
LA FOUINE.
La fouine a la physionomie très-fine, l’œil vif, le saut léger, les membres
souples, le corps flexible, tous les mouvements très-prestes; elle saute et
bondit plutôt qu’elle ne marche; elle grimpe aisément contre les murailles
qui ne sont pas bien enduites, entre dans les colombiers, les poulail-
lers, etc. , mange les œufs, les pigeons, les poules, etc., en tue quelquefois
un grand nombre et les porte à ses petits; elle prend aussi les souris, les
rats, les taupes, les oiseaux dans leurs nids. Nous en avons élevé une que
nous avons gardée longtemps : elle s’apprivoise à un certain point; mais
elle ne s’attache pas, et demeure toujours assez sauvage pour qu’on soit
obligé de la tenir enchaînée; elle faisait la guerre aux chats; elle se jetait
aussi sur les poules, dès qu’elle se trouvait à portée; elle s’échappait sou-
vent, quoique attachée par le milieu du corps; les premières fois elle ne
s’éloignait guère et revenait au bout de quelques heures, mais sans mar-
quer de la joie, sans attachement pour personne. Elle demandait cependant
à manger comme le chat et le chien ; peu après elle fit des absences plus
longues, et, enfin, ne revint plus. Elle avait alors un an et demi, l’âge
apparemment auquel la nature avait pris le dessus. Elle mangeait de tout
ce qu’on lui donnait, à l’exception de la salade et des herbes; elle aimait
beaucoup le miel, et préférait le chènevis à toutes les autres graines : on a
remarqué qu’elle buvait fréquemment, qu'elle dormait quelquefois deux
jours de suite , et qu’elle était aussi quelquefois deux ou trois jours sans
dormir; qu’avant le sommeil elle se mettait en rond, cachait sa tête et
l’enveloppait de sa queue; que, tant qu’elle ne dormait pas, elle était dans
un mouvement continuel si violent et si incommode que, quand même elle
ne se serait pas jetée sur les volailles, on aurait été obligé de l’attacher
pour l’empêcher de tout briser. Nous avons eu quelques autres fouines
plus âgées, que l’on avait prises dans des pièges; mais celles-là demeurèrent
tout à fait sauvages; elles mordaient ceux qui voulaient les loucher, et ne
voulaient manger que de la chair crue.
Les fouines, dit-on, portent autant de temps que les chats. On trouve des
petits depuis le printemps jusqu’en automne, ce qui doit faire présumer
qu’elles produisent plus d’une fois par an; les plus jeunes ne font que trois
ou quatre petits; les plus âgées en font jusqu’à sept. Elles s’établissent
pour mettre bas dans un magasin à foin, dans un trou de muraille, où
elles poussent de la paille et des herbes; quelquefois dans une fente de
rocher ou dans un tronc d’arbre, où elles portent de la mousse, et lors-
qu’on les inquiète, elles déménagent et transportent ailleurs leurs petits,
qui grandissent assez vite ; car celle que nous avons élevée avait au bout
d’un an presque atteint sa grandeur naturelle, et de là on peut inférer que
ces animaux ne vivent que huit ou dix ans. Us ont une odeur de faux
musc qui n’est pas absolument désagréable; les martes et les fouines,
comme beaucoup d’autres animaux , ont des vésicules intérieures qui
LA FOUINE.
S03
contiennent une matière odorante, semblable à celle que fournit la civette :
leur chair a un peu de cette odeur ; cependant celle de la marte n’est pas
mauvaise à manger; celle de la fouine est plus désagréable, et sa peau est
aussi beaucoup moins estimée.
LA MARTE.*
La marte, originaire du Nord, est naturelle à ce climat, et s’y trouve en
si grand nombre qu’on est étonné de la quantité de fourrures de cette
espèce qu’on y consomme et qu’on en tire. Elle est, au contraire, en petit
nombre dans les climats tempérés, et ne se trouve point dans les pays
chauds “ : nous en avons quelques-unes dans nos bois de Bourgogne ; if
s’en trouve aussi dans la forêt de Fontainebleau ; mais en général elles
sont aussi rares en France que la fouine y est commune. Il n’y en a point
du tout en Angleterre, parce qu’il n’y a pas de bois ; elle fuit également les
pays habités et les lieux découverts ; elle demeure au fond des forêts , ne
se cache point dans les rochers , mais parcourt les bois et grimpe au-des-
sus des arbres ; elle vit de chasse et détruit une quantité prodigieuse d’oi-
seaux, dont elle cherche les nids pour en sucer les œufs; elle prend les
écureuils, les mulots, leslérols, etc.; elle mange aussi du miel comme la
fouine et le putois. On ne la trouve pas en pleine campagne, dans les prai-
ries, dans les champs, dans les vignes; elle ne s’approche jamais des
habitations, et elle diffère encore de la fouine par la manière dont elle se
fait chasser; dès que la fouine se sent poursuivre par un chien, elle se
soustrait en gagnant promptement son grenier ou son trou : la marte, au
contraire, se fait suivre assez longtemps par les chiens, avant de grimper
sur un arbre; elle ne se donne pas la peine de monter jusqu’au-dessus des
branches, elle se tient sur la tige, et de là les regarde passer; la trace que
la marte laisse sur la neige paraît être celle d’une grande bête, parce qu’elle
ne va qu’en sautant et qu’elle marque toujours de deux pieds à la fois ;
elle est un peu plus grosse que la fouine , et cependant elle a la tête plus
courte; elle a les jambes plus longues, et court par conséquent plus aisé-
ment; elle a la gorge jaune, au lieu que la fouine l’a blanche1 ; son poil est
aussi bien plus fin, bien plus fourni et moins sujet à tomber; elle ne pré-
pare pas , comme la fouine , un lit à ses petits : néanmoins elle les loge
a. Il y a toute apparence que les martes du pays des Anzicos ( voisin du royaume de Congo)
dont il est fait mention dans l’Histoire générale des voyages , t. V, p. 87, sont des fouines,
et non pas des martes.
* Mustela martes (Linn. ). — Ordre des Carnassiers ; famille des Carnivores ; tribu des
Digitigrades ; genre Marte (Cuy. ).
1. Voyez la note de la page 591.
il.
38
S94
LA MARTE.
encore plus commodément. Les écureuils font, comme l’on sait, des nids
au-dessus des arbres avec autant d’art que les oiseaux ; lorsque la marte
est prête à mettre bas, elle grimpe au nid de l'écureuil, l’en chasse, en élar-
git l’ouverture, s’en empare et y fait ses petits; elle se sert aussi des anciens
nids de ducs et de buses, et des trous des vieux arbres, dont elle déniche
les pics-de-bois et les autres oiseaux; elle met bas au printemps : la portée
n’est que de deux ou trois; les petits naissent les yeux fermés, et cepen-
dant grandissent en peu de temps; elle leur apporte bientôt des oiseaux,
des œufs, et les mène ensuite à la chasse avec elle. Les oiseaux connaissent
si bien leurs ennemis, qu’ils font pour la marte comme pour le renard le
même petit cri d’avertissement; et une preuve que c’est la haine qui les
anime, plutôt encore que la crainte, c’est qu’ils les suivent assez loin, et
qu’ils font ce cri contre tous les animaux voraces et carnassiers, tels que le
loup, le renard, la marte, le chat sauvage, la belette, et jamais contre le
cerf, le chevreuil, le lièvre, etc.
Les martes sont aussi communes dans le nord de l’Amérique 1 que dans
le nord de l’Europe et de l’Asie : on en apporte beaucoup du Canada; il y
en a dans toute l’étendue des terres septentrionales de l’Amérique jus-
qu’à la baie d’Hudson °, et en Asie, jusqu’au nord du royaume de Tun-
quin 6 et de l’empire de la Chine c. Il ne faut pas la confondre avec la
marte zibeline 2, qui est un autre animal dont la fourrure est bien plus pré-
cieuse. La zibeline est noire, la marte n’est que brune et jaune; la partie
de la peau qui est la plus estimée dans la marte est celle qui est la plus
brune, et qui s’étend tout le long du dos jusqu’au bout de la queue.
LE PUTOIS. *
Le putois ressemble beaucoup à la fouine par le tempérament, par le
naturel , par les habitudes ou les mœurs, et aussi par la forme du corps.
a. Voyez le Voyage du capitaine Robert Lade , traduit par M. Labié Prévost. Paris , 1744 ,
t. II, p. 227.
b. Voyez les Voyages de Tavernier. Rouen, 1713, t. IV, p. 182. Voyez aussi l’Histoire
générale des voyages , par M. l’abbé Prévost, t. VII, p. 117.
c. Voyez l’Histoire générale des voyages , t. VI, p. 562.
1. L’Amérique du Nord a plusieurs martes qui lui sont propres : le vison blanc, le pé-
kan , etc.
2. La zibeline se distingue de la marie et de la fouine, parce qu’elle a du poil jusque sous
les doigts « Sa chasse, au milieu de l’hiver, dans des neiges affreuses, est une des plus
« pénibles que l’on connaisse. C’est la recherche des zibelines qui a fait découvrir les contrées
« orientales de la Sibérie. » (Cuvier : Règne animal , t. I, p. 145.)
* Mustela putorius (Linn. ). — Ordre des Carnassiers ; famille des Carnivores , tribu des
Digitigrades; genre Marte (Cuv. ).
LE PUTOIS.
595
Comme elle, il s’approche des habitations, monte sur les toits, s’établit
dans les greniers à foin, dans les granges et dans les lieux peu fréquentés,
d’où il ne sort que la nuit pour chercher sa proie. Il se glisse dans les
basses-cours, monte aux volières, aux colombiers, où, sans faire autant de
bruit que la fouine, y fait plus de dégât ; il coupe ou écrase la tête à toutes
les volailles, et ensuite il les transporte une à une et en fait magasin; si,
comme il arrive souvent, il ne peut les emporter entières, parce que le trou
par où il est entré se trouve trop étroit, il leur mange la cervelle et em-
porte les têtes. Il est aussi fort avide de miel; il attaque les ruches en hiver
et force les abeilles à les abandonner. Il ne s’éloigne guère des lieux habités;
il entre en amour au printemps; les mâles se battent sur les toits et se dis-
putent la femelle ; ensuite ils l’abandonnent et vont passer l’été à la cam-
pagne ou dans les bois ; la femelle au contraire reste dans son grenier
jusqu’à ce qu’elle ait mis bas, et n’emmène ses petits que vers le milieu ou
la fin de l’été ; elle en fait trois ou quatre et quelquefois cinq, ne les allaite
pas longtemps, et les accoutume de bonne heure à sucer du sang et des
œufs.
A la ville ils vivent de proie , et de chasse à la campagne ; ils s’établis-
sent, pour passer l’été, dans des terriers de lapins, dans des fentes de
rochers, dans des troncs d’arbres creux, d’où ils ne sortent guère que la
nuit pour se répandre dans les champs, dans les bois; ils cherchent les nids
des perdrix, des alouettes et des cailles; ils grimpent sur les arbres pour
prendre ceux des autres oiseaux; ils épient les rats, les taupes, les mulots,
et font une guerre continuelle aux lapins , qui ne peuvent leur échapper,
parce qu’ils entrent aisément dans leurs trous; une seule famille de putois
suffit pour détruire une garenne. Ce serait le moyen le plus simple pour
diminuer le nombre des lapins dans les endroits où ils deviennent trop
abondants.
Le putois est un peu plus petit que la fouine; il a la queue plus courte,
le museau plus pointu, le poil plus épais et plus noir ; il a du blanc sur le
front, aussi bien qu’aux côtés du nez et autour de la gueule. Il en diffère
encore par la voix; la fouine a le cri aigu et assez éclatant ; le putois a le
cri plus obscur; ils ont tous deux, aussi bien que la marte et l’écureuil, un
grognement d’un ton grave et colère, qu’ils répètent souvent lorsqu’on les
irrite; enfin le putois ne ressemble point à la fouine par l’odeur, qui, loin
d’être agréable, est au contraire si fétide qu’on l’a d’abord distingué et
dénommé par là. C’est surtout lorsqu’il est échauffé, irrité, qu’il exhale et
répand au loin une odeur insupportable. Les chiens ne veulent point man-
ger de sa chair, et sa peau même, quoique bonne, est à vil prix, parce
qu’elle ne perd jamais entièrement son odeur naturelle. Cette odeur vient
de deux follicules ou vésicules que ces animaux ont auprès de l’anus , et
qui filtrent et contiennent une matière onctueuse dont l’odeur est très-
590
LE PUTOIS.
désagréable dans le putois, le furet, la belette, le blaireau, etc. , et qui
n’est au contraire qu’une espèce de parfum dans la civette, la fouine, la
marte, etc.
Le putois paraît être un animal des pays tempérés : on n’en trouve que
peu ou point dans les pays du Nord, et ils sont plus rares que la fouine
dans les climats méridionaux. Le puant d’Amérique ‘est un animal différent,
et l’espèce du putois paraît être confinée en Europe, depuis l’Italie jusqu’à
la Pologne. Il est sûr que ces animaux craignent le froid, puisqu’ils se
retirent dans les maisons pour y passer l’hiver, et qu’on ne voit jamais de
leurs traces sur la neige , dans les bois ou dans les champs éloignés des
maisons, et peut-être aussi craignent-ils la trop grande chaleur, puisqu’on
n’en trouve point dans les pays méridionaux.
LE FURET. *
Quelques auteurs ont douté si le furet et le putois étaient des animaux
d’espèces différentes “. Ce doute est peut-être fondé sur ce qu’il y a des
furets qui ressemblent aux putois par la couleur du poil : cependant le
putois, naturel aux pays tempérés, est un animal sauvage comme la fouine,
et le furet, originaire des climats chauds, ne peut subsister en France que
comme animal domestique. On ne se sert point du putois, mais du furet, pour
lâchasse du lapin, parce qu'il s’apprivoise plus aisément, car d’ailleurs il
a, comme le putois, l’odeur très-forte et très-désagréable; mais ce qui
prouve encore mieux que ce sont des animaux différents, c’est qu’ils ne se
mêlent point ensemble, et qu’ils diffèrent d’ailleurs par un grand nombre
de caractères essentiels 2. Le furet a le corps plus allongé et plus mince, la
tête plus étroite, le museau plus pointu que le putois; il n’a pas le même
instinct pour trouver sa subsistance; il faut en avoir soin, le nourrir à
la maison, du moins dans ces climats; il ne va pas s’établir à la cam-
pagne ni dans les bois ; et ceux que l’on perd dans les trous de lapins, et
qui ne reviennent pas , ne se sont jamais multipliés dans les champs ni
dans les bois ; ils périssent apparemment pendant l’hiver : le furet varie
aussi par la couleur du poil comme les autres animaux domestiques , et
a. Vid. Linnœi Syst. nat. Mustela flavescente nigricans , ore albo , collari flavescente pulo-
rius Mustela sylvestris viverra dicta, an distincta ?
1. Le puant d’Amérique est une mouffette.
* Mustela furo ( Linn. ). — Ordre des Carnassiers ; famille des Carnivores ; tribu des Digi-
tigrades ; genre Marte (Cuv.).
2. « Le furet n’est qu’une variété du putois. » (Cuvier : Règne animal, t. I, p. 143.)
LE FURET.
597
il est aussi commun dans les pays chauds “, que le putois y est rare.
La femelle est dans cette espèce sensiblement plus petite que le mâle :
lorsqu’elle est en chaleur, elle le recherche ardemment, et l’on assure 6
qu’elle meurt, si elle ne trouve pas à se satisfaire; aussi a-t-on soin de ne
les pas séparer. On les élève dans des tonneaux ou dans des caisses où on
leur fait un lit d’étoupes; ils dorment presque continuellement : ce sommeil
si fréquent ne leur tient lieu de rien ; car, dès qu’ils s’éveillent, ils cher-
chent à manger; on les nourrit de son, de pain, de lait, etc. ; ils produi-
sent deux fois par an ; les femelles portent six semaines : quelques-unes
dévorent leurs petits presque aussitôt qu’elles ont mis bas , et alors elles
deviennent de nouveau en chaleur et font trois portées, lesquelles sont
ordinairement de cinq ou six , et quelquefois de sept , huit , et même
neuf.
Cet animal est naturellement ennemi mortel du lapin; lorsqu'on pré-
sente un lapin, même mort, à un jeune furet qui n’en a jamais vu, il se
jette dessus et le mord avec fureur ; s’il est vivant, il le prend par le cou,
par le nez, et lui suce le sang; lorsqu’on le lâche dans les trous des lapins
on le musèle, afin qu’il ne les tue pas dans le fond du terrier, et qu’il les
oblige seulement à sortir et à se jeter dans le filet dont on couvre l’entrée.
Si on laisse aller le furet sans muselière, on court risque de le perdre ,
parce qu’après avoir sucé le sang du lapin il s’endort, et la fumée qu’on
fait dans le terrier n’est pas toujours un moyen sûr pour le ramener, parce
que souvent il y a plusieurs issues, et qu’un terrier communique à d’au-
tres, dans lesquels le furet s’engage à mesure que la fumée le gagne. Les
enfants se servent aussi du furet pour dénicher des oiseaux ; il entre aisé-
ment dans les trous des arbres et des murailles , et il les apporte au
dehors.
Selon le témoignage de Strabon, le furet a été apporté d’Afrique en
Espagne; et cela ne me paraît pas sans fondement, parce que l’Espagne
est le climat naturel des lapins, et le pays où ils étaient autrefois le plus
abondants : on peut donc présumer que pour en diminuer le nombre ,
devenu peut-être très-incommode, on fit venir des furets avec lesquels on
fait une chasse utile, au lieu qu’en multipliant les putois on ne pourrait
que détruire les lapins, mais sans aucun profit, et les détruire peut-être
beaucoup au delà de ce que l’on voudrait.
\ Le furet, quoique facile à apprivoiser, et même assez docile, ne laisse
pas d’être fort colère; il a une mauvaise odeur en tout temps, qui devient
bien plus forte, lorsqu’il s’échauffe ou qu’on l’irrite; il a les yeux vifs, le
regard enflammé, tous les mouvements très-souples, et il est en même
a. Le furet se trouve en Barbarie, et se nomme Nimse. Voyez les Voyages du docteur Shaw,
Amsterdam, 1743, t. I, p. 322.
b. Vide Gessner, Hist. animal, quadrup. , p. 763.
598
LE FURET.
temps si vigoureux, qu’il vient aisément à bout d’un lapin qui est au moins
quatre fois plus gros que lui.
Malgré l’autorité des interprètes et des commentateurs, nous doutons que
le furet soit Yictis des Grecs. « L’ictis, dit Aristote, est une espèce de belette
« sauvage, plus petite qu’un petit chien de Malte, mais semblable à la belette
« par le poil, par la forme, par la blancheur delà partie inférieure , et aussi
« par l’astuce des mœurs ; il s’apprivoise beaucoup ; il fait grand tort aux
« ruches, étant avide de miel ; il attaque aussi les oiseaux; il a, comme le
« chat, le membre génital osseux. Hist. animal., lib. ix, cap. vi. » Il
paraît, 1° qu’il y a une espèce de contradiction ou de malentendu à dire
que l’iclis est une espèce de belette sauvage qui s’apprivoise beaucoup,
puisque la belette ordinaire, qui est ici la moins sauvage des deux, ne
s’apprivoise point. 2° Le furet, quoique plus gros que la belette, n’est pas
trop comparable au petit épagneul ou au chien bichon, dont il n’approche
pas pour la grosseur. 3° Il ne paraît pas que le furet ait l’astuce de mœurs
de la belette, ni même aucune ruse : enfin, il ne fait aucun tort aux ruches,
et n’est nullement avide de miel. J’ai prié M. le Roy, inspecteur des chasses
du roi, de vérifier ce dernier fait, et voici sa réponse : « M. de Buffon peut
« être assuré que les furets n’ont pas, à la vérité, un goût décidé pour le
« miel, mais qu’avec un peu de diète on leur en fait manger ; nous en avons
« nourri pendant quatre jours avec du pain trempé dans de l’eau miellée;
« ils en ont mangé, et même en assez grande quantité, les deux derniers
« jours; il est vrai que les plus faibles de ceux-là commençaient à maigrir
« d’une manière sensible. » Ce n’est pas la première fois que M. le Roy, qui
joint à beaucoup d’esprit 1 un grand amour pour les sciences, nous a donné
des faits plus ou moins importants , et dont nous avons fait usage. J’ai
essayé moi-même, n’ayant pas de furets sous ma main , de faire la même
épreuve sur une hermine, en ne lui donnant que du miel pur à manger, et
en même temps du lait à boire, elle en est morte au bout de quelques jours;
ainsi ni l’hermine ni le furet ne sont avides de miel comme Yictis des
anciens, et c’est ce qui me fait croire que ce mot ictis n’est peut-être qu'un
nom générique, ou que, s’il désigne une espèce particulière, c’est plutôt la
fouine ou le putois, qui tous deux, en effet, ont l’astuce de la belette, entrent
dans les ruches, et sont très-avides de miel.
1. George Leroy, l'auteur ingénieux des Lettres philosophiques sur les animaux, avait, eu
effet , beaucoup d'esprit. C’était aussi un excellent observateur. Son livre est plein d'intérêt.
LA BELETTE.
599
LA BELETTE.*
La belette ordinaire est aussi commune dans les pays tempérés et
chauds a qu’elle est rare dans les climats froids ; l’hermine, au contraire,
très-abondante dans le nord, n’est qu’en petit nombre dans les régions
tempérées, et ne se trouve point vers le midi. Ces animaux forment donc
deux espèces distinctes et séparées1; ce qui a pu donner lieu de les con-
fondre et de les prendre pour le même animal, c’est que parmi les belettes
ordinaires il y en a quelques-unes qui, comme l’hermine, deviennent
blanches pendant l’hiver, même dans notre climat : mais, si ce caractère
leur est commun, elles en ont d’autres qui sont très-différents; l’hermine,
rousse en été, blanche en hiver, a en tout temps le bout de la queue noire;
la belette , même celle qui blanchit en hiver, a le bout de la queue jaune;
elle est d’ailleurs sensiblement plus petite et a la queue beaucoup plus
courte que l’hermine; elle ne demeure pas, comme elle, dans les déserts
et dans les bois , elle ne s’écarte guère des habitations : nous avons eu les
deux espèces, et il n’y a nulle apparence que ces animaux, qui diffèrent
par le climat, par le tempérament, par le naturel et par la taille, se mêlent
ensemble; il est vrai que, parmi les belettes, il y en a de plus grandes et de
plus petites; mais cette différence ne va guère qu’à un pouce sur la lon-
gueur entière du corps; au lieu que l’hermine est de deux pouces plus
longue que la belette la plus grande : ni l’une ni l’autre ne s’apprivoisent,
elles demeurent toujours très-sauvages dans les cages de fer où Ton est
obligé de les garder; ni Tune ni l’autre ne veulent manger de miel; elles
n’entrent pas dans les ruches comme le putois et la fouine; ainsi l’hermine
n’est pas la belette sauvage, Yictis d’Aristote2, puisqu’il dit qu’elle devient
fort privée et qu’elle est fort avide de miel; la belette et l’hermine, loin de
s’apprivoiser, sont si sauvages qu’elles ne veulent pas manger lorsqu’on
les regarde; elles sont dans une agitation continuelle, cherchent toujours
à se cacher; et, si Ton veut les conserver, il faut leur donner un paquet
d’étoupes dans lequel elles puissent se fourrer; elles y traînent tout ce
qu’on leur donne, ne mangent guère que la nuit, et laissent pendant deux
ou trois jours la viande fraîche se corrompre avant que d’y toucher; elles
passent les trois quarts du jour à dormir ; celles qui sont en liberté atten-
a. La belette se trouve en Barbarie; on la nomme Fert-el Steile. Voyez les Voyages du
docteur Shaw. La Haye , 1743 , 1. 1, p. 322.
* Mustela vulgaris (Linn.). — Ordre des Carnassiers : famille des Carnivores ; tribu des
Digitigrades; genre Marte (Cuv. ).
1. La belette et l’hermine sont, en effet, deux espèces distinctes.
2. On ne sait pas bien ce qu’était Yictis d’Aristote. Ce n’était, très-probablement, qu'une
variété de la belette.
600
LA BELETTE.
dent aussi la nuit pour chercher leur proie. Lorsqu’une belette peut entrer
dans un poulailler, elle n’attaque pas les coqs ou les vieilles poules ; elle
choisit les poulettes, les petits poussins, les tue par une seule blessure
qu’elle leur fait à la tête, et ensuite les emporte tous les uns après les
autres; elle casse aussi les œufs et les suce avec une incroyable avidité; en
hiver, elle demeure ordinairement dans les greniers, dans les granges; sou-
vent même elle y reste au printemps pour y faire ses petits dans le foin ou
la paille; pendant tout ce temps, elle fait la guerre, avec encore plus de
succès que le chat, aux rats et aux souris, parce qu’ils ne peuvent lui
échapper et qu’elle entre après eux dans leurs trous ; elle grimpe aux
colombiers, prend les pigeons, les moineaux, etc.; en été, elle va à quel-
que distance des maisons, surtout dans les lieux bas, autour des moulins,
le long des ruisseaux, des rivières, se cache dans les buissons pour attraper
des oiseaux, et souvent s’établit dans le creux d’un vieux saule pour y faire
ses petits; elle leur prépare un lit avec de l’herbe, de la paille, des feuilles,
des étoupes; elle met bas au printemps; les portées sont quelquefois de trois,
et ordinairement de quatre ou de cinq; les petits naissent les yeux fermés,
aussi bien que ceux du putois, de la marte, de la fouine, etc.; mais en
peu de temps ils prennent assez d’accroissement et de force pour suivre
leur mère à la chasse ; elle attaque les couleuvres , les rats d’eau , les
taupes , les mulots, etc., parcourt les prairies, dévore les cailles et leurs
œufs. Elle ne marche jamais d’un pas égal , elle ne va qu’en bondissant
par petits sauts inégaux et précipités , et lorsqu’elle veut monter sur un
arbre elle fait un bond par lequel elle s’élève tout d’un coup à plusieurs
pieds de hauteur; elle bondit de même, lorsqu’elle veut attraper un oiseau.
Ces animaux ont, aussi bien que le putois et le furet, l’odeur si forte
qu’on ne peut les garder dans une chambre habitée; ils sentent plus mau-
vais en été qu’en hiver, et lorsqu’on les poursuit ou qu’on les irrite ils
infectent de loin. Ils marchent toujours en silence, ne donnent jamais de
voix qu’on ne les frappe; ils ont un cri aigre et enroué qui exprime bien
le ton de la colère. Comme ils sentent eux-mêmes fort mauvais, ils ne crai-
gnent pas l’infection. Un paysan de ma campagne prit un jour trois belettes
nouvellement nées dans la carcasse d’un loup qu’on avait suspendu à un
arbre par les pieds de derrière ; le loup était presque entièrement pourri,
et la mère belette avait apporté des herbes, des pailles et des feuilles pour
faire un lit à ses petits dans la cavité du thorax.
L’HERMINE.
601
L’HERMINE OU LE ROSELET.*
La belette à queue noire s’appelle hermine et roselet : hermine lors-
qu’elle est blanche, roselet lorsqu’elle est rousse ou jaunâtre. Quoique
moins commune que la belette ordinaire , on ne laisse pas d’en trouver
beaucoup, surtout dans les anciennes forêts, et quelquefois pendant l’hiver
dans les champs voisins des bois; il est aisé de la distinguer en tout temps
de la belette commune, parce qu’elle a toujours le bout de la queue d’un
noir foncé, le bord des oreilles et l’extrémité des pieds blancs.
Nous avons peu de chose à ajouter à ce que nous avons déjà dit de cet
animal °, et à ce que M. Daubenton en a écrit dans sa description b; nous
observerons seulement que, comme d’ordinaire l’hermine change de cou-
leur en hiver, il y a toute apparence que celle dont il parle , et que nous
avions encore au mois d’avril 1758, serait devenue blanche et telle qu’elle
était l’année passée lorsqu’on la prit au 1er mars 1757, si elle fût demeu-
rée libre; mais comme elle a été enfermée depuis ce temps dans une cage
de fer, qu’elle se frotte continuellement contre les barreaux, et que d’ail-
leurs elle n’a pas essuyé toute la rigueur du froid, ayant toujours été à
l’abri sous une arcade contre un mur, il n’est pas surprenant qu’elle ait
gardé son poil d’été; elle est toujours extrêmement sauvage; elle n’a rien
perdu de sa mauvaise odeur; à cela près, c’est un joli petit animal, les
yeux vifs, la physionomie fine, et les mouvements si prompts qu’il n’est
pas possible de les suivre de l’œil; on l’a toujours nourrie avec des œufs
et de la viande, mais elle la laisse corrompre avant que d’y toucher; elle
n’a jamais voulu manger du miel qu’après avoir été privée pendant trois
jours de toute autre nourriture, et elle est morte après en avoir mangé.
La peau de cet animal est précieuse; tout le monde connaît les fourrures
d’hermine , elles sont bien plus belles et d’un blanc plus mat que celles du
lapin blanc; mais elles jaunissent avec le temps, et même les hermines de
ce climat ont toujours une légère teinte de jaune.
Les hermines sont très-communes dans tout le Nord, surtout en Russie,
en Norwége, en Laponie c : elles y sont, comme ailleurs , rousses en été et
blanches en hiver; elles se nourrissent de petits-gris et d’une espèce de
a. Voyez l’article de la belette.
b. Voyez la Description de l’hermine, par Daubenton
c. Voyez les Œuvres de Regnard, Paris, 1742 , 1. 1, p. 178.
* Mustela erminca ( Linn.). — Ordre des Carnassiers ; famille des Carnivores ; tribu des Digi-
tigrades ; genre Marte (Cuv. ).
1. Après avoir comparé ensemble tous ces animaux ( l’hermine , la belette , 1 a furet , le
putois, la marie et la fouine), Daubenton rapproche , très-judicieusement, l’hermine de la
belette, le furet du putois, et la marte de la fouine.
Ü02
L’HERMINE.
rats dont nous parlerons dans la suite de cet ouvrage, et qui est très-abon-
dante en Norwége et en Laponie; les hermines sont rares dans les pays
tempérés, et ne se trouvent point dans les pays chauds. L’animal du cap
de Bonne-Espérance, que Kolbe a appelle hermine, et duquel il dit que la
chair est saine et agréable au palais, n’est point une hermine, ni même rien
d’approchant; les belettes de Cayenne, dont parle M. Barrère b, et les her-
mines grises de la Tartarie orientale et du nord de la Chine, dont il est fait
mention par quelques voyageurs % sont aussi des animaux différents de
nos belettes et de nos hermines.
L’ÉCUREUIL. *
L’écureuil est un joli petit animal qui n’est qu’à demi sauvage, et qui,
par sa gentillesse, par sa docilité, par l’innocence même de ses mœurs,
mériterait d’être épargné; il n’est ni carnassier ni nuisible, quoiqu’il sai-
sisse quelquefois des oiseaux ; sa nourriture ordinaire sont des fruits , des
amandes, des noisettes, de la faîne et du gland; il est propre, leste, vif,
très-alerte, très-éveillé, très-industrieux; il a les yeux pleins de feu, la
physionomie fine, le corps nerveux, les membres très-dispos : sa jolie figure
est encore rehaussée, parée par une belle queue en forme de panache, qu’il
relève jusque dessus sa tête, et sous laquelle il se met à l’ombre; le des-
sous de son corps est garni d’un appareil tout aussi remarquable, et qui
annonce de grandes facultés pour l’exercice de la génération ; il est, pour
ainsi dire, moins quadrupède que les autres; il se tient ordinairement assis
presque debout, et se sert de ses pieds de devant, comme d’une main, pour
porter à sa bouche; au lieu de se cacher sous terre, il est toujours en l’air;
il approche des oiseaux par sa légèreté ; il demeure comme eux sur la cime
des arbres, parcourt les forêts en sautant de l’un à l’autre, y fait aussi son
nid, cueille les graines, boit la rosée, et ne descend à terre que quand les
arbres sont agités par la violence des vents. On ne le trouve point dans les
champs, dans les lieux découverts, dans les pays de plaine ; il n’approche
jamais des habitations, il ne reste point dans les taillis, mais dans les bois
de hauteur, sur les vieux arbres des plus belles futaies. Il craint l’eau plus
a. Description du Cap de Bonne-Espérance, par Kolbe. Amsterdam, 1741, partie m ,
chap. vi , p. 54.
b. Description de la France équinoxiale , par M. Barrère.
c. Voyez l’Histoire générale des voyages , par M. l’abbé Prévost, t. VI, pages 565 et 603.
* Sciurus vulgaris (Linn. ). — Ordre des Rongeurs; genre Écureuil ( Cuv.).
L’ÉCUREUIL.
603
encore que la terre, et l’on assure “ que, lorsqu’il faut la passer, il se sert
d’une écorce pour vaisseau, et de sa queue pour voiles et pour gouvernail1.
II ne s’engourdit pas comme le loir pendant l’hiver; il est en tout temps
très-éveillé, et pour peu que l’on touche au pied de l’arbre sur lequel il
repose, il sort de sa petite bauge, fuit sur un autre arbre, ou se cache à
l’abri d’une branche. Il ramasse des noisettes pendant l’été, en remplit les
troncs, les fentes d’un vieux arbre, et a recours en hiver à sa provision ;
il les cherche aussi sous la neige, qu’il détourne en grattant. U a la voix
éclatante, et plus perçante encore que celle de la fouine ; il a de plus un
murmure à bouche fermée, un petit grognement de mécontentement qu’il
fait entendre toutes les fois qu’on l’irrite. Il est trop léger pour marcher, il
va ordinairement par petits sauts et quelquefois par bonds; il a les ongles
si pointus et les mouvements si prompts, qu’il grimpe en un instant sur
un hêtre dont l’écorce est fort lisse.
On entend les écureuils, pendant les belles nuits d’été, crier en courant
sur les arbres les uns après les autres ; ils semblent craindre l’ardeur du
soleil, ils demeurent pendant le jour à l’abri dans leur domicile, dont ils
sortent le soir pour s’exercer, jouer, faire l’amour et manger; ce domicile
est propre, chaud et impénétrable à la pluie; c’est ordinairement sur l’en-
fourchure d’un arbre qu’ils l’établissent; ils commencent par transporter
des bûchettes qu’ils mêlent, qu’ils entrelacent avec de la mousse; ils la
serrent ensuite, ils la foulent, et donnent assez de capacité et de solidité à
leur ouvrage pour y être à l’aise et en sûreté avec leurs petits; il n’y a
qu’une ouverture vers le haut, juste, étroite, et qui suffit à peine pour
passer; au-dessus de l’ouverture est une espèce de couvert en cône qui met
le tout à l’abri et fait que la pluie s’écoule par les côtés et ne pénètre pas.
Ils produisent ordinairement trois ou quatre petits; ils entrent en amour au
printemps et mettent bas au mois de mai ou au commencement de juin; ils
muent au sortir de l’hiver; le poil nouveau est plus roux que celui qui
tombe. Us se peignent, ils se polissent avec les mains et les dents; ils sont
propres, ils n’ont aucune mauvaise odeur; leur chair est assez bonne à
manger. Le poil de la queue sert à faire des pinceaux; mais leur peau ne
fait pas une bonne fourrure.
Il y a beaucoup d’espèces voisines de celle de l’écureuil, et peu de
variétés dans l’espèce même; il s’en trouve quelques-uns de cendrés; tous
a. « Rei veritate nititur quod Gesnerus ex Vincentio Belvacensi et Olao magno refert :
« sciures, quando aquam transire cupiunt , lignum levissimuin aquæ imponere; eique insi-
« dentes et caudà , non tamen ut vult , erectà , sed continuo motà , veliüeantes neque flante
« vento, sed tranquillo æquore transvelii, quod fide dignes. Musqué meus emissarius ad
« insulas Gotlilandiæ , plus simplici vice observavit , et cum spoliis in littoribus ibidem col-
« lectis redux mirabundus mihi retulit. » Dissert, de Sciuro volante. Phil. trans. n° 97 , p. 38
Klein, de quadrup. , p. 53.
1. Petite fable qui n’a pas besoin d’ètre réfutée.
GOi
L’ECUREUIL.
les autres sont roux. Les petits-gris, qui sont d’une espèce1 différente, demeu-
rent toujours gris. Et sans citer les écureuils volants 2, qui sont bien diffé-
rents des autres, l’écureuil blond de Cambaye a, qui est fort petit et qui a la
queue semblable à l’écureuil d’Europe, celui de Madagascar b, nommé tsit-
sihi, qui est gris, et qui n’est, dit Flacourt, ni beau ni bon à apprivoiser,
l’écureuil blanc de Siam % l’écureuil gris d un peu tacheté de Bengale,
l’écureuil-rayé de Canada % l’écureuil noir f, le grand écureuil gris de
Virginie », l’écureuil de la Nouvelle-Espagne à raies blanches h , l’écureuil
blanc de Sibérie % l’écureuil varié ou le mus ponlicus , le petit écureuil
d’Amérique, celui du Brésil, celui de Barbarie , le rat palmiste, etc. , for-
ment autant d’espèces distinctes et séparées 3.
LE RAT.*
Descendant par degrés du grand au petit, du fort au faible, nous trouve-
rons que la nature a su tout compenser ; qu’uniquement attentive à la
conservation de chaque espèce , elle fait profusion d’individus, et se sou-
tient par le nombre dans toutes celles qu’elle a réduites au petit, ou qu’elle
a laissées sans forces, sans armes et sans courage : et non-seulement elle a
voulu que ces espèces inférieures fussent en état de résister ou durer par
le nombre, mais il semble qu’elle ait en même temps donné des supplé-
ments à chacune, en multipliant les espèces voisines. Le rat, la souris, le
mulot, le rat d’eau, le campagnol, le loir, le lérot, le muscardin, la musa-
raigne, beaucoup d’autres que je ne cite point parce qu’ils sont étrangers à
notre climat, forment autant d’espèces distinctes et séparées, mais assez
peu différentes pour pouvoir en quelque sorte se suppléer et faire que, si
a. Voyez les Voyages de Pietro délia Valle. Rouen, 1745 , t. VI, p. 368.
b. Voyez le Voyage de Flacourt. Paris, 1661, p. 164.
c. Voyez le Second voyage de P. Tachard. Paris , 1689, p. 249.
d. Voyez le Recueil des voyages de la Compagnie des Indes de Holland. Amsterdam, 1711,
t. VII.
e. Voyez le Voyage de Sabard Théodal. Paris , 1632, p. 305 et 306.
f. Voyez l’Histoire naturelle de la Caroline , par Catesby. Londres, 1743, t. II, p. 73.
g. Idem , ibidem. , p. 76.
h. Vide Albert Seba, vol. I, p. 76.
i. Vide Brisson, Regn. animal., p. 151.
1. Le petit-gris du Nord n’est qu’une variété de notre écureuil. Le petit-gris de Buffon est
l’écureuil gris de la Caroline.
2. Les écureuils volants sont les polatouches.
3. Voyez , sur toutes ces espèces on variétés d’écureuils : Cuvier, Règne animal , 1. 1, p. 192.
* Mus rattus (Linn.). — Ordre des Rongeurs ; genre Rat ( Cuv.).
M‘: 41
‘‘arà- J.-rtp r d-fs.Nm/ers_ 3i •
LE RAT.
G05
l’une d’entre elles venait à manquer, le vide en ce genre serait à peine sen-
sible; c’est ce grand nombre d’espèces voisines qui a donné l’idée des
genres aux naturalistes; idée que l’on ne peut employer qu’en ce sens,
lorsqu’on ne voit les objets qu’en gros, mais qui s’évanouit dès qu’on l’ap-
plique à la réalité, et qu’on vient à considérer la nature en détail.
Les hommes ont commencé par donner différents noms aux choses qui
leur ont paru distinctement différentes, et en même temps ils ont fait des
dénominations générales pour tout ce qui leur paraissait à peu près sem-
blable. Chez les peuples grossiers et dans toutes les langues naissantes il
n’y a presque que des noms généraux , c’est-à-dire des expressions vagues
et informes de choses du même ordre, et cependant très-différentes entre
elles; un chêne, un hêtre, un tilleul, un sapin, un if, un pin, n’auront
d’abord eu d’autre nom que celui d 'arbre; ensuite le chêne , le hêtre , le
tilleul se seront tous trois appelés chêne, lorsqu’on les aura distingués du
sapin, du pin, de l’if, qui tous trois se seront appelés sapin. Les noms par-
ticuliers ne sont venus qu’à la suite de la comparaison et de l’examen
détaillé qu’on a fait de chaque espèce de choses : on a augmenté le nombre
de ces noms à mesure qu’on a plus étudié et mieux connu la nature; plus
on l’examinera, plus on la comparera, plus il y aura de noms propres et
de dénominations particulières. Lorsqu’on nous la présente donc aujour-
d’hui par des dénominations générales, c’est-à-dire par des genres, c’est
nous renvoyer à l’A B C de toute connaissance, et rappeler les ténèbres de
l’enfance des hommes : l’ignorance a fait les genres, la science a fait et
fera les noms propres , et nous ne craindrons pas d’augmenter le nombre
des dénominations particulières, toutes les fois que nous voudrons désigner
des espèces différentes '.
L’on a compris et confondu, sous ce nom générique de rat, plusieurs
espèces de petits animaux ; nous ne donnerons ce nom qu’au rat commun
qui est noirâtre et qui habite dans les maisons; chacune des autres espèces
aura sa dénomination particulière parce que, ne se mêlant point ensemble,
chacune est différente de toutes les autres. Le rat est assez connu par l’in-
commodité qu’il nous cause; il habite ordinairement les greniers où l’on
entasse le grain , où l’on serre les fruits , et de là descend et se répand
dans la maison. Il est carnassier, et même omnivore ; il semble seulement
préférer les choses dures aux plus tendres; il ronge la laine, les étoffes,
les meubles, perce le bois, fait des trous dans les murs, se loge dans
l’épaisseur des planchers, dans les vides de la charpente ou de la boiserie;
il en sort pour chercher sa subsistance, et souvent il y transporte tout ce
1. Il faut une dénomination particulière pour chaque espèce distincte; et il faut réunir en
genres déterminés toutes les espèces voisines. (Voyez, touchant les préventions de Bufîon contre
la méthode, la note de la page 6 du Ier volume. — Voyez en outre, sur le mot genre , la note
de la page 264 de ce volume-ci.)
606
LE RAT.
qu’il peut traîner; il y fait même quelquefois magasin, surtout lorsqu’il a
des petits. Il produit plusieurs fois par an, presque toujours en été; les
portées ordinaires sont de cinq ou six. Il cherche les lieux chauds et se
niche en hiver auprès des cheminées ou dans le foin, dans la paille. Malgré
les chats, le poison, les pièges, les appâts, ces animaux pullulent si fort
qu’ils causent souvent de grands dommages; c’est surtout dans les vieilles
maisons à la campagne, où l’on garde du blé dans les greniers, et où le
voisinage des granges et des magasins à foin facilite leur retraite et leur
multiplication , qu’ils sont en si grand nombre qu’on serait obligé de
démeubler, de déserter, s'ils ne se détruisaient eux- mêmes; mais nous
avons vu par expérience qu’ils se tuent , qu’ils se mangent entre eux pour
peu que la faim les presse; en sorte que, quand il y a disette à cause du
trop grand nombre, les plus forts se jettent sur les plus faibles, leur ouvrent
la tête et mangent d’abord la cervelle, et ensuite le reste du cadavre; le
lendemain la guerre recommence, et dure ainsi jusqu’à la destruction du
plus grand nombre; c’est par cette raison qu’il arrive ordinairement,
qu’après avoir été infesté de ces animaux pendant un temps , ils semblent
souvent disparaître tout à coup et quelquefois pour longtemps. Il en est de
même des mulots, dont la pullulation prodigieuse n’est arrêtée que par les
cruautés qu’ils exercent entre eux dès que les vivres commencent à leur
manquer. Aristote a attribué cette destruction subite à l’effet des pluies;
mais les rats n’y sont point exposés, et les mulots savent s’en garantir; car
les trous qu’ils habitent sous terre ne sont pas même humides.
Les rats sont aussi lascifs que voraces; ils glapissent dans leurs amours
et crient quand ils se battent ; ils préparent un lit à leurs petits et leur
apportent bientôt à manger; lorsqu’ils commencent à sortir de leur trou, la
mère les veille, les défend, et se bat même contre les chats pour les sauver.
Un gros rat est plus méchant et presque aussi fort qu’un jeune chat; il a
les dents de devant longues et fortes; le chat mord mal, et comme il ne se
sert guère que de ses griffes , il faut qu’il soit non-seulement vigoureux,
mais aguerri. La belette, quoique plus petite, est un ennemi plus dange-
reux, et que le rat redoute parce qu’elle le suit dans son trou : le combat
dure quelquefois longtemps; la force est au moins égale, mais l’emploi
des armes est différent : le rat ne peut blesser qu’à plusieurs reprises et
par les dents de devant* lesquelles sont plutôt faites pour ronger que pour
mordre, et qui étant posées à l’extrémité du levier de la mâchoire ont
peu de force ; tandis que la belette mord de toute la mâchoire avec achar-
nement, et qu’au lieu de démordre, elle suce le sang de l’endroit entamé ,
aussi le rat succombe-t-il toujours.
On trouve des variétés dans cette espèce comme dans toutes celles
qui sont très- nombreuses en individus; outre les rats ordinaires, qui
sont noirâtres, il y en a de bruns, de presque noirs, d’autres d’un gris
LE RAT.
607
plus blanc ou plus roux, et d’autres tout à fait blancs : ces rats blancs
ont les yeux rouges comme le lapin blanc, la souris blanche, et comme
tous les autres animaux qui sont tout à fait blancs. L’espèce entière, avec
ses variétés, paraît être naturelle aux climats tempérés de notre continent,
et s’est beaucoup plus répandue dans les pays chauds que dans les pays
froids. Il n’y en avait point en Amérique a, et ceux qui y sont aujourd’hui,
et en très-grand nombre, y ont débarqué avec les Européens; ils multi-
plièrent d’abord si prodigieusement, qu’ils ont été pendant longtemps le
fléau des colonies, où ils n’avaient guère d’autres ennemis que les grosses
couleuvres qui les avalent tout yivants : les navires les ont aussi portés
aux Indes orientales et dans toutes les îles b de l’archipel indien : il s’en
trouve aussi beaucoup en Afrique °. Dans le Nord, au contraire, ils ne se
sont guère multipliés au delà de la Suède, et ce qu’on appelle des rats
en Norwége *, en Laponie, etc., sont des animaux différents de nos rats.
LA SOURIS.*
La souris, beaucoup plus petite que le rat, est aussi plus nombreuse,
plus commune et plus généralement répandue ; elle a le même instinct,
le même tempérament, le même naturel, et n’en diffère guère que par la
faiblesse et par les habitudes qui l’accompagnent ; timide par nature, fami-
lière par nécessité, la peur ou le besoin font tous ses mouvements; elle ne
sort de son trou que pour chercher à vivre; elle ne s’en écarte guère, y
rentre à la première alerte , ne va pas , comme le rat, de maisons en mai-
sons à moins qu’elle n’y soit forcée, fait aussi beaucoup moins de dégât, a
les mœurs plus douces et s’apprivoise jusqu’à un certain point, mais sans
s’attacher : comment aimer en effet ceux qui nous dressent des embûches?
Plus faible, elle a plus d’ennemis auxquels elle ne peut échapper, ou plu-
tôt se soustraire que par son agilité, sa petitesse même. Les chouettes, tous
les oiseaux de nuit, les chats, les fouines, les belettes, les rats même lui
font la guerre; on l’attire, on la leurre aisément par des appâts, on la détruit
à milliers; elle ne subsiste enfin que par son immense fécondité.
a. Voyez la Description des Antilles , par le P. du Tertre. Paris , 1667, t. II , p. 303; Y His-
toire naturelle des îles Antilles. Rotterdam, 1658, p. 261; Nouveaux voyages aux îles de
l’Amérique. Paris, 1722, t. III, p. 160 ; Voyage de Dampier. Rouen, 1715, t. IV, p. 225.
b. Voyez les Lettres édifiantes , Recueil XVIII, p. 161.
c. Voyez le Voyage de Guinée , par Bosman. Utrecht, 1705, p. 241. Voyez aussi YHistoirs
générale des Voyages , par M. l’abbé Prévost, t. IV, p. 238.
l. Le lemming ( Mus lemmus. Linn.) , si singulier par ses migrations.
* Mus musculus ( Linn. ). — Ordre des Rongeurs ; genre Rat (Guv. ).
608
LA SOURIS.
J’en ai vu qui avaient mis bas dans des souricières; elles produisent
dans toutes les saisons, et plusieurs fois par an ; les portées ordinaires sont
de cinq ou six petits; en moins de quinze jours ils prennent assez de force
et de croissance pour se disperser et aller chercher à vivre : ainsi la durée
de la vie de ces petits animaux est fort courte , puisque leur accroissement
est si prompt ; et cela augmente encore l’idée qu’on doit avoir de leur
prodigieuse multiplication. Aristote a dit, qu’ayant mis une souris pleine
dans un vase à serrer du grain, il s’y trouva peu de temps après cent
vingt souris toutes issues de la même mère.
Ces petits animaux ne sont point laids, ils ont l’air vif et même assez fin;
l’espèce d’horreur qu’on a pour eux n’est fondée que sur les petites sur-
prises et sur l’incommodité qu’ils causent. Toutes les souris sont blanchâtres
sous le ventre, et il y en a de blanches sur tout le corps; il y en a aussi de
plus ou moins brunes et de plus ou moins noires. L’espèce est générale-
ment répandue en Europe, en Asie, en Afrique; mais on prétend qu’il n’y
en avait point en Amérique, et que celles qui y sont actuellement en grand
nombre viennent originairement de notre continent : ce qu’il y a devrai,
c’est qu’il paraît que ce petit animal suit l’homme et fuit les pays inhabités,
par l’appétit naturel qu’il a pour le pain, le fromage, le lard, l’huile, le
beurre et les autres aliments que l’homme prépare pour lui-même.
LE MULOT.*
Le mulot est plus petit que le rat et plus gros que la souris; il n’habite
jamais les maisons et ne se trouve que dans les champs et dans les bois; il
est remarquable par les yeux qu’il a gros et proéminents, et il diffère
encore du rat et de la souris par la couleur du poil qui est blanchâtre sous
le ventre et d’un roux brun sur le dos : il est très-généralement et très-
abondamment répandu, surtout dans les terres élevées. Il paraît qu’il est
longtemps à croître, parce qu’il varie considérablement pour la grandeur;
les grands ont quatre pouces deux ou trois lignes de longueur depuis le
bout du nez jusqu’à l’origine de la queue; les petits, qui paraissent adultes
comme les autres, ont un pouce de moins. Et, comme il s’en trouve de
toutes les grandeurs intermédiaires , on ne peut pas douter que les grands
et les petits ne soient tous de la même espèce; il y a grande apparence que
c’est faute d’avoir connu ce fait que quelques naturalistes en ont fait deux
a. Vide Aristotel. Hist. animal., lib. vi, cap. xxxvii.
* Mus sylvaticus (Gmel.). — Ordre des Rongeurs ; genre Rat (Cuv. ).
LE MULOT.
609
espèces : l’une qu’ils ont appelée le grand rat des champs a, et l’autre le
mulot b; Ray, qui le premier est tombé dans cette erreur en les indiquant
sous deux dénominations, semble avouer qu’il n’en connaît c qu’une espèce.
Et quoique les courtes déscriptions qu’il donne de l’une et de l’autre espèce
paraissent différer, on ne doit pas en conclure qu’elles existent toutes
deux : 1° parce qu’il n’en connaissait lui-même qu’une; 2° parce que nous
n’en connaissons qu’une, et que, quelques recherches que nous ayons faites,
nous n’en avons trouvé qu’une ; 3° parce que Gessner et les autres anciens
naturalistes ne parlent que d’une sous le nom de mus agrestis major,
qu'ils disent être très-commune, et que Ray dit aussi que l’autre, qu’il
donne sous le nom de mus domesticus médius, est très-commune : ainsi il
serait impossible que les uns ou les autres de ces auteurs ne les eussent pas
vues toutes deux, puisque de leur aveu toutes deux sont si communes;
4° parce que, dans cette seule et même espèce, comme il s’en trouve de
plus grands et de plus petits, il est probable qu’on a été induit en erreur
et qu’on a fait une espèce des plus grands et une autre espèce des plus
petits; 5° enfin, parce que les descriptions de ces deux prétendues espèces
n’étant nulle part ni exactes ni complètes, on ne doit pas tabler sur les
caractères vagues et sur les différences qu’elles indiquent.
Les anciens, à la vérité, font mention de deux espèces, l’une sous la
dénomination de mus agrestis major, et l’autre sous celle de mus agrestis
minor; ces deux espèces sont fort communes, et nous les connaissons
comme les anciens : la première est notre mulot; mais la seconde n’est pas
le mus domesticus médius de Ray, c’est un autre animal qui est connu sous
le nom de mulot à courte queue, ou de petit rat des champs l; et comme il
est fort différent du rat ou du mulot, nous n'adoptons pas le nom géné-
rique d e petit rat des champs, ni celui de mulot à courte queue, parce qu’il
n’est ni rat ni mulot, et nous lui donnerons un nom particulier d. 11 en est
a. Mus agrestis major , macrouros Gessneri. Ray, Synops. animal, quadrup. , p. 219.
Le grand rat des champs. Mus caudâ longissimd fuscus , ad latera rufus .... Mus campestris
major. Brisson, Regn. animal. , p. 171.
b. Mus domesticus médius. Ray, Synops. animal, quadrup. , p. 218.
Le mulot. Mus caudâ longâ, supra fusco flavescens , infra ex albo cinerascens. Brisson ,
Regn. animal, p. 274.
c. De hac specie mihi non undequaque salis factum est. Ray, Synops. quadrup. , p. 219.
d. Je l’appelle Campagnol, de son nom en italien Campagnoli 2.
1. Il y a deux espèces de mulots : le mulot proprement dit (le mulot de Buffon , mus syl-
vaticus de Gmelin, mus domesticus médius de Ray), et le mulot nain de Fréd. Cuvier
(mus campestris de Desmarest.) Ces deux mulots diffèrent par la taille et les proportions : dans
le premier, la queue est pins courte que le corps, elle est plus longue que le corps dans le
second, etc.
2. Le campagnol diffère du mulot surtout par sa queue, qui est très-courte et toute \elue.
Il en diffère aussi par ses dents molaires, qui offrent des lignes d’émail transversales, au lieu
de tuLerculesmousses, etc. (Voyez, plus loin, l’histoire du campagnol.)
il.
39
CIO
LE MULOT.
de même d’une espèce nouvelle’ qui s'est répandue depuis quelques années,
et qui s’est beaucoup multipliée autour de Versailles et dans quelques
provinces voisines de Paris, qu’on appelle rats des bois, rats sauvages, gros
rats des champs, qui sont très-voraces, très-méchants, très-nuisibles, et
beaucoup plus grands que nos rats; nous lui donnerons aussi un nom par-
ticulier, parce qu’elle diffère de toutes les autres, et que, pour éviter toute
confusion, il faut donner à chaque espèce un nom. Comme le mulot et le
mulot à courte queue, que nous appellerons campagnol, sont tous deux
hès-communs dans les champs et dans les bois, les gens de la campagne
les ont désignés par la différence qui les a le plus frappés : nos paysans, en
Bourgogne, appellent le mulot la ratte à la grande queue, et le campagnol
la ratte couette; dans d'autres provinces on appelle le mulot le rat saute-
relle, parce qu’il va toujours par saufs; ailleurs on l’appelle souris de terre
lorsqu’il est petit, et mulot lorsqu’il est grand; ainsi on se souviendra que
la souris de terre, le rat sauterelle, la ratte à la grande queue, le grand
rat des champs, le rat domestique moyen, ne sont que des dénominations
différentes de l’animal que nous appelons mulot.
11 habite, comme je l’ai dit, les terres sèches et élevées; on le trouve en
grande quantité dans les bois et dans les champs qui en sont voisins. Il se
retire dans des trous qu’il trouve tout faits, ou qu'il se pratique sous des
buissons et des troncs d’arbres; il y amasse une quantité prodigieuse de
gland, de noisettes ou de faîne; on en trouve quelquefois jusqu’à un bois-
seau dans un seul trou, et cette provision, au lieu d’être proportionnée à
ses besoins, ne l’est qu’à la capacité du lieu; ces trous sont ordinairement
de plus d'un pied sous terre, et souvent partagés en deux loges, l’une où il
habile avec scs petits, et l’autre où il fait son magasin. J’ai souvent éprouvé
le dommage très-considérable que ces animaux causent aux plantations; ils
emportent les glands nouvellement semés, ils suivent le sillon tracé par la
charrue, déterrent chaque gland l’un après l’autre et n’en laissent pas un :
cela arrive surtout dans les années où le gland n’est pas fort abondant;
comme ils n’en trouvent pas assez dans les bois, ils viennent le chercher
dans les (erres semées, ne le mangent pas sur le lieu, mais l’emportent
dans leur trou, où ils l’entassent et le laissent souvent sécher et pourrir.
Eux seuls font plus de tort à un semis de bois que tous les oiseaux et tous
les autres animaux ensemble : je n’ai trouvé d’autre moyen pour éviter ce
grand dommage que de tendre des pièges de dix pas en dix pas dans toute
l’étendue de la terre semée; il ne faut qu’une noix grillée pour appât sous
une pierre plate soutenue par une bûchette; ils viennent pour manger la
noix qu’ils préfèrent au gland; comme elle est attachée à la bûchette, dès
qu’ils y touchent la pierre leur tombe sur le corps et les étouffe ou les
1. Le surmulot.
LE MULOT.
'6 'H
écrase : je me suis servi du même expédient contre les campagnols qui
détruisent aussi les glands ; et comme l’on avait soin de m’apporter tout ce
qui se trouvait sous les pièges, j’ai vu les premières fois, avec étonnement
que chaque jour on prenait une centaine , tant de mulots que de campa-
gnols, et cela dans une pièce de terre d’environ quarante arpents : j’en ai
eu plus de deux milliers en trois semaines, depuis le 15 novembre jusqu’au
8 décembre, et ensuite en moindre nombre jusqu’aux grandes gelées, pen-
dant lesquelles ils se recèlent et se nourrissent dans leur trou. Depuis que
j’ai fait cette épreuve, il y a plus de vingt ans, je n’ai jamais manqué,
toutes les fois que j’ai semé du bois, de me servir du même expédient, et
jamais on n’a manqué de prendre des mulots en très-grand nombre; c’est
surtout en automne qu’ils sont en si grande quantité ; il y en a beaucoup
moins au printemps , car ils se détruisent eux-mêmes pour peu que les
vivres viennent à leur manquer pendant l’hiver; les gros mangent les
petits. Ils mangent aussi les campagnols et même les grives, les merles et
les autres oiseaux qu’ils trouvent pris aux lacets ; ils commencent par la
cervelle et finissent par le reste du cadavre. Nous avons mis dans un même
vase douze de ces mulots vivants ; on leur donnait à manger à huit heures
du matin; un jour qu’on les oublia d’un quart d’heure, il y en eut un qui
servit de pâture aux autres, le lendemain ils en mangèrent un autre, et,
enfin, au bout de quelques jours il n’en resta qu’un seul; tous les autres
avaient été tués et dévorés en partie, et celui qui resta le dernier avait lui-
même les pattes et la queue mutilées.
Le rat pullule beaucoup, le mulot pullule encore davantage ; il produit
plus d’une fois par an, et les portées sont souvent de neuf et dix, au lieu
que celles du rat ne sont que de cinq ou six : un homme de ma campagne
en prit un jour vingt-deux dans un seul trou ; il y avait deux mères et
et vingt petits. Il est très-généralement répandu dans toute l’Europe; on
le trouve en Suède, et c’est celui que M. Linnæus appelle a Mus caudâ
longâ, corpore nigro flavescenle, abdomine albo. Il est très-commun en
France, en Italie, en Suisse; Gessner l’a appelé mus agrestis major b. Il est
aussi en Allemagne et en Angleterre, où on le nomme feld-musz, field-
mause, c’est-à-dire rat des champs : il a pour ennemis les loups, les
renards, les martes, les oiseaux de proie et lui-même.
a. Vide Linnæi, Faun. Suède. Stockolmiæ , 1746 , p. 11.
b. Gessner, Hist. quadrup. , p. 733. Icon. animal, quadrup., p. 116.
612
LE RAT D’EAU.
LE RAT D’EAU. *
Le rat d’eau est un petit animal de la grosseur d’un rat, mais qui, par le
naturel et par les habitudes, ressemble beaucoup plus à la loutre qu’au
rat; comme elle, il ne fréquente que les eaux douces, et on le trouve com-
munément sur les bords des rivières, des ruisseaux, des étangs; comme
elle, il ne vit guère que de poissons: les goujons, les mouteilles, les
vérons, les ablettes, le frai de la carpe, du brochet, du barbeau, sont sa
nourriture ordinaire ; il mange aussi des grenouilles, des insectes d’eau, et
quelquefois des racines et des herbes. Il n’a pas, comme la loutre, des
membranes entre les doigts des pieds ; c’est une erreur de Willugby, que
Ray et plusieurs autres naturalistes ont copiée; il a tous les doigts des
pieds séparés, et cependant il nage facilement, se tient sous l’eau longtemps,
et rapporte sa proie pour la manger à terre, sur l’herbe ou dans son trou;
les pêcheurs l’y surprennent quelquefois en cherchant des écrevisses, il
leur mord les doigts, et cherche à se sauver en se jetant dans l’eau. Il a la
tête plus courte, le museau plus gros, le poil plus hérissé, et la queue beau-
coup moins longue que le rat. Il fuit, comme la loutre, les grands fleuves,
ou plutôt les rivières trop fréquentées. Les chiens le chassent avec une
espèce de fureur. On ne le trouve jamais dans les maisons, dans les gran-
ges; il ne quitte pas le bord des eaux, ne s’en éloigne même pas autant
que la loutre, qui quelquefois s’écarte et voyage en pays sec à plus d’une
lieue. Le rat d’eau ne va point dans les terres élevées; il est fort rare dans
les hautes montagnes, dans les plaines arides, mais très-nombreux dans
tous les vallons humides et marécageux. Les mâles et les femelles se cher-
chent sur la fin de l’hiver, elles mettent bas au mois d’avril ; les portées
ordinaires sont de six ou sept. Peut-être ces animaux produisent-ils plu-
sieurs fois par an, mais nous n’en sommes pas informés; leur chair n’est
pas absolument mauvaise, les paysans la mangent les jours maigres comme
celle de la loutre. On les trouve partout en Europe, excepté dans le climat
trop rigoureux du Pôle : on les retrouve en Égypte sur les bords du Nil,
si Ton en croit Belon ; cependant la figure 1 qu’il en donne ressemble si
peu à notre rat d’eau, -que Ton peut soupçonner, avec quelque fondement,
que ces rats du Nil sont des animaux différents.
* Mus amphibius (Linn.). — Ordre des Rongeurs; genre Rat ; sous-genre des campa-
gnols (Cuv.).
1. La figure donnée par Belon est celle de Yichneumon ( rat de Pharaon).
LE CAMPAGNOL.
613
LE CAMPAGNOL.*
Le campagnol est encore plus commun, plus généralement répandu que
le mulot; celui-ci ne se trouve guère que dans les terres élevées, le cam-
pagnol se trouve partout, dans les bois, dans les champs, dans les prés, et
même dans les jardins; il est remarquable par la grosseur de sa tête, et
aussi par sa queue courte et tronquée, qui n’a guère qu’un pouce de long;
il se pratique des trous en terre où il amasse du grain, des noisettes et du
gland; cependant il paraît qu’il préfère le blé à toutes les autres nourri-
tures. Dans le mois de juillet, lorsque les blés sont mûrs , les campagnols
arrivent de tous côtés et font souvent de grands dommages en coupant les
tiges du blé pour en manger l’épi; ils semblent suivre les moissonneurs,
ils profitent de tous les grains tombés et des épis oubliés; lorsqu’ils ont
tout glané, ils vont dans les terres nouvellement semées, et détruisent
d’avance la récolte de l’année suivante. En automne et en hiver, la plu-
part se retirent dans les bois où ils trouvent de la faîne, des noisettes et du
gland. Dans certaines années, ils paraissent en si grand nombre qu’ils
détruiraient tout, s’ils subsistaient longtemps ; mais ils se détruisent eux-
mêmes et se mangent dans les temps de disette : ils servent d’ailleurs de
pâture aux mulots, et de gibier ordinaire au renard, au chat sauvage, à la
marte et aux belettes.
Le campagnol ressemble plus au rat d’eau qu’à aucun animal par les
parties intérieures, comme on peut le voir par ce qu’en dit M. Daubenton 3;
mais à l’extérieur il en diffère par plusieurs caractères essentiels : 1° par
la grandeur : il n’a guère que trois pouces de longueur depuis le bout du
nez jusqu’à l’origine de la queue, et le rat d’eau en a sept; 2° par les dimen-
sions de la tête et du corps : le campagnol est, proportionnellement à la
longueur de son corps, plus gros que le rat d’eau, et il a aussi la tête pro-
portionnellement plus grosse ; 3° par la longueur de la queue, qui dans le
campagnol ne fait tout au plus que le tiers de la longueur de l’animal
entier, et qui dans le rat d’eau fait près des deux tiers de cette même lon-
gueur; 4° enfin par le naturel et les mœurs; les campagnols ne se nour-
rissent pas de poisson et ne se jettent point à l’eau ; ils vivent de gland dans
les bois, de blé dans les champs, et dans les prés de racines tuberculeuses,
comme celle du chiendent. Leurs trous ressemblent à ceux des mulots, et
sont souvent divisés en deux loges , mais ils sont moins spacieux et beau-
coup moins enfoncés sous terre : ces petits animaux y habitent quelquefois
plusieurs ensemble. Lorsque les femelles sont prêtes à mettre bas, elles y
a. Voyez la Description du campagnol, par Daubenton.
* Mus arvalis (Linn. ). — Ordre des Rongeurs ; genre Rat ; sous-genre des campagnols (Cuv.),
€14
LE CAMPAGNOL.
portent des herbes pour faire un lit à leurs petits : elles produisent au
printemps et en été; les portées ordinaires sont de cinq ou six, et quel-
quefois de sept ou huit.
LE COCHON D’INDE. * **
Ce petit animal, originaire des climats chauds du Brésil et de la Guinée2,
ne laisse pas de vivre et de produire dans le climat tempéré, et même dans
les pays froids, en le soignant et le mettant à l’abri de l’intempérie des sai-
sons. On élève des cochons d’Inde en France, et quoiqu’ils multiplient
prodigieusement , ils n’y sont pas en grand nombre, parce que les soins
qu’ils demandent ne sont pas compensés par le profit qu’on en tire. Leur
peau n’a presque aucune valeur, et leur chair, quoique mangeable, n’est
pas assez bonne pour être recherchée-: elle serait meilleure, si on les éle-
vait dans des espèces de garennes où ils auraient de l’air, de l’espace et
des herbes à choisir. Ceux qu’on garde dans les maisons ont à peu près le
même mauvais goût que les lapins clapiers, et ceux qui ont passé l’été dans
un jardin ont toujours un goût fade, mais moins désagréable.
Ces animaux sont d’un tempérament si précoce et si chaud, qu’ils se
recherchent et s’accouplent cinq ou six semaines après leur naissance;
ils ne prennent cependant leur accroissement entier qu’en huit ou neuf
mois, mais il est vrai que c’est en grosseur apparente et en graisse qu’ils
augmentent le plus, et que le développement des parties solides est fait
avant l’âge de cinq ou six mois. Les femelles ne portent que trois semai-
nes3, et nous en avons vu mettre bas à deux mois d’âge. Ces premières por-
tées ne sont pas si nombreuses que les suivantes, elles sont de quatre ou
cinq; la seconde portée est de cinq ou six, et les autres de sept ou huit,
et même de dix ou onze. La mère n’allaite ses petits que pendant douze ou
quinze jours; elle les chasse dès quelle reprend le mâle; c’est au plus
tard trois semaines après qu’elle a mis bas ; et, s’ils s’obstinent à demeurer
auprès d'elle , leur père les maltraite et les tue. Ainsi ces animaux pro-
duisent au moins tous les deux mois , et ceux qui viennent de naître
* Mus porcellus (Linn. ). Cavia cobaia (Pall.). — Ordre des Rongeurs ; genre Cobaye (Cuv.).
1. L’Histoire du cochon d’Inde commence le VIIIe volume de l’édition in-4° de l’Imprimerie
royale, volume publié en 1760.
2. Le Cochon d’Inde est originaire du Brésil, du Paraguay , en un mot, du Nouveau con-
tinent, et non de la Guinée. (Voyez, au reste, là-dessus Buffon lui-même, au chapitre sur les
Animaux du Nouveau-Monde.)
3. La femelle du cochon d’Inde porte soixante jours. (Voyez la note de la p. 531. )
isr° 50
Parts, /m/K
LE COGHON D’INDE.
615
produisant de même, l'on est étonné de leur prompte et prodigieuse mul-
tiplication. Avec un seul couple, on pourrait en avoir un millier dans un
an; mais ils se détruisent aussi vite qu’ils pullulent, le froid et l’humidité
les font mourir, ils se laissent manger par les chats sans se défendre ; les
mères même ne s’irritent pas contre eux : n’ayant pas le temps de s’at-
tacher à leurs petits, elles ne font aucun effort pour les sauver. Les mâles
se soucient encore moins des petits, et se laissent manger eux-mêmes sans
résistance; ils n’ont de sentiment bien distinct que celui de l’amour; ils
sont alors susceptibles de colère, ils se battent cruellement, ils se tuent
même quelquefois entre eux lorsqu’il s’agit de se satisfaire et d’avoir la
femelle. Ils passent leur vie à dormir, jouir et manger; leur sommeil est
court, mais fréquent; ils mangent à toute heure du jour et de la nuit, et
cherchent à jouir aussi souvent qu’ils mangent; ils ne boivent jamais,
cependant ils urinent à tout moment. Ils se nourrissent de toutes sortes
d’herbes, et surtout de persil; ils le préfèrent même au son, à la farine,
au pain; ils aiment aussi beaucoup les pommes et les autres fruits. Ils
mangent précipitamment, à peu près comme les lapins, peu à la fois, mais
très-souvent. Ils ont un grognement semblable à celui d’un petit cochon
de lait; ils ont aussi une espèce de gazouillement qui marque leurs plaisirs,
lorsqu’ils sont auprès de leur femelle, et un cri fort aigu lorsqu’ils ressentent
de la douleur. Ils sont délicats, frileux, et l’on a de la peine à leur faire
passer l’hiver ; il faut les tenir dans un endroit sain, sec et chaud. Lors-
qu’ils sentent le froid, ils se rassemblent et se serrent les uns contre les
autres, et il arrive souvent que, saisis par le froid, ils meurent tous ensemble.
Ils sont naturellement doux et privés, ils ne font aucun mal, mais ils sont
également incapables de bien, ils ne s’attachent point : doux par tempéra-
ment, dociles par faiblesse, presque insensibles à tout, ils ont l’air d’auto-
mates montés pour la propagation, faits seulement pour figurer une espèce.
LE HÉRISSON.*
noix’ o'cÉ c0.oj7ïYi<;5 ukl iyj.voç év pi ya : le renard sait beaucoup de choses,
le hérisson n’en sait qu’une grande, disaient proverbialement les anciens
Il sait se défendre sans combattre , et blesser sans attaquer : n’ayant que
peu de force et nulle agilité pour fuir, il a reçu de la nature une armure
épineuse, avec la facilité de se resserrer en boule et de présenter de tous
a. Zenodotus , Plutarchus et alii ex Archilocho.
* Erinaceus europæus (Linn.). — Ordre des Carnassiers ; famille des insectivores; genre
Hérisson (Cuv.).
616
LE HERISSON.
côtés des armes défensives, poignantes, et qui rebutent ses ennemis; plus
ils le tourmentent, plus il se hérisse et se resserre. Il se défend encore par
l’effet même de la peur, il lâche son urine, dont l’odeur et l’humidité, se
• répandant sur tout son corps, achèvent de les dégoûter. Aussi la plupart
des chiens se contentent de l’aboyer et ne se soucient pas de le saisir :
cependant il y en a quelques-uns qui trouvent moyen, comme le renard,
d’en venir à bout en se piquant les pieds et se mettant la gueule en sang;
mais il ne craint ni la fouine, ni la marte , ni le putois, ni le furet, ni la
belette, ni les oiseaux de proie. La femelle et le mâle sont également cou-
verts d’épines depuis la tète jusqu’à la queue, et il n’y a que le dessous du
corps qui soit garni de poil ; ainsi ces mêmes armes qui leur sont si utiles
contre les autres, leur deviennent très-incommodes lorsqu’ils veulent s’unir:
ils ne peuvent s’accoupler à la manière des autres quadrupèdes *, il faut
qu’ils soient face à face, debout ou couchés. C’est au printemps qu’ils se
cherchent, et ils produisent au commencement de l’été. On m’a souvent
apporté la mère et les petits au mois de juin : il y en a ordinairement trois
ou quatre, et quelquefois cinq; ils sont blancs dans ce premier temps, et
l’on voit seulement sur leur peau la naissance des épines. J’ai voulu en
élever quelques-uns; on a mis plus d’une fois la mère et les petits dans un
tonneau avec une abondante provision, mais au lieu de les allaiter, elle les a
dévorés les uns après les autres. Ce n’était pas par le besoin de nourriture,
car elle mangeait de la viande, du pain, du son, des fruits, et l’on n’aurait
pas imaginé qu’un animal aussi lent, aussi paresseux, auquel il ne man-
quait rien que la liberté, fût de si mauvaise humeur et si fâché d’être en
prison; il a même de la malice, et de la même sorte que celle du singe.
Un hérisson qui s’était glissé dans la cuisine découvrit une petite marmite,
en tira la viande et y fit ses ordures. J’ai gardé des mâles et des femelles
ensemble dans une chambre; ils ont vécu, mais ils ne se sont point accou-
plés. J’en ai lâché plusieurs dans mes jardins, ils n’y font pas grand mal,
et à peine s’aperçoit-on qu’ils y habitent; ils vivent de fruits tombés; ils
fouillent la terre avec le nez à une petite profondeur; ils mangent les han-
netons, les scarabées , les grillons, les vers et quelques racines; ils sont
aussi très-avides de viande, et la mangent cuite ou crue. A la campagne,
v on les trouve fréquemment dans les bois, sous les troncs des vieux arbres,
et aussi dans les fentes de rochers, et surtout dans les monceaux de pierres
qu’on amasse dans les champs et dans les vignes. Je ne crois pas qu’ils
montent sur les arbres, comme le disent les naturalistes a, ni qu’ils se ser-
vent de leurs épines pour emporter des fruits ou des grains de raisin; c’est
avec la gueule qu’ils prennent ce qu’ils veulent saisir, et quoiqu’il y en ait
a. Arbores ascendit, poma et pira decutit , in istis sese volutat ul spinis hœreant. Sper-
ling. Zoologia. Lipsiæ, 1661, p. 281.
1. Les hérissons s’accouplent à la manière des autres quadrupèdes.
LE HÉRISSON.
617
un grand nombre dans nos forêts, nous n’en avons jamais vu sur les arbres ;
ils se tiennent toujours au pied dans un creux ou sous la mousse ; ils ne
bougent pas tant qu’il est jour, mais ils courent , ou plutôt ils marchent
pendant toute la nuit; ils approchent rarement des habitations, ils préfè-
rent les lieux élevés et secs, quoiqu’ils se trouvent aussi quelquefois dans
les prés. On les prend à la main, ils ne fuient pas, ils ne se défendent ni
des pieds ni des dents, mais ils se mettent en boule dès qu’on les touche,
et pour les faire étendre il faut les plonger dans l’eau. Ils dorment pendant
l’hiver; ainsi les provisions qu’on dit qu’ils font pendant l’été leur seraient
bien inutiles. Us ne mangent pas beaucoup, et peuvent se passer assez long-
temps de nourriture. Ils ont le sang froid 1 à peu près comme les autres ani-
maux qui dorment en hiver. Leur chair n’est pas bonne à manger, et leur
peau, dont on ne fait maintenant aucun usage, servait autrefois de vergette
et de frottoir pour serancer le chanvre.
Il en est des deux espèces de hérisson, l’un à groin de cochon, et l’autre
à museau de chien, dont parlent quelques auteurs, comme des deux
espèces de blaireau; nous n’en connaissons qu’une seule, et qui n’a même
aucune variété dans ces climats; elle est assez généralement répandue; on
en trouve partout en Europe, à l’exception des pays les plus froids, comme
la Laponie, la Norwége, etc. Il y a, dit Flacourt °, des hérissons à Mada-
gascar comme en France, et on les appelle Sora 2. Le hérisson de Siam,
dont parle le P. Tachard 6, nous paraît être un autre animal, et le hérisson
d’Amérique c 3, le hérisson de Sibérie d 4, sont les espèces les plus voisines
du hérisson commun; enfin, le hérisson de Malacca e semble plus appro-
cher de l’espèce du porc-épic que de celle du hérisson.
a. Voyez le Voyage de Flacourt. Paris, 1661, p. 15-2.
b. Voyez le Second voyage du P. Tachard. Paris, 1689, p. 272.
c. Echinus Indiens albus. Ray, Synops. anim. quadr.,p. 232. Echinus Americanus albus.
Albert Seba, vol. I , p. 78. Acanthion echinatus , Erinaceus Americanus albus Surinamensis .
Klein, de quadrup., p. 66.
d. Erinaceus Sibériens. Albert Saba, vol. I, p. 66.
e. Porcus aculeatus seu Histrix Malaccensis. Albert Seba, vol. I, p. 81. Acanthion aculeis
longissimis. Histrix genuina. Porcus aculeatus Malaccensis Klein, de quadrup. p. 66. Histrix
pedibus pentadactylis , caudâ truncatâ. Linnæus. Erinaceus auriculis pendulis Brisson,
Reg. anim., p. 183.
1. Ils ont le sang aussi cbaud que les autres quadrupèdes. Ce n’est que pendant leur som-
meil d’hiver que leur température s’abaisse.
2. Les tenrecs.
3. Le coendou.
4. Simple variété de notre hérisson.
Gl 8
LA MUSARAIGNE.
LA MUSARAIGNE.*
La musaraigne semble faire une nuance dans l’ordre des petits animaux,
et remplir l’intervalle qui se trouve entre le rat et la taupe, qui, se res-
semblant par leur petitesse, diffèrent beaucoup par la forme, et sont en
tout d’espèces très-éloignées. La musaraigne, plus petite encore que la
souris , ressemble à la taupe par le museau , ayant le nez beaucoup plus
allongé que les mâchoires; par les yeux qui, quoique un peu plus gros que
ceux de la taupe , sont cachés de même et sont beaucoup plus petits que
ceux de la souris; par le nombre des doigts, dont elle a cinq à tous les
pieds; par la queue, par les jambes, surtout celles de derrière qu’elle a
plus courtes que la souris; par les oreilles, et enfin par les dents. Ce très-
petit animal a une odeur forte qui lui est particulière, et qui répugne aux
chats; ils chassent, ils tuent la musaraigne, mais ils ne la mangent pas
comme la souris. C’est apparemment cette mauvaise odeur et cette répu-
gnance des chats qui a fondé le préjugé du venin de cet animal et de sa
morsure dangereuse pour le bétail, et surtout pour les chevaux; cependant
il n’est ni venimeux, ni même capable de mordre, car il n’a pas l’ouverture
de la gueule assez grande pour pouvoir saisir la double épaisseur de la peau
d’un autre animal , ce qui cependant est absolument nécessaire pour mor-
dre; et la maladie des chevaux, que le vulgaire attribue à la dent de la
musaraigne, est une enflure, une espèce d’anthrax, qui vient d’une cause
interne, et qui n’a nul rapport avec la morsure, ou, si l’on veut, la piqûre
de ce petit animal. Il habite assez communément, surtout pendant l’hiver,
dans les greniers à foin, dans les écuries, dans les granges, dans les cours
à fumier; il mange du grain, des insectes et des chairs pourries : on le
trouve aussi fréquemment à la campagne, dans les bois, où il vit de graines;
et il se cache sous la mousse, sous les feuilles, sous les troncs d’arbres, et
quelquefois dans les trous abandonnés par les taupes, ou dans d’autres
trous plus petits qu’il se pratique lui-même , en fouillant avec les ongles et
le museau. La musaraigne produit en grand nombre, autant, dit-on, que la
souris, quoique moins fréquemment. Elle a le cri beaucoup plus aigu que
la souris, mais elle n’est pas aussi agile à beaucoup près : on la prend aisé-
ment, parce qu’elle voit et court mal. La couleur ordinaire de la musa-
raigne est d’un brun mêlé de roux, mais il y en a aussi de cendrées,
de presque noires, et toutes sont plus ou moins blanchâtres sous le ventre.
Elles sont très-communes dans toute l’Europe, mais il ne paraît pas qu’on
les retrouve en Amérique. L’animal du Brésil dont Marcgrave a parle sous
a, Vid. Marcgravii , Hist. Brasil. , 229.
* Sorex araneus (Linn. ). — Musaraigne commune ou musette (Cuv,). — Ordre des Car-
nassiers, famille des Insectivores ; genre Musaraigne (Cuv.).
LA MUSARAIGNE.
619
le nom de musaraigne, qui a, dit-il, le museau très-pointu et trois bandes
noires sur le dos, est plus gros, et paraît être d’une autre espèce que notre
musaraigne.
LA MUSARAIGNE D’EAU.*
Comme cet animal, quoique naturel à ce climat, n’était connu d’aucun
naturaliste, et que c’est M. Daubenton qui le premier en a fait la décou-
verte, nous renvoyons entièrement ce que l’on en peut dire à la descrip-
tion très-exacte qu’il en a donnée a *. J’aurai souvent occasion d’en user
de même dans la suite de cet ouvrage , attendu la diligence infinie avec
laquelle il recherche les animaux, et les découvertes qu’il a faites de plu-
sieurs espèces auparavant inconnues , ou confondues avec celles que l’on
connaissait. Tout ce que je puis assurer au sujet de la musaraigne d’eau,
c’est qu’on la prend à la source des fontaines , au lever et au coucher du
soleil ; que dans le jour elle reste cachée dans des fentes de rochers ou
dans des trous sous terre, le long des petits ruisseaux; qu’elle met bas au
printemps, et qu’ordinairement elle produit neuf petits.
LA TAUPE.*
La taupe, sans être aveugle, a les yeux si petits, si couverts, qu’elle ne
peut faire grand usage du sens de la vue : en dédommagement la nature
lui a donné avec magnificence l’usage du sixième sens, un appareil remar-
quable de réservoirs et de vaisseaux, une quantité prodigieuse de liqueur
séminale, des testicules énormes, le membre génital excessivement long;
tout cela secrètement caché à l’intérieur, et par conséquent plus actif et
plus chaud. La taupe, à cet égard, est de tous les animaux le plus avanta
geusement doué, le mieux pourvu d’organes, et par conséquent de sensa-
* Sorex fodiens (Gmel. ). — Sorex Daubentonii (Blumenb. ). — Ordre des Carnassiers;
famille des Insectivores ; genre Musaraigne (Cuv. ).
a. Mémoires de l’Académie des Sciences , année 1756. Mémoire sur les Musaraignes , par
M. Daubenton.
1. « Un peu plus grande que la commune. Noire dessus , blanche dessous, à queue com-
« primée au bout Son oreille entourée de blanc , et en grande partie cachée dans le poil ,
« peut se fermer hermétiquement quand l’animal plonge; les cils raides qui bordent ses pieds
« lui donnent de la facilité pour nager » Cuvier : Règne animal , t. I , p. 127.
* Talpa europœa (Linn. ). — Ordre des Carnassiers ; famille des Insectivores; genre
Taupe ( Cuv. ).
620
LA TAUPE.
tions qui y sont relatives : elle a de plus le toucher délicat; son poil est
doux comme la soie; elle a l’ouïe très-fine et de petites mains à cinq doigts,
bien différentes de l’extrémité des pieds des autres animaux, et presque
semblables aux mains de l’homme; beaucoup de force pour le volume de
son corps, le cuir ferme , un embonpoint constant, un attachement vif et
réciproque du mâle et de la femelle, de la crainte ou du dégoût pour toute
autre société, les douces habitudes du repos et de la solitude, l’art de se
mettre en sûreté, de se faire en un instant un asile, un domicile, la facilité
de l’étendre, et d’y trouver, sans en sortir, une abondante subsistance. Voilà
sa nature , ses mœurs et ses talents , sans doute préférables à des qualités
plus brillantes et plus incompatibles avec le bonheur, que l’obscurité la
plus profonde.
Elle ferme l’entrée de sa retraite , n’en sort presque jamais qu’elle n’y
soit forcée par l’abondance des pluies d’été , lorsque l’eau la remplit ou
lorsque le pied du jardinier en affaisse le dôme; elle se pratique une voûte
en rond dans les prairies, et assez ordinairement un boyau long dans les
jardins, parce qu’il y a plus de facilité à diviser et à soulever une terre
meuble et cultivée qu’un gazon ferme et tissu de racines; elle ne demeure
ni dans la fange ni dans les terrains durs, trop compactes ou trop pierreux;
il lui faut une terre douce, fournie de racines esculentes, et surtout bien
peuplée d’insectes et de vers , dont elle fait sa principale nourriture.
Comme les taupes ne sortent que rarement de leur domicile souterrain ,
elles ont peu d’ennemis, et échappent aisément aux animaux carnassiers;
leur plus grand fléau est le débordement des rivières; on les voit, dans les
inondations, fuir en nombre à la nage, et faire tous leurs efforts pour
gagner les terres plus élevées; mais la plupart périssent aussi bien que leurs
petits qui restent dans les trous; sans cela, les grands talents qu’elles ont
pour la multiplication nous deviendraient trop incommodes. Elles s’ac-
couplent vers la fin de l’hiver; elles ne portent pas longtemps, car on trouve
déjà beaucoup de petits au mois de mai; il y en a ordinairement quatre ou
cinq dans chaque portée, et il est assez aisé de distinguer, parmi les mottes
qu’ elles élèvent , celles sous lesquelles elles mettent bas : ces mottes sont
faites.avec beaucoup d’art, et sont ordinairement plus grosses et plus éle-
vées que les autres. Je crois que ces animaux produisent plus d’une fois
par an , mais je ne puis l’àssurer; ce qu’il y a de certain , c’est qu’on trouve
des petits depuis le mois d’avril jusqu’au mois d’août : peut-être aussi que
les unes s’accouplent plus tard que les autres.
Le domicile où elles font leurs petits mériterait une description particu-
lière. Il est fait avec une intelligence singulière; elles commencent par
pousser, par élever la terre et former une voûte assez élevée; elles laissent
des cloisons, des espèces de piliers de distance en distance; elles pressent
et battent la terre, la mêlent avec des racines et des herbes , et la rendent
LA TAUPE.
621
si dure et si solide par dessous, que l’eau ne peut pénétrer la voûte à cause
de sa convexité et de sa solidité; elles élèvent ensuite un tertre par des-
sous, au sommet duquel elles apportent de l’herbe et des feuilles pour faire
un lit à leurs petits; dans cette situation, ils se trouvent au-dessus du
niveau du terrain, et par conséquent à l’abri des inondations ordinaires, et
en même temps à couvert de la pluie par la voûte qui recouvre le tertre
sur lequel ils reposent. Ce tertre est percé tout autour de plusieurs trous
en pente, qui descendent plus bas et s’étendent de tous côtés, comme autant
de routes souterraines par où la mère taupe peut sortir et aller chercher la
subsistance nécessaire à ses petits ; ces sentiers souterrains sont fermes et
battus, s’étendent à douze ou quinze pas, et partent tous du domicile
comme des rayons d’un centre. On y trouve, aussi bien que sous la voûte,
des débris d’oignons de colchique , qui sont apparemment la première
nourriture qu’elle donne à ses petits. On voit bien, par cette disposition,
qu’elle ne sort jamais qu’à une distance considérable de son domicile, et
que la manière la plus simple et la plus sûre de la prendre avec ses petits
est de faire autour une tranchée qui l’environne en entier et qui coupe
toutes les communications; mais comme la taupe fuit au moindre bruit et
qu’elle tâche d’emmener ses petits , il faut trois ou quatre hommes qui ,
travaillant ensemble avec la bêche, enlèvent la motte tout entière ou fassent
une tranchée presque dans un moment , et qui ensuite les saisissent ou les
attendent aux issues.
Quelques auteurs ont dit mal à propos que la taupe et le blaireau “
dormaient sans manger pendant l’hiver entier. Le blaireau , comme nous
l’avons dit 6, sort de son trou en hiver comme en été , pour chercher sa
subsistance , et il est aisé de s’en assurer par les traces qu’il laisse sur la
neige. La taupe dort si peu pendant tout l’hiver, qu’elle pousse la terre
comme en été, et que les gens de la campagne disent, comme par pro-
verbe : Les taupes poussent , le dégel nest pas loin. Elles cherchent , à la
vérité, les endroits les plus chauds: les jardiniers en prennent souvent
autour de leurs couches aux jnois de décembre, de janvier et de février.
La taupe ne se trouve guère que dans les pays cultivés ; il n’y en a point
dans les déserts arides ni dans les climats froids , où la terre est gelée pen-
dant la plus grande partie de l’année. L’animal qu’on a appelé taupe de
Sibérie 0 *, qui a le poil vert et or, est d’une espèce différente de nos taupes,
qui ne sont en abondance que depuis la Suède d jusqu’en Barbarie e ; car le
a. Ursus, Meles, Erinaceus , Talpa, Vcspertilio per hyemem dormiunt abstemii. Linnæi
Fauna suecica. Stockolmiæ , 1746 , p. 8.
b. Voyez l’article du Blaireau.
c. Vid. Albert. Seba. Amstelædami, 1734, vol. I, p. 5.
d. Vid. Linnæi Faun. suecic. Stockolm. , 1746, p. 7.
e. Voyez les Voyages du docteur Shaw. Amsterdam, 1743, t. I, p. 322,
1. Le zocor ( mus aspalax. Gmel. ). *
622
LA TAUPE.
silence des voyageurs nous fait présumer qu’elles ne se trouvent point
dans les climats plus chauds. Celles d’Amérique sont aussi différentes : la
taupe de Virginie a 1 est cependant assez semblable à la nôtre , à l’excep-
tion de la couleur du poil, qui est mêlée de pourpre foncé; mais la taupe
rouge d’Amérique b 2 est. un autre animal. Il y a seulement deux ou trois
variétés dans l’espèce commune de nos taupes ; on en trouve de plus ou
moins brunes et de plus ou moins noires : nous en avons vu de toutes
blanches, et Séba fait mention c et donne la figure d’une taupe tachée de
noir et de blanc, qui se trouve en Ost-Frise , et qui est un peu plus grosse
que la taupe ordinaire 3.
LA CHAUVE-SOURIS.*
Quoique tout soit également parfait en soi, puisque tout est sorti des
mains du Créateur, il est cependant, relativement à nous, des êtres accom-
plis, et d’autres qui semblent être imparfaits ou difformes. Les premiers
sont ceux dont la figure nous paraît agréable et complète, parce que toutes
les parties sont bien ensemble, que le corps et les membres sont propor-
tionnés, les mouvements assortis, toutes les fonctions faciles et naturelles.
Les autres, qui nous paraissent hideux, sont ceux dont les qualités nous
sont nuisibles, ceux dont la nature s’éloigne de la nature commune, et
dont la forme est trop différente des formes ordinaires desquelles nous
avons reçu les premières sensations, et tiré les idées qui nous servent de
modèles pour juger. Une tête humaine sur un cou de cheval, le corps cou-
vert de plumes, et terminé par une queue de poisson, n’offrent un tableau
d’une énorme difformité que parce qu’on y réunit ce que la nature a de
plus éloigné. Un animal qui, comme la chauve-souris, est à demi quadru-
pède, à demi volatile, et qui n’est en tout ni l’un ni l’autre, est, pour ainsi
a. Voyez Albert Seba, vol. I, p. 5.
b. Ibid.
c. Cette taupe a été trouvée eu Ost-Frise, dans le grand chemin. Elle est un peu plus longue
que les taupes ordinaires , dont au reste elle ne diffère que par sa peau , qui est toute marbrée
sur le dos et sous le ventre de taches blanches et noires, dans lesquelles pourtant on distingue
comme un mélange de poils gris aussi fins que de la soie. Le museau de cet animal est long et
hérissé d’un long poil ; les yeux sont si petits , que l’on a de la peine à découvrir l’ouverture
des paupières. Albert Seba, vol. I, p. 68.
1. Espèce douteuse.
2. La chrysochlore du Cap, ou taupe dorée.
3. 11 y a des taupes toutes blanches : c’est Y albinisme complet; et des taupes tachées de
noir et de blanc : c’est le demi- albinisme.
* Vespertilio murinus (Linn. ). — Ordre des Carnassiers ; famille des Chéiroptères ; genre
Chauve-souris ( Cu v. ) .
LA CH AU VE-SOU RIS.
623
dire, un être monstre, en ce que, réunissant les attributs de deux genres si
différents , il ne ressemble à aucun des modèles que nous offrent les
grandes classes de la nature. Il n’est qu’imparfaitement quadrupède, et il
est encore plus imparfaitement oiseau. Un quadrupède doit avoir quatre
pieds, un oiseau a des plumes et des ailes; dans la chauve-souris, les pieds
de devant ne sont ni des pieds ni des ailes, quoiqu’elle s’en serve pour
voler, et qu’elle puisse aussi s’en servir pour se traîner : ce sont, en effet,
des extrémités difformes dont les os sont monstrueusement allongés, et
réunis par une membrane qui n’est couverte ni de plumes, ni même de
poils, comme le reste du corps : ce sont des espèces d’ailerons, ou, si l’on
veut, des pattes ailées où l’on ne voit que l’ongle d’un pouce court, et dont
les quatre autres doigts trè -longs ne peuvent agir qu’enscmble, et n’ont
point de mouvements propres, ni de fonctions séparées : ce sont des espèces
de mains dix fois plus grandes que les pieds, et en tout quatre fois plus
longues que le corps entier de l’animal : ce sont, en un mot, des parties
qui ont plutôt l’air d’un caprice que d’une production régulière. Cette
membrane couvre les bras, forme les ailes ou les mains de l’anima! , se
réunit à la peau de son corps, et enveloppe en même temps ses jambes, et
même sa queue qui, par cette jonction bizarre, devient, pour ainsi dire,
l’un de ses doigts. Ajoutez à ces disparates et à ces disproportions du corps
et des membres les difformités delà tête, qui souvent sont encore plus
grandes; car, dans quelques espèces, le nez est à peine visible, les yeux
sont enfoncés tout près de la conque de l’oreille, et se confondent avec les
joues; dans d’autres, les oreilles sont aussi longues que le corps, ou bien
la face est tortillée en forme de fer à cheval, et le nez recouvert par une
espèce de crête. La plupart ont la tête surmontée par quatre oreillons;
toutes ont les yeux pe tits, obscurs et couverts, le nez ou plutôt les naseaux
informes, la gueule fendue de l’une à l’autre oreille; toutes aussi cher-
chent à se cacher, fuient la lumière, n’habitent que les lieux ténébreux,
n’en sortent que la nuit, y rentrent au point du jour pour demeurer collées
contre les murs. Leur mouvement dans l'air est moins un vol qu’une
espèce de voltigement incertain qu’elles semblent n’exécuter que par effort
et d’une manière gauche; elles s’élèvent de terre avec peine, elles ne
volent jamais à une grande hauteur, elles ne peuvent qu’imparfaitement
précipiter, ralentir, ou même diriger leur vol; il n’est ni très-rapide ni
bien direct, il se fait par des vibrations brusques dans une direction oblique
et tortueuse; elles ne laissent pas de saisir en passant les moucherons, les
cousins, et surtout les papillons phalènes qui ne volent que la nuit; elles
les avalent, pour ainsi dire, tout entiers, et l’on voit dans leurs excréments
les débris des ailes et des autres parties sèches qui ne peuvent se digérer.
Étant un jour descendu dans les grottes d’Arcy pour en examiner les sta-
lactites, je fus surpris de trouver sur un terrain tout couvert d’albàlre, et
624
LA CIIAUVE-SOURIS.
dans un lieu si ténébreux et si profond, une espèce de terre qui était d’une
toute autre nature : c’était un tas épais et large de plusieurs pieds d’une
matière noirâtre, presque entièrement composée de portions d’ailes et de
pattes de mouches et de papillons, comme si ces insectes se fussent rassem-
blés en nombre immense et réunis dans ce lieu pour y périr et pourrir
ensemble. Ce n’était cependant autre chose que de la fiente de chauves-
souris, amoncelée probablement pendant plusieurs années dans l’endroit
de ces voûtes souterraines, qu’elles habitaient de préférence; car dans
toute l’étendue de ces grottes, qui est de plus d’un demi-quart de lieue, je ne
vis aucun autre amas d’une pareille matière, et je jugeai que les chauves-
souris avaient fixé dans cet endroit leur demeure commune, parce qu’il
y parvenait encore une très-faible lumière par l’ouverture de la grotte,
et qu’elles n’allaient pas plus avant pour ne pas s’enfoncer dans une obs-
curité trop profonde.
Les chauves-souris sont de vrais quadrupèdes ; elles n’ont rien de com-
mun que le vol avec les oiseaux; mais comme l’action de voler suppose
une très-grande force dans la partie supérieure du corps et dans les membres'
antérieurs, elle ont les muscles pectoraux beaucoup plus forts et plus char-
nus qu’aucun des quadrupèdes, et l’on peut dire que par là elles ressem-
blent encore aux oiseaux: elles en diffèrent par tout le reste de la confor-
mation, tant extérieure qu’intérieure; les poumons, le cœur, les organes de
la génération, tous les autres viscères, sont semblables à ceux des quadru-
pèdes , à l’exception de la verge qui est pendante et détachée, ce qui est
particulier à l’homme, aux singes et aux chauves-souris; elles produisent,
comme les quadrupèdes, leurs petits vivants ; enfin elles ont , comme eux ,
des dents et des mamelles : l’on assure qu’elles ne portent que deux petits,
qu’elles les allaitent et les transportent même en volant. C’est en été qu’elles
s’accouplent et qu’elles mettent bas , car elles sont engourdies pendant
l’hiver : les unes se recouvrent de leurs ailes, comme d’un manteau , s’ac-
crochent à la voûte de leur souterrain par les pieds de derrière, et demeu-
rent ainsi suspendues; les autres se collent contre les murs ou se recèlent
dans des trous; elles sont toujours en nombre pour se défendre du froid :
toutes passent l’hiver sans bouger, sans manger, ne se réveillent qu’au
printemps, et se recèlent de nouveau vers la fin de l’automne. Elles sup-
portent plus aisément la diète que le froid, elles peuvent passer plusieurs
jours sans manger, et cependant elles sont du nombre des animaux carnas-
siers; car lorsqu’elles peuvent entrer dans une office , elles s’attachent aux
quartiers de lard qui y sont suspendus, et elles mangent aussi de la viande
crue ou cuite, fraîche ou corrompue.
Les naturalistes qui nous ont précédés ne connaissaient que deux espèce:,
de chauve-souris. M. Daubenton en a trouvé cinq autres qui sont, aussi
bien que les deux premières espèces, naturelles à notre climat; elles y sont
LA CHAUVE-SOURIS.
625
même aussi communes, aussi abondantes, et il est assez étonnant qu’aucun
observateur ne les eût remarquées. Ces sept espèces sont très -distinctes,
très -différentes les unes des autres, et n’habitent même jamais ensemble
dans le même lieu.
La première , qui était connue , est la chauve-souris commune , ou la
chauve-souris proprement dite '.
La seconde est la chauve-souris à grandes oreilles, que nous nomme-
rons l’ oreillard*- , qui a aussi été reconnue par les naturalistes et indiquée
par les nomenclateurs a. L’oreillard est peut-être plus commun que la
chauve-souris : il est bien plus petit de corps ; il a aussi les ailes beaucoup
plus courtes, le museau moins gros et plus pointu , les oreilles d’une gran-
deur démesurée.
La troisième espèce, que nous appellerons la nodule 3, du mot italien
nottula, n’était pas connue, cependant elle est très-commune en France, et
on la rencontre même plus fréquemment que les deux espèces précédentes.
On la trouve sous les toits , sous les gouttières de plomb des châteaux, des
églises, et aussi dans les vieux arbres creux. Elle est presque aussi grosse
que la chauve-souris; elle a les oreilles courtes et larges, le poil roussâtre,
la voix aigre, perçante, et assez semblable au son d’un timbre de fer.
Nous nommerons sérotinei la quatrième espèce, qui n’était nullement
connue; elle est plus petite que la chauve-souris et que la noctule; elle est
à peu près de la grandeur de l’oreillard, mais elle en diffère par les oreilles
qu’elle a courtes et pointues, et par la couleur du poil; elle a les ailes plus
noires et le poil d’un brun plus foncé.
Nous appellerons la cinquième espèce, qui n’était pas connue , la pipi-
strelle 5, du mot italien pipistrello , qui signifie aussi chauve-souris. La
pipistrelle n’est pas , à beaucoup près , aussi grosse que la chauve-souris
ou la noctule, ni même que la sérotine ou l’oreillard : de toutes les chauves-
souris, c’est la plus petite et la moins laide , quoiqu’elle ait la lèvre supé-
rieure fort renflée , les yeux très-petits, très-enfoncés , et le front très-cou-
vert de poil.
La sixième espèce, qui n’était pas connue, sera nommée barbastelle 6, du
mot italien barbastello , qui signifie encore chauve-souris. Cet animal est à
peu près de la grosseur de l’oreillard; il a les oreilles aussi larges, mais bien
moins longues ; le nom de barbastelle lui convient d’autant mieux qu’il
a. Vespertilio. Aldrovand. Avi., p. S71.
Vespertilio auriculis quaternis. Jonst. Avi. , p. 34.
Vespertilio vulgaris , auriculis duplicibus. Klein, de quadrvp. , p. 61.
La petite chauve-souris de notre pays. Vespertilio murini coloris, pedibus omnibus penta~
dactylis, auriculis duplicibus Vespertilio minor. Brisson, Règn. anim. , p. 226.
1. Vespertilio Murinus (Linn.). — 2. Vespertilio auritus (Linn.)
3. Vespertilio noctula (Linn. ). — 4. Vespertilio serotinus (Linn.).
5. Vespertilio pipistrelus (Gmel. ). — 6. Vespertilio barbastelus (Gmel. ).
il. 40
626
LA CHAUVE-SOURIS.
paraît avoir une grosse moustache , ce qui cependant n’est qu’une appa-
rence occasionnée par le renflement des joues qui forment un bourrelet
au-dessus des lèvres ; il a le museau très-court, le nez fort aplati et les
yeux presque dans les oreilles.
Enfin , nous nommerons fer-à-cheval 1 une septième espèce qui n’était
nullement connue ; elle est très-frappante par la singulière difformité de sa
face, dont le trait le plus apparent et le plus marqué est un bourrelet en
forme de fer à cheval autour du nez et sur la lèvre supérieure; on la trouve
très-communément en France, dans les murs et dans les caveaux des vieux
châteaux abandonnés. Il y en a de petites et de grosses, mais qui sont au
reste si semblables par la forme, que nous les avons jugées de la même
espèce; seulement, comme nous en avons beaucoup vu sans en trouver de
grandeur moyenne entre les grosses et les petites , nous ne décidons pas si
l’âge seul produit cette différence, ou si c’est une variété constante dans la
même espèce 2.
LE LOIR. *
Nous connaissons trois espèces de loirs, qui, comme la marmotte,
dorment pendant l’hiver : le loir, le lérot et le muscardin ; le loir est le
plus gros des trois, le muscardin est le plus petit. Plusieurs auteurs ont
confondu l’une de ces espèces avec les deux autres, quoiqu’elles soient
toutes trois très-distinctes, et par conséquent très-aisées à reconnaître et à
distinguer. Le loir est à peu près de la grandeur de l’écureuil ; il a, comme
lui, la queue couverte de longs poils; le lérot n’est pas si gros que le rat,
il a la queue couverte de poils très-courts, avec un bouquet de poils longs
à l’extrémité; le muscardin n’est pas plus gros que la souris, il a la queue
couverte de poils plus longs que le lérot, mais plus courts que le loir, avec
un gros bouquet de longs poils à l’extrémité. Le lérot diffère des deux
autres par les marques noires qu’il a près des yeux , et le muscardin par la
couleur blonde de son poil sur le dos. Tous trois sont blancs ou blan-
1. Il y a deux espèces de chauves-souris fer-à-cheval : le grand fer-à-cheval ( Vespertilio
ferrum equinum. Linn. — Rhinolophus unihastatus. Geoff.), et le petit fer-à-cheval ( Rhino -
lophus biliastatus. Geoff.).
2. Voyez la note précédente. — Buffon ne comptait encore que sept espèces de chauves-
souris, Depuis B nffon , le nombre des espèces connues s’est singulièrement accru. Dans Cuvier,
les chauves-souris forment une grande famille , laquelle comprend jusqu’à quinze ou seize
genres ou sous-genres: les Roussettes , les Molosses, les Noctilions , les Phylostomes , les
Mégadermes, les Rhinolophes , les Nyctères , les Rhinopomes , les Vespertilions, les Oreil-
lards, etc. , etc. Aujourd’hui chacun de ces genres est devenu une famille , et la famille un
ordre : l’ordre des chéiroptères.
Mus glis { Linn. ). — Myoxus glis (Gmel. ). — Ordre des Rongeurs; genre Loir (Cuv. ).
LE LOIR.
627
châtres sous la gorge et le ventre; mais le lérot est d’un assez beau blanc,
le loir n’est que blanchâtre, et le muscardin est plutôt jaunâtre que blanc
dans toutes les parties inférieures.
C’est improprement que l’on dit que ces animaux dorment pendant
l’hiver : leur état n’est point celui d’un sommeil naturel, c’est une torpeur,
un engourdissement des membres et des sens , et cet engourdissement est
produit par le refroidissement du sang. Ces animaux ont si peu de chaleur
intérieure, qu’elle n’excède guère celle de la température de l’air *. Lorsque
la chaleur de l’air est au thermomètre de dix degrés au-dessus de la congé-
lation, celle de ces animaux n’est aussi que de dix degrés. Nous avons
plongé la boule d’un petit thermomètre dans le corps de plusieurs lérots
vivants : la chaleur de l’intérieur de leur corps était à peu près égale à la
température de l’air ; quelquefois même, le thermomètre plongé, et, pour
ainsi dire, appliqué sur le cœur, a baissé d’un demi-degré ou d’un degré,
la température de l’air étant à onze. Or, l’on sait que la chaleur de
l’homme , et de la plupart des animaux qui ont de la chair et du sang ,
excède en tout temps trente degrés1 2 ; il n’est donc pas étonnant que ces ani-
maux, qui ont si peu de chaleur en comparaison des autres, tombent dans
l’engourdissement dès que cette petite quantité de chaleur intérieure cesse
d’être aidée par la chaleur extérieure de l’air, et cela arrive lorsque le
thermomètre n’est plus qu’à dix ou onze degrés au-dessus de la congéla-
tion. C’est là la vraie cause de l’engourdissement de ces animaux3; cause
que l’on ignorait, et qui cependant s’étend généralement sur tous les ani-
maux qui dorment pendant l’hiver; car nous l’avons reconnue dans les
loirs, dans les hérissons, dans les chauves-souris; et, quoique nous n’ayons
pas eu occasion de l’éprouver sur la marmotte, je suis persuadé qu’elle a
le sang froid comme les autres , puisqu’elle est comme eux sujette à l’en-
gourdissement pendant l’hiver.
Cet engourdissement dure autant que la cause qui le produit , et cesse
avec le froid; quelques degrés de chaleur au-dessus de dix ou onze suf-
fisent pour ranimer ces animaux , et , si on les tient pendant l’hiver dans
1. Il faut distinguer la température de l’animal à l’état de veille de la température de l’ani-
mal à l’état d’hibernation , de sommeil d’hiver. A l’état de veille , la température du loir, du
lérot , de la marmotte, etc., est la même que celle de tous les autres mammifères; à l’état
d’hibernation, la température de l’animal engourdi n’excède guère celle de l’air. (Voyez la
note de la page 617. )
2. La température de l’homme et des mammifères est de 32° Réaumur ( 38° cent. ). — Et
cette température est constante, c’est-à-dire indépendante de la température extérieure. — Ce qui
est particulier aux animaux hibernants, c’est que leur température, qui est aussi de 38°, tant
qu’ils sont éveillés, tombe au degré de la température extérieure, dès qu’ils sont plongés dans
leur sommeil d’hiver. (Voyez Saissy : Recherches sur les animaux hibernants , p. 14 et suiv. )
3. L’abaissement de la température extérieure est la cause provocatrice de l’engourdisse-
ment. — L’abaissement de la température propre de l’animal est l'effet et non la cause de
l’engourdissement .
628
LE LOIR.
un lieu bien chaud, ils ne s’engourdissent point du tout; ils vont et vien-
nent, ils mangent et dorment seulement de temps en temps, comme tous
les autres animaux. Lorsqu’ils sentent le froid, ils se serrent et se mettent
en boule pour offrir moins de surface à l’air et se conserver un peu de
chaleur : c’est ainsi qu’on les trouve en hiver dans les arbres creux , dans
les trous des murs exposés au midi ; ils y gisent en boule , et sans aucun
mouvement, sur de la mousse et des feuilles : on les prend, on les tient,
on les roule sans qu’ils remuent, sans qu’ils s’étendent; rien ne peut les
faire sortir de leur engourdissement qu’une chaleur douce et graduée '; ils
meurent lorsqu’on les met tout à coup près du feu; il faut, pour les
dégourdir, les en approcher par degrés. Quoique dans cet état ils soient
sans aucun mouvement, qu’ils aient les yeux fermés et qu’ils paraissent
privés de tout usage des sens , ils sentent cependant la douleur lorsqu’elle
est très-vive; une blessure1 2, une brûlure leur fait faire un mouvement de
contraction et un petit cri sourd qu’ils répètent même plusieurs fois : la
sensibilité intérieure subsiste donc aussi bien que l’action du cœur et des
poumons. Cependant il est à présumer que ces mouvements vitaux ne
s’exercent pas dans cet état de torpeur avec la même force, et n’agissent
pas avec la même puissance que dans l’état ordinaire ; la circulation 3 ne se
fait probablement que dans les plus gros vaisseaux , la respiration est faible
et lente, les sécrétions sont très-peu abondantes, les déjections nulles; la
transpiration est presque nulle aussi, puisqu’ils passent plusieurs mois
sans manger, ce qui ne pourrait être , si dans ce temps de diète ils per-
daient de leur substance autant, à proportion, que dans les autres temps
où ils la réparent en prenant de la nourriture. Ils en perdent cependant,
puisque dans les hivers trop longs ils meurent dans leurs trous : peut-être
aussi n’est-ce pas la durée, mais la rigueur du froid qui les fait périr; car,
lorsqu’on les expose à une forte gelée, ils meurent en peu de temps4.
Ce qui me ferait croire que ce n’est pas la trop grande déperdition de sub-
stance qui les fait mourir dans les grands hivers , c’est qu’en automne ils
sont excessivement gras, et qu’ils le sont encore lorsqu’ils se raniment au
printemps : cette abondance de graisse est une nourriture intérieure qui
suffit pour les entretenir et pour suppléer à ce qu’ils perdent par la trans-
piration.
1. Une excitation extérieure quelconque suffit pour les réveiller; mais il ne sortent jamais
de leur léthargie qu’au bout d’un certain temps et qu’après de grands efforts d 'inspiration.
2. On peut couper un membre à un loir ou à un lérot engourdi, sans que l’animal paraisse
en souffrir, sans qu’il s’éveille immédiatement , et sans que le sang coule. Je me suis assuré,
par mes expériences sur ces animaux, que la cicatrisation s’opère parfaitement pendant l’hiber-
nation.
3. La circulation est presque entièrement suspendue ; la respiration alternativement cesse
et renaît; les déjections sont abondantes.
4. J’ai toujours vu, au contraire, qu’un froid très-vif zi soudain les réveille.
LE LOIR.
629
Au reste , comme le froid est la seule cause de leur engourdissement , et
qu’ils ne tombent dans cet état que quand la température de l’air est au-
dessous de dix ou onze degrés , il arrive souvent qu’ils se raniment même
pendant l’hiver; car il y a des heures, des jours, et même des suites de
jours, dans cette saison, où la liqueur du thermomètre se soutient à douze,
treize, quatorze, etc. degrés, et, pendant ce temps doux, les loirs sortent de
leurs trous pour chercher à vivre, ou plutôt ils mangent les provisions
qu’ils ont ramassées pendant l’automne, et qu’ils y ont transportées.
Aristote a dit a, et tous les naturalistes ont dit après Aristote , que les loirs
passent tout l’hiver sans manger, et que dans ce temps même de diète ils
deviennent extrêmement gras , que le sommeil seul les nourrit plus que les
aliments ne nourrissent les autres animaux. Le fait non-seulement n’est pas
vrai , mais la supposition même du fait n’est pas possible. Le loir engourdi
pendant quatre ou cinq mois ne pourrait s’engraisser que de l’air qu’il res-
pire1 : accordons si l’on veut (et c’est beaucoup trop accorder) qu’une
partie de cet air se tourne en nourriture , en résultera-t-il une augmenta-
tion si considérable? cette nourriture si légère pourra-t-elle même suflire à
la déperdition continuelle qui se fait par la transpiration? Ce qui a pu faire
tomber Aristote dans cette erreur, c’est qu’en Grèce, où les hivers sont
tempérés, les loirs ne dorment pas continuellement, et que prenant de la
nourriture, peut-être abondamment, toutes les fois que la chaleur les
ranime, il les aura trouvés très-gras, quoique engourdis. Ce qu’il y a de
vrai, c’est qu’ils sont gras en tout temps, et plus gras en automne qu’en
été : leur chair est assez semblable à celle du cochon d’Inde. Les loirs fai-
saient partie de la bonne chère chez les Romains; ils en élevaient en quan-
tité.'Varron donne la manière de faire des garennes de loirs, et Apicius celle
d’en faire des ragoûts : cet usage n’a point été suivi, soit qu’on ait eu du
dégoût pour ces animaux, parce qu’ils ressemblent aux rats, soit qu’en effet
leur chair ne soit pas de bien bon goût. J’ai ouï dire à des paysans qui en
avaient mangé qu’elle n’était guère meilleure que celle du rat d’eau.
Au reste , il n’y a que le loir qui soit mangeable; le lérot a la chair mau-
vaise et d’une odeur désagréable.
Le loir ressemble assez à l’écureuil par les habitudes naturelles; il habite
comme lui les forêts, il grimpe sur les arbres, saute de branche en branche,
moins légèrement à la vérité que l’écureuil, qui a les jambes plus longues,
le ventre bien moins gros , et qui est aussi maigre que le loir est gras :
cependant ils vivent tous deux des mêmes aliments; de la faîne, des noi-
settes, de la châtaigne, d’autres fruits sauvages, font leur nourriture
ordinaire. Le loir mange aussi de petits oiseaux qu’il prend dans les nids;
a. Hist. animal. , lib. vm , cap. xvn.
1. Aristote s’est tout simplement trompé : les animaux hibernants sortent toujours très-
amaigris de leur sommeil d’hiver.
630
LE LOIR.
il ne fait point de bauge au-dessus des arbres comme l’écureuil , mais il se
fait un lit de mousse dans le tronc de ceux qui sont creux; il se gîte aussi
dans les fentes des rochers élevés, et toujours dans des lieux secs; il craint
l’humidité, boit peu et descend rarement à terre; il diffère encore de l’écu-
reuil en ce que celui-ci s’apprivoise, et que l’autre demeure toujours
sauvage. Les loirs s’accouplent sur la fin du printemps, ils font leurs petits
en été , les portées sont ordinairement de quatre ou de cinq ; ils croissent
vite, et l’on assure qu’ils ne vivent que six ans. En Italie, où l’on est
encore dans l’usage de les manger, on fait des fosses dans les bois, que l’on
tapisse de mousse, qu’on recouvre de paille, et où l’on jette de la faîne; on
choisit un lieu sec à l’abri d’un rocher exposé au midi, les loirs s’y rendent
en nombre, et on les y trouve engourdis vers la fin de l’automne; c’est le
temps où ils sont les meilleurs à manger. Ces petits animaux sont coura-
geux, et défendent leur vie jusqu’à la dernière extrémité ; ils ont les dents
de devant très-longues et très-fortes, aussi mordent-ils violemment; ils ne
craignent ni la belette ni les petits oiseaux de proie, ils échappent au
renard, qui ne peut les suivre au-dessus des arbres; leurs plus grands
ennemis sont les chats sauvages et les martes.
Cette espèce n’est pas extrêmement répandue; on ne la trouve point
dans les climats très-froids, comme la Laponie, la Suède, du moins les
naturalistes du Nord n’en parlent point : l’espèce de loir qu’ils indiquent
est le muscardin, la plus petite des trois. Je présume aussi qu’on ne les
trouve pas dans les climats très-chauds , puisque les voyageurs n’en font
aucune mention : il n’y a que peu ou point de loirs dans les pays décou-
verts, comme l’Angleterre, il leur faut un climat tempéré et un pays cou-
vert de bois; on en trouve en Espagne , en France, en Grèce, en Italie, en
Allemagne, en Suisse, où ils habitent dans les forêts, sur les collines, et
non pas au-dessus des hautes montagnes, comme les marmottes, qui,
quoique sujettes à s’engourdir par le froid , semblent chercher la neige et
les frimas.
LE LÉROT. *
«
Le loir demeure dans les forêts, et semble fuir nos habitations; le lérot,
au contraire, habite nos jardins et se trouve quelquefois dans nos maisons;
l’espèce en est aussi plus nombreuse, plus généralement répandue, et il y
a peu de jardins qui n’en soient infestés. Us se nichent dans les trous des
murailles , ils courent sur les arbres en espalier, choisissent les meilleurs
* Myoxus nitela (Gmel. ). — Ordre des Rongeurs; genre Loir (Cuv. ).
LE LÊROT.
631
fruits, et les entament tous dans le temps qu’ils commencent à mûrir ; ils
semblent aimer les pèches de préférence, et si, l’on veut en conserver, il
faut avoir grand soin de détruire les lérots ; ils grimpent aussi sur les poi-
riers, les abricotiers, les pruniers; et si les fruits doux leur manquent, ils
mangent des amandes, des noisettes, des noix, et même des graines légu-
mineuses; ils en transportent en grande quantité dans leurs retraites, qu’ils
pratiquent en terre, surtout dans les jardins soignés, car dans les anciens
vergers on les trouve souvent dans de vieux arbres creux ; ils se font un lit
d’herbes, de mousse et de feuilles. Le froid les engourdit, et la chaleur les
ranime; on en trouve quelquefois huit ou dix dans le même lieu, tous
engourdis, tous resserrés en boule au milieu de leurs provisions de noix et
de noisettes.
Ils s’accouplent au printemps, produisent en été, et font cinq ou six
petits qui croissent promptement, mais qui cependant ne produisent eux-
mêmes que dans l’année suivante. Leur chair n’est pas mangeable comme
celle du loir ; ils ont même la mauvaise odeur du rat domestique, au lieu
que le loir ne sent rien; ils ne deviennent pas aussi gras, et manquent des
feuillets graisseux qui se trouvent dans le loir, et qui enveloppent la masse
entière des intestins. On trouve des lérots dans tous les climats tempérés de
l’Europe, et même en Pologne, en Prusse , mais il ne paraît pas qu’il y en
ait en Suède ni dans les pays septentrionaux.
LE MUSCARDIN. *
Le muscardin est le moins laid de tous les rats : il a les yeux brillants,
la queue touffue et le poil d’une couleur distinguée; il est plus blond que
roux; il n’habite jamais dans les maisons, rarement dans les jardins, et se
trouve, comme le loir, plus souvent dans les bois, où il se retire dans les
vieux arbres creux. L’espèce n’en est pas , à beaucoup près, aussi nom-
breuse que celle du lérot : on trouve le muscardin presque toujours seul
dans son trou, et nous avons eu beaucoup de peine à nous en procurer
quelques-uns; cependant il paraît qu’il est assez commun en Italie, que
même il se trouve dans les climats du Nord, puisque M. Linnæus l’a com-
pris dans la liste “ qu’il a donnée des animaux de Suède; et en même
temps il semble qu’il ne se trouve point en Angleterre, car M. Ray b, qui
l’avait vu en Italie, dit que le petit rat dormeur qui se trouve en Angle-
a. Vid. Linnæi, Faun. Suec., p. 11.
b. Vid. Ray, Synops. anim. quadrup. , p. 220.
* Myoxus avellanarius (Gmel.). — Ordre des Rongeurs ; genre Loir (Cuv.).
632
LE MUSC ARDIN.
terre n’est pas roux sur le dos comme celui d’Italie, et qu’il pourrait bien
être d’une autre espèce. En France il est le même qu’en Italie, et nous
avons trouvé qu’Aldrovande a l’avait bien indiqué 5 mais cet auteur ajoute
qu’il y en a deux espèces en Italie, l’une rare dont l’animal a l’odeur du
musc, l’autre plus commune dont l’animal n’a point d’odeur, et qu’à
Cologne on les appelle tous deux muscardins à cause de leur ressemblance
tant par la figure que par la grosseur. Nous ne connaissons que l’une de
ces espèces, et c’est la seconde, car notre muscardin n’a point d’odeur, ni
bonne ni mauvaise. Il manque, comme le lérot, des feuillets graisseux qui
enveloppent les intestins dans le loir : aussi ne devient-il pas si gras, et
quoiqu’il n’ait point de mauvaise odeur, il n’est pas bon à manger.
Le muscardin s’engourdit par le froid et se met en boule comme le loir
et le lérot: il se ranime comme eux dans les temps doux, et fait aussi pro-
vision de noisettes et d’autres fruits secs. Il fait son nid sur les arbres,
comme l’écureuil, mais il le place ordinairement plus bas, entre les bran-
ches d’un noisetier, dans un buisson, etc. Le nid est fait d’herbes entre-
lacées; il a environ six pouces de diamètre, et n’est ouvert que par le haut.
Bien des gens de la campagne m’ont assuré qu’ils avaient trouvé de ces
nids dans des bois taillis, dans des haies, qu’ils sont environnés de feuilles
et de mousse, et que dans chaque nid il y avait trois ou quatre petits. Us
abandonnent le nid dès qu’ils sont grands , et cherchent à se gîter dans le
creux ou sous le tronc des vieux arbres; et c’est là qu’ils reposent, qu’ils
font leur provision, et qu’ils s’engourdissent.
LE SURMULOT. *
Nous donnons le nom de Surmulot à une nouvelle espèce de mulot qui
n’est connue que depuis quelques années. Aucun naturaliste n’a parlé de
cet animal, à l’exception de M. Brisson, qui, le comprenant dans le genre
des rats, l’a appelé rat des bois. Mais comme il diffère autant du rat que le
mulot ou la souris, qui ont leurs noms propres, il doit avoir aussi un nom
particulier, surmulot, comme qui dirait gros, grand mulot, auquel en effet
il ressemble plus qu’au rat par la couleur et par les habitudes naturelles.
Le surmulot est plus fort et plus méchant que le rat; il a le poil roux, la
queue extrêmement longue et sans poil, l’épine du dos arquée comme
l’écureuil, et le corps beaucoup plus épais, des moustaches comme le chat.
Ce n’est que depuis neuf ou dix ans que cette espèce s’est répandue dans
a. Vid. Aldrov. , Ilist. quadrup. digit., p. 440.
* Mus decumanus (Pall.). — Ordre des Rongeurs; genre Rat (Cuv.).
LE SURMULOT.
633
les environs de Paris : l’on ne sait d’où ces animaux sont venus *, mais ils
ont prodigieusement multiplié, et l’on n’en sera pas étonné, lorsqu’on saura
qu’ils produisent ordinairement douze ou quinze petits, souvent seize, dix-
sept, dix-huit, et même jusqu’à dix-neuf. Les endroits où ils ont paru pour
la première fois, et où ils se sont bientôt fait remarquer par leurs dégâts,
sont Chantilly, Marly-la-Ville et Versailles. M. Leroy, inspecteur du parc,
a eu la bonté de nous en envoyer en grande quantité, vivants et morts ; il
nous a même communiqué les remarques qu’il a faites sur cette nouvelle
espèce. Les mâles sont plus gros, plus hardis et plus méchants que les
femelles : lorsqu’on les poursuit et qu’on veut les saisir, ils se retournent
et mordent le bâton ou la main qui les frappe; leur morsure est non-seule-
ment cruelle, mais dangereuse, elle est promptement suivie d’une enflure
assez considérable , et la plaie , quoique petite , est longtemps à se fermer.
Ils produisent trois fois par an : ainsi deux individus de cette espèce en font
tout au moins trois douzaines en un an ; les mères préparent un lit à leurs
petits. Comme il y en avait quelques-unes de pleines dans le nombre de
celles qu’on nous avait envoyées vivantes, et que nous les gardions dans des
cages, nous avons vu les femelles, deux ou trois jours avant de mettre bas,
ronger la planche de leur cage, en faire de petits copeaux en quantité, les
disposer, les étendre, et ensuite les faire servir de lit à leurs petits.
Les surmulots ont quelques qualités naturelles qui semblent les rappro-
cher des rats d’eau : quoiqu’ils s’établissent partout, ils paraissent préférer
le bord des eaux ; les chiens les chassent comme ils chassent les rats d’eau,
c’est-à-dire avec un acharnement qui tient de la fureur. Lorsqu’ils se sen-
tent poursuivis, et qu’ils ont le choix de se jeter à l’eau ou de se fourrer
dans un buisson d’épines, à égale distance, ils choisissent l’eau, y entrent
sans crainte, et nagent avec une merveilleuse facilité. Cela arrive surtout
lorsqu’ils ne peuvent regagner leurs terriers, car ils se creusent, comme les
mulots, des retraites sous terre, ou bien ils se gîtent dans celles des lapins.
On peut, avec les furets, prendre les surmulots dans leurs terriers; ils les
poursuivent comme des lapins, et semblent même les chercher avec plus
d’ardeur.
Ces animaux passent l’été dans la campagne, et quoiqu’ils se nourrissent
principalement de fruits et de grain, ils ne laissent pas d’être aussi très-
carnassiers; ils mangent les lapereaux, les perdreaux, la jeune volaille, et
quand ils entrent dans un poulailler ils font comme le putois; ils en égor-
gent beaucoup plus qu’ils ne peuvent en manger. Vers le mois de novembre,
les mères , les petits et tous les jeunes surmulots quittent la campagne et
vont en troupe dans les granges, où ils font un dégât infini; ils hachent la
1. « Le surmulot parait naturel de Perse où il habite dans des terriers. C’est en 1727 seule-
« ment qu’il arriva à Astracan , après un tremblement de terre, en traversant le Volga.»
(Cuvier : Règne animal, t. I, p. 201. )
634
LE SURMULOT.
paille, consomment beaucoup de grain, et infectent le tout de leur ordure.
Les vieux mâles restent à la campagne; chacun d’eux habite seul dans son
trou; ils y font, comme les mulots, provision pendant l’automne de gland,
de faîne, etc. ; ils le remplissent jusqu’au bord, et demeurent eux-mêmes au
fond du trou. Us ne s’y engourdissent pas comme les loirs; ils en sortent
en hiver, surtout dans les beaux jours. Ceux qui vivent dans les granges
en chassent les souris et les rats : l’on a même remarqué, depuis que les
surmulots se sont si fort multipliés aux environs de Paris, que les rats y
sont beaucoup moins communs qu’ils ne l’étaient autrefois ‘.
LA MARMOTTE.*
De tous les auteurs modernes qui ont écrit sur l’histoire naturelle, Gessner
est celui qui, pour le détail, a le plus avancé la science; il joignait à une
grande érudition un sens droit et des vues saines : Aldrovande n’est guère
que son commentateur, et les naturalistes de moindre nom ne sont que ses
copistes. Nous n’hésiterons pas à emprunter de lui des faits au sujet des
marmottes, animaux de son pays a, qu’il connaissait mieux que nous, quoi-
que nous en ayons nourri comme lui quelques-unes à la maison. Ce que
nous avons observé se trouvant d’accord avec ce qu’il en dit, nous ne
doutons pas que ce qu’il a observé de plus ne soit également vrai.
La marmotte, prise jeune, s’apprivoise plus qu’aucun animal sauvage,
et presque autant que nos animaux domestiques ; elle apprend aisément à
saisir un bâton , à gesticuler, à danser, à obéir en tout à la voix de son
maître; elle est, comme le chat, antipathique avec le chien: lorsqu’elle
commence à être familière dans la maison , et qu’elle se croit appuyée par
son maître, elle attaque et mord en sa présence les chiens les plus redou-
tables. Quoiqu’elle ne soit pas tout à fait aussi grande qu’un lièvre, elle est
bien plus trapue, et joint beaucoup de force à beaucoup de souplesse : elle
a les quatre dents du devant des mâchoires assez longues et assez fortes
pour blesser cruellement; cependant elle n’attaque que les chiens, et ne
fait mal à personne à moins qu’on ne l’irrite. Si l’on n’y prend pas garde,
elle ronge les meubles, les étoffes, et perce même le bois lorsqu’elle est
renfermée. Comme elle a les cuisses très-courtes , et les doigts des pieds
faits à peu près comme ceux de l’ours, elle se tient souvent assise, et
a. Gessner était Suisse , et c’est un des hommes qui font le plus d’honneur à la nation.
1. « Le surmulot est aujourd’hui plus commun que le rat à Paris et dans quelques autres
« grandes villes. » Cuvier : Règne animal, 1. 1, p. 201.
* Mus alpinus (Linn.). — Arctomys marmotta (Gmel.). — Ordre des Rongeurs; genre Mar-
motte (Cuv. ).
LA MARMOTTE.
635
marche comme lui aisément sur ses pieds de derrière; elle porte à sa
gueule ce qu’elle saisit avec ceux de devant, et mange debout comme
l’écureuil; elle court assez vite en montant, mais assez lentement en plaine;
elle grimpe sur les arbres, elle monte entre deux parois de rochers, entre
deux murailles voisines, et c’est des marmottes, dit-on, que les Savoyards
ont appris à grimper pour ramoner les cheminées. Elles mangent de tout
ce qu’on leur donne, de la viande, du pain, des fruits, des racines, des
herbes potagères, des choux, des hannetons, des sauterelles, etc., mais
elles sont plus avides de lait et de beurre que de tout autre aliment.
Quoique moins enclines que le chat à dérober, elles cherchent à entrer
dans les endroits où l’on renferme le lait, et elles le boivent en grande
quantité en marmottant, c’est-à-dire en faisant comme le chat une espèce
de murmure de contentement. Au reste, le lait est la seule liqueur qui leur
plaise; elles ne boivent que très-rarement de l’eau et refusent le vin.
La marmotte tient un peu de l’ours et un peu du rat pour la forme du
corps; ce n’est cependant pas Yarctomys ou le rat-ours des anciens,
comme l’ont cru quelques auteurs , et entre autres Perrault. Elle a le nez,
les lèvres et la forme de la tête comme le lièvre, le poil et les ongles du
blaireau, les dents du castor, la moustache du chat, les yeux du loir, les
pieds de l’ours, la queue courte et les oreilles tronquées. La couleur de son
poil sur le dos est d’un roux brun , plus ou moins foncé ; ce poil est assez
rude, mais celui du ventre est roussâtre, doux et touffu. Elle a la voix et
le murmure d’un petit chien, lorsqu’elle joue ou quand on la caresse; mais
lorsqu’on l’irrite ou qu’on l’effraie, elle fait entendre un sifflet si perçant et
si aigu, qu’il blesse le tympan. Elle aime la propreté, et se met à l’écart,
comme le chat, pour faire ses besoins; mais elle a, comme le rat, surtout
en été , une odeur forte qui la rend très-désagréable ; en automne , elle est
très-grasse : outre un très-grand épiploon , elle a , comme le loir, deux
feuillets graisseux fort épais ; cependant elle n’est pas également grasse sur
toutes les parties du corps; le dos et les reins sont plus chargés que le
reste d’une graisse ferme et solide, assez semblable à la chair des tétines
du bœuf. Aussi la marmotte serait assez bonne à manger, si elle n’avait
pas toujours un peu d’odeur, qu’on ne peut masquer que par des assaison-
nements très-forts.
Cet animal , qui se plaît dans la région de la neige et des glaces , qu’on
ne trouve que sur les plus hautes montagnes, est cependant sujet plus qu’un
autre à s’engourdir par le froid. C’est ordinairement à la fin de septembre
ou au commencement d’octobre qu’elle se recèle dans sa retraite pour n’en
sortir qu’au commencement d’avril : cette retraite est faite avec précau-
tion et meublée avec art; elle est d’abord d’une grande capacité, moins
large que longue et très-profonde, au moyen de quoi elle peut contenir une
ou plusieurs marmottes sans que l’air s’y corrompe : leurs pieds et leurs
636
LA MARMOTTE.
ongles paraissent être faits pour fouiller la terre, et elles la creusent en
effet avec une merveilleuse célérité; elles jettent au dehors, derrière elles,
les déblais de leur excavation : ce n’est pas un trou , un boyau droit ou
tortueux, c’est une espèce de galerie faite en forme d’Y grec, dont les deux
branches ont chacune une ouverture , et aboutissent toutes deux à un cul-
de-sac qui est le lieu du séjour. Comme le tout est pratiqué sur le penchant
de la montagne , il n’y a que le cul-de-sac qui soit de niveau ; la branche
inférieure de l’Y grec est en pente au-dessous du cul-de-sac, et c’est dans
cette partie, la plus basse du domicile, qu’elles font leurs excréments, dont
l’humidité s’écoule aisément au dehors; la branche supérieure de l’Y grec
est aussi un peu en pente, et plus élevée que tout le reste; c’est par là
qu’elles entrent et qu’elles sortent. Le lieu du séjour est non-seulement
jonché, mais tapissé fort épais de mousse et de foin; elles en font ample
provision pendant l’été : on assure même que cela se fait à frais ou travaux
communs, que les unes coupent. les herbes les plus fines, que d’autres les
ramassent, et que tour à tour elles servent de voitures pour les transporter
au gîte ; l’une, dit-on, se couche sur le dos, se laisse charger de foin, étend
ses pattes en haut pour servir de ridelles, et ensuite se laisse traîner par les
autres, qui la tirent par la queue, et prennent garde en même temps que la
voiture ne verse 1 . C'est, à ce qu’on prétend, par ce frottement trop souvent
réitéré qu’elles ont presque toutes le poil rongé sur le dos. On pourrait
cependant en donner une autre raison : c’est qu’habitant sous la terre, et
s’occupant sans cesse à la creuser, cela seul suffit pour leur peler le dos 2.
Quoi qu’il en soit, il est sûr quelles demeurent ensemble et qu’elles tra-
vaillent en commun à leur habitation; elles y passent les trois quarts de
leur vie, elles s’y retirent pendant l’orage, pendant la pluie ou dès qu’il y a
quelque danger; elles n’en sortent même que dans les plus beaux jours, et
ne s’en éloignent guère; l’une fait le guet, assise sur une roche élevée,
tandis que les autres s’amusent à jouer sur le gazon, ou s’occupent à le
couper pour en faire du foin ; et lorsque celle qui fait sentinelle aperçoit un
homme, un aigle, un chien, etc., elle avertit les autres par un coup de sif-
flet, et ne rentre elle-même que la dernière.
Elles ne font pas de provisions pour l’hiver, il semble qu’elles devinent
quelles seraient inutiles; mais lorsqu’elles sentent les premières approches
de la saison qui doit les engourdir, elles travaillent à fermer les deux
portes de leur domicile, et elles le font avec tant de soin et de solidité, qu’il
est plus aisé d’ouvrir la terre partout ailleurs que dans l’endroit qu’elles
ont muré. Elles sont alors très-grasses : il y en a qui pèsent jusqu’à vingt
livres; elles le sont encore trois mois après, mais peu à peu leur embon-
point diminue, et elles sont maigres sur la fin de l’hiver. Lorsqu’on
1. Ceci n’est qu’un conte.
2. Et cette raison est très-bonne.
LA MARMOTTE.
637
découvre leur retraite, on les trouve resserrées en boule et fourrées dans le
foin- on les emporte tout engourdies, on peut même les tuer sans quelles
paraissent le sentir; on choisit les plus grasses pour les manger, et les plus
jeunes pour les apprivoiser. Une chaleur graduée les ranime comme les
loirs, et celles qu’on nourrit à la maison, en les tenant dans des lieux
chauds, ne s’engourdissent pas, et sont même aussi vives que dans les
autres temps. Nous ne répéterons pas, au sujet de l’engourdissement de la
marmotte, ce que nous avons dit à l’article du loir; le refroidissement du
sang en est la seule cause ‘, et l’on avait observé avant nous que, dans cet
état de torpeur, la circulation était très-lente, aussi bien que toutes les
sécrétions, et que leur sang, n’étant pas renouvelé par un chyle nouveau,
était sans aucune sérosité. Yoyez les Transactions 'philosophiques , n° 397.
Au reste, il n’est pas sûr qu’elles soient toujours et constamment engour-
dies pendant sept ou huit mois , comme presque tous les auteurs le pré-
tendent. Leurs terriers sont profonds, elles y demeurent en nombre, il doit
donc s’y conserver de la chaleur dans les premiers temps, et elles y peu-
vent manger de l’herbe qu’elles y ont amassée. M. Altmann dit même, dans
son Traité sur les animaux de Suisse , que les chasseurs laissent les mar-
mottes trois semaines ou un mois dans leur caveau avant que d’aller trou-
bler leur repos ; qu’ils ont soin de ne point creuser lorsqu’il fait un temps
doux ou qu’il souffle un vent chaud; que, sans ces précautions, les mar-
mottes se réveillent et creusent plus avant; mais qu’en ouvrant leurs
retraites dans le temps des grands froids, on les trouve tellement assoupies
qu’on les emporte facilement. On peut donc dire qu’à tous égards elles sont
comme les loirs, et que si elles sont engourdies plus longtemps, c’est qu’elles
habitent un climat où l’hiver est plus long.
Ces animaux ne produisent qu’une fois l’an ; les portées ordinaires ne
sont que de trois ou quatre petits ; leur accroissement est prompt, et la
durée de leur vie n’est que de neuf ou dix ans; aussi l’espèce n’en est ni
nombreuse, ni bien répandue. Les Grecs ne la connaissaient pas, ou du
moins ils n’en ont fait aucune mention. Chez les Latins, Pline est le premier
qui l’ait indiquée sous le nom de mus Alpinus, rat des Alpes; et en effet,
quoiqu’il y ait dans les Alpes plusieurs autres espèces de rats, aucune n’est
plus remarquable que la marmotte, aucune n’habite comme elle les som-
mets des plus hautes montagnes; les autres se tiennent dans les vallons,
ou bien sur la croupe des collines et des premières montagnes, mais il n’y
en a point qui monte aussi haut que la marmotte ; d’ailleurs elle ne descend
jamais des hauteurs, et paraît être particulièrement attachée à la chaîne
des Alpes, où elle semble choisir l’exposition du midi et du levant, de pré-
férence à celle du nord ou du couchant. Cependant il s’en trouve dans les
1. Voyez la note 1 de la page 617. — Voyez aussi les notes 1 , 2 et 3 de la page 627.
638
LA MARMOTTE.
Apennins, dans les Pyrénées et dans les plus hautes montagnes de l’Alle-
magne. Le bobak de Pologne ®, auquel M. Brisson b, et d’après lui MM. Ar-
naud de Nobleville et Salerne c ont donné le nom de marmotte, diffère de
cet animal, non -seulement par les couleurs du poil, mais aussi par le
nombre des doigts, car il a cinq doigts aux pieds de devant; l’ongle du
pouce paraît au dehors de la peau, et l’on trouve au dedans les deux pha-
langes de ce cinquième doigt qui manque en entier dans la marmotte Ainsi
le bobak ou marmotte de Pologne, le monax ou marmotte de Canada, le
caria ou marmotte de Bahama, et le cricet ou marmotte de Strasbourg,
sont tous les quatre des espèces différentes de la marmotte des Alpes 2.
L’OURS. *
Il n’y a aucun animal, du moins de ceux qui sont assez généralement
connus, sur lequel les auteurs d’histoire naturelle aient autant varié que
sur l’ours : leurs incertitudes, et même leurs contradictions sur la nature
et les mœurs de cet animal, m’ont paru venir de ce qu’ils n’en ont pas dis-
tingué les espèces, et qu’ils rapportent quelquefois de l’une ce qui appar-
tient à l’autre. D’abord il ne faut pas confondre l’ours de terre avec l’ours
de mer, appelé communément ours blanc, ours de la mer Glaciale 3 : ce
sont deux animaux très-différents, tant pour la forme du corps que pour
les habitudes naturelles ; ensuite il faut distinguer deux espèces dans les
ours terrestres, les bruns et les noirs d 4, lesquels n’ayant pas les mêmes
a Vid. Auctuarium hist. nat. Poloniœ, auth. Rzaczynski , p. 327.
b. Brisson, Regn. anim. , p. 165.
c. Histoire naturelle des animaux, par MM. Arnault de Nobleville et Salerne. Paris , 1756.
Ouvrage utile, et où les faits sont rassemblés avec autant de soin que de discernement.
d. Nota que nous comprenons ici, sous la dénomination d’ours bruns , ceux qui sont bruns ,
fauves, roux, rougeâtres, et par celle d’ours noirs ceux qui sont noirâtres, aussi bien que
tout à fait noirs.
1. Les marmottes ont quatre doigts et un tubercule au lieu de pouce aux pieds de devant,
et cinq doigts à ceux de derrière.
2. Le bobak ou marmotte de Poldgne , et le monax ou marmotte du Canada sont deux
espèces de marmottes , distinctes de celle des Alpes. Le cricet ou marmotte de Strasbourg
est le hamster. Le cavia est le cabiai.
* Ursus arctos ( Linn.). — Ours brun d'Europe ( Cuv. ). — Ordre des Carnassiers ; famille
des Carnivores ; tribu des Plantigrades ; genre Ours (Cuv.).
3. L’ours blanc de la mer Glaciale ( Ursus maritimus. Linn.) est une espèce bien distincte.
Sa tète est allongée et aplatie , son pelage blanc et lisse , etc.
4. L’ours brun d'Europe a le front convexe, le pelage brun, etc. — « On croit pouvoir en
« distinguer l’ours noir d’Europe : ceux qu’on nous a donnés pour tels avaient le front plat
« et le pelage laineux et noirâtre ; mais leur origine ne nous paraît pas bien authentique. »
(Cuvier, Règne animal. 1. 1 , p. 136.)
ïï°162
L’OURS.
639
inclinations, les mêmes appétits naturels , ne peuvent pas être regardés
comme des variétés d’une seule et même espèce, mais doivent être con-
sidérés comme deux espèces distinctes et séparées. De plus, il y a encore
des ours de terre qui sont blancs , et qui , quoique ressemblants par la
couleur aux ours de mer, en diffèrent par tout le reste autant que les
autres ours. On trouve ces ours blancs terrestres dans la grande Tarta-
rie a, en Moscovie, en Lithuanie et dans les autres provinces du Nord. Ce
n’est pas la rigueur du climat qui les fait blanchir pendant l’hiver, comme
les hermines ou les lièvres ; ces ours naissent blancs et demeurent blancs en
tout temps : il faudrait donc encore les regarder comme une quatrième
espèce, s’il ne se trouvait aussi des ours à poil mêlé de brun et de blanc,
ce qui désigne une race intermédiaire entre cet ours blanc terrestre et
l’ours brun ou noir ; par conséquent l’ours blanc terrestre n’est qu’une
variété de l’une ou de l’autre de ces espèces *.
On trouve dans les Alpes l’ours brun assez communément, et rarement
l’ours noir, qui se trouve au contraire en grand nombre dans les forêts des
pays septentrionaux de l’Europe et de l’Amérique2. Le brun est féroce et
carnassier, le noir n’est que farouche, et refuse constamment de manger
de la chair. Nous ne pouvons pas en donner un témoignage plus net et
plus récent que celui de M. du Pratz. Voici ce qu’il en dit dans son Histoire
de la Louisiane 6 : « L’ours paraît c l’hiver dans la Louisiane, parce que les
« neiges qui couvrent les terres du nord, l’empêchant de trouver sa nour-
« riture, le chassent des pays septentrionaux ; il vit de fruits, entre autres
« de glands et de racines, et ses mets les plus délicieux sont le miel et le
« lait : lorsqu’il en rencontre, il se laisserait plutôt tuer que de quitter
« prise. Malgré la prévention où l’on est que l’ours est carnassier, je prê-
te tends, avec tous ceux de cette province et des pays circonvoisins, qu’il
« ne l’est nullement. Il n’est jamais arrivé que ces animaux aient dévoré
« des hommes, malgré leur multitude et la faim extrême qu’ils souffrent
« quelquefois, puisque même dans ce cas ils ne mangent point la viande
« de boucherie qu’ils rencontrent. Dans le temps que je demeurais aux
a. Voyez Relation de la grande Tartarie. Amsterdam, 1737 , in-12, p. 8.
b. Voyez Y Histoire delà Louisiane , par M. le Page du Pratz. Paris, 1758, in-12, t. Il,
p. 77 et suiv.
c. Observez qu'il s’agit ici de l’ours noir, et non de l’ours brun.
1. L’ours blanc d’Europe n’est que Y ours ordinaire , l’ours brun , à l’état d’albinisme.
2. « L’ours noir de l’Amérique Septentrionale ( Ursus americanus, Gmel. ) est une espèce
« bien distincte, à front plat, à pelage noir et lisse, à museau fauve — U y a, dans les
« Cordillères , un autre ours noir, à gorge et museau blanc , et à grands sourcils fauves qui
« s’unissent sur le chanfrein ( Ursus ornatus ). — Il n’est pas encore bien prouvé que l’ours
« cendré , l’ours terrible cle l'Amérique septentrionale , soit différent, par l’espèce, de Yours
« brun d’Europe. (Cuvier : Règne animal, t. I, p. 136. ) — A ces ours d’Europe et d’Amé-
rique , il faut joindre plusieurs ours d’Asie, Yours Malais , Yours du Thibet, Yours jongleur
ou du Bengale , etc.
6 iO
L’OURS.
« Natchez , il y eut un hiver si rude dans les terres du nora , que ces ani-
« maux descendirent en grande quantité; ils étaient si communs qu’ils
« s’affamaient les uns les autres, et étaient très-maigres; la grande faim les
« faisait sortir des bois qui bordent le fleuve ; on les voyait courir la nuit
« dans les habitations et entrer dans les cours qui n’étaient pas bien fer-
« niées ; ils y trouvaient des viandes exposées au frais ; ils n’y touchaient
« point, et mangeaient seulement les grains qu’ils pouvaient rencontrer.
« C’était assurément dans une pareille occasion, et dans un besoin aussi
« pressant , qu’ils auraient dû manifester leur fureur carnassière , si peu
« qu’ils eussent été de cette nature. Ils n’ont jamais tué d’animaux pour
« les dévorer, et pour peu qu’ils fussent carnassiers, ils n’abandonne-
« raient pas les pays couverts de neige, où ils trouveraient des hommes et
« des animaux à discrétion , pour aller au loin chercher des fruits et des
« racines, nourriture que les bêtes carnassières refusent de manger, »
M. du Pratz ajoute dans une note que depuis qu’il a écrit cet article il a
appris avec certitude que dans les montagnes de Savoie il y a deux sortes
d’ours, les uns noirs comme ceux de la Louisiane, qui ne sont point car-
nassiers, les autres rouges, qui sont aussi carnassiers que les loups. Le
baron de la Hontan dit (tome Ier de ses Voyages, page 86) que les ours du
Canada sont extrêmement noirs et peu dangereux ; qu’ils n’attaquent jamais
les hommes, à moins qu’on 11e tire dessus et qu’on ne les blesse. Et il dit
aussi (tome II, page 40) que les ours rougeâtres sont méchants, qu’ils
viennent effrontément attaquer les chasseurs, au lieu que les noirs s’en-
fuient.
AVormius a écrit a qu’on connaît trois ours en Norwége : le premier
( Bressdiur ) très-grand, qui n’est pas tout à fait noir, mais brun, et qui
n’est pas si nuisible que les autres, ne vivant que d’herbes et de feuilles
d’arbres; le second ( Ildgiersdiur ) plus petit, plus noir, carnassier, et atta-
quant souvent les chevaux et les autres animaux , surtout en automne; le
troisième ( Myrebiorn ) qui est le plus petit de tous, et qui ne laisse pas
d’être nuisible; il se nourrit, dit-il, de fourmis, et se plaît à renverser les
fourmilières. On a remarqué (ajoute-t-il sans preuve) que ces trois espèces
se mêlent, et produisent ensemble des espèces intermédiaires; que ceux
qui sont carnassiers attaquent les troupeaux , foulent toutes les bêtes
comme le loup, et n’en dévorent qu’une ou deux; que, quoique carnas-
siers, ils mangent des fruits sauvages, et que, quand il y a une grande
quantité de sorbes, ils sont plus à craindre que jamais, parce que ce fruit
acerbe leur agace si fort les dents, qu’il n’y a que le sang et la graisse qui
puissent leur ôter cet agacement qui les empêche de manger. Mais la plu-
part de ces faits, rapportés par AVormius, me paraissent fort équivoques, car
a. Vid. Mus. Worm. , p. 318.
L’OURS.
641
il n’y a point d’exemple que des animaux dont les appétits sont constam-
ment différents, comme dans les deux premières espèces, dont les uns ne
mangent que de l’herbe et des feuilles, et les autres de la chair et du sang,
se mêlent ensemble et produisent une espèce intermédiaire ; d’ailleurs , ce
sont ici les ours noirs qui sont carnassiers, et les bruns qui sont frugivores,
ce qui est absolument contraire à la vérité. De plus, le P. Rzaczynski “,
Polonais, et M. Klein, de Dantzick b , qui ont parlé des ours de leur pays,
n’en admettent que deux espèces, les noirs et les bruns ou roux, et, parmi
ces derniers, des grands et des petits : ils disent que les ours noirs sont les
plus rares, que les bruns sont au contraire fort communs, que ce sont les
ours noirs qui sont les plus grands et qui mangent les fourmis, et enfin que
les grands ours bruns ou roux sont les plus nuisibles et les plus carnassiers *.
Ces témoignages , aussi bien que ceux de M. du Pratz et du baron de La
Hontan, sont, comme l’on voit, tout à fait opposés à celui de Wormius, que
je viens de citer. En effet , il paraît certain que les ours rouges , roux ou
bruns, qui se trouvent non-seulement en Savoie, mais dans les hautes
montagnes , dans les vastes forêts et dans presque tous les déserts de la
terre, dévorent les animaux vivants, et mangent même les voiries les plus
infectes. Les ours noirs n’habitent guère que les pays froids; mais on
trouve des ours bruns ou roux dans les climats froids et tempérés, et même
dans les régions du midi. Ils étaient communs chez les Grecs; les Romains
en faisaient venir de Libye c pour servir à leurs spectacles; il s’en trouve à
la Chine d, au Japon % en Arabie, en Égypte et jusque dans l’îlede Java /’2.
Aristote » parle aussi des ours blancs terrestres, et regarde cette différence
de couleur comme accidentelle , et provenant, dit- il, d’un défaut dans la
génération. Il y a donc des ours dans tous les pays déserts, escarpés ou
couverts; mais on n’en trouve point dans les royaumes bien peuplés, ni
dans les terres découvertes et cultivées; il n’y en a point en France, non
plus qu’en Angleterre, si ce n’est peut-être quelques-uns dans les mon-
tagnes les moins fréquentées.
a. Auctuar. Hist. nat. , p. 32.
b. De quadrup. , p. 82.
c. Herodot. Solin. Crinit. et alii. Quoi freno Libyci domantur ursi , dit Martial.
d. Histoire générale des voyages , par M. l’abbé Prévost, t. III, p. 492. Histoire naturelle
du Japon, par Kœmpfer, t. I, p. 109.
e. Strabo, lib. xvi. Prosp. Alpin. , p. 233.
f. Voyage autour du monde de Le Gentil. Paris, 1725, t. III, p. 85.
g. Aristot. , de admir. , cap. cxl. Idem, de gen. anim. , lib. v , cap. vi.
1. « Les ours ont presque toutes leurs dents tuberculeuses..,.. Cette dentition, presque de
« frugivore, fait que, malgré leur ext.ème force, ils ne mangent guère decbair que parnéces-
« sité. » (Cuvier : Règne animal , t. I, p. 133.)
J’ai fait nourrir, pendant plusieurs années, un ours brun avec du pain bis et des carottes
seulement. — Un autre ours brun, que je fais nourrir de la même manière depuis quatre
ans , en est venu au point de ne plus vouloir toucher à la chair.
2. Ce ne sont pas les mêmes espèces. (Voyez la note 2 de la p. 639.)
H.
41
642
L’OURS.
L’ours est non-seulement sauvage, mais solitaire; il fuit par instinct
toute société, il s’éloigne des lieux où les hommes ont accès, il ne se trouve
à son aise que dans les endroits qui appartiennent encore à la vieille nature;
une caverne antique dans des rochers inaccessibles, une grotte formée par
le temps dans le tronc d’un vieux arbre, au milieu d’une épaisse forêt, lui
servent de domicile; il s’y retire seul, y passe une partie de l’hiver sans
provisions , sans en sortir pendant plusieurs semaines. Cependant il n’est
point engourdi ni privé de sentiment, comme le loir ou la marmotte; mais
comme il est naturellement gras, et qu’il l’est excessivement sur la fin de
l’automne, temps auquel il se recèle, cette abondance de graisse lui fait
supporter l’abstinence, et il ne sort de sa bauge que lorsqu’il se sent affamé.
On prétend que c’est au bout d’environ quarante jours a que les mâles
sortent de leurs retraites, mais que les femelles y restent quatre mois, parce
qu’elles y font leurs petits. J’ai peine à croire qu’elles puissent non-seule-
ment subsister, mais encore nourrir leurs petits, sans prendre elles-mêmes
aucune nourriture pendant un aussi long espace de temps. On convient
qu’elles sont excessivement grasses lorsqu’elles sont pleines, que d’ailleurs,
étant vêtues d’un poil très-épais, dormant la plus grande partie du temps,
et ne se donnant aucun mouvement, elles doivent perdre très-peu par la
transpiration ; mais s’il est vrai que les mâles sortent au bout de quarante
jours, pressés par le besoin de prendre de la nourriture, il n’est pas naturel
d’imaginer que les femelles ne soient pas encore plus pressées du même
besoin après qu’elles ont mis bas, et lorsque, allaitant leurs petits, elles se
trouvent doublement épuisées; à moins que l’on ne veuille supposer qu’elles
en dévorent quelques-uns avec les enveloppes, et tout le reste du produit
superflu de leur accouchement, ce qui ne me paraît pas vraisemblable,
malgré l’exemple des chattes, qui mangent quelquefois leurs petits. Au
reste, nous ne parlons ici que de l’espèce des ours bruns, dont les mâles
dévorent en effet les oursons nouveau-nés, lorsqu’ils les trouvent dans
leurs nids, mais les femelles, au contraire, semblent les aimer jusqu’à la
fureur; elles sont, lorsqu’elles ont mis bas, plus féroces, plus dangereuses
que les mâles; elles combattent et s’exposent à tout pour sauver leurs
petits, qui ne sont point informes en naissant ’, comme l’ont dit les anciens,
et qui, lorsqu’ils sont nés, croissent à peu près aussi vite que les autres ani-
maux; ils sont parfaitement formés 6 dans le sein de leur mère, et si les
a. Aristot. Hist. anim. , lib. vin, cap. xvii.
&. « In Museo Illust. Senatùs Bononiensis jursulum a cæso matris utero extractum , et omni-
« bus suis partibus formatum, in vase vitreo adhuc servamus. » Aldrov. de quadrup. digit.,
p. 120.
1. « La femelle fait depuis un jusqu'à trois petits : leur poil court et lustré, les fait paraître
« beaucoup plus jolis que les adultes, ce qui réfute la fable adoptée par les anciens, que ces
« petits naissent informes , et ne prennent la figure de leur espèce qu’à force d’ètre léchés par
« leur mère. » (Cuvier : Ménag. du Mus.).
L’OURS.
643
fœtus ou les jeunes oursons ont paru informes au premier coup d’œil, c’est
que l’ours adulte l’est lui-même par la masse, la grosseur et la dispro-
portion du corps et des membres ; et l’on sait que, dans toutes les espèces,
le fœtus ou le petit nouveau-né est plus disproportionné que l’animal
adulte.
Les ours se recherchent en automne; la femelle est, dit-on, plus ardente
que le mâle : on prétend qu’elle se couche sur le dos pour le recevoir,
qu’elle l’embrasse étroitement, qu’elle le retient longtemps, etc., mais il est
plus certain qu’ils s’accouplent à la manière des quadrupèdes. L’on a vu des
ours captifs s’accoupler, et produire; seulement on n’a pas observé com-
bien dure le temps de la gestation l. Aristote a dit qu’il n’est que de trente
jours; comme personne n’a contredit ce fait, et que nous n’avons pu le
vérifier, nous ne pouvons aussi ni le nier ni l’assurer; nous remarquerons
seulement qu’il nous paraît douteux : 1° parce que l’ours est un gros ani-
mal, et que, plus les animaux sont gros, plus il faut de temps pour les
former dans le sein de la mère; 2° parce que les jeunes ours croissent assez
lentement; ils suivent leur mère, et ont besoin de ses secours pendant un an
‘ou deux; 3° parce que l’ours ne produit qu’en petit nombre, un deux,
trois, quatre, et jamais plus de cinq; propriété commune avec tous les gros
animaux, qui ne produisent pas beaucoup de petits, et qui les portent long-
temps; 4° parce que l’ours vit vingt ou vingt-cinq ans, et que le temps de la
gestation et celui de l’accroissement sont ordinairement proportionnés à la
durée de la vie 2. A ne raisonner que sur ces analogies, qui me paraissent
assez fondées, je croirais donc que le temps de la gestation dans l’ours est
au moins de quelques mois : quoi qu’il en soit, il paraît que la mère a le
plus grand soin de ses petits ; elle leur prépare un lit de mousse et d’herbes
dans le fond de sa caverne, et les allaite jusqu’à ce qu’ils puissent sortir
avec elle : elle met bas en hiver, et ses petits commencent à la suivre au
printemps. Le mâle et la femelle n’habitent point ensemble , ils ont chacun
leur retraite séparée, et même fort éloignée : lorsqu’ils ne peuvent trouver
une grotte pour se gîter, ils cassent et ramassent du bois pour se faire
une loge qu’ils recouvrent d’herbes et de feuilles , au point de la rendre
impénétrable à l’eau.
La voix de l’ours est un grondement, un gros murmure, souvent mêlé
d’un frémissement de dents qu’il fait surtout entendre lorsqu’on l’irrite;
il est très-susceptible de colère, et sa colère tient toujours de la fureur, et
souvent du caprice : quoiqu’il paraisse doux pour son maître, et même
obéissant lorsqu’il est apprivoisé, il faut toujours s’en défier et le traiter
avec circonspection, surtout ne le pas frapper au bout du nez, ni le toucher
a. Aristot. Hist. anim. , lit», vi , cap. xxx.
I. La gestation de l'ours dure sept mois. L’ours a souvent produit dans notre ménagerie
2 Voyez la note de la page 531 .
644
L’OURS.
aux parties de la génération. On lui apprend à se tenir debout, à gesti-
culer, à danser; il semble même écouter le son des instruments et suivre
grossièrement la mesure; mais pour lui donner celte espèce d’éducation
il faut le prendre jeune, et le contraindre pendant toute sa vie; l’ours qui
a de l’àge ne s’apprivoise ni ne se contraint plus ; il est naturellement
intrépide, ou tout au moins indifférent au danger. L’ours sauvage ne se
détourne pas de son chemin, ne1 fuit pas à l’aspect de l’homme; cepen-
dant on prétend que par un coup de sifflet a on le surprend, on l’étonne au
point qu’il s’arrête et se lève sur les pieds de derrière. C’est le temps qu’il
faut prendre pour le tirer, et tâcher de le tuer; car, s’il n’est que blessé ,
il vient de furie se jeter sur le tireur, et l’embrassant des pattes de devant,
il l’étoufferait b, s’il n’était secouru.
On chasse et on prend les ours de plusieurs façons en Suède , en Nor-
wége, en Pologne, etc. La manière, dit-on, la moins dangereuse de les
prendre c est de les enivrer en jetant de l’eau-de-vie sur le miel, qu’ils
aiment beaucoup, et qu’ils cherchent dans les troncs d’arbres. A la Loui-
siane et en Canada, où les ours noirs sont très-communs, et où ils ne
nichent pas dans des cavernes, mais dans de vieux arbres morts sur pied , ■
et dont le cœur est pourri, on les prend en mettant le feu dans leurs
maisons d : comme ils montent très-aisément sur les arbres, ils s’établissent
rarement à rez de terre, et quelquefois ils sont nichés à trente et quarante
pieds de hauteur. Si c’est une mère avec ses petits, elle descend la pre-
mière, on la tue avant qu’elle soit à terre; les petits descendent ensuite,
on les prend en leur passant une corde au cou, et on les emmène pour les
élever ou pour les manger, car la chair de l’ourson est délicate et bonne;
celle de l’ours est mangeable, mais comme elle est mêlée d’une graisse
huileuse, il n’y a guère que les pieds, dont la substance est plus ferme,
qu’on puisse regarder comme une viande délicate.
La chasse de l’ours, sans être fort dangereuse, est très-utile lorsqu’on la
fait avec quelque succès; la peau est de toutes les fourrures grossières
celle qui a le plus de prix, et la quantité d’huile que l’on tire d’un seul
ours est fort considérable. On met d’abord la chair et la graisse cuire en-
semble dans une chaudière, la graisse se sépare; «ensuite, dit M. du
« Pratz % on la purifie en y jetant, lorsqu’elle est fondue et très-chaude,
« du sel en bonne quantité et de l’eau par aspersion : il se fait une détona-
« tion, et il s’en élève une fumée épaisse qui emporte avec elle la mauvaise
« odeur de la graisse : la fumée étant passée, et la graisse étant encore plus
a. Voyages de Regnard , t. I, pages 37 et 38.
b. Id. ibid. Histoire de la Louisiane , par M. le Page du Pratz, t. II, p. 81.
c Voyages de Regnard , t. I , p. 53.
d. Mémoires sur la Louisiane, par M. Dumont. Paris, 1753, p. 75 et suiv. Histoire de la
Louisiane, par M. le Page du Pratz, t. II , p. 87.
e. T. II, pages 89 et 90.
L’OURS.
645
« que tiède, on la verse dans un pot où on la laisse reposer huit ou dix
« jours; au bout de ce temps on voit nager dessus une huile claire, qu’on
« enlève avec une cuiller; cette huile est aussi bonne que la meilleure
« huile d’olive, et sert aux mêmes usages. Au-dessous on trouve un sain-
te doux aussi blanc, mais un peu plus mou que le saindoux de porc; il sert
« au besoin de la cuisine, et il ne lui reste aucun goût désagréable, ni
« aucune mauvaise odeur. » M. Dumont, dans ses Mémoires sur la Loui-
siane, s’accorde avec M. du Pratz, et il dit, de plus, que d’un seul ours on
tire quelquefois plus de cent vingt pots de cette huile ou graisse; que les
sauvages en traitent beaucoup avec les Français; qu’elle est très-belle, très-
saine et très-bonne ; quelle ne se fige guère que par un grand froid , que ,
quand cela arrive, elle est toute en grumeaux et d’une blancheur à éblouir;
qu’on la mange alors sur le pain en guise de beurre. Nos épiciers-droguistes
ne tiennent point d’huile d’ours, mais ils font venir de Savoie, de Suisse ou
de Canada, de la graisse ou axonge qui n’est pas purifiée. L’auteur du Dic-
tionnaire du Commerce dit même que, pour que la graisse d’ours soit bonne,
il faut qu’elle soit grisâtre, gluante et de mauvaise odeur, et que celle qui
est trop blanche est sophistiquée et mêlée de suif. On se sert de cette
graisse comme de topique pour les hernies, les rhumatismes, etc., et beau-
coup de gens assurent en avoir ressenti de bons effets.
La quantité de graisse dont l’ours est chargé le rend très-léger à la nage,
aussi traverse-t-il sans fatigue des fleuves et des lacs. « Les ours de la Loui-
« siane, ditM. Dumont a, qui sont d’un très-beau noir, traversent le fleuve
« malgré sa grande largeur; ils sont très-friands du fruit des plaquemi-
« niers; ils montent sur ces arbres, se mettent à califourchon sur une bran-
« che, s’y tiennent avec une de leurs pattes, et se servent de l’autre pour
« plier les autres branches et approcher d’eux les plaquemines ; ils sortent
<c aussi très-souvent des bois pour venir dans les habitations manger les
« patates et le maïs. » En automne, lorsqu’ils se sont bien engraissés, ils
n’ont presque pas la force de marcher b, ou du moins ils ne peuvent courir c
aussi vite qu’un homme. Ils ont quelquefois plus de dix doigts d’épaisseur d
de graisse aux côtes et aux cuisses; le dessous de leurs pieds est gros et
enflé; lorsqu’on le coupe, il en sort un suc blanc et laiteux : cette partie
paraît composée de petites glandes qui sont comme des mamelons, et c’est
ce qui fait que pendant l’hiver, dans leurs retraites, ils sucent continuelle-
ment leurs pattes.
L’ours a les sens de la vue, de l’ouïe et du toucher très-bons, quoiqu’il
a. Mémoire sur la Louisiane , p. 76.
b. Voyage du baron de la Hontan , p. 86.
c. Histoire de la Louisiane, par M. du Pratz, p. 83.
d. Extrait d'un ouvrage danois cité par MM. Arnault de Nobleville et Salerne. Hist. nai.
des animaux. Paris, 1757, t. VI, p. 374.
646
L’OURS
ait l'œil très -petit, relativement au volume de son corps, les oreilles
courtes, la peau épaisse et le poil fort touffu : il a l’odorat excellent, et
peut-être plus exquis qu’aucun autre animal, car la surface intérieure de
cet organe se trouve extrêmement étendue : on y compte a quatre rangs de
plans de lames osseuses, séparés les uns des autres par trois plans perpen-
diculaires, ce qui multiplie prodigieusement les surfaces propres à recevoir
les impressions des odeurs. Il a les jambes et les bras charnus comme
l’homme, l’os du talon court et formant une partie de la plante du pied,
cinq orteils opposés au talon dans les pieds de derrière , les os du carpe
égaux dans les pieds de devant; mais le pouce n’est pas séparé, et le plus
gros doigt est en dehors de cette espèce de main, au lieu que dans celle
de l’homme il est en dedans; ses doigts sont gros, courts et serrés l’un
contre l’autre, aux mains comme aux pieds; les ongles sont noirs, et d’une
substance homogène fort dure. Il frappe avec ses poings, comme l’homme
avec les siens ; mais ces ressemblances grossières avec l’homme ne le
rendent que plus difforme, et ne lui donnent aucune supériorité sur les
autres animaux.
LE CASTOR. *
Autant l’homme s’est élevé au-dessus de l’état de nature, autant les ani-
maux se sont abaissés au-dessous : soumis et réduits en servitude, ou
traités comme rebelles et dispersés par la force, leurs sociétés se sont éva-
nouies, leur industrie est devenue stérile, leurs faibles arts ont disparu,
chaque espèce a perdu ses qualités générales, et tous n’ont conservé que
leurs propriétés individuelles, perfectionnées dans les uns par l’exemple,
l’imitation, l’éducation, et dans les autres par la crainte et par la nécessité
où ils sont de veiller continuellement à leur sûreté. Quelles vues, quels
desseins, quels projets peuvent avoir des esclaves sans âme, ou des relé-
gués sans puissance? ramper ou fuir, et toujours exister d’une manière
solitaire, ne rien édifier, ne rien produire, ne rien transmettre, et toujours
languir dans la calamité, déchoir, se perpétuer sans se multiplier, perdre,
en un mot, par la durée autant et plus qu’ils n’avaient acquis par le temps.
Aussi ne reste-t-il quelques vestiges de leur merveilleuse industrie que
dans ces contrées éloignées et désertes, ignorées de l’homme pendant une
longue suite de siècles, où chaque espèce pouvait manifester en liberté ses
talents naturels et les perfectionner dans le repos en se réunissant en
a. Étienne Lorentinus, Éphém. d’Allem. Décur. i, ann. ix et x, p. 403 , cité par MM. Ar-
nault de Nobleville et Salerne. Hist. nat. des anim. , t. VI, p. 366.
* Castor fiber (Linn. ). Ordre des Rongeurs ; genre Castor ( Cuv. ).
LE CASTOR.
647
société durable. Les castors sont peut-être le seul exemple qui subsiste
comme un ancien monument de cette espèce d’intelligence des brutes 1 , qui,
quoique infiniment inférieure par son principe à celle de l’homme, sup-
pose cependant des projets communs et des vues relatives; projets qui
ayant pour base la société, et pour objet une digue à construire, une bour-
gade à élever, une espèce de république à fonder, supposent aussi une
manière quelconque de s’entendre et d’agir de concert.
Les castors, dira-t-on, sont parmi les quadrupèdes ce que les abeilles
sont parmi les insectes. Quelle différence! Il y a dans la nature, telle qu’elle
nous est parvenue, trois espèces de sociétés qu’on doit considérer avant de
les comparer : la société libre de l’homme, de laquelle, après Dieu, il tient
toute sa puissance; la société gênée des animaux, toujours fugitive devant
celle de l’homme; et, enfin, la société forcée de quelques petites bêtes, qui,
naissant toutes en même temps dans le même lieu , sont contraintes d’y
demeurer ensemble. Un individu, pris solitairement et au sortir des mains
de la nature, n’est qu’un être stérile, dont l’industrie se borne au simple
usage des sens; l’homme lui-même, dans l’état de pure nature, dénué de
lumières et de tous les secours de la société, ne produit rien, n’édifie rien.
Toute société, au contraire, devient nécessairement féconde, quelque for-
tuite, quelque aveugle qu’elle puisse être, pourvu qu’elle soit composée
d’êtres de même nature : par la seule nécessité de se chercher ou de s’évb-
ter, il s’y formera des mouvements communs dont le résultat sera souvent
un ouvrage qui aura l’air d’avoir été conçu, conduit et exécuté avec intel-
ligence. Ainsi l’ouvrage des abeilles qui, dans un lieu donné, tel qu’une
ruche ou le creux d’un vieux arbre, bâtissent chacune leur cellule2; l’ou-
vrage des mouches de Cayenne, qui non-seulement font aussi leurs cellules,
mais construisent même la ruche qui doit les contenir, sont des travaux
purement mécaniques qui ne supposent aucune intelligence, aucun projet
concerté, aucune vue générale; des travaux qui n’étant que le produit d’une
nécessité physique, un résultat de mouvements communs®, s’exercent
toujours de la même façon, dans tous les temps et dans tous les lieux, par
une multitude qui ne s’est point assemblée par choix, mais qui se trouve
réunie par force de nature. Ce n’est donc pas la société, c’est le nombre
seul qui opère ici; c’est une puissance aveugle qu’on ne peut comparer à la
lumière qui dirige toute société : je ne parle point de cette lumière pure,
de ce rayon divin qui n’a été départi qu’à l’homme seul; les castors en sont
assurément privés, comme tous les autres animaux; mais leur société
a. Voyez les preuves que j’en ai données dans le Discours sur la nature des animaux.
1. Il y a, en effet, dans certains animaux, dans le chien, dans le cheval, dans l’éléphant,
par exemple, une espèce d’intelligence ; le castor n’a que de l’instinct.
2. Voyez la note de la page 361.
648
LE CASTOR.
n’étant point une réunion forcée *, se faisant au contraire par une espèce de
choix, et supposant au moins un concours général et des vues communes
dans ceux qui la composent, suppose au moins aussi une lueur d’intelli-
gence qui, quoique très-différente de celle de l’homme par le principe,
produit cependant des effets assez semblables pour qu’on puisse les com-
parer, non pas dans la société plénière et puissante, telle qu’elle existe
parmi les peuples anciennement policés, mais dans la société naissante chez
des hommes sauvages, laquelle seule peut, avec équité, être comparée à
celle des animaux.
Voyons donc le produit de l’une et l’autre de ces sociétés; voyons
jusqu’où s’étend l’art du castor, et où se borne celui du sauvage. Rompre
une branche pour s’en faire un bâton, se bâtir une hutte, la couvrir de
feuillages pour se mettre à l’abri, amasser de la mousse ou du foin pour
se faire un lit, sont des actes communs à l’animal et au sauvage ; les ours
font des huttes, les singes ont des bâtons , plusieurs autres animaux se pra-
tiquent un domicile propre, commode, impénétrable à l’eau. Frotter une
pierre pour la rendre tranchante et s’en faire une hache, s’en servir pour
couper, pour écorcer du bois, pour aiguiser des flèches, pour creuser un
vase, écorcher un animal pour se revêtir de sa peau, en prendre les nerfs
pour faire une corde d’arc, attacher ces mêmes nerfs à une épine dure, et
se servir de tous deux comme de fil et d’aiguille, sont des actes purement
individuels que l'homme en solitude peut tous exécuter sans être aidé des
autres, des actes qui dépendent de sa seule conformation, puisqu’ils ne
supposent que l’usage de la main; mais couper et transporter un gros
arbre, élever un carbet, construire une pirogue, sont, au contraire, des
opérations qui supposent nécessairement un travail commun et des vues
concertées. Ces ouvrages sont aussi les seuls résultats de la société nais-
sante chez des nations sauvages, comme les ouvrages des castors sont les
fruits de la société perfectionnée parmi ces animaux ; car il faut observer
qu’ils ne songent point à bâtir, à moins qu’ils n’habitent un pays libre2 et
qu’ils n’y soient parfaitement tranquilles. Il y a des castors en Languedoc,
dans les îles du Rhône; il y en a en plus grand nombre dans les provinces
du nord de l’Europe; mais comme toutes ces contrées sont habitées, ou du
moins fort fréquentées par les hommes, les castors y sont, comme tous les
autres animaux, dispersés, solitaires, fugitifs, ou cachés dans un terrier;
on ne les a jamais vus se réunir, se rassembler, ni rien entreprendre, ni
rien construire; au lieu que dans ces terres désertes, où l’homme en
1. La société des castors n’est qu’une réunion machinale, aveugle, purement instinctive. A
ce premier fonds, à ce premier germe de société , dû à Y instinct , l’homme a joint tout ce qui
constitue sa nature supérieure, son intelligence progressive et réfléchie , sa raison.
2. Un castor, pris tout jeune sur les bords du Rhône, et élevé dans notre Jardin des plantes,
y a bâti, quoiqu’il y' fût isolé, solitaire et même en cage. (Voyez mon livre sur Y Instinct et
l’intelligence des animaux. )
LE CASTOR.
649
société n’a pénétré que bien tard, et où l’on ne voyait auparavant que quel-
ques vestiges de l’homme sauvage, on a partout trouvé les castors réunis,
formant des sociétés, et l’on n’a pu s’empêcher d’admirer leurs ouvrages.
Nous tâcherons de ne citer que des témoins judicieux, irréprochables, et
nous ne donnerons pour certains que les faits sur lesquels ils s’accordent :
moins portés peut-être que quelques-uns d’entre eux à l’admiration, nous
nous permettrons le doute, et même la critique sur tout ce qui nous
paraîtra trop difficile à croire.
Tous conviennent que le castor, loin d’avoir une supériorité marquée sur
les autres animaux, paraît au contraire être au-dessous de quelques-uns
d’entre eux pour les qualités purement individuelles ; et nous sommes en
état de confirmer ce fait, ayant encore actuellement un jeune castor vivant
qui nous a été envoyé de Canada a, et que nous gardons depuis près d’un
an. C’est un animal assez doux , assez tranquille , assez familier, un peu
triste, même un peu plaintif, sans passions violentes, sans appétits véhé-
ments, ne se donnant que peu de mouvement, ne faisant d’efforts pour quoi
que ce soit, cependant occupé sérieusement du désir de sa liberté, rongeant
de temps en temps les portes de sa prison, mais sans fureur, sans précipita-
tion, et dans la seule vue d’y faire une ouverture pour en sortir ; au reste
assez indifférent, ne s’attachant pas volontiers b , ne cherchant point à nuire
et assez peu à plaire. Il paraît inférieur au chien par les qualités relatives
qui pourraient l’approcher de l’homme ; il ne semble fait ni pour servir,
ni pour commander, ni même pour commercer avec une autre espèce que
la sienne : son sens, renfermé dans lui-même, ne se manifeste en entier
qu’avec ses semblables ; seul, il a peu d’industrie personnelle, encore moins
de ruses, pas même assez de défiance pour éviter des pièges grossiers :
loin d’attaquer les autres animaux, il ne sait pas même se bien défendre;
il préfère la fuite au combat, quoiqu’il morde cruellement et avec acharne-
ment, lorsqu’il se trouve saisi par la main du chasseur. Si l’on considère
donc cet animal dans l’état de nature, ou plutôt dans son état de solitude
et de dispersion, il ne paraîtra pas, pour les qualités intérieures, au-dessus
des autres animaux; il n’a pas plus d’esprit que le chien, de sens que
l’éléphant, de finesse que le renard1, etc.; il est plutôt remarquable par des
singularités de conformation extérieure que par la supériorité apparente
de ses qualités intérieures. Il est le seul parmi les quadrupèdes qui ait la
queue plate, ovale et couverte d’écailles, de laquelle il se sert comme d’un
a. Ce castor, qui a été pris jeune, m’a été envoyé au commencement de l’année 1758 , par
M. de Montbelliard, capitaine dans royal-artillerie.
b. M. Klein a cependant écrit qu’il en avait nourri un pendant plusieurs années , qui le sui-
vait et l’allait chercher comme les chiens vont chercher leurs maîtres.
1. Voyez la note ldela page 647. Le castor , si merveilleux par Yinstinct, appartient à l’ordre
des quadrupèdes les plus dénués d’intelligence, à l’ordre des rongeurs.
650
LE CASTOR.
gouvernail pour se diriger dans l’eau ; le seul qui ait des nageoires aux
pieds de derrière, et en même temps les doigts séparés dans ceux du devant,
qu’il emploie comme des mains pour porter à sa bouche; le seul qui, res-
semblant aux animaux terrestres par les parties antérieures de son corps,
paraisse en même temps tenir des animaux aquatiques par les parties pos-
térieures : il fait la nuance des quadrupèdes aux poissons, comme la chauve-
souris fait celle des quadrupèdes aux oiseaux. Mais ces singularités seraient
plutôt des défauts que des perfections, si l’animal ne savait tirer de cette
cenformation , qui nous paraît bizarre, des avantages uniques, et qui le
rendent supérieur à tous les autres.
Les castors commencent par s’assembler au mois de juin ou de juillet
pour se réunir en société; ils arrivent en nombre et de plusieurs côtés, et
forment bientôt une troupe de deux ou trois cents : le lieu du rendez-vous
est ordinairement le lieu de l’établissement , et c’est toujours au bord des
eaux. Si ce sont des eaux plates, et qui se soutiennent à la même hauteur
comme dans un lac, ils se dispensent d’y construire une digue ; mais dans
les eaux courantes, et qui sont sujettes à hausser ou baisser, comme sur
les ruisseaux, les rivières, ils établissent une chaussée, et par cette rete-
nue ils forment une espèce d’étang ou de pièce d’eau, qui se soutient tou*
jours à la même hauteur : la chaussée traverse la rivière comme une écluse,
et va d’un bord à l’autre ; elle a souvent quatre-vingts ou cent pieds de
longueur sur dix ou douze pieds d’épaisseur à sa base. Cette construction
paraît énorme pour des animaux de cette taille, et suppose en effet un tra-
vail immense a; mais la solidité avec laquelle l’ouvrage est construit étonne
encore plus que sa grandeur. L’endroit de la rivière où ils établissent cette
digue est ordinairement peu profond; s’il se trouve sur le bord un gros
arbre qui puisse tomber dans l’eau, ils commencent par l’abattre pour en
faire la pièce principale de leur construction : cet arbre est souvent plus
gros que le corps d’un homme; ils le scient, ils le rongent au pied, et sans
autre instrument que leurs quatre dents incisives ils le coupent en assez
peu de temps, et le font tomber du côté qu’il leur plaît, c’est-à-dire en tra-
vers sur la rivière ; ensuite ils coupent les branches de la cime de cet arbre
tombé pour, le mettre de niveau et le faire porter partout également. Ces
opérations se font en commun ; plusieurs castors rongent ensemble le pied
de l’arbre pour l’abattre, plusieurs aussi vont ensemble pour en couper les
branches lorsqu’il est abattu ; d’autres parcourent en même temps les bords
de la rivière et coupent de moindres arbres, les uns gros comme la jambe,
les autres comme la cuisse ; ils les dépècent et les scient à une certaine
hauteur pour en faire des pieux ; ils amènent ces pièces de bois d’abord par
terre jusqu’au bord de la rivière, et ensuite par eau jusqu’au lieu de leur
a. Les plus grands castors pèsent cinquante ou soixante livres , et n’ont guère que trois pieds
de longueur depuis le bout du museau jusqu’à l’origine de la queue.
LE CASTOR.
651
construction; ils en font une espèce de pilotis serré, qu’ils enfoncent encore
en entrelaçant des branches entre les pieux. Cette opération suppose bien
des difficultés vaincues; car pour dresser ces pieux et les mettre dans une
situation à peu près perpendiculaire, il faut qu’avec les dents ils élèvent le
gros bout contre le bord de la rivière, ou contre l’arbre qui la traverse;
que d’autres plongent en même temps jusqu’au fond de l’eau pour y creuser •
avec les pieds de devant un trou dans lequel ils font entrer la pointe du
pieu, afin qu’il puisse se tenir debout. A mesure que les uns plantent ainsi
leurs pieux , les autres vont chercher de la terre qu’ils gâchent avec leurs
pieds et battent avec leur queue ; ils la portent dans leur gueule et avec les
pieds de devant , et ils en transportent une si grande quantité , qu’ils en
remplissent tous les intervalles de leur pilotis. Ce pilotis est composé de
plusieurs rangs de pieux, tous égaux en hauteur, et tous plantés les uns
contre les autres; il s’étend d’un bord à l’autre de la rivière, il est rempli
et maçonné partout : les pieux sont plantés verticalement du côté de la
chute de l’eau ; tout l’ouvrage est au contraire en talus du côté qui en sou-
tient la charge, en sorte que la chaussée, qui a dix ou douze pieds de largeur
à sa base, se réduit à deux ou trois pieds d’épaisseur au sommet; elle a
donc non-seulement toute l’étendue, toute la solidité nécessaire, mais encore
la forme la plus convenable pour retenir l’eau, l’empêcher de passer, en
soutenir le poids et en rompre les efforts. Au haut de la chaussée, c’est-à-
dire dans la partie où elle a le moins d’épaisseur, ils pratiquent deux ou trois
ouvertures en pente, qui sont autant de décharges de superficie qu’ils élar-
gissent ou rétrécissent selon que la rivière vient à hausser ou baisser; et
lorsque par des inondations trop grandes ou trop subites il se fait quelques
brèches à leur digue ils savent les réparer, et travaillent de nouveau dès
que les eaux sont baissées.
Il serait superflu, après cette exposition de leurs travaux pour un
ouvrage public, de donner encore le détail de leurs constructions particu-
lières, si dans une histoire l’on ne devait pas compte de tous les faits, et si
ce premier grand ouvrage n’était pas fait dans la vue de rendre plus com-
modes leurs petites habitations : ce sont des cabanes, ou plutôt des espèces
de maisonnettes bâties dans l’eau sur un pilotis plein tout près du bord de
leur étang avec deux issues, l’une pour aller à terre, l’autre pour se jeter
à l’eau. La forme de cet édifice est presque toujours ovale ou ronde; il y
en a de plus grands et de plus petits, depuis quatre ou cinq jusqu’à huit ou
dix pieds de diamètre; il s’en trouve aussi quelquefois qui sont à deux ou
trois étages; les murailles ont jusqu’à deux pieds d’épaisseur; elles sont
élevées à plomb sur le pilotis plein, qui sert en même temps de fondement
et de plancher à la maison. Lorsqu’elle n’a qu’un étage, les murailles ne
s’élèvent droites qu’à quelques pieds de hauteur, au-dessus de laquelle
elles prennent la courbure d’une voûte en anse de panier; cette voûte
LE CASTOR.
652
termine l’édifice et lui sert de couvert; il est maçonné avec solidité et
enduit avec propreté en dehors et en dedans; il est impénétrable à l’eau
des pluies et résiste aux vents les plus impétueux; les parois en sont
revêtues d’une espèce de stuc si bien gâché et si proprement appliqué,
qu’il semble que la main de l’homme y ait passé; aussi la queue leur
sert-elle de truelle pour appliquer ce mortier qu’ils gâchent avec leurs
pieds. Ils mettent en œuvre différentes espèces de matériaux, des bois, des
pierres et des terres sablonneuses qui ne sont point sujettes à se délayer
par l’eau : les bois qu'ils emploient sont presque tous légers et tendres; ce
sont des aunes, des peupliers, des saules, qui naturellement croissent au
bord des eaux et qui sont plus faciles à écorcer, à couper, à voiturer que
des arbres dont le bois serait plus pesant et plus dur. Lorsqu’ils attaquent
un arbre ils ne l’abandonnent pas qu’il ne soit abattu, dépecé, transporté;
ils le coupent toujours à un pied ou un pied et demi de hauteur de terre;
ils travaillent assis, et, outre l’avantage de cette situation commode, ils ont
le plaisir de ronger continuellement de l’écorce et du bois dont le goût
leur est fort agréable, car ils préfèrent l’écorce fraîche et le bois tendre à
la plupart des aliments ordinaires; ils en font ample provision pour se
nourrir pendant l’hiver a; ils n’aiment pas le bois sec. C’est dans l’eau et
près de leurs habitations qu’ils établissent leur magasin ; chaque cabane a
le sien proportionné au nombre de ses habitants, qui tous y ont un droit
commun et ne vont jamais piller leurs voisins. On a vu des bourgades
composées de vingt ou de vingt-cinq cabanes; ces grands établissements
sont rares, et cette espèce de république est ordinairement moins nom-
breuse; elle n’est le plus souvent composée que de dix ou douze tribus,
dont chacune a son quartier, son magasin, son habitation séparée; ils ne
souffrent pas que des étrangers viennent s’établir dans leurs enceintes. Les
plus petites cabanes contiennent deux, quatre, six, et les plus grandes dix-
huit, vingt, et même, dit-on, jusqu’à trente castors, presque toujours en
nombre pair, autant de femelles que de mâles; ainsi, en comptant même
au rabais , on peut dire que leur société est souvent composée de cent
cinquante ou deux cents ouvriers associés, qui tous ont travaillé d’abord
en corps pour élever le grand ouvrage public, et ensuite par compagnies
pour édifier des habitations particulières. Quelque nombreuse que soit cette
société, la paix s’y maintient sans altération; le travail commun a resserré
leur union; les commodités qu’ils se sont procurées, l’abondance des
vivres qu’ils amassent et consomment ensemble, servent à l’entretenir ; des
o. La provision pour huit on dix castors est de vingt-cinq ou trente pieds en quarré, sur
huit ou dix pieds de profondeur; ils n’en apportent dans leurs cabanes que quand ils sont
coupés menu , et tout prêts à manger ; ils aiment mieux le bois frais que le bois flotté, et
vont de temps en temps pendant l’hiver en manger dans les bois. Mémoires de l’Académie des
Sciences, année 1704. Mémoire de M. Sarrasin.
LE CASTOR.
653
appétits modérés, des goûts simples, de l’aversion pour la chair et le sang,
leur ôtent jusqu’à l’idée de rapine et de guerre : ils jouissent de tous les
biens que l’homme ne fait que désirer. Amis entre eux, s’ils ont quelques
ennemis au dehors, ils savent les éviter; ils s’avertissent en frappant avec
leur queue sur l’eau un coup qui retentit au loin dans toutes les voûtes des
habitations; chacun prend son parti, ou de plonger dans le lac ou de se
recéler dans leurs murs qui ne craignent que le feu du ciel ou le fer de
l’homme, et qu’aucun animal n’ose entreprendre d’ouvrir ou renverser.
Ces asiles sont non-seulement trèsrsûrs, mais encore très-propres et très-
commodes; le plancher est jonché de verdure; des rameaux de buis et de
sapin leur servent de tapis, sur lequel ils ne font ni ne souffrent jamais
aucune ordure ; la fenêtre qui regarde sur l’eau leur sert de balcon pour
se tenir au frais et prendre le bain pendant la plus grande partie du jour;
ils s’y tiennent debout, la tête et les parties antérieures du corps élevées,
et toutes les parties postérieures plongées dans l’eau : cette fenêtre est
percée avec précaution ; l’ouverture en est assez élevée pour ne pouvoir
jamais être fermée par les glaces qui , dans le climat de nos castors , ont
quelquefois deux ou trois pieds d’épaisseur; ils en abaissent alors la
tablette, coupent en pente les pieux sur lesquels elle était appuyée, et se
font une issue jusqu’à l’eau sous la glace. Cet élément liquide leur est si
nécessaire, ou plutôt leur fait tant de plaisir, qu’ils semblent ne pouvoir
s’en passer; ils vont quelquefois assez loin sous la glace: c’est alors qu’on
les prend aisément en attaquant d’un côté la cabane et les attendant en
même temps à un trou qu’on pratique dans la glace à quelque distance, et
où ils sont obligés d’arriver pour respirer. L’habitude qu’ils ont de tenir
continuellement la queue et toutes les parties postérieures du corps dans
l’eau, paraît avoir changé la nature de leur chair; celle des parties anté-
rieures jusqu’aux reins a la qualité, le goût, la consistance de la chair des
animaux de la terre et de l’air; celle des cuisses et de la queue a l’odeur,
la saveur et toutes les qualités de celle du poisson : cette queue longue
d’un pied, épaisse d’un pouce, et large de cinq ou six, est même une extré-
mité, une vraie portion de poisson attachée au corps d’un quadrupède;
elle est entièrement recouverte d’écailles et d’une peau toute semblable à
celle des gros poissons : on peut enlever ces écailles en les raclant au cou-
teau , et, lorsqu’elles sont tombées, l’on voit encore leur empreinte sur la
peau comme dans tous nos poissons.
C’est au commencement de l’été que les castors se rassemblent; ils em-
ploient les mois de juillet et d’août à construire leur digue et leurs cabanes;
ils font leur provision d’écorce et de bois dans le mois de septembre,
ensuite ils jouissent de leurs travaux, ils goûtent les douceurs domestiques;
c’est le temps du repos, c’est mieux, c’est la saison des amours. Se con-
naissant, prévenus l’un pour l’autre par l’habitude, par les plaisirs et les
651
LE CASTOR.
peines (l’un travail commun, chaque couple ne se forme point au hasard,
ne se joint pas par pure nécessité de nature , mais s’unit par choix et
s’assortit par goût : ils passent ensemble l’automne et l’hiver; contents
l’un de l’autre, ils ne se quittent guère; à l’aise dans leur domicile, ils
n’en sortent que pour faire des promenades agréables et utiles; ils en rap-
portent des écorces fraîches qu’ils préfèrent à celles qui sont sèches ou
trop imbibées d’eau. Les femelles portent, dit-on, quatre mois; elles met-
tent bas sur la fin de l’hiver, et produisent ordinairement deux Ou trois
petits; les mâles les quittent à peu près dans ce temps, ils vont à la cam-
pagne jouir des douceurs et des fruits du printemps; ils reviennent de
temps en temps à la cabane, mais ils n’y séjournent plus : les mères y
demeurent occupées à allaiter, à soigner, à élever leurs petits, qui sont en
état de les suivre au bout de quelques semaines; elles vont à leur tour se
promener, se rétablir à l’air, manger du poisson, des écrevisses, des
écorces nouvelles, et passent ainsi l’été sur les eaux, dans les bois. Ils ne
se rassemblent qu’en automne, à moins que les inondations n’aient ren-
versé leur digue ou détruit leurs cabanes, car alors ils se réunissent de
bonne heure pour en réparer les brèches.
Il y a des lieux qu’ils habitent de préférence, où l’on a vu qu’après avoir
détruit plusieurs fois leurs travaux , ils venaient tous les étés pour les
réédifier, jusqu’à ce qu’ enfin, fatigués de cette persécution et affaiblis par
la perte de plusieurs d’entre eux, ils ont pris le parti de changer de
demeure et de se retirer au loin dans les solitudes les plus profondes. C’est
principalement en hiver que les chasseurs les cherchent , parce que leur
fourrure n’est parfaitement bonne que dans cette saison ; et lorsque après
avoir ruiné leurs établissements il arrive qu’ils en prennent en grand
nombre, la société trop réduite ne se rétablit point, le petit nombre de
ceux qui ont échappé à la mort ou à la captivité se disperse ; ils devien-
nent fuyards, leur génie flétri par la crainte ne s’épanouit plus, ils s’en-
fouissent eux et tous leurs talents dans un terrier, où, rabaissés à la con-
dition des autres animaux, ils mènent une vie timide, ne s’occupent
plus que des besoins pressants, n’exercent que leurs facultés indivi-
duelles , et perdent sans retour les qualités sociales que nous venons
d’admirer.
Quelque admirables en effet, quelque merveilleuses que puissent paraître
les choses que nous venons d’exposer au sujet de la société et des travaux
de nos castors, nous osons dire qu’on ne peut douter de leur réalité1.
Toutes les relations, faites en différents temps par un grand nombre de
1. Il y a sans doute , dans ces récits, un certain fond de réalité , mais Buffoii les embellit
beaucoup par la forme, par cette allusion continuelle des qualités, des défauts, des mœurs
des animaux au moral de l’homme : c’est là une partie de son art , et c’est par ce tour ingé-
nieux qu’il attache.
LE CASTOR.
655
témoins oculaires a, s’accordent sur tous les faits que nous avons rapportés;
et si notre récit diffère de celui de quelques-uns d’entre eux , ce n’est que
dans les points où ils nous ont paru enfler le merveilleux, aller au delà du
vrai, et quelquefois même de toute vraisemblance. Car on ne s’est pas
borné à dire que les castors avaient des mœurs sociales et des talents évi-
dents pour l’architecture, mais on a assuré qu’on ne pouvait leur refuser
des idées générales de police et de gouvernement; que leur société étant
une fois formée, ils savaient réduire en esclavage les voyageurs, les étran-
gers; qu’ils s’en servaient pour porter leur terre, traîner leur bois; qu’ils
traitaient de même Tes paresseux d’entre eux qui ne voulaient et les vieux
qui ne pouvaient pas travailler; qu’ils les renversaient sur le dos, les fai-
saient servir de charrette pour voiturer leurs matériaux; que ces républi-
cains ne s’assemblaient jamais qu’en nombre impair, pour que dans leurs
conseils il y eût toujours une voix prépondérante; que la société entière
avait un président; que chaque tribu avait son intendant; qu’ils avaient
des sentinelles établies pour la garde publique; que, quand ils étaient pour-
suivis, ils ne manquaient pas de s’arracher les testicules pour satisfaire à la
cupidité des chasseurs; qu’ils se montraient ainsi mutilés pour trouver
grâce à leurs yeux, etc., etc. b. Autant nous sommes éloignés de croire à
ces fables, ou de recevoir ces exagérations, autant il nous paraît difficile
de se refuser à admettre des faits constatés, confirmés et moralement très-
certains. On a mille fois vu, revu, détruit, renversé leurs ouvrages; on les
a mesurés, dessinés, gravés; enfin, ce qui ne laisse aucun doute, ce qui est
plus fort que tous les témoignages passés, c’est que nous en avons de récents
et d’actuels; c’est qu’il en subsiste encore de ces ouvrages singuliers qui,
quoique moins communs que dans les premiers temps de la découverte de
l’Amérique septentrionale , se trouvent cependant en assez grand nombre
pour que tous les missionnaires, tous les voyageurs, même les plus nouveaux,
qui se sont avancés dans les terres du nord assurent en avoir rencontré.
a. Voyez sur l'histoire des castors, Olaiis Magnus dans sa Description des pays septentrio-
naux; les Voyages du baron de la Hontan , t. II, p. 155 et suiv.; le Musœum Wormianum ,
p. 320; l’Histoire de l’Amérique septentrionale , par Bacqueville de la Poterie. Rouen, 1722 ,
t. I, p. 133; Mémoire sur le castor , par M. Sarrasin, inséré dans les Mémoires de l’Académie
des Sciences, année 1704; la Relation d’un voyage en Acadie, par Dierville. Rouen, 1708 ,
p. 126 et suiv. ; les Nouvelles découvertes dans l’Amérique septentrionale. Paris , 1697 , p. 133 ;
l’Histoire de la Nouvelle-France , par le P. Charlevoix. Paris, 1744 , t. II, p. 98 et suiv.; le
Voyage de Robert Lade, traduit de l’anglais par M. l’abbé Prévost, t. II, p. 226; le Grand
voyage au pays des Hurons , par Sagard Théodat. Paris, 1632, p. 319 et suiv. ; le Voyage à
la baie de Hudson, par Ellis. Paris, 1749, t. II, p. 61 et 62. Voyez aussi Gessner, Aldrovande,
Jonston, Klein, etc. , à l’article du castor; le Traité du Castor , par Jean Marius. Paris, 1746;
l’Histoire de la Virginie , traduite de l’anglais. Orléans, 1707 , p. 406 ; l’Histoire naturelle du
P. Rzaczynsky , à l’article du castor, etc., etc.
b. Voyez Ælien et tous les anciens, à l’exception de Pline, qui nie ce fait avec raison.
Voyez aussi, sur les autres faits, la plupart des auteurs que nous avons cités dans la note pré-
cédente.
656
LE CASTOR.
Tous s’accordent à dire qu’outre les castors qui sont en société, on ren-
contre partout, dans le même climat, des castors solitaires, lesquels rejetés,
disent-ils , de la société pour leurs défauts , ne participent à aucun de ses
avantages, n’ont ni maison ni magasin, et demeurent, comme le blaireau,
dans un boyau sous terre : on a même appelé ces castors solitaires, castors
terriers; ils sont aisés à reconnaître : leur robe est sale , le poil est rongé
sur le dos par le frottement de la terre; ils habitent comme les autres assez
volontiers au bord des eaux , où quelques-uns mêmes creusent un fossé de
quelques pieds de profondeur, pour former un petit étang qui arrive jus-
qu’à l’ouverture de leur terrier, qui s’étend quelquefois à plus de cent
pieds en longueur, et va toujours en s’élevant, afin qu’ils aient la facilité
de se retirer en haut à mesure que l’eau s’élève dans les inondations; mais
il s’en trouve aussi, de ces castors solitaires, qui habitent assez loin des
eaux dans les terres. Toutes nos bièvres d’Europe sont des castors terriers
et solitaires, dont la fourrure n’est pas à beaucoup près aussi belle que
celle des castors qui vivent en société. Tous diffèrent par la couleur, sui-
vant le climat qu’ils habitent; dans les contrées du nord les plus reculées,
ils sont tout noirs, et ce sont les plus beaux; parmi ces castors noirs, il
s’en trouve quelquefois de tout blancs, ou de blancs tachés de gris et
mêlés de roux sur le chignon et sur la croupe a. A mesure qu’on s’éloigne
du nord, la couleur s’éclaircit et se mêle; ils sont couleur de marron dans
la partie septentrionale du Canada, châtains vers la partie méridionale, et
jaunes ou couleur de paille chez les Illinois b. On trouve des castors en
Amérique ' , depuis le trentième degré de latitude nord jusqu’au soixantième
et au delà; ils sont très-communs vers le nord, et toujours en moindre
nombre à mesure qu’on avance vers le midi : c’est la même chose dans
l’ancien continent; on n’en trouve en quantité que dans les contrées les
plus septentrionales, et ils sont très-rares en France, en Espagne, en Italie,
en Grèce et en Égypte. Les anciens les connaissaient; il était défendu de
les tuer dans la religion des mages; ils étaient communs sur les rives du
Pont-Euxin; on a même appelé le castor canis ponticus, mais apparem-
ment que ces animaux n’étaient pas assez tranquilles sur les bords de cette
mer, qui en effet sont fréquentés par les hommes de temps immémorial,
puisque aucun des anciens ne parle de leur société ni de leurs travaux.
Ælien surtout, qui marque uq si grand faible pour le merveilleux, et qui,
je crois, a écrit le premier que le castor se coupe les testicules pour les
laisser ramasser au chasseur c, n’aurait pas manqué de parler des mer-
veilles de leur république , en exagérant leur génie et leurs talents pour
a. Castor albus caudâ horisontaliter pland. Brisson, Règn. animal . , p. 94 et suiv.
b. Histoire de la Nouvelle-France , par le P. Charlevoix. Paris, 1744, t. II, p. 94 et suiv.
c. Hist. animal., lib. vi, cap. xxxiv.
1. On ne sait pas bien encore si le castor d’Europe diffère, par l’espèce , de celui d’Amérique.
LE CASTOR.
657
l’architecture. Pline lui-même, Pline, dont l’esprit fier, triste et sublime,
déprise toujours l’homme pour exalter la nature, se serait-il abstenu de
comparer les travaux de Romulus à ceux de nos castors! 11 paraît donc
certain qu’aucun des anciens n’a connu leur industrie pour bâtir, et quoi-
qu’on ait trouvé dans les derniers siècles des castors cabanés en Norwége
et dans les autres provinces les plus septentrionales de l’Europe, et qu’il y
ait apparence que les anciens castors bâtissaient aussi bien que les castors
modernes, comme les Piomains n’avaient pas pénétré jusque-là, il n’est
pas surprenant que leurs écrivains n’en fassent aucune mention.
Plusieurs auteurs ont écrit que le castor étant un animal aquatique, il
ne pouvait vivre sur terre et sans eau : cette opinion n’est pas vraie, car le
castor que nous avons vivant ayant été pris tout jeune en Canada, et ayant
été toujours élevé dans la maison , ne connaissait pas l’eau lorsqu’on nous
l’a remis, il craignait et refusait d’y entrer; mais l’ayant une fois plongé et
retenu d’abord par force dans un bassin, il s’y trouva si bien au bout de
quelques minutes , qu’il ne cherchait point à en sortir, et lorsqu’on le lais-
sait libre, il y retournait très-souvent de lui-même; il se vautrait aussi
dans la boue et sur le pavé mouillé. Un jour il s’échappa, et descendit par
un escalier de cave dans les voûtes des carrières qui sont sous le terrain
du Jardin royal; il s’enfuit assez loin, en nageant sur les mares d’eau qui
sont au fond de ces carrières; cependant, dès qu’il vit la lumière des flam-
beaux que nous y fîmes porter pour le chercher, il revint à ceux qui
l’appelaient, et se laissa prendre aisément. Il est familier sans être cares-
sant; il demande à manger à ceux qui sont à table; ses instances sont un
petit cri plaintif et quelques gestes de la main; dès qu’on lui donne un
morceau, il l’emporte, et se cache pour le manger à son aise; il dort assez
souvent , et se repose sur le ventre; il mange de tout , à l’exception de la
viande, qu’il refuse constamment, cuite ou crue; il ronge tout ce qu’il
trouve, les étoiles, les meubles, le bois, et l’on a été obligé de doubler de
fer-blanc le tonneau dans lequel il a été transporté.
Les castors habitent de préférence sur les bords des lacs, des rivières et
des autres eaux douces; cependant il s’en trouve au bord de la mer, mais
c’est principalement sur les mers septentrionales, et surtout dans les golfes
méditerranés qui reçoivent de grands fleuves, et dont les eaux sont peu
salées. Ils sont ennemis de la loutre; ils la chassent, et ne lui permettent
pas de paraître sur les eaux qu’ils fréquentent. La fourrure du castor est
encore plus belle et plus fournie que celle de la loutre : elle est composée
de deux sortes de poils; l’un plus court, mais très-toulfu, fin comme le
duvet, impénétrable à l’eau, revêt immédiatement la peau; l’autre plus
long, plus ferme, plus lustré, mais plus rare, recouvre ce premier vête-
ment, lui sert, pour ainsi dire, de surtout, le défend des ordures, de
la poussière, de la fange : ce second poil n’a que peu de valeur, ce n’est
42
a.
658
LE CASTOR.
que le premier que l’on emploie dans nos manufactures. Les fourrures les
plus noires sont ordinairement les plus fournies, et par conséquent les plus
estimées; celles des castors terriers sont fort inférieures à celles des castors
cabanés. Les castors sont sujets à la mue pendant l’été , comme tous les
autres quadrupèdes; aussi la fourrure de ceux qui sont pris dans cette
saison n’a que peu de valeur. La fourrure des castors blancs est estimée à
cause de sa rareté, et les parfaitement noirs sont presque aussi rares que les
blancs.
Mais indépendamment de la fourrure, qui est ce que le castor fournit de
plus précieux , il donne encore une matière dont on a fait un grand usage
en médecine. Cette matière, que l’on a appelée castoremn , est contenue
dans deux grosses vésicules que les anciens avaient prises pour les testi-
cules de l’animal :nous n’en donnerons pas la description ni les usages a,
parce qu’on les trouve dans toutes les pharmacopées b. Les sauvages tirent,
dit-on, de la queue du castor une huile dont ils se servent comme de
topique pour différents maux. La chair du castor, quoique grasse et déli-
cate, a toujours un goût amer assez désagréable : on assure qu’il a les os
excessivement durs, mais nous n’avons pas été à portée de vérifier ce fait,
n’en ayant disséqué qu’un jeune : ses dents sont très-dures, et si tran-
chantes qu’elles servent de couteau aux sauvages pour couper, creuser
et polir le bois. Ils s’habillent de peaux de castors, et les portent en hiver
le poil contre la chair : ce sont ces fourrures imbibées de la sueur des
sauvages que l’on appelle castor gras , dont on ne se sert que pour les
ouvrages les plus grossiers.
Le castor se sert de ses pieds de devant comme de mains , avec une
adresse au moins égale à celle de l’écureuil ; les doigts en sont bien sépa-
rés, bien divisés, au lieu que ceux des pieds de derrière sont réunis entre
eux par une forte membrane ; ils lui servent de nageoires, et s’élargissent
comme ceux de l’oie, dont le castor a aussi en partie la démarche sur la
terre. Il nage beaucoup mieux qu’il ne court : comme il a les jambes de
devant bien plus courtes que celles de derrière , il marche toujours
la tête baissée et le dos arqué. Il a les sens très-bons, l’odorat très-fin,
et même susceptible; il paraît qu’il ne peut supporter ni la malpropreté,
ni les mauvaises odeurs : lorsqu’on le retient trop longtemps en prison , et
qu’il se trouve forcé d’y faire «es ordures , il les met près du seuil de la
porte, et dès qu’elle est ouverte il les pousse dehors. Cette habitude de
propreté leur est naturelle, et notre jeune castor ne manquait jamais de
a. Voyez le Traité du Castor , par Marins et Francus. Paris, 1746, iu-12.
b. On prétend que les castors font sortir la liqueur de leurs •vésicules en les pressant avec le
pied, qu’elle leur donne de l’appétit lorsqu’ils sont dégoûtés, et que les sauvages en frottent
les pièges qu’ils leur tendent pour les y attirer. Ce qui paraît plus certain, c’est qu’il se sert de
cette liqueur pour se graisser le poil.
LE CASTOR.
659
nettoyer ainsi sa chambre. A l’âge d’un an, il a donné des signes de cha-
leur, ce qui paraît indiquer qu’il avait pris dans cet espace de temps la plus
grande partie de son accroissement; ainsi la durée de sa vie ne peut être
bien longue, et c’est peut-être trop que de l’étendre à quinze ou vingt ans.
Ce castor était très-petit pour son âge, et l’on ne doit pas s’en étonner :
ayant presque dès sa naissance toujours été contraint, élevé, pour ainsi
dire, à sec, ne connaissant pas l’eau jusqu’à l’âge de neuf mois, il n’a pu ni
croître, ni se développer comme les autres, qui jouissent de leur liberté
et de cet élément qui paraît leur être presque aussi nécessaire que l’usage
Je la terre.
LE RATON. *
Quoique plusieurs auteurs aient indiqué sous le nom de coati l’animal
dont il est ici question, nous avons cru devoir adopter le nom qu’on lui a
donné en Angleterre, afin d’ôter toute équivoque, et de ne le pas confondre
avec le vrai coati, dont nous donnerons la description dans l’article suivant,
non plus qu’avec le coati-mondi, qui cependant ne nous paraît être qu’une
variété de l’espèce du coati.
Le raton que nous avons eu vivant, et que nous avons gardé pendant
plus d’un an, était de la grosseur et de la forme d’un petit blaireau ; il a le
corps court et épais, le poil doux, long, touffu, noirâtre par la pointe, et
gris par-dessous; la tête comme le renard, mais les oreilles rondes et beau-
coup plus courtes; les yeux grands, d’un vert jaunâtre; un bandeau noir
et transversal au-dessus des yeux; le museau effilé, le nez un peu retroussé,
la lèvre inférieure moins avancée que la supérieure ; les dents comme le
chien, six incisives et deux canines en haut et en bas; la queue touffue,
longue au moins comme le corps, marquée par des anneaux alternative-
ment noirs et blancs dans toute son étendue ; les jambes de devant beau-
coup plus courtes que celles de derrière, et cinq doigts à tous les pieds,
armés d’ongles fermes et aigus , les pieds de derrière portant assez sur le
tm on pour que l’animal puisse s’élever et soutenir son corps dans une situa-
lion inclinée en avant. Il se sert de ses pieds de devant pour porter à sa
gueule; mais comme ses doigts sont peu flexibles, il ne peut, pour ainsi
dire, rien saisir d’une seule main; il se sert des deux à la fois, et les joint
ensemble pour prendre ce qu’on lui donne. Quoiqu’il soit gros et trapu, il
est cependant fort agile; ses ongles, pointus comme des épingles, lui don-
* Ursus lotor (Linn.). — Proeyonlotor (Cuy. ). — Ordre des Carnassiers ; famille des Car-
nivores ; tribu des Plantigrades ; genre Raton (Cuv.).
G60
LE RATON.
nent la facilité de grimper aisément sur les arbres ; il monte légèrement
jusqu’au-dessus de la tige, et court jusqu’à l’extrémité des branches; il va
toujours par sauts, il gambade plutôt qu’il ne marche, et ses mouvements,
quoique obliques, sont tous prompts et légers.
Cet animal est originaire des contrées méridionales de l’Amérique : on ne
le trouve pas dans l’ancien continent, au moins les voyageurs qui ont
parlé des animaux de l’Afrique et des Indes orientales n’en font aucune
mention; il est au contraire très-commun dans le climat chaud de l’Amé-
rique, et surtout à la Jamaïque “, où il habite dans les montagnes et en
descend pour manger des cannes de sucre. On ne le trouve pas en Canada,
ni dans les autres parties septentrionales de ce continent, cependant il ne
craint pas excessivement le froid ; M. Klein 11 en a nourri un à Dantzick, et
celui que nous avions a passé une nuit entière les pieds pris dans de la
glace , sans qu’il ait été incommodé.
Il trempait dans l’eau, ou plutôt il détrempait tout ce qu’il voulait man-
ger; il jetait son pain dans sa terrine d’eau, et ne l'en retirait que quand
il le voyait bien imbibé, à moins qu’il ne fut pressé par la faim , car alors
il prenait la nourriture sèche, et telle qu’on la lui présentait; il furetait
partout, mangeait aussi de tout, de la chair crue ou cuite, du poisson, des
œufs, des volailles vivantes, des grains, des racines, etc. ; il mangeait aussi
de toutes sortes d’insectes; il se plaisait à chercher les araignées, et lors-
qu’il était en liberté dans un jardin il prenait les limaçons, les hannetons,
les vers. Il aimait le sucre, le lait , et les autres nourritures douces par-
dessus toute chose, à l’exception des fruits, auxquels il préférait la chair,
et surtout le poisson. Il se retirait au loin pour faire ses besoins; au reste
il était familier et même caressant, sautant sur les gens qu’il aimait, jouant
volontiers et d’assez bonne grâce, leste, agile, toujours en mouvement; il
m’a paru tenir beaucoup de la nature du maki, et un peu des qualités
du chien.
LE COATI. *
Plusieurs auteurs ont appelé coati-mondi l’animal dont il est ici question :
nous l’avons eu vivant, et apres l’avoir comparé au coati indiqué par The-
vetet décrit par Marcgrave, nous avons reconnu que c’était le même ani-
mal qu’ils ont appelé coati, tout court, et il y a toute apparence que le
a. Voyez Y Histoire naturelle de la Jamaïque, par Hans Sloane. Londres, 1725, in-folio,
t. II, p. 329, en anglais.
b. Klein, De quadrup., p. 62.
* M. Cuvier admet deux espèces de coati : le roux ( viverra nasua , Linn. ) , et le brun
( viverra narica. Linn. ).
LE COATI.
661
coati-mondi n’est pas un animal d’une autre espèce, mais une simple variété
de celle-ci; car Marcgrave, après avoir donné la description du coati, dit
précisément qu’il y a d’autres coatis qui sont d’un brun noirâtre, que l’on
appelle au Brésil coati-mondi pour les distinguer des autres : il n’admet
donc d’autre différence entre le coati et le coati-mondi que celle de la
couleur du poil , et dès lors on ne doit pas les considérer comme deux
espèces distinctes, mais les regarder comme des variétés 1 dans la même
espèce.
Le coati est très-différent du raton que nous avons décrit dans l’article
précédent; il est de plus petite taille; il a le corps et le cou beaucoup plus
allongés, la tête aussi plus longue, ainsi que le museau, dont la mâchoire
supérieure est terminée par une espèce de groin mobile qui déborde d’un
pouce ou d’un pouce et demi au delà de l’extrémité de la mâchoire infé-
rieure : ce groin, retroussé en haut, joint au grand allongement des
mâchoires , fait paraître le museau courbé et relevé en haut. Le coati a
aussi les yeux beaucoup plus petits que le raton, les oreilles encore plus
courtes, le poil moins long, plus rude et moins peigné, les jambes plus
courtes, les pieds plus longs et plus appuyés sur le talon; il avait , comme
le raton, la queue annelée °, et cinq doigts à tous les pieds.
Quelques personnes pensent que le blaireau cochon pourrait bien être le
coati, et l’on a rapporté b à cet animal le taxus suillus, dont Aldrovande
donne la figure; mais si l’on fait attention que le blaireau-cochon dont
parlent les chasseurs est supposé se trouver en France, et même dans des
climats plus froids de notre Europe, qu’au contraire le coati ne se trouve
que dans les climats méridionaux de l'autre couhnent, on rejettera aisé-
ment cette idée, qui d’ailleurs n’est nullement fondée c ; car la figure don-
née par Aldrovande n’est autre chose qu’un blaireau auquel on a fait un
groin de cochon. L’auteur ne dit pas qu’on ait dessiné cet animal d’après
nature, et il n’en donne aucune description. Le museau très-allongé et le
groin mobile en tous sens suffisent pour faire distinguer le coati de tous
les autres animaux; il a, comme l’ours, une grande facilité à se tenir
debout sur les pieds de derrière, qui portent en grande partie sur le talon,
lequel même est terminé par de grosses callosités qui semblent le pro-
longer au dehors, et augmenter l’étendue de l’assiette du pied.
Le coati est sujet à manger sa queue , qui , lorsqu’elle n’a pas été tron-
quée, est plus longue que son corps; il la tient ordinairement élevée, la
a. Il y a aussi des Coatis dont la queue est d’une seule couleur ; mais comme ils ne diffèrent
des autres que par ce seul caractère , cette différence ne nous parait pas suffire pour en faire
deux espèces, et nous estimons que ce n’est qu’une variété dans la même espèce.
b. Vid. Brisson. Règn. animal., p. 263.
c. Voyez ce que nous avons dit du blaireau-cochon, à l’article du blaireau.
1. On vient de voir que ces deux variétés de Buffon sont deux espèces pour M. Cuvier.
662
LE COATI.
fléchit en tous sens, et la promène avec facilité. Ce goût singulier, et qui
paraît contre nature, n’est cependant pas particulier aux coatis ; les singes,
les makis et quelques autres animaux à queue longue, rongent le bout de
leur queue, en mangent la chair et les vertèbres, et la raccourcissent peu
à peu d’un quart ou d’un tiers. On peut tirer de là une induction géné-
rale, c’est que dans les parties très-allongées , et dont les extrémités sont
par conséquent très-éloignées des sens et du centre du sentiment, ce même
sentiment est faible, et d’autant plus faible que la distance est plus grande
et la partie plus menue : car si l’extrémité de la queue de ces animaux
était une partie fort sensible, la sensation de la douleur serait plus forte que
celle de cet appétit, et ils conserveraient leur queue avec autant de soin que
les autres parties de leur corps. Au reste, le coati est un animal de proie
qui se nourrit de chair et de sang, qui, comme le renard ou la fouine,
égorge les petits animaux, les volailles a, mange les œufs, cherche les nids
des oiseaux b ; et c’est probablement par cette conformité de naturel, plutôt
que par la ressemblance de la fouine, qu’on a regardé le coati comme une
espèce de petit renard «*.
a. Vid. Marcgrav. Hist. Brasil., p. 228.
b. Voyez les Singularités de la France antarctique , par Thevet , p. 96.
c. Vulpes minor, etc. , Barrère , Hist. nat. de la France équinox!ale.
Nota. On trouve, dans le septième volume de l’Académie royale des Sciences de Suède , un
Mémoire de M. Linnæus sur le Coati-mondi. Nous croyons devoir rapporter ici l’extrait que
l’auteur de la Bibliothèque raisonnée a fait de ce Mémoire , sans prétendre garantir les faits qui
y sont rapportés.
« M. Linnæus donne, dans un Mémoire, l’histoire naturelle du Coati-mondi. Cet animal se
« trouve également dans l’Amérique méridionale et dans la septentrionale. Il approche de
« l’ours par la longueur de ses jambes de derrière, sa tète penchée, son poil épais, et par ses
« pattes ; mais il est petit et familier, et sa queue est fort longue , et rayée de différentes cou-
« leurs. M. le Prince successeur de Suède avait fait présent d’un de ces animaux à M. Linnæus,
« qui l’a entretenu assez longtemps dans sa maison aux dépens des douceurs qu’il pouvait
« attraper, et quelquefois de ceux de sa basse-cour, où le Coati-mondi , malgré le droit de
« l’hospitalité, emportait des tètes à coup de dent, et humait le sang. Il est remarquable par
« son extrême opiniâtreté à ne rien faire contre son gré. Malgré sa petitesse , il se défendait
« avec une force extraordinaire lorsqu’on le faisait marcher malgré lui , et se cramponnait
« contre les jambes des personnes dont il allait familièrement ravager les poches et confisquer
« ce qu’il y trouvait à sa bienséance. Cette opiniâtreté a son remède; le Coati craint extrè-
« mement les soies de cochon , la moindre brosse lui faisait quitter prise. Un mâtin l’étrangla
« un jour qu’il s’était sauvé dans un jardin du voisinage, et M. Linnæus en donne l’anatomie.
« Son genre de vie était assez extraordinaire; il dormait depuis minuit jusqu’à midi , veillait
« le reste du jour, et se promenait régulièrement depuis six heures du soir jusqu’à minuit ,
« quelque temps qu’il fit. C’est apparemment le temps que la nature a .assigné à cette espèce
« d’animaux dans leur patrie, pour pourvoir à leurs besoins, et pour aller à la chasse des
« oiseaux et à la découverte de leurs œufs, qui font leur principale nourriture. » Bibliothèque
raisonnée , t. XLI , partie première, p. 25.
L’AGOUTI.
663
L’AGOUTI.*
Cet animal est de la grosseur d’un lièvre, et a été regardé comme une
espèce de lapin ou de gros rat par la plupart des auteurs de nomenclature
en histoire naturelle; cependant il ne leur ressemble que par de très-petits
caractères, et il en diffère essentiellement par les habitudes naturelles. Il a
la rudesse de poil et le grognement du cochon, il a aussi sa gourmandise;
il mange de tout avec voracité, et lorsqu’il est rassasié, rempli, il cache,
comme le renard, en différents endroits, ce qui lui reste d’aliments pour le
trouver au besoin ; il se plaît à faire du dégât, à couper, à ronger tout ce
qu’il trouve; lorsqu’on l’irrite, son poil se hérisse sur la croupe, et il frappe
fortement la terre de ses pieds de derrière; il mord cruellement a ; il ne se
creuse pas un trou comme le lapin, ni ne se tient pas sur terre à découvert
comme le lièvre; il habite ordinairement dans le creux des arbres et dans
les souches pourries. Les fruits, les patates, le manioc, sont la nourriture
ordinaire de ceux qui fréquentent autour des habitations; les feuilles et les
racines des plantes et des arbrisseaux sont les aliments des autres qui de-
meurent dans les bois et les savanes. L’agouti se sert, comme l’écureuil,
de ses pieds de devant pour saisir et porter à sa gueule ; il court d’une très-
grande vitesse en plaine et en montant; mais comme il a les jambes de
devant plus courtes que celles de derrière, il ferait la culbute s’il ne ralen-
tissait sa course en descendant. Il a la vue bonne et l’ouïe très-fine; lors-
qu’on le pipe, il s’arrête pour écouter. La chair de ceux qui sont gras et
bien nourris n’est pas mauvaise à manger, quoiqu’elle ait un petit goût
sauvage et qu’elle soit un peu dure : on échaudé l’agouti comme le cochon
de lait, et on l’apprête de même. On le chasse avec des chiens; lorsqu’on
peut le faire entrer dans des cannes de sucre coupées, il est bientôt rendu,
parce qu’il y a ordinairement dans ces terrains de la paille et des feuilles de
canne d’un pied d’épaisseur, et qu’à chaque saut qu’il fait il enfonce dans
cette litière, en sorte qu’un homme peut souvent l’atteindre et le tuer avec
un bâton. Ordinairement il s’enfuit d’abord très -vite devant les chiens, et
gagne ensuite sa retraite, où il se tapit et demeure obstinément caché : le
chasseur, pour l’obliger à en sortir, la remplit de fumée; l’animal, à demi
suffoqué, jette des cris douloureux et plaintifs, et ne paraît qu’à toute extré-
mité. Son cri, qu’il répète souvent lorsqu’on l’inquiète ou qu’on l’irrite,
est semblable à celui d’un petit cochon. Pris jeune, il s’apprivoise aisé-
ment, il reste à la maison, en sort seul et revient de lui-même. Ces ani-
a. Cet animal est fort méchant ; les capucins d’Olinde au Brésil en élevaient un à qui ils
avaient arraché les dents dans sa jeunesse , et malgré cette précaution il étendait son désordre
aussi loin que le permettait sa chaîne. Histoire des Indes , par Souchu de Rennefort,p. 203.
* Cavia acuti (Linn. ). — Ordre des Rongeurs; genre Agouti (Cuv.).
6G4
L’AGOUTI.
maux demeurent ordinairement dans les bois, dans les haies; les femelles
y cherchent un endroit lourré pour préparer un lit à leurs petits; elles font
ce lit avec des feuilles et du foin; elles produisent deux ou trois fois par
an; chaque portée n’est, dit-on®, que de deux; elles transportent leurs
petits, comme les chattes , deux ou trois jours après leur naissance; elles
les portent dans des trous d’arbres, où elles ne les allaitent que pendant
peu de temps : les jeunes agoutis sont bientôt en état de suivre leur mère
et de chercher à vivre. Ainsi le temps de l’accroissement de ces animaux
est assez court, et par conséquent leur vie n’est pas bien longue.
Il paraît que l’agouti est un animal particulier à l’Amérique ; il ne se
trouve pas dans l’ancien continent, il semble être originaire des parties
méridionales de ce nouveau monde : on le trouve très-communément au
Brésil, à la Guyane , à Saint-Domingue et dans toutes les îles ; il a besoin
d’un climat chaud pour subsister et se multiplier; il peut cependant vivre
en France, pourvu qu’on le tienne à l’abri du froid dans un lieu sec et
chaud, surtout pendant l’hiver : aussi n’habite-t-il en Amérique que les
contrées méridionales , et il ne s’est pas répandu dans les pays froids et
tempérés. Aux îles, il n’y a qu’une espèce d’agouti, qui est celui que nous
décrivons ; mais à Cayenne, dans la terre ferme de la Guyane b et au Brésil,
on assure qu’il y en a deux espèces, et que cette seconde espèce , qu’on
appelle agouchi \ est constamment plus petite que la première. Celle dont
nous parlons est certainement l’agouti ; nous en sommes assurés par le té-
moignage de gens qui ont demeuré longtemps à Cayenne , et qui connais-
sent également l’agouti et l’agouchi, que nous n’avons pas encore pu nous
procurer. L’agouti que nous avons eu vivant, et dont nous donnons ici la
description et la figure, était gros comme un lapin; son poil était rude et
de couleur brune un peu mêlée de roux ; il avait la lèvre supérieure fendue
comme le lièvre, la queue encore plus courte que le lapin, les oreilles
aussi courtes que larges, la mâchoire supérieure avancée au delà de l’infé-
rieure, le museau comme le loir, les dents comme la marmotte, le cou
long, les jambes grêles, quatre doigts aux pieds de devant, et trois à ceux
de derrière. Marcgrave, et presque tous les naturalistes après lui , ont dit
que l’agouti avait six doigts aux pieds de derrière : M. Brisson est le seul
qui n’ait pas copié cette erreur de Marcgrave ; ayant fait sa description sur
l’animal même, il n’a vu, comme nous, que trois doigts aux pieds de
derrière.
a. Voyez l’Histoire générale des isles Antilles , par le P. du Tertre. Paris , 1667, t. Il , p. 296,
a. Voyage de Des Marchais, t. III, p. 23.
1. Cavia acuchi (Gmel, ). — La queue de V agouti est réduite à un simple tubercide; celle de
Vacouchi a six ou sept vertèbres : YagonU est grand comme un lièvre, et Yacombi comme un
lapin. '
<
FIN DU TOME DEUXIÈME.
TABLE DES MATIERES
DU TOME DEUXIÈME.
HISTOIRE NATURELLE DE L’HOMME.
De la nature de l’homme 4
De l’enfance 9
De la puberté 27
Description de l’homme 47
De l’âge viril 47
De la vieillesse et de la mort 68
Tables delà mortalité, etc., etc 87
Des sens 100
Du sens de la vue 100
Du sens de l’ouïe 117
Des sens en général 126
Variétés dans I’espèce humaine 137
ADDITIONS A L’HISTOIRE NATURELLE DE L’HOMME.
De l’enfance 222
I. — Enfants nouveau-nés auxquels on est obligé de couper le filet de la
langue 222
IL — Sur l’usage du maillot et des corps . . 222
III. — Sur l’accroissement successif des enfants 223
De la puberté 226
De la description de l’homme 231
I. — Hommes d’une grosseur extraordinaire 231
IL — Géants. — Exemples de géants d’environ sept pieds de grandeur, et 232
au-dessus 232
IH. — Nains. — Exemples au sujet des nains 233
IV. — Nourriture de l’homme dans les différents climats 234
De la vieillesse et de la mort 235
Du SENS DE LA VUE , SUR LA CAUSE DU STRABISME OU DES YEUX LOUCHES 239
Du SENS DE l’ouie 248
Sur la voix des animaux 251
.Sur le degré de chaleur que l’homme et les animaux peuvent supporter 252
666 TABLE DES MATIERES.
Variétés dans l’espèce humaine 254
Sur la couleur des Nègres 273
Sur les nains de Madagascar 275
Sur les Patagons 278
Des Américains 284
Insulaires de la mer du Sud 290
Habitants des terres Australes 294
Sur les Blafards et Nègres blancs 298
Sur les monstres 307
HISTOIRE NATURELLE DES ANIMAUX.
Discours sur la nature des animaux 31 4
Homo duplex. . « 346
Les animaux domestiques 367
Le cheval 369
L’âne 411
Le bœuf 425
La brebis 444
La chèvre 453
Le cochon, le cochon de Siam et le sanglier 460
Le chien 474
Le chat 497
Les animaux sauvages 505
Le cerf 509
Le daim 528
Le chevreuil 531
Le lièvre 539
Le lapin 548
Les animaux carnassiers 552
Le loup 572
Le renard 580
Le blaireau 585
La loutre 588
La fouine 591
La marte 593
Le putois 594
Le furet .'. . . 596
La belette 599
L’hermine ou le roselet 601
L’écureuil 602
Le rat 604
La souris 607
Le mulot 608
Le rat d’eau 612
TABLE DES MATIÈRES.
667
Le campagnol
Le cochon d’Inde. . . .
Le hérisson
La musaraigne
La musaraigne d’eau
La taupe
La chauve-souris —
Le loir
Le lérot
Le muscardin
Le surmulot
La marmotte
L’ours
Le castor
Le raton
Le coati
L’agouti
613
614
615
618
619
619
622
626
630
631
632
634
638
646
659
660
663
Z-L.
i
y I N l)U TOME D F. U X 1 È M E.
PARIS. — 1MPRI5IERIE J. CLAYE ET Ce, RUE SAINT-BENOIT . 7
P
>.f\^
>îï , f s ',,M r! ■'"
mm
i Mi
1 IUvmiMi^^
F/lrwiMi
miflLf ilifclil
*yakl
| WJ
NW liFi
LMB